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Full text of "Histoire universelle de l'église catholique"

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Ex  Bibl.  Dom. 

AD  S.  PATRITIUM, 

Québec.  C.  SS.  R. 


JOHN  M.  KELLY  LIDDADY 


Donated  by 
The  Redemptorists  of 
the  Toronto  Province 

from  the  Library  Collection  of 
Holy  Redeemer  Collège,  Windsor 


University  of 
St.  Michael's  Collège,  Toronto 


3ty 

77 


HISTOIRE  UNIVERSELLE 


DE 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


TOME  VINGT-TROISIEME. 


CET   OlVll%î;i;   SE   TROUVE   AUSSI    : 


BESANÇON,    chez 


LYON, 


METZ, 
ANGERS, 


-{ 


VANNES,  — 

NANCY,  - 

NANTES,  - 

TOULOUSE,  — 

MONTPELLIER- 
NIMES,  — 


Turbergue,  libraire. 
Cornu,  libraire. 

Périsse  frères,  imprimeurs-libraires. 

Girard  et  Josserand,  libraires. 

Couvat,  libraire. 

Pallez  et  Rousseau,  imprimeurs-libraires. 

Laine  frères ,  imprimeurs-libraires. 

E.  Barassé,  imprimeur-libraire. 

Lafolye  ,  libraire. 

Thomas,  libraire. 

Mazeau  frères  ,  libraires, 

Cluzon,  libraire. 

(    F.  Séguin  ,  libraire. 
(   Malavialle  ,  libraire. 
Waton,  libraire. 


—  CoHBBit,  imprimerie  tle  C.hétb.  — 


HISTOIRE  UNIVERSELLE 

DE 


LlGLISI  BAT 


PAR 


L'ABBE  ROHRBACHER 

DOCTEUR    EN    THÉOLOGIE    DE     L'UNIVERSITÉ     CATHOLIQUE     DE     LOUVAIN  . 
ETC.,   ETC. 


Âp^v)  7ravTtov  IffTtv  $\  xaOoXtx^)  xal  évwt 
'ExxX7i<nor. 

^  Le  commencement  de  toutes   choses  est  la  sainte 
Église  catholique. 

S.    ÉPIPHAXE,  1.    I,   C.    5,    COSTRE  LES  HÉRÉSIES. 

Ubi  Pelrus ,  ibi  Ecclesia. 
Où  est  Pierre,  là  est  l'Église. 

S.  Amer.  Inpsalm.  40,  n.  30. 


*      DEUXIEME  EDITION 

REVUE,    CORRIGÉE    ET    AUGMENTÉE    PAR    L'AUTEUR. 
TOME     TIICT-TROISlÈjIE, 


? 


PARIS 

GATJME  FRÈRES,  LIBRAIRES-ÉDITEl 

Il ue  Cassette ,    l. 

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1852 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/histoireunivers23rohr 


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HISTOIRE  UNIVERSELLE 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


LIVRE   QUATRE-VINGT-QUATRIÈME. 

DE    4  517,    COMMENCEMENT  DE   l' ANARCHIE   RELIGIEUSE    ET    INTEL- 
LECTUELLE   EN    ALLEMAGNE,     A     1545,     COMMENCEMENT 
DU    CONCILE    OECUMÉNIQUE    DE    TRENTE. 


HERESIE  DE  LUTHER,  JUSQU  A  SA  CONDAMNATION   PAR   LE   PAPE   LEON  X. 

En  1517,  l'Église  de  Dieu  se  voyait  dans  une  position  bien  mé- 
morable. L'ancien  et  le  nouveau  monde,  toutes  les  sciences  et  tous 
les  arts  se  présentaient  devant  elle  pour  apprendre  de  sa  bouche  à 
bien  servir  Dieu  et  les  hommes.  Et  l'Église  répondait  convenable- 
ment à  l'ancien  et  au  nouveau  monde,  à  toutes  les  sciences  et  à  tous 
les  arts.  Elle  vient  de  terminer  le  cinquième  concile  de  Latran,  sous 
la  présidence  du  pape  Léon  X.  Dans  ce  concile,  elle  a  non-seule- 
ment décrété,  mais  effectué  la  restauration  des  mœurs  cléricales  dans 
son  chef  et  ses  principaux  membres.  D'ailleurs,  l'Esprit  de  vérité  et 
de  sainteté  qui  demeure  éternellement  avec  elle  n'y  demeure  jamais 
oisif.  Et,  de  fait,  dans  les  soixante-dix  ans  que  renferme  le  précédent 
livre,  on  trouve  bien  plus  de  soixante-dix  personnages  que  l'Église 
honore  d'un  culte  public  :  il  y  en  a  plusieurs  des  ordres  de  Saint-Fran- 
çois, de  Saint-Dominique,  de  Saint-Augustin  ;  mais  il  en  est  beau- 
coup d'autres  de  toute  condition  et  de  tout  rang.  C'est,  entre  autres, 

XXIII.  l 


2  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

saint  Jean  de  Capistran,  l'ami,  le  compagnon  de  Iluniade  et  de 
Scanderbeg  ;  c'est  saint  Casimir,  prince  de  Pologne  ;  c'est  le  bien- 
heureux Nicolas  de  Flue,  le  sauveur  de  la  confédération  suisse  ;  c'est 
une  veuve,  sainte  Catherine  de  Gênes,  morte  en  1510,  auteur  de  cer- 
tains opuscules  de  théologie  surnaturelle,  qui,  pour  la  hauteur,  la  pro- 
fondeur et  la  justesse  des  idées,  lui  mériteraient  bien  une  place  parmi 
les  docteurs  de  l'Église  ;  c'est  le  bienheureux  Primaldi,  martyrisé 
à  Otrante  par  les  Turcs,  en  1480,  avechuitcents  de  ses  compatriotes. 
Quant  aux  sciences,  lettres  et  arts,  jamais  époque  ne  leur  fut  plus 
favorable.  Le  pape  Léon  X  était  leur  nourrisson,  leur  ami,  leur  pro- 
tecteur héréditaire  :  Léon  X  était  le  cardinal  Jean  de  Médicis,  fils  de 
Laurent  le  Magnifique  et  arrière-petit-fils  de  Cosme,  surnommé  le 
Grand  et  Père  de  la  patrie  ;  famille  incomparable,  qui  a  eu  l'honneur 
de  donner  son  propre  nom  au  plus  beau  siècle  de  la  littérature  et  de 
l'art  modernes.  Léon  X  était  encore  leur  protecteur   héréditaire 
comme  Pape.  Toujours  nous  avons  vu  les  Pontifes  romains  s'en 
montrer  les  pères  par  toute  l'Europe,  particulièrement  depuis  Ni- 
colas V  à  Jules  II.  Léon  X  ne  commençait  pas,  il  couronnait  seule- 
ment cette  grande  époque. 

En  effet,  lorsqu'il  monte  sur  le  trône  pontifical,  il  trouve  Michel- 
Ange  qui  fait  le  tombeau  de  Jules  II,  qui  peint  la  chapelle  Sixtine, 
qui  transporte  le  Panthéon  dans  les  nues  pour  en  faire  la  coupole  de 
Saint-Pierre  ;  il  trouve  Raphaël  produisant  d'autres  merveilles,  avec 
Pérugin,  Jules  Romain,  Léonard  de  Vinci  et  autres.  Parmi  les  trente 
cardinaux  qu'il  nomme  en  1517,  il  y  en  a  plusieurs  d'éminemment 
habiles  dans  les  littératures  grecque  et  latine,  et  l'ancienne  philoso- 
phie. Ses  deux  secrétaires  sont  BembeetSadolet,  deux  modèles  d'une 
latinité  cicéronienne.  Si  chez  quelques-uns  l'enthousiasme  pour  l'an- 
tiquité littéraire  excède  un  peu,  il  n'y  a  pas  beaucoup  à  craindre  : 
tous  ces  savants  sont  enfants  soumis  de  l'Église,  laquelle,  au  concile 
général  de  Latran,  vient  de  poser  les  bornes  que  ne  doit  point  outre- 
passer la  sagesse  humaine. 

Tous  les  royaumes  d'Europe  sont  en  paix  les  uns  avec  les  autres. 
L'empereur  d'Allemagne,  Maximilien  Ier;  François  Ier,  roi  de  France: 
le  roi  d'Angleterre,  Henri  VIII  ;  le  roi  d'Espagne,  Charles  Ier,  autre- 
ment Charles-Quint  ;  le  roi  de  Portugal,  Emmanuel  le  Fortuné,  sont 
dans  les  meilleurs  tenues  avec  le  chef  de  l'Église  universelle.  On  peut 
espérer  une  expédition  générale  pour  la  défense  de  la  chrétienté 
contre  les  armes  toujours  menaçantes  des  Turcs  sous  Sélim  Ie1'.  Les 
Espagnols  et  les  Portugais  continuent  leurs  découvertes  et  leurs  con- 
quêtes en  Amérique,  en  Afrique  et  en  Asie.  Nous  avons  vu  un  évê- 
que  de  Saint-Domingue  au  concile  de  Latran.  Les  Portugais  touchent 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  3 

à  la  Chine.  Partout,  les  prédicateurs  de  l'Évangile  accompagnent  et 
suivent  les  navigateurs.  Le  combat  entre  l'Église  et  l'enfer  va  s'agran- 
dissant  sous  tous  les  rapports.  Ce  n'est  plus  seulement  l'empire  ro- 
main, c'est  l'univers  entier  qui  sera  le  champ  de  bataille.  On  se  battra, 
non  plus  pour  telle  vérité  particulière,  mais  pour  toutes  les  vérités 
ensemble.  La  lutte  sera  générale  et  durera  jusqu'à  la  tin.  L'enfer 
mettra  en  œuvre  tout  ce  qu'il  a  de  ruse  et  de  violence,  toutes  les  pro- 
fondeurs de  Satan.  Il  s'agit  de  l'empire  du  monde. 

Nations  chrétiennes,  soyez  sur  vos  gardes  !  Vous  avez  à  craindre, 
non  moins  que  les  individus.  Et  depuis  trop  longtemps,  plusieurs 
d'entre  vous  s'endorment  dans  le  bien  ou  plutôt  dans  le  mal.  Depuis 
trop  longtemps  on  ne  voit  plus  de  saints,  ou  du  moins  on  en  voit  très- 
peu,  en  Angleterre,  en  France,  en  Allemagne  et  dans  les  royaumes 
du  Nord.  Depuis  trop  longtemps  on  n'y  voit  plus  de  zèle  pour  la  dé- 
fense de  la  chrétienté  contre  les  Mahométans,  ni  pour  la  propagation 
de  la  foi  chrétienne  parmi  les  infidèles.  Ce  zèle  n'apparaît  plus  guère 
qu'en  Italie,  en  Espagne  et  en  Portugal.  Aussi  Dieu  récompensera- 
t-il  ces  nations  parla  paix  et  la  gloire.  Mais  malheur  à  vous,  qui  n'au- 
rez pas  voulu  employer  pour  le  service  de  Dieu  la  puissance  que  Dieu 
vous  a  donnée  !  Laissées  à  vous-mêmes,  vous  l'emploierez  à  vous  dé- 
chirer les  entrailles,  à  briser  votre  unité  intellectuelle  et  morale,  en 
sorte  que  l'Angleterre  n£  sera  plus  une,  la  France  plus  une,  l'Alle- 
magne plus  une,  mais  deux,  mais  plusieurs,  et  cela  pour  des  siècles  ; 
et  l'Allemagne  en  particulier,  divisée  en  autant  de  sectes  que  d'indi- 
vidus, et  en  autant  de  partis  que  de  sectes,  deviendra  une  proie  facile 
au  premier  ou  dernier  peuple  barbare. 

Lorsque  Notre-Seigneur  eut  parlé  de  la  ruine  de  Jérusalem  et  de 
la  ruine  du  monde,  figure  de  bien  d'autres  ruines,  les  apôtres  lui  de- 
mandèrent :  Quand  est-ce  qu'arriveront  ces  choses?  et  quel  sera  le' 
signe  de  votre  avènement  ?  Le  Seigneur  leur  répondit  :  Prenez  garde 
jque  personne  ne  vous  séduise  !  car  il  en  viendra  beaucoup  en  mon 
nom,  disant  :  Je  suis  le  Christ,  et  ils  en  séduiront  beaucoup  *.  Et  il 
s'élèvera  beaucoup  de  faux  prophètes,  et  ils  en  séduiront  un  grand 
nombre  2.  Si  donc  quelqu'un  vous  dit  :  Voici  !  le  Christ  est  ici,  il  est 
là  ;  ne  le  croyez  point!  car  il  s'élèvera  de  faux  christs  et  de  faux  pro- 
phètes; et  ils  donneront  de  grands  signes  et  des  prodiges,  en  sorte 
que  les  élus  mêmes  y  seraient  trompés,  s'il  était  possible.  Voilà  !  je 
vous  l'ai  prédit.  Si  donc  ils  vous  disent  :  Voici!  il  est  dans  le  désert, 
ne  sortez  pas;  voici  !  il  est  dans  l'intérieur  de  la  maison,  n'y  croyez 
point!  car,  comme  l'éclair  sort  de  l'Orient  et  paraît  jusqu'en  Occi- 

lMatUj.,  24,4  et  5.  —  2  Ibid.,  11. 


4  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.LXXXIV.  —  De  1517 

dent,  ainsi  en  sera-t-il  de  l'avènement  du  Fils  de  l'homme  l.  Prenez 
lonc  garde  à  vous,  que  vos  cœurs  ne  s'appesantissent  par  la  bonne 
chère,  et  par  l'ivrognerie,  et  par  les  soins  de  la  vie  présente  2.  Tels 
sont  les  suprêmes  avertissements  du  Seigneur  pour  ces  formidables 
('•preuves  auxquelles  il  soumet,  quand  il  juge  à  propos,  et  les  indi- 
vidus, et  les  nations,  et  l'humanité  entière. 

Or,  voici  quel  était  l'état  moral  de  la  nation  allemande  au  com- 
mencement du  seizième  siècle.  C'est  un  frère  Augustin  qui  nous 
l'apprend. 

Le  dimanche  après  l'Ascension,  exhortant  ses  auditeurs  à  une  vie 
chrétienne,  il  leur  disait,  autant  du  moins  qu'on  peut  traduire  la 
hardiesse  de  son  langage  : 

«  Chaque  pays  a  son  démon  :  l'Italie  a  le  sien,  la  France  a  le  sien, 
et  l'Allemagne  a  le  sien,  la  bouteille  ;  on  appelle  boire  se  gorger  de 
vin  et  de  bière.  Nous  boirons,  j'en  ai  peur,  jusqu'au  jour  du  juge- 
ment dernier.  Les  prédicateurs  crient  en  chaire  et  font  entendre  la 
parole  de  Dieu,  les  seigneurs  font  des  ordonnances,  la  noblesse 
même  quelquefois  prend  de  belles  résolutions  ;  le  scandale,  le  dés- 
ordre, des  maux  de  toute  espèce,  dans  le  corps  et  dans  l'âme,  vien- 
nent à  leur  tour  comme  enseignements  :  rien  n'y  fait.  L'ivrognerie, 
notre  dieu,  s'étend  de  jour  en  jour,  semblable  à  la  mer,  qui  a  beau, 
boire  les  courants,  et  a  toujours  soif. 

«  Je  voudrais  bien  aujourd'hui  vous  parler  des  funestes  penchants 
à  l'ivrognerie  de  nos  pauvres  Allemands;  mais  où  trouver  une  parole 
assez  puissante  pour  chasser  loin  de  nous  cette  crapule  d'enfer,  qui 
chaque  jour  s'étend  de  plus  en  plus  dans  toutes  les  classes  de  la  so- 
ciété, en  haut,  en  bas,  de  façon  que  prédications,  instructions,  sont 
tout  à  fait  inutiles?  Qu'en  dire,  quand  nous  la  voyons,  cette  fdle  du 
diable,  se  glisser  du  peuple  des  grandes  cités  dans  la  cabane  des 
paysans,  des  tavernes  dans  le  ménage?  Dans  mon  jeune  âge,  s'enivrer 
aux  yeux  de  la  noblesse,  passait  pour  un  scandale;  aujourd'hui,  le 
noble  boit  plus  encore  que  le  rustre.  Les  princes  et  les  grands  ont 
reçu  d'excellentes  leçons  de  leurs  chevaliers,  et  ils  boivent  sans  rou- 
gir :  boire  est  une  vertu  princière.  Noble,  bourgeois,  qui  ne  s'enivre 
avec  eux  comme  un  goujat,  est  un  homme  méprisable;  qui  ribotte 
avec  ces  chevaliers  de  la  bouteille,  gagne  en  cuvant  son  vin  ses  armes 
et  ses  éperons  :t.  » 

Le  même  frère  disait  des  princes  en  particulier  :  «  Les  princes 
sont  communément  les  plus  grands  fous  et  les  plus  fieffés  coquins  de 

i  Matth.,  23-57.  —  s  i  aCj  51-34.  _  3  Walch,  OEuvres  de  Luther,  t.  12,  p.  786 
[en  allemand). 


à  1545  de  l'ère  chr/|        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  5 

la  terre  -,  on  n'en  saurait  attendre  rien  de  bon,  mais  toujours  ce  qu'il 
y  a  de  pire  *.  »  Il  s'était  même  fait,  à  cet  égard,  une  sorte  de  pro- 
verbe qui  disait  :  Principem  esse,  et  non  esse  latronem,  vix  possiblle 
est;  c'est-à-dire  :  Etre  prince,  et  n'être  pas  brigand,  c'est  ce  qui  paraît 
à  peine  possible  2.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  singulier,  c'est  que  le  frère 
tient  un  pareil  langage  dans  une  espèce  d'instruction  pastorale  à  un 
prince  d'Allemagne  sur  le  devoir  des  sujets  envers  le  souverain  ". 
Ce  qui  ne  l'est  pas  moins,  c'est  que  le  plus  grand  poète  de  l'Allema- 
gne moderne,  Schiller,  nous  montre  sur  la  scène  un  prince  allemand 
du  seizième  siècle  ruinant  son  peuple  pour  amuser  un  troupeau  de 
concubines,  réduisant  en  esclavage  les  victimes  de  l'incendie,  ven- 
dant à  l'étranger  la  liberté  de  ses  sujets,  et  faisant  mitrailler  qui- 
conque y  trouve  à  redire  4.  Tel  était  donc  l'état  moral  des  peuples 
et  des  princes  d'Allemagne  vers  l'an  1517.  Celui  du  clergé  ne  valait 
pas  mieux,  au  dire  du  même  frère  Augustin. 

Ce  frère  naquit  l'an  1483,  à  Islèbe,  comté  de  Mansfeld,  dans  la 
Saxe.  11  vint  au  monde  le  10  novembre,  et  fut  baptisé  le  jour  suivant 
dans  l'église  paroissiale  de  Saint-Pierre  :  comme  c'était  la  fête  de 
saint  Martin,  on  le  lui  donna  pour  patron.  Son  père  s'appelait  Jean, 
de  son  nom  de  baptême.  Quant  à  son  nom  de  famille,  le  fils  l'écri- 
vait d'abord  Luder  ;  mais  comme,  en  allemand,  ce  mot  signifie  cha- 
rogne, tant  au  physique  qu'au  moral,  il  lui  substitua  celui  de  Luther, 
qu'on  suppose  le  même  que  Lothaire.  Ses  parents  étaient  pauvres, 
son  père  bêchait  la  terre,  sa  mère  portait  du  bois  sur  ses  épaules  ; 
son  père,  devenu  dans  la  suite  ouvrier  mineur,  amassa  quelque  pe- 
tite fortune.  Son  père  et  sa  mère  étaient  catholiques-romains,  ainsi 
que  son  grand-père,  avec  tous  ses  ancêtres.  Du  reste,  on  croyait  par 
toute  l'Europe  comme  les  catholiques  d'aujourd'hui. 

A  l'âge  de  quatorze  ans,  Martin  Luther  commença  des  études  à 
Magdebourg,  auprès  de  certains  frères  d'école.  Comme  il  était  pauvre, 
il  mendiait  son  pain  deux  fois  par  semaine,  en  chantant  aux  fenêtres 
des  maisons.  Les  habitants  de  Magdebourg  se  montrant  peu  chari- 
tables, il  se  rendit  à  Eisenach,  où  une  veuve  le  prit  en  pitié,  et  lui 
acheta  même  une  flûte  et  une  guitare.  Dans  ses  intervalles  d'études, 
il  essayait  sur  l'un  de  ces  instruments  quelque  vieux  cantique, 
comme  :  Bénissons  le  petit  enfant  qui  nous  est  né  ;  ou,  Bonne  Marie, 
étoile  du  pèlerin  !  L'année  1501,  il  vint  achever  ses  études  à  l'uni- 
versité d'Erfurth,  où  son  père  put  dès  lors  venir  à  son  aide.  En  1503, 


1  Cité  par  Starck  :  Triomphe  de  la  philosophie,  t.  1,  p.  52  (en  allemand).  — 
2  Ibid.  —  3  Walcli,  t.  10,  p.  4G0  et  sein.  —  ''Schiller,  Kabalc  und  Liebe,  act.  2 
scènes  U  et  3. 


fi  HISTOIRE  UNIVERSELLE      [Liv.  LXXX1V.—  De  1517 

il  fut  reçu  bachelier,  et  en  1505  maître  es  arts.  Bientôt  après,  il 
commença  d'enseigner  lui-même,  et  d'expliquer  la  physique  et  les 
morales  d'Aristote  ;  il  s'appliquait  en  même  temps  à  l'étude  du  droit, 
parce  que  tel  était  l'avis  de  ses  parents. 

Quand  il  pensait  à  la  colère  de  Dieu  et  aux  punitions  terribles  qu'il 
exerce  de  temps  à  autre,  il  en  était  tellement  épouvanté,  qu'il  était 
près  de  rendre  l'âme.  Cette  terreur  fut  à  son  comble  lorsqu'en  150%, 
un  de  ses  amis  intimes  fut  tué  à  ses  côtés  par  le  tonnerre.  Craignant 
d'être  foudroyé  lui-même,  il  invoqua  le  secours  de  sainte  Anne,  et 
résolut  d'embrasser  la  vie  monastique.  Le  17  juillet,  il  réunit  une 
dernière  fois  ses  amis  pour  faire  de  la  musique  ensemble.  La  nuit 
suivante,  sans  rien  dire  à  personne,  il  se  rendit  chez  les  ermites  de 
Saint-Augustin  d'Erfurth,  demanda  et  obtint  d'y  être  reçu  comme 
novice.  Il  n'emportait  avec  soi  qu'un  Plaute  et  un  Virgile.  Le  lende- 
main, il  écrivit  à  ses  amis  et  à  ses  parents  ce  qu'il  venait  de  faire. 
Bien  surpris,  ils  accoururent  au  monastère  pour  l'en  tirer  ;  mais, 
pendant  un  mois,  il  ne  se  laissa  voir  de  personne.  Son  père  surtout 
était  mécontent.  Quand  le  fils  lui  représentait  l'apparition  effrayante 
qui  l'avait  appelé  du  ciel,  le  père  répétait  :  Dieu  veuille  que  ce  ne 
soit  pas  une  illusion,  ni  un  fantôme  du  diable  !  C'est  le  fils  lui-même 
qui  nous  apprend  cette  particularité  l. 

La  sollicitude  du  père  était  juste.  Mais  le  fils  était  en  âge  d'homme, 
il  avait  vingt-deux  ans,  était  maître  es  arts  ;  de  plus,  il  avait  une 
année  entière  pour  éprouver  sa  vocation.  Ce  fut  l'année  1500,  à  l'âge 
de  vingt-trois  ans,  qu'il  fit  vœu  de  pauvreté,  de  chasteté  et  d'obéis- 
sance. Dès  lors,  il  était  obligé  de  garder  ces  vœux,  puisqu'il  ne  les 
fit  qu'après  y  avoir  mûrement  pensé,  et  avec  pleine  liberté.  L'Es- 
prit-Saint nous  dit  par  le  prophète  David  :  Accomplissez  les  \<tux 
que  vous  faites  au  Seigneur  2.  Et  le  Seigneur  lui-même  dit  au  livre 
des  Nombres  :  Si  quelqu'un  a  fait  un  vœu  au  Seigneur,  il  ne  rendra 
pas  vaine  sa  parole,  mais  il  accomplira  tout  ce  qu'il  a  promis  J. 
Enfin,  l'année  suivante  1507,  le  quatrième  dimanche  après  Pâques, 
il  fut  ordonné  prêtre,  et  son  père  vint  à  sa  première  messe  avec 
vingt  chevaux,  et  lui  fit  présent  de  vingt  florins  d'or.  Le  fils  profita  de 
la  circonstance  pour  l'apaiser  tout  à  fait  sur  son  entrée  en  religion  ♦, 

Avec  l'habit  religieux,  Mai  tin  Luther  reçut  le  nom  de  frère  Augus- 
tin. Nouveau  nom,  nouvelle  vie.  C'est  ainsi  que  l'Éternel,  au  mo- 
ment d'élever  le  père  des  croyants  à  un  état  plus  parfait,  lui  change 
son  nom  d'Abram  en  celui  d'Ahraham  ;  c'est  ainsi  encore  que  Jésus- 
Christ,  voulant  commencer  à  exécuter  sur  un  de  ses  apôtres  les  des- 

1  Walch,  t.  1,  p.  79.  —  I  PS.  40.  —  3  Muni.,  30,  3.  —  »  YValch,  t.  1,  p.  83. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  7 

seins  de  sa  providence,  lui  donne  un  autre  nom  :  Tu  t'es  appelé  Si- 
mon, tu  t'appelleras  désormais  Céphas,  c'est-à-dire  Pierre.  D'ailleurs, 
le  nom  d'Augustin  ne  pouvait  être  plus  favorable  pour  un  religieux 
de  ce  saint  docteur.  Seul,  ce  nom  suffisait  pour  le  préserver  de  toute 
erreur  opiniâtre  en  fait  de  doctrine  ;  seul,  il  lui  rappelait  continuel- 
lement cette  fameuse  sentence  :  Je  ne  croirais  pas  même  à  l'Évan- 
gile, si  l'autorité  de  l'Église  catholique  ne  m'y  amenait;  et  cette 
autre  non  moins  fameuse  :  Rome  a  parlé,  la  cause  est  finie  ;  puisse 
également  finir  l'erreur  ! 

Son  noviciat  fut  d'abord  pénible  :  les  moines,  qui  peut-être  s'é- 
taient aperçus  de  son  penchant  à  l'orgueil,  le  soumirent  à  diverses 
épreuves  :  Luther  était  obligé  de  nettoyer  les  immondices  de  la  mai- 
son, de  balayer  les  dortoirs,  d'ouvrir  et  de  fermer  les  portes  de  l'é- 
glise, de  monter  l'horloge,  et  d'aller,  un  sac  sur  le  dos,  mendier 
publiquement  ;  il  trouvait  cela  dur,  mais  il  le  faisait  par  obéissance. 
Le  provincial  des  Augustins,  Jean  de  Staupitz,  étant  survenu, 
recommanda  de  le  traiter  plus  doucement,  et  de  lui  laisser  du  temps 
pour  l'étude.  Voici  donc  quelle  fut  la  vie  de  frère  Augustin  au  mo- 
nastère d'Erfurth  :  Je  jeûnais,  dit-il,  je  veillais,  je  me  mortifiais,  et  je 
pratiquais  les  rigueurs  cénobitiques  jusqu'à  compromettre  ma  santé; 
ce  ne  sont  pas  nos  ennemis  qui  croiront  à  mon  récit,  eux  qui  ne  par- 
lent que  des  douceurs.de  la  vie  monacale,  et  qui  n'ont  jamais  aucune 
tentation  spirituelle  l.  Mais  surtout  il  étudiait  ;  il  étudiait  l'Écriture 
sainte,  les  ouvrages  de  saint  Augustin  et  les  théologiens  scholas- 
tiques.  Il  savait  presque  par  cœur  Gabriel  Biel  et  Pierre  d'Ailly  ;  il 
avait  beaucoup  lu  Guillaume  Occam,  et  en  préférait  la  pénétration 
à  Thomas  d'Aquin  et  à  Scot.  Il  avait  aussi  lu  assidûment  Gerson. 
Mais,  pour  les  ouvrages  de  saint  Augustin,  il  les  avait  tous  lus  plu- 
sieurs fois,  et  se  les  était  imprimés  dans  la  mémoire.  Voilà  ce  que 
nous  apprend  un  de  ses  amis  2. 

Cependant  cette  inquiétude  de  conscience,  cette  terreur  d'esprit, 
qui  l'avait  poussé  dans  le  monastère,  ne  le  quittait  pas  ;  partout  il 
cherchait  à  se  rassurer  contre  :  c'était  même  le  but  de  ses  études.  Un 
vieux  moine  du  couvent  d'Erfurth,  auquel  il  raconta  souvent  son 
état  et  ses  craintes,  le  consola  beaucoup,  en  lui  recommandant  la  foi, 
et  en  le  ramenant  à  cet  article  du  symbole  :  Je  crois  la  rémission  des 
péchés.  D'après  cet  article,  disait-il,  ce  n'est  point  assez  de  croire 
en  général  que  les  péchés  sont  remis  à  quelques-uns,  comme  à  David 
et  à  Pierre  ;  mais  Dieu  veut  que  chacun  de  nous  croie  que  ses  péchés 
lui  sont  pardonnes.  Cette  explication,  disait  Luther  à  Mélanchthon, 

1  Mathes.  in  Vitâ  Lutheri.  —  2  Mélanchthon.  Walch,  t.  14,  p.  509.        g* 


8  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

qui  le  rapporte,  non-seulement  me  consola,  mais  me  fit  comprendre 
toute  la  pensée  de  saint  Paul,  qui  ne  cesse  de  dire  :  Nous  sommes 
justifiés  par  la  foi.  Je  reconnus  que  les  interprétations  ordinaires  ne 
signifient  rien.  Je  vis  de  plus  en  plus  clair  dans  l'Ecriture,  les  Pères 
et  la  théologie  l. 

Hélas  !  cette  clarté  était  un  faux  jour  ;  cette  explication  lumineuse 
est  une  grande  erreur  et  une  illusion.  Saint  Paul  dit  bien  que  nous 
sommes  justifiés  par  la  foi  en  Jésus-Christ,  sans  la  loi  de  Moïse,  mais 
il  ne  parle  pas  du  tout  de  la  foi  à  notre  justification  personnelle.  Il 
enseigne  même  le  contraire,  quand  il  dit  aux  Corinthiens  :  Encore  que 
je  ne  me  sente  coupable  de  rien,  je  ne  suis  pas  néanmoins  justifié 
pour  cela,  mais  c'est  le  Seigneur  qui  doit  me  juger  -.  Et  aux  Philip- 
piens  :  Travaillez  à  votre  salut  avec  crainte  et  tremblement 3.  Salo- 
mon  avait  déjà  dit  dans  les  Proverbes  :  Qui  peut  dire  :  Mon  cœur  est 
pur,  je  suis  exempt  de  tout  péché  *?  Et  dans  l'Ecclésiaste  :  L'homme 
ne  sait  pas  s'il  est  digne  d'amour  ou  de  haine  5.  Les  catholiques  ont 
donc  raison  de  dire  que  les  gens  craignant  Dieu  peuvent  avoir  une 
certitude  morale  qu'ils  sont  en  état  de  grâce,  mais  non  pas  une  cer- 
titude de  foi.  Et  frère  Augustin  Luther,  avec  son  consolateur,  est 
dans  une  illusion  déplorable. 

Tels  furent  ses  premiers  égarements  sur  la  doctrine.  Nous  ne  nous 
souvenons  pas  de  l'avoir  vu  remarqué  nulle  part.  Ce  qui  épouvante 
surtout  pour  ce  pauvre  frère,  c'est  le  mépris  qu'il  conçut  dès  lors 
pour  l'interprétation  commune  des  Pères  et  des  docteurs. 

Un  autre  trait  saillant  dans  la  vie  de  Luther,  c'est  que  cette  vie- 
entière  n'est  qu'une  suite  de  combats  avec  le  diable,  dont  il  nous  a 
conservé  le  récit,  et  où  le  moine  reste  toujours  vainqueur.  Le  diable 
ne  se  rebute  pas,  il  revient  à  la  charge  ;  le  combat  recommence,  et  il 
finit  toujours  de  même.  Le  démon  ne  lui  laisse  pas  un  moment  de 
repos  ;  il  apparaît  et  vient  le  tourmenter  le  jour,  la  nuit,  à  table,  dans 
son  sommeil,  à  l'église,  au  milieu  de  ses  livres,  dans  son  ménage  et 
jusque  dans  sa  cave.  Luther  a  noté  toutes  ces  visions  et  tenu  registre 
de  ces  assauts,  afin,  dit-il,  d'apprendre  comment  on  peut  déjouer  ce 
grand  pipeur. 

Au  couvent  de  Wittemberg,  où  il  alla  d'Erfurth,  quand  il  com- 
mençait à  lire  la  Bible,  ou  qu'il  était  à  son  pupitre  traduisant  les 
psaumes,  le  diable  venait  à  petit  bruit  et  en  traître,  et  lui  souillait 
toutes  sortes  de  mauvaises  pensées.  S'il  avait  l'air  de  ne  pas  com- 
prendre, alors  Satan  entrait  en  fureur,  bouleversait  les  papiers,  fer- 

1  YValeh,  t.  14,  p.  Mis.  —  *  i  Cor.,  4,  4.  —  3  Philipp.,  2,  12.  —  4  Proverb., 
20,4*  —  5  Eeel.,9,  i. 


? 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  9 

mait  et  déchirait  les  livres,  puis  éteignait  la  chandelle.  Quand  Luther 
se  mettait  au  lit,  le  diable  y  était  déjà. 

C'était  au  réveil  de  Luther  qu'il  apparaissait  surtout.  —  Pécheur, 
lui  dit-il  un  jour,  pécheur  entêté  !  —  Tu  n'as  rien  de  plus  nouveau 
à  me  dire  ?  répondit  Luther  :  je  le  sais  aussi  bien  que  toi  que  j'ai  pé- 
ché ;  mais  Dieu  m'a  pardonné.  Son  Fils  a  pris  mes  iniquités,  elles  ne 
m'appartiennent  plus,  elles  sont  au  Christ,  et  je  ne  suis  pas  assez  fou 
pour  ne  pas  reconnaître  cette  grâce  de  mon  Sauveur.  N'as-tu  plus 
rien  à  me  demander?  Tiens,  et  il  prenait  son  vase  de  nuit,  voici, 
mon  drôle,  de  quoi  te  savonner  la  figure. 

Un  jour  que  l'on  parlait  à  souper  du  sorcier  Faust,  Luther  dit  sé- 
rieusement :  «  Le  diable  n'emploie  pas  contre  moi  le  secours  des 
enchanteurs.  S'il  pouvait  me  nuire  parla,  il  l'aurait  fait  depuis  long- 
temps. Il  m'a  déjà  souvent  tenu  par  la  tête  ;  mais  il  a  pourtant  fallu 
qu'il  me  laissât  aller.  J'ai  bien  éprouvé  quel  compagnon  c'est  que  le 
diable  ;  il  m'a  souvent  serré  de  si  près,  que  je  ne  savais  si  j'étais  mort 
ou  vivant.  Quelquefois  il  m'a  jeté  dans  le  désespoir  au  point  que  j'i- 
gnorais même  s'il  y  avait  un  Dieu,  et  que  je  doutais  complètement 
de  notre  cher  Seigneur  l.  » 

Maintenant,  comment  expliquer  d'une  manière  satisfaisante  ce  fait 
irrécusable,  qui  remplit  toute  la  vie  de  Luther  ?  Il  est  évident  que 
Luther  y  croyait.  Cependant  ce  n'était  pas  un  esprit  médiocre'  ni  un 
caractère  pusillanime.  La  manière  la  plus  rationnelle  de  l'expliquer, 
ou  plutôt  la  seule,  n'est-ce  pas  d'y  reconnaître  une  action  incessante, 
une  espèce  d'obsession  de  celui  que  l'Évangile  appelle  l'esprit  de  té- 
nèbres, le  prince  de  ce  monde,  le  dieu  de  ce  siècle  ;  qui  séduit  d'a- 
bord nos  premiers  parents,  qui  séduit  le  monde  entier  par  les  idoles, 
qui  séduit  l'Orient  par  le  mahométisme,  qui  séduit  les  Grecs  et  d'au- 
tres peuples  par  le  schisme  et  l'hérésie  ?  Il  se  laissera  vaincre  à  Lu- 
ther dans  quelques  détails  ridicules,  mais  c'est  pour  le  mieux  tromper 
sur  le  fond,  mais  c'est  pour  fausser  plus  irrémédiablement  son  esprit 
enflé  d'orgueil,  mais  c'est  pour  le  pousser  plus  sûrement  à  la  révolte 
et  à  l'apostasie,  mais  c'est  pour  le  précipiter  finalement  dans  l'abîme, 
lui  et  bien  des  millions  d'âmes. 

En  1502,  l'électeur  de  Saxe,  Frédéric  le  Sage,  à  la  persuasion  de 
son  frère  Ernest,  archevêque  de  Magdebourg,  avait  fondé  une  uni- 
versité à  Wittemberg,  et  donné  commission  à  Jean  de  Staupitz,  pro- 
vincial des  Augustins  en  Misnie  et  en  Thuringe,  d'y  amener  des 
hommes  savants  et  habiles.  Entre  les  autres,  Staupitz  proposa  frère 

1  Michelet,  Mémoires  de  Luther,  t.  2,  p.  18C.  —  Audin,  Hist.  de  Luther,  t.  2, 
c.  22.  —  Luther,  Propos  de  tahle. 


j  0  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

Augustin  Luther,  qui  vint  à  Wittemberg  en  1508,  ûgé  de  vingt-six 
ans,  y  enseigna  la  dialectique  et  la  physique  d'Aristote,  fut  reçu  ba- 
chelier en  théologie  et  employé  à  la  prédication.  Vers  l'an  1510, 
comme  le  vicaire  général  de  l'ordre  des  Augustins  voulait  faire  une 
nouvelle  distribution  des  provinces  d'Allemagne  et  que  sept  couvents 
s'y  opposaient,  frère  Augustin  Luther  fut  envoyé  pour  cette  affaire  à 
Home.  Il  y  arriva  plein  d'enthousiasme  ;  tombant  à  genoux,  il  leva 
les  mains  au  ciel  et  s'écria  :  Salut,  sainte  Rome,  vraiment  sanctifiée 
par  les  saints  martyrs  et  par  leur  sang  qui  y  a  été  versé  ;  courut  toutes 
les  églises  et  les  catacombes,  croyant  tout  ce  qu'on  y  disait  et  croyait, 
y  offrit  la  sainte  messe  une  dizaine  de  fois,  aurait  bien  voulu  la  dire 
le  samedi  à  Saint-Jean  de  Latran,  pour  sa  mère,  mais  il  n'y  eut  pas 
moyen,  tant  la  presse  y  était  grande  ;  il  regrettait  presque  que  ses 
parents  ne  fussent  pas  morts,  afin  de  pouvoir  les  délivrer  du  purga- 
toire par  ses  messes,  ses  bonnes  œuvres  et  ses  prières.  C'est  Luther 
lui-même  qui  nous  apprend  ces  choses,  et  cela  dans  un  temps  où  il 
s'en  moquait l. 

Voici,  du  reste,  comme  il  parle  des  hôpitaux  de  ce  pays  dans  son 
Traité  des  bonnes  œuvres  :  «  En  Italie,  les  hôpitaux  sont  bien  pourvus, 
bien  bâtis.  On  y  donne  une  bonne  nourriture  ;  il  y  a  des  serviteurs 
attentifs  et  de  savants  médecins.  Les  lits  et  les  habits  sont  très-pro- 
pres; l'intérieur  des  bâtiments  orné  de  belles  peintures.  Aussitôt 
qu'un  malade  y  est  amené,  on  lui  ôte  ses  habits  en  présence  d'un 
notaire,  qui  en  dresse  une  note  et  une  description  exacte,  pour  qu'ils 
soient  bien  gardés.  On  le  revêt  d'un  sarreau  blanc,  on  le  met  dans 
un  lit  bien  fait  et  dans  des  draps  blancs  ;  on  ne  tarde  pas  à  lui  amener 
deux  médecins,  et  les  serviteurs  viennent  lui  apporter  à  manger  et  à 
boire  dans  des  verres  bien  propres,  qu'ils  touchent  du  bout  du  doigt. 
II  vient  aussi  des  dames  et  matrones  honorables,  qui  se  voilent  pen- 
dant quelques  jours  pour  servir  les  pauvres,  de  sorte  qu'on  ne  sait 
point  qui  elles  sont,  et  elles  retournent  ensuite  chez  elles.  —  J'ai  vu 
aussi  à  Florence  que  les  hôpitaux  étaient  servis  avec  tous  ces  soins  ; 
de  même  les  maisons  des  enfants  trouvés,  où  les  petits  enfants  sont 
nourris  au  mieux,  élevés,  enseignés' et  instruits.  Ils  les  ornent  tous 
d'un  costume  uniforme,  et  en  prennent  le  plus  grand  soin  -.  » 

«  A  Rome,  disait-il  encore,  la  police  est  très-sévère.  Chaque  nuit, 
le  capitaine  parcourt  la  ville  à  cheval  avec  trois  cents  hommes,  et 
maintient  en  nombre  tous  les  corps  de  garde.  Quiconque  il  saisit  sur 
la  eue  subit  sa  peine  ;  s'il  a  des  armes,  il  est  pendu  ou  jeté  dans  le 
Tibre.  —  Enfin,  rien  n'y  est  à  louer  que  le  consistoire  et  le  tribunal 

1  Walch.t.  5,  p.  164G;  t.  22,  p.  2374.  —  »  Ibid.,  t.  22,  p.  786. 


i  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  H 

de  la  Rote,  où  les  affaires  sont  instruites  et  jugées  avec  beaucoup  de 
justice  '.  »  Ces  paroles  de  Luther  sont  remarquables. 

Le  consistoire  est  rassemblée  des  cardinaux,  présidée  par  le  Pape, 
pour  délibérer  sur  les  affaires  générales  et  les  plus  importantes  de 
toute  l'Église.  La  Rote  est  un  tribunal  de  douze  docteurs,  pris  d'entre 
les  principales  nations  chrétiennes,  pour  juger  les  affaires  des  parti- 
culiers qu'on  lui  défère.  Finalement,  l'an  de  grâce  1510,  Luther  ne 
trouve  à  louer,  dans  Rome  et  dans  l'Italie,  que  la  police  pour  le  bon 
ordre,  que  la  justice  pour  les  particuliers  et  pour  les  nations,  que  la 
charité  pour  les  pauvres  et  pour  les  malades,  et  enfin  que  la  foi  de  tout 
le'monde,  puisque  lui-môme  croyait  alors  que  tout  le  monde  y  croyait. 
Jamais  il  n'a  dit  autant  de  bien  de  l'Allemagne,  même  luthérienne. 

Que,  s'il  a  dit  aussi  bien  du  mal  de  l'ftalie  et  de  Rome,  il  y  a  ceci 
à  considérer.  En  bonne  justice,  le  témoignage  d'un  ennemi  est  rece- 
vable  contre  lui  et  pour  son  adversaire,  mais  non  pas  pour  lui  et 
contre  l'autre. 

De  retour  à  Wittemberg,  frère  Augustin  Luther  continua  d'ensei- 
gner et  de  prêcher.  Le  19  octobre  1512,  il  fut  reçu  docteur  en  théo- 
logie, sous  la  présidence  d'André  Carlostadt,  archidiacre  de  l'église 
de  Tous-les-Saints.  L'électeur  de  Saxe  fit  les  frais  de  la  cérémonie. 
Comme  docteur,  frère  Augustin  Luther  prêta  serment  d'enseigner  la 
foi  catholique  et  de  -4a  défendre  contre  toutes  les  hérésies,  même 
jusqu'à  effusion  de  son  sang. 

L'Église  seule,  c'est-à-dire  saint  Pierre  et  les  autres  apôtres,  le 
Pape  et  les  évêques,  a  reçu  de  Jésus-Christ  le  devoir  et  le  droit  d'en- 
seigner tout  ce  qu'il  leur  a  recommandé,  lui  qui  est  avec  eux  tous  les 
jours  jusqu'à  la  consommation  des  siècles.  L'Église  seule  peut  donc 
conférer  à  un  homme,  en  qualité  de  pasteur  ou  de  docteur,  le  droit 
et  le  devoir  d'enseigner,  mais  d'enseigner  ce  qu'elle-même  croit  et 
enseigne.  Jamais  elle  n'a  donné,  jamais  elle  ne  peut  donner  à  per- 
sonne le  droit  d'enseigner  le  contraire  d'elle.  Le  prétendre,  ce  serait 
fouler  aux  pieds  les  premières  notions  du  bon  sens. 

Frère  Augustin  Luther  ne  fut  pas  longtemps  fidèle  à  son  serment 
de  docteur,  si  jamais  il  le  fut.  On  suppose  généralement  qu'il  ne 
commença  d'innover  que  sur  la  fin  de  1517,  à  propos  des  indulgen- 
ces. C'est  une  erreur.  En  1517,  le  volcan  commença  d'éclater  et  de 
répandre  ses  laves  pestilentielles  ;  mais  dès  auparavant  il  fermentait, 
il  bouillonnait,  il  fondait  et  confondait  tous  les  métaux,  il  minait  les 
bases  des  montagnes  et  des  empires,  et  donnait  les  signes  d'une  érup- 
tion et  d'une  dévastation  prochaines. 

1  Walch,  t.  22,  p.  2376. 


12  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  1  XXN1Y.-  De  1517 

Luther  a  dit  de  lui-même  un  mot  épouvantable,  dans  la  préface 
du  premier  volume  de  ses  œuvres  :  «  Je  n'aimais  pas,  je  haïssais  au 
contraire  un  Dieu  juste  et  punissant  les  pécheurs,  et,  si  ce  n'est  par 
un  blasphème  tacite,  du  moins  avec  un  immense  murmure,  je  m'in- 
dignais, j'entrais  en  fureur  dans  ma  cruelle  conscience  et  bourrelée 
de  remords  *.  » 

Nous  l'avons  vu,  au  milieu  des  terreurs  de  cette  conscience  et  des 
obsessions  du  malin  esprit,  ne  trouver  de  refuge  que  ce  principe 
faux  :  Je  dois  croire,  comme  article  de  foi,  que  je  suis  en  état  de 
grâce  et  que  mes  péchés  sont  remis  ;  en  douter,  serait  pécher  contre 
la  foi  et  soupçonner  Dieu  de  mensonge.  C'était  dire,  en  d'autres 
termes  :  Je  dois  croire,  comme  article  de  foi,  tout  ce  que  je  m'ima- 
gine ou  que  j'ai  intérêt  de  m'imaginer,  fut-il  mille  fois  contraire  à  la 
croyance  des  fidèles  et  à  l'enseignement  des  docteurs.  Or,  de  ce 
principe,  voici  ce  que  frère  Augustin  Luther  tira  dès  avant  la  fin 
de  1517. 

Le  8  février  1516,  il  écrit  au  prieur  des  Augustins  d'Erfurth  : 
«  Mon  père,  j'envoie  à  l'excellent  José  d'Eisenach  cette  lettre  pleine 
de  quelques  questions  contre  la  logique,  la  philosophie  et  la  théolo- 
gie, c'est-à-dire  pleine  d'anathèmes  et  d'exécrations  contre  Aristote, 
Porphyre  et  les  scholastiques,  savoir  les  mauvaises  études  de  notre 
temps.  Car  ainsi  l'interpréteront  ceux  qui  ont  résolu  de  se  taire  avec 
les  morts,  non  pas  cinq  ans  comme  les  Pythagoriciens,  mais  à  tout 
jamais;  de  tout  croire,  de  ne  faire  qu'écouter,  sans  se  permettre  une 
seule  fois  la  plus  petite  escarmouche  ou  escrime  contre  Aristote  et 
la  scholastique,  ni  dire  un  seul  mot.  Car  que  ne  croiraient-ils  pas. 
eux  qui  ont  cru  une  fois  Aristote,  et  tiennent  pour  vrai  ce  que  cet 
archicalonmiateur  impute  aux  autres,  encore  que  ce  fût  si  absurde 
qu'un  âne  ou  une  pierre  même  ne  pourrait  s'en  taire) 

«  C'est  pourquoi,  veuillez  faire  tenir  celte  lettre  à  cet  excellent 
homme,  et  vous  informer  exactement  de  ce  que  lui  et  d'autres 
pensent  de  moi  là-dessus,  et  puis  que  je  l'apprenne.  Je  ne  désire 
rien  avec  tant  d'ardeur,  si  j'en  avais  le  temps,  que  de  mettre  à  nu 
devant  un  grand  nombre  et  de  montrer  dans  toute  sa  honte  ce  comé- 
dien, qui  a  bercé  si  longtemps  l'Eglise  avec  le  masque  grec.  J'ai  en 
main  les  commentaires  sur  ses  livres  de  physique,  et  je  veux  y  jouer 
la  fable  d'Aristée  contre  ce  Protée,  qui  fait  ratl'olir  les  têtes  les  plus 
sages,  à  tel  point  que,  si  Aristote  n'avait  pas  été  de  chair,  je  ne  crain- 
drais pas  de  l'appeler  un  diable.  Une  des  principales  portions  de  ma 
croix,  c'est  d'être  obligé  de  voir  les  meilleures  têtes  de  nos  frères, 

1  Raynalil,  1617,  n.  72.  —  Sarulcrus,  De  visib.  monarch.,  1. 7. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  13 

qui  seraient  propres  aux  beaux-arts,  perdre  leur  temps  et  leur  peine 
dans  cette  boue  et  ces  immondices.  Et  cependant  les  universités  ne 
cessent  pas  de  brûler  de  bons  livres  et  de  crier  :  Les  méchants  ensei- 
gnaient ou  rêvaient  encore  quelque  chose. 

«  Je  voudrais  que  M.  Using  et  celui  d'Eisenach  se  désistassent  tout 
ensemble  d'un  pareil  travail,  ou  même  l'abandonnassent  tout  à  fait. 
J'ai  toutes  les  armoires  pleines  contre  de  semblables  éditions,  que  je 
tie  iS  pour  complètement  inutiles.  Tous  les  autres  penseraient  de 
même,  si,  comme  il  a  été  dit  plus  haut,  ils  n'étaient  pas  enchaînés 
dans  un  éternel  silence.  Portez-vous  bien,  et  priez  pourmoi.  Wittem- 
berg,  le  8  février  1516.  Frère  Martin  Luther,  Augustin  l.  » 

Nous  avons  vu,  au  treizième  siècle,  les  plus  grands  et  les  plus 
saints  docteurs  de  l'Église,  ayant  à  leur  tête  saint  Thomas  d'Aquin, 
concilier  dans  un  harmonieux  ensemble  toutes  les  sciences  divines 
et  humaines,  les  organiser  entre  elles  comme  une  armée  rangée  en 
bataille,  sous  le  suprême  commandement  du  Verbe  de  Dieu,  la  sa- 
gesse éternelle,  de  laquelle  toutes  elles  émanent.  Nous  les  avons  vus 
concilier  la  philosophie  païenne  avec  la  doctrine  chrétienne,  et  faire 
servir  la  première  à  la  seconde.  Nous  les  avons  vus,  pour  cela,  résu- 
mer Platon  et  Aristote,  adopter  ce  qu'ils  ont  de  bon,  rectifier  ce  qu'ils 
ont  d'inexact,  ajouter  ce  qui  leur  manque.  Nous  les  avons  vus, 
moyennant  la  méthode  scholastique  ou  géométrique,  distribuer  tout 
l'ensemble  comme  un  camp,  comme  une  place  forte,  où  la  philo- 
sophie fait  l'avant-garde,  le  boulevard  extérieur,  et  la  théologie  le 
corps  de  l'armée,  le  corps  de  la  place. 

Naturellement,  l'ennemi  n'aime  point  cette  discipline  et  cette  tac- 
tique dans  les  défenseurs  de  la  patrie  chrétienne,  il  n'aime  point  cette 
savante  combinaison  de  toutes  les  forces,  elle  est  trop  favorable  à  la 
défense  de  la  place,  à  la  défense  du  camp.  II  aimerait  mieux  y  voir 
tout  en  confusion,  et  chacun  n'y  voulant  recevoir  d'ordre  que  de  soi- 
même.  Il  criera  donc  contre,  par  quelques  esprits  de  travers  ou 
myopes  ;  il  criera  contre  le  boulevard  extérieur,  contre  la  philoso- 
phie christianisée  de  Platon  et  d'Aristote  ;  il  criera  contre  la  straté- 
gie, contre  la  distribution  intérieure  de  la  place,  contre  l'ordre  scho- 
lastique delà  théologie-,  il  criera  contre  les  exercices  militaires,  contre 
le  maniement  des  armes,  contre  la  logique  et  la  dialectique,  exercices 
militaires  de  l'esprit.  Est-ce  que  la  place  n'est  pas  assez  forte  par  elle- 
même  ?  Pourquoi  tout  ce  terrain  perdu  en  forts  détachés,  en  redou- 
tes, en  bastions,  en  fossés  ?  Ne  vaut-il  pas  mieux  changer  ces  inutiles 
boulevards  en  charmantes  avenues,  où  vous  vous  promènerez  tran- 

1  Walch,  t.  18,  p.  4-5. 


14  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Llv.  LXXXIV.  —  De  1511 

quillement  à  l'ombre?  A  quoi  bon  ces  ponts-levis,  ces  portes  massi- 
ves en  zig-zag,  cette  enceinte  continue,  qui  vous  emprisonnent  comme 
des  criminels?  Est-ce  que  vous  n'êtes  pas  dignes  de  respirer  un  air 
plus  libre?  est-ce  que  vous  n'êtes  pas  hommes  à  vous  défendre  tout 
seuls  ?  Pourquoi  enfin  vous  tuer  à  manier  le  salue,  le  fusil,  le  canon  ? 
Vous  n'avez  d'ennemis  que  parce  que  vous  apprenez  à  manier  les 
armes  et  à  connaître  les  ruses  de  guerre.  Laissez  la  prudence  du 
serpent,  ne  conservez  que  la  simplicité  de  la  colombe  ;  n'ayez  dans 
une  main  que  le  bâton  de  pèlerin,  qu'un  rameau  d'olivier  dans  l'au- 
tre, et  vous  ne  ferez  plus  peur  à  personne,  et  tout  le  monde  vous 
aimera  à  croquer. 

Voilà  ce  que,  vers  l'an  1516,  l'ennemi  de  Dieu  et  des  hommes 
soufflait  dans  le  camp  des  Chrétiens,  par  une  sentinelle  séduite  et 
gagnée,  esprit  de  travers  et  myope,  mais  hardi  et  emporté,  qui  si- 
gnait :  Frère  Mail  in  Luther.  Bien  des  Allemands  et  des  autres  s'y 
laisseront  prendre,  briseront  tout  sous  nom  de  réforme ,  en  sorte 
qu'après  trois  siècles  il  n'y  aura  pas  pierre  sur  pierre,  pas  deux  vé- 
rités ensemble  :  les  plus  sages,  reconnaissant  leur  tort,  rentreront 
peu  à  peu  dans  le  camp  des  soldats  demeurés  fidèles  ;  les  plus  furieux, 
continuant  l'œuvre  de  destruction  et  d'anarchie,  finiront  par  déclarer 
que  l'ordre  est  un  abus,  le  bon  sens  une  chimère,  et  la  raison  humaine 
une  éternelle  et  irrémédiable  mystification  de  soi-même  à  soi-même. 
Voilà  où  ils  en  étaient  en  1843  l. 

Quant  anx  questions  ou  thèses,  que  frère  Martin  Luther  envoyait 
de  côté  et  d'autre  en  1516,  voici  comme  il  en  demandait  des  nou- 
velles, l'année  suivante,  au  même  prieur  d'Erfurth  :  «J'attends  avec 
grande  douleur,  anxiété  et  envie,  ce  que  vous  dites  de  nos  paradoxes. 
Car  je  pense  bien  que  les  vôtres  les  prendront  pour  des  propositions 
paradoxales,  et  même  archiniauvaises,  quoiqu'elles  ne  puissent  être 
qu'orthodoxes  pour  nous.  Informez-moi  donc  le  plus  tôt  possible,  et 
assurez  les  révérends  Pères  de  la  faculté  de  théologie  que  je  suis  prêt 
à  venir  en  disputer  publiquement,  soit  en  conférence,  soit  dans  le 
monastère,  afin  qu'ils  ne  s'imaginent  pas  que  je  veux  marmotter  dans 
un  coin  rien  de  semblable,  notre  université  étant  en  effet  assez  mé- 
diocre pour  paraître  un  coin  -.  » 

Cette  lettre,  qui  est  du  t  septembre  1517,  nous  montre  que  tien 
Martin  Luther  sentait  fort  bien  que  ses  thèses  prodigieuses  choque- 
raient tout  le  monde  ;  mais  il  n'y  tient  pas  moins,  et  ne  s'en  cache 


1  Voir  :  /»«;•  Protestantismus  in  seiner  siibstauilœsuvg.  Dissolution  du  protes- 
tantisme en  lui-hi  me  et  par  lui-,  .  Schi  ,  lî  i;5,  '-'  vol.  in-12  (en  al- 
lemand). —  -  u  alch,  !.  18,  p.  î  j. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  15 

pas  plus.  Dans  une  autre  lettre,  41  novembre  de  la  même  année,  à 
Georges  Spalatin,  secrétaire  intime  de  l'électeur  de  Saxe,  il  soutient 
en  particulier  l'une  des  plus  révoltantes,  et  cela  contre  l'enseignement 
de  tous  les  docteurs  l.  Il  en  faisait  soutenir  plusieurs  à  l'université  de 
Wittemberg,  sous  sa  présidence.  Le  16  juillet  1517,  il  mande  au 
prieur  d'Erfurth  qu'il  prépare  six  ou  sept  candidats  à  l'examen,  pour 
confusionner  Aristote  2.  Dès  l'année  précédente,  il  écrivait  au  même  : 
Notre  théologie  et  saint  Augustin  sont  en  progrès,  Aristote  est  en 
baisse  avec  les  scholastiques.  Frère  Martin,  en  l'absence  du  provin- 
cial Staupitz,  remplissait  alors  les  fonctions  de  vicaire  et  de  visiteur 
de  la  province  :  ce  qui  dut  augmenter  sa  hardiesse  3. 

Enfin  nous  avons  de  frère  Martin  Luther,  sur  l'année  1517  et  avant 
la  question  des  indulgences,  une  série  de  quatre-vingt-dix-neuf  con- 
clusions ou  thèses  contre  la  théologie  des  scholastiques  et  les  rêves 
d' Aristote,  où  il  dépose  tout  le  venin  de  ses  plus  graves  erreurs.  Voici 
quelle  nous  en  paraît  être  la  filiation. 

Nous  avons  vu  frère  Augustin,  tourmenté  de  ses  pensées  de  déses- 
poir et  obsédé  des  apparitions  du  diable,  se  réfugier  dans  cet  article 
du  symbole  :  Je  crois  la  rémission  des  péchés.  Nous  l'avons  vu 
expliquer  cet  article,  non  pas  comme  les  catholiques  :  Je  crois  que 
Dieu  a  donné  à  son  Église  le  pouvoir  de  remettre  tous  les  péchés;  je 
crois  qu'il  les  a  remis  à  David  et  à  saint  Pierre;  j'espère,  j'ai  confiance 
qu'il  m'a  remis  ou  qu'il  me  remettra  les  miens.  Non,  telle  n'était  pas 
l'explication  de  Luther,  il  donnait  cette  autre  toute  nouvelle  :  Je 
crois  fermement,  comme  un  article  de  foi,  que  Dieu  m'a  pardonné  à 
moi-même  tous  mes  péchés,  et  que  je  suis  en  état  de  grâce  ;  j'y  crois 
aussi  fermement  qu'à  la  bonté  et  à  la  puissance  de  Dieu,  qu'au  mys- 
tère de  la  sainte  Trinité  ;  en  douter,  serait  pécher  contre  la  foi  ;  tout 
ce  qui  ne  se  fait  pas  dans  ou  par  cette  conviction,  tout  cela  est  péché, 
même  la  prière,  l'aumône  et  les  autres  bonnes  œuvres. 

Luther  abusait  étrangement,  pour  cela,  d'un  mot  de  saint  Paul. 
Parlant  aux  Romains  des  scrupules  de  certains  fidèles  touchant  les 
viandes  immolées  aux  idoles,  dont  ils  ne  se  croyaient  pas  permis  de 
manger,  tandis  que  les  autres  mangeaient  de  toutes  les  viandes  sans 
faire  de  distinction,  l'Apôtre  établit  cette  règle  pour  les  premiers  : 
Quant  à  celui  qui  distingue,  dès  qu'il  en  mange,  il  se  rend  cou- 
pable, parce  qu'il  ne  le  fait  pas  de  (bonne)  foi.  Or,  tout  ce  qui  ne  se 
fait  pas  de  (bonne)  foi,  est  péché  4.  Évidemment,  il  est  ici  question 
d'un  fidèle  qui  mange  contre  sa  conscience,  le  croyant  défendu  ;  évi- 
demment, le  mot  foi  veut  ici  dire  bonne  foi,  conscience,  persuasion 

nValch,  1. 18  p.  16  et  17.  —  *  Ibid.,  p.  2488.  —  »  lbid.,  p.  2486.  —  *  Rome,  14,  23. 


16  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LWXIV.  -  De  1517 

intime.  Deux  fois,  dans  ses  écrits,  Luther  convient  que  cette  inter- 
prétation des  catholiques  est  juste  l.  Cependant,  partout  il  y  donne 
une  interprétation  contraire,  savoir,  cette  interprétation  inouïe  :  Tout 
ce  que  vous  ne  faites  point  dans  cette  foi,  dans  cette  conviction  iné- 
branlable que  tous  vos  péchés  vous  sont  pardonnes  et  que  vous  êtes 
en  état  de  grâce,  tout  cela  est  péché,  même  vos  prières,  vos  jeûnes, 
vos  aumônes  et  vos  autres  œuvres  de  pénitence.  Voilà  ce  que  Luther 
donne  partout  comme  l'essence  même  de  sa  doctrine  2. 

Les  quatre-vingt-dix-neuf  thèses  contre  la  théologie  des  scholas- 
tiques  et  les  rêves  d'Aristote  en  sont  le  développement. 

La  trente-  neuvième  nie  le  libre  arbitre  en  ces  termes  :  «  Nous  ne 
sommes  pas  maîtres  de  nos  actions,  mais  esclaves,  depuis  le  commen- 
cement jusqu'à  la  fin.  Contre  les  philosophes  3.  s 

De  cette  proposition,  la  raison  et  Aristote  concluraient  avec  tout  le 
monde  :  Puisque  l'homme  n'est  pas  maître,  mais  esclave  de  ses  ac- 
tions, il  n'en  est  pas  responsable  :  on  ne  peut  ni  l'en  récompenser  ni 
l'en  punir.  Par  aversion  d'Aristote  et  des  scholastiques,  Luther  rai- 
sonne différemment.  Il  a  une  vingtaine  de  thèses  pour  établir  que 
l'homme  peut  le  mal  et  ne  peut  que  le  mal.  En  voici  quelques-unes 
des  plus  remarquables. 

«  Il  est  faux  que  la  volonté  puisse,  de  sa  nature,  se  diriger  d'après 
la  saine  raison.  Contre  Scot  et  Biel.  —  Mais  la  volonté  sans  la  grâce 
de  Dieu  ne  peut  agir  que  déraisonnablement  et  mal.  —  De  là  ne 
suit  pas  que  la  volonté  est  mauvaise  de  sa  nature,  c'est-à-dire  qu'elle 
est  la  nature  du  mal,  comme  enseignaient  les  Manichéens.  —  Ce- 
pendant la  nature  est  naturellement  et  inévitablement  mauvaise  *. 
—  Il  n'est  pas  étonnant  que  l'homme  puisse  se  diriger  d'après  la 
raison  fausse,  et  non  d'après  la  raison  droite.  —  Car  telle  est  sa  na- 
ture, qu'il  se  dirige  uniquement  d'après  la  raison  faussée,  et  non  d'a- 
près la  raison  droite5.  —  En  un  mot,  la  nature  n'a  ni  raison  pure  ni 
bonne  volonté.  Contre  tous  les  scholastiques.  —  La  nature  est  néces- 
sairement orgueilleuse  au  dedans,  même  dans  les  œuvres  qui  parais- 
sent bonnes  au  dehors  6.  » 

La  justice  et  le  bon  sens  concluront  toujours  avec  les  scholastiques 
et  Aristote  :  Si  l'homme  fait  nécessairement  le  mal,  et  non  pas  libre- 
ment, ce  n'est  plus  un  péché  dont  il  soit  juste  de  le  punir.  Luther 

'Walcta,  t.  4,  p.  10GC,  n.  9;  t.  18,  p.  875,  n.  5.  —  2  Ibid.,  t.  2,  p.  1987  et 
seqq.;  t.  3,  p.  1595;  t.  4,  p.  417  et  seqq.  Ibid.,  p.  1006;  t.  G,  p.  1877;  t.  S, 
p.  1809,  1810,  2398,2720;  t.  9,  p.  2800;  t.  10,  p.  1569  et  seqq.;  t.  11,  p.  1268; 
t.  12,  p.  2084;  t.  16,  p.  1004,  1364,  1484;  t.  19,  p.  1847;  t.  21,  p.  837,  addition  ; 
t.  22,  p.  351.  —  »  Ibid.,  t.  18,  p.  10,    n.  39.  -  4  Waleh,  n.  6,  7,  8,  9,  p.   7.  — 

>-  1  i  et  15.  —  «  N.  34  et  37. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  17 

dira,  en  dépit  des  scholastîques  et  d'Aristote,  en  dépit  de  la  justice 
et  du  bon  sens  : 

«  L'homme,  hors  de  la  grâce  de  Dieu,  pèche  toujours  et  sans 
cesse,  lorsqu'il  ne  commet  point  de  meurtre,  d'adultère,  ni  de  vol. 
—  Et  il  pèche  en  cela,  parce  qu'il  n'accomplit  pas  la  loi  spirituelle- 
ment. —  Ne  commettre  point  de  fait  et  à  l'extérieur  de  meurtre, 
d'adultère,  de  vol,  c'est  une  justice  d'hypocrites  l.  » 

Certainement,  voilà  qui  est  prodigieux,  voilà  qui  est  énorme. 
Luther  ne  s'en  tient  pas  là,  il  va  toujours  plus  loin,  et  dit:  «  La 
loi,  encore  qu'elle  soit  bonne,  devient  néanmoins  nécessairement 
mauvaise  par  la  volonté  naturelle.  —  Toute  œuvre  de  la  loi  paraît 
bonne  au  dehors,  mais  au  dedans  c'est  un  péché.  Contre  les  scholas- 
tiques.  —  Maudits  sont  tous  ceux  qui  font  les  œuvres  de  la  loi.  — 
Non-seulement  la  loi  de  l'Église  n'est  pas  bonne,  mais  encore  les  dix 
commandements,  quoi  qu'on  puisse  enseigner  et  dire.  —  Il  est  donc 
clair  que  toute  volonté  naturelle  est  injuste  et  mauvaise  2.  » 

Demanderez-vous  à  Luther  si  du  moins  l'ignorance  invincible  ex- 
cuse de  péché  ?  Il  vous  répondra  par  les  deux  propositions  suivantes  : 
«  Il  n'est  pas  vrai  que  l'ignorance  invincible  excuse  de  péché. 
Contre  tous  les  scholastîques.  —  Car  l'ignorance,  par  laquelle  on  ne 
connaît  ni  Dieu,  ni  soi-même,  ni  ce  que  c'est  que  les  bonnes  œuvres, 
est  toujours  invincible  i.  » 

Révolté  de  ces  propositions  monstrueuses,  vous  écrierez-vous  : 
Mais  c'est  absurde,  mais  c'est  contraire  à  la  raison,  au  bon  sens  et 
à  la  logique  ?  —  Luther  a  une  douzaine  de  thèses  contre  la  raison  et 
la  logique,  sous  le  nom  d'Aristote  4. 

Voyez-vous  maintenant  le  plan  astucieusement  combiné  de  l'en- 
nemi ?  Parmi  ses  ruses  sans  nombre,  il  crie  contre  les  armuriers, 
contre  les  maîtres  d'armes,  contre  les  officiers  instructeurs,  afin  d'en- 
dormir le  soldat,  afin  de  lui  faire  négliger  l'exercice  et  le  maniement 
des  armes  les  plus  nécessaires.  Cette  ruse  ne  lui  a  que  trop  bien 
réussi.  Aujourd'hui  même,  combien  de  catholiques  fidèles  ne  se 
laissent  pas  encore  prendre  à  ces  vieilles  criailleries  contre  Aristote 
et  les  scholastîques  ?  Ouvrons  au  moins  les  yeux  après  trois  siècles 
d'expérience. 

Ce  n'est  pas  tout  :  dans  ses  quatre-vingt-dix-neuf  thèses  contre  la 
théologie  des  scholastîques  et  contre  les  rêves  d'Aristote,  Luther  en 
a  trois  en  faveur  de  saint  Augustin,  et  ce  sont  les  trois  premières. 
C'est  encore  une  ruse,  et  des  plus  malicieuses.  Voici  comment  : 

Nous  avons  vu  que,  dans  ses  discussions  avec  les  Pélagiens,  sur- 

1  N.  63,  G4  et  G5.  —  »  N.  71,77,  80,  83,  84  et  89.  —  3  N.  35  et  36.  —  4  N.  41-53. 
xxui.  2 


18  HISTOIRE  UNIVERSELLE     LLiv.  LXXXIV.  -  De  1517 

tout  avec  Julien  d'Éclane,  saint  Augustin  s'est  mépris  sur  le  sens 
littéral  de  ce  mot  de  saint  Paul  :  Omne  autem  quod  non  est  ex  fide, 
peccatum  est  l.  Au  lieu  d'entendre  :  Tout  ce  qui  n'est  pas  selon  la 
conscience  est  pécke',  ce  qui  est  évidemment  et  incontestablement  le 
sens  naturel  et  littéral,  il  entendait  :  Tout  ce  qui  ne  procède  pas  de 
la  foi  est  péché.  D'où  il  se  voyait  forcé  de  conclure,  bon  gré  mal 
gré  lui,  que  toutes  les  actions  des  infidèles  sont  des  péchés  :  propo- 
sition condamnée  depuis  par  l'Église.  Les  docteurs  catholiques  di- 
saient donc  communément,  au  seizième  siècle,  que  saint  Augustin 
avait  excédé  en  quelque  chose.  Luther  dresse  donc  contre  eux  les 
trois  propositions  suivantes  : 

«  Quiconque  dit  que  saint  Augustin  a  dit  quelque  chose  de  trop 
en  écrivant  contre  les  hérétiques,  celui-là  dit  que  saint  Augustin  a 
menti  presque  partout.  Ceci  va  contre  le  dire  commun.  —  C'est 
donner  lieu  aux  Pélagiens  et  à  tous  les  hérétiques  de  triompher,  et 
même  leur  attribuer  la  victoire.  —  C'est  encore  exposer  au  mépris 
l'autorité  de  tous  les  anciens  Pères  2.  » 

Voyez-vous  la  ruse  de  l'ennemi  V  Les  Pères  de  l'Église  font  auto- 
rité décisive  lorsqu'ils  sont  d'accord,  non  quand  ils  diffèrent.  En 
voilà  un  à  qui,  au  milieu  d'une  mêlée  terrible  avec  les  hérétiques,  il 
échappe  une  méprise  ;  méprise  évidente  pour  quiconque  a  des  yeux 
et  de  la  bonne  foi.  Vite,  l'ennemi  s'en  empare,  et  bâtit  là-dessus  une 
tour  de  blasphèmes  contre  Dieu.  Donc  toutes  les  actions  des  infi- 
dèles sont  des  péchés  ;  donc  naturellement  l'homme  ne  peut  plus 
faire  que  le  mal  ;  donc  il  le  fait  nécessairement  ;  et  Dieu  le  punit;  et 
Dieu  est  juste.  Et  si  vous  ne  confessez  pas  tout  cela,  vous  outragez 
saint  Augustin,  vous  outragez  tous  les  Pères,  vous  donnez  la  victoire 
aux  Pélagiens  et  à  tous  les  hérétiques. 

A  ce  vacarme  de  Luther  et  de  Jansénius,  le  catholique  répond 
tranquillement  :  Saint  Augustin  dit  :  Je  ne  croirais  pas  même  à  l'É- 
vangile si  l'autorité  de  l'Église  catholique  ne  m'y  amenait.  Et  encore  : 
Rome  a  parlé,  la  cause  est  finie  ;  puisse  également  finir  l'erreur  ! 
Eh  bien  !  comme  saint  Augustin,  je  crois  l'Eglise  catholique,  et  non 
tel  ou  tel  docteur.  Ce  n'est  pas  à  Augustin,  mais  à  Pierre  et  à  ses 
successeurs,  qu'il  a  été  dit  :  Tu  es  Pierre,  et  sur  cette  pierre  je  bâtirai 
mon  Église,  et  les  portes  de  l'enfer  ne  prévaudront  point  contre  elle. 
Simon,  Simon  !  j'ai  prié  pour  toi,  afin  que  ta  foi  ne  défaille  point  ; 
lors  donc  que  tu  seras  converti,  affermis  tes  frères.  Simon,  fils  de 
Jean  :  Pais  mes  agneaux,  pais  mes  brebis. 

La  quatre-vingt-dix-neuvième  et  dernière  thèse  de  Luther  est 

»  Rom.,  14-23.  —  2  Walcb.t.  18,  p.  6  et  7,  n.  I,  2  et  3. 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  19 

ainsi  conçue  :  «  Dans  tout  cela  nous  prétendons  ne  rien  dire  ni  avoir 
rien  dit  qui  ne  s'accorde  avec  l'Eglise  catholique  et  avec  les  docteurs 
de  l'Église  l.  »  Ces  paroles  méritent  attention.  Dans  une  occasion 
semblable,  saint  Thomas  d'Aquin,  l'ange  de  l'école,  et  avant  lui 
saint  Jérôme,  soumettaient  humblement  au  jugement  et  à  la  correc- 
tion de  l'Église  romaine  et  du  Pape  tout  ce  qu'ils  avaient  écrit.  Ici  il 
n'est  pas  question  du  Pape,  pas  question  du  Siège  apostolique,  pas 
question  de  l'Église  romaine,  mais  de  l'Église  catholique  ;  surtout  il 
n'est  pas  question  de  soumission,  mais  d'accord,  comme  de  puis- 
sance à  puissance.  Dès  le  premier  pas,  Luther  se  pose  l'égal  de  l'É- 
glise universelle. 

Telles  étaient  donc  les  vues,  les  idées  et  les  dispositions  bien  pro- 
noncées de  Luther,  même  avant  qu'il  fût  question  des  indulgences  ; 
car  il  n'en  est  pas  dit.  un  mot  dans  les  quatre-vingt-dix-neuf  thèses. 
Aussi  l'éditeur  protestant  de  ses  œuvres  complètes  a-t-il  soin  de  re- 
marquer que  Luther  a  composé  et  publié  ces  premiers  écrits  avant 
le  commencement  de  la  réformation  prétendue,  et  presque  toujours 
de  son  propre  mouvement.  Il  partage  ces  premiers  écrits  de  Luther 
en  deux  séries  :  1°  contre  les  successeurs  d'Aristote  ;  2°  contre  les 
défenseurs  du  libre  arbitre  2.  Ce  titre  de  la  seconde  série,  qui  se 
trouve  la  plus  longue,  est  d'une  naïveté  remarquable.  On  y  voit  que 
le  premier  principe,  la  première  essence  de  la  soi-disant  réformation, 
est  et  a  été  de  nier  le  libre  arbitre  de  l'homme,  c'est-à-dire  de  nier  le 
bien  et  le  mal,  la  vertu  et  le  vice,  la  loi  et  la  société  parmi  les 
hommes;  car,  si  l'homme  n'a  point  de  libre  arbitre,  s'il  veut  et  agit 
nécessairement,  comme  la  pierre  qui  tombe  nécessairement  de  haut 
en  bas,  il  est  absurde  de  lui  prescrire  des  ordres  et  des  défenses, 
absurde  de  le  louer  ou  de  le  blâmer,  absurde  de  le  récompenser  ou 
de  le  punir  :  les  lois,  les  gouvernements,  les  tribunaux  sont  une 
absurde  et  odieuse  tyrannie.  Telle  est  donc  la  nature  première  et 
dernière  de  cette  révolution  religieuse  et  intellectuelle,  qui  s'est 
appelée  d'abord  réformation,  ensuite  protestantisme. 

Ces  quatre-vingt-dix-neuf  thèses  de  Luther  ont  été  imprimées  en 
latin  à  Wittemberg,  dès  l'an  1560,  sous  ce  titre  :  «  Propositions 
théologiques  des  vénérables  hommes  docteur  Martin  Luther  et  doc- 
teur Philippe  Melanthon,  contenant  la  somme  de  la  doctrine  chré- 
tienne, écrites  et  disputées  à  Wittemberg,  dès  l'an  1516.  Année  1516, 
oii  Jean  Hibten  a  prédit  que  commencerait  la  réformation  de  l'É- 
glise. Avec  une  préface  du  docteur  Philippe  Melanthon. Wittemberg, 
1560  3.  »  D'après  ce  document,  l'année  1516   est  donc  le  vrai 

1  N.  99,  p.  14.  —  2  Walch,  t.  18,  p.  1-81.  —  3  Proposilioncs  theologiœ  rêve- 


20  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

commencement  de  la  réforme  de  Luther,  comme  les  quatre-vingt- 
dix-neuf  thèses  en  sont  l'essence. 

Ceci  est  un  fait  capital,  ignoré  de  bien  des  protestants  et  de  bien 
des  catholiques  :  ignoré  ou  méconnu  de  Bossuet  lui-même.  Car  dans 
son  Histoire  des  Variation*  protestantes,  qui  est  à  rectifier  sous  ce 
rapport,  il  suppose  que  les  égarements  de  Luther  commencèrent  par 
la  querelle  des  indulgences,  et  qu'il  n'arriva  que  peu  à  peu  à  nier  le 
libre  arbitre  et  à  faire  Dieu  auteur  du  péché  :  en  un  mot.  comme 
parle  Bossuet,  à  vomir  des  impiétés  et  des  blasphèmes  qu'on  n'enten- 
dra peut-être  pas  dans  l'enfer  même  l.  Non,  non;  le  fait  est  que  ce 
fut  précisément  par  ces  impiétés  plus  qu'infernales  que  Luther  inau- 
gura sa  prétendue  réforme. 

Quant  à  l'histoire  des  indulgences,  qui  donna  lieu  à  Luther  de  ré- 
pandre tout  le  venin  qu'il  avait  amassé  dans  le  cœur,  en  voici  les 
principaux  faits  : 

Les  enfants  mêmes  du  catéchisme  savent  que  l'indulgence  est  une 
remise  des  peines  temporelles  dues  au  péché,  dont  on  a  reçu  l'abso- 
lution au  sacrement  de  pénitence  ,  et  que.  pour  gagner  l'indulgence, 
il  faut  être  en  état  de  grâce  et  accomplir  ce  qui  est  ordonné  par  l'É- 
glise. L'indulgence  plénière  est  la  remise  de  toutes  les  peines  dues 
au  péché.  Nous  avons  vu  les  Papes  l'accorder  pour  la  croisade  et 
pour  le  jubilé.  Us  en  accordèrent  encore,  soit  de  plénières,  soit  de 
partielles,  pour  d'autres  œuvres  de  piété  et  de  miséricorde,  comme 
à  ceux  qui  contribuaient  pour  la  construction  des  églises  ou  des  hô- 
pitaux. Ainsi,  l'an  1381,  l'archevêque  de  Magdebourg  ayant  fait  la 
dédicace  du  nouvel  hôpital  de  Halle,  avec  son  église  et  son  cimetière, 
accorda  quatre-vingts  jours  d'indulgence  à  tous  les  fidèles  qui,  sin- 
cèrement contrits  et  confessés,  visiteraient  cette  église  et  ce  cime- 
tière, et  donneraient,  selon  leurs  moyens,  une  aumône  pour  les 
pauvres  de  l'hospice  -.  Dans  le  même  but,  les  Papes  accordaient 
quelquefois  certaines  dispenses  pour  le  carême.  Ainsi  l'église  cathé- 
drale de  Freyberg  en  Saxe  ayant  été  brûlée  en  1484,  le  pape  Inno- 
cent VIII  accorda  pour  vingt  ans  la  permission  de  manger  du  beurre 
et  du  laitage  pendant  le  carême,  à  condition  de  contribuer  d'un 
vingtième  de  florin  chaque  année  à  la  réédification  de  cette  église  3. 
Dans  tous  ces  induits,   une  condition  indispensable  pour  gagnei 

reniloruiu  viroram  D.  Marti;.  Luth,  et  D.  Rhilippi  Melanlh.,  continentes  sum- 
mam  doctrinae  clnistiana',  scrijù  et  i.i?pulatae  Yuitniiberga1,  Inde  usiiue  ab  anno 
I5iu.  De  quo  tempore  vaticinai u  est  Johannes  Bibten,  initium  fore  reforma- 
tionisEcclesiœ,  annoi5l6.Cui  D.Philippi  Melanth.Yuiteml.ergLV,  1560. 

1  Deuxième  Avertii-sement  sur  le.  lettres  de  il.  Jurieu.  —  2  Walch,  t.  15,  p.  26. 
—  B  Ibid.,  p.  81. 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  21 

l'indulgence  est  toujours  qu'on  soit  vraiment  contrit  et  confessé. 

Marchant  donc  sur  les  pas  de  ses  prédécesseurs,  en  particulier  de 
Jules  II,  le  pape  Léon  X,  par  une  bulle  du  13  septembre  4517,  con- 
tresignée Sadolet,  et  à  valoir  pour  un  an,  accorda  une  indulgence 
plénière  aux  fidèles  de  vingt-cinq  provinces,  qui,  vraiment  pénitents, 
contrits  et  confessés,  contribueraient  de  leurs  aumônes  à  l'achève- 
ment de  la  basilique  de  Saint-Pierre.  Le  cardinal  de  Sainte-Marie 
in  ara  cœli,  Christophe  de  Forli,  général  des  frères  Mineurs  de  l'ob- 
servance, y  est  nommé  commissaire  général,  avec  les  plus  amples 
pouvoirs  pour  accorder  diverses  dispenses  et  subdéléguer  d'autres 
commissaires  ou  nonces.  Les  fidèles  sont  autorisés  à  se  choisir  pour 
confesseur  un  prêtre  quelconque,  séculier  ou  régulier  de  tout  ordre, 
même  des  ordres  mendiants,  qui  pourra  les  absoudre  de  toutes  les 
censures  et  de  tous  les  péchés,  même  de  ceux  réservés  au  Pape  ; 
excepté  cinq  ou  six  des  plus  énormes,  comme  la  conjuration  contre 
la  personne  du  Pape  ou  le  meurtre  d'un  évêque.  Nul  ordre  religieux 
n'y  est  chargé  exclusivement  de  prêcher  l'indulgence  :  ce  détail  est 
laissé  au  commissaire  général,  qui  était  de  l'ordre  de  Saint-François. 
Au  commencement  de  la  bulle,  Léon  X  rappelle  par  quel  pouvoir  il 
octroie  ces  grâces.  «  Tous  les  Chrétiens  savent  assez,  dit-il,  que  saint 
Pierre  a  été  institué  prince  des  apôtres  par  notre  Sauveur  Jésus- 
Christ,  et  qu'à  lui  a  été  donnée,  par  la  grâce  divine,  la  puissance  de 
lier  et  de  délier  les  âmes,  en  ces  paroles  :  Tu  es  Pierre,  et  sur  cette 
pierre  je  bâtirai  mon  Église,  et  je  te  donnerai  les  clefs  du  royaume 
des  cieux  ;  et  tout  ce  que  tu  lieras  sur  la  terre  sera  aussi  lié  dans  les  cieux, 
et  tout  ce  que  tu  délieras  sur  la  terre  sera  aussi  délié  dans  les  cieux  l. 

Le  commissaire  ou  nonce  particulier  pour  les  provinces  du  Rhin 
et  du  voisinage  fut  le  docteur  Arcimbold,  protonotaire  du  Siège 
apostolique,  qui  déjà  précédemment  avait  rempli  les  mêmes  fonctions 
pour  l'indulgence  du  jubilé.  Nous  avons  de  lui  une  instruction  fort 
détaillée  aux  sous-commissaires,  prédicateurs  et  confesseurs,  dans 
l'indulgence  de  la  basilique  de  Saint-Pierre.  Elle  se  trouve  dans  l'é- 
dition allemande  des  œuvres  complètes  de  Luther  ;  malgré  cela,  nous 
n'y  avons  rien  trouvé  de  répréhensible.  Il  veut  que  les  prédicateurs 
et  les  confesseurs  soient  d'une  conscience  timorée,  de  bonne  vie, 
d'une  science  au  moins  médiocre,  et  déterminés  à  procurer  la  gloire 
de  Dieu  et  du  Saint-Siège,  le  salut  des  fidèles,  et  qu'ils  excitent  le 
peuple  à  profiter  de  toutes  les  grâces  de  l'indulgence.  Ils  feront  ser- 
ment entre  les  mains  du  commissaire  d'observer  les  instructions  qui 
les  regardent. 

1  Walch,  t.  15,  p.  285  et  seqq. 


22  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

Dans  l'église  où  commencent  les  exercices  de  l'indulgence,  on  élè- 
vera une  croix,  les  confessionnaux  sont  à  l'entour,  avec  les  noms  des 
confesseurs  et  les  armes  du  Pape  ;  on  ne  confessera  que  dans  l'é- 
glise, excepté  les  malades  et  les  infirmes.  On  prêchera  au  moins  trois 
fois  par  semaine  ;  les  prédicateurs  prendront  pour  matière  de  leurs 
instructions  les  divers  articles  de  la  bulle  pontificale  ;  ils  montreront 
que  le  Pape  a  le  pouvoir  d'accorder  l'indulgence  plénière  pour  les 
vivants  et  les  morts,  comme  ayant  reçu  de  Jésus-Christ  la  pleine 
puissance  de  lier  et  de  délier  sur  la  terre  et  dans  les  cieux  :  qui  en 
douterait  ne  serait  plus  Chrétien.  Ils  exposeront  au  peuple  les  motifs 
pressants  de  contribuer  à  l'achèvement  de  la  basilique  de  Saint-Pierre, 
les  revenus  de  l'Eglise  romaine  ne  pouvant  y  suffire,  et  étant  juste, 
d'ailleurs,  que  tous  les  Chrétiens  contribuent  à  une  basilique  qui  doit 
leur  appartenir  à  tous,  et  pour  laquelle  saint  Pierre  leur  accorde  de  si 
grandes  grâces. 

Ces  grâces  sont  au  nombre  de  quatre  principales,  dont  on  peut 
gagner  l'une  sans  l'autre.  La  première  est  une  entière  rémission  de 
tous  les  péchés,  en  sorte  que  si  on  mourait  après  l'avoir  obtenue,  on 
irait  droit  au  ciel.  Pour  cela,  il  faut  la  contrition  du  cœur  et  la  con- 
fession de  bouche,  visiter  sept  églises,  y  réciter  cinq  Pater  et  cinq 
Ave  à  l'honneur  des  cinq  plaies  du  Sauveur,  par  qui  nous  avons  été 
rachetés,  ou  bien  le  Miserere.  Les  malades  suppléeront  à  la  visite  des 
églises  par  d'autres  actes  de  piété.  De  plus,  il  faut  contribuer,  sui- 
vant ses  moyens,  pour  la  basilique  de  Saint-Pierre  :  ceux  qui  ne 
peuvent  y  suppléeront  par  des  prières,  des  jeûnes  ou  d'autres  bonnes 
œuvres.  A  ceux-là  mêmes  qui  ne  voudraient  pas  contribuer  suivant 
leurs  moyens,  pourvu  qu'ils  y  contribuent  de  quelque  manière,  les 
confesseurs  ne  refuseront  pas  la  grâce  de  l'indulgence  ;  car  on  cherche 
ici  autant  le  salut  des  fidèles  que  le  progrès  de  l'édifice. 

La  seconde  grâce  est  le  privilège  de  vous  choisir  un  confesseur 
capable,  qui  pourra,  une  fois  dans  la  vie  et  puis  à  la  mort,  vous  ab- 
soudre de  toutes  les  censures  et  cas  réservés  ;  des  autres,  chaque 
fois  qu'il  y  aura  lieu;  vous  accorder  l'indulgence  plénière  une  fois 
dans  la  vie  et  puis  à  la  mort  ;  commuer  en  d'autres  bonnes  œuvres 
tous  les  vœux,  excepté  d'entrer  en  religion,  de  garder  la  chasteté,  de 
faire  le  pèlerinage  de  Jérusalem  ;  enfin  de  vous  administrer  la  sainte 
communion,  hormis  à  Pâques  et  à  la  mort. 

La  troisième  grâce  est  une  participation  spéciale  à  tous  les  biens 
spirituels,  à  toutes  les  bonnes  œuvres  qui  se  font  dans  l'Église  mili- 
tante. La  quatrième,  une  indulgence  plénière  applicable  aux  défunts. 
Pour  ces  dernières  grâces,  il  y  a  une  aumône  proportionnelle,  comme 
pour  la  première.  Ces  aumônes  en  argent  se  verseront,  non  entre 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  23 

les  mains  des  prédicateurs,  des  confesseurs  ni  des  commissaires, 
mais  par  les  pénitents  mêmes  ou  leurs  envoyés,  dans  le  tronc  placé 
pour  cela  dans  l'église  et  fermé  à  trois  clefs,  qui  resteront  entre  les 
mains  de  trois  personnes  différentes,  lesquelles  ne  l'ouvriront  qu'en 
présence  des  personnes  notables  de  l'endroit.  Excommunication  ma- 
jeure et  amende  considérable  contre  tout  prédicateur,  confesseur, 
sous-commissaire  ou  autre,  qui  contreviendrait  à  ces  dispositions. 
Les  prédicateurs  apprendront  aussi  au  peuple  les  pouvoirs  extraordi- 
naires qu'ont  les  commissaires  ou  nonces  pour  rébabiliter  des  ma- 
riages nuls  et  lever  d'autres  empêchements  canoniques  *. 

Il  existe  une  instruction  semblable  d'Albert  de  Brandebourg,  ar- 
chevêque de  Magdebourg  et  de  Mayence,  commissaire  spécial  du 
Pape  pour  l'indulgence  de  Saint-Pierre  ;  il  la  publia  conjointement 
avec  le  gardien  des  frères  Mineurs  de  Mayence,  qui  lui  était  associé  2. 

Un  des  sous-commissaires  ou  subdélégués  de  l'archevêque  Albert, 
aussi  bien  que  du  nonce  Arcimbold,  fut  le  Dominicain  Tetzel,  in- 
quisiteur de  la  foi,  qui  avait  déjà  prêché  en  Allemagne  l'indulgence 
du  jubilé.  Il  existe  de  lui  une  courte  instruction,  avec  deux  modèles 
de  sermon  à  des  curés,  sur  la  manière  de  recommander  la  grâce  de 
l'indulgence  à  leurs  paroissiens.  Voici  la  dernière  de  ces  pièces  : 

«  Très-révérend  monsieur  !  je  vous  prie  de  vouloir  bien  parler 
ainsi  à  vos  ouailles  en  nîon  nom,  afin  qu'elles  ouvrent  enfin  les  yeux  de 
l'esprit,  et  qu'elles  considèrent  quelle  grâce  et  quel  don  elles  ont  eus 
et  ont  encore  devant  la  porte.  Ah  !  véritablement  bienheureux  les 
yeux  qui  voient  ce  que  vous  voyez  et  observez,  savoir,  que  vous  avez 
un  sauf-conduit  très-sûr,  avec  lequel  vous  pouvez  conduire  votre 
âme  à  travers  cette  vallée  de  larmes,  à  travers  la  mer  orageuse  de  ce 
monde,  si  fertile  en  tempêtes  et  en  périls,  jusqu'à  la  bienheureuse 
patrie  du  ciel  !  Vous  devez  savoir  que  la  vie  de  l'homme  est  une  mi- 
lice sur  la  terre.  Nous  avons  à  combattre  contre  la  chair,  contre  le 
monde  et  le  démon,  qui  cherchent  sans  cesse  à  perdre  les  âmes. 
Notre  mère  nous  a  conçus  dans  le  péché.  Hélas  !  les  filets  des  péchés 
nous  ont  enlacés  :  il  est  difficile,  impossible  même,  sans  le  secours  de 
Dieu,  d'arriver  au  port  du  salut,  parce  qu'il  nous  a  sauvés,  non 
pour  nos  œuvres,  mais  par  sa  miséricorde.  Il  faut  donc  revêtir  l'ar- 
mure de  Dieu.  Prenez  donc  le  sauf-conduit  du  vicaire  de  Notre-Sei- 
gneur  Jésus-Christ,  avec  lequel  vous  délivrerez  votre  âme  de  la  main 
des  ennemis,  et  la  conduirez  au  royaume  de  la  béatitude,  moyennant 
la  contrition  et  la  confession,  sûrement  et  intacte,  sans  aucune  peine 
du  purgatoire.  Vous  devez  savoir  que  dans  ce  sauf-conduit  sont 


Walch,  t.  15,  p.  315  et  seqq.  —  2  Ibid.,  p.  370  etseqq. 


a4  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Llv.  LXXXÎV.  -  De  loi 7 

imprimés  tous  les  mérites  de  Jésus-Christ,  qui  y  est  représenté  en 
croix.  Vous  devez  savoir  que,  pour  chaque  péché  mortel,  l'on  doit, 
après  la  confession  et  la  contrition,  satisfaire  par  sept  ans  de  péni- 
tence, soit  en  cette  vie,  soit  dans  le  purgatoire.  Combien  de  péchés 
mortels  se  commettent  le  jour,  combien  le  mois,  combien  dans  l'an- 
née, combien  dans  toute  la  vie  ?  Ils  sont  presque  sans  nombre,  et  ont 
ainsi  des  peines  innomblables  à  subir  dans  les  flammes  du  purgatoire. 
Or,  avec  ces  induits,  vous  pouvez,  une  fois  dans  la  vie,  recevoir  l'ab- 
solution de  tous  les  cas  réservés  au  Pape,  hormis  quatre,  et  l'indul- 
gence plénière  de  toutes  les  peines  encourues  :  recevoir  ensuite,  toute 
votre  vie  durant,  chaque  fois  que  vous  voulez  vous  confesser,  l'abso- 
lution de  tous  les  cas  non  réservés  au  Pape;  enfin,  à  l'article  de  la 
mort,  recevoir  l'indulgence  plénière  de  toutes  les  peines  et  de  tous 
les  péchés,  et  participer  à  tous  les  biens  spirituels  qui  se  font  dans 
l'Église  militante  et  dans  tous  ses  membres. 

«  Ne  voyez-vous  donc  pas  que,  si  quelqu'un  allait  à  Rome  ou  à 
d'autres  endroits  périlleux,  et  mettait  son  argent  à  la  banque,  il  don- 
nerait cinq,  six,  ou  même  dix  pour  cent,  afin  de  le  récupérer  ail- 
leurs avec  un  billet  ?  Et  pour  un  quart  de  florin,  vous  ne  voudriez  pas 
ce  sauf-conduit,  en  vertu  duquel  vous  pouvez  faire  entrer  dans  la  pa- 
trie du  ciel,  sûrement  et  librement,  non  pas  quelque  peu  d'argent, 
mais  une  Ame  divine  et  immortelle  ?  C'est  pourquoi  je  vous  conseille, 
je  vous  exhorte,  et,  autant  que  le  peut  un  pasteur,  je  vous  com- 
mande, particulièrement  à  ceux  qui  ne  se  sont  point  confessés,  pen- 
dant le  jubilé,  d'accepter  aussitôt  avec  moi  et  les  autres  prêtres  ce 
trésor  inappréciable  qui  vous  est  offert  encore  une  fois.  Car  il  pour- 
rait vous  arriver  le  cas  où  vous  voudriez  bien,  mais  ne  le  pourriez  plus. 

«  Ensuite,  de  la  part  de  notre  Saint-Père  le  Pape,  du  Saint-Siège 
apostolique  et  de  monseigneur  le  légat,  tous  ceux  qui  ont  fait  sainte- 
ment leur  jubilé  et  ont  reçu  ou  recevrontsous  peu  les  billets  d'induit, 
et  contribueront  pieusement  à  l'édifice  du  prince  des  apôtres,  partici- 
peront à  toutes  les  prières,  litanies,  aumônes,  jeûnes,  offices  d'église, 
messes,  heures  canoniales,  mortificatioi  s,  pèlerinages,  stations  pon- 
tificales, bénédictions  et  autres  biens  spirituels,  qui  maintenant  et  à 
jamais  sont  et  pourront  être  dans  l'Église  militante  et  dans  tous  ses 
membres  :  ils  \  participeront,  tant  pour  eux-mêmes  que  pour  leurs 
parents,  amis  et  bienfaiteurs  défunts,  toujours  et  de  toute  manière; 
et  comme  ils  ont  été  mus  par  la  charité,  ainsi  daigne  Dieu,  et  saint 
Pierre,  et  saint  Paul,  et  tous  les  saints  dont  les  corps  reposent  à 
Rome,  les  conserver  dans  la  paix  en  cette  vallée  et  les  conduire  au 
royaume  céleste  ! 

«  Nous  rendrez  aussi,  en  mon  nom,  d'infinies  actions  de  grâces  à 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  25 

tous  les  révérendissimes  prêtres  et  prélats  qui  auront  aidé  à  la  bonne 
œuvre  *.  » 

Telle  est  donc  l'instruction  de  Tetzel  aux  curés  pour  annoncer 
l'indulgence  de  Saint-Pierre.  On  y  voit  que  c'est  une  erreur  de  croire 
et  de  dire  que  les  Dominicains  fussent  seuls  employés  à  cette  prédi- 
cation. On  y  employait  tous  les  prêtres  et  religieux  de  bonne  volonté 
et  de  bon  exemple.  Jusqu'ici  c'est  une  erreur  de  dire  ou  de  croire 
que  Tetzel  fût  un  homme  emporté  et  sans  mesure  ;  son  langage  est 
calme  et  dans  la  mesure  convenable. 

Il  vint  prêcher  l'indulgence  à  Iutterbach,  en  Saxe,  non  loin  de 
Wittemberg  ;  tout  le  monde  y  courait,  ceux  de  Wittemberg  comme 
les  autres  ;  le  confessionnal  de  Luther  demeurait  désert;  ses  péni- 
tents, revenus  avec  des  induits  personnels,  demandaient  qu'il  leur 
fit  l'application  de  l'indulgence  plénière  au  tribunal  de  la  pénitence. 
Luther  s'y  refusait,  témoignait  de  l'humeur,  se  mit  à  parler  contre 
l'indulgence.  Et  pourquoi  ?  A  l'en  croire  lui-même,  il  ne  savait  pas 
du  tout  ce  que  c'était  :  ignorance  d'autant  plus  condamnable  dans 
un  docteur  en  théologie,  qu'il  pouvait  l'apprendre  facilement  dans 
les  bulles  des  Papes  et  dans  les  instructions  de  leurs  commissaires. 
Mais  cette  ignorance  affectée  n'était  qu'un  orgueilleux  mensonge, 
pour  dire  qu'il  rejetait  la  doctrine  de  l'Église  sur  les  indulgences, 
aussi  bien  que  sur  le  lfbre  arbitre.  Nous  l'avons  vu,  au  mépris  de 
tous  les  hommes  et  de  tous  les  Chrétiens ,  nier  le  libre  arbitre  de 
l'homme  dans  quatre-vingt-dix-neuf  thèses.  Or,  il  y  tenait  opiniâ-. 
trément,  et  traitait  de  spectres  et  de  vampires  ceux  de  ses  confrères 
qui  blâmaient  ces  énormités.  On  le  voit  par  sa  lettre  du  11  novembre 
4517  à  l'ancien  prieur  d'Erfurth2. 

Donc,  la  veille  delà  Toussaint  1517,  comme  il  y  avait  une  affluence 
considérable  de  pèlerins  à  Wittemberg  à  cause  d'une  indulgence 
particulière  à  cette  église,  Luther  afficha  aux  portes  de  l'église  du 
château  quatre-vingt-quinze  thèses  contre  les  indulgences  et  pour  en 
détourner  les  fidèles.  Mais,  ô  merveilleuse  précaution  de  la  Provi- 
dence !  en  attaquant  l'Église  et  son  chef,  l'iniquité  est  forcée  de  lui 
rendre  hommage,  de  se  condamner  et  de  se  maudire  d'avance  elle- 
même.  Dans  les  quatre-vingt-quinze  propositions,  on  remarque  les 
suivantes  : 

«  Les  évêques  et  les  pasteurs  des  âmes  sont  obligés  d'accueillir 
avec  toute  sorte  de  respect  les  commissaires  de  l'indulgence  aposto- 
lique. —  Mais  ils  doivent  beaucoup  plus  encore  veiller  des  yeux  et 
des  oreilles,  pour  que  lesdits  commissaires  ne  prêchent  pas  leurs 

1  Walch,  t.  15,  p.  422.  —  2  Ibid. ,  p.  484. 


26  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  -  De  1517 

propres  rêves  à  la  place  de  l'ordonnance  du  Pape.  —  Quiconque 
parle  contre  la  vérité  de  l'indulgence  papale,  qu'il  soit  anathème  et 
maudit  !  —  Mais  qui  a  du  zèle  contre  les  paroles  téméraires  et  scan- 
daleuses des  prédicateurs  d'indulgence,  qu'il  soit  béni  !  —  Comme 
le  Pape,  avec  justice,  frappe  de  disgrâce  et  d'excommunication  ceux 
qui  d'une  manière  quelconque  agissent  au  détriment  de  l'indulgence, 
de  même,  et  d'autant  plus,  il  cherche  à  jeter  la  disgrâce  et  l'excom- 
munication sur  ceux  qui,  sous  prétexte  d'indulgence,  agissent  au  dé- 
triment delà  sainte  charité  et  de  la  vérité  l.  » 

Dans  d'autres  propositions,  il  reconnaît  l'existence  du  purgatoire  2. 
Mais  dans  d'autres,  il  attaque  la  doctrine  de  l'Église  sur  le  sacrement 
de  pénitence,  sur  la  vertu  de  l'absolution,  sur  les  peines  satisfac- 
toires  et  sur  la  vertu  de  l'indulgence  pontificale  3,  et  se  frappe  ainsi 
lui-même  de  l'anathème  et  de  la  malédiction  qu'il  vient  de  pro- 
noncer. 

Luther  envoya  ces  nouvelles  thèses  au  cardinal-archevêque  de 
Mayence,  avec  une  lettre  contre  son  instruction  pastorale  sur  l'af- 
faire des  indulgences.  11  confesse  n'avoir  pas  entendu  les  prédica- 
teurs, mais  prétend  que  le  simple  peuple  a  pris  dans  leurs  prédica- 
tions bien  des  idées  fausses,  comme  de  croire  qu'avec  des  lettres 
d'indulgence  ils  étaient  sûrs  de  leur  salut  ;  (pie  les  âmes  étaient  dé- 
livrées du  purgatoire  aussitôt  qu'on  avait  mis  dans  le  tronc  l'offrande 
pour  l'indulgence  plénière  qui  devait  leur  être  appliquée:  que  l'in- 
dulgence est  si  efficace,  qu'il  n'y  a  pas  de  péché  si  énorme  qu'elle  ne 
puisse  remettre,  quelqu'un  eût-il  violé  la  mère  de  Dieu  ;  que  par 
cette  indulgence,  l'homme  est  absous  de  tout  péché  et  de  toute  peine. 
Luther  blâme  l'instruction  pastorale  d'avoir  dit  que  l'indulgence  plé- 
nière réconciliait  l'homme  parfaitement  avec  Dieu,  et  lui  remettait 
toutesles  peines  qu'il  auraiteues  à  souffrir  dans  le  purgatoire  :  de  plus, 
d'avoir  dit  qu'il  n'est  pas  nécessaire  que  les  personnes  qui  font  l'of- 
frande pour  procurer  aux  âmes  l'indulgence  plénière  soient  elles- 
mêmes  contrites  et  confessées,  attendu  que  cette  grâce  est  fondée  sur 
la  charité  dans  laquelle  soift  morts  les  défunts,  et  sur  la  simple  do- 
nation des  vivants,  comme  il  appert  manifestement  par  la  bulle  : 
enfui  d'avoir  dit  que  la  contrition  actuelle  n'était  pas  nécessaire  pour 
obtenir,  contre  une  oifrande,  l'induit  d'une  indulgence  plénière, 
applicable  dans  la  suite  une  fois  dans  la  vie  et  puis  à  l'article  de  la 
mort 4. 
Tels  sont  les  articles  qui  échauffaient  la  bile  du  moine  de  \Vit- 

'  Wafch.,  t.  1S,  p.  2C2,n.  69-7'..  —  »N.  10,  11,  15,  \G,  17,18,  10,  22,25,20, 
29,  etc.  —  3  N.  1-C,  20-25,  etc.  —  4  Ibid.,  t.  15,  p.  479  et  seqq. 


à  1545   de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  27 

temberg  ;  articles  fort  inoffensifs  et  très-catholiques,  même  le  pre- 
mier ;  car  il  revient  à  dire  que,  si,  en  vertu  d'un  induit  apostolique, 
vous  recevez  l'indulgence  plénière  à  l'article  de  la  mort,  vous  êtes 
assuré  de  votre  salut.  Le  moine  menaçait  l'archevêque,  s'il  ne  remé- 
diait promptement  à  ces  scandales,  de  l'en  faire  repentir  par  une 
réfutation  plus  virulente.  L'archevêque  ne  fit  point  de  réponse.  Le 
moine  envoya  ses  nouvelles  thèses  à  d'autres,  nommément  à  l'an- 
cien prieur  des  Augustins  d'Erfurth,  avec  une  lettre  où  il  traitait 
avec  mépris  ceux  qui  blâmaient  ses  premières  thèses  contre  le  libre 
arbitre1. 

Aux  quatre-vingt-quinze  propositions  erronées  du  moine  de  Wit- 
temberg,  le  Dominicain  Jean  Tetzel,  inquisiteur  de  la  foi,  opposa 
cent  six  propositions  orthodoxes,  et  offrit  de  les  soutenir  publique- 
ment dans  l'université  de  Francfort-sur- l'Oder.  Voici  les  principales 
thèses  du  Dominicain  : 

C'est  une  erreur  de  dire  que  Jésus-Christ,  en  prêchant  la  péni- 
tence, n'entendait  la  pénitence  que  comme  vertu,  et  non  comme  sa- 
crement, ayant  pour  parties  nécessaires  la  confession  et  la  satisfac- 
tion ;  satisfaction  qui  s'opère  par  la  peine  ou  son  équivalent;  peine 
imposée  par  le  prêtre  suivant  son  arbitrage  ou  suivant  les  canons  ; 
mais  aussi  quelquefois  exigée  par  la  justice  divine,  soit  ici,  soit  dans 
le  purgatoire.  C'est  urre  erreur  de  penser  que  le  Pape  ne  peut  pas 
remettre  totalement  cette  peine  par  l'indulgence  ;  erreur  de  penser 
que  la  remise  des  œuvres  de  pénitence,  comme  peines  satisfactoires, 
en  ôte  la  nécessité  perpétuelle  comme  remèdes  et  préservatifs  du 
péché  2. 

C'est  une  erreur  de  penser  ou  de  dire  que  les  prêtres  de  la  loi  nou- 
velle n'ont  pas  le  pouvoir  de  remettre  les  péchés,  mais  seulement 
de  déclarer  qu'ils  sont  remis  ;  une  erreur  de  croire  que  le  dernier 
prêtre  chrétien  n'a  pas  plus  de  pouvoir  sur  les  péchés  que  toute 
l'ancienne  synagogue  des  Juifs  ;  une  erreur  de  dire  que  les  mourants 
payent  tout  par  la  mort,  et  ne  doivent  plus  rien  aux  canons  de 
l'Église;  une  erreur  de  dire  qu'il  n'est  pas  démontré  que  les  Pmes 
du  purgatoire  sont  assurées  de  leur  salut  ;  erreur  de  dire  que  tout 
Chrétien  vraiment  repenti  est  complètement  déchargé  de  la  peine 
et  de  la  coulpe,  sans  aucune  indulgence;  erreur  de  dire  que  tout 
Chrétien,  vivant  ou  mort,  participe  à  tous  les  biens,  en  tant  que  re- 
mise légitime  de  la  peine;  erreur  de  dire  que  c'est  une  même  com- 
munication de  tous  les  biens,  et  celle  qui  se  fait  par  la  charité,  et  celle 
qui  se  fait  par  l'application  ou  l'appropriation  de  qui  en  a  pouvoir  ; 

1  Walch,  t.  15,  p.  484.  —  2  n.  1-16. 


28  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

erreur  de  dire  que  c'est  la  même  communion  de  tous  les  biens,  de 
mériter  et  d'augmenter  les  mérites,  avec  la  communication  de  tous 
les  biens  pour  la  satisfaction  ou  la  pénitence. 

Les  œuvres  de  charité  valent  plus  pour  mériter  ;  mais  l'indulgence 
plénière  vaut  plus  pour  payer  ou  satisfaire,  être  entièrement  déchargé 
et  absous.  Qui  ne  sait  pas  cela  ou  ne  le  croit  pas,  qui  enseigne  l'un 
au  peuple  et  lui  tait  l'autre,  celui-là  erre.  L'indulgence  plénière  sert 
plus  à  satisfaire  et  à  obtenir  une  rémission  prompte  et  entière.  Les 
œuvres  de  la  charité  sont  plus  utiles  pour  mériter  la  grâce,  augmen- 
ter le  mérite,  la  récompense  et  la  gloire.  Celui  donc  qui  ne  pense 
pas  que  le  Pape  veut  qu'on  enseigne  ainsi  le  peuple,  celui-là  est  dans 
l'erreur.  Celui  qui  donne  aux  pauvres  et  prête  aux  nécessiteux,  fait 
mieux,  quant  à  l'augmentation  de  mérite  ;  celui  qui  gagne  l'indul- 
gence par  une  offrande,  fait  mieux,  quant  à  la  promptitude  de  la  sa- 
tisfaction. Qui  enseigne  le  peuple  autrement  et  le  séduit,  et  celui  qui 
croit  que  de  procurer  une  indulgence  par  quelque  offrande  n'est  pas 
aussi  une  œuvre  de  miséricorde,  celui-là  est  dans  l'erreur.  Quoique 
l'homme  devienne  premièrement  plus  libre  et  plus  sûrement  déchargé 
de  la  peine  par  l'indulgence,  néanmoins,  comme  l'œuvre  qui  acquiert 
l'indulgence  est  une  œuvre  de  charité,  celui  qui  l'acquiert  devient 
aussi  plus  pieux  par  une  dévotion  intérieure  ;  celui  qui  enseigne  au- 
trement le  peuple,  celui-là  erre  doublement. 

C'est  une  erreur  de  dire  que  le  trésor  de  l'Église,  d'où  le  Pape 
donne  l'indulgence,  n'est  point  assez  nommé  ni  connu  ;  une  erreur 
de  penser  que  ce  trésor  du  Christ  n'est  pas  ses  mérites  et  ceux  des 
saints  ;  une  erreur  de  penser  que  ces  mérites  produisent  une  satis- 
faction prompte  et  complète  sans  l'application  du  Pape. 

Supposer  qu'un  certain  péché  contre  la  sainte  Vierge  ne  puisse  être 
remis  par  l'indulgence  à  qui  s'en  repent,  celui-là  blasphème  contre 
le  Seigneur  et  son  Évangile.  Supposer,  dans  des  écrits  publics,  que 
les  prédicateurs  de  l'indulgence  avancent  des  propositions  inconve- 
nantes et  téméraires,  qu'on  n'a  cependant  pas  entendues,  c'est  ré- 
pandre le  mensonge  et  la  fable  pour  la  vérité,  c'est  se  montrer  cré- 
dule, léger  et  se  tromper  grossièrement.  Quiconque  nie  que  la  puis- 
sance de  saint  Pierre  et  celle  de  ses  successeurs  soit  la  même,  celui-là 
se  trompe.  Et  celui  qui  tient  que  saint  Pierre  a  plus  de  pouvoir  pour 
Tindulgence  que  le  pape  Léon,  celui-là  se  trompe  encore  davantage, 
il  va  jusqu'au  blasphème.  Celui-là  se  trompe  également  qui  adore, 
avec  l'honneur  dû  à  Dieu  seul,  la  croix  propre  du  Christ  ou  bien  une 
autre  quelconque,  comme  étant  la  chose  essentielle,  et  non  pas  comme 
en  étant  le  signe.  De  même,  quoique  sous  bien  des  rapports  qui  mo- 
tivent l'adoration  la  croix  propre  du  Christ  soit  meilleure  et  plus  à 


à  !5i5  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  2Î> 

honorer,  cependant  celui  qui  l'adore  avec  un  autre  culte  et  honneur, 
et  non  pas  avec  le  même  qu'on  doit  adorer  la  croix  ornée  des  armes 
pontificales,  celui-là  commet  une  idolâtrie  et  se  trompe. 

Tetzel  ajoute  à  la  fin  :  «  Confiant  en  la  vérité,  l'auteur  soumet 
tout  ce  qui  précède  au  Saint-Siège  apostolique,  comme  au  juge  su- 
prême dans  les  matières  de  la  foi  ;  en  même  temps,  aux  ordinaires 
de  chaque  lieu  et  aux  inquisiteurs  de  la  dépravation  hérétique.  Et 
pour  que  cette  soumission  ne  paraisse  pas  suspecte,  il  soumet  le 
même  au  jugement  des  quatre  principales  universités  d'Italie,  de 
France  et  d'Allemagne,  et  même  à  toutes  les  universités  non  sus- 
pectes de  la  nation  allemande;  et  je  suis  prêt,  en  tout  cas,  à  subir 
leur  jugement  *.  » 

La  même  année  1517,  Tetzel  soutint  à  Francfort  une  autre  série 
de  cinquante  propositions,  sur  l'autorité  du  Pontife  romain,  de  l'É- 
glise romaine,  de  la  tradition,  sur  le  caractère  de  l'hérétique  et  de 
l'hérétique  opiniâtre,  et  sur  le  devoir  des  catholiques  en  pareille 
circonstance  2. 

Ce  qu'il  dit  de  plus  fort  en  faveur  du  Pape  et  de  l'Eglise  romaine 
consiste  à  mette  en  thèses  scholastiques  :  1°  le  vieil  axiome  de  Ter- 
tullien,  saint  Cyprien,  saint  Optât,  saint  Grégoire  de  Nysse  et  autres 
saints  Pères  :  que  le  Seigneur  a  donné  les  clefs  du  royaume  des  cieux 
à  Pierre  seul,  et  par  luf  à  l'Eglise;  2°  cette  loi  ecclésiastique  déjà  an- 
cienne au  quatrième  siècle,  et  rappelée  par  le  pape  saint  Jules,  ainsi 
que  par  les  historiens  grecs  Sozomène  et  Socrate  :  que,  sans  l'auto- 
rité du  Pontife  romain,  rien  ne  peut  se  conclure  définitivement  dans 
l'Eglise,  ni  concile,  ni  dogme  de  foi,  ni  règlement  de  discipline,  ni 
jugement  de  cause  majeure  ;  3°  le  formulaire  du  pape  saint  Hormisda, 
confirmé  et  souscrit  par  les  conciles  œcuméniques,  et  décidant 
que,  par  le  privilège  infaillible  de  Jésus- Christ,  le  siège  de  saint 
Pierre  est  inaccessible  à  l'erreur,  et  que,  pour  être  catholique,  il  faut 
être  d'accord  avec  lui  en  toutes  choses. 

Quanta  la  tradition,  il  ne  fait  que  l'opposer  généralement  à  la  nou- 
velle hérésie,  comme  tous  les  Pères  de  l'Église  l'ont  opposée  aux 
hérétiques  de  tous  les  temps.  Sur  le  caractère  de  l'hérétique  et  de 
l'hérésie,  ainsi  que  sur  les  devoirs  des  fidèles  en  pareille  circonstance, 
il  ne  fait  que  redire  scholastiquement  ce  que  disaient  d'une  manière 
plus  oratoire  les  anciens  Pères,  notamment  Vincent  de  Lérins  et 
Tertullien. 

Huit  cents  exemplaires  de  ces  thèses,  où  cependant  Luther  n'était 
pas  nommé,  ayant  été  apportés  à  Wittemberg,  les  écoliers  de  l'uni- 

1  Waleli,  t.  18,  p.  26G-281.  —  2  Ibid.,  p.  283-5S9. 


30  HISTOIRE  UNIVERSELLE      [Liv.  LXXX1V.  -De  1517 

versité  achetèrent  les  uns,  prirent  les  autres,  et  les  brûlèrent  publi- 
quement sur  la  place.  Luther  parle  de  cette  équipée  en  deux  lettres, 
proteste  n'y  avoir  point  eu  de  part,  et  regrette  l'injure  qu'on  a  faite 
h  un  homme  de  cette  dignité;  il  ne  touche  ni  de  loin  ni  de  près 
l'historiette  répandue  depuis,  que  Tetzel  avait  commencé  à  brûler  les 
thèses  de  Luther  à  Francfort;  preuve  bien  claire  que  cette  fable 
n'était  pas  encore  inventée  *. 

Luther  publia  une  défense  de  ses  quatre-vingt-quinze  thèses,  qui 
commence  par  une  protestation  ordinaire  dans  les  universités,  et 
finit  par  un  appel  au  Pape.  La  protestation  est  conçue  en  ces  termes  : 

D'abord  je  proteste  et  affirme  clairement  que  je  ne  veux  absolu- 
ment rien  dire  ni  tenir  qui  n'ait  été  trouvé  et  démontré,  ou  ne  puisse 
l'être,  premièrement  dans  et  par  l'Ecriture  sainte,  ensuite  dans  les 
écrits  des  saints  Pères,  reconnus  et  tenus  jusqu'à  présent  par  l'Eglise 
romaine,  et  enfin  dans  le  droit  et  les  décrétales  des  Papes  ;  mais  si 
quelque  chose  ne  peut  être  démontré  ou  renversé  par  lesdits  écrits 
des  Pères,  les  canons  ou  décrétales,  cela  seul  je  veux  le  tenir  comme 
une  chose  sur  quoi  l'on  peut  disputer,  d'après  le  jugement  de  la 
raison  et  l'expérience  :  de  manière  toutefois  que  le  jugement  et  la 
sentence  de  mes  supérieurs  conserve  toujours  sa  force. 

J'y  ajoute  un  seul  point,  que  je  prétends  me  réserver  comme  un 
privilège  de  la  liberté  chrétienne  :  c'est  que,  quant  aux  simples  opi- 
nions, conjectures  ou  pensées  desaint  Thomas,  Bonaventure  et  autres 
scholastiques  ou  canonistes,  qu'ils  se  contentent  de  poser  sans  texte 
ni  preuve,  je  veux  les  rejeter  ou  les  admettre  comme  je  le  jugerai  à 
propos,  suivant  le  conseil  de  l'Apôtre  :  Eprouvez  tout,  et  retenez  ce 
qui  est  bon.  Et  je  ne  me  soucie  point  de  la  prétention  de  quelques 
thomistes  qui  veulent  soutenir  que  saint  Thomas  a  été  approuve  et 
reçu  par  l'Église  en  tout;  car  on  sait  bien  combien  vaut  et  jusqu'où 
va  l'autorité  de  saint  Thomas. 

Par  cette  mienne  protestation  et  déclaration,  j'espère  avoir  montré 
suffisamment  que  je  puis  bien  me  tromper,  mais  que  je  ne  veux  pas 
être  trouvé  hérétique,  dussent  ceux  qui  le  prétendent  en  faire  mille 
fois  plus  de  rage  et  de  tempête,  et  même  expirer  de  colère  2. 

Bans  la  conclusion,  il  dit  :  Je  ne  me  serais  point  permis,  avec  un 
écrit  si  peu  considérable,  d'en  appeler  au  Pape,  si  je  n'avais  pas  vu 
que  mes  ennemis  comptaient  singulièrement,  par  le  nom  du  Pape, 
m'inspirer  de  la  crainte  et  de  la  terreur.  D'ailleurs,  son  office  l'oblige 
à  se  reconnaître  le  débiteur  des  savants  et  des  ignorants,  des  Grecs 
et  des  autres  ;. 

i  Walch,  t.  18,  p.  40,  notes  u  et  x.  —  »  Ibid.,  p.  290.  —  3  Ibid.,  t.  18,  p.     33. 


à  1545  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  31 

Quant  à  ses  quatre-vingt-quinze  propositions,  il  les  reproduit  et 
les  soutient  toutes.  Ainsi,  il  répète  la  soixante-onzième  en  ces  ter- 
mes :  Si  quelqu'un  nie  la  vérité  des  indulgences  du  Pape,  qu'il  soit 
anathème!  Mais,  sur  la  proposition  soixante-huit,  il  dira  que  l'indul- 
gence plénière,  bien  loin  d'être  la  plus  grande  des  grâces,  comme 
avançaient  les  prédicateurs,  était  la  moindre  de  toutes,  ou  plutôt 
qu'elle  était  nulle  et  de  nul  effet,  parce  que  la  grâce  de  Dieu  opérait 
plutôt  le  contraire  *.  Sur  d'autres,  il  dit  et  répète  que  toutes  les  peines 
temporelles  que  le  Pape  peut  remettre  sont  celles  qu'il  a  imposées 
lui-même,  et  encore  qu'il  ne  le  peut  que  pour  les  vivants,  mais  nul- 
lement pour  les  mourants  ni  pour  les  morts.  C'est  à  quoi  se  réduit 
finalement  cette  solennelle  protestation  :  Si  quelqu'un  nie  la  vérité 
des  indulgences  du  Pape,  qu'il  soit  anathème  ! 

Luther  ne  s'en  tint  pas  là  :  il  prêcha  dans  Wittemberg  et  publia 
par  la  presse  un  sermon  en  vingt  articles,  où  il  attaque  ouvertement 
la  doctrine  du  maître  des  sentences,  de  saint  Thomas  et  des  autres 
docteurs  scholastiques,  sur  le  sacrement  de  pénitence  et  sur  les  indul- 
gences. Tetzel,  l'ayant  su,  réimprima  le  sermon,  avec  une  réfutation 
article  par  article,  mettant  d'abord  les  paroles  mêmes  de  Luther, 
puis  la  réfutation  orthodoxe.  Comme  cette  pièce  est  indispensable 
pour  bien  connaître  l'état  des  hommes  et  des  choses,  nous  la  met- 
tons tout  entière. 

Réfutation,  par  Jean  Tetzel,  du  sermon  de  Luther  sur  l' indulgence  et 
la  grâce.  —  An  1518. 

Afin  que  les  fidèles  ne  soient  pas  scandalisés  et  séduits  par  un  ser- 
mon téméraire  en  vingt  articles  erronés,  contre  les  parties  du  sacre- 
ment de  pénitence  et  la  vérité  de  l'indulgence,  ayant  pour  titre:  Sermon 
sur  l'indulgence  et  la  grâce,  par  Martin  Luther,  an  1517,  et  commen- 
çant par  ces  mots  .-  Premièrement,  vous  devez  savoir  que  quelques 
nouveaux  docteurs,  tels  que  le  Maître  des  sentences,  saint  Thomas 
et  ceux  qui  les  suivent,  etc.,  et  se  terminant  ainsi  dans  le  vingtième 
article  :  Cependant,  que  Dieu  leur  donne,  à  eux  et  à  nous,  la  droite 
intelligence  :  moi,  frère  Jean  Tetzel,  de  l'ordre  des  Prédicateurs,  in- 
quisiteur de  la  foi,  etc. ,  j'ai  fait  réimprimer  ce  sermon  de  vingt  articles 
erronés,  avec  son  titre,  son  commencement  et  sa  conclusion,  réfutant 
chaque  article  par  l'Ecriture  sainte,  comme  chacun  s'en  convaincra 
ci-après.  De  plus,  il  est  écrit  dans  le  dix-neuvième  article  dudit  ser- 
mon :  «  Pour  les  docteurs  scholastiques,  je  les  laisse  pour  des  scho- 

1  Walch,  1. 18,  p.  508. 


32  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1Y.  —  De  1 ,47 

lastiques;  tous  ensemble,  ils  ne  suffisent  point,  avec  leurs  opinions, 
pour  consolider  un  sermon.  »  Ces  paroles  ne  doivent  ébranler  aucun 
Chrétien  ;  car,  pour  que  ce  sermon  pût  obtenir  quelque  apparence 
auprès  des  hommes,  il  faudrait  que  son  inventeur  mît  premièrement 
de  côté  les  docteurs  scholastiques,  qui  tous,  dans  leurs  écrits,  sont 
unanimement  contre  lui. 

Saint  Augustin  dit  :  Lorsqu'on  veut  disputer  contre  les  hérétiques, 
on  le  fait  principalement  par  des  autorités,  c'est-à-dire  par  la  sainte 
Écriture  et  par  les  sentences  uniformes  des  docteurs  éprouvés;  mais 
quand  on  veut  instruire  les  fidèles,  on  le  fait  plus  volontiers  par  des 
raisonnements  et  des  explications.  Voilà  ce  que  savent  les  hérétiques. 
Aussi,  veulent-ils  répandre  une  hérésie  parmi  le  peuple,  ils  commen- 
cent par  rejeter  et  mépriser  tous  les  docteurs  qui  ont  écrit  publique- 
ment contre  leur  erreur.  Ainsi  ont  fait  Wiclef  et  Jean  Hus  :  ce  dernier 
a  tenu  pour  non  nécessaire  non-seulement  la  satisfaction  pour  le 
péché,  mais  encore  la  confession  sacramentelle,  et  il  a  fait  entrer  cette 
imagination  dans  le  peuple.  C'est  pourquoi  le  saint  concile  général 
de  Constance  l'a  condamné  au  feu.  Or,  dans  le  sermon  erroné  des 
vingt  articles,  on  use  des  mêmes  moyens  :  on  y  méprise  le  sublime 
Maître  des  sentences,  avec  tant  de  milliers  de  docteurs,  dont  un  grand 
nombre  sont  inscrits  parmi  les  saints.  De  plus,  la  sainte  Eglise  ro- 
maine tient  avec  eux  dans  les  trois  parties  de  la  pénitence,  elle  n'a 
point  prononcé  de  blâme  contre  eux,  mais  les  a  reçus  tous  comme 
éprouvés.  Jamais  non  plus  on  n'a  ouï  ni  démontré  qu'ils  aient  écrit 
contre  la  sainte  Écriture  et  les  quatre  principaux  docteurs  un  seul 
mot  discordant,  mais  toujours  on  les  a  reconnus  pour  de  fidèles  in- 
terprètes de  l'Écriture  et  des  anciens  Pères.  D'où  il  est  à  conclure, 
et  c'est  ce  que  doivent  tenir  tous  les  fidèles,  que  les  articles  subsé- 
quents du  téméraire  sermon  sont  suspects,  erronés,  entièrement 
séductifs  et  contraires  à  la  sainte  Église  chrétienne,  ainsi  que  ci-après, 
avec  la  grâce  de  Dieu,  je  le  montrerai  en  particulier  et  à  fond  contre 
chaque  article.  Je  soumets  tout  ceci  à  la  connaissance  et  au  jugemen 
de  sa  Sainteté  apostolique,  de  toute  l'Église  chrétienne  et  de  toutes 
les  universités. 

Sermon  sur  ï  indulgence  et  la  grâce,  etc.  Le  premier  article  erroné 
est  de  la  teneur  suivante  : 

Vous  devez  d'abord  savoir  que  quelques  nouveaux  docteurs,  comme 
le  Maître  des  sentences,  saint  Thomas  et  ceux  qui  les  suivent,  don- 
nent à  la  pénitence  trois  parties,  savoir  :  la  contrition,  la  confession 
et  la  satisfaction  ;  et  quoique  cette  distinction  de  leur  part  ne  se  trouve 
guère  ou  point  du  tout  fondée  dans  la  sainte  Écriture  ni  dans  les 
premiers  saints  docteurs  chrétiens,  nous  voulons  toutefois  en  ce  mo- 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  33 

ment  la  laisser  pour  ce  qu'elle  est,  et  parler  d'après  leur  manière. 

Réfutation.  —  D'abord,  cet  article  est  erroné  et  sans  fondement  ; 
car  il  avance  que  les  trois  parties  de  la  pénitence  ne  sont  fondées  ni 
dans  l'Ecriture  sainte  ni  dans  les  anciens  docteurs  du  christianisme  : 
en  quoi  il  dissimule  la  vérité  ;  car  l'Ecriture  sainte  et  les  anciens  et 
nouveaux  saints  docteurs,  dont  il  y  a  bien  des  milliers,  tiennent  que 
le  Dieu  tout-puissant  exige  réparation  et  satisfaction  pour  le  péché. 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ  ordonne  dans  l'Évangile  aux  pécheurs  : 
Faites  de  dignes  fruits  de  pénitence  ;  ce  que  les  saints  docteurs  de 
tout  l'univers  ont  interprété  et  entendu  d'une  pénitence  satisfactoire. 
C'est  pourquoi  Dieu  envoya  son  Fils  unique,  afin  de  satisfaire  pour 
le  péché  des  hommes,  quoique  Adam  et  Eve  l'eussent  déploré  sou- 
verainement et  qu'ils  eussent  été  chassés  du  paradis  pour  en  faire 
pénitence.  Que  si  le  Seigneur  Jésus  a  donné  l'absolution  de  tous  les 
péchés  à  Marie-Madeleine,  à  la  femme  adultère,  au  paralytique,  sans 
leur  imposer  de  pénitence,  cela  ne  prouve  pas  que  Dieu  demande 
uniquement  au  pécheur  qu'il  se  repente  et  qu'il  porte  sa  croix  ;  car 
Jésus-Christ  savait  que  la  contrition  de  ces  personnes,  contrition  que 
d'ailleurs  il  leur  avait  donnée,  était  suffisante,  et  il  les  délia  par  le 
pouvoir  des  clefs  d'excellence.  Mais  comme  les  prêtres  ne  connais- 
sent pas  la  contrition  des  hommes,  qu'ils  ne  peuvent  pas  la  leur 
donner,  et  qu'ils  ont  uniquement  les  clefs  du  ministère,  si  fort  que 
l'homme  regrette  le  péché  et  porte  la  croix,  dès  qu'il  méprise  la  con- 
fession ou  la  satisfaction  comme  partie  du  sacrement  de  pénitence, 
jamais  la  peine  pour  le  péché  ne  lui  sera  remise.  Je  soumets  ceci  à 
l'examen  et  au  jugement  du  Saint-Siège  apostolique,  ainsi  que  de 
toutes  les  universités  et  de  tous  les  docteurs  chrétiens. 

Second  et  troisième  articles  du  sermon  : 

Il  dit  en  second  lieu  :  L'indulgence  n'emporte  pas  la  première 
partie  ou  la  seconde,  c'est-à-dire  la  contrition  ou  la  confession,  mais 
bien  la  troisième,  savoir,  la  satisfaction. 

En  troisième  lieu  :  La  satisfaction  est  ultérieurement  divisée  en 
trois  parties,  la  prière,  le  jeûne,  l'aumône;  la  prière  comprend  toute 
sorte  d'œuvres  propres  à  l'âme,  comme  de  lire,  de  méditer,  d'ouïr 
la  parole,  de  prêcher,  d'enseigner ,  et  choses  semblables  ;  le  jeûne 
comprend  toute  espèce  ie  mortification  du  corps,  comme  de  veiller, 
de  travailler,  de  coucher  sur  la  dure,  etc.;  l'aumône  comprend 
toutes  œuvres  de  charité  et  de  miséricorde  envers  le  prochain. 

Réfutation.  —  Premièrement,  tous  ces  deux  articles  sont  erronés 
et  tout  à  fait  trompeurs  ;  car  on  y  supprime  la  vérité.  En  effet,  au 
saint  concile  de  Constance,  il  a  été  décidé  de  nouveau  :  Qui  veut  ga- 
gner une  indulgence,  doit  joindre  la  confession  à  la  contrition,  sui- 
xxw.  3 


31  HISTOUïE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  -  De  1517 

vant  l'ordonnance  delà  sainte  Église;  mais,  d'après  l'ordonnance  de 
fa  même  Église,  continuer  toujours.  Et  c'est  ce  que  prescrivent  aussi 
communément  toutes  les  bulles  et  lettres  pontificales  pour  les  indul- 
gences. Cette  confession,  l'article  premier  la  divise  et  la  sépare  im- 
plicitement d'avec  la  pénitence  véritable,  ce  qui  est  erroné.  Je  sou- 
mets ceci  à  l'examen  et  au  jugement  de  sa  Sainteté  apostolique,  de 
toutes  les  universités  et  docteurs  chrétiens. 

Le  quatrième  article  du  sermon  erroné  porte  comme  suit  : 

En  quatrième  lieu  :  Parmi  eux  tous,  il  est  indubitable  que  l'indul- 
gence enlève  toutes  les  œuvres  de  satisfaction  dues  ou  imposées  pour 
les  péchés.  Or,  si  elle  doit  enlever  toutes  ces  œuvres,  il  ne  resterait 
plus  rien  de  bon  que  nous  puissions  faire. 

Réfutation.  —  L'indulgence  plénière  ôte  les  œuvres  de  satisfaction 
en  ce  sens  :  Quiconque  obtient  la  pleine  rémission  de  la  peine,  celui-là 
est  délié  par  l'autorité  pontificale  de  l'obligation  de  faire  les  œuvres 
satisfactoires  mentionnées  dans  le  troisième  article,  et  qui  lui  ont  été 
imposées  pour  des  péchés  déplorés  et  confessés.  Mais  parce  que 
l'homme,  après  la  parfaite  rémission  du  péché  et  de  la  peine,  n'est 
pas  moins  tenté  par  le  démon,  par  sa  propre  chair  et  par  le  monde, 
qu'il  ne  l'était  avant  la  rémission  ,  et  aussi  parce  que,  après  la  rémis- 
sion du  péché  et  de  la  peine,  il  reste  dans  l'homme  de  mauvaises 
habitudes  et  une  certaine  promptitude  à  retomber  dans  le  péché,  à 
cause  de  cela,  pour  résister  au  démon,  à  la  chair  et  au  monde,  et 
pour  dompter  les  mauvaises  habitudes,  inclinations  et  promptitude 
à  retomber  dans  le  péché,  l'homme,  même  après  plénière  rémission 
du  péché  et  de  la  peine,  ne  doit  point  cesser  les  œuvres  de  pénitence, 
qui  lui  sont  un  remède  salutaire  contre  sa  faiblesse,  et  de  plus  méri- 
toires pour  la  vie  éternelle.  Il  n'y  a  non  plus  ni  bulle  de  Pape  ni  lettre 
d'évêque  qui  dise  que  les  hommes,  quand  ils  ont  mérité  une  indul- 
gence, doivent  s'abstenir  des  bonnes  œuvres  et  de  la  satisfaction.  Ces 
bonnes  œuvres,  nous  les  devons  à  Dieu,  au  seul  titre  de  ses  créatures, 
n'eussions-nous  pas  même  péché  ;  et  quand  nous  aurons  fait  ces 
bonnes  œuvres  selon  tout  notre  pouvoir,  nous  devons  dire  :  Nous 
sommes  des  serviteurs  inutiles  de  Dieu.  C'est  pournuoi  cet  article  est 
entièrement  erroné,  trompeur  et  uniquement  inventé  au  détriment 
de  l'indulgence.  Je  soumets  ceci  à  l'examen  et  au  jugement  du  Saint- 
Siège  de  Rome,  de  toutes  les  universités  et  de  tous  les  docteurs 
chrétiens.  Tetzel  répète  cet  acte  de  soumission  après  chacune  de  ses 
réponses. 

En  cinquième  lieu  :  C'a  été  parmi  un  grand  nombre  une  opinion 
considérable  et  encore  indécise,  si  l'indulgence  ôte  quelque  chose 
de  plus  que  les  bonnes  œuvres  imposées  pour  pénitence;  autrement. 


à  15i5  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  35 

si  elle  ôte  aussi  la  peine  que  la  divine  justice  exige  pour  le  péché. 
Réfutation.  —  Premièrement,  cet  article  est  tout  à  fait  erroné  et 
frauduleux  ;  car  l'indulgence  plénière  ôte  la  peine  que  la  divine  jus- 
tice exige  pour  les  péchés  pleures  et  confessés,  mais  non  suffisam- 
ment imposés  par  le  prêtre.  Le  Pape  succède  à  saint  Pierre  dans  le 
siège  et  l'office  pontifical,  il  a,  par  conséquent,  comme  saint  Pierre, 
autorité  et  puissance  pour  remettre  tous  les  péchés.  Et  il  l'a  par  ces 
paroles  du  Seigneur  :  Tout  ce  que  tu  délieras  sur  la  terre  sera  délié 
dans  le  ciel.  Le  Pape  pouvant  donc  remettre  tous  les  péchés,  il  peut 
aussi  remettre  par  l'indulgence  toute  la  peine  du  péché  ;  car  toutes 
les  peines  que  les  hommes  doivent  subir  pour  leurs  péchés,  c'est 
principalement  et  premièrement  Dieu,  contre  qui  sont  tous  les  pé- 
chés mortels,  qui  les  impose  et  les  assigne  au  pécheur.  Ensuite  et 
secondairement,  c'est  le  prêtre  à  la  place  de  Dieu.  Aussi,  dans  l'im- 
position de  la  pénitence,  le  prêtre  doit-il  se  conformer  avec  grand 
soin  à  la  justice  divine,  qui  se  manifeste  dans  les  canons  pénitentiaux. 
C'est  pourquoi  personne  ne  doit  tenir  pour  opinion,  que  l'indulgence 
n'ôte  pas  la  peine  que  la  justice  divine  exige  pour  des  péchés  pleures 
et  confessés,  et  non  suffisamment  imposés  par  le  prêtre  ;  car  telle 
est  la  pratique  de  l'Église  romaine,  ainsi  que  de  tous  les  docteurs 
chrétiens,  dont  il  y  a  plusieurs  milliers,  et  qui  n'ont  jamais  été  re- 
jetés par  l'Eglise  romaine  en  ce  point.  En  conséquence,  cet  article 
est  erroné  et  tend  à  égarer  les  hommes. 

En  sixième  lieu  :  Je  laisse  pour  le  moment  leur  opinion,  sans  la 
réfuter.  Mais  je  dis  qu'on  ne  peut  démontrer  par  aucune  Écriture 
que  la  justice  divine  demande  ou  exige  du  pécheur  quelque  peine  ou 
satisfaction,  sinon  sa  contrition  ou  conversion  cordiale  et  véritable, 
avec  la  résolution  de  porter  désormais  la  croix  de  Jésus-Christ,  et  de 
pratiquer  les  œuvres  susdites,  n'eussent -elles  été  imposées  par  per- 
sonne ;  car  le  Seigneur  dit  par  Ézéchiel  :  Si  le  pécheur  se  convertit 
et  fait  le  bien,  je  ne  me  souviendrai  plus  de  ses  péchés.  Item,  c'est 
ainsi  que  lui-même  a  donné  l'absolution  à  Marie-Madeleine ,  au 
paralytique,  à  la  femme  adultère.  Et  je  voudrais  bien  entendre 
qui  prouverait  le  contraire,  quoique  quelques  docteurs  aient  ainsi 
pensé. 

Réfutation.  —  Premièrement,  cet  article  est  complètement  erroné, 
sans  fondement  et  trompeur,  inventé  au  préjudice  de  l'indulgence. 
Car  la  sainte  Écriture,  Ancien  et  Nouveau  Testament,  fait  voir  que 
Dieu  exige  satisfaction  pour  le  péché  ;  on  le  voit  au  chapitre  vingt- 
cinq  du  Deutéronome.  Les  saints  docteurs  disent  la  même  chose, 
notamment  saint  Grégoire  dans  sa  vingt-troisième  homélie  :  Le  mé- 
decin céleste,  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  ordonne  pour  chaque  vice 


36  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  I.NXX1Y.  -  Le  1517 

un  remède  différent.  Saint  Augustin  dit  aussi  :  Dieu  n'a  permis  à 
personne  de  pécher,  mais  il  pardonne  miséricordieusement  les  pé- 
chés commis,  dès  que  la  satisfaction  convenable  et  nécessaire  pour 
le  péché  n'est  pas  omise.  Dieu  pardonne  l'adultère  à  David  ;  cepen- 
dant, pour  la  satisfaction,  il  faut  qu'il  souffre  la  guerre,  l'outrage 
en  ses  femmes,  la  mort  en  son  enfant,  et  cela  après' la^contrition  et 
la  confesssion.  David  eut  également  un  grand  regret  de  son  péché 
d'avoir  compté  son  peuple:  cependant,  outre  la^contrition,  il  lui  fal- 
lut satisfaire  à  Dieu  pour  ce  même  péché.  Car  l'ange  lui  tua  pour 
cette  cause,  sur  l'ordre  de  Dieu,  soixante-dix  mille  hommes,  comme 
on  le  voit  au  long  dans  le  livre  des  Rois.  Avec  les  paroles]  et  l'insi- 
nuation de  ce  sixième  article,  les  hérétiques  ^Yiclef  et  Jean  Hus,  il 
y  a  des  années,  ont  voulu  conclure  que  la  confession  et  la  satisfaction 
n'étaient  pas  nécessaires;  aussi,  dans  quelques  pays,  le  prêtre  n'im- 
pose point  de  satisfaction  aux  pénitents,  mais  leur  dit  :  Allez,  et  ayez 
la  volonté  de  ne  plus  pécher.  Cet  article  est  erroné,  et  ne  doit  pas 
être  cru. 

En  septième  lieu  :  On  trouve  bien  que  Dieu  punit  quelques-uns 
selon  sa  justice,  et  par  la  peine  les  presse  à  la  contrition,  comme  au 
psaume  quatre-vingt-huit  :  Si  ses  enfants  viennent  à 'pécher,  je  visi- 
terai leur  péché  avec  la  verge,  mais  je  n'éloignerai  pas  d'eux  ma 
miséricorde.  Mais  cette  peine,  il  n'est  au  pouvoir  de  personne  de  la 
remettre,  sinon  de  Dieu  ;  or,  au  lieu  de  la  remettre,  il  ,promet  de 
l'imposer. 

Réfutation.  —  D'abord,  cet  article  est  un  bavardage  et  un  argu- 
ment pour  rien.  Car  Dieu,  qui  dit:  Si  tes  enfants  pèchent,  je  visiterai 
leurs  péchés  avec  des  verges,  cependant  je  ne  détournerai  pas  d'eux 
ma  miséricorde,  ce  même  Dieu  a  donné  la  plénitude  de;sa  puissance 
sur  la  sainte  Eglise  à  saint  Pierre  et  à  chaque  Pape  canoniquement 
élu  ;  en  sorte  que.  dans  la  sainte  Église,  le  Pape  a  pouvoir  de  faire 
tout  ce  qui  est  nécessaire  et  à  l'Eglise  et  à  l'homme  pour  le  salut. 
C'est  pourquoi  le  Pape  a  pouvoir  de  remettre,  moyennant  l'indul- 
gence plénière,  la  peine  que  Dieu  a  imposée  aux  pécheurs  pour  leurs 
péchés  après  qu'ils  les  ont  pleures  et  confessés.  Or, 'qu'un  homme 
soit  délié  de  la  peine  que  Dieu  lui  a  imposée  et  assignée  pour  ses  pé- 
chés, lorsque,  après  la  contrition  et  la  confession,  la  peine  et  la  péni- 
tence imposées  par  le  prêtre  n'ont  pas  été  sutlisantes,  cela  est  très- 
profitable  à  l'homme  pour  le  salut  de  son  âme.  C'est  [aussi  une 
grande  miséricorde  de  Dieu  que  son  vicaire,  le  Pape,  décharge 
l'homme  de  la  peine  de  son  péché  moyennant  l'indulgence.  C'est 
pourquoi  les  paroles  de  David,  dans  cet  article  erroné,  sont  alléguées 
sans  leur  sens  chrétien  et  véritable  et  d'une  manière  captieuse.  Il 


à  1545  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  37 

faut  donc  lire  cet  article  avec  des  yeux  bien  attentifs,  et  ne  pas  ré- 
péter en  aveugle  et  à  l'aventure  :  Quand  Dieu  dit  qu'il  visiterait  les 
péchés  de  ses  enfants  avec  la  verge,  cela  veut  dire  qu'il  les  amènerait 
à  la  contrition  par  la  peine  ;  car  ce  n'est  pas  contre  cette  peine  que 
sert  l'indulgence,  mais  uniquement  contre  la  peine  des  péchés  que 
l'on  a  pleures  et  confessés.  Car  on  voit  dans  l'Ecriture  que  Dieu 
afflige  quelquefois  les  hommes  pour  les  faire  croître  en  mérite, 
comme  Job;  quelquefois  pour  leur  conserver  la  vertu,  comme  à 
saint  Paul;  quelquefois  pour  punir  du  péché,  comme  Marie,  sœur 
de  Moïse  ;  quelquefois  pour  la  gloire  de  Dieu,  comme  l'aveugle-né; 
quelquefois  pour  faire  commencer  dès  ce  monde  les  peines  éternelles 
de  l'autre,  comme  à  Hérode.  Ces  peines  et  ces  châtiments  de  Dieu, 
Dieu  seul  peut  les  imposer  à  l'homme  ;  toutefois  cette  peine  que  Dieu 
impose  d'ordinaire  à  l'homme  pour  ses  péchés,  lorsqu'il  les  a  pleures 
et  confessés,  et  que  la  peine  imposée  par  le  prêtre  n'est  pas  suffi- 
sante, le  Pape  peut  en  décharger  par  l'indulgence  plénière.  Cet  arti- 
cle est  donc  erroné  et  fallacieux. 

En  huitième  lieu  :  Aussi  ne  peut-on  donner  aucun  nom  à  cette 
peine  imaginaire,  ni  personne  ne  sait  ce  qu'elle  est,  si  elle  n'est  ni 
cette  punition,  ni  les  bonnes  œuvres  mentionnées  plus  haut. 

Réfutation.  —  D'abord,  cet  article  est  erroné.  Car  cette  peine 
que  la  justice  de  Dieu  impose  à  l'homme  pour  ses  péchés,  qui  n'ont 
pas  été  soit  assez  pleures,  soit  assez  punis  par  le  prêtre  dans  la  con- 
fession, s'appelle  une  vindicte  de  Dieu  et  un  digne  fruit  de  pénitence, 
qui  peut  être  compensée,  non  par  toute  contrition  quelconque,  mais 
seulement  par  une  satisfaction  équivalente,  comme  le  disent  saint  Au- 
gustin et  tous  les  docteurs  de  la  chrétienté.  Quant  aux  noms  parti- 
culiers que  cette  peine  imposée  de  Dieu  aura  en  purgatoire,  cela  est 
connu  de  ceux  qui  la  souffrent  dès  maintenant,  et  le  sera  un  jour  de 
ceux  qui  séduisent  aujourd'hui  si  misérablement  les  fidèles,  si  tou- 
tefois ils  ne  vont  pas  même  en  enfer. 

En  neuvième  lieu,  je  dis  :  Lors  même  que  l'Église  chrétienne  déci- 
derait encore  aujourd'hui  et  déclarerait  que  l'indulgence  ôte  plus 
que  les  œuvres  de  satisfaction,  il  vaudrait  encore  mille  fois  mieux 
qu'aucun  Chrétien  ne  demandât  ni  ne  se  procurât  d'indulgence,  mais 
qu'il  préférât  faire  les  œuvres  et  subir  la  peine.  Car  l'indulgence 
n'est  et  ne  peut  être  qu'une  remise,  une  omission  de  bonnes  œuvres 
et  de  peine  salutaire,  qu'on  devrait  plutôt  choisir  que  de  laisser, 
quoique  quelques-uns  des  nouveaux  prédicateurs  aient  inventé  deux 
espèces  de  peines,  les  unes  médicinales,  et  les  autres  satisfactoires. 
Mais,  Dieu  merci  !  nous  avons  encore  plus  de  liberté  chrétienne  pour 
mépriser  un   pareil  bavardage  qu'ils  n'en  ont  d'en  inventer  ;  car 


38  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LWXiY.  -  De  1517 

toute  peine,  et  même  tout  ce  que  Dieu  impose,  est  corrigible  et  sup- 
portable aux  Chrétiens. 

Réfutation.  —  Cet  article  tend  à  séduire.  Car  la  sainte  Église  ro- 
maine tient  et  décide  par  sa  pratique  et  sa  coutume  que  l'indulgence 
plénière  n'ôtepas  seulement  les  œuvres  de  satisfaction  imposée.-  pat 
le  prêtre  ou  par  les  canons,  mais  encore  celles  qu'impose  la  justice 
de  Dieu  lorsque  les  péchés  n'ont  pas  été  pleures  suffisamment,  ni  la 
satisfaction  portée  assez  haut  par  le  prêtre  dans  la  confession.  Car 
saint  Augustin  dit  que  les  coutumes  observées  par  le  peuple  de  Dieu 
ou  les  chrétiens,  ainsi  que  les  institutions  des  anciens,  doivent  passer 
pour  loi,  encore  que,  dans  la  sainte  Écriture,  il  ne  soit  rien  dit  de 
particulier  de  ces  coutumes  et  de  ces  choses.  C'est  pour  cela  que  le 
Pape,  puisque  telle  est  la  coutume  du  siège  de  Rome,  peut  ôter 
toute  la  peine  par  l'indulgence  plénière.  Cet  article  erroné  insinue 
aussi  que  nul  homme  ne  doit  demander  l'indulgence,  lors  même 
qu'elle  lui  ôterait  plus  que  la  pénitence  imposée  parle  prêtre  ou  par 
les  canons  :  paroles  contraires  à  la  vérité  chrétienne  ;  car  il  suppose 
en  ces  paroles  qu'un  homme  peut  obtenir  l'indulgence  sans  contri- 
tion, il  sépare  aussi  l'indulgence  d'avec  la  contrition  et  l'accomplis- 
sement des  œuvres  en  considération  desquelles  l'indulgence  est  don- 
née :  ce  que  certainement  l'on  ne  prouvera  jamais  par  une  doctrine 
chrétienne.  Car  ceux  qui  méritent  l'indulgence  sont  dans  une  véri- 
table contrition  et  charité  de  Dieu,  qui  ne  les  laissent  demeurer  ni  pa- 
resseux ni  tièdes,  mais  les  enflamment  à  servir  Dieu  et  à  faire  de 
grandes  bonnes  œuvres  en  son  honneur.  En  effet,  il  est  clair  comme 
le  jour  que  ce  sont  les  gens  chrétiens,  pieux  et  fervents,  et  non  les 
paresseux  et  les  lâches,  qui  s'empressent  à  gagner  les  indulgences. 

Cet  article  est  donc  plein  de  venin,  et  cherche  à  inspirer  aux 
hommes  de  la  répugnance  pour  l'indulgence ,  qui  est  cependant  si 
nécessaire  et  si  salutaire  aux  pauvres  pécheurs.  Car  dans  la  dis- 
pensation  des  indulgences  se  manifeste  clairement  la  grande  libéralité 
de  Dieu,  qui,  pour  toute  la  peine  que  les  hommes  sont  tenus  de 
souffrir  pour  les  péchés  qu'ils  n'ont  point  assez  pleures  ou  qui  n'ont 
point  été  assez  imposés  par  le  prêtre,  veut  bien  se  laisser  contenter 
par  la  satisfaction  de  Jésus-Christ ,  dès  qu'elle  lui  est  offerte  comme 
une  satisfaction  par  l'autorité  du  Pape.  Il  est  également  chré- 
tien de  croire  que  quand  quelqu'un  fait  une  aumône,  une  prière, 
une  visite  d'église ,  un  pèlerinage,  un  jeûne  ou  d'autres  bonnes 
œuvres  favorisées  d'indulgence,  et  qu'il  les  fait  avec  le  même 
amour  de  Dieu  qu'il  les  ferait  s'il  n'y  avait  pas  d'indulgence  atta- 
chée, il  est  chrétien  de  croire  que  ces  œuvres  indulgentiées  sont  bien 
meilleures  et  plus  méritoires  à  l'homme  que  les  autres.  C'est  pour- 


à  1545  de  l'ère  chr.]      DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  39 

quoi  cet  article  tend  à  séduire  misérablement  les  infortunés  humains. 

En  dixième  lieu  :  Ce  n'est  rien  dire  qu'il  y  a  trop  de  peine  et  d'œu- 
vres,  que  l'homme  ne  saurait  les  accomplir,  à  cause  de  la  brièveté 
de  la  vie,  et  que  l'indulgence  lui  est  ainsi  nécessaire.  Je  réponds 
qu'il  n'y  a  aucun  fondement  à  ceci,  et  que  c'est  une  pure  fiction  ; 
car  Dieu  et  la  sainte  Église  n'imposent  jamais  à  personne  plus  qu'il 
ne  peut  porter,  ainsi  que,  suivant  saint  Paul,  Dieu  ne  laisse  tenter 
personne  au-dessus  de  ses  forces  :  et  ce  n'est  pas  une  médiocre  con- 
fusion à  la  chrétienté,  qu'on  puisse  l'accuser  de  nous  imposer  plus 
que  nous  ne  pouvons  porter. 

Réfutation.  —  L'indulgence  ne  se  donne  pas  uniquement  parce 
que  la  vie  de  l'homme,  à  cause  de  sa  brièveté,  ne  peut  accomplir  les 
œuvres  de  satisfaction  qui  lui  sont  imposées.  Il  est  clair  comme  le 
jour  que  le  plus  grand  pécheur,  avec  une  contrition  véritable  et  par- 
faite, peut  satisfaire  à  la  justice  de  Dieu  pour  la  peine  de  tous  ses 
péchés,  si  d'ailleurs  il  ne  méprise  point  la  confession  et  la  satisfac- 
tion sacramentelles  ;  car,  avec  le  mépris  de  ces  deux  choses,  la  con- 
trition est  nulle  et  impuissante.  C'est  donc  contre  la  vérité  qu'on  nous 
impute,  à  nous  sous-commissaires  et  prédicateurs  des  grâces,  d'in- 
jurier Dieu  et  la  chrétienté,  en  nous  faisant  dire  que  Dieu  et  l'Eglise 
imposent  à  l'homme  des  choses  impossibles  ;  paroles  qu'on  ne  sau- 
rait trouver  nulle  part.  t]lar  l'indulgence  se  donne  quelquefois  pour 
des  aumônes  ;  quelquefois  pour  des  travaux  personnels,  comme 
quand  on  prend  la  croix  contre  les  infidèles  et  les  hérétiques,  qu'on 
bâtit  des  ponts  et  qu'on  répare  des  chemins  ;  quelquefois  pour  les 
périls  de  la  vie,  comme  à  ceux  qui  passent  la  mer  pour  aller  en 
Terre-Sainte  ;  ainsi  que  le  dit  clairement  le  droit  canon.  L'indulgence 
ne  s'accorde  donc  pas  uniquement  à  cause  de  la  brièveté  de  la  vie, 
que  l'on  suppose  empêcher rhommed'accomplirlapénitence  imposée. 

En  onzième  lieu  :  Lors  même  que  les  pénitences,  établies  par  le 
droit  canon  seraient  encore  en  vigueur  et  qu'on  imposât  sept  ans  de 
pénitence  pour  chaque  péché  mortel,  la  chrétienté  devrait  cependant 
laisser  cette  loi,  et  n'imposer  à  chacun  que  ce  qu'il  peut  porter.  A 
combien  plus  forte  raison,  aujourd'hui  que  ces  lois  n'existent  plus, 
faut-il  se  garder  d'imposer  à  qui  que  ce  soit  plus  qu'il  ne  saurait  porter  ! 

Réfutation.  —  L'article  renferme  un  exposé  infidèle.  Quoique  les 
canons  d'après  lesquels  on  a  réglé  les  pénitences  ne  soient  plus  en 
usage  à  cause  de  la  fragilité  humaine,  on  ne  donne  pas  pour  cela  pou- 
voir aux  hommes  de  pécher  ;  et  la  justice  divine  ne  punit  pas  moins 
les  péchés,  soit  par  des  pénitences  conformes  aux  canons,  soit  par 
des  peines  qu'elle-même  envoie.  Car  celui  qui  ne  fait  pas  la  péni- 
tence imposée  par  les  canons  doit  souffrir  quelque  autre  chose  que 


',0  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

la  justice  de  Dieu  accepte  pour  fruits  équivalents  de  la  pénitence. 
Aussi  le  prêtre,  qui  absout  le  pécheur,  ne  doit  pas  considérer  seule- 
ment la  contrition,  dans  l'imposition  de  la  pénitence  pour  les  péchés 
confessés,  mais  encore  la  mesure  de  la  pénitence,  exprimée  dans  les 
canons  pénitentiaux,  afin  de  ne  pas  contrevenir,  autant  que  possible, 
à  la  justice  divine,  manifestée  dans  les  canons,  comme  il  est  dit  dans 
le  droit;  et  après  avoir  ainsi  bien  considéré  tant  la  contrition  que  la 
satisfaction  imposée  par  les  canons,  alors  il  imposera  au  pécheur  la 
satisfaction  sacramentelle.  C'est  ainsi,  et  non  d'après  leur  bon  plaisir, 
que  les  prêtres  doivent  imposer  la  satisfaction  au  pécheur  dans  la 
confession  pour  les  péchés  dont  il  a  le  repentir.  Cette  imposition  de 
la  pénitence  par  le  prêtre  fait  que  le  pécheur  absous  ne  pèche  pas 
s'il  ne  fait  pas  la  pénitence  réglée  par  le  droit  pour  ses  péchés.  Ce- 
pendant, le  prêtre  impose-t-il  une  pénitence  insuffisante,  Dieu  exigera 
de  l'homme  le  surplus,  soit  en  ce  monde,  soit  en  l'autre.  Celui  qui 
enseigne  les  hommes  autrement,  celui-là  les  trompe. 

En  douzième  lieu  :  On  dit  bien  que,  pour  le  surplus  de  la  peine, 
le  pécheur  est  renvoyé  au  purgatoire  ou  à  l'indulgence  ;  mais  on  dit 
bien  des  choses  sans  fondement  ni  preuve. 

Réfutation.  —  Cet  article  est  d'abord  entièrement  erroné,  et  avancé 
sans  aucune  preuve  ni  témoignage  de  la  sainte  Écriture,  aussi  bien 
que  sans  aucun  appel  au  droit  canon,  comme  si  son  contenu  n'était 
nullement  contraire  au  saint  Évangile,  quoique  dans  la  vérité  ils  dif- 
fèrent autant  l'un  de  l'autre  que  le  jour  et  la  nuit.  De  plus,  c'est  une 
vérité  chrétienne  que,  pour  le  surplus  de  la  peine,  le  pécheur  doit 
être  renvoyé  au  purgatoire  ou  à  l'indulgence.  Car  la  sainte  Église 
catholique  et  l'unanimité  de  tous  les  docteurs  anciens  et  nouveaux 
tiennent  que  Dieu  est  miséricordieux  de  telle  sorte,  qu'il  remet  la 
coulpe  et  le  péché,  mais  demeure  néanmoins  juste,  de  manière  à  ne 
pas  les  laisser  impunis.  C'est  pourquoi,  lorsque  la  contrition  inté- 
rieure ne  suffit  point  pour  l'expiation  ou  la  vindicte  du  péché,  et  que 
la  satisfaction  extérieure  n'est  point  accomplie  ou  parfaite,  Dieu,  qui 
connaît  la  mesure  et  le  nombre  des  péchés,  exigera  dans  le  purga- 
toire le  surplus  de  la  pénitence  et  de  la  satisfaction,  que  l'homme 
n'aura  point  accomplies  en  ce  monde.  En  outre,  comme  le  dit  saint 
Anselme  dans  son  livre  Pourquoi  Dieu  s  est  fait  homme,  l'homme  peut 
satisfaire  pour  le  péché  uniquement  par  les  bonnes  œuvres  qui  ne 
peuvent  être  exigées  de  l'homme,  à  moins  qu'il  n'ait  péché.  Or  les 
bonnes  œuvres  des  commandements  de  Dieu,  l'homme  y  est  obligé 
en  vertu  de  la  création,  et  Dieu  les  exigerait  de  lui,  lors  même  qu'il 
n'eût  pas  péché.  Ce  douzième  article  est  donc  erroné  et  trompeur, 
parce  que  la  satisfaction  doit  avoir  lieu  en  ce  monde  ou  en  l'autre. 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  41 

En  treizième  lieu  :  C'est  une  grande  erreur  à  quelqu'un  de  s'ima- 
giner qu'il  satisfera  pour  ses  péchés,  attendu  que  Dieu  les  pardonne 
toujours  gratuitement,  par  une  grâce  inestimable,  sans  rien  demander 
pour  cela,  sinon  de  bien  vivre  désormais.  La  chrétienté  exige  bien 
quelque  chose,  mais  elle  pourrait  et.  devrait  en  faire  la  remise,  et  ne 
rien  imposer  de  difficile  ni  d'intolérable. 

Réfutation.  —  D'abord,  cet  article  est  sans  fondement  et  séduc- 
teur; car,  comme  il  a  été  démontré  plus  haut  de  plus  d'une  manière, 
Dieu  et  son  Église  exigent  satisfaction  pour  les  péchés.  Ainsi  con- 
cluent tous  les  anciens  et  nouveaux  docteurs  de  la  sainte  Église,  au 
nombre  de  plusieurs  mille,  et  dont  plusieurs  sont  au  ciel,  lesquels 
disent  tous  :  Si  grande  que  la  contrition  puisse  être,  dès  que  l'homme 
méprise  la  confession  et  la  satisfaction,  la  contrition  seule  ne  sert  de 
rien,  encore  que  l'homme  ne  puisse  satisfaire  à  Dieu  pour  aucun 
péché  mortel  sans  la  coopération  de  la  passion  de  Jésus-Christ.  Et 
si  l'inventeur  de  cet  article  avait  eu  quelque  respect  pour  saint  Au- 
gustin, il  n'aurait  point  avancé  une  telle  erreur.  Car  saint  Augustin 
dit  :  Dieu  ne  donne  à  personne  la  licence  de  pécher,  en  effaçant  par 
sa  miséricorde  les  péchés  déjà  commis,  si  l'on  ne  néglige  pas  la  sa- 
tisfaction convenable.  Toutefois,  ne  regardez  pas  cet  article  erroné 
comme  nouveau  ;  car  Wiclef  et  Jean  Hus  ont  déjà  tenu  cette  erreur, 
et  particulièrement  que  Ta  confession,  dans  laquelle  la  satisfaction  est 
imposée  à  l'homme,  n'est  point  nécessaire  ;  et  c'est  pour  cela  que 
Jean  Hus  a  été  brûlé  à  Constance  par  le  concile  général,  et  Wiclef 
est  mort  en  hérétique. 

En  quatorzième  lieu  :  L'indulgence  s'accorde  pour  les  Chrétiens 
imparfaits  et  lâches,  qui  ne  veulent  pas  s'exercer  courageusement 
dans  les  bonnes  œuvres,  ni  supporter  quelque  chose  ;  car  l'indulgence 
n'exige  de  personne  une  vie  meilleure,  mais  laisse  et  tolère  à  chacun 
son  imperfection  :  il  ne  faut  donc  point  parler  contre  l'indulgence, 
ni  non  plus  y  engager  personne. 

Réfutation.  —  Cet  article  se  réfute  ainsi  chrétiennement.  Quand 
même  l'homme  gagnerait  toutes  les  indulgences,  il  ne  devrait  point 
abandonner  les  œuvres  de  pénitence  pour  cela.  Ainsi  parle  le  pape 
Innocent.  Car,  après  la  rémission  des  péchés  et  de  toute  la  peine  par 
l'indulgence,  il  reste  toujours  dans  l'homme  l'inclination  à  pécher  de 
nouveau,  qu'il  doit  médicamenter  par  de  bonnes  œuvres.  Veut-il,  de 
plus,  après  la  rémission  du  péché  et  de  toute  la  peine,  acquérir  des 
mérites  auprès  de  Dieu  et  les  augmenter,  il  ne  doit  pas  interrompre 
les  bonnes  œuvres  de  pénitence,  mais  porter  la  croix  de  Jésus-Christ 
jusqu'à  sa  fin.  L'indulgence  n'ôte  pas  cela;  au  contraire,  elle  y  excite 
l'homme,  elle  le  rend  dispos  et  enclin,  non  point  paresseux,  pour 


42  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  Ue  15l7 

ces  œuvres  à  la  fois  bonnes  et  pénales.  C'est  pourquoi  cet  article  est 
erroné  et  un  bavardage  en  l'air  ;  car  il  dit  qu'il  ne  faut  point  parler 
contre  les  indulgences,  ce  qui  se  fait  cependant  dans  presque  tous  les 
articles  ;  ensuite  qu'il  ne  faut  y  exhorter  personne,  ce  qui  est  mani- 
festement contre  la  pratique  de  la  sainte  Église  romaine,  qui,  à  l'ap- 
proche de  l'année  sainte,  la  fait  publier  longtemps  d'avance.  Cet  ar- 
ticle est  encore  contraire  à  l'usage  de  toutes  les  églises  particulières 
du  monde  entier ,  lesquelles  toujours  publient  les  indulgences  du 
Pape  et  de  leurs  propres  évoques.  En  outre,  les  Chrétiens  prennent 
la  croix  contre  les  hérétiques  et  les  infidèles,  en  partie  à  cause  de 
l'indulgence  plénière  que  gagnent  les  croisés ,  et  on  y  exhorte  les 
hommes  avec  beaucoup  de  soin.  Les  derniers  mots  de  cet  article  sont 
donc  contraires  à  toute  vérité. 

En  quinzième  lieu  :  Il  serait  beaucoup  plus  sûr  et  meilleur  de 
donner  à  la  basilique  de  Saint- Pierre  ou  ailleurs,  pour  l'amour  de 
Dieu,  que  pour  gagner  l'indulgence;  car  il  est  dangereux  de  faire  de 
ces  dons  pour  l'indulgence,  et  non  à  cause  de  Dieu. 

Réfutation.  —  D'abord  cet  article  est  une  pure  invention,  sans  au- 
cune preuve  de  l'Ecriture  sainte  ;  car  il  insinue  dans  la  conclusion 
que  l'homme  peut  donner  une  aumône  pour  l'indulgence,  sans  la 
donner  pour  Dieu  ;  comme  si  quelqu'un  donnait  une  aumône  pour 
l'indulgence  sans  entendre  honorer  Dieu  par  là  :  tandis  que  l'homme 
qui  donne  l'aumône  pour  l'indulgence,  la  donne  aussi  pour  l'amour 
de  Dieu;  car  toute  indulgence  est  premièrement  accordée  pour 
l'honneur  de  Dieu.  C'est  pourquoi,  quiconque  donne  une  aumône 
pour  l'amour  d'une  indulgence,  la  donne  principalement  pour  l'a- 
mour de  Dieu,  attendu  que  personne  ne  mérite  une  indulgence,  qu'il 
ne  soit  dans  une  contrition  véritable  et  dans  l'amour  de  Dieu  ;  or, 
quiconque  fait  des  bonnes  œuvres  par  l'amour  de  Dieu,  les  ordonne 
à  Dieu  et  à  sa  louange.  Cet  article  ne  mérite  donc  aucune  créance  de 
la  part  des  Chrétiens. 

En  seizième  lieu  :  L'œuvre  faite  à  un  nécessiteux  vaut  beaucoup 
mieux  que  ce  que  l'on  donne  à  Saint -Pierre,  beaucoup  mieux  en- 
core que  l'indulgence  qui  est  accordée  pour  cela;  car,  comme  il  a  été 
dit,  il  vaut  mieux  faire  une  bonne  œuvre  que  d'obtenir  la  rémission 
de  beaucoup.  Or,  indulgence  est  rémission  de  beaucoup  de  bonnes 
œuvres,  ou  bien  ce  n'est  remise  de  rien. 

Oui,  pour  que  je  vous  instruise  comme  il  faut,  remarquez  bien 
ceci  :  Avant  toutes  choses,  sans  faire  attention  à  la  basilique  de  Saint- 
Pierre  ni  à  l'indulgence,  vous  devez  donner  à  votre  prochain  qui  est 
pauvre.  Mais  s'il  arrive  que  dans  votre  ville  il  n'y  ait  plus  personne 
qui  ait  besoin  de  secours,  chose  qui,  d'après  la  parole  du  Seigneur, 


à  1545  de  l'ère  chr.]      DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  43 

n'arrivera  jamais,  aïors  vous  donnerez,  si  vous  voulez,  aux  églises, 
aux  autels  qui  sont  dans  votre  ville.  S'il  n'y  a  plus  de  besoin  de  ce  côté 
même,  alors  seulement,  si  vous  voulez,  vous  pourrez  donner  à  Saint- 
Pierre  et  ailleurs.  Encore  ne  le  faut-il  pas  faire  pour  l'indulgence  ; 
car  saint  Paul  dit  :  Qui  ne  fait  pas  de  bien  aux  gens  de  sa  maison, 
n'est  pas  Chrétien,  mais  pire  qu'un  païen.  Regardez  donc  cela  comme 
une  chose  libre.  Quiconque  vous  dit  le  contraire,  vous  trompe,  ou 
bien  il  cherche  votre  âme  dans  votre  bourse,  et  s'il  y  trouvait  quel- 
ques pfennings,  il  les  aimerait  mieux  que  toutes  les  âmes. 

Vous  dites  :  Mais  alors  je  ne  donnerai  jamais  rien  pour  gagner  une 
indulgence.  Je  réponds  :  Je  l'ai  déjà  dit,  ma  volonté,  mon  désir,  ma 
prière  et  mon  avis,  c'est  que  personne  ne  donne  ni  ne  fasse  rien  pour 
gagner  une  indulgence.  Laisse  faire  cela  aux  Chrétiens  paresseux  et 
endormis  ;  pour  toi,  va  ton  chemin. 

Réfutation.  —  Cet  article  est  d'abord  sans  fondement,  et  de  plus 
entièrement  obscur  \  on  y  touche  une  chose,  et  on  y  dissimule  l'autre. 
Car  donner  l'aumône  à  un  pauvre,  vaut  mieux  pour  augmenter 
les  mérites  ;  mais  gagner  une  indulgence  plénière  ou  toute  indul- 
gence quelconque,  vaut  mieux  pour  satisfaire  promptement  pour  la 
peine  du  péché.  Chacun  doit  aussi  savoir  que  le  gain  d'une  indul- 
gence est  aussi  une  œuvre  de  miséricorde  ;  car,  gagner  l'indulgence, 
c'est  avoir  pitié  de  son  âme,  et  par  là  même  plaire  à  Dieu.  C'est  pour- 
quoi l'article  conclut  à  faux  quand  il  dit  que  gagner  une  indulgence 
n'est  pas  une  œuvre  de  miséricorde  ;  à  la  fin  il  conclut,  d'une  ma- 
nière tout  à  fait  contraire  à  la  doctrine  chrétienne,  que  l'indulgence 
est  une  remise  de  beaucoup  de  bonnes  œuvres,  car  il  ne  le  prouve 
par  aucune  Écriture  sainte.  Et  on  n'en  trouvera  jamais  aucune  pour 
le  prouver,  attendu  que,  pour  gagner  l'indulgence,  il  faut  être  dans 
l'amour  de  Dieu,  et  où  est  cet  amour,  là  se  font  beaucoup  de 
bonnes  œuvres,  et  de  grandes.  Cet  article  erroné  est  encore  contraire 
à  la  teneur  de  toutes  les  bulles  et  lettres  d'indulgence,  qui  générale- 
ment toutes  indiquent  que  l'indulgence  est  accordée  pour  que  les 
hommes  soient  par  là  excités  à  la  contrition,  à  la  confession  et  aux 
bonnes  œuvres.  Cet  article  erroné  est  donc  tout  à  fait  à  mépriser.  Je 
m'en  réfère  là-dessus  au  jugement  du  Saint-Siège  de  Rome  et  de 
toutes  les  universités  et  docteurs  chrétiens. 

Cet  article  avance  encore  que  ce  sermon  erroné  contient  une  in- 
struction exacte  pour  les  hommes  :  ce  qui  est  entièrement  contraire  à 
la  vérité  ;  car,  dans  cet  article,  on  demande,  on  prie,  on  conseille  que 
personne  ne  fasse  rien  pour  gagner  une  indulgence  :  conseil  qui  est 
loin  d'être  utile  au  salut.  L'article  dit  encore  que  les  paresseux  et  les 
lâches  doivent  seuls  rechercher  les  indulgences  :  conseil  qui  tend  à 


14  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1617 

séduire  misérablement  la  chrétienté,  vu  que  l'homme  se  fait  beau- 
coup plus  de  bien  à  lui-même  en  gagnant  une  indulgence  dont  il  a 
besoin  que  s'il  donnait  son  aumône  à  un  pauvre  qui  ne  serait  pas 
dans  un  besoin  extrême  ;  car  l'aumône  ou  la  bonne  œuvre  par  laquelle 
l'homme  mérite  une  indulgence,  étant  faite  par  amour  de  Dieu,  est 
aussi  méritoire  pour  la  vie  éternelle  que  l'aumône  faite  à  un  pauvre. 
De  plus,  comme  par  l'indulgence  qu'il  gagne  par  son  aumône, 
l'homme  se  libère  promptement  de  la  peine  qu'il  doit  subir  pour  ses 
péchés,  il  lui  vaut  mieux  mériter  une  indulgence  que  de  donner  l'au- 
mône à  des  pauvres  qui  ne  sont  pas  dans  un  extrême  besoin.  Notre- 
Seigneurdit  aussi  dans  le  chapitre  de  saint  Luc  :  Pour  le  reste,  fai- 
tes-en des  aumônes,  savoir,  à  ceux  qui  ne  sont  pas  dans  un  besoin 
extrême  ;  car  à  ceux  qui  sont  dans  l'extrême  nécessité,  Dieu  ordonne 
de  faire  l'aumône,  même  des  biens  dont  l'homme  a  besoin  pour  l'en- 
tretien de  sa  vie  et  de  son  état.  C'est  donc  mal  à  propos  qu'on  allè- 
gue saint  Paul  dans  cet  article.  L'Apôtre  dit  bien  :  Quiconque  n'a 
pas  soin  des  gens  de  sa  maison,  a  renié  la  foi,  et  il  est  pire  qu'un  in- 
fidèle. Mais  il  ne  défend  pas  de  faire  du  bien  plutôt  à  soi-même  qu'aux 
gens  de  sa  maison  lorsque  ceux-ci  ne  sont  pas  dans  la  nécessité 
extrême.  Chacun  doit  aussi,  dans  la  manière  de  donner  l'aumône, 
observer  l'ordre  de  la  charité,  se  secourir  d'abord  soi-même,  ensuite 
ses  proches,  comme  il  a  été  touché  plus  haut.  C'est  pourquoi  les 
Chrétiens  fidèles  ne  doivent  ajouter  aucune  foi  aux  paroles  nues,  iso- 
lées, mal  fondées  de  l'article,  car  il  n'est  appuyé  d'aucune  preuve 
solide  tirée  de  l'Écriture  sainte. 

En  dix-septième  lieu  :  L'indulgence  n'est  point  commandée  ni 
conseillée,  mais  du  nombre  de  ces  choses  qui  sont  tolérées  et  permi- 
ses ;  ce  n'est  donc  pas  une  œuvre  d'obéissance  ni  une  œuvre  méri- 
toire, mais  une  exception  à  l'obéissance.  C'est  pourquoi,  bien  qu'il 
ne  faille  empêcher  personne  d'en  gagner,  on  devrait  cependant  en 
détourner  tous  les  Chrétiens,  et  les  exciter  aux  œuvres  et  aux  peines 
qu'on  leur  remet. 

Réfutation.  —  C'est  vrai  qu'on  ne  commande  pas  de  gagner  une 
indulgence,  mais  cela  est  fidèlement  conseillé  par  sa  Sainteté  apo- 
stolique, par  les  conciles  généraux,  par  tous  les  pieux  prélats  de  la 
sainte  Église,  qui  accordent  des  indulgences  pour  la  pratique  des 
bonnes  œuvres,  pour  la  gloire  de  Dieu,  pour  le  bien  de  la  chrétienté, 
pour  procurer  du  mérite  aux  hommes  qui  font  des  bonnes  œuvres  à 
cause  de  l'indulgence  ;  aussi  pour  le  bien  de  l'homme,  en  ce  qu'il  se 
libère  de  la  peine  qu'il  devrait  subir  pour  ses  péchés,  comme  il  a  été 
dit  plus  haut.  C'est  pourquoi  l'indulgence  n'est  pas  du  nombre  de 
ces  choses  qui  sont  uniquement  tolérées  et  permises.  Cet  article  dit 


à  I5UJ  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  45 

encore  que  de  mériter  une  indulgence  n'est  pas  une  œuvre  méritoire, 
mais  une  exception  à  l'obéissance  :  article  qui  jamais,  non  plus  que 
tous  les  autres,  ne  pourra  être  démontré  par  aucune  Ecriture  sainte: 
car  les  œuvres  gratifiées  d'une  indulgence  sont  toujours  meilleures 
que  les  mêmes  sans  indulgence,  quoique  faites  au  même  degré  de 
charité.  Cet  article  est  donc  contraire  à  la  liberté  du  Saint-Siège  de 
Rome  ;  car  Dieu  a  confié  à  son  vicaire,  le  Pape,  et  au  Siège  aposto- 
lique, l'autorité  souveraine  de  toutes  les  choses  qui  servent  au  salut 
de  l'homme. 

En  dix-huitième  lieu  :  Si  les  âmes  sont  tirées  du  purgatoire  par 
l'indulgence,  je  ne  le  sais  pas  et  jenelecrois  pas  même  encore,  quoi- 
que quelques  nouveaux  docteurs  le  disent  ;  mais  il  leur  est  impossible 
de  le  démontrer  :  aussi  l'Église  ne  l'a-t-elle  pas  encore  décidé.  C'est 
pourquoi,  pour  plus  de  sûreté,  il  vaux  mieux  prier  vous-mêmes  et 
faire  des  œuvres  pour  elles  ;  car  c'est  plus  sûr  et  certain. 

Réfutation.  —  Premièrement,  cet  article  est  plein  d'astuce  ;  car 
il  dit  que  l'Église  n'a  point  décidé  que  les  âmes  puissent  être  déli- 
vrées du  purgatoire  par  l'indulgence.  Cependant,  dans  sa  pratique, 
la  sainte  Église  romaine  tient  que,  par  l'indulgence,  les  âmes  sont 
délivrées  du  purgatoire.  Il  y  a  bien  des  autels,  des  églises  et  des  cha- 
pelles à  Rome,  où  l'on  délivre  les  âmes  en  y  célébrant  la  messe  ou 
en  y  pratiquant  d'autres*  bonnes  œuvres.  Cela  vient  de  ce  que  \e> 
Papes  y  ont  accordé  une  indulgence  plénière  pour  la  délivrance  des 
âmes  lorsqu'on  y  dit  la  messe  ou  qu'on  y  fait  d'autres  bonnes  œuvres, 
suivant  qu'il  est  d'usage  à  Rome.  Ni  le  Pape  ni  l'Église  romaine  ne 
toléreraient  à  Rome  cette  délivrance  des  âmes  si  elle  n'était  bien 
fondée;  car  le  Pape  et  le  Siège  de  l'Église  romaine  et  l'autorité  pa- 
pale n'errent  point  dans  les  choses  qui  regardent  la  foi.  Or,  l'indul- 
gence est  de  ce  nombre  ;  car  qui  ne  croit  pas  que  le  Pape  puisse  ac- 
corder une  indulgence  et  une  indulgence  plénière  aux  vivants  et  aux 
défunts,  qui  sont  dans  l'amitié  de  Dieu,  celui-là  tient  que  le  Papt 
n'a  pas  reçu  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  la  plénitude  de  la  puis- 
sance sur  les  fidèles  :  ce  qui  est  contraire  aux  saints  canons. 

Cet  article  avance  encore  que  quelques  nouveaux  docteurs  disent 
que  les  âmes  sont  délivrées  du  purgatoire  par  l'indulgence,  mais 
qu'il  leur  est  impossible  de  le  prouver.  Sur  quoi  il  faut  savoir  que  le:» 
saints  docteurs  modernes  l'ont  très-bien  démontré,  et  que  jamais  ils 
n'ont  été  condamnés  pour  cela  par  la  sainte  Église  romaine,  particu- 
lièrement saint  Thomas,  dont  les  papes  Urbain  et  Innocent  ont  reçu 
pour  chrétienne  et  approuvée  la  doctrine  touchant  la  foi  et  le  salut 
des  âmes,  sans  qu'aucun  Pape  l'ait  condamnée  depuis.  Puis  donc  que 
la  doctrine  de  saint  Thomas  est  reconnue  pour  orthodoxe,  cet  article 


16  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1Y.  —  De  1517 

est  suspect  quant  à  la  vérité.  Saint  Jérôme  dit  de  son  côté  :  Dès  que 
votre  Béatitude,  qui  tient  le  siège  et  la  foi  de  Pierre,  approuve  ma 
créance,  quiconque  la  condamne  se  démontre  lui-même  un  insensé, 
un  méchant  ou  un  hérétique.  Tel  on  doit  donc  tenir  celui  qui  con- 
damne saint  Thomas  comme  n'étant  pas  sûr  dans  ce  qu'il  enseigne  et 
écrit  sur  la  foi  chrétienne. 

En  dix-neuvième  lieu  :  Dans  ces  points  je  n'ai  point  de  doute,  et 
ils  sont  suffisamment  fondés  en  l'Ecriture.  C'est  pourquoi  vous  ne 
devez  avoir  aucun  doute  vous-mêmes,  et  laissez  les  docteurs  scho- 
lastiques être  des  scholastiques  ;  tousensemhle,  avec  leurs  opinions, 
ils  ne  suffisent  pas  pour  affermir  une  seule  prédication. 

Réfutation.  ■ —  Et  cet  article  et  tous  les  autres  n'ont  aucun  fon- 
dement dans  l'Écriture  ;  car  ils  sont  contraires  à  la  pratique  de  la 
sainte  Eglise  romaine  et  à  l'enseignement  de  tous  les  saints  docteurs 
modernes.  Et  si  saint  Augustin,  avec  les  trois  anciens  docteurs,  avait 
eu  révélation  que  la  puissance  du  Pape  et  de  l'Église  romaine  sur  les 
indulgences  devait  être  ainsi  méprisée  un  jour  par  des  hommes  éga- 
rés, ils  les  auraient  réfutés  d'avance  dans  leurs  écrits.  Cependant  les 
saints  docteurs  modernes,  ayant  appris  que  des  hommes  pervers  ont 
parlé,  prêché  et  écrit  contre  le  Pape  et  contre  la  vérité  de  l'indul- 
gence, ils  les  ont  attaqués  avec  des  raisons  chrétiennes,  et  jamais  la 
sainte  Église  romaine  ne  les  a  punis  ni  condamnés  pour  cela. 

L'article  dit  encore  :  Il  faut  laisser  les  docteurs  scholastiques  pour 
des  scholastiques,  car  tous  ensemble  ne  suffisent  point,  avec  leurs 
opinions,  pour  affermir  une  seule  prédication.  Penser  ainsi  des  doc- 
teurs scholastiques,  c'est  être  insensé  ;  car  ces  saints  docteurs  signa- 
lent et  combattent  toutes  les  nouvelles  erreurs.  Les  mépriser,  c'est 
errer  soi-même.  La  sainte  Église  romaine,  avec  toute  la  sainte  chré- 
tienté catholique,  tient  unanimement  que  les  saints  docteurs  scho- 
lastiques, par  leur  salutaire  enseignement,  suffisent  pour  confirmer 
la  foi  chrétienne  contre  les  hérétiques,  combien  plus  un  sermon. 
C'est  pourquoi,  dans  cet  article,  on  les  méprise  et  les  outrage  injus- 
tement, et  contre  toute  raison  et  vérité. 

En  outre,  tous  les  articles  erronés  sont  obscurs  dans  leur  brièveté, 
peut-être  parce  qu'on  pense  les  expliquer  comme  on  veut,  et  dans 
tous  les  sens.  Cependant  on  aurait  dû  penser  d'avance  au  grand 
scandale  qu'ils  excitent  ;  car,  à  cause  de  ces  articles,  beaucoup  de 
gens  mépriseront  l'autorité  et  le  pouvoir  du  Pontife  romain  et  du 
Saint-Siège  apostolique.  On  omettra  les  œuvres  de  satisfaction  sacra- 
mentelle. On  ne  croira  plus  jamais  aux  prédicateurs  et  aux  docteurs. 
Chacun  voudra  expliquer  la  sainte  Écriture  suivant  son  bon  plaisir. 
Les  âmes  seront  en  grand  péril  dans  toute  la  chrétienté,  car  chacun 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  47 

croira  ce  qu'il  lui  plaît.  Comme,  d'après  cet  article,  les  saints  doc- 
teurs modernes,  à  qui  pendant  plusieurs  siècles  la  chrétienté  a  ajouté 
une  grande  foi,  ne  méritent  aucune  créance,  cet  article  est  absolu- 
ment erroné. 

En  vingtième  lieu  :  Encore  que  je  sois  traité  d'hérétique  par  quel- 
ques-uns à  qui  cette  vérité  est  préjudiciable  pour  la  caisse,  je  ne  me 
soucie  pas  beaucoup  de  leur  criaillerie,  attendu  qu'il  n'y  a  qui  le 
font  que  quelques  sombres  cervelles  qui  n'ont  jamais  flairé  la  Bible, 
jamais  lu  les  docteurs  chrétiens,  jamais  compris  leur  propre  doctrine, 
mais  présument  beaucoup  trop  de  leurs  opinions  trouées  et  déchi- 
rées ;  car,  s'ils  en  avaient  l'intelligence,  ils  sauraient  qu'ils  ne  doi- 
vent diffamer  personne  sans  l'avoir  ouï  et  convaincu.  Mais  Dieu 
veuille  leur  donner,  ainsi  qu'à  nous,  le  bon  sens  !  Amen. 

Réfutation.  —  Cet  article  est  d'abord  entièrement  erroné,  et  de- 
mande qu'on  sache  ce  que  c'est  qu'un  hérétique.  En  conséquence, 
moi,  frère  Jean  Tetzel,  de  l'ordre  des  Prédicateurs,  je  publierai  encore 
d'autres  thèses  que  j'espère  soutenir,  avec  la  grâce  de  Dieu,  dans 
l'université  de  Francfort-sur-1'Oder.  Dans  ces  thèses,  ainsi  que  dans 
le  présent  écrit  et  ceux  qui  l'ont  précédé,  chacun  pourra  voir  et  com- 
prendre, même  avec  une  cervelle  incomplète,  ce  que  c'est  qu'un 
hérésiarque,  un  hérétique,  un  schismatique,  un  errant,  un  témé- 
raire, etc.  On  y  reconnaîtra  aussi  qui  a  une  sombre  cervelle,  qui  n'a 
jamais  flairé  l'Ecriture,  qui  n'a  jamais  lu  les  docteurs  chrétiens,  qui 
n'a  jamais  compris  sa  propre  doctrine.  Dans  la  certitude  de  la  vérité, 
je  soumets  toutes  ces  miennes  thèses  et  doctrines  à  l'examen  et  au 
jugement  de  sa  Sainteté  apostolique,  de  la  sainte  Eglise  romaine,  de 
toutes  les  universités  et  de  tous  les  docteurs  non  suspects,  avec  l'en- 
gagement de  subir  tout  ce  qui  sera  décidé,  la  prison,  la  fustigation, 
l'eau  et  le  feu. 

J'avertis  charitablement  tous  les  Chrétiens  de  n'ajouter  désormais 
aucune  foi  au  sermon  en  vingt  articles  erronés  ni  aux  thèses  y  rela- 
tives, à  moins  que  l'auteur  ne  les  soumette  au  jugement  de  sa  Sain- 
teté apostolique,  de  la  sainte  Église  romaine  et  de  toutes  les  uni- 
versités non  suspectes,  et  qu'il  ne  l'ait  montré  par  les  effets,  bien 
convaincu  que,  sans  cette  soumission,  le  sermon  en  vingt  articles  et 
les  thèses  qui  s'y  rapportent,  au  lieu  d'être  une  prédication  et  une 
doctrine  salutaires,  seront  une  séduction  et  une  perversion  des 
hommes;  car  Jésus-Christ  dit  lui-même:  Quiconque  n'écoute  pas 
l'Église,  qu'il  vous  soit  comme  un  païen  et  un  publicain.  Et  si  l'au- 
teur du  sermon  erroné  en  vingt  articles  composait  quelque  chose 
contre  cette  mienne  réfutation  sans  le  prouver  par  l'Écriture  sainte, 
le  droit  canon  et  les  saints  docteurs,  ou  sans  produire  des  raisons 


48  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

naturelles  et  suffisantes,  nul  Chrétien  ne  doit  s'en  scandaliser,  car 
ce  ne  seraient  que  des  paroles  en  l'air.  Et  si  dans  son  ouvrage,  l'au- 
teur ne  se  soumet  pas  publiquement  et  par  écrit  au  jugement  du 
Pape,  du  Saint-Siège  et  des  universités  non  suspectes,  je  n'écrirai 
point  contre  désormais,  mais  le  tiendrai  indigne  de  réponse  et  de 
réfutation.  C  est  de  quoi  je  proteste  publiquement  ici. 

Pour  la  gloire  de  Dieu,  le  salut  de  l'homme  et  l'honneur  du  Saint- 
Siège  apostolique  l. 

Tels  sont  textuellement,  d'un  côté,  le  sermon  de  Luther  contre  les 
indulgences  ;  de  l'autre,  la  réfutation  qu'en  tit  le  Dominicain  Jean 
Tetzel  :  réfutation  calme  et  mesurée,  dont  le  fond  consiste  à  opposer 
au  novateur  de  Wittemberg  ce  que  saint  Jrénée.  Tertullien,  Vincent 
de  Lérins  et  les  autres  Pères  ont  opposé  aux  hérétiques  de  tous  les 
temps,  savoir  :  la  croyance,  la  pratique,  la  tradition,  l'enseignement 
de  toutes  les  églises,  principalement  de  l'Église  romaine.  Et  à  la  tin 
de  la  controverse,  et  à  chaque  question  particulière,  Tetzel  a  soin 
de  la  porter  au  pied  du  tribunal  suprême  :  d'avance  il  se  soumet  au 
jugement  :  que  Luther  s'y  soumette  à  son  exemple,  la  discussion 
pourra  continuer  entre  eux,  comme  entre  deux  fds  dociles  de  la 
même  mère  ;  mais  si  Luther  n'écoute  pas  l'Eglise,  il  n'y  a  plus  de 
discussion  ;  Luther  lui  sera  comme  un  païen  et  un  publicain. 

Luther  fit  une  réponse  superticielle  et  sophistique  sur  quelques 
accessoires;  quant  au  fond,  l'on  y  découvre  le  caractère  de  l'héré- 
siarque, esprit  faux,  orgueilleux,  opiniâtre.  La  soumission  au  juge- 
ment suprême  de  l'Église,  il  l'esquive  par  une  équivoque  bouffonne. 
Pour  la  comprendre,  il  faut  savoir  que  le  même  mot  allemand  signi- 
fie soumettre,  présenter  et  offrir  2.  Luther  dit  donc  de  Tetzel  : 

Pour  donner  plus  d'apparence  à  son  dessein,  il  me  veut  contraindre 
à  soumettre  (offrir)  mon  sermon  à  la  connaissance  de  sa  Sainteté 
papale,  du  Saint-Siège  apostolique  et  des  universités  non  suspectes. 
A  quoi  je  réponds  :  Je  n'ai  besoin  d'aucun  ellébore,  je  n'ai  pas  non 
plus  un  si  gros  rhume,  que  je  ne  sente  pas  cela.  Cependant,  cela  ne 
tardera  guère,  je  présenterai  ma  matière,  peut-être  plus  qu'il  ne  leur 
sera  agréable.  Pour  le  moment,  c'est  assez  qu'il  ne  soit  pas  néces- 
saire de  charger  sa  Sainteté  papale  et  le  Siège  de  Rome  avec  des  pré- 
dications non  nécessaires,  à  moins  qu'il  n'y  eût  un  siège  de  bois  va- 
cant; encore  moins  avec  des  textes  évidents  de  l'Écriture,  que  l'on 
prêche  et  que  l'on  comprend  de  concert  par  toute  la  chrétienté  3. 

Quant  à  l'autorité  de  la  coutume  et  de  la  tradition,  voici  comment 


1  Wulch,t.  18,  p,  538-564.  —  2  En  allemand,  cri  iete  >..  —  «Walch,  t.  18,  p.  580, 
n.  J>i  et  55. 


à  1545  de  l'ère  chr.l        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  49 

il  la  rejette.  Tetzel  dit  :  La  coutume  et  la  pratique  de  l'Église  doivent 
être  tenues  pour  une  loi.  Or,  la  coutume  et  la  pratique  de  la  chréx. 
tienté,  par  rapport  aux  indulgences,  est  telle.  Donc  c'est  une  loi  de 
l'Église.  Je  réponds  :  Il  est  vrai  que  ce  qui  est  de  pratique  et  de  cou- 
tume dans  la  chrétienté  équivaut  à  une  loi  de  l'Eglise  ;  mais  cela  s'en- 
tend des  bonnes  pratiques  et  des  bonnes  coutumes,  et  non  pas  des 
mauvaises  l.  On  comprend,  du  reste,  que  Luther  se  réservait  à  lui- 
même  le  droit  de  décider  quelles  étaient  les  pratiques  bonnes  ou 
mauvaises  de  l'Église  universelle,  à  peu  près  comme  le  rebelle  ou  le 
voleur  consent  à  se  soumettre  aux  lois  de  la  société  civile,  pourvu 
que  ce  soit  à  lui  de  juger  si  ces  lois  sont  bonnes  et  de  s'en  faire  lui- 
même  l'application.  Luther  ne  se  gêne  pas  plus  avec  les  Pères  et  les 
docteurs  de  l'Église.  Pour  lui,  fussent-ils  des  milliers,  ce  ne  sont  que 
de  vains  échos  de  saint  Thomas,  de  saint  Bonaventure,  du  Maître  des 
sentences,  d'Alexandre  de  Haies.  Leurs  sentiments,  même  unanimes, 
n'étant  pas  appuyés  sur  l'Écriture  ni  sur  de  bonnes  preuves,  de  quoi 
Luther  reste  juge  en  dernier  ressort,  ne  sont  que  des  opinions,  des 
conjectures  incertaines,  et  ne  peuvent  être  que  cela ,  d'autant  plus 
que  ce  n'est  point  à  eux,  mais  au  concile  général,  qu'appartient  le 
pouvoir  de  déclarer  définitivement  la  vérité  qui  se  parle  sans  Ecri- 
ture -.  Enfin,  quand  même  un  grand  nombre,  que  dis-je!  quand 
même  plus  de  milliers  encore  de  docteurs,  fussent-ils  tous  saints, 
auraient  tenu  ceci  ou  cela,  ils  n'auraient  cependant  aucune  valeur 
contre  une  seule  sentence  de  l'Écriture,  comme  dit  saint  Paul,  cha- 
pitre premier,  verset  huit,  aux  Galates  :  Quand  nous-même  ou  un 
ange  du  ciel  vous  annoncerait  autre  chose  que  ce  que  nous  vous 
avons  annoncé,  qu'il  soit  anathème  3.  Bien  entendu  que  ce  n'est  point 
aux  Pères  de  l'Église,  fussent-Ps  des  milliers,  d'interpréter  la  sen- 
tence en  question,  mais  à  Luther  seul.  Tel  était  la  modestie  du  moine 
de  Wittemberg. 

Tetzel  avait  protesté  de  cesser  la  discussion  si  Luther  ne  promet- 
tait soumission  au  jugement  de  l'Église  ;  lui-même  s'y  était  soumis, 
prêt  à  subir  la  prison,  l'eau  et  le  feu.  Luther  lui  répond,  entre  autres 
gentillesses,  qu'il  se  moque  de  ses  cris  comme  des  braiements  d'un 
âne  4.  Au  lieu  de  son  eau  et  de  son  feu,  il  lui  conseille  le  jus  de  la 
treille  et  le  feu  qui  s'évapore  des  oies  rôties  5.  Tout  en  l'appelant  un 
mangeur  de  fer  rouge  et  un  pourfendeur  de  rochers,  il  lui  fait  savoir 
qu'on  trouve  à  Yittemberg  bonne  hospitalité,  porte  ouverte  et  table 
à  convenance  6.  Enfin,  dit-il,  Tetzel  se  plaint  que  mon  sermon  excite 

1  Walch,  p.  510,  n.  50.  —  »  lbid.,  t.  18,  p.  556,  n.  6  et  7.  —  »  Ibid.,  n.  9.  — 
♦  lbid.,  p.  678,  n.  45.  —  <  N.  46.  —  «  N.  49. 

xxnt.  4 


50  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

un  grand  scandale  et  le  mépris  du  Siège  de  Rome,  le  mépris  de  la 
foi,  du  sacrement,  des  docteurs  de  l'Église.  Tout  ceci,  je  ne  saurais 
le  comprendre  que  de  cette  manière  :  Aujourd'hui  même  le  ciel  va 
tomber,  et  demain  il  n'y  aura  pas  un  vieux  pot  qui  ne  soit  en  pièces  '. 
Avec  ces  bouffonneries  dans  une  affaire  aussi  grave,  Luther  feint 
toujours  qu'il  ne  s'agissait  que  de  cette  simple  question  :  Les  indul- 
gences sont-elles  commandées  ou  non  ?  tandis  qu'il  attaquait  auda- 
cieusement  le  pouvoir  même  de  l'Eglise  à  octroyer  des  indulgences, 
qu'il  niait  l'autorité  de  la  tradition,  l'autorité  des  Pères  et  des  doc- 
teurs, et  avant  cela  même  le  libre  arbitre  de  l'homme,  le  fondement 
de  toute  morale  et  de  toute  société.  Cette  originelle  et  profonde  hypo- 
crisie de  Luther  n'a  point  été  assez  remarquée. 

Le  15  février  1518,  il  écrivait  à  Spalatin,  secrétaire  intime  de  l'é- 
lecteur de  Saxe  :  Vous  me  faites  deux  petites  questions.  La  première, 
quelle  intention  doit  avoir  celui  qui  veut  offrir  ou  faire  une  autre 
bonne  œuvre?  Je  réponds  en  deux  mots  :  Dans  toutes  les  œuvres,  il 
faut  avoir  la  pensée  du  désespoir  et  celle  de  l'assurance  ;  du  déses- 
poir, à  cause  de  toi  et  de  ton  œuvre  ;  de  la  joie,  à  cause  de  Dieu  et  de 
sa  miséricorde.  Car  ainsi  parle  l'Esprit  :  Le  Seigneur  se  plaît  en  ceux 
qui  le  craignent  et  qui  espèrent  en  sa  miséricorde.  Car  la  crainte 
est  comme  un  commencement  de  désespoir.  Et  pour  parler  nette- 
ment :  Chaque  fois  que  tu  veux  offrir  ou  faire  quelque  chose  de  bon, 
sache  et  crois  fermement  qu'une  telle  œuvre  ne  saurait  plaire  à  Dieu, 
si  grande,  si  bonne,  si  pénible  qu'elle  puisse  être,  mais  qu'elle  mé- 
rite d'être  réprouvée.  C'est  pourquoi,  commencez  par  vous  accuser, 
vous  et  votre  bonne  œuvre,  et  par  vous  en  confesser  à  Dieu  2. 

Nous  voyons  ici  de  nouveau  le  principe  satanique  de  Luther,  que, 
de  leur  nature,  les  bonnes  œuvres  sont  des  péchés,  et  qu'il  n'y  a  de 
salut  pour  l'homme  que  de  croire  comme  article  de  foi  que  Dieu  les 
lui  pardonne,  ainsi  que  ses  autres  crimes.  C'est  comme  si  Satan  di- 
sait à  Dieu  :  Tu  as  beau  faire,  tout  est  à  moi,  car  le  bien  même  est 
un  mal. 

La  seconde  question,  dit  Luther,  est  de  la  vertu  de  l'indulgence, 
de  ce  qu'elle  peut.  Cette  affaire  est  encore  douteuse,  et  ma  contro- 
verse à  cet  égard  Hotte  encore  parmi  les  injures  ;  cependant  je  dirai 
deux  choses.  L'une,  en  secret,  à  vous  et  à  nos  amis,  jusqu'à  ce  que 
l'affaire  devienne  publique  :  Je  pense  que  les  indulgences,  de  nos 
jours,  ne  sont  qu'une  tromperie  des  âmes,  et  qu'elles  ne  servent 
qu'aux  paresseux  et  aux  lâches.  Motre  Carlostadt  n'est  pas  de  cet 
avis:  mais  je  sais  néanmoins  qu'il  n'en  fait  nulle  estime.  C'est  pour 

•  N.  50.  —  2  Walch,  t.  15,  append.,  p.  9,  epist.  4,  n.  2. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  51 

abolir  cette  tromperie,  que,  par  amour  de  la  vérité,  je  me  suis  engagé 
dans  le  dangereux  labyrinthe  de  la  dispute,  et  me  suis  tiré  à  dos  tant 
de  centaines  de  Minotaures,  de  Rhadamanthotaures  et  de  Cacotau- 
res  l.  —  Ce  sont  les  gracieux  titres  que  Luther  donne  à  ses  juges. 

La  seconde  chose  qu'il  présente  comme  certaine,  et  même  avouée 
de  ses  adversaires,  c'est  que  de  donner  l'aumône  ou  de  faire  du  bien 
au  prochain,  vaut  infiniment  mieux  que  l'indulgence  ;  et  il  décide 
que  celui  qui  laisse  le  pauvre  pour  gagner  une  indulgence  mérite 
la  colère.  Mais  c'est  déguiser  la  question  par  un  sophisme.  Nous 
avons  vu  que  les  indulgences  sont  toujours  accordées  pour  des  œuvres 
de  bienfaisance  envers  le  prochain  :  bâtir  des  églises,  des  hôpitaux, 
des  ponts,  réparer  des  chemins,  entretenir  les  pauvres  d'un  hospice, 
soulager  les  âmes  du  purgatoire,  défendre  les  Chrétiens  contre  les 
infidèles,  se  libérer  soi-même  des  dettes  que  l'on  a  contractées  en- 
vers la  justice  divine;  car,  après  tout,  nous  sommes  notre  premier 
prochain,  et  nous  devons  aimer  les  autres  comme  nous-mêmes,  mais 
non  pas  plus  que  nous.  La  question  est  de  savoir  si  une  bonne  œuvre 
envers  nous  ou  envers  les  autres,  récompensée  d'une  indulgence 
par  l'Église,  ne  vaut  pas  mieux  que  sans  cette  indulgence.  Luther 
dira  que  non;  oui,  mais  comme  il  dit  qu'une  œuvre  quelconque, 
si  bonne  qu'elle  puisse  être,  est  et  sera  toujours  un  péché,  foulant 
aux  pieds,  dans  la  même  lettre,  et  la  logique  du  philosophe  et  la  foi 
du  Chrétien. 

Le  dimanche  de  la  Sainte-Trinité  1518,  Luther  adressa  au  pape 
Léon  X  une  lettre,  avec  une  défense  de  ses  quatre-vingt-quinze  pro- 
positions touchant  les  indulgences.  11  se  plaint  d'avoir  été  décrié 
auprès  du  Saint-Père,  comme  un  hérétique,  un  schismatique,  un 
parjure  :  ce  qui  le  console,  c'est  qu'il  a  la  conscience  innocente  et 
tranquille.  A  l'en  croire,  les  auteurs  de  tout  ce  mal  sont  les  prédica- 
teurs d'indulgence;  il  les  accuse  vaguement  d'excès,  mais  sans  rien 
articuler  de  précis;  il  accuse  de  même  leurs  instructions  imprimées, 
que  nous  avons  vues  irréprochables.  Ayant  écrit  contre  à  quelques 
prélats,  sans  recevoir  de  tous  une  réponse  favorable,  il  se  vit  obligé 
de  publier  une  série  de  propositions  qui,  au  dire  de  ses  adversaires, 
ont  allumé  un  grand  incendie  par  tout  le  monde.  Cela  vient  peut- 
être  de  ce  qu'ils  me  refusent  à  moi  seul,  qui  cependant,  par  l'autorité 
de  votre  Sainteté  apostolique,  suis  maître  en  théologie,  le  droit  de 
disputer  librement  comme  les  autres  dans  les  universités,  non-seu- 
lement sur  les  indulgences,  mais  sur  des  articles  plus  importants, 
comme  la  puissance  et  la  miséricorde  de  Dieu.  Ce  qui  m'étonne 

1  Walch,  t.  15,  append.,  p.  9,  epist.  4,  n.  4. 


r,2  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

qu'ils  me  refusent  le  droit  que  j'ai  reçu  de  la  puissance  de  votre 
Sainteté,  c'est  que,  bien  malgré  moi,  je  suis  contraint  de  leur  ac- 
corder des  choses  bien  plus  considérables,  savoir  :  de  mêler  les  rê- 
veries d'Aristote  à  la  théologie,  et  de  ne  produire  dans  leurs  disputes 
que  des  mensonges  sur  la  majesté  divine,  contrairement  au  pouvoir 
qu'ils  ont  reçu  de  votre  Sainteté  l. 

Ces  paroles  de  Luther  sont  bien  à  remarquer.  Il  y  confesse,  de 
son  propre  mouvement,  que  son  droit  de  docteur  en  théologie,  aussi 
bien  que  celui  des  autres,  lui  vient  de  l'autorité  suprême  du  Pape,  et 
qu'il  lui  a  été  donné  uniquement  pour  et  non  pas  contre  la  foi  ca- 
tholique. Bien  des  docteurs  modernes,  en  France  et  ailleurs,  ne  fe- 
raient pas  mal  de  méditer  cet  aveu  de  Luther. 

Il  s'étonne  ensuite  que  ses  thèses  sur  les  indulgences  se  soient  si 
promptement  répandues  partout,  et  s'écrie:  Maintenant,  que  dois-je 
faire  ?  Me  rétracter,  je  ne  le  puis  ni  le  veux  2. 

Cependant  il  dit  à  la  fin  de  sa  lettre  :  C'est  pourquoi,  très-Saint- 
Père,  je  me  jette  aux  pieds  de  votre  Béatitude ,  et  me  remets  à  elle 
avec  tout  ce  que  je  suis  et  tout  ce  que  j'ai.  Donnez  la  vie  ou  la  mort, 
appelez  ou  rappelez,  approuvez  ou  réprouvez,  comme  il  vous  plaira, 
j'écouterai  votre  voix  comme  celle  de  Jésus-Christ  même,  qui  pré- 
side en  vous  et  qui  parle  par  votre  bouche  ;  et  si  j'ai  mérité  la  mort, 
je  ne  refuse  pas  de  mourir  3. 

Ces  paroles  sont  assurément  fort  belles.  Cependant  la  parole  impor- 
tante n'y  est  pas;  il  s'offre  bien  à  mourir,  mais  non  pointa  se  rétracter  : 
au  contraire,  il  s'y  refuse.  Il  y  a  du  calcul  dans  cette  rhétorique. 

La  veille  de  la  Pentecôte  de  la  même  année  1518,  Luther  adressa 
une  lettre  semblable,  avec  la  défense  de  ses  thèses,  à  Jérôme  Scul- 
tet,  évêque  de  Brandebourg,  dans  le  diocèse  duquel  se  trouvait 
Wittemberg.  Il  y  proteste  qu'il  ne  conclut  rien  comme  certain,  mais 
qu'il  soumet  tout  à  la  sainte  Église  et  à  son  jugement.  Il  supplie  l'é- 
vêque  de  prendre  une  plume  et  de  l'encre,  d'effacer  de  ses  thèses  ce 
qu'il  jugerait  à  propos,  de  les  jeter  même  au  feu,  assuré  que  lui, 
Luther,  n'en  prendrait  point  de  peine4.  Et  cependant  tout  cela  paraît 
n'avoir  été  qu'une  comédie  ;  car  dès  le  15  février  de  la  même  année, 
nous  l'avons  vu  écrire  confidemment  à  Spalatin  qu'il  regardait  les 
indulgences  comme  une  tromperie  des  âmes,  et  ceux  qui  les  défen- 
daient comme  des  Minotaures5. 

D'ailleurs,  dans  cette  apologie  de  ses  quatre-vingt-dix-neuf  thèses 
sur  les  indulgences,  Luther  n'en  rétracte  aucune,  mais  les  maintient 


i  Walch,  t.  15,  p.  402  et  seqq.,  n.  9  et  10.  —  2  lbid.,  n.  12.  —  »  lbid.,  n.  10. 
—  •  lbid.,  p.  501.  —  ■  lbid.,  append.,  p.  1 1  et  12. 


à  1515  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  53 

toutes,  entre  autres  la  sixième  et  la  trente-huitième,  où  il  soutient 
que  le  Pape  même  ne  peut  remettre  le  péché  ou  la  coulpe,  mais  seu- 
lement déclarer  que  Dieu  l'a  remis  *.  Ce  qui  va  jusqu'à  nier  le  sacre- 
ment de  pénitence. 

Enfin,  le  26  avril  de  la  même  année  1518,  dans  une  conférence 
publique  au  monastère  des  Augustins  de  Heidelberg,  Luther  sou- 
tint ses  quatre-vingt-dix-neuf  thèses  contre  la  doctrine  de  l'Église 
romaine  sur  le  libre  arbitre,  sur  la  grâce,  la  foi,  la  justification  et 
les  bonnes  œuvres  2.  Lui-même  écrit  le  18  mai  à  Spalatin  que  les 
docteurs  de  Heidelberg  ont  trouvé  sa  théologie  nouvelle,  que  ceux 
d'Erfurth  la  regardaient  comme  un  venin  doublement  mortel,  que 
particulièrement  le  docteur  d'Eisenach  condamnait  toutes  ses  propo- 
sitions dans  une  lettre  qu'il  venait  d'en  recevoir,  que  le  docteur  Using 
lui-même  était  demeuré  stupéfait,  tant  c'est  une  grande  affaire  quand 
on  s'est  endurci  dans  de  vieilles  opinions.  Mais  l'espritdes  jeunes  doc- 
teurs et  de  toute  la  jeunesse  studieuse  est  tout  autrement  disposé,  et 
j'ai  un  magnifique  espoir  que,  comme  le  Christ  a  passé  aux  gentils 
après  avoir  été  rejeté  par  les  Juifs,  ainsi  maintenant  la  vraie  théo- 
logie, rejetée  par  les  vieux  entêtés,  passera  à  la  jeunesse  3. 

Voilà  ce  qu'écrivait  Luther  le  18  mai  151,8.  Et  cette  théologie  si 
nouvelle  et  si  merveilleuse  n'était  autre  que  l'impiété  de  Mahomet, 
détruisant  le  libre  arbitre,  faisant  de  Dieu  un  tyran  cruel  qui  punit 
l'homme  de  ce  que  l'homme  n'a  pu  éviter,  et  justifiant  ainsi  d'avance 
le  plus  horrible  athéisme. 

L'affaire  était  déférée  à  Rome  et  par  l'accusé  et  par  les  accusa- 
teurs. Le  pape  Léon  X  commença  la  procédure.  Il  ordonne  d'abord 
à  l'évêque  d'Ascoli  de  mander  Luther  pour  l'examiner  sur  la  foi,  au 
sujet  de  certaines  thèses  et  libelles  qu'il  avait  répandus  en  Allema- 
gne, et  qui  contenaient  quelques  articles  hérétiques.  L'évêque  cita 
le  moine  à  comparaître  à  Rome  dans  soixante  jours.  Le  moine,  que 
l'électeur  de  Saxe  prit  sous  sa  protection,  et  pour  qui  intercéda  près 
du  Pape  l'université  de  Wittemberg,  ne  comparut  point,  mais  con- 
tinua de  répandre  ses  erreurs  dans  de  nouvelles  thèses  et  de  nou- 
veaux libelles.  Alors,  par  un  bref  du  23  août,  signé  Sadolet,  Léon  X 
ordonne  à  son  légat  en  Allemagne,  le  cardinal  Cajétan,  de  mander 
Luther,  en  provoquant  au  besoin  l'assistance  de  l'empereur,  des 
princes  de  l'empire,  des  universités,  et  de  l'enfermer  jusqu'à  ce  que 
de  nouveaux  ordres  lui  enjoignent  de  l'envoyer.  Si  le  coupable  se 
repent,  le  légat  est  autorisé  à  le  recevoir  dans  l'unité  de  l'Eglise, 

1  Walch,  t.  18,  p.  311  et  449.  —  2  lbid.,t.  1,  p.  404  et  405.  —  3  lbid,  t.  15,  ap- 
pend.,  p.  20  et  21,  n.  3,  4  et  5. 


54  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

qui  ne  ferme  jamais  ses  entrailles  à  qui  revient.  S'il  s'opiniâtre,  le 
légat  procédera  contre  lui  et  contre  ses  fauteurs  par  toutes  les  cen- 
sures canoniques,  sans  excepter  qui  que  ce  soit,  sinon  la  personne 
de  l'empereur  l. 

L'électeur  de  Saxe  et  l'université  de  Wittemberg  obtinrent  du 
Pape  que  Luther  ne  serait  point  obligé  de  comparaître  à  Rome, 
mais  seulement  à  Augsbourg,  devant  le  légat.  Il  arriva  le  7  oc- 
tobre :  voici  dans  quelles  dispositions.  Il  n'y  a  rien  ici  de  nouveau 
ni  d'extraordinaire,  écrit-il  à  Mélanchton,  du  11;  sinon  que  dans 
toute  la  ville  chacun  parle  du  docteur  Luther,  et  veut  voir  ce  nouvel 
Érostrate,  qui  vient  d'allumer  un  si  grand  incendie.  Montrez-vous  un 
homme,  ainsi  que  vous  faites  déjà,  et  enseignez  la  chère  jeunesse. 
Je  vais  me  sacrifier  pour  cette  chère  jeunesse  et  pour  vous,  et  j'aime 
mieux  mourir  que  de  rétracter  ce  que  j'ai  bien  enseigné,  et  de  donner 
lieu  à  ces  stupides  et  furieux  ennemis  de  tous  les  arts,  mais  parti- 
culièrement de  la  doctrine  divine,  de  ruiner  les  beaux-arts  et  les 
études.  L'Italie,  comme  autrefois  l'Egypte,  est  plongée  dans  des  té- 
nèbres palpables,  au  point  qu'ils  ne  savent  rien  du  Christ  ni  du  chris- 
tianisme; cependant,  il  nous  faut  supporter  qu'ils  dominent  sur  nous, 
et  qu'ils  nous  enseignent  à  leur  manière  et  la  foi  et  les  bonnes  mœurs. 
Ainsi  s'accomplit  sur  nous  la  colère  de  Dieu,  suivant  la  plainte  du 
prophète  :  Je  leur  donnerai  des  jeunes  gens  pour  princes,  et  des 
enfants  qui  les  domineront 2. 

Luther  eut  trois  audiences  du  cardinal,  qui  lui  notifia  que  le  Pape 
exigeait  trois  choses  :  1°  rétracter  les  erreurs  qu'il  avait  répandues 
jusqu'alors  dans  des  écrits  et  des  sermons  ;  2°  promettre  de  les  aban- 
donner entièrement  et  de  ne  plus  les  reproduire;  3°  s'abstenir  doré- 
navant de  tout  ce  qui  pourrait  mettre  le  trouble  dans  l'Eglise.  Le 
moine  s'y  refusa,  prétendant  qu'il  n'était  venu  que  pour  argumenter, 
comme  dans  une  dispute  d'école.  C'était  le  12  octobre  lois. 

Le  lendemain,  dans  la  seconde  audience,  il  présenta  la  protestation 
suivante  :  Je,  frère  Martin  Luther,  Augustin,  proteste  avant  tout  et 
publiquement  que  je  vénère  particulièrement  la  sainte  Eglise  romaine, 
et  me  soumets  à  elle  dans  toutes  les  paroles  et  œuvres  présentes, 
passées  et  futures.  Si  j'ai  dit  quelque  chose  de  contraire,  je  veux 
qu'on  le  tienne  pour  non  dit.  Mais  comme  son  éminence,  sur  un  pré- 
tendu ordre  de  sa  Sainteté,  à  propos  d'une  dispute  que  j'ai  eue  sur 
l'indulgence,  a  voulu  m'amener  et  m'obliger  à  ces  trois  choses  : 
1°  me  reconnaître  et  rétracter  mes  propositions  ;  2°  assurer  qu'à  l'ave- 
nir je  ne  renouvellerai  point  l'affaire;  3°  promettre  de  m'abstenir  de 

1  Walch.,  t.  1,  p.  408;  t.  15,  p.  657  et  seqq.  —  2  Ibid.,  p.  672  et  673. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  55 

ce  qui  troublerait  l'Église  de  Dieu  :  moi,  qui  ai  cherché  la  vérité  par 
ces  disputes,  je  ne  puis  être  contraint  d'agir  contre  la  vérité  dans 
ces  recherches,  encore  moins  de  me  rétracter  sans  être  ouï  ni  con- 
vaincu. 

En  conséquence,  je  proteste  aujourd'hui  que  je  ne  sache  pas  avoir 
rien  dit  qui  fût  contre  la  sainte  Ecriture,  contre  les  docteurs  de  l'E- 
glise, contre  les  décrétales  ou  les  lois  des  Papes,  ou  contre  la  droite 
raison;  mais  tout  ce  que  j'ai  dit,  je  le  tiens  encore  aujourd'hui  pour 
juste,  vrai  et  chrétien. 

Néanmoins,  étant  homme  et  pouvant  me  tromper,  je  me  suis  sou- 
mis et  me  soumets  par  ces  présentes  à  l'examen  et  à  la  légitime  dé- 
cision de  l'Église  et  de  tous  ceux  qui  en  savent  plus. 

Cependant,  par  surabondance,  je  m'offre  à  donner  ici  ou  ailleurs, 
publiquement  et  en  personne,  raison  et  réponse  de  tout  ce  que  j'ai 
dit. 

Si  cela  ne  devait  point  suffire  à  monseigneur  le  légat,  je  suis  dis- 
posé à  mettre  par  écrit  ma  réponse  à  ses  remontrances,  et  d'attendre 
humblement  le  jugement  des  célèbres  universités  de  l'empire,  Bâle, 
Fribourg  et  Louvain,  ou,  si  cela  ne  suffisait  pas,  de  l'université  de 
Paris,  qui,  depuis  les  anciens  temps,  est  estimée  la  plus  chrétienne 
et  la  première  dans  l'Écriture  sainte l. 

Le  cardinal  se  mit  à  rire  de  la  protestation,  insista  de  nouveau  sur 
la  soumission  et  la  rétractation,  parce  que  telle  était  la  volonté  du 
Pape,  et  ajouta  :  Cher  fils,  je  n'ai  point  disputé  avec  vous;  mais, 
par  complaisance  pour  le  duc  Frédéric,  je  suis  prêt  à  vous  écouter 
paternellement  et  amicalement,  et  à  vous  instruire  de  la  vérité,  et 
même,  si  vous  le  voulez,  vous  réconcilier  avec  notre  Saint-Père  le 
pape  Léon  X  et  avec  l'Église  romaine. 

Le  lendemain,  Luther  présenta  un  écrit  sur  quelques  thèses,  en 
ajoutant  qu'il  ne  pouvait  se  rétracter,  à  moins  qu'on  ne  le  convain- 
quit du  contraire  par  l'Écriture.  Ce  n'était  point  se  soumettre  au  ju- 
gement de  l'Église,  mais  soumettre  l'Église  à  son  propre  jugement. 
Le  cardinal  insista  de  nouveau  sur  la  soumission,  et,  sur  le  refus  de 
Luther,  il  le  congédia.  Saint  Paul  avait  dit  aux  évêques  :  Ne  com- 
battez point  de  paroles,  mais,  après  une  réprimande  ou  deux,  évitez 
l'homme  hérétique,  sachant  qu'il  est  perverti  et  qu'il  pèche,  étant 
condamné  par  son  propre  jugement 2. 

Cependant,  le  soir  même,  le  cardinal  manda  Staupitzet  Wenceslas 
Linck,  et  les  chargea  d'essayer  sur  l'esprit  de  Luther  quelques  paroles 
plus  efficaces  que  les  siennes.  Il  les  pressa  si  vivement,  au  nom  de 

»  Walch.t.  15,  p.  687.  —  *  Tim.,  2,  14,  tit.  3,  10. 


50  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIY.  -  !)e  ! 5 1 7 

Léon  X,  de  la  paix  publique,  du  repos  de  la  Saxe,  qu'ils  lui  promi- 
rent d'aller  sur-le-champ  trouver  Luther.  Ils  tinrent  parole. 

Luther  fut  ému  jusqu'aux  larmes  de  cette  mission  de  charité,  et  il 
écrivit  au  légat  une  lettre  pleine  de  sentiments  affectueux,  où  il  disait 
entre  autres  :  «  Je  reviens  à  vous,  mon  père.  J'ai  vu  notre  vicaire, 
Jean  Staupitz,  notre  maître  Wenceslas  Linck.  Vous  ne  pouviez  choi- 
sir de  médiateurs  qui  me  plussent  davantage.  Je  suis  ému...  Je  n'ai 
plus  de  crainte  ;  ma  crainte  s'est  changée  en  amour  et  en  respect 
filial  ;  vous  auriez  pu  employer  la  force,  vous  avez  fait  choix  de  la 
persuasion  et  de  la  charité...  Je  l'avoue  maintenant...  Oui,  j'ai  été 
violent,  hostile,  insolent  envers  le  nom  du  Pape.  Poussé  à  tous  ces 
emportements,  j'aurais  dû  traiter  avec  plus  de  révérence  une  matière 
si  grave,  et,  en  répondant  à  un  fou,  éviter  de  lui  ressembler.  Je  suis 
affecté,  repentant;  je  vous  demande  pardon;  je  dirai  mon  repentir 
à  qui  voudra  m'entendre.  Désormais  je  vous  promets,  mon  père,  de 
parler  et  d'agir  tout  autrement;  Dieu  m'aidera.  Je  ne  dirai  plus  rien 
des  indulgences,  pourvu  que  vous  imposiez  silence  à  tous  ceux  qui 
m'ont  jeté  dans  cette  tragédie. 

«  Quant  à  la  rétractation,  mon  révérend  et  doux  père,  que  vous 
et  notre  vicaire  demandez  avec  tant  d'insistance,  ma  conscience  ne 
me  permet  en  aucune  manière  de  la  donner,  et  rien  au  monde,  ni 
des  ordres,  ni  des  conseils,  ni  la  voix  de  l'amitié,  ne  pourrait  me 
faire  parler  ou  agir  contre  ma  conscience.  Il  reste  une  voix  à  enten- 
dre, qui  vaut  toutes  les  autres,  c'est  celle  de  l'épouse,  qui  n'est  que 
la  voix  même  de  l'époux. 

«  Je  vous  supplie  donc  en  toute  humilité  de  porter  cette  affaire 
sous  les  yeux  de  notre  très-Saint-Père  le  pape  Léon  X,  afin  que 
l'Église  prononce  sur  ce  qu'il  faut  croire  ou  rejeter  ;  car  je  ne 
demande  que  d'entendre  le  jugement  de  l'Église,  et  de  m'y  sou- 
mettre1. » 

Cette  lettre  est  du  17  octobre  ;  mais  dès  la  veille  il  avait  rédigé  par- 
devant  notaire  une  longue  protestation,  où,  déclarant  suspects  les 
juges  qu'on  lui  avait  donnés  jusqu'alors,  et  l'évoque  d'Ascoli,  avec 
son  assesseur,  Priérias,  et  le  cardinal  Cajétan,  il  appelle  du  Pape  mal 
informé  au  Pape  mieux  informé  2. 

Le  9  novembre  1518,  le  pape  Léon  X  décida  la  question  des  in- 
dulgences, par  une  bulle  adressée  au  cardinal  Cajétan  et  contre- 
signée Bembe.  Le  souverain  Pontife  y  déclare  que  la  doctrine  de 
l'Église  romaine,  mère  et  maîtresse  de  toutes  les  autres,  est  que  le 
Pontife  romain,  successeur  de  saint  Pierre  et  vicaire  de  Jésus-Christ, 

i  Walch,  t.  15,  p.  714  et  seqq.  Audin,  t.  1,  p.  147.  —  2  Ibid.,  p.  720  et  seqq. 


à  1555  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  57 

a  le  pouvoir  de  remettre,  en  vertu  des  clefs,  la  coulpe  et  la  peine  des 
péchés  :  la  coulpe,  par  le  sacrement  de  pénitence,  et  la  peine  tempo- 
relle due  pour  les  péchés  actuels  à  la  justice  divine,  par  le  moyen 
des  indulgences  ;  qu'il  peut  les  accorder  pour  de  justes  causes  aux 
fidèles  qui,  par  l'union  de  la  charité,  sont  membres  de  Jésus-Christ  ; 
que  leur  utilité  s'étend  non- seulement  aux  vivants,  mais  encore  aux 
fidèles  décédés  dans  la  grâce  de  Dieu  ;  que  ces  indulgences  sont  ti- 
rées de  la  surabondance  des  mérites  de  Jésus-Christ  et  des  saints, 
du  trésor  desquels  le  Pape  est  le  dispensateur,  tant  par  forme  d'abso- 
lution que  par  forme  de  suffrage  ;  que  les  vivants  et  les  défunts  qui 
obtiennent  ces  indulgences  sont  libérés  d'une  peine  temporelle  équi- 
valente à  l'indulgence  accordée  ou  acquise  ;  que  la  créance  de  ces 
articles  est  indispensable  ;  que  quiconque  croira  ou  prêchera  le  con- 
traire sera  retranché  delà  communion  de  l'Église  catholique,  et  frappé 
d'une  excommunication  réservée  au  souverain  Pontife.  Enfin  le  Pape 
enjoint  à  son  légat  de  notifier  ce  décret  à  tous  les  archevêques  et 
évêques  d'Allemagne,  et  de  le  faire  mettre  à  exécution  :  ce  qui  fut 
exactement  observé  1.  La  bulle  fut  publiée  à  Lintz  et  imprimée  à 
Vienne  en  Autriche. 

Dans  cette  bulle,  le  nom  de  Luther  n'est  pas  même  prononcé.  Ce- 
pendant, dès  le  28  novembre,  sachant  que  l'on  continuait  la  procé- 
dure contre  lui  à  Rome,  il  avait  appelé  du  Pape  au  concile  général. 
Dans  cet  acte,  passé  devant  notaire,  il  proteste  que  son  intention 
n'était  pas  de  s'éloigner  des  sentiments  de  l'Eglise,  ni  d'affaiblir  l'au- 
torité des  Papes  dans  leurs  constitutions  ;  qu'il  ne  prétendait  ni 
douter  de  la  primauté  du  Saint-Siège  ni  de  sa  puissance,  ni  rien  dire 
qui  fût  contraire  au  pouvoir  du  souverain  Pontife  bien  avisé  et  bien 
instruit.  Que  cependant,  comme  Léon  X  n'était  point  exempt  des 
imperfections  communes,  et  que,  tout  Pape  qu'il  est,  il  peut  errer, 
aussi  bien  que  saint  Pierre  lorsqu'il  fut  repris  par  saint  Paul,  ceux 
qui  se  croient  lésés  par  son  autorité  et  opprimés  sans  raison,  ont  la 
voie  d'appel  pour  se  délivrer  de  l'oppression  ;  qu'ainsi,  ayant  appris 
que  l'on  procédait  contre  lui  à  Rome,  et  que  ses  juges  prétendus,  sans 
avoir  égard  à  sa  soumission  et  à  ses  protestations,  pensaient  à  le 
condamner,  il  se  trouvait  obligé  d'appeler  du  pape  Léon  X  mal  in- 
formé ,  au  concile  général  légitimement  assemblé,  représentant 
l'Église  universelle,  qui  est  au-dessus  du  Pape  dans  les  causes  qui 
concernent  la  foi,  de  tout  ce  qu'on  pourrait  faire  contre  lui,  instruc- 
tion du  procès,  excommunication,  censures  et  tout  ce  qui  s'en  était 

1  Pallavic.  Hist.conc.  trid.,\.  1,  c.  12,  n.  8.  — Le  Plat.  Monument  a  conc.  trid., 
t.  2,  p.  21  etseqq. 


58  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  i5i7 

ensuivi  et  s'ensuivrait,  protestant  de  poursuivre  son  appel  et  de  le 
relever  autant  qu'il  le  jugerait  à  propos  l. 

Tel  était  le  langage  de  Luther  dans  cet  appel  notarié.  Il  se  gênait 
moins  dans  ses  lettres  confidentielles.  A  propos  de  cette  ordonnance 
du  Pape  ou  de  la  précédente,  il  écrivait  à  Spalatin  :  Avec  mon  ap- 
pellation, je  fais  imprimer  quelques  observations  théologiques  sur  le 
bref  apostolique,  ou  plutôt  diabolique,  dont  vous  m'avez  envoyé  un 
exemplaire;  car  il  est  incroyable  qu'un  pareil  monstre  puisse  pro- 
venir du  souverain  Pontife,  surtout  de  Léon  X.  Mais,  quel  que  soit 
le  polisson  qui,  sous  le  nom  de  Léon  X,  essaye  de  me  faire  peur, 
qu'il  sache  bien  que  je  comprends  la  plaisanterie.  Que,  si  la  bulle 
émane  de  la  chancellerie,  je  leur  ferai  savoir  bientôt  leurs  impudentes 
témérités  et  leur  impie  ignorance  2. 

Léon  X  avait  décidé  la  question  des  indulgences  ;  mais  c'étaient 
les  moindres  erreurs  de  Luther.  11  en  restait  d'autres  plus  graves,  par 
où  même  il  avait  commencé,  et  qui  renversaient  le  fondement  même 
de  toute  morale,  de  toute  société,  de  toute  justice,  de  toute  religion 
et  même  de  toute  raison  naturelle.  Non-seulement  il  niait  le  libre 
arbitre  de  l'homme,  base  première  de  tout  ordre  moral,  politique  et 
religieux;  il  soutenait  que  l'homme,  lors  même  qu'il  fait  ce  qui  est 
en  lui,  pèche  mortellement  et  mérite  l'enfer;  que  le  juste  même 
pèche  dans  tout  ce  qu'il  fait  de  bon,  et  mérite  ainsi  châtiment.  Im- 
piété absurde,  qui  fait  de  la  justice  de  Dieu  une  cruauté  plus  que 
satanique,  de  punir  l'homme  non-seulement  du  mal  qu'il  ne  peut 
éviter,  mais  encore  du  bien  qu'il  fait  de  son  mieux.  Certes,  c'est  ici 
le  plus  furieux  venin  qui  soit  sorti  de  la  gueule  du  dragon.  Or,  telle 
est  l'essence  même  du  luthéranisme. 

Luther  continua  de  soutenir  cette  doctrine,  et  par  écrit  et  de  vive 
voix  :  nous  l'avons  vu  dans  la  conférence  de  Heidelberg  et  d'Erfuth. 
Il  la  soutint,  aussi  bien  que  Carlostadt,  dans  ses  disputes  avec  le 
Dominicain  Eckius,  notamment  dans  leur  conférence  de  Leipsick, 
en  1519.  Aux  treize  propositions  d'Eckius,  Luther  en  opposa  treize 
autres.  La  seconde  est  ainsi  conçue  :  Nier  que  l'homme  pèche  dans 
le  bien  et  qu'un  péché  véniel  ne  l'est  pas  tel  de  sa  nature,  ou  que  le 
péché  demeure  encore  dans  un  enfant  après  le  baptême  ;  nier  cela, 
c'est  fouler  aux  pieds  tout  ensemble  et  saint  Paul  et  Jésus-Christ. 
Cette  proposition,  ajoute-t-il ,  renferme  trois  choses  :  1°  que  dans 
une  bonne  œuvre  il  y  a  péché  ;  2°  que  le  péché  n'est  point  véniel  en 
soi,  mais  uniquement  par  la  grâce  de  Dieu  ;  3°  que  le  péché  reste 
après  le  baptême  3. 

1  Le  Plat.,  t.  2,  p.  37  et  seqq.—  *  Walch,  t.  15,  append.,  p.  30,  n.  3.—  3  Ibid., 
t.  18,  p.  882. 


à  1545  de  l'ère  chr.]      DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  59 

La  septième  proposition  porte  :  Celui-là  montre  qu'il  ne  sait  ce 
que  c'est,  ni  la  contrition,  ni  le  libre  arbitre,  qui  prétend  que  le  libre 
arbitre  est  maître  de  ses  actions,  bonnes  ou  mauvaises,  ou  qui  rêve 
que  quelqu'un  n'est  pas  justifié  uniquement  par  la  foi  de  la  parole, 
ou  que  la  foi  n'est  pas  détruite  et  perdue  par  chaque  péché  grave. 
J'indique  ici  trois  erreurs  d'Eckius,  ajoute-t-il  :  la  première,  que  le. 
libre  arbitre  est  maître  de  ses  actions  ;  la  seconde,  qui  est  encore  pire, 
en  ce  qu'il  nie  que  l'homme  soit  justifié  par  la  foi  seule;  la  troisième, 
en  ce  qu'il  n'accorde  pas  que  la  foi  se  perd  par  chaque  péché  mortel  '. 

La  treizième  proposition  est  un  pas  de  plus  dans  le  chemin  de  la 
révolte  ;  elle  est  de  la  teneur  suivante  :  Que  l'Église  romaine  soit  sur 
toutes  les  autres,  cela  se  prouve  par  les  simples  décrets  des  Pontifes 
romains,  qui  ont  été  fabriqués  depuis  quatre  cents  ans  ;  mais  ils  sont 
combattus  par  les  histoires  authentiques  de  onze  cents  ans,  par  les 
passages  de  l'Écriture  sainte  et  par  la  décision  du  concile  de  Nicée  2. 

On  s'étonnera  peut-être  de  cette  hardiesse.  Luther  écrit  confiden- 
tiellement à  son  ami  Spalatin,  que  c'est  un  piège  pour  prendre 
Eckius  ;  car  il  ne  manquera  pas  de  crier  que  je  ne  puis  le  prouver 
et  que  je  n'ai  pas  bien  compté  les  années ,  puisque,  il  y  a  plus  de 
quatre  cents  et  même  mille  ans,  l'Église  romaine,  notamment  le  pape 
Jules  Ier,  qui  vivait  peu  après  le  concile  de  Nicée,  enseignait  déjà 
dans  un  décret  que  l'Église  romaine  est  au-dessus  de  toutes  les  au- 
tres, et  que  sans  elle  on  ne  peut  ordonner  aucun  concile.  A  coup  sûr, 
il  triomphera  là-dessus  et  rira  de  mon  incroyable  imprudence  et 
témérité.  Alors  je  dirai  :  Que  ces  décrets  n'ont  jamais  été  reçus,  et 
que  si  Grégoire  IX,  Boniface  VIII  et  Clément  V  n'avaient  pas  ras- 
semblé les  décrétâtes  dans  des  livres,  l'Allemagne  certainement  n'en 
saurait  rien.  C'est  donc  à  ces  trois  Papes  qu'il  faut  attribuer  d'avoir 
publié  les  décrets  des  Pontifes  romainset  affermi  la  tyrannie  romaine 3. 

Tel  est  le  fameux  piège  de  Luther,  qui  n'est  au  fond  qu'un  misé- 
rable sophisme  :  La  décrétale  de  Jules  Ier  n'a  jamais  été  reçue,  parce 
que  Grégoire  IX  n'a  publié  sa  collection  des  décrétales  que  dans  le 
treizième  siècle.  Autant  vaudrait  dire  :  L'Évangile  n'a  jamais  été 
reçu,  parce  qu'il  n'a  été  imprimé  que  dans  le  quinzième.  Quant  à  la 
décrétale  du  pape  saint  Jules,  les  historiens  grecs  Sozomène  et  So- 
crate  nous  apprennent  que  c'était  dès  lors  une  ancienne  règle  de 
l'Église  qu'on  ne  devait  ni  assembler  de  concile,  ni  rien  décider  en 
matière  ecclésiastique,  sans  l'autorité  du  Pontife  romain. 

Luther  composa  une  longue  diatribe  pour  soutenir  sa  treizième 
proposition.  Il  y  avance,  avec  une  audace  incroyable,  que  jamais  les 

»  Walch,  1. 18,  p.  907  et  seqq.  — 2  Ibid.,  p.  925.  —  3  lbid.,  t.  15,  p.  986. 


60  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

églises  d'Orient  n'ont  été  soumises  à  l'Église  romaine.  Le  seul  témoi- 
gnage de  Socrate  et  de  Sozomène  suffit  pour  lui  donner  le  démenti, 
sans  compter  saint  Athanase  d'Alexandrie,  saint  Paul  de  Constanti- 
nople,  les  conciles  œcuméniques  d'Éphèse  et  de  Chalcédoine,  la  lettre 
de  l'église  d'Orient  au  pape  saint  Symmaque,  et  le  formulaire  du 
pape  saint  Hormisda,  souscrits  par  tous  les  Orientaux.  Mais  tous  les 
moyens  étaient  bons  à  Luther.  Lui-même  dira  plus  tard  à  Mé- 
lanchton  :  Quand  nous  serons  à  l'abri  de  la  violence  et  que  nous 
aurons  la  paix,  nous  raccommoderons  facilement  nos  artifices,  nos 
mensonges  et  nos  fautes.  C'est  ainsi  que  Chytrée  et  Célestin,  deux 
historiens  protestants  du  seizième  siècle,  citent  et  entendent  une 
lettre  de  Luther  à  Mélanchton  du  30  août  1530  l. 

Un  vieux  Dominicain,  Sylvestre  Priérias,  maître  du  sacré  palais, 
ayant  vu  les  propositions  de  Luther  contre  les  indulgences,  en  écri- 
vit une  réfutation  en  forme  de  dialogue  entre  Luther  et  lui,  et 
adressée  à  Luther  même,  qu'il  qualifie  encore  de  cher  frère.  Tout 
l'opuscule  est  dédié  au  pape  Léon  X.  Priérias  y  pose  d'abord  quatre 
principes,  comme  règles  fondamentales  dans  toute  discussion  entre 
théologiens.  —  Premier  principe.  L'Eglise  universelle  est  essentiel- 
lement la  société  de  tous  les  fidèles  :  virtuellement,  l'Église  romaine, 
chef  de  toutes  les  églises,  et  le  souverain  Pontife.  L'Église  romaine 
est  représentativement  le  collège  des  cardinaux,  et  virtuellement  le 
Pape,  chef  de  l'Église,  mais  d'une  autre  manière  que  Jésus-Christ. 
—  Second  principe.  Comme  l'Église  universelle  ne  peut  errer,  lors- 
qu'elle prononce  sur  la  foi  ou  les  mœurs,  de  même  un  concile  légi- 
time, y  compris  le  Pape,  ne  peut  errer  lorsqu'il  fait  ce  qui  est  en  lui 
pour  connaître  la  vérité  ;  autant  en  est-il  de  l'Église  romaine  ou  du 
Pape,  lorsqu'il  prononce  comme  Pape,  suivant  son  ollice.  —  Troi- 
sième principe.  Celui  qui  ne  tient  pas  à  la  doctrine  de  l'Église  romaine 
et  du  Pontife  romain,  comme  à  la  règle  infaillible  de  la  foi,  de  la- 
quelle la  sainte  Écriture  elle-même  tire  son  autorité,  celui-là  est  hé- 
rétique. —  Quatrième  principe.  L'Église  romaine  peut  décider  sur  la 
foi  et  les  mœurs,  soit  par  des  paroles,  soit  par  des  actions.  Et  comme 
celui-là  est  hérétique  qui  tient  quelque  chose  de  contraire  à  la  vérité 
de  l'Écriture  sainte,  de  même  est  hérétique  celui-ci  qui  conclut  con- 
trairement à  la  doctrine  et  à  la  pratique  de  l'Église  dans  ce  qui  re- 
garde la  foi  et  les  mœurs.  —  Corollaire.  Quiconque  dit  des  indul- 
gences, que  l'Église  romaine  ne  peut  pas  faire  ce  qu'elle  fait  réelle- 
ment, celui-là  est  un  hérétique  2. 

1  Cbytrœus,  Uisloria  augustanœ  confessionis  (Francofurti  ad  Mœnnm  1578, 
p.  275,  in-4").  —  Georg.  f.rclcstin.f/i'sL  comitior.  anno  \V-\0.  Augustœ  (Francof. 
ad  Oderam,  1597,  t.  3,  fol.  24,  p.  2.)  — 2  Walch,  t.  18,  p.  83  et  Si. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  61 

Ces  quatre  principes  du  vieux  Dominicain,  avec  leur  corollaire, 
nous  paraissent  très-bien  résumer  la  doctrine  des  Pères  et  des  doc- 
teurs orthodoxes,  notamment  de  saint  Augustin,  qui  a  dit:  Je  ne 
croirais  pas  même  à  l'Évangile  si  l'autorité  de  l'Église  catholique 
ne  m'y  amenait  ;  et  encore  :  Rome  a  parlé,  la  cause  est  finie  ;  puisse 
aussi  finir  l'erreur  ! 

Après  avoir  posé  ces  règles  fondamentales,  comme  la  pierre  an- 
gulaire contre  laquelle  viendront  se  briser  à  jamais  toutes  les  héré- 
sies, le  maître  du  sacré  palais  reproduit  chaque  proposition  de  Lu- 
ther, la  discute  avec  calme  et  en  peu  de  mots,  se  bornant  d'ordinaire 
à  faire  sentir  combien  elles  sont  contraires  à  la  foi  et  à  la  pratique  de 
l'Église. 

Luther  y  répondit  dans  les  premiers  mois  de  1518;  il  y  répondit, 
non  pas  sérieusement,  mais  pour  se  jouer  et  se  moquer  de  son  anta- 
goniste, comme  d'un  vieux  radoteur,  qui  ne  savait  pas  le  premier 
mot  de  l'Écriture  sainte,  mais  était  enfoncé  dans  les  ténèbres  du 
thomisme,  dans  les  décrets  menteurs  des  Papes,  dans  les  ignorants 
écrivains  de  Rome.  C'est  dans  ces  termes  gracieux  que  Luther  s'en 
explique  lui-même1.  Pour  les  quatre  principes  de  Priérias,  il  les 
passe  momentanément  sous  silence,  en  ayant  plutôt  deviné  le  sens, 
dit-il,  qu'il  ne  l'a  compris.  Il  se  moque  d'Aristote  et  de  saint  Tho- 
mas; mais,  ce  qui  est  à  remarquer,  il  se  loue  beaucoup  de  Gerson  2. 
Du  reste,  il  soutient  opiniâtrement  toutes  ses  erreurs. 

Priérias  répliqua  par  une  réponse  modérée  et  polie,  où  il  repousse 
les  personnalités  injurieuses  que  Luther  lui  avait  adressées.  Cette 
réplique  fut  accompagnée  ou  suivie  du  sommaire  d'un  ouvrage  plus 
considérable  en  deux  livres,  dont  le  premier  prouverait  l'autorité  du 
Pontife  romain;  le  second,  la  doctrine  de  l'Église  romaine  sur  les 
indulgences. 

Le  premier  livre  avait  ou  devait  avoir  seize  chapitres ,  dont  voici 
les  sommaires  :  1°  L'Église  est  une  monarchie  et  une  hiérarchie, 
dont  le  Pape  est  le  chef  suprême.  2°  L'Église  militante  est  le  royaume 
du  ciel  sur  la  terre,  la  monarchie  du  Christ,  la  cinquième  après  celles 
des  Assyriens,  des  Perses,  des  Grecs,  des  Romains,  et  la  plus  excel- 
lente de  toutes.  3°  Dans  ce  royaume  spirituel,  le  Pontife  romain  a  la 
primauté,  non-seulement  d'honneur,  mais  encore  de  juridiction. 
i°  Dans  le  gouvernement  ecclésiastique,  le  Pontife  romain  est  le  sou- 
verain de  l'univers,  ayant  la  même  puissance  que  saint  Pierre. 
5°  Dans  l'empire  ou  gouvernement  ecclésiastique,  le  Pape  seul  est 
le  chef  suprême,  et  il  l'est  partout.  6°  Il  l'est  toujours.  7°  Il  est  la 

1  Walch,  t.  18,  p.  212  et  213.  —  2  Ibid.,  p.  120  et  seqq. 


62  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.-  De  1517 

source  de  toute  juridiction  ecclésiastique.  8°  Sa  juridiction  est  la  plus 
haute,  et  il  n'y  en  a  point  qui  lui  soit  comparable.  9U  Dans  l'empire 
ecclésiastique,  le  Pontife  romain  est  le  suprême  législateur,  et  ses 
lois  obligent  tous  ceux  qui  veulent  obtenir  le  salut.  10°  Il  y  est  le 
juge  suprême,  et  cela  par  institution  divine.  1 1°  Il  l'est  sans  avoir  de 
juge  au-dessus  de  lui,  s'entend  toujours  d'un  Pape  certain.  12°  II 
l'est  sans  collègue.  13°  Il  l'est  sans  appel,  i 4e  Seul,  il  est  le  juge 
suprême  des  controverses  sur  la  foi  et  les  mœurs.  15°  Il  en  est  juge 
infaillible,  lorsqu'il  agit  comme  Pape  ou  chef,  se  servant  du  secours 
des  membres,  et  faisant  loyalement  ce  qui  est  en  lui  pour  connaître 
la  vérité  :  ce  serait  autre  chose  s'il  agissait  sans  loyauté.  16°  Le 
Pape  seul  a  cette  prérogative,  et  non  pas  le  concile  sans  le  Pape. 

Ces  seize  propositions,  même  dans  ce  qu'elles  ont  de  plus  fort,  ne 
sont  que  le  développement  de  cette  ancienne  loi  ecclésiastique,  rap- 
pelée par  les  Grecs  Sozomène  et  Socrate,  qu'on  ne  peut  rien  ordonner 
ni  terminer  dans  l'Eglise  sans  l'autorité  du  Pontife  romain;  et  de 
cette  autre  non  moins  ancienne,  que  toutes  les  causes  majeures  doi- 
vent être  réservées  au  Saint-  Siège  ;  enfin  de  cette  loi  toujours  vivante, 
que  tant  que  Rome  n'a  pas  parlé,  la  cause  n'est  pas  finie. 

Le  second  livre  de  Priérias  avait  ou  devait  avoir  également  seize 
chapitres,  où  il  expose  sur  les  indulgences  la  doctrine  catholique, 
telle  que  Luther  lui-même  confesse  l'avoir  prêchée d'abord  avec  zèle. 

Luther  réimprima  cette  pièce,  entremêlée  de  quelques  apostilles 
moqueuses,  avec  une  préface  et  un  épilogue.  Dans  la  préface,  il  dit 
entre  autres  :  «  Tient-on  et  enseigne-t-on  librement  et  publiquement 
de  pareilles  choses  à  Rome,  à  la  connaissance  et  avec  la  permission 
du  Pape  et  des  cardinaux  (ce  que  je  n'espère  pas)  ?  alors  je  dis  et  je 
confesse  publiquement,  par  cet  écrit,  que  le  véritable  antechrist  est 
assis  dans  le  temple  de  Dieu,  et  qu'il  règne  dans  la  vraie  Rabylone, 
vêtu  de  pourpre  et  d'écarlate,  et  que  la  cour  romaine  est  la  syna- 
gogue et  l'école  de  Satan  l.  Dans  son  épilogue,  Luther  ne  s'emporte 
pas  moins.  Il  y  appelle  le  vieux  Priérias  un  organe  de  Satan  ;  les 
Romanistes  ou  catholiques  romains,  des  Nemrods,  des  Ismaélites, 
des  hommes  de  sang  ,  des  sybarites,  des  sodomites,  des  antechrists, 
qui  séduisent  toute  la  terre  par  des  mensonges.  Il  s'écrie  enfin  :  Si 
nous  punissons  les  voleurs  par  la  corde,  les  meurtriers  par  le  glaive, 
les  hérétiques  par  le  feu,  pourquoi  ne  courons-nous  pas  plutôt  sus  a 
ces  pernicieux  docteurs  de  perdition,  tels  que  Papes,  cardinaux, 
évêques,  et  toute  cette  purulence  de  la  Sodome  romaine,  qui  em- 
poisonnent sans  cesse  et  perdent  entièrement  l'Eglise  de  Dieu?  pour- 

»  VVaU-li,  t.  18,  p.  213. 


à  I5i5  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  63 

quoi  ne  pas  les  attaquer  avec  toute  espèce  d'armes,  et  laver  nos  mains 
dans  leur  sang,  puisque  nous  voudrions  bien  nous  arracher,  nous  et 
nos  descendants,  au  feu  le  plus  grand  et  le  plus  à  craindre  l?  » 

Voilà  comme  Luther  s'exprimait  dans  une  controverse  théologi- 
que, dès  l'année  1519  ou  1520,  lorsqu'il  se  disait  encore  soumis  au 
Pape  et  avant  qu'il  eût  été  condamné  nommément.  Le  volcan  fer- 
mente d'une  manière  terrible,  il  bouillonne,  il  écume,  il  est  prêt  à 
faire  éruption.  Déjà  l'on  entend  les  portes  de  l'enfer  rugir  contre  l'É- 
glise et  contre  la  pierre  sur  qui  elle  est  fondée. 

Un  autre  antagoniste  de  Luther  fut  Jérôme  Emser,  licencié  en 
droit  canon  et  prêtre  à  Dresde.  Il  avait  d'abord  été  l'ami  du  moine; 
mais  l'ayant  vu  en  1519,  dans  la  dispute  de  Leipsick,  attaquer  non- 
seulement  les  indulgences,  mais  l'autorité  du  Pape  et  le  libre  arbitre, 
il  se  déclara  contre  lui  pour  la  vérité.  Il  écrivit  d'abord  à  Jean  Zaken. 
administrateur  de  l'église  de  Prague  et  prévôt  de  Leitmeritz,  qui, 
par  son  zèle,  ses  prédications  et  ses  vertus,  était  comme  l'apôtre  de 
la  Bohême  et  y  avait  ramené  un  grand  nombre  d'habitants  des  er- 
reurs de  Jean  Hus  à  la  foi  catholique.  Ce  qui  restait  de  Hussites  es- 
péraient beaucoup  dans  les  innovations  de  Luther  :  deux  de  leurs 
prédicants  lui  avaient  même  écrit  pour  lui  faire  connaître  ces  dispo- 
sitions. Cependant,  en  la  dispute  de  Leipsick,  il  les  désapprouva  de 
s'être  séparés  du  Pape,  même  dans  la  supposition  qu'il  ne  fut  le 
chef  de  l'Église  que  par  institution  humaine.  Emser  crut  utile  de 
mander  cette  particularité  à  l'administrateur  de  Prague,  avec  quel- 
ques réflexions  pour  arfermir  les  catholiques  et  convertir  les  Hussites 
de  Bohême  2. 

Luther  répondit  de  son  style  accoutumé.  Emser  était  de  race  noble 
et  portait  un  capricorne  dans  ses  armes.  Conformément  à  son  urba- 
nité littéraire,  Luther  adressa  sa  réponse  au  bouc  Emser,  le  traitant 
de  Judas,  d'indigne  théologien,  d'idole  du  monde,  qui  ne  savait  pas 
un  mot  de  l'Écriture  sainte,  et  autres  gentillesses  de  ce  genre.  Quant 
au  fond,  Luther  ne  reconnaît  d'autre  règle  que  l'Écriture  interprétée 
par  lui-même  ;  il  rejette  ouvertement  l'autorité  de  la  tradition,  des 
Pères  et  des  docteurs,  la  primauté  du  Pape  de  droit  divin,  l'inter- 
prétation constante  et  unanime  de  ces  paroles  de  Jésus-Christ  à  saint 
Pierre  :  Pais  mes  agneaux,  pais  mes  brebis,  et  félicite  l'université  de 
Paris  de  ce  qu'elle  venait  d'appeler  du  Pape  au  concile,  à  l'occasion 
du  concordat  entre  Léon  X  et  François  Ier  3.  La  lutte  continua  ;  Mé- 
lanchton  y  prit  part;  Luther  allait  toujours  en  avant  :  il  attaqua  les 
vœux  de  religion,  le  célibat  des  prêtres,  la  distinction  des  prêtres  et 

i  Waleh,  t.  18,  p.  245.  —  2  lbid.,  p.  1479-1489.  —  3  Ibid.,  p.  1489  etseqq. 


«4  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  -De  1547 

des  laïques,  sous  prétexte  que  saint  Pierre  dit  à  tous  les  Chrétiens  ; 
Vous  êtes  le  sacerdoce  royal  ;  d'où  il  prétend  conclure  :  Donc  tou  • 
les  Chrétiens  sont  prêtres.  —  Oui,  comme  tous  les  Chrétiens  sont  rois 

Dans  une  de  ses  réponses,  Emser  rappela  une  parole  mémorable 
que  Luther  avait  prononcée  dans  la  dispute  de  Leipsick,  et  qui  dé- 
voile le  secret  de  son  âme  :  Ce  n'est  pas  au  nom  de  Dieu  que  f  ai  com- 
mencé ce  jeu,  ce  n'est  pas  au  nom  de  Dieu  qu'il  finira.  Luther  convient 
de  l'avoir  dit;  seulement  il  prétend  l'avoir  dit,  non  pour  lui-même, 
mais  pour  Emser  et  consorts  l.  Réponse  tout  à  fait  digne  d'une  co- 
médie où  le  loup  voudrait  jouer  l'agneau. 

D'autres  défenseurs  de  la  foi  catholique  s'élevèrent  encore  contre 
les  hérésies  de  Luther.  Dans  ce  nombre  furent  les  frères  Mineurs  ou 
Franciscains  de  Iutterbock,  de  Wittemberg  et  de  Weimar.  Les  pre- 
miers, dans  un  chapitre  provincial  de  Saxe  (avril  1549)  dressèrent 
une  liste  de  quatorze  ou  quinze  propositions  hérétiques  soutenues 
par  Luther,  et  les  dénoncèrent  à  l'évêque  diocésain,  qui  était  celui 
de  Brandebourg.  L'un  d'eux,  lecteur  ou  professeur  du  couvent,  y 
joignit  une  liste  de  huit  erreurs  qu'il  avait  entendues  de  la  bouche 
de  Luther  même,  dans  un  entretien  à  Wittemberg.  Les  principales 
de  toutes  ces  erreurs  étaient  :  que  l'homme  n'a  point  de  libre  arbitre; 
que  Dieu  lui  commande  des  choses  impossibles  ;  que  le  Pape  n'est 
point  chef  de  l'Eglise  par  institution  divine;  que  les  conciles  généraux 
peuvent  se  tromper  sur  la  foi  et  la  morale.  Luther  répondit,  par  une 
lettre  du  troisième  dimanche  après  Pâques,  aux  Franciscains  d'Iut- 
terbock,  et  par  une  défense  de  ses  propositions  adressée  au  public. 
Suivant  sa  coutume,  il  parle  avec  un  souverain  mépris  non-seule- 
ment de  ses  adversaires,  mais  encore  de  saint  Thomas  et  saint  Bo- 
naventure.  Quant  à  ses  erreurs,  il  soutient  les  plus  capitales  mêmes 
avec  une  opiniâtreté  insultante. 

Vous  ne  lisez  rien,  dit-il  aux  frères  Mineurs,  encore  moins  com- 
prenez-vous quelque  chose,  et  cependant  vous  voulez  juger  de  la 
doctrine.  Cela  vous  arrive  particulièrement  dans  la  doctrine  du  libre 
arbitre,  lequel,  d'après  le  témoignage  d'Augustin,  n'est  rien  ;  car 
l'homme  ne  peut  faire  que  le  mal,  et  jamais  rien  de  bon,  si  ce  n'est 
par  la  grâce  de  Dieu.  Par  conséquent,  le  libre  arbitre,  laissé  à  lui- 
même,  n'est  point  libre,  mais  asservi  au  péché,  comme  Augustin 
l'enseigne  dans  son  deuxième  livre  contre  Julien.  Mes  chers,  gardez 
donc  vos  inepties  pour  vous,  et  abandonnez  vos  rêves  extravagants. 
Dans  la  doctrine  chrétienne  vous  entendez  moins  que  rien  ;  soyez 
hâbleurs  pour  vous,  et  laissez-nous  lire  les  saints  Pères  2. 

1  Walch,  t.  1S,  inhoduct.,  p.  93,  col.  1.  —  2  Ibid.,  p.  1676. 


à  1546  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  65 

Dans  la  défense  adressée  au  public,  à  propos  de  l'article  ix  :  // 
dit  que  l'homme  n'a  point  de  libre  arbitre,  Luther  répond  :  Voilà  ce 

qu'on  appelle  l'hérésie  des  manichéens —  Je  dis  donc  que 

l'homme  a  un  libre  arbitre,  non  pas  qu'il  le  soit  encore,  mais  parce 
qu'il  l'a  été  ;  autrement  ce  n'est  qu'un  arbitre  ou  une  volonté  véri- 
tablement esclave.  C'est  pourquoi  Augustin,  deuxième  livre  contre 
Julien,  l'appelle  un  serf  arbitre De  même  donc  qu'une  ville  rui- 
née ou  une  maison  écroulée  conservent  le  nom  et  le  titre  qu'elles 
avaient  auparavant  et  qu'elles  auront  dans  la  suite,  mais  ne  peuvent 
plus  faire  ce  qu'elles  pouvaient  auparavant,  ainsi  en  est-il  du  libre 
arbitre  *. 

Ici  reviennent  naturellement  les  observations  que  nous  avons  faites 
au  livre  trente-huit  de  cette  histoire  : 

«  Les  pélagiens  reprochaient  aux  catholiques  de  dire  que  le  libre 
arbitre  avait  péri  par  le  péché  d'Adam.  Saint  Augustin  répond  que 
le  libre  arbitre  n'a  point  péri,  mais  qu'il  est  déchu  de  l'état  où  se 
trouvait  le  premier  homme  ;  qu'en  conséquence,  il  ne  peut  plus  faire 
de  bonnes  œuvres  qui  méritent  la  vie  éternelle,  mais  qu'il  peut  pé- 
cher encore  :  ce  qui  est  vrai.  Mais  saint  Augustin  va  plus  loin,  et 
conclut  que  le  libre  arbitre  n'a  plus  de  puissance  que  pour  pécher  2  : 
ce  qui  est  faux,  et  ce  que  l'Église  a  justement  condamné  dans  les 
propositions  vingt-sept  et  vingt-huit  de  Baïus.  Le  saint  docteur  se 
trompe  dans  son  raisonnement,  parce  qu'il  ne  distingue  pas  d'une 
manière  assez  nette  et  précise  entre  la  nature  et  la  grâce,  entre 
l'ordre  naturel  et  l'ordre  surnaturel,  entre  les  biens  de  l'un  et  de 
l'autre  ordre.  Le  premier  homme  fut  créé  non-seulement  dans  un 
état  de  nature  parfaite,  mais  encore  dans  un  état  de  justice  et  de 
sainteté  surnaturelles.  Par  le  pé^hé,  il  est  déchu  de  l'ordre  surna- 
turel, il  n'y  peut  plus  faire  aucun  bien,  il  a  été  même  lésé  dans  la 
perfection  de  sa  nature  ,  en  sorte  que,  de  ses  seules  forces  et  sans  le 
secours  d'une  grâce  divine,  il  ne  peut  plus  faire,  dans  l'ordre  naturel, 
que  quelques  biens,  éviter  que  quelques  péchés,  et  non  pas  tous. Voilà 
des  choses  que  saint  Augustin  ne  démêlait  point  assez,  mais  que  la 
théologie  scholastique  a  distinguées  avec  beaucoup  de  justice  et  de 
justesse,  et  que  l'Eglise  a  confirmées  par  ses  décisions. 

«  Le  saint  docteur  ne  présentait  pas  non  plus  une  idée  assez 
exacte  du  libre  arbitre,  nécessaire  à  la  créature  pour  mériter  ou 
démériter.  Dans  un  endroit,  il  appelle  libre  arbitre  le  désir  invin- 
cible et  inamissible  que  nous  avons  d'être  heureux  3.  Ailleurs,   à 

1  Walch,  t.  18,  p.;i722-1724.—  *  Contra  duas  epist.  Pelag.,  1.  2,  n.  9;  item., 
Op.  imp.  contr.  lui.,  1.  3,  n.  1 12,  119.  —  3  Ibid.,  1.  6,  n.  2G. 

xxin.  5 


«6  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [LIT.  LXXX1V.  —  De  1 517 

cette  observation  que  celui-là  n'est  pas  libre  qui  ne  peut  vouloir 
qu'une  chose,  il  répond  :  Mais  Dieu  est  libre,  quoiqu'il  ne  puisse 
vouloir  que  le  bien  ;  mais  les  anges  sont  libres,  quoique,  par  une  heu- 
reuse nécessité,  ils  ne  puissent  vouloir  que  ce  qui  est  bon  *  ;  et  par 
là  il  veut  conclure  que  l'homme  aussi  est  libre,  quoiqu'il  ne  puisse 
vouloir  que  le  mal.  En  quoi  il  confond  liberté,  exemption  de  con- 
trainte et  de  violence,  avec  liberté,  exemption  de  nécessité.  Pour  mé- 
riter ou  démériter  en  voulant  une  chose,  il  faut  qu'on  puisse  vouloir 
autrement  ;  si  on  ne  peut  vouloir  autrement  qu'on  ne  veut,  on  ne 
mérite  ni  ne  démérite.  Ainsi  nous  désirons,  nous  voulons  notre  pro- 
pre bonheur,  non  par  contrainte  et  malgré  nous,  mais  par  une  incli- 
nation invincible  et  nécessitante,  et  sans  que  nous  puissions  vouloir 
autrement.  Aussi,  en  cela,  nous  ne  méritons  ni  ne  déméritons.  La 
théologie  scholastique  a  encore  très-bien  distingué  toutes  ces  choses, 
et  l'Église  a  condamné  avec  beaucoup  de  justice  ces  propositions  de 
Baïus  :  Ce  qui  se  fait  volontairement,  quoique  nécessairement,  se  fait 
néanmoins  librement;  l'homme  se  rend  coupable  même  dans  ce 
qu'il  fait  nécessairement. 

«  Une  méprise  non  moins  grave,  et  qui  est  peut-être  la  source  des 
autres,  c'est  le  sens  que  saint  Augustin  suppose  à  ces  paroles  de  saint 
Paul  :  Tout  ce  qui  n'est  pas  d'après  la  foi  est  péché  2.  L'Apôtre, 
après  avoir  dit  que  ceux  qui  mangeaient  des  viandes  immolées  aux 
idoles,  contre  leur  conscience,  en  croyant  que  c'était  un  péché,  pé- 
chaient réellement,  en  donne  cette  raison  générale  :  Car  tout  ce  qui 
n'est  pas  d'après  la  foi,  c'est-à-dire  d'après  la  persuasion  intime  ou  la 
conscience,  est  péché.  Or,  en  vingt  endroits  de  ses  ouvrages,  saint 
Augustin  suppose  aux  paroles  de  l'Apôtre  ce  sens  :  Tout  ce  qui  n'est 
pas  d'après  la  foi  chrétienne,  tout  ce  qui  ne  l'a  pas  pour  principe, 
est  péché  3.  D'où  il  conclut  formellement  que  toutes  les  bonnes  œuvres 
des  infidèles,  comme  de  faire  l'aumône,  de  garder  la  foi  conjugale, 
sont  des  péchés,  attendu  qu'ils  n'ont  pas  la  foi.  Erreur  très-grave, 
condamnée  par  l'Église  et  uniquement  fondée  sur  la  fausse  interpré- 
tation d'un  texte  de  saint  Paul  *.  » 

Les  docteurs  catholiques  avaient  donc  raison  de  dire,  au  temps  de 
Luther,  que  saint  Augustin  avait  excédé  en  quelque  chose  ;  qu'avant 
tout  et  après  tout  il  faut  s'en  tenir  à  l'autorité  et  à  la  doctrine  de 
l'Eglise,  suivant  le  symbole  des  apôtres  :  Je  crois  la  sainte  Eglise  ca- 
tholique, et  suivant  l'exemple  même  de  saint  Augustin,  qui  dit  :  Je 
ne  croirais  pas  même  à  l'Évangile  si  l'autorité  de  l'Église  catholique 

1  Op.  imp.  contr.  Jul.,  1.  1,  n.  100-105.  —  2  Rom.,  14,  23.  —  »  Contr.  Jul., 
1.  4,  n.  30-32.-  *  T.  7,  1.  38  de  cette  histoire. 


à   1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  67 

îie  me  le  persuadait,  ;  eteneore  :  Rome  a  parlé,  lacause  est  finie.  Ces 
principes  des  docteurs  du  seizième  siècle  sont  les  principes  de  tous 
les  siècles  chrétiens,  les  principes  du  lions  sens. 

Que  fait  maintenant  Luther  ?  Il  élude,  puis  rejette  l'autorité  de 
l'Église,  l'autorité  du  Pape,  l'autorité  du  concile,  l'autoritédes  Pères, 
l'autorité  des  docteurs,  même  l'autorité  de  saint  Augustin,  si  ce  n'est 
pour  une  méprise  ou  deux  qui  lui  sont  échappées  ;  puis,  abusant  de 
cette  méprise,  que  lui-même  reconnaît  deux  fois  pour  telle,  Luther 
pose  en  principe  que  l'homme  n'a  point  de  libre  arbitre,  qu'il  pèche 
néanmoins  dans  tout  ce  qu'il  fait,  et  que  Dieu  lui  commande  des 
choses  impossibles  ;  c'est-à-dire  qu'il  pose  en  principe  le  blasphème 
et  le  désespoir,  un  Dieu  punissant  l'homme  de  ce  qu'il  ne  peut  éviter. 
—  Mais  les  docteurs  scholastiques,  saint  Thomas  à  leur  tête,  ont 
éclairci  avec  netteté  et  précision  ce  qui  était  encore  obscur  au  temps 
de  saint  Augustin  ;  pour  éviter  tous  les  malentendus,  éventer  tous  les 
sophismes.ils  se  sont  servis  delà  logique  rigoureuse,  non  pas  inven- 
tée, mais  constatée  par  Aristote  et  sanctionnée  par  l'expérience  des 
siècles.  Et  voilà  précisément  pourquoi  Luther  s'emporte  avec  tant  de 
violence  contre  les  scholastiques,  contre  saint  Thomas,  contre  Aris- 
tote, afin  de  pouvoir  plus  facilement  ramener  parmi  les  hommes  la 
confusion  des  idées  et  des  mots.  Autrefois,  et  c'est  saint  Augustin  qui 
en  fait  la  remarque,  les  Donatistes  se  prévalurent  d'une  erreur  mo- 
mentanée, échappée  à  saint  Cyprien,  pour  diviser  l'Afrique  par  un 
schisme  déplorable,  la  remplir  de  trouble  et  de  sang,  et  la  préparer 
à  sa  ruine  sous  le  fer  des  Vandales  et  des  Mahométans.  Luther  abuse 
d'une  méprise  de  saint  Augustin  pour  diviser  l'Allemagne  par  le 
schisme  et  l'hérésie,  la  remplir  de  troubles,  de  guerres  et  de  haines, 
la  plonger  dans  un  chaos  intellectuel,  dans  une  confusion  d'idées  et 
de  mots,  dont  elle  n'a  encore  pu  sortir  après  trois  siècles,  et  qui  peut- 
être  la  prépare  à  sa  ruine  sous  le  fer  ou  le  knout  de  quelques  nou- 
veaux barbares. 

Nous  avons  vu  que,  dans  sa  controverse  avec  Luther,  le  Domini- 
cain Tetzel  s'en  rapportait  toujours  au  jugement  du  Pape  et  des  uni- 
versités catholiques.  Pareillement,  dans  la  dispute  ou  conférence  de 
Leipsick,  entre  Carlostadt  et  Luther  d'une  part,  et  le  Dominicain 
Eckius  de  l'autre,  on  était  convenu  des  deux  côtés  de  s'en  rapporter 
au  jugement  des  universités  d'Erfurth  et  de  Paris.  Le  30  août  1519, 
l'université  de  Cologne,  et  le  7  novembre  l'université  de  Louvain, 
condamnèrent  comme  hérétiques,  erronées,  scandaleuses,  plusieurs 
propositions  tirées  des  opuscules  de  Luther,  notamment  :  que  les 
meilleures  œuvres  sont  au  moins  des  péchés  véniels,  que  Dieu  nous 
commande  des  choses  impossibles,  que  la  concupiscence  ou  l'inclina- 


68  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Lit.  LXXX1V.  -  De  1517 

tion  au  mal  est  un  péché  continuel,  même  lorsqu'on  y  résiste.  Le  car- 
dinal Adrien,  depuis  Pape,  qui  était  docteur  de  Louvain,  approuva  le 
jugement  de  l'université  par  une  réponse  du  4  décembre  de  la  môme 
année  1. 

Luther  fut  prodigieusement  piqué  de  cette  condamnation.  Il  écri- 
vit contre  les  docteurs  de  Louvain  dès  l'an  1520  ;  il  écrivit  encore 
contre  eux  vingt-huit  thèses,  sur  la  fin  de  sa  vie.  Jamais  homme  hon- 
nête ne  se  ferait  une  idée  de  ses  emportements.  Tantôt  il  fait  le  bouf- 
fon, mais  de  la  manière  du  monde  la  plus  plate  ;  il  remplit  toutes  ses 
thèses  de  ces  misérables  équivoques  :  vaccultas,  au  lieu  de  facultas  ; 
cacolyca  Ecclesia,  au  lieu  de  catholica,  parce  qu'il  trouve  dans  ces 
deux  mots,  vaccultas  et  cacolyca,  une  froide  allusion  avec  les  vaches, 
les  méchants  et  les  loups.  Pour  se  moquer  de  la  coutume  d'appeler 
les  docteurs  nos  maîtres,  il  appelle  toujours  ceux  de  Louvain  nostrolli 
magistrolli ,  bruta  magistrolia,  croyant  les  rendre  fort  odieux  ou  fort 
méprisables  par  ces  ridicules  diminutifs  qu'il  invente.  Quand  il  veut 
parler  plus  sérieusement,  il  appelle  ces  docteurs  «  de  vraies  bêtes, 
des  pourceaux,  des  épicuriens,  des  païens  et  des  athées,  qui  ne  con- 
naissent d'autre  pénitence  que  celle  de  Judas  et  de  Saiil,  qui  pren- 
nent non  de  l'Ecriture,  mais  de  la  doctrine  des  hommes,  tout  ce  qu'ils 
vomissent  ;  »  et  il  ajoute,  ce  que  je  n'ose  traduire,  quidquid  raclant, 
vomunt  et  cacant.  C'est  ainsi  qu'il  oubliait  toute  pudeur,  et  ne  se  sou- 
ciait pas  de  s'immoler  lui-même  à  la  risée  publique,  pourvu  qu'il 
poussât  tout  à  l'extrémité  contre  ses  adversaires  2. 

Cependant  le  pasteur  suprême  ne  négligeait  rien  pour  ramener 
cette  brebis  égarée,  qui  menaçait  de  devenir  un  loup  dévorant.  Dès 
l'an  1518,  il  envoya  en  Saxe  un  nouveau  nonce,  Charles  de  Miltitz, 
son  camérier  et  gentilhomme  saxon.  Il  espérait  que,  dans  cette  der- 
nière qualité  surtout,  il  pourrait  inspirer  plus  facilement  à  l'électeur 
de  Saxe  des  sentiments  dignes  d'un  prince  catholique,  et  ramener  à 
son  devoir  le  moine  de  Wittemberg,  son  compatriote.  Pour  mieux 
disposer  l'électeur,  Miltitz  était  chargé  de  lui  annoncer  et  de  lui  pré- 
senter ensuite  la  rose  d'or,  que  le  souverain  Pontife  a  coutume  de 
bénir  le  quatrième  dimanche  de  carême.  Il  apportait  en  même  temps 
des  lettres  pontificales  du  mois  d'octobre  1518  à  l'électeur,  à  un  de 
ses  ministres  et  à  son  conseiller  ecclésiastique  Spalatin,  pour  les 
exhorter  tous  les  trois,  d'un  côté,  à  favoriser  l'expédition  générale 
contre  les  Turcs;  d'un  autre,  à  réprimer  les  innovations  téméraires 
et  hérétiques  de  l'Augustin  Luther. 

1  "Walch,  t.  15,  p.  1589  et  seqq.  —  :  Bossuet,  Hist.  des  Variât.,  1.  0,  n.  39.  — 
Cont.  art.  Lov.  thés.  28.  Hosp.  199.  —  >Y;ilch,  t.  19,  p.  2250  et  seqq. 


,545  de  l'ère  chr.]      DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  69 

Pour  ramener  ce  dernier,  le  nonce  Miltitz  eut  avec  lui  jusqu'à  trois 
conférences,  l'une  à  Altenbourg,  l'autre  à  Liebenwerda,  la  troisième 
à  Lichtenberg.  Le  résultat  de  la  première  fut  que  Luther  écrirait  une 
lettre  de  soumission  au  pape  Léon  X,  et  qu'il  soumettrait  sa  cause 
au  jugement  de  quelque  archevêque  d'Allemagne.  11  écrivit  donc  en 
ces  termes,  le  3  mars  1519  : 

«  Au  très-Saint-Père,  le  pape  Léon  X,  frère  Martin  Luther  sou- 
haite le  salut  éternel. 

«  Très-Saint-Père  !  la  nécessité  me  contraint  de  nouveau,  moi, 
lie  des  hommes  et  poussière  de  terre,  à  m'adresser  à  une  aussi  grande 
majesté  que  la  vôtre.  Daigne  donc  votre  Sainteté,  à  la  place  du  Christ, 
prêter  une  oreille  miséricordieuse  à  une  pauvre  petite  brebis,  et  écou- 
ter avec  bienveillance  mes  bêlements  ! 

«  Le  révérendissime  Charles  de  Miltitz,  camérier  de  votre  Sain- 
teté, m'a  accusé  en  votre  nom,  auprès  de  l'illustre  prince  Frédéric, 
de  présomption,  d'irrévérence  envers  l'Église  romaine  et  votre  Sain- 
teté, et  a  demandé,  en  conséquence,  que  je  fisse  une  rétractation. 
J'ai  été  bien  contristé  d'avoir  été  assez  malheureux  pour  qu'on  me 
soupçonnât  d'irrévérence  envers  l'Eglise  romaine,  moi  qui  n'ai  en 
vue  que  d'en  défendre  l'honneur. 

«  Que  faire,  très-Saint-Père?  Les  conseils  me  manquent.  Je  ne 
puis  m'exposer  à  votre  colère  ;  comment  y  échapper  ?  Je  ne  le  sais. 
Me  rétracter  ?  Si  la  rétractation  qu'on  me  demande  est  possible,  je 
suis  prêt.  Grâces  âmes  adversaires,  à  leurs  résistances  et  à  leurs  hos- 
tilités, mes  écrits  se  sont  répandus  beaucoup  plus  que  je  ne  m'y  at- 
tendais. Mes  doctrines  ont  pénétré  trop  profondément  dans  les  cœurs 
pour  qu'il  soit  possible  d'en  effacer  les  traces.  L'Allemagne  fleurit  au- 
jourd'hui en  hommes  de  génie,  d'érudition,  de  jugement.  Si  je  veux 
honorer  l'Église  romaine,  c'est  de  ne  rien  révoquer.  Une  rétractation 
ne  ferait  que  la  souiller  et  la  livrer  aux  accusations  des  peuples. 

«  Ceux-là,  très-Saint-Père,  l'ont  injuriée  et  souillée,  cette  Église 
de  Rome,  chez  nous  autres  Germains,  ceux-là  que  je  n'ai  cessé  de 
combattre,  et  qui,  dans  leurs  discours  insensés,  sous  le  nom  de  votre 
Sainteté,  n'cnt  cherché  qu'un  gain  sordide,  ont  jeté  sur  le  sanctuaire 
l'opprobre  de  l'Egypte,  et  en  ont  fait  une  abomination  ;  et  comme  si 
ce  n'était  pas  assez  de  toutes  ces  iniquités,  moi  qui  ai  lutté  contre  leurs 
attentats  impies,  ils  me  chargent  de  tout  le  poids  de  leurs  témérités. 

«  Ah  !  très-Saint -Père,  devant  Dieu  et  devant  toutes  ses  créatures, 
j'affirme  que  je  n'ai  jamais  eu  ni  n'ai  encore  la  pensée  d'affaiblir  ou 
d'attaquer  sérieusement  en  rien  l'autorité  de  l'Église  romaine  et  de 
votre  Sainteté.  Je  confesse  que  la  puissance  de  cette  Église  est  au- 
dessus  de  tout;  ni  au  ciel,  ni  sur  la  terre,  il  n'est  rien  au-dessus 


70  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  -  De  1517 

d'elle,  Jésus  excepté.  Que  votre  Sainteté  n'ajoute  aucune  foi  à  ceux 
qui  parlent  autrement  de  Luther. 

«  Quant  aux  indulgences,  je  promets  à  votre  Sainteté  de  ne  plus 
m'en  occuper,  de  garder  le  silence,  pourvu  que  mes  adversaires  le 
gardent  à  leur  tour  ;  de  prêcher  dans  mes  sermons  au  peuple  d'aimer 
Rome,  de  ne  pas  lui  imputer  les  folies  des  autres,  et  de  ne  pas  croire 
aux  paroles  amères  dont  j'ai  usé  et  abusé  envers  elle  en  combattant 
ces  jongleurs.  Car  tout  mon  but  était  que  l'Église  de  Rome,  notre 
mère  commune,  ne  fût  pas  contaminée  de  la  souillure  de  ces  hommes 
d'argent,  et  que  le  peuple  apprît  à  préférer  la  charité  aux  indul- 
gences l.  » 

Charles  de  Miltitz  était  tellement  convaincu  de  la  bonne  foi  de 
Luther,  qu'il  écrivit  à  Tetzel  une  lettre  d'amers  reproches.  Le  pauvre 
Dominicain  en  tomba  malade  et  mourut  de  chagrin.  Luther  lui- 
même  en  eut  pitié,  et  lui  adressa  quelques  paroles  de  consolation, 
mais  qui  arrivèrent  trop  tard.  Cependant  le  confiant  Miltitz  était  la 
dupe  du  moine,  son  compatriote.  Il  ne  voyait  pas  que  sa  lettre,  en 
apparence  si  soumise,  refusait  opiniâtrement  le  point  capital,  une 
rétractation.  Luther  promettait  bien  de  se  taire,  mais  seulement  sur 
les  indulgences,  et  à  condition  que  les  catholiques  se  tairaient  de 
même.  Il  ne  promet  nullement  le  silence  sur  des  articles  beaucoup 
plus  graves  :  que  l'homme  n'a  point  de  libre  arbitre,  qu'il  pèche 
dans  tout  ce  qu'il  fait,  même  dans  ses  bonnes  œuvres,  et  que  Dieu 
lui  commande  des  choses  impossibles. 

D'ailleurs,  voulez-vous  savoir  sous  quels  traits  le  moine  dépei- 
gnait le  crédule  nonce,  à  cette  même  époque,  dans  ses  lettres  confi- 
dentielles ?  «  C'est  un  trompeur,  un  menteur,  qui  l'a  quitté  lui 
donnant  un  baiser,  baiser  de  Judas,  et  en  versant  des  larmes  de  cro- 
codile 2  ;  avec  qui  il  a  fait  bonne  chère,  vraiment,  et  dont  il  a  feint 
de  ne  comprendre  ni  la  ruse,  ni  les  italianités;  qui  venait  armé  de 
soixante-dix  brefs  apostoliques,  pour  le  prendre  et  le  conduire  cap- 
tif dans  son  homicide  Jérusalem,  dans  sa  Rabylone  pourprée,  comme 
on  l'a  dit  à  la  cour  du  prince  3.  » 

Désirez-vous  connaître  ce  qu'il  pense  de  la  cour  de  Léon  X  ?  «  Ah  ! 
que  je  voudrais  qu'on  répandit  ce  dialogue  de  Jules  et  de  Pierre,  où 
nous  sont  révélées  les  abominations  de  Rome  !  révélées,  non  pas, 
car  où  ne  sont-elles  pas  connues  ?  et  que  les  cardinaux  vissent  leur 
tyrannie  et  leur  impiété  traduites  à  tous  les  regards  4!  » 

Sur  la  proposition  de  Miltitz,  il  a  consenti  à  choisir  pour  juge  de 


1  Walch,  t.  15,  p.  850  et  seqq.  —  2  2  Feb.  1519.  Sylvio  Egrano.  — 3  20  Feb. 
Staupitio.  —  '•  20  Ftl.  Christoph.  Scheurl. 


i  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  71 

sa  doctrine  un  évêque.  Tournez  quelques  feuillets  de  sa  correspon- 
dance, et  vous  verrez  quel  cas  il  tait  de  l'épiscopat  :  «  Ils  m'appellent 
superbe  et  audacieux,  ces  évêques;  je  ne  dis  pas  non,  mais  que 
sont-ils  ces  hommes-là,  pour  savoir  ce  qu'est  Dieu  et  ce  que  nous 
sommes  *  ?  » 

Dans  la  conférence  d'Altenbourg,  Luther  s'était  engagé  à  prendre 
pour  juge  l'archevêque  de  Trêves  ;  ensuite  il  refusa,  sous  divers  pré- 
textes, de  remplir  son  engagement.  Au  mois  d'octobre  de  la  même 
année  1519,  dans  la  conférence  de  Liebenwerda,  Miltitz  lui  demanda 
s'il  persistait  dans  la  convention  de  prendre  pour  juge  l'archevêque 
de  Trêves.  Luther  répondit  qu'il  le  voulait  bien.  C'est  Luther  lui-même 
qui  nous  apprend  ces  engagements  divers  2.  Il  n'y  fut  pas  plus  fidèle 
la  seconde  fois  que  la  première  ;  il  se  sentait  protégé  de  plus  en  plus 
par  l'électeur  de  Saxe,  qui  avait  reçu  la  rose  d'or,  et  dont  le  con- 
seiller ecclésiastique  Spalatin  était  son  ami  de  cour. 

En  automne  1520,  dans  une  dernière  conférence  à  Lichtenberg, 
Luther  promit  à  Miltitz  d'écrire  une  nouvelle  lettre  au  Pape.  Il  l'é- 
crivit en  effet  le  6  septembre.  Le  collecteur  protestant  de  ses  œuvres 
complètes  la  qualifie  de  très-humble.  On  jugera  de  cette  humilité  par 
les  passages  suivants  : 

«Au  milieu  des  monstres  de  ce  siècle,  avec  qui  je  suis  en  guerre 
depuis  trois  ans,  ma  pensée  et  mon  souvenir  se  lèvent  vers  vous, 
très- Saint-Père.  Je  le  proteste,  et  ma  mémoire  est  fidèle,  jamais  je 
n'ai  parlé  de  vous  qu'avec  honneur  et  respect...  S'il  en  était  autre- 
ment, je  serais  tout  prêt  à  me  rétracter.  Ne  vous  appelai-je  pas  le 
D-niiel  dans  la  fournaise?  n'est-ce  pas  moi  qui  défendis  votre  inno- 
cence contre  un  homme  tel  que  Sylvestre  Priérias,  qui  osait  la 
souiller  ?...  Vous  ne  sauriez  le  nier,  mon  cher  Léon,  ce  siège  où  vous 
êtes  assis  surpasse  en  corruption  et  Babylone  et  Sodonie  ;  c'est  contre 
cette  Rome  impie  que  je  me  suis  révolté.  Je  me  suis  soulevé  d'indi- 
gnation en  voyant  qu'on  se  jouait  si  indignement,  sous  votre  nom, 
du  peuple  de  Jésus-Christ  ;  c'est  contre  cette  Rome  que  je  combats, 
que  je  combattrai  tant  qu'un  souffle  de  foi  vivra  en  moi.  Non  pas 
que  je  croie,  ce  qui  est  impossible,  que  mes  efforts  prévaudront  contre 
la  tourbe  d'adulateurs  qui  règne  dans  cette  Babylone  désordonnée  ; 
mais,  chargé  de  veiller  sur  le  sort  de  mes  frères,  je  voudrais  qu'ils  ne 
fussent  pas  la  proie  de  toutes  les  pestes  romaines.  Rome  est  une  sen- 
tine  de  corruption  et  d'iniquité.  Car  il  est  plus  clair  que  la  lumière 
que  l'Eglise  romaine,  de  toutes  les  églises  la  plus  chaste  autrefois, 
est  devenue  une  fétide  caverne  de  voleurs,  un  lupanar  de  débauches, 

1  Feb.Spalatino.  —  «  Walch,  t.  15,  p.  902. 


T2  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Llv.  LXXXIV.  -  De  1517 

le  trône  du  péché,  de  la  mort  et  de  l'enfer,  et  que  sa  malice  ne  pour- 
rait pas  monter  plus  haut  quand  l'antrechrist  y  régnerait  en  personne. 

«  Vous,  Léon,  vous  voilà  comme  un  agneau  au  milieu  des  loups, 
commeDaniel  au  milieu  des  lions,  comme  Ézéchiel  parmi  les  scor- 
pions. A  tous  ces  monstres  qu'allez-vous  opposer?  trois  ou  quatre 
cardinaux,  hommes  de  foi  et  de  science  :  qu'est-ce  que  cela  au  milieu 
de  ce  peuple  de  mécréants?  Vous  mourrez  de  leur  venin,  avant  même 
d'avoir  songé  au  remède...  Les  jours  de  Rome  sont  comptés,  la  co- 
lère de  Dieu  a  soufflé  sur  elle.  Elle  hait  les  sages  conseils,  elle  craint 
la  réforme,  elle  ne  veut  pas  qu'on  mette  un  frein  à  sa  fureur  d'im- 
piété. On  dira  d'elle  ce  qu'on  a  dit  de  sa  mère  :  Nous  avons  prévenu 
Babylone,  elle  ne  peut  être  guérie,  laissons-la.  C'était  à  vos  cardi- 
naux à  remédier  à  tant  de  maux,  mais  la  podagre  rit  de  la  main  du 
médecin,  le  char  n'écoute  plus  les  rênes... 

«  Plein  d'amour  pour  votre  personne,  j'ai  souvent  gémi  de  vous 
voir  élevé  sur  le  siège  pontifical  dans  un  siècle  comme  le  nôtre  : 
vous  méritiez  de  naître  à  une  autre  époque.  Le  Siège  de  Rome  n'est 
pas  digne  de  vous,  il  devrait  être  occupé  par  Satan,  qui,  en  vérité, 
règne  beaucoup  plus  que  vous  dans  cette  Babylone...  N'est-il  pas 
vrai  que,  sous  ce  vaste  ciel,  il  n'y  a  rien  de  plus  corrompu,  de  plus 
inique  de  plus  pestilentiel  que  Rome?  Vraiment,  Rome  surpasse  en 
impiété  le  Turc  lui-même;  elle,  autrefois  la  porte.du  ciel,  est  aujour- 
d'hui la  gueule  de  l'enfer,  que  la  colère  de  Dieu  empêche  de  fermer  ; 
à  peine  s'il  nous  est  permis  de  sauver  quelque  âme  du  gouffre  in- 
fernal... » 

Après  avoir  raconté  à  sa  manière  comment  la  querelle  s'est  enga- 
gée entre  lui  et  les  courtisans  du  Pape,  Luther  termine  ainsi  : 

«  Je  ne  veux  pas  venir  à  vous  les  mains  vides,  je  vous  offre  un  petit 
traité,  sous  votre  nom  ;  gage  de  mon  amour  pour  la  paix,  témoi- 
gnage de  ce  dont  j'aurais  aimé  à  occuper  mes  loisirs  si  vos  adulateurs 
me  l'avaient  permis  :  présent  de  peu  de  valeur  si  vous  considérez 
la  forme  de  l'œuvre;  bien  précieux  si  je  ne  me  trompe,  si  vous 
vous  attachez  à  l'esprit  du  livre.  Moi,  pauvre  moine,  je  n'ai  rien  de 
meux  à  vous  offrir,  vous  n'avez  besoin  d'autre  don  que  d'un  don 
tout  spirituel l.  » 

Luther  traduisit  en  allemand  sa  lettre  à  Léon  X.  Cette  traduction 
diffère  en  quelques  passages  de  l'original.  Le  texte  allemand  est  beau- 
coup plus  énergique  et  plus  violent.  Sodome  et  Gomorrhe  y  revien- 
nent bien  plus  souvent.  La  version  allemande  était  destinée  à  ses 
citoyens,  la  version  latine  aux  lettrés  2. 

1  Traduction  d'Audin,  t.  1.  —  2  Walch,  t.  15,  p.  934  et  seqq. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  73 

Veut-on  connaître  maintenant  ce  livre  de  prédilection  que  Luther 
envoie  à  Léon  X  en  témoignage  d'amour  et  de  piété  filiale?  C'est 
son  traité  ou  sermon  de  la  liberté  chrétienne,  où  il  avance  que  tout 
Chrétien  est  roi  et  prêtre,  qu'il  est  libre  de  toute  loi  et  de  toute  bonne 
œuvre,  qu'il  devient  juste  par  la  foi  seule  à  sa  justification,  que  la 
justice  ou  la  grâce  ne  se  perd  que  par  l'infidélité,  que  de  croire  les 
bonnes  œuvres  nécessaires  c'est  perdre  la  foi,  c'est  perdre  avec  la  foi 
tout  le  reste,  comme  le  chien  qui,  portant  un  morceau  de  viande 
dans  la  gueule,  en  voulut  happer  l'image  dans  l'eau,  et  perdit  ainsi 
et  la  viande  et  l'image.  C'est  la  noble  comparaison  de  Luther  même  *. 
Et  pour  qu'on  ne  pût  se  méprendre  sur  le  sens  et  la  portée  d'une 
pareille  doctrine,  il  dira  l'année  suivante  à  Mélanchton  :  «  Il  nous 
suffit  de  croire  à  l'agneau  qui  efface  les  péchés  du  monde,  le  péché 
ne  saurait  nous  arracher  à  cet  agneau,  quand  nous  forniquerions  et 
tuerions  mille  fois  par  jour  2.  »  Et  voilà  les  doctrines  infernales  qu'il 
voulait  faire  approuver  au  pape  Léon  X  en  lui  offrant  la  paix  avec 
une  apparence  de  soumission. 

Avec  ses  amis  il  était  plus  franc  :  «  Je  ne  veux  pas,  écrivait-il 
à  Spalatin  en  février  1520,  je  ne  veux  pas  que  d'un  glaive  on  fasse 
une  plume  ;  la  parole  de  Dieu  est  une  épée,  c'est  la  guerre,  c'est  la 
ruine,  c'est  le  scandale,  c'est  la  perdition,  c'est  le  poison,  c'est, 
comme  parle  Amos,  l'ours  sur  le  grand  chemin  et  la  lionne  dans 
la  forêt. 

«  Si  tu  connais  bien  l'esprit  de  la  réforme,  tu  dois  comprendre 
qu'elle  ne  peut  s'opérer  sans  tumulte,  sans^scandale,  sans  sédition. 
Je  sens  Dieu  qui  m'enlève.  Oui,  je  l'avoue,  je  suis  trop  violent  peut- 
être  ;  mais  on  me  connaissait  bien,  on  ne  devait  pas  irriter  le  chien, 
il  fallait  me  laisser  en  repos.  Jette  les  yeux,  cher  Spalatin,  sur  le 
Christ.  Calomniait-il,  lui,  quand  il  appelait  les  Juifs  race  adultère  et 
perverse,  enfants  de  vipères,  hypocrites,  fils  du  diable  ?  Et  Paul, 
quand  il  les  nommait  chiens,  insensés,  imbéciles  ?  quand  il  s'élevait 
contre  un  faux  prophète  avec  une  violence  qui  pourrait  passer  pour 
de  la  folie,  et  qu'il  le  traitait  de  fils  du  diable,  d'ennemi  de  la  vérité, 
d'âme  pleine  de  dol  et  de,  tromperie  ?  La  vérité  ne  connaît  pas  de 
vains  ménagements3.... 

«  Grand  Dieu  !  que  de  ténèbres,  que  d'iniquités  Rome  a  vomies 
sur  la  terre!  et  par  quel  jugement  de  Dieu  a-t-elle  vécu  tant  de 
siècles?  Tromper  les  hommes  par  d'impures  décrétales  et  des  men- 
songes effrontés,  dont  elle  faisait  autant  d'articles  de  foi  !  J'en  suis 

1  Walch,  t.  19,  p.  1219,  n.  29.  —  2  Melanchtoni,  1  aug.  452t.  —  3  Spalatino, 
feb.  1520. 


74  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1Y.  —  De  1517 

presque  convaincu,  le  Pape,  c'est  l'antechrist,  le  fils  de  perdition 
qu'attend  le  monde.  Tout  ce  qu'il  fait,  tout  ce  qu'il  dit,  tout  ce  qu'il 
prescrit  sent  l'antechrist  l. 

«  Qu'on  ne  me  parle  plus  de  mes  emportements.  Voyez!  tout" ce 
qu'on  fait  dans  notre  siècle  avec  calme  s'évanouit  et  tombe.  Le  ventre 
de  Rebecca  porte  des  embryons  qui  se  battent  ensemble.  On  me 
juge  mal  aujourd'hui.  La  postérité  me  rendra  pleine  et  entière  jus- 
tice... Le  révérend  père  vicaire  m'écrit  d'Erfurth  de  ne  pas  publier 
mon  livre  De  la  Réforme  à  faire  dans  l'état  des  Chrétiens;  c'est  trop 
tard...  Il  faut  que  l'Esprit-Saint  me  pousse,  puisque  ce  n'est  ni  l'a- 
mour de  l'or,  ni  l'amour  des  plaisirs,  ni  la  passion  de  la  gloire.  Je 
ressemble  au  Christ  qu'on  crucifia  parce  qu'il  avait  dit  :  Je  suis  le 
roi  des  Juifs.  On  me  condamne  pour  des  doctrines  que  je  n'ai  pas 
enseignées,  la  communion  sous  les  deux  espèces,  par  exemple  2. 

«  L'évêque  de  Misnie,  avec  lui  d'autres  évêques,  m'accusent!  Je 
saurai  bien  leur  répondre  ;  je  ne  souffrirai  pas  que  des  erreurs  con- 
damnées dans  l'Evangile  soient  enseignées  même  par  des  anges  du 
ciel,  à  plus  forte  raison  par  ces  idoles  d'évêques.  Je  veux  bien  leur 
pardonner  pour  le  moment;  qu'on  leur  écrive  donc  de  se  taire,  de  ne 
rien  faire  contre  Luther.  Qu'ils  prennent  garde  à  eux  ;  ils  croient  éviter 
la  grêle,  ils  mourront  sous  une  avalanche  de  neige.  Que  si  Dieu  ne 
m'ôte  pas  la  raison,  le  fumier  qu'ils  voudraient  remuer  sentira  bien 
mauvais...  Quels  imbéciles  que  vos  docteurs  de  Misnie  et  de  Leipsick! 
est-ce  qu'on  leur  a  enlevé  le  sens  commun  ?  jamais  je  n'eus  de  sem- 
blables adversaires;  les  niais3  !  » 

«  A  la  volonté  de  Dieu,  me  voici  :  aux  vents  et  aux  flots  le  navire  ! 
Je  ne  puis  plus  rien  à  cette  heure,  que  prier  Dieu.  Je  lis  dans  l'a- 
venir, le  Seigneur  m'en  a  levé  un  coin;  je  vois  des  tempêtes  pro- 
chaines, si  Satan  n'est  enchaîné.  Les  pensées  de  mes  ennemis  sont 
des  pensées  d'artifices  et  de  méchanceté.  Que  voulez-vous,  mon 
ami  ?  la  parole  divine  ne  marche  jamais  sans  troubles,  sans  tumulte  ; 
cette  parole  de  toute  majesté  qui  opère  de  si  grandes  merveilles,  qui 
gronde  sur  les  hauteurs  et  les  sublimités,  et  qui  tue  les  âmes  pares- 
seuses d'Israël.  Il  faut  ou  renoncer  à  la  paix  ou  renoncer  à  la  parole 
divine.  Le  Seigneur  est  venu  apporter  la  guerre,  et  non  la  paix...  Je 
suis  tout  frappé  de  terreur...  Malheur  à  la  terre  4  ! 

«  Des  visions  nouvelles  ont  paru  dans  le  ciel  ;  à  Vienne,  des  flam- 
mes et  des  incendies.  Je  voudrais  les  voir  ;  c'est  ma  tragédie  que  ces 
signes  annoncent5...  Que  je  le  veuille  ou  non,  chaque  jour  ma  science 

1  Wenceslas.  LincU,  19  avg.  —  2  Spalatino ,  14  januar.  —  3  lbid.,  18  feb.  — 
4  Staupitio,  feb.  —  s  Spalatino,  19  mart. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  75 

s'accroît.  Il  n'y  a  pas  deux  ans  que  j'écrivais  sur  les  indulgences  ;  je 
voudrais  détruire  mes  livres.  J'étais  alors  sous  le  joug  de  la  tyrannie 
de  Rome  ;  je  ne  voulais  pas  qu'on  les  rejetât  ces  indulgences,  et,  en 
vérité,  à  quoi  bon  s'en  émerveiller?  J'étais  seul  à  rouler  ce  rocher. 
Mais  bientôt  mes  yeux  se  sont  ouverts,  et  j'ai  vu  que  ces  pardons 
n'étaient  que  de  misérables  impostures,  inventées  pour  voler  l'argent 
aux  hommes  et  leur  foi  en  Dieu...  Ah  !  que  je  voudrais  qu'on  brûlât 
mes  livres  sur  les  indulgences  *  !...  Gloire  et  paix  dans  le  Seigneur... 
Mon  cher  Nicolas,  il  ne  faut  rien  répondre  à  Emser,  parce  que  c'est 
un  homme  dont  l'apôtre  Paul  dit  :  «  Il  est  condamné,  évitez-le,  son 
parler  est  mortel.  »  Encore  un  peu  de  temps,  et  je  prierai  contre  lui  ; 
je  demanderai  à  Dieu  qu'il  lui  rende  selon  ses  œuvres,  qu'il  meure  • 
il  vaut  mieux  qu'il  périsse,  que  s'il  continue  de  blasphémer  contre 
le  Christ...  Je  ne  veux  pas  que  vous  priiez  pour  ce  misérable,  priez 
pour  nous  seulement  2.  » 

Cependant  Luther  voyait  contre  lui  la  presque  totalité  du  clergé, 
tous  les  évoques,  mais  principalement  le  Pape,  qui  ne  pouvait  man- 
quer de  le  condamner.  Il  chercha  son  refuge  dans  la  puissance  sécu- 
lière, par  un  pamphlet  adressé  à  l'empereur  et  à  la  noblesse  alle- 
mande. L'empereur  était  Charles-Quint,  élu  le  28  juin  1519,  à  la 
place  de  son  aïeul,  Maximilien  Ier,  mort  le  12  janvier  de  la  même 
année.  Le  pamphlet  est  accompagné  d'une  dédicace  du  24me  de  juin 
1520,  où  Luther  dit  qu'il  adresse  à  la  noblesse  allemande  quelques 
fragments  sur  la  réformation  du  christianisme,  pour  voir  si  Dieu 
voudrait  secourir  son  Église  par  l'état  laïque,  puisque  le  clergé,  à 
qui  cela  convenait  davantage,  y  était  devenu  tout  à  fait  indifférent  3. 

«  Les  Romanistes,  dit-il,  se  sont  entourés  de  trois  murs  derrière 
lesquels  ils  éludent  toute  réformation ,  ce  qui  cause  à  la  chrétienté 
une  décadence  effroyable.  D'abord,  les  presse-t-on  par  la  puissance 
séculière?  ils  ont  établi  et  disent  que  la  puissance  séculière  n'a  aucun 
droit,  mais  que  la  puissance  ecclésiastique  est  supérieure  à  celle  du 
siècle.  En  second  lieu,  les  a-t-on  voulu  réprimer  et  punir  par  l'E- 
criture sainte?  ils  opposent  que  ce  n'est  qu'au  Pape  à  interpréter 
l'Écriture.  En  troisième  lieu,  les  menace-t-on  d'un  concile?  ils  avan- 
cent que  personne  ne  peut  convoquer  de  concile  que  Je  Pape  4.  » 

Pour  renverser  le  premier  mur,  Luther  pose  en  principe  que, 
d'après  ces  paroles  de  saint  Pierre  :  Vous  êtes  un  sacerdoce  royal  et 
un  royaume  sacerdotal  5,  tous  les  Chrétiens  sont  également  prêtres 

i  Archidiac.  Elsterwic,  30  maii  1520.  —  2  Nicolao  Haussmann.,  26  april., 
traduc.  d'Audin.  —  3  Walch,  t.  10,  p.  297  et  seqq.  —  4  Ibid.,  t.  10,  p.  301.  — 
»  1  Petr.,  2,  9. 


T(>  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

et  rois.  De  là  il  conclut  que  les  barons  allemands,  ayant  reçu  le  bap- 
tême, sont  tout  aussi  prêtres,  évêques  et  papes  que  ceux  qui  en  por- 
tent le  nom,  et  qu'ils  ont  le  pouvoir  et  le  devoir  de  corriger,  même 
par  la  force  du  glaive,  toutes  les  fois  qu'ils  le  jugent  à  propos.  De  là 
aussi  on  pouvait  conclure  que  les  paysans  ont  tout  autant  de  droits 
aux  domaines  des  barons,  des  princes,  des  rois  et  des  empereurs 
allemands,  que  ceux  qui  en  portent  les  titres,  et  que,  toutes  les  fois 
qu'ils  le  jugeront  à  propos,  ils  pourront  se  mettre  à  leur  place  ;  mais 
Luther  avait  trop  d'esprit,  et  les  barons  allemands  trop  peu,  pour 
tirer  tout  de  suite  une  conclusion  aussi  naturelle.  Il  fut  seulement 
conclu  que  c'était  aux  barons  allemands  de  mettre  le  Pape  à  la 
raison,  fut-ce  à  coups  d'épée.  Et  voilà  comme,  avec  sa  trompette 
de  Jéricho,  ce  sont  ses  expressions,  Luther  renversa  le  premier  mur 
des  Romanistes. 

Le  second  mur  ne  tint  pas  plus  longtemps.  Comment,  en  effet, 
le  Pape  serait-il  le  seul  interprète  infaillible  de  l'Écriture  sainte, 
puisque,  d'après  saint  Paul,  l'homme  spirituel  juge  de  tout  et  n'est 
jugé  par  personne.  Or,  tout  luthérien  est  un  homme  spirituel,  puis- 
qu'il le  dit.  Donc  il  juge  de  tout,  de  l'Écriture  comme  du  Pape,  et 
ne  peut  être  jugé  par  personne,  à  moins  que  ce  ne  soit  par  un  con- 
cile œcuménique  de  sa  façon  et  de  son  avis.  Cela  se  prouve  même 
par  l'Ancien  Testament.  En  effet,  si  une  ânesse  a  remontré  le  pro- 
phète Balaam,  pourquoi  un  luthérien  quelconque  ne  pourrait-il  pas 
remontrer  le  Pape  ?  C'est  un  des  derniers  arguments  de  Luther.  — 
Conclusion  finale  :  Tout  savetier,  tout  maçon  luthérien  est  un  inter- 
prète infaillible  de  l'Écriture  :  donc  le  Pape,  avec  tous  ses  cardi- 
naux, avec  toute  l'Église  romaine,  n'y  voit  pas  plus  qu'une  taupe. 
Et  voilà  comme,  avec  sa  trompette  de  Jéricho,  Luther  renverse  le 
second  mur  des  Romanistes. 

Le  troisième  mur  était  tombé  de  lui-même  sur  les  deux  autres. 
En  effet,  comment  le  Pape  de  Rome  aurait-il  seul  le  droit  de  convo- 
quer un  concile  général,  puisque  chaque  baron  allemand  est  prêtre, 
évêque  et  pape  ?  C'est  donc  à  chaque  baron  allemand  de  convoquer 
un  concile  œcuménique,  d'y  présider,  d'y  décider  sur  la  foi  et  les 
mœurs,  d'autant  plus  qu'il  a  une  épée  à  la  main.  Et  voilà  comme, 
avec  sa  trompette  de  Jéricho,  Luther  renverse  le  troisième  et  dernier 
mur  des  Romanistes. 

Cela  fait,  il  examine  ce  qu'il  conviendra  de  traiter  dans  le  concile 
œcuménique  des  barons  allemands.  D'abord,  le  Sauveur  a  dit  :  Mon 
royaume  n'est  pas  de  ce  monde.  Donc  les  barons  allemands  devront 
ôter  au  Pape  sa  tiare,  sa  cour,  ses  revenus,  la  suzeraineté  sur  le 
royaume  de  Naples,  la  souveraineté  de  la  Romagne  et  des  autres 


à  1545  de  l'ère  chr.J        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  77 

provinces  ecclésiastiques,  ses  droits  particuliers  sur  les  églises  d'Al- 
lemagne, garantis  par  le  concordat;  car,  envers  le  Pape,  les  barons 
allemands  ne  sont  tenus  qu'à  ce  qui  leur  plaît.  Du  reste,  plus  de 
célibat,  plus  d'interdit,  plus  de  pèlerinage,  plus  de  ces  fêtes  d'Église 
qui  font  autant  de  tort  à  l'âme  qu'au  corps,  plus  de  dispenses  ni 
d'indulgences,  plus  d'abstinence  de  viandes,  plus  de  messes  privées, 
plus  de  peines  ecclésiastiques  :  que  tout  cela  soit  enterré  à  dix  pieds 
sous  terre  !  Enfin,  plus  de  chapitres  de  chanoines,  plus  de  grasses 
prébendes,  si  ce  n'est  pour  les  enfants  des  barons  allemands1.  En 
effet,  la  chronique  rapporte  que,  si  l'électeur  de  Saxe  se  montra  si 
favorable  aux  nouveautés  de  l'hérésiarque,  c'est  que  le  Pape  lui  avait 
refusé  une  dignité  ecclésiastique  pour  un  de  ses  bâtards. 

Quant  aux  barons  allemands  du  seizième  siècle,  nous  en  avons 
un  échantillon  dans  Ulrie  de  Hutten,  qui  fut  à  la  fois  chevalier  et 
littérateur.  Il  publia  les  épitres  de  quelques  hommes  obscurs,  pour 
tourner  en  dérision  les  clercs  et  les  moines.  C'est  une  débauche  d'es- 
prit malade,  où  l'on  se  tourmente  à  chercher  quelque  fine  raillerie, 
et  où  l'on  ne  trouve  la  plupart  du  temps  que  des  équivoques,  dont 
nul  idiome  vivant  ne  saurait  rendre  la  saleté;  que  des  polissonneries 
de  tréteaux,  que  des  plaisanteries  ordurières,  balayures  de  mauvais 
lieux,  qu'Ulric  ramasse  comme  des  diamants,  et  auxquelles,  par  la 
plus  horrible  des  profanations,  il  mêle  à  chaque  page  les  paroles  de 
l'Ecriture  sainte.  Or,  Ulric  de  Hutten  était  précisément  un  de  ces 
enfants  de  nobles  nourris  aux  dépens  du  sacerdoce.  L'histoire  nous 
le  montre  élevé  d'abord  dans  le  monastère  de  Fulde,  puis  entrant 
dans  le  monde  littéraire  sous  le  patronage  de  l'archevêque  de 
Mayence,  qui  lui  prête  deux  cents  ducats,  quittant  les  lettres  pour 
le  camp,  où  il  gagne  une  maladie  honteuse,  abandonnant  le  corps  de 
garde,  et  trouvant  sur  sa  route  du  bois  de  gaïac  dont  il  se  met  à 
chanter  la  vertu  dans  les  maladies  invétérées  de  la  débauche;  puis 
en  guerre  ouverte  avec  les  couvents,  et  finissant  par  aller  mourir 
dans  une  petite  île  du  lac  de  Constance,  rongé  par  la  lèpre  napoli- 
taine 2.  Voilà  l'homme  qui  encourageait  Luther  au  nom  de  la  no- 
blesse allemande,  et  dont  Luther  regardait  les  lettres  comme  des 
modèles  de  style  épistolaire,  des  trésors  d'heureuse  raillerie  :  ce  qui 
prou  ve  du  moins  combien  l'un  et  l'autre  avaient  le  goût  pur  et  honnête. 

Et  voilà  quels  hommes  et  quels  moyens  plongeront  l'Allemagne, 
pour  des  siècles,  dans  le  chaos  d'une  anarchie  religieuse,  intellec- 
tuelle et  morale,  où  disparaissent,  confondus,  urbanité,  pudeur,  re- 
ligion, serment,  autorité  légitime,  subordination,  lien  social,  libre 

i  Walch,  t.  10,  p.  3G9,  ri.  121.  —  2  Audin,  t.  1,  c.  5. 


78  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

arbitre  de  l'homme,  idée  d'un  Dieu  bon  et  juste,  pour  faire  place  à 
l'horrible  fantôme  d'un  Dieu  cruel,  qui  punit  l'homme  du  mal  qu'il 
ne  peut  éviter  et  même  du  bien  qu'il  fait  de  son  mieux.  —  Qui  donc 
sauvera  l'Allemagne,  qui  donc  sauvera  l'Europe,  qui  donc  sauvera 
l'humanité  parmi  l'invasion  de  ces  nouveaux  mahométans,  de  ces 
nouveaux  barbares?  —  Qui  les  a  sauvés,  qui  les  sauvera  toujours  : 
l'Église  romaine,  le  successeur  de  saint  Pierre. 

L'an  1520,  15me  jour  de  juin,  le  souverain  pasteur  à  qui,  dans  la 
personne  du  prince  des  apôtres,  le  Fils  de  Dieu  a  dit  :  Pais  mes 
agneaux,  pais  mes  brebis;  affermis  tes  frères;  tout  ce  que  tu  lieras 
sur  la  terre  sera  lié  dans  les  cieux  :  le  Pontife  romain  prononça  l'ir- 
révocable sentence  de  condamnation  en  ces  termes  : 

Léon,  évêque,  serviteur  des  serviteurs  de  Dieu,  pour  mémoire 
perpétuelle  de  la  chose. 

Levez-vous,  Seigneur,  et  jugez  votre  cause  ;  souvenez-vous  des 
insultes  qu'on  vous  fait,  de  celles  que  vous  font  les  insensés  tout  le 
jour  ;  inclinez  votre  oreille  à  nos  prières,  car  des  renards  ont  surgi, 
qui  cherchent  à  démolir  votre  vigne,  elle  dont  vous  avez  foulé  le 
pressoir  tout  seul,  et  dont,  en  remontant  à  votre  Père,  vous  avez 
commis  le  soin,  le  gouvernement  et  l'administration  à  Pierre,  comme 
au  chef  et  à  votre  vicaire,  ainsi  qu'à  ses  successeurs,  à  l'instar  de 
l'Église  triomphante.  Le  sanglier  de  la  forêt  s'efforce  de  l'exter- 
miner, et  une  bête  singulièrement  farouche  la  ravage. 

Levez-vous,  Pierre,  et,  conformément  au  soin  pastoral  qui  vous 
a  été  divinement  confié,  prenez  en  main  la  cause  de  la  sainte  Église 
romaine,  la  mère  de  toutes  les  églises  et  la  maîtresse  de  la  foi  :  elle 
que,  d'après  l'ordre  de  Dieu,  vous  avez  consacrée  par  votre  sang; 
contre  laquelle,  ainsi  que  vous  avez  daigné  nous  en  prévenir,  s'in- 
surgent des  maîtres  de  mensonge,  introduisant  des  sectes  de  perdi- 
tion et  s'attirant  à  eux-mêmes  une  prompte  ruine  :  qui,  ayant  un  zèle 
amer  et  des  contentions  dans  leurs  cœurs,  se  glorifient  et  sont  men- 
teurs contre  la  vérité. 

Levez-vous  aussi,  Paul,  nous  vous  en  prions,  vous  qui  avez  éclairé 
et  illustré  cette  Église  et  par  votre  doctrine  et  par  votre  martyre  ; 
car  un  nouveau  Porphyre  s'élève  :  comme  le  premier  critiqua  autre- 
fois injustement  les  saints  apôtres,  de  même  celui-ci,  usant,  non  pas 
de  prières,  mais  de  reproches,  contrairement  à  votre  doctrine,  ne 
rougit  pas  de  critiquer  et  de  déchirer  les  saints  Pontifes,  nos  prédé- 
cesseurs, et,  quand  il  se  délie,  de  recourir  aux  injures,  selon  la  cou- 
tume des  hérétiques,  dont  le  dernier  refuge  est,  comme  dit  saint 
Jérôme,  lorsqu'ils  s'aperçoivent  que  leurs  causes  vont  être  condam- 
nées, de  commencer  à  épandre  par  la  langue  le  venin  du  serpent, 


à  1545  de   l'ère  chr.}        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  79 

et,  lorsqu'ils  se  voient  condamnés,  de  s'emporter  aux  outrages.  Car, 
encore  que  vous  ayez  dit  qu'il  faut  qu'il  y  ait  des  hérésies  pour 
exercer  les  fidèles,  cependant,  de  peur  qu'elles  ne  prennent  de  l'ac- 
croissement, comme  de  petits  renards  prêts  à  ravager  la  vigne,  il 
est  nécessaire,  par  votre  intercession  et  votre  secours,  de  les  éteindre 
à  leur  naissance. 

Qu'elle  se  lève  enfin  toute  l'Église  des  saints  et  le  reste  de  l'Église 
universelle,  de  qui  méprisant  la  vraie  interprétation  des  saintes 
lettres,  quelques-uns,  dont  le  père  du  mensonge  a  aveuglé  les  intel- 
ligences, suivant  l'ancien  usage  des  hérétiques,  sages  par  devers 
eux-mêmes,  interprètent  ces  mêmes  Écritures  autrement  que  ne 
demande  l'Esprit-Saint,  et  cela  d'après  leur  propre  sens,  par  ambi- 
tion et  pour  une  renommée  populaire,  ou  plutôt,  comme  l'atteste 
l'Apôtre,  ils  les  torturent  et  les  adultèrent  ;  en  sorte  que,  selon  saint 
Jérôme,  ce  n'est  plus  l'Évangile  du  Christ,  mais  celui  de  l'homme, 
ou,  ce  qui  est  pire,  celui  du  diable.  Qu'elle  se  lève  donc  la  sainte 
Église  de  Dieu,  et,  conjointement  avec  les  bienheureux  apôtres, 
qu'elle  intercède  auprès  du  Dieu  tout-puissant,  afin  que,  toutes  les 
erreurs  de  ses  brebis  étant  purgées,  et  toutes  les  hérésies  étant  éli- 
minées d'entre  les  fidèles,  il  daigne  conserver  la  paix  et  l'unité  de  sa 
sainte  Église. 

Depuis  longtemps ,  chose  que  nous  pouvons  à  peine  exprimer 
dans  l'excès  de  notre  affliction,  nous  avons  appris  par  la  relation 
de  personnes  dignes  de  foi  et  par  la  renommée  publique  que,  par 
la  suggestion  de  l'ennemi  du  genre  humain,  des  erreurs  nombreuses 
et  diverses  ont  été  renouvelées  et  répandues  depuis  peu  parmi  cer- 
taines personnes  légères  dans  l'illustre  nation  germanique;  erreurs 
dont  quelques-unes  ont  déjà  été  condamnées  par  les  conciles  et  par 
les  constitutions  de  nos  prédécesseurs,  et  qui  contiennent  expres- 
sément l'hérésie  des  Grecs  et  des  Bohémiens  ;  d'autres  respective- 
ment ou  hérétiques ,  ou  fausses,  ou  scandaleuses,  ou  offensant  les 
oreilles  pieuses,  ou  pouvant  séduire  les  âmes  simples  ;  que  ces  er- 
reurs ont  été  renouvelées  et  répandues  par  de  faux  fidèles  qui  ont 
perdu  la  crainte  de  Dieu,  et  qui,  ambitionnant  la  gloire  du  monde 
par  une  orgueilleuse  curiosité,  veulent,  contre  la  doctrine  de  l'Apô- 
tre, être  plus  sages  qu'il  ne  faut;  dont  le  babil,  selon  saint  Jérôme, 
ne  trouverait  aucune  créance,  s'ils  n'avaient  l'air  de  confirmer  leur 
perverse  doctrine  par  des  témoignages  divins,  mais  mal  interprétés. 
Nous  sommes  d'autant  plus  affligés  que  cela  soit  arrivé  en  Germanie, 
que  nous  et  nos  prédécesseurs  avons  toujours  eu  pour  cette  nation 
une  charité  intime.  Car,  après  que  l'Église  romaine  eut  transféré 
l'empire  des  Grecs  aux  Germains,  nos  prédécesseurs  et  nous  avons 


80  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

toujours  pris  d'entre  eux  les  avocats  et  les  défenseurs  de  cette  même 
Église,  lesquels  se  sont  en  effet  toujours  montrés  les  ardents  adver- 
saires des  hérésies.  Témoin  les  louables  constitutions  des  empereurs 
germaniques  pour  la  liberté  de  l'Eglise,  pour  l'expulsion  des  héré- 
tiques de  toute  la  Germanie,  sous  les  peines  les  plus  graves,  même 
de  la  perte  des  terres  et  des  domaines  contre  ceux  qui  les  recevraient 
ou  ne  les  expulseraient  pas;  constitutions  confirmées  par  nos  prédé- 
cesseurs, et  dont  l'observation,  si  elle  avait  lieu  aujourd'hui,  nous 
eût  préservés  de  ce  chagrin,  et  nous  et  eux.  Témoin  la  perfidie  des 
Hussites  et  des  Wicléfites,  ainsi  que  de  Jérôme  de  Prague,  con- 
damnée et  punie  au  concile  de  Constance  ;  témoin  le  sang  des  Ger- 
mains versé  tant  de  fois  contre  les  Bohèmes;  témoin  la  réfutation, 
réprobation  et  damnation,  non  moins  docte  que  vraie  et  sainte,  des- 
dites erreurs  ou  de  plusieurs  d'entre  elles  par  les  universités  de  Co- 
logne et  de  Louvain,  qui  cultivent  avec  tant  de  piété  et  de  religion  le 
champ  du  Seigneur.  Nous  pourrions  alléguer  encore  beaucoup 
d'autres  choses,  que  nous  croyons  devoir  passer  sous  silence,  pour 
n'avoir  pas  l'air  d'écrire  une  histoire.  D'après  la  charge  pastorale 
qui  nous  a  été  enjointe  par  la  grâce  divine,  nous  ne  pouvons  donc 
plus  ni  tolérer  ni  dissimuler  le  venin  pestilentiel  desdites  erreurs, 
sans  flétrissure  pour  la  religion  chrétienne  et  sans  injure  pour  la  foi 
orthodoxe.  Or,  de  ces  erreurs,  nous  avons  jugé  à  propos  d'insérer  ici 
quelques-unes,  dont  la  teneur  est  telle  : 

1°  C'est  une  opinion  hérétique,  mais  assez  commune,  de  dire  que 
les  sacrements  de  la  nouvelle  loi  confèrent  la  grâce  justifiante  à  ceux 
qui  n'y  mettent  point  obstacle.  2°  Nier  que  le  péché  demeure  dans 
un  enfant  après  le  baptême,  c'est  fouler  aux  pieds  tout  ensemble  et 
saint  Paul  et  Jésus-Christ.  3°  Le  foyer  du  péché  (ou  la  concupis- 
cence), quand  même  il  n'y  aurait  point  de  péché  actuel,  sutlit  pour 
empêcher  une  âme,  à  la  sortie  du  corps,  d'entrer  dans  le  ciel.  4°  La 
charité  imparfaite  d'un  homme  mourant  emporte  avec  soi  nécessai- 
rement une  grande  crainte,  qui  toute  seule  fait  la  peine  du  purgatoire 
et  l'empêche  d'entrer  dans  le  ciel.  5°  Qu'il  y  a  trois  parties  de  la  pé- 
nitence :  la  contrition,  la  confession  et  la  satisfaction  ;  cela  n'est 
fondé  ni  sur  l'Ecriture  sainte  ni  sur  l'autorité  des  anciens  docteurs 
du  christianisme.  G0  La  contrition  qui  s'acquiert  par  l'examen,  la 
comparaison  et  la  détestation  des  péchés,  par  laquelle  un  pénitent 
repasse  ses  années  dans  l'amertume  de  son  âme,  en  pesant  la  grièveté, 
la  multitude  et  la  laideur  de  ses  péchés,  la  perte  de  la  béatitude  éter- 
nelle et  la  peine  de  l'enfer  qu'on  mérite ,  cette  contrition  ne  sert  qu'à 
rendre  l'homme  hypocrite  et  plus  grand  pécheur.  7°  La  maxime  la 
plus  excellente  et  la  meilleure  de  tout  ce  qu'on  a  dit  jusqu'à  présent 


àl545del'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  81 

touchant  la  contrition,  est  que  la  nouvelle  vie  est  la  meilleure  et  la 
souveraine  pénitence,  en  ne  faisant  plus  ce  qu'on  a  fait.  8°  Ne  pré- 
sumez en  aucune  manière  de  confesser  les  péchés  véniels,  ni  même 
tous  les  mortels ,  parce  qu'il  est  impossible  que  vous  connaissiez 
tous  les  péchés  mortels  :  d'où  vient  que,  dans  la  primitive  Église,  on 
ne  confessait  que  les  péchés  mortels  manifestes.  9°  Quand  nous  vou- 
lons entièrement  confesser  tous  nos  péchés,  nous  ne  faisons  autre 
chose  que  de  ne  vouloir  rien  laisser  à  pardonner  à  la  miséricorde  de 
Dieu. 

iO"  Les  péchés  ne  sont  remis  à  aucun  s'il  ne  croit  pas  qu'ils  lui 
sont  remis  quand  le  prêtre  les  lui  remet  ;  et  le  péché  demeurerait 
si  on  ne  croyait  pas  qu'il  fût  remis  ;  car  la  rémission  du  péché  et  le 
don  de  la  grâce  ne  suffisent  pas,  il  faut  croire  encore  que  le  péché 
est  remis.  11°  N'ayez  pas  cette  confiance  que  vous  êtes  absous  à 
cause  de  votre  contrition,  mais  à  cause  de  cette  parole  du  Christ  : 
Tout  ce  que  vous  aurez  délié  sur  la  terre,  etc.  Croyez,  dis-je,  si  vous 
avez  reçu  l'absolution  du  prêtre,  et  croyez  fortement  que  vous  êtes 
absous,  et  vous  serez  véritablement  absous,  quoi  qu'il  en  soit  de 
votre  contrition.  12°  Si,  par  impossible,  celui  qui  se  confesse  n'était 
point  contrit,  ou  que  le  prêtre  l'eût  absous  par  dérision  et  non  sé- 
rieusement, si  toutefois  il  croit  être  absous,  il  l'est  véritablement. 
43°  Dans  le  sacrement  de  pénitence  et  dans  la  rémission  de  la  coulpe, 
le  Pape  ou  l'évêque  ne  fait  pas  plus  que  le  dernier  des  prêtres;  bien 
plus,  quand  il  n'y  a  point  de  prêtre,  chaque  Chrétien,  même  une 
femme  et  un  enfant,  peut  alors  exercer  cette  fonction.  14°  Aucun  ne 
doit  répondre  à  un  prêtre  s'il  a  de  la  contrition  ou  non,  et  le  prêtre 
ne  doit  pas  l'interroger  là-dessus.  15°  C'est  une  grande  erreur  dans 
ceux  qui  s'approchent  du  sacrement  de  l'eucharistie  fondés  sur  ce 
qu'ils  se  sont  confessés,  et  qu'ils  ne  se  sentent  coupables  d'aucun  pé- 
ché mortel,  et  qu'ils  s'y  sont  préparés  par  des  prières  ;  tous  ceux-là 
mangent  et  boivent  leur  condamnation.  Mais  s'ils  croient  et  s'ils  ont 
cette  confiance  qu'ils  recevront  la  grâce,  cette  foi  seule  les  rend  purs 
et  dignes  de  recevoir  l'eucharistie.  16°  Il  serait  à  propos  que  l'Eglise, 
dans  une  assemblée  ou  un  concile,  ordonnât  que  les  laïquesjcommu- 
niassent  sous  les  deux  espèces  ;  et  les  Bohémiens,  qui  communient  de 
cette  manière,  ne  sont  pas  hérétiques,  mais  seulement  schismatiques. 

17°  Les  trésors  de  l'Église  d'oifle  Pape  donne  les  indulgences,  ne 
sont  ni  les  mérites  de  Jésus-Christ,  ni  ceux  des  saints.  18°  Les  in- 
dulgences sont  de  pieuses  tromperies  des  fidèles,  des  dispenses  de 
bonnes  œuvres  et  du  nombre  des  choses  qui  sont  permises,  mais  qui 
ne  conviennent  pas.  19°  Les  indulgences,  dans  ceux  qui  les  gagnent 
véritablement,  ne  leur  remettent  pas  les  peines  dues  à  la  justice  di- 
xxiii.  6 


S2  HISTOIitK  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.—  De  1517 

vine  pour  les  péchés  actuels.  20°  C'est  se  tromper  et  se  séduire,  de 
croire  que  les  indulgences  soient  salutaires  et  utiles.  21°  Les  indul- 
gences sont  seulement  nécessaires  pour  les  crimes  publics,  et  ne 
s'accordent  proprement  qu'aux  endurcis  et  aux  impénitents.  2-2*  Elles 
ne  sont  ni  utiles  ni  nécessaires  à  six  sortes  de  personnes  :  aux  morts, 
ou  à  ceux  qui  sont  sur  le  point  d'expirer;  aux  malades,  ou  à  ceux 
qui  ont  des  empêchements  légitimes;  à  ceux  qui  n'ont  point  commis 
de  crimes  ;  à  ceux  qui  n'en  ont  commis  que  de  secrets,  et  à  ceux 
qui  pratiquent  les  œuvres  de  la  plus  haute  perfection. 

23°  Les  excommunications  ne  sont  que  des  peines  extérieures,  qui 
ne  privent  pas  l'homme  de  la  participation  aux  prières  spirituelles  et 
publiques  de  l'Église.  24°  Il  faut  enseigner  aux  Chrétiens  à  plus  aimer 
les  excommunications  qu'à  les  craindre. 

2r>°  Le  Pontife  romain,  successeur  de  saint  Pierre,  n'a  pas  été 
établi  par  Jésus-Christ  sou  vicaire  sur  toutes  les  églises  dans  la  per- 
sonne de  saint  Pierre.  26°  Cette  parole  du  Christ  à  Pierre  :  Tout  ce 
que  tu  auras  lié  sur  la  terre  sera  lié  dans  les  deux,  s'étend  seulement 
à  ce  qui  a  été  lié  par  Pierre  même.  27°  Il  est  certain  qu'il  n'est  pas 
au  pouvoir  de  l'Eglise  ou  du  Pape  d'établir  des  articles  de  foi,  ni 
même  des  lois  touchant  les  mœurs  et  les  bonnes  œuvres.  28°  Si  le 
Pape,  avec  une  grande  partie  de  l'Eglise,  avait  décidé  telle  et  telle 
chose,  et  que  sa  décision  fût  véritable,  il  n'y  aurait  ni  péché  ni  hé- 
résie de  penser  le  contraire,  principalement  dans  une  chose  non  né- 
cessaire au  salut,  jusqu'à  ce  que  le  concile  général  eût  approuvé  un 
sentiment  et  condamné  l'autre.  29°  Nous  avons  une  voie  pour  expli- 
quer l'autorité  des  conciles,  et  contredire  librement  leurs  actes,  et 
juger  dans  leurs  décrets,  et  avouer  avec  confiance  tout  ce  qui  semble 
véritable,  qu'un  concile  l'ait  approuvé  ou  rejeté.  30°  Quelques  arti- 
cles de  Jean  Hus,  condamnés  dans  le  concile  de  Constance,  sont 
très-orthodoxes,  très- vrais  et  tout  à  fait  évangéliques,  et  l'Eglise  uni- 
verselle ne  pouvait  les  censurer. 

31°  Le  juste  pèche  dans  toutes  les  bonnes  œuvres.  32°  Une  bonne 
œuvré,  même  très-bien  faite,  i  si  un  péché  véniel.  33°  Que  les  hé- 
rétiques soient  brûlés,  c'est  contre  la  volonté  de  l'Esprit.  34°  Com- 
•  contre  les  Turcs,  c'est  résister  à  Dieu  qui  visite  par  eux  nos 
.  .:>  Personne  n'est  certain  qu'il  ne  pèche  pas  toujours  mor- 
nent,  à  cause  du  vice  très-cachéde  l'orgueil.  30°  Le  libre  arbitre, 
depuis  le  péché,  n'est  plus  qu'un  vain  titre  ;  et  lors  même  qu'il  fait  ce 
qui  est  en  lui,  il  pèche  mortellement. 

;!7"  On  ne  peut  prouver  le  purgatoire  par  aucun  livre  canonique 
de  l'Ecriture  sainte.  38°  Les  âmes  qui  sont  en  purgatoire  ne  sont 
point  assurées  de  leur  salut,  du  moins  toutes  ;  et  l'on  n'a  pu  prouver 


à  1545  de  l'ère  chr.)  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  83 

par  aucune  raison,  ni  par  l'Écriture,  qu'elles  y  soient  hors  d'état  de 
mériter  et  de  croître  en  charité.  39°  Les  âmes  en  purgatoire  pèchent 
sans  interruption  tant  qu'elles  cherchent  le  repos  et  qu'elles  ont 
horreur  des  peines.  40°  Les  âmes  délivrées  du  purgatoire  par  les  suf- 
frages des  vivants  ne  jouissent  pas  d'un  bonheur  aussi  parfait  que  si 
elles  satisfaisaient  par  elles-mêmes  à  la  justice  divine.  41°  Les  prélats 
ecclésiastiques  et  les  princes  séculiers  ne  feraient  point  mal  s'ils 
abolissaient  toutes  les  besaces  des  mendiants. 

Nous  donc,  ajoute  le  Pape,  après  de  longs,  de  mûrs,  de  soigneux 
examens,  discussions  et  délibérations  avec  nos  frères  les  cardinaux, 
des  prieurs  ou  généraux  d'ordre,  des  professeurs  ou  docteurs  en 
théologie,  ainsi  que  dans  l'un  et  l'autre  droit,  nous  avons  trouvé  les- 
dites  propositions  respectivement  hérétiques,  ou  scandaleuses,  etc., 
ou  non  catholiques,  mais  contraires  à  la  doctrine  et  à  la  tradition  de 
l'Église,  à  l'interprétation  vraie  et  commune  des  divines  Écritures, 
l'autorité  de  laquelle  mérite  à  tel  point  notre  acquiescement,  suivant 
saint  Augustin,  que  lui-même  dit  qu'il  n'aurait  pas  cru  à  l'Évangile 
si  l'autorité  de  l'Église  catholique  n'était  intervenue.  Car,  de  ces 
mêmes  erreurs,  ou  de  quelques-unes,  il  s'ensuit  que  la  même  Église, 
qui  est  régie  par  l'Esprit-Saint,  erre  et  a  toujours  erré.  Ce  qui  est 
contraire  à  la  promesse  que  le  Christ  a  faite  à  ses  disciples  en  son 
ascension  :- Voici  que  je  suis  avec  vous  jusqu'à  la  consommation  des 
siècles  ;  contraire  encore  aux  déterminations  des  Saints-Pères,  aux 
ordonnances  expresses  ou  canons  des  conciles  et  des  souverains 
Pontifes,  à  qui  ne  pas  obéir  a  été  toujours,  au  témoignage  de  saint 
Cyprien,  le  foyer  et  la  cause  de  toutes  les  hérésies  et  de  tous  les 
schismes. 

En  conséquence,  de  l'avis  et  de  l'assentiment  des  cardinaux,  après 
mûre  délibération  sur  chacun  desdits  articles,  par  l'autorité  du  Dieu 
tout-puissant,  ainsi  que  des  bienheureux  apôtres  Pierre  et  Paul,  et 
par  la  sienne,  le  pape  Léon  X  condamne  ces  propositions  comme 
respectivement  hérétiques,  ou  scandaleuses,  ou  fausses,  ou  choquant 
les  oreilles  pieuses,  ou  capables  de  séduire  l'esprit  des  simples,  et 
contraires  à  la  vérité  catholique  ;  fait  défense,  sous  peine  d'excom- 
munication et  de  privation  de  toutes  dignités,  qui  seront  encourues 
par  le  seul  fait,  de  croire  ces  propositions,  de  les  soutenir  de  les  dé- 
fendre, et  même  de  les  favoriser,  de  les  prêcher,  et  de  souffrir  que 
d'autres  les  enseignent  directement  ou  indirectement,  tacitement  ou 
en  termes  exprès,  en  public  ou  en  particulier  :  ordonnant  aux  ordi- 
naires et  autres  de  faire  une  exacte  perquisition  des  écrits  qui  con- 
tiennent ces  propositions,  et  de  les  faire  brûler  solennellement  en 
présence  du  clergé  et  devant  tout  le  peuple,  sous  les  mêmes  peines. 


8*  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Llv.  LXXX1Y.  -  De  1517 

Le  Pape  expose  ensuite  tout  ce  qu'il  a  fait  pour  ramener  Luther 
et  lui  faire  quitter  ses  erreurs;  il  l'a  cité  à  Rome,  voulant  le  traiter 
avec  beaucoup  de  douceur;  il  l'a  exhorté  par  ses  légats  et  par  ses 
lettres  à  rentrer  en  lui-même  ;  il  lui  a  offert  un  sauf-conduit  et  de 
l'argent  pour  les  frais  du  voyage,  en  lui  promettant  toute  sûreté, 
persuadé  que,  s'il  eût  fait  cette  démarche,  il  aurait  reconnu  sincè- 
rement ses  erreurs,  et  ne  se  serait  pas  si  furieusement  emporté  contre 
la  cour  de  Rome,  qu'il  a  déchirée  par  les  plus  insignes  calomnies. 
Mais,  au  mépris  de  tout  cela,  il  a  dédaigné  de  venir,  est  demeuré 
contumace  plus  d'une  année  sous  les  censures,  et,  ajoutant  le  mal  au 
mal,  a  témérairement  appelé  au  futur  concile,  contrairement  aux 
constitutions  de  Pie  II  et  de  Jules  II,  qui  ont  déclaré  ces  appels  pu- 
nissables des  peines  imposées  aux  hérétiques  :  appellation  d'ailleurs 
illusoire,  puisqu'il  professe  publiquement  de  ne  pas  croire  au  con- 
cile. Le  Pape  pourrait  donc  dès  à  présent  le  condamner  comme  no- 
toirement suspect  sur  la  foi,  ou  plutôt  vraiment  hérétique. 

Toutefois,  de  l'avis  de  nos  frères,  imitant  la  clémence  du  Seigneur, 
qui  ne  veut  point  la  mort  du  pécheur,  mais  qu'il  se  convertisse  et 
qu'il  vive  ;  oubliant  tous  les  outrages  faits  à  nous  et  au  Siège  apo- 
stolique, nous  avons  résolu  d'user  de  toute  la  bonté  possible,  et  de 
faire  tout  ce  qui  est  en  nous,  pour  que,  par  la  voie  de  miséricorde  que 
nous  lui  proposons,  il  revienne  à  lui-même,  et  qu'il  s'éloigne  de  ses 
erreurs,  afin  que  nous  le  recevions  avec  bienveillance,  comme  l'en- 
fant prodigue  revenant  au  sein  de  l'Église.  C'est  pourquoi,  et  Martin 
lui-même,  et  tous  ses  adhérents,  protecteurs  et  fauteurs,  nous  les 
conjurons  par  les  entrailles  de  la  miséricorde  de  notre  Dieu  et  par  le 
sang  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  en  qui  et  par  qui  a  été  faite  la 
rédemption  du  genre  humain  et  l'édification  de  la  sainte  Église  notre 
mère;  nous  les  exhortons  et  les  conjurons  de  tout  notre  cœur  de 
cesser  de  troubler  la  paix,  l'unité  et  la  vérité  de  l'Église,  pour  laquelle 
le  Sauveur  lui-même  a  prié  si  instamment  son  Père,  et  de  s'abstenir 
entièrement  desdites  erreurs  si  pernicieuses;  assurés  de  trouver  au- 
près de  nous,  s'ils  obéissent  réellement  et  nous  donnent  des  preuves 
légitimes  de  leur  obéissance,  les  sentiments  de  la  charité  paternelle 
et  la  fontaine  ouverte  de  la  mansuétude  et  de  la  clémence. 

Après  ces  voies  miséricordieuses  de  père,  Léon  X  passe  aux  voies 
sévères  de  juge.  Il  interdit  provisoirement  la  prédication  à  Luther. 
Et  si  les  précédents  moyens  de  douceur  ne  le  ramènent  pas  à  péni- 
tence, il  lui  fixe,  à  lui  et  à  ses  adhérents,  trois  termes  de  vingt  jours, 
soixante  en  tout,  pour  révoquer  ses  erreurs  et  brûler  les  livres  qui 
les  contiennent.  Que  si,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise  !  Luther  et  ses  par- 
tisans s'obstinent,  le  Pape,  suivant  le  précepte  de  l'Apôtre  d'éviter 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  85 

Fhomme  hérétique  après  une  première  et  une  seconde  correction, 
les  déclare  hérétiques  notoires  et  opiniâtres;  condamne  tous  les  écrits 
de  Luther,  avec  défense  de  les  imprimer,  vendre  ou  lire;  soumet 
Luther  et  ses  adhérents  à  toutes  les  peines  de  droit,  défend  aux  fi- 
dèles de  les  fréquenter  ni  de  les  recevoir,  interdit  les  lieux  où  ils  se 
retireront,  ordonne  aux  autorités  de  leur  courir  sus,  de  se  saisir  de 
leurs  personnes,  de  les  dénoncer  hérétiques,  et  de  publier  partout 
cette  constitution,  sous  peine  d'excommunication  contre  ceux  qui 
y  mettraient  obstacle  J . 

Ainsi  donc,  le  13  juin  449,  le  pape  Léon  Ier  condamne  l'hérésie 
particulière  d'un  moine  de  Constantinople,  Eutychès,  qui,  par  une 
impiété  ou  ignorance  grossière,  confond  en  Jésus-Christ  la  nature 
divine  avec  la  nature  humaine.  Le  15  juin  1520,  le  pape  Léon  X 
condamne  l'hérésie  générale,  l'hérésie-monstre  d'un  moine  d'Alle- 
magne, Luther,  qui,  par  une  ignorance  ou  impiété  plus  grossière 
encore,  confond  tout,  nie  tout,  blasphème  tout,  l'Eglise,  le  Pape,  les 
conciles,  les  docteurs,  les  Pères,  la  tradition,  la  foi  ancienne,  le  bon 
goût,  le  bon  sens,  les  premiers  fondements  de  la  morale,  de  la  reli- 
gion, de  la  société,  le  libre  arbitre  de  l'homme,  la  bonté  et  la  justice 
de  Dieu,  pour  nous  présenter  un  Dieu  nouveau,  qui  commande  à 
l'homme  des  choses  impossibles,  qui  le  punit  du  mal  qu'il  ne  peut 
éviter,  et  même  du  bien  qu'il  fait  de  son  mieux,  un  Dieu  injuste  et 
cruel,  c'est-à-dire  Satan  à  la  place  de  Dieu.  Le  moine  hérésiarque  de 
Constantinople  a  pour  lui  des  grands,  des  princes  :  pour  lui,  un  pa- 
triarche d'Alexandrie,  Dioscore,  transforme  un  concile  œcuménique 
en  brigandage,  et  portelafureur  jusqu'à  excommunier  le  pape  Léon  Ier5 
des  peuples  entiers,  ceux  de  l'Egypte,  d'autres  de  l'Orient,  embras- 
seront l'hérésie  d'Eutychès  ;  unis  le  grand  coup  est  porté,  Pierre  a 
parlé  par  Léon,  la  cause  est  finie.  Dieu  attendra  quelques  siècles  le 
retour  des  peuples  séduits  ;  après  ces  siècles  d'attente,  il  les  livrera 
au  glaive  des  Arabes  et  des  Turcs  pour  servir  de  leçon  à  d'autres. 
Le  moine  hérésiarque  de  Wittemberg  aura  pour  lui  des  grands,  des 
princes,  des  hommes  de  lettres,  des  moines  apostats,  des  populations 
égarées,  qui  renouvelleront  les  profanations  sacrilèges  des  Vandales, 
qui  s'emporteront  contre  le  vicaire  de  Jésus-Christ  avec  bien  plus  de 
frénésie  que  Dioscore  ;  mais  le  grand  coup  est  porté,  Pierre  a  parlé 
par  Léon,  la  cause  est  finie,  le  nom  de  Luther  est  à  jamais  dans 
l'Église  de  Dieu  un  nom  plus  infamant  que  celui  d'Eutychès.  Dieu 
attendra  quelques  siècles  le  retour  des  populations  égarées.  Puis- 
sent-elles profiter  de  la  leçon  que  Dieu  leur  donne  par  d'autres  ! 

1  Labbe,  t.  14.  Le  Plat,  t.  2. 


86  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIY.  — De  1517 

Attila,  le  fléau  de  Dieu,  ayant  ravagé  les  Gaules  et  l'Allemagne, 
entrait  en  Italie,  menaçait  Rome,  lorsque  le  moine  hérésiarque  de 
Constantinople  divisa  les  Chrétiens  entre  eux,  comme  pour  faciliter 
les  dévastations  des  Huns.  Les  Turcs,  maîtres  de  Constantinople, 
menaçaient  l'Allemagne,  menaçaient  la  France,  menaçaient  l'Italie, 
menaçaient  Rome,  menaçaient  toute  l'Europe,  lorsque  le  moine  hé- 
résiarque de  Wittemberg  jeta  la  division  parmi  les  Chrétiens  d'Eu- 
rope, surtout  parmi  les  Chrétiens  d'Allemagne,  comme  pour  préparer 
les  voies  et  ouvrir  la  porte  à  l'empire  antichrétien  de  Mahomet.  Que 
dis-je?  il  fait  aux  Chrétiens  un  péché  de  résister  aux  envahissements 
de  cet  empire  antichrétien.  Et  il  faudra,  dans  un  temps  comme  dans 
un  autre,  que  les  Papes  sauvent  l'Europe  et  la  chrétienté,  et  contre 
l'invasion  des  Huns  ou  des  Turcs,  et  contre  la  contagion  plus  dan- 
gereuse d'un  moine  hérésiarque. 

Au  cinquième  siècle,  lorsque  le  moine  hérésiarque  de  Constanti- 
nople égarait  bien  des  Chrétiens  en  Orient,  Dieu  fit  enfanter  à  son 
Eglise,  en  Occident,  la  première  des  nations  chrétiennes,  la  nation 
française.  Au  seizième  siècle,  lorsque  le  moine  hérésiarque  de  Wit- 
temberg égare  les  populations  d'origine  allemande,  Dieu  amène  à  son 
Eglise  les  populations  de  l'Amérique,  de  l'Inde  et  du  Japon.  Oui, 
tandis  que  les  moines  apostats  d'Allemagne,  parjures  de  leurs  vœux 
et  de  leurs  serments,  se  vautrent  dans  la  fange,  nous  verrons  des 
moines  d'autres  pays  s'élever  au  plus  haut  degré  de  la  perfection 
chrétienne,  renouveler  les  vertus  et  les  prodiges  des  Apôtre,  et  con- 
quérir à  Dieu  des  peuples  nouveaux. 

La  bulle  ou  constitution  du  pape  Léon  X  ayant  été  publiée  à 
Rome,  le  docteur  Eckius  fut  chargé,  en  qualité  de  nonce,  de  la  ré- 
pandre et  de  la  publier  en  Allemagne.  Celui  qui  avait  soutenu  avec 
tant  de  gloire  dans  la  dispute  de  Leipsick  la  cause  de  l'Eglise  ro- 
maine, méritait  l'honneur  que  lui  faisait  aujourd'hui  le  Saint-Siège. 
D'ailleurs,  qui,  mieux  que  lui,  connaissait  l'état  des  esprits  en  Saxe, 
les  ressources  de  Luther  et  de  son  parti,  les  dispositions  des  princes, 
des  cours,  des  universités,  des  prélats  et  du  clergé  ?  Qui  alliait  à  plus 
de  fermeté  des  formes  plus  conciliantes?  Eckius  partit  donc  de  Rome, 
traversa  rapidement  une  partie  de  l'Allemagne,  fit  parvenir  les  bulles 
aux  évoques  de  Misnie,  de  Mersbourg  et  de  Brandebourg;  s'arrêta  à 
Louvain,  à  Cologne,  et  dans  chaque  ville  universitaire,  où  les  écrits 
de  l'hérésiarque  furent  brûlés  publiquement,  en  même  temps  que  la 
bulle  était  affichée  aux  portes  des  églises. 

Le  parti  de  l'hérésiarque  jeta  feu  et  flammes.  L'ordurier  Ulric  de 
Hutten  répandit  une  édition  de  la  bulle  avec  des  remarques  de  sa 
façon.  Quant  à  la  doctrine,  ces  remarques  sont  nulles  ou  pitoyables. 


à  1545  de  l'ère  chr/|        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  S7 

A  cette  sentence  si  péremptoire  de  saint  Augustin,  citée  dans  la  bulle  : 
Je  ne  croirais  pas  même  à  V Evangile  si  l'autorité  de  l'Église  catho- 
lique n'était  intervenue,  voici  tout  ce  que  Hutten  trouve  à  répondre  : 
Aujourd'hui  saint  Augustin  ne  parlerait  pas  de  même.  Cessez  donc 
d'abuser  des  saints  Pères  et  de  pervertir  à  votre  profit  ce  qu'ils  disent. 
Autre  exemple.  Pour  montrer  que  l'Église  catholique,  étant  gou- 
vernée par  l'Esprit-Saint,  ne  peut  point  tomber  dans  l'erreur,  Léon  X 
rappelle  la  promesse  du  Fils  de  Dieu  :  Voici  que  je  suis  avec  vous  tous 
les  jours  jusqu'à  la  consommation  des  siècles.  —  Aussi,  réplique  Hut- 
ten, aussi  le  Seigneur  sera-t-il  avec  nous  :  si  nous  n'en  étions  pas 
certains,  nous  n'aurions  pas  ce  courage  de  te  résister  l.  Voilà  par 
quels  arguments  Hutten  réfute  la  constitution  pontificale.  Où  il  est 
plus  fort,  c'est  à  dire  des  grossièretés;  mais,  dans  cette  partie  même, 
il  reste  intiniment  au-dessous  de  Luther. 

La  bulle  de  Léon  X  est  digne  de  la  majesté  apostolique  par  sa 
gravité,  son  calme,  l'élévation  de  la  pensée  et  du  style,  sa  brève  mais 
solide  réfutation  de  l'hérésie,  l'heureux  mélange  de  la  tendresse  pa- 
ternelle avec  la  sévérité  de  juge,  le  tout  rehaussé  d'une  belle  latinité. 
Or,  voici  comme  en  parle  le  moine  hérésiarque  de  Wittemberg  dans 
son  libelle  contre  l'exécrable  bulle  de  l'antechrist  : 

«  On  m'apprend,  mon  cher  lecteur,  qu'une  bulle  a  été  lancée 
contre  moi  :  le  monde  la  connaît  ;  elle  n'est  pas  venue  jusqu'ici. 
Peut-être  que,  fille  de  la  nuit  et  des  ténèbres,  elle  aura  eu  peur  de 
me  regarder  en  face...  Enfin,  il  m'a  été  donné  de  la  voir,  cette 
chouette,  et  dans  toute  sa  beauté.  En  vérité,  je  ne  sais  si  les  papistes 
se  moquent  de  moi.  Non,  ce  ne  peut  être  que  l'œuvre  de  Jean  Eck, 
cet  homme  de  mensonges,  d'iniquités,  ce  damné  d'hérétique.  Ce  qui 
ajoute  à  mes  soupçons,  c'est  nue  cet  Eck  vient  de  Rome,  bel  apôtre, 
bien  digne  d'un  tel  apostolat  !...  Il  y  a  quelques  jours  que  j'avais 
entendu  dire  qu'on  préparait  dans  la  ville  une  bulle  bien  méchante 
à  l'instigation  de  ce  bourreau  d'Eck,  qui  y  a  répandu  son  style  et  sa 
bave...  Qui  a  écrit  cette  bulle,  je  le  tiens  pour  l'antechrist;  je  la 
maudis,  comme  une  insulte  et  un  blasphème  contre  le  Fils  de  Dieu. 
Amen.  Je  reconnais,  je  proclame  en  mon  âme  et  conscience,  comme 
vérités,  les  articles  qui  y  sont  condamnés  ;  je  voue  tout  Chrétien  qui 
la  recevrait,  cette  bulle  infâme,  aux  tortures  de  l'enfer.  Je  le  tiens 
pour  un  païen,  pour  l'antechrist  en  personne.  Amen.  Voilà  comme 
je  me  rétracte,  moi,  Bulle,  fille  d'une  bulle  de  savon.  Mais  dis -moi 
donc,  ignorantissime  antechrist,  tu  es  donc  bien  bête,  pour  croire 
que  l'humanité  va  se  laisser  effrayer  !  S'il  suffisait,  pour  condamner, 

1  Walch,  1. 15,  p.  1711. 


88  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  -  De  1517 

de  dire  :  Ceci  me  déplaît,  non,  je  ne  veux  pas  ;  mais  il  n'y  a  pas  de 
mulet,  d'âne,  de  taupe,  de  souche  qui  ne  pût  faire  le  métier  de  juge. 
Quoi  !  ton  front  de  prostituée  n'a  pas  rougi  d'oser  ainsi,  avec  des 
paroles  de  fumée,  se  prendre  aux  foudres  de  la  parole  divine  *?... 

«  On  dit  souvent,  continue  Luther,  que  l'âne  ne  chante  mal  que 
parce  qu'il  entonne  trop  haut.  Cette  bulle  eût  bien  mieux  chanté  si 
d'abord  elle  n'eût  posé  sa  bouche  de  blasphème  contre  le  ciel...  Ah  ! 
bullistes,  vous  ne  tremblez  pas  que  la  pierre  et  le  bois  ne  suent  du 
sang  à  l'ouïe  des  blasphèmes  que  vous  vomissez  ?  Où  êtes-vous  donc, 
empereurs?  où  êtes-vous,  rois  et  princes  de  la  terre?  Vous  avez 
donné  votre  nom  à  Jésus  dans  le  baptême,  et  vous  souffrez  cette  voix 
tartaréenne  de  l'antechrist?  Où  êtes-vous,  docteurs?  où  êtes-vous, 
évêques  ?  Vous  tous,  qui  prêchez  le  christianisme,  garderez-vous  le 
silence  devant  un  tel  prodige  d'impiété  ?  Malheureuse  Église  !  de- 
venue le  jouet  et  la  proie  de  Satan  !  Misérables,  qui  vivez  dans  ce 
siècle  !  voici  venir  la  colère  de  Dieu  sur  tout  ce  qui  a  nom  papiste. 
Léon  X  et  vous,  nos  seigneurs  les  cardinaux  romains,  écoutez  :  Je 
vous  le  dis  à  la  face,  si  c'est  vous  qui  avez  enfanté  cette  bulle,  si  vous 
l'avouez  comme  votre  œuvre,  j'use,  moi,  de  la  puissance  que  Dieu 
m'a  faite  au  baptême  en  m'instituant  son  fils  et  son  héritier.  Appuyé 
sur  ce  roc,  qui  ne  craint  ni  les  portes  de  l'enfer,  ni  le  ciel,  ni  la  terre, 
je  vous  répète  :  Revenez  à  Dieu,  renoncez  à  vos  sataniques  blas- 
phèmes contre  Jésus-Christ,  et  tout  de  suite.  Autrement,  sachez-le 
bien,  le  Christ  vit  et  règne  encore.  Voici  venir  le  Seigneur,  qui,  d'un 
souffle  de  sa  bouche,  dissipera  cet  homme  d'iniquité,  ce  fils  de  per- 
dition. Si  le  Pape  a  écrit  cette  bulle,  je  le  proclame  l'antechrist,  venu 
pour  bouleverser  le  monde  -.  » 

Ce  même  emportement  lui  faisait  dire,  au  sujet  de  la  citation  à 
laquelle  il  n'avait  pas  comparu  :  «  J'attends,  pour  y  comparaître, 
que  je  sois  suivi  de  vingt  mille  hommes  de  pied  et  de  cinq  mille 
chevaux,  et  alors  je  me  ferai  croire.  »  On  le  reprenait  dans  la  bulle 
d'avoir  soutenu  quelques-unes  des  propositions  de  Jean  Hus.  Au 
lieu  de  s'en  excuser,  comme  il  avait  fait  autrefois  :  «  Oui,  disait-il 
en  parlant  au  Pape,  tout  ce  que  vous  condamnez  dans  Jean  Hus,  je 
l'approuve;  tout  ce  que  vous  approuvez,  je  le  condamne  :  voilà  la 
rétractation  que  vous  m'avez  ordonnée  ;  en  voulez- vous  davantage  ?  » 

Luther  publia  un  autre  écrit  pour  la  défense  des  articles  con- 
damnés par  la  bulle.  Là,  bien  loin  de  se  rétracter  d'aucune  de  ses 
erreurs,  ou  d'adoucir  du  moins  un  peu  ses  excès,  il  enchérit  par- 

1  Advers.  execr.  antichr.  bullam,  opéra  Luth.,  t.  2,  p.  89.  —  2  Ibid* 
p.9l. 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  89 

dessus  et  confirme  tout,  jusqu'à  cette  proposition,  que  c'était  résister 
à  Dieu^quede  combattre  contre  le  Turc.  Au  lieu  de  se  corriger  sur  une 
proposition  si  absurde  et  si  scandaleuse,  il  l'appuyait  de  nouveau, 
et,  prenant  un  ton  de  prophète,  il  parlait  en  cette  sorte  :  «  Si  l'on 
ne  met  le  Pape  à  la  raison,  c'est  fait  de  la  chrétienté.  Fuie  qui  peut 
dans  les  montagnes,  ou  qu'on  ôte  la  vie  à  cet  homicide  Romain'! 
Jésus-Christ  le  détruira  par  son  glorieux  avènement  :  ce  sera  lui,  et 
non  pas  un  autre.»  Puis,  empruntantes  paroles  d'Isaïe  :  «0  Seigneur  ! 
s'écriait  ce  nouveau  prophète,  qui  croit  à  votre  parole?»  et  concluait 
en  donnant  aux  hommes  ce  commandement  comme  un  oracle  venu 
du  ciel  :  «Cessez  de  faire  la  guerre  au  Turc,  jusqu'à  ce  que  le  nom  du 
Pape  soit  ôté  de  dessous  le  ciel.  J'ai  dit  l.  » 

Le  47  novembre  4520,  il  appela  du  pape  Léon  X,  comme  d'un 
juge  inique,  hérétique  opiniâtre  et  apostat,  ennemi  de  toute  l'Ecri- 
ture sainte,  blasphémateur  de  la  sainte  Église  catholique  et  des  con- 
ciles; il  en  appela  au  concile  universel,  comme  au-dessus  du  Pape, 
et  qui,  ainsi  que  nous  avons  vu,  devait  être  dominé  par  les  barons 
allemands. 

Luther  ne  s'en  tint  pas  aux  paroles  :  le  40  décembre  suivant,  sur 
la  place  de  Wittemberg,  en  présence  des  écoliers  et  du  peuple,  il 
brûla  dans  un  vaste  bûcher  les  livres  du  droit  canon,  les  diverses 
collections  des  décrétales  des  Papes,  la  nouvelle  bulle  de  Léon  X,  la 
Somme  de  saint  Thomas,  avec  les  écrits  d'Eckius,  d'Emser  et  d'au- 
tres catholiques  qui  avaient  écrit  contre  son  hérésie.  Le  lendemain, 
il  s'écria  du  haut  de  la  chaire  :  «  J'ai  fait  brûler  hier,  en  place  pu- 
blique, les  œuvres  sataniques  des  Papes.  Il  vaudrait  mieux  que  ce 
fût  lui-même  qui  eût  rôti  ainsi,  je  veux  dire  le  Siège  pontifical.  Si 
vous  ne  rompez  avec  Rome,  point  de  salut  pour  vos  âmes...  Que 
tout  Chrétien  réfléchisse  bien  qu'en  communiquant  avec  les  papistes, 
il  renonce  à  la  vie  éternelle.  Abomination  sur  Balylone  !  Tant  que 
j'aurai  un  souffle  dans  la  poitrine,  je  dirai  :  Abomination  2  !  » 

Parut  bientôt  un  nouvel  ouvrage  de  Luther,  son  livre  De  la  Capti- 
vité de  Babylone.  Bon  gré,  mal  gré  lui,  Luther  acquérait  tous  les 
jours  de  nouvelles  lumières  ;  lui-même  a  la  modestie  de  nous  l'ap- 
prendre. Il  s'apercevait  donc  que  précédemment  il  ne  voyait  que  d'un 
œil,  et  eût  voulu  détruire  ses  premiers  livres,  comme  ne  renfermant 
que  la  moitié  de  la  vérité.  Par  exemple,  il  avait  bien  vu  et  soutenu 
que  la  primauté  du  Pape  n'était  pas  de  droit  divin,  mais  il  accordait 
qu'elle  fût  de  droit  humain.  Or,  maintenant,  je  sais  et  je  suis  certain 

1  Assert,  art.  per  bull.  damn.  Walch,  t.  15,  p.  1752-1866.  —  2  Assert,  art.  per 
bull.  damn.  Walch,  t.  15,  p.  320.  Ienu;,  1600. 


90  HISTOIRE  UNIVERSELLE     ILiv.LXXXIV.  —  De  1517 

que  la  papauté  est  l'empire  de  Babylone  et  la  puissance  de  Nemrod, 
le  grand  chasseur.  Je  prie  donc  les  libraires  et  les  lecteurs  de  brûler 
ce  que  j'ai  écrit  là-dessus,  et  d'adopter  en  place  cette  proposition  : 
La  papauté  est  une  grande  chasse  du  Pontife  romain. 

On  des  moyens  les  plus  etlicaces  par  où  le  nouveau  Nemrod  tient 
l'univers  captif,  ce  sont  les  sept  sacrements.  En  conséquence,  Luther 
se  voit  obligé  de  nier  qu'il  y  en  ait  sept.  Pour  le  moment  il  veut  bien 
en  admettre  trois.  Car,  ajoute-t-il,  à  parler  avec  l'Ecriture,  il  n'y  en 
a  qu'un,  et  trois  signes  sacramentels.  Les  trois  sacrements  qu'il  veut 
bien  admettre  pour  le  moment  sont  le  baptême,  la  pénitence,  le 
pain.  Il  dit  le  pain,  à  bon  escient;  car  il  veut  que  le  pain  subsiste, 
sans  être  changé  ou  transsnbstantié  au  corps  du  Seigneur.  Seulement 
il  permet  que  le  corps  du  Seigneur  se  trouve  avec,  sous  ou  dans  le 
pain  ;  car  il  n'a  pas  encore  pris  de  résolution  définitive  à  cet  égard. 
Quant  à  la  messe,  c'est  différent  :  il  décide  sans  appel  que  ce  n'est 
pas  un  sacrifice.  Il  décide  de  même  que  ce  n'est  pas  le  baptême  qui 
justifie,  mais  la  foi  seule,  et  que  les  sacrements  de  la  nouvelle  loi  ne 
produisent  pas  plus  la  grâce  que  ceux  de  l'ancienne,  mais  que  seu- 
lement ils  la  signifient.  Du  nombre  des  sacrements,  il  raye  d'un  trait 
de  plume  la  confirmation,  l'extrême-onction,  l'ordre  et  le  mariage. 
Quant  à  l'extrême-onction,  le  texte  si  formel  de  l'apôtre  saint  Jac- 
ques l'embarrasse  quelque  peu.  Mais  il  s'en  tire  en  expliquant  ce 
texte  à  sa  manière,  et  en  disant  que  cette  épitre  ne  paraît  pas  authen- 
tique l.  Plus  tard,  il  décidera  hardiment  que  ce  n'est  qu'une  épître 
de  paille.  En  effet,  non-seulement  elle  parle  de  l'extrême-onction, 
mais  elle  dit  expressément  que  la  foi  seule  ne  suttit  pas,  mais  qu'il 
faut  encore  les  bonnes  œuvres.  Or,  le  moine  Luther  a  décidé  sans 
appel  que  c'est  la  foi  seule  qui  sauve,  que  les  bonnes  œuvres  non- 
seulement  ne  sont  pas  nécessaires,  mais  encore  nuisibles,  attendu 
que  ce  sont  autant  de  péchés.  Donc  l'épître  de  saint  Jacques,  étant 
contraire  à  la  décision  du  moine  allemand,  ne  peut  être  qu'une 
épître  de  paille.  A  tout  ceci,  la  logique  trouverait  bien  à  redire;  mais 
le  moine  a  eu  la  précaution  de  décider  en  premier  et  dernier  ressort 
que  la  logique,  surtout  la  logique  d'Aristote,  était  une  invention  du 
diable. 

Mais,  demandera-t-on,  qui  donc  a  établi  ce  moine  juge  suprême, 
surtout  depuis  qu'il  a  rompu  avec  l'Église  catholique  et  son  chef? 
La  chose  est  toute  simple.  C'est  le  moine  lui-même  qui  s'est  établi 
juge.  Dans  une  lettre  pleine  d'insolences  qu'il  écrivit  aux  évêques 
papistes,  qu'on  appelait,  disait-il,  faussement  évêques,  il  prit  le  titre 

1  Walcli,  t.  19,  p.  4  et  seqq. 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  91 

d'ecclésiaste  ou  de  prédicateur  de  Wiltemberg.  Aussi  ne  dit-il  autre 
chose,  sinon  qu'il  se  l'était  donné  lui-même  ;  que  tant  de  bulles  et 
tant  d'anathèmes,  tant  de  condamnations  du  Pape  et  de  l'empereur 
lui  avaient  ôté  tous  ses  anciens  titres,  et  avaient  effacé  en  lui  le  ca- 
ractère de  la  bête  :  qu'il  ne  pouvait  pourtant  pas  demeurer  sans  titre, 
et  qu'il  se  donnait  celui-ci  pour  marque  du  ministère  auquel  il  avait 
été  appelé  de  Dieu,  et  qu'il  avait  reçu  non  des  hommes,  ni  par 
l'homme,  mais  par  le  don  de  Dieu  et  par  la  révélation  de  Jésus- 
Christ.  Sur  ce  fondement,  il  se  qualifie,  à  la  tête  et  dans  tout  le  corps 
de  la  lettre,  Martin  Luther,  par  la  grâce  de  Dieu,  ecclésiaste  de  Wit- 
temberg,  et  déclare  aux  évêques,  afin  qu'ils  n'en  prétendent  cause 
d'ignorance,  que  c'est  là  sa  nouvelle  qualité,  qu'il  se  donne  lui- 
même,  avec  un  magnifique  mépris  d'eux  et  de  Satan  ;  qu'il  pour- 
rait à  aussi  bon  titre  s'appeler  évangéliste  par  la  grâce  de  Dieu  ;  et 
que,  très-certainement,  Jésus-Christ  le  nommait  ainsi,  et  le  tenait 
pour  ecclésiaste  l. 

Dans  l'édition  allemande  qu'il  fit  de  la  même  lettre,  il  dit  aux  évê- 
ques :  C'est  pourquoi  je  vous  fais  savoir  que  désormais  je  ne  vous 
ferai  plus  l'honneur,  ni  à  vous  ni  même  à  un  ange  du  ciel,  de  juger 
ou  d'informer  de  ma  doctrine;  car,  de  cette  sotte  humilité,  j'en  ai  eu 
assez,  sans  qu'il  ait  servi  de  rien  ;  mais  je  veux  me  faire  entendre  , 
et,  comme  dit  saint  Pierre,  rendre  raison  de  ma  doctrine  à  tout  le 
monde,  sans  permettre  qu'elle  soit  jugée  par  personne,  pas  même 
par  tous  les  anges.  Car,  puisque  j'en  suis  certain,  je  veux,  par  elle, 
être  le  juge  et  de  vous  et  des  anges,  comme  dit  saint  Paul  aux  Ga- 
lates  -  ;  en  sorte  que  celui  qui  ne  reçoit  pas  ma  doctrine  ne  peut  être 
sauvé.  Car  elle  est  la  doctrine  de  Dieu,  et  non  la  mienne;  par  consé- 
quent, mon  jugement  est  le  jugement  de  Dieu,  et  non  le  mien 3. 

Ainsi  donc,  un  moine  refuse  à  l'Église  et  à  son  chef,  refuse  aux 
conciles,  à  la  tradition,  à  l'accord  des  Pères  et  des  docteurs,  l'infail- 
libilité doctrinale  que  pourtant  Jésus-Christ  leur  a  promise  et  ga- 
rantie par  sa  parole  ;  et  il  se  la  donne  à  lui-même,  sans  que  personne 
la  lui  ait  promise  ni  garantie  ;  il  se  la  donne  en  vertu  de  son  évidence 
individuelle,  de  sa  certitude  individuelle  ;  et  sur  cet  unique  fonde- 
ment, il  s'érige  en  juge  suprême  de  tous  les  hommes  et  de  tous  les 
anges,  il  s'égale  à  Dieu  même.  C'est  un  exemple  à  considérer  dans  les 
discussions  philosophiques  sur  la  certitude. 

Les  barons  allemands  en  crurent  le  moine  de  Wittemberg  sur  sa 
mission  divine,  tout  comme  les  Arabes  en  crurent  Mahomet  sur  ses 


1  Ep.  ad  falsù  norfiinat .  ordin.  episcop.,  t.  2,  fol.  305.  —  2  Gai.,  I,  8.  —  3  YValch, 
t.  19,  p.  838,  n.  4. 


92  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

entretiens  nocturnes  avec  l'ange  Gabriel.  Plusieurs  lui  offrirent  le 
secours  de  leurs  épées  ;  entre  autres,  le  vénérien  Ulric  de  Hutten.  En 
attendant  qu'il  pût  égorger  le  Pape  et  les  moines,  Hutten  les  rendait 
ridicules  et  odieux  par  des  chansons  et  d'ignobles  caricatures.  Luther 
et  Mélanchton  travaillaient  eux-mêmes  à  cette  dernière  bonne  œuvre. 
L'Allemagne  protestante  conserve  encore  religieusement  plusieurs 
de  ces  images,  inventées  par  son  patriarche ,  entre  autres  les  deux 
suivantes. 

Dans  la  première,  le  Pape,  en  habits  pontificaux,  siège  sur  un 
trône,  les  mains  jointes,  avec  deux  énormes  oreilles  d'âne  qui  se  dres- 
sent comme  celles  de  l'animal  en  colère.  Autour  du  Pontife,  nagent, 
volent  une  myriade  de  démons  de  toutes  formes  ;  les  uns  sont  oc- 
cupés à  poser  solennellement  sur  la  tête  sacrée  la  triple  couronne 
que  surmonte  un  amas  d'excréments  humains  ;  d'autres  le  tirent  à 
force  de  cordes  dans  les  enfers  ;  d'autres  apportent  du  bois  et  du  feu 
pour  le  faire  brûler  ;  d'autres  enfin  lui  soulèvent  les  pieds,  afin  qu'il 
descende  doucement  dans  la  géhenne. 

La  seconde,  qui  est  connue  en  Allemagne  sous  le  nom  de  la  Truie 
papale,  représente  le  Pontife  assis  sur  une  truie  aux  larges  flancs, 
aux  mamelles  gonflées,  que  le  cavalier  pique,  comme  le  cheval  de 
Job,  à  grands  coups  d'éperon.  D'une  main,  il  bénit  ses  adorateurs  ; 
de  l'autre,  il  présente  le  même  emblème  stercoral,  mais  dans  un  nuage 
odorant.  La  truie  alléchée  lève  le  groin  et  hume  avec  délices  le  nectar 
fécal.  Le  Pape,  la  bouche  ouverte,  laisse  tomber  ces  mots  :  Mauvaise 
bête,  veux-tu  bien  aller?  tu  m'as  donné  assez  d'ennui  avec  ton  con- 
cile... Va  donc,  voici  ce  concile  que  tu  désirais  ardemment. 

D'autres  caricatures  antipapales  sont  encore  dues  au  moine  de 
Wittemberg  :  dans  toutes,  la  truie,  le  Pape  et  les  excréments  humains 
occupent  les  plans  divers  de  l'image. 

Mais  rien  n'est  au-dessus  d'une  caricature  aujourd'hui  encore  très- 
commune  dans  l'Allemagne  protestante  :  le  Pape-âne,  avec  une  his- 
toire et  un  commentaire  biblique,  rédigés  par  Mélanchton  et  perfec- 
tionnés par  Luther,  qui  ajoute  son  amen.  Jamais  l'univers  n'aurait 
pu  croire  que  deux  hommes,  fussent-ils  Luther  et  Mélanchton,  pus- 
sent descendre  à  des  impostures  aussi  ignobles  et  aussi  impies  pour 
tromper  les  pauvres  peuples.  Jamais  l'univers  n'aurait  pu  croire 
qu'aucun  peuple  de  la  terre,  fût-ce  le  peuple  allemand,  pût  se  laisser 
tromper  à  des  impostures  aussi  ignobles  et  aussi  impics.  Et  cepen- 
dant cela  est.  Nous  demandons  pardon  à  Dieu  et  aux  hommes  de 
reproduire  ces  abominables  profanations  du  nom  de  Dieu  et  des  di- 
vines Écritures.  Mais  il  est  bon  que  l'on  connaisse  enfin  ces  grands 
séducteurs  des  peuples. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  93 

On  lit  donc  dans  les  œuvres  complètes  de  Luther,  même  dans  celles 
recueillies  et  publiées  par  un  ministre  protestant,  en  l'année  1746, 
lorsque  les  esprits  avaient  eu  deux  siècles  pour  se  remettre  et  revenir 
au  bon  sens  : 

«  Explications  de  deux  monstres  horribles,  l'une  du  Pape-âne, 
rédigée  par  Mélanchton,  avec  l'amen  de  Luther;  l'autre  du  moine- 
veau,  rédigée  par  Luther  l'an  1523. 

«  Le  Pape-âne,  expliqué  par  Mélanchton,  et  perfectionné  par 
Luther  *. 

«  En  tout  temps,  Dieu  a  préfiguré  sa  miséricorde  et  sa  colère  par 
certains  signes  miraculeux,  notamment  en  ce  qui  regarde  les  empires, 
comme  nous  voyons  en  Daniel,  8,  24,  où  il  annonce  aussi  l'empire 
de  l'antechrist  romain,  afin  que  les  vrais  Chrétiens  se  pussent  garder 
de  sa  malice,  laquelle  est  si  perfide,  que  les  élus  mêmes  pourraient 
être  séduits,  comme  dit  le  Christ  en  Matthieu,  24,  24.  C'est  pourquoi, 
vers  le  milieu  de  cet  empire,  Dieu  a  donné  beaucoup  de  signes,  et 
tout  récemment  cette  horrible  figure  de  pape-âne,  qui  a  été  trouvé 
mort  à  Rome  dans  le  Tibre,  en  1496,  et  qui  retrace  si  exactement 
l'essence  de  l'empire  papal,  qu'il  eût  été  impossible  à  des  hommes 
de  l'inventer,  et  qu'on  est  forcé  de  convenir  que  Dieu  même  l'a 
dépeint. 

«  Et  d'abord,  la  tête  d'âne  signifie  le  Pape.  Car  l'Église  est  un  corps 
spirituel,  un  empire  spirituel,  qui  ne  saurait  avoir  ni  tête  ni  supé- 
rieur visible,  mais  le  Christ  seul,  régnant  dans  les  cœurs  par  la  foi. 
Or,  le  Pape  s'est  imposé  pour  chef  extérieur  et  visible  à  l'Eglise  ; 
donc  le  Pape  est  signifié  par  la  tête  d'âne  sur  un  corps  d'homme. 
Car  comme  une  tête  d'âne  va  au  corps  humain,  ainsi  le  Pape  comme 
chef  à  l'Église.  Aussi  les  saintes  Écritures  entendent-elles  par  âne 
quelque  chose  d'extérieur  et  de  charnel.  Exode,  13,  13. 

«  2°  La  main  droite,  semblable  au  pied  d'un  éléphant,  signifie  le 
pouvoir  spirituel  du  Pape,  dont  il  frappe  et  brise  les  consciences  trem- 
blantes; comme  l'éléphant  qui,  de  sa  trompe,  appréhende,  foule, 
brise  et  déchire.  Car  le  papisme,  est-ce  autre  chose  qu'une  sanglante 
immolation  des  consciences,  au  moyen  de  la  confession,  des  vœux, 
du  célibat,  des  œuvres  apparentes,  des  messes,  d'une  fausse  péni- 
tence, des  piperies  indulgentielles,  du  culte  superstitieux  des  saints?... 
suivant  ce  que  dit  Daniel,  8,  24  :  Il  tuera  le  peuple  des  saints. 

«  3°  Main  gauche  d'un  homme  :  c'est  le  pouvoir  temporel  du  Pape, 
que  le  Christ  lui  a  dénié,  Luc,  22,  et  qu'il  s'est  conféré  à  l'aide  du 
diable,  pour  se  constituer  le  maître  des  rois  et  des  princes. 

1  Walch,  1. 19,  p.  2403  et  seqq. 


94  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXMV  .—  De  I5l7 

«  4°  Pied  droit  à  sabot  de  bœuf  indique  les  ministres  spirituels  de  la 
papauté,  qui  aident  et  soutiennent  le  papisme  pour  l'oppression  des 
âmes,  c'est-à-dire  les  docteurs  papistes,  les  prédicateurs,  les  curés, 
les  confesseurs,  et  surtout  les  tbéologiens  scholastiques.  Car  plus  cette 
maudite  engeance  multiplie,  plus  elle  tient  captives  les  malheureuses 
consciences  sous  le  pied  de  l'éléphant  :  base  et  fondement  du  pa- 
pisme, qui  sans  eux  n'aurait  pu  subsister  aussi  longtemps.  Car  la 
théologie  scholastique,  qu'enferme-t-elle,  sinon  des  songes  délirants, 
fous,  ineptes,  exécrables,  sataniques  ,  des  rêves  de  moines,  dont  on 
se  sert  pour  troubler,  fasciner,  endormir,  perdre  les  âmes?  Comme 
il  est  dit  en  Matthieu,  24,  34  :  Il  viendra  de  faux  christs  et  de  faux 
prophètes. 

«  5°  Pied  gauche  d'un  griffon  :  ministres  du  pouvoir  temporel,  c'est- 
à-dire  les  canonistes.  Quand  le  griffon  tient  dans  son  ongle  une 
proie,  il  ne  la  laisse  plus  aller;  de  même  ces  satellites  du  papisme, 
qui,  à  l'aide  des  hameçons  canoniques,  ont  péché  les  biens  de  l'Eu- 
rope, qu'ils  gardent  et  retiennent  comme  le  diable)  en  sorte  que  l'u- 
nivers entier,  corps  et  âme,  bien  et  honneur,  soit  écrasé,  opprimé  et 
anéanti  par  ce  monstre. 

«6°  Ventre  et  poitrine  de  femme  :  le  corps  papal,  savoir,  les  cardi- 
naux, les  évêques,  les  prêtres,  les  moines,  les  étudiants  et  toute  cette 
race  de  paillards  et  de  cochons  d'Épicure,  qui  n'a  souci  que  de  boire, 
de  manger  et  de  se  vautrer  dans  toutes  sortes  de  voluptés,  avec  l'un 
et  l'autre  sexe.  Comme  le  pape-âne  montre  à  qui  veut  son  ventre 
de  femme,  eux  vont  tête  levée  et  font  parade  de  leurs  souillures, 
comme  il  est  dit  en  Daniel  et  en  saint  Paul  :  Leur  dieu,  c'est  leur 
ventre. 

«7°  Écailles  de  poisson  aux  bras,  aux  pieds,  au  cou,  mais  non  à  la 
poitrine  ni  au  ventre  :  ce  sont  les  princes  et  les  seigneurs  temporels 
de  ce  royaume.  Les  écailles,  Job,  41,  c'est  union  ou  étreinte;  ainsi 
les  princes,  les  puissances  de  la  terre  sont  unis  et  collés  à  la  papauté. 
Et  bien  qu'ils  ne  puissent,  ces  grands  du  monde,  dissimuler,  approu- 
ver, pallier  le  luxe,  le  libertinage,  les  infâmes  instincts  du  papisme, 
car  le  ventre  est  là  tout  nu  pour  montrer  son  dévergondage,  cepen- 
dant ils  dissimulent,  ils  se  taisent,  ils  souffrent  et  s'attachent  à  son 
cou,  à  ses  bras,  à  ses  pieds,  c'est-à-dire  qu'ils  l'embrassent,  l'étrei- 
gnent,  et  défendent  ainsi  son  pouvoir  tyrannique,  comme  s'il  était 
de  Dieu. 

"S"  La  tête  de  vieillard  sur  le  postérieur  signifie  la  vieillesse,  déca- 
dence et  chute  de  l'empire  papalin.  Car,  dans  l'Écriture,  la  face  si- 
gnifie le  lever  et  le  progrès  ;  le  dos  ou  postérieur,  le  coucher  et  la 
mort.  Cela  nous  montre  que  la  tyrannie  pontificale  touche  à  son 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.         .  95 

terme,  qu'elle  vieillit  et  meurt  de  sa  maladie  ou  de  consomption, 
usée  par  toutes  violences  extérieures.  Enfin  nous  voyons  que  cette 
image  s'accorde  parfaitement  avec  toute  la  prophétie  de  Daniel,  et 
que  l'une  et  l'autre  s'appliquent  au  papisme ,  sans  qu'il  y  manque 
d'un  cheveu. 

«  9°  Le  dragon  qui  sort  du  postérieur,  la  gueule  béante  et  vomissant 
des  flammes,  veut  dire  les  menaces,  les  bulles  virulentes,  les  blas- 
phèmes que  le  Pape  et  les  siens  vomissent  sur  le  globe,  au  moment 
où  ils  s'aperçoivent  que  leur  destin  est  accompli  et  qu'il  faudra  dire 
adieu  à  cette  terre. 

«  10°  De  ce  que  ce  pape-âne  a  été  trouvé  à  Rome,  et  non  ailleurs,  cela 
confirme  tout  ce  qui  précède,  et  qu'on  ne  peut  l'entendre  que  de  la 
puissance  romaine  ;  or,  à  Rome,  il  n'y  a  point  de  puissance  égale  ou 
supérieure  à  celle  du  Pape.  D'ailleurs,  Dieu  montre  toujours  ces  si- 
gnes là  où  leur  signification  s'applique,  comme  à  Jérusalem. 

«  11°  Et  de  ce  qu'on  l'a  trouvé  mort,  cela  confirme  que  la  papauté 
touche  à  sa  fin,  et  qu'elle  ne  sera  pas  détruite  par  le  glaive  ni  de  main 
d'homme,  mais  qu'elle  périra  d'elle-même. 

«  Donc,  vous  tous,  tant  que  vous  êtes,  et  qui  me  lirez  !  je  vous  prie 
de  ne  pas  mépriser  un  si  grand  prodige  de  la  majesté  divine,  et  de 
vous  arracher  de  la  contagion  de  l'antechrist  et  de  ses  membres.  Le 
doigt  de  Dieu  est  ici,  dans  cette  peinture  si  fidèle,  si  ornée,  comme 
dans  un  tableau  ;  c'est  une  preuve  que  Dieu  a  eu  pitié  de  vous,  et 
qu'il  a  voulu  vous  tirer  de  cette  sentine  de  péché. 

«Réjouissons-nous,  nous  autres  Chrétiens,  et  saluons-le,  ce  signe, 
comme  l'aurore  qui  nous  annonce  le  jour  de  Notre-Seigneur  et  de 
notre  libérateur  Jésus- Christ  l.  » 

Telle  est  cette  farce  sacrilège,  où  le  nom  adorable  de  Dieu  et  de 
Jésus-Christ,  les  paroles  sacrées  des  divines  Ecritures  sont  mêlés  à 
ce  qu'il  y  a  de  plus  sale  et  de  plus  obscène,  et  cela  par  deux  hom- 
mes qui  se  disent  les  envoyés  de  Dieu  !  et  cela  pour  accréditer  la  plus 
grossière  comme  la  plus  infâme  des  impostures  !  et  cela  pfcur  trom- 
per la  crédule  bonhomie  des  populations  allemandes  !  Séduction 
incroyable,  et  qui  dure  depuis  trois  siècles.  Nous  avons  vu,  dit  un 
témoin  oculaire,  nous  avons  vu  dans  le  Wittemberg  la  figure  du 
pape-âne  suspendue  au  chevet  du  lit  des  pauvres  paysans,  à  la  place 
de  l'ancien  bénitier  catholique,  de  la  vierge  Marie,  consolatrice  des 
affligés,  ou  du  saint  patron  de  la  paroisse;  nous  l'avons  retrouvée 
derrière  les  vitres  des  libraires,  comme  au  temps  de  Luther,  et  sur 
l'étalage  des  échoppes  d'Eisenach  et  de  Francfort  2. 

1  Walch,  ubi  suprà.  —  2  Audin,  llisl.  de  Luther,  t.  2,  c.  8. 


96  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [LIT.  LXXXIV.  —  De  1517 

Mon  Dieu  !  ayez  pitié  du  pauvre  peuple  d'Allemagne  !  Le  cœur  se 
serre  de  tristesse  et  de  dégoût  à  la  vue  de  pareilles  choses,  à  la  vue 
d'un  pareil  aveuglement.  Portons  un  instant  nos  regards  vers  quel- 
que nation  plus  sensée,  plus  polie,  plus  chrétienne. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  97 


IIe. 


TANDIS  QUE  L'ALLEMAGNE  SE  DÉGRADE  DE  TOUTES  MANIÈRES  PAR 
L'HÉRÉSIE  ,  L'ITALIE  ET  l'espagne  s'honorent  EN  PRODUISANT 
DES  PERSONNES   ET   DES   OEUVRES   SAINTES. 

Tandis  qu'en  Allemagne  les  littérateurs  et  les  artistes  trempaient 
leur  plume  ou  leur  pinceau  dans  la  fange,  pour  avilir  aux  yeux  des 
peuples  ce  qu'il  y  a  de  plus  respectable  au  monde,  et  pervertir  ainsi 
leur  goût,  leur  intelligence,  leur  religion,  en  Italie,  les  peuples  ad- 
miraient et  admirent  encore  les  chefs-d'œuvre  de  Michel -Ange,  de 
Raphaël  et  de  leurs  émules,  chefs-d'œuvre  qui  élèvent  le  goût  des 
peuples,  perfectionnent  leur  intelligence,  leur  rendent  la  religion  plus 
belle  et  plus  aimable.  Tandis  qu'en  Allemagne  un  moine  hérésiarque, 
par  ses  déclamations  sataniques  contre  le  libre  arbitre,  contre  les  bon- 
nes œuvres,  contre  les  sacrements,  contre  l'obligation  de  gardera 
Dieu  ses  serments  et  ses  promesses,  préparait  la  ruine  de  toute  mo- 
rale, de  toute  société,  de  toute  religion,  à  commencer  par  l'apostasie 
des  moineset  des  religieuses  :  en  Italie  Dieu  suscitait  plusieurs  hommes 
apostoliques,  qui,  par  leur  zèle  et  surtout  leurs  exemples,  ranimaient 
dans  le  clergé  et  dans  le  peuple  l'amour  de  la  piété,  la  pureté  des 
mœurs,  la  pratique  de  toutes  les  bonnes  œuvres.  De  leur  nombre  fut 
saint  Gaétan  de  Thienne. 

Gaétan  naquit  en  1480,  à  Vicence  en  Lombardie.  Il  était  fils  de 
Gaspar,  seigneur  de  Thienne,  et  de  Marie  Porta,  tous  deux  de  fa- 
milles distinguées  par  la  noblesse  et  la  piété.  La  maison  de  Thienne, 
illustre  par  l'ancienneté  de  la  noblesse,  les  alliances  et  les  charges 
militaires,  subsiste  encore  à  Vicence.  On  donna  au  saint  le  nom  de 
Gaétan,  à  cause  du  célèbre  Gaétan  de  Thienne,  son  grand-oncle, 
chanoine  de  Padoue,  philosophe  célèbre  par  sa  piété  autant  que  par 
ses  vastes  connaissances,  et  auteur  d'un  commentaire  sur  les  Mé- 
téores d'Aristote.  Nous  avons  vu  la  mère  de  saint  Bernard  offrir  ses 
enfants  à  Dieu  dès  leur  naissance.  La  mère  de  saint  Gaétan  fit  une 
chose  semblable.  A  peine  l'eut-elle  mis  au  monde,  qu'elle  l'offrit  à  la 
sainte  Vierge  et  le  posa  de  ses  mains  devant  son  image.  La  mère  de 
Dieu  parut  agréer  cette  offrande  de  la  piété  maternelle.  Dès  les  com- 
mencements et  toujours,  Gaétan  se  montra  digne  de  son  auguste 
xxni.  7 


98  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1S1 

patrone  par  sa  piété,  sa  modestie,  son  amour  de  la  prière.  Mais  rien 
n'était  admirable  comme  sa  tendresse  pour  les  pauvres.  Encore  en- 
fant, il  allait  quêter  auprès  des  personnes  de  la  maison,  même  auprès 
des  étrangers,  et  ensuite  portait  lui-même  aux  pauvres  ce  qu'il 
avait  amassé  ;  en  outre,  pour  l'amour  d'eux,  il  se  privait  souvent  de 
son  déjeuner  et  de  son  goûter,  jeûnant  pour  nourrir  les  autres  :  sa- 
crifice bien  remarquable  dans  la  première  enfance.  Bien  des  fois  on 
le  trouvait  dans  un  coin  de  la  maison,  occupé  à  lire  de  pieux  livres, 
ou  prosterné  devant  un  petit  autel,  devant  une  sainte  image,  et  priant 
avec  une  ferveur  angélique.  Dès  lors  on  le  surnommait  le  Saint. 

Après  les  lettres  humaines,  il  étudia  la  philosophie  avec  autant  de 
succès  que  d'ardeur.  Ayant  ensuite  entrepris  le  droit  civil  et  le  droit 
canonique,  il  fut  reçu  docteur  en  l'un  et  en  l'autre.  Mais  cette  science 
du  droit  pour  les  affaires  de  ce  monde  lui  parut  peu,  en  comparaison 
delà  science  des  choses  divines  ou  de  la  théologie.  Il  s'appliqua  donc 
à  cette  princesse  des  sciences  avec  d'autant  plus  d'ardeur,  que  son 
cœur  était  plus  épris  des{  choses  qu'il  avait  à  y  étudier.  Mais  il  ne  travail- 
lait pas  moins  à  faire  des  progrès  dans  la  vertu  que  dans  les  connais- 
sances. Embrasé  d'un  ardent  désir  de  mener  une  vie  plus  parfaite, 
il  commença  d'exercer  son  adolescence  avec  plus  de  zèle  aux  œuvres 
de  piété.  Il  épiait  et  suivait  les  exemples  des  personnes  édifiantes 
qu'il  y  avait  dans  la  ville,  fréquentait  les  églises  et  les  sacrements, 
évitait  la  foule  et  la  place  publique,  aimait  la  retraite  pour  y  prier 
ou  s'y  entretenir  pieusement  avec  des  amis.  En  sorte  que  bientôt  ce 
fut  la  commune  renommée,  que  le  jeune  comte  de  Thienne  était 
l'encouragement  et  le  modèle  des  bons,  la  terreur  et  le  frein  des  mé- 
chants. Cette  bonne  renommée  augmenta  de  beaucoup  encore  lors- 
que Gaétan,  aidé  de  son  frère,  bâtit  et  dota  une  chapelle  de  Sainte- 
Marie-Madeleine,  dans  leur  domaine  de  Rampazzo,  afin  que  les 
habitants  trop  éloignés  de  la  paroisse,  ayant  une  église  plus  près, 
eussent  plus  de  zèle  à  s'instruire  et  à  servir  Dieu.  Gaétan  profitait 
ainsi  d'âge  en  âge.  Enfant,  il  faisait  de  petits  autels  à  la  maison  ; 
adolescent,  il  fonde  une  chapelle  pour  l'instruction  et  l'édification 
d'un  village  ;  homme  fait,  il  fondera  une  congrégation  d'hommes 
apostoliques,  pour  l'instruction  et  l'édification  M  toute  l'Italie,  de 
tout  l'univers. 

Pour  le  préparer  à  cette  grande  et  bonne  œuvre,  la  Providence  le 
conduisit  à  Rome,  afin  qu'il  pût  voir  de  plus  près  le  bien  et  le  mal, 
et  se  concerter  avec  les  hommes  de  Dieu  pour  augmenter  l'un  et  di- 
minuer l'autre.  Son  mérite  le  fit  bientôt  connaître,  malgré  qu'il  en 
eût,  et  le  pape  Jules  II  le  nomma  protonotaire  apostolique.  Ni  les 
fonctions  de  cette  dignité  ni  le  séjour  à  la  cour  pontificale  ne  dimi- 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  99 

nuèrent  son  recueillement.  Pour  se  maintenir  dans  la  ferveur,  y 
croître  même,  il  entra  dans  la  confrérie  de  l'amour  divin.  C'était  une 
association  d'hommes  éminents  en  vertu  et  en  piété,  qui,  par  certains 
exercices,  travaillaient  de  tout  leur  pouvoir  à  procurer  la  gloire  de 
Dieu  et  le  salut  des  âmes.  De  ce  nombre  étaient  Gaspar  Contarini, 
Sadolet,  Pierre  Caraffe,  depuis  archevêque  de  Théate,  et  d'autres 
grands  personnages  de  la  cour  romaine.  C'était  un  heureux  effet  des 
décrets  du  dernier  concile  de  Latran  pour  la  réformation  de  cette 
cour.  Ce  fut  pour  saint  Gaétan  comme  le  berceau  de  sa  congréga- 
tion. II  se  sentit  appelé  à  quelque  chose  de  plus  que  les  dignités 
ecclésiastiques,  conçut  de  l'indifférence  pour  celles  qu'il  avait  déjà  et 
pour  la  faveur  du  Pontife,  et  résolut  de  se  consacrer  entièrement  au 
service  de  Dieu. 

Il  reçut  les  ordres  sacrés  et  la  prêtrise  en  1516.  Il  célébrait  la 
sainte  messe  avec  une  dévotion  de  séraphin.  Il  employait  habituelle- 
ment huit  heures  à  s'y  préparer  par  la  prière  et  de  pieuses  médi- 
tations. Son  humilité  croissait  avec  sa  ferveur.  Il  écrivait  de  Rome, 
le  18  janvier  1518,  à  une  sainte  religieuse  de  Brescia  :  Quand  je  le 
voudrais,  ô  mère!  jamais  je  ne  pourrais  oublier  votre  nom,  surtout 
lorsque  moi,  vermisseau  et  boue  au  milieu  du  paradis  et  de  la  très- 
sainte  Trinité,  j'ose  toucher  celui  qui  a  éclairé  le  soleil  et  créé  l'uni- 
vers. Quel  n'est  pas  mon  aveuglement!  II  me  faudrait  certainement 
de  deux  choses  l'une  :  ou  bien  m'abstenir  du  saint  sacrifice,  comme 
indigne;  ou  bien,  comme  dispensateur  fidèle  de  ce  trésor,  servir  Dieu 
avec  toute  l'humilité  possible.  Tous  les  jours  je  prends  qui  me  crie  à 
haute  voix  :  Apprends  de  moi  que  je  suis  doux  et  humble  de  cœur; 
et  cependant  je  ne  quitte  pas  mon  orgueil  !  Je  prends  celui  qui  est  la 
lumière  et  la  voie,  et  je  l'entends  dire  :  Je  suis  la  voie  ;  et  cependant 
je  n'entre  pas  dans  cette  voie  et  je  ne  fuis  pas  le  monde  !  Il  brûle 
dans  ma  bouche  et  dans  mes  mains,  ce  divin  feu  qui  dit  :  Je  suis  venu 
apporter  le  feu  sur  la  terre  ;  et  cependant  mon  cœur  reste  engourdi 
et  glacé  !  J'ai  eu  la  hardiesse,  à  l'heure  où  l'auguste  Vierge  est  de- 
venue mère  du  Verbe  éternel,  de  m'approcher  de  la  crèche  (qui  est 
dans  la  basilique  de  Sainte-Marie-Majeure  à  Rome)  ;  j'y  ai  été  encou- 
ragé par  les  exemples  de  saint  Jérôme,  si  amateur  de  cette  crèche, 
et  dont  les  ossements  reposent  auprès  ;  et,  avec  la  confiance  du  saint 
vieillard,  j'ai  reçu  de  la  main  de  ma  patrone  son  tendre  enfant,  et 
embrassé  la  chair  et  les  vêtements  du  Verbe  éternel.  Oh  !  que  mon 
cœur  est  dur  !  Ne  s'étant  pas  liquéfié  alors,  il  faut  qu'il  soit  de 
diamant1. 

1  Acta  SS.,  7  aug.  De  S.  Cajetano,  n.  17-19. 


100  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.-  De  1517 

On  entend  généralement  ces  dernières  paroles  d'une  apparition 
réelle  et  sensible  de  l'enfant  Jésus  à  saint  Gaétan. 

Vers  la  fin  de  l'an  1518,  la  mort  lui  enleva  sa  mère  et  son  frère. 
Ayant  appris  que  sa  mère  était  dangereusement  malade,  il  fit  pour 
elle  le  pèlerinage  de  Notre-Dame  de  Lorette,  et  l'assista  dans  ses  der- 
niers moments  avec  beaucoup  de  charité,  la  recommandant  surtout 
à  sainte  Monique  et  à  saint  Michel  archange,  par  l'assistance  desquels 
il  sut  plus  tard  qu'elle  avait  été  sauvée.  Son  frère  laissait  une  tille  de 
dix  ans,  de  nom  Elisabeth  ;  saint  Gaétan  eut  soin  de  son  éducation, 
de  ses  biens,  et  de  lui  procurer  un  établissement  convenable.  On  a 
une  lettre  où  il  l'exhorte  paternellement  à  la  fréquente  communion. 

Pendant  qu'il  était  à  Vicence,  il  entra  dans  la  confrérie  de  saint 
Jérôme,  instituée  en  cette  ville  sur  le  plan  de  celle  de  Y  amour  divin 
à  Rome,  mais  qui  n'était  composée  que  de  personnes  du  peuple 
et  vivant  du  travail  de  leurs  mains.  Autant  cette  circonstance  lui 
causait  de  joie,  autant  elle  fît  de  peine  aux  amis  qu'il  avait  dans  le 
monde,  et  qui,  jugeant  des  choses  d'après  leurs  préjugés,  l'accusaient 
hautement  de  déshonorer  sa  famille.  Bien  loin  d'abandonner  sa  ré- 
solution, il  la  mit  en  pratique  avec  une  ardeur  toujours  nouvelle. 
Les  confrères  ne  communiaient  que  quatre  fois  par  an  :  il  leur  per- 
suada de  communier  chaque  mois,  et  à  plusieurs  chaque  semaine. 
Pour  les  encourager  de  plus  en  plus  aux  œuvres  de  piété  et  de  cha- 
rité, il  leur  obtint  de  Rome  des  privilèges  et  des  indulgences.  Par- 
tout et  pour  tout  il  leur  donnait  l'exemple.  Les  malades  et  les  pau- 
vres de  la  ville  devenaient  l'objet  de  sa  tendresse  et  de  ses  soins.  FI 
s'attachait  surtout  aux  pauvres  de  l'hôpital  des  incurables  :  il  les  ser- 
vait de  ses  propres  mains,  et  se  montrait  encore  plus  assidu  auprès 
de  ceux  dont  les  maladies  dégoûtantes  révoltaient  davantage  la  na- 
ture. Il  augmenta  considérablement  les  revenus  de  cet  hôpital. 

En  vérité  !  qui  oserait  faire  un  crime  à  Dieu  et  à  son  Église  d'ac- 
corder des  indulgences,  des  grâces  spéciales  à  ces  hommes  du  peuple, 
qui,  sur  les  pas  de  saint  Ga  '  deThienne,  et  pour  l'amour  de  Dieu, 
vont  servir  les  pauvres  .  les  ?  En  vérité  !  il  faudrait  être  pos- 

sédé du  démon. 

Le  saint  avait  pour  confess  .  le  père  Jean  de  dema,  Dominicain, 
homme  recommandable  pai  sa  prudence,  son  savoir  et  sa  piété.  Ce 
sage  directeur  lui  ayant  conseillé  de  se  retirer  à  Venise,  il  quitta 
aussitôt  parents,  amis,  et  j  avtit  pour  cette  dernière  ville.  Il  se  logea 
dans  l'hôpital  qu'on  venait  le  faire  bâtir,  et  s'y  consacra  au  service 
des  malades,  comme  il  avait  fait  dans  sa  patrie.  Il  se  montra  si  zélé 
pour  cette  maison,  qu'il  en  est  regardé  comme  le  principal  fonda- 
teur. Il  macérait  en  même  temps  son  corps  par  les  austérités  de  la 


à  1515  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  101 

pénitence,  et  retraçait  en  lui  les  vertus  des  plus  célèbres  contempla- 
tifs. On  disait  communément  de  lui  à  Venise,  à  Vicence  et  à  Rome, 
qu'il  était  un  séraphin  à  l'autel  et  un  apôtre  en  chaire. 

Ayant  ainsi  fondé  et  consolidé  des  confréries  et  des  hôpitaux 
à  Rome,  à  Vicence,  à  Vérone  et  à  Venise,  il  revint  à  Rome  vers 
l'an  1521,  toujours  de  l'avis  de  son  confesseur.  Il  cherchait  com- 
ment il  exécuterait  un  projet  qu'il  avait  depuis  longtemps  dans  la  tête, 
et  dont  il  parla  ainsi  à  un  pieux  ami  de  Vicence  :  Je  ne  cesserai  de  distri- 
buer aux  indigents  tout  ce  que  j'ai,  jusqu'à  ce  que  je  devienne  si  pauvre 
pour  l'amour  de  Jésus-Christ,  qu'à  ma  mort  je  n'obtienne  un  sépulcre 
que  par  charité.  Ses  vœux  furent  accomplis.  Après  s'être  exercé 
quelque  temps  aux  œuvres  de  piété  avec  les  confrères  de  Y  amour 
divin,  il  distribua  son  ample  patrimoine,  partie  aux  pauvres,  partie 
à  ceux  de  ses  parents  qui  étaient  le  moins  à  l'aise,  résigna  tous  ses 
bénéfices  entre  les  mains  du  souverain  Pontife,  et,  devenu  fonda- 
teur d'une  congrégation  de  clercs  réguliers,  se  réduisit,  comme  il 
avait  désiré,  aune  extrême  indigence.  Ce  qui  arriva  de  la  manière 
suivante. 

Gaétan,  qui  était  d'un  génie  élevé  et  toujours  occupé  à  procurer 
la  gloire  de  Dieu,  s'aperçut  insensiblement  que  la  corruption  des 
esprits  et  des  mœurs  était  trop  grande  pour  pouvoir  être  guérie  par 
les  efforts*d'une  seule  confrérie  de  clercs  séculiers,  et  qu'un  mal  si 
enraciné  demandait  un  remède  perpétuel  et  puissant.  D'ailleurs,  les 
soixante  hommes  qui  formaient  la  confrérie  de  Yamour  divin  n'étaient, 
pas  toujours  à  Rome,  et,  même  y  étant,  ne  pouvaient  pas  toujours 
vaquer  aux  œuvres  de  la  confrérie,  occupés  ailleurs  par  des  devoirs 
personnels. 

Il  lui  vint  donc  en  pensée  que,  si  l'on  rétablissait  l'ancien  institut 
apostolique,  où  l'on  s'engageait  à  perpétuité  par  des  vœux  solennels, 
ce  serait  un  moyen  non  sans  efficace  pour  restaurer  la  république 
chrétienne.  Les  clercs  avaient  autrefois  puissamment  secouru  l'E- 
glise, mais,  comme  toutes  les  choses  mortelles,  ils  avaient  perdu  leur 
première  vigueur.  Il  fallait  donc  réveiller  les  hommes  par  un  nouvel 
esprit  apostolique,  et  aux  clercs  déchus  opposer  d'autres  clercs,  pour 
réparer  les  funestes  suites  de  leurs  mauvais  exemples.  C'est  ainsi 
que  saint  Augustin  renouvela  l'Afrique  et  presque  toute  l'Europe 
par  sa  congrégation  de  clercs,  formée  sur  le  modèle  des  apôtres. 

Ayant  longtemps  médité  son  projet,  il  en  fit  part  à  l'un  des  con- 
frères de  Yamour  divin,  Roniface  de  Colle,  d'une  noble  famille 
d'Alexandrie,  qui  aussitôt  l'approuve  et  s'offre  pour  compagnon 
Peu  après,  le  projet  fut  comme  deviné  par  Jean-Pierre  Caraffe,  évo- 
que de  Théate,  qui  depuis  longtemps  désirait  quitter  la  mer  orageuse 


102  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

de  ce  monde  pour  se  réfugier  dans  quelque  port.  Dès  qu'il  eut  en- 
trevu quel  ordre  on  voulait  établir,  il  en  fut  transporté  de  joie,  car  il 
y  voyait  réunis  les  offices  et  les  vertus  de  la  vie  monastique  et  de  la 
vie  cléricale. 

Il  vint  donc  de  lui-même  trouver  Gaétan  ,  le  pria  instamment  de 
le  recevoir  pour  compagnon  ;  s'il  n'avait  point  assez  de  mérite,  du 
moins  il  avait  conçu  depuis  assez  longtemps  l'idée  d'un  institut  sem- 
blable, mais  sans  oser  s'ouvrir  à  personne.  On  ne  pouvait  donc  re- 
fuser à  un  ami  et  à  un  évêque  au  moins  la  dernière  place.  Gaétan, 
émerveillé  devoir  un  tel  évêque  ambitionner  la  vie  des  pauvres  clercs, 
s'excusa  le  mieux  qu'il  put,  lui  représentant  qu'il  ne  convenait  pas  à 
un  évêque  de  quitter  son  troupeau  pour  entrer  dans  le  cloître  :  que, 
dans  le  moment  actuel,  l'Église  avait  plus  besoin  que  jamais  de  vail- 
lants capitaines  ;  qu'il  continuât  donc  avec  les  autres  évêques  à 
commander  la  milice  chrétienne,  laissant  les  particuliers,  comme 
lui,  s'enrôler  parmi  les  simples  soldats.  Pierre  ne  se  rendit  point, 
mais  insista  toujours  davantage.  Enfin,  mettant  les  deux  genoux  en 
terre,  d'un  visage  moitié  fâché  et  presque  menaçant,  il  dit  à  son 
saint  ami  :  Eh  bien  !  au  jour  du  jugement,  je  vous  demanderai  compte 
de  mon  âme  devant  Jésus-Christ,  si  à  l'instant  même  vous  ne  m'ad- 
mettez du  milieu  des  tempêtes  du  siècle  dans  le  port  tranquille  de 
la  vie  religieuse.  Étonné  d'une  pareille  constance,  Gaétan  se  jette  à 
ses  genoux,  l'embrasse  tendrement,  et  s'écrie  :  Ah  !  seigneur,  jamais 
je  ne  vous  abandonnerai  ! 

L'évêque  de  Théate,  qui  fut  depuis  pape  sous  le  nom  de  Paul  IV, 
était  un  de  ces  soixante  prélats  de  la  cour  romaine  qui  formaient  la 
confrérie  de  Y  amour  divin,  et  qui  depuis  plusieurs  années  travail- 
laient avec  zèle  et  succès  à  la  réformation  morale  du  clergé  et  du 
peuple.  Soixante  prélats  exemplaires  dans  une  cour  que  l'hérésiarque 
de  Wittemberg  nous  représentait  tout  à  l'heure  comme  un  abîme  de 
corruption  !  quelle  calomnie  ! 

Les  deux  amis,  saint  Gaétan  de  Thienne  et  Pierre  Caraffe  de  Na- 
ples,  ne  cherchaient  plus,  avec  Boniface  de  Colle,  que  les  moyens  de 
réaliser  leur  projet  avec  la  grâce  du  Seigneur.  Un  quatrième  vint  se 
joindre  à  eux,  ami  particulier  de  l'évêque  de  Théate,  savoir,  Paul 
Consigliari,  de  l'illustre  maison  de  Ghisleri,  qui  donnera  le  saint 
pape  Pie  V.  Ce  furent  les  quatre  colonnes  du  nouvel  ordre  de  clercs 
réguliers.  C'était  en  1524,  sous  le  pontificat  de  Clément  VII ,  succes- 
seur d'Adrien  VI,  qui  le  fut  de  Léon  X. 

L'aflaire  ayant  été  portée  devant  le  souverain  Pontife,  avec  le  plan 
de  1  institut,  souleva  bien  des  ditlicultés  parmi  les  cardinaux  et  les 
prélats.  Afin  d'extirper  le  poison  de  l'avarice,  ordinairement  si  funeste 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  103 

au  clergé,  et  de  conduire  au  plus  parfait  détachement  des  choses  du 
monde,  les  quatre  serviteurs  de  Dieu  ne  voulurent  point  avoir  de  re- 
venus même  en  commun,  persuadés  que  la  Providence  leur  ferait 
trouver  de  quoi  subsister  dans  les  oblations  volontaires  des  fidèles. 
Cet  article  éprouva  beaucoup  d'opposition  de  la  part  des  cardinaux  ; 
ils  crurent  qu'il  ne  pouvait  s'accorder  avec  les  lois  ordinaires  de  la 
prudence.  Ils  cédèrent  pourtant  à  la  tin  aux  instances  des  fondateurs, 
qui  leur  représentèrent  que  le  genre  de  vie  dont  il  s'agissait  avait  été 
celui  de  Jésus-Christ,  des  apôtres  et  des  hommes  apostoliques,  et 
que  ceux  qui  étaient  honorés  du  même  ministère  pouvaient  encore 
le  suivre.  D'ailleurs,  Jésus-Christ  ne  dit-il  pas  :  Cherchez  avant  tout 
le  royaume  de  Dieu  et  sa  justice,  et  le  reste  vous  sera  donné  par  sur- 
croît? Une  autre  difficulté  fut  l'évêque  de  Théate.  Le  Pape  et  les  car- 
dinaux représentaient  qu'un  tel  prélat  était  plus  utile  et  plus  néces- 
saire à  l'Église  dans  l'épiscopat  que  dans  le  cloître.  Les  serviteurs  de 
Dieu  répondirent  que  l'évêque  de  Théate  ne  serait  pas  moins  utile  à 
l'Eglise  dans  la  congrégation  des  clercs  réguliers  dont  il  serait  le  père, 
que  dans  un  diocèse  particulier,  et  qu'après  avoir  combattu  jusqu'a- 
lors à  la  tête  des  phalanges  chrétiennes,  il  combattrait  désormais  du 
haut  d'une  tour  sacrée  avec  sa  compagnie  :  exemple  non  moins  utile 
que  l'autre.  Enfin  le  Pape  et  les  cardinaux  cédèrent  :  le  nouvel  ordre 
fut  approuvé;  l'affaire,  commencée  à  l'Invention  de  la  Sainte-Croix, 
3  mai,  fut  terminée  à  l'Exaltation  de  la  Sainte-Croix,  44  septembre. 
La  croix  fut  comme  l'étendard  du  nouvel  ordre.  Ce  dernier  jour, 
{A  septembre,  dans  la  basilique  de  Saint-Pierre,  devant  le  grand 
autel,  après  la  messe,  la  communion  et  la  lecture  des  bulles  ponti- 
ficales, les  nouveaux  religieux  firent  leurs  vœux  solennels  entre  les 
mains  de  l'évêque  de  Caserte,  tenant  la  place  du  Pape,  avec  promesse 
d'obéissance  au  supérieur  à  élire.  Le  commissaire  du  souverain 
Pontife  les  bénit  de  sa  part,  et  les  revêtit  solennellement  de  l'habit 
de  clercs  réguliers.  Pierre  Caraffe  en  fut  élu  premier  supérieur,  et, 
comme  il  portait  toujours  le  titre  d'évêque  de  Théate,  les  clercs  ré- 
guliers dont  il  était  supérieur  reçurent  le  nom  de  Théatins. 

Les  fins  principales  que  les  Théatins  se  proposèrent  furent  d'in- 
struire le  peuple,  d'assister  les  malades,  de  combattre  les  erreurs  dans 
la  foi,  de  rétablir  parmi  les  laïques  l'usage  saint  et  fréquent  des  sa- 
crements, de  faire  revivre  dans  le  clergé  l'esprit  de  désintéressement, 
de  régularité  et  de  ferveur,  l'amour  de  l'étude  de  la  religion,  le  res- 
pect pour  les  choses  saintes,  et  surtout  pour  ce  qui  a  rapport  aux 
sacrements  et  aux  cérémonies  du  culte  divin. 

On  s'aperçut  bientôt  à  Rome  et  dans  toute  l'Italie  des  heureux 
effets  produits  par  le  zèle  de  Gaétan  et  de  ses  associés.  L'odeur  de 


104  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

sainteté  que  répandait  leur  vie  multipliait  tous  les  jours  le  nombre 
de  leurs  coopérateurs.  Ils  demeurèrent  d'abord  à  Rome  dans  une 
maison  qui  appartenait  à  Boniface  de  Colle  ;  étant  devenue  trop  pe- 
tite, ils  en  prirent  une  plus  grande  au  mont  Pineio.  L'année  suivante, 
ils  virent  leur  ordre  en  danger  de  périr,  lorsqu'à  peine  il  venait 
de  naître. 

Comme  nous  le  verrons  plus  en  détail  dans  son  lieu,  la  ville  de 
Rome  fut  prise  d'assaut,  le  6  mai  1527,  par  l'armée  de  Charles-Quint, 
commandée  par  le  connétable  de  Bourbon,  et  composée  en  grande 
partie  de  luthériens  et  d'ennemis  du  Saint-Siège.  Le  Pape  et  les  car- 
dinaux se  retirèrent  au  château  Saint-Ange.  Les  soldats  vainqueurs 
pillèrent  la  ville,  et  y  commirent  plus  de  cruautés  que  n'avaient  fait 
les  Goths  mille  ans  auparavant.  La  maison  des  Théatins  fut  presque 
entièrement  démolie.  Un  soldat,  qui  avait  connu  saint  Gaétan  à  Vi- 
cence,  s'imaginant  qu'il  possédait  des  richesses,  le  représenta  comme 
tel  à  son  officier.  On  arrêta  sur-le-champ  le  serviteur  de  Dieu,  et  on 
lui  fit  souffrir  mille  tortures  et  mille  indignités  pour  l'obliger  à  livrer 
un  trésor  qu'il  n'avait  pas.  A  la  fin  cependant  on  le  mit  en  liberté, 
mais  extrêmement  faible  et  tout  meurtri  des  coups  qu'il  avait  reçus. 
Il  partit  de  Rome  avec  ses  compagnons.  Ils  n'emportèrent  tous  que 
leurs  bréviaires  et  les  habits  qui  les  couvraient. 

S'étant  retirés  à  Venise,  ils  y  furent  reçus  avec  empressement,  et 
s'établirent  dans  le  couvent  de  Saint-Nicolas-Tolentin.  On  élut  Gaétan 
supérieur  de  cette  maison.  Sa  sainteté,  son  zèle  à  procurer  la  gloire 
de  Dieu,  son  application  à  inspirer  aux  ecclésiastiques  l'esprit  de 
ferveur  et  le  mépris  du  monde,  firent  universellement  estimer  son 
ordre.  Cette  estime  s'accrut  encore  par  la  charité  dont  il  parut  animé 
durant  la  peste  qui  affligea  Venise,  et  durant  la  famine  qui  fut  la  suite 
de  ce  fléau. 

De  Venise,  Gaétan  fut  envoyé  à  Vérone,  où  son  zèle  et  sa  présence 
étaient  nécessaires.  Il  y  avait  une  grande  fermentation.  Les  laïques 
s'opposaient  de  toutes  leurs  forces  à  certains  règlements  que  leur 
évêque  venait  de  faire  par  rapport  au  rétablissement  de  la  discipline. 
Le  saint  calma  peu  à  peu  les  esprits  ;  lorsque  tout  fut  tranquille,  il 
engagea  facilement  le  peuple  à  recevoir  la  réforme  introduite  par  l'é- 
vêque,  dont  les  intentions  avaient  pour  but  la  gloire  de  Dieu  et  l'u- 
tilité de  ses  diocésains. 

Quelque  temps  après,  il  fut  appelé  à  Naples,  pour  y  fonder  une 
maison  de  son  ordre.  Le  comte  d'Oppino  lui  donna  un  bâtiment 
propre  à  loger  sa  communauté  ;  mais  il  ne  put,  malgré  toutes  ses 
instances,  lui  faire  accepter  la  donation  d'un  fonds  de  terre  qu'il  avait 
dessein  de  lui  faire.  Les  exemples  et  les  prédications  de  Gaétan,  sou- 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  105 

tenus  par  des  miracles,  produisirent  bientôt  une  révolution  générale 
dans  les  mœurs  du  clergé  et  du  peuple.  Les  travaux  du  ministère  ne 
lui  faisaient  pas  négliger  le  soin  de  sa  propre  sanctification.  Il  avait 
des  moments  marqués  pour  ses  exercices,  il  y  donnait  quelquefois  six 
ou  sept  heures  de  suite,  et  il  y  était  souvent  favorisé  de  grâces 
extraordinaires. 

Étant  retourné  à  Venise  en  1537,  Gaétan  y  fut  fait  supérieur  une 
seconde  fois.  Les  trois  ans  de  sa  supériorité  révolus,  il  revint  à  Na- 
ples,  où  il  gouverna  la  maison  de  son  ordre  jusqu'à  sa  bienheureuse 
mort.  Ses  austérités,  jointes  à  ses  travaux  continuels,  lui  causèrent 
une  maladie  de  langueur,  et  il  s'aperçut  bientôt  qu'il  approchait  de 
son  dernier  moment.  Le  médecin  lui  conseillant  de  renoncera  la 
coutume  qu'il  avait  de  coucher  sur  des  planches,  il  lui  répondit  : 
Mon  Sauveur  est  mort  sur  la  croix,  laissez-moi  du  moins  mourir  sur 
la  cendre.  Il  voulut  qu'on  le  couchât  sur  un  cilice  couvert  de  cendres 
et  étendupar  terre.  Ce  fut  en  cet  état  qu'il  reçut  les  derniers  sacre- 
ments. Il  expira  dans  de  vifs  sentiments  de  componction,  le  7  août 
4547.  Il  s'opéra  plusieurs  miracles  par  son  intercession,  et  la  vérité 
en  fut  constatée  à  Rome,  après  un  examen  rigoureux.  On  en  trouve 
l'histoire  dans  les  Bollandistes.  Saint  Gaétan  fut  béatifié  en  1629,  et 
canonisé  en  1691.  On  garde  ses  reliques  dans  l'église  de  Saint-Paul, 
à  Naples  '. 

A  la  mort  de  saint  Gaétan,  les  Théatins  n'avaient  que  deux  mai- 
sons, celle  de  Venise  et  celle  de  Saint-Paul,  de  Naples.  Ils  eurent 
ensuite  quatre  provinces  en  Italie  :  la  province  de  Naples,  la  province 
de  Sicile,  et  deux  en  Lombardie.  Ils  eurent  aussi  une  province  en 
Allemagne,  une  en  Espagne,  deux  maisons  en  Pologne,  une  en  Por- 
tugal et  une  à  Goa.  En  France,  ils  ne  possédèrent  que  la  maison  de 
Paris,  qui  a  produit  plusieurs  personnages  recommandables,  entre 
autres  le  Père  Boyer,  évêque  de  Mirepoix,  précepteur  du  dauphin, 
père  de  Louis  XVI. 

Un  ami  et  contemporain  de  saint  Gaétan  de  Thienne  fonda  une 
autre  congrégation  :  ce  fut  saint  Jérôme  Émiliani  ou  Émilien.  Il  na- 
quit à  Venise  l'an  1481,  et  eut  pour  père  Ange  Émiliani,  et  pour 
mère  Éléonore  Morocini,  tous  deux  issus  de  maisons  nobles,  qui  ont 
donné  à  l'Église  plusieurs  prélats,  et  à  la  république  vénitienne  des 
procurateurs  de  Saint-Marc,  des  sénateurs  et  de  grands  capitaines; 
son  père  même  était  actuellement  sénateur  lorsqu'il  vint  au  monde. 
Jérôme  fit  paraître  dans  son  jeune  âge  beaucoup  d'inclination  pour 
la  vertu  ;  il  s'adonna  à  l'étude  des  lettres  humaines,  et  il  fit  même 

1  Acta  SS.,  et  Godescard,  7  août. 


106  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.- De  1517 

assez  de  progrès  jusqu'à  l'âge  de  quinze  ans,  où  le  bruit  des  armes 
interrompit  le  cours  de  ses  études,  et  réveilla  eu  lui  le  courage  mar- 
tial que  quelques-uns  de  ses  ancêtres  avaient  fait  paraître. 

En  1495,  les  Vénitiens  levèrent  des  troupes,  et  Jérôme  Émilien 
s'engagea  dans  cette  milice,  sans  avoir  égard  aux  pleurs  de  sa  mère, 
qui,  ayant  perdu  son  mari  depuis  peu,  recevait  de  nouveaux  chagrins 
par  l'éloignement  de  Jérôme,  qu'elle  regardait  comme  l'unique  con- 
solation qui  lui  restât  dans  son  veuvage,  quoiqu'il  fût  le  dernier  de 
ses  enfants  :  elle  appréhendait  de  le  perdre,  peut-être  de  plus  d'une 
manière. 

Ce  fut  donc  à  l'âge  de  quinze  ans  que  Jérôme  prit  le  parti  des  armes, 
et  il  se  laissa  bientôt  entraîner  au  torrent  des  dissolutions  qui  régnent 
parmi  la  plupart  des  personnes  de  cette  profession.  Les  reproches  de 
sa  mère  et  de  ses  frères  n'y  faisaient  rien  :  il  n'y  eut  que  l'ambition 
qui  mit  à  ses  désordres  quelques  bornes.  Pour  parvenir  aux  grandes 
charges  de  la  république,  il  fallait  avoir  tenu  une  conduite  honorable. 
L'an  1508,  il  servit  de  nouveau  dans  l'armée  que  les  Vénitiens  levè- 
rent pour  s'opposer  à  la  ligue  de  Cambrai.  Le  sénat  de  Venise  com- 
mit à  Emilien  la  défense  de  Castelnovo  sur  les  confins  de  Trévise; 
il  y  fut  à  peineentré  avec  quelques  troupes,  que  le  gouverneur,  voyant 
les  murailles  ruinées  par  l'artillerie,  les  ennemis  prêts  à  donner  un 
assaut  général,  se  retire  secrètement  la  nuit,  laissant  l'épouvante 
parmi  la  garnison.  Émilien,  pour  réparer  la  lâcheté  du  gouverneur, 
fit  refaire  les  brèches,  et  résolut  de  défendre  la  place  jusqu'à  la  der- 
nière extrémité.  Il  soutint  plusieurs  assauts  ;  mais  enfin  le  château 
fut  forcé,  la  plupart  de  la  garnison  passée  au  fil  de  l'épée,  et  Emi- 
lien jeté  dans  une  obscure  prison.  Les  Allemands  lui  mirent  les  fers 
au  cou,  aux  mains  et  aux  pieds  avec  un  boulet  de  marbre,  ne  lui 
donnèrent  pour  toute  nourriture  que  du  pain  et  de  l'eau,  et  lui  firent 
mille  outrages. 

Rien  ne  lui  semblait  plus  aftreux  que  la  mort  qu'il  attendait  à  tout 
moment.  Mais  bientôt  il  craignit  quelque  chose  bien  plus  vivement 
que  la  perte  de  son  corps,  c'était  la  perte  de  son  âme.  Sans  aucun 
secours  humain,  il  ne  voyait  de  ressource  qu'en  Dieu  :  Dieu  qu'il 
avait  si  longtemps  oublié,  Dieu  qu'il  avait  si  grièvement  offensé  !  De 
là  des  regrets  amers  sur  ses  désordres  :  il  reconnut,  en  versant  un 
torrent  de  larmes,  que  Dieu  n'était  que  juste,  et  qu'il  avait  mérité  ce 
qu'il  souffrait.  Pendant  que  ces  tristes  pensées  le  jettent  dans  une 
affliction  extrême,  tout  à  coup  une  illumination  divine  éclaire  son 
âme  et  y  ramène  le  calme  :  il  se  ressouvient  de  Notre-Dame  de  Tré- 
vise,  la  consolatrice  des  affligés,  le  refuge  des  pécheurs.  Aussitôt, 
fondant  en  larmes  et  en  prières,  il  la  supplie  d'avoir  pitié  du  plus 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  107 

misérable  des  pécheurs,  et  de  lui  obtenir  de  son  Fils  grâce  et  miséri- 
corde. II  fait  vœu  de  visiter  nu-pieds  son  saint  temple  à  Trévise,  d'y 
faire  célébrer  des  messes,  d'y  publier  ses  bienfaits  de  vive  voix  et 
par  des  tableaux. 

A  peine  a-t-il  prononcé  son  vœu,  que  la  prison  est  éclairée  d'une 
lumière  céleste.  La  Mère  de  Dieu,  la  consolatrice  des  affligés  lui  appa- 
raît, l'appelle  par  son  nom,  lui  donne  les  clefs  de  ses  fers  et  de  son 
cachot,  lui  commande  de  sortir  et  d'exécuter  fidèlement  sa  promesse. 
Elle  le  conduit  de  même  à  travers  l'armée  ennemie,  jusqu'à  la  porte 
de  Trévise.  Il  y  entre,  se  rend  à  l'église  de  la  Vierge,  dépose  aux  pieds 
de  son  autel  les  clefs  de  sa  prison,  les  fers  de  son  cou,  de  ses  pieds  et 
de  ses  mains,  suspend  à  la  voûte  son  boulet  de  marbre,  publie  tous 
ces  faits  de  vive  voix,  les  fait  enregistrer  par-devant  notaire  et  pein- 
dre dans  des  tableaux. 

A  la  paix,  les  villes  qui  avaient  été  prises  sur  les  Vénitiens  leur  ayant 
été  rendues,  ils  n'eurent  pas  plus  tôt  reçu  Castelnovo,  que  le  sénat, 
pour  reconnaître  la  générosité  d'Emilien,  qui  avait  si  courageusement 
défendu  cette  place,  donna  ce  château  à  sa  famille  pour  en  jouir 
pendant  trente  ans,  et  Émilien  en  fut  fait  podestat  ou  chef  de  la  jus- 
tice ;  mais  il  n'exerça  pas  longtemps  cet  emploi,  l'ayant  quitté  après 
la  mort  de  son  frère,  pour  aller  à  Venise  prendre  la  tutelle  de  ses  ne- 
veux. En  faisant  profiter  leurs  biens,  il  eut  grand  soin  de  les  faire 
élever  dans  la  piété  :  il  leur  servit  même  d'exemple  ;  car,  depuis  qu'il 
eut  quitté  la  charge  de  podestat,  il  s'acquitta  des  promesses  qu'il 
avait  faites  à  Dieu  de  changer  de  vie  ;  et,  ne  voulant  rien  faire  sans 
l'avis  d'un  sage  directeur,  il  choisit  un  chanoine  régulier  de  la  con- 
grégation de  Latran,  qui  joignait  beaucoup  de  piété  à  un  profond 
savoir,  et  s'abandonna  entièrement  à  la  conduite  de  ce  saint  religieux, 
qui  lui  fit  fouler  aux  pieds  tout  ce  qui  ressentait  la  vanité  et  le  luxe. 

Emilien  renonça  donc  à  toutes  les  douceurs  et  les  commodités  de  la 
vie.  Il  n'eut  plus  d'autres  sentiments  de  lui-même  que  ceux  qu'une 
humilité  profonde  pouvait  lui  inspirer.  Il  oublia  la  noblesse  et  les 
dignités  de  sa  maison,  et  ne  retint  de  tous  les  avantages  de  sa  nais- 
sance qu'une  certaine  politesse,  qui  lui  servit  dans  la  suite  à  gagner 
beaucoup  d'âmes  à  Dieu.  Il  affligeait  son  corps  par  des  jeûnes  et  des 
macérations  extraordinaires;  il  ne  lui  accordait  que  quelques  heures 
de  sommeil,  passant  le  reste  de  la  nuit  à  la  prière  et  à  l'oraison.  Ses 
occupations  pendant  la  journée  étaient  de  visiter  les  églises  et  les 
hôpitaux,  procurant  aux  malades  tous  les  secours  spirituels  et  tem- 
porels dont  ils  avaient  besoin.  Ses  libéralités  ne  s'étendaient  pas  seu- 
lement sur  les  pauvres  des  hôpitaux  et  les  indigents  qu'il  trouvait 
dans  les  rues,  mais,  lorsqu'il  prévoyait  que  quelques  filles  étaient 


108  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

en  danger  de  prostituer  leur  honneur,  il  procurait  des  dots  et  des 
partis  avantageux  pour  les  pourvoir. 

Tout  le  monde  fut  surpris  de  ce  changement  ;  mais  Éinilien  l'était 
encore  davantage  lui-même,  lorsqu'il  considérait  qu'il  avait  été  si 
longtemps  sans  ressentir  la  pesanteur  des  chaînes  et  toutes  les  hor- 
reurs de  l'esclavage. dont  Dieu  l'avait  délivré  :  il  ne  pouvait  penser 
aux  désordres  de  sa  vie  passée  qu'il  ne  versât  des  torrents  de  larmes. 
Plus  il  avançait  dans  le  chemin  de  la  vertu,  plus  il  se  sentait  em- 
brasé d'amour  pour  Dieu  et  pour  le  prochain.  Il  eut  occasion  d'exer- 
cer cette  vertu  dans  une  famine  générale  dont  l'Italie  se  ressentit 
l'an  1528.  Les  peuples  de  la  campagne,  faute  de  pain,  étaient  obligés 
de  manger  jusqu'aux  animaux  les  plus  immondes,  ou  de  se  con- 
tenter de  quelque  peu  de  racines  pour  conserver  leur  vie  languis- 
sante. La  mort  en  enlevait  tous  les  jours  et  laissait  sur  le  visage  de 
ceux  qui  restaient  de  funèbres  indices  que  leur  tour  ne  tarderait 
guère.  Les  préfets  de  l'Annonne  ou  des  approvisionnements,  à  Ve- 
nise, surent  d'abord,  par  leurs  soins,  remédier  à  la  disette  en  faisant 
venir  des  blés  de  plusieurs  endroits  ;  mais  cette  espèce  d'abondance 
qu'ils  avaient  procurée  à  la  capitale  y  attira  de  toutes  parts  une  si 
grande  quantité  de  monde,  que  la  disette  recommença  bientôt.  Émi- 
]ien  plus  que  tous  les  autres  eut  compassion  de  tant  de  misérables,  il 
vendit  jusqu'à  ses  meubles  pour  les  soulager,  et  sa  maison  devint  un 
hôpital  où  il  les  recevait  et  leur  procurait  tous  les  secours  qu'il  pou- 
vait leur  rendre  en  cette  occasion. 

Une  espèce  de  maladie  contagieuse  ayant  succédé  à  cette  famine, 
saint  Jérôme  Emilien  en  fut  attaqué,  et  réduit  à  une  telle  extrémité, 
qu'après  avoir  reçu  tous  ses  sacrements,  il  n'attendait  que  le  moment 
de  la  mort.  Mais,  appréhendant  qu'il  n'eût  pas  assez  satisfait  pour 
ses  péchés  par  la  pénitence,  il  demanda  à  Dieu  la  santé,  pour  faire 
en  ce  monde  une  pénitence  plus  longue,  et  pour  exécuter  ce  qu'il  ju- 
gerait à  propos  de  lui  ordonner  pour  le  salut  du  prochain.  Sa  prière 
fut  exaucée,  ses  forces  revinrent,  il  continua  ses  exercices  de  piété 
avec  plus  de  zèle  encore.  Pour  s'acquitter  des  promesses  qu'il  venait 
de  faire  à  Dieu,  il  rendit  compte  de  l'administration  de  leur  bien  à 
ses  neveux,  se  dépouilla  de  la  robe  de  sénateur,  revêtit  un  habit  pau- 
vre qu'il  avait  acheté  pour  quelque  indigent,  prit  de  méchants  sou- 
liers, et  parut  dans  cet  état  au  milieu  des  rues  de  Venise.  Les  uns  en 
faisaient  des  risées,  comme  d'un  homme  qui  avait  perdu  l'esprit  ; 
d'autres,  qui  le  connaissaient  mieux,  admiraient  son  humilité;  plu- 
sieurs restèrent  en  suspens,  et  attendirent  quels  seraient  les  effets  de 
cette  nouvelle  manière  de  vie.  On  ne  tarda  guère  à  les  voir. 

La  famine  et  la  contagion  avaient  enlevé  un  grand  nombre  de 


à  1515  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  109 

personnes,  tant  à  la  ville  qu'à  la  campagne  ;  l'on  trouvait  partout 
une  foule  d'orphelins,  privés  de  parents  et  de  secours,  réduits  à  la 
mendicité,  sans  aucune  éducation,  et  par  là  même  exposés  à  tous 
les  vices.  Pour  l'amour  de  Dieu,  Emilien  se  fit  le  père  et  la  mère  de 
ceux  qui  n'en  avaient  plus.  Il  disposa  une  maison  pour  les  recevoir, 
alla  les  chercher  par  les  rues  et  les  places,  leur  procura  des  maîtres 
pour  leur  apprendre  des  métiers,  sans  permettre  qu'aucun  d'eux 
mendiât  davantage,  suppléant  par  sa  charité  à  ce  qui  manquait  en- 
core au  bénéfice  de  leur  petit  travail.  Il  avait  encore  bien  plus  soin 
du  salut  de  leurs  âmes.  Le  matin,  il  leur  faisait  dire  leurs  prières, 
entendre  la  sainte  messe,  apprendre  à  lire,  pour  écarter  toute  mau- 
vaise pensée  :  le  travail  manuel  était  varié  par  des  moments  de  silence, 
par  des  lectures  qu'on  leur  faisait,  par  le  chant  des  hymnes  et  des 
litanies,  en  particulier  du  rosaire.  Deux  fois  par  jour,  avant  et  après 
le  travail,  il  leur  apprenait  les  éléments  de  la  doctrine  chrétienne.  En 
se  lavant  les  mains,  avant  de  se  mettre  à  table,  ils  récitaient  à  haute 
voix  le  Miserere  pour  les  âmes  du  purgatoire.  Ils  se  confessaient  tous 
les  mois  et  aux  principales  fêtes  de  Notre-Seigneur  et  de  la  sainte 
Vierge.  Ils  étaient  tous  vêtus  de  blanc.  Les  jours  de  fête,  il  les  con- 
duisait en  procession  et  chantant  des  litanies,  par  les  rues  et  les  pla- 
ces de  Venise,  visiter  les  principaux  sanctuaires  ou  entendre  quelque 
sermon.  Toute  la  ville  accourait  à  cet  édifiant  spectacle.  On  était  ému 
jusqu'aux  larmes  de  voir  ce  noble  sénateur,  ce  brave  capitaine,  vêtu 
en  pauvre  et  devenu  le  père  des  orphelins. 

La  piété,  la  modestie  de  ces  enfants  attendrissaient  tous  les  cœurs  : 
la  plupart  des  spectateurs  pleuraient  de  joie;  d'autres,  faisant  chœur 
avec  les  enfants  qui  chantaient  les  litanies  de  la  sainte  Vierge,  ré- 
pondaient dévotement  Orapro  nobis.  Ce  fut  une  commotion  de  piété 
par  toute  la  ville.  Tout  le  monde  voulut  voir  la  maison  des  orphelins. 
Ce  que  l'on  y  vit  d'admirable  attira  bientôt  des  secours  suffisants. 

Saint  Lmilien  se  mit  alors  à  visiter  les  environs  de  Venise.  Il  trouva 
une  misère  plus  grande,  des  jeunes  et  des  vieux  réduits  à  mourir  de 
faim  :  il  eut  soin  des  uns  et  des  autres.  Venise  lui  confia  l'hôpital  des 
incurables.  Emilien  s'en  chargea  de  grand  cœur,  de  concert  avec  ses 
deux  amis,  saint  Gaétan  de  Thienne  et  Pierre  Caraffe  de  Naples. 
D'ailleurs  il  avait  encore  d'autres  puissants  soutiens.  Quand  il  vou- 
lait obtenir  de  Dieu  quelque  grâce  particulière,  il  faisait  prier  avec 
lui  quatre  petits  orphelins  au-dessous  de  huit  ans,  et  jamais  il  ne 
manquait  d'obtenir  ce  qu'il  demandait. 

Le  zèle  d'Émilien  pour  les  œuvres  de  miséricorde  croissait  avec 
le  succès.  Voyant  donc  celles  de  Venise  dans  un  état  prospère,  il  en 
confia  le  soin  à  quelques  pieux  amis,  et  vint  en  fonder  de  semblables 


HO  HISTOIRE  UNIVERSELLE     |  Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

à  Padoue  et  à  Vérone.  Dans  cette  dernière  ville,  il  vécut  quelque 
temps  inconnu  parmi  les  pauvres,  mendiant  son  pain  comme  eux, 
afin  d'avoir  une  occasion  plus  naturelle  de  les  instruire  des  vérités 
de  la  religion  chrétienne.  L'hôpital  de  Vérone  fut  bâti  par  son  entre- 
mise. Passé  de  cette  ville  à  Brescia,  il  y  fonda  une  seconde  maison 
d'orphelins,  avec  le  même  ordre  qu'à  Venise.  Un  riche  bourgeois  de 
Brescia  voulut  en  mourant  le  faire  son  légataire  universel  ;  mais  il 
refusa  la  donation,  et  persuada  à  cet  homme  de  donner  son  bien  au 
grand  hôpital,  à  condition  qu'il  serait  obligé  de  fournir  les  orphelins 
de  médicaments  lorsqu'ils  seraient  malades,  de  donner  des  orne- 
ments à  leur  église  et  de  faire  bâtir  leur  maison  :  ce  que  saint  Charles 
Borromée,  faisant  la  visite  à  Brescia  en  qualité  de  visiteur  aposto- 
lique, fit  exécuter  par  les  administrateurs  de  cet  hôpital. 

A  Bergame  et  dans  les  environs,  il  trouva  d'autres  occasions 
d'exercer  sa  charité.  Par  suite  de  la  famine  et  de  la  peste,  la  plupart 
des  maisons  étaient  vides  d'habitants,  surtout  à  la  campagne.  C'était 
le  temps  de  la  moisson,  les  blés  étaient  mûrs,  mais  il  n'y  avait  ni 
moissonneur  ni  faucille,  la  récolte  allait  être  perdue.  Émilien,  se 
faisant  tout  à  tous,  ramasse  de  toutes  parts  des  faucilles  et  ce  qu'il 
peut  engager  de  paysans,  se  met  à  leur  tête,  et  scie  les  blés,  malgré 
les  chaleurs  insupportables  de  la  canicule  en  Italie.  Pendant  que  les 
autres  prennent  leur  repos  ou  leur  repas,  lui  s'applique  à  la  prière, 
se  contentant  pour  toute  nourriture  d'un  peu  de  pain  et  d'eau.  Ce 
n'est  pas  tout.  Pour  alléger  leur  pénible  travail,  les  moissonneurs 
avaient  l'habitude  de  chanter  quelques  chansons  frivoles  ou  même 
mauvaises.  Émilien,  avec  sa  grâce  ordinaire,  sut  les  en  détourner. 
I!  entonnait  lui-même,  d'une  voix  harmonieuse,  tantôt  l'oraison  do- 
minicale, tantôt  la  salutation  angélique  ou  le  symbole  des  apôtres; 
les  autres  moissonneurs  répétaient  après  lui,  en  sorte  que  toute  la 
campagne  retentissait  des  louanges  de  Dieu. 

Dans  la  ville  même  de  Bergame,  il  fonda  deux  établissements  d'or- 
phelins, l'un  pour  les  garçons,  l'autre  pour  les  tilles.  Mais  surtout  il 
entreprit  une  œuvre  tout  à  fait  nouvelle  :  c'était  de  retirer  du  dés- 
ordre les  filles  et  les  femmes  perdues.  En  ayant  converti  quelques- 
unes,  il  les  plaça  d'abord  chez  des  daines  vertueuses.  Il  alla  trouver 
les  propriétaires  dont  les  maisons  servaient  au  libertinage,  et  obtint 
qu'ils  les  fermeraient  désormais  au  scandale.  Un  plus  grand  nombre 
de  prostituées  s'étant  converties  alors,  il  les  réunit  dans  une  maison 
à  part,  avec  un  règlement  pour  les  affermir  dans  leurs  bonnes  réso- 
lutions et  les  préserver  de  la  rechute. 

L'évéque  de  Bergame  était  alors  Louis  Lippomani,  prélat  illustre 
par  sa  doctrine  et  par  l'innocence  de  sa  vie,  que  nous  verrons  un  des 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  111 

présidents  du  concile  œcuménique  de  Trente.  Il  est  auteur  de  plu- 
sieurs ouvrages,  et  fut  un  généreux  soutien  de  saint  Jérôme  Émiliani 
dans  ses  bonnes  œuvres  à  Bergame. 

Avec  la  bénédiction  de  ce  pieux  et  savant  évêque,  Émilien  par- 
courut en  apôtre  les  villages  et  les  hameaux  les  plus  reculés  du 
diocèse,  accompagné  de  quelques  enfants  les  plus  instruits  dans  la 
doctrine  chrétienne.  Voici  quelle  était  sa  méthode.  Arrivés  dans  un 
endroit,  il  allait  d'abord  à  l'église,  implorer  la  grâce  de  Dieu  et  l'in- 
tercession du  saint  patron  sur  son  entreprise.  Une  clochette,  apportée 
exprès,  invitait  ensuite  tous  les  habitants  à  se  réunir.  Quand  ils 
étaient  un  certain  nombre,  Émilien  s'adressait  aux  plus  pauvres  et 
aux  enfants,  leur  apprenait  d'une  manière  familière  les  principaux 
mystères  de  la  foi  chrétienne,  l'oraison  dominicale,  la  salutation  an- 
gélique,  le  symbole  des  apôtres,  les  commandements  de  Dieu  et  de 
l'Église,  quelquefois  même  à  faire  le  signe  de  la  croix  ;  car  l'igno- 
rance de  quelques-uns  allait  jusque-là.  Ses  petits  catéchistes  le  se- 
condaient à  merveille,  et  s'attachaient  de  préférence  aux  enfants  de 
leur  âge;  Le  succès  fut  prodigieux.  Mieux  instruits,  les  pauvres  gens 
de  la  campagne  commencèrent  une  meilleure  vie,  renoncèrent  à 
leurs  inimitiés,  à  leurs  jurements  et  à  se  voler  les  uns  les  autres. 
Tous  ces  vices  furent  remplacés  par  les  vertus  contraires.  L'exemple 
de  saint  Émilien  était  encore  plus  efficace  que  ses  paroles  :  nuit  et 
jour  ils  le  voyaient  occupé  à  instruire,  à  prier,  ou  bien  à  visiter  et  à 
servir  les  malades. 

Quand  il  revint  à  Bergame,  où  la  renommée  avait  publié  toutes 
ces  merveilles,  deux  saints  prêtres  se  joignirent  à  lui  :  c'étaient 
Alexandre  Besuzio  et  Augustin  Barilo,  tous  deux  riches,  mais  qui 
tous  deux  distribuèrent  leurs  biens  aux  pauvres,  pour  imiter  la  pau- 
vreté volontaire  de  saint  Émilien.  Dans  ce  temps-là  même  celui-ci 
faisait  deux  nouveaux  établissements  à  Corne,  par  les  libéralités  de 
Bernard  Odescalchi,  qui  finit  par  lui  donner  sa  propre  personne.  Un 
autre  associé  illustre  fut  le  comte  Primus,  issu  d'une  sœur  de  Didier, 
l'ancien  roi  des  Lombards,  contemporain  de  Charlemagne. 

Il  fut  alors  question  plus  que  jamais  entre  les  pieux  amis  de  se 
former  en  congrégation  régulière  et  de  choisir  un  chef-lieu.  Ils  ne 
voulaient  point  le  mettre  dans  les  villes,  mais  dans  quelque  endroit 
retiré  qui  pût  leur  servir  de  séminaire.  Le  village  de  Somasque, 
entre  Milan  et  Bergame,  leur  parut  favorable  pour  cela.  De  là  leur 
nom  de  clercs  réguliers  Somasques.  Après  avoir  cherché  une  maison 
commode  pour  y  recevoir  les  pauvres  orphelins,  ils  y  firent  leur  de- 
meure, et  le  saint  fondateur  y  prescrivit  les  premiers  règlements 
pour  le  maintien  de  la  congrégation.  La  pauvreté  y  paraissait  sur 


112  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

toutes  choses,  tant  dans  les  habits  que  dans  les  meubles.  Les  mets 
délicats  étaient  bannis  de  leur  table,  et  ils  se  contentaient  de  la  nour- 
riture des  paysans  et  des  pauvres.  On  y  faisait  la  lecture  pendant  les 
repas.  Le  silence  y  était  exactement  observé  et  les  austérités  fort 
fréquentes.  Il  y  avait  une  sainte  émulation  entre  eux  à  qui  pratique- 
rait le  plus  de  mortifications,  et  Émilien  était  le  premier  à  exciter  les 
autres  par  son  exemple.  Ils  joignaient  à  la  mortification  une  prompte 
obéissance  et  beaucoup  d'humilité.  Ils  employaient  une  partie  de  la 
nuit  à  l'oraison  ;  pendant  le  jour,  ils  conféraient  ensemble  des  choses 
saintes,  ou  ils  s'occupaient  de  quelque  travail  manuel,  et  ils  allaient 
dans  les  environs  servir  les  malades  et  instruire  les  pauvres  gens  de 
la  campagne.  Le  but  principal  des  Somasques  était  dès  lors  et  est 
encore  l'instruction  des  enfants  et  des  jeunes  ecclésiastiques. 

Saint  Jérôme  Émiliani  se  rendit  à  Milan  et  à  Pavie  pour  faire  d'au- 
tres établissements,  auxquels  François  Sforce,  duc  de  Milan,  con- 
tribua beaucoup.  Repassant  par  Somasque,  il  alla  jusqu'à  Venise, 
mais  n'y  fit  pas  un  long  séjour.  Une  horrible  peste  ayant  envahi  le 
territoire  de  Bergame,  il  y  revint  promptement  servir  les  malades.  Il 
fut  attaqué  lui-même  et  mourut,  à  Somasque  le  8  février  1537,  à 
l'âge  de  cinquante-six  ans.  Il  fut  béatifié  par  Benoit  XIV  et  canonisé 
par  Clément  XIII.  En  1769,  le  Saint-Siège  approuva  un  office  com- 
posé en  son  honneur,  et  permit  de  le  réciter  le  20  de  juillet. 

En  1540,  la  congrégation  des  Somasques  fut  approuvée  comme 
ordre  religieux  par  Paul  III.  Pie  V  et  Sixte  V  confirmèrent  cette 
approbation  sous  la  règle  de  Saint-Augustin,  l'un  en  1571,  l'autre 
en  1586.  Les  Somasques  n'ont  de  maisons  qu'en  Italie  et  dans  les 
cantons  suisses  demeurés  fidèles  à  la  religion  catholique.  Leur  ordre 
est  divisé  en  trois  provinces,  celle  de  Lombardie,  celle  de  Venise  et 
celle  de  Rome.  Le  général  est  triennal  et  tiré  alternativement  de 
chacune  de  ces  provinces  *. 

Trois  gentilshommes  italiens,  l'un  de  Crémone,  deux  de  Milan, 
établirent,  vers  1530,  une  congrégation  semblable,  connue  sous  le 
nom  de  Barnabites. 

Antoine-Marie  Zacharie  naquit  à  Crémone  l'an  1500,  de  parents 
qui  tenaient  rang  parmi  la  première  noblesse  de  cette  ville.  Son  père 
se  nommait  Lazare  Zacharie,  et  sa  mère  Antoinette  Piscarola,  qui 
le  mit  au  monde  le  septième  mois  de  sa  grossesse,  et  peu  après  se 
trouva  veuve  à  la  fleur  de  son  âge.  Elle  ne  songea  point  à  convoler 
à  de  secondes  noces.  La  perte  de  son  mari  la  rendit  plus  libre  de  va- 
quer à  ses  exercices  de  piété,  et  sa  plus  grande  attention  aux  affaires 

i  Acta  SS.,  8  febr.  Godescard,  20  juillet.  Hélyot,  Ordres  religieux,  t.  4,  in-4°. 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  H  3 

de  ce  monde,  fut  de  donner  une  bonne  éducation  à  son  fils,  l'unique 
qu'elle  avait  eu  de  son  mariage.  Les  jeûnes,  les  veilles,  les  oraisons 
étaient  ses  occupations  continuelles.  Il  semblait  que  le  petit  Antoine- 
Marie  voulût  déjà  l'imiter  dans  son  jeune  âge,  en  faisant  tout  ce 
qu'il  lui  voyait  faire,  n'ayant  pas  de  plus  grand  plaisir  que  quand, 
ne  faisant  encore  que  bégayer,  on  lui  taisait  réciter  les  prières  que 
l'on  apprend  d'ordinaire  aux  enfants.  Sa  mère,  lui  voyant  de  si  heu- 
reuses inclinations,  les  fortifiait  encore  plus  par  ses  exemples  que  par 
ses  paroles.  Elle  fut  secondée  par  la  grâce  de  Dieu  au  delà  de  son 
attente.  Un  jour  le  petit  Antoine-Marie  vint  lui  dire  qu'il  avait  donné 
son  habit  à  un  pauvre,  et  que,  si  c'était  une  faute,  il  venait  subir  sa 
peine.  La  pieuse  mère  lui  témoigna,  au  contraire,  une  joie  sensible. 
Depuis  ce  temps,  il  ne  voulut  plus  porter  de  soie,  et  se  contenta 
d'habits  humbles  et  modestes. 

Après  ses  études  d'humanités,  il  se  rendit  à  Padoue,  étudia  en 
philosophie  et  en  médecine,  reçut  le  grade  de  docteur  à  vingt  ans, 
et  revint  à  Crémone.  Sa  mère  lui  confia  le  soin  des  affaires  domes- 
tiques. Il  hésita  longtemps  s'il  devait  exercer  la  médecine,  pour 
éviter  l'oisiveté  et  pour  avoir  lieu  de  secourir  les  pauvres  dans  leurs 
maladies.  Un  Père  dominicain,  qu'il  avait  pris  pour  son  directeur, 
lui  conseilla  d'embrasser  l'état  ecclésiastique.  II  étudia  pour  cet 
effet  la  théologie,  lisant  avec  application  la  sainte  Écriture  et  les 
saints  Pères,  où  il  fit  un  grand  progrès.  Ayant  reçu  la  prêtrise,  il  se 
dévoua  tout  entier  au  salut  du  prochain,  prêchant  tous  les  diman- 
ches, et  avec  tant  de  succès,  qu'on  vit  en  peu  de  temps  des  conver- 
sions considérables  à  Crémone.  Sa  compassion  pour  les  pauvres 
s'accrut  avec  le  sacerdoce.  Il  les  recevait  en  son  logis,  leur  donnait  à 
manger  et  les  soulageait  dans  leurs  misères.  Les  étrangers  venaient 
également  à  lui  pour  recevoir  ses  avis  et  ses  conseils. 

Obligé  de  faire  plusieurs  voyages  à  Milan,  il  s'y  lia  d'amitié  avec 
deux  pieux  gentilshommes,  Barthélémy  Ferrari  et  Antoine  Morigia. 

Barthélémy,  né  à  Milan  même  en  1497,  perdit  tout  jeune  son  père 
et  sa  mère,  étudia  le  droit  à  Pavie,  sans  se  laisser  entraîner  au  mal. 
De  retour  à  Milan,  il  entra  dans  la  confrérie  de  la  sagesse  éternelle, 
formée  à  l'instar^de  celle  de  Y  amour  divin  à  Rome,  et  prit  en  même 
temps  l'habit  clérical.  Il  s'acquitta  très-fidèlement  de  tous  les  devoirs 
dont  les  confrères  étaient  chargés.  On  le  voyait  avec  un  soin  infati- 
gable visiter  les  hôpitaux,  soulager  les  malades,  leur  donner  ce  qui 
leur  était  nécessaire,  les  exhorter  à  la  patience  et  les  consoler  par  de 
ferventes  exhortations.  Les  pauvres  houleux  étaient  soulagés  dans 
leurs  misères,  et  il  fournissait  abondamment  de  quoi  marier  de  pau- 
vres filles  que  la  nécessité  contraignait  à  prostituer  leur  honneur. 
xxin.  8 


j  \  4  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

L'état  déplorable  où  était  réduit  le  Milanais  par  suite  des  guerres  ne 
lui  fournissait  que  trop  d'occasions  pour  exercer  sa  charité. 

Jacques-Antoine  Morigia  naquit,  l'an  1493,  d'une  ancienne  famille 
de  Milan,  qui  compte  parmi  ses  ancêtres  les  saints  martyrs  Nabor  et 
Félix,  sous  Maximilien  Hercule.  Il  perdit  son  père  peu  après  sa  nais- 
sance :  sa  mère,  femme  du  monde,  négligea  son  éducation  sous  le 
rapport  de  la  religion  et  de  la  vertu.  Après  ses  études,  il  se  livra  donc 
à  tous  les  plaisirs  et  désordres  de  la  jeunesse.  Cependant,  de  temps 
à  autre  il  allait  rendre  visite  à  quelques-unes  de  ses  parentes,  qui 
étaient  religieuses.  Leurs  exhortations  finirent  par  le  ramener.  Il 
conçut  un  tel  dégoût  pour  les  vanités  du  monde,  que,  mettant  bas 
ses  habits  précieux,  il  se  revêtit  d'une  pauvre  soutane  et  demanda 
d'être  inscrit  parmi  les  clercs  du  diocèse.  Il  entra  aussi  dans  la  société 
de  la  sagesse  éternelle. 

Mais  cette  société  était  bien  déchue.  Les  confrères  étaient  réduits 
à  un  petit  nombre  ;  le  tumulte  de  la  guerre  et  une  cruelle  peste 
avaient  interrompu  les  œuvres  de  charité  à  quoi  ils  étaient  engagés, 
qui  étaient  de  fréquenter  les  sacrements,  d'enseigner  la  jeunesse,  de 
vaquer  à  la  prédication,  à  l'oraison  et  à  la  prière,  visiter  les  pauvres, 
les  soulager  dans  leurs  misères,  et  autres  exercices  semblables.  Bar- 
thélémy Ferrari  et  Antoine  Morigia  gémissaient  de  ces  désordres,  et 
ne  trouvèrent  d'autre  moyen  d'y  remédier  que  de  s'unir  à  Zacharie 
de  Crémone,  pour  former  ensemble  une  congrégation  de  clercs  ré- 
guliers, dont  les  principales  obligations  seraient  de  confesser,  prê- 
cher, enseigner  la  jeunesse,  diriger  les  séminaires,  faire  des  missions 
et  conduire  les  âmes,  selon  que.  les  évêques  les  emploieraient  dans 
leurs  diocèses.  Ce  fut  donc  l'an  J530  qu'ils  s'unirent  ensemble  pour 
ce  sujet  à  Milan.  En  peu  de  temps  ils  eurent  d'autres  compagnons, 
dont  les  premiers  furent  deux  prêtres  d'une  éminente  piété.  Ils  pri- 
rent le  nom  de  clercs  réguliers  de  saint  Paul,  mais  sont  plus  connus 
sous  le  nom  de  Barnabites,  à  cause  d'une  église  de  saint  Barnabe, 
qui  leur  fut  donnée  plus  tard.  Leur  institut  fut  approuvé  par  Clé- 
ment VII,  Paul  III,  Grégoire  XIII.  Saint  Charles  en  avait  la  plus 
lumte  estime.  Il  choisit  son  confesseur  parmi  les  Barnabites  :  ce  fut 
le  bienheureux  Alexandre  Sauli,  évêque  d'Aléria  et  apôtre  de  la 
Corse  H 

Ce  qui  est  peut-être  encore  plus  merveilleux,  à  Ravenne,  une  con- 
grégation semblable,  celle  des  clercs  réguliers  du  bon  Jésus,  fut  éta- 
blie par  une  pauvre  tille  aveugle,  et  aveugle  depuis  l'âge  de  trois 
mois.  La  bienheureuse  Marguerite  de  Ravenne,  née  dans  un  petit 

1  Hélvot,  t.  ii. 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  115 

village  des  environs  de  cette  ville,  perdit  en  effet  la  vue  à  l'âge  de 
trois  mois,  Dieu  permettant  que  celle  qui  n'était  née  que  pour  con- 
templer les  choses  célestes  fût  privée  de  voir  les  choses  terrestres.  A 
peine  eut-elle  atteint  l'âge  de  cinq  ans,  que,  voulant  de  bonne  heure 
châtier  son  corps,  elle  l'accoutuma  à  marcher  nu-pieds  :  ce  qu'elle 
a  toujours  continué  de  faire  dans  quelque  saison  fâcheuse  et  par 
quelque  froid  que  ce  pût  être.  A  sept  ans,  elle  augmenta  sa  vie  pé- 
nitente par  des  jeûnes  et  des  abstinences;  elle  ne  prenait  son  repos 
que  sur  la  terre  nue  ou  quelquefois  sur  un  peu  de  sarment  ;  enfin, 
voulant  imiter  la  pauvreté  de  celui  qu'elle  avait  choisi  pour  époux, 
elle  renonça  à  tout  ce  qu'elle  pouvait  posséder  et  prétendre,  et  ne 
reçut  que  sous  le  titre  d'aumône  tout  ce  qui  était  nécessaire  pour 
l'entretien  de  sa  vie. 

Après  avoir  demeuré  quelques  années  à  la  campagne,  elle  vint  à 
Ravenne.  Dieu  voulant  y  éprouver  sa  patience  comme  il  avait  fait 
celle  du  saint  homme  Job,  il  l'affligea  l'espace  de  quatorze  ans  par 
diverses  maladies,  pendant  lesquels  elle  ne  reçut  aucune  consolation 
des  hommes.  Comme  les  amis  de  Job,  le  voyant  couvert  d'ulcères  et 
couché  sur  un  fumier,  venaient  insulter  à  ses  maux,  il  y  eut  aussi 
un  grand  nombre  de  personnes  qui  ne  venaient  visiter  cette  sainte 
fille  dans  ses  maladies  que  pour  s'en  moquer  et  lui  reprocher  ses 
maux  comme  la  preuve  de  ses  péchés,  et  en  particulier  de  son  hypo- 
crisie, par  où  elle  trompait  les  peuples.  Au  milieu  de  ces  persécu- 
tions, son  esprit  ne  perdit  point  le  calme  et  la  tranquillité;  plus  on 
l'offensait,  plus  elle  témoignait  de  joie,  persuadée  qu'on  la  traitait 
encore  doucement  et  qu'elle  méritait  de  plus  grands  opprobres.  Ce- 
pendant, Dieu,  qui  avait  permis  qu'elle  fût  ainsi  méprisée,  permit 
aussi  que  ceux  mêmes  qui  en  étaient  les  auteurs  fussent  les  premiers 
à  publier  ses  louanges.  Les  discours  qu'elle  leur  tenait  de  temps  en 
temps  étaient  si  vifs  et  si  touchants,  qu'ils  rentrèrent  en  eux-mêmes 
et  se  convertirent  tout  à  fait.  Il  y  eut  plus  de  trois  cents  personnes  de 
l'un  et  de  l'autre  sexe  qui,  persuadées  de  la  sainteté  de  sa  vie  et  de 
ses  lumières  surnaturelles,  la  voulurent  avoir  pour  guide  dans  les 
voies  de  leur  salut. 

C'est  ce  qui  lui  donna  occasion  d'établir  la  confrérie  du  bon  Jésus, 
à  laquelle  elle  donna  des  règlements  en  vingt-quatre  articles.  A  quoi 
elle  oblige  principalement  ses  disciples,  c'est  d'avoir  sur  toutes  choses 
un  grand  amour  pour  Dieu  ;  elle  leur  recommande  la  simplicité  de 
cœur,  l'humilité,  le  mépris  de  soi-même;  de  conserver  la  paix, 
l'union,  la  concorde  entre  eux,  de  fuir  les  jugements  téméraires,  de 
fréquenter  souvent  les  sacrements,  et  de  châtier  leurs  corps  par  les 
jeûnes  et  les  abstinences,  qui  sont  marqués  dans  le  vingt-quatrième 


116  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

article,  savoir  :  de  jeûner,  outre  les  jours  prescrits  par  l'Église,  tout 
l'avent,  tous  les  mercredis,  vendredis  et  samedis  de  l'année,  et  au 
pain  et  à  l'eau  les  veilles  des  fêtes  de  l'Annonciation  de  la  sainte  Vierge 
et  le  Vendredi-Saint.  Elle  survécut  encore  quelques  années  à  l'éta- 
blissement de  cette  confrérie,  et  mourut  le  23  janvier  1505,  âgée  de 
soixante-trois  ans  l. 

Entre  les  disciples  de  cette  sainte  vierge,  il  y  eut  une  veuve  nom- 
mée Gentile,  qui  mérita  aussi  par  la  sainteté  de  sa  vie  le  titre  de 
bienheureuse.  Elle  naquit  à  Ravenne,  l'an  1471,  d'un  orfèvre, Thomas 
Giusti,  craignant  Dieu,  aussi  bien  que  sa  femme  Dominica.  Ils  eurent 
grand  soin  de  l'éducation  de  leur  fille,  et  elle  profita  si  bien  de  leurs 
bonnes  instructions,  que  dès  sa  jeunesse  elle  fit  paraître  de  grandes 
marques  de  sainteté.  C'est  ce  qui  l'attira  de  bonne  heure  dans  la  so- 
ciété ou  confrérie  de  la  bienheureuse  Marguerite  de  Ravenne,  dont 
elle  fut  une  des  premières  disciples  :  elle  fit  sous  sa  conduite  de  si 
grands  progrès  dans  la  vertu,  qu'après  la  mort  de  cette  sainte  fille, 
elle  devint  la  directrice  des  autres. 

Ses  parents  l'ayant  engagée  au  mariage,  elle  épousa  un  Vénitien, 
tailleur  d'habits,  homme  cruel  et  farouche ,  qui  non-seulement  la 
traitait  comme  une  esclave,  la  frappant  souvent  et  la  maltraitant 
cruellement,  mais  la  dénonça  même  un  jour  à  l'archevêque  de  Ra- 
venne comme  une  sorcière  et  une  magicienne.  Son  innocence  ayant 
été  reconnue,  et  son  mari  ne  pouvant  plus  supporter  l'éclat  de  sa 
sainteté,  il  l'abandonna  dans  un  temps  de  famine,  ne  lui  laissant  rien 
pour  sa  subsistance.  Mais  cette  sainte  femme,  ayant  mis  toute  sa 
confiance  en  la  Providence  divine,  en  ressentit  souvent  les  effets 
merveilleux.  Elle  demeura  plusieurs  années  ainsi  abandonnée  de  son 
mari,  qui  revint  enfin  à  la  maison  tout  changé,  qui,  d'homme  cruel 
et  barbare  qu'il  était  auparavant,  devint  doux  comme  un  agneau,  et 
n'eut  plus  que  de  l'estime  et  de  la  vénération  pour  sa  femme,  avec 
laquelle  il  vécut  encore  quelque  temps  et  mourut  ensuite  de  la  mort 
des  justes.  Il  s'appelait  Jacques  Pianella. 

C'est  aux  prières  de  cette  sainte  femme  que  l'on  peut  attribuer  la 
conversion  de  son  mari  ;  mais  ce  ne  fut  pas  la  seule  qu'elle  procura. 
Il  y  avait  à  Ravenne  un  jeune  homme  de  vingt-cinq  ans,  qui,  après 
la  mort  de  ses  père  et  mère,  s'était  abandonné  à  toutes  sortes  de  li- 
cences et  était  le  scandale  de  la  ville;  il  y  avait  même  plusieurs  an- 
nées qu'il  ne  s'était  approché  des  sacrements. 'Mais  ayant  été  sollicité 
par  sa  sœur  d'aller  voir  la  bienheureuse  Gentile,  il  fut  si  touché  de 
ses  discours  et  des  avis  qu'elle  lui  donna,  qu'il  se  convertit  entière- 

1  Acta  SS.,  23  januarii. 


à  1545  de  l'ère  chr.l        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  117 

ment.  Ce  fut  le  vénérable  père  Jérôme  Maluselli,  principal  fondateur 
des  prêtres  de  l'ordre  du  bon  Jésus,  natif  de  Mensa,  au  territoire  de 
Césène.  Ayant  été  ainsi  converti  par  la  bienheureuse,  il  devint  l'un 
de  ses  disciples,  et  mena  une  vie  si  sainte  et  si  exemplaire,  qu'ayant 
été  ordonné  prêtre,  la  sainte  veuve  le  prit  pour  son  directeur.  Comme 
il  lui  était  resté  de  son  mariage  un  fils  nommé  Léon,  qui  était  aussi 
prêtre  et  qui  demeurait  chez  elle  avec  une  de  ses  cousines,  elle  en- 
gagea Jérôme  Maluselli  à  venir  demeurer  avec  eux;  et  ils  pratiquèrent 
ensemble  les  règles  qui  avaient  été  laissées  par  la  bienheureuse  Mar- 
guerite, observant  exactement  les  jeunes,  les  abstinences  et  les  autres 
exercices  de  piété  qu'elle  avait  prescrits  à  ses  disciples. 

Le  démon,  voyant  le  progrès  que  cette  sainte  compagnie  faisait 
dans  la  vertu,  et  combien  leur  exemple  lui  enlevait  tous  les  jours  de 
pécheurs  qui  se  convertissaient,  suscita  des  personnes  dans  la  ville 
qui  les  accusèrent  auprès  de  l'archevêque  de  mener  une  vie  pleine 
de  superstition  sous  une  fausse  apparence  de  sainteté.  Mais  la  vérité 
ayant  été  reconnue  et  le  démon  trompé  dans  ses  artifices,  il  leur  sus- 
cita une  nouvelle  persécution,  et  réussit  enfin  à  les  faire  chasser  de 
Ravenne.  La  peste  ayant  affligé  cette  ville  l'an  1512,  la  bienheureuse 
Gentile,  Léon,  son  fils,  sa  parente  et  Maluselli  furent  renvoyés  hors 
de  la  ville,  quoiqu'ils  n'eussent  aucun  mal  et  qu'ils  eussent  été  pré- 
servés de  la  contagion  ;  et  ils  ne  retournèrent  à  Ravenne  que  lorsque 
cette  ville  fut  entièrement  délivrée  de  ce  fléau.  La  sainteté  de  la  bien- 
heureuse Gentile  augmentait  tous  les  jours,  et  l'estime  que  l'on  en 
faisait  était  si  grande,  que  le  Pape  lui  permit  d'entendre  la  messe  dans 
sa  chambre,  ne  pouvant  aller  à  l'église  à  cause  de  ses  infirmités  con- 
tinuelles. Elle  perdit  son  fils  en  1528;  mais  Jérôme  Maluselli  lui  en 
tint  lieu.  Elle  le  fit  même  héritier  de  ses  biens  à  sa  mort,  qui  arriva 
l'an  1530,  le  28  janvier.  Elle  lui  laissa  entre  autres  une  maison, 
qu'elle  lui  ordonna  de  changer  en  église,  l'assurant  que  Dieu  susci- 
terait plusieurs  personnes  pieuses,  qui,  par  leurs  aumônes,  contri- 
bueraient à  cet  ouvrage  V. 

Jérôme  Maluselli  exécuta  la  même  année  les  dernières  volontés 
de  la  bienheureuse  Gentile,  et  avec  la  permission  de  l'archevêque  de 
Ravenne,  il  jeta  les  fondements  de  cette  église  le  23  septembre  1530, 
quoiqu'il  n'eût  en  main  qu'une  somme  fort  médiocre.  Mais  ce  que 
Gentile  avait  prédit  arriva,  les  aumônes  de  ceux  qui  contribuèrent  à 
cet  édifice  se  trouvèrent  suffisantes  pour  le  conduire  à  la  perfection, 
et  il  fut  consacré  l'an  \  53 1 ,  le  lerjour  d'août,  par  le  même  archevêque. 

Mais  une  nouvelle  persécution  s'éleva  aussitôt  contre  le  saint  fon- 

1  Acta  SS.,  28januarii. 


118  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIY.  —  De  1517 

dateur.  Quelques  prêtres,  ayant  conçu  de  la  jalousie  contre  lui,  cher- 
chèrent les  moyens  de  lui  ôter  cette  église.  Il  y  en  eut  quelques-uns 
qui,  pour  soulever  contre  lui  le  peuple,  prêchèrent  publiquement 
que  c'était  un  hérétique,  un  trompeur  et  un  superstitieux  ;  et  déjà  on 
voyait  accourir  le  peuple  pour  raser  cette  église;  mais  il  ne  s'en  trouva 
aucun  d'assez  hardi  pour  l'entreprendre.  Et  le  pape  Jules  II,  en  ayant 
eu  avis,  envoya  des  commissaires  à  Kavenne  pour  prendre  connais- 
sance de  cette  affaire,  qui  fut  décidée  à  l'avantage  de  Maluselli  et  à 
la  confusion  de  ses  ennemis. 

Ce  saint  fondateur,  se  yoyant  paisible  dans  la  jouissance  de  son 
église,  dressa  les  règlements  de  la  congrégation  des  prêtres  qu'il 
projetait  d'établir.  Il  les  tira  des  règlements  qui  avaient  été  dictés 
par  la  bienheureuse  Marguerite,  retranchant  ce  qui  n'était  propre 
que  pour  les  personnes  qui  vivaient  dans  le  monde.  Paul  III  ap- 
prouva la  congrégation  des  clercs  réguliers  du  bon  Jésus  ;  Jérôme 
Maluselli  en  fut  le  premier  supérieur,  et  la  gouverna  jusqu'en  1541, 
où  il  mourut  le  20me  d'août  4. 

L'Italie  ne  fut  pas  la  seule  terre  qui  produisit  alors  des  personnes 
et  des  œuvres  saintes.  En  Espagne,  un  vieux  soldat  devenu  berger, 
devint,  par  son  seul  exemple,  le  fondateur  d'un  ordre  de  charité  qui 
s'est  propagé  dans  bien  des  royaumes.  Nous  voulons  parler  de  saint 
Jean  de  Dieu. 

Il  naquit,  le  8  mars  1495,  à  Monte-Major,  petite  ville  du  royaume 
de  Portugal,  dans  l'archevêché  d'Évora,  de  parents  peu  fortunés  et 
peu  distingués  parmi  le  peuple.  Son  père,  André  Civdad,  et  sa  mère, 
dont  on  ne  sait  pas  le  nom,  relevèrent  dans  tous  les  exercices  de 
piété  dont  son  enfance  était  susceptible.  Mais  ils  le  perdirent  à.  l'âge 
de  huit  ou  neuf  ans.  Comme  ils  exerçaient  volontiers  l'hospitalité, 
ils  logèrent  chez  eux  un  voyogeur  qui  se  disait  prêtre  et  allait  du 
côté  de  Madrid.  Dans  la  conversation,  il  parla  de  la  piété  qui  régnait 
dans  cette  capitale  de  l'Espagne,  et  des  églises  célèbres  qu'on  y  voyait. 
Cela  fit  une  telle  impression  sur  le  petit  Jean,  qu'il  voulut  suivre  le 
voyageur.  Il  se  déroba  de  son  père  et  de  sa  mère,  et  se  mit  en  route  pour 
Madrid.  Mais  il  n'y  arriva  point  :  le  voyageur  le  laissa  dans  la  ville 
d'Oropesaen  Castille.  Des  personnes  pieuses  eurent  pitié  de  l'enfant. 
François,  chef  des  bergers  du  comte  d'Oropesa,  le  prit  à  son  service. 
Cependant  sa  mère,  après  beaucoup  de  perquisitions  inutiles,  ne 
l'ayant  pu  trouver,  en  mourut  de  chagrin  au  bout  de  vingt  jours: 
son  père,  non  moins  affligé  de  son  absence,  se  retira  à  Lisbonne,  et 
s'y  fit  religieux  de  l'ordre  de  Saint-François. 

1  Hélyot,  t.  4. 


à  1545  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  119 

En  attendant,  Dieu  bénissait  les  soins  et  le  travail  de  leur  fils.  Les 
biens  de  son  maître,  qui  l'en  avait  établi  l'économe,  s'augmentaient 
entre  ses  mains,  les  troupeaux  se  multipliaient,  et  la  prospérité  régnait 
dans  la  maison.  Le  maître  le  prit  en  grande  affection,  et,  pour  se  l'at- 
tacher sans  retour,  lui  offrit  sa  fille  en  mariage.  Jean,  qui  avait  une 
tendre  dévotion  à  la  sainte  Vierge,  et  disait  tous  les  jours  le  rosaire 
en  son  honneur,  refusa  cette  alliance,  et  prit  parti  dans  une  com- 
pagnie de  soldats  au  service  de  Charles-Quint,  pour  marcher  contre 
les  Français  à  Fontarabie. 

Le  tumulte  des  armes,  le  mauvais  exemple  de  ses  camarades  lui 
firent  oublier  ses  exercices  de  piété  ;  il  s'accoutuma  insensiblement  à 
faire  comme  les  autres.  La  Providence  lui  ménagea  des  accidents, 
qui  le  firent  rentrer  en  lui-même.  Un  jour,  on  manquait  de  vivres  : 
Jean,  comme  le  plus  jeune,  fut  chargé  d'en  trouver  dans  un  village 
voisin.  Il  montait  une  jument  nouvellement  prise  sur  les  Français; 
reconnaissant  les  lieux,  elle  courut  à  toute  bride  vers  le  camp  accou- 
tumé ;  Jean  voulant  la  retenir,  elle  se  cabra  et  le  jeta  parmi  des 
pierres  sans  mouvement  et  sans  vie.  Étant  un  peu  revenu  à  soi,  il  se 
mit  à  genoux,  implora  le  secours  de  la  sainte  Vierge,  pour  ne  pas 
tomber  entre  les  mains  de  l'ennemi,  dont  il  était  tout  proche.  Rentré 
au  camp  des  Espagnols,  il  pleura  ses  désordres,  et  promit  à  Dieu 
d'être  plus  fidèle  à  le  servir.  De  ce  malheur,  il  tomba  dans  un  autre. 
Son  capitaine  lui  ayant  confié  la  garde  de  quelque  butin  qu'il  avait 
fait  sur  l'ennemi,  des  voleurs  l'enlevèrent.  Le  capitaine  l'accusa 
d'infidélité,  le  maltraita,  et  voulut  le  mettre  entre  les  mains  de  la  jus- 
tice. Plusieurs  personnes  s'intéressèrent  pour  lui,  et  obtinrent  sa 
grâce,  à  condition  qu'il  renoncerait  à  la  profession  des  armes. 

Il  revint  à  Oropesa,  alla  trouver  son  ancien  maître,  qui  le  reçut 
avec  beaucoup  de  tendresse,  et  lui  confia  de  nouveau  le  soin  de  tous 
ses  biens.  Il  s''àcquitta  de  cette  commission  avec  encore  plus  d'exac- 
titude, de  telle  sorte  que  son  maître  le  sollicita  de  nouveau  à  devenir 
son  gendre.  Jean  s'y  refusa  toujours,  et,  pour  se  délivrer  de  ces 
poursuites,  prit  une  seconde  fois  le  parti  des  armes.  C'était  dans  la 
guerre  de  Charles- Quint  contre  les  Turcs.  Jean  la  regardait  comme 
une  expédition  sainte,  où  il  pouvait  souffrir  quelque  chose  pour 
Jésus-Christ.  Il  évita  tous  les  désordres  où  il  était  tombé  dans  la 
première,  et,  bien  loin  d'interrompre  ses  exercices  de  piété,  il  les 
augmenta. 

La  guerre  finie  et  les  troupes  licenciées,  il  revint  en  Portugal,  et 
voulut  aller  voir  ses  parents  à  Monte-Major  ;  il  apprit  qu'ils  étaient 
morts  l'un  et  l'autre  de  regret  de  l'avoir  perdu.  Il  résolut  alors  de 
quitter  le  pays,  pour  aller  servir  Dieu  ailleurs.  Il  passa  dans  l'An- 


J20  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIY.  —  De  1517 

dalousie,  et  se  mit  au  service  d'une  dame  riche,  en  qualité  de  berger. 
Il  passa  les  jours  et  les  nuits  dans  les  exercices  de  la  pénitence  et  à 
implorer  la  miséricorde  de  Dieu.  Il  crut  enfin  qu'il  ne  pouvait  rien 
faire  de  plus  propre  à  satisfaire  la  justice  divine  que  de  se  dévouer 
au  service  des  malheureux.  Pour  exécuter  son  dessein,  il  passa  en 
Afrique,  afin  de  procurer  aux  esclaves  chrétiens  toute  la  consolation 
et  tous  les  secours  qui  dépendraient  de  lui  ;  il  espérait  encore  trou- 
ver dans  ce  pays  la  couronne  du  martyre,  après  laquelle  il  soupirait 
ardemment.  Etant  à  Gibraltar,  il  y  rencontra  un  gentilhomme  portu- 
gais, que  le  roi  Jean  III  avait  dépouillé  de  tous  ses  biens  et  condamné 
à  l'exil.  Les  officiers  du  prince  étaient  chargés  de  le  conduire,  avec 
sa  femme  et  ses  enfants,  à  Ceuta  en  Barbarie.  Jean,  par  charité,  se 
mit  gratuitement  à  son  service.  Mais  à  peine  fut-on  arrivé  à  Ceuta, 
que  le  chagrin  et  l'intempérie  de  l'air  causèrent  au  gentilhomme  une 
maladie  fâcheuse  :  il  fut  bientôt  réduit  à  une  extrême  nécessité,  et 
obligé  de  vendre,  pour  sa  subsistance  et  pour  celle  de  sa  famille,  le 
peu  qu'il  avait  apporté.  Cette  ressource  ayant  manqué,  notre  saint 
y  suppléa  en  vendant  tout  ce  qu'il  possédait.  Il  ne  s'en  tint  pas  là,  il 
alla  encore  travailler  aux  ouvrages  publics,  et  employa  le  salaire  de 
ses  journées  au  soulagement  de  ses  malheureux  maîtres.  La  joie  pure 
qu'il  goûtait  dans  les  exercices  de  sa  charité  fut  troublée  par  l'a- 
postasie d'un  de  ses  compagnons.  Ceci  joint  aux  avis  de  son  confes- 
seur, qui  lui  représenta  qu'il  y  avait  de  l'illusion  à  rechercher  le 
martyre,  le  détermina  à  repasser  en  Espagne. 

De  retour  à  Gibraltar,  il  se  mit  à  vendre  des  images  et  des  livres 
de  piété;  ce  qui  lui  fournissait  l'occasion  d'exhorter  à  la  pratique 
de  la  vertu  ceux  qui  s'adressaient  à  lui.  Comme  ses  fonds  s'étaient 
considérablement  augmentés,  il  se  rendit  à  Grenade,  où  il  établit 
une  boutique  en  1538.  Il  était  âgé  alors  d'environ  quarante  trois  ans. 
Sachant  que  la  ville  de  Grenade  célébrait  avec  beaucoup  de  dévo- 
tion la  fête  de  saint  Sébastien,  il  se  transporta  dans  l'ermitage  du 
nom  de  ce  saint.  La  foule  y  fut  grande  cette  année,  parce  que  Jean 
d'Avila,  prêtre  d'une  grande  sainteté,  le  plus  célèbre  prédicateur 
d'Espagne,  et  surnommé  l'apôtre  de  l'Andalousie,  devait  y  prêcher. 
Jean,  l'ayant  entendu,  fut  si  touché  de  son  sermon,  qu'il  versa  un 
torrent  de  larmes,  et  remplit  l'église  de  ses  cris  et  de  ses  lamenta- 
tions. Il  détestait  publiquement  sa  vie  passée,  se  frappait  la  poitrine, 
et  demandait  tout  haut  miséricorde  pour  les  péchés  qu'il  avait  com- 
mis. Non  content  de  cette  première  démarche,  il  se  mit  à  courir  les 
rues,  s'arrachant  les  cheveux,  et  faisait  tant  d'autres  choses  extraor- 
dinaires, que  la  populace  le  poursuivit,  comme  un  insensé,  à  coups 
de  pierres  et  de  bâtons.  Enfin  il  rentra  chez  lui,  tout  couvert  de  boue 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  121 

et  de  sang.  Il  donna  aux  pauvres  tout  ce  qu'il  avait,  et  se  réduisit  à 
une  pauvreté  universelle.  Il  recommença  à  contrefaire  l'insensé,  et  à 
courir  dans  les  rues  comme  auparavant.  Quelques  personnes  eurent 
pitié  de  lui  ;  elles  l'arrêtèrent  et  le  conduisirent  au  vénérable  Jean 
d'Avila.  Ce  grand  homme,  plein  de  l'esprit  de  Dieu,  découvrit  bien- 
tôt que  notre  saint  n'était  point  tel  qu'il  paraissait  à  l'extérieur  ;  il 
lui  parlait  en  particulier,  entendit  sa  confession  générale,  lui  donna 
des  avis  salutaires,  et  lui  promit  de  l'assister  en  toute  occasion. 

Cependant  notre  saint,  brûlé  d'un  ardent  désir  des  humiliations, 
contrefit  de  nouveau  l'insensé  ;  en  sorte  qu'on  crut  de*Wr  l'enfermer 
comme  un  frénétique.  On  employa  les  remèdes  les  plus  violents 
pour  le  guérir  de  sa  prétendue  maladie.  Il  souffrit  tout  en  esprit  de 
pénitence  et  en  expiation  de  ses  péchés  passés.  Jean  d'Avila,  informé 
de  ce  qui  se  passait,  alla  le  visiter.  Il  le  trouva  épuisé  de  forces  et 
tout  couvert  des  plaies  faites  par  les  coups  de  fouet  qu'on  lui  avait 
donnés;  mais  si  son  corps  était  dans  un  état  de  faiblesse,  son  âme 
était  pleine  de  vigueur  et  de  courage,  et  saintement  avide  de  nou- 
velles souffrances  et  de  nouvelles  humiliations.  D'Avila  fut  extrême- 
ment édifié  d'un  amour  si  extraordinaire  de  la  pénitence.  Cependant, 
après  avoir  donné  aux  motifs  du  saint  les  éloges  qu'ils  méritaient,  il 
lui  conseilla  de  changer  son  genre  de  vie,  et  de  s'occuper  désormais 
à  quelque  chose  dont  il  pût  résulter  une  plus  grande  utilité  pour  le 
public.  Jean  profita  des  avis  de  son  directeur,  et  revint  aussitôt  à  son 
état  naturel,  ce  qui  surprit  beaucoup  les  personnes  chargées  de  le 
garder.  Il  servit  quelque  temps  les  malades  de  l'hôpital  où  il  était,  et 
il  en  sortit  le  jour  de  la  Sainte-Ursule  de  l'année  1539. 

Il  ne  pensa  plus  qu'au  moyen  d'exécuter  le  dessein  qu'il  avait 
formé  de  faire  quelque  chose  pour  le  soulagement  des  pauvres.  Mais, 
avant  que  de  rien  entreprendre,  il  se  mit  sous  la  protection  de  la 
sainte  Vierge,  et  fit  un  pèlerinage  à  Notre-Dame  de  Guadeloupe  en 
Estramadure.  A  son  retour,  il  commença  à  vendre  du  bois  au  mar- 
ché, et  il  employait  au  soulagement  des  malheureux  le  gain  qui  lui 
en  revenait.  Il  loua  ensuite  une  maison  pour  y  retirer  les  pauvres 
malades,  et  il  pourvoyait  à  tous  leurs  besoins  avec  une  activité,  une 
vigilance  et  une  économie  qui  étonnèrent  toute  la  ville.  Ceci  arriva 
l'an  15-iO.  Telle  fut  la  fondation  de  l'ordre  de  la  charité,  qui,  par 
une  bénédiction  visible  du  ciel,  s'est  depuis  répandu  dans  toute  la 
chrétienté.  Le  saint  passait  les  jours  auprès  des  malades,  et  employait 
les  nuits  à  en  transporter  de  nouveaux  dans  son  hôpital.  Les  habi- 
tants de  Grenade  furent  si  édifiés  de  cet  établissement,  qu'ils  s'em- 
pressèrent à  l'envi  de  fournir  toutes  les  choses  dont  les  malades 
avaient  besoin.  L'archevêque,  témoin  des  grands  biens  qui-en  résul- 


122  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1Y.  -  De  1517 

taient  et  de  l'ordre  admirable  qui  y  régnait  par  rapport  à  l'adminis- 
tration des  secours  spirituels  et  temporels,  le  prit  sous  sa  protection, 
et  donna  des  sommes  considérables  pour  le  rendre  fixe  et  permanent. 
L'exemple  du  prélat  produisit  les  meilleurs  effets,  et  excita  la  charité 
de  plusieurs  personnes  vertueuses.  Comment,  en  effet,  n'aurait-on 
pas  favorisé  un  institut  aussi  utile,  et  dont  le  fondateur  était  un  mo- 
dèle accompli  de  charité,  de  patience  et  de  modestie  ? 

L'évêque  de  Tuy,  président  de  la  chambre  royale  de  Grenade,  le 
retint  un  jour  à  dîner.  Il  lui  tit  diverses  questions,  auxquelles  le  saint 
répondit  avfflfrtant  de  justesse,  que  l'évêque  conçut  de  lui  la  plus 
haute  idée.  Le  prélat  lui  ayant  demandé  son  nom,  il  répondit  qu'il 
s'appelait  Jean.  Vous  vous  appellerez  désormais  Jean  de  Dieu,  répli- 
qua l'évêque,  et  ce  nom  lui  demeura.  Il  lui  prescrivit  en  même  temps 
une  forme  d'habit  convenable,  et  l'en  revêtit  de  ses  propres  mains. 
Jean  n'avait  jamais  eu  l'intention  de  fonder  un  ordre  religieux  ;  aussi 
ne  dressa-t-il  point,  de  règle  pour  ceux  qui  se  consacraient,  à  son 
exemple,  au  soulagement  des  malades  ;  car  celle  qui  porte  son  nom 
ne  fut  faite  que  six  ans  après  sa  mort,  c'est-à-dire  en  1556.  Quant 
aux  vœux  de  religion,  ils  ne  furent  introduits  parmi  ses  disciples 
qu'en  1570. 

Le  marquis  de  Tarisa  voulut  un  jour  mettre  à  l'épreuve  le  désin- 
téressement du  saint.  Il  l'alla  trouver  étant  déguisé,  et  lui  demanda 
de  quoi  poursuivre  un  procès  qu'il  disait  être  juste  et  indispensable. 
Jean  lui  donna  aussitôt  vingt-cinq  ducats,  qui  étaient  tout  ce  qu'il 
possédait.  Le  marquis  fut  extrêmement  édifié  d'une  pareille  généro- 
sité; il  rendit  les  vingt-cinq  ducats,  et  y  joignit  cent  cinquante  écus 
d'or.  Pendant  qu'il  fut  à  Grenade,  il  envoya  chaque  jour  d'abon- 
dantes provisions  à  l'hôpital  du  saint. 

Jean  avait  une  tendresse  singulière  pour  les  pauvres  malades  ;  il 
en  donna  les  preuves  les  plus  frappantes,  un  jour  que  le  feu  prit  à 
son  hôpital.  Vivement  alarmé  du  danger  que  couraient  les  malades, 
il  résolut  de  s'exposer  à  tout  pour  les  sauver.  Il  les  mettait  sur  son 
dos  les  uns  après  les  autres,  et  les  emportait  à  travers  les  flammes. 
Il  éprouva  bien  visiblement  la  protection  de  la  Providence  ;  car  ni  lui 
ni  les  malades  ne  furent  endommagés  par  l'incendie. 

Mais  sa  charité  ne  se  concentrait  pas  dans  l'enceinte  de  son  hôpi- 
tal ;  elle  était  trop  active  pour  ne  pas  se  produire  au  dehors.  Il  était 
percé  de  douleur  lorsqu'il  apprenait  que  quelques  personnes  étaient 
dans  l'indigence.  Il  fit  faire  une  exacte  recherche  de  tous  les  pauvres 
de  la  province,  afin  de  pourvoir  à  leurs  besoins.  Il  fournissait  aux 
uns  de  quoi  vivre  dans  leurs  maisons,  et  procurait  du  travail  aux 
autres.  Enfin,  il  n'y  avait  pas  de  moyen  qu'il  n'employât  pour  con- 


à  1545  de  l'ère  chr.J        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  123 

soler  et  pour  assister  les  membres  souffrants  de  Jésus-Christ.  Il  avait 
un  soin  tout  particulier  des  jeunes  filles  que  la  misère  aurait  pu 
précipiter  dans  le  crime  ;  il  travaillait  en  même  temps  à  retirer  de  la 
débauche  celles  qui  avaient  eu  le  malheur  de  s'y  laisser  entraîner,  et 
il  lui  arriva  plus  d'une  fois  d'aller  trouver,  le  crucifix  à  la  main,  les 
pécheresses  publiques,  et  de  les  conjurer,  avec  larmes,  d'entrer  dans 
les  voies  de  la  pénitence.  Il  en  convertit  plusieurs,  et  pourvut  à  leur 
subsistance,  afin  de  leur  ôter  l'occasion  de  retomber  dans  leurs  pre- 
miers désordres. 

A  une  vie  aussi  active  il  joignait  une  prière  continuelle  et  de 
grandes  austérités.  Il  avait  le  don  des  larmes  et  possédait  supérieu- 
rement l'esprit  de  contemplation.  Toute  sa  conduite  portait  l'em- 
preinte d'une  profonde  humilité,  et  il  était  si  affermi  dans  cette  vertu, 
que  rien  n'était  capable  de  l'altérer.  Cela  parut  surtout  à  la  cour  de 
Valladolid,  où  ses  affaires  l'avaient  appelé.  Le  roi  et  les  princes  lui 
donnèrent  à  l'envi  des  marques  éclatantes  de  leur  estime,  et  lui  re- 
mirent des  sommes  considérables,  qu'il  distribua  avec  une  économie 
admirable  dans  Valladolid  même  et  dans  les  environs.  Quant  aux 
honneurs  dont  on  le  combla,  il  les  reçut  avec  une  sainte  insensibilité, 
qui  caractérise  un  homme  vraiment  mort  à  lui-même.  Il  s'accommo- 
dait bien  mieux  des  humiliations,  qui  faisaient  ses  délices  ;  il  les 
supportait  avec  joie  et  les  recherchait  même  avec  empressement. 
Une  femme  l'ayant  un  jour  traité  d'hypocrite  et  accablé  de  mille  in- 
jures, il  lui  donna  secrètement  de  l'argent,  pour  répéter  dans  la 
place  publique  ce  qu'elle  lui  avait  dit. 

Il  y  avait  dix  ans  que  notre  saint  soutenait  avec  un  courage  invin- 
cible les  fatigues  qu'entraînait  le  service  de  son  hôpital,  lorsqu'il 
tomba  malade.  On  attribua  principalement  la  cause  de  sa  maladie 
aux  peines  qu'il  s'était  données  dans  une  inondation  pour  tirer  de 
l'eau  des  effets  appartenant  aux  pauvres  et  pour  sauver  la  vie  à  un 
homme  qui  allait  se  noyer.  Il  dissimula  d'abord  le  mauvais  état  de  sa 
santé,  de  peur  qu'on  ne  l'obligeât  à  relâcher  quelque  chose  de  ses 
travaux  et  de  ses  austérités.  Il  travailla  en  même  temps  à  faire  l'in- 
ventaire de  ce  qui  était  dans  son  hôpital  et  à  revoir  tous  les  comptes; 
il  revit  aussi  les  sages  règlements  qu'il  avait  dressés  pour  l'adminis- 
tration du  spirituel  et  du  temporel.  L'archevêque  de  Grenade  lui 
ayant  fait  part  d'une  plainte  portée  contre  lui,  sur  ce  qu'il  avait  reçu 
des  vagabonds  et  des  hommes  de  mauvaise  vie,  il  se  jeta  à  ses  pieds 
et  lui  dit  :  «  Le  Fils  de  Dieu  est  venu  au  monde  pour  le  salut  des 
pécheurs,  et  nous  sommes  obligés  de  travailler  à  leur  conversion  par 
nos  soupirs,  nos  prières  et  nos  exhortations.  J'ai  été  infidèle  à  ma 
vocation  en  négligeant  ce  devoir,  et  j'avoue,  à  ma  confusion,  que 


125  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

je  ne  connais  d'autre  pécheur  dans  mon  hôpital  que  moi-même,  qui 
suis  indigne  de  manger  le  pain  des  pauvres.  »  Il  prononça  ces  pa- 
roles avec  une  telle  candeur,  que  tous  ceux  qui  les  entendirent  en 
lurent  attendris,  et  que  l'archevêque,  plein  de  respect  pour  le  saint, 
laissa  le  soin  de  tout  à  sa  discrétion. 

Cependant  la  santé  du  bienheureux  Jean  s'affaiblissait  de  jour  en 
jour,  et  sa  maladie  devint  si  dangereuse,  qu'il  ne  lui  fut  plus  pos- 
sible de  la  cacher.  Le  bruit  s'en  étant  répandu,  une  dame  vertueuse 
nommée  Anne  Osorio,  le  vint  voir.  Elle  le  trouva  couché  avec  ses  ha- 
bits dans  sa  petite  cellule,  n'ayant  d'autre  couverture  qu'une  vieille 
casaque.  Le  saint  avait  seulement  substitué  à  la  pierre  qui  lui  ser- 
vait habituellement  d'oreiller  le  panier  dans  lequel  il  avait  coutume 
de  mettre  les  aumônes  qu'il  ramassait  par  la  ville.  Les  malades  et  les 
pauvres  fondaient  en  larmes  autour  de  son  lit.  Anne  Osorio  fut  vive- 
ment touchée  de  ce  spectacle,  et  avertit  secrètement  l'archevêque  de 
l'état  où  était  le  saint.  Le  prélat  envoya  aussitôt  dire  à  Jean  qu'il  eût 
à  obéir  à  cette  dame  comme  à  lui-même.  Anne,  ainsi  autorisée,  obli- 
gea le  serviteur  de  Dieu  à  quitter  son  hôpital  ;  mais  avant  que  d'en 
sortir,  il  nomma  supérieur  Antoine  Martin,  donna  quelques  instruc- 
tions à  ses  frères,  et  leur  recommanda  surtout  la  pratique  de  l'obéis- 
sance et  de  la  charité.  Il  visita  ensuite  le  saint  sacrement,  et  répandit 
son  cœur  en  la  présence  de  Jésus-Christ.  Sa  prière  fut  si  longue, 
qu'Anne  Osorio  se  vit  obligée  de  l'interrompre  pour  le  faire  monter 
dans  son  carrosse.  Elle  le  conduisit  à  sa  maison,  se  réservant  à  elle 
et  à  ses  filles  le  soin  de  le  servir  dans  sa  maladie.  On  lui  faisait  sou- 
vent la  lecture  de  la  passion  de  Jésus-Christ,  ce  qui  le  portait  à  pro- 
duire des  actes  d'humilité,  en  considérant  qu'il  était  bien  traité  tandis 
que  le  Sauveur  mourant  l'avait  été  si  mal. 

Les  progrès  de  sa  maladie  furent  si  rapides,  qu'on  n'eut  bientôt 
plus  d'espérance.  Tout  le  monde  fut  alarmé  du  danger  où  était 
l'homme  de  Dieu  ;  toute  la  noblesse  le  vint  visiter,  et  les  magistrats 
accoururent  pour  le  prier  de  donner  sa  bénédiction  à  la  ville.  Le  saint 
répondit  à  ces  derniers  qu'ils  ne  devaient  point  demander  la  bénédic- 
tion d'un  aussi  grand  pécheur  que  lui  ;  il  leur  recommanda  ensuite 
les  pauvres  et  ses  frères  qui  avaient  soin  de  l'hôpital.  L'archevêque 
lui  ayant  enfin  ordonné  de  se  rendre  aux  instances  des  magistrats,  il 
donna  sa  bénédiction  à  la  ville  de  Grenade,  et  fit  les  exhortations  les 
plus  pathétiques  à  tous  ceux  qui  étaient  présents.  Il  s'entretenait 
continuellement  avec  Dieu  par  une  prière  accompagnée  des  senti- 
ments de  la  componction  la  plus  vive  et  de  l'amour  le  plus  ardent. 
L'archevêque  dit  la  messe  dans  sa  chambre,  et  lui  administra  les 
derniers  sacrements,  après  avoir  entendu  sa  confession.  Il  lui  pro- 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  125 

mit  de  payer  ses  dettes  et  de  pourvoir  aux  besoins  des  pauvres  dont 
son  hôpital  était  chargé.  Jean,  étant  encore  à  genoux  devant  l'autel, 
expira  le  8  de  mars  1550.  Il  avait  cinquante-cinq  ans  accomplis.  Il 
fut  enterré  par  l'archevêque  avec  beaucoup  de  solennité.  Le  clergé 
séculier  et  régulier  de  Grenade  assista  à  ses  funérailles,  ainsi  que  la 
cour  et  la  noblesse.  Dieu  ayant  glorifié  son  serviteur  par  plusieurs 
miracles,  Urbain  VIII  le  béatifia  l'an  1630,  et  Alexandre  VIII  le  cano- 
nisa l'an  1690.  Ses  reliques  furent  transférées  l'an  1664  dans  l'église 
de  ses  disciples. 

L'ordre  des  frères  de  la  charité,  institué  pour  le  service  des  ma- 
lades, fut  approuvé  par  le  pape  Pie  V.  Les  frères  de  la  charité  d'Es- 
pagne ont  un  général  particulier  ;  ceux  de  France  et  d'Italie  en  ont 
un  qui  réside  à  Rome  :  ils  suivent  tous  la  règle  de  saint  Augustin. 
En  Italie,  on  ne  les  connaît  que  sous  le  nom  de  Frères  Fate  ben 
Fratelli,  ou,  par  abréviation,  Ben  Fratelli,  à  cause  qu'ils  deman- 
daient ainsi  l'aumône  autrefois,  à  l'exemple  de  leur  saint  fondateur, 
qui  disait  :  Mes  frères,  faites-vous  du  bien  pour  l'amour  de  Dieu  l. 
C'était  dans  le  temps  où  l'hérésiarque  de  Wittemberg,  en  soutenant 
que  les  bonnes  œuvres  étaient  autant  de  péchés,  disait  par  là  même 
à  tout  le  monde  :  Frères,  ne  vous  faites  pas  de  bien,  car  c'est  du 
mal.  —  Aussi  le  premier  est-il  surnommé  saint  Jean  de  Dieu. 

A  cette  même  époque,  l'ordre  de  Saint-François  présentait  au 
monde  un  autre  prodige  de  sainteté  et  de  pénitence  :  nous  parlons 
de  saint  Pierre  d'Alcantara. 

Il  naquit  l'an  1499  dans  Alcantara,  petite  ville  delà  province  d'Es- 
tramadure  en  Espagne.  Son  père,  nommé  Alphonse  Garavito,  était 
magistrat  et  gouverneur  de  la  ville.  Sa  mère  sortait  d'une  famille 
noble,  et  elle  se  distinguait,  comme  son  mari,  par  ses  vertus  et  sa 
piété.  A  peine  le  jeune  Pierre  faisait-il  usage  de  sa  raison,  qu'il  pa- 
raissait déjà  rempli  d'amour  pour  Dieu.  Sa  fidélité  à  ses  devoirs,  sa 
ferveur  et  son  application  à  la  prière  le  faisaient  regarder  comme  une 
espèce  de  prodige.  La  mort  lui  enleva  son  père  lorsqu'il  finissait  son 
cours  de  philosophie  à  Alcantara  ;  quelque  temps  après,  il  fut  envoyé 
à  Salamaque  pour  y  étudier  le  droit  canonique.  Pendant  les  deux 
ans  qu'il  passa  dans  l'université  de  cette  ville,  il  partagea  régulière- 
ment son  temps  entre  l'étude,  la  prière  et  le  service  des  pauvres  dans 
les  hôpitaux. 

En  1513,  il  fut  rappelé  dans  sa  patrie.  Son  premier  soin  fut  de 
délibérer  sur  le  genre  de  vie  qu'il  embrasserait.  D'un  côté,  la  fortune 
qui  l'attendait  dans  le  monde  se  présentait  à  lui  ;  mais,  de  l'autre,  il 

1  Hélyot,  t.  4.  Acta  SS.,  et  Godcscard,  8  mars. 


126  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

considérait  les  dangers  auxquels  on  est  exposé  dans  le  siècle,  les 
avantages  et  le  bonheur  de  la  solitude.  Enfui  la  grâce  l'emporta,  et 
il  résolut  d'embrasser  l'état  religieux.  11  fixa  son  choix  sur  l'ordre  de 
Saint-François,  et  il  en  prit  l'habit  à  seize  ans,  dans  le  couvent  de 
Manjarèz,  situé  sur  les  montagnes  qui  séparent  la  Castille  du  Por- 
tugal. On  le  distingua  des  autres  moines  par  son  zèle  pour  les  hu- 
miliations, pour  les  veilles,  pour  le  jeûne,  pour  les  autres  pratiques 
de  la  pénitence.  Sa  ferveur  était  si  grande,  que  les  plus  rigoureuses 
austérités  n'avaient  rien  d'effrayant  pour  lui.  Son  détachement  était 
si  parfait  et  si  entier,  qu'il  était  véritablement  crucifié  au  monde  et 
qu'il  ne  trouvait  que  peine  et  affliction  dans  tout  ce  qui  flatte  les  sens 
et  la  vanité  des  hommes.  Son  union  avec  Dieu  était  si  continuelle, 
que  rien  n'était  capable  de  l'interrompre.  On  lui  donna  divers  em- 
plois, dont  il  s'acquitta  à  la  plus  grande  satisfaction  de  ses  supé- 
rieurs. Il  veillait  si  exactement  sur  ses  sens  et  particulièrement  sur 
ses  yeux,  qu'il  fut  un  temps  considérable  sans  savoir  comment  l'é- 
glise du  couvent  était  faite.  Le  supérieur  l'ayant  repris  de  ce  que, 
depuis  plusieurs  mois  qu'on  lui  avait  confié  le  soin  du  réfectoire,  il 
ne  servait  point  aux  frères  le  fruit  qui  était  dans  la  dépense,  il  ré- 
pondit avec  humilité  qu'il  n'avait  point  regardé  le  plancher,  où  les 
fruits  étaient  suspendus,  comme  il  se  pratique  dans  le  pays,  surtout 
par  rapport  aux  grappes  de  raisin,  que  l'on  garde  après  les  avoir  fait 
sécher.  II  avoua  depuis  à  sainte  Thérèse  qu'il  avait  été  trois  ans  dans 
une  maison  sans  connaître  les  frères  autrement  que  par  la  voix. 

Depuis  son  entrée  dans  l'état  religieux  jusqu'à  sa  mort,  il  ne  re- 
garda jamais  en  face  aucune  femme.  Pendant  plusieurs  années,  il  ne 
vécut  que  de  pain  trempé  dans  de  l'eau  et  d'herbes  insipides  ;  et 
lorsqu'il  menait  la  vie  érémitique,  il  en  faisait  bouillir  une  grande 
quantité  à  la  fois,  afin  de  donner  moins  de  temps  au  soin  de  son  corps. 
Il  ne  faisait  alors  qu'un  repas  léger  par  jour,  et  il  lui  arriva  souvent 
de  passer  trois  jours  de  suite  sans  prendre  aucune  nourriture.  Les 
grandes  fêtes,  il  ajoutait  quelquefois  à  sa  portion  d'herbes  une  espèce 
de  potage  fait  avec  du  sel  et  du  vinaigre.  Il  ne  buvait  que  de  l'eau, 
encore  n'en  buvait-il  qu'en  petite  quantité.  A  force  de  se  mortifier, 
il  en  était  venu  au  point  de  perdre  presque  entièrement  le  sens  du 
goût  ;  en  sorte  qu'il  ne  savait  ordinairement  ce  qu'il  mangeait.  Un 
cilice  étendu  par  terre  lui  servait  de  lit:  il  dormait  peu,  et  le  repos 
qu'il  accordait  à  la  nature,  il  le  prenait  communément  assis  et  la  tête 
appuyée  contre  la  muraille.  La  longueur  et  la  continuité  de  ses  veilles 
étaient  incroyables  ;  il  s'était  accoutumé  par  degrés  à  ce  genre  de 
mortification,  afin  de  ne  point  endommager  sa  santé;  et,  comme  il 
était  d'une  constitution  robuste,  il  fut  en  état  de  la  supporter.  Il  eut 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  127 

de  violentes  tentations  ;  mais  il  en  triompha  par  la  prière  et  par 
l'humilité. 

Quelques  mois  après  sa  profession,  Pierre  d'Alcantara  fut  envoyé 
dans  un  couvent  situé  près  de  Belviso  dans  un  lieu  solitaire.  Il  y 
construisit ,  à  quelque  distance  de  la  communauté ,  une  cellule  avec 
des  branches  d'arbre  et  de  la  terre;  il  y  pratiqua  des  austérités 
extraordinaires,  qui  ne  furent  connues  que  de  Dieu.  Trois  ans  après, 
on  le  fit  supérieur  d'un  petit  couvent  qui  venait  d'être  fondé  à  Ba- 
dajoz,  métropole  de  l'Estramadure,  quoiqu'il  n'eût  encore  que  vingt 
ans.  Le  temps  de  sa  supériorité  expiré,  son  provincial  lui  dit  de  se 
préparer  à  recevoir  les  saints  ordres.  Il  demanda  inutilement  un  plus 
long  délai.  Il  fut  ordonné  prêtre  en  1524;  et  peu  de  temps  après,  on 
le  chargea  d'annoncer  la  parole  de  Dieu.  L'année  suivante,  il  fut  fait 
gardien  du  couvent  de  Placentia.  Dans  toutes  les  places  de  supériorité 
qui  lui  furent  confiées,  il  se  regarda  toujours  comme  le  serviteur  de 
ses  frères,  et  il  se  croyait  obligé  de  les  instruire,  surtout  par  ses 
exemples.  De  là  cette  ferveur  qu'il  inspirait  à  tous  ceux  qui  vivaient 
sous  sa  conduite.  Après  son  second  gardiennat ,  il  fut  pendant  six 
ans  uniquement  occupé  du  soin  de  prêcher  l'Evangile  aux  peuples. 
Il  paraissait  dans  les  chaires  sacrées  comme  un  ange  envoyé  de  Dieu 
pour  inspirer  l'esprit  de  pénitence  aux  pécheurs,  et  pour  les  embra- 
ser du  feu  de  l'amour  divin.  Aussi  opérait-il  des  conversions  innom- 
brables. Il  joignait  aux  talents  naturels  une  connaissance  parfaite 
des  voies  intérieures,  et  ce  vif  sentiment  des  choses  de  Dieu  qui  ne 
s'acquiert  point  par  l'étude,  mais  qui  est  le  fruit  de  la  grâce  et  de  la 
prière.  La  vue  seule  du  saint  instruisait,  et  l'on  disait  de  lui  qu'il 
suffisait  qu'il  parût  pour  opérer  des  conversions,  pour  toucher  et 
faire  couler  des  larmes. 

L'amour  delà  retraite  étant  toujours,  pour  ainsi  dire,  son  inclina- 
tion dominante,  il  pria  ses  supérieurs  de  lui  permettre  d'aller  vivre 
dans  quelque  couvent  solitaire,  où  il  pût  s'adonner  librement  à 
l'exercice  de  la  contemplation.  Il  obtint  enfin  ce  qu'il  demandait.  On 
le  mit  dans  le  couvent  de  Saint-Onuphre  à  Lapa,  près  Soriana.  Cette 
maison  était  dans  une  solitude  affreuse.  La  permission  de  s'y  retirer 
ne  fut  cependant  accordée  au  saint  qu'à  condition  qu'il  en  prendrait 
le  gouvernement.  Ce  fut  là  qu'il  composa  son  traité  de  Y  Oraison 
mentale.  Il  l'écrivit  à  la  prière  d'un  gentilhomme  rempli  de  piété 
qui  l'avait  souvent  entendu  parler  sur  cette  matière.  Ce  traité  a  été 
regardé  comme  un  chef-d'œuvre  par  sainte  Thérèse,  par  Louis  de 
Grenade,  par  saint  François  de  Sales,  par  le  pape  Grégoire  XV,  etc. 
L'auteur  y  prouve  la  nécessité  de  Y  oraison  mentale  ;  il  en  explique 
la  méthode  et  les  avantages.  Il  y  donne  quelques  méditations  courtes 


128  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [LIv.  LXXXIV.  -  De  1517 

sur  les  fins  dernières  et  sur  la  passion  de  Jésus-Christ,  pour  servir 
de  modèle.  C'est  d'après  le  même  plan  que  Louis  de  Grenade  et 
d'autres  écrivains  ascétiques  ont  tâché  de  faciliter  aux  Chrétiens  la 
pratique  de  l'oraison  mentale,  qui  est  si  négligée,  et  cependant  si 
nécessaire  pour  entretenir  la  piété.  Nous  avons  de  notre  saint  un 
autre  traité  qui  n'est  pas  moins  excellent,  et  qui  est  intitulé  :  De  la 
Paix  de  Vâme.  Il  établit  cette  maxime  fondamentale,  que  la  vertu  de 
la  perfection  consistant  dans  la  pureté  et  la  ferveur  de  l'amour  divin, 
nous  devons  tendre  à  ce  but  de  toutes  nos  forces.  La  première  chose 
que  nous  avons  à  faire,  dit-il,  c'est  de  crucifier  tous  nos  désirs  dés- 
ordonnés et  de  soumettre  nos  passions  ;  ce  qui  réglera  notre  inté- 
rieur, établira  la  paix  dans  nos  cœurs,  et  y  excitera  de  vifs  senti- 
ments d'humilité,  de  douceur  et  des  autres  vertus  chrétiennes.  Nous 
devons  avoir  soin  que  tous  nos  exercices  et  toutes  nos  actions  soient 
animés  de  l'esprit  intérieur  ;  les  austérités  mêmes  sont  perdues  et 
deviennent  quelquefois  pernicieuses  si  elles  ne  sont  fondées  sur  ce 
principe.  A  ce  soin,  qui  a  pour  objet  d'arracher  la  semence  des  in- 
clinations terrestres  et  vicieuses,  nous  joindrons  celui  de  remplir 
tous  nos  devoirs  avec  affection  et  avec  suavité,  aimant  les  devoirs 
eux-mêmes,  et  ne  faisant  rien  par  contrainte  ;  car  cette  mauvaise 
disposition  est  principalement  contraire  à  la  paix  intérieure.  Rien  de 
plus  essentiel  que  d'éviter  toutes  les  occasions  de  trouble.  Il  faut 
donc  ne  rien  négliger  pour  conserver  son  âme  en  paix,  pour  ne  ja- 
mais perdre  Dieu  de  vue,  et  se  proposer  en  tout  le  désir  de  ne  plaire 
qu'à  lui.  Le  trouble  commence-t-il  à  naître  en  nous?  recourons  à 
Dieu  par  la  prière,  tournons  nos  cœurs  vers  lui,  imitons  Jésus  qui, 
dans  le  jardin  des  Olives,  pria  trois  fois,  prosterné  devant  son  Père 
céleste.  On  ne  bâtit  point  une  ville  en  un  jour.  Pensons  que  c'est 
une  entreprise  aussi  importante  que  de  bâtir  une  maison  à  Dieu  et 
un  temple  au  Saint-Esprit,  quoique  le  principal  architecte  soit  dans 
le  ciel.  L'humilité  doit  être  la  pierre  angulaire  de  notre  édifice  spi- 
rituel. «  Désirons  d'être  méprisés  aux  yeux  du  monde,  et  de  ne  ja- 
mais faire  notre  propre  volonté.  Mettons  tous  nos  désirs  devant  Dieu  : 
demandons-lui  l'accomplissement  de  sa  volonté,  afin  qu'il  puisse 
régner  seul  en  nous.  Quiconque  nous  tire  de  l'humilité,  quelque 
spécieux  prétexte  qu'il  apporte,  est  un  faux  prophète,  un  loup  ra- 
vissant qui  se  couvre  de  la  peau  d'une  brebis  pour  dévorer  ce  que 
nous  avons  amassé  avec  beaucoup  de  temps  et  de  peine.  » 

Le  saint  veut  que  l'on  joigne  à  l'humilité  le  renoncement  à  soi- 
même  et  le  recueillement.  Il  veut  aussi  que  l'on  se  défie  du  zèle  pour 
le  salut  des  âmes  quand  on  néglige  les  moyens  de  procurer  son 
propre  salut.  11  observe,  pour  la  consolation  de  ceux  qui  sont  tour- 


à  1545  de  l'ère  chr.J        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  129 

mentes  de  scrupules  et  de  peines  intérieures,  que  Dieu  permet  sou- 
vent ces  épreuves  pour  faire  faire  à  une  âme  des  progrès  dans  l'hu- 
milité et  la  pureté  de  cœur.  La  tranquillité  qu'il  recommande, 
comme  la  plus  efficace  des  préparations  pour  faire  d'une  âme  la  de- 
meure du  Saint-Esprit,  n'est  rien  moins  qu'un  état  d'inaction.  En 
effet,  quoique  l'âme  ne  soit  point  couverte  de  ténèbres,  ni  agitée  par 
le  souffle  impétueux  des  passions,  il  n'est  pas  moins  vrai  qu'elle  est 
toute  action  et  tout  feu,  étant  pénétrée  du  vif  sentiment  de  toutes  les 
vertus,  et  occupée  à  en  produire  les  actes  les  plus  fervents. 

Pierre  d'Alcantara  était  lui-même  un  grand  coutemplatif  ;  son 
union  avec  Dieu  était  habituelle.  Il  célébrait  la  messe  avec  une  dé- 
votion extraordinaire,  et  souvent  avec  des  torrents  de  larmes.  On  le 
vit  rester  en  prières  pendant  une  heure,  les  bras  étendus  et  les  yeux 
levés  au  ciel,  sans  mouvement.  Il  avait  fréquemment  des  extases  qui 
duraient  longtemps.  Il  aimait  surtout  à  méditer  sur  l'incarnation  et 
sur  le  saint  sacrement  de  l'autel  ;  le  nom  seul  de  ces  mystères  d'a- 
mour suffisaient  quelquefois  pour  lui  causer  des  ravissements.  Il  ne 
serait  pas  possible  d'exprimer  les  douceurs  et  les  consolations  qu'il 
recevait  de  Dieu  dans  l'oraison.  Quelquefois  il  ne  pouvait  contenir 
les  transports  de  l'amour  divin,  et  on  l'entendait  chanter  tout  haut 
les  louanges  du  Seigneur,  d'une  manière  toute  merveilleuse.  De 
temps  en  temps,  il  se  retirait  dans  les  bois  pour  avoir  plus  de  liberté  ; 
et  les  paysans  qui  l'entendaient  le  prenaient  pour  un  homme  qui  n'é- 
tait point  en  son  bon  sens. 

Jean  III,  roi  de  Portugal,  étant  informé  de  la  réputation  de  sain- 
teté dont  jouissait  le  serviteur  de  Dieu,  voulut  le  consulter  sur  quel- 
ques difficultés  relatives  à  sa  conscience.  Il  pria  donc  son  provincial 
de  le  lui  envoyer  à  Lisbonne.  Le  saint  refusa  de  se  servir  des  voitures 
qu'on  avait  préparées  pour  lui  ;  il  fit  le  voyage  à  pied  et  sans  sanda- 
les, suivant  sa  coutume.  Le  roi  fut  si  satisfait  de  ses  réponses  et  si 
édifié  de  toute  sa  conduite,  qu'il  le  fit  encore  revenir  quelque  temps 
après.  Dans  ces  deux  visites,  Pierre  d'Alcantara  convertit  un  grand 
nombre  de  seigneurs  de  la  cour.  L'infante  Marie,  sœur  du  roi,  renonça 
à  toutes  les  pompes  du  monde,  et  fit  en  particulier  les  trois  vœux  de 
religion,  se  réservant  néanmoins  le  droit  de  porter  l'habit  séculier  et 
de  vivre  à  la  cour,  parce  que  la  conduite  de  quelques  affaires  impor- 
tantes y  rendait  sa  présence  nécessaire.  Cette  princesse  fonda  à  Lis- 
bonne un  monastère  de  pauvres  clarisses  pour  les  dames  de  qualité. 
Elle  se  joignit  au  roi  pour  retenir  ie  saint  ;  et,  pour  l'y  déterminer, 
on  lui  construisit  une  cellule  avec  un  oratoire,  afin  qu'il  pût  vaquer 
à  ses  exercices  ordinaires.  Mais  Pierre  d'Alcantara  trouvait  trop  d'in- 
convénients dans  la  proposition  qu'on  lui  faisait,  pour  l'accepter. 


130  HISTOIRE  UNIVERSELLE      [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

Une  grande  division  s'étant  élevée  parmi  les  habitants  d'Alcantara. 
il  se  rendit  dans  cette  ville  pour  y  rétablir  la  paix.  Sa  présence  et  ses 
discours  produisirent  l'effet  qu'on  en  avait  attendu.  Les  troubles  ces- 
sèrent, et  les  semences  de  discorde  furent  étouffées.  A  peine  cette 
affaire  était-elle  terminée,  qu'on  l'élut,  en  1538,  provincial  de  l'Es- 
tramadure.  Cette  province,  qui  appartenait  aux  religieux  dits  conven- 
tuels, avait  adopté  depuis  quelque  temps  certaines  constitutions  de 
réforme.  Comme  ce  saint  n'avait  point  encore  l'âge  que  Ton  exigeait 
ordinairement  pour  le  provincialat,  il  allégua  cette  raison  pour  se 
dispenser  d'accepter;  mais  on  n'eut  point  d'égard  à  ses  représenta- 
tions, et  l'on  crut  que  ses  vertus  et  sa  prudence  suppléeraient  au  dé- 
faut de  l'âge.  Il  profita  de  l'autorité  que  lui  donnait  sa  place  pour 
établir  une  réforme  sévère;  et  les  règlements  qu'il  dressa  relativement 
à  ce  projet  furent  reçus  de  toute  la  province,  dans  un  chapitre  qui  se 
tint  à  Placentia  l'an  1540. 

Le  temps  de  son  provincialat  étant  expiré,  il  retourna  l'année  sui- 
vante à  Lisbonne  pour  joindre  le  père  Martin  de  Sainte-Marie,  qui 
jetait  les  fondements  d'une  réforme  austère,  et  qui  était  occupé  à 
bâtir  un  ermitage  sur  des  montagnes  arides,  appelées  Arabida,  et 
situées  à  l'embouchure  du  Tage,  sur  la  rive  opposée  à  Lisbonne.  Le 
duc  d'Aviero  donna  le  terrain,  et  fournit,  de  plus,  ce  qui  était  néces- 
saire pour  construire  les  cellules.  Saint  Pierre  anima  la  ferveur  des 
religieux  qui  avaient  embrassé  la  réforme,  et  leur  proposa  plusieurs 
règlements  qu'ils  adoptèrent.  Les  ermites  d' Arabida  marchaient  nu- 
pieds,  couchaient  sur  des  paquets  desarment  ou  sur  la  terre  nue;  ils 
s'interdisaient  l'usage  de  la  viande  et  du  vin,  et  ne  mangeaient  de 
poisson  que  les  joursde  fête.  Ils  disaient  matines  à  minuit,  et  le  saint 
se  chargea  du  soin  de  les  éveiller  ;  matines  finies,  ils  restaient  à  prier 
dans  l'église  jusqu'au  point  du  jour.  Ils  récitaient  alors  prime,  qui 
était  suivie  d'une  messe,  conformément  à  la  règle  primitive  de  saint 
François.  Ensuite  ils  se  retiraient  dans  leurs  cellules,  d'où  ils  ne  sor- 
taientque  pour  réciter  ensemble  tierce  et  les  autres  heures  canoniales. 
Le  temps  qu'il  y  avait  entre  vêpres  et  compiles  était  employé  au 
travail  des  mains.  Les  cellules  des  frères  étaient  petites  et  basses  : 
celle  de  notre  saint  était  si  petite,  qu'il  ne  pouvait  s'y  tenir  debout  ni 
s'y  coucher  sans  avoir  le  corps  plié.  Le  père  Jean  Calas,  général  de 
l'ordre,  étant  venu  en  Portugal,  voulut  voir  Pierre  d'Alcantara:  il 
lui  lit  une  visite  dans  son  ermitage.  Il  fut  si  édifié  de  ce  qu'il  avait  vu, 
qu'il  permit  au  père  Martin  de  Sainte-Marie  de  recevoir  des  novices. 
Il  lui  permit  aussi  d'établir  sa  réforme  dans  Us  couvents  de  Palhaës 
et  de  Santarerrt,  et  il  y  érigea  une  custodie.  Son  compagnon,  touché 
des  exemi  les  qu'il  avait  sous  les  yeux,  le  quitta  pour  embrasser  la 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  131 

réforme.  Le  couvent  de  Palhaës  fut  désigné  pour  servir  de  noviciat; 
on  en  donna  la  conduite  au  saint,  ainsi  que  celle  des  novices. 

Pierre  d'Alcantara  fut  chargé  du  noviciat  pendant  deux  ans,  c'est- 
à-dire  jusqu'en  1544,  que  ses  supérieurs  le  rappelèrent  en  Espagne. 
Ses  frères  de  la  province  d'Estramadure  témoignèrent  la  plus  grande 
joie  en  le  revoyant.  Il  exerça  les  fonctions  du  ministère  par  obéis- 
sance ;  mais  son  attrait  pour  la  contemplation  lui  fit  demander  la 
permission  de  demeurer  dans  les  couvents  les  plus  solitaires  de  l'or- 
dre. Quatre  ans  se  passèrent  de  la  sorte.  11  fut  rappelé  en  Portugal 
par  le  prince  Louis,  frère  du  roi,  et  par  le  duc  d'Aveiro.  Durant  les 
trois  ans  qu'il  passa  dans  ce  royaume,  il  donna  la  dernière  perfection 
à  la  réforme  d'Arabida,  et  l'an  1550  il  fonda  un  nouveau  couvent  près 
de  Lisbonne.  Dix  ans  après,  la  custodie  fut  érigée  en  province  de 
l'ordre.  Les  vertus  de  Pierre  d'Alcantara  lui  attirant  beaucoup  d'ad- 
mirateurs, ce  qui  le  troublait  dans  sa  solitude,  il  se  hâta  de  retourner 
en  Espagne,  où  il  espérait  être  moins  connu.  Il  arriva  à  Placentia 
l'an  1551,  et  les  frères  le  prièrent  d'accepter  le  provincialat  ;  mais  il 
demanda  la  liberté  de  vivre  quelque  temps  pour  lui-même,  et  elle 
lui  fut  enfin  accordée.  Deux  ans  après,  il  fut  élu  custode  dans  un 
chapitre  général  qui  se  tint  à  Salamanque. 

En  1554,  il  forma  le  plan  d'une  congrégation  qui  suivrait  une  ré- 
forme encore  plus  austère  que  celle  qui  existait  déjà.  Mais  il  com- 
mença par  se  faire  autoriser,  en  obtenant  un  bref  du  pape  Jules  III. 
Son  projet  fut  aussi  approuvé  par  la  province  d'Estramadure  et  par 
l'évêque  de  Coria,dans  le  diocèse  duquel  il  essaya,  avec  un  autre  reli- 
gieux, le  genre  de  vie  qu'il  se  proposait  d'introduire.  Quelque  temps 
après,  il  fit  un  voyagea  Rome,  et  il  obtint  un  second  bref  par  lequel 
il  lui  était  permis  de  bâtir  un  couvent  conformément  à  son  plan.  Ce 
couvent  fut  bâti  tel  qu'il  le  désirait,  près  de  Pedroso,  dans  le  diocèse 
de  Palentia.  On  en  met  la  fondation  en  1555;  et  c'est  de  là  que  l'on 
date  la  réforme  des  Franciscains  déchaussés,  ou  de  l'étroite  obser- 
vance de  saint  Pierre  d'Alcantara.  Le  couvent  dont  il  s'agit  n'avait 
que  trente-deux  pieds  de  long  sur  vingt-huit  de  large.  Les  cellules 
étaient  extrêmement  petites,  et  le  lit  du  religieux,  qui  consistait  en 
trois  planches,  en  occupait  la  moitié.  Celle  du  saint  était  la  plus  petite 
et  la  plus  incommode  de  toutes.  L'église  était  comprise  dans  le  bâ- 
timent dont  nous  venons  de  parler,  et  elle  en  faisait  partie.  Il  suffisait 
à  chaque  religieux,  pour  s'exciter  à  la  pénitence,  de  considérer  sa 
cellule,  qui  ressemblait  à  un  vrai  tombeau. 

Le  comte  d'Oropesa  fit  bâtir  au  saint  deux  nouveaux  couvents  sur 
ses  terres;  la  réforme  y  fut  établie,  ainsi  que  dans  plusieurs  autres 
maisons.  En  1561,  ces  différents  couvents  furent  érigés  en  province. 


132  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Ltv.  LXXXIV.  —  De  1517 

Pierre  d'Alcantara  régla  par  des  statuts  particuliers  les  dimensions 
que  devaient  avoir  les  cellules,  l'infirmerie  et  l'église  de  chaque  mai- 
son. La  circonférence  d'un  couvent  n'excédait  point  quarante  ou 
cinquante  pieds.  Il  ne  devait  y  avoir  que  huit  frères,  qui  étaient 
obligés  d'être  toujours  nu-pieds.  Ils  couchaient  sur  des  planches  ou 
sur  des  nattes  étendues  par  terre.  Leurs  lits  étaient  élevés  à  un  pied 
de  terre  quand  le  lieu  devenait  malsain  par  l'humidité.  L'usage  de  la 
viande,  du  poisson,  des  œufs  et  du  vin  n'était  permis  qu'aux  mala- 
des. On  employait  chaque  jour  trois  heures  à  l'oraison  mentale,  et 
on  ne  recevait  rien  pour  la  célébration  de  la  messe. 

Saint  Pierre  d'Alcantara  était  commissaire  de  l'ordre,  lorsqu'on 
le  fit  provincial  de  sa  réforme.  Il  se  rendit  à  Rome  peu  de  temps 
après,  et  il  demanda  la  confirmation  de  son  institut.  Le  pape  Paul  IV, 
par  une  bulle  du  mois  de  février  1562,  affranchit  la  congrégation  du 
saint  de  la  juridiction  des  Franciscains  conventuels,  et  la  soumit  au 
ministre  général  des  Observantins,  avec  la  clause  qu'elle  suivrait  tou- 
jours les  règlements  donnés  par  le  saint  réformateur.  Il  s'est  formé 
des  établissements  en  Italie  et  dans  plusieurs  provinces  de  l'Espagne. 
Chaque  province  de  cette  réforme  est  composée  d'environ  dix 
maisons. 

L'empereur  Charles-Quint  s'était  retiré,  après  son  abdication, 
dans  la  province  d'Estramadure,  et  il  avait  choisi  pour  sa  demeure 
le  monastère  de  Saint-Just,  de  l'ordre  des  Hiéronymites.  Ce  prince 
crut  devoir  prendre  Pierre  d'Alcantara  pour  confesseur,  dans  la 
persuasion  que  personne  n'était  plus  propre  aie  préparer  à  la  mort. 
Mais  le  saint,  qui  prévoyait  que  cette  espèce  de  ministère  ne  s'ac- 
cordait point  avec  ses  exercices  ni  avec  son  genre  de  vie,  allégua 
diverses  raisons  pour  ne  point  accepter  la  place  qui  lui  était  offerte, 
et  il  vint  à  bout  d'obtenir  le  désistement  de  l'empereur. 

Il  faisait  la  visite  de  son  ordre  en  qualité  de  commissaire  général, 
lorsqu'il  vint  à  Avila,  l'an  1559.  Sainte  Thérèse,  qui  demeurait  dans 
cette  ville,  éprouvait  alors  une  dure  persécution  de  la  part  de  ses 
amis  et  de  ses  propres  confesseurs.  Elle  était  aussi  tourmentée  par 
des  scrupules  et  par  d'autres  peines  intérieures.  On  lui  disait  qu'elle 
pouvait  être  séduite  par  les  illusions  du  démon,  et  cette  idée  lui 
causait  de  temps  à  autre  des  troubles  désolants.  Guiomera  d'Ulloa, 
veuve  d'une  piété  éminente,  qui  lui  était  tendrement  attachée  et  qui 
connaissait  son  état,  lui  fit  passer  huit  jours  dans  sa  maison,  après 
en  avoir  obtenu  la  permission  de  ses  supérieurs.  Le  but  qu'elle  se 
proposait  était  de  lui  faciliter  les  moyens  de  s'entretenir  à  loisir  avec 
Pierre  d'Alcantara.  Le  saint,  qui  avait  été  lui-même  favorisé  de 
grâces  extraordinaires,  eut  bientôt  connu  son  état  ;  il  dissipa  ses  in- 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  133 

quiétudes,  et  l'assura  que  tout  ce  qui  se  passait  en  elle  venait  de  l'Es- 
prit de  Dieu.  Il  se  déclara  hautement  contre  ses  calomniateurs,  et 
parla  en  sa  faveur  à  celui  qui  dirigeait  sa  conscience.  Après  lui  avoir 
suggéré  les  plus  puissants  motifs  de  consolation,  il  l'exhorta  forte- 
ment à  rétablir  sa  réforme  dans  l'ordre  des  Carmes,  et  à  la  fonder 
principalement  sur  la  pauvreté.  Touché  de  compassion  pour  sainte 
Thérèse,  et  voulant  augmenter  la  confiance  qu'elle  prenait  en  ses 
conseils,  il  lui  lit  diverses  confidences  sur  le  genre  de  vie  qu'il  me- 
nait depuis  quarante-sept  ans.  Écoutons  la  sainte  elle-même  raconter 
ce  qu'elle  apprit  de  lui  dans  cette  circonstance. 

«  Il  me  dit  que,  durant  l'espace  de  quarante  ans,  il  n'avait  dormi 
qu'une  heure  et  demie  par  jour,  et  que  cette  mortification  était  celle 
qui  lui  avait  fait  le  plus  de  peine  dans  les  commencements  ;  que, 
pour  surmonter  le  sommeil,  il  se  tenait  toujours  debout  ou  à  genoux  ; 
qu'il  dormait  assis,  et  la  tête  appuyée  sur  un  morceau  de  bois  attaché 
à  la  muraille  de  sa  cellule.  Quand  il  aurait  voulu  se  coucher  de  son 
long,  il  n'aurait  pu  le  faire,  parce  que  sa  cellule  n'avait  que  quatre 
pieds  et  demi  de  longueur.  Durant  tout  ce  temps-là,  jamais  il  ne  se 
couvrit  de  son  capuce,  quelque  chaleur  qu'il  fit  et  quelque  pluie  qu'il 
tombât.  Il  marcha  toujours  les  pieds  nus,  sans  aucune  chaussure.  Il 
ne  porta  que  son  seul  habit  de  bure,  qui  était  fort  étroit,  et  son  man- 
teau, qui  était  fort  court,  tous  deux  d'une  étoffe  très-vile.  Pendant  le 
plus  grand  froid,  il  ôtait  son  manteau,  et  laissait  la  porte  et  la  fenêtre 
de  sa  cellule  ouvertes,  afin  que,  reprenant  ensuite  son  manteau  et 
fermant  sa  porte,  son  corps  sentit  quelque  soulagement.  Il  ne  man- 
geait qu'une  fois  en  trois  jours,  et  il  assurait  que  cela  était  facile  lors- 
qu'on s'y  accoutumait.  Un  de  ses  compagnons  me  dit  qu'il  passait 
quelquefois  huit  jours  sans  manger  :  c'était  sans  doute  durant  ses 
extases  et  ses  ravissements,  dont  j'ai  été  une  fois  témoin.  Sa  pauvreté 
était  extrême  ;  il  était  si  mortifié,  même  dans  sa  jeunesse,  qu'il  me 
dit  avoir  demeuré  trois  ans  dans  un  couvent  de  son  ordre  sans  con- 
naître aucun  religieux  qu'à  la  parole  ;  il  ne  connaissait  point  les  lieux 
réguliers  du  couvent,  et  il  n'y  allait  qu'en  suivant  les  autres.  Ceci  lui 

arrivait  aussi  par  les  chemins Il  était  déjà  fort  âgé  lorsque  je  le 

connus.  Son  corps  était  si  faible  et  si  décharné,  que  sa  peau  ressem- 
blait plutôt  à  une  écorce  d'arbre  desséchée  qu'à  de  la  chair.  Sa  sain- 
teté ne  le  rendait  point  farouche.  Il  parlait  peu,  à  moins  qu'on  ne 
l'interrogeât  ;  mais  comme  il  avait  un  très-bon  esprit,  son  entretien 
était  très-doux  et  très-agréable  l.  » 

Tandis  que  le  saint  faisait  la  visite  des  maisons  qui  avaient  em- 

1  Vie  de  sainte  Thérèse,  par  elle-même,  c.  27. 


134  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

brassé  la  réforme,  il  tomba  malade  dans  le  couvent  de  Viciosa.  Le 
comte  d'Oropesa  n'en  fut  pas  plus  tôt  instruit,  qu'il  le  força  de  venir 
chez  lui,  afin  de  lui  procurer  les  secours  dont  il  avait  besoin.  Mais 
les  remèdes  et  les  adoucissements  qu'on  s'empressait  de  lui  procurer 
ne  servirent  qu'à  augmenter  sa  maladie  :  la  fièvre  redoubla,  et  il  se 
forma  un  ulcère  à  une  de  ses  jambes.  Le  serviteur  de  Dieu,  s'aperce- 
vant  que  sa  fin  approchait,  se  fit  porter  au  couvent  d'Arenas,  afin 
d'y  mourir  entre  les  bras  de  ses  frères.  A  peine  y  fut-il  arrivé,  qu'il 
voulut  qu'on  lui  administrât  les  sacrements  de  l'Église.  Il  ne  cessa 
d'exhorter  ses  religieux  à  chérir  les  vertus  de  leur  état,  et  surtout  la 
pauvreté.  Il  expira  tranquillement,  le  19  octobre  1562,  à  la  soixante- 
troisième  année  de  son  âge,  en  récitant  à  genoux  ce  psaume  :  «  Lœta- 
tus  sum  in  his  quœ  dicta  sunt  mihi  :  In  domum  Domini  ibimus.  Je  me 
suis  réjoui  quand  on  m'a  dit  cette  nouvelle  :  Nous  irons  dans  la 
maison  du  Seigneur.  » 

Sainte  Thérèse,  après  avoir  rapporté  cette  bienheureuse  fin  de 
saint  Pierre  d'Alcantara,  s'exprime  de  la  sorte  : 

«  Dieu  a  permis  que  depuis  sa  mort  il  m'ait  encore  plus  assisté  en 
diverses  rencontres  qu'il  n'avait  fait  durant  sa  vie.  Je  l'ai  vu  plusieurs 
fois  tout  resplendissant  de  gloire,  et,  la  première,  il  me  dit  que  bien- 
heureuses étaient  les  austérités  qui  lui  avaient  fait  mériter  une  si 
grande  récompense,  et  autres  choses  semblables.  Un  an  avant  sa 
mort,  étant  absent,  il  m'apparut:  et  comme  j'appris  dans  cette  vision 
qu'il  mourrait  bientôt,  je  lui  en  donnai  avis  au  lieu  où  il  était,  dis- 
tant de  quelques  lieues  de  mon  monastère.  Il  m'apparut  encore,  et 
me  dit  qu'il  allait  reposer.  Je  n'ajoutai  point  de  foi  à  cette  vision, 
que  je  rapportai  cependant  à  diverses  personnes;  et  nous  reçûmes 
dix  jours  après  la  nouvelle  qu'il  était  mort,  ou,  pour  mieux  dire, 
qu'il  était  mort  pour  devenir  immortel.  Ce  fut  ainsi  qu'une  vie  si 
pénitente  fut  couronnée  d'une  si  grande  gloire;  et  il  me  paraît  que 
ce  saint  homme  m'assiste  encore  beaucoup  plus  depuis  qu'il  est  dans 
le  ciel  que  lorsqu'il  était  sur  la  terre.  Notre-Seigneur  me  dit  un  jour 
qu'on  ne  lui  demanderait  rien  en  son  nom  qu'il  ne  l'accordât,  et  je 
l'ai  éprouvé  diverses  fois.  Que  sa  divine  majesté  soit  éternellement 
louée  l  !  » 

Saint  Pierre  d'Alcantara  fut  béatifié  par  Grégoire  XV,  en  1022,  et 
canonisé  par  Clément  IX,  l'an  1669  -. 

Mais  aux  temps  de  saint  Pierre  d'Alcantara,  de  saint  Jean  de  Dieu, 
de  saint  Jérôme  Émiliani,  il  y  eut  peut-être  quelque  chose  de  plus 
merveilleux  encore.  Tandis  que  l'ange  apostat,  tombé  du  ciel  en 

1   Vie  de  sainte  Thérèse,  par  elle-même,  c  27.  —  *  Godescard,  19  octobre. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  135 

enfer,  suscitait  à  Wittemberg  un  moine  apostat  pour  blasphémer 
contre  les  bonnes  œuvres,  contre  les  vœux  de  chasteté,  de  pauvreté 
et  d'obéissance  religieuse,  pousser  à  l'apostasie  les  moines  et  les  re- 
ligieuses d'Allemagne,  y  corrompre  les  générations  présentes  et  fu- 
tures, Dieu  suscitait  en  Italie  une  jeune  orpheline  pour  devenir  la 
mère  de  plusieurs  congrégations  de  saintes  filles  dévouées  à  donner 
une  éducation  chrétienne  aux  enfants  de  leur  sexe,  et  à  conserver 
ainsi  la  foi,  la  piété,  le  zèle  des  bonnes  œuvres  dans  bien  des 
royaumes.  Nous  voulons  parler  de  sainte  Angèle  de  Merici  ou  de 
Brescia,  fondatrice  des  religieuses  Ursulines. 

Sainte  Angèle  naquit  au  commencement  du  seizième  siècle,  à_De- 
cenzano,  près  du  lac  de  Garde,  dans  le  territoire  de  Brescia.  Ses 
parents  étaient  nobles,  suivant  les  uns;  de  pauvres  artisans,  suivant 
d'autres.  Quels  qu'ils  fussent,  ils  relevèrent  dans  la  crainte  de  Dieu; 
mais  elle  les  perdit  de  bonne  heure.  Elle  fut  mise,  ainsi  qu'une  sœur 
aînée,  auprès  d'un  oncle  qui,  avec  une  grande  piété,  eut  pour  l'une 
et  l'autre  un  cœur  de  père  et  de  mère.  Les  deux  enfants,  quoique  si 
jeunes,  n'avaient  pas  de  plus  grand  plaisir  que  de  s'occuper  à  des 
pratiques  de  dévotion  ;  non  pas  à  des  pratiques  communes  et  ordi- 
naires, mais  des  plus  ferventes.  La  nuit,  elles  prenaient  quelque  peu 
de  repos  sur  la  terre  nue  ou  sur  quelques  planches,  puis  se  levaient 
pour  faire  leurs  prières  :  à  cette  mortification  elles  ajoutaient  des 
jeûnes  fréquents  et  de  grandes  austérités.  Le  désir  de  la  solitude  et 
de  la  retraite  avait  fait  de  si  fortes  impressions  sur  leurs  cœurs,  elles 
la  trouvaient  si  favorable  à  leur  dessein  de  ne  communiquer  qu'avec 
Dieu  seul,  qu'un  jour  elles  s'enfuirent  pour  se  retirer  dans  un  ermi- 
tage ;  mais  elles  en  furent  détournées  par  leur  oncle,  qui  les  suivit  et 
les  ramena  chez  lui.  Sainte  Angè'e  n'avait  point  de  plus  grande  con- 
solation que  d'être  toujours  avec  sa  sœur.  Dieu  la  lui  retira.  Cette 
mort  lui  fut  bien  sensible,  d'autant  plus  qu'elle  regardait  cette  sœur 
comme  son  appui  et  son  guide  dans  le  chemin  de  la  vertu.  Néan- 
moins elle  souffrit  cette  séparation  douloureuse  avec  une  parfaite 
soumission  à  la  volonté  de  Dieu. 

Peu  de  temps  après,  elle  perdit  encore  son  oncle.  Ainsi,  deux  et 
trois  fois  orpheline,  elle  redoubla  ses  oraisons  et  ses  austérités.  At- 
tirée de  plus  en  plus  par  la  grâce  divine  à  quitter  le  monde,  elle 
entra  dans  le  tiers-ordre  de  Saint-François.  Elle  ne  se  contenta  pas 
d'en  observer  exactement  la  règle,  elle  ajoutait  de  nouvelles  austé- 
rités à  celles  qui  y  sont  prescrites.  La  pauvreté  de  saint  François  fut 
le  principal  objet  de  sainte  Angèle  :  elle  ne  voulut  rien  dans  sa  cham- 
bre, ni  dans  ses  habits,  ni  dans  ses  meubles,  que  de  pauvre  et  de 
simple.  Elle  se  revêtit  d'un  cilice  qu'elle  ne  quittait  ni  jour  ni  nuit. 


13fi  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

Sou  lit  était  composé  de  quelques  branches  d'arbres,  sur  lesquelles 
elle  étendait  une  natte.  Ses  mets  ordinaires  n'étaient  que  du  pain,  de 
l'eau  et  quelques  légumes.  Elle  ne  buvait  du  vin  qu'aux  fêtes  de  Noël 
et  de  Pâques  :  pendant  le  carême,  elle  ne  mangeait  que  trois  fois  la 
semaine. 

Elle  fit  le  pèlerinage  de  Jérusalem,  pour  visiter  les  saints  lieux  que 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ  a  honorés  de  sa  présence.  A  son  retour, 
elle  visita  les  tombeaux  des  saints  apôtres  et  de  tant  de  glorieux 
martyrs  qui  sont  à  Rome.  Elle  voulut  encore  donner  des  marques  de 
sa  piété  sur  le  mont  de  Varalle  dans  le  Milanais,  où  sont  représentés 
plusieurs  mystères,  tant  de  l'Ancien  que  du  Nouveau  Testament,  dans 
des  oratoires  séparés. 

Elle  finit  par  venir  se  fixer  à  Brescia. 

Bientôt  plusieurs  personnes  pieuses,  attirées  par  la  sainteté  de  sa 
vie,  demandèrent  à  vivre  en  communauté  avec  elle  ;  mais  la  sainte 
les  engagea  à  rester  dans  le  monde,  pour  l'édifier  par  leurs  vertus, 
pour  instruire  les  pauvres  et  les  ignorants,  visiter  les  hôpitaux  et  les 
prisons ,  et  secourir  les  malheureux  de  toute  espèce.  D'après  ses 
conseils,  ces  saintes  filles  s'associèrent  en  effet  pour  ce  but  chari- 
table, sans  se  lier  par  aucun  vœu.  Elles  s'engagèrent  seulement  par 
une  simple  promesse,  et  pour  un  temps  très-court,  à  observer  la 
règle  générale  delà  société.  Angèle  s'était  aidée  des  lumières  de  per- 
sonnes expérimentées  pour  rédiger  cette  règle;  mais,  prévoyant  que 
les  changements  qui  surviendraient  dans  les  habitudes  et  les  mœurs 
du  monde  pourraient  y  rendre  nécessaires  dans  la  suite  plusieurs 
modifications,  elle  y  inséra  cette  clause  expresse  :  Que  l'on  y  ferait 
de  temps  à  autre  les  corrections  que  la  force  des  circonstances  exi- 
gerait. Les  membres  de  l'association  la  choisirent  d'une  voix  una- 
nime pour  leur  supérieure,  charge  qu'elle  n'accepta  qu'à  regret  et 
dans  les  sentiments  de  la  plus  profonde  humilité.  Mais,  de  peur  qu'on 
ne  donnât  son  nom  à  l'ordre,  elle  le  mit  sous  l'invocation  de  sainte 
Ursule  et  le  nomma  la  société  des  Ursulines.  Cette  société  produisit 
en  peu  de  temps  un  si  grand  bien,  qu'à  Brescia  et  dans  les  contrées 
voisines,  on  l'appelait  la  divine  compagnie;  mais  elle  ne  fut  admise 
au  rang  des  ordres  religieux  que  plus  tard,  quatre  ans  après  la  mort 
de  la  sainte  fondatrice. 

Sous  Paul  V,  les  Ursulines  furent  cloîtrées  et  autorisées  à  faire  des 
vœux  perpétuels,  et  dès  lors  leur  ordre  n'a  plus  subi  de  changement 
dans  sa  règle.  Ces  saintes  filles,  vouées  particulièrement  à  l'éduca- 
tion de  la  jeunesse,  se  sont  attiré  le  respect  universel  des  pays 
catholiques  ;  partagées  en  diverses  congrégations,  comme  l'ordre  de 
Saint- François,  à  qui  elles  tiennent,  elles  se  sont  établies  partout  à  la 


à  1555  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  137 

satisfaction  des  parents  chrétiens,  qui  ont  trouvé  en  elles  des  insti- 
tutrices également  sages  et  éclairées  pour  former  leurs  enfants  à  la 
vertu  en  leur  inculquant  les  premières  connaissances. 

Angèle  gouverna  sa  congrégation  pendant  plusieurs  années  avec 
une  rare  prudence,  et  mourut  saintement  le  27  janvier  1540.  Saint 
Charles  Borromée,  qui  estimait  singulièrement  les  Ursulines,  s'oc- 
cupa de  la  béatification  d'Angèle  ;  mais  il  n'eut  pas  la  consolation  de 
l'obtenir  avant  sa  mort.  Elle  ne  fut  déclarée  bienheureuse  que  le 
30  avril  1768,  par  le  pape  Clément  XIII,  et  Pie  VII  la  canonisa  so- 
lennellement le  24  mai  1807  l. 

Dans  le  même  temps  que  le  tiers-ordre  de  Saint-François  pro- 
duisit la  fondatrice  des  Ursulines,  il  produisait  encore  une  autresainte, 
la  bienheureuse  Louise  d'Albertone,  née  à  Rome,  l'an  1470,  de  pa- 
rents distingués  par  leur  rang.  Elle  désira  dès  sa  jeunesse  se  consa- 
crer au  Seigneur  ;  mais  par  obéissance  pour  la  volonté  de  ses  père 
et  mère,  elle  épousa  Jacques  de  Cithare,  gentilhomme  rempli  de 
bonnes  qualités,  dont  elle  eut  trois  filles,  et  qui  la  laissa  veuve  après 
quelques  années  de  mariage.  Libre  alors  de  ses  actions,  elle  embrassa 
le  tiers-ordre  de  Saint-François,  et  se  montra  digne  fille  de  son  bien- 
heureux patriarche,  par  son  amour  pour  la  pénitence  et  la  morti- 
fication, ainsi  que  par  son  détachement  des  choses  de  la  terre.  Dans 
une  famine  qui,  de  son  temps,  désola  l'Italie,  elle  vendit  ses  biens 
pour  soulager  les  pauvres,  et  se  réduisit  ainsi  elle-même  à  l'indi- 
gence. A  l'aumône  corporelle  elle  joignit  la  miséricorde  spirituelle  ; 
elle  adressait  aux  pauvres  des  paroles  de  salut,  en  pourvoyant  à 
leurs  besoins.  Dieu  lui  fit  connaître  le  moment  de  sa  mort;  elle  s'y 
prépara  par  la  réception  des  sacrements,  et  manifesta  une  sainte  joie 
en  voyant  arriver  la  fin  de  sa  course  sur  la  terre.  Cette  sainte  femme 
s'endormit  du  sommeil  des  justes  le  31  janvier  1530  ;  elle  était  âgée 
de  soixante  ans.  L'ordre  de  Saint-François  honore  ce  même  jour  sa 
mémoire,  par  permission  du  pape  Clément  X  2. 

Le  tiers-ordre  de  Saint-Dominique  préparait  pour  le  ciel  une  âme 
non  moins  pure,  la  bienheureuse  Catherine  Mathéi,  née  à  Raconi  en 
Piémont,  l'an  1486.  Ce  ne  fut  ni  l'illustration  de  sa  naissance  ni  une 
grande  fortune  qui  la  rendirent  remarquable.  Privée  de  ces  avantages 
que  les  mondains  estiment  tant,  elle  en  posséda  de  beaucoup  plus 
précieux  ;  elle  fut  comblée  de  faveurs  spirituelles,  dont  elle  sut  pro- 
fiter dès  son  enfance.  Sa  vie  est  remplie  de  traits  qui  font  connaître 
avec  quelle  libéralité  Dieu  répandait  ses  grâces  sur  cette  âme  pure, 
et  avec  quelle  fidélité  elle  y  répondait.  Le  jeûne  et  les  austérités 

1  Hélyot,  t.  4.  Godescard,  27  janvier.  —  2  Godescard,  31  janvier. 


138  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

étaient  ses  pratiques  ordinaires.  Ayant  embrassé  le  tiers-ordre  de 
Saint-Dominique,  elle  s'appliqua  sans  relâche  à  l'imitation  des  vertus 
de  son  saint  fondateur  et  de  sainte  Catherine  de  Sienne,  qui  avait 
professé  la  même  règle.  Ses  efforts  furent  si  heureux,  que  l'on  a  dit 
qu'il  n'y  avait  de  différence  entre  Catherine  de  Sienne  et  Catherine  de 
Raconi  que  la  canonisation.  Profondément  affligée  des  maux  que 
causait  la  guerre  qui  désolait  l'Italie,  elle  s'offrit  à  Dieu  comme  une 
victime  de  propitiation.  Après  une  longue  et  douloureuse  maladie, 
cette  sainte  fille  mourut  à  Carmagnole,  l'an  1547.  Son  corps  ayant 
été,  cinq  mois  après,  transporté  à  Garessio,  il  y  opéra  plusieurs  mi- 
racles qui  lui  attirèrent  la  vénération  des  fidèles.  Le  culte  de  la  bien- 
heureuse Catherine  s'étant  accru,  Pie  VII,  en  1819,  permit  d'en  faire 
l'office.  Sa  fête  a  été  fixée  au  5  septembre 1. 

Une  autre  sainte  vierge  du  tiers-ordre  de  Saint-Dominique  fut  la 
bienheureuse  Stéphanie  Quinzani.  Des  parents  pauvres,  mais  ver- 
tueux, lui  donnèrent  le  jour.  Elle  vint  au  monde  à  Orsi-Nuovi,  dans 
le  Bressan,  le  5  février  1457.  Son  père,  nommé  Laurent  Quinzani, 
transféra  son  domicile,  en  1463,  à  Soncino,  dans  la  même  contrée. 
Il  embrassa  le  tiers-ordre  séculier  de  la  pénitence  de  Saint-Dominique, 
et  s'attacha  au  service  des  Dominicains ,  qui  y  avaient  le  couvent 
de  Saint-Jacques.  Laurent  assistait  assidûment  aux  sermons  du  Père 
Matthieu  Carieri,  qui  prêchait  avec  le  zèle  d'un  apôtre  et  produisait 
des  fruits  extraordinaires.  Stéphanie,  qui  l'y  accompagnait  ordinai- 
rement, écoutait  les  prédications  avec  une  attention  aussi  grande  que 
si  toutes  les  paroles  du  ministre  de  l'Évangile  lui  eussent  été  parti- 
culièrement adressées. 

Les  rapports  qu'avaient  ensemble  Laurent  et  le  père  Matthieu 
ayant  fourni  à  ce  dernier  l'occasion  de  voir  Stéphanie,  il  fut  frappé 
de  l'air  doux  et  modeste  de  cette  enfant.  Persuadé  que  le  Seigneur- 
la  destinait  à  de  grandes  choses,  il  voulut  être  son  guide  dans  les  sen- 
tiers de  la  perfection  et  du  salut.  La  jeune  disciple  profita  tellement 
des  soins  de  son  saint  directeur,  qu'il  était  lui-même  étonné  des 
progrès  que  cette  âme  innocente  faisait  dans  la  vertu.  On  remarquait 
dès  lors  en  elle  une  humilité  profonde,  un  ardent  désir  de  souffrir 
pour  l'amour  de  Jésus-Christ,  une  tendre  charité  pour  le  prochain, 
un  attrait  singulier  pour  la  prière.  Les  œuvres  de  miséricorde  et  le 
travail  étaient  non-seulement  son  occupation  ordinaire,  mais  même 
elle  en  faisait  ses  délices. 

Stéphanie,  à  l'âge  de  quinze  ans,  suivit  l'exemple  de  son  père,  et 
prit  à  Crème  l'habit  du  tiers-ordre  de  Saint-Dominique.  Dès  qu'elle 

1  Godescard,  5  septembre. 


à  15i5  de  l'ère  chr.l        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  139 

eut  contracté  avec  Dieu  cet  engagement,  elle  se  dévoua  tout  entière 
au  soulagement  du  prochain.  Aider  les  indigents,  consoler  les  affligés, 
donner  de  sages  conseils  à  ceux  qui  en  avaient  besoin,  procurer  le 
salut  des  âmes,  telles  étaient  les  pratiques  auxquelles  se  livrait  sans 
relâche  cette  sainte  fille.  Obligée  de  gagner  chaque  jour  son  pain  par 
des  travaux  manuels,  et  privée  par  son  extrême  pauvreté  des  res- 
sources personnelles  dont  elle  eût  pu  soulager  les  nécessiteux,  elle 
allait  pour  eux  demander  des  aumônes,  qu'elle  distribuait  ensuite 
avec  bonté  et  avec  discrétion,  ayant  soin  d'assister  les  personnes  in- 
firmes et  malheureuses,  sans  jamais  favoriser  les  mendiants  fainéants 
et  vicieux.  Ces  secours  temporels  étaient  toujours  accompagnés  de 
discours  consolants  et  affectueux,  d'encouragements  à  faire  le  bien, 
et  même,  lorsque  l'occasion  l'exigeait,  de  réprimandes  pleines  de 
zèle  et  de  charité.  Elle  vivait  dans  une  pauvre  chaumière;  cepen- 
dant, quoique  dans  une  situation  si  peu  relevée  aux  yeux  du  monde, 
elle  ne  put  échapper  aux  traits  de  l'envie ,  de  la  malignité  et  de  la 
calomnie.  On  la  traita  d'hypocrite,  et  même  on  essaya  de  ternir  sa 
réputation.  Mais  Dieu  ne  permit  pas  que  les  efforts  des  méchants 
pussent  réussir,  et  cette  rude  épreuve  fit  encore  éclater  davantage  la 
patience  invincible  de  sa  servante.  Bientôt  même  il  manifesta  l'in- 
nocence et  la  sainteté  de  Stéphanie,  en  la  favorisant  du  don  des  mi- 
racles. Les  deux  voyages  que  fit  à  Lorette  cette  vertueuse  fille  con- 
tribuèrent à  étendre  sa  réputation,  et  donnèrent  occasion  à  un  plus 
grand  nombre  de  personnes  d'admirer  en  elle  les  merveilles  de  la 
grâce.  Les  habitants  les  plus  recommandables  des  villes  par  où  elle 
passait  se  faisaient  un  honneur  de  la  recevoir  chez  eux  et  de  lui  donner 
l'hospitalité-  C'est  ainsi  qu'à  Mantoue  elle  logea  chez  Paul  Carera, 
où  elle  se  trouva  au  même  temps  que  la  bienheureuse  Ozanne  An- 
dreasi,  avec  laquelle  elle  s'entretint  à  loisir  des  choses  de  Dieu.  C'était 
surtout  à  Brescia  quelle  était  accueillie  avec  joie  et  respect.  Les 
Bressans  avaient  pour  elle  tant  d'estime  et  de  vénération,  qu'ils  re- 
couraient à  elle  dans  leurs  besoins,  persuadés  qu'ils  devaient  obtenir 
de  Dieu  par  son  moyen  tout  ce  qu'ils  pouvaient  désirer. 

Ce  ne  fut  pas  seulement  le  peuple  qui  manifesta  son  respect  pour 
Stéphanie,  les  princes  partageaient  le  sentiment  commun,  et  lui  mar- 
quaient beaucoup  d'égards.  Le  sénat  de  Venise,  ainsi  qu'Hercule, 
duc  de  Ferrare,  firent  tous  leurs  efforts  pour  la  retenir  et  la  fixer  dans 
leurs  Etats,  persuadés  que  sa  présence  aurait  été  pour  leurs  peuples 
une  source  féconde  d'avantages  spirituels  et  temporels.  Mais  celui 
qui  montra  le  plus  d'empressement  à  l'obtenir  fut  François  de  Gon- 
zague,  duc  de  Mantoue.  Il  se  mit,  ainsi  que  la  duchesse,  son  épouse, 
sous  la  conduite  spirituelle  de  cette  sainte  fille,  et  recommanda  spé- 


140  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [LW.LXXX1V.-De  1511 

cialemcnt  à  ses  prières  sa  personne,  sa  famille  et  ses  États.  Non  con- 
tent de  lui  avoir  donné  ces  marques  de  confiance,  il  voulut  encore 
lui  témoigner  publiquement  son  estime,  en  lui  accordant  par  diplôme 
le  droit  de  bourgeoisie  de  Mantoue.  Ce  diplôme,  qui  est  conçu  en  des 
termes  très-honorables,  porte  la  date  du  1 1  février  1519. 

Stéphanie,  qui  regardait  Soncino  comme  sa  seconde  patrie,  dési- 
rait beaucoup  y  établir  un  monastère.  Dans  l'espoir  d'y  réussir,  elle 
avait  refusé  les  propositions  que  lui  avaient  faites  la  république  de 
Venise  et  le  duc  de  Mantoue,  de  venir  en  fonder  dans  leurs  États.  Dieu 
bénit  le  dessein  de  sa  servante.  Elle  commença  par  réunir  quelques 
enfants  de  son  sexe,  dont  elle  choisit  une  partie  avec  beaucoup  de 
discrétion  ;  les  autres  lui  avaient  été  confiées  par  leurs  parents,  et 
appartenaient  aux  familles  les  plus  considérables  de  la  ville.  C'est 
dans  sa  pauvre  demeure  qu'elle  les  rassembla  et  qu'elle  les  forma 
aux  exercices  de  la  piété,  au  travail  et  à  toutes  les  pratiques  de  la 
vie  religieuse.  Elle  réussit  tellement,  que  cette  maison  devint  bientôt 
l'objet  de  l'admiration  générale.  En  1510,  elle  entreprit  de  bâtir, 
dans  un  des  faubourgs  de  la  ville,  un  monastère  qu'elle  mit  sous  l'in- 
vocationdesaintPaul,  et  qui  fut  approuvé  par  un  bref  du  pape  Jules  II. 

Ce  fut  surtout  dans  cette  circonstance  que  Stéphanie  montra  toute 
l'élévation  de  son  esprit  et  qu'elle  parut  vraiment  inspirée.  Pauvre 
et  humble  fille,  elle  n'avait  pas  la  moindre  ressource  pour  venir  à 
bout  de  son  entreprise,  mais  elle  était  pleine  de  confiance  en  Dieu, 
qu'elle  croyait  l'auteur  de  son  dessein.  Des  aumônes  abondantes  lui 
prouvèrent  bientôt  que  sa  confiance  n'était  pas  vaine;  elle  en  reçut 
de  publiques  et  de  particulières,  non-seulement  de  Soncino  et  des 
pays  voisins,  mais  aussi  de  divers  princes  d'Italie,  et  notamment  du 
duc  de  Mantoue,  qui  se  montra  toujours  très-généreux  envers  elle. 
La  bénédiction  du  ciel  sur  l'œuvre  de  Stéphanie  lut  *i  sensible,  que, 
dès  l'année  1519,  elle  se  trouvait  dans  sa  maison  avec  trente  filles 
qui  appartenaient  à  des  familles  nobles,  et  qui,  sous  l'habit  du  tiers- 
ordre  de  Saint-Dominique,  travaillaient  à  acquérir  la  perfection 
religieuse.  La  réputation  de  ce  monastère  s'étendit  bientôt  de  tout 
côté,  et  devint  assez  grande  pour  engager  les  personnes  les  plus  il- 
lustres à  le  visiter.  Tous  ceux  qui  virent  cette  sainte  maison  purent 
se  convaincre  que  la  renommée  n'avait  point  exagéré  la  sagesse  de 
1  éducation  que  l'on  y  recevait,  et  les  exemples  de  vertu  que  donnaient 
au  monde  les  vierges  chrétiennes  qui  l'habitaient.  Pendant  que  Fran- 
çois Ier,  roi  de  France,  fut  maître  du  Milanais,  il  chargea  son  gouver- 
neur de  Soncino  d'aller  visiter  Stéphanie,  et  de  lui  annoncer  qu'il 
accordait  au  monastère  de  Saint-Paul  le  privilège  d'être  exempté  de 
tout  droit  et  impôt.  Sainte  Angèle  de  Mérici,  allant  en  pèlerinage  au 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  ttl 

mont  Varalle,  passa  par  Soncino  pourvoir  notre  bienheureuse  et  ses 
filles  spirituelles,  et  y  eut  avec  elles  de  pieuses  conférences,  qui  la 
remplirent,  ainsi  que  ces  saintes  âmes,  de  la  plus  douce  consolation. 
On  raconte  que  Louis  Sforce,  duc  de  Milan,  ayant  voulu  voir  Sté- 
phanie et  se  recommander  à  ses  prières,  se  présenta  à  elle  sous  un 
déguisement  et  cachant  avec  soin  son  nom.  Une  inspiration  divine  lui 
fit  reconnaître  tout  de  suite  ce  prince  ;  elle  lui  donna  avec  une  sainte 
liberté  les  plus  utiles  avis,  et  lui  prédit  que,  s'il  n'écoutait  pas 
patiemment  les  plaintes  des  veuves  et  des  orphelins,  le  pauvre  peuple 
crierait  vers  Dieu,  et  que  lui-même  perdrait  ses  États.  Effectivement, 
l'an  1500,  il  fut  fait  prisonnier  par  les  Français,  au  moment  où  il 
cherchait  à  se  sauver  de  Novare,  déguisé  en  soldat  suisse. 

La  servante  de  Dieu  n'eut  pas  la  consolation  de  terminer  sa  course 
mortelle  dans  la  maison  qu'elle  avait  fondée.  Elle  prédit  à  ses  reli- 
gieuses qu'elles  seraient  obligées  d'en  sortir,  et  que,  pour  elle,  elle 
n'y  retournerait  plus.  En  effet,  au  mois  de  novembre  1529,  une 
armée  nombreuse  et  indisciplinée  s'approchant  de  Soncino,  on  crut 
prudent  de  faire  sortir  les  sœurs  de  Saint-Paul  de  leur  monastère, 
qui,  étant  hors  des  murs  et  sur  le  penchant  d'une  colline,  se  trou- 
vait exposé  aux  attaques  et  a  'a  licence  du  soldat.  Stéphanie  revint 
donc  avec  ses  filles  habiter  la  maison  qu'elle  avait  d'abord  occupée 
dans  l'intérieur  de  la  ville.  Elle  y  tomba  malade  dans  le  courant  du 
mois  de  décembre,  et  elle  connut  que  sa  fin  était  proche.  Pendant 
tout  le  temps  que  dura  sa  maladie ,  elle  donna  à  ses  religieuses  et 
aux  séculiers  qui  venaient  en  foule  la  visiter  un  exemple  admirable 
de  résignation  chrétienne,  conservant  au  milieu  des  plus  vives  dou- 
leurs une  sérénité  de  visage  qui  était  l'indice  certain  de  la  paix  de 
son  âme.  Chaque  jour  elle  se  confessait,  se  nourrissait  et  se  fortifiait 
par  la  sainte  communion,  qu'elle  recevait  avec  une  ferveur  inexpri- 
mable. Souvent  elle  appelait  son  céleste  Époux  et  lui  disait  :  0  mon 
Dieu  !  je  désire  d'être  réunie  à  vous  :  prenez  mon  âme,  afin  qu'elle 
puisse  parfaitement  vous  aimer  ! 

Les  pieux  sentiments  qui  remplissaient  le  cœur  de  Stéphanie  se 
manifestèrent  également  dans  les  exhortations  qu'elle  crut  devoir 
adresser  à  ses  religieuses.  «  Mes  chères  filles,  leur  dit-elle,  je  vous 
prie  et  vous  supplie,  par  l'amour  que  nous  a  témoigné  notre  Dieu  en 
mourant  pour  nous  en  croix,  d'avoir  continuellement  devant  les  yeux 
sa  sainte  crainte,  afin  que  vous  ne  l'offensiez  jamais,  et  que  vous  ob- 
serviez toujours  ses  commandements.  Aimez,  par-dessus  tout,  ce 
divin  Époux  ;  fixez  en  lui  toutes  vos  pensées,  et  mettez  en  lui  toute 
votre  espérance;  qu'il  soit  votre  soutien  dans  toutes  les  adversités, 
et  recourez  à  lui  dans  toutes  vos  peines,  parce  qu'il  ne  vous  man- 


142  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  I  XXXIV.  —  De  15lT 

quera  jamais.  Mes  filles!  conservez  toujours  la  paix  du  cœur;  elle 
est  un  bien  si  agréable  à  Dieu,  qu'il  est  venu  du  ciel  en  terre  pour 
l'apporter  au  monde.  Que  cette  paix  repose  en  vous!  ne  permettez 
jamais  que  la  haine  et  l'inimitié  y  prennent  sa  place.  Supportez-vous 
les  unes  les  autres,  comme  Dieu  lui-même  supporte  nos  défauts  et 
nos  transgressions  ;  c'est  ainsi  que  vous  vous  aiderez  réciproquement 
dans  la  voie  du  Seigneur.  »  Enfin,  le  2  janvier  1530,  ainsi  qu'elle  l'a- 
vait prédit,  elle  rendit  son  dernier  soupir,  à  l'âge  de  soixante-treize 
ans.  Son  trépas  fut  accompagné  de  miracles  par  lesquels  Dieu  se 
plut  à  manifester  que  la  mort  des  saints  est  précieuse  à  ses  yeux. 
On  fit  à  cette  vertueuse  fille  des  obsèques  honorables  :  mais  elles  le 
furent  moins  encore  par  la  pompe  que  par  les  acclamations  et  les 
larmes  du  peuple  qui  se  porta  en  foule  à  cette  cérémonie. 

A  peine  Stéphanie  fut-elle  morte,  qu'elle  reçut  les  honneurs  que 
l'Église  rend  aux  saints,  non-seulement  de  la  part  des  habitants  de 
Soncino,  mais  de  tous  les  pays  voisins  et  de  toutes  les  villes  qu'elle 
avait  visitées,  et  qui  connaissaient  ses  vertus,  ainsi  que  les  choses 
merveilleuses  qu'elle  avait  opérées  pendant  sa  vie.  11  se  fit  à  sa  tombe 
un  concours  extraordinaire,  soit  pour  y  obtenir  des  grâces,  soit  pour 
y  porter  des  offrandes.  L'autorité  ecclésiastique  permit  de  célébrer 
sa  fête  et  d'exposer  ses  reliques  à  la  vénération  des  fidèles.  Enfin, 
l'an  1740,  le  pape  Clément  XII  approuva,  par  son  décret  du  10  d  S 
cembre,  le  culte  rendu  à  la  servante  de  Dieu.  Quoique  le  a.  mastère 
de  Soncino  soit  supprimé,  elle  est  toujours  vénérée  par  les  habitants 
de  Soncino,  qui  la  regardent  comme  leur  protectrice  auprès  du  Tout- 
Puissant,  et  qui,  plusieurs  fois,  ont  éprouvé  les  effets  salutaires  de 
sa  protection  1. 

Voilà  comme,  au  seizième  siècle,  les  saints  d'Italie  et  d'Espagne 
'  édifiaient,  restauraient  l'Église  de  Dieu.  Lorsque  fût  bâti  le  temple 
de  Salomon,  figure  de  cette  Église,  nous  avons  vu  tous  les  maté- 
riaux, et  les  pierres,  et  les  bois,  et  les  métaux,  préparés  d'avance 
avec  tant  de  soin,  que,  dans  la  construction  de  la  maison  sainte,  on 
n'entendit  ni  marteau,  ni  cognée,  ni  le  bruit  d'aucun  instrument. 
Ainsi  en  est-il  de  l'édification,  de  la  restauration  de  l'Église  chré- 
tienne :  elle  se  fait  en  silence,  sans  bruit,  sans  fracas,  par  des  pierres 
vivantes  que  Dieu  lui-même  taille  dans  les  montagnes,  à  l'écart,  qui 
viennent  ensuite  se  mettre  tranquillement  à  leur  place  et  en  attirer 
d'autres.  Nous  avons  vu  tout  le  contraire  lorsque  le  temple  de  Sa- 
lomon fut  détruit  par  Nabuchodonosor,  ensuite  par  les  Romains. 
Nous  avons  vu  les  révolutions,  les  guerres.  1rs  séditions,  les  meur- 

1  Godi  .-c.nl,  16  janvier. 


à  1515  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  143 

très,  le  sang,  le  tumulte,  les  vociférations,  la  flamme,  l'incendie,  le 
fracas  du  sanctuaire  s'écroulant  sur  l'autel  et  le  prêtre,  le  fer  et  la 
sape  achevant  le  reste  du  feu  et  ne  laissant  pas  pierre  sur  pierre. 
C'est  la  destruction  que  nous  allons  voir  en  Allemagne  sous  le  nom 
de  réforme,  destruction  de  l'unité  nationale,  destruction  de  l'unité 
religieuse,  destruction  de  l'unité  intellectuelle,  destruction  de  tout 
ordre,  pour  ne  laisser  qu'un  amas  de  décombres  fumants. 


l'ti  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 


§  IIIe- 


SlITE   DES   HERESIES   DE   LUTHER.    ELLES   SONT  REFUTEES   PAR    LE   ROI 
D'ANGLETERRE,    HENRI    VIII. 

Les  principes  de  cette  destruction  universelle,  nous  les  avons  vu 
enseigner  opiniâtrement  par  l'hérésiarque  de  Wittemberg,  et  juste- 
ment condamnés  par  le  chef  de  l'Église  catholique,  le  gardien  su- 
prême de  l'unité,  de  la  vérité  et  de  l'ordre  sur  la  terre.  Comme  le 
coupable,  bien  loin  de  se  corriger,  se  montrait  toujours  pire,  le  pape 
Léon  X,  par  une  nouvelle  constitution  du  5  janvier  1521,  le  frappe 
d'anathème,  lui  et  ses  sectateurs.  L'Église  avait  fait  son  devoir,  c'é- 
tait au  bras  séculier  à  faire  le  sien.  Des  princes  intelligents,  des 
princes  amis  de  l'humanité  et  de  l'Allemagne  n'y  eussent  pas  manqué. 
Ils  auraient  compris  que  nier  le  libre  arbitre,  faire  de  l'homme  une 
machine,  déclamer  contre  les  bonnes  œuvres,  les  transformer  en  au- 
tant de  péchés,  soutenir  que  le  Chrétien,  par  son  seul  baptême,  est 
à  la  fois  roi  et  prêtre,  ils  auraient  compris  que  c'était  là  ruiner  la 
base  de  toute  morale,  de  tout  ordre,  de  toute  justice,  de  toute  pro- 
priété, de  toute  subordination  civile  et  religieuse.  Mais,  depuis  long- 
temps, les  rois  ne  voyaient  qu'eux-mêmes  dans  leur  royaume  et 
dans  l'humanité.  Telle  était  au  fond  toute  la  politique  du  roi  d'An- 
gleterre, Henri  VIII,  du  roi  de  France,  François  Ier,  de  l'empereur 
d'Allemagne,  Charles-Quint.  Un  incendie  se  déclare-t-il  chez  le 
voisin  ?  au  lieu  de  lui  aider  à  l'éteindre,  on  profite  de  son  embarras 
pour  lui  enlever  la  moitié  de  son  jardin,  et,  s'il  se  peut,  la  maison 
même.  Quant  à  la  justice,  la  religion,  l'Eglise  de  Dieu,  l'on  en  gar- 
dera chez  soi  tout  juste  ce  qu'il  faut  pour  le  peuple  ;  mais  ailleurs, 
chez  le  voisin,  on  en  verra  la  destruction  avec  plaisir,  on  y  aidera 
même,  tantôt  en  cachette,  tantôt  ouvertement.  Telle  sera  désormais 
la  conduite  générale  des  gouvernements  séculiers. 

Pour  ce  qui  est  en  particulier  des  princes  et  des  barons  d'Alle- 
magne, déjà  Luther  nous  les  a  fait  voir  plongés  dans  la  crapule  et 
l'ivrognerie.  De  plus,  il  leur  a  jeté  une  amorce  à  laquelle  de  pa- 
reils hommes  ne  résistent  guère  :  il  les  a  débarrassés  de  l'obligation 
incommode  de  faire  des  bonnes  œuvres,  de  réprimer  ses  passions 
par  l'abstinence  et  le  jeûne  :  vol,  adultère,  homicide,  ils  peuvent 


à  1555  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  145 

tout  commettre  hardiment,  pourvu  qu'ils  se  mettent  fortement 
dans  la  tête  que  Dieu  ne  leur  en  veut  pas  pour  cela  et  qu'ils  de- 
meurent toujours  dans  sa  grâce.  Il  leur  a  promis,  en  compensation, 
les  biens  des  couvents,  des  hôpitaux,  des  chapelles,  des  cathédrales; 
car  on  ne  conservera  plus  de  prébendes  que  pour  leurs  enfants,  bâ- 
tards ou  autres.  Enfin,  comme  tout  Chrétien  est  prêtre,  les  barons 
allemands  seront  naturellement  grands  prêtres,  présideront  dans  les 
conciles,  et  y  réglementeront  à  coups  d'épée  la  foi  et  la  morale  des 
peuples.  Certes,  avec  de  telles  amorces,  ce  qui  étonne  le  plus,  c'est 
que  tous  les  barons  allemands  ne  s'y  soient  pas  laissé  prendre. 

Charles- Quint  venait  d'être  couronné  à  Aix-la-Chapelle  le  23  oc- 
tobre 1520,  et  avait  quitté  cette  ville  pour  se  rendre  à  Cologne.  Une 
diète  avait  été  convoquée  à  Nuremberg  pour  le  mois  de  janvier  1521. 
La  peste  chassa  la  diète,  qui  se  réunit  à  Worms.  Les  discussions  s'é- 
tant  ouvertes  sur  l'état  de  l'église  germanique,  le  célèbre  littérateur 
Aléandro,  ambassadeur  du  Pape,  prit  la  parole  en  ces  termes  : 

«  César,  princes,  députés!  jamais,  devant  aucune  assemblée,  ora- 
teur ne  se  présenta  avec  une  parole  moins  trompeuse  que  la  mienne. 
Vous  savez  que  l'orateur,  pour  flatter  ceux  qui  l'écoutent,  s'annonce 
comme  tout  plein  de  zèle  pour  leurs  intérêts,  libre  de  toute  passion 
dans  la  question  qu'il  doit  agiter.  C'est  la  bienveillance  de  l'audi- 
toire, et  rarement  la  raison,  qui  assure  son  triomphe.  Je  viens  devant 
vous  en  confessant  tout  d'abord  que  j'apporte  dans  la  cause  que  je 
vais  plaider  le  plus  vif  intérêt,  la  passion  la  plus  puissante.  Je  ne  suis 
pas  libre,  car  il  s'agit  pour  moi  d'empêcher  qu'on  ne  porte  atteinte 
à  la  couronne  qui  orne  le  front  du  prince  que  je  représente.  Cepen- 
dant vous  n'ajouterez  foi  à  mes  arguments  qu'autant  qu'ils  auront 
éclairé  vos  consciences. 

«  A  entendre  les  novateurs,  de  quoi  s'agit-il  dans  ces  débats  reli- 
gieux? Tout  au  plus  de  quelques  points  controversés  entre  Luther  et 
la  papauté,  et  qui  regardent  spécialement  l'autorité  du  Saint-Siège. 
C'est  une  grave  erreur,  puisque,  sur  quarante  articles  condamnés 
dans  la  bulle,  quelques-uns  seulement  intéressent  la  dignité  du  Saint- 
Siège.  Voici  les  livres  que  Luther  a  écrits  en  latin  et  en  allemand, 
qu'il  a  imprimés  et  répandus  en  son  nom.  Il  suffit  d'ouvrir  les  yeux 
pour  rester  convaincu.  Mais  peut-être  que  les  erreurs  que  flétrit  la  bulle 
sont  de  peu  d'importance  ?  Voyez  :  Luther  nie  la  nécessité  des  bonnes 
œuvres  pour  le  salut  ;  il  nie  la  liberté  de  l'homme  dans  l'observation 
de  la  loi  naturelle  et  de  la  loi  divine  $  il  affirme  que  l'homme  en  toute 
action  pèche  damnablement.  Trouvez-vous  que  la  papauté  seule  ait 
intérêt  à  proscrire  de  telles  maximes  ?  qu'au  Pape  seul  il  appar- 
tienne de  s'élever  contre  le  mépris  que  le  novateur  enseigne  pour  les 

xxni.  10 


!46  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  15l7 

sacrements,  et  cette  manne  céleste  que  le  Fils  de  Dieu  fit  pleuvoir  de 
la  croix  pour  le  salut  de  l'humanité?  Que  dirons-nous  de  ce  pouvoir 
monstrueux  qu'il  confère  aux  laïques  d'absoudre,  et  aux  laïques  de 
l'un  et  de  l'autre  sexe? 

«  Laissons  cette  folle  doctrine  de  Luther,  qui  affirme  qu'il  est  dé- 
fendu de  résister  aux  Turcs,  parce  que  Dieu  nous  visite  par  les  in- 
fidèles :  apparemment  comme  il  est  défendu  de  recourir  aux  remèdes 
dans  les  maladies  du  corps,  parce  que  Dieu  nous  envoie  ces  maladies 
pour  châtier  nos  fautes.  Mais  admirez  le  cœur  de  Luther,  qui  aime- 
rait mieux  voir  l'Allemagne  déchirée  par  les  chiens  de  Constantinople 
que  gardée  par  le  pasteur  de  Rome  ! 

«  J'ai  parlé  de  Rome,  de  cette  Rome  dont  la  tyrannie  pèse  si 
fort  à  Luther.  A  l'entendre,  Rome  est  le  séjour  de  l'hypocrisie  ;  cela 
suppose  que  Rome  est  l'asile  des  vertus  :  on  ne  fait  pas  de  l'or  fav.x 
dans  un  pays  où  l'or  véritable  n'est  pas  à  un  haut  prix. 

«  Luther  continue  :  Le  Pape  a  usurpé  la  puissance  qu'il  s'arroge! 
Usurpé!  et  comment?  peut-être  avec  les  phalanges  d'Alexandre, 
l'épée  de  César  ou  la  hache  du  bourreau  ?  Quoi  !  tous  ces  peuples 
qui  parlent  une  langue  différente,  qui  vivent  sous  un  ciel  divers,  de 
mœurs,  d'origine,  d'intérêts  opposés,  s'accorderaient  à  reconnaître 
comme  vicaire  de  Jésus  un  pauvre  prêtre  sans  puissance,  ne  pos- 
sédant pour  patrimoine  qu'un  petit  coin  de  terre,  et  les  évèques  au- 
raient incliné  leur  mitre,  les  rois  leurs  diadèmes,  si  l'antique  tradi- 
tion ne  leur  avait  enseigné  que  ces  hommages  de  foi,  d'obéissance, 
s'adressaient  à  l'héritier  de  Pierre,  et  qu'ils  exécutaient  le  testament 
du  Fils  de  Dieu  ?  Mais  supposons  que  le  Christ  abandonne  son  Eglise, 
que  cette  assemblée,  frappée  devertige,  dépouille  la  papauté  de  sa  pri- 
mauté: cette  primauté  détruite,  comment  gouverner  l'Église  .'Chaque 
évèque,  dites-vous,  sera  souverain  absolu  dans  son  diocèse  !  Alors,  au 
lieu  d'une  tyrannie,  en  voilà  mille  que  vous  voudrez  bientôt  détruire  : 
c'est  l'épiscopat  qui  se  fractionne  et  se  divise,  c'est  l'anarchie  qui  entre 
dans  le  temple  du  Seigneur,  c'est  la  couronne  jetée  à  tout  baron  qui 
possède  un  château.  On  ajoute  :  Au-dessus  des  évoques  régnera  le 
concile  ;  évêques,  baissez  la  tète  !  Sans  doute  un  concile  permanent? 
et  où  seront  alors  les  pasteurs?  loin  de  leurs  troupeaux.  Et  le  con- 
cile dissous,  à  qui  recourir  pour  administrer  les  remèdes  que  récla- 
ment les  maladies  de  la  communauté  générale?  qui  convoquera  le 
concile?  l'autorité  séculière,  peut-être?  Mais  voilà  le  pouvoir  séculier 
qui  envahit  l'Eglise,  Et  qui   le  présidera,  le  concile?  Et  ne  voyez- 
vous  pas  que  chaque  question  posée  est  grosse  de  trouble,  de  révolte 
et  d'inquiétude  ?  Quel  dédale  de  lois,  de  règlements,  de  rites  et  de 
doctrines  va  sortir  d'un  semblable  conciliabule,  où  chaque  fidèle 


à  1545  de  l'ère  chr.J         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  147 

tiendra  que  son  évêque  seul  a  maintenu  l'intégrité  de  la  foi  !  Bientôt, 
clans  cette  polyarchie,  vous  verrez  les  recteurs  ou  curés  envier  le 
pouvoir  aux  évêques,  les  prêtres  aux  recteurs;  alors  surgira  tout  à 
coup  cette  Babylone  que  Luther  place  insolemment  dans  sa  Rome 
moderne. 

«  Mais  on  oppose  cet  argument  suranné  :  Comment  vivait-on  dans 
les  premiers  siècles  de  l'Eglise,  quand  le  pouvoir  du  Pape  était  loin 
d'être  aussi  grand  ?  Mais  avec  une  argumentation  semblable,  nous 
pourrions  demander  à  notre  tour  :  Comment  l'homme  a  cessé  de  se 
nourrir  de  glands,  les  princes  de  marcher  sans  escorte,  les  filles  des 
rois  de  laver  leurs  vêtements  ?  Qui  ne  sait  que  le  corps  politique  res- 
semble au  corps  humain,  que  le  siècle  avance  comme  l'âge,  que  l'a- 
dolescence ne  porte  pas  les  habits  de  l'enfance  ?  » 

Après  avoir  montré  les  efforts  inutiles  tentés  par  le  Saint-Siège 
pour  ramener  Luther,  Aléandro  demande  ce  qu'il  reste  à  faire  pour 
vaincre  l'opiniâtreté  du  novateur,  et  quels  remèdes  pour  arrêter  l'hé- 
résie. Il  n'en  trouve  pas  de  plus  efficace  qu'un  édit  de  l'empereur 
contre  l'hérésiarque. 

«  Voulez-vous  l'expérience  et  les  garanties  de  la  sagesse  pour 
vous  décider?  Les  plus  célèbres  académies  ont  condamné  la  doctrine 
luthérienne.  —  Les  hautes  dignités  des  personnes  ?  Les  prélats  de 
Germanie,  les  évêques,  les  docteurs,  les  recteurs,  les  ecclésiastiques 
l'ont  proscrite.  —  Les  puissances  terrestres  ?  L'empereur  a  fait 
brûler  publiquement  dans  ses  États  les  œuvres  du  moine  Augustin; 
les  barons,  les  grands  de  l'Allemagne  ont  en  abomination  ses  ensei- 
gnements. Mais  peut-être  craignez-vous  le  contre-coup  de  cette  lutte 
dans  les  royaumes  étrangers  ?  Le  roi  de  France  vient  de  défendre 
l'entrée  de  ses  Etats  aux  livres  de  Luther,  et  l'université  parisienne, 
dans  une  discussion  récente,  s'est  élevée  de  toute  la  force  de  son 
nom  et  de  ses  lumières  contre  les  maximes  nouvelles.  Le  roi  d'An- 
gleterre n'a  voulu  laisser  à  personne  le  soin  de  défendre  l'intégrité 
de  la  foi  catholique;  il  a  pris  la  plume,  et  vous  savez  avec  quelle 
éloquence  et  quelle  logique?  La  Hongrie,  l'Espagne  ont  jeté  un  cri 
d'effroi.  Vos  voisins  mêmes,  qui  ont  accueilli  l'erreur,  applaudiront 
aux  mesures  énergiques  que  vous  prendrez,  parce  que,  si  l'on  est 
content  que  la  fièvre  vienne  descendre  dans  la  maison  de  son  ennemi, 
on  a  peur  que  la  peste  ne  s'y  établisse.  Que  si  la  malice  des  hommes, 
les  malheurs  du  temps,  la  colère  de  Dieu  voulaient  que,  malgré  le 
grand  coup  que  vous  allez  porter,  cette  plante  maudite  restât  encore, 
elle  vivrait  peut-être,  mais  languissante,  malade,  et  ses  germes  se- 
raient étouffés  dans  des  temps  meilleurs.  Que  si  vous  ne  prenez  la 
cognée,  je  le  vois,  cet  arbre  de  Nabuchodonosor,  étendre  ses  ra- 


148  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [LIT.  LXXX1V.  -  De  1517 

meaux,  s'épanouir,  et  étouffer  la  vigne  du  Seigneur:  l'hérésie  aura 
fait  de  l'Allemagne  ce  que  l'épée  de  Mahomet  aura  fait  de  l'Asie l.  » 
Ce  discours  fit  une  vive  impression  sur  l'assemblée.  Si  l'on  avait 
été  aux  voix  sur-le-champ,  on  eût  pris  apparemment  quelque  me- 
sure efficace  pour  arrêter  le  mal.  Mais  déjà  l'Allemagne  n'était  plus 
une,  déjà  son  unité  nationale  était  brisée  pour  des  siècles,  sinon  pour 
toujours.  Frédéric,  électeur  de  Saxe,  patron  de  l'hérésiarque,  de- 
manda à  répondre  au  nonce  du  Pape  :  la  diète  s'ajourna  au  lende- 
main. L'électeur  protesta  de  son  respect  pour  les  décisions  de  Rome, 
mais  mit  en  doute  que  les  livres  cités  fussent  de  Luther,  ou  qu'il 
soutînt  réellement  ces  erreurs  :  il  témoignait  donc  le  désir  que  le 
moine,  muni  d'un  sauf-conduit,  vint  librement  exprimer  sa  pensée 
devant  la  diète  ;  que,  s'il  persistait,  alors  il  promettait  de  l'aban- 
donner. C'était  coiorer  adroitement  un  refus  de  soumission  aux  dé- 
cisions de  l'autorité  religieuse.  Aléandro  répliqua  que,  le  Pape  ayant 
prononcé,  il  ne  s'agissait  plus  de  disputer,  mais  d'obéir.  Quelques 
hommes  politiques  de  l'assemblée  furent  du  même  avis.  Mais  l'em- 
pereur se  joignit  à  l'électeur:  toutefois  il  promit  qu'une  seule  ques- 
tion serait  adressée  à  Luther,  s'il  rétractait  ou  nou  ses  erreurs. 

Le  17  avril  1521,  Luther  comparut  devant  la  diète.  L'official  de 
l'archevêque  de  Trêves  l'interrogea  en  ces  termes  :  «  Martin  Luther, 
sa  sacrée  et  invincible  majesté,  d'après  l'avis  des  ordres  de  l'empire, 
vous  appelle  devant  sa  face,  afin  que  vous  répondiez  aux  deux  ques- 
tions que  je  vais  vous  adresser  :  — Vous  reconnaissez-vous  l'auteur 
des  écrits  publiés  sous  votre  nom  et  que  voici  devant  vous,  et  consen- 
tez-vous à  rétracter  quelques-unes  des  doctrines  qui  s'y  trouvent  en- 
seignées? »  Luther  répondit  à  la  première  question,  qu'il  reconnaissait 
comme  de  lui  les  livres  qui  portaient  son  nom.  Sur  la  seconde,  s'il 
voulait  rétracter  les  erreurs  qu'il  y  établissait,  il  pria  l'empereur  de 
lui  accorder  le  temps  nécessaire  pour  répondre  en  toute  connaissance 
de  cause.  Cette  hésitation  surprit  beaucoup  de  monde,  et  l'empereur 
dit  aussitôt  :  Cet  homme  ne  me  rendra  pas  hérétique. 

Les  chefs  des  ordres  délibérèrent  un  moment,  et  l'official  se  leva 
de  nouveau  :  «  Martin  Luther,  dit-il,  bien  que  vous  connaissiez 
depuis  longtemps  le  message  de  sa  majesté  impériale  et  le  but  de 
votre  comparution  devant  la  diète,  et  qu'on  pût  vous  refuser  le 
délai  que  vous  demandez,  toutefois  La  clémence  insigne  du  souverain 
veut  bien  vous  accorder  un  jour  pour  préparer  votre  réponse.  » 
Le  lendemain,  l'official  uanda  de  nouveau  :  «  Voulez-vous 

*  Audin,  fftsf.  de  Luth  -,  ; :.,  Hist.  Conc.  Trid.,  I.  I,  c.  ?5,  ex  act. 

Wormat.  Àrch.  rat. 


à  15*5  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  149 

défendre  toutes  vos  œuvres,  ou  bien  désavouer  quelques-unes?  »  Lu- 
ther fit  une  longue  dissertation  en  faveur  de  ses  livres,  et  contre  les 
décrétales  des  Papes,  la  tyrannie,  mais  ne  répondit  point  à  la  ques- 
tion. L'official  en  fit  la  remarque,  ajoutant  qu'il  ne  s'agissait  pas  de 
discuter  des  maximes  déjà  condamnées  par  les  conciles  ;  qu'on  de- 
mandait, une  réponse  simple  et  non  cornue,  s'il  voulait  ou  non  se  ré- 
tracter. Luther  reprit  alors  :  «  Puisque  votre  sacrée  majesté  et  vos 
dominations  demandent  une  réponse  simple,  je  la  ferai  :  elle  ne  sera 
ni  cornue,  ni  dentée,  et  la  voici.  A  moins  qu'on  ne  me  convainque 
d'erreur  par  le  témoignage  de  l'Ecriture  ou  de  l'évidence,  je  ne  puis 
ni  ne  veux  me  rétracter;  car  je  ne  crois  pas  à  la  seule  autorité  du 
Pape  et  des  conciles,  qui  si  souvent  ont  erré  ou  se  sont  contredits, 
et  je  ne  reconnais  de  maître  que  la  Bible  et  la  parole  de  Dieu.  » 

Les  ordres  se  retirèrent  pour  délibérer,  puis  l'official  prit  ainsi  la 
parole  :  «  Martin  Luther,  vous  venez  de  parler  avec  un  ton  qui  ne 
sied  point  à  un  homme  tel  que  vous  :  et  vous  n'avez  point  répondu 
à  la  question.  Sans  doute  vous  avez  composé  divers  écrits,  dont 
quelques-uns  pourraient  n'être  l'objet  d'aucune  censure.  Si  vous 
aviez  désavoué  les  livres  où  sont  répandues  vos  erreurs,  sa  majesté, 
dans  sa  bonté  infinie,  n'aurait  pas  permis  qu'on  poursuivît  ceux  où 
ne  sont  enseignées  que  de  pures  doctrines.  Vous  venez  de  ressus- 
citer des  dogmes  condamnés  par  le  concile  de  Constance,  et  vous  de- 
mandez à  être  convaincu  par  les  Écritures.  Mais  si  chacun  avait  la 
liberté  de  disputer  sur  des  points  depuis  tant  de  siècles  désapprouvés 
par  l'Église  et  les  conciles,  il  n'y  aurait  plus  de  doctrine,  plus  de 
dogme,  rien  de  certain,  rien  de  fixe;  plus  de  croyances  qu'on  devrait 
tenir  sous  peine  du  salut  éternel.  Car  aujourd'hui,  vous  qui  rejetez 
l'autorité  du  Concile  de  Constance,  demain  vous  proscrirez  tous  les 
conciles,  puis  les  Pères,  les  docteurs  :  alors,  plus  d'autorité  que  cette 
parole  individuelle  que  vous  appelez  en  témoignage  et  que  nous  in- 
voquons aussi.  C'est  pourquoi  sa  majesté  demande  une  réponse  sim- 
ple et  précise,  affirmative  ou  négative.  Voulez-vous  défendre  comme, 
catholiques  tous  vos  enseignements,  ou  en  est-il  que  vous  soyez  prêt 
à  désavouer  ?  » 

Luther  consuma  le  reste  de  la  séance  sans  vouloir  donner  une  ré- 
ponse plus  nette  et  plus  précise. 

Deux  jours  après,  le  secrétaire  de  la  diète  y  lut  à  haute  voix  le 
rescrit  impérial,  conçu  en  ces  termes  :  Nos  ancêtres,  les  rois  d'Es- 
pagne, les  archiducs  d'Autriche,  les  ducs  de  Bourgogne,  protecteurs 
et  défenseurs  de  la  foi  catholique,  en  ont  défendu  l'intégrité  de  leur 
sang  et  de  leur  épée,  en  même  temps  qu'ils  veillaient  à  ce  qu'on 
rendît  aux  décrets  de  l'Église  l'obéissance  qui  leur  est  due.  Nous  ne 


150  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  -  De  1517 

perdrons  pas  de  vue  ces  beaux  exemples,  nous  marcherons  sur  les 
traces  de  nos  aïeux,  et  nous  protégerons  de  toutes  nos  forces  cette 
foi  que  nous  avons  reçue  en  héritage.  Et  comme  il  s'est  trouvé  un 
frère  qui  a  osé  attaquer  à  la  fois  les  dogmes  de  l'Église  et  le  chef  de 
la  catholicité,  défendant  avec  opiniâtreté  les  erreurs  où  il  était  tombé, 
et  refusant  de  se>étracter,  nous  avons  jugé  qu'il  fallait  s'opposer  aux 
progrès  de  ces  désordres,  même  au  péril  de  notre  sang,  de  nos  ffiens, 
de  nos  dignités,  de  la  fortune  de  l'empire,  afin  que  la  Germanie  ne 
se  souillât  pas  du  crime  de  parjure.  Nous  ne  voulons  plus  désormais 
entendre  Martin  Luther,  dont  les  princes  ont  appris  à  connaître  l'in- 
flexible opiniâtreté  ;  et  nous  ordonnons  qu'il  ait  à  s'éloigner  et  à  se 
retirer  sous  la  foi  de  la  parole  que  nous  lui  avons  donnée,  sans  qu'il 
puisse  dans  son  chemin  prêcher  ou  exciter  des  désordres  l. 

Depuis  ce  moment,  il  n'y  eut  plus  de  séance  publique  ;  mais  les 
ordres  de  l'empire,  dans  l'intérêt  du  repos  public,  voulurenttenter 
de  fléchir  l'obstination  de  Luther.  Ils  députèrent  quelques  membres 
de  la  diète  auprès  de  l'empereur,  qui  consentit  à  ce  qu'on  essayât  de 
nouvelles  voies  d'accommodement.  Les  conférences  particulières 
n'avancèrent  pas  plus  que  les  séances  publiques.  Luther  se  montra 
toujours  opiniâtre.  Un  des  interlocuteurs  l'ayant  adjuré  de  soumet- 
tre ses  écrits  au  jugement  des  princes  et  des  ordres  de  l'empire,  il 
répondit  qu'il  ne  voulait  pas  qu'on  crût  qu'il  déclinât  le  jugement 
de  l'empereur  et  des  ordres;  mais  que  la  parole  de  Dieu,  sur  laquelle 
il  s'appuyait,  était  à  ses  yeux  si  claire,  qu'il  ne  pourrait  se  rétracter 
qu'autant  qu'on  apporterait  dans  la  discussion  une  parole  plus  lu- 
mineuse; —  que  saint  Paul  avait  dit  :  Si  un  ange  vient  du  ciel  avec 
un  nouvel  évangile,  qu'il  soit  anathème  !  —  Qu'on  voulut  bien  ne 
pas  violenter  sa  conscience,  enchaînée  dans  les  liens  de  l'Écriture. 
—  Mais,  reprit  le  margrave  de  Brandebourg,  n'avez-vous  pas  dit 
que  vous  ne  céderiez  qu'autant  que  vous  seriez  convaincu  par  le 
texte  même  de  l'Écriture  ?  —  Ou  par  des  raisons  de  toute  évidence, 
dit  Luther.  —  Mais  vous  admettez  donc  une  raison  supérieure  à  la 
parole  de  Dieu?  objecta  vivement  le  premier  interlocuteur.  Luther 
resta  silencieux  2.  C'était  en  effet  le  point  capital.  Au-dessus  de  l'É- 
glise de  Dieu,  avec  sa  tradition  toujours  vivante,  avec  ses  Écritures 
toujours  interprétées  par  elle,  avec  ses  Pères,  ses  docteurs,  ses 
conciles,  ses  Pontifes,  vicaires  du  Christ,  Luther  mettait  sa  raison 
individuelle,  avec  ses  variations.  C'est  pour  la  raison  variable  de  ce 
moine  que  l'Allemagne  rompra  son  unité  nationale  et  religieuse. 
Enfin  l'official  de  Trêves  manda  Luther,  afin  de  lui  lire  la  sentence 

»  Audin,  t.  1,  p.  324.  -  2  Ibid.,  p.  329. 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  151 

impériale.  Luther,  dit-il,  puisque  vous  n'avez  pas  voulu  écouter 
les  conseils  de  sa  majesté  et  les  ordres  de  l'empire,  et  confesser  vos 
erreurs,  c'est  à  César  d'agir  maintenant.  De  par  ordre  de  l'empereur, 
il  vous  est  accordé  vingt  jours  pour  retourner  à  Wittemberg,  libre, 
et  sous  la  sauvegarde  de  la  parole  du  prince  ;  pourvu  que  sur  votre 
passage  vous  n'excitiez  aucun  trouble  par  vos  paroles  ou  vos  dis- 
cours. Luther  témoigna  beaucoup  de  reconnaissance  envers  l'empe- 
reur, et  partit  le  26  avril. 

L'électeur  Frédéric  de  Saxe  avait  mis  en  doute  que  Luther  ensei- 
gnât réellement  les  erreurs  énormes  qu'on  lui  attribuait.  Si  ce  n'était 
pas  une  pure  feinte  de  l'électeur,  Luther  eut  soin  de  le  détromper 
bien  vite.  A  peine  sorti  de  Worms,  il  composa  le  credo  luthérien 
dans  les  dix-huit  articles  que  voici  : 

«  Le  Chrétien  baptisé  ne  peut  perdre  le  royaume  céleste,  de  quel- 
que péché  qu'il  se  souille,  pourvu  qu'il  croie.  —  Car  la  foi  ôte  tous 
les  péchés  du  monde.  —  Au  Chrétien,  ni  l'Église  ni  les  anges  ne 
peuvent  imposer  des  croyances.  —  C'est  la  doctrine  de  saint  Paul, 
Col.  2.  —  Il  n'est  pas  d'État  qui  puisse  être  heureusement  gouverné 
par  des  rois.  —  C'est  l'enseignement  de  l'expérience.  — Tout  homme 
peut  confesser  et  absoudre.  —  Il  est  écrit  dans  saint  Matthieu  :  Ce 
que  vous  lierez  sur  la  terre  sera  lié  dans  les  cieux,  et  ce  que  vous 
délierez  sur  la  terre  sera  délié  dans  les  cieux  :  ces  paroles  s'adressent 
à  tous.  —  Le  péché  est  de  sa  nature  toujours  le  même  :  il  ne  s'ag- 
grave pas  parce  qu'il  est  commis  avec  une  mère,  une  sœur,  une 
fille.  —  Le  Christ  l'enseigne.  —  Tout  homme  peut  confesser,  dédier 
une  église,  conférer  les  ordres.  —  Viletés  qu'on  doit  abandonner  aux 
subalternes  :  à  l'évêquede  prêcher  l'Évangile.  — Quand  saint  Pierre 
lui-même  trônerait  à  Rome,  je  ne  le  reconnaîtrais  pas  pour  Pape. 
—  C'est  que  la  papauté  n'est  qu'une  fiction.  —  Libre  arbitre!  chi- 
mère, non-sens  !  —  C'est  la  nécessité  qui  nous  pousse  et  nous  ré- 
git. —  L'homme  ne  peut  opérer  que  l'iniquité,  je  l'ai  prouvé.  — 
Le  Pape  est  hérétique,  schismatique,  idolâtre;  salut  Satan.  —  C'est 
la  vérité  *.  » 

Tel  est  le  credo  luthérien  en  4521  ;  credo  tellement  impie,  telle- 
ment scandaleux,  tellement  subversif  de  tout  ordre,  de  toute  société, 
de  toute  morale,  de  toute  religion,  que  Luther  lui-même,  malgré  son 
audace,  n'osa  point  le  professer  à  la  diète  de  Worms. 

Luther  viola  sur  la  route  les  ordres  formels  de  l'empereur  et  les 
conditions  du  sauf-conduit  :  il  prêcha  et  à  Hirsfeld  et  à  Eisenach.  Il 
tombait  ainsi  au  ban  de  l'empire.  Comme  on  approchait  d'Actens- 

i  Autlin,  338.  Opéra  Lutheri,  t.  2,  p.  172,  Wittembergœ. 


1.V2  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1Y.  -  De  1517 

tein,  des  chevaliers  masqués  se  présentèrent  tout  à  coup  à  l'entrée 
d'une  forêt,  se  jetèrent  sur  les  rênes  des  chevaux,  et  feignirent  d'en- 
lever le  moine.  C'était  une  comédie  jouée  et  arrangée  par  l'électeur, 
du  consentement  de  Luther  l.  Un  cheval  était  tout  prêt,  ainsi  qu'un 
vêtement  de  cavalier  et  une  barbe  postiche,  pour  déguiser  le  fugitif. 
On  erra  dans  la  forêt  pendant  quelques  heures,  et,  la  nuit  venue, 
vers  les  onze  heures,  on  frappait  à  la  porte  du  château  de  la  "VYart- 
bourg,  célèbre  par  le  séjour  qu'y  fit  et  les  héroïques  vertus  qu'y  pra- 
tiqua sainte  Elisabeth  de  Thuringe. 

Ceux  des  compagnons  de  Luther  qui  n'étaient  pas  dans  le  secret 
crurent  être  tombés  dans  une  embuscade,  et  répandirent  à  Wittem- 
berg  le  bruit  de  sa  mort.  Cependant  il  vivait  bien  tranquille  et  dans 
les  délices  aux  dépens  du  prince,  dont  il  ne  laissait  pas  de  se  mo- 
quer. «  Je  crois  bien  que  c'est  le  prince  qui  paye,  dit-il  dans  une 
lettre  du  25  août  à  Spalatin,  car  je  ne  voudrais  pas  rester  une  heure 
ici  si  je  savais  que  je  mange  le  pain  de  mon  hôte  (le  gardien  du 
château).  Le  pain  du  prince,  soit;  car  enfin,  s'il  faut  manger  la  for- 
tune de  quelqu'un,  ce  doit  être  des  princes,  car  prince  et  larron 
c'est  à  peu  près  synonyme  2.  » 

Maintenant,  comment  Luther,  le  prétendu  apôtre,  vivait-il  dans 
ce  qu'il  appelait  son  Patmos,  dans  cette  solitude  sanctifiée  par  les 
vertus  si  chastes,  si  douces  de  sainte  Elisabeth  ?  Ecoutons-le  lui- 
même.  «  Ah  !  c'en  est  fait,  écrit-il  le  13  juin  à  Mélanchton,  je  ne  puis 
plus  prier  ni  gémir;  la  chair  me  brûle,  cette  chair  qui  bout  en  moi, 
quand  ce  devrait  être  l'esprit.  Paresse,  sommeil,  mollesse,  volupté, 
toutes  les  passions  m'assiègent  ;  c'est  sans  doute  parce  que  vous  avez 
cessé  d'intercéder  pour  moi  que  Dieu  s'est  ainsi  retiré...  Voilà  huit 
jours  que  je  n'écris  ni  ne  prie,  à  cause  des  tentations  de  la  chair 3.» 

Certes,  voilà  l'état  d'un  réprouvé,  non  d'un  apôtre.  Dans  la  ten- 
tation, saint  Paul  redoublait  de  prières,  il  châtiait  son  corps,  il  ren- 
dait son  corps  livide  de  coups,  de  peur  qu'après  avoir  prêché  aux 
autres,  il  ne  fût  lui-même  réprouvé.  Il  ne  se  sentait  coupable  de 
rien,  mais  il  ne  se  croyait  pas  justifié  pour  cela.  Chez  l'apôtre  de 
la  prétendue  réforme,  c'est  tout  l'opposé.  11  ne  prie  pas,  il  ne  châtie 
pas  son  corps.  Qu'est-ce  donc  qui  le  rassure?  la  présomption  la  plus 
impie.  Écoutons  ce  qu'il  écrit  au  même  Mélanchton  le  1er  d'août  : 
«  Sois  pécheur  et  pèche  énergiquement,  mais  que  ta  foi  soit  plus 
grande  que  ton  péché Il  nous  suffit  que  nous  ayons  connu  l'a- 
gneau de  Dieu  qui  efface  les  péchés  du  monde  ;  le  péché  ne  peut  dé- 


i  Manuscrits  de  Spalalin.  —  2  Spalatino,  25  aug.  1521.  —  3  Melanchtoni, 
13  junii. 


à  1545  de  l'ère  ehr.]       DE  L'iÎGLISE  CATHOLIQUE.  153 

truire  en  nous  le  règne  de  l'agneau,  quand  nous  forniquerions  et  tue- 
rions mille  fois  par  jour  *.  » 

Voilà  comme  Luther,  le  prétendu  apôtre,  abuse  de  la  miséricorde 
de  Dieu,  de  la  passion  de  Jésus-Christ,  pour  offenser  Dieu,  pour 
outrager  Jésus-Christ  avec  plus  de  liberté  et  d'audace.  Ceci  est-il  de 
l'homme  seul  ou  d'un  être  plus  méchant  encore,  et  dont  Luther  pre- 
nait des  leçons  ?  Écoutons  encore  Luther  lui-même. 

c<  Il  m'arriva  une  fois  de  m'éveiller  tout  d'un  coup  sur  le  minuit, 
et  Satan  commença  ainsi  à  disputer  avec  moi  :  —  Ecoute,  me  dit-il, 
docteur  éclairé.  Tu  sais  que  durant  quinze  ans  tu  as  célébré  presque 
tous  les  jours  des  messes  privées.  Que  serait-ce  si  de  telles  messes 
privées  étaient  une  horrible  idolâtrie  ?  que  serait-ce  si  le  corps  et  le 
sang  de  Jésus- Christ  n'y  avaient  pas  été  présents,  et  que  tu  n'eusses 
adoré  et  fait  adorer  aux  autres  que  du  pain  et  du  vin  ?  —  Je  lui  répon- 
dis :  J'ai  été  fait  prêtre,  j'ai  reçu  l'onction  et  la  consécration  des 
mains  de  l'évêque,  et  j'ai  fait  tout  cela  par  le  commandement  de  mes 
supérieurs  et  par  l'obéissance  que  je  leur  devais.  Pourquoi  n'aurais- 
je  pas  consacré,  puisque  j'ai  prononcé  sérieusement  les  paroles  de 
Jésus-Christ,  et  que  j'ai  célébré  ces  messes  avec  un  grand  sérieux, 
tu  le  sais? —  Tout  cela  est  vrai,  me  dit-il;  mais  les  Turcs  et  les 
païens  font  aussi  toutes  choses  dans  leurs  temples  par  obéissance, 
et  ils  y  font  sérieusement  toutes  leurs  cérémonies.  Les  prêtres  de 
Jéroboam  faisaient  aussi  toutes  choses  avec  zèle  et  de  tout  leur  cœur 
contre  les  vrais  prêtres  qui  étaient  à  Jérusalem.  Que  serait-ce  si  ton 
ordination  et  ta  consécration  étaient  aussi  fausses  que  les  prêtres  des 
Turcs  et  des  Samaritains  sont  faux,  et  leur  culte  faux  et  impie  ?  —  Pre- 
mièrement, tu  sais,  me  dit-il,  que  tu  n'avais  alors  ni  connaissance  de 
Jésus-Christ  ni  vraie  foi,  et  qu'en  ce  qui  regarde  la  foi,  tu  ne  valais 
pas  mieux  qu'un  Turc;  car  le  Turc  et  tous  les  diables  croient  l'his- 
toire de  Jésus-Christ,  qu'il  est  né,  qu'il  a  été  crucifié,  qu'il  est 
mort,  etc.  ;  mais  le  Turc  et  nous  autres  esprits  réprouvés  nous  n'a- 
vons point  de  confiance  en  sa  miséricorde  et  nous  ne  le  tenons  pas 
pour  notre  médiateur  et  notre  sauveur;  au  contraire,  nous  avons 
peur  de  lui  comme  d'un  juge  sévère.  C'était  là  ta  foi,  tu  n'en  avais 
point  d'autre  quand  tu  reçus  l'onction  de  l'évêque,  et  tous  ceux  qui 
donnaient  ou  qui  recevaient  cette  onction  avaient  ces  sentiments  de 

Jésus-Christ  :  ils  n'en  avaient  point  d'autres Vous  avez  donc  reçu 

l'onction,  vous  avez  été  tondus,  et  vous  avez  sacrifié  à  la  messe 
comme  des  païens,  et  non  comme  des  Chrétiens.  Comment  donc 
avez- vous  pu  consacrer  à  la  messe  ou  célébrer  vraiment  la  messe, 

i  Melanchtoni,  1  aug. 


154  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [l.iv.  LXXXIV.  —  i)e  1517 

puisqu'il  y  manquait  une  personne  qui  eût  la  puissance  de  consacrer  : 
ce  qui  est,  selon  votre  propre  doctrine,  un  défaut  essentiel?  » 

Tel  fut,  suivant  le  récit  de  Luther,  le  premier  argument  ou  so- 
phisme de  Satan.  En  quoi  le  maître  avance  pour  le  moins  deux  gros 
mensonges,  dont  le  disciple  ne  s'est  pas  aperçu  ou  n'a  pas  voulu  s'a- 
percevoir :  1°  Mensonge  historique,  que  le  Turc  croie  que  Jésus- 
Christ  a  été  crucifié  et  qu'il  est  mort,  puisque  Mahomet  dit  positive- 
ment, dans  son  Alcoran,  que  Dieu  enleva  Jésus- Christ  et  qu'un  autre 
fut  crucifié  à  sa  place.  2°  Mensonge  énorme  et  contemporain,  que  les 
catholiques  n'eussent  pas  plus  de  confiance  en  Jésus-Christ  que  le 
Turc  et  que  les  diables,  puisque  Luther  même  est  témoin  du  con- 
traire, lui  qui  reproche  aux  catholiques  d'appuyer  leurs  indulgences 
sur  les  mérites  surabondants  de  Jésus-Christ. 

Dans  ses  autres  arguments,  le  père  du  mensonge  ne  raisonne  pas 
plus  vrai.  «  Tu  vois  maintenant,  dit-il  à  Luther,  qu'il  manque  dans 
ta  messe,  premièrement,  une  personne  qui  puisse  consacrer,  c'est-à- 
dire  un  homme  chrétien  :  qu'il  y  manque,  en  second  lieu,  une  per- 
sonne pour  qui  on  consacre  et  à  qui  on  doit  donner  le  sacrement, 
c'est-à-dire  l'Eglise,  le  reste  des  fidèles  et  le  peuple.  »  Mais  si  Luther 
s'était  rappelé  son  catéchisme  ou  les  simples  prières  de  la  messe,  il 
aurait  pu  répondre  à  son  maître  que  le  sacrifice  des  messes  privées 
comme  des  messes  solennelles  est  offert  à  Dieu  pour  toute  l'Église, 
tant  militante  que  souffrante,  pour  tous  les  fidèles  orthodoxes,  tant 
absents  que  présents,  mais  spécialement  pour  ces  derniers;  que  l'ap- 
plication du  sacrifice  de  la  messe  aux  personnes  absentes  n'offre  pas 
plus  de  difficulté  que  l'application  qu'on  leur  ferait  d'une  prière  quel- 
conque. 

Martin  Luther,  ce  grand  docteur,  cet  ecclésiaste  de  Wittemberg. 
qui  se  mettait  au-dessus  de  tous  les  docteurs  et  de  tous  les  Pères,  ne 
sut  pas  faire  à  Satan  des  réponses  aussi  simples.  Il  se  laissa  vaincre 
honteusement.  Lui-même  en  convient  dans  ces  paroles  :  «  Je  vois 
d'ici  les  saints  Pères  qui  rient  de  moi  et  s'écrient  :  Quoi  !  c'est  là  ce 
docteur  célèbre  qui  est  demeuré  court  et  n'a  pu  répondre  au  diable? 
Ne  vois-tu  pas,  docteur,  que  le  diable  est  un  esprit  de  mensonge  ? 
Grâce,  mes  Pères!  j'aurais  ignoré  jusqu'à  présent  que  le  diable  est 
un  menteur,  si  vous  ne  me  l'aviez  affirmé,  mes  doctes  théologiens. 
Certes,  s'il  vous  fallait  souffrir  les  rudes  assauts  de  Satan  et  disputer 
avec  lui,  vous  ne  parleriez  pas  comme  vous  le  faites  de  l'exemple  et 
des  traditions  de  l'Église  ;  car  le  diable  est  un  rude  jouteur,  et  il  vous 
presse  si  violemment,  qu'il  n'est  pas  possible  de  lui  résister  sans  un 
don  particulier  du  Seigneur.  Tout  d'un  jcoup,  en  un  clin  d'œil,  il 
remplit  l'esprit  de  ténèbres  et  d'épouvantements,  et  s'il  a  affaire  à 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  155 

un  homme  qui  n'ait  pas  pour  lui  répondre  une  parole  de  Dieu,  toute 
prête,  il  n'a  besoin  que  du  petit  doigt  pour  l'abattre  K  » 

A  ce  récit,  Luther  ajoute  pour  conclusion  :  «  Voilà  qui  m'explique 
comment  il  arrive  quelquefois  qu'on  trouve  des  hommes  morts  dans 
leur  lit  :  c'est  Satan  qui  leur  tord  le  cou  et  qui  les  tue.  Emser,  Oeco- 
lampade  et  d'autres  qui  leur  ressemblent,  tombés  sous  les  traits 
enflammés  et  les  lances  de  Satan,  sont  ainsi  morts  subitement  2.  » 

Telle  était  la  confiance  de  Luther  dans  cet  esprit  d'en  bas,  qu'il 
s'écrie  ailleurs  :  «  Savez-vous  pourquoi  les  sacrementaires  Zwingle, 
Bucer,  Oecolampade  n'ont  jamais  eu  l'intelligence  des  divines  Écri- 
tures? C'est  qu'ils  n'ont  jamais  eu  le  diable  pour  adversaire;  car, 
quand  nous  n'avons  pas  le  diable  attaché  au  cou,  nous  ne  sommes 
que  de  piètres  théologiens  3.  » 

Cependant  l'empereur  Charles-Quint,  le  8  mai  1521,  publia  dans 
la  diète  de  Worms  un  édit  impérial  contre  l'hérésiarque  de  Wittem- 
berg,  pour  être  mis  à  exécution  au  bout  de  vingt  jours.  L'édit  com- 
mence en  ces  termes  : 

Charles- Quint,  par  la  clémence  divine,  empereur  élu  des  Romains, 
toujours  auguste,  et  roi  de  Germanie,  des  Espagnes,  de  l'une  et  l'au- 
tre Sicile,  de  Jérusalem,  de  Hongrie,  de  Dalmatie,  de  Croatie,  etc.  ; 
archiduc  d'Autriche;  duc  de  Bourgogne,  de  Brabant,  de  Styrie,  de 
Carinthie,  de  Carniole;  comte  de  Habsbourg,  de  Flandre  et  de 
Tyrol,  etc.  Dans  ce  dernier  et  cœtera  on  pourrait  comprendre  le  titre 
de  seigneur  du  ISouvau- Monde  ;  car  ce  fut  cette  année-là  même  que 
Fernand  Cortèz  lui  conquit  l'empire  du  Mexique,  en  attendant  que 
François  Pizarre  lui  conquît  l'empire  du  Pérou. 

L'édit  expose  de  nobles  pensées  dans  un  noble  langage.  Le  devoir 
de  l'empereur  romain  est  d'étendre  les  limites  de  cet  empire,  pour 
la  défense  de  la  sainte  Église  romaine  et  universelle,  et  de  veiller 
avec  grand  soin  à  prévenir  ou  à  étouffer,  suivant  la  règle  de  l'Église 
romaine,  toutes  les  hérésies  qui  pourraient  infecter  les  nations  déjà 
soumises.  Que  si  tout  empereur  a  cette  obligation,  combien  plus  celui 
que  Dieu  a  rendu  maître  de  tant  de  royaumes,  qui  descend,  par  son 
père,  des  très-chrétiens  empereurs,  archiducs  d'Autriche,  ducs  de 
Bourgogne,  et,  par  sa  mère,  des  rois  catholiques  d'Espagne,  de  Si- 
cile et  de  Jérusalem  !  Or,  depuis  trois  ans,  de  nouvelles  hérésies,  ou 
plutôt  des  hérésies  depuis  longtemps  condamnées  par  les  conciles  et 
par  les  décrets  des  souverains  Pontifes,  avec  l'approbation  de  l'Eglise, 


1  De  Missâ  angulari,  t.  C,  Ienœ,  p.  81,  83.  —  T.  7.  Op.  Luther.  Witt.,  fol.  228. 
Audin,  t.  1.  —s  De  .Missâ  privatâ.  —  3  Luth,  in  colloq.  Lsleb.  de  Verbo  Dei, 
fol.  23. 


156  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —De  1517 

mais  ramenées  de  nouveau  du  fond  des  enfers,  menacent  de  préci- 
piter toute  la  nation  allemande,  et,  par  suite  de  la  contagion,  toute 
la  république  chrétienne  dans  des  déchirements  effroyables,  la  perte 
des  bonnes  mœurs  et  de  la  paix,  et  enfin  dans  leur  propre  ruine. 
Pour  prévenir  de  si  grands  maux,  le  pape  Léon  X,  à  qui  c'est  de 
veiller  sur  la  foi  catholique  et  les  sacrements  de  l'Eglise,  exhorte  pa- 
ternellement frère  Martin  Luther  à  révoquer  ses  erreurs.  Celui-ci  y 
en  ajoute  de  plus  mauvaises  encore.  Le  Pape  est  obligé,  avec  le  sacré 
collège,  de  condamner  ses  écrits,  de  le  déclarer  lui-même  hérétique, 
s'il  ne  se  rétracte  dans  un  temps  donné.  La  bulle  est  apportée  à 
l'empereur,  comme  vrai  et  suprême  défenseur  de  la  foi  chrétienne, 
premier  fils  et  avocat  du  Siège  apostolique,  ainsi  que  de  la  sainte 
Église  romaine  et  universelle,  avec  prière  de  la  faire  publier  et  ob- 
server, suivant  son  office,  d'abord  dans  tout  l'empire  romain,  et  en- 
suite dans  tous  les  royaumes  soumis  au  même  prince. 

La  constitution  pontificale  ayant  été  publiée  et  exécutée  dans  plu- 
sieurs provinces,  ledit  Martin  Luther,  bien  loin  de  s'amender  et  de 
rentrer  dans  son  devoir,  répandit  chaque  jour,  par  des  écrits  soit 
latins,  soit  allemands,  des  hérésies  pires  les  unes  que  les  autres.  Il 
renverse  le  nombre,  l'ordre  et  l'usage  des  sept  sacrements  observés 
depuis  tant  de  siècles  par  l'Église  ;  il  dégrade  scandaleusement  les 
lois  inviolables  du  mariage-,  renouvelle  l'erreur  de  Wiclef  sur 
l'extrême-onction,  celle  des  Bohémiens  sur  la  communion;  trans- 
forme la  confession  en  confusion  ;  attribue  le  sacerdoce  aux  femmes 
et  aux  enfants  même  ;  excite  les  laïques  à  se  laver  les  mains  dans  le 
sang  des  prêtres  ;  outrage  par  des  invectives  inouïes  le  souverain 
Pontife  de  notre  religion,  le  successeur  de  saint  Pierre,  le  vicaire  du 
Christ  ;  soutient  avec  Manès  et  Wiclef  qu'il  n'y  a  point  de  libre  ar- 
bitre, que  tout  se  fait  par  une  nécessité  fatale,  que  le  sacrifice  de  la 
messe  ne  profite  qu'au  célébrant,  et  non  à  d'autres,  ni  vivants,  ni  dé- 
funts; reproduit  les  erreurs  des  Vaudois  et  des  Wiclétites  sur  le 
purgatoire,  des  Pélagiens  et  des  Hussites  sur  l'Église  militante  :  mé- 
prise l'autorité  des  Pères  reçus  par  l'Église;  vilipende  même  quel- 
quefois le  culte  qu'on  leur  rend.  Il  détruit  enfin  toute  obéissance  et 
tout  gouvernement,  de  manière  à  provoquer  les  peuples  à  la  défec- 
tion et  à  la  rébellion  contre  leurs  seigneurs,  tant  spirituels  que  tem- 
porels, pour  se  livrer  aux  brigandages,  aux  meurtres,  aux  incendies, 
au  péril  manifeste  de  la  république  chrétienne.  Bien  plus,  comme  il 
s'efforce  d'introduire  une  certaine  manière  de  vie  sans  règle  ni  loi 
aucune,  mais  licencieuse  et  vraiment  sauvage,  cet  homme,  sans  loi 
et  hors  la  loi,  condamne  et  méprise  tellement  toutes  les  lois  elles- 
mêmes,  qu'il  n'a  pas  craint  de  brûler  publiquement  les  décrets  des 


à  I5i5  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  157 

saints  Pères  et  les  sacrés  canons  ;  prêt  à  faire  pis  encore  au  droit  civil, 
s'il  n'avait  pas  plus  redouté  le  glaive  du  siècle  que  les  excommuni- 
cations et  les  censures  du  Pontife. 

Après  ces  observations  frappantes  de  justesse  et  en  quelque  sorte 
prophétiques,  le  rescrit  impérial  signale  le  mépris  du  moine  pour 
les  conciles,  notamment  pour  le  concile  de  Constance,  la  gloire  de  la 
nation  allemande  en  ce  qu'il  avait  rendu  la  paix  à  l'Église  divisée 
d'avec  elle-même.  A  la  honte  de  l'Allemagne,  Luther  soutient  que 
ce  concile  a  erré  très-grièvement  ;  il  l'appelle  une  synagogue  de  Sa- 
tan, et  l'empereur  Sigismond  un  antechrist  ;  les  princes  de  l'empire 
des  apôtres  de  l'antechrist,  des  homicides  et  des  pharisiens  .  il  ap- 
prouve tout  ce  qui  y  a  été  condamné  dans  l'hérésiarque  Jean  Hus, 
et  condamne  tout  ce  qu'on  y  a  toléré  ;  s'emportant  jusqu'à  dire  que, 
si  Jean  Hus  a  été  hérétique,  lui  Martin  se  glorifie  de  l'être  dix  fois 
davantage  :  homme  tellement  avide  d'innover  et  de  perdre  les  hommes, 
qu'il  n'a  presque  rien  écrit  ni  publié  où  ne  se  trouve  une  peste  ou 
quelque  aiguillon  mortel  :  chacune  de  ses  paroles  paraît  empoisonnée. 
On  dirait  enfin  que  ce  n'est  pas  un  homme,  mais,  sous  la  figure  hu- 
maine et  la  cuculle  d'un  moine,  le  démon  même,  qui,  rassemblant 
dans  une  même  sentine  les  plus  exécrables  des  anciennes  hérésies 
avec  quelques  hérésies  nouvelles  qu'il  vient  d'inventer,  détruit  en- 
tièrement la  foi  véritable  sous  prétexte  de  prêcher  la  foi,  introduit  le 
joug  et  la  servitude  du  démon  sous  une  apparence  de  liberté,  et, 
sous  le  nom  de  profession  évangélique,  cherche  à  renverser,  ébranler 
et  ruiner  complètement  toute  paix  et  charité  évangélique,  tout  ordre 
dans  les  choses  humaines,  et  la  face  si  belle  de  l'Église  entière. 

Quoiqu'il  fût  contre  tout  droit  d'entendre  un  homme  condamné 
par  le  souverain  Pontife  et  le  Si>:ge  apostolique,  endurci  dans  sa 
perversité,  séparé  de  la  communion  de  l'Église  catholique  et  héré- 
tique notoire  ;  cependant,  pour  ôter  prétexte  à  toute  chicane,  de 
l'avis  de  ses  princes  et  de  ses  conseillers,  avant  'd'exécuter  la  consti- 
tution pontificale,  nous  avons  fait  citer  ledit  Martin  à  la  diète,  non 
pour  juger  ni  connaître  des  choses  de  la  foi,  ce  qui  appartient  sans 
aucun  doute  au  Pontife  romain  et  au  Siège  apostolique,  ni  non  plus 
pour  les  laisser  remettre  en  discussion  après  tant  de  siècles,  mais 
pour  ramener  cet  homme  dans  le  bon  chemin  par  de  fortes  et  salu- 
taires exhortations. 

L'empereur  expose  ensuite  comment  Luther  comparut  à  la  diète, 
y  reconnut  ses  écrits,  mais  demanda  du  temps  pour  dire  s'il  voulait 
les  rétracter.  Qu'enfin  il  osa  soutenir  que  les  décrets  des  souverains 
Pontifes  et  les  conciles  contenaient  beaucoup  d'erreurs  et  de  contra- 
dictions; qu'il  n'en  tenait  nul  compte,  et  qu'il  ne  rétracterait  rien  de 


J58  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1617 

ce  qu'il  avait  écrit,  à  moins  qu'on  ne  le  convainquit  par  l'Écriture  et 
l'évidence  de  manière  à  le  satisfaire,  répétant  sans  cesse  qu'il  ne  vou- 
lait point  agir  contre  sa  conscience  ni  ne  pouvait  changer  la  parole 
de  Dieu.  Mauvais  prétexte.  Comme  si  nous  lui  demandions  qu'il 
changeât  la  parole  de  Dieu,  et  non  pas  que,  suivant  la  vraie  parole 
de  Dieu,  il  revînt  au  giron  de  la  sainte  mère  Eglise,  d'où  il  s'était 
écarté  d'une  manière  aussi  impie  que  honteuse  ;  Eglise  à  qui  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ  a  donné  une  autorité  si  grande,  que  celui  qui 
ne  l'écoute  pas  doit  être  regardé  comme  un  païen  et  un  puhlicain. 
Qu'il  faille  donc  la  préférer,  même  seule,  à  toutes  les  inventions  des 
hérétiques,  personne  ne  l'a  jamais  mis  en  doute,  si  ce  n'est  l'hérétique 
Luther,  qui,  pour  donner  à  de  mauvais  commencements  une  fin  pire 
encore,  n'a  pu  dissimuler,  même  en  notre  présence,  ce  qu'il  avait  au 
fond  du  cœur  et  combien  il  se  réjouissait  de  la  perte  des  fidèles.  Car, 
abusant  de  cette  parole  de  l'Evangile  :  Je  ne  suis  pas  venu  envoyer 
la  paix,  mais  le  glaive,  il  témoigna  ne  voir  rien  de  plus  agréable 
que  des  partis  et  des  dissensions  pour  la  parole  de  Dieu,  c'est-à-dire 
des  dissensions,  des  schismes,  des  guerres,  des  meurtres,  des  bri- 
gandages entre  Chrétiens  pour  les  opinions  hétérodoxes  de  Luther, 
qu'il  décore  du  nom  de  parole  de  Dieu  comme  d'une  fausse  en- 
seigne. 

Après  avoir  rapporté  le  reste  de  ce  qu'il  fit  à  l'égard  de  Luther  à 
Wocms,  l'empereur  conclut  en  ces  termes  : 

Avant  tout,  pour  l'honneur  du  Dieu  tout-  puissant,  la  révérence 
que  nous  devons  au  Pontife  romain  et  au  Saint-Siège  apostolique, 
suivant  l'office  et  le  devoir  de  la  dignité  impériale,  le  zèle  que  nous 
avons  hérité  de  nos  ancêtres,  nous  sommes  prêts  à  exposer  toutes 
nos  forces,  empire,  royaumes,  domaines,  amis,  vie  et  âme  même, 
pour  la  défense  de  la  foi  catholique,  l'honneur  et  la  protection  de  la 
sainte  Église  romaine  et  universelle.  Puis,  de  son  autorité  impériale 
et  royale,  du  conseil  et  du  consentement  des  électeurs,  des  princes 
et  des  États  de  l'empire,  en  exécution  de  la  sentence  du  Pape,  vrai 
juge  en  cette  partie,  il  déclare  tenir  Martin  Luther  pour  hérétique 
notoire,  et  commande  à  t,ms  de  le  tenir  pour  tel,  défendant  à  tous 
de  le  recevoir  ni  de  le  protéger  en  aucune  façon  :  ordonne  à  tous  les 
princes  et  États  de  l'empire,  sous  les  peines  accoutumées,  de  le 
prendre  et  emprisonner,  après  le  terme  de  vingt-un  jours  expiré,  et 
de  poursuivre  tousses  complices,  adhérents  et  fauteurs,  les  dépouil- 
lant de  tous  leurs  biens,  meubles  et  immeubles,  suivant  les  lois  et 
constitutions  de  l'empire.  Il  défend  encore  de  lire  ni  de  garder 
aucun  de  ses  livres,  quand  même  il  y  en  aurait  quelqu'un  où  se 
trouveraient  de  bonnes  choses;  car  on  rejette  les  mets  les  plus  dé- 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÊGLJSE  CATHOLIQUE.  159 

licats  dès  qu'on  les  soupçonne  infectés  d'une  goutte  de  venin  ; 
d'ailleurs,  ce  qui  peut  s'y  trouver  de  bon  a  déjà  été  dit  et  répété  par 
les  saints  Pères,  et  peut  se  lire  en  eux  sans  péril.  Il  ordonne  donc  aux 
princes  et  aux  magistrats  de  les  brûler  et  de  les  abolir  entièrement. 
Et  d'autant  qu'il  s'est  fait  et  imprimé  en  divers  endroits  des  abrégés 
de  ses  livres,  il  défend  absolument  de  les  imprimer,  comme  aussi  de 
garder  aucune  de  ces  estampes  et  images  inventées  pour  rendre  odieux 
et  ridicules  non-seulement  des  personnes  privées,  mais  le  souverain 
Pontife,  les  prélats  et  les  princes.  Il  commande  aux  magistrats  de 
s'en  saisir  et  de  les  brûler,  punissant  les  imprimeurs  et  tous  ceux  qui 
en  vendront  ou  en  achèteront.  Enfin,  il  fait  une  défense  générale 
d'imprimer  aucun  livre  en  matière  de  foi,  si  petit  qu'il  puisse  être, 
sans  la  permission  de  l'évêque  diocésain  4. 

Dans  les  commencements,  Luther  avait  pris  la  faculté  de  théologie 
de  Paris  pour  juge  de  ses  différends  avec  le  Saint-Siège.  Le  15  avril 
1521,  la  faculté  de  théologie  de  Paris  censura  les  ouvrages  et  les 
erreurs  de  Luther,  et  condamna  sa  doctrine  en  plus  de  cent  propo- 
sitions. Cette  censure  fut  arrêtée  et  confirmée  du  consentement 
unanime  de  tous  les  docteurs. 

La  faculté  y  expose  d'abord  la  nécessité  de  s'opposer  au  poison 
des  nouvelles  erreurs,  capables  d'infecter  les  fidèles,  saint  Paul  ayant 
recommandé  à  Timothée  de  se  conduire  comme  un  ministre  irré- 
prochable du  Seigneur,  sachant  dispenser  à  propos  la  parole  de 
vérité  et  fuir  les  discours  vains  et  profanes,  qui  contribuent  beau- 
coup à  inspirer  l'impiété  ;  car  si  ces  erreurs  saisissent  une  fois  l'esprit 
des  simples,  elles  s'étendent  toujours  davantage,  elles  gagnent  comme 
la  gangrène,  qui,  aussitôt  qu'elle  a  atteint  les  chairs  vives,  ne  manque 
pas  d'infecter  tout  ce  qu'elle  approche,  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  causé  la 
mort.  La  censure  le  prouve  par  les  exemples  d'Hermogènes,  de  Philet, 
d'Hyménée,  d'Ébion,  de  Marcion,  d'Apelles,  de  Sabellius,  deManès, 
d'Arius;  dans  ce  dernier  temps,  par  ceux  de  Valdo,  de  ^Yiclef,  de 
Jean  Hus,  et  enfin  par  celui  de  Luther  et  de  ses  sectateurs.  «  Nés  de 
cette  race  de  vipères,  dit  la  faculté,  ces  enfants  d'iniquité  s'efforcent 
de  déchirer  le  sein  de  l'Église,  leur  mère.  Luther  tient  entre  eux  le 
premier  rang,  comme  un  autre  Ahiel,  qui,  contre  l'anathème  de 
Josué,  voulut  rebâtir  Jéricho.  Il  ramène  les  anciennes  erreurs, 
s'applique  à  en  forger  de  nouvelles,  et  croit  avoir  seul  plus  de  sagesse 
que  tous  ceux  qui  sont  ou  ont  été  dans  l'Église.  II  ose  préférer  son 
jugement  à  celui  de  toutes  les  universités.  Il  méprise  les  autorités 
des  saints  Pères  et  des  anciens  docteurs  de  l'Église,  et,  pour  mettre 

1  Le  Plat,  Monument,  Concil.  ïrid.,  t.  2,  p.  110  et  seqq. 


KÎO  HKSTOiRE  ONtVfcRSELLE    [Lîv.  LXXXIV.  -  De  1511 

le  comble  à  son  impiété,  il  s'efforce  de  détruire  les  décisions  des 
sacrés  conciles,  comme  si  Dieu  avait  réservé  au  seul  Luther  la  con- 
naissance de  plusieurs  vérités  nécessaires  au  salut,  que  l'Église  aurait 
ignorées  dans  les  siècles  précédents,  et  comme  si  elle  eût  été  aban- 
donnée jusqu'à  présent  par  Jésus-Christ,  son  époux,  aux  ténèbres  de 
l'erreur.  » 

La  faculté  montre  après  que  Luther  a  tiré  ses  erreurs  des  anciens 
hérétiques  ;  qu'il  suit  l'hérésie  des  Manichéens  sur  le  libre  arbitre, 
des  Hussites  sur  la  contrition,  des  Wicléfites  sur  la  confession,  des 
Bégards  sur  les  préceptes  de  la  loi,  des  Cathares  sur  la  punition  des 
hérétiques,  des  Vaudois  et  des  Bohémiens  sur  les  immunités  ecclé- 
siastiques et  les  conseils  évangéliques.  Sur  les  serments,  il  convient 
avec  ces  hérétiques  qui  se  vantaient  d'être  de  l'ordre  des  apôtres  : 
son  opinion  sur  l'observance  des  cérémonies  légales  approche  fort 
de  l'hérésie  des  Ebionites.  Au  reste,  il  renverse  la  doctrine -de  l'ab- 
solution sacramentelle,  de  la  satisfaction,  de  la*  préparation  à  l'eu- 
charistie, des  péchés,  des  peines  du  purgatoire,  des  conciles  géné- 
raux. Il  parle  en  ignorant  des  principes  delà  hiérarchie,  comme  de  la 
puissance  ecclésiastique  et  des  indulgences  :  et  non  content  d'avoir 
souvent  prêché  des  erreurs  si  pernicieuses,  il  les  a  voulu  perpétuer 
dans  un  ouvrage  auquel  il  a  donné  le  titre  de  la  Captivité  de  Ba- 
bylone  ;  ouvrage  rempli  de  tant  d'erreurs,  qu'il  mérite  d'être  comparé 
avec  l'Alcoran,  puisqu'il  y  renouvelle  des  hérésies  tout  à  fait  éteintes, 
dont  il  ne  restait  aucun  vertige,  principalement  sur  ce  qui  concerne 
les  sacrements  de  l'Église.  Un  tel  écrivain  peut  passer  pour  l'écri- 
vain le  plus  pernicieux  de  l'Église  du  Christ,  comme  ne  travaillant 
qu'à  rétablir  les  blasphèmes  des  Albigeois,  des  Vaudois,  des  Héra- 
cléonites,  de  Pépuziens,  des  Aériens,  des  Jovianistes,  des  Artotyrites 
et  d'autres  monstres  semblables. 

On  entre  ensuite  dans  le  détail  des  propositions  que  l'on  censure. 
La  faculté  s'attache  d'abord  au  livre  de  la  Captivité  de  Babylone, 
comme  renfermant  plus  d'erreurs.  Elle  réduit  le  tout  à  cinq  articles, 
qui  regardent  les  sacrements,  les  lois  de  l'Église,  l'égalité  des  œuvres, 
les  vœux  et  l'essence  divine. 

Sur  les  sacrements,  voici  les  propositions  qu'elle  condamne  : 
1°  Les  sacrements  sont  d'une  nouvelle  invention  :  cette  proposition 
est  téméraire,  impie  et  manifestement  hérétique.  2°  L'Eglise  du 
Christ  ne  connaît  point  le  sacrement  de  l'ordre  :  proposition  héré- 
tique, qui  est  des  pauvres  de  Lyon,  des  Albigeois  et  des  Wicléfites. 
3°,  4°  et  5o  Tous  les  Chrétiens  ont  la  même  puissance  pour  prêcher 
et  pour  administrer  les  sacrements;  les  clefs  sont  communes  à  tous 
hs  fidèles;  tous  les  Chrétiens  sont  prêtres  :  chacune  de  ces  trois  pro- 


à  J5i5  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  161 

positions  est  destructive  de  la  hiérarchie  et  hérétique,  c'est  l'erreur 
des  hérétiques  susdits,  ainsi  que  des  Pépuziens  ou  Montanistes.  6°  La 
confirmation  et  l'extrême-onction  ne  sont  point  des  sacrements  in- 
stitués par  le  Christ  :  celte  proposition  est  hérétique  et  renouvelle 
l'erreur  des  Albigeois  et  des  Wicléfites  sur  le  premier  sacrement,  et 
des  Héracléonites  sur  le  second.  7°  On  croit  ordinairement  que  la 
messe  est  un  sacrifice  que  l'on  offre  à  Dieu,  d'où  Jésus-Christ  est 
appelé  la  victime  de  l'autel  ;  l'Évangile  ne  permet  pas  de  dire  que  la 
messe  soit  un  sacrifice  :  la  seconde  partie  de  cette  proposition  est 
impie,  blasphématoire  et  hérétique.  8°  C'est  une  erreur  manifeste 
d'appliquer  et  d'offrir  la  messe  pour  les  péchés,  pour  les  satisfac- 
tions, pour  les  défunts,  pour  ses  besoins  et  pour  ceux  des  autres  : 
cette  proposition  est  outrageuse  envers  l'Église  catholique,  l'épouse 
du  Christ  ;  elle  est  hérétique  et  conforme  à  l'hérésie  des  Aériens  et 
des  Artotyrites.  9°  Il  n'y  a  point  de  doute  que  tous  les  prêtres,  les 
moines,  les  évêques  et  leurs  prédécesseurs  n'aient  été  et  ne  soient 
des  idolâtres,  et  dans  un  très-grand  péché,  à  cause  de  l'ignorance 
où  ils  sont  du  sacrement,  et  de  l'abus  et  de  la  risée  qu'ils  en  font  : 
cette  proposition  est  fausse,  souverainement  scandaleuse,  outrageuse 
à  tout  l'ordre  ecclésiastique  et  proférée  avec  une  arrogance  insensée  ; 
et  en  ce  qu'elle  prétend  que  nul  n'est  en  état  de  salut  s'il  n'acquiesce 
à  de  pareilles  erreurs,  elle  renouvelle  la  perfidie  des  Donatistes,  qui 
soutenaient  que  l'Église  de  Dieu  n  était  demeurée  que  chez  eux. 
10°  Je  crois  fermement  que  le  pain  est  le  corps  du  Christ,  dit  Lu- 
ther :  cette  crédulité  de  Luther  est  absurde,  hérétique  et  condamnée 
depuis  longtemps.  11°  C'est  une  impiété  et  une  tyrannie  de  refuser 
les  deux  espèces  aux  laïques  :  cette  proposition  est  erronée,  schis- 
matique,  impie,  et  renouvelle  l'erreur  déjà  condamnée  des  Bohé- 
miens. 12°  Ce  ne  sont  pas  les  Bohémiens  qu'il  faut  appeler  schisma- 
tiques  et  hérétiques,  mais  les  Romains  :  cette  proposition  est  fausse, 
favorise  l'impiété  des  Bohémiens,  et  est  injurieuse  à  l'Église  romaine. 
13°  Le  mariage  n'est  pas  un  sacrement  divinement  institué,  mais 
inventé  dans  l'Église  par  les  hommes  :  cette  proposition  est  héré- 
tique, et  a  été  condamnée  autrefois.  14°  et  15°  L'union  d'un  homme 
et  d'une  femme  doit  tenir,  quoiqu'elle  ait  été  faite  contre  les  lois;  les 
prêtres  doivent  approuver  tous  les  mariages  contractés  contre  les 
lois  ecclésiastiques  dont  les  Papes  peuvent  dispenser,  à  l'exception 
de  ceux  qui  sont  expressément  défendus  dans  l'Écriture  :  ces  deux 
propositions  sont  fausses,  dérogent  d'une  manière  impie  à  la  puis- 
sance de  l'Église,  et  sont  du  nombre  des  erreurs  des  Vaudois. 
1 6°  Toute  l'efficace  des  sacrements  de  la  loi  nouvelle  est  la  foi  :  cette 
proposition  est  hérétique  et  déroge  à  l'efficace  des  sacrements  de  la 

XXIII.  11 


162  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

loi  nouvelle.  17°  Tout  ce  que  nous  croyons  aller  recevoir,  nous  le 
recevons  réellement,  quoi  que  fasse  ou  ne  fasse  pas  le  ministre, 
qu'il  agisse  par  feinte  ou  par  dérision  :  cette  proposition  est  absurde, 
hérétique  et  appuyée  sur  un  sens  erroné  de  l'Ecriture.  18°  11  est 
dangereux  et  même  faux  de  croire  que  la  pénitence  est  une  seconde 
planche  après  le  naufrage  :  cette  proposition  est  téméraire,  erronée, 
avancée  follement  et  injurieuse  à  saint  Jérôme,  qui  assure  ce  qu'elle 
attaque.  19°  Celui  qui,  s'étant  confessé  spontanément  ou  étant  re- 
pris de  sa  faute,  demande  pardon  devant  quelqu'un  de  ses  frères,  je 
ne  doute  pas  qu'il  ne  soit  absous  de  ses  péchés  :  cette  proposition, 
qui  insinue  que  les  laïques,  tant  hommes  que  femmes,  ont  le  pou- 
voir des  clefs,  est  fausse,  injurieuse  aux  sacrements  de  l'ordre  et  de 
la  pénitence,  hérétique  et  conforme  aux  erreurs  des  Vaudois. 

Le  second  titre  des  propositions  extraites  du  même  livre,  que  la 
faculté  condamne,  est  Des  Constitutions  de  f  Eglise.  Il  ne  renferme 
qu'une  seule  proposition,  qui  est  :  Ni  le  Pape,  ni  les  évêques,  ni 
aucun  homme  n'a  droit  de  rien  ordonner  à  un  Chrétien,  pas  même 
la  valeur  d'une  syllabe,  sans  son  consentement,  et  tout  ce  qui  se  fait 
autrement  ne  provient  que  d'une  espèce  de  tyrannie  :  cette  propo- 
sition, qui  soustrait  les  sujets  de  la  soumission  et  de  l'obéissance 
dues  à  leurs  supérieurs,  tend  à  la  sédition  et  à  détruire  les  lois  posi- 
tives; elle  est  erronée  dans  la  foi  et  dans  les  mœurs,  et  du  nombre 
des  erreurs  des  Vaudois  et  des  Aériens. 

Le  troisième  titre  est  De  V  égalité  des  œuvres,  et  ne  renferme 
qu'une  proposition,  conçue  en  ces  termes  :  Les  œuvres  ne  sont 
rien  devant  Dieu,  où  elles  sont  toutes  égales  en  mérite;  propo- 
sition fausse,  contraire  aux  saintes  Ecritures  et  tirée  des  Jovinia- 
nistes. 

Le  quatrième  titre,  touchant  les  vœux,  contient  deux  propositions: 
1°  Il  faut  conseiller  d'abolir  tous  les  vœux  et  de  n'en  faire  aucun; 
proposition  contraire  à  la  doctrine  de  Jésus-Christ  et  à  la  conduite 
des  Pères,  qui  ont  conseillé  des  vœux,  et  elle  provient  de  l'erreur  des 
Wicléfites.  2°  Il  est  probable  que  les  vœux,  aujourd'hui,  ne  servent 
qu'à  donner  de  l'orgueil  et  de  la  présomption  :  cette  proposition  est 
fausse,  injurieuse  à  l'état  religieux,  et  conforme  aux  mêmes  Wi- 
cléfites. 

Le  cinquième  litre  est  De  la  divine  Essence,  et  l'on  y  condamne 
cette  proposition  unique  :  Depuis  trois  cents  ans,  on  a  déterminé 
plusieurs  choses  sans  raison  et  mal  à  propos;  par  exemple  :  que 
l'essence  divine  n'engendre  point  et  n'est  point  engendrée  ;  que 
l'âme  est  la  forme  substantielle  du  corps  humain  :  cette  proposition 
est  fausse,  avancée  avec  beaucoup  d'arrogance  par  un  homme  qui 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  163 

est  ennemi  de  l'Église  catholique,  et  injurieuse  aux  conciles  gé- 
néraux *. 

On  condamne  ensuite  les  propositions  tirées  des  autres  ouvrages 
de  Luther,  qu'on  réduit  sous  dix-neuf  titres.  Le  premier  traite  de 
la  conception  de  la  sainte  Vierge,  le  deuxième  de  la  contrition,  le 
troisième  delà  confession,  le  quatrième  de  l'absolution,  le  cinquième 
de  la  satisfaction,  le  sixième  de  ceux  qui  s'approchent  de  l'eu- 
charistie, le  septième  de  la  certitude  de  Ua  justification,  le  huitième 
des  péchés,  le  neuvième  des  commandements  de  Dieu,  le  dixième 
des  conseils  évangéliques,  le  onzième  du  purgatoire,  le  douzième  de 
l'autorité  des  conciles  généraux,  le  treizième  de  l'espérance,  le  qua- 
torzième de  la  peine  des  hérétiques,  le  quinzième  de  l'observation  et 
de  la  cessation  des  cérémonies  légales,  le  seizième  de  la  guerre  contre 
les  Turcs,  le  dix-septième  de  l'immunité  des  ecclésiastiques,  le  dix- 
huitième  du  libre  arbitre,  le  dix-neuvième  de  la  philosophie  et  de 
la  théologie  scholastique. 

L'avant-dernier  titre  ou  le  dix-huitième  renferme  cinq  proposi- 
tions :  1°  Le  libre  arbitre  n'est  pas  maître  de  ses  actions  :  proposition 
fausse,  contraire  aux  saints  docteurs  et  à  la  morale,  conforme  à 
l'erreur  des  Manichéens,  et  hérétique.  2°  En  vain  les  sophistes  di- 
sent et  avancent  qu'une  bonne  action  est  toute  de  Dieu,  mais  non 
pas  totalement  :  cette  proposition  est  injurieuse  aux  saints  docteurs 
qui  l'ont  enseignée,  principalement  à  saint  Ambroise,  à  saint  Au- 
gustin et  à  saint  Bernard,  que  Luther  traite  ici  de  sophistes  ;  et  quant 
à  ce  qu'il  prétend  que  toute  bonne  action  est  totalement  de  Dieu,  et 
non  du  libre  arbitre,  c'est  une  hérésie.  3°  Le  libre  arbitre,  en  faisant 
ce  qui  est  en  soi,  pèche  mortellement  :  cette  proposition  est  scanda- 
leuse, impie,  erronée  dans  la  foi  et  dans  les  mœurs.  4°  Le  libre  ar- 
bitre, avant  la  grâce,  n'a  de  vertu  que  pour  pécher,  et  non  pas  pour 
se  repentir;  ce  qui  est  le  sentiment  de  saint  Augustin  :  cette  propo- 
sition, en  prenant  la  grâce  pour  la  grâce  sanctifiante,  dont  parle 
l'auteur,  est  erronée,  conforme  à  l'erreur  des  Manichéens,  contraire 
aux  saintes  Écritures,  et  citée  de  saint  Augustin  dans  un  sens  per- 
vers et  tronqué.  5°  Le  libre  arbitre,  sans  la  grâce,  s'approche  d'au- 
tant plus  de  l'iniquité,  qu'il  s'applique  plus  fortement  à  l'action  ;  ce 
qui  est  le  sentiment  de  saint  Ambroise  :  cette  proposition,  en  pre- 
nant la  grâce  comme  ci-dessus,  est  fausse,  offense  les  oreilles  pieuses, 
détourne  des  bonnes  œuvres,  et  est  tronquée  méchamment  de  saint 
Ambroise. 

Le  dix-neuvième  et  dernier  titre,  De  la  Philosophie  et  de  la  Théo- 

1  Le  Plat,  w&i  suprà,  p.  98  et  seqq. 


lfii  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

logie  scholastique,  renferme   sept  propositions  :   1°  La  philosophie 
d'Aristote,  sur  la  vertu  morale,  sur  l'objet,  sur  l'acte  de  la  volonté, 
est  telle,  qu'elle  ne  peut  être  enseignée  au  peuple  et  ne  sert  de  rien 
pour  l'intelligence  de  l'Écriture,  parce  qu'elle  ne  contient  que  de 
grands  mots  inventés  pour  la  dispute  :  cette  proposition,  quant  à 
toutes  ses  parties,  en  parlant  de  la  philosophie  d'Aristote,  principa- 
lement dans  les  choses  où  il  ne  s'écarte  pas  de  la  foi,  est  fausse, 
avancée  avec  folie  et  arrogance  par  un  ennemi  de  la  science.  2°  Toutes 
les  vertus  morales  et  toutes  les  sciences  spéculatives  ne  sont  ni  vraies 
vertus  ni  sciences,  mais  des  péchés  et  des  erreurs  :  cette  proposition, 
quant  à  la  première  partie,  que  les  vertus  morales  sont  des  péchés, 
doit  être  qualifiée  de  la  même  manière  que  cette  autre  de  Luther  : 
Que  toutes  les  actions,  avant  la  charité,  sont  des  péchés.  Quant  à  la 
seconde  partie,  savoir,  que  les  sciences  spéculatives  sont  des  erreurs, 
elle  est  manifestement  fausse.  3°  La  théologie  scholastique  est  une 
fausse  intelligence  de  l'Écriture  et  des  sacrements,  et  a  banni  d'entre 
nous  la  théologie  véritable  et  sincère  :  cette  proposition  est  fausse, 
téméraire,  avancée  avec  orgueil,  et  ennemie  de  la  saine  doctrine. 
4°  Luther  dit  :  Je  trouve  dans  les  sermons  de  Jean  Tauler,  écrits  en 
langue  allemande,  plus  de  théologie  solide  et  sincère  qu'on  n'en 
trouve  et  ne  peut  en  trouver  dans  tous  les  docteurs  scholastiques  des 
universités  :  cette  proposition  de  Luther  est  manifestement  téméraire. 
5°  Dans  le  même  temps  la  théologie  scholastique  a  commencé  à  paraî- 
tre pour  nous  tromper,  dans  le  même  temps  la  théologie  de  la  croix  a 
été  anéantie,  et  tout  est  entièrement  renversé  :  cette  proposition  est 
fausse,  présomptueuse,  avancée  sans  raison,  et  approche  de  l'erreur 
déjà  condamnée  des  Bohémiens.  ô° Depuis  trois  cents  ans  l'Église  souf- 
fre, à  sa  ruine  entière,  que  les  docteurs  scholastiques  se  soient  donné 
la  licence  de  corrompre  les  Écritures  :  cette  proposition  est  fausse  et 
avancée  follement  et  méchamment.  7°  Les  théologiens  scholastiques 
ont  menti  en  disant  que  les  morales  d'Aristote  s'accordent  entière- 
ment avec  la  doctrine  de  Jésus  Christ  et  de  saint  Paul  :  par  cette 
proposition,  l'auteur  impose  faussement  et  impudemment  aux  théo- 
logiens scholastiques,  parce  qu'ils  n'ont  pas  parlé  ainsi,  quoiqu'il 
soit  assez  prouvé  qu'en  beaucoup  de  choses  les  morales  d'Aristote 
s'accordent  avec  la  doctrine  de  Jésus-Christ  et  de  saint  Paul l. 

En  Angleterre,  la  bulle  de  Léon  X  contre  les  erreurs  de  Luther 
avait  été  reçue  avec  une  soumission  religieuse.  Les  livres  de  l'héré- 
siarque avaient  été  brûlés  publiquement.  L'évèque  de  Rochester, 
Jean  Fisher,  prélat  singulièrement  distingué  par  sa  science  et  ses 

iLePla',ubisuprd,p.9t    :  •  D'Argcnlré,  CoUectiojudiciorum,  1. 1  et 2. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  165 

vertus,  prononça  un  discours,  dans  cette  circonstance,  en  faveur  de 
l'antique  religion  reçue  des  apôtres  et  de  leurs  successeurs,  et  que 
Luther  attaquait.  Il  fit  voir  que  l'Esprit  de  vérité  demeure  toujours 
avec  l'Église,  qu'il  la  préserve  de  toutes  les  fausses  opinions,  n'im- 
porte d'où  elles  viennent,  que  le  Pontife  romain,  préfiguré  par 
Aaron,  est  le  chef  suprême  de  l'Église,  et  réfuta  le  faux  dogme  de 
Luther  touchant  la  justification  par  la  foi  sans  les  œuvres. 

Venant  aux  choses  avantageuses  qu'on  répandait  sur  le  compte  de 
l'hérésiarque,  il  les  discute  en  cette  manière  :  Chrétiens  !  lorsque 
vous  entendez  dire  que  Luther  est  d'une  grande  doctrine,  bien  versé 
dans  les  saintes  lettres,  doué  de  vertu,  qu'il  a  beaucoup  de  partisans, 
considérez  en  vous-mêmes  qu'avant  lui  il  y  en  a  eu  beaucoup  d'autres, 
dans  l'Église  du  Christ,  qui,  par  leur  doctrine  et  leur  perverse  inter- 
prétation des  paroles  divines,  ont  soulevé  des  tempêtes  semblables. 
Par  quelle  tempête  ce  fameux  hérétique  Arius  n'a-t-il  pas  affligé 
l'Église?  combien  d'âmes  n'a-t-il  pas  perdues?  Il  était  d'une  grande 
doctrine,  d'une  singulière  éloquence  et  d'une  vie,  en  apparence, 
sainte.  N'a-t-il  pas  appuyé  sur  la  sainte  Écriture  ses  opinions  par 
lesquelles  il  a  séduit  tant  d'âmes?  Saint  Jérôme  dit  de  lui  :  Arius 
fut  une  étincelle  dans  Alexandrie  ;  mais  parce  qu'elle  n'a  pas  été 
éteinte  aussitôt,  la  flamme  en  a  ravagé  tout  l'univers.  Cette  étincelle 
a  vexé  l'Église  du  Christ,  elle  a  perdu  des  âmes  innombrables,  jus- 
qu'à ce  que,  avec  le  temps,  par  l'Esprit  de  vérité,  qui  est  le  conso- 
lateur de  l'Église  et  qui  parle  par  la  bouche  de  ses  Pères  et  de  ses 
docteurs,  elle  a  été  convaincue  et  entièrement  rejetée. 

De  plus,  quand  vous  entendrez  dire  que  Martin  Luther  a  une  âme 
constante  et  fixée  en  Dieu,  et  que  nulle  autorité  ne  l'empêche  de 
dire  la  vérité,  mais  qu'il  regarde  comme  séparés  de  l'Église  catho- 
lique tous  ceux  qui  ne  suivent  pas  ses  opinions,  au  point  qu'il  a 
excommunié  le  Saint-Père  :  présomption  inouïe  !  folie  intolérable  ! 
Quand  vous  entendrez  de  pareils  propos,  sachez  bien  que  d'autres 
hérétiques  ont  fait  de  même,  se  regardant  eux  seuls  et  leurs  secta- 
teurs comme  étant  l'Église  catholique,  et  comme  séparés  d'elle  tous 
ceux  qui  ne  suivaient  pas  leur  dogme.  Ainsi  fit  Novatien  à  Rome, 
lorsqu'il  exclut  de  ses  églises  les  prêtres  et  les  évêques  catholiques  ; 
ainsi  tirent  les  Ariens  en  Grèce,  les  Donatistes  en  Afrique.  Mais 
l'Église  du  Christ  n'est  autre  que  l'Église  une,  sainte,  catholique  et 
apostolique.  Cette  Église  est  une,  ayant  un  seul  chef,  savoir  le  Pape, 
qui  est  le  vicaire  du  Christ,  d'où  elle  est  appelée  une.  Et  quoique 
dans  cette  Église  il  y  ait  beaucoup  de  pécheurs,  cependant,  à  cause 
des  saints  sacrements  qui  y  demeurent  et  qui  rétablissent  les  pé- 
cheurs chaque  jour,  et  aussi  à  cause  de  l'Esprit-Saint  qui  demeure 


166  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Uv.  LXXX1V.  —  De  1517 

toujours  en  elle,  elle  est  appelée  sainte.  Et  parce  qu'elle  n'est  point 
assignée  à  certaine  nation,  mais  commune  à  toutes,  elle  est  appelée 
catholique,  c'est-à-dire  universelle.  Enfin,  parce  qu'elle  est  dérivée 
des  apôtres,  principalement  du  prince  des  apôtres,  saint  Pierre,  elle 
est  appelée  apostolique.  Seule  cette  Eglise  est  l'épouse  du  Christ  : 
les  autres  n'en  sont  pas,  mais  ce  sont  des  synagogues  de  Satan  et  des 
conciles  de  démons. 

Enfin,  quand  vous  entendrez  dire  que  Martin  Luther  a  pour  Dieu 
un  zèle  ardent,  qu'il  se  croit  en  conscience  oblige  de  faire  ce  qu'il 
fait,  que  par  là  il  pense  plaire  à  Dieu  et  lui  rendre  un  éminent  service, 
en  ce  qu'il  se  persuade  avoir  gagné  au  Dieu  tout-puissant  toutes  les 
âmes  que,  par  sa  fausse  doctrine,  il  tue  et  égorge,  soyez  néanmoins 
fermes  dans  votre  foi,  et  considérez  que  le  Sauveur  vous  a  prévenus 
de  cela  même  en  disant  :  //  viendra  même  un  temps  ou  quiconque 
vous  tuera  croira  rendre  service  à  Dieu  1. 

Le  roi  d'Angleterre,  Henri  VIII,  fit  plus  encore  :  l'année  suivante 
1521,  il  composa  lui-même  une  défense  des  sept  sacrements  contre 
l'ouvrage  de  Luther,  De  laCaptivité  de  Babylone.  Le  royal  auteur 
dédia  son  livre  au  pape  Léon  X,  comme  un  monument  de  sa  dévo- 
tion filiale  pour  sa  mère,  la  sainte  Eglise  de  Dieu. 

Parlant  d'abord  des  indulgences  reconnues  par  tous  les  catho- 
liques, mais  représentées  par  Luther  comme  des  fourberies  d'adula- 
teurs romains  et  comme  de  purs  moyens  d'amasser  de  l'argent, 
Henri  VIII  raisonne  de  la  manière  suivante  :  Si  Luther  dit  vrai,  tous 
ont  été  des  imposteurs.  Combien  plus  raisonnable  n'est-il  pas  de 
croire  que  ce  petit  frère  est  une  brebis  galeuse,  que  de  supposer  que 
tant  de  Pontifes  ont  été  de  perfides  pasteurs  ?  Car  quel  homme  c'est 
que  Luther,  combien  il  est  étranger  à  toute  charité,  il  le  montre  bien 
évidemment  lorsqu'il  ne  rougit  pas  d'imputer  un  tel  crime  à  tant  de 
saints  et  souverains  Pontifes.  Mais,  quelques  disputes  qu'on  élève 
sur  les  indulgences  du  Pontife,  toujours  faut-il  qu'elles  demeurent 
inébranlables  ces  paroles  du  Christ,  par  lesquelles  il  a  confié  les  clefs 
de  l'Eglise  à  Pierre  :  Tout  ce  que  tu  lieras  sur  la  terre  sera  lié  dans  le 
ciel,  et  tout  ce  que  tu  délieras  sur  la  terre  sera  délié  dans  les  cieux. 
Et  encore  :  Les  péchés  seront  remis  à  ceux  à  qui  vous  les  remettrez, 
et  ils  seront  retenus  à  ceux  à  qui  vous  les  retiendrez.  Si  par  ces  pa- 
roles il  est  constant  que  tout  prêtre  a  le  pouvoir  d'absoudre  des  pé- 
chés mortels  et  de  remettre  l'éternité  de  la  peine,  à  qui  ne  paraîtrait- 
il  pas  absurde  que  le  prince  de  tous  les  prêtres  n'ait  aucun  droit  sur 
la  peine  temporaire  ?  Certainement,  si  les  Pontifes  ont  péché  qui  ont 

1  Raynald,  1620,  n.  64. 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  167 

accordé  des  indulgences,  l'assemblée  entière  des  fidèles  n'était  pas 
non  plus  exempte  de  péché,  puisque  ces  fidèles  ont  reçu  ces  indul- 
gences si  longtemps  et  avec  un  tel  accord.  Pour  moi,  je  crois  devoir 
plutôt  acquiescer  à  leur  jugement  et  à  la  pratique  des  saints  qu'au 
seul  Luther,  qui  condamne  si  furieusement  toute  l'Église  *. 

Le  roi  d'Angleterre  réfute  ensuite  les  blasphèmes  de  Luther  contre 
la  papauté.  Qui  n'admirerait  ici  l'inconstance  de  cet  homme,  à  moins 
qu'il  ne  connaisse  sa  malice  ?  D'abord  il  avait  nié  que  la  papauté  fût 
de  droit  divin,  mais  avait  accordé  qu'elle  était  de  droit  humain  ; 
maintenant  en  désaccord  avec  lui-même,  il  soutient  qu'elle  n'est  ni 
de  l'un  ni  de  l'autre,  mais  que  le  Pontife  s'est  arrogé  et  a  usurpé  la 
tyrannie  par  la  seule  violence.  II  pensait  donc  autrefois  que  c'était 
au  moins  par  un  consentement  humain,  pour  le  bien  public,  qu'avait 
été  déférée  au  Pontife  romain  la  puissance  sur  l'Eglise  catholique,  et 
il  le  pensait  tellement,  qu'il  détestait  le  schisme  des  Bohémiens,  de 
ce  qu'ils  se  séparaient  de  l'obéissance  de  la  Chaire  de  Rome,  décla- 
rant que  tous  ceux-là  péchaient  d'une  manière  damnable  qui  n'o- 
béissaient pas  au  Pape.  Ayant  donc  écrit  cela  depuis  peu,  mainte- 
nant il  tombe  dans  ce  qu'il  détestait  alors.  Voici  un  autre  échantillon 
de  sa  constance.  Après  avoir  dit  dans  un  sermon  au  peuple  que 
l'excommunication  est  un  remède  qu'il  faut  supporter  avec  obéissance 
et  patience,  peu  après,  étant  excommunié  lui-même,  il  endure  la 
sentence  avec  si  peu  de  retenue,  que,  transporté  d'une  espèce  de 
rage,  il  s'emporte  à  des  injures,  des  outrages,  des  blasphèmes  que 
nulle  oreille  ne  saurait  entendre,  prouvant  ainsi  par  sa  fureur  que 
ceux  qui  sont  expulsés  du  sein  de  l'Eglise  sont  aussitôt  saisis  par  les 
furies  et  agités  par  les  démons.  Mais,  je  le  demande,  cet  homme  qui 
naguère  voyait  ces  choses-là,  ccmment  voit-il  tout  à  coup  qu'il  ne 
voyait  rien  alors  ?  Quels  nouveaux  yeux  s'est-il  procurés  ?  aurait-il 
la  vue  plus  perçante  depuis  qu'à  la  superbe  accoutumée  sont  venues 
se  joindre  la  colère  et  la  haine,  lunettes  bien  propres  sans  doute 
pour  voir  plus  loin  ? 

Je  ne  ferai  pas  l'injure  au  Pontife  de  discuter  avec  anxiété  son 
droit,  comme  s'il  pouvait  être  mis  en  doute  ;  c'est  assez  pour  le  pré- 
sent que  son  ennemi  soit  tellement  entraîné  par  la  fureur,  qu'il  s'ôte 
à  lui-même  toute  croyance,  et  qu'il  fait  voir  clairement  que,  aveuglé 
par  sa  malice,  il  n'est  point  d'accord  avec  lui-même  ni  ne  sait  ce 
qu'il  dit.  Il  ne  peut  nier  que  toute  l'Église  des  fidèles  ne  reconnaisse 
et  ne  révère  la  sainte  Chaire  de  Rome  comme  leur  mère  et  comme 
ayant  la  primauté,  au  moins  les  fidèles  que  la  distance  des  lieux  ou 

iRaynald,  I52i,n.  54  et  55. 


168  HISTOIRE  UNIVERSELLE      [Liv.  LNXXIW-  De  1517 

la  grandeur  des  périls  n'empêchent  pas  d'approcher.  Encore  les  In- 
diens, qui  viennent  de  si  loin  et  d'au  delà  de  tant  de  mers  et  de  so- 
litudes, se  soumettent  au  Pontife  romain.  Si  donc  ce  Pontife  n'a 
obtenu  une  si  grande  puissance  ni  par  l'ordre  de  Dieu  ni  par  la  vo- 
lonté des  hommes,  mais  qu'il  se  la  soit  arrogée  lui-même,  Luther 
voudra  bien  nous  dire  à  quelle  époque  il  a  envahi  une  telle  domina- 
tion. Le  commencement  d'un  pouvoir  si  immense  ne  saurait  être 
obscur,  surtout  s'il  est  né  depuis  les  temps  dont  les  hommes  conser- 
vent le  souvenir.  S'il  dit  que  c'est  au  delà  d'un  ou  de  deux  âges,  il 
nous  montrera  le  fait  par  les  histoires.  Si  l'origine  d'une  si  grande 
chose  est  si  ancienne  qu'on  en  ait  perdu  le  souvenir,  il  saura  que, 
d'après  toutes  les  lois,  tout  droit  qui  dépasse  toute  mémoire  hu- 
maine, en  sorte  qu'on  ne  peut  savoir  quelle  en  fut  l'origine,  est 
censé  avoir  eu  une  origine  légitime,  et  que,  d'après  le  droit  de 
toutes  les  nations,  il  n'est  pas  permis  d'ébranler  ce  qui  a  demeuré 
immuable  si  longtemps. 

Si  l'on  parcourt  les  annales  de  l'histoire,  on  trouvera  que,  depuis 
la  paix  rendue  au  monde,  généralement  toutes  les  églises  de  l'uni- 
vers chrétien  obéissaient  à  l'Église  romaine,  et  que  la  Grèce  même, 
quoique  l'empire  eût  passé  chez  elle,  appartenait  à  la  primauté  de 
cette  Eglise,  et  que,  sauf  le  temps  de  schisme,  elle  lui  était  soumise. 
Combien  il  faut  déférer  au  Siège  de  Rome,  saint  Jérôme  le  fait  assez 
voir  lorsqu'il  dit,  lui  qui  cependant  n'était  pas  Romain,  que  ce  lui 
était  assez  que  le  Pape  de  Rome  approuvât  sa  foi,  n'importe  quels 
autres  l'improuvassent l. 

Décrivant  ensuite  la  perfidie  de  Luther,  qui  avait  rompu  le  triple 
lien  de  Chrétien,  de  prêtre  et  de  moine,  le  roi  ajoute  que,  par  l'abo- 
lition des  indulgences  et  de  la  papauté,  Luther  se  préparait  la  voie  à 
l'abolition  des  sacrements.  «  Aussi  des  sept,  il  n'en  laisse  que  trois  ; 
encore  n'est-ce  que  pour  un  temps,  donnant  à  entendre  que  dans 
peu  il  ôterait  encore  les  autres.  Car,  des  trois,  il  en  ôte  bientôt  un 
dans  le  même  livre,  par  où  il  déclare  assez  ce  qu'il  prétend  faire  du 
reste.  »  Henri  établit  ensuite  la  doctrine  de  l'Église  sur  les  sept  sacre- 
ments, et,  commençant  par  l'eucharistie,  il  convainc  de  perfidie 
Luther,  pour  avoir  commencé  à  l'appeler  le  sacrement  du  pain,  tan- 
dis que  saint  Ambroise  dit  expressément  :  Quoiqu'on  voie  sur  l'autel 
la  figure  du  pain  et  du  vin,  il  faut  néanmoins  croire  que  ce  n'est 
rien  autre  que  la  chair  et  le  sang  du  Christ. 

Plus  loin,  Henri  réfute  les  arguties  de  Luther,  prétendant  que  le 
Christ  a  donné  aux  apôtres  le  pain  avec  son  corps,  en  ce  qu'il  est  dit 

1  N.  56  et  57. 


1515  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  169 

que  le  Christ  a  pris  du  pain.  «  Mais,  répond  le  roi,  comme  avant  de 
donner  le  pain  à  manger  aux  apôtres,  il  le  convertit  en  chair,  ce  n'est 
plus  le  pain  qu'il  avait  pris  qu'ils  reçoivent,  mais  son  corps  auquel  il 
avait  converti  le  pain.  De  même  que,  si  quelqu'un,  ayant  pris  une  se- 
mence, eût  donné  à  un  autre  lafleur  née  de  là,  il  ne  lui  aurait  pas  donné 
ce  qu'il  avait  pris,  quoique  l'ordre  commun  de  la  nature  eût  changé 
l'un  en  l'autre  ;  de  même  et  beaucoup  moins  le  Christ  a-l-il  donné  aux 
apôtres  ce  qu'il  avait  pris  en  ses  mains,  après  avoir  changé,  par  un 
si  grand  miracle,  en  sa  propre  chair  le  pain  qu'il  avait  pris.  A  moins 
que  quelqu'un  ne  soutienne  que,  parce  que  Aaron  a  pris  la  verge  en 
sa  main  et  a  jeté  la  verge  de  sa  main,  la  substance  de  la  verge  a 
subsisté  avec  le  serpent,  ou  la  substance  du  serpent  avec  la  verge 
rétablie.  Que  si  la  verge  n'a  pu  subsister  avec  le  serpent ,  com- 
bien moins  le  pain  pourra-t-il  subsister  avec  la  chair  du  Christ,  cette 
substance  incomparable  !  » 

Le  roi  Henri  prouve  ensuite  amplement  que  la  transsubstantiation 
n'a  pas  été  inventée  par  des  modernes,  comme  prétendait  Luther, 
mais  qu'elle  a  été  crue  par  les  anciens,  tels  qu'Eusèbe  d'Émèse, 
Augustin,  Grégoire  de  Nysse,  Théophile,  Cyrille,  Ambroise.  Puis  il 
ajoute  :  Mais  Luther  lui-même  avoue  qu'il  n'y  a  point  de  péril  à 
penser  là-dessus  comme  toute  l'Église.  Or,  toute  l'Église  décide  de 
son  côté  que  celui-là  est  hérétique  qui  pense  comme  Luther.  Donc 
Luther  ne  doit  exciter  personne,  à  qui  il  veuille  du  bien,  à  penser 
comme  lui,  puisque  toute  l'Église  condamne  sa  manière  de  penser  ; 
mais  il  doit  persuader  à  ceux  qu'il  aime,  de  s'adjoindre  à  ceux  qu'il 
avoue  n'être  exposés  à  aucun  péril.  Elle  est  donc  fausse  la  voie  de 
Luther  contre  la  foi  publique,  non-seulement  de  ce  temps,  mais  de 
tous  les  âges  ;  il  ne  délivre  pas  de  la  captivité  ceux  qui  l'en  croient, 
mais,  les  tirant  de  la  liberté  de  la  foi,  c'est-à-dire  d'un  lieu  que 
Luther  lui-même  avoue  être  sûr,  il  Ies-captive  sous  l'erreur,  les  con- 
duisant au  précipice,  et  par  des  voies  perdues,  incertaines,  douteuses, 
et  par  là  même  pleines  de  péril;  or,  qui  aime  le  péril  y  périra  *. 

Le  même  roi  pulvérise  d'autres  sophismes  de  Luther  contre  le  sa- 
crifice de  la  messe,  et  enseigne  que  le  sacrifice  de  la  messe  a  été  in- 
stitué à  la  place  de  tous  les  sacrifices  qui  s'offraient  sous  la  loi  de 
Moïse.  «  Si  Luther  objecte  que  le  prêtre  ne  peut  pas  offrir,  parce  que 
le  Christ  n'a  pas  offert  dans  la  cène,  qu'il  se  rappelle  ce  qu'il  a  dit 
lui-même,  que  le  testament  implique  la  mort  du  testateur,  et  qu'il 
n'a  ni  force  ni  perfection  complète  avant  la  mort  de  celui  qui  a  testé. 
C'est  pourquoi  au  testament  du  Christ  appartient  non-seulement  ce 

1  N.  58  et  59. 


170  HISTOIRE  UNIVERSELLE    (Liv.  LXXX1Y.  —  De  1517 

qu'il  a  fait  d'abord  dans  la  cène,  mais  aussi  son  oblation  sur  la  croix; 
car  c'est  sur  la  croix  qu'il  a  consommé  le  sacrifice  commencé  dans  la 
cène.  Et  la  commémoration  de  tout  l'ensemble,  savoir,  de  la  consé- 
cration dans  la  cène  et  de  l'oblation  sur  la  croix,  se  célèbre  et  se  re- 
présente dans  le  sacrement  de  la  messe.  C'est  pourquoi  la  mort  y 
est  plus  représentée  que  la  cène  ;  car,  quand  l'Apôtre  écrit  aux  Co- 
rinthiens :  Chaque  fois  que  vous  mangerez  ce  pain  et  que  vous  boirez 
ce  calice,  il  ajoute  :  Vous  annoncerez,  non  pas  la  cène  du  Seigneur, 
mais  la  mort  du  Seigneur  l.  » 

Luther  avait  prétendu  que  le  troisième  genre  de  captivité  était 
le  sacrifice  de  la  messe  offert  pour  les  péchés.  Voici  comme  le  roi 
Henri  cite  ses  vaines  arguties,  et  comme  il  les  réfute  par  les  sentences 
opposées  des  saints:  «  Pour  n'avoir  pas  l'air  d'imiter  Luther,  qui 
n'a  rien  pour  lui  que  ce  qu'il  forge  de  sa  tête,  nous  rappellerons  ce 
que  saint  Ambroise  dit  de  la  messe.  —  Avec  quelle  contrition  de 
cœur  et  quelle  fontaine  de  larmes ,  dit-il ,  avec  quel  respect  et 
quel  tremblement,  avec  quelle  chasteté  de  corps  et  quelle  pu- 
reté d'âme  faut-il  célébrer,  ô  Seigneur  Dieu  !  ce  divin  et  céleste 
mystère  où  l'on  mange  en  vérité  votre  chair,  où  l'on  boit  en  vérité 
votre  sang,  où  ce  qu'il  y  a  de  plus  bas  s'unit  à  ce  qu'il  y  a  de  plus 
haut,  l'humain  au  divin,  où,  d'une  manière  merveilleuse  et  ineffable, 
vous  êtes  à  la  fois  prêtre  et  sacrifice  ?  Qui  peut  célébrer  dignement 
ce  sacrifice  si  vous,  Dieu  tout-puissant,  n'en  rendez  digne  celui  qui 
l'offre  ?  — Vous  voyez  comme  ce  bienheureux  Père  appelle  la  messe 
une  oblation,  et  dit  que  le  Christ  y  est  à  la  fois  prêtre  et  sacrifice, 
comme  il  le  fut  sur  la  croix;  c'est  maintenant  à  Luther  de  voir  quel 
égard  il  aura  pour  l'autorité  d'Ambroise.  Quel  égard  avait  pour  lui 
le  bienheureux  Grégoire,  il  le  fait  assez  connaître  lorsqu'il  dit  à  son 
imitation  :  —  Qui  des  fidèles  peut  douter  que  dans  le  moment  même 
de  l'immolation,  à  la  voix  du  prêtre,  les  cieux  s'ouvrent  ;  que  dans  ce 
mystère  du  Christ  les  anges  sont  présents,  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  bas 
s'unit  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  haut,  la  terre  au  ciel,  et  que  des  choses  vi- 
sibles et  invisibles  il  s'en  fait  une  même?  —  Et  ailleurs  :  Cette  victime 
unique  délivre  les  âmes  delà  perdition  éternelle,  en  ce  qu'elle  renou- 
velle pour  nous  la  mort  du  Fils  unique.  — Et  non  moins  clairement, 
lorsqu'il  dit  :  —  Pensons  de  là  quel  est  pour  nous  ce  sacrifice,  qui 
imite  toujours  la  passion  du  Fils  unique.  —  Nous  voyons  comme 
saint  Ambroise  et  saint  Grégoire  non-seulement  appellent  la  messe 
une  immolation  et  un  sacrifice,  mais  confessentquc  la  passion  du  Sei- 
gneur y  est  représentée,  et  non  simplement  la  cène,  comme  dit  Lu- 

1  N.  60. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  171 

ther.  Et  cependant  ce  ne  sont  pas  les  seuls  Pères  qui  aient  ainsi  parlé  ; 
car  saint  Augustin  confesse  plus  d'une  fois  la  même  chose,  entre 
autres  quand  il  dit  :  Cette  oblation  se  réitère  chaque  jour,  quoique  le 
Christ  ait  souffert  une  seule  fois  ;  parce  que  nous  tombons  chaque 
jour,  le  Christ  est  immolé  pour  nous  chaque  jour  *.  » 

La  quatrième  captivité  babylonienne  de  Luther  fut  la  liberté  de  la 
chair,  pour  attirer  les  pécheurs  à  l'assurance  du  salut  sans  les  œuvres 
de  la  loi  évangélique.  Le  roi  le  réfute  ainsi.  «Il  relève  les  richesses  de 
la  foi,  mais  pour  nous  rendre  pauvres  des  bonnes  œuvres,  sans  les- 
quelles, comme  dit  saint  Jacques,  la  foi  est  morte.  Mais  Luther  nous 
recommande  la  foi  de  telle  sorte,  que  non-seulement  il  nous  permet 
de  ne  pas  faire  de  bonnes  œuvres,  mais  qu'il  nous  suggère  encore 
l'audace  de  tous  les  crimes.  Car  il  dit  :  Voyez  combien  est  riche  le 
Chrétien  ou  l'homme  baptisé,  puisque,  le  voulût-il,  il  ne  peut  perdre 
son  salut,  par  quelques  grands  péchés  que  ce  soit,  à  moirts  qu'il  ne 
veuille  pas  croire  ;  car  nuls  péchés  ne  peuvent  le  damner,  si  ce  n'est 
la  seule  incrédulité.  Parole  impie  et  maîtresse  de  toute  impiété  !  pa- 
role si  odieuse  aux  oreilles  pieuses,  qu'il  n'est  pas  besoin  de  la  réfuter  ! 
Donc  on  ne  sera  damné  ni  pour  l'adultère,  ni  pour  l'homicide,  ni 
pour  le  parjure,  ni  pour  le  parricide,  pourvu  qu'on  croie  qu'on  sera 
sauvé  par  la  promesse  du  baptême.  —  De  la  foi  même,  il  ne  fait  autre 
chose  qu'un  patronage  de  la  vie  criminelle.  Et  pour  y  parvenir  plus 
sûrement,  après  avoir  dépouillé  les  sacrements  de  la  grâce,  il  dé- 
pouille l'Eglise  de  tous  les  vœux  et  de  toutes  les  lois,  sans  être  tou- 
ché de  cette  parole  de  Dieu  :  Faites  des  vœux  et  accomplissez-les  2.  » 
Entre  les  prétendues  inventions  de  la  captivité  babylonienne , 
Luther  avait  compté  les  lois  pontificales  et  impériales,  pour  amener 
les  fidèles,  dégagés  de  la  crainto  de  toute  loi,  à  la  condition  des 
barbares.  Henri  le  réprimande  de  cette  sorte  :  —  «  Quant  aux  lois, 
j'admire  qu'un  homme  ait  pu  sans  rougir  avoir  des  pensées  aussi  ab- 
surdes :  comme  si  les  Chrétiens  ne  pouvaient  pas  pécher,  ou  que 
l'immense  multitude  des  croyants  fût  si  parfaite,  qu'il  n'y  eût  rien  à 
régler  ni  pour  le  culte  de  Dieu,  ni  pour  éviter  les  désordres.  Mais,  par 
le  même  dessein,  il  abolit  à  la  fois  toute  puissance  et  toute  autorité, 
et  celle  des  princes  et  celle  des  prélats.  Car  que  fera  le  prince  ou  le 
prélat  s'il  ne  peut  établir  de  loi,  ni  exécuter  celle  qui  est  établie,  mais 
que  le  peuple  flotte  sans  loi,  comme  un  navire  sans  gouvernail?  Où 
est  donc  ce  mot  de  l'Apôtre  :  Que  toute  créature  soit  soumise  aux 
puissances  supérieures  ?  Et  cet  autre  :  Si  vous  faites  mal,  craignez  le 
roi,  car  ce  n'est  pas  en  vain  qu'il  porte  le  glaive  ?  Et  d'autres  paroles 

i  N.  61.  —  2jh  75.  —  N.  G2. 


172  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  -  De  1517 

semblables.  Ce  n'est  pas  en  vain,  dit  saint  Augustin,  qu'ont  été  in- 
stitués et  la  puissance  du  roi,  et  le  droit  du  juge,  et  la  hache  du  bour- 
reau, l'arme  du  soldat,  la  discipline  du  maître,  et  même  la  sévérité 
d'un  bon  père.  Toutes  ces  choses  ont  leurs  modes,  leur  cause,  leurs  rai- 
sons, leurs  utilités;  et  lorsqu'on  redoute  ces  choses,  les  méchants  sont 
réprimés,  et  les  bons  vivent  tranquilles  parmi  les  méchants.  J'évite 
de  parler  des  rois,  pour  ne  pas  avoir  l'air  de  plaider  ma  propre  cause. 
Je  demande  seulement  :  Si  personne,  ni  homme,  ni  ange,  ne  peut 
établir  de  loi  sur  un  Chrétien,  pourquoi  l'Apôtre  établit-il  tant  de  lois 
touchant  l'élection  des  évèques,  touchant  les  veuves,  touchant  le  voile 
que  doivent  mettre  les  femmes?  pourquoi  règle-t-il  que  le  conjoint 
fidèle  ne  se  sépare  point  de  l'infidèle,  à  moins  qu'il  n'en  soit  aban- 
donné? pourquoi  ose-t-il  dire:  Aux  autres  je  dis,  moi,  non  pas  le 
Seigneur?  pourquoi  a-t-il  exercé  une  si  grande  puissance,  jusqu'à 
livrer  l'incestueux  à  Satan  pour  la  perte  de  sa  chair  ?  pourquoi  Pierre 
a-t-il  frappé  Ananie  et  Saphire  d'une  peine  semblable,  à  cause  qu'ils 
s'étaient  réservé  un  peu  de  leur  argent  ?  Si  les  apôtres  ont  statué  tant 
de  choses  sur  le  peuple  chrétien,  outre  le  précepte  spécial  du  Sei- 
gneur, pourquoi  ceux  qui  ont  succédé  aux  apôtres  n'en  feraient-ils 
pas  autant  pour  l'avantage  du  peuple  4  ?  h 

Passant  au  sacrement  de  pénitence,  Henri  confond  d'abord  ainsi 
l'impudence  de  Luther  par  les  autorités  des  saints  Pères  :  «  Si  l'au- 
torité des  saints  Pères  doit  valoir  quelque  chose,  c'est  surtout  ce  que 
dit  saint  Ambroise  :  Nul  ne  peut  être  justifié  du  péché  s'il  ne  l'a 
confessé.  —  Que  peut-on  dire  de  plus  clair  ?  Et  puis  saint  Chrysos- 
tôme  :  On  ne  peut  recevoir  la  grâce  de  Dieu  si  on  n'est  purifié  de 
tout  péché  par  la  confession.  —  Et  saint  Augustin  :  Faites  pénitence 
comme  on  le  fait  dans  l'Église.  Que  personne  ne  se  dise  :  Je  fais  péni- 
tence en  secret,  je  fais  pénitence  auprès  de  Dieu.  C'est  donc  en  vain 
qu'il  a  été  dit  :  Tout  ce  que  vous  délierez  sur  la  terre  ;  c'est  donc  en 
vain  qu'ont  été  données  les  clefs.  —  Quant  aux  paroles  du  Christ 
touchant  les  clefs,  Luther  affirme  qu'elles  ont  été  dites  aux  laïques, 
Augustin  le  nie  ;  à  qui  pensez-vous  qu'il  faille  croire  davantage  ?  Lu- 
ther affirme,  Ambroise  nie  ;  à  qui  pensez-vous  qu'il  faille  croire  da- 
vantage ?  Luther  affirme,  l'Église  entière  nie  ;  à  qui  pensez-vous  qu'il 
faille  croire  davantage  2?  » 

Sur  la  satisfaction  que  l'hérésiarque  voulait  abolir,  voici  comme  le 
roi  le  réfute  :  «  Lorsqu'il  dit  qu'on  ne  satisfait  pas  à  Dieu  par  les 
œuvres,  mais  par  la  foi  seule,  s'il  pense  que  ce  n'est  pas  par  les  œuvres 
seules  sans  la  foi,  c'est  sottement  qu'il  s'emporte  contre  le  Siège  de 

1  N.63.  —  2N.  64. 


à  1515  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  173 

Rome,  car  jamais  il  n'y  a  eu  personne  d'assez  insensé  pour  dire  qu'on 
pouvait  satisfaire  à  Dieu  par  les  œuvres  sans  la  foi...  S'il  pense  que 
les  œuvres  sont  superflues  et  que  la  foi  seule  suffit,  quelles  que  soient 
les  œuvres,  alors  il  dit  quelque  chose  et  se  trouve  vraiment  en  oppo- 
sition avec  le  Siège  de  Rome,  qui  croit  avec  saint  Jacques  que  la  foi 
sans  les  œuvres  est  morte  l.  » 

Luther  avait  aussi  déprisé  le  sacrement  de  confirmation,  à  cause 
qu'il  ne  lisait  point  les  paroles  expresses  par  lesquelles  il  avait  été 
institué.  Le  roi  lui  prouve  qu'il  faut  croire  plusieurs  choses  que  l'É- 
glise a  reçues  du  Christ,  et  qui  ne  sont  point  exprimées  dans  l'Évan- 
gile :  «  De  cette  manière,  dit-il,  supposé  qu'il  n'y  eût  que  l'évangile 
de  saint  Jean ,  il  nierait  l'institution  du  sacrement  de  l'eucharistie, 
à  cause  que  Jean  ne  dit  rien  de  cette  institution,  l'ayant  passé  par  le 
même  conseil  de  Dieu  que  tous  ont  passé  beaucoup  d'autres  choses 
que  Jésus  a  faites.  Lesquelles,  dit  l'évangéliste,  n'ont  pas  été  écrites 
dans  ce  livre,  et  que  le  monde  entier  ne  pourrait  comprendre.  Plu- 
sieurs de  ces  choses  ont  été  communiquées  de  vive  voix  aux  fidèles 
par  les  apôtres,  et  puis  conservées  par  la  foi  perpétuelle  de  l'Église 
catholique.  Et  pourquoi  ne  la  croiriez-vous  pas  sur  certains  articles, 
quoiqu'ils  ne  se  lisent  pas  dans  les  évangiles  ?  puisque ,  comme  dit 
saint  Augustin,  sans  la  tradition  de  l'Église  vous  ne  pourriez  pas 
.même  savoir  quels  sont  les  évangiles.  Et  quand  même  il  n'y  en  au- 
rait jamais  eu  un  d'écrit,  il  resterait  toujours  écrit  dans  les  cœurs  des 
fidèles  un  évangile  plus  ancien  que  les  exemplaires  de  tous  les  évan- 
gélistes  :  il  resterait  toujours  les  sacrements,  que  je  ne  doute  pas  qui 
soient  plus  anciens  que  tous  les  évangiles.  Luther  ne  peut  donc  pas 
regarder  comme  un  argument  efficace  qu'un  sacrement  a  été  reçu  à 
tort  s'il  ne  le  trouve  pas  institué  dans  l'Évangile.  »  Après  avoir  con- 
firmé tout  cela  par  les  autorités  de  plusieurs  saints  Pères,  Henri 
ajoute  :  Beaucoup  de  passages  de  l'Écriture  décrivent  la  confirmation, 
notamment  celui  des  Actes,  avec  beaucoup  de  clarté,  lorsqu'il  rap- 
porte que  le  peuple  qui  avait  été  baptisé  à  Samarie  reçut  l'Esprit- 
Saint  par  l'imposition  des  mains  de  Pierre  et  de  Jean  ,  qui  étaient 
descendus  vers  eux  2.  » 

Le  roi  presse  le  même  argument  contre  Luther  pour  le  sacrement 
de  mariage  :  «  L'Église  croitque  c'est  un  sacrement,  institué  de  Dieu, 
transmis  par  Jésus-Christ  aux  apôtres,  des  apôtres  aux  saints  Pères, 
des  saints  Pères  à  nous,  pour  l'être  de  nous  jusqu'à  la  fin  du  monde. 
Voilà  ce  que  croit  l'Église,  et  ce  qu'elle  croit,  elle  vous  le  dit.  Elle 
vous  le  dit,  comme  elle  vous  dit  que  les  évangélistes  ont  écrit  1"É- 

1  N.  65.  —  2N    66  et  G7. 


174  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  — De  1517 

vangile.  Car  si  l'Église  ne  vous  disait  pas  que  l'évangile  de  saint  Jean 
est  l'évangile  de  saint  Jean,  vous  ne  sauriez  pas  qu'il  est  de  lui  ;  car 
vous  n'étiez  pas  assis  à  ses  côtés  quand  il  écrivait.  Pourquoi  donc  ne 
croyez-vous  pas  l'Église  quand  elle  vous  dit  :  Voilà  ce  que  Jésus- 
Christ  a  fait,  voilà  les  sacrements  qu'il  a  institués,  voilà  ce  que  les 
apôtres  ont  transmis,  comme  vous  la  croyez  quand  elle  vous  dit  : 
Voilà  ce  qu'a  écrit  tel  évangéliste  *  ?  » 

Le  roi  défend  aussi  la  cause  des  prêtres  contre  Luther  ;  et  après 
avoir  accumulé  plusieurs  arguments  tirés  de  saint  Matthieu,  de  saint 
Paul  à  Timothée,  pour  prouver  la  dignité  du  sacerdoce,  il  réfute 
ainsi  les  sophismes  de  l'hérésiarque  :  «  Si  l'ordre  de  la  prêtrise  n'est 
rien,  parce  que  tout  Chrétien  est  prêtre,  il  s'ensuivra  que  le  Christ 
n'a  rien  eu  au-dessus  de  Saûl,  car  David  a  dit  de  Saùl  :  J'ai  péché 
en  touchant  le  Christ  du  Seigneur.  Il  s'ensuivra  que  le  Christ  n'a  rien 
eu  au-dessus  d'aucun  de  ceux  dont  il  est  dit  :  Ne  touchez  point  à 
mes  christs.  Il  s'ensuivra  enfin  que  Dieu  même  n'a  rien  au-dessus 
d'aucun  de  tous  ceux  dont  il  a  dit  lui-même  par  le  prophète  :  Moi, 
j'ai  dit,  vous  êtes  tous  des  dieux  et  des  fils  du  Très-Haut.  Enfin,  comme 
tous  les  Chrétiens  sont  prêtres,  de  même  ils  sont  tous  rois  ;  car  il  n'est 
pas  dit  seulement , vous  êtes  le  sacerdoce  royal,  mais  encore  le  royaume 
sacerdotal.  Il  faut  bien  considérer  à  quoi  vise  ce  serpent  :  je  le  crois 
trop  rusé  pour  attacher  aucune  valeur  à  un  argument  si  frivole.  II 
lèche  seulement  les  laïques  pour  les  mordre  plus  tard.  C'est  pour- 
quoi il  abolit  la  prêtrise,  afin  de  réduire  les  prêtres  au  rang  des  laïques. 
Car  il  nie  que  la  prêtrise  soit  un  sacrement,  mais  dit  que  c'est  un 
simple  rite  pour  élire  un  prédicateur  ;  car  ceux  qui  ne  prêchent  pas, 
il  prétend  qu'ils  ne  sont  rien  moins  que  prêtres,  et  qu'ils  ne  sont  pas 
plus  prêtres  qu'un  homme  en  peinture  n'est  un  homme  réel.  Ce  qui 
est  contraire  à  saint  Paul  écrivant  à  Timothée  :  Les  prêtres  qui  pré- 
sident bien  sont  dignes  d'un  double  honneur,  principalement  ceux 
qui  travaillent  dans  la  parole  et  dans  la  doctrine.  Par  où  l'Apôtre  en- 
seigne manifestement  qu'il  y  a  des  prêtres  qui,  sans  prêcher,  peu- 
vent être  dignes  d'un  double  honneur ,  quoique  ceux-là  en  soient 
principalement  dignes  qui,  étant  prêtres,  s'appliquent  à  la  prédica- 
tion et  à  l'enseignement  2.  » 

Contre  le  sacrement  de  l'extrême-onction,  Luther  s'était  emporté 
à  ce  degré  de  pétulance,  que,  se  voyant  convaincu  par  l'oracle  ma- 
nifeste de  saint  Jacques,  il  osa  prétendre  que  l'épître  de  cet  apôtre 
ne  devait  pas  être  comptée  parmi  les  Écritures  saintes,  et  cela  du 
même  droit  que  Mahomet  rejeta  les  évangiles  et  y  substitua  l'Alcoran  ; 

1  N.  67.  —  2  N.  68. 


à  1545  de  l'ère  chr.j       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  175 

enfin  Luther  osa  soutenir  que  l'Église  avait  pu  errer  dans  le  discerne- 
ment des  saintes  Écritures.  Ce  que  le  roi  combat  ainsi  :  «  A  Luther  je 
n'opposerai  que  Luther  même  ;  car  personne  ne  contredit  plus  sou- 
vent ou  plus  fortement  Luther  que  Luther.  Dans  le  sacrement  de 
l'ordre,  il  dit  que  l'Église  a  ce  don  de  pouvoir  discerner  les  paroles 
de  Dieu  d'avec  les  paroles  des  hommes.  Comment  donc  aujourd'hui 
dit-il  être  indigne  de  l'esprit  apostolique  une  épître  que  l'Église,  dont 
il  dit  le  jugement  infaillible,  a  jugée  remplie  de  l'esprit  apostolique  i  ?» 

«J'ai  admiré  quelque  temps,  ajoute  le  royal  auteur,  pourquoi  cette 
épître  de  saint  Jacques  déplaît  si  fort  à  Luther.  En  la  lisant  plus 
souvent  et  avec  plus  d'attention,  j'ai  cessé  de  m'étonner.  Car  l'a- 
pôtre écrit  de  manière  qu'il  semble  avoir  connu  Luther  d'avance 
par  l'esprit  prophétique,  tant  il  dépeint  l'homme  au  naturel.  Sous 
prétexte  de  la  foi ,  Luther  méprise  les  œuvres  ;  au  contraire,  saint 
Jacques  démontre  par  la  raison,  par  les  Écritures  et  par  des  exem- 
ples, que  la  foi  sans  les  œuvres  est  morte.  Quant  au  pétulant  babil  de 
Luther,  il  le  censure  en  plus  d'un  endroit,  et  sévèrement.  Si  quel- 
qu'un, dit-il,  se  croit  religieux,  ne  réprimant  pas  sa  langue,  mais 
séduisant  son  cœur,  sa  religion  est  vaine.  Luther  peut  encore  ap- 
pliquer à  sa  langue  ces  paroles  qu'il  ne  saurait  lire  sans  dépit  :  La 
langue  est  un  mal  inquiet,  plein  d'un  venin  mortel.  Il  voit  enfin  que 
c'est  sur  ses  dogmes  que  tombe  ce  que  dit  le  même  apôtre  de  cer- 
tains disputeurs  :  —  Y  a-t-il  quelqu'un  parmi  vous  qui  soit  sage  et 
savant  ?  qu'il  fasse  paraître  ses  œuvres  dans  la  suite  d'une  bonne  vie, 
avec  une  sagesse  pleine  de  douceur.  Mais  si  vous  avez  dans  le  cœur 
un  zèle,  une  jalousie  pleine  d'amertume  et  un  esprit  de  contention, 
ne  vous  glorifiez  point,  et  ne  mentez  point  contre  la  vérité.  Car  ce 
n'est  pas  là  la  sagesse  qui  vient  d'en  haut,  mais  c'est  une  sagesse  ter- 
restre, animale  et  diabolique.  Car  où  il  y  a  de  la  jalousie  et  de  la 
contention,  il  y  a  aussi  du  trouble  et  toute  sorte  de  mal.  Mais  la  sa- 
gesse qui  vient  d'en  haut  est  premièrement  chaste,  puis  amie  de  la 
paix,  modérée,  docile,  susceptible  de  tout  bien,  pleine  de  miséricorde 
et  de  fruits  de  bonnes  œuvres  :  elle  ne  juge  point,  elle  n'est  point  dis- 
simulée. Or,  les  fruits  de  la  justice  se  sèment  dans  la  paix,  par  ceux 
qui  font  des  œuvres  de  paix.  —  Voilà,  cher  lecteur,  ce  qui  indispose 
Luther;  l'apôtre  le  dépeint  comme  s'il  l'avait  vu  2.  » 

Le  roi  lui-même  décrit  d'une  manière  piquante  l'inconstance  et  les 
fraudes  de  Luther  dans  la  dispute,  son  impudence  à  éluder  les  saintes 
Ecritures,  et  conclut  ainsi  :  «  Que  sert-il  de  discuter  encore  avec  lui, 
puisqu'il  ne  s'accorde  ni  avec  les  autres  ni  avec  lui-même  ?  Il  nie 

JN.  69.—  2N.  70. 


176  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

dans  un  endroit  ce  qu'il  affirme  dans  un  autre;  ce  qu'il  affirme,  il  le 
niera  de  nouveau.  Lui  opposez-vous  la  foi?  il  se  défend  par  la  raison. 
Le  combattez-vous  par  la  raison  ?  il  prétexte  la  foi.  Lui  alléguez- 
vous  les  philosophes?  il  en  appelle  à  l'Écriture.  Proposez-vous  l'É- 
criture? il  s'amuse  à  des  sophismes.  Il  n'a  honte  de  rien  ni  crainte 
de  personne,  et  ne  se  croit  tenu  à  aucune  loi.  Les  anciens  docteurs 
de  l'Église,  il  les  méprise;  les  nouveaux,  il  les  tourne  en  dérision: 
le  souverain  Pontife,  il  le  poursuit  de  ses  outrages  ;  les  coutumes, 
les  dogmes,  les  mœurs,  les  lois,  les  décrets,  la  foi  de  l'Église,  l'Église 
elle-même  tout  entière,  il  en  tient  si  peu  de  compte,  qu'à  peine 
avoue-t-il  qu'il  y  en  ait  une,  si  ce  n'est  peut-être  cette  église  qu'il 
compose  lui-même  de  deux  ou  trois  hérétiques  ,  et  dont  il  serait  le 
chef1.  » 

Le  roi  d'Angleterre,  Henri  VIII,  ayant  composé  son  livre,  le  dédia 
au  pape  Léon  X,  et  le  lui  fit  présenter  par  une  ambassade  solen- 
nelle, dans  un  consistoire  public,  au  milieu  de  tous  les  cardinaux. 
C'est  un  beau  volume  in-quarto  sur  vélin,  écrit  par  un  calligraphe 
d'une  rare  habileté.  Le  roi  s'est  fait  peindre  sur  la  première  page  du 
manuscrit.  Il  est  dans  l'attitude  de  la  dévotion,  à  genoux  :  Léon  X, 
sur  son  trône,  semble  écouter  l'enfant  qui  vient  offrir  à  son  père  le 
livre  qu'il  a  composé  pour  la  gloire  du  Christ.  L'acte  d'hommage  est 
signé  de  la  main  du  prince.  A  la  fin  du  volume  sont  deux  vers  latins, 
dont  le  sens  est  :  Léon  X  !  le  roi  des  Anglais,  Henri,  vous  envoie  cet 
ouvrage,  témoin  de  sa  foi  et  de  son  amitié.  Le  souverain  Pontife 
reçut  le  présent  avec  joie  et  amour,  fit  l'éloge  de  l'auteur,  et  lui 
accorda  enfin  un  titre  qu'il  avait  déjà  demandé.  Un  autographe  du 
pape  Léon  X,  daté  de  Saint-Pierre,  le  11  octobre  1521,  et  que  l'on 
conserve  dans  les  archives  de  la  couronne  d'Angleterre,  donne  à 
Henri  VIII  et  à  ses  successeurs  le  titre  de  Défenseur  de  la  foi.  Les 
rois  d'Angleterre  ont  continué  à  porter  ce  titre.  —  Tel  l'enfant  pro- 
digue, même  après  avoir  quitté  et  oublié  la  maison  paternelle,  con- 
serva toujours  et  les  traits  et  le  sang  du  père  dans  toute  sa  personne. 


1  N.  71. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  177 


IVe. 


MORT  DE  LÉON  X.  ADRIEN  VI,  FRANÇOIS  Ier,  CHARLES-QUINT.  LEUR 
CARACTÈRE  ET  LEUR  CONDUITE  A  L'ÉGARD  DE  LA  CHRÉTIENTÉ  ME- 
NACÉE PAR  LES  TURCS,  QUI  S'EMPARENT  DE  RELGRADE  ET  DE  RHODES. 

Le  pape  Léon  X  mourut  quelques  semaines  après,  savoir,  le 
1er  décembre  1521,  âgé  de  quarante-six  ans,  après  avoir  gouverné 
l'Eglise  huit  ans  huit  mois  et  vingt  jours.  Dix  jours  auparavant, 
le  20  novembre,  dans  une  maison  de  campagne,  il  avait  appris  avec 
grande  joie  que  Parme  et  Plaisance  venaient  d'être  restituées  aux 
Etats  de  l'Église.  Il  revint  à  Rome  pour  rendre  à  Dieu  des  actions  de 
grâces.  Il  se  trouva  incommodé  le  27.  Les  médecins  jugèrent  l'in- 
disposition sans  aucun  danger  :  c'était  un  catarrhe,  qui  bientôt  prit 
un  caractère  funèbre.  Le  Pape  avait  de  la  peine  à  respirer  ;  il  se  mit 
au  lit.  La  nuit  fut  mauvaise  et  agitée  ;  le  dimanche  matin,  1er  dé- 
cembre, on  le  vit  lever  les  yeux  au  ciel,  joindre  les  mains,  dire  quel- 
ques mots  d'une  prière  ardente,  puis  retomber  sur  son  oreiller  et 
mourir  :  le  catarrhe  l'avait  suffoqué. 

Jamais  la  mort  d'un  Pape  n'avait  encore  excité  d'aussi  vifs  regrets. 
Le  peuple  se  jeta,  dans  les  premiers  transports  de  son  aveugle  co- 
lère, sur  l'échanson  pontifical  Barnabe  Malespina,  qu'il  accusait  d'a- 
voir empoisonné  le  Pape  dans  une  coupe  de  vin.  On  le  traîna  au 
château  Saint-Ange  ;  mais  l'arrivée  du  cardinal  Jules  de  Médicis 
rendit  la  liberté  au  malheureux  échanson.  On  avait  cherché  des  preu- 
ves, et  on  n'avait  trouvé  que  des  rumeurs  populaires.  Les  funérailles 
du  Pontife  furent  simples  et  modestes  :  Antoine  de  Spello  prononça 
l'oraison  funèbre  du  mort  ;  mais  les  pleurs  du  peuple  furent  plus 
éloquents  que  les  paroles  du  camérier  l. 

Voici  le  portrait  que  fait  du  pape  Léon  X  son  historien  protestant, 
l'Anglais  Roscoë  : 

«  D'après  ce  que  les  écrits  du  temps  nous  ont  appris  de  l'extérieur 
de  Léon  X,  et  la  ressemblance  si  parfaite  qu'en  a  tracée  le  pinceau, 
il  est  permis  de  croire  que  tout  en  lui  annonçait  un  grand  caractère  ; 
et  un  physionomiste  habile  pourrait  se  plaire  à  découvrir  dans  le 

1  Audin,  t.  2. 

xxiii.  12 


178  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1Y.  —  De  1517 

portrait  admirable  qu'en  a  fait  Raphaël  les  qualités,  les  talents  et 
les  penchants  qui  ont  le  plus  particulièrement  distingué  ce  Pape. 
Léon  X  était  d'assez  grande  taille  et  bien  fait.  Il  avait  de  l'embonpoint 
sans  que  cependant  il  y  eût  de  l'excès  ;  mais  ses  membres,  tournés 
élégamment,  paraissaient  un  peu  déliés  pour  son  corps.  Sa  tête  était 
trop  grosse,  et  il  avait  les  traits  trop  prononcés,  ce  qui  cependant 
n'empêchait  pas  qu'il  n'eût  un  air  de  dignité  qui  imprimait  le  res- 
pect. Son  teint  était  fleuri.  Il  avait  les  yeux  gros,  ronds  et  très-sail- 
lants, de  sorte  qu'il  ne  pouvait  distinguer  les  objets  qu'à  l'aide  d'une 
loupe;  mais,  parce  moyen,  il  voyait  plus  loin  que  qui  que  ce  fût,  lors- 
qu'il était  à  la  chasse,  divertissement  qu'il  aimait  infiniment.  Il  avait 
les  mains  bien  faites  et  d'une  blancheur  singulière,  et  il  se  plaisait  à 
les  orner  de  pierres  précieuses.  La  douceur  et  la  flexibilité  de  sa  voix 
étaient  remarquables,  et  lui  faisaient  donner  à  ses  discours  une 
expression  qui  produisait  beaucoup  d'eftèt.  Personne,  selon  que 
l'exigeait  ou  le  permettait  l'occasion,  ne  s'énonçait  avec  plus  de 
gravité  ni  avec  plus  de  facilité  ou  de  gaieté  que  lui.  Dès  sa  plus  ten- 
dre jeunesse,  il  montra  une  urbanité  qui  lui  concilia  tous  les  cœurs, 
et  qui  semblait  lui  être  naturelle,  mais  qui  n'était  peut-être  pas  moins 
l'effet  de  l'éducation  que  celui  de  la  nature;  car  on  n'avait  rien  né- 
gligé pour  lui  faire  sentir  combien  il  est  avantageux  de  posséder  des 
qualités  qui  calment  la  haine  et  attirent  l'estime.  Lorsqu'il  arriva 
pour  la  première  fois  à  Rome,  sa  grande  douceur,  son  naturel  heu- 
reux et  son  affabilité,  qui  le  portaient  toujours  à  prendre  le  parti  de 
céder  plutôt  que  de  lutter  avec  trop  de  force  contre  qui  que  ce  pût 
être,  le  firent  considérer  de  tous  les  membres  du  sacré  collège.  Ré- 
servé avec  les  personnes  âgées,  enjoué  avec  les  jeunes  gens,  il  rece- 
vait avec  beaucoup  d'égards  et  de  bonté  tous  ceux  qui  lui  faisaient 
visite.  Il  leur  adressait  les  choses  les  plus  obligeantes  ;  il  leur  pre- 
nait la  main,  et  quelquefois  même  les  embrassait,  selon  que  le  pres- 
crivait l'usage.  De  là  toutes  les  personnes  qui  le  connaissaient  étaient 
persuadées  qu'elles  étaient  les  objets  particuliers  de  son  estime  et  de 
son  amitié;  opinion  qu'il  s'efforçait  d'entretenir  par  les  marques 
d'attention  les  plus  séduisantes,  et  par  des  actes  de  libéralité  qu'il 
renouvelait  fréquemment.  Enfin,  on  ne  peut  douter  que  ce  n'ait  été  à 
cette  conduite  qu'il  ait  principalement  dû  la  dignité  suprême  à  la- 
quelle il  a  été  élevé  dans  un  âge  si  peu  avancé. 

«  Quant  aux  facultés  de  l'esprit,  Léon  X  les  possédait  plus  que 
ne  le  fait  le  commun  des  hommes.  S'il  ne  parait  pas  avoir  été  doué  de 
celles  dont  la  réunion  est  caractérisée  par  le  nom  de  génie,  du  moins 
on  peut  dire  qu'il  avait  une  grande  sagacité.  Cette  vérité  a  été  re- 
connue  par  ceux-là  même  qui  lui  ont  le  moins  prodigué  l'éloge.  En 


à  16*5  de  l'ère  chr.]        UK  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  179 

rejetant  les  idées  superstitieuses  qui  régnaient  de  son  temps,  il  a 
montré  qu'il  avait  un  esprit  vigoureux  et  sain.  Sa  mémoire  était  heu- 
reuse ;  et,  comme  il  aimait  la  lecture  au  point  que  souvent  il  inter- 
rompait son  repas  pour  lire,  il  acquit  une  grande  connaissance  de 
l'histoire.  Il  était  si  sobre,  que  les  jours  de  jeûne  et  d'abstinence,  il 
allait  au  delà  de  ce  que  prescrit  l'Église  *.  » 

Voici  d'autres  détails,  recueillis  par  Audin: 

a  C'est  à  Léon  X  que  nous  devons  en  partie  l'institution  de  ces 
belles  cérémonies  religieuses  qui,  chaque  année,  pendant  la  Se- 
maine-Sainte, attirent  un  si  prodigieux  concours  d'étrangers  à  Rome. 
On  ne  saurait  dire  la  majesté  avec  laquelle  officiait  le  Pontife,  le 
recueillement  qu'il  gardait  pendant  le  saint  sacrifice.  On  le  voyait, 
les  mains  jointes,  l'œil  fixé  à  terre  ou  sur  l'autel,  prier  constamment. 
Il  n'accompagnait  et  ne  portait  jamais  le  Saint-Sacrement  que  la  tête 
découverte.  II  assistait  tous  les  dimanches  au  sermon,  mais  il  voulait 
que  le  prêtre  ne  parlât  pas  plus  d'une  demi-heure,  conformément  à 
la  décision  du  concile  de  Latran.  Musicien  habile,  il  faisait  chercher 
dans  toute  l'Europe  les  maîtres  de  chant  les  plus  célèbres,  les  instru- 
mentistes les  plus  renommés,  pour  célébrer  le  service  divin.  Il  appela 
de  Florence  Alexandre  Mellini,  poète  et  musicien,  pour  accoutumer 
ses  chapelains  à  garder  la  tonique  dans  la  psalmodie  des  psaumes, 
et  la  mesure  syllabique  dans  les  chants  des  hymnes  ou  des  proses  ; 
car  son  oreille  souffrait  quand  on  brisait  le  rhythme  ou  qu'on  offen- 
sait la  prosodie. 

«  Léon  X  se  levait  de  bonne  heure  et  faisait  sa  prière  à  genoux  ; 
quand  la  maladie  dont  il  était  attaqué  l'avait  fait  souffrir  la  nuit,  il 
prenait  un  luth  suspendu  à  la  muraille  de  sa  chambre  à  coucher,  et 
se  mettait  à  jouer.  Il  estimait  que  "a  musique  est  un  présent  du  ciel, 
qu'elle  adoucit  le  caractère,  et  qu'elle  élève  l'âme  à  Dieu.  Il  la  regar- 
dait, après  les  lettres,  comme  la  plus  efficace  consolation  de  l'homme 
dans  l'exil.  Il  aimait  à  converser  sur  les  principes  de  l'art  musical,  et 
démontrait  ses  théories  en  s'accompagnant  sur  le  luth. 

«  Cette  passion  pour  la  musique  suivait  le  Pape  jusqu'à  table:  à  la 
fin  de  ses  repas,  on  appelait  des  musiciens  qui  exécutaient  diverses 
mélodies  en  s'accompagnant  sur  la  guitare  ou  sur  un  autre  instru- 
ment. Ce  repas  ressemblait  assez  à  ceux  que  Vida  donnait  aux  étran- 
gers dans  son  évêché  d'Albe.  Les  légumes  y  figuraient  en  abondance  ; 
le  mercredi,  pas  un  plat  de  viande  ne  paraissait  sur  la  table  ;  le  ven- 
dredi, on  n'y  servait  que  des  racines  ;  le  samedi,'  il  était  de  règle 
qu'on  ne  mît  pas  le  couvert,  le  Pape  jeûnant  ce  jour-là.  Léon  X  man- 

1  Roscoë,  Vie  et  pontificat  de  Léon  X,  c.  24. 


180  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

geaitpeuet  ne  buvait  que  de  l'eau.  Paul  Jove,  qui  plus  d'une  fois  eut 
l'honneur  de  s'asseoir  à  la  table  du  Pontife,  nous  dit  que  l'amour  des 
lettres  et  des  arts  était  si  vif  en  lui,  qu'il  ne  voulait  pas  quelle  temps  du 
repas  fût  perdu  pour  l'instruction  des  convives  ;  il  indiquait  un  sujet, 
souvent  religieux,  auquel  tout  le  monde  prenait  part.  Quelquefois 
l'entretien  roulait  sur  un  livre  récemment  paru,  et  dont  sa  Sainteté 
indiquait  les  défauts  ou  les  mérites. 

«  Le  soir ,  la  conversation  se  renouait,  vive,  animée,  pleine  de 
saillies,  de  mots  heureux,  de  traits  d'esprit  que  le  Pape  échangeait 
avec  ses  hôtes...  De  ses  vastes  lectures  chrétiennes  et  profanes,  il 
avait  retenu  une  foule  de  sentences  qu'il  amenait  avec  un  à-propos 
exquis.  Tous  ceux  qui  avaient  le  bonheur  de  l'approcher  s'en  allaient 
émerveillés  de  ses  connaissances  variées,  de  son  érudition,  de  son 
beau  langage.  Le  peuple  l'aimait  avec  passion,  et  s'inclinait  quand 
il  passait,  comme  devant  un  saint,  parce  qu'il  admirait  en  lui  des 
mœurs  d'une  pureté  si  éclatante,  que  la  calomnie  n'essaya  pas  même 
de  les  ternir  :  enfant,  adolescent,  homme  fait,  il  vécut  chaste  et  défia 
jusqu'au  soupçon  *.  » 

Voilà  ce  que  dit  le  catholique  Audin,  d'après  les  autorités  con- 
temporaines. Le  protestant  Roscoë  s'y  accorde,  notamment  sur  le 
dernier  article.  Voici  ses  paroles  : 

«  Léon  X  n'a  pas  entièrement  échappé  à  cette  imputation  qui 
produit  la  tache  la  plus  facile  à  faire  et  la  plus  difficile  à  eiTacer.  Paul 
Jove  lui  en  a  fait  le  premier  le  reproche,  au  sujet  de  la  familiarité 
qui  paraissait  exister  entre  ce  Pape  et  quelques-uns  de  ceux  qui  com- 
posaient sa  maison  ;  mais  cet  historien,  qui  ne  semble  considérer 
une  telle  offense  que  comme  une  bagatelle  dans  un  grand  prince,  ne 
s'est  pas  donné  la  peine  de  rechercher  si  l'accusation  était  fondée. 
La  morale  de  Paul  Jove  était  trop  dépravée  pour  ne  pas  rendre  son 
témoignage  très-suspect;  et  ce  n'a  pas  été  sans  raison  que  Rabelais 
lui  a  assigné  une  place  dans  sa  salle  des  ouï-dire.  Mais,  quoique  l'ac- 
cusation qu'il  a  portée  contre  Léon  X  ait  été  renouvelée  fréquem- 
ment, dans  le  dessein  de  faire  rejaillir  sur  le  Saint-Siège  la  honte 
du  souverain  Pontife,  on  peut  assurer  que  c'est  une  de  ces  calom- 
nies qui  sont  transmises  d'âge  en  d'âge,  sans  autre  autorité  que  la 
plume  d'un  écrivain  dépourvu  de  pudeur.  Il  nous  reste  les  témoi- 
gnages les  plus  satisfaisants  sur  la  pureté  de  mœurs  qui  distingua  ce 
Pape,  tant  dans  sa  première  jeunesse  que  lorsqu'il  parvint  au  sou- 
verain pontificat  ;  et  l'exemple  de  chasteté  et  de  décence  qu'il  a 
donné  fut  d'autant  plus  remarquable,  qu'il  était  plus  rare  dans  le 

•  Audin,  Hist.  de  Léon  X,  c.  25. 


à  1545  de  l'ère  chr.]      DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  181 

siècle  où  il  a  vécu.  »  Voilà  comme  s'exprime  le  protestant  Roscoë  ; 
et  pour  preuve  de  ce  qu'il  dit,  il  cite  en  note  un  auteur  contempo- 
rain, qui  appuie  sur  la  chasteté 'du  souverain  Pontife,  comme  sur 
la  principale  de  ses  vertus,  comme  sur  celle  qui  était  le  plus  uni- 
versellement, reconnue,  et  au  sujet  de  laquelle  il  ne  s'était  élevé 
aucun  soupçon l. 

Un  fait  littéraire  a  donné  lieu  encore  à  des  accusations  contre 
Léon  X.  Le  voici.  En  1515,  le  poëte  Louis  Arioste,  que  ce  Pape 
connaissait  et  aimait  depuis  longtemps,  venait  de  terminer  son  épo- 
pée romanesque  de  Roland  furieux.  Ce  poëme  ne  ressemblait  point 
alors  à  ce  qu'il  est  devenu  depuis  :  en  1515,  il  n'avait  que  qua- 
rante chants,  tandis  qu'en  1532,  il  reparut  en  quarante-six,  avec 
des  changements  nombreux  et  notables.  Or,  en  1515,  l'Arioste  n'a- 
vait pas  de  quoi  faire  imprimer  son  poëme;  de  plus,  les  imprimeurs 
et  les  libraires  ne  respectaient  pas  plus  que  les  pirates  les  droits 
des  auteurs.  L'Arioste  s'adressa  donc  à  Léon  X,  qui  lui  donna  de 
l'argent  pour  les  frais  d'impression,  et,  de  plus,  une  bulle  du  mois 
de  mars  1515,  où  il  défend,  sous  peine  d'excommunication  et  de 
deux  cents  florins  d'amende,  d'imprimer  ou  de  vendre  le  poëme  bur- 
lesque de  Louis  Arioste  sans  la  permission  de  l'auteur.  Ce  n'était  ni 
plus  ni  moins  qu'un  privilège  pour  imprimer  et  vendre  un  livre  2. 

Or,  un  fait  aussi  simple  a  été  prodigieusement  travesti  par  des 
écrivains  protestants.  C'est  le  protestant  Roscoë  qui  en  fait  la  re- 
marque, et  qui  les  réfute.  Voici  ses  paroles  : 

«  Un  écrivain  protestant  (David  Blondel)  nous  dit  de  Léon  X  : 
Presque  en  même  temps  qu'il  fulmina  ses  anathèmes  contre  Martin 
Luther,  il  n'eut  point  de  honte  de  publier  une  bulle  en  faveur  des 
poésies  profanes  de  Louis  Ar'iOote,  menaçant  d'excommunication 
ceux  qui  blâmeraient  le  poëme  ou  empêcheraient  le  profit  de  l'im- 
primeur. —  Une  foule  d'auteurs,  et  le  judicieux  Bayle  lui-même, 
citent  ce  trait  comme  une  nouvelle  preuve  de  l'impiété  de  Léon  X, 
et  de  l'indécence  avec  laquelle  ce  Pape,  disent-ils,  abusait  du  pou- 
voir spirituel.  Mais,  pour  répondre  à  cette  imputation,  il  suflira  de 
rappeler  que  ce  fut  longtemps  avant  que  Luther  fût  en  opposition 
avec  la  cour  de  Rome  que  la  bulle  dont  il  s'agit  fut  accordée  à 
l'Arioste,  et  que  le  souverain  Pontife  ne  fit  en  cela  que  suivre  l'usage 
qui  veut  qu'on  assure  aux  auteurs  les  produits  de  leurs  travaux.  Il 
est  absolument  faux  que  dans  ce  privilège  il  soit  décerné  des  peines 
contre  quiconque  critiquerait  le  Roland  furieux,  l'excommunication 

1  Roscoo,  t.  4,  c.  24,  p.  389,  traduct.  de  Henri,  2e  édit.  Paris,  1813.  —  2  Audin 
Hist.  de  Léon  X,  c.  14,  t.  1. 


182  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  —  De  loi 7 

n'étant  prononcée  que  contre  ceux  qui  imprimeraient  l'ouvrage  et 
qui  le  vendraient  sans  le  consentement  du  poëte.  Cette  dernière 
clause,  qui  se  trouve  dans  tous  les  actes  du  même  genre,  et  qui  quel- 
quefois est  plus  fortement  énoncée,  avait  pour  objet  de  contenir, 
au  delà  des  limites  du  territoire  de  l'Église,  le  brigandage  de  ces  pi- 
rates qui,  depuis  l'invention  de  l'imprimerie,  ont  toujours  été  prêts 
à  faire  tourner  à  leur  profit  les  talents  des  littérateurs  l.  »  Voilà 
comme  le  protestant  Roscoë  réfute  des  calomnies  protestantes,  ré- 
pétées par  plus  d'un  catholique. 

On  reproche  encore  à  Léon  X  sa  passion  pour  la  chasse  ;  mais  ses 
médecins  lui  en  avaient  fait  un  précepte  hygiénique;  le  repos  eût 
abrégé  ses  jours.  Vers  la  fin  de  l'été,  il  commençait  ses  promenades 
aux  environs  de  Rome.  Quand  les  pluies  avaient  rafraîchi  l'atmo- 
sphère, si  chaude  dans  la  Romagne  jusqu'à  la  fin  de  septembre,  il  se 
rendait  à  Yiterbe,  et  s'amusait  à  chasser  aux  perdrix,  aux  faisans  et 
aux  oiseaux  de  toute  sorte,  dont  le  pays  abonde  ;  puis  il  continuait 
ses  excursions,  s'embarquait  sur  le  lac  Rolsène,  mettait  pied  à  terre 
dans  l'île  qui  s'élève  au  milieu  des  eaux,  et  péchait  pendant  des  heures 
entières.  Le  soir,  il  se  livrait  à  un  autre  plaisir,  qu'il  chérissait  par- 
dessus tout,  la  conversation. 

Ine  des  maisons  de  campagne  où  il  se  rendait  le  {dus  volontiers 
était  la  Maliana,  à  quelques  milles  de  Rome.  On  savait  le  jour  où  le 
Pape  viendrait  l'habiter  :  alors  le  chemin  que  devait  traverser  le  Saint- 
Père  était  rempli  de  paysans  qui,  à  la  vue  de  leur  souverain  bien- 
aimé,  s'agenouillaient  pour  recevoir  sa  bénédiction.  Sur  son  passage, 
on  élevait  des  bancs  de  verdure,  des  arcs  de  triomphe  tresses  de  Heurs. 
Le  Pape  descendait  de  cheval  ou  de  voiture,  s'asseyait  sur  un  des 
bancs  rustiques  improvisés  par  la  piété,  interrogeait  les  vieillards, 
embrassait  les  petits  enfants,  dotait  les  jeunes  filles,  payait  les  dettes 
des  pauvres  laboureurs,  et  s'en  allait  comblé  de  bénédictions  et  de 
témoignagnes  d'amour  2. 

Un  point  difficile  et  délicat  pour  le  pape  Léon  X  fut  la  conduite  à 
tenir  envers  les  souverains  temporels  dans  les  différends  qu'ils  avaient 
entre  eux,  principalement  François  Ier,  roi  de  France,  et  Charles- 
Quint,  roi  d'Espagne,  roi  de  Naples  et  empereur  d'Allemagne.  Voici 
le  jugement  qu'en  a  porté  le  protestant  Rocoë: 

«  Les  grands  objets  que  Léon  X  paraît  s'être  toujours  proposés 
dans  sa  conduite  politique  démontrent  qu'il  était  doué  d'un  esprit 
d  une  vaste  étendue,  et  qu'il  avait  conçu  une  juste  idée  de  la  place 
importante  qu'il  occupait.  Pacifier  l'Europe,  y  établir  l'équilibre  po- 

1  Roscoë,  !.  4,  c.  24,  p.  386.  —  *  Audin,  l.  ?,  c.  25,  p.  671  et  574. 


à  1545  de  l'ère  ehr.]      DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  183 

litique,  assurer  la  tranquillité  générale,  soustraire  l'Italie  à  la  domi- 
nation des  puissances  étrangères,  recouvrer  les  anciens  domaines  de 
l'Église,  contenir  et  abaisser  la  puissance  des  Turcs,  ce  furent  là  les 
points  qu'il  ne  perdit  jamais  de  vue. 

«  Lorsqu'il  parvint  à  la  papauté,  il  trouva  l'Italie  opprimée  et  me- 
nacée par  des  princes  étrangers,  et  déchirée  par  des  dissensions  in- 
testines. Les  Espagnols  étaient  en  possession  du  royaume  de  Naples; 
les  Français  se  disposaient  à  attaquer  les  Milanais  et  les  États  où  les 
princes  étaient  en  guerre  les  uns  contre  les  autres  pour  soutenir  des 
intérêts  qui  ne  les  concernaient  pas  directement.  Le  premier,  le  plus 
ardent  désir  du  souverain  Pontife  fut  de  délivrer  l'Italie  du  joug  des 
étrangers  ;  et  loin  de  l'accuser  de  l'avoir  eu,  on  eût  pu  l'en  féliciter. 
Les  deux  extrémités  septentrionales  et  méridionales  de  ce  pays  étant 
occupées  par  deux  monarques  ambitieux,  puissants  et  toujours  ri- 
vaux, le  centre  devait  servir  constamment  .de  théâtre  à  la  guerre  et 
être  exposé  à  des  ravages  continuels.  L'un  et  l'autre  de  ces  souve- 
rains obtenant  la  prépondérance,  ce  devait  en  être  fait  de  l'indépen- 
dance des  États  de  l'Italie,  et  à  tout  événement,  les  négociations  et 
les  intrigues  que  devait  occasionner  la  lutte  des  deux  puissances  ri- 
vales ne  pouvaient  manquer  d'exciter  perpétuellement  la  fermenta- 
tion et  l'alarme  dans  les  esprits.  L'accomplissement  des  grands  objets 
que  le  Pape  avait  en  vue  était  le  seul  moyen  par  lequel  il  pût  raison- 
nablement espérer  de  rétablir  la  tranquillité  ;  et  le  désir  qu'il  en  avait 
peut  expliquer,  sinon  justifier  toujours,  plusieurs  parties  de  sa  con- 
duite, qui  sans  cela  paraissent  faibles,  inintelligibles  et  contradictoires. 

«  Il  était  impossible  qu'il  pût  attaquer  de  vive  force  des  ennemis 
si  formidables  ;  et  tandis  que  les  causes  de  dissensions  subsistaient, 
il  ne  pouvait  espérer  de  réunir  pa^  un  lien  commun  les  divers  Etats 
de  l'Italie,  plusieurs  desquels,  suivant  une  politique  mal  entendue, 
prenaient  le  parti  des  étrangers.  Tout  ce  que  pouvait  faire  le  Pape 
était  d'exciter  l'un  contre  l'autre  deux  rivaux  puissants,  et  de  mettre 
à  profit  toutes  les  occasions  que  leurs  querelles  offriraient  de  les 
éloigner  d'un  pays  qu'il  avait  à  cœur  d'affranchir.  En  conséquence, 
il  s'efforça  constamment  de  se  concilier,  par  des  protestations  d'atta- 
chement, la  bienveillance  et  l'estime  des  rois  de  France  et  d'Espagne, 
d'intervenir  dans  toutes  leurs  négociations,  et  d'entrer  dans  tous  leurs 
projets.,  afin  d'être  en  état  de  maintenir  l'équilibre  entre  eux  ou  de 
se  déclarer  d'une  manière  conforme  à  ses  vues.  Il  suppléa  à  l'in- 
suffisance de  l'armée  pontificale  par  des  corps  de  troupes  suisses, 
qu'une  solde  considérable  attachait  à  son  service.  Au  moyen  de 
ce  secours,  il  expulsa  deux  fois  de  l'Italie  les  Français.  Quoique  la 
puissance  supérieure  des  deux  monarques,  contre  l'un  on  l'autre 


184  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1Y.  -  De  1517 

desquels  il  avait  toujours  à  lutter,  ait  contrarié  ou  même  renversé 
quelquefois  les  projets  de  Léon  X,  il  ne  parut  jamais,  dans  tout  le 
temps  de  son  pontificat,  s'écarter  du  but  qu'il  s'était  originairement 
proposé.  Ses  efforts  redoublés  lui  permirent  de  se  flatter  du  succès  ; 
et  il  est  probable  que,  si  une  mort  prématurée  ne  les  avait  arrêtés, 
il  aurait  effectué  cette  grande  entreprise.  Il  est  certain  qu'il  voulait 
réunir  le  Milanais  à  l'État  de  l'Église,  ou  en  transmettre  la  souverai- 
neté au  cardinal  Jules  de  Médicis;  et,  jointes  à  celles  de  la  Toscane 
et  aux  secours  qu'il  pouvait  tirer  des  Suisses,  ses  alliés,  les  forces 
que  cette  réunion  lui  aurait  procurées  l'auraient  mis  en  état  d'atta- 
quer ou  plutôt  de  conquérir  le  royaume  de  Naples,  dont  Charles- 
Quint  ne  s'occupait  que  faiblement  alors. 

«  En  considérant  sous  ce  point  de  vue  général  la  conduite  poli- 
tique de  Léon  X,  on  y  reconnaît  une  habileté  qu'on  ne  peut  aper- 
cevoir en  ne  l'examinant  que  partiellement.  Sans  le  justifier,  son 
manque  de  sincérité  dans  ses  négociations  avec  François  Ier  fut  causé 
par  la  constance  avec  laquelle  il  suivait  l'exécution  de  son  dessein 
primitif,  où  le  confirma  ce  prince  en  s'emparant  de  Parme  et  de 
Plaisance.  Le  monarque  français  aurait  dû  savoir  qu'il  ne  faut  pas 
toujours  user  des  droits  que  donne  la  victoire,  ni  imposer  des  con- 
ditions trop  dures  à  un  ennemi  vaincu,  et  que,  pour  qu'on  les  rem- 
plisse avec  bonne  foi,  il  est  nécessaire  que  la  modération  et  la  justice 
forment  la  base  des  engagements  publics. 

«  Léon  X  ne  mit  pas  moins  de  persévérance  dans  les  efforts  qu'il 
fit  pour  apaiser  les  dissensions  qui  divisaient  les  princes  chrétiens, 
et  les  faire  tourner  leurs  armes  contre  les  Turcs.  Ce  dernier  projet 
a  été  considéré  comme  extravagant;  mais  pour  en  juger  sainement, 
il  faut  examiner  l'état  des  choses  à  l'époque  où  il  a  été  conçu,  et 
se  rappeler  que  les  barbares  Musulmans  venaient  de  s'établir  en 
Europe,  qu'ils  venaient  de  renverser  l'empire  des  Mameluks  en 
Egypte,  et  de  faire  sur  les  côtes  d'Italie  plusieurs  tentatives,  dans 
l'une  desquelles  ils  s'étaient  emparés  d'Otrante.  Si  le  projet  de 
Léon  X  échoua,  ce  fut  la  faute  des  princes  chrétiens,  qui  se  redou- 
taient plus  les  uns  les  autres  qu'ils  ne  craignaient  les  Turcs.  .Mais 
souvent  il  arrive,  dans  les  grandes  entreprises,  que,  sans  parvenir 
au  but  où  l'on  s'est  proposé  d'atteindre,  on  obtient  des  avantages 
proportionnés  aux  efforts  qu'on  a  faits.  Si  le  Pape  ne  put  faire  par- 
tager ses  sentiments  aux  princes  de  la  chrétienté,  s'il  ne  put  leur 
inspirer  une  bienveillance  réciproque  et  diriger  leur  haine  contre 
l'ennemi  commun,  il  est  probable  du  moins  qu'il  empêcha  les  Turcs 
de  tourner  leurs  armes  contre  les  peuples  de  l'Occident;  et,  durant 
tout  son  pontificat,  l'Europe  s'est  vue  dans  une  situation  que,  corn- 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  185 

parée  à  celle  des  temps  qui  l'ont  précédée  ou  qui  l'ont  suivie,  on 
peut  considérer  comme  heureuse  et  tranquille  1.  » 

Voilà  comme  le  protestant  Roscoë  apprécie  les  efforts  de  Léon  X 
pour  pacifier  l'Europe  au  dedans  et  la  défendre  au  dehors  :  politique 
qui  ne  lui  était  point  particulière,  mais  commune  avec  tous  les  Papes. 
C'est  la  politique  du  père  de  famille,  qui  veille  à  maintenir  la  paix 
dans  la  maison  et  à  l'assurer  contre  les  attaques  étrangères.  Les  rois 
de  l'Europe  étaient  les  fils  aînés  de  la  maison  ;  mais,  au  lieu  de  se- 
conder le  père,  ils  épuisaient  leur  esprit  et  leurs  forces  à  se  contra- 
rier et  à  se  battre  entre  eux  :  plus  d'une  fois  il  faudra  que  le  père 
sauve  la  famille  sans  eux  et  malgré  eux. 

Le  sultan  Sélim  venait  de  conquérir  l'Egypte,  la  Syrie  et  la  Perse  ; 
à  la  tête  de  ses  hordes  tartares,  chaque  jour  il  faisait  un  nouveau  pas 
en  Europe,  où  il  se  proposait  de  détruire  les  principales  monarchies. 
Pour  arrêter  cet  autre  Attila,  le  Pape,  qui  représentait  à  la  fois  le 
christianisme  et  la  civilisation,  à  l'aide  de  ses  légats,  remuait  les 
cours  chrétiennes  ;  et  partout  on  promettait  des  soldats  et  de  l'ar- 
gent; mais  les  secours  promis  n'arrivaient  pas.  En  Allemagne,  le 
moine  hérésiarque  de  Wittemberg  et  ses  semblables  conseillaient  à 
l'empereur,  aux  princes,  aux  diètes  de  refuser  leur  concours  au  père 
des  fidèles;  et  la  voix  des  apostats  était  plus  puissante  que  celle  du 
Vicaire  de  Jésus-Christ.  Alors,  dit  un  historien  philosophe,  on  vit  à 
I^ome  le  souverain  Pontife  marcher  nu-pieds,  et  appeler  sur  son 
peuple,  par  des  gémissements  et  des  larmes,  la  protection  céleste. 
Ses  prières  furent  plus  efficaces  que  ses  négociations  :  Sélim  mourut 
avant  d'avoir  pu  exécuter  ses  projets  2. 

Léon  X  eut  pour  successeur  Adrien  VI,  cardinal-prêtre  de  Saint- 
Jean  et  Saint-Paul,  évêque  de  Tortose  en  Espagne,  né  l'an  1459, 
de  parents  obscurs,  à  Utrecht.  Il  fut  élu  d'une  voix  unanime  par  les 
trente-neuf  cardinaux  du  conclave,  le  9  janvier  1522.  Il  conserva 
son  non  d'Adrien,  contre  l'usage  établi  depuis  plusieurs  siècles. 
Le  mérite  seul  d'Adrien  et  la  protection  de  Charles- Quint,  dont  il 
avait  été  précepteur,  relevèrent  à  celte  suprême  dignité,  qui  alla 
le  chercher  elle-même,  sans  qu'il  s'y  attendît,  n'ayant  jamais  eu 
d'ambition.  Adrien  était  pour  lors  en  Espagne.  A  la  première  nou- 
velle, il  dit  à  ses  amis  :  Si  ce  que  l'on  dit  est  vrai,  j'ai  bien  raison  de, 
m'aftliger.  Les  habitants  de  Saragosse  lui  offrirent  une  relique  de 
saint  Lambert,  leur  compatriote,  qu'ils  lui  avaient  refusée  jusqu'a- 
lors; il  la  reçut  avec  une  joie  extrême,  et  la  regarda  comme  le  plus 


1  Rosco<\  t.  4,  c.  24,  p.  367  et  seqq.  —  2  Gaillard,  Hist.  de  Franc.  Ier,  t.  1, 
p.  257.  —  Raynald,  1518,  n.  43. 


J86  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

précieux  fruit  de  son  pontificat.  Il  refusa  un  second  bénéfice  à  son 
neveu.  Il  avait  coutume  de  dire  :  Je  veux  orner  les  églises  de 
prêtres,  et  non  les  prêtres  d'églises.  L'Italie  était  affligée  de  la  guerre 
et  de  la  peste  :  ce  fut  un  motif  pour  lui  de  se  rendre  promptement  à 
Rome.  Il  y  fut  couronné  le  31  août  4522.  Il  avait  vivement  à  cœur 
la  restauration  des  mœurs  et  de  la  discipline  dans  le  clergé  et  dans  le 
peuple  fidèle,  à  commencer  par  la  cour  de  Kome.  Il  se  consultait  à 
cet  égard  avec  saint  Gaétan  de  Thienne,  Pierre  Caraffe,  archevêque 
de  Théate,  et  d'autres  pieux  personnages.  Il  canonisa  saint  Antonin, 
archevêque  de  Florence,  et  saint  Bennon,  évêque  de  Misnie.  A  peine 
couronné,  il  abolit  les  réserves  et  les  expectatives,  et  commença  d'au- 
tres réformes.  L'Europe  chrétienne  se  voyait  dans  un  état  bien  triste. 
Le  roi  de  France  et  l'empereur  Charles- Quint  la  déchiraient  au  de- 
dans parleurs  sanglantes  rivalités;  au  dehors,  Soliman  II,  fils  de 
Sélim,  lui  portait  des  coups  plus  cruels  les  uns  que  les  autres  ;  l'anar- 
chie religieuse  et  intellectuelle  de  l'hérésiarque  de  Wittemberg  s'é- 
tendait de  plus  en  plus  en  Allemagne,  et  de  là  menaçait  d'autres  pays. 
Adrien  VI  s'efforça  de  porter  remède  à  ces  trois  calamités  ;  il  n'y 
réussit  pour  aucune,  et  mourut  le  24  septembre  1523,  après  un  pon- 
tificat d'un  an  huit  mois  cinq  jours,  y  compris  celui  de  son  élection. 
Il  fut  enterré  avec  cette  épitaphe  :  Ici  repose  Adrien  VI,  qui  n  estima 
rien  de  plus  malheureux  pour  lui  que  de  commander.  Il  eut  pour  suc- 
cesseur le  cardinal  Jules  de  Médicis,  cousin  de  Léon  X,  élu  le  19  de  no- 
vembre 1523,  couronné  le  25,  et  qui  prit  le  nom  de  Clément  VII  K 
Un  Français  de  ce  temps  est  à  connaître.  Il  avait  tout  juste  ce  qu'il 
fallait  pour  être  au  niveau  de  la  France  et  de  l'époque  contemporaine, 
sans  rien  pour  s'élever  au-dessus  :  il  en  est  ainsi  un  fidèle  miroir. 
C'est  le  roi  de  France  si  connu  et  si  peu  connu,  François  Ier.  Né  à 
Cognac  le  12  septembre  1494,  il  avait  vingt  ans  et  quelques  mois 
lorsqu'il  succéda,  le  1er  janvier  1515,  à  Louis  XII.  Son  éducation 
avait  été  commencée  par  le  maréchal  de  Gié,  que  Louis  XII  avait 
remplacé,  en  1506,  par  Arthur  Gouftier,  sire  de  Boisy;  ce  dernier 
avait  fait  toutes  les  campagnes  d'Italie,  et  il  avait  acquis  dans  ce  pays 
un  goût  pour  les  arts  et  la  belle  littérature  qui  ne  se  voyait  guère  parmi 
les  gentilshommes.  II  comprit  qu'une  certaine  gloire  pouvait  être  atta- 
chée à  l'étude  des  lettres  ;  il  accoutuma  même  son  élève  à  témoigner 
des  égards  aux  érudits  et  à  rechercher  leur  conversation  ;  mais  si 
Boisy  se  plaisait  à  lire  lui-même,  il  chercha  vainement  à  inspirer  au 
prince  qu'il  formait  le  désir  de  lire  d'autres  livres  que  des  romans  de 
chevalerie.  François  1er  y  puisa  presque  sa  seule  instruction  ;  il  se 

1  Raynal  I,  LM2  et  1523,  avec  les  notes  deMansi. 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  187 

forma  sur  les  héros  de  la  Table-Ronde  et  du  palais  de  Charlemagne, 
non  sur  ceux  de  l'histoire  ;  il  voulut  briller  comme  un  Amadis  plutôt 
que  comme  un  souverain,  et  la  hauteur  de  sa  taille,  la  beauté  de  sa 
figure,  son  adresse  dans  les  armes  et  dans  tous  les  exercices  du  corps, 
sa  bravoure,  qu'il  avait  déjà  eu  occasion  de  montrer,  son  amour  du 
plaisir,  que  ses  jeunes  camarades  estimaient  en  lui  plus  que  ses  qua- 
lités morales,  le  signalaient  à  l'admiration  de  ceux  qui,  comme  lui, 
ne  connaissaient  le  monde  que  par  les  romans  1. 

Sa  mère,  Louise  de  Savoie,  de  mœurs  très-équivoques  elle-même, 
et  qui  conserva  toute  sa  vie  un  pouvoir  presque  sans  bornes  sur  son 
fils,  ne  l'avait  point  accoutumé  à  la  retenue  dans  les  mœurs  ou  le 
langage,  et  elle  avait  permis  à  sa  fille  Marguerite,  depuis  reine  de 
Navarre,  de  n'être  guère  plus  réservée.  Anne  de  Bretagne  avait,  la 
première,  voulu  que  le  palais  royal  devînt  une  école  où  les  demoi- 
selles nobles  viendraient  se  former  à  la  vertu  et  aux  belles  manières; 
elle  appela  dans  ce  but  autour  d'elle  un  grand  nombre  de  tilles 
d'honneur.  Louise  de  Savoie  conserva  cet  usage;  mais  ses  filles 
d'honneur  eurent  la  beauté  et  non  la  vertu  de  celles  de  sa  rivale.  Un 
prince  jeune,  beau,  inconstant  dans  ses  amours,  et  qui  ne  rencontrait 
point  de  résistance,  eut  bientôt  corrompu  cette  cour,  qui  ne  connut 
plus  de  plaisir  que  dans  le  dérèglement,  de  gaieté  que  dans  l'indé- 
cence du  langage.  Les  mœurs,  dans  les  temps  de  barbarie,  étaient 
loin  d'être  pures,  mais  on  cachait  du  moins  les  scandales  avec  quelque 
honte  ;  tandis  que,  depuis  le  commencement  du  pouvoir  de  Louise 
de  Savoie,  la  galanterie  devint  une  partie  des  belles  manières,  la  li- 
cence le  sujet  éternel  des  plaisanteries  de  cour,  et  la  corruption  des 
mœurs  alla  dès  lors  toujours  croissant  jusqu'à  la  fin  du  règne  des 
Valois  2. 

Louise,  qui  a  laissé  d'elle  un  journal  ou  plutôt  un  livre  de  sou- 
venirs, dans  lequel  elle  a  inscrit  également  la  naissance  de  son  fils, 
la  mort  de  son  petit  chien,  Happeguai,  et  celle  de  son  mari,  avait 
nourri  François  avec  un  amour  idolâtre,  et  mettait  en  lui  sa  joie 
et  ses  espérances;  elle  ne  s'était  opposée  à  aucun  de  ses  désirs,  et  ne 
lui  avait  fait  connaître  d'autres  devoirs  que  ceux  dont  il  trouvait  le 
résumé  dans  les  romans  de  chevalerie.  Comme  François  avait  cepen- 
dant de  l'élévation  dans  le  caractère,  il  voulut  marcher  sur  les  traces 
des  héros,  et  comme  il  ne  connaissait  d'héroïsme  que  celui  des  Ro- 
land et  des  Amadis,  il  ne  se  proposait  d'autres  vertus  que  la  bravoure 
et  la  magnificence;  il  comptait  se  signaler  par  ses  grands  coups  d'é- 
pée,  et  ne  soupçonnait  pas  même  qu'il  existât  un  art  de  la  guerre 

1  Sismondi,  Hist.  des  Français,  t.  16,  c.  1.  —  2  Ibid. 


188  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Lit.  LXNXIV.  —  De  1517 

plus  important  dans  les  combats  que  la  valeur  personnelle  du  capi- 
taine. En  même  temps,  il  était  toujours  occupé  de  ce  qu'il  croyait 
devoir  à  la  majesté  royale  ;  car  il  pensait  qu'un  roi  chevalier  ne  pou- 
vait ni  marcher,  ni  camper,  ni  livrer  bataille,  ni  surtout  se  retirer 
devant  un  ennemi  supérieur  en  forces,  comme  l'aurait  fait  un  guer- 
rier ordinaire.  C'était  dans  les  mêmes  romans  qu'il  avait  puisé  toutes 
ses  notions  sur  l'étendue  de  la  prérogative  royale.  Il  voulait  être  un 
bon  et  grand  roi,  gracieux,  magnifique  et  galant  pour  les  dames; 
mais  il  voulait  aussi  qu'une  parole  de  sa  bouche  fût  le  décret  de  la 
destinée,  qu'elle  n'admît  point  d'examen,  qu'elle  fût  irrésistible,  et  il 
ne  concevait  pas  comment  des  parlements,  des  princes,  une  noblesse, 
des  états  généraux,  et  moins  encore  un  tiers-état  qu'il  méprisait, 
pourraient  avoir  ou  le  droit  ou  l'audace  d'apporter  des  limites  à  son 
autorité  4. 

Après  la  victoire  de  Marignan,  la  conquête  du  Milanais  et  la  con- 
clusion du  concordat,  abandonnant  l'administration  à  ses  ministres, 
il  ne  songeait  lui-même  qu'à  jouir,  dans  les  plaisirs  et  le  luxe,  de  son 
opulence  et  de  sa  toute-puissance.  Il  avait  alors  vingt-quatre  ans  ; 
tout  frein,  tout  respect  humain  lui  était  ôté  :  sa  mère,  qui  gouver- 
nait le  royaume,  qui  se  mêlait  de  toutes  les  affaires,  qui  est  toujours 
nommée  par  les  légats  et  les  ambassadeurs  dans  leurs  correspon- 
dances, comme  la  personne  avec  laquelle  ils  traitaient  de  tout,  ne 
contrôlait  jamais  sa  conduite  privée,  ou  plutôt  elle  le  poussait  elle- 
même  à  la  galanterie,  et  elle  se  montrait  pleine  d'indulgence  pour 
des  vices  auxquels,  de  son  côté,  elle  ne  demeurait  pas  étrangère.  Sa 
femme,  Claude,  «  cette  bonne  et  sainte  princesse,  dit  Brantôme, 
n'avait  pas  grand  crédit  2.  » 

Elle  lui  avait  cependant  déjà  donné  deux  fils.  Son  ministre  prin- 
cipal, le  chancelier  Duprat,  croyait  s'affermir  dans  sa  place  en  flat- 
tant les  passions  du  maître  et  en  l'abandonnant  aux  voluptés.  Les 
autres  étaient  pour  la  plupart  des  jeunes  gens  associés  à  ses  déhan- 
ches. François  avait  montré,  à  l'occasion  de  son  ordonnance  sur  la 
chasse  et  de  l'enregistrement  du  concordat,  qu'il  était  résolu  à  n'ac- 
corder aucune  attention  aux  remontrances  de  son  parlement;  il  son- 
geait bien  moins  encore  à  rassembler  les  états  généraux  et  à  régler 
ses  finances  de  concert  avec  eux.  Les  princes  du  sang,  les  pairs  de 
France,  les  trois  ordres  de  l'État  lui  paraissaient  également  destinés 
à  lui  obéir  sans  hésitation  :  tout  partage  d'autorité  avec  eux  lui  sem- 
blait honteux  pour  la  majesté  royale.  Il  s'applaudissait  d'avoir  secoué 

1  Sismondi ,  Histoire  des  Français],  t.  16,  c.  1.  —  2  Éloge  de  Fran- 
çois 1". 


à  1545  de  l'ère  chr.]      DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  189 

ces  entraves  et  de  ce  qu'il  appelait  avoir  mis  les  rois  de  France  hors 
de  pages  l. 

Cependant  l'époque  était  bien  favorable  pour  faire  de  grandes 
choses  à  la  gloire  de  Dieu  et  de  la  France.  Charles-Quint,  avec  l'Es- 
pagne et  le  Portugal ,  en  donnait  l'exemple.  Si  François  Ier  et  les  Fran- 
çais de  son  temps  avaient  eu  les  pensées  nobles  et  généreuses  de  leurs 
ancêtres,  les  pensées  de  Charles-Martel,  de  Charlemagne,  de  Godefroi 
de  Lorraine,  de  Tancrède  de  Normandie,  de  Baudouin  de  Flandre, 
mais  surtout  du  roi  saint  Louis  de  France;  ils  auraient  pu  mettre  la 
dernière  main  à  l'œuvre  de  leurs  ancêtres  et.  en  recueillir  glorieuse- 
ment les  fruits  :  ils  auraient  pu  nettoyer  la  Méditerranée  des  pirates, 
fonder  un  royaume  français  à  Tunis,  où  saint  Louis  rendit  son  âme 
à  Dieu  ;  fonder  un  royaume  français  en  Egypte,  où  saint  Louis  pra- 
tiqua les  plus  héroïques  vertus  dans  les  fers  :  ils  auraient  pu  rétablir 
le  royaume  français  de  Jérusalem,  le  royaume  français  d'Arménie, 
le  royaume  français  de  Chypre,  les  principautés  françaises  de  la 
Grèce,  l'empire  français  de  Constantinople  :  ils  auraient  pu,  naviguant 
sur  les  traces  des  Espagnols  et  des  Portugais,  attaquer  le  mahomé- 
tisme  et  l'idolâtrie  par  l'Inde,  et  préparer  tout  l'ancien  continent  à  la 
civilisation  chrétienne  et  véritable  :  tandis  que  Charles-Quint  répri- 
mait les  destructeurs  de  cette  civilisation  en  Allemagne  et  en  secon- 
dait les  apôtres  dans  le  Nouveau-Monde.  Voilà  ce  qu'eût  pu  faire 
dans  les  Français  une  noble  émulation  pour  ce  que  faisaient  les  Es- 
pagnols et  les  Portugais.  L'univers,  agrandi  de  moitié  par  la  décou- 
verte de  l'Amérique,  eût  suffi  à  deux  hommes  bien  autrement  actifs 
et  ambitieux  que  François  Ier  et  Charles-Quint.  Les  Français  du 
seizième  siècle,  dégénérés  de  leurs  ancêtres  du  treizième,  ne  com- 
prirent rien  à  ces  grandes  choses  :  on  n'en  voit  pas  un  qui  s'en  soit 
seulement  douté.  Et  cependant  la  Providence  divine  venait  de  leur 
donner  une  terrible  leçon,  et  cela  pendant  près  de  deux  siècles. 

A  la  fin  du  treizième,  Philippe  le  Bel  répudie  la  gloire  héréditaire 
de  la  France,  qui  est  de  consacrer  ses  armes  à  la  défense  de  la  civili- 
sation chrétienne  contre  les  Barbares  et  les  infidèles.  Philippe  ne  voit 
plus  que  lui-même  et  sa  famille  :  à  peu  près  toute  la  France  partage 
sa  manière  de  voir.  Voici  maintenant  ce  qui  arrive.  Au  lieu  de  la 
guerre  glorieuse  de  Charles-Martel,  de  Charlemagne,  de  Godefroi,  de 
Tancrède,  de  saint  Louis  contre  les  infidèles  et  les  Barbares,  la  France 
dégénérée  a  une  guerre  civile,  une  guerre  parricide,  une  guerre 
honteuse  avec  les  princes  français  d'Angleterre,  et  cela  pour  une 
femme  adultère,  fille^de  Philippe  le  Bel,  meurtrière  de  son  mari  et 

1  Sismondi,  t.  10,  c.  2.  —  Fr.  Belcarii  Comment.,  1.  16. 


190  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Lit.  LXXX1Y.  -  De  1517 

de  son  roi.  Des  princes  du  sang  royal  de  France  vendront  la  France 
à  une  nation  étrangère.  La  France,  divisée,  déchirée,  mais  surtout 
abâtardie  et  désespérant  d'elle-même,  allait  devenir  une  province 
anglaise  :  déjà  Paris  est  tout  anglais.  Il  faut  qu'une  jeune  fille  arrive 
de  Lorraine  pour  rendre  la  France  aux  Français,  au  risque  de  se  voir 
abandonnée  par  eux  aux  flammes  d'un  bûcher.  Voilà  ce  que  nous 
avons  vu.  Sous  François  Ier,  on  en  voyait  un  reste.  Calais,  la  clef  de 
la  France,  était  encore  à  l'Angleterre. 

Cependant  François  Ier  commencera  une  nouvelle  série  de  hontes 
et  de  calamités  semblables.  Au  lieu  d'achever  l'œuvre  glorieuse  de 
ses  ancêtres,  en  défendant,  en  propageant  la  civilisation  chrétienne 
en  Afrique,  en  Egypte,  en  Syrie,  en  Arménie,  et  jusqu'au  fond  de 
l'Inde;  d'égaler  ainsi,  de  surpasser  même  noblement  la  gloire  de  son 
émule,  Charles-Quint,  il  fera  précisément  le  contraire.  Il  fera  préci- 
sément ce  qu'il  faut  pour  ruiner  l'œuvre  glorieuse  de  ses  ancêtres.  Il 
dégradera  sa  politique  le  plus  bas  possible,  jusqu'à  trahir  la  chré- 
tienté, jusqu'à  protéger  et  seconder  l'anarchie  religieuse  et  intellec- 
tuelle de  l'Allemagne,  afin  qu'elle  pût  diviser  et  brouiller  religieuse- 
ment et  intellectuellement  toute  l'Europe:  jusqu'à  inviter  le  successeur 
de  Mahomet,  le  plus  furieux  ennemi  des  Chrétiens,  Soliman  II,  à 
venir  s'emparer  de  l'Italie  et  de  Rome,  avec  le  secours  des  armes 
françaises.  Voilà  ce  que  nous  allons  voir  faire  à  François  Ier,  sans 
qu'un  seul  Français  élève  la  voix  contre. 

En  retour ,  l'anarchie  religieuse,  intellectuelle  et  politique,  ainsi 
favorisée  en  Allemagne,  s'implantera  en  France ,  divisera  la  France 
contre  elle-même  par  des  fleuves  de  sang,  par  d'atroces  guerres 
civiles;  on  verra  des  rois  assassinant  et  assassinés  :  la  France,  trahie 
par  des  Français,  ne  sera  plus  une.  elle  ne  saura  même  plus  si  elle 
restera  France,  première  des  nations  catholiques,  ou  deviendra  pro- 
vince étrangère,  et  dernière  des  nations  apostates.  Il  faudra  que,  du 
même  pays  que  Jeanne  d'Arc,  arrive  une  famille  d'hommes  pour 
maintenir  l'unité  de  la  France  avec  elle-même,  en  y  maintenant  l'an- 
tique foi  de  Clovis,  de  Charlemagne,  de  Godefroi,  de  Tancrède  et  de 
saint  Louis.  Un  homme  de  cette  famille  reprendra  la  clef  de  la  France 
à  l'Angleterre,  et  restituera  Calais  à  la  France. 

Cependant,  de  ces  fréquentes  infidélités  à  sa  mission  providen- 
tielle, de  ces  coupables  hésitations  entre  la  vérité  et  l'erreur,  il  est 
demeuré  à  la  France  une  baisse  si  notable  dans  les  esprits  et  les  ca- 
ractères, un  amoindrissement  tel  dans  les  vues  et  les  idées,  que  rare- 
ment se  rencontre  un  Français  capable  de  saisir  bien  tout  l'ensemble 
de  l'Eglise,  de  sa  doctrine  et  de  son  histoire,  et  qu'aujourd'hui  encore 
il  faut  que  Dieu  suscite  d'honnêtes  protestants  pour  nous  guérir  de 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  191 

nos  préventions  nationales  envers  la  sainte  Église  romaine,  notre 
mère,  et  pour  nous  apprendre  à  lui  rendre  enfin  justice. 

Mais  pendant  qu'il  négligeait  ces  grandes  occasions  d'acquérir  une 
gloire  solide  devant  Dieu  et  devant  les  hommes,  quelle  idée  préoc- 
cupait donc  François  Ier  ?  Non  content  d'être  roi  de  France,  il  pré- 
tendait être  seigneur  italien  et  duc  de  Milan.  Telle  était  son  idée  fixe. 
Puis,  à  la  mort  de  l'empereur  Maximilien,  il  se  présentait  comme 
candidat  à  l'empire,  en  concurrence  avec  Charles-Quint,  archiduc 
d'Autriche,  roi  de  Naples  et  d'Espagne.  Voici  comme  l'auteur  pro- 
testant de  l'Histoire  des  Français  apprécie  la  conduite  du  roi  de 
France  en  cette  occasion  : 

«  II  semble  que  ce  projet  fut  suggéré  à  François  Ier  seulement  par 
ses  jeunes  courtisans,  tous  pleins  des  idées  de  la  chevalerie.  Ils  lisaient 
dans  les  romans  que  Charlemagne  avait  été  empereur  de  tout  l'Oc- 
cident, que  les  paladins  avec  lesquels  ils  se  comparaient  avaient  com- 
battu les  infidèles  et  recouvré  le  Saint-Sépulcre ,  et  ils  persuadaient 
à  François  que  lui,  le  premier  chevalier  de  son  siècle,  était  appelé 
comme  Charlemagne  à  gouverner  le  monde  latin  et  barbare,  et  à  re- 
fouler en  Asie  les  Musulmans.  Les  exemples  pris  de  Charlemagne. 
les  promesses  de  faire  concourir  la  France  avec  l'Italie  et  l'Allemagne 
à  la  guerre  contre  les  Musulmans,  furent  les  seuls  motifs  d'intérêt 
public  que  les  ambassadeurs  français  firent  valoir  auprès  des  élec- 
teurs. En  même  temps,  ils  leur  représentèrent  que  François,  comme 
souverain  du  royaume  d'Arles  et  du  duché  de  Milan,  était  membre 
de  l'empire;  que  Charles,  au  contraire,  comme  roi  de  Naples,  était 
exclu  de  la  candidature  par  un  grand  nombre  de  constitutions  im- 
périales et  pontificales,  qui  interdisaient  la  réunion  de  la  couronne 
qu'il  portait  à  celle  de  l'empire  *.  Mais  ils  comptaient  plus  sur  la 
corruption  que  sur  les  raisons.  Ils  avaient  avec  eux  quatre  cent  mille 
écus.  C'était  ouvertement  et  sans  pudeur  qu'ils  tâchaient  de  gagner 
des  suffrages  à  prix  d'argent.  Us  invitaient  en  même  temps  les  princes 
et  les  comtes  allemands  à  des  festins,  d'où  tous  les  convives  sortaient 
presque  toujours  ivres;  ils  avaient  aussi  songé  à  intimider  les  élec- 
teurs en  prenant  à  leur  solde  l'armée  delà  ligue  des  villes  de  Souabe, 
qui  se  trouvait  sur  les  lieux  ;  mais  ils  se  laissèrent  devancer  par  les 
agents  de  Charles.  Et  pendant  qu'ils  appelaient  ainsi  tous  les  vices  à 
leur  aide,  François,  conservant  le  langage  de  la  galanterie,  disait 
aux  ambassadeurs  du  roi  d'Espagne  :  Nous  sommes  deux  .amants 
prétendant  à  même  maîtresse;  lequel  des  deux  qu'elle  préfère, 

1  Guichardin,  1.  13.  —  Sleidan,  Comm.,  1.  1.  —  Lettres  du  cardinal  Cajétan. 
Francfort,  29  juin  1519.  —  Lett.  di  Principi,  t,  1,  p.  70. 


-C^ 


192  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  -  De  1517 

l'autre  doit  se  soumettre  et  ne  pas  en  garder  de  ressentiment l. 

Charles  fut  préféré,  et  François  en  garda  du  ressentiment  ;  il  se 
prépara  même  dès  lors  à  faire  la  guerre  à  son  heureux  rival,  et  im- 
posa pour  cet  effet  des  contributions  très-pesantes  sur  toute  la  France. 
Mais  bientôt  les  attraits  du  plaisir  et  de  la  dissipation  lui  faisaient 
perdre  de  vue  ses  affaires.  Après  des  boutades  de  colère  ou  d'hu- 
meur, il  retournait  à  ses  amours  et  à  ses  fêtes,  dans  lesquels  il  dissi- 
pait en  peu  de  jours  l'argent  qu'il  avait  arraché  à  ses  sujets  sous 
prétexte  des  besoins  de  l'Etat.  Il  ruina  surtout  son  trésor  et  sa  no- 
blesse en  1520,  dans  une  entrevue  avec  le  roi  d'Angleterre,  Henri  VIII, 
près  de  Calais.  La  magnificence  de  cette  assemblée,  qui  dura  depuis 
le  7  juin  jusqu'au  2  i,  fit  nommer  ce  lieu  le  camp  du  drap  d'or.  Elle 
fut  telle,  que  plusieurs,  dit  Martin  du  Bellay,  y  portèrent  leurs  mou- 
lins, leurs  forêts  et  leurs  prés  sur  leurs  épaules. 

François  aurait  bien  voulu  humilier  Charles,  mais  il  ne  pouvait 
prendre  sur  lui  de  lui  déclarer  la  guerre.  Il  aurait  fallu  pour  cela 
renoncer  à  son  luxe  et  à  ses  plaisirs,  rompre  le  commerce  scanda- 
leux qu'il  entretenait  avec  une  femme  adultère,  la  comtesse  de  Cha- 
teaubriand, fille  de  Phébus  de  Foix,  qu'il  avait  contraint  son  mari 
de  faire  venir  de  Bretagne  à  la  cour;  il  aurait  fallu  enfin  épargner 
pour  la  guerre  ce  trésor  qu'il  vidait  sans  cesse  pour  ses  plaisirs.  Au 
lieu  de  prendre  contre  son  rival  une  résolution  hardie,  il  se  contenta 
de  le  harceler  à  petits  coups  d'épingle,  comme  s'il  n'avait  pas  prévu 
qu'il  allumerait  ainsi  une  guerre  générale  2. 

La  femme  adultère,  nommée  plus  haut,  était  parente  du  roi  de 
Navarre.  Dès  lors  certains  nobles  de  France  tenaient  à  honneur  et  à 
profit  de  prostituer  leurs  femmes  au  caprice  du  souverain.  Fran- 
çois Ier  envoya  donc  au  roi  de  Navarre  un  corps  de  troupes  pour 
reprendre  Pampelune  sur  les  Espagnols.  La  place  fut  emportée;  un 
de  ses  défenseurs  y  fut  blessé  ;  il  se  nommait  Ignido  ou  Ignace  de 
Loyola  :  c'était  en  1521.  Peu  après,  les  Français  furent  chassés  de  la 
Navarre  espagnole,  aussi  vite  qu'ils  y  étaient  entrés. 

Presque  en  même  temps,  d'autres  hostilités  commençaient  sur  les 
frontières  du  nord  ;  et  là  aussi  François  donnait  cours  à  sa  mauvaise 
humeur,  sans  songer  à  déclarer  la  guerre.  Le  22  octobre,  pouvant 
battre  l'ennemi,  il  le  laisse  échapper  par  son  hésitation.  Lautrec, 
gouverneur  du  Milanais,  demande  de  l'argent  pour  s'y  maintenir  ; 
François  lui  en  promet,  mais  lui  manque  de  parole  ;  Lautrec  éprouve 
des  échecs  et  perd  Milan.  Il  est  battu  l'année  suivante  4522  à  la  Bi- 

1  Sismondi,  Hist.  des  Français,  t.  1C,  c.  2.  —  Belcarii,  t.  1G.  —  2  Sismomli, 
ibid. 


à  1545  Je  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  193 

coque,  et  les  Français  évacuent  la  Lombardie.  En  1523,  François 
fait  manquer  deux  fois  la  victoire  à  son  armée  de  Picardie  pour  avoir 
voulu  s'y  trouver  lui-même. 

La  cour,  uniquement  dominée  par  les  femmes,  était  divisée  en 
deux  factions  jalouses.  A  la  tête  de  l'une  était  la  mère  du  roi  ;  à  la 
tête  de  l'autre  était  la  femme  adultère  pour  laquelle  il  délaissait  sa 
vertueuse  épouse.  Une  intrigue  de  la  première  de  ces  femmes  porta 
le  connétable  de  Bourbon,  prince  du  sang  royal,  à  trahir  la  France. 
Il  offrit  au  roi  d'Angleterre  et  à  l'empereur  de  la  démembrer  en  trois, 
un  tiers  pour  lui  érigé  en  royaume,  un  tiers  pour  l'empereur,  le 
reste  pour  l'Anglais.  Son  complot  ayant  transpiré,  il  quitta  la  France 
et  porta  les  armes  contre  elle.  C'était  en  1523. 

L'année  suivante,  après  plusieurs  revers,  les  Français  de  Lom- 
bardie sont  obligés  de  battre  en  retraite.  Le  général  en  chef,  ayant 
été  blessé,  remet  le  sort  de  l'armée  française  entre  les  mains  du  che- 
valier Bayard,  surnommé  le  chevalier  sans  peur  et  sans  reproche, 
et  qui  méritait  ce  beau  surnom.  Il  est  bien  tard,  répond  Bayard  au 
général;  mais  n'importe,  mon  âme  est  à  Dieu  et  ma  vie  à  la  France  ; 
je  vous  promets  de  sauver  l'armée  aux  dépens  de  mes  jours.  Il 
s'agissait  de  passer  une  rivière,  à  la  vue  d'un  ennemi  supérieur  en 
force.  Bayard,  toujours  le  dernier  pour  soutenir  la  retraite,  char- 
geait vigoureusement  les  Espagnols,  lorsque,  le  30  avril  152-4,  vers 
dix  heures  du  matin,  il  est  frappé  d'une  balle  qui  lui  rompt  l'épine 
du  dos.  Jésus,  mon  Dieu,  je  suis  mort!  s'écrie  Bayard.  On  court  à 
lui  pour  le  retirer  de  la  mêlée  :  Non,  dit-il,  près  de  mourir,  je  me 
garderai  bien  de  tourner  le  dos  à  l'ennemi  pour  la  première  fois. 
Voyant  approcher  les  Espagnols,  il  ranime  sa  voix  mourante  pour 
ordonner  d'aller  à  la  charge,  et  se  fait  placer  au  pied  d'un  arbre. 
Mettez-moi,  dit-il,  de  manière  que  mon  visage  regarde  l'ennemi.  Ses 
derniers  moments  portent  le  caractère  de  cette  simplicité  héroïque 
et  chrétienne  qui  distingue  éminemment  ce  grand  homme.  Au  dé- 
faut de  croix,  il  baise  la  croix  de  son  épée;  n'ayant  point  de  prêtre, 
il  se  confesse  à  son  écuyer;  il  console  ses  domestiques,  ses  amis,  et, 
craignant  qu'ils  ne  tombent  au  pouvoir  des  Espagnols,  il  les  supplie 
de  lui  épargner  ce  surcroit  de  douleur.  Les  ennemis,  maîtres  du 
champ  de  bataille,  viennent  à  leur  tour  auprès  de  lui,  verser  des 
larmes  d'admiration  et  de  regrets  ;  le  marquis  de  Pescaire  oublie  sa 
victoire  pour  accourir  à  son  secours  ;  teint  du  sang  des  Français,  le 
connétable  de  Bourbon  s'attendrit  à  la  vue  du  héros  expirant.  Ce 
n'est  pas  moi  qu'il  faut  plaindre,  lui  dit  Bayard,  mais  vous,  qui  com- 
battez contre  votre  roi  et  contre  votre  patrie  !  Peu  de  minutes  après 
il  expira,  à  l'âge  de  quarante-huit  ans.  Son  corps  resta  au  pouvoir 
xxin.  13 


19'*  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  —  De  1M7 

des  ennemis,  qui  le  firent  embaumer  et  lui  rendirent  les  plus  grands 
honneurs.  On  le  transporta  ensuite  à  Grenoble,  à  travers  les  États  du 
duc  de  Savoie,  qui  lui  fit  rendre  les  mômes  honneurs  funèbres  qu'aux 
princes  de  son  sang.  La  consternation  fut  générale  dans  toute  la 
France  :  jamais  deuil  ne  fut  plus  sincère  ;  la  mort  de  Bayard  était 
devenue  une  calamité  publique. 

Pierre  du  Terrail,  seigneur  de  Bayard,  naquit,  en  1477,  d'Aymon 
du  Terrail  et  d'Hélène  des  Allemands,  au  château  de  Bayard,  dans 
la  vallée  de  Graisivaudan,  à  six  lieues  de  Grenoble.  La  maison  du 
Terrail  était  une  des  plus  anciennes  du  Dauphiné.  Le  jeune  Bayard, 
élevé  sous  les  yeux  de  son  oncle,  Georges  du  Terrail,  évoque  de 
Grenoble,  puisa  de  bonne  heure,  à  l'école  de  ce  digne  prélat,  le 
germe  des  vertus  qui  devaient  l'honorer  un  jour.  Mon  enfant,  lui 
disait  ce  bon  évêque,  sois  noble  comme  tes  ancêtres,  comme  ton 
trisaïeul,  qui  fut  tué  aux  pieds  du  roi  Jean,  à  la  bataille  de  Poitiers  : 
comme  ton  bisaïeul  et  ton  aïeul,  qui  eurent  le  même  sort,  l'un  à 
Azincourt,  et  l'autre  à  Montlhéry;  et  enfin  comme  ton  père,  qui  fut 
couvert  d'honorables  blessures  en  défendant  la  patrie.  Né  avec  des 
inclinations  libres  et  généreuses,  Bayard  fut  étranger  à  la  souplesse 
des  cours  et  aux  artifices  de  la  politique  ;  aussi  n'a-t-il  jamais  com- 
mandé les  armées  en  chef.  Ce  fut  un  malheur  réel  pour  la  France  et 
une  faute  de  François  Ier,  qui,  dominé  par  les  femmes,  accordait 
plus  à  la  faveur  qu'au  mérite  '. 

La  même  année  mourut,  dans  la  vingt-cinquième  année  de  son 
âge,  la  pieuse  reine  de  France,  Claude,  fille  de  Louis  XII.  Le  roi 
son  époux,  qui  se  prétendait  toutefois  le  modèle  de  la  chevalerie,  ne 
lui  avait  jamais  montré  ni  respect  ni  affection.  Bien  plus,  si  l'on  s'en 
rapporte  à  Brantôme,  elle  mourut  victime  d'une  maladie  honteuse 
que  lui  avait  communiquée  son  indigne  mari.  Nous  disons  indigne 
à  dessein  ;  car,  et  c'est  la  remarque  d'un  historien  protestant,  ni  le 
chagrin  de  perdre  une  si  sainte  épouse,  ni  le  danger  du  royaume, 
attaqué  au  midi  par  le  connétable  de  Bourbon,  ne  suspendaient  ses 
passions  brutales.  Comme,  peu  de  semaines  après  la  mort  de  la 
reine,  il  entrait  à  Manosque,  les  bourgeois  de  cette  ville  de  Provence 
lui  firent  présenter  les  clefs  de  leur  cité  par  la  plus  belle  personne 
qu'ils  purent  trouver  :  c'était  la  fille  d'Antoine  de  Voland,  leur  com- 
patriote. Cette  jeune  personne,  aussi  vertueuse  que  belle,  fut  effrayée 
des  regards  lubriques  que  le  roi  lança  sur  elle,  et  crut  n'avoir  d'autre 
moyen  pour  sauver  son  honneur  que  de  détruire  la  beauté  qui  le 
mettait  en  péril.  Elle  se  défigura  les  traits  avec  de  l'eau  forte  et  se 

1  Biographie  universelle,  t.  5. 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE.  195 

rendit  hideuse  pour  le  reste  de  ses  jours  l.  Dans  nos  jeunes  années, 
on  nous  a  parlé  beaucoup  de  la  Lucrèce  adultère  de  Rome  païenne, 
et  jamais  on  ne  nous  a  dit  un  mot  de  cette  Lucrèce  sans  tache  de 
la  France  catholique. 

L'an  1525,  rentré  en  Italie,  François  assiégeait  la  ville  de  Pavie 
depuis  plus  d'un  mois,  en  présence  de  l'armée  impériale,  dans  la- 
quelle se  trouvait  le  connétable  de  Bourbon.  Le  24  février,  les  im- 
périaux entreprennent  de  dégager  la  garnison  de  la  ville.  Il  fallait 
passer,  dans  un  endroit,  sous  le  feu  de  l'artillerie  française.  Un  ca- 
pitaine espagnol,  pour  que  ses  soldats  souffrissent  moins  dans  cette 
traversée,  leur  commande  de  s'éparpiller,  de  prendre  la  course,  et 
de  se  reformer  plus  loin  dans  un  petit  vallon.  Voyant  donc  courir  les 
Espagnols,  François  s'écrie  :  Les  voilà  qui  fuient,  chargeons  !  — 
Chargeons,  chargeons  !  répétèrent  les  généraux  et  les  jeunes  cour- 
tisans qui  l'accompagnaient.  Dès  lors,  grâce  à  cette  royale  impru- 
dence, la  bataille  était  perdue.  L'artillerie  française,  qui  faisait  de 
si  terribles  ravages  dans  les  rangs  ennemis,  suspend  son  feu,  pour  ne 
pas  écraser  les  Français  mêmes.  Ces  fuyards,  que  François  Ier  croyait 
trouver  en  désordre,  s'étaient  de  nouveau  rangés  en  bataille.  On  com- 
battit avec  acharnement  de  part  et  d'autre  ;  mais  au  bout  d'une  heure 
tout  était  fini.  La  plupart  des  chefs  de  l'armée  française  étaient 
tués,  et  le  roi  prisonnier. 

On  a  fait  grand  bruit  d'une  lettre  qu'il  écrivit  à  sa  mère  dans  cette 
occasion.  Voici  ce  qu'en  dit  l'auteur  protestant  de  YHistoire  des 
Français  : 

«  François  I«  remit  lui-même  au  commandeur  Pennalosa  une 
lettre  dans  laquelle  il  implorait  la  générosité  de  l'empereur.  Le 
style  de  François  était  en  général  diffus  et  traînant  :  sa  lettre  est 
longue  et  peu  signifiante  !  nous  nous  contenterons  d'en  rapporter 
ces  phrases  :  —  Par  quoi,  s'il  vous  plait  avoir  cette  honnête  pitié, 
et  moyenne?  la  sûreté  que  mérite  la  prison  d'un  roi  de  France,  le- 
quel on  veut  rendre  ami  et  non  désespéré,  vous  pouvez  faire  un 
acquest,  au  lieu  d'un  prisonnier  inutile,  de  rendre  un  roi  à  jamais 
votre  esclave.  —  Le  même  commandeur  portait  une  lettre  de  Fran- 
çois à  sa  mère,  à  laquelle,  en  en  détachant  une  seule  phrase,  on  a 
donné  une  célébrité  qu'elle  ne  méritait  pas  ;  la  voici  tout  entière  :  — 
Pour  vous  avertir  comment  se  porte  le  ressort  de  mon  infortune,  de 
toutes  choses  ne  m'est  demouré  que  l'honneur  et  la  vie,  qui  est  sauve  ; 
et  pource  que,  en  notre  adversité,  cette  nouvelle  vous  fera  quelque 
peu  de  reconfort,  j'ai  prié  qu'on  me  laissât  vous  écrire  ces  lettres, 

1  Sismondi,t.  16,  c.  3.  —  Note  Ue  du  Bellay,  au  1.  2. 


196  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXNX1Y.  -  De  1517 

ce  qu'on  m'a  agréablement  accordé.  Vous  suppliant  ne  vouloir  pren- 
dre l'extrémité  de  vous-même,  en  usant  de  votre  accoutumée  pru- 
dence, car  j'ai  espoir  en  la  fin  que  Dieu  ne  m'abandonnera  point; 
vous  recommandant  vos  petits-enfants  et  les  miens  ;  vous  suppliant 
faire  donner  sûr  passage  et  le  retour  pour  l'aller  et  retour  en  Es- 
pagne à  ce  porteur,  qui  va  vers  l'empereur  pour  savoir  comme  il 
faudra  que  je  sois  traité.  Et  sur  ce  très-humblement  me  recommande 
à  votre  bonne  grâce.  —  Il  n'y  a  peut-être  aucun  lieu  de  blâmer  le 
style  très-humble  de  ces  lettres,  car  alors  cette  humilité  passait  pour 
un  mérite  ;  mais  on  doit  s'étonner  de  la  hardiesse  de  ceux  qui  ont 
fait  de  la  dernière  le  billet  fameux  par  son  laconisme  et  son  énergie  : 
—  Madame,  tout  est  perdu,  fors  l'honneur1.  » 

Charles-Quint,  maître  de  ses  passions,  attentif  aux  convenances 
extérieures,  et  n'oubliant  jamais  qu'il  était  sur  un  grand  théâtre, 
exposé  aux  regards  de  tous,  s'était  attiré  de  grandes  louanges  pour 
la  manière  dont  il  avait  reçu  la  première  nouvelle  de  sa  victoire.  Il 
l'avait  rapportée  uniquement  à  Dieu  ;  il  avait  parlé  avec  un  tendre 
intérêt  du  malheur  de  son  rival  captif,  et  interdit  toute  réjouissance 
publique  2. 

François  fut  emmené  à  Madrid.  Il  y  eut  de  longues  négociations 
pour  sa  délivrance.  Charles- Quint,  qui  voulait  profiter  de  ses  avan- 
tages, y  mettait  des  conditions  bien  dures.  Il  était  résolu  à  se  faire 
restituer  le  duché  de  Bourgogne,  et  il  ne  voulut  entendre  à  aucun 
arrangement  sur  toute  autre  base.  11  ne  restait  qu'une  ressource  à 
François  Ier;  il  la  vit,  mais  il  n'eut  pas  le  courage,  après  l'avoir 
choisie,  d'y  persister.  Il  fit  dresser,  au  mois  de  novembre,  un  édit 
dans  lequel,  après  avoir  exposé  quelle  avait  été  la  dureté  de  l'em- 
pereur à  son  égard,  il  ajoutait  :  —  Nous  avons  voulu  et  consenti,  par 
édit  perpétuel  et  irrévocable, "que  notre  cher  et  très-aimé  fils,  Fran- 
çois, dauphin,  duc  de  Viennois,  soit  dès  à  présent  déclaré  roi  très- 
chrétien  de  France,  et,  comme  roi,  couronné,  oint,  sacré,  en  gardant 
toutes  les  solennités  requises,  et  à  lui  seul,  comme  vrai  roi,  obéi.  — 
En  même  temps,  il  confirmait  la  régence  à  la  duchesse  d'Angoulême; 
en  cas  de  mort,  il  lui  substituait  la  duchesse  d'Alençon  ;  enfin  il  se 
réservait  à  lui-même,  comme  par  droit  postliminii ,  le  recouvrement 
de  sa  couronne,  s'il  était  plus  tard  remis  en  liberté  3. 

L'abdication  de  François  Ier  était  en  effet  le  seul  moyen  de  conci- 
lier ce  qu'il  devait  à  son  pays  et  ce  qu'il  devait  à  son  honneur.  Après 
l'avoir  accomplie,  le  roi  n'aurait  plus  été  qu'un  prisonnier  ordinaire, 

1  Sismomli,  Eist.  des  Français,  t.  16,  c.  3.  —  2  AU',  di  Alloa,  Vila  di  Carlo  F, 
1.  2.  —  Rotiertson,  Hist.  de  Charles-Quint,  1.  -S.  —  3  Sismondi,  c.  4. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  197 

prêt  à  payer  une  rançon  raisonnable  pour  recouvrer  sa  liberté,  mais 
dépourvu  du  droit  comme  du  pouvoir  de  faire  le  sacrifice  de  son 
pays  à  personne  ;  nul,  en  conséquence,  n'aurait  plus  songé  à  le  lui 
demander. 

Il  paraît  que  François  fit  savoir  à  Charles  qu'il  avait  donné  cet 
édit  à  sa  sœur,  la  duchesse  d'Alençon,  pour  qu'elle  le  reportât  en 
France  ;  mais  il  paraît  aussi  que  Charles  connaissait  trop  son  pri- 
sonnier pour  en  être  alarmé.  En  effet,  il  ne  se  relâcha  en  rien  de  ce 
qu'il  avait  demandé;  et  le  roi,  ne  pouvant  se  résoudre,  même  pour 
son  avantage,  à  résigner  momentanément  un  pouvoir  qu'il  se  réser- 
vait les  moyens  de  reprendre,  se  fit  rendre  l'édit,  et  se  détermina  à 
l'expédient  peu  honorable  de  protester  secrètement  contre  le  traité 
qu'il  allait  signer.  Dès  le  19  décembre,  il  avait  donné  à  ses  plénipo- 
tentiaires l'ordre  de  dresser  ce  traité  conformément  aux  volontés  de 
Charles,  et,  le  14  janvier  1326,  peu  d'heures  avant  qu'on  le  lui  ap- 
portât à  signer  et  à  jurer,  il  appela  dans  sa  chambre  ses  trois  plé- 
nipotentiaires, avec  trois  autres  seigneurs,  aussi  bien  que  des  secré- 
taires et  des  notaires;  il  leur  déféra  le  serment  du  secret,  puis  il  leur 
exposa  très-longuement  la  dureté  de  la  conduite  de  l'empereur  envers 
lui  ;  il  déclara  nul  l'acte  qu'il  allait  signer,  puisqu'il  y  était  contraint, 
et  il  protesta  qu'il  ne  l'exécuterait  pas  1. 

L'auteur  protestant  de  V Histoire  des  Français  ajoute  :  «  Par  ce 
traité  de  Madrid,  que  le  roi,  comme  Français,  n'aurait  jamais  dû 
signer,  et  que,  comme  chevalier  et  homme  d'honneur,  il  n'aurait 
jamais  dû  rompre,  il  cédait  à  l'empereur  le  duché  de  Bourgogne,  le 
comté  de  Charolais,  les  seigneuries  de  Noyers  et  de  Château-Chinon, 
la  vicomte  d'Auxonne  et  le  ressort  de  Saint-Laurent,  sans  réserve  de 
foi,  d'hommage,  de  service  et  de  serment  de  fidélité.  A  cette  condi- 
tion, le  roi  devait  être  reconduit  le  10  mars  en  ses  Etats,  et  échangé 
à  la  frontière  contre  ses  deux  fils  aînés,  qu'il  donnerait  en  otage,  ou, 
à  son  choix,  contre  l'aîné  seulement  et  douze  des  plus  grands  sei- 
gneurs de  France.  Ces  otages  étaient  donnés  en  garantie  de  l'exécu- 
tion de  la  promesse  du  roi,  que  si,  dans  six  semaines,  la  Bourgogne 
n'était  pas  livrée  à  l'empereur,  et,  dans  quatre  mois,  les  ratifications 
n'étaient  pas  échangées,  il  reviendrait  tenir  prison  là  où  l'empereur 
l'ordonnerait.  Le  roi  renonçait  en  même  temps,  en  faveur  de  l'em- 
pereur, au  royaume  de  Naples,  au  duché  de  Milan,  aux  seigneuries 
de  Gênes  et  d'Asti,  au  ressort  et  souveraineté  sur  les  comtés  de 
Flandre  et  d'Artois,  et  aux  cités  et  châtellenies  qu'il  possédait  dans 
ces  comtés.  L'empereur,  de  son  côté,  renonçait  aux  villes  de  la 

1  Sismondi.  —  Traités  de  paix, t.  2,  p.  4L  —  Frédéric  Léonard,  t.  2,  p.  210. 


19S  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  -  De  JÔI7 

Sorame  qui  avaient  appartenu  à  Charles  le  Téméraire.  François 
s'engageait  à  épouser  Eléonore,  reine  douairière  de  Portugal,  sœur 
de  l'empereur.  Il  pardonnait  au  connétable  de  Bourbon  et  à  tous  ses 
partisans  :  il  les  rétablissait  dans  leurs  biens,  et  s'engageait  à  leur 
rendre  les  fruits  perçus  pendant  leur  exil  ;*  enfin  il  contractait  une 
ligue  offensive  et  défensive  avec  l'empereur;  il  promettait  de  lui 
fournir  une  armée  et  une  flotte  pour  le  suivre  en  Italie,  à  son  cou- 
ronnement, et  de  l'accompagner  en  personne  lorsque  Charles  mar- 
cherait à  une  croisade  contre  les. Turcs  ou  contre  les  hérétiques.  » 

Après  la  signature  du  traité  et  les  fiançailles  avec  la  reine  Eléo- 
nore, qui  se  firent  par  procuration,  le  roi  continua  d'être  gardé  pri- 
sonnier à  Madrid  jusqu'au  21  février,  jour  où  on  le  dirigea  enfin 
vers  la  frontière,  sous  la  garde  de  Lannoy,  vice-roi  de  Naples,  et  du 
capitaine  Alarcon.  Il  fut  échangé  contre  ses  deux  fils,  le  18  mars 
seulement,  dans  une  barque  amarrée  au  milieu  de  la  rivière  de  la 
Bidassoa,  entre  Fontarabie  et  Andaye.  Au  moment  où  il  toucha  le 
sol  français,  il  s'élança  sur  un  cheval  turc  qui  l'attendait  sur  la  rive 
gauche  du  fleuve,  en  s'écriant  avec  joie  que,  de  nouveau,  il  était  roi, 
et  il  le  poussa  au  galop  jusqu'à  Saint-Jean-de-Lnz,  où  il  s'arrêta 
quelques  heures;  il  continua  encore  sa  course  rapide  jusqu'à  Bayonne, 
où  il  retrouva,  le  même  jour,  sa  mère  et  toute  sa  cour  *. 

L'adversité  ne  l'avait  pas  rendu  plus  sage.  Il  laissa  bientôt  voir 
qu'en  rentrant  en  France,  il  était  plus  avide  de  retrouver  les  plaisirs 
que  les  devoirs  de  la  royauté.  Comme  il  s'était  arrêté  à  Mont-de- 
Marsan,  il  distingua,  parmi  les  dames  d'honneur  de  sa  mère,  Anne 
de  Pisseleu,  qui  n'était  encore  âgée  que  de  dix-huit  ans,  mais  dont 
la  beauté  était  éblouissante:  il  lui  sacrifia  la  comtesse  de  Chateau- 
briand, qui  était  aussi  revenue  en  sa  cour,  et  à  laquelle  il  fit  rede- 
mander les  joyaux  qu'il  lui  avait  donnés.  Il  fit  prendre  d'abord  à  sa 
nouvelle  concubine  le  nom  de  mademoiselle  d'Heilly  ;  mais  ensuite 
il  la  maria  à  Jean  de  Brosse,  fils  d'un  des  associés  du  connétable 
dans  sa  rébellion,  qui  se  montra  empressé  à  racheter  la  faveur  royale 
par  son  infamie.  François  le  fit  chevalier,  comte  de  Penthièvre,  gou- 
verneur de  Bretagne,  et  enfin  duc  d'Étampes.  Ce  fut  sous  le  nom  de 
duchesse  d'Étampes  que  la  nouvelle  prostituée  domina  dès  lors  à  la 
cour.  Bientôt  les  fêtes  et  la  galanterie  chassèrent  les  affaires  de  l'es- 
prit du  roi.  On  lit  dans  des  mémoires  du  temps  :  Alexandre  voit  les 
femmes  quand  il  n'a  point  d'affaires,  François  voit  les  affaires  quand 
il  n'a  plus  de  femmes  2. 

Une  des  affaires  les  plus  pressées  pour  lui  au  sortir  d'Espagne,  fut 

»  Sismondi,  c.  1. Ibi  1.,  c,  i,  p.  280. 


à  1545  de  l'ère  chr.l        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  199 

de  manquer  à  sa  parole  et  d'annoncer  hautement  qu'il  n'observerait 
point  le  traité  qu'il  venait  de  signer  et  de  jurer.  Il  alléguait  les  vo- 
lontés et  les  droits  de  la  France,  mais  il  n'avait  garde  de  convoquer 
les  états  généraux  :  il  se  contenta  d'assembler  les  princes,  les  grands 
et  les  évêques  qui  se  trouvaient  alors  à  sa  cour,  à  Cognac.  Il  intro- 
duisit devant  eux  Lannoy,  vice-roi  de  Naples,  qui  venait  en  per- 
sonne réclamer  l'accomplissement  des  engagements  contractés  en  sa 
présence.  L'assemblée,  comme  le  roi  le  savait  d'avance,  répondit 
que  le  monarque  ne  pouvait  pas  aliéner  le  patrimoine  de  la  France, 
et  que  le  serment  qu'il  avait  prêté  dans  sa  captivité  ne  pouvait  dé- 
roger au  serment  qu'il  avait  prêté  à  son  sacre.  Le  roi  fit  aussi  pa- 
raître des  grands  de  Bourgagne  ou  des  députés  des  états  de  cette 
province,  qui  déclarèrent  qu'ils  ne  voulaient  pas  se  séparer  de  la 
France  ou  se  soumettre  à  l'empereur  ;  qu'ils  résisteraient,  même  par 
les  armes,  à  toute  tentative  que  le  roi  pourrait  faire  pour  les  aliéner. 
Charles-Quint,  instruit  par  Lannoy  de  cette  comédie  se  contenta  de 
répondre  :  «  Qu'il  ne  rejette  point  sur  ses  sujets  son  manque  de  foi; 
il  lui  suffit,  pour  remplir  ses  engagements,  de  revenir  en  Espagne  ; 
qu'il  le  fasse  l  !  » 

Un  roi  de  France  le  fit  dans  une  occasion  tout  à  fait  semblable  ; 
mais  c'était  le  roi  Jean.  Un  de  ses  fils,  en  otage  pour  lui  en  Angle- 
terre, s'étant  échappé  de  sa  prison,  le  roi  son  père  y  retourna  de 
lui-même,  répondant  à  toutes  les  objections  de  son  conseil  que  : 
Si  la  bonne  foi  était  bannie  du  reste  du  monde ,  il  fallait  qu'on  la 
trouvât  dans  la  bouche  des  rois.  François  Ier  n'imita  pas  plus  l'exemple 
qu'il  ne  goûta  la  maxime.  Aussi  l'auteur  protestant  de  Y  Histoire  des 
Français  fait-il  cette  remarque  au  commencement  de  son  règne  : 
«  L'avènement  de  François  Ier  à  la  couronne  de  France,  le  1er  jan- 
vier 1515,  époque  de  la  mort  de  Louis  XII,  peut  être  considéré 
comme  signalant  le  passage  du  moyen  âge  aux  temps  modernes, 
et  de  l'antique  barbarie  à  la  civilisation  2.  »  Remarque  curieuse  pour 
nous  faire  comprendre  ce  que  des  écrivains  soi-disant  philosophes 
entendent  par  barbarie  et  civilisation  :  la  barbarie  du  moyen  âge  gar- 
dait sa  parole  et  ses  serments,  la  civilisation  moderne  s'en  moque. 

Comme  Charles  Quint  l'accusait  d'avoir  manqué  à  l'honneur  et  à 
la  foi  de  gentilhomme,  François  le  défia  à  un  combat  singulier,  en 
lui  disant  :  «  Si  vous  nous  avez  voulu  charger  que  jamais  nous  ayons 
fait  chose  qu'un  gentilhomme  aimant  son  honneur  ne  doive  faire, 
nous  disons  que  vous  avez  menti  par  la  gorge,  et  qu'autant  de  fois 


lArn.  Ferronii,  !.  8.  —  Guichardin,  1,  17.  —  Mart.  du  Bellay,  1.  3.  —  2  Sis- 
mondi,  t.  16,  p.  1. 


200  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Lh\  LXXX1V.  -  De  1517 

que  vous  le  direz,  vous  mentirez.  Étant  délibéré  de  défendre  notre 
honneur  jusqu'au  dernier  bout  de  notre  vie,  par  quoi,  puisque  contre 
vérité  vous  nous  avez  voulu  charger,  désormais  ne  nous  écrivez  au- 
cune chose;  mais  nous  assurez  le  camp,  et  nous  vous  porterons  les 
armes  '.  » 

Cependant,  dans  ce  cartel  même,  observe  le  protestant  Sismondi. 
François  faisait  une  chose  peu  digne  d'un  gentilhomme  ;  il  prenait 
querelle  sur  une  équivoque  qu'il  ne  voulait  pas  laisser  éclaircir. 
«  Vous  voulant  sans  raison  excuser,  disait-il,  vous  nous  avez  accusé 
en  disant  qu'avez  notre  foi,  et  que  sur  icelle,  contre  notre  promesse, 
nous  en  étions  allé  et  parti  de  vos  mains  et  de  votre  puissance.  » 
A  cela,  Charles-Quint  répondit  dans  le  cartel  qu'il  envoyait  à  son 
tour  à  François  Ier  :  «  Ce  sont  mots  que  oneques  ne  dis  ;  car  jamais 
n'ai  prétendu  avoir  votre  foi  de  non  partir,  mais  bien  celle  de  retour- 
ner en  la  forme  traitée  :  et  si  l'eussiez  ainsi  fait,  n'eussiez  failli  à  vos 
enfants  ni  à  l'acquit  de  votre  honneur  2.  »  C'était  cependant  cette 
explication  que  François  ne  voulait  pas  entendre.  Après  des  lon- 
gueurs, des  obstacles  et  de  mauvaises  chicanes  opposées  à  la  venue 
du  héraut  d'armes  de  l'empereur,  Bourgogne,  roi  d'armes  de  ce  mo- 
narque, fut  enfin  introduit,  le  10  septembre  1528,  devant  Fran- 
çois Ier,  entouré  de  toute  sa  cour,  à  Paris.  Au  moment  où  le  héraut 
parut,  le  roi,  avant  de  le  laisser  parler,  lui  dit  :  «  Héraut,  portes-tu 
la  sûreté  du  camp,  telle  qu'un  assailleur,  comme  l'est  ton  maître, 
doit  bailler  à  un  défenseur  comme  je  suis?  »  Le  héraut  demanda  la 
permission  de  remplir  son  office,  de  dire  ce  qu'il  avait  à  dire,  ayant 
de  donner  la  sûreté  du  camp,  dont  il  était  porteur;  mais,  interrompu 
par  le  roi  à  chaque  parole,  et  même  menacé,  s'il  faisait  autre  chose 
que  donner  sa  patente,  il  fut  enfin  réduit  à  se  taire  et  à  se  retirer 
sans  avoir  accompli  son  message,  en  protestant  contre  l'empêche- 
ment qu'on  avait  mis  à  l'exercice  de  ses  fonctions  3. 

En  vérité,  à  la  vue  de  tout  cela,  nous  craignons  beaucoup  que 
François  Ier  n'eût  pu  écrire  alors  :  Madame,  tout  est  perdu,  voire 
même  l'honneur. 

Il  ne  tenait  guère  mieux  parole  à  ses  alliés,  ni  même  à  ses  géné- 
raux. La  même  année  1528,  il  laissa  périr  devant  Naples  une  année 
française,  avec  Lautrec,  son  général,  faute  de  lui  envoyer  l'argent 
promis  et  nécessaire.  L'année  précédente,  par  suite  de  la  même 
cause,  Rome  éprouva  le  désastre  le  plus  effroyable  qu'elle  ait  encore 
éprouvé  depuis  dix-huit  siècles.  Voici  comment  et  pourquoi. 


1  Mart.  du  Bellay,  1.  3.  —  Gaillard,  Uist.  de  François  I*,  t.  3,  c.  13.  —  •  Ibid. 
—  3  Sismondi  et  Gaillard. 


à  1545  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  201 

Comme  le  traité  de  Madrid  ne  s'exécutait  pas,  l'Italie  continuait 
à  être  déchirée  entre  le  parti  français  et  le  parti  impérial.  Pour 
assurer  l'indépendance  de  ses  Etats,  le  pape  Clément  Y1I,  de  concert 
avec  la  république  de  Venise,  leva  une  armée.  Le  roi  de  France, 
d'accord  avec  le  roi  d'Angleterre,  lui  promit  de  le  soutenir  par  un 
secours  d'argent  et  de  troupes.  Suivant  son  ordinaire,  il  envoya  peu 
de  troupes  et  point  d'argent.  Clément  VII  se  trouvait  dans  une  posi- 
tion fâcheuse.  Lannoy,  vice-roi  impérial  de  Naples,  le  menaçait  d'un 
côté,  le  connétable  de  Bourbon,  gouverneur  impérial  de  Milan,  le 
menaçait  de  l'autre.  Parmi  les  feudataires  mêmes  du  Saint-Siège  et 
les  premières  familles  de  Rome,  les  Colonne  étaient  ses  ennemis  dé- 
clarés. Clément  VII  voulut  se  réconcilier  avec  eux,  pour  être  du 
moins  en  paix  dans  sa  capitale,  et  il  leur  accorda,  le  22  août  1526, 
un  traité  par  lequel  il  licencia  ses  soldats  ;  mais  le  cardinal  Pompée 
Colonne  n'avait  négocié  avec  lui  que  pour  le  tromper  :  armant  tous 
ses  vassaux  et  tous  les  aventuriers  au  service  de  sa  famille,  il  entra 
dans  Rome  le  20  septembre,  à  la  tête  de  huit  mille  hommes  ;  il 
pilla  le  Vatican  et  la  basilique  de  Saint  Pierre,  et  assiégea  le  Pape 
dans  le  château  Saint-Ange.  Celui-ci  recourut  à  la  médiation  de 
Hugues  de  Moncade,  lieutenant-général  de  l'empereur.  Or,  c'était 
précisément  avec  ce  Moncade  que  les  Colonne  avaient  concerté  leur 
trahison.  Clément  VII,  qui  n'en  savait  encore  rien,  conclut  une  trêve 
de  quatre  mois  avec  le  parti  impérial 1. 

Plus  tard,  poussé  par  le  roi  de  France,  il  révoqua  l'accord  fait  avec 
les  traîtres  Colonne,  fit  saisir  leurs  terres,  et  accusa  de  trahison  le 
cardinal  Pompée.  Celui-ci,  de  son  côté,  accusa  Clément  VII,  dans  des 
libelles,  d'avoir  usurpé  le  Saint-Siège  par  simonie,  en  appela  au 
concile  œcuménique,  rassembla  une  armée  d'aventuriers,  auxquels  il 
promit  le  pillage  de  Rome,  et  conjura  contre  le  Pape  avec  plusieurs 
grands  de  cette  ville  2. 

Le  pape  Clément  VII  se  plaignit  à  l'empereur  Charles-Quint  de  sa 
conduite  envers  le  Saint-Siège;  l'empereur  Charles-Quint  répondit 
par  des  lettres  de  récrimination  au  Pape  et  aux  cardinaux.  Le  pape 
Clément  VII,  malgré  toutes  leurs  belles  promesses,  se  voyait  délaissé 
par  les  rois  de  France  et  d'Angleterre.  Il  accepta  donc,  l'an  1527,  une 
trêve  de  huit  mois,  que  lui  offrit  le  vice-roi  impérial  de  Naples,  aux 
conditions  suivantes  :  que  Clément  VII  payerait  soixante  mille  ducats 
à  l'armée  du  connétable  de  Bourbon,  savoir,  quarante  mille  dans  le 
mois,  et  le  reste  huit  jours  après;  qu'on  rendrait  à  leurs  anciens  maî- 
tres toutes  les  places  prises  sur  le  Saint-Siège,  sur  l'empereur  et  sur 

1  Sismondi.  RavnaM,  15SG.  —  *  lbid.,  I526,  n.  CS. 


-202  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

les  Colonne;  que  le  cardinal  de  ce  dernier  nom  serait  rétabli  dans  sa 
dignité  ;  que,  si  le  roi  de  France  et  les  Vénitiens  acceptaient  le  traité, 
les  Allemands  sortiraient  de  l'Italie,  sinon  Charles -Quint  ferait  seu^ 
Iement  retirer  ses  troupes  de  dessus  les  terres  du  Pape  et  des  Floren- 
tins: que  Lannoy,  vice-roi  de  Naples,  se  rendrait  à  Rome,  et  empê- 
cherait le  connétable  de  Bourbon  de  marcher  vers  la  Toscane. 

Cette  trêve  étant  publiée,,  le  Pape  licencia  ses  troupes,  à  l'excep- 
tion de  deux  mille  hommes  d'infanterie  et  de  cent  cavaliers.  Il  rap- 
pela aussi  sa  flotte  et  désarma  ses  galères.  Les  Vénitiens  firent  la 
même  chose.  Le  comte  de  Vaudémont,  frère  du  duc  de  Lorraine, 
héritier  delà  maison  d'Anjou  pour  le  royaume  de  Naples,  qui,  avec 
les  galères  du  Pape  et  des  Vénitiens,  s'était  déjà  saisi  de  Salerne  et 
de  Sorrente,  fut  contraint,  à  son  grand  regret,  d'abandonner  ces 
villes,  d'autant  plus  que  les  Napolitains  l'aimaient  beaucoup,  et  qu'il 
était  en  état  de  ranimer  les  restes  du  parti  d'Anjou.  Au  prix  de  tant 
de  sacrifices  et  avec  la  parole  du  vice-roi  de  Naples,  le  pape  Clé- 
ment VII  pouvait  se  croire  en  sûreté  pour  huit  mois  :  il  se  trompait. 

Charles-Quint  avait  renvoyé  le  connétable  de  Bourbon  en  Italie, 
avec  promesse  de  lui  donner  le  Milanais  en  souveraineté.  Il  avait 
placé  trois  généraux  sous  ses  ordres.  Il  ne  leur  envoyait  pas  d'ar- 
gent, et  depuis  deux  ans  la  solde  était  due  à  presque  tous  les  soldats 
impériaux  ;  mais  il  leur  permettait  d'assouvir  sur  la  malheureuse 
Italie  leurs  plus  odieuses  passions  ;  aussi,  tant  qu'il  restait  dans  le 
pays  un  écu  à  extorquer  par  la  torture,  le  Castillan,  aussi  féroce  que 
cupide,  était  assuré  de  l'avoir.  Les  insurrections  contre  les  généraux 
impériaux  étaient  fréquentes  à  Milan  et  dans  toute  la  Lombardie; 
mais  elles  fournissaient  à  ceux-ci  des  prétextes  pour  exercer  de  nou- 
velles rigueurs  et  redoubler  les  confiscations. 

Georges  Fronsberg,  aventurier  allemand,  qui,  au  temps  du  siège 
de  Pavie,  avait  déjà  conduit  des  troupes  en  Italie  pour  délivrer  cette 
ville,  où  son  fils  était  enfermé,  appela  de  nouveau  à  lui,  dans  l'au- 
tomne de  1526,  tous  ces  vieux  soldats  avides  de  pillage,  dont  l'Alle- 
magne regorgeait  alors  ;  il  en  rassembla  treize  ou  quatorze  mille,  la 
plupart  luthériens  forcenés  ;  pour  toute  solde,  il  leur  promettait  le 
pillage  des  villes  italiennes,  principalement  de  Rome  :  lui-même,  dit- 
on,  portait  sur  soi  une  corde  pour  étrangler  le  Pape  de  sa  main.  Au 
commencement  de  novembre,  il  pénétra  en  Italie  par  la  vallée  de 
Trente. 

Le  duc  ou  connétable  de  Bourbon  résolut  de  se  réunir  à  cette 
armée  de  l'aventurier  Fronsberg,  avec  les  soldats  espagnols  qui  con- 
tinuaient à  opprimer  Milan  ;  mais  il  eut  peine  à  les  tirer  de  cette  ville, 
livrée  si  longtemps  à  leur  fureur.  Il  prit  l'argenterie  des  églises  pour 


à  1545  de  l'ère  cht\]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  203 

payer  une  partie  de  leur  solde  ;  il  fit  condamner  à  mort  le  chancelier 
Morone,  qui,  pour  racheter  sa  vie,  lui  paya  vingt-cinq  mille  ducats. 
Les  deux  armées  se  réunirent,  le  30  janvier  1527,  dans  l'État  de  Plai- 
sance. Fronsberg  ayant  été  frappé  d'apoplexie  le  17  mars,  Bourbon 
eut  seul  le  commandement  de  cette  compagnie  d'aventuriers,  la  plus 
formidable  qu'on  eût  encore  vue  rassemblée.  Elle  comptait  de  vingt- 
cinq  à  trente  mille  combattants,  vieux  soldats  pour  la  plupart,  aussi 
habiles  que  braves,  avides,  impitoyables,  mais  accoutumés  à  cette 
discipline  qui  pouvait  s'accorder  avec  le  pillage  et  le  crime.  Ils  avan- 
çaient sans  argent,  sans  vivres,  sans  artillerie,  mais  se  procurant  par 
la  terreur  tout  ce  dont  ils  avaient  besoin,  menant  plutôt  leur  général 
qu'ils  ne  s'en  laissaient  mener  ;  une  fois  même  ils  pillèrent  ses  équipa- 
ges, tuèrent  un  de  ses  gentilshommes,  et  voulurent  le  tuer  lui-même, 
lorsqu'il  parvint  à  les  apaiser  en  leur  promettant  le  pillage  de  quelque 
bonne  ville,  sans  s'expliquer  davantage.  Il  ne  put  entrer  dans  Bo- 
logne, parce  que  le  marquis  de  Saluées,  général  français,  y  était 
entré  avec  douze  mille  hommes.  Ce  fut  alors  qu'il  apprit  la  trêve  de 
huit  mois  conclue  entre  le  Pape  et  le  vice-roi  impérial  de  Naples. 
Cette  nouvelle  ne  l'arrêta  pas  ;  il  ne  voulait  point  consentir  à 
cette  trêve,  parce  que  la  somme  qu'il  devait  toucher  ne  suffisait 
pas  pour  payer  ce  qui  était  dû  à  ses  troupes.  Cela  fut  cause  que  le 
vice-roi,  qui  était  à  Rome,  se  rendit  à  Florence  ;  le  duc  ou  con- 
nétable de  Bourbon  y  envoya  de  son  côté  des  plénipotentiaires,  qui 
signèrent  en  son  nom  un  nouvel  accord,  par  lequel  le  duc  promet- 
tait de  se  retirer  dans  cinq  jours,  à  condition  qu'on  lui  compterait 
d'abord  quatre-vingt  mille  écus,  et  soixante  mille  dans  le  mois  de 
mai.  Le  Pape,  informé  de  cet  accord,  licencia  les  deux  mille  hommes 
qu'il  avait  gardés,  afin  d'être  déchargé  de  la  dépense  qu'ils  lui  cau- 
saient, et  de  payer  plus  aisément  les  sommes  stipulées  dans  la  con- 
vention dernière.  Il  avait  grand  tort.  Cette  convention  n'était  qu'une 
insigne  tromperie  de  la  part  du  connétable  de  Bourbon,  pour  endor- 
mir le  chef  de  la  chrétienté  et  empêcher  les  alliés  de  Rome  d'ac- 
courir à  temps  à  sa  défense.  Pendant  qu'il  signait  la  trêve  par  ses 
plénipotentiaires  à  Florence,  il  s'-avançait  à  marches  forcées,  pillant 
sur  sa  route  plusieurs  villes  qui  lui  furent  livrées  par  des  traîtres,  et 
arriva  le  5  mai  devant  Rome,  à  la  tête  de  quarante  mille  combat- 
tants, la  faction  des  Colonne  l'ayant  rejoint  avec  dix  mille,  avec  le 
dessein  spécial  de  fermer  tous  les  passages  par  où  le  Pape  pourrait 
échapper  l.  A  Rome  même,  la  plupart  des  nobles  négligèrent  les 
ordres  de  leur  souverain  pour  la  défense  commune. 

1  Raynakl,  1527,  n.   16. 


204  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [l.iv.  LXXXIV.  -  De  (517 

Dès  le  lendemain,  6  mai  1527,  le  duc  et  connétable  de  Bourbon 
ordonna  l'assaut  :  deux  fois  il  fut  repoussé.  Une  troisième  fois,  il 
prend  lui-même  une  échelle,  l'applique  contre  le  mur  et  commence 
à  monter,  lorsqu'il  est  blessé  mortellement  par  une  balle  tirée  d'en 
haut,  et  meurt  quelques  moments  après  :  prince  du  sang  et  rebelle  à 
son  roi,  Français  et  traître  à  sa  patrie,  catholique  et  conduisant  contre 
le  Pape  une  armée  qui  en  voulait  à  la  religion  même,  chevalier  et 
associé  à  des  brigands;  ce  sont  les  réflexions  du  protestant  Sismondi l. 

Le  même  jour,  vers  le  soir,  le  Pape  ordonna  de  couper  les  ponts; 
les  Romains  de  la  faction  impériale  ni  ne  les  coupèrent  ni  ne  les  for- 
tifièrent. C'est  par  là  que  l'ennemi  pénétra  dans  la  ville  2. 

«  Jamais,  observe  le  même  auteur  protestant,  jamais  peut-être 
dans  l'histoire  du  monde  une  grande  capitale  n'avait  été  abandonnée 
à  un  abus  plus  atroce  de  la  victoire  ;  jamais  une  puissante  armée 
n'avait  été  formée  de  soldats  plus  féroces,  et  n'avait  plus  absolument 
secoué  le  joug  de  toute  discipline  ;  jamais  le  souverain  au  nom  du- 
quel elle  combattait  n'avait  été  plus  indifférent  aux  calamités  des 
vaincus.  Ce  n'était  point  assez  de  livrer  en  proie  à  la  rapacité  des 
soldats  la  totalité  des  richesses  sacrées  et  profanes  que  la  piété  des 
fidèles  ou  leur  industrie  avaient  rassemblées  dans  la  capitale  du 
monde  chrétien,  les  personnes  mêmes  des  malheureux  habitants  fu- 
rent également  abandonnées  à  leur  caprice  et  à  leur  brutalité.  Tandis 
que  les  femmes  de  toute  condition  étaient  victimes  de  leur  incon- 
tinence, ceux  à  qui  l'on  soupçonnait  des  richesses  cachées  ou  du 
crédit  étaient  mis  à  la  torture,  et  on  les  obligeait  par  des  tourments 
prolongés  à  épuiser  la  bourse  des  amis  qu'ils  pouvaient  avoir  en 
pays  étranger.  Beaucoup  de  prélats  moururent  dans  ces  tourments  ; 
beaucoup  d'autres,  après  s'être  rachetés,  moururent  des  suites  de  ces 
violences,  de  leur  affliction  ou  de  leur  effroi.  Les  palais  de  tous  les 
cardinaux  furent  pillés,  sans  que  les  soldats  voulussent  distinguer  les 
Guelfes  d'avec  les  Gibelins,  ou  accorder  une  sauvegarde  à  ceux  qui 
étaient  le  plus  connus  pour  leur  attachement  au  parti  impérial.  Seu- 
lement on  leur  permit  quelquefois  de  se  racheter  à  prix  d'argent;  et 
comme  les  marchands  avaient  déposé  leurs  effets  chez  eux,  se  figu- 
rant qu'ils  y  seraient  en  sûreté,  ces  marchands  payèrent  souvent  des 
sommes  énormes  pour  les  dérober  aux  soldats.  La  marquise  de 
Mantoue  racheta  son  palais  au  prix  de  cinquante  mille  ducats,  tandis 
qu'on  assure  que  son  fils  en  retira  dix  mille  pour  sa  part  du  pillage. 
Le  cardinal  de  Sienne,  après  avoir  payé  sa  rançon  aux  Espagnols, 


1  Sismondi,  Hist.  des  Républiques  italiennes,  t.  15,  p.  209.  —  2  Raynald,  1527, 
n.  17. 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  205 

fut  fait  prisonnier  par  les  Allemands,  complètement  pillé,  battu  et 
forcé  de  racheter  de  nouveau  sa  personne  au  prix  de  cinq  mille  du- 
cats. Les  cardinaux  de  la  Minerve  et  de  Ponzetta  éprouvèrent  un 
malheur  presque  semblable.  Les  prélats  allemands  ou  espagnols  ne 
furent  pas  plus  épargnés  par  leurs  compatriotes  que  les  Italiens.  On 
entendait  retentir  dans  toutes  les  maisons  les  cris  et  les  lamentations 
des  malheureux  exposés  à  la  torture  ;  les  places  devant  toutes  les 
églises  étaient  jonchées  des  ornements  d'autels,  des  reliques  et  de 
toutes  les  choses  sacrées,  que  les  soldats  jetaient  dans  la  rue  après 
en  avoir  arraché  l'or  et  l'argent.  Les  Luthériens  allemands,  joignant 
le  fanatisme  religieux  à  la  cupidité,  s'efforçaient  de  montrer  leur  mé- 
pris pour  les  pompes  de  l'Eglise  romaine,  et  de  profaner  ce  que 
respectaient  des  peuples  qu'ils  nommaient  idolâtres  '.  » 

La  basilique  de  Saint-Pierre  était  pleine  de  sang  et  de  cadavres, 
jusque  sur  les  autels  et  les  tombeaux  des  apôtres.  Les  hérétiques  je- 
taient les  reliques  des  saints  comme  des  ossements  d'animaux  immon- 
des, mettaient  par  dérision  les  vêtements  des  prêtres  et  des  pontifes 
aux  derniers  des  goujats,  violaient  les  vierges  sacrées.  Un  Luthérien 
d'Allemagne,  à  la  vue  du  château  Saint-Ange,  où  le  Pape  s'était  retiré, 
s'écria  :  Je  voudrais  bien  manger  un  morceau  du  Pape,  afin  de  pouvoir 
l'annoncer  à  Luther.  D'autres  mirent  leurs  chevaux  dans  la  chapelle 
pontificale,  leur  donnant  pour  litière  les  bulles  et  les  décrétales  des 
Pontifes  romains.  Pour  se  moquer  du  Pape  et  des  cardinaux,  ils  se 
revêtirent  de  leurs  chapeaux  et  de  leurs  ornements,  entrèrent  déri- 
soirementen  conclave,  et  créèrent  Pape  un  lansquenet.  Celui-ci,  con- 
tinuant la  sacrilège  dérision,  annonça  dans  un  burlesque  consistoire 
qu'il  faisait  don  de  la  papauté  à  Luther,  et  que  les  soldats  qui  étaient 
du  même  avis  n'avaient  qu'à  lever  la  main.  Ils  la  levèrent  tous, et  s'é- 
crièrent :  Luther  pape  !  Luther  pape  !  Voilà  ce  que  rapporte  un  au- 
teur luthérien  du  temps  "2.  Ce  que  les  savants  déplorèrent  surtout,  ce 
fut  le  pillage  et  la  dévastation  de  la  bibliothèque  vaticane,  où  les 
Papes  avaient  rassemblé  tant  de  trésors  littéraires. 

Le  protestant  anglais  Gibbon,  après  avoir  relaté  le  sac  de  Rome 
par  les  Goths  sous  Alaric,  ajoute  les  réflexions  suivantes  : 

«  Il  existe  chez  tous  les  hommes  un  penchant  à  se  grossir  les  mal- 
heurs du  temps  où  ils  vivent,  et  à  s'en  dissimuler  les  avantages.  Ce- 
pendant, lorsque  le  calme  fut  un  peu  rétabli,  les  plus  savants  et  les 
plus  judicieux  des  écrivains  contemporains  furent  obligés  d'avouer 
que  le  dommage  réel  occasionné  par  les  Goths  était  fort  au-dessous 


1  Sismondi,  Républ.  italiennes,  t.  15,  p.  273-275.  —  -  Apud  Cochlœum,  ; icta  et 
scripta  Mart.  Luth.,  fol.  156. 


206  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  Dbl5l7 

de  celui  que  Rome  avait  souffert  dans  son  enfance,  lorsque  les  Gau- 
lois s'en  étaient  emparés.  L'expérience  de  onze  siècles  a  fourni  à  la 
postérité  un  parallèle  bien  plus  singulier,  et  elle  peut  affirmer  avec 
confiance  que  les  ravages  des  barbares  qu'Alaric  conduisit  des  bords 
du  Danube  en  Italie  furent  bien  moins  funestes  à  la  ville  de  Rome 
que  les  hostilités  exercées  dans  cette  même  ville  par  les  troupes  de 
Charles- Quint,  qui  s'intitulait  prince  catholique  et  empereur  des  Pio- 
mains.  Les  Goths  évacuèrent  la  ville  au  bout  de  six  jours  ;  mais  Rome 
fut,  durant  neuf  mois,  la  victime  des  impériaux,  et  chaque  jour, 
chaque  heure  était  marquée  par  quelque  acte  abominable  de  cruauté, 
de  débauche  ou  de  rapine.  L'autorité  d'Alaric  mettait  quelques 
bornes  à  la  licence  de  cette  multitude  farouche  qui  le  reconnaissait 
pour  son  chef  et  son  monarque  ;  mais  le  connétable  de  Bourbon 
avait  glorieusement  perdu  la  vie  à  l'attaque  des  murs,  et  la  mort  du 
général  ne  laissait  plus  aucun  frein  ni  aucune  discipline  dans  une 
armée  composée  de  trois  nations  différentes,  d'Italiens,  d'Allemands 
et  d'Espagnols  l.  » 

Bien  des  lecteurs,  habitués  à  penser  que  le  pillage  de  Rome  par 
les  troupes  de  Charles-Quint  dura  tout  au  plus  quelques  jours,  se- 
ront très -étonnés  d'apprendre  qu'il  dura  neuf  mois.  Rien  cependant 
n'est  plus  certain.  L'armée  impériale,  entrée  à  Rome  le  G  mai  1527, 
n'en  sortit  que  le  17  février  1528,  ce  qui  fait  huit  mois  pleins  et  onze 
jours.  Encore  le  prince  d'Orange,  qui  la  commandait  alors,  eut-il 
bien  de  la  peine  à  la  faire  sortir.  Cette  soldatesque  effrénée,  dit  le 
protestant  Sismondi,  ne  voulait  point  renoncer  aux  dépouilles  et  aux 
voluptés  qu'elle  trouvait  encore  dans  la  capitale  de  la  chrétienté. 
Pendant  huit  mois,  aucune  sorte  de  protection  n'avait  été  assurée  ni 
aux  personnes  ni  aux  propriétés;  et  comme  l'insolence  des  militaires 
et  la  misère  des  bourgeois  croissaient  en  même  temps,  les  maux  de 
la  veille  étaient  toujours  surpassés  par  ceux  qu'amenait  le  lendemain. 
Il  fallait  donner  de  l'argent  à  l'année  pour  la  déterminer  à  obéir 
de  nouveau;  le  prince  d'Orange  en  demanda  au  Pape,  qui  donna  en- 
core quarante  mille  ducats.  Cette  armée  se  mit  donc  en  campagne 
le  17  février  1528.  Mais,  quoique  les  déserteurs  eussent  été  rem- 
placés dans  ses  rangs  par  des  brigands  qui,  de  toute  l'Italie,  s'em- 
pressaient de  venir  partager  le  pillage  de  la  capitale  de  la  chrétienté, 
cette  armée  qui,  huit  mois  auparavant,  comptait  au  moins  quarante 
mille  hommes,  se  trouva  réduite  à  treize  ou  quatorze  mille  :  la  peste 
a*ait  emporté  tout  le  reste  -.  Car  ce  fléau  vint  se  joindre  aux  autres, 


1  Gibbon,  Hist.  de  la  Décadence  de  l'emp.  rom.,  c.  31.  -  "2  Sisinomli,  Républ. 
ilal.,  t.  15,  p.  320. 


à  1545   de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE,  207 

pour  châtier  la  nouvelle  Jérusalem,  ainsi  que  les  nouveaux  Chal- 
déens  qui  l'avaient  dévastée. 

Cependant  le  pape  Clément  VII,  délaissé  de  tout  le  monde,  même 
du  duc  d'Urbin,  qui  commandait  les  troupes  pontificales  ou  alliées, 
au  nombre  d'environ  vingt  mille  hommes,  se  vit  assiégé  par  les  im- 
périaux dans  le  château  Saint-Ange.  Il  fut  donc  réduit  à  signer  une 
capitulation  le  6  juin  1527.  Il  s'engageait  à  payer  à  l'armée  impé- 
riale quatre  cent  mille  ducats  :  cent  mille  immédiatement,  cinquante 
mille  dans  vingt  jours,  deux  cent  cinquante  mille  dans  deux  mois. 
Jusqu'à  l'entier  payement  des  premiers  cent  cinquante  mille  ducats, 
il  devait  rester  prisonnier  au  château  Saint-Ange,  avec  les  treize  car- 
dinaux qui  l'y  avaient  suivi.  Ensuite,  il  pourrait  passer  ou  à  Naples, 
ou  à  Gaëte,  pour  y  attendre  les  ordres  de  l'empereur.  Il  s'engageait 
à  livrer  aux  troupes  impériales  les  villes  de  Parme,  Plaisance  et  Mo- 
dène,  et  à  recevoir  garnison  dans  les  châteaux  de  Saint-Ange,  d'Ostie, 
de  Civita-Castellana  et  de  Civita-Vecchia.  Il  promettait  d'absoudre 
les  Colonne  de  toutes  censures  ecclésiastiques,  et  de  donner  des 
otages  pour  l'observation  de  toutes  ces  conditions.  Après  la  signa- 
ture de  ce  traité,  le  même  capitaine  Alarcon,  qui  avait  été  chargé 
de  la  garde  de  François  Ier  pendant  sa  captivité,  entra  au  château 
Saint-Ange  avec  trois  compagnies  espagnoles  et  trois  allemandes, 
pour  prendre  le  Pape  sous  sa  garde  l.  La  peste  entra  avec  les  Espa- 
gnols et  les  Allemands. 

La  capitulation  fut  religieusement  exécutée  dans  ce  qui  dépendait 
du  Pape.  Ce  fut  avec  une  peine  infinie  qu'il  réussit  à  payer  les  pre- 
miers cent  cinquante  mille  ducats  qu'il  avait  promis  pour  sa  rançon. 
Des  marchands  génois  lui  en  avançaient  une  partie,  à  recouvrer  sur 
des  hypothèques  ;  mais  les  Allemands  demandaient  des  sûretés  pour 
le  reste,  et  il  lui  était  impossible,  dans  sa  captivité,  de  les  trouver.  Il 
avait  donné  cinq  otages,  son  secrétaire,  deux  cardinaux  et  deux  de 
ses  parents.  Trois  fois  ces  otages  furent  conduits  sur  la  place  du 
champ  de  Flore,  à  une  potence  préparée  pour  eux  par  les  Allemands 
furieux  ;  le  bourreau  les  y  attendait  déjà.  Mais  les  mêmes  soldats 
qui  menaçaient  ces  victimes  leur  accordaient  ensuite  un  nouveau  ré- 
pit, pour  ne  pas  perdre  le  seul  gage  dont  ils  se  crussent  assurés.  Un 
jour  enfin,  après  une  longue  captivité,  ces  otages  réussirent  à  enivrer 
tous  leurs  gardiens  dans  un  grand  repas.  Ils  s'échappèrent  ensuite  à 
pied,  de  nuit  et  déguisés,  et  ils  arrivèrent  jusqu'au  camp  du  duc 
d'Urbin  2. 


1  Sismondi,  Républ.  ital.,  t.  15,  p.  280.  —  2  Jacopo  Nardi,  ht.  Fior.,  1.  8.  — 
Bernardo  Segni,  1.  1.  —  Fr.  Belcarii,  !.  19. 


-20.8  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

Et  que  faisait  donc  l'empereur  Charles-Quint  pendant  tout  cela? 
11  célébrait  la  naissance  de  son  fils  Philippe  II,  lorsqu'il  apprit  le  sac 
et  le  pillage  de  Rome,  et  la  détresse  du  Pape  assiégé  par  les  impé- 
riaux dans  le  château  Saint-Ange.  Aussitôt  il  contremanda  toutes  les 
réjouissances  publiques,  ordonna,  au  contraire,  des  prières  dans  les 
églises  et  des  processions  solennelles  pour  la  délivrance  du  Saint- 
Père.  En  même  temps,  il  envoya  deux  plénipotentiaires  à  Rome,  non 
pas  précisément  pour  le  délivrer,  mais  pour  marchander  de  nouveau 
sa  délivrance,  avec  ordre  de  se  tenir  en  garde  contre  son  ressenti- 
ment, et  de  ne  lui  accorder  aucune  confiance.  Après  de  longs  dé- 
bats, les  plénipotentiaires  signèrent  enfin  avec  le  Pape,  le  31  octobre, 
une  nouvelle  convention,  qui  lui  donnait  un  peu  plus  de  temps  pour 
acquitter  sa  rançon.  Clément  VII  devait  être  remis  en  liberté  après 
avoir  encore  payé  cent  douze  mille  ducats  aux  troupes  impériales. 
Dans  le  cours  des  trois  mois  suivants,  il  devait  en  payer,  de  plus, 
deux  cent  trente-huit  mille,  livrer  en  gage  plusieurs  forteresses, 
donner  ses  deux  neveux,  Hippolyte  et  Alexandre,  comme  otages, 
accorder  les  produits  de  la  croisade  et  d'une  décime  ecclésiastique  en 
Espagne  à  l'empereur,  et  s'engager  enfin  à  demeurer  neutre  dans  la 
guerre  qui  allait  éclater,  soit  dans  le  duché  de  Milan,  soit  dans  le 
royaume  de  Naples  l.- 

Telle  fut  la  conduite  de  l'empereur  Charles-Quint.  Pour  la  bien 
apprécier,  résumons  les  principales  circonstances.  Les  généraux  de 
Charles-Quint  venaient  de  signer  une  trêve  de  huit  mois  avec  le  Pape, 
qui  croit  à  leur  parole  et  à  leur  signature.  Les  généraux  de  Charles- 
Quint  manquent  à  leur  parole,  violent  lalrêve  qu'ils  viennent  de  si- 
gner, surprennent  et  saccagent  Rome,  assiègent  le  Pape  dans  le  château 
Saint-Ange.  Et  parce  que  le  Pape  a  cru  à  la  parole,  à  la  signature,  à 
l'honneur  des  généraux  de  Charles-Quint,  ce  même  Charles-Quint, 
non  content  du  saccagement  de  Rome,  condamne  le  Pape  à  une 
énorme  rançon.  Si  un  bourgeois  d'Espagne  en  avait  usé  de  même 
envers  un  autre,  Charles  Quint  l'aurait  fait  pendre,  ou,  pour  le  moins, 
marquer  du  fer  de  l'infamie. 

La  même  année  mourut  à  Florence  Nicolas  Machiavel,  au  moment 
qu'y  éclatait  une  révolution.  Au  commencement  de  juin,  il  sentit  sa 
santé  s'altérer.  Il  avait  confiance  dans  un  médicament  dont  il  avait 
même  conseillé  l'usage  à  Guichardin  ;  il  paraît  qu'il  s'en  servait  pour 
apaiser  de  vives  crispations  d'estomac  dont  il  soutirait  quelquefois. 
Il  ne  consultait  pas  de  médecin,  tant  était  constante  sa  foi  dans  ce 


1  Jacopo  Naidi,  ht.  Fior.,  1.  S.  —  Beinardo  Segni,  1.  I.  —  Fr.  Belcarii,  I.  19,  et 
Paul  Jove,  1.  2.-).  —  Guichardin,  I.  «8. 


à  1515  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  209 

léger  remède  dont  il  avait  éprouvé  les  heureux  effets.  Il  se  l'admi- 
nistra à  lui-même  sans  doute  avec  quelque  excès,  et  dans  un  moment 
où  il  fallait  apparemment  d'autres  palliatifs  :  bientôt  il  fut  surpris  de 
vives  douleurs.  Il  ne  put  résister  au  chagrin  et  à  la  maladie  réunis, 
et  il  expira  le  22  juin  1527,  à  l'âge  de  cinquante-huit  ans  un  mois  et 
dix-huit  jours,  muni  des  secours  spirituels  de  l'Église  catholique,  et 
assisté  par  des  prêtres  jusqu'au  dernier  moment  de  sa  vie. 

Une  lettre  de  Pierre  Machiavel,  son  lils,  à  François  Nelli,  à  Pise, 
dément  les  fables  injurieuses  inventées,  depuis  sa  mort,  par  des  écri- 
vains calomniateurs.  Voici  le  texte  de  cette  lettre  :  —  Très-cher 
François,  je  ne  puis  retenir  mes  pleurs  quand  je  dois  vous  dire  que, 
le  22  de  ce  mois  de  juin,  Nicolas,  notre  père,  est  mort  de  douleurs 
d'entrailles,  causées  par  un  médicament  qu'il  avait  pris  le  20.  Il  s'est 
confessé  de  ses  péchés  à  frère  Matthieu,  qui  l'a  assisté  jusqu'à  la 
mort.  Notre  père  nous  a  laissés  dans  une  grande  pauvreté,  comme 
vous  savez  1. 

Une  des  dernières  lettres  de  Machiavel  est  la  suivante  à  l'historien 
Guichardin,  lieutenant  du  Pape  à  Modène.  Il  y  juge,  d'une  manière 
fort  piquante,  les  événements  de  l'année.  «  Quand  j'arrivai  à  Mo- 
dène, Philippe  vint  au-devant  de  moi,  et  me  dit  :  Est-il  donc  possible 
que  je  n'aie  pas  fait  une  chose  qui  ait  été  bien  ?  Je  lui  ai  répondu  en 
riant  :  M.  le  gouverneur,  ne  vous  étonnez  pas,  c'est  votre  défaut.  Mais 
cette  année,  il  n'y  a  personne  qui  ait  bien  fait,  et  qui  n'ait  fait  tout  à 
l'envers.  L'empereur  n'a  pas  pu  se  plus  mal  conduire,  puisqu'il  n'a 
pas  envoyé  à  temps  du  secours  aux  siens,  et  il  le  pouvait  facilement. 
Les  Espagnols  ont  pu  quelquefois  nous  faire  de  grandes  niches,  et  ils 
ne  l'ont  pas  su  faire.  Nous  avons  pu  vaincre,  et  nous  ne  l'avons  pas 
su.  Le  Pape  a  cru  plus  à  une  plumée  d'encre  qu'à  mille  fantassins, 
qui  lui  suffisaient  pour  le  garder.  Les  Siennois  seuls  se  sont  bien 
comportés  (ceux  qui  venaient  de  battre  les  Florentins  sans  le  vou- 
loir), et  ce  n'est  pas  merveille  si,  dans  un  temps  fou,  les  fous  réus- 
sissent, de  manière  qu'il  serait  pis  d'avoir  fait  bien  que  d'avoir  fait 
mal 2.  » 

Cette  plumée  d'encre  à  laquelle  le  pape  Clément  VII  crut  plus  qu'à 
mille  fantassins,  c'est  son  traité  avec  Lannoy,  vice-roi  impérial  de 
Naples,  et  avec  le  connétable  de  Bourbon,  gouverneur  impérial  du 
Milanais.  Nous  avons  vu  ce  qu'il  lui  en  a  coûté. 

Il  est  encore  bien  des  hommes  qui  supposent  que  Machiavel  est 
l'inventeur  de  la  politique  moderne,  qu'on  appelle  de  son  nom  ma- 
chiavélique. Il  ne  l'a  pas  plus  inventée  qu'Aristote  n'a  inventé  les 


1  Artaud,  Machiavel,son  génie  el  ses  erreurs,  t.  2,  p.  28i.  —  *  lbid.,  p.  24G. 
xxni.  lï 


210  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1511 

sophismes  :  seulement  il  l'a  observée  de  plus  près,  en  a  constaté  les 
allures,  et  les  a  réduites  en  théorie.  L'année  même  de  sa  mort  en 
fournit  de  fameux  et  de  nombreux  exemples  :  car  on  ne  pouvait  guère 
se  conduire  d'une  manière  plus  indigne  envers  le  chef  de  la  chré- 
tienté que  ne  firent  alors  les  princes  et  les  peuples  de  l'Europe.  Ainsi 
en  jugea  un  homme  non  suspect,  l'empereur  des  Turcs,  Soliman  II. 
Quand  il  apprit  le  sac  et  le  pillage  de  Rome,  il  s'emporta  furieuse- 
ment contre  les  Chrétiens  de  ce  qu'ils  avaient  plus  cruellement  traité 
leur  souverain  Pontife  et  profané  toutes  les  choses  saintes  que  lui, 
sectateur  de  Mahomet,  ne  traitait  le  patriarche  des  Grecs,  puisqu'il 
se  faisait  un  scrupule  de  toucher  à  sa  religion  4. 

Soliman  II  eut  le  temps  et  l'occasion  de  connaître  les  Chrétiens  de 
son  époque,  dans  un  règne  de  quarante-six  ans,  de  1520  à  1566,  où 
il  ne  cessa  de  leur  faire  la  guerre.  Dès  les  premiers  jours  de  son 
règne,  deux  pachas  prirent  sur  les  Hongrois  quatre  forteresses;  la 
garnison  des  trois  premières  fut  égorgée,  malgré  l'assurance  qu'on 
lui  avait  donnée  de  se  retirer  libre  :  la  quatrième  fut  livrée  aux 
flammes,  et  son  évêque  tué  avec  la  même  perfidie.  Un  courrier  du 
sultan  ayant  été  envoyé  au  roi  mineur  de  Hongrie,  Louis  II,  pour 
réclamer  le  payement  du  tribut,  il  est  maltraité  2.  Soliman  en  prend 
occasion  de  faire  la  guerre  à  la  Hongrie  et  à  la  chrétienté.  Belgrade 
était  leur  boulevard  :  Mahomet  II  avait  échoué  devant  cette  place  avec 
quatre  cent  mille  hommes,  et  s'était  vu  battre  par  Huniade  et  saint 
Jean  de  Capistran.  Soliman  la  fit  assiéger  par  son  grand  vizir.  Le 
siège  durait  depuis  un  mois,  lorsque  arriva  le  sultan  avec  tout  le  reste 
de  l'armée.  Des  transfuges  indiquèrent  l'endroit  faible  de  la  place. 
Les  assiégés  avaient  déjà  repoussé  plus  de  vingt  assauts,  lorsqu'un 
renégat  donna  le  conseil  à  Soliman  de  faire  miner  et  sauter  une  tour. 
Il  restait  à  Belgrade  à  peine  un  peu  plus  de  quatre  cents  hommes  en 
état  de  porter  les  armes,  tant  Bulgares  que  Hongrois.  Ceux-ci  au- 
raient tenu  jusqu'au  dernier,  s'ils  n'avaient  été  contraints  par  l'anti- 
pathie religieuse  des  autres,  et  par  la  trahison  de  deux  hommes,  à 
capituler  le  29  août  1521,  à  condition  d'avoir  la  vie  et  la  liberté  sau- 
ves :  condition  qui  fut  bien  mal  observée  parles  Turcs,  car  plusieurs 
des  Hongrois  furent  massacrés.  On  sent  que  si  les  défenseurs  de 
Belgrade  avaient  été  secourus  par  quelques-uns  de  leurs  frères  d'Eu- 
rope, ils  eussent  été  in\  incibles.  Peu  auparavant,  soixante  Hongrois, 
reste  de  la  garnison  de  Sabacs,  qui  avait  consisté  tout  au  plus  en 
une  centaine  d'hommes,  plutôt  que  de  se  sauver,  comme  ils  auraient 

1  Raynald,  15;>7,  n.  23.  —  2  Hammer,  Hist.  de  l'Empire  ottoman,  en  allemand, 
t.  3,  p.  10  et  il. 


à  1515  de  l'ère  chr.|        DE  1,'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  211 

pu,  aimèrent  mieux  soutenir  l'assaut  et  se  faire  tuer  jusqu'au  der- 
nier, après  avoir  encore  tué  sept  cents  infidèles  ', 

L'année  suivante  1522,  Soliman  attaqua  un  autre  boulevard  de  la 
chrétienté,  l'île  de  Rhodes,  occupée  par  les  religieux  militaires  de 
Saint- Jean,  autrement  les  chevaliers  de  Rhodes  et  depuis  de  Malte. 
Ce  qui  l'y  détermina,  entre  autres,  ce  fut  un  médecin  juif,  établi 
dans  l'île,  qui  lui  servait  d'espion,  et  puis  la  trahison  du  chancelier 
de  l'ordre,  le  Portugais  André  de  Mérail,  appelé  communément  d'A- 
maral.  Soliman  invita  le  grand  maître  à  se  soumettre  de  bon  gré.  En 
même  temps,  il  fit  partir  une  flotte  de  trois  à  quatre  cents  voiles,  et 
conduisit  lui-même  une  armée  par  l'Asie-Mineure  jusque  vis-à-vis  de 
Rhodes.  Toutes  ses  forces  pouvaient  monter  à  deux  cent  mille 
hommes.  La  flotte  parut  devant  l'île  le  2G  juin  1522.  Le  supérieur 
général  de  l'ordre  ou  le  grand  maître  était  frère  Philippe  de  Villiers 
de  l'Isle-Adam,  d'une  des  plus  anciennes  et  des  plus  illustres  mai- 
sons de  France.  Au  moment  où  la  ville  de  Rhodes  fut  investie,  elle 
renfermait  six  cents  frères  ou  chevaliers,  et  quatre  mille  cinq  cents 
soldats.  Les  habitants  qui  demandèrent  à  prendre  les  armes  furent 
formés  en  compagnies,  et  on  leur  assigna  les  postes  les  moins  expo- 
sés. C'est  avec  cette  faible  garnison  que  frère  l'Isle-Adam  soutint 
contre  toutes  les  forces  de  Soliman  un  siège  devenu  l'un  des  plus 
mémorables  dont  l'histoire  fasse  mention. 

Les  janissaires  s'étaient  flattés  de  s'emparer  facilement  des  ou- 
vrages extérieurs;  mais,  repoussés  avec  une  perte  considérable  dans 
toutes  les  attaques,  ils  tombèrent  bientôt  de  la  présomption  dans  le 
découragement,  et  finirent  par  refuser  d'obéir  à  leurs  généraux.  So- 
liman accourut  pour  étouffer  la  révolte.  Il  ne  pardonna  aux  janis- 
saires qu'à  condition  qu'ils  répareraient  la  honte  de  leurs  premières 
défaites.  Les  Turcs  redoublèrent  d'efforts  et  firent  des  prodiges  de 
valeur.  La  victoire  restait  toujours  aux  Chrétiens;  mais  ils  l'achetaient 
par  la  perte  de  quelques-uns  de  leurs  plus  braves  guerriers.  Sans 
espoir  d'être  secouru  par  les  souverains  de  l'Europe,  frère  Philippe 
de  l'Isle-Adam  voyait  chaque  jour  diminuer  ses  ressources.  On  dé- 
couvrit la  trahison  du  médecin  juif  et  celle  du  chancelier  d'Amaral  : 
ils  furent  punis  de  mort.  Mais  le  mal  qu'ils  avaient  fait  n'était  pas 
moins  irréparable.  Toutes  les  fortifications  de  Rhodes  avaient  été 
détruites  par  le  canon  ;  le  plus  grand  nombre  des  défenseurs  avaient 
péri  sur  la  brèche;  la  poudre  manquait;  il  ne  restait  de  vivres  que 
pour  quelques  jours;  et  frère  l'Isle-Adam,  décidé  à  s'ensevelir  sous 
les  ruines  de  la  place,  ne  songeait  point  à  capituler. 

1  Haimrier,  Histoire  de  l'Empire  ottoman,  t.  3,  p.  la- 14. 


212  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1Y.  —  De  3517 

Cependant,  touché  du  sort  des  habitants  si  la  ville  était  prise 
d'assaut,  il  consentit  à  écouter  les  propositions  de  Soliman,  qui,  de 
son  côté,  avait  déjà  perdu  plus  de  cent  mille  hommes.  Par  un  traité 
signé  le  20  décembre,  les  chevaliers  obtinrent  pour  eux  et  pour  les 
habitants  de  sortir  de  Rhodes  avec  leurs  biens  et  leurs  armes,  dans 
douze  jours,  et  emportant  les  reliques  des  saints,  les  vases  sacrés  et 
tous  les  objets  relatifs  au  culte.  Les  Turcs  ne  devaient  pas  non  plus 
toucher  aux  églises  ;  mais,  dès  le  5me  jour,  ils  violèrent  le  traité,  pé- 
nétrèrent dans  la  ville,  s'y  livrèrent  à  d'horribles  excès,  pillage,  viol, 
profanation,  changèrent  la  grande  église  de  Saint- Jean  en  mosquée, 
y  brisèrent  les  autels,  les  statues  des  saints,  les  tombeaux  des  grands 
maîtres,  crachant  sur  les  crucifix,  les  traînant  dans  la  boue.  C'était 
le  matin  du  jour  de  Noël,  à  l'heure  même  où  Adrien  VI  pontifiait  à 
Saint- Pierre,  et  où  une  pierre  détachée  de  la  voûte  lui  tomba  devant 
les  pieds,  comme  pour  indiquer  la  chute  du  premier  boulevard  de  la 
chrétienté  1. 

Soliman  rendit  une  visite  au  grand  maître,  et  le  combla  de  marques 
d'estime.  En  le  quittant,  il  dit  à  ceux  qui  l'accompagnaient  :  Ce  n'est 
pas  sans  quelque  peine  que  j'oblige  ce  Chrétien,  à  son  âge,  de  quitter 
sa  maison. 

Le  lendemain,  ayant  découvert  sous  des  habits  européens  le  fils  de 
son  grand-oncle,  l'infortuné  prince  Zizim,  Soliman  donna  ordre  de 
le  conduire  à  Constantinople  avec  ses  fils,  et  de  leur  couper  la  tète2. 

La  flotte  chrétienne  sortit  de  Rhodes  le  1er  janvier  1523.  Le  pape 
Adrien  VI  accueillit  frère  de  l'Isle-Adam  avec  tous  les  égards  dus  à 
son  courage  et  à  ses  malheurs  :  mais  la  mort  l'empêcha  de  réaliser 
ses  bonnes  intentions  et  ses  promesses.  Clément  VII,  son  successeur, 
avant  d'embrasser  l'état  ecclésiastique,  avait  été  commandeur  de 
l'ordre  de  Saint-Jean,  et  lui  conservait  beaucoup  d'intérêt  ;  il  s'em- 
pressa de  réparer  le  désastre  des  chevaliers,  autant  qu'il  le  pouvait, 
et  leur  assigna  Viterbe  pour  résidence,  en  attendant  qu'on  eût  fait 
choix  d'un  lieu  pour  remplacer  Rhodes.  Après  d'assez  longues  né- 
gociations, l'empereur  Charles- Quint,  par  un  traité  du  12  mars  1530, 
céda  définitivement  à  l'ordre  de  Saint-Jean  l'île  de  Malte  et  les  îles 
adjacentes.  C'est  là  que  nous  retrouverons  ces  vaillants  religieux,  ar- 
rêtant toutes  les  forces  de  Soliman,  et  imprimant  à  l'empire  anti- 
chrétien de  Mahomet  la  première  date  de  sa  décadence. 

Mais  pendant  qu'une  poignée  de  Chrétiens  donnaient  leur  vie  pour 
conserver  à  la  chrétienté  ses  deux  boulevards,  Belgrade  et  Rhodes, 
que  faisait  donc  le  roi  très-chrétien  de  France,  lui  qui  prétendait  à 

1  Hammer,  t.  3,  p.  :8.  —  :  JLid.,  p.  29. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  213 

être  le  modèle  de  la  chevalerie  chrétienne  ?  Occupé  de  ses  plaisirs 
avec  les  femmes  et  de  sa  querelle  romanesque  avec  Charles-Quint,  il 
ne  fit  rien  pour  sauver  les  deux  boulevards  de  la  chrétienté.  La  Pro- 
vidence l'en  punit  deux  ans  après,  par  sa  défaite  et  sa  captivité  à 
Pavie.  Voici  comme  il  profita  de  la  leçon.  Par  ses  envoyés  et  ses 
lettres,  il  supplia  l'ennemi  de  la  chrétienté,  le  vicaire  de  Mahomet, 
sultan  Soliman,  de  porter  ses  armes  dans  la  Hongrie,  afin  d'y  oc- 
cuper Charles-Quint  et  son  frère  Ferdinand.  C'est  ce  que  nous  attes- 
tent de  concert  et  les  historiens  ottomans  et  la  correspondance  de 
l'ambassadeur  de  Venise  à  Constantinople  1.  Vers  le  commencement 
de  février  1526,  Soliman  renvoya  l'ambassadeur  français,  avec  un 
présent  de  dix  mille  aspres  et  un  vêtement  d'honneur,  mais  surtout 
avec  l'assurance  d'une  prochaine  expédition  en  Hongrie.  Ainsi  donc 
le  premier  ambassadeur  du  royaume  très-chrétien  aux  Turcs  de 
Constantinople  y  fut  envoyé  pour  trahir  la  chrétienté. 

Nous  regrettons  de  publier  une  chose  si  peu  honorable  pour  la 
France  et  pour  un  de  ses  rois  les  plus  célèbres  et  les  plus  glorifiés. 
Mais  l'histoire  est  comme  le  jugement  de  Dieu  en  première  instance  : 
il  faut  y  produire  la  vérité  envers  et  contre  tous,  afin  que  si  les  peuples 
et  les  rois  ne  sont  plus  retenus  par  la  conscience,  ils  le  soient  au 
moins  par  la  crainte  de  l'infamie. 

Depuis  la  chute  de  Belgrade,  en  1521,  la  Hongrie  ef  la  Croatie 
étaient  sans  cesse  ouvertes  aux  courses  des  Turcs.  Dès  l'année  sui- 
vante 1522,  ils  emportèrent  Ostrovitz  et  Scardone;  mais  ils  furent 
vigoureusement  repoussés  ailleurs  par  les  garnisons  autrichiennes. 
L'an  1524,  l'évêque  Paul  Toromée  les  battit  au  nombre  de  quinze 
mille,  leur  enleva  les  captifs,  quarante  étendards,  avec  beaucoup  de 
chevaux  et  d'armes,  et  envoya  la  tête  de  leur  général  à  Bude,  au  roi 
Louis  II.  La  même  année,  la  viMe  de  Jaïcsa  fut  assiégée  par  trois 
pachas  turcs.  Trois  guerriers  chrétiens  la  défendirent  et  la  déli- 
vrèrent :  Pierre  Keglovitch,  Biaise  Chéry  et  Christophe  Frangipane. 
Les  Turcs  furent  battus,  tout  leur  camp,  avec  soixante  étendards, 
tomba  entre  les  mains  des  vainqueurs.  Peu  auparavant,  Biaise  Chéry, 
appelé  en  duel  par  un  capitaine  turc,  lui  coupa  la  cuisse  d'un  coup 
de  sabre,  en  sorte  qu'elle  tomba  incontinent  à  terre,  avec  la  botte  et 
l'éperon  2  . 

Au  printemps  1526,  suivant  sa  promesse  au  roi  de  France,  Soli- 
man II  marcha  lui-même  contre  la  Hongrie,  avec  une  armée  de  plus 
de  cent  mille  hommes,  trois  cents  canons,  accompagné  de  ses  trois 


1  Hammer,  p.  48,  note  B;  p.  51,  note  A.  —  Marini  Sanuto,  vol.  41.  Lettre  de 
Pkrre  Bragadin,  du  2  février  15'.»6.  —  Dschdalfade,  fol.  lOi.  —  2  Hammer,  p.  51. 


214  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

vizirs,  tous  trois  chrétiens  apostats.  Le  principal  était  Ibrahim,  Grec 
de  naissance,  favori  de  Soliman,  qui  venait  d'en  faire  son  beau- 
frère  en  lui  donnant  pour  épouse  sa  sœur.  Comme  Ibrahim  avait 
étoutfé  naguère  une  révolte  en  Egypte,  une  insurrection  parmi  les 
janissaires,  puni  la  trahison  d'un  pacha,  les  concussions  d'un  autre, 
sa  faveur  auprès  de  Soliman  était  sans  bornes.  Non-seulement  ils 
mangeaient  ensemble,  mais  souvent  ils  couchaient  ilans  le  même  lit. 
Le  30  juillet,  le  grand  vizir  Ibrahim  prit  Petervaradin,  après  douze 
jours  de  siège  et  trois  assauts. 

Le  28  août  dans  les  plaines  de  Mohacs,  eut  lieu  une  grande  ba- 
taille contre  les  Hongrois,  commandés  par  Pierre  Pereny  et  Paul 
Tomorée,  surnommé  le  Moine,  et  ayant  à  leur  tête  leur  jeune  roi 
Louis,  âgé  de  vingt  ans.  Les  Hongrois  attaquèrent  avec  une  impé- 
tuosité si  terrible,  qu'ils  firent  plier  les  Turcs:  mais,  ayant  été  pris  en 
flanc  par  un  corps  d'infidèles  sortis  d'une  embuscade,  ils  furent  obli- 
gés de  se  partager  en  deux.  Le  roi  Louis,  avec  sa  division,  pénétra 
par  cette  ouverture  jusqu'aux  janissaires  et  au  poste  où  se  tenait  le 
sultan.  Trente-deux  Hongrois  s'étaient  dévoués  à  la  mort  pour  tuer 
Soliman  ;  trois  d'entre  eux  pénétrèrent  jusqu'à  sa  personne:  sa  forte 
cuirasse  le  défendit  contre  les  flèches  et  les  lances.  Tout  à  coup  une 
batterie  masquée  commence  à  foudroyer  les  premiers  rangs  des 
Hongrois,  dont  l'aile  droite  prend  la  fuite.  Le  jeune  roi  avait  dis- 
paru :  son  corps  fut  retrouvé  deux  mois  après  dans  un  marais,  où 
son  cheval  l'avait  précipité.  Vingt-quatre  mille  Hongrois  restèrent 
sur  le  champ  de  bataille,  sans  compter  ceux  qui  périrent  dans  les 
marais  et  dans  le  Danube.  Deux  mille  têtes,  dont  sept  d'évêjques, 
furent  plantées  devant  la  tente  de  Soliman.  Sept  jours  après  la  ba- 
taille, il  ordonna  d'égorger  tous  les  prisonniers  et  les  paysans  qui  se 
trouvaient  dans  le  camp  :  et  cela  fut  exécuté.  Il  n'y  en  eut  que  quatre 
à  qui  l'on  accorda  la  vie.  Mohacs  fut  livré  aux  flammes1. 

Le  dix  septembre,  Soliman  entra  à  Bude,  capitale  de  la  Hongrie, 
dont  on  lui  avait  envoyé  les  clefs.  Une  partie  de  la  ville  fut  brûlée 
avec  la  grande  église.  A  Pest,  Soliman  promit  aux  grands  de  Hon- 
grie de  leur  donner  pour  roi  Jean  Zapolya  vayvodè  de  Transyl- 
vanie. Depuis  le  massacre  des  prisonniers,  à  Mohacs,  la  marche  de 
l'armée  se  reconnaissait  de  loin  aux  colonnes  de  fumée  et  de 
flammes  qui  s'élevaient  des  villages  et  des  villes  incendiées,  sans 
aucun  égard  à  la  soumission  volontaire  ni  à  la  sûreté  promise.  Trois 
jours  après  la  reddition  pacifique  de  Cinq-Églises,  qui  avait  envoyé 
ses  clefs,  les  habitants  furent  convoqués  sur  la  grande  place  et  inhu- 

1  Hammer,  p.  5fi  et  seqq. 


à  15*5  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  215 

mainement  égorgés.  Le  pays  entre  le  Danube  et  le  lac  de  Balaton 
jusque  Raab  fut  dévasté  par  le  fer  et  le  feu.  Wissegrad,  l'asile  de  la 
couronne  royale  de  Hongrie,  ne  dut  son  salut  qu'à  des  paysans  et  à 
des  moines  ;  la  forteresse  de  Gran,  abandonnée  de  son  gouverneur, 
dut  le  sien  à  un  heiduque  ou  fantassin  hongrois.  Nulle  part  ne  sévit 
si  cruellement  la  soif  des  Turcs  pour  le  sang  et  le  pillage  qu'à  Mo- 
roth,  maison  de  plaisance  de  l'évêque  de  Gran  :  confiants  en  la  force 
du  château,  bien  des  milliers  de  personnes  y  avaient  transporté  leur 
avoir,  bien  des  milliers  étaient  retranchés  dans  une  enceinte  de  cha- 
riots. L'enceinte  résista  à  l'assaut,  mais  non  pas  au  gros  canon  ;  toute 
la  masse  des  fugitifs  fut  égorgée.  Le  massacre  rapporta  aux  Turcs 
autant  de  sang  hongrois  que  la  bataille  de  Mohacs,  vingt-cinq  mille 
hommes.  D'après  ces  deux  articles  du  budget  de  sang,  la  somme  de 
deux  cent  mille  âmes,  dont  cette  guerre  pressura  la  Hongrie  par  le 
meurtre  et  le  pillage,  ne  paraît  pas  trop  élevée.  Soliman  traversa  à 
marches  forcées  des  bruyères  où,  malgré  des  torrents  de  pluie,  beau- 
coup de  chevaux  périrent  manque  d'eau  et  de  fourrage.  Entre  Obecse 
et  Petervaradin,  se  trouvait,  au  milieu  des  marais,  un  camp  retranché 
par  des  fossés  :  plusieurs  milliers  de  Hongrois  s'y  étaient  réfugiés 
avec  leurs  biens  et  dévoués  à  la  mort  avec  leurs  enfants  et  leurs 
femmes.  L'assaut  et  la  prise  de  cette  place  coûta  plus  de  sang  otto- 
man que  toutes  les  forteresses  emportées  auparavant  dans  la  Hon- 
grie, et  même  plus  de  chefs  que  la  bataille  de  Mohacs  :  plusieurs  gé- 
néraux restèrent  sur  le  terrain,  entre  autres  celui  des  janissaires  '. 
Tel  fut  le  résultat  de  la  guerre  de  Hongrie,  demandée  par  Fran- 
çois Ier  :  il  en  doit  compte  à  Dieu  et  aux  hommes. 

Par  suite  de  cette  guerre,  la  Hongrie  se  divisa  entre  Jean  Zapolski 
ou  Zapolya,  créature  de  Soliman,  et  l'archiduc  Ferdinand  d'Au- 
triche, beau-frère  du  dernier  roi  Louis  par  sa  femme.  Ferdinand 
reprit  Bude,  fut  élu  roi  à  Presbourg,  et  couronné  à  Albe-Royale. 
L'an  1528,  Zapolski  implore  le  secours  de  Soliman,  et  conclut  avec 
lui,  le  29  février  1528,  une  alliance  offensive  et  défensive  contre  la 
chrétienté,  avec  promesse  de  l'informer  de  tous  les  desseins  des 
puissances  chrétiennes  :  traité  fatal  do  la  première  alliance  traîtresse 
et  contre  nature  entre  la  Turquie  et  la  Hongrie,  ce  sont  les  expres- 
sions de  M.  de  Hammer,  historien  de  l'empire  ottoman  2. 

Parti  de  Constantinople  le  10  de  mai  1629,  Soliman  reçut  le 
20  juillet,  sur  le  champ  de  bataille  de  Mohacs,  l'hommage  de  son 
protégé  Zapolya,  roi  illégitime  de  Hongrie,  dans  l'endroit  même  où 
le  roi  légitime  avait  péri  trois  ans  auparavant.  C'était  faire  à  la 

1  Hammer,  p.  62-64.  —  2  T.  3,  p.  77. 


216  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  -  De  1517 

Hongrie  un  double  affront.  Le  3  septembre,  il  reprend  Bude  par  la 
lâcheté  de  la  garnison  allemande,  qui  ne  demanda  que  de  se  retirer 
avec  armes  et  bagages.  Les  janissaires,  frustrés  du  pillage,  s'en  dé- 
dommagèrent en  vendant  les  habitants  comme  esclaves  et  en  égor- 
geant la  garnison  au  moment  où  elle  sortait.  Sept  jours  après, 
Soliman  installa  Zapol  sur  le  trône  de  Hongrie,  non  par  lui-même, 
non  par  un  de  ses  visirs,  non  par  un  de  ses  premiers  généraux,  mais 
par  un  général  de  second  ordre.  Le  27  de  septembre,  il  campa  de- 
vant les  murs  de  Vienne  avec  deux  cent  cinquante  mille  hommes, 
y  compris  sa  flotte  sur  le  Danube.  La  ville,  dont  les  murs  n'avaient 
pas  six  pieds  d'épaisseur,  sans  aucun  boulevard  extérieur,  ne  comp- 
tait que  seize  mille  hommes  de  garnison  ;  mais,  commandés  par 
le  comte  palatin  Philippe,  duc  de  Bavière,  le  comte  Nicolas  de 
Salm  et  le  baron  de  Roggendorf,  ils  étaient  animés,  comme  leurs 
chefs,  d'un  courage  invincible,  et  avaient  en  horreur  le  joug  des 
Turcs.  Tout  le  temps  du  siège,  les  horloges  furent  arrêtées,  les 
cloches  restèrent  muettes.  On  n'entendait  que  les  trompettes  et  le 
canon,  quelquefois  une  musique  guerrière  du  haut  des  tours  des 
principales  églises.  Les  Turcs  livrèrent  vingt  assauts  dans  vingt 
jours  :  toujours  ils  furent  repoussés  avec  une  indomptable  valeur. 
Le  14  octobre  fut  le  dernier  jour  du  siège  :  les  Turcs,  animés  par 
les  récompenses  et  la  présence  du  sultan,  montèrent  une  dernière 
fois  à  l'assaut,  avec  un  redoublement  de  feu  et  de  courage,  par  une 
brèche  de  quarante-trois  toises  de  largeur  :  repoussés  d'abord,  ils  re- 
vinrent à  la  charge  à  trois  heures  après  midi  ;  ils  échouèrent  encore 
une  fois  contre  la  valeur  héroïque  des  Chrétiens.  Alors  Soliman  fit 
sonner  la  retraite.  Le  14  octobre  1529  fut  le  point  d'arrêt  de  sa  puis- 
sance. Sans  l'héroïque  résistance  de  Vienne,  l'Allemagne  était  une 
province  turque,  comme  la  Barbarie. 

Pendant  les  trois  semaines  que  dura  le  siège,  les  coureurs  et  les 
incendiaires  de  l'armée  infidèle  mirent  à  feu  et  à  sang  non-seule- 
ment les  alentours  de  Vienne,  mais  la  haute  et  basse  Autriche,  la 
haute  et  basse  Styrie;  dix  mille  habitants  furent  les  uns  tués,  les 
autres  emmenés  en  esclavage.  Soliman,  contraint  de  lever  le  siège 
deVienne  par  les  murmures  des  janissaires,  qu'il  eut  déjà  de  la  peine 
à  contenir  à  Bude,  par  les  plaintes  des  troupes  asiatiques  sur  le  froid, 
et  de  toute  l'armée  sur  le  manque  de  vivres,  Soliman  dissimula  son 
échec  par  de  grandes  libéralités  à  tout  le  monde,  même  au  simple 
soldat,  par  des  fêtes  magnifiques  sur  la  route,  mais  principalement 
à  Constantinople.  Dans  ses  lettres  et  ses  audiences,  il  disait  et  faisait 
dire  qu'il  avait  voulu  simplement  rendre  visite  à  Ferdinand;  que,  ne 
l'ayant  pas  trouvé  à  Bude,  il  avait  été  le  ehercher  à  Vienne  ;  que, 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  217 

comme  Ferdinand  s'en  était  enfui,  il  avait  quelque  peu  endommagé 
les  murs  et  envoyé  ses  coureurs  dans  la  province  pour  faire  entendre 
que  le  véritable  empereur  était  là  ;  que,  comme  ce  n'était  pas  une 
conquête  qu'il  avait  voulu  faire,  mais  une  simple  visite,  il  s'en  était 
revenu  pour  épargner  à  son  armée  la  mauvaise  saison.  C'est  ce  que 
dit  en  particulier  le  grand  vizir  Ibrahim  aux  ambassadeurs  du  roi 
Ferdinand  *. 

L'an  1532,  Soliman  fit  une  cinquième  expédition  en  Hongrie. 
Mais  elle  n'eut  d'autre  résultat  que  de  prendre  quelques  châteaux, 
brûler  quelques  villes,  ravager  quelques  provinces,  encore  plusieurs 
de  ses  corps  de  troupes  furent-ils  taillés  en  pièces.  Toutefois,  dans 
les  lettres  qu'il  écrivit  à  ses  alliés,  il  se  vantait  avec  emphase  de  sa 
glorieuse  'campagne,  en  particulier  d'avoir  cherché  partout,  mais 
vainement,  celui  qui  se  disait  empereur  des  Romains  2.  Le  14- juillet 
de  l'année  suivante  1533,  se  conclut  la  paix  entre  Ferdinand  d'Au- 
triche et  Soliman  ;  Ferdinand  y  reconnaissait  Soliman  pour  son  père, 
et  le  grand  vizir  Ibrahim  pour  son  frère  ;  il  était  dit  des  deux  pre- 
miers, que  tout  ce  qui  était  à  l'un  était  à  l'autre.  C'est  au  prix  de  tant 
de  sacrifices  et  d'humiliation,  dit  l'historien  de  Hammer,  que  l'Au- 
triche acheta  la  première  paix  avec  la  Turquie  3. 

Les  deuxfannées  suivantes  1534  et  1535,  Soliman  fait  une  expé- 
dition en  Perse.  Son  favori  et  grand  vizir  Ibrahim  était  au  plus  haut 
de  sa  puissance  ;  plus  d'une  fois  il  lui  arriva  de  s'en  vanter  aux  am- 
bassadeurs étrangers.  Le  15  mars  1536,  au  retour  de  Perse,  il  entra 
comme  de  coutume  au  sérail,  pour  manger  avec  le  sultan,  son  beau- 
frère,  et  dormir  dans  la  même  chambre  ;  le  matin,  on  le  trouva  étranglé 
dans  son  lit,  avec  des  traces  de  sang,  qu'on  montrait  encore  un  siècle 
après.  Telle  fut  la  fin  de  cet  apostat. 

Quant'aux  liaisons  entre  Soliman  et  François  Ier,  les  Turcs  et  les 
Français  à  cette  époque,  le  protestant  Sismondi  nous  les  fait  con- 
naître. Après  avoir  relaté,  sur  l'an  1537,  comment  le  roi  de  France, 
après  avoir  commencé  une  campagne  en  Picardie,  la  rompit  tout  à 
coup  et  licencia  son  armée,  il  en  cherche  ainsi  la  cause  :  «  Était-ce 
l'argent  qui  lui  manquait,  parce  qu'il  ne  calculait  jamais  au  juste  ce 
qu'il  serait  appelé  à  dépenser?  était  ce  sa  légèreté  habituelle  et  son 
amour  du"  plaisir  qui  le  rappelaient  à  la  cour  et  au  milieu  de  ses 
femmes?  était-ce  enfin  un  motif  plus  politique,  mais  tout  aussi  hon- 
teux, l'engagement  que  son  envoyé  La  Forêt  venait  de  prendre  avec 
Soliman  ?  Cet  envoyé  avait  en  effet  signé  un  traité  secret  avec  les 
Turcs  pour  l'attaque  et  la  conquête  de  l'Italie.  Le  roi-corsaire  Bar- 

1  Hammer,  p.  103.  —  2  P.  121.  —  3  P.  140. 


21S  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  I.XXX1V.  — Re  1517 

borousse  devait  prendre  en  Epire,  et  transporter  dans  la  Pouille,  une 
puissante  armée  de  Musulmans  qui  marcheraient  sur  Naples  et  sur 
Rome,  tandis  que  François  Ier,  à  la  tête  de  cinquante  mille  Français, 
entrerait  en  Lombardie.  Déjà,  l'année  précédente,  le  baron  de 
Saint-Blancard  avait  joint  la  Hotte  turque  avec  douze  galères  fran- 
çaises, et  l'avait  secondée  dans  ses  ravages  sur  les  côtes  de  la  Pouille 
et  de  la  Sicile  1.  Les  places  propres  à  un  débarquement  avaient  été 
reconnues  par  lui.  Un  grand  seigneur  napolitain,  offensé  par  le 
vice-roi  de  Naples,  Troïlo  Caraccioli,  avait  passé  à  Constantinople  ; 
quatre-vingts  galères  avaient  été  mises  en  construction  dans  cette 
ville,  pour  transporter  l'armée  qui  devait  faire  disparaître  la  reli- 
gion, la  civilisation  et  la  liberté  de  la  contrée  qui  les  avait  données  à 
l'Europe.  Pour  exécuter  cet  odieux  traité,  François  Ier  avait  promis 
de  marcher  immédiatement  vers  le  Midi  avec  son  armée.  11  attendit 
cependant  l'automne,  dans  la  mollesse  oisive  de  sa  cour,  avant  de  se 
remettre  en  mouvement  -. 

Le  même  historien  dit  du  même  roi  un  peu  plus  loin  :  «  Il  avait 
fait  échouer  par  sa  négligence  la  campagne  de  Picardie,  puis  celle 
du  Piémont;  dans  ce  moment  même,  il  manquait  aux  engagements 
qu'il  avait  pris  avec  Soliman  II,  engagements  qu'il  devait  tenir,  mais 
qu'il  n'aurait  jamais  dû  prendre.  Cet  empereur,  traversant  avec 
rapidité  la  Péninsule  illyrienne,  avec  une  armée  qu'on  supposait 
destinée  contre  la  Hongrie,  et  que  la  terreur  des  Chrétiens  portail  à 
deux  cent  mille  combattants,  était  arrivé  à  la  Valona,  au  pied  des 
monts  de  la  Chimère  ;  c'est  la  pointe  de  l'IIlyrie  la  plus  rapprochée 
de  l'Italie,  et  de  là  il  voyait  la  terre  d'Otrante  s'étendre  sous  ses  yeux 
à  l'horizon.  Il  y  avait  donné  rendez-vous  à  Barherousse  et  à  toute  sa 
flotte.  L'émigré  Troïlo  Caraccioli  l'assurait  que  la  Pouille  et  la  Cala- 
bre,  accablées  sous  le  joug  du  vice-roi  don  Pedro  de  Toledo,  et  ne 
pouvant  plus  souffrir  l'avarice  et  la  cruauté  espagnoles,  étaient  prêtes 
à  se  soulever,  pourvu  que  des  Français  parussent  sur  les  vaisseaux 
turcs,  et  garantissent  aux  habitants  que  leur  religion  et  leurs  pro- 
priétés seraient  respectées.  En  effet,  Barherousse,  avec  soixante-dix 
galères,  parut  au  mois  de  juillet  devant  Castro,  petit  port  de  mer  à 
huit  milles  d'Otrante.  Les  portes  lui  furent  aussitôt  ouvertes  par  con- 
fiance pour  M.  de  La  Forêt,  ambassadeur  de  France,  qu'on  disait 
être  sur  la  flotte  ;  mais  La  Forêt  était  demeuré  malade  à  la  Valona, 
et  mourut  peu  de  jours  après.  Troïlo  Caraccioli  s'assura  que  le  roi 
de  France  n'était  point  descendu  en  Italie  à  l'époque  où  il  avait  pro- 

1  Paolo  l'aruta,  Hist.  Veneta,\.  S,  p.  613.  —  *Sismondi,  Hist.dcs  Français, 
t.  16,  p.  54 1  -543.  —  Fr.  Relcaiïi,  1.  22,  p.  686.  —  Paul  Jove,  1 .  36,  p.  328 . 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  219 

mis  de  le  faire,  et  Caraccioli  en  informa  Soliman.  Les  Turcs  n'obser- 
vèrent point  la  capitulation  de  Castro  :  ils  pillèrent  la  ville,  et  rédui- 
sirent ses  habitants  en  esclavage  ;  et  bientôt  après  ils  furent  rappelés 
à  la  Valona  par  Soliman,  qui,  provoqué  par  quelques  galères  véni- 
tiennes, et  se  voyant  abandonné  par  les  Français,  avait  tourné  tout 
à  coup  son  ressentiment  contre  la  république  de  Venise,  et  venait 
d'attaquer  Corfou. 

«  François  résolut  de  tenir,  lorsqu'il  n'en  était  plus  temps,  la 
promesse  qu'il  avait  faite  à  Soliman,  et  d'entrer  en  Italie  avec  cin- 
quante mille  hommes,  comme  celui-ci  en  retirait  ses  troupes  i 

Il  y  avait  dans  François  un  sentiment  secret  de  mesquine  jalousie 
contre  ses  généraux  et  contre  son  fils  lui-même,  qui  lui  faisait  dési- 
rer qu'ils  ne  remportassent  aucune  victoire  sans  qu'il  y  fût  présent  ; 
mais  il  y  avait  aussi  dans  les  hésitations,  les  contradictions  de  sa 
conduite  un  peu  du  trouble  d'une  conscience  que  tous  les  sophismes 
des  hommes  d'État  ne  suffisaient  pas  à  calmer.  Des  traîtres  avaient  été 
gagnés  par  ses  agents  dans  les  forteresses  de  Gradisca  et  de  Goritza, 
qui  avaient  promis  de  les  livrer  aux  Turcs  lorsqu'ils  se  présenteraient, 
et  d'introduire  ainsi  Soliman,  qui  aurait  tourné  l'Adriatique  par  le 
nord,  avec  sa  formidable  armée,  jusqu'au  cœur  de  la  Lombardie. 
François  sentait  que  son  nom  deviendrait  à  jamais  odieux  s'il  livrait 
ainsi  l'Italie  aux  mécréants.  Il  préférait  que  des  négociations  missent 
fin  à  la  guerre  2.  «  En  attendant,  il  avait  envahi  les  États  de  son 
oncle  Charles  II,  duc  de  Savoie. 

«  On  savait  (en  1538)  que  Soliman  rassemblait  une  armée  plus, 
formidable  encore  que  celles  qu'il  avait  précédemment  conduites 
contre  les  Chrétiens  ;  que  sa  flotte  était  toute  prête  pour  la  transpor- 
ter en  Italie,  et  qu'il  croyait  que  la  campagne  suivante  lui  suffirait 
pour  conquérir  cette  péninsule.  François  ne  cachait  plus  son  alliance 
avec  le  sultan  ;  et  l'évêque  de  Valence,  Montluc,  de  retour  à  Rome 
après  avoir  été  en  mission  à  Constantinople,  avait  répondu  par  des 
fanfaronnades,  sur  le  crédit  dont  la  France  jouissait  dans  le  Levant, 
aux  reproches  qu'on  s'était  cru  en  devoir  de  lui  faire.  Il  ne  semblait 
possible  de  sauver  d'une  aussi  imminente  calamité  la  civilisation,  la 
religion,  la  liberté  de  l'Europe  que  par  la  paix,  car  François  procla- 
mait toujours  qu'une  fois  la  paix  faite,  il  s'empresserait  de  tourner 
ses  armes  contre  les  Turcs. 

«  Le  pape  Paul  III,  successeur  de  Clément  VII,  vivement  frappé  du 
danger  qui  menaçait  et  sa  patrie,  et  la  religion  dont  il  était  le  chef,  et 
l'humanité  tout  entière,  résolut,  malgré  son  grand  âge,  de  se  trans- 

1  Sismondi,  p.  549-451.  —  2  P.  553. 


220  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.LXXXIV.  -  De  1517 

porter  partout  où  les  deux  monarques  voudraient  se  réunir,  et  de 
s'offrir  à  remplir  entre  eux  le  rôle  de  médiateur.  Il  proposait  à 
l'empereur  et  au  roi  de  France,  Nice,  comme  étant  le  lieu  propre  à 
une  conférence.  Nice  était  le  seul  asile  qui  fût  demeuré  à  Charles  III, 
duc  de  Savoie  1....  Obligé  de  céder  aux  sollicitations  de  l'empereur, 
il  fit  agir  les  bourgeois  de  Nice,  qui  fermèrent  leurs  portes.  Le  Pape 
ne  se  laissa  point  rebuter  par  leur  refus  ;  quoique  âgé  de  soixante-onze 
ans,  il  partit  de  Rome  le  23  mars  1538,  et,  s'avançant  d'abord  par 
terre,  il  passa  à  Parme,  où,  dans  une  cérémonie,  une  querelle  si  violente 
s'éleva  entre  ceux  qui  prétendaient  avoir  droit  de  mener  sa  mule  par 
la  bride,  que  son  premier  écuyer  y  fut  tué,  et  que  lui-même  s'enfuit 
avec  tous  ses  cardinaux,  et  vint  se  cacher  dans  la  cathédrale.  Il  s'em- 
barqua ensuite  à  Savone,  et  vint  aborder  à  Nice  le  17  mai.  Les  bour- 
geois, loin  de  lui  ouvrir  leurs  portes,  ne  voulurent  le  recevoir  ni  dans 
le  château  ni  dans  la  ville.  L'empereur,  qui  était  parti  d'Espagne, 
vint  s'établir  le  17  mai  à  Villafranca,  petit  port  de  l'Etat  de  Monaco, 
où  sa  galère  lui  servait  de  logement  ;  de  son  côté,  le  roi  s'établit  cà  Vil- 
leneuve, le  21  mai,  à  deux  milles  de  distance  ;  et  le  Pape  se  logea 
dans  un  couvent  de  Saint-François,  en  dehors  de  Nice.  Quelque  voi- 
sins que  fussent  les  deux  monarques,  Paul  III  ne  put  les  déterminer 
à  se  voir;  mais  il  se  déclara  prêt  à  porter  les  messages  de  l'un  à  l'autre. 
Une  grande  tente  fut  dressée  en  dehors  du  couvent,  et  il  y  reçut, 
le  18  et  le  21  mai,  deux  visites  de  l'empereur.  A  son  tour,  François 
se  présenta  au  Pape  avec  ses  fils,  le  2  juin,  à  Saint-Laurent-sur-Ie- 
Var,  à  un  mille  de  distance  de  Nice,  et  ils  eurent  ensemble  une  se- 
conde conférence  le  13  juin.  En  même  temps,  les  ministres  des  deux 
souverains  conférèrent  entre  eux  plusieurs  fois  ;  etla  reine  de  France, 
la  reine  de  Navarre  et  la  dauphine  visitèrent  le  Pape  et  l'empereur.  » 
Après  plusieurs  conférences,  au  lieu  d'une  paix,  on  convint  d'une 
trêve  de  dix  ans,  qui  laisserait  chaque  souverain  en  possession  de  ce 
qu'il  tenait.  Cette  trêve  fut  agréée  et  signée  le  18  juin  2. 

Et  voilà  commeun  vieux  Pontife,  sans  armes,  sauva  la  civilisation, 
la  religion,  la  liberté  de  l'Europe  et  de  l'humanité  entière,  contre  les 
menées  impies  d'une  politique  sans  foi  ni  loi,  qui  en  avait  comploté 
la  perte  avec  l'empire  antichrétien  de  Mahomet. 

Nous  voudrions  pouvoir  ajouter  que,  depuis  ce  moment,  le  roi  très- 
chrétien  de  France  se  montra  plus  Chrétien  que  Turc.  Le  fait  est  qu'il 
continua  de  conspirer  contre  la  chrétienté  avec  l'empire  antichrétien 
de  Mahomet,  dans  la  personne  du  sultan  de  Constantinople,  Soli- 
man 11.  et  du  roi  musulman  d'Alger,  le  corsaire  Barberousse.  Voici 

1  Sismondi,  p.  557  et  55S.  —  «  P.  550  et  seqq. 


à   15.5  <1e  l'ère  chr.l        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  221 

comme  le  protestant  Sismondi  en  présente  le  résultat  sur  l'année  1 543: 
«  Quoique  dans  cette  campagne  (de  Flandre)  François  Ier  n'eût 
remporté  aucun  avantage  sur  son  ennemi,  eteût,  au  contraire,  perdu 
le  seul  allié  qui  lui  fût  resté  en  Allemagne,  il  s'en  consolait  en  appre- 
nant les  victoires  remportées  par  les  Turcs,  en  Hongrie,  sur  Ferdi- 
nand, frère  de  l'empereur.  Il  est  vrai  qu'elles  augmentaient  la  terreur 
des  armes  musulmanes,  qui  semblaient  prêtes  à  envahir  et  désoler 
l'Europe  ;  mais  ces  succès  accroissaient  aussi  la  haine  qu'on  avait 
contre  lui-même,  et  l'horreur  avec  laquelle  on  le  repoussait  comme 
un  traître  à  toute  la  chrétienté.  Les  protestants,  au  lieu  de  se  con- 
duire comme  lui,  s'étaient  réunis  aux  catholiques  pour  la  défense  de 
l'Europe.  Maurice,  duc  de  Saxe,  avait  joint  Ferdinand  en  Hongrie,  et 
en  même  temps  quatre  mille  fantassins  lui  étaient  envoyés  par  le 
Pape  ;  toutefois,  ils  étaient  loin  de  pouvoir  résister  à  Soliman,  qui,  à 
ce  qu'on  assurait,  les  attaquait  avec  deux  cent  mille  hommes,  et  qui 
soumit  dans  cette  campagne  Strigonie,  Albe-Royale,  Cinq-Églises, 
et  un  grand  nombre  d'autres  forteresses  l. 

«  Encore  que  François  eût  expédié  le  comte  d'Enghien  en  Pro- 
vence pour  s'y  concerter  avec  l'armée  de  Barberousse,  il  semblerait 
qu'il  n'avait  pas  compté  beaucoup  sur  l'arrivée  de  celui-ci  ;  aussi 
avait-il  donné  au  jeune  prince  fort  peu  de  troupes,  et  moins  encore 
d'argent.  Enghien,  qui  désirait  cependant  quelque  occasion  de  se 
signaler,  accueillit  avec  empressement  la  proposition  que  lui  fit  le 
baron  de  Grignan  de  s'emparer  du  château  de  Nice,  que  trois  traîtres 
promettaient  de  lui  livrer.  C'était  un  piège  qui  lui  était  tendu  par 
Gianettino  Doria;  car,  comme  on  s'exprimait  alors,  le  traité  était 
double,  et  les  traîtres,  loin  de  lui  livrer  Nice,  voulaient  le  livrer  lui- 
même  :  heureusement  la  Vieilleville,  qu'il  appelait  son  bel  oncle,  et 
qu'il  avait  conduit  en  Provence  pour  le  consulter,  eut  quelque  soup- 
çon de  cette  tromperie,  et  empêcha  le  prince  de  monter  sur  les  quatre 
premières  galères  qui  s'approchèrent  de  Nice,  et  qui  furent  prises. 
Enghien  suivait  d'un  peu  loin  avec  les  quinze  autres,  qui  eurent  bien 
de  la  peine  à  échapper  à  Doria,  caché  dernière  le  cap  Saint-Soupir  2. 

«  Bientôt  cependant  la  terreur  universelle  de  l'Italie  annonça  l'ap- 
proche de  la  flotte  turque.  Barberousse  était  parti  de  Constantinople 
le  28  avril  (1543)  avec  cent  douze  galères,  quarante  navires  de  guerre 
d'une  grandeur  inférieure,  beaucoup  de  vaisseaux  de  transport,  et 
quatorze  mille  hommes  de  débarquement.  Au  mois  de  mai,  il  arriva 


1  Paul  Jove,  1. 42.  —  Belcarii,  I.  23.  —  Muratori,  Annali  cMalia,  t.  14.  —  Alf. 
di  Ulloa,  Yita  di  Ferdinando.  —  -  Mém.  de  Vieilleville,  t.  28,  c.  27.—  Mart.  du 
Bellay,!.  10.  —  Ferron.,  1.  9. 


222  HISTOIrtK  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.— De  l5H 

en  vue  de  l'Italie  méridionale,  et,  débarquant  sur  les  côtes  de  Ca- 
labre,  il  abattit  les  oliviers,  les  vignes,  les  palmiers,  et  il  enleva  un 
grand  nombre  de  paysans  qu'il  fit  esclaves.  Au  milieu  de  juin,  il  dé- 
barqua à  Reggio,  et  réduisit  cette  ville  en  cendres  :  elle  avait  été  aban- 
donnée par  ses  habitants,  qui  s'étaient  enfuis  dans  les  montagnes.  Le 
20  juin,  il  parut  à  l'embouchure  du  Tibre,  et  répandit  dans  Rome 
une  extrême  terreur;  mais  Antoine  Paulin  (le  négociateur  français 
de  cette  alliance  et  guerre  impie),  qui  accompagnait  Barberousse,  as- 
sura le  cardinal  de  Carpi,  gouverneur  de  Rome,  que  les  Turcs  alliés 
du  roi  de  France  auraient  des  égards  pour  la  neutralité  du  Pape.  Ces 
promesses  n'empêchèrent  point  la  fuite  d'une  grande  partie  des  habi- 
tants ;  elles  furent  cependant  respectées  ;  et  Barberousse,  sans  com- 
mettre d'autres  ravages,  arriva  au  mois  de  juillet  à  Marseille;  il  y 
mit  publiquement  en  vente  les  esclaves  chrétiens  qu'il  avait  enlevés  à 
Reggio  de  Calabre,  et  qui  trouvèrent  en  France  des  acheteurs  1.  » 

«  François  de  Bourbon  d'Enghien  était  arrivé  à  Marseille  dès  le 
commencement  de  juin,  dit  Belcarius,  et  la  flotte  française  était  com- 
posée de  vingt-deux  galères,  avec  dix-huit  vaisseaux  de  transport  ; 
mais  il  n'y  avait  que  peu  de  soldats  pour  la  monter,  et  ni  l'artillerie 
ni  les  munitions  nécessaires  pour  le  siège  des  villes  n'étaient  prépa- 
rées. Le  capitaine  Paulin  partit  en  poste  pour  aller  auprès  du  roi,  car 
le  Barbare  maudissait  la  procrastination  de  François,  qui  avait  fait  venir 
une  si  grande  flotte  d'un  pays  si  éloigné,  et  qui  n'avait  rien  de  prêt  : 
qui  n'indiquait  pas  même  quels  ennemis  il  fallait  attaquer.  Il  mena- 
çait du  ressentiment  de  Soliman  si  on  laissait  écouler  l'été  sans  avoir 
rien  fait  d'éclatant.  Paulin,  de  retour  d'auprès  de  François,  ramena 
quelques  soldats  français  pour  monter  sur  la  Hotte  ;  il  déclara  que  le 
roi  ordonnait  d'attaquer  Nice,  et  que  le  comte  d'Enghien  allait  sui- 
vre :  les  deux  Hottes  se  réunirent  en  effet  à  Yillefranche,  port  de 
Monaco  2.  A  l'approche  des  Turcs,  tous  les  habitants  avaient  évacué 
Yillefranche.  Le  10  août,  sept  mille  Français  unis  à  quinze  mille  Turcs 
commencèrent  l'attaque  de  Nice.  On  lit  jouer  contre  cette  ville  une 
formidable  artillerie  :  Barberousse  se  fâchait  fort,  dit  Montluc,  et 
tenait  des  propos  aigres  et  piquants,  mêmement  lorsqu'on  fut  con- 
traint de  lui  emprunter  des  poudres  et  des  balles.  Après  avoir  fait 
une  grande  batterie,  l'assaut  fut  donné  parles  Trucs  et  les  Provençaux 
ensemble;  mais  ils  furent  repoussés.  Enfin  la  ville  se  rendit  le  22  août, 
non  pas  le  château  3. 

«  La  conquête  de  Nice  pouvait  passer  pour  un  acte  impie  et  cruel, 


1  Ferron.,  1. 9.  —  Belcarii,  1.  23.  —  I'aul  Jove,  1.  43.  —  Muratori.t.  14,  p.  337. 
—  *  Belcarii,  1.  23.  —  a  Mém.  de  Montluc,  1. 1. 


à  1545  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  223 

car  cette  ville  était  seule  demeurée  au  duc  de  Savoie,  oncle  du  roi, 
qui,  dépouillé  par  lui  de  tous  ses  Etats,  ne  l'avait  jamais  provoqué, 
et  n'était  pas  même  proprement  en  guerre  avec  lui,  puisque  la  rup- 
ture de  la  trêve  avec  l'empereur  n'entraînait  pas  nécessairement  celle 
avec  le  duc  de  Savoie.  En  même  temps,  on  ne  pouvait  y  voir  aucun 
grand  but  politique.  La  possession  de  cette  ville  ajoutait  fort  peu  à 
la  sûreté  de  la  Provence  :  mais  l'appel  des  Barbaresques  à  cette  con- 
quête ne  pouvait  être  considéré  que  comme  une  souveraine  impru- 
dence. Déjà  Barberousse  demandait  à  mettre  une  garnison  musul- 
mane dans  la  citadelle,  quand  elle  serait  réduite  en  son  pouvoir, 
puisque  c'était  aux  Musulmans  seuls  qu'on  en  devrait  la  conquête  1. 
Aucune  position  sur  toute  la  côte  septentrionale  de  la  mer  Méditer- 
ranée ne  convenait  mieux  aux  pirates  algériens  pour  favoriser  leurs 
déprédations  ;  peut-être  se  souvenait-on  dans  le  pays  que  six  cents 
ans  auparavant  d'autres  pirates  africains  s'étaient  établis  à  Frassi- 
neto,  à  peu  de  distance  de  Nice,  et  en  avaient  fait  le  centre  de  leurs 
brigandages.  Le  bruit  fut  répandu,  probablement  par  Barberousse 
lui-même,  que  le  marquis  del  Guasto,  approchait  avec  une  armée 
impériale,  pour  forcer  les  Français  et  les  Turcs  à  lever  le  siège  ;  le 
roi  d'Alger  insistait,  en  conséquence,  pour  que  cette  place  fût  donnée 
comme  sûreté  à  sa  flotte  ;  le  comte  d  Enghien,  au  contraire,  en  con- 
clut qu'il  était  temps  de  se  retirer,  et  le  siège  du  château  de  Nice  fut 
levé  le  8  septembre  2.  La  ville  de  Nice,  dit  Vieilleville,  fut  saccagée 
contre  la  capitulation,  et  puis  brûlée  ;  de  quoi  il  ne  faut  blâmer  Bar- 
berousse ni  les  Sarrasins,  car  ils  étaient  déjà  assez  éloignés  quand 
cela  advint,  mais  le  sieur  de  Grignan,  par  dépit  de  ce  que  les  Nis- 
sards  avaient  essayé  de  le  tromper.  Toutefois,  on  rejeta  cette  mé- 
chanceté sur  le  pauvre  Barberousse,  pour  soutenir  l'honneur  et  la 
réputation  de  la  France,  voire  de  la  chrétienté  3. 

«  Cette  association  avec  Barberousse,  couronnée  de  si  peu  de 
succès,  coûta  cependant  des  sommes  prodigieuses  à  la  France.  Le 
roi,  averti  de  l'humeur  qu'avait  manifestée  le  roi-corsaire,  et  de  ses 
sarcasmes  sur  la  pauvreté  des  Français,  ne  voulait  pas  qu'il  se  retirât 
mécontent  de  lui  ;  d'ailleurs,  faisant  passer  le  faste  avant  les  besoins 
réels,  il  était  toujours  plus  prêt  à  donner  qu'à  dépenser.  Vieilleville 
assure  que,  pour  la  solde  de  l'armée  de  Barberousse  et  les  présents 
faits  à  lui  et  à  ses  bâchas,  les  trésoriers  français  ne  payèrent  pas 
moins  de  huit  cent  mille  écus.  Le  roi  lui  fit  remettre  aussi  tous  les 
prisonniers  maures  et  musulmans  qui  se  trou\ aient  sur  ses  galères; 

1  Ferron.,  1.  9.  — 2  Montluc,  t.  '~2.  —  Guichenon,  t.  2.  —  Paul  Jove,  1.  44.  — 
Bouche,  Eist.  de  ProvencerX.  2, 1.  10.  —  3  Mém.  de  Vieilleville,  t.  28. 


■21  i  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXW1V  .—  De  1511 

comme  le  port  de  Villefranche  ne  fut  pas  jugé  sutiisant  pour  faire 
hiverner  sa  flotte,  il  lui  abandonna  celui  de  Toulon,  que  tous  les  ha- 
bitants français  eurent  ordre  d'évacuer  l. 

«  L'Europe  entière  retentissait  de  cris  d'indignation  contre  Fran- 
çois Ier,  qui  avait  fait  cause  commune  avec  les  ennemis  de  la  foi,  et 
dont  les  soldats  avaient  combattu  sous  les  mômes  drapeaux  que  les 
corsaires.  C'était  au  moment  où  une  partie  de  l'Europe  était  déjà 
envahie,  où.  la  Hongrie  tombait  aux  mains  des  infidèles,  où  les  ar- 
mées allemandes  avaient  éprouvé  des  défaites  répétées,  et  où  So- 
liman Il  menaçait  l'Autriche  et  la  Bohème,  que  le  roi  très-chrétien 
appelait  les  Turcs  plus  avant  dans  l'Europe,  quoique  chacun  de  leurs 
pas  fût  marqué  par  le  massacre  ou  l'esclavage  des  habitants,  et  par 
la  destruction  de  l'Eglise  :  tous  les  égards  qu'une  civilisation  bien 
imparfaite  et  la  religion  commençaient  à  introduire  entre  les  puis- 
sances belligérantes,  étaient  repoussés  par  les  Musulmans;  on  avait 
vu  même  le  roi  très-chrétien  avilir  son  propre  sang,  jusqu'à  envoyer 
son  cousin,  le  comte  d'Enghien,  sur  la  tlotte  d'un  roi-corsaire.  Les 
Vénitiens,  quoiqu'ils  cultivassent  l'amitié  des  Turcs,  n'avaient  jamais 
eu  à  se  reprocher  d'avoir  trahi  pour  eux  la  cause  de  la  chrétienté  : 
loin  d'accepter  l'alliance  dans  laquelle  François  les  pressait  d'entrer 
avec  lui  et  Soliman,  dès  qu'ils  furent  informés  des  armements  qui  se 
faisaient  à  Constantinople,  ils  donnèrent  à  Etienne  Tiépolo  le  com- 
mandement d'une  flotte  de  soixante  galères,  pour  mettre  hors  de 
danger  au  moins  les  côtes  du  golfe  Adriatique  -.  » 

Pendant  leur  séjour  à  Toulon,  les  Turcs  envoyèrent  fourrager, 
dans  les  campagnes  de  Provence,  des  partis  qui  y  enlevaient  eu 
même  temps  des  forçats  pour  leurs  galères,  des  jeunes  filles  pour 
leur  harem  3.  Vers  la  fin  d'avril  io-i-i,  les  galères  que  Barberousse 
avait  envoyées  pour  passer  l'hiver  à  Alger  vinrent  le  rejoindre  en 
Provence.  Cependant  plusieurs  des  forçats  attachés  à  la  rame  étaient 
morts,  beaucoup  d'autres  avaient  réussi  à  s'échapper;  il  lui  en  fal- 
lait de  nouveaux  pour  ses  manœuvres  :  il  enleva  tous  ceux  qui  se 
trouvaient  sur  les  galères  françaises,  et  laissa  celles-ci  tellement  dé- 
garnies, qu'il  n'y  eut  plus  moyen  d'en  faire  usage  cette  année.  Il 
exigea  que  le  capitaine  Paulin  et  le  prieur  de  Capoue  l'accompa- 
gnassent à  Constantinople  pour  rendre  compte  de  sa  bonne  con- 
duite, et  il  repartit  pour  le  Levant,  portant  en  chemin  le  ravage  et 
la  terreur  sur  plusieurs  points  de  l'Italie.  Le  long  des  côtes  de/Tos- 
cane,  l'île  d'Elbe,  celle  del  Giglio,  les  ports  de  Piombino,  de  Tela- 

»  Sleidani,  1.  15.  —  »  Paolo  Paruta,  Ilist.  Venet.,  1.  il.  —  SL-uiondi,  ïïist.  des 
Franc.,  t.  17,  c.9.  —  »  Delcar.,  1.  :3.  —  Paul  Jtve,  1.  ib. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  225 

mone,  de  Porto  Ercole,  furent  ou  rançonnés  ou  pillés  par  lui,  et  il 
en  emmena  six  mille  esclaves1.  Il  en  enleva  huit  mille  sur  les  côtes  du 
royaume  de  Naples,  depuis  Procida  jusqu'à  Lipari;  mais  la  plupart 
de  ces  malheureux  périrent  de  misère  sur  sa  flotte  avant  d'arriver  à 
Constantinople  ;  tandis  que  deux  cents  religieuses,  choisies  dans  les 
divers  couvents  qu'il  avait  pillés,  et  qu'il  envoyait  comme  une  of- 
frande au  grand-seigneur,  furent  reprises  par  don  Garcia  de  Toledo 
avec  les  quatre  galères  qui  les  portaient  2. 

Telle  fut  la  politique  déshonorante  de  François  Ier  avec  les  Turcs, 
jusque  dans  les  dernières  années  de  sa  vie  ;  car  il  mourut  trois  ans 
après,  le  31  mars  1547. 

Soliman  II  lui  survécut  dix-neuf  ans,  continuant  à  remporter  divers 
avantages,  en  Asie  contre  les  Perses,  en  Europe  contre  les  Hongrois 
et  les  Autrichiens.  L'an  1565,  avant-dernière  de  sa  vie,  toute  sa 
puissance  viendra  échouer  contre  un  couvent  de  moines,  les  religieux 
militaires  de  Saint- Jean,  établis  à  Malte.  L'année  suivante  1566,  dans 
la  nuit  du  5  au  6  septembre,  il  mourra  lui-même  devant  Sigeth, 
petite  forteresse  de  Hongrie.  Il  passe  pour  le  plus  grand  empereur 
des  Ottomans,  qui  le  distinguent  par  le  surnom  de  Législateur.  Ce 
n'est  pas  qu'il  fît  une  législation  proprement  dite,  les  Musulmans 
n'en  ayant  pas  d'autre  que  l'Alcoran,  mais  des  ordonnances  pour 
l'administration  de  la  justice,  de  la  guerre,  et  autres  semblables. 
Toutefois,  les  auteurs  musulmans  conviennent  qu'il  détruisit  le  fruit 
de  ses  règlements  par  son  exemple,  et  posa  le  germe  de  la  décadence 
de  l'empire.  Au  lieu  de  présider  le  divan  ou  conseil  des  ministres,  il 
s'en  retira  peu  à  peu,  et  le  laissa  présider  par  le  grand  vizir.  Jusqu'à 
lui,  les  grands  vizirs  se  prenaient  parmi  les  principaux  officiers  de 
la  guerre  ou  de  la  justice  :  le  premier,  il  promut  à  cette  place  im- 
portante le  chef  de  la  fauconnerie  :  c'était  le  fameux  Ibrahim,  dont 
il  fit  même  son  beau-frère.  A  des  vizirs  choisis  de  cette  façon,  il 
accordait  des  revenus  énormes,  souffrait  une  vénalité  universelle, 
et  donnait  l'exemple  d'un  luxe  toujours  croissant.  Sous  lui  aussi 
commença  la  funeste  influence  des  femmes  du  sérail  sur  les  affaires 
de  l'empire  3.  C'est  par  suite  d'intrigues  de  cette  nature  qu'il  fit  périr 
ses  trois  fils,  Mustapha,  Gihanghir  et  Bajazet  :  le  premier  fut  étran- 
glé dans  la  tente  même  de  son  père  et  en  sa  présence  ;  le  second 
mourut  de  chagrin  du  meurtre  de  son  frère  ;  le  troisième  fut  déca- 
pité avec   ses  trois  fils.  On  vante  quelquefois   la  loyauté  de  So- 

»  Gio.  Batt.  Adriani,  1.  4.  —  Scipione  Ammirato,  t.  3,  1.  32.  —  2  Belcar.,  I.  23. 
—  Muratoii,  Annal.  d'Ital.,  t,  14,  p.  S^'J  et  340.  —  Sismondi,  Hist.  des  Franc . 
t.  17,  p.  106  et  196.  —  3  Hammer,  t.  3,  p.  489  et  seqq. 

xxi  u.  15 


226  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  -  De  1517 

liman.  En  voici  des  exemples.  Il  avait  juré  à  son  favori  Ibrahim  que 
jamais  de  sa  vie  il  ne  le  disgracierait  :  il  le  fit  étrangler  pendant  le 
sommeil,  et  se  tranquillisa  sur  son  parjure  par  cet  axiome  d'un  lé- 
giste :  Un  homme  endormi  équivaut  à  un  mort.  Donc  je  ne  l'ai  pas 
disgracié  de  son  vivant.  Au  grand  vizir  Ahmed,  il  jura  de  la  manière 
la  plus  solennelle  que  jamais  il  ne  le  déposerait  ;  et,  de  fait,  il  ne  le 
déposa  point,  mais  lui  coupa  seulement  la  tête  K  Le  roi  ou  sultan  de 
Perse,  de  la  secte  d'Ali,  n'était  pas  moins  scrupuleux.  Bajazet,  fils 
de  Soliman,  s'étant  réfugié  à  sa  cour,  il  lui  promit,  avec  serment,  de 
ne  jamais  le  livrer  aux  envoyés  de  son  père  ;  il  tint  parole,  car  il  ne 
le  livra  qu'au  bourreau  envoyé  par  son  frère  Sélim,  qui  lui  coupa  la 
tête,  ainsi  qu'à  ses  enfants  2. 

1  Hammer,  t.  3,  p.  339.  —  2  Ibid.,  p.  379  et  seqq. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  227 


§  v. 

AFFINITÉ  ENTRE  LE  MAHOMÉT1SME  ET  LE  LUTHÉRANISME.  LE  MOINE 
APOSTAT  LUTHER  SE  MARIE  AVEC  UNE  RELIGIEUSE  APOSTATE,  PEN- 
DANT QUE  L'ALLEMAGNE  NAGE  DANS  LE  SANG  DES  PAYSANS  ET  DES 
ANABAPTISTES.  DIVISION  ENTRE  LUTHER,  CARLOSTADT  ET  ZWLNGLE , 
LE  FAUX  PROPHÈTE  ET  SÉDUCTEUR  DE  LA  SUISSE.  BELLE  CONDUITE 
DES  PETITS   CANTONS   PRIMITIFS. 

Soliman  avait  encore  en  Europe  un  autre  allié  que  le  roi  de 
France,  c'était  l'hérésiarque  de  Wittemberg.  Aussi  dit-il  un  jour  à 
un  ambassadeur  d'Allemagne  :  Je  voudrais  bien  que  Luther  fût  plus 
jeune,  il  aurait  en  moi  un  maître  fort  gracieux  1.  Et  ce  n'est  pas  sans 
raison  que  le  sultan  lui  témoignait  tant  de  bienveillance.  Luther  en- 
seignait que,  de  combattre  contre  le  Turc,  c'était  combattre  contre 
Dieu.  En  conséquence,  il  avait  instamment  prié  les  Chrétiens  de  ne 
contribuer  à  la  guerre  contre  les  Turcs  ni  de  leur  personne  ni  de 
leur  argent,  mais  de  s'en  abstenir,  tant  que  le  nom  du  Pape  aurait 
encore  quelque  crédit  sous  le  ciel.  Et  comment  nos  imbéciles  de 
princes  auraient-ils  quelque  succès  contre  le  Turc,  disait-il,  puisque 
le  Turc  est  dix  fois  plus  pieux  et  plus  sage  qu'eux  2  ? 

D'ailleurs,  il  y  a  une  fraternité  intime  entre  le  luthéranisme  et  le 
mahométisme  ;  il  suffit  de  les  comparer  pour  voir  qu'ils  sont  fils  du 
même  père.  Selon  le  faux  prophète  de  la  Mecque,  tout  arrive  par 
une  nécessité  inévitable,  il  n'y  a  point  de  libre  arbitre  dans  l'homme  : 
Dieu  opère  en  nous  les  mauvaises  actions,  non  moins  que  les  bonnes; 
en  sorte  qu'il  punit  dans  les  méchants  les  crimes  qu'il  a  opérés  lui- 
même  en  eux.  A  ceux  qui  se  récriaient  contre  ce  blasphème,  Maho- 
met disait  pour  toute  réponse  :  C'est  un  mystère,  c'est  un  secret. 
Oui,  le  mystère  de  Satan,  l'auteur  de  tout  le  mal,  qui  veut  faire  re- 
tomber tous  les  crimes  sur  Dieu  même,  l'auteur  de  tout  bien.  Or,  le 
même  mystère  d'impiété  se  révèle  dans  le  luthéranisme.  Selon  le 
faux  prophète  de  Wittemberg,  comme  selon  le  faux  prophète  de  la 


1  Tischreden,  édit.  Francf.,  p.  <i24.  —  Weislinger  de  Putelange  en  Lorraine. 
Friss  vogel  oder  stirb,  p.  351 .  —  -  Luther,  dans  son  livre  contre  les  deux  ordon- 
nances de  l'empereur.  —  Weislinger,  p.  350. 


228  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

Mecque,  tout  arrive  à  l'homme  par  une  nécessité  inévitable,  il  n'y  a 
pas  de  libre  arbitre  en  nous,  Dieu  opère  en  nous  le  mal  comme  le 
bien,  et  il  nous  punira  non-seulement  du  mal  que  nous  n'aurons  pu 
éviter,  mais  encore  du  bien  que  nous  aurons  fait  de  notre  mieux. 
En  quoi  Luther  l'emporte  de  beaucoup  en  impiété  sur  Mahomet,  qui 
n'a  jamais  dit  que  Dieu  nous  punirait  du  bien  même,  et  que  les 
bonnes  œuvres  fussent  autant  de  péchés. 

Le  mahométisme  consiste  à  dire  que  Mahomet  est  le  prophète  de 
Dieu,  pour  réformer  la  religion  de  Dieu  et  de  Jésus-Christ  :  nous 
avons  vu  quel  prophète  c'a  été,  et  quelle  réforme.  Le  luthéranisme 
consiste  à  dire  que  Luther  est  le  prophète  de  Dieu,  pour  réformer  la 
religion  de  Dieu  et  de  Jésus-Christ  :  nous  avons  vu,  nous  verrons  de 
plus  en  plus  quel  prophète  c'a  été  et  quelle  réforme.  Toutes  les  théo- 
logies, toutes  les  histoires,  faites  par  des  protestants,  si  vous  les  ré- 
duisez à  leur  plus  simple  expression,  ne  disent  jamais  que  ceci  : 
«  Dieu  a  créé  le  monde  avec  une  admirable  sagesse  ;  cependant,  à 
peine  ce  monde  est-il  créé,  que  tout  s'y  dérange  par  la  révolte  de 
l'ange  et  de  l'homme.  Un  Sauveur  est  annoncé,  qui  réparera  tout  : 
ce  Sauveur  est  le  Fils  de  Dieu  ;  il  vient  après  quatre  mille  ans  ;  il 
enseigne,  il  se  conduit  avec  une  sagesse  vraiment  divine.  Il  bâtit  son 
Église  sur  le  roc,  assure  que  les  portes  de  l'enfer  ne  prévaudront  point 
contre  elle,  promet  à  ses  pasteurs  d'être  avec  eux  tous  les  jours  jus- 
qu'à la  fin  du  monde,  et  de  lui  envoyer,  de  plus,  TEsprit-Saint, 
l'Esprit  de  la  vérité,  pour  demeurer  avec  elle  à  jamais.  Cependant  à 
peine  n'y  est-il  plus,  que  son  œuvre  se  détraque,  que  sa  religion  va 
se  corrompant  de  siècle  en  siècle,  que  l'enfer  prévaut  contre  son 
Église,  que  l'antechrist  s'en  établit  le  chef,  y  introduit  le  dogme  du 
libre  arbitre  de  l'homme,  la  nécessité  des  bonnes  œuvres  ;  jusqu'à  ce 
qu'enfin  arrive  un  moine  défroqué  d'Allemagne,  qui  raccommode 
pour  toujours  le  chef-d'œuvre  de  Dieu  et  de  son  Fils,  en  apprenant 
à  tout  le  monde  que  chacun  n'a  de  règle  que  soi-même.  »  Voilà, 
d'après  les  théologies  et  les  histoires  protestantes,  ce  qu'il  en  est  de 
Dieu  et  de  sa  providence,  de  Jésus- Christ  et  de  sa  rédemption.  Reste 
à  conclure,  avec  l'impie,  que  Jésus-Christ  n'est  pas  Dieu,  et  que  Dieu 
même  n'est  pas. 

Le  mahométisme  est  de  sa  nature  une  guerre  irréconciliable  à 
l'Église  du  Christ,  c'est  une  porte  de  l'enfer  qui  travaille  sans  cesse 
à  prévaloir  contre  elle.  La  force  de  l'Église,  c'est  sa  sainte  hiérarchie, 
ayant  pour  chef  saint  Pierre  et  son  successeur  :  le  mahométisme 
détruit  cette  hiérarchie  partout  où  il  peut.  La  force  de  l'Eglise,  c'est 
le  saint  sacrifice  de  la  messe  et  I<  s  autn  s  sacrements  :  le  mahomé- 
tisme les  traite  de  vaines  superstitions  et  les  foule  aux  pieds.  La  force 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  229 

de  l'Église,  c'est  la  chasteté  de  ses  prêtres,  c'est  le  dévouement  de  ses 
religieux  et  de  ses  vierges  au  service  de  Dieu  et  du  prochain  par  les 
vœux  de  pauvreté,  chasteté  et  obéissance  :  le  mahométisme  enlève 
les  vierges  chrétiennes,  pour  les  prostituer  à  la  luxure  de  ses  chefs. 
Or,  ce  que  le  mahométisme  fait  le  premier,  le  luthéranisme  le  répète. 
Il  est  de  sa  nature  une  guerre  irréconciliable  à  l'Eglise  catholique  et 
à  son  chef;  tout  ce  qui  fait  la  force  de  cette  Église,  il  l'attaque,  le 
nie,  le  foule  aux  pieds  :  la  hiérarchie,  le  sacrifice,  les  sacrements,  la 
chasteté  sacerdotale,  les  vœux  religieux  ;  il  détruit  les  monastères  et 
multiplie  les  lieux  de  prostitution.  Comme  le  Mahométan  et  sur  ses 
pas,  le  Luthérien  brise  les  images  des  saints,  les  images  de  Jésus- 
Christ  et  de  sa  sainte  Mère  ;  comme  le  Mahométan  et  sur  ses  pas,  le 
Luthérien  crache  sur  la  croix  du  Sauveur,  la  foule  aux  pieds,  la 
traîne  dans  la  boue.  Un  frère  ne  ressemble  pa's  plus  à  son  frère  que 
le  luthéranisme  au  mahométisme. 

Mahomet  a  ramené  parmi  les  Arabes  la  polygamie  et  le  divorce  : 
Luther  a  fait  la  même  chose  parmi  les  siens,  autant  du  moins  qu'il 
a  pu.  D'abord,  dans  son  commentaire  sur  le  seizième  chapitre  de 
la  Genèse,  il  enseigne  qu'il  n'est  pas  défendu  d'avoir  plus  d'une 
femme.  Voilà  ce  qu'il  enseigne  dans  ses  œuvre  imprimées  à  Iéna, 
Nuremberg  et  Altenbourg,  mais  non  dans  l'édition  de  Wittemberg  *  ; 
car  il  changeait  d'un  jour  à  l'autre,  suivant  qu'il  était  plus  ou  moins 
hardi.  Quelquefois  aussi  certains  éditeurs,  pour  ne  pas  trop  effarou- 
cher la  pudeur  publique,  ont  supprimé  ce  qui  leur  paraissait  trop 
cru.  Luther  en  usait  de  même  quand  il  fallait  en  venir  à  la  pratique. 
Ainsi,  lorsque  nous  le  verrons,  avec  les  principaux  chefs  de  la  pré- 
tendue réforme,  permettre  au  landgrave  de  Hesse  d'avoir  à  la  fois 
deux  femmes,  il  lui  recommandera  de  tenir  la  chose  secrète.  Quant 
au  divorce,  il  ne  se  gêne  pas  tant,  et  le  permet  en  plus  d'un  endroit  ; 
et  dans  les  pays  où  la  prétendue  réforme  domine,  le  divorce  est  aussi 
commun  que  parmi  les  Juifs  et  les  Mahométans. 

Quant  à  l'esprit  même  sur  cette  matière,  Luther  ne  le  cède  guère 
à  Mahomet.  Celui-ci  a  pour  maxime  que  la  femme  est  aussi  néces- 
saire à  l'homme  que  le  vêtement  ;  Luther  enseigne  qu'elle  lui  est 
aussi  indispensable  que  le  boire  et  le  manger  2  ;  il  compte  même  les 
femmes  dans  le  pain  quotidien  qui  se  demande  dans  l'oraison  do- 
minicale 3.  Enfin  on  a,  écrite  de  la  propre  main  de  Luther  sur  une 
Bible,  la  prière  suivante  :  0  Dieu,  par  votre  bonté,  accordez-nous 


1  T,  4,  Iéna,  germ.,  fol.  103.  A.  —  Nuremb.,  fol.  96.  A.  —  T.  4,  Altenb.,  fol. 
110.  A.  B.  —  Weislinger,  p.  350.  —  2  Ibid.,  préf.,  449.  —  »  Ibid.,  préf.,  286 
note  10. 


230  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

des  habits  et  des  chapeaux,  des  manteaux  et  des  robes,  des  veaux 
gras  et  des  boucs,  des  bœufs,  des  brebis,  des  vaches,  beaucoup  de 
femmes,  peu  d'enfants.  Amen  l.  —  Certes,  voilà  bien  la  morale 
d'Épicure  et  de  Mahomet. 

Sous  le  rapport  du  maître  dont  ils  reçurent  leur  doctrine,  Luther 
et  Mahomet  paraissent  condisciples.  Celui  de  Mahomet  se  disait 
l'ange  Gabriel,  ce  qui  n'a  rien  d'improbable;  car  les  auges  de  ténè- 
bres aiment  à  se  transformer  en  anges  de  lumière.  Celui  de  Luther 
se  donnait  simplement  pour  ce  qu'il  était.  Luther  avoue  donc  publi- 
quement, dans  le  sermon  du  dimanche  Beminiscerc  1523,  qu'il  a 
mangé  plus  d'un  disque  de  sel  avec  le  diable  ;  ailleurs,  que  le  diable 
couchait  plus  souvent  avec  lui  que  sa  femme  ;  qu'ils  avaient  souvent 
des  discussions  théologiques  ensemble  2.  Au  reste,  nous  l'avons  déjà 
entendu  lui-même  nous  raconter  comment  il  apprit  du  diable  à  re- 
jeter le  saint  sacrifice  de  la  messe  et  le  sacrement  de  l'ordre.  Enfin 
nous  verrons  les  Luthériens  et  les  Calvinistes  se  reprocher  les  uns  aux 
autres  de  n'avoir  d'autre  dieu  que  le  diable  3. 

Nous  avons  vu  chez  Mahomet  des  idées  ignobles,  des  images  ri- 
dicules sur  Dieu  :  Luther  l'emporte  sans  comparaison  à  cet  égard. 
Dans  tel  endroit,  il  compare  les  trois  personnes  divines  à  trois  lar- 
rons pendus  à  un  même  gibet  4.  Ailleurs,  il  dit  :  Penses-tu  qu'un 
Juif  soit  si  peu  de  chose?  Dieu  dans  le  ciel  et  tous  les  anges  sont 
obligés  de  rire  et  de  danser  quand  ils  entendent  péter  un  Juif.  Oui, 
un  Juif  est  un  bijou  si  précieux,  que,  lorsqu'il  lâche  un  vent,  Dieu 
danse  et  tous  les  anges  5.  S'adressant  aux  Juifs  eux-nièines,  il  leur 
adresse  ces  paroles  :  Fi  de  vous  ici  !  fi  de  vous  là,  et  partout  où  vous 
êtes,  maudits  Juifs  !...  Vous  n'êtes  pas  dignes  de  regarder  la  Bible  par 
dehors,  combien  moins  de  lire  dedans  !  La  seule  bible  que  vous  devez 
lire  est  celle  qui  se  trouve  sous  la  queue  de  la  truie,  et  les  lettres  qui 
tombent  de  là,  voilà  ce  que  vous  devez  manger  et  boire  :  telle  est  la 
bible  qu'il  faut  à  de  tels  prophètes  6.  Ce  que  nous  citons  des  saletés 
impies  de  Luther  n'est  rien  en  comparaison  du  reste,  qu'aucune  lin- 
gue d'honnêtes  gens  ne  saurait  traduire. 

Il  en  était  si  plein,  (pie,  dans  sa  Bible  traduite  et  apostillée.  il  n'a 

1  Weislinger,  préf.  p.  455  et  456.  —  2  lbid.,  texte,  q.  36.  —  3  Ibid  ,  préf.,  14,  15, 
21,  eic.  —  4  T.  7,  Iéna,  fol.  364.  B.  —  T.  12,  Wiltemb  germ.,  fol.  301.  B..— 
T.  7,  Altenb.,  fol.  395.  A.  —  Weislinger,  préf.,  p.  300.  —  s  T.  8,  léna,  fol,  99.  B. 
Fol.  100.  B.  —  Nur.,  fol.  89.  B.  Fol.  90.  B.  —  T.  5,  Witt.  germ.,  loi.  k93.  B.  Fol. 
494.  A.  —  T.  8,  Alt.,  fol.  255,  B.  Fol.  256.  A.  Des  Juifs  et  de  leurs  mensonges.  — 
Weisl.,  préf,,  p.  3il  —  6  t.  8,  léna,  fol.  83.  A.  —  Nur.,  fol.  74.  B.  Fol.  75.  A.  — 
T.  5,  Witt.  germ.,  fol.  479.  A. —T.  8,  Alt.,  fol.  238.  A.  Des  Juifs  et  de  leurs 
mensonges  —  Weisl.,  préf.,  p.  194. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  231 

pu  s'empêcher  d'insérer  des  propos  de  mauvais  lieux,  entre  autres 
celui-ci,  qu'il  avait  souvent  à  la  bouche  :  Rien  n'est  plus  aimable  sur 
la  terre  que  l'amour  des  femmes,  à  qui  cela  peut  advenir;  et  il  n'a 
pas  rougi  de  joindre  ce  propos  comme  une  glose  au  chapitre  31, 
verset  10,  des  Proverbes  l. 

Non  content  de  profaner  l'Ecriture  sainte  par  d'indécents  com- 
mentaires, Luther  se  permet  d'en  retrancher  ou  d'y  ajouter  à  son 
gré.  Saint  Jean  nous  dit  dans  sa  première  épître  :  Il  y  en  a  trois  qui 
rendent  témoignage  au  ciel  :  le  Père,  le  Verbe  et  le  Saint-Esprit, 
et  ces  trois  sont  une  même  chose 2.  Ce  passage  si  important,  Luther 
le  retranche  en  faveur  des  Ariens  ;  on  le  cherche  vainement  dans  les 
premières  éditions  de  sa  Bible  jusqu'en  1600,  où  les  prédicants  lu- 
thériens ont  commencé  à  l'y  remettre  3.  Il  retrancha  également  dans 
sa  première  édition  l'épître  de  saint  Paul  aux  Hébreux,  l'épître  de 
saint  Jacques,  l'Apocalypse  de  saint  Jean,  et  les  rejeta  parmi  les 
apocryphes  ;  il  poussa  même  l'impiété  jusqu'à  dire  que  l'épître  de 
saint  Jacques  était  une  épître  de  paille,  et  cela  parce  qu'elle  procla- 
mait la  nécessité  des  bonnes  œuvres,  contrairement  à  l'hérésie  de 
Luther.  Aujourd'hui  et  depuis  longtemps,  honteux  de  ces  excès,  les 
Luthériens  ont  remis  les  deuxépîtres  et  l'Apocalypse  dans  le  canon 
des  saintes  Écritures  4.  ( 

Pour  ce  qui  est  d'ajouter  à  la  Bible  dans  sa  traduction,  en  voici 
un  exemple  fameux.  Saint  Paul  dit  dans  son  épître  aux  Romains, 
c.  3,  v.  28  :  Nous  estimons  que  l'homme  est  justifié  par  la  foi  sans  les 
œuvres  de  la  loi.  Luther  lui  fait  dire  :  Nous  estimons  que  l'homme 
est  justifié  par  la  foi  seule  sans  les  œuvres  de  la  loi,  ajoutant  au 
texte  le  mot  seule,  qui  ne  se  trouve  ni  dans  le  grec  ni  dans  le  latin. 
Comme  ses  amis  mêmes  s'en  étonnaient,  il  écrivit  à  l'un  d'eux  : 
«  Vous  paraissez  surpris  de  ce  que  j'ai  dit  que  nous  sommes  justifiés 
par  la  foi  seule,  bien  que  ce  mot  seule  ne  se  trouve  point  dans  le 
texte  de  l'Apôtre.  Si  votre  papiste  vous  chicane  pour  ce  mot,  dites- 
lui,  à  l'instant,  qu'un  papiste  et  un  âne  sont  une  même  chose.  Toute 
la  raison  que  j'ai  à  rendre  de  cette  addition,  c'est  que  je  veux  que  le 
mot  de  seule  y  soit,  je  le  commande,  ma  volonté  doit  servir  de  rai- 
son... Il  y  a  longtemps,  poursuit-il,  que  je  sais  que  le  mot  de  seule 
ne  se  trouve  ni  dans  le  texte  latin  ni  dans  le  texte  grec.  Mais  je  ne  me 
repens  que  d'une  chose,  c'est  de  n'avoir  pas  encore  ajouté  à -ce  pas- 
sage deux  autres  mots,  en  traduisant  sans  toutes  les  œuvres  de  toutes 
les  lois,  afin  que  l'on  vît  que  l'homme  est  justifié  sans1  aucunes 

.'  ■  i   .' 

1  Weislinger,  préf.,  p.  309.  —  2  1  Johan.,  5,  7i  —  ?  WeisL,  p.- 846.  —.^  Hnd., 
p.  516. 


232  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

«fiivres,  de  quelque  loi  que  ce  puissejêtre...  Que  ces  ânes  de  papistes 
enragent,  jusqu'à  en  perdre  la  tête  de  dépit,  ils  ne  m'ôteront  pas  ce 
mot  de  mon  testament  l.  » 

Quant  à  la  loi  de  Moïse  et  à  Moïse  lui-même,  voici  à  quel  excès 
incroyable  Luther  s'est  emporté  :  «  Pour  ce  qui  est  de  Moïse,  dit-il, 
tenez-le  pour  suspect,  comme  le  pire  des  hérétiques,  un  homme 
excommunié  et  damné,  qui  est  encore  pire  que  le  Pape  et  que  le 
diable  même  ;  c'est  l'ennemi  du  Seigneur  Christ.  »  Voilà  ce  que  dit 
Luther,  non-seulement  dans  ses  propos  de  table  sur  la  loi  et  l'Évan- 
gile, mais  encore  dans  son  explication  de  l'épître  aux  Galates,chap.  i2. 
Dans  une  explication  du  chapitre  suivant,  il  profère  une  impiété  plus 
horrible  encore  :  «  S'il  te  vient  en  pensée,  dit-il,  que  le  Christ  est  le 
juge  qui  te  demandera  compte  comment  tu  auras  passé  ta  vie,  tiens 
pour  certain  et  vrai  que  ce  n'est  pas  le  Christ,  mais  l'enragé  du  diable 
en  personne 3.  » 

Voilà  comme  l'hérésiarque  de  Wittemberg  respecte  le  Christ  et 
son  Evangile,  et  Moïse  et  sa  loi  !  Et  avec  cela  il  ose  dire  dans  une 
exhortation  aux  siens  :  Ma  parole  est  la  parole  du  Christ  ;  ma  bouche, 
la  bouche  du  Christ  !  Et  pour  leur  en  donner  une  preuve,  il  tait  le 
prophète  et  ajoute  cette  prédiction  :  «  Propageons  notre  évangile 
encore  deux  ans,  et  vous  verrez  où  en  seront  Pape,  évêques,  cardi- 
naux, prêtres,  moines,  nonnes,  cloches,  clochers,  messes,  vigiles, 
frocs,  capuchons,  tonsure,  règles,  statuts,  et  toute  cette  vermine  et 
canaille  du  gouvernement  papal  ;  ça  se  dissipera  comme  la  fumée*.  » 
Ainsi  parlait  le  prophète  de  Wittemberg.  Si  l'événement  n'a  pas  jus- 
titié  la  prédiction,  on  voit  combien  il  a  eu  raison  de  dire  que  sa 
parole  était  la  parole  du  Christ. 

Cependant  il  priait  assidûment  pour  l'accomplissement  de  cette 
prophétie;  c'est  lui-même  qui  nous  l'apprend  en  ces  termes  :  «Moi, 
Luther,  je  ne  puis  prier  que  je  ne  maudisse.  Si  je  dis  :  Que  votre 
nom  soit  sanctifié,  il  faut  que  j'ajoute  :  Maudit,  damné,  honni  soit  le 
nom  des  papistes  et  de  tous  ceux  qui  blasphèment  votre  nom  !  Si  je 
dis:  Que  votre  règne  arrive,  il  faut  que  j'ajoute  :  Maudit,  damné, 
ruiné  soit  le  papisme,  avec  tous  les  empires  de  la  terre  qui  s'oppo- 

1  T.  5,  Iéna,  fol.  162.  B.  Fol.  163.  A.  Fol.  166.  A  et  B.  —  T.  4,  YVilt.  germ., 
fol.  475.  B.  Fol.  476.  A.  Fol.  478.  B.  —  T.  5,  Alt.,  fol.  269.  B.  Fol.  270.  B.  Fol. 
273.  B.  —  Weisl.,  p.  520.  —  2  Tischreden.  Isleb.,  fol.  168.  A  et  B.  —  Francf.,  fol. 
119-  A  et  B.  —  Dresde,  fol.  230.  Aet  B.  Fol.  231.  A.  —  Opéra  Luth.,  t.  4,  léna,  fol. 
98.  —  T.  i,  Witt.  germ.,  fol.  2l5.  A.  -  T.  6,  Alt.,  fol.  755.  B.  —  Weisl.,  préf., 
p.  206,  et  texte,  p.  333.  —  3  T.  1,  Witt.  germ.,  fol.  273.  A.  —  T.  6,  Altenb.  — 
Weisl.,  p.  342.  —  *  T.  2,  léna  germ.,  fol.  50.  A.  —  T.  2,  Witt.  germ  ,  fol.  70.  A. 
-  T.  2,  Alt.,  fol.  83.  A.  —  Weisl.,  préf.,  p.  439. 


à  1545  de  l'ère  chr.j  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  233 

sent  à  votre  empire  !  Si  je  dis  :  Que  votre  volonté  soit  faite,  il  faut  que 
je  dise  en  même  temps  :  Maudits,  damnés,  honnis  et  anéantis  soient 
toutes  les  pensées  et  tous  les  desseins  de  papistes,  et  de  tous  ceux 
qui  agissent  contrairement  à  votre  volonté  et  conseil  !  En  vérité,  voilà 
comme  je  prie  tous  les  jours,  de  bouche  et  de  cœur,  sans  interrup- 
tion, et  avec  moi  tous  ceux  qui  croient  à  Christ,  et  je  sens  bien  que 
nous  sommes  exaucés  1.  » 

On  s'étonnera  qu'une  prière  si  efficace  n'ait  pas  encore  eu  son  par- 
fait accomplissement.  En  voici  peut-être  la  cause.  Luther  lui-même 
disait  à  ses  amis  :  «  Si  j'avais  autant  de  dévotion  pour  prier  que  le 
chien  de  Pierre  Weller  pour  manger  le  matin,  je  serais  sûr  d'obtenir 
que  la  tin  du  monde  vînt  bientôt  2.  »  Mélanchton  ayant  dit  un  jour 
que  l'empereur  Charles-Quint  vivrait  jusqu'en  1584,  Luther  répondit  : 
Le  monde  ne  durera  pas  si  longtemps  ;  et  il  donna  pour  preuve  Ezé- 
chiel  et  Daniel  3.  Une  autre  fois  Luther  prophétisa  qu'il  vivrait  lui- 
même  jusqu'au  dernier  jour  du  monde  4. 

Comme  sa  prophétie  ne  s'est  pas  accomplie  mieux  que  sa  prière 
n'a  été  exaucée,  reste  à  conclure  que  Luther  fut  beaucoup  moins 
dévot  à  prier  que  le  chien  de  Pierre  Weller  à  manger.  Ce  qui  ne 
laisse  pas  que  d'étonner  dans  un  homme  qui  se  dit  apôtre,  prophète 
et  restaurateur  de  la  religion  chrétienne.  Mais  les  Luthériens  n'y  re- 
gardent point  de  si  près. 

De  penser  ou  de  dire  que  Luther  fut  le  premier  à  traduire  la  Bible 
en  allemand,  c'est  une  grande  erreur.  Déjà  du  temps  de  Charlemagne 
et  de  Louis  le  Débonnaire,  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament  furent 
traduits  en  tudesque  par  Raban  Maur,  Valafrid  Strabon,  Hugues  de 
Fleury,  et  mis  en  rimes  allemands  par  le  moine  Ottfrid  de  Wissem- 
bourg.  De  bibles  imprimées  avant  celle  de  Luther,  des  protestants 
mêmes  en  comptent  au  moins  vingt-quatre  éditions,  dans  les  divers 
dialectes  de  l'Allemagne  ;  on  peut  le  voir  dans  le  docte  et  spirituel 
théologien  de  Putelange  5.  Quant  au  fruit  que  la  traduction  de  Luther 
produisit  parmi  les  siens,  lui-même  nous  l'apprend.  La  version  de 
la  Bible,  dit-il,  m'a  coûté  bien  du  travail,  mais  elle  est  peu  estimée 
de  nous.  Nos  adversaires  la  lisent  beaucoup  plus  que  nos  gens.  Je 
crois  que  le  duc  Georges  (fervent  catholique)  a  lu  plus  assidûment 
la  Bible  que  tous  nos  gens  de  la  noblesse  6. 

1  T.  5,  Iéna,  fol.  32S.  B.  —  T.  9,  Witt.  germ.,  fol.  465.  A.  —  T.  5,  Alt.,  f.  666  B. 

—  WeisL,  préf.,  p.  408  et  409.  —  2  Tischred.  Isleb.,  fol.  213.  A.  —Franc, 
fol.  151.— Dresde,  fol.  315.  B.  —  WeisL,  préf.,  p.  413.  —  >Tl8flfc.  lsl.,  fol.  582.  A. 

—  Francf.,415.  A.  —WeisL,  p.  437.  — *  Tisch.  Isleb.,  fol.  500.  A.  —  Francf., 
359.  B.  —  WeisL,  préf.,  p.  439.  —  b  WeisL,  préf.,  p.  387  et  seqq.  —  6  Tisch., 
Isleb.,  fol. 022.  A.  —  Francf.,  fol.  443.  B.  -  Dresde,  fol.  52.  B. 


•23  i  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Llv.  LXXXIV.  —  De  1517 

Maintenant,  quel  fut  l'effet  général  du  luthéranisme  sur  les  mœurs 
des  populations  allemandes  ?  Voici  sur  cet  article  la  confession  de 
Luther  et  de  ses  premiers  coopérateurs. 

Jacques  Schmidel,  célèbre  prédicant  à  Tubingue,  écrit  :  «  Une  partie 
de  l'Allemagne  permet  bien  que  la  parole  de  Dieu  soit  prèchée.  Tou- 
tefois, on  n'y  sent  aucune  amélioration,  mais  une  vie  dépravée,  épi- 
curienne, bestiale,  qui  ne  sait  que  manger  et  boire  outre  mesure, 
nourrir  l'envie  et  l'orgueil,  blasphémer  le  nom  de  Dieu,  etc.  Nous 
avons  appris,  disent-ils,  que  nous  sommes  sauvés  par  la  foi  seule  en 
Jésus-Christ,  qui  a  payé  tous  nos  péchés  par  sa  mort  ;  nous  ne  pou- 
vons pas  le  payer  par  nos  jeûnes,  nos  aumônes,  nos  prières  ou  d'au- 
tres œuvres  ;  c'est  pourquoi  ne  nous  parlez  pas  de  ces  choses,  nous 
pouvons  bien  être  sauvés  par  le  Christ,  nous  voulons-nous  confier 
uniquement  à  la  grâce  de  Dieu  et  aux  mérites  du  Christ.  Et  pour  que 
tout  le  monde  puisse  voir  qu'ils  ne  sont  point  papistes  et  ne  veulent 
point  se  confier  en  de  bonnes  œuvres,  ils  n'en  font  aucune.  Au  lieu 
de  jeûner,  ils  mangent  et  boivent  nuit  et  jour  ;  au  lieu  de  faire  des 
aumônes,  ils  écorchent  les  pauvres:  au  lieu  de  prier,  ils  jurent,  hon- 
nissent et  blasphèment  le  nom  de  Dieu  d'une  manière  si  horrible,  que 
le  Christ  n'endure  pas  de  pareils  blasphèmes  de  la  part  des  Turcs  *.  » 

Caspar  Faber,  dans  son  Théâtre  des  diables,  écrit  les  choses  sui- 
vantes de  ses  coreligionnaires  :  «  Ils  ont  le  Christ  à  la  bouche,  mais 
leur  grand  dieu  c'est  leur  ventre.  Plusieurs  ont  soixante  ans  sur  le 
corps,  et  ne  savent  pas  un  seul  mot  de  la  sainte  Ecriture,  ne  savent 
pas  plus  ce  que  c'est  que  péché  ou  grâce  ;  un  grand  nombre  ne  con- 
naissent pas  même  bien  le  Pater  ni  le  Credo,  encore  moins  les  com- 
mandements de  Dieu,  s'il  y  en  a  dix  ou  vingt.  Quelques-uns  disent 
même  :  Puisque  nous  ne  savons  pas  les  dix  commandements,  nous 
ne  péchons  pas  contre;  d'autres  gens  sont  plus  méchants  que 
nous,  etc.  Ils  se  vantent  d'être  bien  evangéliques,  et  crient  sans  cesse  : 
Évangile  !  Évangile  !  La  doctrine  du  Pape  n'est  rien.  Mais  quand  il 
s'agit  d'en  venir  au  fait,  il  n'y  a  plus  personne.  Ce  sont  les  cochons 
gras  de  Notre-Seigneur  Dieu  2.  »  Ainsi  parle  ce  docteur  luthérien  de 
ses  coreligionnaires. 

Il  observe  plus  loin  que,  depuis  qu'ils  étaient  délivrés  de  la 
tyrannie  du  Pape,  ils  n'approchaient  plus  du  sacrement  de  l'autel, 
mais  le  méprisaient,  qui  cinq,  qui  dix,  qui  vingt  ans  de  suite.  A 
YYiltemberg,  où  c'était  la  crème  de  ces  frères  evangéliques,  ils 
étaient  on  ne  peut  plus  dévots,  allaient  assidûment  à  la  cène;  mais 


1  Weisl.,  préf.,  p.  14.j  et  liG.  —  -  Ibid.,  p.  147.  lu  theatro  dïàbolorÙmi,  fol. 
478.  A. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  235 

parce  qu'ils  ne  pouvaient  humer  dans  le  calice  à  leur  dévotion,  ils 
marchaient  tout  droit  de  l'église  au  cabaret,  et  se  remplissaient  d'eau- 
de-vie.  C'est  Luther  même  qui  leur  rend  cet  édifiant  témoignage 
dans  un  sermon  *. 

D'autres  pieux  compagnons  donnèrent  à  leur  prédicant,  qui  les 
exhortait  à  venir  entendre  le  prêche,  cette  réponse  spirituelle  :  Oui, 
cher  pasteur,  si  vous  vouliez  faire  rouler  un  tonneau  de  bière  dans 
l'église  et  nous  y  inviter,  nous  viendrions  de  grand  cœur.  C'est  en- 
core Luther  qui  leur  rend  ce  glorieux  témoignage  2. 

André  Musculus,  moine  apostat,  donne  à  ses  Luthériens  un  certi- 
ficat semblable.  «  Nous  devons  confesser  aussi,  dit-il,  que  dans  tout 
le  vaste  univers,  chez  aucun  peuple  sous  le  soleil,  on  ne  trouve  des 
gens  aussi  méchants,  grossiers,  effrontés,  oublieux  de  tout  honneur, 
de  toute  conduite,  de  toute  probité,  que  parmi  nous,  Allemands,  qui 
devrions  être  les  vrais  et  derniers  Israélites  et  les  fidèles  enfants  d'A- 
braham ;  car  parmi  nous  ,  l'envie,  le  soin  de  la  nourriture,  l'arro- 
gance, l'orgueil,  l'excès  du  boire  et  du  manger,  le  blasphème  et  tous 
les  péchés  les  plus  horribles  régnent  et  dominent  à  tel  point,  que  les 
Juifs,  les  Turcs,  les  Tartares  et  les  autres  infidèles  et  païens  sont  tous 
des  anges  en  comparaison  de  nous,  et  que  parmi  nous,  Allemands 
évangéliques,  sont  arrivés  les  temps  périlleux  prédits  par  saint  Paul, 
quand  il  dit  dans  sa  seconde  épître  à  Timothée  :  «  Sachez  que  dans  les 
derniers  jours  il  y  aura  des  temps  périlleux  ;  car  il  y  aura  des  hommes 
amoureux  d'eux-mêmes,  amoureux  de  l'argent,  arrogants,  orgueil- 
leux, blasphémateurs,  insoumis  à  leurs  parents,  ingrats,  impies,  sans 
affection ,  sans  paix ,  calomniateurs ,  incontinents ,  farouches  ,  sans 
amour  de  ce  qui  est  bon,  traîtres,  insolents,  enflés  d'eux-mêmes, 
amateurs  de  la  volupté  plus  que  de  Dieu ,  ayant  l'apparence  de  la 
piété,  mais  en  reniant  la  vertu  8.  »  Certes,  conclut  le  moine  apostat, 
si  Paul  avait  vécu  de  nos  temps,  il  n'aurait  pu  décrire  notre  Alle- 
magne d'une  manière  plus  claire  et  plus  vraie,  comme  cela  se  voit  au 
grand  jour,  sans  qu'il  y  ait  besoin  de  le  démontrer  4. 

Il  ajoute  :  «  La  noblesse  de  la  campagne  est  devenue  entièrement 
tyrannique,  n'a  souci  ni  de  Dieu  ni  de  diable,  se  livre  à  la  crapule, 
l'ivrognerie,  la  débauche,  comme  des  pourceaux,  avec  grande  op- 
pression de  leurs  pauvres  sujets.  Le  bourgeois  ne  pense  plus  ni  à 
Dieu,  ni  à  sa  parole,  ni  au  saint  sacrement,  mais  à  semer,  à  planter, 
à  bâtir,  à  nourrir  son  corps,  à  contenter  son  orgueil  et  son  arrogance. 


1  Weisl.,  préf.,  p.  148.  —  2  Tisch.  lslcb.,  fol.  5.  A.  —  Francfort.,  fol.  4.  A.  — 
Dresde,  fol.  Î2.  A.  —  Weisl.,  préf.',  p.  1-48.  —  32  Tim.  G.  —  »  Musculus,  en  son 
Livre  du  dernier  jour .  —  Weisl. ,  préf.,  149. 


236  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIY.  -  De  1517 

Les  paysans  et  les  jardiniers  sont  si  pieux  dans  ces  temps,  qu'ils  ont 
oublié  même  leur  Pater  et  ne  peuvent  plus  réciter  leur  Credo,  excepté 
les  tout  vieux,  qui  ont  appris  leurs  prières  dans  le  papisme  et  les  re- 
tiennent encore  *.  » 

A  ces  témoignages  de  l'apostat  Musculus  et  des  autres,  Luther 
vient  mettre  le  sceau  en  disant  :  «  Par  suite  de  cette  doctrine,  le 
monde  devient  toujours  plus  méchant.  Aujourd'hui  les  hommes  sont 
possédés  de  sept  démons,  tandis  qu'auparavant  ils  n'étaient  possédés 
que  d'un  seul.  Le  diable  entre  maintenant  dans  les  gens  par  es- 
couade 2.  »  Voilà  ce  que  dit  Luther  dans  un  sermon  du  premier  di- 
manche de  l'Avent  et  dans  ses  apostilles  domestiques.  Il  dit  encore 
ailleurs  :  «  Par  suite  de  l'évangile  (luthérien),  les  paysans  sont  au- 
jourd'hui sans  frein.  Comme  ils  pensent  pouvoir  faire  ce  qui  leur 
plaît,  ils  n'ont  peur  ni  d'enfer  ni  de  purgatoire,  mais  disent  :  Je  crois, 
donc  je  serai  sauvé  3.  »  On  ne  voit  pas  que  Luther  ait  répondu  à  ce 
raisonnement,  ni  même  qu'il  pût  y  répondre. 

Ainsi  donc,  de  l'aveu  même  de  Luther  et  de  ses  principaux  coopé- 
rateurs,  une  démoralisation  profonde  et  universelle,  voilà  quel  fut  le 
fruit  prompt  et  naturel  du  luthéranisme  pour  les  populations  al- 
lemandes. 

L'anarchie  intellectuelle  et  religieuse  n'était  pas  moins  ex- 
trême. 

En  1521 ,  durant  que  Luther  était  caché  au  château  de  Wartbourg, 
Carlostadt  avait  renversé  les  images,  ôté  l'élévation  du  saint  sacre- 
ment et  même  les  messes  basses,  et  rétabli  la  communion  sous  les 
deux  espèces  dans  l'église  de  Wittemberg ,  où  avait  commencé  le 
luthéranisme.  Luther  n'improuvait  pas  tant  ces  changements  qu'il  les 
trouvait  faits  à  contre-temps  et  d'ailleurs  peu  nécessaires.  Mais  ce 
qui  le  piqua  au  vif,  comme  il  le  témoigne  assez  dans  une  lettre  qu'il 
écrivit  sur  ce  sujet,  c'est  que  Carlostadt  avait  méprisé  son  autorité  et 
avait  voulu  s'ériger  en  nouveau  docteur  4.  Les  sermons  qu'il  fit  à  cette 
occasion  sont  remarquables  ;  car,  sans  y  nommer  Carlostadt,  il  re- 
prochait aux  auteurs  de  ces  entreprises,  qu'ils  avaient  agi  sans  mis- 
sion :  comme  si  la  sienne  eût  été  mieux  établie.  «  Je  les  défendrais, 
disait-il,  aisément  devant  le  Pape,  mais  je  ne  sais  comment  les  jus- 
tifier devant  le  diable,  lorsque  ce  mauvais  esprit,  à  l'heure  de  la 
mort,  leur  opposera  ces  paroles  de  l'Écriture  :  Toute  plante  que  mon 
Père  n  aura  pas  plantée  sera  déracinée,  et  encore  :  Ils  couraient,  et  ce 

•  Musculus.  —  2  Deuxième  sermon  de  Luther  pour  le  premier  dimanche  de  l'A- 
vent. —  Weisl.,  préf.,  p.  151.  —  3Tisch.  Isleb.,  fol.  209.  A.—  Francf.,  fol.  148.  A. 
—  Dresde,  fol.  323.  B.  —  •>  Ad  Gasp.  Gustol.,  1522. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  237 

ri  était  pas  moi  qui  les  envoyais.  Que  répondront-ils  alors?  Ils  seront 
précipités  dans  les  enfers  *.  » 

Voilà  ce  que  dit  Luther  pendant  qu'il  était  encore  caché  à  la 
Wartbourg.  Mais  étant  sorti  de  là  au  mois  de  mars  1522,  sans  la 
permission  de  l'électeur  de  Saxe,  et  revenu  à  Wittemberg  malgré  le 
ban  de  l'empire,  il  fit  bien  un  autre  sermon  dans  l'église  de  cette 
ville.  Là  il  entreprit  de  prouver  qu'il  ne  fallait  pas  employer  les 
mains,  mais  la  parole  toute  seule,  à  réformer  les  abus.  «C'est  la  pa- 
role, disait-il,  qui,  pendant  que  je  dormais  tranquillement  et  que  je 
buvais  ma  bière  avec  mon  cher  Mélanchton  et  avec  Amsdorf,  a  telle- 
ment ébranlé  la  papauté,  que  jamais  prince  ni  empereur  n'en  a  fait 
autant.  Si  j'avais  voulu,  poursuit-il,  faire  les  choses  avec  tumulte, 
toute  l'Allemagne  nagerait  dans  le  sang;  et,  lorsque  j'étais  à  Worms, 
j'aurais  pu  mettre  les  affaires  en  tel  état,  que  l'empereur  n'y  eût  pas 
été  en  sûreté.  Au  reste,  si  vous  prétendez  continuer  à  faire  les  choses 
par  ces  communes  délibérations,  je  me  dédirai  sans  hésiter  de  tout 
ce  que  j'ai  écrit  ou  enseigné;  j'en  ferai  ma  rétractation,  et  je  vous 
laisserai  là.  Tenez-le-vous  pour  dit  une  bonne  fois;  et  après 'tout, 
quel  mal  vous  fera  la  messe  papale  2?  »  On  croit  songer,  ditBossuet, 
quand  on  lit  ces  choses  dans  les  écrits  de  Luther  imprimés  à  Wit- 
temberg ;  on  revient  au  commencement  du  volume,  pour  voir  si  on 
a  bien  lu,  et  on  se  dit  à  soi-même  :  Quel  est  ce  nouvel  évangile?  Un 
tel  homme  a-t-il  pu  passer  pour  réformateur?  N'en  reviendra-t-on 
jamais  ?  Est-il  donc  si  difficile  à  l'homme  de  confesser  son  erreur  3  ? 

Carlostadt,  de  son  côté,  ne  se  tint  pas  en  repos,  et,  poussé  avec 
tant  d'ardeur,  il  se  mit  à  combattre  la  doctrine  de  la  présence  réelle, 
autant  pour  attaquer  Luther  que  par  aucun  autre  motif.  Luther  avait 
attaqué  la  transsubstantiation  ou  changement  de  substance  dans  l'eu- 
charistie. Carlostadt,  que  Luther  avait  tant  loué  et  qu'il  avait  appelé 
son  vénérable  précepteur  en  Jésus-Christ,  attaqua  la  réalité  que  Lu- 
ther n'avait  pas  cru  pouvoir  entreprendre. 

Carlostadt ,  si  nous  en  croyons  les  Luthériens,  était  un  homme 
brutal,  ignorant,  artificieux  pourtant,  et  brouillon,  sans  piété,  sans 
humanité,  et  plutôt  Juif  que  chrétien.  C'est  ce  qu'en  dit  Mélanchton, 
homme  modéré  et  naturellement  sincère.  Mais,  sans  citer  en  parti- 
culier les  Luthériens,  ses  amis  et  ses  ennemis  demeuraient  d'accord 
que  c'était  l'homme  du  monde  le  plus  inquiet,  aussi  bien  que  le  plus 
impertinent.  Il  ne  faut  point  d'autre  preuve  de  son  ignorance  que 
l'explication  qu'il  donna  aux  paroles  de  l'institution  de  la  cène,  sou- 


1  Op.  Luth.,  t.  7,  fol.  273,  cdit.  Wittemb".  —  2  Ibid.,  p.  275.  —  3  Bossuet,  Hist. 
des  Variât.,  1.  2. 


238  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv. LXXX1V.  —  De  1517 

tenant  que  par  ees  paroles  :  Ceci  est  mon  corps,  Jésus-Christ,  sans 
aucun  égard  à  ce  qu'il  donnait,  voulait  seulement  se  montrer  lui- 
même  assis  à  table  comme  il  était  avec  ses  disciples  *  :  imagination 
si  ridicule,  qu'on  a  peine  à  croire  qu'elle  ait  pu  entrer  dans  l'esprit 
d'un  homme. 

Luther  donc,  quoiqu'il  eût  pensé  à  ôter  l'élévation  de  l'hostie,  la 
retint  en  dépit  de  Carlostadt,  comme  il  le  déclare  lui-même,  et  de 
peur,  poursuit-il,  qiiil  ne  semblât  que  le  diable  nous  eût  appris  quel- 
que chose  2. 

Il  ne  parla  pas  plus  modérément  de  la  communion  sous  les  deux 
espèces,  que  le  même  Carlostadt  avait  rétablie  de  son  autorité  pri- 
vée. Luther  la  tenait  alors  pour  assez  indifférente.  Dans  la  lettre  qu'il 
écrivit  sur  la  réformation  de  Carlostadt,  il  lui  reproche  «  d'avoir  mis 
le  christianisme  dans  ces  choses  de  néant,  à  communier  sous  les 
deux  espèces,  à  prendre  le  sacrement  dans  la  main,  à  ôter  la  confes- 
sion, à  brûler  les  images  3.  »  Encore  en  1532,  il  dit  dans  la  formule 
de  la  messe  :  «  Si  un  concile  ordonnait  ou  permettait  les  deux  es- 
pèces, en  dépit  du  concile  nous  n'en  prendrions  qu'une,  ou  ne  pren- 
drions ni  l'une  ni  l'autre,  et  maudirions  ceux  qui  prendraient  les 
deux  en  vertu  de  cette  ordonnance  K  »  Voilà  ce  qu'on  appelait  la  li- 
berté chrétienne  dans  la  nouvelle  réforme  :  telles  étaient  la  modestie 
et  l'humilité  de  ces  nouveaux  chrétiens. 

Carlostadt,  chassé  de  Wittemberg,  fut  contraint  de  se  retirer  à  Or- 
lemonde,  ville  de  Thuringe,  dépendante  de  l'électeur  de  Saxe.  Il  y 
grondait  sans  cesse  avec  les  anabaptistes  autant  contre  l'électeur  que 
contre  Luther,  qu'il  appelait  un  flatteur  du  Pape,  à  cause  principa- 
lement de  quelque  reste  qu'il  conservait  de  la  messe  et  de  la  présence 
réelle;  car  c'était  à  qui  blâmerait  le  plus  l'Église  romaine,  et  à  qui 
s'éloignerait  le  plus  de  ses  dogmes.  Ces  disputes  avaient  excité  de 
grands  mouvements  à  Orlemonde.  Luther  y  fut  envoyé  par  le  prince 
pour  apaiser  le  peuple  ému.  Dans  le  chemin,  il  prêcha  à  Iéna,  en 
présence  de  Carlostadt,  et  ne  manqua  pas  de  le  traiter  de  séditieux,  à 
cause  de  ses  liaisons  avec  les  anabaptistes.  C'est  par  là  que  commença 
la  rupture.  En  voici  la  mémorable  histoire ,  comme  elle  se  trouve 
parmi  les  œuvres  de  Luther,  comme  elle  est  avouée  par  les  Luthé- 
riens, et  comme  les  historiens  protestants  l'ont  rapportée  5.  Au  sortir 
du  sermon  de  Luther,  Carlostadt  le  vint  trouvera  l'auberge  de  l'Ourse- 
Noire,  où  il  logeait  ;  lieu  remarquable  dans  cette  histoire  pour  avoir 

1  Zu'mg.,  Epist.  ad  Matt.  Alber.  Id.  Lib.  de  ver.  et  fais,  relig.  Hospin.,  part.  2, 
fol.  132.  —  2  ii,j(i.,  fol.  188.  —  3  Epist.  ad  Gaspar.  Gustol.  —  »  Formmiss.,  t.  2, 
fol.  384,  3SG.—  s  Luth.,  t.  2,  léna,  447.  Calix.  judic,  n.  49.  Hospin.,  2  part.,  ad 
an.  1524,  fol.  32. 


à  1545  de  1ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  239 

donné  le  commencement  à  la  guerre  sacramentaire  parmi  les  réfor- 
més. Là,  parmi  d'autres  discours ,  et  après  s'être  excusé  le  mieux 
qu'il  put  sur  la  sédition,  Carlostadt  déclare  à  Luther  qu'il  ne  pouvait 
souffrir  son  opinion  de  la  présence  réelle.  Luther  le  défia  d'un  air 
dédaigneux  d'écrire  contre  lui,  et  lui  promit  un  florin  d'or  s'il  l'en- 
treprenait. Il  tire  le  florin  de  sa  poche.  Carlostadt  le  met  dans  la 
sienne.  Ils  touchent  en  la  main  l'un  de  l'autre,  en  se  promettant  mu- 
tuellement de  se  faire  bonne  guerre.  Luther  but  à  la  santé  de  Car- 
lostadt et  du  bel  ouvrage  qu'il  allait  mettre  au  jour.  Carlostadt  fit 
raison,  et  avala  le  verre  plein  ;  ainsi  la  guerre  fut  déclarée  à  la  mode 
du  pays,  le  22  d'août,  en  1524.  L'adieu  des  combattants  fut  mémo- 
rable. Pvissé-je  te  voir  sur  la  roue  !  dit  Carlostadt  à  Luther.  Puisses-tu 
te  rompre  le  cou  avant  que  de  sortir  de  la  ville  *  ! 

A  cette  époque,  toutes  les  têtes  semblaient  vouloir  se  mettre  à 
l'envers  :  des  laïques  sans  études,  de  grossiers  paysans,  même  des 
femmes  babillardes,  avec  un  texte  ou  deux  de  la  Bible,  qu'ils  savaient 
à  peine  lire,  se  croyaient  des  maîtres  en  Israël.  Les  savants,  au  con- 
traire, abandonnaient  les  études,  ne  voulaient  plus  être  ni  maîtres  ni 
docteurs,  mais  exercer  un  métier  ou  l'agriculture  ;  quelques-uns 
commencèrent  à  garder  les  bestiaux,  parce  qu'il  est  écrit  dans  la 
Bible  :  Ne  vous  laissez  pas  nommer  maîtres.  Vous  vous  nourrirez 
toute  votre  vie  sur  la  terre  avec  beaucoup  de  travail,  et  vous  mangerez 
votre  pain  à  la  sueur  de  votre  front.  Ainsi  André  Carlostadt,  docteur 
et  professeur  de  Wittemberg,  archidiacre  de  l'église  de  Tous-les- 
Saints,  se  lit  laboureur,  conduisait  du  bois,  des  cochons  au  marché, 
vendait  de  l'eau-de-vie,  de  la  bière  et  des  cartes,  et  ne  voulait  souf- 
frir qu'on  l'appelât  monsieur  le  docteur,  mais  frère  ou  voisin  André  2. 
Ce  fol  exemple  fut  suivi  par  Mélanchton,  qui  se  loua  comme  apprenti 
boulanger,  et  fit  effectivement  du  pain  ;  mais  Luther  le  détourna  de 
cette  manie  3. 

De  leur  côté,  les  paysans  néoévangéliques  se  mirent  à  faire  magis- 
tralement le  métier  de  docteur  et  de  prédicant.  Ainsi,  à  Werdt,  près 
Nuremberg,  on  vit  un  paysan  bien  botté,  ayant  à  la  ceinture  un  grand 
couteau  de  table,  et  tenant  à  la  main  un  bon  fléau  à  battre  en  grange, 
faire  une  prédication  sur  le  libre  arbitre,  où  il  voulut  prouver  que 
Dieu  opérait  tout  en  nous,  même  le  péché.  La  prédication  fut  im- 
primée dans  le  temps,  avec  le  portrait  agreste  du  prédicateur  4.  A 
Orlemonde,  un  garçon  cordonnier  disputa  avec  Luther  sur  la  Bible. 
Voici  l'histoire  de  cette  dispute. 

1  Epist.  Luth.,  ad  Argent.,  t.  7,  fol.  302.  —  2  Mathes.  conc.  6,  de  Luth., 
p.  53.  A.  —  WeiRlinger,  p.  59.  —  3  Ulenb.  in  Vilâ  3! Irchton.,  c.  3,  n.  2,  3, 
p .  1S,  19,  et  alii  apud  YVeislinger,  p.  60.  —  '*  YVeislinger,  p.  60. 


240  HISTOIRE  UNIVERSELLK     ILiv.  LXXX1V.  —  De  1517 

Les  néoévangéliques  d'Orlemonde  avaient  choisi  Carlostadt  pour 
leur  pasteur,  et  renversé  les  images  à  son  instigation.  Luther  les 
blâma  de  l'une  et  l'autre  entreprise.  Les  municipaux  d'Orlemonde 
s'en  plaignirent  à  lui-même,  et  l'invitèrent  à  venir  conférer  avec  eux. 
Il  y  vint,  après  sa  dispute  avec  Carlostadt  à  l'Ourse-Noire  de  Iéna. 
On  se  mit  à  table,  on  fit  venir  de  la  bière.  Luther  et  les  municipaux 
échangèrent,  suivant  la  coutume  allemande,  de  nombreuses  santés. 
La  discussion  ayant  commencé  dans  ce  nouveau  concile,  Luther  dit 
entre  autres  .  Vous  voulez  que  je  vous  dise  en  quoi  vous  avez  péché  ; 
c'est  d'abord  en  donnant  le  nom  de  pasteur  à  Carlostadt,  à  qui  ni  le 
duc  de  Saxe  ni  l'académie  de  Wittemberg  n'ont  jamais  reconnu  ce 
titre.  —  Mais,  dit  un  des  municipaux,  si  Carlostadt  n'est  pas  notre 
pasteur  légitime,  la  doctrine  de  saint  Paul  est  un  mensonge ,  et  vos 
livres  une  déception;  car  nous  l'avons  choisi  et  élu,  comme  le  té- 
moignent nos  missives  à  l'académie  de  Wittemberg.  —  Payé  ainsi 
de  sa  propre  monnaie,  Luther  ne  répondit  rien. 

Mais,  passant  à  une  autre  question,  il  dit  :  Vous  avez  péché,  en 
second  lieu ,  en  renversant  les  images  et  les  statues...  Où  avez-vous 
lu  dans  l'Ecriture  qu'il  fallait  abolir  les  images?  —  Je  vais  vous  ré- 
pondre, dit  un  municipal.  Tenez-vous  Moïse  pour  le  promulgateur 
du  décalogue?  —  Sans  doute.  —  Eh  bien  !  n'est-il  pas  écrit  dans  le 
décalogue  :  Vous  n'aurez  aucun  autre  Dieu  devant  moi  ;  et  Moïse 
n'ajoute-t-il  pas  à  ce  précepte  divin,  pour  l'expliquer  :  Vous  ôterez 
du  milieu  de  vous  toutes  les  images,  et  vous  n'en  garderez  aucune? 
—  Mais  ,  répondit  Luther,  cela  s'entend  des  idoles  ou  des  images 
qu'on  adore;  ce  n'est  pas  l'image  de  Jésus  crucifié  que  j'adore,  non 
plus  que  celle  des  saints. 

Ce  fut  alors  que  le  cordonnier  se  mit  de  la  partie.  Luther  lui  ré- 
pliqua entre  autres  :  Si  pour  cause  d'abus  il  faut  proscrire  les  images, 
chassez  donc  vos  femmes  et  défoncez  vos  tonneaux.  Mais  le  cor- 
donnier, s'animant  de  plus  en  plus,  lui  frappa  dans  la  main  et  dit  : 
Je  parie  tout, ce  que  vous  voudrez  que  non-seulement  la  loi  de 
Moïse,  mais  encore  l'Évangile  que  vous  avez  traduit,  proscrit  toute 
espèce  d'images.  —  Luther  lui  tapa  dans  la  main  et  dit  :  Eh  bien  î 
voyons,  qu'est-ce  que  dit  l'Evangile?  —  Eh  bien!  s'écria  le  cordon- 
nier, Jésus  dit  dans  l'Evangile,  je  ne  sais  pas  l'endroit,  mais  mes 
frères  le  savent  pour  moi,  que  la  mariée  doit  quitter  sa  tunique 
quand  elle  veut  coucher  avec  le  marié.  —  Oui  !  oui  !  cria  un  autre, 
c'est  cela!  Voilà  comme  Dieu  veut  que  notre  âme  se  dépouille  de 
toutes  les  créatures.  —  Après  cet  argument  de  poisson  d'avril,  Lu- 
ther dit  à  son  conducteur  d'atteler  la  voiture.  Mais  les  munici 
le  prièrent  de  différer,  parce  qu'ils  avaient  encore  à  lui  parler  du 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  241 

baptême  et  de  la  cène.  Luther  répondit  :  Lisez  mes  livres,  j'ai  assez 
écrit  là-dessus.  —  Je  les  ai  lus,  répliqua  un  municipal,  mais,  en  con- 
science, ils  ne  me  satisfont  pas.  —  Si  quelque  chose  vous  y  déplaît, 
conclut  Luther,  écrivez  contre  moi  ;  et  il  s'élança  dans  la  voiture.  Peu 
s'en  fallut  qu'ils  ne  le  tuassent  à  coups  de  pierres  et  de  boue.  —  Au 
diable  !  à  tous  les  diables  !  criaient  tous  les  assistants  à  la  fois  ;  puisse 
Dieu  te  casser  le  cou  et  les  jambes  avant  que  tu  sortes  d'ici  !  —  Voilà 
par  quelles  pieuses  acclamations  se  termina  le  concile  néoévangé- 
lique  d'Orlemonde. 

Les  femmes,  de  leur  côté,  montaient  en  ^chaire,  et  se  mirent  à 
prêcher  le  nouvel  évangile.  Saint  Paul  avait  bien  dit  que  les  femmes 
devaient  se  taire  dans  l'Église.  Mais  Luther  venait  de  biffer  cette 
ordonnance  de  saint  Paul,  en  déclarant  que  tous  ceux  qui,  suivant 
sa  noble  comparaison,  sortaient,  comme  des  reptiles,  des  eaux  du 
baptême,  hommes,  femmes,  enfants,  étaient  tout  ensemble  prêtres 
et  rois. 

L'Esprit-Saint  avait  encore  dit  dans  les  Ecritures  qu'il  fallait  garder 
les  vœux  qu'on  avait  faits  au  Seigneur,  et  saint  Paul,  que  la  veuve 
consacrée  à  Dieu  qui  manquait  à  cette  fidélité,  retournait  à  Satan. 
Luther  avait  encore  décidé  le  contraire,  en  déclarant  que  les  vœux 
n'étaient  pas  obligatoires  et  ne  pouvaient  pas  l'être.  En  conséquence, 
le  Vendredi-Saint,  7  avril  1 523,  une  religieuse  bernardine,  Cathe- 
rine de  Bore,  s'échappa  de  son  couvent  avec  huit  autres  nonnes 
apostates,  et  vint  à  Wittemberg,  où  elle  vécut  deux  ans,  en  pleine 
liberté,  au  milieu  des  étudiants  de  l'académie.  Comme,  suivant  Lu- 
ther, les  bonnes  œuvres  n'étaient  pas  nécessaires  au  salut,  ni  les  pé- 
chés un  obstacle,  la  nonne  fugitive,  à  qui  pesait  le  vœu  de  conti- 
nence, aurait  eu  tort  de  se  gêner  beaucoup  au  milieu  d'une  jeunesse 
académique  dont  un  témoin  oculaire,  le  Luthérien  Illyricus,  nous 
signale  ainsi  les  mœurs  :  Les  parents  feraient  mieux  d'envoyer  leurs 
fils  dans  des  maisons  de  prostitution  qu'à  l'université  de  Wittem- 
berg1. Luther  offrit  la  fugitive  pour  épouse  tantôt  à  l'un,  tantôt  à 
l'autre  de  ses  disciples  ;  finalement,  le  44Juin  1525,  pendant  que 
l'Allemagne  était  déchirée  par  la  guerre  civile,  Luther  la  prit  lui- 
même  pour  sa  femme,  et  cela  malgré  tous  ses  amis,  qui  lui  disaient  : 
Non  pas  celle-ci,  mais  une  autre.  Aussi,  pour  éviter  leurs  opposi- 
tions, se  fit-il  copuler  en  cachette,  lui  moine  et  prêtre  apostat  de 
quarante-cinq  ans,  elle  religieuse  apostate  de  vingt-six.  Ce  fut  un 
énorme  'scandale  non-seulement  parmi  les  catholiques,  mais  parmi 
les  Luthériens  même  :  les  premiers  en  firent  des  chansons  et  des 

1  lîlenberg,  in  Vitâ  Flacci  Illyrici,  c.  2,  n.  4,  p.  396.  —  Weislinger,  p.  60. 
xxui.  16 


242  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  15H 

caricatures;  les  autres  en  furent  honteux,  surtout  Mélanchton,  au- 
quel il  avait  caché  ce  mystère.  Luther  eut  de  cette  Catherine  de  Bore, 
qu'il  nomme  habituellement  sa  Kèthe  ou  sa  Catiche,  six  enfants, 
qu'il  énumère  lui-même  dans  cet  ordre  :  Jean,  Elisabeth,  Madeleine, 
Martin,  Paul  et  Marguerite.  Mais  ailleurs  il  ajoute  que  sa  Catiche 
nourrissait  encore  un  enfant  adultérin,  et  il  lui  échappe  de  dire  qu'il 
a  donné  le  fouet  à  son  fds  André,  qui  serait  ainsi  le  septième,  mais 
d'une  autre  mère  *. 

Maître,  dit  un  jour  Catiche  à  Luther,  comment  se  fait-il  que,  quand 
nous  étions  papistes,  nous  priions  avec  tant  de  zèle  et  de  foi,  et  que 
maintenant  notre  prière  soit  si  tiède  et  si  molle  ?  On  ne  sait  pas  la 
réponse  de  Luther.  —  Une  autre  fois,  le  soir,  comme  ils  étaient  tous 
deux  au  jardin,  les  étoiles  scintillaient  d'un  éclat  extraordinaire,  le 
ciel  semblait  en  feu.  —  Vois  donc  comme  ces  points  lumineux  jet- 
tent de  l'éclat,  dit  Catiche  à  son  prétendu  mari Luther  leva  les 

yeux.  Oh  !  la  vive  lumière  !  dit-il  ;  elle  ne  brille  pas  pour  nous.  — 
Et  pourquoi?  reprit  Catiche  ;  est-ce  que  nous  serions  dépossédés  du 
royaume  des  cieux?  Luther  soupira. —  Peut-être,  dit-il,  en  punition 
de  ce  que  nous  avons  quitté  notre  état.  —  Il  faudrait  donc  y  re- 
tourner? reprit  Catiche.  —  C'est  trop  tard,  le  char  est  trop  em- 
bourbé, ajouta  l'ex-frère  Martin  ;  et  il  rompit  l'entretien  2. 

Frère  Martin  Luther  et  sœur  Catherine  de  Bore  ne  furent  pas  les 
premiers  à  joindre  au  scandale  de  l'apostasie  et  du  parjure  le  scan- 
dale d'un  mariage  sacrilège  et  nul,  que  les  lois  de  l'empire  punis- 
saient de  mort.  D'autres  les  avaient  précédés,  d'autres  les  suivirent. 
Luther  le  fit  principalement,  à  ce  qui  paraît,  pour  enhardir  tous  les 
mauvais  prêtres,  tous  les  mauvais  moines.  Dès  ce  moment,  la  digue 
fut  rompue  complètement.  Fréquemment  il  arrivait  à  YVittemberg 
des  bandes  de  nonnes  apostates,  ainsi  les  appelle  Luther  lui-même, 
qui  lui  demandaient  des  maris,  des  vêtements  et  du  pain.  On  vit  des 
moines  défroqués  changer  de  femme  d'une  année  à  l'autre,  ou  en 
avoir  plus  d'une  à  la  fois.  Jamais  on  ne  vit  un  dévergondage  pareil. 
Et  s'il  en  était  ainsi  parmi  le  clergé  et  parmi  les  cloîtres,  que  ne  de- 
vait-ce  pas  être  parmi  le  monde? 

Au  milieu  de  cette  tourbe  de  moines  défroqués,  il  y  en  eut  un 
dont  l'apostasie,  comme  celle  de  Lucifer,  entraîna  dans  la  perdition 
tout  un  peuple  :  ce  fut  l'apostasie  et  le  mariage  sacrilège  du  supé- 
rieur général  des  frères  de  Sainte-Marie,  religieux  militaires  connus 
sous  le  nom  de  chevaliers  Teutoniques.  Le  nom  de  ce  moine  était 


1  Weisl.,  p.  79.  Audin,  t.  2,  p.  263.  —  2  Georg.  Joanncck,  Norma  vitœ.  Kraus, 
Ovicul.,  p.  11,  fol.  39.  —Audin,  t.  2,  p.  277  et  278. 


à  1545  de  l'ère  cîi.r.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.     -  243 

Albert  de  Brandebourg  ;  il  avait  fait  à  Dieu  les  trois  vœux  de  pau- 
vreté, de  chasteté  et  d'obéissance  pour  la  défense  de  la  foi  catho- 
lique. Son  ordre  possédait  la  Prusse,  ainsi  que  nous  l'avons  vu, 
comme  fief  de  l'Église  romaine.  En  sa  qualité  de  supérieur  général 
ou  grand  maître,  frère  Albert  de  Brandebourg  avait  fait  serment  de 
conserver  ce  fief  à  son  ordre  et  à  l'Église.  En  1525,  frère  Albert  de 
Brandebourg  trahit  à  la  fois  son  serment  de  grand  maître  et  ses 
vœux  de  moine;  il  jeta  le  froc,  prit  une  femme,  et  vola  à  son  ordre 
et  à  l'Église  romaine  le  pays  de  Prusse,  qui  entra  ainsi  dans  la 
maison  de. Brandebourg  comme  enfant  naturel  d'un  moine  apostat, 
parjure  et  marié  *. 

Entre  les  disciples  de  Luther  étaient  Thomas  Muncer  et  Nicolas 
Stork  ;  ils  abandonnèrent  leur  maître  et  entreprirent  de  former  une 
nouvelle  secte.  Ils  enseignaient  que  l'on  ne  devait  se  conduire  que 
par  les  révélations  qu'on  recevait  dans  la  prière  ;  ils  méprisaient  les 
lois  ecclésiastiques  et  politiques,  et  ne  faisaient  aucun  cas  des  sa- 
crements ni  du  culte  extérieur  de  la  religion.  Ils  condamnaient  le 
baptême  des  enfants  et  rebaptisaient  tous  ceux  qui  entraient  dans 
leur  société,  d'où  ils  furent  nommés  Anabaptistes.  Us  inspiraient 
une  grande  aversion  pour  les  magistrats,  pour  les  puissances  et  pour 
la  noblesse;  ils  voulaient  que  tous  les  biens  fussent  communs,  et 
que  tous  les  hommes  fussent  libres  et  indépendants,  et  promettaient 
un  empire  heureux  où  ils  régneraient  seuls,  après  avoir  exterminé 
tous  les  impies.  Cette  doctrine  fut  d'abord  prêchée  à  Wittemberg  ; 
mais  Luther  s'y  opposa,  et  disait  au  sujet  de  Muncer  :  «  On  ne  doit 
point  en  venir  au  fond  de  la  doctrine  avec  ce  nouveau  docteur,  ni  le 
recevoir  à  prouver  la  vérité  de  ses  sentiments  par  les  Écritures  ;  il 
fdut  lui  demander  qui  lui  avait  donné  la  charge  d'enseigner.  S'il  ré- 
pond que  c'est  Dieu,  qu'il  le  prouve  par  un  miracle  manifeste;  car 
c'est  par  de  tels  signes  que  Dieu  se  déclare  quand  il  veut  changer 
quelque  chose  dans  la  forme  ordinaire  de  la  mission.  »  Ainsi  raison- 
nait Luther,  sans  voir  qu'il  se  condamnait  lui-même. 

Stork  et  Muncer  furent  donc  chassés  de  Wittemberg.  On  ne  sait 
trop  ce  que  devint  le  premier.  Quant  à  Muncer,  après  avoir  parcouru 
différentes  provinces,  il  vint  à  Mulhausen  en  Thuringe,  où  il  avait 
déjà  quelques  disciples,  qui  lui  procurèrent  un  emploi  pour  ensei- 
gner. Les  magistrats  de  la  ville  ne  lui  étant  pas  favorables,  il  eut 
assez  de  crédit  pour  en  faire  créer  de  nouveaux  par  le  peuple,  du 
nombre  desquels  il  fut  lui-même.  Il  fit  ensuite  chasser  les  moines, 
s'empara  des  monastères  et  des  abbayes,  et  se  rendit  presque  seul 

1  Menzel,  Hist,  de  l'Allemagne  depuis  la  réformation,  etc.,  t.  1,  c.  6. 


■1\\  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Llv.  LXXXIV.  —  De  1517 

maître  du  gouvernement.  Le  peuple  l'écoutait  comme  un  oracle,  et 
pratiquait  tout  ce  qu'il  disait.  Il  l'entretenait  dans  cet  esprit,  en  lui 
enseignant  que  les  biens  devaient  être  communs  et  tous  les  hommes 
libres  et  indépendants;  que  Dieu  ne  voulait  plus  souffrir  les  oppres- 
sions des  souverains  et  les  injustices  des  magistrats,  et  que  le  temps 
était  venu  où  il  lui  avait  ordonné  de  les  exterminer  pour  mettre  en 
leur  place  des  gens  de  probité. 

Mais  Luther  lui-même  avait  allumé  un  incendie  bien  autrement 
formidable.  Par  son  faux  principe,  que  tous  les  Chrétiens  sont  prê- 
tres et  rois,  il  avait  renversé  toute  subordination  religieuse  et  poli- 
tique. Dans  son  manifeste  au  peuple,  après  les  États  de  Nuremberg, 
il  traitait  de  tyrans  l'empereur  et  les  princes  qui  s'opposaient  au 
luthéranisme,  et  leur  annonçait  une  chute  prochaine.  Les  paysans 
entendirent  cette  trompette  de  la  révolte.  A  la  même  heure,  on  voit 
s'agiter  une  partie  des  Etats  de  l'Allemagne  ;  partout  ce  sont  des 
paysans  qui  portent  la  bannière.  A  Reichenau,  près  de  Constance, 
ils  s'insurgent  contre  leur  abbé,  qui  voulait  repousser  un  prédicateur 
luthérien;  à  Tengen,  ils  se  réunissent  par  milliers  pour  délivrer  un 
prêtre  novateur  qu'on  tenait  enfermé.  L'abbé  de  Kempten  essaye 
inutilement  de  s'opposer  au  rassemblement  séditieux  de  ses  serfs  ; 
son  château  est  assiégé  et  réduit  en  cendres,  et  sur  ses  ruines  les 
vainqueurs  plantent  un  drapeau  où  est  écrit  :  Liberté.  Quelques  che- 
valiers vinrent  s'associer,  pour  les  diriger,  à  ces  mouvements  popu- 
laires :  c'étaient  Franz  de  Sickingen,  qui  se  déclara  chef  de  la  ligue 
deFranconie,  et  Goetz  de  Berlichingen,  dont  la  main  de  fer  écrasait 
tout  ce  qui  s'élevait  trop  haut  dans  le  champ  clérical,  et  qui  finit  par 
mourir  dans  une  prison,  où  il  eût  voulu  étouffer  le  dernier  des  prê- 
tres. C'était  encore  Hutten  qui  se  servait  de  son  épée  et  de  sa  plume 
pour  encourager  les  révoltés.  Les  paysans  n'étaient  que  de  grossiers 
instruments  dont  les  nobles  s'aidaient  pour  voler  les  richesses  du 
clergé,  au  nom  du  ciel  et  de  la  liberté.  Ils  lisaient  à  leurs  vassaux 
les  manifestes  de  Luther,  et  les  traduisaient  au  besoin  en  style  po- 
pulaire '. 

Les  paysans  publièrent  un  manifeste  où  ils  exposaient  leurs  de- 
mandes en  dix  ou  douze  articles  :  1°  qu'on  leur  permît  de  choisir 
leurs  pasteurs  parmi  ceux  qui  prêcheraient  l'Évangile  dans  toute  sa 
pureté;  2°  qu'on  ne  leur  fit  payer  les  dîmes  qu'en  froment  :  3°  qu'on 
ne  les  traitât  plus  en  esclaves,  carie  sang  de  Jésus  les  avait  rachetés; 
1°  qu'on  leur  permît  de  chasser  et  de  pêcher,  puisque  Dieu  leur  avait 
donné,  dans  la  personne  d'Adam,  l'empire  sur  les  poissons  de  la  mer 

1  Audin,  t.  2,  p.  160. 


à  1515  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  245 

et  sur  les  oiseaux  du  ciel  ;  5°  qu'ils  pussent  quérir  dans  les  forêts  du 
bois  pour  se  chauffer,  préparer  leur  nourriture  et  s'abriter  ;  6°  qu'on 
adoucît  les  corvées  ;  7°  qu'il  leur  fut  permis  de  posséder  des  fonds 
de  terre  ;  8°  que  les  impôts  ne  dépassassent  pas  le  revenu  du  fonds  ; 
9°  qu'on  ne  fît  plus  continuellement  de  nouvelles  ordonnances,  pour 
juger  par  caprice  et  non  suivant  le  droit  ;  10°  qu'on  rendît  aux  com- 
munes les  champs  et  les  prés  qu'on  leur  avait  enlevés;  11°  qu'on 
abolît  le  tribut  qu'ils  étaient  obligés  de  payer  aux  seigneurs  après  la 
mort  d'un  père  de  famille,  afin  que  la  veuve  et  l'orphelin  ne  fussent 
plus  réduits  à  mendier  leur  pain  ;  12°  que,  s'ils  se  trompaient  dans 
leurs  griefs,  on  les  reprît  à  l'aide  de  la  parole  de  Dieu. 

Les  paysans  envoyèrent  ce  manifeste  avec  un  autre  écrit  à  Luther, 
pour  avoir  son  avis.  Il  répondit  par  une  exhortation  aux  princes  et 
aux  paysans.  Il  commence  par  dire  aux  premiers  :  «  A  vous  d'abord 
la  responsabilité  de  ces  tumultes  et  séditions,  princes  et  seigneurs; 
à  vous  surtout,  évêques  aveugles,  prêtres  insensés  et  moines,  vous  qui 
vous  obstinez  à  faire  les  fous  et  à  vous  ruer  contre  l'Evangile,  tout 
en  sachant  bien  qu'il  restera  debout  et  que  vous  ne  prévaudrez  pas. 
Comment  gouvernez-vous  ?  vous  ne  savez  que  pressurer,  déchirer  et 
dépouiller,  pour  soutenir  votre  pompe  et  votre  pétulance.  Le  peuple 
et  le  pauvre  sont  soûls  de  vous.  Le  glaive  est  levé  sur  vos  têtes,  et 
vous  croyez  être  assis  si  fortement  sur  votre  siège  que  vous  ne  puis- 
siez être  renversés.  Aveugle  sécurité  qui  vous  rompra  le  cou,  ~ous 
le  verrez.  Je  vous  l'ai  annoncé  d'avance  bien  des  fois,  gardez-vous 
d'encourir  la  sentence  du  psaume  104,  verset  40  :  Il  répandra  le  mé- 
pris sur  les  princes  !  Vous  y  aspirez,  vous  voulez  être  battus  com- 
plètement, rien  n'y  fait,  ni  avertissement  ni  exhortation.  —  Car, 
sachez,  mes  bons  seigneurs,  Dieu  fait  en  sorte  qu'on  ne  peut,  ni  ne 
veut,  ni  ne  doit  supporter  plus  longtemps  votre  tyrannie.  Il  faut  que 
vous  deveniez  autres,  et  que  vous  cédiez  à  la  parole  de  Dieu.  Si  vous 
n'y  mettez  de  la  bonne  volonté,  vous  serez  contraints  à  le  faire  par 
une  force  brutale.  Si  les  paysans  ne  s'étaient  pas  levés,  d'autres  se- 
raient venus  ;  et  quand  vous  battriez  tous  les  révoltés,  ils  ne  seraient 
pas  encore  battus  ;  Dieu  en  suscitera  d'autres,  car  il  veut  vous  frap- 
per, et  il  vous  frappera.  Ce  ne  sont  pas  les  paysans  qui  s'insurgent 
contre  vous  :  c'est  Dieu  lui-même  qui  s'élève  contre  vous,  pour  vi- 
siter votre  tyrannie.  » 

Dans  la  suite  de  son  exhortation,  Luther  déclare  aux  seigneurs 
que  les  griefs  des  paysans  étaient  fondés  en  raison,  et  qu'il  fallait  y 
porter  remède.  S' adressant  ensuite  aux  paysans  eux-mêmes,  il  les 
engage  à  bien  considérer  s'ils  entreprenaient  leur  affaire  avec  une 
bonne  conscience  ;  dans  ce  cas,  Dieu  serait  pour  eux  ;  dans  le  cas 


■246  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  — De  loi: 

contraire,  ils  perdraient  leurs  corps  et  leurs  âmes.  On  ne  devait  pas 
croire  toute  sorte  d'esprits,  attendu  que  Satan  avait  rempli  le  monde 
d'esprits  de  mensonge  et  de  meurtre  sous  le  nom  d'évangile.  D'après 
le  droit  naturel  et  divin,  nul  ne  peut  être  son  propre  juge  :  autre- 
ment, le  monde  entier  serait  un  coupe-gorge.  Ces  réflexions  de 
Luther  sont  en  soi  fort  justes;  mais,  dans  sa  bouche,  c'est  une  con- 
tradiction. En  révolte  ouverte  contre  l'autorité  la  plus  haute  qui  soit 
sur  la  terre,  l'Eglise  catholique  et  son  chef;  en  révolte  ouverte  contre 
le  souverain  et  les  lois  de  son  pays,  contre  l'empereur  et  les  lois 
de  l'empire,  son  exemple  seul  était  une  excitation  continuelle  à  la  ré- 
volte ;  sa  doctrine  était  conforme  à  son  exemple  :  si,  comme  il  disait, 
tout  Chrétien  est  roi,  juge  suprême  delà  conscience  et  de  l'Écriture 
sainte,  si,  de  plus,  il  agit  nécessairement  et  sans  libre  arbitre,  il  n'y 
a  rien  à  lui  dire;  quoi  qu'il  fasse,  il  est  dans  son  droit  :  lui  en  faire 
des  reproches,  est  se  moquer  du  bon  sens.  Luther  ne  s'en  moque  pas 
peu,  lorsqu'à  la  fin  de  son  exhortation  il  prétend  n'avoir  jamais  lui- 
même  opposé  aux  rigueurs  du  Pape  et  de  l'empereur  que  la  pa- 
tience et  la  mansuétude  *.  Singulière  mansuétude,  qui  lui  avait  fait 
dire  dans  son  pamphlet  contre  le  prétendu  ordre  ecclésiastique  : 
«  Attendez,  messeigneurs  les  évêques,  larves  du  diable,  le  docteur 
Martin  veut  vous  faire  lire  une  bulle  qui  sonnera  mal  à  vos  oreilles  : 
bulle  luthérienne.  Quiconque  aidera  de  son  bras,  de  sa  fortune,  de  ses 
biens,  à  dévaster  les  évêques  et  la  hiérarchie  épiscopale,  est  bon  fils 
de  Dieu,  un  vrai  chrétien,  qui  observe  les  commandements  du  Sei- 
gneur 2.  »  Et  dans  son  libelle  contre  Priérias  :  «  Si  contre  les  vo- 
leurs nous  employons  la  potence,  contre  les  meurtriers  le  glaive. 
contre  les  hérétiques  le  feu,  nous  ne  laverions  pas  nos  mains  dans  le 
sang  de  ces  maîtres  de  perdition,  de  ces  cardinaux,  de  ces  Papes, 
de  ces  serpents  de  Rome  et  de  Sodome,  qui  souillent  l'Église  de 
Dieu 3  ?  » 

Aussi  Luther,  qui  avait  allumé  l'incendie  par  sa  doctrine  et  par  son 
exemple,  essaya-t-il  vainement,  sinon  peu  sérieusement,  à  le  calmer 
par  quelques  phrases  réfutées  d'avance.  L'insurrection  gagnait  de 
toutes  parts.  En  Franconie,  en  Souabe,  sur  le  Rhin,  en  Alsace,  jus- 
qu'en Lorraine,  toute  la  population  s'était  soulevée  et  marchait  en 
grandes  troupes  d'un  endroit  à  l'autre  ;  elle  avait  également  pris  les 
armes  en  Bavière,  en  Tyrol,  en  Carinthie,  en  Styrie.  Les  mouvements 
de  la  Thuringe  et  de  la  Saxe,  occasionnés  déjà  précédemment  par  le 
fanatisme  des  anabaptistes,  éclatèrent  alors  en  révolte  ouverte.  Par- 
tout les  paysans,  qui  avaient  même  plusieurs  nobles  pour  chefs,  em- 

1  Menzel,  t.  l,  p.  iso.  -^T.  2,  Witt.,  fol.  120.  —  3  Contra  Syltest.  Pria-. 


à  1545  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  247 

portaient  et  pillaient  les  châteaux  et  les  abbayes  :  les  habitants  de 
bien  des  villes  leur  ouvraient  volontairement  les  portes.  De  son  côté, 
la  noblesse  confédérée  leva  une  armée  formidable  :  il  y  eut  des 
cruautés  commises  de  part  et  d'autre.  Les  paysans  ayant  fait  pri- 
sonnier dans  le  Wurtemberg  le  comte  Louis  de  Helfenstein,  le  firent 
passer  par  les  armes  précédé  d'un  de  ses  anciens  domestiques,  qui 
jouait  de  la  flutte,  pour  le  mener  à  la  mort,  comme  à  une  danse. 
C'était  pour  venger  les  paysans  prisonniers  à  qui,  en  Souabe,  on 
avait  coupé  la  tête.  Cette  représaille  exaspéra  la  noblesse  au  dernier 
point.  Il  y  eut  des  combats  meurtriers,  où  les  nobles  eurent  l'avan- 
tage. Des  prisonniers  sans  nombre  furent  pendus  le  long  des  routes, 
ou  périrent  dans  d'affreux  supplices  ;  bien  des  villes  furent  livrées 
aux  flammes.  Un  historien  protestant  estime  à  cent  mille  les  victimes 
de  cette  insurrection.  Les  provinces  les  pi  us  florissantes  et  les  plus 
populeuses  devinrent  des  solitudes,  pleines  de  débris  fumants  et  de 
monceaux  de  cadavres l. 

Et  au  milieu  de  ces  sanglantes  funérailles  de  l'Allemagne  soulevée 
par  sa  doctrine  et  son  exemple,  que  faisait  Luther  ?  Le  moine  apostat 
célébrait  ses  noces  sacrilèges  avec  une  nonne  apostate.  Il  écrivait 
aux  nobles  :  «  Allons,  mes  princes,  aux  armes  !  Frappez  !  aux  armes  ! 
percez  !  Les  temps  sont  venus,  temps  merveilleux,  où,  avec  du  sang, 
un  prince  peut  gagner  plus  facilement  le  ciel  que  nous  autres  avec 
des  prières.  Frappez,  percez,  tuez,  en  face  ou  par  derrière  ;  car  il 
n'est  rien  de  plus  diabolique  qu'un  séditieux  :  c'est  un  chien  enragé 
qui  vous  mord,  si  vous  ne  l'abattez.  Il  ne  s'agit  plus  de  dormir, 
d'être  patient  ou  miséricordieux  :  le  temps  du  glaive  et  de  la  colère 
n'est  pas  le  temps  de  la  grâce.  Si  vous  succombez,  vous  êtes  mar- 
tyrs devant  Dieu,  parce  que  vous  marchez  dans  son  Verbe  ;  mais 
votre  ennemi,  le  paysan  révolté,  s'il  succombe,  n'aura  en  partage 
que  l'enfer  éternel,  parce  qu'il  porte  le  glaive  contre  l'ordre  du  Sei- 
gneur ;  c'est  un  enfant  de  Satan  2  .» 

Cependant  les  paysans  révoltés,  connus  sous  le  nom  de  rustauds, 
qui  d'Alsace  voulurent  pénétrer  en  Lorraine,  pour  piller  la  Cham- 
pagne et  la  Bourgogne,  et  porter  leurs  dévastations  jusqu'au  cœur 
de  la  France,  au  nombre  de  plus  de  trente  mille,  furent  défaits  en 
1525,  à  Saverne,  par  le  duc  Antoine  de  Lorraine,  soutenu  de  son 
frère  Claude  de  Guise,  tige  des  princes  de  Lorraine,  établis  en  France, 
où  ils  sont  devenus  si  fameux.  Plus  de  vingt  mille  rustauds  périrent 
à  Saverne  et  dans  les  environs.  Les  princes  de  Lorraine  n'avaient 
pas  plus  de  six  mille  hommes  de  troupes.  Leur  victoire  sauva  la 

1  Menzel,  t.  1,  p.  191.  —  2  T.  2,  Wittembcrg,  fol.  84.  B. 


248  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIY.  -  De  1517 

France,  consternée  de  la  captivité  de  son  roi,  et  menacée  au  dedans 
comme  au  dehors  '. 

Un  autre  désastre  de  ces  paysans  fanatisés,  la  plupart  anabap- 
tistes, eut  lieu  à  Frankhouse  dans  la  Thuringe.  Us  y  avaient  pour 
chef  Thomas  Muncer,  qui  faisait  le  prophète.  Ils  s'étaient  retranchés 
sur  un  monticule  avec  des  chariots;  mais  ils  n'avaient  point  d'artil- 
lerie, presque  pas  d'armes  à  feu,  ne  présentaient  que  des  masses 
irrégulières,  sans  ordre  ni  discipline  ;  tandis  que  les  princes  qui  ve- 
naient les  attaquer  avaient  toutes  les  ressources  que  peut  fournir 
l'art  de  la  guerre.  Muncer,  craignant  de  se  voir  abandonné  des  siens, 
leur  fit  un  discours  emphatique,  et  profita  d'un  arc-en-ciel  qui  pa- 
rut, pour  leur  annoncer  une  victoire  certaine  et  miraculeuse.  Il  leur 
dit  entre  autres  :  Ne  craignez  ni  les  boulets  ni  les  balles,  car,  vous  le 
verrez,  je  les  recevrai  tous  dans  ma  manche.  Pour  leur  ôter  tout  es- 
poir de  pardon,  il  fit  massacrer  un  jeune  chevalier  que  les  princes 
leur  avaient  envoyé  pour  les  exhorter  à  la  soumission.  Cette  viola- 
tion du  droit  des  gens  exaspéra  les  princes.  C'était  le  15  mai  1525. 
Les  paysans  fanatisés  chantèrent  à  gorge  déployée  un  cantique,  atten- 
dant les  anges  du  ciel  que  leur  prophète  Muncer  leur  avait  promis  : 
à  la  place  des  anges,  ce  furent  les  canons  des  princes  qui  se  firent 
entendre,  et  rompirent  le  retranchement  de  chariots  :  Muncer  ne 
reçut  pas  tous  les  boulets  dans  sa  manche.  Ce  fut  une  boucherie, 
plutôt  qu'un  combat  régulier.  Après  la  canonnade,  la  cavalerie  péné- 
tra dans  le  camp,  pour  passer  sur  le  ventre  à  tous  ceux  qui  respiraient 
encore.  Près  de  huit  mille  paysans  périrent,  tant  sur  le  champ  de 
bataille  que  dans  la  fuite.  Muncer  fut  découvert  dans  une  maison  de 
Frankhouse,  mené  aux  princes,  et  mis  à  la  question.  Il  confessa  que 
le  but  de  son  entreprise  était  d'établir  l'égalité  parmi  les  Chrétiens, 
et  d'expulser  ou  de  tuer  les  princes  et  les  seigneurs  qui  ne  voudraient 
point  accédera  la  confédération.  Le  point  capital  en  était  la  com- 
munauté des  biens,  et  le  partage  de  tout  entre  tous,  suivant  les  occa- 
sions et  les  besoins.  Si  les  Luthériens,  disait-il,  ne  voulaient  faire 
autre  chose  que  de  vexer  les  prêtres  et  les  moines,  ils  auraient  mieux 
fait  de  rester  tranquilles  2. 

Muncer  abjura  ses  erreurs  entre  les  mains  d'un  prêtre  catholique, 
reçut  les  sacrements  de  l'Église,  et  mourut  en  demandant  pardon  à 
Dieu,  mais  en  maudissant  Luther  comme  l'auteur  de  toutes  ces  cala- 
mités. Il  fut  décapité,  et  sa  tête  plantée  au  bout  d'une  pique.  D'autres 
exécutions  suivirent  la  sienne. 

«  Pauvres  paysans,  que  Luther  flatte  et  caresse  tant  qu'ils  n'atta- 

1  Pétri  Gnodal.  De  rustr.  tumultu,  1.  3,  p.  259.  —  2  Men/.el,  t.   1,  p.  210. 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  249 

quent  que  l'épiscopat  et  le  clergé!  Mais  quand  la  révolte  grandit,  et 
que  les  rebelles,  se  riant  de  sa  bulle,  le  menacent,  lui  et  ses  princes, 
alors  paraît  une  autre  bulle,  où  il  prêche  le  meurtre  des  paysans, 
comme  il  ferait  d'un  troupeau.  Et  quand  ils  sont  morts,  savez-vous 
comme  il  chante  leurs  funérailles  ?  En  se  mariant  avec  une  nonne  !  » 
Ces  réflexions  sont  du  Luthérien  ou  protestant  contemporain  Osian- 
der  *.  Érasme  disait,  de  son  côté,  à  Luther  même  :  C'est  en  vain  que, 
dans  votre  cruel  manifeste  contre  les  paysans,  vous  repoussez  tout 
soupçon  de  révolte;  vos  libelles  sont  là,  ces  libelles  écrits  en  langue 
vulgaire,  où,  au  nom  de  la  liberté  évangélique,  vous  prêchez  la 
guerre  contre  les  évêques  et  les  moines  :  c'est  là  que  repose  le  germe 
de  tous  ces  tumultes  2.  Un  autre  contemporain,  le  savant  Cochlée, 
conclut  donc  avec  raison  :  Au  jour  du  jugement  dernier,  Muncer  et 
ses  paysans  crieront  devant  Dieu  et  ses  anges  :  Vengeance  contre 
Luther  3  ! 

Telle  fut  la  fin  de  la  guerre  des  paysans.  Dans  le  peu  de  temps  qu'il 
leur  fut  donné  de  châtier  l'Allemagne,  on  compte  plus  de  cent  mille 
hommes  tués  sur  les  champs  de  bataille,  sept  villes  démantelées, 
mille  monastères  rasés,  trois  cents  églises  incendiées,  et  d'immenses 
trésors  de  peinture,  de  sculpture,  de  vitrerie,  de  gravure  anéantis. 
S'ils  eussent  triomphé,  l'Allemagne  serait  tombée  dans  le  chaos  : 
belles-lettres,  arts,  poésie,  morale,  dogmes,  pouvoir  auraient  péri 
dans  la  même  tempête. 

Et  que  disait  l'apostat  de  Wittemberg  à  la  vue  de  ces  monceaux 
de  cadavres  et  de  ruines?  «  C'est  moi,  Martin  Luther,  qui,  dans  la 
révolte,  ai  tué  tous  les  paysans,  car  j'ai  ordonné  de  les  tuer  :  tout  leur 
sang  retombe  sur  moi,  mais  je  le  renvoie  à  notre  Seigneur  Dieu,  qui 
m'a  commandé  de  parler  ainsi 4.  »  Voilà  ce  qu'il  disait  à  ses  convi- 
ves. Il  écrivait  dans  le  temps  même  :  «  Le  sage  le  dit  :  A  l'âne,  du 
chardon,  un  bât  et  le  fouet  ;  aux  paysans,  de  la  paille  d'avoine.  Ne 
veulent-ils  pas  céder  ?  le  bâton  et  la  carabine  ;  c'est  de  droit.  Prions 
pour  qu'ils  obéissent,  sinon  point  de  pitié;  si  on  ne  fait  siffler  l'ar- 
quebuse, ils  seront  cent  fois  plus  méchants  5.  » 

Maintenant,  que  penser  de  cet  esprit  et  de  ces  prédications  sangui- 
naires? Luther  lui-même  fait  la  réponse':  «  Il  est  certain,  dit-il,  que 
tout  hérétique  et  tout  sectaire  est  en  même  temps  un  séditieux;  car, 
après  avoir  enseigné  et  répandu  le  mensonge,  il  y  met  le  sceau  par 
le  meurtre  6.  »  Le  prédicant  Aurifaber,  éditeur  de  ces  propos,  ajoute 

1  Audin.  Eist.  de  Luther,  2,  p.  165.  —  Centur.,  6,  p.  103  et  104.  —  2  Erasm., 
Hyper apistes.—  s  Cochl.,Z)e/ens.  ducis  Georgii.  —  *  Tischred.  Francf.,  fol.  19G.  A. 
—  Isleb.,  fol.  276.  B.  —  Weisl.,  préf.,  p.  1 12.  —  »  Menzel,  1. 1 ,  p.  175.  —  «  Tischred. 
Francf.,  fol.  290.  A. 


250  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.-  De  1517 

à  la  marge  :  «  Tl  faut  bien  qu'ils  (les  hérétiques  et  les  sectaires)  mar- 
chent sur  les  traces  de  leur  père,  »  c'est-à-dire  du  diable,  le  père  du 
mensonge,  qui  a  été  homicide  dès  le  commencement,  ainsi  que  dit 
le  Sauveur  dans  l'Évangile1. 

Les  anabaptistes,  battus  dans  la  Thuringe  et  chassés  de  Mulhouse, 
se  réfugièrent  de  divers  côtés,  notamment  en  Suisse.  Luther  disait 
d'eux  en  particulier  :  Les  anabaptistes  sont  de  mauvais  coquins;  ce 
ne  sont  pas  des  hommes,  mais  des  démons  en  chair  et  en  os.  C'est 
pourquoi  nous  devons  tenir  pour  certain  qu'ils  sont  dans  l'erreur  et 
damnés  2. 

C'est  un  axiome  parmi  les  Pères  de  l'Église  :  La  ruine  des  peu- 
ples, ce  sont  les  mauvais  prêtres.  Témoin  les  peuples  pervertis  par 
le  prêtre  Arius,  par  le  prêtre  Nestorius,  par  le  prêtre  Eutychès,  par 
le  prêtre  Photius  :  témoin  l'Allemagne  divisée,  déchirée,  pervertie, 
peut-être  jusqu'à  la  tin  du  monde,  par  de  mauvais  prêtres  et  de  mau- 
vais moines,  ayant  à  leur  tête  un  prêtre-moine,  Luther.  À  la  même 
époque,  un  mauvais  prêtre  jeta  la  Suisse  dans  les  voies  d'une  anar- 
chie sanglante,  dont  elle  n'est  pas  encore  sortie  de  nos  jours,  non 
plus  que  l'Allemagne.  C'était  Ulric  Zwingle,  ancien  curé  de  Glaris  et 
d'Einsidlen,  d'où  il  avait  été  chassé  pour  inconduite  :J,  et  s'était  réfu- 
gié à  Zurich. 

Voici  ce  que  Luther  dit  de  Zwingle  et  de  sa  doctrine  :  Jamais  il  ne 
s'est  élevé  une  hérésie  plus  infâme  que  celle  de  Zwingle  :  les  zwin- 
gliens  sont  les  sectateurs  du  diable  4.  Il  faut  que  moi  ou  Zwingle  soit 
au  diable,  il  n'y  a  pas  de  milieu  5.  Mais,  demande  le  spirituel  théolo- 
gien de  Putelange,  que  serait-ce  si  vous  alliez  au  diable  tous  les 
deux  ?  Luther  dit  encore  :  Je  veux  avoir  les  mains  nettes  de  tout  le 
sang  des  âmes  que  les  zwingliens,  par  leur  venin,  dérobent  au  Christ, 
séduisent  et  égorgent  6.  Je  veux  porter  ce  témoignage  et  cette  gloire 
au  tribunal  du  Christ,  que  j'ai  condamné  et  évité  de  tout  mon  cœur 
les  sectaires  et  sacramentaires  Carlostadl,  Zwingle  et  leurs  disciples, 
selon  le  précepte  de  Dieu  :  Évitez  l'hérétique  7. 

Cependant  l'hérésiarque  de  Zurich  partait  du  même  principe  que 
l'hérésiarque  de  Wittemberg  :  «  La  claire  parole  de  Dieu,  la  Bible 
expliquée  par  elle-même  et  par  l'esprit  particulier  de  chacun,  voilà 

1  Joan.,  S,  14.  —  »  Tischred.  Francf.,  fol.  290.  B.  Fol.  —291.  B.  — 3  Ilaller. 
Hist.  de  la  Révolution  religieuse  dans  la  Suisse  occidentale,  p.  15.  Paris,  1837. 
—  •  T.  3,  Iéna  germ.,  fol.  376.  B.  Fol.  378.  A.  —  T.  2,  Wittemb.  germ.,  fol.  121.  H. 
Fol.  123.  B.  —  WeiaL,  préf.,  p.  il.  —  »  T.  3,  Iéna  germ.,  fol.  379.  B.  —  T.  2, 
Wit.  germ.,  fol-.  424.  B.  —  Weisl  ,  p.  12.  —  6  Ibid.,  fol.  378.  A.  —  T.  2,  Wit- 
temb. germ.,  fol.  123.  A.  —  Weisl.,  p.  13,  préf.  —  7  T.  8,  lena  germ.,  fol.  193.  B. 
Fol.  198.  A.  —  T.  2,  Witt.  germ.,  fol.  246.  B.  Fol.  353.  A. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  251 

l'unique  et  suprême  règle  de  foi.  »  C'est  ainsi  que  s'expriment 
textuellement  Zwingle  clans  tous  ses  écrits,  les  chefs  de  la  prétendue 
réforme  dans  leurs  disputes,  et  même  les  ordonnances  municipales 
et  autres  de  ce  temps-là. 

De  plus,  l'hérésiarque  de  Zurich,  comme  celui  de  Wittemberg, 
déclamait  contre  les  indulgences  et  contre  le  célibat  religieux  des 
prêtres,  des  moines  et  des  nonnes.  Déjà  quelques  religieuses  échap- 
pées du  monastère  de  Kœnigsfelden  avaient  épousé  des  prêtres  et 
des  moines  apostats.  Vers  1519,  Zwingle  lui-même,  avec  quelques 
mauvais  prêtres,  adressa  une  pétition  aux  municipaux  de  Zurich 
pour  obtenir  la  permission  de  se  marier.  Voici  quelle  idée  ils  nous 
donnent  eux-mêmes  de  leurs  mœurs  sacerdotales  :  «  Nous  ne  croyons 
pas  qu'il  y  ait  personne  dans  ce  pays  qui  ait  d'assez  mauvais  yeux 
pour  n'avoir  pas  été  choqué  de  la  passion  que  nous  n'avons  que  trop 
fait  paraître  du  côté  de  l'incontinence.  C'est  avec  une  vive  douleur 
que  nous  confessons  ici  nos  faiblesses  et  nos  égarements;  car  nous 
ne  parlons  que  de  nous  seuls  et  de  cet  ordre  de  personnes  qu'on  ap- 
pelle le  clergé,  et  nullement  des  autres  1.  » 

L'hérésiarque  de  Zurich,  comme  celui  de  Wittemberg,  avait  pu- 
blié un  livre  de  la  liberté  chrétienne,  qui  contenait  pareillement  les 
principes  d'une  anarchie  universelle,  tant  religieuse  que  civile  ;  car 
si  la  liberté  chrétienne  était,  pour  Zwingle,  non  pas  l'affranchisse- 
ment du  péché  et  des  passions,  mais  celui  de  toute  autorité  ecclésias- 
tique ;  pour  les  religieuses  de  Kœnigsfelden,  le  droit  de  rompre  leurs 
vœux  et  de  se  marier,  pourquoi  ne  serait-il  pas  pour  d'autres  le  droit 
de  se  soustraire  à  l'autorité  de  tout  supérieur  temporel  et  de  s'affran- 
chir de  toute  dette  et  de  toute  redevance,  comme  firent  alors  les 
paysans  que  Zwingle  finit  par  blâmer  comme  Luther?  Dès  qu'on  ne 
proclame  que  la  liberté,  sans  reconnaître  aucun  frein,  chacun  use 
de  celle  qui  lui  est  la  plus  agféable,  de  celle  qu'il  peut  ou  qu'il  veut 
exercer.  D'ailleurs  le  Pape  et  les  évêques,  successeurs  de  saint  Pierre 
et  des  apôtres,  étaient  aussi  une  puissance  établie  de  Dieu,  même 
d'une  manière  plus  spéciale  que  celle  des  souverains  temporels  ; 
pourquoi  donc  maître  Zwingle  ne  leur  obéissait-il  pas?  Enfin  on 
pouvait  lui  faire  observer  encore,  que  lui-même  ne  respectait  pas 
plus  les  puissances  temporelles  que  la  puissance  spirituelle  ;  car, 
en  1523,  il  censura  publiquement  en  chaire  la  conduite  du  sénat  de 
Zurich,  qui  avait  condamné  un  prêtre  hérétique  et  novateur  ;  il  éta- 
blit textuellement  la  souveraineté  du  peuple,  en  soutenant  que  le 
peuple,  composé  de  ses  disciples,  formait  la  véritable  Eglise  ;  et  qu'il 

1  Hist.  du  Seizième  Siècle,  par  Durand,  ministre  réformé,  t.  2.  p.  27. 


252  HISTOIRE  UNIVERSELLE    (Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

était  le  juge  compétent  dans  toutes  les  matières  de  foi  ;  il  rejeta  l'au- 
torité des  douze  cantons  et  ne  réclama  celle  du  conseil  de  Zurich 
que  lorsque  ce  conseil,  devenu  docile  à  ses  leçons,  était  pour  lui,  non 
pas  un  obstacle,  mais  un  instrument,  et  exécutait  ses  ordres  au  lieu 
de  lui  en  donner  l. 

L'hérésiarque  de  Zurich,  comme  celui  de  Wittemberg,  se  permet- 
tait de  forcer  en  tout  l'Ecriture  sainte  et  de  mépriser  l'interprétation 
de  l'antiquité  chrétienne.  Zwingle  trouva  donc  dans  l'Écriture,  qu'il 
n'y  avait  point  de  péché  originel,  par  conséquent  point  de  rédemp- 
tion ;  que  le  baptême  n'était  point  nécessaire,  qu'il  ne  conférait  au- 
cune grâce,  mais  signifiait  simplement  la  grâce  déjà  reçue.  Poussant 
à  bout  les  conséquences  de  cette  étrange  doctrine,  il  admettait  dans 
son  paradis  les  païens  pêle-mêle  avec  les  apôtres  et  les  patriarches. 

On  le  voit  par  la  confession  de  foi  qu'il  adressa  peu  devant  sa 
mort  à  François  Ier.  Là,  expliquant  l'article  de  la  vie  éternelle,  il  dit 
à  ce  prince:  «  Qu'il  doit  espérer  de  voir  l'assemblée  de  tout  ce  qu'il 
y  a  eu  d'hommes  saints,  courageux,  fidèles  et  vertueux  dès  le  com- 
mencement du  monde.  Là,  vous  verrez,  poursuit-il,  les  deux  Adam, 
le  racheté  et  le  rédempteur.  Vous  y  verrez  un  Abel,  un  Enoc,  un  Noé, 
un  Abraham,  un  Isaac,  un  Jacob,  un  Juda,  un  Moïse,  un  Josué,  un 
Gédéon,  un  Samuel,  un  Phinéès,  un  Elie,  un  Elisée,  un  Isaïe  avec 
la  Vierge  Mère  de  Dieu  qu'il  a  annoncée,  un  David,  un  Ézéchias,  un 
Josias,  un  Jean-Baptiste,  un  saint  Pierre,  un  saint  Paul.  Vous  y 
verrez  Hercule,  Thésée,  Socrate,  Aristide,  Antigonus,  Numa,  Ca- 
mille, les  Catons,  les  Scipions.  Vous  y  verrez  vos  prédécesseurs  et 
tous  vos  ancêtres  qui  sont  sortis  de  ce  monde  dans  la  foi.  Entin  il 
n'y  aura  aucun  homme  de  bien,  aucun  esprit  saint,  aucune  âme  fi- 
dèle, que  vous  ne  voyiez  là  avec  Dieu.  Que  peut-on  penser  de  plus 
beau,  de  plus  agréable,  de  plus  glorieux  que  ce  spectacle  2  ?  » 

Qui  jamais,  demande  avec  raison  Bossuet,  s'était  avisé  de  mettre 
ainsi  Jésus-Christ  pêle-mêle  avec  les  saints,  et  à  la  suite  des  pa- 
triarches, des  prophètes,  des  apôtres  et  du  Sauveur  même,  jusqu'à 
Numa,  le  père  de  l'idolâtrie  romaine,  jusqu'à  Caton,  qui  se  tua  lui- 
même  comme  un  furieux  ;  et  non-seulement  tant  d'adorateurs  des 
fausses  divinités,  mais  encore  jusqu'aux  dieux  et  jusqu'aux  héros,  un 
Hercule,  un  Thésée  qu'ils  ont  adoré?  Je  ne  sais  pourquoi  il  ny  a 
pas  mis  Apollon  ou  Bacchus,  et  Jupiter  même  ;  et  s'il  en  a  été  dé- 
tourné par  les  infamies  que  les  poètes  leur  attribuent,  celles  d'Her- 
cule étaient-elles  moindres?  Voilà  de  quoi  le  ciel  est  composé,  selon  ce 
chef  du  second  parti  de  la  réformation  ;  voilà  ce  qu'il  a  écrit  dans  une 

1  Haller,  p.  27.-2  christ,  fidei  clara  Expos.,  1Ô3G,  p.  27. 


à  1545  de  l'ère  chr.J        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  253 

confession  de  foi,  qu'il  dédie  au  plus  grand  roi  delà  chrétienté,  et 
voilà  ce  que  Bullinger,  son  successeur,  nous  en  a  donné  comme  le 
chef-d'œuvre  et  comme  le  dernier  chant  de  ce  cygne  mélodieux  *.  Et  on 
ne  s'étonnera  pas  que  de  telles  gens  aient  pu  passer  pour  des  hommes 
extraordinairement  envoyés  de  Dieu  afin  de  réformer  son  Église  ? 

Luther  ne  l'épargna  pas  sur  cet  article,  et  déclara  nettement  «  qu'il 
désespérait  de  son  salut,  parce  que,  non  content  de  continuer  à 
combattre  le  sacrement,  il  était  devenu  païen  en  mettant  des  païens 
impies, etjusqu'à  un  Scipion  Epicurien,  jusqu'à  un  Numa,  l'organe  du 
démon  pour  instituer  l'idolâtrie  chez  les  Romains,  au  rang  des  âmes 
bienheureuses  ;  car  à  quoi  nous  servent  le  baptême,  les  autres  sa- 
crements, l'Écriture  et  Jésus-Christ  même,  si  les  impies,  les  idolâtres 
et  les  Épicuriens  sont  saints  et  bienheureux  ?  Et  cela  qu'est-ce  autre 
chose  que  d'enseigner  que  chacun  peut  se  sauver  dans  sa  religion  et 
dans  sa  croyance2  ?  »  Il  était  assez  malaisé  de  lui  répondre  ;  car  enfin 
ce  n'étaient  pas  ici  de  ces  traits  qui  échappent  aux  hommes  dans  la 
chaleur  du  discours  ;  Zwingle  écrivait  une  confession  de  foi,  et  il 
voulait  faire  une  explication  simple  et  précise  du  symbole  des  apôtres  ; 
ouvrage  d'une  nature  à  demander,  plus  que  tous  les  autres,  une 
mûre  considération,  une  doctrine  exacte  et  un  sens  rassis.  C'était 
aussi  dans  le  même  esprit  qu'il  avait  déjà  parlé  de  Sénèque  comme 
d'un  homme  très-saint,  dans  le  cœur  duquel  Dieu  avait  écrit  la  foi  de 
sa  propre  main,  à  cause  qu'il  a  dit  dans  une  lettre  à  Lucile  que  rien 
n'était  caché  à  Dieu,  Voilà  donc  tous  les  philosophes  platoniciens,  pé- 
ripatéticiens  et  stoïciens  au  nombre  des  saints  et  pleins  de  foi,  puis- 
que saint  Paul  avoue  qu'ils  ont  connu  ce  qu'il  y  a  d'invisible  en  Dieu, 
par  les  ouvrages  visibles  de  sa  puissance;  et  ce  qui  a  donné  lieu  à 
saint  Paul  de  les  condamner  dans  l'épître  aux  Romains,  les  a  justifiés 
et  sanctifiés  dans  l'opinion  de  Zwingle  3. 

Nous  l'avons  vu,  le  faux  prophète  de  la  Mecque  avait  des  entretiens 
nocturnes  avec  un  esprit  qui  se  disait  l'ange  Gabriel  :  le  faux  pro- 
phète de  Wittemberg  eut  des  entretiens  nocturnes  avec  un  esprit  qui 
se  disait  tout  crûment  le  diable  :  en  1525,  le  faux  prophète  de  Zurich 
eut  un  entretien  nocturne  avec  un  esprit  tel,  qu'il  ne  se  souvint  pas 
s'il  était  noir  ou  blanc  ;  les  Luthériens  tiennent  qu'il  était  noir  4.  Ma- 
homet et  Luther  apprirent  du  leur  à  rejeter  le  sacrifice  adorable  de 
la  messe  :  Zwingle  apprit  du  sien  à  rejeter  la  présence  réelle  de  Jé- 
sus-Christ dans  la  sainte  eucharistie  ;  ce  qui  donne  lieu  de  conclure 
que  le  maître  des  trois  imposteurs  était  le  même. 


1  Prœf.  Bulling.  Ibid.  —  *  Bossuet,  Hist.  des  Variât.,  I.  2,  n.  19  et  seqq.  — 
3  Ibid.  —  *  Weisl  ,  p.  82  et  83. 


254  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [l.iv.  LXXX1V.  —  De  1517 

Luther  lui-même  eût  bien  voulu  donner  atteinte  à  la  présence 
réelle.  Il  écrit  dans  sa  lettre  à  ceux  de  Strasbourg,  «  qu'on  lui  eût 
fait  grand  plaisir  de  lui  donner  quelque  bon  moyen  de  la  nier,  parce 
que  rien  ne  lui  eût  été  meilleur  dans  le  dessein  qu'il  avait  de  nuire  à 
la  papauté  l.  »  Mais  il  n'y  eut  pas  moyen.  Luther  demeura  frappé 
invinciblement  de  la  force  et  de  la  simplicité  de  ces  paroles  :  Ceci  est 
mon  corps,  ceci  est  mon  sang;  ce  corps  livré  pour  vous,  ce  sang  de  la 
nouvelle  alliance;  ce  sang  répandu  pour  vous  et  pour  la  rémission  de 
vos  péchés;  car  c'est  ainsi  qu'il  faudrait  traduire  ces  paroles  de  Notre- 
Seigneur  pour  les  rendre  dans  toute  leur  force.  A  des  paroles  si  sim- 
ples et  si  claires,  Carlostadt  donna,  comme  nous  l'avons  vu  une  in- 
terprétation monstrueuse  et  ridicule  ;  il  soutint  qu'en  disant  ceci  est 
mon  corps,  Jésus-Christ,  sans  aucun  égard  à  ce  qu'il  donnait,  vou- 
lait seulement  se  montrer  lui-même  assis  à  table  comme  il  était  avec 
ses  disciples.  Zwingle  et  Oecolampade  prirent  la  défense  de  Carlo- 
stadt, qui,  poussé  par  Luther  et  chassé  de  Saxe,  s'était  retiré  en  Suisse, 
Oecolampade,  autrement  Lampe-de-Ménage,  était  un  vieux  moine  de 
Sainte-Brigitte,  qui  venait  de  jeter  le  froc  et  d'épouser  une  jeune 
fille.  Le  vieux  Carlostadt  avait  été  un  des  premiers  à  lui  en  donner 
l'exemple.  Zwingle  et  Oecolampade  prétendaient  donc  que  ces  pa- 
roles :  Ceci  est  mon  corps,  étaient  figurées  :  est  veut  dire  signifier, 
disait  Zwingle  ;  corps  c'est  le  signe  du  corps,  disait  Oecolampade. 
Ceux  de  Strasbourg  entraient  dans  les  mêmes  interprétations.  Bucer 
et  Capiton,  qui  les  conduisaient,  devinrent  zélés  défenseurs  du  sens 
figuré.  Bucer,  autrement  Corne-de-Vache,  était  un  Dominicain 
apostat  qui  s'était  marié  avec  une  nonne  apostate.  Capiton,  autrement 
Kœpflein  ou  Petite-Tête,  était  également  un  prêtre  marié,  qui  se 
faisait  remplacer  dans  sa  chaire  de  théologie  par  sa  seconde  femme 
lorsqu'il  était  malade.  La  prétendue  réforme  se  divisa  sur  l'eucha- 
ristie, et  ceux  qui  embrassèrent  ce  nouveau  parti  furent  appelés 
sacramentaires.  On  les  nomma  aussi  zwingliens,  parce  que  Zwingle 
avait  le  premier  appuyé  Carlostadt,  ou  que  son  autorité  prévalut 
dans  l'esprit  des  peuples  entraînés  par  sa  véhémence. 

Tous  ces  prêtres  apostats  cherchaient  donc  à  faire  mentir  le  Fils 
de  Dieu  dans  le  testament  de  son  amour  ;  mais  ils  avaient  beau  tour- 
menter l'Ecriture,  les  exemples  qu'ils  alléguaient  n'étaient  pas  sem- 
blables. Ce  n'était  ni  en  proposant  une  parabole,  ni  en  expliquant  une 
allégorie,  que  Jésus-Christ  avait  dit  :  Ceci  est  mon  corps,  ceci  est  mon 
sang.  Ces  paroles,  détachées  de  tout  autre  discours,  portaient  tout 
leur  sens  en  elles-mêmes.  Il  s'agissait  d'une  nouvelle  institution  qui 

*  Epist.  ad  Argent.,  t.  7,  fol.  501. 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  255 

devait  être  faite  entérines  simples,  et  on  n'avait  encore  trouvé  aucun 
lieu  de  l'Écriture  où  un  signe  d'institution  reçut  le  nom  de  la  chose 
au  moment  qu'on  l'instituait  et  sans  aucune  préparation  précédente. 
Cet  argument  tourmentait  Zwingle  ;  nuit  et  jour  il  y  cherchait  une 
solution.  On  ne  laissa  pas,  en  attendant,  d'abolir  la  messe,  malgré 
les  oppositions  du  secrétaire  de  la  ville,  qui  disputait  puissamment 
pour  la  doctrine  catholique  et  pour  la  présence  réelle.  Douze  jours 
après,  Zwingle  eut  un  songe,  où  il  dit  que,  s'imaginant  disputer  en- 
core avec  le  secrétaire  de  la  ville,  qui  le  pressait  vivement,  il  vit 
paraître  tout  d'un  coup  un  fantôme  blanc  ou  noir,  qui  lui  dit  ces  mots  : 
Lâche,  que  ne  réponds -tu  ce  qui  est  écrit  dans  V  Exode  :  L'agneau  est 
la  pâque,  pour  dire  qu'il  en  est  le  signe?  Voilà  ce  fameux  passage  tant 
répété  dans  les  écrits  des  sacramentaires,  où  ils  crurent  avoir  trouvé 
le  nom  de  la  chose  donné  au  signe  dans  l'institution  du  signe  même  ; 
et  voilà  comme  ce  passage  vint  dans  l'esprit  à  Zwingle,  qui  s'en 
servit  le  premier. 

Mais  cet  esprit,  blanc  ou  noir,  visiblement  se  trompait.  D'abord  il 
n'y  a  pas  littéralement  dans  l'Exode  :  L'agneau  est  la  pâque  et  le  pas- 
sage. La  phrase  tout  entière  est  telle  :  «  Voici  comme  vous  le  man- 
gerez (l'agneau  immolé).  Vous  ceindrez  vos  reins;  vous  aurez  vos 
souliers  à  vos  pieds  et  vos  bâtons  en  vos  mains, et  vous  le  mangerez 
à  la  hâte  ;  car  c'est  la  pâque  ou  le  passage  de  l'Éternel  (ou  bien, 
suivant  l'hébreu,  c'est  la  pâque,  la  victime  du  passage  à  l'Éternel) l.  » 
En  tout  cas,  ces  paroles  :  L'agneau  est  la  pâque  et  le  passage,  ne  si- 
gnifient nullement  qu'il  soit  la  figure  du  passage.  C'est  un  hébraïsme 
commun  où  le  mot  de  sacrifice  est  sous-entendu.  Ainsi  péché  seule- 
ment est  le  sacrifice  pour  le  péché  ;  et  passage  simplement,  ou  pâque, 
c'est  le  sacrifice  du  passage  ou  de  la  pâque  ;  ce  que  l'Écriture  explique 
elle-même  un  peu  au-dessous,  où  elle  dit  tout  du  long,  non  pas  que 
l'agneau  est  le  passage,  mais  que'c'est  la  victime  du  passage  2.  Voilà 
bien  assurément  le  sens  de  l'Exode.  Cependant,  à  la  nouvelle  expli- 
cation de  son  esprit  blanc  ou  noir,  Zwingle  s'éveilla,  il  lut  le  lieu  in- 
diqué, il  alla  prêcher  ce  qu'il  avait  vu  en  songe. 

Il  fut  sensible  à  Luther  de  voir  non  plus  des  particuliers,  mais  des 
églises  entières  de  la  prétendue  réforme,  se  soulever  contre  lui  ; 
néanmoins  il  ne  rabattit  rien  de  sa  fierté.  On  en  peut  juger  par  ces 
paroles  :  «  J'ai  le  Pape  en  tête  ;  j'ai  à  dos  les  sacramentaires  et  les 
anabaptistes  ;  mais  je  marcherai  moi  seul  contre  eux  tous  ;  je  les 
défierai  au  combat  ;  je  les  foulerai  aux  pieds.  »  Et  un  peu  après  : 
«  Je  dirai  sans  vanité  que  depuis  mille  ans  l'Écriture  n'a  pas  été  ni 

1  Exode,  12,  11.— 2  ibid.,  12,27. 


256  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIY.  -  De  1517 

si  répurgée,  ni  si  bien  expliquée,  ni  mieux  entendue  qu'elle  l'est 
maintenant  par  moi1.  »  Il  écrivait  ces  paroles  en  1525,  un  peu  après 
la  querelle  émue.  En  la  même  année,  il  fit  son  livre  contre  les  pro- 
phètes célestes,  se  moquant  par  là  de  Carlostadt,  qu'il  accusait  d'ap- 
prouver les  visions  des  anabaptistes.  Ce  livre  avait  deux  parties. 
Dans  la  première,  il  soutenait  qu'on  avait  eu  tort  d'abattre  les  images; 
qu'il  n'y  avait  que  les  images  de  Dieu  qu'il  fût  défendu  d'adorer  dans 
la  loi  de  Moïse  ;  que  les  images  de  la  croix  et  des  saints  n'étaient  pas 
comprises  dans  cette  défense  ;  que  personne  n'était  tenu  sous  l'E- 
vangile d'abolir  par  force  les  images,  parce  que  cela  était  contraire 
à  la  liberté  évangélique,  et  que  ceux  qui  détruisaient  ainsi  les  images 
étaient  des  docteurs  de  la  loi  et  non  pas  de  l'Évangile.  Par  là  il  nous 
justifiait  de  toutes  les  accusations  d'idolâtrie  dont  on  nous  charge 
sans  raison  sur  ce  sujet.  Dans  la  seconde  partie,  il  attaque  les  sacra- 
mentaires.  Au  reste,  il  traita  d'abord  Oecolampade  avec  assez  de  dou- 
ceur, mais  il  s'emporta  terriblement  contre  Zwingle. 

Ce  docteur  avait  écrit  que,  dès  l'an  1516,  avant  que  le  nom  de 
Luther  eût  été  connu,  il  avait  prêché  l'Évangile,  c'est-à-dire  la  pré- 
tendue réformation,  dans  la  Suisse,  et  les  Suisses  lui  donnaient  la 
gloire  du  commencement,  que  Luther  voulait  avoir  tout  entière. 
Piqué  de  ce  discours,  il  écrivit  à  ceux  de  Strasbourg  :  «  Qu'il  osait 
se  glorifier  d'avoir  le  premier  prêché  Jésus-Christ  ;  mais  que  Zwingle 
lui  voulait  ôter  cette  gloire.  Le  moyen,  poursuivait-il,  de  se  taire, 
pendant  que  ces  gens  troublent  nos  églises  et  attaquent  notre  au- 
torité ?  S'ils  ne  veulent  pas  laisser  affaiblir  la  leur,  il  ne  faut  pas 
non  plus  affaiblir  la  nôtre.  »  Pour  conclure,  il  déclare  :  «  Qu'il  n'y 
a  point  de  milieu,  et  qu'eux  ou  lui  sont  des  ministres  de  Satan  2.  » 
Nous  avons  déjà  vu  qu'il  y  avait  un  milieu,  et  qu'eux  et  lui  pouvaient 
être  des  ministres  du  même  maître. 

Au  milieu  de  ces  bizarres  transports,  Luther  confirmait  la  foi  de 
la  présence  réelle  par  de  puissantes  raisons  :  l'Écriture  et  la  tradi- 
tion ancienne  le  soutenaient  dans  cette  cause.  II  montrait  que  de 
tourner  au  sens  figuré  des  paroles  de  Notre-Seigneur  si  simples  et  si 
précises,  sous  prétexte  qu'il  y  avait  des  expressions  figurées  en 
d'autres  endroits  de  l'Écriture,  c'était  ouvrir  une  porte  par  laquelle 
toute  l'Écriture  et  tous  les  mystères  de  notre  salut  se  tourneraient 
en  figure;  qu'il  fallait  donc  ici  apporter  la  même  soumission  avec  la- 
quelle nous  recevions  les  autres  mystères,  sans  nous  soucier  de  la 
raison  ni  de  la  nature,  mais  seulement  de  Jésus-Christ  et  de  sa  pa- 
role; que  le  Sauveur  n'avait  parlé  dans  l'institution  ni  de  la  foi  ni 

1  Ad  maled.  reg.  Ângl.,  t.  2,  p.  498.  —  -  T.  2.  Iéna  epist.,  p.  200. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  257 

du  Saint-Esprit  ;  qu'il  avait  dit  :  Ceci  est  mon  corps,  et  non  pas  :  La 
foi  nous  y  fait  participer;  que  le  manger  dont  Jésus-Christ  y  parlait 
n'était  non  plus  un  manger  mystique,  mais  un  manger  par  la  bou- 
che; que  l'union  de  la  foi  se  consommait  hors  du  sacrement,  et  qu'on 
ne  pouvait  pas  croire  que  Jésus-Christ  ne  nous  donnât  rien  de  par- 
ticulier par  des  paroles  si  fortes  ;  qu'on  voyait  bien  que  son  inten- 
tion était  de  nous  assurer  ses  dons  en  nous  donnant  sa  personne  ; 
que  le  souvenir  de  sa  mort,  qu'il  nous  recommandait,  n'excluait  point 
la  présence,  mais  nous  obligeait  seulement  à  prendre  ce  corps  et  ce 
sang  comme  une  victime  immolée  pour  nous  ;  que  cette  victime  en 
effet  devenait  la  nôtre  par  cette  manducation  ;  qu'à  la  vérité  la  foi  y 
devait  intervenir  pour  la  rendre  fructueuse;  mais  que  pour  montrer 
que  sans  la  foi  même  la  parole  de  Jésus-Christ  avait  tout  son  effet, 
il  ne  fallait  que  considérer  la  communion  des  indignes.  Il  prenait  ici 
avec  force  les  paroles  de  saint  Paul,  lorsque,  après  avoir  rapporté  ces 
mots  :  Ceci  est  mon  corps,  il  condamnait  si  sévèrement  ceux  qui  ne 
discernaient  pas  le  corps  du  Seigneur  et  qui  se  rendaient  coupables  de 
son  corps  et  de  son  sang  ;  il  ajoutait  que  partout  saint  Paul  voulait 
parler  du  vrai  corps,  et  non  du  corps  en  figure,  et  qu'on  voyait  par 
ses  expressions  qu'il  condamnait  ces  impies,  comme  ayant  outragé 
Jésus-Christ  non  pas  en  ses  dons,  mais  immédiatement  en  sa  per- 
sonne. 

Mais  ce  qu'il  faisait  avec  le  plus  de  force,  c'était  de  détruire  les 
objections  qu'on  opposait  à  ces  célestes  vérités.  Il  demandait  à  ceux 
qui  lui  opposaient  :  La  chair  ne  sert  de  rien,  avec  quel  front  ils 
osaient  dire  que  la  chair  de  Jésus-Christ  ne  sert  de  rien,  et  transpor- 
ter à  cette  chair  qui  donne  la  vie  ce  que  Jésus-Christ  a  dit  du  sens 
charnel,  et  en  tous  cas  de  la  chair  prise  à  la  manière  que  l'enten- 
daient les  Capharnaïtes,  ou  que  la  reçoivent  les  mauvais  Chrétiens, 
sans  s'y  unir  par  la  foi,  et  recevoir  en  même  temps  l'esprit  et  la  vie 
dont  elle  est  pleine  ?  Quand  on  osait  lui  demander  à  quoi  donc  ser- 
vait cette  chair  prise  par  la  bouche  du  corps,  il  demandait  à  son  tour 
à  ces  superbes  demandeurs,  à  quoi  servait  que  le  Verbe  se  fût  fait 
chair  ?  La  vérité  ne  pouvait-elle  être  annoncée,  ni  le  genre  humain 
délivré,  que  par  ce  moyen  ?  Savent-ils  tous  les  secrets  de  Dieu,  pour 
lui  dire  qu'il  n'avait  que  cette  voie  de  sauver  les  hommes?  Et  qui 
sont-ils,  pour  faire  la  loi  à  leur  Créateur,  et  lui  prescrire  les  moyens 
par  lesquels  il  leur  voulait  appliquer  sa  grâce?  Que  si  enfin  on  lui 
opposait  les  raisons  humaines,  comment  un  corps  en  tant  de  lieux, 
comment  un  corps  humain  tout  entier  dans  un  si  petit  espace,  il 
mettait  en  poudre  toutes  ces  machines  qu'on  élevait  contre  Dieu,  en 
demandant  comment  Dieu  conservait  son  unité  dans  la  trinité  des 
xxin.  17 


058  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

personnes  ?  comment  de  rien  il  avait  créé  le  ciel  et  la  terre  ?  com- 
ment il  avait  revêtu  son  Fils  d'une  chair  humaine?  comment  il  l'avait 
fait  naître  d'une  Vierge  ?  comment  il  l'avait  livré  à  la  mort?  et  com- 
ment il  ressusciterait  tous  les  fidèles  au  dernier  jour?  Que  prétendait 
la  raison  humaine  quand  elle  opposait  à  Dieu  ces  vaines  difficultés, 
qu'il  détruisait  par  un  souffle?  Ils  disaient  que  tous  les  miracles  de 
Jésus- Christ  sont  sensihles. 

«  Mais  qui  leur  a  dit  que  Jésus-Christ  a  résolu  de  n'en  point  faire 
d'autres  ?  Lorsqu'il  a  été  conçu  du  Saint-Esprit  dans  le  sein  d'une 
vierge,  ce  miracle,  le  plus  grand  de  tous,  à  qui  a-t-il  été  sensible  ? 
Marie  aurait-elle  su  ce  qu'elle  allait  porter  dans  ses  entrailles  si 
l'ange  ne  lui  avait  annoncé  le  secret  divin?  Mais  quand  la  divinité  a 
habité  corporellement  en  Jésus-Christ,  qui  l'a  vu  ou  qui  l'a  com- 
pris? Mais  qui  le  voit  à  la  droite  de  son  Père,  d'où  il  exerce  sa 
toute-puissance  sur  tout  l'univers  ?  Est-ce  là  ce  qui  les  oblige  à  tor- 
dre, à  mettre  en  pièces,  à  crucifier  les  paroles  de  leur  maître?  Je  ne 
comprends  pas,  disent-ils,  comment  il  les  peut  exécuter  à  la  lettre. 
Ils  me  prouvent  bien  par  cette  raison  que  le  sens  humain  ne  s'ac- 
corde pas  avec  la  sagesse  de  Dieu  ;  j'en  conviens,  je  suis  d'accord  ; 
mais  je  ne  savais  pas  encore  qu'il  ne  fallût  croire  que  ce  qu'on  dé- 
couvre en  ouvrant  les  yeux,  ou  ce  que  la  raison  humaine  peut  com- 
prendre *.  » 

Et  quand  on  lui  disait  que  cette  matière  n'était  pas  de  conséquence 
et  ne  valait  pas  la  peine  de  rompre  la  paix  :  «  Qui  obligeait  donc 
Carlostadt  à  commencer  la  querelle  ?  qui  contraignait  Zvvingle  et 
Oecolampade  à  écrire?  Maudite  éternellement  la  paix  qui  se  fait  au 
préjudice  de  la  vérité!»  Par  de  tels  raisonnements  il  fermait  souvent 
la  bouche  aux  zwingliens. 

Luther  se  sut  si  bon  gré  d'avoir  combattu  avec  tant  de  force  pour 
le  sens  propre  et  littéral  des  paroles  de  Notre-Seigneur,  qu'il  ne  put 
s'empêcher  de  s'en  glorifier,  a  Les  papistes  eux-mêmes,  dit-il,  sont 
forcés  de  me  donner  la  louange  d'avoir  beaucoup  mieux  défendu 
qu'eux  la  doctrine  du  sens  littéral.  En  effet,  je  suis  assuré  que,  quand 
on  les  aurait  tous  fondus  ensemble,  ils  ne  la  pourraient  jamais  sou- 
tenir aussi  fortement  que  je  fais  '2.  » 

Luther  se  trompait;  car,  encore  qu'il  montrât  bien  qu'il  fallait 
défendre  le  sens  littéral,  il  n'avait  pas  su  le  prendre  dans  toute  sa 
simplicité  ;  et  les  défenseurs  du  sens  figuré  lui  faisaient  voir  que,  s'il 
fallait  suivre  le  sens  littéral,  la  transsubstantiation  gagnait  le  dessus. 


1  Sermo  quod  Verbi  stent,  t.  7.  —  Bossue:,  Ilis'.  des  Var'a'  ,  1.  2.  —  '  E  'is'. 
opud  H  pin.,  2  part.,  ndan.  1634. 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  259 

C'est  ce  que  Zwingle  et  en  général  tous  les  défenseurs  du  sens 
figuré  démontraient  très-clairement.  Ils  remarquent  que  Jésus-Christ 
n'a  pas  dit  :  Mon  corps  est  ici,  ou  :  Mon  corps  est  sous  ceci  et  avec 
ceci,  ou  :  Ceci  contient  mon  corps,  mais  simplement.:  Ceci  est  mon 
corps.  Ainsi  ce  qu'il  veut  donner  à  ses  fidèles  n'est  pas  une  substance 
qui  contient  son  corps  ou  qui  l'accompagne,  mais  son  corps  sans 
aucune  substance  étrangère.  Il  n'a  pas  dit  non  plus  :  Ce  pain  est  mon 
corps,  qui  est  l'autre  explication  de  Luther  ;  mais  il  a  dit  :  Ceci  est 
mon  corps,  par  un  terme  indéfini,  pour  montrer  que  la  substance 
qu'il  donne  n'est  pas  du  pain,  mais  son  corps. 

Et  quand  Luther  expliquait  :  Ceci  est  mon  corps,  c'est-à-dire  :  Ce 
pain  est  mon  corps  réellement  et  sans  figure,  il  détruisait  sans  y  pen- 
ser sa  propre  doctrine  ;  car  on  peut  bien  dire  avec  l'Église  que  le  pain 
devient  le  corps,  au  même  sens  que  saint  Jean  a  dit  que  Veau  fut 
faite  du  vin  aux  noces  de  Cana  en  Galilée,  c'est-à-dire  par  le  chan- 
gement de  l'un  en  l'autre.  On  peut  dire  pareillement  que  ce  qui  est 
pain  en  apparence  est  en  effet  le  corps  de  Nutre-Seigneur  ;  mais  que 
du  vrai  pain,  en  demeurant  tel,  fût  en  même  temps  le  vrai  corps  de 
Notre-Seigneur,  comme  Luther  le  prétendait,  les  défenseurs  du  sens 
figuré  lui  soutenaient,  aussi  bien  que  les  catholiques,  que  c'est  un 
discours  qui  n'a  point  de  sens,  et  concluaient  qu'il  fallait  admettre, 
ou  avec  eux  un  simple  changement  moral,  ou  le  changement  de  sub- 
stance avec  les  papistes. 

En  effet,  le  pain,  en  demeurant  pain,  ne  peut  non  plus  être  le  corps 
de  Notre-Seigneur  que  la  baguette  de  Moïse,  demeurant  baguette, 
put  être  un  serpent,  ou  que  l'eau,  demeurant  eau,  put  être  du  sang 
en  Egypte  et  du  vin  aux  noces  de  Cana.  Si  donc  ce  qui  était  pain 
devient  le  corps  de  Notre-Seigneur,  ou  il  le  devient  en  figure  par  un 
changement  mystique,  suivant  la  doctrine  de  Zwingle,  ou  il  le  de- 
vient en  effet  par  un  changement  réel,  comme  le  disent  les  catho- 
liques. 

Ainsi  Luther,  qui  se  glorifiait  d'avoir  lui  seul  mieux  défendu  le 
sens  littéral  que  tous  les  théologiens  catholiques,  était  bien  loin  de 
son  compte,  puisqu'il  n'avait  pas  même  compris  le  vrai  fondement 
qui  nous  attache  à  ce  sens,  ni  entendu  la  nature  des  propositions 
qui  opèrent  ce  qu'elles  énoncent.  Jésus-Christ  dit  à  cet  homme  : 
Ton  fils  est  vivant;  Jésus- Christ  dit  à  cette  femme  :  Tu  es  guérie  de 
ta  maladie  :  en  parlant  il  fait  ce  qu'il  dit;  la  nature  obéit,  les  choses 
changent,  et  le  malade  devient  sain.  Mais  les  paroles  où  il  ne  s'agit 
que  de  choses  accidentelles,  comme  sont  la  santé  et  la  maladie, 
n'opèrent  aussi  que  des  changements  accidentels.  Ici,  où  il  s'agit 
de  substance,  puisque  Jésus-Christ  a  dit  :  Ceci  est  mon  corps,  ceci 


260  HISTOIRE  UNIVERSELLE    ILiv.  LXXX1V.  -De  lui: 

est  mon  sang,  le  changement  est  substantiel  :  et  par  un  effet  aussi  réel 
qu'il  est  surprenant,  la  substance  du  pain  et  du  vin  est  changée  en  la 
substance  du  corps  et  du  sang.  Par  conséquent,  lorsqu'on  suit  le 
sens  littéral,  il  ne  faut  pas  croire  seulement  que  le  corps  de  Jésus- 
Christ  est  dans  le  mystère,  mais  encore  qu'il  en  fait  toute  la  sub- 
stance ;  et  c'est  à  quoi  nous  conduisent  ces  paroles  mêmes,  puisque 
Jésus-Christ  n'a  pas  dit  :  Mon  corps  est  ici,  ou  :  Ceci  contient  mon 
corps,  niais  :  Ceci  est  mon  corps:  et  il  n'a  pas  voulu  dire  :  Ce  pain 
est  mon  corps,  mais  :  Ceci  indéfiniment:  et  de  même  que  s'il  avait 
dit,  lorsqu'il  a  changé  l'eau  en  vin  :  Ce  qu'on  va  vous  donner  à  boire, 
c  est  du  vin,  il  ne  faudrait  pas  entendre  qu'il  aurait  conservé  en- 
semble et  l'eau  et  le  vin,  mais  qu'il  aurait  changé  l'eau  en  vin  :  ainsi. 
quand  il  prononce  que  ce  qu'il  présente  est  son  corps,  il  ne  faut 
nullement  entendre  qu'il  mêle  son  corps  avec  le  pain,  mais  qu'il 
change  effectivement  le  pain  en  son  corps.  Voilà  où  nous  menait  le 
sens  littéral,  de  l'aveu  même  des  zwingliens,  et  ce  que  jamais  Lu- 
ther n'a  pu  entendre. 

De  là  il  suit  clairement  que  l'interprétation  des  catholiques,  qui 
admettent  le  changement  de  substance,  est  la  plus  naturelle  et  la 
plus  simple,  et  parce  qu'elle  est  suivie  par  le  grand  nombre  des 
Chrétiens,  et  parce  que,  des  deux  qui  la  combattent  de  différentes 
manières,  l'un,  qui  est  Luther,  ne  s'y  est  opposé  que  par  esprit  de 
contradiction  et  en  dépit  de  l'Église,  et  l'autre,  qui  est  Zwingle,  de- 
meure d'accord  que,  s'il  faut  recevoir  avec  Luther  le  sens  littéral,  il 
faut  aussi  recevoir  avec  les  catholiques  le  changement  de  substance. 
Durant  ces  disputes  sacramentaires.  cerx  qui  se  disaient  réformés, 
malgré  l'intérêt  commun  qui  les  réunissait  quelquefois  en  apparence, 
se  faisaient  entre  eux  une  guerre  plus  cruelle  qu'à  l'Église  même, 
s'appelant  mutuellement  des  furieux,  des  enragés,  des  esclaves  de 
Satan,  plus  ennemis  de  la  vérité  et  des  membres  de  Jésus-Christ  que 
le  Pape  même  ;  ce  qui  était  tout  dire  pour  eux  L 

Cependant  l'autorité  que  Luther  voulait  conserver  dans  la  nouvelle 
réforme,  qui  s'était  soulevée  sons  ses  étendards,  s'avilissait.  Il  était 
pénétré  de  douleur,  et  la  fierté  qu'il  témoignait  au  dehors  n'empê- 
chait pas  l'accablement  où  il  était  dans  le  cœur  :  au  contraire,  plus 
il  était  fier,  plus  il  trouvait  insupportable  d'être  méprisé  dans  un 
parti  dont  il  voulait  être  le  seul  chef.  Le  trouble  qu'il  ressentait  pass; 
jusqu'à  Mélanchton,  son  disciple  intime.  «  Luther  me  cause,  dit-il. 
d'étranges  troubles  par  les  longues  plaintes  qu'il  me  fait  de  ses  afflir- 
tions.  Il  est  abattu  et  défiguré  par  des  écrits  qu'on  ne  trouve  pas 

Hist.  des  Variations.'  !.  .',  n.  10. 


à  15U  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  261 

méprisables.  Dans  la  pitié  que  j'ai  de  lai,  je  me  sens  affligé  au  der- 
nier point  du  trouble  universel  de  l'Église.  Le  vulgaire,  incertain,  se 
partage  en  des  sentiments  contraires:  et  si  Jésus-Christ  n'avait  promis 
d'être  avec  nous  jusqu'à  la  consommation  des  siècles,  je  craindrais 
que  la  religion  ne  tut  tout  à  fait  détruite  par  ces  dissensions  ;  car  il 
n'y  a  rien  de  plus  vrai  que  la  sentence  qui  dit  que  la  vérité  nous 
échappe  par  trop  de  disputes  1.  » 

Etrange  agitation  d'un  homme  qui  s'attendait  à  voir  l'Église  ré- 
parée, et  qui  la  voit  prête  à  tomber  par  les  moyens  qu'on  avait  pris 
pour  la  rétablir  !  Quelle  consolation  pouvait-il  trouver  dans  les  pro- 
messes que  Jésus-Christ  nous  a  faites  d'être  toujours  avec  nous? 
C'est  aux  catholiques  à  se  nourrir  de  cette  foi,  eux  qui  croient  que 
jamais  l'Eglise  ne  peut  être  vaincue  par  l'erreur,  quelque  violente  que 
soit  l'attaque,  et  qui  en  effet  l'ont  trouvée  toujours  invincible.  Mais 
comment  peut-on  s'attacher  à  cette  promesse  dans  la  nouvelle  ré- 
forme, dont  le  premier  fondement,  quand  elle  rompait  avec  l'Eglise, 
était  que  Jésus-Christ  l'avait  délaissée  jusqu'à  la  laisser  tomber  dans 
l'idolâtrie?  Au  reste,  quoiqu'il  soit  vrai  que  la  vérité  deiw  ure  tou- 
jours dans  l'Église,  et  s'y  épure  d'autant  plus  qu'elle  est  plus  violem- 
ment attaquée,  Mélanchton  avait  raison  de  penser  qu'à  force  de  dis- 
puter elle  échappait  aux  particuliers.  Il  n'y  avait  point  d'erreur  si 
prodigieuse  où  l'ardeur  de  la  dispute  n'entraînât  l'esprit  emporté  de 
Luther.  Elle  lui  fit  embrasser  cette  monstrueuse  opinion  de  l'ubi- 
quité. Voici  les  raisonnements  dont  il  appuyait  cette  étrange  erreur. 
L'humanité  deNotre-Seigneur  est  unie  à  la  divinité;  donc  l'humanité 
est  partout  aussi  bien  qu'elle.  Jésus-Christ  comme  homme  est  assis 
à  la  droite  de  Dieu  :  la  droite  de  Dieu  est  partout  ;  donc  Jésus-Christ 
comme  homme  est  partout.  Comme  homme,  il  était  dans  les  cieux 
avant  que  d'y  être  monté.  Il  était  dans  le  tombeau  quand  les  anges 
dirent  qu'il  n'y  était  plus.  Les  zwingliens  excédaient  en  disant  que 
Dieu  même  ne  pouvait  pas  mettre  le  corps  de  Jésus-Christ  en  plusieurs 
lieux.  Luther  s'emporte  à  un  autre  excès,  et  il  soutient  que  ce  corps 
était  nécessairement  partout.  Voilà  ce  qu'il  enseigna  dans  un  livre 
qu'il  fit  en  1527,  pour  défendre  le  sens  littéral,  et  ce  qu'il  osa  insérer 
dans  une  confession  de  foi  qu'il  publia  en  1528,  sous  le  titre  de  Grande 
confession  de  foi. 

Cependant  les  excès  où  l'on  s'emportait  de  part  et  d'autre  dans  la 
nouvelle  réforme  la  décriaient  parmi  les  gens  de  bon  sens.  Cette  seule 
dispute  renversait  le  fondement  commun  des  deux  partis.  Ils  croyaient 
pouvoir  finir  toutes  les  disputes  par  l'Écriture  toute  seule,  et  ne  vou- 

1  L.  4,  epist.  76,  ad  Camcrar. 


262  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

laient  qu'elle  pour  juge;  et  tout  le  monde  voyait  qu'ils  disputaient 
sans  tin  sur  cette  Ecriture,  et  encore  sur  un  des  passages  qui  devait 
être  des  plus  clairs,  puisqu'il  s'y  agissait  d'un  testament.  Ils  se  criaient 
l'un  à  l'autre  :  Tout  est  clair,  et  il  n'y  a  qu'à  ouvrir  les  yeux.  Sur 
cette  évidence  de  l'Ecriture,  Luther  ne  trouvait  rien  de  plus  hardi  ni 
de  plus  impie  que  de  nier  le  sens  littéral,  et  Zwingle  ne  trouvait  rien 
de  plus  absurde  ni  de  plus  grossier  que  de  le  suivre.  Érasme,  qu'ils 
voulaient  gagner,  leur  disait  avec  tous  les  catholiques  :  Vous  en  ap- 
pelez tous  à  la  pure  parole  de  Dieu,  et  vous  croyez  en  être  les  inter- 
prètes véritables  ?  Accordez-vous  donc  entre  vous  avant  que  de  vou- 
loir faire  la  loi  au  monde.  Quelque  mine  qu'ils  tissent,  ils  étaient 
honteux  de  ne  pouvoir  convenir,  et  ils  pensaient  tous  au  fond  de 
leur  cœur  ce  que  Calvin  écrivit  un  jour  à  Mélanchton,  qui  était  son 
ami  :  «  Il  est  de  grande  importance  qu'il  ne  passe  aux  siècles  à  venir 
aucun  soupçon  des  divisions  qui  sont  parmi  nous  ;  car  il  est  ridicule 
au  delà  de  tout  ce  qu'on  peut  imaginer,  qu'après  avoir  rompu  avec 
tout  le  monde,  nous  nous  accordions  si  peu  entre  nous  dès  le  com- 
mencement de  notre  réforme  *.  » 

A  la  vue  de  cette  irrémédiable  anarchie  dans  ceux  qui  s'égarent, 
combien  le  fidèle  catholique  ne  doit-il  pas  se  trouver  heureux  !  Nous 
disons  avec  saint  Epiphane  :  Le  commencement  de  toutes  choses  est 
la  sainte  Église  catholique.  Nous  disons  avec  saint  Vincent  de  Lérins  : 
Ce  qui  a  été  cru  en  tous  lieux,  en  tous  temps  et  par  tous,  voilà  ce  qui 
est  vraiment  et  proprement  catholique.  Nous  disons  avec  saint  Am- 
broise  :  Où  est  Pierre,  là  est  l'Église.  Nous  disons  avec  saint  Augus- 
tin :  Rome  a  parlé,  la  cause  est  finie.  Et  nous  le  disons,  parce  que 
nous  croyons  de  tout  notre  cœur  à  la  parole  du  Fils  de  Dieu  :  Tu  es 
Pierre,  et  sur  cette  pierre  je  bâtirai  mon  Église,  et  les  portes  de  l'en- 
fer ne  prévaudront  point  contre  elle.  Simon,  Simon,  j'ai  prié  pour 
toi,  afin  que  ta  foi  ne  défaille  point  ;  lors  donc  que  tu  seras  converti, 
affermis  tes  frères.  Simon,  fils  de  Jean,  pais  mes  agneaux,  pais  mes 
brebis.  Et  voici  que  je  suis  avec  vous  tous  les  jours  jusqu'à  la  con- 
sommation des  siècles.  Et  je  vous  enverrai  l'Esprit  de  vérité,  qui 
demeurera  éternellement  avec  vous  et  vous  enseignera  toute  vérité. 
Voilà  ce  que  nous  croyons  de  tout  notre  cœur  et  ce  qui  nous  unit 
dans  la  même  foi  avec  les  fidèles  de  tous  les  lieux,  de  tous  les  temps, 
jusqu'au  commencement  du  monde. 

Mais  pour  les  sectateurs  de  Luther,  de  Calvin,  de  Zwingle  et  tous 
autres  sectaires,  séparés  de  cette  unité  de  tous  les  temps  et  de  tous 
les  lieux,  divisés  les  uns  contre  les  autres,  sans  consistance  avec  eux- 

1  Bossuet,  Variât.,  1.  2,  n.  43, 


à  15i5  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  -263 

mêmes,  qu'est-ce  qui  pourra  fabriquer  parmi  eux  quelque  unité  par- 
tielle, extérieure,  temporaire,  afin  de  donner  à  leurs  rassemblements 
une  apparence  de  société  religieuse  ?  Il  ne  reste  plus  que  la  police  ou  la 
municipalité.  Il  faudra  donc  que  la  police,  la  municipalité  ou  le  bourg- 
mestre décrète,  au  son  de  caisse  et  par  affiche,  ce  que  ses  administrés 
auront  à  croire  pendant  l'année,  le  mois,  la  semaine,  sous  peine  d'a- 
mende, de  prison  ou  de  pire  encore  ;  tout  comme  il  règle  par  or- 
donnance ce  que  doit  payer  à  l'octroi  chaque  tête  de  bétail,  chaque  ten_ 
delin  de  pommes  de  terre  ou  de  carottes,  chaque  pot  de  bière  ou  de 
brandevin.  Il  y  aura  des  vérités  et  des  croyances  communales,  canton- 
nales,  départementales,  provinciales,  nationales  ;  vérités  et  croyances 
à  l'année,  au  mois,  à  la  petite  semaine,  peut-être  même  au  jour  le 
jour  ;  vérités  à  Wittemberg,  faussetés  à  Zurich,  et  réciproquement; 
vérités  hier,  faussetés  aujourd'hui,  ni  l'un  ni  l'autre  demain  :  les 
symboles,  les  confessions  de  foi  seront  un  papier-monnaie  ayant  cours 
un  temps  et  dans  un  tel  endroit,  mais  hors  de  là  un  chiffon. 

Par  exemple,  jusqu'en  1523,  on  croyait,  avec  les  fidèles  de  tous  les 
lieux  et  de  tous  les  temps,  tout  ce  que  l'Église  catholique,  aposto- 
lique et  romaine  croit  et  enseigne  ;  que,  avec  l'Ecriture,  il  faut  rece- 
voir la  tradition  ou  la  parole  de  Dieu  non  écrite  ;  que  l'Église  militante 
renferme  non-seulement  des  saints,  mais  encore  des  pécheurs  ;  que 
Jésus-Christ  en  est  le  chef  invisible,  et  le  Pape  le  chef  visible  ; 
qu'outre  le  sacrifice  sanglant  de  la  croix,  il  y  a  le  sacrifice  non  san- 
glant de  la  messe,  qui  en  est  la  continuation  et  l'application;  qu'il  est 
bon  et  utile  d'invoquer  les  saints  ;  qu'il  faut  observer  les  lois  de  l'É- 
glise sur  le  jeûne  et  l'abstinence  ;  que  le  pouvoir  du  Pape  et  des  évê- 
ques  vient  de  Jésus  Christ  ;  qu'il  est  nécessaire  de  confesser  ses  péchés 
au  prêtre  pour  en  recevoir  l'absolution  ;  que  les  prêtres,  les  moines  et 
les  nonnes,  tout  comme  les  simples  fidèles,  sont  obligés  de  garder 
les  vœux  et  les  promesses  qu'ils  ont  faits  à  Dieu,  etc.  Or,  l'an  1523, 
sur  la  proposition  du  curé  Zwingle  et  malgré  l'opposition  des  évê- 
ques  de  Constance,  de  Coire  et  de  Bâle.  la  municipalité  zurichoise 
décréta  que  cela  ne  serait  plus  vrai  dans  le  canton  de  Zurich,  et  que 
le  peuple  zurichois  était  tenu  de  croire  le  contraire.  Et  le  peuple 
zurichois  le  crut  et  le  croit  encore  1,  ou  ne  croit  rien. 

Mais  en  1526,  les  cinq  cantons  primitifs,  savoir:  Lucerne,  Uri, 
Schwitz,  Unterwald  et  Zug,  proposèrent  et  obtinrent  la  convocation 
d'une  conférence  générale  où  les  théologiens  des  deux  partis  dispu- 
teraient devant  les  députés  des  douze  cantons,  Zurich  excepté,  sur 

iSleidan,  1.  3,  sub  fine.  —  Florimond  de  Raymond,  De  l'Origine  de  l'hérésie, 
1.  2,  c.  8,  etl.  3,  c.  3. 


264  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

les  questions  de  controverse.  Ils  se  décidèrent  à  cette  mesure  non 
point  avec  la  pensée  qu'ils  fussent  eux-mêmes  autorisés  à  juger  en 
matière  de  foi,  mais  dans  l'espoir  de  convaincre  Zwingle  et  de  rame- 
ner la  paix  religieuse  en  Suisse.  Zwingle,  quoique  invité  à  la  confé- 
rence, refusa  par  couardise,  disant  que  sa  vie  n'y  était  pas  en  sûreté. 
En  vain  lui  offrait-on  un  sauf-conduit  et  même  une  escorte  pour  le 
mener  à  Baden  et  le  ramener  sain  et  saut  à  Zurich  ;  en  vain  d'autres 
réformateurs  et  ses  disciples  assistèrent-ils  à  la  conférence  sans  qu'il 
leur  arrivât  le  moindre  mal,  Zwingle  persista  dans  son  refus,  et  se  fit 
défendre  par  la  municipalité  zurichoise  d'aller  soutenir  à  Baden  ce 
que  pourtant  il  disait  être  la  vérité. 

La  ville  de  Baden  fut  choisie  pour  le  lieu  de  la  conférence,  parce 
que,  appartenant  aux  huit  anciens  cantons,  elle  n'était  sous  l'influence 
directe  d'aucun  et  pouvait  être  considérée  comme  neutre.  Le  collo- 
que s'ouvrit  le  46  mars  1520,  en  présence  des  premiers  magistrats 
des  douze  cantons,  des  députés  des  évêques  de  Constance,  de  Bâle, 
de  Lausanne  et  de  Coire,  de  ceux  de  plusieurs  villes  et  d'un  grand 
nombre  de  théologiens  de  l'un  et  de  l'autre  parti.  La  question  fon- 
damentale de  l'Église  et  de  son  autorité,  que  personne  n'avait  encore 
osé  révoquer  en  doute,  ne  fut  pas  même  touchée,  de  sorte  qu'on 
disputa  seulement  sur  les  points  controversés  de  l'eucharistie,  du 
sacrifice  de  la  messe,  de  l'invocation  de  la  sainte  Vierge  et  des  saints, 
du  purgatoire,  etc.  A  la  suite  d'une  vingtaine  de  séances,  les  catho- 
liques demeurèrent  vainqueurs  sur  tous  les  points.  La  plupart  des 
ecclésiastiques  signèrent  les  thèses  de  JeanEckius,  le  plus  savant  des 
docteurs  catholiques  présents  à  la  conférence.  Les  soi-disant  réfor- 
més, au  contraire,  commencèrent  à  se  diviser;  les  uns  adoptaient 
sur  un  point  les  idées  d'Oecolampade,  sur  d'autres  celles  d'Eckius. 
Plusieurs  répondirent  qu'ils  s'en  tiendraient  à  ce  que  leurs  magistrats 
municipaux  ou  cantonaux  daigneraient  ordonner,  les  reconnaissant 
ainsi  pour  seuls  juges  du  sens  de  l'Écriture,  qui  pourtant,  suivant  eux, 
ne  devait  avoir  aucun  juge. 

D'après  le  résultat  de  cette  dispute,  les  douze  cantons  publièrent 
un  édit  portant  défense,  sous  des  peines  sévères,  de  rien  changer  ou 
innover  dans  la  religion  de  tous  les  lieux  et  de  tous  les  temps,  et  or- 
donnèrent que  personne  n'aurait  la  faculté  de  prêcher  dans  leurs 
terres  sans  avoir  été  examiné  par  l'évêque  du  diocèse;  de  plus,  ils 
intordirent  le  débit  des  livres  de  Zwingle,  de  Luther  et  de  leurs  par- 
tisans, et  défendirent  aux  imprimeurs  de  rien  imprimer  sans  examen 
et  sans  approbation  préalable  *. 

1  Haller,  Hist.  de  la  Révolution  religieuse,  c.  4. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  265 

Le  canton  de  Berne,  un  desdouze,  était  encore  catholique.  En  1518, 
on  y  avait  fort  bien  reçu  le  cordelier  Samson,  prédicateur  des  indul- 
gences. De  plus,  la  ville  de  Berne  demandait  au  Pape  la  confirmation 
de  ses  privilèges,  non  pas  que  cela  fût  rigoureusement  nécessaire, 
puisqu'elle  ne  les  tenait  pas  de  lui,  mais  parce  que,  dans  son  humble 
respect  pour  le  souverain  Pontife,  elle  croyait  que  le  chef  de  l'Église 
chrétienne  avait  la  plus  haute  autorité  pour  déclarer  la  validité  et  la 
force  obligatoire  des  pactes  et  des  promesses,  et  que  son  approbation 
les  rendait  plus  sacrés  et  plus  inviolables,  même  pour  les  empereurs. 
Voici  maintenant  comment  l'anarchie  religieuse  parvint  à  s'intro- 
duire tant  à  Berne  même  que  dans  les  contrées  plus  ou  moins  sou- 
mises à  son  influence. 

Le  Wurtembergeois  Bertold  Haller,  qui  ne  tient  en  aucune  ma- 
nière à  la  célèbre  famille  des  Haller  de  Berne,  étant  chanoine  et  pré- 
dicateur en  cette  ville,  commença  d'y  prêcher  des  principes  luthé- 
riens. Zwingle,  avec  lequel  il  était  en  correspondance,  l'encourage, 
mais  lui  recommande  d'aller  doucement  et  d'user  de  détours,  ou 
plutôt  d'une  modération  hypocrite,  parce  que,  disait-il,  les  esprits 
des  Bernois  ne  sont  pas  encore  mûrs  pour  le  nouvel  Évangile. 

En  effet,  le  clergé  de  Berne  et  la  majorité  du  conseil  se  montrè- 
rent encore  très-contraires  aux  Luthériens.  Bertold  Haller  y  éprou- 
vait tant  d'obstacles,  qu'il  voulait  se  retirer  à  Bâle  ;  mais  Zwingle  l'en 
détourna,  en  lui  remontrant  qu'il  ne  devait  pas  abandonner  son  petit 
troupeau,  encore  faible  dans  la  nouvelle  foi.  Il  fut  d'ailleurs  protégé 
par  quelques  conseillers  favorables  aux  innovations,  par  Nicolas  de 
Watteville,  prévôt  de  l'église  collégiale  de  Berne,  et  par  plusieurs 
bourgeois. 

Le  15  juin  1523,  le  conseil  de  Berne  publia  un  édit  évidemment 
calqué  sur  celui  de  Zurich,  de  la  même  année,  qui  établissait  en 
termes  couverts  le  principe  fondamental  de  la  nouvelle  réforme. 
Leurs  seigneuries  cantonales  y  ordonnaient  à  tous  les  curés,  à  qui 
cependant  elles  n'avaient  rien  à  ordonner  en  matière  de  religion,  de 
prêcher  V Evangile  librement,  publiquement  et  manifestement,  comme 
si  on  ne  l'eût  pas  fait  jusque-là,  ou  comme  si  quelques  conseillers 
laïques  entendaient  mieux  l'Évangile  que  les  évêques  et  les  prêtres 
eux-mêmes. 

A  la  vérité,  cet  ordre  ne  signifiait  autre  chose  sinon  d'expliquer 
l'Évangile  à  la  façon  de  Luther  et  de  Zwingle  ;  mais  il  ne  termina  pas 
les  querelles  ;  car  les  prédicateurs  se  réfutaient  mutuellement  en 
chaire,  les  uns  soutenant  qu'ils  ne  prêchaient  que  la  pure  parole  de 
Dieu,  et  les  autres  assurant  le  contraire.  Lesquels  devait-on  croire? 
qui  devait  décider  le  différend  ?  D'après  la  croyance  de  tous  les  temps 


266  HISTOIRE  UNIVERSELLE   [Liv.  LXXXIV.  -  De  JÔ17 

et  de  tous  les  lieux,  c'étaient  le  Pape  et  les  évêques,  comme  succes- 
seurs de  saint  Pierre  et  des  apôtres,  et  seuls  dépositaires  de  l'an- 
cienne doctrine.  D'après  le  nouvel  Évangile,  c'était  en  droit  chaque 
individu,  mais  en  fait  chaque  municipalité  cantonale  ou  quelque 
troupe  de  bourgeois  turbulents,  en  sorte  que  les  disciples  commen- 
çaient par  se  poser  au-dessus  de  leurs  maîtres.  C'étaient  le  monde 
et  l'Evangile  à  l'envers.  Peu  de  jours  après  cette  bulle  municipale,  le 
décret  qui  chassait  de  Berne  Bertold  Hallcr  fut  révoqué  par  l'influence 
de  ses  protecteurs.  L'évêque  de  Lausanne  avait  déjà  cité  ce  même 
novateur  à  son  tribunal  ;  mais  la  municipalité  de  Berne  fit  dire  à  l'é- 
vêque que,  s'il  avait  quelque  chose  contre  Bertold,  il  devait  l'attaquer 
devant  le  prévôt  et  le  chapitre,  qui  pourtant  n'étaient  point  ses 
supérieurs. 

Quelques  religieuses  de  Kœnigsfeld,  qui  avaient  pris  goût  au  livre 
de  Zwingle  sur  la  liberté  chrétienne,  et  à  qui,  suivant  une  ancienne 
chronique,  il  semblait  que  hors  de  leur  clôture  elles  pourraient  mieux 
vivre  à  leur  convenance,  demandèrent  à  sortir  du  couvent,  et  s'adres- 
sèrent, pour  cet  effet,  non  à  leur  évêque,  mais  aux  municipaux  de 
Berne.  Ceux-ci,  loin  d'acquiescer  à  cette  pétition  étrange,  leur  en- 
voyèrent le  provincial  des  Cordeliers  de  Strasbourg,  pour  les  dé- 
tourner de  cette  fantaisie  luthérienne.  Mais  les  religieuses  refusèrent 
d'obéir  à  ce  provincial.  En  conséquence,  une  députation  de  munici- 
paux les  affranchit  de  l'observance  de  la  règle  quant  au  jeûne,  à  la 
messe,  aux  matines  et  à  leurs  coussins  de  paille,  leur  enjoignant 
toutefois  de  garder  l'habit  de  leur  ordre  et  de  demeurer  dans  le  cou- 
vent. De  plus,  on  leur  donna  un  intendant  et  un  gardien. 

Les  nonnes  récalcitrantes,  nullement  satisfaites  de  ces  concessions, 
et  n'obéissant  même  plus  à  leur  abbesse,  revinrent  à  la  charge  auprès 
du  conseil  municipal  de  Berne,  qui,  fatigué  de  leur  importunité  et 
divisé  dans  son  propre  sein,  accorda,  le  8  juin  1524,  la  liberté  de 
sortir  du  couvent  à  celles  qui  le  délireraient,  pourvu  que  cela  se  fit 
du  consentement  de  leurs  parents.  Toutefois ,  deux  magistrats  de- 
vaient visiter  leurs  bardes,  pour  s'assurer  qu'elles  ne  volaient  rien 
au  couvent,  tant  on  avait  de  confiance  en  elles. 

L'évêque  diocésain  de  Constance,  les  deux  avoyers  de  Berne, 
d'autres  particuliers  qui  avaient  des  filles  ou  des  parentes  dans  le 
couvent,  s'opposèrent  en  vain  à  l'exécution  de  ce  décret.  Plusieurs 
religieuses  s'empressèrent  d'en  profiter,  et  quelques-unes  même  de 
se  marier.  La  prieure  épousa  celui  qu'on  leur  avait  donné  pour  gar- 
dien, une  autre  le  prévôt  de  la  collégiale.  Ces  unions  sacrilèges 
furent  le  germe  funeste  de  l'apostasie  de  Berne.  Plusieurs  familles 
nombreuses  et  puissantes,  qui  s'y  trouvaient  intéressées,  se  voyaient 


à  1545  de  l'ère  chr.J        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  267 

dans  l'alternative  ou  de  les  regarder  comme  d'incestueux  concubi- 
nages, ou  de  rompre  avec  l'Église  pour  couvrir  leur  infamie  aux 
yeux  du  monde. 

La  même  année  1523,  le  conseil  cantonal  de  Berne,  quoique  ca- 
tholique encore,  défendit  à  l'évêque  de  Lausanne  de  mettre  le  pied 
dans  la  ville  de  Berne  et  son  territoire  pour  visiter  son  diocèse;  en 
sorte  que  d'une  part  on  se  récriait  contre  les  abus  introduits  dans 
l'Église,  et  de  l'autre  on  privait  l'évêque  de  tous  les  moyens  d'y 
remédier. 

Le  26  janvier  1524,  les  plénipotentiaires  des  douze  cantons,  parmi 
lesquels  celui  de  Berne,  s'assemblèrent  à  Lucerne,  et  y  rendirent  un 
édit  sévère  contre  les  nouveaux  réformateurs.  Ils  s'engagèrent  una- 
nimement à  maintenir  la  religion  catholique  dans  leurs  terres,  et 
envoyèrent  une  députation  aux  Zurichois  pour  les  détourner  de  toute 
innovation,  sous  peine  d'être  exclus  de  la  confédération  suisse. 

La  semaine  après  Pâques,  les  trois  évêques  de  Constance,  de  Bâle 
et  de  Lausanne  adressèrent  une  lettre  remarquable  aux  douze  can- 
tons, dans  laquelle  ils  observaient  que  si  les  novateurs  entreprenaient 
de  secouer  le  joug  de  leurs  supérieurs  ecclésiastiques,  ils  en  feraient 
bientôt  autant  à  l'égard  des  supérieurs  temporels.  Cette  prédiction 
ne  tarda  guère  à  s'accomplir  par  la  guerre  des  paysans  et  des  ana- 
baptistes. Ils  ajoutaient  encore  que,  si,  à  la  longue,  il  s'était  glissé 
quelques  abus  dans  l'ordre  ecclésiastique,  ils  offraient  d'en  délibérer 
incessamment  et  de  les  abolir  de  tout  leur  pouvoir.  Mais  c'est  préci- 
sément ce  que  les  novateurs  ne  voulaient  pas,  de  peur  que  cette 
réforme  ne  fît  manquer  leur  projet  de  révolution.  Dans  le  même  mois 
d'avril,  le  conseil  de  Berne  destitua  un  prêtre  qui  s'était  marié,  et 
menaça  de  la  même  peine  quiconque  oserait  suivre  son  exemple  ;  de 
plus,  il  défendit  de  manger  de  la  viande  en  carême  et  de  parler  contre 
l'invocation  des  saints. 

Au  mois  de  novembre,  les  municipaux  de  Berne  publièrent  un 
nouvel  édit  de  religion,  composé  d'un  grand  nombre  d'articles,  dont 
les  dispositions  contradictoires  étaient  dictées  moitié  par  les  catho- 
liques, moitié  par  les  novateurs.  Ainsi  l'on  y  confirmait  d'une  part 
l'ordonnance  précédente  sur  le  carême  et  l'invocation  des  saints,  y 
ajoutant  même  la  défense  de  mépriser  ou  de  maltraiter  les  images  ; 
prononçait  la  prison  ou  le  bannissement  contre  ceux  qui  violeraient 
le  précepte  de  l'abstinence;  défendait  de  vendre  ou  de  lire  les  livres 
hérétiques,  et  ordonnait  même  de  les  brûler  :  tandis  que  de  l'autre 
part  on  enjoignait  aux  curés  de  ne  prêcher  que  le  pur  Evangile,  ce 
qui  signifiait  alors  l'Évangile  expliqué  à  la  façon  des  nouveaux  héré- 
tiques. On  s'exprimait  en  termes  dédaigneux  sur  le  Pape  et  les 


268  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  -  De  15(7 

évoques,  par  rapporta  l'usage  de  l'excommunication,  des  indulgences 
et  des  dispenses  pour  cas  de  mariages.  Enfin  on  voulait  qu'en  matière 
de  religion  chacun  eût  à  se  soumettre  aux  ordres  de  leurs  excellences 
municipales.  Or,  dans  ce  point,  comme  dans  plusieurs  autres,  cette 
ordonnance  était  diamétralement  contraire  à  l'essence  de  la  religion 
catholique  ;  elle  établissait  en  termes  couverts  le  principe  fondamental 
de  tout  le  protestantisme  ;  déclarait  la  Bible,  selon  l'interprétation 
individuelle,  l'unique  règle  de  foi  ;  rejetait  l'autorité  de  l'Église  et 
celle  de  son  chef,  et  faisait  du  magistrat  temporel  le  Pape  et  le  juge 
suprême  en  matière  de  religion,  quoique,  peu  de  lignes  auparavant, 
la  Bible  eût  été  donnée  pour  l'unique  loi,  et  qu'aucune  autorité  sur 
la  terre,  pas  même  celle  de  toute  l'Église,  ne  devait  avoir  le  droit  d'en 
fixer  le  sens  et  de  terminer  les  disputes  religieuses  l. 

Le  conseil  de  Berne,  peu  favorable  au  genre  de  liberté  prêchée 
par  les  anabaptistes,  se  prononça  fortement  contre  eux,  et  mit  des 
troupes  sur  pied  pour  se  garantir  de  leurs  incursions.  Bientôt  après 
il  publia  un  nouvel  édit  de  religion,  composé  de  cinq  articles.  Cet 
édit  laissait  encore  plusieurs  questions  indécises,  ne  prononçait  au- 
cune séparation  d'avec  l'Église  universelle  ;  mais  il  permettait  le  ma- 
riage des  prêtres,  et  défendait  aux  ecclésiastiques,  aux  personnes  et 
aux  communautés  religieuses  d'acheter  des  biens-fonds  et  de  prêter 
a  rente,  soit  perpétuelle,  soit  rachetable.  Avec  quoi  devaient-ils  donc 
vivre,  et  quels  moyens  de  s'assurer  quelques  revenus,  s'ils  ne  pou- 
vaient ni  posséder  des  biens  ni  placer  des  capitaux  à  intérêt?  Ainsi 
on  leur  ravissait  déjà  un  droit  qui  appartient  à  tous  les  hommes 
sans  exception. 

En  revanche,  les  sept  anciens  cantons,  souverains  de  la  Thur- 
govie,  publièrent  un  édit  en  faveur  de  la  religion  catholique,  ordon- 
nèrent à  tous  les  prêtres  de  ce  pays  de  dire  la  messe  et  d'observer 
les  anciens  usages,  avec  défense  de  se  marier,  sous  peine  de  destitu- 
tion et  même  de  châtiments  plus  sévères. 

Berne,  quoique  déjà  ébranlée  et  à  moitié  protestante,  envoya  une 
députation  aux  Zurichois,  pour  les  solliciter  de  rétablir  la  messe  et 
de  rester  fidèles  à  l'ancienne  religion.  Cette  démarche  fut  aussi  in- 
fructueuse qu'elle  était  déplacée  de  la  part  d'hommes  qui,  de  fait, 
avaient  déjà  rompu  avec  l'Église  universelle. 

Le  23  mai  1525;  les  états  du  pays  de  Yaud,  réunis  à  Moudon,  pu- 
blièrent à  leur  tour  une  ordonnance  contre  les  mauvaises,  déloyales, 
fausses  et  hérétiques  allégations  et  opinions  du  maudit  et  déloyal  héré- 
tique et  ennemi  de  la  foi  chrétienne  Martin  Luther.  Nul  ne  pourra,  y 

1  Haller,  c.  3. 


à   IM5  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  269 

est-il  dit,  acheter  ou  garder  ses  livres,  ni  parler  en  sa  faveur,  sous 
peine  de  la  prison,  de  l'estrapade,  et,  en  cas  de  récidive,  même  du 
feu.  On  remarque  parmi  les  signatures  de  cette  résolution  plusieurs 
noms  de  familles  encore  aujourd'hui  florissantes  dans  le  canton 
de  Vaud. 

Dans  le  courant  de  la  même  année  éclata  la  division  entre  Luther 
et  Zwingle:  les  Suisses  protestants  se  déclarèrent  pour  le  dernier. 
En  1526,  les  cinq  cantons  primitifs  proposèrent  la  conférence  de 
Baden,  où  les  douze  cantons,  ainsi  que  nous  l'avons  vu,  se  pronon- 
cèrent pour  la  foi  de  leurs  pères  contre  les  novateurs. 

Les  cantons  de  Berne,  aussi  bien  que  ceux  de  Bâle  et  Sehaffhouse, 
tergiversèrent  néanmoins  pour  faire  exécuter  les  résolutions  qu'on  y 
avait  prises,  quoique  leurs  députés  y  eussent  formellement  adhéré. 
Les  sept  cantons  primitifs,  voyant  Berne  incertaine  et  flottante,  lui 
envoyèrent  des  députés  pour  la  conjurer  de  rester  fidèle  à  l'ancienne 
religion.  Us  furent  encore  écoutés  avec  grand  intérêt,  et  le  grand 
conseil  publia  effectivement,  le  21  mai,  un  édit  portant  que  tous  les 
livres  hérétiques  seraient  défendus  ;  que  les  prêtres  mariés  ou  qui 
se  marieraient  à  l'avenir  seraient  chassés  du  pays,  et  qu'on  ne  per- 
mettrait aucune  innovation  dans  la  foi.  Le  grand-conseil  s'engagea 
même  par  un  serment  solennel  à  observer  fidèlement  cet  édit.  Hait 
membres  seulement  protestèrent  contre  le  décret;  déjà  au  mois  de 
juillet  ils  obtinrent  la  confirmation  de  Bertold  Haller  en  sa  qualité 
de  prédicateur,  avec  la  faculté  de  prêcher  la  parole  de  Dieu  selon  son 
propre  sens,  et  avec  dispense  de  dire  la  messe.  Ils  l'obligèrent  même 
à  prêcher  trois  fois  par  semaine.  Plusieurs  familles  bernoises,  indi- 
gnées de  cette  violation  d'une  loi  formellement  jurée,  quittèrent 
Berne  et  allèrent  s'établirent  à  Fribourg  *. 

Les  anabaptistes  continuaient  à  propager  et  à  pratiquer  leur 
croyance  dans  les  cantons  de  Zurich,  de  Berne,  de  Bâle,  de  Schaff- 
house et  dans  les  terres  de  l'abbé  de  Saint-Gall,  s'attribuant  en  cela 
le  même  droit  que  les  sectateurs  de  Zwingle,  et  se  fondant  sur  ce  onc- 
le baptême  des  enfants  n'est  prescrit  nulle  part  dans  l'Évangile,  et 
que,  selon  eux,  le  serment  lui-même  y  est  prohibé.  Mais  leurs  frères 
protestants,  bien  plus  sévères  que  ne  l'avaient  été  les  catholiques  à 
l'égard  des  premiers  réformateurs,  les  faisaient  noyer,  fustiger,  met- 
tre au  carcan,  et  publièrent  un  édit  qui  leur  défendait  de  rebaptiV  r 
ou  de  s'assembler,  sous  peine  d'être  noyés,  c'est-à-dire  baptisés  jus- 
qu'à ce  que  mort  s'ensuive.  Cette  intolérance  s'explique  et  s'excuse 
facilement  aux  yeux  de  l'historien  protestant  Ruchat,  «  parce  que, 

1  Ha'ler,  c.  4. 


270  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

dit-il,  les  anabaptistes  étaient  de  véritables  séditieux  qui,  sous  pré- 
texte de  la  liberté  chrétienne,  voulaient  secouer  le  joug  de  toutes 
sortes  de  seigneurs  terriens,  soit  souverains,  soit  subalternes.  »  Tant 
qu'il  n'avait  été  question  que  d'abolir  et  de  spolier  tous  les  seigneurs 
spirituels,  tant  suprêmes  que  subalternes,  tels  que  le  Pape,  les  évo- 
ques, les  prévôts,  les  abbés  des  monastères,  etc.,  tout  cela  sans  doute 
avait  été  très-louable,  le  nouvel  évangile  le  commandait  même  ; 
mais  prétendre  appliquer  la  même  doctrine  à  messieurs  de  Zurich  et 
de  Berne,  c'était  toute  autre  chose,  et  cela  ne  pouvait  être  toléré  en 
aucune  façon. 

Les  paysans  d'Interlaken  et  de  Sumiswald,  ayant  refusé  de  payer 
les  dîmes  et  cens  qu'ils  devaient  à  ces  deux  couvents,  y  furent  con- 
traints par  les  Bernois,  qui  comptaient  sans  doute  s'en  emparer  bien- 
tôt à  leur  profit. 

Le  42  février  1527,  les  députés  des  sept  cantons  catholiques  pa- 
rurent de  nouveau,  devant  le  grand-conseil  de  Berne  pour  l'engager 
à  demeurer  fidèle  à  la  foi  jurée  et  à  l'ancienne  religion.  Ils  lui  repré- 
sentèrent, les  larmes  aux  yeux,  tout  le  mal  qui  résulterait  de  la  dé- 
fection de  cette  ville,  et  le  tort  qu'elle  se  ferait  à  elle-même.  Inutiles 
efforts  !  avec  la  foi  catholique,  l'amour  s'éteignit  dans  les  cœurs,  et 
les  plus  anciens  alliés,  les  plus  sincères  amis  de  Berne,  ceux  qui, 
plus  d'une  fois,  l'avaient  sauvée  d'une  ruine  imminente,  reçurent  de 
leurs  frères  une  réponse  vague,  sèche  et  glaciale. 

Peu  de  temps  après,  il  se  tint  encore  à  Berne  une  diète  générale 
dans  le  but  de  réunir  les  esprits;  mais  elle  ne  produisit  aucun  effet. 
Zwingle  y  souffla  la  discorde,  et  se  plaignit  des  écrits  qu'on  publiait 
contre  lui  ;  il  les  qualifiait  de  libelles,  tandis  que  ceux  qu'il  répandait 
lui-même  contre  les  catholiques  devaient  être  considérés  comme  la 
pure  parole  de  Dieu.  Durant  cette  diète  même,  les  cantons  de  Lu- 
cerne,  d'Uri,  de  Schwitz,  d'Unterwald  et  de  Zug  contractèrent  une 
alliance  avec  Fribourg  et  le  Valais,  par  laquelle  ils  s'engagèrent  à 
persévérer  dans  la  religion  catholique,  et  à  se  secourir  mutuellement 
dans  le  cas  où  ils  seraient  inquiétés  dans  son  exercice. 

Le  23  avril,  les  conseils  de  Berne  publièrent  une  ordonnance  con- 
traire à  celle  de  l'année  précédente,  et  renouvelèrent  le  premier  édit 
de  1523,  qui  était  tout  en  faveur  de  la  prétendue  réforme  ;  ils  diffé- 
rèrent néanmoins,  mais  provisoirement,  l'abolition  de  la  messe  et  de 
cinq  sacrements.  Le  gouvernement  envoya  des  commissaires  dans 
tout  le  pays  pour  sonder  V opinion  du  peuple,  qui  apparemment  était 
déjà  souverain  en  matière  de  religion,  et  devait  lui-même  taire  la  loi 
divine,  au  lieu  de  la  recevoir.  Les  bons  paysans  à  qui  l'on  disait  que 
leurs  gracieux  seigneurs  ne  voulaient  que  réformer  les  abus  et  rétablir 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  271 

la  pure  parole  de  Dieu,  abandonnèrent  le  tout  au  bon  plaisir  de  leurs 
excellences  cantonnales.  Les  commissaires  revinrent  donc  triomphants 
à  Berne,  et  assurèrent  que  le  peuple  acceptait  la  nouvelle  réforme.  Le 
grand-conseil,  s'appuyant  de  cette  prétendue  adhésion,  révoqua  le 
décret  qu'il  avait  juré  si  solennellement  en  1526,  de  demeurer  fidèle 
à  l'ancienne  religion  ;  et  comme  il  était  facile  de  prévoir  que  ceux 
qui  voudraient  garder  leur  serment  reprocheraient  aux  autres  de 
l'avoir  violé,  l'ordonnance  ajoutait  très-prudemment  «  que  quicon- 
que, pour  ce  sujet,  oserait  traiter  un  autre  de  parjure,  serait  puni  en 
corps  et  en  bien  ;  »  de  sorte  que  le  nouvel  évangile  défendait  déjà 
d'énoncer  une  simple  vérité  de  fait.  De  plus,  en  vertu  de  la  tolérance 
protestante,  le  même  édit  prononçait  un  châtiment  arbitraire  contre 
tout  prédicateur  qui  annoncerait  une  doctrine  qu'il  ne  pourrait  prou- 
ver clairement  par  l'Écriture  ;  disposition  d'après  laquelle  il  eût  fallu 
commencer  par  punir  les  réformateurs  eux-mêmes  ;  car,  dit  avec 
beaucoup  de  raison  un  sénateur  de  Berne  revenu  à  la  foi  de  ses  pères, 
Charles-Louis  de  Haller,  je  les  défie  de  prouver  par  l'Écriture  que 
la  Bible  est  l'unique,  source  du  christianisme,  qu'elle  s'explique  elle- 
même,  et  qu'on  n'a  pas  besoin  de  juge  pour  en  fixer  le  sens. 

Immédiatement  après  cette  résolution,  les  Bernois  levèrent  des 
troupes  contre  les  catholiques,  imposèrent  des  administrateurs  à  tous 
les  monastères  du  pays,  et  s'emparèrent  de  leurs  titres,  de  leurs  do- 
cuments et  de  leurs  rentes,  en  sorte  que,  dès  les  premiers  pas,  la 
réforme  se  signala  par  le  parjure,  la  violence  et  la  spoliation  du  bien 
d'autrui.  A  Aigle,  la  nouvelle  réforme  fut  rejetée  avec  mépris,  les 
habitants  déchirèrent  l'édit,  en  disant  que  les  Bernois  n'étaient  pas 
compétents  pour  faire  de  ces  sortes  de  lois,  et  que  la  doctrine  des 
ministres  ne  pouvait  être  la  parole  de  Dieu,  attendu  que  la  parole 
de  Dieu  amène  la  paix,  au  lieu  que  la  prédication  des  ministres  n'en- 
fantait partout  que  la  discorde,  ies  querelles  et  la  guerre. 

Quelques  communes  du  pays  adoptèrent  la  réforme,  comme  elles 
adoptèrent,  près  de  trois  siècles  plus  tard,  la  révolution  de  1798,  et 
plusieurs  paroisses  abolirent  la  messe  à  la  pluralité  des  suffrages  ; 
il  y  en  eut  où  la  voix  du  garde  champêtre  décida  tantôt  pour  la 
messe,  tantôt  pour  le  prêche,  car  c'est  ainsi  qu'on  s'exprimait  à  cette 
époque.  Quelques.prêtres  se  marièrent  de  leur  chef  ;  d'autres  en  de- 
mandèrent la  permission  à  la  municipalité  de  Berne,  qui  envoya  en- 
core des  députés  dans  toutes  les  communes  du  canton,  pour  pren- 
dre l'avis  du  peuple  sur  cette  question  de  discipline. 

Quoique  la  force  eût  déjà  décidé  la  question,  la  municipalité  ber- 
noise, pour  sauver  les  apparences  ou  pour  réparer  la  défaite  que  les 
zwingliens  avaient  éprouvée  à  Baden,  décréta,  le  17  novembre  1527, 


272  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  —  De  15i7 

qu'il  serait  tenu  une  conférence  dans  la  ville  de  Berne,  pour  y  dis- 
puter sur  les  affaires  de  religion  et  savoir  à  quoi  l'on  devait  s'en 
tenir.  En  conséquence,  les  municipaux  ordonnèrent  à  tous  les  pas- 
teurs et  curés  de  leur  pays  de  se  rendre  à  cette  dispute  le  premier 
dimanche  du  mois  de  janvier  1528,  et  ils  invitèrent  les  évêques  de 
Lausanne,  de  Bâle,  de  Constance  et  de  Sion,  ainsi  que  tous  les  can- 
tons et  Etats  de  la  Suisse,  d'y  envoyer  des  théologiens  de  tous  les 
partis.  Les  circonstances  favorisaient  singulièrement  l'exécution  d'une 
mesure  aussi  extraordinaire.  Les  puissances  limitrophes,  particuliè- 
rement la  France  et  l'Autriche,  se  trouvaient  engagées  dans  une 
guerre  sanglante.  Rome  était  pillée  et  saccagée  par  le  connétable  de 
Bourbon;  le  Pape,  assiégé  dans  le  château  Saint- Ange,  ne  pouvait 
taire  entendre  sa  voix  ;  enfin  les  Turcs  marchaient  sur  Vienne.  Néan- 
moins les  quatre  évêques  refusèrent  d'assister  à  la  conférence  ;  ils 
représentèrent  aux  municipaux  de  Berne  que  l'Écriture  seule  n'était 
pas  l'unique  règle,  puisque  chacun  l interprétait  à  sa  manière;  que  le 
conseil  municipal  de  Berne  était  incompétent  pour  décider  en  ces 
matières;  qu'en  pareil  cas  on  devait  s'adresser  au  chef  de  l'Église,  et 
que  toutes  les  hérésies  n'avaient  eu  leur  source  que  dans  l'interpré- 
tation particulière  de  la  Bible.  Huit  cantons  catholiques  s'assem- 
blèrent à  Lucerne,  et  écrivirent  aux  Bernois  une  lettre  pressante  poul- 
ies détourner  de  cette  mesure  ;  ils  leur  rappelaient  la  promesse  qu'ils 
avaient  faite  par  écrit  et  sous  serment  de  s'en  tenir  à  la  décision  de 
Baden,  et  de  maintenir  l'ancienne  religion.  Mais  Berne  leur  fit  une 
réponse  vague  et  évasive,  disant  que  le  serment  était  révoqué  et  n'o- 
bligeait le  gouvernement  qu'envers  ses  sujets. 

D'après  cette  réponse,  les  cantons  catholiques  décrétèrent  qu'ils 
n'enverraient  personne  à  Berne  ;  ils  refusèrent  môme  le  passage  sur 
leurs  terres  à  ceux  qui  voulaient  s'y  rendre.  Cochlée,  doyen  à  Franc- 
fort, animé  d'un  zèle  pur  et  véritable  pour  la  religion,  écrivit  aux 
Bernois  pour  les  conjurer  de  ne  pas  s'écarter  de  l'autorité  de  l'Eglise. 
«  L'Écriture,  leur  disait-il,  est  une  chose  inanimée  qui  ne  peut  ni 
parler  ni  s'expliquer  elle-même,  ni  s'élever  contre  ceux  qui  lui  font 
violence  et  donnent  à  ses  paroles  un  sens  pervers  et  corrompu.  » 
Enfin  l'empereur  Charles-Quint  lui-même  adressa,  le  v2x  septembre, 
une  lettre  aux  Bernois,  pour  les  exhorter  à  s'abstenir  de  cette  me- 
sure, comme  n'étant  pas  de  la  compétence  d'une  seule  commune  ni 
d'un  seul  pays;  il  les  engageait  à  la  différer  jusqu'à  la  convocation 
d'un  concile,  ou  du  moins  jusqu'à  la  prochaine  diète  de  Ratisbonne. 
Tout  fut  inutile  :  dès  le  moment  que  les  municipaux  de  Berne 
eurent  abandonné  l'ancienne  foi,  ils  ne  respectèrent  plus  ni  l'auto- 
rité des  évêques  ni  celle  de  l'empereur,  qui  alors  était  encore  leur 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  273 

souverain  légitime,  ni  celle  du  concile,  et  n'eurent  pas  même  le  plus 
petit  égard  pour  les  représentations  de  leurs  plus  anciens  alliés  l. 

Le  colloque  s'ouvrit  le  1er  janvier  1528,  mais  on  n'y  vit  figurer 
que  des  protestants  et  des  députés  de  villes  ou  de  cantons  prêts  à  le 
devenir.  Zurich  y  envoya  son  bourgmestre,  trois  municipaux  et 
vingt-cinq  autres  personnes.  Zwingle  avait  tellement  peur,  qu'il 
fallut  lui  donner  une  escorte  de  trois  cents  hommes  pour  l'engager 
à  se  rendre  de  Zurich  à  Berne.  Tous  ses  partisans  y  accoururent  de 
Claris,  de  Bâle,  de  Schaffhouse,  de  Saint-Gall,  de  Bienne  [et  de  Mul- 
house ;  mais  personne  n'y  assista  de  la  part  des  cantons  de  Lucerne, 
d'Un',  de  Schwitz,  d'Unterwald  et  de  Zug.  Il  n'y  eut  pour  Fribourg 
que  le  provincial  des  Augustins,  nommé  Trayer,  qui  s'y  présenta  de 
son  propre  mouvement  et  sans  aucun  ordre  de  ses  supérieurs.  Ainsi 
les  zwingliens,  disputant  à  peu  près  entre  eux  seuls,  étaient  bien 
sûrs  d'avoir  la  majorité. 

On  nomma  quatre  présidents,  tous  protestants  ou  du  moins  con- 
nus pour  leur  penchant  à  favoriser  les  innovations.  Les  municipaux 
de  Berne,  transformés  subitement  en  savants  et  en  théologiens,  s'as- 
sirent en  rond  autour  de  la  salle,  prêts  à  juger  en  dernier  ressort  sur 
le  sens  de  l'Écriture,  quoique  cette  Écriture  ne  dût  avoir  aucun  juge. 
Un  règlement  composé  d'avance  par  les  ministres  protestants  por- 
tait, entre  autres,  qu'on  n'admettait  d'autre  preuve  que  celle  qui 
serait  tirée  de  l'Écriture  sainte,  ni  d'autre  explication  ou  d'autre 
juge  du  sens  de  cette  Écriture  que  par  l'Écriture  elle-même;  ce  qui, 
comme  l'observe  fort  bien  le  Genevois  Mallet  dans  son  Histoire  des 
Suisses  2,  rendait  la  dispute  interminable  et  décidait  d'avance  la 
question  principale,  en  écartant  celle  sur  l'autorité  du  Pape  et  des 
évêques,  qui  fait  le  point  fondamental  de  la  foi  catholique.  Du  reste, 
les  thèses  proposées  pour  faire. la  matière  de  la  dispute,  toutes  com- 
posées par  le  parti  protestant,  étaient  vagues,  ambiguës,  insidieuses, 
et  les  catholiques  n'osèrent  rien  objecter  contre  la  rédaction  de 
ces  thèses. 

Cependant  le  petit  nombre  de  catholiques  présents  au  colloque 
mirent  les  nouveaux  réformateurs  dans  l'embarras,  en  s'appuyant 
sur  un  grand  nombre  des  plus  clairs  passages  de  l'Écriture  sainte; 
mais  Bertold  Haller,  Oecolampade,  etc.,  prétendirent  les  expliquer 
tout  seuls  à  leur  façon,  en  même  temps  qu'ils  refusaient  ce  droit  à 
toute  l'Église  et  à  tous  les  Pères  de  l'antiquité  chrétienne.  Quant  au 
pouvoir  de  l'excommunication,  ils  l'attribuaient  déjà  au  peuple  sor- 
verain  de  chaque  paroisse.  Le  provincial  Trayer  leur  fit  remarquer 

"  Haller,  c.  5.  — 2  T.  3,  p.  124. 

«m.  18 


-274  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

que  les  protestants  jugeaient  aussi  l'Eciture  sainte,  puisqu'ils  en 
admettaient  quelques  livres  et  en  rejetaient  d'autres  qui  ne  leur  con- 
venaient pas;  il  ajouta  que  si  personne  ne  devait  croire  sur  l'ensei- 
gnement d'un  autre,  on  avait  lieu  d'être  surpris  que  les  docteurs 
protestants  se  donnassent  tant  de  peine  pour  inculquer  au  inonde 
leur  nouvelle  croyance;  que  si  chaque  Chrétien  était  éclairé  de  l'es- 
prit de  Dieu,  il  était  difficile  de  comprendre  comment  les  nouveaux 
réformateurs  pouvaient  être  si  divisés  dans  leurs  sentiments,  et  que 
depuis  une  dizaine  d'années  il  se  fût  élevé  parmi  eux  une  multitude 
de  sectes,  qui  toutes  prétendaient  avoir  l'esprit  de  Dieu,  et  se  persé- 
cutaient néanmoins  avec  la  plus  grande  fureur:  enfin  que,  si  on 
renvoyait  chaque  Chrétien  à  son  esprit  particulier,  c'était  le  ren- 
voyer à  l'incertitude  et  à  l'erreur,  et  qu'ainsi  rien  n'était  plus  utile 
ni  plus  sur  que  de  demeurer  dans  l'unité  de  l'Eglise,  etc. 

Ces  arguments  étaient  difficiles  à  réfuter  ;  aussi  Bucer  n'y  ré- 
pondit-il que  par  des  faux-fuyants  et  des  subtilités.  Trayer  ayant  voulu 
répliquer,  on  étouffa ^^TTrx  par  des  cris  de  fureur:  on  prétendit 
qu'il  s'était  servi  de  paroles  injurieuses,  et  on  le  contraignit  à  se  re- 
tirer du  colloque. 

Un  simple  curé  d'Appenzell,  un  chantre  et  un  maître  d'école  de 
Zofing  prirent  sa  place,  et,  d'après  le  récit  du  protestant  Rachat  lui- 
même,  ils  défendirent  noblement  la  cause  de  l'ancienne  religion.  Ils 
citèrent  en  faveur  de  la  doctrine  catholique  sur  l'Église  et  la  primauté 
de  saint  Pierre,  sur  le  saint  sacrifice  de  la  messe,  sur  l'état  intermé- 
diaire du  purgatoire,  sur  la  prière  pour  les  morts,  sur  l'invocation 
des  saints,  sur  l'utilité  des  images,  etc.,  de  nombreux  passages  de 
l'Écriture  sainte,  tels  qu'ils  ont  été  entendus  partout  et  toujours  de- 
puis l'origine  du  christianisme  ;  mais  Zwingle,  Oecolampade  et 
d'autres  novateurs  prétendirent  encore  les  expliquer  à  leur  façon  ;  ils 
en  torturaient  le  sens  d'une  manière  étrange,  et  dès  qu'on  ne  devait 
reconnaître  aucun  juge  authentique,  cette  dispute  devint  intermi- 
nable. Les  zvvingliens,  malgré  leur  respect  simulé  pour  la  Bible,  re- 
jetaient encore  les  livres  qui  ne  leur  convenaient  pas,  tels  que  l'Apo- 
calypse, l'épîtrede  saint  Jacques,  et  même  celle  aux  Hébreux.  Aussi. 
un  simple  maître  d'école  leur  lit  -  il  observer  qu'il  était  indispensa- 
blement  nécessaire  de  s'en  rapporter  à  l'Église  pour  l'usage  des 
livres  reconnus  par  elle,  parce  que,  autrement,  chacun  se  croirait 
bientôt  en  droit  de  rejeter  comme  apocryphe  tout  ce  qui  lui  déplairait. 

Le  colloque  se  termina  au  bout  de  dix-neuf  jours:  les  thèses  ne 
furent  souscrites  que  par  les  chanoines  de  Berne,  qui  apparemment 
voulaient  conserver  leurs  prébendes  ;  par  quelques  Dominicains  et 
par  cinquante-deux  curés  du  canton  :  tous  les  autres  les  rejetèrent, 


à  1545  de  l'ère  ehr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  275 

et  aucun  de  ceux  qui  appartenaient  au  pays  Romand,  qui  compre- 
nait alors  le  gouvernement  d'Aigle,  Morat  et  Échallens,  ne  les  ap- 
prouva. 

Le  savant  Eckius  d'Ingolstadt  et  Cochlée  de  Francfort  écrivirent 
contre  les  actes  de  cette  dispute  ;  ils  y  découvrirent  vingt-cinq  erreurs 
de  fait,  dix  contradictions  et  quinze  falsifications  de  l'Écriture  sainte; 
mais  le  conseil  municipal  de  Berne,  tranchant  le  nœud  gordien, 
s'érigea  en  juge  suprême  de  la  Bible,  qui  pourtant  ne  devait  pas 
avoir  besoin  déjuge  :  de  sa  pleine  autorité  papale,  se  mettant  même 
au-dessus  des  Papes,  il  changea  la  foi,  approuva  et  confirma  les  dix 
thèses  du  concile  zwinglien,  ordonna  de  les  recevoir  et  de  s'y  con- 
former, défendit  à  tous  les  curés  ou  ministres  de  rien  enseigner  ni 
dire  de  contraire;  il  abolit  la  messe,  fit  démolir  les  autels  et  brûler 
les  images,  dépouilla  les  quatre  évêques  de  toute  juridiction  spiri- 
tuelle, et  délia  les  doyens  et  les  trésoriers  des  chapitres  du  serment 
d'obéissance  qu'ils  prêtaient  aux  évêques;  en  sorte  que  ceux  mêmes 
qui  se  récriaient  le  plus  que  le  Pape  pût,  en  certains  cas  extraordi- 
naires, délier  d'un  serment,  c'est-à-dire  déclarer,  après  mûr  examen, 
qu'il  était  impossible,  illicite,  nul,  sacrilège,  contraire  à  la  loi  divine 
et  par  conséquent  non  obligatoire,  ceux-là  mêmes  se  délièrent  et 
prétendirent  délier  les  autres,  soit  de  leurs  devoirs  naturels,  soit  de 
leurs  promesses  volontaires  et  licites.  Cependant  les  municipaux  de 
Berne  n'oublièrent  pas  de  prescrire  que  l'on  continuerait  à  payer 
les  dîmes,  cens  et  autres  redevances  affectées  aux  usages  religieux, 
se  réservant  d'en  disposer  en  temps  et  lieu,  comme  ils  le  jugeraient 
convenable.  Ensuite  ils  permirent  aux  prêtres  de  se  marier,  aux  re- 
ligieux et  aux  "religieuses  de  sortir  de  leurs  couvents,  obligèrent  les 
ministres  de  prêcher  quatre  fois  par  semaine,  sous  peine  de  révoca- 
tion, et  finalement  se  réservèrent  la  faculté  de  changer  encore  cette 
nouvelle  religion,  si  on  venait  à  leur  prouver  quelque  chose  de  mieux 
par  l'Écriture.  En  attendant,  ils  persécutaient  les  anabaptistes,  qui 
expliquaient  aussi  la  Bible  selon  leur  propre  sens,  et  n'y  trouvaient 
pas  le  baptême  des  enfants  ni  l'autorité  des  seigneurs  temporels. 

Le  23  février  1528,  leurs  excellences  municipales  de  Berne  en- 
voyèrent dans  toutes  les  communes  de  leur  pays  des  commissaires 
chargés  de  haranguer  le  peuple  pour  faire  adopter  cet  édit  de  ré- 
forme ;  et  afin  de  ne  pas  manquer  le  but,  ou  pour  faire  briller  plus 
de  lumières,  on  admit  dans  ces  conciles  communaux  jusqu'à  des  gar- 
çons de  quatorze  ans.  De  plus,  les  commissaires  avaient  ordre  de  s'y 
prendre  d'une  façon  que  le  succès,  du  moins  apparent,  ne  pouvait 
être  douteux.  Si  la  majorité  d'une  paroisse  se  déclarait  pour  le  prê- 
che, la  minorité  devait  se  soumettre  et  la  religion  catholique  être 


276  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  I.XXXIV.  —  De  1517 

abolie  ;  si,  au  contraire,  !a  majorité  l'emportait  pour  la  messe,  la 
minorité  protestante  demeurait  libre  de  professer  librement  ce  qu'elle 
appelait  la  parole  de  Dieu.  Si  dans  une  ville  ou  commune,  composée 
de  plusieurs  paroisses,  la  majorité  l'emportait  pour  la  religion  catho- 
lique, on  devait  faire  voter  chaque  paroisse  séparément,  afin  de  pro- 
téger celles  qui  se  prononceraient  pour  la  réforme  ;  et  lors  même 
qu'une  commune  entière  votait  à  l'unanimité  la  conservation  de  l'an- 
cienne religion,  on  lui  ôtait  toute  possibilité  de  la  pratiquer,  en  la 
privant  du  prêtre  et  en  maintenant  le  ministre  protestant  du  lieu  dans 
son  presbytère.  Enfin,  dans  les  endroits  seulement  où  le  curé  et  les 
paroisses  se  déclaraient  unanimement  pour  la  messe,  leurs  excellences 
bernoises  permettaient,  par  grâce  spéciale,  de  la  laisser  célébrer  jus- 
qu'à nouvel  ordre  l. 

Cependant  la  prétendue  réforme,  introduite  de  vive  force,  provoqua 
des  insurrections  et  des  résistances  dans  plus  d'un  endroit.  En  vertu 
de  la  nouvelle  liberté  chrétienne,  on  eût  dû  laisser  faire.  Les  muni- 
cipaux de  Berne  ne  l'entendaient  point  ainsi,  et  réprimèrent  les  op- 
positions tantôt  par  les  armes,  par  des  amendes,  tantôt  par  quelques 
concessions  temporaires. 

A  Berne  même,  les  édits  réformateurs  se  succédaient  avec  rapidité, 
et  l'on  marchait  chaque  jour  plus  avant  dans  le  sens  de  la  révolution. 
Ce  qui,  lors  de  la  dispute,  avait  encore  été  reconnu  vrai,  ne  l'était 
déjà  plus  au  bout  de  quelques  mois,  et  la  claire  parole  de  Dieu  su- 
bissait à  chaque  instant  de  nouvelles  variations.  Une  ordonnance  du 
21  juin  réduisit  les  fêtes  au  nombre  de  vingt-cinq,  indépendamment 
des  dimanches.  On  conserva  entre  autres  la  Toussaint  et  la  fête  de 
saint  Vincent,  patron  de  la  ville;  car,  quoique  dans  la  sixième  thèse 
de  Zwingle,  approuvée  et  confirmée  par  leurs  excellences  municipa- 
les, la  vénération  et  l'invocation  des  saints  eussent  été  rejetées  comme 
injurieuses  aux  mérites  du  Christ,  Berne  voulut  au  moins  conserver 
son  patron  spécial. 

Dans  le  même  temps,  un  autre  édit  défendait  les  services  mili- 
taires étrangers  et  toute  pension  reçue  ou  à  recevoir  d'un  prince  ou 
seigneur  étranger  ;  en  sorte  que,  dès  son  origine,  la  réforme  proles- 
tante priva  les  citoyens  et  les  sujets  de  Berne  d'une  des  premières 
libertés  de  l'homme,  savoir,  de  la  liberté  de  servir  le  maître  qui  leur 
inspire  le  plus  de  confiance,  ou  leur  procure  le  plus  d'avantages,  et 
leur  ôta  tout  à  la  fois  le  pain  spirituel  et  le  pain  matériel. 

Huit  jours  plus  tard,  parut  un  édit  de  persécution  quiordonnait  de 
er  partout  les  images  et  de  démolir  les  autels,  soit  dans  les  églises, 

1  Daller,  c.  c. 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  277 

soit  dans  les  maisons  particulières,  de  poursuivre  partout  les  prêtres 
qui  diraient  encore  la  messe,  d'en  saisir  autant,  qu'on  pourrait  en  at- 
traper, et  de  les  mettre  en  prison;  de  traiter  de  la  même  manière 
quiconque  oserait  mal  parler  des  municipaux  de  Berne.  En  cas  de  ré- 
cidive, les  prêtres  étaient  mis  hors  la  loi  et  livrés  à  la  vengeance  pu- 
blique; enfin  le  même  édit  ordonnait  encore  de  punir  tous  ceux  qui 
soutiendraient  ces  prêtres  réfractaires,  ou  qui  leur  donneraient  asile. 
Un  troisième  édit  du  22  décembre  défendit  même  d'aller  entendre  la 
messe  dans  les  cantons  voisins,  sous  peine  de  destitution  pour  les 
gens  d'office,  et  de  punition  arbitraire  pour  les  particuliers  l. 

Pendant  les  années  1529,  1530  et  1531,  la  Suisse  se  trouva  dans 
un  état  épouvantable.  On  ne  voyait  partout  que  haine,  troubles  et 
actes  de  violence  ;  partout  régnaient  la  discorde  et  la  division  :  dis- 
corde entre  les  cantons,  discorde  dans  le  sein  des  gouvernements, 
discorde  entre  les  souverains  et  les  sujets,  enfin,  discorde  et  division 
dans  chaque  paroisse  et  dans  chaque  famille.  La  défection  de  Berne, 
à  laquelle  les  Zurichois  travaillèrent  pendant  six  ans,  avait  déchaîné 
l'audace  de  tous  les  brouillons  et  de  tous  les  mauvais  sujets  de  la 
Suisse.  De  tous  côtés  on  voyait  éclater  de  nouvelles  révolutions.  Par- 
tout elles  s'opéraient  par  une  troupe  de  bourgeois  ignorants,  turbu- 
lents et  factieux,  contre  la  volonté  des  magistrats  intimidés,  et  de  la 
partie  nombreuse  et  paisible  des  habitants,  qui  ne  voyaient  ces  in- 
novations qu'avec  horreur,  mais  dont  on  arrêtait  l'indignation  et 
paralysait  le  zèle,  comme  on  l'a  fait  de  nos  jours,  en  prétextant  la 
nécessité  d'empêcher  l'effusion  du  sanget  de  prévenir  les  horreurs  de 
la  guerre  civiles  Ainsi,  les  uns  faisaient  à  leurs  concitoyens  et  atout 
ce  qui  est  sacré  une  guerre  implacable,  tandis  que  les  autres  étaient 
condamnés  à  souffrir  sans  résistance  toutes  les  hostilités,  et  l'on  qua- 
lifia du  beau  nom  de  paix  cet  état  d'iniquité  triomphante  et  de  misé- 
rable servitude.  Partout,  excepté  à  Schaffhouse,  ville  qui  se  distingua 
toujours  par  le  calme  et  le  caractère  paisible  de  ses  habitants,  par- 
tout les  révoltés,  de  leur  propre  mouvement,  pénétraient  en  armes 
dans  les  églises,  abattaient  les  autels,  brûlaient  lesimages,  détruisaient 
les  plus  magnifiques  monuments  de  l'art,  pillaient  les  vases  sacrés, 
ainsi  que  d'autres  objets  précieux,  et  faisaient  vendre  à  l'enchère  les 
vêtements  sacerdotaux;  car  c'est  par  ce  vandalisme  et  ces  sacrilèges 
qui  se  signala  constamment  la  révolution  religieuse  du  seizième  siècle. 
En  vertu  de  la  liberté  de  conscience,  les  novateurs  triomphants  des- 
tituaient tous  les  conseillers  catholiques,  et  défendaient  de  prêcher 
contre  ce  qu'ils  appelaient  la  réforme.  A  Bâle,  en  particulier,  la  no- 

1  Haller,  c.  7. 


•278  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

blesse  fut  chassée,  et  le  clergé  catholique,  le  chapitre  et  même  les  pro- 
fesseurs de  l'université  quittèrent  pour  jamais  une  ville  dont  ils  étaient 
l'ornement  et  la  gloire,  et  qui  leur  devait  son  existence  et  son  lustre. 
Vers  la  fin  de  la  même  année  L529,  Zwingle  souillait  déjà  le  feu  de 
la  guerre  à  Zurich  ;  mais,  trouvant  peu  de  partisans  dans  la  ville, 
il  répandit  un  manifeste  dans  tous  les  villages,  pour  soulever  le 
peuple  contre  les  cinq  cantons  catholiques.  Il  déclama  même  contre 
Berne,  dont  la  marche  lui  paraissait  trop  lente  ou  peu  sincère,  et, 
d'après  ses  conseils,  Zurich  envoya  une  députation  qui  obtint  la 
rupture  du  traité  de  paix  avec  Unterwald. 

Alors,  les  cinq  cantons  catholiques,  Lucerne,  Tri,  Schwitz,  Unter- 
wald et  Zug,  formant  le  cœur  et  le  centre  de  la  Suisse,  contractèrent 
une  alliance  avec  F ,-rdinand,  archiduc  d'Autriche,  et  une  autre  avec 
Fribourg,  le  Valais  et  Rapperschwil,  pour  se  maintenir  dans  la  religion 
catholique.  Les  protestants,  épouvantés,  en  poussèrent  des  cris  de  fu- 
reur, quoique  eux-mêmes  eussent  déjà  fait  des  traités  semblables  avec 
des  princes  étrangers,  notamment  avec  le  landgrave  de  Hesse,pourle 
maintien  de  leur  réforme.  Ils  se  croyaient  tout  permis  pour  anéantir 
l'ancienne  religion,  et  auraient  voulu  que  tous  moyens  de  la  défendre 
fussent  enlevés  aux  catholiques. 

Le  7  juin  J529,  les  Zurichois,  toujours  ardents  et  fougueux,  mar- 
chèrent sur  Cappel,  et  occupèrent  l'abbaye  de  Mûri,  d'où  ils  furent 
bientôt  chassés  par  les  Lucernois.  Alors  ils  déclarèrent  ouvertement 
la  guerre  aux  cinq  cantons  ;  mais  ils  pâlirent  et  reculèrent  en  voyant 
que  les  catholiques  s'étaient  aussitôt  réunis  en  masse  et  se  trouvaient 
prêts  à  se  défendre.  Une  quarantaine  de  médiateurs,  tous  protestants, 
accoururent  à  la  hâte  de  tous  les  cantons  suisses  et  mêmes  des  villes 
d'Allemagne,  pour  empêcher  que  la  querelle  ne  fût  vidée  par  les 
armes.  Ils  réussirent  effectivement  à  faire  accepter,  le  2G  juin,  une 
paix  simulée,  qui,  tout  en  prêchant  la  tolérance,  l'union  et  l'oubli, 
laissait  subsister  la  source  de  la  discorde  1. 

L'année  U>30se  passa  dans  les  mêmes  troubles,  et  n'offrit  qu'une 
suite  d'injustices  et  d'actes  de  violences.  Pendant  que  Zurich  travail- 
lait à  révolutionner  les  seigneuries  communes  de  la  Suisse  orientale, 
Berne  en  faisait  autant  dans  les  bailliages  qu'elle  possédait  en  com- 
mun avec  Fribourg.  Les  protestants  commençaient  à  se  diviser  plus 
que  jamais  entre  eux;  les  anabaptistes  surtout,  difficiles  à  réfuter 
par  la  lettre  seule  et  par  l'interprétation  particulière  de  la  Bible,  leur 
donnaient  beaucoup  d'embarras.  Plusieurs  d'entre  eux  furent  déca- 
pités ;  les  chefs  de  la  réforme  eux-mêmes  finirent  par  se  brouiller  et 

»  Halkr,  c.  8. 


à  1545  de  l'ère  chr.J        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  279 

se  quereller  sur  les  principaux  dogmes  du  christianisme,  sans  même 
pouvoir  s'accorder  sur  la  confession  d'Augsbourg.  Chacun  enseignait 
son  opinion  et  sa  croyance  particulières,  et  néanmoins  chaque  opinion 
devait  passer  pour  la  pure  parole  de  Dieu  l. 

L'année  1531  commença  dans  les  mêmes  troubles  que  la  précé- 
dente. A  Soleure,  les  protestants  se  brouillèrent  sérieusement,  les 
uns  voulant  adopter  la  réforme  zurichoise,  d'autres  celle  de  Berne, 
des  troisièmes  celle  de  Bàle,  sans  qu'aucune  autorité  pût  les  mettre 
d'accord. 

Dans  les  seigneuries  communes,  les  cantons  protestants,  Zurich 
surtout,  violèrent  ouvertement  le  traité  de  paix  de  1529.  Partout  ils 
soutenaient  la  minorité  rebelle,  et  prétendaient  faire  embrasser  leur 
nouvelle  réforme.  Sans  aucun  nouveau  motif,  ils  interdirent  à  leurs 
voisins,  les  cinq  cantons  catholiques,  le  commerce  du  blé  et  du  sel, 
dans  le  dessein  de  les  affamer  et  de  les  soumettre  ensuite,  pour  les 
punir  de  leur  fidélité  à  l'ancienne  religion.  Enfin,  la  violence  des 
Zurichois,  ayant  comblé  la  mesure,  finit  par  amener  un  dénoûment 
sanglant,  qui  fut  pour  les  novateurs  une  leçon  salutaire,  les  força  de 
respecter  la  justice,  et  rétablit  en  Suisse  une  paix  au  moins  tolérable. 

Le  7  octobre  1531,  les  cantons  de  Lucerne,  d'Uri,  de  Schwitz, 
d'Unterwald  et  de  Zug,  réduits  à  défendre  tout  à  la  fois  leur  religion, 
leur  liberté  et  leur  existence  même,  déclarèrent  la  guerre  aux  Zuri- 
chois comme  aux  seuls  et  véritables  auteurs  de  tous  leurs  maux. 
Zwingle  soufflait  depuis  trois  ans  le  feu  de  cette  guerre,  et  annonçait 
avec  une  orgueilleuse  présomption  une  victoire  facile.  Le  21  septem- 
bre 1531,  il  disait  publiquement  à  ses  auditeurs  dans  un  sermon  : 
«Levez-vous,  attaquez;  les  cinq  cantons  sont  en  votre  pouvoir.  Je 
marcherai  à  la  tête  de  vos  rangs,  et  le  premier  à  l'ennemi.  Là,  vous 
sentirez  la  force  de  Dieu,  car  lorsque  je  les  haranguerai  avec  la  vé- 
rité de  la  parole  de  Dieu,  et  leur  dirai  :  Qui  cherchez-vous,  impies? 
alors,  saisis  de  terreur  et  de  crainte,  ils  ne  pourront  répondre,  mais 
ils  tomberont  en  arrière  et  prendront  la  fuite,  comme  les  Juifs  à  la 
montagne  des  Oliviers  devant  la  parole  du  Christ.  Vous  verrez  que 
l'artillerie  qu'ils  auront  braquée  contre  vous  se  tournera  contre  eux 
et  les  foudroiera  eux-mêmes.  Leurs  piques,  leurs  hallebardes  et  au- 
tres armes  ne  vous  blesseront  pas,  mais  les  blesseront  eux-mêmes.  » 
Ainsi  parlait  Zwingle  le  21  septembre  ;  pour  plus  de  sûreté,  il  fit  im- 
primer son  discours  prophétique.  Mais  lorsqu'au  mois  d'octobre  il  vit 
gronder  l'orage  et  approcher  le  péril,  il  commença  à  trembler  ;  pour- 
suivi de  sinistres  pressentiments,  il  s' effraye  de  l'apparition  d'une 

»  Haller,  c.  8. 


280  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1Y.-  De  1517 

comète,  etpréditque  tout  cela  finirait  mal.  Mais  ses  partisans  le  forcè- 
rent, malgré  lui,  de  marcher  à  leur  tète,  et  ils  occupèrent  le  village 
de  Gappel. 

Le  11  octobre,  les  Zurichois  y  furent  entièrement  défaits;  ils 
prirent  la  fuite  dans  le  plus  grand  désordre,  ayant  perdu  dix-neuf 
canons,  quatre  drapeaux,  toutes  leurs  munitions  et  au  moins  quinze 
cents  hommes,  parmi  lesquels  vingt-sept  magistrats  et  quinze  pré- 
dicants.  Le  cadavre  de  Zwingle,  ayant  été  reconnu,  fut  mis  en  pièces. 
ou,  selon  d'autres,  écartelé  par  les  mains  du  bourreau  et  brûlé. 

Les  catholiques,  selon  l'ancienne  coutume,  restèrent  sur  le  champ 
de  bataille,  où,  s'étant  mis  à  genoux,  ils  remercièrent  Dieu  de  la 
victoire  qu'il  venait  de  leur  accorder  ;  ensuite  ils  s'avancèrent  dans 
le  canton  de  Zurich.  Le  21  octobre,  les  Zurichois,  revenus  de  leur 
première  frayeur  et  renforcés  par  leurs  alliés,  attaquèrent  de  nouveau 
les  catholiques  avec  des  forces  supérieures  ;  ils  furent  battus  une 
seconde  fois  au  mont  de  Zug,  et  prirent  la  fuite  en  désordre,  aban- 
donnant leur  artillerie,  leur  argent  et  leurs  bagages.  Leur  désunion 
et  1  indiscipline  religieuse  se  peignaient  dans  tous  leurs  actes  exté- 
rieurs. Au  temporel  comme  au  spirituel,  chacun  voulait  commander, 
nul  ne  voulait  obéir,  et  c'est  ce  qui  causa  leur  défaite. 

Le  3i  octobre  et  le  6  novembre,  les  catholiques  proposèrent  aux 
protestants  trois  articles  très-modérés,  très-raisonnables,  rédigés  en 
termes  honnêtes,  et  dont  les  médiateurs  eux-mêmes,  quoique  protes- 
tants, conseillaient  l'acceptation.  Ils  portaient  simplement  :  1"  qu'on 
devait  dorénavant  laisser  les  cinq  cantons  catholiques  en  paix  sous 
le  rapport  de  leur  religion  :  2°  que  ceux-ci  promettaient  d'en  faire 
autant  à  l'égard  de  ceux  de  Zurich,  de  Berne  et  de  leurs  adhérents  ; 
3°  qu'ils  n'inquiéteraient  pas  ceux  qui,  dans  les  seigneuries  com- 
munes, avaient  embrassé  la  religion  réformée;  mais  que,  si  dans 
quelque  lieu  on  avait  usé  de  fraude  et  de  violence  pour  l'établir,  on 
pourrait  remettre  de  nouveau  l'affaire  aux  voix,  et  que  les  paroisses 
qui  voudraient  reprendre  l'ancienne  religion  seraient  libres  de  le 
faire.  —  Ceux  de  Zurich  et  de  Berne  admirent  les  deux  premiers 
articles,  mais  rejetèrent  le  troisième  avec  hauteur. 

Aussitôt  (c'était  le  6  novembre)  les  catholiques  attaquèrent  de 
nouveau  les  Zurichois,  les  chassèrent  de  leurs  positions,  inondèrent 
le  territoire  de  Zurich,  et  s'avancèrent  jusqu'à  deux  lieues  de  la  ville. 
Alors  les  vaincus  perdirent  tout  à  fait  courage,  et  la  terreur  devint 
générale;  un  grand  nombre  fulminaient  contre  Zwingle  et  les  misé- 
rables prédicants,  comme  étant  la  cause  de  tous  leurs  maux,  comme 
ayant  trompé  le  peuple  en  lui  disant  que  les  ennemis  ne  tiendraient 
pas,  et  que  le  bruit  d'une  feuille  les  ferait  fuir.  Aussi  les  bour- 


à  1545  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  281 

geois  et  les  sujets  forcèrent-ils  leurs  magistrats  à  conclure  la  paix. 

Le  -16  novembre,  les  députés  de  Zurich  signèrent  donc  un  traité 
de  paix  par  lequel  ils  abandonnaient  tous  leurs  alliés,  et  qui  portait 
en  substance  :  «  Que  les  Zurichois  devaient  et  voulaient  laisser  les 
cinq  cantons,  avec  leurs  alliés  et  leurs  adhérents,  dès  à  présent  et  à 
l'avenir,  dans  leur  ancienne,  vraie  et  indubitable  foi  chrétienne,  sans 
les  inquiéter  ni  importuner  par  des  chicanes  et  des  disputes,  renon- 
çant à  tout  mauvais  subterfuge  et  arrière-pensée,  à  toute  ruse,  dol  et 
fraude  ;  que,  de  leur  côté,  les  cinq  cantons  voulaient  aussi  laisser  les 
Zurichois  et  leurs  adhérents  libres  dans  leur  croyance  ;  que  dans  les 
seigneuries  communes  dont  les  cinq  cantons  étaient  cosouverains,  les 
paroisses  qui  avaient  embrassé  la  nouvelle  foi  pourraient  la  conserver 
si  cela  leur  convenait  ;  que  celles  qui  n'avaient  pas  encore  renié 
l'ancienne  foi  seraient  pareillement  libres  de  la  garder,  et  qu'enfin 
celles  qui  voudraient  reprendre  la  véritable  et  ancienne  foi  chrétienne 
auraient  le  droit  de  le  faire.  »  De  plus,  le  traité  de  1529,  si  onéreux 
pour  les  catholiques,  fut  annulé  ;  les  Zurichois  s'engagèrent  à  renon- 
cer à  tous  les  traités  contraires  aux  anciennes  alliances  suisses,  à  res- 
tituer aux  cinq  cantons  les  deux  mille  cinq  cents  écus  d'or  pour  les 
frais  de  la  guerre  en  1529,  et  de  rétablir  à  leurs  dépens  les  ornements 
brisés  ou  enlevés  dans  les  diverses  églises. 

Dès  le  15  novembre,  les  troupes  bernoises,  fatiguées,  mal  disposées 
et  découragées,  décampèrent  sans  avoir  combattu,  et  toute  l'armée 
se  débanda.  On  sonna  le  toscin,  mais,  dit  le  véridique  historien 
Tschudi,  pour  un  qui  arriva,  trois  s'en  allèrent;  car  la  terreur  était 
là.  Les  soldats  mutinés  jetaient  leurs  armes,  disant  qu'ils  ne  vou- 
laient pas  exposer  leurs  femmes,  leurs  enfants  et  leurs  foyers  «pour 
cette  nouvelle  croyance  que  le  diable  avait  apportée  dans  le  pays l. 

Les  catholiques  poursuivirent  les  Bernois  jusqu'au  delà  de  Lentz- 
bourget  Sur,  près  d'Aarau,  sans  rencontrer  aucune  résistance.  Rien 
ne  les  empêchait  d'aller  encore  plus  loin  et  de  mériter  une  seconde 
fois  le  titre  de  fondateurs  et  de  restaurateurs  de  la  Suisse,  en  détrui- 
sant la  source  du  mal  et  en  signant  la  paix  à  Berne,  où  on  les 
aurait  reçus  avec  acclamation  comme  des  libérateurs.  Mais,  observe 
le  judicieux  M.  de  Haller,  dans  leurs  vues,  à  la  vérité  justes  pour  le 
fond,  mais  étroites  et  uniquement  bornées  à  leur  propre  pays,  re- 
tenus d'ailleurs  par  des  médiateurs  qui  vinrent  encore  s'immiscer 
dans  la  querelle,  ils  firent,  par  excès  de  modération,  l'énorme  faute 


1  Guill.  Tschudi.  Description  de  la  guerre  de  Cappel,  écrit  classique  dont 
chaque  ligne  annonce  l'homme  supérieur,  l'éloquent  écrivain  et  le  grand  homme 
d'état.  Note  de  Haller. 


282  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  -  De  loî7 

de  s'arrêter  à  moitié  chemin,  et  d'accorder  aux  Bernois  une  paix  qui 
fut  signée  le  2-2  novembre,  à  Bremgarten,  dans  des  termes  et  avec 
des  conditions  semblables  à  ceux  que  les  Zurichois  avaient  obtenus 
six  jours  auparavant.  Les  Bernois  reconnurent  donc  aussi,  par  un 
traité  tunnel  que  la  religion  catholique  est  l'ancienne,  vraie  et  indubi- 
table foi  chrétienne,  et  que  celle  qu'ils  venaient  d'introduire  était  une 
religion  toute  nouvelle,  et  par  conséquent  fausse.  De  plus,  ils  s'enga- 
gèrent à  payer  trois  mille  écus  pour  images  brisées  et  ornements 
détruits  dans  l'abbaye  de  Mûri  et  dans  d'autres  églises,  et  deux  mille 
cinq  cents  écus  d'or  pour  frais  de  la  guerre  ;  à  libérer  le  canton  d'Un- 
terwald  des  charges  qu'on  lui  avait  imposées,  et  à  laisser  rentrer 
dans  leur  patrie  les  habitants  de  Grindelwald,  bannis  pour  avoir  dé- 
fendu leur  ancienne  religion. 

Ce  fut  ainsi  qu'une  querelle  que  trois  années  de  conférences  et  de 
négociations  fatigantes  n'avaient  fait  qu'envenimer  toujours  davan- 
tage, se  termina  en  moins  de  trois  semaines  par  une  guerre  qui  ne 
coûta  que  deux  combats.  L'expérience  prouve  encore  ici,  ajoute  le 
judicieux  de  Haller,  que,  dans  toutes  les  grandes  dissensions  reli- 
gieuses et  politiques,  une  guerre  entreprise  en  temps  opportun  est  le 
moyen  le  plus  sûr,  le  plus  prompt  et  même  le  plus  doux  pour  réta- 
blir la  paix,  parce  que  les  maux  physiques  et  le  sentiment  de  sa  pro- 
pre impuissance  peuvent  seuls  faire  fléchir  l'entêtement  d'une  secte 
et  la  forcer  à  reconnaître  les  droits  d'autrui.  Aussi  l'effet  de  la  victoire 
des  catholiques  fut-il  prodigieux  en  Suisse.  A  peine  les  Bernois  eurent- 
ils  abandonné  les  villes  de  Bremgarten  et  de  Melling,  que  les  habi- 
tants reprirent  la  religion  catholique.  Elle  fut  pareillement  établie 
partout  où  l'on  recouvrait  la  faculté  de  respirer;  les  monastères 
d'Einsidlen,  de  Wetting,  de  Munsterling,  de  Fahr,  de  Catharinenthal 
et  de  Saint-Gall,  d'où  les  perturbateurs  avaient  chassé  les  religieux, 
se  formèrent  de  nouveau,  et  depuis  lors  ils  ont  subsisté  paisiblement 
jusqu'à  nos  jours.  Tout  cela  se  tit  spontanément  et  sans  violence  ; 
car  les  cantons  catholiques  n'avaient  aucune  force  armée  dans  ces 
bailliages  communs,  et,  en  vertu  d'un  traité  de  paix  qu'on  venait  de 
conclure,  chaque  commune  avait  pleine  et  entière  liberté  de  persister 
dans  la  religion  réformée,  si  elle  le  jugeait  convenable.  Aussi,  par- 
tout où  les  communes  ont  voulu  conserver  leurs  ministres  zwin- 
gliens,  la  nouvelle  réforme  s'est  maintenue  et  conservée  jusqu'à  pré- 
sent, et  de  là  vient  que  dans  ces  contrées,  notamment  dans  la  Thur- 
govi  \  il  existe  d'une  paroisse  à  l'autre,  et  même  dans  le  sein  de 
chaque  paroisse,  un  si  grand  mélange  de  catholiques  et  de  protestants. 

L'impression  qu'avait  produite  la  défaite  des  protestants  se  fit 
sentir  jusque  dans  les  ville  de  Zurich  et  de  Berne.  A  Zurich,  un  parti 


à  1545  de  l'ère  chr.]        Dïï  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  283 

nombreux  voulait  rétablir  la  religion  catholique.  On  les  apaisa  par 
de  bonnes  paroles  et  quelques  remises  pécuniaires.  On  fit  pareille- 
ment quelques  tentatives  clans  les  conseils  de  Berne,  pour  faire  révo- 
quer les  édits  de  la  réforme.  Plusieurs  villes  et  villages  y  envoyèrent 
des  députés  dans  le  même  dessein.  Mais  la  majorité  protestante,  au 
lieu  de  respecter  cette  liberté  de  conscience  toujours  invoquée  par 
les  réformateurs,  employa  la  ruse  et  la  violence  pour  l'ôter  ou  la  re- 
fuser aux  catholiques  l. 

Les  municipaux  de  Berne,  dominés  par  les  prêcheurs  de  la  ré- 
forme, et  effrayés  des  mouvements  qui  se  manifestaient  en  faveur 
de  l'ancienne  religion,  se  hâtèrent  de  convoquer  un  synode  de  pré- 
dicants,  composé  de  deux  cent  trente  pasteurs  ou  ministres,  et  de 
faire  une  espèce  de  constitution,  afin  de  présenter  au  moins  une  ap- 
parence d'ordre  dans  leur  église.  La  besogne  était  préparée  d'avance, 
et  les  pères  du  concile  n'eurent  pas  beaucoup  à  faire  ;  ils  s'assemblè- 
rent le  9  janvier  1532,  et  le  14  tout  était  déjà  terminé;  de  sorte 
qu'évidemment  il  n'y  eut  ni  discussions  ni  délibérations,  car,  certes, 
il  n'est  pas  probable  que,  sans  ordre  supérieur,  deux  cent  trente  mi- 
nistres protestants,  tous  grands  parleurs  et  dont  chacun  expliquait  la 
Bible  à^  sa  fantaisie,  fussent  en  cinq  jours  tombés  d'accord  sur  tant 
de  matières  controversées  et  sur  la  rédaction  d'une  ordonnance  de 
quarante-six  chapitres.  Un  prêtre  marié  de  Strasbourg,  Capiton  ou 
Petite-Tête,  en  fut  l'auteur  et  le  rédacteur. 

D'abord,  pour  éviter  toute  dispute  entre  les  pères  du  synode,  l'au- 
teur ne]  touche  ni  les  dogmes  ni  la  morale.  Sur  quoi  il  est  bon  de  re- 
marquer que  ces  prédicateurs  de  la  réforme,  qui  rejettent  tous  les 
Pères  de  l'Eglise,  et  qui,  pour  justifier  leur  système  d'indépendance, 
nous  répètent  sans  cesse  le  passage  de  l'Écriture  :  Vous  ne  devez 
appeler  personne  votre  père,  se  clonnent  néanmoins  eux-mêmes  le 
titre  de  pères,  eux  qui  n'étaient  que  des  disciples  révoltés  et  les  pères 
spirituels  de']  personne,  si  ce  n'es:  de  leurs  sectateurs,  à  qui  ils  en- 
seignaient à  mépriser  l'Église,  leur  mère,  et  à  abandonner  la  reli- 
gion de  leurs  pères. 

Du  reste,  les  actes  de  ce  synode  renferment  des  aveux  inappré- 
ciables. Les  ministres  conviennent  «  qu'il  ne  leur  est  pas  possible  de 
faire  quelque^fruit  dans  leur  église,  si  le  magistrat  civil  n'ajoute  ses 
soins  pour  avancer  cette  bonne  oeuvre.  »  Il  leur  faut  donc  aussi  un 
chef  ou  un  évêque  du  dehors,  d'autant  plus  que,  sans  son  pouvoir 
coërcitif,  ces  ministres,  qui  rejettent  tout  autre  supérieur,  ne  s'accor- 
deraient jamais.  «  C'est  pourquoi,  disent-ils,  tout  magistrat  chrétien 

i  Haller.  c.  9. 


284  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  IMT 

doit,  dans  l'exercice  de  son  pouvoir,  être  le  lieutenant  et  le  ministre 
de  Dieu,  et  conserver  parmi  ses  sujets  la  doctrine  et  la  vie  évangé- 
lique,  tout  autant  du  moins  qu'elle  s'exerce  au  dehors  et  se  pratique 
dans  les  choses  extérieures.  »  Voilà  donc  tout  magistrat  civil  formel- 
lement créé  pape  ;  car,  pour  conserver  la  doctrine  évangélique,  il 
faut  pouvoir  juger  quelle  est  la  véritable;  et  l'enseignement,  la 
prédication  et  l'instruction  des  enfants,  l'administration,  tout  cela 
s'exerce  au  dehors,  la  vie  entière  ne  se  compose  que  d'actes  exté- 
rieurs. Cependant,  plus  loin,  Capiton  essaye  de  subordonner  le  tem- 
porel au  spirituel,  tant  il  est  peu  d'accord  avec  lui-même.  Et  ce 
n'est  pas  la  seule  contradiction  de  son  mémoire.  Les  prédicants  s'y 
appellent  les  successeurs  des  apôtres,  eux  qui  soutenaient  que  les 
apôtres  n'avaient  pas  eu  de  successeurs. 

Maintenant,  quel  heureux  effet  produisait  la  papauté  civile  des 
municipaux  de  Berne?  «  Il  est  vrai,  leur  dit  Capiton,  que  votre  mi- 
nistère et  votre  pouvoir  à  l'égard  de  l'Évangile  ne  fait  et  n'a  fait  que 
des  hypocrites  ,  car  il  y  en  a  beaucoup  qui  fuient  la  messe  comme 
une  cérémonie  pleine  de  blasphèmes,  qui  s'en  accommoderaient 
fort  bien  si  vos  excellences  ne  l'avaient  abolie  par  leurs  édits  et  leurs 
mandats;  mais  peu  importe  de  quelle  manière  on  reçoive  l'Évangile. 
Vos  excellences  souhaiteraient  conduire  chacun  à  la  vérité  :  si  ensuite 
le  monde  l'embrasse  par  hypocrisie,  ce  nest  pas  votre  faute  ;  il  en  est 
de  vous  comme  de  Moïse.  Vos  excellences  ne  doivent  pas  non  plus  se 
mettre  en  peine  des  discours  de  quelques  âmes  simples  qui  disent  que 
le  christianisme  ne  se  gouverne  point  par  l'épée,  et  que  leurs  excel- 
lences l'établissent  une  papauté  nouvelle  en  voulant  se  mêler  des  affaires 
de  la  foi.  » 

Le  chapitre  vingt-quatre  du  synode  ordonne  expressément  aux  pas- 
teurs d'attaquer  les  Papes  dans  leurs  sermons.  Mais,  dans  une  lettre 
confidentielle  écrite  à  Farel  l'an  1537,  le  même  Capiton  s'exprimera 
ainsi  sur  la  réforme  et  sur  le  Pape  :  «  L'autorité  des  ministres  est 
entièrement  abolie,  tout  se  perd,  tout  va  en  ruine.  Le  peuple  nous 
dit  hardiment  :  Vous  voulez  vous  faire  les  tyrans  de  l'Église,  vous 
voulez  établir  une  nouvelle  papauté.  Dieu  me  fait  connaître  ce  que 
c'est  que  d'être  pasteur,  et  le  tort  que  nous  avons  fait  à  l'Église  par 
le  jugement  précipité  et  la  véhémence  inconsidérée  qui  vous  a  fait  re- 
jeter le  Pape.  Car  le  peuple,  accoutumé  et  comme  nourri  à  la  licence, 
a  rejeté  tout  à  fait  le  frein  ;  il  nous  crie  :  Je  sais  assez  l'Évangile, 
qu'ai-je  besoin  de  votre  secours  pour  trouver  Jésus-Christ  ?  Allez 
prêcher  ceux  qui  veulent  vous  entendre  l.  » 

1  Ep.  ad  Farci,  int.  ep.  Calv.,  p.  5. 


à  I5i5  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  28Ô 

Du  reste,  cette  impuissance  du  ministère  des  prédicants  était  déjà 
notoire  en  1532.  Dans  le  quarante-deuxième  chapitre,  le  synode  de 
Berne  avoue  humblement  que  leurs  excellences  municipales  avaient 
enjoint  à  tous  les  ministres  de  prêcher  quatre  fois  par  semaine,  mais 
qu'ils  n'ont  pas  suivi  cet  ordre,  parce  qu'ils  n'avaient  pas  d'au- 
diteurs l. 

L'édit  confirmatif  des  municipaux  de  Berne,  étant  de  la  même 
main  de  Capiton,  présente  les  mêmes  incohérences.  Ces  incohé- 
rences ou  contradictions  étaient  d'ailleurs  inhérentes  à  la  prétendue 
réforme.  On  le  vit  en  1532,  dans  la  conférence  qu'il  y  eut  à  Zofing 
entre  les  zwingliens  et  ies  anabaptistes,  dans  le  but  de  convaincre  ces 
derniers  de  leurs  erreurs.  Les  prédicants  de  Berne  sentirent  fort  bien 
que  par  la  Bible  seule,  livrée  à  l'interprétation  particulière,  ils  ne 
triompheraient  jamais  de  leurs  antagonistes.  C'est  pourquoi  ils  aban- 
donnèrent le  principe  fondamental  de  la  réforme,  savoir,  que  l'E- 
criture est  l'unique  source  du  christianisme,  et  qu'elle  n'a  pas  besoin 
d'interprète  authentique.  Ils  se  donnèrent  un  air  d'autorité,  d'ancien- 
neté et  de  légitimité,  et  osèrent  demander  :  La  mission  des  anabap- 
tistes est-elle  légitime  ?  Qu'est-ce  que  l'Eglise,  et  où  est  la  véritable? 
—  Autant  de  traits  dont  ils  se  perçaient  eux-mêmes.  Il  paraît  que 
les  anabaptistes  surent  bien  le  leur  faire  sentir.  Car  les  excellences 
municipales  de  Berne  n'approuvèrent  pas  le  résultat  de  la  confé- 
rence :  elles  trouvèrent  plus  simple  de  bannir  ou  de  noyer  ceux 
qu'on  n'avait  pu  convaincre  2.  C'est  par  des  moyens  semblables  de 
ruse  et  de  violence  qu'elles  pervertiront  le  canton  de  Vaud  ou  de 
Lausanne,  et  le  pays  de  Genève. 

Le  canton  de  Soleure  donna,  au  contraire,  un  exemple  aussi  beau 
que  rare.  En  1533,  les  cinq  cantons  catholiques,  ayant  à  réclamer 
des  Soleurois  une  satisfaction  pour  les  secours  qu'ils  avaient  fournis 
à  Berne  dans  la  dernière  guerre,  leur  firent  trois  propositions,  avec 
pleine  liberté  d'accepter  celle  qui  leur  conviendrait  le  mieux.  Ils 
leur  demandèrent  ou  de  payer  mille  écus  pour  les  frais  de  la  guerre, 
ou  de  renvoyer  le  ministre  luthérien,  ou  de  se  soumettre  à  un  juge- 
ment pour  le  tort  qu'ils  avaient  fait  aux  catholiques.  Or,  les  Soleu- 
rois, gens  judicieux  et  déjà  dégoûtés,  comme  le  dit  leur  historien 
Haffner,  des  prédications  haineuses  et  querelleuses  de  la  réforme, 
acceptèrent  la  condition  la  moins  onéreuse  et  la  plus  raisonnable, 
malgré  les  sollicitations  des  Bernois,  qui  conjuraient  leurs  alliés  de 
Soleure  de  préférer  le  trésor  inestimable  de  la  vérité  zwinglienne  à 
un  peu  d'argent.  Ils  congédièrent  donc  le  ministre  protestant,  dont 

1  Haller,  c.  10,  1 1  eU2.  —  *  lbid.,  c.  14. 


28f»  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  I.XXX1V.—  De  151? 

les  disciples  tolérés  depuis  trois  ans  avaient  déjà  presque  obtenu  la 
majorité  dans  les  conseils,  mais  qui  commençaient  à  s'entre-détruire 
par  suite  des  troubles  suscités  par  les  anabaptistes  et  les  divisions  de 
leurs  propres  ministres.  Cette  division  lit  comprendre  aux  Soleurois 
qu'une  telle  doctrine  ne  pouvait  être  la  vérité  chrétienne.  Du  reste, 
on  ne  fit  aucun  mal  aux  réformés,  on  ne  les  condamna  ni  au  silence, 
ni  à  la  noyade,  nia  un  emprisonnement  perpétuel  au  pain  et  à  l'eau, 
comme  les  Bernois  tirent  aux  anabaptistes  :  ils  eurent  même  la  li- 
berté d'aller  entendre  le  prêcbe  dans  un  village  voisin  de  la  ville  de 
Soleure. 

Mais  à  l'instar  de  tous  les  sectaires,  les  nouveaux  réformateurs  ne 
voulurent  se  soumettre  à  aucune  loi  ni  ordonnance  :  l'autorité  du 
gouvernement,  la  majorité  du  peuple  même  n'étaient  respectables  à 
leurs  yeux  qu'autant  qu'elles  se  prononçaient  en  faveur  de  l'anarchie 
religieuse.  Un  jour  donc  que  les  principaux  membres  du  conseil  se 
trouvaient  à  la  campagne,  ils  s'assemblèrent  dans  Soleure  même,  et 
résolurent  de  s'emparer,  le  30  octobre,  à  une  heure  après  minuit,  de 
l'arsenal  et  de  l'église  des  Cordeliers,  de  surprendre  les  prêtres  dans 
leur  lit,  et  de  massacrer  tous  les  catholiques  en  cas  de  résistance. 
Malheureusement  pour  eux,  un  honnête  citoyen,  quoique  partageant 
les  nouvelles  opinions,  fut  révolté  de  leur  entreprise  criminelle,  et 
en  avertit  l'avoyer  en  charge,  Nicolas  de  Wengi. 

Ce  magistrat  prit  sur-le-champ  les  mesures  les  plus  propres  à 
déjouer  le  complot.  En  peu  de  temps,  des  hommes  et  même  des 
femmes  chrétiennes  se  réunirent  en  armes  autour  de  lui.  Ils  occu- 
pèrent aussitôt  l'église  de  Saint-Ours,  le  cimetière,  la  rue  qui  con- 
duit à  l'arsenal,  ainsi  qu'à  la  maison  de  ville  ;  puis  ils  attendirent 
avec  calme  l'agression  des  nouveaux  évangéliques.  Ceux-ci  arrivè- 
rent en  effet  à  l'heure  convenue,  et  virent  avec  effroi  les  catholiques 
tout  prêts  à  se  défendre.  Ils  se  précipitèrent  néanmoins  vers  l'arsenal, 
et,  s'en  étant  rendus  maîtres,  ils  prirent  des  canons  et  dressèrent  une 
barricade.  Mais,  dans  le  même  moment,  ils  furent  entourés  par  les 
catholiques  armés  de  haches  et  de  carabines,  et  qui  occupaient  toutes 
les  rues  et  toutes  les  maisons  autour  de  l'arsenal.  A  cette  vue,  les 
rebelles  perdirent  courage,  quoique  l'arsenal  fût  encore  entre  leurs 
mains.  Retirez-vous  !  leur  criait-on  de  tous  côtés,  retirez-vous,  sinon 
vous  serez  tous  exterminés!  Alors,  sans  que  les  catholiques  fissent 
un  mouvement  pour  les  inquiéter  dans  leur  retraite,  ils  rebroussèrent 
chemin,  passèrent  le  pont,  dont  ils  enlevèrent  les  planches,  et  élevè- 
rent dans  le  faubourg  une  espèce  de  rempart  entre  l'église  et  l'an- 
cien hôpital. 

Us  ne  se  crurent  pas  plus  tôt  en  sûreté,  qu'ils  se  mirent  de  nou- 


à  I5i5  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  287 

veau  à  insulter  les  catholiques  par  des  vociférations  et  les  gestes  les 
plus  indécents.  C'est  une  déclaration  de  guerre  !  s'écrient  les  ca- 
tholiques indignés  :  aussitôt  ils  courent  chercher  l'artillerie.  Un 
brave  citoyen,  attaché  à  l'ancienne  foi,  tire  un  coup  de  canon  qui 
porte  dans  le  lieu  où  les  novateurs  étaient  réunis,  mais  sans  blesser 
personne.  Le  même  capitaine  va  tirer  un  second,  lorsque  l'avoyer 
de  Wengi  accourt  hors  d'haleine,  se  met  devant  la  bouche  du  canon, 
et  crie  à  ses  frères  les  catholiques  :  Chers  et  pieux  citoyens  !  si  vous 
voulez  tirer  de  l'autre  côté,  je  serai  votre  première  victime  !  consi- 
dérez mieux  l'état  des  choses.  —  A  ce  dévouement  sublime  du  ma- 
gistrat chrétien,  amis  et  ennemis  sont  saisis  d'un  étonnement  res- 
pectueux ;  la  mèche  fumante  tombe  des  mains  du  capitaine  ;  un  grand 
nombre  d'entre  les  rebelles  ouvrent  les  yeux,  se  repentent  de  leur 
imprudence,  et  rentrent  dans  la  ville  par  des  chemins  détournés, 
aimant  mieux  renoncer  à  la  secte  zwinglienne  que  d'abandonner 
leurs  femmes  et  leurs  enfants,  leurs  maisons  et  leurs  propriétés.  Les 
autres,  voyant  que  leur  projet  avait  échoué  et  qu'ils  ne  pouvaient 
même  plus  se  fier  à  leurs  adhérents,  se  retirèrent  ailleurs,  attendant 
des  secours  et  des  circonstances  plus  favorables. 

C'est  ainsi  que  la  foi  catholique  et  l'ordre  social  furent  sauvés  à 
Soleure,  par  la  seule  fermeté  de  l'avoyer  Wengi,  et  sans  aucune 
effusion  de  sang.  Le  conseil  de  la  ville  et  du  canton,  se  voyant  dé- 
barrassé des  principaux  perturbateurs,  et  son  propre  sein  purgé  des 
fauteurs  ou  complices  de  la  révolte,  attaqua  le  mal  par  sa  racine.  Il 
renvoya  les  prêcheurs  luthériens,  et  rétablit  l'ancienne  religion  dans 
la  ville  et  dans  la  campagne,  excepté  dans  un  bailliage  où  la  réforme 
protestante  avait  été  déjà  précédemment  adoptée  avec  la  permission 
du  gouvernement. 

Zurich  et  Berne  intercédèrent  vivement  en  faveur  des  séditieux. 
Leurs  efforts  furent  inutiles.  Soleure,  soutenue  par  les  cantons  ca- 
tholiques, montra  une  sage  fermeté.  Semblable  à  un  médecin  habile 
et  intelligent,  qui  déteste  la  maladie,  mais  qui  aime  le  malade,  le 
conseil  de  Soleure  fut  inébranlable  dans  la  chose  essentielle,  con- 
ciliant et  modéré  dans  tout  le  reste  ;  il  refusa  nettement  cette  pré- 
tendue liberté  religieuse  que  les  rebelles  vaincus  réclamaient  encore 
avec  insolence  et  qu'ils  n'avaient  jamais  accordée  à  leurs  adver- 
saires. Il  ne  voulut  permettre  ni  la  profession  publique,  ni  la  pro- 
pagation de  la  secte  zwinglienne,  mais  il  se  montra  doux  et  humain 
envers  les  personnes  coupables  ou  égarées.  Ou  en  vint  à  une  sen- 
tence arbitrale  qui,  sans  toucher  la  question  religieuse,  portait  qu'à 
l'exception  de  huit  chefs  de  la  révolte,  tous  les  autres  citoyens  fugi- 
tifs pourraient  librement  retourner  dans  la  ville  de  Soleure  ;  que 


•288  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

trente-deux  seulement  des  plus  coupables  seraient  condamnés  en- 
semble à  une  amende  de  quatre  mille  six  cent  quatre-vingts  livres  ; 
que  dix-sept  luthériens  étrangers  quitteraient  la  ville  et  le  territoire 
de  Soleure,  avec  leurs  familles,  dans  le  terme  d'un  mois;  que  tous 
les  habitants  de  la  campagne  qui  avaient  pris  part  à  la  sédition  pour- 
raient retourner  paisiblement  dans  leurs  foyers  sans  payer  d'amende 
et  sans  être  inquiétés  en  aucune  manière.  C'est  ainsi,  dit  l'historien 
protestant  Stettler,  que  se  termina  cette  fâcheuse  affaire,  et  depuis 
ce  temps-là  on  n'a  guère  entendu  parler  de  religion  réformée  dans 
la  ville  de  Soleure  *. 

Sur  la  fin  de  la  même  année,  le  17  décembre  1533,  Soleure  entra 
dans  l'alliance  que  les  cantons  catholiques  et  le  Valais  avaient  con- 
tractée, tant  entre  eux  qu'avec  le  chef  de  l'Église  universelle,  le  pape 
Clément  VII,  dans  le  but  de  se  soutenir  mutuellement  pour  le  main- 
tien du  libre  exercice  de  la  religion  catholique  2. 

Dans  bien  des  pays  il  y  a  des  concours  de  sciences  et  d'arts  :  on 
donne  des  prix  de  philosophie,  de  rhétorique,  de  calcul,  de  dessin, 
de  peinture;  il  y  a  des  concours  et  des  prix  d'agriculture,  d'horti- 
culture, de  charrues,  de  bétail  :  dans  des  maisons  d'éducation,  on 
donne  des  prix  de  vertu  et  de  sagesse  ;  en  France,  il  y  a  même  une 
fondation  pour  récompenser  la  bienfaisance  pauvre  et  ignorée.  Sup- 
posé maintenant  qu'il  y  ait  quelque  part  concours  et  prix  de  vertu  et 
de  sagesse  pour  les  peuples  comme  pour  les  individus  ;  supposé 
que  l'histoire  universelle  de  l'Eglise  catholique  soit  comme  le  grand 
jury  de  la  chrétienté,  pour  examiner  quel  a  été  le  peuple  d'Europe 
qui,  depuis  dix-huit  siècles,  dans  les  circonstances  les  plus  critiques, 
les  épreuves  les  plus  difficiles,  s'est  montré  constamment  fidèle  à 
Dieu  et  aux  hommes,  inébranlable  dans  les  revers,  modéré  dans  la 
victoire,  ^gaiement  ami  de  l'ordre,  de  la  justice  et  de  la  liberté  : 
nous  croyons  que,  prenant  pour  règle  la  loi  de  Dieu  interprétée  par 
son  Église,  le  jury  chrétien  se  déclarerait  pour  les  petits  peuples, 
pour  les  petites  républiques  de  Schwitz,  d'Uri,  d'Unterwald,  de  Zug 
et  de  Lucerne.  Depuis  leur  première  apparition  dans  l'histoire,  1307, 
jusqu'à  nos  jours,  six  siècles  durant,  et  dans  leur  lutte  primitive 
contre  l'oppression,  et  dans  leur  lutte  contre  l'anarchie  religieuse  du 
seizième  siècle,  et  dans  leur  lutte  actuelle  contre  l'anarchie  religieuse 
et  sociale  du  dix-neuvième,  toujours  on  les  trouve  semblables  à  eux- 
mêmes,  pleins  de  foi,  de  loyauté,  de  bravoure,  de  bon  sens,  toujours 
indomptables  non-seulement  à  la  force  brutale,  mais  encore  à  la  sé- 
duction des  mauvaises  doctrines.  Nous  avons  vu  les  empereurs  alle- 

1  Chronique  de  Stettler,  t.  2,  p.  6!  et  62.—  2  Hallcr,  c.  14. 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  289 

mands,  au  lieu  de  se  soumettre  à  la  loi  de  Dieu,  interprétée  par 
l'Église,  se  poser  eux-mêmes  comme  la  loi  souveraine  et  vivante  ; 
nous  avons  vu  les  rois  faire  comme  les  empereurs  ;  nous  avons  vu  le 
moine  Luther  étendre  ce  droit  à  chaque  individu,  et  poser  ainsi  l'anar- 
chie universelle  en  principe  fondamental.  Les  pâtres  républicains  et 
catholiques  deSchwitz,  d'Uri,  d'Unterwald,  de  Zug  et  de  Lucerne  ne 
s'y  sont  pas  laissé  prendre  :  toujours  ils  ont  reconnu  une  loi  au- 
dessus  d'eux  et  des  autres,  la  loi  de  Dieu,  reçue,  conservée,  ensei- 
gnée et  interprétée  par  l'Église  de  Dieu. 


19 


290  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1Y.  —  De  1517 


VIe. 


LA  SUÈDE ,  LE  DANEMARK  ET  LA  NORWÉGE ,  ENTRAINES  DANS  L  APO- 
STASIE PAR  LES  ROIS  ET  LES  NOBLES.  EFFORTS  DES  PAPES  ADRIEN  VI 
ET  CLÉMENT  VII  POLR  EMPÊCHER  L'APOSTASIE  DE  L' ALLEMAGNE  , 
QUI  SE  BROUILLE  ET  SE  DIVISE  DE  PLUS  EN  PLUS.  CONFESSION  D'AUGS- 
BOURG.  LUTHER  ET  MÉLANCHTON  CONSEILLENT  LA  BIGAMIE  AU  ROI 
D'ANGLETERRE  ET  LA  PERMETTENT  Al  LANDGRAVE  DE  I1ESSK.  ROYAUME 
DES  ANABAPTISTES  A  MUNSTER  :  SONT  CONDAMNÉS  A  l'EXTERMINA- 
TION    PAR   LES   DOCTEURS   DU    PROTESTANTISME. 

Pour  l'honneur  de  l'Europe  et  le  bonheur  du  genre  humain,  une 
chose  était  à  souhaiter  :  c'est  que  tous  les  rois  et  les  peuples  de  l'Oc- 
cident eussent  la  foi,  la  loyauté  et  le  bon  sens  des  pâtres  de  l'Helvétie. 
Mais  il  s'en  fallait  de  beaucoup.  De  là  cette  facilité  de  séduction  dans 
bien  des  pays. 

Au  septentrion,  dans  la  Suède,  le  Danemark  et  la  Norwége,  le 
peuple  et  le  clergé  étaient  sincèrement  catholiques  :  l'apostasie  fut 
l'œuvre  des  rois  et  des  nobles,  qui,  parjures  à  leurs  serments,  trans- 
plantèrent chez  eux  les  principes  du  moine  apostat  de  Wittemberg, 
pour  voler  le  clergé,  opprimer  le  peuple,  et  asservir  l'un  et  l'autre  au 
pouvoir  désormais  absolu  des  rois  :  en  sorte  que  le  clergé  n'est  plus 
depuis  lors  qu'un  instrument  administratif  pour  tenir  le  peuple  dans 
la  servitude. 

Dans  l'origine,  les  rois  de  Danemark,  de  Suède  de  Norwége, 
étaient  électifs,  leur  pouvoir  fort  borné,  ainsi  que  leurs  domaines  : 
la  puissance  principale  était  entre  les  mains  du  sénat  et  de  l'assem- 
blée nationale.  Ces  peuples,  qui  ne  vivaient  que  pour  la  guerre  et 
par  la  guerre,  étaient  très-jaloux  de  leur  liberté  et  de  leur  indépen- 
dance :  ce  sont  eux  que  nous  avons  vus,  sous  le  nom  de  Danois  et 
de  Normands,  ravager  l'Europe  pendant  tout  un  siècle.  Le  christia- 
nisme pénétra  lentement  chez  eux.  Leur  premier  apôtre  fut  saint 
Anscaire,  que  le  pape  Grégoire  IV  établit,  l'an  830,  archevêque  de 
Hambourg  et  légat  apostolique  pour  les  Suédois,  les  Danois  ,  les 
Slaves  et  les  autres  nations  septentrionales,  entre  autres  l'Islande  et 
le  Groenland.  Les  successeurs  de  saint  Anscaire  dans  le  siège  de 
Hambourg  et  dans  la  légation  apostolique,  notamment  saint  Rem- 


à  (545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  291 

bert,  saint  Adaldague,  saint  Libentius,  continuèrent  son  œuvre.  Vers 
la  fin  du  dixième  siècle,  saint  Sifrid  fut  l'apôtre  particulier  de  la 
Suède,  où  il  établit  un  siège  épiscopal  à  Wexiow.  de  concert  avec 
l'archevêque  de  Hambourg,  légat  du  Saint-Siège  pour  toute  la  Scan- 
dinavie. Plus  tard,  les  Papes  établirent  des  archevêques  à  Lund  ou 
Lunden  en  Danemark,  à  Drontheim  en  Norwége,  à  Upsal  en  Suède  ; 
l'archevêque  de  Lunden  fut  même  déclaré  légat  apostolique  pour  les 
trois  royaumes,  à  la  place  de  celui  de  Hambourg. 

La  Scandinavie  ne  fut  pas  stérile  en  saints;  nous  en  avons  vu 
même  sur  le  trône  :  saint  Canut  en  Danemark,  saint  Eric  ou  Henri 
en  Suède,  saint  Olaùs  en  Norwége.  Tout  le  monde  connaît  sainte 
Brigitte  de  Suède,  et  sa  fille,  sainte  Catherine.  Les  relations  des  rois 
Scandinaves  avec  le  chef  de  l'Église  universelle  furent  généralement 
amicales  :  les  trois  royaumes  payaient  au  Saint-Siège  une  redevance 
sous  le  nom  de  denier  de  saint  Pierre.  Nous  en  avons  vu  une  preuve 
vers  le  milieu  du  quatorzième  siècle.  Christophe  roi  de  Danemark, 
ayant  été  chassé  du  royaume  pour  ses  violences  et  sa  mauvaise  con- 
duite, ayant  même  été  mis  à  mort  l'an  1336,  les  habitants  de  la  Sca- 
nie  se  donnèrent  au  roi  de  Suède,  Magnus ,  pour  se  délivrer  de 
plusieurs  petits  tyrans  qui  les  opprimaient.  Magnus  envoya  au  pape 
Benoît  XII,  le  priant  de  lui  confirmer  la  possession  de  la  Scanie,  à 
lui  et  à  sa  postérité,  et  de  lui  permettre  de  retirer  encore,  s'il  pou- 
vait, d'autres  terres  d'entre  les  mains  des  tyrans.  Vu  principalement, 
ajoutait-il,  que  le  royaume  de  Danemark  n'a  jamais  été  sujet  à  l'em- 
pire, mais  à  l'Eglise  romaine,  à  laquelle  il  paye  tribut,  ce  que  je 
suis  prêt  à  continuer  *. 

Le  Danemark,  la  Norwége  et  la  Suède  vécurent  tantôt  sous  un 
même  sceptre,  tantôt  sous  deux,  tantôt  sous  trois  :  situation  sujette 
à  bien  des  révolutions.  L'influence  du  christianisme  et  de  l'Église 
catholique  contribuait  à  les  rendre  et  moins  fréquentes  et  moins 
sanglantes.  L'an  1397,  la  princesse  Marguerite,  tout  ensemble  reine 
de  Danemark  et  de  Suède,  assembla  les  États  de  ses  trois  royaumes 
à  Calmar  en  Suède,  et  y  fit  approuver  l'union  perpétuelle  des  trois 
couronnes  du  Nord.  On  fit  à  ce  sujet  une  loi  fondamentale,  qui  fut 
appelée  l'union  de  Calmar.  Elle  consistait  en  trois  principaux  ar- 
ticles. Le  premier,  que  ces  trois  royaumes,  naturellement  électifs, 
n'auraient  dans  la  suite  que  le  même  roi,  qui  serait  cependant  élu 
tour  à  tour  dans  les  trois  royaumes,  sans  que  la  dignité  royale  pût 
être  affectée  à  aucun  par  préférence  aux  autres,  à  moins  que  le 


1  Raynald,  1339,  n.  84,  avec  la  note  de  Mansi.  —  En  cette   Histoire,  t.  20, 
p.  353. 


292  HISTOIRE  UNIVERSELLE    jl.iv.  LXXXIV.  —  De  1517 

prince  n'eût  des  enfants  ou  des  parents  que  les  trois  États  assemblés 
jugeassent  dignes  de  lui  succéder.  Le  second  article  consistait  dans 
l'obligation  que  le  souverain  avait  de  partager  tour  à  tour  sa  rési- 
dence dans  les  trois  royaumes,  et  de  consommer  dans  chacun  le  re- 
venu de  chaque  couronne,  sans  en  pouvoir  transporter  ailleurs  les 
deniers,  ni  les  employer  que  pour  l'utilité  particulière  de  l'Etat  d'où 
ils  seraient  tirés.  Le  troisième  et  le  plus  important,  que  chaque 
royaume  conserverait  sou  sénat,  ses  lois,  ses  coutumes  et  ses  privi- 
lèges, et  que  les  gouverneurs,  les  magistrats,  les  généraux,  les  évo- 
ques et  même  les  troupes  et  les  garnisons  seraient  prises  de  chaque 
pays,  sans  qu'il  pût  être  jamais  permis  au  roi  de  se  servir  d'étran- 
gers ni  de  ses  sujets  de  ses  autres  royaumes,  qui  seraient  réputés 
étrangers  dans  le  gouvernement  de  l'Etat  où  ils  ne  seraient  pas 
nés  f. 

La  reine  Marguerite  étant  morte  en  1412,  Eric  IX,  Christophe  III, 
Christiern  ou  Christian  Ier,  Jean  II,  Christiern  ou  Christian  II  furent 
successivement  rois  de  Danemark,  de  Norwége  et  de  Suède ,  mais 
non  sans  peine  ni  sans  trouble.  La  Suède,  ou  du  moins  une  partie  de 
ce  royaume,  se  donna  quelques  années  pour  roi  Charles  Canutson, 
qui  fut  obligé  de  renoncer  à  la  couronne  ;  puis  trois  administrateurs 
du  royaume,  qui  ne  le  furent  que  d'une  manière  intermittente,  et 
dont  le  dernier,  Sténon,  mourut,  en  1519,  d'une  blessure  qu'il  avait 
revue  dans  une  bataille  contre  les  troupes  de  Christian  IL 

Christian  ou  Christiern  II,  reconnu  pour  successeur  du  roi  Jean, 
son  père,  dès  l'an  l-i8G,  lui  succéda  réellement  en  1513.  L'année  sui- 
vante, il  fut  couronné  au  mois  de  mai  par  l'archevêque  de  Lunden, 
jura  solennellement  le  maintien  de  ia  foi  catholique,  ainsi  que  des 
privilèges  du  clergé  et  de  la  noblesse,  privilèges  qui  limitaient  sin- 
gulièrement sa  puissance  royale  ;  les  États  lui  firent  même  promettre 
qu'il  ne  ferait  rien  de  son  vivant  pour  procurer  le  trône  ni  à  un  de  ses 
fils  nia  personne  autre.  Or,  Christiern  était  d'un  naturel  ambitieux, 
despotique,  cruel  et  perfide.  Il  écarta  les  grands  de  l'administration 
du  royaume,  n'y  appela  que  des  gens  de  basse  condition  ;  son  prin- 
cipal conseil  était  une  femme  néerlandaise,  dont  la  fille  était  sa  con- 
cubine. Du  reste,  Christiern  était  dévoué  au  Pape  et  à  l'Église 
romaine,  mais  autant  que  son  dévouement  profiterait  à  ses  intérêts. 
En  1517,  il  accorda  au  nonce  Arcimbold  la  permission  de  prêcher 
les  indulgences  dans  les  royaumes  du  Nord,  mais  contre  un  présent 
de  onze  cents  florins.  Et  comme  le  nonce  ne  s'acquitta  point  à  son 
gré  de  certaines  intrigues  politiques  en  Suède,  il  lui  enleva,  l'année 

1  Vcitot,  Hist.  des  Révol.  de  Suède. 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  293 

suivante,  une  somme  beaucoup  plus  considérable,  recueillie  pour  la 
basilique  de  Saint-Pierre. 

La  Suède  était  divisée  en  deux  partis  :  l'un,  ayant  à  sa  tête  Gus- 
tave Trolle,  archevêque  d'Upsal  et  président-né  du  sénat,  tenant  pour 
Christiern  ;  l'autre,  ayant  pour  chef  Sténon,  administrateur  du 
royaume,  demandant  un  roi  particulier,  contrairement  à  l'union  de 
Calmar.  Ce  dernier  parti  avait  déposé  l'archevêque,  rasé  son  château, 
et  confiné  sa  personne  dans  un  monastère  ;  procédé  certainement 
irrégulier  et  nul,  le  jugement  définitif  des  causes  majeures  dans 
l'Eglise  appartenant,  non  point  aux  états  d'aucun  royaume,  mais  au 
chef  seul  de  l'Église  universelle.  Cependant  on  dit  que  le  nonce  con- 
firma cette  déposition  et  engagea  l'archevêque  à  s'y  soumettre; 
qu'ensuite  le  pape  Léon  X  blâma  la  conduite  du  nonce,  et  ordonna 
le  rétablissement  de  l'archevêque  sur  son  siège.  Il  est  difficile  de  savoir 
au  juste  la  vérité  au  milieu  des  relations  suspectes  d'auteurs  protes- 
tants, relations  souvent  contradictoires,  selon  qu'ils  appartiennent  au 
Danemark  ou  à  la  Suède. 

Enfin,  Christiern  se  rendit  lui-même  en  J  518,  devant  Stockholm. 
Sténon,  l'ayant  repoussé,  il  eut  recours  à  l'artifice,  et  proposa  une 
entrevue  à  l'administrateur  dans  Stockholm,  en  demandant  six  otages 
choisis  dans  les  premières  familles.  Ces  otages,  parmi  lesquels  se 
trouvait  Gustave  Vasa,  étant  arrivés  sur  la  flotte  danoise,  le  perfide 
monarque  les  traita  en  prisonniers,  et  partit  pour  le  Danemark. 
En  1520,  Christiern  revint  en  Suède  avec  une  armée;  les  Suédois 
furent  défaits,  et  Sténon  blessé  mortellement.  L'archevêque  d'Upsal 
présida  les  états  de  Suède,  et  proposa  de  reconnaître  Christiern  :  ce 
qui  eut  lieu.  Une  amnistie  générale  fut  proclamée.  Stockholm,  où. 
s'était  retirée  la  veuve  de  Sténon,  résista  quelque  temps.  Christiern 
vint  lui-même  avec  sa  flotte,  et  jeta  l'ancre  tout  auprès.  Presque  tout 
le  clergé,  une  partie  de  la  noblesse  allèrent  lui  rendre  leurs  hom- 
mages. La  ville  consentit  enfin  à  le  recevoir.  Il  promit  de  conserver  à 
la  Suède  ses  libertés,  de  donner  à  la  veuve  de  l'administrateur  un 
établissement  en  Finlande,  et  de  mettre  le  passé  en  oubli.  Il  fit  son 
entrée  dans  Stockholm  le  7  septembre,  renvoya  son  couronnement 
au  2  novembre,  convoqua  pour  cette  époque  l'assemblée  des  états, 
et  partit  pour  Copenhague. 

De  retour  à  Stockholm  dès  la  fin  d'octobre,  il  demanda  aux  évê- 
ques  et  aux  sénateurs  un  acte  qui  le  reconnût  monarque  héréditaire, 
et  se  fit  couronner  deux  jours  après  par  l'archevêque  d'Upsal.  Il  y 
eut  à  cette  occasion  des  fêtes  et  des  réjouissances  où  il  se  montra 
prévenant  et  affable,  mais  c'était  pour  mieux  cacher  ses  mauvais 
desseins.  Sous  prétexte  d'exécuter  la  bulle  du  Pape  contre  ceux  qui 


294  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

avaient  déposé  l'archevêque,  mais  dans  la  réalité  pour  abattre  les 
meilleures  têtes  du  royaume,  et  inaugurer  son  despotisme  par  leur 
sang,  il  les  fit  traduire,  malgré  l'amnistie,  devant  une  commission 
judiciaire  ;  puis,  selon  certains  historiens,  sans  attendre  même  aucune 
sentence,  il  envoya  des  bourreaux  leur  annoncer  leur  dernière  heure, 
leur  refusa  la  consolation  de  se  confesser  à  un  prêtre,  et  les  fit  exécuter 
publiquement,  en  un  même  jour,  au  nombre  de  soixante-dix  à 
quatre-vingts,  tant  sénateurs  et  seigneurs  qu'évêques.  Non  content 
du  meurtre  de  tant  de  nobles  personnages,  il  abandonna  les  habitants 
de  Stockholm  à  la  fureur  de  ses  troupes,  sans  distinction  d'âge  ni  de 
sexe.  Tel  qu'un  tigre  qui  une  fois  a  goûté  le  sang,  Christiern  en 
parut  insatiable.  Dans  son  retour  de  Suède  en  Danemark,  il  fit  élever 
des  échafauds  dans  toutes  les  villes  qu'il  traversa,  notamment  à 
Vatsten,  la  terre  du  sainte  Brigitte.  Au  monastère  de  Nidal,  quoiqu'il 
y  eût  été  reçu  avec  de  grands  honneurs,  il  fit  saisir,  à  l'issue  de  la 
messe,  l'abbé  et  les  moines,  et  jeter  dans  la  rivière  les  mains  liées 
derrière  le  dos.  L'abbé  ayant  rompu  ses  liens,  et  essayant  de  se  sauver 
à  la  nage,  Christiern  lui  fit  fracasser  la  tête  à  coups  de  lance. 

Avec  de  pareils  instincts,  le  Néron  du  Nord  dut  ressentir  une  na- 
turelle sympathie  pour  le  dieu  et  la  religion  de  Luther  :  dieu-tyran 
qui  nous  punit  non-seulement  du  mal  que  nous  n'avons  pu  éviter, 
mais  même  du  bien  que  nous  avons  fait  de  notre  mieux  ;  dieu  sans 
foi  et  sans  parole,  qui  abandonne  son  Église  après  avoir  promis  d'être 
avec  elle  tous  les  jours  jusqu'à  la  consommation  des  siècles  ;  une  re- 
ligion qui  fait  de  l'homme  une  machine,  des  bonnes  œuvres  autant 
de  crimes,  des  crimes  autant  de  bonnes  œuvres;  qui,  en  principe, 
ne  donne  à  chacun  pour  règle  que  soi-même,  mais  qui ,  en  fait,  ne 
donne  à  tous  pour  règle  que  la  ruse  et  la  force,  autrement  la  tyrannie. 

Aussi,  dès  1520,  Christiern  II  demanda-t-il  lui-même  un  prédicant 
luthérien,  et  lui  assigna-t-il  une  église  de  Copenhague  pour  y  débiter 
le  nouvel  évangile.  L'année  suivante  1521,  il  défendit  à  l'université 
de  sa  capitale  de  condamner  les  écrits  de  Luther.  L'archevêché  de 
Lunden  possédait  en  propriété  l'île  de  Bornholm;  il  la  réclama 
comme  domaine  de  la  couronne  ;  l'archevêque  se  démit  pour  se  tirer 
d'embarras.  Comme  les  chanoines  se  refusaient  néanmoins  au  bon 
plaisir  royal,  Christiern  les  fit  incarcérer,  et  s'empara  de  l'île  en  1521. 
Il  nomma  son  ancien  barbier  et  son  favori  Schlaghok  archevêque  de 
cette  métropole;  puis,  l'année  suivante  1522,  en  présence  du  nonce 
apostolique,  il  le  fit  pendre  et  brûler,  comme  auteur,  par  ses  conseils, 
du  massacre  des  évêques  et  des  seigneurs  à  Stockholm.  Dans  son 
code  de  lois,  il  défendait  à  tout  évêque,  prêtre  ou  moine,  d'acquérir 
un  bien,  à  moins  qu'il  ne  fût  marié.  Il  défendait  également  à  tous  les 


à  1545  de  l'ère  chr.j         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  295 

clercs  de  porter  et  faire  juger  leurs  causes  à  Rome,  et  voulait  qu'elles 
fussent  terminées  dans  le  royaume  par  un  tribunal  qu'il  y  instituerait 
lui-même l.  En  ôtant  aux  prêtres  l'appui  de  Rome  et  en  leur  donnant 
une  femme,  il  était  sûr  d'en  faire  de  serviles  instruments  de  son 
despotisme. 

Le  clergé  danois  n'en  était  pas  encore  là.  Excédés  de  tant  d'or- 
donnances et  exécutions  tyranniques,  les  évêques  et  la  noblesse  de 
Danemark  renoncèrent,  en  1523,  à  l'obéissance  de  Christiern  II;  leur 
exemple  fut  suivi  la  même  année  par  les  autres  provinces  et  États  du 
royaume.  Parmi  les  innombrables  griefs  qu'ils  alléguèrent  contre  lui 
dans  leur  manifeste,  ils  lui  reprochaient  en  particulier  d'avoir  infecté 
son  épouse  de  l'hérésie  luthérienne  ,  d'avoir  introduit  cette  hérésie 
dans  son  royaume  catholique,  et  maltraité  les  évêques  de  bien  des 
manières.  L'évêque  de  Roskild  ou  Roschild,  qui  était  en  même  temps 
chancelier  du  royaume,  lui  reprocha  en  outre  de  s'être  moqué  du 
Pape,  des  cardinaux  et  de  l'ordre  épiscopal  ;  d'avoir  fait  noyer  un 
abbé  et  ses  moines;  d'avoir  arraché  des  églises  et  des  cimetières  et 
exécuté  bien  des  innocents  qui  s'y  étaient  réfugiés;  de  lui  avoir  en- 
levé à  lui-même  sa  juridiction,  pillé  son  église  et  ses  biens.  Chris- 
tiern, qui  jusqu'alors  avait  gouverné  si  despotiquement,  perdit  à 
l'instant  tout  courage;  il  se  plaignit,  dans  une  lettre  aux  états  du  Jut- 
land,  d'être  condamné  sans  avoir  été  entendu;  il  s'offrit,  pour 
l'expiation  du  massacre  de  Stockholm,  d'aller  en  pèlerinage  à  Rome, 
de  fonder  pour  l'âme  de  ceux  qui  avaient  été  mis  à  mort  beaucoup 
de  messes  et  d'églises,  de  gouverner  désormais  uniquement  d'après 
le  conseil  des  états.  Ces  promesses,  et  d'autres  encore,  ne  lui  servirent 
de  rien  ;  car  on  ne  pouvait  prendre  aucune  confiance  en  son  carac- 
tère à  la  fois  impétueux  et  variable.  La  Norwége,  une  partie  du  Da- 
nemark, la  moitié  des  duchés  de  Sleswig  et  de  Holstein  lui  restaient 
soumis.  Toutefois,  ceux  de  Lubeck  lui  ayant  déclaré  la  guerre,  il  fut 
tellement  découragé,  que,  dès  le  mois  d'avril  1523,  il  s'enfuit  de 
Danemark  avec  sa  femme,  ses  enfants  et  ses  trésors  2. 

Dès  le  commencement  de  l'année  1523,  les  états  du  Jutland  offri- 
rent secrètement  la  couronne  danoise  à  son  oncle  paternel,  Fré- 
déric, duc  de  Sleswig  et  de  Holstein  ;  elle  fut  acceptée.  En  mars  de 
la  même  année,  il  fut  solennellement  élu  roi.  Il  jura,  comme  ses 
prédécesseurs,  le  maintien  de  la  foi  catholique,  ainsi  que  les  droits 
des  évêques.  Cependant  il  était  luthérien  dans  le  cœur.  La  dissimu- 
lation lui  était  nécessaire  pour  préparer  l'apostasie  de  son  peuple. 
Encore  en  1524,  les  Dithmarsiens,  population  guerrière  du  Hols- 

1  Schroeck,  Hist.  de  la  Réformation,  t.  2,  p.  67.  —  *  Ibid.,  p.  68-70. 


296  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

tein,  brûlèrent  un  moine  apostat  qui  prêchait  l'hérésie  de  Luther. 
La  même  année,  les  évêques,  appuyés  par  beaucoup  de  députés  à  la 
diète  danoise,  prirent  des  mesures  sévères  contre  l'hérésie  luthé- 
rienne :  les  prédicants  devaient  être  punis  de  la  prison  et  d'autres 
peines,  toute  innovation  interdite,  jusqu'à  la  décision  du  concile  gé- 
néral que  devait  indiquer  le  Pape.  L'apostat  Frédéric  dissimula  donc 
un  temps,  comme  autrefois  l'apostat  Julien.  En  1526,  il  prit  sous  sa 
protection  un  prédicant  de  l'hérésie,  moine  apostat,  qu'il  nomma 
son  chapelain.  En  4527,  il  fit  un  pas  de  plus.  Dans  la  diète  d'Oden- 
sée,  ayant  rappelé  qu'il  avait  promis  de  maintenir  la  foi  catholique 
romaine,  il  annonça  qu'il  ne  garderait  pas  son  serment,  attendu  que 
le  moine  Luther  trouvait  bien  des  abus  dans  l'ancienne  religion  du 
Danemark,  de  la  Suède  et  de  l'univers  chrétien  ;  en  conséquence,  sa 
volonté  royale  était  que  les  deux  religions,  la  nouvelle  de  Luther  et 
l'ancienne  de  saint  Anscaire,  fussent  sur  un  pied  d'égalité,  jusqu'à 
l'indiction  d'un  concile  général.  On  n'attendit  pas  jusque-là.  Malgré 
l'opposition  des  évêques  et  d'une  partie  de  la  noblesse,  le  roi  fit  adop- 
ter à  la  diète  les  résolutions  suivantes  :  que  les  évêques  ne  deman- 
deraient plus  leur  confirmation  au  Pape,  mais  au  roi;  que  le  clergé, 
les  églises  et  les  monastères  garderaient  leurs  biens  actuels,  jusqu'à 
ce  qu'ils  en  fussent  dépossédés  par  les  lois  du  pays;  que  les  ecclé- 
siastiques et  les  moines  pourraient  se  marier  l. 

Ainsi,  un  roi,  effrontément  parjure  du  serment  de  son  élection, 
enlève  au  peuple  la  foi  de  ses  pères,  à  l'Église  ses  biens,  au  Pape  sa 
primauté,  aux  évêques  leur  mission  divine,  pour  ne  faire  d'eux  et 
des  autres  clercs  que  des  fonctionnaires  civils,  des  employés  de  la 
police,  se  consolant  de  leur  apostasie  et  de  leur  dégradation  entre 
les  bras  d'une  femme  qui  n'est  pas  la  leur  et  ne  peut  l'être.  Chris - 
tiern  III,  fils  de  Frédéric,  acheva  l'apostasie  du  Danemark,  en  1533, 
parla  violence,  jetant  les  évêques  en  prison,  ne  leur  rendant  la  liberté 
et  leurs  biens  propres  qu'à  condition  de  renoncer  aux  biens  d'église 
et  à  toute  opposition  contre  les  innovations  religieuses.  Ces  rois 
achetèrent  le  consentement  des  nobles  en  leur  donnant  une  bonne 
part  au  vol  des  biens  consacrés  à  Dieu.  Des  moyens  semblables  por- 
tèrent la  Norwége  à  l'apostasie  en  1537,  l'Islande  en  1551. 

Il  en  fut  à  peu  près  de  même  en  Suède.  Gustave  Ericson  ou  Vasa, 
dont  le  père  fut  enveloppé  dans  le  massacre  de  Stockholm  en  1520, 
s'était  sauvé  dès  4519  de  la  prison  où  il  était  retenu  en  Danemark. 
Pendant  son  séjour  à  Lubeck,  il  prit  goût  à  la  révolution  religieuse 
de  Luther,  et  entretint  avec  ce  moine  apostat  une  correspondance 

1  Schroeck,  Hist.  de  la  Réformat.,  t.  2,  p.  77-79. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  297 

secrète.  Parvenu  en  Suède  sous  divers  déguisements,  et  soutenu  par 
les  paysans  de  la  Dalécarlie,  qui  étaient  zélés  catholiques,  il  battit  en 
plusieurs  rencontres  les  Danois,  qui  occupaient  la  Suède,  fut  élu  ad- 
ministrateur du  royaume  en  4521,  et  roi  l'an  1523.  Comme  nous 
avons  vu,  les  rois  de  Suède  étaient  électifs,  n'avaient  qu'un  pouvoir 
limité  et  des  domaines  assez  médiocres  :  la  nation,  jalouse  de  sa 
liberté,  ne  voulait  pas  de  roi  trop  puissant.  Gustave  profita  de  l'oc- 
casion pour  changer  cet  état  de  choses.  Le  luthéranisme  lui  parut  un 
moyen  très-propre  pour  s'enrichir  des  biens  des  églises  et  des  mo- 
nastères, pour  confisquer  la  liberté  des  peuples,  s'asservir  les  con- 
sciences mêmes,  en  brisant  l'indépendance  spirituelle  des  évêques, 
en  s'érigeant  soi-même  en  pape,  et  en  imposant  à  la  Suède  ses  des- 
cendants futurs  comme  rois  et  papes  héréditaires.  En  quoi  Gustave 
montra  certainement  de  la  pénétration.  Quoi  de  plus  propre,  en 
effet,  pour  fonder  la  plus  effroyable  tyrannie,  qu'une  doctrine  qui 
représente  les  hommes  comme  des  animaux,  sans  avoir  de  libre  même 
la  volonté,  et  Dieu  comme  un  tyran  cruel  qui  nous  punit  non-seule- 
ment du  mal  que  nous  n'avons  pu  éviter,  mais  encore  du  bien  que 
nous  avons  fait  de  notre  mieux? 

Ce  que  Gustave  sut  comprendre,  il  le  sut  habilement  exécuter. 
Trois  mauvais  prêtres  revinrent  en  Suède,  prêchant  les  hérésies  de 
Luther  :  il  les  favorisa,  les  seconda  de  toutes  manières,  leur  recom- 
mandant seulement  la  prudence,  afin  de  ne  pas  divulguer  son  secret 
et  soulever  contre  lui  l'opinion  publique  ;  car  la  masse  de  la  nation 
tenait  sincèrement  à  la  religion  de  ses  pères.  De  ces  trois  sectaires, 
il  fit  l'un  professeur  de  théologie  à  l'université  d'Upsal,  le  second 
prédicateur  dans  la  grande  église  de  Stockholm,  le  troisième  chan- 
celier du  royaume.  L'évêque  de  Westeras  et  l'archevêque  Canut 
d'Upsal  furent  déposés,  sous  prétexte  de  conspiration,  et  ce  dernier 
remplacé  par  Jean  Magnus  ou  Store,  qui  persévéra  dans  la  foi  catho- 
lique, ainsi  que  son  frère  Olaùs  Magnus,  archidiacre  de  la  cathédrale 
de  Strengnès.  Ils  sont  connus  l'un  et  l'autre  comme  historiens  du 
Septentrion.  Parmi  les  Dominicains  chargés  de  l'inquisition  en  Suède, 
il  y  avait  un  prieur  qui  était  secrètement  luthérien  :  Gustave  lui  donna 
commission  de  visiter  tous  les  monastères,  pour  y  semer  les  princi- 
pes de  la  réforme.  Où  il  trouva  le  plus  d'opposition,  ce  fut  parmi 
les  religieux  de  son  ordre.  Gustave  menaça  de  les  chasser  du  pays, 
et  leur  ôta  sur-le-champ  le  pouvoir  d'inquisiteurs.  En  152-4,  après 
un  voyage  dans  les  diverses  provinces,  il  ordonna  une  conférence 
publique  entre  les  catholiques  et  les  luthériens,  pour  en  être  lui- 
même  le  juge.  Cependant  les  paysans  de  la  Dalécarlie,  qui  lui  avaient 
aidé  à  monter  sur  le  trône,  menacèrent  de  l'en  faire  descendre,  s'il 


■298  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

ne  cessait  d'opprimer  leurs  évêques  et  d'imposer  au  peuple  une  nou- 
velle religion.  II  n'en  persista  pas  moins  dans  son  projet  de  décatho- 
liser  la  Suède,  mêlant  adroitement  l'hypocrisie  à  la  violence.  En  1525, 
il  laissa  célébrer  encore  dans  son  royaume  le  jubilé  du  pape  Clé- 
ment VII;  mais,  la  même  année,  celui  des  trois  sectaires  qu'il  avait 
établi  prédicateur  à  Stockholm,  Olaùs  Pétri,  qui  était  prêtre,  se  ma- 
ria publiquement,  et  Gustave,  bien  loin  d'en  montrer  du  déplaisir, 
assista  à  ses  noces.  Ce  scandale  fut  imité  par  plusieurs  moines  et 
nonnes.  Gustave  s'empara  du  monastère  de  Gripsholm,  et  en  expulsa 
les  religieux  :  c'était  un  coup  d'essai.  Ces  usurpations  et  ces  scan- 
dales mécontentaient  les  populations,  affectionnées  à  la  religion,  aux 
saintes  cérémonies,  aux  églises  et  aux  monastères  de  leurs  ancêtres. 
En  1526,  il  y  eut  du  mouvement  parmi  le  peuple  de  l'Upland.  Gus- 
tave, escorté  de  troupes  considérables,  harangua  les  paysans,  et  leur 
dit  qu'à  la  place  des  moines  paresseux,  vermine  du  royaume,  il  vou- 
lait leur  donner  des  prédicateurs  vraiment  évangéliques.  Les  paysans 
s'écrièrent  qu'ils  voulaient  aussi  garder  leurs  moines,  qu'ils  entrete- 
naient eux-mêmes  ;  ils  se  plaignirent  aussi  de  ce  qu'on  leur  défendait 
la  messe  en  latin,  et  de  ce  qu'on  voulait  changer  leur  ancienne  foi. 
Tout  ce  que  Gustave  put  dire  et  faire  ne  les  contenta  pas,  et  il  fut 
obligé  de  dissimuler1. 

Il  eut  recours  à  d'autres  moyens.  Pour  séduire  et  asservir  les  peu- 
ples, il  fallait  abattre  les  évêques  ;  pour  les  abattre,  il  fallait  les  dés- 
unir ou  les  séparer,  et  promettre  leurs  dépouilles  aux  nobles.  L'ar- 
chevêque d'Upsal  était  primat  de  Suède  et  légat  du  Pape.  Gustave 
l'envoie  en  Pologne,  sous  apparence  de  négocier  son  mariage  avec  la 
princesse  royale,  mais  dans  la  réalité  pour  priver  le  clergé  de  Suède 
de  son  chef  et  de  son  centre.  L'archevêque  Magnus  emporta  une  mul- 
titude de  monuments  littéraires  sur  l'histoire  ancienne  et  moderne  de 
sa  patrie  :  il  se  rendit  à  Rome  au  commencement  de  4527,  et  ne  re- 
vint plus  en  Suède.  Six  ans  après,  il  fit  quelque  séjour  à  Dantzick, 
et  entretint  en  Suède  une  secrète  correspondance  pour  l'avantage  de 
l'ancienne  foi.  Il  retourna  depuis  à  Rome,  et  y  mourut  l'an  1544  dans 
un  hôpital.  Il  a  laissé  une  histoire  des  Goths  et  des  Suédois,  tirée  des 
monuments  qu'il  avait  recueillis,  fabuleuse  pour  les  premiers  com- 
mencements, mais  très-utile  pour  la  suite  jusqu'à  son  siècle  :  les 
Danois  seuls  l'accusent  de  partialité.  Gustave,  ayant  ainsi  privé  le 
clergé  catholique  de  son  chef,  le  frappa  d'un  coup  plus  sensible  en- 
core. Les  deux  prélats  déposés,  Canut,  archevêque  d'Upsal,  et  Su- 
nanvéder,  évoque  de  Vesteras,  s'étaient  réfugiés  en  Norwége.  Gus- 

^chroeck,  t.  2,  p.  21  et  seqq. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  299 

tave  sut  les  attirer  en  Suède,  les  fit  accuser  de  sédition,  et  exécuter 
à  mort  l'an  1527 4. 

Après  ces  préliminaires  tragiques,  Gustave  joua  la  comédie.  Dans 
la  diète  de  1527,  il  représenta  que,  depuis  sept  années,  il  portait  le 
fardeau  du  gouvernement,  qu'il  en  avait  été  fort  mal  récompensé  ; 
on  le  décriait  comme  un  hérétique,  qui  voulait  détruire  les  églises  et 
même  la  foi  chrétienne  :  c'est  par  de  semblables  intrigues  que  le 
clergé  avait  opprimé  les  princes,  la  noblesse  et  le  peuple,  et  s'était 
emparé  de  leurs  biens.  Pour  montrer  son  innocence,  il  avait  amené 
ses  prêtres,  qui  feraient  voir,  en  présence  des  états,  si  c'était  lui  ou 
les  papistes  qui  recevaient  la  pure  parole  de  Dieu.  Ayant  donc  été 
si  mal  récompensé  de  ses  bonnes  intentions,  il  renonçait  au  gouver- 
nement, ne  demandant  qu'un  fief  convenable  pour  servir  utilement 
le  royaume.  L'évêque  de  Lincoping,  nommé  Brask,  répondit  que  les 
ecclésiastiques  étaient  liés  au  Pape  par  un  serment  inviolable  ;  qu'ils 
devaient  aussi  obéissance  et  fidélité  au  roi,  mais  seulement  dans  ce 
qui  n'était  pas  contraire  aux  lois  et  aux  droits  de  l'Église;  qu'ils  pos- 
sédaient leurs  biens  comme  bénéfices  ecclésiastiques,  et  cela  sous 
une  grave  responsabilité  ;  que  pour  la  répression  des  abus  chez  les 
moines  et  les  prêtres,  ils  ne  s'y  opposeraient  pas.  Gustave  ayant  de- 
mandé aux  conseillers  d'État  et  à  la  noblesse  ce  qu'ils  pensaient  de 
cette  réponse,  le  grand  maître  de  la  cour  témoigna  qu'ils  en  étaient 
contents.  Eh  bien  !  conclut  Gustave,  ma  résolution  est  prise,  je  re- 
nonce au  gouvernement  ;  je  ne  réclame  que  mes  biens  que  j'ai  sacri- 
fiés pour  le  royaume,  puis  j'irai  ailleurs.  Ayant  dit  ces  choses  et  d'au- 
tres, il  sortit  de  l'assemblé,  les  larmes  aux  yeux. 

Ce  coup  de  théâtre  produisit  un  effet  vraiment  dramatique  :  ce  fut 
d'abord  la  consternation  et  l'incertitude  parmi  les  états  :  elles  aug- 
mentèrent le  lendemain,  jusqu'à  ce  que  les  députés  de  l'ordre  des 
paysans  se  tussent  déclarés  pour  Gustave  ;  les  bourgeois  suivirent 
l'exemple  des  paysans  ;  un  évêque,  traître  à  ses  serments,  se  pro- 
nonça pour  la  défection  :  les  états  voulurent  entendre  des  avocats  des 
deux  religions,  pour  en  juger  :  le  troisième  jour,  la  noblesse  témoi- 
gna au  roi  son  repentir  et  sa  soumission.  Gustave  n'eut  garde  de  se 
rendre  de  prime  abord  :  deux  fois  il  se  montra  inflexible  ;  la  troisième 
fois  seulement,  il  reparut  au  milieu  de  l'assemblée,  qui  passa  par 
tout  ce  qu'il  voulut.  La  comédie  avait  été  bien  jouée. 

Il  fut  donc  résolu  que  les  revenus  de  la  couronne  seraient  augmen- 
tés par  les  biens  des  évêques,  des  églises  et  des  monastères  ;  que  les 
évêques  n'auraient  pour  leur  entretien  que  ce  qu'il  plairait  au  roi, 

1  Schroeck,  t.  2,  p.  36. 


300  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

qui  aurait  plein  pouvoir  de  gouverner  les  églises  et  les  monastères 
que  la  noblesse  aurait  aussi  le  droit  de  revendiquer  les  biens  donnés, 
vendus  ou  engagés  par  ses  ancêtres  ;  qu'il  ne  serait  point  permis  de 
dire  que  le  roi  voulait  introduire  une  fausse  religion,  mais  que,  tout 
au  contraire,  tous  les  habitants  de  la  Suède  devaient  avoir  la  plus 
haute  estime  pour  la  pure  parole  de  Dieu,  telle  qu'elle  était  ensei- 
gnée par  les  prédicateurs  évangéliques1.  Voilà  comment  les  états  de 
Suède  renièrent  la  foi  de  leurs  pères,  embrassèrent  les  nouvelles  hé- 
résies, déclarèrent  leur  roi  infaillible,  à  condition  que  les  nobles  pille- 
raient, voleraient,  avec  lui,  les  églises  et  les  monastères.  Cicéron  dit 
en  effet:  «  Quant  aux  décrets  injustes,  ils  ne  méritent  pas  plus  le 
nom  de  lois  que  les  complots  des  larrons.  »  Platon  tient  le  même 
langage2.  Mais  c'étaient  des  païens. 

L'évêque  de  Lincoping  s'enfuit  à  Dantzick,  auprès  de  l'archevêque 
Magnus,  et  mourut  quelques  années  après  dans  un  monastère  de 
Pologne.  Trente  monastères  de  Suède  furent  supprimés,  et  leurs 
biens  volés  par  le  roi  et  les  nobles.  En  1529,  le  roi-pape  se  fit  cou- 
ronner solennellement  par  l'évêque  de  Skara.  La  même  année,  il  tint 
une  assemblée  de  son  clergé  civil,  où  il  abolit  plusieurs  cérémonies 
de  l'ancienne  religion.  Un  des  trois  premiers  sectaires  était  Laurent 
Pétri,  frère  d'Olaus.  En  1531,  Gustave  le  fit  élire  pour  l'archevêché 
d'Upsal,  qui  n'était  pas  vacant  :  comme  l'intrus  était  mal  vu  du  cha- 
pitre, il  lui  donna  une  garde  de  cinquante  hommes,  et  remplaça  les 
chanoines  fidèles  par  des  luthériens.  Cependant  les  trois  sectaires, 
les  deux  frères  Pétri  et  l'archidiacre  et  chancelier  Anderson,  ne  s'é- 
tant  pas  montrés  assez  servilement  soumis  à  tous  les  caprices  du  roi- 
pape,  encoururent  sa  disgrâce.  En  1540,  il  contraignit  l'archevêque 
Laurent  Pétri  à  présider  une  commission  qui  condamna  à  mort  son 
frère  Olaiis  Pétri  et  le  chancelier  Anderson.  La  même  année,  le  roi- 
pape  de  Suède  parvint  à  faire  déclarer  la  royauté  et  la  papauté  sué- 
doises héréditaires  dans  sa  famille3.  Ainsi  une  nation  jusqu'alors 
catholique  et  libre  perdit  tout  ensemble  sa  foi  et  sa  liberté  par  la 
ruse  et  la  violence  d'un  habile  usurpateur.  La  philosophie  moderne 
donne  à  cet  usurpateur  le  titre  de  grand  homme  :  ce  qui  montre  ce 
que  valent  le  titre  et  la  philosophie. 

En  Allemagne,  foyer  de  la  révolution  et  de  l'anarchie  religieuse,  la 
lutte  continuait  entre  l'ancienne  foi  et  les  nouvelles  hérésies.  Nous 
avons  vu  ce  que  fit,  pour  arrêter  le  mal,  le  pape  Léon  X,  mort  le 
premier  décembre  1521.  Son  successeur,  Adrien  VI,  bon,  pieux,  sa- 


1  Schroeck,  t.  2,  p.  42.  —  *  Cicero,  De  Legib.,  1.  2,  n.  5.  Plato,  Minos.  — 
3  Schroeck,  t.  2,  p.  44  et  seqq. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  301 

vant,  plein  de  candeur,  et  d'ailleurs  Allemand  d'origine,  espérait 
mieux  réussir  auprès  de  ses  compatriotes.  Comme  il  avait  passé  sa 
jeunesse  à  étudier  la  théologie  scholastique,  il  en  trouvait  les  senti- 
ments si  clairs,  qu'il  ne  croyait  pas  que  nul  homme  raisonnable  pût 
en  avoir  de  contraires.  C'est  pourquoi  il  appelait  la  doctrine  de  Luther 
insipide,  extravagante,  et  tenait  pour  assuré  que  personne  ne  pou- 
vait la  croire,  sinon  des  ignorants  et  des  fous.  Que  ceux  qui  la  défen- 
daient savaient  en  leur  âme  et  conscience  que  les  doctrines  de  Rome 
étaient  les  meilleures,  et  qu'ils  ne  les  contredisaient  que  par  ressenti- 
ment des  vexations  et  des  injustices  qu'on  leur  avait  faites.  Qu'ainsi 
c'était  chose  fort  aisée  d"étouffer  les  opinions  nouvelles,  fondées  sur 
la  passion  et  sur  l'intérêt,  et  de  guérir  par  quelque  satisfaction  con- 
venable un  corps  qui  faisait  semblant  d'être  plus  malade  qu'il  n'était 
en  effet.  D'ailleurs,  étant  natif  d'Utrecht  dans  la  basse  Allemagne,  il 
se  promettait  que  toute  la  nation  prêterait  volontiers  l'oreille  à  ses 
propositions,  et  s'intéresserait  à  maintenir  l'autorité  d'un  Pape  qui 
avait  toute  la  franchise  natale  et  qui  n'était  capable  ni  d'artifices  ni  de 
tromperies.  Et  pour  ne  point  perdre  de  temps,  il  délibéra  d'en  faire 
la  première  ouverture  à  la  diète  qui  allait  se  tenir  à  Nuremberg 
en  1522. 

Mais  avant  d'entamer  aucune  négociation,  il  crut  devoir  y  disposer 
les  esprits,  en  commençant  de  réformer  les  abus,  qui  servaient  d'oc- 
casion ou  de  prétexte  aux  plaintes  des  novateurs.  Il  appela  donc  à 
Rome  saint  Gaétan  de  Thienne  et  Pierre  Caraffe,  archevêque  de 
Théate,  plus  tard  le  pape  Paul  IV.  Le  bon  pape  Adrien  eût  voulu  ré- 
former aussitôt  et  complètement  tous  les  abus;  ce  qui  témoignait  plus 
de  zèle  que  de  sagesse  pratique.  Étranger  jusqu'alors  au  gouverne- 
ment de  l'Église  romaine,  il  n'en  connaissait  encore  à  fond  ni  les  af- 
faires, ni  les  usages,  ni  les  personnes  ;  on  lui  fit  entendre  qu'une  ré- 
forme précipitée  pouvait  faire  plus  de  mal  que  de  bien,  et  enhardir 
l'hérésie,  loin  de  lui  fermer  la  bouche.  Adrien  déplora  ces  obstacles, 
et  dit  à  ses  confidents  que  la  condition  des  Papes  était  bien  malheu- 
reure,  puisqu'ils  n'avaient  pas  la  liberté  de  bien  faire,  quoiqu'ils  en 
eussent  fort  la  volonté  et  en  cherchassent  les  moyens.  Il  conclut  qu'il 
n'était  point  possible  de  mettre  à  exécution  aucun  de  ses  articles  de 
réforme  avant  le  voyage  qu'il  méditait  de  faire  lui-même  en  Alle- 
magne. En  attendant,  il  commanda  expressément  à  toutes  les  con- 
grégations romaines  de  veiller  plus  que  jamais  à  éviter  ce  qui  provo- 
quait des  plaintes.  Déplus,  l'année  suivante  1523,  avec  saint  Antonin, 
archevêque  de  Florence,  il  canonisa  saint  Bennon,  évêque  de  Meis- 
sen  ou  Misne  dans  la  haute  Saxe.  Il  pensait  ainsi  faire  plaisir  à  la  na- 
tion allemande  et  en  même  temps  lui  proposer  un  modèle. 


302  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.— De  1517 

La  diète  de  Nuremberg  devait  s'assembler  pour  la  fin  de  novem- 
bre 4522,  sous  la  présidence  de  Ferdinand,  archiduc  d'Autriche,  qui 
gouvernait  l'empire  en  l'absence  de  Cliarles-Quint,  occupé  alors  en 
Espagne.  Cette  diète  avait  deux  objets  principaux  :  la  défense  de  la 
Hongrie  contre  les  Turcs,  la  répression  de  l'hérésie  de  Luther. 

Pour  y  représenter  le  Saint-Siège,  Adrien  VI  nomma  François 
Chérégat,  évoque  de  Teramo,  qu'il  avait  connu  en  Espagne.  Le  nonce 
y  arriva  sur  la  fin  de  l'année,  y  présenta  des  lettres  du  Pape,  en  date 
du  25  novembre,  écrites  en  commun  aux  électeurs,  aux  princes  et 
aux  députés  des  villes  de  l'empire.  Le  Pontife  s'y  plaint  première- 
ment que,  encore  que  Luther  eût  été  condamné  par  le  pape  Léon  X, 
et  la  sentence  exécutée  par  un  édit  de  l'empereur  publié  dans  toute 
l'Allemagne,  il  ne  laisse  pas  de  persister  toujours  dans  les  mêmes  er- 
reurs et  de  mettre  encore  au  jour  de  nouveaux  livres  remplis  d'hé- 
résies, et  que,  malgré  tout  cela,  il  est  protégé  et  favorisé  non-seule- 
ment par  le  menu  peuple,  mais  aussi  par  la  noblesse  ;  à  tel  point,  ce 
qui  était  peut-être  la  cause  principale  de  ces  troubles,  qu'on  a  com- 
mencé à  piller  les  biens  des  prêtres  et  à  refuser  l'obéissance  tant  aux 
lois  ecclésiastiques  qu'aux  lois  séculières,  et  que  déjà  même  on  en 
est  venu  à  la  guerre  civile  dans  plusieurs  contrées  de  l'Allemagne. 
Le  Pape  exhorte  les  princes  et  les  nations  germaniques,  pour  l'hon- 
neur de  leur  antique  foi  et  vertu,  de  s'opposer  à  cette  grande  igno- 
minie, et  de  ne  pas  se  laisser  plus  longtemps  séduire  par  un  petit 
moine  apostat  hors  du  chemin  des  apôtres,  des  martyrs,  des  docteurs 
et  de  tous  leurs  ancêtres,  comme  si  Luther  seul  était  sage,  comme  si 
Luther  seul  avait  reçu  le  Saint-Esprit,  ainsi  que  l'hérétique  Montan  le 
disait  de  lui-même  ;  comme  si  l'Église,  avec  qui  le  Sauveur  a  promis 
d'être  jusqu'à  la  consommation  des  siècles,  avait  toujours  erré  dans 
les  ténèbres  de  l'ignorance  et  le  labyrinthe  de  la  perdition  jusqu'à  ce 
qu'elle  eût  été  éclairée  par  la  lumière  nouvelle  de  Luther. 

Ne  voyez-vous  donc  pas,  princes  et  peuples  de  la  Germanie,  que 
Luther  et  ses  partisans,  sous  prétexte  de  vérité  évangélique,  en  veu- 
lent à  vos  biens?  Croyez-vous  que,  sous  le  nom  de  liberté,  ils  cher- 
chent autre  chose  qu'à  détruire  toute  obéissance,  pour  donner  à 
chacun  la  licence  de  faire  ce  qu'il  lui  plait?  Pensez-vous  qu'ils  res- 
pecteront beaucoup  vos  ordres  et  vos  lois,  eux  qui  méprisent,  qui 
déchirent  et  brûlent  avec  une  rage  diabolique  les  saints  canons,  les 
décrets  des  Pères,  les  conciles  généraux,  à  l'autorité  desquels  les  lois 
mêmes  des  empereurs  s'empressent  de  céder  et  de  servir?  eux  enfin 
qui  refusent  l'obéissance  due  aux  prêtres,  aux  évoques  et  au  souve- 
rain Pontife?  Espérez-voi:s  qu'ils  défendront  à  leurs  mains  sacrilèges 
de  toucher  aux  biens  des  laïques,  et  qu'ils  ne  s'empareront  pas  de 


à  I5i5  de  l'ère  chr.]        DE  L'ËGLISE  CATHOLIQUE.  303 

tout  ce  qu'ils  pourront,  eux  qui  chaque  jour,  en  votre  présence  et 
sous  vos  yeux,  pillent  les  choses  consacrées  à  Dieu  même?  enfin, 
qu'ils  épargneront  vos  têtes,  eux  qui  ont  osé  maltraiter,  frapper, 
égorger  les  oints  du  Seigneur,  auxquels  il  a  défendu  de  toucher? 
C'est  contre  vous,  contre  vos  biens,  vos  maisons,  vos  femmes,  vos 
enfants,  vos  domaines,  vos  seigneuries,  vos  temples,  que  se  dirige 
cette  déplorable  calamité,  si  vous  ne  la  prévenez  à  temps. 

Les  autorités  germaniques  doivent  donc  employer  tous  les  moyens 
pour  ramener  Luther  et  les  siens  par  la  douceur  :  ce  qui  est  le  vœu 
le  plus  ardent  du  Pape.  Que  si,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  les  voies  de 
la  mansuétude  n'y  font  rien,  il  faut  appliquer  la  sévérité  des  lois, 
comme  on  retranche  avec  le  fer  et  le  feu  un  membre  gangrené  pour 
sauver  tout  le  corps.  C'est  ainsi  que  le  Tout-Puissant  précipita  les 
schismatiques  Dathan  et  Abiron  vivants  dans  les  entrailles  de  la  terre  ; 
qu'il  ordonna  de  punir  du  supplice  capital  celui  qui  n'obéirait  point 
au  commandement  du  pontife;  c'est  ainsi  que  Pierre,  le  prince  des 
apôtres,  prononça  la  mort  d'Ananie  et  de  Saphire  pour  lui  avoir 
menti,  ou  plutôt  à  Dieu  même  ;  c'est  ainsi  que  les  anciens  et  pieux 
empereurs  ont  frappé  du  glaive  les  hérétiques  Jovinien  et  Priscillien  ; 
c'est  ainsi  que  saint  Jérôme  souhaite  que  l'hérétique  Vigilance  soit 
livré  en  la  perte  de  sa  chair  et  pour  le  salut  de  son  âme  ;  c'est  ainsi 
que,  dans  le  concile  de  Constance,  vos  ancêtres  ont  fait  subir  la  peine 
des  lois  à  Jean  Hus  et  à  Jérôme  de  Prague,  qui  semblent  maintenant 
revivre  en  Luther,  leur  admirateur.  Si  vous  imitez  les  glorieux 
exemples  de  vos  ancêtres ,  nous  ne  doutons  pas  que  Dieu  ne  vous 
accorde  dès  maintenant  la  victoire  contre  les  infidèles,  et  dans  l'éter- 
nité la  gloire  de  son  royaume  K 

Adrien  VI  écrivit  encore  séparément  à  presque  tous  les  princes, 
particulièrement  à  l'électeur  de  Saxe,  qu'il  priait  de  bien  considérer 
quelle  tache  ce  serait  à  sa  mémoire  et  à  sa  postérité  s'il  favorisait 
davantage  un  frénétique  qui  bouleversait  tout  par  ses  folles  et  détes- 
tables pratiques,  voulant  renverser  une  doctrine  écrite  et  scellée  du 
sang  des  martyrs,  confirmée  par  les  livres  des  saints  docteurs,  et 
défendue  par  les  armes  de  tant  de  bons  et  vaillants  princes.  Enfin, 
il  le  conjurait  de  marcher  sur  les  traces  de  ses  ancêtres,  sans  se  laisser 
éblouir  par  les  fausses  lumières  d'un  homme  de  néant,  pour  suivre 
des  erreurs  condamnées  par  tant  de  conciles  2. 

Le  Pape  donna  de  plus  au  nonce  des  instructions  dont  voici  la 
substance.  Il  devait  exhorter  les  princes  à  étouffer  l'hérésie  de  Lu- 
ther, pour  sept  raisons  principales  :  1°  Parce  qu'ils  y  étaient  obligés 

■  Raynald,  1522,  n.  CO  et  seqq.  —  2  Ibid  ,  1522,  n.  73  et  seqq. 


304  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

pour  le  service  de  Dieu  et  le  salut  du  prochain.  2°  L'honneur  de  leur 
nation,  regardée  jusqu'alors  comme  très-chrétienne,  et  maintenant 
diffamée  comme  hérétique.  3°  Leur  propre  honneur,  comme  fils  de 
ceux  qui  avaient  condamné  au  feu  Jean  Hus  et  d'autres  hérétiques, 
et  comme  ayant  engagé  leur  parole  à  exécuter  contre  Luther  l'édit 
de  l'empereur.  4°  L'injure  que  Luther  faisait  à  leurs  ancêtres  en  pu- 
bliant une  autre  créance  que  celle  qu'ils  ont  eue,  et  par  conséquent 
les  faisant  croire  tous  damnés.  5°  La  fin  où  tendent  les  luthériens, 
qui  est,  sous  couleur  de  liberté  évangélique,  d'abolir  toute  puissance 
supérieure;  car,  quoiqu'ils  ne  s'en  prennent  d'abord  qu'à  celle  de 
l'Eglise,  la  liberté  qu'ils  prêchent  va  également  et  même  plus  contre 
la  puissance  séculière,  puisque,  suivant  eux,  elle  ne  saurait  obliger 
à  aucune  loi,  sous  peine  de  péché  mortel.  G°  Les  énormes  scandales, 
troubles,  déprédations,  homicides,  querelles,  dissensions  que  cette 
secte  pestilentielle  a  excités  et  excite  tous  les  jours  par  toute  l'Alle- 
magne; item,  les  blasphèmes,  les  malédictions,  les  bouffonneries, 
les  amertumes  qu'ils  ont  continuellement  à  la  bouche.  Si  les  princes 
ne  répriment  de  pareils  désordres,  il  est  à  craindre  que  la  colère  de 
Dieu  et  la  désolation  ne  descendent  sur  la  Germanie  divisée,  ou  plu- 
tôt sur  les  princes  eux-mêmes,  qui,  ayant  reçu  de  Dieu  la  puissance 
et  le  glaive  pour  la  punition  des  méchants,  permettent  à  leurs  sujets 
de  commettre  de  pareilles  choses.  Maudit,  s'écrie  le  prophète,  celui 
qui  fait  l'œuvre  de  Dieu  négligemment,  et  qui  retient  son  glaive  du 
sang  des  malfaiteurs1  !  7°  Luther  prend  une  voie  semblable  à  celle 
que  prit  l'infâme  Mahomet  pour  perdre  tant  de  milliers  d'âmes,  en 
permettant  aux  hommes  de  suivre  leurs  inclinations  charnelles,  et  en 
les  exemptant  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  grave  dans  notre  loi  :  la 
seule  différence,  c'est  que,  pour  mieux  tromper,  Luther  y  procède 
avec  plus  démesure.  Mahomet  permet  d'avoir  plusieurs  femmes,  de 
les  répudier  à  son  gré  et  d'en  prendre  d'autres  ;  Luther,  pour  se  con- 
cilier la  faveur  des  moines,  des  religieuses  et  des  prêtres  libertins, 
enseigne  que  les  vœux  de  continence  perpétuelle,  bien  loin  d'être 
obligatoires,  sont  illicites,  et  que,  par  la  liberté  évangélique,  il  leur 
est  permis  de  se  marier,  sans  plus  se  souvenir  de  ce  que  dit  l'Apôtre 
touchant  les  jeunes  veuves  :  Qu'après  s'être  abandonnées  à  la  luxure 
aux  dépens  du  Christ,  elles  veulent  se  marier,  à  leur  damnation, 
parce  qu'elles  ont  rompu  leur  première  foi  2. 

Si  quelqu'un  dit  que  Luther  a  été  condamné  par  le  Siège  apo- 
stolique sans  avoir  été  ouï  ni  défendu,  et  qu'il  faut  absolument  l'en- 
tendre et  ne  pas  le  condamner  avant  qu'il  ne  soit  convaincu,  je  ré- 

1  Jérém.,  a%.  —  »  i  Tim.,5. 


à  15i5  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  305 

ponds  que,  pour  les  choses  de  la  foi,  il  faut  les  croire  à  cause  de 
l'autorité  divine,  et  qu'il  ne  s'agit  pas  de  les  prouver  :  Où  l'on  de- 
mande la  foi,  dit  saint  Ambroise,  ôtez  les  arguments  ;  on  croit  aux 
prêcheurs,  non  aux  dialecticiens.  Nous  avouons  qu'on  ne  doit  pas  re- 
fuser la  défense  pour  les  choses  de  fait,  s'il  a  dit  ceci  ou  non,  s'il  l'a 
prêché  et  écrit  ou  non  ;  mais  sur  le  droit  divin  et  la  matière  des  sa- 
crements, il  faut  s'en  tenir  à  l'autorité  des  saints  et  de  l'Église.  Ajou- 
tez-y que  presque  tous  les  points  où  Luther  diffère  des  autres  ont 
été  absolument  réprouvés  par  divers  conciles.  Or,  on  ne  doit  pas  ré- 
voquer en  doute  ce  qui  a  été  approuvé  comme  de  foi  par  les  conciles 
généraux  et  par  l'Eglise  universelle  ;  car  que  resterait-il  de  certain 
parmi  les  hommes  ?  quelle  fin  aux  disputes,  s'il  était  permis  à  cha- 
que écervelé  de  s'écarter  de  ce  qui  a  été  défini  par  le  consentement, 
non  pas  d'un  seul  homme  ou  de  quelque  peu,  mais  par  le  consente- 
ment de  tant  de  siècles,  de  tant  d'hommes  très-sages,  et  enfin  de 
l'Église  catholique,  que  Dieu  ne  permet  pas  qui  se  trompe  dans  les 
choses  de  la  foi  ?  Est-ce  que  chaque  cité  n'exige  pas  qu'on  observe 
inviolablement  ses  lois  ;  autrement  tout  serait  plein  de  confusion  ? 
Puis  donc  que  Luther  et  les  siens  condamnent  les  conciles  des  saints 
Pères,  livrent  aux  flammes  les  sacrés  canons,  confondent  tout  à 
leur  caprice,  mettent  la  perturbation  par  tout  l'univers,  il  est  mani- 
feste qu'ils  doivent  être  exterminés,  comme  ennemis  et  perturbateurs 
de  la  paix  publique,  par  tous  ceux  qui  aiment  cette  paix  l. 

Adrien  VI  avait  ordonné  en  outre  à  Chérégat  de  confesser  ingénu- 
ment que  le  pontife  reconnaissait  que  cette  confusion  n'était  qu'un 
châtiment  infligé  de  Dieu  aux  péchés  des  hommes,  principalement 
des  prêtres  et  des  prélats.  C'est  pourquoi,  comme  l'observe  saint 
Chrysostôme  sur  l'entrée  du  Sauveur  avec  un  fouet  dans  le  temple, 
la  punition  commence  parles  prêtres,  la  guérison  devant  commencer 
par  la  racine  du  mal.  Nous  savons  que,  depuis  quelques  années, 
bien  des  abominations  ont  été  commises  dans  ce  Saint-Siège,  bien 
des  abus  dans  les  choses  spirituelles,  bien  des  excès  dans  l'application 
des  préceptes,  qu'enfin  tout  a  été  en  plus  mal.  Il  n'est  donc  pas  sur- 
prenant que  la  contagion  ait  passé  du  chef  aux  membres,  des  souve- 
rains Pontifes  aux  prélats  inférieurs.  Tous  nous  nous  sommes  écar- 
tés chacun  dans  ses  voies,  pendant  longtemps  il  n'y  en  eut  pas  un 
qui  fit  le  bien,  pas  un  seul  :  c'est  pourquoi,  rendons  tous  gloire  à 
Dieu,  humilions  nos  âmes  ;  que  chacun  considère  d'où  il  est  tombé, 
et  qu'il  se  juge  lui-même,  plutôt  que  d'attendre  que  Dieu  le  juge 
dans  sa  colère. 

1  Raynald,  1522,  n.  GC-69. 

xxw.  20 


30G  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1Y.  —  De  1517 

Le  nonce  promettra  donc,  de  la  part  du  Pape,  que,  pour  satisfaire 
à  son  inclination  et  aux  devoirs  de  sa  charge,  il  emploiera  tout  son 
esprit  et  toutes  ses  forces  pour  réformer  la  cour  romaine,  d'où  est 
peut-être  provenu  tout  ce  mal,  afin  que  la  santé  et  la  réformation 
viennent  d'où  est  venue  la  corruption.  Mais  on  ne  doit  pas  s'étonner 
si  tous  ces  abus  ne  sont  pas  corrigés  aussitôt;  car  la  maladie  est  in- 
vétérée et  compliquée  ;  pour  la  guérir,  il  faut  y  aller  pas  à  pas,  com- 
mencer par  ce  qu'il  y  a  de  plus  grave,  de  peur  de  tout  perdre  en 
voulant  tout  refaire  à  la  fois.  Les  mutations  soudaines,  dit  Aristote, 
sont  périlleuses  dans  la  république,  et  qui  mouche  trop  fort,  tire  le 
sang. 

Chérégat  l'ayant  averti  que  les  princes  d'Allemagne  se  plaignaient 
que  le  Siège  apostolique  avait  violé  quelquefois  les  concordats, 
Adrien  le  charge  de  répondre  que  ces  violations  lui  avaient  égale- 
ment déplu,  avant  qu'il  fût  Pape;  il  était  bien  résolu,  lors  même 
qu'ils  ne  l'eussent  pas  demandé,  de  s'en  abstenir  toujours,  tant  pour 
garder  à  chacun  son  droit  que  pour  ne  pas  blesser,  mais  favoriser 
ses  illustres  compatriotes.  Il  lui  mandait  encore  de  lui  faire  con- 
naître les  hommes  doctes  et  pieux  qui  seraient  dans  le  besoin,  afin 
de  venir  à  leur  secours,  en  leur  conférant  le  sacerdoce,  plutôt  qu'à 
des  hommes  indignes,  comme  on  avait  fait  autrefois.  Il  lui  ordonna 
aussi  de  solliciter  les  princes  de  répondre  à  ses  lettres,  et  de  lui  pro- 
poser les  moyens  qui  leur  paraîtraient  les  plus  propres  pour  venir 
à  bout  de  la  nouvelle  secte  *. 

Ces  instructions,  observe  le  cardinal  Pallavicin  dans  son  histoire 
du  concile  de  Trente,  manifestent  la  vertu,  d'ailleurs  bien  connue, 
d'Adrien;  mais,  au  jugement  de  plusieurs,  elles  laissent  à  désirer 
plus  de  prudence  et  de  circonspection.  Adrien  paraît  trop  crédule 
aux  adulations  satiriques  des  courtisans,  qui  blâment  le  prince  dé- 
funt pour  n'avoir  pas  satisfait  toutes  leurs  cupidités,  et  qui  flattent 
le  nouveau  parce  qu'il  peut  encore  les  satisfaire.  Du  reste,  comment 
pouvait-on  dire  que,  sous  Léon  X,  la  vertu  et  la  science  étaient  né- 
gligées, lorsque  mille  témoins  déposent  du  contraire  ?  Que  si  tous 
ceux  qui  en  étaient  dignes  n'ont  pas  eu  de  récompenses,  et  que  quel- 
ques indignes  en  ont  eu,  quel  prince  d'une  domination  étendue  se 
vantera  de  connaître  si  bien  chaque  individu,  qu'il  pourra  éviter 
cet  inconvénient  ?  Certainement,  en  ce  genre,  avec  la  meilleure  vo- 
lonté, Adrien  n'a  pas  égalé  la  gloire  de  Léon. 

Ensuite  cette  répréhension  si  acerbe  de  ses  prédécesseurs  immé- 
diats parut  à  plusieurs  une  ardeur  excessive.  S'ils  ont  manqué  en 

1  RaynaUl,  n.  70  et  seqq. 


à  1545  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  307 

quelque  chose,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'ils  fussent  dénués  de  grandes 
vertus,  comme  nous  l'avons  vu  en  temps  et  lieu.  Ils  n'égalaient  pas 
la  piété  d'Adrien,  mais  ils  l'emportaient  par  d'autres  qualités,  moins 
utiles  à  qui  les  possède,  mais  peut-être  plus  utiles  au  salut  des 
peuples.  Il  est  d'expérience  que  non-seulement  le  pontificat  romain, 
mais  encore  le  plus  petit  ordre  religieux,  sera  mieux  gouverné  par 
un  homme  d'une  vertu  médiocre,  jointe  à  une  grande  prudence, 
que  par  un  saint  de  prudence  médiocre.  C'est  pourquoi,  pour  la 
conservation  de  la  sainteté  dans  les  inférieurs,  la  sainteté  du  supé- 
rieur est  moins  importante  que  laj>rudence.  Le  meilleur  serait  que 
le  supérieur  excellât  en  l'une  et  en  l'autre;  mais  il  faut  qu'on  l'élise, 
non  parmi  les  idées  de  Platon,  mais  parmi  les  hommes  vivants  sur 
la  terre,  connus  des  électeurs  et  capables  de  gouverner  suivant  la  loi 
et  la  coutume. 

De  plus,  Adrien  pensât-il  tout  cela  dans  son  cœur,  c'était  une  in- 
discrétion de  le  manifester  à  la  diète,  surtout  par  écrit.  Il  ne  pouvait 
ignorer  que  dans  cette  assemblée,,  beaucoup  plus  encore  dans  toute 
l'Allemagne,  il  y  avait  plusieurs  ennemis  de  la  foi  romaine,  qui  sai- 
siraient avidement  cette  moitié  de  sa  confession  où  il  accusait  les 
Pontifes  romains,  et  non  pas  cette  autre  où  il  condamnait  Luther. 
Ce  qui  effectivement  eut  lieu.  Il  aurait  donc  mieux  fait  de  se  borner 
à  blâmer  les  abus,  sans  prendre  sur  lui  ni  d'en  accuser  ni  d'en  justi- 
fier ses  prédécesseurs,  mais  rejetant  la  faute  sur  le  malheur  des 
temps,  l'infidélité  des  ministres.  De  cette  manière,  il  eût  ménagé  la 
réputation  des  précédents  Pontifes,  satisfait  aux  plaintes  des  Alle- 
mands, et  uni  la  véracité  avec  la  charité  et  la  prudence.  Celui  qui 
parle  contre  sa  pensée  ébranle  le  commerce  de  la  société  humaine 
et  perd  le  principal  instrument  pour  avancer  les  affaires,  qui  est  la 
confiance  :  celui  qui  découvre  tous  les  secrets  de  son  cœur,  prodigue 
un  don  que  la  nature  lui  a  fait  en  ce  qu'elle  l'a  rendu  impénétrable  ; 
il  livre  ses  armes  à  l'ennemi. 

Enfin,  au  jugement  d'un  grand  nombre,  Adrien  s'écarta  quelque 
peu  des  règles  d'une  parfaite  prudence  en  demandant  conseil  à 
chacun  de  ceux  auxquels  il  écrivait.  Il  suffisait  que  le  nonce  fit  con- 
naître au  Pontife  les  conseils  qu'il  aurait  entendu  proposer  à  chacun, 
sans  lui  imposer  l'obligation  de  les  demander  par  lui-même.  Per- 
mettre à  tout  le  monde  de  proposer  leur  avis,  c'est,  pour  un  prince, 
s'exposer  à  entendre  bien  des  observations  inconvenantes.  Si  celui 
qui  conseille  est  d'une  autorité  trop  grande,  son  conseil  devient 
comme  une  nécessité.  11  vaut  donc  mieux  s'instruire  de  ce  que  cha- 
cun propre,  mais  ne  consulter  qu'un  petit  nombre  d'une  fidélité, 
d'une  sincérité  et  d'une  prudence  éprouvées  :  qu'on  admette  leurs 


308  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1Y.  —  De  1517 

conseils  ou  qu'on  les  rejette,  il  faut  toujours  en  témoigner  de  la  re- 
connaissance. 

En  quoi  il  fut  encore  blâmé  davantage,  c'est  d'avoir  communiqué 
ses  instructions  à  la  diète,  et  demandé  ainsi  l'avis  de  tous  ensemble. 
La  puissance  de  cette  assemblée,  cette  manière  de  donner  publique- 
ment son  avis  imposaient  au  Pontife  une  sorte  de  nécessité  de  ne 
pas  l'omettre,  et  aux  princes  de  ne  pas  permettre  qu'il  fût  omis.  En- 
suite, dans  une  assemblée  d'hommes  si  divers  de  passions  et  d'in- 
térêts, il  était  aisé  de  prévoir  que  chacun  adopterait,  au  préjudice 
du  bien  public,  le  remède  qui  lui  profiterait  le  plus  à  lui-même,  et 
que  l'un  soutiendrait  les  demandes  de  l'autre,  pour  en  obtenir  fa  pa- 
reille à  son  tour  l. 

Telles  sont  les  réflexions  du  cardinal  Pallavicin  sur  la  conduite 
candide,  mais  peu  discrète,  du  pape  Adrien  VI.  Chose  singulière! 
un  historien  protestant  de  nos  jours  en  juge  à  peu  près  de  même. 
Adrien,  dit-il,  espérait  par  cette  confession  cordiale  de  la  vérité  se 
concilier  tous  les  cœurs  ;  mais  las  prélats  romains,  qui  n'attendaient 
de  cet  aveu  dans  la  bouche  du  Pape  qu'un  effet  préjudiciable  à  la 
considération  du  Saint-Siège,  se. trouvèrent  justifiés  par  le  résultat, 
et  vérifièrent  une  fois  de  plus  cette  sentence,  que  les  enfants  du 
siècle,  dans  les  affaires  temporelles,  sont  plus  prudents  que  les  en- 
fants de  la  lumière.  La  réponse  des  états  fournit  une  preuve  authen- 
tique que  la  considération  du  Siège  de  Rome  était  complètement 
tombée  en  Allemagne.  Ils  déclarèrent  qu'ils  n'avaient  pas  exécuté  les 
ordonnances  du  Pape  et  de  l'empereur  contre  Luther  parce  que, 
depuis  longtemps,  on  avait  en  Allemagne  bien  des  griefs  contre  le 
Siège  apostolique,  et  qu'ils  avaient  été  mis  dans  un  plus  grand  jour 
encore  par  les  écrits  de  Luther.  Si  on  avait  voulu  exécuter  lesdites 
ordonnances,  la  multitude,  persuadée  qu'on  opprimait  la  vérité  et 
qu'on  protégeait  l'impiété,  se  serait  soulevée  contre  l'autorité.  De 
ce  que  le  Pape  confessait  qu'une  réforme  capitale  était  nécessaire  à 
sa  cour  et  qu'il  promettait  l'observation  des  concordats,  les  Etats  le 
recevaient  avec  reconnaissance  et  espoir  des  résultats  les  plus  heu- 
reux ;  mais  ils  demandaient  que  les  annates,  qui  n'étaient  plus  em- 
ployées, suivant  leur  destination  originelle,  contre  les  Sarrasins  et 
les  Turcs,  fussent  dès  lors  supprimées.  Quant  aux  moyens  de  mettre 
Un  aux  erreurs  de  Luther,  ils  observèrent  que,  parmi  les  ecclésias- 
tiques et  les  séculiers,  il  avait  surgi  bien  d'autres  erreurs  et  abus, 
pour  la  guérison  desquels  rien  ne  serait  plus  utile  que  si  le  Pape, 
avec  le  consentement  de  l'empereur,  faisait  tenir  .!ans  l'année,  en 

i  Pallavic.  Bist.  Conc.  Trid.,  1.  2,  c.  7. 


à  1545  de  l'ère  chr.J        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  309 

quelque  ville  considérable  d'Allemagne,  un  concile  libre  et  chrétien, 
où  chacun  aurait  la  liberté  de  dire  son  sentiment  pour  la  gloire  de 
Dieu,  le  salut  des  âmes  et  de  l'Église  chrétienne.  En  outre,  ils  adres- 
sèrent au  légat  cent  griefs  de  la  najion  allemande  contre  le  Saint- 
Siège,  où  ils  disaient  des  choses  si  dures,  que  le  nonce,  qui  en  fut 
informé  d'avance,  quitta  la  diète,  pour  n'être  pas  obligé  de  les  rece- 
voir officiellement.  Mais  à  la  fin  de, la  session,  les  états  firent  con- 
naître par  la  presse  toutes  les  négociations  avec  les  cent  griefs,  et 
on  put  ainsi  lire  à  Rome,  dans  l'instruction  pontificale  au  nonce,  les 
aveux  qu'Adrien  avait  faits  aux  Allemands  au  préjudice  de  la  hiérar- 
chie. Le  mécontentement  contre  un  Pape  si  peu  avisé  monta  au  plus 
haut,  on  répandit  contre  lui  des  libelles,  tandis  qu'en  Allemagne, 
ses  exhortations  aux  princes  et  aux  villes  étaient  un  objet  de  mépris 
et  de  dérision.  Adrien  VI  mourut  de  chagrin  le  14  mars  1523  *. 

Son  successeur,  Clément  VII,  envoya  légat  en  Allemagne,  pour  la 
nouvelle  diète  de  Nuremberg,  en  1524,  le  cardinal  Campège,  recom- 
mandable  par  sa  vertu  et  sa  science,  et  le  plus  habile  du  sacré  col- 
lège. Il  avait  déjà  été  nonce  en  Allemagne  et  à  Milan.  Sa  prudence, 
sa  grande  expérience  dans  les  affaires,  son  intégrité,  qui  avait  paru 
avec  éclat  dans  beaucoup  d'occasions,  son  zèle  pour  la  religion  ca- 
tholique, son  amour  pour  la  paix  et  la  concorde  prévenaient  en  sa 
faveur.  Clément  VII  crut  trouver  en  lui  un  homme  capable  de  satis- 
faire les  Allemands  sur  leurs  plaintes,  et  il  lui  donna  un  pouvoir  sans 
restriction,  pourvu  qu'il  ne  compromît  ni  l'autorité  du  Saint-Siège 
ni  les  usages  de  la  cour  de  Rome. 

Comme  le  mémoire  de  cent  grief*  n'avait  point  été  remis  officielle- 
ment au  nonce  Chérégat,  Clément  VII  dit  à  Campège  de  ne  point  en 
embarrasser  sa  négociation,  mais  d'agir  comme  s'il  ne  se  fût  rien 
passé  en  Allemagne  depuis  la  condamnation  de  Luther  :  il  le  char- 
gea aussi  d'un  bref  à  l'électeur  de  Saxe. 

Le  légat  approchant  de  Nuremberg,  tous  les  princes  de  l'empire 
allèrent  au-devant  de  lui  hors  la  porte  de  la  ville,  accompagnés  de 
l'archiduc  Ferdinand,  parce  qu'ils  craignaient  que,  s'il  faisait  son 
entrée  dans  la  ville  en  cérémonie  et 'avec  les  marques  de  sa  dignité, 
il  ne  fût  insulté  par  le  peuple,  presque  tout  luthérien.  Campège  entra 
donc  avec  son  habit  de  voyage,  sans  clergé,  sans  croix,  et  les  princes 
le  conduisirent  jusqu'à  son  logis.  Le  clergé,  qui  l'attendait  dans  une 
église  pour  lui  faire  honneur,  y  fut  enfermé  :  de  sorte  qu'il  ne  le  vit 
point  entrer  dans  la  ville  2. 

Les  princes  et  les  députés  des  villes  impériales  ayant  fait  dire  au 

1  Menzel,  t.  1.  p.  109  et  seqq.  —  *  Cochlœus.  Pallavicin. 


310  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [LIT.  LXXXIV.  —  De  1517 

légat  qu'on  était  disposé  à  lui  donner  audience,  il  se  rendit  à  la  diète 
et  y  fit  une  harangue.  Il  s'étonnait  fort  que  tant  de  sages  et  habiles 
princes  pussent  souffrir  qu'on  abolît  et  renversât,  à  leurs  yeux,  une 
religion  où  ils  étaient  nés,  où  leurs  pères  étaient  morts,  et  qu'ils  n'a- 
perçussent pas  que  ces  révolutions,  qui  commençaient  par  le  spiri- 
tuel, finiraient  par  le  temporel,  par  la  rébellion  contre  les  souverains 
et  les  magistrats.  Le  souverain. Pontife,  touché  d'une  compassion 
vraiment  paternelle,  n'avait  pu  voir  l'empire  accablé  sous  le  poids 
de  tant  de  maux,  et  menacé  d'une  servitude  étrangère,  sans  envoyer 
un  légat  pour  tâcher  d'y  porter  remède.  L'intention  de  sa  Sainteté 
n'était  ni  de  donner  des  lois  sur  ce  point,  ni  d'en  recevoir,  mais  seu- 
lement d'examiner  avec  les  souverains  d'Allemagne  ce  qu'il  y  avait 
à  faire.  Si  ceux  qui  demeuraient  fidèles  à  la  religion  véritable  et 
ancienne  en  étaient  contents,  le  Pape  en  serait  ravi  ;  s'ils  ne  l'étaient 
pas,  on  ne  pourrait  du  moins  lui  reprocher  les  malheurs  qu'il  aurait 
inutilement  prévus.  Puis,  entrant  dans  le  détail,  le  légat  dit  qu'il 
avait  deux  choses  à  leur  demander,  l'une  touchant  la  religion,  l'autre 
touchant  la  guerre  contre  les  Turcs. 

Les  princes  remercièrent  le  Pape  de  sa  bienveillance,  et,  à  la  fin  de 
leur  réponse,  présentèrent  au  légat  le  mémoire  de  leurs  cent  griefs. 

Campège  répliqua  qu'il  ne  savait  point  qu'on  eût  envoyé  au  Pape 
ni  aux  cardinaux  aucun  écrit  ;  mais  qu'il  les  assurait  que  sa  Sainteté 
était  remplie  de  bonne  volonté  pour  eux,  et  lui  avait  donné  plein 
pouvoir  de  faire  tout  ce  qu'il  jugerait  nécessaire  pour  réunir  les  es- 
prits et  rétablir  la  paix.  C'était  à  eux  d'en  frayer  le  chemin,  d'autant 
qu'ils  connaissaient  mieux  la  carte  du  pays  et  l'humeur  des  gens  à 
qui  l'on  avait  affaire.  Personne  n'ignorait  que,  dans  la  diète  de 
Worms,  l'empereur  avait  publié  de  leur  consentement  un  édit  contre 
les  luthériens  ;  que  cet  édit  avait  été  renouvelé  l'année  dernière  et 
son  exécution  approuvée  par  tous  les  princes  ;  qu'il  avait  été  observé 
par  les  uns,  négligé  par  les  autres,  sans  qu'il  pût  en  deviner  la  cause. 
A  son  avis,  la  chose  principale,  par  où  l'on  devait  commencer,  c'é- 
tait de  trouver  les  moyens  de  faire  exécuter  l'édit  de  Worms  partout. 
Bien  qu'il  n'eût  pas  encore  su  que  l'on  avait  publié  les  cent  griefs  à 
dessein  de  les  présenter  au  Pape,  il  n'ignorait  pas  que  l'on  en  avait 
envoyé  trois  exemplaires  à  des  particuliers  de  Rome,  lesquels  le  Pape 
et  les  cardinaux  avaient  vus,  et  dont  il  lui  en  était  tombé  un  entre 
les  mains  ;  mais  ni  sa  Sainteté  ni  le  sacré  collège  n'avaient  jamais  pu 
croire  que  ces  articles  eussent  été  dressés  par  le  commandement  des 
princes  de  la  diète,  ni  qu'ils  vinssent  d'autre  part  que  de  quelque 
ennemi  secret  de  la  cour  de  Rome.  A  la  vérité,  il  n'avait  point  de 
commission  particulière  du  souverain  Pontife  sur  ce  point,  mais  qu'il 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  311 

ne  laissait  pas  d'avoir  l'autorité  d'en  traiter  autant  que  cela  serait 
nécessaire.  Néanmoins  il  leur  dirait  en  passant,  que,  comme  parmi 
ces  demandes  il  y  en  avait  plusieurs  qui  dérogeaient  à  la  puissance 
légitime  du  Pape  et  qui  sentaient  l'hérésie,  il  ne  pourrait  pas  traiter 
de  celles-là  ;  mais  qu'il  prendrait  volontiers  connaissance  de  celles 
qui  n'étaient  pas  contre  le  Pape  et  qui  avaient  quelque  apparence  de 
justice.  Après  quoi,  s'il  restait  encore  quelque  chose  à  traiter  avec  le 
Saint-Siège,  la  diète  pourrait  le  proposer,  pourvu  que  ce  fût  en  des 
termes  plus  modestes.  Cependant,  il  ne  pouvait  s'abstenir  de  con- 
damner la  liberté  qu'on  avait  prise  de  publier  ces  griefs  :  ce  que  sa 
Sainteté  voulait  bien  toutefois  oublier  pour  l'amour  d'eux,  pour  qui 
elle  était  encore  disposée  à  faire  toutes  choses,  comme  un  bon  père 
et  pasteur  universel.  Mais  après  cela,  si  la  voix  du  pasteur  n'était 
point  écoutée,  il  ne  resterait  plus  rien  à  faire  à  sa  Sainteté  et  à  lui, 
que  de  prendre  patience  et  de  remettre  tout  entre  les  mains  de  Dieu  l. 

Les  forces  des  deux  partis  dans  la  diète  étaient  ainsi  partagées  : 
le  légat  pouvait  compter  sur  la  voix  de  l'archiduc  Ferdinand,  frère  et 
lieutenant  de  l'empereur,  des  ducs  de  Bavière,  du  cardinal-archevê- 
que de  Saltzbourg,  de  l'évêque  de  Trente  et  de  dix  autres  princes  sé- 
culiers ou  ecclésiastiques.  Presque  tous  les  députés  des  villes  impé- 
riales étaient  infectés  de  luthéranisme  :  ils  formaient  la  majorité.  La 
délibération  fut  longue  et  orageuse  :  l'ambassadeur  de  Charles-Quint 
insista  sur  l'édit  de  Worms,  et  menaça  les  états  de  la  colère  de  l'em- 
pereur. Les  princes  luthériens  auraient  voulu,  ce  jour-là  même,  pro- 
clamer la  liberté  de  conscience,  en  d'autres  termes,  la  révolte  contre 
l'édit  impérial  :  on  prit  un  moyen  terme.  La  diète  décréta  que  le 
Pape  convoquerait,  du  consentement  de  l'empereur,  un  concile  gé- 
néral en  Allemagne  pour  y  terminer  les  différends  religieux  ;  qu'on 
tiendrait  une  nouvelle  assemblée  à  Spire  le  jour  de  la  fête  de  Saint- 
Martin,  où  les  ordres,  après  avoir  fait  examiner  par  d'habiles  doc- 
teurs ce  qu'on  devait  retenir  ou  rejeter  des  doctrines  de  Luther,  for- 
muleraient ensuite  leur  décret.  En  attendant  la  décision  du  concile, 
elle  promettait  d'examiner,  et,  s'il  était  possible,  d'amender  en  quel- 
ques points  l'exposé  des  cent  griefs  contre  la  cour  de  Rome,  et,  pour 
obéir  à  l'empereur,  de  tenir  la  main  à  l'exécution  de  l'édit  de 
Worms 2.     - 

La  diète  était  absurde,  remarque  Audin  :  elle  choquait  toutes  les 
consciences.  Aux  laïques,  elle  remettait  le  droit  de  juger  de  nouveau 
les  doctrines  que  le  Saint-Siège  avait  condamnées  ;  aux  vassaux  de 
Charles,  le  pouvoir  de  désobéir  à  un  rescrit  impérial.  Elle  admet- 

1  Cochl.  Sleidan.  Pallavicin.  Raynald.  Fra-Paolo.  —  2  Raynald,  1524,  n.  15. 


312  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

tait  le  décret  de  YS'orms  comme  loi  de  l'empire,  et  provoquait  l'Alle- 
magne à  s'en  affranchir.  Les  ordres  ou  états  se  constituaient  juges 
en  matière  de  foi  et  de  législation,  et,  par  une  contradiction  mani- 
feste, absolvaient  et  condamnaient  Luther,  en  approuvant  l'édit  de 
1 520,  où  il  avait  été  déclaré  hérétique,  et  en  prescrivant  un  nouvel 
examen  de  sa  doctrine  à  Spire. 

Le  légat  protesta;  l'ambassadeur  de  Charles-Quint  déclara  qu'il 
porterait  ses  plaintes  aux  pieds  de  son  maître.  L'empereur  était 
absent.  Le  Pape  lui  avait  appris  la  résolution  de  la  diète  et  le  mépris 
qu'on  faisait  de  ses  ordres  et  des  décisions  de  l'Église.  Charles,  irrité, 
adressa  aux  princes  allemands  un  rescrit  où  il  menaçait  de  la  peine 
de  mort  quiconque  désobéirait  à  l'édit  de  Worms.  Ce  n'était  qu'une 
menace,  dont  les  états  ne  tinrent  aucun  compte.  Le  luthéranisme 
ne  se  cachait  pas  :  il  allait  tête  levée,  affrontant  Pape  et  empereur, 
proclamant  ses  croyances,  et  forçant  les  portes  des  églises  catholi- 
ques quand  on  refusait  de  lui  en  livrer  les  clefs.  Magdebourg,  Nu- 
remberg et  Francfort  changeaient  ouvertement  la  forme  du  culte  ca- 
tholique. A  Magdebourg,  la  bourgeoisie  s'assemblait  le  24  juin  1523, 
intimait  l'ordre  aux  magistrats  civils  de  fermer  les  couvents,  de  chasser 
les  prêtres,  de  reconnaître  les  ministres  envoyés  de  Wittemberg,  et 
d'établir  la  communion  sous  les  deux  espèces  :  et  les  magistrats,  qui 
n'avaient  pas  assez  de  force  pour  exécuter  l'édit  de  l'empereur,  en 
trouvaient  pour  obéir  à  cette  bourgeoisie  fanatique.  Des  chevaliers 
offraient  sérieusement  aux  habitants  de  Nuremberg,  si  on  voulait  les 
soutenir,  de  ne  pas  laisser  une  tête  d'évêque  dans  un  espace  de 
vingt  milles  ;  à  Neustadt,  des  luthériens  tendaient  une  embûche  au 
chapelain  de  Ferdinand,  et  le  mutilaient.  Luther  publiait  certains 
brefs  d'Adrien  VI  et  les  cent  griefs  de  la  nation  allemande,  avec  des 
annotations  plus  malignes  les  unes  que  les  autres.  Cependant  Luther 
fut  loin  d'être  satisfait  de  la  diète  de  Nuremberg  :  son  édit  le  mit  en 
fureur. 

«  Scandale,  s'écria-t-il  dans  un  nouveau  pamphlet,  scandale  que 
toutes  ces  piperies  d'empereurs  et  de  princes  à  la  face  du  soleil  ! 
scandale  plus  grand  encore  que  ces  décrets  contradictoires  où  l'on 
ordonne  de  me  courir  sus,  l'édit  de  proscription  de  Worms  à  la 
main,  et  où  l'on  indique  une  diète  à  Spire  pour  trier  de  mes  livres  ce 
qu'il  y  a  de  bon  et  de  mauvais  !  Condamné  en  dernier  ressort,  et 
renvoyé  pour  être  jugé  à  Spire  !  Coupable,  de  par  les  ordres,  aux 
yeux  des  Allemands,  qui  doivent  me  pourchasser  sans  relâche,  moi 
et  ma  doctrine  !  Coupable  qu'on  renvoie  pour  être  jugé  à  de  nou- 
velles assises  !...  Têtes  folles  !  cerveaux  avinés  de  princes!...  Dieu 
ne  veut  pas,  je  le  vois  bien,  que  j'aie  affaire  à  des  êtres  raisonnables  ! 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  313 

il  me  livre  aux  bêtes  allemandes,  comme  si  des  loups  et  des  sangliers 

vous  mettaient  en  pièces Chrétiens  !  je  vous  en  conjure,  levez 

vos  mains,  et  priez  Dieu  pour  ces  princes  aveugles,  dont  le  ciel  nous 
châtie  dans  sa  grande  colère,  et  gardez- vous  bien  de  venir  présenter 
votre  offrande  et  votre  aumône  contre  le  Turc,  qui  est  mille  fois  plus 
pieux  et  plus  sage  que  nos  maîtres.  A  des  fous  semblables,  qui  s'é- 
lèvent contre  le  Christ  et  méprisent  sa  parole,  quel  succès  pourrait 
être  promis  dans  la  guerre  avec  les  Turcs?...  Pitié  !  m'écriai-je  de 
l'abîme  de  mon  cœur,  à  tous  les  Chrétiens,  pitié  pour  ce  ramassis  de 
fous,  d'insensés,  de  niais  et  d'idiots  !  mieux  vaudrait  mille  fois  mourir 
que  d'entendre  pousser  de  tels  blasphèmes  contre  la  majesté  du  ciel. 
Mais  c'est  leur  lot  et  leur  châtiment  de  persécuter  la  parole  de  Dieu  ; 
leur  aveuglement  est  une  punition  du  Seigneur.  Que  Dieu  nous  dé- 
livre de  leurs  mains,  et  que  dans  sa  grâce  il  nous  donne  d'autres 
maîtres  !  Amen  l  !  » 

Cependant  les  paysans  et  les  anabaptistes  remplissent  l'Allemagne 
de  carnage  et  d'incendies.  Pour  célébrer  ces  sanglantes  funérailles, 
des  prêtres  et  des  moines  apostats  se  marient  avec  des  religieuses 
apostates.  Les  sectateurs  de  Luther  et  de  Zwingle  se  font  une  guerre 
de  plume,  d'injures  et  d'anathèmes.  Le  connétable  de  Bourbon  prend 
et  saccage  Rome.  Soliman  II  ravage  la  Hongrie,  tue  son  roi  et  assiège 
Vienne.  L'Europe,  désunie,  semble  prête  à  retomber  dans  le  chaos. 

Toutefois  des  symptômes  de  convalescence  se  font  remarquer. 
Le  Pape  et  l'empereur  se  réconcilient  à  Bologne  en  \  529  ;  le  24  fé- 
vrier 1530,  Clément  VII  y  couronne  Charles-Quint  du  diadème  im- 
périal, et  reçoit  de  lui  le  serment  de  fidélité,  comme  défenseur  armé 
de  l'Église  romaine,  à  l'exemple  de  Charlemagne.  Dès  152-4,  trois 
nobles  princes  de  l'Allemagne  catholique  se  liguent  à  Ratisbonne 
contre  l'anarchie  religieuse  et  sociale,  et  pour  le  maintien  de  l'ordre 
et  des  lois  :  le  duc  Guillaume,  le  duc  Louis  de  Bavière  et  l'archiduc 
Ferdinand  d'Autriche.  Le  6  juillet  de  la  même  année,  les  archevê- 
ques et  évêques  de  Saltzbourg,  de  Trente,  de  Bamberg,  de  Spire,  de 
Strasbourg,  de  Constance,  de  Bâle,  de  Frising,  de  Passau  viennent 
trouver  ces  princes,  et  concluent  un  traité  d'alliance  où  ils  déclarent 
que  l'édit  de  Worms  contre  Luther  et  ses  adhérents  devait  être  ob- 
servé comme  une  loi  de  l'empire;  qu'on  ne  changerait  rien  ni  dans 
l'administration  des  sacrements,  ni  dans  les  cérémonies,  ni  dans  les 
commandements  et  les  traditions  de  l'Église  catholique;  que  les  ec- 
clésiastiques qui  se  mariaient  et  les  moines  apostats  seraient  punis 
suivant  toute  la  rigueur  des  canons;  qu'on  prêcherait  l'Évangile  d'a- 

MValch.t.  15,  p.  27 12  et  seqq. 


314  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

près  l'interprétation  des  Pères  et  des  docteurs  ;  que  ceux  de  leurs  su- 
jets qui  étudiaient  à  Wittemberg  seraient  contraints  de  quitter  cette 
université  dans  trois  mois,  sous  peine  de  confiscation  de  leurs  biens, 
et  que  ceux  qui  y  avaient  fait  leurs  études  ne  pourraient  jamais  pos- 
séder de  bénéfice;  qu'aucun  luthérien  banni  ne  trouverait  asile  dans 
les  États  confédérés,  et  que  secours  et  assistance  seraient  donnés  à 
tout  prince  attaqué  pour  l'une  des  clauses  de  la  confédération1. 

Le  cardinal-légat  Campège,  qui  assistait  à  cette  conférence,  de- 
manda le  premier  qu'on  satisfit  aux  justes  réclamations  des  états  de 
Nuremberg  contre  certains  abus  qui  s'étaient  glissés  dans  le  clergé. 
Il  fit  publier  une  constitution  en  trente-cinq  articles,  pour  régler  le 
régime  ecclésiastique,  la  tenue  des  synodes,  la  visite  des  diocèses, 
l'administration  des  paroisses,  l'oblation  des  dîmes;  quelques-unes 
des  dispositions  de  ce  règlement  peignent  les  mœurs  de  l'époque. 
Dans  un  article,  par  exemple,  on  prescrit  aux  ecclésiastiques  de 
porter  un  habit  décent  et  de  cesser  de  faire  du  commerce  ;  dans  un 
autre,  on  leur  défend  de  fréquenter  les  tavernes  et  de  disputer  à 
table,  entre  deux  vins,  sur  des  matières  religieuses  2. 

En  4526,  il  y  eut  à  Dessau  une  assemblée  et  consultation  de  quel- 
ques princes  catholiques,  les  électeurs  de  Mayence  et  de  Brande- 
bourg, les  ducs  Henri  et  Éric  de  Brunswic  ;  des  lettres  arrivèrent 
d'Espagne,  par  lesquelles  l'empereur  ordonnait  le  maintien  de  l'an- 
cienne foi  et  l'exécution  de  l'édit  de  Worms.  Par  contre-coup , 
le  4  mai  de  la  même  année  1526,  l'électeur  de  Saxe  et  le  landgrave 
Philippe  de  Hesse  conclurent  une  ligue  formelle  pour  la  défense  des 
nouveautés  luthériennes  ,  contre  l'empereur  ,  leur  souverain ,  et 
contre  les  lois  de  l'empire.  D'autres  princes  y  entrèrent,  notamment 
le  moine  apostat  Albert  de  Brandebourg,  devenu  par  son  apostasie 
duc  de  Prusse.  Cette  conjuration  en  faveur  de  la  nouveauté  anar- 
chique,  contre  le  chef  et  contre  les  lois  de  l'empire,  parut  un  attentat 
si  énorme,  que  Luther  lui-même  et  Mélanchton  ne  purent  s'empê- 
cher de  la  condamner  comme  un  crime  3. 

Dans  la  diète  qui  se  tint  à  Spire  le  25me  de  juin  1526,  les  princes 
luthériens,  forts  de  leur  ligue,  se  montrèrent  si  intraitables,  que  les 
deux  partis  furent  sur  le  point  de  se  séparer  et  de  commencer  la 
guerre  civile.  L'archiduc  Ferdinand  ayant  proposé  d'aller  au  secours 
de  la  Hongrie,  les  princes  luthériens  s'y  refusèrent,  attendu  que 
Luther  avait  enseigné  jusqu'alors  que  c'était  résister  à  Dieu  que  de 
combattre  contre  les  Turcs.  Le  roi  de  Hongrie,  Louis,  II,  périt  deux 

1  Audin,  Ilist.  de  Luther,  t.  2,  c.  G.  —  2  Ibid.,  et  Raynald,  1523,  n.  25  et  seqq. 
—  3  Menzel,  1. 1,  p.  280  et  seqq. 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  315 

mois  après  dans  la  bataille  de  Mohacs.  Tout  ce  que  l'archiduc  put 
faire,  ce  fut  de  régler  que,  comme  il  était  nécessaire  pour  le  bien  de 
la  religion  et  de  la  paix  d'assembler  un  concile  national  d'Allemagne, 
ou  général  de  toute  la  chrétienté,  qui  serait  ouvert  au  plus  tard  dans 
un  an,  on  enverrait  des  députés  vers  l'empereur,  pour  le  prier  de 
regarder  avec  compassion  l'état  déplorable  de  l'empire,  de  venir  au 
plus  tôt  en  Allemagne,  et  de  faire  tenir  un  concile  ;  qu'en  attendant, 
les  princes  et  les  états  se  comporteraient  au  sujet  de  l'édit  de  Worms 
de  manière  qu'ils  pussent  rendre  compte  de  leur  conduite  à  Dieu  et 
à  l'empereur.  C'était  justement  la  liberté  de  conscience  que  les  lu- 
thériens prétendaient  obtenir  dans  cette  diète,  et  qu'ils  pratiquèrent 
dans  la  suite,  comme  s'ils  l'avaient  réellement  obtenue  *•. 

Vers  la  fin  delà  même  année  1526,  l'archiduc  Ferdinand  devient 
roi  de  Bohême  et  de  Hongrie  :  ces  deux  royaumes  entrent  dans  la 
maison  d'Autriche  ou  de  Habsbourg  ;  avec  les  royaumes  d'Espagne, 
Dieu  lui  donnait  en  même  temps  le  Nouveau-Monde,  ainsi  que  des 
îles  sans  nombre  de  l'Océan.  C'est  que  parmi  toutes  les  maisons  ré- 
gnantes, aucune  ne  fut  plus  fidèle  ni  plus  dévouée  à  la  cause  de  Dieu 
et  de  son  Église.  Après  elle  vient  la  maison  de  Bavière.  C'est  à  ces 
deux  familles  que  l'Allemagne  doit  de  n'être  pas  tombée  tout  entière 
et  sans  retour  dans  l'anarchie  religieuse  et  intellectuelle  qui  la  tra- 
vaille et  la  mine  encore  maintenant. 

En  1520,  Luther  enseignait  que  combattre  les  Turcs  était  résister 
à  Dieu.  En  conséquence,  les  luthériens  d'Allemagne  refusèrent  de 
secourir  leurs  compatriotes  contre  les  armes  de  Soliman!  plusieurs 
même  souhaitaient  l'arrivée  des  Turcs,  et  préféraient  leur  domina- 
tion à  celle  de  l'empereur  et  des  princes  de  Germanie.  C'est  Luther 
lui-même  qui  nous  l'apprend  2. 

En  1527  et  1528,  les  Turcs  ayant  porté  le  fer  et  le  feu  dans  la  Hon- 
grie, dans  l'Autriche,  dans  des  provinces  encore  plus  intérieures  de 
l'Allemagne,  brûlant,  massacrant,  réduisant  en  esclavage  une  infinité 
de  personnes,  Luther  eut  peur  et  changea  de  langage.  Jusqu'alors  il 
avait  fait  un  crime  de  combattre  les  Turcs,  dès  lors  il  fit  un  crime  de 
ne  pas  les  combattre.  Léon  X  avait  donc  eu  raison  de  condamner 
cette  proposition  :  Combattre  contre  les  Turcs,  c'est  résister  à  Dieu. 
Cependant  Luther  n'en  convint  pas,  et  soutint  toujours  que  le  Pape 
méconnaissait  l'Évangile  en  exhortant  les  Chrétiens,  rois  et  peuples, 
à  défendre  leur  vie,  leur  liberté,  leur  religion,  leur  famille,  leur  pa- 
trie contre  les  Turcs.  On  ne  devinerait  guère  sur  quel  misérable  so- 
phisme Luther  s'appuie  pour  cela  :  sophisme  qu'il  noie  et  délaye  dans 

1  Cochl.,  an  152G,  p.  150.  —  2  Walch,  t.  20,  p.  2675. 


31ft  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

deux  ou  trois  instructions  pastorales;  le  voici.  Comme  Chrétiens, 
vous  ne  pouvez  et  ne  devez  vous  défendre  contre  les  Turcs  que  par 
les  armes  spirituelles,  la  prière,  la  conversion  du  cœur  •  mais  vous 
pouvez  et  devez  vous  défendre  par  les  armes  matérielles,  comme  ci- 
toyens, comme  nation,  Allemands,  Français,  Hongrois,  Dalmates, 
empereurs  et  princes,  rois  et  sujets,  pères  et  enfants,  hommes  et 
femmes  ;  vous  devez  contribuer  à  cette  défense  non-seulement  de 
vos  prières,  mais  encore  de  vos  biens  et  de  vos  personnes  ;  si  vous 
y  mourez,  vous  allez  droit  au  ciel,  car  vous  souffrez  la  mort  comme 
Chrétiens  ;  en  effet,  chose  bien  remarquable,  le  Turc  vous  hait,  vous 
saccage,  vous  tue,  non  pas  comme  Allemands  ou  Hongrois,  mais  es- 
sentiellement comme  Chrétiens,  comme  saints  du  Très-Haut1.  Telle 
est  la  substance  de  ce  que  dit  Luther.  On  le  voit,  après  avoir  tout  re- 
jeté en  haine  du  Pape,  il  ramène  tout  de  son  propre  chef,  même  l'in- 
dulgence plénière,  puisqu'il  ouvre  le  paradis  à  tout  Chrétien  qui 
meurt  dans  la  guerre  contre  le  Turc.  Tertullien  dit  quelque  part  que 
le  diable  est  singe  de  Dieu  :  Luther  est  ici  singe  du  Pape.  Aussi 
les  luthériens  d'Allemagne  ne  furent-ils  guère  émus  de  la  sin- 
gerie. 

Luther  lui-même  s'en  plaint.  Les  nobles  exportaient  l'argent  d'Al- 
lemagne par  le  luxe,  pour  se  ruiner  de  corps  et  de  biens  :  les  bour- 
geois et  les  marchands  faisaient  à  peu  près  de  même,  y  joignant  l'a- 
varice et  l'usure  ;  les  artisans  et  les  paysans  ne  songeaient  qu'à  se 
supplanter  et  à  se  voler  les  uns  les  autres,  surtout  depuis  le  nouvel 
évangile,  où  ils  étaient  devenus  libres  et  riches,  se  croyant  tout  per- 
mis, ne  donnant  plus  rien  à  personne,  ni  à  pauvre  ni  à  ministre  de 
la  religion.  Luther  engage  les  princes  à  leur  arracher  de  force  ce 
qu'ils  ne  voulaient  pas  donner  pour  la  défense  du  pays  2. 

Afin  d'exciter  à  prendre  les  armes  contre  les  Turcs  et  pour  forti- 
fier dans  le  christianisme  ceux  des  Allemands  qui  deviendraient  leurs 
captifs,  Luther  expose  les  dogmes  impies  de  Mahomet  et  de  son  Al- 
coran  ;  mais  il  n'a  garde  de  signaler  ce  qu'il  y  a  de  plus  impie  dans 
ces  dogmes,  savoir,  que  tout  arrive  par  une  nécessité  fatale,  que 
l'homme  n'a  point  de  libre  arbitre,  que  Dieu  opère  en  nous  le  mal 
comme  le  bien,  et  qu'il  nous  punit  du  mal  que  nous  n'avons  pu  éviter. 
Voilà  ce  que  Luther  ne  signale  pas  dans  Mahomet.  La  raison  en  est 
simple.  Ainsi  que  nous  l'avons  vu,  l'hérésiarque  de  Wittemberg 
l'emporte  en  impiété  sur  le  faux  prophète  de  la  Mecque;  car,  à  l'en 
croire,  Dieu  nous  punirait  non-seulement  du  mal  que  nous  n'avons 
pu  éviter,  mais  encore  du  bien  que  nous  faisons  de  notre  mieux, 

1  WaJçh,  t.  20,  p.  2G33  et  seqq.  —  2  lbid.,  p.  2718  et  2719. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  317 

toutes  les  bonnes  œuvres  étant  autant  de  péchés  :  ce  que  Mahomet 
n'a  point  osé  dire. 

Les  princes  luthériens,  qui  n'avaient  point  assez  de  patriotisme 
pour  défendre  l'Allemagne  contre  les  Turcs,  ne  craignaient  pas  d'y 
allumer  la  guerre  civile.  Un  employé  infidèle  d'un  prince  catholique, 
Otton  de  Pack,  officier  du  duc  Georges  de  Saxe,  fit  accroire  aux 
princes  luthériens  que  les  catholiques  avaient  conclu  un  traité  pour 
les  exterminer.  Aussitôt  les  luthériens  prirent  les  armes,  sous  la  di- 
rection du  landgrave  Philippe  de  Hesse.  Ce  soulèvement  parut  encore 
un  attentat  si  énorme,  que  Luther  même  remontra  qu'il  fallait  au 
moins  s'assurer  si  la  cause  était  réelle.  On  découvrit  que  Pack  avait 
avancé  une  fausseté,  et  que  le  traité  était  imaginaire  :  l'affaire  s'ac- 
commoda. Toutefois  le  landgrave  exigea  de  grosses  sommes  d'ar- 
gent de  quelques  princes  ecclésiastiques,  pour  le  dédommager  d'un 
armement  qu'il  reconnaissait  avoir  été  fait  sur  de  faux  rapports  *'. 
C'était  en  1528. 

Une  nouvelle  diète  fut  convoquée  à  Spire  pour  l'année  suivante. 
Les  catholiques  furent  en  majorité.  Elle  avait  pour  présidents  et 
commissaires  le  roi  Ferdinand;  Frédéric,  comte  palatin;  Guil- 
laume, duc  de  Bavière,  et  les  évêques  de  Trente  et  de  Hildesheim. 
Les  sacramentaires  ou  zwingliens  s'étaient  décidés  à  y  faire  tête  aux 
luthériens.  Les  villes  impériales  étaient  presque  toutes  infectées  de 
zwinglianisme.  La  division  était  parmi  les  sectaires.  Le  landgrave  de 
Hesse,  comprenant  le  danger  d'une  pareille  scission,  dut  travailler  à 
l'éteindre.  Les  catholiques  se  comptaient  enfin.  Après  de  longues 
contestations,  l'assemblée  décréta  que  partout  où  l'édit  de  Worms 
aurait  été  reçu,  il  serait  défendu  de  changer  de  religion  ;  que  les 
villes  qui  auraient  embrassé  les  doctrines  nouvelles  les  garderaient 
jusqu'à  la  tenue  du  concile,  sans  que  toutefois  elles  pussent  abolir  la 
messe,  ou  enlever  aux  catholiques  le  libre  exercice  de  leur  culte;  que 
les  sacramentaires  seraient  bannis  de  l'empire  ,  et  les  anabaptistes 
punis  de  mort,  suivant  l'édit  de  l'empereur  qui  avait  été  ratifié.  Lu- 
ther lui-même  demandait  cette  sévérité  contre  les  anabaptistes  et  les 
sacramentaires  2. 

On  aurait  donc  pu  croire  que  les  princes  luthériens  accepteraient 
les  résolutions  de  la  diète  :  il  n'en  fut  pas  ainsi  ;  peu  contents  de  la 
tolérance  et  de  l'égalité,  ils  voulaient  la  domination.  Six  d'entre  eux, 
suivis  des  députés  de  quatorze  villes  impériales,  protestèrent  contre 
les  résolutions  de  la  majorité,  et  en  appelèrent  à  l'empereur,  au  con- 

1  Sleidan.l.  6,  n.  92.  —  Mcnzel.t.  l,  p.  313.  —  Bossuct,  Variât.,  1.2,  n.  44.— 
-Walch.t.  16,  p.  364.  — Menzel,  t.  1,  p.  321. 


318  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Lîv.  LXXX1V.  -  De  1617 

cile  général  ou  national,  et  à  tout  juge  non  suspect.  C'est  de  cette 
protestation  que  leur  vint  et  qu'ils  prirent  le  nom  général  de  protes- 
tants, pour  faire  entendre  que  leur  essence  est  de  protester  :  de  pro- 
tester contre  l'autorité  la  plus  grande  qu'il  y  ait  sur  la  terre,  l'Église 
catholique  ;  Église  qui  remonte  de  nous  sans  interruption  jusqu'à 
Jésus-Christ,  et  de  là,  par  les  patriarches  et  les  prophètes,  jusqu'au 
premier  homme,  qui  fut  de  Dieu  ;  Église  avec  laquelle  Jésus-Christ 
a  promis  d'être  tous  les  jours  jusqu'à  la  consommation  des  siècles,  et 
contre  laquelle  il  a  donné  sa  parole  que  les  portes  de  l'enfer  ne  pré- 
vaudront jamais.  Voilà  contre  qui  et  contre  quoi  protestent  essentiel- 
lement toutes  les  sectes  protestantes. 

Maintenant,  veut-on  savoir  quelle  est  leur  profession  générale  au 
dix-neuvième  siècle  comme  au  seizième  ?  Elle  peut  être  exposée  sur 
une  carte  de  visite  ;  la  voici  :  «  Je  crois  en  moi  ;  et  je  proteste  contre 
l'Église  romaine.  »  Je  crois  en  moi  :  voilà  la  souveraineté  radicale  de 
la  raison  individuelle  ;  je  proteste  contre  l'Église  romaine  :  voilà  sa 
déclaration  d'indépendance.  Ce  sont  les  seuls  dogmes  qui  soient  et 
qui  puissent  être  communs  entre  les  protestants.  Après  cela,  on  peut 
croire  telle  ou  telle  chose,  pourvu  qu'on  les  croie  par  la  foi  qu'on  a 
en  soi-même;  on  peut  protester  sur  plus  ou  moins  d'articles,  pourvu 
qu'on  proteste.  Ainsi,  les  Luthériens,  qui  soutiennent  encore  que 
Jésus-Christ  est  Dieu,  et  les  pasteurs  calvinistes  de  Genève,  qui, 
en  1817,  excommunient  ceux  qui  osent  encore  le  soutenir,  bien  qu'en 
contradiction  les  uns  avec  les  autres,  sont  également  protestants, 
parce  qu'ils  croient  également  chacun  en  soi  et  qu'ils  protestent  éga- 
lement contre  l'Église  catholique. 

Pour  rendre  la  chose  plus  sensible,  prenez,  comme  les  disciples  de 
Luther  ont  fait,  prenez  une  église  catholique,  ôtez-en  le  signe  du 
Chrétien,  l'autel  du  sacrifice,  en  un  mot  tout  ce  qui  pourrait  donner 
une  idée  de  religion,  n'y  laissez  que  les  quatre  murs,  et  vous  aurez 
un  temple  protestant,  au  frontispice  duquel  vous  pourrez  placer  en 
grosses  lettres  :  Temple  de  la  raison  individuelle. 

Pour  en  faire  la  dédicace,  invitez  quiconque  croit  en  soi  et  proteste 
contre  l'Église  romaine.  «  0  sublime  raison  de  mon  individu  !  je  crois 
en  toi  et  je  t'adore,  s'écriera  chaque  fidèle  en  entrant  ;  c'est  toi  seule 
qui  règnes  dans  ce  temple  !  C'est  toi,  toi  seule,  qui  m'y  apprends  si  je 
dois  croire  à  la  Bible,  et  puis  ce  qu'elle  veut  me  dire.  Reçois  donc  pour 
toujours  mes  hommages  et  ma  foi  !  »  Puis,  après  avoir  ainsi  proclamé 
le  symbole  commun  à  tous,  chacun  fera  son  acte  de  foi  individuelle. 
Le  luthérien  dira  :  En  vertu  de  mon  libre  examen,  je  conclus  que  la 
Bible  est  un  livre  divin,  et  j'y  vois  clairement  que,  dans  le  moment 
de  la  sainte  cène,  on  reçoit  réellement  le  corps  de  Cirist  dans  le  pain, 


à.  1545  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  319 

ou  sous  le  pain,  ou  avec  le  pain  ;  mais  je  proteste  contre  la  trans- 
substantiation des  Romains.  Le  zwinglien  ou  le  calviniste  répondra  : 
Moi  aussi,  après  avoir  librement  examiné,  j'ai  reconnu  la  divinité  des 
Écritures  saintes,  et  j'y  vois  plus  clair  que  le  jour  que  dans  la  cène, 
au  lieu  de  Christ,  on  ne  reçoit  que  sa  figure  et  son  souvenir  ;  en  con- 
séquence, je  proteste  contre  la  présence  réelle  des  papistes.  Le  nouvel 
arien  ou  socinien  continuera  :  Oui,  la  Bible  est  un  ouvrage  infiniment 
respectable;  aussi,  après  l'avoir  librement  scruté,  mon  esprit  y  a 
découvert  que  les  mystères  de  la  foi  ne  sont  que  des  figures  de  rhé- 
torique, et  que  le  Christ  est  seulement  un  grand  prophète  ;  en  foi  de 
quoi  je  proteste  contre  le  Dieu-Homme  des  catholiques.  Le  déiste,  à 
son  tour  :  Sans  doute,  messieurs,  la  raison  de  chaque  homme  est  sa 
souveraine  règle  ;  or,  la  mienne  me  dit  qu'elle  se  suffit  à  elle-même  ; 
par  conséquent,  je  proteste  contre  tout  ce  que  l'Église  romaine  nous 
débite  sur  les  Écritures,  les  prophéties  et  les  miracles.  Ensuite  le 
matérialiste  :  Qu'il  est  beau  de  voir  ainsi  proclamer  les  droits  souve- 
rains de  la  raison  de  chaque  individu!  Oui ,  messieurs,  c'est  à  ma 
raison  seule  d'examiner,  de  juger,  de  réformer  les  opinions,  même 
les  plus  universelles  et  les  plus  anciennes  :  je  proteste  donc  haute- 
ment, en  vertu  de  ma  suprématie  intellectuelle,  contre  l'immorta- 
lité, le  paradis  et  l'enfer  de  la  superstition  pontificale.  Que  je  suis 
ravi  de  vous  entendre  !  s'écriera  l'athée.  Vous  reconnaissez  donc  avec 
moi  que  la  première  de  toutes  les  vérités,  c'est  que  mon  intelligence 
est  à  elle-même  son  centre,  sa  lumière,  sa  loi  et  son  juge  :  en  ré- 
compense, apprenez  la  découverte  consolante  qu'elle  a  faite;  de 
même  que  nos  esprits  ne  reconnaissent  rien  au-dessus  d'eux,  de 
même  l'univers  n'a  point  de  maître  :  je  proteste  donc  de  tout  mon 
être  et  contre  le  fanatisme  de  Rome  et  contre  le  Dieu  qu'elle  nous 
prêche.  Fort  bien  !  reprendra  l'anarchiste,  le  communiste  de  la  jeune 
Allemagne,  tous  vous  convenez  que  le  premier  article  de  la  charte 
humanitaire,  c'est  la  souveraineté  irresponsable  de  ma  raison,  aussi 
l'humanité  va-t-elle  me  devoir  son  bonheur  :  je  vois  avec  une  évi- 
dence irrésistible  que  la  source  principale  et  funeste  de  tous  les  maux 
et  de  tous  les  crimes,  c'est  le  prétendu  droit  de  propriété,  et  plus 
encore  de  souveraineté.  Je  proteste  donc,  non  plus  seulement  de 
tout  mon  cœur,  mais  de  tout  mon  bras  et  de  toute  mon  épée,  contre 
cette  momie  romaine,  qui,  aujourd'hui  comme  toujours,  veut  qu'on 
respecte  le  droit  des  souverains  et  des  propriétaires  l.  A  merveille  ! 

1  11  n'y  a  pas  un  vice,  pas  un  crime,  pas  une  bassesse,  pas  une  abomination 
qu'on  ne  puisse,  la  plupart  du  temps,  dériver  de  la  propriété.  Elle  abaisse  l'homme 
beaucoup  au-dessous  de  l'animal.  —  Paroles  d'un  journal  de  la  Jeune  Allemagne., 
imprimé  à  Lausanne,  et  citées  dans  l'Univers  du  13  septembre  1845. 


320  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

conclura  le  sceptique.  Vous  m'assurez  tous  de  concert  que  je  ne 
dois  écouter  que  moi-même,  et  que  c'est  mon  esprit  qui  doit  tout 
juger  en  dernier  ressort,  même  ce  que  vous  venez  de  dire  :  je  vous 
déclare  donc,  après  avoir  tout  librement  examiné,  qu'il  n'y  a  rien 
de  certain  au  monde  :  conséquemment,  je  proteste,  non-seulement 
contre  l'Eglise  romaine,  mais  encore  contre  ceux  qui  protestent  contre 
elle,  et  enfin  contre  moi-même. 

Le  principe  du  protestantisme,  le  principe  du  libre  examen  et  de 
la  suprématie  de  l'esprit  privé  une  fois  admis,  il  est  impossible  de 
ne  pas  avouer  toutes  ces  conséquences,  impossible  de  ne  pas  les 
envisager  comme  de  simples  nuances,  comme  des  évolutions  pro- 
gressives de  la  réformation  protestante  ;  et  à  toutes  ces  professions 
de  luthéranisme,  de  calvinisme,  de  socinianisme,  de  déisme,  de  ma- 
térialisme, d'athéisme,  de  communisme,  d'anarchisme,  de  scepti- 
cisme, un  protestant  qui  veut  être  conséquent  avec  soi-même  n'a 
d'autre  réponse  à  faire  que  de  dire  :  Amen. 

Le  spectacle  de  cette  unité  discordante  se  vit  en  1529  à  la  confé- 
rence de  Marpourg,  ménagée  par  le  landgrave  Philippe  de  Hesse 
entre  les  chefs  des  deux  partis  qui  divisaient  le  protestantisme,  les 
luthériens  et  les  zwingliens  ou  sacramentaires  :  Luther,  Osiandre  et 
Mélanchton  d'une  part;  Zwingle,  Oecolampade  et  Bucer  de  l'autre. 
Il  s'agissait  de  les  accorder  sur  l'article  de  la  cène,  et  de  faire  cesser 
la  guerre  d'injures  et  d'anathèmes  qu'ils  se  faisaient  réciproque- 
ment. En  quoi  ils  étaient  tous  d'accord,  c'était  à  protester  contre 
l'Eglise  romaine,  et  à  croire  chacun  souverainement  en  soi-même 
pour  interpréter  la  Bible.  Malgré  de  longues  disputes,  on  ne  put 
s'entendre  sur  l'article  principal.  Cependant,  pour  qu'on  n'eût  pas 
l'air  de  n'avoir  rien  fait,  on  dressa  une  espèce  d'accord  en  quatorze 
articles.  Les  trois  premiers  rappellent  la  doctrine  du  concile  de  Ni- 
cée  sur  la  trinité  des  personnes  divines ,  sur  la  divinité  de  Jésus- 
Christ  et  son  incarnation  ;  et  cela,  parce  que  dès  lors  certains  pro- 
testants, notamment  à  Strasbourg,  parlaient  là-dessus  de  même  que 
des  Juifs,  comme  si  Jésus-Christ  n'était  pas  vraiment  Dieu.  Mélanch- 
ton nous  l'apprend  dans  sa  relation  à  l'électeur  de  Saxe  l. 

Sur  l'article  principal,  si  Jésus-Christ  est  réellement  présent  dans 
la  sainte  eucharistie,  ou  seulement  en  figure,  on  disputa  longtemps 
sans  pouvoir  s'accorder.  Lorsque  Zwingle  et  ses  compagnons  virent 
qu'ils  ne  pouvaient  persuader  à  Luther  le  sens  figuré,  ils  le  prièrent 
du  moins  de  vouloir  les  tenir  pour  frères.  Mais  ils  furent  vivement 
repoussés.  «  Quelle  fraternité  nie  demandez-vous,  leur  disait-il,  si 

1  Walch,  t.  17,  p.  23C2. 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  321 

vous  persistez  dans  votre  créance  ?  C'est  signe  que  vous  en  doutez, 
puisque  vous  voulez  être  frères  de  ceux  qui  la  rejettent.  »  Voilà 
comme  finit  la  conférence.  On  se  promit  toutefois  une  charité  mu- 
tuelle. Luther  interpréta  celte  charité  de  celle  qu'on  doit  aux  enne- 
mis, et  non  pas  de  celle  qu'on  doit  aux  personnes  de  même  com- 
munion. Ils  frémissaient,  disait-il,  de  se  voir  traiter  d'hérétiques.  On 
convint  pourtant  de  ne  plus  écrire  les  uns  contre  les  autres,  mais 
pour  leur  donner,  poursuivait  Luther,  le  temps  de  se  reconnaître. 

Cet  accord  telj  quel  ne  dura  guère  :  au  contraire,  par  les  récits 
différents  qui  se  firent  de  la  conférence,  les  esprits  s'aigrirent  plus 
que  jamais  :  Luther  regarda  comme  un  artifice  la  proposition  de 
fraternité  qui  lui  fut  faite  par  les  zwingliens,  et  dit  «  que  Satan  ré- 
gnait tellement  en  eux,  qu'il  n'était  plus  en  leur  pouvoir  de  dire  autre 
chose  que  des  mensonges  1.  » 

Au  milieu  de  ces  démêlés,  on  se  préparait  à  la  célèbre  diète 
d'Augshourg,  que  Charles- Quint  avait  convoquée  pour  y  remédier 
aux  troubles  que  le  nouvel  évangile  causait  en  Allemagne.  Il  fit  son 
entrée  dans  la  ville  le  lome  de  juin  1530.  C'était  la  veille  de  la  Fête- 
Dieu  et  de  la  procession  du  Saint-Sacrement.  Comme  l'empereur  de- 
vait assister  à  la  procession  avec  tous  les  princes  catholiques,  il  y  in- 
vita aussi  les  princes  luthériens  :  ils  s'y  refusèrent  par  scrupules  de 
conscience.  Comme  les  luthériens  reconnaissent  la  présence  réelle  du 
Seigneur  dans  l'eucharistie,  on  n'imagine  pas  d'abord  la  cause  de 
leurs  scrupules.  La  voici.  Les  opinions  religieuses  de  ces  princes  dé- 
pendaient des  caprices  d'un  moine,  comme  les  évolutions  des  girouet- 
tes dépendent  des  caprices  du  vent.  Or,  il  avait  plu  à  ce  moine  de 
dire  que  le  Sauveur  est  présent  dans  l'eucharistie  au  moment  de  la 
consécration  et  de  la  communion,  et  non  après  :  donc  il  n'y  est  point 
pendant  la  procession,  conclurent  les  princes  dont  il  façonnait  la  con- 
science. Ils  n'assistèrent  donc  pas  à  la  procession,  mais  seulement  à 
la  messe. 

Et  quelles  étaient  donc  ces  âmes  si  timorées?  Voici  le  portrait 
qu'en  trace  Audin.  C'était  d'abord  l'électeur  Jean  de  Saxe,  un  des 
princes  les  plus  gloutons  de  son  siècle,  dont  le  ventre  chargé,  dès  le 
matin,  de  vin  et  de  viandes,  avait  besoin,  pour  ne  pas  tomber,  d'être 
retenu  par  un  cercle  de  fer;  amoureux  fou  d'une  religion  qui  avait 
aboli  le  jeûne,  le  carême,  et  permettait  de  faire  gras  le  vendredi  et  le 
samedi.  Son  buffet  électoral  passait  pour  le  plus  abondamment  garni 
de  l'Allemagne  de  vases  de  toutes  sortes,  dérobés  au  réfectoire  des 
moines  ou  à  la  sacristie  des  églises.  C'était  son  fils  Frédéric  qui  usait 

1  Bossuet,  Variât.,  I.  2,  n.  45. 

xxm.  21 


32-2  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

son  temps  et  sa  santé  à  table  ou  à  la  chasse,  et,  comme  son  père, 
joyeux  convive,  ami  du  vin  et  de  la  bonne  chère,  savait  à  peine  son 
catéchisme.  C'était  le  landgrave  de  Hesse,  dont  la  paillardise  était 
devenue  proverbe,  adultère  effronté,  qui,  pour  résister  aux  assauts 
de  la  chair,  demanda  et  obtint  plus  tard  la  permission  de  coucher 
avec  deux  femmes,  et  qui  se  faisait  servir  à  table  par  des  domestiques 
portant  sur  leurs  manches  brodées  ces  cinq  lettres  capitales  :  V.  D. 
M.  I.  JE.  Verbum  Domini  mnnet  in  œternum  :  la  parole  de  Dieu  sub- 
siste éternellement.  C'était  Wolfgang,  prince  d'Anhalt,  d'une  igno- 
rance crasse,  qui  n'avait  jamais  su  faire,  dit-on,  le  signe  de  la  croix. 
C'étaient  Ernest  et  François  de  Lunebourg,  qui,  ne  voulant  pas  lais- 
ser à  leurs  valets  le  soin  de  piller  les  églises,  volaient  de  leurs  mains 
les  vases  sacrés1.  Voilà  les  princes  qui  se  firent  un  scrupule  de  con- 
science d'assister  à  la  procession  du  Saint-Sacrement,  comme  leurs 
ancêtres,  mais  non  point  à  la  messe  solennelle. 

A  la  procession,  le  Saint- Sacrement  était  porté  par  l'archevêque 
électeur  de  Mayence  :  à  droite  marchait  le  roi  Ferdinand,  à  gauche 
l'électeur  Joachim  de  Brandebourg.  Derrière  le  dais,  porté  par  six 
princes,  on  voyait  l'empereur,  un  flambeau  à  la  main,  la  tête  nue, 
sans  parasol,  au  milieu  des  ardeurs  d'un  soleil  de  juin.  Venaient  en- 
suite le  légat  du  Pape,  les  électeurs  ecclésiastiques  et  séculiers,  les 
archevêques  et  évoques,  les  députés  des  villes  impériales,  les  grands 
d'Espagne,  les  seigneurs  italiens  et  flamands,  et  enfin  la  garde  de 
l'empereur  et  du  roi  de  Hongrie.  Les  assistants  tenaient  un  flam- 
beau à  la  main,  marchant  en  silence,  lentement,  au  bruit  de  trois 
cents  cloches,  et  s'agenouillant  sur  toutes  les  places,  pour  recevoir  la 
bénédiction  du  Seigneur  trois  fois  saint,  le  Dieu  des  armées,  dont 
la  gloire  remplit  le  ciel  et  la  terre.  L'univers  catholique,  ayant  à  sa 
tête  l'empereur  de  l'ancien  monde,  seigneur  du  nouveau,  rendait  à 
son  Dieu  des  hommages  d'autant  plus  solennels,  qu'il  le  voyait 
plus  méconnu  et  plus  outragé  par  l'hérésie. 

Les  protestants,  faisant  bande  à  part  ou  secte,  apparurent  comme 
la  troupe  des  agents  apostats,  protestant  contre  l'unité  et  l'harmonie 
que  Dieu  avait  établies  dans  l'Eglise  du  ciel,  et  commençant  l'église 
de  l'enfer,  la  synagogue  de  Satan,  où  il  n'y  a  nul  ordre,  mais  une 
éternelle  horreur.  Les  anges  apostats  ou  prolestants  prétendaient  ré- 
former l'Eglise  du  ciel  ;  les  Chrétiens  apostats  ou  protestants  préten- 
daient réformer  l'Eglise  de  la  terre.  Les  premiers  ont  formé  la  con- 
fusion de  l'idolâtrie,  de  l'hérésie  et  du  schisme  ;  les  seconds  y  aident 
comme  manœuvres. 

i  Audin,  t.  ?,  p.  •'.(>•:. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  323 

L'anarchie  sociale  est  la  suite  naturelle  de  ce  double  protestan- 
tisme. Car  le  protestantisme,  c'est  l'anarchie  en  religion  ;  et  l'anarchie 
sociale,  c'est  le  protestantisme  en  politique. 

La  discordance  des  protestants  d'Allemagne  parut  publiquement 
dès  qu'il  leur  fallut  confesser  publiquement  leur  créance.  Il  y  eut  tout 
d'abord  trois  confessions  de  foi  différentes.  Les  luthériens,  défen- 
seurs du  sens  littéral  sur  l'eucharistie,  présentèrent  à  Charles-Quint 
la  confession  de  foi,  appelée  la  confession  d'Augsbourg.  Quatre  villes 
de  l'empire,  Strasbourg,  Meming,  Lindau  et  Constance,  qui  défen- 
daient le  sens  figuré,  donnèrent  la  leur  séparément  au  même  prince. 
On  la  nomma  la  confession  de  Strasbourg  ou  des  quatre  villes  ;  et 
Zwingle,  qui  ne  voulut  pas  être  muet  dans  une  occasion  si  célèbre, 
quoiqu'il  ne  fût  pas  du  corps  de  l'empire,  envoya  aussi  sa  confession 
de  foi  à  l'empereur. 

Mélanchton,  en  allemand  Schwartzerd  ou  Terre-Noire,  le  plus 
éloquent  et  le  plus  poli,  aussi  bien  que  le  plus  modéré  de  tous  les 
disciples  de  Luther,  dressa  la  confession  d'Augsbourg  de  concert 
avec  son  maître  qu'on  avait  fait  approcher  du  lieu  de  la  diète.  Cette 
confession  de  foi  fut  présentée  à  l'empereur  en  latin  et  en  allemand 
le  25  juin  1530,  souscrite  par  Jean,  électeur  de  Saxe,  par  six  autres 
princes,  dont  Philippe,  landgrave  de  Hesse,  était  un  des  principaux, 
et  par  les  villes  de  Nuremberg  et  de  Reutling,  auxquelles  quatre  au- 
tres villes  étaient  associées.  On  la  lut  publiquement  dans  la  diète,  en 
présence  de  l'empereur,  et  on  convint  de  n'en  répandre  aucune  co- 
pie, ni  manuscrite  ni  imprimée,  que  de  son  ordre.  Il  s'en  est  fait  de- 
puis plusieurs  éditions,  tant  en  allemand  qu'en  latin,  toutes  avec  de 
notables  différences  ;  et  tout  le  parti  l'a  reçue. 

Ceux  de  Strasbourg  et  leurs  associés,  défenseurs  du  sens  figuré, 
s'offrirent  à  la  souscrire,  à  la  réserve  de  l'article  de  la  cène.  Us  n'y 
furent  pas  reçus  ;  de  sorte  qu'ils  composèrent  leur  confession  parti- 
culière, qui  fut  dressée  par  Bucer  ou  Corne  de  Vache. 

C'était  un  homme  assez  docte,  d'un  esprit  pliant,  et  plus  fertile  en 
distinctions  que  les  scholastiques  les  plus  raffinés  ;  agréable  prédi- 
cateur, un  peu  pesant  dans  son  style  ;  mais  il  imposait  par  la  taille  et 
par  le  son  de  sa  voix.  Il  avait  été  Dominicain,  et  s'était  marié  comme 
les  autres,  et  même,  pour  ainsi  parler,  plus  que  les  autres,  puisque, 
sa  femme  étant  morte,  il  passa  à  un  second  et  à  un  troisième  mariage. 
Les  saints  Pères  ne  recevaient  point  au  sacerdoce  ceux  qui  avaient 
été  mariés  deux  fois  étant  laïques.  Celui-ci,  prêtre  et  religieux,  se 
marie  trois  fois  sans  scrupule  durant  son  nouveau  ministère.  C'était 
une  recommandation  dans  le  parti,  et  on  aimait  à  confondre  par  ces 
exemples  hardis  les  observances  superstitieuses  de  l'ancienne  Église. 


324  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1Y.  -  De  15i7 

Il  ne  parait  pas  que  Bucer  ait  rien  concerté  avec  Zwingle  :  celui- 
ci,  avec  les  Suisses,  parlait  franchement;  Bucer  méditait  des  accom- 
modements, et  jamais  homme  ne  fut  plus  fécond  en  équivoques. 

Cependant  lui  et  les  siens  ne  purent  alors  s'unir  aux  luthériens,  et 
la  nouvelle  réforme  fit  en  Allemagne  deux  corps  visiblement  séparés 
par  des  confessions  de  fui  différentes. 

Après  les  avoir  dressées,  ces  églises  semblaient  avoir  pris  leur  der- 
nière forme,  et  il  était  temps  du  moins  alors  de  tenir  ferme  ;  mais 
c'est  ici,  au  contraire,  que  les  variations  se  montrent  plus  grandes. 

La  confession  d'Augsbourg  est  la  plus  considérable  en  toutes  ma- 
nières. Outre  qu'elle  fut  présentée  la  première,  souscrite  par  un  plus 
grand  corps  et  reçue  avec  plus  de  cérémonie,  elle  a  encore  été  re- 
gardée comme  une  pièce  commune  de  la  nouvelle  réforme.  Comme 
l'empereur  la  fit  réfuter  par  quelques  théologiens  catholiques,  Mé- 
lanchton  en  tit  l'apologie,  qu'il  étendit  davantage  un  peu  après.  Au 
reste,  il  ne  faut  pas  regarder  coite  apologiecomme  un  ouvrage  particu- 
lier, puisqu'elle  fut  représentée  à  l'empereur,  au  nom  de  tout  le  parti, 
par  les  mômes  qui  lui  présentèrent  la  confession  d'Augsbourg,  et  que 
depuis  les  luthériens  n'ont  tenu  aucune  assemblée  pour  déclarer  leur 
foi  où  ils  n'aient  fait  marche,  d'un  pas  égal  la  confession  d'Augs- 
bourg et  l'apologie  l. 

Or,  dans  cette  confession  si  solennelle,  l'article  sur  la  présence 
réelle  dans  l'eucharistie  est  couché  de  quatre  manières  différentes, 
suivant  les  quatre  principales  éditions.  Ainsi  l'on  trouve  ces  mots 
dans  le  livre  De  la  Concorde,  publié  par  le  parti  luthérien  :  «  L'ar- 
ticle de  la  cène  est  ainsi  enseigné  par  la  parole  de  Dieu  dans  la  con- 
fession d'Augsbourg  :  Que  le  vrai  corps  et  le  vrai  sang  de  Jésus-Christ 
sont  vraiment  présents,  distribués  et  reçus  dans  la  cène  sous  l'espèce 
du  pain  et  du  vin,  et  que  l'on  improuve  ceux  qui  enseignent  le 
contraire.  » 

Maintenant,  de  ces  quatre  façons  différentes,  quelle  est  l'originale 
qui  fut  présentée  à  Charles-Quint?  Le  protestant  Hospinien  soutient 
que  c'est  celle  que  nous  venons  de  rapporter,  parce  que  c'est  celle 
qui  paraît  dans  l'impression  qui  fut  faite  dès  l'an  1530  à  Wittemberg, 
c'est-à-dire  dans  le  siège  du  luthéranisme,  où  était  la  demeure  de 
Luther  et  de  Mélanchton.  Il  ajoute  que  ce  qui  fit  changer  l'article, 
c'est  qu'il  favorisait  trop  ouvertement  la  transsubstantiation,  puisqu'il 
marquait  le  corps  et  le  sang  véritablement  reçus,  non  point  avec  la 
substance,  mais  sous  les  espèces  du  pain  et  du  vin,  qui  est  la  même 
expression  dont  se  servent  les  catholiques.  Et  c'est  cela  même  qui 

1  Bossuct,  Variât.,  1.  3,  n.  l  et  seqq. 


à  1515  de  l'ère  ehr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  325 

fait  croire  que  c'est  ainsi  que  l'article  a  été  rédigé  d'abord,  puisqu'il 
est  certain  par  Sleidan  et  par  Mélanchton,  aussi  bien  que  par  Chytré  et 
par  Célestin  dans  leur  histoire  de  la  confession  d'Augsbourg,  que  les 
catholiques  ne  contredirent  point  cet  article  dans  la  réfutation  qu'ils 
firent  alors  de  la  confession  d'Augsbourg  par  ordre  de  l'empereur. 

Les  luthériens  ne  demeurèrent  point  en  si  bon  chemin  ;  inconti- 
nent après  la  confession  d'Augsbourg,  ils  donnèrent  à  l'empereur  une 
cinquième  explication  de  la  cène,  dans  l'apologie  de  leur  confession 
de  foi  qu'ils  firent  faire  par  Mélanchton.  Encore  que  cet  auteur  soit 
peu  favorable,  même  dans  ce  livre,  au  changement  de  substance, 
toutefois  il  ne  trouve  pas  ce  sentiment  si  mauvais  qu'il  ne  cite  avec 
honneur  des  autorités  qui  l'établissent  :  car,  voulant  prouver  la  doc- 
trine de  la  présence  corporelle  par  le  sentiment  de  l'Église  orien- 
tale, il  allègue  le  canon  de  la  messe  grecque,  où  le  prêtre  demande 
nettement,  dit-il,  que  le  propre  corps  de  Jésus-Christ  soit  fait  en  chan- 
geant le  pain  ou  par  le  changement  du  pain.  Bien  loin  de  rien  improu- 
ver dans  cette  prière,  il  s'en  sert  comme  d'une  pièce  dont  il  recon- 
naît l'autorité,  et  il  produit  dans  le  même  esprit  les  paroles  de 
Théophylacte,  archevêque  de  Bulgarie,  qui  assure  que  le  pain  nest 
pas  seulement  une  figure,  mais  qu'il  est  vraiment  changé  en  chair.  Il  se 
trouve,  par  ce  moyen,  que  de  trois  autorités  qu'il  apporte  pour  con- 
firmer la  doctrine  de  la  présence  réelle,  il  y  en  a  deux  qui  établissent 
le  changement  de  substance,  tant  ces  deux  choses  se  suivent  et  tant 
il  est  naturel  deies  joindre  ensemble. 

Quand  depuis  on  a  retranché  dans  quelques  éditions  ces  deux 
passages  qui  se  trouvent  dans  la  première  publication  qui  en  fut 
faite,  c'est  qu'on  a  été  fâché  que  les  ennemis  de  la  transsubstan- 
tiation n'aient  pu  établir  la  réalité  qu'ils  approuvent  sans  établir  en 
même  temps  cette  transsubstantiation  qu'ils  voulaient  nier. 

Voilà  les  incertitudes  où  tombèrent  les  luthériens  dès  le  premier 
pas,  et  aussitôt  qu'ils  entreprirent  de  donner  par  une  confession  de 
foi  une  forme  constante  à  leur  église,  ils  furent  si  peu  résolus,  qu'ils 
nous  donnèrent  d'abord  en  cinq  ou  six  façons  différentes  un  article 
aussi  important  que  celui  de  l'eucharistie.  Ils  ne  furent  pas  plus  con- 
stants dans  les  autres  articles  ;  et  ce  qu'ils  répondent  ordinairement, 
que  le  concile  de  Constantinople  a  bien  ajouté  quelque  chose  à  celui 
de  Nicée,  ne  leur  sert  de  rien;  car  il  est  vrai  qu'étant  survenu  depuis 
le  concile  de  Nicée  une  nouvelle  hérésie  qui  niait  la  divinité  du  Saint- 
Esprit,  il  fallut  bien  ajouter  quelques  mots  pour  la  condamner  ;  mais 
ici,  où  il  n'est  rien  arrivé  de  nouveau,  c'est  une  pure  irrésolution  qui 
a  introduit  parmi  les  luthériens  les  variations  que  nous  avons  vues. 
Ils  ne  s'en  tinrent  pas  là,  et  nous  en  verrons  beaucoup  d'autres  dans 


326  HISTOIRE  UNIVERSKLLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

les  confessions  de  foi  qu'il  fallut  depuis  ajouter  à  celle  d'Augsbourg l. 
Les  défenseurs  du  sens  figuré  ou  les  sacrainentaires,  connue  on 
peut  le  voir  en  détail  dans  Y  Histoire  des  Variations  des  églises  pro- 
testantes, par  Bossuet,  n'ont  pas  moins  varié  que  les  luthériens  dans 
leurs  confessions  de  foi.  Bucer,  l'architecte  de  ces  confessions,  ne 
s'exprimait  qu'en  termes  vagues,  ambigus,  équivoques,  qu'on  pou- 
vait prendre  dans  un  sens  et  dans  un  autre.  Cette  ambiguïté  était 
telle  que,  des  quatre  villes  qui  y  voyaient  d'abord  le  sens  de  la  fi- 
gure, trois  d'entre  elles,  à  savoir,  Strasbourg,  Meming  et  Lindau,  y 
prirent  peu  après  le  sens  de  la  présence  réelle. 

Zwingle  y  allait  plus  franchement.  Dans  la  confession  de  foi  qu'il 
envoya  à  Augsbourg,  et  qui  fut  approuvée  de  tous  les  protestants 
suisses,  il  expliquait  nettement  «  que  le  corps  de  Jésus-Christ,  depuis 
son  ascension,  n'était  plus  que  dans  le  ciel  et  ne  pouvait  être  autre 
part  ;  qu'à  la  vérité,  il  était  comme  présent  dans  la  cène  par  la  con- 
templation de  la  foi,  et  non  pas  réellement  ni  par  son  essence-.  » 

Tel  était  donc  le  premier  état  de  la  dispute  sacramentaire  :  d'un 
côté,  une  présence  en  signe  et  par  foi  ;  de  l'autre,  une  présence  réelle 
et  substantielle  ;  et  voilà  ce  qui  séparait  les  sacramentaires  d'avec  les 
catholiques  et  les  luthériens. 

La  question  de  la  justification,  où  celle  du  libre  arbitre  était  ren- 
fermée, paraissait  d'une  autre  importance  aux  prolestants  :  c'est 
pourquoi,  dans  l'apologie,  ils  demandent  par  deux  fois  à  l'empereur 
une  attention  particulière  sur  cette  matière,  comme  étant  la  plus  im- 
portante de  tout  l'Évangile  et  celle  aussi  où  ils  ont  le  plus  travaillé. 
Mais,  dit  Bossuet,  j'espère  qu'on  verra  bientôt  qu'ils  ont  travaillé  en 
vain,  pour  ne  rien  dire  de  plus,  et  qu'il  y  a  plus  de  malentendu  que 
de  véritables  difficultés  dans  cette  dispute. 

Et  d'abord  il  faut  mettre  hors  de  cette  dispute  la  question  du  libre 
arbitre.  Luther  était  revenu  des  excès  qui  lui  faisaient  dire  que  la 
prescience  de  Dieu  mettait  le  libre  arbitre  en  poudre  dans  toutes  les 
créatures,  et  il  avait  consenti  qu'on  mit  cet  article,  le  dix-huitième, 
dans  la  confession  d'Augsbourg  :  «  Qu'il  faut  reconnaître  le  libre  ar- 
bitre dans  tous  les  hommes  qui  ont  l'usage  de  la  raison,  non  pour  les 
choses  de  Dieu,  que  l'on  ne  peut  commencer  ou  du  moins  achever 
sans  lui,  mais  seulement  pour  les  œuvres  de  la  vie  présente  et  pour 
les  devoirs  de  la  société  civile.  »  Voilà  donc  déjà  deux  vérités  qui  ne 
souffrent  aucune  contestation  :  l'une,  qu'il  y  a  un  libre  arbitre,  et 
l'autre,  qu'il  ne  peut  rien  de  lui-même  dans  les  œuvres  vraiment 
chrétiennes. 

bossuet,  Variai.,  1.  3,  n.  0  et  10.  —  ^Hospin.,  1530,  n.  101  et  seqq. 


à  1515  de  l'ère  chr.]         Oli  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  327 

L'article  suivant  expliquait  que  la  volonté  des  méchants  était  la 
cause  du  péché,  et,  encore  qu'on  ne  dit  pas  assez  nettement  que  Dieu 
n'en  est  pas  l'auteur,  on  l'insinuait  toutefois,  contre  les  premières 
maximes  de  Luther.  Comme  Luther  approuvait  cet  article,  aussi  bien 
que  les  autres  de  la  confession  d'Augsbourg,  il  condamnait  implici- 
tement ses  propres  blasphèmes,  et  justifiait  la  condamnation  que  le 
pape  Léon  X  en  avait  faite  dix  ans  auparavant. 

Ce  qu'il  y  avait  de  plus  remarquable  sur  le  reste  de  la  matière 
de  la  grâce  chrétienne,  dans  la  confession  d'Augsbourg,  c'est  que 
partout  on  y  supposait  dans  l'Eglise  catholique  des  erreurs  qu'elle  a 
toujours  détestées,  et  même  des  erreurs  opposées  :  par  exemple,  que 
nous  attribuons  la  rémission  de  nos  péchés  à  nos  propres  mérites, 
et  non  à  la  grâce  de  Dieu  ;  et  qu'en  même  temps  nous  nous  croyons 
justifiés  par  le  seul  usage  du  sacrement,  ex  opère  operato,  comme  on 
parle,  sans  aucun  bon  mouvement.  Comment  les  luthériens  pou- 
vaient-ils s'imaginer  qu'on  donnât  tant  à  l'homme  parmi  nous,  et 
qu'en  même  temps  on  y  donnât  si  peu?  Mais  l'un  et  l'autre  sont 
très-éloignés  de  notre  doctrine,  puisque  le  concile  de  Trente,  d'un 
côté,  est  tout  plein  des  bons  sentiments  par  où  il  faut  se  dfsposer  au 
baptême,  à  la  pénitence  et  à  la  communion,  déclarant  même,  en 
termes  exprès,  que  la  réception  de  la  grâce  est  volontaire,  et  que,  d'un 
autre  côté,  il  enseigne  que  la  rémission  des  péchés  est  purement 
gratuite,  et  que  tout  ce  qui  nous  y  prépare  de  près  ou  de  loin,  de- 
puis le  commencement  de  la  vocation  et  les  premières  horreurs  de 
la  conscience  ébranlée  par  la  crainte  jusqu'à  l'acte  le  plus  parfait  de 
la  charité,  est  un  don  de  Dieu  l. 

Pour  le  nombre  des  sacrements,  l'apologie  nous  enseigne  que  le 
baptême,  la  cène  et  i absolution  sont  trois  véritables  sacrements.  En 
voici  un  quatrième,  puisque,  «  il  ne  faut  point  faire  de  difficulté  de 
mettre  l'ordre  en  ce  rang,  en  le  prenant  pour  le  ministère  de  la  pa- 
role, parce  qu'il  est  commandé  de  Dieu,  et  qu'il  a  de  grandes  pro- 
messes 2.  »  La  confirmation  et  l'extrême-onction  sont  marquées 
comme  des  cérémonies  reçues  des  Pères,  mais  qui  n'ont  pas  une 
expresse  promesse  de  grâce.  Je  ne  sais  donc  ce  que  veulent  dire  ces 
paroles  de  l'épitre  de  saint  Jacques  en  parlant  de  l'onction  des  ma- 
lades :  S'il  est  en  péché,  il  lui  sera  remis;  mais  c'est  que  Luther 
n'estimait  pas  cette  épitre,  quoique  l'Église  ne  l'ait  jamais  révoquée 
en  doute.  Four  le  mariage,  ceux  de  la  confession  d'Augsbourg  y 
reconnaissent  une  institution  divine  et  des  promesses,  mais  tempo- 
relles; comme  si  c'était  une  chose  temporelle  que  d'élever  dans 

1  Bossuet,  Variât  ,1.3,  n.  21  el  22.  —  2  Apologie,  p.  200  et  seqq. 


328  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [î.iv.  LXXXIV.  -  De  1517 

l'Eglise  les  enfans  de  Dieu,  et  se  sauver  en  les  engendrant  de  la 
sorte  *j  ou  que  ce  ne  fût  pas  un  des  fruits  du  mariage  chrétien  de 
faire  que  les  enfants  qui  en  sortent  fussent  nommés  saints  comme 
étant  destinés  à  la  sainteté  2. 

Mais,  au  fond,  l'apologie  ne  paraît  pas  s'opposer  beaucoup  à  notre 
doctrine  sur  le  nombre  des  sacrements,  «  pourvu,  dit-elle,  qu'on  re- 
jette ce  sentiment  qui  domine  dans  tout  le  règne  pontifical,  que  les 
sacrements  opèrent  la  grâce  sans  aucun  bon  mouvement  de  celui 
qui  les  reçoit.  »  Car  on  ne  se  lasse  point  de  nous  faire  cet  injuste 
reproche.  C'est  là  qu'on  met  le  nœud  de  la  question,  c'est-à-dire 
qu'il  n'y  resterait  presque  plus  de  dilliculté  sans  les  fausses  idées  de 
nos  adversaires. 

Luther  s'était  expliqué  contre  les  vœux  monastiques  d'une  ma- 
nière terrible,  jusqu'à  dire  de  celui  de  la  continence,  qu'il  était  aussi 
peu  possible  de  l'accomplir  que  de  se  dépouiller  de  son  sexe.  Tout 
s'adoucit  dans  l'apologie,  puisque  non-seulement  saint  Antoine  et 
saint  Bernard,  mais  encore  saint  Dominique  et  saint  François  y  sont 
nommés  parmi  les  saints  ;  et  tout  ce  qu'on  demande  à  leurs  disciples, 
c'est  qu'ils  recherchent,  à  leur  exemple,  la  rémission  de  leurs  péchés 
dans  la  bonté  gratuite  de  Dieu  :  à  quoi  l'Église  a  trop  bien  pourvu 
pour  appréhender  sur  ce  sujet  aucun  reproche. 

Cet  endroit  de  l'apologie  est  remarquable,  puisqu'on  y  met  parmi 
les  saints  ceux  des  derniers  temps,  et  qu'ainsi  on  reconnaît  pour  la 
vraie  Eglise  celic  qui  les  a  portés  dans  son  sein.  Luther  n'a  pu  refuser 
à  ces  grands  hommes  ce  glorieux  titre.  Partout  il  compte  parmi  les 
saints,  non-seulement  saint  Bernard,  mais  encore  saint  François  et 
saint  Bonaventure,  et  les  autres  du  treizième  siècle.  Saint  François, 
entre  tous  les  autres,  lui  paraît  un  homme  admirable,  animé  d'une 
merveilleuse  ferveur  d'esprit.  Il  pousse  ses  louanges  jusqu'à  Gerson, 
lui  qui  avait  condamné  Wiclef  et  Jean  Ilus  dans  le  concile  de  Con- 
stance, et  il  l'appelle  un  homme  grand  en  tout  :  ainsi  l'Église  ro- 
maine était  encore  la  mère  des  saints  dans  le  quinzième  siècle. 

Dans  la  confession  d'Augsbourg  et  dans  l'apologie,  l'article  même 
de  la  messe  passe  si  doucement,  qu'à  peine  s'aperçoit-on  que  les 
protestants  y  aient  voulu  apporter  du  changement.  Ils  commencent 
par  se  plaindre  «  du  reproche  injuste  qu'on  leur  fait  d'avoir  aboli  la 
messe.  On  la  célèbre,  disent-ils,  parmi  nous  avec  une  extrême  révé- 
rence, et  on  y  conserve  presque  toutes  les  cérémonies  ordinaires.  t> 
En  effet,  en  1523,  lorsque  Luther  réforma  la  messe  et  en  dressa  la 
formule,  il  ne  changea  presque  rien  de  ce  qui  frappait  les  yeux  du 


1  i  Tira. 


i,  15.  -  «  1  Cor.,?,  14. 


à  1545  de  l'ère  chr.l      DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  329 

peuple.  On  y  garda  l'Introït,  le  Kyrie,  la  collecte,  l'épître,  l'évangile, 
avec  les  cierges  et  l'encens,  si  l'on  voulait,  le  Credo,  la  prédication, 
les  prières,  la  préface,  le  Sanctus,  les  paroles  de  la  consécration,  l'é- 
lévation, l'oraison  dominicale,  YAgnus  Dei,  la  communion,  l'action 
de  grâces.  Voilà  l'ordre  de  la  messe  luthérienne,  qui  ne  paraissait 
pas  à  l'extérieur  fort  différente  de  la  nôtre;  au  reste,  on  avait  con- 
servé le  chant  et  même  le  chant  en  latin,  et  voici  ce  qu'on  en  disait 
dans  la  confession  d'Augsbourg.  On  y  mêle  avec  le  chant  en  latin  des 
prières  en  langue  allemande,  pour  l'instruction  du  peuple.  On  voyait 
dans  cette  messe  et  les  parements  et  les  habits  sacerdotaux;  et  on 
avait  un  grand  soin  de  les  retenir,  comme  il  paraissait  par  l'usage  et 
par  toutes  les  conférences  qu'on  fit  alors.  Bien  plus,  on  ne  disait 
rien  contre  l'oblation  dans  la  confession  d'Augsbourg  ;  au  contraire, 
elle  est  insinuée  dans  ce  passage  qui  est  rapporté  de  l'histoire  tripar- 
tite  :  «  Dans  la  ville  d'Alexandrie,  on  s'assemble  le  mercredi  et  le 
vendredi,  et  on  y  fait  tout  le  service,  excepté  l'oblation  solennelle.  » 

C'est  qu'on  ne  voulait  pas  faire  paraître  au  peuple  qu'on  eût 
changé  le  service  public.  A  entendre  la  confession  d'Augsbourg,  il 
semblait  qu'on  ne  s'attachât  qu'aux  messes  sans  communiants,  qu'on 
avait  abolies,  disait-on,  à  cause  qu'on  n'en  célébrait  presque  plus 
que  pour  le  gain  ;  de  sorte  qu'à  ne  regarder  que  les  termes  de  la  con- 
fession, on  eût  dit  qu'on  n'en  voulait  qu'à  l'abus. 

Cependant  on  avait  ôté  dans  le  canon  de  la  messe  les  paroles  où 
il  est  parlé  de  l'oblation  qu'on  faisait  à  Dieu  des  dons  proposés.  Mais 
le  peuple,  toujours  frappé  au  dehors  des  mêmes  objets,  n'y  prenait 
pas  garde  d'abord  ;  et  en  tout  cas,  pour  lui  rendre  ce  changement 
supportable,  on  insinuait  que  le  canon  n'était  pas  le  même  dans  les 
églises;  que  celui  des  Grecs  différait  de  celui  des  Latins,  et  même, 
parmi  les  Latins,  celui  de  Milan  d'avec  celui  de  Rome.  Voilà  de  quoi 
on  amusait  les  ignorants  ;  mais  on  ne  leur  disait  pas  que  ces  canons 
ou  ces  liturgies  n'avaient  que  des  différences  fort  accidentelles  ;  que 
toutes  les  liturgies  convenaient  unanimement  de  l'oblation  qu'on  fai- 
sait à  Dieu  des  dons  proposés  avant  de  les  distribuer  ;  et  c'est  ce 
qu'on  changeait  dans  la  pratique,  sans  l'oser  dire  dans  la  confession 
publique. 

Mais  pour  rendre  cette  oblation  odieuse,  on  faisait  accroire  à  l'E- 
glise qu'elle  lui  attribuait  un  mérite  de  remettre  les  péchés,  sans  qu'il 
fût  besoin  d'y  apporter  ni  la  foi  ni  aucun  bon  mouvement  :  ce  qu'on 
répétait  par  trois  fois  dans  la  confession  d'Augsbourg,  et  on  ne  ces- 
sait de  l'inculquer  dans  l'apologie,  pour  insinuer  que  les  catholiques 
n'admettaient  la  messe  que  pour  éteindre  la  piété. 

On  avait  même  inventé  dans  la  confession  d'Augsbourg  cette  ad- 


330  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  —  De  ISfl 

Durable  doctrine  des  catholiques,  à  qui  on  faisait  dire  «  que  Jésus- 
Christ  avait  satisfait  dans  sa  passion  pour  le  péché  originel,  et  qu'il 
avait  institué  la  messe  pour  les  pèches  mortels  et  véniels  que  l'on 
commettait  tous  les  jours,  »  comme  si  Jésus-Christ  n'avait  pas  éga- 
lement satisfait  pour  tous  les  péchés;  et  on  ajoutait,  comme  un  né- 
cessaire éclaircissement,  «  que  Jésus-Christ  s'était  offert  à  la  croix 
non-seulement  pour  le  péché  originel,  mais  encore  pour  tous  les 
autres;  »  vérité  dont  personne  n'avait  jamais  douté.  Il  n'est  donc 
pas  étonnant  que  les  catholiques,  au  rapport  même  des  luthériens, 
quand  ils  entendirent  ce  reproche,  se  soient  comme  récriés  tout 
d'une  voix  :  que  jamais  on  n'avait  ouï  telle  chose  parmi  eux  l.  Mais  il 
fallait  faire  croire  au  peuple  que  ces  malheureux  papistes  ignoraient 
jusqu'aux  éléments  du  christianisme2. 

Malgré  cela,  les  protestants  n'osaient  encore  rejeter  l'autorité  de 
l'Eglise  romaine.  Ils  se  glorifiaient  d'avoir  pour  eux  les  saints  Pères, 
principalement  dans  l'article  de  la  justification,  qu'ils  regardaient 
comme  le  plus  essentiel  ;  et  non-seulement  ils  prétendaient  avoir 
pour  eux  l'ancienne  Eglise,  mais  voici  encore  comme  ils  finissaient 
l'exposition  de  leur  doctrine  :  «  Tel  est  l'abrégé  de  notre  foi,  où  l'on 
ne  verra  rien  de  contraire  à  l'Ecriture  ni  à  l'Eglise  catholique,  ou 
même  a  l'Église  romaiise,  autant  qu'on  peut  la  connaître  par  ses 
écrivains.  Il  s'agit  de  quelque  peu  d'abus  qui  se  sont  introduits  dans 
les  t'élises  sans  aucune  autorité  certaine;  et  quand  il  y  aurait  quel- 
que différence,  il  la  faudrait  supporter,  puisqu'il  n'est  pas  nécessaire 
que  les  rites  des  églises  soient  partout  les  mêmes  3.  » 

Dans  une  autre  édition,  on  lit  ces  mots  :  «  Nous  ne  méprisons  pas 
LE  CONSENTEMENT  DE  l  Église  CATHOLIQUE,  ni  ne  voulons  soutenir  les 
opinions  impies  et  séditieuses  qu'elle  a  condamnées;  car  ce  ne  sont 
point  des  passions  désordonnées,  mais  c'est  l'autorité  de  la  parole 
de  Dieu  et  de  L'ANCIENNE  ÉGLISE  qui  nous  a  poussés  à  embrasser  cette 
doctrine,  pour  augmenter  la  gloire  de  Dieu  et  pourvoir  à  l'utilité  des 
bonnes  âmes  dans  l'Église  universelle  4.  » 

On  disait  aussi  dans  1'  apologie,  après  y  avoir  exposé  l'article  de 
la  justification,  qu'on  tenait  sans  comparaison  le  principal  :  «  Que 
c'était  la  doctrine  des  prophètes,  des  apôtres  et  des  saints  Pères,  de 
saint  Ambroise,  de  saint  Augustin,  de  la  plupart  des  autres  Pères, 
et  de  toute  l'Église  qui  reconnaissait  Jésus-Christ  pour  propitiateur, 
et  comme  l'auteur  de  la  justification  ;  et  qu'il  ne  fallait  pas  prendre 


1  Chytr.  Hist.  Conf.  Aug.  —  2  Bossuet,  Variai.,  1.  3.  —  3  Conf.  Aug.,  srt.  il , 
édit.  Gen.,  p.  22,  23,  etc.  —  Apol.  resp.  ad  Arg.,  p.  141.  etc.  —  *  Ériit.  Gen. 
art.  81,  p.  22. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  331 

pour  doctrine  de  l'Église  romaine  tout  ce  qu'approuvent  le  Pape, 
quelques  cardinaux,  évêques,  théologiens  ou  moines  1  :  »  par  où 
l'on  distinguait  manifestement  les  opinions  particulières  d'avec  le 
dogme  reçu  et  constant,  où  on  faisait  profession  de  ne  vouloir  point 
toucher. 

Mélanchton,  en  particulier,  reconnaissait  la  juridiction  épisco- 
pale  dans  l'intérêt  de  la  société  politique  et  religieuse.  On  avait 
chassé  les  évêques  de  leurs  sièges,  il  consentait  à  ce  qu'on  les  y  ré- 
tablit. «  Et  de  quel  front,  disait-il,  oserions-nous  consacrer  cette  vic- 
toire de  la  force  brutale  si  les  évêques  nous  laissent  notre  doctrine? 
Faut-il  que  je  vous  dise  mon  opinion?  Eh  bien!  domination  épisco- 
pale  et  administration  spirituelle,  je  voudrais  tout  leur  restituer. 
Voyez  donc  l'église  que  nous  aurions  sans  gouvernement!  une  tyran- 
nie plus  intolérable  que  celle  que  nous  subissions  2!  » 

Il  allait  plus  loin  :  il  voulait  conserverie  Pape  comme  chef  visible 
de  l'Église.  Il  écrivait,  le  6  juillet  1530,  au  légat  Campège  :  «  Nous 
n'avons  pas  d'autre  doctrine  que  celle  de  l'Église  romaine  ;  nous 
sommes  prêts  à  lui  obéir,  si  elle  veut  étendre  sur  nous  ces  trésors  de 
bienveillance  dont  elle  est  si  prodigue  pour  ses  autres  enfants  ;  nous 
sommes  prêts  à  nous  jeter  aux  pieds  du  Pontife  de  Piome  et  à  recon- 
naître la  hiérarchie  ecclésiastique,  pourvu  qu'il  ne  nous  repousse 
pas.  Et  comment  rejetterait-il  la  prière  des  suppliants  '.'  pourquoi  le 
fer  et  la  flamme,  quand  l'unité  rompue  est  si  aisée  à  rétablir  3  ?  » 

Enfin  les  protestants  n'osaient  avouer  que  leur  confession  de  foi 
fût  opposée  à  l'Église  romaine,  ou  qu'ils  se  fussent  retirés  de  son 
sein.  Ils  tâchaient  de  faire  accroire  qu'ils  n'en  étaient  distingués  que 
par  certains  rites  et  quelques  légères  observances.  Et,  au  reste,  pour 
faire  voir  qu'ils  prétendaient  toujours  faire  avec  elle  un  même  corps, 
ils  se  soumettaient  publiquement  à  son  concile. 

C'est  ce  qui  paraît  dans  la  préface  de  la  confession  d'Augsbourg, 
adressée  à  Charles-Quint  :  «  Votre  majesté  impériale  a  déclaré  qu'elle 
ne  pouvait  rien  déterminer  dans  cette  affaire  où  il  s'agissait  de  la 
religion,  mais  qu'elle  agirait  auprès  du  Pape  pour  procurer  l'assem- 
blée du  concile  universel.  Elle  réitéra,  l'an  passé,  la  même  déclara- 
tion dans  la  dernière  diète  tenue  à  Spire,  et  a  fait  voir  qu'elle  per- 
sistait dans  la  résolution  de  procurer  cette  assemblée  du  concile 
général,  ajoutant  que,  les  affaires  qu'elle  avait  avec  le  Pape  étant 
terminées,  elle  croyait  qu'il  pouvait  être  aisément  porté  à  tenir  un 
concile  général.  »  On  voit  par  là  de  quel  concile  on  entendait  parler 

1  A'pol.  resp.  ad  art.,  p.  141.  —  Bossuet,  Variât.,  1.  3.  —  2  Ep.  Camerario.  — 
3  Célest.  Hist.  Aug.  Conf..  1.  3.  —  Pallavic.  Hist.  Concil.  Trid.,  1.  3,  c.  3. 


■Ml  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  -  De  loi: 

alors  :  c'était  d'un  concile  général  assemblé  par  les  Papes  ;  et  les 
protestants  s'y  soumettent  en  ces  termes  :  «  Si  les  affaires  de  la  reli- 
gion ne  peuvent  pas  être  accommodées  à  l'amiable  avec  nos  parties, 
nous  offrons  en  toute  obéissance  à  votre  majesté  impériale  de  com- 
paraître et  de  plaider  notre  cause  devant  un  tel  concile  général,  libre 
et  chrétien.  »  Et  enfin  :  «  C'est  à  ce  concile  général,  et  ensemble  à 
votre  majesté  impériale  que  nous  avons  appelé  et  appelons,  et  nous 
adhérons  à  cet  appel.  »  Quand  ils  parlaient  de  celte  sorte,  leur  in- 
tention n'était  pas  de  donner  à  ['empereur  l'autorité  de  prononcer 
sur  les  articles  de  la  foi  ;  mais  en  appelant  au  concile,  ils  nommaient 
aussi  l'empereur  dans  leur  appel,  comme  celui  qui  devait  procurer 
la  convocation  de  cette  sainte  assemblée,  et  qu'ils  priaient  en  atten- 
dant de  tenir  tout  en  suspens. 

Une  déclaration  si  solennelle  demeurera  éternellement  dans  l'acte 
le  plus  authentique  qu'aient  jamais  fait  les  luthériens,  et  à  la  tête  de 
la  confession  d'Augsbourg,  en  témoignage  contre  eux,  et  en  recon- 
naissance de  l'inviolable  autorité  de  l'Église.  Tout  s'y  soumettait 
alors  ;  et  ce  qu'on  faisait,  en  attendant  sa  décision,  ne  pouvait  être 
que  provisoire.  On  retenait  les  peuples,  et  on  se  trompait  peut-être 
soi-même  par  cette  belle  apparence.  On  s'engageait  cependant,  et 
l'horreur  qu'on  avait  du  schisme  diminuait  tous  les  jours.  Après 
qu'on  y  fut  accoutumé,  et  que  le  parti  se  fut  fortifié  par  des  traités 
et  par  des  ligues,  l'Église  fut  oubliée,  tout  ce  qu'on  avait  dit  sur  son 
autorité  sainte  s'évanouit  comme  un  songe,  et  le  titre  de  concile  libre 
et  chrétien,  dont  on  s'était  servi,  devint  un  prétexte  pour  rendit'  il- 
lusoire la  réclamation  au  concile,  comme  on  le  verra  par  la  suite. 

^  oilà  l'histoire  de  la  confession  d'Augsbourg  et  de  son  apologie. 
On  voit  que  les  luthériens  reviendraient  de  beaucoup  de  choses, 
peut-être  de  tout,  s'ils  voulaient  seulement  prendre  la  peine  d'en 
retrancher  les  calomnies  dont  on  nous  y  charge,  et  de  bien  com- 
prendre les  dogmes  où  l'on  s'accommode  si  visiblement  à  notre  doc- 
trine. Si  l'on  eût  cru  Mélanchton,  on  se  serait  encore  approché  beau- 
coup davantage  des  catholiques  ;  car  il  ne  disait  pas  tout  ce  qu'il 
voulait;  et  pendant  qu'il  travaillait  à  la  confession  d'Augsbourg, 
lui-même  en  écrivant  à  Luther  sur  les  articles  de  foi  qu'il  le  priait  de 
revoir  :  //  les  faut,  dit-il  changer  souvent  et  les  accommoder  à  l'occa- 
sion 4.  Voilà  comme  on  bâtissait  cette  célèbre  confession  de  foi,  qui 
est  le  fondement  de  la  religion  protestante;  et  c'est  ainsi  qu'on  y 
traitait  les  dogmes.  On  ne  permettait  pas  à  Mélanchton  d'adoucir 
les  choses  autant  qu'il  le  souhaitait.  «  Je  changeais,  dit-il,  tous  les 

1  L.  1,  ep.  1. 


à  1515  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  333 

jours,  et  rechangeais  quelque  chose,  et  j'en  aurais  changé  beaucoup 
davantage  si  nos  compagnons  nous  l'avaient  permis.  Mais,  poursui- 
vait-il, ils  ne  se  mettaient  en  peine  de  rien  l  :  »  c'est-à-dire,  comme 
il  l'explique  partout,  que,  sans  prévoir  ce  qui  pouvait  arriver,  on  ne 
songeait  qu'à  pousser  tout  à  l'extrémité  :  c'est  pourquoi  on  voyait 
toujours  Mélanchton,  comme  il  le  confesse  lui-même,  accablé  de 
cruelles  inquiétudes,  de  soins  infinis,  d'insupportables  regrets  2.  Lu- 
ther le  contraignait  plus  que  tous  les  autres  ensemble.  On  voit,  dans 
les  lettres  qu'il  lui  écrit,  qu'il  ne  savait  comment  adoucir  cet  esprit 
superbe  :  quelquefois  il  entrait  contre  Mélanchton  dans  une  telle  co- 
lère,  qu'il  ne  voulait  pas  même  lire  ses  lettres  3.  C'est  en  vain  qu'on 
lui  envoyait  des  messagers  exprès  :  ils  revenaient  sans  réponse;  et  le 
malheureux  Mélanchton,  qui  s'opposait  le  plus  qu'il  pouvait  aux 
emportements  de  son  maître  et  de  son  parti,  toujours  pleurant  et 
gémissant,  écrivait  la  confession  d'Augsbourg  avec  ces  contraintes u. 

Les  protestants  auraient  voulu  que  les  catholiques  formulassent 
aussi  leur  confession.  —  A  quoi  bon  ?  répondit  Faber,  depuis  évêque 
de  Vienne  en  Autriche  :  nous  croyons  aujourd'hui  ce  que  nous 
croyions  hier,  ce  que  nous  croirons  demain. 

La  diète  rendit  son  décret  dans  le  même  sens.  C'était  le  même  que 
celui  de  Worms,  mais  plus  ample  et  en  termes  plus  forts  ;  en  voici 
la  substance. 

On  ne  souffrira  point  ceux  qui  enseignent  une  nouvelle  doctrine 
sur  la  cène;  on  ne  fera  aucun  changement  dans  la  messe,  tant  so- 
lennelle que  privée  ;  on  confirmera  les  enfants  avec  le  saint  chrême  ; 
on  administrera  l'extrême-onction  aux  malades  :  on  rejettera  l'opi- 
nion de  ceux  qui  nient  le  libre  arbitre,  parce  qu'elle  réduit  l'homme 
à  la  condition  des  bêtes,  et  qu'elle  est  injurieuse  à  Dieu  ;  on  rétablira 
les  statues  et  les  images  dans  les  lieux  d'où  on  les  a  enlevées  ;  on  n'en- 
seignera rien  qui  tende  à  diminuer  l'autorité  du  magistrat;  le  dogme 
de  la  foi  seule  sans  les  œuvres  est  absolument  rejeté;  les  sacrements 
de  l'Église  seront  toujours  au  nombre  de  sept,  et  administrés  de  la 
même  manière  qu'anciennement  ;  on  continuera  d'observer  toutes  les 
cérémonies  de  l'Église,  les  funérailles  des  morts  et  les  autres  usages  : 
les  bénéfices  vacants  ne  seront  conférés  qu'à  des  sujets  qui  en  seront 
dignes  ;  les  prêtres  ou  ecclésiastiques  mariés  ci-devant  seront  privés 
de  leurs  bénéfices,  et  ceux-ci  conférés  à  d'autres,  aussitôt  après  la 
diète  ;  cependant  ceux  qui  voudront  quitter  leurs  femmes  et  rentrer 
dans  leur  premier  état  pourront  être  réhabilités  par  l'évêque,  le  tout 
suivant  le  bon  plaisir  du  Pape,  lorsqu'il  en  aura  été  informé  par  son 

i  L.  4,  ep.  05.  —  2  L.  4,  ep.  95.  —  »  L...1,  <T-  6.  —  *  Bossuet,  Variât.,  1.  3. 


334  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIY.  -  De  1517 

légat  ;  mais  les  autres  seront  bannis  et  punis  comme  ils  le  méritent. 

La  vie  des  prêtres  sera  réglée,  leur  habit  décent,  et  ils  se  condui- 
ront sans  aucun  scandale.  Si  les  ecclésiastiques  ont  été  forcés  en 
quelque  lieu  à  faire  quelque  vente  ou  contrat  injuste,  si  les  biens  de 
l'Église  ont  été  injustement  aliénés  ou  appliqués  à  des  usages  pro- 
fanes, tout  cela  sera  nul.  Personne  n'est  admis  à  enseigner,  qu'il  n'ait 
auparavant  donné  à  son  évêque  un  témoignage  authentique  de  sa 
saine  doctrine  et  de  ses  mœurs  réglées;  et,  en  enseignant  ou  prê- 
chant, ils  suivront  le  décret  dont  on  vient  de  parler,  sans  employer 
dans  leurs  discours  le  langage  de  plusieurs  qui  prétendent  qu'on 
anéantit  la  doctrine  de  l'Evangile.  Ils  s'abstiendront  aussi  d'injures 
et  de  railleries  ;  ils  exhorteront  les  peuples  à  la  prière,  à  ouïr  la  messe 
avec  dévotion,  à  invoquer  la  sainte  Vierge  et  les  autres  saints,  à 
observer  les  fêtes,  les  jeûnes,  l'abstinence  des  viandes,  et  à  soulager 
les  pauvres.  Ils  remontreront  aux  moines  l'énormité  du  crime  qu'ils 
commettent  en  quittant  leur  habit  et  leur  profession.  En  un  mot,  on 
ne  souffrira  aucun  changement  dans  ce  qui  regarde  la  foi  et  le  ser- 
vice divin,  sur  peine  de  punition  corporelle  et  de  confiscation  des  biens. 

On  réparera  tout  le  tort  fait  aux  ecclésiastiques  ;  on  rétablira  les 
monastères,  dans  les  lieux  où  ils  auront  été  détruits,  de  même  que 
les  autres  édifices,  et  les  cérémonies  accoutumées  y  seront  obser- 
vées. Ceux  qui,  dans  les  pays  hérétiques,  demeureront  attachés  à 
l'ancienne  religion  et  approuveront  ce  décret,  seront  placés  sous  la 
protection  de  l'empire,  sans  qu'on  puisse  les  inquiéter,  et  il  leur  sera 
permis  de  transporter  leur  domicile  en  quel  lieu  ils  voudront,  sans 
qu'on  puisse  leur  causer  aucun  dommage. 

Le  Pape  sera  requis  de  convoquer  et  d'assembler  le  concile  en  un 
lieu  commode  et  convenable,  dans  six  mois,  afin  qu'il  puisse  être 
commencé  du  moins  dans  le  cours  de  l'année.  Tous  ces  règlements 
seront  exécutés,  nonobstant  oppositions  ou  appellations  quelcon- 
ques ;  et  afin  que  ce  présent  décret  demeure  dans  toute  sa  vigueur, 
comme  concernant  la  foi  et  la  religion,  l'empereur  y  emploiera  toute 
la  puissance  que  Dieu  lui  a  donnée,  même  aux  dépens  de  sa  vie. 
Que  si  quelqu'un  veut  user  de  violence  pour  en  empêcher  l'exécu- 
tion, la  chambre  impériale,  sur  ce  requise,  donnera  ordre  à  celui 
qui  agit  par  voie  de  fait  de  se  désister  de  son  entreprise  ;  que  s'il  y 
persiste,  il  sera  mis  au  ban  de  l'empire,  et  les  princes  et  villes  voi- 
sines viendront  au  secours  de  celui  qui  souffre  la  violence.  Enfin  la 
chambre  impériale  ne  recevra  à  plaider  aucun  de  ceux  qui  n'auront 
pas  approuvé  ce  présent  décret l. 

1  Sleidan,  1.  7.  —  Célestin,  De  Conf.  Âug.,  1.  '». 


à  I5'i5  de  l'ère  chr.j      DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  335 

Nous  avons  vu  que  dans  l'ancienne  constitution  de  l'empire  ger- 
manique, ainsi  que  chez  toutes  les  nations  chrétiennes,  l'article 
fondamental  était  la  profession  de  la  foi  catholique,  de  la  foi  de  tous 
les  temps  et  de  tous  les  lieux  ;  sans  cette  foi  catholique  ou  univer- 
selle, on  ne  pouvait  être  ni  roi,  ni  prince,  ni  citoyen  :  une  et  la  même 
pour  tous,  cette  loi  générale  mettait  l'unité  et  l'harmonie  dans  l'uni- 
vers, dans  l'Europe,  dans  chaque  royaume,  dans  chaque  famille.  Le 
contraire  est  une  cause  active  et  incessante  de  révolution  et  d'anar- 
chie. En  1530,  l'empereur  Charles-Quint  et  la  diète  catholique 
d'Augsbourg  maintiennent  la  foi  fondamentale  de  l'ordre,  l'ancienne 
constitution  de  l'empire  germanique,  de  l'Europe  chrétienne  et  de 
l'univers  ;  ils  la  maintiennent  contre  des  principes  d'anarchie  et  de 
révolution  qui  tendent  à  dissoudre  la  société  humaine.  Des  princes 
révolutionnaires  se  liguent  et  prennent  les  armes  pour  détruire 
l'ancienne  constitution  de  l'empire  et  de  l'Europe,  et  la  remplacer 
par  les  nouveaux  principes  de  l'anarchie  universelle. 

Le  22  décembre  1530,  les  princes  luthériens  se  liguèrent  à  Smal- 
calde,  et  résolurent  de  prendre  les  armes  contre  l'empereur  même, 
leur  souverain,  s'il  entreprenait  d'exécuter  contre  eux  la  loi  fonda- 
mentale de  l'empire.  L'année  précédente,  Luther  les  avait  détournés 
de  cette  coalition,  comme  d'un  crime  ;  cette  année-ci,  il  les  y  pousse, 
comme  à  une  bonne  œuvre.  C'est  que  la  diète  d'Augsbourg  n'avait 
pas  tourné  à  son  gré.  Dans  un  de  ses  plus  violents  libelles,  «  Aver- 
tissement à  mes  chers  Allemands,  »  il  s'écrie  :  c<  Si  l'on  en  vient  à  la 
guerre,  ce  dont  Dieu  nous  préserve  !  je  ne  veux  pas  avoir  appelé  rebelle 
ni  qu'on  appelle  de  ce  nom  le  parti  qui  se  sera  mis  en  défense  contre 
ces  homicides  et  sanguinaires  papistes,  mais  je  veux  qu'on  l'appelle 
défense  à  son  corps  défendant,  comme  ce  l'est  sans  doute  :  sur  quoi  je 
m'en  rapporte  au  droit  et  aux  juristes.  Car,  quand  les  égorgeurs  et 
'es  chiens  altérés  de  sang  n'ont  qu'un  désir,  de  tuer,  de  brûler,  de 
rôtir,  ce  n'est  certainement  pas  rébellion  de  s'insurger,  d'opposer  la 
force  à  la  force,  le  glaive  au  glaive.  Il  ne  faut  pas  traiter  de  rébel- 
lion tout  ce  que  les  chiens  de  sang  appellent  rébellion.  Ils  vou- 
draient bien  par  là  fermer  la  bouche  et  le  poing  à  tout  le  monde, 
afin  que  personne  ne  pût  ni  les  châtier  par  la  prédication,  ni  se 
défendre  avec  le  poing,  mais  qu'eux  seuls  eussent  la  gueule  et  la 
main  libres  ;  ils  cherchent  donc,  par  ce  mot  de  rébellion,  à  effrayer 
et  prendre  tout  le  monde,  et  se  rassurer  eux-mêmes.  Tout  beau, 
mon  compagnon  !  ta  définition  ne  vaut  rien,  et  je  le  prouve.  Il  n'y  a 
pas  rébellion  quand  quelqu'un  agit  contre  le  droit,  autrement  toute 
violation  du  droit  serait  une  rébellion  ;  mais  celui-là  est  un  rebelle, 
qui  ne  veut  souffrir  ni  magistrat  ni  droit,  qui  les  attaque  et  les  veut 


336  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  I.XXX1V.  —  De  1517 

anéantir,  qui  s'érige  soi-même  en  maître  et  en  droit  vivant,  comme 
l'a  fait  Munzer  :  voilà  ce  qui  s'appelle  un  rebelle.  Résister  à  ces 
chiens  de  sang  n'est  donc  pas  faire  de  la  rébellion,  car  ce  sont 
les  papistes  qui  commencent,  qui  veulent  la  guerre,  et  non  la  paix  ; 
c'est  aux  papistes  que  convient  le  nom  de  rébellion  et  de  révolte,  car 
ils  n'ont  pour  eux  ni  droit  divin  ni  droit  humain,  mais  agissent  par 
méchanceté,  contre  tous  les  droits,  comme  les  meurtriers,  les  scélé- 
rats et  les  parjures  *.  » 

C'est  par  ces  libelles  furieux,  car  il  en  fit  jusqu'à  trois  plus  em- 
portés l'un  que  l'autre,  que  Luther  sonna  le  tocsin  de  la  guerre  civile 
en  Allemagne.  Zwingle,  qui  l'avait  allumée  en  Suisse,  y  fut  tué  dans 
une  bataille.  Vers  ce  même  temps,  Luther  publia  sa  conférence  avec 
le  diable  contre  la  messe  privée.  Bucer  travaillait  à  réunir  les  luthé- 
riens et  les  sacramentaires  par  ses  équivoques  sur  l'eucharistie.  La 
rage  de  Luther  contre  le  Pape  croissait  avec  les  années  ;  on  ne  se  fait 
pas  d'idée  de  ce  qu'il  en  dit  dans  ses  derniers  libelles.  11  met  parmi 
les  articles  de  Smalcalde,  dont  il  ne  veut  jamais  se  relâcher  :  «  Que 
le  Pape  n'est  pas  de  droit  divin  ;  que  la  puissance  qu'il  a  usurpée  est 
pleine  d'arrogance  et  de  blasphème  ;  que  tout  ce  qu'il  a  fait  et  fait 
encore  en  vertu  de  cette  puissance  est  diabolique  ;  que  l'Eglise  peut 
et  doit  subsister  sans  avoir  un  chef;  que  quand  le  Pape  aurait  avoué 
qu'il  n'est  pas  de  droit  divin,  mais  qu'on  l'a  établi  seulement  pour 
entretenir  plus  commodément  l'unité  des  Chrétiens  contre  les  sec- 
taires, il  n'arriverait  jamais  rien  de  bon  d'une  telle  autorité,  et  que  le 
meilleur  moyen  de  gouverner  et  de  conserver  l'Église,  c'est  que  tous 
les  évêques,  quoique  inégaux  dans  les  dons,  demeurent  pareils  dans 
leur  ministère  sous  un  seul  chef,  qui  est  Jésus-Christ  ;  qu'enfin  le  Pape 
est  le  vrai  antechrist  2.  » 

Nous  rapportons  exprès  tout  au  long  ces  décisions,  parce  que 
Mélanchton  y  apporta  une  restriction  qui  ne  peut  être  assez  considérée. 
A  la  fin  des  articles,  on  voit  deux  listes  de  souscriptions,  où  pa- 
raissent les  noms  de  tous  les  ministres  et  docteurs  de  la  confession 
d'Augsbourg.  Mélanchton  signa  avec  tous  les  autres  ;  mais  parce 
qu'il  ne  voulait  pas  convenir  de  ce  que  Luther  avait  dit  du  Pape,  il 
fit  sa  souscription  en  ces  termes  :  «  Moi,  Philippe  Mélanchton,  j'ap- 
prouve les  articles  précédents,  comme  pieux  et  chrétiens.  Pour  le 
Pape,  mon  sentiment  est  que,  s'il  voulait  recevoir  l'Evangile,  pour 
la  paix  et  la  commune  tranquillité  de  ceux  qui  sont  déjà  sous  lui 
ou  qui  y  seront  à  l'avenir,  nous  lui  pouvons  accorder  la  supériorité 
sur  les  évêques,  qu'il  a  déjà  de  droit  humain  3.  » 

1  Walch,  t.  1G,  p.  1972.  —  2  Art.  4.  — s  Concord.,^.  33G-33S.  —  Bossuet,  Va- 
riât., 1.  4,  n.  38  et  39. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  337 

Mélanchton  dira  plus  tard  dans  une  de  ses  lettres  :  «  Nos  gens  de- 
meurent d'accord  que  la  police  ecclésiastique,  où  l'on  reconnaît  des 
évêques  supérieurs  de  plusieurs  églises,  et  l'évêque  de  Rome  supé- 
rieur à  tous  les  évêques,  est  permise.  Il  a  aussi  été  permis  aux  rois 
de  donner  des  revenus  aux  églises  ;  ainsi  il  n'y  a  point  de  contesta- 
tion sur  la  supériorité  du  Pape  et  sur  l'autorité  des  évêques,  et  tant 
le  Pape  que  les  évêques  peuvent  aisément  conserver  cette  autorité  ; 
car  il  faut  à  l'Eglise  des  conducteurs  pour  maintenir  l'ordre,  pour 
avoir  l'œil  sur  ceux  qui  sont  appelés  au  ministère  ecclésiastique,  et 
sur  la  doctrine  des  prêtres,  et  pour  exercer  les  jugements  ecclésiasti- 
ques ;  de  sorte  que,  s'il  n'y  avait  point  de  tels  évêques,  il  en  faldrait 
faire.  La  monarchie  du  Pape  servirait  aussi  beaucoup  à  conserver 
entre  plusieurs  nations  le  consentement  dans  la  doctrine  ;  ainsi  on 
s'accorderait  facilement  sur  la  supériorité  du  Pape  si  on  était  d'ac- 
cord sur  tout  le  reste1.  » 

Voilà  ce  que  pensait  Mélanchton  sur  l'autorité  du  Pape  et  des 
évêques.  Il  y  voyait  l'unique  remède  à  l'anarchie  et  à  l'immoralité 
qui  débordaient  de  tous  côtés  parmi  les  protestants.  Mais  Luther  n'y 
voulut  rien  entendre  :  plutôt  ouvrir  la  porte  à  l'adultère  et  à  la  biga- 
mie, et  fouler  aux  pieds  l'Évangile,  que  de  recourir  à  l'autorité  du 
Pape  pour  opposer  une  digue  à  la  dépravation  générale.  On  en  eut 
une  preuve  en  1539. 

Le  landgrave  Philippe  de  Hesse,  un  des  patrons  de  la  nouvelle  ré- 
forme, envoya  Bucer  à  Luther  et  Mélanchton,  avec  une  instruction 
secrète,  dont  voici  la  substance. 

Le  landgrave  expose  d'abord  que  «  depuis  sa  dernière  maladie  il 
avait  beaucoup  réfléchi  sur  son  état,  et  principalement  sur  ce  que, 
quelques  semaines  après  son  mariage,  il  avait  commencé  à  se  plon- 
ger dans  l'adultère  ;  que  ses  pasteurs  l'avaient  exhorté  souvent  a  s'ap- 
procher de  la  sainte  table;  mais  qu'il  croyait  y  trouver  son  juge- 
ment, parce  qu'il  ne  veut  pas  quitter  une  telle  vie.  »  Il  rejette  la 
cause  de  son  désordre  sur  sa  femme,  et  il  raconte  les  raisons  pour 
lesquelles  il  ne  l'a  jamais  aimée  ;  mais  comme  il  a  peine  à  s'expliquer 
lui-même  de  ces  choses,  il  en  a,  dit-il,  découvert  tout  le  secret  à 
Bucer2.» 

Il  parle  ensuite  de  sa  complexion  et  des  effets  de  la  bonne  chère 
qu'on  faisait  dans  les  assemblées  de  l'empire,  où  il  était  oblige  «le  se 
trouver.  Y  mener  une  femme  de  la  qualité  de  la  sienne,  celait  un 
trop  grand  embarras.  Quand  ses  prédicateurs  lui  remonlraieul  qu'il 
devait  punir  les  adultères  et  les  autres  crimes  semblables  :  «  (loin 

1  Resp.  ad  Bell.  —  2  Instr.,  n.  1  et  2.  —  Bossuet,  Variât.,  I.  6,  n.  3 

xxni.  2J. 


33S  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

ment,  disait-il,  punir  les  crimes  où  je  suis  plongé  moi-même?  Lors- 
que je  m'expose  à  la  guerre  pour  la  cause  de  l'Evangile,  je  pense  que 
j'irais  au  diable  si  j'y  étais  tué  par  quelque  coup  d'épée  ou  de 
mousquet.  Je  vois  qu'avec  la  femme  que  j'ai,  ni  je  ne  pi  is,  m  je  ne 
veux  changer  de  vie,  dont  je  prends  Dieu  a  témoin  ;  de  sorte  que  je 
ne  trouve  aucun  moyen  d'en  sortir  que  par  les  remèdes  que  Dieu 
a  permis  à  l'ancien  peuple,  »  c'est-à-dire  la  polygamie. 

Là  il  rapporte  les  raisons  qui  lui  persuadent  qu'elle  n'est  pas  dé- 
fendue sous  l'Evangile  ;  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  mémorable,  c'est  qu'il 
dit  «  savoir  que  Luther  et  Mélanchton  ont  conseillé  au  roi  d'Angle- 
terre de  ne  point  rompre  son  mariage  avec  la  reine,  sa  femme,  mais, 
avec  elle,  d'en  épouser  encore  une  autre1.  »  C'est  là  encore  un  secret 
que  nous  ignorions.  Mais  un  prince  si  bien  instruit  dit  qu'il  le  sait, 
et  il  ajoute  qu'on  lui  doit  d'autant  plus  tôt  accorder  ce  remède,  qu'il 
ne  le  demande  que  pour  le  salut  de  son  âme.  «  Je  ne  veux  pas,  pour- 
suit-il, demeurer  plus  longtemps  dans  les  lacets  du  démon  ;  je  ne  pois 
ni  ne  veux  m'en  tirer  que  par  cette  voie  :  c'est  pourquoi  je  demande 
à  Luther,  à  Mélanchton  et  à  Bucer  même  qu'ils  me  donnent  un  té- 
moignage que  je  la  puis  embrasser.  Que  s'ils  craignent  que  ce  témoi- 
gnage ne  tourne  à  scandale  en  ce  temps,  et  ne  nuise  aux  affaires  de  l'E- 
vangile, s'il  était  imprimé,  je  souhaite  tout  au  moins  qu'ils  me  donnent 
une  déclaration  par  écrit  que,  si  je  me  mariais  secrètement,  Dieu  n'y 
serait  point  offensé,  et  qu'ils  cherchent  les  moyens  de  rendre  avec  le 
temps  ce  mariage  public,  en  sorte  que  la  femme  que  j'épouserai  ne 
passe  pas  pour  une  femme  malhonnête;  autrement,  dans  la  suifa 
des  temps,  l'église  en  serait  scandalisée.  » 

Après,  il  les  assure  «  qu'il  ne  faut  pas  craindre  que  ce  second  ma- 
riage l'oblige  à  maltraiter  sa  première  femme  ou  même  de  se  retirer 
de  sa  compagnie,  puisqu'au  contraire  il  veut,  en  cette  occasion,  por- 
ter sa  croix  et  laisser  ses  États  à  leurs  communs  enfants.  Qu'ils  m'ac- 
cordent donc,  continue  ce  prince,  au  nom  de  Dieu,  ce  que  je  leur 
demande,  afin  que  je  puisse  plus  gaiement  vivre  et  mourir  pour  la 
cause  de  l'Évangile  et  en  entreprendre  plus  volontiers  la  défense;  et 
je  ferai  de  mon  côté  tout  ce  qu'ils  m'ordonneront  selon  la  raison,  soit 
qu'ils  me  demandent  ues  biens  des  monastères  ou  d'autres  chose;* 
semblables 2. 

On  voit  comme  il  insinue  adroitement  les  raisons  dont  il  savait,  lui 
qui  les  connaissait  si  intimement,  qu'ils  pouvaient  être  touchés:  et 
comme  il  prévoyait  que  ce  qu'ils  craindraient  le  plus  serait  le  scan- 
dale, il  ajoute  que  «les  ecclésiastiques  les  haïssaient  déjà  tellement. 

i  Instr.,  n.  10.  —2  Ibid.,  n.  11, 12  et  13. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  339 

qu'ils  ne  les  haïraient  ni  plus  ni  moins  pour  cet  article  nouveau  qui 
permettrait  la  polygamie.  Que,  si,  contre  sa  pensée,  il  trouvait  Mé- 
lanchton et  Luther  inexorables,  il  lui  roulait  dans  l'esprit  plusieurs 
desseins,  entre  autres  celui  de  s'adresser  à  l'empereur  pour  cette  dis- 
pense, quelque  argent  qu'il  pût  lui  en  coûter l.  »  C'était  là  un  endroit 
délicat;  «  car  il  n'y  avait  point  d'apparence,  poursuit-il,  que  l'empe- 
reur accorde  cette  permission  sans  la  dispense  du  Pape,  dont  je  ne 
me  soucie  guère,  dit-il;  mais  pour  celle  de  l'empereur,  je  ne  la  dois 
pas  mépriser,  quoique  je  n'en  ferais  que  fort  peu  de  cas,  si  je  ne 
croyais  d'ailleurs  que  Dieu  a  plutôt  permis  que  défendu  ce  que  je 
souhaite;  et  si  la  tentative  que  je  fais  de  ce  côté-ci  (c'est-à-dire  de 
celui  de  Luther)  ne  me  réussit  pas,  une  crainte  humaine  me  porte  à 
demander  le  consentement  de  l'empereur,  dans  la  certitude  que  j'ai 
d'en  obtenir  tout  ce  que  je  voudrai  en  donnant  une  grosse  somme 
d'argent  à  quelqu'un  de  ses  ministres.  Mais,  quoique  pour  rien  au 
monde  je  ne  voulusse  me  retirer  de  l'Évangile  ou  me  laisser  entraîner 
dans  quelque  affaire  qui  fût  contraire  à  ses  intérêts,  je  crains  pour- 
tant que  les  impériaux  ne  m'engagent  à  quelque  chose  qui" ne  serait 
pas  utile  à  cette  cause  et  à  ce  parti.  Je  demande  donc,  conclut-il, 
qu'ils  me  donnent  le  secours  que  j'attends,  de  peur  que  je  ne  l'aille 
chercher  en  quelque  autre  lieu  moins  agréable,  puisque  j'aime 
mieux  mille  fois  devoir  mon  repos  à  leur  permission  qu'à  toutes  les 
autres  permissions  humaines.  Enfin  je  souhaite  d'avoir  par  écrit  le 
sentiment  de  Luther,  de  Mélanchton  et  de  Bucer,  afin  que  je  puisse 
me  corriger  et  approcher  du  sacrement  en  bonne  conscience.  Donné 
à  Melsingue,  le  dimanche  après  la  Sainte-Catherine  1539.  Philippe, 

LANDGRAVE  DE  HESSE.  » 

L'instruction  était  aussi  pressante  que  délicate.  On  voit  les  ressorts 
que  le  landgrave  fait  jouer  :  il  n'oublie  rien;  et,  quelque  mépris  qu'il 
témoignât  pour  le  Pape,  c'en  était  trop  pour  les  nouveaux  docteurs 
de  l'avoir  seulement  nommé  en  cette  occasion.  Un  prince  si  habile 
n'avait  pas  lâché  cette  parole  sans  dessein,  et  d'ailleurs  c'était  assez 
de  montrer  la  liaison  qu'il  semblait  vouloir  prendre  avec  l'empereur, 
pour  faire  trembler  tout  le  parti.  Ces  raisons  valaient  beaucoup  mieux 
que  celles  que  le  landgrave  avait  tâché  de  tirer  de  l'Écriture.  A  de  si 
pressantes  raisons,  on  avait  joint  un  habile  négociateur.  Ainsi  Bucer 
tira  de  Luther  une  consultation  en  forme,  dont  l'original  fut  écrit  en 
allemand  de  la  main  et  du  style  de  Mélanchton 2.  On  permet  au 
landgrave,  selon  V Évangile  (car  tout  se  fait  sous  ce  nom  dans  la  ré- 

1  Instr.,  n.  14  et  15.  —  *  Waîch,  t.  10,  p.  886-892.  —  Bossuet,  Variât.,  à  la  fin 
du  livre  G. 


340  HISTOIRE  UNIVERSELLE      [Liv.  LXXX1V.—  De  1517 

forme),  d'épouser  une  autre  femme  avec  la  sienne.  Il  est  vrai  qu'on 
déplore  l'état  où  il  est,  de  ne  pouvoir  s'abstenir  de  ces  adultères  tant 
qu'il  n'aura  qu'une  femme,  et  on  lui  représente  cet  état  comme  très- 
mauvais  devant  Dieu  et  comme  contraire  à  la  sûreté  de  sa  conscience. 
Mais  en  même  temps  et  dans  la  période  suivante  on  le  lui  permet,  et 
on  lui  déclare  qu'il  peut  épouser  une  seconde  femme,  s'il  y  est  entière- 
ment résolu,  pourvu  seulement  qu'il  tienne  le  cas  secret.  Ainsi  une 
même  bouche  prononce  le  bien  et  le  mal.  Ainsi  le  crime  devient  per- 
mis en  le  cachant. 

On  rougit  d'écrire  ces  choses,  et  les  docteurs  qui  les  écrivirent  en 
avaient  honte.  C'est  ce  qu'on  voit  dans  tout  leur  discours  tortueux  et 
embarrassé;  mais  enfin  il  fallut  trancher  le  mot,  et  permettre  au 
landgrave,  en  termes  formels,  cette  bigamie  si  désirée.  Il  fut  dit  pour 
la  première  fois  depuis  la  naissance  du  christianisme,  par  des  gens 
qui  se  prétendaient  docteurs  dans  l'Eglise,  que  Jésus-Christ  n'avait 
pas  défendu  de  tels  mariages.  Cette  parole  de  la  Genèse  :  Ils  seront 
tous  deux  dans  une  ckair1,  fut  éludée,  quoique  Jésus-Christ  l'eût  ré- 
duite à  son  premier  sens  et  à  son  institution  primitive,  qui  ne  souffre 
que  deux  personnes  dans  le  lien  conjugal2.  L'avis  en  allemand  est 
signé  par  Luther,  Bucer  et  Mélanchton. 

Deux  autres  docteurs,  dont  Melander,  ministre  du  landgrave,  était 
l'un,  le  signèrent  aussi  en  latin,  à  Wittemberg,  au  mois  de  décembre 
1530.  Cette  permission  fut  accordée  par  forme  de  dispense,  et  réduite 
au  cas  de  nécessité;  car  on  eut  honte  de  faire  passer  cette  pratique  en  loi 
générale.  On  trouva  des  nécessités  contre  l'Evangile,  et,  après  avoir 
tant  blâmé  les  dispenses  de  Rome,  on  osa  en  donner  une  de  cette 
importance.  Tout  ce  que  la  réforme  avait  de  plus  renommé  en  Alle- 
magne consentit  à  cette  iniquité  :  Dieu  les  livrait  visiblement  au  sens 
réprouvé,  et  ceux  qui  criaient  contre  les  abus,  pour  rendre  l'Église 
odieuse,  en  commettent  de  plus  étranges  et  en  plus  grand  nombre 
dès  les  premiers  temps  de  leur  réforme  qu'ils  n'en  ont  pu  ramasser 
ou  inventer  dans  la  suite  de  tant  de  siècles,  où  ils  reprochent  à  l'E- 
glise sa  corruption. 

Le  landgrave  avait  bien  prévu  qu'il  ferait  trembler  ces  docteurs 
en  leur  parlant  seulement  de  la  pensée  qu'il  avait  de  traiter  de  cette 
affaire  avec  l'empereur.  On  lui  répond  que  ce  prince  n'a  ni  foi  ni 
religion;  que  c'est  un  trompeur  qui  n'a  rien  des  mœurs  germaniques, 
avec  qui  il  est  dangereux  de  prendre  des  liaisons  3.  Ecrire  ainsi  à  un 
prince  de  l'empire,  qu'est-ce  autre  chose  que  de  mettre  toute  l'Alle- 
magne en  feu?  Mais  qu'y  a-t-il  de  plus  bas  que  ce  qu'on  voit  à  la  tête 

*  Gen.,  2,  54.  —  a  Malth.,  19,  i,  à  et  G.  —  s  Consult.,  n.  23  et  24. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  341 

de  cet  avis  ?  Notre  pauvre  église,  disent-ils,  petite,  misérable  et  aban- 
donnée, a  besoin  de  princes  régents  vertueux1.  Voilà,  si  on  sait  l'en- 
tendre ,  la  raison  des  nouveaux  docteurs.  Ces  princes  vertueux 
dont  on  avait  besoin  dans  la  réforme  étaient  des  princes  qui  vou- 
laient qu'on  fît  servir  l'Evangile  à  leurs  passions.  L'Église,  pour  son 
repos  temporel,  peut  avoir  besoin  du  secours  des  princes  ;  mais  éta- 
blir des  dogmes  pernicieux  et  inouïs  pour  leur  complaire,  et  leur  sa- 
crifier par  ce  moyen  l'Evangile  qu'on  se  vante  de  venir  rétablir,  c'est 
le  vrai  mystère  d'iniquité  et  l'abomination  de  la  désolation  dans  le 
sanctuaire. 

Une  si  infâme  consultation  eût  déshonoré  tout  le  parti,  et  les  doc- 
teurs qui  la  souscrivirent  n'auraient  pas  pu  se  sauver  des  clameurs 
publiques,  qui  les  auraient  rangés,  comme  ils  l'avouaient,  parmi  les 
mahométans  ou  parmi  les  anabaptistes,  qui  font  un  jeu  du  mariage. 
Aussi  le  prévirent-ils  dans  leur  avis,  et  défendirent  sur  toutes  choses 
au  landgrave  de  découvrir  ce  nouveau  mariage.  Il  ne  devait  y  avoir 
qu'un  très-petit  nombre  de  témoins,  qui  devaient  encore  être  obli- 
gés au  secret,  sous  le  sceau  de  la  confession  2  ;  c'est  ainsi  que  parlait 
la  consultation.  La  nouvelle  épouse  devait  passer  pour  concubine. 
On  aimait  mieux  ce  scandale  dans  la  maison  de  ce  prince  que  celui 
qu'aurait  causé  dans  toute  la  chrétienté  l'approbation  d'un  mariage 
si  contraire  à  l'Évangile  et  à  la  doctrine  commune  de  tous  les  Chrétiens. 
La  consultation  fut  suivie  d'un  mariage  dans  les  formes  entre 
Philippe,  landgrave  de  Hesse,  et  Marguerite  de  Saal,  du  consente- 
ment de  Christine  de  Saxe,  sa  femme.  Ce  prince  en  fut  quitte  pour 
déclarer  en  se  mariant  qu'il  ne  prenait  cette  seconde  femme  par  au- 
cune légèreté  ni  curiosité,  mais  par  «  d'inévitables  nécessités  de  corps 
et  de  conscience,  que  son  altesse  avait  expliquées  à  beaucoup  de 
doctes,  prudents,  chrétiens  et  dévots  prédicateurs,  qui  lui  avaient 
conseillé  de  mettre  sa  conscience  en  repos  par  ce  moyen  i.  »  L'in- 
strument de  ce  mariage,  daté  du  A  mars  1540,  est,  avec  la  consulta- 
tion, dans  le  livre  qui  fut  publié  par  l'ordre  de  l'électeur  palatin.  Le 
prince  Ernest  a  encore  fourni  les  mêmes  pièces  ;  ainsi  elles  sont  pu- 
bliques en  deux  manières  *. 

Les  crimes  échappent  toujours  par  quelque  endroit.  Quelque  pré- 
caution qu'on  eût  prise  pour  cacher  ce  mariage  scandaleux,  on  ne 
laissa  pas  d'en  soupçonner  quelque  chose,  et  il  est  certain  qu'on  l'a 
reproché  au  landgrave  aussi  bien  qu'à  Luther  dans  des  écrits  pu- 
blics ;  mais  ils  s'en  tirèrent  par  des  équivoques.  Après  tout,  Luther 

1  Consult.,  n.  3.  —  2  Ibid.,  n.  21.  —  3  Voir  cette  pièce  tout  entière  à  la  fin  du 
6e  livre  des  Variations,  par  Bossuet.  —  4  Bossuet,  Variations,  1.  6. 


342  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  -  De  1517 

ne  faisait  que  suivre  les  principes  qu'il  avait  posés  ailleurs.  Nous  l'a- 
vons entendu  parler  plus  d'une  fois  de  ces  inévitables  nécessités  dans 
l'union  des  deux  sexes.  Dans  un  sermon  qu'il  fit  à  Wittemberg  pour 
la  réformation  du  mariage,  il  ne  rougit  pas  de  prononcer  ces  infâmes 
et  scandaleuses  paroles  :  «  Si  elles  sont  opiniâtres  (il  parle  des  femmes) , 
il  est  à  propos  que  leurs  maris  leur  disent  :  Si  vous  ne  voulez  pas, 
une  autre  le  voudra  :  si  la  maîtresse  ne  veut  pas  venir,  que  la  ser- 
vante approche  l.  »  Si  on  entendait  un  tel  discours  dans  une  farce  et 
sur  le  théâtre,  on  en  aurait  honte.  Le  chef  des  réformateurs  le  prêche 
sérieusement  dans  l'église,  et  comme  il  tournait  en  dogmes  tous  ses 
excès,  il  ajoute  :  «  11  faut  pourtant  auparavant  que  le  mari  amène  sa 
femme  devant  l'église,  et  qu'il  l'admoneste  deux  ou  trois  fois  :  après, 
répudiez-la,  et  prenez  Esther  au  lieu  de  Vasthi2.  »  C'était  une  nou- 
velle cause  de  divorce  ajoutée  à  celle  de  l'adultère.  Voilà  comme 
Luther  a  traité  le  chapitre  de  la  réformation  du  mariage.  Il  ne  lui 
faut  pas  demander  dans  quel  Évangile  il  a  trouvé  cet  article,  c'est 
assez  qu'il  soit  renfermé  dans  les  nécessités  qu'il  a  voulu  croire  au- 
dessus  de  toutes  les  lois  et  de  toutes  les  précautions.  Faut-il  s'étonner 
après  cela  de  ce  qu'il  permit  au  landgrave  ?  Il  est  vrai  que  dans  ce 
sermon  il  oblige  à  répudier  la  première  femme  avant  que  d'en  pren- 
dre une  autre,  et  dans  la  consultation  il  permet  au  landgrave  d'en 
avoir  deux  ;  mais  aussi  le  sermon  fut  prononcé  en  1322,  et  la  consul- 
tation est  écrite  en  1539.  Il  était  juste  que  Luther  apprît  quelque 
chose  en  dix-sept  ou  dix-huit  ans  de  réformation  3. 

Les  paysans  et  les  anabaptistes,  naturellement  plus  francs,  allaient 
plus  droit  au  but.  Ils  se  disaient  :  En  vertu  de  la  liberté  chrétienne 
prêchée  par  Luther,  chacun  de  nous  est  souverain  de  son  esprit  et 
de  son  cœur,  de  sa  religion  et  de  sa  morale,  de  sa  conscience  et  de 
sa  conduite  :  qu'avons-nous  donc  besoin  de  prêtres  et  de  docteurs, 
de  magistrats  et  de  princes?  Chacun  de  nous  est  à  soi-même  son 
docteur  et  son  roi  pour  établir  sur  la  terre  le  royaume  de  Dieu  par 
les  moyens  les  plus  efficaces.  Chacun  de  nous,  en  vertu  delà  liberté 
prêchée  par  Luther,  prendra  autant  de  femmes  qu'il  lui  plaira,  pour 
mieux  ressembler  à  David  et  aux  autres  patriarches.  Les  princes  lu- 
thériens voulaient  bien  de  ces  principes  pour  eux  contre  les  autres, 
mais  non  pour  les  autres  contre  eux.  Les  paysans  et  les  anabap- 
tistes de  Thomas  Muncer  furent  donc  mitraillés  par  les  princes  à 
Franckouse,  pendus,  brûlés,  décapités.  Les  anciennes  lois  de  l'em- 
pire contre  les  hérétiques,  renouvelées  dans  presque  toutes  les  diètes 
depuis  1525,  époque  de  leur  défaite,  furent  exécutées  contre  eux, 

1  Serm.  de  Matrim.  —  «  lbid.  —  s  Bossuet,  Variations,  1.  6. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  343 

observe  le  protestant  Menzel,  avec  presque  plus  de  rigueur  par  les 
luthériens  que  par  les  catholiques.  Luther  lui-même  était  infatigable 
à  presser  les  autorités  d'exterminer  les  anabaptistes  *.  Même  le  doux 
Mélanchton  conseilla  le  supplice  de  trois  anabaptistes  en  particulier  2. 
On  croyait  leur  secte  éteinte,  lorsqu'elle  se  révéla  plus  furieuse  que 
jamais  à  Munster  en  Westphalie. 

L'évêque  de  cette  ville  en  était  aussi  prince  temporel  :  il  y  eut 
quelques  difficultés  entre  l'évêque  et  les  bourgeois  ;  les  émissaires 
du  luthéranisme  en  profitèrent  pour  y  semer  leur  doctrine  :  un  prêtre 
infidèle,  nommé  Rothman,  qui  se  maria  depuis,  fut  leur  plus  chaud 
prédicant.  Deux  évêques  étant  morts  l'un  après  l'autre,  les  luthé- 
riens se  trouvèrent  assez  forts  ou  assez  adroits  pour  s'emparer  de 
six  églises.  Toutefois,  le  14  février  1533,  il  y  eut  une  pacification 
sous  le  nouvel  évêque  de  Munster,  François  de  Waldeck,  déjà  évêque 
de  Minden.  La  ville  lui  promit  obéissance,  comme  à  son  seigneur 
temporel  ;  mais  les  protestants  purent  garder  les  six  églises  jusqu'à 
la  décision  du  concile  général. 

Dès  lors,  en  paix  avec  les  catholiques,  ils  eurent  la  guerre  avec 
eux-mêmes  :  des  anabaptistes  des  Pays-Bas  s'étaient  glissés  dans  la 
ville  avec  leurs  prophètes  ou  visionnaires  :  l'apostat  Rothman  les 
combattit  d'abord,  puis  embrassa  leur  secte  :  les  protestants  de 
Munster  se  divisèrent  en  deux  camps,  pour  et  contre  les  anabap- 
tistes :  les  7  et  8  août  1533,  les  municipaux  tinrent  une  conférence 
entre  les  deux  partis  à  la  maison  de  ville,  donnèrent  gain  de  cause 
aux  défenseurs  du  baptême  des  enfants,  et  enjoignirent  le  silence  aux 
prédicateurs  sur  les  deux  sacrements,  la  cène  et  le  baptême.  Roth- 
man et  les  autres  anabaptistes  refusèrent  d'obéir  :  chaque  jour  de 
nouvelles  bandes  de  sectaires  accouraient  à  Munster  comme  à  la  nou- 
velle Jérusalem  :  la  municipalité  et  la  bourgeoisie,  voyant  le  jour  où 
ils  ne  seraient  plus  maîtres  de  leur  ville,  résolurent  d'en  expulser  les 
anabaptistes  le  5  novembre  ;  on  courut  aux  armes  de  part  et  d'autre  ; 
on  se  fortifia  dans  divers  quartiers.  Il  y  eut  un  accommodement,  les 
anabaptistes  purent  rester  dans  la  ville  ;  seulement  il  fut  fait  défense 
à  leurs  ministres  de  prêcher. 

Cependant  les  nouveaux  sectaires  gagnaient  de  jour  en  jour.  L'é- 
vêque fit  entendre  aux  municipaux  que,  pour  y  porter  efficacement 
remède,  il  fallait  revenir  à  l'ancienne  unité.  Les  municipaux  s'y  re- 
fusèrent, la  leçon  n'était  pas  encore  assez  forte.  Se  croyant  plus  sa- 
ges, ils  demandèrent  au  landgrave,  Philippe  de  Hesse,  deux  habiles 
prédicants  pour  vaincre  les  anabaptistes  par  la  parole.  L'un  d'eux, 

1  Menzel,  t.  2,  p.  41.  —  2  Audin,  Hist.  de  Luther,  t.  2,  p.  459. 


344  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

à  peine  arrivé,  désespéra  de  la  besogne,  et  repartit  aussitôt.  L'autre 
essaya  de  fabriquer  une  constitution  municipale  de  l'église,  et  la  pu- 
blia le  28  novembre.  Ce  fut  une  explosion  d'anathèmes  de  la  part 
des  anabaptistes  :  leurs  prédicants  fulminaient  dans  les  maisons, 
Rothman  par  la  presse  :  vers  la  mi-décembre,  il  prêcha  même  pu- 
bliquement dans  un  cimetière,  et  enfin  dans  une  église.  Le  15  jan- 
vier 1534,  la  municipalité  fit  éconduire  trois  prédicants  anabaptistes 
par  une  des  portes  de  la  ville  ;  leurs  adhérents  les  ramenèrent  aussi- 
tôt par  une  autre. 

Parmi  les  prophètes  des  Pays-Bas,  qui  affluaient  toujours  plus 
nombreux  dans  la  nouvelle  Jérusalem,  se  trouvaient  Jean  Bockels, 
tailleur,  puis  aubergiste  de  Leyde,  et  Jean  Mathison,  boulanger  de 
Harlem.  Tous  deux,  profondément  pénétrés  du  principe  fonda- 
mental de  Luther,  croyaient  immensément  en  eux-mêmes.  Le  23 
janvier  1534,  le  prince  souverain  de  Munster  publia  un  édit  de  ban- 
nissement contre  l'apostat  Rothman  et  les  siens,  avec  ordre  à  chacun 
de  l'arrêter.  Les  anabaptistes,  excités  par  Jean  de  Leyde  et  d'autres 
prophètes  de  cette  espèce,  se  mirent  à  parcourir  la  ville  comme  des 
énergumènes,  criant,  hurlant,  regardant  le  ciel,  comme  s'ils  en 
voyaient  descendre  le  nouveau  royaume  de  Dieu.  Les  femmes  sur- 
tout, les  cheveux  épars,  le  sein  découvert,  couraient  éhontées  comme 
des  furies,  se  roulaient  par  terre,  criaient,  pleuraient,  riaient,  avec 
des  convulsions  effroyables;  d'autres  battaient  des  mains,  grinçaient 
des  dents  et  se  déchiraient  le  sein.  Au  milieu  de  tout  cela,  on  entendait 
des  cris  sauvages,  des  exhortations  à  la  pénitence,  des  prières  et  des 
malédictions.  Cependant  les  meneurs  s'étaient  emparés  de  la  maison 
de  ville  dès  le  9  février  1531.  et  y  trouvèrent  beaucoup  d'armes.  Ce 
fut  dès  lors  une  terreur  panique  sur  les  habitants;  plusieurs  émi- 
grèrent,  beaucoup  d'autres  se  laissèrent  rebaptiser  par  crainte.  Les 
anabaptistes  accouraient  en  troupes  toujours  plus  nombreuses. 
Rothman  les  avait  invités  par  ses  lettres  circulaires  à  venir  voir  Jé- 
rusalem et  Sion,  à  aider  au  rétablissement  du  temple  deSalomonet 
du  vrai  culte,  avec  promesse  de  recevoir  des  biens  en  abondance, 
outre  les  trésors  du  ciel. 

Lorsque  la  ville  fut  complètement  entre  les  mains  des  anabap- 
tistes, ils  élurent  une  nouvelle  municipalité,  et  pour  bourgmestre 
l'anabaptiste  Knipperdolling.  Un  des  premiers  actes  du  nouveau  gou- 
vernement fut  de  piller,  de  saccager  les  églises  et  les  monastères, 
sans  y  épargner  aucun  sanctuaire,  aucun  objet  d'art,  aucun  monu- 
ment d'antiquité.  Ensuite,  sur  la  proposition  du  prophète  Mathison, 
il  fut  résolu,  le  jour  suivant,  de  chasser  de  la  ville  tous  les  infidèles, 
c'est-à-dire  tous  ceux  qui  ne  consentiraient  point  à  recevoir  un  se- 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  345 

cond  baptême.  Plusieurs  milliers  furent  ainsi  expulsés  à  coups  de 
fouet,  un  grand  nombre  tout  nus,  même  des  malades,  des  vieillards, 
des  femmes  allaitant  leurs  enfants.  On  déchira,  on  brûla  toutes  les 
archives,  tous  les  livres,  la  Bible  exceptée.  On  abolit  tous  les  arts 
d'agrément,  le  jeu,  la  musique,  le  chant.  Un  jour  Mathison,  le  pro- 
phète de  Harlem,  ordonna  de  transporter  en  certaines  maisons  le 
bien  de  tous  ceux  qui  avaient  émigré.  Le  bourgmestre  Tilbeck  ayant 
parlé  contre,  Mathison  le  tua  de  sa  main  aux  yeux  de  toute  l'assem- 
blée. Dès  ce  moment,  il  n'y  eut  plus  de  résistance,  même  quand  il 
commanda  d'apporter  à  l'Hôtel  de  ville  tout  l'or  et  l'argent,  mon- 
nayés ou  non,  avec  tous  les  bijoux  de  femmes.  Sur  quoi  le  prophète 
se  vanta  d'éloigner  des  murs  les  infidèles  qui  assiégeaient  la  ville,  et 
il  sortit  avec  une  petite  troupe  pour  accomplir  sa  promesse.  Mais  le 
nouveau  Gédéon  y  trouva  la  mort. 

Après  lui,  son  disciple,  le  tailleur  Jean  Bockels,  fut  le  chef  de  cette 
horde  fanatique.  Knipperdolling,  considérant  qu'il  est  écrit  que  tout 
ce  qui  s'élève  doit  être  abaissé,  proposa  d'abaisser  les  flèches  des 
tours,  et  exécuta  la  chose  avec  beaucoup  de  péril  et  de  peine.  Parle 
même  principe,  Jean  Bockels  ou  de  Leyde  lui  ôtala  première  dignité, 
celle  de  bourgmestre,  pour  lui  donner  la  dernière,  celle  de  bour- 
reau. Peu  après,  le  prophète  Bockels,  sur  un  ordre  du  ciel,  déposa 
tout  le  conseil  municipal, et  à  sa  place  nomma  douze  anciens,  qu'il  in- 
vestit d'un  pouvoir  illimité,  avec  ordre  de  punir  de  mort  toute  viola- 
tion des  commandements  de  Dieu.  Quelques  semaines  plus  tard,  au 
commencement  de  juillet  1534,  le  prophète  annonça  que  les  saints 
de  Dieu,  à  Munster,  à  l'exemple  des  patriarches  et  des  rois  de  l'An- 
cien Testament,  devaient  prendre  plusieurs  femmes.  Rothman  et  les 
autres  prédicants  firent  d'abord  quelques  difficultés.  Mais  le  pro- 
phète ôta  son  habit,  le  jeta  par  terre  à  côté  du  Nouveau  Testament, 
et  jura  par  ce  signe  que  son  opinion  sur  le  mariage  était  la  véritable, 
et  que  les  adversaires  encourraient  la  disgrâce  de  Dieu.  Aussitôt  ces 
hommes,  qui  avaient  si  souvent  déblatéré  contre  le  Pape  et  sa  domi- 
nation, se  courbèrent  de  frayeur  devant  le  tailleur  de  Leyde,  et  prê- 
chèrent trois  jours  durant,  dans  le  parvis  de  la  cathédrale,  pour  in- 
culquer la  nouvelle  doctrine  au  peuple.  Il  n'y  eut  à  s'y  montrer 
favorables  que  les  étrangers  arrivés  dans  la  ville.  Un  reste  d'anciens 
bourgeois,  au  nombre  de  deux  cents,  entreprirent  de  mettre  fin  h 
cette  anarchie  et  d'arrêter  le  prophète  avec  ses  principaux  partisans  ; 
mais,  après  un  commencement  de  succès,  ils  furent  accablés  par  les 
anabaptistes,  qui  les  firent  périr  de  la  manière  la  plus  cruelle.  Alors 
Jean  de  Leyde  se  donna  plusieurs  femmes,  et  les  autres  suivirent 
son  exemple. 


346  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

Quelques  semaines  plus  tard,  par  l'organe  d'un  autre  prophète, 
en  conséquence  d'une  révélation  divine,  il  se  fit  déclarer  roi,  pour 
régner  sur  tout  l'univers,  dominer  sur  tous  les  empereurs,  rois, 
princes,  seigneurs  et  puissants,  et  occuper  le  trône  de  David,  son 
père,  jusqu'au  jour  où  Dieu  lui  redemandera  l'empire.  Le  'ci-devant 
tailleur  de  Leyde  se  monta  donc,  non-seulement  une  cour  magni- 
fique, mais  aussi  un  harem  de  dix-sept  femmes,  parmi  lesquelles  la 
veuve  de  son  prédécesseur  Mathison  eut  le  rang  de  reine.  Luxe, 
plaisir,  cruauté  furent  les  idoles  de  ce  nouveau  dominateur,  qui 
s'intitulait  le  roi  juste  du  nouveau  Temple,  et  le  serviteur  véritable 
du  Très-Haut.  Ce  royaume  bizarre,  dans  lequel  une  folie  et  une  tur- 
pitude surpassaient  l'autre,  dura  encore  une  année  entière,  tant  les 
mesures  de  blocus  et  de  siège  étaient  mal  prises,  tant  était  fort  l'en» 
thousiasme  guerrier  des  fanatiques.  Ils  avaient,  au  reste,  des  intel- 
ligences avec  leurs  amis  du  dehors  :  la  Hollande  et  la  Frise  étaient 
pleines  d'anabaptistes.  Leur  roi  de  Munster  avait  envoyé  de  tous 
côtés  des  émissaires,  des  apôtres,  nommé  des  ducs  pour  gouverner 
les  pays  du  Rhin  et  du  Véser.  Dans  la  nuit  du  13  mai  1536,  durant 
une  fête,  les  anabaptistes  d'Amsterdam  s'emparèrent  de  l'Hôtel  de 
ville  ;  mais  ils  en  furent  expulsés  par  les  bourgeois. 

La  mauvaise  réussite  de  ses  plans  de  conquêtes,  la  misère  toujours 
plus  effrayante  des  habitants,  misère  qui  donnait  à  leur  ville  de  la 
ressemblance  avec  Jérusalem,  mais  avec  Jérusalem  assiégée  par  les 
Romains,  rien  n'émut  Jean  de  Leyde  :  il  continua,  avec  ses  con- 
cubines et  ses  courtisans,  à  donner  des  festins  voluptueux,  à  trôner 
sur  la  place  publique,  comme  un  autre  Salomon,  pour  juger  les 
procès,  surtout  les  procès  scandaleux  de  ménage,  et  exécuter  lui- 
même  la  sentence  avec  le  glaive  du  bourreau.  Ainsi  l'une  de  ses  pro- 
pres femmes  ayant  mis  en  doute  la  divinité  de  sa  mission,  il  lui  coupa 
la  tête.  Rothman  était  son  orateur,  Knipperdolling  son  bourreau; 
tous  deux  marchaient  derrière  lui  lorsqu'il  allait  par  la  ville,  paré 
d'une  couronne  et  d'une  chaîne  d'or,  et  monté  sur  un  coursier  frin- 
gant. Sur  la  place,  on  prêchait  du  haut  d'une  chaire,  à  côté  des 
trônes  du  roi  et  de  la  reine,  et,  après  la  prédication,  on  dansait, 
quand  le  maître  était  de  bonne  humeur.  Le  landgrave  Philippe  de 
Hesse  leur  envoya  de  ses  théologues  pour  les  ramener  à  de  meilleurs 
sentiments,  et  leur  reprocher  leurs  violences.  Les  anabaptistes  retour- 
nèrent ces  reproches  contre  le  landgrave,  en  lui  rappelant  que  lui- 
même  avait  marché  contre  les  évêques,  envahi  le  duché  le  Wurtem- 
berg, pillé  monastères  et  églises  *. 

1  Menzel,  t.  2,  c.  3. 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  347 

Enfin,  le  landgrave  ayant  joint  ses  troupes  à  celles  des  assiégeants, 
Munster  fut  pris  dans  la  nuit  du  25rae  de  juin  1535,  par  l'intelligence 
d'un  anabaptiste  transfuge  qui  avait  stipulé  sa  grâce.  La  résistance 
fut  encore  bien  vive,  beaucoup  d'anabaptistes  périrent  dans  le  com- 
bat. Parmi  les  autres,  les  principaux  furent  décapités,  le  reste  eut  la 
vie  sauve.  Jean  de  Leyde,  Knipperdolling  et  Gretting,  le  chancelier, 
furent  réservés  à  une  mort  plus  cruelle.  On  les  conduisit  d'abord 
d'un  endroit  à  l'autre  :  les  théologues  protestants  entrèrent  en  dis- 
pute avec  eux,  mais  ne  purent  les  convaincre.  Jean  de  Leyde,  au 
contraire,  demanda  lui-même,  la  veille  de  son  supplice,  à  se  confesser 
au  chapelain,  reconnut  avec  repentir  ses  erreurs  et  ses  crimes,  sauf 
son  opinion  sur  le  baptême  des  enfants.  Le  lendemain ,  vingt-deux 
janvier  1536,  il  fut  supplicié  avec  des  tenailles  ardentes,  et  achevé 
avec  un  poignard  rougi  au  feu.  Ses  restes,  ainsi  que  ceux  de  ses 
deux  compagnons,  furent  suspendus  dans  trois  cages  de  fer  au  haut 
de  la  tour  de  Saint-Lambert,  pour  servir  de  leçon  et  d'épouvantail  à 
quiconque  voudrait  les  imiter. 

Les  habitants  de  Munster,  instruits  par  une  si  terrible  expérience, 
se  montrèrent  plus  sages  dans  la  suite.  Leur  séducteur,  l'apostat 
Rothman,  avait  disparu,  sans  qu'on  sût  ce  qu'il  devint  :  il  ne  fut  plus 
question  de  luthéranisme;  toutes  les  églises,  restaurées  à  grands 
frais ,  furent  remises  aux  catholiques.  Il  y  a  plus  :  huit  ans  après , 
lorsque  l'évêque  François  de  Waldeck,  devenu  lui-même  un  apostat 
au  lieu  d'un  apôtre, 'un  loup  au  lieu  d'un  pasteur,  voulut  les  entraîner 
dans  l'hérésie  luthérienne,  les  habitants  de  Munster  lui  résistèrent 
courageusement,  et  sont  demeurés  bons  catholiques  jusqu'à  nos 
jours  *•.  Honneur  à  eux  !  C'est  d'eux  peut-être  que  sortira  le  salut  de 
l'Allemagne. 

La  même  année  1536,  le  sept  août ,  les  protestants  d'Allemagne 
tinrent  un  synode  à  Hombourg,  où  l'on  examina  quelle  conduite  à 
tenir  envers  les  anabaptistes. Voici  ce  qu'on  lit  dans  les  actes  : 

«  Et  d'abord  il  serait  inutile  d'examiner  si  le  ministre  de  la  parole 
a  le  droit  d'user  du  glaive  contre  l'hérétique.  Ce  droit  n'appartient 
qu'au  magistrat,  qui  seul  peut  faucher  l'ivraie  avec  le  fer  ;  et  encore 
l'enseignement  doit-il  précéder  le  châtiment.  Maintenant,  voyons  ce 
qu'il  faut  décider  à  l'égard  des  anabaptistes.  Quelques-uns  de  leurs 
dogmes  sont  subversifs  de  l'ordre  social  ;  par  exemple,  la  polygamie, 
le  parjure  envers  le  prince,  la  révolte  contre  l'autorité  politique,  le 
refus  de  serment  en  justice:  c'est  aux  magistrats  de  poursuivre  et 
d'exterminer  ces  dogmes  impies.  Il  est  d'autres  dogmes  qui,  sans 

1  Menzel,  t.  2,  c.  3.  ■ 


348  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

porter  atteinte  au  pouvoir  civil ,  sont  hostiles  au  pur  évangile,  par 
exemple,  le  baptême  des  enfants  que  les  fanatiques  rejettent,  la  né- 
gation du  péché  originel,  leurs  révélations  immédiates  du  Créateur, 
et  la  damnation  à  laquelle  ils  condamnent  à  jamais  quiconque  se 
souille  d'un  péché  mortel.  On  demande  ici  s'il  est  permis  de  punir 
de  mort  ceux  qui  soutiennent  ces  maximes  hétérodoxes  l.  » 

Presque  tous  les  réformés  opinèrent  pour  la  confiscation  des  biens, 
l'exil  et  la  mort,  en  casd'impénitence.  On  ouvrit  la  Bible  :  Quiconque 
blasphémera  Dieu,  mourra  de  mort2,  dit  le  Seigneur  :  donc  le  magis- 
trat est  obligé  d'exterminer  le  blasphémateur.  C'est  un  précepte  divin. 
Et  quel  plus  grand  blasphème  que  de  nier  l'Église  du  Christ,  comme 
font  les  anabaptistes?  En  vain  allèguent-ils,  pour  justifier  leur  schisme, 
le  scandale  des  ministres  évangéliques  :  c'est  l'excuse  dont  les  dona- 
tistes  autrefois  essayèrent  de  colorer  leur  séparation  d'avec  l'église 
chrétienne  :  c'est  justement  que  les  édits  d'Honorius  et  de  Théodose 
vinrent  frapper  ces  hérétiques,  qui  voulaient  fonder  un  nouveau  mi- 
nistère. 

«  Qu'on  ne  dise  pas  que  le  soin  de  la  parole  divine  n'appartient 
pas  au  magistrat  temporel.  Le  ministère  du  prêtre,  le  ministère  du 
magistrat,  ont  tous  deux  été  établis  de  Dieu  pour  maintenir  l'har- 
monie des  sociétés.  Le  prince  doit  veiller  sur  cette  double  œuvre  du 
Seigneur,  et  punir  la  révolte  contre  la  parole,  comme  la  révolte  contre 
la  société.  Ainsi,  dans  le  vieux  Testament,  les  rois  de  Juda  punissaient 
de  mort  ceux  qui  suivaient  le  faux  prophète. 

«  Qu'on  ne  dise  pas  non  plus  que  le  Christ  ait  défendu  d'arracher 
l'ivraie.  C'est  aux  ministres  de  la  parole  que  s'adresse  ce  précepte; 
mais  Christ  n'a  pas  songé  à  porter  atteinte  aux  droits  du  magistrat  : 
il  l'arme  du  glaive  pour  frapper  et  punir  celui  qui  blasphème  son 
saint  nom.  Si  donc  l'anabaptiste,  persistant  dans  sa  doctrine  de 
péché,  soutient  la  nécessité  d'un  second  baptême,  nie  le  péché  ori- 
ginel, et  se  sépare  de  nous  sans  nécessité,  qu'il  meure  par  le  glaive 
dans  sa  coupable  obstination3  !  » 

Aucune  voix  ne  s'éleva  dans  l'assemblée  de  Hombourg  contre  cet 
anathème.  Mélanchton  opina  le  premier  pour  la  peine  capitale  contre 
tout  anabaptiste  qui  persisterait  dans  ses  erreurs  ou  qui  romprait 
son  ban  sur  la  terre  d'exil  où  les  magistrats  l'auraient  déporté.  —  Un 
magistrat,  répétaient  les  envoyés  de  Lunebourg,  a  droit  de  vie  et  de 
mort  sur  les  hérétiques  :  le  prince  peut  contraindre  ses  sujets  à  en- 
tendre la  parole  de  Dieu  4.  —  Que  l'hérésie  soit  éteinte  dans  le  sang 

1  OU.  ad.  an.  1536.  -  Gastius,  p.  3G6.  —  T.  2, p.  i81  et  seqq.—  2  Lévit.,  24.— 
3  Gast.,p.  176.  —  Catrou,  Hist.  du  Davidisme,\.  2,1.  1,  p.  222.—  4  OU.,  p.  86. 


à  1545  de  l'ère  chr.J         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  349 

et  les  flammes  !  demandèrent  les  ministres  d'Ulm.  —  Et  ceux  d'Augs- 
bourg  :  Si  nous  n'avons  envoyé  encore  aucun  rebaptisé  au  gibet, 
nous  leur  avons  marqué  la  joue  d'un  fer  rouge.  —  Et  ceux  de  Tu- 
bingue  :  Pitié  pour  les  pauvres  anabaptistes,  qui  ne  suivent  que  la  voix 
de  leurs  chefs  ;  mais  mort  aux  ministres  de  la  parole  !  —  Le  chan- 
celier se  montra  plus  tolérant;  il  conclut  à  ce  qu'on  enfermât  les  re- 
baptisés dans  une  prison  où  on  s'étudierait  à  les  convertir  à  force 
de  misères.  Tous  demandèrent  qu'on  rédigeât  en  cette  occasion  un 
code  religieux,  qui  servît  de  règle  de  conduite  aux  protestants,  afin 
d'exterminer  à  jamais  le  fanatisme. 

Or,  voici  cette  bulle  du  concile  luthérien  de  Hombourg  : 

«  Les  ministres  de  la  parole  évangélique  exhorteront  d'abord  les 
peuples  à  prier  le  Seigneur  pour  la  conversion  des  rebaptisés. 
Qu'une  punition  exemplaire  soit  infligée  à  ceux  de  nos  frères  dont 
les  dérèglements  scandaliseront  les  consciences;  que  les  ivrognes, 
les  adultères,  les  joueurs  soient  réprimandés;  que  nos  mœurs  se  ré- 
forment ! 

«  Quiconque  rejette  le  baptême  des  enfants,  quiconque  transgresse 
les  ordres  des  magistrats,  quiconque  prêche  contre  les  impôts,  qui- 
conque enseigne  la  communauté  des  biens,  quiconque  usurpe  le  sa- 
cerdoce, quiconque  tient  des  assemblées  illicites,  quiconque  pèche 
contre  la  foi,  qu'il  soit  puni  de  mort! 

«  Voici  comment  on  procédera  contre  les  coupables.  On  amènera 
devant  le  superintendant  tout  Chrétien  soupçonné  d'anabaptisme  : 
le  ministre  le  reprendra  et  l'exhortera  avec  douceur  et  charité  :  s'il 
se  repent,  on  écrira  au  magistrat  et  au  pasteur  de  sa  résidence  qu'on 
peut  lui  pardonner  et  l'admettre  à  la  communion  des  fidèles.  Le 
coupable  abjurera  ses  erreurs,  confessera  ses  fautes,  en  demandera 
pardon  à  l'église,  et  promettra  de  vivre  en  fils  soumis.  S'il  retombe 
et  qu'il  veuille  se  réconcilier  de  nouveau  avec  Dieu,  il  sera  frappé 
d'une  amende,  dont  on  devra  distribuer  le  produit  aux  pauvres. 
Tout  étranger  qui  s'obstinera  dans  ses  erreurs  sera  banni  du  pays  : 
s'il  rompt  son  ban,  on  le  fera  mourir. 

«  Quant  aux  simples,  qui  n'auront  ni  prêché  ni  administré  le  bap- 
tême, mais  qui,  séduits,  se  seront  laissé  entraîner  aux  assemblées 
des  hérétiques,  s'ils  ne  veulent  pas  renoncer  à  l'anabaptisme,  ils 
seront  battus  de  verges,  exilés  à  jamais  de  leur  patrie,  et  mis  à 
mort,  s'ils  reviennent  par  trois  fois  au  lieu  d'où  ils  auront  été 
chassés  4.  » 

Une  seule  voix  s'éleva  dans  l'Allemagne  protestante  contre  la  sé- 

1  Catrou,  Ilist.  du  Davidisme,  1.   1 —  OU.,  p.  89. 


350  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

vérité  de  ce  manifeste,  ce  fut  celle  du  landgrave  de  Hesse,  dont  les 
États  étaient  infectés  d'anabaptisme.  Il  consulta  Luther  et  Mélanch- 
ton.  Voici  leur  réponse,  datée  de  Witteinberg,  le  lundi  après  la 
Pentecôte.  C'est  la  paraphrase  du  commentaire  de  Luther  sur  le 
psaume  82  : 

«  Que  parlez-vous  d'hérésie?  avait  dit  Luther  :  ce  sont  des  factieux, 
des  perturbateurs  de  la  paix  publique,  que  tous  vos  anabaptistes, 
qu'il  faut  mettre  à  la  raison  de  gré  ou  de  force.  Quiconque  nie  les 
dogmes  de  la  foi,  un  seul  article  même  de  notre  croyance  reposant 
sur  l'Écriture  ou  l'autorité  de  l'enseignement  universel  de  l'Église 
chrétienne,  il  doit  être  sévèrement  puni.  Il  faut  le  traiter  non-seule- 
ment comme  un  hérétique,  mais  comme  un  blasphémateur  du  saint 
nom  de  Dieu.  Il  n'est  pas  besoin  de  s'amuser  à  disputer  avec  de 
pareilles  gens  :  on  les  condamne  comme  des  impies  et  des  blasphé- 
mateurs. Et  à  quoi  bon  discuter  sur  les  dogmes  que  l'Église  a  re- 
çus, qu'on  a  longtemps  débattus  et  trouvés  conformes  à  la  raison, 
appuyés  du  témoignage  des  livres  saints,  cimentés  par  le  sang  des 
martyrs,  glorifiés  par  de  nombreux  miracles  et  sanctionnés  par  l'au- 
torité de  tous  les  docteurs  ?  Donc,  s'il  survient  entre  catholiques  et 
sectaires  un  de  ces  duels  de  parole  où  chaque  combattant  s'avance 
avec  un  texte,  c'est  au  magistrat  de  connaître  de  la  dispute  et  d'im- 
poser silence  à  celui  dont  la  doctrine  ne  concorde  pas  avec  les  livres 
divins. 

«Voilà  pour  les  brouillons  qui  prêchent  et  enseignent  en  public. 
Mais  il  en  est  ici  d'autres  qui  cherchent  les  ténèbres;  qui,  sans  mis- 
sion et  sans  vocation,  se  glissent  furtivement  dans  les  familles,  y 
répandent  leur  venin,  enlèvent  les  brebis  au  troupeau  du  Christ.  Il 
n'est  pas  besoin  d'attendre  qu'on  les  défère  au  pasteur  et  au  magis- 
trat civil  :  ce  sont  des  voleurs  et  des  fripons,  qu'il  faut  traiter  en 
voleurs  et  en  fripons.  Que  si  un  pauvre  diable  a  eu  le  malheur  de 
tomber  dans  un  pareil  guêpier,  il  faut  que,  sous  peine  de  parjure 
à  Dieu  et  aux  hommes,  il  déclare  à  quel  troupeau  il  veut  appar- 
tenir avant  qu'on  l'écoute.  Veillons  soigneusement  à  ce  que  nul  pré- 
diront, quand  il  vivrait  en  saint,  ne  vienne  usurper  la  parole  parmi 
nos  paroissiens  qui  ont  un  pasteur  papiste  ou  un  ministre  héréti- 
que. En  vient-il  qui  n'apporte  pas  avec  lui  les  titres  de  sa  vocation 
divine  et  le  mandat  humain  en  vertu  duquel  il  veut  exercer  le  mi- 
nistère évangélique  :  quand  ce  serait  un  ange,  Gabriel  lui-même 
descendu  du  ciel,  chassez-le  comme  un  apôtre  d'enfer,  et,  s'il  ne 
s'enfuit  pas,  livrez-le,  le  polisson  et  le  séditieux,  au  bourreau  l.  » 

1  Comm.  Luth,  in  psalm,  71,  t.  5.  Icna,  p.  1  '* 7 . — Autliu,  t.  5,  p.  485-487. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  351 

On  fit  ce  qu'avait  recommandé  Luther  :  tout  ce  qui  portait  le  nom 
d'anabaptiste,  devenu  odieux  au  pouvoir  temporel,  fut  chassé  et 
exterminé. 

Les  luthériens  ou  protestants  justifiaient  ainsi  l'Eglise  catholique  et 
se  condamnaient  eux-mêmes.  Ils  posaient  en  principe  que  la  ré- 
bellion de  l'esprit  contre  la  loi  religieuse  et  morale,  contre  la  vérité 
divine,  suffisamment  promulguée  par  une  autorité  compétente,  est 
un  crime  passible  de  peines  afflictives,  même  de  la  peine  capitale, 
et  que  c'est  le  devoir  du  bras  séculier  d'infliger  la  peine  au  coupable 
que  l'Église  a  juridiquement  convaincu  et  qu'elle  lui  ^abandonne. 
Or,  voilà  ce  que  l'Église  catholique,  voilà  ce  que  ses  évêques  et  ses 
inquisiteurs  ont  dit  et  fait,  ni  plus  ni  moins,  contre  les  hérétiques 
opiniâtres.  Il  faut  donc  rayer  tous  les  reproches,  toutes  les  déclama- 
tions que  les  protestants  n'ont  cessé  de  répandre  à  ce  sujet  dans  les 
livres  et  ailleurs  ;  car,  s'il  est  parmi  les  hommes  une  autorité  com- 
pétente pour  leur  notifier  la  loi  divine,  pour  promulguer  une  vérité 
quelconque,  c'est  certainement  l'Eglise  catholique  :  dans  son  état 
actuel,  elle  remonte  jusqu'à  Jésus-Christ,  et  de  là,  dans  un  état  un 
peu  différent,  par  les  patriarches  et  les  prophètes,  jusqu'au  premier 
prophète,  au  premier  patriarche,  au  premier  homme,  qui  fut  de 
Dieu  ;  en  sorte  que,  comme  dit  saint  Épiphane,  la  sainte  Église  ca- 
tholique est  le  commencement  de  toutes  choses  :  Église  une,  sainte, 
universelle  et  perpétuelle,  qui  unit  ainsi  tous  les  temps,  tous  les  lieux, 
toutes  les  nations,  tous  les  esprits,  tous  les  cœurs,  dans  la  même 
foi,  la  même  espérance,  la  même  charité;  qui  seule  fait  ainsi  le  lien 
véritable  de  la  société  humaine  ;  car  il  n'y  a  de  société  qu'entre  les 
intelligences,  et  les  intelligences  ne  doivent  soumission  qu'à  l'auto- 
rité la  plus  grande  dans  l'ordre  intellectuel,  religieux  et  moral  : 
Eglise  vivante  et  parlante,  ayant  une  tête  et  une  bouche  ;  car , 
comme  dit  saint  Ambroise,  où  est  Pierre,  là  est  l'Église.  Donc,  ré- 
sister opiniâtrement  à  cette  Église  enseignante,  c'est  briser,  autant 
qu'il  est  soi,  le  lien  unique  de  la  société  humaine,  le  lien  unique  et 
uuiversel  de  tous  les  temps,  de  tous  les  lieux,  de  toutes  les  nations, 
de  tous  les  esprits,  de  tous  les  cœurs;  c'est  commettre  le  crime  de 
lèse-humanité  au  premier  chef ,  s'appelât-on  de  tel  nom  ou  de  tel 
autre,  Jean  Wiclef,  Jean  Hus,  Martin  Luther,  Thomas  Muncer,  Jean 
Bockels,  Ulric  Zwingle,  Jean  Calvin,  ou  Henri  Tudor. 

Mais  voici  un  individu  rebelle  à  la  loi  fondamentale  de  la  société 
humaine  et  à  l'autorité  compétente  qui  la  promulgue  et  l'interprète  : 
il  prétend  que  tous  les  rebelles  le  seront  à  sa  manière,  et  non  à  une 
autre  ;  et  parce  qu'ils  veulent  l'être  chacun  à  la  leur,  il  les  vexe, 
il  les  anathématise ,  il  les  jette  en  prison,  il  les  dépouille  de  leurs 


352  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

biens,  il  les  envoie  au  dernier  supplice.  Pour  le  coup,  ce  n'est  plus 
un  juge  légitime  qui  applique  une  loi  connue  à  un  coupable  con- 
vaincu juridiquement,  c'est  un  larron  qui  en  tue  un  autre;  telles 
sont  les  violences  des  luthériens  envers  les  anabaptistes,  et  récipro- 
quement. 

Lorsque  le  rebelle  s'attaque  directement  à  l'autorité  même  et  à  la 
loi  qu'elle  promulgue  et  applique,  c'est  le  larron  qui  tue  le  juge,  les 
officiers  de  la  justice,  et  démolit  le  tribunal  :  telles  sont  les  violences 
des  protestants  envers  les  catholiques.  Ces  observations  peuvent 
répandre  quelque  jour  dans  le  chaos  et  les  ténèbres  de  l'histoire 
moderne. 


à  1555  de  l'ère  ehr.J         DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE.  353 


§  VIIe. 


L  ANGLETERRE  ENTRAINEE  DANS  LE  SCHISME  ET  L  HÉRÉSIE  PAR  LES 
PASSIONS  IMPURES  ET  CRUELLES  DE  SON  ROI  ET  PAR  LA  DASSESSE 
DE   SON   PARLEMENT. 

Nous  avons  vu  le  roi  d'Angleterre,  Henri  VIII,  défendre  par  écrit, 
contre  le  moine  apostat  de  \\  îtltmberg,  la  foi  de  l'Église  catholique 
et  l'autorité  du  Saint-Siège,  et  en  récompense  recevoir  du  pape 
Léon  X  le  titre  de  défenseur  de  la  foi,  que  les  souverains  d'Angleterre 
portent  encore.  Dès  le  20  mai  1521,  il  avait  écrit  à  l'empereur 
Charles-Quint  et  à  l'électeur  palatin,  Frédéric  le  Pacifique,  pour  les 
exhorter  à  réprimer  l'hérésiarque  et  sa  pestilentielle  doctrine  l.  Le 
15  juillet  1522,  Luther  adresse  à  un  gentilhomme  de  Bohème  sa  ré- 
ponse au  roi  d'Angleterre.  Jamais  on  ne  vit  un  cynisme  plus  gros- 
sier. On  lit  dans  cette  apologie  du  patriarche  des  protestants  : 

«  Si  un  roi  d'Angleterre  me  crache  à  la  figure  ses  effrontées  men- 
teries,  j'ai  le  droit  à  mon  tour  de  les  lui  faire  rentrer  jusqu'à  la  gorge. 
S'il  blasphème  mes  sacrées  doctrines,  s'il  jette  sa  boue  puante  à  la 
couronne  de  mon  roi  et  de  mon  Christ,  pourquoi  s'étonnerait-il  si  je 
barbouille  d'une  bave  semblable  son  diadème,  royal  et  si  je  proclame 
que  le  roi  d'Angleterre  est  un  menteur  et  un  maraud  ? 

«  Ce  qui  m'étonne,  ce  n'est  pas  l'ignorance  de  Heintz,  le  roi  d'An- 
gleterre, ce  n'est  pas  qu'il  entende  moins  la  foi  et  les  œuvres  qu'une 
bûche  qui  ressent  son  Dieu  :  c'est  que  le  diable  joue  ainsi  le  rôle  de 
paillasse  à  l'aide  de  son  Heintz,  quand  il  sait  bien  que  je  me  ris  de 
lui.  Le  roi  Henri  connaît  le  proverbe  :  Il  n'y  a  pas  de  plus  grands 
fous  que  les  rois  et  les  princes.  Qui  ne  voit  le  doigt  de  Dieu  dans  la 
folie  de  cet  homme?...  Je  veux  le  laisser  un  moment  en  repos,  car 
j'ai  sur  le  dos  la  Bible  à  traduire,  sans  compter  d'autres  occupations 
qui  ne  me  permettent  pas  de  barboter  plus  longtemps  dans  la  fiente 
de  sa  majesté  ;  mais  je  veux,  si  Dieu  le  permet,  prendre  mon  temps 
une  autre  fois  pour  répondre  à  mon  aise  à  cette  bouche  royale  qui 
bave  le  mensonge  et  le  poison.  —  Je  pense  qu'il  assume  son  livre 
par  esprit  de  pénitence  ;  car  sa  conscience  lui  crie  assez  haut  qu'il  a 

1  Waleh,  t.  19,  introduct.,  §  7. 

xxui.  23 


35  ï  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  — De  1517 

volé  la  couronne  d'Angleterre  en  faisant  mourir  de  mort  violente  le 
dernier  rejeton  de  la  ligne  royale  et  en  tarissant  la  source  du  sang 
des  rois  de  la  Grande-Bretagne.  Il  tremble  dans  sa  peau  que  ce  sang 
ne  retombe  sur  lui,  et  voilà  pourquoi  il  se  cramponne  au  Pape,  pour 
ne  pas  tomber  du  trône,  et  pourquoi  tantôt  il  courtise  l'empereur,  et 
tantôt  le  roi  de  France,  comme  une  conscience  tourmentée  de  tyran. 
Heintz  et  le  Pape  ont  la  môme  légitimité  :  le  Pape  a  volé  sa  tiare, 
tout  comme  le  roi  Henri  sa  couronne  ;■  c'est  pourquoi  ils  se  frottent 
l'un  l'autre,  comme  deux  mulets.  —  Qui  ne  voudrait  pas  me  par- 
donner mes  offenses  envers  cette  majesté  royale,  doit  savoir  que  je 
ne  l'ai  menée  ainsi  que  parce  qu'elle  ne  s'est  pas  épargnée  elle-même. 
Voyez  donc  !  elle  ment  à  la  face  du  ciel  et  le  front  levé  comme  une 
paillarde,  elle  vomit  du  poison  comme  une  prostituée  en  colère  :  c'est 
bien  la  preuve  qu'il  n'y  a  pas  une  goutte  de  noble  sang  dans  ses 
veines.  » 

Dans  son  ouvrage  contre  Luther,  Henri  VIII  s'était  appuyé  de 
l'autorité  de  saint  Thomas  et  de  son  école;  voici  comme  Luther  les 
apostrophe  : 

«  Courage,  cochons  que  vous  êtes  ;  brûlez-moi  donc,  si  vous 
l'osez  !  Me  voici,  je  vous  attends.  Je  vous  poursuivrai  de  mes  cen- 
dres après  ma  mort,  quand  vous  les  auriez  jetées  à  tous  les  vents  et 
à  toutes  les  mers.  Vivant,  je  serai  l'ennemi  de  la  papauté  ;  brûlé,  je 
serai  deux  fois  son  ennemi.  Porcs  de  thomistes,  faites  tout  ce  que 
vous  pouvez,  Luther  sera  pour  vous  l'ours  dans  votre  chemin,  la 
lionne  dans  votre  sentier  ;  il  vous  poursuivra  partout,  se  présentera 
incessamment  à  votre  face,  ne  vous  laissera  ni  paix  ni  trêve  tant  qu'il 
n'aura  pas  brisé  votre  cervelle  de  fer  et  votre  front  d'airain,  pour  votre 
salut  ou  votre  perdition  l.  » 

Ce  sont  là  d'étranges  paroles  ;  un  disciple  de  Luther  n'a  pas  craint 
pourtant  de  les  mettre  sur  le  compte  du  Saint-Esprit.  «  Un  moment 
j'ai  cru,  disait  Poméranus,  que  notre  père  Luther  avait  été  trop  vio- 
lent contre  Henri  d'Angleterre  ;  mais  je  vois  bien  maintenant  que  je 
m'étais  trompé,  et  qu'il  n'a  été  que  trop  doux  ;  c'est  l'esprit  du  ciel 
qui  a  dicté  toutes  ses  paroles,  esprit  de  sainteté,  de  vérité,  de  con- 
stance et  de  force  invincible  -.  »  D'autres  hommes,  au  lieu  d'inspira- 
tion divine,  ne  trouvaient  dans  la  réponse  de  Luther  que  des  signes 
de  démence  et  de  grossièreté. 

Les  deux  personnages  qui  faisaient  alors  le  plus  d'honneur  à  l'An- 
gleterre étaient  Jean  Fis'ier  et  Thomas  Morus.  Le  premier,  né  à 
Béverley,  dans   le  ctmté  d'Yorck  vers  l'an  1^53,  fit  ses  études  à 

a 

1  Audin,  t.  3.—  Wa'cls,  t.  10.  —  "-  Seékendorf,  !.  1.  sêcL  47,  §  H5. 


à  15 '.5  fie  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  355 

Cambridge,  et  y  prit  le  grade  de  docteur  :  c'est  tout  ce  qu'on  sait 
des  premières  années  de  sa  vie.  La  comtesse  de  Richemond,  Mar- 
guerite, mère  de  Henri  VII,  le  choisit  pour  son  confesseur.  II  se 
servit  de  son  crédit  sur  l'esprit  de  cette  princesse,  non  pour  son 
avantage  temporel,  mais  pour  lui  faire  faire  des  établissements  qui 
tournassent  au  profit  de  la  religion  et  des  lettres,  qu'il  aimait  et 
qu'il  avait  cultivées.  C'est  à  sa  sollicitation  que  Marguerite  fonda  le 
collège  du  Christ,  dans  l'université  de  Cambridge,  et  qu'elle  fit  venir 
à  grands  frais  les  meilleurs  professeurs  en  tout  genre,  pour  y  faire 
fleurir  les  bonnes  études.  Ces  services  et  le  mérite  personnel  de 
Fisher  le  firent  élire  chancelier  de  cette  université.  Henri  VII,  en 
1504,  le  nomma  évêque  de  Rochester  :  on  lui  offrit  depuis  des  sièges 
beaucoup  plus  riches  et  plus  brillants,  mais  il  les  refusa.  Il  était 
du  conseil  du  roi.  La  comtesse  de  Richemond,  étant  sur  son  lit  de 
mort,  lui  recommanda  la  jeunesse  et  l'inexpérience  de  son  petit-fils 
Henri  VIII.  Le  nouveau  roi  le  révérait  comme  un  père,  se  glorifiait 
souvent  qu'aucun  prince  en  Europe  n'avait  de  prélat  aussi  vertueux 
etaussi  savant  que  l'évêque  de  Rochester  l. 

Thomas  More,  en  latin  Mor us,  né  à  Londres  en  1480,  était  fils  d'un 
juge.  Le  cardinal  Morton,  archevêque  de  Cantorbéry,  charmé  de 
son  caractère  aimable  et  de  ses  heureuses  dispositions,  le  reçut  dans 
sa  maison,  veilla  sur  son  éducation,  qu'il  l'envoya  terminer  à  Oxford. 
Morus  fit  des  progrès  aussi  rapides  que  brillants  dans  tous  les  genres 
de  littérature;  au  sortir  de  l'université,  il  suivit  la  carrière  du  bar- 
reau, et  s'y  acquit  une  telle  réputation,  qu'aussitôt  qu'il  eut  atteint 
l'âge  nécessaire  pour  entrer  au  parlement,  il  en  fut  élu  membre.  Le 
cardinal  Volsey,  archevêque  d'York,  légat  du  Pape  en  Angleterre, 
principal  ministre  et  favori  de  Henri  VIII,  l'introduisit  auprès  de  ce 
prince,  et  lui  ouvrit  la  porte  du  conseil  privé.  Henri  goûta  beaucoup 
sa  conversation,  l'admit  dans  sa  plus  grande  intimité,  l'employa 
dans  plusieurs  missions  importantes,  et  lui  confia  la  charge  de  grand 
chancelier  ou  chef  de  la  justice  en  Angleterre.  Morus  fut  un  modèle 
de  justice,  de  désintéressement,  d'humilité  et  de  générosité.  Aussi 
sa  fortune  fut-elle  toujours  médiocre.  Ses  enfants  se  plaignant  quel- 
quefois de  ce  qu'il  ne  profitait  pas  de  son  élévation  pour  leur  avan- 
cement :  «  Laissez-moi  rendre  la  justice  à  tout  le  monde,  leur,  ré- 
pondait-il :  votre  gloire  et  mon  salut  en  dépendent  ;  ne  craignez 
rien,  vous  aurez  toujours  le  meilleur  partage,  la  bénédiction  de  Dieu 
et  des  hommes.  »  Morus  écoutait  indistinctement  tous  les  plaideurs, 
il  sutîisait  d'être  pauvre  pour  obtenir  une  prompte  justice.  La  justice 

1  Bingr.  univers.,  et  Lingard. 


35:>  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.—  De  1517 

m*est  si  chère,  disait-il,  que  si  mon  père  plaidait  contre  le  diable, 
et  qu'il  eût  tort,  je  le  condamnerais  sans  hésiter.  En  moins  de  deux 
années,  il  fit  expédier  toutes  les  causes  arriérées,  dont  quelques-unes 
l'étaient  depuis  vingt  ans;  et  tout  se  trouvait  au  courant  quand  il 
donna  sa  démission  l. 

Fisher  et  Morus  étaient  tout  ensemble  et  zélés  catholiques  et  sa- 
vants littérateurs;  l'un  et  l'autre  ont  laissé  des  ouvrages  qui  témoi- 
gnent de  leur  foi,  de  leur  doctrine  et  de  leur  esprit;  tous  deux  jus- 
tifièrent l'écrit  de  Henri  VIII  contre  les  outrages  de  Luther  2. 

Henri  lui-même  écrivit  aux  princes  de  Saxe  pour  se  plaindre  de 
l'insolence  de  Luther  dans  son  libelle,  insolence  qui  retombait  sur 
tous  les  princes,  et  plus  encore  pour  leur  signaler  le  péril  qui  me- 
naçait l'Allemagne  et  même  tout  l'ordre  social.  «  Jamais  il  n'y  eut, 
dit-il,  faction  si  séditieuse,  si  pestilentielle,  si  scélérate,  qui  se  soit 
efforcée  d'abolir  toute  religion,  de  ruiner  toutes  les  lois,  de  corrom- 
pre toutes  les  bonnes  mœurs,  de  corrompre  toutes  les  républiques, 
comme  le  fait  maintenant  la  conjuration  luthérienne,  qui  profane  tout 
ce  qu'il  y  a  de  sacré,  et  salit  tout  ce  qu'il  y  a  de  profane.  Elle  prêche 
le  Christ  de  manière  à  fouler  aux  pieds  ses  sacrements,  prône  la 
grâce  de  Dieu  de  manière  à  détruire  le  libre  arbitre,  élève  la  foi  de 
manière  à  calomnier  les  bonnes  œuvres  et  à  introduire  la  licence  de 
pécher,  exalte  la  miséricorde  de  manière  à  déprimer  la  justice  et  à 
rejeter  la  cause  inévitable  de  tous  les  maux,  non  sur  quelque  dieu 
mauvais,  ce  que  du  moins  les  manichéens  ont  imaginé,  mais  sur  ce 
Dieu  unique  vraiment  bon.  Ayant  traité  avec  tant  d'impiété  les 
choses  divines,  comme  un  serpent  précipité  du  ciel,  il  épand  son 
venin  sur  la  terre,  émeut  la  dissension  dans  l'Église,  abroge  toutes 
les  lois,  énerve'  tous  les  magistrats,  excite  les  laïques  contre;  les 
prêtres,  les  uns  et  les  autres  contre  le  Pontife,  les  peuples  contre  les 
princes.  Son  seul  but  (Dieu  veuille  que  cela  n'arrive  pas  !  i,  c'est  d'a- 
bord que  le  peuple  de  Germanie,  sous  couleur  de  liberté,  déclare  la 
guerre  aux  princes;  ensuite  que,  à  propos  de  la  foi  et  de  la  religion 
chrétienne,  les  Chrétiens  combattent  contre  les  Chrétiens,  à  la  vue 
et  à  la  risée  des  ennemis  du  Christ.  Que  si  quelqu'un  ne  croit  pas 
que  jamais  un  si  grand  péril  puisse  naître  d'un  homme  de  néant,  je 
le  prie  de  se  rappeler  la  rage  des  Turcs,  qui,  envahissait  de  nos  jours 
tant  de  terres  et  de  mers,  et  occupant  la  plus  grande  et  la  plus  belle 
partie  du  monde,  a  commencé  autrefois  par  deux  coquins  :  pour  ne 
rien  dire,  quant  à  présent,  de  la  faction  bohémienne;  car  qui  ignore 
de  quel  chétif  vermisseau  elle  devint,  et  combien  vite,  quel  énorme 

i  Biogr.  univers.  —  2  Cochlanis,  Acta  et  Scripta  Luth.,  an.  15V3,  p  59-C3. 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  357 

dragon  pour  le  malheur  de  l'Allemagne?  Tant  il  est  naturel  à  une 
mauvaise  semaille  de  croître  si  personne  ne  la  coupe.  Pour  faire  le 
mal,  nul  n'a  jamais  besoin  de  compagnon.  II  n'y  a  pas  de  si  faible 
qui  ne  puisse  porter  un  coup  mortel  au  spectateur  sans  défiance  qui 
le  regarde  jouer  4.  »  Voilà  ce  que  le  roi  d'Angleterre,  Henri  VIII , 
écrivait  aux  princes  de  Saxe  en  1523. 

Lorsqu'en  1845,  et  encore  plus  en  1848,  après  trois  siècles  de 
guerres  et  de  révolutions,  on  voit  la  Saxe,  l'Allemagne,  l'Angleterre, 
presque  toute  l'Europe  minée  par  les  principes  anarchiques  et  révo- 
lutionnaires du  luthéranisme,  prête  à  sauter  en  l'air  ou  à  s'abîmer 
dans  la  terre,  comme  un  volcan  en  fermentation,  on  ne  peut  qu'ad- 
mirer les  paroles  prophétiques  de  cet  autre  Balaam,  qui  ne  devait 
pas  en  profiter  mieux  pour  soi  que  le  premier. 

Il  disait  encore  aux  mêmes  princes  :  «  Sur  le  point  de  cacheter  ma 
lettre,  je  me  rappelle  que  Luther,  dans  ses  complaintes  contre  moi, 
s'excuse  de  répondre  davantage,  sur  ce  qu'il  en  est  empêché  par  la 
traduction  de  la  Bible.  Je  crois  donc  devoir  vous  exhorter  à  mettre 
tous  vos  soins  à  ce  qu'on  ne  lui  permette  pas  de  le  faire.  Je  ne  nie 
pas  qu'il  ne  soit  bon  qu'on  lise  l'Écriture  sainte  dans  toute  espèce  de 
langue;  mais  lorsque  la  mauvaise  foi  d'un  homme  fait  foi,  qu'il 
cherche  à  pervertir  par  une  mauvaise  version  ce  qui  a  été  bien  écrit, 
il  n'est  pas  moins  périlleux  que  le  peuple  ne  s'imagine  lire  dans  la 
sainte  Écriture  ce  que  cet  homme  danmable  a  puisé  dans  des  héré- 
tiques damnés  2.  »  L'effroyable  et  irrémédiable  confusion  parmi  les 
protestants  sur  le  sens  de  l'Écriture  sainte  est  une  preuve  parlante 
combien  ces  réflexions  étaient  sages,  et  combien  peu  elles  ont  été 
écoutées. 

Le  premier  septembre  1525,  Luther  écrivit  au  roi  d'Angleterre  la 
lettre  suivante  :  «  Sérénissime  roi ,  illustrissime  prince  !  je  devrais 
craindre,  en  vérité,  de  m'adresser  à  votre  majesté,  quand  je  me  rap- 
pelle combien  j'ai  dû  l'offenser  dans  le  libelle  que,  cédant  à  des  con- 
seils ennemis,  et  non  à  mes  instincts,  j'ai  publié  contre  elle,  en  in- 
sensé et  en  étourdi  ;  mais  ce  qui  m'encourage  et  m'enhardit,  c'est 
votre  royale  clémence  qu'on  ne  cesse  de  me  vanter  chaque  jour  dans 
mes  entretiens  et  dans  mes  correspondances.  De  plus,  mortel  vous- 
même,  vous  ne  nourrirez  pas  une  haine  immortelle.  Ajoutez  que  je 
sais,  de  témoignages  certains,  que  le  libelle  publié  sous  le  nom  de 
votre  majesté  n'est  pas  du  roi  d'Angleterre,  ainsi  que  le  voulaient 
persuader  d'artificieux  sophistes,  qui,  abusant  du  titre  de  votre  ma- 
jesté, n'ont  pas  senti  quel  péril  ils  se  préparaient  à  eux-mêmes  dans 

'  Apud  Cochl.,  p.  64  et  05.  —  *  Ibid.,  p.  50. 


358  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

l'ignominie  royale;  principalement  ce  monstre,  ennemi  public  de 
Dieu  et  des  hommes,  le  cardinal  d'York,  cette  peste  de  votre 
royaume.  Je  rougis  donc  aujourd'hui,  au  point  que  je  crains  de  lever 
mes  yeux  devant  votre  majesté,  moi  qui,  grâce  à  ces  ouvriers  d'ini- 
quité, me  suis  laissé  aller  si  légèrement  à  l'émotion  contre  un  si 
grand  monarque,  moi  qui  ne  suis  que  de  la  lie  et  un  ver  de  terre, 
qu'il  suffit  de  mépriser  et  de  négliger  pour  le  vaincre.  En  outre,  ce 
qui  m'a  sérieusement  décidé  à  écrire,  si  abject  que  je  sois,  c'est  que 
votre  majesté  a  commencé  de  favoriser  l'Evangile,  et  qu'elle  n'est  pas 
peu  dégoûtée  de  ces  méchants  hommes.  Cette  nouvelle  a  été  pour 
mon  cœur  vraiment  un  évangile,  c'est-à-dire  une  bonne  nouvelle. 

«C'est  pourquoi,  prosterné  aux  pieds  de  votre  majesté,  je  la  prie  et 
la  supplie,  avec  toute  l'humilité  possible,  par  la  croix  et  la  gloire  du 
Christ,  de  daigner  me  pardonner  mes  offenses,  ainsi  que  Christ  lui- 
même  a  prié  et  commandé  de  nous  pardonner  réciproquement.  En- 
suite ,  s'il  n'est  pas  désagréable  à  votre  majesté  que ,  dans  un  écrit 
public,  je  chante  la  palinodie  et  rende  honneur  au  nom  de  votre  ma- 
jesté, qu'elle  daigne  me  le  témoigner  par  quelque  signe,  je  le  ferai 
sans  délai  et  de  grand  cœur.  Car,  encore  qu'auprès  de  votre  majesté 
je  ne  sois  qu'un  néant,  toutefois  ce  ne  serait  pas  un  médiocre  avan- 
tage pour  l'Évangile  et  la  gloire  de  Dieu  s'il  m'était  donné  d'écrire 
au  roi  d'Angleterre  sur  les  intérêts  de  l'Evangile. 

«  Fasse  le  Seigneur  que  votre  majesté  profite  et  croisse  dans  ce  qu'elle 
a  commencé,  qu'elle  soit  docile  à  l'Évangile  dans  la  plénitude  de  l'es- 
prit, qu'elle  ne  se  laisse  ni  remplir  les  oreilles,  ni  surprendre  le  cœur 
par  les  langues  vénéneuses  des  doucereux  hypocrites,  qui  ne  savent 
que  décrier  Luther  comme  un  hérétique  !  Au  contraire,  que  votre 
majesté  considère  ainsi  à  part  soi  :  Quel  mal  peut  donc  enseigner 
Luther,  puisqu'il  enseigne  uniquement  que  nous  devons  être  sauvés 
par  la  foi  en  Jésus-Christ,  le  Fils  de  Dieu,  qui  a  souffert,  est  mort  et 
a  été  ressuscité  pour  nous,  comme  le  témoignent  clairement  les  saints 
évangiles  et  les  écrits  des  apôtres?  Car  voilà  le  fond  et  la  base  de  ma 
doctrine,  sur  quoi  je  bâtis  ensuite  et  enseigne  la  charité  envers  le 
prochain,  l'obéissance  envers  l'autorité  temporelle,  et  le  crucifiement 
du  corps  de  péché,  ainsi  que  le  montre  notre  doctrine  chrétienne. 
Dans  ces  points  capitaux  de  la  doctrine,  qu'y  a-t-il  donc  de  faux  et 
de  mauvais?  Qu'on  attende  donc  et  qu'on  écoute,  et  qu'on  juge  seu- 
lement après.  Pourquoi  donc  me  condamner  sans  m'entendre  ni  me 
convaincre  l  ?  » 

A  cette  lettre  artificieuse,  Henri  VIII  répondit  par  une  réfutation 

1  Cuchl.,  12$.  —  YValch,  t.  19,  r.  4GS. 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  359 

solide  des  principales  erreurs  et  assertions  de  l'hérésiarque.  Il  se  re- 
connaît pour  l'auteur  de  la  défense  des  sept  sacrements,  et  s'applau- 
dit de  l'approbation  qu'elle  avait  reçue,  notamment  du  Saint-Siège. 
Quant  à  notre  révérendissime  Père  en  Dieu,  le  cardinal  d:York, 
notre  principal  conseiller  et  chancelier  d'Angleterre,  je  connais  trop 
son  éminente  sagesse  pour  croire  qu'il  sera  ému  de  vos  grossières 
injures;  car  votre  langue  envenimée  outrage  de  même  toute  l'Eglise, 
les  plus  saints  d'entre  les  Pères,  tous  les  saints,  les  apôtres  du  Christ, 
sa  très-sainte  Mère, et  enfin  Dieu  même,  puisque  vous  en  faites  l'au- 
teur de  tous  les  péchés  :  exécrable  blasphème  qui  se  produit  non- 
seulement  dans  vos  livres,  mais  encore  dans  les  horribles  excès  que 
viennent  de  commettre  les  paysans  d'Allemagne,  rendus  furieux  par 
votre  hérésie.  Encore  donc  que  ledit  révérendissime  Père  nous  ait 
été  cher  depuis  longtemps  à  cause  de  ses  vertus  particulières,  nous 
le  chérissons  néanmoins  chaque  jour  davantage  en  voyant  combien 
il  est  haï  de  vous  et  de  vos  pareils. 

Le  roi  lit  assidûment  l'Evangile,  mais  il  l'entend  comme  les  saints 
Pères.  Luther  les  méprise,  et  se  met  bien  au-dessus  d'eux.  Le  roi  se 
rappelle  alors  ce  mot  de  l'Evangile  :  Cest  à  leurs  fruits  que  vous  les 
reconnaîtrez.  Personne  ne  doute  que  les  saints  Pères  n'aient  été  des 
hommes  pieux,  d'une  vie  irréprochable,  appliqués  à  servir  Dieu  par 
le  jeûne,  la  prière  et  la  chasteté,  et  dont  tous  les  écrits  respirent  la 
charité.  Quant  à  Luther,  on  doute  encore  moins,  puisqu'on  le  voit 
publiquement,  qu'il  a  commencé  par  l'envie  et  l'orgueil,  continué 
par  la  colère  et  la  mauvaise  volonté,  et  fini  par  les  plus  honteuses 
voluptés  de  la  chair.  Sur  quoi  il  lui  reproche  sa  copulation  inces- 
tueuse avec  une  vestale  chrétienne,  crime  pour  lequel,  chez  les  païens 
de  Rome,  elle  eût  été  enterrée  vivante,  et  lui  fustigé  jusqu'à  la  mort. 
Et  toutefois,  non-seulement  il  n'en  faisait  pas  pénitence,  mais  il  s'en 
faisait  gloire,  jusqu'à  y  exciter  les  autres.  Il  lui  rappelle  à  ce  propos 
la  lettre  de  saint  Jérôme  à  une  vierge  corrompue  par  un  diacre,  les 
paroles  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament  sur  l'obligation  d'ac- 
complir ses  vœux. 

Vous  dites  que,  sur  la  foi,  vous  édifiez  la  charité  envers  le  pro- 
chain, l'obéissance  envers  les  souverains  temporels,  et  le  crucifie- 
ment du  corps  de  péché.  Plût  à  Dieu  que  ces  paroles  fussent  aussi 
vraies  qu'elles  sont  fausses  !  Comment  pouvez-vous  dire  que  vous 
édifiez  la  charité  sur  la  foi,  puisque  vous  enseignez  que  la  foi  seule 
suffit  pour  le  salut  sans  les  œuvres?  Dans  le  libelle  même  que  vous 
avez  écrit  contre  moi,  ne  proférez-vous  pas  ces  paroles  :  «C'est  un 
sacrilège  et  une  impiété  de  vouloir  plaire  à  Dieu  par  les  œuvres,  et 
non  par  la  toi  seule  ?  Ces  paroles  ne  sont  pas  moins  claires  que  ces 


360  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  l5l7 

autres  que  vous  avez  écrites  précédemment  dans  la  captivité  de  Ba- 
bylone  :  «  Ainsi  vous  voyez  combien  est  riche  l'homme  chrétien  ou 
baptisé,  qui,  le  voulût-il,  ne  peut  manquer  son  salut,  quelques  grands 
péchés  que  jamais  il  commette,  à  moins  qu'il  ne  veuille  pas  croire. 
Car  nul  péché  ne  peut  le  damner,  si  ce  n'est  l'infidélité  :  tant  que  la 
foi  subsiste  ou  revient,  tous  les  autres  péchés  lui  sont  remis  aussitôt 
par  elle,  en  vertu  des  promesses  divines  faites  à  qui  reçoit  le  bap- 
tême. »  Vos  paroles  que  voilà  sont  claires,  elles  n'ont  pas  besoin  de 
glose.  Contrairement  aux  paroles  du  Christ  :  La  voie  du  royaume 
des  cieux  est  étroite,  vous  ouvrez  la  voie  large  et  spacieuse  par  la 
liberté  évangélique,  pour  vous  affectionner  le  peuple  frivole,  en  lui 
enseignant  que,  pour  se  sauver,  il  sutîit  de  croire  aux  promesses  de 
Dieu,  sans  se  donner  la  peine  de  faire  de  bonnes  œuvres.  Saint  Paul 
pensait  bien  différemment  lorsqu'il  loue  la  foi  qui  opère  par  la  cha- 
rité * ,  et  quand  il  dit  :  Si  vous  êtes  dans  la  foi  ou  non,  éprouvez-le 
vous-même  2.  Or,  comment  faire  cette  épreuve,  si  ce  n'est  par  de 
bonnes  œuvres?  Car  celui  qui  opère  la  justice,  c'est  celui-là  qui  est 
agréable  à  Dieu  3.  Saint  Jean  va  même  jusqu'à  dire  :  Mes  chers  en- 
fants! que  personne  ne  vous  séduise;  celui  qui  fait  la  justice,  c'est 
celui-là  qui  est  juste4.  En  vérité,  Luther,  croire  suivant  votre  doc- 
trine qu'on  peut  vivre  sans  aucuns  fruits  de  bonnes  œuvres,  se  vau- 
trer sans  aucune  crainte  dans  la  fange  du  crime,  dans  l'orgueilleuse 
présomption  que  la  foi  seule  vous  en  purifiera,  c'est  là  une  foi  pire 
que  la  foi  des  démons.  Car,  comme  dit  saint  Jacques  :  Vous  croyez 
que  Dieu  existe  ;  les  démons  aussi  le  croient,  et  ils  en  tremblent  5  ; 
en  quoi  ils  ne  sont  pas  si  mauvais  que  vous,  puisque  vous  êtes  sans 
aucune  crainte.  Ne  vous  semble-t-il  pas,  Luther,  que  ce  soit  à  vous 
que  l'Apôtre  adresse  ces  paroles,  vous  qui,  par  cette  hérésie,  détrui- 
sez toute  crainte  de  Dieu  6? 

Après  avoir  montré  par  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament  l'utilité 
et  la  nécessité  de  la  crainte  religieuse,  le  roi  continue  :  Ce  que  vous 
écrivez  maintenant,  que  la  foi  doit  être  vivante,  je  le  confesse;  mais 
elle  ne  peut  être  vivante  sans  la  charité.  Or,  comme  dit  l'Évangile, 
celui-là  n'aime  pas,  qui  ne  garde  pas  les  commandements  de  Dieu  7  : 
et  aucun  adulte  ne  les  garde  s'il  ne  s'exerce  à  de  bonnes  œuvres.  De 
là  suit  que  ta  foi,  qui  méprise  les  bonnes  œuvres,  ne  saurait  être  vi- 
vante, mais  qu'elle  ressemble  à  celle  dont  parle  saint  Jacques  :  La 
foi  sans  les  œuvres  est  morte 8. 

De  plus,  si  ce  que  vous  affirmez  dans  votre  sermon  sur  le  déca- 

»  Galat.,  5—2  2  Cor.,  13.  —  3  Act.,  10,  35.  —  ^  1  Joan.,  3,7.  —  5  Jacob,  2. 
—  6  Walch,  1. 19,  p.  482  etseqq.  —7  Joan.,  14.  —  s  Jacob,  2. 


à  1515  de  l'ère  chr.]         DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE.  361 

logue  est  vrai,  savoir,  que  les  commandements  de  Dieu,  surtout  le 
neuvième  et  le  dixième,  sont  impossibles  à  garder  par  qui  que  ce  soit, 
quelque  saint  qu'il  puisse  être;  si,  d'un  autre  côté,  l'on  n'aime  pas 
Dieu  sans  garder  ses  commandements,  et  s'il  n'y  a  pas  de  vie  dans 
la  foi  sans  l'amour  divin  :  ne  voyez-vous  pas  comment,  de  vos  pro- 
pres paroles,  il  résulte  finalement  que  la  foi,  que  vous  voulez  qui  soit 
vivante,  ne  saurait  absolument  l'être? 

Le  roi  conclut,  avec  une  rare  pénétration,  que  Luther  place  les 
hommes  entre  deux  abîmes  :  ou  bien  une  foi  présomptueuse,  qui 
néglige  les  bonnes  œuvres,  devient  un  aiguillon  à  pécher  plus  libre- 
ment; ou  bien  une  foi  impossible,  qui  jette  dans  le  désespoir  et 
pousse  également  à  tous  les  crimes,  comme  l'Apôtre  le  dit  des  païens, 
qui,  s'étant  désespérés,  s'abandonnèrent  à  l'incontinence  pour  opé- 
rer de  plus  en  plus  des  œuvres  impures  l. 

Quand  vous  écrivez  que  vous  éditiez  sur  la  foi  l'obéissance  envers 
les  souverains  temporels ,  qu'est-ce  qui  peut  regarder  cela  sinon 
comme  une  impudente  moquerie  ?  Car  personne  n'ignore  avec  quelle 
obstination  vous  enseignez  que  le  Chrétien  n'est  tenu  à  aucune  loi 
humaine,  dont  cependant  les  souverains  sont  les  ministres  et  les  exé- 
cuteurs. Vous  méprisez  tous  les  saints  conciles,  et  vous  êtes  allé  si 
loin  dans  cette  hérésie,  que  vous  avez  brûlé  les  saints  canons  avec  des 
hérétiques  maudits.  Les  paysans,  excités  par  vos  doctrines,  ont  ré- 
sisté en  foule  aux  souverains,  attirant  à  eux-mêmes  une  mort  déplo- 
rable, et  à  vous  une  honte  éternelle. 

Ensuite,  s'il  vous  restait  quelque  pudeur,  comment  pourriez-vous 
dire  que  vous  édifiez  sur  la  foi  le  crucifiement  du  corps  de  péché, 
vous  qui,  sur  votre  foi  morte,  édifiez  la  négligence  de  la  prière,  le 
mépris  des  jours  de  fête,  l'omission  des  jours  de  jeûne,  l'abnégation 
de  la  chasteté,  enfin  tout  ce  que  les  Chrétiens  ont  coutume  de  faire, 
soit  par  les  préceptes  du  Christ,  «oit  par  l'approbation  de  son  Eglise, 
pour  crucifier  le  corps  de  péché? 

Enfin,  comment  ne  rougissez-vous  pas  de  dire  que  vous  enseignez 
aux  hommes  à  crucifier  le  corps  de  péché,  vous  qui  enseignez  si  opi- 
niâtrement l'exécrable  hérésie,  que  personne  n'a  la  puissance  et  la 
liberté  de  son  vouloir  pour  pouvoir  faire  quelque  chose  de  bon  ? 
Car  qui  s'inquiétera  de  faire  rien  de  bon  ou  de  mauvais  s'il  s'est  une 
fois  imaginé  qu'il  est  incapable  de  coopérer  à  la  grâce  divine  pour 
quoi  que  ce  soit,  et  que  le  mal  même  qu'il  fait,  ce  n'est  pas  lui  qui  le 
fait,  mais  l'éternelle  et  inévitable  nécessité  de  la  volonté  divine  qui 
l'opère  en  lui 2? 

1  Ephes.,  4,  19.  —  2  Walch,  p.  490  et  seqq. 


362  HISTOIRE  UNIVERSELLE     |Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

Voilà  ce  que  vous  bâtissez  sur  la  foi  au  Christ!  Encore  n'ai-je  pas 
touché  à  cette  foule  de  vos  autres  hérésies  qui  mettent  suffisamment 
au  grand  jour  l'impudente  présomption  de  votre  vanité.  Vous  con- 
damnez la  chasteté  solitaire  du  prêtre,  rejetez  la  sainte  ordination, 
mélangez  le  pain  avec  le  corps  sacré  du  Christ,  calomniez  le  canon 
de  la  sainte  messe,  ordonnez  aux  femmes  d'entendre  les  confessions, 
leur  remettez  l'administration  de  tous  les  sacrements,  jusqu'à  leur 
faire  consacrer  le  corps  du  Seigneur  ;  vous  mettez  si  peu  de  diffé- 
rence entre  l'immaculée  Mère  de  Dieu  et  votre  prostituée,  vous  blas- 
phémez si  outrageusement  la  croix  du  Sauveur  ;  vous  enseignez  qu'il 
n'y  a  pas  de  purgatoire,  mais  que  toutes  les  âmes  dorment  jusqu'au 
jugement  dernier,  afin  de  faire  espérer  aux  gens  que  leur  peine  est 
longtemps  différée,  et  pour  que  les  mauvais  pèchent  plus  librement. 
Et  pendant  que  vous  enseignez  ces  impudentes  hérésies  et  mille 
autres,  vous  n'avez  pas  honte  d'écrire  que  vous  n'enseignez  autre 
chose  sinon  que  l'homme  doit  être  sauvé  par  la  foi  en  Jésus-Christ? 
Mais,  en  vérité,  ce  que  vous  cherchez,  c'est  à  détruire  cette  foi  du 
Christ;  car,  s'il  était  venu  pour  enseigner  ce  que  vous  enseignez 
maintenant,  il  ne  serait  pas  venu  pour  détourner  les  hommes  du 
mal,  il  n'eût  pas  été  le  modèle  des  vertus,  mais  le  patron  public  de 
tous  les  vices.  Comment  souffrir  patiemment  que  vous  m'écriviez  des 
choses  pareilles,  moi  qui,  vous  le  savez  bien,  non-seulement  ai  lu 
dans  vos  livres  vos  hérésies  antichrétiennes  que  voilà,  mais  qui  en 
ai  réfuté  et  convaincu  un  grand  nombre,  au  jugement  d'hommes 
très-doctes  ? 

Cela  étant,  de  quel  front  osez-vous  demander  à  être  entendu, 
comme  si  vous  ne  l'aviez  jamais  été,  et  faites-vous  l'étonné  d'avoir 
été  condamné  sans  avoir  été  ouï  ni  convaincu  ?  Mais,  Luther,  n'a- 
vez-vous  pas  été  entendu  par  le  cardinal  de  Saint-Sixte,  légat  en 
Germanie?  Ne  vous  a-t-on  pas  permis  de  disputer  publiquement? 
N'avez- vous  pas  été  ouï  en  présence  d'écrivains  publics  en  Saxe? 
N'avez-vous  pas  été  même  trop  entendu  par  tout  le  inonde  avec  vos 
livres  impies,  qui  ont  disséminé  partout  le  venin  pestilentiel  de  vos 
hérésies?  Et  vous  ne  rougissez  pas  de  vous  plaindre  que  vous  n'avez 
pas  été  entendu,  mais  condamné  sans  être  convaincu  de  rien?  Sans 
doute,  si,  pour  être  condamné  justement,  vous  exigez  que  vous  con- 
veniez vous-même  d'avoir  été  convaincu,  vous  pourrez  longtemps 
dormir  tranquille  ;  mais,  du  reste,  vous  avez  été  vraiment  convaincu 
et  assez  souvent  par  plusieurs  savants  personnages,  et  aussi  par  nous, 
non-seulement  au  témoignage  des  plus  doctes,  mais  au  jugement  du 
Saint-Siège  apostolique.  Vous-même,  quoique  l'orgueil  ne  vous  per- 
mette pas  de  le  reconnaître,  vous  le  confessez  cependant  de  fait, 


à  1545  rte  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  363 

puisque  jusqu'à  présent  vous  n'avez  trouvé  à  répondre  que  des  ba- 
livernes et  des  injures  4. 

Quant  aux  outrages  et  aux  blasphèmes  que  vous  aimez  à  vomir 
contre  l'Eglise  romaine  et  ses  prêtres,  mon  intention  n'est  pas  d'en 
disputer  avec  un  moine.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit,  vous  montrez  assez 
de  vous-même  quel  homme  vous  êtes.  Pourtant,  comme  vous  vou- 
lez passer  pour  un  parfait  évangéliste,  vous  feriez  bien  mieux  d'ap- 
prendre de  l'Evangile  à  ôter  d'abord  la  poutre  de  votre  œil,  avant  de 
vous  occuper  du  fétu  dans  l'œil  d'autrui.  Vous  devriez  aussi  consi- 
dérer, dans  ceux  qui,  par  envie  et  malice,  murmurèrent  et  blasphé- 
mèrent contre  Moïse  et  David,  quelle  fin  attend  ceux  qui  outragent 
ceux  à  qui  ils  doivent  soumission  et  obéissance.  Vous  devriez  ap- 
prendre encore,  lors  même  qu'il  vous  semblerait  que  l'Église  chan- 
celle, à  vous  modérer,  et  à  n'y  point  porter  une  main  téméraire, 
pour  la  diriger  avec  des  doigts  crochus  et  immondes,  de  peur  que 
Dieu  ne  vous  rappelle  à  votre  devoir,  comme  il  fit  à  qui  osa  mettre  la 
main  à  l'arche  d'alliance,  au  moment  qu'elle  penchait. 

Après  tout ,  la  cour  romaine  fût-elle  encore  pire  que  vous  ne  la 
faites,  votre  doctrine  et  votre  vie  témoignent  assez  qu'elle  ne  saurait 
vous  déplaire  ;  car  ceux  qui  vous  plaisent  davantage,  ce  sont  préci- 
sément les  plus  mauvais  sujets  et  les  apostats,  qui  méprisent  leurs 
vœux,  repoussent  une  vie  meilleure  ,  abandonnent  les  exercices  de 
piété,  et  se  livrent  entièrement  aux  convoitises  de  la  chair  ;  tandis 
que  les  personnes  pieuses  et  spirituelles,  qui  auraient  aimé  à  con- 
sumer leur  vie  au  service  de  Dieu,  dans  la  prière,  le  jeûne  et  la  chas- 
teté, chaque  jour,  vous  et  votre  horde  révolutionnaire,  vous  les 
chassez  outrageusement  de  leurs  cloîtres  et  de  leurs  maisons,  et  ce 
saint  temple,  destiné  à  la  société  vénérable  et  aux  chœurs  des  vierges, 
vous  le  donnez  à  souiller  et  à  profaner  à  des  prostituées  immondes. 
Cette  conduite  de  votre  part  ne  prouve-t-elle  pas  plus  que  suffisam- 
ment que  vous  ne  haïssez  personne  parce  qu'il  est  un  coquin,  mais 
que  vous  êtes  réellement  ennemi  de  tous  les  gens  pieux  et  qui  aiment 
la  vertu,  c'est-à-dire  de  tous  ceux  qui  s'opposent  à  votre  entreprise 
et  doctrine  ?  C'est  pour  cela  seul,  et  non  pour  autre  chose,  que  vous 
murmurez  contre  le  Saint-Siège  apostolique,  parce  que  vous  voyez 
avec  colère  qu'il  a  condamné  vos  impies  hérésies  ;  en  sorte  qu'il 
pourrait  vous  dire  comme  Moïse  :  Vos  murmures  et  vos  clameurs  ne 
sont  pas  contre  moi,  mais  contre  l'Éternel  2. 

Henri  VIII  termine  son  opuscule  par  exhorter  Luther  à  rentrer  en 
lui-même,  à  réparer  courageusement  ses  erreurs  et  ses  scandales, 

i  Walch,  p.  495  et  seqq.  —  *  Exode,  16.—  Walch,  p.  499. 


364  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

lui  promettant  de  la  part  de  l'Eglise  des  entrailles  de  mère.  Luther 
publia  une  lettre  où,  sans  discuter  sérieusement  aucun  article,  il 
parle  longuement  et  complaisatmnent  de  lui-même,  et  avec  mépris 
de  ses  adversaires1. 

Devenu  roi  l'an  1509,  dans  sa  dix-neuvième  année,  Henri  VIII 
avait  épousé  peu  après,  avec  la  dispense  du  pape  Jules  II,  Catherine 
d'Aragon,  veuve  de  son  frère  Arthus,  qui  n'avait  point  consommé  le 
mariage  avec  elle.  Pendant  bien  des  années,  Henri  se  faisait  gloire 
de  posséder  une  femme  si  vertueuse  et  si  accomplie.  Elle  lui  donna 
cinq  enfants,  trois  fils  et  deux  filles  ;  ils  moururent  dans  leur  enfance, 
excepté  la  princesse  Marie,  qui  survécut  à  ses  parents,  et  monta  sur 
le  trône.  Mais  Henri  était  de  sept  à  huit  ans  plus  jeune  que  Catherine. 
Avec  le  temps,  il  s'abandonna  à  des  amours  illicites.  Parmi  ses  con- 
cubines temporaires  fut  Marie  Boleyn  ou  de  Boulen  ,  dont  la  sœur 
cadette  se  nommait  Anne.  La  chronique  scandaleuse  dit  même  qu'il 
eut  des  relations  avec  leur  mère,  et  que  la  jeune  Anne  était  le  fruit  de 
cet  adultère  2.  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  dernière  circonstance,  après 
avoir  vécu  dans  le  crime  avec  l'aînée,  il  s'éprit  d'une  passion  inces- 
tueuse pour  la  plus  jeune.  Et  c'est  ici  la  source  immonde  de  l'apo- 
stasie de  l'Angleterre. 

Anne  Boleyn,  craignant  d'être  renvoyée  comme  sa  sœur,  se  refu- 
sait à  satisfaire  la  passion  du  roi,  qu'il  ne  lui  assurât  le  titre  d'épouse 
et  de  reine.  Dans  ce  but,  elle  lui  fit  suggérer  secrètement  l'idée  de 
divorcer  avec  Catherine.  Anne  penchait  pour  l'hérésie  luthérienne. 
Après  bien  des  années,  Henri  eut  donc  des  scrupules  sur  son  ma- 
riage. Bossuet  résume  ainsi  cette  affaire  : 

Le  fait  est  connu.  On  sait  que  Henri  VII  avait  obtenu  une  dispense 
de  Jules  II  pour  faire  épouser  la  veuve  d'Arthus,  son  fils  aîné,  à 
Henri,  son  second  fils  et  son  successeur.  Ce  prince,  après  avoir  vu 
toutes  les  raisons  de  douter,  avait  accompli  ce  mariage  étant  roi  et 
majeur,  du  consentement  unanime  de  tous  les  ordres  de  son  royaume, 
le  3  juin  1509,  c'est-à-dire  six  semaines  après  son  avènement  à  la 
couronne.  Vingt  ans  se  passèrent  sans  qu'on  révoquât  en  doute  un 
mariage  contracté  de  si  bonne  foi.  Henri,  devenu  amoureux  d'Anne 
de  Boulen,  fit  venir  sa  conscience  au  secours  de  sa  passion;  et  son 
mariage  lui  devenant  odieux,  lui  devint  en  même  temps  douteux  et 
suspect.  Cependant  il  en  était  sorti  une  princesse  qui  avait  été  re- 
connue dès  son  enfance  pour  l'héritière  du  royaume  ;  de  sorte  que  le 
prétexte  que  prenait  Henri  de  faire  casser  son  mariage,  de  peur,  di- 
sait-il, que  la  succession  du  royaume  ne  fût  douteuse,  n'était  qu'une 

1  YValch,  p.  507  et  seqq.  —  2  Sander. 


à  1545  Je  l'ère  chr/J         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  365 

illusion,  puisque  personne  ne  songeait  à  contester  son  état  à  Marie, 
qui  en  effet  fut  reconnue  reine  d'un  commun  consentement,  lorsque 
l'ordre  de  la  naissance  l'eut  appelée  à  la  couronne.  Au  contraire,  si 
quelque  chose  pouvait  causer  du  trouble  à  la  succession  de  ce  grand 
royaume,  c'était  le  doute  de  Henri  ;  et  il  parait  que  tout  ce  qu'il  pu- 
blia sur  l'embarras  de  sa  succession  ne  fut  qu'une  couverture,  tant  de 
ses  nouvelles  amours  que  du  dégoût  qu'il  avait  conçu  de  la  reine, 
sa  femme,  à  cause  des  infirmités  qui  lui  étaient  survenues,  comme 
le  protestant  Burnet  l'avoue  lui-même. 

Un  prince  passionné  veut  avoir  raison.  Ainsi,  pour  plaire  à  Henri, 
on  attaqua  la  dispense  sur  laquelle  était  fondé  son  mariage,  par  di- 
vers moyens,  dont  les  uns  étaient  tirés  du  fait,  et  les  autres  du  droit. 
Dans  le  fait,  on  soutenait  que  la  dispense  était  nulle,  parce  qu'elle 
avait  été  accordée  sur  de  fausses  allégations.  Mais  comme  ces  moyens 
de  fait,  réduits  à  ces  minuties,  étaient  emportés  par  la  condition  fa- 
vorable d'un  mariage  qui  subsistait  depuis  tant  d'années,  on  s'attacha 
principalement  aux  moyens  de  droit;  et  on  soutint  la  dispense  nulle, 
comme  accordée  au  préjudice  de  la  loi  de  Dieu,  dont  le  Pape  ne  pou- 
vait pas  dispenser. 

Il  s'agissait  de  savoir  si  la  défense  de  contracter  en  certains  degrés 
de  consanguinité  ou  d'affinité,  portée  par  le  Lévitique  l,  et  entre 
autres  celle  d'épouser  la  veuve  de  son  frère,  appartenait  tellement  à 
la  loi  naturelle,  qu'on  fût  obligé  de  garder  cette  défense  dans  la  loi 
évangélique.  La  raison  de  douter  était  qu'on  ne  lisait  point  que  Dieu 
eût  jamais  dispensé  de  ce  qui  était  purement  de  la  loi  naturelle  ;  par 
exemple,  depuis  la  multiplication  du  genre  humain,  il  n'y  avait  point 
d'exemple  que  Dieu  eût  permis  le  mariage  de  frère  à  sœur,  ni  les 
autres  de  cette  nature  au  premier  degré,  soit  ascendant,  ou  descen- 
dant, ou  collatéral.  Or,  il  y  avait  dans  le  Deutéronome  une  loi  expresse 
qui  ordonnait,  en  certains  cas,  à  un  frère  d'épouser  sa  belle-sœur  et 
la  veuve  de  son  frère  2.  Dieu  donc  ne  détruisant  pas  la  nature,  dont 
il  est  l'auteur,  faisait  connaître  par  là  que  ce  mariage  n'était  pas  de 
ceux  que  la  nature  rejette  ;  et  c'était  sur  ce  fondement  que  la  dispense 
de  Jules  11  était  appuyée. 

Il  faut  rendre  ce  témoignage  aux  protestants  d'Allemagne  :  Henri 
ne  put  obtenir  l'approbation  de  son  nouveau  mariage  ni  la  condam- 
nation de  la  dispense  de  Jules  II.  Lorsqu'on  parla  de  cette  affaire 
dans  une  ambassade  solennelle  que  ce  prince  avait  envoyée  en  Alle- 
magne pour  se  joindre  à  la  ligue  protestante,  Mélanchton  décida 
ainsi  :  «  Mous  n'avons  pas  été  de  l'avis  des  ambassadeurs  d'Angle- 

1  I.évit.,  18,  20.  —  *  Dealer.,  25,  5. 


366  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

terre  ;  car  nous  croyons  que  la  loi  de  ne  pas  épouser  la  femme  de  son 
frère  est  susceptible  de  dispense,  quoique  nous  ne  croyions  pas 
qu'elle  soit  abolie  *.  »  Et  encore  plus  brièvement  dans  un  autre  en- 
droit :  «  Les  ambassadeurs  prétendent  que  la  défense  d'épouser  la 
femme  de  son  frère  est  indispensable,  et  nous  soutenons  qu'on  peut 
en  dispenser  2.  » 

Il  y  a  de  plus  des  circonstances  que  l'on  ne  connaissait  pas  encore 
du  temps  de  Bossuet.  Luther  dit  en  propres  termes  :  «  Avant  d'ap- 
prouver un  tel  divorce,  je  permettrais  plutôt  au  roi  d'épouser  une 
seconde  reine ,  et ,  à  l'exemple  des  patriarches  et  des  rois  ,  d'avoir 
ensemble  deux  épouses  ou  reines  3.  »  Mélanchton  professa  la  même 
opinion  4. 

Autre  particularité  non  moins  étrange  que  peu  connue.  Dans  le 
temps  même  que  Henri  VIII  demandait  au  pape  Clément  VII  de 
déclarer  nul  son  mariage  avec  Catherine,  par  la  raison  que  le  pape 
Jules  II  n'avait  pu  dispenser  au  premier  degré  d'affinité,  il  lui  de- 
mandait dispense  pour  épouser  ensuite  toute  autre  femme,  fut-elle 
parente  du  roi  au  premier  degré  d'affinité,  ou  mariée  à  un  autre, 
mais  sans  que  le  mariage  eût  été  consommé  5.  La  raison  en  était 
qu'Anne  de  Boulen  était  parente  de  Henri  VIII  au  premier  degré  d'af- 
finité, vu  qu'il  avait  connu  sa  sœur  charnellement,  et  que  de  plus 
elle  passait  pour  avoir  été  mariée  secrètement  à  un  autre.  Ainsi,  dans 
le  même  temps,  le  roi  reconnaissait  et  refusait  au  Pape  le  même  pou- 
voir. L'iniquité  se  mentait  à  elle-même. 

La  position  du  pape  Clément  Vil  était  fort  délicate.  Catherine 
d'Aragon,  reine  d'Angleterre,  était  tante  de  l'empereur  Charles- 
Quint,  dont  les  troupes  venaient  de  saccager  Rome  et  d'occuper 
les  Etats  de  L'Eglise  5  la  répudiation  de  sa  tante  paraissait  un  affront 
à  l'empereur  ;  Clément  devait  avoir  bien  garde  de  le  mécontenter 
pendant  qu'il  négociait  la  délivrance  de  Rome.  Henri,  jusqu'alors, 
se  montrait  dévoué  au  Saint-Siège  et  l'ami  du  Pape;  mais  sa  de- 
mande était  embarrassante,  lâcheuse,  et  au  fond  injuste.  Comment 
faire?  Le  refuser  dès  le  commencement  et  tout  net?  mais  il  est 
jeune,  passionné  ;  dans  son  emportement,  ne  pourrait-il  pas  se  jeter 
entre  les  bras  de  l'hérésie  et  y  entraîner  peut-être  son  royaume? 
Temporisons;  c'est  un  malade  qui  a  la  fièvre:  le  temps,  la  réflexion 
le  calmeront  peut-être  ;  quelque  incident,  ménagé  par  la  Providence, 
viendra  peut-être  le  guérir.  Effectivement,  une  maladie  épidémique, 


1  Lib.  4,  ep.  185.  —  -  L.  4,  ep.  18  î.  —  Bossuet,  Varia'.,  1.  S,  n.  51  et  seqq.  — 
3  Luth.,  ep.  Ilalœ,  1717.—  *  Ep.  al  Camer,,  'JO.  —  5  Apud  Heib  rt.,  294.— 
Lingard,  t.  <;,  p.  191. 


à  I5i5  de.  l'ère  chr.J        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  367 

nommée  la  suette,  suspendit  pour  quelque  temps  la  passion  de 
Henri,  et  le  fît  retourner  auprès  de  la  reine  et  participer  à  ses  actes 
de  piété.  En  outre,  Clément  envoya  le  cardinal  Campège,  homme 
habile,  expérimenté,  poli,  conciliant,  très-fin,  mais  fidèle  à  son  de- 
voir et  à  sa  conscience.  Marié  avant  d'embrasser  l'état  ecclésiastique, 
Campège  avait  plusieurs  fils  qui  se  distinguèrent  par  leurs  talents  et 
leurs  vertus  ;  un  d'eux  l'accompagna  dans  sa  légation  d'Angleterre. 
Campège  y  montra  une  prudence  consommée  :  rien  ne  fut  capable  de 
lui  faire  commettre  la  moindre  indiscrétion  ni  un  faux  pas.  Assisté 
du  cardinal  Wolsey,  que  le  Pape  lui  avait  donné  pour  collègue,  il 
entendit  le  roi  et  la  reine.  Catherine  les  récusa  tous  deux  pour  juges, 
et  en  appela  au  Pape,  qui  finit  par  évoquer  l'affaire  à  Rome. 

Le  cardinal  Wolsey,  jusqu'alors  favori  du  roi,  se  vit  tout  à  coup 
renversé  par  la  favorite.  Thomas  Wolsey  était  né  l'an  1471,  à  Ips- 
wich,  dans  le  côté  de  Suffolck,  d'un  riche  bourgeois.  Il  fit  ses  études 
à  Oxford  avec  tant  de  succès,  que,  par  une  distinction  extraordinaire, 
il  obtint  à  l'âge  de  quinze  ans  les  grades  de  bachelier  et  de  maître 
es  arts,  et  fut  mis  à  la  tête  d'une  école  qui  acquit  une  grande  célé- 
brité sous  sa  direction.  Érasme  étant  venu  dans  cette  ville,  ils  se  liè- 
rent d'une  étroite  amitié,  et  travaillèrent  de  concert  à  mettre  la  langue 
grecque  en  vogue  dans  l'université.  Devenu  chapelain  de  Henri  VII, 
il  fut  employé  dans  des  négociations  importantes,  et  y  déploya  une 
dextérité  prodigieuse.  Favori  de  Henri  VIII,  il  fut  comme  l'arbitre  de 
l'Europe  dans  la  diplomatie.  Il  faillit  même  devenir  Pape  après  la 
mort  de  Léon  X  et  d'Adrien  VI.  Maître  de  disposer  de  tous  les  béné- 
fices d'Angleterre,  il  ne  s'oublia  pas  dans  cette  distribution.  En  pas- 
sant au  siège  d'York,  il  conserva  l'administration  temporelle  de  ce- 
lui de  Lincoln.  Il  posséda  en  commende  l'évêché  de  Bath,  qu'il 
échangea  pour  celui  de  Durham,  beaucoup  plus  riche,  et  celui-ci 
pour  l'évêché  de  Winchester,  qui  l'était  encore  davantage,  et  auquel 
il  joignit  l'abbaye  de  Saint-Alban.  Il  donna  les  évêchés  de  Worcester 
et  d'Héreford  à  des  Italiens  qui,  résidant  à  Rome,  se  contentaient 
d'une  pension  assez  modique,  et  en  laissaient  le  revenu  à  qui  les  leur 
avait  procurés.  En  abandonnant  l'administration  de  l'évêché  de 
Tournai,  lorsque  cette  ville  retourna  aux  Français,  il  se  réserva  une 
pension  de  douze  mille  francs.  Le  pape  Léon  X,  pour  s'attacher  un 
personnage  si  puissant,  lui  accorda  une  pension  de  sept  mille  cinq 
cents  ducats  sur  les  évêchés  de  Tolède  et  de  Placentia.  En  le  créant 
légat  à  latere,  il  lui  laissa  la  faculté  d'en  étendre  les  prérogatives  au 
delà  de  toute  mesure;  et  Wolsey  en  abusa,  dit-on,  pour  restreindre 
la  juridiction  primatiale  de  l'archevêque  de  Cantorbéry.  Le  même 
Pape  lui  donna  le  droit  de  créer  cinquante  chevaliers,  cinquante 


308  HISTOIRE  UNIVERSELLE     fLiv.  LXXXIV.  -  De  1517 

comtes  palatins,  quarante  notaires  apostoliques,  avec  les  mêmes  at- 
tributions que  les  siens  propres,  de  légitimer  les  bâtards,  de  conférer 
des  degrés  dans  toutes  les  facultés,  d'accorder  toutes  sortes  de  dis- 
penses, de  visiter,  de  réformer,  de  supprimer  les  monastères.  Le  roi 
y  joignit  le  pouvoir  d'expédier  des  lettres  de  naturalisation,  de  déli- 
vrer des  congés  et  d'élire  pour  les  grands  bénéfices,  de  recevoir  les 
serments  de  fidélité,  etc.  Comme  chancelier  et  légat,  il  tirait  des 
émoluments  considérables  des  cours  qu'il  présidait.  Enfin  l'em- 
pereur lui  faisait  une  pension  de  dix  mille  ducats  sur  le  duché  de 
Milan,  à  laquelle  il  en  joignit  une  autre  de  neuf  mille  couronnes  d'or. 

Par  l'accumulation  de  tant  de  bénéfices,  de  pensions  et  de  préro- 
gatives, les  revenus  de  Wolsey  égalaient  presque  ceux  de  la  cou- 
ronne. Son  train  répondait  à  ses  immenses  richesses  et  à  l'étendue 
de  son  ambition.  Sa  maison  surpassait  en  faste  celle  des  souverains 
eux-mêmes.  Les  principaux  emplois  en  étaient  remplis  par  des  com- 
tes, des  barons,  des  chevaliers,  des  fils  de  familles  les  plus  distinguées 
du  royaume,  qui  voulaient  s'avancer  par  la  faveur  dont  il  jouissait. 
Le  duc  de  Northumberland  ne  dégaigna  pas  d'y  faire  entrer  son  fils, 
1-ord  Percy,  qui  passait  pour  marié  secrètement  à  Anne  de  Boulen. 
On  y  comptait  jusqu'à  huit  cents  personnes.  On  comptait  jusqu'à 
deux  cent  quatre-vingts  lits  de  soie  dans  son  magnifique  château  de 
Hamptoncourt.  Dans  les  grandes  cérémonies,  on  portait  devant  lui 
les  insignes  de  ses  dignités.  Un  homme  de  qualité  marchait  en  avant, 
tenant  élevé  son  chapeau  de  cardinal,  et  il  avait  ordre  de  ne  le  dé- 
poser dans  la  chapelle  du  roi  que  sur  l'autel.  Sa  croix  de  cardinal- 
légat  était  de  même  placée  sur  une  colonne  d'argent,  et  portée  par 
un  ecclésiastique  d'une  taille  et  d'une  beauté  remarquables,  tandis 
qu'un  autre  ecclésiastique,  distingué  par  les  mêmes  formes,  l'accom- 
pagnait avec  sa  croix  d'archevêque.  11  célébrait  la  messe  avec  la 
même  pompe  que  le  Pape,  assisté  par  des  évêques,  des  abbés,  et 
servi  par  des  gentilshommes,  en  sa  qualité  de  légat  à  latere. 

Tel  était  le  cardinal  Wolsey,  lorsqu'il  encourut  la  disgrâce  du  roi 
et  de  sa  favorite,  pour  n'avoir  pas  fait  réussir  l'affaire  du  divorce. 
L'avocat  général  l'accusa,  devant  la  cour  du  banc  du  roi,  d'avoir, 
comme  légat,  transgressé  ses  statuts,  quoiqu'il  eût  reçu  à  cet  égard 
la  licence  royale  et  qu'il  fût  autorisé  par  l'usage  immémorial  et  par 
la  sanction  du  parlement.  Toute  défense  eût  été  inutile.  Le  grand 
sceau  de  chancelier  lui  fut  repris.  Le  roi  s'empara  du  palais  de  l'ar- 
chevêque d'York,  lui  ordonna  de  se  retirer  à  Asher,  maison  dépen- 
dante de  son  évêché  de  Winchester,  et  tous  ses  ordres  lui  furent  si- 
gnifiés par  les  ducs  de  Suffolk,  et  de  Norfolk,  ses  deux  plus  grands 
ennemis,  le  dernier  oncle  de  la  favorite.  La  nouvelle  s'étant  répan- 


à  1545  pe  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  369 

due  qu'il  allait  être  conduit  à  la  Tour,  la  Tamise  se  trouva  aussitôt 
couverte  de  bateaux  et  bordée  de  spectateurs,  qui  témoignaient  leur 
joie  de  la  disgrâce  d'un  homme  dont  on  n'avait  souffert  l'administra- 
tion qu'avec  une  extrême  impatience  ;  mais  la  nouvelle  se  trouva 
fausse.  Wolsey  ne  supporta  pas  son  sort  avec  la  dignité  d'un  grand 
cœur.  La  plus  petite  apparence  de  retour  de  la  part  du  capricieux 
monarque  le  transportait  d'une  joie  puérile.  Henri  lui  ayant  envoyé 
Norris,  son  valet  de  chambre,  qui  l'atteignit  à  Putney  et  lui  remit  un 
message  secret,  mais  gracieux,  pour  l'engager  à  ne  pas  se  livrer  au 
désespoir,  le  cardinal,  qui  était  à  cheval,  descendit  aussitôt,  se  pro- 
sterna dans  la  boue,  la  tête  découverte,  et  exprima  sa  reconnaissance 
dans  les  termes  du  plus  humble  courtisan.  Quand  la  chambre  haute 
du  parlement  eut  porté  contre  lui  un  bill  d'accusation  sur  quarante 
chefs,  dont  les  plus  importants  ne  prouvaient  que  la  haine  de  ses 
ennemis,  le  roi  le  fit  rejeter  à  la  chambre  des  communes,  sur  la  mo- 
tion de  Thomas  Cromwell,  qui,  du  service  du  cardinal,  était  passé  à 
celui  de  Henri.  Instruit  que  son  ancien  favori  était  tombé,  à  Asher, 
dans  une  maladie  dangereuse,  il  lui  envoya  son  propre  médecin.  Il 
n'y  eut  pas  jusqu'à  Anne  de  Boulen,  qu'il  obligea  de  lui  envoyer  des 
tablettes  d'or,  comme  gage  de  réconciliation.  Enfin,  les  revenus  de 
l'archevêché  d'York  lui  furent  rendus,  avec  une  partie  de  sa  vais- 
selle et  de  ses  meubles. 

Cependant  ses  ennemis  ne  cessaient  de  représenter  au  roi  son  oppo- 
sition dans  l'affaire  du  divorce  et  le  refus  de  prononcer  la  rupture 
du  premier  mariage.  Leur  animosité  redoubla  lorsque  Henri  lui  per- 
mit de  se  retirer  dans  la  chartreuse  de  Richemond,  ce  qui  le  rappro- 
chait de  la  cour,  et  ils  finirent  par  obtenir  un  ordre  qui  le  relégua 
dans  son  diocèse  d'York.  Ce  fut  pour  lui  un  coup  de  la  Providence. 
Il  parut  être  absolument  revenu  de  ses  projets  d'ambition,  et  se  montra 
vraiment  digne  des  marques  de  respect  qu'on  lui  donna  sur  toute  sa 
route  et  dans  son  diocèse.  Il  y  vécut,  non  plus  en  ministre  dont  la 
politique  avait  dirigé  les  intérêts  de  l'Europe,  mais  en  pasteur  tout 
occupé  de  ses  devoirs,  partageant  sa  modique  fortune  avec  les  pau- 
vres, ayant  une  table  frugale,  exerçant  la  plus  généreuse  hospitalité, 
s'appliquant  à  concilier  amiablement  les  différends  des  familles  et 
de  tous  ses  diocésains.  Il  faisait  régulièrement  des  visites  pastorales, 
prêchant  comme  le  dernier  de  ses  chapelains.  Il  s'était  concilié  l'es- 
time et  l'attachement  de  tous  ceux  qui  avaient  recours  à  lui,  par  sa 
douceur,  ses  libéralités  et  l'esprit  de  justice  qui  régnait  dans  ses  con- 
seils et  dans  ses  jugements.  Les  personnes  mêmes  qui,  au  temps  de  sa 
prospérité,  ne  l'avaient  vu  qu'avec  aversion,  applaudirent  à  sa  con- 
duite dans  l'adversité. 

xxiii.  24 


370  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

Le  cardinal,  se  croyant  oublié  de  ses  ennemis,  jouissait  en  paix 
des  douceurs  de  sa  retraite,  lorsque,  le  i  novembre  1530,  le  duc  de 
Northumberland,  son   ancien  courtisan,  se  présenta  inopinément, 
et  lui  signifia  l'ordre  qu'il  avait  de  l'arrêter  et  le  conduire  à  Londres, 
où  l'on  devait  lui  faire  son  procès  pour  crime  de  liante  trahison. 
Wolsey,  sans  se  troubler,  se  mit  aussitôt  en  devoir  d'obéir,  et  té- 
moigna le  plus  grand  empressement  d'être  confronté  avec  ses  accu- 
sateurs, très-assuré  de  les  confondre.  11  trouva  la  route  couverte  de 
personnes  de  tout  rang  et  de  tout  état,  accourues  pour  lui  témoigner- 
l'intérêt  qu'elles  prenaient  à  ce  nouveau  genre  de  persécution.  Arrivé 
à  Sheifield,  il  fut  attaqué  d'une  dyssenterie  qui  le  retint  quinze  jours 
au  lit.  S'étant  remis  en  route,  il  sentit  le  mal  s'augmenter,  s'arrêta 
à  l'abbaye  de  Leicester,  et  dit  à  l'abbé  en  y  entrant:  Père  abbé,  je 
viens  laisser  chez  vous  mes  dépouilles  mortelles.  Kynston,  lieutenant 
de  la  Tour,  qui  était  chargé  de  sa  garde,  voulut  adoucir  ses  peines 
en  lui  faisant  tout  espérer  de  la  bonté  du  roi,  qui  n'avait  cédé  qu'à 
regret  à  l'importunité  de  ses  ennemis.  «  Maître  Kynston,  lui  repli - 
qua-t-il,  je  vous  prie  de  me  recommander  à  sa  majesté  :  je  la  supplie 
de  se  rappeler,  en  mémoire  de  moi,  tout  ce  qui  s'est  passé  entre 
nous,  et  spécialement  ce  qui  a  rapport  à  la  bonne  reine  Catherine  et 
à  lui-même  ;  et  alors  la  conscience  de  sa  grâce  lui  dira  si  je  lai  offen- 
sée ou  non.  C'est  un  prince  d'une  fermeté  toute  royale,  et  plutôt 
que  de  céder  sur  un  point  de  ses  volontés,  il  compromettrait  la  moi- 
tié de  son  royaume  ;  je  vous  en  donne  l'assurance,  je  me  suis  souvent 
mis  à  genoux  devant  lui,  pendant  plus  de  trois  heures,  pour  le  dé- 
tourner de  sa  convoitise,  et  je  n'ai  pu  y  parvenir.  Et,  maître  Kyns- 
ton, quen'ai-je  servi  Dieu  avec  autant  d'ardeur  que  j'ai  servi  le  roi, 
il  ne  m'aurait  pas  repoussé  avec  mes  cheveux  blancs  !  Mais  ce  qui 
m' arrive  est  un  juste  retour  dis  peines  et  des  soins  que  je  me  suis 
donnés,  non  pour  le  service  de  Dieu,  mais  pour  être  agréable  à  mon 
prince.  »  Ayant  ainsi  parlé,  il  reçut  les  derniers  secours  de  la  religion, 
et  expira  le 29  novembre  1530,  dans  la  soixantième  année  de  son  âge  l. 
Le  plus  grand  éloge  que  l'on  puisse  faire  de  son  caractère,  dit 
Lingard,  se  trouve  dans  le  contraste  que  l'on  remarque  entre  la  con- 
duite de  Henri  avant  la  chute  du  cardinal  et  avant  sa  mort.  Tant  que 
"Wolsey  conserva  sa  faveur,  les  passions  du  roi  se  renfermèrent 
dans  de  certaines  bornes  ;  du  moment  où  son  influence  devint  nulle, 
elles  repoussèrent  toute  contrainte,  et,  par  leur  caprice  et  leur  vio- 
lence, elles  alarmèrent  ses  sujets  et  étonnèrent  les  autres  nations  de 
l'Europe  2. 

1  Biogr.  univ.,  et  Lingard.  —  2  Lingard,  Hist.  d'Angleterre,  t.  G. 


à  1545  de  Fèic  clir.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  371 

Henri  ne  voyait  plus  que  sa  passion  impure  :  pour  la  satisfaire 
avec  quelque  décence,  il  recourait  à  tous  les  moyens.  Ses  ambassa- 
deurs eurent  ordre  d'engager  les  canonistes  les  plus  distingués  de 
Rome  à  faire  partie  de  ses  conseils  et  de  leur  demander  discrètement 
leur  opinion  sur  les  trois  questions  suivantes  :  1°  Si,  lorsqu'une 
femme  faisait  vœu  de  chasteté  et  entrait  au  couvent,  le  Pape  ne 
pouvait  dans  la  plénitude  de  sa  puissance,  autoriser  l'époux  à  se 
remarier?  2°  Si,  lorsqu'un  mari  entrait  dans  un  ordre  religieux  et 
qu'il  avait  engagé  sa  femme  à  prendre  le  même  parti,  il  ne  pouvait 
ensuite  être  relevé  de  son  vœu  et  se  trouver  libre  de  se  remarier  ? 
3°  Et  si,  pour  des  raisons  d'Etat,  le  Pape  ne  pouvait  autoriser  un 
prince  à  avoir,  comme  les  anciens  patriarches,  deux  femmes,  dont 
l'une  serait  publiquement  reconnue  et  jouirait  des  honneurs  de  la 
royauté  l  ?  D'autres  émissaires  du  roi  parcouraient  les  diverses  par- 
ties de  l'Europe  pour  acheter  à  prix  d'argent  les  opinions  des 
théologiens  et  des  universités  en  faveur  du  divorce  ;  on  devait  les 
mettre  sous  les  yeux  du  Pape,  comme  l'expression  du  sentiment 
général.  Mais  leur  nombre  était  comparativement  fort  petit,  et  le 
Pape  n'ignorait  pas  comment  on  les  avait  obtenues.  Clément  VII 
répondit  qu'en  définitive  il  était  prêt  à  s'occuper  immédiatement  de 
l'affaire,  et  à  user  envers  le  roi  de  toute  l'indulgence,  de  toute  la  fa- 
veur compatibles  avec  la  justice.  Il  ne  demandait  en  retour  qu'une 
seule  chose,  c'est  qu'on  ne  voulût  pas  le  forcer,  sous  prétexte  de  re- 
connaissance envers  un  homme,  à  violer  les  immuables  commande- 
ments de  Dieu  2. 

Peu  après  la  réception  de  cette  réponse,  les  agents  du  roi  l'infor- 
mèrent que  les  impériaux  redoublaient  d'activité  dans  leurs  solli- 
citations, et  que  bientôt  Clément,  quoiqu'il  cherchât  à  y  mettre  tous 
les  obstacles  en  son  pouvoir,  serait  forcé  de  donner  un  bref,  défen- 
dant à  tous  archevêques  ou  ëvêques,  cours  ou  tribunaux,  de  rendre 
aucun  jugement  dans  l'affaire  du  mariage  de  Henri  et  de  Catherine. 
On  observa  qu'il  devint  beaucoup  plus  pensif  qu'à  l'ordinaire.  Tous 
ses  expédients  étaient  épuisés  :  il  vit  enfin  qu'il  ne  pouvait  détruire 
l'opposition  de  l'empereur  ni  obtenir  le  consentement  du  Pontife, 
et  il  reconnut  qu'après  tant  d'efforts  il  s'était  jeté  dans  de  plus 
grandes  difficultés  qu'auparavant.  Il  commença  à  chanceler  :  il 
donna  à  entendre  à  ses  confidents  qu'il  avait  été  grossièrement 
trompé  :  il  n'aurait  jamais  songé  au  divorce  s'il  ne  s'était  cru  cer- 
tain d'obtenir  aisément  l'approbation  du  Pape;  l'assurance  qu'on 
lui  avait  donnée  était  fausse,  et  il  voulait  abandonner  pour  toujours 

1  Lingavd,  Hist.  d'Angleterre,  p.  217.  —  Collier,  H,  29,  30.  —  a  lbid.,  p.  255. 


372  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

cette  poursuite.  Ces  mots  passèrent  bientôt  d'une  oreille  à  l'autre  : 
ils  arrivèrent  promptement  à  celle  d'Anne  de  Boulen,  et  l'épouvante 
se  peignit  dans  la  contenance  de  la  nouvelle  Hérodiade'  et  de  ses 
avocats,  des  ministres  et  de  leurs  adhérents.  On  présageait  coilfi- 
demment  leur  ruine,  quand  ils  échappèrent  par  la  hardiesse  et 
l'astuce  de  Thomas  Oomwell. 

Son  père  était  un  foulon  des  environs  de  la  capitale.  Le  fils,  dès 
son  jeune  âge,  avait  servi  comme  soldat  dans  la  guerre  d'Italie  :  de 
l'armée,  il  était  passé  dans  la  boutique  d'un  marchand  vénitien,  et, 
quelque  temps  après,  étant  revenu  en  Angleterre,  il  avait  quitté  le 
comptoir  pour  l'étude  des  lois.  Wolsey  l'avait  employé  à  opérer  la 
dissolution  des  monastères  qu'on  lui  avait  donnés,  pour  y  établir 
ses  collèges,  opération  dont  il  s'était  tiré  à  la  satisfaction  de  son  pa- 
tron et  dans  laquelle  il  s'était  lui-même  enrichi.  Ses  principes , 
cependant,  si  nous  en  croyons  ses  propres  assertions,  étaient  abo- 
minables. II  avait  appris  dans  Machiavel  que  le  vice  et  la  vertu 
n'étaient  que  des  mots,  inventés  à  la  vérité  pour  amuser  le  loisir  des 
savants  dans  leurs  collèges,  mais  inutiles  aux  hommes  qui  tendaient 
à  s'élever  dans  les  cours  des  princes.  Le  talent  d'un  grand  politique 
était,  à  son  jugement,  de  percer  à  travers  les  déguisements  dont  les 
souverains  ont  coutume  de  voiler  leurs  inclinations  réelles,  et  de  dé- 
couvrir les  expédients  les  plus  spécieux  pour  satisfaire  leurs  désirs, 
sans  outrager  ouvertement  la  morale  ou  la  religion.  En  agissant 
d'après  ces  principes,  il  s'était  déjà  attiré  la  haine  publique,  et 
quand  son  patron  fut  disgracié,  la  voix  du  peuple  le  dévoua  au  sup- 
plice. II  suivit  Wolsey  à  Asher  ;  mais,  désespérant  de  la  fortune  de 
ce  favori  tombé,  il  se  hâta  de  revenir  à  la  cour,  acheta,  par  des  pré- 
sents, la  protection  des  ministres,  et  le  roi  le  confirma  dans  le  même 
emploi  qu'il  avait  occupé  sous  le  cardinal,  l'intendance  des  terres 
des  monastères  supprimés. 

L'intention  du  roi  transpira  le  jour  suivant,  et  Cromwell,  qui  était 
déterminé,  pour  se  servir  de  ses  propres  expressions,  à  faire  et  à  dé- 
faire, sollicita  et  obtint  une  audience.  Il  sentait,  disait-il,  toute  son 
incapacité  à  donner  des  avis  ;  mais  ni  son  affection  ni  son  devoir  ne 
lui  permettait  de  garder  le  silence  quand  il  apercevait  l'inquiétude 
de  son  souverain.  Il  pouvait  y  avoir  quelque  présomption  à  lui  de  se 
prononcer;  mais  il  pensait  que  toutes  les  difficultés  qui  embarras- 
saient le  roi  ne  venaient  que  de  la  timidité  de  ses  conseillers,  égarés 
par  des  apparences  extérieures  ou  parles  opinions  du  vulgaire.  Les 
savants  et  les  universités  s'étaient  prononcés  en  faveur  du  divorce  : 
il  ne  manquait  que  l'approbation  du  Pape.  Cette  approbation  pou- 
vait, à  la  vérité,  exciter   le  ressentiment  de  l'empereur;  mais  si 


à  1545  Je  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  373 

Henri  ne  l'obtenait  pas,  devait-il  donc  ainsi  abandonner  ses  droits? 
ne  devait-il  pas  plutôt  imiter  les  princes  de  l'Allemagne,  qui  s'étaient 
soustraits  au  joug  de  Rome?  Et,  de  l'autorité  du  parlement,  ne  pou- 
vait-il pas  se  déclarer  lui-même  chef  de  l'Eglise  dans  son  royaume  ? 
L'Angleterre  était  actuellement  un  monstre  à  deux  têtes  ;  mais  si  le 
roi  n'hésitait  pas  à  prendre  en  main  l'autorité  usurpée  par  le  Pon- 
tife, toute  anomalie  se  rectifierait,  les  difficultés  présentes  s'évanoui- 
raient, et  les  gens  d'église,  attachés  à  leur  existence  et  à  leur  fortune, 
se  mettraient  à  sa  disposition  et  deviendraient  les  plus  servîtes  mi- 
nistres de  sa  volonté.  Henri  écouta  avec  surprise,  mais  avec  plaisir, 
un  discours  qui  flattait  à  la  fois  sa  passion  impure,  sa  soif  des  richesses 
et  son  ambition  de  pouvoir;  les  trois  concupiscences  qui  forment 
ensemble  l'esprit  du  monde.  Il  remercia  Oomwell,  et  lui  ordonna  de 
prêter  serment  comme  membre  de  son  conseil  prive1. 

Mais  comment  faire  accepter  ces  chaînes  de  la  servitude  séculière 
aux  successeurs  des  saints  Augustin,  Laurent,  Mellit,  Juste,  Hono- 
rius,  Théodore,  Brilwald,  Odon,  Dunstan,  Elphége,  Lanfranc,  An- 
selme, Edmond  et  Thomas  de  Cantorbéry?  aux  successeurs  des 
saints  Paulin,  Wilfrid,  Jean  de  Béverley,  Oswald,  et  Guillaume 
d'York  ?  aux  successeurs  de  tant  d'autres  saints  évêques,  abbés, 
prêtres  et  moines  d'Angleterre?  Le  voici.  Quand  les  enfants  d'Israël 
se  furent  multipliés  en  Egypte,  Pharaon  dit  aux  Egyptiens  :  Oppri- 
mons-les sagement,  de  peur  qu'ils  ne  deviennent  plus  forts  que  nous  : 
et  il  y  eut  une  loi  pour  jeter  dans  le  fleuve  tous  les  enfants  mâles  des 
Hébreux.  Quand  les  Chrétiens  se  furent  multipliés  dans  l'empire  de 
Rome  idolâtre,  Néron,  Domitien,  avec  un  sénat  esclave,  faisaient 
des  lois  pour  les  brûler,  noyer,  livrer  aux  bêtes,  principalement  ce 
qu'il  y  avait  de  plus  ferme,  de  plus  mâle,  les  Papes,  les  évêques,  les 
prêtres,  les  docteurs.  Quand  les  ignobles  empereurs  et  les  serviles 
sénateurs  du  bas-empire  aperçoivent  la  force  et  l'indépendance  que 
les  évêques  et  les  prêtres  trouvent  dans  leur  union  avec  le  chef  de 
l'Église  universelle,  ils  font  des  lois,  inventent  des  libertés,  pour 
affaiblir  et  rompre  cette  union,  énerver  dans  l'épiscopat  et  le  sacer- 
doce grec  tout  ce  qu'il  pourrait  y  avoir  de  mâle  et  d'indépendant, 
leur  mettre  un  licou  à  la  tête,  un  nœud  coulant  à  la  gorge,  de  ma- 
nière que  le  Turc  même  ou  le  Moscovite  pourra  les  mener  comme 
des  bêles  de  somme  façonnées  à  la  servitude.  Opprimons- les  sage- 
ment :  cette  ancienne  politique  de  Pharaon  est  aussi  très-moderne. 
Partout  elle  tient  en  réserve  de  ces  lois  de  l'État,  sénatus-consultes 
de  haut  et  bas-empire,  libertés  grecques  ou  moscovites,  usages,  cou- 

1  Lingard,  t.  6,  p.  259.  —  Pôle,  p.  1 18,  122,  123. 


37 \  HISTOIRE  UNfVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

tûmes,  règlements,  arrêts,  statuts,  articles  organiques,  licous  légis- 
latifs, nœuds  coulants  administratifs,  qu'elle  jette  opportunément  aux 
évêques  et  aux  prêtres  pour  les  mener  où  elle  veut. 

Or,  en  Angleterre,  il  y  avait  en  réserve  beaucoup  de  ces  nœuds 
coulants,  de  fabrique  normande,  avec  lesquels  il  était  libre  au  roi 
de  vous  serrer  la  gorge  plus  ou  moins  ;  entre  autres  les  statuts  équi- 
voques de  prœmunire,  qui  défendaient,  sous  peine  de  haute  trahison, 
d'exécuter  dans  le  royaume,  sans  licence  royale,  certaines  provisions 
ou  sentences  du  chef  de  l'Église  universelle  x.  Le  cardinal  Wolsey 
avait  obtenu  cette  licence  pour  exercer  sa  commission  de  légat,  quoi- 
que ce  fût  une  chose  fort  douteuse  que,  même  d'après  le  statut,  cette 
licence  lui  fût  nécessaire.  Toutefois,  dès  qu'il  fut  tombé  en  disgrâce, 
ses  ennemis  l'accusèrent  sur  ce  point  ;  lui,  qui  connaissait  le  carac- 
tère cruel  et  irritable  du  roi,  renonça  à  se  défendre,  et  se  soumit  à 
tout  ce  qu'on  voulut,  dans  l'espérance  d'obtenir  son  pardon  2.  Il  tira 
ainsi  sa  tête  du  nœud  coulant  ;  mais  il  habitua  la  main  du  palefrenier 
à  le  jeter  à  d'autres,  suivant  le  bon  plaisir  du  maître. 

Donc,  au  commencement  de  J531,  à  l'instigation  de  Thomas 
Cromwell,  tout  le  clergé  d'Angleterre  se  vit  dénoncé  et  poursuivi 
tout  à  coup  comme  ayant  violé  les  mêmes  statuts  et  encouru  les 
mêmes  peines  que  le  cardinal  Wolsey,  dont  il  avait  reconnu  les 
pouvoirs  de  légat  et  qui  avait  passé  condamnation  là-dessus.  La 
députation  du  clergé,  pour  obtenir  un  plein  pardon,  offrit  un  pré- 
sent de  cent  mille  livres  sterling.  Le  7  février,  Henri  refusa  cette  pro- 
position, à  moins  qu'on  n'introduisît  dans  le  préambule  de  l'acte 
d'offrande  une  clause  qui  reconnaîtrait  le  roi  «  comme  le  protecteur 
et  le  chef  suprême  de  l'église  et  du  clergé  d'Angleterre.  »  La  dépu- 
tation vit  le  nœud  coulant,  elle  eut  peur  d'être  étranglée  tout  d'a- 
bord. On  employa  trois  jours  à  d'inutiles  consultations  :  il  y  eut  des 
conférences  avec  Cromwell  et  les  commissaires  royaux  ;  on  proposa 
des  moyens  qui  furent  rejetés,  et  le  vicomte  Fiochford,  père  d'Anne 
Boleyn,  fut  porteur  d'un  message  positif,  par  lequel  le  roi  déclarait 
ne  vouloir  admettre  aucun  changement  que  l'addition  des  mots 
«  après  Dieu.  »  On  ne  sait  ce  qui  l'engagea  à  céder,  mais,  avec  sa 
permission,  l'archevêque  Warham  de  Cantorbéry  y  introduisit  un 
amendement  qui  passa,  du  consentement  unanime  des  deux  cham- 
bres ou  sections  du  clergé.  A  ce  moyen,  la  donation  se  fit  à  la  ma- 
nière accoutumée  ;  mais  on  inséra,  entre  parenthèses,  dans  l'énu- 
mération  des  motifs  sur  lesquels  on  se  fondait,  la  clause  suivante  : 
«  De  laquelle  église  et  duquel  clergé  nous  reconnaissons  sa  majesté 

1  Lingard,  t.  4,  p.  354  et  seqq.  —  *  lbid.,  t.  6,  p.  232  et  seqq. 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  375 

comme  le  premier  protecteur;  le  seul  et  suprême  seigneur,  et,  autant 
que  le  permet  la  loi  du  Christ,  le  chef  suprême  *.  » 

C'est  ici  le  nœud  coulant  où  va  être  prise  et  muselée  l'église  d'An- 
gleterre. Ces  mots,  autant  que  le  permet  la  loi  du  Christ ,  laissaient 
encore  le  nœud  assez  ample  pour  qu'on  pût  y  passer  et  repasser  la 
tête:  on  espérait  même,  moyennant  cette  clause,  défaire  le  nœud  plus 
tard,  en  montrant  que  la  loi  du  Christ  ne  permet  pas  de  reconnaître 
pour  chef  de  l'Église  les  rois  de  la  terre.  Mais  le  palefrenier  qui  te- 
nait le  bout  de  la  corde  ne  l'entendait  pas  ainsi  ;  il  prétendait,  au 
contraire,  à  la  première  occasion,  supprimer  la  clause,  mettre  sans 
retour  le  licou  à  l'église  d'Angleterre,  et  l'attacher  au  bas  du  trône, 
comme  la  docile  monture  de  sa  majesté. 

Tunstall,  évêque  deDurham,  s'aperçut  du  piège  et  protesta  contre: 
«  Si  cette  clause  ne  contient  rien  de  plus,  si  ce  n'est  que  le  roi  est 
chef  du  temporel,  à  quoi  bon  le  dire,  puisque  tout  le  monde  en  con- 
vient? Si  elle  tend  à  établir  que  le  roi  est  aussi  le  chef  du  spirituel, 
elle  est  contraire  à  la  doctrine  de  l'Église  catholique,  hors  de  laquelle 
il  n'y  a  point  de  salut.  Je  proteste  donc  contre  ce  sens,  et  soumets  le 
tout  au  jugement  de  notre  sainte  mère  l'Église;  je  demande  que  ma 
protestation  soit  inscrite  sur  les  registres  de  l'assemblée,  et  vous  en 
prends  tous  à  témoin  2. 

Guillaume  de  Warham,  archevêque  de  Cantorbéry  et  primat 
d'Angleterre,  lit  une  protestation  semblable,  en  son  nom  et  au  nom 
de  son  église  métropolitaine,  contre  tout  ce  que  les  derniers  statuts 
pouvaient  avoir  de  dérogatoire  ou  de  préjudiciable  au  souverain 
Pontife,  au  Siège  apostolique,  à  la  puissance  ecclésiastique,  en  par- 
ticulier aux  droits,  privilèges  et  libertés  de  l'église  de  Cantorbéry  3. 
Guillaume  de  Warham  mourut  le  23  août  1532,  à  l'âge  de  quatre- 
vingt-trois  ans,  après  vingt-un  ans  de  pontificat;  il  mourut  moins 
encore  de  vieillesse  que  de  douleur  de  voir  la  religion,  qui  depuis  tant 
de  siècles  avait  fait  de  l'Angleterre  l'île  des  saints,  sur  le  point  d'y 
être  renversée  par  l'impureté,  l'avarice  et  l'ambition. 

Henri  Y1II  ne  cherchait  point  encore  précisément  à  briser  avec 
Rome  :  il  voulait  effrayer  le  Pape,  afin  d'en  obtenir  l'approbation  de 
son  divorce.  Le  25  janvier  1533,  le  docteur  Lée,  un  de  ses  chapelains, 
reçut  ordre  de  célébrer  la  messe  de  très-grand  matin  dans  une  cham- 
bre du  palais  :  c'était  pour  marier  Henri  avec  Anne  de  Boulen,  dès 
lors  enceinte.  Le  chapelain  fit  quelque  difficulté;  mais  Henri  l'assura 
que  le  Pape  venait  de  prononcer  en  sa  faveur,  et  que  l'acte  s'entrou- 


1  Wilkins,  Conc.  Anal,  t.  3,  p.  74?,  col.  2.  —  T.  G,  p.  2C2.  —  2  lbid.,  p.  745. 
—  3lbi(l.,  t.  3,  p.  746. 


376  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1Y.  -  De  J517 

vait  dans  son  cabinet l.  Ce  prétendu  mariage  resta  secret  jusque  vers 
Pâques. 

Dans  l'intervalle,  Henri  nomma  Thomas  Cranmer  à  l'archevêché 
de  Cantorbéry.  Marié  d'abord,  Cranmer  était  devenu  prêtre  après 
la  mort  de  sa  femme.  Employé  dans  la  famille  d'Anne  de  Boulen, 
il  écrivit  en  faveur  du  divorce  de  Henri.  Catholique  au  dehors,  il 
était  luthérien  dans  l'âme.  Anne  elle-même  en  tenait  quelque  chose. 
Cranmer  fut  envoyé  en  Italie  et  à  Rome  pour  l'affaire  du  divorce;  et 
il  y  poussa  si  loin  la  dissimulation  de  ses  erreurs,  que  le  Pape  le  fit 
son  pénitencier  en  Angleterre.  De  Rome,  il  passe  en  Allemagne,  y 
abuse  d'une  parente  du  luthérien  Osiandre,  qui  le  contraint  à  l'é- 
pouser. Contracté  avant  les  ordres  sacrés,  ce  second  mariage  l'en  eût 
rendu  incapable  ;  contracté  depuis,  ce  n'était  qu'un  concubinage  sa- 
crilège, qui  le  rendait  indigne  même  de  la  communion  laïque.  Aussi 
eut-il  grand  soin  de  le  tenir  caché,  et  fit-il  transporter  sa  prétendue 
femme  en  Angleterre  dans  une  caisse  percée  de  trous,  afin  qu'elle  y 
pût  respirer.  Voilà  l'homme  que  Henri  VIII  nomma  au  siège  de  saint 
Augustin  et  de  saint  Duntan.  Cranmer  accepta;  le  pape  Clément  VII, 
qui  ne  lui  connaissait  d'autres  erreurs  que  celle  de  soutenir  la  nullité 
du  mariage  de  Henri,  chose  alors  assez  indécise,  accorda  les  bulles 
qu'on  demanda.  Cranmer  ne  craignit  pas  de  se  souiller  en  recevant, 
comme  on  parlait  dans  le  parti  luthérien,  le  caractère  de  la  bête.  A 
son  sacre,  et  devant  que  de  procéder  à  l'ordination,  il  fit  le  serment 
de  fidélité  au  Pape,  comme  tous  les  évêques  catholiques.  Le  protes- 
tant Burnet  assure  qu'il  protesta  fort  en  secret,  que  par  ce  serment 
il  ne  prétendait  nullement  se  dispenser  de  son  devoir  envers  sa  con- 
science, envers  le  roi  et  l'État  ;  protestation  ou  duplicité  fort  inutile, 
car  il  est  exprimé  dans  le  serment  même  qu'on  le  fait  sans  aucun 
préjudice  des  droits  de  son  ordre,  salvo  ordine  meo.  Mais,  outre  ce 
serment  dont  il  prétendait  éluder  la  force,  Cranmer  fit  dans  son  sacre 
d'autres  déclarations  contre  lesquelles  il  ne  réclama  pas  ;  comme  de 
«  recevoir  avec  soumission  les  traditions  des  Pères  et  les  constitu- 
tions du  Saint-Siège  apostolique  ;  de  rendre  obéissance  à  saint  Pierre 
en  la  personne  du  Pape,  son  vicaire,  et  de  ses  successeurs,  selon 
l'autorité  canonique;  de  garder  la  chasteté  2,  »  ce  qui,  dans  le  des- 
sein de  l'Église,  expressément  déclaré  dès  le  temps  qu'on  y  reçoit  le 
sous-diaconat,  emportait  le  célibat  et  la  continence.  Cranmer  dit  la 
messe,  selon  la  coutume,  avec  son  consacrant,  et  depuis  durant  trente 
ans  entiers.  En  faisant  des  prêtres,  il  leur  donna  le  pouvoir  «  de 
changer  parla  sainte  bénédiction  le  pain  et  le  vin  au  corps  et  au  sang 

1  Lingard,  p.  278   —  2  Pont.  Rom.,  in  consecr.  episc. 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  377 

de  Jésus-Christ,  et  d'offrir  le  sacrifice  et  dire  la  messe  tant  pour  les 
vivants  que  pour  les  morts.  »  Voilà  donc  Cranmer,  le  patriarche  de 
l'église  anglicane,  le  voilà  tout  ensemble  luthérien,  marié,  cachant 
son  mariage,  archevêque  selon  le  pontificat  romain,  soumis  au  Pape, 
dont  en  son  cœur  il  abhorrait  la  puissance,  disant  la  messe,  qu'il  ne 
croyait  pas,  et  donnant  pouvoir  de  la  dire.  A  coup  sûr,  s'il  est  une 
primauté  parmi  les  hypocrites,  Cranmer  peut  y  prétendre. 

C'est  ainsi  que,  d'après  les  protestants  Burnet  et  Cobbet,  il  débuta 
sur  le  siège  primatial  de  Cantorbéry.  Dès  le  mois  d'avril  1533,  par 
son  autorité  archiépiscopale,  il  écrivit  au  roi  une  grave  lettre  sur  son 
mariage  incestueux  avec  Catherine  :  mariage  disait-il,  qui  scandali- 
sait tout  le  monde  ;  et  lui  déclarait  que,  pour  lui,  il  n'était  pas  ré- 
solu à  souffrir  un  si  grand  scandale.  En  conséquence,  il  le  suppliait, 
au  nom  de  la  nation  et  du  salut  de  son  âme,  de  lui  accorder  la  per- 
mission d'examiner  la  question  du  divorce,  en  lui  représentant  quel 
danger  il  y  aurait  pour  lui  de  continuer  plus  longtemps  à  vivre  dans 
l'inceste.  Le  roi  consentit  de  la  manière  la  plus  gracieuse  à  prendre 
en  considération  cet  avis  du  pieux  primat  de  son  royaume.  Dans  la 
vive  inquiétude  pour  le  salut  de  son  âme  royale,  et  en  sa  qualité  de 
chef  de  l'Église,  il  crut  devoir  accéder  sans  délai  aux  prières  de  son 
père  spirituel  Cranmer.  La  reine  Catherine,  qui  avait  reçu  ordre  de 
quitter  la  cour,  habitait  alors  un  château  dans  le  comté  de  Berford, 
non  loin  deDunstable.  C'est  là  que  Cranmer  transporte  son  tribunal, 
là  qu'il  cite  le  roi  et  la  reine  devant  lui  :  on  procède.  La  reine  ne 
comparaît  pas  ;  l'archevêque,  par  contumace,  déclare  le  mariage  nul 
dès  le  commencement,  et  n'oublie  pas  de  prendre  dans  sa  sentence 
la  qualité  de  légat  du  Saint-Siège,  selon  la  coutume  des  archevêques 
de  Cantorbéry. 

Cranmer,  de  retour  à  Londres,  fit  part  au  roi  des  résultats  du  pro- 
cès, et  le  supplia  gravement,  avec  le  ton  d'hypocrisie  qui  le  caracté- 
risait, de  se  résigner  à  la  volonté  de  Dieu,  que  lui  faisait  connaître  la 
décision  de  sa  cour  spirituelle,  rendue  conformément  aux  lois  de  la 
sainte  Église.  Henri  VIII  était  déjà,  comme  on  le  pense  bien,  tout 
résigné  d'avance.  Cranmer  tint  ensuite  une  autre  cour  à  Lambeth, 
dans  laquelle  il  déclara  que  le  roi  était  légalement  marié  à  Anne  de 
Boulen,  et  où  il  confirma  ce  mariage  en  vertu  de  l'autorité  qu'il  tenait 
du  successeur  des  apôtres.  Nous  verrons  bientôt  ce  même  archevêque 
déclarer,  en  vertu  de  la  même  autorité,  que  le  second  mariage  du 
monarque  était  radicalement  nul  et  de  nul  effet,  et  que  le  fruit  en 
était  illégitime  *. 

1  Cobbel,  Hist.  delà  Reforme  ^Angleterre  —  Buinct,  apud  Bossuet,  Variât., 
t.  7. 


378  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

A  Rome,  l'empereur  Charles-Quint  et  son  frère,  le  roi  Ferdinand, 
importunaient  journellement  le  Pape,  afin  qu'il  rendît  justice  à  la 
reine  Catherine,  et  ses  propres  ministres  l'engageaient  à  venger  l'in- 
sulte laite  à  l'autorité  du  Saint-Siège  :  mais,  dit  un  historien  anglais, 
l'irrésolution  de  son  esprit  et  sa  partialité  pour  le  roi  d'Angleterre 
l'entraînaient  à  écouter  les  insinuations  des  ambassadeurs  français, 
qui  lui  proposaient  des  mesures  de  réconciliation  et  de  douceur. 
Enfin,  comme  il  fallait  faire  quelque  chose,,  il  annula  la  sentence 
portée  par  Crammer,  parce  que  la  sentence  était  pendante  devant  lui, 
et  menaça  d'excommunication  Henri  et  Anne  s'ils  ne  s'étaient  sé- 
parés avant  la  fin  de  septembre,  ou  n'avaient  déclaré  par  leurs  pro- 
cureurs les  motifs  d'après  lesquels  ils  entendaient  être  considérés 
comme  mari  et  femme.  Lorsque  le  mois  de  septembre  arriva,  il  pro- 
longea le  délai  jusqu'à  la  fin  d'octobre,  et  vint  trouver  François  Ier  à 
Marseille,  dans  la  croyance  qu'il  pourrait  effectuer  une  réconciliation 
entre  Henri  et  l'Église  romaine.  Henri  y  envoya  des  ambassadeurs, 
mais  sans  aucun  pouvoir  de  traiter  ;  il  en  envoya  un  autre,  mais  pour 
appeler  du  Pape  au  concile  général.  Toutefois,  il  renoua  la  négo- 
ciation avec  le  Pape,  par  l'intermédiaire  de  l'évêque  de  Paris,  qui 
se  rendit  pour  cet  effet  à  Rome.  Pressé  ainsi,  d'un  côté  par  les  rois 
de  France  et  d'Angleterre,  de  l'autre  par  l'empereur  et  le  roi  de 
Hongrie,  Clément  VII  tint  un  consistoire  le  23  mars  1534.;  sur  vingt- 
deux  cardinaux,  dix-neuf  se  prononcèrent  pour  la  validité  du  ma- 
riage de  Catherine,  trois  seulement  proposèrent  un  nouveau  délai. 
Clément  lui-même  ne  s'attendait  pas  à  ce  résultat;  mais  il  accéda, 
quoiqu'à  regret,  à  l'opinion  d'une  si  nombreuse  majorité  ;  et  l'on 
prononça  une  sentence  définitive  qui  déclarait  le  mariage  légi- 
time et  valide,,  condamnait  la  procédure  contre  Catherine,  comme 
injuste,  et  ordonnait  au  roi  de  la  reprendre  en  qualité  de  femme 
légitime.  Toutefois,  Clément  défendit  la  publication  de  son  décret 
avant  Pâques,  et  consulta  sur  les  moyens  les  plus  convenables 
pour  apaiser  le  roi  d'Agleterre  et  détourner  l'effet  de  son  ressen- 
timent. 

Mais,  en  réalité,  dit  l'historien  Lingard,  il  importait  peu  que  Clé- 
ment eût  prononcé  pour  ou  contre  Henri.  Le  dé  était  déjà  jeté.  Au 
moment  où  l'évêque  de  Paris  quittait  le  cabinet  de  Londres,  les  plus 
violents  conseils  commençaient  à  s'y  faire  entendre,  et  l'on  y  prenait 
la  résolution  d'élever  dans  le  royaume  une  autre  église,  indépendante 
et  séparée.  On  permettait,  à  la  vérité,  au  prélat  de  négocier  avec  le 
Pontife,  mais  en  même  temps  on  débattait  et  on  approuvait,  en  par- 
lement, les  actes  les  plus  dérogatoires  aux  droits  du  Pape  ;  et  le 
royaume  était  arraché  à  la  communion  de  Rome,  par  l'autorité  lé- 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  379 

gislative,  longtemps  avant  que  la  sentence  portée  par  Clément  fût 
parvenue  à  la  connaissance  de  Henri  *. 

L'historien  anglais  ajoute  :  «  On  croit  généralement,  sur  l'autorité 
de  Fra  Paolo  et  de  Dubellay,  frère  de  l'évêque  de  Paris,  que  la  sé- 
paration provint  de  la  précipitation  de  Clément.  Ils  disent  que  le 
prélat  demanda  du  temps  pour  recevoir  la  réponse  de  Henri,  qu'il 
espérait  être  favorable  ;  qu'on  lui  refusa  le  court  délai  de  six  jours, 
et  que,  deux  jours  après  la  sentence,  il  arriva  un  courrier  porteur 
des  dépêches  les  plus  conciliantes.  Il  est  certain  que  l'évêque  atten- 
dait une  réponse  à  sa  lettre,  et  très-probable  qu'il  arriva  un  courrier 
après  la  sentence  ;  mais  1°  il  est  douteux  qu'il  ait  demandé  un  délai 
jusqu'à  l'arrivée  du  courrier,  car,  dans  la  narration  qu'il  donne  lui- 
même  de  ses  démarches,  il  n'en  fait  aucune  mention,  et  au  lieu  de 
s'être  rendu  au  consistoire  pour  le  demander,  il  était  certainement 
absent,  et  il  se  rendit  ensuite  auprès  du  Pape,  afin  de  savoir  le  ré- 
sultat ;  2°  il  est  certain  que  la  réponse  portée  par  le  courrier  était 
défavorable,  parce  que  toutes  les  actions  de  Henri,  vers  l'époque  où 
il  le  dépêcha,  prouvent  sa  détermination  de  se  séparer  entièrement 
de  la  communion  papale  ;  3°  la  sentence  portée  par  Clément  ne 
pouvait  être  cause  de  cette  séparation,  puisque  le  bill  qui  abolissait 
le  pouvoir  des  Papes  dans  le  royaume  fut  présenté  à  la  chambre  des 
communes  au  commencement  de  mars,  transmis  aux  lords  la  se- 
maine suivante,  approuvé  cinq  jours  avant  l'arrivée  du  courrier  à 
Rome,  et  reçut  la  sanction  royale  cinq  jours  après.  L'approbation  de 
la  chambre  des  pairs  est  du  20  mars,  le  courrier  était  arrivé  à  Rome 
le  25,  et  la  sanction  du  roi  est  du  30.  Il  n'est  pas  possible  qu'une 
opération  faite  à  Rome  le  23  ait  pu  déterminer  le  roi  à  donner  son 
assentiment  le  30  2.  » 

L'attention  du  parlement  fut  appelée  de  l'établissement  de  la  su- 
prématie du  roi  à  la  succession  au  trône  ;  et  par  un  autre  acte,  le 
mariage  entre  Henri  et  Catherine  fut  déclaré  illégal  et  invalide,  et 
son  union  avec  Anne  de  Roulen  légale  et  régulière  :  on  exclut  de  la 
succession  la  première  descendance  du  roi,  et  la  seconde  fut  déclarée 
habile  à  hériter  de  la  couronne.  On  déclara  haute  trahison  toute  ten- 
tative faite  pour  diffamer  ce  mariage,  ou  porter  préjudice  à  la  succes- 
sion des  héritiers  qui  en  proviendraient  ;  et  l'on  ordonna  à  tous  les 
sujets  majeurs  du  roi  de  prêter  serment  d'obéissance  à  cet  acte,  sous 
la  peine  infligée  à  la  non-révélation. 

Les  deux  hommes  les  plus  recommandables  de  l'Angleterre  s'éta- 
taient  constamment  opposés  au  divorce,  l'évêque  de  Rochester  et  le 

1  Lingard,  t.  G,  p.  293.  —  2  Ibid.,  t.  G,  1.  29?,  note. 


380  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  I5l7 

chancelier.  La  réputation  de  Fisher  et  de  Morus  était  grande  non- 
seulement  en  Angleterre,  mais  sur  le  continent;  et  les  plus  ardents 
adversaires  du  divorce  avaient  l'habitude  de  dire  qu'ils  suivaient 
l'opinion  de  ces  deux  hommes  célèbres.  Morus  avait  donné  sa  dé- 
mission de  chancelier  quand  il  vit  la  direction  funeste  que  prenait  le 
gouvernement.  Ils  furent  cités  tous  deux  devant  le  conseil  du  roi, 
présidé  par  Cromwell,  et  on  leur  demanda  s'ils  consentaient  à  faire 
le  nouveau  serment  de  succession.  Mais,  outre  la  succession  au  trône, 
ce  serment  comprenait  encore  la  reconnaissance  du  divorce  et  de  la 
suprématie.  Morus  offrit  de  faire  le  serment  quant  à  la  succession, 
mais  non  quant  au  reste.  On  lui  intima  qu'à  moins  qu'il  ne  donnât 
les  motifs  de  son  refus,  on  attribuerait  ce  refus  à  son  obstination.  — 
Morus  :  Ce  n'est  point  par  obstination,  mais  dans  la  crainte  de 
blesser.  Donnez-moi  une  suffisante  garantie  que  le  roi  ne  s'en  offen- 
sera pas,  et  j'expliquerai  mes  raisons.  —  Cromwell  :  La  garantie  du 
roi  ne  vous  sauvera  pas  des  peines  établies  par  le  statut.  —  Morus  : 
En  ce  cas,  je  me  confierai  à  l'honneur  de  sa  majesté  ;  mais,  cepen- 
dant, il  me  semble  que,  si  je  ne  puis  pas  déduire  mes  motifs  sans 
péril,  ce  n'est  pas  une  obstination  de  les  taire.  —  Cranmer  :  Vous 
dites  que  vous  ne  blâmez  personne  de  faire  le  serment.  Il  est  alors 
évident  que  vous  n'êtes  pas  convaincu  qu'il  soit  blâmable  de  le  faire; 
mais  vous  devez  être  convaincu  qu'il  est  de  votre  devoir  d'obéir  au 
roi.  En  refusant  néanmoins  de  le  faire,  vous  préférez  ce  qui  est  in- 
certain à  ce  qui  est  certain.  —  Morus  :  Je  ne  blâme  personne  de  faire 
le  serment,  parce  que  je  ne  connais  ni  leurs  raisons  ni  leurs  motifs  ; 
mais  je  me  blâmerais  moi-même,  parce  que  je  sais  que  j'agirais 
contre  ma  conscience.  Et  vraiment  cette  façon  de  raisonner  nous 
aplanirait  toute  difficulté  :  toutes  les  fois  que  les  docteurs  ne  seraient 
pas  d'accord,  on  n'aurait  qu'à  obtenir  le  commandement  du  roi  pour 
l'un  ou  l'autre  côté  de  la  question,  et  cela  serait  toujours  bien.  — 
L'abbé  de  Westminster  :  Mais  vous  devez  croire  que  votre  conscience 
est  erronée  quand  vous  avez  contre  vous  tout  le  conseil  de  la  na- 
tion. —  Morus  :  Je  le  croirais  si  je  n'avais  pour  moi  un  plus  grand 
conseil  encore,  tout  le  conseil  de  la  chrétienté  i.  Ces  réponses,  sur- 
tout la  dernière,  respirent  la  sagesse  et  la  constance  des  martyrs. 

Depuis  sa  démission  de  la  chancellerie,  Morus  partageait  tout  son 
temps  entre  la  prière,  l'étude  et  les  soins  de  sa  famille.  Sur  son  refus 
de  prêter  le  serment  de  suprématie,  autrement  d'apotasier,  il  fut  en- 
fermé à  la  Tour  de  Londres,  privé  de  ses  livres,  qui  faisaient  sa  plus 
douce  consolation,  et  réduit  à  vendre  ses  meubles  pour  faire  subsister 

1  Œuvres  de  Mure,  p.  iY!V,  1447. 


â  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  381 

ses  nombreux  enfants.  Les  menaces,  les  insinuations  les  plus  cap- 
tieuses, les  offres  les  plus  séduisantes  échouèrent  contre  sa  fermeté. 
Sa  femme  le  conjurant  de  se  soumettre  à  la  volonté  de  Henri  VIII, 
pour  l'intérêt  de  ses  enfants  :  «  Ah  !  ma  femme,  lui  dit-il,  voulez- 
vous  que  j'échange  l'éternité  avec  vingt  années  que  je  peux  encore 
avoir  à  vivre?  »  Quand  on  vint  lui  annoncer  sa  sentence  de  mort, 
celui  qui  était  chargé  de  la  lui  notifier  lui  fit  valoir  comme  une 
marque  singulière  de  la  clémence  du  roi,  qu'il  avait  commué  la  peine 
de  la  potence  en  celle  de  la  décapitation.  «  Dieu  préserve  mes  amis 
d'une  pareille  faveur!  lui  répondit-il.  J'espère  que  mes  enfants  n'en 
auront  pas  besoin.  »  Après  la  lecture  de  la  sentence,  il  reprit  son 
flegme  ordinaire;  il  renouvela  sa  profession  de  foi  sur  la  suprématie, 
comme  contraire  à  la  loi  évangélique  qui  a  eonféré  la  primauté  à 
saint  Pierre  et  ses  successeurs  ;  à  la  tradition  de  tous  les  siècles,  où 
l'on  ne  trouvait  pas  un  seul  docteur  qui  fût  d'avis  qu'un  laïque  pût 
être  le  chef  de  l'Église  ;  à  toutes  les  lois  d'Angleterre,  spécialement 
à  la  grande  charte,  qui  avait  reconnu  tous  les  droits  du  souverain 
Pontife,  tels  qu'ils  existaient  à  l'époque  où  elle  fut  faite;  au  serment 
par  lequel  le  roi  s'était  engagé,  à  son  sacre,  de  maintenir  et  défen- 
dre les  droits  de  l'Église. 

Morus  chérissait  tendrement  sa  fille  Marguerite,  à  qui  il  avait  ap- 
pris le  grec  et  le  latin.  Elle  l'attendait  au  sortir  de  la  salle  où  il  venait 
d'être  condamné  à  mort,  se  jeta  à  son  cou,  en  s'écriant  au  milieu 
des  sanglots  :  Quoi  !  mon  père,  vous  allez  mourir  innocent  !  —  Mais, 
ma  fille,  lui  dit-il  en  souriant,  voudrais-tu  que  je  mourusse  cou- 
pable? II  l'embrassa  avec  tendresse  et  lui  donna  sa  bénédiction.  La 
veille  de  sa  mort,  il  lui  écrivit  avec  du  charbon,  pour  lui  mander 
que  bientôt  il  ne  serait  plus  à  la  charge  de  personne  ;  qu'il  brûlait  du 
désir  de  voir  son  Dieu  et  de  mourir  le  lendemain,  qui  était  l'octave 
du  prince  des  apôtres  et  la  translation  de  saint  Thomas  -de  Cantor- 
béry,  auquel  il  avait  eu  toute  sa  vie  une  dévotion  particulière.  Ses 
vœux  furent  exaucés  :  le  lendemain,  sixième  de  juillet  1535,  fut  le 
jour  de  son  martyre.  Arrivé  au  pied  de  l'échafaud,  comme  l'échelle 
n'était  pas  commode,  il  dit  à  un  des  valets  du  bourreau  :  Donne-moi 
la  main  pour  monter,  je  n'en  aurai  pas  besoin  pour  descendre.  Après 
avoir  fini  sa  prière  et  chanté  le  psaume  Miserere,  il  prit  le  peuple  à 
témoin  qu'il  mourait  dans  la  profession  de  la  foi  catholique,  aposto- 
lique et  romaine.  Le  bourreau  le  pria  de  lui  pardonner  sa  mort.  Mo- 
rus l'embrassa  et  lui  dit  :  Tu  me  rends  aujourd'hui  le  plus  grand 
service  qui  soit  au  pouvoir  d'un  mortel  ;  mais,  ajouta-t-il  en  lui 
mettant  à  la  main  une  pièce  de  monnaie,  mon  cou  est  si  court,  que 
je  crains  qu'il  ne  te  fasse  pas  grand  honneur  dans  ta  profession.  Il 


3S2  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

reçul  ainsi  la  mort  avec  la  joie  et  la  constance  des  anciens  martyrs. 
Sa  tète  fut  exposée  pendant  quatorze  jours  sur  le  pont  de  Londres, 
d'où  sa  fille  Marguerite  la  fit  enlever  el  enterrer  à  Saint-Dimstan  de 
Cantorbéry,  et  son  corps  dans  l'église  de  Chelsea.  «  Pour  ce  qui  re- 
garde la  justice,  le  désintéressement,  l'humilité  el  la  véritable  géné- 
rosité, dit  le  protestant  liapin  Thoiras,  Morus  était  un  modèle  au 
siècle  oii  il  vivait  l.  » 

L'évêque  de  Rochester,  son  ami,  l'avait  précédé  de  quelques  se- 
maines au  martyre.  Arrêté  en  1 534  el  mis  à  la  Tour  de  Londres,  Jean 
Fisher  y  fut  traité  cruellement  malgré  son  grand  âge,  il  était  octogé- 
naire :  on  le  dépouilla  de  ses  habits,  on  le  revêtit  de  haillons  qui  cou- 
vraient à  peine  sa  nudité.  Mais,  quelque  effort  qu'on  fit,  on  ne  put  ni 
lasser  sa  patience  ni  ébranler  sa  foi.  Il  passa  un  an  dans  cette  péni- 
ble et  douloureuse  situation.  Paul  III,  successeur  de  Clément  VII, 
instruit  des  rigueurs  qu'on  exerçait  envers  lui.  voulut  le  dédommager 
par  une  marque  éclatante  d'estime,  et  le  créa  cardinal  le  douze  mai 
1430  :  cette  faveur  ne  fit  qu'aggraver  le  sort  de  Fisher  et  hâter  sa 
perte.  Henri  VIII  s'écria  :  Paul  peut  lui  envoyer  le  chapeau,  j'aurai 
soin  qu'il  n'ait  pas  de  tête  pour  le  porter.  La  vénération  qu'autrefois 
il  marquait  au  saint  et  vieux  prélat  semblait  s'être  changée  en  une 
haine  cruelle.  Le  pontife  et  cardinal  octogénaire  fut  condamné  à 
mort  le  dix-septième  de  juin,  comme  coupable  de  haute  trahison, 
pour  avoir  dit  que  le  roi  n'était  pas  le  chef  de  l'Eglise.  1!  fut  décapité, 
comme  un  autre  Jean-Baptiste  par  un  autre  Hérode,  le  vingt-deux  du 
même  mois.  Non  content  de  cette  exécution  du  saint  vieillard,  Henri 
ordonna  que  son  corps  fût  dépouille  et  exposé  pendant  quelques 
heures  aux  outrages  de  la  populace,  puis  enterré  sans  cercueil  ni 
drap  mortuaire  2. 

L'emprisonnement  et  le  supplice  de  Fisher  et  du  chancelier  ré- 
pandirent la  terreur  :  on  ne  vit  pas  un  seul  évêque  imiter  la  con- 
stance de  c  luide  Rochester.  Tous  se  montrèi  sns  muets,  n'o- 
sant aboyer  contre  les  loups  et  les  larrons.  Que  dis-je?  le  grand 
nombre  eut  la  lâcheté,  sur  l'ordre  de  Henri ,  de  monter  en  chaire 
pour  prêcher  l'apostasie  tous  les  dimanches,  savoir,  que  le  roi  était 
le  véritable  chef  de  l'Église,  et  le  successeur  de  Pierre  un  usurpateur. 
Ce  ne  fu  [ue  dans  certains  ordres  religieux  qu'on  vit  en  assez 
grand  nombre  des  hommes  fidèles.  Écoutons  le  protestant  Cobbet. 

a  Le  devoir  le  plus  sacre  d'un  historien  est  de  signaler  à  l'estime 

et  à  l'admiration  de  la  postérité  les  hommes  qui  osent  embrasser  la 

de  l'innocence  contre  les  méchants  armés  du  pouvoir.  Je 

1  Lingard,  Biogr,  unir.  Sander.  —  -  Lingard.  Fuller.  Bi ogr.  unir. 


à  1515  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  3S3 

ferai  donc  ici  une  mention  particulière  de  deux  religieux  franciscains, 
nommés  Peyto  et  Elstow.  Le  premier,  prêchant  un  jour  devant  le 
roi,  quelque  temps  après  son  mariage  avec  Anne  de  Boulen,  et  pre- 
nant pour  texte  le  passage  du  premier  livre  des  Rois,  dans  lequel 
Michée  prophétise  contre  Achah,  qui  était  entouré  de  flatteurs  et  de 
prophètes  imposteurs,  ne  craignit  pas  de  dire  :  «  Je  suis  Michée  ; 
vous  me  détesterez,  parce  que  je  suis  forcé  de  déclarer  que  ce  ma- 
riage est  illégal.  Je  n'ignore  pas  que  je  mangerai  le  pain  de  l'afflic- 
tion et  que  je  boirai  l'eau  de  la  douleur  ;  mais  puisque  le  Seigneur 
m'a  mis  cette  vérité  dans  la  bouche,  je  la  dirai.  Vos  flatteurs  sont  les 
quatre  cents  prophètes  dont  l'esprit  menteur  cherche  à  vous  tromper. 
En  vous  laissant  séduire,  prenez  garde  de  ne  pas  subir  un  jour  le 
châtiment  d'Achab,  dont  les  chiens  burent  le  sang.  »  Le  roi  ne  parut 
faire  aucune  attention  à  ce  reproche  ;  mais  le  dimanche  suivant,  un 
certain  Curwin  prêcha  dans  le  même  lieu,  devant  le  roi,  et  traita 
Peyto  de  chien,  de  calomniateur,  de  vil  moine  mendiant,  de  rebelle 
et  de  traître,  ajoutant  qu'il  s'était  enfui  de  honte  et  de  peur.  Dans  ce 
moment,  Elstow,  qui  était  présent,  et  qui  appartenait  à  la  même  con- 
grégation que  Peyto ,  apostrophant  Curwin  à  haute  voix  ,  lui  dit  : 
«  Mon  bon  monsieur,  vous  savez  aussi  bien  que  qui  que  ce  soit  que 
Peyto  est  allé  assister  à  un  synode  provincial  à  Cantorbéry,  et  que  ce 
n'est  pas  la  crainte  que  vous  ou  tout  autre  lui  inspirez  qui  l'a  fait 
fuir,  car  il  reviendra  demain.  Mais,  en  attendant,  me  voici,  comme 
un  autre  Michée,  prêt  à  sacrifier  ma  vie  pour  soutenir,  devant  Dieu 
et  tous  les  juges  impartiaux,  ce  qu'il  a  avancé  d'après  les  saintes 
Ecritures.  Et  c'est  toi,  Curwin,  que  je  défie  à  ce  combat;  car  tu  es 
un  des  quatre  cents  faux  prophètes  dont  l'esprit  de  mensonge  s'est 
emparé,  et  qui  cherchent  à  établir,  par  l'adultère,  une  succession  qui 
devra  conduire  le  roi  à  la  perdition  éternelle.  » 

«  Stowe,  qui  rapporte  ce  fait  dans  sa  chronique,  dit  qu'EIstow 
s'échauffa  tellement,  qu'on  ne  parvint  à  lui  imposer  silence  qu'en  lui 
en  donnant  l'ordre  formel  au  nom  du  roi.  Le  jour  suivant,  les  deux 
religieux  furent  mandés  devant  le  roi  et  son  conseil.  Henri  les  répri- 
manda fortement,  et  leur  dit  qu'ils  mériteraient  d'être  mis  dans  un 
sac  et  précipités  dans  la  Tamise.  — Réservez  de  semblables  menaces, 
reprit  Elstow  en  souriant,  pour  les  riches  et  les  gourmands  vêtus  de 
pourpre,  qui  font  bonne  chère  et  mettent  tout  leur  espoir  dans  ce  bas 
monde.  Quant  à  nous,  loin  d'en  faire  aucun  cas,  nous  nous  réjoui- 
rons d'avoir  été  chassés  d'ici  pour  avoir  fait  notre  devoir.  Au  reste, 
et  Dieu  en  soit  loué!  nous  savons  que  le  ciel  nous  est  ouvert,  soit 
que  nous  y  arrivions  par  terre  ou  par  mer. 

«  En  vérité,  conclut  le  protestant  Cobbet,  on  ne  saurait  trop  ad- 


384  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  -  De  1517 

mirer  la  conduite  de  ces  deux  religieux.  Si  les  évêques  ou  seulement 
le  quart  d'entre  eux  avaient  montré  autant  de  courage,  le  tyran  au- 
rait été  arrêté  au  milieu  d'une  carrière  où  il  allait  se  précipiter  de 
crimes  en  crimes.  Mais  la  résistance  de  ces  deux  pauvres  religieux 
fut  la  seule  qu'éprouva  sa  volonté  de  fer  :  circonstance  qui  devrait 
suflire  pour  nous  engager  à  hésiter  avant  de  parler  de  Y  ignorance  et 
de  la  superstition  des  moines.  Dans  la  conduite  de  Peyto  et  d'Elstow, 
il  n'y  avait  pas  de  fanatisme  ;  ils  n'étaient  que  les  défenseurs  de  la 
morale,  dans  la  cause  d'une  personne  qu'ils  n'avaient  jamais  per- 
sonnellement connue  ;  ils  étaient  certains  d'encourir  les  peines  les 
plus  sévères,  peut-être  même  la  mort;  et  cependant  ils  ne  balancè- 
rent pas  un  instant.  Je  ne  crois  pas,  en  vérité,  que  l'histoire  ancienne 
ou  moderne  offre  un  trait  d'héroïsme  qui  l'emporte  sur  celui-ci  l.  » 
On  renvoya  Peyto  et  Elstow  ;  mais  on  s'aperçut  bientôt  que  tout 
leur  ordre  était  animé  des  mêmes  sentiments,  et  Henri  jugea  néces- 
saire de  réduire  au  silence  cette  opposition,  si  l'on  ne  pouvait  la  ra- 
mener à  ses  vues.  Tous  les  Franciscains  de  l'étroite  observance  furent 
chassés  de  leurs  monastères,  et  dispersés,  les  uns  en  différentes  pri- 
sons, les  autres  dans  les  maisons  des  frères  conventuels.  Il  en  périt 
plus  de  cinquante  dans  l'horreur  des  cachots  ;  le  reste  fut  banni  en 
France  et  en  Ecosse. 

Les  enfants  de  saint  Bruno  se  montrèrent  comme  les  fidèles  en- 
fants de  saint  François.  Les  prieurs  des  trois  chartreuses  de  Londres, 
d'Axiholm  et  de  Belval  se  rendirent  auprès  de  Cromwell,  pour  lui 
exposer  les  objections  de  leur  conscience  à  la  reconnaissance  de  la 
suprématie  du  roi.  De  sa  maison,  il  les  envoya  en  prison  et  les  mit 
en  jugement,  comme  ayant  refusé  au  souverain  les  honneurs,  le  pro- 
tocole et  la  qualification  de  sa  dignité  royale,  ce  qui  constituait  le 
crime  de  haute  trahison.  Les  jurés  cependant  ne  pouvaient  se  per- 
suader que  des  hommes  d'une  vertu  aussi  reconnue  se  fussent  rendus 
coupables  d'un  pareil  délit.  Lorsque  Cromwell  envoya  vers  eux,  afin 
de  hâter  leur  détermination,  ils  demandèrent  un  autre  jour  pour  dé- 
libérer :  quoiqu'un  second  message  les  menaçât  eux-mêmes  de  la 
punition  réservée  aux  prisonniers,  les  jurés  refusèrent  de  se  déclarer 
en  faveur  de  la  couronne  ;  et  le  ministre  fut  obligé  de  se  rendre  au 
milieu  d'eux,  de  discuter  le  cas  avec  eux  en  particulier,  et  d'appeler 
la  terreur  à  l'aide  de  ses  arguments,  pour  en  obtenir,  à  leur  grand 
regret,  une  déclaration  de  culpabilité.  Cinq  jours  après,  cinq  mai  K>.'i:>, 
les  prieurs,  avec  Reynold,  moine  de  Syon,  et  un  prêtre  séculier,  fu- 
rent exécutés  à  Tyburn  ;  ils  furent  bientôt  suivis  de  trois  moines  de 

1  Cobbet,  ïïist.  de  la  Réforme  d'Angleterre,  lettre  3. 


à  15i5  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  385 

la  chartreuse,  qui  avaient  sollicité  vainement  la  permission  de  leur 
donner  les  consolations  de  la  religion  avant  leur  mort.  La  sentence 
fut  exécutée  avec  la  plus  barbare  exactitude,  le  18rae  de  juin.  On  les 
pendit  d'abord,  on  les  décrocha  vivants,  on  leur  arracha  les  entrailles 
et  on  les  démembra  *. 

Après  ces  sanglantes  exécutions,  le  clergé  d'Angleterre  parut  ne 
conserver  plus  ni  cœur  ni  âme,  et  avoir  oublié  complètement  l'exem- 
ple des  saints  et  des  martyrs  :  l'apostasie  fut  générale.  Chacun  jura 
la  suprématie  spirituelle  du  roi ,  et  on  n'osa  plus  s'y  opposer.  Le 
clergé  d'York  ayant  représenté  timidement  que  l'Église  avait  au 
moins  reçu  du  Christ  l'administration  des  sacrements,  Henri  fit  ré- 
ponse :  que  les  sacrements  en  eux-mêmes  ne  dépendent  que  du  Christ, 
et  non  d'aucun  chef  mondain  ni  temporel  ;  mais  que  les  hommes 
qui  les  administrent ,  les  actes  extérieurs  qu'ils  font  pour  cela,  la 
manière  dont  ils  doivent  les  faire,  étant  choses  temporelles,  dépen- 
dent absolument  du  roi  2.  On  le  leur  fit  bien  voir. 

Déjà  nous  avons  appris  à  connaître  ce  fils  de  forgeron,  Thomas 
Cromwell,  qui  se  glorifiait  de  n'avoir  ni  foi  ni  loi ,  ni  morale  ni  con- 
science, si  ce  n'est  d'étudier  et  de  flatter  les  passions  du  prince,  pour 
s'élever  lui-même  par  ce  honteux  moyen.  Eh  bien  !  de  même  que 
Jésus -Christ  a  donné  saint  Pierre  pour  vicaire  à  sa  place  au  clergé 
catholique  et  à  l'Église  universelle  ;  de  même,  par  une  singerie  in- 
fernale, le  nouvel  Antiochus,  Henri  VIII ,  donna  pour  vicaire  à  sa 
place  au  clergé  et  à  l'église  d'Angleterre,  cet  athée,  cet  impie  de 
Thomas  Cromwell.  Le  sang  de  Fisher  et  de  Morus  fumait  encore, 
lorsqu'il  fut  nommé,  suivant  les  termes  mêmes  de  l'ordonnance, 
«  vice-gérant  royal ,  vicaire  général  et  principal  commissaire,  avec 
toute  l'autorité  spirituelle  appartenant  au  roi  comme  chef  de  l'Église, 
pour  l'administration  de  la  justice  dans  tous  les  cas  qui  dépendaient 
de  la  juridiction  ecclésiastique  et  de  la  pieuse  réformation,  ainsi  que 
du  redressement  des  erreurs,  hérésies  et  abus  dans  ladite  église 3.  » 
En  cette  qualité  de  vicaire  spirituel  du  roi  ou  pape  anglais,  Thomas 
Cromwell,  qui  n'était  que  laïque,  eut  la  préséance  sur  tous  les  lords 
spirituels  et  temporels,  et  la  présidence  des  assemblées  du  clergé,  où. 
bien  souvent  il  se  faisait  remplacer  par  ses  secrétaires  avec  les  mêmes 
prérogatives  4.  Ainsi  les  évêques  et  les  prêtres  d'Augleterre,  qui,  par 
lâcheté  ou  par  des  motifs  plus  criminels  encore,  s'étaient  soustraits  à 
l'autorité  divine  et  paternelle  du  successeur  de  saint  Pierre,  du  vi- 

1  Lingard,  t.  6,  p.  313  et  seqq.  —  Chauncey.  Pôle.  Strype.  —  2  Lingard. 
Henri  VIII,  t.  G,  c.  4.  —  3  Wiikins,  Concil.,  t.  3,  p.  784.  —  »  Lingard,  ubi 
sxiprà. 

xxin.  25 


386  HISTOIRE  UNIVERSELLE    LLiv.LXXXlY.  -  De  1517 

caire  de  Jésus-Christ,  se  virent  dégradés  et  foulés  aux  pieds  d'un 
impie,  d'un  athée. 

Leur  dégradation,  toutefois,  ne  parut  pas  encore  assez  profonde. 
On  résolut  de  mettre  à  l'épreuve  leur  servile  soumission,  et  de  leur 
arracher  la  reconnaissance  explicite  qu'ils  ne  tenaient  pas  leur  au- 
torité du  Christ,  mais  qu'ils  étaient  les  délégués  accidentels  du  roi 
ou  de  la  reine.  Il  nous  reste,  à  ce  sujet,  une  lettre  singulière  de  Leig 
et  d'Aprice,  deux  créatures  de  Cromvvell,  à  leur  maître.  Sous  pré- 
texte que  la  plénitude  de  la  juridiction  ecclésiastique  résidait  en 
lui,  comme  vicaire  général,  ils  demandaient  que  les  pouvoirs  de  tous 
les  dignitaires  de  l'Eglise  fussent  suspendus  pour  un  temps  indéfini. 
Si  les  prélats  réclamaient  leur  autorité  de  droit  divin,  il  fallait  les  for- 
cer à  produire  leurs  preuves,  sinon  ils  devaient  solliciter  du  roi  la 
restitution  de  leurs  pouvoirs,  et  reconnaître  ainsi  que  le  roi  ou  la 
reine  était  la  source  réelle  de  la  juridiction  spirituelle1.  Cette  insinua- 
tion fut  bien  accueillie.  Le  dix-huit  septembre  1535,  l'archevêque 
Cranmer,  successeur  apostat  de  saint  Augustin,  de  saint  Dunstan,  de 
sain*  Thomas  de  Cantorbéry,  informa  les  autres  prélats  d'Angleterre, 
par  une  circulaire,  que  le  roi,  voulant  faire  une  visite  générale  de 
toutes  les  églises,  avait  suspendu  les  pouvoirs  de  tous  les  évêques 
dans  le  royaume,  et  qu'après  s'être  soumis  en  toute  humilité,  durant 
un  mois,  ils  eussent  à  présenter  une  pétition  pour  être  rendus  à 
l'exercice  de  leur  autorité  accoutumée.  En  conséquence,  on  donna  à 
chaque  évêque,  séparément,  une  commission  qui  l'autorisait,  durant 
le  bon  plaisir  du  roi,  et  comme  délégué  du  roi,  à  ordonner  les  per- 
sonnes nées  dans  son  diocèse,  à  les  admettre  aux  bénéfices  ecclé- 
siastiques, et  ainsi  de  suite  pour  toutes  les  fonctions  épiscopales.  On 
assigna  une  singulière  raison  à  la  faveur  qu'on  leur  faisait  :  ce  n'était 
pas  que  le  gouvernement  des  évêques  fût  nécessaire  à  l'Eglise,  mais 
parce  que  le  vicaire  général,  attendu  la  multiplicité  des  affaires  dont 
il  était  chargé,  ne  pouvait  être  présent  partout,  et  qu'il  pouvait  ré- 
sulter beaucoup  d'inconvénients  d'admettre  des  délais  et  des  inter- 
ruptions dans  l'exercice  de  son  autorité2.  On  fit  une  concession  pa- 
reille à  tous  les  nouveaux  évêques  avant  leur  entrée  en  exercice. 

Ce  qui  porta  Hérode  à  jeter  en  prison  et  puis  à  décapiter  saint 
Jean-Baptiste,  ce  fut  sa  passion  incestueuse  pour  Hérodiade  :  ce  qui 
porta  Judas  à  trahir  son  maître  et  son  Dieu,  ce  fut  l'avarice.  Ces 
deux  passions  enfantèrent  pareillement  l'apostasie  de  l'Angleterre. 


1  O.llier,  II,  105.  —  Strype,  l.app.  144.  —  2  Lingard,  t.  6,  c.  4,  p.  332  etseqq. 
La  suspension  se  trou\e  dans  Collier,  II,  niém.,  p. 22.  La  restitution,  dans  Burnet, 
1.  mém.,  3,  n.  14. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DK  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  387 

En  1528,  le  parlement  anglais  avait  rendu  une  loi  qui  dispensait  le 
roi  de  payer  les  dettes  qu'il  avait  contractées  ;  plus  tard,  on  en  fit 
une  autre  dans  le  même  but,  et  des  milliers  d'individus  furent  de  la 
sorte  complètement  ruinés.  Cela  ne  suffisait  pas  encore.  Voici  donc 
ce  que  l'on  fit.  Depuis  plusieurs  siècles,  le  Pape  était  suzerain  tem- 
porel (Tu  royaume  d'Angleterre,  et  en  cette  qualité  y  percevait  quel- 
ques redevances;  depuis  encore  plus  longtemps,  comme  chef  de  TÉ- 
glise  universelle,  il  y  percevait  le  denier  de  Saint-Pierre,  les  annates 
et  autres  revenus  plus  ou  moins  nécessaires  au  gouvernement  de  l'u- 
nivers chrétien .  Henri  VIII  découvrit  enfin  que  c'était  un  abus,  et, 
pour  y  porter  remède,  se  fit  adjuger  tous  ces  revenus  à  soi-même  : 
Anne  de  Boulen  eut  ainsi  une  pension  annuelle  de  cent  mille  livres 
sterling  sur  le  revenu  ecclésiastique  de  l'évêché  de  Durham1.  Ce 
qui  fait  voir  jusqu'à  quel  point  il  était  urgent  d'ôter  ses  anciennes  re- 
devances au  Pape.  Cependant  cela  ne  suffisait  pas  encore,  quoique 
l'Angleterre  payât  ses  contributions  accoutumées,  quelquefois  de 
plus  fortes.  On  résolut  donc  de  voler  les  hôpitaux  et  les  monastères, 
à  commencer  par  les  moins  considérables,  comme  étant  une  proie 
plus  facile  et  qui  regimberait  moins. 

Quant  aux  monastères  anglais,  voici  ce  qu'en  dit  Tanner,  évêque 
protestant  de  Saint-Asaph  : 

«  Il  y  avait  dans  chaque  abbaye  considérable  une  grande  salle, 
désignée  par  le  nom  de  scriptorium,  dans  laquelle  plusieurs  écrivains 
étaient  exclusivement  occupés  à  transcrire  des  livres  à  l'usage  de  la  bi- 
bliothèque. Quelquefois,  il  est  vrai,  ils  tenaient  les  livres  relatifs  aux 
dépenses  de  la  maison,  et  copiaient  des  missels  et  autres  livres  qui 
servaient  à  l'office  divin;  mais,  en  général,  c'étaient  d'autres  ou- 
vrages, tels  que  les  Pères  de  l'Église,  les  classiques,  les  histo- 
riens, etc.,etc.  Jean  Wethamsted,  abbé  de  Saint- Alban,  fit  transcrire 
plus  de  quatre-vingts  livres  de  cette  manière  (on  ne  connaissait  pas 
encore  l'art  de  l'imprimerie),  pendant  qu'il  fut  abbé.  Un  abbé  de 
Glastenbury  en  fit  transcrire  cinquante-huit  autres,  et  tel  était  le  zèle 
des  moines  pour  ce  genre  d'occupation,  que  souvent  on  leur  assigna 
des  terres  et  des  églises  pour  la  confection  de  ce  travail.  Dans  les  ab- 
bayes considérables,  il  y  avait  en  outre  des  personnes  chargées  de 
noter  les  événements  les  plus  remarquables  qui  survenaient  dans  le 
royaume,  et  de  les  rédiger  en  annales  à  la  fin  de  chaque  année.  Ils 
conservaient  soigneusement  dans  leurs  registres  tout  ce  qui  avait  rap- 
port à  leurs  fondateurs,  ainsi  qu'à  leurs  bienfaiteurs,  l'an  et  le  jour 
de  leur  naissance,  de  leur  mort,  de  leur  mariage,  de  leurs  enfants  et 

1  Lingard,  t.  6,  p.  278  et  312. 


388  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.LXXXlV.  -  De  1517 

de  leurs  successeurs,  de  manière  que  souvent  on  y  avait  recours  pour 
constater  l'âge  des  individus  et  les  généalogies  des  familles.  11  y  a 
néanmoins  sujet  d'appréhender  que  quelques-unes  de  ces  généalogies 
n'aient  été  tracées  que  par  pure  tradition,  et  que,  dans  plusieurs  cir- 
constances, les  moines  ne  se  soient  montrés  aussi  favorables  à  leurs 
amis  que  sévères  envers  leurs  ennemis.  On  faisait  enregistrer  dans 
les  abbayes  les  constitutions  du  clergé  décrétées  par  les  conciles  na- 
tionaux et  provinciaux,  et,  après  la  conquête,  les  actes  mêmes  du  par- 
lement, ce  qui  me  conduit  à  rappeler  V utilité  et  les  avantages  de  ces 
maisons  religieuses;  car  on  y  conservait  les  annales  et  les  documents 
les  plus  précieux  du  royaume.  On  envoya  dans  une  abbaye  de  chaque 
comté  une  copie  de  la  charte  des  libertés  accordées  par  Henri  Ier 
(Magna  Charte.) .  On  déposa  dans  le  prieuré  de  Bodmin  des  chartes 
et  des  enquêtes  relatives  au  comté  de  Cornouailles,  et  l'on  conserva 
dans  l'abbaye  de  Leicester  et  dans  le  prieuré  de  Kenilworth  un  grand 
nombre  de  documents  jusqu'à  l'époque  où  Henri  III  les  en  fit  retirer. 
Le  roi  Edouard  Ier  fit  faire  des  recherches  dans  toutes  les  maisons  re- 
ligieuses, et  feuilleter  tous  leurs  registres  et  toutes  leurs  chroniques, 
à  l'effet  de  découvrir  ses  titres  à  la  couronne  d'Ecosse,  et  les  moyens 
de  les  constater  de  la  manière  la  plus  authentique.  Lorsqu'il  fui  re- 
connu roi  d'Ecosse,  il  envoya  des  lettres  pour  être  insérées  dans  les 
chroniques  de  l'abbaye  de  Wincomb,  dans  le  prieuré  de  ISorivich,  et 
vraisemblablement  dans  plusieurs  autres  endroits  semblables.  Et 
lorsqu'il  eut  fait  décider  la  dispute  relative  à  la  couronne  d'Ecosse, 
entre  Robert  Bruce  et  Jean  Baliol,  il  écrivit  au  doyen  du  chapitre  de 
Saint-Paul,  à  Londres,  pour  lui  enjoindre  d'enregistrer  dans  leurs 
chroniques  la  copie  qu'il  leur  envoyait  de  cette  décision.  C'est  des 
registres  monastiques  que  le  savant  M.  Selden  a  tiré  les  preuves  les 
plus  authentiques  des  droits  de  souveraineté  de  la  Grande-Bretagne  sur 
les  petites  mers.  Souvent  on  envoyait  dans  ces  maisons  les  titres  et 
Y  argent  des  familles  pour  y  être  mis  en  sûreté.  A  la  mort  des  nobles. 
on  y  déposait  leurs  sceaux,  et  la  cassette  même  du  roi  fut  plus  d'une 
fois  confiée  à  leurs  soins. 

«  Il  y  avait  en  outre  chez  eux  des  écoles  d'enseignement  et  d'édu- 
cation, et  chaque  couvent  avait  une  ou  plusieurs  personnes  dési- 
gnées pour  cet  objet.  Tous  les  habitants  des  alentours  qui  le  dési- 
raient pouvaient  y  envoyer  leurs  enfants  pour  apprendre  la  grammaire 
et  le  plain-  chant,  sans  la  moindre  rétribution.  Dans  les  couvents  de 
religieuses,  les  jeunes  personnes  apprenaient  à  travailler  à  l'aiguille, 
à  lire  l'anglais,  et  quelquefois  le  latin.  De  telle  sorte  que,  non-seu- 
lement les  filles  de  la  basse  classe  dont  les  parents  étaient  trop  pau- 
vres pour  fournir  aux  frais  de  leur  éducation,  mais  même  celles  des 


à  1SÏ5  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  389 

nobles  et  des  gentilshommes  étaient  élevées  dans  ces  maisons... 

«  Tous  les  monastères  étaient,  à  proprement  parler,  de  grands 
hospices,  dont  la  plupart  étaient  obligés  d'entretenir  tous  les  jours  un 
certain  nombre  de  pauvres.  Il  y  avait  également  des  maisons  qui  don- 
naient V hospitalité  à  presque  tous  les  voyageurs.  La  noblesse  elle- 
même,  lorsqu'elle  était  en  voyage,  allait  dîner  dans  un  couvent,  lo- 
ger dans  un  autre,  et  ne  s'arrêtait  jamais,  ou  bien  rarement  dans  les 
auberges.  En  un  mot,  leur  hospitalité  était  telle,  que  dans  le  prieuré 
de  Norwich  on  consommait  tous  les  ans  plus  de  quinze  cents  quartes 
de  drêche,  plus  de  huit  cents  quartes  de  blé,  et  tout  le  reste  dans  la 
même  proportion.  Au  moyen  des  bourses,  les  nobles,  les  bourgeois 
trouvaient  un  asile  dans  ces  maisons,  non-seulement  pour  les  vieux 
serviteurs,  mais  même  pour  leurs  jeunes  enfants  ou  pour  des  amis 
tombés  dans  l'indi g ence...  Ces  maisons  étaient  d'un  avantage  réel  pour 
la  couronne  elle-même,  1°  en  ce  qu'à  la  mort  d'un  abbé  ou  d'un 
prieur,  elle  retirait  un  grand  profit  de  l'élection,  ou  plutôt  de  la  con- 
firmation de  son  successeur  ;  2°  par  les  fortes  sommes  qu'elles 
payaient  pour  la  confirmation  de  leurs  libertés  ;  3°  par  le  grand  nom- 
bre de  bourses  qu'elles  accordaient  aux  vieux  serviteurs  de  la  cou- 
ronne, ainsi  que  des  pensions  aux  clercs  et  aux  aumôniers  du  roi, 
jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  de  l'avancement.  Ces  maisons  étaient  d'un 
grand  avantage  pour  les  villes  et  les  villages  dans  le  voisinage  des- 
quels elles  étaient  situées,  1°  parce  quelles  y  attiraient  beaucoup  de 
monde,  et  parce  qu'elles  leur  accordaient  le  privilège  de  tenir  des 
foires  et  des  marchés;  2°  en  les  affranchissant  des  lois  forestières  ;  3°  en 
affermant  leurs  terres  à  bas  prix.  Enfin,  elles  étaient  autant  d'orne-* 
ments  pour  le  pays  ;  car  la  majeure  partie  étaient  des  édifices  ma- 
gnifiques; et  bien  qu'ils  ne  fussent  ni  si  grands  ni  si  élégants  que  les 
hôpitaux  de  Chelsea  et  de  Greenwich,  ils  n'en  étaient  ni  moins  admi- 
rables, ni  moins  admirés  de  leur  temps.  Plusieurs  églises  des  abbayes 
étaient  égales,  pour  ne  pas  dire  supérieures  à  nos  cathédrales  ac* 
tuelles,  et  leur  aspect,  ainsi  que  les  frais  de  construction  et  de  répa- 
ration qu'elles  exigeaient,  étaient  tout  au  moins  aussi  favorables  au 
pays  que  peuvent  l'être  aujourd'hui  les  châteaux  et  les  maisons  de 
campagne  des  grands  seigneurs  et  des  gentilhommes  *.  » 

Après  avoir  cité  ce  curieux  passage  de  l'évêque  protestant  de 
Saint- Asaph,  le  protestant  Cobbet  dit  au  protestant  Hume,  auteur 
d'une  histoire  d'Angleterre,  où  il  cite  jusqu'à  deux  cents  fois  l'évêque 
protestant  sans  dire  un  mot  du  témoignage  favorable  qu'il  rend  aux 
moines  :  «  Ainsi  donc,  indigne  calomniateur,  au  lieu  de  cette  indo- 

1  Cité  par  Cobbet,  dans  son  Hist.  de  la  Rrforme  a" Angleterre,  c.  4. 


390  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.— De  I5i7 

lence  passive  dont  vous  nous  parlez,  nous  voyons  l'amour  le  plus 
constant  et  le  plus  prononcé  pour  le  travail  :  au  lieu  de  votre  igno- 
rance profonde,  nous  trouvons  dans  chaque  couvent  une  école  où  la 
jeunesse  revoit  toute  espèce  d'instruction  gratuitement  ;  au  lieu  de 
ce  manque  de  toute  science  utile  ou  agréable,  nous  voyons  qu'on 
étudie,  qu'on  enseigne,  qu'on  copie,  qu'on  conserve  tous  les  auteurs 
classiques;  au  lieu  de  Yégoisme  et  des  fraudes  pieuses  que  vous  leur 
reprochez,  nous  trouvons  des  hospices  pour  les  malades,  des  méde- 
cins, des  garde-malades  pour  les  seigneurs,  et  Y  hospitalité  la  plus 
noble,  la  plus  généreuse,  et  surtout  la  plus  désintéressée  ;  au  lieu 
de  cet  esclavage,  que  dans  cinquante  parties  de  votre  histoire  d'An- 
gleterre vous  affirmez  avoir  été  entretenu  par  les  moines,  nous  les 
voyons  affranchir  le  peuple  des  lois  forestières,  et  préserver  avec  un 
soin  religieux  la  grande  charte  de  la  liberté  anglaise;  et  vous  savez, 
aussi  bien  que  moi,  qu'à  l'époque  où  cette  charte  fut  renouvelée  par 
le  roi  Jean,  on  dut  ce  renouvellement  aux  soins  et  à  la  persévérance 
de  X archevêque  Langton,  qui  excita  les  barons  à  la  demander,  après 
avoir  retrouvé,  ainsi  que  Tamcer  le  remarque,  ce  document  précieux 
déposé  dans  une  abbaye  1.  » 

C'est  donc  ces  antiques  et  pieux  établissements  qu'il  s'agissait  de 
voler  au  profit  du  roi  et  de  ses  ministres.  A  cet  effet,  en  sa  qualité 
de  chef  de  l'église  anglicane,  il  ordonna  une  visite  générale  de  tous 
les  monastères,  sous  la  direction  de  son  digne  vicaire,  l'impie  Crom- 
vvell.  Les  instructions  que  reçurent  les  commissaires  respiraient  la 
piété  et  l'esprit  de  réforme,  elles  étaient  modelées  sur  celles  qu'on 
donnait  dans  les  visites  des  légats  et  des  évêques,  si  bien  que  l'objet 
de  Henri  ne  parut  aux  hommes  qui  n'étaient  pas  dans  le  secret  que 
le  désir  d'améliorer  et  de  soutenir  l'institution  monastique,  loin  de 
songer  à  son  abolition. 

Mais  aux  instructions  publiques  des  visiteurs  on  ajouta  des  or- 
dres secrets  pour  les  engager  à  parcourir  en  premier  lieu  les  plus 
petits  couvents,  afin  d'exhorter  les  usufruitiers  à  remettre  leurs  pos- 
sessions au  roi,  et,  en  cas  de  résistance,  à  réunir  dans  chaque  dis- 
trict des  informations  qui  pussent  justifier  la  suppression  du  cou- 
vent réfractaire.  Les  visiteurs  n'obtinrent  aucun  succès  relativement 
à  leur  principal  objet.  Durant  tout  l'hiver,  ils  ne  purent  obtenir  la 
résignation  que  de  sept  maisons;  mais,  de  la  réunion  de  leur  rap- 
port, on  fit  un  rapport  général  que  l'on  présenta  au  parlement,  où, 
tandis  qu'on  faisait  l'éloge  de  la  régularité  des  grands  monastères,  on 
dépeignait  les  moins  riches  comme  livrés  à  la  paresse  et  à  l'immo- 

1  Cobbet,  Hist.  de  la  Réf.  iïAngl.,  c.  i. 


à  1645  de  1ère  chr.J        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  391 

ralité,  quelques  personnes  jugèrent  contraire  à  l'expérience  que  les 
vertus  se  complussent  à  fleurir  dans  les  lieux  où  les  tentations  du 
vice  étaient  les  plus  nombreuses  et  l'indulgence  plus  générale  ;  mais 
elles  se  rappelèrent  que  les  abbés  et  les  prieurs  des  maisons  les  plus 
opulentes  siégeaient  parmi  les  lords  du  parlement,  et  pouvaient 
se  justifier,  eux  et  leurs  communautés  ;  tandis  que  les  supérieurs 
des  autres  étaient  éloignés  ,  n'avaient  aucune  connaissance  des 
charges  portées  contre  eux ,  et  se  trouvaient  dans  l'impossibilité 
de  défendre  leur  propre  caractère,  et  de  dévoiler  les  artifices  de 
leurs  accusateurs1. 

Suivant  le  protestant  Cobbet,  ces  délégués  de  Cromwell  «  étaient 
les  hommes  les  plus  corrompus  et  les  plus  tarés  d'Angleterre  ; 
quelques-uns  d'entre  eux  avaient  été  repris  de  justice,  et  d'autres 
venaient  tout  récemment  de  subir  la  peine  infamante  de  la  marque  ; 
et  il  est  à  parier  qu'il  ne  se  trouvait  pas  un  seul  qui  n'eût  déjà  mé- 
rité la  corde  à  plusieurs  reprises...  Les  rapports  faits  par  les  délégués 
ne  furent  l'objet  d'aucune  épreuve  contradictoire,  et  l'on  refusa  à 
ceux  qu'ils  inculpaient  tout  moyen  de  se  défendre... 

«  Cependant,  conclut  Cobbet,  ce  furent  ces  rapports  des  délégués 
qui,  en  mars  1536,  engagèrent  le  parlement  à  passer  un  acte  consa- 
crant la  suppression,  c'est-à-dire  la  confiscation  de  trois  cent  soixante- 
dix  monastères,  et  donnant  tous  leurs  biens  réels  et  personnels  au 
roi  et  à  ses  héritiers.  Sa  très-gracieuse  majesté  s'empara  donc  incon- 
tinent de  la  vaisselle  plate,  des  joyaux,  des  images  et  des  ornements 
d'or  et  d'argent  qui  s'y  trouvaient.  Quelque  corrompu  et  dégradé 
que  fût  déjà  le  parlement  à  cette  époque,  cet  acte  de  tyrannie  mon- 
strueuse ne  passa  pas  sans  difficulté.  Hume  dit  bien  qu'aucuns  oppo- 
sition ne  semble  s'être  élevée  contre  cette  loi  importante,  et  corrobore 
son  insertion  en  invoquant  fréquemment  le  témoignage  de  Spelman  ; 
mais  il  se  garde  bien  de  citer  l'histoire  du  vol  sacrilège  par  le  même 
auteur,  et  où  cet  écrivain  protestant  rapporte  «  que  le  bill  fut  lon- 
guement débattu  dans  la  chambre,  et  que  déjà  on  désespérait  de  le  voir 
passer,  lorsque  le  roi  ordonna  aux  membres  des  communes  de  se 
rendre  le  matin  dans  la  galerie  de  son  palais,  où  il  les  fit  attendre 
jusque  fort  avant  dans  l'après-midi  ;  après  quoi,  sortant  de  ses  ap- 
partements, il  fit  deux  ou  trois  fois  le  tour  de  la  salle,  regardant  d'un 
air  courroucé  tantôt  d'un  côté ,  tantôt  de  l'autre,  et  finit  par  leur 
dire  :  J'apprends  que  mon  OUI  ne  passera  pas...  mais  je  vous  réponds, 
moi,  qu'il  passera,  ou  bien  il  y  aura  parmi  vous  quelques  têtes  de 
moins...  Puis  il  s'en  retourna  dans  ses  appartements, 'sans  plus  faire 

1  Lingard.  t.  G,  p.  335  et  seqq. 


392  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.-  De  1517 

de  rhétorique.  Le  bill  passa,  et  les  communes  lui  accordèrent  tout  ce 
qu'il  voulait  *.  » 

Le  protestant  Cobbet  ajoute  :  a  Comme  c'est  à  ce  bill  passé  en  1 536 
qu'il  faut  attribuer  la  ruine  et  la  dégradation  de  la  masse  du  peuple 
anglais  et  irlandais  ;  qu'on  doit  le  regarder  comme  la  première  sanc- 
tion légale  donnée  au  volet  au  pillage  des  biens  du  peuple,  sous  pré- 
texte de  réformer  sa  religion  ;  que  ce  fut  l'antécédent  sur  lequel 
s'appuyèrent  dans  la  suite  les  voleurs  publics,  jusqu'à  ce  qu'ils  eus- 
sent entièrement  appauvri  le  pays  ;  que  ce  fut  le  premier  des  moyens 
à  l'aide  desquels  on  parvint  à  réduire  une  population,  naguère  bien 
vêtue  et  bien  nourrie,  à  ne  plus  porter  que  des  haillons  et  à  se  nourrir 
misérablement,  il  m'a  semblé  important  d'insérer  ici  en  entier  le  tissu 
de  mensonges  et  de  calomnies  qui  lui  sert  de  préambule.  La  plupart 
de  nos  compatriotes  s'imaginent  qu'il  y  eut  toujours  des  pauvres  en 
Angleterre,  et  que  la  législation  spéciale  qui  régit  ces  malheureux  a 
toujours  existé.  Qu'ils  apprennent  donc  que  pendant  les  neuf  cents 
ans  que  notre  nation  professa  la  religion  catholique,  ces  deux  fléaux 
lui  furent  inconnus  2.  » 

Après  avoir  cité  et  commenté  le  bill,  et  fait  voir  comment  il  fut 
exécuté,  le  protestant  Cobbet  continue  : 

«  Quatre  ans  après  cette  spoliation,  le  tyran  était  aussi  à  court 
d'argent  qu'auparavant,  à  cause  des  largesses  immenses  qu'il  avait 
été  obligé  de  prodiguer  pour  se  faire  des  créatures  ou  bien  les  con- 
server. »  Comment  maintenant  se  procurer  de  nouveaux  trésors?  On 
ne  crut  pouvoir  mieux  faire,  dans  ce  but,  que  de  confisquer  les  biens 
des  monastères  qui  subsistaient  encore. 

«  Dans  l'autorisation  donnée  au  roi  par  le  parlement  de  confisquer 
à  son  profit  les  petits  monastères,  nous  avons  vu  ce  corps,  après  une 
amère  diatribe  contre  ces  fondations,  déclarer  que,  grâce  à  Dieu, 
«  les  saints  préceptes  de  la  religion  sont,  au  contraire,  observés  avec 
une  scrupuleuse  exactitude  dans  les  grands  monastères.  »  Comment 
donc  maintenant  trouver,  après  une  déclaratiou  aussi  solennelle  et 
aussi  récente,  des  motifs  plausibles  pour  les  confisquer?  Cromwell 
et  ses  satellites  ne  s'amusèrent  même  pas  à  en  chercher:  ils  com- 
mencèrent d'abord  par  s'emparer  de  la  personne  des  dillêrents  chefs 
de  ces  établissements,  et  leur  prodiguèrent  ensuite,  selon  qu'ils  le 
crurent  plus  avantageux,  les  outrages  ou  les  caresses,  les  menaces  ou 
les  promesses.  Ils  se  servirent,  en  outre,  de  moyens  d'une  infamie 
et  d'une  bassesse  inimaginables  pour  obtenir  une  cession  volontaire 
de  quelques-uns  de  ces  individus  :  mais,  partout  où  ils  rencontraient 

1  Cobbet,  Uist.  de  la  Réf.  d'Angl,  lettre  5.—  -  lbid.,  lettre  6. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  393 

quelque  velléité  d'opposition,  ils  avaient  tout  aussitôt  recours  aux 
accusations  les  plus  fausses  et  les  plus  atroces,  et  massacraient,  sous 
prétexte  de  haute  trahison,  ceux  qui  étaient  assez  hardis  pour  ré- 
sister le  moins  du  monde.  Ainsi  périt  l'abbé  de  Glastenbury,  pendu 
et  écartelé  par  ordre  du  tyran  ;  son  corps,  haché  en  mille  pièces  par 
le  bourreau,  fut  exposé  dans  ce  hideux  état  aux  yeux  du  peuple,  vis- 
à-vis  même  de  l'abbaye  de  Glastenbury.  Toutes  ces  prétendues  ces- 
sions volontaires  ne  ressemblaient  pas  mal,  comme  on  voit,  à  celles 
qui  ont  lieu  journellement  sur  les  grands  chemins. 

«  Cromwell  et  ses  acolytes  trouvèrent  à  la  longue  qu'il  était  fasti- 
dieux de  chercher  des  prétextes,  et  que  ces  vaines  formalités  n'abou- 
tissaient qu'à  entraver  fort  inutilement  le  pillage.  La  législature  rendit 
donc,  sans  plus  de  cérémonie,  un  acte  qui  adjugeait  au  roi,  à  ses 
héritiers  ou  ayants  cause,  non-seulement  les  monastères  volontaire- 
ment cédés,  mais  encore  tous  les  autres,  de  quelque  nature  qu'ils 
fussent,  ainsi  que  les  hôpitaux  et  les  collèges  par-dessus  le  marché. 

«  Ces  mesures,  d'une  tyrannie  aussi  révoltante,  produisirent  l'effet 
qu'on  en  devait  attendre;  le  peuple  ne  tarda  pas  à  s'insurger  sur  dif- 
férents points  contre  les  cruels  exécuteurs  des  volontés  du  roi  ;  mais, 
privé  de  l'appui  de  ses  chefs  naturels,  qui  s'étaient  rangés  pour  la 
plupart  du  côté  des  pillards  et  des  brigands,  et  livré  à  ses  propres 
ressources,  ses  efforts  ne  pouvaient  guère  réussir.  Hume  affecte  une 
pitié  vraiment  comique  pour  l'ignorance  dont  le  peuple  anglais  fit 
preuve  à  cette  époque  par  son  attachement  aux  institutions  monas- 
tiques. En  effet,  quelle  crasse  ignorance  que  de  regretter  l'abondance 
et  les  agréments  de  la  vie,  que  de  ne  pas  préférer  des  propriétaires 
durs,  impitoyables,  comme  le  sont  ceux  de  nos  jours,  que  de  ne  pas 
admirer  le  beau  système  qui  nous  a  donné  le  spectacle  d'un  débit  de 
petite  bière  dans  le  palais  d'un  évêque,  et  qui,  de  plus,  a  introduit 
parmi  nous  l'effrayant  paupérisme  4  !  » 

Bien  des  lecteurs  catholiques  ne  comprendront  peut-être  pas  bien 
ce  que  veut  dire  ce  dernier  mot.  En  voici  le  sens.  Comme  le  protes- 
tant Cobbet  le  fait  voir  dans  un  piquant  détail,  par  suite  de  la  des- 
truction des  monastères  et  par  suite  du  mariage  des  prêtres  et  des 
évêques  anglicans  depuis  la  mort  de  Henri  VIII,  le  nombre  des  An- 
glais qui  n'ont  pas  de  quoi  vivre  augmente  d'une  année  à  l'autre  :  et 
c'est  cette  gangrène  toujours  croissante  de  la  pauvreté  chez  eux  que 
les  Anglais  appellent  paupérisme.  De  nos  jours,  le  tiers  de  la  popu- 
lation anglaise  est  réduite  à  la  mendicité,  et  se  trouve  à  la  charge  des 
deux  autres  tiers.  Pour  cela,  on  a  établi  une  taxe  des  pauvres  qui 

'  Cobbet,  lettre  G. 


394  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

monte  annuellement  à  deux  cent  millions  de  francs,  sans  y  com- 
prendre quarante  millions  pour  les  veuves  et  les  orphelins  du  clergé 
pauvre.  Les  évêques  anglicans  étant  mariés,  au  lieu  de  faire  des  au- 
mônes, réservent  les  meilleurs  bénéfices  pour  leurs  fils  et  leurs  gen- 
dres :  Cobbet  cite  même  la  femme  de  l'évêque  anglican  de  Win- 
chester, qui,  de  son  temps,  pour  bénéficier  elle-même  au  profit  du 
ménage,  vendait  de  la  petite  bière  à  une  des  extrémités  du  palais 
épiscopal.  Les  simples  curés  et  vicaires,  ayant  femmes  et  enfants, 
au  lieu  de  faire  l'aumône,  sont  réduits  à  la  demander,  et,  à  leur 
mort,  augmentent  le  nombre  des  pauvres  par  leurs  veuves  et  leurs 
orphelins.  Cette  augmentation  de  pauvres  devient  si  effrayante,  que 
tous  les  politiques  anglais  se  tourmentent  l'esprit  pour  y  trouver  un 
remède.  Un  ministre  anglican,  prêtre  marié,  Malthus,  n'y  a  trouvé 
que  le  suivant  :  c'est  d'obliger  au  célibat,  non  pas  les  évêques,  les 
prêtres,  les  diacres  et  les  sous-diacres,  qui  y  sont  obligés  par  les  lois 
de  l'Eglise,  mais  les  pauvres  qu'aucune  loi  n'y  oblige,  et  qu'un  clergé 
célibataire  nourrirait  de  son  superflu.  Telle  est  la  situation  intérieure 
que  la  réforme  ou  l'apostasie  a  faite  à  l'Angleterre. 

Mais  voyons  un  peu  le  ménage  du  fondateur  et  premier  pape  de 
l'église  anglicane.  Henri  VIII  s'était  marié  avec  Anne  de  Boulen, 
avant  même  d'avoir  divorcé  avec  Catherine  d'Aragon.  Huit  mois 
après  son  mariage,  la  papesse  Anne  de  Boulen  mit  au  monde  une 
fille,  qui  fut  depuis  la  reine  Elisabeth  ;  le  roi-pape,  qui  désirait  un 
fils,  fut  mécontent  de  cette  naissance,  et  ne  le  cacha  pas  à  la  mère. 
Toutefois,  trois  années  s'écoulèrent  encore  pendant  lesquelles  les 
époux  continuèrent  à  vivre  en  paix.  Cependant  Anne  de  Boulen  avait 
le  plus  grand  besoin  d'être  l'objet  constant  de  la  vigilance  maritale; 
ses  manières  libres,  pour  ne  pas  dire  dissolues,  si  différentes  de  celles 
de  la  vertueuse  reine  qui  avaient  été  pendant  de  longues  années 
l'orgueil  et  le  modèle  de  la  cour  et  de  la  nation,  scandalisaient  les 
personnes  sensées,  excitaient  les  railleries  et  faisaient  jaser.  Mais  son 
mari,  le  pape  anglican,  était  occupé  à  refaire  une  nouvelle  religion, 
à  composer  de  nouveaux  articles  de  foi,  de  nouveaux  règlements  ;  il 
employait  en  outre  ses  loisirs  à  faire  décapiter,  pendre  ou  écarteler 
les  hommes  les  plus  recommandables  de  son  royaume;  à  piller,  con- 
fisquer, dévaster  les  monastères  et  les  hôpitaux  :  il  n'avait  donc  réel- 
lement presque  pas  de  temps  à  perdre  en  querelles  domestiques. 

La  reine  Catherine  mourut  au  mois  de  janvier  r>:!<>.  Cette  prin- 
cesse infortunée  avait  été  bannie  d'une  cour  dont  elle  avait  été  si 
longtemps  l'ornement;  elle  avait  vu  son  mariage  annulé  par  Cran- 
mer,  et  sa  fille,  le  seul  de  ses  enfants  qui  eût  survécu,  déclarée  illé- 
gitime par  acte  du  parlement.  Le  roi,  auquel  elle  avait  donné  cinq 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE.  395 

enfants,  avait  eu  la  barbarie  de  la  retenir  loin  de  sa  famille,  et  de  ne 
pas  lui  permettre  de  la  voir  depuis  son  bannissement  de  la  cour. 
Catherine  mourut  comme  elle  avait  vécu,  chérie  et  révérée  par  tout 
ce  qu'il  y  avait  de  bon  et  d'honnête  dans  le  royaume.  On  l'enterra 
dans  l'église  de  Peterboroug,  au  milieu  des  sanglots  et  des  larmes 
d'une  foule  immense  qui  était  accourue  assister  à  ses  funérailles. 
Henri,  dont  le  cœur  d'airain  avait  été  attendri,  à  ce  qu'il  paraît,  par 
la  lettre  touchante  qu'elle  lui  avait  adressée  de  son  lit  de  mort,  or- 
donna aux  personnes  qui  l'entouraient  de  porter  le  deuil  le  jour  de 
son  enterrement.  Anne  de  Boulen,  au  contraire,  affecta  ce  jour-là 
de  séparer  de  ses  vêtements  les  plus  élégants  et  les  plus  somptueux, 
et  s'écria,  dans  l'excès  de  sa  joie,  qu'enfin  elle  était  réellement  reine 
d'Angleterre.  La  malheureuse  ne  se  doutait  pas  alors  qu'elle  ne  sur- 
vivrait à  Catherine  que  de  trois  mois  et  seize  jours  !  Mais  celle-ci  était 
morte  dans  son  lit,  vivement  regrettée  de  toutes  les  âmes  droites; 
tandis  qu'elle  périt  sur  un  échafaud,  sous  la  triple  accusation  de  tra- 
hison, à' adultère  et  d'inceste,  et  en  vertu  d'un  arrêt  signé  de  la  main 
de  son  propre  mari. 

A  un  tournoi  donné  à  Greenwich  au  mois  de  mai  1536,  et  où  elle 
assistait  avec  le  roi,  Anne  fit  par  mégarde  un  signe  d'affection  à  un 
des  combattants,  qui  était  son  amant.  Cette  distraction  suffit  pour 
confirmer  dans  l'esprit  de  Henri  des  soupçons  qu'il  avait  déjà  conçus. 
Le  roi,  sans  perdre  de  temps,  part  pour  Westminster,  ordonne  que 
l'on  enferme  le  soir  même  sa  femme  à  Greenwich,  et  qu'on  la  ramène 
le  lendemain  à  la  Tour.  Le  jour  suivant,  un  ordre  de  la  conduire  à 
la  Tour  survint  chemin  faisant;  et  comme  par  une  juste  punition  de 
la  part  si  active  qu'elle  avait  prise  aux  malheurs  de  la  feue  reine, 
Anne  de  Boulen  fut  emprisonnée  dans  l'appartement  même  où  elle 
avait  passé  la  nuit  qui  avait  précédé  son  couronnement. 

Sa  conduite  alors  fut  loin  d'être  celle  d'une  femme  qui  n'avait  rien 
à  se  reprocher.  Accusée  d'adultère,  de  complicité  avec  quatre  sei- 
gneurs de  la  maison  du  roi,  d'inceste  commis  avec  son  frère,  et, 
par  suite,  de  haute  trahison,  tous  ses  complices  furent  déclarés 
coupables  et  mis  à  mort  ;  et  elle  ne  vit  retarder  son  supplice  que 
pour  donner  le  temps  à  l'archevêque  Cranmer  de  remplir  une  petite 
formalité  que  l'on  jugea  nécessaire  dans  cette  occasion.  Henri  lui  or- 
donna de  rassembler  de  nouveau  le  tribunal  dont  nous  avons  déjà 
parlé,  pour  prononcer  son  divorce  d'avec  Anne  ;  et  le  même  qui, 
trois  ans  auparavant,  avait  déclaré  légal  le  mariage  du  roi  avec  Anne, 
qui  l'avait  validé  en  vertu  de  l'autorité  qu'il  avait  reçue  du  successeur 
des  apôtres,  ne  rougit  pas  de  se  mettre  en  contradiction  manifeste 
avec  lui-même,  et  ne  balança  pas  de  l'annuler. 


396  HISTOIRE  UNIVERSELLE    ILiv.  LXXX1Y.  —  De  1517 

Cranmei'  somma  le  roi  et  la  reine^  de  comparaître  devant  son  frf- 
bunal.  Cette  sommation  portait  que  leur  mariage  avait  été  illégal, 
qu'ils  avaient  vécu  dans  Y  adultère,  et  que,  pour  le  salut  de  leurs  âmes, 
ils  eussent  à  paraître  et  exposer  à  la  cour  les  motifs  qu'ils  pourraient 
alléguer  pour  ne  pas  être  séparés.  (Notez  bien  qu'ils  allaient  l'être  ; 
car  ceci  se  passait  ledix-sept  mai, et  Anne,  condamnée  le  quinze,  devait 
être  exécutée  le  dix-neuf.)  Ils  obéirent  à  cette  sommation,  et  se  fi- 
rent représenter  l'un  et  l'autre  par  procureurs.  Cranmer,  pour  cou- 
ronner cette  scène  d'impiété,  ne  craignit  point  de  déclarer,  au  nom 
du  Christ  pour  l'honneur  de  Dieu,  que  le  mariage  était  et  avait  tou- 
jours été  nul  et  non  avenu.  On  déclara  illégitime  l'enfant  né  de 
l'union  de  Henri  VIII  avec  Anne  de  Boulen.  Cette  sentence  fut  rendue 
par  l'homme  qui  avait  prononcé  la  validité  du  mariage  de  sa  mère, 
et  qui  avait  même  engagé  le  roi  à  le  contracter. 

Anne  fut  décapitée  le  dix-neuf  dans  la  Tour  :  on  déposa  son  corps 
dans  un  cercueil  d'ormeau  et  on  l'enterra  dans  le  même  endroit. 
Quand  l'heure  de  son  exécution  fut  arrivée,  elle  ne  protesta  point  de 
son  innocence  ;  il  y  a  donc  lieu  de  croire  qu'elle  se  reconnaissait  cou- 
pable de  quelques-uns  des  délits  qu'on  lui  imputait.  Cependant,  si, 
comme  le  disait  son  jugement,  son  mariage  avec  le  roi  avait  toujours 
été  nul  et  non  avenu,  en  se  livrant  à  d'autres  hommes,  elle  n'avait, 
par  suite,  jamais  pu  se  rendre  coupable  de  trahison.  On  la  condamna 
le  quinze,  comme  épouse  du  roi  ;  le  dix-sept,  on  déclara  qu'elle  ne 
Va  jamais  été  ;  et  le  dix-neuf,  elle  a  été  exécutée  pour  avoir  été  infi- 
dèle. Quelle  contradiction  !  On  assure  que  la  veille  de  sa  mort  elle 
pria  la  femme  du  lieutenant  de  la  Tour  d'aller  trouver  la  princesse 
Marie,  et  de  la  supplier  de  lui  pardonner  les  torts  qu'elle  avait  eus 
envers  elle.  L'infortunée  en  avait  aussi  de  bien  grands  envers  d'au- 
tres personnes.  C'était  elle  qui  avait  cau^é  la  mort  de  la  reine  Cathe- 
rine, qui  avait  fait  verser  le  sang  de  Fisher  et  de  Morus,  qui  avait 
protégé  Cranmer  auprès  du  roi  et  lavait  aidé  dans  toutes  ses  machi- 
nations. Pour  montrer  le  peu  de  cas  qu'il  faisait  d'elle,  et  peut-être 
en  punition  de  la  conduite  qu'elle  avait  tenue  le  jour  des  funé- 
railles de  la  reine  Catherine,  Henri  s'habilla  de  blanc  le  jour  de  son 
exécution,  et  célébra  le  lendemain  ses  noces  avec  Jeanne  Seymour1. 

En  1537,  la  nouvelle  reine  lui  donna  un  fils  qui  régna  dans  la  suite 
sous  le  nom  d'Edouard  VI.  Sa  mère  perdit  la  vie  en  lui  donnant  le 
jour.  Se  voyant  un  fils  pour  successeur,  Henri  fit  passer  dans  son 
parlement  une  loi  qui  déclarait  d'abord  illégitimes  ses  deux  filles, 
Marie  et  Elisabeth,  et  ensuite  que,  dans  le  cas  où  le  roi  décéderait 

1  Eiit.  de  la  Réf.  d'Angl.,  lettre  2. 


à  15(5  48  l'ère  chr.l        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  397 

sans  héritier  légitime,  il  pourrait  disposer  de  la  couronne  en  faveur 
de  qui  bon  lui  semblerait  ;  et  ce,  par  simples  lettres  patentes  ou  acte 
de  dernière  volonté.  Peu  de  temps  après,  et  comme  pour  combler 
la  mesure  de  la  tyrannie,  il  fit  rendre  une  loi  par  laquelle  il  fut  or- 
donné que,  sauf  le  cas  de  droit  privé,  les  ordonnances  royales  auraient 
la  même  force  que  les  actes  du  parlement.  Les  lois  de  la  justice  se 
trouvèrent  donc,  conclut  Cobbet,  à  la  discrétion  d'un  homme  qui  ne 
les  regardait  que  comme  de  vains  mots. 

Avant  ce  règne  de  sang,  dit  le  même  historien,  on  comptait  à 
peine  en  Angleterre  trois  criminels  par  comté  jugés  aux  assises 
annuelles,  et  à  cette  époque  il  y  eut  pendant  un  moment  jusqu'à 
plus  de  soixante  mille  personnes  emprisonnées  à  la  fois.  Pour  tout 
dire  en  un  mot,  la  cour  de  Henri  n'était  qu'une  véritable  boucherie 
de  chair  humaine.  f 

«  Le  détail  de  tous  ces  massacres  révolterait  mes  lecteurs,  ajoute- 
t-il;  je  ne  saurais  cependant  passer  sous  silence  le  meurtre  de  la  mère 
du  cardinal  Polus  et  de  ses  autres  parents.  Dans  sa  jeunesse,  le  car- 
dinal avait  joui  de  la  plus  grande  faveur  auprès  du  monarque  ;  il 
avait  même  étudié  et  voyagé  aux  frais  du  trésor  royal.  Mais  quand 
l'affaire  du  divorce  vint  sur  le  tapis,  il  désapprouva  hautement  la 
conduite  du  roi  ;  et  celui-ci  eut  beau  le  rappeler  en  Angleterre,  il 
refusa  d'obtempérer.  C'était  un  homme  aussi  distingué  par  ses  lu- 
mières que  par  ses  talents  et  ses  vertus,  et  ses  opinions  avaient  un 
grand  poids  en  Angleterre.  Sa  mère,  la  comtesse  de  Salisbury,  issue 
du  sang  royal  des  Plantagenets,  était  le  dernier  rejeton  de  cette  lon- 
gue dynastie  des  rois  anglais.  Le  cardinal,  que  le  Pape  avait  élevé  à 
ce  poste  éminent  dans  l'Église  à  cause  de  son  grand  savoir  et  de  ses 
hautes  vertus,  se  trouvait  donc  de  la  sorte  être  par  sa  mère  le  proche 
parent  de  Henri  VIII  :  son  opposition  au  divorce  projeté  par  ce  mo- 
narque suffit  pour  exciter  au  plus  haut  degré  le  désir  de  la  vengeance 
dans  son  cœur.  Toutes  les  ruses  et  tous  les  artifices  furent  mis  en 
œuvre  pour  s'emparer  de  sa  personne  ;  mais  on  eut  beau  prodiguer 
l'or,  on  ne  put  y  parvenir,  et  Henri  résolut  alors  de  faire  retomber 
le  poids  de  sa  colère  sur  les  parents  du  vénérable  prélat. 

Thomas  Cromwell  commença  par  accuser  la  mère  d'avoir  engage' 
ses  tenanciers  à  ne  pas  lire  la  nouvelle  traduction  de  la  Bible,  et  d'a- 
voir reçu  des  bulles  de  Rome,  que  le  dénonciateur  prétendait  avoir 
trouvées  dans  le  château  de  la  comtesse,  au  comté  de  Sussex.  Il  pro- 
duisit encore  une  bannière  qui,  disait-il,  avait  servi  à  des  bandes  de 
rebelles  dans  le  Nord,  et  qui  avait  également  été  trouvée  chez  elle. 
Ces  divers  chefs  d'accusation  étaient  si  absurdes,  qu'il  ne  fut  pas 
même  possible  de  faire  le  procès  de  la  comtesse.  On  demanda  alors 


394  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [llv.  LXXXIV.—  De  1517 

aux  juges  si  le  parlement  ne  pourrait  pas  la  convaincre,  c'est-à-dire 
la  condamner  sans  V entendre;  et  ils  déclarèrent  que,  pour  ce  qui  les 
regardait,  ils  ne  pourraient  jamais  agir  ainsi,  et  que  le  parlement  n'y 
consentirai!  sans  doute  pas.  On  leur  demanda  ensuite  si  cette  action 
serait  valide  aux  yeux  de  la  loi,  en  cas  que  le  parlement  consentît  à 
s'\  prêter,  et  ils  répondirent  affirmativement .  C'en  fut  assez,  et  l'on 
proposa  aussitôt  un  ltill  en  vertu  duquel  la  comtesse  de  Salisbury,  la 
marquise  d'Exeter  et  deux  seigneurs  parents  «lu  cardinal  furent  con- 
damnés à  mort.  Ces  (\m\  derniers  furent  effectivement  exécutés  ;  mais 
la  marquise  obtint  sa  grâce. 

Quant  à  la  comtesse,  on  la  renferma  dans  une  prison  où  elle  fut 
gardée  en  otage  pour  la  conduite  que  tiendrait  son  fils.  Cependant  la 
tyrannie  du  roi  ayant  au  bout  de  quelques  mois  excité  une  insurrec- 
tion, on  l'attribua  aux  machinations  du  cardinal,  et  sa  malheureuse 
mère  alla  expier  sur  l'échafaud  le  crime  qu'on  imputait  à  son  fils. 
Quoique  âgée  de  plus  de  soixante-dix  ans  et  courbée  sous  le  poids  du 
malheur  plutôt  que  sous  celui  de  la  vieillesse,  elle  soutint  jusqu'au 
dernier  moment  la  noblesse  de  sa  naissance  et  de  son  caractère. 
Quand  le  bourreau  lui  ordonna  de  pencher  la  tête  sur  le  billot  :  «  Non. 
dit-elle,  jamais  ma  tète  ne  fléchira  devant  la  tyrannie  :  si  tu  la  veux. 
tâche  de  l'abattre  comme  tu  pourras.  »  A  ces  mots,  le  bourreau  lui 
asséna  un  Violent  coup  de  hache,  qui  toutefois  manqua  son  effet.  La 
malheureuse  comtesse,  égarée  par  la  douleur,  ses  longs  cheveux 
blancs  (luttants  sur  ses  épaules,  se  mit  à  courir  autour  de  l'échafaud  : 
mais  le  bourreau  la  poursuivit,  et  ne  fît  sauter  sa  tête  qu'après  l'avoir 
frappée  de  sa  hache  à  plusieurs  reprises.  Quelle  horrible  scène  !  s'é- 
crie le  protestant  Cobbet.  Tout  Anglais  doit  rougir  en  réfléchissant 
qu'elle  se  passa  dans  son  pays  *. 

Après  la  mort  de  Jeanne  Seymour,  qui  fut  mère  d'Edouard  VI. 
et  la  seule  du  toutes  les  femmes  de  Henri  VIII  qui  eut  assez  d'esprit 
ou  de  bonheur  pour  mourir  reine  et  expirer  dans  son  lit,  le  roi -pape 
resta  deux  années  entières  à  cherche!'  une  autre  compagne.  Il  par- 
vint,  en  l'année  1539,  à  se  faire  accorder  Anne,  sfœur  de  l'électeur  de 
Clèves.  Lorsque  cette  princesse  arrive  en  Angleterre,  le  roi  ne  sëgém 
point  pour  exprimer  combien  elle  lui  déplaisait  :  niais  en  attendant, 
ii  crut  toujours  prudent  de  l'épouser,  sauf  à  divorcer  ensuite  d'avei 
elle  ;  ce  qui  arriva  effectivement  en  1540,  après  six  ou  sept  mois  de 

mariage,  sans  qu'il  osât  toutefois  envoyer  celle-ci  à  l'échafaud.  Lé 
roi  n'aime  pas  sa  femme,  il  ne  la  trouve  point  asse/  belle,  voilà  le  seul 
prétexte  allégué  pour  autoriser  ce  scandaleux  divorce.  Oanmer.  qiii 

1  Cobbet, Hnt.  delà  Réf.  d'Avg'.,  lettre 4. 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  399 

avait  déjà  aidé  son  maître  à  divorcer  d'avec  deux  de  ses  femmes,  ne 
se  refusa  pas  non  plus  cette  fois  à  briser  ses  nouvelles  chaînes,  et  le 
roi  et  la  reine  redevinrent  libres  par  ses  soins.  Henri  avait  déjà  en  vue 
une  fort  jolie  femme,  qui  était  la  nièce  du  duc  de  Norfolk,  et  que  l'on 
appelait  Catherine  Howard. 

Le  duc  de  Norfolk,  ainsi  que  la  plus  grande  partie  des  membres 
de  l'ancienne  noblesse,  portait  une  haine  mortelle  à  Cromwell  ;  il  saisit 
donc  avidement  l'occasion  de  se  venger.  C'était  Cromwell  qui  avait 
négocié  le  mariage  de  son  maître  avec  Anne  de  Clèves,  et  il  était  à 
présumer,  observe  Cobbet,  que  ses  talents  pour  le  brigandage  n'é- 
tant plus  nécessaires,  le  tyran  trouverait  assez  commode  de  se  débar- 
rasser d'un  homme  qui,  par  ses  emplois  nombreux  et  lucratifs,  ainsi 
que  par  le  pillage  des  églises  et  la  spoliation  du  bien  des  pauvres, 
était  parvenu  à  ramasser  une  fortune  immense. 

Cromwell  s'était  adjugé  une  trentaine  de  terres  magnifiques,  qui 
avaient  autrefois  appartenu  aux  monastères  ;  sa  maison,  ou  pour  mieux 
dire  son  palais,  était  encombrée  des  produits  de  ses  vols  et  de  ses 
brigandages.  Il  avait  été  créé  comte  d'Essex,  avec  la  prééminence  de 
rang  à  la  cour  sur  tous  les  autres  courtisans  ;  souvent  même  il  était 
chargé  par  le  monarque  de  le  représenter  au  parlement,  de  présenter 
à  cette  assemblée  ses  lois  spoliatrices  et  attentatoires  aux  droits  de 
tous,  et  d'en  soutenir  la  discussion.  Dans  la  matinée  du  40  juin  4540, 
son  pouvoir  était  encore  sans  bornes,  et  dans  la  soirée  du  même 
jour,  il  languissait  disgracié  au  fond  d'un  cachot,  sous  le  poids  d'une 
accusation  de  haute  trahison.  Il  avait  inventé  la  mode  de  condamner 
les  accusés  sans  les  entendre  :  le  parlement  lui  appliqua  sa  propre 
invention.  Il  flagorna  bassement  le  roi  pour  sauver  sa  vie,  mais  en 
vain  :  il  fut  exécuté  le  29  juillet. 

Dans  le  même  temps  que  Henri  VIII  était  occupé  à  célébrer  des 
noces,  ordonner  des  massacres,  voler  les  églises  et  les  monastères, 
piller  les  tombeaux  des  saints,  comme  saint  Thomas  de  Cantorbéry, 
dont  il  fit  jeter  les  cendres  au  vent,  il  s'occupait  encore  à  réglemen- 
ter la  foi  des  Anglais,  prescrivant  aux  pasteurs  ce  qu'ils  avaient  à 
enseigner,  et  aux  fidèles  ce  qu'ils  avaient  à  croire.  Voici,  dans  des 
articles  qu'il  dressa  lui-même,  la  confirmation  de  la  doctrine  catho- 
lique. On  y  trouve  Y  absolution  du  prêtre,  comme  «  une  chose  instituée 
par  Jésus-Christ,  et  aussi  bonne  que  si  Dieu  la  donnait  lui-même, 
avec  la  confession  de  ses  péchés  à  un  prêtre,  nécessaire  quand  on  la 
pouvait  faire1.  »  On  établit  sur  ce  fondement  les  trois  actes  de  la  pé- 
nitence divinement  instituée,  là  contrition  et  la  confession  en  termes 

1  Burnet,  t.  1, 1.  3,  p.  292. 


'lOO  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

formels,  et  la  satisfaction,  sous  le  nom  de  dignes  fruits  de  la  repen- 
tance,  qu'on  est  obligé  de  porter,  «  encore  qu'il  soit  véritable  que 
Dieu  pardonne  les  pécbés  dans  la  seule  vue  de  la  satisfaction  de  Jé- 
sus-Christ, et  non  à  cause  de  nos  mérites.  »  Voilà  toute  la  substance 
de  la  doctrine  catholique. 

Dans  le  sacrement  de  l'autel,  on  reconnaît  le  même  corps  du  Sau- 
veur conçu  de  la  Vierge,  comme  donné  en  sa  propre  substance  sous  les 
enveloppes,  ou,  comme  porte  l'original  anglais,  sous  la  forme  et 
figure  du  pain;  ce  qui  marque  très-précisément  la  présence  réelle  du 
corps,  et  donne  à  entendre,  selon  le  langage  usité,  qu'il  ne  reste  du 
pain  que  les  espèces. 

Les  images  étaient  retenues  avec  la  liberté  tout  entière  «  de  leur 
faire  fumer  de  l'encens,  de  ployer  le  genou  devant  elles,  de  leur 
faire  des  offrandes  et  de  leur  rendre  du  respect,  en  considérant  ces 
hommages  comme  un  honneur  relatif  qui  allait  à  Dieu  et  non  à 
l'image  l.  »  Ce  n'était  pas  seulement  approuver  en  général  l'hon- 
neur des  images,  mais  encore  approuver  en  particulier  ce  que  ce 
culte  avait  de  plus  fort.  On  ordonnait  d'annoncer  au  peuple  qu'il 
était  bon  de  prier  les  saints,  de  prier  pour  les  fidèles,  sans  néanmoins 
espérer  d'en  obtenir  les  choses  que  Dieu  seul  pouvait  donner. 

On  approuve  expressément  les  cérémonies  de  l'eau  bénite,  du  pain 
bénit,  de  la  bénédiction  des  fonts  baptismaux  et  des  exorcisme»  dans 
le  baptême  ;  celle  de  donner  des  cendres  au  commencement  du  ca- 
rême, celle  de  porter  des  rameaux  le  jour  de  Pâques  fleuri,  celle  de 
se  prosterner  devant  la  croix  et  de  la  baiser  pour  célébrer  la  mémoire 
de  la  passion  de  Jésus-Christ  2  :  toutes  ces  cérémonies  étaient  regar- 
dées comme  une  espèce  de  langage  mystérieux,  qui  rappelait  en 
notre  mémoire  les  bienfaits  de  Dieu,  et  excitait  l'âme  à  s'élever  au 
ciel,  qui  est  aussi  la  même  idée  qu'en  ont  tous  les  catholiques. 

La  coutume  de  prier  pour  les  morts  est  autorisée,  comme  ayant 
un  fondement  certain  dans  le  livre  des  Machabées,  et  comme  ayant 
été  reçue  dès  le  commencement  de  l'Église  :  tout  est  approuvé,  jus- 
qu'à l'usage  de  faire  dire  des  messes  pour  la  délivrance  des  âmes  des  tré- 
passés, par  où  on  reconnaissait  dans  la  messe  ce  qui  faisait  l'aversion 
de  la  nouvelle  réforme,  c'est-à-dire  cette  vertu  par  laquelle,  indé- 
pendamment de  la  communion,  elle  profitait  à  ceux  pour  qui  on  la 
disait,  puisque,  sans  doute,  ces  âmes  ne  communiaient  pas. 

Le  roi  disait,  à  chacun  de  ces  articles,  qu'il  ordonnait  aux  évêques 
de  les  annoncer  au  peuple  dont  il  leur  avait  commis  la  conduite  :  lan- 
gage jusqu'alors  fort  inconnu  dans  l'Église.  A  la  vérité,  quand  il 

1  Durnet,  t.  1,1.  3,  p  29G.  —  2  Ibid,,  p.  29S. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  401 

décida  ces  points  de  foi,  il  avait  auparavant  ouï  les  évêques,  comme 
les  juges  entendent  des  experts  ;  mais  c'était  lui  qui  ordonnait  et  qui 
décidait.  Tous  les  évêques  souscrivirent  après  Cromwell,  vicaire  gé- 
néral, et  Cranmer,  archevêque  de  Cantorbéry. 

Voilà  les  articles  de  foi  donnés  par  Henri  en  \  536.  Mais  quoiqu'il 
n'eût  pas  tout  mis,  et  qu'en  particulier  il  y  eût  quatre  sacrements 
dont  il  n'avait  fait  aucune  mention,  la  confirmation,  l'extrême  onc- 
tion, l'ordre  et  le  mariage,  il  est  très-constant  d'ailleurs  qu'il  n'y 
changea  rien,  non  plus  que  dans  les  autres  points  de  notre  foi  ;  mais 
il  voulut  en  particulier  exprimer  dans  ces  articles  ce  qu'il  y  avait 
alors  de  plus  controversé,  afin  de  ne  laisser  aucun  doute  de  sa  persé- 
vérance dans  l'ancienne  foi. 

Il  s'expliqua  encore  plus  précisément  sur  ce  sujet  dans  la  déclara- 
tion de  ces  six  articles  fameux  qu'il  publia  en  1539.  Il  établissait 
dans  le  premier  la  transsubstantiation  ;  dans  le  second,  la  communion 
sous  une  espèce  ;  dans  le  troisième,  le  célibat  des  prêtres,  avec  la 
peine  de  mort  contre  ceux  qui  y  contreviendraient  ;  dans  le  quatrième, 
l'obligation  de  garder  les  vœux  ;  dans  le  cinquième,  les  messes  par- 
ticulières; dans  le  sixième,  la  nécessité  de  la  confession  auriculaire1. 
Ces  articles  furent  publiés  par  l'autorité  du  roi  et  du  parlement,  à 
peine  de  mort  pour  ceux  qui  les  combattraient  opiniâtrement,  et  de 
prison  pour  les  autres,  autant  de  temps  qu'il  plairait  au  roi.  L'arche- 
vêque Cranmer,  quoique  luthérien  dans  l'âme  et  marié,  souscrivait 
à  tout,  même  à  l'article  qui  condamnait  à  mort  les  prêtres  mariés  : 
telles  étaient  sa  candeur  et  sa  franchise. 

Quelque  temps  après,  les  prélats  dressèrent  une  nouvelle  con- 
fession de  foi,  que  Henri  confirma  par  son  autorité  2.  Là,  on  déclare 
en  termes  formels  l'observation  des  sept  sacrements  :  celui  de  la 
pénitence  dans  l'absolution  du  prêtre  ;  la  confession  nécessaire  ;  la 
transsubstantiation  ;  la  concomitance,  ce  qui  levait,  dit  le  protestant 
Burnet,  la  nécessité  de  la  communion  sous  les  deux  espèces  3  ;  l'hon- 
neur des  images  et  la  prière  des  saints  au  même  sens  que  nous 
avons  vu  dans  les  premières  déclarations  du  roi,  c'est-à-dire  au  sens 
de  l'Église;  la  nécessité  et  le  mérite  des  bonnes  œuvres  pour  obte- 
nir la  vie  éternelle;  la  prière  pour  les  morts;  et,  en  un  mot,  tout 
le  reste  da  la  doctrine  catholique,  à  la  réserve  de  la  primauté  du 
souverain  Pontife  4. 

C'était  comme  Coré,  Dathan  et  Abiron,  qui  recevaient  toute  la  loi 
de  Moïse,  excepté  le  souverain  pontificat  d'Aaron;  ou  comme  le  pé- 

«  Burnet,  t.  1,  1.  3,  30S.  —  2  IbidL,  p.  301.  —  3  IbiJ.,  t.  1,  I.  3,  p.  397.  — 
*  Bossuet,  Variât.,  I.  7. 

uni.  26 


'«02  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

ché  de  Jéroboam,  fils  de  Nabat,  qui  fit  pécher  tout  Israël,  en  les  dé- 
tachant du  successeur  d'Aaron  et  du  temple  de  Jérusalem,  et  en  se 
faisant  lui-même  le  grand  prêtre  de  son  nouveau  culte.  Le  nouveau 
Jéroboam,  ayant  ainsi  fabriqué  sa  religion  nouvelle,  punissait  qui- 
conque ne  s'y  soumettait  pas  :  les  catholiques  qui  ne  voulaient  pas 
le  reconnaître  pour  chef  suprême  de  l'Eglise  étaient  pendus  et  écar- 
telés  comme  traîtres;  les  protestants  qui  refusaient  d'admettre 
quelqu'un  de  ses  dogmes  parlementaires  étaient  brûlés  comme  hé- 
rétiques 4.  Cependant  il  y  eut  aussi  des  catholiques  livrés  aux  flam- 
mes. Ainsi  frère  de  Foresta,  de  l'étroite  observance,  qui  avait  été 
confesseur  de  la  reine  Catherine,  et  avait  écrit  contre  la  suprématie 
royale,  fut  suspendu  par  le  milieu  du  corps  et  brûlé  à  petit  feu,  avec 
le  bois  d'une  croix  célèbre  qu'on  avait  apportée  du  pays  de  Galles  à 
Londres  2. 

On  n'épargna  pas  même  les  morts.  Ainsi,  le  vingt-quatre  avril 
1538,  saint  Thomas  de  Cantorbéry,  mort  depuis  deux  siècles  et  demi, 
fut  cité  formellement  à  comparaître  devant  la  cour  du  roi,  comme 
accusé  de  haute  trahison.  On  laissa  écouler  le  délai  de  trente  jours, 
accordé  par  les  lois  canoniques.  Le  saint  ne  comparaissait  point,  il 
allait  être  condamné  par  défaut,  lorsque  le  roi,  de  sa  grâce  spéciale, 
lui  nomma  un  conseil.  La  cour  siégea  à  Westminster  le  onzième  de 
juin  :  l'avocat  général  et  l'avocat  de  l'accusé  furent  entendus,  et  une 
sentence  fut  finalement  prononcée  le  onze  août,  qui  déclarait  Tho- 
mas, jadis  évêque  de  Cantorbéry,  coupable  de  rébellion,  d'obstina- 
tion et  de  trahison;   qui    ordonnait  de  brûler  publiquement  ses 
reliques,  et  confisquait,  au  profit  de  sa  majesté,  les  propriétés  per- 
sonnelles du  prétendu  saint,  c'est-à-dire  toutes  les  offrandes  faites 
à  son  tombeau.  On  nomma,  en  conséquence,  une  commission.  La 
sentence  fut  exécutée  en  due  forme.  On  transporta  au  trésor  de  sa 
majesté  l'or,  l'argent,  les  joyaux  dont  on  dépouilla  le  tombeau,  et 
qui  remplissaient  deux  coffres  très-pesants.  Bientôt  après,  il  y  eut 
ordre  à  tous  les  Anglais  de  ne  plus  croire  ni  appeler  saint  ledit  Tho- 
mas de  Cantorbéry,  de  détruire  toutes  les  images  et  peintures  qui  le 
représentaient,  d'abolir  les  fêtes  en  son  honneur,  et  d'effacer  de  tous 
les  livres  son  nom  et  sa  mémoire,  sous  peine  d'encourir  l'indignation 
de  sa  majesté  et  l'emprisonnement  selon  son  bon  plaisir  s.  Restait 
à  envoyer  un  huissier  notifier  la  sentence  en  paradis,  et  en  faire  dé- 
guerpir le  ci-devant  saint  et  martyr  :  il  ne  parait  pas  qu'on  ait  rem- 
pli cette  formalité. 

1  Lingard,  t.  6,  p.  4,r)l.—  2  Ibid.,  p.  398.—  3  Wilkins,  Conc.  Angliœ,  t.  3,  p.  835 
et  836,  841.   —  Lingard,  t.  fi,  p.  399  et  ?eqq. 


à  1545  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  403 

Henri  VIII,  qui  prétendait  ainsi  réformer  l'Église  militante  sur  la 
terre  et  même  l'Eglise  triomphante  au  ciel,  ne  savait  pas  trop  bien 
gouverner  son  propre  ménage.  Sa  cinquième  femme,  la  papesse  Ca- 
therine Howard,  après  quelques  mois  de  mariage,  fut  accusée,  sinon 
convaincue,  de  n'avoir  pas  été  vierge  au  moment  d'épouser  le  roi. 
Jusqu'alors  aucune  loi  humaine  n'en  avait  fait  un  crime.  Mais  le  par- 
lement anglais,  pairs  et  députés  des  communes,  fit  une  loi  rétroac- 
tive :  que  toute  femme  qui  ne  serait  pas  vierge  au  moment  où  il 
serait  question  de  la  marier  au  roi  ou  à  l'un  de  ses  successeurs,  de- 
vait lui  dévoiler  sa  honte,  sous  peine  d'encourir  le  châtiment  infligé 
à  la  haute  trahison;  que  toute  autre  personne  qui,  connaissant  le 
fait,  ne  le  déclarerait  pas,  serait  sujette  à  la  peine  de  non-révélation  : 
et  que  la  reine  ou  la  femme  d'un  prince  qui  induirait  une  autre  per- 
sonne à  commettre  avec  elle  le  crime  d'adultère  serait  punie  de  la 
peine  des  traîtres.  En  conséquence,  la  reine  Catherine  Howard,  avec 
plusieurs  de  ses  suivantes  et  de  ses  parents,  sans  avoir  été  juridi- 
quement ni  entendue  ni  convaincue,  fut  condamnée  et  exécutée  à 
mort  en  février  i&Jâ1.  Sa  sixième  femme,  qui  était  une  veuve,  la 
papesse  Catherine  Parr,  faillit  avoir  le  même  sort  en  1546,  pour  avoir 
fait  le  docteur  luthérien  :  déjà  l'acte  d'accusation  se  préparait  contre 
elle,  lorsque,  prévenue  à  temps,  elle  sut  apaiser  son  gracieux  mari 
en  admirant  son  infaillibilité  souveraine  en  fait  de  doctrine. 

Dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  dit  le  protestant  Cobbet,  les 
débauches  habituelles  de  Henri  l'avaient  rendu  d'une  corpulence 
telle,  qu'il  ne  pouvait  se  mouvoir  qu'à  l'aide  de  mécaniques  qu'on 
inventait  pour  son  usage  particulier  ;  mais  il  n'en  conserva  pas  moins 
son  ancienne  férocité  et  sa  passion  pour  le  sang.  Déjà  il  était  étendu 
sur  son  lit  de  mort,  que  personne  n'osait  encore  l'informer  de  son 
état;  car  la  mort  la  plus  prompte  n'eût  pas  manqué  de  suivre  cet 
avertissement.  Il  mourut  donc  avant  d'avoir  su  qu'il  arrivait  au  terme 
de  sa  vie,  et  laissant  une  foule  de  condamnations  capitales,  qu'il 
n'eut  pas  le  temps  de  signer. 

Ainsi  mourut  dans  la  nuit  du  vingt-huit  au  vingt-neuf  janvier  1547, 
à  l'âge  de  cinquante- six  ans,  et  dans  la  trente-huitième  année  de  son 
règne,  le  plus  injuste,  le  plus  vil  et  le  plus  sanguinaire  des  tyrans  qui 
eussent  encore  désolé  l'Angleterre.  Ce  pays,  qu'à  son  avènement  il 
avait  trouvé  paisible,  uni  et  heureux,  il  le  laissa  déchiré  par  les  fac- 
tions et  les  schismes,  et  ses  habitants  en  proie  à  la  misère  et  à  la  men- 
dicité. Ce  fut  lui  qui  introduisit  cette  immoralité,  ces  crimes,  ces  vices 
et  cette  misère  qui  produisirent  de  si  horribles  fruits  sous  le  règne  de 

1  Lingard,  t.  6,  p.  454  et  seqq. 


404  HIST01IIË  UNIVERSELLE    [l.iv.  LXXX1V.  —  De  1511 

ses  enfants,  avec  lesquels  s'éteignirent,  quelques  années  après,  son 
nom  et  sa  maison  l.  Ainsi  parle  le  protestant  Cobbet. 

Certains  détails  de  Lingard  sur  les  finances  de  ce  règne  sont  une 
preuve  de  plus  que  le  bien  mal  acquis  ne  profite  pas,  si  ce  n'est 
comme  un  chancre  qui  dévore  tout  ce  qui  l'entoure.  L'argenterie  et 
les  bijoux  que  Henri  avait  tirés  des  maisons  religieuses,  et  les  sommes 
énormes  produites  par  la  vente  de  leurs  propriétés,  semblaient  tom- 
ber dans  quelque  abîme  inconnu  :  le  roi  demandait  tous  les  jours  de 
l'argent  à  ses  ministres  :  les  lois  du  pays,  les  droits  des  sujets,  l'hon- 
neur de  la  couronne  étaient  également  sacrifiés  aux  besoins  toujours 
croissants  du  trésor  royal.  Le  douze  mai  1543,  il  avait  obtenu  un 
subside  d'une  valeur  presque  sans  exemple.  Le  clergé  lui  avait  donné, 
pendant  trois  années,  dix  pour  cent  de  ses  revenus,  indépendamment 
du  dixième  déjà  promis  à  la  couronne;  et  les  laïques  lui  avaient  ac- 
cordé un  impôt  proportionnel  sur  les  propriétés  territoriales  et  mo- 
biliaires,  payable  par  termes  en  trois  années.  Le  payement  avait  fait 
connaître  la  position  de  tous  les  propriétaires  :  et  bientôt  après,  tou- 
tes les  personnes  taxées  à  cinquante  livres  sterling  par  an  reçurent 
une  missive  royale  qui  leur  demandait  l'avance  d'une  somme  d'ar- 
gent, par  forme  d'emprunt.  La  prudence  inspira  l'obéissance;  mais 
l'espoir  du  remboursement  fut  promptement  détruit  par  la  servilité 
du  parlement,  qui  abandonna  au  roi  toutes  les  sommes  qu'il  avait 
empruntées  à  ses  sujets  depuis  la  trente-unième  année  de  son  règne. 
Après  un  acte  si  peu  délicat,  il  devait  croire  fort  inutile  de  solliciter 
un  nouvel  emprunt;  mais  il  demanda  des  présents,  sous  le  nom  de 
bienveillance  ou  don  gratuit,  quoique  les  dons  gratuits  eussent  été 
déclarés  illégaux  par  acte  du  parlement.  Ce  moyen  avait  été  essayé 
sous  l'administration  de  Wolsey,  et  il  avait  succombe  à  la  volonté 
générale  du  peuple.  Mais  le  cours  de  peu  d'années  sous  le  sanglant 
despotisme  de  Henri  avait  amorti  l'esprit  d'opposition  :  on  leva  sans 
difficulté  le  don  gratuit,  et  les  murmures  des  opprimés  se  réduisi- 
rent au  plus  profond  silence,  à  l'aspect  du  châtiment  de  deux  des 
aldermen  de  Londres  qui  avaient  osé  se  plaindre. 

Dans  le  même  but,  Henri  altéra  les  monnaies,  non  pas  une  fois  ou 
deux,  mais  presque  régulièrement  d'une  année  à  l'autre.  Au  bout 
des  trois  ans  de  subside,  il  se  vit  de  nouveau  contraint  à  solliciter  la 
générosité  de  ses  sujets.  Le  clergé  lui  accorda  quinze  pour  cent  de 
ses  revenus,  durant  deux  années  ;  les  laïques  à  proportion.  Comme 
ce  présent  ne  suffisait  point  a  son  avidité,  le  parlement  mit  à  sa  dis- 
position tous  les  collèges,  chantreriés  et  hôpitaux  du  royaume,  avec 

1  Cobbet,  Eist.  de  la  Réf.  d'Angl,  lettre  G. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  405 

tous  leurs  manoirs,  terres  et  héritages.  Ce  fut  le  dernier  subside  ac- 
cordé à  cet  insatiable  monarque,  qui  s'en  alla  ainsi  de  ce  monde  avec 
le  bien  des  pauvres.  Il  a  été  certifié  par  les  personnes  qui  se  sont  oc- 
cupées de  ce  calcul  sur  des  documents  officiels,  qu'avant  la  vingt- 
sixième  année  de  son  règne,  les  recettes  du  trésor,  sous  Henri,  avaient 
excédé  la  réunion  totale  des  taxes  imposées  par  tous  ses  prédéces- 
seurs; mais  que  cette  somme  énorme  s'était  plus  que  doublée,  avant 
sa  mort,  par  des  subsides  et  des  emprunts  qu'il  n'avait  jamais  voulu 
rendre,  par  des  dons  gratuits  forcés  et  l'altération  de  la  monnaie,  et 
par  la  sécularisation  d'une  partie  des  possessions  cléricales,  et  de  la 
totalité  des  propriétés  monastiques1. 

Enfin  le  protestant  William  Cobbet,  membre  du  parlement  an- 
glais, a  fait  une  histoire  de  la  réforme  d'Angleterre,  pour  en  montrer 
au  grand  jour  la  nature  et  les  suites.  Voici  comme  il  se  résume  lui- 
même,  au  commencement  et  à  la  fin  de  son  travail. 

«  Mais  avant  d'aller  plus  loin,  entendons-nous  bien  sur  la  véritable 
signification  des  mots  catholique,  protestant  et  réforme.  Catholique 
signifie  universel  :  la  religion  qui  prend  ce  titre  fut  appelée  ainsi 
parce  que  tous  les  peuples  chrétiens  la  regardèrent  comme  la  seule 
religion  véritable,  ne  reconnaissant  en  même  temps  qu  un  seul  et  même 
chef  de  l'Église.  Ce  chef,  c'était  le  Pape;  et,  bien  que  d'or- 
dinaire il  siégeât  à  Rome,  il  n'en  était  pas  moins  le  chef  de  l'É- 
glise en  Angleterre,  en  Espagne,  en  France,  en  un  mot  partout 
où  l'on  professait  la  religion  chrétienne.  Mais  il  vint  un  temps  où 
quelques  nations,  ou  plutôt  quelques  fractions  de  nations,  s'avisèrent 
de  protester  contre  l'autorité  de  leur  ancien  chef,  contre  les  doctrines 
enseignées  par  l'Eglise  qui  jusqu'alors  avait  été  la  seule  Église  chré- 
tienne, et  rejetèrent  la  suprématie  spirituelle  qu'on  avait  jusqu'alors 
universellement  reconnue.  De  là  le  nom  de  protestants,  devenu  com- 
mun depuis  à  tous  ceux  qui  ne  sont  pas  catholiques.  Quant  au  mot 
réforme,  il  veut  dire  changement  pour  le  mieux  :  il  eût  été,  certes,  bien 
maladroit  à  ceux  qui  ont  opéré  ce  grand  changement  de  ne  pas  lui 
avoir  donné  au  moins  un  nom  pompeux  et  sonore. 

«  Et  cependant,  je  ne  crains  pas  de  dire  qu'un  examen  fait  avec 
bonne  foi  et  sincérité  persuadera  à  mes  lecteurs  que  ce  changement, 
au  lieu  d'être  pour  le  mieux,  fut  pour  le  pis  ;  que  ce  qu'on  a  appelé 
la  réforme  ne  fut  que  le  résultat  d'une  incontinence  brutale,  de  l'hy- 
pocrisie et  de  la  perfidie  les  plus  noires,  et  eut  pour  suite  le  pillage 
et  la  dévastation  ;  que  des  torrents  de  sang  anglais  et  irlandais  cimen- 
tèrent cet  édifice  de  boue  et  d'orgueil  ;  et  que  cette  affreuse  misère, 

1  Lingard,  t.  6.  Henri  VIII,  p.  499  etseqq. 


'♦06  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Llv.  LXXX1V.  -  De  1517 

cette  mendicité  générale,  ce  dénoûnient  absolu,  ces  haines  et  ces 
discordes  éternelles  qui  affligent  partout  nos  regards,  en  sont  les  sui- 
tes immédiates.  Voilà,  en  effet,  les  seuls  avantages  que  cette  réforme 
nous  ait  procurés  pour  nous  dédommager  de  cette  abondance,  de  ce 
bonheur  et  de  cette  concorde  dont  nos  pères  catholiques  jouirent  si 
pleinement  et  pendant  si  longtemps  *  !  » 

Voilà  ce  que  le  protestant  Cobbet  annonce  dans  sa  première  lettre, 
et  récapitule  dans  la  seizième  et  dernière.  Ces  seize  lettres  ont 
été  publiées  en  anglais  à  plus  de  cinquante  mille  exemplaires,  tra- 
duites et  répandues  dans  toutes  les  langues,  sans  avoir  été  réfutées 
ni  contredites.  C'est  donc  une  chose  jugée  au  tribunal  du  genre 
humain. 

Il  y  a  surtout  un  point  auquel,  de  nos  jours,  on  attache  la  plus 
haute  importance,  le  bien-être  matériel.  Le  protestant  Cobbet  exa- 
mine donc,  sous  ce  rapport,  la  différence  entre  l'Angleterre  autrefois 
catholique  et  l'Angleterre  aujourd'hui  protestante,  ne  s'appuyant  que 
sur  des  témoignages  et  des  faits  incontestables.  Jean  Fortescue, 
grand  chancelier  d'Angleterre  au  quinzième  siècle,  sous  Henri  VI, 
dans  son  célèbre  ouvrage,  Delaudibuslegum  Angliœ,  De  l'éloge  des 
lois  d'Angleterre,  comparant  l'état  du  peuple  anglais  d'alors  avec  ce- 
lui du  peuple  français,  fait  ce  tableau  mémorable  :  «  Le  roi  d'An- 
gleterre ne  peut  changer  les  lois  ni  en  établir  de  nouvelles  sans  le 
consentement  de  tous  ses  sujets  représentés  par  le  parlement.  Tout 
citoyen  anglais  est  libre  d'user  et  de  jouir  du  produit  de  ses  pro- 
priétés, des  fruits  de  sa  terre,  de  l'accroissement  de  son  troupeau,  etc. 
Toutes  les  améliorations  qu'il  peut  faire  à  sa  fortune,  soit  par  son 
propre  travail,  soit  par  celui  des  gens  qu'il  entretient  à  son  service, 
lui  appartiennent  en  toute  propriété,  sans  qu'il  ait  à  redouter  aucun 
obstacle,  empêchement  ou  refus  de  la  part  de  qui  que  ce  soit.  S'il 
est  molesté  ou  opprimé  d'une  manière  quelconque,  il  est  toujours 
assuré  d'obtenir  satisfaction  de  celui  qui  l'a  offensé.  Aussi  les  habi- 
tants de  l'Angleterre  sont-ils  riches  en  or  et  en  argent,  et  possè- 
dent-ils toutes  les  nécessités  et  tous  les  agréments  de  la  vie.  Ils  ne 
boivent  pas  d'eau,  si  ce  n'est  à  certaines  époques  de  l'année,  mais 
seulement  par  motifs  religieux  et  pour  faire  pénitence.  Ils  se  nour- 
rissent abondamment  de  viandes,  de  poissons  et  de  légumes  de 
toutes  espèces.  Ils  portent  de  bons  vêtements  de  laine  ;  leurs  lits, 
leurs  couvertures  et  autres  objets  sont  également  en  laine,  et  ils 
en  sont  amplement  pourvus.  Ils  possèdent  aussi  tout  ce  qui  est 
nécessaire  dans  un  ménage  ;  enfin,  chacun  a,  selon  son  rang,  tout 

»  Cobbet,  Uist.  de  la  Réf.  d'Angl.,  lettres  1  et  16. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  407 

ce  qui  peut  contribuer  à  rendre  la  vie  heureuse  et  agréable.  » 
Tel  était  donc  au  quinzième  siècle,  d'après  le  témoignage  du  chan- 
celier Fortescue,  le  bien-être  du  peuple  de  l'Angleterre  catholique. 
Maintenant,  dans  l'Angleterre  protestante,  le  tiers  de  la  population 
est  réduit  à  la  mendicité,  l'ouvrier  anglais  n'a  généralement  d'autre 
nourriture  que  le  pain  et  l'eau  ;  Cobbet  nous  montre  des  milliers  de 
malheureux,  non-seulement  en  Irlande,  mais  en  Angleterre  même, 
ne  se  nourrissant  que  de  plantes  marines,  dévorant  la  chair  des  che- 
vaux morts,  et  disputant  aux  pourceaux  la  dégoûtante  nourriture  que 
contiennent  leurs  auges  :  il  nous  montre  le  commencement  de  ce 
fléau  sous  Henri  VIII,  qui  fut  le  premier  à  prononcer  des  peines 
contre  les  mendiants  qui  ne  renonceraient  pas  à  implorer  la  pitié  pu- 
blique. Pour  une  première  fois,  on  leur  coupait  seulement  un  bout 
de  l'oreille;  mais,  en  cas  de  récidive,  ils  étaient  impitoyablement  con- 
damnés à  mort.  Sous  le  règne  de  son  fils,  on  marquait  d'abord  les 
mendiants  avec  un  fer  rouge,  après  quoi  on  les  réduisait  à  l'esclavage 
pour  deux  années,  pendant  lesquelles  leur  maître  avait  le  droit  de 
leur  faire  porter  un  collier  de  fer,  de  les  nourrir  au  pain  et  à  l'eau,  et 
de  les  priver  de  viande;  car  à  cette  époque  il  y  avait  encore  en  An- 
gleterre de  la  viande  pour  ceux  qui  travaillaient.  En  cas  de  désobéis- 
sance, d'insubordination  ou  de  tentative  d'évasion,  le  malheureux 
restait  esclave  pour  le  reste  de  ses  jours  *. 

Que  si  la  population  anglaise,  en  devenant  protestante,  est  ainsi 
déchue  pour  le  bien-être  matériel,  que  sera-ce  pour  le  bien-être  mo- 
ral !  Tous  les  observateurs  conviennent  qu'il  n'y  a  rien  au-dessous  de 
la  populace  de  Londres  :  que  les  maisons  de  travail  où  l'Angleterre 
renferme  ses  pauvres,  au  lieu  d'asiles  de  charité,  sont  de  vraies  pri- 
sons et  des  bagnes.  C'est  pis  encore  avec  les  ouvriers,  surtout  les  en- 
fants, employés  dans  les  fabriques  et  les  usines.  En  1842,  «  des  faits 
de  nature  à  exciter  l'horreur,  nous  ne  dirons  pas  d'une  nation  civi- 
lisée, mais  du  peuple  le  plus  barbare,  ont  été  révélés  dans  un  rapport 
que  lord  Ashley  a  présenté  au  parlement  sur  la  condition  des  ou- 
vriers employés  au  travail  des  mines  en  Angleterre,  en  Irlande  et  en 
Ecosse...  Qui  aurait  pu  croire  qu'il  y  eût  au  sein  de  l'Angleterre  une 
classe  nombreuse  d'êtres  sans  aucune  notion  de  Dieu,  qui  n'ont  ja- 
mais entendu  parler  de  Jésus-Christ,  et  qui  ignorent  jusqu'au  nom  de 
la  reine  qui  occupe  le  trône?  Ces  êtres,  qui  n'ont  de  l'homme  que  le 
nom,  vivent  et  meurent  sans  connaître  aucune  des  lois  gravées  au 
fond  des  cœurs  par  la  nature  pour  la  protection  de  la  famille.  Leur 
débile  existence  s'use  et  s'éteint  comme  celle  des  bêtes  de  somme, 

1  Cobbet,  Hist.  de  la  Réf.  d'Angl.,  lettre  16. 


408  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

compagnes  de  leurs  travaux  l.  »  Dans  une  région  plus  élevée,  au 
milieu  de  l'anarchie  intellectuelle,  s'est  formée  une  secte  religieuse, 
politique  et  sociale,  dont  le  but  hautement  avoué  est  de  détruire 
toute  religion,  toute  propriété,  toute  société,  même  domestique  2. 
Quant  à  l'élite  même  de  la  nation  anglaise,  les  pairs  et  les  députés 
des  communes,  y  a-t-il  dans  l'histoire  quelque  chose  de  plus  basque 
le  parlement  de  Henri  VIII,  poussant  la  servilité  pour  un  despote  jus- 
qu'à renier  la  foi  de  ses  pères,  fouler  aux  pieds  les  lois  de  la  justice, 
condamner  des  accusés  sans  les  entendre,  décréter  le  pour  et  le 
contre  du  jour  au  lendemain? 

En  lisant  Tacite,  on  ne  peut  mépriser  assez  la  bassesse  du  sénat 
romain  sous  Tibère  et  Néron.  Gare  au  parlement  anglais,  si  jamais 
il  a  un  Tacite  pour  historien  !  Mais  aujourd'hui  déjà,  une  partie  no- 
table du  clergé  anglican,  les  Puséystes,  commencent  à  ouvrir  les 
yeux,  à  déplorer  comme  une  immense  calamité  leur  séparation 
d'avec  Rome,  et,  comme  des  enfants  prodigues,  à  tourner  leurs  re- 
gards pénitents  vers  cette  maison  paternelle  3.  Puisse  la  nation  tout 
entière  y  revenir  avec  eux,  et  réparer  ainsi  son  prodigieux  égarement 
de  trois  siècles  ! 

i  Jules  Gondon,  Du  mouvement  religieux  en  Angleterre,  184-i,  p.  19  et  20.  — 
Ruhichon,  De  l'action  du  cierge.  —  2  Ibid.,  p.  28  et  seqq.  —  3  Ibid.,  p.  520  et 
seqq. 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  409 


VIIIe 


EFFORTS  DE  L'HÉRÉSIE  LUTHÉRIENNE  POUR  PERVERTIR  LA  FRANCE  :  CE 
QUI  SAUVE  CE  ROYAUME.  GENÈVE  FORCÉE  A  L'APOSTASIE  PAR  RERNE. 
COMMENCEMENTS  DE  CALVIN  ,  SES  HÉRÉSIES ,  SON  GOUVERNEMENT  A 
GENÈVE  :  CONSÉQUENCES. 

La  nation  française,  qui  eut  sa  bonne  part  à  l'épreuve  commune 
des  nations  chrétiennes,  y  résista  mieux  que  la  nation  anglaise  et  la 
nation  allemande,  et  cela  malgré  les  inconséquences  de  ses  gouver- 
nants. Nous  avons  vu  François  Ier  s'alliant  avec  les  Turcs  contre  les 
Chrétiens,  avec  les  protestants  contre  les  catholiques,  tandis  qu'il  fai- 
sait poursuivre  les  luthériens  en  France.  Catholique  de  sa  personne, 
il  se  laissait  trop  souvent  mener  par  deux  femmes  d'une  croyance 
aussi  suspecte  que  leurs  mœurs  étaient  scandaleuses  :  l'une,  sa  sœur, 
Marguerite  de  Valois,  depuis  reine  de  Navarre;  l'autre,  sa  concubine, 
femme  mariée,  avec  laquelle  il  vivait  en  adultère  public,  et  qu'il  fit 
duchesse  d'Étampes.  La  première,  femme  bel  esprit,  auteur  de  contes 
licencieux ,  d'une  vie  semblable  à  ses  contes,  attirait  à  sa  cour  ces 
nouveaux  hommes  de  lettres  qui,  parce  qu'ils  avaient  une  connais- 
sance plus  ou  moins  indigeste  de  grec,  de  latin  ou  même  d'hébreu, 
se  prétendaient  appelés  à  raccommoder  le  chef-d'œuvre  de  Dieu  et 
de  son  Fils,  la  religion  chrétienne,  l'Eglise  catholique.  Cette  faiseuse 
de  contes  obscènes  se  donna  la  même  vocation,  aussi  bien  que  la 
royale  prostituée.  A  cet  effet,  elles  composèrent  entre  autres  une 
messe  à  sept  points,  ainsi  nommée  parce  qu'on  y  pratiquait  sept 
choses  qui  sont  fort  éloignées  des  usages  de  l'Église  de  Dieu.  C'était 
d'y  faire  toujours  la  communion  publique,  d'y  supprimer  l'élévation 
et  l'adoration,  d'y  communier  sous  les  deux  espèces,  de  n'y  faire 
mention  ni  de  la  sainte  Vierge  ni  des  saints,  de  s'y  servir  de  pain 
levé  et  commun  à  la  manière  des  Grecs,  de  ne  point  astreindre  les 
prêtres  à  la  loi  du  célibat  *.  C'est  par  le  canal  impur  de  ces  deux 
femmes  que  l'hérésie  se  glissera  en  France,  pour  y  allumer  des  guer- 
res effroyables  et  y  répandre  des  fleuves  de  sang. 

Ce  qui  sauva  la  nation  française,  ce  fut,  après  Dieu,  la  nation 
française,  clergé,  parlement  et  peuple.  L'université  de  Paris,  à  ja- 

1  Florimond  de  Rémond,  p.  85 i. 


*10  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

mais  illustrée  par  saint  Thomas  d'Aquin,  saint  Bonaventure,  Albert 
le  Grand,  Vincent  de  Beauvais,  Alexandre  de  Halès,  se  montra 
digne  de  son  ancienne  gloire.  Nous  avons  vu  sa  faculté  de  théologie, 
prise  pour  arbitre  par  Luther,  condamner  ses  erreurs  par  une  cen- 
sure détaillée.  C'était  en  1521.  Au  mois  de  mars  1523,  fut  tenu  à 
Paris  le  concile  de  la  province,  qui  condamna  deux  libelles  publiés 
par  des  luthériens  contre  le  célibat  des  prêtres,  et  députa  au  parle- 
ment pour  le  prier  d'en  défendre,  sous  des  peines  pécuniaires,  l'im- 
pression et  le  débit.  Le  parlement,  qui  avait  déjà  défendu  aux  libraires 
de  vendre  aucuns  livres  de  religion  s'ils  n'avaient  été  approuvés  par 
la  faculté  de  théologie,  se  porta  avec  beaucoup  de  zèle  et  de  promp- 
titude à  ce  que  les  Pères  du  concile  souhaitaient.  Par  son  ordre,  les 
livres  condamnés  furent  recherchés  et  confisqués.  On  étendit  la  vi- 
site à  tous  les  ouvrages  sortis  de  la  plume  des  luthériens,  et  le  12  août 
on  vit  paraître  un  arrêt  qui  ordonnait  que  les  livres  de  Luther  fus- 
sent brûlés  dans  le  parvis  de  Notre-Dame,  et  que  tous  ceux  qui 
avaient  des  exemplaires  les  rapportassent  au  greffe  de  la  cour.  Un 
autre  arrêt  du  même  jour  roulait  sur  les  livres  de  Mélanchton,  et  il 
était  enjoint  à  toutes  personnes  de  les  remettre  aussi  au  greffe,  pour 
être  ensuite  examinés  par  l'évêque  de  Paris,  assisté  des  docteurs  de 
la  faculté  de  théologie.  Tout  cela  fut  exécuté  à  la  lettre.  On  brûla 
publiquement  les  livres  de  Luther  ;  on  rassembla  ceux  de  Mé- 
lanchton, et,  le  6  octobre  1523,  la  faculté  en  condamna  un  grand 
nombre. 

Aujourd'hui  même  l'on  trouve  bon  que  les  gouvernements  et  les 
magistrats,  pour  la  seule  santé  des  corps,  fassent  inspecter  les  phar- 
macies, les  magasins  de  drogues  et  de  comestibles,  pour  qu'on  n'y 
vende  rien  de  pestilentiel,  d'empoisonné  ou  de  simplement  corrompu; 
qu'ils  soumettent  à  l'examen  et  à  l'épreuve  les  provenances  nouvelles, 
étrangères  ou  inconnues  ;  qu'ils  détruisent  non-seulement  les  sub- 
stances mortifères,  mais  encore  ce  qui  n'est  que  suspect.  Aujour- 
d'hui même  on  jugerait  digne  de  mille  morts  celui  qui  s'amuserait  à 
empoisonner  les  fontaines  publiques,  ou  simplement  la  mare  en  la- 
quelle se  vautrent  les  pourceaux.  —  Nos  ancêtres  croyaient  que 
notre  âme  valait  plus  que  notre  corps,  et  l'homme  plus  même  qu'un 
pourceau . 

Dans  la  recherche  des  livres  hérétiques  ou  suspects,  ordonnée  par 
le  parlement  de  Paris  en  1523,  l'on  en  découvrit  plusieurs  chez  un 
gentilhomme  d'Artois,  nommé  Louis  Berquin.  La  faculté  de  théo- 
logie les  ayant  examinés,  y  en  trouva  de  trois  classes  :  les  uns  com- 
posés par  Berquin  même,  les  autres  traduits  de  langues  étrangères, 
les  troisièmes  étaient  les  propres  ouvrages  de  Luther.  Tous  furent 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  411 

jugés  pernicieux  et  dignes  d'être  brûlés.  Le  parlement  voulut  obliger 
Berquin  à  se  rétracter  :  sur  son  refus,  il  le  remit  à  l'évêque,  pour  lui 
faire  son  procès  comme  hérétique;  mais  survint  un  ordre  du  roi  de 
le  rendre  à  la  liberté  '.  Berquin  n'en  fut  pas  plus  sage  :  il  continua 
de  faire  le  prédicant  de  l'hérésie,  d'écrire  et  de  répandre  de  mauvais 
livres.  En  1526,  le  parlement  le  fit  prendre  de  nouveau,  lit  examiner 
de  nouveau  les  ouvrages  saisis  chez  lui  ;  mais  de  nouveau  il  fut  élargi 
par  ordre  de  François  Ier.  C'était  Marguerite,  sœur  du  roi,  qui  pro- 
tégeait sous  main  tous  les  novateurs  2. 

Au  lieu  de  se  corriger,  Berquin  devenait  toujours  pire  :  en  4529, 
il  attaqua  la  faculté  de  théologie,  et  déféra  au  roi  les  livres  du  syndic 
delà  faculté;  mais  cette  fois,  au  lieu  d'écouter  les  accusations  du 
novateur,  François  ordonna  qu'on  reprendrait  son  procès,  et  nomma 
douze  commissaires  pour  le  juger.  De  ce  nombre  étaient  le  premier 
président,  Jean  de  Selve;  Etienne  Léger,  un  des  grands  vicaires  de 
Paris  ;  le  célèbre  Guillaume  Budé,  maître  des  requêtes,  et  plusieurs 
conseillers  du  parlement.  Ces  juges,  ayant  revu  toutes  les  procédures, 
condamnèrent  Berquin  à  voir  brûler  ses  livres  publiquement,  à  faire 
amende  honorable  et  abjuration  en  place  de  Grève,  à  subir  la  peine 
des  blasphémateurs,  qui  est  d'avoir  la  langue  percée  d'un  fer  rouge, 
et  à  être  enfermé  le  reste  de  ses  jours.  Budé  se  donna  bien  des  mou- 
vements pour  l'engager  à  se  reconnaître,  à  se  rétracter.  Ces  avis 
furent  inutiles  :  non  content  de  demeurer  inflexible  dans  ses  erreurs, 
il  en  appela  au  Pape  et  au  roi.  Sur  quoi  les  juges  prirent  le  parti  de 
le  condamner  à  la  peine  légale  des  hérétiques  opiniâtres,  qui  était 
le  feu,  et  l'arrêt  fut  exécuté  le  22  d'avril  1529.  Le  calviniste  Théo- 
dore de  Bèze  dit  que  si  Berquin  avait  trouvé  dans  François  1er  un 
Frédéric,  duc  de  Saxe,  il  aurait  pu  être  le  Luther  de  la  France  3. 

Ce  qui  dans  cette  occasion  donna  au  roi  quelque  fermeté  contre 
les  hérétiques,  ce  fut  leur  insolence  même.  La  nuit  du  dimanche  de 
l'a  Pentecôte  1528,  quelques  luthériens  iconoclastes  abattirent  la  tête 
d'une  statue  de  la  Vierge  qui  était  dans  le  mur  d'une  maison,  au 
quartier  de  Saint-Antoine  ;  ils  rompirent  de  même  la  tête  à  l'enfant 
Jésus,  et  ils  donnèrent  quelques  coups  de  poignard  à  ces  saintes 
images.  Le  bruit  d'un  tel  attentat  mit  toute  la  ville  en  rumeur.  Le 
roi  ordonna  qu'on  en  fit  une  justice  exemplaire.  Il  promit  la  somme 
de  mille  écus  à  qui  découvrirait  les  auteurs  du  crime,  et,  pour  ré- 
parer l'injure  faite  à  Dieu  et  à  la  sainte  Vierge,  il  fit  faire  une  statue 
d'argent,  de  la  hauteur  de  celle  qui  avait  été  profanée,  avec  un  treillis 
de  fer,  pour  mettre  en  sûreté  ce  dépôt  précieux.  Cependant  tous  les 

i  Hist.  de  l'Égl.  gallic,  1.  51.  —  *  Ibid.,  I.  52.  —  s  Ibid. 


412  HISTOIRE  UNIVERSELLE     ILiv.  LXXXIV.  -  De  1517 

corps  ecclésiastiques  de  la  ville  firent  des  processions  pour  satisfaire 
à  la  justice  divine.  L'université  se  rendit  au  lieu  où  le  crime  avait 
été  commis,  et  cinq  cents  écoliers  choisis  présentèrent  chacun  un 
cierge  devant  la  statue  mutilée.  Mais  l'action  la  plus  solennelle  se 
passa  le  11  de  juin,  fête  du  Saint-Sacrement.  C'était  le  jour  que  le 
roi  avait  déterminé  pour  placer  lui-même  la  statue  d'argent.  Tous 
les  religieux  et  tous  les  chapitres  de  Paris  se  rendirent  à  l'église  de 
la  Couture-Sainte-Catherine.  L'évêque  y  célébra  la  messe,  à  laquelle 
assistèrent  le  parlement,  la  chambre  des  comptes,  le  corps  de  ville, 
les  ambassadeurs  des  princes,  tous  les  grands  officiers  de  la  cou- 
ronne, les  princes  du  sang  et  le  roi  même.  On  y  vit  de  plus  six  évê- 
ques.  Après  la  messe,  toute  cette  procession  s'avança  vers  la  rue  des 
Rosiers  ;  car  la  maison  où  avait  été  la  statue  de  la  Vierge  faisait  le 
coin  de  cette  rue  avec  celle  des  Juifs.  L'évêque  de  Lisieux,  revêtu 
d'habits  pontificaux,  portait  la  nouvelle  statue.  Le  roi  suivait,  tenant 
un  grand  cierge  à  la  main.  Quand  on  fut  arrivé  au  terme,  l'évêque 
déposa  l'image  sur  un  autel  ;  le  roi  se  mit  à  genoux  avec  tout  son 
corlége  ;  les  musiciens  de  sa  chapelle  chantèrent  l'antienne  Ave,  regina 
cœlorum;  le  grand  aumônier  dit  l'oraison,  après  laquelle  le  roi  se 
leva,  et,  prenant  la  statue,  il  monta  sur  une  haute  estrade,  d'où  il 
pouvait  atteindre  à  une  niche  taillée  dans  un  pilier  fait  exprès,  et  ce 
fut  dans  cette  niche  qu'il  plaça  la  sainte  image,  après  l'avoir  baisée 
respectueusement.  Ensuite  il  ferma  lui-même  le  treillis  de  fer  qui 
devait  la  garantir  des  insultes,  il  se  remit  à  genoux,  il  pria  encore 
quelque  temps,  et  durant  toute  la  cérémonie  on  le  vit  verser  des 
larmes  l. 

Un  foyer  de  l'hérésie  fut  la  ville  de  Meaux,  par  l'imprudence,  sinon 
la  connivence  de  l'évêque.  C'était  Guillaume  Briçonnet,  fils  du  car- 
dinal de  ce  nom  et  abbé  de  Saint-Germain-des-Prés.  Pour  avoir  le 
plaisir  de  vivre  avec  des  hommes  savants  dans  le  grec  et  dans  l'hé- 
breu, exercés  à  parler  purement  la  langue  latine  et  capables  par  leurs 
exemples  de  faire  revivre  les  mœurs  de  la  primitive  Eglise,  il  fit  un 
choix  dans  l'université  de  Paris  ;  il  en  tira  des  professeurs  d'une 
grande  réputation  :  on  nomme  entre  autres  Jacques  Lefèvre  d'E- 
taples,  Guillaume  Farel,  Gérard  Roussel  et  François  Valable.  Il  leur 
donna  des  bénéfices  et  des  emplois  honorables  dans  son  diocèse.  Le- 
fèvre fut  créé  grand  vicaire,  Roussel  eut  la  trésorerie  de  la  cathé- 
drale, Vatable  fut  pourvu  d'un  canonicat  dans  cette  église  ;  Guil- 
laume Farel  n'eut  pas  le  temps  de  former  un  établissement  à  Meaux, 
parce  que  ses  manières  de  penser  transpirèrent  trop  tôt  dans  le  pu- 

1  Ilist.  de  l'Égl.  gallic. ,  1.  52. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  413 

blic.  C'était  un  esprit  totalement  infecté  de  luthéranisme,  auquel  il 
ajoutait  quelques  articles  particuliers  de  la  doctrine  de  Zwingle. 

L'évêque  de  Meaux  connut  les  principes  de  Farel,  et  il  le  congédia. 
Sa  fortune  fut  alors  d'errer  en  diverses  villes,  à  Strasbourg,  à  Bâle, 
à  Berne,  à  Neufchâtel,  à  Metz,  à  Genève,  prêchant  partout  la  pré- 
tendue réforme,  et  se  faisant  des  ennemis  jusque  dans  sa  secte,  à 
cause  de  la  pétulance  de  son  génie.  Farel  était  de  Gap  en  Dauphiné  ; 
il  avait  été  professeur  à  Paris,  dans  le  collège  du  Cardinal-Lemoine, 
où  Jacques  Lefèvre  lui  avait  procuré  cet  emploi.  Ce  fut  apparem- 
ment la  même  protection  qui  le  fit  entrer  dans  la  maison  de  l'évêque 
de  Meaux. 

Si  Lefèvre  connaissait  ses  sentiments,  on  en  pourrait  conclure  qu'il 
était  lui-même  d'une  catholicité  très-équivoque,  ou  plutôt  qu'il  avait 
l'esprit  aussi  gâté  que  Farel.  Cependant,  bien  des  auteurs  assurent 
que,  malgré  les  tempêtes  qui  s'élevèrent  contre  lui  au  sujet  de  la 
religion,  il  fut  toujours  catholique.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain 
que  ce  personnage,  inquiété  d'abord  par  la  faculté  de  théologie  de 
Paris  pour  son  Exposition  sur  les  Évangiles,  poursuivi  ensuite  par 
les  arrêts  du  parlement,  fut  obligé  de  quitter  Meaux  sur  la  fin  de  1525, 
pour  se  retirer  à  Strasbourg.  Il  revint  néanmoins  en  France,  par  la 
protection  de  la  duchesse  d'Alençon,  sœur  du  roi.  Cette  princesse 
étant  devenue  reine  de  Navarre  par  son  mariage  avec  Henri  d'Al- 
bret,  Lefèvre  la  suivit  d'abord  à  Blois,  puis  à  Nérac  en  Gascogne,  où 
il  mourut  en  1537,  âgé  de  près  de  cent  ans. 

Gérard  Roussel,  le  troisième  des  doctes  ecclésiastiques  que  Guil- 
laume Briçonnet  avait  appelés  à  Meaux,  était  de  Picardie,  comme 
Lefèvre,  mais  plus  décidé  que  lui  pour  la  mauvaise  doctrine,  et 
beaucoup  plus  dangereux,  parce  qu'il  avait  le  talent  de  la  parole. 
11  était  d'ailleurs  artificieux,  faisant  parade  d'un  grand  extérieur  de 
vertu,  affectant  beaucoup  de  libéralité  envers  les  pauvres,  et,  quoi- 
qu'il prêchât  en  luthérien,  il  voulait  toujours  passer  pour  catholique. 
On  l'obligea  aussi  de  quitter  le  diocèse  de  Meaux,  et  après  un  voyage 
à  Strasbourg,  où  il  accompagna  Lefèvre,  il  se  retira  comme  lui, 
dans  la  suite,  à  la  cour  de  la  reine  de  Navarre,  qui  le  fit  son  prédi- 
cateur, puis  abbé  de  Clérac  et  évêque  d'Oléron,  dignité  dont  il 
abusa  pour  changer  les  pratiques  anciennes  de  la  religion  dans  son 
diocèse. 

L'évêque  de  Meaux  posséda  aussi  quelque  temps  dans  son  diocèse 
François  Vatable,  mais  qui  doit  être  distingué  des  trois  docteurs 
précédents;  car  sa  foi  fut  toujours  très-pure,  et  il  ne  se  retira  ap- 
paremment du  diocèse  de  Meaux  que  pour  s'attacher  au  service  de 
François  I",  qui  le  fit  professeur  de  langue  hébraïque  dès  qu'il  eut 


414  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

fondé  le  collège  royal  de  France.  Vatable  fut  en  effet  le  premier 
homme  de  son  siècle  pour  ce  genre  d'érudition.  Il  l'emportait  sur  les 
plus  habiles  d'entre  les  Juifs,  qui  venaient  entendre  ses  leçons,  et  qui 
en  sortaient  remplis  d'admiration.  Cependant,  soit  paresse  naturelle, 
soit  difficulté  de  se  contenter  lui-même,  il  ne  donna  jamais  rien  au 
public;  et  ce  qu'on  a  de  notes  sur  l'Écriture,  imprimées  sous  son 
nom,  n'est  qu'un  recueil  qui  a  été  fait  par  ses  auditeurs.  Ce  fut  Ro- 
bert Etienne  qui  l'imprima,  et  comme  ce  fameux  imprimeur  faisait 
profession  de  calvinisme,  les  catholiques  reçurent  très-mal  cet  ou- 
vrage ;  il  fut  même  condamné  par  la  faculté  de  théologie  de  Paris. 
Vatable  était  de  la  petite  ville  de  Gamaches  en  Picardie  l. 

La  ville  et  le  diocèse  de  Meaux  se  ressentirent  en  peu  de  temps  du 
séjour  de  Farel,  de  Roussel  et  de  Lefèvre.  Les  anciens  usages  se 
changeaient  peu  à  peu,  la  doctrine  s'altérait  insensiblement;  en  un 
mot,  ce  canton  fut,  au  bout  de  deux  années,  dans  un  danger  évident 
de  perdre  la  foi.  L'évêque  ouvrit  les  yeux,  et  se  mit  en  devoir  de  re- 
médier au  mal  :  ce  qu'il  exécuta  d'abord  avec  assez  de  succès,  par  la 
célébration  de  son  synode,  par  les  mandements  qu'il  publia,  par 
l'expulsion  de  Farel,  et  parla  révocation  des  pouvoirs  qu'il  avait  ac- 
cordés à  des  prédicateurs  plus  capables  de  pervertir  les  peuples  que 
de  les  édifier2. 

Mais  il  n'en  fit  pas  de  meilleurs  choix.  Il  s'entoura  de  trois  doc- 
teurs prévenus  en  faveur  des  nouvelles  doctrines,  qui  firent  parler 
d'eux  d'une  manière  presque  aussi  désavantageuse  que  ceux  à  qui  ils 
avaient  succédé.  Pierre  Caroli  eut  à  soutenir  un  procès  en  Sorbonne, 
pour  les  propositions  hérétiques  ou  suspectes  qu'il  avançait  dans  ses 
prédications.  Martial  Muzurier,  que  l'évêque  de  Meaux  avait  fait  curé 
de  Saint-Martin  dans  sa  ville  épiscopale,  fut  poursuivi  avec  encore 
plus  de  rigueur.  On  le  tint  enfermé  quelque  temps  à  la  conciergerie 
du  palais  de  justice;  il  subit  des  interrogatoires  humiliants;  enfin, 
pour  empêcher  l'official  de  Paris  de  pousser  la  procédure  jusqu'à  la 
sentence  définitive,  qui  ne  pouvait  être  que  très-formidable,  il  offrit 
de  faire  prêcher  dans  sa  paroisse  une  doctrine  toute  contraire  à  celle 
dont  on  le  disait  auteur.  Ce  qui  ayant  été  agréé,  il  engagea  le  gardien 
des  Cordeliers  de  Meaux  à  s'acquitter  de  cette  fonction.  Le  religieux 
monta  donc  en  chaire  à  la  place  du  curé,  s'appliqua  dans  son  sermon 
à  réfuter  les  propositions  répréhensibles,  et  le  fit  d'une  manière  très- 
forte,  qualifiant  chacune,  et  déterminant  la  note  théologique  qu'elle 
lui  semblait  mériter. 

L'évêque  Guillaume  Briçonnet  regarda  cette  action  comme  une 

«  Hist.  de  VÉgl.  gall.,  1.  51.  -  2  Ibid. 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  415 

entreprise  sur  ses  droits  ;  il  monta  en  chaire  huit  jours  après,  et  dé- 
clama vivement  contre  les  Cordeliers,  leur  donnant  les  titres  injurieux 
de  faux  prophètes  et  de  pharisiens.  Il  cita  le  gardien  devant  son  offi- 
cialité  :  le  gardien  se  pourvut  au  parlement  ;  après  bien  des  plai- 
doyers réciproques,  le  parlement  rendit  un  arrêt  qui  décrétait  de 
prise  de  corps  divers  particuliers  de  la  ville  de  Meaux,  et  qui  ordon- 
nait à  l'évêque  de  comparaître  devant  deux  conseillers.  Durant  le 
procès,  on  déféra  au  parlement  un  livre  :  Épîtres  et  Évangiles  à 
V usage  du  diocèse  de  Meaux,  où  la  Sorbonne  trouva  jusqu'à  qua- 
rante-huit propositions  dignes  de  censure.  L'évêque  vit  deux  de  ses 
prêtres  arrêtés  comme  suspects  d'hérésie,  et  l'un  d'eux  condamné 
au  feu  comme  hérétique  par  le  parlement.  Les  procédures  contre 
lui-même  se  poursuivaient,  lorsqu'elles  furent  suspendues  par  ordre 
du  roi,  alors  prisonnier  à  Madrid.  L'évêque  parut  en  profiter  pour 
réparer  ses  anciens  torts  ;  il  fit  des  visites,  tint  des  synodes,  recom- 
manda tous  les  anciens  usages  de  l'Église  ;  et  telle  fut  sa  conduite 
jusqu'à  sa  mort,  en  15341. 

Cependant  les  impressions  que  les  faux  docteurs  avaient  faites  sur 
les  esprits  subsistaient  dans  le  diocèse;  et  l'on  en  vit  des  effets 
en  1525,  à  l'occasion  de  quelques  prières  publiques  qu'on  avait  in- 
diquées pour  obtenir  de  Dieu  la  paix  entre  les  princes  chrétiens.  Il 
était  venu  de  Rome  une  bulle  ordonnant  des  jeûnes  et  accordant  des 
indulgences  ;  l'évêque  de  Meaux  l'ayant  fait  afficher  aux  portes  de  sa 
cathédrale  et  dans  les  principaux  quartiers  de  la  ville,  on  osa  l'enle- 
ver, la  déchirer  à  la  vue  de  tout  le  peuple,  et  y  substituer  des  pla- 
cards où  l'on  traitait  le  Pape  d'antechrist.  Quelque  temps  après,  on 
poussa  l'audace  jusqu'à  déchirer  à  coups  de  couteau  diverses  for- 
mules de  prières  qu'on  avait  affichées  dans  la  cathédrale  pour  l'in- 
struction et  la  commodité  des  fidèles.  L'évêque  fulmina  des  moni- 
toires ,  les  magistrats  tirent  des  perquisitions  ;  quelques-uns  des 
coupables  furent  arrêtés  et  conduits  dans  les  prisons  de  Paris.  Ce 
fut  alors  que  le  parlement  s'arma  d'une  indignation  bien  capable 
d'arrêter  de  semblables  entreprises  :  il  condamna  ces  fanatiques  à 
être  fustigés  dans  les  carrefours  trois  jours  consécutifs;  il  les  ren- 
voya ensuite  à  Meaux  pour  y  subir  un  pareil  châtiment,  avec  le 
supplice  du  fer  chaud  ;  et  l'on  finit  par  les  bannir  à  perpétuité  hors 
du  royaume.  On  croit  que  parmi  ces  malfaiteurs  était  le  fameux 
Jean  Leclerc,  que  le  calviniste  Théodore  de  Bèze  a  célébré  comme 
un  des  premiers  martyrs  de  sa  secte.  Cet  hérétique  enthousiaste 
s'étant  retiré  à  Metz,  après  son  aventure  de  Paris  et  de  Meaux,  s'avisa 

1  Hist.  de  l'Égl.gall.,].  52. 


41f>  HISTOIRE  UNIVERSELLE    (Llv.  LXXX1V.  —  De  1517 

encore  de  briser  publiquement  et  par  dérision  une  image  de  la  sainte 
Vierge  tenant  l'enfant  Jésus  entre  ses  bras.  Son  procès  lui  fut  bientôt 
fait.  Il  lui  en  coûta  la  vie  cette  fois.  On  lui  coupa  le  poing  et  le  nez  ; 
on  le  couronna  d'un  fer  chaud,  et  il  fut  jeté  au  feu  comme  sacrilège, 
blasphémateur  et  hérétique.   - 

La  ville  de  Metz  se  ressentait  du  voisinage  de  l'Allemagne.  Les  lu- 
thériens s'y  multipliaient  sensiblement.  On  y  vit,  dès  l'an  1525 ,  des 
moines  et  des  prêtres  apostats  y  prêcher  ouvertement  l'hérésie.  Le 
plus  connu  est  Jean  Châtelain,  homme  très-dangereux,  parce  qu'il 
passait  pour  mener  une  vie  régulière,  et  qu'il  avait  toujours  dans  la 
bouche  les  termes  de  réforme,  de  pénitence  et  de  primitive  Église  : 
manières  de  parler  qui  ne  coûtent  rien  et  qui  imposent  beaucoup  au 
peuple.  Ce  Jean  Châtelain  était  l'oracle  de  tout  le  pays  ;  on  le  suivait 
comme  un  apôtre  ;  les  gens  éclairés  pénétraient  les  artifices  de  ce 
prédicant,  mais  il  n'était  pas  sûr  de  le  contredire,  parce  qu'on  avait 
à  craindre  toute  l'indignation  de  la  populace.  On  le  manda  cependant 
à  l'évêché,  où  Théodore  de  Saint-Chaumont,  abbé  de  Saint-Antoine 
de  Viennois  et  vicaire  général  de  l'évêque,  l'interrogea  en  présence 
de  quelques  docteurs.  Ses  réponses  tirent  connaître  ce  qu'il  était , 
hypocrite  et  novateur  ;  on  se  contenta  néanmoins  de  lui  donner  des 
avis,  dont  il  ne  profita  point.  Il  continua  de  dogmatiser  comme  au- 
paravant. 

On  se  lassa  enfin  de  cette  hardiesse  ;  on  épia  le  temps  qu'il  était 
hors  de  la  ville  ;  on  l'arrêta  sur  les  terres  de  l'abbaye  de  Gorze,  ap- 
partenant à  l'évêque  de  Metz,  et,  après  l'avoir  changé  deux  ou  trois 
fois  de  prison,  on  le  condamna  comme  hérétique  à  périr  par  le  sup- 
plice du  feu  :  ce  qui  fut  exécuté  dans  la  petite  ville  de  Vie.  Cette  ac- 
tion causa  beaucoup  de  troubles  dans  Metz.  Plusieurs  ecclésiastiques 
et  l'abbé  de  Saint-Antoine  furent  insultés  par  les  bourgeois;  il  fallut 
que  le  magistrat  fit  un  corps  de  deux  mille  hommes  pour  punir  les 
séditieux,  et  le  calme  ne  se  rétablit  qu'après  le  supplice  des  plus  cou- 
pables :  mais  le  luthéranisme  ne  s'en  répandit  pas  moins  dans  le  pays 
messin  *. 

Pour  en  arrêter  les  progrès  en  France,  on  y  tint  plusieurs  conciles. 
Le  plus  célèbre  fut  celui  de  la  province  de  Sens,  que  le  cardinal- 
archevêque,  Antoine  Du  Prat,  chancelier  du  royaume,  ouvrit  à  Paris 
le  trois  février  1528,  et  qui  fut  continué  jusqu'au  neuf  octobre  de  la 
même  année.  Les  actes  en  sont  fort  remarquables. 

Dans  la  préface,  le  concile  expose  d'abord  quelques-unes  des  prin- 
cipales hérésies  qui  ont  troublé  l'Église,  puis  fait  voir  que  Luther 

1  Rist.  de  l'i'gl.  gall.,  I.  52,  et  Eût.  de  Lorraine. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  417 

renouvelle  toutes  ces  anciennes  erreurs  ;  qu'il  détruit  le  libre  arbitre, 
comme  Manès  ;  les  jeûnes  et  les  préceptes  de  l'Église,  comme  Aërius; 
le  célibat  des  prêtres,  comme  Vigilantius  ;  la  hiérarchie,  le  sacerdoce, 
la  prière  pour  les  morts,  etc.,  comme  la  secte  des  Vaudois;  la  juri- 
diction ecclésiastique,  comme  Marsile  de  Padoue;  toute  l'autorité  de 
l'Eglise,  comme  Wiclef.  On  remarque  ensuite  les  variations,  les  dis- 
sensions du  parti  luthérien,  comment  les  uns  renversent  les  images, 
et  d'autres  les  conservent  ;  les  uns  rejettent  toutes  les  sciences  hu- 
maines comme  pernicieuses  à  la  piété,  et  d'autres  les  recommandent 
comme  très-utiles  ;  les  uns  réitèrent  le  baptême,  et  d'autres  ont  hor- 
reur de  cette  pratique;  les  uns  veulent  qu'il  n'y  ait  dans  l'eucharistie 
que  le  signe  du  corps  et  du  sang  de  Jésus-Christ,  et  d'autres  y  re- 
connaissent la  présence  réelle,  ajoutant  toutefois,  très-mal  à  propos, 
que  la  substance  du  pain  et  du  vin  demeure  avec  le  corps  et  le  sang 
de  Notre-Seigneur  ;  les  uns  enfin  ,  se  portant  pour  être  remplis  du 
Saint-Esprit,  assurent  que  les  saints  livres  sont  plus  clairs  que  le  jour, 
qu'ils  s'expliquent  d'eux-mêmes  ;  et  d'autres  ne  refusent  pas  de  re- 
cevoir les  explications  des  saints  docteurs.  Or,  reprend  le  concile, 
ces  différences  de  sentiments  dans  des  matières  aussi  essentielles  à  la 
foi,  montrent  combien  ces  novateurs  sont  éloignés  de  la  vérité  ;  car 
l'esprit  de  Dieu  n'est  pas  un  esprit  de  discorde.  Au  contraire,  les  ca- 
tholiques sont  parfaitement  d'accord  sur  le  dogme  ;  ils  professent 
tous  la  même  foi  :  ce  qui  prouve  que  leur  doctrine  vient  de  Dieu,  et 
qu'elle  ne  pourra  jamais  être  détruite,  quelques  efforts  que  fassent 
pour  cela  les  ennemis  de  la  vérité 4. 

Ce  n'était  pas  assez  de  montrer  la  conformité  des  nouvelles  er- 
reurs avec  les  anciennes,  il  fallait  faire  des  lois  pour  arrêter  le  cours 
de  ces  doctrines  pernicieuses.  Dans  la  première  session,  le  cardinal 
Du  Prat  publia  un  décret  général,  contenant  les  espèces  d'hérésies 
alors  renaissantes,  leur  caractère  détestable,  la  manière  de  juger  et 
de  discerner  les  hérétiques  et  les  relaps,  la  forme  et  l'ordre  de  pro- 
cédure contre  eux,  les  peines  qu'ils  encourent,  et  enfin  lAe  exhor- 
tation aux  princes  et  aux  magistrats  séculiers  d'exterminer  cette  peste 
publique2. 

Après  ce  décret  général ,  les  Pères  du  concile  de  Sens  dressèrent 
seize  articles  concernant  la  foi. 

I.  L'Eglise  étant  l'épouse  de  Jésus-Christ,  la  maison  de  Dieu,  la 
colonne  et  le  fondement  de  la  vérité,  il  ne  peut  se  faire  qu'elle  soit 
jamais  séparée  de  son  époux,  ni  qu'elle  succombe  à  l'effort  des  tem- 
pêtes qui  s'élèvent  quelquefois  contre  elle.  Il  n'est  pas  plus  possible 

i  Labbe,  t.  14,  p.  433  et  seqq.  —  2  lbid.,  p.  410. 

ixin.  27 


',18  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

de  se  sauver  hors  de  son  sein,  qu'il  le  fut  au  temps  du  déluge  d'é- 
viter le  naufrage  hors  de  l'arche  de  Noé.  Cette  Église,  une,  sainte  et 
infaillible,  ne  peut  s'écarter  de  la  foi  orthodoxe,  et  quiconque  ne 
s'en  tient  pas  à  son  autorité  dans  la  foi  et  dans  les  mœurs,  est  pire 
qu'un  infidèle. 

II.  L'Église  de  Jésus-Christ  étant  juge  de  toutes  les  controverses 
qui  s'élèvent  sur  la  foi ,  elle  n'est  ni  invisible  ni  cachée ,  comme 
disent  les  luthériens.  Car,  comment  un  tribunal  qui  ne  se  voit  point, 
qui  ne  se  trouve  point,  pourrait-il  terminer  les  différends  de  reli- 
gion ?  Comment  saint  Paul  aurait-il  averti  les  prêtres  et  les  évêques 
de  gouverner  le  troupeau  de  Jésus-Christ  qui  est  l'Église,  si  ce  trou- 
peau n'était  pas  une  société  sensible  '?  Et  qui  ne  voit  qu'en  ôtant  du 
christianisme  toute  autorité  visible,  on  n'établit  pas  une  hérésie  par- 
ticulière, mais  on  creuse  pour  ainsi  dire  le  fondement  de  toutes  les 
hérésies  ? 

III.  La  synagogue  ayant  eu  un  tribunal  établi  de  Dieu  pour  déci- 
der les  ditlicultés  de  la  loi,  il  n'est  pas  raisonnable  de  penser  que 
l'Église  chrétienne,  qui  l'emporte  si  fort  sur  l'état  des  Juifs,  n'ait  pas 
des  ressources  contre  l'erreur.  Ainsi  l'on  ne  peut  refuser  l'infaillibi- 
lité aux  conciles  généraux,  représentant  l'Église  universelle.  Cette 
puissance  suprême  s'étend  à  la  conservation  du  dogme,  à  l'extirpa- 
tion des  hérésies,  à  la  réformation  de  l'Église  et  au  rétablissement 
des  mœurs.  C'est  par  ce  moyen  que  les  anciens  Pères  ont  détruit, 
les  mauvaises  doctrines,  et  l'on  ne  peut  nier  l'autorité  des  conciles 
généraux  sans  rouvrir  la  porte  à  toutes  les  impiétés  condamnées 
autrefois,  à  l'arianisme ,  au  nestorianisme,  et  à  tant  d'autres  ^mon- 
stres qui  ont  disparu  depuis  tant  de  siècles.  En  un  mot,  il  faut  regar- 
der comme  un  ennemi  de  la  foi  celui  qui  s'obstine  à  ne  pas  recon- 
naître le  pouvoir  de  ces  saintes  assemblées. 

IV.  L'autorité  des  saintes  Écritures  est  très-grande  et  très-véné- 
rable, puisque  ceux  qui  ont  été  les  auteurs  furent  inspirés  du  Saint- 
Esprit  3  mais  il  n'appartient  pas  à  tout  le  monde  déjuger  de  l'inspi- 
ration ou  du  sens  de  ces  livres.  Ce  pouvoir  regarde  l'Église;  c'est 
elle  qui  peut  déterminer  sûrement  et  d'une  manière  infaillible  toutes 
les  controverses  en  distinguant  les  livres  apocryphes  des  canoniques, 
et  le  sens  vrai  et  orthodoxe  de  celui  qui  est  hérétique  ou  contraire  à 
la  vérité.  S'il  se  trouve  donc  quelqu'un  qui  rejette  le  canon  des  Écri- 
tures, tel  que  l'Église  le  reçoit,  tel  que  le  troisième  concile  de  Car- 
tilage et  les  papes  Innocent  et  Gélase  l'ont  reconnu  ;  ou  bien  si 
quelqu'un  ose  interpréter  les  saints  livres  suivant  son  sens  particulier 
et  sans  égard  pour  les  explications  des  saints  Pères,  il  faut  réprimer 


à  1545  de  l'ère  chr.]      DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  •      419 

ces  entreprises  comme  schismatiques,  comme  propres  à  fomenter 
toutes  les  erreurs. 

V.  C'est  une  erreur  pernicieuse  de  ne  vouloir  admettre  que  ce 
qui  est  contenu  dans  l'Ecriture,  puisqu'il  est  certain  que  Jésus- 
Christ,  instruisant  ses  apôtres,  a  déclaré  bien  des  choses  qui  ne  sont 
point  écrites,  et  qu'il  faut  toutefois  croire  fermement ,  puisqu'il  est 
constant  par  la  doctrine  de  l'apôtre  saint  Paul  que  les  fidèles  doivent 
conserver  les  traditions  qu'ils  ont  reçues,  soit  par  écrit,  soit  de  vive 
voix.  On  peut  citer  pour  exemples  de  ces  traditions  non  écrites, 
l'usage  de  prier  vers  l'orient,  la  manière  d'administrer  et  de  recevoir 
l'eucharistie,  les  diverses  cérémonies  du  baptême,  le  symbole  des 
apôtres,  l'onction  qui  se  fait  en  administrant  le  sacrement  de  confir- 
mation, la  pratique  de  mêler  l'eau  avec  le  vin  destiné  au  sacrifice 
celle  de  faire  le  signe  de  la  croix  sur  le  front,  etc.  Plusieurs  de  ces 
choses  n'ont  peut-être  pas  été  instituées  par  Jésus-Christ  même.  Ce- 
pendant, comme  les  apôtres  étaient  inspirés  du  Saint-Esprit,  ce  qu'ils 
ont  établi  dans  l'Eglise  doit  être  reçu  et  conservé  comme  les  tradi- 
tions de  Jésus-Christ.  Enfin,  si  quelqu'un  s'obstine  à  ne  respecter  et 
à  n'admettre  que  ce  qui  est  écrit  dans  les  saints  livres,  il  faut  le  tenir 
pour  hérétique  et  pour  schismatique. 

VI.  S'il  n'était  pas  permis  dans  l'ancienne  loi  de  contredire  les 
ordres  du  grand  prêtre,  et  si  l'on  punissait  de  mort  les  infracteurs 
de  ses  règlements,  de  quel  front  les  hérétiques  modernes  osent-ils 
rejeter  les  décrets  des  conciles  et  des  souverains  Pontifes ,  par  la 
seule  raison  que  cela  n'est  pas  contenu  dans  l'Écriture  ?  Ignorent-ils 
que  Jésus-Christ  a  ordonné  d'obéir  aux  pasteurs  ?  Et  ces  pasteurs 
n'ont-ils  pas  une  puissance  ordonnée  de  Dieu  ?  Ne  sont-ce  pas  des 
maîtres  et  des  pères  ?  Les  apôtres  ne  prétendaient-ils  pas  qu'on  obser- 
vât leurs  ordonnances,  quand  ils  recommandaient  aux  nouveaux 
Chrétiens  de  s'abstenir  du  sang,  des  viandes  suffoquées  et  des  vic- 
times présentées  aux  idoles  ?  Il  faut  donc  garder  les  coutumes  reçues 
parmi  le  peuple  fidèle.  Il  faut  observer  les  décrets  des  anciens,  dans 
les  choses  mêmes  dont  l'Ecriture  ne  parle  point  ;  et  ceux  qui  mépri- 
sent les  usages  de  l'Eglise  doivent  être  punis  comme  des  prévarica- 
teurs de  la  loi  divine  l. 

Dans  les  articles  suivants,  le  concile  de  Sens  traite  avec  la  même 
sagesse  les  jeûnes  et  les  abstinences  de  l'Église,  le  célibat  des  prê- 
tres, les  vœux  monastiques ,  les  sept  sacrements,  le  sacrifice  de  la 
messe,  la  satisfaction,  le  purgatoire  et  la  prière  pour  les  morts,  le 

1  Labbe,  t.  14.  Hist.  de  l'Égl.  gall,  1.  52. 


420  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [LIv. LXXX1V.  —  De  15H 

culte  des  saints,  le  culte  de  leurs  images.  Dans  l'avant-dernier  ,  le 
concile  s'exprime  ainsi  sur  le  libre  arbitre,  et  dans  le  dernier  sur  la 
foi  et  les  œuvres  : 

XV.  L'erreur  de  YViclef  et  de  Luther  touchant  la  nécessité  d'agir, 
opposée  au  libre  arbitre ,  est  un  dogme  renouvelé  du  paganisme  ; 
mais  il  n'est  personne  qui  ne  puisse  réfuter  aisément  cette  impiété. 
La  raison  montre  que,  sans  le  libre  arbitre,  les  lois  divines  et  hu- 
maines, les  conseils,  l'élection,  les  prières,  les  reproches,  la  justice, 
la  récompense  et  les  châtiments  sont  des  choses  tout  à  fait  inu- 
tiles. L'Ecriture  enseigne  de  plus  très-clairement  que  Dieu  a  laissé 
l'homme  maître  de  son  conseil  ;  que  celui-là  est  heureux  qui  a  pu 
faire  le  mal  et  ne  l'a  pas  fait,  qui  a  pu  transgresser  la  loi  du  Seigneur 
et  qui  toutefois  l'a  observée.  Or,  cela  montre  que  le  libre  arbitre 
existe  en  nous,  et  qu'il  s'étend  aux  deux  contradictoires.  Ce  saint 
concile  reconnaît  la  vérité  d'une  telle  doctrine,  et  nous  n'excluons 
pas  pour  cela  le  secours  de  la  grâce  divine.  Nous  disons,  selon  l'Ecri- 
ture, que  la  volonté  de  l'homme,  prévenue  de  la  grâce  intérieure, 
se  tourne  vers  Dieu,  s'approche  de  Dieu,  et  se  prépare  à  cette 
grande  grâce  qui  ouvre  la  vie  éternelle.  Mais  cette  nécessité  de  la 
grâce  ne  porte  aucun  préjudice  au  libre  arbitre.  Car  elle  est  toujours 
prête  à  nous  secourir,  et  il  n'y  a  pas  de  moment  où  Dieu  ne  soit  à 
la  porte  de  notre  cœur  et  n'y  frappe,  à  quoi  il  faut  ajouter  que  cette 
grâce  n'est  point  telle  que  la  volonté  ne  puisse  y  résister.  Autrement, 
saint  Etienne  eût  inutilement  reproché  aux  Juifs  qu'ils  résistaient 
toujours  au  Saint-Esprit,  et  saint  Paul  eût  exhorté  vainement  les 
Thessaloniciens  de  ne  point  éteindre  en  eux  le  Saint-Esprit.  A  la 
vérité,  Dieu  nous  attire,  mais  nous  ne  sommes  point  entraînés  par 
violence.  Dieu  prédestine,  choisit,  appelle,  mais  il  ne  glorifie  en  tin 
que  ceux  qui  ont  assuré  par  de  bonnes  œuvres  leur  vocation  et  leur 
élection.  Au  reste,  ce  n'est  pas,  à  proprement  parler,  une  nouvelle 
condamnation  que  nous  faisons  ici  de  l'erreur  contraire  au  libre  ar- 
bitre ;  l'Église  et  les  conciles  l'ont  condamnée  il  y  a  longtemps  ;  nous 
déclarons  plutôt  que  cette  erreur  combat  évidemment  les  premiers 
principes  de  la  raison  et  les  témoignages  formels  de  l'Ecriture. 

XVI.  Luther,  voulant  abaisser  le  mérite  des  œuvres,  s'est  appliqué 
à  relever  uniquement  la  foi.  Il  cite,  en  faveur  de  la  foi,  des  textes  de 
l'Écriture  qui,  dans  le  vrai  sens,  n'excluent  point  les  autres  vertus. 
Il  en  produit  d'autres  contre  les  œuvres,  lesquels  réprouvent  seule- 
ment la  trop  grande  confiance  qu'on  aurait  dans  ses  bonnes  actions, 
ou  bien  qui  regardent  les  cérémonies  de  la  loi.  Les  saints  livres  nous 
apprennent  donc  qu'il  faut  joindre  l'espérance,  la  charité  et  les  bonnes 


à  1515  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  421 

œuvres  à  la  foi;  que  ce  n'est  pas  la  foi  seule,  mais  plutôt  la  charité, 
qui  justifie  ;  et  que  les  bonnes  œuvres,  bien  loin  d'être  des  péchés, 
sont  nécessaires  aux  adultes  pour  le  salut,  et  qu'elles  ont  même  la 
qualité  du  vrai  mérite  *. 

Ces  décrets  si  sages,  si  savants  même  et  si  précis,  suffisaient  pour 
détruire  toutes  les  nouvelles  erreurs.  Le  concile  de  Sens  accueillit 
néanmoins  une  liste  de  trente-neuf  articles,  enseignés  par  les  héré- 
tiques modernes,  persuadé  qu'il  suffisait  de  les  remarquer  pour  en 
éloigner  les  fidèles.  Il  y  joignit  une  sentence  d'excommunication 
contre  tous  ceux  qui  tiendraient  ces  dogmes  impies,  qui  favorise- 
raient leurs  partisans ,  et  qui  retiendraient  les  livres  de  Luther  ou 
des  luthériens.  Cette  censure  venait  à  la  suite  d'une  exhortation 
vive  et  pathétique  qu'adressaient  les  évêques  du  concile  aux  princes 
chrétiens  pour  les  engager  à  seconder  les  décrets  de  l'Eglise,  à 
poursuivre  les  hérétiques,  à  leur  interdire  toute  assemblée,  toute 
conférence. 

Enfin  le  concile  dressa  quarante  décrets  concernant  la  discipline 
ecclésiastique.  On  y  recommande  de  prier  souvent  pour  l'Eglise  et 
pour  la  paix  de  la  chrétienté  ;  d'éviter  dans  l'administration  des  sa- 
crements toute  exaction,  toute  vue  d'intérêt  ;  de  ne  recevoir  per- 
sonne aux  saints  ordres  sans  exiger  auparavant  des  attestations  qui 
fassent  foi  de  l'âge,  de  la  capacité  et  de  la  bonne  conduite,  sans  avoir 
pris  des  assurances  pour  le  titre  clérical  ;  et  la  même  chose  doit  aussi 
s'observer,  quand  il  est  question  de  donner  des  dimissoires,  pour  que 
les  ordres  soient  conférés  dans  un  autre  diocèse. 

On  défend  d'admettre  à  l'exercice  des  saints  ordres  certains  ecclé- 
siastiques qui  se  disent  promus  en  cour  de  Rome,  à  moins  qu'ils 
n'aient  montré  leurs  lettres  d'ordination,  et  qu'ils  n'aient  subi  un 
examen  qui  rende  témoignagede  leur  doctrine  et  de  leurs  qua'ités. 
On  apportera  encore  plus  de  soin  au  choix  des  pasteurs.  Ceux  qui 
auront  été  nommés  par  les  patrons,  soit  ecclésiastiques,  soit  sécu- 
liers, subiront  un  examen  rigoureux,  sans  en  excepter  même  ceux 
qui  auraient  été  pourvus  par  le  Saint-Siège;  et  s'il  arrivait  qu'un 
collateur  ecclésiastique  eût  pourvu  des  sujets  indignes,  après  une  ou 
deux  monitions,  il  sera  interdit  par  le  concile  de  la  province. 

On  ordonne  d'établir  des  distributions  manuelles  dans  les  chapi- 
tres, d'obliger  les  curés  à  la  résidence  personnelle,  à  l'explication  de 
la  doctrine  chrétienne,  aux  instructions  touchant  la  réception  des 
sacrements  de  pénitence  et  d'eucharistie,  l'assistance  aux  messes  de 
paroisse,  l'observation  des  jeûnes  et  des  fêtes.  . 

tLabbc.t.  14,  p.  444-459. 


Ml  HISTOIRE  UNIVERSELLE     (  Liv.  I.XXX1V.  -  De  1517 

On  entre,  après  cela,  dans  un  grand  détail  sur  les  fondations,  les 
chapelles  particulières,  la  décence  de  l'office  divin,  la  manière  de 
psalmodier  et  de  chanter  les  heures  canoniales,  le  temps  de  l'office 
où  l'on  ne  peut  plus  entrer  dans  le  chœur  sans  être  censé  absent;  les 
livres  de  chant,  les  missels,  les  légendes  des  saints,  l'obligation  de 
faire  jouir  de  leurs  revenus  les  nouveaux   chanoines ,  dès  qu'ils 
prennent  possession.  On  passe  à  la  conduite  intérieure  et  extérieure 
des  moines  et  des  religieuses,  à  la  modestie  des  clercs  dans  leurs  ha- 
bits, dans  leurs  manières,  dans  leurs  sociétés;  point  de  familiarité 
trop  grande  avec  les  séculiers,  point  de  jeux  de  hasard,  de  danses, 
de  spectacles,  de  chants  lascifs,  de  chasse,  de  négoce  ;  et  ceux  qui 
seront  coupables  d'incontinence  seront  punis  selon  la  rigueur  des 
canons  par  les  évêques  ou  leurs  officiaux.  On  revient  ensuite  à  des 
règlements  particuliers  pour  les  moines  et  les  religieuses.  On  abolit 
les  prieurés  réduits  à  un  seul  religieux,  et  les  communautés  de  filles 
où  la  régularité  ne  peut  être  observée.  On  veut  que  les  religieuses 
soient  renvoyées  à  l'abbaye  ou  au  monastère  d'où  ces  prieurés  ou 
petites  maisons  dépendent.  On  déclare  que,  dans  les  couvents  de  re- 
ligieuses, on  ne  doit  recevoir  que  le  nombre  de  sujets  qui  pourront 
être  entretenus  sur  les  fonds  de  la  maison;  et  défense  est.  faite  de 
rien  exiger  pour  la  réception,  quelque  excuse  qu'on  allègue  de  cou- 
tume ou  de  prétexte  contraire.  On  permet  seulement  aux  personnes 
surnuméraires  de  payer  pension,  mais  on  les  exclut  des  places  qui 
viendront  à  vaquer  dans  le  nombre  des  filles  qui  composent  la  com- 
munauté ;  et  il  est  dit  que  ces  places  seront  remplies  par  d'autres 
filles  qui  doivent  être  reçues  sans  dot. 

Enfin,  il  est  très-expressément  recommandé  aux  évêques  de  veil- 
ler sur  la  clôture  des  religieuses,  comme  étant  la  gardienne  des 
bonnes  mœurs,  de  la  régularité  et  de  la  chasteté.  Les  autres  décrets 
défendent  d'établir  de  nouvelles  confréries  sans  la  permission  de 
l'évêque;  de  lancer  l'excommunication  sans  des  causes  graves  et 
nécessaires  ;  d'imprimer  aucun  livre  traitant  de  la  religion,  sans  la 
permission  de  l'ordinaire;  de  publier,  sans  cette  même  permission, 
aucun  ouvrage  de  religion,  écrit  en  langue  vulgaire;  d'admettre  à 
la  prédication  et  au  ministère  de  la  confession  qui  que  ce  soit,  s'il 
n'a  été  approuvé  par  l'évêque;  de  permettre  aux  abbés  d'adminis- 
trer la  confirmation  et  de  consacrer  les  vases  sacrés,  à  moins  qu'ils 
ne  montrent  leurs  privilèges  à  l'ordinaire;  de  laisser  introduire  dans 
les  cérémonies  des  fiançailles  aucunes  indécences,  aucuns  termes 
profanes  ou  ridicules;  et  en  même  temps  le  concile  prononce  l'ana- 
thème  contre  tous  ceux  qui  contractent,  conseillent,  favorisent  ou  au- 
torisent de  leur  présence  les  mariages  clandestins. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  423 

Le  dernier  décret  dit  que  dorénavant  les  images  ne  seront  point 
placées  dans  les  églises,  sans  avoir  été  vues  et  approuvées  de  l'é- 
vêque, ou  de  quelqu'un  qui  en  ait  le  pouvoir  de  lui  ;  et,  à  l'occasion 
des  miracles  populaires,  on  ajoute  une  défense  très-expresse  de  pu- 
blier de  nouveaux  prodiges,  d'élever  sous  ce  prétexte  aucune  église, 
chapelle  ou  autel,  de  tolérer  le  concours  du  peuple  à  ce  sujet,  si  ce 
n'est  que  l'évêque  eût  approuvé  tout  ce  culte  extérieur,  et  qu'il  eût 
permis  d'annoncer  ces  choses  extraordinaires1. 

Tels  sont  en  résumé  les  décrets  de  ce  concile  de  Sens,  un  des 
plus  mémorables  qui  aient  jamais  été  célébrés  dans  l'église  gallicane. 
On  y  remarque,  sur  la  foi  et  sur  les  mœurs,  la  plupart  des  décisions 
qui  furent  publiées  depuis  par  le  concile  de  Trente.  Il  servit  encore 
comme  de  modèle  à  d'autres  conciles  provinciaux  qui  se  tinrent 
en  France  la  même  année  1528  :  à  Lyon,  à  Bourges,  à  Tours,  à 
Reims,  à  Rouen,  et  probablement  dans  toutes  les  autres  provinces 
ecclésiastiques. 

Toutefois,  de  1528  à  1532,  malgré  la  vigilance  de  la  Sorbonne, 
des  évêques  et  du  parlement,  de  temps  en  temps  on  entendait  par- 
ler d'entreprises  contre  la  religion,  de  sacrilèges,  de  profanations. 
A  Paris,  près  de  la  rue  Saint-Martin,  une  image  de  la  sainte  Vierge 
avait  encore  été  insultée  et  défigurée,  avec  quelques  autres  repré- 
sentations de  saints.  A  Rouen,  un  luthérien  avait  blasphémé  publi- 
quement contre  la  mère  de  Dieu.  A  Meaux,  on  avait  attaqué  par  des 
railleries  et  des  satires  le  sacrement  de  l'eucharistie ,  et  chacune  des 
années  suivantes  fournit  encore  des  exemples  funestes  en  ce  genre. 
On  punissait  les  coupables,  on  réparait  le  scandale  par  des  proces- 
sions et  des  cérémonies  de  piété;  mais  il  restait  toujours  un  levain 
d'erreur  dans  bien  des  esprits.  D'ailleurs,  les  mauvais  livres,  les 
sermons  artificieux,  les  discours  libres  sur  la  religion  se  multi- 
pliaient sensiblement.  Dans  la  paroisse  de  Gondé,  diocèse  de  Sées,  le 
curé  prêchait  en  luthérien,  et  l'on  releva,  soit  dans  ses  discours,  soit 
dans  des  écrits  trouvés  chez  lui,  soixante-huit  propositions  qui  firent 
la  matière  d'un  procès  criminel.  L'évêque  de  Sées,  son  supérieur 
immédiat,  accompagné  de  l'inquisiteur  de  la  foi,  le  condamna  en 
première  instance.  Il  en  appela  à  l'archevêque  de  Rouen,  qui  con- 
sulta la  Sorbonne  avant  que  de  prononcer.  Le  résultat  fut  que  l'au- 
teur de  ces  propositions  était  un  véritable  hérétique  et  un  faux 
pasteur  des  âmes  :  on  reprit  son  procès  à  Rouen,  après  que  la  censure 
de  Paris  y  eut  été  envoyée,  et  l'archevêque,  assisté  d'un  évêque,  son 
suffragant,  et  de  cinq  abbés,  l'ayant  dégradé  en  cérémonie,  il  fut  livré 

1  Labbc,  t.  i 4,  p.  4C3-4S1. 


i24  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

au  bras  séculier,  qui   prononça  contre  lui  la  sentence  de  mort1. 

En  Languedoc,  on  s'apercevait  aussi  des  ravages  que  l'hérésie 
commençait  à  faire  dans  tous  les  États.  Cette  grande  et  belle  pro- 
vince était  comme  abandonnée  par  ses  évêques,  la  plupart  hommes 
de  qualité,  et  qui  se  trouvaient  beaucoup  mieux  à  la  cour  que  dans 
leurs  diocèses.  C'était  à  Toulouse  surtout  que  la  présence  d'un  pré- 
lat eût  été  bien  nécessaire  pour  veiller  sur  la  conduite  des  étrangers 
qui  venaient  étudier  en  cette  ville.  Plusieurs  d'entre  eux  étaient  in- 
fectés de  luthéranisme;  ils  semaient  l'erreur  en  recevant  l'instruction 
de  leurs  maîtres,  et,  sous  prétexte  de  s'enrichir  de  ses  littératures, 
ils  inoculaient  à  la  France  des  principes  tout  contraires  à  la  religion 
de  la  France,  de  l'Europe  et  de  l'univers  civilisé.  Le  parlement  s'op- 
posait néanmoins  de  toutes  ses  forces  à  la  témérité  des  sectaires.  Dans 
un  seul  jour,  qui  était  celui  de  Pâques  1 532,  il  en  fit  arrêter  un  grand 
nombre.  L'inquisiteur  de  la  foi  procéda  contre  eux,  on  fit  ajourner 
les  absents  :  l'official  et  les  grands  vicaires  de  l'archevêque,  qui  fai- 
saient partie  du  tribunal  de  l'inquisition,  obligèrent  un  docteur  en 
droit  civil  à  faire  abjuration  publiquement  et  à  payer  une  somme  de 
mille  livres  aux  pauvres.  Un  bachelier  en  droit  fut  condamné  par  le 
parlement  à  être  brûlé  vif,  pour  avoir  soutenu  opiniâtrement  les  er- 
reurs dont  il  était  coupable,  et  vingt  autres  personnes  subirent  di- 
verses peines  dans  une  de  ces  cérémonies  publiques  qu'on  appelait 
Acte  de  foi,  en  espagnol  Auto-da-fé. 

Un  des  endroits  où  l'on  faisait  le  plus  d'accueil  aux  sectaires  était 
le  Béarn,  pays  de  la  domination  du  roi  de  Navarre.  La  reine  Mar- 
guerite, sœur  de  François  Ier,  protégeait  tous  les  gens  de  lettres  sus- 
pects d'hérésie.  Sous  la  direction  de  Gérard  Roussel,  son  docteur  de 
confiance,  cette  princesse  lisait  assidûment  la  Bible,  elle  composa 
même  une  espèce  de  drame,  presque  tout  tiré  du  Nouveau  Testa- 
ment; et  pour  faire  représenter  cette  pièce,  elle  fit  venir  d'Italie  une 
troupe  de  comédiens,  gens  accoutumés  à  passer  les  bornes  de  la 
discrétion.  Comme  ils  virent  qu'on  aimait  dans  cette  cour  les  raille- 
ries sur  le  compte  des  religieux  et  des  prêtres,  il  y  avait  toujours 
dans  leurs  représentations  quelque  farce  où  ces  personnages  étaient 
reproduits  avec  toute  la  licence  du  théâtre  comique.  Le  roi  de  Na- 
varre, par  complaisance  ou  par  goût,  applaudissait  à  ces  spectacles. 
Il  prit  part  ensuite  à  des  exercices  plus  dangereux  pour  lui  :  c'étaient 
des  sermons  clandestins  qui  se  faisaient  dans  l'appartement  de  la 
reine,  et  où  l'on  ne  manquait  pas  de  déclamer  contre  le  Pape  et 
contre  le  clergé.  Ce  prince  facile  fit  encore  un  pas  plus  avant  :  il  se 

i  Hisl  de  l'Égl.  gall.,  1.  52. 


à  1515  de  1ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  425 

laissa  gagner  au  point  d'assister  à  la  cène  que  les  nouveaux  doc- 
teurs faisaient  ensemble  dans  un  réduit  du  château  ;  ils  n'appelaient 
encore  cette  cérémonie  que  la  manducation ;  mais,  au  fond,  elle  ne 
différait  pas  de  la  cène  calviniste,  qui  fut  établie  quelques  années 
après. 

François  Ier,  ayant  su  ce  qui  se  passait  en  Béarn,  manda  sa  sœur 
et  lui  en  fit  des  reproches.  Elle  n'entreprit  pas  de  contester  avec  lui, 
elle  se  déclara  orthodoxe,  elle  protesta  de  sa  soumission  aux  dogmes 
de  l'Eglise  ;  mais  elle  ne  laissa  pas  en  même  temps  de  vanter  le  pré- 
tendu mérite  de  ses  docteurs.  Outre  Gérard  Roussel,  qui  tenait  tou- 
jours le  premier  rang^dans  son  esprit,  deux  Augustins  défroqués, 
peut-être  plus  suspects  encore,  avaient  part  à  l'estime  de  cette  prin- 
cesse, et  ils  prenaient  le  titre  de  ses  prédicateurs;  l'un  s'appelait 
Bertaud,  et  l'autre  Couraut;  ils  essuyèrent  l'un  et  l'autre,  à  titre  de 
mauvaise  doctrine,  une  procédure  de  la  faculté  de  théologie.  Le 
premier,  se  voyant  menacé  de  la  prison,  s'enfuit  secrètement,  quitta 
l'habit  monastique,  se  fit  protestant  ;  mais  il  eut  le  bonheur  de  ren- 
trer depuis  dans  le  sein  de  l'Église.  L'autre  fut  constitué  prisonnier, 
et  demeura  quelque  temps  sous  la  garde  de  l'évêque  de  Paris.  Re- 
lâché ensuite,  il  apostasia,  et,  après  avoir  parcouru  la  Suisse  et  la 
Savoie,  il  mourut  ministre  à  Genève.  Tels  furent  les  orateurs  que  la 
reine  de  Navarre  prétendait  accréditer  à  la  cour  de  France.  Elle  vou- 
lut aussi  y  introduire  sa  messe  à  sept  points,  dont  il  a  déjà  été 
parlé. 

On  reprochait  encore  à  la  reine  Marguerite  d'avoir  fait  traduire  en 
français,  par  l'évêque  de  Senlis,  le  livre  dont  elle  se  servait  pour  ses 
prières,  et  d'avoir]  souhaité  qu'on  en  retranchât  plusieurs  traits  fa- 
vorables à  la^doctrine^de  l'Église  ;  d'avoir  elle-même  mis  au  jour  un 
ouvrage  de  dévotion,  intitulé  le  Miroir  de  rame  pécheresse,  où  il 
n'était  question  ni  de  l'intercession  des  saints  ni  du  purgatoire.  Toute 
cette  conduite  indisposait  beaucoup  les  zélés  catholiques  ;  ceux  qui 
en  témoignaient  le  plus  de  mécontentement  furent  quelques  mem- 
bres de^l'université  de  Paris. 

A  la  rentrée  des  classes,  dans  les  premiers  jours  d'octobre,  c'était 
la  coutume  que  les  écoliers  de  rhétorique  qui  passaient  en  philo- 
sophie fussent  exercés  à  la  déclamation  de  quelques  vers  drama- 
tiques. En  1533,  ceux  du  collège  de  Navarre  représentèrent  une 
pièce  où  la  reine  théologue  de  Navare  était  peinte  en  caricature.  On 
y  voyait  d'abord  une  femme  tenant  le  fuseau  et  la  quenouille.  Une 
des  furies  de  l'enfer  venait  lui  inspirer  ses  passions,  et  lui  faire 
prendre  un  livre  d'évangile  traduit  en  français.  Alors  l'esprit  de  con- 
troverse, d'aigreur.Ule  tyrannie  saisissait  la  dame,  et  elle  se  livrait  à 


426  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

toutes  sortes  d'entreprises  violentes  et  injustes.  Cela  était  entremêlé 
de  traits  fort  hardis  contre  la  princesse,  et  il  n'était  pas  possible  de  la 
méconnaître  dans  ces  jeux  scholastiques.  La  chose  éclata,  on  en  fut 
informé  à  la  cour  :  ordre  en  conséquence  au  prévôt  de  Paris  de  faire 
la  visite  du  collège  de  Navarre.  Le  prévôt  exécute  sa  commission, 
l'auteur  de  la  pièce  disparaît,  on  arrête  les  acteurs,  on  les  oblige  à 
répéter  leurs  rôles,  le  principal  du  collège  fait  quelque  résistance,  son 
petit  peuple  d'écoliers  se  défend  à  coups  de  pierres,  il  faut  céder  en- 
fin à  l'autorité  et  à  la  force,  les  supérieurs  de  la  maison  sont  arrêtés 
et  obligés  de  garder  durant  quelques  jours  une  espèce  de  prison. 
C'est  à  quoi  se  borna  la  pénitence. 

Mais  dans  le  même  temps  un  autre  démêlé  s'étendit  dans  toutes 
les  parties  de  l'université.  Le  Miroir  de  Vaine  pécheresse,  ouvrage 
composé  par  la  reine  Marguerite,  ayant  été  trouvé  chez  les  libraires 
lorsque  les  députés  de  la  faculté  de  théologie  y  faisaient  leur  visite, 
ces  docteurs  mirent  le  livre  au  nombre  de  ceux  dont  la  lecture  de- 
vait être  défendue  aux  fidèles.  La  princesse  s'en  plaignit  au  roi,  son 
frère,  qui  envoya  ordre  à  l'université  de  rendre  compte  de  sa  conduite 
à  cet  égard.  Aussitôt  le  recteur,  Nicolas  Cop;  fils  du  premier  méde- 
cin du  roi,  assembla  les  quatre  facultés,  et  fit  des  perquisitions  sur 
l'auteur  de  la  condamnation  de  ce  livre.  Personne  ne  se  déclara,  et 
Ton  trouva  seulement,  sur  la  fin  de  la  séance,  que  le  curé  de  Saint- 
André-des-Arts  avait  mis  l'ouvrage  au  nombre  des  productions  sus- 
pectes, parce  qu'il  lui  manquait  l'approbation  de  la  faculté,  condition 
expressément  marquée  par  les  arrêts  du  parlement.  Mais  le  recteur 
Nicolas  Cop  était  lui-même  infecté  de  luthéranisme,  comme  il  le  ma- 
nifesta dans  un  sermon  prêché  à  la  Toussaint  de  la  même  année  1 533. 
Traduit  pour  ce  sujet  au  parlement,  il  n'osa  y  paraître,  et  s'enfuit  à 
Bâle,  d'où  il  était  originaire.  On  sut  plus  tard  que  le  sermon  qu'il 
avait  prêché  était  l'œuvre  d'un  sien  ami,  qu'il  est  temps  de  faire  con- 
naître1. 

A  Noyon  en  Picardie  vivait  Gérard  Cauvin,  d'abord  tonnelier,  en- 
suite notaire,  secrétaire  et  procureur  fiscal  del'évêque;  il  avait  pour 
femme  Jeanne  Lefranc,  fille  d'un  cabaretier  de  Cambrai.  Le  dix  juillet 
1509,  ils  eurent  un  second  fils,  qui  fut  baptisé  à  Sainte-Godeberte  et 
eut  pour  parrain  le  chanoine  Jean  de  Vatines.  Gérard  Cauvin  avait  à 
peine  sept  cents  francs  de  rente,  pour  lui,  sa  femme,  leurs  six  enfants, 
quatre  garçons  et  deux  filles.  Une  famille  riche  et  pieuse,  celle  des 
Momraor,  vint  généreusement  à  son  secours.  Elle  eut  un  soin  parti- 
culier du  petit  Jean  Cauvin,  l'admit  dans  sa  maison,  à  la  table  de  ses 

1  II  iat.  del'Ègl  g  allie,  1.62. 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE   CATHOLIQUE.  427 

enfants  et  lui  donna  le  même  maître.  Son  père  le  destinait  à  l'état 
ecclésiastique  ;  avec  quelques  centaines  de  francs  que  lui  donnèrent 
ses  bienfaiteurs,  il  acheta,  le  quinze  mai  1521,  la  prébende  d'une 
chapelle  dans  la  cathédrale  de  Noyon  ;  il  avait  alors  douze  ans.  En- 
voyé à  Paris,  il  descendit  chez  son  oncle  Richard,  serrurier,  près  de 
l'église  Saint-Germain-l'Auxerrois.  C'était  un  honnête  ouvrier,  qui 
nourrit  et  hébergea  le  fils  de  son  frère,  plusieurs  années  de  suite,  à 
ses  frais.  L'enfant  avait  une  petite  chambre  qui  donnait  sur  l'église, 
dont  les  chants  le  réveillaient  le  matin.  Les  deux  fils  Mommor,  qui 
accompagnaient  leur  condisciple,  étaient  allés  se  loger  dans  la  rue 
Saint-Jacques.  Cette  séparation  ne  brisa  pas  leur  amitié  d'enfance. 
Us  se  retrouvaient  chaque  jour  au  collège  de  la  Marche,  à  la  leçon 
du  professeur,  et,  le  dimanche  ou  les  jours  de  fête,  à  la  table  de 
quelque  grand  seigneur  allié  de  la  famille  Mommor,  ou  dans  les 
jardins  du  gymnase,  se  promenant  ensemble.  Richard  Cauvin,  le 
serrurier,  fier  des  succès  de  son  neveu,  car  l'enfant  en  avait,  conti- 
nuait d'aller  tous  les  matins  à  la  messe  de  sa  paroisse,  de  faire  mai- 
gre le  vendredi  et  le  samedi,  de  dire  son  chapelet,  de  jeûner  aux 
Quatre-Temps  ;  pratiques  dont  se  moquait  l'orgueilleux  écolier;  car 
Jean,  à  quatorze  ans,  avait  déjà  lu  quelques-uns  des  livres  de  Luther, 
et  le  doute  était  entré  dans  son  âme,  puis  l'inquiétude  et  le  tour- 
ment. En  sa  dix-neuvième  année,  le  vingt-sept  septembre  1527,  il 
fut  pourvu  de  la  cure  de  Marteville  ;  il  n'était  que  tonsuré.  En  1529, 
son  père,  qui  était  aimé  de  l'évêque,  obtint  pour  son  fils  l'échange 
de  cette  cure  contre  celle  de  Pont-1'Evêque,  où  le  père  était  né  et  où 
le  grand-père  demeurait  encore.  Ce  fut  un  membre  de  la  famille 
Mommor,  le  pieux  abbé  de  Saint-Éloi,  qui  le  présenta  à  cette  cure. 
De  Paris,  où  il  fit  connaissance  avec  Guillaume  Farel,  il  revint  à 
Noyon,  et  prêcha  quelquefois  à  Pont-1'Evêque  :  il  ne  fut  jamais  prêtre. 
Son  père,  Gérard  Cauvin,  ayant  désiré  qu'il  étudiât  le  droit,  il  se 
rendit  à  l'université  d'Orléans,  où  enseignait  un  célèbre  jurisconsulte 
de  France,  Pierre  de  l'Étoile,  depuis  président  au  parlement  de 
Paris.  Jean  Cauvin  y  faisait  la  joie  du  maître,  mais  le  désespoir  des 
écoliers  ;  car  on  rapporte  qu'il  ne  faisait  d'autre  métier  au  collège 
que  de  calomnier  ses  camarades  :  aussi  l'avaient-ils  surnommé 
l'accusatif1. 

D'Orléans,  il  se  rendit  à  l'université  de  Bourges,  où  ses  études  fu- 
rent tout  à  coup  interrompues.  Il  partit  pour  aller  soigner  son  père 
malade,  que  Dieu  appela  bientôt  à  lui.  Gérard  Cauvin  mourut  dans 
la  foi  de  ses  pères,  et  priant  pour  son  fils  qui  allait  être  exposé  aux 

1  Audin,  Vie  de  Calvin,  1.  1. 


*28  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  I.XXXIV.  -  De  151T 

tentations  du  monde.  A  Bourges,  Jean  Cauvin  étudia  le  droit  sous  le 
fameux  Alciat ,  venu  d'Italie.  11  étudia  aussi  la  littérature  grecque 
sous  un  luthérien  allemand  ,  Melchior  Wolmar,  qui  l'initia  bien  plus 
encore  à  Luther  qu'à  Sophocle  ou  à  Démosthène,  et  qui  dès  lors 
compta  beaucoup  sur  lui  pour  l'avancement  de  la  prétendue  ré- 
forme. «  Quant  au  Cauvin,  écrivait- il  à  Farel,  je  ne  crains  pas  tant 
son  esprit  de  travers  que  j'en  espère  bien  ;  car  ce  vice  est  propre  à 
l'avancement  de  nos  affaires,  pour  le  rendre  un  grand  défenseur  de 
nos  opinions ,  parce  qu'il  ne  pourra  si  aisément  être  pris  qu'il  ne 
puisse  envelopper  en  des  embarras  plus  grands  l.  »  D'après  les  con- 
seils de  Wolmar,  il  se  remit  à  l'étude  de  la  théologie,  comme  de  la 
maîtresse  science  de  toutes  les  sciences.  A  Bourges  encore,  il  lia 
connaissance  et  amitié  avec  un  jeune  homme  de  Vézelai,  qui  cultivait 
le  droit,  la  poésie  et  les  passions  les  plus  infâmes;  car  il  a  laissé  des 
poëmes  où  il  chante  impudemment  ses  amours  de  Sodome  2.  Le 
jeune  homme  s'appelait  Théodore  de  Bèze  :  c'est  un  des  patriarches 
du  protestantisme  en  France. 

Jean  Cauvin,  de  retour  à  Paris,  y  publia,  l'an  1532,  son  premier 
livre.  Il  a  pour  titre  :  De  la  Clémence,  paraphrase  d'un  écrivain  latin 
de  la  décadence,  le  rhéteur  Sénèque,  qu'il  confond  avec  son  fils  Sé- 
nèque,  le  philosophe.  C'est  dans  ce  livre  qu'il  changea  son  nom  de 
Cauvin  en  Calvin,  sous  leqael  il  est  plus  connu.  Il  s'est  encore  déguisé 
sous  beaucoup  d'autres  noms,  car  il  n'était  pas  hardi  comme  Lu- 
ther. Moins  propre  que  l'hérésiarque  de  Wittemberg  à  commencer 
une  révolution  religieuse,  il  était  plus  propre  à  la  raffiner  une  fois 
commencée.  Ce  fut  Calvin  qui  composa  le  sermon  luthérien  prêché 
par  le  recteur  de  l'université  de  Paris,  Nicolas  Cop;  pour  échapper 
aux  poursuites  du  parlement,  l'un  et  l'autre  prirent  la  fuite. 

Quant  aux  mœurs  de  Calvin  même,  ce  fondateur  et  patriarche  du 
protestantisme  français,  voici  certains  faits  rapportés  par  le  cardinal 
de  Richelieu,  d'après  des  autorités  très-graves,  et  qui  n'ont  pu  être 
démentis  par  les  calvinistes. 

«  Calvin  fut  nourri  dès  son  bas  âge  pour  être  ecclésiastique.  N'ayant 
encore  que  dix-huit  ans,  par  la  licence  du  siècle ,  il  fut  dès  lors 
pourvu  d'une  cure,  laquelle,  deux  ans  après,  il  permuta  avec  une 
autre.  Pendant  qu'il  possédait  ces  bénéfices,  il  fut  plusieurs  fois  re- 
pris et  de  la  liberté  de  sa  créance  et  de  la  dépravation  de  ses  mœurs  ; 
mais  ayant  été  enfin  condamné  pour  ses  incontinences,  qui  le  por- 
tèrent même  jusqu'aux  dernières  extrémités  du  vice,  il  se  retira  et 
des  environs  de  Noyon  et  de  l'Église  romaine  tout  ensemble. 

1  Audin,  Vie  de  Calvin,  t.  I,  p.  41.  —  2  Ibld.,p.  43  et  seqq. 


à  1545  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  429 

«  Campianus,  qui  mourut  martyr  en  Angleterre  sous  le  règne  de 
la  reine  Elisabeth,  reprochant  à  nos  adversaires  la  vie  infâme  de  Cal- 
vin et  usant  de  ces  termes  :  Que  leur  chef  avait  été  fleurdelisé  et  fugi- 
tif, Witaker,  en  sa  réponse,  n'en  a  point  d'autre  que  celle-ci  :  Cal- 
vin a  été  stigmatisé  ;  mais  saint  Paul  l'a  été,  d'autres  l'ont  été  aussi. 
A  quoi  Dûrœus  repartant,  en  la  réplique  qu'il  fait  pour  Campianus, 
dit  :  Que  c'est  une  chose  impie  de  comparer  Calvin,  marqué  pour  ses 
crimes,  à  saint  Paul,  marqué  pour  la  confession  de  Jésus-Christ. 

«Witaker,  en  sa  réplique,  se  tait  sur  cet  article;  et  ce  qui  doit 
passer  pour  une  conviction  indubitable  des  crimes  imputés  à  Calvin, 
est  que,  depuis  qu'il  a  été  chargé  de  cette  accusation,  l'église  de  Ge- 
nève non-seulement  n'a  pas  justifié  le  contraire,  mais  même  n'a  pas 
nié  l'information  que  Berthelier,  envoyé  par  ceux  de  la  même  ville, 
fit  à  Noyon.  Cette  information  était  signée  des  plus  apparents  de  la 
ville  de  Noyon,  et  avait  été  faite  avec  toutes  les  formes  ordinaires  de 
la  justice.  Et  dans  la  même  information  l'on  voit  que  cet  hérésiarque 
ayant  été  convaincu  d'un  péché  abominable  que  l'on  ne  punit  que 
par  le  feu,  la  peine  qu'il  avait  méritée  fut,  à  la  prière  de  son  évêque, 
modérée  à  la  fleur-de-lis.  Et  l'église  de  Genève,  qui  ne  désavoue  pas 
cette  information  touchant  la  vie  de  Calvin,  n'eût  pas  manqué  de  la 
désavouer,  si  elle  eût  cru  le  pouvoir  faire  sans  blesser  la  vérité. 

«Ajoutez  à  cela  que  Bolsec  ayant  rapporté  la  même  information, 
Berthelier,  qui  vivait  encore  au  temps  de  Bolsec,  ne  le  démentit 
point  :  ce  qu'il  eût  fait  aussi  sans  doute  s'il  eût  pu  le  faire  sans  tra- 
hir le  sentiment  de  sa  conscience  et  sans  s'opposer  à  la  créance  pu- 
blique. Ainsi  le  silence  et  de  toute  une  ville  intéressée  et  de  son  se- 
crétaire est  en  cette  occasion  une  preuve  infaillible  des  dérèglements 
imputés  à  Calvin  l.  » 

A  ces  autorités  irrécusables  de  Richelieu,  on  peut  en  ajouter 
d'autres.  Le  grave  et  savant  anglais  Stapleton,  né  en  1535,  et  qui 
avait  près  de  trente  ans  lorsque  Calvin  mourut  en  1564,  fut  très  à 
portée  d'être  bien  instruit  du  fait,  puisqu'il  passa  une  grande  partie 
de  sa  vie  dans  le  voisinage  de  Noyon.  Or,  voici  en  quels  termes  il 
s'exprime  :  «  Aujourd'hui  encore,  on  voit  dans  la  ville  de  Noyon  en 
Picardie  les  archives  et  les  monuments  de  ce  qui  s'y  est  passé  ;  au- 
jourd'hui encore,  on  y  lit  que  Jean  Calvin,  convaincu  de  Sodomie, 
fut  seulement  marqué  sur  le  dos  par  l'indulgence  de  l'évêque  et  du 
magistrat,  et  qu'il  sortit  de  la  ville;  et  des  hommes  très-honorables 
de  sa  famille,  qui  vivent  encore,  n'ont  pu  obtenir  jusqu'à  présent 


1  Richelieu,  Traité  pour  convertir  ceux  qui  se  sont  séparés  de  l'Église,  1.  2, 
c.  10,  p.  291  et  ?9.\  édit.  in-fol.,  Paris,  1651. 


430  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.-  De  1517 

que  la  mémoire  de  ce  fait,  qui  imprime  à  toute  la  famille  une  cer- 
taine flétrissure,  fût  effacée  des  archives  de  la  ville  l.  »  Au  reste,  les 
luthériens  d'Allemagne,  entre  autres  Schlusselburg  dans  sa  théologie 
calvinienne,  en  parlaient  également  comme  d'un  fait.  Et  quant  au 
silence  affecté  de  Bèze,  ils  répondent  que  le  disciple  s'étant  illustré 
par  les  mêmes  crimes  et  la  même  hérésie  que  son  héros,  il  ne  mérite 
sur  ce  point  la  confiance  de  personne  2.  » 

En  effet,  nous  avons  déjà  vu  quelque  chose  de  sa  moralité,  que 
Richelieu  résume  en  ces  termes  : 

«  Bèze,  étant  ecclésiastique  et  possédant  quelques  bénéfices,  sortit 
de  l'Eglise  romaine  en  même  temps  que  le  parlement  le  fit  assigner 
pour  être  ouï  sur  une  poésie  qu'il  avait  composée,  extraordinaire- 
ment  impure  et  scandaleuse;  mais,  se  sentant  coupable  d'un  si  grand 
excès,  il  ne  répondit  à  cet  auguste  sénat  que  par  la  fuite,  et  se  retira 
à  Genève.  Pour  apprendre  quel  il  a  été,  nous  n'avons  pas  besoin 
d'autre  témoignage  que  le  sien,  ayant  publié  lui-même  qu'il  a  fait 
des  vers  à  l'imitation  de  Catulle  et  d'Ovide,  qu'il  s'était  abandonné 
à  des  impuretés  énormes  et  monstrueuses  ;  en  considération  de  quoi 
il  est  appelé  par  ses  propres  confrères  la  honte  de  la  France,  simo- 
niaque,  rempli  de  tous  vices,  et  de  celui-là  même  qui  a  attiré  le  feu 
du  ciel 3.  Il  est  inutile  de  dire  qu'il  était  encore  catholique  quand  il 
fit  cette  poésie;  car  il  nous  apprend  lui-même  le  contraire,  puisqu'il 
rend  grâces  à  Dieu  de  lui  avoir  donné  la  connaissance  de  la  vraie  re- 
ligion dans  la  seizième  année  de  son  âge,  et  qu'il  ne  publia  que  plu- 
sieurs années  après  ces  infâmes  épigrammes.  Et,  dédiant  lui-même 
ses  vers  à  Wolmar,  qui  l'avait  instruit  en  la  religion  prétendue  ré- 
formée, il  nous  fait  connaître  qu'il  n'estimait  pas  cette  poésie  indigne 
de  l'esprit  protestant,  puisqu'il  la  dédiait  à  celui  même  qui  le  lui 
avait  inspiré  *. 

Un  confrère  et  convive  de  Bèze  achèvera  de  nous  faire  connaître 
ses  mœurs  :  c'est  le  jurisconsulte  Baudouin.  Un  jour,  dans  une  dis- 
pute à  Genève,  en  présence  de  Calvin,  Bèze  avait  comparé  le  juriste 
à  un  chien  affamé,  flânant  autour  des  cuisines  et  alléché  par  la 
friande  odeur  des  mets.  Baudouin  lui  répliqua  :  «  Que  veux-tu  dire 
avec  ces  mots  :  Je  crois  le  voir  encore  tantôt  au  millieu  de  cette 
ville  de  désœuvrés,  tantôt  au  palais  parmi  ces  flots  de  juristes  et 
d'avocats,  le  nez  au  vent,  flairant  un  dîner  ?  —  Je  voudrais  bien  sa- 
voir quel  honnête  homme  a  jamais  flairé  tes  repas,  à  la  façon  de 

1  Stapleton,  Promptuar.  calh.,  pars  32,  p.  133.  —  2  Conrad  Schlusselburg, 
in  Theol.  ealv,,  !.  2,  fol.  72,  Francfort,  t : 92.  —  ;  '  ntoine  Faye,  De  oiitu  et  vitâ 
Bezœ.  —  Audin,  But.  de  Calvin,  t.  2,  c.  !4.  —  '*  Richelieu,  uhi  snprà,  p.  293 
et  294. 


à  1515  <1e  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGUSE  CATHOLIQUE.  431 

Sardanapale  ou  d'Héliogabale,  débauché  que  tu  es  ?  ou  bien  tes  sou- 
pers sacrilèges,  où  le  vice  vient  s'asseoir,  incestueux  amphitryon  ? 
Qui  est-ce  qui  s'est  approché  de  ta  salle  à  manger  sans  se  boucher 
le  nez,  suffoqué  par  cette  odeur  de  lupanar  qu'exhalaient  tes  fêtes 
nocturnes?  Qui  est-ce  qui  voudrait  mettre  le  pied  dans  ton  bouge, 
sans  crainte  de  rester  souillé?  Odeur  et  saveur,  il  y  a  de  quoi  suffo- 
quer. Avec  toi,  malheureusement,  besoin  est  de  se  condamner  à  ne 
pas  user  toujours  de  termes  chastes,  et  lorsqu'on  veut  parler  de 
Théodore,  gare  aux  oreilles  pudiques  !  Mais  j'espère  que  les  âmes 
honnêtes  me  pardonneront  si  ma  plume  prend  des  licences  aux- 
quelles elle  n'est  pas  accoutumée.  En  vérité,  satyre  aviné,  quand, 
assis  à  côté  de  ta  Pallas,  tu  fais  le  petit  Platon,  Baudouin  aurait 
donc  été  bienheureux  s'il  eût  pu  aspirer  un  semblable  nectar,  une  si 
douce  ambroisie  !  »  Sur  quoi  il  se  met  à  décrire  une  scène  bachique 
où  Bèze  ne  figure  pas  seul,  et  qui  rappelle  assez  bien  certains  soupers 
de  Néron  avec  ses  compagnons  de  sodomie  1. 

Quant  à  Calvin,  le  patriarche  des  protestants  français,  pour  le  bien 
connaître,  il  n'y  a  qu'à  l'entendre  parler.  Nous  avons  vu  les  empor- 
tements de  Luther ,  ceux  de  Calvin  ne  sont  pas  moindres.  Ses 
adversaires  ne  sont  jamais  que  des  fripons,  des  fous,  des  méchants, 
des  ivrognes,  des  furieux,  des  enragés,  des  bêtes,  des  taureaux,  des 
ânes,  des  chiens,  des  pourceaux;  et  le  beau  style  de  Calvin  est 
souillé  de  toutes  ces  ordures  à  chaque  page.  Catholiques  et  luthé- 
riens, rien  n'est  épargné.  L'école  de  Westphal,  selon  lui,  est  une 
puante  étable  à  pourceaux  2.  La  cène  des  luthériens  est  presque  tou- 
jours appelée  une  cène  de  cyclopes,  où  on  voit  une  barbarie  digne  des 
Scythes 3  :  s'il  dit  souvent  que  le  diable  pousse  les  papistes,  il  répète 
cent  et  cent  fois  qu'il  a  fasciné  les  luthériens,  et  «  qu'il  ne  peut  pas 
comprendre  pourquoi  ils  s'attaquent  à  lui  plus  violemment  qu'à  tous 
les  autres;  si  ce  n'est  que  Satan,  dont  ils  sont  les  vils  esclaves,  les 
anime  d'autant  plus  contre  lui  qu'il  voit  ses  travaux  plus  utiles  que 
les  leurs  au  bien  de  l'Église  4.  »  Ceux  qu'il  traite  de  cette  sorte  sont 
les  premiers  et  les  plus  célèbres  des  luthériens. 

Au  milieu  de  ces  injures,  il  vante  encore  sa  douceur  5;  et  après 
avoir  rempli  son  livre  de  ce  qu'on  peut  imaginer  non-seulement  de 
plus  aigre,  mais  encore  de  plus  atroce,  il  croit  en  être  quitte  en  di- 
sant «  qu'il  avait  été  tellement  sans  fiel  lorsqu'il  écrivait  ces  injures, 
que  lui-même,  en  relisant  son  ouvrage,  était  demeuré  tout  étonné 


1  Dald.  Resp,  ad  Calvin,  et  Bez.,  Coloniœ,  1564,  p.  SI  et  8'2.  —  Audin,  t.  2, 
p.  343.  —  2  Opuscul.  799.  —  »  lbid.,  803,  837.  —  *  Dilue,  expos.,  opusc.  839.— 
5^  2.  Def.  in  Weslph. 


432  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  — De  1517 

que  tant  de  paroles  dures  lui  fussent  échappées  sans  amertume.  C'est, 
dit-il 1 ,  l'indignité  de  la  chose  qui  lui  a  fourni  toute  seule  les  injures 
qu'il  a  dites,  et  il  en  a  supprimé  beaucoup  d'autres  qui  lui  venaient 
à  la  bouche.  Après  tout,  il  n'est  pas  fâché  que  ces  stupides  aient 
enfin  senti  les  piqûres,  »  et  il  espère  qu'elles  serviront  à  les  guérir. 
Il  veut  bien  pourtant  avouer  qu'il  en  a  dit  plus  qu'il  ne  voulait,  et 
que  le  remède  qu'il  a  appliqué  au  mal  était  un  peu  trop  violent.  Mais 
après  ce  modeste  aveu,  il  s'emporte  plus  que  jamais,  et,  tout  en 
disant  :  «  M'entends-tu,  chien?  M'entends-tu  bien,  frénétique? 
M'entends-tu  bien,  grosse  bête  ?  »  il  ajoute  «  qu'il  est  bien  aise 
que  les  injures  dont  on  l'accable  demeurent  sans  réponse  -.  » 

«  Si  Westphal,  conclut-il,  ne  veut  pas  obéir  à  cette  dernière  admo- 
nition que  je  lui  fais,  je  l'aurai  en  telle  estime  que  saint  Paul  com- 
mande d'avoir  les  hérétiques.  Les  autres  aussi  qui  ont  censuré  ma 
doctrine,  comme  ceux  de  Saxe,  de  Magdebourg,  de  Brème,  etc., 
sont  tellement  ensorcelés  d'erreur,  que  leurs  plus  vieux  théologiens 
n'entendent  pas  même  ce  qu'on  apprend  aux  petits  enfants  par  le 
catéchisme.  Us  ne  savent  pas  ce  que  c'est  que  la  cène,  ni  où  elle  tend; 
ce  sont  des  brutaux,  qui  n'ont  pas  un  brin  d'honnête  pudeur,  ne 
font  que  chicaner,  jetant  les  hyperboles  de  leur  Luther,  nes'étudiant 
qu'à  fasciner  le  peuple  et  plaire  au  monde,  sans  se  soucier  du  juge- 
ment de  Dieu  ni  de  ses  anges.  Ce  sont  des  hommes  emportés,  fu- 
rieux, légers,  inconstants,  donneurs  de  bourdes,  aveugles,  ivrognes, 
pleins  d'impudence  de  chien  et  d'orgueil  diabolique.  Arrogance  leur 
est  au  lieu  de  piété.  Ce  sont  des  hommes  vertigineux,  cyclopes  et  de 
faction  superbe  et  gigantine,  frénétiques,  bêtes  sauvages,  proterves, 
fastueux,  endurcis.  Ils  nous  estiment  indignes  que  la  terre  nous 
porte,  et  disent  que  si  on  ne  nous  extermine  bientôt  de  ce  monde, 
pour  le  moins  on  nous  doit  bannir  entre  les  Scythes  et  les  Indiens. 
Enfin  ils  crient  contre  la  paresse  de  leurs  princes  protestants,  parce 
qu'ils  ne  nous  détruisent  pas  de  leurs  glaives  3.  » 

Voilà  comme  le  patriarche  du  protestantisme  français  nous  dé- 
peint les  apôtres  et  les  fidèles  du  protestantisme  allemand,  particu- 
lièrement leur  charité.  Quant  à  la  sienne  propre,  on  la  voit  assez  à 
son  langage.  On  la  voit  peut-être  mieux  encore  dans  le  fait  suivant. 

En  1543,  Genève  fut  visitée  par  une  peste  affreuse  qui  décima  ses 
habitants;  quelques  germes  de  la  maladie,  apportés  à  Lyon,  s'y  dé- 
veloppèrent promptement.  A  Genève,  les  ministres  calvinistes  se 
présentèrent  au  conseil  municipal,  avouant  qu'il  serait  de  leur  de- 


1  UUim,  adm.  795.  —^Opusc.  838.  —  Dossuet,  Variât.,  1.  9,  n.  82.  —  3  Ultim. 
utlm  ,  lit.  ■},  traduction  do  Fenardent. 


à  1545  de  l'ère  chr.l        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  433 

voir  d'aller  consoler  les  pestiférés,  mais  qu'aucun  d'eux  n'aurait 
assez  de  courage  pour  le  faire  ,  priant  le  conseil  de  leur  pardonner 
leur  faiblesse,  Dieu  ne  leur  ayant  pas  accordé  la  grâce  de  voir  et 
d'affronter  le  péril  avec  l'intrépidité  nécessaire.  Et  Calvin  se  montra 
plus  couard  encore  devant  la  mort  :  il  obtint  que  défense  fût  faite 
de  choisir  maître  Jean  pour  aller  secourir  les  malades,  attendu  les 
grands  besoins  que  l'église  et  l'Etat  avaient  de  lui.  Or,  tout  ceci  est 
écrit  textuellement  et  gardé  comme  un  monument  éternel  de  honte 
à  la  mémoire  des  prédicants  genevois,  aux  archives  mômes  de  la  ré- 
publique '*. 

A  Lyon,  au  contraire,  au  premier  mot  de  peste,  tous  les  prêtres, 
malades,  infirmes  même,  s'étaient  présentés  à  l'archevêque,  deman- 
dant à  porter  secours  à  leurs  frères,  et  à  mourir  de  la  mort  des  mar- 
tyrs, si  Dieu  était  assez  bon  pour  couronner  leur  dévouement.  Aussi 
dans  cette  lutte  des  deux  principes,  qui  se  passa  à  Lyon  sur  la  place 
publique,  il  n'y  eut  aucune  défection  dans  les  rangs  du  peuple  ca- 
tholique. Par  intervalle,  quelque  noble  seigneur  transige  avec  l'en- 
nemi, comme  le  gouverneur  de  Saulx  ;  mais  le  peuple  reste  fidèle  à 
la  bannière  de  ses  saints  patrons.  Dieu  et  Notre-Dame  de  Fourvière 
est  son  cri  d'alarme  ou  de  salut  dans  le  danger.  Si  la  mort  vient  le 
surprendre  en  combattant  pour  sa  foi,  il  est  sûr  de  trouver  à  ses 
côtés  un  prêtre ,  au  besoin  transformé  en  soldat,  pour  lui  ouvrir 
le  ciel. 

Parmi  ces  prêtres  charitables  de  Lyon,  on  distinguait  Gabriel  de 
Saconay,  chanoine-comte  et  grand  chantre  de  la  métropole.  C'est 
un  personnage  également  noble,  pieux  et  savant.  Dans  son  château 
de  Saconay,  il  avait  formé  une  riche  bibliothèque  de  controversistes, 
pleine  de  bons  livres  de  tous  les  docteurs  grecs  et  latins  qui,  aux 
divers  siècles  de  l'Église,  avaient  défendu  l'intégrité  du  dogme  ca- 
tholique. Il  les  avait  feuilletés,  ces  livres,  lus  et  relus,  médités  et  an- 
notés, avec  une  passion  monacale.  Son  style,  dit  Audin,  a  toutes 
sortes  de  parfums  ascétiques  :  en  lisant  Saconay,  on  sent  à  chaque 
page  Tertullien,  Origène,  Augustin,  Chrysostôme,  Jérôme,  qu'il  sait 
par  cœur,  et  qu'il  fond  habilement  dans  sa  narration.  Cette  longue 
familiarité  avec  les  Pères  et  les  docteurs  lui  donna  de  reconnaître 
une  hérésie  au  premier  coup  d'oeil,  quelque  masque  qu'elle  pût 
prendre.  Ainsi,  dans  son  livre  Du  vrai  Corps  de  Jésus-Christ,  il  si- 
gnale l'origine  suspecte  de  tous  les  arguments  de  la  réforme  gene- 
voise. —  Ceci  a  été  volé  à  Bérenger.  —  Ce  trope  dont  vous  faites 
tant  de  bruit  se  trouve  dans  le  livre  de  Valdo,  et  en  voici  la  page.  — 

i  Rpghtres  de  l'État,  5  juin  15i3.  —  Audin,  t.  2,  p.  419  et  4i'0. 

xxin.  28 


434  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

Cette  scolie  hérétique  avait  été  jetée  dans  le  panier  aux  ordures  d'un 
moine  du  douzième  siècle,  c'est  là  que  vous  êtes  allé  la  chercher, 
pour  nous  la  montrer  ensuite  comme  quelque  chose  de  nouveau. 
Gabriel  de  Saconay  répandit  ainsi  parmi  le  peuple  plusieurs  opus- 
cules salutaires  :  entre  autres,  il  réimprima  la  défense  des  sept  sacre- 
ments par  Henri  VIII,  avec  des  notes.  Tout  cela  échauffa  tellement 
la  bile  de  Calvin,  qu'il  n'est  peut-être  personne  contre  qui  il  vomisse 
plus  d'injures.  A  l'entendre,  le  bon  chanoine  de  Lyon,  qui  ne  se 
fâche  jamais,  est  un  monstre  qui  aboie  comme  un  chien ,  hurle 
comme  un  loup,  donne  des  coups  de  corne  comme  un  bœuf,  bave 
comme  une  harpie,  brait  comme  un  âne  '. 

Maintenant,  quels  furent,  d'après  Calvin  lui-même,  les  causes  et 
les  fruits  de  sa  réforme  ?  Voici  comme  il  s'exprime  dans  son  com- 
mentaire sur  la  seconde  épître  de  saint  Pierre,  chapitre  2,  verset  2  : 
«  Sur  dix  évangéliques,  vous  en  trouverez  à  peine  un  seul  qui  soit 
devenu  évangélique  pour  autre  chose  que  pour  pouvoir  s'adonner 
plus  librement  à  la  crapule  et  à  la  débauche  2.  »  Sur  le  chapitre  2 
de  Daniel,  verset  34,  il  dit  encore  :  «  Dans  le  petit  troupeau  de  ceux 
qui  se  sont  séparés  de  l'idolâtrie  papistique,  le  plus  grand  nombre 
est  plein  de  parjure  et  de  tromperie.  \\z  font  bien  mine  d'avoir  du 
zèle,  mais  quand  on  y  regarde  de  près,  on  les  trouve  pétris  de 
fausseté  et  d'artifice 3.  » 

Les  pasteurs  de  Genève  ne  reçoivent  pas  de  leur  patriarche  un 
plus  honorable  témoignage.  Dans  son  livre  Des  Scandales,  après  avoir 
déclamé  contre  l'athéisme  qui  régnait  surtout  dans  les  palais  des 
princes,  dans  les  tribunaux  et  les  premiers  rangs  de  sa  communion, 
Calvin  ajoute  :  «  Il  est  encore  une  plaie  plus  déplorable.  Les  pas- 
teurs, oui,  les  pasteurs  eux-mêmes  qui  montent  en  chaire sont 

aujourd'hui  les  plus  honteux  exemples  de  la  perversité  et  des  autres 
vices.  De  là  vient  que  leurs  serinons  n'obtiennent  ni  plus  de  créance 
ni  plus  d'autorité  que  les  fables  débitées  sur  la  scène  par  une  his- 
trion. Et  ces  messieurs  pourtant  osent  encore  se  plaindre  qu'on  les 
méprise  et  les  montre  au  doigt  pour  les  tourner  en  ridicule.  Quant  à 
moi,  je  m'étonne  plutôt  de  la  patience  du  peuple;  je  m'étonne 
que  les  femmes  et  les  enfants  ne  les  couvrent  pas  de  boue  et  d'or- 
dures k.  » 

Enfin,  avant  de  mourir,  Calvin  entrevit  avec  terreur  les  suites 
funestes  de  la  réforme  qu'il  avait  prêchée.  «  L'avenir  m'effraye,  di- 


1  Audin,  Hist.  de  Calvin,  t.  2,  p.  428.  —  2  Calvin.,  in  2  Fetr.,  2,  2.  —  Weis- 
linger,  p.  483.  —  »  Cals.,  in  2  Doh.,  Y.  3i.  —  VVeislinger,  p.  484.  —  4  Livre  sur 
les  Scandales,  p.  128. 


à  1545  de  L'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  435 

sait-il,  je  n'ose  y  penser;  car,  à  moins  que  le  Seigneur  ne  descende 
des  cieux,  la  barbarie  va  nous  engloutir.  Ah  i  plaise  à  Dieu  que  nos 
tîls  ne  me  regardent  comme  un  prophète  *  ! 

Mais  ces  funestes  résultats,  y  compris  l'athéisme,  étaient  faciles 
à  prévoir  :  ce  sont  les  conséquences  naturelles,  c'est  en  quelque 
sorte  la  substance  même  du  calvinisme,  aussi  bien  que  du  luthéra- 
nisme :  Calvin,  aussi  bien  que  Luther,  fait  Dieu  auteur  de  tous  les 
crimes. 

Dans  son  livre  Du  serf  Arbitre,  Luther  décide  :  «  que  le  libre  ar- 
bitre est  un  vain  mot  ;  que  la  présence  de  Dieu  rend  le  libre  arbitre 
impossible;  que  Judas,  par  cette  raison,  ne  pouvait  éviter  de  trahir 
son  maître  ;  que  tout  ce  qui  se  fait  en  l'homme  de  bien  et  de  mal,  se 
fait  par  une  pure  et  inévitable  nécessité  ;  que  c'est  Dieu  qui  opère 
en  l'homme  tout  ce  bien  et  tout  ce  mal  qui  s'y  fait,  et  qu'il  fait 
l'homme damnable  par  nécessité;  que  l'adultère  de  David  n'est  pas 
moins  l'ouvrage  de  Dieu  que  la  vocation  de  saint  Paul  ;  enfin  qu'il 
n'est  pas  plus  indigne  de  Dieu  de  damner  des  innocents  que  de  par- 
donner, comme  il  fait,  à  des  coupables.  »  Pour  conclusion,  il  ajoute  : 
«  qu'il  disait  ces  choses,  non  en  examinant,  mais  en  déterminant; 
qu'il  n'entendait  les  soumettre  au  jugement  de  personne,  mais  con- 
seillait à  tout  le  monde  de  s'y  assujettir  2.  » 

Le  ministre  calviniste  Jurieu  convient,  avec  les  catholiques,  que 
ce  sont  là  «  des  dogmes  impies,  horribles,  affreux  et  dignes  de  tout 
anathème  ,  qui  introduisent  le  manichéisme  et  renversent  toute 
religion  3.  » 

Or,  Calvin,  dans  son  livre  De  l Institution  chrétienne,  et  Théo- 
dore de  Bèze,  dans  sa  Briève  Exposition  des  principaux  points  de  la 
religion  chrétienne,  enseignent  absolument  les  mêmes  dogmes  impies 
et  destructifs  de  toute  religion;  ils  enseignent,  comme  Luther,  «que 
Dieu  fait  toutes  choses  selon  son  conseil  défini,  voire  même  celles 
qui  sont  méchantes  et  exécrables  ;  qu'ayant  ordonné  la  fin  (qui  est 
de  glorifier  sa  justice  dans  le  supplice  des  réprouvés),  il  faut  qu'il 
y  ait  en  même  temps  ordonné  les  causes  qui  amènent  à  cette  fin 
(c'est-à-dire  sans  difficulté,  les  péchés)  ;  que  le  péché  du  premier 
homme,  quoique  volontaire,  est  en  même  temps  nécessaire  et  iné- 
vitable ;  qu'Adam  n'a  pu  éviter  sa  chute,  et  qu'il  ne  laisse  pas  d'en 
être  coupable;  qu'elle  a  été  ordonnée  de  Dieu,  et  qu'elle  était  com- 
prise dans  son  secret  dessein  ;  qu'un  conseil  caché  de  Dieu  est  la 

1  Prœf.catech.  eccl.  Genev.,  p.  11.  —  Audit),  t.  2,  p.  502.  —  2  Luth.,  De  servo 
Ârbitrio.  —  Dossuct,  Hisl.  des  Variât.,  !.  2,  n.  17.  Addition  au  1.  11,  n.  2.  — 
3  Ibid.,  addition. 


436  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

cause  de  l'endurcissement  ;  qu'on  ne  peut  nier  que  Dieu  n'ait  voulu 
et  décrété  la  désertion  d'Adam,  puisqu'il  fait  tout  ce  qu'il  veut; 
que  ce  décret  fait  horreur,  mais  qu'enfin  on  ne  peut  nier  que  Dieu 
n'ait  prévu  la  chute  de  l'homme,  puisqu'il  l'avait  ordonnée  par  son 
décret  ;  qu'il  ne  faut  point  se  servir  du  terme  de  permission,  puisque 
c'est  un  ordre  exprès;  que  la  volonté  de  Dieu  fait  la  nécessité  des 
choses,  et  que  tout  ce  qu'il  ordonne  arrive  nécessairement  :  que 
c'est  pour  cela  qu'Adam  est  tombé  par  un  ordre  de  la  providence 
de  Dieu,  et  parce  que  Dieu  l'avait  ainsi  trouvé  à  propos;  que  les  ré- 
prouvés sont  inexcusables,  quoiqu'ils  ne  puissent  éviter  la  nécessité 
de  pécher,  et  que  cette  nécessité  leur  vient  par  ordre  de  Dieu  ;  que 
Dieu  leur  parle,  mais  que  c'est  pour  les  rendre  plus  sourds:  qu'il 
leur  envoie  des  remèdes,  mais  afin  qu'ils  ne  soient  point  guéris  ;  et  que 
si  les  hommes  veulent  répliquer  qu'ils  n'ont  pu  résister  à  la  volonté 
de  Dieu,  il  les  faut  laisser  plaider  contre  celui  qui  saura  bien  défendre 
sa  cause,  »  sans  qu'il  soit  permis,  comme  on  voit,  de  la  défendre, 
e»  disant  qu'il  laisse  l'homme  à  sa  liberté  et  qu'il  ne  veut  point  son 
péché  *. 

Ainsi  donc,  le  dieu  de  Luther  et  de  Mélanchton,  de  Calvin  et  de 
Bèze,  est  l'auteur  et  l'approbateur  de  tous  les  crimes;  c'est  lui  qui 
opère  en  nous  le  mal,  sans  que  nous  puissions  l'éviter,  et  puis  qui 
nous  en  punit  dans  le  temps  et  dans  l'éternité  ;  en  un  mot,  le  dieu  de 
Luther  et  de  Calvin,  comme  celui  de  Wiclef,  est  un  dieu  que  les  athées 
auraient  raison  de  nier ,  de  sorte  que  la  religion  de  ces  grands  réfor- 
mateurs est  pire  que  l'athéisme  2. 

Tel  est  ce  puits  de  l'abîme,  toujours  béant,  d'où  sont  sorties,  d'où 
sortent  incessamment  l'impiété  et  la  corruption  modernes,  pour 
faire  renier  Dieu  aux  hommes,  et  les  plonger  sans  remords  dans  tous 
les  crimes.  Car  comment  croire,  comment  aimer,  comment  ne  pas 
haïr,  au  contraire,  un  être  qui  nous  punit  du  mal  que  nous  n'avons 
pu  éviter,  du  mal  qu'il  fait  lui-même  en  nous  ?  Si  nous  n'avons  point 
de  franc  arbitre,  si  nous  faisons  le  mal  nécessairement,  si  c'est  Dieu 
même  qui  l'opère  en  nous,  sans  que  nous  soyons  libres  de  ne  pas  y 
consentir,  livrons-nous-y  sans  remords,  nos  actions  les  plus  dam- 
nables  sont  des  actions  divines.  Tel  est  le  fond  satanique  de  la  ré- 
forme de  Luther  et  de  Calvin,  quant  à  Dieu  et  à  l'homme,  quant  à 
la  foi  et  à  la  morale. 

Ils  ne  s'en  sont  pas  tenus  là.  Pour  nous  engager  plus  efficacement 

5  Calvin,  Instit.,  1.  3,  c.  23,  n.  1,7,  8,  9  ;  c.  24,  n.  13.  —  Lib.  de  œt.  Deiprœ- 
dest.  —  Exposition  de  la  foi,  etc.  —  Bossuet,  Uist.  des  Variât.,  1.  14,  n.  t  et 
seqq.  Addit.  au  1.  14,  n.  :i.  —  Deuxième  avertissement  sur  les  lettres  de  M.  Ju- 
ri'eu,  n.  C   —  2  Bossuet,  Variât.,  1.  il,  n.  153. 


à  1555  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  437 

au  mal,  nous  avons  entendu  Luther  dire  à  Mélanchton  :  Commettez 
hardiment  tous  les  crimes,  fornications,  adultères,  croyez  seulement 
que  vous  êtes  dans  la  grâce  de  Dieu,  et  vous  ne  cessez  pas  d'y  être, 
vous  ne  cessez  pas  d'être  juste,  d'être  digne  du  ciel.  Calvin  va  même 
plus  loin  :  Croyez  seulement,  et  vous  êtes  aussi  certain  de  votre 
salut  éternel  que  de  la  rédemption  du  Christ  ;  croyez  seulement,  et, 
malgré  tous  les  crimes,  non-seulement  vous  restez  dans  la  grâce  de 
Dieu,  dans  la  justice,  mais  vous  y  resterez  toujours,  vous  ne  pourrez 
la  perdre.;  la  grâce,  la  justice  est  inamissible,  elle  passera  même  à 
vos  descendants,  sans  qu'ils  aient  besoin  du  baptême  l. 

Certainement,  avec  ces  principes  de  Luther  et  de  Calvin,  si  tous 
les  luthériens  et  les  calvinistes,  si  tous  les  hommes  et  toutes  les 
femmes  ne  s'abandonnent  pas  à  toutes  leurs  passions  avec  une  en- 
tière sécurité  ;  s'il  est  encore  sur  la  terre  quelque  crainte  de  Dieu 
et  de  ses  jugements,  quelque  remords  de  conscience,  quelque  re- 
pentir d'avoir  mal  fait,  quelque  retour  à  la  vertu,  certainement  ce 
n'est  pas  la  faute  de  Luther  et  de  Calvin. 

Quant  à  la  biographie  de  ce  dernier,  ainsi  que  nous  avons  vu,  il 
s'enfuit  de  Paris  en  1534,  après  avoir  vendu  sa  cure  de  Pont-1'Évêque 
et  sa  chapellenie  de  Noyon  ;  il  se  réfugia  près  de  la  reine  de  Navarre, 
à  Nérac,  rendez-vous  de  tous  les  mauvais  catholiques,  laïques  et 
autres;  de  là,  il  allait  répandant  sa  doctrine  dans  la  Saintonge,  en 
infecta  Du  Tillet,  greffier  du  parlement  de  Paris,  à  qui  Dieu  fit 
néanmoins  bientôt  la  grâce  de  se  reconnaître.  Venu  de  Nérac  à 
Orléans,  il  y  publia  contre  les  anabaptistes  un  pamphlet  Du  Som- 
meil des  âmes,  question  que  Luther  traitait  de  noisettes  creuses  :  il 
sollicita  un  prieuré,  et,  n'ayant  pu  l'obtenir,  commença  de  faire 
secte.  A  Bâte,  il  vit  Érasme,  qui  dit  de  lui  :  Je  vois  une  grande  peste 
s'élever  dans  l'Église  contre  l'Église.  En  1536,  parut  à  Bâle  son  Insti- 
tution chrétienne,  dont  un  contemporain  dit  à  Calvin  lui-même  que 
c'était  un  poison  enveloppé  d'un  beau  sucre  2. 

Cet  ouvrage  est  en  quatre  livres  :  1°  de  connaître  Dieu,  en  titre  et 
qualité  de  créateur  et  souverain  gouverneur  du  monde  ;  2°  de  la  con- 
naissance de  Dieu,  en  tant  qu'il  s'est  montré  rédempteur  en  Jésus- 
Christ;  3°  de  la  manière  de  participer  à  la  grâce  de  Jésus-Christ,  des 
fruits  qui  nous  en  reviennent,  et  des  effets  qui  s'en  ensuivent;  4°  des 
moyens  extérieurs  ou  aides  dont  Dieu  se  sert  pour  nous  convier  à 
Jésus-Christ,  son  Fils,  et  nous  en  retenir  en  lui.  Dans  cet  ouvrage, 
Calvin  ne  dit  rien  de  neuf,  il  ne  fait  que  fondre  dans  un  ensemble 
méthodique  les  impiétés  communes  de  Luther  et  de  Zwïngle,  en  les 

1  Bossuet,  Variât.,  1.  9,  n    1  et  se<n.  —  2  Audin,  Hist.  de  Calvin,  t,  1,  p.  77. 


-'♦38  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

modifiant  quoique  peu.  Nous  avons  vu  comme  il  est  d'accord  avec 
Luther  pour  faire  Dieu  auteur  du  péché,  nier  le  libre  arbitre  de 
l'homme,  et  sauver  l'homme  par  la  foi  seule,  sans  les  bonnes  œuvres 
et  malgré  toutes  les  mauvaises.  Sur  l'eucharistie,  il  s'éloigne  de  Lu- 
ther, pour  nier  avec  Zwingle  et  Carlostadt  la  présence  réelle.  En 
quoi  il  surpasse  peut-être  les  autres,  c'est  dans  sa  fureur  contre  le 
saint  sacrifice  de  la  messe  et  contre  l'autorité  du  Pontife  romain.  Il 
publia  cet  ouvrage  d'abord  en  latin,  puis  en  français,  le  remaniant 
sans  cesse  d'une  édition  à  l'autre  ;  car  il  ne  pouvait  se  contenter 
Jui-même,  lui  qui  voulait  régenter  l'Église  de  Dieu.  L'ouvrage  est 
précédé  d'une  préface  au  roi  de  France,  pour  l'engager  à  cesser 
les  poursuites  contre  les  nouveaux  hérétiques,  dont  voici  l'occasion. 

L'hérésie,  protégée  par  la  reine  de  Navarre,  sœur  du  roi,  et  par  la 
duchesse  d'Etampes,  concubine  du  roi,  comptait  bientôt  gagner  le 
roi  lui-même.  Deux  curés  et  prédicateurs  de  Paris  secondaient  Ils 
vues  de  ces  deux  femmes.  Pour  avancer  leur  œuvre,  elles  tirent 
écrire  par  le  roi  une  lettre  à  Mélanchton,  pour  l'inviter  à  venir  en 
France,  afin  de  travailler  en  des  colloques  à  la  conciliation  des  pro- 
testants et  des  catholiques.  Mélanchton  répondit  par  une  longue 
épître  du  vingt-huit  août  1535,  mais  il  ne  vint  pas.  L'épître  était 
accompagnée  d'un  traité  latin,  où  il  reconnaissait  franchement  la  su- 
prématie du  Pape  et  la  nécessité  d'une  autorité  spirituelle  toujours 
vivante  pour  le  gouvernement  et  la  discipline  de  l'Église.  Avec  ce 
principe,  sincèrement  suivi,  les  conférences  pouvaient  être  utiles, 
elles  n'étaient  plus  même  nécessaires.  Mais  l'expérience  de  l'Allema- 
gne, où  depuis  vingt  ans  elles  n'avaient  porté  remède  à  rien,  mon- 
trait assez  ce  qu'on  pouvait  en  espérer  en  France.  Le  cardinal  de 
Tournon  en  fit  la  remarque  au  roi. 

Cependant  les  sectaires,  plus  insolents  d'un  jour  à  l'autre,  am- 
enaient partout  des  libelles  diffamatoires  contre  les  catholiques  et 
leur  croyance  aux  portes  des  couvents  et  des  églises,  du  Louvre  et 
de  la  Sorbonne.  En  1535.  le  nombre  en  fut  si  grand,  que  l'année  re- 
çut le  nom  d'année  des  placards.  C'était  Guillaume  Farel  qui  expé- 
diait ces  pamphlets  de  Suisse.  Le  roi  en  trouvait  jusque  sur  sa  table 
de  travail,  par  la  connivence  d'un  de  ses  valets  de  chambre.  Où  les 
sectaires  osaient,  ils  insultaient  les  prêtres,  dépouillaient  les  églises, 
brisaient  les  reliquaires  et  les  statues  des  saints  :  on  eut  dit  une  nou- 
velle invasion  de  Vandales.  Le  gouvernement,  averti  par  les  murmu- 
res du  peuple  et  par  la  voix  de  Budé,  s'émut  enfin.  Le  peuple  vou- 
lait vivre  et  mourir  catholique.  On  crut  qu'une  procession  solennelle 
devait  d'abord  expier  de  nombreuses  profanations.  L'évêque  de 
Paris  y  portait  le  Saint-Sacrement;  le  roi  venait  ensuite,  la  tête  nue, 


à  15i5  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  439 

une  torche  à  la  main,  et  suivi  de  toute  sa  cour,  des  ambassadeurs 
étrangers,  des  cours  supérieures  et  du  peuple.  Arrivé  à  l'évêché,  le 
roi  monta  dans  une  des  salles,  et  y  harangua  le  parlement,  le  clergé 
et  la  noblesse,  leur  rappelant  que  la  force  et  la  gloire  de  la  monarchie 
française  est  la  foi  catholique,  qu'attaquer  cette  foi  de  tous  les  temps, 
c'est  attaquer  la  monarchie  même  et  en  préparer  la  ruine.  En  con- 
séquence, il  conjurait  tous  les  assistants  à  s'affermir  dans  la  religion 
de  leurs  pères,  à  signaler  à  la  justice  tous  les  novateurs,  protestant 
qu'il  n'épargnerait  pas  sa  propre  chair,  s'il  la  savait  infectée  d'héré- 
sie. La  justice  commença  donc  à  poursuivre  les  coupables  et  à  les 
punir  suivant  les  lois.  C'est  à  faire  discontinuer  ces  poursuites  que 
visait  Calvin  dans  sa  préface  au  roi  de  France.  Il  y  avait  à  cela  un 
moyen  facile.  Nous  avons  vu  que,  du  moment  qu'il  y  eut  des  nations 
chrétiennes,  la  première  de  leurs  lois  constitutives  était  la  foi  catho- 
lique. Il  n'y  avait  qu'à  respecter  cette  loi  fondamentale  de  la  chré- 
tienté pour  n'avoir  point  cà  craindre  la  poursuite  des  tribunaux. 

De  Bâle  Calvin  se  rendit  à  Ferrare,  dont  la  duchesse,  fdle  de 
Louis  XII,  penchait  pour  les  nouvelles  erreurs,  et  mourut  dans  un 
état  équivoque  entre  la  foi  de  ses  pères  et  l'hérésie  des  novateurs. 
Calvin  correspondait  avec  elle  sous  le  faux  nom  de  Charles  Despeville  ; 
il  en  prenait  encore  beaucoup  d'autres  pour  se  déguiser.  Calvin  ar- 
riva pour  la  première  fois  à  Genève  au  mois  d'août  1536. 

Genève  venait  de  consommer  son  apostasie.  Le  gouvernement  de 
cette  ville  était  partagé  entre  l'évêque,  le  duc  de  Savoie  et  la 
commune. 

L'église  de  Genève  est  une  de  celles  qui  furent  investies  au  moyen 
âge  d'un  pouvoir  temporel.  Cet  événement  remonte  au  moins  à 
l'an  4000.  Une  déclaration  de  l'assemblée  générale  du  peuple  de 
Genève,  en  14-20,  contient  ce  qui  suit  :  «  Depuis  plus  de  quatre  cents 
ans,  la  ville  de  Genève,  avec  ses  faubourgs,  son  territoire  et  sa  ban- 
lieue ,  est  sous  le  haut  domaine  et  sous  la  pleine  et  entière  juridic- 
tion de  l'évêque  :  et  le  peuple  se  plaît  à  reconnaître  aujourd'hui, 
comme  ont  fait  ses  ancêtres,  la  domination  et  la  puissance  de  l'église 
de  Genève  et  de  son  évêque1.  »  Deux  diplômes  de  Frédéric  Barbe- 
rousse,  1153  et  1162,  confirmèrent  solennellement  cette  autorité,  et 
lui  donnèrent  une  telle  extension  ,  que  1  empereur  ne  conservait  à 
Genève  que  le  droit  d'y  demander  des  prières  à  son  passage.  Toute 
justice  émanait  de  l'évêque,  comme  souverain,  et  il  avait  à  ce  titre  le 
droit  de  faire  grâce.  Les  causes  civiles  étaient  portées  devant  un  lieu- 
tenant laïque,  le  vidame,  qui  recevait  sa  mission  de  lui.  Le  tribunal 

1  Spon.  Hist.  de  Genève. 


440  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  -  De  1517 

supérieur  à  celui  du  vidante  était  le  conseil  épiscopal,  auquel  il  était 
toujours  permis  d'en  appeler.  A  cette  cour  étaient  en  outre  dévolues 
de  droit  toutes  les  causes  ecclésiastiques ,  et  celles  qui  étaient  pour 
une  somme  excédant  la  valeur  de  soixante  sous.  Du  conseil  épisco- 
pal, on  appelait  au  métropolitain,  l'archevêque  de  Vienne,  et  en  der- 
nière instance  au  Pape.  La  justice  criminelle  était  rendue  dans  la 
ville  par  les  syndics,  juges-nés  de  l'Eglise  dans  ce  genre  de  cause.  Les 
syndics  étaient  des  officiers  municipaux  qui  administraient  les  inté- 
rêts de  la  commune.  Celle  de  Genève  paraît  remonter  jusqu'à  la  do- 
mination romaine.  Elle  était  administrée  par  les  syndics,  et  repré- 
sentée par  le  conseil  général,  qui  se  composait  des  chanoines  au  nom 
du  clergé,  et  de  tous  les  chefs  de  famille,  sans  distinction  de  condi- 
tion ni  de  fortune.  Il  était  convoqué  au  son  de  la  grande  cloche  de  la 
cathédrale  ,  et  s'assemblait  de  droit  deux  fois  l'année  ,  au  cloître  de 
Saint-Pierre,  le  dimanche  après  la  Saint-Martin,  pour  fixer  le  prix  des 
denrées,  et  le  dimanche  après  la  Purification  ,  pour  l'élection  par  le 
peuple  de  ses  quatre  syndics.  La  commune  avait  sa  milice  armée, 
ses  corps  de  métiers  ,  ses  franchises ,  et  elle  s'imposait  elle-même  et 
répartissait  ses  taxes.  La  police,  pendant  le  jour,  se  faisait  au  nom  de 
l'évêque,  et  les  arrestations  avaient  lieu  de  la  part  du  vidame.  Depuis 
le  coucher  du  soleil  jusqu'au  matin,  c'est  aux  syndics  qu'appartenait 
le  droit  de  police  *. 

Cet  ordre  de  choses  offrait  des  avantages  précieux  à  la  commune, 
et  protégeait  d'une  manière  remarquable  ses  intérêts,  eu  égard  à  ces 
temps  reculés.  En  même  temps,  il  élevait  le  représentant  de  la  reli- 
gion, dans  l'exercice  de  son  saint  ministère,  au-dessus  des  atteintes 
violentes  de  ses  passions  ;  il  lui  assurait  une  indépendance  qui  lui 
permettait  d'accomplir  avec  plus  de  succès  son  œuvre  de  sainteté  et 
de  civilisation,  et  il  garantissait,  autant  que  les  institutions  humaines 
le  comportent,  la  paix  et  la  tranquillité.  La  cour  de  l'évêque  était 
beaucoup  moins  onéreuse  que  toute  autre,  ou  plutôt  elle  ne  l'était 
pas,  car  elle  était  en  grande  partie  composée  d'ecclésiastiques  pour- 
vus de  bénéfices  dont  ils  n'auraient  pas  moins  joui  loin  de  la  pré- 
sence du  prince.  Il  n'y  avait  point  à  payer,  à  chaque  événement 
principal  de  la  vie,  de  ces  dons  gratuits  dont  le  nom  déguisait  mal 
ce  qu'ils  coûtaient.  L'évêque  ,  postulé  par  le  peuple  et  nommé  par 
les  chanoines,  qui,  à  leur  tour,  étaient  élus  par  l'évêque  ou  s'élisaient 
entre  eux  ,  n'était  ainsi  appelé  à  commander  que  parce  qu'il  avait 
déjà  la  confiance  du  peuple.  Aussi  le  régime  doux  et  paternel  des 
évêques  était  proverbial  au  moyen  âge. 

i  Magnin,  Hist.  de  rétablissement  de  la  réforme  à  Genève,  Paris,  1844,  p.20et21. 


à   1515  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  4Î1 

La  charge  de  vidame  avait  été  inféodée  aux  comtes  de  Genevois  ; 
mais  si  importante  quelle  fût,  elle  ne  suffisait  point  à  leur  ambition  ; 
ils  regardaient  toujours  la  principauté  de  Genève  comme  un  fleuron 
détaché  de  leur  couronne,  et  qu'ils  devaient  y  replacer  ;  ils  employè- 
rent tour  à  tour,  pour  y  parvenir,  la  guerre,  la  ruse,  la  violence  ;  jus- 
qu'au comte  Guillaume ,  qui  se  fit  mettre  au  ban  de  l'empire  pour 
s'être  joué  de  la  foi  des  traités  et  de  ses  propres  serments  envers  l'é- 
vêque.  Assez  longtemps  il  lutta  contre  la  mauvaise  fortune;  mais  à 
la  fin,  sous  le  double  anathème  de  l'Eglise  et  de  l'empire,  il  se  vit 
abandonné  de  ses  vassaux,  que  l'empereur  avait  déliés  du  serment  de 
fidélité.  Le  malheur,  qui  est  la  dernière  leçon  des  princes,  lui  arracha 
l'aveu  de  ses  torts.  Il  s'était  montré  grand  dans  l'adversité;  l'évêque 
se  montra  plus  grand  encore  :  il  donna  au  comte  l'investiture  des 
fiefs  dont  il  était  déchu.  Le  comte  promit,  la  main  sur  l'Évangile,  de 
respecter  et  faire  respecter  les  droits  de  l'église  de  Genève,  et  fit 
hommage  à  l'évêque  même  du  comté  de  Genevois,  qui,  auparavant, 
ne  relevait  pas  de  la  principauté.  L'orgueil  des  comtes  une  fois 
dompté,  ils  se  montrèrent  vassaux  dévoués  et  fidèles. 

Mais  avec  le  temps,  et  après  une  lutte  assez  longue,  les  ducs  de 
Savoie  se  substituèrent  pour  la  charge  de  vidame  aux  comtes  de 
Genevois,  dont  la  race  s'éteignit  à  la  fin  du  quatorzième  siècle. 
L'évêque  de  Genève  en  donna  l'investiture  au  duc  Amédée  VIII. 
Ce  duc  avait  bonne  envie  d'être  prince  souverain  à  Genève ,  au 
lieu  de  vassal.  Pour  cet  effet ,  il  s'adressa  au  Pape  et  à  l'évêque ,  et 
promit  à  l'église  de  Genève  une  indemnité  avantageuse  en  retour 
de  ses  droits.  L'évêque,  après  en  avoir  mûrement  délibéré  avec  son 
chapitre,  fit  réunir  au  son  de  la  grosse  cloche  les  syndics,  le  conseil, 
les  curés  des  sept  paroisses  et  tous  les  représentants  de  la  commune, 
et  les  invita  à  délibérer  sur  cette  demande.  L'assemblée,  qui  fut  très- 
nombreuse,  n'eut  qu'un  sentiment  et  qu'une  voix.  «  Depuis  plus  de 
quatre  siècles,  lui  répondit-elle  à  l'unanimité,  Genève  et  ses  dépen- 
dances ont  toujours  été ,  avec  tous  leurs  habitants ,  sous  l'entière 
autorité  de  l'église  et  de  l'évêque,  qui  en  est  le  chef.  Les  habitants 
n'ont  jamais  été  traités  par  lui,  ainsi  que  leurs  ancêtres,  qu'avec 
douceur,  bienveillance  et  bonté,  et  ils  ont  toujours  été  gouvernés 
dans  un  esprit  de  paix  et  de  tranquillité.  Ils  ne  peuvent,  ne  doivent 
et  ne  veulent  reconnaître  d'autre  seigneur,  sans  l'ordre  exprès  de 
l'évêque.  Rien  ne  commande  un  tel  échange,  à  une  époque  où  les 
citoyens  n'ont  plus  pour  voisin  que  le  duc  de  Savoie,  prince  ami  de 
la  justice,  de  l'ordre  et  de  la  paix,  des  prélats  surtout  et  des  minis- 
tres de  l'Eglise,  prudent,  zélé  catholique,  et  prêtant  à  la  ville  aussi 
bien  qu'à  son  église  l'appui  bienveillant  et  amical  qu'elles  ont  tou- 


\\2  HISTOIRE  UNIVERSELLE   [Liv.  LNXX1V.  -  De  1517 

jours  trouvé  auprès  de  ses  ancêtres.  Pour  eux,  loin  de  consentir  à 
aucun  échange,  ils  sont  décidés  à  vivre  et  à  mourir,  comme  leurs 
pères,  sous  l'autorité  de  l'église  de  Genève  ;  et  si  l'évêque  promet 
de  ne  jamais  consentir  à  une  aliénation  quelconque,  ils  promettent, 
de  leur  côté,  de  l'aider  envers  et  contre  tous,  de  leur  somission,  de 
leurs  conseils,  de  leurs  biens  et  de  leurs  personnes  l.  » 

L'évêque  répondit  à  cet  acte  touchant  de  dévouement  en  propo- 
sant à  la  commune  un  pacte  d'union  mutuelle  envers  et  contre  tous, 
que  les  évêques  à  leur  avènement,  et  les  syndics  à  leur  entrée  en 
charge,  jureraient  d'observer  inviolablement.  Le  19  mai  suivant,  le 
conseil  général  de  la  commune,  qui  se  composait  de  tous  les  chefs 
de  famille,  se  réunit:  sept  cent  vingt-sept  signatures  forent  produites 
en  faveur  du  pacte,  et  l'assemblée  en  promit  l'inviolable  observation, 
que  les  syndics  avaient  déjà  jurée  sur  les  saints  évangiles,  et  l'évêque 
la  main  sur  la  poitrine.  Un  prince  qui  appelle  ses  sujets  à  décider 
de  sa  domination  est  un  phénomène  unique  peut-être  dans  les  fastes 
de  l'histoire.  Cet  acte  suffirait  seul  pour  prouver  combien  son  auto- 
rité est  douce  et  paternelle.  Les  citoyens  de  Genève  avaient  depuis 
longtemps  déposé  tout  esprit  de  parti ,  pour  vivre,  sous  la  crosse, 
dans  la  concorde  et  l'union.  «  Libres  sous  la  souveraineté  plutôt  no- 
minale qu'effective  d'un  prince  essentiellement  et  presque  nécessai- 
rement pacifique,  ils  en  profitaient  pour  faire  un  commerce  immense 
et  très-lucratif,  qui  les  conduisait  ordinairement,  en  peu  d'années, 
à  toutes  les  prérogatives  et  à  toutes  les  jouissances  de  la  noblesse 
féodale,  car  ils  acquéraient  des  terres  seigneuriales  et  formaient  des 
alliances  illustres.  La  ville  était  d'ailleurs  remplie  de  gentilshommes 
et  de  chevaliers  des  plus  grandes  maisons,  qui  tenaient  à  honneur 
ou  à  avantage  de  s'intituler  citoyens  de  Genève  a.  » 

Ses  libertés  communales  avaient  reçu  des  concessions  des  évêques 
et  des  mœurs  la  plus  grande  extension.  «  Pendant  plus  de  huit  cents 
ans,  l'accord  entre  la  cause  du  peuple  et  celle  de  la  religion  fit  de 
Genève  une  ville  très-avancée  :  les  lois  y  étaient  douces;  les  violences 
qui  déshonoraient  d'autres  pays  y  étaient  moins  répétées  ;  à  peine 
si  la  torture  y  était  appliquée.  La  confiscation  des  biens  n'y  existait 
pas,  et  il  ne  reste  aucune  trace  dans  cette  période  de  ces  procès  mon- 
strueux faits  aux  opinions,  ou  de  ces  supplices  affreux  infligés  à  des 
malheureux  soupçonnés  d'être  en  rapport  avec  les  démons  3.  »  Aucun 
peuple  peut-être  ne  jouissait  alors  de  droits  aussi  étendus  que  ceux 
que  garantissait  à  tous  les  habitants  le  code  des  libertés  et  franchises 


1  Magnin,  p.  25  et  2G,  et  238.  —  *  Galiffe,  Matériaux  pour  l'histoire  de  Genève, 
t.  I,p.  9.  —  ;î  l'uzy,  Précis  de  t'hist.  de  Genève,  t.  I,p.  1S5. 


à  1545  de  l'ère  chr.J        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  ïiS 

de  Genève,  qu'avait  fait  recueillir,  en  138"?,  un  évêque,  Adhémar 
Fabri.  Voilà  ce  que  des  historiens  protestants  nous  apprennent  sur 
l'heureux  état  de  Genève  catholique,  sous  l'autorité  spirituelle  et 
temporelle  de  ses  évêques. 

Amédée  VIII,  qui  avait  convoité  la  principauté  de  Genève,  étant 
devenu  l'antipape  Félix  V  et  évêque  de  cette  ville,  la  fit  respecter  à 
son  tour  par  ses  propres  enfants,  et  confirma,  par  bulle  du  31  mai 
1444,  le  code  des  franchises,  auquel  il  avait  ajouté  tout  ce  qui  avait v 
été  octroyé  depuis  Adhémar  Fabri.  Mais  depuis  cette  époque  on  ne 
vit  guère  sur  le  siège  épiscopal  de  Genève  que  des  princes  de  la; 
maison  de  Savoie  ou  de  ses  créatures  ;  bien  des  fois  ces  princes  étaient  | 
encore  enfants  ou  ne  prenaient  pas  les  ordres,  et  faisaient  adminis- 
trer le  spirituel  par  des  coadjuteurs.  En  1513,  Jean,  fils  naturel  de  . 
François  de  Savoie,  évêque  de  cette  ville,  fut  nommé  au  siège  épi-  '• 
scopal.  C'est  cette  politique  déplorable  qui  perdit  les  mœurs  et  la  re- 
ligion à  Genève.  Sous  de  pareils  évêques,  la  jeunesse  tomba  dans  v 
une  corruption  extrême  :  les  plus  insolents  s'associèrent,  par  des  ser- 
ments secrets,  pour  commettre  impunément  toutes  sortes  de  crimes  i 
et  se  soutenir  les  uns  les  autres  contre  la  répression  des  magistrats  : 
ils  s'appelaient  d'un  mot  allemand,  eidgnots,  confédérés,  d'où  le  nom 
français  de  huguenots  :  ils  prenaient  pour  prétexte  de  leur  société  la 
conservation  des  franchises  de  la  commune,  contre  l'évêque  et  le 
duc  de  Savoie  :  au  fond,  c'étaient  la  licence  et  l'anarchie,  où  ils  al- 
laient jusqu'au  meurtre.  Pour  se  fortifier  contre  la  partie  saine  de  la 
ville,  qui  voulait  le  maintien  de  l'ordre,  ils  firent  alliance  avec  des  s 
cantons  suisses,  notamment  Fribourg  et  Berne.  Cependant  ils  eurent 
le  dessous  en  1520,  et  l'ordre  se  rétablit  ;  les  partis  se  rapprochèrent, 
et  parurent  déposer  les  haines  anciennes. 

L'an  1521,  l'évêque  Jean  nomma  pour  son  eoadjuteur  Pierre  de 
la  Beaume,  fils  du  comte  Montrevel  en  Bresse,  et  mourut  l'année 
suivante  à  Pignerol.  Pierre  de  la  Baume  jura  les  franchises  de  la 
commune,  comme  ses  prédécesseurs  ;  mais  le  duc  de  Savoie  travail- 
lait à  se  rendre  lui-même  de  jour  en  jour  plus  puissant  à  Genève  : 
les  factions  se  réveillèrent  plus  violentes  :  on  implora  le  secours  de 
Berne,  non  contre  l'évêque,  mais  contre  le  duc.  Berne  profita  des 
troubles  de  Genève  pour  y  introduire  l'hérésie,  lui  faire  perdre  son 
antique  foi,  son  antique  constitution,  son  antique  population  même, 
et  la  réduire  en  colonie  bernoise,  peuplée  de  moines  défroqués,  de 
prêtres  apostats,  de  catholiques  renégats.  Voici  les  principales  phases 
de  cette  apostasie. 

Genève  avait  contracté  alliance  avec  Berne  et  Fribourg  en  1526, 
par  conséquent  avant  l'apostasie  de  Berne,  qui  eut  lieu  deux  années 


4H  HISTOIRE  UNIVERSELLE    |Llv.  I.XXXIV.  -  De  151? 

plus  tard.  Cette  alliance  avait  pour  but  de  défendre  Genève  contre 
les  empiétements  plus  ou  moins  réels  du  duc  de  Savoie.  En  1524, 
les  conseils  de  Genève  avaient  appelé  de  ces  empiétements  au  pape 
Clément  VII;  mais,  sur  les  propositions  conciliantes  du  prince,  ils 
se  désistèrent  de  cet  appel,  excepté  le  parti  qui  se  donnait  le  nom 
d'eidgnots  et  aux  autres  celui  de  mameluks.  Par  suite  des  dissensions 
intestines,  les  eidgnots  se  réfugièrent  à  Berne  et  à  Fribourg,  et  y  con- 
tractèrent, en  1526,  une  alliance  de  combourgeoisie,  faisant  accroire 
qu'ils  y  étaient  secrètement  autorisés  par  leur  évêque,  qu'ils  appe- 
laient/e«r  bon  prince.  Ils  étaient  la  minorité,  mais  les  plus  hardis  et 
les  plus  actifs.  L'évêque  désavoua  cette  alliance  subreptice,  qui  aug- 
menta la  division  dans  Genève,  les  uns  l'approuvant,  les  autres  s'y 
opposant.  L'évêque,  voyant  son  autorité  méconnue,  sortit  de  la  ville. 
Dès  lors  il  n'y  eut  plus  de  sûreté  pour  les  opposants,  les  principaux 
d'entre  eux  en  cherchèrent  sur  le  sol  étranger  :  par  vengeance,  les 
eidgnots  pillèrent  leurs  maisons  et  leurs  boutiques,  vendirent  leurs 
biens  et  les  déclarèrent  traîtres  *'.  Ce  qui  augmentait  de  jour  en  jour 
le  nombre  des  émigrants,  et  aussi  les  violences  des  eidgnots,  qui  en 
condamnèrent  plusieurs  à  la  confiscation  de  tous  leurs  biens  et  même 
à  la  mort.  En  1527,  l'évêque,  qui  était  rentré  dans  la  ville,  crut  apai- 
ser les  troubles  en  approuvant  l'alliance  avec  Berne  et  Fribourg  : 
cette  concession  et  d'autres  furent  loin  d'être  un  remède^  L'alliance 
avec  Berne,  où  l'hérésie  prenait  le  dessus,  lui  ouvrait  les  portes  de 
Genève,  où  elle  se  glissa  dès  1527.  L'année  suivante,  l'évêque  dut 
voir  ses  tribunaux  de  prince  dépouillés  de  leur  autorité,  son  cha- 
pitre dispersé,  son  officiai  exilé  :  il  quitta  de  nouveau  la  ville.  Son  vi- 
caire général  y  restait  ;  mais  on  l'accuse  de  mollesse,  de  connivence 
et  d'une  conduite  peu  régulière.  La  très-grande  majorité  du  clergé 
genevois  était  recommandable  par  ses  mœurs  et  jouissait  du  respect 
et  de  la  confiance  du  peuple;  mais  on  lui  eût  souhaité,  pour  des 
conjonctures  si  critiques,  plus  de  zèle  et  de  science.  Quelques-uns 
s'étaient  endormis  au  sein  de  la  prospérité.  Les  religieux  n'étaient 
pas  tous  fidèles  à  leur  vocation  :  les  cordeliers  avaient  bien  dégénéré 
de  leur  saint  patriarche,  François  d'Assise;  les  Bénédictins  de  Saint- 
Victor  avaient  bien  perdu  de  leur  esprit  primitif.  Tout  cela  scandali- 
sait les  fidèles,  et  donnait  occasion  aux  sectaires  de  comprendre  tout 
le  clergé  dans  la  même  réprobation. 

Cependant  les  gentilshommes  et  les  bourgeois,  émigrés  et  pro- 
scrits, exclus  des  trêves  qui  se  concluaient  de  temps  à  autre,  voyant 
leurs  métairies  pillées  et  incendiées,  prirent  enfin  les  armes  pour  dé- 

1  Hagnin,  p.  69. 


à  1515  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  445 

fendre  leurs  droits  et  ceux  du  duc.  Des  collisions  s'ensuivirent,  où 
les  révolutionnaires  de  Genève  n'avaient  pas  toujours  l'avantage1. 
En  1532,  ils  réclamèrent  et  obtinrent  enfin  le  secours  de  leurs  alliés 
de  Berne.  En  traversant  le  pays  de  Vaud  ou  de  Lausanne,  les  milices 
bernoises  mirent  les  villes  à  contribution,  brûlèrent  les  châteaux,  ra- 
vagèrent les  campagnes  et  n'épargnèrent  pas  même  les  environs  de 
Genève,  qu'ils  venaient  secourir.  Arrivés  dans  cette  ville  encore  toute 
catholique,  les  soldats  bernois  y  commirent  toutes  sortes  de  profa- 
nations, abattant  les  croix,  brisant  les  images,  insultant  les  cérémo- 
nies sacrées,  et  se  chauffant  avec  le  bois  des  statues  et  des  tableaux. 
Dans  le  même  temps,  Guillaume  Farel,  accompagné  d'un  autre 
Dauphinois  nommé  Saunier,  se  présente  à  Genève,  où  il  débite  ses 
sermons  dans  un  cabaret,  et  se  fait  quelques  prosélytes  parmi  la  jeu- 
nesse, qui  trouvait  son  nouvel  évangile  fort  commode.  Ayant  été 
mandé  devant  le  conseil  de  Genève  et  censuré  comme  perturbateur 
du  repos  public,  Farel  répondit  que  la  patente  dont  leurs  excellences 
municipales  de  Berne  l'avaient  muni  était  une  preuve  suffisante  de 
son  innocence  et  de  la  bonté  de  sa  doctrine.  Appelé  devant  le  conseil 
épiscopal,  il  osa  même  se  donner  pour  un  envoyé  de  Dieu  et  un  am- 
bassadeur du  Christ;  mais  le  conseil  ne  trouvant  pas  sa  mission  bien 
constatée,  attendu  qu'il  n'était  pas  même  ecclésiastique,  lui  ordonna 
de  quitter  la  ville. 

Un  de  ses  élèves,  nommé  Froment,  Dauphinois  comme  lui,  le 
remplaça  au  mois  de  novembre,  et,  pour  mieux  tromper  le  public,  il 
s'annonça,  à  l'exemple  de  son  maître,  comme  un  régent  d'école  qui 
pouvait  apprendre  aux  personnes  de  tout  âge  et  de  tout  sexe  à  lire 
et  à  écrire  en  français  dans  l'espace  d'un  mois.  Ce  stratagème  lui 
procura  quelques  disciples,  dont  le  nombre  s'augmenta  peu  à  peu. 
Vers  le  nouvel  an  1533,  il  prêcha  au  marché  sur  le  banc  d'une  pois- 
sonnière, et  refusa  d'obtempérer  aux  ordres  du  conseil,  qui  lui  défen- 
daient ces  sortes  de  prédications.  On  décréta  son  arrestation,  mais 
ses  amis  le  sauvèrent  en  favorisant  sa  fuite.  Depuis  cette  époque,  les 
sectaires  s'assemblèrent  la  nuit  dans  leurs  maisons,  où  de  simples 
artisans  se  mêlaient  de  prêcher,  et  où  un  bonnetier,  nommé  Guérin, 
leur  distribua  la  communion.  Ce  nouvel  apôtre  fut  à  son  tour  exilé 
de  Genève,  et  devint,  sans  aucune  ordination  préalable,  ministre 
à  Montbéliard,  puisa  Neufchâtel.  Bientôt  après,  on  afficha  des  pla- 
cards hérétiques  aux  portes  des  églises  de  Genève.  Un  chanoine 
nommé  Werli ,  qui  était  de  Fribourg,  fut  assassiné  par  les  pro- 
testants. 

1  Mjgnin,  p.  70  et  seqq. 


446  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

A  cette  époque  le  conseil  de  Genève  était  encore  si  peu  disposé 
pour  la  nouvelle  réforme,  que,  dans  une  réponse  aux  Fribourgeois 
qui  le  menaçaient  de  rompre  l'alliance  si  l'on  se  faisait  luthérien,  il 
déclara  formellement  que  son  intention  était  de  vivre  comme  ses  pré- 
décesseurs, et  que,  malgré  les  ménagements  qu'il  devait  avoir  pour 
les  Bernois,  il  faisait  tout  son  possible  pour  empêcher  les  progrès  de 
la  nouvelle  doctrine.  Il  renvoya  pareillement  de  Genève  un  certain 
Olivétan,  parent  de  Calvin,  qui  avait  causé  du  scandale  à  l'église 
en  interrompant  un  prédicateur  catholique  par  des  injures  et  des 
vociférations.  Enfin  un  autre  étranger,  qui  avait  publiquement  appelé 
idolâtres  tous  ceux-  qui  allaient  à  la  messe,  reçut  aussi  l'ordre  de 
quitter  Genève.  Alors  quelques  protestants  coururent  à  Berne  solli- 
citer du  secours  contre  cette  prétendue  persécution.  Aussitôt  les 
Bernois  écrivirent  une  lettre  sèche  et  hautaine  au  conseil  de  Genève, 
leur  reprochant  le  renvoi  de  Farel  et  de  Guérin,  et  menaçant  de  rom- 
pre l'alliance  si  l'on  ne  permettait  de  prêcher  librement  la  nouvelle 
doctrine,  c'est-à-dire  d'outrager  et  de  persécuter  impunément  les  ca- 
tholiques. 

Cette  lettre,  arrivée  à  Genèvfe  le  vingt-trois  mars  1533,  y  causa 
une  indignation  générale  et  mit  toute  la  ville  en  désordre.  Les  catho- 
liques, au  nombre  de  six  cents,  prirent  les  armes  pour  tirer  ven- 
geance de  ceux  qui  l'avaient  mendiée,  et  qui  n'étaient  pas  plus  de 
soixante.  Ils  firent  ensuite  sonner  le  tocsin,  fermer  les  portes,  et 
dresser  de  l'artillerie  contre  la  maison  d'un  certain  Baudichon,  où 
les  protestants  s'étaient  réfugiés,  et  où  ils  menaçaient  de  se  défendre, 
quoiqu'ils  fussent  dans  l'impossibilité  de  le  faire.  C'en  était  fini  pour 
toujours,  comme  à  Soleure,  si  l'on  eût  profité  de  ce  moment  d'ar- 
deur et  de  juste  indignation  :  les  protestants  auraient  cédé  sans  ré- 
sistance, et  Genève  serait  encore  aujourd'hui  catholique;  mais  des 
hommes  d'entre-deux  négocièrent  un  accommodement  équivoque, 
qui,  dans  le  fond,  donnait  gain  de  cause  aux  novateurs  ;  car  il  était 
défendu  de  les  combattre  ou  de  les  réprimer,  tandis  que  de  leur  côté 
ils  attaquaient  sans  cesse  les  catholiques,  et  ne  respectaient  pas  plus 
les  ordres  des  syndics  que  les  commandements  de  Dieu  et  de  son 
Église. 

Cependant  on  ne  pensait  pas  encore  à  se  détacher  de  la  religion 
catholique;  au  contraire,  le  conseil  envoya  une  députation  de  qua- 
tre de  ses  membres  en  Franche-Comté,  pour  inviter  l'évêque  à  re- 
venir dans  sa  ville  épjscopale.  11  y  rentra  effectivement  comme  en 
triomphe  le  premier  juillet  1533,  et  le  conseil  général  lui  déclara 
qu'il  le  reconnaissait  pour  son  prince.  Néanmoins,  on  s'opposa  à  ce 
qu'il  lit  juger  par  ses  officiers  les  meurtriers  du  chanoine  Werli.  Les 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  447 

Bernois  vinrent  encore  se  mêler  de  cette  querelle  de  juridiction;  en 
sorte  que  l'évêque,  ne  trouvant  plus  aucune  sûreté  à  Genève,  quitta 
de  nouveau  la  ville  le  quinze  de  juillet  pour  s'établir  à  Gex;  et  quand 
son  procureur  général  voulut  intervenir  dans  le  procès  du  meurtre, 
les  conseils  de  Genève  lui  répondirent  qu'ils  ne  reconnaissaient  plus 
aucun  supérieur,  faisant  un  acte  formel  de  défection  à  l'évêque  que 
quinze  jours  auparavant  ils  avaient  salué  comme  leur  prince  légitime. 
Alors  les  Genevois  furent  obsédés  et  travaillés  en  sens  contraire 
par  des  députations  de  Fribourg  et  de  Berne  :  la  première  les  sollici- 
tait de  rester  fidèles  à  la  religion  catholique,  et  la  seconde  les  pressait 
de  l'abandonner.  L'une  et  l'autre  menaçaient,  en  cas  de  refus,  de 
rompre  l'alliance,  et  Berne  ajoutait,  de  plus  qu'elle  insisterait  sur 
le  payement  prompt  et  intégral  des  sommes  qui  lui  étaient  dues 
par  les  Genevois.  Le  conseil  de  Genève,  voulant  ménager  les  deux 
partis,  chercha  son  salut  dans  des  réponses  dilatoires,  et  crut  tout 
gagner  en  gagnant  du  temps.  La  révolution  marchait  plus  vite  et 
plus  décidée.  Un  docteur  de  Sorbonne,  Furbity,  prêchant  l'avent 
à  Genève  en  1533,  compara  [les  hérétiques  anciens  et  modernes 
aux  bourreaux  qui  se  partagèrent  la  robe  du  Sauveur.  Les  muni- 
cipaux de  Berne  prirent  la  chose  pour  eux,  et  exigèrent  que  le  pré- 
dicateur fût  arrêté  et  jugé  sur-le-champ  :  le  conseil  de  Genève  différa 
trois  semaines,  mais  enfin,  n'osant  résister  aux  municipaux  de  Berne, 
condamna  le  prédicateur  à  la  prison.  Pour  le  carême  de  1534,  un 
cordelier  se  présenta  au  conseil,  annonçant  qu'il  prêcherait  de  ma- 
nière à  contenter  tout  le  monde.  Il  produisit  même  les  articles  qui 
devaient  faire  l'objet  de  ses  sermons,  priant  le  conseil  de  lui  en  dire 
son  sentiment.  Ce  conseil ,  exerçant  déjà  l'autorité  épiscopale,  re- 
ti'ancha  trois  articles  qui  tenaient  encore  à  la  foi  catholique ,  et 
l'exhorta  à  ne  prêcher  que  ce  qu'on  appelait  alors  le  pur  évangile, 
c'est-à-dire  la  doctrine  de  Luther  et  de  Farel.  Ses  prédications,  quoi- 
que excessivement  modérées,  ne  parurent  cependant  pas  assez  protes- 
tantes aux  quatre  députés  de  Berne,  qui  s'en  plaignirent  au  conseil, 
demandèrent  avec  instance  et  obtinrent  enfin  la  permission,  sinon 
formelle,  du  moins  tacite,  que  l'impétueux  Farel,  précédemment  ex- 
pulsé de  Genève,  pût  prêcher  publiquement  dans  l'église  des  Cor- 
deliers. 

Le  28  avril  1534,  les  Fribourgeois,  lassés  de  l'inutilité  de  leurs  ef- 
forts pour  rétablir  la  paix  et  maintenir  l'ancienne  religion,  rompirent 
leur  traité  d'alliance  avec  Genève,  et  se  montrèrent  inexorables  à 
toutes  les  sollicitations  contraires.  Dès  ce  moment  les  novateurs, 
n'ayant  plus  à  ménager  aucun  allié  catholique,  et  enhardis  par  la 
protection  des  Bernois,  se  moquèrent  ouvertement  de  l'accommode- 


448  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

ment  qu'ils  avaient  eux-mêmes  réclamé  et  solennellement  juré;  ils 
en  violèrent  tous  les  articles,  et  loin  de  laisser  les  catholiques  libres, 
sans  les  attaquer  de  faits  ni  de  paroles,  ils  se  livrèrent  contre  eux  à 
tous  les  excès.  Dans  la  nuit  qui  précéda  la  Pentecôte,  24  mai,  neuf 
statues  de  pierre  qui  décoraient  le  portail  de  l'église  des  Cordeliers 
à  Rive,  où  prêchaient  Farelet  Viret,  furent  abattues,  mutilées,  jetées 
dans  la  fontaine,  et  le  conseil  ne  put  ou  ne  voulut  pas  faire  punir  les 
auteurs  de  ces  profanations.  Vers  la  fin  de  juillet,  quelques  protes- 
tants brisèrent  dans  la  même  église  toutes  les  images  de  l'intérieur 
et  démolirent  les  autels;  mais  i!s  furent  cependant  obligés  de  les  re- 
lever avec  la  permission  des  messieurs  de  Berne. 

Pour  le  carême  de  1535,  le  conseil  de  Genève,  tout  en  se  disant 
encore  catholique,  chercha  un  prédicateur  qui  fût  au  gré  des  protes- 
tants, et  lui  ordonna  de  prêcher  à  Saint- Gervais,  quoique  l'évêque 
le  lui  eût  défendu,  et  que,  selon  le  traité  de  paix,  nul  ne  dût  prêcher 
sans  la  permission  des  supérieurs  spirituels.  Ses  sermons  excitèrent 
à  leur  tour  l'indignation  des  auditeurs  catholiques;  mais  ceux  qui 
eurent  le  courage  de  l'interrompre  furent  punis  par  la  prison,  par 
le  bannissement  et  par  la  perte  du  droit  de  cité,  tandis  que  les  pro- 
testants avaient  été  laissés  libres  de  vociférer  contre  les  catholiques, 
de  les  maltraiter,  de  les  faire  emprisonner,  et  même  de  leur  faire  in- 
tenter des  procès  criminels  par  des  étrangers.  Il  n'y  avait  pas  de 
crime,  pas  d'accident  malheureux  qui  ne  fût  calomnieusement  im- 
puté aux  prêtres  et  aux  catholiques  paisibles.  En  même  temps,  on 
leur  ôta  la  liberté  de  se  retirer  ou  de  fuir,  dernière  ressource  de  l'in- 
nocence persécutée.  On  confisqua  les  biens  de  ceux  qui  avaient  émi- 
gré, et  on  travailla  à  leur  procès;  d'autres,  qui  s'étaient  réunis  au 
duc  de  Savoie  ou  bien  à  l'évêque,  leur  prince  légitime,  et  qui  avaient 
été  faits  prisonniers  de  guerre  dans  de  légères  escarmouches,  furent 
écartelés  ou  condamnés  à  une  amende  de  cent  mille  écus. 

Il  y  eut  un  semblant  de  conférence  publique  sur  la  religion  entre 
des  apostats  déclarés,  tels  que  Farel,  Viret  et  un  moine  défroqué, 
nommé  Bernard,  d'un  côté,  et  d'autres  apostats,  maisencore  secrets, 
qui  firent  mine  de  défendre  la  foi  catholique,  et  finirent  pas  se  dé- 
clarer vaincus.  Pendant  et  après  cette  comédie,  les  hérétiques  deve- 
naient toujours  plus  audacieux.  Le  5  août,  de  simples  particuliers 
commencèrent  à  abattre  les  images  dans  la  cathédrale;  le  9  août,  les 
hérétiques  armés  se  rendirent  tumultuairement  dans  diverses  églises, 
y  renversèrent  les  autels,  brisèrent  les  images,  et  commirent  toutes 
sortes  de  sacrilèges.  Alors  le  conseil  de  Genève,  intimidé,  divisé 
dans  son  propre  sein,  et  perdant  l'autorité  parce  qu'il  en  abandon- 
nait ies  rênes,  crut  devoir  céder  à  une  cinquantaine  de  factieux.  En 


à  1555  de  t'èré  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  449 

conséquence,  il  convoqua  pour  le  lendemain,  10  août  1535,  une  as- 
semblée du  conseil  des  deux-cents,  pour  décider  sur  les  dogmes  de 
la  religion  et  sur  la  discipline  de  l'Eglise,  comme  il  décidait  sur  le 
prix  des  carottes  et  de  la  piquette.  Farel  harangua  le  conseil  muni- 
cipal, qui  se  borna  toutefois  à  suspendre  la  messe  jusqu'à  nouvel 
ordre,  et  à  donner  avis  de  cette  résolution  aux  messieurs  de  Berne.  Il 
faut  attendre  la  volonté  de  messieurs  de  Berne,  disait-on  ;  et  le  conseil 
docile  ordonna  d'attendre  des  nouvelles  de  Berne,  afin  de  voir  tout  ce 
qu'il  y  aurait  à  faire;  si  l'on  continuerait  à  être  catholique  comme 
ses  ancêtres,  ou  si,  par  une  honteuse  lâcheté,  on  deviendrait  apostat. 
Le  27  août,  ayant  reçu  les  ordres  des  municipaux  de  Berne,  les  syn- 
dics de  Genève,  sans  assembler  ni  le  conseil  des  deux-cents,  ni  le  con- 
seil général,  publièrent  un  édit  qui  portait  que  chacun  devait  vivre  selon 
les  règles  de  l'évangile,  ce  qui  signifiait  selon  l'évangile  de  Farel,  et 
que  toutes  les  cérémonies  catholiques,  que  le  décret  appelait  papisti- 
ques,  seraient  abolies.  Malgré  leurs  vives  sollicitations,  les  catholiques 
genevois,  qui  naguère  avaient  accordé  des  églises  aux  protestants, 
n'en  purent  pas  même  obtenir  une  seule.  Les  hérétiques,  même 
après  être  devenus  les  maîtres,  ne  prêchaient  cependant  que  dans 
deux  églises,  parce  que,  comme  l'avoue  le  protestant  Ruchat,  ils 
manquaient  de  ministres  et  surtout  d'auditeurs. 

Bientôt  on  ne  respecta  pas  plus  les  propriétés  des  catholiques  que 
leur  liberté.  Plusieurs  couvents  furent  démolis ,  d'autres  reçurent 
une  destination  arbitraire  et  tout  à  fait  opposée  à  l'intention  de 
leurs  fondateurs.  On  s'empara  des  meubles,  vases,  linges  et  joyaux 
des  églises,  et  leur  produit  fut  principalement  employé  à  récompen- 
ser l'apostasie  des  prêtres  et  des  moines  défroqués.  Le  30  août,  trois 
jours  après  l'apostasie  de  la  ville,  les  religieuses  de  Sainte-Claire, 
déjà  dépouillées  de  tout  et  ayant  résisté  avec  un  courage  héroïque  à 
toutes  les  séductions,  promesses,  menaces  et  violences,  se  retirèrent 
à  pied  à  Annecy,  emportant  les  regrets  de  tout  Genève.  L'une  de  ces 
religieuses,  la  sœur  de  Jussie,  raconte  les  causes  et  les  circonstances 
de  ce  départ,  dans  un  petit  livre  très-remarquable,  intitulé  :  Le  com- 
mencement de  l'hérésie  de  Genève,  et  dont  les  protestants  eux-mêmes 
admirent  la  touchante  naïveté.  A  la  même  époque,  un  grand  nombre 
de  citoyens  de  distinction  quittèrent  Genève,  et  furent  pour  ce  seul 
fait  privés  de  leur  droit  de  bourgeoisie. 

Genève ,  dépeuplée  par  l'émigration  de  plus  de  la  moitié  de 
ses  anciens  habitants,  observe  Charles  de  Haller,  se  repeupla  en 
partie  par  l'affluence  des  religionnaires  fugitifs ,  français  et  au- 
tres, qui  y  apportèrent  cette  fatuité  spirituelle ,  cet  esprit  re- 
muant, turbulent  et  présomptueux  qui,  durant  trois  siècles,  cn- 
xxiu.  £9 


450  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [l.iv.  LXXX1V.  -  De  1517 

fanta  tant  de  troubles  et  de  désordres  dans  cette  république  l. 
D'après  certains  témoignages  contemporains,  on  pourrait  conclure 
qu'une  bonne  partie  de  la  population  protestante  de  Genève  sont 
des  enfants  bâtards  de  moines  défroqués  et  de  prêtres  apostats.  Voici 
en  effet  ce  que  dit  Froment,  l'un  des  apôtres  de  l'apostasie  gene- 
voise :  «Tu  trouveras  des  gens  de  bien  dans  Genève,  qui  ont  été  prê- 
tres ou  moines,  autant  et  plus  qu'il  n'y  en  avait  au  temps  des  messes, 
qui  sont  mariés,  vivant  honnêtement  en  travaillant  de  leurs  mains  ; 
mais  il  y  est  venu  et  il  y  vient  encore  journellement  un  tas  de  moines 
cafards,  séduisant  de  pauvres  fdles  et  servantes,  en  les  prenant  et 
les  plantant  là,  elles  et  leurs  pauvres  enfants.  D'autres,  ajoute-t-il, 
le  premier  et  principal  évangile  qu'ils  demandent,  c'est  une  femme, 
et  pendant  que  durent  les  calices  et  reliquaires  qu'ils  ont  dérobés, 
ils  font  grande  chère  avec  la  femme,  se  donnent  pour  des  gens  de 
bonne  maison,  des  gentilshommes,  dissimulant  soigneusement  leur 
qualité  de  moine  et  de  prêtre,  et  après  s'être  livrés  à  tous  les  désor- 
dres, s'en  retournent,  laissant  femmes  et  enfants  au  grand  détriment 
et  charge  de  l'hôpital.  D'autres  amènent  des  concubines  qu'ils  don- 
nent pour  leurs  femmes  légitimes,  et  après  avoir  tout  consumé,  les 
laissent  là  comme  les  premiers,  et  s'enfuient  secrètement.  Il  y  en  a 
aussi  d'autres  qui,  sortis  des  mêmes  ordres  religieux,  achètent  leur 
silence  entre  eux  par  des  ménagements  mutuels,  et  ceux-là  ont  été 
cause,  dans  la  réforme,  de  grands  scandales  et  de  violentes  divisions. 
Enfin  d'autres  encore  plus  rusés,  après  avoir  ruiné  par  la  banque- 
route beaucoup  d'honnêtes  ménages  et  de  bons  marchands,  se  pro- 
mettent de  tout  pouvoir  faire  sous  la  couleur  de  l'évangile;  de  quoi 
Genève  a  été  blâmée  sans  raison,  comme  si  c'était  le  retrait  de  toute 
méchanceté, larrons,  faux  monnayeurs,  meurtriers,  héreiges,  sorciers, 
pensant  être  ici  assurés;  mais  quand  la  seigneurie  est  sûrement  in- 
formée, justice  y  est  administrée  à  chacun  2.  »  Voilà  ce  que  dit  un 
des  premiers  réformateurs  de  Genève.  Mais,  ajoute  un  historien,  les 
faits  néanmoins  démentent  cette  dernière  assertion  de  Froment,  et 
attestent  qu'en  se  réfugiant  à  Genève,  les  prévenus  échappaient  aux 
poursuites  de  leurs  créanciers  et  à  la  vindicte  des  lois  de  leur  pays. 
On  se  croirait,  à  ce  tableau,  transporté  dans  ces  villes  réformées 
d'Allemagne  où  se  réfugiaient  aussi  des  prêtres  mariés  et  les  trans- 
fuges des  couvents.  «  Là  aussi,  dit  Érasme,  on  ne  fait  que  danser, 
manger,  boire  et  se  vautrer  dans  la  débauche.  Adieu  l'étude,  l'instruc- 

1  daller,  Bist.  de  la  Révolution  religieuse  dans  la  Suisse  occidentale,  c.  16.  — 
Magain,  Uist,  de  l'Etabl.  de  la  réforme  à  Genève,  1.1.  —  *  Froment,  Des  actes 
et  gestes  merveilleux  de  la  cité  de  Genève,  nouvellement  convertie  à  l'Évangile, 
manusc,  c.   1C. 


à  1515  de  l'ère  chr.]         DK  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  451 

lion,  la  pureté  de  la  conduite,  la  retenue  ;  partout  où  ils  se  montrent, 
aussitôt  disparaît  l'esprit  de  discipline  et  de  piété  l.  » 

Genève,  ayant  ainsi  consommé  son  apostasie  par  la  peur  de  Berne, 
aida  Berne  à  l'introduire  par  les  armes,  la  violence,  le  parjure,  le 
violement  de  tous  les  droits  et  traités,  la  spoliation  des  églises,  la 
persécution  ouverte,  dans  le  canton  de  Vaud  ou  le  diocèse  de  Lau- 
sanne, dont  l'évêque  était  prince  temporel,  et  qui  se  réfugia  dès  lors 
à  Fribourg,  où  il  demeurait  encore  en  ces  derniers  temps,  et  d'où 
l'hérésie,  devenue  la  Révolution,  vient  de  le  chasser  2.  Pour  récom- 
penser Genève ,  Berne  s'arrogea  sur  elle  plus  de  droits  que  n'en 
avaient  eu  ni  l'évêque  ni  le  duc  de  Savoie.  Dans  ses  efforts  pour 
pervertir  Genève  et  ses  alentours,  malgré  son  évêque  Pierre  de  la 
Baume  et  le  duc  de  Savoie,  l'hérésie  se  vit  singulièrement  secondée 
par  le  propre  neveu  du  duc  de  Savoie,  le  roi  de  France,  le  roi  très- 
chrétien,  le  fils  aîné  de  l'Église,  François  Ier  :  non-seulement  il  en- 
voya des  troupes  au  secours  de  Genève  apostasiant,  mais  pour  em- 
pêcher son  oncle  de  la  ramener  à  la  foi  catholique,  il  envahit  lui-même 
la  Savoie  et  le  Piémont,  et  appela  au  même  temps  les  Turcs  pour 
leur  livrer  l'Italie  et  Rome  ;  car  telle  était,  nous  l'avons  déjà  vu,  la 
politique  de  François  Ier. 

Aussi  Genève  ,  pervertie  par  des  apostats  français  ,  Farel ,  Viret , 
Froment,  aidée  à  son  apostasie  par  le  roi  de  France,  deviendra  pour 
la  France  et  ses  rois  une  source  non  encore  tarie  de  calamités  spiri- 
tuelles et  temporelles,  de  révolutions  sanglantes,  de  guerres  civiles  et 
étrangères,  de  crimes  et  d'impiétés  inouïes  dans  son  histoire.  Deux 
apostats  français,  Galvin  et  Bèze ,  iront  à  Genève ,  non  pour  en  con- 
sommer l'apostasie,  c'était  chose  faite,  mais  pour  l'organiser  de  ma- 
nière à  devenir  un  foyer  de  pestilence,  qui  infectera  la  France  entière, 
même  sa  dynastie  royale,  la  postérité  de  saint  Louis. 

Jean  Cauvin,  ou  Calvin,  arriva  pour  la  première  fois  à  Genève  au 
mois  d'août  1536.  Il  comptait  seulement  y  passer  :  Farel  l'y  retint, 
et  lui  céda,  dit-on,  la  première  place.  Au  mois  d'octobre,  eux  deux 
et  Viret  eurent  une  conférence  publique  avec  quelques  prêtres  catho- 
liques de  Lausanne,  par  les  ordres  et  sous  la  présidence  des  munici- 
paux de  Berne,  qui,  voyant  le  peuple  attaché  à  la  foi  de  ses  pères  , 
envoie  dans  les  campagnes  raser  les  chapelles,  renverser  les  autels  et 
abattre  les  croix,  et  publier  les  articles  de  foi  municipale  qu'on  de- 
vait croire  3.  Dans  l'intervalle,  deux  anabaptistes  étant  arrivés  à  Ge- 
nève ,  y  gagnèrent  un  assez  grand  nombre  de  prosélytes  à  leur  doc- 


1  Erasme,  1.  2,  epist.  17.  —  Magnin,  1.  1,  c.  9.  —  »  Baîler,  c.  18,  20,  22.^— 
3  Magnin,  p.  245. 


452  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Lît.LXXXIV.  —  !)e  iôi7 

trine  :  Calvin  et  Farel  soutinrent  contre  eux  une  dispute  dont  on  ne 
connaît  que  ce  résultat  :  les  municipaux  de  Genève,  n'ayant  pu  faire 
rétracter  les  deux  anabaptistes,  les  bannirent  de  la  ville,  avec  défense 
d'y  remettre  les  pieds  sur  peine  de  la  vie.  Berne  avait  son  credo  mu- 
nicipal ;  Genève  n'avait  pas  encore  le  sien  :  Calvin  et  Farel  lui  en 
improvisèrent  un  en  vingt  et  un  articles  :  il  ne  fut  pas  du  goût  de 
tout  le  monde.  Les  eidgnots  ou  indépendants  ,  qui ,  pour  être  plus 
libres,  avaient  fait  la  révolution,  secoué  l'autorité  du  duc  de  Savoie, 
et  même  l'autorité  si  douce  de  leur  prince  évèque,  n'entendaient  pas 
se  soumettre  au  caprice  de  deux  vagabonds  de  France  ,  qui  préten- 
daient réglementer  souverainement  et  ce  que  les  hommes  devaient 
croire  et  de  quelle  manière  les  femmes  devaient  se  coiffer.  Car  à  leur 
symbole  ils  avaient  ajouté  un  règlement  de  discipline,  avec  des 
peines  sévères.  Les  deux  prédicants  ou  ministres  déclamaient  en 
chaire  contre  les  eidgnots  ,  qu'ils  nommaient  Libertins  :  ceux-ci  se 
moquaient  des  ministres  dans  les  cabarets.  Les  ministres  eurent  tou- 
tefois assez  de  crédit  pour  faire  exiler  les  eidgnots  ;  mais  il  n'y  eut  pas 
moyen  d'exécuter  la  sentence.  Les  têtes  s'échauffèrent,  on  en  vint  aux 
mains  :  les  municipaux  de  Berne  se  mêlèrent  de  la  querelle,  approu- 
vant le  credo  des  deux  ministres,  mais  non  leur  rituel.  Les  deux  mi- 
nistres, Calvin  et  Farel,  n'ayant  voulu  céder  sur  rien,  sont  exilés  de 
Genève  ,  et  ne  peuvent  y  rentrer,  malgré  l'intervention  des  munici- 
paux de  Berne,  auxquels  ils  s'étaient  soumis  sans  réserve.  C'était  en 
1538.  Farel  devint  ministre  de  Neufchâtel,  où,  à  l'âge  de  soixante-dix 
ans,  il  se  maria  avec  sa  servante,  qui  l'avait  suivi  de  Normandie;  ce 
qui  fit  jaser  les  mauvaises  langues.  Calvin,  devenu  professeur  de 
théologie  à  Strasbourg,  y  épousa  la  veuve  d'un  anabaptiste,  qui 
lui  apporta  en  dot  plusieurs  enfants,  et  dont  il  eut  un  fils  qui  naquit 
mort l. 

Calvin  et  Farel  furent  remplacés  à  Genève  par  des  ministres  dont 
ils  font  le  portrait  que  voici  :  «  C'est  d'abord  le  gardien  des  Francis- 
cains, qui,  à  l'aurore  de  l'évangile,  rejetait  obstinément  la  vérité, 
jusqu'à  ce  qu'il  eût  découvert  le  Christ  sous  la  forme  d'une  jeune 
fille,  qu'il  souilla  et  corrompit  ;  moine  fétide,  qui  ne  prend  pas  même 
soin  de  voiler  ses  infamies...  C'est  ensuite  cet  autre  prêtre  confit  en 
hypocrisie,  et  qui  se  pavane  dans  sa  lèpre  dépêché  ;  tous  deux  pré- 
dicants ignares,  brailleurs  et  marchands  de  sottises.  Voici  le  troi- 
sième, débauché  connu,  qui  n'a  dû  son  absolution  qu'à  la  faveur  de 
quelques  mauvais  garnements.  Oh!  bel  office  qu'ils  ont  volé,  et  qu'ils 
administrent  comme  ils  l'ont  usurpé!  Il  ne  se  passe  pas  de  jour 

1  Magnin  et  Audin. 


à  1515  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  453 

qu'ils  ne  soient  convaincus  de  quelque  félonie  par  des  hommes,  des 
femmes  et  jusque  par  des  enfants l.  »  Quant  au  caractère  de  Calvin 
lui-même,  Bucer  lui  disait  à  Strasbourg  :  «  Vous  jugez  d'après  votre 
haine  ou  votre  amour,  et  vous  haïssez  ou  vous  aimez  sans  raison  2.  » 

Calvin  fut  rappelé  à  Genève  en  1540,  et  y  revint  l'année  suivante  : 
on  lui  assigna  cinq  cents  florins  par  an,  douze  coupes  de  blé  et  deux 
tonneaux  de  vin,  paye  assez  considérable  pour  le  temps,  surtout  si 
on  la  compare  à  celle  des  syndics,  qui  n'était  que  de  cent  vingt-cinq 
florins. 

On  avait  détruit  l'ancien  gouvernement  ecclésiastique ,  il  fallut 
en  fabriquer  un  autre  .  Calvin  fut  chargé  de  la  besogne  :  il  ne  trouva 
rien  de  mieux  que  l'inquisition  d'Espagne,  mais  plus  mesquine  et 
plus  tracassière.  De  par  la  municipalité  genevoise,  il  établit  donc  un 
tribunal  d'inquisition  et  de  police,  sous  le  nom  de  consistoire.  Le 
consistoire  se  compose  de  six  pasteurs  ou  prédicants,  et  de  douze 
anciens  ;  il  s'assemble  tous  les  jeudis,  et  mande  à  sa  barre  les  pé- 
cheurs. Si  la  faute  est  restée  cachée,  le  coupable  est  admonesté;  s'il 
retombe,  il  est  banni  de  la  table  sainte.  Si  le  scandale  a  été  public* 
le  pécheur  est  réprimandé,  excommunié  s'il  ne  se  repent,  puis  inter- 
dit; s'il  refuse  de  reconnaître  le  droit  de  malédiction,  dénoncé  à  l'au- 
torité civile  et  banni  pour  un  an  du  territoire.  Le  nom  du  coupable 
est  proclamé  et  affiché  :  il  faut  que  le  pécheur  soit  marqué  au  front 
du  signe  de  la  révolte,  afin  que  toute  relation  cesse  avec  l'âme  qui  a 
péché 3. 

Les  six  prédicants  ou  ministres  étaient  les  théologues  ou  censeurs 
de  la  doctrine  ;  les  douze  anciens  étaient  à  la  fois  juges  spirituels  dans 
le  consistoire  et  juges  séculiers  dans  le  conseil  au  tribunal  criminel. 
Il  y  a  plus  :  comme  membres  du  consistoire,  ils  sont  à  la  fois  inquisi- 
teurs et  délateurs.  En  entrant  en  charge,  ils  jurent  de  rapporter  au 
consistoire  «  toute  chose  digne  d'être  récitée.  »  Chaque  année,  en 
compagnie  d'un  ministre,  ils  s'introduisent  dans  les  familles  pour 
exiger  des  formulaires  de  foi. 

Calvin  créa  des  délateurs  subalternes,  payés  ou  par  l'Etat,  ou  par 
le  coupable.  Il  y  avait  des  gardiens  de  ville  et  des  gardiens  de  cam- 
pagne, dont  tout  l'emploi  consistait  à  prendre  note  des  péchés  com- 
mis contre  Dieu  ou  contre  la  république,  pour  les  dénoncer  à  l'auto- 
rité. Le  tarif  avait  été  dressé  d'avance  :  —  Qui  blasphémait  en  jurant 
par  le  corps  et  le  sang  de  Christ,  était  condamné  à  baiser  la  terre,  à 
être  exposé  au  poteau  pendant  une  heure,  et  à  payer  cinq  sous  d'a- 
mende. Qui  s'enivrait,  était  réprimandé  par  le  consistoire,  et  obligé 


mdé  p: 


'  Latrede  Calvin  à  DuUinger.  —  «Auilin,  t.  1,  p.  4f;3.  —  3  Audin,  t.  2,  p.  23. 


154  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  15:7 

de  donner  trois  sous.  Qui  excitait  son  camarade  ou  son  ami  à  venir 
au  cabaret,  était  condamné  à  la  même  peine.  Dans  les  campagnes, 
qui  n'assistait  pas  à  l'office  payait  trois  sous.  Qui  arrivait  après  le 
commencement  du  prêche,  admonesté  d'abord,  puis  mis  à  l'amende. 
Mais  il  restait  de  l'argent  en  caisse,  car  les  délateurs  faisaient  leur 
métier  en  conscience.  Alors  un  membre  du  conseil  demanda  :  Quels 
gages  les  seigneurs  assistant  au  consistoire  auront-ils  pour  leur 
peine?  On  avisa,  et  il  fut  décidé  qu'on  mettrait  toutes  les  amendes 
dans  une  boîte  où  l'on  prendrait  de  quoi  leur  donner  à  chacun  deux 
sous  par  jour1. 

Derrière  ce  tribunal  d'inquisition,  dont  il  faisait  partie,  manœuvrait 
Calvin,  pour  gouverner  tout  en  despote.  Il  impose  à  Genève  une 
confession  de  foi;  il  lui  impose  un  code  législatif  écrit  avec  du  sang 
et  du  feu.  L'idolâtrie  et  le  blasphème  sont  des  crimes  capitaux  punis 
de  la  peine  capitale;  on  n'entend,  on  ne  lit  qu'un  mot  :  Mort.  — 
Mort  à  tout  criminel  de  lèse-majesté  divine.  Mort  à  tout  criminel  de 
lèse-majesté  humaine.  Mort  au  fils  qui  frappe  ou  maudit  son  père. 
Mort  à  l'adultère.  Mort  aux  hérétiques. 

Quelquefois  on  se  croit  à  Constantinople.  On  jette  à  Genève  les 
femmes  adultères  au  Rhône;  seulement  à  Constantinople  le  bourreau 
les  coud  dans  un  sac,  afin  de  leur  dérober  la  lumière.  A  Genève,  on 
les  précipite  dans  le  fleuve  les  yeux  ouverts.  Il  y  a  des  enfants  qu'on 
fouette  en  public  et  qu'on  pend  pour  avoir  appelé  leur  mère 
diablesse  ou  larronne.  Quand  l'enfant  n'a  pas  l'âge  de  raison,  on  le 
hisse  à  un  poteau  sous  les  aisselles,  pour  montrer  qu'il  a  mérité  la 
mort  -. 

Avant  la  prétendue  réforme,  à  Genève,  la  sorcellerie  n'était  pas 
punie  de  mort  ;  on  poursuivait  le  sorcier  devant  les  tribunaux,  et  on 
le  bannissait  de  la  ville.  En  1503,  le  conseil  déclara  à  un  magicien 
que,  s'il  ne  quittait  le  canton,  on  l'en  chasserait  à  coups  de  bâton3. 
Calvin  établit  contre  la  sorcellerie  le  supplice  du  feu  ;  il  la  qualifiait 
de  lèse-majesté  divine  au  premier  degré.  Dans  l'espace  de  soixante 
ans,  d'après  les  registres  de  la  ville,  cent  cinquante  individus  furent 
brûlés  pour  crime  de  magie4. 

L'inquisition  calvinienne  s'étendait  à  tout.  Une  ordonnance  du  con- 
sistoire porte  «  que  nul  ne  demeurera  trois  jours  entiers  gisant  au 
lit,  qu'il  ne  le  fasse  savoir  au  ministre  de  son  quartier,  afin  d'obtenir 
les  consolations  ou  admonitions,  lesquelles  sont  alors  des  plus  né- 
cessaires que  jamais.  »  Le    malade  récalcitrant  qui  recouvrait  la 

1  Registres  de  l'État,  12  décembre  1545.—  Aiulin,  p.  32.  —  *  Auclin,  125-128.  — 
Picot,  Uist.de  Genève. t.  2,  p.  204.  — :î  Ibid.,  \>.  270.  —  *  Audin.t.  2, p.  133. 


à  1545  de  1ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  455 

santé,  et  ses  gardes,  en  cas  de  désobéissance,  étaient  réprimandés  et 
misa  l'amende.  Les  sermons  étaient  fréquents,  et  il  fallait  y  assister 
sous  peine  de  punition  corporelle.  Trois  enfants  qui  avaient  quitté 
le  prêche  pour  aller  manger  des  gâteaux  furent  fustigés  publi- 
quement. 

Calvin  et  ses  coopérateurs,  dit  le  protestant  Galiffe,  traitaient  les 
libéraux  de  l'époque  «  de  pendards,  de  bélîtres,  de  balaufres  et  de 
chiens;  leurs  femmes  et  leurs  sœurs,  de  prostituées;  l'empereur, 
leur  souverain,  de  vermine  ;  leurs  père  et  mère,  de  suppôts  de  Sa- 
tan l.  »  Tandis  que  Calvin  insultait  à  ses  ennemis  dans  la  langue  des 
corps  de  garde,  il  n'était  pas  permis,  ajoute  le  même  écrivain,  aux 
paysans  de  parler  impoliment  à  leurs  bœufs.  Un  fermier  qui  avait 
juré  contre  les  siens  à  la  charrue,  parce  qu'ils  n'avançaient  pas,  fut 
aussitôt  traîné  en  ville  par  deux  réfugiés  qui  l'avaient  entendu,  cachés 
derrière  une  haie2.  La  ville  était  peuplée  d'espions  qui  allaient  rap- 
porter au  consistoire  les  blasphèmes,  les  paroles  impies,  les  propos 
libertins  qu'ils  avaient  ouïs.  Un  jour,  un  maçon,  qui  tombait  de  las- 
situde, s'écria  :  Au  diable  l'ouvrage  et  le  maître  !  Il  fut  appelé  devant 
le  consistoire,  et  condamné  à  trois  jours  de  cachot3.  Au  nombre  des 
blasphèmes,  Calvin  avait  mis  les  railleries  contre  les  réfugiés  français, 
qu'il  voulait  faire  regarder  comme  des  martyrs  de  l'Evangile.  Les 
jeux  de  cartes,  de  dés,  de  quilles  étaient  prohibés;  on  mettait  au 
carcan  le  joueur  de  profession.  Le  consistoire  faisait  un  crime  des 
amusements  les  plus  innocents,  et  interdisait  la  cène  à  quelques  jeu- 
nes gens  qui,  le  jour  de  l'Epiphanie,  avaient  tiré  les  rois4. 

On  désignait  à  l'habitant  de  Genève  le  nombre  de  ses  plats,  la 
forme  des  souliers  dont  il  devait  se  chausser,  la  coiffure  de  sa  femme. 
On  lit  dans  les  registres  de  l'État,  13  février  1558  :  «  Trois  compa- 
gnons tanneurs  mis  trois  jours  en  prison  et  à  l'eau,  pour  avoir 
mangé  à  déjeuner  trois  douzaines  de  pâtés  :  ce  qui  est  une  grande 
dissolution.  » 

Les  délateurs  tendaient  des  pièges  aux  pauvres  âmes  assez  sottes 
pour  les  écouter.  Ils  demandaient  à  un  Normand,  qui  se  proposait 
d'aller  étudier  à  Montpellier,  s'il  quitterait  l'église.  Le  Normand  ré- 
pondit :  Il  ne  faut  pas  croire  que  l'église  soit  si  étroitement  bornée, 
qu'elle  soit  pendue  à  la  ceinture  de  monsieur  Calvin.  — Il  fut  dé- 
noncé et  banni3.  Un  jour  la  ville,  à  son  réveil,  tut  tout  étonnée  de 
voir  plusieurs  potences  élevées  sur  les  places  publiques,  et  sur- 


i  Galiffe,  Notices  généal.,  etc.,  préface,  t.  1,  p.  il).  —  >  Galille  ,  Notices  gi- 
néal.,  etc.,  préface,  t.  1,  p.  Ub  et  2(i.  —  3  Registres;  13  mars  1559.  —  4  Audio, 
t.  2,  c.  6.  —  s  lie  g  istres,  août  1558. 


•456  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXiV.  —  Dp  îSlT 

montées  d'un  écriteau  où  on  lisait  :  Pour  qui  dira  du  mal  de  mon- 
sieur Calvin1. 

La  législation  calvinienne  admettait  le  divorce  pour  adultère  et 
absence  prolongée  de  l'un  des  époux.  Cette  législation  causa  des  dés- 
ordres dans  les  populations  savoisienne  et  lyonnaise.  On  vit  des 
femmes  gagner  Genève  pour  épouser  leurs  séducteurs.  Des  maris, 
qui  ne  pouvaient  briser  des  liens  indissolubles,  se  réfugiaient  en. 
Suisse  pour  embrasser  ce  qu'on  nommait  alors  la  liberté  de  la  chair. 
Genève  était  comme  l'égout  de  l'Europe  chrétienne.  Aussi  un  pro- 
testant genevois  n'a-t-il  pas  craint  de  dire  :  «  Je  montrerai  à  ceux 
qui  s'imaginent  que  le  réformateur  n'a  produit  que  du  bien,  nos  re- 
gistres couverts  d'enfants  illégitimes  (on  en  exposait  dans  tous  les 
coins  de  la  ville  et  de  la  campagne)  ;  des  procès  hideux  d'obscénité  ; 
des  testaments  où  les  pères  et  les  mères  accusent  leurs  enfants,  non 
pas  d'erreurs  seulement,  mais  de  crimes;  des  transactions  par-de- 
vant notaires  entre  des  demoiselles  et  leurs  amants,  qui  leur  don- 
naient, en  présence  de  leurs  parents,  de  quoi  élever  leurs  bâtards: 
des  multitudes  de  mariages  forcés,  où  les  délinquants  étaient  con- 
duits de  la  prison  au  temple  ;  des  mères  qui  abandonnaient  leurs 
enfants  à  l'hôpital,  pendant  qu'elles  vivaient  dans  l'abondance  avec 
leur  second  mari  ;  des  liasses  de  procès  entre  frères  ;  des  tas  de  dé- 
nonciations secrètes  :  tout  cela  parmi  la  génération  nourrie  de  la 
manne  mystique  de  Calvin2.  » 

Cependant  Calvin  avait  des  ennemis  qui  épiaient  toute  sa  vie  : 
c'étaient  les  libéraux,  qu'il  appelait  libertins.  C'est  par  eux  que  Boisée 
a  connu  comment  le  prétendu  réformateur  prenait  des  imprimeurs 
de  Genève  deux  sous  pour  feuillet  ou  feuille  entière  ;  les  sommes  que 
lui  envoyaient,  pour  être  distribuées  aux  pauvres,  la  reine  de  Na- 
varre, la  duchesse  de  Ferrare  et  d'autres  riches  étrangers  ;  l'héritage 
de  deux  mille  écus  que  David  de  Haynaut  lui  laissa  en  mourant,  et 
qu'il  distribua  à  ses  amis  et  à  ses  parents  ;  le  mariage  d'argent  qu'il 
fit  contracter  à  son  frère  Antoine  avec  la  fille  d'un  banqueroutier 
d'Anvers,  réfugié  à  Genève  pour  mettre  ses  vols  à  couvert;  la  lettre 
qu'il  écrivit  à  Farel  au  sujet  de  Servet,  et  son  petit  billet  au  marquis 
de  Pouet  :  «  Ne  faites  faute  de  défaire  le  pays  de  ces  zélés  faquins, 
qui  exhortent  le  peuple  par  leurs  discours  à  se  roidir  contre  nous, 
noircissent  notre  conduite,  et  veulent  faire  passer  pour  rêverie  notre 
croyance;  pareils  monstres  doivent  être  étouffés*.  » 

Et  ces  paroles  n'étaient  pas  une  vaine  menace.  Le  poëte  Gruet  fut 

1  Picot,  t.  |,p.  S66  et  267.  —  *  GalilTe,  Notices  généalog.,  t.  3,  p.  15.  — 
8Bolsec,  Vie  de  Calvin.  p.  59  et  seqq. 


à  1545  de  l'ère  chr.J         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  457 

mis  à  la  torture  et  décapité  pour  avoir  dit  du  mal  de  Calvin1. 
Bolsec,  médecin  apostat  et  réfugié  lyonnais,  fut  banni  à  perpétuité 
du  territoire  de  Genève  pour  la  même  raison  2.  Daniel  Berthelier, 
maître  de  la  monnaie  à  Genève,  fut  mis  à  des  tortures  effroyables 
et  décapité  par  la  main  du  bourreau  :  il  avait  appris  à  Noyon  des 
faits  peu  honorables  de  la  vie  de  Calvin,  et  en  gardait  des  preuves 
authentiques.  Plusieurs  autres  périrent  également  sur  l'échafaud. 
Philibert  Berthelier,  frère  de  Daniel  et  capitaine  général,  fut  con- 
damné à  mort,  ainsi  que  d'autres  patriotes  ;  mais  ils  échappèrent, 
et  se  réfugièrent  à  Berne,  où  Calvin  les  poursuivit.  Il  voulait  qu'on 
les  chassât  de  Suisse.  Berne  refusa  de  s'associer  aux  vengeances  du 
réformateur,  et  ne  craignit  pas  de  témoigner  hautement  son  admi- 
ration pour  le  courage  malheureux.  La  haine  de  Calvin  contre  les 
patriotes  s'accrut  de  cette  protection.  Il  obtint  des  conseils  le  ban- 
nissement des  femmes  des  libertins,  le  séquestre  et  la  confiscation 
de  leurs  biens ,  la  suppression  de  la  place  de  capitaine  général, 
et  la  peine  de  mort  contre  tout  citoyen  qui  parlerait  de  rappeler  les 
exilés9. 

Mais  rien  n'est  fameux  comme  le  supplice  de  Servet,  prémédité 
par  Calvin  pendant  sept  années  entières.  Le  13  février  1546,  Calvin 
disait  à  Farel  :  «  Servet  m'a  écrit  dernièrement,  et  a  joint  à  sa  lettre 
un  gros  livre  de  ses  rêveries,  avec  des  vanteries  arrogantes  que  j'y 
verrais  des  choses  jusqu'à  présent  inouïes  et  ravissantes.  Il  promet 
de  venir  ici,  si  je  l'agrée  ;  mais  je  ne  veux  point  engager  ma  parole  ; 
car,  s'il  vient,  et  si  mon  autorité  est  considérée,  je  ne  permettrai 
point  qu'il  en  échappe  sans  qu'il  perde  la  vie.  »  L'original  de  cette 
lettre,  écrite  en  latin  tout  entière  de  Calvin,  se  trouve  encore  dans 
la  bibliothèque  royale  de  Paris,  d'où  Audin  l'a  transcrite  et  publiée 
textuellement  4. 

Michel  Servet,  né  à  Tudèîe  en  Aragon,  âgé  de  quarante  ans,  lati- 
niste, helléniste,  hébraïsant,  juriste,  médecin,  astrologue,  alchimiste, 
se  mêlant  de  théologie;  d'une  vie  et  d'une  imagination  vagabondes,  se 
disputant  et  se  brouillant  avec  les  théologues  protestants,  Oecolam- 
pade  à  Bâle,  Capiton  et  Bucer  à  Strasbourg,  comme  avec  les  mé- 
decins de  Paris  ;  enfin  correcteur  d'imprimerie ,  avait  publié  plu- 
sieurs ouvrages,  la  plupart  anonymes  ou  pseudonymes. 

En  1541,  recueilli  généreusement  par  Pierre  Palmier,  archevêque 
de  Vienne  en  Dauphiné,  qui  le  logea  dans  son  propre  palais,  il  y 
publia  une  seconde  édition  de  son  Ptolémée  latin,  avec  une  dédicace 
à  l'archevêque,  et  qui  lui  fit  honneur  parmi  les  savants.  Dans  cette 

1  Audin,  t.  8,  c.  8.  —  «  Ibid.;  cl!.  —  «Ibld.,  c.  15.  -  '■>  lbid.,  c.  13. 


158  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  -  De  1517 

position  tranquille,  où.  il  exerçait  la  médecine,  il  aurait  pu  passer 
heureusement  ses  derniers  jours.  Mais  il  voulait  du  bruit;  il  avait 
publié  des  ouvrages  pseudonymes  contre  le  dogme  de  la  Trinité  et 
de  la  consubstantialité  du  Verbe  ;  entré  en  correspondance  avec  Cal- 
vin sur  ces  matières,  ils  finirent  tous  deux  par  des  injures  et  des 
invectives,  et  se  vouèrent  une  haine  implacable.  Servet,  voulant  hu- 
milier son  antagoniste,  lui  adressa  un  manuscrit  où  il  relevait  quan- 
tité de  bévues  et  d'erreurs  qu'il  avait  remarquées  dans  ses  ouvrages, 
surtout  dans  Y  Institution  chrétienne.  Calvin  en  fut  tellement  irrité, 
qu'il  écrivit,  en  1546,  la  lettre,  à  Farel  que  nous  avons  vue.  Il  écri- 
vit encore  à  Viret,  alors  prédicant  de  Lausanne  :  Si  jamais  Servet 
vient  à  Genève,  il  n'en  sortira  pas  vivant  ;  c'est  pour  moi  un  parti  pris1. 

En  4553,  Servet  fait  imprimer  clandestinement  à  Vienne  un  ou- 
vrange  antitrinitaire,  sans  nom  de  lieu  ni  d'auteur,  où  il  réfutait  vive- 
ment le  fatalisme  calviniste.  Son  argumentation  se  terminait  par  cette 
phrase  méprisante  :  Oui,  dans  Caïn  même  et  dans  les  géants,  de  ce 
souffle  qu'inspira  la  Divinité  dans  l'origine,  il  reste  une  certaine  puis- 
sance libre,  capable  de  maîtriser  le  péché,  suivant  que  l'atteste  Dieu 
même.  Donc  elle  reste  aussi  en  toi,  à  moins  que  tu  ne  sois  une  pierre 
ou  un  tronc. 

Tous  les  exemplaires  de  l'ouvrage  furent  expédiés  en  ballots  sur 
Lyon  pour  Francfort- sur-le-Mein,  ce  vaste  dépôt  de  livres  hérétiques 
au  seizième  siècle.  A  Lyon,  un  imprimeur-libraire,  dont  Servet  avait 
été  correcteur,  ouvrit  un  des  ballots  et  envoya  quelques  exemplaires 
à  Calvin,  qui  en  sut  bientôt  l'auteur  et  l'imprimeur.  Calvin  le  dé- 
nonce clandestinement  au  cardinal-archevêque  de  Lyon,  qui  fait 
agir  le  gouverneur  du  Dauphiné,  le  vicaire  général  de  Vienne  et  l'in- 
quisiteur de  la  foi.  Une  première  perquisition  n'amène  aucun  résul- 
tat. Calvin  fournit  par  des  voies  occultes  de  nouvelles  preuves  :  Servet 
est  arrêté  et  mis  dans  la  prison  ecclésiastique  de  Vienne.  Mais  le  mé- 
decin Servet  avait  sauvé  la  vie  à  la  fille  unique  du  bailli  de  cette 
ville  ;  elle  intercède  pour  le  prisonnier  :  le  geôlier  reçoit  ordre  de 
fermer  les  yeux,  le  prisonnier  s'échappe  et  s'enfuit  à  Genève  pour 
passer  en  Italie.  A  Genève,  il  est  arrêté  par  les  espions  de  Calvin, 
mis  en  prison  et  traduit  devant  le  tribunal  de  l'inquisition  genevoise. 
Au  dire  de  Calvin,  il  soutint  opiniâtrement  le  panthéisme  et  l'aria- 
nisme,  niant  la  personnalité  de  Dieu  et  la  trinité  des  personnes. 
Emprisonné  le  13  août,  il  écrivit  le  15  septembre  à  ses  juges,  les 
suppliant  de  lui  accorder  une  chemise  et  du  linge,  attendu  que  les 
poux  le  mangeaient  tout  vivant.  Le  tribunal  voulait  qu'on  lui  donnât 

1  Audin,  c.  12,  p.  27  7  et  278. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  459 

tout  ce  qu'il  demandait;  mais  Calvin  s'y  opposa,  et  il  fut  obéi *. 
Le  26  octobre  1533,  on  vint  annoncer  à  Servet  qu'il  était  condamné 
à  être  brûlé  vif,  et  que  l'arrêt  serait  exécuté  le  lendemain.  Il  eut  une 
dernière  entrevue  avec  Calvin,  fut  assisté  à  la  mort  par  Farel,  qui 
finit  par  le  maudire.  Son  dernier  mot  sur  le  bûcher  fut  :  Jésus,  Fils- 
du  Dieu  éternel,  ayez  pitié  de  moi  !  Calvin,  qui  contemplait  son  sup- 
plice de  sa  chambre,  ferma  alors  sa  fenêtre.  Farel  s'en  retourna  à 
Neufchâtel,  dont  il  était  ministre.  Quelques  jours  auparavant,  il  avait 
écrit  à  Calvin  :  «  Je  ne  comprends  pas  que  vous  hésitiez  à  tuer  dans 
le  corps  le  scélérat  qui  a  tué  dans  leur  âme  tant  de  Chrétiens  !  Je  ne 
puis  croire  qu'il  se  trouve  des  juges  assez  iniques  pour  épargner  le 
sang  de  cet  infâme  hérétique  2.  » 

Les  églises  protestantes  avaient  été  consultées  avant  la  condam- 
nation de  Servet.  Zurich  avait  répondu  :  La  Providence  divine  vous 
a  donné  une  bien  belle  occasion  de  prouver  au  monde  que  ni  votre 
église  ni  la  nôtre  ne  favorisent  les  hérétiques  :  vigilance  et  activité. 
Que  la  contagion  soit  arrêtée,  et  que  Christ  vous  illumine  de  sa  sa- 
gesse. Schaffholse  :  Nous  sommes  certains  que  vous  emploierez  tous 
vos  efforts  pour  que  l'hérésie  ne  ronge  pas  comme  un  chancre  les 
chairs  du  corps  chrétien.  Point  de  disputes.  Disputer  avec  un  insensé, 
c'est  faire  de  la  folie  avec  des  fous.  Bale  :  Vous  emploierez,  pour 
guérir  l'âme  du  malheureux,  tout  ce  que  Dieu  vous  a  donné  de  sa- 
gesse ;  s'il  est  inguérissable,  vous  aurez  recours  à  ce  pouvoir  dont 
Dieu  vous  arma,  afin  que  l'Église  de  Christ  cesse  de  souffrir,  et  que 
de  nouveaux  crimes  ne  soient  pas  ajoutés  aux  anciens.  Berne  :  Que 
Dieu  vous  donne  l'esprit  de  prudence  et  de  force,  à  l'aide  duquel  vous 
puissiez  délivrer  d'une  peste  semblable  et  votre  église  et  la  nôtre. 

Servet  brûlé,  Bucer  écrit  à  Calvin  :  Servet  méritait  d'avoir  les 
entrailles  arrachées  et  déchirées-  Et  Mélanchton  :  Révérend  person- 
nage et  mon  très-cher  frère,  je  rends  grâces  au  Fils  de  Dieu  qui  a  été 
le  spectateur  et  le  juge  de  votre  combat,  et  qui  en  sera  le  rémuné- 
rateur :  l'église  aussi  vous  en  devra  sa  gratitude,  à  maintenant  et  à 
la  postérité.  Je  suis  entièrement  de  votre  avis,  et  je  tiens  pour  cer- 
tain que  les  choses  ayant  été  dans  l'ordre,  vos  magistrats  ont  agi  selon 
le  droit  et  la  justice  en  faisant  mourir  ce  blasphémateur  3. 

De  tout  cela  résultent  des  conséquences  très-graves.  D'abord, 
d'après  toutes  les  églises  protestantes,  principalement  Genève,  il  est 
juste  de  punir  les  hérétiques,  et  de  les  punir  par  le  feu.  Donc,  lors- 
que les  puissances  catholiques-romaines  appliquent  cette  loi  aux 


1  Galifl'e,  Notices,  etc.,  t.  3,  p.  442.—  -  Farel.  Calv.,  8  sept.—  Audin,  t.  2,  c.  12. 
—  8  Ibkl.,  c.  13. 


460  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

hérétiques  opiniâtres  de  leur  temps  et  de  leur  pays,  nul  protestant 
raisonnable,  ou  qui  veut  être  conséquent  avec  soi-même,  ne  peut  leur 
en  faire  de  reproche.  Il  y  a,  au  reste,  une  différence  remarquable. 
Les  protestants  de  Suisse  brident  tel  individu  comme  hérétique, 
parce  qu'il  rejette  en  tout  ou  en  partie  le  credo  cantonal  et  variable 
soit  de  Genève,  de  Bâle,  de  Zurich  ou  de  Berne  :  d'où  il  peut  arriver 
que  le  même  homme  soit  brûlé  dans  un  lieu  ou  dans  un  temps 
comme  hérétique,  et  récompensé,  glorifié  dans  un  autre  comme 
docteur  de  l'Eglise,  et  cela  pour  la  même  chose.  Et  de  fait,  si  Calvin 
reparaissait  à  Genève  avec  son  tribunal  d'inquisition,  il  aurait  à  brûler 
toute  la  vénérable  compagnie  des  pasteurs  et  tous  les  membres  du 
consistoire  ;  car  nul  ne  croit  plus  ni  à  la  Trinité  ni  à  la  divinité  du 
Christ:  en  1817,  ils  ont  défendu,  sous  peine  d'excommunication  et 
de  déposition,  de  soutenir  ces  dogmes  en  chaire  :  tous  en  sont  au- 
jourd'hui où  en  était  Servet,  quand  leurs  prédécesseurs  le  brûlèrent 
en  1553.  Tandis  que  l'Église  catholique,  apostolique  et  romaine  ne 
traite  d'hérétique  que  le  Chrétien  qui  rejette  en  tout  ou  en  partie, 
non  pas  le  credo  particulier  et  variable  de  telle  ville  ou  de  tel  pays, 
mais  le  credo  universel,  perpétuel  et  invariable  de  toute  la  chrétienté. 

Il  y  a  plus  :  les  protestants  posent  en  principe,  que  c'est  à  chacun 
à  se  faire  soi-même  sa  croyance  et  sa  religion.  Lors  donc  qu'ils  pu- 
nissent quelqu'un  parce  qu'il  ne  veut  pas  accepter  la  leur,  mais  gar- 
der la  sienne,  c'est  une  inconséquence  tyrannique,  qui  les  condamne 
et  eux  et  leur  principe.  Les  catholiques  sont  au  moins  conséquents  : 
car  ils  disent  et  pensent  que  ce  n'est  pas  à  chacun  à  se  faire  sa  reli- 
gion, mais  à  la  recevoir  telle  que  Dieu  nous  la  transmet  par  son 
Eglise,  avec  laquelle  il  a  promis  d'être  tous  les  jours  jusqu'à  la  con- 
sommation des  siècles. 

Enfin,  d'après  Luther  et  Calvin,  d'après  les  luthériens  et  les  cal- 
vinistes, l'homme  n'a  point  de  libre  arbitre,  il  fait  nécessairement 
tout  ce  qu'il  fait.  Dieu  opère  en  nous  le  mal  comme  le  bien.  Com- 
ment donc  peuvent-ils  alors,  sans  la  plus  cruelle  injustice,  punir  qui 
que  soit,  de  quoi  qu'il  dise  et  de  quoi  qu'il  fasse  ?  Ne  serait-ce  pas 
ressembler  à  cet  être  pire  que  Satan,  qui  nous  punirait,  non-seule- 
ment du  mal  que  nous  n'avons  pu  éviter,  mais  encore  du  bien  que 
nous  aurions  fait  de  notre  mieux  ;  en  un  mot,  ne  serait-ce  pas  ressem- 
bler au  Dieu  plus  qu'infernal  de  Luther  et  de  Calvin  ? 


à  1545  de  l'ère  ehr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  461 


IXe. 


fin  deras.me.  lieux  théologiques  de  melchior  canus.  saint  Tho- 
mas DE  VILLENEUVE.  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA  :  SA  COMPAGNIE  DE 
JÉSUS.  PREMIERS  TRAVAUX  ET  MIRACLES  DE  SAINT  FRANÇOIS-XAVIER 
DANS   L'iNDE. 

Au  milieu  de  cette  anarchie  religieuse  et  intellectuelle  qui  agitait 
l'Europe,  était  mort  en  1536  le  fameux  Erasme,  dont  nous  avons  vu 
ailleurs  les  commencements.  Ses  principaux  travaux  sont  ses  éditions 
de  saint  Jérôme,  de  saint  Hilaire  et  de  saint  Augustin  ;  son  édition 
du  Nouveau  Testament  grec,  avec  sa  version  latine  et  ses  paraphra- 
ses ;  divers  opuscules  sur  la  manière  d'étudier  et  d'enseigner  la  théo- 
logie; Recueil  d'adages  ou  de  proverbes;  Manuel  du  soldat  chrétien 5 
Éloge  de  la  folie  par  elle-même;  des  Colloques  ;  Dissertation  du  libre 
arbitre  contre  Luther  ;  Défense  de  cette  dissertation  5  Lettre  contre 
les  faux  évangéliques. 

Littérateur  bel  esprit,  érudit  comme  un  dictionnaire  de  synony- 
mes, Erasme  peut  être  consulté  avec  fruit  pour  l'intelligence  païenne 
des  mots  et  des  phrases  latines  :  son  autorité  ne  va  guère  plus  loin. 
Quant  à  la  doctrine  chrétienne,  il  doit  être  lu  avec  précaution;  géné- 
ralement, il  n'en  a  point  saisi  le  fond,  l'esprit,  l'ensemble,  et  par  là 
même  il  en  donne  des  idées  superficielles,  incomplètes  et  fausses, 
dans  un  langage  très-souvent  louche  et  équivoque.  En  1526  et  l'année 
suivante,  la  faculté  de  théologie  de  Paris  censura  un  grand  nombre 
de  propositions  tirées  de  ses  colloques  et  de  ses  autres  ouvrages  *. 
L'index  d'Espagne,  de  Rome,  du  pape  Alexandre  VII  et  du  concile 
de  Trente  pour  l'expurgation  des  œuvres  d'Erasme,  ordonne  d'ajou- 
ter au  titre  :  Auteur  condamné,  œuvres  prohibées  jusqu  ci  présent,  mais 
permises  désormais  avec  expurgation,  avec  cette  note  :  Toutes  les  œuvres 
d'Erasme  doivent  être  lues  avec  précaution,  car  il  s  y  trouve  tant  de 
choses  dignes  d'être  corrigées,  quelles  sauraient  à  peine  Vêtre  toutes  *. 
Ce  jugement,  que  suit  l'index  des  endroits  à  retrancher  dans  chaque 
volume,  n'est  que  juste. 

»  D'Argentré,  Collectiojud.  t.  2,  p.  48-50.  Ibîd.,  p.  53  et  seqq.—  2  Opéra  Erasmi. 
Lugduni  Batavorum,  t.  10,  p.  1781  et  seqq. 


462  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

Le  tort  et  le  malheur  d'Erasme  fut  de  plaisanter  à  tort  et  à  travers 
de  la  théologie  seholastique,  au  lieu  de  l'étudier  à  fond.  Bossuet  di- 
sait d'un  critique  semblable  :  «  Et  pour  ce  qui  est  de  la  seholastique  et 
de  saint  Thomas,  que  M.  Simon  voudrait  décrier  à  cause  du  siècle 
barbare  où  il  a  vécu,  je  lui  dirai  en  deux  mots  que  ce  qu'il  y  a  à  con- 
sidérer dans  les  scholastiques  et  dans  saint  Thomas,  est  ou  le  fond, 
ou  la  méthode.  Le  fond,  qui  sont  les  décrets,  les  dogmes  et  les 
maximes  constantes  de  l'école,  n'est  autre  chose  que  le  pur  esprit  de  la 
tradition  et  des  Pères;  la  méthode,  qui  consiste  dans  cette  manière 
contentieuse  et  dialectique  de  traiter  les  questions,  aura  son  utilité, 
pourvu  qu'on  la  donne  non  comme  le  but  de  la  science,  mais  comme 
un  moyen  pour  y  avancer  ceux  qui  commencent  ;  ce  qui  est  aussi 
le  dessein  de  saint  Thomas  dès  le  commencement  de  sa  Somme,  et  ce 
qui  doit  être  celui  de  ceux  qui  suivent  sa  méthode.  On  voit  aussi  par 
expérience  que  ceux  qui  n'ont  pas  commencé  par  là,  et  qui  ont  mis 
leur  fort  dans  la  critique,  sont  sujets  à  s'égarer  beaucoup  lorsqu'ils 
se  jettent  sur  les  matières  théologiques.  Erasme  dans  le  siècle  passé, 
Grotius  et  M.  Simon  dans  le  nôtre  en  sont  un  grand  exemple...  Que 
le  critique  se  taise  donc,  et  qu'il  ne  se  jette  plus  sur  les  matières 
théologiques,  où  jamais  il  n'entendra  que  l'écorce  *.  »  Ces  derniers 
mots  de  Bossuet  s'appliquent  de  tout  point  à  Erasme. 

Il  a  un  dialogue  intitulé  :  Le  Cicéronien,  où  il  raille  certains  lati- 
nistes de  son  temps,  qui  se  faisaient  scrupule  d'employer  un  mot  qui 
ne  fût  pas  dans  Cicéron,  et  n'osaient  dire  Jésus-Christ,  Verbe  de 
Dieu,  Esprit-Saint,  Trinité,  grâce  divine,  etc.  Il  observe  avec  rai- 
son que  Cicéron  même,  dans  ses  ouvrages  de  rhétorique  et  de  phi- 
losophie, emploie  bien  des  mots  nouveaux  ou  dans  une  acception 
nouvelle,  et  que,  Chrétien,  il  eût  parlé  chrétiennement  :  c'était  donc 
fort  mal  imiter  Cicéron,  que  de  vouloir,  étant  Chrétien,  parler  à  un 
Chrétien  des  choses  chrétiennes  avec  le  langage  du  paganisme.  Or, 
cette  superstition  pédantesque  de  mots  et  de  phrases  qu'il  reproche 
à  d'autres,  Erasme  y  tombe  sans  cesse  lui-même.  Il  ne  Jira  pas  saint 
Pierre,  mais  le  divin  Pierre.  Au  lieu  de  traduire  :  Dans  le  principe 
était  le  Verbe,  il  mettra  .  Dans  le  principe  était  le  discours.  L'en- 
semble de  la  création,  de  la  rédemption  et  de  la  consommation  éter- 
nelle, il  l'appellera  une  fable,  parce  que,  chez  les  auteurs  dramati- 
ques, ce  mot  se  prend  pour  drame,  action.  Ces  expressions  louches, 
ces  affectations  de  tournures  païennes  lui  attirèrent  bien  des  critiques 
et  des  reproches,  à  quoi  il  fut  très-sensible.  Un  religieux  franciscain 
ayant  signalé  en  chaire,  sans  pourtant  le  nommer,  sa  manie  de  vou- 

1  Bossuet,  Défense  de  la  tradition  et  des  saints  Pères,  1.  3,  c.  20. 


à  15*5  de  l'ère  chr.]      DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  463 

loir  réformer  jusqu'au  Magnificat,  par  sa  version  de  saint  Luc, 
Erasme  en  fut  tellement  piqué,  qu'il  composa  un  colloque  où  il  traite 
ce  religieux  de  porc  et  d'âne,  plus  âne  que  tous  les  ânes,  et  lui  prouve 
la  justesse  de  sa  traduction  par  les  comédies  de  Térence.  Ce  qui  n'é- 
tonne pas  moins,  c'est  le  titre  de  Sermon  ou  Merdardus  qu'il  donne 
à  ce  colloque,  et  dont  il  a  soin  de  faire  sentir  la  puante  étymo- 
logie. 

Avec  un  bel  esprit ,  Erasme  n'avait  pas  toujours  le  cœur  très- 
noble.  L'objet  habituel  de  ses  risées  et  de  ses  mauvais  bons  mots,  ce 
sont  de  pauvres  moines  :  ce  qui  n'était  guère  généreux  pour  un 
moine  sécularisé.  Encore  les  raille-t-il  non-seulement  sur  des  choses 
indifférentes,  comme  leur  vêtement,  leurs  noms,  mais  encore  sur  des 
choses  louables  et  méritoires,  comme  leur  fidélité  à  garder  leur  règle, 
à  réciter  leur  office,  à  observer  les  jeûnes.  Il  se  permet  des  railleries 
non  moins  déplacées  sur  les  simples  fidèles  ,  sur  leur  dévotion  à  tel 
ou  tel  saint,  sur  leurs  pèlerinages,  et  même  sur  les  prières  ou  aumônes 
qu'ils  font  pour  être  préservés  de  tout  malheur  dans  un  voyage  ou  à 
la  guerre  '.  Tout  cela  ne  fait  pas  plus  d'honneur  à  l'esprit  qu'au  cœur 
d'Erasme. 

II  n'y  eut  qu'un  moine  pour  qui  il  eut  des  ménagements  :  le  moine 
apostat  de  Wittemberg.  Comme  nous  avons  vu  ,  Luther  avait  com- 
mencé par  quelque  chose  de  pire  que  l'athéisme ,  par  nier  le  libre 
arbitre  de  l'homme,  et  faire  Dieu  auteur  du  péché,  ruinant  ainsi  la 
base  de  toute  religion,  de  toute  morale,  de  toute  société  politique  ou 
religieuse  :  la  querelle  des  indulgences,  nous  l'avons  vu,  ne  vint 
qu'après.  A  ce  furieux  effort  de  l'enfer  pour  ensevelir  dans  le  même 
chaos  la  foi  chrétienne  et  la  raison  humaine,  que  devait  naturelle- 
ment faire  un  prêtre  catholique,  un  savant  religieux,  à  qui  Dieu  avait 
donné  l'esprit,  l'érudition,  avec  la  faveur  des  princes  et  des  pontifes, 
et  l'admiration  de  ses  contemporains  ?  que  devait  faire  Erasme  ,  au 
moins  quand  l'Église  eut  prononcé  par  son  chef?  que  devait  faire 
l'éditeur  de  saint  Jérôme,  de  saint  Hilaire,  de  saint  Augustin?  Ne 
devait-il  pas,  comme  ces  trois  héros,  se  mettre  au  service  de  Dieu  et 
de  son  Eglise,  réunir  et  combiner  les  efforts  de  leurs  serviteurs 
fidèles,  les  Tetzel,  lesEckius,  les  Priérias,  les  Cochlée,  les  Emser,  les 
Fisher,  les  Morus,  les  universités  de  Paris,  de  Louvain,  de  Cologne  ; 
puis  marcher  droit  à  l'ennemi,  l'attaquer  corps  à  corps  et  sans  re- 
lâche ?  C'est  précisément  ce  qu'Érasme  ne  fit  pas.  Au  lieu  de  com- 
battre vaillamment  les  combats  du  Seigneur,  il  en  méconnaît  ou  dis- 
simule la  gravité,  n'y  voit  ou  feint  de  n'y  voir  qu'une  querelle  de 

1  Voir  entre  autres  son  Manuel  du  soldat  chrétien  et  son  Eloge  de  la  folie. 


464  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [«▼.  LXXXIV.  —  De  i5lT 

moines  sur  des  indulgences,  dont  il  s'amuse  à  être  spectateur  pour 
rire.  11  rit  ou  raille,  en  effet,  le  plus  souvent  aux  dépens  de  ceux  qui 
défendent  la  vérité,  parce  que  leurs  coups  lui  semblent  trop  rudes,  et 
plus  propres  à  exaspérer  l'ennemi  qu'à  l'adoucir.  Pour  cet  ennemi 
même,  il  n'a  que  des  ménagements,  des  lettres  équivoques  qui  peu- 
vent paraître  de  louange  ou  de  blâme ,  tout  au  plus  quelques  coups 
d'épingle,  quelques  épigranunes  :  aussi,  de  part  et  d'autre,  le  soup- 
çonnait-on d'être  un  luthérien  occulte.  Les  papes  Léon  X,  Adrien  VI, 
Clément  VII,  Paul  III,  le  duc  Georges  de  Saxe,  d'autres  personnages 
illustres  le  pressèrent  de  prendre  la  plume  pour  défendre  la  foi  contre 
l'hérésie,  lui  remontrant  qu'il  ne  s'agissait  pas  simplement  de  quel- 
ques abus  touchant  les  indulgences,  comme  il  avait  coutume  de  dire, 
mais  de  la  base  même  de  la  religion  et  de  la  morale,  le  libre  arbitre 
de  l'homme,  la  bonté  et  la  justice  de  Dieu.  Erasme  s'excuse,  promet, 
diffère,  avance,  recule  :  ce  n'est,  pour  ainsi  dire,  qu'à  son  corps  dé- 
fendant et  pour  éviter  la  note  d'apostat,  qu'il  publie,  en  1524,  sa 
diatribe  ou  dissertation  sur  le  libre  arbitre,  œuvre  traînante,  sans 
nerf  et  sans  précision,  qui  néglige  les  meilleures  armes  de  la  vérité, 
et  qui  reste  bien  au-dessous  de  l'œuvre  analogue  du  roi  d'Angleterre, 
Henri  VIII.  Luther  répondit,  en  1526,  par  son  livre  Du  serf  arbitre, 
où,  avec  beaucoup  d'injures  pour  Erasme,  il  maintient  ce  qu'il  y  a  de 
plus  horrible  dans  sa  doctrine  :  que  Dieu  fait  en  nous  le  mal  comme 
le  bien  ;  que  la  grande  perfection  de  la  foi  ,  c'est  de  croire  que  Dieu 
est  juste,  quoiqu'il  nous  rende  nécessairement  damnables  par  sa  vo- 
lonté ;  en  sorte  qu'il  semble  se  plaire  aux  supplices  des  malheureux. 
Et  encore  :  «  Dieu  vous  plaît  quand  il  couronne  des  indignes,  et  il  ne 
doit  pas  vous  déplaire  quand  il  damne  des  innocents.  »  Pour  con- 
clusion, il  ajoute  :  «  Qu'il  disait  ces  choses,  non  en  examinant,  mais 
en  déterminant;  qu'il  n'entendait  pas  les  soumettre  au  jugement  de 
personne,  mais  conseillait  à  tout  le  monde  de  s'y  assujettir.  » 

Érasme  répliqua  par  deux  livres,  sous  le  titre  de  Hyperaspistes, 
dans  le  premier  desquels  il  répond  aux  injures,  et  dans  le  second  aux 
objections  de  Luther.  Dans  ces  deux  livres,  mais  surtout  dans  sa 
lettre  contre  les  faux  évangélistes  ,  Érasme  montre  sur  une  foule  de 
choses  des  idées  plus  nettes  et  plus  complètes  que  précédemment, 
et  rétracte  ainsi  implicitement  tant  de  propositions  louches ,  témé- 
raires, mal  sonnantes,  erronées  même ,  qui  se  rencontrent  dans  ses 
lettres  antérieures ,  dans  ses  Colloques  ,  son  Manuel  du  soldat  chré- 
tien et  son  Eloge  de  la  folie.  Il  y  fait  d'ailleurs  une  profession  franche 
et  nette  de  catholicisme.  On  sent  que  s'il  avait  commencé  plus  tôt, 
ou  pu  continuer  plus#  longtemps  sa  lutte  avec  Luther,  la  force  des 
choses  l'eût  amené  à  une  étude  plus  approfondie  de  la  doctrine  chré- 


à  1545  de  l'ère  chr.l      DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  465 

tienne,  qui  lui  a  toujours  manqué,  et  qu'il  aurait  trouvée  toute  faite 
dans  saint  Thomas. 

Ainsi,  dans  la  polémique  d'Erasme  avec  Luther,  on  cherche  vaine- 
ment l'éclaircissement  de  la  question  fondamentale,  la  distinction 
nette  et  précise  entre  la  nature  et  la  grâce,  entre  l'ordre  naturel  et 
l'ordre  surnaturel.  D'après  la  définition  de  saint  Thomas,  qui  est  de- 
venue la  définition  commune  de  tous  les  catéchismes  et  de  toutes 
les  théologies,  la  grâce  est  un  don  surnaturel  que  Dieu  accorde  à 
l'homme  pour  mériter  la  vie  éternelle.  Le  mot  important  est  surna- 
turel, ou  qui  est  au-dessus  de  la  nature.  D'après  l'explication  du 
saint  docteur,  qui  est  l'explication  catholique,  la  grâce  est  un  don 
surnaturel,  non-seulement  à  l'homme  déchu  de  la  perfection  de  sa 
nature,  mais  à  l'homme  en  sa  nature  entière;  surnaturel,  non-seule- 
ment à  l'homme,  mais  à  toute  créature  ;  non-seulement  à  toute  créa- 
ture actuellement  existante,  mais  encore  à  toute  créature  possible. 
Saint  Thomas  ne  se  borne  point  à  l'expliquer  ainsi,  mais,  comme 
nous  l'avons  vu  au  livre  soixante-quatorze  de  cette  histoire,  il  en 
donne  une  raison  si  claire  et  si  simple,  qu'il  suffit  de  l'entendre  pour 
en  être  convaincu. 

La  vie  éternelle  consiste  à  connaître  Dieu,  à  voir  Dieu,  non  plus  à 
travers  le  voile  des  créatures,  ce  que  fait  la  théologie  naturelle  ;  non 
plus  comme  dans  un  miroir,  en  énigme  et  en  des  similitudes,  ce  que 
fait  la  foi  ;  mais  à  le  voir  tel  qu'il  est,  à  le  connaître  tel  qu'il  se  con- 
naît. Nous  le  verrons  comme  il  est,  dit  le  disciple  bien-aimé1.  Et 
saint  Paul  :  Maintenant  nous  le  voyons  par  un  miroir  en  énigme  ;  mais 
alors  ce  sera  face  à  face.  Maintenant  je  le  connais  en  partie;  mais  alors 
je  le  connaîtrai  comme  j'en  suis  connu  2.  Or,  tout  le  monde  sait,  tout 
le  monde  convient  que,  de  Dieu  à  une  créature  quelconque,  il  y  a 
l'infini  de  distance.  Il  est  donc  naturellement  impossible  à  une  créa- 
ture, quelle  qu'elle  soit,  de  voir  Dieu  tel  qu'il  est,  tel  que  lui-même 
il  se  voit.  Il  lui  faudrait  pour  cela  une  faculté  de  voir  infinie,  une  fa- 
culté que  naturellement  elle  n'a  pas,  et  que  naturellement  elle  ne 
peut  pas  avoir. 

Il  y  a  plus  :  la  vision  intuitive  de  Dieu,  qui  constitue  la  vie  éter- 
nelle, est  tellement  au-dessus  de  toute  créature,  que  nulle  ne  sau- 
rait, par  ses  propres  forces,  en  concevoir  seulement  l'idée.  Oui,  dit 
saint  Paul  après  le  prophète  Isaïe  :  «  Ce  que  Vœil  n'a  point  vu,  ce  que 
V oreille  na  point  entendu,  ce  qui  n'est  point  monté  dans  le  cœur  de 
V homme,  voilà  ce  que  Dieu  a  préparé  à  ceux  qui  C aiment 3.  » 

Pour  donc  que  l'homme  puisse  mériter  la  vie  éternelle  et  même 

«  1  Joan.,  3.  2.  -  î  1  Cor.,  13,  12.  -  3  Ibi.l.,  2,  9.  h-,  Ci,  4. 

xxiii.  30 


466  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  —  De  15H 

en  concevoir  la  pensée,  il  lui  faut,  en  tout  état  de  nature,  un  secours 
surnaturel,  une  certaine  participation  à  la  nature  divine.  L'homme  ne 
pouvant  s'élever  en  ce  sens  jusqu'à  Dieu,  il  faut  que  Dieu  descende 
jusqu'à  l'homme,  pour  le  déifier  en  quelque  sorte.  Or,  cette  ineffable 
condescendance  de  la  part  de  Dieu  ,  cette  participation  à  la  nature 
divine,  cette  déification  de  l'homme,  c'est  la  grâce. 

C'est  donc  une  idée  fausse,  c'est  donc  une  erreur  de  penser,  avec 
Luther  et  Calvin,  que,  dans  le  premier  homme,  la  nature  et  la  grâce 
étaient  la  même  chose;  que  la  grâce  divine  n'est  devenue  nécessaire 
à  l'homme  que  depuis  sa  chute  ;  que  la  grâce  n'est  que  la  restaura- 
tion de  la  nature  ;  que  la  foi  n'est  que  la  restauration  de  la  raison,  et 
que  la  révélation  divine  n'est  devenue  nécessaire  à  l'homme  que  par 
suite  de  l'obscurcissement  de  son  intelligence.  Aussi  l'Église  a-t-elle 
condamné,  et  avec  beaucoup  de  justice,  cette  proposition  du  jansé- 
niste Quesnel  :  «  La  grâce  du  premier  homme  est  une  suite  de  sa 
création,  et  elle  était  due  à  la  nature  saine  et  entière;  »  et  cette  autre 
de  Baïus  :  «  L'élévation  de  la  nature  humaine  à  la  nature  divine 
était  due  à  l'intégrité  de  la  première  création  5  et,  par  conséquent,  on 
doit  Tappeler  naturelle,  et  non  pas  surnaturelle.  » 

Nous  avons  vu  en  quoi  consiste  précisément  la  différence  de  be- 
soin que  l'homme  a  de  la  grâce  avant  et  après  le  péché.  Saint  Tho- 
mas dit  à  ce  sujet  :  «  L'homme,  après  le  péché,  n'a  pas  plus  besoin 
de  la  grâce  de  Dieu  qu'auparavant,  mais  pour  plus  de  choses  :  pour 
guérir  et  pour  mériter  ;  auparavant,  il  n'en  avait  besoin  que  pour 
l'une  des  deux,  la  dernière.  Avant,  il  pouvait,  sans  le  secours  sur- 
naturel de  la  grâce,  connaître  les  vérités  naturelles,  faire  tout  le 
bien  surnaturel,  aimer  Dieu  naturellement  par-dessus  toutes  choses, 
éviter  tous  les  péchés  ;  mais  il  ne  pouvait,  sans  elle  mériter  la  vie 
éternelle,  qui  est  chose  au-dessus  de  la  force  naturelle  de  l'homme. 
Depuis,  il  ne  peut  plus,  sans  la  grâce  ou  sans  une  grâce,  connaître 
que  quelques  vérités  naturelles,  faire  que  quelques  biens  particuliers 
du  même  ordre,  éviter  que  quelques  péchés.  Pour  qu'il  puisse  tout 
cela  dans  son  entier,  comme  auparavant,  il  faut  que  la  grâce  guérisse 
l'infirmité  ou  la  corruption  de  la  nature.  Enfin,  après  comme  avant, 
il  a  besoin  de  la  grâce  pour  mériter  la  vie  éternelle ,  pour  croire  en 
Dieu,  espérer  en  Dieu  ,  aimer  Dieu  surnaturellement,  comme  objet 
de  la  vision  intuitive  *.  » 

C'est,  entre  autres,  pour  avoir  confondu,  sciemment  ou  non,  la 
nature  et  la  grâce,  l'ordre  naturel  et  l'ordre  surnaturel,  que  Luther, 
Calvin  et  Jansénius  sont  tombés  dans  des  erreurs  si  énormes.  En 

1  Summa,  pars  i,q.  95,  art.  4,  ad  l.  —  la  2œ,  q.  109.  art.  2,  3  et  4. 


à  IM5  Je  l'ère  chr.]        DF,  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  4G7 

voici  la  génération  :  L'homme  déchu  ne  peut  plus  aucun  bien  surna- 
turel :  donc  il  ne  peut  plus  même  aucun  bien  naturel;  donc  toutes 
ses  actions  sont  des  péchés  ;  donc  il  n'a  point  de  libre  arbitre,  et 
Dieu  opère  en  lui  le  mal  comme  le  bien.  Pour  bien  réfuter  ces  mon- 
struosités, Erasme  aurait  dû  y  porter  d'abord  la  lumière  avec  la  doc- 
trine si  claire  et  si  nette  de  saint  Thomas;  Érasme  ne  s'en  est  pas 
même  douté.  Autant  en  est  arrivé  à  plus  d'un  écrivain  moderne;  et 
c'est  là,  croyons-nous,  une  des  causes  principales  de  tant  de  fausses 
idées  répandues  depuis  trois  siècles  dans  les  esprits  et  dans  les 
livres. 

Ce  qu'Erasme  n'a  pas  su  faire,  rétablir  les  vraies  notions  sur  la 
théologie  et  les  preuves  dont  elle  se  sert,  un  de  ses  jeunes  contem- 
porains le  fera  :  le  Dominicain  espagnol,  Melchior  Canus  ou  Cano,  né 
au  diocèse  de  Tolède  dans  les  commencements  du  seizième  siècle, 
entré  dans  l'ordre  de  Saint-Dominique  en  1553,  et  mort  le  30  sep- 
tembre 1560,  après  avoir  successivement  étudié  et  professé  la  théo- 
logie dans  les  université  de  Salamanque,  deValladolid  et  d'Alcala  ou 
Complut,  avoir  paru  avec  distinction  au  concile  de  Trente,  et  occupé 
quelque  temps  l'évêché  des  îles  Canaries  ou  Fortunées.  Son  ouvrage 
Des  Lieux  théologiques  est  connu  de  tout  le  monde,  ou  du  moins  de- 
vrait l'être. 

La  théologie  est  la  science  de  ce  que  Jésus-Christ  nous  enseigne, 
par  son  Église,  sur  Dieu  et  les  choses  divines  :  Vous  n'avez,  dit-il, 
qu'un  seul  maître  ou  docteur,  le  Christ.  Dieu  et  homme,  il  était  hier, 
il  est  aujourd'hui.  C'est  par  lui  et  avec  lui  que  Dieu  le  Père  a  fait 
toutes  choses,  et  le  commencement  de  toutes  choses  est  la  sainte 
Eglise  catholique.  Il  est  cette  sagesse  qui  procède  éternellement  de 
la  bouche  du  Très-Haut,  qui  était  avec  lui  dès  l'origine,  créant  l'uni- 
vers et  s'y  jouant  ;  cette  sagesse  qui  atteint  d'une  extrémité  à  l'autre 
avec  force  et  dispose  tout  avec  douceur,  qui  fait  ses  délices  d'être 
avec  les  enfants  des  hommes,  qui  établit  des  prophètes  et  des  amis 
de  Dieu  parmi  les  nations,  qui  fut  spécialement  avec  Moïse  et  les  au- 
tres patriarches  :  il  est  cette  lumière  véritable  qui  éclaire  tout  homme 
venant  en  ce  monde,  ce  Verbe  éternel  et  unique  de  qui  tout  reçoit 
sa  parole,  ce  même  Verbe  que  tout  parle,  et  ce  principe  qui  nous 
parle  à  nous-mêmes  et  sans  qui  personne  ne  comprend  ni  ne  juge 
droitement1.  Jésus-Christ,  Dieu  et  homme,  est  ainsi  la  source  pre- 
mière de  toute  vérité,  de  toute  connaissance  certaine,  tant  dans 
l'ordre  naturel  que  dans  l'ordre  surnaturel. 
Il  en  est  de  même,  à  proportion,  de  son  Église,  l'Église  catholique. 

»  Imitât  ,  I.  l,c.  3. 


tes  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [lAv.  LXXX1V.  —  De  1517 

—  En  tant  que  société  naturelle,  en  tant  qu'elle  représente  le  genre 
humain,  comme  sa  portion  capitale  et  intelligente,  cette  Eglise  est 
l'organe  naturel,  nécessaire,  irrécusable  de  la  raison  humaine.  —  En 
tant  que  société  surnaturelle,  en  tant  qu'elle  représente  Dieu  sur  la 
terre,  en  tant  que  Dieu  lui-même  s'est  incorporé  en  elle l,  cette  Eglise 
est  l'organe  surnaturellement  naturel,  nécessaire  et  infaillible  de  la 
fui  et  raison  divines. 

Jésus- Christ  unit  dans  sa  personne  la  nature  humaine  à  la  nature 
divine  :  ainsi  l'Église  unit  dans  sa  personne  la  nature  humaine  à  la 
nature  divine,  la  raison  humaine  à  la  foi  divine.  —  Jésus-Christ  n'est 
qu'une  personne,  une  personne  divine.  L'Eglise  n'est  qu'une  société, 
société  surhumaine.  —  L'union  des  deux  natures  en  Jésus-Christ 
n'est  ni  confusion,  ni  séparation,  ni  opposition;  chaque  nature  a  ses 
opérations  distinctes  :  dans  Jésus-Christ,  la  nature  divine  ne  détruit 
point  la  nature  humaine,  mais  la  perfectionne.  Ainsi  en  est-il  dans 
l'Eglise. 

Pour  bien  connaître  Jésus-Christ,  il  faut  le  connaître  non-seule- 
ment en  tant  que  Dieu,  mais  encore  en  tant  qu'homme.  —  Pour  bien 
connaître  l'Église,  il  faut  la  connaître  non-seulement  en  tant  que  so- 
ciété surnaturelle  et  divine,  mais  encore  en  tant  que  société  natu- 
relle et  humaine.  —  Pour  bien  connaître  la  théologie,  il  faut  la  con- 
naître non-seulement  en  tant  que  science  surnaturelle  et  divine,  mais 
encore  en  tant  que  science  naturelle  et  humaine2.  —  L'Eglise,  la 
théologie  embrassent  donc  nécessairement  non-seulement  la  révéla- 
tion proprement  dite,  les  vérités  révélées  surnaturellement  aux  pro- 
phètes et  aux  apôtres,  et  qui  forment  le  fidèle,  mais  encore  la  raison 
humaine,  les  vérités  communiquées  de  Dieu  à  l'homme  nécessaire- 
ment pour  qu'il  fût  /tomme. 

Ainsi  l'Église,  comme  société  naturelle  et  comme  société  surna- 
inrelle,  renferme  tous  les  lieux  théologiques;  c'est  d'elle  qu'il  faut 
apprendre  l'autorité  qu'elle  accorde  et  que  nous  devons  accorder  à 
chacun  d'eux.  Ce  que  Melehior  Cano  a  fait  là-dessus  est  un  chef- 
d'œuvre. 

Il  compte  dix  lieux  théologiques  ou  sources,  d'où  le  théologien 
peut  tirer  des  arguments  convenables,  soit  pour  prouver  ses  propres 
conclusions,  soit  pour  réfuter  les  conclusions  contraires.  Ce  sont  les 
autorités  suivantes  :  1°  l'Écriture  sainte;  2°  les  traditions  divines  et 
apostoliques  ;  3°  l'Église  universelle  ;   i°  les  conciles  et  principale- 


1  Pro  enrpore  ejus,  id  est  Ecclesia,  dit  saint  Paul.  — 2  Theolngia  omnem  de 
Deo  engnitianem  tradit,  sire  ea  per  naturœ  lumen,  seu  divino  solùm  munere  et 
ilcatur.  Melchior  Canus,p.  Jô4. 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  469 

ment  les  conciles  généraux  ;  5°  l'Église  romaine;  6°  les  saints  Pères; 
7°  les  théologiens  scholastiques  et  les  canonistes  ;  8°  la  raison  natu- 
relle; 9°  les  philosophes  et  les  juristes;  10°  l'histoire  humaine.  Les 
sept  premières  autorités  appartiennent  à  la  théologie  en  propre  ;  les 
trois  autres  lui  sont  communes  avec  d'autres  sciences. 

La  première  de  ces  autorités  sont  les  Ecritures  que  Dieu  a  inspi- 
rées et  que  l'Église  toujours  vivante  de  Dieu  reçoit,  approuve  et  in*- 
terprète.  Dans  ce  qui  regarde  la  foi  et  les  mœurs,  la  version  latine 
suffit  ;  mais  il  est  utile  d'étudier  les  textes  hébreu  et  grec,  pour  pé- 
nétrer mieux  le  sens  et  réfuter  avec  plus  d'avantage  les  hérétiques. 
Un  confrère  de  Melchior  Cano ,  le  Dominicain  Sanctes  Pagninus; 
célèbre  prédicateur  et  savant  orientaliste,  né  à  Luques  vers  1470, 
et  mort  en  1541,  avait  rendu  cette  étude  plus  facile,  par  sa  version 
littérale  de  l'Ancien  Testament  sur  l'hébreu,  son  dictionnaire  ou 
trésor  de  la  langue  sainte ,  et  d'autres  ouvrages  élémentaires.  Sa 
version  latine  se  trouve  dans  la  Bible  polyglotte  d'Anvers,  imprimée 
par  Christophe  Plantin,  sous  la  direction  d'Arias  Montanus,  moine 
de  l'ordre  de  Saint-Jacques,  né  l'an  1527  dans  la  province  d'Estra- 
madure. 

Le  second  lieu  théologique  est  la  tradition.  Melchior  Canus  en 
fonde  l'autorité  sur  quatre  raisons  :  1°  L'Église  est  plus  ancienne  que 
l'Ecriture;  2°  l'Écriture  ne  renferme  point  d'une  manière  expresse 
tout  ce  qui  appartient  à  la  doctrine  chrétienne  ;  3°  bien  des  choses 
appartiennent  à  cette  doctrine,  qui  ne  sont  contenues  dans  l'Écriture 
ni  expressément  ni  obscurément  ;  4°  les  apôtres,  pour  des  raisons 
graves,  ont  transmis  des  choses  par  écrit,  d'autres  de  vive  voix. 
Quant  à  la  première  raison,  voici  comme  le  savant  théologien  la  dé- 
veloppe :  «  C'est  que  l'Église  est  plus  ancienne  que  l'Écriture,  et  que 
la  foi  et  la  religion  subsistent  complètes  sans  l'Écriture;  car  les  an- 
ciens patriarches,  qui  vécurent  avant  Moïse,  conservèrent  le  vrai 
culte  de  Dieu  sans  lois  écrites,  mais  par  la  coutume  de  leurs  ancêtres. 
Abraham  reçut  d'abord  de  Dieu  la  circoncision,  et  la  transmit  à  sa 
famille.  Ces  anciens  Hébreux  conservèrent  la  religion  véritable  et 
dans  le  pays  de  Chanaan  et  en  Egypte,  sans  aucune  loi  écrite,  par  la 
seule  tradition.  Jésus-Christ  n'a  pas  dit  à  ses  apôtres  :  Allez  décrivez, 
mais  :  Allez  et  prêchez  l'Évangile  à  toute  créature.  » 

L'auteur  assigne  ensuite  quatre  règles  pour  reconnaître  les  tra- 
ditions de  Jésus-Christ  et  des  apôtres.  La  première  se  trouve  dans 
ces  paroles  de  saint  Augustin  :  Ce  que  tient  l'Église  universelle,  et 
qui  n'a  point  été  institué  par  des  conciles,  mais  retenu  toujours,  on 
croit  avec  beaucoup  de  raison  qu'il  n'a  été  transmis  que  par  l'au- 
torité des  apôtres  :  tel  est  le  jeûne  des  Quatre-Temps.  La  second 


470  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

règle  approche  de  la  première  et  présente  même  plus  de  facilité  : 
Si,  depuis  l'origine,  les  Pères  ont  tenu  unanimement  un  dogme  de 
foi,  et  qu'ils  ont  rejeté  le  contraire  comme  hérétique,  sans  que  ce- 
pendant ce  dogme  se  trouve  dans  l'Écriture,  l'Église  l'a  certaine- 
ment reçu  par  la  tradition  apostolique  :  tels  sont  la  perpétuelle  vir- 
ginité de  Marie,  la  descente  de  Jésus-Christ  aux  enfers,  le  nombre 
certain  des  évangiles.  En  troisième  lieu  :  Quand  une  chose  est  main- 
tenant approuvée  dans  l'Église  par  le  commun  consentement  des 
fidèles,  et  qu'elle  est  au-dessus  de  la  puissance  humaine,  elle  vient 
nécessairement  de  la  tradition  des  apôtres,  comme  de  dissoudre  des 
vœux.  La  quatrième  règle  est  la  plus  usitée  :  Si  les  auteurs  ecclésias- 
tiques attestent  d'une  voix  unanime  qu'un  dogme  ou  un  usage  vient 
des  apôtres,  c'en  est  une  preuve  certaine.  C'est  ainsi  que  les  Pères 
du  septième  concile  témoignent  que  les  images  viennent  des  apôtres; 
il  en  est  de  même  du  symbole. 

Le  troisième  lieu  théologique  est  l'autorité  de  l'Église.  Sur  quoi 
Melchior  Canus  présente  quatre  conclusions  :  l°La  foi  de  l'Église  ne 
peut  défaillir;  2°  l'Église  ne  peut  errer  dans  sa  croyance  ;  3°  non- 
seulement  l'Église  ancienne  n'a  pu  errer  dans  la  foi,  mais  ni  l'Église 
présente  ni  l'Église  à  venir,  jusqu'à  la  consommation  des  siècles,  ne 
peut  ni  ne  pourra  y  errer;  4°  non-seulement  l'Église  universelle, 
c'est-à-dire  la  collection  de  tous  les  fidèles,  a  pour  toujours  cet  esprit 
de  vérité,  mais  les  princes  et  pasteurs  de  l'Église  l'ont  aussi. 

L'autorité  des  conciles  forme  le  quatrième  lieu  théologique,  que 
l'auteur  résume  en  huit  conclusions  :  1°  Un  concile  général  qui  n'a 
été  ni  assemblé  ni  confirmé  par  l'autorité  du  Pontife  romain,  peut 
errer  dans  la  foi  :  tel  le  concile  de  Rimini.  2°  Un  concile  général, 
même  assemblé  par  l'autorité  du  Pontife  romain,  mais  non  con- 
firmé par  elle,  peut  errer  dans  la  foi  :  tel  le  concile  ou  brigandage 
d'Éphèse.  3°  Un  concile  général,  confirmé  par  l'autorité  du  Pontife 
romain,  fait  foi  certaine  des  dogmes  catholiques.  Cette  conclusion 
est  tellement  indubitable  pour  l'auteur,  que  le  contraire  lui  paraît 
hérétique.  -4°  Un  concile  provincial,  non  confirmé  par  le  souverain 
Pontife,  peut  errer  dans  la  foi.  5°  Un  concile  provincial,  confirmé 
par  l'autorité  du  souverain  Pontife,  ne  peut  errer  dans  la  foi.  6°  Des 
conciles  provinciaux,  quoiqu'il  leur  manque  l'autorité  du  Pontife 
romain,  on  peut  tirer  un  argument  probable  pour  persuader  les 
dogmes  delà  foi.  7°  Les  conciles  épiscopaux,  s'ils  sont  confirmés  par 
le  Pontife  romain  dans  les  décrets  de  la  foi,  présentent  un  argument 
certain  de  la  vérité.  8°  Un  synode  épiscopal  peut ,  par  lui-même, 
faire  foi  probable,  mais  non  certaine,  dans  un  jugement  d'hérésie. 

Comme  cinquième   lieu  théologique   vient  l'autorité  de  l'Eglise 


à  1545  de  l'ère  chr.]      DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  471 

romaine  ;  au  sujet  de  quoi  Melchior  Canus  établit  les  trois  propo- 
sitions suivantes  :  Pierre  a  été  institué  par  le  Christ  pasteur  de  l'E- 
glise universelle.  Pierre,  lorsqu'il  enseignait  l'Église  ou  affermissait 
les  ouailles  dans  la  foi,  ne  pouvait  errer.  Pierre  défunt,  quelqu'un 
lui  succédait  de  droit  divin  dans  la  même  autorité  et  puissance. 
L'auteur  prouve  que  ce  successeur  est  Tévêque  de  Rome. 

En  sixième  lieu  est  l'autorité  des  saints  Pères  ;  sur  quoi  il  y  a  six 
conclusions  :  1°  L'autorité  des  saints,  soit  en  petit  ou  en  plus  grand 
nombre,  lorsqu'il  s'agit  de  facultés  contenues  dans  la  lumière  natu- 
relle, ne  fournit  point  d'arguments  certains  :  elle  ne  vaut  qu'autant 
que  le  persuade  la  raison  conforme  à  la  nature.  2°  L'autorité  d'un 
ou  de  deux  saints,  même  dans  ce  qui  appartient  à  la  sainte  Ecriture 
et  à  la  doctrine  de  la  foi,  peut  présenter  bien  un  argument  probable, 
mais  ne  saurait  en  présenter  de  ferme.  Ainsi,  le  mépriser  et  le  comp- 
ter pour  rien,  c'est  de  l'impudence  ;  mais  le  recevoir  et  le  tenir  pour 
certain,  c'est  de  l'imprudence.  3°  L'autorité  de  plusieurs  saints,  lors- 
que les  autres,  quoique  en  plus  petit  nombre,  réclament,  ne  saurait 
fournir  au  théologien  des  arguments  solides.  -4°  L'autorité  même  de 
tous  les  saints,  dans  les  questions  qui  n'appartiennent  nullement  à 
la  foi,  fait  foi  probable,  mais  non  pas  certaine.  5°  Dans  l'exposition 
des  saintes  lettres,  la  commune  interprétation  de  tous  les  anciens 
saints  Pères  fournit  au  théologien  un  argument  très-certain  pour 
corroborer  les  assertions  théologiques  ;  car  le  sens  de  tous  les  saints 
est  le  sens  même  du  Saint-Esprit.  6°  Tous  les  saints  ensemble  ne 
sauraient  errer  dans  un  dogme  de  foi. 

Le  cinquième  lieu  est  des  plus  importants  et  des  plus  nécessaires  : 
c'est  l'autorité  de  l'école  théologique.  Les  hérétiques  modernes  non- 
seulement  la  comptent  pour  peu,  mais  la  rejettent  avec  dédain. 
Luther,  disciple  de  Wiclef  en  ceci  comme  dans  le  reste,  prétend  que 
la  théologie  scholastique  n'est  autre  que  l'ignorance  de  la  vérité  et 
une  vaine  tromperie;  il  appelle  même  les  académies  les  lupanars  de 
l'antechrist.  Mélanchton  dit  que  c'est  à  Paris  qu'est  née  la  scholas- 
tique profane,  qui  a  obscurci  l'Évangile  et  éteint  la  foi.  En  un  mot, 
tous  les  luthériens  sans  exception  méprisent  souverainement  et  mal- 
traitent hostilement  l'autorité  de  notre  école.  De  là  peut-être,  comme 
de  la  première  source,  viennent  leurs  autres  hérésies.  Qui  méprise 
les  auteurs  scholastiques,  méprisera  facilement  et  comme  nécessai- 
rement les  jugements  de  l'école,  puis  les  anciens  Pères  dont  les 
théologiens  modernes  résument  la  doctrine,  puis  les  conciles  com- 
posés de  ces  Pères,  puis  l'autorité  de  l'Église,  enfin  certains  livres 
canoniques  :  c'est  en  effet  ce  qui  est  arrivé  aux  luthériens.  Tant  il  est 
vrai  que  celui  qui  méprise  les  petites  choses  tombe  peu  à  peu.  Ce 


472  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  -  De  1517 

n'est  pas  que  l'autorité  de  l'école  soit  petite,  elle  que  personne  ne 
saurait  mépriser  sans  péril  pour  la  foi  :  car  depuis  la  naissance  de 
l'école,  le  mépris  de  l'école  et  la  peste  des  hérésies  sont  et  furent  tou- 
jours inséparables.  Ces  observations  de  Melchior  Canus  méritent  at- 
tention. 

Mais  dans  tout  ceci,  continue-t-il,  le  lecteur  doit  se  souvenir  que 
je  défends  la  doctrine  de  l'école,  qui  est  établie  sur  les  fondements 
des  saintes  lettres.  Aussi  avec  l'assentiment  de  tout  le  monde,  appel- 
lerai-je  misérable  cette  doctrine  de  l'école  qui  se  défend  par  les  titres 
des  maîtres,  qui,  négligeant  l'autorité  de  l'Écriture  sainte,  disserte  des 
choses  divines  par  des  syllogismes  entortillés,  ou  plutôt  qui  disserte 
ainsi,  non  pas  des  choses  divines  ou  humaines,  mais  d'autres  qui  ne 
nous  intéressent  en  rien.  Je  sais  que  dans  l'école  il  y  a  eu  quelques 
théologiens  d'inscription  qui  ont  décidé  toutes  les  questions  par  des 
arguments  frivoles,  et  qui,  faisant  perdre  leur  poids  aux  choses  les 
plus  graves  par  leurs  vaines  raisonnettes,  ont  publié  des  commen- 
taires à  peine  dignes  de  vieilles  femmes.  Ils  citent  rarement  l'Écri- 
ture, ne  font  nulle  mention  des  conciles,  n'ont  rien  qui  sente  les  an- 
ciens Pères,  ni  même  une  philosophie  sérieuse,  mais  quelques  con- 
naissances puériles  :  cependant  on  les  appelle  théologiens  scholasti- 
ques,  quoiqu'ils  ne  soient  ni  scholastiques  ni  théologiens  surtout, 
eux  qui,  introduisant  dans  l'école  la  lie  des  sophismes,  excitent  le 
rire  des  doctes  et  le  mépris  des  hommes  de  goût.  Qui  donc  enten- 
dons-nous par  théologien  scholastique  ?  Celui  qui  raisonne  de  Dieu 
et  des  choses  divines  convenablement,  prudemment,  doctement,  d'a- 
près les  lettres  et  les  institutions  sacrées.  Sans  cela,  nul  n'est  un 
théologien  de  l'école.  Melchior  signale  encore,  avec  un  blâme  sévère, 
certains  théologiens  qui  semblent  nés  pour  la  discorde,  et  qui  s'oc- 
cupent, non  à  découvrir  la  vérité,  mais  à  contredire  les  autres.  Mais 
ces  torts  de  quelques-uns  ne  doivent  pas  être  imputés  à  tous,  encore 
moins  à  la  science,  dont  ils  abusent. 

Le  premier  office  de  la  théologie  scholastique  est  de  mettre  en 
lumière  ce  qui  est  caché  dans  les  saintes  lettres  et  les  traditions 
apostoliques;  car  des  principes  révélés  de  la  foi,  le  théologien  tire 
les  conséquences  qui  y  sont  renfermées  et  les  développe  par  l'argu- 
mentation. Érasme  est  absurde  quand  il  blâme  les  théologiens  de 
tirer  les  conséquences  des  principes  :  sans  cela  il  n'y  aurait  jamais  de 
science. 

Le  second  otlice  de  la  théologie  est  de  défendre  la  vraie  foi  contre 
les  hérétiques.  Qui  ne  sait  pas  le  faire,  ne  mérite  pas  le  nom  de  théo- 
logien. Aussi  les  hérétiques  haïssent-ils  les  docteurs  <!«•  l'école,  comme 
les  loups  haïssent  les  chiens  qui  gardent  le  troupeau.  Y\\  troisième 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  47  3 

but  de  la  théologie  scholastique,  c'est  d'éclaircir  ou  même  de  con- 
firmer, autant  que  possible,  la  doctrine  du  Christ  et  de  l'Église  par 
les  sciences  humaines  :  comme  les  dépouilles  de  l'Egypte  servirent 
autrefois  à  orner  le  tabernacle  de  l'Eternel. 

Quant  à  l'autorité  de  l'école,  l'auteur  établit  les  conclusions  sui- 
vantes :  1°  Le  témoignage  des  théologiens  scholastiques,  même  en 
grand  nombre ,  s'il  est  contredit  par  d'autres  hommes  doctes ,  ne 
vaut  que  suivant  leurs  raisons  ou  leur  autorité.  On  en  juge,  non  par 
le  nombre,  mais  par  le  poids.  2°  Du  sentiment  commun  de  tous  les 
auteurs  scholastiques,  dans  une  matière  grave,  on  tire  des  argu- 
ments probables,  en  sorte  qu'il  est  téméraire  d'y  résister.  La  raison 
dit  en  effet  que,  dans  un  art  quelconque,  il  faut  en  croire  les  habiles. 
3°  Contredire  la  sentence  unanime  de  tous  les  théologiens  de  l'école 
touchant  la  foi  ou  les  mœurs,  si  ce  n'est  pas  une  hérésie,  certaine- 
ment c'en  approche.  En  effet,  on  ne  trouvera  aucun  dogme  soutenu 
unanimement  et  constamment  par  tous  les  scholastiques,  que  l'E- 
glise universelle  ne  le  tienne,  mue  par  leur  autorité.  Ajoutez -y  qu'il 
n'y  a  pas  un  décret,  une  décision  si  propre  à  l'école,  qu'il  ne  soit 
fondé  ou  sur  l'Ecriture  sainte,  ou  sur  la  tradition  des  apôtres,  ou  sur 
les  décisions  soit  des  conciles,  soit  des  souverains  Pontifes.  D'ailleurs, 
si  tous  les  théologiens  pouvaient  se  tromper,  lorsqu'ils  sont  d'accord 
sur  une  question ,  ils  exposeraient  l'Église  à  se  tromper  de  même  ; 
car  et  les  confesseurs  et  les  prédicateurs  enseignent  le  peuple  comme 
ils  ont  appris  des  théologiens.  Si  donc  l'Église  dissimulait  une  erreur 
commune  de  ceux-ci  dans  la  foi,  elle  tromperait  les  fidèles  par  son 
silence  ;  car  c'est  approuver  l'erreur  que  de  ne  pas  y  résister,  et  c'est 
opprimer  la  vérité  que  de  ne  pas  la  défendre,  comme  dit  le  pape  In- 
nocent. Dieu  lui-même  manquerait  au  peuple  chrétien  dans  les  choses 
nécessaires  s'il  ne  découvrait  l'erreur  de  tous  les  théologiens.  Après 
tout  cela,  la  théologie  de  l'école  est-elle  encore  à  mépriser?  Je  le 
croirais,  si  ce  n'était  par  son  autorité  que  l'Église  a  défini  bien  des 
choses;  car  depuis  trois  cents  ans,  si  l'Église  a  condamné  des  héré- 
sies, si  elle  a  porté  des  décrets  sur  la  foi  et  les  mœurs,  dans  l'un  et 
j'autre  elle  s'est  beaucoup  aidé  du  secours  et  des  travaux  des  scho- 
lastiques. 

De  plus,  quand  le  Seigneur  dit  :  Qui  vous  écoute,  m'écoute;  qui 
vous  méprise,  me  méprise,  il  parlait  non-seulement  aux  premiers 
théologiens,  c'est-à-dire  les  apôtres,  mais  encore  aux  docteurs  à  venir 
dans  l'Église,  tant  qu'il  y  aurait  des  brebis  à  paître  dans  la  science  et 
la  doctrine.  Celui  donc  qui  méprisait  les  théologiens  succédant  au 
Christ,  méprisait  le  Christ  lui-même;  ainsi  en  est-il  nécessairement 
de  qui  méprise  les  théologiens  modernes  succédant  aux  anciens. 


474  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [L\\.  LXXX1V.  -  De  1517 

Aussi  l'auteur  du  commentaire  imparfait  sur  saint  Matthieu  dit-il  : 
Quand  vous  entendez  quelqu'un  prôner  les  anciens  docteurs,  voyez 
quel  il  est  envers  les  docteurs  de  son  temps.  S'il  honore  ceux  avec 
lesquels  il  vit,  sans  doute  qu'il  eût  honoré  les  autres  s'il  eut  vécu 
avec  eux.  S'il  méprise  les  siens,  il  eût  méprisé  les  autres.  — Enfin, 
comme  dit  l'Apôtre,  le  Christ  a  placé  dans  l'Église,  les  uns  apôtres, 
les  autres  prophètes,  ceux-ci  évangélistes,  ceux-là  pasteurs  et  doc- 
teurs, pour  la  consommation  des  saints,  l'œuvre  du  ministère,  l'édi- 
fication du  corps  du  Christ,  jusqu'à  ce  que  nous  nous  rencontrions 
tous  dans  l'unité  de  la  foi,  dans  l'homme  parfait,  afin  que  nous  ne 
soyons  plus  des  enfants  flottant  et  ballottés  à  tout  vent  de  doctrine  *. 
Donc,  aussi  longtemps  que  durera  le  corps  du  Christ  ou  l'Église,  il 
sera  de  la  Providence  divine  de  faire  en  sorte  que  ceux  qui  ensei- 
gnent dans  l'Eglise  la  doctrine  sacrée  tiennent,  comme  étant  donnée 
de  Dieu,  la  vérité  de  la  foi,  afin  que  le  peuple  ne  soit  pas  porté  çà  et 
là  comme  des  enfants. 

Le  huitième  lieu  théologique  est  la  raison  naturelle  ;  sur  quoi  il  y 
a  deux  erreurs  à  éviter  :  la  première ,  de  ne  consulter  en  théologie 
que  la  raison,  négligeant  l'Écriture  sainte  et  les  Pères  :  tels  étaient 
plusieurs  théologiens  qui ,  bornés  à  quelques  arguties  syllogistiques, 
se  trouvèrent  sans  armes  quand  il  fallut  combattre  l'hérésie  luthé- 
rienne. La  seconde  erreur  est  de  ceux  qui  décident  tout  par  les  seuls 
textes  de  l'Écriture  ou  quelquefois  des  Pères,  évitant  tous  les  argu- 
ments naturels,  comme  s'ils  étaient  contraires  à  la  théologie  :  tel  est 
Luther,  qui  non-seulement  soutient  que  la  philosophie  est  inutile 
et  nuisible  au  théologien ,  mais  que  toutes  les  sciences  spécula- 
tives sont  autant  d'erreurs  :  ce  qui  est  à  nos  yeux  une  erreur  des 
plus  grandes. 

Celui  qui  enseigne  la  doctrine  chrétienne  remplit  à  la  fois  deux 
personnages  :  il  est  homme  et  théologien.  Comme  homme  raison- 
nable ,  le  raisonnement  lui  est  inné,  qu'il  discute  tout  seul  ou  avec 
autrui  les  choses  humaines  ou  les  choses  divines.  Il  ne  peut  pas  plus 
s'en  défaire  que  de  cesser  d'être  homme.  On  se  sert  à  la  fois  de  son 
pied  et  de  sa  tête,  sans  rejeter  l'un  pour  l'autre;  ainsi  en  est-il  du 
théologien  :  il  se  sert  à  la  fois  de  la  raison  naturelle  et  de  la  révéla- 
tion surnaturelle,  sans  rejeter  aucune  des  deux.  D'ailleurs,  la  grâce 
n'ôte  pas  la  nature,  mais  la  perfectionne;  ni  la  nature  ne  repousse 
la  grâce,  mais  la  reçoit.  La  théologie  ne  rejettera  donc  pas  la  raison 
de  la  nature  humaine. 

La  philosophie  est  nécessaire  au  théologien  pour  instruire  les 

1  Ephes.,  4. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE"  CATHOLIQUE.  475 

philosophes;  car,  comme  l'Apôtre,  il  doit  se  faire  tout  à  tous.  Elle  lui 
est  nécessaire  pour  réfuter  les  sophistes,  et  enfin  parce  que  la  variété 
de  connaissances  dans  le  précepteur  fait  plaisir  à  l'auditeur,  lui  in- 
spire l'admiration,  et  enfin  le  gagne. 

Parmi  les  argumentations  de  la  raison  naturelle,  il  y  en  a  de  cer- 
taines, et  d'autres  qui  ne  le  sont  pas.  Sont  certaines  celles  que  les 
dialecticiens  appellent  démonstrations,  c'est-à-dire  qui,  de  principes 
clairs  et  incontestables,  déduisent  une  conséquence  certaine  et  évi- 
dente. Sont  incertaines  celles  qui,  étant  probables,  sont  néanmoins 
sujettes  à  conjecture  et  n'emportent  aucune  nécessité  d'assentiment. 
Après  avoir  cité  de  l'Écriture  même  des  exemples  de  l'une  et  de 
l'autre  espèce,  Melchior  Canus  ajoute  :  Il  est  donc  clair  que  les  argu- 
mentations naturelles  dont  peut  user  la  théologie  sont  quelquefois 
infirmes,  et  souvent  fermes  ;  car  ceux  qui  prétendent  que  tout  reste 
en  question  et  que  la  vérité  ne  persiste  constante  nulle  part,  ceux-là 
sont  impies  et  envers  la  nature  et  envers  Dieu.  L'Apôtre,  après  avoir 
dit  que  les  raisons  naturelles  sont  manifestes,  les  rappelle  sagement 
à  Dieu,  leur  auteur.  Ce  qui  est  connaissable  de  Dieu,  dit-il,  leur  est 
manifeste  ;  car  Dieu  le  leur  a  manifesté.  Est-ce  par  les  anges?  par 
les  prophètes?  par  les  apôtres?  Nullement.  Mais  ce  qui  est  invisible 
de  Dieu  se  voit  intellectuellement  depuis  la  création  du  monde  dans 
les  choses  qui  ont  été  faites.  Il  y  a  donc  des  raisons  naturelles  qui 
sont  évidentes  et  certaines.  Les  sciences  spéculatives  qui  se  com- 
posent d'argumentations  de  cette  espèce  ne  sont  donc  pas  des 
erreurs  et  de  vaines  tromperies,  comme  Luther  a  prétendu  non-seu- 
lement en  insensé,  mais  en  impie  l. 

Répondant  aux  objections,  Melchior  Canus  dit,  entre  autres,  avec 
Clément  d'Alexandrie  :  Dans  l'épître  aux  Colossiens,  l'Apôtre  ne 
blâme  pas  la  philosophie  véritable,  c'est-à-dire  qui  a  des  sentiments 
vrais  sur  la  nature,  mais  la  philosophie  épicurienne,  qui  ôte  la  pro- 
vidence, met  la  volupté  au  nombre  des  dieux,  et  ne  croit  à  rien 
d'incorporel.  Ce  sont  ces  doctrines  philosophiques  et  autres  sem- 
blables que  condamne  saint  Paul,  doctrines  que  leurs  auteurs  dé- 
corent du  nom  de  philosophie,  tandis  qu'elles  ne  sont  rien  moins  que 
cela,  mais  des  traditions  d'hommes  ignorants,  ainsi  que  l'Apôtre  les 
appelle.  La  philosophie  véritable  et  naturelle,  au  contraire,  ne  vient 
pas  de  la  tradition  des  hommes,  mais  de  la  révélation  de  Dieu, 
comme  nous  l'avons  montré  plus  haut  par  le  témoignage  de  l'Apôtre 
même  2. 

Le  neuvième  lieu  théologique,  suite  du  huitième,  est  l'autorité  des 

»!..  9,  c.8.  —  2C.  9. 


476  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

philosophes  qui  prennent  la  nature  pour  guide.  Ici  encore  se  ren- 
contre une  erreur  de  Luther,  qui  condamne  tous  les  scholastiques, 
principalement  saint  Thomas ,  comme  ayant  introduit  le  règne 
d'Aristote,  le  dévastateur  de  la  sainte  doctrine  ;  car  c'est  ainsi  qu'il 
parle  contre  Latomus.  Melchior  Canus  expose  ce  que  la  foi  catholique 
et  le  bon  sens  tiennent  à  cet  égard.  Voici  ses  conclusions. 

Le  consentement  unanime  de  tous  les  philosophes  donne  la  certi- 
tude d'un  dogme  philosophique.  Il  le  prouve  entre  autres  par  les  con- 
sidérations suivantes.  S'il  y  a  quelque  chose  de  tout  à  fait  probable, 
rien  ne  l'est  assurément  plus,  si  ce  n'est  que  le  maître  de  la  nature 
ait  envoyé  des  docteurs  au  genre  humain  pour  lui  enseigner  les  con- 
naissances naturelles,  car  qui  serait  assez  insensé  pour  établir  une 
université  sans  professeurs?  Parce  que  Dieu  était  connu  dans  la  Judée, 
il  y  érigea  une  école  de  la  science  divine,  et  y  procura  les  rabbins. 
Et  parce  qu'il  a  voulu  que  chez  les  Chrétiens  il  y  eût  des  académies 
pour  la  doctrine  évangélique,  il  a  donné  aussi  des  apôtres,  des  pro- 
phètes, des  évangélistes,  des  docteurs  pour  professer  cette  doctrine 
dans  la  république  du  Christ.  C'est  pourquoi,  comme,  pour  leur 
instruction,  il  a  manifesté  à  toutes  les  nations  les  lois  et  les  connais- 
sances de  la  nature,  il  n'est  pas  vraisemblable  qu'il  n'ait  institué  au- 
cuns maîtres  pour  enseigner  ces  lois  et  ces  sciences.  De  plus,  s'il  est 
permis  d'argumenter  de  cette  similitude,  Clément  d'Alexandrie  dit 
que  la  philosophie  a  été  donnée  de  Dieu  aux  Grecs  comme  leur  pro- 
pre testament.  Comme  donc  il  n'a  pas  laissé  sans  interprète  le  testa- 
ment des  Juifs  et  celui  des  Chrétiens,  il  n'en  a  pas  frustré  non  plus  le 
testament  des  Grecs.  Il  était  donc  aussi  de  la  Providence  divine  que 
tous  les  philosophes  n'errassent  point  ensemble  ou  dans  la  connais- 
sance de  Dieu,  ou  dans  la  morale,  ou  même  dans  l'intelligence  des 
choses  naturelles,  nécessaires  aux  deux  premières;  d'où  il  suit  que, 
selon  saint  Paul,  les  Grecs  sont  inexcusables,  lisseraient  excusables, 
cependant,  si  leurs  précepteurs,  sous  la  direction  de  l'auteur  sou- 
verainement bon  de  la  nature ,  n'étaient  pas  assez  instruits  de  la 
vérité. 

Boëce,  ce  grand  et  savant  homme,  n'estime  pas  moins  les  concep- 
tions communes  des  sages  que  si  c'étaient  les  conceptions  commu- 
nes de  tous  les  hommes.  Nous-mêmes  avons  montré  plus  haut  que 
les  communs  jugements  des  docteurs  ecclésiastiques  doivent  être 
regardés  comme  les  sentences  communes  de  tous  les  fidèles.  C'est 
pourquoi  il  n'y  a  point  de  doute  que  cela  ne  soit  vrai  et  incontes- 
table, de  quoi  la  raison  de  tous  les  philosophes  est  d'accord. 

Mais  quand  il  s'agit  de  la  secte  de  tel  ou  tel  philosophe,  la  ques- 
tion est  bien  différente.  Et  plus  quelqu'un  est  docte  et  grave,  plus 


à  1545  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  477 

son  autorité  est  probable  et  son  témoignage  digne  de  foi.  Cependant 
le  théologien  ne  doit  s'attacher  à  aucun,  de  manière  à  n'oser  s'en 
écarter  le  moins  du  monde.  Saint  Augustin  préférait  Platon,  saint 
Thomas  Aristote.  Melchior  fait  voir  qu'il  ne  faut  pas  donner  à  ce  der- 
nier philosophe  une  confiance  entière  et  sans  restriction,  attendu 
plusieurs  erreurs  qui  se  trouvent  dans  ses  œuvres  1. 

Le  dixième  et  dernier  lieu  théologique,  c'est  l'autorité  de  l'histoire 
humaine.  Melchior  Canus  fait  voir  que  la  connaissance  de  l'histoire 
est  non-seulement  utile,  mais  nécessaire  au  théologien.  Pour  faire 
sentir  quelle  est  l'autorité  de  l'histoire  en  général,  il  pose  en  principe 
qu'il  est  nécessaire  que  les  hommes  en  croient  les  hommes,  à  moins 
qu'ils  ne  veuillent  vivre  comme  les  bêtes.  Il  le  prouve  au  long  par 
saint  Augustin  et  Théodoret.  D'où  il  tire  ensuite,  pour  le  détail,  les 
conclusions  suivantes  :  1°  A  l'exception  des  auteurs  sacrés,  nul  his- 
torien, pris  isolément,  ne  peut  donner  la  certitude  en  théologie. 
2°  Des  historiens  graves  et  dignes  de  foi,  comme  il  y  en  a  certaine- 
ment plusieurs  et  pour  l'Église  et  pour  le  siècle,  fournissent  au  théo- 
logien un  argument  probable,  tant  pour  confirmer  ce  qui  est  de  son 
domaine  que  pour  réfuter  les  fausses  opinions  des  adversaires.  3°  Si 
tous  les  historiens  approuvés  et  graves  s'accordent  sur  un  même  fait, 
alors  leur  autorité  offre  un  argument  certain  pour  confirmer  les 
dogmes  théologiques  mêmes  par  une  raison  incontestable.  Melchior 
en  cite  plusieurs  exemples,  comme  le  voyage  de  saint  Pierre  à  Rome, 
la  tenue  du  concile  de  Nicée.  Il  y  a  bien  des  faits  de  ce  genre  qui 
nous  sont  transmis  par  le  commun  consentement  des  historiens. 
Non-seulement  de  les  nier,  mais  même  de  les  révoquer  en  doute, 
est  le  comble  de  la  folie  -. 

A  ses  onze  livres  sur  les  lieux  théologiques,  Melchior  Canus  comp- 
tait en  ajouter  trois  :  un  sur  l'usage  de  ces  lieux,  l'autre  sur  la  ma- 
nière de  convaincre  les  Juifs,  le  troisième  sur  la  manière  de 
convaincre  les  Mahométans.  La  mort  ne  lui  permit  d'achever  que 
le  premier. 

II  y  fait  entre  autres  cette  observation  :  C'est  à  la  théologie  à  don- 
ner de  Dieu  toutes  les  espèces  de  connaissances,  qu'elles  viennent  de 
la  lumière  naturelle  ou  de  la  révélation  divine  3.  Nous  croyons  que 
les  théologiens  de  nos  jours,  et  même  les  premiers  pasteurs,  ne  font 
point  assez  d'attention  à  ceci,  et  qu'on  permet  trop  facilement  à  la 
philosophie  séculière,  dans  les  écoles  publiques,  d'usurper  la  théo- 
logie sous  le  nom  de  métaphysique  ou  de  théodicée,  sans  aucune 
mission  ni  contrôle  de  l'Église  de  Dieu. 

'L.  19.  —  9  L.  11.  —  s  L.  13,  e.  2. 


478  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  —  De  151T 

Voici  comme  l'auteur  distingue  la  théologie  naturelle  et  la  théo- 
logie surnaturelle.  J'appelle  théologie  naturelle  cette  partie  de  la  mé- 
taphysique qui  étudie  la  nature  de  Dieu  par  les  raisons  de  la  nature, 
et  qui  nous  est  commune  avec  les  philosophes  de  la  gentilité;  théo- 
logie surnaturelle,  celle  qui  étudie  la  nature  et  les  attributs  de  Dieu 
par  les  principes  que  Dieu  lui-même  a  révélés  aux  hommes.  J'en- 
tends ici  par  révélation,  suivant  la  coutume  des  théologiens,  celle 
qui  surpasse  la  portée  et  le  génie  de  l'homme  :  car  saint  Paul  attri- 
bue à  la  révélation  et  manifestation  de  Dieu  même  les  choses  que 
l'on  connaît  par  la  raison  et  la  lumière  naturelles  l. 

Cet  ouvrage  de  Melchior  Canus  fait  honneur  et  à  l'auteur,  et  à  l'or- 
dre de  Saint-Dominique,  et  à  l'Espagne.  Le  style  en  est  d'une  élé- 
gante latinité,  mais  sans  cette  affectation  pédantesque  de  locutions 
païennes  qu'on  remarque  dans  Érasme.  L'excellence  du  fond  l'em- 
porte encore  sur  la  beauté  de  la  forme.  C'est  le  bon  sens  même, 
mais  élevé  à  sa  plus  haute  puissance  par  la  science  chrétienne,  qui 
concilie  dans  un  harmonieux  ensemble  la  nature  et  la  grâce,  l'huma- 
nité et  l'Église,  la  raison  et  la  foi,  la  philosophie  et  la  théologie.  Il 
assigne  à  chaque  chose  les  limites  que  Dieu  lui  a  données;  sur 
chaque  chose  il  dissipe  les  erreurs  et  les  ténèbres  que  les  hérétiques, 
notamment  Luther,  y  ont  accumulées.  Désormais,  avec  lui  et  par 
lui,  les  défenseurs  de  la  vérité  s'entendront  sans  peine  entre  eux  pour 
combattre  efficacement  l'hérésie  luthérienne  et  toutes  les  erreurs  qui 
s'ensuivent.  Et  si  jamais  Dieu  suscite  une  congrégation  religieuse 
qui,  partant  des  principes  de  Melchior  Canus,  cultive  toutes  les  scien- 
ces divines  et  humaines  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  et  de  son 
Église,  elle  surpassera  peut-être  toutes  les  autres  en  vertus  et  en 
succès. 

En  attendant ,  l'Allemagne  et  l'Espagne  présentaient  un  singulier 
contraste.  L'Allemagne  était  déchirée,  scandalisée,  pervertie  par  un 
moine  augustin,  l'apostat  Luther  :  l'Espagne  était  édifiée  ,  sanctifiée 
par  un  moine  augustin,  saint  Thomas  de  Villeneuve. 

Thomas  naquit  l'an  1488,  à  Fuenlana,  diocèse  de  Tolède.  Son 
père  était  Alphonse-Thomas  Gardas  de  Villeneuve,  et  sa  mère  Lucie 
Martinèz,  d'une  ancienne  noblesse  ,  mais  dont  quelques  membres  se 
voyaient  réduits  à  exercer  l'agriculture.  Villeneuve  ,  dont  ils  étaient 
tous  deux  originaires,  est  une  petite  ville  à  deux  milles  de  Fuenlana, 
où  ils  s'étaient  retirés  à  l'occasion  d'une  maladie  contagieuse.  Leur 
charité  pour  les  pauvres  était  si  grande,  qu'on  leur  donnait  le  sur- 
nom d'aumôniers.   Alphonse  leur  distribuait  tout  le  revenu  d'un 


'  L.  i; 


à  1545  de  l'ère  chr.l        DK  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  479 

moulin,  et  prêtait  du  blé  aux  pauvres  paysans  pour  la  semence, 
dont  il  leur  faisait  presque  toujours  la  remise.  Lucie  était  extrême- 
ment pieuse;  elle  avait  un  oratoire  où  elle  se  retirait  à  certaines 
heures,  avec  ses  servantes  et  ses  nièces ,  pour  vaquer  à  l'oraison,  et 
où  l'on  célébrait  la  messe  quand  elle  ne  pouvait  aller  à  l'église.  Elle 
se  confessait  et  communiait  toutes  les  semaines.  Sous  des  habits  mo- 
destes, elle  portait  un  cilice,  jeûnait  tous  les  vendredis  ,  travaillait 
sans  cesse  pour  les  pauvres;  souvent  elle  demandait  leur  ouvrage 
à  de  pauvres  ouvrières,  le  faisait  elle-même,  et  le  leur  rendait  pour 
qu'elles  en  eussent  le  salaire.  C'était  principalement  aux  fêtes  de 
Pâques,  durant  la  semaine  sainte,  qu'elle  distribuait  ce  qu'elle  avait 
travaillé  en  fait  de  linge  ;  plus  d'une  fois  elle  donna  ses  propres  vê- 
tements. Elle  avait  une  tendresse  de  mère  pour  les  pauvres  honteux, 
pour  les  prisonniers  et  pour  les  malades,  à  qui  elle  portait  elle-même 
ce  qui  pouvait  leur  convenir.  Dieu  fit  connaître  par  un  miracle  com- 
bien cette  charité  lui  était  agréable.  Un  jour,  comme  elle  faisait 
chaque  semaine ,  elle  avait  distribué  toute  la  farine  qu'on  lui  avait 
amenée  du  moulin  ;  un  mendiant  survient ,  demandant  l'aumône  ; 
elle  envoya  ses  servantes  examiner  s'il  n'y  avait  plus  de  farine  au 
grenier;  elles  protestèrent  qu'elles  avaient  tout  distribué  le  matin,  et 
qu'il  n'y  restait  pas  même  de  la  poussière.  Elle  insista,  disant  :  Allez 
toujours,  pour  l'amour  de  Dieu  ;  balayez  bien  le  grenier,  car  Dieu  ne 
permettra  pas  que  ce  pauvre  s'en  aille  de  chez  nous  sans  rien  avoir. 
Elles  y  allèrent,  et  s'écrièrent  à  l'entrée  :  Ah  !  madame,  qu'est-ce 
ceci  ?  nous  avons  laissé  le  grenier  entièrement  vide ,  et  le  voilà  tout 
plein  !  Et  elles  se  mirent  à  louer  Dieu  de  sa  libéralité  K 

Thomas,  qui  était  l'aîné  de  ses  enfants ,  se  montra  digne  d'une  si 
sainte  mère.  Il  était  né  avec  la  miséricorde.  A  l'école,  il  donnait  son 
déjeûner  aux  enfants  pauvres.  En  voyait-il  un  de  nu,  il  lui  donnait 
ses  propres  vêtements  pour  le  garantir  du  froid.  Il  revint  ainsi  plus 
d'une  fois  à  la  maison  sans  habit,  sans  gilet,  sans  chapeau  et  sans  sou- 
liers, en  ayant  revêtu  Jésus-Christ  dans  la  personne  des  malheureux. 
Lorsqu'à  la  maison  on  avait  distribué  tout  ce  qu'on  y  réservait  cha- 
que jour  de  pain  pour  l'aumône,  s'il  se  présentait  encore  un  pauvre, 
l'enfant  priait  sa  mère  de  lui  donner  sa  part  du  dîner,  s'offrant  à  ne 
pas  dîner  ce  jour-là.  Bien  des  fois  sa  mère  y  consentit,  pour  mettre 
sa  vertu  à  l'épreuve.  D'autres  fois  elle  s'y  refusait;  alors  il  deman- 
dait sa  portion  du  dîner,  comme  pour  la  manger  avec  ses  camarades, 
mais,  en  effet,  pour  la  donner  aux  pauvres;  et  il  passait  la  journée 
aussi  gaiement  que  s'il  avait  fait  le  meilleur  repas  du  monde.  Un 

1  Âctct  SS  ,  18  sept.  Vita  prolixior,  auclore  Salonio,  I.  J,  c.  \, 


480  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  -  De  1517 

jour,  la  mère  était  sortie  de  la  maison  sans  laisser  de  pain  pour  l'au- 
mône :  les  mendiants  vinrent  à  la  porte  comme  à  l'ordinaire;  l'en- 
fant, ne  trouvant  pas  de  pain,  leur  donne  à  chacun  un  poulet.  La 
mère  en  ayant  demandé  des  nouvelles ,  il  lui  dit  en  souriant  :  Ah! 
maman,  lorsque  vous  sortez,  ayez  soin  de  laisser  du  pain  pour  les 
pauvres,  si  vous  voulez  retrouver  vos  poulets  ;  car  les  pauvres  sont 
venus,  et  comme  il  n'y  avait  pas  de  pain,  et  que  je  ne  voulais  pas  les 
renvoyer  vides,  je  leur  ai  donné  un  poulet  à  chacun.  Quand  il  rece- 
vait de  ses  parents  quelque  monnaie,  il  en  achetait  des  œufs  et  les 
portait  aux  malades  des  hôpitaux.  A  la  moisson,  où  il  présidait,  il 
donnait  aux  pauvres  qui  glanaient  une  partie  de  son  dîner  et  de  celui 
des  moissonneurs,  sans  qu'il  manquât  rien  à  personne.  Si  jeune  en- 
core, non-seulement  il  observait  les  abstinences  et  les  jeûnes  de 
l'Église,  mais  y  en  ajoutait  d'autres,  et  se  mortifiait  par  des  flagella- 
tions secrètes.  D'une  pudeur  et  d'une  modestie  angéliques,  il  inspi- 
rait dès  lors  le  respect  à  tout  le  monde.  Quand  on  prêchait  dans  une 
église,  il  écoutait  avec  une  attention  merveilleuse,  puis,  après  dîner, 
rassemblait  autour  de  lui  les  enfants  de  son  âge  ,  et  répétait  le  ser- 
mon avec  tant  de  ferveur,  que  les  grandes  personnes  mêmes  y  ac- 
couraient et  en  étaient  souvent  touchées  jusqu'aux  larmes. 

A  l'âge  de  quinze  ans,  ses  parents  l'envoyèrent  à  l'université  d'Al- 
cala  ou  de  Complut,  fondée  depuis  peu  par  le  cardinal  Ximenès.  Il 
y  fit  ses  études  avec  tant  de  succès,  qu'il  fut  jugé  digne  d'être  agrégé 
au  collège  de  Saint-Hildefonse,  et  d'y  professer  la  philosophie  et  la 
théologie.  On  l'attira  depuis  à  Salamanque,  pour  y  remplir  les  mêmes 
fonctions.  Les  vertus  qu'il  avait  pratiquées  dans  l'enfance  croissaient 
avec  l'âge.  Plusieurs  de  ses  compagnons  d'étude,  gagnés  par  ses  bons 
exemples,  entrèrent  dans  les  voies  de  la  perfection.  La  mort  de  son 
père  le  rappela  un  moment  à  Villeneuve.  A  la  réserve  de  ce  qu'il  Ail- 
lait pour  l'entretien  de  sa  mère,  il  distribua  tout  son  héritage  aux 
pauvres,  et  fit  de  sa  maison  un  hôpital. 

Il  achevait  sa  vingt-huitième  année,  lorsqu'il  entra  dans  l'ordre 
des  ermites  de  Saint-Augustin  à  Salamanque,  y  prit  l'habit  le  vingt-  un 
novembre  1516,  jour  de  la  Présentation  de  la  sainte  Vierge,  pour 
laquelle  il  eut  toute  sa  vie  la  dévotion  la  plus  filiale,  et  y  fit  profession 
le  vingt-cinq  novembre  1517,  comme  pour  réparer  l'apostasie  d'un 
moine  du  même  ordre,  l'hérésiarque  Luther,  qui  eut  lieu  la  même 
année. 

Ordonné  prêtre  en  1520,  saint  Thomas  de  Villeneuve  célébra  sa 
première  messe  dans  la  sainte  nuit  de  Noël.  Sa  ferveur  fut  celle  d'un 
séraphin,  les  assistants  en  étaient  émerveillés  ;  en  disant  le  cantique 
des  anges  et  la  préface,  il  parut  en  extase.  Le  mystère  de  cette  fête 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  481 

le  pénétrait  si  vivement,  que  vers  la  fin  de  sa  vie  il  ne  disait  plus  en 
public,  mais  dans  une  chapelle  particulière,  les  trois  messes  de  Noël, 
à  cause  des  ravissements  qu'il  y  éprouvait  toujours. 

Il  fut  employé  par  ses  supérieurs  à  l'enseignement  de  la  théologie, 
à  la  prédication  de  la  parole  sainte  et  à  l'administration  du  sacrement 
de  pénitence.  Il  fut  lui-même  successivement  prieur  de  Salamanque, 
de  Burgos  et  de  Valladolid,  deux  fois  provincial  d'Andalousie  et  une 
fois  de  Castille.  On  ne  saurait  dire  les  fruits  immenses  qu'il  opéra 
dans  ces  diverses  fonctions.  L'empereur  Charles-Quint,  l'ayant  en- 
tendu, le  choisit  pour  son  prédicateur  et  son  conseiller.  Il  était  aimé 
et  vénéré  de  toute  l'Espagne,  notamment  de  l'empereur.  Quelques 
seigneurs  de  la  cour  avaient  été  condamnés  à  mort.  Charles- Quint 
avait  refusé  leur  grâce  à  son  propre  fils  Philippe,  ainsi  qu'à  l'arche- 
vêque de  Tolède  et  d'autres  grands  personnages.  Ceux-ci,  comme 
dernière  ressource,  députèrent  saint  Thomas  de  Villeneuve,  alors 
prieur  de  Valladolid,  qui  l'obtint  sans  peine.  L'empereur  dit  à  sa 
cour  :  Ne  vous  étonnez  pas  si  j'ai  accordé  la  grâce  des  coupables  au 
prieur  des  Augustins  ;  ce  religieux  ne  prie  pas,  il  commande,  et  flé- 
chit les  cœurs.  Comme  directeur  des  âmes,  le  saint  amena  un  grand 
nombre,  même  du  grand  monde,  à  la  plus  haute  perfection.  La  vivacité 
de  sa  foi  augmentait  avec  les  années .  Il  avait  de  fréquentes  extases  dans 
la  prière,  dans  la  sainte  messe,  dans  ses  prédications  même.  Il  forma 
dans  son  ordre  plusieurs  hommes  apostoliques,  qu'il  envoya  dans  le 
Nouveau-Monde,  annoncer  la  foi  chrétienne  aux  peuples  du  Mexique. 

L'archevêché  de  Grenade  étant  devenu  vacant,  Charles-Quint,  qui 
était  à  Tolède,  y  nomma  Thomas  de  Villeneuve,  alors  provincial  de 
son  ordre  et  en  cours  de  visite.  C'était  en  1534.  Il  alla  trouver  l'em- 
pereur, et  lit  de  si  vives  instances  pour  ne  pas  accepter,  qu'il  obtint 
ce  qu'il  demandait.  Dix  ans  plus  tard,  en  1544,  Georges  d'Autriche, 
oncle  de  l'empereur,  se  démit  de  l'archevêché  de  Valence  pour  pas- 
ser à  l'évêché  de  Liège.  Charles-Quint  était  alors  en  Flandre.  Il  dit  à 
son  secrétaire  d'expédier  le  brevet  de  nomination  à  l'archevêché  va- 
cant, en  faveur  d'un  religieux  hiéronymite.  Il  ne  lui  vint  pas  dans  la 
pensée  de  l'offrir  à  Thomas  de  Villeneuve,  parce  qu'il  connaissait  sa 
répugnance  pour  les  dignités  ecclésiastiques.  Le  brevet  fut  cepen- 
dant exécuté  sous  le  nom  du  saint.  L'empereur,  surpris,  en  demanda 
la  raison  :  le  secrétaire  répondit  qu'il  croyait  avoir  entendu  le  nom 
de  saint  Thomas  de  Villeneuve,  mais  qu'il  lui  serait  facile  de  réparer 
la  méprise  qu'il  avait  faite.  «  Non,  non,  dit  le  prince  ;  je  reconnais  là 
une  providence  particulière,  et  il  faut  nous  conformer  à  sa  volonté.  » 
Il  signa  donc  le  brevet  de  nomination,  et  l'envoya  au  saint,  alors  prieur 
du  couvent  de  Valladolid. 

xxin.  3  1 


482  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Lîv.  LXXX1V.  —  De  1517 

Thomas  fut  consterné  de  cet  événement,  il  employa,  pour  ne 
point  accepter,  les  moyens  qui  lui  avaient  déjà  réussi  ;  mais  le  prince 
Philippe  d'Espagne ,  qui  gouvernait  en  l'absence  de  son  père,  au 
lieu  de  se  rendre  à  ses  instances ,  lui  en  faisait  en  sens  contraire. 
L'archevêque  de  Tolède,  d'autres  grands  du  royaume,  joignirent 
leurs  instances  à  celles  du  prince.  Thomas  résistait  toujours.  Un 
moyen  restait  de  le  soumettre.  En  1534,  comme  il  était  provincial 
de  son  ordre,  il  n'avait  pas  de  supérieur  en  Espagne  qui  pût  lui 
commander  :  en  1544-,  il  était  simplement  prieur  de  Valladolid.  Le 
prince,  l'archevêque  et  les  seigneurs  déterminèrent  donc  le  provin- 
cial actuel  à  lui  ordonner  d'accepter  l'archevêché  de  Valence,  en 
vertu  de  l'obéissance  religieuse  et  sous  peine  d'excommunication. 
Le  saint  se  soumit  alors  et  quitta  en  pleurant  sa  cellule.  Les  bulles 
du  pape  Paul  III  étant  arrivées,  il  fut  sacré  à  Valladolid,  par  le  car- 
dinal Jean  de  Tavera,  archevêque  de  Tolède.  Dès  le  lendemain  ma- 
tin, il  se  mit  en  route  pour  Valence.  Il  fit  le  chemin  à  pied  avec  son 
habit  monastique,  qui  était  fort  usé,  puisqu'il  le  portait  depuis  sa 
profession.  Il  n'était  accompagné  que  d'un  religieux  de  son  ordre  et 
de  deux  domestiques. 

Cependant  sa  mère,  qui  vivait  encore,  l'avait  prié  de  passer  par 
Villeneuve,  pour  qu'elle  eût  la  consolation  de  le  voir.  Il  consulta 
son  compagnon  de  voyage,  qui  dit  :  Seigneur,  passons  par  Ville- 
neuve ;  car  cinq  ou  six  jours  de  plus  que  cela  nous  demandera  ne 
peuvent  guère  se  refuser  à  une  mère.  Le  saint  répondit  :  Cela  me 
parait  bien  à  moi-même  ;  toutefois  recommandons  la  chose  à  Dieu 
quelques  instants.  C'était  sa  coutume.  Après  un  demi-quart  d'heure 
de  prière  et  de  réflexion,  il  reprit  :  Allons  tout  droit  à  Valence;  car 
il  nous  importe  dans  le  moment  beaucoup  plus  de  secourir  l'épouse, 
qui  a  peut-être  besoin  de  notre  présence  :  nous  ne  manquerons  pas 
d'occasions  de  consoler  la  mère,  si  ce  n'est  en  personne,  du  moins 
par  lettres.  Notre  premier  père  a  dit  de  l'épouse  que  le  Seigneur  lui 
avait  donnée  :  C'est  pourquoi  l'homme  quittera  son  père  et  sa  mère 
et  s'attachera  à  sa  femme,  faisant  entendre  avec  quel  amour  et  quelle 
sollicitude  le  mari  doit  s'empresser  au  secours  de  son  épouse.  Or,  la 
même  raison  n'oblige  pas  moins  les  évêques  à  aimer  et  à  secourir 
leurs  églises. 

Depuis  longtemps  le  royaume  de  Valence  était  affligé  de  sécheresse 
et  de  stérilité.  Tout  à  coup,  quatre  jours  avant  Noël,  1544,  la  pluie 
commença  de  tomber  en  abondance,  comme  pour  annoncer  à  tout 
Je  pays  des  jours  de  grâce  et  de  salut.  Pendant  que  la  pluie  tombait 
à  verse,  le  portier  du  couvent  des  Augustins,  hors  des  murs  de  la 
ville,  vit  arriver  deux  moines  de  son  ordre,  qui  demandèrent  l'hospi- 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  483 

talité  pour  deux  jours  :  ils  étaient  accompagnés  de  deux  domesti- 
ques. Le  portier  leur  demanda  s'ils  avaient  des  lettres  de  leur  supé- 
rieur, qu'il  pût  montrer  au  prieur  de  la  maison  :  sans  cela,  il  ne  lui 
était  pas  permis  de  les  admettre.  Un  des  religieux  lui  dit  :  Mon  frère, 
vous  faites  très-bien  votre  devoir  ;  mais  ce  père  a  été  lui-même  prieur 
et  provincial  de  Castille,  et  n'a  pas  besoin  des  lettres  que  vous  de- 
mandez. Allez  trouver  le  père  prieur,  et  dites-lui  que  nous  sommes 
arrivés  ici  deux  anciens  religieux  de  Castille,  que  nous  ne  voulons 
pas  y  demeurer  plus  de  deux  jours,  jusqu'à  ce  que  les  pluies  aient 
cessé,  et  que,  quant  aux  domestiques,  ils  savent  où  loger  en  ville 
avec  les  mules.  Le  bon  prieur,  qui  attendait  la  venue  de  l'archevêque, 
soupçonna  que  ce  pourrait  bien  être  lui.  S'étant  rendu  à  la  porte,  il 
ne  trouva  que  deux  religieux,  les  domestiques  étant  déjà  partis  :  il 
ne  sut  plus  que  penser.  Cependant,  voyant  deux  religieux  graves 
et  modestes,  il  les  reçut  avec  beaucoup  d'humanité,  et  leur  offrit 
à  demeurer  dans  le  couvent  aussi  longtemps  qu'il  leur  plairait.  Une 
seule  chose  lui  faisait  de  la  peine  :  c'est  que  la  maison  était  si  étroite 
et  si  pauvre,  qu'il  ne  pourrait  leur  rendre  tous  les  services  dont  il  les 
croyait  dignes.  —  Ne  vous  en  inquiétez  pas,  père  prieur,  répondit  le 
même  religieux;  ce  père  et  moi  serons  contents  chacun  d'une  petite 
cellule,  tant  que  dureront  les  pluies  :  pour  les  vivres,  nous  y  pour- 
voirons nous-mêmes  :  tout  à  l'heure  viendra  le  domestique  qui  est 
chargé  des  dépenses  du  voyage.  Cependant  le  prieur  considérait  at- 
tentivement le  religieux  qui  gardait  le  silence  ;  il  était  frappé  de  son 
humilité  et  de  sa  modestie.  Il  se  persuada  de  plus  en  plus  que  c'était 
l'archevêque,  Thomas  de  Villeneuve.  Il  hésitait  toutefois  à  le  deman- 
der, ne  vovant  aucune  apparence  de  cortège.  A  la  fin,  il  s'enhardit, 
et  lui  dit  à  lui-même  :  Je  vous  en  prie,  pour  l'amour  de  Dieu,  mon 
père,  ôtez-moi  un  doute;  êtes-vous  le  seigneur  archevêque?  L'autre, 
ne  pouvant  plus  cacher  la  vérité,  répondit  :  Oui,  c'est  moi,  quoique 
je  n'en  sois  ni  digne  ni  capable.  Et  le  bon  prieur  de  se  jeter  à  ses 
genoux  et  de  lui  baiser  la  main.  Toute  la  communauté  réunie  con- 
duisit processionnellement  le  nouvel  archevêque,  en  chantant  le  Te 
Deum,  à  l'église  du  couvent,  et  puis,  en  chantant  Y  Ave  Maris  Stella, 
à  la  chapelle  de  Notre-Dame  de  Bon-Secours,  dont  le  couvent  portait 
le  nom. 

Le  saint  archevêque  comptait  faire  son  entrée  à  Valence  la  veille 
de  Noël  :  les  pluies  incessantes  la  retardèrent  jusqu'au  nouvel 
an  1545.  Il  entra  avec  ses  pauvres  habits  de  moine;  tout  le  monde 
fut  frappé  de  son  recueillement  et  de  sa  ferveur  :  plusieurs  en  furent 
touchés  jusqu'aux  larmes.  Le  chapitre,  qui  connaissait  sa  pauvreté, 
lui  fil  présent  de  quatre  mille  ducats  pour  son  ameublement.  Il  les  re- 


484  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

eut  avec  de  grandes  marques  de  reconnaissance,  mais  pour  les  donner 
à  l'hôpital,  qui  était  surchargé  de  pauvres  et  avait  de  grandes  répara- 
tions à  faire. 

L'église  de  Valence,  clergé  et  peuple,  avait  besoin  d'un  tel  pasteur. 
Beaucoup  d'ecclésiastiques,  vêtus  en  mondains,  menaient  une  vie 
mondaine,  fréquentaient  les  théâtres  et  les  tournois.  Le  saint  arche- 
vêque entreprit  de  rétablir  la  discipline  parmi  le  clergé,  afin  de  la 
rétablir  plus  facilement  parmi  le  peuple.  Il  s'y  prépara  par  la  prière, 
le  jeûne  et  des  macérations  extraordinaires.  Il  annonça  la  visite  de 
son  diocèse  par  une  lettre  pastorale  où  il  exhortait  tout  le  monde  à 
une  sincère  conversion.  Il  visita  jusqu'au  moindre  hameau,  fit  en- 
tendre partout  sa  voix  paternelle.  Ayant  ainsi  bien  connu  l'état  des 
ouailles  et  des  pasteurs,  il  tint  un  concile  provincial  pour  rappeler  à 
ceux-ci  les  règles  de  l'Église.  Quelques-uns  s'y  soumirent  tout  d'a- 
bord, d'autres  regimbèrent  :  la  douce  fermeté,  la  patience,  le  bon 
exemple  du  saint  archevêque  en  gagnaient  toujours  quelques-uns. 
Ayant  visité  la  prison  où  l'on  mettait  les  ecclésiastiques  scandaleux, 
il  la  trouva  trop  dure,  et  la  rendit  plus  tolérable.  Le  chapitre  de  sa 
métropole,  relevant  immédiatement  du  Saint-Siège,  se  prétendait 
exempt  de  la  réforme  :  ce  qui  n'était  pas  une  petite  preuve  qu'il  en 
avait  besoin.  Le  saint  ne  contesta  pas  le  privilège  de  ses  chanoines, 
mais  attendit  le  moment  de  la  Providence,  qui  ne  tarda  guère.  Un  des 
chanoines  fut  impliqué  dans  un  procès  civil,  et  emprisonné  par  le 
vice-roi  de  Valence,  le  duc  de  Calabre.  C'était  contre  les  privilèges  du 
chapitre,  qui  recourut  à  l'autorité  de  l'archevêque  pour  les  faire  res- 
pecter. Thomas  leur  dit  en  souriant  :  Si  vous  étiez  de  mes  ouailles  et 
que  je  fusse  votre  pasteur,  je  donnerais  certainement  ma  vie  pour 
vous  ;  mais  comme  vous  m'êtes  étrangers,  je  ne  puis  rien  faire.  Les 
chanoines,  se  voyant  entre  le  marteau  et  l'enclume,  renoncèrent  à 
leur  exemption,  et  se  soumirent  en  tout  à  l'autorité  de  l'archevêque, 
qui  aussitôt  prit  fait  et  cause  :  le  vice-roi  eut  beau  résister  et  faire  des 
menaces,  il  fut  obligé  de  relâcher  le  chanoine  et  de  venir  lui-même, 
à  la  porte  de  la  cathédrale,  le  dimanche  des  Rameaux,  recevoir  l'ab- 
solution des  censures  qu'il  avait  encourues. 

On  conçoit  quelle  puissante  influence  cette  conduite  dut  concilier 
au  saint  pour  ramener  les  ecclésiastiques  à  leur  devoir.  Il  y  joignait, 
au  reste,  des  industries  de  plus  d'un  genre.  Certains  bénéticiers  me- 
naient une  vie  peu  édifiante.  Thomas  de  Villeneuve  les  sollicita  long- 
temps par  des  paroles  amicales  à  se  corriger  :  ils  promettaient  tou- 
jours, mais  ne  faisaient  pas  mieux.  A  la  fin,  l'archevêque,  les  con- 
duisit l'un  après  l'autre  dans  son  cabinet;  puis,  fermant  la  porte,  se 
découvrant  les  épanl         |  rosterné  devant  son  crucifix,  il  disait  à 


à  1545  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  485 

chacun  :  Mon  frère,  ce  sont  mes  péchés  qui  sont  cause  que  vous  ne 
vous  êtes  pas  retiré  de  votre  mauvaise  voie,  et  que  vous  avez  mé- 
prisé tous  mes  avertissements.  C'est  pourquoi,  si  c'est  ma  faute,  il  est 
juste  que  j'en  subisse  la  peine  ;  il  se  mit  à  se  flageller  cruellement. 
Le  bénéficier,  ému  jusqu'aux  larmes,  le  supplia  de  s'épargner,  pro- 
mit de  corriger  sa  vie,  et  tint  parole. 

Un  chanoine  distingué  ne  vivait  pas  trop  canoniquement.  Pour 
le  gagner  tout  à  fait  à  Dieu,  le  saint  archevêque  lui  rendit  longtemps 
tous  les  services  possibles.  S'étant  ainsi  concilié  son  amitié  et  sa  re- 
connaissance, il  lui  dit  un  jour  :  J'ai  une  affaire  importante  à  Rome, 
il  me  faudrait  pour  cela  un  homme  habile  et  dévoué ,  j'ai  pensé  à 
vous.  Il  s'agissait  effectivement  d'obtenir  de  Rome  une  bulle,  avec 
certaines  clauses,  pour  opérer  la  réforme  dans  un  monastère  de  re- 
ligieuses. Le  chanoine  se  montra  très-disposé  à  faire  le  voyage,  et 
l'archevêque  lui  dit  :  Préparez  bien  toutes  vos  affaires,  et  venez  tel 
jour,  le  soir,  dans  mon  cabinet,  sans  aucun  domestique,  car  je  pour- 
voirai à  tout  ce  qu'il  vous  faudra  pour  partir  la  nuit  même.  Le  cha- 
noine dit  adieu  à  ses  parents  et  amis,  et  vint  à  l'heure  indiquée  sou- 
per et  coucher  chez  l'archevêque,  pour  partir  le  lendemain.  De  grand 
matin,  l'archevêque  vint  le  trouver  qui  dormait  encore,  et  lui  dit  : 
Seigneur  chanoine,  ce  qu'il  y  a  de  mieux  reste  encore  à  faire  :  vous 
avez  mis  ordre  à  tous  vos  biens,  vous  avez  même  fait  votre  testa- 
ment, comme  il  est  juste,  à  propos  d'un  si  long  voyage.  Mais,  à  ce 
que  je  vois,  vous  n'avez  pas  encore  fait  le  principal,  de  mettre  ordre 
à  votre  conscience ,  de  faire  une  bonne  confession  et  une  bonne 
communion,  afin  que  Dieu  bénisse  votre  voyage.  J'ai  pensé  à  une 
chose  :  mon  affaire,  quoique  j'y  tienne  beaucoup,  n'est  pas  si  ur- 
gente, que  votre  départ  ne  puisse  se  différer  d'un  mois.  Comme  vous 
avez  dit  adieu  à  tout  le  monde,  et  qu'il  ne  conviendrait  pas  de  vous 
remontrer  en  public,  employez  ce  temps  à  faire  ici  une  bonne  re- 
traite spirituelle,  dont  personne  ne  saura  mot.  Le  chanoine  le  fit  de 
bonne  grâce  ;  à  la  fin  du  mois,  son  confesseur  lui  conseilla  de  de- 
mander lui-même  à  l'archevêque  de  différer  encore  d'un  mois  son 
départ,  afin  qu'il  pût  s'affermir  de  plus  en  plus  dans  la  vie  meilleure 
qu'il  avait  commencée,  et  faire  une  sincère  pénitence.  Au  bout  des 
deux  mois,  1  archevêque  lui  dit  qu'il  avait  de  bonnes  nouvelles  de 
Rome,  que  l'affaire  s'arrangeait,  que  dans  quelque  temps  il  recevrait 
les  bulles,  et  qu'ainsi  le  voyage  n'était  plus  nécessaire.  Le  chanoine 
fit  ainsi  secrètement  une  retraite  de  six  mois  chez  le  saint  pontife, 
pleurant  ses  fautes  et  s' affermissant  dans  ses  bonnes  résolutions. 
Dans  l'intervalle  arrivèrent  les  bulles  dans  la  forme  demandée.  Alors 
le  chanoine,  qu'on  supposa  dans  le  public  être  arrivé  la  nuit,  repa- 


486  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

rut  dans  la  ville,  mais  tout  changé,  et  aussi  édifiant  qu'il  l'avait  été 
peu  *i  Voilà  par  quelles  voies  saintement  industrieuses  l'Augustin 
espagnol,  saint  Thomas  de  Villeneuve,  opérait  la  réforme  de  son  clergé 
et  de  son  peuple,  de  mal  en  bien  et  de  bien  en  mieux  ;  tandis  que, 
sous  le  nom  menteur  de  réforme,  l'Augustin  allemand,  l'apostat 
Martin  Luther,  plongeait  l'Allemagne  pour  des  siècles  dans  l'anarchie 
religieuse,  intellectuelle  et  sociale. 

Cependant  l'industrie  la  plus  puissante  du  saint  archevêque  de 
Valence  fut  l'exemple  de  sa  vie.  Tel  il  avait  été  dans  la  maison  pa- 
ternelle et  dans  l'humilité  du  cloître,  tel  il  fut  sur  le  trône  épiscopal  : 
aimant  la  pauvreté  et  les  pauvres.  Il  garda  son  habit  monastique, 
qu'il  raccommodait  lui-même,  comme  il  avait  fait  par  le  passé.  Un 
de  ses  chanoines  l'ayant  un  jour  surpris  à  ce  travail,  lui  dit  qu'il 
pourrait  employer  son  temps  plus  utilement,  et  laisser  cette  occu- 
pation minutieuse  à  ceux  qu'elle  regardait.  Il  répondit  que,  pour 
être  évêque,  il  n'avait  pas  cessé  d'être  religieux,  et  que  la  minutie 
qu'on  lui  reprochait  donnerait  du  pain  à  quelque  pauvre.  Ses  autres 
vêtements  étaient  d'ordinaire  si  grossiers ,  que  ses  domestiques 
mêmes  en  étaient  confus  pour  lui,  parce  qu'ils  ignoraient  quel  motif 
le  faisait  agir.  Quand  on  le  pressait  de  s'habiller  d'une  manière  con- 
forme à  sa  dignité,  il  répondait  qu'il  avait  fait  vœu  de  pauvreté  ;  que 
son  autorité  ne  dépendait  pas  de  son  extérieur,  et  qu'on  ne  devait 
exiger  de  lui  que  du  zèle  et  de  la  vigilance.  Ce  ne  ne  fut  qu'avec  beau- 
coup de  peine  qu'on  obtint  de  lui  qu'il  portât  un  chapeau  de  soie.  Il  di- 
sait depuis  agréablement,  en  montrant  ce  chapeau  :  Voilà  ma  dignité 
épiscopale;  les  chanoines,  mes  maîtres,  ont  jugé  que  je  ne  pouvais 
être  archevêque  sans  cela.  La  frugalité  de  sa  table  n'était  pas  moins 
extraordinaire.  II  observait  toujours  l'abstinence  et  les  jeûnes  pres- 
crits par  la  règle  qu'il  avait  embrassée.  Jamais  il  ne  permettait  qu'on 
lui  servît  des  mets  recherchés.  Ce  que  ces  sortes  de  mets  coûteraient, 
disait-il,  appartient  aux  pauvres  ;  je  ne  suis  point  le  maître  de  mes 
revenus,  je  n'en  suis  que  le  dispensateur.  En  avent  et  en  carême,  les 
mercredis  et  les  vendredis,  ainsi  que  les  veilles  de  fêtes,  il  jeûnait 
jusqu'au  soir,  et  se  contentait  d'un  peu  de  pain  et  d'eau.  Enfin,  son 
palais  était  une  vraie  maison  de  pauvreté  ;  on  n'y  voyait  aucune 
tapisserie.  Le  saint  archevêque  ne  portait  de  linge  que  quand  il  était 
malade  ;  souvent  il  couchait  sur  un  paquet  de  branches  d'arbres,  et 
n'avait  qu'une  pierre  pour  oreiller. 

L'archevêché  de  Valence  rapportait  annuellement  dix-huit  mille 
ducats.  Le  saint  en  donnait  deux  mille  au  prince  Georges  d'Autri- 

1  Acta  SS.  Yita  prolix.,  c.  13. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  487 

che,  qui  s'était  démis  sous  réserve  de  pension;  il  en  consacrait  treize 
mille  au  soulagement  des  pauvres,  et  il  se  servait  du  reste  pour  l'en- 
tretien de  sa  maison  et  les  réparations  de  son  palais.  On  voyait  tous 
les  jours  à  sa  porte  cinq  cents  pauvres,  et  chacun  d'eux  recevait  une 
portion,  avec  du  pain,  du  vin  et  une  pièce  d'argent.  11  se  déclara  le 
père  des  orphelins.  Il  contribuait  à  la  dot  des  filles  qui  n'étaient  pas 
en  état  de  se  marier.  Il  avait  une  tendresse  particulière  pour  les  en- 
fants trouvés  ;  il  récompensait  ceux  qui  les  lui  apportaient,  ainsi  que 
les  nourrices  qui  en  prenaient  bien  soin.  Une  ville  de  son  diocèse, 
située  sur  le  bord  de  la  mer,  ayant  été  pillée  par  les  pirates,  il  fit 
porter  des  provisions  et  de  l'argent  pour  racheter  ceux  des  habitants 
qui  étaient  captifs.  Aux  nobles  tombés  dans  l'indigence,  aux  pau- 
vres honteux,  il  faisait  d'honnêtes  pensions,  ainsi  qu'aux  ouvriers 
infirmes  ou  sans  travail. 

Ces  charités  étaient  accompagnées  de  la  bonté  la  plus  gracieuse. 
L'n  ecclésiastique  à  qui,  après  bien  des  délais,  un  ouvrier  n'avait  pu 
payer  une  dette  de  sept  ducats,  se  disposait  à  prendre  hypothèque 
sur  ses  biens,  parce  qu'il  était  lui-même  dans  le  besoin.  L'ouvrier, 
accompagné  de  son  voisin  qui  l'y  avait  excité,  alla  trouver  l'arche- 
vêque, pour  qu'il  recommandât  à  l'ecclésiastique  de  ne  point  exiger  de 
gage.  Le  saint  pontife  les  écouta  tous  deux  avec  une  grande  familia- 
rité, mais  prit  le  parti  de  l'ecclésiastique,  disant  :  Il  ne  vous  a  fait 
aucun  tort,  puisqu'il  vous  a  attendu  si  longtemps,  et  qu'il  est  peut- 
être  dans  un  plus  grand  besoin  que  vous.  Ce  n'est  pas  lui  qui  est  en 
faute,  mais  vous-même,  de  ce  que  vous  n'êtes  pas  venu  me  trouver  ; 
car  je  serais  venu  aussitôt  à  votre  secours.  Et  il  lui  fit  donner  dix 
ducats  au  lieu  de  sept. 

Autant  il  .était  libéral  pour  les  pauvres,  autant  il  était  parcimo- 
nieux pour  lui-même.  Un  jour,  il  envoya  son  gilet  à  une  pieuse 
femme,  pour  en  raccommoder  les  manches.  Elle  répondit  que  le 
tout  était  en  si  mauvais  état,  que  ce  ne  valait  pas  la  peine  de  le  rac- 
commoder, surtout  pour  un  archevêque.  Le  saint  dit,  au  contraire  : 
Pourvu  qu'on  y  mette  des  manches,  il  me  servira  encore-,  et  avec 
l'argent  qu'il  faudrait  pour  un  neuf,  nous  aiderons  quelqu'un  qui 
n'en  a  ni  de  neuf  ni  de  vieux.  Il  fit  venir  un  tailleur,  lui  demanda 
combien  il  lui  faudrait  pour  remettre  les  manches,  trouva  le  prix  trop 
élevé  et  en  rabattit  quelque  chose.  Le  tailleur  y  consentit,  mais  s'en 
alla  fort  mécontent,  et  traitant  l'archevêque  d'avare.  Cependant  il 
avait  trois  filles  nubiles,  sans  rien  pour  leur  faire  une  dot.  Un  prêtre, 
qui  connaissait  sa  position,  lui  conseilla  d'aller  trouver  l'archevêque. 
Il  s'y  refusa,  et  raconta  l'histoire  du  gilet.  Toutefois,  sur  de  nou- 
velles instances  du  prêtre,  il  y  alla.  Le  saint,  qui  le  reconnut,  l'é- 


488  HISTOIRE  UNIVERSELLE      ILiv.  LXXX1V. -De  1517 

coûta  avec  beaucoup  de  bienveillance,  prit  le  nom  des  trois  filles,  fit 
venir  le  prêtre,  qui  lui  assura  qu'elles  étaient  vertueuses  et  pauvres. 
Le  lendemain,  il  manda  le  père,  et  lui  dit  :  Hier  j'ai  promis  à  votre 
confesseur  trente  pièces  d'argent  pour  chacune  de  vos  filles  ;  mais 
j'ai  pensé  la  nuit  que  ce  n'était  point  assez  pour  se  mettre  en  mé- 
nage, et  j'en  donne  à  chacune  cinquante.  Le  tailleur  se  jeta  à  ses 
pieds  pour  lui  rendre  grâce.  Le  serviteur  de  Dieu  lui  demanda  :  Mon 
frère,  n'êtes-vous  pas  le  même  qui  m'avez  resarci  mon  gilet?  L'autre 
ayant  dit  que  oui,  il  ajouta  :  Je  sais  que  vous  avez  été  mécontent 
lorsque  vous  m'avez  vu  disputer  sur  le  salaire  ;  mais  vous  n'avez  pas 
bien  jugé  ;  car,  sans  refuser  à  personne  ce  que  je  crois  juste,  je 
cherche  toujours  à  ménager,  afin  de  pouvoir  faire  ces  aumônes. 

Les  charités  du  saint  évêque  étaient  souvent  accompagnées  de 
miracles.  Un  jour,  comme  il  considérait  de  sa  fenêtre  les  pauvres 
à  qui  on  distribuait  l'aumône  dans  la  cour,  il  en  vit  un  qui  le  regar- 
dait fixement.  C'était  un  homme  perclus  des  pieds  et  des  mains,  et 
qui  se  soutenait  péniblement  avec  des  crosses.  Le  saint  envoya  ses 
domestiques,  qui  le  lui  amenèrent  sous  le  bras  ;  il  lui  dit  :  Mon 
frère,  je  me  suis  aperçu  de  la  fenêtre  que  vous  me  regardiez  atten- 
tivement; pourquoi  cela?  est-ce  que  l'aumône  qu'on  vous  accorde 
ne  suffit  pas  ?  —  Seigneur,  répondit  le  pauvre,  elle  me  suffit  bien, 
à  moi  ;  mais  j'ai  une  femme  et  deux  enfants,  et  cela  est  partagé 
entre  nous  tous  :  nous  éprouvons  tous  la  misère.  —  Est-ce  que  vous 
ne  savez  aucun  métier,  pour  entretenir  votre  famille  avec  ce  que  je 
vous  donne?  —  Seigneur,  je  sais  un  métier,  car  je  suis  tailleur;  je 
gagnerais  encore  ma  vie,  comme  auparavant,  si  une  fluxion  maligne 
ne  m'avait  rendu  impotent  des  pieds  et  des  mains.  —  Le  saint  arche- 
vêque ajouta  :  Lequel  aimeriez-vous  le  mieux,  de  la  santé  ou  d'une 
aumône  plus  considérable?  —  Ah!  seigneur,  répliqua  le  pauvre,  si 
seulement  je  jouissais  de  la  santé  !  —  Aussitôt  l'archevêque,  sans  lui 
laisser  dire  davantage,  se  lève,  fait  sur  lui  le  signe  de  la  croix,  et  dit  : 
Au  nom  de  Jésus-Christ  le  Nazaréen,  qui  a  été  crucifié,  laisse  tes 
crosses,  et  va-t'en  guéri  chez  toi,  à  ton  ouvrage.  Et  le  pauvre  se  leva 
guéri  K 

Quant  à  ceux  de  ses  parents  qui  se  trouvaient  eux-mêmes  dans  le 
besoin,  saint  Thomas  de  Villeneuve  les  secourait  comme  les  autres 
pauvres,  ni  plus  ni  moins. 

Toutes  ces  œuvres  étaient  animées  de  la  foi  la  plus  vive,  de  la  piété 
la  plus  tendre,  de  la  charité  la  plus  ardente.  Plus  souvent  encore  que 
nous  avons  déjà  vu,  dans  ses  oraisons,  dans  la  récitation  de  l'office, 

1  Cap.  22. 


à  1515  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  489 

dans  ses  prédications  même  il  éprouvait  des  extases.  Bien  des  fois 
ces  extases  lui  survenaient  pendant  qu'il  se  préparait  à  dire  la  messe, 
et  l'heure  se  passait  de  la  dire.  Un  jour  de  l'Ascension,  à  six  heures 
du  matin,  il  récitait  les  heures  canoniales  avec  son  chapelain.  Arrivé 
à  none,  il  dit  l'antienne  :  Vident ibus  Mis  elevatus  est,  Eux  le  voyant, 
il  fut  élevé,  ma.\s  ne  commença  pas  le  psaume,  car  il  fut  ravi  en  ex- 
tase, demeura  droit  et  immobile  jusqu'à  cinq  heures  du  soir.  Revenu 
à  lui-même,  il  demanda  au  chapelain  où  ils  en  étaient.  —  Nous  avons 
commencé  none  et  votre  grâce  a  intimé  l'antienne.  —  Disons  donc 
none,  afin  que  j'aille  célébrer  la  sainte  messe,  puis  au  chœur.  — 
Monseigneur,  c'est  impossible.  —  Pourquoi  ?  —  Parce  que  cinq  heures 
du  soir  viennent  de  sonner,  et  dans  ce  moment  même  votre  grâce 
entend  les  cloches  des  monastères  pour  les  complies.  —  Bien  étonné, 
le  saint  archevêque  dit  :  Récitons  ainsi  none  et  les  autres  heures  ; 
j'en  ai  du  regret,  non  à  cause  de  moi,  mais  à  cause  de  vous,  qui 
n'avez  point  offert  le  divin  sacrifice.  Mais  ainsi  a-t-il  plu  au  Seigneur, 
et  cela  sans  aucune  faute  de  ma  part  ni  de  la  vôtre.  Soyez  bien  cer- 
tain que  nous  ne  l'avons  nullement  offensé;  car  vous  ne  pouviez 
m'abandonner,  ni  moi  la  grâce  que  le  Seigneur  m'offrait.  Le  chape- 
lain le  supplia,  pour  l'amour  de  Dieu  et  le  bien  de  son  âme,  de  lui 
dire  le  mystère  de  cette  extase  de  onze  heures.  Le  saint,  après  lui 
avoir  fait  promettre  le  secret  pendant  sa  vie,  répondit  :  Sachez,  mon 
frère,  qu'au  moment  où  je  commençais  l'antienne  Videntibus  Mis, 
une  troupe  d'anges  la  recevaient  de  ma  bouche,  et  se  mirent  à  la 
chanter  par  les  airs  avec  une  si  douce  harmonie,  qu'elle  me  ravit  à 
moi-même  et  occupa  tous  mes  sens.  Mais  je  m'étonne  qu'il  se  soit 
passé  tant  d'heures  que  vous  dites,  je  croyais  qu'il  n'y  avait  pas 
même  une  demi-heure  ;  car  c'est  le  propre  de  la  consolation  céleste, 
qu'un  jour  entier  lui  paraît  une  demi-heure1. 

Ces  extases"  étaient  si  fréquentes  et  si  notoires,  que  le  saint  lui- 
même  y  fait  allusion  dans  un  sermon  sur  la  transfiguration  de  Notre- 
Seigneur.  Après  avoir  commenté  ces  paroles  de  saint  Pierre  :  Sei- 
gneur, il  nous  est  bon  d'être  ici,  il  ajoute  :  «  Mais  laissons  Pierre  un 
moment,  et  venons  à  nous-mêmes;  car  il  nous  est  bon  d'être  ici. 
Que  le  monde  ait  ses  consolations,  que  les  hommes  jouissent  des  vo- 
luptés qu'ils  convoitent;  pour  nous,'e7  nous  est  bon  de  nous  attacher  à 
Dieu  et  mettre  au  Seigneur  notre  espérance.  Qu'y  a-t-il  entre  nous  et 
la  joie,  nous  qui  cherchons  les  joies  futures?  Persévérons  constam- 
ment sur  cette  montagne  avec  le  Christ;  tenons-en  fidèlement  la 
cime,  car  tout  ce  qui  est  en  bas  est  triste,  est  amer,  est  pestilentiel, 

*L..  1,  cap.  9. 


490  HISTOIRE  UNIVERSELLE     L^-  LXXXIY.  —  De  1517 

est  infecté  de  venin  mortifère;  c'est  ici  la  paix,  ici  la  sécurité,  ici  le 
salut,  ici  le  repos,  et  s'il  y  a  du  bien  ou  de  la  joie  véritable  en  la  vie, 
c'est  sur  cette  montagne  seule  qu'on  le  possède  plus  pleinement. 
Mais  que  ferons-nous  sur  la  montagne?  Y  resterons-nous  oisifs  avec 
le  Christ?  Non  pas;  mais  faisons-y  au  dedans  de  nous  trois  taber- 
nacles au  Seigneur,  un  au  Père,  un  au  Fils,  un  au  Saint-Esprit  :  ta- 
bernacle du  corps,  tabernacle  de  l'âme,  tabernacle  de  l'esprit  :  taber- 
nacle éternel,  demeure  perpétuelle  où  Dieu  vienne  habiter;  car  il  est 
écrit  :  Nous  viendrons  à  lui  et  nous  ferons  chez  lui  notre  demeure .  Bien- 
heureux qui  consacre  toute  sa  vie  à  construire  ce  tabernacle,  qui  y 
emploie  tous  ses  soins.  Quant  à  moi,  mes  frères,  pour  dire  en  pas- 
sant quelque  chose  de  moi-même  :  Si  quelquefois,  et  cela  très-rare- 
ment, tout  indigne  que  j'en  suis,  il  m'a  été  accordé,  non  pour  aucun 
mérite  de  ma  part,  mais  par  le  bienfait  gratuit  de  l'infiniment  bon 
Jésus,  de  monter  avec  lui  sur  cette  haute  montagne,  et  d'y  contem- 
pler la  gloire  de  sa  face,  ne  fût-ce  qu'un  peu  et  de  loin,  oh!  avec 
quelle  ardeur,  avec  quelles  larmes  je  m'écrie  :  Seigneur,  il  nous  est. 
bon  d'être  ici  !  ne  permettez  pas  que  je  descende  plus  de  cette  mon- 
tagne; il  me  suffit  de  cette  joie,  il  me  suffit  de  votre  présence;  de 
grâce,  ne  vous  en  allez  pas  de  moi  ;  qu'en  ceci  se  passe  toute  ma  vie, 
tous  mes  jours  !  que  chercher  davantage?  Voilà  tout  ce  que  je  veux, 
tout  ce  que  je  désire,  tout  ce  que  je  demande.  Mais,  hélas!  hélas! 
subitement  s'évanouit  cette  gloire,  cette  paix,  cette  douceur,  et  je 
suis  laissé  à  moi-même  plein  de  tristesse.  Cette  splendeur  passe 
comme  un  éclair,  et  abandonne  l'âme  affligée.  Oh!  si  elle  avait 
duré * !  » 

C'est  ce  désir  du  ciel  qui  lui  faisait  souhaiter  vivement  de  pouvoir 
abdiquer  l'épiscopat,  pour  se  retirer  de  nouveau  dans  sa  chère  cel- 
lule et  s'y  entretenir  seul  avec  Dieu  seul.  Depuis  qu'il  était  arche- 
vêque, jamais  il  n'avait  eu  un  vrai  contentement  ;  toujours  il  crai- 
gnait pour  le  salut  de  son  âme.  Il  s'adressa  au  Pape ,  et  plusieurs 
fois  à  l'empereur,  pour  obtenir  la  permission  de  se  démettre.  N'ayant 
pu  rien  obtenir  des  hommes,  il  s'adressa  à  Dieu.  C'était  en  1555.  Il 
passa  plusieurs  nuits  prosterné  devant  l'image  du  Sauveur  crucifié, 
pleurant  et  priant  pour  que  Dieu  lui  accordât  sa  retraite.  Il  venait 
d'achever  le  Miserere  ,  en  versant  un  torrent  de  larmes,  lorsque  le 
Sauveur  crucifié  lui  adressa  distinctement  ces  paroles  :  Aie  bon  cou- 
rage, au  jour  de  la  Nativité  de  ma  mère  tu  viendras  à  moi  et  tu  te 
reposeras  2.  Le  vingt-neuf  août,  il  fut  attaqué  d'une  fièvre  qui  aug- 

1  Premier  sermon  sur  la  Transfiguration  de  Notre -Seigneur,  n.  8,  t.  1,  p.  320, 
édit.  in-fol.  Milan,  l'GO.  —  *  Vita  prolix.,  1.  2,  c.  24. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  4  9t 

mentait  de  jour  en  jour.  L'évêque  de  Ségovie  vint  lui  dire  que  les 
médecins  conservaient  peu  d'espoir  :  aussitôt,  rempli  de  joie,  il  rendit 
grâces  à  l'évêque,  se  mit  à  genoux,  et  dit  en  levant  les  yeux  au  ciel  : , 
fai  été  réjoui  de  ce  qu'on  vient  de  me  dire  :  Nous  irons  à  la  maison 
du  Seigneur.  Puis ,  modérant  cette  joie  ,  il  ajouta  :  Seigneur,  si  je 
suis  encore  nécessaire  à  votre  peuple,  je  ne  refuse  pas  le  travail;  au- 
trement, je  désire  ma  dissolution  pour  être  avec  vous. 

Il  reçut  le  saint  viatique  en  présence  du  clergé,  auquel  il  recom- 
manda vivement  de  garder  les  commandements  de  Dieu,  de  mener 
une  vie  conforme  à  la  sainteté  de  leur  ministère ,  de  professer  une 
inviolable  obéissance  au  Siège  apostolique,  et  de  demander  à  Dieu  un 
pasteur  exemplaire  pour  l'église  de  Valence;  il  ajouta  que,  si  Dieu 
le  rendait  digne  de  son  royaume  ,  comme  il  l'espérait  fermement  de 
son  infinie  bonté,  il  prierait  assidûment  pour  cette  chère  église,  afin 
que  sa  foi  ne  vînt  pas  à  défaillir.  Il  envoya  ensuite  distribuer  tout  ce 
qui  lui  restait  d'argent,  même  ses  meubles.  Ses  serviteurs  étant  re- 
venus dire  qu'après  avoir  donné  abondamment  à  tous  les  pauvres, 
il  restait  encore  quinze  cents  écus,  il  en  fut  troublé,  et  dit  :  Pourquoi 
me  retenez-vous  ici  encore,  pour  que  je  n'aille  jouir  du  bonheur  que 
m'a  préparé  le  Seigneur  ?  Je  suis  persuadé  qu'il  me  prolongera  la 
vie  présente  jusqu'à  ce  que  je  sache  qu'il  ne  me  reste  plus  rien  à  la 
maison.  Allez  donc  achever  la  besogne,  afin  que  je  ne  demeure  pas 
plus  longtemps,  mais  que  je  me  repose  dans  la  paix  de  Jésus-Christ. 

Dans  l'intervalle,  il  ordonna  de  célébrer  la  messe  dans  sa  chambre, 
disant  qu'il  désirait  encore,  avant  son  départ,  entrevoir,  sous  les  es- 
pèces du  sacrement,  son  Créateur  et  son  Rédempteur,  qu'il  espérait 
contempler  bientôt  face  à  face.  Pendant  qu'on  faisait  les  préparatifs, 
ii  se  rappela  un  pauvre  père  de  famille,  concierge  d'une  prison,  au- 
quel il  n'avait  rien  assigné  dans  la  distribution  de  ses  meubles.  Il  le 
fit  venir,  lui  demanda  pardon  de  son  oubli ,  et  lui  donna  le  lit  où  il 
était  couché,  n'ayant  plus  autre  chose.  En  même  temps,  il  fit  signe 
qu'on  le  mît  à  terre,  sur  un  tapis,  afin  que  le  geôlier  pût  emporter  ce 
qui  lui  appartenait.  Aucun  des  assistants  n'ayant  voulu  y  consentir, 
le  saint  se  tourna  vers  le  geôlier,  et  le  pria,  par  les  entrailles  de  Jésus- 
Christ,  de  lui  accorder  l'usage  du  lit  jusqu'à  la  mort. 

Enfin  ceux  qui  avaient  distribué  aux  pauvres  le  reste  de  l'argent 
étant  revenus  et  ayant  annoncé  qu'il  ne  restait  plus  rien,  Thomas 
leur  rendit  grâces  et  dit  :  Maintenant,  je  marcherai  joyeux  au  combat, 
n'ayant  plus  rien  par  où  l'ennemi  puisse  me  tenir.  Il  demanda  aus- 
sitôt l'extrême-onction,  et  la  reçut  avec  la  plus  tendre  piété,  en  ré- 
citant les  psaumes  avec  le  prêtre.  Pendant  la  messe,  qui  fut  com- 
mencée tout  de  suite,  il  se  fit  lire  la  passion  de  Notre-Seigneur,  selon 


492  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

saint  Jean,  en  faisant  faire  une  petite  pause  à  chaque  période,  pour 
la  méditer  quelque  peu.  A  l'élévation,  il  adora  le  Saint-Sacrement 
avec  une  profonde  humilité,  et,  pleurant  de  joie,  commença  le  can- 
tique Nune  dimittis,  à  la  fin  duquel  il  ajouta  :  Seigneur,  je  remets 
mon  unie  entre  vos  mains  ;  et  en  disant  cela,  il  rendit  son  âme  à  son 
Créateur,  le  huit  septembre  1555,  jour  de  la  Nativité  de  la  sainte 
Vierge,  pour  laquelle  il  avait  eu  toute  sa  vie  la  plus  affectueuse  dé- 
votion. Il  était  dans  la  soixante-septième  année  de  son  âge,  et  la  on- 
zième de  son  épiscopat.  On  l'enterra,  comme  il  l'avait  désiré,  dans 
le  même  couvent  d'Augustins  où  il  avait  demandé  l'hospitalité  avant 
d'entrer  à  Valence.  Il  fut  béatifié  en  1618  par  Paul  V,  et  canonisé 
en  1658  par  Alexandre  VIL  Sa  fête  a  été  fixée  au  dix-huit  de  sep- 
tembre L 

Saint  Thomas  de  Villeneuve  a  laissé  un  grand  nombre  de  sermons, 
dont  la  meilleure  édition  est  celle  de  Milan  1760.  Us  sont  en  latin. 
On  y  respire  la  même  foi,  la  même  piété,  la  même  science,  la  même 
charité  que  dans  les  lettres  du  martyr  saint  Ignace  d'Antioche,  dis- 
ciple des  apôtres.  L'Esprit  de  Dieu,  qui  demeure  éternellement  avec 
l'Église  et  qui  parle  dans  les  saints,  est  toujours  le  même. 

Dans  ce  temps-là,  comme  une  terre  de  bénédiction,  l'Espagne 
produisait  plusieurs  de  ces  divins  personnages  que  nous  appelons 
des  saints  :  c'était  le  Franciscain  saint  Pierre  d'Alcantara,  né  en 
1499;  c'était  la  Carmélite  sainte  Thérèse,  née  en  4515;  c'était  le 
Dominicain  saint  Louis  Bertrand,  apôtre  de  l'Amérique,  né  en  1526; 
c'était  le  Carme  saint  Jean  de  la  Croix,  né  en  1512.  Nous  prions 
humblement  ces  bien-aimés  saints  de  vouloir  bien  nous  aider  à  par- 
ler convenablement  d'eux,  mais  plus  tard;  car  depuis  longtemps 
nous  voyons  un  de  leurs  contemporains  et  de  leurs  compatriotes, 
dont  il  nous  tarde  de  dire  quelque  chose. 

Les  voies  de  Dieu  sont  bien  diverses,  mais  son  esprit  est  toujours 
le  même.  Au  huitième  siècle,  lorsqu'il  fallut  repousser  de  l'Occident 
les  invasions  mahométanes,  et  y  achever  la  constitution  chrétienne 
de  l'humanité  par  l'indépendance  même  temporelle  de  l'Église  ro- 
maine, Dieu  y  suscite  une  famille  de  héros  dont  le  plus  grand  est 
Charlemagne,  qui  écrit  à  la  tête  de  ses  lois  :  Charles,  par  la  grâce 
de  Dieu,  roi  et  recteur  du  royaume  des  Francs,  dévot  défenseur  de 
la  sainte  Église  et  auxiliaire  du  Siège  apostolique  en  toutes  choses  2. 

A  la  fin  du  onzième  siècle,  lorsque,  oubliant  ces  grandes  vues  de 
Charlemagne,  Dieu  et  son  Église,  les  empereurs  de  Germanie  ne 
voient  qu'eux-mêmes  et  leur  famille,  les  Grecs  de  Constantinople  ne 

1  Acta  SS.,  18  septemb.  —  *  Baluz.,  t.  1,  p.  189. 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  493 

voient  que  les  Grecs  et  Constantinople,  et  tendent  ainsi  à  rompre 
l'unité  et  l'union  de  l'humanité  chrétienne,  pour  la  livrer  en  proie  à 
la  barbarie  mahométane,  un  pèlerin,  un  pauvre  moine,  Pierre  l'Er- 
mite, arrive  de  Jérusalem  à  Rome  et  en  Occident  ;  à  sa  voix  et  à  celle 
du  pape  Urbain  H,  peuples  et  princes  se  rassemblent  comme  un  seul 
homme,  soùs  l'étendard  de  la  croix,  au  cri  Dieu  le  veut!  et  commen- 
cent cette  bataille  de  plusieurs  siècles,  entre  la  chrétienté  et  l'infidé- 
lité, qui  aboutit  de  nos  jours  par  donner  aux  Chrétiens  l'empire  du 
monde,  ancien  et  nouveau. 

Au  commencement  du  seizième  siècle,  des  moines  apostats,  des 
littérateurs  d'une  science  indigeste,  des  princes  voleurs  et  luxurieux, 
aveuglés  les  uns  et  les  autres  par  l'esprit  de  ténèbres,  travaillent, 
comme  ses  manœuvres,  à  la  ruine  de  toute  religion,  de  toute  mo- 
rale, de  toute  société,  pour  plonger  l'humanité  entière  dans  une 
anarchie  universelle  et  irrémédiable.  II  faudrait  à  l'Eglise  une  nou- 
velle croisade,  mais  plus  intellectuelle  et  apostolique  qu'autre  chose. 
Il  lui  faudrait  pour  cela  une  compagnie  d'élite,  qui  pût  servir  de 
modèle  aux  autres  et  réveiller  leur  zèle  endormi  ;  une  compagnie 
n'ayant  d'autre  esprit  que  celui  de  Jésus,  d'autre  but  que  la  gloire 
de  Dieu  et  de  son  Église,  et  qui,  unissant  la  science  à  la  foi,  les  bonnes 
lettres  aux  bonnes  mœurs,  la  politesse  aux  vertus  des  apôtres,  fût 
toujours  prête,  à  la  voix  de  l'Église  et  de  son  chef,  à  prêcher  et  à 
justifier  la  foi  parmi  les  ignorants  et  les  savants,  parmi  les  pauvres  et 
les  riches,  parmi  les  hérétiques  et  les  schismatiques,  parmi  les  fidèles 
et  les  infidèles,  parmi  les  barbares  et  les  sauvages,  et  à  la  sceller  de 
son  sang  toutes  les  fois  que  l'occasion  s'en  présente. 

Donc,  en  1524,  il  vint  un  pauvre  pèlerin  de  Jérusalem  à  Barce- 
lone, pour  lever  cette  compagnie,  sans  trop  le  savoir.  Il  était  âgé  de 
trente-trois  ans,  vivait  d'aumônes,  et  fréquentait  l'école  avec  les  pe- 
tits enfants  pour  apprendre  les  premiers  éléments  de  la  langue  latine. 
En  espagnol,  sa  langue  maternelle,  il  s'appelait  et  signait  Ignido.  Il 
était  d'une  taille  moyenne,  plutôt  petite  que  grande-,  bien  fait  du 
reste,  sinon  qu'il  avait  une  jambe  un  peu  plus  courte  que  l'autre. 
Voici  pourquoi. 

L'an  1521,  en  qualité  de  commandant  ou  capitaine,  il  défendait 
la  citadelle  de  Pampelune  contre  les  Français  qui  montaient  à  l'as- 
saut. Il  avait  empêché  la  garnison  de  capituler.  Un  boulet  de  canon 
lui  cassa  la  jambe  droite,  et  un  éclat  de  pierre  lui  blessa  la  jambe 
gauche.  Le  voyant  tombé,  ses  compatriotes  perdirent  courage  et  se 
rendirent  à  discrétion.  Les  Français  usèrent  bien  de  la  victoire  : 
ils  emportèrent  Ignido  ou  Ignace  au  quartier  de  leur  général,  le 
traitèrent  très-civilement,  et  en  prirent  tous  les  soins  qu'ils  crurent 


494  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

devoir  à  sa  qualité  et  à  sa  valeur.  Quand  sa  jambe  eut  été  remise, 
et  que  l'état  de  sa  plaie  lui  permit  de  changer  de  lieu,  ils  le  tirent 
porter  en  litière  au  château  de  Loyola,  qui  n'est  pas  éloigné  de 
Pampelune. 

Il  était  né  l'an  1491,  sous  le  règne  de  Ferdinand  et  d'Isabelle,  en 
cette  partie  de  la  Biscaye  espagnole  qui  s'étend  vers  les  Pyrénées, 
et  qui  porte  aujourd'hui  le  nom  de  Guypuscoa.  Don  Bertram,  son 
père,  seigneur  d'Ognéz  et  de  Loyola,  tenait  un  des  premiers  rangs 
parmi  la  noblesse  du  pays,  comme  étant  l'aîné  et  le  chef  d'une  an- 
cienne maison,  où  il  y  avait  toujours  eu  de  grandes  charges,  et  qui 
avait  produit  de  grands  hommes.  Sa  mère,  Marine  Saèz  de  Balde, 
n'était  pas  d'une  naissance  moins  illustre.  Il  fut  le  dernier  de  cinq 
filles  et  de  huit  garçons. 

Son  père,  qui  le  jugea  propre  pour  la  cour,  l'y  envoya  de  bonne 
heure,  et  le  fit  page  du  roi  Ferdinand.  Mais  le  jeune  Ignace  n'était  pas 
d'humeur  à  mener  une  vie  oisive.  L'amour  de  la  gloire,  et  l'exemple 
de  ses  frères  qui  se  signalaient  dans  l'armée  de  Naples,  le  dégoûtèrent 
bientôt  de  la  cour,  et  le  tirent  penser  à  la  guerre  à  un  âge  où  les  autres 
ne  pensent  qu'à  des  jeux  d'enfants.  Il  s'en  déclara  au  duc  de  Najarre, 
grand  d'Espagne,  son  parent  et  ami  particulier  de  sa  maison.  Ignace 
passa  par  tous  les  degrés  de  la  milice,  fit  paraître  en  toute  occasion 
beaucoup  de  valeur,  et  fut  toujours  très-attaché  au  service,  soit  qu'il 
obéît  ou  qu'il  commandât. 

Il  n'était  pas  si  exact  dans  les  devoirs  du  christianisme  que  dans 
la  discipline  de  la  guerre.  Les  mauvaises  habitudes  qu'il  avait  con- 
tractées à  la  cour  se  fortifièrent  parmi  la  licence  des  armes,  et  les 
travaux  militaires  ne  le  firent  pas  renoncer  à  l'amour  et  aux  plaisirs. 
Cependant,  quelque  mondain  que  fût  Ignace,  il  avait  des  principes  de 
religion  et  de  probité  qui  lui  faisaient  garder  la  bienséance  jusque 
dans  ses  dérèglements  :  on  ne  lui  entendit  jamais  dire  un  mot  qui 
blessât  la  piété  ni  la  pudeur  ;  il  respectait  les  lieux  saints  et  les  per- 
sonnes sacrées;  enfin,  le  jour  même  qu'il  fut  blessé  à  Pampelune,  il 
s'était  confessé  à  un  de  ses  camarades,  faute  de  prêtre.  Quoiqu'il  fût 
très-délicat  sur  le  point  d'honneur,  et  que  sa  fierté  naturelle  le  portât 
à  tirer  vengeance  de  la  moindre  injure,  il  pardonnait  tout  et  se  récon- 
ciliait de  bonne  foi  dès  qu'on  pensait  à  le  satisfaire.  Il  avait  un  talent 
particulier  pour  accommoder  les  soldats  qui  prenaient  querelle,  et 
pour  apaiser  les  émotions  populaires;  de  sorte  qu'on  l'a  vu  plus 
d'une  fois  désarmer  d'une  parole  deux  partis  animés  l'un  contre 
l'autre  et  tout  prêts  à  s'égorger. 

Il  avait  un  souverain  mépris  pour  les  richesses,  et  son  désintéres- 
sement parut  à  la  prise  de  Najarre.  Cette  ville,  qui  est  sur  la  frontière 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  495 

de  Biscaye,  ayant  été  abandonnée  au  pillage,  Ignace,  qui  avait  eu  le 
plus  de  part  à  la  victoire,  et  qui  en  devait  avoir  le  plus  au  butin,  se 
contenta,  pour  toute  récompense,  d'avoir  fait  une  belle  action,  et  ne 
jugea  pas  qu'un  honnête  homme  dût  s'enrichir  de  la  dépouille  des 
malheureux.  Il  ne  manquait  pas  d'habileté  dans  les  affaires;  et  tout 
jeune  qu'il  était,  il  savait  manier  les  esprits  et  ménager  les  occasions. 
Il  haïssait  le  jeu,  mais  il  aimait  la  poésie,  et,  sans  avoir  aucune  tein- 
ture des  lettres,  il  faisait  très-bien  des  vers  espagnols  :  il  en  fit  même 
quelques-uns  sur  des  matières  de  piété,  et  l'on  dit  qu'il  composa  un 
petit  poëme  en  l'honneur  de  saint  Pierre. 

Sa  conduite  n'en  était  pas  néanmoins  plus  chrétienne  ni  plus  régu- 
lière. Il  n'avait  en  tête  que  la  galanterie  et  la  vanité,  et  il  ne  suivait 
dans  toutes  ses  actions  que  les  fausses  maximes  du  monde.  Ignace 
vécut  de  la  sorte  jusqu'à  l'âge  de  vingt-neuf  ans,  où  il  fut  blessé  au 
siège  de  Pampelune,  ainsi  que  nous  avons  vu. 

Transporté  au  château  paternel  de  Loyola,  il  y  ressentit  bientôt  de 
grandes  douleurs.  Les  chirurgiens  ayant  regardé  la  jambe,  jugèrent 
tous  qu'il  y  avait  des  os  hors  de  leur  place,  soit  que  le  chirurgien  qui 
l'avait  pansé  les  eût  mal  rejoints,  ou  que  le  mouvement  les  eût  em- 
pêchés de  se  bien  reprendre  ;  et  ils  ajoutèrent  que,  pour  remettre 
ces  os  en  leur  situation  naturelle,  il  fallait  casser  la  jambe  tout  de 
nouveau.  Ignace  subit  cette  cruelle  opération  sans  proférer  une  pa- 
role ni  donner  un  signe  de  douleur;  seulement  il  serrait  fortement 
les  poings.  Cependant  il  allait  toujours  plus  mal,  il  ne  pouvait  plus 
prendre  aucune  nourriture,  et  présentait  tous  les  symptômes  d'une 
mort  prochaine.  Le  jour  de  la  Saint-Jean-Baptiste,  comme  les  mé- 
decins ne  conservaient  plus  guère  d'espoir,  on  lui  conseilla  de  se 
confesser.  Il  reçut  les  sacrements  la  veille  de  Saint-Pierre  et  de  Saint- 
Paul  :  vers  le  soir,  les  médecins  dirent  que,  si  à  minuit  il  n'était  pas 
mieux,  on  pouvait  le  regarder  comme  mort.  Saint  Pierre,  auquel  il 
avait  toujours  eu  de  la  dévotion,  lui  apparut  :  il  se  trouva  mieux 
vers  minuit,  et  sa  convalescence  fut  telle,  que  peu  de  jours  après,  on 
le  jugea  hors  de  tout  danger. 

Mais  comme  les  os  commençaient  à  se  consolider,  il  y  eut  au-des- 
sous du  genou  un  os  qui  avançait  sur  l'autre  :  ce  qui  raccourcissait 
la  jambe,  y  causait  une  difformité  notable,  et  eût  empêché  le  cavalier 
de  porter  la  botte  bien  tirée.  Or,  Ignace  se  proposait  encore  de  res- 
ter dans  le  monde.  Il  demanda  donc  aux  chirurgiens  si  l'on  pouvait 
couper  cet  os.  On  lui  répondit  que  cela  se  pouvait,  mais  avec  des 
douleurs  plus  grandes  que  celles  qu'il  avait  déjà  souffertes,  et  avec 
un  long  temps.  Pour  satisfaire  sa  volonté,  il  subit  ce  martyre  avec  sa 
patience  ordinaire.  L'opération  faite,  on  employa  des  onguents  et 


496  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

même  des  machines  pour  tirer  la  jambe,  de  peur  qu'elle  ne  demeu- 
rât plus  courte  que  l'autre.  Ce  qui  l'obligea  de  garder  le  lit  beaucoup 
plus  longtemps. 

Ne  sachant  que  faire,  et  s'ennuyant  d'autant  plus  qu'il  se  portait 
bien,  à  son  genou  près,  qui  se  guérissait  de  jour  en  jour,  il  demanda 
des  romans  à  lire.  Le  hasard  voulut,  ou  plutôt  la  Providence,  que 
pour  le  moment  il  ne  s'en  trouvât  pas  un  seul  dans  le  château  de 
Loyola.  On  lui  donna  en  place  une  vie  de  Jésus-Christ  et  la  Fleur 
des  saints,  écrites  en  espagnol.  A  force  de  les  lire,  il  prit  un  certain 
goût  aux  choses  qui  y  étaient  écrites.  Mais  d'autres  pensées  venaient 
au  travers  .  entre  autres  le  souvenir  d'une  dame  de  haut  rang  l'ab- 
sorbait quelquefois  des  heures  entières  ;  il  méditait  par  quels  exploits 
il  pourrait  se  rendre  digne  de  ses  bonnes  grâces.  Cependant,  au  mo- 
ment de  ses  lectures,  la  miséricorde  divine  ramenait  des  pensées 
différentes.  En  considérant  la  vie  de  Notre-Seigneur  et  des  saints,  il 
se  disait  en  lui-même  :  Quoi  !  si  je  faisais  ce  qu'a  fait  saint  François? 
Quoi!  si  je  faisais  ce  qu'a  fait  saint  Dominique?  car  il  aspirait  tou- 
jours à  des  choses  difficiles  et  grandes,  et  il  lui  semblait  en  avoir  la 
force  par  ce  seul  motif  :  saint  Dominique  l'a  fait,  donc  je  le  ferai 
aussi  ;  saint  François  l'a  fait,  donc  je  le  ferai  aussi,  moi.  Puis,  à  ces 
pensées  de  Dieu  succédaient  des  pensées  du  siècle. 

Bientôt  il  remarqua  une  différence  notable  entre  les  unes  et  les 
autres  :  les  pensées  du  siècle  le  réjouissaient  dans  le  moment ,  mais 
ensuite  le  laissaient  triste  et  aride;  au  lieu  que,  quand  il  songeait 
au  pèlerinage  de  Jérusalem,  à  ne  manger  que  des  herbes,  à  pratiquer 
les  autres  austérités  qu'il  avait  lues  dans  les  saints,  non-seulement 
ces  pensées  le  réjouissaient  dans  le  moment,  mais  ie  laissaient  encore 
joyeux  après.  D'abord  il  n'y  prenait  pas  garde  ;  mais  un  jour,  ou- 
vrant les  yeux  de  l'âme,  il  vit  avec  admiration  cette  différence.  Et  ce 
fut  sa  première  expérience  raisonnée  dans  les  choses  divines;  expé- 
rience capitale,  car,  faute  de  ce  discernement  des  esprits,  nous  avons 
vu  le  moine  augustin  Luther,  séduit  par  l'esprit  des  ténèbres ,  en 
séduire  une  infinité  d'autres. 

Ayant  ainsi  reconnu  peu  à  peu  la  diversité  des  esprits  qui  l'agi- 
taient, l'un  de  Dieu ,  l'autre  du  démon  ,  et  acquis  une  certaine  lu- 
mière spirituelle  par  cette  lecture  des  pieux  livres ,  il  commença  de 
penser  plus  sérieusement  à  sa  vie  passée  et  comment  il  en  expie- 
rait les  désordres.  Une  nuit,  se  sentant  pleinement  résolu,  il  se  lève 
selon  sa  coutume  pour  prier,  se  prosterne  devant  une  image  de  la 
sainte  Vierge,  et,  par  la  Mère,  s'offre  au  Fils,  comme  un  soldat  fidèle 
à  son  chef.  Aussitôt  toute  la  maison  tremble,  un  grand  bruit  s'en- 
tend, la  chambre  où  est  Ignace  est  ébranlée  jusque  dans  les  fonde- 


àl545del'èrechr.l        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  497 

ments,  comme  autrefois  le  lieu  où  priaient  les  apôtres  *.  En  attendant, 
son  seul  désir  d'imiter  les  saints  reposait  sur  ce  seul  raisonnement  : 
Ce  que  les  saints  ont  fait,  je  promets,  avec  la  grâce  de  Dieu,  de  le 
faire  aussi.  La  seule  chose  qu'il  se  proposât  encore,  après  sa  guéri- 
son,  était  d'aller  à  Jérusalem  et  de  pratiquer  toutes  sortes  d'austé- 
rités pour  faire  pénitence. 

Par  suite  de  ces  pieux  désirs,  les  vaines  pensées  diminuaient  peu 
à  peu  et  finissaient  par  l'oubli.  Ce  qui  ne  confirma  pas  médiocre- 
ment ces  bons  désirs,  fut  la  vision  suivante.  Il  veillait  la  nuit,  lors- 
qu'il vit  manifestement  une  apparition  de  la  sainte  Vierge  avec  l'en- 
fant Jésus  ;  il  la  vit  un  espace  de  temps  notable ,  et  en  reçut  une  si 
grande  consolation,  conçut  un  si  grand  dégoût  de  sa  vie  passée, 
principalement  de  ce  qui  regardait  les  passions  de  la  chair,  qu'il  lui 
sembla  sentir  que  toutes  les  images  de  cette  nature  étaient  sorties  de 
son  âme.  Et  de  fait,  depuis  ce  moment  jusqu'au  mois  d'août  1555, 
où  ces  choses  furent  écrites  sous  sa  dictée,  il  ne  donna  jamais  le 
moindre  consentement  à  la  convoitise  2. 

Cependant  il  continuait  ses  pieuses  lectures,  et  gravait  profondé- 
ment dans  son  esprit  les  résolutions  qu'il  avait  prises.  Pour  se  mieux 
pénétrer  de  ce  qu'il  lisait,  il  lui  vint  en  pensée  de  résumer  par  écrit 
ce  qu'il  trouverait  de  plus  remarquable  dans  la  vie  de  Notre-Seigneur 
et  des  saints.  Il  se  fit  un  livre  de  trois  cents  feuilles,  du  plus  beau 
papier,  bien  réglées  et  pliées  en  quatre  ;  il  y  écrivit  en  très-belles 
lettres  rouges  les  paroles  de  Jésus-Christ,  et  en  bleu  les  paroles  de 
la  sainte  Vierge,  car  il  était  fort  habile  à  bien  peindre  les  lettres. 
Comme  il  pouvait  rester  levé  tous  les  jours  un  peu  plus,  il  em- 
ployait tout  son  temps  soit  à  écrire  ce  livre,  soit  à  prier.  Sa  plus 
grande  consolation  était  de  regarder  le  ciel  et  les  étoiles,  parce  qu'il 
en  concevait  un  désir  toujours  plus  grand  de  servir  Dieu.  Il  souhaitait 
aussi  d'être  guéri  complètement,  afin  d'entreprendre  son  pèlerinage. 

Pensant  à  ce  qu'il  ferait  à  son  retour  de  Jérusalem,  il  lui  vint  à 
l'esprit  d'entrer  dans  la  chartreuse  de  Séville,  sans  se  faire  connaître, 
pour  être  moins  estimé  ,  et  de  n'y  manger  jamais  que  des  herbes  ; 
mais,  se  rappelant  les  pénitences  qu'il  se  proposait  de  faire,  il  crai- 
gnit de  ne  pouvoir  chez  les  Chartreux  exercer  la  haine  qu'il  avait 
contre  lui-même.  Un  de  ses  domestiques  allant  à  Burgos,  il  lui  re- 
commanda de  prendre  des  informations  sur  la  vie  de  ces  religieux. 
Le  rapport  lui  fit  plaisir;  mais  il  en  resta  là,  préoccupé  de  son  pro- 
chain départ. 

iActaSS.,U  julii.  Ribadeneira,  Vit*  Tgtiatii,  I.  l,c.  2.  —  *  Acta  SS.,  31 
julii.  Acta  antiquissima ,  ex  ore  sancli  excepta,  c.  1,  n.  1-10. 

xxm.  32 


'«98  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [LIv.  LXXXIV.  -  De  1517 

Ayant  donc  récupéré  assez  de  forces,  il  dit  à  son  frère  aîné,  don 
Martin  Garcias  :  Vous  savez  que  le  duc  de  Najàrre ,  qui  a  demandé 
de  mes  nouvelles,  sait  que  je  suis  rétabli  ;  il  convient  que  j'aille  le 
voir.  Le  duc  était  à  Navarret ,  petite  ville  voisine.  Son  frère ,  qui 
soupçonnait  quelque  chose,  le  prit  en  particulier,  le  loua  des  belles 
qualités  que  la  nature  lui  avait  données ,  surtout  de  cette  inclina- 
tion guerrière  qui,  dès  son  bas  âge,  lui  avait  fait  embrasser  la  pro- 
fession des  armes,  et  de  cette  sagesse  qui  avait  paru  de  si  bonne 
heure  dans  sa  conduite.  Après  quoi  il  le  conjura  de  ne  pas  en  croire 
son  chagrin  et  de  ne  rien  entreprendre  légèrement.  Vous  avez  acquis 
bien  de  la  gloire  au  siège  de  Pampelune,  et  vous  passez  aujourd'hui 
pour  un  des  plus  illustres  guerriers  de  l'Espagne.  Ne  détruisez  pas 
votre  réputation  ;  ne  déshonorez  pas  votre  famille  par  une  folie  in- 
digne de  vous.  Du  moins  ne  me  cachez  pas  les  pensées  qui  vous 
roulent  dans  la  tête,  et  prenez  confiance  dans  un  frère  qui  vous  aime 
tendrement.  Ignace,  sans  se  découvrir,  répondit  en  deux  mots  qu'il 
était  bien  éloigné  de  faire  une  folie,  et  qu'il  tâcherait  toujours  de 
vivre  en  homme  d'honneur. 

Il  se  mit  donc  en  route,  monté  sur  une  mule.  Un  autre  de  ses 
frères  voulut  l'accompagner  jusqu'à  Onate.  Ils  firent  une  veille,  c'est- 
à-dire  passèrent  la  nuit  en  prières  dans  la  chapelle  de  Notre-Dame 
d'Arancuz,  afin  d'obtenir  de  nouvelles  forces  pour  son  voyage.  Ayant 
laissé  son  frère  à  Onate,  chez  sa  sœur,  il  partit  pour  Navarret.  On  lui 
devait  chez  le  duc  quelques  pièces  d'argent  :  il  les  réclama,  en  donna 
une  partie  à  des  personnes  auxquelles  il  croyait  avoir  obligation,  et 
consacra  le  reste  à  l'ornement  d'une  image  délabrée  de  la  sainte 
Vierge.  Congédiant  ensuite  deux  domestiques  qui  l'accompagnaient, 
il  s'en  alla  seul  de  Navarret  à  Mont-Serrat.  C'est  un  monastère  de 
Saint-Benoît,  à  une  journée  de  Barcelone,  bâti  sur  une  montagne 
toute  couverte  de  rochers,  et  fameux  par  la  dévotion  des  pèlerins, 
qui,  de  tous  les  endroits  du  monde,  viennent  implorer  du  secours  et 
honorer  l'image  miraculeuse  de  la  Vierge. 

Ses  idées  sur  la  vie  chrétienne  étaient  encore  bien  imparfaites.  Il 
était  bien  résolu  à  servir  Dieu,  à  faire  pour  lui  de  grandes  choses,  à 
expier  ses  désordres  par  de  grandes  austérités,  parce  que  les  saints 
l'avaient  fait  :  il  ne  considérait  pas  encore  ce  que  chaque  chose  a  de 
plus  intime,  ne  savait  ce  que  c'était  que  l'humilité,  la  charité,  la 
patience,  ni  la  discrétion,  qui  a-signe  à  ces  vertus  leurs  bornes.  Il  ne 
voyait  encore  qu'une  chose,  faire  quelque  œuvre  extérieurement 
grande,  parce  que  les  saints  en  avaient  fait  pour  la  gloire  de  Dieu. 

En  route,  il  fut  rejoint  par  un  Maure  ou  Sarrasin.  Dans  la  conver- 
sation, le  Mahométan  vint  à  dire  qu'il  croyait  bien  que  Marie  avait 


à  15Î5  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  499 

été  vierge  avant  l'enfantement,  mais  qu'il  ne  pouvait  croire  qu'elle 
le  fût  après.  Ignace  s'efforçait  de  l'en  convaincre.  Le  Mahométan  de- 
meura incrédule,  quitta  brusquement  Ignace,  et  se  rendit  en  un  lieu 
voisin.  Ignace  en  ressentit  dans  l'âme  une  certaine  tristesse  et  inquié- 
tude; il  lui  semblait  n'avoir  pas  fait  son  devoir,  il  pensait  avoir  mal 
fait  de  laisser  dire  au  Sarrasin  tant  de  choses  contre  la  sainte  Vierge, 
et  qu'il  fallait  par  conséquent  le  rejoindre  pour  en  tirer  satisfaction  : 
il  se  sentait  agité  du  désir  de  chercher  l'infidèle  et  de  lui  donner  un 
coup  de  poignard,  à  cause  de  ce  qu'il  avait  dit  contre  la  sainte  Vierge. 
Après  un  long  combat  de  pensées  avec  lui-même,  il  demeura  incer- 
tain sur  ce  qu'il  devait  faire.  Dans  cette  perplexité,  il  lâcha  la  bride 
à  sa  mule  :  si,  à  l'embranchement  de  deux  chemins,  elle  suivait 
celui  du  bourg  où  était  allé  le  Sarrasin,  il  le  chercherait  et  le  poi- 
gnarderait; si  elle  prenait  la  grande  route,  il  ne  s'inquiéterait  plus 
de  lui.  Quoique  le  bourg  fût  à  trente  ou  quarante  pas  et  le  chemin 
facile,  la  Providence  voulut  que  la  mule  s'en  détournât  et  prît  la 
grande  route. 

Arrivé  à  une  bourgade  qui  est  au  pied  de  la  montagne,  Ignace 
acheta,  pour  son  voyage  de  Jérusalem,  un  habit  long  de  grosse  toile, 
une  ceinture  et  des  sandales  de  corde,  avec  un  bâton  et  une  cale- 
basse. Il  mit  à  l'arçon  de  la  selle  cet  équipage  de  pèlerin,  et  gagna  en 
diligence  Mont-Serrat.  Se  défiant  de  lui-même,  mais  se  confiant  en 
la  protection  de  la  sainte  Vierge,  il  avait  fait  à  Dieu  le  vœu  de  chas- 
teté perpétuelle.  Toujours  il  roulait  dans  sa  tête  de  grandes  choses  à 
faire  pour  l'amour  de  Dieu.  Comme  il  avait  l'imagination  pleine  de 
ce  qu'il  avait  lu  dans  l'Amadis  des  Gaules  et  dans  d'autres  romans, 
il  résolut  de  faire  la  veille  des  armes,  de  passer  toute  la  nuit  sans 
s'asseoir  ni  se  coucher,  mais  debout  ou  à  genoux,  devant  l'autel  de 
Notre-Dame  de  Mont-Serrat,  d'y  déposer  ses  vêtements,  pour  revêtir 
les  armes  de  Jésus-Christ.  Y  étant  arrivé,  il  fit  à  un  père  bénédictin, 
Français  de  nation,  sa  confession  générale,  qui  dura  trois  jours.  Ce 
fut  le  premier  confesseur  auquel  il  s'ouvrit  de  son  plan  de  vie.  De 
son  conseil,  il  donna  sa  mule  au  monastère,  ses  vêtements  précieux 
à  un  pauvre  mendiant,  revêtit  ses  habits  de  pèlerin,  pendit  son  épée 
et  son  poignard  à  un  pilier  près  de  l'autel  de  Notre-Dame,  devant 
lequel  il  passa  en  prières  toute  la  nuit  qui  précéda  l'Annonciation 
de  la  sainte  Vierge,  1522.  Au  point  du  jour,  il  reçut  la  sainte  eucha- 
ristie et  se  mit  en  route. 

On  peut  remarquer  ici  une  attention  particulière  de  ?a  Providence. 
C'est  le  souvenir  et  l'exemple  de  saint  François,  c'est  le  souvenir  et 
l'exemple  de  saint  Dominique  qui  inspirent  à  Ignace  le  désir  de  faire 
pour  Dieu  quelque  chose  de  grand.  C'est  le  souvenir  et  l'exemple 


530  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  -  De  '.517 

des  Chartreux  qui  l'y  encouragent.  C'est  un  père  bénédictin  qui  est 
son  premier  confident,  et  qui  l'y  confirme  et  dirige.  Dieu  voulait  in- 
sinuer par  là  aux  enfants  de  saint  Ignace  d'avoir  toujours  une  affec- 
tion cordiale  et  fraternelle  envers  les  enfants  de  saint  François,  de 
saint  Dominique,  de  saint  Bruno,  de  saintBenoît,  et  réciproquement. 
Qu'il  y  ait  entre  les  uns  et  les  autres,  non  une  jalousie  profane,  mais 
une  sainte  émulation,  à  qui  fera  plus  et  mieux  pour  la  plus  grande 
gloire  de  Dieu,  leur  père,  qui  est  au  ciel,  et  de  leur  mère,  l'Eglise 
catholique,  qui  est  sur  la  terre. 

Ignace  marchait  le  bâton  à  la  main,  la  calebasse  au  côté,  la  tête 
nue  et  un  pied  nu;  car,  pour  l'autre,  qui  se  sentait  encore  de  sa  bles- 
sure et  qui  s'enflait  toutes  les  nuits,  il  jugea  à  propos  de  le  chausser. 
Mais  il  marchait  avec  une  vigueur  qui  ne  pouvait  venir  que  d'en  haut, 
fort  consolé  de  ne  porter  plus  les  livrées  du  monde,  et  tout  glorieux 
d'être  revêtu  de  celles  de  Jésus-Christ.  A  peine  eut-il  fait  une  lieue, 
qu'il  entendit  derrière  lui  un  cavalier  qui  courait  à  bride  abattue. 
C'était  un  officier  de  la  justice  de  Mont-Serrat.  Est-il  vrai,  lui  dit  le 
cavalier,  que  vous  ayez  donné  vos  habits  à  un  pauvre?  Quelques  ser- 
ments que  cet  homme  fasse  là-dessus,  on  ne  le  croit  pas;  on  l'a 
soupçonné  de  larcin,  et  on  l'a  mis  en  prison.  A  ces  paroles,  Ignace 
fut  pénétré  de  douleur,  et  ne  put  retenir  ses  larmes.  Il  confessa  la 
vérité,  pour  délivrer  l'innocent;  mais  il  ne  voulut  jamais  dire  ni  sa 
qualité  ni  son  nom.  Il  se  dit  seulement  à  lui-même  qu'il  était  bien 
malheureux  de  ne  pouvoir  assister  son  prochain  sans  lui  faire  de  la 
peine;  et,  dans  ces  pensées,  il  poursuivit  son  chemin  vers  Manrèse, 
où  il  avait  résolu  de  se  cacher,  en  attendant  que  la  peste  cessât  à 
Barcelone  et  que  le  port  fût  ouvert  pour  le  voyage  de  la  Terre- 
Sainte. 

Manrèse  est  une  petite  ville,  à  trois  lieues  de  Mont-Serrat,  fameuse 
aujourd'hui  par  la  pénitence  du  saint  et  par  la  piété  des  peuples  qui 
y  viennent  de  tous  côtés  en  pèlerinage,  mais  obscure  alors,  et  qui 
n'avait  rien  de  considérable  qu'un  monastère  de  Saint-Dominique  et 
un  hôpital  pour  les  pèlerins  et  les  malades. 

Ignace  alla  droit  à  cet  hôpital.  Il  eut  une  extrême  joie  de  se  voir 
au  nombre  des  pauvres,  et  en  état  de  faire  pénitence  sans  être  connu. 
Il  commença  par  jeûner  toute  la  semaine  au  pain  et  à  l'eau,  excepté 
le  dimanche,  qu'il  mangeait  un  peu  d'herbes  cuites;  encore  y  mê- 
lait-il de  la  cendre.  II  ceignit  ses  reins  d'une  chaîne  de  fer,  et  prit  un 
eilice  sous  l'habillement  de  toile  dont  il  était  revêtu.  Il  châtiait  rude- 
ment son  corps  trois  fois  le  jour,  dormait  peu  et  couchait  à  terre. 

En  se  maltraitant  ainsi,  il  n'eut  point  d'autre  vue,  au  commence- 
ment, que  d'imiter  les  saints  pénitents  et  d'expier  les  désordres  de 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  501 

sa  vie  passée.  Il  conçut  ensuite  un  désir  ardent  de  chercher  la  gloire 
de  Dieu  dans  ses  actions  ;  et  ce  désir  rendit  le  motif  de  sa  pénitence 
plus  pur  et  plus  noble.  A  la  vérité,  il  avait  toujours  ses  péchés  de- 
vant les  yeux,  et  il  en  avait  toujours  de  l'horreur;  mais  ses  intérêts 
propres  ne  le  touchaient  plus  si  vivement  ;  et  dans  les  rigueurs  qu'il 
exerçait  sur  lui-même,  au  lieu  de  songer  avec  une  très-grande  appli- 
cation à  satisfaire  pour  les  peines  que  ses  péchés  méritaient,  il  pen- 
sait principalement  à  venger  l'injure  et  à  réparer  l'honneur  de  la  ma- 
jesté divine. 

Il  entendait  tous  les  jours  tout  le  service  divin.  Il  faisait  de  plus 
sept  heures  de  prières  à  genoux  régulièrement;  et  quoiqu'il  n'eût 
pas  encore  beaucoup  d'ouverture  pour  l'oraison  mentale,  il  était  si 
recueilli  en  priant  Dieu,  qu'il  demeurait  des  heures  entières  immo- 
bile. Il  visitait  souvent  l'église  de  Notre-Dame  de  Villa-Dordis,  qui 
n'est  qu'à  une  demi-lieue  de  Manrèse;  et  dans  ces  petits  pèlerinages, 
il  ajoutait  d'ordinaire  au  cilice  et  à  la  chaîne  de  fer  qu'il  portait  une 
ceinture  de  certaines  herbes  très-piquantes. 

En  faisant  réflexion  sur  sa  conduite,  il  crut  que  les  macérations 
de  la  chair  l'avanceraient  peu  dans  les  voies  du  ciel  s'il  ne  tâchait 
d'étouffer  en  lui  les  mouvements  de  l'orgueil  et  de  l' amour-propre. 
Pour  cela,  il  mendiait  son  pain  de  porte  en  porte,  comme  s'il  eût  été 
un  vrai  gueux  ;  et  de  peur  qu'on  ne  devinât  sa  qualité  ou  à  sa  phy- 
sionomie ou  à  ses  manières,  il  affectait  des  airs  grossiers  et  tout  le 
procédé  d'un  homme  de  la  lie  du  peuple.  Même,  afin  de  mieux  sau- 
ver les  apparences,  il  négligeait  entièrement  sa  personne,  ou  plutôt 
il  s'étudiait  à  être  malpropre,  lui  qui  aimait  tant  la  propreté,  et  qui 
avait  eu  soin  toute  sa  vie  d'être  si  bien  ajusté.  Son  visage  tout  cou- 
vert de  crasse,  ses  cheveux  sales  et  en  désordre,  sa  barbe  et  ses  on- 
gles qu'il  laissait  croître  jusqu'à  faire  peur,  le  déguisaient  tellement, 
qu'il  ressemblait  à  une  espèce  de  sauvage. 

Aussi,  dès  qu'il  paraissait  dans  Manrèse,  les  enfants  le  montraient 
au  doigt,  lui  jetaient  des  pierres,  et  le  suivaient  par  les  rues  avec  de 
grandes  huées.  La  plupart  des  gens  à  qui  il  demandait  l'aumône  se 
moquaient  de  lui  ;  et  un  certain  homme  fort  brutal,  qui  fut  plus  cho- 
qué de  sa  modestie  que  de  sa  malpropreté,  ne  se  contentant  pas  de 
lui  dire  des  injures  toutes  les  fois  qu'il  le  rencontrait,  allait  le  cher- 
cher à  l'hôpital  pour  lui  faire  insulte.  Ignace  souffrait  les  outrages  et 
les  moqueries  sans  dire  un  seul  mot,  contrefaisant  le  stupide  et  se  ré- 
jouissant en  son  cœur  d'avoir  déjà  part  aux  opprobres  de  la  croix  *. 
Pendant  qu'il  logeait  dans  cet  hôpital,  il  lui  arriva  souvent,  en 

^ouhours,  Vie  de  saint  Ignace,  l.   I. 


502  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

plein  jour,  de  voir  auprès  de  soi,  dans  l'air,  quelque  chose  de  fort 
beau,  qui  lui  occasionnait  beaucoup  de  plaisir  et  de  consolation.  Il 
n'en  pouvait  assez  distinguer  la  forme  pour  savoir  ce  que  c'était; 
mais  il  lui  semblait  que  ça  tenait  jusqu'à  un  certain  point  de  la 
forme  du  serpent,  et  que  ça  rayonnait  des  yeux,  quoique  ce  n'en 
fussent  pas.  Plus  cette  chose  lui  apparaissait ,  plus  il  y  prenait 
plaisir;  et  quand  elle  disparaissait,  il  en  ressentait  de  la  peine1. 
Dans  ce  temps,  il  n'avait  encore  aucune  connaissance  des  choses  spi- 
rituelles. Or,  tant  que  durait  cette  vision,  et  elle  dura  plusieurs 
jours,  ou  peu  avant  qu'elle  commençât,  une  pensée  violente  s'empa- 
rait d'Ignace  et  le  tourmentait;  c'était  comme  si  on  lui  disait  inté- 
rieurement :  «Que  fais-tu  à  l'hôpital?  Le  ciel,  qui  t'a  donné,  avec  un 
sang  noble,  des  inclinations  généreuses,  veut  que  tu  sois  un  saint 
cavalier  et  non  pas  un  gueux.  Si  tu  étais  à  la  cour  ou  à  l'armée,  ton 
seul  exemple  réformerait  tous  les  courtisans  et  tous  les  soldats.  »  Il 
sentit  en  même  temps  un  dégoût  étrange  des  ordures  de  l'hôpital,  et 
eut  honte  de  se  trouver  en  la  compagnie  des  gueux.  Mais  il  reconnut 
aussitôt  la  suggestion  du  malin  esprit,  qui,  sous  prétexte  d'un  bien 
spécieux  et  plausible,  le  retirait  de  la  voie  où  Dieu  l'avait  mis. 
Pour  confondre  le  démon  et  pour  se  vaincre  lui-même,  il  se  familia- 
risa plus  que  jamais  avec  les  pauvres  et  s'attacha  au  service  des  ma- 
lades les  plus  dégoûtants. 

Cependant  le  bruit  courut  dans  Manrèse  que  le  pèlerin  mendiant 
que  l'on  ne  connaissait  pas,  et  dont  tout  le  monde  se  moquait,  était 
un  homme  de  qualité  qui  faisait  pénitence,  et  ce  fut  l'aventure  du 
pauvre  du  Mont-Serrat  qui  donna  lieu  à  ce  bruit.  Elle  éclata  dans  le 
pays;  et,  sur  les  circonstances  du  fait,  sur  les  indices  de  la  personne, 
on  jugea  que  ce  pèlerin  inconnu  pourrait  bien  être  le  cavalier  qui  s'é- 
tait dépouillé  jusqu'à  la  chemise.  La  modestie,  la  patience  et  la  dé- 
votion d'Ignace  rendirent  la  conjecture  très-probable;  si  bien  que  les 
habitants  de  Manrèse  commencèrent  à  le  regarder  avec  d'autres 
yeux.  On  le  venait  voir  par  curiosité,  et  on  l'admirait  d'autant  plus, 
qu'on  l'avait  traité  plus  indignement.  Il  s'en  aperçut  ;  et,  pour  fuir  ce 
nouveau  piège,  qu'il  s'imagina  que  le  démon  lui  tendait,  il  chercha 
une  retraite  où  il  fût  plus  caché  que  dans  l'hôpital. 

Il  trouva,  à  six  cents  pas  de  la  ville  et  au  pied  d'une  petite  mon- 
tagne, le  lieu  qu'il  cherchait.  C'était  une  caverne  obscure  et  profonde, 
creusée  dans  le  roc,  et  ouverte  du  côté  d'une  vallée  solitaire,  qu'on 
appelle  la  Vallée~du-Parad/s.  Peu  de  gens  connaissaient  cette  caverne, 
et  personne  n'avait  jamais  osé  y  entrer,  tant  elle  paraissait  atfreuse. 

1  Vita  antiquissima,  c.  2. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  503 

Ignace  perça  les  broussailles  qui  en  fermaient  les  avenues  et  qui  en 
bouchaient  l'ouverture,  assez  étroite  d'elle-même.  S'y  étant  coulé 
avec  peine  à  travers  les  ronces,  il  établit  sa  demeure  dans  le  creux 
de  l'antre,  où  il  venait  un  peu  de  jour  d'en  haut  par  une  fente  du 
rocher. 

L'horreur  d'un  lieu  si  sauvage  lui  inspira  un  nouvel  esprit  de  pé- 
nitence, et  la  liberté  de  la  solitude  fit  que  sa  ferveur  l'emporta  bien 
loin.  Il  maltraitait  tous  les  jours  son  corps  quatre  ou  cinq  fois  avec 
une  chaîne  de  fer.  Il  demeurait  trois  ou  quatre  jours  sans  prendre 
aucune  nourriture  ;  et  quand  les  forces  lui  manquaient,  il  avait  re- 
cours à  quelques  racines  qu'il  trouvait  dans  la  vallée,  ou  à  un  peu 
de  pain  qu'il  avait  apporté  de  l'hôpital.  Il  ne  se  contentait  pas  de 
sept  heures  de  prières  qu'il  s'était  prescrites;  il  ne  faisait  que  prier, 
ou  plutôt  il  était  occupé  nuit  et  jour  à  pleurer  les  égarements  de  sa 
jeunesse  et  à  louer  les  miséricordes  du  Seigneur.  Il  sortait  quelque- 
fois de  sa  caverne,  et  rien  ne  se  présentait  à  ses  yeux  qui  ne  l'entre- 
tînt dans  les  sentiments  où  il  était.  A  la  vue  d'un  torrent  rapide  qui 
passait  au  pied  de  la  colline,  il  considérait  avec  plaisir  que  toutes  les 
choses  du  monde  sont  passagères  et  périssables,  indignes  des  soins  et 
de  l'estime  d'une  âme  immortelle. 

Quoique  Ignace  fut  d'une  très-forte  constitution,  ces  excès  ruinè- 
rent bientôt  sa  santé.  Il  avait  de  grandes  douleurs  d'estomac,  accom- 
pagnées de  faiblesses  continuelles  ;  et  des  gens  qui  découvrirent  sa 
retraite,  à  force  de  le  chercher,  le  trouvèrent  un  jour  évanoui  à  l'en- 
trée de  la  caverne.  Dès  qu'il  fut  revenu  de  sa  défaillance,  et  qu'il  eut 
repris  un  peu  de  force  parla  nourriture  qu'on  lui  lit  prendre,  il  vou- 
lut regagner  le  fond  de  sa  grotte  ;  mais  on  le  mena  malgré  lui  à  l'hô- 
pital de  Manrèse. 

Le  malin  esprit,  sous  l'espèce  de  vision  dont  il  a  été  parlé,  profita 
de  cette  occasion  pour  le  tenter  de  découragement.  Comment  pour- 
ras-tu soutenir  une  vie  si  austère  pendant  les  soixante-dix  ans  que 
tu  as  à  vivre  ?  lui  disait  intérieurement  le  tentateur.  Ignace  vit  bien 
de  qui  venait  cette  pensée,  et  répondit  :  Misérable,  peux-tu  seu- 
lement m'assurer  une  heure  de  vie?  N'est-ce  pas  Dieu  qui  est 
le  maître  de  nos  jours?  Et  que  sont  soixante-dix  ans  au  prix  de 
l'éternité  ? 

Cependant  la  fièvre  lui  prit  ;  et  comme  la  nature  était  épuisée,  le 
mal  devint  si  violent  en  peu  de  jours,  qu'on  désespéra  de  sa  vie. 
Étant  presque  à  l'extrémité,  il  entendit  une  voix  intérieure  qui  ne 
cessait  de  lui  dire  qu'il  devait  mourir  content,  parce  qu'il  mourait 
saint;  qu'au  reste,  dans  le  haut  point  de  sainteté  où  il  était  parvenu 
en  si  peu  de  temps,  il  n'avait  à  craindre  ni  les  tentations  du  diable  ni 


Ô0ï  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv. LXXX1V.—  De  1517 

les  jugements  de  Dieu.  II  lui  sembla  ensuite  qu'on  exposait  à  ses 
yeux  son  sac,  sa  chaîne,  son  cilice  et  les  autres  instruments  de  sa 
pénitence.  Il  lui  sembla  même  voir,  d'un  côté,  sa  caverne  arrosée  de 
ses  larmes  et  toute  teinte  de  son  sang,  de  l'autre  le  ciel  ouvert,  où 
les  anges  l'invitaient  avec  des  palmes  et  des  couronnes  dans  les 
mains.  Quoique  ces  pensées  lui  fissent  horreur,  il  eut  bien  de  la  peine 
à  s'en  défaire,  tant  elles  étaient  fortement  imprimées  dans  son  es- 
prit. Pour  y  résister,  il  rappela  en  sa  mémoire  les  péchés  de  sa  vie 
les  plus  énormes  et  les  plus  honteux.  Il  envisagea  l'enfer,  qu'il  avait 
mérité  tant  de  fois,  et  se  demanda  à  lui-même  s'il  y  avait  de  la  pro- 
portion entre  un  mois  de  pénitence  et  une  éternité  de  supplices.  Ces 
vues  l'humilièrent  devant  Dieu,  et  lui  firent  connaître  clairement  qu'il 
avait  bien  plus  à  craindre  qu'à  espérer.  Il  surmonta  enfin  la  tentation: 
mais  il  en  demeura  si  effrayé,  que,  venant  à  se  porter  mieux,  il  pria 
des  personnes  dévotes  qui  le  servaient  dans  sa  maladie  de  lui  dire 
sans  cesse  :  Souvenez-vous  de  vos  péchés,  et  ne  pensez  pas  que  le 
paradis  soit  dû  à  un  pécheur  comme  vous. 

Ce  ne  fut  pas  là  pourtant  le  plus  rude  assaut  que  soutint  Ignace 
dans  sa  retraite  de  Manrèse.  Depuis  qu'il  s'était  donné  à  Dieu,  il  avait 
joui  d'une  parfaite  tranquillité  :  il  avait  même  goûté  les  douceurs  que 
le  Saint-Esprit  répand  d'ordinaire  dans  l'âme  des  pécheurs  nouvelle- 
ment convertis,  et  pour  les  dégoûter  des  plaisirs  du  monde,  et  pour 
leur  adoucir  les  travaux  de  la  pénitence.  Il  perdit  ce  calme  intérieur 
et  toutes  ces  joies  spirituelles;  en  sorte  que,  durant  ses  prières  et 
dans  ses  mortifications,  il  n'avait  que  du  trouble  et  des  sécheresses. 
La  sérénité  revenait  quelquefois  tout  à  coup,  et  avec  une  telle  abon- 
dance de  consolations,  qu'il  en  était  transporté  hors  de  lui-même. 
Mais  ces  doux  moments  passaient  vite;  et  lorsqu'il  croyait  voir  la 
clarté  céleste,  il  se  trouvait  replongé  en  de  plus  épaisses  ténèbres. 
Comme  il  n'avait  nulle  expérience  de  ces  états  différents,  et  qu'il  ne 
savait  pas  que  les  âmes  qui  commencent  une  vie  chrétienne  sont  trai- 
tées ainsi  quelquefois  de  peur  qu'elles  n'attribuent  leur  ferveur  à 
leurs  propres  forces,  et  qu'elles  ne  s'attachent  plus  aux  faveurs  de 
Dieu  qu'à  Dieu  même,  il  s'écriait  dans  ce  changement  si  subit  : 
Quelle  nouvelle  guerre  est  ceci?  En  quelle  carrière  inconnue  entrons- 
nous  'ï 

Dieu  le  mit  encore  à  d'autres  épreuves.  Quoique  Ignace  eût  fait 
une  confession  très-exacte,  et  qu'il  ne  fût  pas  de  ces  esprits  faibles 
que  troublent  de  vaines  apparences,  il  lui  vint  des  scrupules  qui  le 
tourmentèrent  étrangement.  Tantôt  il  doutait  s'il  avait  bien  expliqué 
toutes  les  circonstances  de  certains  péchés;  tantôt  il  craignait  d'en 
avoir  celé  quelques-uns,  ou  du  moins  d'avoir  déguisé  la  vérité  en 


i  15'<5  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  505 

quelque  chose  afin  de  s'épargner  de  la  honte.  Pour  s'éclaircir  de  ses 
doutes  et  se  rassurer  de  ses  craintes,  il  avait  recours  à  la  prière  ;  mais 
plus  il  priait,  plus  ses  doutes  et  ses  craintes  augmentaient.  De  plus, 
à  chaque  pas  qu'il  faisait,  il  croyait  broncher  et  offenser  Dieu,  s'ima- 
ginant  qu'il  y  eût  du  péché  où  il  n'y  en  avait  pas  même  l'ombre,  et 
disputant  sans  cesse  avec  lui-même  sur  l'état  de  sa  conscience, 
sans  pouvoir  jamais  décider  ce  qui  était  péché  ou  ce  qui  ne  l'était 
pas.  Dans  ces  raisonnements  et  ces  combats  éternels,  il  en  était 
quelquefois  réduit  à  gémir,  à  crier  et  à  se  jeter  par  terre,  comme 
un  homme  que  la  douleur  presse.  Mais  le  plus  souvent,  il  gardait  un 
morne  silence ,  comme  si  la  tristesse  qui  l'accablait  l'eût  rendu 
stupide. 

Parmi  ces  infirmités  spirituelles,  il  ne  tirait  de  la  force  que  du  saint 
sacrement  de  l'autel,  qu'il  recevait  tous  les  dimanches  :  encore  arriva- 
t-il  plus  d'une  fois  qu'étant  sur  le  point  de  communier,  ses  peines 
redoublèrent  à  un  tel  point,  que,  craignant  de  commettre  un  sacri- 
lège, il  se  retira  de  la  sainte  table  tout  confus  et  tout  désolé.  Après 
bien  des  réflexions  inutiles,  où  son  esprit  se  perdait,  il  s'imagina  que 
l'obéissance  seule  pouvait  le  guérir,  et  que  ses  peines  cesseraient  si 
son  confesseur  lui  commandait  d'oublier  entièrement  le  passé.  Mais 
il  eut  scrupule  de  proposer  à  son  confesseur  un  expédient  qu'il  avait 
inventé  lui-même.  A  la  vérité,  on  lui  défendait  d'écouter  ces  scrupu- 
les ;  mais  il  ne  savait  pas  précisément  en  quoi  consistait  un  scrupule; 
et  d'avoir  à  en  juger,  c'était  pour  lui  une  matière  de  nouvelles  inquié- 
tudes. 11  ne  laissait  pas  de  continuer  ses  pratiques  de  piété  et  de  pé- 
nitence, dans  la  pensée  que,  plus  il  était  troublé,  plus  il  devait  être 
exact  et  fidèle.  Ne  recevant  nul  secours,  ni  de  la  terre,  ni  du  ciel,  il 
crut  que  Dieu  l'avait  délaissé  et  que  sa  damnation  était  certaine.  On 
ne  peut  dire  le  tourment  qu'il  souffrit  alors  ;  et  il  n'y  a  que  les  per- 
sonnes affligées  de  ces  sortes  de  croix  qui  le  puissent  bien  con- 
cevoir. 

Les  religieux  de  saint  Dominique  du  monastère  de  Manrèse,  qui 
gouvernaient  sa  conscience,  eurent  pitié  de  lui,  et  le  retirèrent  chez 
eux  par  charité.  Au  lieu  d'y  avoir  du  soulagement,  il  y  fut  plus 
tourmenté  qu'à  l'hôpital.  Il  tomba  dans  une  noire  mélancolie  ;  et 
étant  un  jour  dans  sa  cellule,  il  eut  la  pensée  de  se  jeter  par  la  fenêtre 
pour  finir  ses  maux.  Il  ne  suivit  pas  néanmoins  ce  mouvement  de 
désespoir,  parce  qu'il  y  vit  un  péché.  Quoique  le  ciel  lui  parût  de 
fer,  il  y  éleva  les  yeux  avec  une  foi  ardente,  et,  fondant  en  larmes  : 
Secourez-moi,  Seigneur,  s'écria-t-il,  mon  appui  et  ma  force,  secou- 
rez-moi. C'est  en  vous  seul  que  j'espère,  et  ce  n'est  qu'en  vous  que 
je  cherche  du  repos  :  ne  me  cachez  pas  votre  face;  et  puisque  vous 


i)06  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

êtes  mon  Dieu,  montrez-moi  la  voie  par  laquelle  vous  voulez  que 
j'aille  à  vous. 

Cependant  il  se  souvint  d'avoir  lu  qu'un  ancien  ermite,  ne  pou- 
vant obtenir  de  Dieu  une  grâce,  jeûna  constamment  et  ne  mangea 
rien  jusqu'à  ce  que  Dieu  l'eût  exaucé.  A  l'exemple  de  l'ermite,  il 
résolut  de  ne  prendre  aucune  nourriture  qu'il  n'eût  recouvré  la 
paix  de  son  âme.  Il  résolut  de  jeûner  ainsi ,  à  moins  que  d'être  en 
péril  de  mort.  Il  jeûna  effectivement  sept  jours  entiers  sans  boire  ni 
manger,  et  sans  se  relâcher  de  ses  exercices  accoutumés.  Comme 
ses  peines  duraient  toujours ,  et  que,  par  une  espèce  de  miracle ,  ses 
forces  ne  s'abattaient  pas  tout  à  fait,  il  aurait  poussé  ce  jeûne  plus 
loin,  si  son  confesseur  ne  lui  eût  ordonné  absolument  de  le  rompre. 
Le  ciel  agréa  et  la  ferveur  qui  lui  fit  entreprendre  une  chose  si 
extraordinaire,  et  l'obéissance  qui  lui  fit  quitter  ce  qu'il  avait  entre- 
pris. Sa  première  tranquillité  lui  fut  rendue,  et  ses  croix  inté- 
rieures se  changèrent  en  des  délices  extraordinaires  qu'il  n'avait 
point  encore  goûtées.  Mais  une  nouvelle  tempête  s'éleva  dans  son 
cœur  trois  jours  après.  Ses  scrupules ,  ses  tristesses  et  ses  désespoirs 
le  reprirent  avec  tant  de  violence,  qu'il  aurait  succombé  infailliblement, 
si  la  main  qui  le  frappait  ne  l'eût  soutenu.  Dieu  voulut  le  faire  passer 
par  toutes  ces  épreuves  pour  lui  apprendre  à  conduire  les  autres. 

Enfin  ses  troubles  se  calmèrent ,  et  Ignace  ne  fut  pas  seulement 
délivré  de  tous  ses  scrupules,  il  obtint  le  don  de  guérir  les  consciences 
scrupuleuses.  Mais  parce  que  Dieu  console  ordinairement  les  âmes  à 
proportion  de  leurs  peines  et  de  leur  fidélité,  en  retirant  son  serviteur 
de  l'état  où  il  l'avait  mis,  il  le  combla  de  plusieurs  grâces  signalées. 

Ignace  récitait  un  jour  l'office  de  la  Vierge  sur  les  degrés  de  l'é- 
glise des  Dominicains,  lorsqu'il  fut  élevé  en  esprit,  et  vit  comme  une 
figure  qui  lui  représentait  clairement  la  très-sainte  Trinité.  Cette  vue 
le  toucha  si  fort  et  lui  donna  tant  de  consolation  intérieure,  qu'étant 
allé  ensuite  à  une  procession  solennelle,  il  ne  put  retenir  ses  larmes 
devant  le  peuple.  Il  ne  pensait  qu'à  la  Trinité  ;  il  ne  parlait  que  de  la 
Trinité  ;  mais  il  en  parlait  avec  des  termes  si  sublimes  et  si  propres, 
que  les  plus  savants  l'admiraient,  et  que  les  plus  simples  ne  laissaient 
de  l'entendre.  Il  écrivit  les  pensées  qu'il  eut  sur  ce  mystère  incom- 
préhensible; et  son  écrit,  qui  s'est  perdu,  était  de  quatre-vingts 
feuillets.  A  force  de  contempler  la  Trinité,  il  conçut  pour  elle  une 
dévotion  très-tendre,  et  il  s'accoutuma  dès  lors  à  prier  plusieurs  fois 
le  jour  les  trois  adorables  personnes,  tantôt  toutes  trois  ensemble, 
tantôt  chacune  en  particulier,  selon  les  différentes  dispositions  où  il 
se  trouvait. 

Peu  de  temps  après,  une  autre  lumière  lui  découvrit  l'ordre  que 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  507 

Dieu  a  tenu  dans  la  création  du  monde ,  et  les  fins  que  la  sagesse 
éternelle  s'est  proposées  en  se  communiquant  au  dehors.  Il  vit  une 
fois  durant  la  messe,  au  moment  que  le  prêtre  levait  l'hostie,  que 
le  corps  et  le  sang  du  Fils  de  Dieu  était  véritablement  sous  les  espè- 
ces et  de  quelle  manière  ils  y  étaient.  Un  jour  qu'il  alla  visiter  l'église 
de  Saint-Paul,  à  un  quart  de  lieue  de  la  ville,  s'étant  assis  au  bord 
du  Cardenero,  qui  coulait  dans  la  plaine  de  Manrèse,  il  eut  une  pro- 
fonde connaissance  de  tous  les  mystères  ensemble  ;  et  un  autre  jour 
qu'il  priait  à  une  crois  sur  le  chemin  de  Barcelone,  tout  ce  qu'on 
lui  avait  fait  connaître  auparavant  lui  fut  remis  devant  les  yeux  dans 
une  si  grande  clarté,  que  les  vérités  de  la  foi  lui  semblaient  n'avoir 
rien  d'obscur.  Aussi  en  demeura-t-il  si  éclairé  et  si  convaincu  ,  qu'il 
disait  que,  quand  elles  ne  seraient  pas  écrites  dans  l'Évangile,  il  se- 
rait prêt  à  les  défendre  jusqu'à  la  dernière  goutte  de  son  sang,  et 
que,  si  les  saintes  Écritures  étaient  perdues,  il  n'y  aurait  rien  de 
perdu  pour  lui. 

Mais  de  toutes  les  faveurs  qu'il  reçut  alors,  la  plus  remarquable 
fut  un  ravissement  qui  dura  huit  jours,  et  qu'on  ne  croirait  presque 
pas,  si  plusieurs  personnes  dignes  de  foi  n'en  avaient  été  témoins. 
Cette  grande  extase  commença  un  samedi  sur  le  soir  dans  l'hôpital 
de  Sainte-Lucie,  où  Ignace  avait  repris  son  logement,  et  elle  finit  le 
samedi  suivant  à  la  même  heure.  Il  n'eut  aucun  usage  de  ses  sens 
tout  ce  temps-là.  On  le  crut  mort  ;  et  on  l'aurait  enterré,  si  des  gens 
qui  visitèrent  son  corps  ne  se  fussent  aperçus  que  le  cœur  lui  battait 
un  peu.  Il  revint  à  lui,  comme  s'il  fût  sorti  d'un  doux  sommeil  ;  et, 
ouvrant  les  yeux,  il  dit,  d'une  voix  tendre  et  dévote  :  Ah!  Jésus! 
Personne  n'a  su  les  secrets  qui  lui  furent  révélés  dans  ce  long  ravis- 
sement; caril  n'en  voulut  jamais  rien  dire;  et  tout,  ce  qu'on  put  tirer  de 
lui,  c'est  queles  grâces  dont  Dieu  le  favorisait  ne  se  pouvaient  exprimer. 

Ces  illustrations  divines  ne  l'empêchaient  pas  de  consulter  les 
religieux  de  saint  Dominique  et  de  saint  Benoît  sur  son  intérieur, 
ni  de  suivre  ponctuellement  leur  avis.  Il  allait  voir  de  temps  en 
temps  son  confesseur  de  Mont-Serrat ,  lui  rendait  compte  de  ce  qui 
se  passait  en  son  âme ,  et  lui  demandait  des  instructions  pour  son 
avancement  spirituel.  Quoique  ce  saint  vieillard  fit  envers  Ignace 
l'office  de  maître,  il  ne  laissait  pas  de  l'honorer  infiniment,  et  il 
disait  quelquefois  aux  religieux  du  monastère  que  son  disciple  de 
Manrèse  serait  un  jour  le  soutien  et  l'ornement  de  l'Église  ;  que  le 
monde  trouverait  en  lui  un  réformateur,  un  successeur  de  saint 
Paul,  un  apôtre  qui  porterait  la  lumière  de  la  foi  aux  nations  idolâtres  *. 

^Bouhours,  1.  1. 


5 08  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIY.  —  De  1517 

Mais  Ignace  ne  s'ouvrait  qu'à  ses  directeurs,  et  autant  qu'il  était 
nécessaire  pour  sa  conduite;  hors  de  là  il  gardait  un  profond  silence 
et  se  renfermait  tout  en  lui-même.  Cependant,  quelque  soin  qu'il 
prît  de  cacher  les  dons  du  ciel  et  de  se  dérober  aux  yeux  des  hom- 
mes, il  ne  put  y  parvenir,  soit  que  Dieu  voulût  récompenser  l'hu- 
milité de  son  serviteur,  soit  que  la  vertu  ait  des  marques  qui  la 
découvrent  malgré  elle.  Ses  austérités,  ses  extases  éclatèrent  dans 
tout  le  pays  ;  et  ce  qui  les  fit  valoir  davantage,  c'est  qu'on  ne  douta 
plus  qu'il  ne  fut  un  homme  de  qualité,  que  la  pénitence  avait  tra- 
vesti. Une  fille  qui  passait  pour  sainte  parlait  de  lui  comme  d'un 
saint,  et  n'en  parlait  qu'avec  admiration  :  c'est  celle  qui,  en  ce  temps- 
là,  fut  si  renommée  par  toute  l'Espagne,  que  le  roi  catholique  con- 
sulta souvent  sur  des  affaires  de  conscience,  et  qu'on  appelait  la 
béate  de  Manrèse. 

On  eut  enfin  une  si  grande  opinion  d'Ignace,  qu'étant  retombé 
malade  et  ayant  été  transporté  au  logis  d'un  riche  bourgeois,  qui 
était  homme  de  bien  ,  et  qui  ne  put  souffrir  que  le  serviteur  de  Dieu 
fût  à  l'hôpital,  on  appela  communément  ce  bourgeois  Simon,  et  sa 
femme  Marthe,  comme  si,  en  recevant  Ignace  chez  eux,  ils  y  avaient 
reçu  Jésus-Christ.  Sa  réputation  le  faisait  rechercher  de  tout  le 
monde;  chacun  s'empressait  de  l'entretenir,  et  plusieurs  le  suivaient 
quand  il  allait  prier  Dieu  devant  les  croix  qui  sont  plantées  autour 
de  Manrèse,  ou  qu'il  allait  faire  des  pèlerinages  à  Notre-Dame  de 
Villa-Dordis,  et  à  d'autres  lieux  de  dévotion.  Il  ne  s'était  proposé 
jusqu'alors,  dans  toutes  ses  pratiques  de  piété,  que  sa  perfection 
particulière  ;  mais  la  Providence,  qui  le  destinait  au  ministère  évan- 
gélique,  et  qui  l'y  avait  déjà  préparé,  sans  qu'il  le  sût,  par  le  mépris 
du  monde,  par  la  retraite  et  par  la  mortification,  lui  donna  d'autres 
vues  et  d'autres  desseins.  Il  considéra  que  les  âmes  ayant  coûté  si 
cher  au  Sauveur,  on  ne  pourrait  rien  faire  qui  lui  fût  plus  agréable 
que  d'en  empêcher  la  perte.  Il  comprit  que  c'était  dans  le  salut  des 
âmes,  rachetées  par  le  sang  d'un  Dieu,  que  la  gloire  de  la  majesté 
divine  éclatait  davantage  :  et  ce  furent  ces  connaissances  qui  allu- 
mèrent son  zèle.  Ce  n'est  pas  assez,  disait-il,  que  je  serve  le  Sei- 
gneur, il  faut  que  tous  les  cœurs  l'aiment  et  que  toutes  les  langues 
le  bénissent. 

Dès  qu'il  eut  tourné  ses  pensées  vers  le  prochain,  quelque  chère 
que  lui  fût  sa  solitude,  il  en  sortit  ;  et  de  peur  d'éloigner  de  lui  ceux 
qu'il  voulait  attirer  à  Dieu,  il  corrigea  ce  que  son  extérieur  avait  d'af- 
freux et  de  rebutant.  D'ailleurs,  ayant  reconnu  que  l'emploi  où  il 
était  appelé  demandait  de  la  santé  et  des  forces,  il  modéra  ses  aus- 
térités et  prit  un  habillement  de  gros  drap,  parce  que  l'hiver  était 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  509 

fort  rude  et  que  ses  douleurs  d'estomac  ne  diminuaient  point.  Il  par- 
lait publiquement  des  choses  du  ciel,  et,  pour  se  faire  mieux  en- 
tendre du  peuple  qui  l'entourait,  il  montait  sur  une  pierre  que  l'on 
montre  encore  aujourd'hui  devant  l'ancien  hôpital  de  Sainte-Luce. 
Son  visage  exténué,  son  air  modeste,  ses  paroles  animées  de  l'esprit 
qui  le  possédait  inspiraient  l'horreur  du  vice  et  l'amour  de  la  vertu  ; 
mais  ces  entretiens  particuliers  faisaient  des  effets  prodigieux  :  il  con- 
vertissait les  pécheurs  les  plus  opiniâtres,  en  leur  exposant  les  gran- 
des maximes  du  salut  et  les  leur  faisant  méditer  dans  la  retraite. 
Quelques-uns  furent  si  touchés,  qu'ils  renoncèrent  au  siècle  et  chan- 
gèrent en  même  temps  de  mœurs  et  d'état. 

Les  réflexions  que  fit  Ignace  sur  la  force  de  ces  maximes  évangé- 
liques,  et  les  expériences  qu'il  en  eut  par  les  autres,  et  par  lui-même, 
le  portèrent  à  composer  le  livre  Des  Exercices  spirituels,  pour  la  ré- 
formation des  mœurs  dans  les  âmes  mondaines.  C'est  une  suite  et  un 
ensemble  sagement  combiné  de  méditations,  de  réflexions,  d'exa- 
mens, par  où  l'homme,  avec  le  secours  de  la  grâce,  sort  de  son  pé- 
ché et  monte  jusqu'au  plus  haut  point  de  la  perfection.  Ainsi,  pen- 
dant qu'en  Allemagne,  sous  le  nom  menteur  de  réforme,  le  moine 
apostat  de  Wittemberg  ruinait  les  mœurs  et  la  religion,  en  insultant 
les  princes  et  les  Pontifes,  en  brisant  la  règle  même  des  mœurs,  la 
loi  divine,  qu'il  déclarait  impossible  à  garder  ;  en  niant  le  libre  ar- 
bitre de  l'homme,  dont  il  ne  faisait  plus  qu'une  machine  à  péché  et 
à  damnation  ;  en  calomniant  Dieu  même  de  la  manière  la  plus  atroce, 
puisqu'il  nous  le  représente  comme  un  être  cruel,  qui  nous  punit 
non-seulement  du  mal  que  nous  n'avons  pu  éviter,  mais  du  bien 
même  que  nous  avons  fait  de  notre  mieux  :  dans  ce  même  temps, 
saint  Ignace,  sans  attaquer  personne,  sans  nier  quoi  que  ce  fût,  mais 
en  croyant  tout  ce  que  l'Église  catholique  croit  et  enseigne,  mais  en 
méditant  avec  ordre  les  vérités  connues  de  tout  le  monde;  saint 
Ignace  commence  pacifiquement  la  véritable  réformation  des  mœurs, 
d'abord  en  lui-même,  puis  dans  les  autres,  et  l'étend  enfin  à  toute 
l'humanité  chrétienne.  Comme  il  ne  mit  que  plus  tard  la  dernière 
main  à  ce  livre  Des  Exercices  spirituels,  nous  verrons  plus  tard  quels 
en  sont  l'esprit  et  le  caractère,  et  quelle  place  il  tient  dans  l'ensemble 
de  ses  œuvres  de  restauration. 

Les  fruits  que  lit  Ignace  dans  Manrèse  par  ses  discours  aposto- 
liques lui  attirèrent  tout  de  nouveau  les  louanges  et  l'admiration 
du  peuple.  Il  ne  put  souffrir  qu'on  l'estimât  tant  dans  un  lieu  où  il 
n'était  venu  que  pour  fuir  l'estime  des  hommes;  et  ainsi  il  résolut 
de  quitter  Manrèse,  après  y  avoir  demeuré  plus  de  dix  mois.  Ajou- 
tez à  cela  que,  la  peste  n'étant  plus  si  forte  à  Barcelone,  et  le  com- 


510  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

merce  de  la  mer  commençant  à  se  rétablir,  il  avait  une  extrême  im- 
patience de  passer  en  la  Terre-Sainte.  Au  commencement  de  sa 
conversion,  il  ne  voulait  faire  ce  pèlerinage  que  pour  rendre  hon- 
neur aux  lieux  consacrés  par  la  présence  et  par  le  sang  de  Jésus- 
Christ;  mais  il  l'entreprenait  alors  avec  un  désir  ardent  de  travailler, 
selon  son  pouvoir,  au  salut  des  schismatiques  et  des  infidèles. 

Il  ne  se  déroba  pas  de  Manrèse  comme  il  avait  fait  de  Mont- 
Serrat.  Il  déclara  son  voyage  à  ses  amis,  sans  leur  rien  dire  néan- 
moins de  ce  qu'il  prétendait  faire  en  Palestine.  On  ne  peut  s'imagi- 
ner combien  cette  nouvelle  les  toucha.  Ils  le  conjurèrent,  les  larmes 
aux  yeux,  de  ne  point  les  abandonner  ;  ils  lui  représentèrent  les  fa- 
tigues et  les  périls  d'un  si  long  voyage;  mais  ni  leurs  prières  ni  leurs 
raisons  ne  l'arrêtèrent  pas  un  moment.  Plusieurs  s'offrirent  pour 
l'accompagner  :  tous  lui  présentèrent  leur  bourse.  Il  ne  voulut 
prendre  ni  compagnon  ni  argent,  pour  n'avoir  de  consolation  qu'a- 
vec Dieu  seul  ni  de  ressource  qu'en  sa  providence  ;  et  il  dit  à  ceux 
qui  le  pressaient  de  se  précautionner  contre  les  besoins  de  la  vie, 
qu'une  parfaite  confiance  tenait  lieu  de  tout,  qu'on  n'était  pas  seu- 
lement chrétien  par  la  foi  et  par  la  charité,  mais  qu'on  l'était  encore 
par  l'espérance,  et  qu'on  n'avait  occasion  de  bien  exercer  cette  vertu 
que  dans  le  manquement  de  toutes  choses  1. 

Ignace,  étant  arrivé  à  Barcelone,  trouva  au  port  un  brigantinet  un 
grand  navire  qui  se  préparaient  à  partir  pour  l'Italie.  Il  fut  sur  le 
point  de  s'embarquer  dans  le  brigantin,  qui  devait  faire  voile  avant 
le  navire.  lien  fut  empêché  de  la  manière  que  voici. 

Une  dame  très-vertueuse,  Isabelle  Rosel,  entendant  un  jour  le 
sermon,  jeta  par  hasard  les  yeux  sur  Ignace,  qui  était  assis  au  pied 
de  l'autel  parmi  les  enfants.  Elle  crut  lui  voir  le  visage  lumineux,  et 
ouïr  une  voix  secrète  qui  disait  :  Appelle-le,  appelle-le.  Elle  se  re- 
tint pourtant,  dans  la  crainte  que  ce  ne  fût  une  illusion  ;  mais  étant 
retournée  chez  elle,  elle  en  parla  à  son  mari.  Tous  deux  furent  d'avis 
d'examiner  ce  que  ce  pouvait  être,  et  ils  envoyèrent  quérir  le  pèlerin, 
qui  était  encore  à  l'église.  Sous  prétexte  d'honorer  Nôtre-Seigneur 
en  la  personne  du  pauvre,  ils  l'obligèrent  de  manger  à  leur  table,  et, 
pour  le  sonder,  ils  le  mirent  sur  un  discours  de  piété.  Ignace,  qui  ne 
savait  pas  leur  dessein  et  qui  agissait  simplement,  parla  des  cho- 
ses du  ciel  d'une  manière  si  touchante  et  si  élevée,  qu'ils  virent 
bien  que  c'était  un  homme  de  Dieu.  Ils  eussent  été  ravis  de  le 
retenir  chez  eux  pour  toujours;  mais  il  leur  déclara  que  Dieu  l'ap- 
pelait ailleurs  et  qu'il  n'attendait  que  le  départ  des  vaisseaux  pour 

1  Bonheur.-,  1.1, 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  511 

quitter  l'Espagne.  La  dame,  ayant  su  de  lui-même  qu'on  lui  avait 
promis  place  dans  le  brigantin  qui  allait  partir,  le  conjura  de  n'y 
point  entrer,  et  lui  dit  plus  d'une  fois  que  sa  vie  n'y  serait  point  en 
assurance.  En  effet,  à  peine  le  brigantin  fut-il  hors  du  port  et  en 
mer,  qu'il  s'éleva  une  furieuse  tempête  qui  le  fit  périr,  sans  qu'au- 
cun ni  des  passagers  ni  des  mariniers  pût  se  sauver  du  naufrage. 

Ignace  ne  voulut  néanmoins  s'engager  dans  le  grand  navire  qu'à 
condition  que  le  pilote  lui  accorderait  le  passage  pour  l'amour  de 
Dieu.  Le  pilote  le  lui  accorda,  mais  en  l'obligeant  toutefois  d'ap- 
porter ce  qu'il  lui  fallait  pour  vivre  durant  le  voyage.  Cette  condition 
parut  très-dure  à  Ignace.  Comme  il  s'était  mis  entre  les  bras  de  la 
Providence,  il  crut  que  ce  serait  s'en  retirer  que  de  faire  des  provi- 
sions, et  comme  il  n'avait  besoin  que  d'un  peu  de  pain  qu'il  pourrait 
mendier  dans  le  navire,  il  craignit  de  blesser  la  pauvreté  évangélique 
en  y  apportant  quelque  chose.  Pour  sortir  de  l'embarras  où  il  se 
trouvait,  il  eut  recours  à  son  confesseur,  et,  en  ayant  reçu  ordre 
d'accepter  la  condition  que  proposait  le  pilote,  il  fit  hardiment,  par 
obéissance,  ce  qu'il  n'osait  faire  de  lui-même  ;  mais  il  ne  prit  rien 
de  la  dame  qui  lui  avait  sauvé  la  vie  et  qui  lui  offrait  tout  ce  qui  lui 
était  nécessaire.  Il  alla  mendier  son  pain  de  porte  en  porte. 

Or,  il  y  avait  dans  la  ville  une  femme  de  qualité  nommée  Zépiglia, 
dont  le  fils,  mal  né  et  fort  libertin,  s'était  jeté  depuis  peu  parmi  une 
troupe  de  gueux  et  de  vagabonds,  avec  lesquels  il  courait  le  monde. 
Ignace  vit  cette  femme  qui  sortait  de  son  logis,  et  il  la  pria,  pour 
l'amour  de  Dieu,  de  lui  faire  donner  un  morceau  de  pain.  En  le  re- 
gardant, elle  se  souvint  de  son  fils,  et  jugeant  par  l'air  de  la  per- 
sonne que  celui  qui  demandait  l'aumône  n'était  rien  moins  qu'un 
vrai  pauvre,  elle  le  traita  de  coureur  et  de  libertin,  lui  reprocha  sa 
vie  fainéante  et  lui  fit  de  grandes  menaces.  Ignace  l'écouta  paisi- 
blement, lui  dit  qu'il  était  encore  plus  méchant  qu'elle  ne  pensait, 
et  se  retira.  Elle  fut  surprise  de  sa  patience  et  de  sa  réponse.  Mais 
ayant  appris  que  le  pèlerin  était  un  saint  homme,  elle  eut  honte  de 
l'avoir  si  maltraité,  lui  en  fit  faire  des  excuses,  et  lui  envoya  une 
bonne  provision  de  pain  le  jour  qu'il  partit.  Il  ne  voulut  point  em- 
porter l'argent  que  des  personnes  dévotes  l'obligèrent  de  prendre 
malgré  lui,  ni  le  distribuer  aux  mariniers,  qui  l'en  eussent  peut-être 
considéré  davantage.  Ne  rencontrant  point  de  pauvres  à  qui  il  pût 
le  donner,  il  le  laissa  sur  le  bord  de  la  mer,  pour  le  premier  qui  le 
trouverait. 

La  navigation  fut  périlleuse,  mais  pas  longue.  Un  vent  orageux 
porta  le  navire  dans  cinq  jours  au  port  de  Gaëte,  l'an  1523.  Ignace 
se  retira  la  nuit  dans  l'étable  d'une  hôtellerie.  Lorsqu'il  commençait 


51  2  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

à  s'endormir,  il  entendit  de  grands  cris,  comme  d'une  personne  qui 
demandait  du  secours  et  qui  était  réduite  au  désespoir.  Il  courut  à 
l'endroit  d'où  venait  le  bruit,  et,  ayant  trouvé  une  jeune  fille  entre 
les  mains  des  soldats  qui  voulaient  lui  faire  violence,  il  leur  parla  si 
fortement,  qu'ils  la  laissèrent  aller  ;  car  son  zèle  réveilla  en  cette  oc- 
casion toute  sa  fierté,  et  lui  fit  prendre  un  ton  impérieux,  dont  les 
officiers  usent  d'ordinaire  pour  arrêter  l'insolence  de  leurs  gens. 

Il  prit  de  là  le  chemin  de  Rome,  seul,  à  pied,  jeûnant  tous  les 
jours  et  mendiant  selon  sa  coutume.  Il  y  arriva  le  dimanche  des  Ra- 
meaux, et  en  partit  pour  Venise  huit  jours  après  Pâques,  ayant  reçu 
la  bénédiction  du  Pape,  qui  était  Adrien  VI,  et  obtenu  de  sa  Sainteté 
la  permission  de  faire  le  pèlerinage  de  Jérusalem.  Quelques  Espa- 
gnols lui  donnèrent  sept  ou  huit  écus,  et  lui  dirent  qu'il  serait  fou 
d'aller  sans  argent  par  un  pays  dont  il  ne  savait  pas  la  langue  et  qui 
était  infecté  de  peste.  Il  eut  scrupule  d'avoir  accepté  ce  qu'on  lui  of- 
frit, et  s'en  accusant  devant  Dieu,  il  se  dit  à  lui-même  plusieurs  fois 
qu'il  valait  bien  mieux  passer  pour  imprudent  dans  l'esprit  des 
hommes  que  de  paraître  se  défier  tant  soit  peu  des  soins  de  la  Pro- 
vidence. 

Pour  réparer  donc  sa  faute,  il  donna  aux  premiers  pauvres  qu'il 
trouva  tout  ce  qu'il  avait  d'argent.  Il  se  réduisit  par  là  à  une  extrême 
nécessité,  ne  trouvant  presque  pas  de  quoi  vivre  dans  les  villages,  et 
ne  pouvant  entrer  dans  les  villes,  à  cause  de  la  maladie  contagieuse, 
tant  son  visage  pâle  et  abattu  le  rendait  suspect  aux  gardes  des 
portes.  Il  était  même  contraint  souvent  de  coucher  les  nuits  à  l'air  ; 
mais  ces  fatigues  du  corps  furent  récompensées  avec  abondance  des 
consolations  de  l'esprit.  Étant  un  jour  épuisé  de  forces  et  n'ayant  pu 
suivre  les  voyageurs  à  qui  il  s'était  joint  sur  le  chemin,  il  demeura 
seul  dans  une  campagne  déserte.  La  solitude  l'invita  à  faire  oraison. 
Jésus-Christ  lui  apparut  durant  sa  prière,  le  fortifia  intérieurement 
et  lui  promit  de  le  faire  entrer  dans  Padoue  et  dans  Venise. 

L'événement  vérifia  l'apparition.  Quoique  ceux  qui  l'avaient  aban- 
donné et  qui  avaient  pris  le  devant  eussent  été  refusés  aux  portes 
avec  des  billets  de  santé,  il  ne  trouva  nul  obstacle  et  entra  sans 
peine,  comme  si  les  gardes  ne  l'eussent  point  aperçu.  Il  arriva  fort 
tard  à  Venise,  et,  ne  sachant  où  se  retirer,  il  alla  se  mettre  sous 
un  portique  de  la  place  Saint-Marc,  pour  y  prendre  un  peu  de 
repos. 

Mais  un  pieux  sénateur  de  la  république,  Marc-Antoine  Trévisan, 
dont  le  palais  n'était  pas  loin,  entendit  durant  son  sommeil  une  voix 
qui  semblait  lui  dire  que,  tandis  qu'il  dormait  à  son  aise  dans  son 
lit,  un  serviteur  de  Dieu  était  sous  un  portique  de  la  place.  Il  s'éveilla 


à  1515  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  513 

aussitôt,  alla  lui-même  chercher  celui  que  la  voix  marquait,  le  con- 
duisit à  son  logis  avec  honneur,  et  lui  rendit  tous  les  devoirs  de  cha- 
rité que  méritait  un  pèlerin  envoyé  de  Dieu. 

Ignace,  qui  se  croyait  fort  indigne  de  ce  traitement,  quitta  le  palais 
du  sénateur,  sous  prétexte  d'aller  loger  avec  un  marchand  de  Bis- 
caye, qui  le  reconnut.  Le  sénateur  et  le  marchand  lui  offrirent  toutes 
sortes  de  secours  pour  son  voyage  de  la  Terre-Sainte.  Mais  toute  la 
grâce  qu'il  leur  demanda  fut  d'obtenir  une  place  sur  le  vaisseau  de 
la  république  qui  allait  porter  en  Chypre  un  nouveau  gouverneur. 
Le  vaisseau  des  pèlerins  était  déjà  parti.  On  eut  beau  dire  à  Ignace 
que,  depuis  la  prise  de  Rhodes,  dont  Soliman  s'était  rendu  maître 
l'année  précédente,  les  Turcs  couraient  les  mers  de  Syrie,  et  que  la 
crainte  de  l'esclavage  avait  obligé  la  plupart  des  pèlerins  de  s'en  re- 
tourner chez  eux  de  Venise,  tout  cela  ne  Tébranla  pas,  et  la  con- 
fiance qu'il  avait  en  Dieu  lui  fit  dire  à  ceux  qui  tâchaient  de  l'inti- 
mider pour  le  retenir,  que,  si  les  navires  lui  manquaient,  il  passerait 
la  mer  sur  une  planche,  avec  le  secours  du  ciel.  Il  eut  une  fièvre 
très-ardente  avant  son  départ  ;  et  quoiqu'il  eût  été  purgé  le  jour 
qu'on  mit  à  la  voile,  il  ne  laissa  pas  de  partir,  contre  l'avis  des  mé- 
decins, qui  croyaient  sa  mort  certaine  s'il  s'embarquait  ce  jour-là  -r 
mais,  bien  loin  d'en  mourir,  il  s'en  porta  mieux,  et  le  mal  de  la  mer 
le  guérit  parfaitement. 

Il  y  avait  dans  le  vaisseau  des  gens  d'une  vie  fort  débordée,  qui 
commettaient  des  péchés  énormes  presque  à  la  vue  de  tout  le  inonde. 
Les  matelots  ne  faisaient  nul  exercice  de  religion,  et  on  n'entendait 
parmi  eux  que  des  paroles  sales  ou  impies.  Ces  désordres  affligèrent 
et  irritèrent  tout  ensemble  Ignace.  Il  tâcha  d'y  remédier  par  des  in- 
structions chrétiennes  et  par  des  avertissements  charitables;  mais 
voyant  que  toutes  les  voies  de  la  douceur  étaient  inutiles,  il  fit  de  sé- 
vères réprimandes  et  menaça  les  coupables  des  vengeances  de  la  jus- 
tice divine.  La  liberté  du  pèlerin  espagnol  ne  plut  pas  aux  Italiens. 
Pour  se  défaire  d'un  censeur  si  incommode,  ils  résolurent  tous  en- 
semble de  gagner  une  île  déserte  et  de  l'y  laisser.  L'avis  qu'il  en  eut 
par  un  passager  qui  avait  plus  de  probité  que  les  autres  ne  refroidit 
point  son  zèle.  Mais  le  dessein  des  Italiens  ne  réussit  pas;  car,  lors- 
qu'ils approchaient  de  la  côte  où  ils  voulaient  le  débarquer,  il  se  leva 
un  vent  impétueux  qui  repoussa  le  vaisseau,  et  les  porta  en  peu 
d'heures  à  l'île  de  Chypre. 

Ils  rencontrèrent  dans  le  port  le  navire  des  pèlerins  tout  prêt  à 

faire  voile,  et  qui  semblait  n'attendre  qu'Ignace.  Il  y  entra,  et  après 

quarante-huit  jours  de  navigation,  depuis  son  départ  de  Venise, 

il  arriva  enfin  au  port  de  Jaflfa,  l'ancien  Joppé,   le  dernier  jour 

xxiii.  33 


514  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  I5l7 

d'août  1523.  Il  prit  de  là  le  chemin  de  Jérusalem,  et  s'y  rendit  le 
4">e  de  septembre  avec  les  autres  pèlerins. 

La  vue  des  lieux  saints  le  remplit  d'une  si  grande  joie,  qu'il  eût 
bien  voulu  ne  les  quitter  jamais,  et  s'y  occuper  à  travailler  à  la  con- 
version des  Mahométans  ;  mais  le  provincial  des  Franciscains,  à  qui 
le  Saint-Siège  avait  donné  une  pleine  autorité  sur  tous  les  pèlerins, 
lui  ordonna  de  renoncer  à  son  dessein.  Il  obéit,  après  avoir  toutefois 
visité  de  nouveau  quelques-uns  des  saints  lieux,  et  revu  au  mont  des 
Olives  les  vestiges  que  Notre-Seigneur  laissa  sur  la  pierre  en  montant 
au  ciel.  S'étant  rembarqué  pour  l'Europe,  il  arriva  à  Venise  sur  la 
fin  de  janvier  1524;  il  en  partit  pour  Gênes,  d'où  il  se  rendit  à  Bar- 
celone. 

Durant  ce  voyage,  Ignace  avait  eu  le  temps  de  faire  des  réflexions. 
Il  pensa  que,  pour  travailler  à  la  conversion  des  âmes,  il  fallait  avoir 
des  connaissances  qui  lui  manquaient,  et  qu'il  ne  pourrait  jamais 
rien  faire  de  solide  sans  le  fondement  des  lettres  humaines.  Il  revint 
donc  à  Barcelone  pour  les  étudier.  Il  alla  voir  d'abord  Jérôme  Arde- 
bale,  qui  enseignait  publiquement  la  grammaire,  et  lui  communiqua 
son  nouveau  dessein  ;  il  s'en  ouvrit  aussi  à  Isabelle  Bosel,  qui  fut 
ravie  de  le  revoir,  et  qui  lui  promit  toutes  sortes  de  secours.  Comme 
nous  avons  déjà  vu,  il  avait  trente-trois  ans  lorsqu'il  se  mit  ainsi  à 
étudier  les  premiers  principes  de  la  langue  latine  et  à  fréquenter 
tous  les  jours  la  classe  avec  de  petits  enfants.  Comme  il  le  faisait  pour 
la  plus  grande  gloire  de  Dieu  et  le  salut  des  âmes,  aucune  difficulté 
ne  l'arrêtait.  Il  lui  en  vint  cependant  une  d'assez  singulière.  Quand 
il  se  mettait  à  étudier  sa  leçon,  à  vouloir  apprendre  les  déclinaisons 
et  les  conjugaisons,  et  écouter  les  explications  du  maître,  il  lui  arri- 
vait aussitôt  sur  Dieu,  sur  les  principaux  mystères  de  la  foi,  sur  le 
sens  de  l'Ecriture,  plus  de  lumières,  de  consolations,  de  sentiments 
de  piété,  que  quand  il  était  en  prière,  qu'il  prenait  la  discipline  ou 
recevait  la  sainte  eucharistie.  Au  lieu  de  conjuguer  le  verbe  amo,  il 
était  comme  entraîné  à  faire  des  actes  d'amour  :  Je  vous  aime,  mon 
Dieu,  disait-il,  vous  m'aimez  ;  aimer,  être  aimé,  et  rien  davantage.  En 
réfléchissant  bien  à  cette  singularité,  il  reconnut  bien  vite  que  c'était 
une  illusion  du  malin  esprit,  qui  s'efforçait  à  le  détourner  d'une  chose 
utile  et  même  nécessaire  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu.  Il  dé- 
couvrit la  tentation  à  Ardebale,  et,  l'ayant  mené  dans  une  église,  lui 
demanda  pardon  à  genoux  de  sa  paresse,  fit  vœu  au  pied  des  autels 
de  continuer  ses  études  et  de  s'y  attacher  davantage.  11  supplia  aussi 
son  maître  de  le  traiter  sévèrement  quand  il  ne  ferait  pas  son  devoir, 
et  de  ne  l'épargner  pas  plus  que  les  petits  écoliers.  Dès  lors  les  illu- 
sions de  l'enfer  s'évanouirent  tellement,  qu'elles  ne  revinrent  jamais. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  515 

Quelques  personnes  savantes  lui  conseillèrent  de  lire  les  livres 
d'Érasme,  célèbres  alors  par  toute  l'Europe,  entre  autres  le  Soldat 
chrétien,  comme  le  plus  propre  à  inspirer  la  piété  avec  l'élégance  du 
latin.  Il  le  lut,  et  en  marqua  même  les  phrases  et  les  manières  de 
parler  les  plus  exquises  ;  mais  il  s'aperçut  que  cette  lecture  diminuait 
sa  dévotion,  et  que,  plus  il  lisait,  moins  il  avait  de  ferveur  dans  ses 
exercices  spirituels.  Ayant  expérimenté  cela  plusieurs  fois,  il  jeta  le 
livre,  et  en  conçut  tant  d'horreur,  qu'il  ne  voulut  jamais  le  lire,  et 
qu'étant  général  de  la  compagnie,  il  ordonna  qu'on  n'y  lût  point  les 
livres  d'Érasme,  ou  qu'on  ne  les  lût  qu'avec  de  grandes  précautions. 
Nous  pensons  tout  à  fait  comme  saint  Ignace.  Pour  rallumer  sa  pre- 
mière ardeur,  il  lisait  souvent  Y  Imitation  de  Jésus-Christ,  qu'il  regar- 
dait, après  l'Évangile,  comme  le  livre  le  plus  plein  de  l'esprit  de  Dieu. 

Mais  si  quelqufeois  les  douceurs  célestes  dont  Dieu  le  comblait 
ordinairement  venaient  à  manquer,  il  s'en  consolait  par  le  fruit  qu'il 
se  promettait  de  ses  études  ;  et,  distinguant  bien  la  sécheresse  d'avec 
la  tiédeur,  il  disait  que  la  perte  qu'on  faisait  des  goûts  spirituels,  en 
étudiant  purement  pour  la  gloire  de  Dieu,  valait  mieux  que  toutes  les 
délices  de  la  dévotion  sensible,  pourvu  que  le  cœur  fût  rempli  de 
l'amour  divin.  Aussi  son  soin  principal  était  d'entretenir  l'esprit  in- 
térieur, qui  s'affaiblit  et  se  dissipe  par  l'étude  quand  il  n'est  pas  éta- 
bli sur  les  solides  vertus. 

C'est  pourquoi,  sa  santé  étant  assez  bonne  depuis  son  retour  de  la 
Terre-Sainte,  il  recommença  les  austérités  que  la  faiblesse  de  son 
estomac  et  les  fatigues  du  voyage  avaient  un  peu  interrompues.  Une 
faisait  rien  néanmoins  sans  l'avis  de  son  confesseur  :  et  bien  loin  de 
se  laisser  emporter  à  sa  dévotion,  il  retrancha  quelque  chose  de  ses 
sept  heures  de  prières,  pour  avoir  plus  de  temps  à  étudier,  suivant  la 
lumière  qu'il  eut  alors,  qu'on  peut  et  qu'on  doit  même,  en  quelques 
rencontres,  quitter  Dieu  pour  Dieu. 

Comme  il  s'était  formé  le  plan  d'une  vie  commune,  semblable  à 
celle  de  Jésus-Christ,  et  qu'il  ne  voulait  ni  rebuter  les  gens  ni  se  dis- 
tinguer lui-même  par  un  habit  extraordinaire,  il  ne  reprit  point  son 
sac  ni  sa  chaîne,  et  se  contenta  de  porter  un  rude  cilice  sous  une 
soutane  fort  pauvre.  Des  aumônes  qu'Isabelle  Rosel  et  d'autres  per- 
sonnes charitables  lui  faisaient,  il  ne  retenait  que  ce  qui  lui  était 
nécessaire  pour  vivre,  et  partageait  le  reste  avec  les  pauvres,  à  qui 
il  donnait  toujours  le  meilleur:  de  sorte  qu'Agnès  Pascal,  femme  dé- 
vote, chez  laquelle  il  demeurait,  le  reprit  un  jour  de  ce  qu'il  gardait 
toujours  le  pire  pour  lui.  Hé  !  que  feriez-vous,  repartit  Ignace,  si 
Jésus-Christ  vous  demandait  l'aumône  ?  auriez-vous  bien  le  courage 
de  ne  pas  lui  donner  le  meilleur  ? 


516  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

Le  fils  d'Agnès ,  nommé  Jean  Pascal ,  encore  jeune ,  mais  sage  et 
dévot,  se  levait  quelquefois  la  nuit  pour  observer  ce  que  faisait  Ignace 
dans  sa  chambre  :  il  le  voyait  tantôt  à  genoux  ,  tantôt  prosterné  ,  le 
visage  toujours  en  feu  et  souvent  baigné  de  larmes  ;  il  lui  semblait 
même  le  voir  élevé  de  terre  et  tout  environné  de  clarté.  Il  l'entendait 
soupirer  profondément,  et  il  ouït  plusieurs  fois  ces  paroles  qui  lui 
échappaient  dans  la  chaleur  de  sa  prière  :  0  Dieu,  mon  amour  et  les 
délices  de  mon  Ame ,  si  les  hommes  vous  connaissaient ,  ils  ne  vous 
offenseraient  jamais  !  Mon  Dieu,  que  vous  êtes  bon  de  supporter  un 
pécheur  comme  moi  ! 

Ignace  ne  négligeait  pas  la  perfection  du  prochain  en  travaillant 
à  la  sienne.  Aux  heures  que  l'étude  ne  l'occupait  pas  ,  il  tâchait  de 
retirer  les  âmes  du  vice  par  des  exemples  ou  par  des  discours  édi- 
fiants ;  et  son  zèle  éclata  surtout  dans  une  occasion  importante.  Il 
y  avait  hors  de  la  ville  un  couvent  de  filles  fort  fameux,  appelé  le 
monastère  des  Anges.  Ce  nom  ne  convenait  guère  aux  religieuses  : 
elles  vivaient  dans  un  grand  libertinage,  et,  à  l'habit  près,  c'étaient 
de  vraies  courtisanes.  Ignace  ne  put  voir  sans  horreur  l'abomination 
dans  le  lieu  saint.  II  jugea  pourtant  que.  quelque  extrême  que  fût 
le  mal ,  les  remèdes  violents  feraient  un  mauvais  effet ,  et  que , 
comme  les  personnes  religieuses  qui  ont  abandonné  Dieu  sont  plus 
difficiles  à  convertir  que  les  gens  du  monde,  il  fallait  les  ménager 
davantage. 

Dans  cette  vue ,  il  prit  l'église  du  monastère  des  Anges  pour  le  lieu 
de  ses  dévotions.  Il  y  faisait  tous  les  jours  quatre  ou  cinq  heures 
d'oraison  à  genoux  ;  il  y  communiait  de  la  main  d'un  prêtre  nommé 
Puygalte,  à  qui  il  déclara  son  dessein,  et  qui  était  un  homme  de 
bonnes  œuvres.  Les  prières  d'Ignace  si  réglées,  son  recueillement  et 
sa  modestie  attirèrent  la  curiosité  des  religieuses.  Elles  voulurent  lui 
parler,  et  savoir  de  lui-même  qui  il  était.  Il  les  écouta:  et,  après 
avoir  éludé  plusieurs  questions  qu'elles  lui  firent  sur  son  pays  et  sur 
son  état,  il  tourna  adroitement  le  discours  sur  l'excellence  et  les  de- 
voirs de  la  profession  religieuse.  Il  les  entretint  particulièrement  de 
la  pureté  que  Jésus-Christ  exige  de  ses  épouses,  et  il  leur  représenta 
le  déshonneur  que  lui]  faisaient  des  épouses  infidèles  :  mais  il  parla 
avec  tant  de  force  et  tant  de  douceur  ensemble,  qu'il  entra  dès  la 
première  fois  dans  leurs  esprits.  Il  les  revit  les  jours  suivants,  et,  les 
voyant  disposées  à  le  croire,  il  les  engagea  insensiblement  à  méditer 
les  premières  vérités  de  ses  exercices  spirituels.  Elles  en  furent  si 
touchées,  que.  changeant  d'abord  de  conduite,  elles  fermèrent  leurs 
portes  aux  hommes  de  la  ville  avec  qui  elles  avaient  un  commerce 
scandaleux. 


à  1545  de  1ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  517 

Ce  changement  mit  au  désespoir  ceux  qui  avaient  le  plus  d'habi- 
tude dans  le  monastère,  et  ils  ne  manquèrent  pas  de  s'en  venger  sur 
celui  qu'ils  surent  en  être  l'auteur  ;  mais  leur  vengeance  ne  se  borna 
point  à  des  emportements  de  paroles  ou  à  de  simples  insultes.  Un 
jour  qu'Ignace  revenait  du  monastère  des  Anges  avec  le  père  Puy- 
galte,  deux  esclaves  maures  les  attaquèrent  et  les  assommèrent  de 
coups  de  bâton.  Puygalte  en  mourut  quelques  jours  après.  Ignace, 
laissé  pour  mort  sur  la  place,  récupéra  néanmoins  la  santé,  après 
cinquante-trois  jours  de  maladie  et  de  souffrance.  Dès  qu'il  put  mar- 
cher, il  retourna  au  monastère  pour  achever  son  ouvrage  ;  et  quand 
on  lui  disait  qu'il  devait  craindre  un  second  assassinat  :  Quel  bon- 
heur me  serait-ce,  répondait-il,  de  mourir  pour  une  si  belle  cause  ! 
Mais  ses  ennemis,  bien  loin  de  rien  entreprendre  sur  sa  personne,  se 
repentirent  de  leur  crime;  et  le  plus  emporté  de  tous  vint  un  jour  se 
jeter  à  ses  pieds  et  lui  demander  pardon. 

Après  deux  ans  d'étude  à  Barcelone,  Ignace  fut  jugé  capable  d'aller 
faire  sa  philosophie  à  l'université  d'Alcala  ou  de  Complut.  L'envie 
d'apprendre  lui  fit  embrasser  plusieurs  matières  à  la  fois;  mais  cette 
multiplicité  mit  de  la  confusion  dans  ses  idées,  et  il  ne  retenait  rien, 
quoiqu'il  étudiât  avec  la  plus  grande  ardeur.  Il  se  logea  dans  un 
hôpital,  où  il  ne  vivait  que  d'aumônes.  Il  était  vêtu  pauvrement,  ainsi 
que  les  quatre  compagnons  qu'il  s'était  associés  dans  ses  bonnes 
œuvres.  Il  catéchisait  les  enfants,  et  avait  beaucoup  de  talent  pour 
leur  inspirer  l'amour  de  la  vertu.  Il  tenait  dans  l'hôpital  des  assem- 
blées de  charité,  et  convertissait  par  ses  discours  des  pécheurs  en- 
durcis dans  le  crime  depuis  longtemps.  Une  des  plus  célèbres  con- 
versions qu'il  opéra,  fut  celle  d'un  homme  fort  libertin  qui  possédait 
une  des  premières  dignités  de  l'église  d'Espagne. 

Si  les  choses  extraordinaires  qu'il  faisait  lui  attirèrent  des  admi- 
rateurs, elles  lui  suscitèrent  aussi  des  ennemis.  Quelques  personnes 
l'accusèrent  de  magie  ;  d'autres  le  représentèrent  comme  un  héré- 
tique et  comme  un  homme  attaché  au  parti  de  certains  visionnaires 
qui  s'appelaient  Illuminés ,  et  qui  venaient  d'être  condamnés  en 
Espagne.  Les  choses  en  vinrent  au  point,  qu'il  fut  déféré  à  l'inqui- 
sition ;  mais  son  affaire  ayant  été  mûrement  examinée ,  les  inqui- 
siteurs le  trouvèrent  innocent  et  le  renvoyèrent  absous.  Peu  de 
temps  après,  il  fut  cité  devant  le  grand  vicaire  de  l'évêque,  comme 
un  homme  qui  s'arrogeait  le  droit  de  catéchiser,  quoiqu'il  n'eût  ni 
science  ni  mission.  On  le  mit  en  prison,  où  il  resta  quarante-deux 
jours.  II  en  sortit  enfin  pleinement  justifié  par  une  sentence  du 
1er  juin  1527  ;  on  lui  défendit  cependant,  ainsi  qu'à  ses  compagnons, 
de  porter  d'habit  particulier,  et  de  se  mêler  désormais  de  donner 


518  HISTOIRE  UNIVERSELLE     |Liv.LXXXlY.  —  De  1517 

aucunes  instructions  religieuses,  comme  étant  des  hommes  sans 
lettres.  11  n'eut  pas  plus  tôt  été  élargi ,  qu'il  alla  mendier  de  quoi 
s'acheter  un  habillement  d'écolier,  afin  de  se  conformer  à  tous  les 
articles  de  la  sentence. 

11  alla  trouver  ensuite  Alphonse  Fonséca,  archevêque  de  Tolède. 
Ce  prélat  fut  charmé  de  le  voir;  il  lui  conseilla  de  quitter  Alcala  et 
d'aller  à  Salamanque,  l'assurant  qu'il  lui  accorderait  sa  protection. 
Lorsque  Ignace  fut  arrivé  dans  cette  ville,  il  commença  par  travailler 
au  salut  des  âmes.  La  sainteté  de  sa  vie  et  la  solidité  de  ses  instruc- 
tions firent  qu'en  peu  de  temps  il  fut  suivi  d'une  grande  multitude 
de  peuple.  Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  l'exposer  à  de  nouveaux 
soupçons.  Sur  la  crainte  qu'il  n'introduisît  des  pratiques  dange- 
reuses, le  grand  vicaire  de  Salamanque  le  retint  vingt-deux  jours 
en  prison;  mais  ayant  connu  son  innocence,  il  le  déclara  publique- 
ment, et  ajouta  même  qu'Ignace  était  un  homme  d'une  vraie  vertu. 
Ce  qui  redoublait  la  vigilance  de  l'autorité  ecclésiastique,  c'étaient 
les  erreurs  et  les  émissaires  de  l'hérésie  luthérienne.  Le  serviteur 
de  Dieu  souffrit  avec  joie  toutes  les  épreuves  que  le  Seigneur  lui 
envoyait  pour  purifier  son  âme  et  le  faire  parvenir  à  une  haute  per- 
fection. 

Après  son  élargissement,  il  prit  la  résolution  de  quitter  Salaman- 
que, et  même  de  sortir  d'Espagne  ;  il  forma  aussi  le  projet  de  passer 
en  France,  et  d'aller  continuer,  ou  plutôt  de  recommencer  ses  étu- 
des à  Paris. 

Ce  fut  alors  qu'il  se  mit  à  faire  usage  de  certaines  choses  qu'il 
s'était  d'abord  interdites  ;  il  reçut  aussi  l'argent  que  lui  envoyaient 
ses  amis  pour  son  voyage.  Il  savait  d'ailleurs  qu'il  lui  fallait  de  quoi 
subsister  dans  un  royaume  étranger,  surtout  ayant  dessein  d'y  faire 
ses  études.  Il  partit  au  milieu  de  l'hiver,  et  arriva  à  Paris  au  com- 
mencement de  février  1528.  Il  employa  deux  ans  à  se  perfectionner 
dans  la  langue  latine,  après  quoi  il  fit  son  cours  de  philosophie.  II 
demeura  d'abord  au  collège  de  Montaigu  ;  mais  un  compagnon  de 
chambre,  à  qui  il  avait  confié  son  argent,  le  lui  déroba  et  s'enfuit  ; 
ce  qui  le  contraignit  de  se  retirer  à  Saint-Jacques  de  l'Hôpital.  Le 
voleur,  tombé  malade  à  Rouen  et  se  voyant  sans  ressource,  implore 
la  compassion  d'Ignace,  qui  fait  aussitôt  la  route  pieds  nus,  em- 
brasse son  compatriote,  le  console,  et  lui  procure  de  quoi  retourner 
en  Espagne.  Dans  l'intervalle,  il  avait  été  lui-même  déféré  à  l'inqui- 
siteur de  Paris,  qui  était  le  prieur  des  Dominicains.  Il  revient  à  la 
hâte,  se  présente  au  prieur,  qui  le  renvoie  sans  lui  rien  dire  de  fâ- 
cheux :  c'est  qu'après  avoir  fait  des  perquisitions  très-exactes,  il 
n'avait  rien  découvert  ni  contre  sa  doctrine  ni  contre  ses  mœurs. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  519 

Cependant,  comme  il  n'avait  à  Saint-Jacques  que  le  couvert, 
Ignace  fut  obligé  pour  vivre  de  mendier  son  pain  de  porte  en  porte. 
Les  vacances  venues,  il  fil  le  voyage  de  Flandre,  afin  de  recevoir 
quelques  secours  des  marchands  espagnols  qui  y  étaient  établis.  La 
première  fois  qu'il  fit  ce  voyage,  en  passant  par  Bruges,  il  demanda 
l'aumône  à  Louis  Vives.  Ce  savant  homme,  qui  n'était  pas  de  ceux 
que  la  science  enfle,  et  qui  avait  une  charité  édifiante,  fit  manger 
Ignace  à  sa  table,  sans  autre  motif  que  de  régaler  un  pauvre.  Quand 
il  l'eut  entendu  parler  des  vérités  de  la  foi  et  des  secrets  de  la  vie 
intérieure,  il  admira  la  sagesse  surnaturelle  qui  paraissait  en  ses 
discours,  et  dit  par  une  espèce  d'inspiration  :  Cet  homme  est  un 
saint,  et  je  suis  bien  trompé  s'il  ne,  fonde  quelque  jour  un  ordre 
religieux. 

Ignace  étudia  la  philosophie  au  collège  de  Sainte-Barbe  pendant 
trois  ans  et  demi.  Par  une  suite  de  son  zèle  pour  le  salut  des  âmes,  il 
travailla  sérieusement  à  la  sanctification  des  écoliers  qui  fréquentaient 
le  même  collège;  il  en  engagea  plusieurs  à  passer  les  dimanches 
et  les  fêtes  dans  la  prière,  et  à  ne  s'occuper  ces  jours-là  que  de  la 
pratique  des  bonnes  œuvres.  Le  professeur  Pégna  crut  que  tous  ces 
jeunes  gens  négligeaient  leurs  études  ;  il  s'en  prit  à  Ignace,  et,  voyant 
que  ses  avertissements  produisaient  peu  d'effet,  il  demanda  justice 
au  docteur  Govéa,  principal  du  collège.  Govéa,  prévenu  contre  Ignace, 
résolut  de  lui  faire  subir  un  châtiment  honteux,  pour  empêcher  que 
désormais  personne  ne  se  joignît  à  lui. 

On  avait  coutume,  en  ce  temps-là,  pour  punir  les  écoliers  qui 
débauchaient  leurs  compagnons,  d'assembler  tout  le  collège  au  son 
de  la  cloche.  Les  régents  venaient  avec  des  verges  à  la  main,  et 
frappaient  l'un  après  l'autre  le  coupable.  Ce  châtiment  se  nommait 
la  salle.  Ignace  était  disposé  à  tout  souffrir  ;  mais  il  lui  vint  ensuite 
dans  l'esprit  que  les  jeunes  gens  qu'il  avait  mis  dans  la  bonne  voie 
pourraient  être  scandalisés  de  son  humiliation,  et  quitter  leurs  saintes 
pratiques  par  respect  humain.  Il  alla  donc  trouver  le  principal  dans 
sa  chambre,  pour  lui  exposer  modestement  ses  raisons.  Il  lui  dit 
qu'il  était  prêt  à  souffrir  la  perte  de  sa  réputation,  mais  qu'il  le  priait 
de  considérer  le  mal  qui  en  résulterait  pour  les  jeunes  gens  qu'il 
avait  tâché  de  gagner  à  Dieu,  et  qui  étaient  encore  novices  dans  la 
vertu.  Govéa,  sans  lui  rien  répondre,  le  conduisit  dans  la  salle  où 
tout  le  monde  était  assemblé  ;  mais  lorsqu'on  entendit  le  signal  pour 
commencer,  il  se  jeta  aux  pieds  d'Ignace,  et  lui  demanda  pardon 
d'avoir  cru  légèrement  de  faux  rapports.  Se  levant  ensuite,  il  dit 
tout  haut  :  C'est  un  saint,  qui  n'a  en  vue  que  le  bien  des  âmes,  et 
qui  souffrirait  avec  plaisir  les  plus  infâmes  supplices.  Une  satisfaction 


.V20  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

si  solennelle  fit  revenir  les  esprits,  et  rendit  le  nom  d'Ignace  fameux. 
Les  personnes  les  plus  considérables  de  l'université  voulurent  le 
connaître,  et  des  docteurs  habiles  vinrent  le  consulter  sur  des  ma- 
tières de  piété.  Pégna  lui-même  devint  son  admirateur  et  son  ami, 
et  il  le  fit  exercer  en  particulier  par  un  écolier  très-avancé  dans  ses 
études,  et  qui  réunissait  une  rare  vertu  à  une  grande  capacité.  Cet 
écolier  était  Pierre  Lefèvre,  Savoyard  de  naissance,  et  du  diocèse  de 
Genève.  Ignace  passa  maître  es  arts  après  sa  philosophie,  et  com- 
mença ensuite  sa  théologie  chez  les  Dominicains. 

Pierre  Lefèvre,  dont  nous  venons  de  parler,  avait  fait  vœu  de 
chasteté  dès  son  enfance,  et  il  l'avait  toujours  fidèlement  gardé  ; 
mais  il  éprouvait  de  violentes  tentations  d'impuretés  dont  il  ne  lui 
était  pas  possible  de  se  délivrer,  quoiqu'il  affaiblît  son  corps  par  des 
jeûnes  rigoureux  et  continuels.  Il  tut  aussi  tenté  de  vaine  gloire  :  de 
là  beaucoup  d'inquiétudes  et  de  perplexités,  ce  qui  le  conduisit  en- 
fin à  de  grands  scrupules.  Accablé  sous  le  poids  de  ses  peines,  il  les 
découvrit  à  Ignace,  qui  par  ses  avis  le  tranquillisa  parfaitement. 
Le  saint,  habile  dans  cette  guerre  par  sa  propre  expérience,  lui  pres- 
crivit ensuite  un  cours  d'exercices  spirituels  ;  il  lui  enseigna  la  mé- 
thode de  faire  la  méditation  et  la  pratique  de  l'examen  particulier, 
après  quoi  il  le  conduisit  par  degrés  dans  les  différentes  routes  qui 
mènent  à  la  perfection.  Au  retour  d'un  voyage  en  Savoie,  Lefèvre 
fit  les  exercices  spirituels  dans  une  retraite.  Il  y  connut  que  le  ciel  le 
destinait  à  être  le  compagnon  d'Ignace.  Aussi  dès  lors  mena-t-il 
une  vie  si  sainte  et  si  édifiante,  qu'Ignace  ne  fit  plus  de  difficulté  de 
s'ouvrir  à  lui  entièrement.  Il  lui  déclara  le  grand  dessein  qu'il  avait 
d'assembler  des  ouvriers  évangéliques ,  pour  travailler  avec  eux  au 
salut  des  âmes;  et  dès  lors  il  le  regarda  comme  son  fils  bien-aimé 
en  Jésus-Christ. 

Une\autre  conquête  d'Ignace  fut  un  gentilhomme  navarrais,  qui 
rnseignait  la  philosophie,  et  que  Dieu  destinait  à  être  l'apôtre  des 
Indes  et  du  Japon,  et  le  thaumaturge  de  son  siècle.  François-Xavier 
naquit  le  7  avril  150G,  au  château  de  Xavier  dans  la  Navarre,  à  huit 
lieues  de  Pampelune.  Don  Jean  de  Jassa,  son  père/était  un  des  prin- 
cipaux conseillers  d'état  de  Jean  d'Albret,  troisième  du  nom,  roi  de 
Navarre.  Sa  mère  était  héritière  des  illustres  maisons  d'Azpilcueta 
et  de  Xavier.  Ils  eurent  plusieurs  enfants,  dont  les  aînés  portèrent 
le  surnom  d'Azpilcueta.  On  donna  à  François,  le  plus  jeune  de  tous, 
celui  de  Xavier. 

Il  apprit  les  premiers  éléments  de  la  langue  latine  dans  la  maison 
paternelle,  et  puisa  au  sein  d'une  famille  vertueuse  de  grands  senti- 
ments de  piété  ;  il  était,  dès  son  enfance,  d'un  caractère  doux,  gai, 


à  1545  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  521 

complaisant,  ce  qui  le  faisait  aimer  de  tout  le  monde.  On  découvrit 
en  lui  un  génie  rare  et  une  pénétration  singulière.  Avide  d'apprendre, 
il  s'appliquait  à  l'étude  avec  ardeur,  et  il  ne  voulut  point  embrasser 
la  profession  des  armes  comme  ses  frères.  Lorsqu'il  eut  atteint  sa 
dix-huitième  année,  ses  parents  l'envoyèrent  à  l'université  de  Paris, 
qui  était  regardée  comme  la  première  école  du  monde. 

Il  entra  au  collège  de  Sainte-Barbe,  et  commença  son  cours  de 
philosophie.  Son  amour  pour  l'étude  lui  fit  dévorer  les  difficultés 
qu'offraient  les  questions  les  plus  subtiles  et  les  plus  rebutantes.  Ses 
talents  naturels  se  développèrent  de  plus  en  plus;  son  jugement  se 
forma,  et  sa  pénétration  acquit  plus  d'étendue  et  de  vivacité.  Les 
applaudissements  qu'il  recevait  de  toutes  parts  flattaient  agréable- 
ment sa  vanité  ;  car  il  ne  trouvait  rien  de  criminel  dans  cette  passion, 
il  la  regardait  même  comme  une  émulation  louable  et  nécessaire 
pour  faire  fortune  dans  le  monde.  Son  cours  de  philosophie  achevé, 
il  fut  reçu  maître  es  arts,  et  il  enseigna  lui-même  cette  science  au 
collège  de  Beauvais  ;  mais  il  continua  de  demeurer  dans  celui  de 
Sainte-Barbe. 

Ignace  comprit  qu'un  génie  de  ce  caractère,  étant  tourné  au  bien, 
pourrait  faire  de  grandes  choses  pour  Dieu,  mais  qu'il  n'était  pas 
aisé  de  le  réduire.  En  effet,  ce  fonds  de  vanité  et  d'orgueil  rendit  inu- 
tiles les  premiers  discours  d'un  homme  qui  ne  parlait  que  du  mépris 
des  grandeurs  humaines,  et  qui  répétait  souvent  :  Que  sert-il  à 
l'homme  de  gagner  le  monde  entier,  s'il  vient  à  perdre  son  âme? 
On  ne  l'écouta  presque  pas;  au  lieu  de  le  croire,  on  se  moquait  de 
lui,  on  tournait  en  ridicule  la  pauvreté  dans  laquelle  il  vivait,  et  qu'on 
traitait  de  bassesse  d'âme.  Ignace  ne  se  rebuta  de  rien.  Pour  s'insi- 
nuer peu  à  peu  dans  l'esprit  du  jeune  professeur,  il  le  louait  de  ses 
talents  naturels,  se  réjouissait  avec  lui  de  sa  réputation,  lui  applau- 
dissait en  public  sur  la  subtilité  de  ses  réponses,  et  s'empressait 
même  à  lui  chercher  des  auditeurs  et  des  écoliers.  Ayant  appris 
qu'il  se  trouvait  dans  le  besoin,  il  lui  offrit  de  l'argent,  qui  fut 
accepté. 

Xavier  avait  l'àine  généreuse,  il  fut  très-touché  de  ce  procédé. 
Le  changement  de  Lefèvre  lui  fit  faire  des  réflexions  qu'il  n'avait  pas 
encore  faites,  et  l'ébranla  fort.  Il  apprit  en  même  temps  qui  était 
Ignace,  et  ses  discours  lui  parurent  depuis  bien  plus  raisonnables. 
Il  ne  douta  plus  qu'il  n'y  eût  quelque  motif  supérieur  dans  son  genre 
dévie,  et  le  regarda  dès  lorsavecd'autresyeux.  Les  luthériens  avaient 
des  émissaires  à  Paris  pour  répandre  secrètement  leurs  erreurs 
parmi  les  étudiants  de  l'université.  Ces  émissaires  présentaient  leurs 
dogmes  d'une  manière  si  plausible,  que  Xavier,  naturellement  eu- 


522  HISTOIRE  UNIVERSELLE    f Liv.  LXXXIV.  -  De  1517 

rieux,  prenait  plaisir  à  les  écouter.  Ignace  vint  à  son  secours,  et  em- 
pêcha l'effet  de  la  séduction. 

Trouvant  un  jour  Xavier  plus  attentif  qu'à  l'ordinaire,  il  lui  ré- 
pète avec  plus  de  force  que  jamais  ces  paroles  du  Sauveur  :  Que 
sert  à  l'homme  de  gagner  tout  l'univers,  s'il  perd  son  âme?  Il  lui  re- 
présente qu'une  âme  aussi  noble  ne  devait  pas  se  borner  aux  vains 
honneurs  du  monde;  qu'il  faut  que  la  gloire  céleste  soit  l'unique 
objet  de  son  ambition,  et  qu'il  est  contraire  à  la  raison  de  préférer 
à  ce  qui  est  éternel  ce  qui  passe  comme  un  songe.  Xavier  comprend 
alors  le  néant  des  grandeurs  humaines,  et  sent  naître  en  lui  l'amour 
des  choses  célestes.  Ce  n'est  cependant  qu'après  de  violents  com- 
bats qu'il  se  rend  aux  impressions  de  la  grâce  et  qu'il  prend  la  ré- 
solution de  conformer  sa  vie  aux  maximes  austères  de  l'Évangile.  Il 
se  mit  sous  la  conduite  d'Ignace,  qui  le  fit  avancer  à  grands  pas  dans 
les  voies  de  la  perfection  ;  il  apprend  d'abord  à  vaincre  sa  passion 
dominante  et  à  se  défaire  de  la  vaine  gloire,  son  plus  dangereux 
ennemi.  Il  ne  cherche  plus  que  les  occasions  de  s'humilier,  afin  de 
délivrer  entièrement  son  cœur  de  l'enflure  de  l'orgueil,  et  comme 
il  n'est  pas  possible  de  remporter  une  victoire  complète  sur  ses  pas- 
sions sans  réprimer  ses  sens  et  mortifier  sa  chair,  il  couvre  son  corps 
d'un  cilice  et  l'affaiblit  par  le  jeûne  et  par  d'autres  austérités. 

Lorsque  les  vacances  furent  arrivées,  il  fit  les  exercices  spirituels, 
suivant  la  méthode  de  saint  Ignace.  Sa  ferveur  fut  si  grande,  qu'il 
passa  quatre  jours  sans  prendre  aucune  nourriture.  La  contempla- 
tion des  choses  célestes  l'occupe  le  jour  et  la  nuit  ;  il  paraît  changé 
en  un  autre  homme.  Ce  ne  sont  plus  les  mêmes  désirs,  les  mêmes 
vues,  les  mêmes  affections;  il  ne  se  reconnaît  plus  lui-même  ;  l'hu- 
milité de  la  croix  lui  paraît  préférable  à  toute  la  gloire  du  monde. 
Pénétré  des  plus  vifs  sentiments  de  componction,  il  veut  faire  une 
confession  de  toute  sa  vie  :  il  forme  le  dessein  de  glorifier  le  Seigneur 
par  tous  les  moyens  possibles  et  de  consacrer  le  reste  de  sa  vie  au 
salut  des  âmes.  Après  avoir  enseigné  la  philosophie  trois  ans  et  demi, 
comme  il  se  pratiquait  dans  ce  temps-là,  il  se  mit  à  l'étude  de  la 
théologie  par  le  conseil  de  son  directeur. 

La  conquête  de  Xavier,  qui  coûta  si  cher  à  Ignace,  fut  suivie  d'une 
autre,  qui  ne  lui  donna  nulle  peine.  Deux  jeunes  hommes  d'un  génie 
extraordinaire  s'attachèrent  tout  d'un  coup  à  lui.  L'un,  appelé  Jac- 
ques Laynèz,  et  né  à  Almazan,  diocèse  de  Siguença,  était  âgé  de 
vingt-un  ans  au  plus  ;  l'autre,  nommé  Alphonse  Salmeron,  et  qui 
était  des  environs  de  Tolède,  n'avait  que  dix-huit  ans  :  il  savait 
néanmoins  parfaitement  le  grec  et  l'hébreu.  Ils  avaient  tous  deux 
fait  leur  philosophie  à  Complut  ou  Alcala,  et  ils  y  avaient  entendu 


à  1545   de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  523 

parler  d'Ignace  comme  d'un  saint.  L'envie  de  le  voir  et  de  se  mettre 
sous  sa  conduite  les  lit  venir  à  Paris,  autant  que  l'amour  de  la  science. 

La  Providence  voulut  que  ce  fût  le  premier  homme  qu'ils  rencon- 
trèrent en  entrant  dans  la  ville.  L'air  de  sagesse  et  de  sainteté  qui 
paraissait  sur  son  visage  frappa  tellement  Laynèz,  qui  ne  l'avait  ja- 
mais vu,  qu'il  ne  douta  pas  que  ce  ne  fût  lui.  Ils  l'abordèrent  l'un  et 
l'autre,  et  ils  furent  ravis  de  trouver  celui  qu'ils  cherchaient.  Ignace, 
qui  semblait  être  allé  au-devant  d'eux,  les  embrassa  comme  des 
anges  envoyés  du  ciel,  et  les  reçut  de  bon  cœur  au  nombre  de  ses 
disciples.  Ils  passèrent  par  l'épreuve  des  exercices  spirituels,  et  ils 
sortirent  de  leur  retraite  si  animés  du  zèle  des  âmes,  qu'ils  ne  res- 
piraient que  les  travaux  de  la  vie  apostolique. 

Un  autre  Espagnol,  nommé  Nicolas  Alphonse  et  surnommé  Bo- 
badilla,  du  lieu  de  sa  naissance,  qui  est  un  village  près  de  Palencia, 
dans  le  royaume  de  Léon,  fut  appelé  au  même  emploi,  mais  d'une 
manière  différente.  C'était  un  pauvre  garçon,  de  très-bon  esprit,  et 
qui  avait  enseigné  la  philosophie  à  Valladolid  avant  que  de  venir  en 
France.  Sa  pauvreté  l'obligea  plus  d'une  fois  d'avoir  recours  à  Ignace, 
qui  avait  de  quoi  vivre  honnêtement  par  les  charités  qu'on  lui  faisait 
de  toutes  parts,  et  qui  assistait  les  écoliers  nécessiteux.  Ignace  re- 
connut de  rares  talents  en  Bobadilla,  et,  se  souvenant  que  des  pau- 
vres avaient  été  choisis  du  Fils  de  Dieu  pour  publier  l'Évangile,  il 
crut  que  celui-là  serait  un  bon  ouvrier  évangélique.  Il  l'attira  peu 
à  peu  par  les  discours  spirituels  qu'il  lui  tenait,  avant  que  de  lui 
donner  l'aumône  :  et  l'ayant  éprouvé  dans  la  retraite  comme  les 
autres,  il  le  fit  son  cinquième  compagnon. 

Le  sixième  fut  un  gentilhomme  portugais,  appelé  Simon  Rodri- 
guèz  d'Avezédo,  très-bien  fait  et  très-ingénieux.  Dieu  le  prévint 
dès  son  enfance  par  le  don  d'une  pureté  angélique,  et  son  père, 
au  lit  de  la  mort,  le  voyant  entre  les  bras  de  sa  mère  :  Cet  enfant, 
dit-il,  rendra  un  jour  de  grands  services  à  la  religion.  Rodriguèz 
étudiait  à  Paris  depuis  quelques  années,  et  était  entretenu  dans  ses 
études  par  le  roi  de  Portugal.  Il  connaissait  Ignace  avant  que  Laynèz, 
Salmeron  et  Bobadilla  le  connussent  :  mais  il  ne  se  mit  sous  sa  di- 
rection qu'après  eux.  Il  avait  eu  de  tout  temps  je  ne  sais  quelle  ar- 
deur pour  la  conversion  des  infidèles,  et  il  souhaitait  faire  un  long 
voyage  à  la  Terre-Sainte.  Ignace,  qui  remarqua  en  lui  des  mouve- 
ments conformes  à  ceux  qu'il  avait  lui-même,  voulut  le  gagner  sans 
se  découvrir  ;  mais,  voyant  que  la  pensée  du  voyage  de  Jérusalem 
l'empêchait  de  s'engager,  il  lui  déclara  ce  qu'il  avait  déclaré  à  Le- 
fèvre,  et,  au  même  instant,  Rodriguèz  se  livra  aveuglément  à  Ignace. 

Quoique  le  choix  de  ces  six  personnes  fût  fort  heureux  et  pro- 


524  HISTOIRE  UNIVERSELLE      Lit.  LWXiV.  -  De  lôlT 

mit  quelque  chose  d'extraordinaire,  Ignace  jugea  que,  s'ils  ne  se  pro- 
;  saient  tous  le  même  but.  ils  ne  feraient  rien.  D'ailleurs,  rappelant 
en  sa  mémoire  l'inconstance  de  ses  premiers  compagnons  d'Espagne, 
qui  l'avaient  quitté,  et  taisant  réflexion  sur  la  légèreté  de  l'esprit 
humain,  il  se  persuada  que,  quelque  bonnes  que  fussent  les  volontés 
s  -  nouveaux,  disciples,  il  était  nécessaire  de  les  tixer  par  des  en- 
..ents  irrévocables. 

C'est  pourquoi,  les  ayant  assemblés  un  jour,  après  leur  avoir  fait 
faire  à  chacun  des  prières  et  des  jeûnes  pour  connaître  ce  que  Dieu 
demandait  d'eux,  il  leur  dit  que  son  dessein  était  d'imiter  Notre-Sei- 
gneur  Jésus-Christ  le  plus  parfaitement  qu'il  pourrait:  que  ce  Dieu- 
homme  n'avait  eu  en  vue.  dans  tout  le  cours  de  sa  vie.  que  la  ré- 
demption des  hommes;  que.  pour  le  suivre  de  près,  il  prétendait 
travailler  à  sa  propre  perfection  et  au  salut  du  prochain  :  qu'il  n'i- 
gnorait pas  que  la  solitude  avait  quelque  chose  de  plus  doux,  mais 
que  tout  devait  céder  aux  intérêts  de  la  gloire  de  Dieu  :  qu'au  reste, 
en  perdant  un  peu  de  repos,  on  gagnait  une  infinité  de  grâces  et  de 
mérites:  et  qu'après  tout,  il  n'importait  qu'on  gagnât  ou  qu'on  per- 
dit, pourvu  qu'on  sauvât  des  âmes:  que  les  apôtres  avaient  vécu  de 
la  sorte,  à  l'exemple  de  leur  maître,  et  que  ce  genre  de  v: 
sans  difficulté  le  plus  noble  et  le  plus  parfait. 

Il  ajouta  que.  ayant  considéré  tous  les  pays  ou  l'on  pouvait  pro- 
curer la  gloire  de  Dieu  et  le  salut  du  prochain,  il  n'en  voyait  point 
qui  offrît  une  plus  riche  moisson  ni  qui  fût  plus  abandonné  et  qui 
méritât  moins  de  l'être  que  la  Palestine  :  qu'étant  sur  les  lieux,  il 
n'avait  pu  voir  sans  douleur  cette  terre  ou  Notre-Seigneur  a  racheté 

-  e  humain  devenue  esclave  des  infidèles:  qu'il  brûlait  d'envie 
d'y  retourner,  et  qu'il  s'estimerait  très-heureux  de  verser  son  sang 
pour  la  foi  dans  une  contrée  qui  avait  été  sanctifiée  par  celui  d'un 
Dieu.  Il  disait  cela  avec  tant  d'ardeur,  que  son  visage  en  était  tout 
enflammé.  Il  finit  par  dire  que.  en  attendant  un  temps  propre  pour 
ition  de  son  dessein,  il  voulait  s'obliger  par  un  vœu  exprès  et 
à  taire  le  voyage  de  Jérusalem,  et  à  renoncer  entièrement  aux  choses 
du  monde. 

A  peine  eut-il  achevé  de  parler,  que  tous  déclarèrent  d'un  com- 
mun accord  qu'ils  avaient  les  mêmes  pensées  et  les  mêmes  inten- 
tions. Après  quoi,  le  reconnaissant  pour  leur  père  et  s'embrassant 
tendrement  les  uns  les  autres,  ils  se  promirent  de  ne  se  quitter  jamais. 

Avant  que  de  sortir  du  lieu  où  ils  étaient  assemblés,  il  leur  vint  un 
doute,  si.  au  cas  qu'ils  ne  pussent  passer  en  la  Terre-Sainte,  ils  por- 
teraient l'Évangile  ailleurs.  La  chose  ayant  été  examinée,  ils  convin- 
rent, selon  l'avis  qu'ouvrit  Ignace,  que  si.  s'etant  rendus  à  Yenîs  . 


j  it  Ver».  chr.]        M  1/tGUSE  CATHOLK 

■tait  aucune  commodité  pour  leur  embarquement,  da 
l'espace*  d'une  muée,  ils  le  tiendraient  quittes  de  km  vœu  à  l'égard 

de  la  Palestine;  mais  qu'ils  iraient  offrir  leur,  an  ricaire  de 

-C . rist,  pour  aller  en  quel  pays  de  la  terre  il  lui  plairait  de  les 
envoyer. 

Cependant  que  la  plupart  d'entre  eux  n'avaient  pas  achevé 

leur  théologie,  Ignace  fut  d'avis  qu'il*  ne  précipitassent  rien;  on  il 
iuadé  que  lei  grandes  entreprises  devaient  être  étabUei 
fondements  solides,  et  qu'il  y  aurait  de  la  ténu  .   . 

dam  le  min  mgéliqjue  sans  one  exacte  connaissance  de  Ja 

religion. 

tfin  que  chacun  prit,  hier.  ires,  il  jugea  à  pro- 

pos de  marquer  un  temps  certain  pour  le  reste  de  leurs  études,  et  il 
leur  donna  depuis  le  mois  de  juillet  1534,  qui  était  le  mois  courant, 
jusqu'au  vingt-cinq  janvief  1537.  Il  jugea  aussi  qu'il  ne  devait 

froidir  leur  ferveur,  et  qu'il  était  boa  de  les  obliger  au  plu- 
tôt par  le  vœu  qu'il  leur  avait  prof) 

avoir  jeune  et  prié  eu  commun,  ils  se  réu- 
ni le  qui:  une  chapelle  souterraine  de  l'ég 
de  Montmartre,  ou  la  piété  croit  que  saint  Denis  fut  décapité.  C'était 
la  &te  de  l'Assomption  de  la  sainte  Vierge.  Ignace  avait  choisi 
jour  afin  que  la  société  de  Jésus  naquit  dans  le  sein  même  de  Marie 
triomphante.  La,  Mpt  Chrétiens  encore  ignorés  du  monde,  que 
Pierre  Lefevre.  déjà  prêtre,  avait  connu  1  main,  font  vœu 
de  vivre  dans  la  chasteté.  Il>.  s  engagent  à  une  pauvreté  perpétuelle: 
ils  promettent  a  Dieu  qu'après  avoir  achevé  leur  cours  théologique, 
il*  se  rendront  a  Jérusalem  pour  sa  glorification;  mais  que.  si,  au 
bout,  d'une  année,  il  ne  leur  est.  pas  possible  d'arriver  à  la  ville  sainte 
ou  d'y  demeurer,  ils  iront  se  jeter  aux  pieds  du  souverain  Pontife  et 
lui  jurer  obéissance,  sans  exception  de  temps  ni  de  lieu.  Ils  s'obligè- 
rent même  a  n'exiger  rien  pour  leurs  fonctions,  non-seulement  pour 
être  plus  libres  dans  leur  ministère,  mais  encore  afin  de  fermer  la 
bouche  aux  luthériens,  qui  accusaient  les  ministres  ecclé- 
de  l'enrichir  par  la  dispensation  de            l  saintes1. 

Cependant  le  zèle  d'Ignace  ne  se  renfermait  pas  dans  le  colh  - 
Sainte-Barbe  ni  dans  l'établissement  de  sa  congrégation  :  il  com- 
mençait a  parler  français,  et  il  ne  craignait  plus  tant  que  les  œuvres 
de  piété  fissent  tort  a  ses  études.  On  ne  saurait  dire  de  combien  d'ex- 
pédients il  se  servit  pour  la  conversion  des  pécheurs.  Un  homme  de 
onnaissance  était  éperdurnent  amoureux  d'une  femme  qui  de- 

1  Bouhoura,  1.  2.  —  Crétiaeau-Jolj  f  Bist.  delà  Co  -\  -  v:,  c.  1. 


526  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

meurait  dans  un  village  proche  de  Paris,  et  il  avait  avec  elle  un  mau- 
vais commerce.  Ignace  employa  toutes  les  raisons  divines  et  humaines 
pour  le  guérir  d'une  passion  si  honteuse  ;  mais  ses  remontrances  ne 
firent  rien  sur  un  esprit  que  les  plaisirs  de  la  chair  avaient  aveuglé  ; 
et,  sans  le  remède  étrange  qu'il  imagina,  le  mal  était  incurable. 

Ayant  appris  quel  était  le  chemin  que  prenait  cet  homme  pour 
aller  voir  la  femme  qui  était  la  cause  de  sa  perte,  il  va  l'attendre  au- 
près d'un  étang  que  le  froid  de  la  saison  avait  presque  tout  glacé.  11 
se  dépouille  dès  qu'il  l'aperçoit  de  loin;  et  s'étant  mis  dans  l'eau  jus- 
qu'au cou  :  «  Où  allez-vous,  malheureux  ?  lui  crie-t-il  quand  il  le  voit 
approcher,  où  allez-vous  ?  N'entendez-vous  pas  la  foudre  qui  gronde 
sur  votre  tête?  Ne  voyez-vous  pas  le  glaive  de  la  justice  divine  prêt 
à  vous  frapper?  Eh  bien!  poursuit-il  d'une  voix  terrible,  allez  as- 
souvir votre  passion  brutale,  je  souffrirai  ici  pour  vous  jusqu'à  ce 
que  la  colère  du  ciel  soit  apaisée.  »  L'impudique,  effrayé  de  ces  pa- 
roles et  touché  en  même  temps  de  la  charité  d'Ignace,  dont  il  re- 
connut 4a  voix,  commença  à  ouvrir  les  yeux,  eut  honte  de  son 
péché,  et  retourna  sur  ses  pas,  dans  le  dessein  de  changer  tout  à 
fait  de  vie. 

Ignace  usa  d'une  autre  industrie  à  l'égard  d'un  religieux  qui  était 
prêtre,  mais  qui  déshonorait  sa  profession  et  son  caractère  par  une 
conduite  scandaleuse.  Il  alla  le  trouver  un  dimanche  matin,  se  con- 
fessa à  lui,  et,  sous  prétexte  de  se  mettre  l'esprit  en  repos,  lui  fit  une 
confession  générale.  Tandis  que  le  pénitent  s'accusait  de  tous  ses 
anciens  désordres  avec  une  douleur  très-sensible,  le  confesseur  se 
reprochait  intérieurement  sa  vie  déréglée  et  d'autant  plus  criminelle, 
que  les  péchés  d'un  religieux  sont  plus  énormes  que  ceux  d'un 
homme  du  monde.  Il  se  reprochait  aussi  sa  dureté,  voyant  Ignace 
fondre  en  larmes;  mais  son  cœur  s'amollit  enfin,  et  avant  que  la 
confession  fût  achevée,  il  se  sentit  lui-même  touché  d'une  véritable 
pénitence.  Il  communiqua  sa  disposition  à  Ignace,  et  lui  demanda 
du  secours  pour  sortir  de  l'abîme  où  le  libertinage  l'avait  jeté.  Ignace 
fit  faire  à  ce  religieux  les  exercices  spirituels,  et  le  remit  peu  à  peu 
dans  le  chemin  de  la  perfection. 

Etant  un  jour  allé  voir  un  honnête  homme  pour  une  affaire  de 
charité,  il  le  trouva  qui  jouait  au  billard.  C'était  un  docteur  en  théo- 
logie, illustre  par  sa  naissance  et  par  son  savoir,  assez  réglé  dans  ses 
mœurs,  mais  peu  dévot  et  plus  occupé  des  affaires  du  siècle  que  de 
son  avancement  spirituel.  Le  docteur  invita  Ignace  à  jouer  :  il  s'ex- 
cusa sur  ce  qu'il  ne  savait  pas  le  jeu;  mais  ('tant  pressé,  comme  sa 
vertu  n'avait  rien  de  dur  ni  de  farouche  :  «  Une  jouerons-nous?  dit-il 
agréablement  au  docteur.  Il  n'appartient  pas  à  un  pauvre  comme 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  527 

moi  de  jouer  de  l'argent,  et  il  n'y  a  pas  de  plaisir  à  ne  jouer  rien. 
Voici,  ajouta-t-il,  le  tempérament  qui  me  vient  en  l'esprit  :  si  je  perds, 
je  vous  servirai  un  mois  entier,  et  ferai  exactement  tout  ce  que  vous 
me  commanderez;  et  si  vous  perdez,  vous  ferez  seulement  une  chose 
que  je  vous  dirai.  »  Le  docteur,  qui  voulait  se  réjouir,  accepta  la 
condition  sans  hésiter.  Us  jouèrent,  et  Ignace  gagna,  lui  qui  n'avait 
jamais  manié  de  billard.  Le  docteur,  qui  reconnut  en  cela  quelque 
chose  d'extraordinaire  et  de  mystérieux,  voulut  obéir  à  Ignace.  Il  tit 
sous  sa  conduite  les  exercices  spirituels  pendant  un  mois  ;  mais  il  en 
profita  de  telle  sorte  qu'il  devint  un  homme  intérieur. 

Parmi  ceux  qu'Ignace  avait  engagés  dans  la  piété,  il  y  en  eut  un 
qui  se  relâcha,  et  qui  fut  même  sur  le  point  d'oublier  Dieu  tout  à  fait. 
Le  saint  n'épargna  ni  avertissements  ni  exhortations  pour  ranimer  la 
vertu  de  son  disciple  ;  mais,  n'ayant  pu  rien  obtenir,  il  passa  trois 
jours  sans  boire  ni  manger,  pleurant  au  pied  des  autels  et  priant  sans 
cesse.  Son  jeûne,  ses  larmes,  ses  prières  attirèrent  la  bénédiction  du 
ciel,  et  rendirent  l'esprit  de  ferveur  à  celui  pour  qui  il  fit  pénitence. 

Ignace  s'occupait  encore  aux  œuvres  de  miséricorde  dans  les  hô- 
pitaux. Il  aida  un  jour  à  panser  un  malade  tout  couvert  d'ulcères,  et 
qui  avait  une  espèce  de  maladie  contagieuse.  Comme  il  le  toucha  à 
diverses  reprises,  il  craignit  que  sa  main  n'eût  pris  le  mal  ;  et  cette 
crainte  le  refroidit  un  peu  pour  ces  sortes  de  bonnes  œuvres.  Mais 
ayant  reconnu  sa  faiblesse,  il  s'en  voulut  beaucoup  ;  et  il  se  fit  des 
reproches  fort  aigres  là-dessus,  jusqu'à  se  dire,  en  se  mettant  la  main 
dans  la  bouche  :  Puisque  tu  es  si  en  peine  pour  une  partie,  que  ne 
feras-tu  point  pour  tout  le  corps?  Il  surmonta  ainsi  sa  peur,  et  re- 
tourna aux  actions  de  charité  avec  une  ardeur  toute  nouvelle. 

Une  contagion  plus  funeste  encore  commençait  à  infecter  la  France  : 
c'était  l'hérésie  de  Luther  et  de  Calvin.  L'emploi  principal  de  saint 
Ignace  fut  alors  de  confirmer  les  catholiques  dans  leur  ancienne 
croyance,  et  de  faire  connaître  la  vérité  aux  hérétiques  déclarés.  Il 
fit  revenir  bien  des  gens  qui  avaient  abjuré  la  foi,  et  il  les  mena  à 
l'inquisiteur,  pour  être  réconciliés  avec  l'Église  *■. 

Quant  à  ses  compagnons,  Ignace  mit  tous  ses  soins  à  entretenir 
leur  ferveur  et  à  les  lier  ensemble  étroitement.  Il  leur  prescrivit  à 
tous  les  mêmes  pratiques  de  piété  :  de  faire  certaines  méditations  et 
certaines  pénitences  chaque  jour;  de  tenir  entre  eux  des  discours 
spirituels;  de  lire  le  livre  de  Y  Imitation  de  Jésus-Christ  ;  d'examiner 
leur  conscience  plusieurs  fois  dans  la  journée;  de  se  confesser  et  de 
communier  tous  les  dimanches  et  toutes  les  fêtes.  Mais,  de  peur  que 

1  Itaynald,  1534. 


528  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Lhr.  LXXX1V.  -  De  151? 

leurs  dévotions  ne  nuisissent  à  leurs  études,  ou  leurs  études  à  leurs 
dévotions,  il  régla  lui-même  le  temps  des  unes  et  des  autres.  De 
crainte  aussi  qu'ils  ne  se  relâchassent  insensiblement  de  leur  première 
ferveur,  nonobstant  toutes  ces  précautions,  il  s'avisa  d'un  expédient 
tout  nouveau,  et  qui  fut  do  leur  faire  renouveler  leurs  vœux  les  an- 
nées suivantes,  le  môme  jour  de  l'Assomption  et  avec  la  même  cé- 
rémonie. 

Il  les  exhortait  continuellement  à  s'aimer  et  à  vivre  en  frères;  et 
parce  qu'ils  ne  demeuraient  pas  tous  dans  le  même  logis,  il  les  obli- 
geait de  se  voir  souvent,  d'aller  se  promener  ensemble,  et  de  faire 
même  quelquefois  de  petits  repas  qui  liassent  leurs  cœurs  de  plus 
en  plus,  conformément  aux  agapes  des  premiers  chrétiens  ;  et  il  ne 
manquait  pas  d'en  être,  quand  ses  occupations  de  dehors  le  lui  per- 
mettaient. 

Il  avait  coutume  de  se  retirer  à  Notre-Dame-des-Champs,  et  d'y 
vaquer  des  journées  entières  à  la  contemplation  des  choses  divines. 
Il  se  retirait  aussi  quelquefois  dans  une  carrière  de  Montmartre,  pro- 
fonde et  obscure,  qui  lui  représentait  sa  carrière  de  Manrèse;  et  c'est 
en  ce  lieu  qu'il  traitait  son  corps  plus  cruellement. 

Ces  nouvelles  austérités  ruinèrent  ses  forces  et  augmentèrent  les 
douleurs  d'estomac  qui  l'avaient  repris;  de  sorte  qu'il  tomba  en  peu 
de  temps  dans  une  grande  langueur,  qui  ne  lui  permettait  de  s'ap- 
pliquer à  aucun  exercice,  ni  de  piété  ni  d'étude.  Comme  sa  santé 
avait  été  assez  mauvaise  depuis  qu'il  était  en  France,  et  que  les  re- 
mèdes ne  le  soulageaient  nullement,  les  médecins  jugèrent  que  l'air 
de  Paris  ne  lui  valait  rien,  et  qu'il  n'y  avait  que  son  air  natal  qui  put 
le  remettre.  Ses  compagnons  se  joignirent  tous  ensemble  pour  le 
conjurer  de  suivre  l'avis  des  médecins.  D'autres  raisons  encore  l'y 
déterminèrent  :  il  pouvait  du  même  coup  régler  les  affaires  domes- 
tiques de  Xavier,  Salmeron  et  Laynèz,  et  les  dispenser  ainsi  tous 
trois  du  voyage  d'Espagne. 

Lorsqu'il  se  disposait  à  partir,  quelques  gens  malintentionnés  pu- 
blièrent dans  la  ville  qu'Ignace  et  ses  compagnons  avaient  bien  la 
mine  de  tenir  un  peu  des  nouveautés  d'Allemagne;  qu'un  genre  de 
vie  si  austère  marquait  dans  des  jeunes  hommes  l'entêtement  de  l'hé- 
résie, et  qu'une  liaison  si  étroite  entre  des  personnes  d'un  caractère 
si  différent  ne  pouvait  venir  que  d'un  esprit  de  cabale.  Ignace  fut 
averti  du  bruit  qui  courait,  et  sut  même  qu'on  l'avait  accuse  tout  de 
nouveau  devant  l'inquisiteur.  L'accusation  principale  tombait  sur  le 
livre  Des  Exercices,  où  ses  ennemis  prétendaient  que  tout  le  venin 
de  sa  doctrine  était  renfermé,  et  qu'ils  appelaient  le  livre  mystérieux. 

Comme  il  jugea  que  la  bonne  réputation  était  nécessaire  aux  pré  - 


à  1545  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  529 

dicateurs  de  l'Evangile,  et  qu'il  craignait  que  son  départ  ne  fût  pris 
pour  une  fuite  s'il  partait  avant  que  d'être  justifié,  il  alla  trouver 
l'inquisiteur,  et  le  pria  non-seulement  d'examiner  bien  l'affaire,  mais 
de  prononcer  une  sentence  dans  les  formes.  «  Quand  j'étais  seul,  lui 
dit-il,  je  méprisais  ces  calomnies  ;  mais  maintenant  que  j'ai  des  com- 
pagnons, et  que  je  suis  appelé  avec  eux  aux  fonctions  évangéliques, 
je  dois  avoir  soin  de  leur  honneur  et  du  mien.  » 

L'inquisiteur,  qui  savait  par  sa  propre  expérience  combien  Ignace 
était  éloigné  de  l'hérésie,  et  qui  ne  trouvait  rien  en  sa  conduite  que 
de  régulier,  lui  dit  qu'il  n'avait  pas  écouté  ses  accusateurs,  tant  leurs 
accusations  avaient  peu  de  fondement  et  d'apparence.  Il  désira  néan- 
moins voir  le  livre  Des  Exercices,  moins  pour  l'examiner  que  pour 
le  lire.  Il  le  lut,  et  en  fut  si  charmé,  qu'il  pria  Ignace  de  trouver  bon 
qu'il  le  transcrivît  pour  son  usage  particulier  et  pour  l'avancement 
spirituel  des  personnes  qu'il  conduisait.  Ignace  le  lui  permit;  mais 
ne  se  contentant  pas  de  ces  témoignages,  qui  n'étaient  pas  authen- 
tiques, et  voulant  laisser  à  ses  disciples  une  réputation  nette,  il  se 
rendit  un  jour  chez  l'inquisiteur,  avec  un  notaire  et  deux  ou  trois 
docteurs  de  Sorbonne.  Il  le  supplia,  en  leur  présence,  de  lui  donner 
une  attestation  par  écrit  qui  fit  foi  qu'on  l'avait  accusé  injustement, 
et  que  le  livre  Des  Exercices  ne  contenait  aucune  mauvaise  doctrine. 
L'inquisiteur  n'eut  pas  de  peine  à  faire  ce  que  désirait  Ignace  ;  mais 
il  orna  son  attestation  de  tant  de  louanges,  qu'Ignace  en  demeura 
confus  1. 

Rien  ne  l'empêchant  plus  de  partir,  il  prit  congé  de  ses  compa- 
gnons, après  les  avoir  exhortés  plus  d'une  fois  à  la  constance,  et  leur 
avoir  recommandé  d'obéir  à  Pierre  Lefèvre,  qui  était  seul  prêtre 
parmi  eux,  et  qu'ils  honoraient  tout  comme  leur  aîné.  Il  convint  avec 
eux,  avant  son  départ,  qui  fut  au  commencement  de  1535,  qu'ayant 
recouvré  sa  santé  et  terminé  ses  affaires,  il  irait  les  attendre  à  Venise, 
et  qu'eux  partiraient  le  25  janvier  1537,  pour  venir  l'y  joindre.  Sa 
faiblesse  ne  lui  permit  pas  de  faire  son  voyage  à  pied.  Il  le  fit  sur  un 
cheval  que  ses  compagnons  lui  achetèrent;  mais  à  peine  eut-il  passé 
et  respiré  l'air  de  Guypuscoa,  qu'il  sentit  revenir  ses  forces. 

Une  fois]  dans  son  pays,  il  ne  suivait  plus  la  grande  route,  mais 
allait  par  les  montagnes,  pour  être  plus  seul.  S'y  étant  avancé  quel- 
que peu,  il  vit  arriver  deux  hommes  armés,  qui  le  dépassèrent  et 
puis  revinrent  sur  leurs  pas.  Comme  l'endroit  avait  une  mauvaise 
renommée,  il  eut  quelque  peur.  Toutefois,  leur  ayant  adressé  la 
parole,  il  trouva  que  c'étaient  deux  serviteurs  de  son  frère,  envoyés 

1  Bouhours,  1.  2.  Acta  anliquiss.,  c.  8.  Disscrtatio  prœvia,  n.  185. 
xxiii.  3i 


530  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

à  sa  rencontre  ;  car  il  avait  appris  sa  prochaine  arrivée  par  des  gens 
qui  l'avaient  reconnu  à  Bayonne.  Les  deux  domestiques  prirent  le 
devant.  Pour  Ignace,  en  approchant  d'Azpetia,  où  était  le  château 
de  son  frère,  il  rencontra  les  prêtres  qui  venaient  au-devant  de  lui, 
et  qui  le  pressèrent  beaucoup  d'accepter  un  logement  au  château, 
sans  pouvoir  l'obtenir.  Il  alla  se  loger  à  l'hôpital,  et  à  l'heure  conve- 
nable mendia  son  pain  de  porte  en  porte. 

A  peine  arrivé,  il  résolut  d'enseigner  chaque  jour  la  doctrine  chré- 
tienne aux  enfants.  Son  frère  l'en  détourna,  disant  qu'il  n'y  viendrait 
personne.  Un  seul  enfant  me  suffit,  répondit  Ignace.  A  peine  eut-il 
commencé,  on  venait  en  foule,  son  frère  même  était  du  nombre.  Il 
prêchait  en  outre  chaque  dimanche  et  fête  avec  grand  fruit,  on  accou- 
rait de  plusieurs  milles.  Les  églises  ne  pouvant  contenir  la  multitude 
du  peuple,  il  fut  obligé  de  faire  ses  sermons  en  pleine  campagne. 

La  première  fois  qu'il  prêcha,  il  dit  à  ses  auditeurs  qu'une  des  rai- 
sons qui  l'avaient  obligé  de  revenir  après  une  absence  de  plusieurs 
années,  c'était  pour  mettre  sa  conscience  en  repos  sur  un  péché  de 
sa  jeunesse,  et  pour  faire  satisfaction  à  une  personne  du  pays.  La 
personne  dont  il  parlait  était  présente,  et  il  l'avait  remarquée.  Il  ra- 
conta donc  qu'un  jour,  étant  entré  dans  un  jardin  avec  des  jeunes 
gens  aussi  fous  que  lui,  ils  volèrent  quantité  de  fruit  et  firent  beau- 
coup de  dégât  ;  qu'un  pauvre  homme  fut  accusé  du  larcin,  mis  pour 
cela  en  prison,  et  condamné  à  réparer  le  dommage.  Il  ajouta  ensuite, 
élevant  la  voix  :  Que  toute  l'assemblée  sache  qu'afin  que  l'innocent, 
qui  a  souffert  l'injustice,  ait  de  quoi  se  dédommager,  je  lui  donne 
deux  métairies  qui  m'appartiennent.  Il  l'appela  tout  haut  par  son 
nom,  et  lui  demanda  pardon  publiquement. 

Un  prédicateur  qui  agit  de  la  sorte  persuade  aisément.  Ignace, 
en  peu  de  temps,  réforma  plusieurs  abus  et  établit  plusieurs  pieuses 
pratiques,  comme  de  dire  Y  Ange/us  trois  fois  le  jour,  de  prier  le  soir 
pour  les  morts,  et  aussi  une  confrérie  du  Saint- Sacrement  pour  le 
soulagement  des  pauvres  honteux.  Ses  prédications  étaient  soutenues 
non-seulement  par  ses  bonnes  œuvres  et  sa  sainte  vie,  mais  encore 
par  des  miracles.  On  lit  dans  ses  biographes  la  guérison  de  trois 
malades. 

Mais  Dieu,  qui  donne  à  ses  serviteurs  le  pouvoir  de  guérir  les  ma- 
ladies, pour  la  gloire  de  son  nom,  permet  qu'ils  y  soient  eux-mêmes 
sujets,  pour  leur  humiliation  particulière  et  pour  l'épreuve  de  leur 
patience.  Ignace  eut  alors  une  grande  maladie.  Il  ne  voulut  pas  être 
transporté  à  Loyola;  mais  il  ne  put  empêcher  ses  parents  d'avoir 
soin  de  lui  et  de  le  servir  en  personne. 

Dès  qu'il  fut  guéri,  il  partit  d'Azpetia  malgré  les  larmes  de  sa  fa- 


à  1545  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  531 

mille  et  de  tout  le  peuple.  Il  prit  un  cheval,  de  l'argent  et  des  valets, 
pour  contenter  son  frère  en  quelque  chose,  ou  pour  se  défaire  de  lui 
honnêtement  ;  mais  à  peine  eut-il  gagné  les  confins  de  la  Biscaye  et 
delà  Navarre,  qu'il  se  déroba  des  gens  qui  l'accompagnaient.  II  alla, 
par  Pampelune,  au  château  de  Xavier,  pour  les  affaires  de  Fran- 
çois-Xavier ;  ensuite  à  Almazan  et  à  Tolède,  pour  celles  de  Salme- 
ron  et  de  Laynèz.  I 

A  Ségorbe,  il  visita  don  Jean  de  Castro,  gentilhomme  espagnol 
qu'il  avait  converti  à  Paris,  et  qui  venait  d'entrer  chez  les  Chartreux. 
Ignace  désirait  le  consulter  sur  sa  compagnie,  dont  il  lui  exposa  le 
but,  le  plan  et  l'état  présent.  Castro  ne  s'expliqua  point  d'abord  ; 
mais,  ayant  passé  toute  la  nuit  en  oraison,  il  sortit  au  point  du  jour 
de  sa  cellule,  avec  un  transport  de  joie  qu'il  ne  pouvait  modérer,  et 
alla  en  hâte  dire  à  Ignace  que  son  entreprise  était  l'ouvrage  de  Dieu  ; 
qu'elle  réussirait  malgré  les  contradictions  des  hommes,  et  que  toute 
la  chrétienté  en  tirerait  de  grands  avantages.  Au  reste,  dit-il,  pour 
vous  montrer  que  je  ne  parle  pas  en  l'air,  je  m'offre  à  être  votre 
compagnon  et  votre  disciple  ;  aussi  bien,  n'étant  ici  que  novice,  je  n'y 
ai  encore  nul  engagement.  Ignace  reçut  le  témoignage  de  Castro 
comme  un  oracle  du  Saint-Esprit  ;  mais,  bien  loin  de  consentir  que 
ce  solitaire  quittât  la  retraite  où  Dieu  l'avait  appelé,  il  l'exhorta  à 
persister  dans  une  vocation  aussi  sainte  que  la  sienne,  et  lui  fit  en- 
tendre que  la  solitude  était  son  partage. 

Ignace  arriva  d'Espagne  à  Venise,  sur  la  fin  de  l'année  4535,  après 
avoir  essuyé  une  furieuse  tempête  sur  mer,  et  couru  un  grand  dan- 
ger en  traversant  les  Apennins.  Ses  compagnons  l'y  rejoignirent  au 
commencement  de  1537;  ils  étaient  au  nombre  de  dix,  s'étant  re- 
crutés de  trois  nouveaux  :  Claude  Lejay,  d'Annecy  ;  Jean  Codure, 
du  diocèse  d'Embrun;  Pasquier  Brouet,  du  diocèse  d'Amiens. 

Ils  partirent  le  15  novembre  1536,  sans  autre  équipage  qu'un 
bâton  à  la  main  et  une  petite  valise  sur  le  dos,  où  chacun  avait  ses 
écrits.  Ils  prirent  leur  chemin  par  la  Lorraine.  Toute  la  troupe  mar- 
chait avec  beaucoup  de  recueillement  et  de  modestie,  tantôt  faisant 
oraison,  tantôt  s'entretenant  des  choses  de  Dieu,  chantant  quelque- 
fois des  psaumes  de  David  ou  des  hymnes  de  l'Église.  Lefèvre  Leyat 
et  Brouet,  qui  étaient  prêtres,  disaient  tous  les  jours  la  messe;  les 
autres  communiaient  aussi  tous  les  jours,  pour  se  fortifier,  par  le  pain 
de  vie,  contre  toutes  les  incommodités  du  voyage  dans  une  saison 
très-fâcheuse.  Ils  traversèrent  l'Allemagne  ayant  tous  leur  chapelet 
pendu  au  cou,  comme  pour  faire  une  profession  publique  de  foi 
dans  les  lieux  où  l'hérésie  commençait  à  dominer. 

Etant  arrivés  le  soir  à  un  bourg  tout  hérétique,  auprès  de  Con- 


532  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  -  De  1617 

stance,  le  ministre  luthérien,  prêtre  apostat,  et  curé  du  bourg  au- 
paravant, les  suivit  dans  l'hôtellerie  où  ils  entrèrent.  Comme  ils 
avaient  un  air  simple,  il  crut  qu'il  lui  serait  aisé  de  les  confondre 
dans  une  dispute  réglée,  et  qu'une  victoire  remportée  tout  à  la  fois 
sur  neuf  papistes,  ainsi  qu'il  les  appelait,  lui  ferait  bien  de  l'honneur, 
il  commença  par  les  railler  de  leurs  chapelets,  et  il  les  défia  ensuite. 
Tout  fatigués  qu'ils  étaient,  ils  acceptèrent  le  défi,  et  Laynèz  fut  le 
premier  qui  disputa.  Il  le  fit  d'une  manière  si  vive  et  si  forte,  que  le 
ministre  ne  sachant  que  dire  :  Soupons,  leur  dit-il,  et  soupons  en- 
semble, nous  en  disputerons  mieux  après.  Ils  consentirent  à  renouer 
la  dispute  ;  mais  ils  ne  voulurent  point  manger  avec  l'hérétique.  Ils 
tirent  en  leur  particulier  un  repas  fort  sobre,  selon  leur  coutume, 
tandis  que  l'Allemand,  de  son  côté,  but  et  mangea  avec  excès. 

On  recommença  la  dispute  après  le  souper,  devant  un  grand 
■ijonde  qui  y  était  accouru;  mais  le  ministre,  à  qui  le  vin  avait  un 
Beu  troublé  la  raison,  ne  pouvant  répondre  aux  arguments  de  ses 
adversaires,  se  mit  à  jurer  en  sa  langue,  et  sortit  tout  furieux  de 
l'hôtellerie. 

Le  jour  suivant,  ils  poursuivirent  leur  chemin  vers  Constance,  où 
l'hérésie  de  Luther  avait  été  reçue  des  magistrats  et  du  peuple.  En 
approchant  de  la  ville  et  passant  devant  l'hôpital  des  pestiférés,  ils 
virent  venir  à  eux  une  vieille  femme  qui  paraissait  ravie  de  les  voir, 
•it  qui,  levant  les  mains  au  ciel,  faisait  le  signe  de  la  croix.  La  vue  de 
leurs  chapelets  l'avait  attirée.  Elle  était  bonne  catholique,  et  les  lu- 
thériens, n'ayant  pu,  ni  par  promesses,  ni  par  menaces,  lui  faire 
quitter  sa  religion,  l'avaient  chassée  de  la  ville  comme  une  folle.  La 
pauvre  femme  baisa  plusieurs  fois  les  chapelets  de  ces  étrangers;  et, 
ne  sachant  pas  d'autre  langue  que  la  sienne,  elle  les  pria  par  signe 
de  l'attendre  un  moment.  Elle  courut  à  l'hôpital,  où  elle  demeurait, 
efcleur  apporta  les  pièces  de  plusieurs  crucifix  rompus.  Elle  leur  fit 
connaître,  le  mieux  qu'elle  put,  que  c'était  ce  qu'elle  avait  de  plus 
précieux  et  de  plus  cher.  Pour  faire  une  réparation  d'honneur  à 
Jcsi:S-Christ,  si  maltraité  en  ses  images  par  les  luthériens,  s'étant 
tous  prosternés  sur  la  neige  qui  couvrait  la  terre,  ils  adorèrent  les 
pièces  de  ces  crucifix  et  les  baisèrent  dévotement. 

Après  quoi,  la  femme,  s'en  retournant  cà  l'hôpital,  suivie  de  la 
troupe  catholique,  dit  aux  gens  qu'elle  rencontra  :  Voyez,  malheu- 
reux, que  ce  que  vous  dites  n'est  pas  vrai,  que  toute  la  terre  croit  en 
vojh'c  Luther,  et  qu'il  n'y  a  mille  part  aucun  vestige  de  la  religion 
romaine!  D'où  viennent  ces  hommes  avec  leurs  chapelets?  disait- 
elle.  Ne  sont-ils  pas  de  ce  monde  ? 
Les  neuf  voyageurs  sortirent  d'Allemagne  malgré  toute  la  rigueur 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  5»? 

de  l'hiver,  et,  après  de  grandes  fatigues,  que  l'impatience  de  revoir 
Ignace  et  la  charité  qu'ils  avaient  les  uns  pour  les  autres  leur  firent 
supporter  gaiement,  ils  arrivèrent  enfin  à  Venise  le  8  janvier  1537. 
Ignace  les  embrassa  tous,  et,  de  tendresse,  pleura  sur  eux.  Il  avait 
avec  lui  Jacques  Hozèz,  qui  fut  le  onzième  de  la  troupe,  et  qui  n'était 
pas  moins  docte  ni  moins  fervent  que  les  autres. 

C'était  un  Espagnol  de  Malaga,  et  issu  d'une  ancienne  maison , 
originaire  de  Gordoue.  Il  était  bachelier  en  théologie,  fort  homme  d^ 
bien,  et  ennemi  déclaré  des  nouveautés  d'Allemagne.  L'amour  de 
son  profit  spirituel  lui  fit  rechercher  Ignace,  dont  il  entendit  parler 
à  Venise  comme  d'un  excellent  maître  dans  la  science  des  saints  • 
mais,  ayant  appris  qu'on  l'avait  soupçonné  d'hérésie  en  Espagne  et 
en  France,  il  n'osa  se  fier  tout  à  fait  à  sa  conduite.  Il  résolut  néan- 
moins un  jour  de  commencer  les  exercices  spirituels,  en  prenant  des 
préservatifs  contre  ce  qu'il  pourrait  y  trouver  de  venin.  11  prit  une 
Somme  des  conciles,  quelques  saints  Pères  et  plusieurs  livres  de 
théologie,  pour  examiner  la  doctrine  des  exercices  selon  des  règle? 
certaines. 

A  peine  eut-il  fait  les  premières  méditations,  qu'il  reconnut  m\ 
caractère  de  vérité  où  il  craignait  de  rencontrer  des  erreurs.  Hh 
avançant,  il  vit  clairement  que  rien  n'était  plus  orthodoxe  que  la 
foi  d'Ignace  ;  mais  ce  qui  l'en  convainquit  davantage,  c'est  qu'Ignace 
lui-même  lui  exposa  ses  sentiments  sur  la  religion  :  que  les  vrais 
Chrétiens  devaient  se  soumettre  aux  décisions  de  l'Eglise  avec  une 
simplicité  d'enfant  ;  qu'il  fallait  se  bien  persuader  pour  cela  que 
c'est  l'esprit  de  Notre- Seigneur  Jésus-Christ  qui  anime  l'Église,  son 
épouse  ;  et  que  le  même  Dieu  qui  donna  autrefois  les  préceptes  du 
décalogue  aux  Isréalites,  gouverne  aujourd'hui  la  société  des  fidèles  ; 
que ,  bien  loin  d'improuver  ce  qui  est  en  usage  parmi  les  catho- 
liques, on  devait  avoir  toujours  des  raisons  prêtes  pour  le  défendre 
contre  les  impies  et  les  libertins  ;  qu'on  devait  recevoir  avec  une 
profonde  soumission  les  ordonnances  des  supérieurs  ecclésiastiques  : 
et,  quand  leur  vie  ne  serait  pas  aussi  pure  qu'elle  devrait  être,  s'abs 
tenir  de  parler  contre  eux,  parce  que  ces  sortes  d'invectives  cau- 
saient toujours  du  scandale  et  révoltaient  les  ouailles  contre  les  pas- 
teurs; qu'on  ne  pouvait  trop  estimer  la  science  delà  théologie, 
tant  la  scholastique  que  la  positive  ;  que  les  anciens  Pères  avaient  en 
principalement  pour  but  d'exciter  les  cœurs  à  l'amour  de  Dieu;  mai 
que  saint  Thomas  et  les  autres  docteurs  des  derniers  siècles  s'étaient 
proposé  de  réduire  les  dogmes  de  la  foi  en  une  méthode  exacte, 
pour  réfuter  plus  sûrement  les  hérésies  ;  qu'au  reste ,  on  ne  pouvait 
assez  garder  de  mesures  en  parlant  de  la  prédestination  et  de  ta 


534  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

grâce,  et  que  les  prédicateurs  devaient  si  bien  se  ménager  quand  ils 
traitaient  ces  mystères,  qu'ils  ne  semblassent  pas  détruire  les  forces 
du  libre  arbitre  et  le  mérite  des  bonnes  œuvres  en  exaltant  la  pré- 
destination et  la  grâce  ,  ni  aussi  faire  tort  à  la  prédestination  et  à  la 
grâce  en  faisant  valoir  le  libre  arbitre  et  les  bonnes  œuvres  ;  que 
souvent,  à  force  de  relever  l'excellence  de  la  foi,  sans  nulle  distinc- 
tion et  sans  nul  éclaircissement,  on  donnait  sujet  au  peuple  de  né- 
gliger la  pratique  des  vertus  ;  enfin,  que,  quoiqu'il  fût  d'un  parfait 
Chrétien  de  servir  la  majesté  divine  par  le  principe  du  pur  amour,  il 
ne  fallait  pas  laisser  de  recommander  la  crainte  de  Dieu,  non-seule- 
ment celle  que  nous  appelons  filiale  et  qui  est  très-sainte,  mais  en- 
core celle  qu'on  appelle  servile,  parce  qu'elle  peut  aider  le  pécheur 
à  promptement  sortir  de  son  péché,  et  qu'elle  dispose  à  cette  autre 
crainte  qui  unit  l'âme  à  Dieu. 

Tous  ces  articles  ou  toutes  ces  règles  d'une  créance  orthodoxe, 
comme  les  appelle  le  saint  dans  le  livre  Des  Exercices,  où  il  les  a 
insérées,  firent  que  Hozèz  eut  honte  de  ses  défiances  sur  la  doctrine 
d'Ignace.  11  les  lui  découvrit  à  lui-même,  en  lui  montrant  les  livres 
dont  il  s'était  muni  dans  sa  retraite  ;  et,  sans  rien  craindre,  il  s'at- 
tacha tellement  à  son  directeur,  qu'il  prit  dès  lors  la  forme  de  vie 
qu'Ignace  et  ses  compagnons  s'étaient  proposée. 

Le  monde ,  qui  empoisonne  d'ordinaire  les  choses  qu'il  ne  com- 
prend pas,  ne  put  voir  tout  le  bien  que  faisait  Ignace  à  Venise, 
comme  ailleurs,  sans  en  juger  mal.  On  s'imagina  que  c'était  un  hé- 
rétique déguisée,  qui,  après  avoir  infecté  l'Espagne. et  la  France, 
venait  gâter  l'Italie.  Il  y  en  eut  qui  dirent  qu'il  avait  un  démon  fami- 
lier qui  l'avertissait  de  tout,  et  que,  quand  il  était  découvert  dans 
un  lieu  ,  il  se  sauvait  dans  un  autre ,  avant  que  la  justice  se  saisît 
de  lui. 

Dès  qu'Ignace  sut  ce  que  l'on  disait  publiquement,  il  alla  trouver 
Jérôme  Veralli,  nonce  de  Paul  III,  à  Venise,  pour  le  prier  de  lui  faire 
son  procès,  s'il  était  coupable.  Le  nonce,  ayant  bien  examiné  l'af- 
faire, avec  Gaspar  de  Doctis,  son  assesseur,  et  ne  trouvant  rien  qui 
pût  donner  lieu  aux  bruits  qui  couraient,  porta,  en  faveur  d'Ignace, 
une  sentence  juridique. 

L'estime  que  Jean-Pierre  Caraffe  avait  pour  Ignace  ne  servit  pas 
peu  à  confondre  la  calomnie.  C'est  ce  même  Caraffe  que  nous  avons 
déjà  appris  à  connaître,  qui  depuis  fut  élevé  au  souverain  pontificat 
sous  le  nom  de  Paul  IV,  et  qui,  d'archevêque  de  Théate,  s'étant  fait 
compagnon  de  saint  Gaétan  de  Thienne,  avait  fondé  avec  lui  l'ordre 
des  clercs  réguliers,  nommés  Théatins,  du  nom  de  l'archevêché  qu'il 
quitta  par  un  esprit  d'humilité  et  de  pénitence.  Il  était  en  ce  temps- 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  535 

là  à  Venise,  et  il  vivait  dans  une  pratique  exacte  de  la  profession  reli- 
gieuse. Les  liaisons  qu'Ignace  et  Caraffe  avaient  ensemble  tirent 
croire  qu'Ignace  s'était  fait  disciple  de  Caraffe  ;  et  delà  vint  sans 
doute  que  le  peuple,  au  commencement,  appela  Ignace  et  ses  enfants 
Théatins. 

Comme  rien  ne  pressait  encore  Ignace  et  ses  compagnons  d'aller 
recevoir  la  bénédiction  apostolique  pour  le  voyage  de  Jérusalem  ,  ils 
furent  d'avis  de  s'y  disposer  par  des  œuvres  de  miséricorde  et  d'hu- 
milité, et  ils  se  partagèrent,  pour  cela,  dans  deux  hôpitaux.  Cha- 
cun instruisait  les  ignorants ,  servait  les  malades ,  assistait  les  mori- 
bonds, enterrait  les  morts.  François-Xavier  était  à  l'hôpital  des 
incurables. 

Dans  son  voyage  à  travers  l'Allemagne,  pour  se  punir  de  la  com- 
plaisance que  lui  avait  inspirée  autrefois  son  agilité  à  la  course  et 
à  de  semblables  exercices  de  corps  ,  il  s'était  lié  les  bras  et  les 
cuisses  avec  de  petites  cordes.  Le  mouvement  lui  enfla  les  cuisses, 
et  les  cordes  entrèrent  si  avant  dans  la  chair,  qu'on  ne  les  voyait 
presque  plus.  La  douleur  qu'il  en  ressentit  fut  très-sensible  ;  il  la 
supporta  d'abord  avec  patience,  mais  il  se  vit  bientôt  dans  l'impos- 
sibilité de  marcher,  et  il  ne  put  cacher  plus  longtemps  la  cause  de 
l'état  où  il  se  trouvait.  Ses  compagnons  appelèrent  un  chirurgien, 
qui  déclara  qu'il  y  avait  du  danger  à  faire  des  incisions,  et  qu'au 
reste  le  mal  était  incurable.  Lefèvre,  Laynèz  et  les  autres  passèrent 
la  nuit  en  prières,  et  le  lendemain  matin  Xavier  trouva  que  les 
cordes  étaient  tombées.  Ils  rendirent  tous  grâces  au  Seigneur  et  con- 
tinuèrent leur  route.  Xavier  servait  ses  compagnons  en  toutes  ren- 
contres et  les  prévenait  toujours  par  des  devoirs  de  charité. 

A  l'hôpital  des  incurables,  à  Venise,  après  avoir  employé  le  jour 
à  rendre  aux  malades  les  services  les  plus  humiliants,  il  passait  la 
nuit  en  prières.  Il  s'attachait  de  préférence  à  ceux  qui  avaient  des 
maladies  contagieuses  ou  qui  étaient  couverts  d'ulcères  dégoûtants. 
Un  de  ces  malades  avait  un  ulcère  horrible  à  voir  et  dont  la  puanteur 
était  insupportable.  Personne  n'osait  en  approcher,  et  Xavier  sentait 
beaucoup  de  répugnance  à  le  servir;  mais,  se  rappelant  que  l'occa- 
sion de  faire  un  grand  sacrifice  était  trop  précieuse  pour  la  laisser 
échapper,  il  embrassa  le  malade;  puis,  approchant  sa  bouche  de 
l'ulcère,  il  en  suça  le  pus  :  au  même  instant  sa  répugnance  cesse, 
et  cette  victoire  remportée  sur  lui-même  lui  mérite  la  grâce  de  ne 
plus  trouver  de  peine  à  rien,  tant  il  est  important  de  ne  pas  écouter 
les  révoltes  de  la  nature  et  de  se  vaincre  une  bonne  fois. 

Ignace  et  ses  compagnons  s'occupèrent  ainsi  à  Venise  jusqu'à  la 
mi-carême,  que  tous  partirent  pour  Rome,  à  l'exception  d'Ignace. 


536  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Llv.  LXXXIV.  —  Ih  1517 

Arrivés  dans  la  capitale  du  monde  chrétien  ,  ils  turent  présentés  au 
Pape  par  Pierre  Ortiz,  docteur  espagnol,  qui  avait  eu  en  France  de 
mauvaises  impressions  d'Ignace,  mais  qui  depuis  en  avait  conçu  une 
grande  estime.  Il  dit  au  Saint- Père  que  c'étaient  des  hommes  fort 
savants,  détachés  du  monde,  amateurs  de  la  pauvreté,  très-zélés 
surtout  pour  la  conversion  des  âmes,  et  que  le  seul  motif  de  prêcher 
l'Évangile  aux  intidèles  leur  faisait  demander  permission  de  passer  à 
la  Terre-Sainte. 

Paul  III,  qui  aimait  les  gens  de  lettres,  et  qui,  durant  ses  repas, 
avait  coutume  de  faire  traiter  les  matières  les  plus  curieuses  des 
sciences  divines  et  humaines,  voulut  voir  ceux  dont  Ortiz  lui  avait 
dit  tant  de  bien,  et  ordonna  au  docteur  de  les  lui  amener  le  jour  sui- 
vant. Il  leur  proposa  lui-même  un  point  de  théologie,  sur  quoi  ils 
parlèrent  si  savamment  et  d'un  air  si  sage,  que,  charmé  de  leur  en- 
tretien, il  se  leva  de  sa  chaise  et  dit  tout  haut  :  Nous  avons  une  ex- 
trême joie  de  voir  tant  d'érudition  et  tant  de  modestie  joints  en- 
semble. Il  leur  demanda  ce  qu'ils  désiraient  de  lui,  et  ayant  su  d'eux 
qu'ils  ne  voulaient  que  ce  qu'Ortiz  lui  avait  dit,  il  leur  donna  sa 
■bénédiction  avec  toutes  les  marques  d'une  tendresse  paternelle,  en 
leur  disant  néanmoins  qu'il  ne  croyait  pas  qu'ils  pussent  faire  le 
voyage  de  Jérusalem,  à  cause  de  la  ligue  qui  se  négociait  entre  l'em- 
pereur, la  république  de  Venise  et  le  Saint-Siège  contre  le  Turc,  et 
qui  devait  éclater  au  premier  jour. 

Il  leur  donna  soixante  écus  d'or,  et  permit  à  ceux  qui  n'étaient 
point  prêtres  de  recevoir  les  ordres  sacrés,  de  quelque  évêque  que 
ce  fût.  Ignace  fut  compris  dans  la  permission.  Ils  furent  tous  or- 
donnés prêtres  à  Venise,  le  jour  de  la  Saint-Jean-Baptiste  l.v>37,  et 
tous  tirent  vœu  de  chasteté,  de  pauvreté  et  d'obéissance  entre  les 
mains  du  nonce.  Ils  se  retirèrent  ensuite  dans  un  lieu  solitaire  près 
de  Vicence,  atin  de  se  préparer  à  la  célébration  de  leur  première 
messe  par  le  recueillement,  le  jeûne  et  la  prière.  Néanmoins,  après 
quarante  jours  de  retraite  et  de  pénitence,  Ignace  n'osa  encore  dire 
la  sienne,  et  attendit  jusqu'au  jour  de  Noël.  Saint  François-Xavier 
dit  la  sienne  au  bout  de  quarante  jours,  mais  avec  une  telle  abon- 
dance de  larmes,  qu'il  lit  pleurer  tous  ceux  qui  y  assistèrent.  Il  se 
livra  aux  exercices  de  la  charité  et  aux  fonctions  du  saint  ministère 
à  Bologne,  et  il  serait  difficile  d'exprimer  toutes  les  bonnes  œuvres 
qu'il  fit  dans  cette  ville.  La  maison  où  il  demeurait  fut  depuis  donnée 
aux  Jésuites  et  convertie  en  un  oratoire  qu'on  fréquentait  avec  beau- 
coup de  dévotion. 

L'année  étant  écoulée  et  n'y  ayant  nulle  apparence  que  la  naviga- 
tion fût  de  longtemps  libre,  il  fut  résolu  qu'Ignace,   Lcfèvre   et 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  537 

Laynèz  iraient  les  premiers  à  Rome,  pour  exposer  au  Saint- Père 
les  intentions  de  toute  la  troupe  ;  que  les  autres  cependant  se  distri- 
bueraient dans  les  plus  fameuses  universités  d'Italie,  pour  inspirer 
la  piété  aux  jeunes  gens  qui  y  étudiaient  et  pour  s'en  associer  quel- 
ques-uns. Avant  que  de  se  séparer,  ils  s'établirent  une  manière  de 
vie  uniforme  et  s'engagèrent  à  observer  les  règles  suivantes  : 

1°  Qu'ils  logeraient  aux  hôpitaux  et  ne  vivraient  que  d'aumônes: 
2°  que  ceux  qui  seraient  ensemble  seraient  supérieurs  tour  à  tour, 
chacun  sa  semaine,  de  crainte  que  leur  ferveur  ne  les  emportât  trop 
loin,  s'ils  ne  se  prescrivaient  des  bornes  les  uns  aux  autres  pour  les 
pénitences  et  le  travail  ;  3°  qu'ils  prêcheraient  aux  places  publiques 
et  en  d'autres  lieux  où  on  leur  permettrait  de  le  faire  ;  que  dans  leurs 
prédications,  ils  représenteraient  la  beauté  et  les  récompenses  de  la 
vertu,  la  laideur  et  le  châtiment  du  vice;  mais  qu'ils  le  feraient  d'une 
manière  conforme  à  la  simplicité  de  l'Évangile  et  sans  les  vains  or- 
nements de  l'éloquence  ;  4°  qu'ils  enseigneraient  aux  enfants  la  doc- 
trine chrétienne  et  les  principes  des  bonnes  mœurs  ;  5°  qu'ils  ne 
prendraient  point  d'argent  pour  leurs  fonctions,  et  qu'en  servant  le 
prochain  ils  ne  chercheraient  purement  que  Dieu. 

Ils  convinrent  de  tous  ces  articles  ;  mais  parce  qu'on  leur  deman- 
dait souvent  qui  ils  étaient  et  quel  était  leur  institut,  Ignace  leur  dé- 
clara en  termes  précis  ce  qu'ils  avaient  à  répondre  là-dessus.  Il  leur 
dit  donc  que,  s'étant  tous  joints  pour  combattre  les  hérésies  et  les 
vices,  sous  la  bannière  de  Jésus-Christ,  leur  société  n'avait  point 
d'autre  nom  à  prendre  que  celui  de  la  compagnie  de  Jésus.  Il  avait 
ce  nom  en  l'esprit  depuis  sa  retraite  de  Manrèse,  et  on  croit  que  Dieu 
le  lui  révéla  dans  la  méditation  des  deux  étendards,  où  on  lui  fit 
voir  les  premiers  traits  et  le  plan  générai  de  son  ordre  sous  des 
images  guerrières. 

Mais  ce  qui  lui  arriva  en  allant  à  Rome  le  confirma  fort  dans  la 
pensée  que  ce  nom  venait  du  ciel,  et  qu'ils  n'en  pouvaient  avoir  qui 
leur  convînt  mieux.  Il  communiait  tous  les  jours,  dans  son  voyage, 
de  la  main  de  Laynèz  ou  de  Lefèvre,  et  il  méditait  toute  la  journée 
sur  les  mystères  de  Notre-Seigneur  avec  une  dévotion  sensible. 
Ayant  rencontré  une  chapelle  ruinée  sur  le  chemin  de  Sienne  à  Rome, 
il  entra  seul,  pour  recommander  à  Dieu  cette  petite  compagnie  qu'il 
allait  offrir  au  vicaire  de  Jésus-Christ.  A  peine  eut-il  commencé  sa 
prière,  qu'il  fut  ravi  en  esprit.  Il  vit  le  Père  éternel  qui  le  présentait 
à  son  Fils,  et  il  vit  Jésus-Christ  chargé  d'une  pesante  croix,  qui, 
après  l'avoir  reçu  des  mains  de  son  Père,  lui  dit  ces  paroles  :  Je  vous 
serai  propice  à  Rome.  La  vue  de  la  croix  l'étonna;  mais  la  promesse 
de  Notre-Seigneur  le  remplit  de  confiance  et  de  force.  Etant  revenu 


538  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1Y.  —  De  1517 

à  lui,  il  sortit  de  la  chapelle  le  visage  tout  en  feu,  et,  rejoignant  ses 
deux  compagnons  :  Je  ne  sais,  mes  frères,  leur  dit-il  avec  un  trans- 
port de  joie,  ce  qu'on  nous  prépare  à  Rome  et  si  nous  y  serons  mal- 
traités; mais  je  sais  bien  que,  quelque  traitement  qu'on  nous  fasse, 
Jésus-Christ  nous  sera  propice.  Ensuite,  pour  les  fortifier  contre 
tout  ce  qui  pourrait  leur  arriver  de  fâcheux,  il  leur  raconta  ce  qu'il 
avait  vu. 

Arrivés  à  Rome  sur  la  fin  de  l'année  1537,  ils  eurent,  dès  les  pre- 
miers jours  ,  audience  du  pape  Paul  III ,  par  l'entremise  d'Ortiz.  Sa 
Sainteté  reçut  avec  joie  les  offres  que  lui  fit  Ignace,  et  témoigna  même 
être  très-aise  de  le  voir.  Pour  commencer  à  se  servir  de  ces  nou- 
veaux ouvriers,  elle  désira  que  Laynèz  et  Lefèvre  enseignassent  la 
théologie  dans  le  collège  de  la  Sapience  :  le  premier,  la  scholastique, 
et  l'autre,  l'Ecriture  sainte.  Ignace  entreprit,  sous  son  autorité  apo- 
stolique, la  réformation  des  mœurs,  par  la  voie  des  exercices  spiri- 
tuels et  des  instructions  chrétiennes.  Il  rendit  auparavant  tout  l'ar- 
gent que  lui  et  ses  compagnons  avaient  reçu  pour  le  voyage  de 
Jérusalem,  et  il  renvoya  même  quatre  écus  d'or  jusqu'à  Valence  en 
Espagne,  que  Martin  Perèz  lui  avait  donnés. 

Au  retour  du  Mont-Cassin,  où  il  avait  fait  un  voyage,  Ignace  ac- 
quit un  nouveau  compagnon  dans  la  personne  de  François  Strada, 
Espagnol.  Il  crut  alors  qu'il  était  temps  d'établir  son  institut  et  de 
former  un  ordre  religieux  de  ceux  qui  avec  lui  s'étaient  consacrés  à 
la  gloire  du  Seigneur.  Il  manda  donc  à  Rome  tous  ceux  de  ses  com- 
pagnons qui  se  trouvaient  dispersés  dans  l'Italie.  Ils  s'y  rendirent 
tous  sur  la  fin  du  carême  1538.  Ignace  leur  ayant  communiqué  son 
projet,  ils  l'approuvèrent  tous  d'une  voix  unanime,  après  avoir  con- 
sulté Dieu  par  des  jeûnes  et  des  prières;  mais  il  fallait  l'approbation 
du  Pape,  et,  dans  l'intervalle,  Paul  III  s'était  rendu  à  Nice  pour  as- 
sister à  l'entrevue  de  François  Ier  et  de  Charles- Quint.  Le  cardinal 
Vincent  Caraffe,  son  légat,  ne  put  que  leur  continuer  les  pouvoirs 
de  prêcher.  L'onction  de  leurs  discours  produisit  partout  des  ef- 
fets si  surprenants,  que  bientôt  la  ville  changea  complètement 
d'aspect. 

Ils  s'employèrent  de  la  sorte  en  attendant  le  retour  du  Pape;  et  la 
bénédiction  que  Dieu  donnait  à  leurs  travaux  leur  faisait  espérer  un 
heureux  succès  de  leur  grand  dessein,  lorsqu'il  s'éleva  tout  à  coup 
une  tempête  qui  renversa  presque  leurs  espérances. 

Il  y  avait  à  Rome  un  prédicateur  célèbre,  Piémontais  de  nation  et 
religieux  des  ermites  de  Saint-Augustin,  homme  réformé  en  appa- 
rence, mais  indigne  du  saint  habit  qu'il  portait,  et  luthérien  dans  le 
cœur.  L'éloignement  du  Pape  lui  donna  lieu  d'oser  débiter  en  chaire 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  539 

les  erreurs  du  nouvel  hérésiarque.  Pour  surprendre  mieux  le  peuple? 
il  gémissait  sur  le  relâchement  de  la  discipline  et  de  la  morale,  et  il 
insinuait  ensuite  quelque  proposition  ambiguë,  qu'il  ne  manquait 
pas  d'appuyer  de  l'autorité  des  saints  Pères  et  de  l'exemple  des  pre- 
miers siècles.  Ignace  ne  pouvait  croire  qu'un  religieux  fût  capable 
de  prêcher  des  hérésies  au  milieu  de  Rome,  et  il  crut  d'abord  qu'on 
donnait  un  mauvais  sens  aux  paroles  du  prédicateur,  ou  que  les  pro- 
positions qui  faisaient  du  bruit  lui  étaient  échappées  sans  aucun  des- 
sein. Néanmoins,  pour  s'éclaircir  de  la  vérité,  il  voulut  que  Salme- 
ron  et  Laynèz,  qui  avaient  disputé  contre  les  ministres  luthériens  en 
passant  par  l'Allemagne,  et  qui  savaient  le  secret  du  luthéranisme, 
allassent  entendre  l'Augustin,  et  qu'ils  l'entendissent  plus  d'une  fois. 

Ayant  su  d'eux  que  c'était  un  vrai  hérétique,  qui  enseignait  la 
pure  doctrine  de  Luther,  sous  prétexte  d'enseigner  celle  de  la  pri- 
mitive Église,  il  le  fit  avertir  en  secret  que  ses  sermons  causaient 
du  scandale;  et  l'avis  lui  fut  donné  avec  toutes  les  précautions 
que  la  prudence  et  la  charité  demandent.  Mais  c'est  le  propre  de 
l'hérésie  d'affecter  la  modération  quand  on  la  laisse  en  repos,  et 
d'avoir  de  l'emportement  quand  on  se  déclare  contre  elle.  L'Au- 
gustin, que  tout  Rome  écoutait  comme  un  oracle,  fier  de  sa  réputa- 
tion, et  d'autant  plus  irrité  des  remontrances  qu'on  lui  avait  faites 
qu'elles  étaient  bien  fondées,  se  déchaîna  contre  ceux  à  qui  sa  doc- 
trine était  suspecte,  et  soutint  hardiment  toutes  les  propositions  qu'il 
avait  avancées.  Alors  Ignace  et  ses  compagnons  montèrent  en  chaire, 
et  combattirent  l'Augustin  de  toutes  leurs  forces,  en  défendant  la  né- 
cessité des  bonnes  œuvres,  les  vœux  de  religion,  l'autorité  de  l'Église 
et  les  autres  articles  catholiques  que  les  luthériens  attaquent.  Les  dix 
prédicateurs  ne  prêchèrent  pas  inutilement.  L'Augustin  devint  suspect 
d'hérésie;  mais  comme  il  était  habile  et  homme  de  cabale,  il  ne 
manqua  ni  d'artifice  pour  se  justifier ,  ni  de  crédit  pour  se  main- 
tenir. 

Sa  première  adresse  fut  de  rejeter  sur  Ignace  le  soupçon  d'héré- 
sie, et  puis  de  gagner  trois  ou  quatre  Espagnols  pour  rendre  faux 
témoignage.  L'un  était  Michel  Navarre,  qui,  étant  à  Paris  et  ne  pou- 
vant souffrir  la  conversion  de  Xavier,  avait  voulu  attenter  à  la  vie 
d'Ignace.  Il  était  venu  à  Rome  après  avoir  couru  une  partie  de  l'Eu- 
rope, et  il  haïssait  d'autant  plus  Ignace,  qu'ayant  voulu  être  de  ses 
disciples,  il  n'en  avait  pas  été  jugé  digne. 

Ce  malheureux  déclara  donc  devant  le  gouverneur  de  Rome  que 
le  chef  de  certains  prêtres  étrangers  était  un  hérétique  et  un  sorcier 
qui  avait  été  brûlé  en  etligie  à  Alcala,  à  Paris  et  à  Venise.  Il  protes- 
tait avec  serment  que  sa  conscience  seule  le  forçait  d'accuser  un 


540  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

homme  de  sa  nation  :  il  n'avançait  rien,  disait-il,  qu'il  n'eût  vu  de 
ses  propres  yeux  et  dont  il  ne  put  produire  des  preuves  incontesta- 
bles. Par  suite  de  ces  calomnies  et  de  ces  faux  témoignages,  Ignace 
et  les  siens  se  virent  abandonnés  de  tout  le  monde  ;  mais  le  saint,  es- 
pérant d'autant  plus  en  Dieu  que  tout  semblait  désespéré,  encoura- 
geait ses  compagnons  et  s'excitait  lui-même  à  ne  rien  craindre. 
Seigneur,  disait-il,  voici  l'accomplissement  de  ce  que  pronostiquait 
la  croix  dont  je  vous  vis  chargé  en  venant  à  Rome.  Accomplissez  ce 
qui  reste,  et  ne  nous  refusez  pas  l'assistance  que  vous  nous  avez 
promise. 

De  tous  les  amis  d'Ignace,  un  seul  ne  l'abandonna  pas,  Quirino 
Garzonio,  gentilhomme  romain  qui  avait  logé  d'abord  sa  compagnie. 
Il  lui  procura  un  entretien  avec  le  cardinal  doyen  du  sacré  collège, 
son  ami  et  son  parent,  qui  croyait  à  la  calomnie.  L'entretien  dura 
près  de  deux  heures  :  le  cardinal,  tout  à  fait  désabusé,  se  jeta  aux 
pieds  d'Ignace  pour  lui  demander  pardon,  le  reconduisit  avec  de 
grandes  marques  d'estime  et  de  bienveillance,  et,  depuis  ce  jour-là, 
il  lui  envoya  toutes  les  semaines  une  grosse  aumône. 

Quoique  Ignace  vit  bien  que  le  ciel  commençait  à  lui  être  favorable, 
il  ne  laissa  pas  d'agir,  de  son  côté,  selon  sa  grande  maxime  :  que, 
dans  les  rencontres  difficiles,  il  fallait  s'abandonner  à  Dieu  avec  une 
entière  confiance,  comme  si  le  bon  succès  de  l'affaire  devait  venir 
d'en  haut  par  une  espèce  de  miracle,  et  qu'il  fallait  néanmoins  mettre 
tout  en  œuvre  pour  la  faire  réussir,  comme  si  nous  ne  devions  rece- 
voir aucun  secours  du  côté  de  Dieu. 

Sa  première  démarche  fut  donc  de  se  présenter  devant  le  gouver- 
neur, qui  était  un  évêque,  et  de  solliciter  lui-même  que  son  procès 
se  jugeât.  Le  gouverneur  ayant  assigné  un  jour  aux  parties,  Ignace  et 
Navarre,  qui  l'avait  accusé,  comparurent.  L'accusateur  soutint  tout 
ce  qu'il  avait  déposé,  et  il  en  jura  tout  de  nouveau  par  ce  qu'il  y  a 
de  plus  sacré.  Ignace,  pour  toute  réponse,  produisit  une  lettre,  et 
demanda  à  Navarre  s'il  n'en  connaissait  point  l'écriture  :  Cest  la 
mienne,  répliqua-t-il  sans  se  douter  de  rien.  Il  disait  vrai,  et  il  avait 
écrit  cettre  lettre  à  un  homme  de  sa  connaissance  quelques  mois  au- 
paravant :  elle  portait  qu'Ignace  et  ses  compagnons  menaient  une  vie 
irréprochable  ;  qu'il  les  avait  connus  à  Paris  et  à  Venise,  et  que  c'é- 
taient de  vrais  hommes  apostoliques. 

La  lettre  fut  lue  et  fit  tout  l'effet  qu'Ignace  s'en  était  promis.  L'ac- 
cusateur, qui  parlait  avec  tant  d'audace,  se  voyant  convaincu  de 
fausseté  par  lui-même,  demeura  muet  ou  ne  prononça  que  des  pa- 
roles confuses,  qui  achevèrent  de  prouver  sa  mauvaise  foi. 

Mais  ce  qui  détruisit  tout  à  fait  la  calomnie,  c'est  que  les  trois  juges 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  5Î1 

qui  avaient  déclaré  Ignace  innocent  dans  les  trois  villes  où  Navarre 
soutenait  qu'on  l'avait  condamné  au  feu,  se  trouvèrent  à  Rome  en 
ce  temps-là.  De  juges  qu'ils  avaient  été,  devenus  témoins,  ils  dépo- 
sèrent tous  trois  la  vérité  contre  les  impostures  de  Navarre.  L'impos- 
teur fut  condamné  à  un  bannissement  perpétuel,  et  il  aurait  été  puni 
plus  sévèrement  si  Ignace  n'avait  demandé  sa  grâce.  Pour  les  trois 
autres  Espagnols,  ils  se  dédirent  en  présence  du  gouverneur  de 
Rome  et  du  cardinal-légat. 

Ignace  voulut  avoir  une  sentence  qui  fît  foi  de  tout.  Il  disait  qu'avec 
le  temps  on  perdrait  le  souvenir  du  bannissement  de  l'accusateur,  et 
que,  n'y  ayant  nul  acte  public  en  faveur  des  accusés,  on  pourrait 
croire  que,  par  leurs  intrigues  et  par  leur  crédit,  ils  auraient  arrêté 
le  cours  de  la  cause,  dans  la  crainte  d'un  mauvais  succès.  Le  gouver- 
neur, homme  équitable,  mais  faible,  traîna  la  chose  en  longueur, 
Ignace  s'adressa  immédiatement  au  Pape,  revenu  sur  les  entrefaites, 
qui  ordonna  au  gouverneur  de  le  contenter.  Le  gouverneur  obéit,  et 
après  avoir  examiné  le  livre  Des  Exercices  spirituels,  il  dressa  une 
sentence  dans  les  formes,  qui  contenait  l'éloge  des  accusés  et  qui  les 
justifiait  entièrement. 

Ignace  envoya  partout  des  copies  de  la  sentence,  et  même  jusqu'en 
Espagne;  mais  la  malheureuse  destinée  de  ses  ennemis  le  disculpa 
encore  dans  la  suite  !  Navarre  vécut  misérable  et  agité  des  remords 
de  sa  conscience.  Des  trois  autres  faux  témoins,  l'un  mourut  peu  de 
jours  après,  d'un  mal  très-violent  ;  les  deux  autres  furent  accusés 
d'hérésie  :  on  condamna  l'un  à  une  prison  perpétuelle,  l'autre  à  être 
brûlé.  Pour  l' Augustin  piémontais,  il  s'enfuit  de  Rome  à  Genève,  et 
se  déclara  ouvertement  hérétique  :  il  fit  même  un  libelle  sanglant 
contre  l'Eglise  romaine.  Enfin  les  impiétés  de  cet  apostat  montèrent 
à  un  tel  excès,  qu'étant  tombé  entre  les  mains  de  l'inquisition,  il 
finit  sa  vie  par  le  feu  l. 

Les  dix  prêtres  étrangers  ayant  recouvré  leur  honneur,  commen- 
cèrent à  paraître  tout  de  nouveau  en  public,  et  il  se  présenta  une 
occasion  de  secourir  le  prochain,  qu'ils  ne  laissèrent  pas  échapper. 
Outre  que  l'hiver  était  fort  rude,  il  y  avait  une  si  grande  cherté  à 
Rome,  que  plusieurs  de  la  populace,  presque  morts  de  faim,  étaient 
couchés  de  tous  côtés  dans  les  rues,  sans  avoir  seulement  la  force 
de  demander  du  secours.  Quoique  Ignace  et  ses  compagnons,  qui  ne 
vivaient  que  d'aumônes,  se  ressentissent  de  la  famine,  ils  entrepri- 
rent de  soulager  ces  misérables,  se  reposant  pour  cela  sur  la  Provi- 
dence. Ils  se  mettent  donc  tous  ensemble  à  les  ramasser  par  les 

1  Bouhours,  I.  3. 


542  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

rues,  et  ils  les  portent  eux-mêmes  jusque  dans  la  maison  où  ils  lo- 
geaient depuis  peu.  Ils  donnent  leurs  lits  aux  plus  faibles,  accommo- 
dent les  autres  le  mieux  qu'ils  peuvent,  avec  de  la  paille  étendue  à 
terre.  La  Providence,  sur  laquelle  ils  avaient  compté,  ne  leur  man- 
qua pas  :  ils  reçurent  tant  de  vivres  et  tant  d'argent  tout  à  la  fois, 
qu'ils  eurent  non-seulement  de  quoi  nourrir  plus  de  quatre  cents 
personnes,  mais  aussi  de  quoi  couvrir  la  nudité  des  plus  nécessi- 
teux, qui   mouraient  de  froid  et  de  faim  en  même  temps. 

La  charité  d'Ignace  et  de  ses  compagnons  leur  attira  bien  des  spec- 
tateurs. Quelques-uns,  qui  étaient  venus  voir  par  curiosité  ce  qui  se 
passait  chez  eux,  se  dépouillèrent  d'une  partie  de  leurs  habits  pour 
revêtir  les  pauvres  gens  demi-nus,  qu'on  n'avait  pas  encore  habillés, 
et  plusieurs  personnes  de  qualité  tirent  un  fonds  pour  la  subsistance 
de  trois  ou  quatre  mille  hommes,  que  la  famine  réduisait  à  une  ex- 
trême misère  ;  mais  les  soins  d'Ignace  ne  se  bornaient  pas  au  soula- 
gement du  corps,  on  instruisait  les  malheureux  de  tous  les  devoirs  du 
christianisme,  on  les  faisait  prier  Dieu  tous  ensemble  et  on  les  enga- 
geait à  se  confesser. 

Cependant  Ignace,  à  qui  tout  Rome  donnait  des  bénédictions  et 
que  le  peuple  appelait  son  père,  crut  devoir  profiter  d'une  si  heu- 
reuse conjoncture  pour  l'exécution  de  son  dessein.  Ayant  donc  fait, 
un  abrégé  de  l'institut  que  lui  et  ses  premiers  compagnons  avaient 
concerté  ensemble,  il  le  présenta  à  Paul  III,  par  l'entremise  du  car- 
dinal Gaspar  Contarini.  Le  Pape  reçut  cet  écrit  agréablement,  et  le 
donna  aussitôt  à  examiner  au  maître  du  sacré  palais,  le  Dominicain 
Thomas  Badia,  qui  fut  depuis  le  cardinal  de  Saint-Sylvestre.  Badia 
le  retint  deux  mois  ;  après  quoi  il  le  rendit  à  sa  Sainteté,  en  lui  pro- 
testant qu'il  n'y  trouvait  rien  que  de  très-louable.  Le  Pape  le  lut 
lui-même;  et  l'on  dit  qu'après  l'avoir  lu,  il  s'écria  :  Le  doigt  de 
Dieu  est  ici  ! 

Ignace  demanda  en  même  temps  à  sa  Sainteté  qu'il  lui  plût  de 
confirmer  authentiquement  ce  qu'elle  avait  approuvé  de  vive  voix. 
Quoique  Paul  III  s'y  sentit  porté,  il  ne  voulut  rien  faire  sans  l'avis  de 
trois  cardinaux.  Le  premier  qui  fut  chargé  de  l'affaire  se  nommait 
Barthélémy  Guidiccioni,  homme  d'un  grand  mérite,  et  si  digne  du 
souverain  pontificat,  que,  quand  il  mourut,  le  Pape  dit  que  son  suc- 
cesseur était  mort;  mais  d'une  vertu  austère  et  si  ennemi  de  toutes 
sortes  de  nouveautés,  que,  bien  loin  d'agréer  de  nouveaux  ordres  re- 
ligieux, il  croyait  qu'on  devait  éteindre  quelques-uns  des  anciens,  et 
les  réduire  tous  à  quatre.  Il  avait  même  fait  un  livre  à  ce  sujet.  Avec 
cette  disposition  d'esprit,  il  ne  regarda  pas  seulement  le  mémoire 
qu'on  lui  remit  entre  les  mains,  et  dit  plusieurs  fois  que,  de  quelque 


à  1545  de  l'ère  chr.J        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  543 

nature  que  fût  l'institut  dont  il  s'agissait,  l'Église  n'en  avait  que 
faire.  L'autorité  de  Guidiccioni,  qui  était  grand  théologien  et  grand 
canoniste,  entraîna  les  deux  autres  cardinaux. 

Dans  le  temps  que  Paul  III  nomma  les  trois  commissaires,  il  de- 
manda à  Ignace  quelques-uns  de  ses  compagnons  pour  des  besoins 
de  l'Église  fort  pressants  ;  et  il  les  demanda  à  la  prière  des  princes, 
des  évêques  et  d'autres  personnes  illustres,  qui  connaissaient  les  dis- 
ciples et  le  maître.  Pasquier  Brouet  fut  envoyé  à  Sienne,  pour  réfor- 
mer un  monastère  de  religieuses,  qui  était  dans  un  grand  désordre  ; 
Claude  Lejay  à  Bresce,  pour  extirper  l'hérésie  que  des  prédicateurs 
peu  catholiques  y  avaient  semée,  et  Nicolas  Bobadilla  dans  l'île 
d'Ischia,  sur  les  côtes  de  Naples,  pour  accorder  les  principaux  du 
pays  qui  se  haïssaient  mortellement.  Laynèz  et  Lefèvre  accompa- 
gnèrent le  cardinal  de  Saint-Ange  dans  sa  légation  de  Parme,  Parme 
étant  menacée  de  l'invasion  des  sectaires.  Après  quelques  instruc- 
tions, ces  deux  missionnaires  virent  les  femmes  les  plus  distinguées 
se  mettre  à  la  tête  des  bonnes  œuvres,  et  les  principaux  du  clergé 
faire  les  exercices  spirituels.  Enfin  Simon  Rodriguèz  et  François- 
Xavier  partirent  pour  les  Indes;  voici  à  quelle  occasion. 

Jacques  Govéa,  ce  Portugais ,  principal  du  collège  de  Sainte- 
Barbe,  qui  reconnut  l'innocence  d'Ignace  sur  le  point  de  le  faire 
châtier  publiquement,  étant  encore  à  Paris  et  entendant  parler  des 
merveilles  qu'Ignace  et  ses  compagnons  faisaient  en  Italie,  jugea  que 
des  hommes  faits  comme  eux  seraient  fort  utiles  dans  les  Indes 
orientales  qui  venaient  d'être  conquises  par  les  Portugais.  Il  en  écri- 
vit au  père  Ignace,  dont  il  voulait  avoir  le  sentiment  avant  que  de 
faire  aucune  démarche  du  côté  de  la  cour  de  Portugal.  Le  père  loua 
Dieu  de  ce  que  sa  providence  lui  ouvrait  la  porte  d'un  nouveau 
monde,  après  lui  avoir  fermé  celle  de  la  Terre- Sainte,  et  il  conçut 
un  désir  ardent  de  porter  lui-même  la  foi  à  tant  de  nations  idolâtres. 
Il  répondit  à  Govéa  que  lui  et  ses  compagnons  étaient  prêts  à  aller 
en  quelque  lieu  du  monde  où  il  plairait  au  vicaire  de  Jésus-Christ 
de  les  envoyer  ;  qu'ils  lui  avaient  voué  leur  service  pour  tout  ce  qui 
regardait  les  missions,  et  qu'ils  ne  pouvaient  disposer  d'eux  que  sous 
le  bon  plaisir  de  sa  Sainteté. 

Govéa  envoya  à  Jean  III ,  roi  de  Portugal,  la  réponse  d'Ignace, 
avec  une  lettre  qu'il  lui  écrivit  touchant  la  pensée  qu'il  avait  eue 
pour  la  conversion  des  infidèles.  Ce  prince,  qui  était  très-religieux, 
et  qui  ne  songeait  pas  moins  à  établir  le  royaume  de  Jésus-Christ 
dans  les  terres  nouvellement  découvertes  qu'à  y  étendre  la  domi- 
nation des  Portugais,  donna  ordre  à  son  ambassadeur,  Pierre  Mas- 
carégnas,  d'obtenir  du  Pape,  pour  le  moins,  six  de  ces  ouvriers 


ô'«*  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

évangéliques  dont  lui  parlait  Govéa,  et  de  les   amener  avec  lui. 

L'ambassadeur,  qui  connaissait  Ignace  particulièrement,  et  qui  se 
confessait  même  à  lui,  lui  montra  l'ordre  de  son  maître.  Le  Père  dit 
que  c'était  au  Pape  à  décider  là-dessus  ;  mais  que.  s'il  osait  dire  son 
sentiment,  il  serait  d'avis  qu'on  ne  donnât  que  deux  Pères  pour  les 
Indes.  Comme  Mascarégnas  insistait  sur  le  nombre  marqué  par  le  roi  : 
Mon  Dieu,  repartit  Ignace,  si,  de  dix  que  nous  sommes,  six  allaient 
aux  Indes,  que  resterait-il  pour  tous  les  autres  pays  du  monde  ?  Le 
Pape,  à  qui  Mascarégnas  fit  toutes  les  instances  possibles,  renvoya 
l'affaire  au  père  Ignace,  qui  ne  se  relâcha  point  ;  de  sorte  que  l'am- 
bassadeur de  Portugal  n'emmena  que  Simon  Rodriguèz  et  Nicolas 
Bobadilla.  lequel  étant  tombé  malade  fut  remplacé  par  François- 
Xavier  :  deux  hommes  pour  conquérir  l'Inde  et  le  Japon. 

Arrivés  à  Lisbonne,  les  deux  missionnaires  se  mirent  à  y  travailler 
au  salut  des  âmes,  en  attendant  que  partit  le  vaisseau  amiral,  sur 
lequel  ils  devaient  s'embarquer  avec  Martin-Alphonse  Soza,  qui  com- 
mandait la  flotte  royale;  et  leurs  travaux,  dès  les  premiers  jours, 
leur  méritèrent  le  surnom  d'apôtres,  qui  est  demeuré,  dans  ce 
royaume,  à  leurs  successeurs.  Quelques  seigneurs  de  la  cour,  ravis 
du  zèle  de  Xavier  et  de  Rodriguèz,  représentèrent  au  roi  qu'il  serait 
plus  à  propos  de  retenir  l'un  et  l'autre  en  Portugal  que  de  les  en- 
voyer aux  Indes. 

Les  deux  Pères,  qui  avaient  leur  mission  pour  le  Nouveau-Monde, 
ayant  entrevu  le  dessein  des  Portugais,  écrivirent  aussitôt  à  Rome, 
et  conjurèrent  leur  père  Ignace  de  faire  parler  le  Pape  en  leur  faveur. 
Paul  III  ne  voulut  point  s'expliquer,  et  fut  d'avis  de  laisser  les  Por- 
tugais maîtres  de  l'affaire.  Ainsi  le  père  Ignace  manda  aux  deux 
pères,  qu'ils  devaient  suivre  la  volonté  du  roi  de  Portugal,  qui,  en 
cette  rencontre,  leur  tenait  la  place  de  Dieu.  Mais  il  ajouta  que,  si  le 
roi,  par  hasard,  voulait  savoir  son  sentiment  là-dessus,  ils  pouvaient 
lui  dire  que  sa  pensée  était  que  François-Xavier  allât  aux  Indes,  et 
que  Simon  Rodriguèz  demeurât  en  Portugal.  Le  roi  reçut  ce  conseil 
comme  un  oracle,  et  François-Xavier  partit  seul  pour  la  conquête  de 
l'Inde  et  du  Japon. 

La  joie  qu'eut  Ignace  de  voir  ses  compagnons  engagés  dans  les 
emplois  de  l'apostolat  fut  un  peu  troublée  par  les  oppositions  que 
mirent  les  trois  cardinaux  à  son  grand  dessein.  Il  continua  néanmoins 
ses  poursuites  auprès  du  Pape  avec  plus  de  chaleur  que  jamais.  Il 
redoubla  en  même  temps  ses  prières  auprès  de  la  divine  majesté 
avec  une  extrême  confiance  ;  et,  comme  s'il  eût  été  assuré  du  succès, 
il  promit  un  jour  à  Dieu  trois  mille  messes  en  reconnaissance  de  la 
grâce  qu'il  espérait  obtenir. 


à  1515  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  545 

Son  espérance  ne  fut  pas  trompée.  Le  cardinal  Guidiccioni  se 
sentit  tout  à  coup  changé,  sans  savoir  pourquoi;  et  ce  changement 
subit  lui  parut  à  lui-même  si  étrange,  qu'il  ne  douta  pas  que  Dieu 
n'en  fût  l'auteur.  Il  lut  l'écrit  qu'il  n'avait  pas  voulu  regarder  ;  et, 
après  l'avoir  bien  examiné,  il  dit  que  son  sentiment  était  toujours, 
en  général,  qu'on  ne  devait  pas  recevoir  de  nouvelles  congrégations 
religieuses,  mais  que,  pour  celle  qui  se  présentait,  il  ne  pouvait  pas 
s'y  opposer.  Il  avoua  même  qu'elle  lui  semblait  nécessaire  pour  re- 
médier aux  maux  de  la  chrétienté,  et  surtout  pour  arrêter  le  cours 
des  hérésies  qui  se  répandaient  par  toute  l'Europe. 

En  effet,  il  ne  paraissait  presque  plus  aucune  trace  de  l'ancienne 
religion  dans  l'Allemagne,  où  les  luthériens  et  les  anabaptistes,  di- 
visés en  plusieurs  sectes  contraires  ,  s'accordaient  seulement  en- 
semble pour  ruiner  la  foi  catholique.  L'Angleterre,  séparée  de  Rome, 
suivait  les  égarements  de  Henri  VIII,  qu'elle  reconnaissait  pour  chef 
de  l'église  anglicane.  La  Suisse,  le  Piémont,  la  Savoie  et  tous  les  pays 
circonvoisins  étaient  infectés  des  erreurs  de  Zwingle  et  d'Oecolam- 
pade.  La  France  se  ressentait  en  plusieurs  endroits  de  la  contagion 
de  Genève,  et  il  n'y  avait  pas  jusqu'à  l'Italie  où  le  venin  ne  se  fût 
glissé.  Calvin  y  avait  porté  son  Institution,  traduite  en  français,  et 
s'était  si  bien  insinué  dans  l'esprit  de  Renée,  duchesse  de  Ferrare, 
fille  de  Louis  XII,  que  cette  princesse  avait  embrassé  l'hérésie  avec 
une  partie  de  sa  cour. 

Le  Pape  jugea,  de  son  côté,  que  l'Eglise,  dans  des  conjonctures  si 
funestes,  avait  besoin  d'un  secours  extraordinaire.  Il  apprit  en  même 
temps  que  les  disciples  d'Ignace,  qui  étaient  employés  hors  de  Rome, 
réveillaient  partout  l'esprit  du  christianisme,  et  que  les  pécheurs  les 
plus  endurcis  ne  pouvaient  résister  à  la  force  de  leurs  paroles.  Paul  III 
confirma  donc  l'institut  d'Ignace,  sous  le  nom  de  la  Compagnie  de 
Jésus,  par  sa  bulle  du  vingt-septième  de  septembre  1540.  Cette  bulle 
contient  l'éloge  des  dix  premiers  Pères,  et  porte  en  termes  formels 
qu'il  n'y  a  rien  que  de  bon  et  de  saint  dans  ce  nouvel  institut,  dont 
elle  présente  le  plan  et  l'ensemble.  Le  Pape  leur  permit,  par  la  même 
bulle,  de  dresser  des  constitutions  telles  qu'ils  jugeraient  les  plus 
propres  pour  leur  perfection  particulière,  pour  l'utilité  du  prochain 
et  pour  la  gloire  de  Notre-Seigneur.  Il  est  vrai  qu'il  limita  le  nombre 
des  profès,  et  le  restreignit  à  soixante.  Mais  il  ôta  cette  restriction 
deux  ans  après,  par  une  autre  bulle  ;  et  ce  fut  l'intérêt  de  la  chré- 
tienté qui  l'obligea  d'en  user  ainsi,  comme  il  le  déclare  lui-même. 

Dès  que  le  Saint-Siège  eut  approuvé  la  compagnie  de  Jésus,  Ignace 
jugea  qu'il  fallait  commencer  par  élire  un  chef  ;  et,  pour  cet  effet,  il 
rappela  à  Rome,  avec  la  permission  du  Pape,  ceux  de  ses  compa* 
xxui.  35 


546  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

gnons  qui  pouvaient  s'y  rendre  ;  car  Xavier  et  Rodriguèz  étaient  à  la 
cour  de  Portugal  ;  Lefèvre  était  à  la  diète  de  Worms,  et  Bobadilla 
avait  ordre  expressément  du  souverain  Pontife  de  ne  point  quitter  le 
royaume  de  Naples  que  les  affaires  qu'on  lui  avait  mises  entre  les 
mains  ne  fussent  finies.  Tellement  que  ces  quatre  Pères  n'assistèrent 
point  à  l'élection;  les  deux  premiers  laissèrent  leurs  suffrages  en  par- 
tant; Lefèvre  envoya  le  sien;  et  Bobadilla,  à  son  retour,  confirma  le 
choix  que  firent  les  autres. 

Quand  Lejay,  Brouet  et  Laynèz  furent  venus,  on  prit  trois  jours 
pour  examiner  devant  Dieu  qui  on  élirait;  et  ces  jours  se  passèrent 
en  prières  et  en  silence.  On  s'assembla  le  quatrième  jour,  et  toutes 
les  voix  furent  pour  Ignace,  hors  la  sienne,  qu'il  donna  à  celui  qui 
aurait  le  plus  de  suffrages,  en  s'exceptant  néanmoins  lui-même.  Il 
les  conjura,  au  nom  de  Dieu,  d'agréer  son  refus,  et  de  procéder  à 
l'élection  d'un  autre,  après  trois  ou  quatre  jours  de  prières.  Il  fut 
élu  une  seconde  fois  ;  mais  il  fit  un  second  effort  pour  ne  point  rece- 
voir la  charge.  Il  dit  qu'il  mettait  l'affaire  entre  les  mains  de  son  con- 
fesseur, et  que,  si  celui  qui  connaissait  toutes  ses  mauvaises  inclina- 
tions lui  ordonnait,  au  nom  de  Jésus-Christ,  de  se  soumettre,  il 
obéirait  aveuglément. 

Les  Pères  eurent  de  la  peine  à  l'écouter  là-dessus.  Ils  disaient  que 
la  volonté  de  Dieu  n'était  que  trop  manifeste,  et  que  c'était  s'y  op- 
poser que  de  balancer  davantage.  Ils  se  relâchèrent  néanmoins;  et 
le  père  Ignace  alla  trouver  un  religieux  de  saint  François,  nommé  le 
père  Théodore,  auquel  il  se  confessait  ordinairement,  et  qu'il  quitta 
dès  que  le  Saint-Siège  eut  confirmé  l'institut.  Après  lui  avoir  ex- 
posé, dans  l'entretien,  ses  infirmités  spirituelles  et  corporelles  tout 
ensemble,  il  lui  fit  une  confession  de  toute  sa  vie,  durant  les  trois 
derniers  jours  de  la  Semaine-Sainte.  Le  père  Théodore  lui  déclara 
nettement  qu'il  résistait  au  Saint-Esprit  en  résistant  à  son  élection, 
et  lui  commanda,  de  la  part  de  Dieu,  d'accepter  la  charge  de  gé- 
néral. 

Ignace  se  rendit  alors,  et  le  jour  de  Pâques,  47  avril  1544,  il  ac- 
cepta le  gouvernement  de  la  compagnie  de  Jésus.  Le  22  du  môme 
mois,  après  avoir  visité  les  basiliques  de  Borne,  ils  arrivèrent  à  celle 
de  Saint-Paul,  hors  des  murs.  Le  général  célébra  la  messe  à  l'autel 
de  la  Vierge;  puis,  avant  de  communier,  il  se  tourna  vers  le  peuple. 
D'une  main,  il  tenait  la  sainte  hostie,  et  de  l'autre  la  formule  des 
vœux.  Il  la  prononça  à  haute  voix,  s'engageant  en  outre  envers  le 
souverain  Pontife  à  l'obéissance  à  l'égard  des  missions,  et  telle  qu'elle 
est  spécifiée  dans  la  bulle  du  27  septembre.  Alors  il  déposa  cinq 
hosties  sur  la  patène;  et,  s'approchant  de  Laynèz,  de  Lejay,  de 


à  1545  de  l'ère  chr.J         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  547 

Brouet,  de  Codure  et  de  Salmeron,  qui  se  tenaient  à  genoux  au  pied 
de  l'autel,  il  reçut  leur  profession  et  les  communia.  C'était  la  consé- 
cration de  l'institut.  La  première  fonction  du  nouveau  général  fut  de 
faire  le  catéchisme  aux  enfants  de  Rome  pendant  quarante-six  jours  ; 
on  y  vit  affluer  toutes  sortes  de  personnes,  même  des  hommes  et  des 
femmes,  de  qualité,  des  théologiens  et  des  canonistes  :  les  fruits  en 
furent  merveilleux  ;  à  son  exemple,  les  supérieurs  de  la  compagnie 
font  quarante  jours  le  catéchisme  quand  ils  entrent  en  charge. 

François-Xavier,  à  qui  le  roi  de  Portugal  avait  procuré,  sans  qu'il 
le  sût,  un  bref  de  légat  apostolique  dans  les  Indes,  partit  de  Lisbonne 
en  ce  temps-là,  et  y  laissa  Simon  Rodriguèz.  Le  Pape  envoya  la 
même  année  en  Irlande  Alphonse  Salmeron  et  Pasquier  Brouet, 
avec  le  caractère  de  nonces,  pour  maintenir  la  foi  catholique  parmi 
ces  peuples,  qui,  nonobstant  les  édits  de  Henri  VIII,  étaient  de- 
meurés fidèles  au  Saint-Siège.  La  république  de  Venise  demanda 
Jacques  Laynèz;  le  docteur  Ortiz  mena  avec  lui  Pierre  Lefèvre  à 
Madrid;  Nicolas  Bobadilla  et  Claude  Lejay  allèrent  prendre  la  place 
de  Lefèvre  à  Vienne  et  à  Ratisbonne. 

Ignace  continuait  ses  bonnes  œuvres  à  Rome.  En  assistant  les  ma- 
lades dans  les  hôpitaux  et  ailleurs,,  il  reconnut  que  la  plupart  ne  se 
confessaient  qu'aux  derniers  moments  de  la  vie.  Il  obtint  de  Paul  III 
qu'on  renouvelât  la  décrétale  d'Innocent  III,  qui  ordonne  que  le  mé- 
decin ne  verra  point  les  malades  qu'après  qu'ils  se  seront  confessés. 
Le  nouveau  y  apporta  un  tempérament  :  il  permit  deux  visites  du 
médecin  avant  la  confession  du  malade,  et  défendit  la  troisième  sous 
des  peines  rigoureuses.  Une  pratique  si  chrétienne  s'observe  encore 
en  Italie.  Ignace  convertissait  beaucoup  de  Juifs,  et  procura  plusieurs 
établissements  et  règlements  en  faveur  des  néophytes.  Il  travaillait 
en  même  temps  à  la  conversion  des  filles  et  des  femmes  de  mauvaise 
vie;  il  en  ramena  un  grand  nombre,  et  les  plaça  dans  une  maison 
convenable,  où,  sans  être  obligées  de  faire  des  vœux,  elles  pussent, 
à  l'abri  du  danger,  mener  une  vie  chrétienne.  On  lui  disait  quelque- 
fois qu'il  perdait  son  temps,  et  que  ces  malheureuses  ne  se  conver- 
tissaient jamais  de  bon  cœur.  Quand  je  ne  les  empêcherais  que  d'of- 
fenser Dieu  une  nuit,  répondit-il,  je  croirais  ma  peine  bien  employée. 
Il  fonda  un  monastère  pour  les  jeunes  filles  non  encore  perdues, 
mais  exposées  à  l'être  ;  de  plus,  deux  maisons  pour  les  orphelins, 
l'une  pour  les  garçons,  l'autre  pour  les  filles,  qu'il  régla  lui-même, 
et  qui  ont  toujours  subsisté  depuis.  La  conduite  qu'il  gardait  dans  ces 
sortes  de  bonnes  œuvres  était  d'y  engager  le  plus  qu'il  pouvait  de 
personnes  riches  et  dévotes,  de  choisir  un  cardinal,  fort  homme  de 
bien,  qui  en  fût  le  protecteur,  d'établir  des  administrateurs  pour  le 


548  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

temporel,  et  des  directeurs  pour  le  spirituel,  qui  gouvernassent  sage- 
ment les  maisons  selon  les  statuts  dont  il  convenait  avec  eux.  Mais 
quand  la  chose  était  une  fois  bien  cimentée  et  que  tout  allait  de  soi- 
même,  il  avait  coutume  de  se  retirer  pour  ne  donner  jalousie  à  per- 
sonne, et  pour  entreprendre  quelque  autre  chose  utile  au  public. 

Tel  était  donc  l'esprit  de  saint  Ignace  :  défricher  le  terrain,  y  semer 
du  bon  grain,  puis  en  laisser  la  culture  et  la  moisson  à  d'autres  ; 
fonder  des  bonnes  œuvres,  fonder  de  nouvelles  églises,  de  toutes 
les  œuvres  la  plus  excellente,  puis,  le  plus  tôt  possible,  en  confier 
l'administration  à  un  clergé  indigène,  pour  courir  à  de  nouveaux 
défrichements,  à  de  nouvelles  constructions.  Le  monde  ne  connaît 
guère  cet  esprit-là.  C'est  l'esprit  de  Jésus,  qui  sème  le  bon  grain, 
l'arrose  de  son  sang,  et  en  laisse  la  récolte  à  ses  apôtres;  c'est  l'esprit 
de  saint  Paul,  qui  fonde  partout  des  églises,  mais  pour  les  confier 
à  des  prêtres  et  à  des  évêques,  et  aller  fonder  d'autres  églises  ail- 
leurs. Béni  soit  à  jamais  le  Chrétien,  le  missionnaire,  l'ordre  religieux 
qui  prendra  et  conservera  cet  esprit  de  saint  Paul  et  de  saint  Ignace  ! 

Ce  qui  occupait  encore  ce  dernier  nuit  et  jour,  c'était  le  plan  des 
constitutions  de  son  ordre.  Pour  en  sentir  bien  l'esprit  et  l'ensemble, 
nous  n'avons  qu'à  prendre  l'opposé  de  ce  que  nous  avons  vu  dans 
Luther,  Calvin  et  Henri  VIII.  Dans  l'hérésiarque  de  Wittemberg  et 
compagnie,  c'est  Babel,  c'est  la  confusion,  confusion  des  langues,  des 
idées  et  des  choses  :  c'est  une  image  de  l'enfer,  où  il  n'y  a  nul  ordre, 
mais  horreur  et  confusion  éternelle.  Pas  une  vérité  entière  ni  pure, 
tout  est  brisé,  contourné,  faussé  :  c'est  une  maison  en  ruine,  où  il 
n'y  a  plus  une  pierre  à  sa  place.  Dans  saint  Ignace  et  compagnier 
c'est  Jérusalem,  la  vision  de  la  paix,  la  vue  de  l'ordre:  c'est  une 
image  fidèle  du  royaume  de  Dieu,  de  l'Église  de  Dieu,  au  ciel  et  sur 
la  terre  :  tout  y  est  à  sa  place,  comme  dans  le  corps  humain  :  la  rai- 
son et  la  foi,  la  nature  et  la  grâce,  tout  y  tend  à  la  gloire  de  Dieu  et 
au  salut  des  âmes. 

Les  manières  sont  telles  que  l'esprit,  le  but  et  l'ensemble.  C'est 
dans  l'emportement  de  la  colère  que  le  moine  apostat  forge  ses  doc- 
trines impies;  c'est  dans  les  tavernes,  au  milieu  des  pots  de  bière 
et  de  vin,  et  parmi  les  plus  grossières  injures;  c'est  parmi  les  im- 
purs embrassements  d'une  religieuse  apostate.  Saint  Ignace,  au  con- 
traire, écrivait  ses  constitutions  au  milieu  de  toutes  sortes  d'œuvres 
de  charité  chrétienne.  II  y  employait,  dans  le  silence  de  la  retraite, 
tous  les  jours  plusieurs  heures  :  il  y  passait  même  une  partie  de  la 
nuit,  et  voici  la  méthode  qu'il  tenait. 

Il  examinait  d'abord  chaque  article  selon  les  règles  du  bon  sens, 
et  se  proposait  toujours  les  raisons  du  pour  et  du  contre.  Ces  raisons 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  549 

n'étaient  ni  légères  ni  en  petit  nombre  ;  et,  sur  un  seul  point  qui 
n'est  pas  des  plus  importants,  on  a  trouvé,  dans  les  papiers  écrits  de 
sa  main,  huit  raisons  pour  un  parti  et  quinze  pour  l'autre,  chacune 
de  poids  et  capable  de  faire  balancer  l'esprit.  Ensuite,  se  dépouil- 
lant de  tout  amour-propre  et  de  tout  intérêt  particulier,  il  pesait 
mûrement  toutes  les  raisons,  en  les  opposant  les  unes  aux  autres, 
pour  mieux  voir  celles  qui  étaient  ou  plus  faibles  ou  plus  fortes. 

Après  avoir  fait  tout  ce  que  la  prudence  demandait,  il  consultait 
Dieu  avec  une  simplicité  d'enfant,  comme  s'il  n'eût  rien  à  faire  qu'à 
écrire  ce  que  Dieu  même  lui  dicterait.  Considérant  donc  les  choses 
tout  de  nouveau  à  la  lumière  des  vérités  éternelles,  il  suppliait  Jé- 
sus-Christ, par  l'entremise  de  la  sainte  Vierge,  de  lui  faire  voir  ce 
qui  serait  à  propos  pour  le  service  de  la  divine  majesté,  et  pour  le 
bien  de  la  compagnie. 

Quoiqu'il  se  sentît  quelquefois  déterminé  à  un  parti,  et  d'une  ma- 
nière qui  semblait  lui  ôter  tout  sujet  de  doute,  il  ne  laissait  pas  de 
continuer  ses  prières,  pour  connaître  plus  clairement  ce  qui  était  le 
meilleur;  de  sorte  qu'ayant  pris  une  fois  sa  dernière  résolution  sur 
un  point  particulier,  après  dix  jours  de  communication  avec  Dieu,  il 
fit  oraison  sur  le  même  article,  et  y  repensa  encore  trente  jours  en- 
tiers. Cependant  la  chose  n'était  pas  fort  considérable,  et  il  s'agissait 
seulement  de  régler  si  les  églises  des  maisons  professes  auraient  du 
revenu,  ou  si  elles  ne  seraient  entretenues  que  de  la  charité  des 
fidèles. 

Outre  cela,  quand  il  avait  écrit  une  constitution,  il  la  mettait  sur 
l'autel  en  disant  la  messe,  et  l'offrait  à  Dieu  avec  le  divin  sacrifice, 
afin  que  le  Père  des  lumières  y  jetât  les  yeux,  et  lui  fit  connaître  si 
tout  y  était  conforme  aux  règles  de  la  perfection  évangélique.  Il  en 
usait  ainsi  à  l'exemple  du  pape  saint  Léon,  qui,  avant  que  d'envoyer 
à  l'évêque  Flavien  la  lettre  dogmatique  qu'il  avait  écrite  contre  l'hé- 
résie d'Eutychès,  la  mit  sur  l'autel  de  l'apôtre  saint  Pierre,  et  l'y  tint 
quarante  jours,  jeûnant  tout  ce  temps-là ,  et  priant  sans  cesse  le  prince 
des  apôtres  de  la  corriger  lui-même,  et  d'effacer  de  sa  main  ce  qui 
ne  serait  pas  orthodoxe1. 

Les  réponses  intérieures  que  le  Saint-Esprit  rendait  au  père  Ignace 
l'assuraient  enfin  et  lui  mettaient  l'esprit  en  repos  sur  le  parti  où  il 
s'attachait.  Aussi,  ayant  demandé  un  jour  au  père  Laynèz  s'il  ne  lui 
semblait  pas  que  Dieu  eût  révélé  aux  fondateurs  des  ordres  religieux 
la  forme  de  leur  institut,  et  le  père  Laynèz  lui  ayant  dit  que  cela  lui 
semblait  très-probable,  du  moins  pour  ce  qui  regarde  les  choses 

1  Bouhours,  1.  3. 


550  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  — De  1517 

essentielles  :  Je  suis  de  votre  sentiment,  répliqua  le  saint.  Et  c'est 
sans  doute  sa  propre  expérience  qui  le  lui  fit  juger  de  la  sorte. 

Quant  à  l'esprit,  le  but  et  l'ensemble  de  la  compagnie  de  Jésus  et 
de  ses  constitutions,  nous  en  avons,  dans  la  bulle  de  Paul  III  qui 
l'institue,  un  résumé  fidèle,  tracé  par  saint  Ignace  lui-même  et  ses 
compagnons,  en  ces  termes  :  «  Quiconque  voudra,  sous  l'étendard 
de  la  croix,  porter  les  armes  pour  Dieu  et  servir  le  seul  Seigneur  et 
le  Pontife  romain,  son  vicaire  sur  la  terre,  dans  notre  société,  que 
nous  désirons  être  appelée  la  Compagnie  de  Jésus,  après  y  avoir  fait 
vœu  solennel  de  chasteté,  doit  se  proposer  de  faire  partie  d'une  so- 
ciété principalement  instituée  pour  travailler  à  l'avancement  des  âmes 
dans  la  vie  et  la  doctrine  chrétiennes,  et  à  la  propagation  de  la  foi, 
par  des  prédications  publiques  et  le  ministère  de  la  parole  de  Dieu, 
par  des  exercices  spirituels  et  des  œuvres  de  charité,  notamment  en 
faisant  le  catéchisme  aux  enfants  et  à  ceux  qui  ne  sont  pas  instruits 
du  christianisme,  et  en  entendant  les  confessions  des  fidèles  pour 
leur  consolation  spirituelle.  11  doit  aussi  faire  en  sorte  d'avoir  tou- 
jours devant  les  yeux  :  premièrement  Dieu,  et  ensuite  la  tonne  de 
cet  institut  qu'il  a  embrassé.  C'est  une  voie  qui  mène  à  lui,  et  il  doit 
employer  tous  ses  efforts  pour  atteindre  à  ce  but  que  Dieu  même  lui 
propose,  selon  toutefois  la  mesure  de  la  grâce  qu'il  a  reçue  de  l'Es- 
prit-Saint, et  suivant  le  degré  propre  de  sa  vocation,  de  crainte  que 
quelqu'un  ne  se  laisse  emporter  à  un  zèle  qui  ne  serait  pas  selon  la 
science.  C'est  le  général  ou  prélat  que  nous  choisirons  qui  décidera 
de  ce  degré  propre  à  chacun,  ainsi  que  des  emplois,  lesquels  seront 
tous  dans  sa  main,  afin  que  l'ordre  convenable,  si  nécessaire  dans 
toute  communauté  bien  réglée,  soit  observé.  Ce  général  aura  l'au- 
torité de  faire  des  constitutions  conformes  à  la  fin  de  l'institut,  du 
consentement  de  ceux  qui  lui  seront  associés,  et  dans  un  conseil  où 
tout  sera  décidé  à  la  pluralité  des  suffrages.  Dans  les  choses  impor- 
tantes et  qui  devront  subsister  à  l'avenir,  ce  conseil  sera  la  majeure 
partie  de  la  soeiété  que  le  général  pourra  rassembler  commodément  ; 
et,  pour  les  choses  légères  et  momentanées,  tous  ceux  qui  se  trou- 
veront dans  le  lieu  de  la  résidence  du  général.  Quant  au  droit  de 
commander,  il  appartiendra  entièrement  au  général.  Que  tous  les 
membres  de  la  compagnie  sachent  donc  et  qu'ils  se  le  rappellent, 
non-seulement  dans  les  premiers  temps  de  leur  profession,  mais  tous 
les  jours  de  leur  vie,  que  toute  cette  compagnie  et  tous  ceux  qui  la 
composent  combattent  pour  Dieu  sous  les  ordres  de  notre  très-saint 
seigneur  le  Pape  et  des  autres  Pontifes  romains,  ses  successeurs.  Et 
quoique  nous  ayons  appris  de  l'Évangile  et  de  la  foi  orthodoxe,  et 
que  nous  fassions  profession  de  croire  fermement  que  tous  les  fidèles 


à  1545  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  551 

de  Jésus-Christ  sont  soumis  au  Pontife  romain  comme  à  leur  chef  et 
au  vicaire  de  Jésus-Christ,  cependant,  atin  que  l'humilité  de  notre 
société  soit  encore  plus  grande  et  que  le  détachement  de  chacun  de 
nous  et  l'obligation  de  nos  volontés  soient  plus  parfaits,  nous  avons 
cru  qu'il  serait  fort  utile,  outre  ce  lien  commun  à  tous  les  fidèles,  de 
nous  engager  encore  par  un  vœu  particulier,  en  sorte  que,  quelque 
chose  que  le  Pontife  romain  actuel  et  ses  successeurs  nous  comman- 
dent concernant  le  progrès  des  âmes  et  la  propagation  de  la  foi,  nous 
soyons  obligés  de  l'exécuter  à  l'instant  sans  tergiverser  ni  nous 
excuser,  en  quelque  pays  qu'ils  puissent  nous  envoyer,  soit  chez  les 
Turcs  ou  tous  autres  infidèles,  même  dans  les  Indes,  soit  vers  les  hé- 
rétiques et  les  schismatiques,  ou  vers  les  fidèles  quelconques. 

«  Ainsi  donc,  que  ceux  qui  voudront  se  joindre  à  nous  examinent 
bien,  avant  de  se  charger  de  ce  fardeau,  s'ils  ont  assez  de  fonds  spiri- 
tuel pour  pouvoir,  suivant  le  conseil  du  Seigneur,  achever  cette 
tour  ;  c'est-à-dire,  si  l'Esprit-Saint  qui  les  pousse  leur  promet  assez 
de  grâce  pour  qu'ils  puissent  espérer  de  porter  avec  son  aide  le  poids 
de  cette  vocation  ;  et  quand,  par  l'inspiration  du  Seigneur,  ils  se  se- 
ront enrôlés  dans  cette  milice  de  Jésus-Christ,  il  faut  que,  jour  et 
nuit  les  reins  ceints,  ils  soient  toujours  prêts  à  s'acquitter  de  cette 
dette  immense.  Mais  afin  que  nous  ne  puissions  ni  briguer  ces  mis- 
sions clans  les  différents  pays,  ni  les  refuser,  tous  et  chacun  de  nous 
s'obligeront  de  ne  jamais  faire  à  cet  égard,  ni  directement,  ni  indi- 
rectement, aucune  sollicitation  auprès  du  Pape,  mais  de  s'abandon- 
ner entièrement  là-dessus  à  la  volonté  de  Dieu,  du  Pape  comme  son 
vicaire,  et  du  général.  Le  général  promettra  lui-même,  comme  les 
autres,  de  ne  point  solliciter  le  Pape  pour  la  destination  et  mission 
de  sa  propre  personne  dans  un  endroit  plutôt  que  dans  un  autre,  à 
moins  que  ce  ne  soit  du  consentement  de  la  société. 

«  Tous  feront  vœu  d'obéir  au  général  en  tout  ce  qui  concerne 
l'observation  de  notre  règle,  et  le  général  prescrira  les  choses  qu'il 
saura  convenir  à  la  tin  que  Dieu  et  la  société  ont  eue  en  vue.  Dans 
l'exercice  de  sa  charge,  qu'il  se  souvienne  toujours  de  la  bonté,  de 
la  douceur  et  de  la  charité  de  Jésus-Christ,  ainsi  que  des  paroles  si 
humbles  de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul  ;  et  que  lui  et  son  conseil 
ne  s'écartent  jamais  de  cette  règle.  Sur  toutes  choses,  qu'ils  aient  à 
cœur  l'instruction  des  enfants  et  des  ignorants  dans  la  connaissance 
de  la  doctrine  chrétienne,  des  dix  commandements  et  autres  sembla- 
bles éléments,  selon  qu'il  conviendra,  eu  égard  aux  circonstances 
des  personnes,  des  lieux  et  des  temps.  Car  il  est  très-nécessaire  que 
le  général  et  son  conseil  veillent  sur  cet  article  avec  beaucoup  d'at- 
tention, soit  parce  qu'il  n'est  pas  possible  d'élever  sans  fondements 


552  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Llv.  LXXX1V.  -  De  1517 

l'édifice  de  la  foi  chez  le  prochain  autant  qu'il  est  convenable,  soit 
parce  qu'il  est  à  craindre  qu'il  n'arrive  parmi  nous  qu'à  proportion 
que  l'on  sera  plus  savant,  l'on  ne  se  refuse  à  cette  fonction  comme 
étant  moins  belle  et  moins  brillante,  quoiqu'il  n'y  en  ait  pourtant 
point  de  plus  utile,  ni  au  prochain  pour  son  édification,  ni  à  nous- 
mêmes  pour  nous  exercer  à  la  charité  et  à  l'humilité.  A  l'égard  des 
inférieurs,  tant  à  cause  des  grands  avantages  qui  reviennent  de  l'ordre 
que  pour  la  pratique  assidue  de  l'humilité,  qui  est  une  vertu  que  l'on 
ne  peut  assez  louer,  ils  seront  tenus  d'obéir  toujours  au  général  dans 
toutes  les  choses  qui  regardent  l'institut;  et  dans  sa  personne  ils 
croiront  voir  Jésus-Christ  comme  s'il  était  présent,  et  l'y  révéreront 
autant  qu'il  est  convenable. 

«  Mais  comme  l'expérience  nous  a  appris  que  la  vie  la  plus  pure, 
la  plus  agréable  et  la  plus  édifiante  pour  le  prochain  est  celle  qui  est 
la  plus  éloignée  de  la  contagion  de  l'avarice  et  la  plus  conforme  à  la 
pauvreté  évangélique,  et  sachant  aussi  que  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ  fournira  ce  qui  est  nécessaire  pour  la  vie  et  le  vêtement  à  ses 
serviteurs  qui  ne  chercheront  que  le  royaume  de  Dieu,  nous  voulons 
que  tous  les  nôtres  et  chacun  d'eux  fassent  vœu  de  pauvreté  perpé- 
tuelle, leur  déclarant  qu'ils  ne  peuvent  acquérir  ni  en  particulier,  ni 
même  en  commun,  pour  l'entretien  ou  usage  de  la  société,  aucun 
droit  civil  à  des  biens  immeubles  ou  à  des  rentes  et  revenus  quel- 
conques ;  mais  qu'ils  doivent  se  contenter  de  l'usage  de  ce  qu'on 
leur  donnera  pour  se  procurer  le  nécessaire.  Néanmoins,  ils  pour- 
ront avoir  dans  les  universités  des  collèges  possédant  des  revenus, 
cens  et  fonds  applicables  à  l'usage  et  aux  besoins  des  étudiants,  le 
général  et  la  société  conservant  toute  administration  et  surintendance 
sur  lesdits  biens  et  sur  lesdits  étudiants,  à  l'égard  des  choix,  refus, 
réception  et  exclusion  des  supérieurs  et  des  étudiants,  et  pour  les 
règlements  touchant  l'instruction,  l'édification  et  la  correction  des- 
dits étudiants,  la  manière  de  les  nourrir  et  de  les  vêtir,  et  tout  autre 
objet  d'administration  et  de  régime,  de  manière  pourtant  que  ni  les 
étudiants  ne  puissent  abuser  desdits  biens,  ni  la  société  elle-même 
les  convertir  à  son  usage,  mais  seulement  subvenir  aux  besoins  des 
étudiants.  Et  lesdits  étudiants,  lorsqu'on  se  sera  assuré  de  leurs  pro- 
grès dans  la  piété  et  dans  la  science,  et  après  une  épreuve  suffisante, 
pourront  être  admis  dans  notre  compagnie,  dont  tous  les  membres 
qui  seront  dans  les  ordres  sacrés,  bien  qu'ils  n'aient  ni  bénéfices  ni 
revenus  ecclésiastiques,  seront  tenus  de  dire  l'office  divin  selon  le 
rite  de  l'Eglise,  en  particulier  cependant,  et  non  point  en  commun. 

«  Telle  est  l'image  que  nous  avons  pu  tracer  de  notre  profession 
sous  le  bon  plaisir  de  notre  seigneur  Paul  et  du  Siège  apostolique.  Ce 


à  1545  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  553 

que  nous  avons  fait  dans  la  vue  d'instruire  par  cet  écrit  sommaire  et 
ceux  qui  s'informent  à  présent  de  notre  institut  et  ceux  qui  nous 
succéderont  à  l'avenir,  s'il  arrive  que,  par  la  volonté  de  Dieu,  nous 
ayons  jamais  des  imitateurs  dans  ce  genre  de  vie;  lequel  ayant  de 
grandes  et  nombreuses  difficultés,  ainsi  que  nous  le  savons  par  notre 
propre  expérience,  nous  avons  jugé  à  propos  d'ordonner  que  per- 
sonne ne  sera  admis  dans  cette  compagnie  qu'après  avoir  été  long- 
temps éprouvé  avec  beaucoup  de  soin,  et  que  ce  n'est  que  lorsqu'on 
se  sera  distingué  dans  la  doctrine  ou  la  pureté  de  la  vie  chrétienne 
que  l'on  pourra  être  reçu  dans  la  milice  de  Jésus-Christ ,  à  qui  il 
plaira  de  favoriser  nos  petites  entreprises  pour  la  gloire  de  Dieu  le 
Père,  auquel  seul  soient  gloire  et  honneur  dans  les  siècles  !  Ainsi- 
soit-il 1.  » 

Tel  est  le  plan  de  sa  compagnie  que  saint  Ignace  présenta  au  pape 
Paul  III,  qui  déclare  n'y  avoir  rien  trouvé  que  de  pieux  et  de  saint. 
On  y  voit  toujours  l'opposé  de  Luther  et  de  Calvin. 

Les  deux  hérésiarques  rompaient  l'union  de  Dieu  avec  l'humanité, 
en  soutenant  que  cette  union  ,  autrement  l'Eglise  catholique,  avait 
péri  depuis  mille  ans.  Les  deux  hérésiarques  rompaient  l'union  entre 
les  nations  chrétiennes,  en  niant  le  centre  de  l'unité,  le  vicaire  de 
Jésus-Christ.  Les  deux  hérésiarques  rompaient  l'union  des  siècles  et 
des  individus,  en  brisant  l'unité  héréditaire  de  la  foi  commune, 
pour  ne  laisser  à  chacun  que  les  variations  de  son  esprit  propre,  lis 
ôtent  même  à  l'homme  son  caractère  d'homme ,  en  lui  ôtant  le  libre 
arbitre ,  pour  lui  imprimer  le  caractère  de  bête  ,  de  plante  et  de  ma- 
chine. 

Capitaine  de  la  compagnie  de  Jésus ,  saint  Ignace  avait  l'esprit  de 
son  maître,  comme  l'apostat  Luther  avait  l'esprit  du  sien.  Jésus, 
Dieu  éternel,  se  fait  homme  ,  se  livre  à  la  mort  par  amour  pour  son 
Eglise ,  afin  de  la  sanctifier  et  de  se  la  présenter  à  lui-même  comme 
une  épouse  sans  tache  ;  il  assure  être  avec  elle  tous  les  jours  jusqu'à 
la  consommation  des  siècles;  il  lui  envoie  l'Esprit-Saint  pour  demeu- 
rer avec  elle  éternellement.  Jésus,  Dieu  éternel,  dit  à  l'apôtre  qu'il  a 
nommé  Pierre  :  Tu  es  Pierre,  et  sur  cette  pierre  je  bâtirai  mon  Eglise, 
et  les  portes  de  l'enfer  ne  prévaudront  point  contre  elle  ;  et  je  te  don- 
nerai les  clefs  du  royaume  des  cieux,  et  tout  ce  que  tu  lieras  ou  dé- 
lieras sur  la  terre  sera  lié  ou  délié  dans  les  cieux.  Pais  mes  agneaux, 
pais  mes  brebis.  Et  il  n'y  aura  qu'un  troupeau  et  qu'un  pasteur.  — 
Dire  maintenant  que  Jésus,  Dieu  éternel,  Jésus,  la  vérité  même,  n'a 
pas  tenu  sa  parole,  qu'il  a  délaissé  son  Église,  et  que  l'enfer  a  prévalu 

1  Traduction  de  Crétineau-Joly,  t.  1,  p.  46. 


554  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1W  —  De  1517 

contre  elle...  vive  Dieu  !  c'est  un  mensonge  de  ce  vieux  serpent,  qui 
a  séduit  une  partie  des  anges,  qui  a  séduit  nos  premiers  parents,  qui 
a  séduit  les  nations  païennes  dans  les  idoles  :  c'est  un  blasphème  de 
ce  roi  de  l'orgueil,  qui,  n'ayant  pu  se  rendre  semblable  au  Très- 
Haut,  veut  rendre  le  Très-Haut  semblable  à  lui,  faux  et  menteur.  — 
Chrétiens,  soldats  du  Christ,  garde  à  vous  !  Voilà  l'ennemi  !  —  C'est 
à  réfuter  ce  mensonge  de  l'enfer,  c'est  à  détruire  ses  pernicieux  ef- 
fets, que  vous  devez  travailler  à  l'exemple  d'Ignace.  Dieu  le  suscite 
avec  sa  compagnie,  non  pour  tout  faire,  mais  pour  servir  de  modèle 
à  toute  l'armée  chrétienne,  afin  que  tous,  hommes,  femmes  ,  en- 
fants ,  fassent  de  même.  Le  monde  même  nous  le  fera  comprendre 
un  jour,  le  monde  et  l'enfer  donneront  un  jour  le  nom  de  jésuite  à 
tout  Chrétien  généreux  qui  mettra  Dieu  et  son  Eglise  au-dessus  de 
sa  personne,  de  sa  famille  et  de  sa  nation  :  pour  les  autres,  le  monde 
et  l'enfer  ne  s'en  inquiéteront  pas  plus  que  de  gens  neutres  ou  com- 
plices. 

Ramener  à  Dieu  tout  l'homme  et  tous  les  hommes  par  l'unité  de  la 
foi,  de  l'espérance  et  de  la  charité,  sans  distinction  de  Grec  ni  de  bar- 
bare, tel  est  le  but  de  l'Eglise  catholique,  tel  est  le  but  de  la  compa- 
gnie de  Jésus,  tel  est  le  vœu  de  tout  Chrétien  fidèle.  C'est  vers  ce  but 
que  tendent  les  constitutions  de  saint  Ignace  pour  sa  compagnie. 
Comme  l'Eglise  même,  il  embrasse  et  la  vie  contemplative  et  la  vie 
active,  toutes  les  sciences  et  toutes  les  bonnes  œuvres. 

Pour  que  l'action  de  sa  compagnie  soit  prompte  et  continue,  l'au- 
torité du  supérieur  général  est  perpétuelle  et  absolue  tant  qu'il  fait 
bien,  mais  non  sans  contrôle  ni  remède  s'il  fait  mal. 

Il  est  nommé  par  la  congrégation  générale  et  ne  peut  décliner 
l'élection.  Sa  résidence  habituelle  est  à  Rome,  au  centre  de  la  catho- 
licité et  de  l'ordre.  Il  a  seul  autorité  pour  E&ire  des  règles,  il  en  dis- 
pense seul.  Son  office  n'est  pas  de  prêcher,  mais  de  gouverner.  Le 
général  communique  ses  pouvoirs  aux  provinciaux  et  aux  autres 
supérieurs  dans  la  mesure  qui  lui  convient.  Il  nomme  à  ces  fonc- 
tions et  à  toutes  les  charges  des  maisons  professes,  des  collèges  et 
des  noviciats,  pour  trois  ans  et  plus  s'il  le  juge  opportun.  Le  général 
approuve  ou  désapprouve  ce  que  les  visiteurs,  les  commissaires,  les 
provinciaux  et  autres  supérieurs  ont  fait  en  vertu  de  ses  pouvoirs. 
II  choisit  les  religieux  qui  sont  nécessaires  à  l'administration  de  la 
société,  le  procureur  général  et  le  secrétaire  général.  Il  a  le  droit  de 
soustraire  un  ou  plusieurs  membres  de  l'ordre  à  leurs  supérieurs 
immédiats.  Un  membre  de  la  compagnie  ne  peut  publier  un  ouvrage 
qu'après  l'avoir  soumis  à  trois  examinateurs  au  moins,  délégués  par 
le  général. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  555 

Tous  les  trois  ans ,  les  catalogues  de  chaque  province  lui  sont 
envoyés.  Ces  catalogues  indiquent  l'âge  de  chaque  sujet,  la  propor- 
tion de  ses  forces,  ses  talents  naturels  ou  acquis,  ses  progrès  dans 
la  vertu  et  dans  les  sciences.  La  correspondance  la  plus  active  est 
recommandée  entre  le  général  et  les  provinciaux,  afin  que  le  pre- 
mier connaisse  ce  qui  se  passe  loin  de  lui  comme  s'il  était  sur  les 
lieux  mêmes.  Toutes  les  semaines,  les  supérieurs  locaux  rendent 
compte  de  l'état  de  leurs  maisons  au  provincial  ;  tous  les  trois  mois, 
au  général. 

Le  général  doit  avoir  force  d'âme  et  courage  pour  supporter  les  in- 
firmités de  plusieurs  et  entreprendre  de  grandes  choses  pour  la  gloire 
de  Dieu.  Lorsque  ces  grandes  choses  lui  paraissent  utiles,  il  faut  qu'il 
y  persévère,  quand  même  les  puissants  de  la  terre  voudraient  y 
mettre  obstacle.  Leurs  prières  et  leurs  menaces  ne  peuvent  jamais  le 
détourner  du  but  que  proposent  la  raison  et  l'obéissance  divine.  Le 
général  doit  être  doué  d'une  profonde  sagacité  et  d'une  haute  intel- 
ligence, afin  de  connaître  aussi  bien  la  théorie  que  la  pratique  des 
affaires.  La  science  lui  sera  nécessaire,  mais  la  prudence  encore  da- 
vantage. 

Le  général  seul  a  le  pouvoir,  par  lui  ou  par  ses  délégués,  d'ad- 
mettre dans  les  maisons  ou  les  collèges  de  la  société  ceux  qui  pa- 
raissent aptes  à  son  institut.  Il  peut  les  recevoir  soit  à  l'épreuve,  soit 
à  la  profession,  soit  comme  coadjuteurs  spirituels,  soit  comme  éco- 
liers approuvés.  Il  peut  aussi  les  renvoyer  et  les  renvoyer  à  tout  ja- 
mais de  la  compagnie  ;  mais  pour  condamner  un  profès  à  cette  peine, 
le  général  a  besoin  de  l'assentiment  du  Pape.  Il  applique  les  postu- 
lants et  les  profès  au  genre  d'études  qui  convient  à  sa  prudence.  Les 
études  achevées,  il  peut  les  transporter  d'un  lieu  à  un  autre,  pour 
un  temps  déterminé  ou  indéterminé.  Le  général  a  pouvoir  de  révo- 
quer ou  de  rappeler  les  Pères  que  le  souverain  Pontife  aurait  chargés 
d'une  mission  pour  un  temps  indéterminé. 

Le  droit  de  créer  de  nouvelles  provinces  lui  est  conféré.  En  lui 
réside  le  pouvoir  de  stipuler  pour  l'avantage  des  maisons  et  collèges 
tout  contrat  de  vente,  d'achat,  d'emprunt ,  de  constitution  de  rentes 
et  autres,  concernant  les  biens  meubles  et  immeubles  de  ces  maisons 
ou  collèges  ;  mais  il  ne  peut  supprimer  une  maison  déjà  établie,  sans 
le  concours  de  la  congrégation  générale,  ni  appliquer  les  revenus 
d'aucun  établissement  de  la  compagnie  à  la  maison  professe  ou  à 
celle  qu'il  habite.  Il  a  la  surintendance  et  le  gouvernement  de  tous 
les  collèges. 

C'est  au  général  qu'il  appartient  de  veiller  à  l'observation  des  con- 
stitutions. Il  a  aussi  la  faculté  d'en  dispenser  selon  les  personnes,  les 


556  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [LW.  LXXXIV.  -  Dp.  1517 

lieux,  les  temps  et  les  autres  circonstances.  Il  convoque  la  société  en 
congrégation  générale.  Il  peut  aussi  convoquer  les  congrégations 
provinciales.  Il  a  deux  voix  dans  les  assemblées,  et,  en  cas  de  par- 
tage, son  opinion  prévaut.  II  faut  qu'il  connaisse  autant  que  possible 
le  fond  de  la  conscience  des  membres  qui  lui  sont  soumis,  et  prin- 
cipalement des  provinciaux  et  de  tous  ceux  qui  ont  des  emplois  dans 
la  société. 

Voilà  le  pouvoir  du  général  défini  par  le  texte  même  des  constitu- 
tions. Voici  maintenant  les  précautions  que  saint  Ignace  a  prises  contre 
l'abus  possible  de  cette  espèce  de  dictature.  Elles  se  réduisent  à  six. 

La  première  concerne  les  choses  extérieures,  le  vêtement,  la  nour- 
riture et  les  dépenses  du  général.  La  société  peut  augmenter  ou  di- 
minuer ces  dépenses,  selon  qu'il  lui  conviendra,  à  elle  et  au  général. 
Il  faudra  que  le  général  acquiesce  à  cette  ordonnance  de  la  compa- 
gnie. La  seconde  a  soin  du  corps  et  de  la  santé  du  général,  afin  que 
dans  les  travaux  ou  dans  les  pénitences  il  n'outre-passe  pas  la  mesure 
de  ses  forces.  La  troisième  concerne  son  âme.  Elle  met  auprès  de  lui 
un  admoniteur  élu  par  la  congrégation  générale,  et  qui,  avec  une 
respectueuse  modération,  est  en  droit  de  représenter  au  général  ce 
que  lui  ou  les  autres  Pères  auraient  remarqué  d'irrégulier  en  sa  per- 
sonne ou  en  son  gouvernement.  La  quatrième  est  pour  le  prémunir 
contre  l'ambition.  Si ,  par  exemple,  un  roi  voulait  forcer  le  généra* 
de  la  compagnie  à  prendre  une  dignité  qui  le  contraindrait  à  re- 
noncer à  ses  fonctions,  et  si  le  Pape  y  consentait  ou  l'ordonnait,  non 
pas  cependant  sous  peine  de  péché,  le  général  ne  pourrait  accepter 
sans  le  consentement  de  la  société.  La  société  ne  consentira  jamais, 
à  moins  qu'il  n'y  ait  contrainte  morale  de  la  part  du  Saint-Siège.  La 
cinquième  pourvoit  aux  cas  de  négligence ,  de  vieillesse,  de  grave 
maladie  où  tout  espoir  de  guérison  serait  plus  que  douteux  ;  on 
nomme  alors  au  général  un  coadjuteur  ou  vicaire  qui  remplit  ses 
fonctions.  La  sixième  est  adoptée  pour  des  occasions  particulières, 
pour  des  péchés  mortels  devenus  publics,  pour  l'application  des  re- 
venus à  ses  propres  dépenses  ou  à  sa  famille,  pour  l'aliénation  des 
immeubles  de  la  société  ou  pour  une  doctrine  perverse.  Dans  ce  cas, 
la  compagnie,  après  avoir  pris  et  au  delà  toutes  les  informations, 
peut  et  doit  le  déposer,  et  même,  si  besoin  est,  le  renvoyer  de  l'ordre. 

Afin  de  donner  à  l'autorité  du  général  un  autre  contre-poids, 
Ignace  institua  quatre  assistants  qui,  toujours  à  ses  côtés,  ont  charge 
de  veiller  à  l'exécution  des  trois  premières  précautions  prises  contre 
lui.  Leur  élection  se  fait  par  ceux-là  mêmes  qui  élisent  le  général. 
En  cas  de  mort  ou  d'absence  prolongée,  et  les  provinciaux  de  la 
compagnie  n'y  répugnant  pas,  le  général  en  substitue  un  autre  qui, 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  557 

avec  l'approbation  de  tous  ou  de  la  plus  grande  partie,  prend  la  place 
vacante.  Les  assistants,  qui  sont  pris  dans  chacune  des  grandes  pro- 
vinces de  Portugal,  d'Italie,  d'Espagne,  de  France  et  d'Allemagne, 
sont  les  ministres  du  général  ;  ils  ont  autorité  pour  en  devenir  les 
juges.  Le  général  peut  suspendre  un  assistant.  Si  le  général  tombe 
dans  l'un  des  cas  prévus  pour  sa  destitution,  les  assistants  convo- 
quent malgré  lui  une  congrégation  générale  qui  le  dépose  dans  les 
formes.  Si  le  mal  est  trop  urgent,  ils  ont  droit  de  le  déposer  eux- 
mêmes,  après  avoir  recueilli,  par  lettres,  le  suffrage  des  provinces. 

Le  pouvoir  du  général,  comme  l'on  voit,  n'est  illimité  qu'autant 
que  sa  manière  de  gouverner  et  sa  vie  sont  régulières.  Pour  faire 
mieux  comprendre  ce  point  important,  Ignace  a  décidé  que  les  con- 
grégations provinciales,  assemblées  tous  les  trois  ans,  devaient,  avant 
toute  délibération,  examiner  s'il  serait  nécessaire  de  convoquer  une 
congrégation  générale.  Le  saint  fondateur  veut  que  les  députés  des 
provinces,  à  peine  arrivés  à  Rome,  s'entendent  sur  cette  affaire  si 
délicate  en  dehors  du  général.  Dans  l'assemblée  tenue  à  cet  effet, 
chacun  vote  par  écrit,  afin  que  la  certitude  du  secret  protège  la  li- 
berté des  suffrages.  Tels  sont  les  droits  et  les  prérogatives  du  général. 
Quant  à  sa  société  même,  Ignace  y  établit,  comme  dans  une  com- 
pagnie d'apôtres,  un  heureux  tempérament  de  la  vie  active  et  de  la 
vie  contemplative.  De  la  première,  il  prend  les  œuvres  de  charité 
de  toutes  espèces,  la  conversion  des  infidèles,  la  direction  des  con- 
sciences, le  ministère  de  la  parole,  l'éducation  de  la  jeunesse,  l'en- 
seignement de  la  théologie,  des  belles-lettres  et  l'instruction  des 
ignorants.  De  la  vie  contemplative,  il  prend,  dans  une  mesure  sage- 
ment proportionnée,  l'oraison  mentale,  les  examens  de  conscience,, 
les  exercices  spirituels,  les  pieuses  lectures,  la  fréquentation  des  sa- 
crements, les  retraites  spirituelles  et  les  pratiques  de  piété. 

Quant  aux  observances  extérieures,  Ignace  ne  voulut  donner  à  la 
compagnie  de  Jésus  aucun  habit  particulier.  Il  prit  le  vêtement  or- 
dinaire des  prêtres  séculiers  :  la  soutane  noire,  l'ancien  manteau,  le 
chapeau  à  large  bord,  dont  le  Pape  et  le  sacré  collège  ont  gardé  la 
forme.  Le  logement,  la  nourriture,  enfin  tout  ce  qui  a  trait  aux  ha- 
bitudes de  la  vie  commune,  fut  réglé  dans  cette  mesure.  Les  macé- 
rations de  la  chair,  dont  quelques  ordres  anciens  ont  fait  la  base  de 
leur  institut,  le  silence,  la  solitude,  les  offices  du  chœur,  soit  de 
jour,  soit  de  nuit,  n'entrèrent  point  dans  son  plan.  Il  travaillait  à 
composer  pour  l'Eglise  une  milice  toujours  active,  toujours  prête  à 
se  porter  au  plus  fort  du  danger,  et  non  pas  un  corps  ascétique  que 
les  abstinences  ou  les  insomnies  auraient  bientôt  énervé.  Il  le  fit  en 
même  temps  ordre  mendiant  et  ordre  de   clercs  réguliers  :  ordre 


558  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

mendiant,  pour  continuer  l'œuvre  des  apôtres;  ordre  de  clercs  ré- 
guliers, parce  que  la  fin  de  cet  ordre,  comme  celle  des  prêtres  or- 
dinaires, est  de  travailler  au  salut  du  prochain  par  l'exercice  du  saint 
ministère. 

Ignace  établit  ensuite  les  conditions  qu'il  est  indispensable  de 
remplir  afin  d'être  admis  dans  la  société.  Quiconque  a  porté  l'habit 
religieux  dans  un  autre  ordre  est  inapte  à  être  reçu  dans  la  compa- 
gnie. Celui  qui  s'offre  pour  entrer  au  noviciat  doit  à  l'instant  même 
renoncer  à  sa  propre  volonté,  à  sa  famille  et  à  tout  ce  que  les  hommes 
ont  de  cher  sur  la  terre.  Ignace,  désirant  bien  faire  comprendre  quel 
était  le  fond  de  sa  pensée  sur  le  principe  de  l'obéissance,  a  accu- 
mulé, épuisé  dans  un  seul  tableau  toutes  les  images  par  lesquelles 
les  Pères  de  l'Eglise  et  les  ordres  antérieurs  au  sien  commandaient 
cette  vertu. 

Il  créa  six  états  dans  la  compagnie  :  les  novices,  les  frères  tem- 
porels, les  scholastiques  ou  écoliers,  les  coadjuteurs  spirituels,  les 
profès  de  trois  vœux,  les  proies  de  quatre  vœux. 

Les  novices  se  partagent  en  trois  classes  :  novices  destinés  au  sa- 
cerdoce, novices  pour  les  emplois  temporels,  et  les  indifférents, 
c'est-à-dire  ceux  qui  entrent  dans  la  compagnie  avec  la  disposition 
de  la  servir,  soit  comme  prêtres,  soit  comme  coadjuteurs  tempo- 
rels, selon  que  les  supérieurs  les  jugent  capables.  Les  frères  tempo- 
rels formés  sont  ceux  qui  sont  employés  au  service  de  la  commu- 
nauté en  qualité  de  sacristain,  de  portier,  de  cuisinier.  Après  dix 
années  d'épreuve  et  lorsqu'ils  sont  parvenus  à  l'âge  de  trente  ans,  on 
les  admet  aux  vœux  publics.  Les  scholastiques  approuvés  sont  ceux 
qui,  après  avoir  termine  leur  noviciat  et  fait  à  Dieu  les  vœux  simples 
de  religion,  continuent  la  carrière  des  épreuves,  soit  dans  les  études 
privées,  soit  dans  l'enseignement  et  dans  les  autres  emplois,  jusqu'à 
l'époque  de  leurs  vœux  solennels.  Les  coadjuteurs  spirituels  formés 
s'appellent  ainsi  parce  que,  sans  avoir  encore  la  science  ou  les  talents 
requis  pour  la  profession  des  quatre  vœux,  on  les  juge  propres  au 
gouvernement  des  collèges  et  résidences,  à  la  prédication,  à  l'ensei- 
gnement, aux  missions  et  à  l'administration.  Ils  ne  peuvent  être  pro- 
mus avant  trente  ans  d'âge  et  dix  années  de  religion.  Les  profès  des 
trois  vœux  se  trouvent  toujours  en  nombre  fort  restreint  ;  ce  sont 
ceux  qui,  n'ayant  pas  toutes  les  qualités  requises  pour  la  profession 
des  quatre  vaux,  se  voient  admis  à  la  profession  solennelle  à  cause  de 
quelque  autre  qualité  ou  d'un  mérite  dont  l'ordre  peut  tirer  parti  (huis 
un  certain  cercle  d'idées.  Leur  emploi  est  le  même  que  celui  des  coad- 
juteurs spirituels.  Les  profès  des  quatre  vœux  composent  la  société 
dans  toute  l'acception  du  mot.  Seuls  ils  peuvent  être  nommés  gêné- 


à  1545  de  l'ère  chr.]       DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  55  9 

rai,  assistant,  secrétaire  général  ou  provincial.  Seuls  ils  ont  droit 
d'entrée  dans  les  congrégations  qui  ont  charge  d'élire  le  général  et  les 
assistants. 

Quant  à  l'observance  des  vœux  et  des  règles,  à  la  manière  de 
vivre,  il  n'y  a  aucune  différence  entre  ces  divers  degrés.  Dans  les 
soins  du  corps,  dans  le  vêtement,  dans  la  nourriture,  dans  le  loge- 
ment, tout  est  basé  sur  le  système  de  la  plus  parfaite  égalité,  depuis 
le  général  jusqu'au  dernier  frère  novice.  La  compagnie,  ne  pouvant 
et  ne  devant  qu'éprouver  les  écoliers,  ne  s'oblige  envers  eux  que  sous 
condition  ;  mais  eux  s'obligent  envers  elle.  Ils  promettent  de  vivre, 
de  mourir  en  observant  les  vœux  de  pauvreté,  de  chasteté  et  d'obéis- 
sance. Ils  s'obligent  même  à  accepter  le  degré  que  par  la  suite  les 
supérieurs  jugeraient  être  le  plus  en  rapport  avec  leur  caractère  ou 
leurs  talents.  Les  écoliers  deviennent  religieux  par  ce  triple  vœu, 
dont,  dans  des  occasions  sagement  déterminées,  le  général  ou  la 
congrégation  a  le  droit  de  dispenser.  La  propriété  de  leurs  biens 
leur  est  laissée  :  ils  ne  peuvent  cependant  pas  en  jouir  ou  en  dispo- 
ser sans  l'agrément  des  supérieurs.  S'ils  veulent,  avant  de  faire  pro- 
fession, donner  à  la  société  tout  ou  partie  de  leurs  biens,  les  consti- 
tutions leur  en  laissent  la  faculté,  mais  elles  ne  leur  en  font  ni  une 
obligation  ni  un  devoir.  Le  temps  d'épreuves  fixé  est  de  quinze  à 
dix-huit  ans.  Ils  ne  s'engagent  par  les  vœux  qu'à  l'âge  de  trente-trois 
ans,  l'âge  où  mourut  Jésus-Christ.  Malgré  la  diversité  des  climats  et 
la  différence  des  caractères  nationaux,  tous  doivent  se  soumettre  au 
genre  de  vie  prescrit  par  les  constitutions. 

Les  profès  sont  obligés  à  la  pauvreté  la  plus  entière.  Leurs  mai- 
sons ne  doivent  rien  posséder,  et  ils  s'obligent  même,  par  un  vœu 
particulier,  à  ne  jamais  consentir  à  une  modification  de  ce  vœu,  à 
moins  qu'on  ne  juge  à  propos  d'étendre  davantage  sa  rigueur.  Il  est 
ordonné  à  tous  de  ne  briguer  ou  de  ne  convoiter  aucune  charge 
dans  la  compagnie.  Le  profès  s'oblige  à  n'accepter  aucune  prélature, 
aucun  honneur.  Il  ne  doit  jamais  aspirer  aux  dignités  ecclésiastiques, 
jamais  les  poursuivre,  soit  directement,  soit  indirectement.  Il  ne 
peut  même  en  être  revêtu  que  lorsque  le  Pape  l'y  contraint  sous  peine 
de  péché  mortel.  C'était  le  meilleur  moyen  de  fermer  la  porte  aux 
ambitions  et  de  conserver  à  l'ordre  des  membres  distingués.  Les 
profès  remplissent  toutes  les  intentions  pour  lesquelles  Ignace  créa  la 
compagnie  de  Jésus.  Ils  enseignent,  ils  prêchent,  ils  dirigent.  Pour 
ces  fonctions,  ils  ne  doivent  toucher  aucun  argent  sous  forme  de  sa- 
laire ou  de  récompense  :  il  ne  leur  est  permis  de  recevoir  que 
comme  aumône. 

Voilà  généralement  ce  qu'il  y  a  de  particulier  à  la  compagnie  de 


560  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

Jésus.  Saint  Ignace  y  ajoute  beaucoup  d'autres  dispositions,  mais 
communes  à  toutes  les  constitutions  monastiques.  La  compagnie 
de  Jésus,  approuvée  d'abord  par  le  pape  Paul  III,  le  fut  ensuite 
par  Jules  III,  Paul  IV,  Pie  IV,  saint  Pie  V,  Grégoire  XIII,  Sixte-Quint, 
Grégoire  XIV,  et  notamment  par  le  concile  œcuménique  de  Trente, 
qui,  comme  Paul  III,  déclara  cet  institut  saint  et  pieux. 

La  compagnie  de  Jésus,  avec  ses  constitutions  générales,  a  pour 
but  de  convertir  à  Dieu  tous  les  hommes;  les  exercices  spirituels, 
en  particulier,  ont  pour  but  de  convertir  à  Dieu  tout  l'homme. 

Voyez  comme  Luther  s'égare.  Poursuivi  des  terreurs  de  sa  con- 
science et  d'une  noire  tristesse,  il  cherche  le  calme  et  la  paix.  On 
lui  recommande  la  foi  et  la  confiance  en  la  miséricorde  divine  ; 
rien  de  mieux  :  mais  on  ne  lui  recommande  que  cela.  On  le  renvoie 
à  cet  article  du  symbole  :  Je  crois  la  rémission  des  péchés  ;  c'est  en- 
core bien.  Mais  on  y  ajoute  une  interprétation  erronée  :  qu'il  doit 
croire,  comme  au  mystère  de  la  sainte  Trinité,  que  ses  péchés  lui 
sont  personnellement  remis,  et  qu'en  douter  serait  pécher  contre 
la  foi.  Une  vérité  du  symbole  ainsi  rendue  fausse,  Luther  en  fait  sa 
vérité  unique  et  rejette  toutes  les  autres  vérités  :  cette  foi  téméraire 
et  présomptueuse  à  sa  propre  justification,  il  en  fait  la  vertu  unique, 
rejette  toutes  les  autres  vertus,  toutes  les  bonnes  œuvres,  au  point 
d'en  faire  autant  de  péchés.  Dans  cette  prodigieuse  illusion,  il  croit 
triompher  de  l'esprit  de  ténèbres,  tandis  qu'il  en  est  le  jouet  et  l'in- 
strument. Rien  ne  le  tirera  de  là  :  plutôt  que  de  reconnaître  humble- 
ment aucune  de  ses  erreurs,  il  remplira  l'univers  de  ruines  et  de  sang. 

C'est  pour  retirer  ou  préserver  de  cette  voie  de  perdition  et  d'au- 
tres semblables,  et  conduire  sûrement  à  Dieu,  que  saint  Ignace  or- 
ganise ses  exercices  spirituels.  Ils  embrassent  quatre  semaines;  mais 
on  peut  les  faire  en  plus  ou  moins  de  temps.  La  première  semaine 
s'occupe  de  la  fin  de  l'homme  et  du  péché,  qui  en  est  le  seul  obstacle  : 
les  trois  autres  semaines  s'occupent  de  la  vie  de  Jésus-Christ,  le  mo- 
dèle de  l'homme  nouveau  et  le  maître  qu'il  faut  servir.  Dans  ces  di- 
verses méditations,  toutes  les'  facultés  de  l'homme  sont  employées 
pour  le  bien  pénétrer  de  la  vérité  qu'il  médite  :  la  mémoire,  l'intel- 
ligence, la  volonté,  la  parole  ou  prière  vocale,  les  sens  même  du 
corps  qu'on  applique  intellectuellement  au  sujet  de  la  méditation  : 
on  y  consacre  certaines  heures  de  la  nuit  et  du  jour  :  dans  les  inter- 
valles sont  des  examens  de  conscience,  pour  bien  connaître  ses  pé- 
chés, leurs  causes,  les  remèdes,  faire  une  bonne  confession,  recevoir 
dignement  la  sainte  eucharistie  ;  ce  sont  des  examens  particuliers  sur 
un  défaut  à  corriger,  une  vertu  à  acquérir,  des  considérations  sur  le 
choix  d'un  état  pour  sauver  son  âme. 


â  1545  de  l'ère  chr.l        DR  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  561 

Le  saint  ajoute,  entre  autres  choses,  que  celui  qui  veut  faire  les 
exercices  doit  les  commencer  avec  un  fort  grand  courage,  résolu  de 
s'abandonner  entièrement  au  Saint-Esprit,  et  tout  prêt  à  aller  où  la 
voix  du  ciel  l'appellera  ;  qu'étant  ainsi  disposé  à  l'entrée  de  la  re- 
traite, il  doit  non-seulement  oublier  pour  un  temps  toutes  les  affai- 
res du  monde,  mais  encore  ne  s'appliquer  qu'aux  méditations  de 
chaque  jour,  sans  penser  en  aucune  façon  à  celles  du  lendemain  ; 
qu'il  ne  suffit  pas  que  ses  lectures  soient  bonnes  et  saintes,  mais 
qu'elles  doivent  être  conformes  au  sujet  de  ses  méditations,  de  peur 
que  l'esprit,  étant  dissipé  à  divers  objets,  n'ait  moins  de  force  pour 
pénétrer  les  vérités  dont  on  se  propose  de  le  convaincre;  que  le  vivre, 
la  solitude,  le  silence,  les  austérités  doivent  se  rapporter  à  la  ma- 
tière des  oraisons  de  chaque  semaine,  autant  que  la  prudence  le  de- 
mande; que,  s'il  sent  de  la  dévotion  sur  un  article,  qu'il  ne  passe 
point  à  un  autre,  jusqu'à  ce  que  sa  piété  soit  pleinement  satisfaite; 
que,  s'il  tombe  dans  la  sécheresse  et  le  dégoût,  bien  loin  de  retran- 
cher quelque  chose  du  temps  destiné  à  l'oraison,  il  la  fasse  un  peu 
plus  longue  pour  combattre  son  ennui  et  pour  se  vaincre  lui-même, 
en  attendant,  dans  le  silence  et  avec  humilité,  la  visite  du  Saint-Es- 
prit ;  que  si,  au  contraire,  il  reçoit  abondamment  des  consolations  et 
des  douceurs  spirituelles,  il  se  donne  bien  de  garde  de  faire  aucun 
vœu,  surtout  un  vœu  perpétuel  et  qui  oblige  à  changer  d'état;  enfin, 
qu'il  s'ouvre  à  celui  qui  le  dirige  dans  les  exercices,  et  qu'il  lui  rende 
un  compte  exact  de  tout  ce  qui  se  passe  en  son  extérieur,  afin  que  le 
directeur  traite  le  pénitent  selon  ses  dispositions  et  ses  besoins,  et 
qu'il  ne  donne  ni  trop  de  crainte  à  une  âme  pusillanime,  ni  trop  de 
confiance  à  une  âme  présomptueuse,  de  peur  aussi  que  d'abord  il 
ne  porte  à  la  plus  haute  perfection  un  pécheur  qui  n'est  pas  encore 
détaché  du  vice. 

Saint  Ignace  donne  aussi  des  règles  pour  le  discernement  des  es- 
prits. En  voici  les  principales.  1°  C'est  le  propre  de  Dieu  et  de  tout 
bon  ange  de  répandre  une  véritable  joie  spirituelle  dans  l'âme  qu'il 
touche,  et  d'ôter  toute  tristesse  et  perturbation  ingérée  par  le  dé- 
mon ;  tandis  que  celui-ci,  au  contraire,  par  certains  arguments  so- 
phistiques, qui  présentent  une  apparence  de  vrai,  a  coutume  d'atta- 
quer cette  joie  qu'il  trouve  dans  l'âme.  2°  Il  est  de  Dieu  seul  de 
consoler  une  âme,  sans  aucune  cause  précédente  de  consolation  ;  car 
c'est  le  propre  du  Créateur  d'entrer  dans  sa  créature  et  de  la  conver- 
tir, attirer  et  changer  tout  entière  en  son  amour.  Nous  disons  qu'au- 
cune cause  de  consolation  ne  précède,  lorsque  rien  ne  s'est  offert  à 
nos  sens,  à  notre  esprit,  à  notre  volonté,  qui  puisse  par  soi-même 
produire  cette  consolation.  3°  Lorsqu'il  y  a  une  cause  précédente  de 
xxm.  36 


562  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

consolation,  l'auteur  en  peut  être  tant  le  mauvais  ange  que  le  bon, 
mais  ils  tendent  à  des  fins  contraires  :  le  bon,  pour  que  l'âme  profite 
de  plus  en  plus  dans  la  connaissance  et  la  pratique  du  bien  ;  le  mau- 
vais, au  contraire,  pour  qu'elle  agisse  mal  et  se  perde.  -4°  C'est  l'habi- 
tude de  l'esprit  malin,  se  transfigurant  en  ange  de  lumière  et  con- 
naissant les  pieux  désirs  de  l'âme,  de  les  seconder  d'abord,  pour 
l'attirer  bientôt  de  là  à  ses  désirs  mauvais.  Car,  dans  le  commence- 
ment, il  feint  de  suivre  et  de  favoriser  les  bonnes  et  les  saintes  pensées 
de  l'homme,  et  ensuite  il  l'entraîne  peu  à  peu  et  l'enlace  dans  les  piè- 
ges cachés  de  ses  tromperies.  5°  Il  taut  examiner  soigneusement  nos 
pensées  sur  le  principe,  le  milieu  et  la  fin;  si  ces  trois  choses  sont 
bien,  c'est  une  preuve  que  c'est  le  bon  ange  qui  a  suggéré  ces  pen- 
sées ;  mais  si  dans  le  cours  de  ces  pensées  de  l'esprit,  il  s'oiïre  ou 
s'ensuit  quelque  chose  de  mauvais  en  soi,  ou  qui  détourne  du  bien, 
ou  qui  pousse  à  un  moindre  bien  que  l'âme  ne  s'était  proposé,  ou  qui 
fatigue  l'âme  même,  l'inquiète  et  la  trouble,  en  lui  ôtant  le  repos,  la 
paix  et  la  tranquillité  dont  elle  jouissait  auparavant,  c'est  une  marque 
évidente  que  l'auteur  de  cette  pensée  est  l'esprit  malin,  comme 
étant  toujours  opposé  à  ce  qui  nous  est  utile1. 

Après  ces  règles  sur  le  discernement  des  esprits,  en  viennent  quel- 
ques autres  pour  être  toujours  d'accord  avec  l'Eglise  orthodoxe. 
1°  Renonçant  à  son  propre  jugement,  être  toujours  prêt  à  obéir  à  la 
vraie  épouse  du  Christ  et  notre  sainte  mère,  qui  est  l'Eglise  ortho- 
doxe, catholique  et  hiérarchique.  2°  Louer  la  confession  faite  au 
prêtre  et  la  communion  au  moins  annuelle  :  car  il  est  plus  louable  de 
communier  chaque  huit  jours  ou  du  moins  chaque  mois,  mais  avec 
les  dispositions  requises.  3°  Recommander  aux  fidèles  d'entendre 
fréquemment  et  dévotement  le  sacrifice  de  la  messe  :  également  les 
chants  ecclésiastiques,  les  psaumes  et  les  longues  prières  qu'on  récite 
soit  dans  les  églises  ou  dehors;  approuver  les  temps  déterminés  pour 
les  ollices  divins  et  les  prières  quelconques,  comme  les  heures  cano- 
niales. 4°  Louer  beaucoup  l'état  religieux,  et  préférer  le  célibat  ou 
la  virginité  au  mariage.  5°  Approuver  dans  les  religieux  les  vœux 
de  chasteté,  de  pauvreté  et  d'obéissance,  avec  les  autres  œuvres  de 
perfection  et  de  surérogation.  6°  Louer  les  reliques,  la  vénération  et 
l'invocation  des  saints;  item,  les  stations,  les  pèlerinages,  les  indul- 
gences, les  jubilés,  les  cierges  allumés  dans  les  éfdist  s  et  les  autres 
pratiques  qui  aident  à  la  piété  et  à  la  dévotion.  7"  Relever  l'usage  d< 
l'abstinence  et  des  jeûnes,  au  carême,  quatfle-temps,  vigiles,  ven- 
dredi, samedi,  et  des  autres  qu'on  s'impose  par  dévotion  ;  item,  les 

i  Institut,  societ.  Jésus,  t.  2.  Pragœ,  p.  301. 


à  15^5  de  l'ère  chr.|        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  563 

afflictions  volontaires  que  nous  appelons  pénitences,  non-seulement 
les  intérieures,  mais  encore  les  extérieures.  8°  Louer  que  l'on  con- 
struise des  églises,  qu'on  les  orne  et  que  l'on  vénère  les  images  à 
cause  de  ce  qu'elles  représentent.  9°  Confirmer  souverainement  tous 
les  préceptes  de  l'Eglise,  ne  les  attaquer  d'aucune  manière,  mais 
les  défendre  promptement  par  toutes  sortes  de  raisons.  10°  Soutenir 
soigneusement  les  décrets,  mandements,  traditions,  rites  et  mœurs 
des  Pères  et  des  supérieurs.  S'il  y  a  quelque  chose  à  reprendre, 
prier  en  particulier  ceux  qui  en  ont  le  pouvoir  d'y  porter  remède. 
11°  Estimer  beaucoup  la  théologie,  tant  la  positive  que  la  scholas- 
tique.  Car,  comme  les  anciens  docteurs  ont  eu  pour  but  de  porter  à 
l'amour  et  au  culte  de  Dieu,  ainsi  saint  Thomas,  saint  Bonaventure, 
le  Maître  des  sentences  et  les  autres  théologiens  modernes  se  sont 
spécialement  proposé  d'exposer  plus  exactement  les  dogmes  néces- 
saires au  salut,  et  de  les  définir,  comme  il  convenait  en  leur  temps 
et  depuis  pour  réfuter  les  erreurs  des  hérésies.  Car  ces  docteurs, 
venus  plus  tard,  non-seulement  ont  l'intelligence  des  saintes  Écri- 
tures et  sont  aidés  par  les  écrits  des  anciens  auteurs,  mais  encore, 
avec  l'influence  de  la  lumière  divine,  ils  profitent  heureusement  pour 
notre  salut  des  canons  et  des  décrets  des  conciles,  ainsi  que  des  di- 
verses constitutions  de  la  sainte  Eglise.  12°  Eviter  de  comparer  les 
vivants  avec  les  saints  du  ciel.  13°  Se  soumettre  promptement  à  la 
décision  de  l'Eglise  ;  car  il  faut  croire  d'une  manière  indubitable 
que  c'est  le  même  esprit  de  Notre-Seigneur  et  de  l'Eglise,  son  épouse, 
qui  nous  gouverne  et  nous  dirige  vers  le  salut,  et  que  ce  n'est  pas 
un  autre  Dieu  qui  donna  autrefois  les  dix  commandements,  et  qui 
maintenant  instruit  et  dirige  la  hiérarchie  de  l'Eglise.  14°  Etre  très- 
circonspect  en  parlant  de  la  prédestination.  45°  En  parler  peu  sou- 
vent, 16°  Louer  la  foi,  mais  sans  donner  lieu  à  négliger  les  bonnes 
œuvres.  17°  Prêcher  la  grâce, ^mais  sans  donner  lieu  de  croire  qu'il 
n'y  a  pas  de  libre  arbitre.   18°  Encore  qu'il  soit  souverainement 
louable  et  utile  de  servir  Dieu  par  dilection  pure,  il  faut  cependant 
recommander  la  crainte  de  Dieu,  non-seulement  la  crainte  filiale, 
mais,  encore  cette  autre  qu'on  appelle  servile  ;  car  souvent  elle  nous 
est  nécessaire  pour  nous  faire  sortir  promptement  du  péché  mortel 
et  nous  disposer  à  la  crainte  filiale,  qui  nous  conduit  à  l'amour  de 
Dieu  et  nous  y  conserve  *. 

Ces  règles  sont  assurément  très-sages,  et  trouvent  encore  leur 
application  de  nos  jours.  Il  en  est  de  même  des  règles  concernant 
les  sciences  et  les  études,  et  qui  se  trouvent  partie  dans  les  consti- 

1  Institut,  societ.  Jésus,  t.  2.  Pragœ,  p.  304. 


5G4  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

tutions  primitives  de  la  société,  partie  dans  des  ordonnances  subsé- 
quentes. En  voici  le  fond  et  l'ensemble. 

La  fin  de  l'homme  est  de  connaître  Dieu,  de  l'aimer,  de  le  servir, 
et  par  ce  moyen  obtenir  la  vie  éternelle.  La  fin  de  la  compagnie  de 
Jésus,  comme  de  l'Eglise  catholique,  est  de  faire  connaître  Dieu,  de 
le  faire  aimer  et  servir.  Donc  la  science  qui  s'occupe  directement  de 
connaître  et  de  faire  connaître  Dieu,  c'est-à-dire  la  théologie,  tient 
nécessairement  le  premier  rang,  et  toutes  les  autres  doivent  y  aider1. 
La  théologie  est  la  science  de  Dieu  et  des  choses  divines  ;  elle  peut  se 
diviser  en  Théologie  naturelle,  science  de  Dieu  et  des  choses  divines 
par  les  lumières  de  la  nature  ,  et  Théologie  surnaturelle,  science  de 
Dieu  et  des  choses  divines  par  les  lumières  de  la  foi  ou  de  la  révéla- 
tion2. Elle  se  subdivise  en  théologie  positive  ou  oratoire,  explication 
des  choses  divines  sans  argumentation  en  forme  ;  théologie  scholas- 
tique  ou  propre  à  l'enseignement  dans  les  écoles,  science  des  choses 
divines  par  voie  d'argumentations  démonstratives  et  formelles. 

Le  professeur  de  théologie  scholastique  saura  qu'il  est  de  son  de- 
voir d'unir  tellement  une  solide  subtilité  dans  la  dispute  avec  la  foi 
et  la  piété,  que  celle-là  serve  à  celle-ci.  Les  professeurs  de  la  com- 
pagnie suivront  absolument  la  doctrine  de  saint  Thomas,  ils  le  re- 
garderont comme  leur  docteur  propre,  et  mettront  tout  en  œuvre 
pour  que  leurs  auditeurs  s'y  affectionnent.  Cependant  ils  ne  se 
croiront  pas  astreints  à  saint  Thomas  de  telle  sorte  qu'il  ne  leur  soit 
jamais  permis  de  s'en  écarter  en  rien,  puisque  ceux  mêmes  qui 
s'appellent  thomistes  ne  s'y  croient  pas  obligés.  Ainsi,  sur  la  con- 
ception de  la  sainte  Vierge,  on  suivra  l'opinion  la  plus  commune  en 
ce  temps  et  la  plus  reçue  parmi  les  théologiens.  De  plus,  dans  les 
questions  purement  philosophiques,  ou  même  qui  tiennent  aux  Écri- 
tures et  aux  canons,  on  pourra  suivre  ceux  qui  ont  traité  ces  ma- 
tières plus  ex  professo.  Lorsque  le  sentiment  de  saint  Thomas  est 
ambigu,  ou  qu'il  s'agit  de  questions  qu'il  n'a  peut-être  pas  traitées 
et  sur  quoi  les  docteurs  catholiques  ne  sont  pas  d'accord,  on  pourra 
suivre  l'un  ou  l'autre  parti.  Dans  l'enseignement,  on  aura  surtout 
soin  d'affermir  la  foi  et  de  nourrir  la  piété.  C'est  pourquoi,  dans  les 
questions  que  saint  Thomas  ne  traite  point  ex  professo,  nul  n'ensei- 
gnera rien  qui  ne  s'accorde  avec  les  sentiments  de  l'Église  et  avec 
les  traditions  reçues,  ou  qui  ébranle  de  quelque  manière  une  solide 
piété.  Le  cours  de  théologie  s'achèvera  dans  quatre  ans  3. 

Quant  à  la  philosophie,  voici  les  principales  règles.  Comme  les 


1  Constit.  cum  déclarât.,  pars  4,  c.  12,  t.  1,  p.  249.  —  *  Voir  Breviarum  thec- 
logicum  de  Polman.  Paris,  1682.  —  s  Ratio  Studiorum. 


à  1^5  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  565 

sciences  naturelles  disposent  l'esprit  à  la  théologie,  qu'elles  servent 
à  en  acquérir  une  parfaite  connaissance  et  à  en  faire  un  bon  usage, 
et  que  de  soi  elles  aident  à  la  même  fin,  le  professeur,  cherchant  en 
tout  la  gloire  de  Dieu,  les  traitera  de  manière  à  préparer  ses  audi- 
teurs à  la  théologie,  et  surtout  à  les  exciter  à  la  connaissance  de  leur 
Créateur.  Dans  les  choses  de  quelque  importance,  il  ne  s'éloignera 
point  d'Aristote,  à  moins  qu'il  ne  s'agisse  d'un  article  qui  s'écarte  de 
la  doctrine  approuvée  par  toutes  les  académies,  à  plus  forte  raison 
s'il  répugne  à  la  foi  orthodoxe,  contre  laquelle,  s'il  se  trouve  quel- 
ques arguments,  soit  dans  ce  philosophe,  soit  dans  tout  autre,  le  pro- 
fesseur le  réfutera  vigoureusement,  suivant  que  l'ordonne  le  concile 
de  Latran.  Les  interprètes  d'Aristote  qui  ont  mal  mérité  de  la  reli- 
gion chrétienne,  comme  Averroès,  on  ne  les  lira  ni  ne  les  citera  sans 
beaucoup  de  choix  et  de  précaution;  on  ne  se  déclarera  pour  aucune 
de  leurs  sectes,  on  ne  dissimulera  aucune  de  leurs  erreurs,  mais  on 
en  déprimera  d'autant  plus  vivement  leur  autorité.  Au  contraire, 
jamais  on  ne  parlera  qu'honorablement  de  saint  Thomas,  on  le  sui- 
vra volontiers  quand  il  faudra,  et  on  ne  l'abandonnera  qu'avec  res- 
pect, lorsque  son  sentiment  ne  paraîtra  pas  juste.  Le  cours  de  philo- 
sophie durera  trois  années.  La  première,  on  s'occupera  de  la  logique 
et  des  autres  livres  d'Aristote  qui  s'y  rapportent  ;  la  seconde,  des 
physiques  ;  la  troisième,  des  métaphysiques.  Dans  la  métaphysique, 
on  passera  les  questions  de  Dieu  et  des  intelligences,  qui  dépendent 
entièrement  ou  en  grande  partie  des  vérités  transmises  par  la  foi  divine1. 
Cette  règle  dernière  mérite  attention.  La  compagnie  de  Jésus  crai- 
gnait, non  sans  raison,  que  la  philosophie  sécularisée  n'usurpât  un 
jour  l'enseignement  de  la  théologie,  sous  le  nom  de  métaphysique, 
ou  même  quelque  nom  plus  nouveau.  Effectivement,  on  voit  de  nos 
jours,  sans  y  prendre  garde,  en  Allemagne,  en  France  et  ailleurs,  de 
simples  laïques  enseigner  la  théologie  à  la  jeunesse  chrétienne  sans 
aucune  mission  de  l'Église  de  Dieu,  mais  par  la  seule  autorité  des 
souverains  temporels,  empereurs,  rois,  reines,  princes  ou  bourgmes- 
tres :  on  leur  voit  enseigner  séculièrement  la  théologie  sous  le  nom 
ancien  de  philosophie  ou  le  nom  moderne  de  théodicée,  sans  que  l'é- 
piscopat  ait  réclamé  jusqu'à  présent  contre  cette  usurpation  de  ses 
droits.  Il  y  a  même  des  auteurs  catholiques  qui  aident  à  cette  usur- 
pation, en  débaptisant  la  théologie  sécularisée  et  en  lui  appliquant  la 
dénomination  nouvelle  et  protestante  de  théodicée.  Le  protestant 
Leibnitz  ayant  fait  un  traité  de  la  bonté  de  Dieu,  de  la  liberté  de 
V homme  et  de  foiùgine  du  mal,  lui  donna  le  nom  assez  impropre  de 

1  lialio  Sludiorum. 


566  HISTOIRE  UMVERSKLLE     [Liv.  LXXXIV.  -  De  1517 

théodicée,  qui  veut  d\re  justice  de  Dieu,  et  ne  se  trouve  dans  aucun 
saint  Père  ni  docteur.  Des  catholiques  estimables,  mais  trop  peu  avi- 
sés, donnent  ce  nom  plus  improprement  encore  à  la  théologie  tout 
entière,  du  moins  à  la  théologie  naturelle.  Ce  qui  donne  lieu  aux 
gouvernements  séculiers  de  raisonner  de  la  sorte  :  Les  évêques  nous 
reconnaissent,  du  moins  par  leur  silence,  le  droit  d'enseigner  et  de 
faire  enseigner  la  théologie,  même  la  théologie  fondamentale,  sous 
le  nom  de  philosophie  et  de  théodicée,  dans  nos  universités  et  nos 
collèges  :  pourquoi  n'aurions-nous  pas  le  droit  de  l'enseigner  et  de 
la  faire  enseigner  sous  son  nom  propre  dans  les  séminaires? 

Mais  les  gouvernements  ne  se  contentent  pas  de  raisonner  de  la 
sorte,  ils  agissent  ainsi  réellement.  Les  modernes  facultés  de  théolo- 
gie, et  dans  les  universités  d'Allemagne,  et  dans  les  académies  de 
France,  au  nom  de  qui  sont-elles  instituées?  est-ce  bien  au  nom  de 
l'Eglise  catholique?  Au  nom  de  qui  enseignent-elles?  est-ce  bien  au 
nom  de  ce  docteur  suprême  des  Chrétiens,  à  qui  a  été  dit  :  Pais  mes 
agneaux,  pais  mes  brebis?  est-ce  du  moins  au  nom  de  l'évêque,  qui 
seul  a  reçu  de  l'Église  le  pouvoir  d'enseigner  cette  portion  du  trou- 
peau? N'est-ce  pas  au  nom  des  princes  et  des  magistrats  de  ce  siècle, 
soient-ils  protestants,  hérétiques,  schismatiques ,  indifférents  ou 
athées?  N'est-ce  pas  au  nom  d'un  prince  de  ce  siècle,  et  non  d'un 
prince  de  l'Eglise,  que,  dans  les  facultés  gouvernementales  de  France, 
les  professeurs  de  théologie  reçoivent  leur  mission  officielle  d'ensei- 
gner? N'est-ce  pas  un  magistrat  de  ce  siècle,  et  non  un  représentant 
de  l'Eglise,  qui  autorise  le  programme  de  leurs  leçons,  qui  préside 
aux  examens  des  candidats?  N'est-ce  pas  d'un  magistrat  de  ce  siècle, 
et  non  d'un  député  de  l'Église,  que  les  candidats  reçoivent  leurs  di- 
plômes de  bachelier,  de  licencié,  de  docteur  en  théologie?  N'est-ce 
pas  ôter  l'enseignement  aux  apôtres  à  qui  le  Christ  a  dit  :  Allez  et 
enseignez,  et  le  reconnaître  à  ceux  qui  se  sont  ligués  contre  l'Éternel 
et  son  Christ,  à  Pilate  et  à  Hérode?  N'est-ce  pas  justifier  Néron  et 
Domitien  d'avoir  persécuté  et  tué  les  apôtres,  puisqu'ils  enseignaient 
sans  diplôme  impérial?  N'est-ce  pas  justifier  les  empereurs  ariens, 
iconoclastes  et  autres,  d'avoir  persécuté  les  évêques  et  les  prêtres 
catholiques,  puisqu'ils  enseignaient  contrairement  aux  rescrits  im- 
périaux? N'est-ce  pas  justifier  tout  le  mahoniétisme,  puisque  ce  n'est 
que  l'enseignement  d'un  prince  de  ce  siècle?  N'est-ce  pas  préparer 
les  voies  à  l'antechrist,  dont  le  caractère  sera  de  s'asseoir  dans  le 
temple  de  Dieu,  dans  l'Église  de  Dieu,  comme  étant  Dieu  même,  le 
Dieu  de  ce  siècle,  et  d'usurper  la  place  du  Seigneur,  qui  a  dit  :  Je  suis 
la  voie,  la  vérité  et  la  vie;  vous  n'avez  qu'un  maître  ou  docteur,  c'est 
le  Christ?  Comment  des  catholiques,  prêtres  ou  séculiers,  peuvent- 


à  1545  de  l'ère  chr.l        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  567 

ils  donner  les  mains  à  ces  préparatifs  de  la  grande  apostasie?  Ne 
voient-ils  pas  qu'ils  sont  les  manœuvres  de  l'apostat  deWittemberg? 
Il  reconnaît  d'abord  que  le  Pape  seul,  médiatement  ou  immédiate- 
ment, peut  conférer  l'autorité  de  docteur  en  théologie  ;  mais  il  finit 
par  ôter  l'enseignement  au  Pape  et  au  concile  général,  pour  le 
transférer  à  l'assemblée  des  barons  allemands. 

Dans  les  règlements  de  la  compagnie  de  Jésus  pour  les  études  phi- 
losophiques, il  est  encore  dit  :  Le  professeur  s'appliquera  principale- 
ment à  bien  interpréter  le  texte  d'Aristote,  et  il  n'y  mettra  pas  moins 
d'application  qu'aux  questions  mêmes.  Il  persuadera  également  à  ses 
auditeurs  que  leur  philosophie  sera  bien  tronquée  s'ils  ne  mettent 
en  ceci  une  étude  sérieuse  h  Ce  règlement,  si  simple,  nous  paraît 
d'une  importance  extrême.  Faute  de  le  mettre  en  pratique,  les  trois 
derniers  siècles  se  sont  disputés  pour  et  contre  Aristote,  à  peu  près 
comme  des  aveugles  sur  les  couleurs,  sans  savoir  au  juste  ce  qu'il 
dit.  Ce  qui  fait  d'autant  moins  honneur  à  ces  siècles,  qu'ils  avaient 
sous  la  main  le  texte  complet  et  correctement  imprimé  d'Aristote, 
tandis  que  les  siècles  du  moyen  âge  n'avaient  que  des  manuscrits, 
souvent  fautifs  ou  indéchiffrables. 

Les  règlements  sur  les  études,  ainsi  que  toutes  les  constitutions  de 
la  compagnie  de  Jésus,  étaient  très-propres  pour  arrêter  et  prévenir 
l'anarchie  religieuse  et  intellectuelle  de  Luther,  et  ramener  l'harmonie 
de  l'intelligence  humaine  avec  la  foi  divine.  Comme  de  nos  jours  les 
besoins  sont  encore  les  mêmes,  les  premiers  pasteurs  feront  bien  d'em- 
ployer les  mêmes  remèdes ,  avec  les  modifications  convenables. 

Les  premiers  collèges  que  les  religieux  de  saint  Ignace  établirent 
sur  ces  principes  furent  celui  de  Coïmbre  en  Portugal,  Cologne  sur  le 
Rhin,  Ingolstadt  en  Bavière,  Vienne  en  Autriche, Prague  en  Bohême; 
ces  quatre  derniers  contribuèrent  puissamment  à  sauver  la  foi  en  Al- 
lemagne, dont  le  principal  apôtre,  en  ces  temps  critiques,  fut  un  disci- 
ple de  saint  Ignace,  Pierre  Canisius,  né  à  Nimègue,  que  nous  ne  serions 
pas  étonnés  de  voir  un  jour  rangé  par  l'Église  au  nombre  des  saints. 
Mais  un  collège  bien  autrement  considérable,  c'était  l'univers  en- 
tier à  convertir.  La  compagnie  de  Jésus  s'y  employa  dès  son  origine 
avec  zèle  et  succès.  Jean  Nugnèz  et  Louis  Gonzalez  passèrent  dans 
les  royaumes  de  Fèz  et  de  Maroc  pour  instruire  les  sclaves  chré- 
tiens. En  15-47,  quatre  missionnaires  partirent  pour  le  Congo  en 
Afrique  ;  quelques  années  après,  treize  furent  envoyés  dans  l'Abys- 
sinie  :  du  nombre  de  ces  derniers  était  Jean  Nugnèz,  que  le  pape 
Jules  III  fit  patriarche  d'Ethiopie;  deux  de  ses  compagnons  furent  sa- 

1  Ratio  Sludiorum.  Begulœ  professons  philosophai,  ri.  12. 


5G8  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

crés  évêques.  Enfin  le  roi  de  Portugal  demanda  plusieurs  membres 
de  la  même  société  pour  aller  annoncer  l'Évangile  aux  peuples  de 
l'Amérique  méridionale.  Mais  parmi  ces  conquérants  apostoliques, 
nul  n'est  comparable  à  François-Xavier,  l'apôtre  des  Indes,  qui 
partit  de  Lisbonne  le  sept  avril  1 5  î  I . 

Sainte  Thérèse,  dont  nous  avons  déjà  vu  les  commencements,  et 
qui  devait  fonder  une  réforme  du  Carmel,  avait  alors  vingt-six  ans  : 
saint  Jean  de  la  Croix,  qui  devait  la  seconder  dans  cette  œuvre,  en 
avait  deux  ;  saint  Charles  Borromée,  quatre  ;  saint  Philippe  de  Néri, 
vingt-six  ;  Michel  Ghisleri,  autrement  saint  Pie  Y,  trente-sept.  L'Église 
de  Dieu  n'est  jamais  stérile  en  saints. 

Saint  François-Xavier  s'embarqua  donc  le  sept  avril  1541 ,  le  jour 
de  sa  naissance,  dans  sa  trente-sixième  année.  Dans  son  voyage  de 
Rome  en  Espagne,  l'ambassadeur  portugais  qui  le  conduisait  en  Por- 
tugal lui  proposa  d'aller  au  château  de  Xavier,  peu  éloigné  de  la 
route,  afin  de  dire  adieu  à  sa  mère,  qui  vivait  encore,  et  à  ses  amis, 
qu'il  ne  verrait  peut-être  jamais  en  ce  monde.  Le  saint  répondit 
qu'il  remettait  à  voir  ses  parents  dans  le  ciel;  que  l'entrevue  qu'on 
lui  proposait  serait  accompagnée  de  tristesse,  comme  il  arrive  dans 
les  derniers  adieux  ;  au  lieu  que  dans  le  ciel  il  serait  réuni  pour  tou- 
jours aux  personnes  qui  lui  étaient  chères,  et  que  sa  joie  ne  serait 
mêlée  d'aucune  affliction.  L'ambassadeur  Mascaregnas  fut  si  touché 
des  exemples  et  des  instructions  de  Xavier,  qu'il  résolut  de  se  donner 
à  Dieu  sans  réserve. 

A  Lisbonne,  il  reçut  plusieurs  lettres  de  Martin  d'Azpilcueta.  plus 
connu  sous  le  nom  de  docteur  de  Navarre,  qui  le  pressait  de  se 
rendre  auprès  de  lui.  Le  docteur  était  son  oncle  maternel,  et  pro- 
fessait la  théologie  avec  éclat  à  Coïmbre.  Xavier  refusa  constamment 
d'aller  dans  cette  ville.  Le  docteur  lui  ayant  témoigné  de  l'inquiétude 
sur  son  genre  de  vie,  il  lui  répondit  qu'il  ne  devait  point  s'arrêtera 
ce  qu'on  disait  du  nouvel  institut  :  qu'il  importait  peu  d'être  jugé  par 
les  hommes,  par  ceux  surtout  qui  jugent  sans  connaissance  de  cause. 

Quand  le  temps  du  départ  fut  arrivé,  le  roi  de  Portugal  lui  remit 
quatre  brefs  du  pape  Paul  III.  Dans  les  deux  premiers,  le  souverain 
Pontife  l'établissait  nonce  apostolique  et  lui  donnait  d'amples  pou- 
voirs; dans  le  troisième,  il  le  recommandait  à  David,  roi  d'Ethiopie: 
et  dans  le  quatrième,  aux  autres  princes  d'Orient.  Il  fut  impossible 
de  lui  faire  accepter  aucunes  provisions.  Il  ne  prit  que  quelques  livres 
de  piété,  destinés  à  l'usage  des  nouveaux  convertis.  Sur  la  proposi- 
tion qu'on  lui  fit  d'avoir  au  moins  un  domestique,  il  répondit  :  Tant 
quej  aurai  ces  (h-ux  mains,  je  n'aurai  point  d'autre  valet.  —  Mais, 
insista-t-on,  la  bienséance  veut  que  vous  en  ayez:  car  enfin  vous 


à  1645  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  569 

avez  une  dignité  que  vous  ne  devez  pas  avilir,  et  il  serait  honteux  de 
voir  un  légat  apostolique  laver  son  linge  au  bord  d'un  navire  et  s'ap- 
prêter lui-même  à  manger.  —  Je  prétends  bien,  dit  Xavier,  me 
servir  et  servir  les  autres  sans  déshonorer  mon  caractère  :  pourvu 
que  je  ne  fasse  point  de  mal,  je  ne  crains  point  de  scandaliser  le  pro- 
chain ni  de  perdre  l'autorité  que  le  Saint-Siège  m'a  commise.  Ce 
sont  ces  respects  humains  et  ces  fausses  idées  de  bienséance  qui  ont 
mis  l'Église  en  l'état  où  nous  la  voyons  présentement. 

Il  s'embarqua  pour  les  Indes  avec  le  père  Paul  de  Camerino,  Ita- 
lien, et  le  père  François  Mansella,  Portugais.  Le  second  n'était  pas 
encore  prêtre.  Le  père  Simon  Rodriguèz  les  accompagna  jusqu'à  la 
flotte.  Au  milieu  des  plus  tendres  embrassements,  le  saint  lui  dit  : 
Mon  frère,  voici  les  dernières  paroles  que  je  vous  dirai  jamais.  Nous 
ne  nous  reverrons  plus  en  ce  monde,  souffrons  patiemment  notre  sé- 
paration ;  car  il  est  certain  qu'étant  bien  unis  à  Dieu,  nous  serons 
unis  ensemble,  et  que  rien  ne  pourra  nous  séparer  de  la  société  que 
nous  avons  en  Jésus-Christ.  Je  veux,  au  reste,  pour  votre  consola- 
tion, vous  découvrir  un  secret  que  je  vous  ai  caché  jusqu'à  cette 
heure.  Il  vous  souvient  que,  lorsque  nous  étions  dans  un  hôpital  de 
Rome,  vous  m'entendîtes  crier  une  nuit  :  Encore  plus,  Seigneur,  en- 
core plus!  Vous  m'avez  demandé  souvent  ce  que  cela  voulait  dire,  et 
je  vous  ai  toujours  répondu  que  vous  ne  deviez  pas  vous  en  mettre 
en  peine.  Sachez  maintenant  que  je  vis  alors,  ou  endormi  ou  éveillé, 
Dieu  le  sait,  tout  ce  que  je  devais  souffrir  pour  la  gloire  de  Jésus- 
Christ.  Notre-Seigneur  me  donna  tant  de  goût  pour  les  souffrances, 
que,  ne  pouvant  me  rassasier  de  celles  qui  s'offraient  à  moi,  j'en  dé- 
sirai davantage;  et  c'est  le  sens  de  ces  mots  que  je  prononçais  avec 
tant  d'ardeur  :  Encore  plus,  encore  plus!  J'espère  que  la  divine  bonté 
m'accordera  dans  les  Indes  ce  qu'elle  m'a  montré  en  Italie,  et  que 
ces  désirs  qu'elle  m'a  inspirés  seront  bientôt  satisfaits. 

La  flotte  mit  à  la  voile  sous  le  commandement  d'Alphonse  de 
Sousa,  nommé  vice-roi  des  Indes,  lequel  voulut  avoir  le  saint  sur 
son  navire.  Il  s'y  trouvait  bien  mille  personnes.  Xavier  les  regarda 
comme  un  troupeau  confié  à  ses  soins.  Il  catéchisait  les  matelots  et 
prêchait  tous  les  dimanches  au  pied  du  grand  mât.  Il  avait  un  soin 
extraordinaire  des  malades,  et  les  portait  dans  sa  chambre,  dont  il 
faisait  une  espèce  d'infirmerie.  11  couchait  sur  le  tillac,  et  ne  vécut 
que  d'aumônes  pendant  tout  le  voyage.  Inutilement  le  vice-roi  le 
pressa  de  manger  à  sa  table  ou  d'accepter  au  moins  ce  qu'il  lui  en- 
voyait pour  sa  nourriture.  Xavier  répondit  toujours  qu'il  était  un 
pauvre  religieux,  et  qu'ayant  fait  vœu  de  pauvreté,  il  était  de  son  de- 
voir de  l'accomplir.  S'il  fut  forcé  qudquefo:s  de  îv  evoir  les  plats 


570  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

que  le  vice-roi  lui  envoyait  de  sa  table,  il  les  partageait  avec  ceux 
qu'il  savait  en  avoir  le  plus  de  besoin.  Attentif  à  réprimer  et  môme 
à  prévenir  toute  espèce  de  désordres,  il  faisait  cesser  les  murmures, 
apaisait  les  querelles  et  les  disputes,  et  empêchait,  autant  qu'il  lui 
était  possible,  les  jurements,  les  blasphèmes  et  la  passion  du  jeu.  S'il 
était  témoin  de  quelques  mauvaises  actions,  il  reprenait  les  coupa- 
bles avec  une  telle  autorité,  que  personne  ne  lui  résistait,  et  son  zèle 
était  si  bien  tempéré  par  la  douceur,  qu'où  ne  pouvait  s'en  offenser. 
Les  froids  insupportables  du  Cap-Vert,  les  chaleurs  excessives  de  la 
Guinée,  la  putréfaction  de  l'eau  douce  et  des  viandes  sous  la  ligne 
ayant  produit  des  maladies  fâcheuses,  il  donna  les  plus  grandes 
preuves  de  charité  pour  les  besoins  spirituels  et  corporels  de  l'équipage 
Ce  qui  le  fit  surnommer  dès  lors  le  saint  père  ;  et  ce  nom  lui  demeura 
le  reste  de  ses  jours,  même  parmi  les  Mahométans  et  les  idolâtres. 

Après  cinq  mois  de  navigation,  la  flotte  doubla  le  cap  de  Bonne- 
Espérance  et  aborda  sur  la  tin  d'août  à  Mozambique,  sur  la  côte 
orientale  d'Afrique.  Elle  fut  obligée  d'y  passer  l'hiver.  Les  habitants 
de  Mozambique,  Mahométans  pour  la  plupart,  trafiquaient  avec  les 
Arabes  et  les  Éthiopiens;  mais  les  Portugais  avaient  quelques  éta- 
blissements chez  ce  peuple.  L'air  du  pays  est  malsain,  et  Xavier,  en 
servant  les  malades,  y  tomba  malade  lui-même.  Sa  santé  étant  réta- 
blie, il  se  rembarqua  avec  le  vice-roi,  le  13  mars  ir>'i2.  Après  trois 
jours  de  navigation,  on  arriva  à  Mélinde,  ville  d'Afrique,  habitée  par 
les  Sarrasins.  Xavier  pensait  à  parler  de  religion,  pour  faire  sentir 
les  absurdités  du  mahométisme,  lorsqu'un  des  principaux  de  la  ville 
le  prévint  et  lui  demanda  s'il  n'y  avait  pas  plus  de  piété  en  Europe 
qu'à  Mélinde.  Il  ajouta  que,  de  dix-sept  mosquées  qu'ils  avaient, 
quatorze  étaient  entièrement  abandonnées,  et  qu'on  ne  fréquentait 
presque  plus  les  trois  autres.  Cette  conversation  n'eut  point  d'autre 
suite,  et  le  saint  partit  en  gémissant  sur  l'aveuglement  de  ce  peuple. 
La  flotte  continua  de  côtoyer  l'Afrique,  et  alla  mouiller  au  bout  de 
quelques  jours  à  l'île  de  Socotora,  vis-à-vis  le  détroit  de  la  Mecque. 
Xavier  y  trouva  quelques  traces  de  christianisme,  mais  défiguré,  et 
ce  ne  fut  pas  sans  verser  des  larmes  qu'il  abandonna  un  peuple  dis- 
posé à  recevoir  ses  instructions.  Les  Socotorins  l'accompagnèrent 
jusqu'au  bord  de  la  mer,  en  le  priant  de  revenir  chez  eux.  On  s'em- 
barqua, et  la  navigation  fut  de  peu  de  jours.  La  flotte,  après  avoir 
traversé  la  mer  d'Arabie  et  une  partie  de  celle  de  l'Inde,  arriva  au 
port  de  Goa  le  6  mai  1542,  le  treizième  mois  depuis  sa  sortie  du  port 
de  Lisbonne. 

Xavier  n'eut  pas  plus  tôt  pris  terre,  qu'il  se  rendit  à  l'hôpital,  où 
il  choisit  son  logement;  mais  il  ne  voulut  exercer  aucune  fonction 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  571 

sans  avoir  rendu  ses  devoirs  à  l'évêque  de  Goa.  C'était  Jean  d'Albu- 
querque,  religieux  de  Saint-François,  que  ses  vertus  rendaient  singu- 
lièrement recommandable.  Le  saint  missionnaire  lui  présenta  les  brefs 
de  Paul  III,  et.  lui  déclara  qu'il  ne  prétendait  point  en  faire  usage 
sans  son  agrément.  Il  se  jeta  ensuite  à  ses  pieds  pour  lui  demander 
sa  bénédiction.  Le  prélat,  frappé  de  la  modestie  de  Xavier  et  de  cer- 
tain air  de  sainteté  que  respirait  son  extérieur,  s'empressa  de  le  rele- 
ver et  l'embrassa  tendrement.  Il  baisa  plusieurs  fois  les  brefs  du  Pape 
et  dit  :  Un  légat  apostolique,  envoyé  immédiatement  du  vicaire  de 
Jésus-Christ,  n'a  pas  besoin  de  prendre  sa  mission  d'ailleurs  ;  usez 
librement  des  pouvoirs  que  le  Saint-Siège  vous  a  donnés,  et  soyez 
sûr  que,  si  l'autorité  épiscopale  est  nécessaire  pour  les  maintenir, 
elle  ne  vous  manquera  pas. 

Dès  ce  moment-là  ils  se  lièrent  d'amitié,  et  leur  union  devint  si 
intime  dans  la  suite,  qu'ils  semblaient  tous  deux  n'avoir  qu'un  cœur 
et  qu'une  âme.  Aussi  le  père  Xavier  n'entreprenait  rien  sans  avoir 
consulté  l'évêque.  L'évêque,  de  son  côté,  communiquait  tous  ses 
desseins  au  père  Xavier,  et  on  ne  peut  croire  combien  une  telle  cor- 
respondance servit  au  salut  des  âmes  et  à  l'exaltation  de  la  foi. 

L'état  où  le  saint  vit  la  religion  dans  le  pays  où  il  était  envoyé  fit 
couler  ses  larmes  et  l'enflamma  de  zèle.  Les  Portugais,  livrés  aux 
passions  les  plus  injustes  et  les  plus  honteuses,  ne  se  faisaient  aucun 
scrupule  de  l'ambition,  de  la  vengeance,  de  l'usure,  du  libertinage. 
Il  semblait  que  tout  sentiment  de  religion  fût  éteint  dans  la  plupart 
d'entre  eux.  Les  sacrements  étaient  universellement  négligés.  Il  n'y 
avait  que  quatre  prédicateurs  dans  toutes  les  Indes,  ni  guère  plus  de 
prêtres  hors  de  Goa.  En  vain  l'évêque  tâchait  de  faire  rentrer  les  cou- 
pables en  eux-mêmes  ;  ils  méprisaient  ses  exhortations,  ses  prières  et 
ses  menaces.  Il  n'y  avait  point  de  digue  qu'on  pût  opposer  à  ce  torrent 
d'iniquités.  Les  infidèles  ressemblaient  moins  à  des  hommes  qu'à  des 
bêtes  ;  si  quelques-uns  avaient  cru  autrefois  à  l'Évangile,  ils  étaient 
retombés  dans  leurs  premières  superstitions  et  dans  leurs  anciens 
désordres,  parce  qu'ils  avaient  manqué  d'instruction  pour  se  soute- 
nir et  qu'ils  n'avaient  eu  que  de  mauvais  exemples  sous  les  yeux. 

La  vie  scandaleuse  des  Chrétiens  était  un  grand  obstacle  à  la  con- 
version des  Gentils.  Xavier  commença  sa  mission  par  les  premiers." 
Il  leur  rappela  les  principes  du  christianisme,  et  il  s'appliqua  sur- 
tout à  former  la  jeunesse  à  la  vertu.  Sa  coutume  était  de  passer  la 
matinée  à  servir  les  malades  des  hôpitaux  et  à  visiter  les  prisonniers. 
Il  parcourait  ensuite  les  rues  de  Goa,  une  clochette  à  la  main,  et  priait 
à  haute  voix  les  pères  de  famille  d'envoyer  pour  l'amour  de  Dieu 
leurs  enfants  et  leurs  esclaves  au  catéchisme.  Les  petits  enfants  s'as- 


572  HISTOIRE  UNIVERSELLE     |Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

semblaient  autour  de  lui  :  il  les  conduisait  à  l'église,  et  là  leur  ex- 
pliquait le  symbole  des  apôtres,  les  commandements  de  Dieu  et  toutes 
les  pratiques  de  piété  qui  sont  en  usage  parmi  les  fidèles.  Il  vint  à 
bout  de  leur  inspirer  de  vifs  sentiments  de  religion.  La  modestie  et 
la  dévotion  de  ces  enfants  étonnèrent  toute  la  ville  et  la  firent  bien- 
tôt changer  de  face.  Les  pécheurs  les  plus  abandonnés  commencèrent 
à  rougir  de  leurs  désordres.  Quelque  temps  après,  il  prêcha  en  pu- 
blic et  se  mit  à  faire  des  visites  dans  les  maisons  particulières.  Sa 
douceur  et  sa  charité  furent  des  armes  auxquelles  personne  ne  ré- 
sista. Les  pécheurs,  pénétrés  d'horreur  pour  leurs  crimes,  vinrent  se 
jeter  à  ses  pieds  pour  se  confesser,  et  les  fruits  de  pénitence  qui  ac- 
compagnaient leurs  larmes  fournirent  des  preuves  certaines  de  la  sin- 
cérité de  leur  conversion.  On  renonça  aux  contrats  usuraires,  on 
restitua  les  gains  illicites,  on  mit  en  liberté  les  esclaves  qu'on  avait 
acquis  injustement  ;  ceux  qui  avaient  des  concubines  les  renvoyèrent 
lorsqu'ils  ne  voulurent  point  les  épouser;  enfin  l'ordre  et  la  décence 
furent  rétablis  dans  les  familles.  Les  gentilshommes  et  les  marchands 
donnaient  au  saint  de  grosses  sommes  d'argent,  qu'il  distribuait  de- 
vant eux  dans  les  hôpitaux  et  dans  les  prisons.  Le  vice-roi  y  allait 
lui-même  toutes  les  semaines  avec  le  saint,  pour  écouter  les  prison- 
niers et  consoler  les  pauvres. 

Cependant  l'homme  apostolique  apprit  qu'à  l'orient  de  la  pres- 
qu'île il  y  avait,  sur  la  côte  de  la  Pêcherie,  qui  s'étend  depuis  le  cap 
Comorin  jusqu'à  l'île  de  Manar,  un  peuple  connu  sous  le  nom  de 
Paravas  ou  de  pêcheurs  ;  que  ces  peuples,  par  reconnaissance  pour 
les  Portugais,  qui  les  avaient  secourus  contre  les  Maures,  s'étaient 
fait  baptiser;  mais  que,  faute  d'instruction,  ils  conservaient  tou- 
jours leurs  superstitions  et  leurs  vices.  Xavier  se  chargea  d'autant 
plus  volontiers  de  cette  mission,  qu'il  avait  quelque  connaissance  de 
la  langue  malabare,  qui  était  en  usage  à  la  eôte  de  la  Pêcherie.  Il  se 
fit  accompagner  par  deux  jeunes  ecclésiastiques  de  Goa,  qui  enten- 
daient passablement  la  même  langue,  et  s'embarqua  au  mois  d'oc- 
tobre 1542.  Il  prit  terre  au  cap  Comorin,  qui  est  en  face  de  l'île  de 
Ceylan  et  environ  à  six  cents  milles  de  Goa.  11  commença  l'exercice 
de  son  ministère  dans  un  village  rempli  d'idolâtres  :  il  leur  prêcha 
Jésus-Christ  ;  mais  ils  lui  dirent  qu'ils  ne  pouvaient  changer  de  reli- 
gion sans  la  permission  du  seigneur  du  pays.  Leur  opiniâtreté  cepen- 
dant ne  put  tenir  contre  la  force  des  miracles  que  Dieu  opéra  par 
son  serviteur.  Une  femme  était  en  travail  d'enfant  depuis  trois  jours, 
et  souffrait  des  peines  horribles  sans  recevoir  aucun  soulagement,  ni 
des  prières  desbrachmanes  ni  des  remèdes  naturels.  Xavier  l'instrui- 
sit et  la  baptisa  lorsqu'elle  eut  déclaré  qu'elle  croyait  en  Jésus-Christ. 


h  1545  de  l'ère  chr.l        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  573 

Elle  fut  aussitôt  délivrée  et  parfaitement  guérie,  comme  nous  l'ap- 
prenons d'une  lettre  de  Xavier  lui-même  à  saint  Ignace  *.  Ce  miracle 
convertit  non-seulement  la  famille  de  cette  femme,  mais  les  princi- 
paux habitants  du  village,  et  le  prince  ayant  permis  l'exercice  du 
christianisme,  tous  se  firent  instruire  et  baptiser. 

Encouragé  par  ce  premier  succès,  il  gagna  la  côte  de  la  Pêcherie. 
Il  s'attacha  d'abord  à  ceux  qui  avaient  reçu  le  baptême,  et  leur  en- 
seigna la  doctrine  chrétienne.  Mais,  pour  se  mettre  en  état  de  faire 
plus  de  fruit,  il  voulut  bien  savoir  la  langue  malabare,  et  il  se  donna 
des  peines  infinies  pour  y  réussir.  A  force  de  travail,  il  traduisit  en 
cette  langue  les  paroles  du  signe  de  la  croix,  le  symbole  des  apôtres, 
les  commandements  deDieu,  l'oraison  dominicale,  la  salutation  angé- 
lique,le  Confiteor,  le  Salve,  regina,  enfin  tout  le  catéchisme.  Il  apprit 
par  cœur  cequ'il  put  de  sa  traduction,  et  se  mit  à  parcourir  les  villages. 

J'allais  la  clochette  à  la  main,  écrit-il  lui-même  à  ses  frères  d'Eu- 
rope, et,  rassemblant  tout  ce  que  je  pouvais  d'enfants  et  d'hommes, 
je  leur  enseignais  la  doctrine  chrétienne.  Les  enfants  l'apprenaient 
aisément  par  cœur  en  un  mois,  et  quand  ils  la  savaient  bien,  je  leur 
recommandais  de  l'enseigner  eux-mêmes  à  leurs  pères  et  mères,  à 
leurs  domestiques  et  à  leurs  voisins.  Les  dimanches,  j'assemblais 
dans  la  chapelle  les  hommes  et  les  femmes,  les  garçons  et  les  filles. 
Tous  y  venaient  avec  une  joie  incroyable  et  avec  un  désir  ardent 
d'ouïr  la  parole  de  Dieu.  Je  commençais  par  confesser  que  Dieu  est 
un  en  nature  et  trine  en  personnes  ;  je  récitais  ensuite  tout  haut  et 
distinctement  l'oraison  dominicale,  la  salutation  angélique  et  le 
symbole  des  apôtres.  Tous  ensemble  disaient  après  moi,  et  on  ne 
peut  s'imaginer  le  plaisir  qu'ils  y  prenaient.  Puis  je  répétais  seul  le 
symbole,  et,  insistant  sur  chaque  article,  je  leur  demandais  s'ils 
croyaient  sans  aucun  doute  :  ils  me  le  protestaient  tous  à  haute  voix  et 
ayant  les  mains  en  croix  sur  l'estomac.  Aussi  je  leur  fais  réciter  le  sym- 
bole plus  souvent  que  les  autres  prières,  et  je  lear  déclare  en  même 
temps  que  ceux  qui  croient  ce  qui  y  est  contenu  s'appellent  Chrétiens. 

Du  symbole  je  passe  au  décalogue,  et  je  leur  annonce  que  la  loi 
chrétienne  est  comprise  dans  ces  dix  préceptes  ;  que  celui  qui  les 
garde  tous  comme  il  faut  est  un  bon  Chrétien,  et  que  la  vie  éternelle 
lui  est  destinée  ;  qu'au  contraire,  celui  qui  viole  un  de  ces  préceptes 
est  un  mauvais  Chrétien,  et  qu'il  sera  damné  éternellement,  s'il  ne  se 
repent  de  sa  faute.  Les  néophytes  et  les  païens  admirent  combien^ notre 
loi  est  sainte  et  raisonnable,  combien  elle  s'accorde  avec  elle-même. 

Ayant  fait  ce  que  je  viens  de  dire,  j'ai  coutume  de  réciter  avec  eux 

lL.  1,  epist.  4. 


574  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  —  De  1517 

l'oraison  dominicale  et  la  salutation  angélique.  Nous  reprenons  tout 
de  nouveau  le  symbole,  et,  à  chaque  article,  outre  le  Pater,  et  Y  Ave, 
nous  entremêlons  une  courte  prière  :  car.  ayant  prononcé  tout  haut 
le  premier  article  de  la  foi,  je  commence  ainsi,  et  ils  suivent  :  «  Jésus, 
Fils  du  Dieu  vivant,  faites-nous  la  grâce  de  croire  sans  hésiter  ce  pre- 
mier article  de  votre  foi.  Nous  vous  offrons  à  cette  intention  l'oraison 
dont  vous  êtes  vous-même  l'auteur.  »  Nous  ajoutons  :  «  0  Marie, 
sainte  Mère  de  Notre- Seigneur  Jésus-Christ,  obtenez-nous  de  votre 
Fils  bien-aimé  la  grâce  de  croire  cet  article  sans  nul  doute.  »  On 
tient  la  même  méthode  dans  les  autres  articles.  On  parcourt  à  peu 
près  de  la  même  sorte  les  préceptes  du  décalogue.  Dès  que  nous 
avons  récité  ensemble  le  premier  précepte,  qui  est  d'aimer  Dieu,  nous 
prions  en  cette  manière  :  «Jésus-Christ,  Fils  du  Dieu  vivant,  accordez- 
nous  la  grâce  de  vous  aimer  sur  toutes  choses  ;  »  et  nous  disons  immé- 
diatement après  l'oraison  dominicale.  On  ajoute  aussitôt  :  «  0  Marie, 
sainte  Mère  de  Jésus,  obtenez-nous  de  votre  Fils  la  grâce  d'observer 
fidèlement  ce  précepte  ;  »  et  on  dit  la  salutation  angélique.  Nous 
gardons  la  même  formule  dans  les  autres  neuf  commandements,  en 
la  changeant  néanmoins  un  peu,  selon  que  la  matière  l'exige. 

Ce  sont  là  les  choses  que  je  les  accoutume  à  demander  à  Dieu  dans 
les  prières  communes  :  je  ne  laisse  pas  de  leur  déclarer  quelquefois 
que,  s'ils  obtiennent  ce  qu'ils  demandent,  ils  auront  le  reste  plus 
amplement  qu'ils  ne  pourraient  le  demander. 

Je  fais  dire  à  tous  le  Confiteor,  et  principalement  à  ceux  qui  doi- 
vent recevoir  le  baptême,  auxquels  je  fais  dire  encore  le  Credo.  A 
chaque  article,  je  les  interroge  s'ils  croient  sans  douter  aucunement, 
et  quand  ils  m'en  assurent,  je  leur  fais  d'ordinaire  une  exhortation 
que  j'ai  composée  en  leur  langue  :  c'est  un  abrégé  des  dogmes  du 
christianisme  et  des  devoirs  du  Chrétien  nécessaires  au  salut.  Enfin 
je  les  baptise,  et  on  finit  tout  en  chantant  Salve,  regina.  pour  implorer 
l'assistance  de  la  sainte  Vierge. 

Le  saint  homme  forma  des  catéchistes  qui  lui  furent  d'un  grand 
secours  pour  achever  les  conversions  que  ses  discours  avaient  com- 
mencées. La  ferveur  de  cette  chrétienté  naissante  était  admirable. 
Xavier,  écrivant  aux  Pères  de  Rome,  confesse  lui-même  n'avoir  point 
de  paroles  pour  l'exprimer.  11  ajoute  (pie  la  multitude  de  ceux  qui 
recevaient  le  baptême  était  si  grande,  qu'à  force  de  baptiser  conti- 
nuellement, il  ne  pouvait  plus  lever  le  bras,  et  que  la  voix  lui  man- 
quait souvent  en  redisant  tant  de  lois  le  symbole  des  apôtres  et  les 
commandements  de  Dieu,  avec  une  petite  instruction  qu'il  faisait 
toujours  sur  les  devoirs  d'un  véritable  Chrétien,  avant  que  de  bapti- 
ser les  adultes.  Les  enfants  seuls  qui  moururent  après  leur  baptême 


à  IM5  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  575 

montaient,  selon  son  calcul,  au  nombre  de  plus  de  mille.  Ceux  qui 
vécurent  et  qui  commençaient  à  avoir  l'usage  de  raison  étaient  si 
affectionnés  aux  choses  de  Dieu  et  si  avides  de  savoir  tous  les  mys- 
tères de  la  foi,  qu'ils  ne  donnaient  presque  pas  le  temps  au  père  Xavier 
de  prendre  un  peu  de  nourriture  ou  de  repos.  Ils  le  cherchaient  à 
toute  heure,  et  il  était  quelquefois  obligé  de  se  cacher  d'eux  pour 
faire  oraison  et  pour  dire  son  bréviaire. 

C'est  avec  le  secours  de  ces  néophytes  si  fervents  qu'il  faisait  plu- 
sieurs bonnes  œuvres  et  même  une  partie  des  guérisons  miraculeuses 
que  le  ciel  opéra  par  son  ministère.  Il  n'y  eut  jamais  tant  de  malades 
en  la  côte  de  la  Pêcherie  que  lorsque  le  saint  y  fut.  Il  semblait, 
écrit-il  lui-même,  que  Dieu  envoyât  des  maladies  à  ces  peuples  pour 
les  attirer  à  sa  connaissance  presque  malgré  eux  ;  car,  venant  à  re- 
couvrer la  santé  tout  à  coup  et  contre  toutes  les  apparences,  dès 
qu'ils  recevaient  le  baptême  ou  qu'ils  invoquaient  le  nom  de  Jésus- 
Christ,  ils  voyaient  clairement  la  différence  entre  le  Dieu  des  Chré- 
tiens et  les  pagodes  ;  c'est  le  nom  qu'on  donne  dans  l'Orient  et  aux 
temples  et  aux  simulacres  des  faux  dieux. 

Personne  ne  tombait  malade  parmi  les  Gentils  qu'on  n'eût  recours 
au  père  Xavier.  Comme  il  ne  pouvait  pas  suffire  à  tout  ni  être  en 
plusieurs  endroits  au  même  temps,  il  envoyait  les  enfants  chrétiens 
où  il  ne  pouvait  aller  lui-même.  En  partant,  l'un  lui  prenait  son 
chapelet,  l'autre  son  crucifix  ou  son  reliquaire,  et  tous,  animés  d'une 
foi  vive,  se  dispersaient  par  les  bourgs  et  les  villages.  Là,  ramassant 
autour  des  malades  le  plus  de  gens  qu'ils  pouvaient,  ils  récitaient  plu- 
sieurs fois  le  symbole  des  apôtres,  les  commandements  de  Dieu  et  tout 
ce  qu'ils  savaient  par  cœur  de  la  doctrine  chrétienne,  et  ensuite  ils  de- 
mandaient au  malade  s'il  croyait  de  bon  cœur  en  Jésus-Christ  et  s'il 
voulait  être  baptisé.  Dès  qu'il  avait  répondu  que  oui,  ils  le  touchaient 
avec  le  chapelet  ou  le  crucifix  du  père,  et  aussitôt  il  était  guéri. 

Xavier  enseignait  un  jour  les  mystères  de  la  foi  à  une  grande  mul- 
titude ,  lorsqu'il  vint  des  gens  de  Manapar  pour  l'avertir  qu'un  des 
plus  considérables  du  pays  était  possédé  du  démon,  et  pour  le  prier 
de  venir  à  son  secours.  L'homme  de  Dieu  ne  crut  pas  devoir  quitter 
l'instruction  qu'il  faisait.  II  appela  seulement  de  jeunes  Chrétiens, 
leur  donna  une  croix  qu'il  portait  sur  sa  poitrine,  et  les  envoya  à 
Manapar,  avec  ordre  de  chasser  le  malin  esprit.  Ils  n'y  furent  pas 
plus  tôt  arrivés,  que  le  démoniaque,  plus  furieux  qu'à  l'ordinaire, 
fit  des  contorsions  et  jeta  des  cris  effroyables.  Bien  loin  d'avoir  peur, 
comme  ont  les  enfants ,  ils  chantèrent  autour  de  lui  les  prières  de 
l'Église  ;  après  quoi  ils  le  contraignirent  de  baiser  la  croix,  et,  dans 
le  même  moment,  le  démon  se  retira.  Plusieurs  païens  qui  étaient 


576  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Llv.  LXXXIV.  —  De  1517 

présents,  et  qui  reconnurent  visiblement  le  pouvoir  de  la  croix,  se 
convertirent  sur-le-champ  et  devinrent  ensuite  d'excellents  Chrétiens. 

Ces  petits  néophytes,  que  Xavier  employait  ainsi  dans  les  ren- 
contres, disputaient  sans  cesse  contre  les  Gentils  et  brisaient  autant 
d'idoles  qu'ils  en  pouvaient  attraper  ;  ils  les  brûlaient  même  et  ne 
manquaient  pas  de  jeter  les  cendres  au  vent.  Que  s'ils  découvraient 
qu'un  Chrétien  eût  des  pagodes  cachées  qu'il  adorât  en  secret,  ils  le 
reprenaient  hardiment;  et  quand  leurs  réprimandes  ne  servaient  de 
rien,  ils  en  avertissaient  le  saint  homme,  afin  qu'il  y  remédiât  par 
lui-même.  Xavier  visitait  souvent  avec  eux  les  maisons  suspectes,  et, 
s'il  s'y  trouvait  quelque  idole,  elle  était  aussitôt  mise  en  pièces  l. 

Les  miracles  qu'opéra  Xavier  par  le  moyen  des  enfants  le  firent 
admirer  des  Chrétiens  et  des  idolâtres;  il  n'y  avait  pas  jusqu'aux 
brachmanes,  ces  fameux  philosophes  de  l'Inde,  qui  ne  l'honorassent. 
Le  saint,  voyant  combien  l'Evangile  faisait  de  progrès  parmi  le 
peuple,  et  que,  s'il  n'y  avait  point  de  brachmanes  aux  Indes,  il 
n'y  aurait  peut-être  pas  un  idolâtre  dans  tous  ces  vastes  royaumes 
de  l'Asie,  n'épargna'rien  pour  ramener  à  la  connaissance  du  vrai 
Dieu  une  nation  si  perverse.  Il  traita  souvent  avec  eux  de  la  vraie 
religion,  et  il  eut  un  jour  une  occasion  favorable  de  le  faire.  Passant 
assez  près  d'un  monastère  où  plus  de  deux  cents  brachmanes  vi- 
vaient ensemble,  il  fut  visité  des  principaux,  qui  eurent  la  curiosité 
de  voir  un  homme  dont  la  réputation  était  si  grande  partout.  II  les 
reçut  avec  un  visage  agréable,  selon  sa  coutume,  et,  les  ayant  mis  peu 
à  peu  sur  un  discours  du  salut  de  l'âme,  il  les  pria  de  lui  dire  ce  que 
leurs  dieux  commandaient  qu'on  fît  pour  être  bienheureux  après  la 
mort.  Ils  se  regardèrent  les  uns  les  autres  et  furent  quelque  temps 
sans  répondre. _Enfin  -un  vieux  brachmane  âgé  de  quatre-vingts  ans 
prit  la^  parole,  et  dit  d'un  ton  grave  que  deux  choses  conduisaient 
une  âme  à  la'gloire  et  la  rendaient  compagne  des  dieux  :  l'une,  de 
ne  point  tuer  de  vaches,  et  l'autre  de  faire  l'aumône  aux  brach- 
manes. Chacun  confirma  la  réponse  du  vieillard  et  y  applaudit 
comme  à  un  oracle  sorti  de  la  bouche  des  dieux  mêmes.  Effective- 
ment, nous  avons  vu  que,  suivant  ces  illustres  philosophes,  le  plus 
grand  bonheur  de  l'homme  en  ce  monde  est  de  mourir  en  tenant  une 
vache  par  la  queue  4.  Un  aveuglement  si  étrange  donna  de  la  com- 
passion au  père  Xavier,  et  les  larmes  lui  en  vinrent  aux  yeux.  I!  se 
leva;tout  à  coup,  car  ils  étaient  tous  assis,  et  il  récita  doucement , 
mais  à  voix  haute,  le  symbole  de  la  foi  et  les  préceptes  du  décalogue, 
s'arrêtant  à  chaque  article  et  l'expliquant  brièvement  en  leur  langue. 

<  »  Bouhours,  Vie  de  saint  Fraxçois-Xavier,  1.  2. 2  Voir  livre  20  de  cette  histoire. 


à  1645  de  l'ère  chr.j        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  577 

Il  leur  déclara  ensuite  ce  que  c'étaient  que  le  paradis  et  l'enfer,  et 
par  quelles  actions  on  méritait  l'un  et  l'autre. 

Les  brames ,  qui  écoutaient  le  Père  avec  admiration ,  se  levèrent 
tous  dès  qu'il  eut  achevé  de  parler,  et  coururent  l'embrasser,  en  con- 
fessant que  le  Dieu  des  Chrétiens  était  le  Dieu  véritable,  puisque  sa 
loi  était  si  conforme  aux  principes  de  la  lumière  naturelle.  Chacun 
lui  tit  diverses  questions,  auxquelles  il  répondit  d'une  maniée  qui 
les  contenta  beaucoup.  Les  voyant  instruits  et  disposés  de  la  sorte, 
il  leur  parla  d'embrasser  la  foi  de  Jésus-Christ.  Ils  répondirent,  dit 
le  saint  dans  une  de  ses  lettres,  ce  que  répondent  encore  aujourd'hui 
plusieurs  Chrétiens  :  «  Que  dira  le  monde  de  nous  s'il  nous  voit 
changer'?  Et  puis,  que  deviendront  nos  familles,  qui  ne  subsistent 
que  des  offrandes  qu'on  fait  aux  pagodes?  »  Ainsi  le  respect  humain 
et  l'intérêt  firent  que  la  connaissance  de  la  vérité  ne  servit  qu'à  les 
rendre  plus  coupables.  De  tous  ces  philosophes  et  prêtres  d'idoles, 
il  n'y  en  eut  jamais  qu'un  qui  embrassa  le  christianisme  de  bonne  foi. 

Le  saint  fit  pourtant  en  leur  présence  des  miracles  bien  capables 
de  les  convertir.  On  lit  dans  le  procès  de  sa  canonisation,  qu'il  res- 
suscita quatre  morts  dans  ce  temps-là.  Le  premier  était  un  catéchiste 
qui  avait  été  piqué  par  un  de  ces  serpents  dont  toutes  les  piqûres 
sont  mortelles  ;  le  second  était  un  enfant  qui  s'était  noyé  dans  un 
puits  ;  le  troisième  et  le  quatrième  étaient  un  jeune  garçon  et  une 
jeune  fille  qu'une  maladie  contagieuse  avait  enlevés. 

La  vie  que  menait  Xavier  ne  contribuait  pas  moins  que  les  mi- 
racles à  détruire  l'idolâtrie,  malgré  les  brames.  Sa  nourriture  était 
comme  celle  des  pauvres ,  du  riz  et  de  l'eau  ;  son  sommeil  de  trois 
heures  au  plus  dans  une  cabane  de  pêcheur,  et  à  terre  ;  car  il  se  défit 
bientôt  du  matelas  et  de  la  couverture  que  le  vice-roi  des  Indes  lui 
avait  envoyés  de  Goa.  Le  reste  de  la  nuit  se  passait  avec  Dieu  ou 
avec  le  prochain.  Il  avoue  lui-même  que  ses  fatigues  étaient  sans  re- 
lâche, et  qu'il  aurait  succombé  à  tant  de  travaux,  si  Dieu  ne  l'eût  sou- 
tenu. Car,  pour  ne  point  parler  du  ministère  de  la  prédication  et  des 
autres  fonctions  évangéliques  qui  l'occupaient  jour  et  nuit,  il  ne  nais- 
sait pas  une  querelle  ni  un  différend  qu'on  ne  le  prît  pour  arbitre  ; 
et  parce  que  ces  barbares,  naturellement  colères,  étaient  souvent  mal 
ensemble,  il  destina  certaines  heures  aux  éclaircissements  et  aux  ré- 
conciliations. Il  n'y  avait  pas  un  malade  qui  ne  le  fit  appeler.  Comme 
il  y  en  avait  plusieurs  et  qu'ils  étaient  la  plupart  dans  des  villages 
éloignés  les  uns  des  autres,  il  n'est  pas  croyable  quel  était  son  dé- 
plaisir de  ne  pouvoir  les  secourir  tous.  A  cela  près,  il  goûtait  toutes 
les  douceurs  que  Dieu  communique  aux  âmes  qui  ne  cherchent  que 
la  croix  ;  et  l'abondance  des  délices  spirituelles  l'obligeait  souvent 
xxin.  37 


578  HISTOIRE  UNIVERSELLE     [Liv.  LXXXIV.  —  De  1517 

de  prier  la  bonté  divine  qu'elle  les  ménageât.  C'est  aussi  ce  qu'il 
écrivit  à  son  père  Ignace  en  des  termes  généraux  et,  sans  se  nommer 
lui-même. 

Après  avoir  raconté  ce  qu'il  faisait  dans  la  côte  de  la  Pêcherie.:  Je 
n'ai  rien  autre  chose  à  vous  écrire  de  ce  pays-ci,  dit-il,  sinon  que 
ceux  qui  y  viennent  pour  travailler  au  salut  des  idolâtres  reçoivent 
tant  de  consolations  d'en  haut,  que,  s'il  y  a  une  véritable  joie  en  ce 
monde,  c'est  celle  qu'ils  sentent.  Il  m'arrive  plusieurs  fois,  poursuit- 
il,  d'entendre  un  homme  dire  à  Dieu  :  Seigneur,  ne  me  donnez  pas 
tant  de  consolations  en  cette  vie  ;  ou  si  vous  voulez  m'en  combler 
par  un  excès  de  miséricorde,  tirez-moi  à  vous  et  faites-moi  jouir  de 
votre  gloire,  car  c'est  un  trop  grand  supplice  que  de  vivre  sans  vous 
voir. 

Il  y  avait  plus  d'un  an  que  Xavier  travaillait  à  la  conversion  des 
Paravas.  La  moisson  était  si  abondante,  qu'il  crut  devoir  partir 
pour  Goa,  sur  la  tin  de  1543,  afin  de  se  procurer  des  coopérateurs. 
On  lui  confia  le  soin  du  séminaire,  dit  de  Sainte-Foi,  lequel  avait  été 
fondé  pour  l'éducation  des  jeunes  Indiens.  Son  zèle  l'appelant  ail- 
leurs, il  remit  le  gouvernement  de  cette  maison  entre  les  mains  de 
la  compagnie  de  Jésus  qu'on  avait  envoyée  aux  Indes.  Il  agrandit  le 
séminaire,  et  dressa  les  règlements  qu'on  devait  y  suivre  pour. former 
les  jeunes  gens  aux  lettres  et  à  la  piété.  Ce  séminaire  prit  alors  le 
nom  de  saint  Paul,  de  son  église  qui  était  dédiée  sous  le  nom  de  cet 
apôtre.  Par  la  même  raison,  les  disciples  d'Ignace  furent  appelés  Pi- 
res de  saint  Paul,  ou  Paulistes.  L'année  suivante,  Xavier  retourna 
chez  les  Paravas  avec  quelques  ouvriers  évangéliques,  tant  Indiens 
qu'Européens,  qu'il  distribua  dans  différents  villages.  Il  en  mena 
quelques-uns  avec  lui  dans  le  royaume  de  Travancor,  où,  comme  il 
le  dit  dans  une  de  ses  lettres,  il  baptisa  de  ses  propres  mains  jusqu'à 
dix  mille  idolâtres  dans  l'espace  d'un  mois.  On  vit  quelquefois  un  vil- 
lage entier  recevoir  le  baptême  en  un  jour.  Le  saint  s'avança  dans 
les  terres;  mais  comme  il  ne  savait  pas  la  langue  du  pays,  il  se  con- 
tentait de  baptiser  les  enfants  et  de  servir  les  malades  qui  faisaient 
suffisamment  connaître  leur  état  par  signes. 

Pendant  qu'il  exerçait  son  zèle  dans  le  royaume  de  Travancor, 
Dieu  lui  communiqua  le  don  des  langues,  suivant  la  relation  d'un 
jeune  Portugais  de  Coïmbre,  nommé  Vaz,  qui  l'accompagna  dans 
plusieurs  de  ses  courses  apostoliques.  Il  parlait  la  langue  des  barba- 
res sans  l'avoir  jamais  apprise,  et  il  se  faisait  entendre  sans  avoir  be- 
soin de  truchement.  Il  prêchait  souvent  dans  la  plaine  à  cinq  ou  six 
mille  personnes  assemblées.  Ses  succès  animèrent  les  brames  contre 
lui  :  ils  lui  tendirent  des  pièges  et  employèrent  divers  moyens  pour 


A  1545  de  l'ère  chr.]         DB  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  579 

lui  ôter  la  vie  ;  mais  Dieu  rendit  leurs  efforts  inutiles,  et  conserva  celui 
dont  il  faisait  l'instrument  de  ses  miséricordes.  Il  était  dans  le 
royaume  de  Travancor,  lorsque  les  Badages,  peuple  sauvage  qui  vi- 
vait de  rapines,  y  firent  une  incursion.  Il  se  mit  à  la  tête  d'une  petite 
troupe  de  Chrétiens  fervents,  et,  tenant  en  main  un  crucifix,  il  s'a- 
vança vers  ces  barbares,  auxquels  il  ordonna  de  la  part  du  Dieu  vi- 
vant de  ne  point  passer  outre  et  de  s'en  retourner.  Le  ton  d'autorité 
avec  lequel  il  leur  parla  remplit  les  chefs  de  terreur  :  ils  restèrent 
confondus  et  sans  mouvement,  ainsi  que  les  autres  brigands  qu'ils 
commandaient.  Ils  se  retirèrent  en  désordre  et  abandonnèrent  lepays. 
Cet  événement  procura  au  saint  la  protection  du  roi  de  Travancor,  et 
ce  prince  lui  donna  le  surnom  de  grand-père. 

Xavier,  prêchant  à  Coulan,  village  de  Travancor,  près  le  cap  Co~ 
morin,  s'aperçut  que  la  plupart  des  idolâtres  étaient  peu  touchés  de 
ses  discours.  Il  pria  Dieu  d'amollir  la  dureté  de  leurs  cœurs,  et  de 
ne  pas  permettre  que  le  sang  de  Jésus-Christ  eût  été  inutilement  ré- 
pandu pour  eux.  Il  fit  ensuite  ouvrir  un  tombeau  où  l'on  avait  en- 
terré un  mort  le  jour  précédent.  Les  assistants  avouèrent  que 
non-seulement  le  corps  était  privé  de  vie,  mais  encore  qu'il  com- 
mençait à  sentir  mauvais.  Le  saint  se  mit  alors  à  genoux,  et,  après 
une  courte  prière,  il  commanda  au  mort,  par  le  nom  du  Dieu  vivant, 
de  revenir  à  la  vie.  Aussitôt  le  mort  ressuscite,  et  se  lève  plein  de 
force  et  de  santé.  Tous  les  assistants  furent  si  frappés  de  ce  prodige, 
qu'ils  se  jetèrent  aux  pieds  du  saint  et  lui  demandèrent  le  baptême. 
Xavier  ressuscita  sur  la  même  côte  un  jeune  Chrétien  qu'on  portait 
en  terre.  Les  parents  de  ce  jeune  homme,  pour  conserver  la  mémoire 
du  miracle,  firent  planter  une  grande  croix  à  l'endroit  où  il  avait  été 
opéré.  Ces  prodiges  touchèrent  tellement  le  peuple,  que  le  royaume 
de  Travancor  fut  chrétien  en  peu  de  mois.  Il  n'y  eut  que  le  roi  et  les 
personnes  de  la  cour  qui  restèrent  dans  les  ténèbres  et  les  supersti- 
tions du  paganisme. 

La  réputation  du  saint  missionnaire  se  répandit  dans  toutes  les 
Indes  ;  les  idolâtres  le  faisaient  prier  de  toutes  parts  de  venir  les 
instruire  et  les  baptiser.  Il  écrivit  à  saint  Ignace  en  Italie,  et  au  père 
Simon  Rodriguèz  en  Portugal,  pour  leur  demander  des  ouvriers 
évangéliques.  Dans  les  transports  du  zèle  qui  l'enflammait,  il  aurait 
voulu  changer  les  docteurs  des  universités  de  l'Europe  en  autant  de 
prédicateurs  de  l'Évangile.  Il  me  vient  souvent  en  pensée,  disait-il, 
de  parcourir  les  académies  de  l'Europe,  principalement  celle  de  Pa- 
ris, et  de  crier  de  toutes  mes  forces  à  ceux  qui  ont  plus  desavoir  que 
de  charité  :  Ah  !  combien  d'âmes  perdent  le  ciel  et  tombent  en  enfer 
par  votre  faute!  Il  serait  à  souhaiter  que  ces  gens  s'appliquassent  à 


580  HISTOIRE  UNIVERSELLE     ILiv.LXXXlV.  —  De  1517 

la  conversion  des  âmes,  comme  ils  font  à  letude  des  sciences,  afin 
de  pouvoir  rendre  compte  à  Dien  de  leur  doctrine  et  des  talents  qu'il 
leur  adonnés.  Plusieurs,  sans  doute,  touchés  de  cette  pensée,  feraient 
une  retraite  spirituelle,  et  vaqueraient  à  la  méditation  des  choses  cé- 
lestes pour  entendre  la  voix  du  Seigneur.  Ils  renonceraient  à  leurs 
passions,  et,  foulant  aux  pieds  les  vanités  de  la  terre,  ils  se  mettraient 
en  état  de  suivre  tous  les  mouvements  de  la  volonté  divine.  Ils  di- 
raient même  de  toute  leur  âme  :  Me  voici,  Seigneur,  envoyez-moi  où 
il  vous  plaira,  et  aux  Indes  si  vous  le  voulez.  Mon  Dieu,  que  ces  sa- 
vants vivraient  beaucoup  plus  contents  qu'ils  ne  vivent!  que  leur  sa- 
lut serait  plus  en  assurance  !  et  qu'à  la  mort,  tout  prêts  à  subir  le 
terrible  jugement  que  personne  ne  peut  éviter,  ils  auraient  sujet  d'es- 
pérer en  la  miséricorde  de  Dieu,  parce  qu'ils  pourraient  dire  :  Sei- 
gneur^ vous  m'aviez  donné  cinq  talents,  et  en  voici  cinq  autres  que 
j'ai  gagnés  par-dessus  !  Je  prends  Dieu  à  témoin,  que,  ne  pouvant 
retourner  en  Europe,  j'ai  presque  résolu  d'écrire  à  l'université  de 
Paris,  nommément  à  nos  maîtres  Cornet  et  Picard,  pour  leur  décla- 
rer que  des  millions  d'idolâtres  se  convertiraient  sans  peine  s'il  y 
avait  beaucoup  de  personnes  qui  cherchassent  les  intérêts  de  Jésus- 
Christ,  et  non  pas  les  leurs  l. 

Il  vint  au  saint  homme  des  députés  des  Manarais,  qui  demandaient 
le  baptême  avec  de  vives  instances.  Comme  il  ne  pouvait  encore 
quitter  le  royaume  de  Travancor,  parce  qu'il  fallait  affermir  la  chré- 
tienté qu'il  y  avait  établie,  il  leur  envoya  un  missionnaire  dont  il 
connaissait  le  zèle.  Il  y  en  eut  un  très-grand  nombre  qui  se  conver- 
tirent et  reçurent  le  baptême.  L'ile  de  Manar,  située  vers  la  pointe  la 
plus  septentrionale  de  Ceylan,  était  alors  sous  la  domination  du  roi 
de  Jafanapatan  :  c'est  le  nom  qu'on  donne  à  la  partie  septentrionale 
de  Ceylan.  Ce  prince,  qui  haïssait  la  religion  chrétienne,  n'eut  pas 
plus  tôt  été  instruit  du  progrès  qu'elle  faisait  parmi  les  Manarais, 
qu'il  les  attaqua  les  armes  à  la  main.  Il  massacra  six  à  sept  cents 
Chrétiens  qui  confessèrent  généreusement  Jésus-Christ,  et  qui  ai- 
mèrent mieux  faire  le  sacrifice  de  leur  vie  que  de  la  conserver  en 
retournant  à  leurs  anciennes  superstitions.  Le  roi  de  Jafanapatan,  qui 
avait  usurpé  la  couronne  sur  son  frère  aîné,  fut  tué  depuis  par  les 
Portugais,  lorsqu'ils  s'emparèrent  de  Ceylan.  Des  princes  et  prin- 
cesses de  sa  famille  embrassèrent  aussi  le  christianisme,  et  eurent  le 
courage  de  quitter  le  pays  et  les  espérances  qu'ils  pouvaient  y  avoir, 
pour  ne  pas  perdre  le  précieux  dépôt  de  la  foi. 

Xavier  fit  un  voyage  à  Cochin,  pour  conférer  avec  le  vicaire  géné- 

1  L.  \,episl.  G. 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  581 

rai  des  Indes  sur  les  moyens  de  remédier  aux  désordres  des  Portu- 
gais, qui  étaient  un  grand  obstacle  à  la  conversion  des  idolâtres.  Il 
l'engagea  même  à  repasser  en  Portugal  pour  instruire  le  roi  de  ce 
qui  se  passait;  et  il  lui  remit  une  lettre  pour  ce  prince,  dans  laquelle 
il  le  conjurait,  par  les  motifs  les  plus  pressants,  de  faire  servir  sa 
puissance  à  procurer  la  gloire  de  Dieu,  et  d'employer  les  moyens 
propres  à  réprimer  les  scandales. 

Il  voulut  visiter  l'île  de  Manar,  qui,  comme  nous  l'avons  dit,  avait 
été  arrosée  du  sang  des  Chrétiens.  Par  ses  prières,  il  délivra  le  pays 
des  ravages  d'une  peste  cruelle  :  ce  qui  contribua  beaucoup  à  aug- 
menter le  nombre  des  fidèles,  et  à  confirmer  dans  la  foi  ceux  qui 
avaient  déjà  reçu  lé  baptême.  Ayant  fait  un  voyage  à  Méliapor,  pour 
vénérer  les  reliques  de  saint  Thomas  et  pour  implorer  les  lumières 
du  Saint-Esprit  par  l'intercession  de  cet  apôtre,  il  y  convertit  plu- 
sieurs pécheurs  qui  vivaient  dans  des  habitudes  invétérées.  Un  gen- 
tilhomme portugais  y  menait  une  vie  très-scandaleuse.  Sa  maison 
était  un  petit  sérail,  et  rien  ne  l'occupait  davantage  que  le  soin  d'a- 
voir de  belles  esclaves.  Xavier  l'alla  voir  un  jour  environ  l'heure  du 
dîner.  Voulez-vous  bien,  lui  dit-il,  que,  pour  faire  connaissance, 
nous  dînions  ensemble  aujourd'hui?  Le  Portugais  fut  embarrassé  de 
la  visite  et  du  compliment;  il  se  contraignit  néanmoins,  et  fit  sem- 
blant d'être  fort  aise  de  l'honneur  que  le  Père  lui  faisait.  Durant  le 
dîner,  Xavier  ne  lui  dit  pas  un  mot  de  ses  débauches,  et  ne  l'entre- 
tint que  de  choses  indifférentes,  bien  qu'ils  fussent  servis  par  de 
jeunes  filles  qui  étaient  habillées  peu  modestement  et  qui  avaient  un 
air  assez  effronté.  Il  continua  de  la  même  sorte  au  sortir  de  table,  et 
le  quitta  enfin  sans  lui  faire  le  moindre  reproche.  Le  gentilhomme, 
surpris  de  la  conduite  du  père  François,  crut  que  ce  silence  était  de 
mauvais  augure,  et  qu'il  n'y  avait  plus  rien  à  attendre  pour  .lui 
qu'une  mort  désastreuse  et  un  malheur  éternel.  Dans  cette  pensée, 
il  alla  en  diligence  trouver  le  saint.  Mon  père,  lui  dit-il,  que  votre 
silence  m'a  parlé  fortement  au  cœur  !  Je  n'ai  pas  eu  un  moment  de 
repos  depuis  que  vous  êtes  sorti  de  chez  moi.  Ah!  si  ma  perte  n'est 
point  encore  tout  à  fait  conclue,  me  voici  entre  vos  mains,  faites  de 
moi  ce  que  vous  jugerez  à  propos  pour  le  salut  de  mon  âme  !  je  vous 
obéirai  aveuglément.  Xavier  l'embrassa,  et,  après  lui  avoir  fait  en- 
tendre que  les  miséricordes  du  Seigneur  sont  infinies,  et  que  celui 
qui  refuse  quelquefois  le  temps  de  la  pénitence  aux  pécheurs  ac- 
corde toujours  le  pardon  aux  pénitents ,  il  lui  fit  quitter  les  occasions 
du  péché,  et  le  disposa  à  une  confession  générale  dont  le  fruit  fut  une 
vie  honnête  et  chrétienne. 

Le  saint  résolut  alors  d'exécuter  le  projet  qu'il  méditait  d'aller 


bH-2  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXXIY.  —  De  151? 

prêcher  l'Évangile  dans  l'île  de  Macassar.  Il  s'embarqua  pour  Malaca, 
ville  fameuse  de  la  presqu'île  au  delà  du  ('.ange.  Le  commerce  y  at- 
tirait, outre  les  Indiens,  les  Arabes,  les  Perses,  les  Chinois  et  les  Ja- 
ponais. Les  Sarrasins  l'enlevèrent  au  roi  de  Siam,  et  y  établirent  le 
Mahométisme.  Mais  d'Albuquerque  s'en  empara  l'an  1511,  et  elle 
appartenait  aux  Portugais  dans  le  temps  dont  nous  parlons.  Le  saint 
y  arriva  le  vingt-cinq  septembre  1545.  Par  ses  instructions,  auxquel- 
les divers  miracles  donnèrent  une  nouvelle  force,  il  retira  du  vice 
les  mauvais  Chrétiens,  et  convertit  un  grand  nombre  d'idolâtres  et  de 
Mahométans.  Il  attendit  inutilement  une  occasion  pour  aller  à  Ma- 
cassar; ce  qui  lui  lit  juger  que  le  moment  marqué  par  la  Providence 
n'était  pas  encore  arrivé.  Ayant  pris  terre  à  l'île  d'Amboine,  il  y 
exerça  son  zèle  avec  beaucoup  de  succès,  et  y  opéra  un  grand  nom- 
bre de  conversions.  Il  alla  prêcher  encore  dans  d'autres  îles,  et  lit  un 
séjour  assez  considérable  aux  Moluques.  L'endurcissement  des  ha- 
bitants ne  le  rebuta  point;  sa  patience  et  ses  discours  en  touchèrent 
enfin  plusieurs,  et  il  forma  une  église  assez  nombreuse  de  tous  ceux 
qu'il  baptisa. 

Dans  l'une  de  ces  îles,  nommée  Baranura,  il  recouvra  miraculeu- 
sement son  crucifix  en  la  manière  qu'on  va  dire,  et  qu'a  racontée 
un  Portugais,  nommé  Fauste  Rodrigue?,  qui  fut  témoin  de  ce  fait, 
qui  l'a  déposé  avec  serment,  et  dont  le  témoignage  juridique  est 
dans  le  procès  de  la  canonisation  du  saint. 

Nous  étions  sur  mer,  dit  Rodrigue/  ,  le  père  François,  Jean  Ra- 
poso  et  moi,  lorsqu'il  s'éleva  une  tempête  qui  alarma  tous  les  mate- 
lots. Alors  le  Père  tira  de  son  sein  un  petit  crucifix  qu'il  portait 
toujours,  et,  s'étant  baissé  au  bord  du  navire,  il  voulut  le  plonger 
dans  la  mer,  mais  le  crucifix  lui  échappa  de  la  main  et  fut  emporté 
par  les  Ilots.  Cette  perte  l'affligea  sensiblement,  et  il  nous  témoigna 
lui-même  sa  douleur.  Le  lendemain  nous  abordâmes  à  file  de  Ba- 
ranura. Depuis  que  le  crucitix  fut  perdu  jusqu'à  ce  que  nous  primes 
terre,  il  se  passa  environ  vingt-quatre  heures,  durant  lesquelles  nous 
fûmes  toujours  en  péril.  Ayant  mis  pied  à  terre,  le  père  François 
et  moi  nous  allions  ensemble  le  long  du  rivage  vers  le  bourg  de  Ta- 
malo,  et  nous  avions  fait  environ  cinq  cents  pas,  quand  nous  vîmes 
l'un  et  l'autre  sortir  de  la  mer  un  cancre,  qui  portait  entre  ses  serres 
ie  même  crucifix  élevé  en  haut.  Je  vis  que  le  cancre  vint  droit  au 
Père,  à  côté  duquel  j'étais,  et  qu'il  s'arrêta  devant  lui.  Le  Père 
s'étant  mis  à  genoux,  prit  son  crucifix,  après  quoi  le  cancre  s'en 
retourna  à  la  mer.  Mais  le  Père,  sans  se  lever,  embrassant  et  baisant 
le  crucifix,  demeura  au  même  lieu  une  demi-heure  en  oraison,  les 
m. uns  en  croix  sur  la  poitrine,  et  moi  avec  lui,  rendant  grâces  tous 


à  1545  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  583 

deux  ensemble  à  Notre-Seigneur  d'un  si  évident  miracle.  Ensuite, 
nous  étant  levés,  nous  continuâmes  notre  chemin.  Voilà  ce  que  rap- 
porte Rodriguèz  *. 

Après  avoir  annoncé  l'Évangile  aux  Modiques  et  à  Ternate,  il  passa 
dans  l'île  du  More,  malgré  toutes  les  représentations  qu'on  lui  fit 
pour  l'en  .détourner.  S'il  en  convertit  les  habitants,  ce  fut  avec  des 
peines  incroyables  ;  et  il  serait  difficile  d'exprimer  tout  ce  qu'il  eut  à 
souffrir  dans  cette  mission;  mais  il  en  fut  dédommagé  par  les  con- 
solations intérieures  qu'il  reçut.  Voici  ce  qu'il  mandait  à  saint  Ignace, 
après  lui  avoir  fait  une  peinture  du  pays:  «Les  périls  auxquels  je  suis 
exposé  et  les  travaux  que  j'entreprends  pour  les  intérêts  de  Dieu 
seul,  sont  des  sources  inépuisables  de  joie  spirituelle  :  en  sorte  que- 
ces  îles,  où  tout  manque,  sont  toutes  propres  à  faire  perdre  la  vue 
par  l'abondance  de  larmes  qui  coulent  sans  cesse  des  yeux.  Pour  moi, 
je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  jamais  goûté  tant  de  délices  inté- 
rieures, et  ces  consolations  de  l'âme  sont  si  pures,  si  exquises  et  si 
continuelles,  qu'elles  ôtent  le  sentiment  des  peines  du  corps.  »  Le 
saint  fut  obligé  de  faire  un  voyage  à  Goa  pour  se  procurer  des  mis- 
sionnaires et  pour  régler  quelques  affaires  qui  concernaient  la  com- 
pagnie. Il  visita  sur  la  route  plusieurs  des  îles  où  il  avait  déjà  prê- 
ché; il  arriva  à  Malaca  au  mois  de  juillet  de  l'année  1547.  Au 
commencement  de  l'année  suivante,  il  s'embarqua  pour  l'île  de  Cey- 
lan,  où  il  gagna  à  Jésus-Christ  un  grand  nombre  d'infidèles,  et 
entre  autres  deux  rois. 

Pendant  le  séjour  que  Xavier  fit  à  Malaca,  on  lui  présenta  un  Ja- 
ponais nommé  Anger.  C'était  un  homme  de  trente-cinq  ans,  marié, 
riche,  noble  d'extraction,  et  qui  avait  mené  une  vie  assez  libertine. 
Les  Portugais ,  qui  deux  ans  auparavant  firent  la  découverte  du 
Japon,  le  reconnurent  à  Cangoxima,  lieu  de  sa  naissance,  et  surent 
de  lui-même  qu'étant  fort  troublé  du  souvenir  des  péchés  de  sa  jeu- 
nesse, il  s'était  retiré  parmi  les  bonzes  solitaires;  mais  que  ni  la  so- 
litude ni  l'entretien  de  ces  moines  du  Japon  n'avaient  pu  lui  rendre 
la  tranquillité  de  son  esprit,  et  qu'il  s'était  remis  dans  le  commerce 
du  monde,  plus  agité  que  jamais  des  remords  de  sa  conscience.  Les 
Portugais  lui  parlèrent  du  père  Xavier,  leur  ami,  le  refuge  des  pé- 
cheurs et  le  consolateur  des  affligés.  Anger  se  sentit  une  forte  envie 
d'aller  chercher  le  saint  homme;  mais  la  longueur  du  chemin  était 
de  huit  cents  lieues;  les  périls  d'une  mer  très-orageuse  et  la  considé- 
ration de  sa  famille  le  refroidirent  un  peu.  Une  méchante  affaire 
qu'il  eut  presque  au  même  temps  le  détermina  enfin  ;  car,  ayant  tué 

'  Bouhours,  Vie  de  saint  François- Xavier,  1.  3. 

xx  m.  37* 


584  HISTOIRE  UNIVERSELLE    [Liv.  LXXX1V.  -  De  1517 

un  homme  dans  une  querelle  et  étant  poursuivi  par  la  justice,  il  ne 
trouva  point  de  meilleure  retraite  que  les  navires  des  Portugais,  ni 
de  voie  plus  sûre  que  d'accepter  l'offre  qu'on  lui  avait  faite.  Après 
quelques  autres  incidents,  il  vint  donc  à  Malaca,  où  saint  François- 
Xavier  le  reçut  avec  bonté,  et  lui  promit  la  tranquillité  de  l'âme  qu'il 
cherchait  ;  mais  il  ajouta  qu'on  ne  pouvait  goûter  cette  tranquillité 
que  dans  la  véritable  religion.  Le  Japonais  fut  charmé  de  ce  dis- 
cours; et  comme  il  savait  un  peu  le  portugais,  le  saint  l'instruisit  des 
mystères  de  la  foi,  et  lui  proposa  de  s'embarquer  avec  ses  domesti- 
ques pour  Goa,  où  il  devait  aller  bientôt  lui-même. 

Le  vaisseau  que  monta  le  saint  missionnaire  allait  droit  à  Cochin. 
Il  fut  assailli  dans  le  détroit  de  Ceylan  de  la  plus  violente  tempête; 
de  sorte  qu'on  fut  obligé  de  jeter  toutes  les  marchandises  dans  la 
mer.  Le  pilote,  ne  pouvant  plus  gouverner,  abandonna  le  vaisseau 
à  la  merci  des  vagues.  On  eut  l'image  de  la  mort  devant  les  yeux 
pendant  trois  jours  et  trois  nuits.  Xavier,  après  avoir  entendu  les 
confessions  de  l'équipage,  se  prosterna  aux  pieds  d'un  crucifix,  et 
pria  avec  tant  de  ferveur,  qu'il  était  comme  absorbé  en  Dieu.  Le 
vaisseau,  emporté  par  un  courant,  donnait  déjà  contre  les  bancs  de 
Ceylan,  et  les  matelots  se  croyaient  perdus  sans  ressource.  Le  saint 
sort  alors  de  sa  chambre,  où  il  s'était  enfermé.  Il  demande  au  pilote 
la  corde  et  le  plomb  qui  servaient  à  sonder  la  mer  :  il  les  laisse  aller 
jusqu'au  fond,  en  prononçant  ces  paroles  :  Grand  Dieu,  Père,  Fils 
et  Saint-Esprit,  ayez  pitié  de  nous  !  Au  même  moment,  le  vaisseau 
s'arrête  et  le  vent  s'apaise.  Ils  continuent  ensuite  le  voyage,  et  arri- 
vent heureusement  à  Cochin  le  21  janvier  1548. 

De  Cochin,  Xavier  écrivit  aux  Pères  de  la  compagnie  qui  étaient  à 
Rome,  et  leur  raconta  le  danger  qu'il  avait  couru  dans  le  détroit  de 
Ceylan.  Dans  le  fort  de  la  tempête,  dit-il  en  sa  lettre,  je  pris  pour 
intercesseurs  auprès  de  Dieu,  premièrement  les  personnes  vivantes 
de  notre  compagnie  avec  toutes  celles  qui  lui  sont  affectionnées,  en- 
suite tous  les  Chrétiens,  pour  être  assisté  par  les  mérites  de  l'épouse 
de  Jésus-Christ,  lasainte  Eglise  catholique,  dont  les  prières  sont  exau- 
cées dans  le  ciel,  bien  qu'elle  demeure  sur  la  terre.  Je  m'adressai 
après  aux  morts,  et  particulièrement  à  Pierre  Lefèvre,  pour  apaiser  la 
colère  de  Dieu.  Je  parcourus  les  ordres  des  anges  et  des  saints,  et  je 
les  invoquai  tous.  Mais  afin  d'obtenir  plus  aisément  le  pardon  de 
mes  innombrables  péchés,  îe  réclamai  pour  ma  protectrice  et  pour 
ma  patronne  la  très-sainte  Mère  de  Dieu,  la  reine  du  ciel,  qui  obtient 
sans  peine  de  son  Fils  tout  ce  qu'elle  demande.  Enfin,  ayant  mis 
toute  mon  espérance  aux  mérites  infinis  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ,  étant  protégé  de  la  sorte,  je  ressentis  une  bien  plus  grande 


a   1545  de  l'ère  ehr.!         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  585 

joie  au  milieu  de  cette  furieuse  tourmente  que  quand  je  fus  tout  à 
fait  hors  de  péril. 

A  la  vérité  ,  étant  comme  je  suis  le  plus  méchant  de  tous  les 
hommes,  j'ai  honte  d'avoir  versé  tant  de  larmes  par  un  excès  de  plai- 
sir céleste,  lorsque  j'étais  sur  le  point  de  périr.  Aussi  priais-je  hum- 
blement Notre-Seigneur  de  ne  point  me  délivrer  du  naufrage  dont 
nous  étions  menacés,  si  ce  n'était  qu'il  me  réservât  à  de  plus  grands 
périls  pour  sa  gloire  et  pour  son  service. 

Dieu,  au  reste,  m'a  fait  connaître  souvent,  par  un  sentiment  ulté- 
rieur, de  combien  de  dangers  et  de  peines  j'ai  été  tiré  par  les  prières 
et  les  sacrifices  de  ceux  de  la  compagnie,  et  qui  travaillent  sur  la 
terre,  et  qui  jouissent  de  la  couronne  de  leurs  travaux  dans  le  ciel. 
Quand  j'ai  une  fois  commencé  à  parler  de  notre  compagnie,  je  ne 
puis  finir;  mais  le  départ  des  vaisseaux  m'y  oblige  malgré  moi.  Et 
voici  ce  que  je  trouve  de  plus  propre  à  finir  ma  lettre  :  Si  jamais  je 
t'oublie,  ô  compagnie  de  Jésus,  que  ma  main  droite  me  soit  inutile 
et  que  j'en  oublie  moi-même  l'usage  !  Je  prie  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ  que,  puisque  durant  le  cours  de  cette  vie  misérable  il  nous  a 
assemblés  dans  sa  compagnie,  il  nous  réunisse  pendant  toute  l'éter- 
nité bienheureuse  dans  la  compagnie  des  saints  qui  le  voient  dans  le 
ciel l. 

Le  saint,  ayant  quitté  Cochin,  alla  visiter  les  villages  de  la  côte  de 
la  Pêcherie.  Il  fut  singulièrement  édifié  de  la  ferveur  de  la  chré- 
tienté qu'il  y  avait  établie.  Il  demeura  quelque  temps  à  Manapar, 
près  du  cap  Cormorin,  et  retourna  dans  l'ile  de  Ceylan,  où  il  convertit 
le  roi  de  Condé.  Enfin  il  partit  pour  Goa,  et  y  arriva  le  20  mars  1548. 
Etant  dans  cette  ville,  il  acheva  d'instruire  Anger  et  ses  deux  domes- 
tiques. Ils  furent  baptisés  solennellement  par  l'évêque  de  Goa.  Anger 
voulut  prendre  le  nom  de  Paul  de  Sainte-Foi;  un  de  ses  domes- 
tiques prit  le  nom  de  Jean,  l'autre  celui  d'Antoine.  Ce  fut  alors  que 
le  saint  forma  le  projet  d'aller  prêcher  l'Evangile  au  Japon. 

Mais  avant  de  suivre  ce  conquérant  apostolique  jusqu'aux  extré- 
mités orientales  de  l'Asie,  il  nous  faut  revenir  en  Europe,  assister 
aux  états  généraux  de  la  chrétienté,  réunis  à  Trente,  sous  la  pré' 
sidence  du  vicaire  de  Jésus-Christ,  pour  opposer  une  digue  à  l'anar- 
chie religieuse  et  intellectuelle  qui  déborde  de  l'Allemagne,  et  pour 
sauver  de  ce  uouveau  déluge  la  foi,  les  mœurs,  le  bon  sens  même, 
des  générations  présentes  et  futures. 

1  L.  2,  epùt.  6. 

FIN    DU    VINGT -TROISIÈME    VOLUME. 


/\S  V  \SV\/\J\/\S\S\/\/\S  \^  N 


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TABLE    ET    SOMMAIRES 


Dtl    VinOT-TBOISIEnB    \OIÎ  Ml 


LIVUE  QUATRE-VINGT-QUATRIEME. 

I>e  1517,  commencement  .!.-  l'anarchie  reli- 
gieuse et  intellectuelle  en  Allemagne,  Al  545, 
eemmeneement  du  concile  œcuménique  de 
'■'rente. 

§     I. 

HÉRÉSIES    DE   LUTHER,   JUSQU'A    SA    COSDAMNA- 
TION   PAR    LE    PAPE    LEON    X. 

Position  mémorable  de  l'Église  de  Dieu 
en  1517 1-3 

État  ii  quietant  de  l'Angleterre,  de  la 
France,  de  l'Allemagne  et  des  royaumes 
du  Nord,  en  particulier  de  la  nation  al- 
lemande      3-5 

Naissance  de  Martin  Luther.  Son  en- 
trée chez  les  Augustins 5-7 

Ses  inquiétudes  de  conscience.  Erreur 
qu'on  lui  suggère  et  qu'il  adopte  pour 
se  rassurer.  Principe  de  ses  égarements. 

7  et  8 
Ses  rapports  continuels  avec  le  diable. 

8  et  9 
11  est  fait  professeur  à  l'université  de 

Wittemberg 9  et  10 

Son  voyage  à  Rome.  Ce  qu'il  pensait 
alors  de  Rome  et  de  l'Italie. .     10  et  11 

Il  est  reçu  docteur  en  théologie.  Ser- 
ment qu'il  fait  en  cette  qualité. ..      !! 

Dès  1516  et  avant  la  querelle  des  in- 
dulgences, Luther  publie  quatre-vingt- 
dix-neuf  thèses  contre  les  scholastiques 
et  contre  le  libre  arbitre,  où  il  soutient 
entre  autres  que  les  bonnes  œuvres  sont 
autant  de  péchés.  L'an  1510  est  donc  le 
vrai  commencement  du  luthérianisme. 

11 --.'0 

Ce  que  c'est  que  les  indulgences. 
Exemples  des  indulgences  accordées 
précédemment  par  les  Papes  aux  églises 
d'Allemagne 20 

Indulgences  de  Léon  X,  relatives  à 
l'achèvement  de  la  basilique  de  Saint- 
Pierre.  Le  commissaire  général  est  un 
Franciscain  ;  le  commissaire,  particulier 
pour  les  provinces  du  Rhin  est  un  prêtre 


séculier.  Ses  instructions  n'ont  rien  de 
répréhensible 20-23 

Le  commissaire  subdélégué  pour  la 
Saxe  est  le  Dominicain  Tetzel. .Ses  in- 
structions aux  curés,  qu'on  a  encore, 
sont  calmes  et  dans  la  mesure  conve- 
nable      23-25 

Piqué  de  voir  son  confessionnal  dé- 
sert, Luther  publie,  à  la  Toussaint  1517, 
quatre-vingt-quinze  thèses  contre  1rs  in- 
dulgences, où  il  se  condamne  lui-même. 

25-27 

Tetzel  y  oppose  cent  six  propositions 
orthodoxes.  Les  écoliers  de  l'université 
de  Wittemberg  les  brûlent  sur  la  place 
publique 27-30 

Luther  persiste  dans  ses  erreurs  et  les 
prêche  dans  un  sermon 30  et  3 1 

Tetzel,  citant  les  propres  termes  de 
Luther,  en  fait  une  réfutation  calme, 
complète  et  méthodique,  en  vingt  arti- 
cles       31-18 

Réponse  superficielle  et  sophistique 
de  Luther 48-50 

Luther  dévoile  sa  propre  hypocrisie 

et  impiété  dans  une  lettre  à  Spalalin. 

50  et  51 

Lettre  de  Luther  au  pape  Léon  X, 
avec  une  défense  de  ses  quatre  vinu't- 
qninze  propositions  touchant  les  indul- 
gences       51  et  52 

Lettre  semblable  à  l'évêque  de  Bran- 
debourg      52  et  53 

Dans  une  conférence  à  Heidelberg,  en 
1518,  Luther  soutient  ses  quatre-vingt- 
dix-neuf  thèses  contre  la  doctrine  de 
l'Église  romaine,  sur  le  libre  arbitre,  la 
grâce,  la  foi,  la  justification  et  les  lionnes 
œuvres 53 

Luther  ,  déféré  à  Rome,  est  cité  et 
compaTait  à  Augsbourg  devant  le  car- 
dinal Cajétan.  Refuse  de  se  rétracter  ; 
appelle,  le  16  octobre  15:8,  au  Pape 
mieux  informé 53-56 

Le  9  novembre,  Léon  X  confirme  la 
doctrine  de  l'Eglise  romaine  et  excom- 
munie quiconque  soutiendrait  le  con- 
traire      56  et  57 


TABLE  ET  SOMMAIRES  DU  VINGT-TROISIÈME  VOLUME. 


>fr 


Luther,  qui  n'était  pas  nommé  dans 
la  bulle,  appelle  du  Pape  au  concile  gé- 
néral      57  et  58 

Luther  soutient  opiniâtrement  ses  er- 
reurs plus  graves  et  premières  contre  le 
libre  arbitre 58-60 

Réfutation  qu'en  fait  le  Dominicain 
Priérias.  Réponse  emportée  de  Luther. 

00-63 

11  répond  d'une  manière  semblable  à 
Jérôme  Emser 63  et  64 

Sa  dispute  avec  les  frères  Mineurs  de 
Saxe  sur  le  libre  arbitre.  Abus  qu'il  fait 
de  saint  Augustin 6i-G7 

Luther  est  condamné  par  les  docteurs 
de  Louvain,  auxquels  il  s'en  était  rap- 
porté. Ses  ignobles  emportements  contre 
eux , 67  et  6S 

Léon  X  s'efforce  de  ramener  Luther, 
qui  se  joue  de  lui  et  de  ses  nonces,  sur- 
tout dans  sa  correspondance  particu- 
lière..    68-72 

Luther  adresse  au  Pape  son  sermon 
de  la  liberté  chrétienne.  Ses  emporte- 
ments  contre    Rome  et   les    évoques. 

73-75 

Pamphlet  de  Luther  à  la  noblesse  al- 
lemande, personnifiée  dans  Ulric  de 
Hutten 75-78 

Le  pape  Léon  X  condamne  irrévoca- 
blement les  erreurs  de  Luther,  et  provi- 
soirement sa  personne 78-85 

Parallèle  de  la  conslitution  de  Léon  X 
contre  Luther,  avec  la  constitution  de 
Léon  Ier  contre  Eutychès,  au  temps 
d'Attila 85-87 

Emportements  furieux  de  Luther 
contre  la  bulle  qui  le  condamne.  11  la 
brûle  sur  la  place  de  Wittembcig,  avec 
les  décrétales.  le  droit  canon,  les  écrits 
de  saint  Thomas  et  d'autres  écrivains 
catholiques 87-89 

Livre  de  Luther  de  la  Captivité  de 
Babylone,  contre  les  sacrements.  11  se 
donne  lui-même  le  titre  û'ecclésiaste, 

89-'.' I 

Imposture  incroyable  de  Luther  et  de 
Mélanchton  pour  accréditer,  comme  une 
révélation  divine,  une  caricature  infâme 
dans  l'Allemagne  protestante,  qui,  après 
trois  siècles,  y  croit  encore. .. .     9i-96 

§  "• 

TANDIS  QUE  L'ALLEMAGNE  SE  DEGRADE  DE 
TOUTES  MANIÈRES  PAU  l.'llÉllÉslE,  L'iTALIE 
ET  L'ESPAGNE  S'HONORENT  EN  PRODUISANT 
DES    PERSONNES    ET    DES    OEUVRES  SAINTES, 

Vie  de  saint  Gaétan  de  Thienne.  Con- 
fréries de  t'amonr  divin,  à  Rome;  de- 
saint  Jérôme,  à  Vicence.  Fondation  des 
Théatins.  Mort  de  saint  Gaëlan.     97-105 

Conversion,    vie,  œuvres  et   mort 


saintes  de  saint  Jérôme  Emiliani,  fon- 
dateur des  Somasques 105-112 

Fondation  des  Barnabites  à  Milan, 
par  Antoine-Marie  Zacharie  de  Cré- 
mone, Barthélémy  Ferrari  et  Jacques 
Antoine  de  Morigia  de  Milan  même. 
112-114 

La  bienheureuse  Marguerite,  de  Ra- 
venne 114-116 

La  bienheureuse  Gentile,  de  Ravenne 
encore.  Fondation  des  clercs  réguliers 
du  bon  Jésus 116-118 

Saint  Jean  de  Dieu,  instituteur  des 
frères  de  la  Charité. , 1 18-1 25 

Saint  Pierre  d'Alcantara,  Franciscain, 
établit  une  réforme  plus  sévère.  Ses  re- 
lations avec  sainte  Thérèse.  Sa  mort. 
125-134 

Sainte  Angèle  de  Mérici,  fondatrice 
des  Ursulines 134-137 

La  bienheureuse  Louise  d'Albertone, 
de  l'ordre  de  Saint-Dominique...     137 

La  bienheureuse  Catherine  Mathéi, 
item 137  et  138 

La  bienheureuse  Stéphanie  Quinzani, 
item 138-142 

Parallèle  de  la  réforme  catholique  et 
de  la  réforme  protestante  avec  la  con- 
struction et  la  destruction  du  temple  de 
Jérusalem 142  et  143 


§111. 

SUITE  DES  HÉRÉSIES  DE  LUTHER.  ELLES  SONT 
RÉFUTÉES  PAR  LE  ROI  d'aN'G  l.KTKIUl  E  , 
HENRI    VIII. 

Conduite  diverse  de  l'Église  et  des 
princes  dans  l'anarchie  religieuse  de 
Luther.  Les  barons  allemands  à  la  diète 
de  Worms  en  1521.  Discours  que  leur 
fait  le  nonce  Aléandro 144-14S 

Luther  devant  la  diète  de  Worms. 
Son  interrogatoire.  11  est  congédié,  à 
des  conditions  qu'il  viole.  Son  Credo  en 
1521 148-151 

Son  enlèvement  simulé  en  route.  Sa 

retraite  à  la  Wartbourg.  Ce  qu'il  y  fait. 

151-153 

Conférence  de  Luther  avec  le  diable, 
racontée  par  Luther  même.     153-155 

Ëdil  impérial  de  Charles-Quint  contre 
Luther 455-159 

Condamnation  étendue  et  motivée 
des  erreurs  de  Luther  par  la  faculté  de 
théologie  de  Paris,  que  Luther  avait 
prise  pour  juge 159-164 

la  bulle  de  Léon  X  contre  Luther  e.-t 
reçue  en  Angleterre  avec  une  soumis- 
sion religieuse.  Le  roi  Henri  VIII  réfute 
très-solidement  les  blasphèmes  de  l'hé- 
résiarque, et  fait  hommage  de  son  tra- 
vail au  Pape 104-176 


588 


TABiiE  p:t  SOMMAIRES 


§  iv. 

MOItT      nE     LÉON    X.    ADRIEN    VI,     FRANÇOIS    I'r, 
CHARLES-QUINT.     LEUR    CARACTÈRE     BT    LEUR 

conduit!:    a    l'égard    ne    la    chrétienté 

MENACÉE     l'Ait     LES    TURCS,    QUI      S'EMPARENT 
HE    BELGRADE     ET     DE     RHODES. 

Mort  de  Léon  X.  Regrets  du  peuple 
romain ', 1 7  7 

Portrait  du  pape  Léon  X  par  son  his- 
torien protestant,  l'Anglais  Roscoë,  et 
par  le  catholique  Audin 177-181 

La  prétendue  approbation  des  poésies 
de  Louis  Arioste,  réduite  à  sa  juste  va- 
leur par  le  protestant  Roscoé.     181  et 

18;» 

Reproche  à  Léon  X  d'aimer  trop  la 
chasse 182 

Comment  le  protestant  Roscoé  juge  et 
justifie  la  conduite  politique  de  Léon  X 
envers  les  princes 182-185 

Court  pontificat  d'Adrien  VI.  Promo- 
tion de  Clément  VII 185  et  18C 

François  1er  et  sa  mère  Louise  de  Sa- 
voie      186-188 

Grandes  choses  que  le  roi  de  France 
aurait  pu  faire,  et  que  François  1er  ne 
fait  pas.  Ce  qu'il  fait  en  place,  dominé 
par  les  femmes,  les  courtisans  et  la  po- 
litique héritée  de  Philippe  le  Bel.     189- 

193 

Vie  et  mort  du  chevalier  Bavard.  1 9:] 
et  194 

Mort  de  la  pieuse  reine  de  France. 
Conduite  indigne  de  son  mari.    194  et 

195 

François  1er  perd  la  bataille  de  Pavie 
et  y  est  fait  prisonnier.  Ce  qu'il  en  est 
du  billet  :  Madame,  tout  est  perdu,  fors 
l'honneur 195  et  1 9(i 

Négociations  pour  la  paix.   Manière 

peu  loyale  dont  François  Ier  la  signe. 

19G-I9S 

Nouvellement  marié,  il  prend  pour 
concubine  publique  la  femme  d'un  autre 
et  en  fait  une  duchesse 198 

Conduite  peu  honorable  de  François 

l,r  dans  l'exécution  du  traité  de  Madrid. 

198-2(1(1 

Les  généraux  de  l'empereur  Charles- 
Quint  ,  notamment  le  connétable  de 
Bourbon,  violent  la  trêve  de  huit  mois 
qu'ils  viennent  de  signer  avec  le  pape 
Clément  VII;  surprennent  et  saccagent 
Rome  pendant  neuf  mois,  avec  bien 
plus  de  barbarie  que  n'avaient  fait  pen- 
dant six  jours  les  Goths  d'Alaric  ;  ils 
assiègent  le  Pape  dans  le  château  Saint- 
Ange,  et  Charles-Quint,  au  lieu  de 
blâmer  ses  généraux  sans  honneur  , 
condamne  le  Pape  à  une  énorme  ran- 
çon. Et  lout  cela  prouvé  par  des  auteurs 
protestants 201-208 

Mort  de  Nicolas  Machiavel.  Sa  der- 


nière lettre 208-210 

Ce  que  l'empereur  des  Turcs,  Soli- 
man II,  pensait  de  la  conduite  des 
princes  chrétiens  envers  le  Pape.     210 

Les  Chrétiens  de  Belgrade,  les  cheva- 
liers de  Blindes,  ne  recevant  aucun  se- 
cours  des  princes  d'Europe,  se  voient 
réduits,  après  des  prodiges  de  valeur, 
a  capituler  avec  les  Turcs.. .     210-212 

La  première  ambassade  que  Fran- 
çois Ier  envoie  À  Constanlinople  est  pour 
supplier  L'empereur  des  Turcs  de  faire 
la  guerre  aux  Chrétiens.. .     2l2  et  213 

En  conséquence,  Soliman  II  ravage 
la  Hongrie,  qui  se  divise  contre  elle- 
même..  213-215 

Siège  de  Vienne  par  Soliman,  qui  est 
obligé  de  le  lever 215-217 

Mort  de  son  vizir,  l'apostat,  Ibrahim. 

217 

François  1er  fait  alliance  avec  les 
Turcs  pour  leur  livrer  l'Italie.  Le  pape 
Paul  111  prévient  ce  malheur  par  son 
entrevue  à  Nice  entre  François  ll[  et 
Charles-Quint 217-220 

François  lttr  continue  à  conspirer 
contre  les  Chrétiens  avec  les  Turcs  de 
Constanlinople  et  les  corsaires  de  Bar- 
barie, qui  s'en  viennent  avec  les  Fran- 
çais ravager  les  côtes  de  l'Italie  et  de  la 
France  même.  Tableau  qu'en  fait  le 
protestant  Sismondi 220-225 

Fin  de  Soliman  II.  Sa  législation  et 
ses  exemples 225  et  226 


affinite  entre  le  mahometisme  et  ii'  ii- 
thl'.ranlsme.  le  moine  apostat  luther 
se  marie  avec  une  re  lit.  i  ii  se  apostate, 
pendant  que  l'allemagnb  kagb  h*ns  le 
sang   lies  paysans    et    dbs    anabaptistes. 

lil\ISI(i\  ENTRE  LUTHER,  CARLOSTADT  ET 
ZW1NGI.K,  LE  FAUX  PROPHÈTE  ET  SÉDUCTEUR 
DE  LA  SUISSE.  BELLE  CONDUITE  DES  PETITS 
CANTONS  PRIMITIFS. 

Amitié  de  Soliman  pour  Luther.  Fra- 
ternité entre  le  luthéranisme  et  le  maho- 
métisme,  démontrée  par  les  doctrines  et 
les  faits 227-230 

Ignoble,  impiété  avec  laquelle  Luther 
parie  de  Dieu,  du  Christ,  de  Moïse,  de 
la  prière,  de  l'Ecriture  sainte,  qu'il 
mutile  à  son  gré 230-233 

Il  y  a  eu  beaucoup  de  versions  alle- 
mandes de  la  Bible  avant  Luther.     233 

Quel  fut  l'effet  général  du  luthéra- 
nisme sur  les  mœurs  des  populations 
allemandes,  d'après  le  témoignage  des 
prédicants  luthériens  Jacques  Schmi- 
del,  Gaspar  Faber  et  André  Musculus. 
234-236 

Anarchie  intellectuelle  entre  Luther  et 
Carlostadt.    Leur   défi  à    l'auberge    de 


DU  VINGT- TROISIÈME  VOLUME. 


589 


\ 


l'Ourse-Noire  à  Orlemond...     236-239 

Toutes  les  têtes  semblaient  vouloir  se 
mettre  à  l'envers 239 

Conférence  théologique  de  Luther 
avec  les  municipaux  et  les  cordonniers 
d'Orlemonde 240  et  241 

Les  femmes  se  mettent  à  prêcher,  et 
les  nonnes  à  s'échapper  de  leurs  cou- 
vents       24 1 

Histoire  de  la  nonne  fugitive,  Cathe- 
rine de  Bore,  que  le  moine  Luther 
prend  pour  sa  femme.  Quelques-uns  de 
leurs  entretiens  familiers.  Leur  exem- 
ple, précédé  et  suivi  par  d'autres. 
241  et  242 

Apostasie  et  mariage  sacrilège  du 
moine  Albert  de  Brandebourg,  qui  vole 
le  duché  de  Prusse  à  l'ordre  de  Sainte- 
Marie 242  et  243 

Dispute  de  Luther  avec  Storck  et 
Muncer,  chefs  des  anabaptistes.  Guerre 
effroyable  des  anabaptistes  et  des 
paysans.  Luther,  qui  les  y  a  poussés 
par  sa  doctrine,  pousse  ensuite  les  no- 
bles aies  exterminer 243-250 

Commencements  de  l'hérésiarque 
Zwingle  à  Zurich.  Sa  ressemblance  avec 
l'hérésiarque  de  Wittemberg.    250-252 

Son  monstrueux  paradis.     252  et  253 

L'apostat  Zwingle,  instruit  dans  un 
entretien  nocturne  par  un  esprit  blanc 
ou  noir,  s'ell'orce,  avec  les  apostats  Car- 
lostadt,  Oecolampade,  Bucer  et  Capiton, 
de  nier  et  de  combattre  la  présence 
réelle  de  Jésus-Christ  dans  l'eucharistie. 
253-256 

Luther  combat  les  zwingliens  ou  sa- 
cramentaires 256-258 

Les  deux  sectes  prouvent  l'une  contre 
l'autre  que  l'Église  catholique  possède 
seule  la  vérité  tout  entière.      258-260 

Accablement  de  Luther,  déploré  par 
Mélanchton.  Variations  irrémédiables 
des  sectaires.  Fermeté  immuable  de  la 
foi  catholique 260-263 

En  1523,  la  municipalité  zurichoise 
ordonne  à  ses  administrés  de  ne  plus 
croire  ce  qu'on   avait  cru  jusqu'alors. 

263 

Conférence  de  Baden,  où  les  catho- 
liques restent  vainqueurs. .     263  et  264 

Histoire    de   l'apostasie    de    Berne. 
265-277 

État  épouvantable  de  la  Suisse,  di- 
visée contre  elle-même.  Guerre  civile; 
bataille  de  Cappel,  où  Zwingle  est  tué, 
et  les  catholiques  remportent  la  victoire, 
dont  ils  usent  très-modérément.     277- 

283 

Incohérences  astucieuses  du  synode 

et     des   ordonnances    municipales    de 

Berne 283-285 

Le  canton  de  Soleure  expulse  les  nou- 
velles hérésies  et  rétablit  la  foi  de  ses 
pères 285-288 


Belle  conduite  en  tout  ceci  des  cinq 
cantons  primitifs.   288  et  289 

§  VI- 

LA     SUÉDE.     LE     DANEMARK     ET      LA     NOHWÉGE  , 
ENTRAÎNÉS    DANS    l'apotasie    PAR    LES  ROIS 

ET  LES  NOBLES.  EFFORTS  DES  PAPES  ADRIEN  VI 
ET      CLÉMENT     VII     POUR      EMPECHER     l'aPOS- 

tasie  de  l'allemagne,  qui  se  brouille 
et  se  divise  de  plus  en  plus.  confession 
d'augsbourg.  luther  et  mélanchton  con- 
SEILLENT LA  BIGAMIE  AU  ROI  d'aNGLE- 
TERRE  ET  LA  PERMETTENT  AU  LANDGRAVE 
DE  HESSE.  ROYAUME  DES  ANABAPTISTES  A 
MUNSTER.  SONT  CONDAMNÉS  A  L'EXTERMINA- 
T10N  PAR  LES  DOCTEURS    DU  PROTESTANTISME. 

État  de  la  Scandinavie  jusqu'au  com- 
mencement du  seizième  siècle.     290-294 

Christiern  II,  surnommé  le  Néron  du 
Nord,  commence  l'apostasie  du  Dane- 
mark, qui  est  achevée  par  son  oncle 
Frédéric  et  par  son  neveu  Christiern  III. 
294-296 

La  Suède,  jusqu'alors  catholique  et 
libre,  perd  tout  ensemble  sa  foi  et  sa  li- 
berté, par  la  ruse  et  la  violence  de  l'u- 
surpateur Gustave  Éricson . . .     296-300 

Olaùs  Magnus,  archevêque  d'Upsal, 
fidèle  catholique,  est  auteur  d'une  his- 
toire des  Golhsetdes  Suédois...     298 

Négociations  infructueuses  d'Adrien 
VI  pour  ramener  les  protestants  d'Alle- 
magne. Suivant  Pallavicin  et  Menzel, 
l'un  catholique,  l'autre  protestant,  ses 
instructions  au  nonce  Chérégat  étaient 
peu  discrètes  300-309 

Conduite  plus  prudente  du  cardinal 
Campége  à  la  nouvelle  diète  de  Nurem- 
berg en  1524;  diète  qui  se  termine  par 
un  décret  absurde,  contre  lequel  s'élè- 
vent tout  ensemble  et  le  légat  du  Pape, 
et  l'ambassadeur  de  l'empereur,  et  Lu- 
ther. L'Europe  paraît  sur  le  point  de 
retomber  dans  le  chaos 309-313 

Premiers  symptômes  de  convales- 
cence. Le  Pape  et  l'empereur  se  récon- 
cilient; les  princes  catholiques  d'Alle- 
magne se  concertent  pour  maintenir 
l'ancienne  foi  et  législation  de  l'empire. 
Par  contre-coup,  les  princes  apostats  se 
liguent  formellement,  en  faveur  des  nou- 
velles hérésies,  contre  l'empereur  et 
contre  les  lois  de  l'empire.  Ils  refusent 
de  marcher  contre  les  Turcs  au  secours 
de  la  Hongrie 313-315 

Variations  de  Luther  au  sujet  de  la 
guerre  contre  les  Turcs...     31 5  et  316 

La  diète  de  Spire  de  1529  décrète  le 
statu  quo  jusqu'à  la  décision  du  concile. 
Six  princes  luthériens  protestent  contre  : 
d'où  le  nom  de  prolestants.    317  et  318 

A  quoi  se  réduit  la  profession  géné- 
rale du   protestantisme,  et  quelles  en 


590 


TABLE  ET  SOMMAIRES 


sont  les  conséquences :>iS-3?o 

Unité  discordante  des  protestants  à  la 
conférence  de  Marpourg  en  1520.    ;i20 

et  321 

Ouverture  de  la  diète  d'Angsbourg  de 
1530.  Scrupule  des  princes  luthériens. 
Quels  étaient  ces  princes..     321  et  322 

Discordance  des  protestants  lorsqu'il 
leur  fallut  confesser  publiquement  leur 
créance 323  et  324 

La  confession  d'Augsbourg,  rédigée 
tout  d'abord  de  quatre  façons  différentes 
sur  la  présence  réelle.  Division  entre  les 
luthériens  et  les  sacramentaires.  Varia- 
tions incessantes  des  uns  et  des  autres 
avec  eux-mêmes  sur  ce  même  article. 
324-320 

Sur  plusieurs  autres,  et  dans  la  con- 
fession, et  dans  l'apologie,  les  protestants 
reviennent  des  excès  de  Luther  et  se  rap- 
prochent descatholiques,  notamment  sur 
l'autorité  des  évêqnes  et  du  Pape.  Mé- 
lanchlon  se  serait  rapproché  davantage 
encore  s'il  avait  été  libre  ....     326-333 

La  diète  ordonne  de  s'en  tenir  à  l'an- 
cienne constitution  de  l'empire.  Les 
princes  protestants  se  liguent  à  Smal- 
calde  [pour  détruire  cette  constitution. 
Fureur  avec  laquelle  Luther  les  pousse 
à  la  révolte 333-336 

Restriction  de  Mélanchton  en  faveur 
du  Pape  et  des  évéques. . .     33G  et  337 

Le  landgrave  de  Hesse  demande  à  Lu- 
ther et  aux  antres  docteurs  du  protes- 
tantisme, et  ceux-ci  lui  accordent,  d'a- 
voir deux  femmes  à  la  fois...     337-342 

Nouvelle  guerre  des  anabaptistes. 
Histoire  de  leur  royaume  de  Munster  et 
de  leur  roi  Bockels 342-347 

Synode  luthérien  de  Hambourg  contre 
les  anabaptistes,  qu'il  ordonne  d'exter- 
miner       347-351 

En  condamnant  les  anabaptistes,  les 
protestants  se  condamnent  eux-mêmes 
et  justifient  toutes  les  rigueurs  de  l'É- 
glise catholique  contre  eux.     351  et  352 

§  VII. 

l'akgi,bteiire  entraînée  dans  le  schisme 
ht  l'hérésie  par  les  passions  impures  et 
cruelles  de  son  roi,  et  par  la  bassesse 
de  son   parlement. 

Réponses  de  Luther  au  roi  d'Angle- 
terre      353  et  35  i 

Science  et  vertus  de  Jean  Fisher,  évo- 
que de  Rochesler 354  et  '■;•.:> 

Grandes  qualités  de  Thomas  Morus, 
chancelier  d'Angleterre 355  et  356 

Henri  Vil  1  écrit  aux  princes  d'Alle- 
magne sur  les  emportements  de  Luther. 
356  et  357 

Lettre  artificieuse  d'e\cuse  de  Luther 
au  roi   d'Angleterre 357  et  358 


Henri  VIII  répond  par  une  réfutation 
solide  des  principales  erreurs  et  asser- 
tions de  l'hérésiarque 358-364 

Henri  VIII,  dominé  par  sa  passion, 
cherche  à  faire  rompre  son  mariage  avec 
Catherine  d'Aragon,  pour  épouser  Anne 
de  Boulen.  Circonstances  inconnues  du 
temps  de  Bossuet 364-360 

Position  difficile  du  pape  ClémentMI. 
366  et  367 

Histoire  du  cardinal  Wolsey.  367-370 

Henri  VIII  sollicite  des  réponses  favo- 
rables dans  les  universités.    370  et  371 

Henri  VIII,  désespérant  de  vaincre  les 
difficultés,  est  tiré  d'embarras  par  Tho- 
mas Ciomwell.qui  lui  propose  de  se  dé- 
clarer ctief  de  l'église  d'Angleterre.  Quel 
était  ce  patriarche  de  l'église  anglicane. 
371-373 

Licous  législatifs  et  nœuds  coulants 
administratifs  que  Thomas  Cromwell 
prépare  au  clergé  anglais 373-375 

Tunstall,  évêque  de  Durham,  et  Guil- 
laume de  Warham,  archevêque  de  Can- 
torbéry,  s'aperçoivent  du  picL-e  et  pro- 
testent contre.  Le  dernier  meurt,  à  la  vue 
de  la  prochaine  apostasie  de  l'Angle- 
terre  • 375 

Henri  VIII  épouse  secrètement  Anne 
de  Boulen,  en  assurant  au  prêtre  que  le 
Pape  venait  de  prononcer  en  sa  faveur. 

375 

Thomas  Cranmer,  ayant  une  seconde 
femme  et  luthérien  dans  le  cœur,  est 
fait  archevêque  de  Cantorbérv.     376  et 

3T7 

Avec  quelle  hypocrisie  Cranmer  pro- 
nonce le  divorce  entre  Catherine  d'A- 
ragon et  Henri  VII 1,  déjà  marié  a  une 
autre. 377 

Le  collège  des  cardinaux,  consulté  par 
Clément  VJI.se  prononeeà  la  presque 
unanimité  pour  la  validité  du  mariage 
de  Catherine.  Sur  quoi  le  Pape  prononce 
une  sentence  définitive,  mais  qui  ne 
doit  être  publiée  que  plus  tard..     378 

Avant  qu'on  pût  savoir  à  Londres  ce 
qui  avait  eu  lieu  à  Borne,  l'apostasie  de 
l'Angleterre  était  consommée  par  la  bas- 
sesse de  son  parlement...     378  et  ;i7!) 

Dernières  actions  et  martyre  de  Tho- 
mas Morus 3/0-382 

Martyre  du  cardinal  Fisher,  évéque 
de  Roêhester 382 

Béllexions  du  protestant  Cobbet.  Cou- 
rage des  deux  Franciscains  l'evto  et 
LIslow 383-384 

Martyre  de  plusieurs  Chartreux.     384 
et  385 

Le  roi-pape  Henri  VIII  déclare  le 
laïque  Thomas  Cromwell  son  vicaire 
général,  sous  qui  le  clergé  anglais  s'a- 
\1li1  toujours  davantage .. .    385  et  386 

Bassesse  du  parlement  pour  satisfaire 
l'avarice  du  roi 386 


DU  VINGT-TROISIÈME  VOLUME. 


nïM 


Ce  qu'étaient  les  monastères  anglais 
suivant  Tanner,  évêque  protestant.  Dé- 
loyauté de,  Hume  qui  le  cite.     386-390 

Moyens  employés  par  le  pape  anglican 

et  son   vicaire  pour  voler  les  couvents 

anglais  ;  et  quelles  en  ont  été  les  suites. 

390-393 

Ce  que  c'est  que  le  paupérisme.    393 
et  394 

Menace  du  premier  pape  anglican. 

394 

Après  la  mort  de  la  reine  Catherine 
d'Aragon,  le  premier  pape  anglican  fait 
couper  la  tète  à  la  première  papesse  an- 
glicane, Anne  de  Boulen,  comme  con- 
vaincue d'adultère,  quoique  son  mariage 
lut  déclare  nul 394-39(5 

La  troisième  femme  de  Henri  lui 
donne  un  lils  en  mourant.  En  consé- 
quence, il  déclare  illégitimes  ses  deux 
filles  Marie  et  Elisabeth...     396  et  397 

Supplice  de.  la  comtesse  de  Salisbury, 
mère  du  cardinal  Polus.       397  et  398 

Henri  VIII,  premier  pape  anglican, 
épouse  une  quatrième  femme,  Anne  de 
Clèves;  la  répudie,  parce  qu'elle  n'est 
pas  à  son  gré,  et  en  épouse  une  cin- 
quième, Catherine  Howard.     398  et  399 

Chute  et  exécution  de  Thomas  Crom- 
well :}99 

Henri  Vill  s'occupe  à  réglementer  la 
foi  des  Anglais,  et  fait  périr  dans  les 
supplices  quiconque  ne  reconnaît  pas 
son    infaillibilité 399-402 

11  n'épargne  pas  même  les  morts,  et 
fait  le  procès  à  saint  Thomas  de  Cantor- 
béry,  pour  s'emparer  des  richesses  de 
son  église  et  de  son  tombeau 402 

Henri  VI 1 1  coupelatéte  a  sa  cinquième 
femme,  et  en  épouse  une  sixième,  qui 
faillit  avoir  le  même  sort 40  s 

Tableau  de  son  règne  et  de  ses  der- 
nières années  par  Cobbet  et  Lingard. 
403-405 

Parallèle, d'après  le  protestant  Cobh et, 
entre  l'Angleterre  catholique  au  quin- 
zième siècle  et  l'Angleterre  protestante 
depuis  Henri  VI 11  sous  le  rapport  du 
bien-être  matériel 405-408 

S  vin. 

EFFORTS  nF  l' HERESIE  LUTHERIENNE  POUR  per- 
\  KHTIH  LA  FRANCE.  CE  QUI  SAUVE  CB  ROY  A!  Ml'. 
GENEVE  FORCÉE  A  L'APOSTASIE  PAR  BERNE. 
COMMENCEMENT  DB  CALVIN,  SES  HERESIES, 
SON  GOUVERNEMENT  a  GBRBVB.  CONSEQ1  BNI  BS, 

Dangers  de  la  France  de  la  part  de 
deux  femmes  d'une  foi  suspecte,  et  de 
mœurs  scandaleuses 409 

Ce  qui  sauva  la  nation  française,  ce 
fut,  après  Dieu,  la  nation  française, 
clergé,  parlement  et  peuple.    409-410 

Erreurs    opiniâtres    et    punition    de 


Louis  Berquin i  10  et   i  i  I 

Profanations  sacrilèges  des  luthériens 
iconoclastes.  Réparation  publique  faite 
par  le  roi  François  1er  et  le  peuple  de 

Paris 411  et  412 

Progrès  de  l'hérésie  dans  la  ville  de 

Meaux,  par  l'imprudence  de  l'évéque. 

412-410 

L'hérésie  commence  de  s'insinuer  a 

Metz.    410 

Décrets  remarquablement  sages  du 
concile  de  Sens  contre  les  nouvelles  er- 
reurs       416-423 

Tentatives  des  hérétiques  en  plusieurs 

lieux  de  France 423  et  424 

Ils  reçoivent  surtout  accueil  en  Déarn, 
de  la  reine  de  Navarre,  Marguerite  de 
Valois,  sœur  de  François  1",  qu'elle,  vou- 
drait circonvenir  iui-méme.  Les  éco- 
liers   de  l'université  de  Paris  la  jouent 

sur  leur  théâtre ..     424-426 

Commencements  de  Jean  Cauvin,  dit 

Calvin 426-4*28 

Révélations  sur  les  mœurs  de  ce  pa- 
triarche   du    protestantisme    français. 
428-430 
Quelles  étaient  les  mœurs  de  Théo- 
dore de  Bèze 430- 4:;  I 

Calvin,  le  patriarche  du  protestan- 
tisme français,  se  fait  connaître  par  la 
manière  dont  il  parle  des  apôtres  et  des 
fidèles    du  protestantisme     allemand. 
431  et  432 
Dans  une  peste,  Calvin  et  les  siens  se 
font  défendre  ou  dispenser  par  les  magis- 
trats d'aller  voir  les  malades.  Les  prê- 
tres catholiques  s'y  dévouent,  parmi  eux 
le  savant  Gabriel  de  Saconay.    432-434 
Quels  furent,  d'après  Cal  vin  lui-même, 
les  causes  et  les  fruits  de  sa  réforme. 
434  et  435 
Les  principales  de  ces  funestes  résul- 
tats, y  compris  l'athéisme,  se  trouvent 
dans    les  écrits  de  Luther  et  de  Cal- 
vin particulièrement  dans  Y  Institution 
chrétienne  de  ce  dernier....     4:j5-i37 
Suite  de  la  biographie  de  Calvin,  jus- 
qu'au moment  où  il  arrive,  a  Genève, 
quand   l'apostasie    v   est  consommée. 
437-439 
Histoire  et  état  politique   de  Genève 
jusqu'au   commencement   du   seizième 

siècle 439-443 

Principales  phases  de  l'apostasie  in- 
troduite à  Genève  par  la  tyrannie  de 
Berne,  jusqu'à  l'arrivée  de  Calvin,  en 

I53(i 443-451 

Calvin  est  expulsé  de  Genève  avecFa- 

rel,  puis  rappelé  en  1540 451-453 

Calvin,  chargé  de  fabriquer  un  gou- 
vernement ecclésiastique  a  Genève,  ne 
trouve  rien  de  mieux  que  l'inquisition 
d'Espagne,  mais  plus  mesquine  et  plus 

tracassière 453-456 

Calvin  voue  à  la  mort  ceux  qui  lu 


592  TABLE  ET  SOMMAIRES  DU  VINGT-TROISIÈME  VOLUME. 


sont  contraires 456 

Vie,  erreurs  et  supplice  de  Michel 

Servet 457-459 

Les  églises  protestantes  approuvent  le 

supplice  de  Michel  Servet.  Conséquences 

qui  résultent  de  là 45(J  et  460 

§  IX- 

FIK  DERASME.  LIEUX  TllEOLOGIQUES  DE  MEL- 
CHIOR  CANUS.  SAINT  THOMAS  DE  VILLENEUVE. 
SAINT  IGNACE  DE  LOÏOLA.  SA  COMPAGNIE  DE 
JÉSUS.  PREMIERS  TRAVAUX  ET  MIRACLES  DE 
SAINT    FRANÇOIS-XAVIER  DANS   L'iNDB. 

Erasme,  bel  esprit,  superficiel,  mau- 
vais plaisant,  d'une  littérature,  plus 
païenne  que  chrétienne,  n'a  jamais  rien 
compris  au  fond  de  la  théologie,  dont  il 
se  raille,  surtout  à  la  distinction  entre 
la  grâce  et  la  nature;  ne  peut  être  con- 
sulté avec  quelque  fruit  que  comme  un 
dictionnaire  de  synonymes  latins  dans 
leur  acception  païenne 461-467 

Melchior  Canus.  Mérite,  substance  et 
parties  piincipalesdeson  livre  Des  Lieux 
théologiques  467-47  8 

Vie  de  saint  Thomas  de  Villeneuve, 
religieux  augustin  et  archevêque  de  Va- 
lence. Ses  vertus,  ses  extases,  ses  pieu- 
ses industries  pour  réformer  le  clergé 
et  le  peuple,  sa  sainte  mort..     478-492 

Vie  de  saint  Ignace  de  Loyola,  depuis 
sa  conversion  jusqu'à  son  départ  de 
Manrèse  pour  le  pèlerinage  de  la  Terre- 
Sainte.  Ses  Exercices  spirituels.    492- 

510 

Histoire  de  son  pèlerinage.    510-514 

Ses  études,  ses  bonnes  œuvres,  ses 
épreuves  à  Barcelone,  Alcala  et  Sala- 
manque ...    .     514-518 

Ses  études  à  Paris.  Epreuve  à  la- 
quelle il  est  exposé 518-520 

11  recrute  six  compagnons  :  Pierre  Le- 
fèvre,  François-Xavier,  Jacques  Laynèz, 
Alphonse  Salmeron,  Nicolas  Alphonse 
surnommé  Bobadilla,  et  Simon  Rodri- 
gue?, avec  lesquels  il  jette  les  fonde- 
ments de  la  compagnie  de  Jésus  ,  le 
qui  nze  août  1534 520-52  > 

Autres  œuvres  duzèlede  saint  Ignace. 
526-528 

Après  avoir  donné  Venise  pour  ren- 
dez-vous à  ses  compagnons,  il  va  en  Es- 
pagne. Fruits  de  salut  qu'il  y  opère. 
'  528-531 

Voyage  de  ses  compagnons  de  Paris  à 
Venise.  Ce  qui  leur  arrive  près  de  Con- 
stance. Leur  occupation  à  Venise,  avec 


saint  François-Xavier  et  saint  Ignace. 
531-535 

Ils  vont  tous  à  Rome  se  présenter  à 
Paul  III.  Comment  ils  sont  calomniés  en 
son  absence  et  justifiés  à  son  retour.  Leur 
compagnie  est  approuvée.  Ignace  envoie 
ses  compagnons  évangéliser  de  divers 
côtés.  Simon  Rodriguèz  et  François- 
Xavier  partent  pour  l'Inde  et  Je  Japon. 
Le  premier  reste  en  Portugal,  le  second 
s'en  va  tout  seul 535-34  i 

Election  de  saint  Ignace  commesupé- 

rieur  général  de  la  compagnie  de  Jésus. 

Ses  occupations  à  Rome.  Son  esprit. 

544-548 

11  écrit  les  constitutions  de.  son  ordre. 
Comment.  Quels  en  sont  l'esprit,  le  but 
et  l'ensemble 548-553 

On  y  voit  tout  l'opposé  de  Luther  et 
de  Calvin , 553  et  55'» 

Raisons  de  l'autorité  du  général.  Pré- 
cautions pour  qu'il  n'en  abuse.  554-557 

Heureux  tempérament  delà  vie  active 
et  de  la  vie  contemplative.  Discrétion 
dans  le  reste 557  et  558 

Les  six  états  dans  la  compagnie.  558- 

5CII 

Le  prodigieux  égarement  de  Luther 
fait  voir  combien  il  faut  être  sur  ses 
gardes  pour  n'être  pas  la  dupedel'esprit 
de  ténèbres 560 

Importance  des  exercices  et  des  règles 
spirituelles  de  saint  Ignace.       560-56:'» 

sagesse  des  règles  de  saint  Ignace  sur 
l'enseignement  de  la  théologie 561 

Plus  encore  sur  l'enseignement  de  la 
philosophie.  On  n'y  fait  pas  assezatten- 
tion 565-567 

Premiers  collèges  établis  par  la  com- 
pagnie de  Jésus 56" 

Elle  envoie  desmissionnaires  partout 
l'univers 567  et  .Mis 

Principaux  saints  qu'il  y  avait  alors 
dans  1  Eglise 568 

Voyage  de  saint  François-Xavier,  de 
Rome,  par  Lisbonne,  à  Goa..     568-571 

Ses  travaux  et  succès  apostoliques  à 
Goa  même 571  et  572 

Ses  travaux,  ses  succès,  ses  miracles 

parmi    les   Paravas,   sur  la  côte  de  la 

Pêcherie.  Endurcissement  des  brames. 

572-578 

Ses  voyages,  ses  travaux,  ses  mira- 
cles dans  le  royaume  de  Travancor, 
dans  l'île  de  Ceylan,  à  Méliapor  et  en 
d'autres  lieux 578-583 

Il  convertit  un  Japonais  et  forme  le 
projet  d'aller  prêcher  l'Evangile  au  Ja- 
pon       583-586 


FIN  DE  LA  TABLE  DU  VINGT-TROISIÈME  VOLUME, 

ERRATUM. 

Page  52,  ligne  2  en  Las,  au  lieu  de  09,   lise/  95. 


Hun  h..  —  J'vp.  cl  stéréotyp.  tic  I  nui. 


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