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Québec. C. SS. R.
JOHN M. KELLY LIDDADY
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from the Library Collection of
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University of
St. Michael's Collège, Toronto
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77
HISTOIRE UNIVERSELLE
DE
L'ÉGLISE CATHOLIQUE
TOME VINGT-TROISIEME.
CET OlVll%î;i; SE TROUVE AUSSI :
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LYON,
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HISTOIRE UNIVERSELLE
DE
LlGLISI BAT
PAR
L'ABBE ROHRBACHER
DOCTEUR EN THÉOLOGIE DE L'UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN .
ETC., ETC.
Âp^v) 7ravTtov IffTtv $\ xaOoXtx^) xal évwt
'ExxX7i<nor.
^ Le commencement de toutes choses est la sainte
Église catholique.
S. ÉPIPHAXE, 1. I, C. 5, COSTRE LES HÉRÉSIES.
Ubi Pelrus , ibi Ecclesia.
Où est Pierre, là est l'Église.
S. Amer. Inpsalm. 40, n. 30.
* DEUXIEME EDITION
REVUE, CORRIGÉE ET AUGMENTÉE PAR L'AUTEUR.
TOME TIICT-TROISlÈjIE,
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PARIS
GATJME FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEl
Il ue Cassette , l.
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1852
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http://www.archive.org/details/histoireunivers23rohr
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HISTOIRE UNIVERSELLE
L'ÉGLISE CATHOLIQUE
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATRIÈME.
DE 4 517, COMMENCEMENT DE l' ANARCHIE RELIGIEUSE ET INTEL-
LECTUELLE EN ALLEMAGNE, A 1545, COMMENCEMENT
DU CONCILE OECUMÉNIQUE DE TRENTE.
HERESIE DE LUTHER, JUSQU A SA CONDAMNATION PAR LE PAPE LEON X.
En 1517, l'Église de Dieu se voyait dans une position bien mé-
morable. L'ancien et le nouveau monde, toutes les sciences et tous
les arts se présentaient devant elle pour apprendre de sa bouche à
bien servir Dieu et les hommes. Et l'Église répondait convenable-
ment à l'ancien et au nouveau monde, à toutes les sciences et à tous
les arts. Elle vient de terminer le cinquième concile de Latran, sous
la présidence du pape Léon X. Dans ce concile, elle a non-seule-
ment décrété, mais effectué la restauration des mœurs cléricales dans
son chef et ses principaux membres. D'ailleurs, l'Esprit de vérité et
de sainteté qui demeure éternellement avec elle n'y demeure jamais
oisif. Et, de fait, dans les soixante-dix ans que renferme le précédent
livre, on trouve bien plus de soixante-dix personnages que l'Église
honore d'un culte public : il y en a plusieurs des ordres de Saint-Fran-
çois, de Saint-Dominique, de Saint-Augustin ; mais il en est beau-
coup d'autres de toute condition et de tout rang. C'est, entre autres,
XXIII. l
2 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
saint Jean de Capistran, l'ami, le compagnon de Iluniade et de
Scanderbeg ; c'est saint Casimir, prince de Pologne ; c'est le bien-
heureux Nicolas de Flue, le sauveur de la confédération suisse ; c'est
une veuve, sainte Catherine de Gênes, morte en 1510, auteur de cer-
tains opuscules de théologie surnaturelle, qui, pour la hauteur, la pro-
fondeur et la justesse des idées, lui mériteraient bien une place parmi
les docteurs de l'Église ; c'est le bienheureux Primaldi, martyrisé
à Otrante par les Turcs, en 1480, avechuitcents de ses compatriotes.
Quant aux sciences, lettres et arts, jamais époque ne leur fut plus
favorable. Le pape Léon X était leur nourrisson, leur ami, leur pro-
tecteur héréditaire : Léon X était le cardinal Jean de Médicis, fils de
Laurent le Magnifique et arrière-petit-fils de Cosme, surnommé le
Grand et Père de la patrie ; famille incomparable, qui a eu l'honneur
de donner son propre nom au plus beau siècle de la littérature et de
l'art modernes. Léon X était encore leur protecteur héréditaire
comme Pape. Toujours nous avons vu les Pontifes romains s'en
montrer les pères par toute l'Europe, particulièrement depuis Ni-
colas V à Jules II. Léon X ne commençait pas, il couronnait seule-
ment cette grande époque.
En effet, lorsqu'il monte sur le trône pontifical, il trouve Michel-
Ange qui fait le tombeau de Jules II, qui peint la chapelle Sixtine,
qui transporte le Panthéon dans les nues pour en faire la coupole de
Saint-Pierre ; il trouve Raphaël produisant d'autres merveilles, avec
Pérugin, Jules Romain, Léonard de Vinci et autres. Parmi les trente
cardinaux qu'il nomme en 1517, il y en a plusieurs d'éminemment
habiles dans les littératures grecque et latine, et l'ancienne philoso-
phie. Ses deux secrétaires sont BembeetSadolet, deux modèles d'une
latinité cicéronienne. Si chez quelques-uns l'enthousiasme pour l'an-
tiquité littéraire excède un peu, il n'y a pas beaucoup à craindre :
tous ces savants sont enfants soumis de l'Église, laquelle, au concile
général de Latran, vient de poser les bornes que ne doit point outre-
passer la sagesse humaine.
Tous les royaumes d'Europe sont en paix les uns avec les autres.
L'empereur d'Allemagne, Maximilien Ier; François Ier, roi de France:
le roi d'Angleterre, Henri VIII ; le roi d'Espagne, Charles Ier, autre-
ment Charles-Quint ; le roi de Portugal, Emmanuel le Fortuné, sont
dans les meilleurs tenues avec le chef de l'Église universelle. On peut
espérer une expédition générale pour la défense de la chrétienté
contre les armes toujours menaçantes des Turcs sous Sélim Ie1'. Les
Espagnols et les Portugais continuent leurs découvertes et leurs con-
quêtes en Amérique, en Afrique et en Asie. Nous avons vu un évê-
que de Saint-Domingue au concile de Latran. Les Portugais touchent
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 3
à la Chine. Partout, les prédicateurs de l'Évangile accompagnent et
suivent les navigateurs. Le combat entre l'Église et l'enfer va s'agran-
dissant sous tous les rapports. Ce n'est plus seulement l'empire ro-
main, c'est l'univers entier qui sera le champ de bataille. On se battra,
non plus pour telle vérité particulière, mais pour toutes les vérités
ensemble. La lutte sera générale et durera jusqu'à la tin. L'enfer
mettra en œuvre tout ce qu'il a de ruse et de violence, toutes les pro-
fondeurs de Satan. Il s'agit de l'empire du monde.
Nations chrétiennes, soyez sur vos gardes ! Vous avez à craindre,
non moins que les individus. Et depuis trop longtemps, plusieurs
d'entre vous s'endorment dans le bien ou plutôt dans le mal. Depuis
trop longtemps on ne voit plus de saints, ou du moins on en voit très-
peu, en Angleterre, en France, en Allemagne et dans les royaumes
du Nord. Depuis trop longtemps on n'y voit plus de zèle pour la dé-
fense de la chrétienté contre les Mahométans, ni pour la propagation
de la foi chrétienne parmi les infidèles. Ce zèle n'apparaît plus guère
qu'en Italie, en Espagne et en Portugal. Aussi Dieu récompensera-
t-il ces nations parla paix et la gloire. Mais malheur à vous, qui n'au-
rez pas voulu employer pour le service de Dieu la puissance que Dieu
vous a donnée ! Laissées à vous-mêmes, vous l'emploierez à vous dé-
chirer les entrailles, à briser votre unité intellectuelle et morale, en
sorte que l'Angleterre n£ sera plus une, la France plus une, l'Alle-
magne plus une, mais deux, mais plusieurs, et cela pour des siècles ;
et l'Allemagne en particulier, divisée en autant de sectes que d'indi-
vidus, et en autant de partis que de sectes, deviendra une proie facile
au premier ou dernier peuple barbare.
Lorsque Notre-Seigneur eut parlé de la ruine de Jérusalem et de
la ruine du monde, figure de bien d'autres ruines, les apôtres lui de-
mandèrent : Quand est-ce qu'arriveront ces choses? et quel sera le'
signe de votre avènement ? Le Seigneur leur répondit : Prenez garde
jque personne ne vous séduise ! car il en viendra beaucoup en mon
nom, disant : Je suis le Christ, et ils en séduiront beaucoup *. Et il
s'élèvera beaucoup de faux prophètes, et ils en séduiront un grand
nombre 2. Si donc quelqu'un vous dit : Voici ! le Christ est ici, il est
là ; ne le croyez point! car il s'élèvera de faux christs et de faux pro-
phètes; et ils donneront de grands signes et des prodiges, en sorte
que les élus mêmes y seraient trompés, s'il était possible. Voilà ! je
vous l'ai prédit. Si donc ils vous disent : Voici! il est dans le désert,
ne sortez pas; voici ! il est dans l'intérieur de la maison, n'y croyez
point! car, comme l'éclair sort de l'Orient et paraît jusqu'en Occi-
lMatUj., 24,4 et 5. — 2 Ibid., 11.
4 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv.LXXXIV. — De 1517
dent, ainsi en sera-t-il de l'avènement du Fils de l'homme l. Prenez
lonc garde à vous, que vos cœurs ne s'appesantissent par la bonne
chère, et par l'ivrognerie, et par les soins de la vie présente 2. Tels
sont les suprêmes avertissements du Seigneur pour ces formidables
('•preuves auxquelles il soumet, quand il juge à propos, et les indi-
vidus, et les nations, et l'humanité entière.
Or, voici quel était l'état moral de la nation allemande au com-
mencement du seizième siècle. C'est un frère Augustin qui nous
l'apprend.
Le dimanche après l'Ascension, exhortant ses auditeurs à une vie
chrétienne, il leur disait, autant du moins qu'on peut traduire la
hardiesse de son langage :
« Chaque pays a son démon : l'Italie a le sien, la France a le sien,
et l'Allemagne a le sien, la bouteille ; on appelle boire se gorger de
vin et de bière. Nous boirons, j'en ai peur, jusqu'au jour du juge-
ment dernier. Les prédicateurs crient en chaire et font entendre la
parole de Dieu, les seigneurs font des ordonnances, la noblesse
même quelquefois prend de belles résolutions ; le scandale, le dés-
ordre, des maux de toute espèce, dans le corps et dans l'âme, vien-
nent à leur tour comme enseignements : rien n'y fait. L'ivrognerie,
notre dieu, s'étend de jour en jour, semblable à la mer, qui a beau,
boire les courants, et a toujours soif.
« Je voudrais bien aujourd'hui vous parler des funestes penchants
à l'ivrognerie de nos pauvres Allemands; mais où trouver une parole
assez puissante pour chasser loin de nous cette crapule d'enfer, qui
chaque jour s'étend de plus en plus dans toutes les classes de la so-
ciété, en haut, en bas, de façon que prédications, instructions, sont
tout à fait inutiles? Qu'en dire, quand nous la voyons, cette fdle du
diable, se glisser du peuple des grandes cités dans la cabane des
paysans, des tavernes dans le ménage? Dans mon jeune âge, s'enivrer
aux yeux de la noblesse, passait pour un scandale; aujourd'hui, le
noble boit plus encore que le rustre. Les princes et les grands ont
reçu d'excellentes leçons de leurs chevaliers, et ils boivent sans rou-
gir : boire est une vertu princière. Noble, bourgeois, qui ne s'enivre
avec eux comme un goujat, est un homme méprisable; qui ribotte
avec ces chevaliers de la bouteille, gagne en cuvant son vin ses armes
et ses éperons :t. »
Le même frère disait des princes en particulier : « Les princes
sont communément les plus grands fous et les plus fieffés coquins de
i Matth., 23-57. — s i aCj 51-34. _ 3 Walch, OEuvres de Luther, t. 12, p. 786
[en allemand).
à 1545 de l'ère chr/| DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 5
la terre -, on n'en saurait attendre rien de bon, mais toujours ce qu'il
y a de pire *. » Il s'était même fait, à cet égard, une sorte de pro-
verbe qui disait : Principem esse, et non esse latronem, vix possiblle
est; c'est-à-dire : Etre prince, et n'être pas brigand, c'est ce qui paraît
à peine possible 2. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est que le frère
tient un pareil langage dans une espèce d'instruction pastorale à un
prince d'Allemagne sur le devoir des sujets envers le souverain ".
Ce qui ne l'est pas moins, c'est que le plus grand poète de l'Allema-
gne moderne, Schiller, nous montre sur la scène un prince allemand
du seizième siècle ruinant son peuple pour amuser un troupeau de
concubines, réduisant en esclavage les victimes de l'incendie, ven-
dant à l'étranger la liberté de ses sujets, et faisant mitrailler qui-
conque y trouve à redire 4. Tel était donc l'état moral des peuples
et des princes d'Allemagne vers l'an 1517. Celui du clergé ne valait
pas mieux, au dire du même frère Augustin.
Ce frère naquit l'an 1483, à Islèbe, comté de Mansfeld, dans la
Saxe. 11 vint au monde le 10 novembre, et fut baptisé le jour suivant
dans l'église paroissiale de Saint-Pierre : comme c'était la fête de
saint Martin, on le lui donna pour patron. Son père s'appelait Jean,
de son nom de baptême. Quant à son nom de famille, le fils l'écri-
vait d'abord Luder ; mais comme, en allemand, ce mot signifie cha-
rogne, tant au physique qu'au moral, il lui substitua celui de Luther,
qu'on suppose le même que Lothaire. Ses parents étaient pauvres,
son père bêchait la terre, sa mère portait du bois sur ses épaules ;
son père, devenu dans la suite ouvrier mineur, amassa quelque pe-
tite fortune. Son père et sa mère étaient catholiques-romains, ainsi
que son grand-père, avec tous ses ancêtres. Du reste, on croyait par
toute l'Europe comme les catholiques d'aujourd'hui.
A l'âge de quatorze ans, Martin Luther commença des études à
Magdebourg, auprès de certains frères d'école. Comme il était pauvre,
il mendiait son pain deux fois par semaine, en chantant aux fenêtres
des maisons. Les habitants de Magdebourg se montrant peu chari-
tables, il se rendit à Eisenach, où une veuve le prit en pitié, et lui
acheta même une flûte et une guitare. Dans ses intervalles d'études,
il essayait sur l'un de ces instruments quelque vieux cantique,
comme : Bénissons le petit enfant qui nous est né ; ou, Bonne Marie,
étoile du pèlerin ! L'année 1501, il vint achever ses études à l'uni-
versité d'Erfurth, où son père put dès lors venir à son aide. En 1503,
1 Cité par Starck : Triomphe de la philosophie, t. 1, p. 52 (en allemand). —
2 Ibid. — 3 Walcli, t. 10, p. 4G0 et sein. — ''Schiller, Kabalc und Liebe, act. 2
scènes U et 3.
fi HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V.— De 1517
il fut reçu bachelier, et en 1505 maître es arts. Bientôt après, il
commença d'enseigner lui-même, et d'expliquer la physique et les
morales d'Aristote ; il s'appliquait en même temps à l'étude du droit,
parce que tel était l'avis de ses parents.
Quand il pensait à la colère de Dieu et aux punitions terribles qu'il
exerce de temps à autre, il en était tellement épouvanté, qu'il était
près de rendre l'âme. Cette terreur fut à son comble lorsqu'en 150%,
un de ses amis intimes fut tué à ses côtés par le tonnerre. Craignant
d'être foudroyé lui-même, il invoqua le secours de sainte Anne, et
résolut d'embrasser la vie monastique. Le 17 juillet, il réunit une
dernière fois ses amis pour faire de la musique ensemble. La nuit
suivante, sans rien dire à personne, il se rendit chez les ermites de
Saint-Augustin d'Erfurth, demanda et obtint d'y être reçu comme
novice. Il n'emportait avec soi qu'un Plaute et un Virgile. Le lende-
main, il écrivit à ses amis et à ses parents ce qu'il venait de faire.
Bien surpris, ils accoururent au monastère pour l'en tirer ; mais,
pendant un mois, il ne se laissa voir de personne. Son père surtout
était mécontent. Quand le fils lui représentait l'apparition effrayante
qui l'avait appelé du ciel, le père répétait : Dieu veuille que ce ne
soit pas une illusion, ni un fantôme du diable ! C'est le fils lui-même
qui nous apprend cette particularité l.
La sollicitude du père était juste. Mais le fils était en âge d'homme,
il avait vingt-deux ans, était maître es arts ; de plus, il avait une
année entière pour éprouver sa vocation. Ce fut l'année 1500, à l'âge
de vingt-trois ans, qu'il fit vœu de pauvreté, de chasteté et d'obéis-
sance. Dès lors, il était obligé de garder ces vœux, puisqu'il ne les
fit qu'après y avoir mûrement pensé, et avec pleine liberté. L'Es-
prit-Saint nous dit par le prophète David : Accomplissez les \<tux
que vous faites au Seigneur 2. Et le Seigneur lui-même dit au livre
des Nombres : Si quelqu'un a fait un vœu au Seigneur, il ne rendra
pas vaine sa parole, mais il accomplira tout ce qu'il a promis J.
Enfin, l'année suivante 1507, le quatrième dimanche après Pâques,
il fut ordonné prêtre, et son père vint à sa première messe avec
vingt chevaux, et lui fit présent de vingt florins d'or. Le fils profita de
la circonstance pour l'apaiser tout à fait sur son entrée en religion ♦,
Avec l'habit religieux, Mai tin Luther reçut le nom de frère Augus-
tin. Nouveau nom, nouvelle vie. C'est ainsi que l'Éternel, au mo-
ment d'élever le père des croyants à un état plus parfait, lui change
son nom d'Abram en celui d'Ahraham ; c'est ainsi encore que Jésus-
Christ, voulant commencer à exécuter sur un de ses apôtres les des-
1 Walch, t. 1, p. 79. — I PS. 40. — 3 Muni., 30, 3. — » YValch, t. 1, p. 83.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 7
seins de sa providence, lui donne un autre nom : Tu t'es appelé Si-
mon, tu t'appelleras désormais Céphas, c'est-à-dire Pierre. D'ailleurs,
le nom d'Augustin ne pouvait être plus favorable pour un religieux
de ce saint docteur. Seul, ce nom suffisait pour le préserver de toute
erreur opiniâtre en fait de doctrine ; seul, il lui rappelait continuel-
lement cette fameuse sentence : Je ne croirais pas même à l'Évan-
gile, si l'autorité de l'Église catholique ne m'y amenait; et cette
autre non moins fameuse : Rome a parlé, la cause est finie ; puisse
également finir l'erreur !
Son noviciat fut d'abord pénible : les moines, qui peut-être s'é-
taient aperçus de son penchant à l'orgueil, le soumirent à diverses
épreuves : Luther était obligé de nettoyer les immondices de la mai-
son, de balayer les dortoirs, d'ouvrir et de fermer les portes de l'é-
glise, de monter l'horloge, et d'aller, un sac sur le dos, mendier
publiquement ; il trouvait cela dur, mais il le faisait par obéissance.
Le provincial des Augustins, Jean de Staupitz, étant survenu,
recommanda de le traiter plus doucement, et de lui laisser du temps
pour l'étude. Voici donc quelle fut la vie de frère Augustin au mo-
nastère d'Erfurth : Je jeûnais, dit-il, je veillais, je me mortifiais, et je
pratiquais les rigueurs cénobitiques jusqu'à compromettre ma santé;
ce ne sont pas nos ennemis qui croiront à mon récit, eux qui ne par-
lent que des douceurs.de la vie monacale, et qui n'ont jamais aucune
tentation spirituelle l. Mais surtout il étudiait ; il étudiait l'Écriture
sainte, les ouvrages de saint Augustin et les théologiens scholas-
tiques. Il savait presque par cœur Gabriel Biel et Pierre d'Ailly ; il
avait beaucoup lu Guillaume Occam, et en préférait la pénétration
à Thomas d'Aquin et à Scot. Il avait aussi lu assidûment Gerson.
Mais, pour les ouvrages de saint Augustin, il les avait tous lus plu-
sieurs fois, et se les était imprimés dans la mémoire. Voilà ce que
nous apprend un de ses amis 2.
Cependant cette inquiétude de conscience, cette terreur d'esprit,
qui l'avait poussé dans le monastère, ne le quittait pas ; partout il
cherchait à se rassurer contre : c'était même le but de ses études. Un
vieux moine du couvent d'Erfurth, auquel il raconta souvent son
état et ses craintes, le consola beaucoup, en lui recommandant la foi,
et en le ramenant à cet article du symbole : Je crois la rémission des
péchés. D'après cet article, disait-il, ce n'est point assez de croire
en général que les péchés sont remis à quelques-uns, comme à David
et à Pierre ; mais Dieu veut que chacun de nous croie que ses péchés
lui sont pardonnes. Cette explication, disait Luther à Mélanchthon,
1 Mathes. in Vitâ Lutheri. — 2 Mélanchthon. Walch, t. 14, p. 509. g*
8 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
qui le rapporte, non-seulement me consola, mais me fit comprendre
toute la pensée de saint Paul, qui ne cesse de dire : Nous sommes
justifiés par la foi. Je reconnus que les interprétations ordinaires ne
signifient rien. Je vis de plus en plus clair dans l'Ecriture, les Pères
et la théologie l.
Hélas ! cette clarté était un faux jour ; cette explication lumineuse
est une grande erreur et une illusion. Saint Paul dit bien que nous
sommes justifiés par la foi en Jésus-Christ, sans la loi de Moïse, mais
il ne parle pas du tout de la foi à notre justification personnelle. Il
enseigne même le contraire, quand il dit aux Corinthiens : Encore que
je ne me sente coupable de rien, je ne suis pas néanmoins justifié
pour cela, mais c'est le Seigneur qui doit me juger -. Et aux Philip-
piens : Travaillez à votre salut avec crainte et tremblement 3. Salo-
mon avait déjà dit dans les Proverbes : Qui peut dire : Mon cœur est
pur, je suis exempt de tout péché *? Et dans l'Ecclésiaste : L'homme
ne sait pas s'il est digne d'amour ou de haine 5. Les catholiques ont
donc raison de dire que les gens craignant Dieu peuvent avoir une
certitude morale qu'ils sont en état de grâce, mais non pas une cer-
titude de foi. Et frère Augustin Luther, avec son consolateur, est
dans une illusion déplorable.
Tels furent ses premiers égarements sur la doctrine. Nous ne nous
souvenons pas de l'avoir vu remarqué nulle part. Ce qui épouvante
surtout pour ce pauvre frère, c'est le mépris qu'il conçut dès lors
pour l'interprétation commune des Pères et des docteurs.
Un autre trait saillant dans la vie de Luther, c'est que cette vie-
entière n'est qu'une suite de combats avec le diable, dont il nous a
conservé le récit, et où le moine reste toujours vainqueur. Le diable
ne se rebute pas, il revient à la charge ; le combat recommence, et il
finit toujours de même. Le démon ne lui laisse pas un moment de
repos ; il apparaît et vient le tourmenter le jour, la nuit, à table, dans
son sommeil, à l'église, au milieu de ses livres, dans son ménage et
jusque dans sa cave. Luther a noté toutes ces visions et tenu registre
de ces assauts, afin, dit-il, d'apprendre comment on peut déjouer ce
grand pipeur.
Au couvent de Wittemberg, où il alla d'Erfurth, quand il com-
mençait à lire la Bible, ou qu'il était à son pupitre traduisant les
psaumes, le diable venait à petit bruit et en traître, et lui souillait
toutes sortes de mauvaises pensées. S'il avait l'air de ne pas com-
prendre, alors Satan entrait en fureur, bouleversait les papiers, fer-
1 YValeh, t. 14, p. Mis. — * i Cor., 4, 4. — 3 Philipp., 2, 12. — 4 Proverb.,
20,4* — 5 Eeel.,9, i.
?
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 9
mait et déchirait les livres, puis éteignait la chandelle. Quand Luther
se mettait au lit, le diable y était déjà.
C'était au réveil de Luther qu'il apparaissait surtout. — Pécheur,
lui dit-il un jour, pécheur entêté ! — Tu n'as rien de plus nouveau
à me dire ? répondit Luther : je le sais aussi bien que toi que j'ai pé-
ché ; mais Dieu m'a pardonné. Son Fils a pris mes iniquités, elles ne
m'appartiennent plus, elles sont au Christ, et je ne suis pas assez fou
pour ne pas reconnaître cette grâce de mon Sauveur. N'as-tu plus
rien à me demander? Tiens, et il prenait son vase de nuit, voici,
mon drôle, de quoi te savonner la figure.
Un jour que l'on parlait à souper du sorcier Faust, Luther dit sé-
rieusement : « Le diable n'emploie pas contre moi le secours des
enchanteurs. S'il pouvait me nuire parla, il l'aurait fait depuis long-
temps. Il m'a déjà souvent tenu par la tête ; mais il a pourtant fallu
qu'il me laissât aller. J'ai bien éprouvé quel compagnon c'est que le
diable ; il m'a souvent serré de si près, que je ne savais si j'étais mort
ou vivant. Quelquefois il m'a jeté dans le désespoir au point que j'i-
gnorais même s'il y avait un Dieu, et que je doutais complètement
de notre cher Seigneur l. »
Maintenant, comment expliquer d'une manière satisfaisante ce fait
irrécusable, qui remplit toute la vie de Luther ? Il est évident que
Luther y croyait. Cependant ce n'était pas un esprit médiocre' ni un
caractère pusillanime. La manière la plus rationnelle de l'expliquer,
ou plutôt la seule, n'est-ce pas d'y reconnaître une action incessante,
une espèce d'obsession de celui que l'Évangile appelle l'esprit de té-
nèbres, le prince de ce monde, le dieu de ce siècle ; qui séduit d'a-
bord nos premiers parents, qui séduit le monde entier par les idoles,
qui séduit l'Orient par le mahométisme, qui séduit les Grecs et d'au-
tres peuples par le schisme et l'hérésie ? Il se laissera vaincre à Lu-
ther dans quelques détails ridicules, mais c'est pour le mieux tromper
sur le fond, mais c'est pour fausser plus irrémédiablement son esprit
enflé d'orgueil, mais c'est pour le pousser plus sûrement à la révolte
et à l'apostasie, mais c'est pour le précipiter finalement dans l'abîme,
lui et bien des millions d'âmes.
En 1502, l'électeur de Saxe, Frédéric le Sage, à la persuasion de
son frère Ernest, archevêque de Magdebourg, avait fondé une uni-
versité à Wittemberg, et donné commission à Jean de Staupitz, pro-
vincial des Augustins en Misnie et en Thuringe, d'y amener des
hommes savants et habiles. Entre les autres, Staupitz proposa frère
1 Michelet, Mémoires de Luther, t. 2, p. 18C. — Audin, Hist. de Luther, t. 2,
c. 22. — Luther, Propos de tahle.
j 0 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
Augustin Luther, qui vint à Wittemberg en 1508, ûgé de vingt-six
ans, y enseigna la dialectique et la physique d'Aristote, fut reçu ba-
chelier en théologie et employé à la prédication. Vers l'an 1510,
comme le vicaire général de l'ordre des Augustins voulait faire une
nouvelle distribution des provinces d'Allemagne et que sept couvents
s'y opposaient, frère Augustin Luther fut envoyé pour cette affaire à
Home. Il y arriva plein d'enthousiasme ; tombant à genoux, il leva
les mains au ciel et s'écria : Salut, sainte Rome, vraiment sanctifiée
par les saints martyrs et par leur sang qui y a été versé ; courut toutes
les églises et les catacombes, croyant tout ce qu'on y disait et croyait,
y offrit la sainte messe une dizaine de fois, aurait bien voulu la dire
le samedi à Saint-Jean de Latran, pour sa mère, mais il n'y eut pas
moyen, tant la presse y était grande ; il regrettait presque que ses
parents ne fussent pas morts, afin de pouvoir les délivrer du purga-
toire par ses messes, ses bonnes œuvres et ses prières. C'est Luther
lui-même qui nous apprend ces choses, et cela dans un temps où il
s'en moquait l.
Voici, du reste, comme il parle des hôpitaux de ce pays dans son
Traité des bonnes œuvres : « En Italie, les hôpitaux sont bien pourvus,
bien bâtis. On y donne une bonne nourriture ; il y a des serviteurs
attentifs et de savants médecins. Les lits et les habits sont très-pro-
pres; l'intérieur des bâtiments orné de belles peintures. Aussitôt
qu'un malade y est amené, on lui ôte ses habits en présence d'un
notaire, qui en dresse une note et une description exacte, pour qu'ils
soient bien gardés. On le revêt d'un sarreau blanc, on le met dans
un lit bien fait et dans des draps blancs ; on ne tarde pas à lui amener
deux médecins, et les serviteurs viennent lui apporter à manger et à
boire dans des verres bien propres, qu'ils touchent du bout du doigt.
II vient aussi des dames et matrones honorables, qui se voilent pen-
dant quelques jours pour servir les pauvres, de sorte qu'on ne sait
point qui elles sont, et elles retournent ensuite chez elles. — J'ai vu
aussi à Florence que les hôpitaux étaient servis avec tous ces soins ;
de même les maisons des enfants trouvés, où les petits enfants sont
nourris au mieux, élevés, enseignés' et instruits. Ils les ornent tous
d'un costume uniforme, et en prennent le plus grand soin -. »
« A Rome, disait-il encore, la police est très-sévère. Chaque nuit,
le capitaine parcourt la ville à cheval avec trois cents hommes, et
maintient en nombre tous les corps de garde. Quiconque il saisit sur
la eue subit sa peine ; s'il a des armes, il est pendu ou jeté dans le
Tibre. — Enfin, rien n'y est à louer que le consistoire et le tribunal
1 Walch.t. 5, p. 164G; t. 22, p. 2374. — » Ibid., t. 22, p. 786.
i 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. H
de la Rote, où les affaires sont instruites et jugées avec beaucoup de
justice '. » Ces paroles de Luther sont remarquables.
Le consistoire est rassemblée des cardinaux, présidée par le Pape,
pour délibérer sur les affaires générales et les plus importantes de
toute l'Église. La Rote est un tribunal de douze docteurs, pris d'entre
les principales nations chrétiennes, pour juger les affaires des parti-
culiers qu'on lui défère. Finalement, l'an de grâce 1510, Luther ne
trouve à louer, dans Rome et dans l'Italie, que la police pour le bon
ordre, que la justice pour les particuliers et pour les nations, que la
charité pour les pauvres et pour les malades, et enfin que la foi de tout
le'monde, puisque lui-môme croyait alors que tout le monde y croyait.
Jamais il n'a dit autant de bien de l'Allemagne, même luthérienne.
Que, s'il a dit aussi bien du mal de l'ftalie et de Rome, il y a ceci
à considérer. En bonne justice, le témoignage d'un ennemi est rece-
vable contre lui et pour son adversaire, mais non pas pour lui et
contre l'autre.
De retour à Wittemberg, frère Augustin Luther continua d'ensei-
gner et de prêcher. Le 19 octobre 1512, il fut reçu docteur en théo-
logie, sous la présidence d'André Carlostadt, archidiacre de l'église
de Tous-les-Saints. L'électeur de Saxe fit les frais de la cérémonie.
Comme docteur, frère Augustin Luther prêta serment d'enseigner la
foi catholique et de -4a défendre contre toutes les hérésies, même
jusqu'à effusion de son sang.
L'Église seule, c'est-à-dire saint Pierre et les autres apôtres, le
Pape et les évêques, a reçu de Jésus-Christ le devoir et le droit d'en-
seigner tout ce qu'il leur a recommandé, lui qui est avec eux tous les
jours jusqu'à la consommation des siècles. L'Église seule peut donc
conférer à un homme, en qualité de pasteur ou de docteur, le droit
et le devoir d'enseigner, mais d'enseigner ce qu'elle-même croit et
enseigne. Jamais elle n'a donné, jamais elle ne peut donner à per-
sonne le droit d'enseigner le contraire d'elle. Le prétendre, ce serait
fouler aux pieds les premières notions du bon sens.
Frère Augustin Luther ne fut pas longtemps fidèle à son serment
de docteur, si jamais il le fut. On suppose généralement qu'il ne
commença d'innover que sur la fin de 1517, à propos des indulgen-
ces. C'est une erreur. En 1517, le volcan commença d'éclater et de
répandre ses laves pestilentielles ; mais dès auparavant il fermentait,
il bouillonnait, il fondait et confondait tous les métaux, il minait les
bases des montagnes et des empires, et donnait les signes d'une érup-
tion et d'une dévastation prochaines.
1 Walch, t. 22, p. 2376.
12 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. 1 XXN1Y.- De 1517
Luther a dit de lui-même un mot épouvantable, dans la préface
du premier volume de ses œuvres : « Je n'aimais pas, je haïssais au
contraire un Dieu juste et punissant les pécheurs, et, si ce n'est par
un blasphème tacite, du moins avec un immense murmure, je m'in-
dignais, j'entrais en fureur dans ma cruelle conscience et bourrelée
de remords *. »
Nous l'avons vu, au milieu des terreurs de cette conscience et des
obsessions du malin esprit, ne trouver de refuge que ce principe
faux : Je dois croire, comme article de foi, que je suis en état de
grâce et que mes péchés sont remis ; en douter, serait pécher contre
la foi et soupçonner Dieu de mensonge. C'était dire, en d'autres
termes : Je dois croire, comme article de foi, tout ce que je m'ima-
gine ou que j'ai intérêt de m'imaginer, fut-il mille fois contraire à la
croyance des fidèles et à l'enseignement des docteurs. Or, de ce
principe, voici ce que frère Augustin Luther tira dès avant la fin
de 1517.
Le 8 février 1516, il écrit au prieur des Augustins d'Erfurth :
« Mon père, j'envoie à l'excellent José d'Eisenach cette lettre pleine
de quelques questions contre la logique, la philosophie et la théolo-
gie, c'est-à-dire pleine d'anathèmes et d'exécrations contre Aristote,
Porphyre et les scholastiques, savoir les mauvaises études de notre
temps. Car ainsi l'interpréteront ceux qui ont résolu de se taire avec
les morts, non pas cinq ans comme les Pythagoriciens, mais à tout
jamais; de tout croire, de ne faire qu'écouter, sans se permettre une
seule fois la plus petite escarmouche ou escrime contre Aristote et
la scholastique, ni dire un seul mot. Car que ne croiraient-ils pas.
eux qui ont cru une fois Aristote, et tiennent pour vrai ce que cet
archicalonmiateur impute aux autres, encore que ce fût si absurde
qu'un âne ou une pierre même ne pourrait s'en taire)
« C'est pourquoi, veuillez faire tenir celte lettre à cet excellent
homme, et vous informer exactement de ce que lui et d'autres
pensent de moi là-dessus, et puis que je l'apprenne. Je ne désire
rien avec tant d'ardeur, si j'en avais le temps, que de mettre à nu
devant un grand nombre et de montrer dans toute sa honte ce comé-
dien, qui a bercé si longtemps l'Eglise avec le masque grec. J'ai en
main les commentaires sur ses livres de physique, et je veux y jouer
la fable d'Aristée contre ce Protée, qui fait ratl'olir les têtes les plus
sages, à tel point que, si Aristote n'avait pas été de chair, je ne crain-
drais pas de l'appeler un diable. Une des principales portions de ma
croix, c'est d'être obligé de voir les meilleures têtes de nos frères,
1 Raynalil, 1617, n. 72. — Sarulcrus, De visib. monarch., 1. 7.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 13
qui seraient propres aux beaux-arts, perdre leur temps et leur peine
dans cette boue et ces immondices. Et cependant les universités ne
cessent pas de brûler de bons livres et de crier : Les méchants ensei-
gnaient ou rêvaient encore quelque chose.
« Je voudrais que M. Using et celui d'Eisenach se désistassent tout
ensemble d'un pareil travail, ou même l'abandonnassent tout à fait.
J'ai toutes les armoires pleines contre de semblables éditions, que je
tie iS pour complètement inutiles. Tous les autres penseraient de
même, si, comme il a été dit plus haut, ils n'étaient pas enchaînés
dans un éternel silence. Portez-vous bien, et priez pourmoi. Wittem-
berg, le 8 février 1516. Frère Martin Luther, Augustin l. »
Nous avons vu, au treizième siècle, les plus grands et les plus
saints docteurs de l'Église, ayant à leur tête saint Thomas d'Aquin,
concilier dans un harmonieux ensemble toutes les sciences divines
et humaines, les organiser entre elles comme une armée rangée en
bataille, sous le suprême commandement du Verbe de Dieu, la sa-
gesse éternelle, de laquelle toutes elles émanent. Nous les avons vus
concilier la philosophie païenne avec la doctrine chrétienne, et faire
servir la première à la seconde. Nous les avons vus, pour cela, résu-
mer Platon et Aristote, adopter ce qu'ils ont de bon, rectifier ce qu'ils
ont d'inexact, ajouter ce qui leur manque. Nous les avons vus,
moyennant la méthode scholastique ou géométrique, distribuer tout
l'ensemble comme un camp, comme une place forte, où la philo-
sophie fait l'avant-garde, le boulevard extérieur, et la théologie le
corps de l'armée, le corps de la place.
Naturellement, l'ennemi n'aime point cette discipline et cette tac-
tique dans les défenseurs de la patrie chrétienne, il n'aime point cette
savante combinaison de toutes les forces, elle est trop favorable à la
défense de la place, à la défense du camp. II aimerait mieux y voir
tout en confusion, et chacun n'y voulant recevoir d'ordre que de soi-
même. Il criera donc contre, par quelques esprits de travers ou
myopes ; il criera contre le boulevard extérieur, contre la philoso-
phie christianisée de Platon et d'Aristote ; il criera contre la straté-
gie, contre la distribution intérieure de la place, contre l'ordre scho-
lastique delà théologie-, il criera contre les exercices militaires, contre
le maniement des armes, contre la logique et la dialectique, exercices
militaires de l'esprit. Est-ce que la place n'est pas assez forte par elle-
même ? Pourquoi tout ce terrain perdu en forts détachés, en redou-
tes, en bastions, en fossés ? Ne vaut-il pas mieux changer ces inutiles
boulevards en charmantes avenues, où vous vous promènerez tran-
1 Walch, t. 18, p. 4-5.
14 HISTOIRE UNIVERSELLE [Llv. LXXXIV. — De 1511
quillement à l'ombre? A quoi bon ces ponts-levis, ces portes massi-
ves en zig-zag, cette enceinte continue, qui vous emprisonnent comme
des criminels? Est-ce que vous n'êtes pas dignes de respirer un air
plus libre? est-ce que vous n'êtes pas hommes à vous défendre tout
seuls ? Pourquoi enfin vous tuer à manier le salue, le fusil, le canon ?
Vous n'avez d'ennemis que parce que vous apprenez à manier les
armes et à connaître les ruses de guerre. Laissez la prudence du
serpent, ne conservez que la simplicité de la colombe ; n'ayez dans
une main que le bâton de pèlerin, qu'un rameau d'olivier dans l'au-
tre, et vous ne ferez plus peur à personne, et tout le monde vous
aimera à croquer.
Voilà ce que, vers l'an 1516, l'ennemi de Dieu et des hommes
soufflait dans le camp des Chrétiens, par une sentinelle séduite et
gagnée, esprit de travers et myope, mais hardi et emporté, qui si-
gnait : Frère Mail in Luther. Bien des Allemands et des autres s'y
laisseront prendre, briseront tout sous nom de réforme , en sorte
qu'après trois siècles il n'y aura pas pierre sur pierre, pas deux vé-
rités ensemble : les plus sages, reconnaissant leur tort, rentreront
peu à peu dans le camp des soldats demeurés fidèles ; les plus furieux,
continuant l'œuvre de destruction et d'anarchie, finiront par déclarer
que l'ordre est un abus, le bon sens une chimère, et la raison humaine
une éternelle et irrémédiable mystification de soi-même à soi-même.
Voilà où ils en étaient en 1843 l.
Quant anx questions ou thèses, que frère Martin Luther envoyait
de côté et d'autre en 1516, voici comme il en demandait des nou-
velles, l'année suivante, au même prieur d'Erfurth : «J'attends avec
grande douleur, anxiété et envie, ce que vous dites de nos paradoxes.
Car je pense bien que les vôtres les prendront pour des propositions
paradoxales, et même archiniauvaises, quoiqu'elles ne puissent être
qu'orthodoxes pour nous. Informez-moi donc le plus tôt possible, et
assurez les révérends Pères de la faculté de théologie que je suis prêt
à venir en disputer publiquement, soit en conférence, soit dans le
monastère, afin qu'ils ne s'imaginent pas que je veux marmotter dans
un coin rien de semblable, notre université étant en effet assez mé-
diocre pour paraître un coin -. »
Cette lettre, qui est du t septembre 1517, nous montre que tien
Martin Luther sentait fort bien que ses thèses prodigieuses choque-
raient tout le monde ; mais il n'y tient pas moins, et ne s'en cache
1 Voir : /»«;• Protestantismus in seiner siibstauilœsuvg. Dissolution du protes-
tantisme en lui-hi me et par lui-, . Schi , lî i;5, '-' vol. in-12 (en al-
lemand). — - u alch, !. 18, p. î j.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 15
pas plus. Dans une autre lettre, 41 novembre de la même année, à
Georges Spalatin, secrétaire intime de l'électeur de Saxe, il soutient
en particulier l'une des plus révoltantes, et cela contre l'enseignement
de tous les docteurs l. Il en faisait soutenir plusieurs à l'université de
Wittemberg, sous sa présidence. Le 16 juillet 1517, il mande au
prieur d'Erfurth qu'il prépare six ou sept candidats à l'examen, pour
confusionner Aristote 2. Dès l'année précédente, il écrivait au même :
Notre théologie et saint Augustin sont en progrès, Aristote est en
baisse avec les scholastiques. Frère Martin, en l'absence du provin-
cial Staupitz, remplissait alors les fonctions de vicaire et de visiteur
de la province : ce qui dut augmenter sa hardiesse 3.
Enfin nous avons de frère Martin Luther, sur l'année 1517 et avant
la question des indulgences, une série de quatre-vingt-dix-neuf con-
clusions ou thèses contre la théologie des scholastiques et les rêves
d' Aristote, où il dépose tout le venin de ses plus graves erreurs. Voici
quelle nous en paraît être la filiation.
Nous avons vu frère Augustin, tourmenté de ses pensées de déses-
poir et obsédé des apparitions du diable, se réfugier dans cet article
du symbole : Je crois la rémission des péchés. Nous l'avons vu
expliquer cet article, non pas comme les catholiques : Je crois que
Dieu a donné à son Église le pouvoir de remettre tous les péchés; je
crois qu'il les a remis à David et à saint Pierre; j'espère, j'ai confiance
qu'il m'a remis ou qu'il me remettra les miens. Non, telle n'était pas
l'explication de Luther, il donnait cette autre toute nouvelle : Je
crois fermement, comme un article de foi, que Dieu m'a pardonné à
moi-même tous mes péchés, et que je suis en état de grâce ; j'y crois
aussi fermement qu'à la bonté et à la puissance de Dieu, qu'au mys-
tère de la sainte Trinité ; en douter, serait pécher contre la foi ; tout
ce qui ne se fait pas dans ou par cette conviction, tout cela est péché,
même la prière, l'aumône et les autres bonnes œuvres.
Luther abusait étrangement, pour cela, d'un mot de saint Paul.
Parlant aux Romains des scrupules de certains fidèles touchant les
viandes immolées aux idoles, dont ils ne se croyaient pas permis de
manger, tandis que les autres mangeaient de toutes les viandes sans
faire de distinction, l'Apôtre établit cette règle pour les premiers :
Quant à celui qui distingue, dès qu'il en mange, il se rend cou-
pable, parce qu'il ne le fait pas de (bonne) foi. Or, tout ce qui ne se
fait pas de (bonne) foi, est péché 4. Évidemment, il est ici question
d'un fidèle qui mange contre sa conscience, le croyant défendu ; évi-
demment, le mot foi veut ici dire bonne foi, conscience, persuasion
nValch, 1. 18 p. 16 et 17. — * Ibid., p. 2488. — » lbid., p. 2486. — * Rome, 14, 23.
16 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LWXIV. - De 1517
intime. Deux fois, dans ses écrits, Luther convient que cette inter-
prétation des catholiques est juste l. Cependant, partout il y donne
une interprétation contraire, savoir, cette interprétation inouïe : Tout
ce que vous ne faites point dans cette foi, dans cette conviction iné-
branlable que tous vos péchés vous sont pardonnes et que vous êtes
en état de grâce, tout cela est péché, même vos prières, vos jeûnes,
vos aumônes et vos autres œuvres de pénitence. Voilà ce que Luther
donne partout comme l'essence même de sa doctrine 2.
Les quatre-vingt-dix-neuf thèses contre la théologie des scholas-
tiques et les rêves d'Aristote en sont le développement.
La trente- neuvième nie le libre arbitre en ces termes : « Nous ne
sommes pas maîtres de nos actions, mais esclaves, depuis le commen-
cement jusqu'à la fin. Contre les philosophes 3. s
De cette proposition, la raison et Aristote concluraient avec tout le
monde : Puisque l'homme n'est pas maître, mais esclave de ses ac-
tions, il n'en est pas responsable : on ne peut ni l'en récompenser ni
l'en punir. Par aversion d'Aristote et des scholastiques, Luther rai-
sonne différemment. Il a une vingtaine de thèses pour établir que
l'homme peut le mal et ne peut que le mal. En voici quelques-unes
des plus remarquables.
« Il est faux que la volonté puisse, de sa nature, se diriger d'après
la saine raison. Contre Scot et Biel. — Mais la volonté sans la grâce
de Dieu ne peut agir que déraisonnablement et mal. — De là ne
suit pas que la volonté est mauvaise de sa nature, c'est-à-dire qu'elle
est la nature du mal, comme enseignaient les Manichéens. — Ce-
pendant la nature est naturellement et inévitablement mauvaise *.
— Il n'est pas étonnant que l'homme puisse se diriger d'après la
raison fausse, et non d'après la raison droite. — Car telle est sa na-
ture, qu'il se dirige uniquement d'après la raison faussée, et non d'a-
près la raison droite5. — En un mot, la nature n'a ni raison pure ni
bonne volonté. Contre tous les scholastiques. — La nature est néces-
sairement orgueilleuse au dedans, même dans les œuvres qui parais-
sent bonnes au dehors 6. »
La justice et le bon sens concluront toujours avec les scholastiques
et Aristote : Si l'homme fait nécessairement le mal, et non pas libre-
ment, ce n'est plus un péché dont il soit juste de le punir. Luther
'Walcta, t. 4, p. 10GC, n. 9; t. 18, p. 875, n. 5. — 2 Ibid., t. 2, p. 1987 et
seqq.; t. 3, p. 1595; t. 4, p. 417 et seqq. Ibid., p. 1006; t. G, p. 1877; t. S,
p. 1809, 1810, 2398,2720; t. 9, p. 2800; t. 10, p. 1569 et seqq.; t. 11, p. 1268;
t. 12, p. 2084; t. 16, p. 1004, 1364, 1484; t. 19, p. 1847; t. 21, p. 837, addition ;
t. 22, p. 351. — » Ibid., t. 18, p. 10, n. 39. - 4 Waleh, n. 6, 7, 8, 9, p. 7. —
>- 1 i et 15. — « N. 34 et 37.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 17
dira, en dépit des scholastîques et d'Aristote, en dépit de la justice
et du bon sens :
« L'homme, hors de la grâce de Dieu, pèche toujours et sans
cesse, lorsqu'il ne commet point de meurtre, d'adultère, ni de vol.
— Et il pèche en cela, parce qu'il n'accomplit pas la loi spirituelle-
ment. — Ne commettre point de fait et à l'extérieur de meurtre,
d'adultère, de vol, c'est une justice d'hypocrites l. »
Certainement, voilà qui est prodigieux, voilà qui est énorme.
Luther ne s'en tient pas là, il va toujours plus loin, et dit: « La
loi, encore qu'elle soit bonne, devient néanmoins nécessairement
mauvaise par la volonté naturelle. — Toute œuvre de la loi paraît
bonne au dehors, mais au dedans c'est un péché. Contre les scholas-
tiques. — Maudits sont tous ceux qui font les œuvres de la loi. —
Non-seulement la loi de l'Église n'est pas bonne, mais encore les dix
commandements, quoi qu'on puisse enseigner et dire. — Il est donc
clair que toute volonté naturelle est injuste et mauvaise 2. »
Demanderez-vous à Luther si du moins l'ignorance invincible ex-
cuse de péché ? Il vous répondra par les deux propositions suivantes :
« Il n'est pas vrai que l'ignorance invincible excuse de péché.
Contre tous les scholastîques. — Car l'ignorance, par laquelle on ne
connaît ni Dieu, ni soi-même, ni ce que c'est que les bonnes œuvres,
est toujours invincible i. »
Révolté de ces propositions monstrueuses, vous écrierez-vous :
Mais c'est absurde, mais c'est contraire à la raison, au bon sens et
à la logique ? — Luther a une douzaine de thèses contre la raison et
la logique, sous le nom d'Aristote 4.
Voyez-vous maintenant le plan astucieusement combiné de l'en-
nemi ? Parmi ses ruses sans nombre, il crie contre les armuriers,
contre les maîtres d'armes, contre les officiers instructeurs, afin d'en-
dormir le soldat, afin de lui faire négliger l'exercice et le maniement
des armes les plus nécessaires. Cette ruse ne lui a que trop bien
réussi. Aujourd'hui même, combien de catholiques fidèles ne se
laissent pas encore prendre à ces vieilles criailleries contre Aristote
et les scholastîques ? Ouvrons au moins les yeux après trois siècles
d'expérience.
Ce n'est pas tout : dans ses quatre-vingt-dix-neuf thèses contre la
théologie des scholastîques et contre les rêves d'Aristote, Luther en
a trois en faveur de saint Augustin, et ce sont les trois premières.
C'est encore une ruse, et des plus malicieuses. Voici comment :
Nous avons vu que, dans ses discussions avec les Pélagiens, sur-
1 N. 63, G4 et G5. — » N. 71,77, 80, 83, 84 et 89. — 3 N. 35 et 36. — 4 N. 41-53.
xxui. 2
18 HISTOIRE UNIVERSELLE LLiv. LXXXIV. - De 1517
tout avec Julien d'Éclane, saint Augustin s'est mépris sur le sens
littéral de ce mot de saint Paul : Omne autem quod non est ex fide,
peccatum est l. Au lieu d'entendre : Tout ce qui n'est pas selon la
conscience est pécke', ce qui est évidemment et incontestablement le
sens naturel et littéral, il entendait : Tout ce qui ne procède pas de
la foi est péché. D'où il se voyait forcé de conclure, bon gré mal
gré lui, que toutes les actions des infidèles sont des péchés : propo-
sition condamnée depuis par l'Église. Les docteurs catholiques di-
saient donc communément, au seizième siècle, que saint Augustin
avait excédé en quelque chose. Luther dresse donc contre eux les
trois propositions suivantes :
« Quiconque dit que saint Augustin a dit quelque chose de trop
en écrivant contre les hérétiques, celui-là dit que saint Augustin a
menti presque partout. Ceci va contre le dire commun. — C'est
donner lieu aux Pélagiens et à tous les hérétiques de triompher, et
même leur attribuer la victoire. — C'est encore exposer au mépris
l'autorité de tous les anciens Pères 2. »
Voyez-vous la ruse de l'ennemi V Les Pères de l'Église font auto-
rité décisive lorsqu'ils sont d'accord, non quand ils diffèrent. En
voilà un à qui, au milieu d'une mêlée terrible avec les hérétiques, il
échappe une méprise ; méprise évidente pour quiconque a des yeux
et de la bonne foi. Vite, l'ennemi s'en empare, et bâtit là-dessus une
tour de blasphèmes contre Dieu. Donc toutes les actions des infi-
dèles sont des péchés ; donc naturellement l'homme ne peut plus
faire que le mal ; donc il le fait nécessairement ; et Dieu le punit; et
Dieu est juste. Et si vous ne confessez pas tout cela, vous outragez
saint Augustin, vous outragez tous les Pères, vous donnez la victoire
aux Pélagiens et à tous les hérétiques.
A ce vacarme de Luther et de Jansénius, le catholique répond
tranquillement : Saint Augustin dit : Je ne croirais pas même à l'É-
vangile si l'autorité de l'Église catholique ne m'y amenait. Et encore :
Rome a parlé, la cause est finie ; puisse également finir l'erreur !
Eh bien ! comme saint Augustin, je crois l'Eglise catholique, et non
tel ou tel docteur. Ce n'est pas à Augustin, mais à Pierre et à ses
successeurs, qu'il a été dit : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai
mon Église, et les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle.
Simon, Simon ! j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point ;
lors donc que tu seras converti, affermis tes frères. Simon, fils de
Jean : Pais mes agneaux, pais mes brebis.
La quatre-vingt-dix-neuvième et dernière thèse de Luther est
» Rom., 14-23. — 2 Walcb.t. 18, p. 6 et 7, n. I, 2 et 3.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 19
ainsi conçue : « Dans tout cela nous prétendons ne rien dire ni avoir
rien dit qui ne s'accorde avec l'Eglise catholique et avec les docteurs
de l'Église l. » Ces paroles méritent attention. Dans une occasion
semblable, saint Thomas d'Aquin, l'ange de l'école, et avant lui
saint Jérôme, soumettaient humblement au jugement et à la correc-
tion de l'Église romaine et du Pape tout ce qu'ils avaient écrit. Ici il
n'est pas question du Pape, pas question du Siège apostolique, pas
question de l'Église romaine, mais de l'Église catholique ; surtout il
n'est pas question de soumission, mais d'accord, comme de puis-
sance à puissance. Dès le premier pas, Luther se pose l'égal de l'É-
glise universelle.
Telles étaient donc les vues, les idées et les dispositions bien pro-
noncées de Luther, même avant qu'il fût question des indulgences ;
car il n'en est pas dit. un mot dans les quatre-vingt-dix-neuf thèses.
Aussi l'éditeur protestant de ses œuvres complètes a-t-il soin de re-
marquer que Luther a composé et publié ces premiers écrits avant
le commencement de la réformation prétendue, et presque toujours
de son propre mouvement. Il partage ces premiers écrits de Luther
en deux séries : 1° contre les successeurs d'Aristote ; 2° contre les
défenseurs du libre arbitre 2. Ce titre de la seconde série, qui se
trouve la plus longue, est d'une naïveté remarquable. On y voit que
le premier principe, la première essence de la soi-disant réformation,
est et a été de nier le libre arbitre de l'homme, c'est-à-dire de nier le
bien et le mal, la vertu et le vice, la loi et la société parmi les
hommes; car, si l'homme n'a point de libre arbitre, s'il veut et agit
nécessairement, comme la pierre qui tombe nécessairement de haut
en bas, il est absurde de lui prescrire des ordres et des défenses,
absurde de le louer ou de le blâmer, absurde de le récompenser ou
de le punir : les lois, les gouvernements, les tribunaux sont une
absurde et odieuse tyrannie. Telle est donc la nature première et
dernière de cette révolution religieuse et intellectuelle, qui s'est
appelée d'abord réformation, ensuite protestantisme.
Ces quatre-vingt-dix-neuf thèses de Luther ont été imprimées en
latin à Wittemberg, dès l'an 1560, sous ce titre : « Propositions
théologiques des vénérables hommes docteur Martin Luther et doc-
teur Philippe Melanthon, contenant la somme de la doctrine chré-
tienne, écrites et disputées à Wittemberg, dès l'an 1516. Année 1516,
oii Jean Hibten a prédit que commencerait la réformation de l'É-
glise. Avec une préface du docteur Philippe Melanthon. Wittemberg,
1560 3. » D'après ce document, l'année 1516 est donc le vrai
1 N. 99, p. 14. — 2 Walch, t. 18, p. 1-81. — 3 Proposilioncs theologiœ rêve-
20 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
commencement de la réforme de Luther, comme les quatre-vingt-
dix-neuf thèses en sont l'essence.
Ceci est un fait capital, ignoré de bien des protestants et de bien
des catholiques : ignoré ou méconnu de Bossuet lui-même. Car dans
son Histoire des Variation* protestantes, qui est à rectifier sous ce
rapport, il suppose que les égarements de Luther commencèrent par
la querelle des indulgences, et qu'il n'arriva que peu à peu à nier le
libre arbitre et à faire Dieu auteur du péché : en un mot. comme
parle Bossuet, à vomir des impiétés et des blasphèmes qu'on n'enten-
dra peut-être pas dans l'enfer même l. Non, non; le fait est que ce
fut précisément par ces impiétés plus qu'infernales que Luther inau-
gura sa prétendue réforme.
Quant à l'histoire des indulgences, qui donna lieu à Luther de ré-
pandre tout le venin qu'il avait amassé dans le cœur, en voici les
principaux faits :
Les enfants mêmes du catéchisme savent que l'indulgence est une
remise des peines temporelles dues au péché, dont on a reçu l'abso-
lution au sacrement de pénitence , et que. pour gagner l'indulgence,
il faut être en état de grâce et accomplir ce qui est ordonné par l'É-
glise. L'indulgence plénière est la remise de toutes les peines dues
au péché. Nous avons vu les Papes l'accorder pour la croisade et
pour le jubilé. Us en accordèrent encore, soit de plénières, soit de
partielles, pour d'autres œuvres de piété et de miséricorde, comme
à ceux qui contribuaient pour la construction des églises ou des hô-
pitaux. Ainsi, l'an 1381, l'archevêque de Magdebourg ayant fait la
dédicace du nouvel hôpital de Halle, avec son église et son cimetière,
accorda quatre-vingts jours d'indulgence à tous les fidèles qui, sin-
cèrement contrits et confessés, visiteraient cette église et ce cime-
tière, et donneraient, selon leurs moyens, une aumône pour les
pauvres de l'hospice -. Dans le même but, les Papes accordaient
quelquefois certaines dispenses pour le carême. Ainsi l'église cathé-
drale de Freyberg en Saxe ayant été brûlée en 1484, le pape Inno-
cent VIII accorda pour vingt ans la permission de manger du beurre
et du laitage pendant le carême, à condition de contribuer d'un
vingtième de florin chaque année à la réédification de cette église 3.
Dans tous ces induits, une condition indispensable pour gagnei
reniloruiu viroram D. Marti;. Luth, et D. Rhilippi Melanlh., continentes sum-
mam doctrinae clnistiana', scrijù et i.i?pulatae Yuitniiberga1, Inde usiiue ab anno
I5iu. De quo tempore vaticinai u est Johannes Bibten, initium fore reforma-
tionisEcclesiœ, annoi5l6.Cui D.Philippi Melanth.Yuiteml.ergLV, 1560.
1 Deuxième Avertii-sement sur le. lettres de il. Jurieu. — 2 Walch, t. 15, p. 26.
— B Ibid., p. 81.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 21
l'indulgence est toujours qu'on soit vraiment contrit et confessé.
Marchant donc sur les pas de ses prédécesseurs, en particulier de
Jules II, le pape Léon X, par une bulle du 13 septembre 4517, con-
tresignée Sadolet, et à valoir pour un an, accorda une indulgence
plénière aux fidèles de vingt-cinq provinces, qui, vraiment pénitents,
contrits et confessés, contribueraient de leurs aumônes à l'achève-
ment de la basilique de Saint-Pierre. Le cardinal de Sainte-Marie
in ara cœli, Christophe de Forli, général des frères Mineurs de l'ob-
servance, y est nommé commissaire général, avec les plus amples
pouvoirs pour accorder diverses dispenses et subdéléguer d'autres
commissaires ou nonces. Les fidèles sont autorisés à se choisir pour
confesseur un prêtre quelconque, séculier ou régulier de tout ordre,
même des ordres mendiants, qui pourra les absoudre de toutes les
censures et de tous les péchés, même de ceux réservés au Pape ;
excepté cinq ou six des plus énormes, comme la conjuration contre
la personne du Pape ou le meurtre d'un évêque. Nul ordre religieux
n'y est chargé exclusivement de prêcher l'indulgence : ce détail est
laissé au commissaire général, qui était de l'ordre de Saint-François.
Au commencement de la bulle, Léon X rappelle par quel pouvoir il
octroie ces grâces. « Tous les Chrétiens savent assez, dit-il, que saint
Pierre a été institué prince des apôtres par notre Sauveur Jésus-
Christ, et qu'à lui a été donnée, par la grâce divine, la puissance de
lier et de délier les âmes, en ces paroles : Tu es Pierre, et sur cette
pierre je bâtirai mon Église, et je te donnerai les clefs du royaume
des cieux ; et tout ce que tu lieras sur la terre sera aussi lié dans les cieux,
et tout ce que tu délieras sur la terre sera aussi délié dans les cieux l.
Le commissaire ou nonce particulier pour les provinces du Rhin
et du voisinage fut le docteur Arcimbold, protonotaire du Siège
apostolique, qui déjà précédemment avait rempli les mêmes fonctions
pour l'indulgence du jubilé. Nous avons de lui une instruction fort
détaillée aux sous-commissaires, prédicateurs et confesseurs, dans
l'indulgence de la basilique de Saint-Pierre. Elle se trouve dans l'é-
dition allemande des œuvres complètes de Luther ; malgré cela, nous
n'y avons rien trouvé de répréhensible. Il veut que les prédicateurs
et les confesseurs soient d'une conscience timorée, de bonne vie,
d'une science au moins médiocre, et déterminés à procurer la gloire
de Dieu et du Saint-Siège, le salut des fidèles, et qu'ils excitent le
peuple à profiter de toutes les grâces de l'indulgence. Ils feront ser-
ment entre les mains du commissaire d'observer les instructions qui
les regardent.
1 Walch, t. 15, p. 285 et seqq.
22 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
Dans l'église où commencent les exercices de l'indulgence, on élè-
vera une croix, les confessionnaux sont à l'entour, avec les noms des
confesseurs et les armes du Pape ; on ne confessera que dans l'é-
glise, excepté les malades et les infirmes. On prêchera au moins trois
fois par semaine ; les prédicateurs prendront pour matière de leurs
instructions les divers articles de la bulle pontificale ; ils montreront
que le Pape a le pouvoir d'accorder l'indulgence plénière pour les
vivants et les morts, comme ayant reçu de Jésus-Christ la pleine
puissance de lier et de délier sur la terre et dans les cieux : qui en
douterait ne serait plus Chrétien. Ils exposeront au peuple les motifs
pressants de contribuer à l'achèvement de la basilique de Saint-Pierre,
les revenus de l'Eglise romaine ne pouvant y suffire, et étant juste,
d'ailleurs, que tous les Chrétiens contribuent à une basilique qui doit
leur appartenir à tous, et pour laquelle saint Pierre leur accorde de si
grandes grâces.
Ces grâces sont au nombre de quatre principales, dont on peut
gagner l'une sans l'autre. La première est une entière rémission de
tous les péchés, en sorte que si on mourait après l'avoir obtenue, on
irait droit au ciel. Pour cela, il faut la contrition du cœur et la con-
fession de bouche, visiter sept églises, y réciter cinq Pater et cinq
Ave à l'honneur des cinq plaies du Sauveur, par qui nous avons été
rachetés, ou bien le Miserere. Les malades suppléeront à la visite des
églises par d'autres actes de piété. De plus, il faut contribuer, sui-
vant ses moyens, pour la basilique de Saint-Pierre : ceux qui ne
peuvent y suppléeront par des prières, des jeûnes ou d'autres bonnes
œuvres. A ceux-là mêmes qui ne voudraient pas contribuer suivant
leurs moyens, pourvu qu'ils y contribuent de quelque manière, les
confesseurs ne refuseront pas la grâce de l'indulgence ; car on cherche
ici autant le salut des fidèles que le progrès de l'édifice.
La seconde grâce est le privilège de vous choisir un confesseur
capable, qui pourra, une fois dans la vie et puis à la mort, vous ab-
soudre de toutes les censures et cas réservés ; des autres, chaque
fois qu'il y aura lieu; vous accorder l'indulgence plénière une fois
dans la vie et puis à la mort ; commuer en d'autres bonnes œuvres
tous les vœux, excepté d'entrer en religion, de garder la chasteté, de
faire le pèlerinage de Jérusalem ; enfin de vous administrer la sainte
communion, hormis à Pâques et à la mort.
La troisième grâce est une participation spéciale à tous les biens
spirituels, à toutes les bonnes œuvres qui se font dans l'Église mili-
tante. La quatrième, une indulgence plénière applicable aux défunts.
Pour ces dernières grâces, il y a une aumône proportionnelle, comme
pour la première. Ces aumônes en argent se verseront, non entre
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 23
les mains des prédicateurs, des confesseurs ni des commissaires,
mais par les pénitents mêmes ou leurs envoyés, dans le tronc placé
pour cela dans l'église et fermé à trois clefs, qui resteront entre les
mains de trois personnes différentes, lesquelles ne l'ouvriront qu'en
présence des personnes notables de l'endroit. Excommunication ma-
jeure et amende considérable contre tout prédicateur, confesseur,
sous-commissaire ou autre, qui contreviendrait à ces dispositions.
Les prédicateurs apprendront aussi au peuple les pouvoirs extraordi-
naires qu'ont les commissaires ou nonces pour rébabiliter des ma-
riages nuls et lever d'autres empêchements canoniques *.
Il existe une instruction semblable d'Albert de Brandebourg, ar-
chevêque de Magdebourg et de Mayence, commissaire spécial du
Pape pour l'indulgence de Saint-Pierre ; il la publia conjointement
avec le gardien des frères Mineurs de Mayence, qui lui était associé 2.
Un des sous-commissaires ou subdélégués de l'archevêque Albert,
aussi bien que du nonce Arcimbold, fut le Dominicain Tetzel, in-
quisiteur de la foi, qui avait déjà prêché en Allemagne l'indulgence
du jubilé. Il existe de lui une courte instruction, avec deux modèles
de sermon à des curés, sur la manière de recommander la grâce de
l'indulgence à leurs paroissiens. Voici la dernière de ces pièces :
« Très-révérend monsieur ! je vous prie de vouloir bien parler
ainsi à vos ouailles en nîon nom, afin qu'elles ouvrent enfin les yeux de
l'esprit, et qu'elles considèrent quelle grâce et quel don elles ont eus
et ont encore devant la porte. Ah ! véritablement bienheureux les
yeux qui voient ce que vous voyez et observez, savoir, que vous avez
un sauf-conduit très-sûr, avec lequel vous pouvez conduire votre
âme à travers cette vallée de larmes, à travers la mer orageuse de ce
monde, si fertile en tempêtes et en périls, jusqu'à la bienheureuse
patrie du ciel ! Vous devez savoir que la vie de l'homme est une mi-
lice sur la terre. Nous avons à combattre contre la chair, contre le
monde et le démon, qui cherchent sans cesse à perdre les âmes.
Notre mère nous a conçus dans le péché. Hélas ! les filets des péchés
nous ont enlacés : il est difficile, impossible même, sans le secours de
Dieu, d'arriver au port du salut, parce qu'il nous a sauvés, non
pour nos œuvres, mais par sa miséricorde. Il faut donc revêtir l'ar-
mure de Dieu. Prenez donc le sauf-conduit du vicaire de Notre-Sei-
gneur Jésus-Christ, avec lequel vous délivrerez votre âme de la main
des ennemis, et la conduirez au royaume de la béatitude, moyennant
la contrition et la confession, sûrement et intacte, sans aucune peine
du purgatoire. Vous devez savoir que dans ce sauf-conduit sont
Walch, t. 15, p. 315 et seqq. — 2 Ibid., p. 370 etseqq.
a4 HISTOIRE UNIVERSELLE [Llv. LXXXÎV. - De loi 7
imprimés tous les mérites de Jésus-Christ, qui y est représenté en
croix. Vous devez savoir que, pour chaque péché mortel, l'on doit,
après la confession et la contrition, satisfaire par sept ans de péni-
tence, soit en cette vie, soit dans le purgatoire. Combien de péchés
mortels se commettent le jour, combien le mois, combien dans l'an-
née, combien dans toute la vie ? Ils sont presque sans nombre, et ont
ainsi des peines innomblables à subir dans les flammes du purgatoire.
Or, avec ces induits, vous pouvez, une fois dans la vie, recevoir l'ab-
solution de tous les cas réservés au Pape, hormis quatre, et l'indul-
gence plénière de toutes les peines encourues : recevoir ensuite, toute
votre vie durant, chaque fois que vous voulez vous confesser, l'abso-
lution de tous les cas non réservés au Pape; enfin, à l'article de la
mort, recevoir l'indulgence plénière de toutes les peines et de tous
les péchés, et participer à tous les biens spirituels qui se font dans
l'Église militante et dans tous ses membres.
« Ne voyez-vous donc pas que, si quelqu'un allait à Rome ou à
d'autres endroits périlleux, et mettait son argent à la banque, il don-
nerait cinq, six, ou même dix pour cent, afin de le récupérer ail-
leurs avec un billet ? Et pour un quart de florin, vous ne voudriez pas
ce sauf-conduit, en vertu duquel vous pouvez faire entrer dans la pa-
trie du ciel, sûrement et librement, non pas quelque peu d'argent,
mais une Ame divine et immortelle ? C'est pourquoi je vous conseille,
je vous exhorte, et, autant que le peut un pasteur, je vous com-
mande, particulièrement à ceux qui ne se sont point confessés, pen-
dant le jubilé, d'accepter aussitôt avec moi et les autres prêtres ce
trésor inappréciable qui vous est offert encore une fois. Car il pour-
rait vous arriver le cas où vous voudriez bien, mais ne le pourriez plus.
« Ensuite, de la part de notre Saint-Père le Pape, du Saint-Siège
apostolique et de monseigneur le légat, tous ceux qui ont fait sainte-
ment leur jubilé et ont reçu ou recevrontsous peu les billets d'induit,
et contribueront pieusement à l'édifice du prince des apôtres, partici-
peront à toutes les prières, litanies, aumônes, jeûnes, offices d'église,
messes, heures canoniales, mortificatioi s, pèlerinages, stations pon-
tificales, bénédictions et autres biens spirituels, qui maintenant et à
jamais sont et pourront être dans l'Église militante et dans tous ses
membres : ils \ participeront, tant pour eux-mêmes que pour leurs
parents, amis et bienfaiteurs défunts, toujours et de toute manière;
et comme ils ont été mus par la charité, ainsi daigne Dieu, et saint
Pierre, et saint Paul, et tous les saints dont les corps reposent à
Rome, les conserver dans la paix en cette vallée et les conduire au
royaume céleste !
« Nous rendrez aussi, en mon nom, d'infinies actions de grâces à
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 25
tous les révérendissimes prêtres et prélats qui auront aidé à la bonne
œuvre *. »
Telle est donc l'instruction de Tetzel aux curés pour annoncer
l'indulgence de Saint-Pierre. On y voit que c'est une erreur de croire
et de dire que les Dominicains fussent seuls employés à cette prédi-
cation. On y employait tous les prêtres et religieux de bonne volonté
et de bon exemple. Jusqu'ici c'est une erreur de dire ou de croire
que Tetzel fût un homme emporté et sans mesure ; son langage est
calme et dans la mesure convenable.
Il vint prêcher l'indulgence à Iutterbach, en Saxe, non loin de
Wittemberg ; tout le monde y courait, ceux de Wittemberg comme
les autres ; le confessionnal de Luther demeurait désert; ses péni-
tents, revenus avec des induits personnels, demandaient qu'il leur
fit l'application de l'indulgence plénière au tribunal de la pénitence.
Luther s'y refusait, témoignait de l'humeur, se mit à parler contre
l'indulgence. Et pourquoi ? A l'en croire lui-même, il ne savait pas
du tout ce que c'était : ignorance d'autant plus condamnable dans
un docteur en théologie, qu'il pouvait l'apprendre facilement dans
les bulles des Papes et dans les instructions de leurs commissaires.
Mais cette ignorance affectée n'était qu'un orgueilleux mensonge,
pour dire qu'il rejetait la doctrine de l'Église sur les indulgences,
aussi bien que sur le lfbre arbitre. Nous l'avons vu, au mépris de
tous les hommes et de tous les Chrétiens , nier le libre arbitre de
l'homme dans quatre-vingt-dix-neuf thèses. Or, il y tenait opiniâ-.
trément, et traitait de spectres et de vampires ceux de ses confrères
qui blâmaient ces énormités. On le voit par sa lettre du 11 novembre
4517 à l'ancien prieur d'Erfurth2.
Donc, la veille delà Toussaint 1517, comme il y avait une affluence
considérable de pèlerins à Wittemberg à cause d'une indulgence
particulière à cette église, Luther afficha aux portes de l'église du
château quatre-vingt-quinze thèses contre les indulgences et pour en
détourner les fidèles. Mais, ô merveilleuse précaution de la Provi-
dence ! en attaquant l'Église et son chef, l'iniquité est forcée de lui
rendre hommage, de se condamner et de se maudire d'avance elle-
même. Dans les quatre-vingt-quinze propositions, on remarque les
suivantes :
« Les évêques et les pasteurs des âmes sont obligés d'accueillir
avec toute sorte de respect les commissaires de l'indulgence aposto-
lique. — Mais ils doivent beaucoup plus encore veiller des yeux et
des oreilles, pour que lesdits commissaires ne prêchent pas leurs
1 Walch, t. 15, p. 422. — 2 Ibid. , p. 484.
26 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De 1517
propres rêves à la place de l'ordonnance du Pape. — Quiconque
parle contre la vérité de l'indulgence papale, qu'il soit anathème et
maudit ! — Mais qui a du zèle contre les paroles téméraires et scan-
daleuses des prédicateurs d'indulgence, qu'il soit béni ! — Comme
le Pape, avec justice, frappe de disgrâce et d'excommunication ceux
qui d'une manière quelconque agissent au détriment de l'indulgence,
de même, et d'autant plus, il cherche à jeter la disgrâce et l'excom-
munication sur ceux qui, sous prétexte d'indulgence, agissent au dé-
triment delà sainte charité et de la vérité l. »
Dans d'autres propositions, il reconnaît l'existence du purgatoire 2.
Mais dans d'autres, il attaque la doctrine de l'Église sur le sacrement
de pénitence, sur la vertu de l'absolution, sur les peines satisfac-
toires et sur la vertu de l'indulgence pontificale 3, et se frappe ainsi
lui-même de l'anathème et de la malédiction qu'il vient de pro-
noncer.
Luther envoya ces nouvelles thèses au cardinal-archevêque de
Mayence, avec une lettre contre son instruction pastorale sur l'af-
faire des indulgences. 11 confesse n'avoir pas entendu les prédica-
teurs, mais prétend que le simple peuple a pris dans leurs prédica-
tions bien des idées fausses, comme de croire qu'avec des lettres
d'indulgence ils étaient sûrs de leur salut ; (pie les âmes étaient dé-
livrées du purgatoire aussitôt qu'on avait mis dans le tronc l'offrande
pour l'indulgence plénière qui devait leur être appliquée: que l'in-
dulgence est si efficace, qu'il n'y a pas de péché si énorme qu'elle ne
puisse remettre, quelqu'un eût-il violé la mère de Dieu ; que par
cette indulgence, l'homme est absous de tout péché et de toute peine.
Luther blâme l'instruction pastorale d'avoir dit que l'indulgence plé-
nière réconciliait l'homme parfaitement avec Dieu, et lui remettait
toutesles peines qu'il auraiteues à souffrir dans le purgatoire : de plus,
d'avoir dit qu'il n'est pas nécessaire que les personnes qui font l'of-
frande pour procurer aux âmes l'indulgence plénière soient elles-
mêmes contrites et confessées, attendu que cette grâce est fondée sur
la charité dans laquelle soift morts les défunts, et sur la simple do-
nation des vivants, comme il appert manifestement par la bulle :
enfui d'avoir dit que la contrition actuelle n'était pas nécessaire pour
obtenir, contre une oifrande, l'induit d'une indulgence plénière,
applicable dans la suite une fois dans la vie et puis à l'article de la
mort 4.
Tels sont les articles qui échauffaient la bile du moine de \Vit-
' Wafch., t. 1S, p. 2C2,n. 69-7'.. — »N. 10, 11, 15, \G, 17,18, 10, 22,25,20,
29, etc. — 3 N. 1-C, 20-25, etc. — 4 Ibid., t. 15, p. 479 et seqq.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 27
temberg ; articles fort inoffensifs et très-catholiques, même le pre-
mier ; car il revient à dire que, si, en vertu d'un induit apostolique,
vous recevez l'indulgence plénière à l'article de la mort, vous êtes
assuré de votre salut. Le moine menaçait l'archevêque, s'il ne remé-
diait promptement à ces scandales, de l'en faire repentir par une
réfutation plus virulente. L'archevêque ne fit point de réponse. Le
moine envoya ses nouvelles thèses à d'autres, nommément à l'an-
cien prieur des Augustins d'Erfurth, avec une lettre où il traitait
avec mépris ceux qui blâmaient ses premières thèses contre le libre
arbitre1.
Aux quatre-vingt-quinze propositions erronées du moine de Wit-
temberg, le Dominicain Jean Tetzel, inquisiteur de la foi, opposa
cent six propositions orthodoxes, et offrit de les soutenir publique-
ment dans l'université de Francfort-sur- l'Oder. Voici les principales
thèses du Dominicain :
C'est une erreur de dire que Jésus-Christ, en prêchant la péni-
tence, n'entendait la pénitence que comme vertu, et non comme sa-
crement, ayant pour parties nécessaires la confession et la satisfac-
tion ; satisfaction qui s'opère par la peine ou son équivalent; peine
imposée par le prêtre suivant son arbitrage ou suivant les canons ;
mais aussi quelquefois exigée par la justice divine, soit ici, soit dans
le purgatoire. C'est urre erreur de penser que le Pape ne peut pas
remettre totalement cette peine par l'indulgence ; erreur de penser
que la remise des œuvres de pénitence, comme peines satisfactoires,
en ôte la nécessité perpétuelle comme remèdes et préservatifs du
péché 2.
C'est une erreur de penser ou de dire que les prêtres de la loi nou-
velle n'ont pas le pouvoir de remettre les péchés, mais seulement
de déclarer qu'ils sont remis ; une erreur de croire que le dernier
prêtre chrétien n'a pas plus de pouvoir sur les péchés que toute
l'ancienne synagogue des Juifs ; une erreur de dire que les mourants
payent tout par la mort, et ne doivent plus rien aux canons de
l'Église; une erreur de dire qu'il n'est pas démontré que les Pmes
du purgatoire sont assurées de leur salut ; erreur de dire que tout
Chrétien vraiment repenti est complètement déchargé de la peine
et de la coulpe, sans aucune indulgence; erreur de dire que tout
Chrétien, vivant ou mort, participe à tous les biens, en tant que re-
mise légitime de la peine; erreur de dire que c'est une même com-
munication de tous les biens, et celle qui se fait par la charité, et celle
qui se fait par l'application ou l'appropriation de qui en a pouvoir ;
1 Walch, t. 15, p. 484. — 2 n. 1-16.
28 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
erreur de dire que c'est la même communion de tous les biens, de
mériter et d'augmenter les mérites, avec la communication de tous
les biens pour la satisfaction ou la pénitence.
Les œuvres de charité valent plus pour mériter ; mais l'indulgence
plénière vaut plus pour payer ou satisfaire, être entièrement déchargé
et absous. Qui ne sait pas cela ou ne le croit pas, qui enseigne l'un
au peuple et lui tait l'autre, celui-là erre. L'indulgence plénière sert
plus à satisfaire et à obtenir une rémission prompte et entière. Les
œuvres de la charité sont plus utiles pour mériter la grâce, augmen-
ter le mérite, la récompense et la gloire. Celui donc qui ne pense
pas que le Pape veut qu'on enseigne ainsi le peuple, celui-là est dans
l'erreur. Celui qui donne aux pauvres et prête aux nécessiteux, fait
mieux, quant à l'augmentation de mérite ; celui qui gagne l'indul-
gence par une offrande, fait mieux, quant à la promptitude de la sa-
tisfaction. Qui enseigne le peuple autrement et le séduit, et celui qui
croit que de procurer une indulgence par quelque offrande n'est pas
aussi une œuvre de miséricorde, celui-là est dans l'erreur. Quoique
l'homme devienne premièrement plus libre et plus sûrement déchargé
de la peine par l'indulgence, néanmoins, comme l'œuvre qui acquiert
l'indulgence est une œuvre de charité, celui qui l'acquiert devient
aussi plus pieux par une dévotion intérieure ; celui qui enseigne au-
trement le peuple, celui-là erre doublement.
C'est une erreur de dire que le trésor de l'Église, d'où le Pape
donne l'indulgence, n'est point assez nommé ni connu ; une erreur
de penser que ce trésor du Christ n'est pas ses mérites et ceux des
saints ; une erreur de penser que ces mérites produisent une satis-
faction prompte et complète sans l'application du Pape.
Supposer qu'un certain péché contre la sainte Vierge ne puisse être
remis par l'indulgence à qui s'en repent, celui-là blasphème contre
le Seigneur et son Évangile. Supposer, dans des écrits publics, que
les prédicateurs de l'indulgence avancent des propositions inconve-
nantes et téméraires, qu'on n'a cependant pas entendues, c'est ré-
pandre le mensonge et la fable pour la vérité, c'est se montrer cré-
dule, léger et se tromper grossièrement. Quiconque nie que la puis-
sance de saint Pierre et celle de ses successeurs soit la même, celui-là
se trompe. Et celui qui tient que saint Pierre a plus de pouvoir pour
Tindulgence que le pape Léon, celui-là se trompe encore davantage,
il va jusqu'au blasphème. Celui-là se trompe également qui adore,
avec l'honneur dû à Dieu seul, la croix propre du Christ ou bien une
autre quelconque, comme étant la chose essentielle, et non pas comme
en étant le signe. De même, quoique sous bien des rapports qui mo-
tivent l'adoration la croix propre du Christ soit meilleure et plus à
à !5i5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 2Î>
honorer, cependant celui qui l'adore avec un autre culte et honneur,
et non pas avec le même qu'on doit adorer la croix ornée des armes
pontificales, celui-là commet une idolâtrie et se trompe.
Tetzel ajoute à la fin : « Confiant en la vérité, l'auteur soumet
tout ce qui précède au Saint-Siège apostolique, comme au juge su-
prême dans les matières de la foi ; en même temps, aux ordinaires
de chaque lieu et aux inquisiteurs de la dépravation hérétique. Et
pour que cette soumission ne paraisse pas suspecte, il soumet le
même au jugement des quatre principales universités d'Italie, de
France et d'Allemagne, et même à toutes les universités non sus-
pectes de la nation allemande; et je suis prêt, en tout cas, à subir
leur jugement *. »
La même année 1517, Tetzel soutint à Francfort une autre série
de cinquante propositions, sur l'autorité du Pontife romain, de l'É-
glise romaine, de la tradition, sur le caractère de l'hérétique et de
l'hérétique opiniâtre, et sur le devoir des catholiques en pareille
circonstance 2.
Ce qu'il dit de plus fort en faveur du Pape et de l'Eglise romaine
consiste à mette en thèses scholastiques : 1° le vieil axiome de Ter-
tullien, saint Cyprien, saint Optât, saint Grégoire de Nysse et autres
saints Pères : que le Seigneur a donné les clefs du royaume des cieux
à Pierre seul, et par luf à l'Eglise; 2° cette loi ecclésiastique déjà an-
cienne au quatrième siècle, et rappelée par le pape saint Jules, ainsi
que par les historiens grecs Sozomène et Socrate : que, sans l'auto-
rité du Pontife romain, rien ne peut se conclure définitivement dans
l'Eglise, ni concile, ni dogme de foi, ni règlement de discipline, ni
jugement de cause majeure ; 3° le formulaire du pape saint Hormisda,
confirmé et souscrit par les conciles œcuméniques, et décidant
que, par le privilège infaillible de Jésus- Christ, le siège de saint
Pierre est inaccessible à l'erreur, et que, pour être catholique, il faut
être d'accord avec lui en toutes choses.
Quanta la tradition, il ne fait que l'opposer généralement à la nou-
velle hérésie, comme tous les Pères de l'Église l'ont opposée aux
hérétiques de tous les temps. Sur le caractère de l'hérétique et de
l'hérésie, ainsi que sur les devoirs des fidèles en pareille circonstance,
il ne fait que redire scholastiquement ce que disaient d'une manière
plus oratoire les anciens Pères, notamment Vincent de Lérins et
Tertullien.
Huit cents exemplaires de ces thèses, où cependant Luther n'était
pas nommé, ayant été apportés à Wittemberg, les écoliers de l'uni-
1 Waleli, t. 18, p. 26G-281. — 2 Ibid., p. 283-5S9.
30 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. -De 1517
versité achetèrent les uns, prirent les autres, et les brûlèrent publi-
quement sur la place. Luther parle de cette équipée en deux lettres,
proteste n'y avoir point eu de part, et regrette l'injure qu'on a faite
h un homme de cette dignité; il ne touche ni de loin ni de près
l'historiette répandue depuis, que Tetzel avait commencé à brûler les
thèses de Luther à Francfort; preuve bien claire que cette fable
n'était pas encore inventée *.
Luther publia une défense de ses quatre-vingt-quinze thèses, qui
commence par une protestation ordinaire dans les universités, et
finit par un appel au Pape. La protestation est conçue en ces termes :
D'abord je proteste et affirme clairement que je ne veux absolu-
ment rien dire ni tenir qui n'ait été trouvé et démontré, ou ne puisse
l'être, premièrement dans et par l'Ecriture sainte, ensuite dans les
écrits des saints Pères, reconnus et tenus jusqu'à présent par l'Eglise
romaine, et enfin dans le droit et les décrétales des Papes ; mais si
quelque chose ne peut être démontré ou renversé par lesdits écrits
des Pères, les canons ou décrétales, cela seul je veux le tenir comme
une chose sur quoi l'on peut disputer, d'après le jugement de la
raison et l'expérience : de manière toutefois que le jugement et la
sentence de mes supérieurs conserve toujours sa force.
J'y ajoute un seul point, que je prétends me réserver comme un
privilège de la liberté chrétienne : c'est que, quant aux simples opi-
nions, conjectures ou pensées desaint Thomas, Bonaventure et autres
scholastiques ou canonistes, qu'ils se contentent de poser sans texte
ni preuve, je veux les rejeter ou les admettre comme je le jugerai à
propos, suivant le conseil de l'Apôtre : Eprouvez tout, et retenez ce
qui est bon. Et je ne me soucie point de la prétention de quelques
thomistes qui veulent soutenir que saint Thomas a été approuve et
reçu par l'Église en tout; car on sait bien combien vaut et jusqu'où
va l'autorité de saint Thomas.
Par cette mienne protestation et déclaration, j'espère avoir montré
suffisamment que je puis bien me tromper, mais que je ne veux pas
être trouvé hérétique, dussent ceux qui le prétendent en faire mille
fois plus de rage et de tempête, et même expirer de colère 2.
Bans la conclusion, il dit : Je ne me serais point permis, avec un
écrit si peu considérable, d'en appeler au Pape, si je n'avais pas vu
que mes ennemis comptaient singulièrement, par le nom du Pape,
m'inspirer de la crainte et de la terreur. D'ailleurs, son office l'oblige
à se reconnaître le débiteur des savants et des ignorants, des Grecs
et des autres ;.
i Walch, t. 18, p. 40, notes u et x. — » Ibid., p. 290. — 3 Ibid., t. 18, p. 33.
à 1545 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 31
Quant à ses quatre-vingt-quinze propositions, il les reproduit et
les soutient toutes. Ainsi, il répète la soixante-onzième en ces ter-
mes : Si quelqu'un nie la vérité des indulgences du Pape, qu'il soit
anathème! Mais, sur la proposition soixante-huit, il dira que l'indul-
gence plénière, bien loin d'être la plus grande des grâces, comme
avançaient les prédicateurs, était la moindre de toutes, ou plutôt
qu'elle était nulle et de nul effet, parce que la grâce de Dieu opérait
plutôt le contraire *. Sur d'autres, il dit et répète que toutes les peines
temporelles que le Pape peut remettre sont celles qu'il a imposées
lui-même, et encore qu'il ne le peut que pour les vivants, mais nul-
lement pour les mourants ni pour les morts. C'est à quoi se réduit
finalement cette solennelle protestation : Si quelqu'un nie la vérité
des indulgences du Pape, qu'il soit anathème !
Luther ne s'en tint pas là : il prêcha dans Wittemberg et publia
par la presse un sermon en vingt articles, où il attaque ouvertement
la doctrine du maître des sentences, de saint Thomas et des autres
docteurs scholastiques, sur le sacrement de pénitence et sur les indul-
gences. Tetzel, l'ayant su, réimprima le sermon, avec une réfutation
article par article, mettant d'abord les paroles mêmes de Luther,
puis la réfutation orthodoxe. Comme cette pièce est indispensable
pour bien connaître l'état des hommes et des choses, nous la met-
tons tout entière.
Réfutation, par Jean Tetzel, du sermon de Luther sur l' indulgence et
la grâce. — An 1518.
Afin que les fidèles ne soient pas scandalisés et séduits par un ser-
mon téméraire en vingt articles erronés, contre les parties du sacre-
ment de pénitence et la vérité de l'indulgence, ayant pour titre: Sermon
sur l'indulgence et la grâce, par Martin Luther, an 1517, et commen-
çant par ces mots .- Premièrement, vous devez savoir que quelques
nouveaux docteurs, tels que le Maître des sentences, saint Thomas
et ceux qui les suivent, etc., et se terminant ainsi dans le vingtième
article : Cependant, que Dieu leur donne, à eux et à nous, la droite
intelligence : moi, frère Jean Tetzel, de l'ordre des Prédicateurs, in-
quisiteur de la foi, etc. , j'ai fait réimprimer ce sermon de vingt articles
erronés, avec son titre, son commencement et sa conclusion, réfutant
chaque article par l'Ecriture sainte, comme chacun s'en convaincra
ci-après. De plus, il est écrit dans le dix-neuvième article dudit ser-
mon : « Pour les docteurs scholastiques, je les laisse pour des scho-
1 Walch, 1. 18, p. 508.
32 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1Y. — De 1 ,47
lastiques; tous ensemble, ils ne suffisent point, avec leurs opinions,
pour consolider un sermon. » Ces paroles ne doivent ébranler aucun
Chrétien ; car, pour que ce sermon pût obtenir quelque apparence
auprès des hommes, il faudrait que son inventeur mît premièrement
de côté les docteurs scholastiques, qui tous, dans leurs écrits, sont
unanimement contre lui.
Saint Augustin dit : Lorsqu'on veut disputer contre les hérétiques,
on le fait principalement par des autorités, c'est-à-dire par la sainte
Écriture et par les sentences uniformes des docteurs éprouvés; mais
quand on veut instruire les fidèles, on le fait plus volontiers par des
raisonnements et des explications. Voilà ce que savent les hérétiques.
Aussi, veulent-ils répandre une hérésie parmi le peuple, ils commen-
cent par rejeter et mépriser tous les docteurs qui ont écrit publique-
ment contre leur erreur. Ainsi ont fait Wiclef et Jean Hus : ce dernier
a tenu pour non nécessaire non-seulement la satisfaction pour le
péché, mais encore la confession sacramentelle, et il a fait entrer cette
imagination dans le peuple. C'est pourquoi le saint concile général
de Constance l'a condamné au feu. Or, dans le sermon erroné des
vingt articles, on use des mêmes moyens : on y méprise le sublime
Maître des sentences, avec tant de milliers de docteurs, dont un grand
nombre sont inscrits parmi les saints. De plus, la sainte Eglise ro-
maine tient avec eux dans les trois parties de la pénitence, elle n'a
point prononcé de blâme contre eux, mais les a reçus tous comme
éprouvés. Jamais non plus on n'a ouï ni démontré qu'ils aient écrit
contre la sainte Écriture et les quatre principaux docteurs un seul
mot discordant, mais toujours on les a reconnus pour de fidèles in-
terprètes de l'Écriture et des anciens Pères. D'où il est à conclure,
et c'est ce que doivent tenir tous les fidèles, que les articles subsé-
quents du téméraire sermon sont suspects, erronés, entièrement
séductifs et contraires à la sainte Église chrétienne, ainsi que ci-après,
avec la grâce de Dieu, je le montrerai en particulier et à fond contre
chaque article. Je soumets tout ceci à la connaissance et au jugemen
de sa Sainteté apostolique, de toute l'Église chrétienne et de toutes
les universités.
Sermon sur ï indulgence et la grâce, etc. Le premier article erroné
est de la teneur suivante :
Vous devez d'abord savoir que quelques nouveaux docteurs, comme
le Maître des sentences, saint Thomas et ceux qui les suivent, don-
nent à la pénitence trois parties, savoir : la contrition, la confession
et la satisfaction ; et quoique cette distinction de leur part ne se trouve
guère ou point du tout fondée dans la sainte Écriture ni dans les
premiers saints docteurs chrétiens, nous voulons toutefois en ce mo-
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 33
ment la laisser pour ce qu'elle est, et parler d'après leur manière.
Réfutation. — D'abord, cet article est erroné et sans fondement ;
car il avance que les trois parties de la pénitence ne sont fondées ni
dans l'Ecriture sainte ni dans les anciens docteurs du christianisme :
en quoi il dissimule la vérité ; car l'Ecriture sainte et les anciens et
nouveaux saints docteurs, dont il y a bien des milliers, tiennent que
le Dieu tout-puissant exige réparation et satisfaction pour le péché.
Notre-Seigneur Jésus-Christ ordonne dans l'Évangile aux pécheurs :
Faites de dignes fruits de pénitence ; ce que les saints docteurs de
tout l'univers ont interprété et entendu d'une pénitence satisfactoire.
C'est pourquoi Dieu envoya son Fils unique, afin de satisfaire pour
le péché des hommes, quoique Adam et Eve l'eussent déploré sou-
verainement et qu'ils eussent été chassés du paradis pour en faire
pénitence. Que si le Seigneur Jésus a donné l'absolution de tous les
péchés à Marie-Madeleine, à la femme adultère, au paralytique, sans
leur imposer de pénitence, cela ne prouve pas que Dieu demande
uniquement au pécheur qu'il se repente et qu'il porte sa croix ; car
Jésus-Christ savait que la contrition de ces personnes, contrition que
d'ailleurs il leur avait donnée, était suffisante, et il les délia par le
pouvoir des clefs d'excellence. Mais comme les prêtres ne connais-
sent pas la contrition des hommes, qu'ils ne peuvent pas la leur
donner, et qu'ils ont uniquement les clefs du ministère, si fort que
l'homme regrette le péché et porte la croix, dès qu'il méprise la con-
fession ou la satisfaction comme partie du sacrement de pénitence,
jamais la peine pour le péché ne lui sera remise. Je soumets ceci à
l'examen et au jugement du Saint-Siège apostolique, ainsi que de
toutes les universités et de tous les docteurs chrétiens.
Second et troisième articles du sermon :
Il dit en second lieu : L'indulgence n'emporte pas la première
partie ou la seconde, c'est-à-dire la contrition ou la confession, mais
bien la troisième, savoir, la satisfaction.
En troisième lieu : La satisfaction est ultérieurement divisée en
trois parties, la prière, le jeûne, l'aumône; la prière comprend toute
sorte d'œuvres propres à l'âme, comme de lire, de méditer, d'ouïr
la parole, de prêcher, d'enseigner , et choses semblables ; le jeûne
comprend toute espèce ie mortification du corps, comme de veiller,
de travailler, de coucher sur la dure, etc.; l'aumône comprend
toutes œuvres de charité et de miséricorde envers le prochain.
Réfutation. — Premièrement, tous ces deux articles sont erronés
et tout à fait trompeurs ; car on y supprime la vérité. En effet, au
saint concile de Constance, il a été décidé de nouveau : Qui veut ga-
gner une indulgence, doit joindre la confession à la contrition, sui-
xxw. 3
31 HISTOUïE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De 1517
vant l'ordonnance delà sainte Église; mais, d'après l'ordonnance de
fa même Église, continuer toujours. Et c'est ce que prescrivent aussi
communément toutes les bulles et lettres pontificales pour les indul-
gences. Cette confession, l'article premier la divise et la sépare im-
plicitement d'avec la pénitence véritable, ce qui est erroné. Je sou-
mets ceci à l'examen et au jugement de sa Sainteté apostolique, de
toutes les universités et docteurs chrétiens.
Le quatrième article du sermon erroné porte comme suit :
En quatrième lieu : Parmi eux tous, il est indubitable que l'indul-
gence enlève toutes les œuvres de satisfaction dues ou imposées pour
les péchés. Or, si elle doit enlever toutes ces œuvres, il ne resterait
plus rien de bon que nous puissions faire.
Réfutation. — L'indulgence plénière ôte les œuvres de satisfaction
en ce sens : Quiconque obtient la pleine rémission de la peine, celui-là
est délié par l'autorité pontificale de l'obligation de faire les œuvres
satisfactoires mentionnées dans le troisième article, et qui lui ont été
imposées pour des péchés déplorés et confessés. Mais parce que
l'homme, après la parfaite rémission du péché et de la peine, n'est
pas moins tenté par le démon, par sa propre chair et par le monde,
qu'il ne l'était avant la rémission , et aussi parce que, après la rémis-
sion du péché et de la peine, il reste dans l'homme de mauvaises
habitudes et une certaine promptitude à retomber dans le péché, à
cause de cela, pour résister au démon, à la chair et au monde, et
pour dompter les mauvaises habitudes, inclinations et promptitude
à retomber dans le péché, l'homme, même après plénière rémission
du péché et de la peine, ne doit point cesser les œuvres de pénitence,
qui lui sont un remède salutaire contre sa faiblesse, et de plus méri-
toires pour la vie éternelle. Il n'y a non plus ni bulle de Pape ni lettre
d'évêque qui dise que les hommes, quand ils ont mérité une indul-
gence, doivent s'abstenir des bonnes œuvres et de la satisfaction. Ces
bonnes œuvres, nous les devons à Dieu, au seul titre de ses créatures,
n'eussions-nous pas même péché ; et quand nous aurons fait ces
bonnes œuvres selon tout notre pouvoir, nous devons dire : Nous
sommes des serviteurs inutiles de Dieu. C'est pournuoi cet article est
entièrement erroné, trompeur et uniquement inventé au détriment
de l'indulgence. Je soumets ceci à l'examen et au jugement du Saint-
Siège de Rome, de toutes les universités et de tous les docteurs
chrétiens. Tetzel répète cet acte de soumission après chacune de ses
réponses.
En cinquième lieu : C'a été parmi un grand nombre une opinion
considérable et encore indécise, si l'indulgence ôte quelque chose
de plus que les bonnes œuvres imposées pour pénitence; autrement.
à 15i5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 35
si elle ôte aussi la peine que la divine justice exige pour le péché.
Réfutation. — Premièrement, cet article est tout à fait erroné et
frauduleux ; car l'indulgence plénière ôte la peine que la divine jus-
tice exige pour les péchés pleures et confessés, mais non suffisam-
ment imposés par le prêtre. Le Pape succède à saint Pierre dans le
siège et l'office pontifical, il a, par conséquent, comme saint Pierre,
autorité et puissance pour remettre tous les péchés. Et il l'a par ces
paroles du Seigneur : Tout ce que tu délieras sur la terre sera délié
dans le ciel. Le Pape pouvant donc remettre tous les péchés, il peut
aussi remettre par l'indulgence toute la peine du péché ; car toutes
les peines que les hommes doivent subir pour leurs péchés, c'est
principalement et premièrement Dieu, contre qui sont tous les pé-
chés mortels, qui les impose et les assigne au pécheur. Ensuite et
secondairement, c'est le prêtre à la place de Dieu. Aussi, dans l'im-
position de la pénitence, le prêtre doit-il se conformer avec grand
soin à la justice divine, qui se manifeste dans les canons pénitentiaux.
C'est pourquoi personne ne doit tenir pour opinion, que l'indulgence
n'ôte pas la peine que la justice divine exige pour des péchés pleures
et confessés, et non suffisamment imposés par le prêtre ; car telle
est la pratique de l'Église romaine, ainsi que de tous les docteurs
chrétiens, dont il y a plusieurs milliers, et qui n'ont jamais été re-
jetés par l'Eglise romaine en ce point. En conséquence, cet article
est erroné et tend à égarer les hommes.
En sixième lieu : Je laisse pour le moment leur opinion, sans la
réfuter. Mais je dis qu'on ne peut démontrer par aucune Écriture
que la justice divine demande ou exige du pécheur quelque peine ou
satisfaction, sinon sa contrition ou conversion cordiale et véritable,
avec la résolution de porter désormais la croix de Jésus-Christ, et de
pratiquer les œuvres susdites, n'eussent -elles été imposées par per-
sonne ; car le Seigneur dit par Ézéchiel : Si le pécheur se convertit
et fait le bien, je ne me souviendrai plus de ses péchés. Item, c'est
ainsi que lui-même a donné l'absolution à Marie-Madeleine , au
paralytique, à la femme adultère. Et je voudrais bien entendre
qui prouverait le contraire, quoique quelques docteurs aient ainsi
pensé.
Réfutation. — Premièrement, cet article est complètement erroné,
sans fondement et trompeur, inventé au préjudice de l'indulgence.
Car la sainte Écriture, Ancien et Nouveau Testament, fait voir que
Dieu exige satisfaction pour le péché ; on le voit au chapitre vingt-
cinq du Deutéronome. Les saints docteurs disent la même chose,
notamment saint Grégoire dans sa vingt-troisième homélie : Le mé-
decin céleste, Notre-Seigneur Jésus-Christ, ordonne pour chaque vice
36 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. I.NXX1Y. - Le 1517
un remède différent. Saint Augustin dit aussi : Dieu n'a permis à
personne de pécher, mais il pardonne miséricordieusement les pé-
chés commis, dès que la satisfaction convenable et nécessaire pour
le péché n'est pas omise. Dieu pardonne l'adultère à David ; cepen-
dant, pour la satisfaction, il faut qu'il souffre la guerre, l'outrage
en ses femmes, la mort en son enfant, et cela après' la^contrition et
la confesssion. David eut également un grand regret de son péché
d'avoir compté son peuple: cependant, outre la^contrition, il lui fal-
lut satisfaire à Dieu pour ce même péché. Car l'ange lui tua pour
cette cause, sur l'ordre de Dieu, soixante-dix mille hommes, comme
on le voit au long dans le livre des Rois. Avec les paroles] et l'insi-
nuation de ce sixième article, les hérétiques ^Yiclef et Jean Hus, il
y a des années, ont voulu conclure que la confession et la satisfaction
n'étaient pas nécessaires; aussi, dans quelques pays, le prêtre n'im-
pose point de satisfaction aux pénitents, mais leur dit : Allez, et ayez
la volonté de ne plus pécher. Cet article est erroné, et ne doit pas
être cru.
En septième lieu : On trouve bien que Dieu punit quelques-uns
selon sa justice, et par la peine les presse à la contrition, comme au
psaume quatre-vingt-huit : Si ses enfants viennent à 'pécher, je visi-
terai leur péché avec la verge, mais je n'éloignerai pas d'eux ma
miséricorde. Mais cette peine, il n'est au pouvoir de personne de la
remettre, sinon de Dieu ; or, au lieu de la remettre, il ,promet de
l'imposer.
Réfutation. — D'abord, cet article est un bavardage et un argu-
ment pour rien. Car Dieu, qui dit: Si tes enfants pèchent, je visiterai
leurs péchés avec des verges, cependant je ne détournerai pas d'eux
ma miséricorde, ce même Dieu a donné la plénitude de;sa puissance
sur la sainte Eglise à saint Pierre et à chaque Pape canoniquement
élu ; en sorte que. dans la sainte Église, le Pape a pouvoir de faire
tout ce qui est nécessaire et à l'Eglise et à l'homme pour le salut.
C'est pourquoi le Pape a pouvoir de remettre, moyennant l'indul-
gence plénière, la peine que Dieu a imposée aux pécheurs pour leurs
péchés après qu'ils les ont pleures et confessés. Or, 'qu'un homme
soit délié de la peine que Dieu lui a imposée et assignée pour ses pé-
chés, lorsque, après la contrition et la confession, la peine et la péni-
tence imposées par le prêtre n'ont pas été sutlisantes, cela est très-
profitable à l'homme pour le salut de son âme. C'est [aussi une
grande miséricorde de Dieu que son vicaire, le Pape, décharge
l'homme de la peine de son péché moyennant l'indulgence. C'est
pourquoi les paroles de David, dans cet article erroné, sont alléguées
sans leur sens chrétien et véritable et d'une manière captieuse. Il
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 37
faut donc lire cet article avec des yeux bien attentifs, et ne pas ré-
péter en aveugle et à l'aventure : Quand Dieu dit qu'il visiterait les
péchés de ses enfants avec la verge, cela veut dire qu'il les amènerait
à la contrition par la peine ; car ce n'est pas contre cette peine que
sert l'indulgence, mais uniquement contre la peine des péchés que
l'on a pleures et confessés. Car on voit dans l'Ecriture que Dieu
afflige quelquefois les hommes pour les faire croître en mérite,
comme Job; quelquefois pour leur conserver la vertu, comme à
saint Paul; quelquefois pour punir du péché, comme Marie, sœur
de Moïse ; quelquefois pour la gloire de Dieu, comme l'aveugle-né;
quelquefois pour faire commencer dès ce monde les peines éternelles
de l'autre, comme à Hérode. Ces peines et ces châtiments de Dieu,
Dieu seul peut les imposer à l'homme ; toutefois cette peine que Dieu
impose d'ordinaire à l'homme pour ses péchés, lorsqu'il les a pleures
et confessés, et que la peine imposée par le prêtre n'est pas suffi-
sante, le Pape peut en décharger par l'indulgence plénière. Cet arti-
cle est donc erroné et fallacieux.
En huitième lieu : Aussi ne peut-on donner aucun nom à cette
peine imaginaire, ni personne ne sait ce qu'elle est, si elle n'est ni
cette punition, ni les bonnes œuvres mentionnées plus haut.
Réfutation. — D'abord, cet article est erroné. Car cette peine
que la justice de Dieu impose à l'homme pour ses péchés, qui n'ont
pas été soit assez pleures, soit assez punis par le prêtre dans la con-
fession, s'appelle une vindicte de Dieu et un digne fruit de pénitence,
qui peut être compensée, non par toute contrition quelconque, mais
seulement par une satisfaction équivalente, comme le disent saint Au-
gustin et tous les docteurs de la chrétienté. Quant aux noms parti-
culiers que cette peine imposée de Dieu aura en purgatoire, cela est
connu de ceux qui la souffrent dès maintenant, et le sera un jour de
ceux qui séduisent aujourd'hui si misérablement les fidèles, si tou-
tefois ils ne vont pas même en enfer.
En neuvième lieu, je dis : Lors même que l'Église chrétienne déci-
derait encore aujourd'hui et déclarerait que l'indulgence ôte plus
que les œuvres de satisfaction, il vaudrait encore mille fois mieux
qu'aucun Chrétien ne demandât ni ne se procurât d'indulgence, mais
qu'il préférât faire les œuvres et subir la peine. Car l'indulgence
n'est et ne peut être qu'une remise, une omission de bonnes œuvres
et de peine salutaire, qu'on devrait plutôt choisir que de laisser,
quoique quelques-uns des nouveaux prédicateurs aient inventé deux
espèces de peines, les unes médicinales, et les autres satisfactoires.
Mais, Dieu merci ! nous avons encore plus de liberté chrétienne pour
mépriser un pareil bavardage qu'ils n'en ont d'en inventer ; car
38 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LWXiY. - De 1517
toute peine, et même tout ce que Dieu impose, est corrigible et sup-
portable aux Chrétiens.
Réfutation. — Cet article tend à séduire. Car la sainte Église ro-
maine tient et décide par sa pratique et sa coutume que l'indulgence
plénière n'ôtepas seulement les œuvres de satisfaction imposée.- pat
le prêtre ou par les canons, mais encore celles qu'impose la justice
de Dieu lorsque les péchés n'ont pas été pleures suffisamment, ni la
satisfaction portée assez haut par le prêtre dans la confession. Car
saint Augustin dit que les coutumes observées par le peuple de Dieu
ou les chrétiens, ainsi que les institutions des anciens, doivent passer
pour loi, encore que, dans la sainte Écriture, il ne soit rien dit de
particulier de ces coutumes et de ces choses. C'est pour cela que le
Pape, puisque telle est la coutume du siège de Rome, peut ôter
toute la peine par l'indulgence plénière. Cet article erroné insinue
aussi que nul homme ne doit demander l'indulgence, lors même
qu'elle lui ôterait plus que la pénitence imposée parle prêtre ou par
les canons : paroles contraires à la vérité chrétienne ; car il suppose
en ces paroles qu'un homme peut obtenir l'indulgence sans contri-
tion, il sépare aussi l'indulgence d'avec la contrition et l'accomplis-
sement des œuvres en considération desquelles l'indulgence est don-
née : ce que certainement l'on ne prouvera jamais par une doctrine
chrétienne. Car ceux qui méritent l'indulgence sont dans une véri-
table contrition et charité de Dieu, qui ne les laissent demeurer ni pa-
resseux ni tièdes, mais les enflamment à servir Dieu et à faire de
grandes bonnes œuvres en son honneur. En effet, il est clair comme
le jour que ce sont les gens chrétiens, pieux et fervents, et non les
paresseux et les lâches, qui s'empressent à gagner les indulgences.
Cet article est donc plein de venin, et cherche à inspirer aux
hommes de la répugnance pour l'indulgence , qui est cependant si
nécessaire et si salutaire aux pauvres pécheurs. Car dans la dis-
pensation des indulgences se manifeste clairement la grande libéralité
de Dieu, qui, pour toute la peine que les hommes sont tenus de
souffrir pour les péchés qu'ils n'ont point assez pleures ou qui n'ont
point été assez imposés par le prêtre, veut bien se laisser contenter
par la satisfaction de Jésus-Christ , dès qu'elle lui est offerte comme
une satisfaction par l'autorité du Pape. Il est également chré-
tien de croire que quand quelqu'un fait une aumône, une prière,
une visite d'église , un pèlerinage, un jeûne ou d'autres bonnes
œuvres favorisées d'indulgence, et qu'il les fait avec le même
amour de Dieu qu'il les ferait s'il n'y avait pas d'indulgence atta-
chée, il est chrétien de croire que ces œuvres indulgentiées sont bien
meilleures et plus méritoires à l'homme que les autres. C'est pour-
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 39
quoi cet article tend à séduire misérablement les infortunés humains.
En dixième lieu : Ce n'est rien dire qu'il y a trop de peine et d'œu-
vres, que l'homme ne saurait les accomplir, à cause de la brièveté
de la vie, et que l'indulgence lui est ainsi nécessaire. Je réponds
qu'il n'y a aucun fondement à ceci, et que c'est une pure fiction ;
car Dieu et la sainte Église n'imposent jamais à personne plus qu'il
ne peut porter, ainsi que, suivant saint Paul, Dieu ne laisse tenter
personne au-dessus de ses forces : et ce n'est pas une médiocre con-
fusion à la chrétienté, qu'on puisse l'accuser de nous imposer plus
que nous ne pouvons porter.
Réfutation. — L'indulgence ne se donne pas uniquement parce
que la vie de l'homme, à cause de sa brièveté, ne peut accomplir les
œuvres de satisfaction qui lui sont imposées. Il est clair comme le
jour que le plus grand pécheur, avec une contrition véritable et par-
faite, peut satisfaire à la justice de Dieu pour la peine de tous ses
péchés, si d'ailleurs il ne méprise point la confession et la satisfac-
tion sacramentelles ; car, avec le mépris de ces deux choses, la con-
trition est nulle et impuissante. C'est donc contre la vérité qu'on nous
impute, à nous sous-commissaires et prédicateurs des grâces, d'in-
jurier Dieu et la chrétienté, en nous faisant dire que Dieu et l'Eglise
imposent à l'homme des choses impossibles ; paroles qu'on ne sau-
rait trouver nulle part. t]lar l'indulgence se donne quelquefois pour
des aumônes ; quelquefois pour des travaux personnels, comme
quand on prend la croix contre les infidèles et les hérétiques, qu'on
bâtit des ponts et qu'on répare des chemins ; quelquefois pour les
périls de la vie, comme à ceux qui passent la mer pour aller en
Terre-Sainte ; ainsi que le dit clairement le droit canon. L'indulgence
ne s'accorde donc pas uniquement à cause de la brièveté de la vie,
que l'on suppose empêcher rhommed'accomplirlapénitence imposée.
En onzième lieu : Lors même que les pénitences, établies par le
droit canon seraient encore en vigueur et qu'on imposât sept ans de
pénitence pour chaque péché mortel, la chrétienté devrait cependant
laisser cette loi, et n'imposer à chacun que ce qu'il peut porter. A
combien plus forte raison, aujourd'hui que ces lois n'existent plus,
faut-il se garder d'imposer à qui que ce soit plus qu'il ne saurait porter !
Réfutation. — L'article renferme un exposé infidèle. Quoique les
canons d'après lesquels on a réglé les pénitences ne soient plus en
usage à cause de la fragilité humaine, on ne donne pas pour cela pou-
voir aux hommes de pécher ; et la justice divine ne punit pas moins
les péchés, soit par des pénitences conformes aux canons, soit par
des peines qu'elle-même envoie. Car celui qui ne fait pas la péni-
tence imposée par les canons doit souffrir quelque autre chose que
',0 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
la justice de Dieu accepte pour fruits équivalents de la pénitence.
Aussi le prêtre, qui absout le pécheur, ne doit pas considérer seule-
ment la contrition, dans l'imposition de la pénitence pour les péchés
confessés, mais encore la mesure de la pénitence, exprimée dans les
canons pénitentiaux, afin de ne pas contrevenir, autant que possible,
à la justice divine, manifestée dans les canons, comme il est dit dans
le droit; et après avoir ainsi bien considéré tant la contrition que la
satisfaction imposée par les canons, alors il imposera au pécheur la
satisfaction sacramentelle. C'est ainsi, et non d'après leur bon plaisir,
que les prêtres doivent imposer la satisfaction au pécheur dans la
confession pour les péchés dont il a le repentir. Cette imposition de
la pénitence par le prêtre fait que le pécheur absous ne pèche pas
s'il ne fait pas la pénitence réglée par le droit pour ses péchés. Ce-
pendant, le prêtre impose-t-il une pénitence insuffisante, Dieu exigera
de l'homme le surplus, soit en ce monde, soit en l'autre. Celui qui
enseigne les hommes autrement, celui-là les trompe.
En douzième lieu : On dit bien que, pour le surplus de la peine,
le pécheur est renvoyé au purgatoire ou à l'indulgence ; mais on dit
bien des choses sans fondement ni preuve.
Réfutation. — Cet article est d'abord entièrement erroné, et avancé
sans aucune preuve ni témoignage de la sainte Écriture, aussi bien
que sans aucun appel au droit canon, comme si son contenu n'était
nullement contraire au saint Évangile, quoique dans la vérité ils dif-
fèrent autant l'un de l'autre que le jour et la nuit. De plus, c'est une
vérité chrétienne que, pour le surplus de la peine, le pécheur doit
être renvoyé au purgatoire ou à l'indulgence. Car la sainte Église
catholique et l'unanimité de tous les docteurs anciens et nouveaux
tiennent que Dieu est miséricordieux de telle sorte, qu'il remet la
coulpe et le péché, mais demeure néanmoins juste, de manière à ne
pas les laisser impunis. C'est pourquoi, lorsque la contrition inté-
rieure ne suffit point pour l'expiation ou la vindicte du péché, et que
la satisfaction extérieure n'est point accomplie ou parfaite, Dieu, qui
connaît la mesure et le nombre des péchés, exigera dans le purga-
toire le surplus de la pénitence et de la satisfaction, que l'homme
n'aura point accomplies en ce monde. En outre, comme le dit saint
Anselme dans son livre Pourquoi Dieu s est fait homme, l'homme peut
satisfaire pour le péché uniquement par les bonnes œuvres qui ne
peuvent être exigées de l'homme, à moins qu'il n'ait péché. Or les
bonnes œuvres des commandements de Dieu, l'homme y est obligé
en vertu de la création, et Dieu les exigerait de lui, lors même qu'il
n'eût pas péché. Ce douzième article est donc erroné et trompeur,
parce que la satisfaction doit avoir lieu en ce monde ou en l'autre.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 41
En treizième lieu : C'est une grande erreur à quelqu'un de s'ima-
giner qu'il satisfera pour ses péchés, attendu que Dieu les pardonne
toujours gratuitement, par une grâce inestimable, sans rien demander
pour cela, sinon de bien vivre désormais. La chrétienté exige bien
quelque chose, mais elle pourrait et. devrait en faire la remise, et ne
rien imposer de difficile ni d'intolérable.
Réfutation. — D'abord, cet article est sans fondement et séduc-
teur; car, comme il a été démontré plus haut de plus d'une manière,
Dieu et son Église exigent satisfaction pour les péchés. Ainsi con-
cluent tous les anciens et nouveaux docteurs de la sainte Église, au
nombre de plusieurs mille, et dont plusieurs sont au ciel, lesquels
disent tous : Si grande que la contrition puisse être, dès que l'homme
méprise la confession et la satisfaction, la contrition seule ne sert de
rien, encore que l'homme ne puisse satisfaire à Dieu pour aucun
péché mortel sans la coopération de la passion de Jésus-Christ. Et
si l'inventeur de cet article avait eu quelque respect pour saint Au-
gustin, il n'aurait point avancé une telle erreur. Car saint Augustin
dit : Dieu ne donne à personne la licence de pécher, en effaçant par
sa miséricorde les péchés déjà commis, si l'on ne néglige pas la sa-
tisfaction convenable. Toutefois, ne regardez pas cet article erroné
comme nouveau ; car Wiclef et Jean Hus ont déjà tenu cette erreur,
et particulièrement que Ta confession, dans laquelle la satisfaction est
imposée à l'homme, n'est point nécessaire ; et c'est pour cela que
Jean Hus a été brûlé à Constance par le concile général, et Wiclef
est mort en hérétique.
En quatorzième lieu : L'indulgence s'accorde pour les Chrétiens
imparfaits et lâches, qui ne veulent pas s'exercer courageusement
dans les bonnes œuvres, ni supporter quelque chose ; car l'indulgence
n'exige de personne une vie meilleure, mais laisse et tolère à chacun
son imperfection : il ne faut donc point parler contre l'indulgence,
ni non plus y engager personne.
Réfutation. — Cet article se réfute ainsi chrétiennement. Quand
même l'homme gagnerait toutes les indulgences, il ne devrait point
abandonner les œuvres de pénitence pour cela. Ainsi parle le pape
Innocent. Car, après la rémission des péchés et de toute la peine par
l'indulgence, il reste toujours dans l'homme l'inclination à pécher de
nouveau, qu'il doit médicamenter par de bonnes œuvres. Veut-il, de
plus, après la rémission du péché et de toute la peine, acquérir des
mérites auprès de Dieu et les augmenter, il ne doit pas interrompre
les bonnes œuvres de pénitence, mais porter la croix de Jésus-Christ
jusqu'à sa fin. L'indulgence n'ôte pas cela; au contraire, elle y excite
l'homme, elle le rend dispos et enclin, non point paresseux, pour
42 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — Ue 15l7
ces œuvres à la fois bonnes et pénales. C'est pourquoi cet article est
erroné et un bavardage en l'air ; car il dit qu'il ne faut point parler
contre les indulgences, ce qui se fait cependant dans presque tous les
articles ; ensuite qu'il ne faut y exhorter personne, ce qui est mani-
festement contre la pratique de la sainte Église romaine, qui, à l'ap-
proche de l'année sainte, la fait publier longtemps d'avance. Cet ar-
ticle est encore contraire à l'usage de toutes les églises particulières
du monde entier , lesquelles toujours publient les indulgences du
Pape et de leurs propres évoques. En outre, les Chrétiens prennent
la croix contre les hérétiques et les infidèles, en partie à cause de
l'indulgence plénière que gagnent les croisés , et on y exhorte les
hommes avec beaucoup de soin. Les derniers mots de cet article sont
donc contraires à toute vérité.
En quinzième lieu : Il serait beaucoup plus sûr et meilleur de
donner à la basilique de Saint- Pierre ou ailleurs, pour l'amour de
Dieu, que pour gagner l'indulgence; car il est dangereux de faire de
ces dons pour l'indulgence, et non à cause de Dieu.
Réfutation. — D'abord cet article est une pure invention, sans au-
cune preuve de l'Ecriture sainte ; car il insinue dans la conclusion
que l'homme peut donner une aumône pour l'indulgence, sans la
donner pour Dieu ; comme si quelqu'un donnait une aumône pour
l'indulgence sans entendre honorer Dieu par là : tandis que l'homme
qui donne l'aumône pour l'indulgence, la donne aussi pour l'amour
de Dieu; car toute indulgence est premièrement accordée pour
l'honneur de Dieu. C'est pourquoi, quiconque donne une aumône
pour l'amour d'une indulgence, la donne principalement pour l'a-
mour de Dieu, attendu que personne ne mérite une indulgence, qu'il
ne soit dans une contrition véritable et dans l'amour de Dieu ; or,
quiconque fait des bonnes œuvres par l'amour de Dieu, les ordonne
à Dieu et à sa louange. Cet article ne mérite donc aucune créance de
la part des Chrétiens.
En seizième lieu : L'œuvre faite à un nécessiteux vaut beaucoup
mieux que ce que l'on donne à Saint -Pierre, beaucoup mieux en-
core que l'indulgence qui est accordée pour cela; car, comme il a été
dit, il vaut mieux faire une bonne œuvre que d'obtenir la rémission
de beaucoup. Or, indulgence est rémission de beaucoup de bonnes
œuvres, ou bien ce n'est remise de rien.
Oui, pour que je vous instruise comme il faut, remarquez bien
ceci : Avant toutes choses, sans faire attention à la basilique de Saint-
Pierre ni à l'indulgence, vous devez donner à votre prochain qui est
pauvre. Mais s'il arrive que dans votre ville il n'y ait plus personne
qui ait besoin de secours, chose qui, d'après la parole du Seigneur,
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 43
n'arrivera jamais, aïors vous donnerez, si vous voulez, aux églises,
aux autels qui sont dans votre ville. S'il n'y a plus de besoin de ce côté
même, alors seulement, si vous voulez, vous pourrez donner à Saint-
Pierre et ailleurs. Encore ne le faut-il pas faire pour l'indulgence ;
car saint Paul dit : Qui ne fait pas de bien aux gens de sa maison,
n'est pas Chrétien, mais pire qu'un païen. Regardez donc cela comme
une chose libre. Quiconque vous dit le contraire, vous trompe, ou
bien il cherche votre âme dans votre bourse, et s'il y trouvait quel-
ques pfennings, il les aimerait mieux que toutes les âmes.
Vous dites : Mais alors je ne donnerai jamais rien pour gagner une
indulgence. Je réponds : Je l'ai déjà dit, ma volonté, mon désir, ma
prière et mon avis, c'est que personne ne donne ni ne fasse rien pour
gagner une indulgence. Laisse faire cela aux Chrétiens paresseux et
endormis ; pour toi, va ton chemin.
Réfutation. — Cet article est d'abord sans fondement, et de plus
entièrement obscur \ on y touche une chose, et on y dissimule l'autre.
Car donner l'aumône à un pauvre, vaut mieux pour augmenter
les mérites ; mais gagner une indulgence plénière ou toute indul-
gence quelconque, vaut mieux pour satisfaire promptement pour la
peine du péché. Chacun doit aussi savoir que le gain d'une indul-
gence est aussi une œuvre de miséricorde ; car, gagner l'indulgence,
c'est avoir pitié de son âme, et par là même plaire à Dieu. C'est pour-
quoi l'article conclut à faux quand il dit que gagner une indulgence
n'est pas une œuvre de miséricorde ; à la fin il conclut, d'une ma-
nière tout à fait contraire à la doctrine chrétienne, que l'indulgence
est une remise de beaucoup de bonnes œuvres, car il ne le prouve
par aucune Écriture sainte. Et on n'en trouvera jamais aucune pour
le prouver, attendu que, pour gagner l'indulgence, il faut être dans
l'amour de Dieu, et où est cet amour, là se font beaucoup de
bonnes œuvres, et de grandes. Cet article erroné est encore contraire
à la teneur de toutes les bulles et lettres d'indulgence, qui générale-
ment toutes indiquent que l'indulgence est accordée pour que les
hommes soient par là excités à la contrition, à la confession et aux
bonnes œuvres. Cet article erroné est donc tout à fait à mépriser. Je
m'en réfère là-dessus au jugement du Saint-Siège de Rome et de
toutes les universités et docteurs chrétiens.
Cet article avance encore que ce sermon erroné contient une in-
struction exacte pour les hommes : ce qui est entièrement contraire à
la vérité ; car, dans cet article, on demande, on prie, on conseille que
personne ne fasse rien pour gagner une indulgence : conseil qui est
loin d'être utile au salut. L'article dit encore que les paresseux et les
lâches doivent seuls rechercher les indulgences : conseil qui tend à
14 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1617
séduire misérablement la chrétienté, vu que l'homme se fait beau-
coup plus de bien à lui-même en gagnant une indulgence dont il a
besoin que s'il donnait son aumône à un pauvre qui ne serait pas
dans un besoin extrême ; car l'aumône ou la bonne œuvre par laquelle
l'homme mérite une indulgence, étant faite par amour de Dieu, est
aussi méritoire pour la vie éternelle que l'aumône faite à un pauvre.
De plus, comme par l'indulgence qu'il gagne par son aumône,
l'homme se libère promptement de la peine qu'il doit subir pour ses
péchés, il lui vaut mieux mériter une indulgence que de donner l'au-
mône à des pauvres qui ne sont pas dans un extrême besoin. Notre-
Seigneurdit aussi dans le chapitre de saint Luc : Pour le reste, fai-
tes-en des aumônes, savoir, à ceux qui ne sont pas dans un besoin
extrême ; car à ceux qui sont dans l'extrême nécessité, Dieu ordonne
de faire l'aumône, même des biens dont l'homme a besoin pour l'en-
tretien de sa vie et de son état. C'est donc mal à propos qu'on allè-
gue saint Paul dans cet article. L'Apôtre dit bien : Quiconque n'a
pas soin des gens de sa maison, a renié la foi, et il est pire qu'un in-
fidèle. Mais il ne défend pas de faire du bien plutôt à soi-même qu'aux
gens de sa maison lorsque ceux-ci ne sont pas dans la nécessité
extrême. Chacun doit aussi, dans la manière de donner l'aumône,
observer l'ordre de la charité, se secourir d'abord soi-même, ensuite
ses proches, comme il a été touché plus haut. C'est pourquoi les
Chrétiens fidèles ne doivent ajouter aucune foi aux paroles nues, iso-
lées, mal fondées de l'article, car il n'est appuyé d'aucune preuve
solide tirée de l'Écriture sainte.
En dix-septième lieu : L'indulgence n'est point commandée ni
conseillée, mais du nombre de ces choses qui sont tolérées et permi-
ses ; ce n'est donc pas une œuvre d'obéissance ni une œuvre méri-
toire, mais une exception à l'obéissance. C'est pourquoi, bien qu'il
ne faille empêcher personne d'en gagner, on devrait cependant en
détourner tous les Chrétiens, et les exciter aux œuvres et aux peines
qu'on leur remet.
Réfutation. — C'est vrai qu'on ne commande pas de gagner une
indulgence, mais cela est fidèlement conseillé par sa Sainteté apo-
stolique, par les conciles généraux, par tous les pieux prélats de la
sainte Église, qui accordent des indulgences pour la pratique des
bonnes œuvres, pour la gloire de Dieu, pour le bien de la chrétienté,
pour procurer du mérite aux hommes qui font des bonnes œuvres à
cause de l'indulgence ; aussi pour le bien de l'homme, en ce qu'il se
libère de la peine qu'il devrait subir pour ses péchés, comme il a été
dit plus haut. C'est pourquoi l'indulgence n'est pas du nombre de
ces choses qui sont uniquement tolérées et permises. Cet article dit
à I5UJ de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 45
encore que de mériter une indulgence n'est pas une œuvre méritoire,
mais une exception à l'obéissance : article qui jamais, non plus que
tous les autres, ne pourra être démontré par aucune Ecriture sainte:
car les œuvres gratifiées d'une indulgence sont toujours meilleures
que les mêmes sans indulgence, quoique faites au même degré de
charité. Cet article est donc contraire à la liberté du Saint-Siège de
Rome ; car Dieu a confié à son vicaire, le Pape, et au Siège aposto-
lique, l'autorité souveraine de toutes les choses qui servent au salut
de l'homme.
En dix-huitième lieu : Si les âmes sont tirées du purgatoire par
l'indulgence, je ne le sais pas et jenelecrois pas même encore, quoi-
que quelques nouveaux docteurs le disent ; mais il leur est impossible
de le démontrer : aussi l'Église ne l'a-t-elle pas encore décidé. C'est
pourquoi, pour plus de sûreté, il vaux mieux prier vous-mêmes et
faire des œuvres pour elles ; car c'est plus sûr et certain.
Réfutation. — Premièrement, cet article est plein d'astuce ; car
il dit que l'Église n'a point décidé que les âmes puissent être déli-
vrées du purgatoire par l'indulgence. Cependant, dans sa pratique,
la sainte Église romaine tient que, par l'indulgence, les âmes sont
délivrées du purgatoire. Il y a bien des autels, des églises et des cha-
pelles à Rome, où l'on délivre les âmes en y célébrant la messe ou
en y pratiquant d'autres* bonnes œuvres. Cela vient de ce que \e>
Papes y ont accordé une indulgence plénière pour la délivrance des
âmes lorsqu'on y dit la messe ou qu'on y fait d'autres bonnes œuvres,
suivant qu'il est d'usage à Rome. Ni le Pape ni l'Église romaine ne
toléreraient à Rome cette délivrance des âmes si elle n'était bien
fondée; car le Pape et le Siège de l'Église romaine et l'autorité pa-
pale n'errent point dans les choses qui regardent la foi. Or, l'indul-
gence est de ce nombre ; car qui ne croit pas que le Pape puisse ac-
corder une indulgence et une indulgence plénière aux vivants et aux
défunts, qui sont dans l'amitié de Dieu, celui-là tient que le Papt
n'a pas reçu de Notre-Seigneur Jésus-Christ la plénitude de la puis-
sance sur les fidèles : ce qui est contraire aux saints canons.
Cet article avance encore que quelques nouveaux docteurs disent
que les âmes sont délivrées du purgatoire par l'indulgence, mais
qu'il leur est impossible de le prouver. Sur quoi il faut savoir que le:»
saints docteurs modernes l'ont très-bien démontré, et que jamais ils
n'ont été condamnés pour cela par la sainte Église romaine, particu-
lièrement saint Thomas, dont les papes Urbain et Innocent ont reçu
pour chrétienne et approuvée la doctrine touchant la foi et le salut
des âmes, sans qu'aucun Pape l'ait condamnée depuis. Puis donc que
la doctrine de saint Thomas est reconnue pour orthodoxe, cet article
16 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1Y. — De 1517
est suspect quant à la vérité. Saint Jérôme dit de son côté : Dès que
votre Béatitude, qui tient le siège et la foi de Pierre, approuve ma
créance, quiconque la condamne se démontre lui-même un insensé,
un méchant ou un hérétique. Tel on doit donc tenir celui qui con-
damne saint Thomas comme n'étant pas sûr dans ce qu'il enseigne et
écrit sur la foi chrétienne.
En dix-neuvième lieu : Dans ces points je n'ai point de doute, et
ils sont suffisamment fondés en l'Ecriture. C'est pourquoi vous ne
devez avoir aucun doute vous-mêmes, et laissez les docteurs scho-
lastiques être des scholastiques ; tousensemhle, avec leurs opinions,
ils ne suffisent pas pour affermir une seule prédication.
Réfutation. ■ — Et cet article et tous les autres n'ont aucun fon-
dement dans l'Écriture ; car ils sont contraires à la pratique de la
sainte Eglise romaine et à l'enseignement de tous les saints docteurs
modernes. Et si saint Augustin, avec les trois anciens docteurs, avait
eu révélation que la puissance du Pape et de l'Église romaine sur les
indulgences devait être ainsi méprisée un jour par des hommes éga-
rés, ils les auraient réfutés d'avance dans leurs écrits. Cependant les
saints docteurs modernes, ayant appris que des hommes pervers ont
parlé, prêché et écrit contre le Pape et contre la vérité de l'indul-
gence, ils les ont attaqués avec des raisons chrétiennes, et jamais la
sainte Église romaine ne les a punis ni condamnés pour cela.
L'article dit encore : Il faut laisser les docteurs scholastiques pour
des scholastiques, car tous ensemble ne suffisent point, avec leurs
opinions, pour affermir une seule prédication. Penser ainsi des doc-
teurs scholastiques, c'est être insensé ; car ces saints docteurs signa-
lent et combattent toutes les nouvelles erreurs. Les mépriser, c'est
errer soi-même. La sainte Église romaine, avec toute la sainte chré-
tienté catholique, tient unanimement que les saints docteurs scho-
lastiques, par leur salutaire enseignement, suffisent pour confirmer
la foi chrétienne contre les hérétiques, combien plus un sermon.
C'est pourquoi, dans cet article, on les méprise et les outrage injus-
tement, et contre toute raison et vérité.
En outre, tous les articles erronés sont obscurs dans leur brièveté,
peut-être parce qu'on pense les expliquer comme on veut, et dans
tous les sens. Cependant on aurait dû penser d'avance au grand
scandale qu'ils excitent ; car, à cause de ces articles, beaucoup de
gens mépriseront l'autorité et le pouvoir du Pontife romain et du
Saint-Siège apostolique. On omettra les œuvres de satisfaction sacra-
mentelle. On ne croira plus jamais aux prédicateurs et aux docteurs.
Chacun voudra expliquer la sainte Écriture suivant son bon plaisir.
Les âmes seront en grand péril dans toute la chrétienté, car chacun
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 47
croira ce qu'il lui plaît. Comme, d'après cet article, les saints doc-
teurs modernes, à qui pendant plusieurs siècles la chrétienté a ajouté
une grande foi, ne méritent aucune créance, cet article est absolu-
ment erroné.
En vingtième lieu : Encore que je sois traité d'hérétique par quel-
ques-uns à qui cette vérité est préjudiciable pour la caisse, je ne me
soucie pas beaucoup de leur criaillerie, attendu qu'il n'y a qui le
font que quelques sombres cervelles qui n'ont jamais flairé la Bible,
jamais lu les docteurs chrétiens, jamais compris leur propre doctrine,
mais présument beaucoup trop de leurs opinions trouées et déchi-
rées ; car, s'ils en avaient l'intelligence, ils sauraient qu'ils ne doi-
vent diffamer personne sans l'avoir ouï et convaincu. Mais Dieu
veuille leur donner, ainsi qu'à nous, le bon sens ! Amen.
Réfutation. — Cet article est d'abord entièrement erroné, et de-
mande qu'on sache ce que c'est qu'un hérétique. En conséquence,
moi, frère Jean Tetzel, de l'ordre des Prédicateurs, je publierai encore
d'autres thèses que j'espère soutenir, avec la grâce de Dieu, dans
l'université de Francfort-sur-1'Oder. Dans ces thèses, ainsi que dans
le présent écrit et ceux qui l'ont précédé, chacun pourra voir et com-
prendre, même avec une cervelle incomplète, ce que c'est qu'un
hérésiarque, un hérétique, un schismatique, un errant, un témé-
raire, etc. On y reconnaîtra aussi qui a une sombre cervelle, qui n'a
jamais flairé l'Ecriture, qui n'a jamais lu les docteurs chrétiens, qui
n'a jamais compris sa propre doctrine. Dans la certitude de la vérité,
je soumets toutes ces miennes thèses et doctrines à l'examen et au
jugement de sa Sainteté apostolique, de la sainte Eglise romaine, de
toutes les universités et de tous les docteurs non suspects, avec l'en-
gagement de subir tout ce qui sera décidé, la prison, la fustigation,
l'eau et le feu.
J'avertis charitablement tous les Chrétiens de n'ajouter désormais
aucune foi au sermon en vingt articles erronés ni aux thèses y rela-
tives, à moins que l'auteur ne les soumette au jugement de sa Sain-
teté apostolique, de la sainte Église romaine et de toutes les uni-
versités non suspectes, et qu'il ne l'ait montré par les effets, bien
convaincu que, sans cette soumission, le sermon en vingt articles et
les thèses qui s'y rapportent, au lieu d'être une prédication et une
doctrine salutaires, seront une séduction et une perversion des
hommes; car Jésus-Christ dit lui-même: Quiconque n'écoute pas
l'Église, qu'il vous soit comme un païen et un publicain. Et si l'au-
teur du sermon erroné en vingt articles composait quelque chose
contre cette mienne réfutation sans le prouver par l'Écriture sainte,
le droit canon et les saints docteurs, ou sans produire des raisons
48 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
naturelles et suffisantes, nul Chrétien ne doit s'en scandaliser, car
ce ne seraient que des paroles en l'air. Et si dans son ouvrage, l'au-
teur ne se soumet pas publiquement et par écrit au jugement du
Pape, du Saint-Siège et des universités non suspectes, je n'écrirai
point contre désormais, mais le tiendrai indigne de réponse et de
réfutation. C est de quoi je proteste publiquement ici.
Pour la gloire de Dieu, le salut de l'homme et l'honneur du Saint-
Siège apostolique l.
Tels sont textuellement, d'un côté, le sermon de Luther contre les
indulgences ; de l'autre, la réfutation qu'en tit le Dominicain Jean
Tetzel : réfutation calme et mesurée, dont le fond consiste à opposer
au novateur de Wittemberg ce que saint Jrénée. Tertullien, Vincent
de Lérins et les autres Pères ont opposé aux hérétiques de tous les
temps, savoir : la croyance, la pratique, la tradition, l'enseignement
de toutes les églises, principalement de l'Église romaine. Et à la tin
de la controverse, et à chaque question particulière, Tetzel a soin
de la porter au pied du tribunal suprême : d'avance il se soumet au
jugement : que Luther s'y soumette à son exemple, la discussion
pourra continuer entre eux, comme entre deux fds dociles de la
même mère ; mais si Luther n'écoute pas l'Eglise, il n'y a plus de
discussion ; Luther lui sera comme un païen et un publicain.
Luther fit une réponse superticielle et sophistique sur quelques
accessoires; quant au fond, l'on y découvre le caractère de l'héré-
siarque, esprit faux, orgueilleux, opiniâtre. La soumission au juge-
ment suprême de l'Église, il l'esquive par une équivoque bouffonne.
Pour la comprendre, il faut savoir que le même mot allemand signi-
fie soumettre, présenter et offrir 2. Luther dit donc de Tetzel :
Pour donner plus d'apparence à son dessein, il me veut contraindre
à soumettre (offrir) mon sermon à la connaissance de sa Sainteté
papale, du Saint-Siège apostolique et des universités non suspectes.
A quoi je réponds : Je n'ai besoin d'aucun ellébore, je n'ai pas non
plus un si gros rhume, que je ne sente pas cela. Cependant, cela ne
tardera guère, je présenterai ma matière, peut-être plus qu'il ne leur
sera agréable. Pour le moment, c'est assez qu'il ne soit pas néces-
saire de charger sa Sainteté papale et le Siège de Rome avec des pré-
dications non nécessaires, à moins qu'il n'y eût un siège de bois va-
cant; encore moins avec des textes évidents de l'Écriture, que l'on
prêche et que l'on comprend de concert par toute la chrétienté 3.
Quant à l'autorité de la coutume et de la tradition, voici comment
1 Wulch,t. 18, p, 538-564. — 2 En allemand, cri iete >.. — «Walch, t. 18, p. 580,
n. J>i et 55.
à 1545 de l'ère chr.l DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 49
il la rejette. Tetzel dit : La coutume et la pratique de l'Église doivent
être tenues pour une loi. Or, la coutume et la pratique de la chréx.
tienté, par rapport aux indulgences, est telle. Donc c'est une loi de
l'Église. Je réponds : Il est vrai que ce qui est de pratique et de cou-
tume dans la chrétienté équivaut à une loi de l'Eglise ; mais cela s'en-
tend des bonnes pratiques et des bonnes coutumes, et non pas des
mauvaises l. On comprend, du reste, que Luther se réservait à lui-
même le droit de décider quelles étaient les pratiques bonnes ou
mauvaises de l'Église universelle, à peu près comme le rebelle ou le
voleur consent à se soumettre aux lois de la société civile, pourvu
que ce soit à lui de juger si ces lois sont bonnes et de s'en faire lui-
même l'application. Luther ne se gêne pas plus avec les Pères et les
docteurs de l'Église. Pour lui, fussent-ils des milliers, ce ne sont que
de vains échos de saint Thomas, de saint Bonaventure, du Maître des
sentences, d'Alexandre de Haies. Leurs sentiments, même unanimes,
n'étant pas appuyés sur l'Écriture ni sur de bonnes preuves, de quoi
Luther reste juge en dernier ressort, ne sont que des opinions, des
conjectures incertaines, et ne peuvent être que cela , d'autant plus
que ce n'est point à eux, mais au concile général, qu'appartient le
pouvoir de déclarer définitivement la vérité qui se parle sans Ecri-
ture -. Enfin, quand même un grand nombre, que dis-je! quand
même plus de milliers encore de docteurs, fussent-ils tous saints,
auraient tenu ceci ou cela, ils n'auraient cependant aucune valeur
contre une seule sentence de l'Écriture, comme dit saint Paul, cha-
pitre premier, verset huit, aux Galates : Quand nous-même ou un
ange du ciel vous annoncerait autre chose que ce que nous vous
avons annoncé, qu'il soit anathème 3. Bien entendu que ce n'est point
aux Pères de l'Église, fussent-Ps des milliers, d'interpréter la sen-
tence en question, mais à Luther seul. Tel était la modestie du moine
de Wittemberg.
Tetzel avait protesté de cesser la discussion si Luther ne promet-
tait soumission au jugement de l'Église ; lui-même s'y était soumis,
prêt à subir la prison, l'eau et le feu. Luther lui répond, entre autres
gentillesses, qu'il se moque de ses cris comme des braiements d'un
âne 4. Au lieu de son eau et de son feu, il lui conseille le jus de la
treille et le feu qui s'évapore des oies rôties 5. Tout en l'appelant un
mangeur de fer rouge et un pourfendeur de rochers, il lui fait savoir
qu'on trouve à Yittemberg bonne hospitalité, porte ouverte et table
à convenance 6. Enfin, dit-il, Tetzel se plaint que mon sermon excite
1 Walch, p. 510, n. 50. — » lbid., t. 18, p. 556, n. 6 et 7. — » Ibid., n. 9. —
♦ lbid., p. 678, n. 45. — < N. 46. — « N. 49.
xxnt. 4
50 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
un grand scandale et le mépris du Siège de Rome, le mépris de la
foi, du sacrement, des docteurs de l'Église. Tout ceci, je ne saurais
le comprendre que de cette manière : Aujourd'hui même le ciel va
tomber, et demain il n'y aura pas un vieux pot qui ne soit en pièces '.
Avec ces bouffonneries dans une affaire aussi grave, Luther feint
toujours qu'il ne s'agissait que de cette simple question : Les indul-
gences sont-elles commandées ou non ? tandis qu'il attaquait auda-
cieusement le pouvoir même de l'Eglise à octroyer des indulgences,
qu'il niait l'autorité de la tradition, l'autorité des Pères et des doc-
teurs, et avant cela même le libre arbitre de l'homme, le fondement
de toute morale et de toute société. Cette originelle et profonde hypo-
crisie de Luther n'a point été assez remarquée.
Le 15 février 1518, il écrivait à Spalatin, secrétaire intime de l'é-
lecteur de Saxe : Vous me faites deux petites questions. La première,
quelle intention doit avoir celui qui veut offrir ou faire une autre
bonne œuvre? Je réponds en deux mots : Dans toutes les œuvres, il
faut avoir la pensée du désespoir et celle de l'assurance ; du déses-
poir, à cause de toi et de ton œuvre ; de la joie, à cause de Dieu et de
sa miséricorde. Car ainsi parle l'Esprit : Le Seigneur se plaît en ceux
qui le craignent et qui espèrent en sa miséricorde. Car la crainte
est comme un commencement de désespoir. Et pour parler nette-
ment : Chaque fois que tu veux offrir ou faire quelque chose de bon,
sache et crois fermement qu'une telle œuvre ne saurait plaire à Dieu,
si grande, si bonne, si pénible qu'elle puisse être, mais qu'elle mé-
rite d'être réprouvée. C'est pourquoi, commencez par vous accuser,
vous et votre bonne œuvre, et par vous en confesser à Dieu 2.
Nous voyons ici de nouveau le principe satanique de Luther, que,
de leur nature, les bonnes œuvres sont des péchés, et qu'il n'y a de
salut pour l'homme que de croire comme article de foi que Dieu les
lui pardonne, ainsi que ses autres crimes. C'est comme si Satan di-
sait à Dieu : Tu as beau faire, tout est à moi, car le bien même est
un mal.
La seconde question, dit Luther, est de la vertu de l'indulgence,
de ce qu'elle peut. Cette affaire est encore douteuse, et ma contro-
verse à cet égard Hotte encore parmi les injures ; cependant je dirai
deux choses. L'une, en secret, à vous et à nos amis, jusqu'à ce que
l'affaire devienne publique : Je pense que les indulgences, de nos
jours, ne sont qu'une tromperie des âmes, et qu'elles ne servent
qu'aux paresseux et aux lâches. Motre Carlostadt n'est pas de cet
avis: mais je sais néanmoins qu'il n'en fait nulle estime. C'est pour
• N. 50. — 2 Walch, t. 15, append., p. 9, epist. 4, n. 2.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 51
abolir cette tromperie, que, par amour de la vérité, je me suis engagé
dans le dangereux labyrinthe de la dispute, et me suis tiré à dos tant
de centaines de Minotaures, de Rhadamanthotaures et de Cacotau-
res l. — Ce sont les gracieux titres que Luther donne à ses juges.
La seconde chose qu'il présente comme certaine, et même avouée
de ses adversaires, c'est que de donner l'aumône ou de faire du bien
au prochain, vaut infiniment mieux que l'indulgence ; et il décide
que celui qui laisse le pauvre pour gagner une indulgence mérite
la colère. Mais c'est déguiser la question par un sophisme. Nous
avons vu que les indulgences sont toujours accordées pour des œuvres
de bienfaisance envers le prochain : bâtir des églises, des hôpitaux,
des ponts, réparer des chemins, entretenir les pauvres d'un hospice,
soulager les âmes du purgatoire, défendre les Chrétiens contre les
infidèles, se libérer soi-même des dettes que l'on a contractées en-
vers la justice divine; car, après tout, nous sommes notre premier
prochain, et nous devons aimer les autres comme nous-mêmes, mais
non pas plus que nous. La question est de savoir si une bonne œuvre
envers nous ou envers les autres, récompensée d'une indulgence
par l'Église, ne vaut pas mieux que sans cette indulgence. Luther
dira que non; oui, mais comme il dit qu'une œuvre quelconque,
si bonne qu'elle puisse être, est et sera toujours un péché, foulant
aux pieds, dans la même lettre, et la logique du philosophe et la foi
du Chrétien.
Le dimanche de la Sainte-Trinité 1518, Luther adressa au pape
Léon X une lettre, avec une défense de ses quatre-vingt-quinze pro-
positions touchant les indulgences. 11 se plaint d'avoir été décrié
auprès du Saint-Père, comme un hérétique, un schismatique, un
parjure : ce qui le console, c'est qu'il a la conscience innocente et
tranquille. A l'en croire, les auteurs de tout ce mal sont les prédica-
teurs d'indulgence; il les accuse vaguement d'excès, mais sans rien
articuler de précis; il accuse de même leurs instructions imprimées,
que nous avons vues irréprochables. Ayant écrit contre à quelques
prélats, sans recevoir de tous une réponse favorable, il se vit obligé
de publier une série de propositions qui, au dire de ses adversaires,
ont allumé un grand incendie par tout le monde. Cela vient peut-
être de ce qu'ils me refusent à moi seul, qui cependant, par l'autorité
de votre Sainteté apostolique, suis maître en théologie, le droit de
disputer librement comme les autres dans les universités, non-seu-
lement sur les indulgences, mais sur des articles plus importants,
comme la puissance et la miséricorde de Dieu. Ce qui m'étonne
1 Walch, t. 15, append., p. 9, epist. 4, n. 4.
r,2 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
qu'ils me refusent le droit que j'ai reçu de la puissance de votre
Sainteté, c'est que, bien malgré moi, je suis contraint de leur ac-
corder des choses bien plus considérables, savoir : de mêler les rê-
veries d'Aristote à la théologie, et de ne produire dans leurs disputes
que des mensonges sur la majesté divine, contrairement au pouvoir
qu'ils ont reçu de votre Sainteté l.
Ces paroles de Luther sont bien à remarquer. Il y confesse, de
son propre mouvement, que son droit de docteur en théologie, aussi
bien que celui des autres, lui vient de l'autorité suprême du Pape, et
qu'il lui a été donné uniquement pour et non pas contre la foi ca-
tholique. Bien des docteurs modernes, en France et ailleurs, ne fe-
raient pas mal de méditer cet aveu de Luther.
Il s'étonne ensuite que ses thèses sur les indulgences se soient si
promptement répandues partout, et s'écrie: Maintenant, que dois-je
faire ? Me rétracter, je ne le puis ni le veux 2.
Cependant il dit à la fin de sa lettre : C'est pourquoi, très-Saint-
Père, je me jette aux pieds de votre Béatitude , et me remets à elle
avec tout ce que je suis et tout ce que j'ai. Donnez la vie ou la mort,
appelez ou rappelez, approuvez ou réprouvez, comme il vous plaira,
j'écouterai votre voix comme celle de Jésus-Christ même, qui pré-
side en vous et qui parle par votre bouche ; et si j'ai mérité la mort,
je ne refuse pas de mourir 3.
Ces paroles sont assurément fort belles. Cependant la parole impor-
tante n'y est pas; il s'offre bien à mourir, mais non pointa se rétracter :
au contraire, il s'y refuse. Il y a du calcul dans cette rhétorique.
La veille de la Pentecôte de la même année 1518, Luther adressa
une lettre semblable, avec la défense de ses thèses, à Jérôme Scul-
tet, évêque de Brandebourg, dans le diocèse duquel se trouvait
Wittemberg. Il y proteste qu'il ne conclut rien comme certain, mais
qu'il soumet tout à la sainte Église et à son jugement. Il supplie l'é-
vêque de prendre une plume et de l'encre, d'effacer de ses thèses ce
qu'il jugerait à propos, de les jeter même au feu, assuré que lui,
Luther, n'en prendrait point de peine4. Et cependant tout cela paraît
n'avoir été qu'une comédie ; car dès le 15 février de la même année,
nous l'avons vu écrire confidemment à Spalatin qu'il regardait les
indulgences comme une tromperie des âmes, et ceux qui les défen-
daient comme des Minotaures5.
D'ailleurs, dans cette apologie de ses quatre-vingt-dix-neuf thèses
sur les indulgences, Luther n'en rétracte aucune, mais les maintient
i Walch, t. 15, p. 402 et seqq., n. 9 et 10. — 2 lbid., n. 12. — » lbid., n. 10.
— • lbid., p. 501. — ■ lbid., append., p. 1 1 et 12.
à 1515 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 53
toutes, entre autres la sixième et la trente-huitième, où il soutient
que le Pape même ne peut remettre le péché ou la coulpe, mais seu-
lement déclarer que Dieu l'a remis *. Ce qui va jusqu'à nier le sacre-
ment de pénitence.
Enfin, le 26 avril de la même année 1518, dans une conférence
publique au monastère des Augustins de Heidelberg, Luther sou-
tint ses quatre-vingt-dix-neuf thèses contre la doctrine de l'Église
romaine sur le libre arbitre, sur la grâce, la foi, la justification et
les bonnes œuvres 2. Lui-même écrit le 18 mai à Spalatin que les
docteurs de Heidelberg ont trouvé sa théologie nouvelle, que ceux
d'Erfurth la regardaient comme un venin doublement mortel, que
particulièrement le docteur d'Eisenach condamnait toutes ses propo-
sitions dans une lettre qu'il venait d'en recevoir, que le docteur Using
lui-même était demeuré stupéfait, tant c'est une grande affaire quand
on s'est endurci dans de vieilles opinions. Mais l'espritdes jeunes doc-
teurs et de toute la jeunesse studieuse est tout autrement disposé, et
j'ai un magnifique espoir que, comme le Christ a passé aux gentils
après avoir été rejeté par les Juifs, ainsi maintenant la vraie théo-
logie, rejetée par les vieux entêtés, passera à la jeunesse 3.
Voilà ce qu'écrivait Luther le 18 mai 151,8. Et cette théologie si
nouvelle et si merveilleuse n'était autre que l'impiété de Mahomet,
détruisant le libre arbitre, faisant de Dieu un tyran cruel qui punit
l'homme de ce que l'homme n'a pu éviter, et justifiant ainsi d'avance
le plus horrible athéisme.
L'affaire était déférée à Rome et par l'accusé et par les accusa-
teurs. Le pape Léon X commença la procédure. Il ordonne d'abord
à l'évêque d'Ascoli de mander Luther pour l'examiner sur la foi, au
sujet de certaines thèses et libelles qu'il avait répandus en Allema-
gne, et qui contenaient quelques articles hérétiques. L'évêque cita
le moine à comparaître à Rome dans soixante jours. Le moine, que
l'électeur de Saxe prit sous sa protection, et pour qui intercéda près
du Pape l'université de Wittemberg, ne comparut point, mais con-
tinua de répandre ses erreurs dans de nouvelles thèses et de nou-
veaux libelles. Alors, par un bref du 23 août, signé Sadolet, Léon X
ordonne à son légat en Allemagne, le cardinal Cajétan, de mander
Luther, en provoquant au besoin l'assistance de l'empereur, des
princes de l'empire, des universités, et de l'enfermer jusqu'à ce que
de nouveaux ordres lui enjoignent de l'envoyer. Si le coupable se
repent, le légat est autorisé à le recevoir dans l'unité de l'Eglise,
1 Walch, t. 18, p. 311 et 449. — 2 lbid.,t. 1, p. 404 et 405. — 3 lbid, t. 15, ap-
pend., p. 20 et 21, n. 3, 4 et 5.
54 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
qui ne ferme jamais ses entrailles à qui revient. S'il s'opiniâtre, le
légat procédera contre lui et contre ses fauteurs par toutes les cen-
sures canoniques, sans excepter qui que ce soit, sinon la personne
de l'empereur l.
L'électeur de Saxe et l'université de Wittemberg obtinrent du
Pape que Luther ne serait point obligé de comparaître à Rome,
mais seulement à Augsbourg, devant le légat. Il arriva le 7 oc-
tobre : voici dans quelles dispositions. Il n'y a rien ici de nouveau
ni d'extraordinaire, écrit-il à Mélanchton, du 11; sinon que dans
toute la ville chacun parle du docteur Luther, et veut voir ce nouvel
Érostrate, qui vient d'allumer un si grand incendie. Montrez-vous un
homme, ainsi que vous faites déjà, et enseignez la chère jeunesse.
Je vais me sacrifier pour cette chère jeunesse et pour vous, et j'aime
mieux mourir que de rétracter ce que j'ai bien enseigné, et de donner
lieu à ces stupides et furieux ennemis de tous les arts, mais parti-
culièrement de la doctrine divine, de ruiner les beaux-arts et les
études. L'Italie, comme autrefois l'Egypte, est plongée dans des té-
nèbres palpables, au point qu'ils ne savent rien du Christ ni du chris-
tianisme; cependant, il nous faut supporter qu'ils dominent sur nous,
et qu'ils nous enseignent à leur manière et la foi et les bonnes mœurs.
Ainsi s'accomplit sur nous la colère de Dieu, suivant la plainte du
prophète : Je leur donnerai des jeunes gens pour princes, et des
enfants qui les domineront 2.
Luther eut trois audiences du cardinal, qui lui notifia que le Pape
exigeait trois choses : 1° rétracter les erreurs qu'il avait répandues
jusqu'alors dans des écrits et des sermons ; 2° promettre de les aban-
donner entièrement et de ne plus les reproduire; 3° s'abstenir doré-
navant de tout ce qui pourrait mettre le trouble dans l'Eglise. Le
moine s'y refusa, prétendant qu'il n'était venu que pour argumenter,
comme dans une dispute d'école. C'était le 12 octobre lois.
Le lendemain, dans la seconde audience, il présenta la protestation
suivante : Je, frère Martin Luther, Augustin, proteste avant tout et
publiquement que je vénère particulièrement la sainte Eglise romaine,
et me soumets à elle dans toutes les paroles et œuvres présentes,
passées et futures. Si j'ai dit quelque chose de contraire, je veux
qu'on le tienne pour non dit. Mais comme son éminence, sur un pré-
tendu ordre de sa Sainteté, à propos d'une dispute que j'ai eue sur
l'indulgence, a voulu m'amener et m'obliger à ces trois choses :
1° me reconnaître et rétracter mes propositions ; 2° assurer qu'à l'ave-
nir je ne renouvellerai point l'affaire; 3° promettre de m'abstenir de
1 Walch., t. 1, p. 408; t. 15, p. 657 et seqq. — 2 Ibid., p. 672 et 673.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 55
ce qui troublerait l'Église de Dieu : moi, qui ai cherché la vérité par
ces disputes, je ne puis être contraint d'agir contre la vérité dans
ces recherches, encore moins de me rétracter sans être ouï ni con-
vaincu.
En conséquence, je proteste aujourd'hui que je ne sache pas avoir
rien dit qui fût contre la sainte Ecriture, contre les docteurs de l'E-
glise, contre les décrétales ou les lois des Papes, ou contre la droite
raison; mais tout ce que j'ai dit, je le tiens encore aujourd'hui pour
juste, vrai et chrétien.
Néanmoins, étant homme et pouvant me tromper, je me suis sou-
mis et me soumets par ces présentes à l'examen et à la légitime dé-
cision de l'Église et de tous ceux qui en savent plus.
Cependant, par surabondance, je m'offre à donner ici ou ailleurs,
publiquement et en personne, raison et réponse de tout ce que j'ai
dit.
Si cela ne devait point suffire à monseigneur le légat, je suis dis-
posé à mettre par écrit ma réponse à ses remontrances, et d'attendre
humblement le jugement des célèbres universités de l'empire, Bâle,
Fribourg et Louvain, ou, si cela ne suffisait pas, de l'université de
Paris, qui, depuis les anciens temps, est estimée la plus chrétienne
et la première dans l'Écriture sainte l.
Le cardinal se mit à rire de la protestation, insista de nouveau sur
la soumission et la rétractation, parce que telle était la volonté du
Pape, et ajouta : Cher fils, je n'ai point disputé avec vous; mais,
par complaisance pour le duc Frédéric, je suis prêt à vous écouter
paternellement et amicalement, et à vous instruire de la vérité, et
même, si vous le voulez, vous réconcilier avec notre Saint-Père le
pape Léon X et avec l'Église romaine.
Le lendemain, Luther présenta un écrit sur quelques thèses, en
ajoutant qu'il ne pouvait se rétracter, à moins qu'on ne le convain-
quit du contraire par l'Écriture. Ce n'était point se soumettre au ju-
gement de l'Église, mais soumettre l'Église à son propre jugement.
Le cardinal insista de nouveau sur la soumission, et, sur le refus de
Luther, il le congédia. Saint Paul avait dit aux évêques : Ne com-
battez point de paroles, mais, après une réprimande ou deux, évitez
l'homme hérétique, sachant qu'il est perverti et qu'il pèche, étant
condamné par son propre jugement 2.
Cependant, le soir même, le cardinal manda Staupitzet Wenceslas
Linck, et les chargea d'essayer sur l'esprit de Luther quelques paroles
plus efficaces que les siennes. Il les pressa si vivement, au nom de
» Walch.t. 15, p. 687. — * Tim., 2, 14, tit. 3, 10.
50 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIY. - !)e ! 5 1 7
Léon X, de la paix publique, du repos de la Saxe, qu'ils lui promi-
rent d'aller sur-le-champ trouver Luther. Ils tinrent parole.
Luther fut ému jusqu'aux larmes de cette mission de charité, et il
écrivit au légat une lettre pleine de sentiments affectueux, où il disait
entre autres : « Je reviens à vous, mon père. J'ai vu notre vicaire,
Jean Staupitz, notre maître Wenceslas Linck. Vous ne pouviez choi-
sir de médiateurs qui me plussent davantage. Je suis ému... Je n'ai
plus de crainte ; ma crainte s'est changée en amour et en respect
filial ; vous auriez pu employer la force, vous avez fait choix de la
persuasion et de la charité... Je l'avoue maintenant... Oui, j'ai été
violent, hostile, insolent envers le nom du Pape. Poussé à tous ces
emportements, j'aurais dû traiter avec plus de révérence une matière
si grave, et, en répondant à un fou, éviter de lui ressembler. Je suis
affecté, repentant; je vous demande pardon; je dirai mon repentir
à qui voudra m'entendre. Désormais je vous promets, mon père, de
parler et d'agir tout autrement; Dieu m'aidera. Je ne dirai plus rien
des indulgences, pourvu que vous imposiez silence à tous ceux qui
m'ont jeté dans cette tragédie.
« Quant à la rétractation, mon révérend et doux père, que vous
et notre vicaire demandez avec tant d'insistance, ma conscience ne
me permet en aucune manière de la donner, et rien au monde, ni
des ordres, ni des conseils, ni la voix de l'amitié, ne pourrait me
faire parler ou agir contre ma conscience. Il reste une voix à enten-
dre, qui vaut toutes les autres, c'est celle de l'épouse, qui n'est que
la voix même de l'époux.
« Je vous supplie donc en toute humilité de porter cette affaire
sous les yeux de notre très-Saint-Père le pape Léon X, afin que
l'Église prononce sur ce qu'il faut croire ou rejeter ; car je ne
demande que d'entendre le jugement de l'Église, et de m'y sou-
mettre1. »
Cette lettre est du 17 octobre ; mais dès la veille il avait rédigé par-
devant notaire une longue protestation, où, déclarant suspects les
juges qu'on lui avait donnés jusqu'alors, et l'évoque d'Ascoli, avec
son assesseur, Priérias, et le cardinal Cajétan, il appelle du Pape mal
informé au Pape mieux informé 2.
Le 9 novembre 1518, le pape Léon X décida la question des in-
dulgences, par une bulle adressée au cardinal Cajétan et contre-
signée Bembe. Le souverain Pontife y déclare que la doctrine de
l'Église romaine, mère et maîtresse de toutes les autres, est que le
Pontife romain, successeur de saint Pierre et vicaire de Jésus-Christ,
i Walch, t. 15, p. 714 et seqq. Audin, t. 1, p. 147. — 2 Ibid., p. 720 et seqq.
à 1555 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 57
a le pouvoir de remettre, en vertu des clefs, la coulpe et la peine des
péchés : la coulpe, par le sacrement de pénitence, et la peine tempo-
relle due pour les péchés actuels à la justice divine, par le moyen
des indulgences ; qu'il peut les accorder pour de justes causes aux
fidèles qui, par l'union de la charité, sont membres de Jésus-Christ ;
que leur utilité s'étend non- seulement aux vivants, mais encore aux
fidèles décédés dans la grâce de Dieu ; que ces indulgences sont ti-
rées de la surabondance des mérites de Jésus-Christ et des saints,
du trésor desquels le Pape est le dispensateur, tant par forme d'abso-
lution que par forme de suffrage ; que les vivants et les défunts qui
obtiennent ces indulgences sont libérés d'une peine temporelle équi-
valente à l'indulgence accordée ou acquise ; que la créance de ces
articles est indispensable ; que quiconque croira ou prêchera le con-
traire sera retranché delà communion de l'Église catholique, et frappé
d'une excommunication réservée au souverain Pontife. Enfin le Pape
enjoint à son légat de notifier ce décret à tous les archevêques et
évêques d'Allemagne, et de le faire mettre à exécution : ce qui fut
exactement observé 1. La bulle fut publiée à Lintz et imprimée à
Vienne en Autriche.
Dans cette bulle, le nom de Luther n'est pas même prononcé. Ce-
pendant, dès le 28 novembre, sachant que l'on continuait la procé-
dure contre lui à Rome, il avait appelé du Pape au concile général.
Dans cet acte, passé devant notaire, il proteste que son intention
n'était pas de s'éloigner des sentiments de l'Eglise, ni d'affaiblir l'au-
torité des Papes dans leurs constitutions ; qu'il ne prétendait ni
douter de la primauté du Saint-Siège ni de sa puissance, ni rien dire
qui fût contraire au pouvoir du souverain Pontife bien avisé et bien
instruit. Que cependant, comme Léon X n'était point exempt des
imperfections communes, et que, tout Pape qu'il est, il peut errer,
aussi bien que saint Pierre lorsqu'il fut repris par saint Paul, ceux
qui se croient lésés par son autorité et opprimés sans raison, ont la
voie d'appel pour se délivrer de l'oppression ; qu'ainsi, ayant appris
que l'on procédait contre lui à Rome, et que ses juges prétendus, sans
avoir égard à sa soumission et à ses protestations, pensaient à le
condamner, il se trouvait obligé d'appeler du pape Léon X mal in-
formé , au concile général légitimement assemblé, représentant
l'Église universelle, qui est au-dessus du Pape dans les causes qui
concernent la foi, de tout ce qu'on pourrait faire contre lui, instruc-
tion du procès, excommunication, censures et tout ce qui s'en était
1 Pallavic. Hist.conc. trid.,\. 1, c. 12, n. 8. — Le Plat. Monument a conc. trid.,
t. 2, p. 21 etseqq.
58 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De i5i7
ensuivi et s'ensuivrait, protestant de poursuivre son appel et de le
relever autant qu'il le jugerait à propos l.
Tel était le langage de Luther dans cet appel notarié. Il se gênait
moins dans ses lettres confidentielles. A propos de cette ordonnance
du Pape ou de la précédente, il écrivait à Spalatin : Avec mon ap-
pellation, je fais imprimer quelques observations théologiques sur le
bref apostolique, ou plutôt diabolique, dont vous m'avez envoyé un
exemplaire; car il est incroyable qu'un pareil monstre puisse pro-
venir du souverain Pontife, surtout de Léon X. Mais, quel que soit
le polisson qui, sous le nom de Léon X, essaye de me faire peur,
qu'il sache bien que je comprends la plaisanterie. Que, si la bulle
émane de la chancellerie, je leur ferai savoir bientôt leurs impudentes
témérités et leur impie ignorance 2.
Léon X avait décidé la question des indulgences ; mais c'étaient
les moindres erreurs de Luther. 11 en restait d'autres plus graves, par
où même il avait commencé, et qui renversaient le fondement même
de toute morale, de toute société, de toute justice, de toute religion
et même de toute raison naturelle. Non-seulement il niait le libre
arbitre de l'homme, base première de tout ordre moral, politique et
religieux; il soutenait que l'homme, lors même qu'il fait ce qui est
en lui, pèche mortellement et mérite l'enfer; que le juste même
pèche dans tout ce qu'il fait de bon, et mérite ainsi châtiment. Im-
piété absurde, qui fait de la justice de Dieu une cruauté plus que
satanique, de punir l'homme non-seulement du mal qu'il ne peut
éviter, mais encore du bien qu'il fait de son mieux. Certes, c'est ici
le plus furieux venin qui soit sorti de la gueule du dragon. Or, telle
est l'essence même du luthéranisme.
Luther continua de soutenir cette doctrine, et par écrit et de vive
voix : nous l'avons vu dans la conférence de Heidelberg et d'Erfuth.
Il la soutint, aussi bien que Carlostadt, dans ses disputes avec le
Dominicain Eckius, notamment dans leur conférence de Leipsick,
en 1519. Aux treize propositions d'Eckius, Luther en opposa treize
autres. La seconde est ainsi conçue : Nier que l'homme pèche dans
le bien et qu'un péché véniel ne l'est pas tel de sa nature, ou que le
péché demeure encore dans un enfant après le baptême ; nier cela,
c'est fouler aux pieds tout ensemble et saint Paul et Jésus-Christ.
Cette proposition, ajoute-t-il , renferme trois choses : 1° que dans
une bonne œuvre il y a péché ; 2° que le péché n'est point véniel en
soi, mais uniquement par la grâce de Dieu ; 3° que le péché reste
après le baptême 3.
1 Le Plat., t. 2, p. 37 et seqq.— * Walch, t. 15, append., p. 30, n. 3.— 3 Ibid.,
t. 18, p. 882.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 59
La septième proposition porte : Celui-là montre qu'il ne sait ce
que c'est, ni la contrition, ni le libre arbitre, qui prétend que le libre
arbitre est maître de ses actions, bonnes ou mauvaises, ou qui rêve
que quelqu'un n'est pas justifié uniquement par la foi de la parole,
ou que la foi n'est pas détruite et perdue par chaque péché grave.
J'indique ici trois erreurs d'Eckius, ajoute-t-il : la première, que le.
libre arbitre est maître de ses actions ; la seconde, qui est encore pire,
en ce qu'il nie que l'homme soit justifié par la foi seule; la troisième,
en ce qu'il n'accorde pas que la foi se perd par chaque péché mortel '.
La treizième proposition est un pas de plus dans le chemin de la
révolte ; elle est de la teneur suivante : Que l'Église romaine soit sur
toutes les autres, cela se prouve par les simples décrets des Pontifes
romains, qui ont été fabriqués depuis quatre cents ans ; mais ils sont
combattus par les histoires authentiques de onze cents ans, par les
passages de l'Écriture sainte et par la décision du concile de Nicée 2.
On s'étonnera peut-être de cette hardiesse. Luther écrit confiden-
tiellement à son ami Spalatin, que c'est un piège pour prendre
Eckius ; car il ne manquera pas de crier que je ne puis le prouver
et que je n'ai pas bien compté les années , puisque, il y a plus de
quatre cents et même mille ans, l'Église romaine, notamment le pape
Jules Ier, qui vivait peu après le concile de Nicée, enseignait déjà
dans un décret que l'Église romaine est au-dessus de toutes les au-
tres, et que sans elle on ne peut ordonner aucun concile. A coup sûr,
il triomphera là-dessus et rira de mon incroyable imprudence et
témérité. Alors je dirai : Que ces décrets n'ont jamais été reçus, et
que si Grégoire IX, Boniface VIII et Clément V n'avaient pas ras-
semblé les décrétâtes dans des livres, l'Allemagne certainement n'en
saurait rien. C'est donc à ces trois Papes qu'il faut attribuer d'avoir
publié les décrets des Pontifes romainset affermi la tyrannie romaine 3.
Tel est le fameux piège de Luther, qui n'est au fond qu'un misé-
rable sophisme : La décrétale de Jules Ier n'a jamais été reçue, parce
que Grégoire IX n'a publié sa collection des décrétales que dans le
treizième siècle. Autant vaudrait dire : L'Évangile n'a jamais été
reçu, parce qu'il n'a été imprimé que dans le quinzième. Quant à la
décrétale du pape saint Jules, les historiens grecs Sozomène et So-
crate nous apprennent que c'était dès lors une ancienne règle de
l'Église qu'on ne devait ni assembler de concile, ni rien décider en
matière ecclésiastique, sans l'autorité du Pontife romain.
Luther composa une longue diatribe pour soutenir sa treizième
proposition. Il y avance, avec une audace incroyable, que jamais les
» Walch, 1. 18, p. 907 et seqq. — 2 Ibid., p. 925. — 3 lbid., t. 15, p. 986.
60 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
églises d'Orient n'ont été soumises à l'Église romaine. Le seul témoi-
gnage de Socrate et de Sozomène suffit pour lui donner le démenti,
sans compter saint Athanase d'Alexandrie, saint Paul de Constanti-
nople, les conciles œcuméniques d'Éphèse et de Chalcédoine, la lettre
de l'église d'Orient au pape saint Symmaque, et le formulaire du
pape saint Hormisda, souscrits par tous les Orientaux. Mais tous les
moyens étaient bons à Luther. Lui-même dira plus tard à Mé-
lanchton : Quand nous serons à l'abri de la violence et que nous
aurons la paix, nous raccommoderons facilement nos artifices, nos
mensonges et nos fautes. C'est ainsi que Chytrée et Célestin, deux
historiens protestants du seizième siècle, citent et entendent une
lettre de Luther à Mélanchton du 30 août 1530 l.
Un vieux Dominicain, Sylvestre Priérias, maître du sacré palais,
ayant vu les propositions de Luther contre les indulgences, en écri-
vit une réfutation en forme de dialogue entre Luther et lui, et
adressée à Luther même, qu'il qualifie encore de cher frère. Tout
l'opuscule est dédié au pape Léon X. Priérias y pose d'abord quatre
principes, comme règles fondamentales dans toute discussion entre
théologiens. — Premier principe. L'Eglise universelle est essentiel-
lement la société de tous les fidèles : virtuellement, l'Église romaine,
chef de toutes les églises, et le souverain Pontife. L'Église romaine
est représentativement le collège des cardinaux, et virtuellement le
Pape, chef de l'Église, mais d'une autre manière que Jésus-Christ.
— Second principe. Comme l'Église universelle ne peut errer, lors-
qu'elle prononce sur la foi ou les mœurs, de même un concile légi-
time, y compris le Pape, ne peut errer lorsqu'il fait ce qui est en lui
pour connaître la vérité ; autant en est-il de l'Église romaine ou du
Pape, lorsqu'il prononce comme Pape, suivant son ollice. — Troi-
sième principe. Celui qui ne tient pas à la doctrine de l'Église romaine
et du Pontife romain, comme à la règle infaillible de la foi, de la-
quelle la sainte Écriture elle-même tire son autorité, celui-là est hé-
rétique. — Quatrième principe. L'Église romaine peut décider sur la
foi et les mœurs, soit par des paroles, soit par des actions. Et comme
celui-là est hérétique qui tient quelque chose de contraire à la vérité
de l'Écriture sainte, de même est hérétique celui-ci qui conclut con-
trairement à la doctrine et à la pratique de l'Église dans ce qui re-
garde la foi et les mœurs. — Corollaire. Quiconque dit des indul-
gences, que l'Église romaine ne peut pas faire ce qu'elle fait réelle-
ment, celui-là est un hérétique 2.
1 Cbytrœus, Uisloria augustanœ confessionis (Francofurti ad Mœnnm 1578,
p. 275, in-4"). — Georg. f.rclcstin.f/i'sL comitior. anno \V-\0. Augustœ (Francof.
ad Oderam, 1597, t. 3, fol. 24, p. 2.) — 2 Walch, t. 18, p. 83 et Si.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 61
Ces quatre principes du vieux Dominicain, avec leur corollaire,
nous paraissent très-bien résumer la doctrine des Pères et des doc-
teurs orthodoxes, notamment de saint Augustin, qui a dit: Je ne
croirais pas même à l'Évangile si l'autorité de l'Église catholique
ne m'y amenait ; et encore : Rome a parlé, la cause est finie ; puisse
aussi finir l'erreur !
Après avoir posé ces règles fondamentales, comme la pierre an-
gulaire contre laquelle viendront se briser à jamais toutes les héré-
sies, le maître du sacré palais reproduit chaque proposition de Lu-
ther, la discute avec calme et en peu de mots, se bornant d'ordinaire
à faire sentir combien elles sont contraires à la foi et à la pratique de
l'Église.
Luther y répondit dans les premiers mois de 1518; il y répondit,
non pas sérieusement, mais pour se jouer et se moquer de son anta-
goniste, comme d'un vieux radoteur, qui ne savait pas le premier
mot de l'Écriture sainte, mais était enfoncé dans les ténèbres du
thomisme, dans les décrets menteurs des Papes, dans les ignorants
écrivains de Rome. C'est dans ces termes gracieux que Luther s'en
explique lui-même1. Pour les quatre principes de Priérias, il les
passe momentanément sous silence, en ayant plutôt deviné le sens,
dit-il, qu'il ne l'a compris. Il se moque d'Aristote et de saint Tho-
mas; mais, ce qui est à remarquer, il se loue beaucoup de Gerson 2.
Du reste, il soutient opiniâtrement toutes ses erreurs.
Priérias répliqua par une réponse modérée et polie, où il repousse
les personnalités injurieuses que Luther lui avait adressées. Cette
réplique fut accompagnée ou suivie du sommaire d'un ouvrage plus
considérable en deux livres, dont le premier prouverait l'autorité du
Pontife romain; le second, la doctrine de l'Église romaine sur les
indulgences.
Le premier livre avait ou devait avoir seize chapitres , dont voici
les sommaires : 1° L'Église est une monarchie et une hiérarchie,
dont le Pape est le chef suprême. 2° L'Église militante est le royaume
du ciel sur la terre, la monarchie du Christ, la cinquième après celles
des Assyriens, des Perses, des Grecs, des Romains, et la plus excel-
lente de toutes. 3° Dans ce royaume spirituel, le Pontife romain a la
primauté, non-seulement d'honneur, mais encore de juridiction.
i° Dans le gouvernement ecclésiastique, le Pontife romain est le sou-
verain de l'univers, ayant la même puissance que saint Pierre.
5° Dans l'empire ou gouvernement ecclésiastique, le Pape seul est
le chef suprême, et il l'est partout. 6° Il l'est toujours. 7° Il est la
1 Walch, t. 18, p. 212 et 213. — 2 Ibid., p. 120 et seqq.
62 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV.- De 1517
source de toute juridiction ecclésiastique. 8° Sa juridiction est la plus
haute, et il n'y en a point qui lui soit comparable. 9U Dans l'empire
ecclésiastique, le Pontife romain est le suprême législateur, et ses
lois obligent tous ceux qui veulent obtenir le salut. 10° Il y est le
juge suprême, et cela par institution divine. 1 1° Il l'est sans avoir de
juge au-dessus de lui, s'entend toujours d'un Pape certain. 12° II
l'est sans collègue. 13° Il l'est sans appel, i 4e Seul, il est le juge
suprême des controverses sur la foi et les mœurs. 15° Il en est juge
infaillible, lorsqu'il agit comme Pape ou chef, se servant du secours
des membres, et faisant loyalement ce qui est en lui pour connaître
la vérité : ce serait autre chose s'il agissait sans loyauté. 16° Le
Pape seul a cette prérogative, et non pas le concile sans le Pape.
Ces seize propositions, même dans ce qu'elles ont de plus fort, ne
sont que le développement de cette ancienne loi ecclésiastique, rap-
pelée par les Grecs Sozomène et Socrate, qu'on ne peut rien ordonner
ni terminer dans l'Eglise sans l'autorité du Pontife romain; et de
cette autre non moins ancienne, que toutes les causes majeures doi-
vent être réservées au Saint- Siège ; enfin de cette loi toujours vivante,
que tant que Rome n'a pas parlé, la cause n'est pas finie.
Le second livre de Priérias avait ou devait avoir également seize
chapitres, où il expose sur les indulgences la doctrine catholique,
telle que Luther lui-même confesse l'avoir prêchée d'abord avec zèle.
Luther réimprima cette pièce, entremêlée de quelques apostilles
moqueuses, avec une préface et un épilogue. Dans la préface, il dit
entre autres : « Tient-on et enseigne-t-on librement et publiquement
de pareilles choses à Rome, à la connaissance et avec la permission
du Pape et des cardinaux (ce que je n'espère pas) ? alors je dis et je
confesse publiquement, par cet écrit, que le véritable antechrist est
assis dans le temple de Dieu, et qu'il règne dans la vraie Rabylone,
vêtu de pourpre et d'écarlate, et que la cour romaine est la syna-
gogue et l'école de Satan l. Dans son épilogue, Luther ne s'emporte
pas moins. Il y appelle le vieux Priérias un organe de Satan ; les
Romanistes ou catholiques romains, des Nemrods, des Ismaélites,
des hommes de sang , des sybarites, des sodomites, des antechrists,
qui séduisent toute la terre par des mensonges. Il s'écrie enfin : Si
nous punissons les voleurs par la corde, les meurtriers par le glaive,
les hérétiques par le feu, pourquoi ne courons-nous pas plutôt sus a
ces pernicieux docteurs de perdition, tels que Papes, cardinaux,
évêques, et toute cette purulence de la Sodome romaine, qui em-
poisonnent sans cesse et perdent entièrement l'Eglise de Dieu? pour-
» VVaU-li, t. 18, p. 213.
à I5i5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 63
quoi ne pas les attaquer avec toute espèce d'armes, et laver nos mains
dans leur sang, puisque nous voudrions bien nous arracher, nous et
nos descendants, au feu le plus grand et le plus à craindre l? »
Voilà comme Luther s'exprimait dans une controverse théologi-
que, dès l'année 1519 ou 1520, lorsqu'il se disait encore soumis au
Pape et avant qu'il eût été condamné nommément. Le volcan fer-
mente d'une manière terrible, il bouillonne, il écume, il est prêt à
faire éruption. Déjà l'on entend les portes de l'enfer rugir contre l'É-
glise et contre la pierre sur qui elle est fondée.
Un autre antagoniste de Luther fut Jérôme Emser, licencié en
droit canon et prêtre à Dresde. Il avait d'abord été l'ami du moine;
mais l'ayant vu en 1519, dans la dispute de Leipsick, attaquer non-
seulement les indulgences, mais l'autorité du Pape et le libre arbitre,
il se déclara contre lui pour la vérité. Il écrivit d'abord à Jean Zaken.
administrateur de l'église de Prague et prévôt de Leitmeritz, qui,
par son zèle, ses prédications et ses vertus, était comme l'apôtre de
la Bohême et y avait ramené un grand nombre d'habitants des er-
reurs de Jean Hus à la foi catholique. Ce qui restait de Hussites es-
péraient beaucoup dans les innovations de Luther : deux de leurs
prédicants lui avaient même écrit pour lui faire connaître ces dispo-
sitions. Cependant, en la dispute de Leipsick, il les désapprouva de
s'être séparés du Pape, même dans la supposition qu'il ne fut le
chef de l'Église que par institution humaine. Emser crut utile de
mander cette particularité à l'administrateur de Prague, avec quel-
ques réflexions pour arfermir les catholiques et convertir les Hussites
de Bohême 2.
Luther répondit de son style accoutumé. Emser était de race noble
et portait un capricorne dans ses armes. Conformément à son urba-
nité littéraire, Luther adressa sa réponse au bouc Emser, le traitant
de Judas, d'indigne théologien, d'idole du monde, qui ne savait pas
un mot de l'Écriture sainte, et autres gentillesses de ce genre. Quant
au fond, Luther ne reconnaît d'autre règle que l'Écriture interprétée
par lui-même ; il rejette ouvertement l'autorité de la tradition, des
Pères et des docteurs, la primauté du Pape de droit divin, l'inter-
prétation constante et unanime de ces paroles de Jésus-Christ à saint
Pierre : Pais mes agneaux, pais mes brebis, et félicite l'université de
Paris de ce qu'elle venait d'appeler du Pape au concile, à l'occasion
du concordat entre Léon X et François Ier 3. La lutte continua ; Mé-
lanchton y prit part; Luther allait toujours en avant : il attaqua les
vœux de religion, le célibat des prêtres, la distinction des prêtres et
i Waleh, t. 18, p. 245. — 2 lbid., p. 1479-1489. — 3 Ibid., p. 1489 etseqq.
«4 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. -De 1547
des laïques, sous prétexte que saint Pierre dit à tous les Chrétiens ;
Vous êtes le sacerdoce royal ; d'où il prétend conclure : Donc tou •
les Chrétiens sont prêtres. — Oui, comme tous les Chrétiens sont rois
Dans une de ses réponses, Emser rappela une parole mémorable
que Luther avait prononcée dans la dispute de Leipsick, et qui dé-
voile le secret de son âme : Ce n'est pas au nom de Dieu que f ai com-
mencé ce jeu, ce n'est pas au nom de Dieu qu'il finira. Luther convient
de l'avoir dit; seulement il prétend l'avoir dit, non pour lui-même,
mais pour Emser et consorts l. Réponse tout à fait digne d'une co-
médie où le loup voudrait jouer l'agneau.
D'autres défenseurs de la foi catholique s'élevèrent encore contre
les hérésies de Luther. Dans ce nombre furent les frères Mineurs ou
Franciscains de Iutterbock, de Wittemberg et de Weimar. Les pre-
miers, dans un chapitre provincial de Saxe (avril 1549) dressèrent
une liste de quatorze ou quinze propositions hérétiques soutenues
par Luther, et les dénoncèrent à l'évêque diocésain, qui était celui
de Brandebourg. L'un d'eux, lecteur ou professeur du couvent, y
joignit une liste de huit erreurs qu'il avait entendues de la bouche
de Luther même, dans un entretien à Wittemberg. Les principales
de toutes ces erreurs étaient : que l'homme n'a point de libre arbitre;
que Dieu lui commande des choses impossibles ; que le Pape n'est
point chef de l'Eglise par institution divine; que les conciles généraux
peuvent se tromper sur la foi et la morale. Luther répondit, par une
lettre du troisième dimanche après Pâques, aux Franciscains d'Iut-
terbock, et par une défense de ses propositions adressée au public.
Suivant sa coutume, il parle avec un souverain mépris non-seule-
ment de ses adversaires, mais encore de saint Thomas et saint Bo-
naventure. Quant à ses erreurs, il soutient les plus capitales mêmes
avec une opiniâtreté insultante.
Vous ne lisez rien, dit-il aux frères Mineurs, encore moins com-
prenez-vous quelque chose, et cependant vous voulez juger de la
doctrine. Cela vous arrive particulièrement dans la doctrine du libre
arbitre, lequel, d'après le témoignage d'Augustin, n'est rien ; car
l'homme ne peut faire que le mal, et jamais rien de bon, si ce n'est
par la grâce de Dieu. Par conséquent, le libre arbitre, laissé à lui-
même, n'est point libre, mais asservi au péché, comme Augustin
l'enseigne dans son deuxième livre contre Julien. Mes chers, gardez
donc vos inepties pour vous, et abandonnez vos rêves extravagants.
Dans la doctrine chrétienne vous entendez moins que rien ; soyez
hâbleurs pour vous, et laissez-nous lire les saints Pères 2.
1 Walch, t. 1S, inhoduct., p. 93, col. 1. — 2 Ibid., p. 1676.
à 1546 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 65
Dans la défense adressée au public, à propos de l'article ix : //
dit que l'homme n'a point de libre arbitre, Luther répond : Voilà ce
qu'on appelle l'hérésie des manichéens — Je dis donc que
l'homme a un libre arbitre, non pas qu'il le soit encore, mais parce
qu'il l'a été ; autrement ce n'est qu'un arbitre ou une volonté véri-
tablement esclave. C'est pourquoi Augustin, deuxième livre contre
Julien, l'appelle un serf arbitre De même donc qu'une ville rui-
née ou une maison écroulée conservent le nom et le titre qu'elles
avaient auparavant et qu'elles auront dans la suite, mais ne peuvent
plus faire ce qu'elles pouvaient auparavant, ainsi en est-il du libre
arbitre *.
Ici reviennent naturellement les observations que nous avons faites
au livre trente-huit de cette histoire :
« Les pélagiens reprochaient aux catholiques de dire que le libre
arbitre avait péri par le péché d'Adam. Saint Augustin répond que
le libre arbitre n'a point péri, mais qu'il est déchu de l'état où se
trouvait le premier homme ; qu'en conséquence, il ne peut plus faire
de bonnes œuvres qui méritent la vie éternelle, mais qu'il peut pé-
cher encore : ce qui est vrai. Mais saint Augustin va plus loin, et
conclut que le libre arbitre n'a plus de puissance que pour pécher 2 :
ce qui est faux, et ce que l'Église a justement condamné dans les
propositions vingt-sept et vingt-huit de Baïus. Le saint docteur se
trompe dans son raisonnement, parce qu'il ne distingue pas d'une
manière assez nette et précise entre la nature et la grâce, entre
l'ordre naturel et l'ordre surnaturel, entre les biens de l'un et de
l'autre ordre. Le premier homme fut créé non-seulement dans un
état de nature parfaite, mais encore dans un état de justice et de
sainteté surnaturelles. Par le pé^hé, il est déchu de l'ordre surna-
turel, il n'y peut plus faire aucun bien, il a été même lésé dans la
perfection de sa nature , en sorte que, de ses seules forces et sans le
secours d'une grâce divine, il ne peut plus faire, dans l'ordre naturel,
que quelques biens, éviter que quelques péchés, et non pas tous. Voilà
des choses que saint Augustin ne démêlait point assez, mais que la
théologie scholastique a distinguées avec beaucoup de justice et de
justesse, et que l'Eglise a confirmées par ses décisions.
« Le saint docteur ne présentait pas non plus une idée assez
exacte du libre arbitre, nécessaire à la créature pour mériter ou
démériter. Dans un endroit, il appelle libre arbitre le désir invin-
cible et inamissible que nous avons d'être heureux 3. Ailleurs, à
1 Walch, t. 18, p.;i722-1724.— * Contra duas epist. Pelag., 1. 2, n. 9; item.,
Op. imp. contr. lui., 1. 3, n. 1 12, 119. — 3 Ibid., 1. 6, n. 2G.
xxin. 5
«6 HISTOIRE UNIVERSELLE [LIT. LXXX1V. — De 1 517
cette observation que celui-là n'est pas libre qui ne peut vouloir
qu'une chose, il répond : Mais Dieu est libre, quoiqu'il ne puisse
vouloir que le bien ; mais les anges sont libres, quoique, par une heu-
reuse nécessité, ils ne puissent vouloir que ce qui est bon * ; et par
là il veut conclure que l'homme aussi est libre, quoiqu'il ne puisse
vouloir que le mal. En quoi il confond liberté, exemption de con-
trainte et de violence, avec liberté, exemption de nécessité. Pour mé-
riter ou démériter en voulant une chose, il faut qu'on puisse vouloir
autrement ; si on ne peut vouloir autrement qu'on ne veut, on ne
mérite ni ne démérite. Ainsi nous désirons, nous voulons notre pro-
pre bonheur, non par contrainte et malgré nous, mais par une incli-
nation invincible et nécessitante, et sans que nous puissions vouloir
autrement. Aussi, en cela, nous ne méritons ni ne déméritons. La
théologie scholastique a encore très-bien distingué toutes ces choses,
et l'Église a condamné avec beaucoup de justice ces propositions de
Baïus : Ce qui se fait volontairement, quoique nécessairement, se fait
néanmoins librement; l'homme se rend coupable même dans ce
qu'il fait nécessairement.
« Une méprise non moins grave, et qui est peut-être la source des
autres, c'est le sens que saint Augustin suppose à ces paroles de saint
Paul : Tout ce qui n'est pas d'après la foi est péché 2. L'Apôtre,
après avoir dit que ceux qui mangeaient des viandes immolées aux
idoles, contre leur conscience, en croyant que c'était un péché, pé-
chaient réellement, en donne cette raison générale : Car tout ce qui
n'est pas d'après la foi, c'est-à-dire d'après la persuasion intime ou la
conscience, est péché. Or, en vingt endroits de ses ouvrages, saint
Augustin suppose aux paroles de l'Apôtre ce sens : Tout ce qui n'est
pas d'après la foi chrétienne, tout ce qui ne l'a pas pour principe,
est péché 3. D'où il conclut formellement que toutes les bonnes œuvres
des infidèles, comme de faire l'aumône, de garder la foi conjugale,
sont des péchés, attendu qu'ils n'ont pas la foi. Erreur très-grave,
condamnée par l'Église et uniquement fondée sur la fausse interpré-
tation d'un texte de saint Paul *. »
Les docteurs catholiques avaient donc raison de dire, au temps de
Luther, que saint Augustin avait excédé en quelque chose ; qu'avant
tout et après tout il faut s'en tenir à l'autorité et à la doctrine de
l'Eglise, suivant le symbole des apôtres : Je crois la sainte Eglise ca-
tholique, et suivant l'exemple même de saint Augustin, qui dit : Je
ne croirais pas même à l'Évangile si l'autorité de l'Église catholique
1 Op. imp. contr. Jul., 1. 1, n. 100-105. — 2 Rom., 14, 23. — » Contr. Jul.,
1. 4, n. 30-32.- * T. 7, 1. 38 de cette histoire.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 67
îie me le persuadait, ; eteneore : Rome a parlé, lacause est finie. Ces
principes des docteurs du seizième siècle sont les principes de tous
les siècles chrétiens, les principes du lions sens.
Que fait maintenant Luther ? Il élude, puis rejette l'autorité de
l'Église, l'autorité du Pape, l'autorité du concile, l'autoritédes Pères,
l'autorité des docteurs, même l'autorité de saint Augustin, si ce n'est
pour une méprise ou deux qui lui sont échappées ; puis, abusant de
cette méprise, que lui-même reconnaît deux fois pour telle, Luther
pose en principe que l'homme n'a point de libre arbitre, qu'il pèche
néanmoins dans tout ce qu'il fait, et que Dieu lui commande des
choses impossibles ; c'est-à-dire qu'il pose en principe le blasphème
et le désespoir, un Dieu punissant l'homme de ce qu'il ne peut éviter.
— Mais les docteurs scholastiques, saint Thomas à leur tête, ont
éclairci avec netteté et précision ce qui était encore obscur au temps
de saint Augustin ; pour éviter tous les malentendus, éventer tous les
sophismes.ils se sont servis delà logique rigoureuse, non pas inven-
tée, mais constatée par Aristote et sanctionnée par l'expérience des
siècles. Et voilà précisément pourquoi Luther s'emporte avec tant de
violence contre les scholastiques, contre saint Thomas, contre Aris-
tote, afin de pouvoir plus facilement ramener parmi les hommes la
confusion des idées et des mots. Autrefois, et c'est saint Augustin qui
en fait la remarque, les Donatistes se prévalurent d'une erreur mo-
mentanée, échappée à saint Cyprien, pour diviser l'Afrique par un
schisme déplorable, la remplir de trouble et de sang, et la préparer
à sa ruine sous le fer des Vandales et des Mahométans. Luther abuse
d'une méprise de saint Augustin pour diviser l'Allemagne par le
schisme et l'hérésie, la remplir de troubles, de guerres et de haines,
la plonger dans un chaos intellectuel, dans une confusion d'idées et
de mots, dont elle n'a encore pu sortir après trois siècles, et qui peut-
être la prépare à sa ruine sous le fer ou le knout de quelques nou-
veaux barbares.
Nous avons vu que, dans sa controverse avec Luther, le Domini-
cain Tetzel s'en rapportait toujours au jugement du Pape et des uni-
versités catholiques. Pareillement, dans la dispute ou conférence de
Leipsick, entre Carlostadt et Luther d'une part, et le Dominicain
Eckius de l'autre, on était convenu des deux côtés de s'en rapporter
au jugement des universités d'Erfurth et de Paris. Le 30 août 1519,
l'université de Cologne, et le 7 novembre l'université de Louvain,
condamnèrent comme hérétiques, erronées, scandaleuses, plusieurs
propositions tirées des opuscules de Luther, notamment : que les
meilleures œuvres sont au moins des péchés véniels, que Dieu nous
commande des choses impossibles, que la concupiscence ou l'inclina-
68 HISTOIRE UNIVERSELLE [Lit. LXXX1V. - De 1517
tion au mal est un péché continuel, même lorsqu'on y résiste. Le car-
dinal Adrien, depuis Pape, qui était docteur de Louvain, approuva le
jugement de l'université par une réponse du 4 décembre de la môme
année 1.
Luther fut prodigieusement piqué de cette condamnation. Il écri-
vit contre les docteurs de Louvain dès l'an 1520 ; il écrivit encore
contre eux vingt-huit thèses, sur la fin de sa vie. Jamais homme hon-
nête ne se ferait une idée de ses emportements. Tantôt il fait le bouf-
fon, mais de la manière du monde la plus plate ; il remplit toutes ses
thèses de ces misérables équivoques : vaccultas, au lieu de facultas ;
cacolyca Ecclesia, au lieu de catholica, parce qu'il trouve dans ces
deux mots, vaccultas et cacolyca, une froide allusion avec les vaches,
les méchants et les loups. Pour se moquer de la coutume d'appeler
les docteurs nos maîtres, il appelle toujours ceux de Louvain nostrolli
magistrolli , bruta magistrolia, croyant les rendre fort odieux ou fort
méprisables par ces ridicules diminutifs qu'il invente. Quand il veut
parler plus sérieusement, il appelle ces docteurs « de vraies bêtes,
des pourceaux, des épicuriens, des païens et des athées, qui ne con-
naissent d'autre pénitence que celle de Judas et de Saiil, qui pren-
nent non de l'Ecriture, mais de la doctrine des hommes, tout ce qu'ils
vomissent ; » et il ajoute, ce que je n'ose traduire, quidquid raclant,
vomunt et cacant. C'est ainsi qu'il oubliait toute pudeur, et ne se sou-
ciait pas de s'immoler lui-même à la risée publique, pourvu qu'il
poussât tout à l'extrémité contre ses adversaires 2.
Cependant le pasteur suprême ne négligeait rien pour ramener
cette brebis égarée, qui menaçait de devenir un loup dévorant. Dès
l'an 1518, il envoya en Saxe un nouveau nonce, Charles de Miltitz,
son camérier et gentilhomme saxon. Il espérait que, dans cette der-
nière qualité surtout, il pourrait inspirer plus facilement à l'électeur
de Saxe des sentiments dignes d'un prince catholique, et ramener à
son devoir le moine de Wittemberg, son compatriote. Pour mieux
disposer l'électeur, Miltitz était chargé de lui annoncer et de lui pré-
senter ensuite la rose d'or, que le souverain Pontife a coutume de
bénir le quatrième dimanche de carême. Il apportait en même temps
des lettres pontificales du mois d'octobre 1518 à l'électeur, à un de
ses ministres et à son conseiller ecclésiastique Spalatin, pour les
exhorter tous les trois, d'un côté, à favoriser l'expédition générale
contre les Turcs; d'un autre, à réprimer les innovations téméraires
et hérétiques de l'Augustin Luther.
1 "Walch, t. 15, p. 1589 et seqq. — : Bossuet, Hist. des Variât., 1. 0, n. 39. —
Cont. art. Lov. thés. 28. Hosp. 199. — >Y;ilch, t. 19, p. 2250 et seqq.
,545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 69
Pour ramener ce dernier, le nonce Miltitz eut avec lui jusqu'à trois
conférences, l'une à Altenbourg, l'autre à Liebenwerda, la troisième
à Lichtenberg. Le résultat de la première fut que Luther écrirait une
lettre de soumission au pape Léon X, et qu'il soumettrait sa cause
au jugement de quelque archevêque d'Allemagne. 11 écrivit donc en
ces termes, le 3 mars 1519 :
« Au très-Saint-Père, le pape Léon X, frère Martin Luther sou-
haite le salut éternel.
« Très-Saint-Père ! la nécessité me contraint de nouveau, moi,
lie des hommes et poussière de terre, à m'adresser à une aussi grande
majesté que la vôtre. Daigne donc votre Sainteté, à la place du Christ,
prêter une oreille miséricordieuse à une pauvre petite brebis, et écou-
ter avec bienveillance mes bêlements !
« Le révérendissime Charles de Miltitz, camérier de votre Sain-
teté, m'a accusé en votre nom, auprès de l'illustre prince Frédéric,
de présomption, d'irrévérence envers l'Église romaine et votre Sain-
teté, et a demandé, en conséquence, que je fisse une rétractation.
J'ai été bien contristé d'avoir été assez malheureux pour qu'on me
soupçonnât d'irrévérence envers l'Eglise romaine, moi qui n'ai en
vue que d'en défendre l'honneur.
« Que faire, très-Saint-Père? Les conseils me manquent. Je ne
puis m'exposer à votre colère ; comment y échapper ? Je ne le sais.
Me rétracter ? Si la rétractation qu'on me demande est possible, je
suis prêt. Grâces âmes adversaires, à leurs résistances et à leurs hos-
tilités, mes écrits se sont répandus beaucoup plus que je ne m'y at-
tendais. Mes doctrines ont pénétré trop profondément dans les cœurs
pour qu'il soit possible d'en effacer les traces. L'Allemagne fleurit au-
jourd'hui en hommes de génie, d'érudition, de jugement. Si je veux
honorer l'Église romaine, c'est de ne rien révoquer. Une rétractation
ne ferait que la souiller et la livrer aux accusations des peuples.
« Ceux-là, très-Saint-Père, l'ont injuriée et souillée, cette Église
de Rome, chez nous autres Germains, ceux-là que je n'ai cessé de
combattre, et qui, dans leurs discours insensés, sous le nom de votre
Sainteté, n'cnt cherché qu'un gain sordide, ont jeté sur le sanctuaire
l'opprobre de l'Egypte, et en ont fait une abomination ; et comme si
ce n'était pas assez de toutes ces iniquités, moi qui ai lutté contre leurs
attentats impies, ils me chargent de tout le poids de leurs témérités.
« Ah ! très-Saint -Père, devant Dieu et devant toutes ses créatures,
j'affirme que je n'ai jamais eu ni n'ai encore la pensée d'affaiblir ou
d'attaquer sérieusement en rien l'autorité de l'Église romaine et de
votre Sainteté. Je confesse que la puissance de cette Église est au-
dessus de tout; ni au ciel, ni sur la terre, il n'est rien au-dessus
70 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De 1517
d'elle, Jésus excepté. Que votre Sainteté n'ajoute aucune foi à ceux
qui parlent autrement de Luther.
« Quant aux indulgences, je promets à votre Sainteté de ne plus
m'en occuper, de garder le silence, pourvu que mes adversaires le
gardent à leur tour ; de prêcher dans mes sermons au peuple d'aimer
Rome, de ne pas lui imputer les folies des autres, et de ne pas croire
aux paroles amères dont j'ai usé et abusé envers elle en combattant
ces jongleurs. Car tout mon but était que l'Église de Rome, notre
mère commune, ne fût pas contaminée de la souillure de ces hommes
d'argent, et que le peuple apprît à préférer la charité aux indul-
gences l. »
Charles de Miltitz était tellement convaincu de la bonne foi de
Luther, qu'il écrivit à Tetzel une lettre d'amers reproches. Le pauvre
Dominicain en tomba malade et mourut de chagrin. Luther lui-
même en eut pitié, et lui adressa quelques paroles de consolation,
mais qui arrivèrent trop tard. Cependant le confiant Miltitz était la
dupe du moine, son compatriote. Il ne voyait pas que sa lettre, en
apparence si soumise, refusait opiniâtrement le point capital, une
rétractation. Luther promettait bien de se taire, mais seulement sur
les indulgences, et à condition que les catholiques se tairaient de
même. Il ne promet nullement le silence sur des articles beaucoup
plus graves : que l'homme n'a point de libre arbitre, qu'il pèche
dans tout ce qu'il fait, même dans ses bonnes œuvres, et que Dieu
lui commande des choses impossibles.
D'ailleurs, voulez-vous savoir sous quels traits le moine dépei-
gnait le crédule nonce, à cette même époque, dans ses lettres confi-
dentielles ? « C'est un trompeur, un menteur, qui l'a quitté lui
donnant un baiser, baiser de Judas, et en versant des larmes de cro-
codile 2 ; avec qui il a fait bonne chère, vraiment, et dont il a feint
de ne comprendre ni la ruse, ni les italianités; qui venait armé de
soixante-dix brefs apostoliques, pour le prendre et le conduire cap-
tif dans son homicide Jérusalem, dans sa Rabylone pourprée, comme
on l'a dit à la cour du prince 3. »
Désirez-vous connaître ce qu'il pense de la cour de Léon X ? « Ah !
que je voudrais qu'on répandit ce dialogue de Jules et de Pierre, où
nous sont révélées les abominations de Rome ! révélées, non pas,
car où ne sont-elles pas connues ? et que les cardinaux vissent leur
tyrannie et leur impiété traduites à tous les regards 4! »
Sur la proposition de Miltitz, il a consenti à choisir pour juge de
1 Walch, t. 15, p. 850 et seqq. — 2 2 Feb. 1519. Sylvio Egrano. — 3 20 Feb.
Staupitio. — '• 20 Ftl. Christoph. Scheurl.
i 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 71
sa doctrine un évêque. Tournez quelques feuillets de sa correspon-
dance, et vous verrez quel cas il tait de l'épiscopat : « Ils m'appellent
superbe et audacieux, ces évêques; je ne dis pas non, mais que
sont-ils ces hommes-là, pour savoir ce qu'est Dieu et ce que nous
sommes * ? »
Dans la conférence d'Altenbourg, Luther s'était engagé à prendre
pour juge l'archevêque de Trêves ; ensuite il refusa, sous divers pré-
textes, de remplir son engagement. Au mois d'octobre de la même
année 1519, dans la conférence de Liebenwerda, Miltitz lui demanda
s'il persistait dans la convention de prendre pour juge l'archevêque
de Trêves. Luther répondit qu'il le voulait bien. C'est Luther lui-même
qui nous apprend ces engagements divers 2. Il n'y fut pas plus fidèle
la seconde fois que la première ; il se sentait protégé de plus en plus
par l'électeur de Saxe, qui avait reçu la rose d'or, et dont le con-
seiller ecclésiastique Spalatin était son ami de cour.
En automne 1520, dans une dernière conférence à Lichtenberg,
Luther promit à Miltitz d'écrire une nouvelle lettre au Pape. Il l'é-
crivit en effet le 6 septembre. Le collecteur protestant de ses œuvres
complètes la qualifie de très-humble. On jugera de cette humilité par
les passages suivants :
«Au milieu des monstres de ce siècle, avec qui je suis en guerre
depuis trois ans, ma pensée et mon souvenir se lèvent vers vous,
très- Saint-Père. Je le proteste, et ma mémoire est fidèle, jamais je
n'ai parlé de vous qu'avec honneur et respect... S'il en était autre-
ment, je serais tout prêt à me rétracter. Ne vous appelai-je pas le
D-niiel dans la fournaise? n'est-ce pas moi qui défendis votre inno-
cence contre un homme tel que Sylvestre Priérias, qui osait la
souiller ?... Vous ne sauriez le nier, mon cher Léon, ce siège où vous
êtes assis surpasse en corruption et Babylone et Sodonie ; c'est contre
cette Rome impie que je me suis révolté. Je me suis soulevé d'indi-
gnation en voyant qu'on se jouait si indignement, sous votre nom,
du peuple de Jésus-Christ ; c'est contre cette Rome que je combats,
que je combattrai tant qu'un souffle de foi vivra en moi. Non pas
que je croie, ce qui est impossible, que mes efforts prévaudront contre
la tourbe d'adulateurs qui règne dans cette Babylone désordonnée ;
mais, chargé de veiller sur le sort de mes frères, je voudrais qu'ils ne
fussent pas la proie de toutes les pestes romaines. Rome est une sen-
tine de corruption et d'iniquité. Car il est plus clair que la lumière
que l'Eglise romaine, de toutes les églises la plus chaste autrefois,
est devenue une fétide caverne de voleurs, un lupanar de débauches,
1 Feb.Spalatino. — « Walch, t. 15, p. 902.
T2 HISTOIRE UNIVERSELLE [Llv. LXXXIV. - De 1517
le trône du péché, de la mort et de l'enfer, et que sa malice ne pour-
rait pas monter plus haut quand l'antrechrist y régnerait en personne.
« Vous, Léon, vous voilà comme un agneau au milieu des loups,
commeDaniel au milieu des lions, comme Ézéchiel parmi les scor-
pions. A tous ces monstres qu'allez-vous opposer? trois ou quatre
cardinaux, hommes de foi et de science : qu'est-ce que cela au milieu
de ce peuple de mécréants? Vous mourrez de leur venin, avant même
d'avoir songé au remède... Les jours de Rome sont comptés, la co-
lère de Dieu a soufflé sur elle. Elle hait les sages conseils, elle craint
la réforme, elle ne veut pas qu'on mette un frein à sa fureur d'im-
piété. On dira d'elle ce qu'on a dit de sa mère : Nous avons prévenu
Babylone, elle ne peut être guérie, laissons-la. C'était à vos cardi-
naux à remédier à tant de maux, mais la podagre rit de la main du
médecin, le char n'écoute plus les rênes...
« Plein d'amour pour votre personne, j'ai souvent gémi de vous
voir élevé sur le siège pontifical dans un siècle comme le nôtre :
vous méritiez de naître à une autre époque. Le Siège de Rome n'est
pas digne de vous, il devrait être occupé par Satan, qui, en vérité,
règne beaucoup plus que vous dans cette Babylone... N'est-il pas
vrai que, sous ce vaste ciel, il n'y a rien de plus corrompu, de plus
inique de plus pestilentiel que Rome? Vraiment, Rome surpasse en
impiété le Turc lui-même; elle, autrefois la porte.du ciel, est aujour-
d'hui la gueule de l'enfer, que la colère de Dieu empêche de fermer ;
à peine s'il nous est permis de sauver quelque âme du gouffre in-
fernal... »
Après avoir raconté à sa manière comment la querelle s'est enga-
gée entre lui et les courtisans du Pape, Luther termine ainsi :
« Je ne veux pas venir à vous les mains vides, je vous offre un petit
traité, sous votre nom ; gage de mon amour pour la paix, témoi-
gnage de ce dont j'aurais aimé à occuper mes loisirs si vos adulateurs
me l'avaient permis : présent de peu de valeur si vous considérez
la forme de l'œuvre; bien précieux si je ne me trompe, si vous
vous attachez à l'esprit du livre. Moi, pauvre moine, je n'ai rien de
meux à vous offrir, vous n'avez besoin d'autre don que d'un don
tout spirituel l. »
Luther traduisit en allemand sa lettre à Léon X. Cette traduction
diffère en quelques passages de l'original. Le texte allemand est beau-
coup plus énergique et plus violent. Sodome et Gomorrhe y revien-
nent bien plus souvent. La version allemande était destinée à ses
citoyens, la version latine aux lettrés 2.
1 Traduction d'Audin, t. 1. — 2 Walch, t. 15, p. 934 et seqq.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 73
Veut-on connaître maintenant ce livre de prédilection que Luther
envoie à Léon X en témoignage d'amour et de piété filiale? C'est
son traité ou sermon de la liberté chrétienne, où il avance que tout
Chrétien est roi et prêtre, qu'il est libre de toute loi et de toute bonne
œuvre, qu'il devient juste par la foi seule à sa justification, que la
justice ou la grâce ne se perd que par l'infidélité, que de croire les
bonnes œuvres nécessaires c'est perdre la foi, c'est perdre avec la foi
tout le reste, comme le chien qui, portant un morceau de viande
dans la gueule, en voulut happer l'image dans l'eau, et perdit ainsi
et la viande et l'image. C'est la noble comparaison de Luther même *.
Et pour qu'on ne pût se méprendre sur le sens et la portée d'une
pareille doctrine, il dira l'année suivante à Mélanchton : « Il nous
suffit de croire à l'agneau qui efface les péchés du monde, le péché
ne saurait nous arracher à cet agneau, quand nous forniquerions et
tuerions mille fois par jour 2. » Et voilà les doctrines infernales qu'il
voulait faire approuver au pape Léon X en lui offrant la paix avec
une apparence de soumission.
Avec ses amis il était plus franc : « Je ne veux pas, écrivait-il
à Spalatin en février 1520, je ne veux pas que d'un glaive on fasse
une plume ; la parole de Dieu est une épée, c'est la guerre, c'est la
ruine, c'est le scandale, c'est la perdition, c'est le poison, c'est,
comme parle Amos, l'ours sur le grand chemin et la lionne dans
la forêt.
« Si tu connais bien l'esprit de la réforme, tu dois comprendre
qu'elle ne peut s'opérer sans tumulte, sans^scandale, sans sédition.
Je sens Dieu qui m'enlève. Oui, je l'avoue, je suis trop violent peut-
être ; mais on me connaissait bien, on ne devait pas irriter le chien,
il fallait me laisser en repos. Jette les yeux, cher Spalatin, sur le
Christ. Calomniait-il, lui, quand il appelait les Juifs race adultère et
perverse, enfants de vipères, hypocrites, fils du diable ? Et Paul,
quand il les nommait chiens, insensés, imbéciles ? quand il s'élevait
contre un faux prophète avec une violence qui pourrait passer pour
de la folie, et qu'il le traitait de fils du diable, d'ennemi de la vérité,
d'âme pleine de dol et de, tromperie ? La vérité ne connaît pas de
vains ménagements3....
« Grand Dieu ! que de ténèbres, que d'iniquités Rome a vomies
sur la terre! et par quel jugement de Dieu a-t-elle vécu tant de
siècles? Tromper les hommes par d'impures décrétales et des men-
songes effrontés, dont elle faisait autant d'articles de foi ! J'en suis
1 Walch, t. 19, p. 1219, n. 29. — 2 Melanchtoni, 1 aug. 452t. — 3 Spalatino,
feb. 1520.
74 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1Y. — De 1517
presque convaincu, le Pape, c'est l'antechrist, le fils de perdition
qu'attend le monde. Tout ce qu'il fait, tout ce qu'il dit, tout ce qu'il
prescrit sent l'antechrist l.
« Qu'on ne me parle plus de mes emportements. Voyez! tout" ce
qu'on fait dans notre siècle avec calme s'évanouit et tombe. Le ventre
de Rebecca porte des embryons qui se battent ensemble. On me
juge mal aujourd'hui. La postérité me rendra pleine et entière jus-
tice... Le révérend père vicaire m'écrit d'Erfurth de ne pas publier
mon livre De la Réforme à faire dans l'état des Chrétiens; c'est trop
tard... Il faut que l'Esprit-Saint me pousse, puisque ce n'est ni l'a-
mour de l'or, ni l'amour des plaisirs, ni la passion de la gloire. Je
ressemble au Christ qu'on crucifia parce qu'il avait dit : Je suis le
roi des Juifs. On me condamne pour des doctrines que je n'ai pas
enseignées, la communion sous les deux espèces, par exemple 2.
« L'évêque de Misnie, avec lui d'autres évêques, m'accusent! Je
saurai bien leur répondre ; je ne souffrirai pas que des erreurs con-
damnées dans l'Evangile soient enseignées même par des anges du
ciel, à plus forte raison par ces idoles d'évêques. Je veux bien leur
pardonner pour le moment; qu'on leur écrive donc de se taire, de ne
rien faire contre Luther. Qu'ils prennent garde à eux ; ils croient éviter
la grêle, ils mourront sous une avalanche de neige. Que si Dieu ne
m'ôte pas la raison, le fumier qu'ils voudraient remuer sentira bien
mauvais... Quels imbéciles que vos docteurs de Misnie et de Leipsick!
est-ce qu'on leur a enlevé le sens commun ? jamais je n'eus de sem-
blables adversaires; les niais3 ! »
« A la volonté de Dieu, me voici : aux vents et aux flots le navire !
Je ne puis plus rien à cette heure, que prier Dieu. Je lis dans l'a-
venir, le Seigneur m'en a levé un coin; je vois des tempêtes pro-
chaines, si Satan n'est enchaîné. Les pensées de mes ennemis sont
des pensées d'artifices et de méchanceté. Que voulez-vous, mon
ami ? la parole divine ne marche jamais sans troubles, sans tumulte ;
cette parole de toute majesté qui opère de si grandes merveilles, qui
gronde sur les hauteurs et les sublimités, et qui tue les âmes pares-
seuses d'Israël. Il faut ou renoncer à la paix ou renoncer à la parole
divine. Le Seigneur est venu apporter la guerre, et non la paix... Je
suis tout frappé de terreur... Malheur à la terre 4 !
« Des visions nouvelles ont paru dans le ciel ; à Vienne, des flam-
mes et des incendies. Je voudrais les voir ; c'est ma tragédie que ces
signes annoncent5... Que je le veuille ou non, chaque jour ma science
1 Wenceslas. LincU, 19 avg. — 2 Spalatino , 14 januar. — 3 lbid., 18 feb. —
4 Staupitio, feb. — s Spalatino, 19 mart.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 75
s'accroît. Il n'y a pas deux ans que j'écrivais sur les indulgences ; je
voudrais détruire mes livres. J'étais alors sous le joug de la tyrannie
de Rome ; je ne voulais pas qu'on les rejetât ces indulgences, et, en
vérité, à quoi bon s'en émerveiller? J'étais seul à rouler ce rocher.
Mais bientôt mes yeux se sont ouverts, et j'ai vu que ces pardons
n'étaient que de misérables impostures, inventées pour voler l'argent
aux hommes et leur foi en Dieu... Ah ! que je voudrais qu'on brûlât
mes livres sur les indulgences * !... Gloire et paix dans le Seigneur...
Mon cher Nicolas, il ne faut rien répondre à Emser, parce que c'est
un homme dont l'apôtre Paul dit : « Il est condamné, évitez-le, son
parler est mortel. » Encore un peu de temps, et je prierai contre lui ;
je demanderai à Dieu qu'il lui rende selon ses œuvres, qu'il meure •
il vaut mieux qu'il périsse, que s'il continue de blasphémer contre
le Christ... Je ne veux pas que vous priiez pour ce misérable, priez
pour nous seulement 2. »
Cependant Luther voyait contre lui la presque totalité du clergé,
tous les évoques, mais principalement le Pape, qui ne pouvait man-
quer de le condamner. Il chercha son refuge dans la puissance sécu-
lière, par un pamphlet adressé à l'empereur et à la noblesse alle-
mande. L'empereur était Charles-Quint, élu le 28 juin 1519, à la
place de son aïeul, Maximilien Ier, mort le 12 janvier de la même
année. Le pamphlet est accompagné d'une dédicace du 24me de juin
1520, où Luther dit qu'il adresse à la noblesse allemande quelques
fragments sur la réformation du christianisme, pour voir si Dieu
voudrait secourir son Église par l'état laïque, puisque le clergé, à
qui cela convenait davantage, y était devenu tout à fait indifférent 3.
« Les Romanistes, dit-il, se sont entourés de trois murs derrière
lesquels ils éludent toute réformation , ce qui cause à la chrétienté
une décadence effroyable. D'abord, les presse-t-on par la puissance
séculière? ils ont établi et disent que la puissance séculière n'a aucun
droit, mais que la puissance ecclésiastique est supérieure à celle du
siècle. En second lieu, les a-t-on voulu réprimer et punir par l'E-
criture sainte? ils opposent que ce n'est qu'au Pape à interpréter
l'Écriture. En troisième lieu, les menace-t-on d'un concile? ils avan-
cent que personne ne peut convoquer de concile que Je Pape 4. »
Pour renverser le premier mur, Luther pose en principe que,
d'après ces paroles de saint Pierre : Vous êtes un sacerdoce royal et
un royaume sacerdotal 5, tous les Chrétiens sont également prêtres
i Archidiac. Elsterwic, 30 maii 1520. — 2 Nicolao Haussmann., 26 april.,
traduc. d'Audin. — 3 Walch, t. 10, p. 297 et seqq. — 4 Ibid., t. 10, p. 301. —
» 1 Petr., 2, 9.
T(> HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
et rois. De là il conclut que les barons allemands, ayant reçu le bap-
tême, sont tout aussi prêtres, évêques et papes que ceux qui en por-
tent le nom, et qu'ils ont le pouvoir et le devoir de corriger, même
par la force du glaive, toutes les fois qu'ils le jugent à propos. De là
aussi on pouvait conclure que les paysans ont tout autant de droits
aux domaines des barons, des princes, des rois et des empereurs
allemands, que ceux qui en portent les titres, et que, toutes les fois
qu'ils le jugeront à propos, ils pourront se mettre à leur place ; mais
Luther avait trop d'esprit, et les barons allemands trop peu, pour
tirer tout de suite une conclusion aussi naturelle. Il fut seulement
conclu que c'était aux barons allemands de mettre le Pape à la
raison, fut-ce à coups d'épée. Et voilà comme, avec sa trompette
de Jéricho, ce sont ses expressions, Luther renversa le premier mur
des Romanistes.
Le second mur ne tint pas plus longtemps. Comment, en effet,
le Pape serait-il le seul interprète infaillible de l'Écriture sainte,
puisque, d'après saint Paul, l'homme spirituel juge de tout et n'est
jugé par personne. Or, tout luthérien est un homme spirituel, puis-
qu'il le dit. Donc il juge de tout, de l'Écriture comme du Pape, et
ne peut être jugé par personne, à moins que ce ne soit par un con-
cile œcuménique de sa façon et de son avis. Cela se prouve même
par l'Ancien Testament. En effet, si une ânesse a remontré le pro-
phète Balaam, pourquoi un luthérien quelconque ne pourrait-il pas
remontrer le Pape ? C'est un des derniers arguments de Luther. —
Conclusion finale : Tout savetier, tout maçon luthérien est un inter-
prète infaillible de l'Écriture : donc le Pape, avec tous ses cardi-
naux, avec toute l'Église romaine, n'y voit pas plus qu'une taupe.
Et voilà comme, avec sa trompette de Jéricho, Luther renverse le
second mur des Romanistes.
Le troisième mur était tombé de lui-même sur les deux autres.
En effet, comment le Pape de Rome aurait-il seul le droit de convo-
quer un concile général, puisque chaque baron allemand est prêtre,
évêque et pape ? C'est donc à chaque baron allemand de convoquer
un concile œcuménique, d'y présider, d'y décider sur la foi et les
mœurs, d'autant plus qu'il a une épée à la main. Et voilà comme,
avec sa trompette de Jéricho, Luther renverse le troisième et dernier
mur des Romanistes.
Cela fait, il examine ce qu'il conviendra de traiter dans le concile
œcuménique des barons allemands. D'abord, le Sauveur a dit : Mon
royaume n'est pas de ce monde. Donc les barons allemands devront
ôter au Pape sa tiare, sa cour, ses revenus, la suzeraineté sur le
royaume de Naples, la souveraineté de la Romagne et des autres
à 1545 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 77
provinces ecclésiastiques, ses droits particuliers sur les églises d'Al-
lemagne, garantis par le concordat; car, envers le Pape, les barons
allemands ne sont tenus qu'à ce qui leur plaît. Du reste, plus de
célibat, plus d'interdit, plus de pèlerinage, plus de ces fêtes d'Église
qui font autant de tort à l'âme qu'au corps, plus de dispenses ni
d'indulgences, plus d'abstinence de viandes, plus de messes privées,
plus de peines ecclésiastiques : que tout cela soit enterré à dix pieds
sous terre ! Enfin, plus de chapitres de chanoines, plus de grasses
prébendes, si ce n'est pour les enfants des barons allemands1. En
effet, la chronique rapporte que, si l'électeur de Saxe se montra si
favorable aux nouveautés de l'hérésiarque, c'est que le Pape lui avait
refusé une dignité ecclésiastique pour un de ses bâtards.
Quant aux barons allemands du seizième siècle, nous en avons
un échantillon dans Ulrie de Hutten, qui fut à la fois chevalier et
littérateur. Il publia les épitres de quelques hommes obscurs, pour
tourner en dérision les clercs et les moines. C'est une débauche d'es-
prit malade, où l'on se tourmente à chercher quelque fine raillerie,
et où l'on ne trouve la plupart du temps que des équivoques, dont
nul idiome vivant ne saurait rendre la saleté; que des polissonneries
de tréteaux, que des plaisanteries ordurières, balayures de mauvais
lieux, qu'Ulric ramasse comme des diamants, et auxquelles, par la
plus horrible des profanations, il mêle à chaque page les paroles de
l'Ecriture sainte. Or, Ulric de Hutten était précisément un de ces
enfants de nobles nourris aux dépens du sacerdoce. L'histoire nous
le montre élevé d'abord dans le monastère de Fulde, puis entrant
dans le monde littéraire sous le patronage de l'archevêque de
Mayence, qui lui prête deux cents ducats, quittant les lettres pour
le camp, où il gagne une maladie honteuse, abandonnant le corps de
garde, et trouvant sur sa route du bois de gaïac dont il se met à
chanter la vertu dans les maladies invétérées de la débauche; puis
en guerre ouverte avec les couvents, et finissant par aller mourir
dans une petite île du lac de Constance, rongé par la lèpre napoli-
taine 2. Voilà l'homme qui encourageait Luther au nom de la no-
blesse allemande, et dont Luther regardait les lettres comme des
modèles de style épistolaire, des trésors d'heureuse raillerie : ce qui
prou ve du moins combien l'un et l'autre avaient le goût pur et honnête.
Et voilà quels hommes et quels moyens plongeront l'Allemagne,
pour des siècles, dans le chaos d'une anarchie religieuse, intellec-
tuelle et morale, où disparaissent, confondus, urbanité, pudeur, re-
ligion, serment, autorité légitime, subordination, lien social, libre
i Walch, t. 10, p. 3G9, ri. 121. — 2 Audin, t. 1, c. 5.
78 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
arbitre de l'homme, idée d'un Dieu bon et juste, pour faire place à
l'horrible fantôme d'un Dieu cruel, qui punit l'homme du mal qu'il
ne peut éviter et même du bien qu'il fait de son mieux. — Qui donc
sauvera l'Allemagne, qui donc sauvera l'Europe, qui donc sauvera
l'humanité parmi l'invasion de ces nouveaux mahométans, de ces
nouveaux barbares? — Qui les a sauvés, qui les sauvera toujours :
l'Église romaine, le successeur de saint Pierre.
L'an 1520, 15me jour de juin, le souverain pasteur à qui, dans la
personne du prince des apôtres, le Fils de Dieu a dit : Pais mes
agneaux, pais mes brebis; affermis tes frères; tout ce que tu lieras
sur la terre sera lié dans les cieux : le Pontife romain prononça l'ir-
révocable sentence de condamnation en ces termes :
Léon, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, pour mémoire
perpétuelle de la chose.
Levez-vous, Seigneur, et jugez votre cause ; souvenez-vous des
insultes qu'on vous fait, de celles que vous font les insensés tout le
jour ; inclinez votre oreille à nos prières, car des renards ont surgi,
qui cherchent à démolir votre vigne, elle dont vous avez foulé le
pressoir tout seul, et dont, en remontant à votre Père, vous avez
commis le soin, le gouvernement et l'administration à Pierre, comme
au chef et à votre vicaire, ainsi qu'à ses successeurs, à l'instar de
l'Église triomphante. Le sanglier de la forêt s'efforce de l'exter-
miner, et une bête singulièrement farouche la ravage.
Levez-vous, Pierre, et, conformément au soin pastoral qui vous
a été divinement confié, prenez en main la cause de la sainte Église
romaine, la mère de toutes les églises et la maîtresse de la foi : elle
que, d'après l'ordre de Dieu, vous avez consacrée par votre sang;
contre laquelle, ainsi que vous avez daigné nous en prévenir, s'in-
surgent des maîtres de mensonge, introduisant des sectes de perdi-
tion et s'attirant à eux-mêmes une prompte ruine : qui, ayant un zèle
amer et des contentions dans leurs cœurs, se glorifient et sont men-
teurs contre la vérité.
Levez-vous aussi, Paul, nous vous en prions, vous qui avez éclairé
et illustré cette Église et par votre doctrine et par votre martyre ;
car un nouveau Porphyre s'élève : comme le premier critiqua autre-
fois injustement les saints apôtres, de même celui-ci, usant, non pas
de prières, mais de reproches, contrairement à votre doctrine, ne
rougit pas de critiquer et de déchirer les saints Pontifes, nos prédé-
cesseurs, et, quand il se délie, de recourir aux injures, selon la cou-
tume des hérétiques, dont le dernier refuge est, comme dit saint
Jérôme, lorsqu'ils s'aperçoivent que leurs causes vont être condam-
nées, de commencer à épandre par la langue le venin du serpent,
à 1545 de l'ère chr.} DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 79
et, lorsqu'ils se voient condamnés, de s'emporter aux outrages. Car,
encore que vous ayez dit qu'il faut qu'il y ait des hérésies pour
exercer les fidèles, cependant, de peur qu'elles ne prennent de l'ac-
croissement, comme de petits renards prêts à ravager la vigne, il
est nécessaire, par votre intercession et votre secours, de les éteindre
à leur naissance.
Qu'elle se lève enfin toute l'Église des saints et le reste de l'Église
universelle, de qui méprisant la vraie interprétation des saintes
lettres, quelques-uns, dont le père du mensonge a aveuglé les intel-
ligences, suivant l'ancien usage des hérétiques, sages par devers
eux-mêmes, interprètent ces mêmes Écritures autrement que ne
demande l'Esprit-Saint, et cela d'après leur propre sens, par ambi-
tion et pour une renommée populaire, ou plutôt, comme l'atteste
l'Apôtre, ils les torturent et les adultèrent ; en sorte que, selon saint
Jérôme, ce n'est plus l'Évangile du Christ, mais celui de l'homme,
ou, ce qui est pire, celui du diable. Qu'elle se lève donc la sainte
Église de Dieu, et, conjointement avec les bienheureux apôtres,
qu'elle intercède auprès du Dieu tout-puissant, afin que, toutes les
erreurs de ses brebis étant purgées, et toutes les hérésies étant éli-
minées d'entre les fidèles, il daigne conserver la paix et l'unité de sa
sainte Église.
Depuis longtemps , chose que nous pouvons à peine exprimer
dans l'excès de notre affliction, nous avons appris par la relation
de personnes dignes de foi et par la renommée publique que, par
la suggestion de l'ennemi du genre humain, des erreurs nombreuses
et diverses ont été renouvelées et répandues depuis peu parmi cer-
taines personnes légères dans l'illustre nation germanique; erreurs
dont quelques-unes ont déjà été condamnées par les conciles et par
les constitutions de nos prédécesseurs, et qui contiennent expres-
sément l'hérésie des Grecs et des Bohémiens ; d'autres respective-
ment ou hérétiques , ou fausses, ou scandaleuses, ou offensant les
oreilles pieuses, ou pouvant séduire les âmes simples ; que ces er-
reurs ont été renouvelées et répandues par de faux fidèles qui ont
perdu la crainte de Dieu, et qui, ambitionnant la gloire du monde
par une orgueilleuse curiosité, veulent, contre la doctrine de l'Apô-
tre, être plus sages qu'il ne faut; dont le babil, selon saint Jérôme,
ne trouverait aucune créance, s'ils n'avaient l'air de confirmer leur
perverse doctrine par des témoignages divins, mais mal interprétés.
Nous sommes d'autant plus affligés que cela soit arrivé en Germanie,
que nous et nos prédécesseurs avons toujours eu pour cette nation
une charité intime. Car, après que l'Église romaine eut transféré
l'empire des Grecs aux Germains, nos prédécesseurs et nous avons
80 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
toujours pris d'entre eux les avocats et les défenseurs de cette même
Église, lesquels se sont en effet toujours montrés les ardents adver-
saires des hérésies. Témoin les louables constitutions des empereurs
germaniques pour la liberté de l'Eglise, pour l'expulsion des héré-
tiques de toute la Germanie, sous les peines les plus graves, même
de la perte des terres et des domaines contre ceux qui les recevraient
ou ne les expulseraient pas; constitutions confirmées par nos prédé-
cesseurs, et dont l'observation, si elle avait lieu aujourd'hui, nous
eût préservés de ce chagrin, et nous et eux. Témoin la perfidie des
Hussites et des Wicléfites, ainsi que de Jérôme de Prague, con-
damnée et punie au concile de Constance ; témoin le sang des Ger-
mains versé tant de fois contre les Bohèmes; témoin la réfutation,
réprobation et damnation, non moins docte que vraie et sainte, des-
dites erreurs ou de plusieurs d'entre elles par les universités de Co-
logne et de Louvain, qui cultivent avec tant de piété et de religion le
champ du Seigneur. Nous pourrions alléguer encore beaucoup
d'autres choses, que nous croyons devoir passer sous silence, pour
n'avoir pas l'air d'écrire une histoire. D'après la charge pastorale
qui nous a été enjointe par la grâce divine, nous ne pouvons donc
plus ni tolérer ni dissimuler le venin pestilentiel desdites erreurs,
sans flétrissure pour la religion chrétienne et sans injure pour la foi
orthodoxe. Or, de ces erreurs, nous avons jugé à propos d'insérer ici
quelques-unes, dont la teneur est telle :
1° C'est une opinion hérétique, mais assez commune, de dire que
les sacrements de la nouvelle loi confèrent la grâce justifiante à ceux
qui n'y mettent point obstacle. 2° Nier que le péché demeure dans
un enfant après le baptême, c'est fouler aux pieds tout ensemble et
saint Paul et Jésus-Christ. 3° Le foyer du péché (ou la concupis-
cence), quand même il n'y aurait point de péché actuel, sutlit pour
empêcher une âme, à la sortie du corps, d'entrer dans le ciel. 4° La
charité imparfaite d'un homme mourant emporte avec soi nécessai-
rement une grande crainte, qui toute seule fait la peine du purgatoire
et l'empêche d'entrer dans le ciel. 5° Qu'il y a trois parties de la pé-
nitence : la contrition, la confession et la satisfaction ; cela n'est
fondé ni sur l'Ecriture sainte ni sur l'autorité des anciens docteurs
du christianisme. G0 La contrition qui s'acquiert par l'examen, la
comparaison et la détestation des péchés, par laquelle un pénitent
repasse ses années dans l'amertume de son âme, en pesant la grièveté,
la multitude et la laideur de ses péchés, la perte de la béatitude éter-
nelle et la peine de l'enfer qu'on mérite , cette contrition ne sert qu'à
rendre l'homme hypocrite et plus grand pécheur. 7° La maxime la
plus excellente et la meilleure de tout ce qu'on a dit jusqu'à présent
àl545del'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 81
touchant la contrition, est que la nouvelle vie est la meilleure et la
souveraine pénitence, en ne faisant plus ce qu'on a fait. 8° Ne pré-
sumez en aucune manière de confesser les péchés véniels, ni même
tous les mortels , parce qu'il est impossible que vous connaissiez
tous les péchés mortels : d'où vient que, dans la primitive Église, on
ne confessait que les péchés mortels manifestes. 9° Quand nous vou-
lons entièrement confesser tous nos péchés, nous ne faisons autre
chose que de ne vouloir rien laisser à pardonner à la miséricorde de
Dieu.
iO" Les péchés ne sont remis à aucun s'il ne croit pas qu'ils lui
sont remis quand le prêtre les lui remet ; et le péché demeurerait
si on ne croyait pas qu'il fût remis ; car la rémission du péché et le
don de la grâce ne suffisent pas, il faut croire encore que le péché
est remis. 11° N'ayez pas cette confiance que vous êtes absous à
cause de votre contrition, mais à cause de cette parole du Christ :
Tout ce que vous aurez délié sur la terre, etc. Croyez, dis-je, si vous
avez reçu l'absolution du prêtre, et croyez fortement que vous êtes
absous, et vous serez véritablement absous, quoi qu'il en soit de
votre contrition. 12° Si, par impossible, celui qui se confesse n'était
point contrit, ou que le prêtre l'eût absous par dérision et non sé-
rieusement, si toutefois il croit être absous, il l'est véritablement.
43° Dans le sacrement de pénitence et dans la rémission de la coulpe,
le Pape ou l'évêque ne fait pas plus que le dernier des prêtres; bien
plus, quand il n'y a point de prêtre, chaque Chrétien, même une
femme et un enfant, peut alors exercer cette fonction. 14° Aucun ne
doit répondre à un prêtre s'il a de la contrition ou non, et le prêtre
ne doit pas l'interroger là-dessus. 15° C'est une grande erreur dans
ceux qui s'approchent du sacrement de l'eucharistie fondés sur ce
qu'ils se sont confessés, et qu'ils ne se sentent coupables d'aucun pé-
ché mortel, et qu'ils s'y sont préparés par des prières ; tous ceux-là
mangent et boivent leur condamnation. Mais s'ils croient et s'ils ont
cette confiance qu'ils recevront la grâce, cette foi seule les rend purs
et dignes de recevoir l'eucharistie. 16° Il serait à propos que l'Eglise,
dans une assemblée ou un concile, ordonnât que les laïquesjcommu-
niassent sous les deux espèces ; et les Bohémiens, qui communient de
cette manière, ne sont pas hérétiques, mais seulement schismatiques.
17° Les trésors de l'Église d'oifle Pape donne les indulgences, ne
sont ni les mérites de Jésus-Christ, ni ceux des saints. 18° Les in-
dulgences sont de pieuses tromperies des fidèles, des dispenses de
bonnes œuvres et du nombre des choses qui sont permises, mais qui
ne conviennent pas. 19° Les indulgences, dans ceux qui les gagnent
véritablement, ne leur remettent pas les peines dues à la justice di-
xxiii. 6
S2 HISTOIitK UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V.— De 1517
vine pour les péchés actuels. 20° C'est se tromper et se séduire, de
croire que les indulgences soient salutaires et utiles. 21° Les indul-
gences sont seulement nécessaires pour les crimes publics, et ne
s'accordent proprement qu'aux endurcis et aux impénitents. 2-2* Elles
ne sont ni utiles ni nécessaires à six sortes de personnes : aux morts,
ou à ceux qui sont sur le point d'expirer; aux malades, ou à ceux
qui ont des empêchements légitimes; à ceux qui n'ont point commis
de crimes ; à ceux qui n'en ont commis que de secrets, et à ceux
qui pratiquent les œuvres de la plus haute perfection.
23° Les excommunications ne sont que des peines extérieures, qui
ne privent pas l'homme de la participation aux prières spirituelles et
publiques de l'Église. 24° Il faut enseigner aux Chrétiens à plus aimer
les excommunications qu'à les craindre.
2r>° Le Pontife romain, successeur de saint Pierre, n'a pas été
établi par Jésus-Christ sou vicaire sur toutes les églises dans la per-
sonne de saint Pierre. 26° Cette parole du Christ à Pierre : Tout ce
que tu auras lié sur la terre sera lié dans les deux, s'étend seulement
à ce qui a été lié par Pierre même. 27° Il est certain qu'il n'est pas
au pouvoir de l'Eglise ou du Pape d'établir des articles de foi, ni
même des lois touchant les mœurs et les bonnes œuvres. 28° Si le
Pape, avec une grande partie de l'Eglise, avait décidé telle et telle
chose, et que sa décision fût véritable, il n'y aurait ni péché ni hé-
résie de penser le contraire, principalement dans une chose non né-
cessaire au salut, jusqu'à ce que le concile général eût approuvé un
sentiment et condamné l'autre. 29° Nous avons une voie pour expli-
quer l'autorité des conciles, et contredire librement leurs actes, et
juger dans leurs décrets, et avouer avec confiance tout ce qui semble
véritable, qu'un concile l'ait approuvé ou rejeté. 30° Quelques arti-
cles de Jean Hus, condamnés dans le concile de Constance, sont
très-orthodoxes, très- vrais et tout à fait évangéliques, et l'Eglise uni-
verselle ne pouvait les censurer.
31° Le juste pèche dans toutes les bonnes œuvres. 32° Une bonne
œuvré, même très-bien faite, i si un péché véniel. 33° Que les hé-
rétiques soient brûlés, c'est contre la volonté de l'Esprit. 34° Com-
• contre les Turcs, c'est résister à Dieu qui visite par eux nos
. .:> Personne n'est certain qu'il ne pèche pas toujours mor-
nent, à cause du vice très-cachéde l'orgueil. 30° Le libre arbitre,
depuis le péché, n'est plus qu'un vain titre ; et lors même qu'il fait ce
qui est en lui, il pèche mortellement.
;!7" On ne peut prouver le purgatoire par aucun livre canonique
de l'Ecriture sainte. 38° Les âmes qui sont en purgatoire ne sont
point assurées de leur salut, du moins toutes ; et l'on n'a pu prouver
à 1545 de l'ère chr.) DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 83
par aucune raison, ni par l'Écriture, qu'elles y soient hors d'état de
mériter et de croître en charité. 39° Les âmes en purgatoire pèchent
sans interruption tant qu'elles cherchent le repos et qu'elles ont
horreur des peines. 40° Les âmes délivrées du purgatoire par les suf-
frages des vivants ne jouissent pas d'un bonheur aussi parfait que si
elles satisfaisaient par elles-mêmes à la justice divine. 41° Les prélats
ecclésiastiques et les princes séculiers ne feraient point mal s'ils
abolissaient toutes les besaces des mendiants.
Nous donc, ajoute le Pape, après de longs, de mûrs, de soigneux
examens, discussions et délibérations avec nos frères les cardinaux,
des prieurs ou généraux d'ordre, des professeurs ou docteurs en
théologie, ainsi que dans l'un et l'autre droit, nous avons trouvé les-
dites propositions respectivement hérétiques, ou scandaleuses, etc.,
ou non catholiques, mais contraires à la doctrine et à la tradition de
l'Église, à l'interprétation vraie et commune des divines Écritures,
l'autorité de laquelle mérite à tel point notre acquiescement, suivant
saint Augustin, que lui-même dit qu'il n'aurait pas cru à l'Évangile
si l'autorité de l'Église catholique n'était intervenue. Car, de ces
mêmes erreurs, ou de quelques-unes, il s'ensuit que la même Église,
qui est régie par l'Esprit-Saint, erre et a toujours erré. Ce qui est
contraire à la promesse que le Christ a faite à ses disciples en son
ascension :- Voici que je suis avec vous jusqu'à la consommation des
siècles ; contraire encore aux déterminations des Saints-Pères, aux
ordonnances expresses ou canons des conciles et des souverains
Pontifes, à qui ne pas obéir a été toujours, au témoignage de saint
Cyprien, le foyer et la cause de toutes les hérésies et de tous les
schismes.
En conséquence, de l'avis et de l'assentiment des cardinaux, après
mûre délibération sur chacun desdits articles, par l'autorité du Dieu
tout-puissant, ainsi que des bienheureux apôtres Pierre et Paul, et
par la sienne, le pape Léon X condamne ces propositions comme
respectivement hérétiques, ou scandaleuses, ou fausses, ou choquant
les oreilles pieuses, ou capables de séduire l'esprit des simples, et
contraires à la vérité catholique ; fait défense, sous peine d'excom-
munication et de privation de toutes dignités, qui seront encourues
par le seul fait, de croire ces propositions, de les soutenir de les dé-
fendre, et même de les favoriser, de les prêcher, et de souffrir que
d'autres les enseignent directement ou indirectement, tacitement ou
en termes exprès, en public ou en particulier : ordonnant aux ordi-
naires et autres de faire une exacte perquisition des écrits qui con-
tiennent ces propositions, et de les faire brûler solennellement en
présence du clergé et devant tout le peuple, sous les mêmes peines.
8* HISTOIRE UNIVERSELLE [Llv. LXXX1Y. - De 1517
Le Pape expose ensuite tout ce qu'il a fait pour ramener Luther
et lui faire quitter ses erreurs; il l'a cité à Rome, voulant le traiter
avec beaucoup de douceur; il l'a exhorté par ses légats et par ses
lettres à rentrer en lui-même ; il lui a offert un sauf-conduit et de
l'argent pour les frais du voyage, en lui promettant toute sûreté,
persuadé que, s'il eût fait cette démarche, il aurait reconnu sincè-
rement ses erreurs, et ne se serait pas si furieusement emporté contre
la cour de Rome, qu'il a déchirée par les plus insignes calomnies.
Mais, au mépris de tout cela, il a dédaigné de venir, est demeuré
contumace plus d'une année sous les censures, et, ajoutant le mal au
mal, a témérairement appelé au futur concile, contrairement aux
constitutions de Pie II et de Jules II, qui ont déclaré ces appels pu-
nissables des peines imposées aux hérétiques : appellation d'ailleurs
illusoire, puisqu'il professe publiquement de ne pas croire au con-
cile. Le Pape pourrait donc dès à présent le condamner comme no-
toirement suspect sur la foi, ou plutôt vraiment hérétique.
Toutefois, de l'avis de nos frères, imitant la clémence du Seigneur,
qui ne veut point la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et
qu'il vive ; oubliant tous les outrages faits à nous et au Siège apo-
stolique, nous avons résolu d'user de toute la bonté possible, et de
faire tout ce qui est en nous, pour que, par la voie de miséricorde que
nous lui proposons, il revienne à lui-même, et qu'il s'éloigne de ses
erreurs, afin que nous le recevions avec bienveillance, comme l'en-
fant prodigue revenant au sein de l'Église. C'est pourquoi, et Martin
lui-même, et tous ses adhérents, protecteurs et fauteurs, nous les
conjurons par les entrailles de la miséricorde de notre Dieu et par le
sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en qui et par qui a été faite la
rédemption du genre humain et l'édification de la sainte Église notre
mère; nous les exhortons et les conjurons de tout notre cœur de
cesser de troubler la paix, l'unité et la vérité de l'Église, pour laquelle
le Sauveur lui-même a prié si instamment son Père, et de s'abstenir
entièrement desdites erreurs si pernicieuses; assurés de trouver au-
près de nous, s'ils obéissent réellement et nous donnent des preuves
légitimes de leur obéissance, les sentiments de la charité paternelle
et la fontaine ouverte de la mansuétude et de la clémence.
Après ces voies miséricordieuses de père, Léon X passe aux voies
sévères de juge. Il interdit provisoirement la prédication à Luther.
Et si les précédents moyens de douceur ne le ramènent pas à péni-
tence, il lui fixe, à lui et à ses adhérents, trois termes de vingt jours,
soixante en tout, pour révoquer ses erreurs et brûler les livres qui
les contiennent. Que si, ce qu'à Dieu ne plaise ! Luther et ses par-
tisans s'obstinent, le Pape, suivant le précepte de l'Apôtre d'éviter
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 85
Fhomme hérétique après une première et une seconde correction,
les déclare hérétiques notoires et opiniâtres; condamne tous les écrits
de Luther, avec défense de les imprimer, vendre ou lire; soumet
Luther et ses adhérents à toutes les peines de droit, défend aux fi-
dèles de les fréquenter ni de les recevoir, interdit les lieux où ils se
retireront, ordonne aux autorités de leur courir sus, de se saisir de
leurs personnes, de les dénoncer hérétiques, et de publier partout
cette constitution, sous peine d'excommunication contre ceux qui
y mettraient obstacle J .
Ainsi donc, le 13 juin 449, le pape Léon Ier condamne l'hérésie
particulière d'un moine de Constantinople, Eutychès, qui, par une
impiété ou ignorance grossière, confond en Jésus-Christ la nature
divine avec la nature humaine. Le 15 juin 1520, le pape Léon X
condamne l'hérésie générale, l'hérésie-monstre d'un moine d'Alle-
magne, Luther, qui, par une ignorance ou impiété plus grossière
encore, confond tout, nie tout, blasphème tout, l'Eglise, le Pape, les
conciles, les docteurs, les Pères, la tradition, la foi ancienne, le bon
goût, le bon sens, les premiers fondements de la morale, de la reli-
gion, de la société, le libre arbitre de l'homme, la bonté et la justice
de Dieu, pour nous présenter un Dieu nouveau, qui commande à
l'homme des choses impossibles, qui le punit du mal qu'il ne peut
éviter, et même du bien qu'il fait de son mieux, un Dieu injuste et
cruel, c'est-à-dire Satan à la place de Dieu. Le moine hérésiarque de
Constantinople a pour lui des grands, des princes : pour lui, un pa-
triarche d'Alexandrie, Dioscore, transforme un concile œcuménique
en brigandage, et portelafureur jusqu'à excommunier le pape Léon Ier5
des peuples entiers, ceux de l'Egypte, d'autres de l'Orient, embras-
seront l'hérésie d'Eutychès ; unis le grand coup est porté, Pierre a
parlé par Léon, la cause est finie. Dieu attendra quelques siècles le
retour des peuples séduits ; après ces siècles d'attente, il les livrera
au glaive des Arabes et des Turcs pour servir de leçon à d'autres.
Le moine hérésiarque de Wittemberg aura pour lui des grands, des
princes, des hommes de lettres, des moines apostats, des populations
égarées, qui renouvelleront les profanations sacrilèges des Vandales,
qui s'emporteront contre le vicaire de Jésus-Christ avec bien plus de
frénésie que Dioscore ; mais le grand coup est porté, Pierre a parlé
par Léon, la cause est finie, le nom de Luther est à jamais dans
l'Église de Dieu un nom plus infamant que celui d'Eutychès. Dieu
attendra quelques siècles le retour des populations égarées. Puis-
sent-elles profiter de la leçon que Dieu leur donne par d'autres !
1 Labbe, t. 14. Le Plat, t. 2.
86 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIY. — De 1517
Attila, le fléau de Dieu, ayant ravagé les Gaules et l'Allemagne,
entrait en Italie, menaçait Rome, lorsque le moine hérésiarque de
Constantinople divisa les Chrétiens entre eux, comme pour faciliter
les dévastations des Huns. Les Turcs, maîtres de Constantinople,
menaçaient l'Allemagne, menaçaient la France, menaçaient l'Italie,
menaçaient Rome, menaçaient toute l'Europe, lorsque le moine hé-
résiarque de Wittemberg jeta la division parmi les Chrétiens d'Eu-
rope, surtout parmi les Chrétiens d'Allemagne, comme pour préparer
les voies et ouvrir la porte à l'empire antichrétien de Mahomet. Que
dis-je? il fait aux Chrétiens un péché de résister aux envahissements
de cet empire antichrétien. Et il faudra, dans un temps comme dans
un autre, que les Papes sauvent l'Europe et la chrétienté, et contre
l'invasion des Huns ou des Turcs, et contre la contagion plus dan-
gereuse d'un moine hérésiarque.
Au cinquième siècle, lorsque le moine hérésiarque de Constanti-
nople égarait bien des Chrétiens en Orient, Dieu fit enfanter à son
Eglise, en Occident, la première des nations chrétiennes, la nation
française. Au seizième siècle, lorsque le moine hérésiarque de Wit-
temberg égare les populations d'origine allemande, Dieu amène à son
Eglise les populations de l'Amérique, de l'Inde et du Japon. Oui,
tandis que les moines apostats d'Allemagne, parjures de leurs vœux
et de leurs serments, se vautrent dans la fange, nous verrons des
moines d'autres pays s'élever au plus haut degré de la perfection
chrétienne, renouveler les vertus et les prodiges des Apôtre, et con-
quérir à Dieu des peuples nouveaux.
La bulle ou constitution du pape Léon X ayant été publiée à
Rome, le docteur Eckius fut chargé, en qualité de nonce, de la ré-
pandre et de la publier en Allemagne. Celui qui avait soutenu avec
tant de gloire dans la dispute de Leipsick la cause de l'Eglise ro-
maine, méritait l'honneur que lui faisait aujourd'hui le Saint-Siège.
D'ailleurs, qui, mieux que lui, connaissait l'état des esprits en Saxe,
les ressources de Luther et de son parti, les dispositions des princes,
des cours, des universités, des prélats et du clergé ? Qui alliait à plus
de fermeté des formes plus conciliantes? Eckius partit donc de Rome,
traversa rapidement une partie de l'Allemagne, fit parvenir les bulles
aux évoques de Misnie, de Mersbourg et de Brandebourg; s'arrêta à
Louvain, à Cologne, et dans chaque ville universitaire, où les écrits
de l'hérésiarque furent brûlés publiquement, en même temps que la
bulle était affichée aux portes des églises.
Le parti de l'hérésiarque jeta feu et flammes. L'ordurier Ulric de
Hutten répandit une édition de la bulle avec des remarques de sa
façon. Quant à la doctrine, ces remarques sont nulles ou pitoyables.
à 1545 de l'ère chr/| DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. S7
A cette sentence si péremptoire de saint Augustin, citée dans la bulle :
Je ne croirais pas même à V Evangile si l'autorité de l'Église catho-
lique n'était intervenue, voici tout ce que Hutten trouve à répondre :
Aujourd'hui saint Augustin ne parlerait pas de même. Cessez donc
d'abuser des saints Pères et de pervertir à votre profit ce qu'ils disent.
Autre exemple. Pour montrer que l'Église catholique, étant gou-
vernée par l'Esprit-Saint, ne peut point tomber dans l'erreur, Léon X
rappelle la promesse du Fils de Dieu : Voici que je suis avec vous tous
les jours jusqu'à la consommation des siècles. — Aussi, réplique Hut-
ten, aussi le Seigneur sera-t-il avec nous : si nous n'en étions pas
certains, nous n'aurions pas ce courage de te résister l. Voilà par
quels arguments Hutten réfute la constitution pontificale. Où il est
plus fort, c'est à dire des grossièretés; mais, dans cette partie même,
il reste intiniment au-dessous de Luther.
La bulle de Léon X est digne de la majesté apostolique par sa
gravité, son calme, l'élévation de la pensée et du style, sa brève mais
solide réfutation de l'hérésie, l'heureux mélange de la tendresse pa-
ternelle avec la sévérité de juge, le tout rehaussé d'une belle latinité.
Or, voici comme en parle le moine hérésiarque de Wittemberg dans
son libelle contre l'exécrable bulle de l'antechrist :
« On m'apprend, mon cher lecteur, qu'une bulle a été lancée
contre moi : le monde la connaît ; elle n'est pas venue jusqu'ici.
Peut-être que, fille de la nuit et des ténèbres, elle aura eu peur de
me regarder en face... Enfin, il m'a été donné de la voir, cette
chouette, et dans toute sa beauté. En vérité, je ne sais si les papistes
se moquent de moi. Non, ce ne peut être que l'œuvre de Jean Eck,
cet homme de mensonges, d'iniquités, ce damné d'hérétique. Ce qui
ajoute à mes soupçons, c'est nue cet Eck vient de Rome, bel apôtre,
bien digne d'un tel apostolat !... Il y a quelques jours que j'avais
entendu dire qu'on préparait dans la ville une bulle bien méchante
à l'instigation de ce bourreau d'Eck, qui y a répandu son style et sa
bave... Qui a écrit cette bulle, je le tiens pour l'antechrist; je la
maudis, comme une insulte et un blasphème contre le Fils de Dieu.
Amen. Je reconnais, je proclame en mon âme et conscience, comme
vérités, les articles qui y sont condamnés ; je voue tout Chrétien qui
la recevrait, cette bulle infâme, aux tortures de l'enfer. Je le tiens
pour un païen, pour l'antechrist en personne. Amen. Voilà comme
je me rétracte, moi, Bulle, fille d'une bulle de savon. Mais dis -moi
donc, ignorantissime antechrist, tu es donc bien bête, pour croire
que l'humanité va se laisser effrayer ! S'il suffisait, pour condamner,
1 Walch, 1. 15, p. 1711.
88 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De 1517
de dire : Ceci me déplaît, non, je ne veux pas ; mais il n'y a pas de
mulet, d'âne, de taupe, de souche qui ne pût faire le métier de juge.
Quoi ! ton front de prostituée n'a pas rougi d'oser ainsi, avec des
paroles de fumée, se prendre aux foudres de la parole divine *?...
« On dit souvent, continue Luther, que l'âne ne chante mal que
parce qu'il entonne trop haut. Cette bulle eût bien mieux chanté si
d'abord elle n'eût posé sa bouche de blasphème contre le ciel... Ah !
bullistes, vous ne tremblez pas que la pierre et le bois ne suent du
sang à l'ouïe des blasphèmes que vous vomissez ? Où êtes-vous donc,
empereurs? où êtes-vous, rois et princes de la terre? Vous avez
donné votre nom à Jésus dans le baptême, et vous souffrez cette voix
tartaréenne de l'antechrist? Où êtes-vous, docteurs? où êtes-vous,
évêques ? Vous tous, qui prêchez le christianisme, garderez-vous le
silence devant un tel prodige d'impiété ? Malheureuse Église ! de-
venue le jouet et la proie de Satan ! Misérables, qui vivez dans ce
siècle ! voici venir la colère de Dieu sur tout ce qui a nom papiste.
Léon X et vous, nos seigneurs les cardinaux romains, écoutez : Je
vous le dis à la face, si c'est vous qui avez enfanté cette bulle, si vous
l'avouez comme votre œuvre, j'use, moi, de la puissance que Dieu
m'a faite au baptême en m'instituant son fils et son héritier. Appuyé
sur ce roc, qui ne craint ni les portes de l'enfer, ni le ciel, ni la terre,
je vous répète : Revenez à Dieu, renoncez à vos sataniques blas-
phèmes contre Jésus-Christ, et tout de suite. Autrement, sachez-le
bien, le Christ vit et règne encore. Voici venir le Seigneur, qui, d'un
souffle de sa bouche, dissipera cet homme d'iniquité, ce fils de per-
dition. Si le Pape a écrit cette bulle, je le proclame l'antechrist, venu
pour bouleverser le monde -. »
Ce même emportement lui faisait dire, au sujet de la citation à
laquelle il n'avait pas comparu : « J'attends, pour y comparaître,
que je sois suivi de vingt mille hommes de pied et de cinq mille
chevaux, et alors je me ferai croire. » On le reprenait dans la bulle
d'avoir soutenu quelques-unes des propositions de Jean Hus. Au
lieu de s'en excuser, comme il avait fait autrefois : « Oui, disait-il
en parlant au Pape, tout ce que vous condamnez dans Jean Hus, je
l'approuve; tout ce que vous approuvez, je le condamne : voilà la
rétractation que vous m'avez ordonnée ; en voulez- vous davantage ? »
Luther publia un autre écrit pour la défense des articles con-
damnés par la bulle. Là, bien loin de se rétracter d'aucune de ses
erreurs, ou d'adoucir du moins un peu ses excès, il enchérit par-
1 Advers. execr. antichr. bullam, opéra Luth., t. 2, p. 89. — 2 Ibid*
p.9l.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 89
dessus et confirme tout, jusqu'à cette proposition, que c'était résister
à Dieu^quede combattre contre le Turc. Au lieu de se corriger sur une
proposition si absurde et si scandaleuse, il l'appuyait de nouveau,
et, prenant un ton de prophète, il parlait en cette sorte : « Si l'on
ne met le Pape à la raison, c'est fait de la chrétienté. Fuie qui peut
dans les montagnes, ou qu'on ôte la vie à cet homicide Romain'!
Jésus-Christ le détruira par son glorieux avènement : ce sera lui, et
non pas un autre.» Puis, empruntantes paroles d'Isaïe : «0 Seigneur !
s'écriait ce nouveau prophète, qui croit à votre parole?» et concluait
en donnant aux hommes ce commandement comme un oracle venu
du ciel : «Cessez de faire la guerre au Turc, jusqu'à ce que le nom du
Pape soit ôté de dessous le ciel. J'ai dit l. »
Le 47 novembre 4520, il appela du pape Léon X, comme d'un
juge inique, hérétique opiniâtre et apostat, ennemi de toute l'Ecri-
ture sainte, blasphémateur de la sainte Église catholique et des con-
ciles; il en appela au concile universel, comme au-dessus du Pape,
et qui, ainsi que nous avons vu, devait être dominé par les barons
allemands.
Luther ne s'en tint pas aux paroles : le 40 décembre suivant, sur
la place de Wittemberg, en présence des écoliers et du peuple, il
brûla dans un vaste bûcher les livres du droit canon, les diverses
collections des décrétales des Papes, la nouvelle bulle de Léon X, la
Somme de saint Thomas, avec les écrits d'Eckius, d'Emser et d'au-
tres catholiques qui avaient écrit contre son hérésie. Le lendemain,
il s'écria du haut de la chaire : « J'ai fait brûler hier, en place pu-
blique, les œuvres sataniques des Papes. Il vaudrait mieux que ce
fût lui-même qui eût rôti ainsi, je veux dire le Siège pontifical. Si
vous ne rompez avec Rome, point de salut pour vos âmes... Que
tout Chrétien réfléchisse bien qu'en communiquant avec les papistes,
il renonce à la vie éternelle. Abomination sur Balylone ! Tant que
j'aurai un souffle dans la poitrine, je dirai : Abomination 2 ! »
Parut bientôt un nouvel ouvrage de Luther, son livre De la Capti-
vité de Babylone. Bon gré, mal gré lui, Luther acquérait tous les
jours de nouvelles lumières ; lui-même a la modestie de nous l'ap-
prendre. Il s'apercevait donc que précédemment il ne voyait que d'un
œil, et eût voulu détruire ses premiers livres, comme ne renfermant
que la moitié de la vérité. Par exemple, il avait bien vu et soutenu
que la primauté du Pape n'était pas de droit divin, mais il accordait
qu'elle fût de droit humain. Or, maintenant, je sais et je suis certain
1 Assert, art. per bull. damn. Walch, t. 15, p. 1752-1866. — 2 Assert, art. per
bull. damn. Walch, t. 15, p. 320. Ienu;, 1600.
90 HISTOIRE UNIVERSELLE ILiv.LXXXIV. — De 1517
que la papauté est l'empire de Babylone et la puissance de Nemrod,
le grand chasseur. Je prie donc les libraires et les lecteurs de brûler
ce que j'ai écrit là-dessus, et d'adopter en place cette proposition :
La papauté est une grande chasse du Pontife romain.
On des moyens les plus etlicaces par où le nouveau Nemrod tient
l'univers captif, ce sont les sept sacrements. En conséquence, Luther
se voit obligé de nier qu'il y en ait sept. Pour le moment il veut bien
en admettre trois. Car, ajoute-t-il, à parler avec l'Ecriture, il n'y en
a qu'un, et trois signes sacramentels. Les trois sacrements qu'il veut
bien admettre pour le moment sont le baptême, la pénitence, le
pain. Il dit le pain, à bon escient; car il veut que le pain subsiste,
sans être changé ou transsnbstantié au corps du Seigneur. Seulement
il permet que le corps du Seigneur se trouve avec, sous ou dans le
pain ; car il n'a pas encore pris de résolution définitive à cet égard.
Quant à la messe, c'est différent : il décide sans appel que ce n'est
pas un sacrifice. Il décide de même que ce n'est pas le baptême qui
justifie, mais la foi seule, et que les sacrements de la nouvelle loi ne
produisent pas plus la grâce que ceux de l'ancienne, mais que seu-
lement ils la signifient. Du nombre des sacrements, il raye d'un trait
de plume la confirmation, l'extrême-onction, l'ordre et le mariage.
Quant à l'extrême-onction, le texte si formel de l'apôtre saint Jac-
ques l'embarrasse quelque peu. Mais il s'en tire en expliquant ce
texte à sa manière, et en disant que cette épitre ne paraît pas authen-
tique l. Plus tard, il décidera hardiment que ce n'est qu'une épître
de paille. En effet, non-seulement elle parle de l'extrême-onction,
mais elle dit expressément que la foi seule ne suttit pas, mais qu'il
faut encore les bonnes œuvres. Or, le moine Luther a décidé sans
appel que c'est la foi seule qui sauve, que les bonnes œuvres non-
seulement ne sont pas nécessaires, mais encore nuisibles, attendu
que ce sont autant de péchés. Donc l'épître de saint Jacques, étant
contraire à la décision du moine allemand, ne peut être qu'une
épître de paille. A tout ceci, la logique trouverait bien à redire; mais
le moine a eu la précaution de décider en premier et dernier ressort
que la logique, surtout la logique d'Aristote, était une invention du
diable.
Mais, demandera-t-on, qui donc a établi ce moine juge suprême,
surtout depuis qu'il a rompu avec l'Église catholique et son chef?
La chose est toute simple. C'est le moine lui-même qui s'est établi
juge. Dans une lettre pleine d'insolences qu'il écrivit aux évêques
papistes, qu'on appelait, disait-il, faussement évêques, il prit le titre
1 Walcli, t. 19, p. 4 et seqq.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 91
d'ecclésiaste ou de prédicateur de Wiltemberg. Aussi ne dit-il autre
chose, sinon qu'il se l'était donné lui-même ; que tant de bulles et
tant d'anathèmes, tant de condamnations du Pape et de l'empereur
lui avaient ôté tous ses anciens titres, et avaient effacé en lui le ca-
ractère de la bête : qu'il ne pouvait pourtant pas demeurer sans titre,
et qu'il se donnait celui-ci pour marque du ministère auquel il avait
été appelé de Dieu, et qu'il avait reçu non des hommes, ni par
l'homme, mais par le don de Dieu et par la révélation de Jésus-
Christ. Sur ce fondement, il se qualifie, à la tête et dans tout le corps
de la lettre, Martin Luther, par la grâce de Dieu, ecclésiaste de Wit-
temberg, et déclare aux évêques, afin qu'ils n'en prétendent cause
d'ignorance, que c'est là sa nouvelle qualité, qu'il se donne lui-
même, avec un magnifique mépris d'eux et de Satan ; qu'il pour-
rait à aussi bon titre s'appeler évangéliste par la grâce de Dieu ; et
que, très-certainement, Jésus-Christ le nommait ainsi, et le tenait
pour ecclésiaste l.
Dans l'édition allemande qu'il fit de la même lettre, il dit aux évê-
ques : C'est pourquoi je vous fais savoir que désormais je ne vous
ferai plus l'honneur, ni à vous ni même à un ange du ciel, de juger
ou d'informer de ma doctrine; car, de cette sotte humilité, j'en ai eu
assez, sans qu'il ait servi de rien ; mais je veux me faire entendre ,
et, comme dit saint Pierre, rendre raison de ma doctrine à tout le
monde, sans permettre qu'elle soit jugée par personne, pas même
par tous les anges. Car, puisque j'en suis certain, je veux, par elle,
être le juge et de vous et des anges, comme dit saint Paul aux Ga-
lates - ; en sorte que celui qui ne reçoit pas ma doctrine ne peut être
sauvé. Car elle est la doctrine de Dieu, et non la mienne; par consé-
quent, mon jugement est le jugement de Dieu, et non le mien 3.
Ainsi donc, un moine refuse à l'Église et à son chef, refuse aux
conciles, à la tradition, à l'accord des Pères et des docteurs, l'infail-
libilité doctrinale que pourtant Jésus-Christ leur a promise et ga-
rantie par sa parole ; et il se la donne à lui-même, sans que personne
la lui ait promise ni garantie ; il se la donne en vertu de son évidence
individuelle, de sa certitude individuelle ; et sur cet unique fonde-
ment, il s'érige en juge suprême de tous les hommes et de tous les
anges, il s'égale à Dieu même. C'est un exemple à considérer dans les
discussions philosophiques sur la certitude.
Les barons allemands en crurent le moine de Wittemberg sur sa
mission divine, tout comme les Arabes en crurent Mahomet sur ses
1 Ep. ad falsù norfiinat . ordin. episcop., t. 2, fol. 305. — 2 Gai., I, 8. — 3 YValch,
t. 19, p. 838, n. 4.
92 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
entretiens nocturnes avec l'ange Gabriel. Plusieurs lui offrirent le
secours de leurs épées ; entre autres, le vénérien Ulric de Hutten. En
attendant qu'il pût égorger le Pape et les moines, Hutten les rendait
ridicules et odieux par des chansons et d'ignobles caricatures. Luther
et Mélanchton travaillaient eux-mêmes à cette dernière bonne œuvre.
L'Allemagne protestante conserve encore religieusement plusieurs
de ces images, inventées par son patriarche , entre autres les deux
suivantes.
Dans la première, le Pape, en habits pontificaux, siège sur un
trône, les mains jointes, avec deux énormes oreilles d'âne qui se dres-
sent comme celles de l'animal en colère. Autour du Pontife, nagent,
volent une myriade de démons de toutes formes ; les uns sont oc-
cupés à poser solennellement sur la tête sacrée la triple couronne
que surmonte un amas d'excréments humains ; d'autres le tirent à
force de cordes dans les enfers ; d'autres apportent du bois et du feu
pour le faire brûler ; d'autres enfin lui soulèvent les pieds, afin qu'il
descende doucement dans la géhenne.
La seconde, qui est connue en Allemagne sous le nom de la Truie
papale, représente le Pontife assis sur une truie aux larges flancs,
aux mamelles gonflées, que le cavalier pique, comme le cheval de
Job, à grands coups d'éperon. D'une main, il bénit ses adorateurs ;
de l'autre, il présente le même emblème stercoral, mais dans un nuage
odorant. La truie alléchée lève le groin et hume avec délices le nectar
fécal. Le Pape, la bouche ouverte, laisse tomber ces mots : Mauvaise
bête, veux-tu bien aller? tu m'as donné assez d'ennui avec ton con-
cile... Va donc, voici ce concile que tu désirais ardemment.
D'autres caricatures antipapales sont encore dues au moine de
Wittemberg : dans toutes, la truie, le Pape et les excréments humains
occupent les plans divers de l'image.
Mais rien n'est au-dessus d'une caricature aujourd'hui encore très-
commune dans l'Allemagne protestante : le Pape-âne, avec une his-
toire et un commentaire biblique, rédigés par Mélanchton et perfec-
tionnés par Luther, qui ajoute son amen. Jamais l'univers n'aurait
pu croire que deux hommes, fussent-ils Luther et Mélanchton, pus-
sent descendre à des impostures aussi ignobles et aussi impies pour
tromper les pauvres peuples. Jamais l'univers n'aurait pu croire
qu'aucun peuple de la terre, fût-ce le peuple allemand, pût se laisser
tromper à des impostures aussi ignobles et aussi impics. Et cepen-
dant cela est. Nous demandons pardon à Dieu et aux hommes de
reproduire ces abominables profanations du nom de Dieu et des di-
vines Écritures. Mais il est bon que l'on connaisse enfin ces grands
séducteurs des peuples.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 93
On lit donc dans les œuvres complètes de Luther, même dans celles
recueillies et publiées par un ministre protestant, en l'année 1746,
lorsque les esprits avaient eu deux siècles pour se remettre et revenir
au bon sens :
« Explications de deux monstres horribles, l'une du Pape-âne,
rédigée par Mélanchton, avec l'amen de Luther; l'autre du moine-
veau, rédigée par Luther l'an 1523.
« Le Pape-âne, expliqué par Mélanchton, et perfectionné par
Luther *.
« En tout temps, Dieu a préfiguré sa miséricorde et sa colère par
certains signes miraculeux, notamment en ce qui regarde les empires,
comme nous voyons en Daniel, 8, 24, où il annonce aussi l'empire
de l'antechrist romain, afin que les vrais Chrétiens se pussent garder
de sa malice, laquelle est si perfide, que les élus mêmes pourraient
être séduits, comme dit le Christ en Matthieu, 24, 24. C'est pourquoi,
vers le milieu de cet empire, Dieu a donné beaucoup de signes, et
tout récemment cette horrible figure de pape-âne, qui a été trouvé
mort à Rome dans le Tibre, en 1496, et qui retrace si exactement
l'essence de l'empire papal, qu'il eût été impossible à des hommes
de l'inventer, et qu'on est forcé de convenir que Dieu même l'a
dépeint.
« Et d'abord, la tête d'âne signifie le Pape. Car l'Église est un corps
spirituel, un empire spirituel, qui ne saurait avoir ni tête ni supé-
rieur visible, mais le Christ seul, régnant dans les cœurs par la foi.
Or, le Pape s'est imposé pour chef extérieur et visible à l'Eglise ;
donc le Pape est signifié par la tête d'âne sur un corps d'homme.
Car comme une tête d'âne va au corps humain, ainsi le Pape comme
chef à l'Église. Aussi les saintes Écritures entendent-elles par âne
quelque chose d'extérieur et de charnel. Exode, 13, 13.
« 2° La main droite, semblable au pied d'un éléphant, signifie le
pouvoir spirituel du Pape, dont il frappe et brise les consciences trem-
blantes; comme l'éléphant qui, de sa trompe, appréhende, foule,
brise et déchire. Car le papisme, est-ce autre chose qu'une sanglante
immolation des consciences, au moyen de la confession, des vœux,
du célibat, des œuvres apparentes, des messes, d'une fausse péni-
tence, des piperies indulgentielles, du culte superstitieux des saints?...
suivant ce que dit Daniel, 8, 24 : Il tuera le peuple des saints.
« 3° Main gauche d'un homme : c'est le pouvoir temporel du Pape,
que le Christ lui a dénié, Luc, 22, et qu'il s'est conféré à l'aide du
diable, pour se constituer le maître des rois et des princes.
1 Walch, 1. 19, p. 2403 et seqq.
94 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXMV .— De I5l7
« 4° Pied droit à sabot de bœuf indique les ministres spirituels de la
papauté, qui aident et soutiennent le papisme pour l'oppression des
âmes, c'est-à-dire les docteurs papistes, les prédicateurs, les curés,
les confesseurs, et surtout les tbéologiens scholastiques. Car plus cette
maudite engeance multiplie, plus elle tient captives les malheureuses
consciences sous le pied de l'éléphant : base et fondement du pa-
pisme, qui sans eux n'aurait pu subsister aussi longtemps. Car la
théologie scholastique, qu'enferme-t-elle, sinon des songes délirants,
fous, ineptes, exécrables, sataniques , des rêves de moines, dont on
se sert pour troubler, fasciner, endormir, perdre les âmes? Comme
il est dit en Matthieu, 24, 34 : Il viendra de faux christs et de faux
prophètes.
« 5° Pied gauche d'un griffon : ministres du pouvoir temporel, c'est-
à-dire les canonistes. Quand le griffon tient dans son ongle une
proie, il ne la laisse plus aller; de même ces satellites du papisme,
qui, à l'aide des hameçons canoniques, ont péché les biens de l'Eu-
rope, qu'ils gardent et retiennent comme le diable) en sorte que l'u-
nivers entier, corps et âme, bien et honneur, soit écrasé, opprimé et
anéanti par ce monstre.
«6° Ventre et poitrine de femme : le corps papal, savoir, les cardi-
naux, les évêques, les prêtres, les moines, les étudiants et toute cette
race de paillards et de cochons d'Épicure, qui n'a souci que de boire,
de manger et de se vautrer dans toutes sortes de voluptés, avec l'un
et l'autre sexe. Comme le pape-âne montre à qui veut son ventre
de femme, eux vont tête levée et font parade de leurs souillures,
comme il est dit en Daniel et en saint Paul : Leur dieu, c'est leur
ventre.
«7° Écailles de poisson aux bras, aux pieds, au cou, mais non à la
poitrine ni au ventre : ce sont les princes et les seigneurs temporels
de ce royaume. Les écailles, Job, 41, c'est union ou étreinte; ainsi
les princes, les puissances de la terre sont unis et collés à la papauté.
Et bien qu'ils ne puissent, ces grands du monde, dissimuler, approu-
ver, pallier le luxe, le libertinage, les infâmes instincts du papisme,
car le ventre est là tout nu pour montrer son dévergondage, cepen-
dant ils dissimulent, ils se taisent, ils souffrent et s'attachent à son
cou, à ses bras, à ses pieds, c'est-à-dire qu'ils l'embrassent, l'étrei-
gnent, et défendent ainsi son pouvoir tyrannique, comme s'il était
de Dieu.
"S" La tête de vieillard sur le postérieur signifie la vieillesse, déca-
dence et chute de l'empire papalin. Car, dans l'Écriture, la face si-
gnifie le lever et le progrès ; le dos ou postérieur, le coucher et la
mort. Cela nous montre que la tyrannie pontificale touche à son
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. . 95
terme, qu'elle vieillit et meurt de sa maladie ou de consomption,
usée par toutes violences extérieures. Enfin nous voyons que cette
image s'accorde parfaitement avec toute la prophétie de Daniel, et
que l'une et l'autre s'appliquent au papisme , sans qu'il y manque
d'un cheveu.
« 9° Le dragon qui sort du postérieur, la gueule béante et vomissant
des flammes, veut dire les menaces, les bulles virulentes, les blas-
phèmes que le Pape et les siens vomissent sur le globe, au moment
où ils s'aperçoivent que leur destin est accompli et qu'il faudra dire
adieu à cette terre.
« 10° De ce que ce pape-âne a été trouvé à Rome, et non ailleurs, cela
confirme tout ce qui précède, et qu'on ne peut l'entendre que de la
puissance romaine ; or, à Rome, il n'y a point de puissance égale ou
supérieure à celle du Pape. D'ailleurs, Dieu montre toujours ces si-
gnes là où leur signification s'applique, comme à Jérusalem.
« 11° Et de ce qu'on l'a trouvé mort, cela confirme que la papauté
touche à sa fin, et qu'elle ne sera pas détruite par le glaive ni de main
d'homme, mais qu'elle périra d'elle-même.
« Donc, vous tous, tant que vous êtes, et qui me lirez ! je vous prie
de ne pas mépriser un si grand prodige de la majesté divine, et de
vous arracher de la contagion de l'antechrist et de ses membres. Le
doigt de Dieu est ici, dans cette peinture si fidèle, si ornée, comme
dans un tableau ; c'est une preuve que Dieu a eu pitié de vous, et
qu'il a voulu vous tirer de cette sentine de péché.
«Réjouissons-nous, nous autres Chrétiens, et saluons-le, ce signe,
comme l'aurore qui nous annonce le jour de Notre-Seigneur et de
notre libérateur Jésus- Christ l. »
Telle est cette farce sacrilège, où le nom adorable de Dieu et de
Jésus-Christ, les paroles sacrées des divines Ecritures sont mêlés à
ce qu'il y a de plus sale et de plus obscène, et cela par deux hom-
mes qui se disent les envoyés de Dieu ! et cela pour accréditer la plus
grossière comme la plus infâme des impostures ! et cela pfcur trom-
per la crédule bonhomie des populations allemandes ! Séduction
incroyable, et qui dure depuis trois siècles. Nous avons vu, dit un
témoin oculaire, nous avons vu dans le Wittemberg la figure du
pape-âne suspendue au chevet du lit des pauvres paysans, à la place
de l'ancien bénitier catholique, de la vierge Marie, consolatrice des
affligés, ou du saint patron de la paroisse; nous l'avons retrouvée
derrière les vitres des libraires, comme au temps de Luther, et sur
l'étalage des échoppes d'Eisenach et de Francfort 2.
1 Walch, ubi suprà. — 2 Audin, llisl. de Luther, t. 2, c. 8.
96 HISTOIRE UNIVERSELLE [LIT. LXXXIV. — De 1517
Mon Dieu ! ayez pitié du pauvre peuple d'Allemagne ! Le cœur se
serre de tristesse et de dégoût à la vue de pareilles choses, à la vue
d'un pareil aveuglement. Portons un instant nos regards vers quel-
que nation plus sensée, plus polie, plus chrétienne.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 97
IIe.
TANDIS QUE L'ALLEMAGNE SE DÉGRADE DE TOUTES MANIÈRES PAR
L'HÉRÉSIE , L'ITALIE ET l'espagne s'honorent EN PRODUISANT
DES PERSONNES ET DES OEUVRES SAINTES.
Tandis qu'en Allemagne les littérateurs et les artistes trempaient
leur plume ou leur pinceau dans la fange, pour avilir aux yeux des
peuples ce qu'il y a de plus respectable au monde, et pervertir ainsi
leur goût, leur intelligence, leur religion, en Italie, les peuples ad-
miraient et admirent encore les chefs-d'œuvre de Michel -Ange, de
Raphaël et de leurs émules, chefs-d'œuvre qui élèvent le goût des
peuples, perfectionnent leur intelligence, leur rendent la religion plus
belle et plus aimable. Tandis qu'en Allemagne un moine hérésiarque,
par ses déclamations sataniques contre le libre arbitre, contre les bon-
nes œuvres, contre les sacrements, contre l'obligation de gardera
Dieu ses serments et ses promesses, préparait la ruine de toute mo-
rale, de toute société, de toute religion, à commencer par l'apostasie
des moineset des religieuses : en Italie Dieu suscitait plusieurs hommes
apostoliques, qui, par leur zèle et surtout leurs exemples, ranimaient
dans le clergé et dans le peuple l'amour de la piété, la pureté des
mœurs, la pratique de toutes les bonnes œuvres. De leur nombre fut
saint Gaétan de Thienne.
Gaétan naquit en 1480, à Vicence en Lombardie. Il était fils de
Gaspar, seigneur de Thienne, et de Marie Porta, tous deux de fa-
milles distinguées par la noblesse et la piété. La maison de Thienne,
illustre par l'ancienneté de la noblesse, les alliances et les charges
militaires, subsiste encore à Vicence. On donna au saint le nom de
Gaétan, à cause du célèbre Gaétan de Thienne, son grand-oncle,
chanoine de Padoue, philosophe célèbre par sa piété autant que par
ses vastes connaissances, et auteur d'un commentaire sur les Mé-
téores d'Aristote. Nous avons vu la mère de saint Bernard offrir ses
enfants à Dieu dès leur naissance. La mère de saint Gaétan fit une
chose semblable. A peine l'eut-elle mis au monde, qu'elle l'offrit à la
sainte Vierge et le posa de ses mains devant son image. La mère de
Dieu parut agréer cette offrande de la piété maternelle. Dès les com-
mencements et toujours, Gaétan se montra digne de son auguste
xxni. 7
98 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1S1
patrone par sa piété, sa modestie, son amour de la prière. Mais rien
n'était admirable comme sa tendresse pour les pauvres. Encore en-
fant, il allait quêter auprès des personnes de la maison, même auprès
des étrangers, et ensuite portait lui-même aux pauvres ce qu'il
avait amassé ; en outre, pour l'amour d'eux, il se privait souvent de
son déjeuner et de son goûter, jeûnant pour nourrir les autres : sa-
crifice bien remarquable dans la première enfance. Bien des fois on
le trouvait dans un coin de la maison, occupé à lire de pieux livres,
ou prosterné devant un petit autel, devant une sainte image, et priant
avec une ferveur angélique. Dès lors on le surnommait le Saint.
Après les lettres humaines, il étudia la philosophie avec autant de
succès que d'ardeur. Ayant ensuite entrepris le droit civil et le droit
canonique, il fut reçu docteur en l'un et en l'autre. Mais cette science
du droit pour les affaires de ce monde lui parut peu, en comparaison
delà science des choses divines ou de la théologie. Il s'appliqua donc
à cette princesse des sciences avec d'autant plus d'ardeur, que son
cœur était plus épris des{ choses qu'il avait à y étudier. Mais il ne travail-
lait pas moins à faire des progrès dans la vertu que dans les connais-
sances. Embrasé d'un ardent désir de mener une vie plus parfaite,
il commença d'exercer son adolescence avec plus de zèle aux œuvres
de piété. Il épiait et suivait les exemples des personnes édifiantes
qu'il y avait dans la ville, fréquentait les églises et les sacrements,
évitait la foule et la place publique, aimait la retraite pour y prier
ou s'y entretenir pieusement avec des amis. En sorte que bientôt ce
fut la commune renommée, que le jeune comte de Thienne était
l'encouragement et le modèle des bons, la terreur et le frein des mé-
chants. Cette bonne renommée augmenta de beaucoup encore lors-
que Gaétan, aidé de son frère, bâtit et dota une chapelle de Sainte-
Marie-Madeleine, dans leur domaine de Rampazzo, afin que les
habitants trop éloignés de la paroisse, ayant une église plus près,
eussent plus de zèle à s'instruire et à servir Dieu. Gaétan profitait
ainsi d'âge en âge. Enfant, il faisait de petits autels à la maison ;
adolescent, il fonde une chapelle pour l'instruction et l'édification
d'un village ; homme fait, il fondera une congrégation d'hommes
apostoliques, pour l'instruction et l'édification M toute l'Italie, de
tout l'univers.
Pour le préparer à cette grande et bonne œuvre, la Providence le
conduisit à Rome, afin qu'il pût voir de plus près le bien et le mal,
et se concerter avec les hommes de Dieu pour augmenter l'un et di-
minuer l'autre. Son mérite le fit bientôt connaître, malgré qu'il en
eût, et le pape Jules II le nomma protonotaire apostolique. Ni les
fonctions de cette dignité ni le séjour à la cour pontificale ne dimi-
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 99
nuèrent son recueillement. Pour se maintenir dans la ferveur, y
croître même, il entra dans la confrérie de l'amour divin. C'était une
association d'hommes éminents en vertu et en piété, qui, par certains
exercices, travaillaient de tout leur pouvoir à procurer la gloire de
Dieu et le salut des âmes. De ce nombre étaient Gaspar Contarini,
Sadolet, Pierre Caraffe, depuis archevêque de Théate, et d'autres
grands personnages de la cour romaine. C'était un heureux effet des
décrets du dernier concile de Latran pour la réformation de cette
cour. Ce fut pour saint Gaétan comme le berceau de sa congréga-
tion. II se sentit appelé à quelque chose de plus que les dignités
ecclésiastiques, conçut de l'indifférence pour celles qu'il avait déjà et
pour la faveur du Pontife, et résolut de se consacrer entièrement au
service de Dieu.
Il reçut les ordres sacrés et la prêtrise en 1516. Il célébrait la
sainte messe avec une dévotion de séraphin. Il employait habituelle-
ment huit heures à s'y préparer par la prière et de pieuses médi-
tations. Son humilité croissait avec sa ferveur. Il écrivait de Rome,
le 18 janvier 1518, à une sainte religieuse de Brescia : Quand je le
voudrais, ô mère! jamais je ne pourrais oublier votre nom, surtout
lorsque moi, vermisseau et boue au milieu du paradis et de la très-
sainte Trinité, j'ose toucher celui qui a éclairé le soleil et créé l'uni-
vers. Quel n'est pas mon aveuglement! II me faudrait certainement
de deux choses l'une : ou bien m'abstenir du saint sacrifice, comme
indigne; ou bien, comme dispensateur fidèle de ce trésor, servir Dieu
avec toute l'humilité possible. Tous les jours je prends qui me crie à
haute voix : Apprends de moi que je suis doux et humble de cœur;
et cependant je ne quitte pas mon orgueil ! Je prends celui qui est la
lumière et la voie, et je l'entends dire : Je suis la voie ; et cependant
je n'entre pas dans cette voie et je ne fuis pas le monde ! Il brûle
dans ma bouche et dans mes mains, ce divin feu qui dit : Je suis venu
apporter le feu sur la terre ; et cependant mon cœur reste engourdi
et glacé ! J'ai eu la hardiesse, à l'heure où l'auguste Vierge est de-
venue mère du Verbe éternel, de m'approcher de la crèche (qui est
dans la basilique de Sainte-Marie-Majeure à Rome) ; j'y ai été encou-
ragé par les exemples de saint Jérôme, si amateur de cette crèche,
et dont les ossements reposent auprès ; et, avec la confiance du saint
vieillard, j'ai reçu de la main de ma patrone son tendre enfant, et
embrassé la chair et les vêtements du Verbe éternel. Oh ! que mon
cœur est dur ! Ne s'étant pas liquéfié alors, il faut qu'il soit de
diamant1.
1 Acta SS., 7 aug. De S. Cajetano, n. 17-19.
100 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V.- De 1517
On entend généralement ces dernières paroles d'une apparition
réelle et sensible de l'enfant Jésus à saint Gaétan.
Vers la fin de l'an 1518, la mort lui enleva sa mère et son frère.
Ayant appris que sa mère était dangereusement malade, il fit pour
elle le pèlerinage de Notre-Dame de Lorette, et l'assista dans ses der-
niers moments avec beaucoup de charité, la recommandant surtout
à sainte Monique et à saint Michel archange, par l'assistance desquels
il sut plus tard qu'elle avait été sauvée. Son frère laissait une tille de
dix ans, de nom Elisabeth ; saint Gaétan eut soin de son éducation,
de ses biens, et de lui procurer un établissement convenable. On a
une lettre où il l'exhorte paternellement à la fréquente communion.
Pendant qu'il était à Vicence, il entra dans la confrérie de saint
Jérôme, instituée en cette ville sur le plan de celle de Y amour divin
à Rome, mais qui n'était composée que de personnes du peuple
et vivant du travail de leurs mains. Autant cette circonstance lui
causait de joie, autant elle fît de peine aux amis qu'il avait dans le
monde, et qui, jugeant des choses d'après leurs préjugés, l'accusaient
hautement de déshonorer sa famille. Bien loin d'abandonner sa ré-
solution, il la mit en pratique avec une ardeur toujours nouvelle.
Les confrères ne communiaient que quatre fois par an : il leur per-
suada de communier chaque mois, et à plusieurs chaque semaine.
Pour les encourager de plus en plus aux œuvres de piété et de cha-
rité, il leur obtint de Rome des privilèges et des indulgences. Par-
tout et pour tout il leur donnait l'exemple. Les malades et les pau-
vres de la ville devenaient l'objet de sa tendresse et de ses soins. FI
s'attachait surtout aux pauvres de l'hôpital des incurables : il les ser-
vait de ses propres mains, et se montrait encore plus assidu auprès
de ceux dont les maladies dégoûtantes révoltaient davantage la na-
ture. Il augmenta considérablement les revenus de cet hôpital.
En vérité ! qui oserait faire un crime à Dieu et à son Église d'ac-
corder des indulgences, des grâces spéciales à ces hommes du peuple,
qui, sur les pas de saint Ga ' deThienne, et pour l'amour de Dieu,
vont servir les pauvres . les ? En vérité ! il faudrait être pos-
sédé du démon.
Le saint avait pour confess . le père Jean de dema, Dominicain,
homme recommandable pai sa prudence, son savoir et sa piété. Ce
sage directeur lui ayant conseillé de se retirer à Venise, il quitta
aussitôt parents, amis, et j avtit pour cette dernière ville. Il se logea
dans l'hôpital qu'on venait le faire bâtir, et s'y consacra au service
des malades, comme il avait fait dans sa patrie. Il se montra si zélé
pour cette maison, qu'il en est regardé comme le principal fonda-
teur. Il macérait en même temps son corps par les austérités de la
à 1515 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 101
pénitence, et retraçait en lui les vertus des plus célèbres contempla-
tifs. On disait communément de lui à Venise, à Vicence et à Rome,
qu'il était un séraphin à l'autel et un apôtre en chaire.
Ayant ainsi fondé et consolidé des confréries et des hôpitaux
à Rome, à Vicence, à Vérone et à Venise, il revint à Rome vers
l'an 1521, toujours de l'avis de son confesseur. Il cherchait com-
ment il exécuterait un projet qu'il avait depuis longtemps dans la tête,
et dont il parla ainsi à un pieux ami de Vicence : Je ne cesserai de distri-
buer aux indigents tout ce que j'ai, jusqu'à ce que je devienne si pauvre
pour l'amour de Jésus-Christ, qu'à ma mort je n'obtienne un sépulcre
que par charité. Ses vœux furent accomplis. Après s'être exercé
quelque temps aux œuvres de piété avec les confrères de Y amour
divin, il distribua son ample patrimoine, partie aux pauvres, partie
à ceux de ses parents qui étaient le moins à l'aise, résigna tous ses
bénéfices entre les mains du souverain Pontife, et, devenu fonda-
teur d'une congrégation de clercs réguliers, se réduisit, comme il
avait désiré, aune extrême indigence. Ce qui arriva de la manière
suivante.
Gaétan, qui était d'un génie élevé et toujours occupé à procurer
la gloire de Dieu, s'aperçut insensiblement que la corruption des
esprits et des mœurs était trop grande pour pouvoir être guérie par
les efforts*d'une seule confrérie de clercs séculiers, et qu'un mal si
enraciné demandait un remède perpétuel et puissant. D'ailleurs, les
soixante hommes qui formaient la confrérie de Yamour divin n'étaient,
pas toujours à Rome, et, même y étant, ne pouvaient pas toujours
vaquer aux œuvres de la confrérie, occupés ailleurs par des devoirs
personnels.
Il lui vint donc en pensée que, si l'on rétablissait l'ancien institut
apostolique, où l'on s'engageait à perpétuité par des vœux solennels,
ce serait un moyen non sans efficace pour restaurer la république
chrétienne. Les clercs avaient autrefois puissamment secouru l'E-
glise, mais, comme toutes les choses mortelles, ils avaient perdu leur
première vigueur. Il fallait donc réveiller les hommes par un nouvel
esprit apostolique, et aux clercs déchus opposer d'autres clercs, pour
réparer les funestes suites de leurs mauvais exemples. C'est ainsi
que saint Augustin renouvela l'Afrique et presque toute l'Europe
par sa congrégation de clercs, formée sur le modèle des apôtres.
Ayant longtemps médité son projet, il en fit part à l'un des con-
frères de Yamour divin, Roniface de Colle, d'une noble famille
d'Alexandrie, qui aussitôt l'approuve et s'offre pour compagnon
Peu après, le projet fut comme deviné par Jean-Pierre Caraffe, évo-
que de Théate, qui depuis longtemps désirait quitter la mer orageuse
102 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
de ce monde pour se réfugier dans quelque port. Dès qu'il eut en-
trevu quel ordre on voulait établir, il en fut transporté de joie, car il
y voyait réunis les offices et les vertus de la vie monastique et de la
vie cléricale.
Il vint donc de lui-même trouver Gaétan , le pria instamment de
le recevoir pour compagnon ; s'il n'avait point assez de mérite, du
moins il avait conçu depuis assez longtemps l'idée d'un institut sem-
blable, mais sans oser s'ouvrir à personne. On ne pouvait donc re-
fuser à un ami et à un évêque au moins la dernière place. Gaétan,
émerveillé devoir un tel évêque ambitionner la vie des pauvres clercs,
s'excusa le mieux qu'il put, lui représentant qu'il ne convenait pas à
un évêque de quitter son troupeau pour entrer dans le cloître : que,
dans le moment actuel, l'Église avait plus besoin que jamais de vail-
lants capitaines ; qu'il continuât donc avec les autres évêques à
commander la milice chrétienne, laissant les particuliers, comme
lui, s'enrôler parmi les simples soldats. Pierre ne se rendit point,
mais insista toujours davantage. Enfin, mettant les deux genoux en
terre, d'un visage moitié fâché et presque menaçant, il dit à son
saint ami : Eh bien ! au jour du jugement, je vous demanderai compte
de mon âme devant Jésus-Christ, si à l'instant même vous ne m'ad-
mettez du milieu des tempêtes du siècle dans le port tranquille de
la vie religieuse. Étonné d'une pareille constance, Gaétan se jette à
ses genoux, l'embrasse tendrement, et s'écrie : Ah ! seigneur, jamais
je ne vous abandonnerai !
L'évêque de Théate, qui fut depuis pape sous le nom de Paul IV,
était un de ces soixante prélats de la cour romaine qui formaient la
confrérie de Y amour divin, et qui depuis plusieurs années travail-
laient avec zèle et succès à la réformation morale du clergé et du
peuple. Soixante prélats exemplaires dans une cour que l'hérésiarque
de Wittemberg nous représentait tout à l'heure comme un abîme de
corruption ! quelle calomnie !
Les deux amis, saint Gaétan de Thienne et Pierre Caraffe de Na-
ples, ne cherchaient plus, avec Boniface de Colle, que les moyens de
réaliser leur projet avec la grâce du Seigneur. Un quatrième vint se
joindre à eux, ami particulier de l'évêque de Théate, savoir, Paul
Consigliari, de l'illustre maison de Ghisleri, qui donnera le saint
pape Pie V. Ce furent les quatre colonnes du nouvel ordre de clercs
réguliers. C'était en 1524, sous le pontificat de Clément VII , succes-
seur d'Adrien VI, qui le fut de Léon X.
L'aflaire ayant été portée devant le souverain Pontife, avec le plan
de 1 institut, souleva bien des ditlicultés parmi les cardinaux et les
prélats. Afin d'extirper le poison de l'avarice, ordinairement si funeste
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 103
au clergé, et de conduire au plus parfait détachement des choses du
monde, les quatre serviteurs de Dieu ne voulurent point avoir de re-
venus même en commun, persuadés que la Providence leur ferait
trouver de quoi subsister dans les oblations volontaires des fidèles.
Cet article éprouva beaucoup d'opposition de la part des cardinaux ;
ils crurent qu'il ne pouvait s'accorder avec les lois ordinaires de la
prudence. Ils cédèrent pourtant à la tin aux instances des fondateurs,
qui leur représentèrent que le genre de vie dont il s'agissait avait été
celui de Jésus-Christ, des apôtres et des hommes apostoliques, et
que ceux qui étaient honorés du même ministère pouvaient encore
le suivre. D'ailleurs, Jésus-Christ ne dit-il pas : Cherchez avant tout
le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par sur-
croît? Une autre difficulté fut l'évêque de Théate. Le Pape et les car-
dinaux représentaient qu'un tel prélat était plus utile et plus néces-
saire à l'Église dans l'épiscopat que dans le cloître. Les serviteurs de
Dieu répondirent que l'évêque de Théate ne serait pas moins utile à
l'Eglise dans la congrégation des clercs réguliers dont il serait le père,
que dans un diocèse particulier, et qu'après avoir combattu jusqu'a-
lors à la tête des phalanges chrétiennes, il combattrait désormais du
haut d'une tour sacrée avec sa compagnie : exemple non moins utile
que l'autre. Enfin le Pape et les cardinaux cédèrent : le nouvel ordre
fut approuvé; l'affaire, commencée à l'Invention de la Sainte-Croix,
3 mai, fut terminée à l'Exaltation de la Sainte-Croix, 44 septembre.
La croix fut comme l'étendard du nouvel ordre. Ce dernier jour,
{A septembre, dans la basilique de Saint-Pierre, devant le grand
autel, après la messe, la communion et la lecture des bulles ponti-
ficales, les nouveaux religieux firent leurs vœux solennels entre les
mains de l'évêque de Caserte, tenant la place du Pape, avec promesse
d'obéissance au supérieur à élire. Le commissaire du souverain
Pontife les bénit de sa part, et les revêtit solennellement de l'habit
de clercs réguliers. Pierre Caraffe en fut élu premier supérieur, et,
comme il portait toujours le titre d'évêque de Théate, les clercs ré-
guliers dont il était supérieur reçurent le nom de Théatins.
Les fins principales que les Théatins se proposèrent furent d'in-
struire le peuple, d'assister les malades, de combattre les erreurs dans
la foi, de rétablir parmi les laïques l'usage saint et fréquent des sa-
crements, de faire revivre dans le clergé l'esprit de désintéressement,
de régularité et de ferveur, l'amour de l'étude de la religion, le res-
pect pour les choses saintes, et surtout pour ce qui a rapport aux
sacrements et aux cérémonies du culte divin.
On s'aperçut bientôt à Rome et dans toute l'Italie des heureux
effets produits par le zèle de Gaétan et de ses associés. L'odeur de
104 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
sainteté que répandait leur vie multipliait tous les jours le nombre
de leurs coopérateurs. Ils demeurèrent d'abord à Rome dans une
maison qui appartenait à Boniface de Colle ; étant devenue trop pe-
tite, ils en prirent une plus grande au mont Pineio. L'année suivante,
ils virent leur ordre en danger de périr, lorsqu'à peine il venait
de naître.
Comme nous le verrons plus en détail dans son lieu, la ville de
Rome fut prise d'assaut, le 6 mai 1527, par l'armée de Charles-Quint,
commandée par le connétable de Bourbon, et composée en grande
partie de luthériens et d'ennemis du Saint-Siège. Le Pape et les car-
dinaux se retirèrent au château Saint-Ange. Les soldats vainqueurs
pillèrent la ville, et y commirent plus de cruautés que n'avaient fait
les Goths mille ans auparavant. La maison des Théatins fut presque
entièrement démolie. Un soldat, qui avait connu saint Gaétan à Vi-
cence, s'imaginant qu'il possédait des richesses, le représenta comme
tel à son officier. On arrêta sur-le-champ le serviteur de Dieu, et on
lui fit souffrir mille tortures et mille indignités pour l'obliger à livrer
un trésor qu'il n'avait pas. A la fin cependant on le mit en liberté,
mais extrêmement faible et tout meurtri des coups qu'il avait reçus.
Il partit de Rome avec ses compagnons. Ils n'emportèrent tous que
leurs bréviaires et les habits qui les couvraient.
S'étant retirés à Venise, ils y furent reçus avec empressement, et
s'établirent dans le couvent de Saint-Nicolas-Tolentin. On élut Gaétan
supérieur de cette maison. Sa sainteté, son zèle à procurer la gloire
de Dieu, son application à inspirer aux ecclésiastiques l'esprit de
ferveur et le mépris du monde, firent universellement estimer son
ordre. Cette estime s'accrut encore par la charité dont il parut animé
durant la peste qui affligea Venise, et durant la famine qui fut la suite
de ce fléau.
De Venise, Gaétan fut envoyé à Vérone, où son zèle et sa présence
étaient nécessaires. Il y avait une grande fermentation. Les laïques
s'opposaient de toutes leurs forces à certains règlements que leur
évêque venait de faire par rapport au rétablissement de la discipline.
Le saint calma peu à peu les esprits ; lorsque tout fut tranquille, il
engagea facilement le peuple à recevoir la réforme introduite par l'é-
vêque, dont les intentions avaient pour but la gloire de Dieu et l'u-
tilité de ses diocésains.
Quelque temps après, il fut appelé à Naples, pour y fonder une
maison de son ordre. Le comte d'Oppino lui donna un bâtiment
propre à loger sa communauté ; mais il ne put, malgré toutes ses
instances, lui faire accepter la donation d'un fonds de terre qu'il avait
dessein de lui faire. Les exemples et les prédications de Gaétan, sou-
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 105
tenus par des miracles, produisirent bientôt une révolution générale
dans les mœurs du clergé et du peuple. Les travaux du ministère ne
lui faisaient pas négliger le soin de sa propre sanctification. Il avait
des moments marqués pour ses exercices, il y donnait quelquefois six
ou sept heures de suite, et il y était souvent favorisé de grâces
extraordinaires.
Étant retourné à Venise en 1537, Gaétan y fut fait supérieur une
seconde fois. Les trois ans de sa supériorité révolus, il revint à Na-
ples, où il gouverna la maison de son ordre jusqu'à sa bienheureuse
mort. Ses austérités, jointes à ses travaux continuels, lui causèrent
une maladie de langueur, et il s'aperçut bientôt qu'il approchait de
son dernier moment. Le médecin lui conseillant de renoncera la
coutume qu'il avait de coucher sur des planches, il lui répondit :
Mon Sauveur est mort sur la croix, laissez-moi du moins mourir sur
la cendre. Il voulut qu'on le couchât sur un cilice couvert de cendres
et étendupar terre. Ce fut en cet état qu'il reçut les derniers sacre-
ments. Il expira dans de vifs sentiments de componction, le 7 août
4547. Il s'opéra plusieurs miracles par son intercession, et la vérité
en fut constatée à Rome, après un examen rigoureux. On en trouve
l'histoire dans les Bollandistes. Saint Gaétan fut béatifié en 1629, et
canonisé en 1691. On garde ses reliques dans l'église de Saint-Paul,
à Naples '.
A la mort de saint Gaétan, les Théatins n'avaient que deux mai-
sons, celle de Venise et celle de Saint-Paul, de Naples. Ils eurent
ensuite quatre provinces en Italie : la province de Naples, la province
de Sicile, et deux en Lombardie. Ils eurent aussi une province en
Allemagne, une en Espagne, deux maisons en Pologne, une en Por-
tugal et une à Goa. En France, ils ne possédèrent que la maison de
Paris, qui a produit plusieurs personnages recommandables, entre
autres le Père Boyer, évêque de Mirepoix, précepteur du dauphin,
père de Louis XVI.
Un ami et contemporain de saint Gaétan de Thienne fonda une
autre congrégation : ce fut saint Jérôme Émiliani ou Émilien. Il na-
quit à Venise l'an 1481, et eut pour père Ange Émiliani, et pour
mère Éléonore Morocini, tous deux issus de maisons nobles, qui ont
donné à l'Église plusieurs prélats, et à la république vénitienne des
procurateurs de Saint-Marc, des sénateurs et de grands capitaines;
son père même était actuellement sénateur lorsqu'il vint au monde.
Jérôme fit paraître dans son jeune âge beaucoup d'inclination pour
la vertu ; il s'adonna à l'étude des lettres humaines, et il fit même
1 Acta SS., et Godescard, 7 août.
106 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V.- De 1517
assez de progrès jusqu'à l'âge de quinze ans, où le bruit des armes
interrompit le cours de ses études, et réveilla eu lui le courage mar-
tial que quelques-uns de ses ancêtres avaient fait paraître.
En 1495, les Vénitiens levèrent des troupes, et Jérôme Émilien
s'engagea dans cette milice, sans avoir égard aux pleurs de sa mère,
qui, ayant perdu son mari depuis peu, recevait de nouveaux chagrins
par l'éloignement de Jérôme, qu'elle regardait comme l'unique con-
solation qui lui restât dans son veuvage, quoiqu'il fût le dernier de
ses enfants : elle appréhendait de le perdre, peut-être de plus d'une
manière.
Ce fut donc à l'âge de quinze ans que Jérôme prit le parti des armes,
et il se laissa bientôt entraîner au torrent des dissolutions qui régnent
parmi la plupart des personnes de cette profession. Les reproches de
sa mère et de ses frères n'y faisaient rien : il n'y eut que l'ambition
qui mit à ses désordres quelques bornes. Pour parvenir aux grandes
charges de la république, il fallait avoir tenu une conduite honorable.
L'an 1508, il servit de nouveau dans l'armée que les Vénitiens levè-
rent pour s'opposer à la ligue de Cambrai. Le sénat de Venise com-
mit à Emilien la défense de Castelnovo sur les confins de Trévise;
il y fut à peineentré avec quelques troupes, que le gouverneur, voyant
les murailles ruinées par l'artillerie, les ennemis prêts à donner un
assaut général, se retire secrètement la nuit, laissant l'épouvante
parmi la garnison. Émilien, pour réparer la lâcheté du gouverneur,
fit refaire les brèches, et résolut de défendre la place jusqu'à la der-
nière extrémité. Il soutint plusieurs assauts ; mais enfin le château
fut forcé, la plupart de la garnison passée au fil de l'épée, et Emi-
lien jeté dans une obscure prison. Les Allemands lui mirent les fers
au cou, aux mains et aux pieds avec un boulet de marbre, ne lui
donnèrent pour toute nourriture que du pain et de l'eau, et lui firent
mille outrages.
Rien ne lui semblait plus aftreux que la mort qu'il attendait à tout
moment. Mais bientôt il craignit quelque chose bien plus vivement
que la perte de son corps, c'était la perte de son âme. Sans aucun
secours humain, il ne voyait de ressource qu'en Dieu : Dieu qu'il
avait si longtemps oublié, Dieu qu'il avait si grièvement offensé ! De
là des regrets amers sur ses désordres : il reconnut, en versant un
torrent de larmes, que Dieu n'était que juste, et qu'il avait mérité ce
qu'il souffrait. Pendant que ces tristes pensées le jettent dans une
affliction extrême, tout à coup une illumination divine éclaire son
âme et y ramène le calme : il se ressouvient de Notre-Dame de Tré-
vise, la consolatrice des affligés, le refuge des pécheurs. Aussitôt,
fondant en larmes et en prières, il la supplie d'avoir pitié du plus
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 107
misérable des pécheurs, et de lui obtenir de son Fils grâce et miséri-
corde. II fait vœu de visiter nu-pieds son saint temple à Trévise, d'y
faire célébrer des messes, d'y publier ses bienfaits de vive voix et
par des tableaux.
A peine a-t-il prononcé son vœu, que la prison est éclairée d'une
lumière céleste. La Mère de Dieu, la consolatrice des affligés lui appa-
raît, l'appelle par son nom, lui donne les clefs de ses fers et de son
cachot, lui commande de sortir et d'exécuter fidèlement sa promesse.
Elle le conduit de même à travers l'armée ennemie, jusqu'à la porte
de Trévise. Il y entre, se rend à l'église de la Vierge, dépose aux pieds
de son autel les clefs de sa prison, les fers de son cou, de ses pieds et
de ses mains, suspend à la voûte son boulet de marbre, publie tous
ces faits de vive voix, les fait enregistrer par-devant notaire et pein-
dre dans des tableaux.
A la paix, les villes qui avaient été prises sur les Vénitiens leur ayant
été rendues, ils n'eurent pas plus tôt reçu Castelnovo, que le sénat,
pour reconnaître la générosité d'Emilien, qui avait si courageusement
défendu cette place, donna ce château à sa famille pour en jouir
pendant trente ans, et Émilien en fut fait podestat ou chef de la jus-
tice ; mais il n'exerça pas longtemps cet emploi, l'ayant quitté après
la mort de son frère, pour aller à Venise prendre la tutelle de ses ne-
veux. En faisant profiter leurs biens, il eut grand soin de les faire
élever dans la piété : il leur servit même d'exemple ; car, depuis qu'il
eut quitté la charge de podestat, il s'acquitta des promesses qu'il
avait faites à Dieu de changer de vie ; et, ne voulant rien faire sans
l'avis d'un sage directeur, il choisit un chanoine régulier de la con-
grégation de Latran, qui joignait beaucoup de piété à un profond
savoir, et s'abandonna entièrement à la conduite de ce saint religieux,
qui lui fit fouler aux pieds tout ce qui ressentait la vanité et le luxe.
Emilien renonça donc à toutes les douceurs et les commodités de la
vie. Il n'eut plus d'autres sentiments de lui-même que ceux qu'une
humilité profonde pouvait lui inspirer. Il oublia la noblesse et les
dignités de sa maison, et ne retint de tous les avantages de sa nais-
sance qu'une certaine politesse, qui lui servit dans la suite à gagner
beaucoup d'âmes à Dieu. Il affligeait son corps par des jeûnes et des
macérations extraordinaires; il ne lui accordait que quelques heures
de sommeil, passant le reste de la nuit à la prière et à l'oraison. Ses
occupations pendant la journée étaient de visiter les églises et les
hôpitaux, procurant aux malades tous les secours spirituels et tem-
porels dont ils avaient besoin. Ses libéralités ne s'étendaient pas seu-
lement sur les pauvres des hôpitaux et les indigents qu'il trouvait
dans les rues, mais, lorsqu'il prévoyait que quelques filles étaient
108 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
en danger de prostituer leur honneur, il procurait des dots et des
partis avantageux pour les pourvoir.
Tout le monde fut surpris de ce changement ; mais Éinilien l'était
encore davantage lui-même, lorsqu'il considérait qu'il avait été si
longtemps sans ressentir la pesanteur des chaînes et toutes les hor-
reurs de l'esclavage. dont Dieu l'avait délivré : il ne pouvait penser
aux désordres de sa vie passée qu'il ne versât des torrents de larmes.
Plus il avançait dans le chemin de la vertu, plus il se sentait em-
brasé d'amour pour Dieu et pour le prochain. Il eut occasion d'exer-
cer cette vertu dans une famine générale dont l'Italie se ressentit
l'an 1528. Les peuples de la campagne, faute de pain, étaient obligés
de manger jusqu'aux animaux les plus immondes, ou de se con-
tenter de quelque peu de racines pour conserver leur vie languis-
sante. La mort en enlevait tous les jours et laissait sur le visage de
ceux qui restaient de funèbres indices que leur tour ne tarderait
guère. Les préfets de l'Annonne ou des approvisionnements, à Ve-
nise, surent d'abord, par leurs soins, remédier à la disette en faisant
venir des blés de plusieurs endroits ; mais cette espèce d'abondance
qu'ils avaient procurée à la capitale y attira de toutes parts une si
grande quantité de monde, que la disette recommença bientôt. Émi-
]ien plus que tous les autres eut compassion de tant de misérables, il
vendit jusqu'à ses meubles pour les soulager, et sa maison devint un
hôpital où il les recevait et leur procurait tous les secours qu'il pou-
vait leur rendre en cette occasion.
Une espèce de maladie contagieuse ayant succédé à cette famine,
saint Jérôme Emilien en fut attaqué, et réduit à une telle extrémité,
qu'après avoir reçu tous ses sacrements, il n'attendait que le moment
de la mort. Mais, appréhendant qu'il n'eût pas assez satisfait pour
ses péchés par la pénitence, il demanda à Dieu la santé, pour faire
en ce monde une pénitence plus longue, et pour exécuter ce qu'il ju-
gerait à propos de lui ordonner pour le salut du prochain. Sa prière
fut exaucée, ses forces revinrent, il continua ses exercices de piété
avec plus de zèle encore. Pour s'acquitter des promesses qu'il venait
de faire à Dieu, il rendit compte de l'administration de leur bien à
ses neveux, se dépouilla de la robe de sénateur, revêtit un habit pau-
vre qu'il avait acheté pour quelque indigent, prit de méchants sou-
liers, et parut dans cet état au milieu des rues de Venise. Les uns en
faisaient des risées, comme d'un homme qui avait perdu l'esprit ;
d'autres, qui le connaissaient mieux, admiraient son humilité; plu-
sieurs restèrent en suspens, et attendirent quels seraient les effets de
cette nouvelle manière de vie. On ne tarda guère à les voir.
La famine et la contagion avaient enlevé un grand nombre de
à 1515 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 109
personnes, tant à la ville qu'à la campagne ; l'on trouvait partout
une foule d'orphelins, privés de parents et de secours, réduits à la
mendicité, sans aucune éducation, et par là même exposés à tous
les vices. Pour l'amour de Dieu, Emilien se fit le père et la mère de
ceux qui n'en avaient plus. Il disposa une maison pour les recevoir,
alla les chercher par les rues et les places, leur procura des maîtres
pour leur apprendre des métiers, sans permettre qu'aucun d'eux
mendiât davantage, suppléant par sa charité à ce qui manquait en-
core au bénéfice de leur petit travail. Il avait encore bien plus soin
du salut de leurs âmes. Le matin, il leur faisait dire leurs prières,
entendre la sainte messe, apprendre à lire, pour écarter toute mau-
vaise pensée : le travail manuel était varié par des moments de silence,
par des lectures qu'on leur faisait, par le chant des hymnes et des
litanies, en particulier du rosaire. Deux fois par jour, avant et après
le travail, il leur apprenait les éléments de la doctrine chrétienne. En
se lavant les mains, avant de se mettre à table, ils récitaient à haute
voix le Miserere pour les âmes du purgatoire. Ils se confessaient tous
les mois et aux principales fêtes de Notre-Seigneur et de la sainte
Vierge. Ils étaient tous vêtus de blanc. Les jours de fête, il les con-
duisait en procession et chantant des litanies, par les rues et les pla-
ces de Venise, visiter les principaux sanctuaires ou entendre quelque
sermon. Toute la ville accourait à cet édifiant spectacle. On était ému
jusqu'aux larmes de voir ce noble sénateur, ce brave capitaine, vêtu
en pauvre et devenu le père des orphelins.
La piété, la modestie de ces enfants attendrissaient tous les cœurs :
la plupart des spectateurs pleuraient de joie; d'autres, faisant chœur
avec les enfants qui chantaient les litanies de la sainte Vierge, ré-
pondaient dévotement Orapro nobis. Ce fut une commotion de piété
par toute la ville. Tout le monde voulut voir la maison des orphelins.
Ce que l'on y vit d'admirable attira bientôt des secours suffisants.
Saint Lmilien se mit alors à visiter les environs de Venise. Il trouva
une misère plus grande, des jeunes et des vieux réduits à mourir de
faim : il eut soin des uns et des autres. Venise lui confia l'hôpital des
incurables. Emilien s'en chargea de grand cœur, de concert avec ses
deux amis, saint Gaétan de Thienne et Pierre Caraffe de Naples.
D'ailleurs il avait encore d'autres puissants soutiens. Quand il vou-
lait obtenir de Dieu quelque grâce particulière, il faisait prier avec
lui quatre petits orphelins au-dessous de huit ans, et jamais il ne
manquait d'obtenir ce qu'il demandait.
Le zèle d'Émilien pour les œuvres de miséricorde croissait avec
le succès. Voyant donc celles de Venise dans un état prospère, il en
confia le soin à quelques pieux amis, et vint en fonder de semblables
HO HISTOIRE UNIVERSELLE | Liv. LXXX1V. — De 1517
à Padoue et à Vérone. Dans cette dernière ville, il vécut quelque
temps inconnu parmi les pauvres, mendiant son pain comme eux,
afin d'avoir une occasion plus naturelle de les instruire des vérités
de la religion chrétienne. L'hôpital de Vérone fut bâti par son entre-
mise. Passé de cette ville à Brescia, il y fonda une seconde maison
d'orphelins, avec le même ordre qu'à Venise. Un riche bourgeois de
Brescia voulut en mourant le faire son légataire universel ; mais il
refusa la donation, et persuada à cet homme de donner son bien au
grand hôpital, à condition qu'il serait obligé de fournir les orphelins
de médicaments lorsqu'ils seraient malades, de donner des orne-
ments à leur église et de faire bâtir leur maison : ce que saint Charles
Borromée, faisant la visite à Brescia en qualité de visiteur aposto-
lique, fit exécuter par les administrateurs de cet hôpital.
A Bergame et dans les environs, il trouva d'autres occasions
d'exercer sa charité. Par suite de la famine et de la peste, la plupart
des maisons étaient vides d'habitants, surtout à la campagne. C'était
le temps de la moisson, les blés étaient mûrs, mais il n'y avait ni
moissonneur ni faucille, la récolte allait être perdue. Émilien, se
faisant tout à tous, ramasse de toutes parts des faucilles et ce qu'il
peut engager de paysans, se met à leur tête, et scie les blés, malgré
les chaleurs insupportables de la canicule en Italie. Pendant que les
autres prennent leur repos ou leur repas, lui s'applique à la prière,
se contentant pour toute nourriture d'un peu de pain et d'eau. Ce
n'est pas tout. Pour alléger leur pénible travail, les moissonneurs
avaient l'habitude de chanter quelques chansons frivoles ou même
mauvaises. Émilien, avec sa grâce ordinaire, sut les en détourner.
I! entonnait lui-même, d'une voix harmonieuse, tantôt l'oraison do-
minicale, tantôt la salutation angélique ou le symbole des apôtres;
les autres moissonneurs répétaient après lui, en sorte que toute la
campagne retentissait des louanges de Dieu.
Dans la ville même de Bergame, il fonda deux établissements d'or-
phelins, l'un pour les garçons, l'autre pour les tilles. Mais surtout il
entreprit une œuvre tout à fait nouvelle : c'était de retirer du dés-
ordre les filles et les femmes perdues. En ayant converti quelques-
unes, il les plaça d'abord chez des daines vertueuses. Il alla trouver
les propriétaires dont les maisons servaient au libertinage, et obtint
qu'ils les fermeraient désormais au scandale. Un plus grand nombre
de prostituées s'étant converties alors, il les réunit dans une maison
à part, avec un règlement pour les affermir dans leurs bonnes réso-
lutions et les préserver de la rechute.
L'évéque de Bergame était alors Louis Lippomani, prélat illustre
par sa doctrine et par l'innocence de sa vie, que nous verrons un des
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 111
présidents du concile œcuménique de Trente. Il est auteur de plu-
sieurs ouvrages, et fut un généreux soutien de saint Jérôme Émiliani
dans ses bonnes œuvres à Bergame.
Avec la bénédiction de ce pieux et savant évêque, Émilien par-
courut en apôtre les villages et les hameaux les plus reculés du
diocèse, accompagné de quelques enfants les plus instruits dans la
doctrine chrétienne. Voici quelle était sa méthode. Arrivés dans un
endroit, il allait d'abord à l'église, implorer la grâce de Dieu et l'in-
tercession du saint patron sur son entreprise. Une clochette, apportée
exprès, invitait ensuite tous les habitants à se réunir. Quand ils
étaient un certain nombre, Émilien s'adressait aux plus pauvres et
aux enfants, leur apprenait d'une manière familière les principaux
mystères de la foi chrétienne, l'oraison dominicale, la salutation an-
gélique, le symbole des apôtres, les commandements de Dieu et de
l'Église, quelquefois même à faire le signe de la croix ; car l'igno-
rance de quelques-uns allait jusque-là. Ses petits catéchistes le se-
condaient à merveille, et s'attachaient de préférence aux enfants de
leur âge; Le succès fut prodigieux. Mieux instruits, les pauvres gens
de la campagne commencèrent une meilleure vie, renoncèrent à
leurs inimitiés, à leurs jurements et à se voler les uns les autres.
Tous ces vices furent remplacés par les vertus contraires. L'exemple
de saint Émilien était encore plus efficace que ses paroles : nuit et
jour ils le voyaient occupé à instruire, à prier, ou bien à visiter et à
servir les malades.
Quand il revint à Bergame, où la renommée avait publié toutes
ces merveilles, deux saints prêtres se joignirent à lui : c'étaient
Alexandre Besuzio et Augustin Barilo, tous deux riches, mais qui
tous deux distribuèrent leurs biens aux pauvres, pour imiter la pau-
vreté volontaire de saint Émilien. Dans ce temps-là même celui-ci
faisait deux nouveaux établissements à Corne, par les libéralités de
Bernard Odescalchi, qui finit par lui donner sa propre personne. Un
autre associé illustre fut le comte Primus, issu d'une sœur de Didier,
l'ancien roi des Lombards, contemporain de Charlemagne.
Il fut alors question plus que jamais entre les pieux amis de se
former en congrégation régulière et de choisir un chef-lieu. Ils ne
voulaient point le mettre dans les villes, mais dans quelque endroit
retiré qui pût leur servir de séminaire. Le village de Somasque,
entre Milan et Bergame, leur parut favorable pour cela. De là leur
nom de clercs réguliers Somasques. Après avoir cherché une maison
commode pour y recevoir les pauvres orphelins, ils y firent leur de-
meure, et le saint fondateur y prescrivit les premiers règlements
pour le maintien de la congrégation. La pauvreté y paraissait sur
112 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
toutes choses, tant dans les habits que dans les meubles. Les mets
délicats étaient bannis de leur table, et ils se contentaient de la nour-
riture des paysans et des pauvres. On y faisait la lecture pendant les
repas. Le silence y était exactement observé et les austérités fort
fréquentes. Il y avait une sainte émulation entre eux à qui pratique-
rait le plus de mortifications, et Émilien était le premier à exciter les
autres par son exemple. Ils joignaient à la mortification une prompte
obéissance et beaucoup d'humilité. Ils employaient une partie de la
nuit à l'oraison ; pendant le jour, ils conféraient ensemble des choses
saintes, ou ils s'occupaient de quelque travail manuel, et ils allaient
dans les environs servir les malades et instruire les pauvres gens de
la campagne. Le but principal des Somasques était dès lors et est
encore l'instruction des enfants et des jeunes ecclésiastiques.
Saint Jérôme Émiliani se rendit à Milan et à Pavie pour faire d'au-
tres établissements, auxquels François Sforce, duc de Milan, con-
tribua beaucoup. Repassant par Somasque, il alla jusqu'à Venise,
mais n'y fit pas un long séjour. Une horrible peste ayant envahi le
territoire de Bergame, il y revint promptement servir les malades. Il
fut attaqué lui-même et mourut, à Somasque le 8 février 1537, à
l'âge de cinquante-six ans. Il fut béatifié par Benoit XIV et canonisé
par Clément XIII. En 1769, le Saint-Siège approuva un office com-
posé en son honneur, et permit de le réciter le 20 de juillet.
En 1540, la congrégation des Somasques fut approuvée comme
ordre religieux par Paul III. Pie V et Sixte V confirmèrent cette
approbation sous la règle de Saint-Augustin, l'un en 1571, l'autre
en 1586. Les Somasques n'ont de maisons qu'en Italie et dans les
cantons suisses demeurés fidèles à la religion catholique. Leur ordre
est divisé en trois provinces, celle de Lombardie, celle de Venise et
celle de Rome. Le général est triennal et tiré alternativement de
chacune de ces provinces *.
Trois gentilshommes italiens, l'un de Crémone, deux de Milan,
établirent, vers 1530, une congrégation semblable, connue sous le
nom de Barnabites.
Antoine-Marie Zacharie naquit à Crémone l'an 1500, de parents
qui tenaient rang parmi la première noblesse de cette ville. Son père
se nommait Lazare Zacharie, et sa mère Antoinette Piscarola, qui
le mit au monde le septième mois de sa grossesse, et peu après se
trouva veuve à la fleur de son âge. Elle ne songea point à convoler
à de secondes noces. La perte de son mari la rendit plus libre de va-
quer à ses exercices de piété, et sa plus grande attention aux affaires
i Acta SS., 8 febr. Godescard, 20 juillet. Hélyot, Ordres religieux, t. 4, in-4°.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. H 3
de ce monde, fut de donner une bonne éducation à son fils, l'unique
qu'elle avait eu de son mariage. Les jeûnes, les veilles, les oraisons
étaient ses occupations continuelles. Il semblait que le petit Antoine-
Marie voulût déjà l'imiter dans son jeune âge, en faisant tout ce
qu'il lui voyait faire, n'ayant pas de plus grand plaisir que quand,
ne faisant encore que bégayer, on lui taisait réciter les prières que
l'on apprend d'ordinaire aux enfants. Sa mère, lui voyant de si heu-
reuses inclinations, les fortifiait encore plus par ses exemples que par
ses paroles. Elle fut secondée par la grâce de Dieu au delà de son
attente. Un jour le petit Antoine-Marie vint lui dire qu'il avait donné
son habit à un pauvre, et que, si c'était une faute, il venait subir sa
peine. La pieuse mère lui témoigna, au contraire, une joie sensible.
Depuis ce temps, il ne voulut plus porter de soie, et se contenta
d'habits humbles et modestes.
Après ses études d'humanités, il se rendit à Padoue, étudia en
philosophie et en médecine, reçut le grade de docteur à vingt ans,
et revint à Crémone. Sa mère lui confia le soin des affaires domes-
tiques. Il hésita longtemps s'il devait exercer la médecine, pour
éviter l'oisiveté et pour avoir lieu de secourir les pauvres dans leurs
maladies. Un Père dominicain, qu'il avait pris pour son directeur,
lui conseilla d'embrasser l'état ecclésiastique. II étudia pour cet
effet la théologie, lisant avec application la sainte Écriture et les
saints Pères, où il fit un grand progrès. Ayant reçu la prêtrise, il se
dévoua tout entier au salut du prochain, prêchant tous les diman-
ches, et avec tant de succès, qu'on vit en peu de temps des conver-
sions considérables à Crémone. Sa compassion pour les pauvres
s'accrut avec le sacerdoce. Il les recevait en son logis, leur donnait à
manger et les soulageait dans leurs misères. Les étrangers venaient
également à lui pour recevoir ses avis et ses conseils.
Obligé de faire plusieurs voyages à Milan, il s'y lia d'amitié avec
deux pieux gentilshommes, Barthélémy Ferrari et Antoine Morigia.
Barthélémy, né à Milan même en 1497, perdit tout jeune son père
et sa mère, étudia le droit à Pavie, sans se laisser entraîner au mal.
De retour à Milan, il entra dans la confrérie de la sagesse éternelle,
formée à l'instar^de celle de Y amour divin à Rome, et prit en même
temps l'habit clérical. Il s'acquitta très-fidèlement de tous les devoirs
dont les confrères étaient chargés. On le voyait avec un soin infati-
gable visiter les hôpitaux, soulager les malades, leur donner ce qui
leur était nécessaire, les exhorter à la patience et les consoler par de
ferventes exhortations. Les pauvres houleux étaient soulagés dans
leurs misères, et il fournissait abondamment de quoi marier de pau-
vres filles que la nécessité contraignait à prostituer leur honneur.
xxin. 8
j \ 4 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
L'état déplorable où était réduit le Milanais par suite des guerres ne
lui fournissait que trop d'occasions pour exercer sa charité.
Jacques-Antoine Morigia naquit, l'an 1493, d'une ancienne famille
de Milan, qui compte parmi ses ancêtres les saints martyrs Nabor et
Félix, sous Maximilien Hercule. Il perdit son père peu après sa nais-
sance : sa mère, femme du monde, négligea son éducation sous le
rapport de la religion et de la vertu. Après ses études, il se livra donc
à tous les plaisirs et désordres de la jeunesse. Cependant, de temps
à autre il allait rendre visite à quelques-unes de ses parentes, qui
étaient religieuses. Leurs exhortations finirent par le ramener. Il
conçut un tel dégoût pour les vanités du monde, que, mettant bas
ses habits précieux, il se revêtit d'une pauvre soutane et demanda
d'être inscrit parmi les clercs du diocèse. Il entra aussi dans la société
de la sagesse éternelle.
Mais cette société était bien déchue. Les confrères étaient réduits
à un petit nombre ; le tumulte de la guerre et une cruelle peste
avaient interrompu les œuvres de charité à quoi ils étaient engagés,
qui étaient de fréquenter les sacrements, d'enseigner la jeunesse, de
vaquer à la prédication, à l'oraison et à la prière, visiter les pauvres,
les soulager dans leurs misères, et autres exercices semblables. Bar-
thélémy Ferrari et Antoine Morigia gémissaient de ces désordres, et
ne trouvèrent d'autre moyen d'y remédier que de s'unir à Zacharie
de Crémone, pour former ensemble une congrégation de clercs ré-
guliers, dont les principales obligations seraient de confesser, prê-
cher, enseigner la jeunesse, diriger les séminaires, faire des missions
et conduire les âmes, selon que. les évêques les emploieraient dans
leurs diocèses. Ce fut donc l'an J530 qu'ils s'unirent ensemble pour
ce sujet à Milan. En peu de temps ils eurent d'autres compagnons,
dont les premiers furent deux prêtres d'une éminente piété. Ils pri-
rent le nom de clercs réguliers de saint Paul, mais sont plus connus
sous le nom de Barnabites, à cause d'une église de saint Barnabe,
qui leur fut donnée plus tard. Leur institut fut approuvé par Clé-
ment VII, Paul III, Grégoire XIII. Saint Charles en avait la plus
lumte estime. Il choisit son confesseur parmi les Barnabites : ce fut
le bienheureux Alexandre Sauli, évêque d'Aléria et apôtre de la
Corse H
Ce qui est peut-être encore plus merveilleux, à Ravenne, une con-
grégation semblable, celle des clercs réguliers du bon Jésus, fut éta-
blie par une pauvre tille aveugle, et aveugle depuis l'âge de trois
mois. La bienheureuse Marguerite de Ravenne, née dans un petit
1 Hélvot, t. ii.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 115
village des environs de cette ville, perdit en effet la vue à l'âge de
trois mois, Dieu permettant que celle qui n'était née que pour con-
templer les choses célestes fût privée de voir les choses terrestres. A
peine eut-elle atteint l'âge de cinq ans, que, voulant de bonne heure
châtier son corps, elle l'accoutuma à marcher nu-pieds : ce qu'elle
a toujours continué de faire dans quelque saison fâcheuse et par
quelque froid que ce pût être. A sept ans, elle augmenta sa vie pé-
nitente par des jeûnes et des abstinences; elle ne prenait son repos
que sur la terre nue ou quelquefois sur un peu de sarment ; enfin,
voulant imiter la pauvreté de celui qu'elle avait choisi pour époux,
elle renonça à tout ce qu'elle pouvait posséder et prétendre, et ne
reçut que sous le titre d'aumône tout ce qui était nécessaire pour
l'entretien de sa vie.
Après avoir demeuré quelques années à la campagne, elle vint à
Ravenne. Dieu voulant y éprouver sa patience comme il avait fait
celle du saint homme Job, il l'affligea l'espace de quatorze ans par
diverses maladies, pendant lesquels elle ne reçut aucune consolation
des hommes. Comme les amis de Job, le voyant couvert d'ulcères et
couché sur un fumier, venaient insulter à ses maux, il y eut aussi
un grand nombre de personnes qui ne venaient visiter cette sainte
fille dans ses maladies que pour s'en moquer et lui reprocher ses
maux comme la preuve de ses péchés, et en particulier de son hypo-
crisie, par où elle trompait les peuples. Au milieu de ces persécu-
tions, son esprit ne perdit point le calme et la tranquillité; plus on
l'offensait, plus elle témoignait de joie, persuadée qu'on la traitait
encore doucement et qu'elle méritait de plus grands opprobres. Ce-
pendant, Dieu, qui avait permis qu'elle fût ainsi méprisée, permit
aussi que ceux mêmes qui en étaient les auteurs fussent les premiers
à publier ses louanges. Les discours qu'elle leur tenait de temps en
temps étaient si vifs et si touchants, qu'ils rentrèrent en eux-mêmes
et se convertirent tout à fait. Il y eut plus de trois cents personnes de
l'un et de l'autre sexe qui, persuadées de la sainteté de sa vie et de
ses lumières surnaturelles, la voulurent avoir pour guide dans les
voies de leur salut.
C'est ce qui lui donna occasion d'établir la confrérie du bon Jésus,
à laquelle elle donna des règlements en vingt-quatre articles. A quoi
elle oblige principalement ses disciples, c'est d'avoir sur toutes choses
un grand amour pour Dieu ; elle leur recommande la simplicité de
cœur, l'humilité, le mépris de soi-même; de conserver la paix,
l'union, la concorde entre eux, de fuir les jugements téméraires, de
fréquenter souvent les sacrements, et de châtier leurs corps par les
jeûnes et les abstinences, qui sont marqués dans le vingt-quatrième
116 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
article, savoir : de jeûner, outre les jours prescrits par l'Église, tout
l'avent, tous les mercredis, vendredis et samedis de l'année, et au
pain et à l'eau les veilles des fêtes de l'Annonciation de la sainte Vierge
et le Vendredi-Saint. Elle survécut encore quelques années à l'éta-
blissement de cette confrérie, et mourut le 23 janvier 1505, âgée de
soixante-trois ans l.
Entre les disciples de cette sainte vierge, il y eut une veuve nom-
mée Gentile, qui mérita aussi par la sainteté de sa vie le titre de
bienheureuse. Elle naquit à Ravenne, l'an 1471, d'un orfèvre, Thomas
Giusti, craignant Dieu, aussi bien que sa femme Dominica. Ils eurent
grand soin de l'éducation de leur fille, et elle profita si bien de leurs
bonnes instructions, que dès sa jeunesse elle fit paraître de grandes
marques de sainteté. C'est ce qui l'attira de bonne heure dans la so-
ciété ou confrérie de la bienheureuse Marguerite de Ravenne, dont
elle fut une des premières disciples : elle fit sous sa conduite de si
grands progrès dans la vertu, qu'après la mort de cette sainte fille,
elle devint la directrice des autres.
Ses parents l'ayant engagée au mariage, elle épousa un Vénitien,
tailleur d'habits, homme cruel et farouche , qui non-seulement la
traitait comme une esclave, la frappant souvent et la maltraitant
cruellement, mais la dénonça même un jour à l'archevêque de Ra-
venne comme une sorcière et une magicienne. Son innocence ayant
été reconnue, et son mari ne pouvant plus supporter l'éclat de sa
sainteté, il l'abandonna dans un temps de famine, ne lui laissant rien
pour sa subsistance. Mais cette sainte femme, ayant mis toute sa
confiance en la Providence divine, en ressentit souvent les effets
merveilleux. Elle demeura plusieurs années ainsi abandonnée de son
mari, qui revint enfin à la maison tout changé, qui, d'homme cruel
et barbare qu'il était auparavant, devint doux comme un agneau, et
n'eut plus que de l'estime et de la vénération pour sa femme, avec
laquelle il vécut encore quelque temps et mourut ensuite de la mort
des justes. Il s'appelait Jacques Pianella.
C'est aux prières de cette sainte femme que l'on peut attribuer la
conversion de son mari ; mais ce ne fut pas la seule qu'elle procura.
Il y avait à Ravenne un jeune homme de vingt-cinq ans, qui, après
la mort de ses père et mère, s'était abandonné à toutes sortes de li-
cences et était le scandale de la ville; il y avait même plusieurs an-
nées qu'il ne s'était approché des sacrements. 'Mais ayant été sollicité
par sa sœur d'aller voir la bienheureuse Gentile, il fut si touché de
ses discours et des avis qu'elle lui donna, qu'il se convertit entière-
1 Acta SS., 23 januarii.
à 1545 de l'ère chr.l DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 117
ment. Ce fut le vénérable père Jérôme Maluselli, principal fondateur
des prêtres de l'ordre du bon Jésus, natif de Mensa, au territoire de
Césène. Ayant été ainsi converti par la bienheureuse, il devint l'un
de ses disciples, et mena une vie si sainte et si exemplaire, qu'ayant
été ordonné prêtre, la sainte veuve le prit pour son directeur. Comme
il lui était resté de son mariage un fils nommé Léon, qui était aussi
prêtre et qui demeurait chez elle avec une de ses cousines, elle en-
gagea Jérôme Maluselli à venir demeurer avec eux; et ils pratiquèrent
ensemble les règles qui avaient été laissées par la bienheureuse Mar-
guerite, observant exactement les jeunes, les abstinences et les autres
exercices de piété qu'elle avait prescrits à ses disciples.
Le démon, voyant le progrès que cette sainte compagnie faisait
dans la vertu, et combien leur exemple lui enlevait tous les jours de
pécheurs qui se convertissaient, suscita des personnes dans la ville
qui les accusèrent auprès de l'archevêque de mener une vie pleine
de superstition sous une fausse apparence de sainteté. Mais la vérité
ayant été reconnue et le démon trompé dans ses artifices, il leur sus-
cita une nouvelle persécution, et réussit enfin à les faire chasser de
Ravenne. La peste ayant affligé cette ville l'an 1512, la bienheureuse
Gentile, Léon, son fils, sa parente et Maluselli furent renvoyés hors
de la ville, quoiqu'ils n'eussent aucun mal et qu'ils eussent été pré-
servés de la contagion ; et ils ne retournèrent à Ravenne que lorsque
cette ville fut entièrement délivrée de ce fléau. La sainteté de la bien-
heureuse Gentile augmentait tous les jours, et l'estime que l'on en
faisait était si grande, que le Pape lui permit d'entendre la messe dans
sa chambre, ne pouvant aller à l'église à cause de ses infirmités con-
tinuelles. Elle perdit son fils en 1528; mais Jérôme Maluselli lui en
tint lieu. Elle le fit même héritier de ses biens à sa mort, qui arriva
l'an 1530, le 28 janvier. Elle lui laissa entre autres une maison,
qu'elle lui ordonna de changer en église, l'assurant que Dieu susci-
terait plusieurs personnes pieuses, qui, par leurs aumônes, contri-
bueraient à cet ouvrage V.
Jérôme Maluselli exécuta la même année les dernières volontés
de la bienheureuse Gentile, et avec la permission de l'archevêque de
Ravenne, il jeta les fondements de cette église le 23 septembre 1530,
quoiqu'il n'eût en main qu'une somme fort médiocre. Mais ce que
Gentile avait prédit arriva, les aumônes de ceux qui contribuèrent à
cet édifice se trouvèrent suffisantes pour le conduire à la perfection,
et il fut consacré l'an \ 53 1 , le lerjour d'août, par le même archevêque.
Mais une nouvelle persécution s'éleva aussitôt contre le saint fon-
1 Acta SS., 28januarii.
118 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIY. — De 1517
dateur. Quelques prêtres, ayant conçu de la jalousie contre lui, cher-
chèrent les moyens de lui ôter cette église. Il y en eut quelques-uns
qui, pour soulever contre lui le peuple, prêchèrent publiquement
que c'était un hérétique, un trompeur et un superstitieux ; et déjà on
voyait accourir le peuple pour raser cette église; mais il ne s'en trouva
aucun d'assez hardi pour l'entreprendre. Et le pape Jules II, en ayant
eu avis, envoya des commissaires à Kavenne pour prendre connais-
sance de cette affaire, qui fut décidée à l'avantage de Maluselli et à
la confusion de ses ennemis.
Ce saint fondateur, se yoyant paisible dans la jouissance de son
église, dressa les règlements de la congrégation des prêtres qu'il
projetait d'établir. Il les tira des règlements qui avaient été dictés
par la bienheureuse Marguerite, retranchant ce qui n'était propre
que pour les personnes qui vivaient dans le monde. Paul III ap-
prouva la congrégation des clercs réguliers du bon Jésus ; Jérôme
Maluselli en fut le premier supérieur, et la gouverna jusqu'en 1541,
où il mourut le 20me d'août 4.
L'Italie ne fut pas la seule terre qui produisit alors des personnes
et des œuvres saintes. En Espagne, un vieux soldat devenu berger,
devint, par son seul exemple, le fondateur d'un ordre de charité qui
s'est propagé dans bien des royaumes. Nous voulons parler de saint
Jean de Dieu.
Il naquit, le 8 mars 1495, à Monte-Major, petite ville du royaume
de Portugal, dans l'archevêché d'Évora, de parents peu fortunés et
peu distingués parmi le peuple. Son père, André Civdad, et sa mère,
dont on ne sait pas le nom, relevèrent dans tous les exercices de
piété dont son enfance était susceptible. Mais ils le perdirent à. l'âge
de huit ou neuf ans. Comme ils exerçaient volontiers l'hospitalité,
ils logèrent chez eux un voyogeur qui se disait prêtre et allait du
côté de Madrid. Dans la conversation, il parla de la piété qui régnait
dans cette capitale de l'Espagne, et des églises célèbres qu'on y voyait.
Cela fit une telle impression sur le petit Jean, qu'il voulut suivre le
voyageur. Il se déroba de son père et de sa mère, et se mit en route pour
Madrid. Mais il n'y arriva point : le voyageur le laissa dans la ville
d'Oropesaen Castille. Des personnes pieuses eurent pitié de l'enfant.
François, chef des bergers du comte d'Oropesa, le prit à son service.
Cependant sa mère, après beaucoup de perquisitions inutiles, ne
l'ayant pu trouver, en mourut de chagrin au bout de vingt jours:
son père, non moins affligé de son absence, se retira à Lisbonne, et
s'y fit religieux de l'ordre de Saint-François.
1 Hélyot, t. 4.
à 1545 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 119
En attendant, Dieu bénissait les soins et le travail de leur fils. Les
biens de son maître, qui l'en avait établi l'économe, s'augmentaient
entre ses mains, les troupeaux se multipliaient, et la prospérité régnait
dans la maison. Le maître le prit en grande affection, et, pour se l'at-
tacher sans retour, lui offrit sa fille en mariage. Jean, qui avait une
tendre dévotion à la sainte Vierge, et disait tous les jours le rosaire
en son honneur, refusa cette alliance, et prit parti dans une com-
pagnie de soldats au service de Charles-Quint, pour marcher contre
les Français à Fontarabie.
Le tumulte des armes, le mauvais exemple de ses camarades lui
firent oublier ses exercices de piété ; il s'accoutuma insensiblement à
faire comme les autres. La Providence lui ménagea des accidents,
qui le firent rentrer en lui-même. Un jour, on manquait de vivres :
Jean, comme le plus jeune, fut chargé d'en trouver dans un village
voisin. Il montait une jument nouvellement prise sur les Français;
reconnaissant les lieux, elle courut à toute bride vers le camp accou-
tumé ; Jean voulant la retenir, elle se cabra et le jeta parmi des
pierres sans mouvement et sans vie. Étant un peu revenu à soi, il se
mit à genoux, implora le secours de la sainte Vierge, pour ne pas
tomber entre les mains de l'ennemi, dont il était tout proche. Rentré
au camp des Espagnols, il pleura ses désordres, et promit à Dieu
d'être plus fidèle à le servir. De ce malheur, il tomba dans un autre.
Son capitaine lui ayant confié la garde de quelque butin qu'il avait
fait sur l'ennemi, des voleurs l'enlevèrent. Le capitaine l'accusa
d'infidélité, le maltraita, et voulut le mettre entre les mains de la jus-
tice. Plusieurs personnes s'intéressèrent pour lui, et obtinrent sa
grâce, à condition qu'il renoncerait à la profession des armes.
Il revint à Oropesa, alla trouver son ancien maître, qui le reçut
avec beaucoup de tendresse, et lui confia de nouveau le soin de tous
ses biens. Il s''àcquitta de cette commission avec encore plus d'exac-
titude, de telle sorte que son maître le sollicita de nouveau à devenir
son gendre. Jean s'y refusa toujours, et, pour se délivrer de ces
poursuites, prit une seconde fois le parti des armes. C'était dans la
guerre de Charles- Quint contre les Turcs. Jean la regardait comme
une expédition sainte, où il pouvait souffrir quelque chose pour
Jésus-Christ. Il évita tous les désordres où il était tombé dans la
première, et, bien loin d'interrompre ses exercices de piété, il les
augmenta.
La guerre finie et les troupes licenciées, il revint en Portugal, et
voulut aller voir ses parents à Monte-Major ; il apprit qu'ils étaient
morts l'un et l'autre de regret de l'avoir perdu. Il résolut alors de
quitter le pays, pour aller servir Dieu ailleurs. Il passa dans l'An-
J20 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIY. — De 1517
dalousie, et se mit au service d'une dame riche, en qualité de berger.
Il passa les jours et les nuits dans les exercices de la pénitence et à
implorer la miséricorde de Dieu. Il crut enfin qu'il ne pouvait rien
faire de plus propre à satisfaire la justice divine que de se dévouer
au service des malheureux. Pour exécuter son dessein, il passa en
Afrique, afin de procurer aux esclaves chrétiens toute la consolation
et tous les secours qui dépendraient de lui ; il espérait encore trou-
ver dans ce pays la couronne du martyre, après laquelle il soupirait
ardemment. Etant à Gibraltar, il y rencontra un gentilhomme portu-
gais, que le roi Jean III avait dépouillé de tous ses biens et condamné
à l'exil. Les officiers du prince étaient chargés de le conduire, avec
sa femme et ses enfants, à Ceuta en Barbarie. Jean, par charité, se
mit gratuitement à son service. Mais à peine fut-on arrivé à Ceuta,
que le chagrin et l'intempérie de l'air causèrent au gentilhomme une
maladie fâcheuse : il fut bientôt réduit à une extrême nécessité, et
obligé de vendre, pour sa subsistance et pour celle de sa famille, le
peu qu'il avait apporté. Cette ressource ayant manqué, notre saint
y suppléa en vendant tout ce qu'il possédait. Il ne s'en tint pas là, il
alla encore travailler aux ouvrages publics, et employa le salaire de
ses journées au soulagement de ses malheureux maîtres. La joie pure
qu'il goûtait dans les exercices de sa charité fut troublée par l'a-
postasie d'un de ses compagnons. Ceci joint aux avis de son confes-
seur, qui lui représenta qu'il y avait de l'illusion à rechercher le
martyre, le détermina à repasser en Espagne.
De retour à Gibraltar, il se mit à vendre des images et des livres
de piété; ce qui lui fournissait l'occasion d'exhorter à la pratique
de la vertu ceux qui s'adressaient à lui. Comme ses fonds s'étaient
considérablement augmentés, il se rendit à Grenade, où il établit
une boutique en 1538. Il était âgé alors d'environ quarante trois ans.
Sachant que la ville de Grenade célébrait avec beaucoup de dévo-
tion la fête de saint Sébastien, il se transporta dans l'ermitage du
nom de ce saint. La foule y fut grande cette année, parce que Jean
d'Avila, prêtre d'une grande sainteté, le plus célèbre prédicateur
d'Espagne, et surnommé l'apôtre de l'Andalousie, devait y prêcher.
Jean, l'ayant entendu, fut si touché de son sermon, qu'il versa un
torrent de larmes, et remplit l'église de ses cris et de ses lamenta-
tions. Il détestait publiquement sa vie passée, se frappait la poitrine,
et demandait tout haut miséricorde pour les péchés qu'il avait com-
mis. Non content de cette première démarche, il se mit à courir les
rues, s'arrachant les cheveux, et faisait tant d'autres choses extraor-
dinaires, que la populace le poursuivit, comme un insensé, à coups
de pierres et de bâtons. Enfin il rentra chez lui, tout couvert de boue
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 121
et de sang. Il donna aux pauvres tout ce qu'il avait, et se réduisit à
une pauvreté universelle. Il recommença à contrefaire l'insensé, et à
courir dans les rues comme auparavant. Quelques personnes eurent
pitié de lui ; elles l'arrêtèrent et le conduisirent au vénérable Jean
d'Avila. Ce grand homme, plein de l'esprit de Dieu, découvrit bien-
tôt que notre saint n'était point tel qu'il paraissait à l'extérieur ; il
lui parlait en particulier, entendit sa confession générale, lui donna
des avis salutaires, et lui promit de l'assister en toute occasion.
Cependant notre saint, brûlé d'un ardent désir des humiliations,
contrefit de nouveau l'insensé ; en sorte qu'on crut de*Wr l'enfermer
comme un frénétique. On employa les remèdes les plus violents
pour le guérir de sa prétendue maladie. Il souffrit tout en esprit de
pénitence et en expiation de ses péchés passés. Jean d'Avila, informé
de ce qui se passait, alla le visiter. Il le trouva épuisé de forces et
tout couvert des plaies faites par les coups de fouet qu'on lui avait
donnés; mais si son corps était dans un état de faiblesse, son âme
était pleine de vigueur et de courage, et saintement avide de nou-
velles souffrances et de nouvelles humiliations. D'Avila fut extrême-
ment édifié d'un amour si extraordinaire de la pénitence. Cependant,
après avoir donné aux motifs du saint les éloges qu'ils méritaient, il
lui conseilla de changer son genre de vie, et de s'occuper désormais
à quelque chose dont il pût résulter une plus grande utilité pour le
public. Jean profita des avis de son directeur, et revint aussitôt à son
état naturel, ce qui surprit beaucoup les personnes chargées de le
garder. Il servit quelque temps les malades de l'hôpital où il était, et
il en sortit le jour de la Sainte-Ursule de l'année 1539.
Il ne pensa plus qu'au moyen d'exécuter le dessein qu'il avait
formé de faire quelque chose pour le soulagement des pauvres. Mais,
avant que de rien entreprendre, il se mit sous la protection de la
sainte Vierge, et fit un pèlerinage à Notre-Dame de Guadeloupe en
Estramadure. A son retour, il commença à vendre du bois au mar-
ché, et il employait au soulagement des malheureux le gain qui lui
en revenait. Il loua ensuite une maison pour y retirer les pauvres
malades, et il pourvoyait à tous leurs besoins avec une activité, une
vigilance et une économie qui étonnèrent toute la ville. Ceci arriva
l'an 15-iO. Telle fut la fondation de l'ordre de la charité, qui, par
une bénédiction visible du ciel, s'est depuis répandu dans toute la
chrétienté. Le saint passait les jours auprès des malades, et employait
les nuits à en transporter de nouveaux dans son hôpital. Les habi-
tants de Grenade furent si édifiés de cet établissement, qu'ils s'em-
pressèrent à l'envi de fournir toutes les choses dont les malades
avaient besoin. L'archevêque, témoin des grands biens qui-en résul-
122 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1Y. - De 1517
taient et de l'ordre admirable qui y régnait par rapport à l'adminis-
tration des secours spirituels et temporels, le prit sous sa protection,
et donna des sommes considérables pour le rendre fixe et permanent.
L'exemple du prélat produisit les meilleurs effets, et excita la charité
de plusieurs personnes vertueuses. Comment, en effet, n'aurait-on
pas favorisé un institut aussi utile, et dont le fondateur était un mo-
dèle accompli de charité, de patience et de modestie ?
L'évêque de Tuy, président de la chambre royale de Grenade, le
retint un jour à dîner. Il lui tit diverses questions, auxquelles le saint
répondit avfflfrtant de justesse, que l'évêque conçut de lui la plus
haute idée. Le prélat lui ayant demandé son nom, il répondit qu'il
s'appelait Jean. Vous vous appellerez désormais Jean de Dieu, répli-
qua l'évêque, et ce nom lui demeura. Il lui prescrivit en même temps
une forme d'habit convenable, et l'en revêtit de ses propres mains.
Jean n'avait jamais eu l'intention de fonder un ordre religieux ; aussi
ne dressa-t-il point, de règle pour ceux qui se consacraient, à son
exemple, au soulagement des malades ; car celle qui porte son nom
ne fut faite que six ans après sa mort, c'est-à-dire en 1556. Quant
aux vœux de religion, ils ne furent introduits parmi ses disciples
qu'en 1570.
Le marquis de Tarisa voulut un jour mettre à l'épreuve le désin-
téressement du saint. Il l'alla trouver étant déguisé, et lui demanda
de quoi poursuivre un procès qu'il disait être juste et indispensable.
Jean lui donna aussitôt vingt-cinq ducats, qui étaient tout ce qu'il
possédait. Le marquis fut extrêmement édifié d'une pareille généro-
sité; il rendit les vingt-cinq ducats, et y joignit cent cinquante écus
d'or. Pendant qu'il fut à Grenade, il envoya chaque jour d'abon-
dantes provisions à l'hôpital du saint.
Jean avait une tendresse singulière pour les pauvres malades ; il
en donna les preuves les plus frappantes, un jour que le feu prit à
son hôpital. Vivement alarmé du danger que couraient les malades,
il résolut de s'exposer à tout pour les sauver. Il les mettait sur son
dos les uns après les autres, et les emportait à travers les flammes.
Il éprouva bien visiblement la protection de la Providence ; car ni lui
ni les malades ne furent endommagés par l'incendie.
Mais sa charité ne se concentrait pas dans l'enceinte de son hôpi-
tal ; elle était trop active pour ne pas se produire au dehors. Il était
percé de douleur lorsqu'il apprenait que quelques personnes étaient
dans l'indigence. Il fit faire une exacte recherche de tous les pauvres
de la province, afin de pourvoir à leurs besoins. Il fournissait aux
uns de quoi vivre dans leurs maisons, et procurait du travail aux
autres. Enfin, il n'y avait pas de moyen qu'il n'employât pour con-
à 1545 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 123
soler et pour assister les membres souffrants de Jésus-Christ. Il avait
un soin tout particulier des jeunes filles que la misère aurait pu
précipiter dans le crime ; il travaillait en même temps à retirer de la
débauche celles qui avaient eu le malheur de s'y laisser entraîner, et
il lui arriva plus d'une fois d'aller trouver, le crucifix à la main, les
pécheresses publiques, et de les conjurer, avec larmes, d'entrer dans
les voies de la pénitence. Il en convertit plusieurs, et pourvut à leur
subsistance, afin de leur ôter l'occasion de retomber dans leurs pre-
miers désordres.
A une vie aussi active il joignait une prière continuelle et de
grandes austérités. Il avait le don des larmes et possédait supérieu-
rement l'esprit de contemplation. Toute sa conduite portait l'em-
preinte d'une profonde humilité, et il était si affermi dans cette vertu,
que rien n'était capable de l'altérer. Cela parut surtout à la cour de
Valladolid, où ses affaires l'avaient appelé. Le roi et les princes lui
donnèrent à l'envi des marques éclatantes de leur estime, et lui re-
mirent des sommes considérables, qu'il distribua avec une économie
admirable dans Valladolid même et dans les environs. Quant aux
honneurs dont on le combla, il les reçut avec une sainte insensibilité,
qui caractérise un homme vraiment mort à lui-même. Il s'accommo-
dait bien mieux des humiliations, qui faisaient ses délices ; il les
supportait avec joie et les recherchait même avec empressement.
Une femme l'ayant un jour traité d'hypocrite et accablé de mille in-
jures, il lui donna secrètement de l'argent, pour répéter dans la
place publique ce qu'elle lui avait dit.
Il y avait dix ans que notre saint soutenait avec un courage invin-
cible les fatigues qu'entraînait le service de son hôpital, lorsqu'il
tomba malade. On attribua principalement la cause de sa maladie
aux peines qu'il s'était données dans une inondation pour tirer de
l'eau des effets appartenant aux pauvres et pour sauver la vie à un
homme qui allait se noyer. Il dissimula d'abord le mauvais état de sa
santé, de peur qu'on ne l'obligeât à relâcher quelque chose de ses
travaux et de ses austérités. Il travailla en même temps à faire l'in-
ventaire de ce qui était dans son hôpital et à revoir tous les comptes;
il revit aussi les sages règlements qu'il avait dressés pour l'adminis-
tration du spirituel et du temporel. L'archevêque de Grenade lui
ayant fait part d'une plainte portée contre lui, sur ce qu'il avait reçu
des vagabonds et des hommes de mauvaise vie, il se jeta à ses pieds
et lui dit : « Le Fils de Dieu est venu au monde pour le salut des
pécheurs, et nous sommes obligés de travailler à leur conversion par
nos soupirs, nos prières et nos exhortations. J'ai été infidèle à ma
vocation en négligeant ce devoir, et j'avoue, à ma confusion, que
125 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
je ne connais d'autre pécheur dans mon hôpital que moi-même, qui
suis indigne de manger le pain des pauvres. » Il prononça ces pa-
roles avec une telle candeur, que tous ceux qui les entendirent en
lurent attendris, et que l'archevêque, plein de respect pour le saint,
laissa le soin de tout à sa discrétion.
Cependant la santé du bienheureux Jean s'affaiblissait de jour en
jour, et sa maladie devint si dangereuse, qu'il ne lui fut plus pos-
sible de la cacher. Le bruit s'en étant répandu, une dame vertueuse
nommée Anne Osorio, le vint voir. Elle le trouva couché avec ses ha-
bits dans sa petite cellule, n'ayant d'autre couverture qu'une vieille
casaque. Le saint avait seulement substitué à la pierre qui lui ser-
vait habituellement d'oreiller le panier dans lequel il avait coutume
de mettre les aumônes qu'il ramassait par la ville. Les malades et les
pauvres fondaient en larmes autour de son lit. Anne Osorio fut vive-
ment touchée de ce spectacle, et avertit secrètement l'archevêque de
l'état où était le saint. Le prélat envoya aussitôt dire à Jean qu'il eût
à obéir à cette dame comme à lui-même. Anne, ainsi autorisée, obli-
gea le serviteur de Dieu à quitter son hôpital ; mais avant que d'en
sortir, il nomma supérieur Antoine Martin, donna quelques instruc-
tions à ses frères, et leur recommanda surtout la pratique de l'obéis-
sance et de la charité. Il visita ensuite le saint sacrement, et répandit
son cœur en la présence de Jésus-Christ. Sa prière fut si longue,
qu'Anne Osorio se vit obligée de l'interrompre pour le faire monter
dans son carrosse. Elle le conduisit à sa maison, se réservant à elle
et à ses filles le soin de le servir dans sa maladie. On lui faisait sou-
vent la lecture de la passion de Jésus-Christ, ce qui le portait à pro-
duire des actes d'humilité, en considérant qu'il était bien traité tandis
que le Sauveur mourant l'avait été si mal.
Les progrès de sa maladie furent si rapides, qu'on n'eut bientôt
plus d'espérance. Tout le monde fut alarmé du danger où était
l'homme de Dieu ; toute la noblesse le vint visiter, et les magistrats
accoururent pour le prier de donner sa bénédiction à la ville. Le saint
répondit à ces derniers qu'ils ne devaient point demander la bénédic-
tion d'un aussi grand pécheur que lui ; il leur recommanda ensuite
les pauvres et ses frères qui avaient soin de l'hôpital. L'archevêque
lui ayant enfin ordonné de se rendre aux instances des magistrats, il
donna sa bénédiction à la ville de Grenade, et fit les exhortations les
plus pathétiques à tous ceux qui étaient présents. Il s'entretenait
continuellement avec Dieu par une prière accompagnée des senti-
ments de la componction la plus vive et de l'amour le plus ardent.
L'archevêque dit la messe dans sa chambre, et lui administra les
derniers sacrements, après avoir entendu sa confession. Il lui pro-
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 125
mit de payer ses dettes et de pourvoir aux besoins des pauvres dont
son hôpital était chargé. Jean, étant encore à genoux devant l'autel,
expira le 8 de mars 1550. Il avait cinquante-cinq ans accomplis. Il
fut enterré par l'archevêque avec beaucoup de solennité. Le clergé
séculier et régulier de Grenade assista à ses funérailles, ainsi que la
cour et la noblesse. Dieu ayant glorifié son serviteur par plusieurs
miracles, Urbain VIII le béatifia l'an 1630, et Alexandre VIII le cano-
nisa l'an 1690. Ses reliques furent transférées l'an 1664 dans l'église
de ses disciples.
L'ordre des frères de la charité, institué pour le service des ma-
lades, fut approuvé par le pape Pie V. Les frères de la charité d'Es-
pagne ont un général particulier ; ceux de France et d'Italie en ont
un qui réside à Rome : ils suivent tous la règle de saint Augustin.
En Italie, on ne les connaît que sous le nom de Frères Fate ben
Fratelli, ou, par abréviation, Ben Fratelli, à cause qu'ils deman-
daient ainsi l'aumône autrefois, à l'exemple de leur saint fondateur,
qui disait : Mes frères, faites-vous du bien pour l'amour de Dieu l.
C'était dans le temps où l'hérésiarque de Wittemberg, en soutenant
que les bonnes œuvres étaient autant de péchés, disait par là même
à tout le monde : Frères, ne vous faites pas de bien, car c'est du
mal. — Aussi le premier est-il surnommé saint Jean de Dieu.
A cette même époque, l'ordre de Saint-François présentait au
monde un autre prodige de sainteté et de pénitence : nous parlons
de saint Pierre d'Alcantara.
Il naquit l'an 1499 dans Alcantara, petite ville delà province d'Es-
tramadure en Espagne. Son père, nommé Alphonse Garavito, était
magistrat et gouverneur de la ville. Sa mère sortait d'une famille
noble, et elle se distinguait, comme son mari, par ses vertus et sa
piété. A peine le jeune Pierre faisait-il usage de sa raison, qu'il pa-
raissait déjà rempli d'amour pour Dieu. Sa fidélité à ses devoirs, sa
ferveur et son application à la prière le faisaient regarder comme une
espèce de prodige. La mort lui enleva son père lorsqu'il finissait son
cours de philosophie à Alcantara ; quelque temps après, il fut envoyé
à Salamaque pour y étudier le droit canonique. Pendant les deux
ans qu'il passa dans l'université de cette ville, il partagea régulière-
ment son temps entre l'étude, la prière et le service des pauvres dans
les hôpitaux.
En 1513, il fut rappelé dans sa patrie. Son premier soin fut de
délibérer sur le genre de vie qu'il embrasserait. D'un côté, la fortune
qui l'attendait dans le monde se présentait à lui ; mais, de l'autre, il
1 Hélyot, t. 4. Acta SS., et Godcscard, 8 mars.
126 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
considérait les dangers auxquels on est exposé dans le siècle, les
avantages et le bonheur de la solitude. Enfui la grâce l'emporta, et
il résolut d'embrasser l'état religieux. 11 fixa son choix sur l'ordre de
Saint-François, et il en prit l'habit à seize ans, dans le couvent de
Manjarèz, situé sur les montagnes qui séparent la Castille du Por-
tugal. On le distingua des autres moines par son zèle pour les hu-
miliations, pour les veilles, pour le jeûne, pour les autres pratiques
de la pénitence. Sa ferveur était si grande, que les plus rigoureuses
austérités n'avaient rien d'effrayant pour lui. Son détachement était
si parfait et si entier, qu'il était véritablement crucifié au monde et
qu'il ne trouvait que peine et affliction dans tout ce qui flatte les sens
et la vanité des hommes. Son union avec Dieu était si continuelle,
que rien n'était capable de l'interrompre. On lui donna divers em-
plois, dont il s'acquitta à la plus grande satisfaction de ses supé-
rieurs. Il veillait si exactement sur ses sens et particulièrement sur
ses yeux, qu'il fut un temps considérable sans savoir comment l'é-
glise du couvent était faite. Le supérieur l'ayant repris de ce que,
depuis plusieurs mois qu'on lui avait confié le soin du réfectoire, il
ne servait point aux frères le fruit qui était dans la dépense, il ré-
pondit avec humilité qu'il n'avait point regardé le plancher, où les
fruits étaient suspendus, comme il se pratique dans le pays, surtout
par rapport aux grappes de raisin, que l'on garde après les avoir fait
sécher. II avoua depuis à sainte Thérèse qu'il avait été trois ans dans
une maison sans connaître les frères autrement que par la voix.
Depuis son entrée dans l'état religieux jusqu'à sa mort, il ne re-
garda jamais en face aucune femme. Pendant plusieurs années, il ne
vécut que de pain trempé dans de l'eau et d'herbes insipides ; et
lorsqu'il menait la vie érémitique, il en faisait bouillir une grande
quantité à la fois, afin de donner moins de temps au soin de son corps.
Il ne faisait alors qu'un repas léger par jour, et il lui arriva souvent
de passer trois jours de suite sans prendre aucune nourriture. Les
grandes fêtes, il ajoutait quelquefois à sa portion d'herbes une espèce
de potage fait avec du sel et du vinaigre. Il ne buvait que de l'eau,
encore n'en buvait-il qu'en petite quantité. A force de se mortifier,
il en était venu au point de perdre presque entièrement le sens du
goût ; en sorte qu'il ne savait ordinairement ce qu'il mangeait. Un
cilice étendu par terre lui servait de lit: il dormait peu, et le repos
qu'il accordait à la nature, il le prenait communément assis et la tête
appuyée contre la muraille. La longueur et la continuité de ses veilles
étaient incroyables ; il s'était accoutumé par degrés à ce genre de
mortification, afin de ne point endommager sa santé; et, comme il
était d'une constitution robuste, il fut en état de la supporter. Il eut
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 127
de violentes tentations ; mais il en triompha par la prière et par
l'humilité.
Quelques mois après sa profession, Pierre d'Alcantara fut envoyé
dans un couvent situé près de Belviso dans un lieu solitaire. Il y
construisit , à quelque distance de la communauté , une cellule avec
des branches d'arbre et de la terre; il y pratiqua des austérités
extraordinaires, qui ne furent connues que de Dieu. Trois ans après,
on le fit supérieur d'un petit couvent qui venait d'être fondé à Ba-
dajoz, métropole de l'Estramadure, quoiqu'il n'eût encore que vingt
ans. Le temps de sa supériorité expiré, son provincial lui dit de se
préparer à recevoir les saints ordres. Il demanda inutilement un plus
long délai. Il fut ordonné prêtre en 1524; et peu de temps après, on
le chargea d'annoncer la parole de Dieu. L'année suivante, il fut fait
gardien du couvent de Placentia. Dans toutes les places de supériorité
qui lui furent confiées, il se regarda toujours comme le serviteur de
ses frères, et il se croyait obligé de les instruire, surtout par ses
exemples. De là cette ferveur qu'il inspirait à tous ceux qui vivaient
sous sa conduite. Après son second gardiennat , il fut pendant six
ans uniquement occupé du soin de prêcher l'Evangile aux peuples.
Il paraissait dans les chaires sacrées comme un ange envoyé de Dieu
pour inspirer l'esprit de pénitence aux pécheurs, et pour les embra-
ser du feu de l'amour divin. Aussi opérait-il des conversions innom-
brables. Il joignait aux talents naturels une connaissance parfaite
des voies intérieures, et ce vif sentiment des choses de Dieu qui ne
s'acquiert point par l'étude, mais qui est le fruit de la grâce et de la
prière. La vue seule du saint instruisait, et l'on disait de lui qu'il
suffisait qu'il parût pour opérer des conversions, pour toucher et
faire couler des larmes.
L'amour delà retraite étant toujours, pour ainsi dire, son inclina-
tion dominante, il pria ses supérieurs de lui permettre d'aller vivre
dans quelque couvent solitaire, où il pût s'adonner librement à
l'exercice de la contemplation. Il obtint enfin ce qu'il demandait. On
le mit dans le couvent de Saint-Onuphre à Lapa, près Soriana. Cette
maison était dans une solitude affreuse. La permission de s'y retirer
ne fut cependant accordée au saint qu'à condition qu'il en prendrait
le gouvernement. Ce fut là qu'il composa son traité de Y Oraison
mentale. Il l'écrivit à la prière d'un gentilhomme rempli de piété
qui l'avait souvent entendu parler sur cette matière. Ce traité a été
regardé comme un chef-d'œuvre par sainte Thérèse, par Louis de
Grenade, par saint François de Sales, par le pape Grégoire XV, etc.
L'auteur y prouve la nécessité de Y oraison mentale ; il en explique
la méthode et les avantages. Il y donne quelques méditations courtes
128 HISTOIRE UNIVERSELLE [LIv. LXXXIV. - De 1517
sur les fins dernières et sur la passion de Jésus-Christ, pour servir
de modèle. C'est d'après le même plan que Louis de Grenade et
d'autres écrivains ascétiques ont tâché de faciliter aux Chrétiens la
pratique de l'oraison mentale, qui est si négligée, et cependant si
nécessaire pour entretenir la piété. Nous avons de notre saint un
autre traité qui n'est pas moins excellent, et qui est intitulé : De la
Paix de Vâme. Il établit cette maxime fondamentale, que la vertu de
la perfection consistant dans la pureté et la ferveur de l'amour divin,
nous devons tendre à ce but de toutes nos forces. La première chose
que nous avons à faire, dit-il, c'est de crucifier tous nos désirs dés-
ordonnés et de soumettre nos passions ; ce qui réglera notre inté-
rieur, établira la paix dans nos cœurs, et y excitera de vifs senti-
ments d'humilité, de douceur et des autres vertus chrétiennes. Nous
devons avoir soin que tous nos exercices et toutes nos actions soient
animés de l'esprit intérieur ; les austérités mêmes sont perdues et
deviennent quelquefois pernicieuses si elles ne sont fondées sur ce
principe. A ce soin, qui a pour objet d'arracher la semence des in-
clinations terrestres et vicieuses, nous joindrons celui de remplir
tous nos devoirs avec affection et avec suavité, aimant les devoirs
eux-mêmes, et ne faisant rien par contrainte ; car cette mauvaise
disposition est principalement contraire à la paix intérieure. Rien de
plus essentiel que d'éviter toutes les occasions de trouble. Il faut
donc ne rien négliger pour conserver son âme en paix, pour ne ja-
mais perdre Dieu de vue, et se proposer en tout le désir de ne plaire
qu'à lui. Le trouble commence-t-il à naître en nous? recourons à
Dieu par la prière, tournons nos cœurs vers lui, imitons Jésus qui,
dans le jardin des Olives, pria trois fois, prosterné devant son Père
céleste. On ne bâtit point une ville en un jour. Pensons que c'est
une entreprise aussi importante que de bâtir une maison à Dieu et
un temple au Saint-Esprit, quoique le principal architecte soit dans
le ciel. L'humilité doit être la pierre angulaire de notre édifice spi-
rituel. « Désirons d'être méprisés aux yeux du monde, et de ne ja-
mais faire notre propre volonté. Mettons tous nos désirs devant Dieu :
demandons-lui l'accomplissement de sa volonté, afin qu'il puisse
régner seul en nous. Quiconque nous tire de l'humilité, quelque
spécieux prétexte qu'il apporte, est un faux prophète, un loup ra-
vissant qui se couvre de la peau d'une brebis pour dévorer ce que
nous avons amassé avec beaucoup de temps et de peine. »
Le saint veut que l'on joigne à l'humilité le renoncement à soi-
même et le recueillement. Il veut aussi que l'on se défie du zèle pour
le salut des âmes quand on néglige les moyens de procurer son
propre salut. 11 observe, pour la consolation de ceux qui sont tour-
à 1545 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 129
mentes de scrupules et de peines intérieures, que Dieu permet sou-
vent ces épreuves pour faire faire à une âme des progrès dans l'hu-
milité et la pureté de cœur. La tranquillité qu'il recommande,
comme la plus efficace des préparations pour faire d'une âme la de-
meure du Saint-Esprit, n'est rien moins qu'un état d'inaction. En
effet, quoique l'âme ne soit point couverte de ténèbres, ni agitée par
le souffle impétueux des passions, il n'est pas moins vrai qu'elle est
toute action et tout feu, étant pénétrée du vif sentiment de toutes les
vertus, et occupée à en produire les actes les plus fervents.
Pierre d'Alcantara était lui-même un grand coutemplatif ; son
union avec Dieu était habituelle. Il célébrait la messe avec une dé-
votion extraordinaire, et souvent avec des torrents de larmes. On le
vit rester en prières pendant une heure, les bras étendus et les yeux
levés au ciel, sans mouvement. Il avait fréquemment des extases qui
duraient longtemps. Il aimait surtout à méditer sur l'incarnation et
sur le saint sacrement de l'autel ; le nom seul de ces mystères d'a-
mour suffisaient quelquefois pour lui causer des ravissements. Il ne
serait pas possible d'exprimer les douceurs et les consolations qu'il
recevait de Dieu dans l'oraison. Quelquefois il ne pouvait contenir
les transports de l'amour divin, et on l'entendait chanter tout haut
les louanges du Seigneur, d'une manière toute merveilleuse. De
temps en temps, il se retirait dans les bois pour avoir plus de liberté ;
et les paysans qui l'entendaient le prenaient pour un homme qui n'é-
tait point en son bon sens.
Jean III, roi de Portugal, étant informé de la réputation de sain-
teté dont jouissait le serviteur de Dieu, voulut le consulter sur quel-
ques difficultés relatives à sa conscience. Il pria donc son provincial
de le lui envoyer à Lisbonne. Le saint refusa de se servir des voitures
qu'on avait préparées pour lui ; il fit le voyage à pied et sans sanda-
les, suivant sa coutume. Le roi fut si satisfait de ses réponses et si
édifié de toute sa conduite, qu'il le fit encore revenir quelque temps
après. Dans ces deux visites, Pierre d'Alcantara convertit un grand
nombre de seigneurs de la cour. L'infante Marie, sœur du roi, renonça
à toutes les pompes du monde, et fit en particulier les trois vœux de
religion, se réservant néanmoins le droit de porter l'habit séculier et
de vivre à la cour, parce que la conduite de quelques affaires impor-
tantes y rendait sa présence nécessaire. Cette princesse fonda à Lis-
bonne un monastère de pauvres clarisses pour les dames de qualité.
Elle se joignit au roi pour retenir ie saint ; et, pour l'y déterminer,
on lui construisit une cellule avec un oratoire, afin qu'il pût vaquer
à ses exercices ordinaires. Mais Pierre d'Alcantara trouvait trop d'in-
convénients dans la proposition qu'on lui faisait, pour l'accepter.
130 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
Une grande division s'étant élevée parmi les habitants d'Alcantara.
il se rendit dans cette ville pour y rétablir la paix. Sa présence et ses
discours produisirent l'effet qu'on en avait attendu. Les troubles ces-
sèrent, et les semences de discorde furent étouffées. A peine cette
affaire était-elle terminée, qu'on l'élut, en 1538, provincial de l'Es-
tramadure. Cette province, qui appartenait aux religieux dits conven-
tuels, avait adopté depuis quelque temps certaines constitutions de
réforme. Comme ce saint n'avait point encore l'âge que Ton exigeait
ordinairement pour le provincialat, il allégua cette raison pour se
dispenser d'accepter; mais on n'eut point d'égard à ses représenta-
tions, et l'on crut que ses vertus et sa prudence suppléeraient au dé-
faut de l'âge. Il profita de l'autorité que lui donnait sa place pour
établir une réforme sévère; et les règlements qu'il dressa relativement
à ce projet furent reçus de toute la province, dans un chapitre qui se
tint à Placentia l'an 1540.
Le temps de son provincialat étant expiré, il retourna l'année sui-
vante à Lisbonne pour joindre le père Martin de Sainte-Marie, qui
jetait les fondements d'une réforme austère, et qui était occupé à
bâtir un ermitage sur des montagnes arides, appelées Arabida, et
situées à l'embouchure du Tage, sur la rive opposée à Lisbonne. Le
duc d'Aviero donna le terrain, et fournit, de plus, ce qui était néces-
saire pour construire les cellules. Saint Pierre anima la ferveur des
religieux qui avaient embrassé la réforme, et leur proposa plusieurs
règlements qu'ils adoptèrent. Les ermites d' Arabida marchaient nu-
pieds, couchaient sur des paquets desarment ou sur la terre nue; ils
s'interdisaient l'usage de la viande et du vin, et ne mangeaient de
poisson que les joursde fête. Ils disaient matines à minuit, et le saint
se chargea du soin de les éveiller ; matines finies, ils restaient à prier
dans l'église jusqu'au point du jour. Ils récitaient alors prime, qui
était suivie d'une messe, conformément à la règle primitive de saint
François. Ensuite ils se retiraient dans leurs cellules, d'où ils ne sor-
taientque pour réciter ensemble tierce et les autres heures canoniales.
Le temps qu'il y avait entre vêpres et compiles était employé au
travail des mains. Les cellules des frères étaient petites et basses :
celle de notre saint était si petite, qu'il ne pouvait s'y tenir debout ni
s'y coucher sans avoir le corps plié. Le père Jean Calas, général de
l'ordre, étant venu en Portugal, voulut voir Pierre d'Alcantara: il
lui lit une visite dans son ermitage. Il fut si édifié de ce qu'il avait vu,
qu'il permit au père Martin de Sainte-Marie de recevoir des novices.
Il lui permit aussi d'établir sa réforme dans Us couvents de Palhaës
et de Santarerrt, et il y érigea une custodie. Son compagnon, touché
des exemi les qu'il avait sous les yeux, le quitta pour embrasser la
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 131
réforme. Le couvent de Palhaës fut désigné pour servir de noviciat;
on en donna la conduite au saint, ainsi que celle des novices.
Pierre d'Alcantara fut chargé du noviciat pendant deux ans, c'est-
à-dire jusqu'en 1544, que ses supérieurs le rappelèrent en Espagne.
Ses frères de la province d'Estramadure témoignèrent la plus grande
joie en le revoyant. Il exerça les fonctions du ministère par obéis-
sance ; mais son attrait pour la contemplation lui fit demander la
permission de demeurer dans les couvents les plus solitaires de l'or-
dre. Quatre ans se passèrent de la sorte. 11 fut rappelé en Portugal
par le prince Louis, frère du roi, et par le duc d'Aveiro. Durant les
trois ans qu'il passa dans ce royaume, il donna la dernière perfection
à la réforme d'Arabida, et l'an 1550 il fonda un nouveau couvent près
de Lisbonne. Dix ans après, la custodie fut érigée en province de
l'ordre. Les vertus de Pierre d'Alcantara lui attirant beaucoup d'ad-
mirateurs, ce qui le troublait dans sa solitude, il se hâta de retourner
en Espagne, où il espérait être moins connu. Il arriva à Placentia
l'an 1551, et les frères le prièrent d'accepter le provincialat ; mais il
demanda la liberté de vivre quelque temps pour lui-même, et elle
lui fut enfin accordée. Deux ans après, il fut élu custode dans un
chapitre général qui se tint à Salamanque.
En 1554, il forma le plan d'une congrégation qui suivrait une ré-
forme encore plus austère que celle qui existait déjà. Mais il com-
mença par se faire autoriser, en obtenant un bref du pape Jules III.
Son projet fut aussi approuvé par la province d'Estramadure et par
l'évêque de Coria,dans le diocèse duquel il essaya, avec un autre reli-
gieux, le genre de vie qu'il se proposait d'introduire. Quelque temps
après, il fit un voyagea Rome, et il obtint un second bref par lequel
il lui était permis de bâtir un couvent conformément à son plan. Ce
couvent fut bâti tel qu'il le désirait, près de Pedroso, dans le diocèse
de Palentia. On en met la fondation en 1555; et c'est de là que l'on
date la réforme des Franciscains déchaussés, ou de l'étroite obser-
vance de saint Pierre d'Alcantara. Le couvent dont il s'agit n'avait
que trente-deux pieds de long sur vingt-huit de large. Les cellules
étaient extrêmement petites, et le lit du religieux, qui consistait en
trois planches, en occupait la moitié. Celle du saint était la plus petite
et la plus incommode de toutes. L'église était comprise dans le bâ-
timent dont nous venons de parler, et elle en faisait partie. Il suffisait
à chaque religieux, pour s'exciter à la pénitence, de considérer sa
cellule, qui ressemblait à un vrai tombeau.
Le comte d'Oropesa fit bâtir au saint deux nouveaux couvents sur
ses terres; la réforme y fut établie, ainsi que dans plusieurs autres
maisons. En 1561, ces différents couvents furent érigés en province.
132 HISTOIRE UNIVERSELLE [Ltv. LXXXIV. — De 1517
Pierre d'Alcantara régla par des statuts particuliers les dimensions
que devaient avoir les cellules, l'infirmerie et l'église de chaque mai-
son. La circonférence d'un couvent n'excédait point quarante ou
cinquante pieds. Il ne devait y avoir que huit frères, qui étaient
obligés d'être toujours nu-pieds. Ils couchaient sur des planches ou
sur des nattes étendues par terre. Leurs lits étaient élevés à un pied
de terre quand le lieu devenait malsain par l'humidité. L'usage de la
viande, du poisson, des œufs et du vin n'était permis qu'aux mala-
des. On employait chaque jour trois heures à l'oraison mentale, et
on ne recevait rien pour la célébration de la messe.
Saint Pierre d'Alcantara était commissaire de l'ordre, lorsqu'on
le fit provincial de sa réforme. Il se rendit à Rome peu de temps
après, et il demanda la confirmation de son institut. Le pape Paul IV,
par une bulle du mois de février 1562, affranchit la congrégation du
saint de la juridiction des Franciscains conventuels, et la soumit au
ministre général des Observantins, avec la clause qu'elle suivrait tou-
jours les règlements donnés par le saint réformateur. Il s'est formé
des établissements en Italie et dans plusieurs provinces de l'Espagne.
Chaque province de cette réforme est composée d'environ dix
maisons.
L'empereur Charles-Quint s'était retiré, après son abdication,
dans la province d'Estramadure, et il avait choisi pour sa demeure
le monastère de Saint-Just, de l'ordre des Hiéronymites. Ce prince
crut devoir prendre Pierre d'Alcantara pour confesseur, dans la
persuasion que personne n'était plus propre aie préparer à la mort.
Mais le saint, qui prévoyait que cette espèce de ministère ne s'ac-
cordait point avec ses exercices ni avec son genre de vie, allégua
diverses raisons pour ne point accepter la place qui lui était offerte,
et il vint à bout d'obtenir le désistement de l'empereur.
Il faisait la visite de son ordre en qualité de commissaire général,
lorsqu'il vint à Avila, l'an 1559. Sainte Thérèse, qui demeurait dans
cette ville, éprouvait alors une dure persécution de la part de ses
amis et de ses propres confesseurs. Elle était aussi tourmentée par
des scrupules et par d'autres peines intérieures. On lui disait qu'elle
pouvait être séduite par les illusions du démon, et cette idée lui
causait de temps à autre des troubles désolants. Guiomera d'Ulloa,
veuve d'une piété éminente, qui lui était tendrement attachée et qui
connaissait son état, lui fit passer huit jours dans sa maison, après
en avoir obtenu la permission de ses supérieurs. Le but qu'elle se
proposait était de lui faciliter les moyens de s'entretenir à loisir avec
Pierre d'Alcantara. Le saint, qui avait été lui-même favorisé de
grâces extraordinaires, eut bientôt connu son état ; il dissipa ses in-
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 133
quiétudes, et l'assura que tout ce qui se passait en elle venait de l'Es-
prit de Dieu. Il se déclara hautement contre ses calomniateurs, et
parla en sa faveur à celui qui dirigeait sa conscience. Après lui avoir
suggéré les plus puissants motifs de consolation, il l'exhorta forte-
ment à rétablir sa réforme dans l'ordre des Carmes, et à la fonder
principalement sur la pauvreté. Touché de compassion pour sainte
Thérèse, et voulant augmenter la confiance qu'elle prenait en ses
conseils, il lui lit diverses confidences sur le genre de vie qu'il me-
nait depuis quarante-sept ans. Écoutons la sainte elle-même raconter
ce qu'elle apprit de lui dans cette circonstance.
« Il me dit que, durant l'espace de quarante ans, il n'avait dormi
qu'une heure et demie par jour, et que cette mortification était celle
qui lui avait fait le plus de peine dans les commencements ; que,
pour surmonter le sommeil, il se tenait toujours debout ou à genoux ;
qu'il dormait assis, et la tête appuyée sur un morceau de bois attaché
à la muraille de sa cellule. Quand il aurait voulu se coucher de son
long, il n'aurait pu le faire, parce que sa cellule n'avait que quatre
pieds et demi de longueur. Durant tout ce temps-là, jamais il ne se
couvrit de son capuce, quelque chaleur qu'il fit et quelque pluie qu'il
tombât. Il marcha toujours les pieds nus, sans aucune chaussure. Il
ne porta que son seul habit de bure, qui était fort étroit, et son man-
teau, qui était fort court, tous deux d'une étoffe très-vile. Pendant le
plus grand froid, il ôtait son manteau, et laissait la porte et la fenêtre
de sa cellule ouvertes, afin que, reprenant ensuite son manteau et
fermant sa porte, son corps sentit quelque soulagement. Il ne man-
geait qu'une fois en trois jours, et il assurait que cela était facile lors-
qu'on s'y accoutumait. Un de ses compagnons me dit qu'il passait
quelquefois huit jours sans manger : c'était sans doute durant ses
extases et ses ravissements, dont j'ai été une fois témoin. Sa pauvreté
était extrême ; il était si mortifié, même dans sa jeunesse, qu'il me
dit avoir demeuré trois ans dans un couvent de son ordre sans con-
naître aucun religieux qu'à la parole ; il ne connaissait point les lieux
réguliers du couvent, et il n'y allait qu'en suivant les autres. Ceci lui
arrivait aussi par les chemins Il était déjà fort âgé lorsque je le
connus. Son corps était si faible et si décharné, que sa peau ressem-
blait plutôt à une écorce d'arbre desséchée qu'à de la chair. Sa sain-
teté ne le rendait point farouche. Il parlait peu, à moins qu'on ne
l'interrogeât ; mais comme il avait un très-bon esprit, son entretien
était très-doux et très-agréable l. »
Tandis que le saint faisait la visite des maisons qui avaient em-
1 Vie de sainte Thérèse, par elle-même, c. 27.
134 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
brassé la réforme, il tomba malade dans le couvent de Viciosa. Le
comte d'Oropesa n'en fut pas plus tôt instruit, qu'il le força de venir
chez lui, afin de lui procurer les secours dont il avait besoin. Mais
les remèdes et les adoucissements qu'on s'empressait de lui procurer
ne servirent qu'à augmenter sa maladie : la fièvre redoubla, et il se
forma un ulcère à une de ses jambes. Le serviteur de Dieu, s'aperce-
vant que sa fin approchait, se fit porter au couvent d'Arenas, afin
d'y mourir entre les bras de ses frères. A peine y fut-il arrivé, qu'il
voulut qu'on lui administrât les sacrements de l'Église. Il ne cessa
d'exhorter ses religieux à chérir les vertus de leur état, et surtout la
pauvreté. Il expira tranquillement, le 19 octobre 1562, à la soixante-
troisième année de son âge, en récitant à genoux ce psaume : « Lœta-
tus sum in his quœ dicta sunt mihi : In domum Domini ibimus. Je me
suis réjoui quand on m'a dit cette nouvelle : Nous irons dans la
maison du Seigneur. »
Sainte Thérèse, après avoir rapporté cette bienheureuse fin de
saint Pierre d'Alcantara, s'exprime de la sorte :
« Dieu a permis que depuis sa mort il m'ait encore plus assisté en
diverses rencontres qu'il n'avait fait durant sa vie. Je l'ai vu plusieurs
fois tout resplendissant de gloire, et, la première, il me dit que bien-
heureuses étaient les austérités qui lui avaient fait mériter une si
grande récompense, et autres choses semblables. Un an avant sa
mort, étant absent, il m'apparut: et comme j'appris dans cette vision
qu'il mourrait bientôt, je lui en donnai avis au lieu où il était, dis-
tant de quelques lieues de mon monastère. Il m'apparut encore, et
me dit qu'il allait reposer. Je n'ajoutai point de foi à cette vision,
que je rapportai cependant à diverses personnes; et nous reçûmes
dix jours après la nouvelle qu'il était mort, ou, pour mieux dire,
qu'il était mort pour devenir immortel. Ce fut ainsi qu'une vie si
pénitente fut couronnée d'une si grande gloire; et il me paraît que
ce saint homme m'assiste encore beaucoup plus depuis qu'il est dans
le ciel que lorsqu'il était sur la terre. Notre-Seigneur me dit un jour
qu'on ne lui demanderait rien en son nom qu'il ne l'accordât, et je
l'ai éprouvé diverses fois. Que sa divine majesté soit éternellement
louée l ! »
Saint Pierre d'Alcantara fut béatifié par Grégoire XV, en 1022, et
canonisé par Clément IX, l'an 1669 -.
Mais aux temps de saint Pierre d'Alcantara, de saint Jean de Dieu,
de saint Jérôme Émiliani, il y eut peut-être quelque chose de plus
merveilleux encore. Tandis que l'ange apostat, tombé du ciel en
1 Vie de sainte Thérèse, par elle-même, c 27. — * Godescard, 19 octobre.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 135
enfer, suscitait à Wittemberg un moine apostat pour blasphémer
contre les bonnes œuvres, contre les vœux de chasteté, de pauvreté
et d'obéissance religieuse, pousser à l'apostasie les moines et les re-
ligieuses d'Allemagne, y corrompre les générations présentes et fu-
tures, Dieu suscitait en Italie une jeune orpheline pour devenir la
mère de plusieurs congrégations de saintes filles dévouées à donner
une éducation chrétienne aux enfants de leur sexe, et à conserver
ainsi la foi, la piété, le zèle des bonnes œuvres dans bien des
royaumes. Nous voulons parler de sainte Angèle de Merici ou de
Brescia, fondatrice des religieuses Ursulines.
Sainte Angèle naquit au commencement du seizième siècle, à_De-
cenzano, près du lac de Garde, dans le territoire de Brescia. Ses
parents étaient nobles, suivant les uns; de pauvres artisans, suivant
d'autres. Quels qu'ils fussent, ils relevèrent dans la crainte de Dieu;
mais elle les perdit de bonne heure. Elle fut mise, ainsi qu'une sœur
aînée, auprès d'un oncle qui, avec une grande piété, eut pour l'une
et l'autre un cœur de père et de mère. Les deux enfants, quoique si
jeunes, n'avaient pas de plus grand plaisir que de s'occuper à des
pratiques de dévotion ; non pas à des pratiques communes et ordi-
naires, mais des plus ferventes. La nuit, elles prenaient quelque peu
de repos sur la terre nue ou sur quelques planches, puis se levaient
pour faire leurs prières : à cette mortification elles ajoutaient des
jeûnes fréquents et de grandes austérités. Le désir de la solitude et
de la retraite avait fait de si fortes impressions sur leurs cœurs, elles
la trouvaient si favorable à leur dessein de ne communiquer qu'avec
Dieu seul, qu'un jour elles s'enfuirent pour se retirer dans un ermi-
tage ; mais elles en furent détournées par leur oncle, qui les suivit et
les ramena chez lui. Sainte Angè'e n'avait point de plus grande con-
solation que d'être toujours avec sa sœur. Dieu la lui retira. Cette
mort lui fut bien sensible, d'autant plus qu'elle regardait cette sœur
comme son appui et son guide dans le chemin de la vertu. Néan-
moins elle souffrit cette séparation douloureuse avec une parfaite
soumission à la volonté de Dieu.
Peu de temps après, elle perdit encore son oncle. Ainsi, deux et
trois fois orpheline, elle redoubla ses oraisons et ses austérités. At-
tirée de plus en plus par la grâce divine à quitter le monde, elle
entra dans le tiers-ordre de Saint-François. Elle ne se contenta pas
d'en observer exactement la règle, elle ajoutait de nouvelles austé-
rités à celles qui y sont prescrites. La pauvreté de saint François fut
le principal objet de sainte Angèle : elle ne voulut rien dans sa cham-
bre, ni dans ses habits, ni dans ses meubles, que de pauvre et de
simple. Elle se revêtit d'un cilice qu'elle ne quittait ni jour ni nuit.
13fi HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
Sou lit était composé de quelques branches d'arbres, sur lesquelles
elle étendait une natte. Ses mets ordinaires n'étaient que du pain, de
l'eau et quelques légumes. Elle ne buvait du vin qu'aux fêtes de Noël
et de Pâques : pendant le carême, elle ne mangeait que trois fois la
semaine.
Elle fit le pèlerinage de Jérusalem, pour visiter les saints lieux que
Notre-Seigneur Jésus-Christ a honorés de sa présence. A son retour,
elle visita les tombeaux des saints apôtres et de tant de glorieux
martyrs qui sont à Rome. Elle voulut encore donner des marques de
sa piété sur le mont de Varalle dans le Milanais, où sont représentés
plusieurs mystères, tant de l'Ancien que du Nouveau Testament, dans
des oratoires séparés.
Elle finit par venir se fixer à Brescia.
Bientôt plusieurs personnes pieuses, attirées par la sainteté de sa
vie, demandèrent à vivre en communauté avec elle ; mais la sainte
les engagea à rester dans le monde, pour l'édifier par leurs vertus,
pour instruire les pauvres et les ignorants, visiter les hôpitaux et les
prisons , et secourir les malheureux de toute espèce. D'après ses
conseils, ces saintes filles s'associèrent en effet pour ce but chari-
table, sans se lier par aucun vœu. Elles s'engagèrent seulement par
une simple promesse, et pour un temps très-court, à observer la
règle générale delà société. Angèle s'était aidée des lumières de per-
sonnes expérimentées pour rédiger cette règle; mais, prévoyant que
les changements qui surviendraient dans les habitudes et les mœurs
du monde pourraient y rendre nécessaires dans la suite plusieurs
modifications, elle y inséra cette clause expresse : Que l'on y ferait
de temps à autre les corrections que la force des circonstances exi-
gerait. Les membres de l'association la choisirent d'une voix una-
nime pour leur supérieure, charge qu'elle n'accepta qu'à regret et
dans les sentiments de la plus profonde humilité. Mais, de peur qu'on
ne donnât son nom à l'ordre, elle le mit sous l'invocation de sainte
Ursule et le nomma la société des Ursulines. Cette société produisit
en peu de temps un si grand bien, qu'à Brescia et dans les contrées
voisines, on l'appelait la divine compagnie; mais elle ne fut admise
au rang des ordres religieux que plus tard, quatre ans après la mort
de la sainte fondatrice.
Sous Paul V, les Ursulines furent cloîtrées et autorisées à faire des
vœux perpétuels, et dès lors leur ordre n'a plus subi de changement
dans sa règle. Ces saintes filles, vouées particulièrement à l'éduca-
tion de la jeunesse, se sont attiré le respect universel des pays
catholiques ; partagées en diverses congrégations, comme l'ordre de
Saint- François, à qui elles tiennent, elles se sont établies partout à la
à 1555 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 137
satisfaction des parents chrétiens, qui ont trouvé en elles des insti-
tutrices également sages et éclairées pour former leurs enfants à la
vertu en leur inculquant les premières connaissances.
Angèle gouverna sa congrégation pendant plusieurs années avec
une rare prudence, et mourut saintement le 27 janvier 1540. Saint
Charles Borromée, qui estimait singulièrement les Ursulines, s'oc-
cupa de la béatification d'Angèle ; mais il n'eut pas la consolation de
l'obtenir avant sa mort. Elle ne fut déclarée bienheureuse que le
30 avril 1768, par le pape Clément XIII, et Pie VII la canonisa so-
lennellement le 24 mai 1807 l.
Dans le même temps que le tiers-ordre de Saint-François pro-
duisit la fondatrice des Ursulines, il produisait encore une autresainte,
la bienheureuse Louise d'Albertone, née à Rome, l'an 1470, de pa-
rents distingués par leur rang. Elle désira dès sa jeunesse se consa-
crer au Seigneur ; mais par obéissance pour la volonté de ses père
et mère, elle épousa Jacques de Cithare, gentilhomme rempli de
bonnes qualités, dont elle eut trois filles, et qui la laissa veuve après
quelques années de mariage. Libre alors de ses actions, elle embrassa
le tiers-ordre de Saint-François, et se montra digne fille de son bien-
heureux patriarche, par son amour pour la pénitence et la morti-
fication, ainsi que par son détachement des choses de la terre. Dans
une famine qui, de son temps, désola l'Italie, elle vendit ses biens
pour soulager les pauvres, et se réduisit ainsi elle-même à l'indi-
gence. A l'aumône corporelle elle joignit la miséricorde spirituelle ;
elle adressait aux pauvres des paroles de salut, en pourvoyant à
leurs besoins. Dieu lui fit connaître le moment de sa mort; elle s'y
prépara par la réception des sacrements, et manifesta une sainte joie
en voyant arriver la fin de sa course sur la terre. Cette sainte femme
s'endormit du sommeil des justes le 31 janvier 1530 ; elle était âgée
de soixante ans. L'ordre de Saint-François honore ce même jour sa
mémoire, par permission du pape Clément X 2.
Le tiers-ordre de Saint-Dominique préparait pour le ciel une âme
non moins pure, la bienheureuse Catherine Mathéi, née à Raconi en
Piémont, l'an 1486. Ce ne fut ni l'illustration de sa naissance ni une
grande fortune qui la rendirent remarquable. Privée de ces avantages
que les mondains estiment tant, elle en posséda de beaucoup plus
précieux ; elle fut comblée de faveurs spirituelles, dont elle sut pro-
fiter dès son enfance. Sa vie est remplie de traits qui font connaître
avec quelle libéralité Dieu répandait ses grâces sur cette âme pure,
et avec quelle fidélité elle y répondait. Le jeûne et les austérités
1 Hélyot, t. 4. Godescard, 27 janvier. — 2 Godescard, 31 janvier.
138 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
étaient ses pratiques ordinaires. Ayant embrassé le tiers-ordre de
Saint-Dominique, elle s'appliqua sans relâche à l'imitation des vertus
de son saint fondateur et de sainte Catherine de Sienne, qui avait
professé la même règle. Ses efforts furent si heureux, que l'on a dit
qu'il n'y avait de différence entre Catherine de Sienne et Catherine de
Raconi que la canonisation. Profondément affligée des maux que
causait la guerre qui désolait l'Italie, elle s'offrit à Dieu comme une
victime de propitiation. Après une longue et douloureuse maladie,
cette sainte fille mourut à Carmagnole, l'an 1547. Son corps ayant
été, cinq mois après, transporté à Garessio, il y opéra plusieurs mi-
racles qui lui attirèrent la vénération des fidèles. Le culte de la bien-
heureuse Catherine s'étant accru, Pie VII, en 1819, permit d'en faire
l'office. Sa fête a été fixée au 5 septembre 1.
Une autre sainte vierge du tiers-ordre de Saint-Dominique fut la
bienheureuse Stéphanie Quinzani. Des parents pauvres, mais ver-
tueux, lui donnèrent le jour. Elle vint au monde à Orsi-Nuovi, dans
le Bressan, le 5 février 1457. Son père, nommé Laurent Quinzani,
transféra son domicile, en 1463, à Soncino, dans la même contrée.
Il embrassa le tiers-ordre séculier de la pénitence de Saint-Dominique,
et s'attacha au service des Dominicains , qui y avaient le couvent
de Saint-Jacques. Laurent assistait assidûment aux sermons du Père
Matthieu Carieri, qui prêchait avec le zèle d'un apôtre et produisait
des fruits extraordinaires. Stéphanie, qui l'y accompagnait ordinai-
rement, écoutait les prédications avec une attention aussi grande que
si toutes les paroles du ministre de l'Évangile lui eussent été parti-
culièrement adressées.
Les rapports qu'avaient ensemble Laurent et le père Matthieu
ayant fourni à ce dernier l'occasion de voir Stéphanie, il fut frappé
de l'air doux et modeste de cette enfant. Persuadé que le Seigneur-
la destinait à de grandes choses, il voulut être son guide dans les sen-
tiers de la perfection et du salut. La jeune disciple profita tellement
des soins de son saint directeur, qu'il était lui-même étonné des
progrès que cette âme innocente faisait dans la vertu. On remarquait
dès lors en elle une humilité profonde, un ardent désir de souffrir
pour l'amour de Jésus-Christ, une tendre charité pour le prochain,
un attrait singulier pour la prière. Les œuvres de miséricorde et le
travail étaient non-seulement son occupation ordinaire, mais même
elle en faisait ses délices.
Stéphanie, à l'âge de quinze ans, suivit l'exemple de son père, et
prit à Crème l'habit du tiers-ordre de Saint-Dominique. Dès qu'elle
1 Godescard, 5 septembre.
à 15i5 de l'ère chr.l DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 139
eut contracté avec Dieu cet engagement, elle se dévoua tout entière
au soulagement du prochain. Aider les indigents, consoler les affligés,
donner de sages conseils à ceux qui en avaient besoin, procurer le
salut des âmes, telles étaient les pratiques auxquelles se livrait sans
relâche cette sainte fille. Obligée de gagner chaque jour son pain par
des travaux manuels, et privée par son extrême pauvreté des res-
sources personnelles dont elle eût pu soulager les nécessiteux, elle
allait pour eux demander des aumônes, qu'elle distribuait ensuite
avec bonté et avec discrétion, ayant soin d'assister les personnes in-
firmes et malheureuses, sans jamais favoriser les mendiants fainéants
et vicieux. Ces secours temporels étaient toujours accompagnés de
discours consolants et affectueux, d'encouragements à faire le bien,
et même, lorsque l'occasion l'exigeait, de réprimandes pleines de
zèle et de charité. Elle vivait dans une pauvre chaumière; cepen-
dant, quoique dans une situation si peu relevée aux yeux du monde,
elle ne put échapper aux traits de l'envie , de la malignité et de la
calomnie. On la traita d'hypocrite, et même on essaya de ternir sa
réputation. Mais Dieu ne permit pas que les efforts des méchants
pussent réussir, et cette rude épreuve fit encore éclater davantage la
patience invincible de sa servante. Bientôt même il manifesta l'in-
nocence et la sainteté de Stéphanie, en la favorisant du don des mi-
racles. Les deux voyages que fit à Lorette cette vertueuse fille con-
tribuèrent à étendre sa réputation, et donnèrent occasion à un plus
grand nombre de personnes d'admirer en elle les merveilles de la
grâce. Les habitants les plus recommandables des villes par où elle
passait se faisaient un honneur de la recevoir chez eux et de lui donner
l'hospitalité- C'est ainsi qu'à Mantoue elle logea chez Paul Carera,
où elle se trouva au même temps que la bienheureuse Ozanne An-
dreasi, avec laquelle elle s'entretint à loisir des choses de Dieu. C'était
surtout à Brescia quelle était accueillie avec joie et respect. Les
Bressans avaient pour elle tant d'estime et de vénération, qu'ils re-
couraient à elle dans leurs besoins, persuadés qu'ils devaient obtenir
de Dieu par son moyen tout ce qu'ils pouvaient désirer.
Ce ne fut pas seulement le peuple qui manifesta son respect pour
Stéphanie, les princes partageaient le sentiment commun, et lui mar-
quaient beaucoup d'égards. Le sénat de Venise, ainsi qu'Hercule,
duc de Ferrare, firent tous leurs efforts pour la retenir et la fixer dans
leurs Etats, persuadés que sa présence aurait été pour leurs peuples
une source féconde d'avantages spirituels et temporels. Mais celui
qui montra le plus d'empressement à l'obtenir fut François de Gon-
zague, duc de Mantoue. Il se mit, ainsi que la duchesse, son épouse,
sous la conduite spirituelle de cette sainte fille, et recommanda spé-
140 HISTOIRE UNIVERSELLE [LW.LXXX1V.-De 1511
cialemcnt à ses prières sa personne, sa famille et ses États. Non con-
tent de lui avoir donné ces marques de confiance, il voulut encore
lui témoigner publiquement son estime, en lui accordant par diplôme
le droit de bourgeoisie de Mantoue. Ce diplôme, qui est conçu en des
termes très-honorables, porte la date du 1 1 février 1519.
Stéphanie, qui regardait Soncino comme sa seconde patrie, dési-
rait beaucoup y établir un monastère. Dans l'espoir d'y réussir, elle
avait refusé les propositions que lui avaient faites la république de
Venise et le duc de Mantoue, de venir en fonder dans leurs États. Dieu
bénit le dessein de sa servante. Elle commença par réunir quelques
enfants de son sexe, dont elle choisit une partie avec beaucoup de
discrétion ; les autres lui avaient été confiées par leurs parents, et
appartenaient aux familles les plus considérables de la ville. C'est
dans sa pauvre demeure qu'elle les rassembla et qu'elle les forma
aux exercices de la piété, au travail et à toutes les pratiques de la
vie religieuse. Elle réussit tellement, que cette maison devint bientôt
l'objet de l'admiration générale. En 1510, elle entreprit de bâtir,
dans un des faubourgs de la ville, un monastère qu'elle mit sous l'in-
vocationdesaintPaul, et qui fut approuvé par un bref du pape Jules II.
Ce fut surtout dans cette circonstance que Stéphanie montra toute
l'élévation de son esprit et qu'elle parut vraiment inspirée. Pauvre
et humble fille, elle n'avait pas la moindre ressource pour venir à
bout de son entreprise, mais elle était pleine de confiance en Dieu,
qu'elle croyait l'auteur de son dessein. Des aumônes abondantes lui
prouvèrent bientôt que sa confiance n'était pas vaine; elle en reçut
de publiques et de particulières, non-seulement de Soncino et des
pays voisins, mais aussi de divers princes d'Italie, et notamment du
duc de Mantoue, qui se montra toujours très-généreux envers elle.
La bénédiction du ciel sur l'œuvre de Stéphanie lut *i sensible, que,
dès l'année 1519, elle se trouvait dans sa maison avec trente filles
qui appartenaient à des familles nobles, et qui, sous l'habit du tiers-
ordre de Saint-Dominique, travaillaient à acquérir la perfection
religieuse. La réputation de ce monastère s'étendit bientôt de tout
côté, et devint assez grande pour engager les personnes les plus il-
lustres à le visiter. Tous ceux qui virent cette sainte maison purent
se convaincre que la renommée n'avait point exagéré la sagesse de
1 éducation que l'on y recevait, et les exemples de vertu que donnaient
au monde les vierges chrétiennes qui l'habitaient. Pendant que Fran-
çois Ier, roi de France, fut maître du Milanais, il chargea son gouver-
neur de Soncino d'aller visiter Stéphanie, et de lui annoncer qu'il
accordait au monastère de Saint-Paul le privilège d'être exempté de
tout droit et impôt. Sainte Angèle de Mérici, allant en pèlerinage au
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. ttl
mont Varalle, passa par Soncino pourvoir notre bienheureuse et ses
filles spirituelles, et y eut avec elles de pieuses conférences, qui la
remplirent, ainsi que ces saintes âmes, de la plus douce consolation.
On raconte que Louis Sforce, duc de Milan, ayant voulu voir Sté-
phanie et se recommander à ses prières, se présenta à elle sous un
déguisement et cachant avec soin son nom. Une inspiration divine lui
fit reconnaître tout de suite ce prince ; elle lui donna avec une sainte
liberté les plus utiles avis, et lui prédit que, s'il n'écoutait pas
patiemment les plaintes des veuves et des orphelins, le pauvre peuple
crierait vers Dieu, et que lui-même perdrait ses États. Effectivement,
l'an 1500, il fut fait prisonnier par les Français, au moment où il
cherchait à se sauver de Novare, déguisé en soldat suisse.
La servante de Dieu n'eut pas la consolation de terminer sa course
mortelle dans la maison qu'elle avait fondée. Elle prédit à ses reli-
gieuses qu'elles seraient obligées d'en sortir, et que, pour elle, elle
n'y retournerait plus. En effet, au mois de novembre 1529, une
armée nombreuse et indisciplinée s'approchant de Soncino, on crut
prudent de faire sortir les sœurs de Saint-Paul de leur monastère,
qui, étant hors des murs et sur le penchant d'une colline, se trou-
vait exposé aux attaques et a 'a licence du soldat. Stéphanie revint
donc avec ses filles habiter la maison qu'elle avait d'abord occupée
dans l'intérieur de la ville. Elle y tomba malade dans le courant du
mois de décembre, et elle connut que sa fin était proche. Pendant
tout le temps que dura sa maladie , elle donna à ses religieuses et
aux séculiers qui venaient en foule la visiter un exemple admirable
de résignation chrétienne, conservant au milieu des plus vives dou-
leurs une sérénité de visage qui était l'indice certain de la paix de
son âme. Chaque jour elle se confessait, se nourrissait et se fortifiait
par la sainte communion, qu'elle recevait avec une ferveur inexpri-
mable. Souvent elle appelait son céleste Époux et lui disait : 0 mon
Dieu ! je désire d'être réunie à vous : prenez mon âme, afin qu'elle
puisse parfaitement vous aimer !
Les pieux sentiments qui remplissaient le cœur de Stéphanie se
manifestèrent également dans les exhortations qu'elle crut devoir
adresser à ses religieuses. « Mes chères filles, leur dit-elle, je vous
prie et vous supplie, par l'amour que nous a témoigné notre Dieu en
mourant pour nous en croix, d'avoir continuellement devant les yeux
sa sainte crainte, afin que vous ne l'offensiez jamais, et que vous ob-
serviez toujours ses commandements. Aimez, par-dessus tout, ce
divin Époux ; fixez en lui toutes vos pensées, et mettez en lui toute
votre espérance; qu'il soit votre soutien dans toutes les adversités,
et recourez à lui dans toutes vos peines, parce qu'il ne vous man-
142 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. I XXXIV. — De 15lT
quera jamais. Mes filles! conservez toujours la paix du cœur; elle
est un bien si agréable à Dieu, qu'il est venu du ciel en terre pour
l'apporter au monde. Que cette paix repose en vous! ne permettez
jamais que la haine et l'inimitié y prennent sa place. Supportez-vous
les unes les autres, comme Dieu lui-même supporte nos défauts et
nos transgressions ; c'est ainsi que vous vous aiderez réciproquement
dans la voie du Seigneur. » Enfin, le 2 janvier 1530, ainsi qu'elle l'a-
vait prédit, elle rendit son dernier soupir, à l'âge de soixante-treize
ans. Son trépas fut accompagné de miracles par lesquels Dieu se
plut à manifester que la mort des saints est précieuse à ses yeux.
On fit à cette vertueuse fille des obsèques honorables : mais elles le
furent moins encore par la pompe que par les acclamations et les
larmes du peuple qui se porta en foule à cette cérémonie.
A peine Stéphanie fut-elle morte, qu'elle reçut les honneurs que
l'Église rend aux saints, non-seulement de la part des habitants de
Soncino, mais de tous les pays voisins et de toutes les villes qu'elle
avait visitées, et qui connaissaient ses vertus, ainsi que les choses
merveilleuses qu'elle avait opérées pendant sa vie. 11 se fit à sa tombe
un concours extraordinaire, soit pour y obtenir des grâces, soit pour
y porter des offrandes. L'autorité ecclésiastique permit de célébrer
sa fête et d'exposer ses reliques à la vénération des fidèles. Enfin,
l'an 1740, le pape Clément XII approuva, par son décret du 10 d S
cembre, le culte rendu à la servante de Dieu. Quoique le a. mastère
de Soncino soit supprimé, elle est toujours vénérée par les habitants
de Soncino, qui la regardent comme leur protectrice auprès du Tout-
Puissant, et qui, plusieurs fois, ont éprouvé les effets salutaires de
sa protection 1.
Voilà comme, au seizième siècle, les saints d'Italie et d'Espagne
' édifiaient, restauraient l'Église de Dieu. Lorsque fût bâti le temple
de Salomon, figure de cette Église, nous avons vu tous les maté-
riaux, et les pierres, et les bois, et les métaux, préparés d'avance
avec tant de soin, que, dans la construction de la maison sainte, on
n'entendit ni marteau, ni cognée, ni le bruit d'aucun instrument.
Ainsi en est-il de l'édification, de la restauration de l'Église chré-
tienne : elle se fait en silence, sans bruit, sans fracas, par des pierres
vivantes que Dieu lui-même taille dans les montagnes, à l'écart, qui
viennent ensuite se mettre tranquillement à leur place et en attirer
d'autres. Nous avons vu tout le contraire lorsque le temple de Sa-
lomon fut détruit par Nabuchodonosor, ensuite par les Romains.
Nous avons vu les révolutions, les guerres. 1rs séditions, les meur-
1 Godi .-c.nl, 16 janvier.
à 1515 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 143
très, le sang, le tumulte, les vociférations, la flamme, l'incendie, le
fracas du sanctuaire s'écroulant sur l'autel et le prêtre, le fer et la
sape achevant le reste du feu et ne laissant pas pierre sur pierre.
C'est la destruction que nous allons voir en Allemagne sous le nom
de réforme, destruction de l'unité nationale, destruction de l'unité
religieuse, destruction de l'unité intellectuelle, destruction de tout
ordre, pour ne laisser qu'un amas de décombres fumants.
l'ti HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
§ IIIe-
SlITE DES HERESIES DE LUTHER. ELLES SONT REFUTEES PAR LE ROI
D'ANGLETERRE, HENRI VIII.
Les principes de cette destruction universelle, nous les avons vu
enseigner opiniâtrement par l'hérésiarque de Wittemberg, et juste-
ment condamnés par le chef de l'Église catholique, le gardien su-
prême de l'unité, de la vérité et de l'ordre sur la terre. Comme le
coupable, bien loin de se corriger, se montrait toujours pire, le pape
Léon X, par une nouvelle constitution du 5 janvier 1521, le frappe
d'anathème, lui et ses sectateurs. L'Église avait fait son devoir, c'é-
tait au bras séculier à faire le sien. Des princes intelligents, des
princes amis de l'humanité et de l'Allemagne n'y eussent pas manqué.
Ils auraient compris que nier le libre arbitre, faire de l'homme une
machine, déclamer contre les bonnes œuvres, les transformer en au-
tant de péchés, soutenir que le Chrétien, par son seul baptême, est
à la fois roi et prêtre, ils auraient compris que c'était là ruiner la
base de toute morale, de tout ordre, de toute justice, de toute pro-
priété, de toute subordination civile et religieuse. Mais, depuis long-
temps, les rois ne voyaient qu'eux-mêmes dans leur royaume et
dans l'humanité. Telle était au fond toute la politique du roi d'An-
gleterre, Henri VIII, du roi de France, François Ier, de l'empereur
d'Allemagne, Charles-Quint. Un incendie se déclare-t-il chez le
voisin ? au lieu de lui aider à l'éteindre, on profite de son embarras
pour lui enlever la moitié de son jardin, et, s'il se peut, la maison
même. Quant à la justice, la religion, l'Eglise de Dieu, l'on en gar-
dera chez soi tout juste ce qu'il faut pour le peuple ; mais ailleurs,
chez le voisin, on en verra la destruction avec plaisir, on y aidera
même, tantôt en cachette, tantôt ouvertement. Telle sera désormais
la conduite générale des gouvernements séculiers.
Pour ce qui est en particulier des princes et des barons d'Alle-
magne, déjà Luther nous les a fait voir plongés dans la crapule et
l'ivrognerie. De plus, il leur a jeté une amorce à laquelle de pa-
reils hommes ne résistent guère : il les a débarrassés de l'obligation
incommode de faire des bonnes œuvres, de réprimer ses passions
par l'abstinence et le jeûne : vol, adultère, homicide, ils peuvent
à 1555 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 145
tout commettre hardiment, pourvu qu'ils se mettent fortement
dans la tête que Dieu ne leur en veut pas pour cela et qu'ils de-
meurent toujours dans sa grâce. Il leur a promis, en compensation,
les biens des couvents, des hôpitaux, des chapelles, des cathédrales;
car on ne conservera plus de prébendes que pour leurs enfants, bâ-
tards ou autres. Enfin, comme tout Chrétien est prêtre, les barons
allemands seront naturellement grands prêtres, présideront dans les
conciles, et y réglementeront à coups d'épée la foi et la morale des
peuples. Certes, avec de telles amorces, ce qui étonne le plus, c'est
que tous les barons allemands ne s'y soient pas laissé prendre.
Charles- Quint venait d'être couronné à Aix-la-Chapelle le 23 oc-
tobre 1520, et avait quitté cette ville pour se rendre à Cologne. Une
diète avait été convoquée à Nuremberg pour le mois de janvier 1521.
La peste chassa la diète, qui se réunit à Worms. Les discussions s'é-
tant ouvertes sur l'état de l'église germanique, le célèbre littérateur
Aléandro, ambassadeur du Pape, prit la parole en ces termes :
« César, princes, députés! jamais, devant aucune assemblée, ora-
teur ne se présenta avec une parole moins trompeuse que la mienne.
Vous savez que l'orateur, pour flatter ceux qui l'écoutent, s'annonce
comme tout plein de zèle pour leurs intérêts, libre de toute passion
dans la question qu'il doit agiter. C'est la bienveillance de l'audi-
toire, et rarement la raison, qui assure son triomphe. Je viens devant
vous en confessant tout d'abord que j'apporte dans la cause que je
vais plaider le plus vif intérêt, la passion la plus puissante. Je ne suis
pas libre, car il s'agit pour moi d'empêcher qu'on ne porte atteinte
à la couronne qui orne le front du prince que je représente. Cepen-
dant vous n'ajouterez foi à mes arguments qu'autant qu'ils auront
éclairé vos consciences.
« A entendre les novateurs, de quoi s'agit-il dans ces débats reli-
gieux? Tout au plus de quelques points controversés entre Luther et
la papauté, et qui regardent spécialement l'autorité du Saint-Siège.
C'est une grave erreur, puisque, sur quarante articles condamnés
dans la bulle, quelques-uns seulement intéressent la dignité du Saint-
Siège. Voici les livres que Luther a écrits en latin et en allemand,
qu'il a imprimés et répandus en son nom. Il suffit d'ouvrir les yeux
pour rester convaincu. Mais peut-être que les erreurs que flétrit la bulle
sont de peu d'importance ? Voyez : Luther nie la nécessité des bonnes
œuvres pour le salut ; il nie la liberté de l'homme dans l'observation
de la loi naturelle et de la loi divine $ il affirme que l'homme en toute
action pèche damnablement. Trouvez-vous que la papauté seule ait
intérêt à proscrire de telles maximes ? qu'au Pape seul il appar-
tienne de s'élever contre le mépris que le novateur enseigne pour les
xxni. 10
!46 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 15l7
sacrements, et cette manne céleste que le Fils de Dieu fit pleuvoir de
la croix pour le salut de l'humanité? Que dirons-nous de ce pouvoir
monstrueux qu'il confère aux laïques d'absoudre, et aux laïques de
l'un et de l'autre sexe?
« Laissons cette folle doctrine de Luther, qui affirme qu'il est dé-
fendu de résister aux Turcs, parce que Dieu nous visite par les in-
fidèles : apparemment comme il est défendu de recourir aux remèdes
dans les maladies du corps, parce que Dieu nous envoie ces maladies
pour châtier nos fautes. Mais admirez le cœur de Luther, qui aime-
rait mieux voir l'Allemagne déchirée par les chiens de Constantinople
que gardée par le pasteur de Rome !
« J'ai parlé de Rome, de cette Rome dont la tyrannie pèse si
fort à Luther. A l'entendre, Rome est le séjour de l'hypocrisie ; cela
suppose que Rome est l'asile des vertus : on ne fait pas de l'or fav.x
dans un pays où l'or véritable n'est pas à un haut prix.
« Luther continue : Le Pape a usurpé la puissance qu'il s'arroge!
Usurpé! et comment? peut-être avec les phalanges d'Alexandre,
l'épée de César ou la hache du bourreau ? Quoi ! tous ces peuples
qui parlent une langue différente, qui vivent sous un ciel divers, de
mœurs, d'origine, d'intérêts opposés, s'accorderaient à reconnaître
comme vicaire de Jésus un pauvre prêtre sans puissance, ne pos-
sédant pour patrimoine qu'un petit coin de terre, et les évèques au-
raient incliné leur mitre, les rois leurs diadèmes, si l'antique tradi-
tion ne leur avait enseigné que ces hommages de foi, d'obéissance,
s'adressaient à l'héritier de Pierre, et qu'ils exécutaient le testament
du Fils de Dieu ? Mais supposons que le Christ abandonne son Eglise,
que cette assemblée, frappée devertige, dépouille la papauté de sa pri-
mauté: cette primauté détruite, comment gouverner l'Église .'Chaque
évèque, dites-vous, sera souverain absolu dans son diocèse ! Alors, au
lieu d'une tyrannie, en voilà mille que vous voudrez bientôt détruire :
c'est l'épiscopat qui se fractionne et se divise, c'est l'anarchie qui entre
dans le temple du Seigneur, c'est la couronne jetée à tout baron qui
possède un château. On ajoute : Au-dessus des évoques régnera le
concile ; évêques, baissez la tète ! Sans doute un concile permanent?
et où seront alors les pasteurs? loin de leurs troupeaux. Et le con-
cile dissous, à qui recourir pour administrer les remèdes que récla-
ment les maladies de la communauté générale? qui convoquera le
concile? l'autorité séculière, peut-être? Mais voilà le pouvoir séculier
qui envahit l'Eglise, Et qui le présidera, le concile? Et ne voyez-
vous pas que chaque question posée est grosse de trouble, de révolte
et d'inquiétude ? Quel dédale de lois, de règlements, de rites et de
doctrines va sortir d'un semblable conciliabule, où chaque fidèle
à 1545 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 147
tiendra que son évêque seul a maintenu l'intégrité de la foi ! Bientôt,
clans cette polyarchie, vous verrez les recteurs ou curés envier le
pouvoir aux évêques, les prêtres aux recteurs; alors surgira tout à
coup cette Babylone que Luther place insolemment dans sa Rome
moderne.
« Mais on oppose cet argument suranné : Comment vivait-on dans
les premiers siècles de l'Eglise, quand le pouvoir du Pape était loin
d'être aussi grand ? Mais avec une argumentation semblable, nous
pourrions demander à notre tour : Comment l'homme a cessé de se
nourrir de glands, les princes de marcher sans escorte, les filles des
rois de laver leurs vêtements ? Qui ne sait que le corps politique res-
semble au corps humain, que le siècle avance comme l'âge, que l'a-
dolescence ne porte pas les habits de l'enfance ? »
Après avoir montré les efforts inutiles tentés par le Saint-Siège
pour ramener Luther, Aléandro demande ce qu'il reste à faire pour
vaincre l'opiniâtreté du novateur, et quels remèdes pour arrêter l'hé-
résie. Il n'en trouve pas de plus efficace qu'un édit de l'empereur
contre l'hérésiarque.
« Voulez-vous l'expérience et les garanties de la sagesse pour
vous décider? Les plus célèbres académies ont condamné la doctrine
luthérienne. — Les hautes dignités des personnes ? Les prélats de
Germanie, les évêques, les docteurs, les recteurs, les ecclésiastiques
l'ont proscrite. — Les puissances terrestres ? L'empereur a fait
brûler publiquement dans ses États les œuvres du moine Augustin;
les barons, les grands de l'Allemagne ont en abomination ses ensei-
gnements. Mais peut-être craignez-vous le contre-coup de cette lutte
dans les royaumes étrangers ? Le roi de France vient de défendre
l'entrée de ses Etats aux livres de Luther, et l'université parisienne,
dans une discussion récente, s'est élevée de toute la force de son
nom et de ses lumières contre les maximes nouvelles. Le roi d'An-
gleterre n'a voulu laisser à personne le soin de défendre l'intégrité
de la foi catholique; il a pris la plume, et vous savez avec quelle
éloquence et quelle logique? La Hongrie, l'Espagne ont jeté un cri
d'effroi. Vos voisins mêmes, qui ont accueilli l'erreur, applaudiront
aux mesures énergiques que vous prendrez, parce que, si l'on est
content que la fièvre vienne descendre dans la maison de son ennemi,
on a peur que la peste ne s'y établisse. Que si la malice des hommes,
les malheurs du temps, la colère de Dieu voulaient que, malgré le
grand coup que vous allez porter, cette plante maudite restât encore,
elle vivrait peut-être, mais languissante, malade, et ses germes se-
raient étouffés dans des temps meilleurs. Que si vous ne prenez la
cognée, je le vois, cet arbre de Nabuchodonosor, étendre ses ra-
148 HISTOIRE UNIVERSELLE [LIT. LXXX1V. - De 1517
meaux, s'épanouir, et étouffer la vigne du Seigneur: l'hérésie aura
fait de l'Allemagne ce que l'épée de Mahomet aura fait de l'Asie l. »
Ce discours fit une vive impression sur l'assemblée. Si l'on avait
été aux voix sur-le-champ, on eût pris apparemment quelque me-
sure efficace pour arrêter le mal. Mais déjà l'Allemagne n'était plus
une, déjà son unité nationale était brisée pour des siècles, sinon pour
toujours. Frédéric, électeur de Saxe, patron de l'hérésiarque, de-
manda à répondre au nonce du Pape : la diète s'ajourna au lende-
main. L'électeur protesta de son respect pour les décisions de Rome,
mais mit en doute que les livres cités fussent de Luther, ou qu'il
soutînt réellement ces erreurs : il témoignait donc le désir que le
moine, muni d'un sauf-conduit, vint librement exprimer sa pensée
devant la diète ; que, s'il persistait, alors il promettait de l'aban-
donner. C'était coiorer adroitement un refus de soumission aux dé-
cisions de l'autorité religieuse. Aléandro répliqua que, le Pape ayant
prononcé, il ne s'agissait plus de disputer, mais d'obéir. Quelques
hommes politiques de l'assemblée furent du même avis. Mais l'em-
pereur se joignit à l'électeur: toutefois il promit qu'une seule ques-
tion serait adressée à Luther, s'il rétractait ou nou ses erreurs.
Le 17 avril 1521, Luther comparut devant la diète. L'official de
l'archevêque de Trêves l'interrogea en ces termes : « Martin Luther,
sa sacrée et invincible majesté, d'après l'avis des ordres de l'empire,
vous appelle devant sa face, afin que vous répondiez aux deux ques-
tions que je vais vous adresser : — Vous reconnaissez-vous l'auteur
des écrits publiés sous votre nom et que voici devant vous, et consen-
tez-vous à rétracter quelques-unes des doctrines qui s'y trouvent en-
seignées? » Luther répondit à la première question, qu'il reconnaissait
comme de lui les livres qui portaient son nom. Sur la seconde, s'il
voulait rétracter les erreurs qu'il y établissait, il pria l'empereur de
lui accorder le temps nécessaire pour répondre en toute connaissance
de cause. Cette hésitation surprit beaucoup de monde, et l'empereur
dit aussitôt : Cet homme ne me rendra pas hérétique.
Les chefs des ordres délibérèrent un moment, et l'official se leva
de nouveau : « Martin Luther, dit-il, bien que vous connaissiez
depuis longtemps le message de sa majesté impériale et le but de
votre comparution devant la diète, et qu'on pût vous refuser le
délai que vous demandez, toutefois La clémence insigne du souverain
veut bien vous accorder un jour pour préparer votre réponse. »
Le lendemain, l'official uanda de nouveau : « Voulez-vous
* Audin, fftsf. de Luth -, ; :., Hist. Conc. Trid., I. I, c. ?5, ex act.
Wormat. Àrch. rat.
à 15*5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 149
défendre toutes vos œuvres, ou bien désavouer quelques-unes? » Lu-
ther fit une longue dissertation en faveur de ses livres, et contre les
décrétales des Papes, la tyrannie, mais ne répondit point à la ques-
tion. L'official en fit la remarque, ajoutant qu'il ne s'agissait pas de
discuter des maximes déjà condamnées par les conciles ; qu'on de-
mandait, une réponse simple et non cornue, s'il voulait ou non se ré-
tracter. Luther reprit alors : « Puisque votre sacrée majesté et vos
dominations demandent une réponse simple, je la ferai : elle ne sera
ni cornue, ni dentée, et la voici. A moins qu'on ne me convainque
d'erreur par le témoignage de l'Ecriture ou de l'évidence, je ne puis
ni ne veux me rétracter; car je ne crois pas à la seule autorité du
Pape et des conciles, qui si souvent ont erré ou se sont contredits,
et je ne reconnais de maître que la Bible et la parole de Dieu. »
Les ordres se retirèrent pour délibérer, puis l'official prit ainsi la
parole : « Martin Luther, vous venez de parler avec un ton qui ne
sied point à un homme tel que vous : et vous n'avez point répondu
à la question. Sans doute vous avez composé divers écrits, dont
quelques-uns pourraient n'être l'objet d'aucune censure. Si vous
aviez désavoué les livres où sont répandues vos erreurs, sa majesté,
dans sa bonté infinie, n'aurait pas permis qu'on poursuivît ceux où
ne sont enseignées que de pures doctrines. Vous venez de ressus-
citer des dogmes condamnés par le concile de Constance, et vous de-
mandez à être convaincu par les Écritures. Mais si chacun avait la
liberté de disputer sur des points depuis tant de siècles désapprouvés
par l'Église et les conciles, il n'y aurait plus de doctrine, plus de
dogme, rien de certain, rien de fixe; plus de croyances qu'on devrait
tenir sous peine du salut éternel. Car aujourd'hui, vous qui rejetez
l'autorité du Concile de Constance, demain vous proscrirez tous les
conciles, puis les Pères, les docteurs : alors, plus d'autorité que cette
parole individuelle que vous appelez en témoignage et que nous in-
voquons aussi. C'est pourquoi sa majesté demande une réponse sim-
ple et précise, affirmative ou négative. Voulez-vous défendre comme,
catholiques tous vos enseignements, ou en est-il que vous soyez prêt
à désavouer ? »
Luther consuma le reste de la séance sans vouloir donner une ré-
ponse plus nette et plus précise.
Deux jours après, le secrétaire de la diète y lut à haute voix le
rescrit impérial, conçu en ces termes : Nos ancêtres, les rois d'Es-
pagne, les archiducs d'Autriche, les ducs de Bourgogne, protecteurs
et défenseurs de la foi catholique, en ont défendu l'intégrité de leur
sang et de leur épée, en même temps qu'ils veillaient à ce qu'on
rendît aux décrets de l'Église l'obéissance qui leur est due. Nous ne
150 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De 1517
perdrons pas de vue ces beaux exemples, nous marcherons sur les
traces de nos aïeux, et nous protégerons de toutes nos forces cette
foi que nous avons reçue en héritage. Et comme il s'est trouvé un
frère qui a osé attaquer à la fois les dogmes de l'Église et le chef de
la catholicité, défendant avec opiniâtreté les erreurs où il était tombé,
et refusant de se>étracter, nous avons jugé qu'il fallait s'opposer aux
progrès de ces désordres, même au péril de notre sang, de nos ffiens,
de nos dignités, de la fortune de l'empire, afin que la Germanie ne
se souillât pas du crime de parjure. Nous ne voulons plus désormais
entendre Martin Luther, dont les princes ont appris à connaître l'in-
flexible opiniâtreté ; et nous ordonnons qu'il ait à s'éloigner et à se
retirer sous la foi de la parole que nous lui avons donnée, sans qu'il
puisse dans son chemin prêcher ou exciter des désordres l.
Depuis ce moment, il n'y eut plus de séance publique ; mais les
ordres de l'empire, dans l'intérêt du repos public, voulurenttenter
de fléchir l'obstination de Luther. Ils députèrent quelques membres
de la diète auprès de l'empereur, qui consentit à ce qu'on essayât de
nouvelles voies d'accommodement. Les conférences particulières
n'avancèrent pas plus que les séances publiques. Luther se montra
toujours opiniâtre. Un des interlocuteurs l'ayant adjuré de soumet-
tre ses écrits au jugement des princes et des ordres de l'empire, il
répondit qu'il ne voulait pas qu'on crût qu'il déclinât le jugement
de l'empereur et des ordres; mais que la parole de Dieu, sur laquelle
il s'appuyait, était à ses yeux si claire, qu'il ne pourrait se rétracter
qu'autant qu'on apporterait dans la discussion une parole plus lu-
mineuse; — que saint Paul avait dit : Si un ange vient du ciel avec
un nouvel évangile, qu'il soit anathème ! — Qu'on voulut bien ne
pas violenter sa conscience, enchaînée dans les liens de l'Écriture.
— Mais, reprit le margrave de Brandebourg, n'avez-vous pas dit
que vous ne céderiez qu'autant que vous seriez convaincu par le
texte même de l'Écriture ? — Ou par des raisons de toute évidence,
dit Luther. — Mais vous admettez donc une raison supérieure à la
parole de Dieu? objecta vivement le premier interlocuteur. Luther
resta silencieux 2. C'était en effet le point capital. Au-dessus de l'É-
glise de Dieu, avec sa tradition toujours vivante, avec ses Écritures
toujours interprétées par elle, avec ses Pères, ses docteurs, ses
conciles, ses Pontifes, vicaires du Christ, Luther mettait sa raison
individuelle, avec ses variations. C'est pour la raison variable de ce
moine que l'Allemagne rompra son unité nationale et religieuse.
Enfin l'official de Trêves manda Luther, afin de lui lire la sentence
» Audin, t. 1, p. 324. - 2 Ibid., p. 329.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 151
impériale. Luther, dit-il, puisque vous n'avez pas voulu écouter
les conseils de sa majesté et les ordres de l'empire, et confesser vos
erreurs, c'est à César d'agir maintenant. De par ordre de l'empereur,
il vous est accordé vingt jours pour retourner à Wittemberg, libre,
et sous la sauvegarde de la parole du prince ; pourvu que sur votre
passage vous n'excitiez aucun trouble par vos paroles ou vos dis-
cours. Luther témoigna beaucoup de reconnaissance envers l'empe-
reur, et partit le 26 avril.
L'électeur Frédéric de Saxe avait mis en doute que Luther ensei-
gnât réellement les erreurs énormes qu'on lui attribuait. Si ce n'était
pas une pure feinte de l'électeur, Luther eut soin de le détromper
bien vite. A peine sorti de Worms, il composa le credo luthérien
dans les dix-huit articles que voici :
« Le Chrétien baptisé ne peut perdre le royaume céleste, de quel-
que péché qu'il se souille, pourvu qu'il croie. — Car la foi ôte tous
les péchés du monde. — Au Chrétien, ni l'Église ni les anges ne
peuvent imposer des croyances. — C'est la doctrine de saint Paul,
Col. 2. — Il n'est pas d'État qui puisse être heureusement gouverné
par des rois. — C'est l'enseignement de l'expérience. — Tout homme
peut confesser et absoudre. — Il est écrit dans saint Matthieu : Ce
que vous lierez sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que vous
délierez sur la terre sera délié dans les cieux : ces paroles s'adressent
à tous. — Le péché est de sa nature toujours le même : il ne s'ag-
grave pas parce qu'il est commis avec une mère, une sœur, une
fille. — Le Christ l'enseigne. — Tout homme peut confesser, dédier
une église, conférer les ordres. — Viletés qu'on doit abandonner aux
subalternes : à l'évêquede prêcher l'Évangile. — Quand saint Pierre
lui-même trônerait à Rome, je ne le reconnaîtrais pas pour Pape.
— C'est que la papauté n'est qu'une fiction. — Libre arbitre! chi-
mère, non-sens ! — C'est la nécessité qui nous pousse et nous ré-
git. — L'homme ne peut opérer que l'iniquité, je l'ai prouvé. —
Le Pape est hérétique, schismatique, idolâtre; salut Satan. — C'est
la vérité *. »
Tel est le credo luthérien en 4521 ; credo tellement impie, telle-
ment scandaleux, tellement subversif de tout ordre, de toute société,
de toute morale, de toute religion, que Luther lui-même, malgré son
audace, n'osa point le professer à la diète de Worms.
Luther viola sur la route les ordres formels de l'empereur et les
conditions du sauf-conduit : il prêcha et à Hirsfeld et à Eisenach. Il
tombait ainsi au ban de l'empire. Comme on approchait d'Actens-
i Autlin, 338. Opéra Lutheri, t. 2, p. 172, Wittembergœ.
1.V2 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1Y. - De 1517
tein, des chevaliers masqués se présentèrent tout à coup à l'entrée
d'une forêt, se jetèrent sur les rênes des chevaux, et feignirent d'en-
lever le moine. C'était une comédie jouée et arrangée par l'électeur,
du consentement de Luther l. Un cheval était tout prêt, ainsi qu'un
vêtement de cavalier et une barbe postiche, pour déguiser le fugitif.
On erra dans la forêt pendant quelques heures, et, la nuit venue,
vers les onze heures, on frappait à la porte du château de la "VYart-
bourg, célèbre par le séjour qu'y fit et les héroïques vertus qu'y pra-
tiqua sainte Elisabeth de Thuringe.
Ceux des compagnons de Luther qui n'étaient pas dans le secret
crurent être tombés dans une embuscade, et répandirent à Wittem-
berg le bruit de sa mort. Cependant il vivait bien tranquille et dans
les délices aux dépens du prince, dont il ne laissait pas de se mo-
quer. « Je crois bien que c'est le prince qui paye, dit-il dans une
lettre du 25 août à Spalatin, car je ne voudrais pas rester une heure
ici si je savais que je mange le pain de mon hôte (le gardien du
château). Le pain du prince, soit; car enfin, s'il faut manger la for-
tune de quelqu'un, ce doit être des princes, car prince et larron
c'est à peu près synonyme 2. »
Maintenant, comment Luther, le prétendu apôtre, vivait-il dans
ce qu'il appelait son Patmos, dans cette solitude sanctifiée par les
vertus si chastes, si douces de sainte Elisabeth ? Ecoutons-le lui-
même. « Ah ! c'en est fait, écrit-il le 13 juin à Mélanchton, je ne puis
plus prier ni gémir; la chair me brûle, cette chair qui bout en moi,
quand ce devrait être l'esprit. Paresse, sommeil, mollesse, volupté,
toutes les passions m'assiègent ; c'est sans doute parce que vous avez
cessé d'intercéder pour moi que Dieu s'est ainsi retiré... Voilà huit
jours que je n'écris ni ne prie, à cause des tentations de la chair 3.»
Certes, voilà l'état d'un réprouvé, non d'un apôtre. Dans la ten-
tation, saint Paul redoublait de prières, il châtiait son corps, il ren-
dait son corps livide de coups, de peur qu'après avoir prêché aux
autres, il ne fût lui-même réprouvé. Il ne se sentait coupable de
rien, mais il ne se croyait pas justifié pour cela. Chez l'apôtre de
la prétendue réforme, c'est tout l'opposé. 11 ne prie pas, il ne châtie
pas son corps. Qu'est-ce donc qui le rassure? la présomption la plus
impie. Écoutons ce qu'il écrit au même Mélanchton le 1er d'août :
« Sois pécheur et pèche énergiquement, mais que ta foi soit plus
grande que ton péché Il nous suffit que nous ayons connu l'a-
gneau de Dieu qui efface les péchés du monde ; le péché ne peut dé-
i Manuscrits de Spalalin. — 2 Spalatino, 25 aug. 1521. — 3 Melanchtoni,
13 junii.
à 1545 de l'ère ehr.] DE L'iÎGLISE CATHOLIQUE. 153
truire en nous le règne de l'agneau, quand nous forniquerions et tue-
rions mille fois par jour *. »
Voilà comme Luther, le prétendu apôtre, abuse de la miséricorde
de Dieu, de la passion de Jésus-Christ, pour offenser Dieu, pour
outrager Jésus-Christ avec plus de liberté et d'audace. Ceci est-il de
l'homme seul ou d'un être plus méchant encore, et dont Luther pre-
nait des leçons ? Écoutons encore Luther lui-même.
c< Il m'arriva une fois de m'éveiller tout d'un coup sur le minuit,
et Satan commença ainsi à disputer avec moi : — Ecoute, me dit-il,
docteur éclairé. Tu sais que durant quinze ans tu as célébré presque
tous les jours des messes privées. Que serait-ce si de telles messes
privées étaient une horrible idolâtrie ? que serait-ce si le corps et le
sang de Jésus- Christ n'y avaient pas été présents, et que tu n'eusses
adoré et fait adorer aux autres que du pain et du vin ? — Je lui répon-
dis : J'ai été fait prêtre, j'ai reçu l'onction et la consécration des
mains de l'évêque, et j'ai fait tout cela par le commandement de mes
supérieurs et par l'obéissance que je leur devais. Pourquoi n'aurais-
je pas consacré, puisque j'ai prononcé sérieusement les paroles de
Jésus-Christ, et que j'ai célébré ces messes avec un grand sérieux,
tu le sais? — Tout cela est vrai, me dit-il; mais les Turcs et les
païens font aussi toutes choses dans leurs temples par obéissance,
et ils y font sérieusement toutes leurs cérémonies. Les prêtres de
Jéroboam faisaient aussi toutes choses avec zèle et de tout leur cœur
contre les vrais prêtres qui étaient à Jérusalem. Que serait-ce si ton
ordination et ta consécration étaient aussi fausses que les prêtres des
Turcs et des Samaritains sont faux, et leur culte faux et impie ? — Pre-
mièrement, tu sais, me dit-il, que tu n'avais alors ni connaissance de
Jésus-Christ ni vraie foi, et qu'en ce qui regarde la foi, tu ne valais
pas mieux qu'un Turc; car le Turc et tous les diables croient l'his-
toire de Jésus-Christ, qu'il est né, qu'il a été crucifié, qu'il est
mort, etc. ; mais le Turc et nous autres esprits réprouvés nous n'a-
vons point de confiance en sa miséricorde et nous ne le tenons pas
pour notre médiateur et notre sauveur; au contraire, nous avons
peur de lui comme d'un juge sévère. C'était là ta foi, tu n'en avais
point d'autre quand tu reçus l'onction de l'évêque, et tous ceux qui
donnaient ou qui recevaient cette onction avaient ces sentiments de
Jésus-Christ : ils n'en avaient point d'autres Vous avez donc reçu
l'onction, vous avez été tondus, et vous avez sacrifié à la messe
comme des païens, et non comme des Chrétiens. Comment donc
avez- vous pu consacrer à la messe ou célébrer vraiment la messe,
i Melanchtoni, 1 aug.
154 HISTOIRE UNIVERSELLE [l.iv. LXXXIV. — i)e 1517
puisqu'il y manquait une personne qui eût la puissance de consacrer :
ce qui est, selon votre propre doctrine, un défaut essentiel? »
Tel fut, suivant le récit de Luther, le premier argument ou so-
phisme de Satan. En quoi le maître avance pour le moins deux gros
mensonges, dont le disciple ne s'est pas aperçu ou n'a pas voulu s'a-
percevoir : 1° Mensonge historique, que le Turc croie que Jésus-
Christ a été crucifié et qu'il est mort, puisque Mahomet dit positive-
ment, dans son Alcoran, que Dieu enleva Jésus- Christ et qu'un autre
fut crucifié à sa place. 2° Mensonge énorme et contemporain, que les
catholiques n'eussent pas plus de confiance en Jésus-Christ que le
Turc et que les diables, puisque Luther même est témoin du con-
traire, lui qui reproche aux catholiques d'appuyer leurs indulgences
sur les mérites surabondants de Jésus-Christ.
Dans ses autres arguments, le père du mensonge ne raisonne pas
plus vrai. « Tu vois maintenant, dit-il à Luther, qu'il manque dans
ta messe, premièrement, une personne qui puisse consacrer, c'est-à-
dire un homme chrétien : qu'il y manque, en second lieu, une per-
sonne pour qui on consacre et à qui on doit donner le sacrement,
c'est-à-dire l'Eglise, le reste des fidèles et le peuple. » Mais si Luther
s'était rappelé son catéchisme ou les simples prières de la messe, il
aurait pu répondre à son maître que le sacrifice des messes privées
comme des messes solennelles est offert à Dieu pour toute l'Église,
tant militante que souffrante, pour tous les fidèles orthodoxes, tant
absents que présents, mais spécialement pour ces derniers; que l'ap-
plication du sacrifice de la messe aux personnes absentes n'offre pas
plus de difficulté que l'application qu'on leur ferait d'une prière quel-
conque.
Martin Luther, ce grand docteur, cet ecclésiaste de Wittemberg.
qui se mettait au-dessus de tous les docteurs et de tous les Pères, ne
sut pas faire à Satan des réponses aussi simples. Il se laissa vaincre
honteusement. Lui-même en convient dans ces paroles : « Je vois
d'ici les saints Pères qui rient de moi et s'écrient : Quoi ! c'est là ce
docteur célèbre qui est demeuré court et n'a pu répondre au diable?
Ne vois-tu pas, docteur, que le diable est un esprit de mensonge ?
Grâce, mes Pères! j'aurais ignoré jusqu'à présent que le diable est
un menteur, si vous ne me l'aviez affirmé, mes doctes théologiens.
Certes, s'il vous fallait souffrir les rudes assauts de Satan et disputer
avec lui, vous ne parleriez pas comme vous le faites de l'exemple et
des traditions de l'Église ; car le diable est un rude jouteur, et il vous
presse si violemment, qu'il n'est pas possible de lui résister sans un
don particulier du Seigneur. Tout d'un jcoup, en un clin d'œil, il
remplit l'esprit de ténèbres et d'épouvantements, et s'il a affaire à
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 155
un homme qui n'ait pas pour lui répondre une parole de Dieu, toute
prête, il n'a besoin que du petit doigt pour l'abattre K »
A ce récit, Luther ajoute pour conclusion : « Voilà qui m'explique
comment il arrive quelquefois qu'on trouve des hommes morts dans
leur lit : c'est Satan qui leur tord le cou et qui les tue. Emser, Oeco-
lampade et d'autres qui leur ressemblent, tombés sous les traits
enflammés et les lances de Satan, sont ainsi morts subitement 2. »
Telle était la confiance de Luther dans cet esprit d'en bas, qu'il
s'écrie ailleurs : « Savez-vous pourquoi les sacrementaires Zwingle,
Bucer, Oecolampade n'ont jamais eu l'intelligence des divines Écri-
tures? C'est qu'ils n'ont jamais eu le diable pour adversaire; car,
quand nous n'avons pas le diable attaché au cou, nous ne sommes
que de piètres théologiens 3. »
Cependant l'empereur Charles-Quint, le 8 mai 1521, publia dans
la diète de Worms un édit impérial contre l'hérésiarque de Wittem-
berg, pour être mis à exécution au bout de vingt jours. L'édit com-
mence en ces termes :
Charles- Quint, par la clémence divine, empereur élu des Romains,
toujours auguste, et roi de Germanie, des Espagnes, de l'une et l'au-
tre Sicile, de Jérusalem, de Hongrie, de Dalmatie, de Croatie, etc. ;
archiduc d'Autriche; duc de Bourgogne, de Brabant, de Styrie, de
Carinthie, de Carniole; comte de Habsbourg, de Flandre et de
Tyrol, etc. Dans ce dernier et cœtera on pourrait comprendre le titre
de seigneur du ISouvau- Monde ; car ce fut cette année-là même que
Fernand Cortèz lui conquit l'empire du Mexique, en attendant que
François Pizarre lui conquît l'empire du Pérou.
L'édit expose de nobles pensées dans un noble langage. Le devoir
de l'empereur romain est d'étendre les limites de cet empire, pour
la défense de la sainte Église romaine et universelle, et de veiller
avec grand soin à prévenir ou à étouffer, suivant la règle de l'Église
romaine, toutes les hérésies qui pourraient infecter les nations déjà
soumises. Que si tout empereur a cette obligation, combien plus celui
que Dieu a rendu maître de tant de royaumes, qui descend, par son
père, des très-chrétiens empereurs, archiducs d'Autriche, ducs de
Bourgogne, et, par sa mère, des rois catholiques d'Espagne, de Si-
cile et de Jérusalem ! Or, depuis trois ans, de nouvelles hérésies, ou
plutôt des hérésies depuis longtemps condamnées par les conciles et
par les décrets des souverains Pontifes, avec l'approbation de l'Eglise,
1 De Missâ angulari, t. C, Ienœ, p. 81, 83. — T. 7. Op. Luther. Witt., fol. 228.
Audin, t. 1. —s De .Missâ privatâ. — 3 Luth, in colloq. Lsleb. de Verbo Dei,
fol. 23.
156 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. —De 1517
mais ramenées de nouveau du fond des enfers, menacent de préci-
piter toute la nation allemande, et, par suite de la contagion, toute
la république chrétienne dans des déchirements effroyables, la perte
des bonnes mœurs et de la paix, et enfin dans leur propre ruine.
Pour prévenir de si grands maux, le pape Léon X, à qui c'est de
veiller sur la foi catholique et les sacrements de l'Eglise, exhorte pa-
ternellement frère Martin Luther à révoquer ses erreurs. Celui-ci y
en ajoute de plus mauvaises encore. Le Pape est obligé, avec le sacré
collège, de condamner ses écrits, de le déclarer lui-même hérétique,
s'il ne se rétracte dans un temps donné. La bulle est apportée à
l'empereur, comme vrai et suprême défenseur de la foi chrétienne,
premier fils et avocat du Siège apostolique, ainsi que de la sainte
Église romaine et universelle, avec prière de la faire publier et ob-
server, suivant son office, d'abord dans tout l'empire romain, et en-
suite dans tous les royaumes soumis au même prince.
La constitution pontificale ayant été publiée et exécutée dans plu-
sieurs provinces, ledit Martin Luther, bien loin de s'amender et de
rentrer dans son devoir, répandit chaque jour, par des écrits soit
latins, soit allemands, des hérésies pires les unes que les autres. Il
renverse le nombre, l'ordre et l'usage des sept sacrements observés
depuis tant de siècles par l'Église ; il dégrade scandaleusement les
lois inviolables du mariage-, renouvelle l'erreur de Wiclef sur
l'extrême-onction, celle des Bohémiens sur la communion; trans-
forme la confession en confusion ; attribue le sacerdoce aux femmes
et aux enfants même ; excite les laïques à se laver les mains dans le
sang des prêtres ; outrage par des invectives inouïes le souverain
Pontife de notre religion, le successeur de saint Pierre, le vicaire du
Christ ; soutient avec Manès et Wiclef qu'il n'y a point de libre ar-
bitre, que tout se fait par une nécessité fatale, que le sacrifice de la
messe ne profite qu'au célébrant, et non à d'autres, ni vivants, ni dé-
funts; reproduit les erreurs des Vaudois et des Wiclétites sur le
purgatoire, des Pélagiens et des Hussites sur l'Église militante : mé-
prise l'autorité des Pères reçus par l'Église; vilipende même quel-
quefois le culte qu'on leur rend. Il détruit enfin toute obéissance et
tout gouvernement, de manière à provoquer les peuples à la défec-
tion et à la rébellion contre leurs seigneurs, tant spirituels que tem-
porels, pour se livrer aux brigandages, aux meurtres, aux incendies,
au péril manifeste de la république chrétienne. Bien plus, comme il
s'efforce d'introduire une certaine manière de vie sans règle ni loi
aucune, mais licencieuse et vraiment sauvage, cet homme, sans loi
et hors la loi, condamne et méprise tellement toutes les lois elles-
mêmes, qu'il n'a pas craint de brûler publiquement les décrets des
à I5i5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 157
saints Pères et les sacrés canons ; prêt à faire pis encore au droit civil,
s'il n'avait pas plus redouté le glaive du siècle que les excommuni-
cations et les censures du Pontife.
Après ces observations frappantes de justesse et en quelque sorte
prophétiques, le rescrit impérial signale le mépris du moine pour
les conciles, notamment pour le concile de Constance, la gloire de la
nation allemande en ce qu'il avait rendu la paix à l'Église divisée
d'avec elle-même. A la honte de l'Allemagne, Luther soutient que
ce concile a erré très-grièvement ; il l'appelle une synagogue de Sa-
tan, et l'empereur Sigismond un antechrist ; les princes de l'empire
des apôtres de l'antechrist, des homicides et des pharisiens . il ap-
prouve tout ce qui y a été condamné dans l'hérésiarque Jean Hus,
et condamne tout ce qu'on y a toléré ; s'emportant jusqu'à dire que,
si Jean Hus a été hérétique, lui Martin se glorifie de l'être dix fois
davantage : homme tellement avide d'innover et de perdre les hommes,
qu'il n'a presque rien écrit ni publié où ne se trouve une peste ou
quelque aiguillon mortel : chacune de ses paroles paraît empoisonnée.
On dirait enfin que ce n'est pas un homme, mais, sous la figure hu-
maine et la cuculle d'un moine, le démon même, qui, rassemblant
dans une même sentine les plus exécrables des anciennes hérésies
avec quelques hérésies nouvelles qu'il vient d'inventer, détruit en-
tièrement la foi véritable sous prétexte de prêcher la foi, introduit le
joug et la servitude du démon sous une apparence de liberté, et,
sous le nom de profession évangélique, cherche à renverser, ébranler
et ruiner complètement toute paix et charité évangélique, tout ordre
dans les choses humaines, et la face si belle de l'Église entière.
Quoiqu'il fût contre tout droit d'entendre un homme condamné
par le souverain Pontife et le Si>:ge apostolique, endurci dans sa
perversité, séparé de la communion de l'Église catholique et héré-
tique notoire ; cependant, pour ôter prétexte à toute chicane, de
l'avis de ses princes et de ses conseillers, avant 'd'exécuter la consti-
tution pontificale, nous avons fait citer ledit Martin à la diète, non
pour juger ni connaître des choses de la foi, ce qui appartient sans
aucun doute au Pontife romain et au Siège apostolique, ni non plus
pour les laisser remettre en discussion après tant de siècles, mais
pour ramener cet homme dans le bon chemin par de fortes et salu-
taires exhortations.
L'empereur expose ensuite comment Luther comparut à la diète,
y reconnut ses écrits, mais demanda du temps pour dire s'il voulait
les rétracter. Qu'enfin il osa soutenir que les décrets des souverains
Pontifes et les conciles contenaient beaucoup d'erreurs et de contra-
dictions; qu'il n'en tenait nul compte, et qu'il ne rétracterait rien de
J58 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1617
ce qu'il avait écrit, à moins qu'on ne le convainquit par l'Écriture et
l'évidence de manière à le satisfaire, répétant sans cesse qu'il ne vou-
lait point agir contre sa conscience ni ne pouvait changer la parole
de Dieu. Mauvais prétexte. Comme si nous lui demandions qu'il
changeât la parole de Dieu, et non pas que, suivant la vraie parole
de Dieu, il revînt au giron de la sainte mère Eglise, d'où il s'était
écarté d'une manière aussi impie que honteuse ; Eglise à qui Notre-
Seigneur Jésus-Christ a donné une autorité si grande, que celui qui
ne l'écoute pas doit être regardé comme un païen et un puhlicain.
Qu'il faille donc la préférer, même seule, à toutes les inventions des
hérétiques, personne ne l'a jamais mis en doute, si ce n'est l'hérétique
Luther, qui, pour donner à de mauvais commencements une fin pire
encore, n'a pu dissimuler, même en notre présence, ce qu'il avait au
fond du cœur et combien il se réjouissait de la perte des fidèles. Car,
abusant de cette parole de l'Evangile : Je ne suis pas venu envoyer
la paix, mais le glaive, il témoigna ne voir rien de plus agréable
que des partis et des dissensions pour la parole de Dieu, c'est-à-dire
des dissensions, des schismes, des guerres, des meurtres, des bri-
gandages entre Chrétiens pour les opinions hétérodoxes de Luther,
qu'il décore du nom de parole de Dieu comme d'une fausse en-
seigne.
Après avoir rapporté le reste de ce qu'il fit à l'égard de Luther à
Wocms, l'empereur conclut en ces termes :
Avant tout, pour l'honneur du Dieu tout- puissant, la révérence
que nous devons au Pontife romain et au Saint-Siège apostolique,
suivant l'office et le devoir de la dignité impériale, le zèle que nous
avons hérité de nos ancêtres, nous sommes prêts à exposer toutes
nos forces, empire, royaumes, domaines, amis, vie et âme même,
pour la défense de la foi catholique, l'honneur et la protection de la
sainte Église romaine et universelle. Puis, de son autorité impériale
et royale, du conseil et du consentement des électeurs, des princes
et des États de l'empire, en exécution de la sentence du Pape, vrai
juge en cette partie, il déclare tenir Martin Luther pour hérétique
notoire, et commande à t,ms de le tenir pour tel, défendant à tous
de le recevoir ni de le protéger en aucune façon : ordonne à tous les
princes et États de l'empire, sous les peines accoutumées, de le
prendre et emprisonner, après le terme de vingt-un jours expiré, et
de poursuivre tousses complices, adhérents et fauteurs, les dépouil-
lant de tous leurs biens, meubles et immeubles, suivant les lois et
constitutions de l'empire. Il défend encore de lire ni de garder
aucun de ses livres, quand même il y en aurait quelqu'un où se
trouveraient de bonnes choses; car on rejette les mets les plus dé-
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÊGLJSE CATHOLIQUE. 159
licats dès qu'on les soupçonne infectés d'une goutte de venin ;
d'ailleurs, ce qui peut s'y trouver de bon a déjà été dit et répété par
les saints Pères, et peut se lire en eux sans péril. Il ordonne donc aux
princes et aux magistrats de les brûler et de les abolir entièrement.
Et d'autant qu'il s'est fait et imprimé en divers endroits des abrégés
de ses livres, il défend absolument de les imprimer, comme aussi de
garder aucune de ces estampes et images inventées pour rendre odieux
et ridicules non-seulement des personnes privées, mais le souverain
Pontife, les prélats et les princes. Il commande aux magistrats de
s'en saisir et de les brûler, punissant les imprimeurs et tous ceux qui
en vendront ou en achèteront. Enfin, il fait une défense générale
d'imprimer aucun livre en matière de foi, si petit qu'il puisse être,
sans la permission de l'évêque diocésain 4.
Dans les commencements, Luther avait pris la faculté de théologie
de Paris pour juge de ses différends avec le Saint-Siège. Le 15 avril
1521, la faculté de théologie de Paris censura les ouvrages et les
erreurs de Luther, et condamna sa doctrine en plus de cent propo-
sitions. Cette censure fut arrêtée et confirmée du consentement
unanime de tous les docteurs.
La faculté y expose d'abord la nécessité de s'opposer au poison
des nouvelles erreurs, capables d'infecter les fidèles, saint Paul ayant
recommandé à Timothée de se conduire comme un ministre irré-
prochable du Seigneur, sachant dispenser à propos la parole de
vérité et fuir les discours vains et profanes, qui contribuent beau-
coup à inspirer l'impiété ; car si ces erreurs saisissent une fois l'esprit
des simples, elles s'étendent toujours davantage, elles gagnent comme
la gangrène, qui, aussitôt qu'elle a atteint les chairs vives, ne manque
pas d'infecter tout ce qu'elle approche, jusqu'à ce qu'elle ait causé la
mort. La censure le prouve par les exemples d'Hermogènes, de Philet,
d'Hyménée, d'Ébion, de Marcion, d'Apelles, de Sabellius, deManès,
d'Arius; dans ce dernier temps, par ceux de Valdo, de ^Yiclef, de
Jean Hus, et enfin par celui de Luther et de ses sectateurs. « Nés de
cette race de vipères, dit la faculté, ces enfants d'iniquité s'efforcent
de déchirer le sein de l'Église, leur mère. Luther tient entre eux le
premier rang, comme un autre Ahiel, qui, contre l'anathème de
Josué, voulut rebâtir Jéricho. Il ramène les anciennes erreurs,
s'applique à en forger de nouvelles, et croit avoir seul plus de sagesse
que tous ceux qui sont ou ont été dans l'Église. II ose préférer son
jugement à celui de toutes les universités. Il méprise les autorités
des saints Pères et des anciens docteurs de l'Église, et, pour mettre
1 Le Plat, Monument, Concil. ïrid., t. 2, p. 110 et seqq.
KÎO HKSTOiRE ONtVfcRSELLE [Lîv. LXXXIV. - De 1511
le comble à son impiété, il s'efforce de détruire les décisions des
sacrés conciles, comme si Dieu avait réservé au seul Luther la con-
naissance de plusieurs vérités nécessaires au salut, que l'Église aurait
ignorées dans les siècles précédents, et comme si elle eût été aban-
donnée jusqu'à présent par Jésus-Christ, son époux, aux ténèbres de
l'erreur. »
La faculté montre après que Luther a tiré ses erreurs des anciens
hérétiques ; qu'il suit l'hérésie des Manichéens sur le libre arbitre,
des Hussites sur la contrition, des Wicléfites sur la confession, des
Bégards sur les préceptes de la loi, des Cathares sur la punition des
hérétiques, des Vaudois et des Bohémiens sur les immunités ecclé-
siastiques et les conseils évangéliques. Sur les serments, il convient
avec ces hérétiques qui se vantaient d'être de l'ordre des apôtres :
son opinion sur l'observance des cérémonies légales approche fort
de l'hérésie des Ebionites. Au reste, il renverse la doctrine -de l'ab-
solution sacramentelle, de la satisfaction, de la* préparation à l'eu-
charistie, des péchés, des peines du purgatoire, des conciles géné-
raux. Il parle en ignorant des principes delà hiérarchie, comme de la
puissance ecclésiastique et des indulgences : et non content d'avoir
souvent prêché des erreurs si pernicieuses, il les a voulu perpétuer
dans un ouvrage auquel il a donné le titre de la Captivité de Ba-
bylone ; ouvrage rempli de tant d'erreurs, qu'il mérite d'être comparé
avec l'Alcoran, puisqu'il y renouvelle des hérésies tout à fait éteintes,
dont il ne restait aucun vertige, principalement sur ce qui concerne
les sacrements de l'Église. Un tel écrivain peut passer pour l'écri-
vain le plus pernicieux de l'Église du Christ, comme ne travaillant
qu'à rétablir les blasphèmes des Albigeois, des Vaudois, des Héra-
cléonites, de Pépuziens, des Aériens, des Jovianistes, des Artotyrites
et d'autres monstres semblables.
On entre ensuite dans le détail des propositions que l'on censure.
La faculté s'attache d'abord au livre de la Captivité de Babylone,
comme renfermant plus d'erreurs. Elle réduit le tout à cinq articles,
qui regardent les sacrements, les lois de l'Église, l'égalité des œuvres,
les vœux et l'essence divine.
Sur les sacrements, voici les propositions qu'elle condamne :
1° Les sacrements sont d'une nouvelle invention : cette proposition
est téméraire, impie et manifestement hérétique. 2° L'Eglise du
Christ ne connaît point le sacrement de l'ordre : proposition héré-
tique, qui est des pauvres de Lyon, des Albigeois et des Wicléfites.
3°, 4° et 5o Tous les Chrétiens ont la même puissance pour prêcher
et pour administrer les sacrements; les clefs sont communes à tous
hs fidèles; tous les Chrétiens sont prêtres : chacune de ces trois pro-
à J5i5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 161
positions est destructive de la hiérarchie et hérétique, c'est l'erreur
des hérétiques susdits, ainsi que des Pépuziens ou Montanistes. 6° La
confirmation et l'extrême-onction ne sont point des sacrements in-
stitués par le Christ : celte proposition est hérétique et renouvelle
l'erreur des Albigeois et des Wicléfites sur le premier sacrement, et
des Héracléonites sur le second. 7° On croit ordinairement que la
messe est un sacrifice que l'on offre à Dieu, d'où Jésus-Christ est
appelé la victime de l'autel ; l'Évangile ne permet pas de dire que la
messe soit un sacrifice : la seconde partie de cette proposition est
impie, blasphématoire et hérétique. 8° C'est une erreur manifeste
d'appliquer et d'offrir la messe pour les péchés, pour les satisfac-
tions, pour les défunts, pour ses besoins et pour ceux des autres :
cette proposition est outrageuse envers l'Église catholique, l'épouse
du Christ ; elle est hérétique et conforme à l'hérésie des Aériens et
des Artotyrites. 9° Il n'y a point de doute que tous les prêtres, les
moines, les évêques et leurs prédécesseurs n'aient été et ne soient
des idolâtres, et dans un très-grand péché, à cause de l'ignorance
où ils sont du sacrement, et de l'abus et de la risée qu'ils en font :
cette proposition est fausse, souverainement scandaleuse, outrageuse
à tout l'ordre ecclésiastique et proférée avec une arrogance insensée ;
et en ce qu'elle prétend que nul n'est en état de salut s'il n'acquiesce
à de pareilles erreurs, elle renouvelle la perfidie des Donatistes, qui
soutenaient que l'Église de Dieu n était demeurée que chez eux.
10° Je crois fermement que le pain est le corps du Christ, dit Lu-
ther : cette crédulité de Luther est absurde, hérétique et condamnée
depuis longtemps. 11° C'est une impiété et une tyrannie de refuser
les deux espèces aux laïques : cette proposition est erronée, schis-
matique, impie, et renouvelle l'erreur déjà condamnée des Bohé-
miens. 12° Ce ne sont pas les Bohémiens qu'il faut appeler schisma-
tiques et hérétiques, mais les Romains : cette proposition est fausse,
favorise l'impiété des Bohémiens, et est injurieuse à l'Église romaine.
13° Le mariage n'est pas un sacrement divinement institué, mais
inventé dans l'Église par les hommes : cette proposition est héré-
tique, et a été condamnée autrefois. 14° et 15° L'union d'un homme
et d'une femme doit tenir, quoiqu'elle ait été faite contre les lois; les
prêtres doivent approuver tous les mariages contractés contre les
lois ecclésiastiques dont les Papes peuvent dispenser, à l'exception
de ceux qui sont expressément défendus dans l'Écriture : ces deux
propositions sont fausses, dérogent d'une manière impie à la puis-
sance de l'Église, et sont du nombre des erreurs des Vaudois.
1 6° Toute l'efficace des sacrements de la loi nouvelle est la foi : cette
proposition est hérétique et déroge à l'efficace des sacrements de la
XXIII. 11
162 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
loi nouvelle. 17° Tout ce que nous croyons aller recevoir, nous le
recevons réellement, quoi que fasse ou ne fasse pas le ministre,
qu'il agisse par feinte ou par dérision : cette proposition est absurde,
hérétique et appuyée sur un sens erroné de l'Ecriture. 18° 11 est
dangereux et même faux de croire que la pénitence est une seconde
planche après le naufrage : cette proposition est téméraire, erronée,
avancée follement et injurieuse à saint Jérôme, qui assure ce qu'elle
attaque. 19° Celui qui, s'étant confessé spontanément ou étant re-
pris de sa faute, demande pardon devant quelqu'un de ses frères, je
ne doute pas qu'il ne soit absous de ses péchés : cette proposition,
qui insinue que les laïques, tant hommes que femmes, ont le pou-
voir des clefs, est fausse, injurieuse aux sacrements de l'ordre et de
la pénitence, hérétique et conforme aux erreurs des Vaudois.
Le second titre des propositions extraites du même livre, que la
faculté condamne, est Des Constitutions de f Eglise. Il ne renferme
qu'une seule proposition, qui est : Ni le Pape, ni les évêques, ni
aucun homme n'a droit de rien ordonner à un Chrétien, pas même
la valeur d'une syllabe, sans son consentement, et tout ce qui se fait
autrement ne provient que d'une espèce de tyrannie : cette propo-
sition, qui soustrait les sujets de la soumission et de l'obéissance
dues à leurs supérieurs, tend à la sédition et à détruire les lois posi-
tives; elle est erronée dans la foi et dans les mœurs, et du nombre
des erreurs des Vaudois et des Aériens.
Le troisième titre est De V égalité des œuvres, et ne renferme
qu'une proposition, conçue en ces termes : Les œuvres ne sont
rien devant Dieu, où elles sont toutes égales en mérite; propo-
sition fausse, contraire aux saintes Ecritures et tirée des Jovinia-
nistes.
Le quatrième titre, touchant les vœux, contient deux propositions:
1° Il faut conseiller d'abolir tous les vœux et de n'en faire aucun;
proposition contraire à la doctrine de Jésus-Christ et à la conduite
des Pères, qui ont conseillé des vœux, et elle provient de l'erreur des
Wicléfites. 2° Il est probable que les vœux, aujourd'hui, ne servent
qu'à donner de l'orgueil et de la présomption : cette proposition est
fausse, injurieuse à l'état religieux, et conforme aux mêmes Wi-
cléfites.
Le cinquième litre est De la divine Essence, et l'on y condamne
cette proposition unique : Depuis trois cents ans, on a déterminé
plusieurs choses sans raison et mal à propos; par exemple : que
l'essence divine n'engendre point et n'est point engendrée ; que
l'âme est la forme substantielle du corps humain : cette proposition
est fausse, avancée avec beaucoup d'arrogance par un homme qui
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 163
est ennemi de l'Église catholique, et injurieuse aux conciles gé-
néraux *.
On condamne ensuite les propositions tirées des autres ouvrages
de Luther, qu'on réduit sous dix-neuf titres. Le premier traite de
la conception de la sainte Vierge, le deuxième de la contrition, le
troisième delà confession, le quatrième de l'absolution, le cinquième
de la satisfaction, le sixième de ceux qui s'approchent de l'eu-
charistie, le septième de la certitude de Ua justification, le huitième
des péchés, le neuvième des commandements de Dieu, le dixième
des conseils évangéliques, le onzième du purgatoire, le douzième de
l'autorité des conciles généraux, le treizième de l'espérance, le qua-
torzième de la peine des hérétiques, le quinzième de l'observation et
de la cessation des cérémonies légales, le seizième de la guerre contre
les Turcs, le dix-septième de l'immunité des ecclésiastiques, le dix-
huitième du libre arbitre, le dix-neuvième de la philosophie et de
la théologie scholastique.
L'avant-dernier titre ou le dix-huitième renferme cinq proposi-
tions : 1° Le libre arbitre n'est pas maître de ses actions : proposition
fausse, contraire aux saints docteurs et à la morale, conforme à
l'erreur des Manichéens, et hérétique. 2° En vain les sophistes di-
sent et avancent qu'une bonne action est toute de Dieu, mais non
pas totalement : cette proposition est injurieuse aux saints docteurs
qui l'ont enseignée, principalement à saint Ambroise, à saint Au-
gustin et à saint Bernard, que Luther traite ici de sophistes ; et quant
à ce qu'il prétend que toute bonne action est totalement de Dieu, et
non du libre arbitre, c'est une hérésie. 3° Le libre arbitre, en faisant
ce qui est en soi, pèche mortellement : cette proposition est scanda-
leuse, impie, erronée dans la foi et dans les mœurs. 4° Le libre ar-
bitre, avant la grâce, n'a de vertu que pour pécher, et non pas pour
se repentir; ce qui est le sentiment de saint Augustin : cette propo-
sition, en prenant la grâce pour la grâce sanctifiante, dont parle
l'auteur, est erronée, conforme à l'erreur des Manichéens, contraire
aux saintes Écritures, et citée de saint Augustin dans un sens per-
vers et tronqué. 5° Le libre arbitre, sans la grâce, s'approche d'au-
tant plus de l'iniquité, qu'il s'applique plus fortement à l'action ; ce
qui est le sentiment de saint Ambroise : cette proposition, en pre-
nant la grâce comme ci-dessus, est fausse, offense les oreilles pieuses,
détourne des bonnes œuvres, et est tronquée méchamment de saint
Ambroise.
Le dix-neuvième et dernier titre, De la Philosophie et de la Théo-
1 Le Plat, w&i suprà, p. 98 et seqq.
lfii HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
logie scholastique, renferme sept propositions : 1° La philosophie
d'Aristote, sur la vertu morale, sur l'objet, sur l'acte de la volonté,
est telle, qu'elle ne peut être enseignée au peuple et ne sert de rien
pour l'intelligence de l'Écriture, parce qu'elle ne contient que de
grands mots inventés pour la dispute : cette proposition, quant à
toutes ses parties, en parlant de la philosophie d'Aristote, principa-
lement dans les choses où il ne s'écarte pas de la foi, est fausse,
avancée avec folie et arrogance par un ennemi de la science. 2° Toutes
les vertus morales et toutes les sciences spéculatives ne sont ni vraies
vertus ni sciences, mais des péchés et des erreurs : cette proposition,
quant à la première partie, que les vertus morales sont des péchés,
doit être qualifiée de la même manière que cette autre de Luther :
Que toutes les actions, avant la charité, sont des péchés. Quant à la
seconde partie, savoir, que les sciences spéculatives sont des erreurs,
elle est manifestement fausse. 3° La théologie scholastique est une
fausse intelligence de l'Écriture et des sacrements, et a banni d'entre
nous la théologie véritable et sincère : cette proposition est fausse,
téméraire, avancée avec orgueil, et ennemie de la saine doctrine.
4° Luther dit : Je trouve dans les sermons de Jean Tauler, écrits en
langue allemande, plus de théologie solide et sincère qu'on n'en
trouve et ne peut en trouver dans tous les docteurs scholastiques des
universités : cette proposition de Luther est manifestement téméraire.
5° Dans le même temps la théologie scholastique a commencé à paraî-
tre pour nous tromper, dans le même temps la théologie de la croix a
été anéantie, et tout est entièrement renversé : cette proposition est
fausse, présomptueuse, avancée sans raison, et approche de l'erreur
déjà condamnée des Bohémiens. ô° Depuis trois cents ans l'Église souf-
fre, à sa ruine entière, que les docteurs scholastiques se soient donné
la licence de corrompre les Écritures : cette proposition est fausse et
avancée follement et méchamment. 7° Les théologiens scholastiques
ont menti en disant que les morales d'Aristote s'accordent entière-
ment avec la doctrine de Jésus Christ et de saint Paul : par cette
proposition, l'auteur impose faussement et impudemment aux théo-
logiens scholastiques, parce qu'ils n'ont pas parlé ainsi, quoiqu'il
soit assez prouvé qu'en beaucoup de choses les morales d'Aristote
s'accordent avec la doctrine de Jésus-Christ et de saint Paul l.
En Angleterre, la bulle de Léon X contre les erreurs de Luther
avait été reçue avec une soumission religieuse. Les livres de l'héré-
siarque avaient été brûlés publiquement. L'évèque de Rochester,
Jean Fisher, prélat singulièrement distingué par sa science et ses
iLePla',ubisuprd,p.9t : • D'Argcnlré, CoUectiojudiciorum, 1. 1 et 2.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 165
vertus, prononça un discours, dans cette circonstance, en faveur de
l'antique religion reçue des apôtres et de leurs successeurs, et que
Luther attaquait. Il fit voir que l'Esprit de vérité demeure toujours
avec l'Église, qu'il la préserve de toutes les fausses opinions, n'im-
porte d'où elles viennent, que le Pontife romain, préfiguré par
Aaron, est le chef suprême de l'Église, et réfuta le faux dogme de
Luther touchant la justification par la foi sans les œuvres.
Venant aux choses avantageuses qu'on répandait sur le compte de
l'hérésiarque, il les discute en cette manière : Chrétiens ! lorsque
vous entendez dire que Luther est d'une grande doctrine, bien versé
dans les saintes lettres, doué de vertu, qu'il a beaucoup de partisans,
considérez en vous-mêmes qu'avant lui il y en a eu beaucoup d'autres,
dans l'Église du Christ, qui, par leur doctrine et leur perverse inter-
prétation des paroles divines, ont soulevé des tempêtes semblables.
Par quelle tempête ce fameux hérétique Arius n'a-t-il pas affligé
l'Église? combien d'âmes n'a-t-il pas perdues? Il était d'une grande
doctrine, d'une singulière éloquence et d'une vie, en apparence,
sainte. N'a-t-il pas appuyé sur la sainte Écriture ses opinions par
lesquelles il a séduit tant d'âmes? Saint Jérôme dit de lui : Arius
fut une étincelle dans Alexandrie ; mais parce qu'elle n'a pas été
éteinte aussitôt, la flamme en a ravagé tout l'univers. Cette étincelle
a vexé l'Église du Christ, elle a perdu des âmes innombrables, jus-
qu'à ce que, avec le temps, par l'Esprit de vérité, qui est le conso-
lateur de l'Église et qui parle par la bouche de ses Pères et de ses
docteurs, elle a été convaincue et entièrement rejetée.
De plus, quand vous entendrez dire que Martin Luther a une âme
constante et fixée en Dieu, et que nulle autorité ne l'empêche de
dire la vérité, mais qu'il regarde comme séparés de l'Église catho-
lique tous ceux qui ne suivent pas ses opinions, au point qu'il a
excommunié le Saint-Père : présomption inouïe ! folie intolérable !
Quand vous entendrez de pareils propos, sachez bien que d'autres
hérétiques ont fait de même, se regardant eux seuls et leurs secta-
teurs comme étant l'Église catholique, et comme séparés d'elle tous
ceux qui ne suivaient pas leur dogme. Ainsi fit Novatien à Rome,
lorsqu'il exclut de ses églises les prêtres et les évêques catholiques ;
ainsi tirent les Ariens en Grèce, les Donatistes en Afrique. Mais
l'Église du Christ n'est autre que l'Église une, sainte, catholique et
apostolique. Cette Église est une, ayant un seul chef, savoir le Pape,
qui est le vicaire du Christ, d'où elle est appelée une. Et quoique
dans cette Église il y ait beaucoup de pécheurs, cependant, à cause
des saints sacrements qui y demeurent et qui rétablissent les pé-
cheurs chaque jour, et aussi à cause de l'Esprit-Saint qui demeure
166 HISTOIRE UNIVERSELLE [Uv. LXXX1V. — De 1517
toujours en elle, elle est appelée sainte. Et parce qu'elle n'est point
assignée à certaine nation, mais commune à toutes, elle est appelée
catholique, c'est-à-dire universelle. Enfin, parce qu'elle est dérivée
des apôtres, principalement du prince des apôtres, saint Pierre, elle
est appelée apostolique. Seule cette Eglise est l'épouse du Christ :
les autres n'en sont pas, mais ce sont des synagogues de Satan et des
conciles de démons.
Enfin, quand vous entendrez dire que Martin Luther a pour Dieu
un zèle ardent, qu'il se croit en conscience oblige de faire ce qu'il
fait, que par là il pense plaire à Dieu et lui rendre un éminent service,
en ce qu'il se persuade avoir gagné au Dieu tout-puissant toutes les
âmes que, par sa fausse doctrine, il tue et égorge, soyez néanmoins
fermes dans votre foi, et considérez que le Sauveur vous a prévenus
de cela même en disant : // viendra même un temps ou quiconque
vous tuera croira rendre service à Dieu 1.
Le roi d'Angleterre, Henri VIII, fit plus encore : l'année suivante
1521, il composa lui-même une défense des sept sacrements contre
l'ouvrage de Luther, De laCaptivité de Babylone. Le royal auteur
dédia son livre au pape Léon X, comme un monument de sa dévo-
tion filiale pour sa mère, la sainte Eglise de Dieu.
Parlant d'abord des indulgences reconnues par tous les catho-
liques, mais représentées par Luther comme des fourberies d'adula-
teurs romains et comme de purs moyens d'amasser de l'argent,
Henri VIII raisonne de la manière suivante : Si Luther dit vrai, tous
ont été des imposteurs. Combien plus raisonnable n'est-il pas de
croire que ce petit frère est une brebis galeuse, que de supposer que
tant de Pontifes ont été de perfides pasteurs ? Car quel homme c'est
que Luther, combien il est étranger à toute charité, il le montre bien
évidemment lorsqu'il ne rougit pas d'imputer un tel crime à tant de
saints et souverains Pontifes. Mais, quelques disputes qu'on élève
sur les indulgences du Pontife, toujours faut-il qu'elles demeurent
inébranlables ces paroles du Christ, par lesquelles il a confié les clefs
de l'Eglise à Pierre : Tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le
ciel, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux.
Et encore : Les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez,
et ils seront retenus à ceux à qui vous les retiendrez. Si par ces pa-
roles il est constant que tout prêtre a le pouvoir d'absoudre des pé-
chés mortels et de remettre l'éternité de la peine, à qui ne paraîtrait-
il pas absurde que le prince de tous les prêtres n'ait aucun droit sur
la peine temporaire ? Certainement, si les Pontifes ont péché qui ont
1 Raynald, 1620, n. 64.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 167
accordé des indulgences, l'assemblée entière des fidèles n'était pas
non plus exempte de péché, puisque ces fidèles ont reçu ces indul-
gences si longtemps et avec un tel accord. Pour moi, je crois devoir
plutôt acquiescer à leur jugement et à la pratique des saints qu'au
seul Luther, qui condamne si furieusement toute l'Église *.
Le roi d'Angleterre réfute ensuite les blasphèmes de Luther contre
la papauté. Qui n'admirerait ici l'inconstance de cet homme, à moins
qu'il ne connaisse sa malice ? D'abord il avait nié que la papauté fût
de droit divin, mais avait accordé qu'elle était de droit humain ;
maintenant en désaccord avec lui-même, il soutient qu'elle n'est ni
de l'un ni de l'autre, mais que le Pontife s'est arrogé et a usurpé la
tyrannie par la seule violence. II pensait donc autrefois que c'était
au moins par un consentement humain, pour le bien public, qu'avait
été déférée au Pontife romain la puissance sur l'Eglise catholique, et
il le pensait tellement, qu'il détestait le schisme des Bohémiens, de
ce qu'ils se séparaient de l'obéissance de la Chaire de Rome, décla-
rant que tous ceux-là péchaient d'une manière damnable qui n'o-
béissaient pas au Pape. Ayant donc écrit cela depuis peu, mainte-
nant il tombe dans ce qu'il détestait alors. Voici un autre échantillon
de sa constance. Après avoir dit dans un sermon au peuple que
l'excommunication est un remède qu'il faut supporter avec obéissance
et patience, peu après, étant excommunié lui-même, il endure la
sentence avec si peu de retenue, que, transporté d'une espèce de
rage, il s'emporte à des injures, des outrages, des blasphèmes que
nulle oreille ne saurait entendre, prouvant ainsi par sa fureur que
ceux qui sont expulsés du sein de l'Eglise sont aussitôt saisis par les
furies et agités par les démons. Mais, je le demande, cet homme qui
naguère voyait ces choses-là, ccmment voit-il tout à coup qu'il ne
voyait rien alors ? Quels nouveaux yeux s'est-il procurés ? aurait-il
la vue plus perçante depuis qu'à la superbe accoutumée sont venues
se joindre la colère et la haine, lunettes bien propres sans doute
pour voir plus loin ?
Je ne ferai pas l'injure au Pontife de discuter avec anxiété son
droit, comme s'il pouvait être mis en doute ; c'est assez pour le pré-
sent que son ennemi soit tellement entraîné par la fureur, qu'il s'ôte
à lui-même toute croyance, et qu'il fait voir clairement que, aveuglé
par sa malice, il n'est point d'accord avec lui-même ni ne sait ce
qu'il dit. Il ne peut nier que toute l'Église des fidèles ne reconnaisse
et ne révère la sainte Chaire de Rome comme leur mère et comme
ayant la primauté, au moins les fidèles que la distance des lieux ou
iRaynald, I52i,n. 54 et 55.
168 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LNXXIW- De 1517
la grandeur des périls n'empêchent pas d'approcher. Encore les In-
diens, qui viennent de si loin et d'au delà de tant de mers et de so-
litudes, se soumettent au Pontife romain. Si donc ce Pontife n'a
obtenu une si grande puissance ni par l'ordre de Dieu ni par la vo-
lonté des hommes, mais qu'il se la soit arrogée lui-même, Luther
voudra bien nous dire à quelle époque il a envahi une telle domina-
tion. Le commencement d'un pouvoir si immense ne saurait être
obscur, surtout s'il est né depuis les temps dont les hommes conser-
vent le souvenir. S'il dit que c'est au delà d'un ou de deux âges, il
nous montrera le fait par les histoires. Si l'origine d'une si grande
chose est si ancienne qu'on en ait perdu le souvenir, il saura que,
d'après toutes les lois, tout droit qui dépasse toute mémoire hu-
maine, en sorte qu'on ne peut savoir quelle en fut l'origine, est
censé avoir eu une origine légitime, et que, d'après le droit de
toutes les nations, il n'est pas permis d'ébranler ce qui a demeuré
immuable si longtemps.
Si l'on parcourt les annales de l'histoire, on trouvera que, depuis
la paix rendue au monde, généralement toutes les églises de l'uni-
vers chrétien obéissaient à l'Église romaine, et que la Grèce même,
quoique l'empire eût passé chez elle, appartenait à la primauté de
cette Eglise, et que, sauf le temps de schisme, elle lui était soumise.
Combien il faut déférer au Siège de Rome, saint Jérôme le fait assez
voir lorsqu'il dit, lui qui cependant n'était pas Romain, que ce lui
était assez que le Pape de Rome approuvât sa foi, n'importe quels
autres l'improuvassent l.
Décrivant ensuite la perfidie de Luther, qui avait rompu le triple
lien de Chrétien, de prêtre et de moine, le roi ajoute que, par l'abo-
lition des indulgences et de la papauté, Luther se préparait la voie à
l'abolition des sacrements. « Aussi des sept, il n'en laisse que trois ;
encore n'est-ce que pour un temps, donnant à entendre que dans
peu il ôterait encore les autres. Car, des trois, il en ôte bientôt un
dans le même livre, par où il déclare assez ce qu'il prétend faire du
reste. » Henri établit ensuite la doctrine de l'Église sur les sept sacre-
ments, et, commençant par l'eucharistie, il convainc de perfidie
Luther, pour avoir commencé à l'appeler le sacrement du pain, tan-
dis que saint Ambroise dit expressément : Quoiqu'on voie sur l'autel
la figure du pain et du vin, il faut néanmoins croire que ce n'est
rien autre que la chair et le sang du Christ.
Plus loin, Henri réfute les arguties de Luther, prétendant que le
Christ a donné aux apôtres le pain avec son corps, en ce qu'il est dit
1 N. 56 et 57.
1515 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 169
que le Christ a pris du pain. « Mais, répond le roi, comme avant de
donner le pain à manger aux apôtres, il le convertit en chair, ce n'est
plus le pain qu'il avait pris qu'ils reçoivent, mais son corps auquel il
avait converti le pain. De même que, si quelqu'un, ayant pris une se-
mence, eût donné à un autre lafleur née de là, il ne lui aurait pas donné
ce qu'il avait pris, quoique l'ordre commun de la nature eût changé
l'un en l'autre ; de même et beaucoup moins le Christ a-l-il donné aux
apôtres ce qu'il avait pris en ses mains, après avoir changé, par un
si grand miracle, en sa propre chair le pain qu'il avait pris. A moins
que quelqu'un ne soutienne que, parce que Aaron a pris la verge en
sa main et a jeté la verge de sa main, la substance de la verge a
subsisté avec le serpent, ou la substance du serpent avec la verge
rétablie. Que si la verge n'a pu subsister avec le serpent , com-
bien moins le pain pourra-t-il subsister avec la chair du Christ, cette
substance incomparable ! »
Le roi Henri prouve ensuite amplement que la transsubstantiation
n'a pas été inventée par des modernes, comme prétendait Luther,
mais qu'elle a été crue par les anciens, tels qu'Eusèbe d'Émèse,
Augustin, Grégoire de Nysse, Théophile, Cyrille, Ambroise. Puis il
ajoute : Mais Luther lui-même avoue qu'il n'y a point de péril à
penser là-dessus comme toute l'Église. Or, toute l'Église décide de
son côté que celui-là est hérétique qui pense comme Luther. Donc
Luther ne doit exciter personne, à qui il veuille du bien, à penser
comme lui, puisque toute l'Église condamne sa manière de penser ;
mais il doit persuader à ceux qu'il aime, de s'adjoindre à ceux qu'il
avoue n'être exposés à aucun péril. Elle est donc fausse la voie de
Luther contre la foi publique, non-seulement de ce temps, mais de
tous les âges ; il ne délivre pas de la captivité ceux qui l'en croient,
mais, les tirant de la liberté de la foi, c'est-à-dire d'un lieu que
Luther lui-même avoue être sûr, il Ies-captive sous l'erreur, les con-
duisant au précipice, et par des voies perdues, incertaines, douteuses,
et par là même pleines de péril; or, qui aime le péril y périra *.
Le même roi pulvérise d'autres sophismes de Luther contre le sa-
crifice de la messe, et enseigne que le sacrifice de la messe a été in-
stitué à la place de tous les sacrifices qui s'offraient sous la loi de
Moïse. « Si Luther objecte que le prêtre ne peut pas offrir, parce que
le Christ n'a pas offert dans la cène, qu'il se rappelle ce qu'il a dit
lui-même, que le testament implique la mort du testateur, et qu'il
n'a ni force ni perfection complète avant la mort de celui qui a testé.
C'est pourquoi au testament du Christ appartient non-seulement ce
1 N. 58 et 59.
170 HISTOIRE UNIVERSELLE (Liv. LXXX1Y. — De 1517
qu'il a fait d'abord dans la cène, mais aussi son oblation sur la croix;
car c'est sur la croix qu'il a consommé le sacrifice commencé dans la
cène. Et la commémoration de tout l'ensemble, savoir, de la consé-
cration dans la cène et de l'oblation sur la croix, se célèbre et se re-
présente dans le sacrement de la messe. C'est pourquoi la mort y
est plus représentée que la cène ; car, quand l'Apôtre écrit aux Co-
rinthiens : Chaque fois que vous mangerez ce pain et que vous boirez
ce calice, il ajoute : Vous annoncerez, non pas la cène du Seigneur,
mais la mort du Seigneur l. »
Luther avait prétendu que le troisième genre de captivité était
le sacrifice de la messe offert pour les péchés. Voici comme le roi
Henri cite ses vaines arguties, et comme il les réfute par les sentences
opposées des saints: « Pour n'avoir pas l'air d'imiter Luther, qui
n'a rien pour lui que ce qu'il forge de sa tête, nous rappellerons ce
que saint Ambroise dit de la messe. — Avec quelle contrition de
cœur et quelle fontaine de larmes , dit-il , avec quel respect et
quel tremblement, avec quelle chasteté de corps et quelle pu-
reté d'âme faut-il célébrer, ô Seigneur Dieu ! ce divin et céleste
mystère où l'on mange en vérité votre chair, où l'on boit en vérité
votre sang, où ce qu'il y a de plus bas s'unit à ce qu'il y a de plus
haut, l'humain au divin, où, d'une manière merveilleuse et ineffable,
vous êtes à la fois prêtre et sacrifice ? Qui peut célébrer dignement
ce sacrifice si vous, Dieu tout-puissant, n'en rendez digne celui qui
l'offre ? — Vous voyez comme ce bienheureux Père appelle la messe
une oblation, et dit que le Christ y est à la fois prêtre et sacrifice,
comme il le fut sur la croix; c'est maintenant à Luther de voir quel
égard il aura pour l'autorité d'Ambroise. Quel égard avait pour lui
le bienheureux Grégoire, il le fait assez connaître lorsqu'il dit à son
imitation : — Qui des fidèles peut douter que dans le moment même
de l'immolation, à la voix du prêtre, les cieux s'ouvrent ; que dans ce
mystère du Christ les anges sont présents, que ce qu'il y a de plus bas
s'unit à ce qu'il y a de plus haut, la terre au ciel, et que des choses vi-
sibles et invisibles il s'en fait une même? — Et ailleurs : Cette victime
unique délivre les âmes delà perdition éternelle, en ce qu'elle renou-
velle pour nous la mort du Fils unique. — Et non moins clairement,
lorsqu'il dit : — Pensons de là quel est pour nous ce sacrifice, qui
imite toujours la passion du Fils unique. — Nous voyons comme
saint Ambroise et saint Grégoire non-seulement appellent la messe
une immolation et un sacrifice, mais confessentquc la passion du Sei-
gneur y est représentée, et non simplement la cène, comme dit Lu-
1 N. 60.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 171
ther. Et cependant ce ne sont pas les seuls Pères qui aient ainsi parlé ;
car saint Augustin confesse plus d'une fois la même chose, entre
autres quand il dit : Cette oblation se réitère chaque jour, quoique le
Christ ait souffert une seule fois ; parce que nous tombons chaque
jour, le Christ est immolé pour nous chaque jour *. »
La quatrième captivité babylonienne de Luther fut la liberté de la
chair, pour attirer les pécheurs à l'assurance du salut sans les œuvres
de la loi évangélique. Le roi le réfute ainsi. «Il relève les richesses de
la foi, mais pour nous rendre pauvres des bonnes œuvres, sans les-
quelles, comme dit saint Jacques, la foi est morte. Mais Luther nous
recommande la foi de telle sorte, que non-seulement il nous permet
de ne pas faire de bonnes œuvres, mais qu'il nous suggère encore
l'audace de tous les crimes. Car il dit : Voyez combien est riche le
Chrétien ou l'homme baptisé, puisque, le voulût-il, il ne peut perdre
son salut, par quelques grands péchés que ce soit, à moirts qu'il ne
veuille pas croire ; car nuls péchés ne peuvent le damner, si ce n'est
la seule incrédulité. Parole impie et maîtresse de toute impiété ! pa-
role si odieuse aux oreilles pieuses, qu'il n'est pas besoin de la réfuter !
Donc on ne sera damné ni pour l'adultère, ni pour l'homicide, ni
pour le parjure, ni pour le parricide, pourvu qu'on croie qu'on sera
sauvé par la promesse du baptême. — De la foi même, il ne fait autre
chose qu'un patronage de la vie criminelle. Et pour y parvenir plus
sûrement, après avoir dépouillé les sacrements de la grâce, il dé-
pouille l'Eglise de tous les vœux et de toutes les lois, sans être tou-
ché de cette parole de Dieu : Faites des vœux et accomplissez-les 2. »
Entre les prétendues inventions de la captivité babylonienne ,
Luther avait compté les lois pontificales et impériales, pour amener
les fidèles, dégagés de la crainto de toute loi, à la condition des
barbares. Henri le réprimande de cette sorte : — « Quant aux lois,
j'admire qu'un homme ait pu sans rougir avoir des pensées aussi ab-
surdes : comme si les Chrétiens ne pouvaient pas pécher, ou que
l'immense multitude des croyants fût si parfaite, qu'il n'y eût rien à
régler ni pour le culte de Dieu, ni pour éviter les désordres. Mais, par
le même dessein, il abolit à la fois toute puissance et toute autorité,
et celle des princes et celle des prélats. Car que fera le prince ou le
prélat s'il ne peut établir de loi, ni exécuter celle qui est établie, mais
que le peuple flotte sans loi, comme un navire sans gouvernail? Où
est donc ce mot de l'Apôtre : Que toute créature soit soumise aux
puissances supérieures ? Et cet autre : Si vous faites mal, craignez le
roi, car ce n'est pas en vain qu'il porte le glaive ? Et d'autres paroles
i N. 61. — 2jh 75. — N. G2.
172 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De 1517
semblables. Ce n'est pas en vain, dit saint Augustin, qu'ont été in-
stitués et la puissance du roi, et le droit du juge, et la hache du bour-
reau, l'arme du soldat, la discipline du maître, et même la sévérité
d'un bon père. Toutes ces choses ont leurs modes, leur cause, leurs rai-
sons, leurs utilités; et lorsqu'on redoute ces choses, les méchants sont
réprimés, et les bons vivent tranquilles parmi les méchants. J'évite
de parler des rois, pour ne pas avoir l'air de plaider ma propre cause.
Je demande seulement : Si personne, ni homme, ni ange, ne peut
établir de loi sur un Chrétien, pourquoi l'Apôtre établit-il tant de lois
touchant l'élection des évèques, touchant les veuves, touchant le voile
que doivent mettre les femmes? pourquoi règle-t-il que le conjoint
fidèle ne se sépare point de l'infidèle, à moins qu'il n'en soit aban-
donné? pourquoi ose-t-il dire: Aux autres je dis, moi, non pas le
Seigneur? pourquoi a-t-il exercé une si grande puissance, jusqu'à
livrer l'incestueux à Satan pour la perte de sa chair ? pourquoi Pierre
a-t-il frappé Ananie et Saphire d'une peine semblable, à cause qu'ils
s'étaient réservé un peu de leur argent ? Si les apôtres ont statué tant
de choses sur le peuple chrétien, outre le précepte spécial du Sei-
gneur, pourquoi ceux qui ont succédé aux apôtres n'en feraient-ils
pas autant pour l'avantage du peuple 4 ? h
Passant au sacrement de pénitence, Henri confond d'abord ainsi
l'impudence de Luther par les autorités des saints Pères : « Si l'au-
torité des saints Pères doit valoir quelque chose, c'est surtout ce que
dit saint Ambroise : Nul ne peut être justifié du péché s'il ne l'a
confessé. — Que peut-on dire de plus clair ? Et puis saint Chrysos-
tôme : On ne peut recevoir la grâce de Dieu si on n'est purifié de
tout péché par la confession. — Et saint Augustin : Faites pénitence
comme on le fait dans l'Église. Que personne ne se dise : Je fais péni-
tence en secret, je fais pénitence auprès de Dieu. C'est donc en vain
qu'il a été dit : Tout ce que vous délierez sur la terre ; c'est donc en
vain qu'ont été données les clefs. — Quant aux paroles du Christ
touchant les clefs, Luther affirme qu'elles ont été dites aux laïques,
Augustin le nie ; à qui pensez-vous qu'il faille croire davantage ? Lu-
ther affirme, Ambroise nie ; à qui pensez-vous qu'il faille croire da-
vantage ? Luther affirme, l'Église entière nie ; à qui pensez-vous qu'il
faille croire davantage 2? »
Sur la satisfaction que l'hérésiarque voulait abolir, voici comme le
roi le réfute : « Lorsqu'il dit qu'on ne satisfait pas à Dieu par les
œuvres, mais par la foi seule, s'il pense que ce n'est pas par les œuvres
seules sans la foi, c'est sottement qu'il s'emporte contre le Siège de
1 N.63. — 2N. 64.
à 1515 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 173
Rome, car jamais il n'y a eu personne d'assez insensé pour dire qu'on
pouvait satisfaire à Dieu par les œuvres sans la foi... S'il pense que
les œuvres sont superflues et que la foi seule suffit, quelles que soient
les œuvres, alors il dit quelque chose et se trouve vraiment en oppo-
sition avec le Siège de Rome, qui croit avec saint Jacques que la foi
sans les œuvres est morte l. »
Luther avait aussi déprisé le sacrement de confirmation, à cause
qu'il ne lisait point les paroles expresses par lesquelles il avait été
institué. Le roi lui prouve qu'il faut croire plusieurs choses que l'É-
glise a reçues du Christ, et qui ne sont point exprimées dans l'Évan-
gile : « De cette manière, dit-il, supposé qu'il n'y eût que l'évangile
de saint Jean , il nierait l'institution du sacrement de l'eucharistie,
à cause que Jean ne dit rien de cette institution, l'ayant passé par le
même conseil de Dieu que tous ont passé beaucoup d'autres choses
que Jésus a faites. Lesquelles, dit l'évangéliste, n'ont pas été écrites
dans ce livre, et que le monde entier ne pourrait comprendre. Plu-
sieurs de ces choses ont été communiquées de vive voix aux fidèles
par les apôtres, et puis conservées par la foi perpétuelle de l'Église
catholique. Et pourquoi ne la croiriez-vous pas sur certains articles,
quoiqu'ils ne se lisent pas dans les évangiles ? puisque , comme dit
saint Augustin, sans la tradition de l'Église vous ne pourriez pas
.même savoir quels sont les évangiles. Et quand même il n'y en au-
rait jamais eu un d'écrit, il resterait toujours écrit dans les cœurs des
fidèles un évangile plus ancien que les exemplaires de tous les évan-
gélistes : il resterait toujours les sacrements, que je ne doute pas qui
soient plus anciens que tous les évangiles. Luther ne peut donc pas
regarder comme un argument efficace qu'un sacrement a été reçu à
tort s'il ne le trouve pas institué dans l'Évangile. » Après avoir con-
firmé tout cela par les autorités de plusieurs saints Pères, Henri
ajoute : Beaucoup de passages de l'Écriture décrivent la confirmation,
notamment celui des Actes, avec beaucoup de clarté, lorsqu'il rap-
porte que le peuple qui avait été baptisé à Samarie reçut l'Esprit-
Saint par l'imposition des mains de Pierre et de Jean , qui étaient
descendus vers eux 2. »
Le roi presse le même argument contre Luther pour le sacrement
de mariage : « L'Église croitque c'est un sacrement, institué de Dieu,
transmis par Jésus-Christ aux apôtres, des apôtres aux saints Pères,
des saints Pères à nous, pour l'être de nous jusqu'à la fin du monde.
Voilà ce que croit l'Église, et ce qu'elle croit, elle vous le dit. Elle
vous le dit, comme elle vous dit que les évangélistes ont écrit 1"É-
1 N. 65. — 2N 66 et G7.
174 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
vangile. Car si l'Église ne vous disait pas que l'évangile de saint Jean
est l'évangile de saint Jean, vous ne sauriez pas qu'il est de lui ; car
vous n'étiez pas assis à ses côtés quand il écrivait. Pourquoi donc ne
croyez-vous pas l'Église quand elle vous dit : Voilà ce que Jésus-
Christ a fait, voilà les sacrements qu'il a institués, voilà ce que les
apôtres ont transmis, comme vous la croyez quand elle vous dit :
Voilà ce qu'a écrit tel évangéliste * ? »
Le roi défend aussi la cause des prêtres contre Luther ; et après
avoir accumulé plusieurs arguments tirés de saint Matthieu, de saint
Paul à Timothée, pour prouver la dignité du sacerdoce, il réfute
ainsi les sophismes de l'hérésiarque : « Si l'ordre de la prêtrise n'est
rien, parce que tout Chrétien est prêtre, il s'ensuivra que le Christ
n'a rien eu au-dessus de Saûl, car David a dit de Saùl : J'ai péché
en touchant le Christ du Seigneur. Il s'ensuivra que le Christ n'a rien
eu au-dessus d'aucun de ceux dont il est dit : Ne touchez point à
mes christs. Il s'ensuivra enfin que Dieu même n'a rien au-dessus
d'aucun de tous ceux dont il a dit lui-même par le prophète : Moi,
j'ai dit, vous êtes tous des dieux et des fils du Très-Haut. Enfin, comme
tous les Chrétiens sont prêtres, de même ils sont tous rois ; car il n'est
pas dit seulement , vous êtes le sacerdoce royal, mais encore le royaume
sacerdotal. Il faut bien considérer à quoi vise ce serpent : je le crois
trop rusé pour attacher aucune valeur à un argument si frivole. II
lèche seulement les laïques pour les mordre plus tard. C'est pour-
quoi il abolit la prêtrise, afin de réduire les prêtres au rang des laïques.
Car il nie que la prêtrise soit un sacrement, mais dit que c'est un
simple rite pour élire un prédicateur ; car ceux qui ne prêchent pas,
il prétend qu'ils ne sont rien moins que prêtres, et qu'ils ne sont pas
plus prêtres qu'un homme en peinture n'est un homme réel. Ce qui
est contraire à saint Paul écrivant à Timothée : Les prêtres qui pré-
sident bien sont dignes d'un double honneur, principalement ceux
qui travaillent dans la parole et dans la doctrine. Par où l'Apôtre en-
seigne manifestement qu'il y a des prêtres qui, sans prêcher, peu-
vent être dignes d'un double honneur , quoique ceux-là en soient
principalement dignes qui, étant prêtres, s'appliquent à la prédica-
tion et à l'enseignement 2. »
Contre le sacrement de l'extrême-onction, Luther s'était emporté
à ce degré de pétulance, que, se voyant convaincu par l'oracle ma-
nifeste de saint Jacques, il osa prétendre que l'épître de cet apôtre
ne devait pas être comptée parmi les Écritures saintes, et cela du
même droit que Mahomet rejeta les évangiles et y substitua l'Alcoran ;
1 N. 67. — 2 N. 68.
à 1545 de l'ère chr.j DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 175
enfin Luther osa soutenir que l'Église avait pu errer dans le discerne-
ment des saintes Écritures. Ce que le roi combat ainsi : « A Luther je
n'opposerai que Luther même ; car personne ne contredit plus sou-
vent ou plus fortement Luther que Luther. Dans le sacrement de
l'ordre, il dit que l'Église a ce don de pouvoir discerner les paroles
de Dieu d'avec les paroles des hommes. Comment donc aujourd'hui
dit-il être indigne de l'esprit apostolique une épître que l'Église, dont
il dit le jugement infaillible, a jugée remplie de l'esprit apostolique i ?»
«J'ai admiré quelque temps, ajoute le royal auteur, pourquoi cette
épître de saint Jacques déplaît si fort à Luther. En la lisant plus
souvent et avec plus d'attention, j'ai cessé de m'étonner. Car l'a-
pôtre écrit de manière qu'il semble avoir connu Luther d'avance
par l'esprit prophétique, tant il dépeint l'homme au naturel. Sous
prétexte de la foi , Luther méprise les œuvres ; au contraire, saint
Jacques démontre par la raison, par les Écritures et par des exem-
ples, que la foi sans les œuvres est morte. Quant au pétulant babil de
Luther, il le censure en plus d'un endroit, et sévèrement. Si quel-
qu'un, dit-il, se croit religieux, ne réprimant pas sa langue, mais
séduisant son cœur, sa religion est vaine. Luther peut encore ap-
pliquer à sa langue ces paroles qu'il ne saurait lire sans dépit : La
langue est un mal inquiet, plein d'un venin mortel. Il voit enfin que
c'est sur ses dogmes que tombe ce que dit le même apôtre de cer-
tains disputeurs : — Y a-t-il quelqu'un parmi vous qui soit sage et
savant ? qu'il fasse paraître ses œuvres dans la suite d'une bonne vie,
avec une sagesse pleine de douceur. Mais si vous avez dans le cœur
un zèle, une jalousie pleine d'amertume et un esprit de contention,
ne vous glorifiez point, et ne mentez point contre la vérité. Car ce
n'est pas là la sagesse qui vient d'en haut, mais c'est une sagesse ter-
restre, animale et diabolique. Car où il y a de la jalousie et de la
contention, il y a aussi du trouble et toute sorte de mal. Mais la sa-
gesse qui vient d'en haut est premièrement chaste, puis amie de la
paix, modérée, docile, susceptible de tout bien, pleine de miséricorde
et de fruits de bonnes œuvres : elle ne juge point, elle n'est point dis-
simulée. Or, les fruits de la justice se sèment dans la paix, par ceux
qui font des œuvres de paix. — Voilà, cher lecteur, ce qui indispose
Luther; l'apôtre le dépeint comme s'il l'avait vu 2. »
Le roi lui-même décrit d'une manière piquante l'inconstance et les
fraudes de Luther dans la dispute, son impudence à éluder les saintes
Ecritures, et conclut ainsi : « Que sert-il de discuter encore avec lui,
puisqu'il ne s'accorde ni avec les autres ni avec lui-même ? Il nie
JN. 69.— 2N. 70.
176 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
dans un endroit ce qu'il affirme dans un autre; ce qu'il affirme, il le
niera de nouveau. Lui opposez-vous la foi? il se défend par la raison.
Le combattez-vous par la raison ? il prétexte la foi. Lui alléguez-
vous les philosophes? il en appelle à l'Écriture. Proposez-vous l'É-
criture? il s'amuse à des sophismes. Il n'a honte de rien ni crainte
de personne, et ne se croit tenu à aucune loi. Les anciens docteurs
de l'Église, il les méprise; les nouveaux, il les tourne en dérision:
le souverain Pontife, il le poursuit de ses outrages ; les coutumes,
les dogmes, les mœurs, les lois, les décrets, la foi de l'Église, l'Église
elle-même tout entière, il en tient si peu de compte, qu'à peine
avoue-t-il qu'il y en ait une, si ce n'est peut-être cette église qu'il
compose lui-même de deux ou trois hérétiques , et dont il serait le
chef1. »
Le roi d'Angleterre, Henri VIII, ayant composé son livre, le dédia
au pape Léon X, et le lui fit présenter par une ambassade solen-
nelle, dans un consistoire public, au milieu de tous les cardinaux.
C'est un beau volume in-quarto sur vélin, écrit par un calligraphe
d'une rare habileté. Le roi s'est fait peindre sur la première page du
manuscrit. Il est dans l'attitude de la dévotion, à genoux : Léon X,
sur son trône, semble écouter l'enfant qui vient offrir à son père le
livre qu'il a composé pour la gloire du Christ. L'acte d'hommage est
signé de la main du prince. A la fin du volume sont deux vers latins,
dont le sens est : Léon X ! le roi des Anglais, Henri, vous envoie cet
ouvrage, témoin de sa foi et de son amitié. Le souverain Pontife
reçut le présent avec joie et amour, fit l'éloge de l'auteur, et lui
accorda enfin un titre qu'il avait déjà demandé. Un autographe du
pape Léon X, daté de Saint-Pierre, le 11 octobre 1521, et que l'on
conserve dans les archives de la couronne d'Angleterre, donne à
Henri VIII et à ses successeurs le titre de Défenseur de la foi. Les
rois d'Angleterre ont continué à porter ce titre. — Tel l'enfant pro-
digue, même après avoir quitté et oublié la maison paternelle, con-
serva toujours et les traits et le sang du père dans toute sa personne.
1 N. 71.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 177
IVe.
MORT DE LÉON X. ADRIEN VI, FRANÇOIS Ier, CHARLES-QUINT. LEUR
CARACTÈRE ET LEUR CONDUITE A L'ÉGARD DE LA CHRÉTIENTÉ ME-
NACÉE PAR LES TURCS, QUI S'EMPARENT DE RELGRADE ET DE RHODES.
Le pape Léon X mourut quelques semaines après, savoir, le
1er décembre 1521, âgé de quarante-six ans, après avoir gouverné
l'Eglise huit ans huit mois et vingt jours. Dix jours auparavant,
le 20 novembre, dans une maison de campagne, il avait appris avec
grande joie que Parme et Plaisance venaient d'être restituées aux
Etats de l'Église. Il revint à Rome pour rendre à Dieu des actions de
grâces. Il se trouva incommodé le 27. Les médecins jugèrent l'in-
disposition sans aucun danger : c'était un catarrhe, qui bientôt prit
un caractère funèbre. Le Pape avait de la peine à respirer ; il se mit
au lit. La nuit fut mauvaise et agitée ; le dimanche matin, 1er dé-
cembre, on le vit lever les yeux au ciel, joindre les mains, dire quel-
ques mots d'une prière ardente, puis retomber sur son oreiller et
mourir : le catarrhe l'avait suffoqué.
Jamais la mort d'un Pape n'avait encore excité d'aussi vifs regrets.
Le peuple se jeta, dans les premiers transports de son aveugle co-
lère, sur l'échanson pontifical Barnabe Malespina, qu'il accusait d'a-
voir empoisonné le Pape dans une coupe de vin. On le traîna au
château Saint-Ange ; mais l'arrivée du cardinal Jules de Médicis
rendit la liberté au malheureux échanson. On avait cherché des preu-
ves, et on n'avait trouvé que des rumeurs populaires. Les funérailles
du Pontife furent simples et modestes : Antoine de Spello prononça
l'oraison funèbre du mort ; mais les pleurs du peuple furent plus
éloquents que les paroles du camérier l.
Voici le portrait que fait du pape Léon X son historien protestant,
l'Anglais Roscoë :
« D'après ce que les écrits du temps nous ont appris de l'extérieur
de Léon X, et la ressemblance si parfaite qu'en a tracée le pinceau,
il est permis de croire que tout en lui annonçait un grand caractère ;
et un physionomiste habile pourrait se plaire à découvrir dans le
1 Audin, t. 2.
xxiii. 12
178 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1Y. — De 1517
portrait admirable qu'en a fait Raphaël les qualités, les talents et
les penchants qui ont le plus particulièrement distingué ce Pape.
Léon X était d'assez grande taille et bien fait. Il avait de l'embonpoint
sans que cependant il y eût de l'excès ; mais ses membres, tournés
élégamment, paraissaient un peu déliés pour son corps. Sa tête était
trop grosse, et il avait les traits trop prononcés, ce qui cependant
n'empêchait pas qu'il n'eût un air de dignité qui imprimait le res-
pect. Son teint était fleuri. Il avait les yeux gros, ronds et très-sail-
lants, de sorte qu'il ne pouvait distinguer les objets qu'à l'aide d'une
loupe; mais, parce moyen, il voyait plus loin que qui que ce fût, lors-
qu'il était à la chasse, divertissement qu'il aimait infiniment. Il avait
les mains bien faites et d'une blancheur singulière, et il se plaisait à
les orner de pierres précieuses. La douceur et la flexibilité de sa voix
étaient remarquables, et lui faisaient donner à ses discours une
expression qui produisait beaucoup d'eftèt. Personne, selon que
l'exigeait ou le permettait l'occasion, ne s'énonçait avec plus de
gravité ni avec plus de facilité ou de gaieté que lui. Dès sa plus ten-
dre jeunesse, il montra une urbanité qui lui concilia tous les cœurs,
et qui semblait lui être naturelle, mais qui n'était peut-être pas moins
l'effet de l'éducation que celui de la nature; car on n'avait rien né-
gligé pour lui faire sentir combien il est avantageux de posséder des
qualités qui calment la haine et attirent l'estime. Lorsqu'il arriva
pour la première fois à Rome, sa grande douceur, son naturel heu-
reux et son affabilité, qui le portaient toujours à prendre le parti de
céder plutôt que de lutter avec trop de force contre qui que ce pût
être, le firent considérer de tous les membres du sacré collège. Ré-
servé avec les personnes âgées, enjoué avec les jeunes gens, il rece-
vait avec beaucoup d'égards et de bonté tous ceux qui lui faisaient
visite. Il leur adressait les choses les plus obligeantes ; il leur pre-
nait la main, et quelquefois même les embrassait, selon que le pres-
crivait l'usage. De là toutes les personnes qui le connaissaient étaient
persuadées qu'elles étaient les objets particuliers de son estime et de
son amitié; opinion qu'il s'efforçait d'entretenir par les marques
d'attention les plus séduisantes, et par des actes de libéralité qu'il
renouvelait fréquemment. Enfin, on ne peut douter que ce n'ait été à
cette conduite qu'il ait principalement dû la dignité suprême à la-
quelle il a été élevé dans un âge si peu avancé.
« Quant aux facultés de l'esprit, Léon X les possédait plus que
ne le fait le commun des hommes. S'il ne parait pas avoir été doué de
celles dont la réunion est caractérisée par le nom de génie, du moins
on peut dire qu'il avait une grande sagacité. Cette vérité a été re-
connue par ceux-là même qui lui ont le moins prodigué l'éloge. En
à 16*5 de l'ère chr.] UK L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 179
rejetant les idées superstitieuses qui régnaient de son temps, il a
montré qu'il avait un esprit vigoureux et sain. Sa mémoire était heu-
reuse ; et, comme il aimait la lecture au point que souvent il inter-
rompait son repas pour lire, il acquit une grande connaissance de
l'histoire. Il était si sobre, que les jours de jeûne et d'abstinence, il
allait au delà de ce que prescrit l'Église *. »
Voici d'autres détails, recueillis par Audin:
a C'est à Léon X que nous devons en partie l'institution de ces
belles cérémonies religieuses qui, chaque année, pendant la Se-
maine-Sainte, attirent un si prodigieux concours d'étrangers à Rome.
On ne saurait dire la majesté avec laquelle officiait le Pontife, le
recueillement qu'il gardait pendant le saint sacrifice. On le voyait,
les mains jointes, l'œil fixé à terre ou sur l'autel, prier constamment.
Il n'accompagnait et ne portait jamais le Saint-Sacrement que la tête
découverte. II assistait tous les dimanches au sermon, mais il voulait
que le prêtre ne parlât pas plus d'une demi-heure, conformément à
la décision du concile de Latran. Musicien habile, il faisait chercher
dans toute l'Europe les maîtres de chant les plus célèbres, les instru-
mentistes les plus renommés, pour célébrer le service divin. Il appela
de Florence Alexandre Mellini, poète et musicien, pour accoutumer
ses chapelains à garder la tonique dans la psalmodie des psaumes,
et la mesure syllabique dans les chants des hymnes ou des proses ;
car son oreille souffrait quand on brisait le rhythme ou qu'on offen-
sait la prosodie.
« Léon X se levait de bonne heure et faisait sa prière à genoux ;
quand la maladie dont il était attaqué l'avait fait souffrir la nuit, il
prenait un luth suspendu à la muraille de sa chambre à coucher, et
se mettait à jouer. Il estimait que "a musique est un présent du ciel,
qu'elle adoucit le caractère, et qu'elle élève l'âme à Dieu. Il la regar-
dait, après les lettres, comme la plus efficace consolation de l'homme
dans l'exil. Il aimait à converser sur les principes de l'art musical, et
démontrait ses théories en s'accompagnant sur le luth.
« Cette passion pour la musique suivait le Pape jusqu'à table: à la
fin de ses repas, on appelait des musiciens qui exécutaient diverses
mélodies en s'accompagnant sur la guitare ou sur un autre instru-
ment. Ce repas ressemblait assez à ceux que Vida donnait aux étran-
gers dans son évêché d'Albe. Les légumes y figuraient en abondance ;
le mercredi, pas un plat de viande ne paraissait sur la table ; le ven-
dredi, on n'y servait que des racines ; le samedi,' il était de règle
qu'on ne mît pas le couvert, le Pape jeûnant ce jour-là. Léon X man-
1 Roscoë, Vie et pontificat de Léon X, c. 24.
180 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
geaitpeuet ne buvait que de l'eau. Paul Jove, qui plus d'une fois eut
l'honneur de s'asseoir à la table du Pontife, nous dit que l'amour des
lettres et des arts était si vif en lui, qu'il ne voulait pas quelle temps du
repas fût perdu pour l'instruction des convives ; il indiquait un sujet,
souvent religieux, auquel tout le monde prenait part. Quelquefois
l'entretien roulait sur un livre récemment paru, et dont sa Sainteté
indiquait les défauts ou les mérites.
« Le soir , la conversation se renouait, vive, animée, pleine de
saillies, de mots heureux, de traits d'esprit que le Pape échangeait
avec ses hôtes... De ses vastes lectures chrétiennes et profanes, il
avait retenu une foule de sentences qu'il amenait avec un à-propos
exquis. Tous ceux qui avaient le bonheur de l'approcher s'en allaient
émerveillés de ses connaissances variées, de son érudition, de son
beau langage. Le peuple l'aimait avec passion, et s'inclinait quand
il passait, comme devant un saint, parce qu'il admirait en lui des
mœurs d'une pureté si éclatante, que la calomnie n'essaya pas même
de les ternir : enfant, adolescent, homme fait, il vécut chaste et défia
jusqu'au soupçon *. »
Voilà ce que dit le catholique Audin, d'après les autorités con-
temporaines. Le protestant Roscoë s'y accorde, notamment sur le
dernier article. Voici ses paroles :
« Léon X n'a pas entièrement échappé à cette imputation qui
produit la tache la plus facile à faire et la plus difficile à eiTacer. Paul
Jove lui en a fait le premier le reproche, au sujet de la familiarité
qui paraissait exister entre ce Pape et quelques-uns de ceux qui com-
posaient sa maison ; mais cet historien, qui ne semble considérer
une telle offense que comme une bagatelle dans un grand prince, ne
s'est pas donné la peine de rechercher si l'accusation était fondée.
La morale de Paul Jove était trop dépravée pour ne pas rendre son
témoignage très-suspect; et ce n'a pas été sans raison que Rabelais
lui a assigné une place dans sa salle des ouï-dire. Mais, quoique l'ac-
cusation qu'il a portée contre Léon X ait été renouvelée fréquem-
ment, dans le dessein de faire rejaillir sur le Saint-Siège la honte
du souverain Pontife, on peut assurer que c'est une de ces calom-
nies qui sont transmises d'âge en d'âge, sans autre autorité que la
plume d'un écrivain dépourvu de pudeur. Il nous reste les témoi-
gnages les plus satisfaisants sur la pureté de mœurs qui distingua ce
Pape, tant dans sa première jeunesse que lorsqu'il parvint au sou-
verain pontificat ; et l'exemple de chasteté et de décence qu'il a
donné fut d'autant plus remarquable, qu'il était plus rare dans le
• Audin, Hist. de Léon X, c. 25.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 181
siècle où il a vécu. » Voilà comme s'exprime le protestant Roscoë ;
et pour preuve de ce qu'il dit, il cite en note un auteur contempo-
rain, qui appuie sur la chasteté 'du souverain Pontife, comme sur
la principale de ses vertus, comme sur celle qui était le plus uni-
versellement, reconnue, et au sujet de laquelle il ne s'était élevé
aucun soupçon l.
Un fait littéraire a donné lieu encore à des accusations contre
Léon X. Le voici. En 1515, le poëte Louis Arioste, que ce Pape
connaissait et aimait depuis longtemps, venait de terminer son épo-
pée romanesque de Roland furieux. Ce poëme ne ressemblait point
alors à ce qu'il est devenu depuis : en 1515, il n'avait que qua-
rante chants, tandis qu'en 1532, il reparut en quarante-six, avec
des changements nombreux et notables. Or, en 1515, l'Arioste n'a-
vait pas de quoi faire imprimer son poëme; de plus, les imprimeurs
et les libraires ne respectaient pas plus que les pirates les droits
des auteurs. L'Arioste s'adressa donc à Léon X, qui lui donna de
l'argent pour les frais d'impression, et, de plus, une bulle du mois
de mars 1515, où il défend, sous peine d'excommunication et de
deux cents florins d'amende, d'imprimer ou de vendre le poëme bur-
lesque de Louis Arioste sans la permission de l'auteur. Ce n'était ni
plus ni moins qu'un privilège pour imprimer et vendre un livre 2.
Or, un fait aussi simple a été prodigieusement travesti par des
écrivains protestants. C'est le protestant Roscoë qui en fait la re-
marque, et qui les réfute. Voici ses paroles :
« Un écrivain protestant (David Blondel) nous dit de Léon X :
Presque en même temps qu'il fulmina ses anathèmes contre Martin
Luther, il n'eut point de honte de publier une bulle en faveur des
poésies profanes de Louis Ar'iOote, menaçant d'excommunication
ceux qui blâmeraient le poëme ou empêcheraient le profit de l'im-
primeur. — Une foule d'auteurs, et le judicieux Bayle lui-même,
citent ce trait comme une nouvelle preuve de l'impiété de Léon X,
et de l'indécence avec laquelle ce Pape, disent-ils, abusait du pou-
voir spirituel. Mais, pour répondre à cette imputation, il suflira de
rappeler que ce fut longtemps avant que Luther fût en opposition
avec la cour de Rome que la bulle dont il s'agit fut accordée à
l'Arioste, et que le souverain Pontife ne fit en cela que suivre l'usage
qui veut qu'on assure aux auteurs les produits de leurs travaux. Il
est absolument faux que dans ce privilège il soit décerné des peines
contre quiconque critiquerait le Roland furieux, l'excommunication
1 Roscoo, t. 4, c. 24, p. 389, traduct. de Henri, 2e édit. Paris, 1813. — 2 Audin
Hist. de Léon X, c. 14, t. 1.
182 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De loi 7
n'étant prononcée que contre ceux qui imprimeraient l'ouvrage et
qui le vendraient sans le consentement du poëte. Cette dernière
clause, qui se trouve dans tous les actes du même genre, et qui quel-
quefois est plus fortement énoncée, avait pour objet de contenir,
au delà des limites du territoire de l'Église, le brigandage de ces pi-
rates qui, depuis l'invention de l'imprimerie, ont toujours été prêts
à faire tourner à leur profit les talents des littérateurs l. » Voilà
comme le protestant Roscoë réfute des calomnies protestantes, ré-
pétées par plus d'un catholique.
On reproche encore à Léon X sa passion pour la chasse ; mais ses
médecins lui en avaient fait un précepte hygiénique; le repos eût
abrégé ses jours. Vers la fin de l'été, il commençait ses promenades
aux environs de Rome. Quand les pluies avaient rafraîchi l'atmo-
sphère, si chaude dans la Romagne jusqu'à la fin de septembre, il se
rendait à Yiterbe, et s'amusait à chasser aux perdrix, aux faisans et
aux oiseaux de toute sorte, dont le pays abonde ; puis il continuait
ses excursions, s'embarquait sur le lac Rolsène, mettait pied à terre
dans l'île qui s'élève au milieu des eaux, et péchait pendant des heures
entières. Le soir, il se livrait à un autre plaisir, qu'il chérissait par-
dessus tout, la conversation.
Ine des maisons de campagne où il se rendait le {dus volontiers
était la Maliana, à quelques milles de Rome. On savait le jour où le
Pape viendrait l'habiter : alors le chemin que devait traverser le Saint-
Père était rempli de paysans qui, à la vue de leur souverain bien-
aimé, s'agenouillaient pour recevoir sa bénédiction. Sur son passage,
on élevait des bancs de verdure, des arcs de triomphe tresses de Heurs.
Le Pape descendait de cheval ou de voiture, s'asseyait sur un des
bancs rustiques improvisés par la piété, interrogeait les vieillards,
embrassait les petits enfants, dotait les jeunes filles, payait les dettes
des pauvres laboureurs, et s'en allait comblé de bénédictions et de
témoignagnes d'amour 2.
Un point difficile et délicat pour le pape Léon X fut la conduite à
tenir envers les souverains temporels dans les différends qu'ils avaient
entre eux, principalement François Ier, roi de France, et Charles-
Quint, roi d'Espagne, roi de Naples et empereur d'Allemagne. Voici
le jugement qu'en a porté le protestant Rocoë:
« Les grands objets que Léon X paraît s'être toujours proposés
dans sa conduite politique démontrent qu'il était doué d'un esprit
d une vaste étendue, et qu'il avait conçu une juste idée de la place
importante qu'il occupait. Pacifier l'Europe, y établir l'équilibre po-
1 Roscoë, !. 4, c. 24, p. 386. — * Audin, l. ?, c. 25, p. 671 et 574.
à 1545 de l'ère ehr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 183
litique, assurer la tranquillité générale, soustraire l'Italie à la domi-
nation des puissances étrangères, recouvrer les anciens domaines de
l'Église, contenir et abaisser la puissance des Turcs, ce furent là les
points qu'il ne perdit jamais de vue.
« Lorsqu'il parvint à la papauté, il trouva l'Italie opprimée et me-
nacée par des princes étrangers, et déchirée par des dissensions in-
testines. Les Espagnols étaient en possession du royaume de Naples;
les Français se disposaient à attaquer les Milanais et les États où les
princes étaient en guerre les uns contre les autres pour soutenir des
intérêts qui ne les concernaient pas directement. Le premier, le plus
ardent désir du souverain Pontife fut de délivrer l'Italie du joug des
étrangers ; et loin de l'accuser de l'avoir eu, on eût pu l'en féliciter.
Les deux extrémités septentrionales et méridionales de ce pays étant
occupées par deux monarques ambitieux, puissants et toujours ri-
vaux, le centre devait servir constamment .de théâtre à la guerre et
être exposé à des ravages continuels. L'un et l'autre de ces souve-
rains obtenant la prépondérance, ce devait en être fait de l'indépen-
dance des États de l'Italie, et à tout événement, les négociations et
les intrigues que devait occasionner la lutte des deux puissances ri-
vales ne pouvaient manquer d'exciter perpétuellement la fermenta-
tion et l'alarme dans les esprits. L'accomplissement des grands objets
que le Pape avait en vue était le seul moyen par lequel il pût raison-
nablement espérer de rétablir la tranquillité ; et le désir qu'il en avait
peut expliquer, sinon justifier toujours, plusieurs parties de sa con-
duite, qui sans cela paraissent faibles, inintelligibles et contradictoires.
« Il était impossible qu'il pût attaquer de vive force des ennemis
si formidables ; et tandis que les causes de dissensions subsistaient,
il ne pouvait espérer de réunir pa^ un lien commun les divers Etats
de l'Italie, plusieurs desquels, suivant une politique mal entendue,
prenaient le parti des étrangers. Tout ce que pouvait faire le Pape
était d'exciter l'un contre l'autre deux rivaux puissants, et de mettre
à profit toutes les occasions que leurs querelles offriraient de les
éloigner d'un pays qu'il avait à cœur d'affranchir. En conséquence,
il s'efforça constamment de se concilier, par des protestations d'atta-
chement, la bienveillance et l'estime des rois de France et d'Espagne,
d'intervenir dans toutes leurs négociations, et d'entrer dans tous leurs
projets., afin d'être en état de maintenir l'équilibre entre eux ou de
se déclarer d'une manière conforme à ses vues. Il suppléa à l'in-
suffisance de l'armée pontificale par des corps de troupes suisses,
qu'une solde considérable attachait à son service. Au moyen de
ce secours, il expulsa deux fois de l'Italie les Français. Quoique la
puissance supérieure des deux monarques, contre l'un on l'autre
184 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1Y. - De 1517
desquels il avait toujours à lutter, ait contrarié ou même renversé
quelquefois les projets de Léon X, il ne parut jamais, dans tout le
temps de son pontificat, s'écarter du but qu'il s'était originairement
proposé. Ses efforts redoublés lui permirent de se flatter du succès ;
et il est probable que, si une mort prématurée ne les avait arrêtés,
il aurait effectué cette grande entreprise. Il est certain qu'il voulait
réunir le Milanais à l'État de l'Église, ou en transmettre la souverai-
neté au cardinal Jules de Médicis; et, jointes à celles de la Toscane
et aux secours qu'il pouvait tirer des Suisses, ses alliés, les forces
que cette réunion lui aurait procurées l'auraient mis en état d'atta-
quer ou plutôt de conquérir le royaume de Naples, dont Charles-
Quint ne s'occupait que faiblement alors.
« En considérant sous ce point de vue général la conduite poli-
tique de Léon X, on y reconnaît une habileté qu'on ne peut aper-
cevoir en ne l'examinant que partiellement. Sans le justifier, son
manque de sincérité dans ses négociations avec François Ier fut causé
par la constance avec laquelle il suivait l'exécution de son dessein
primitif, où le confirma ce prince en s'emparant de Parme et de
Plaisance. Le monarque français aurait dû savoir qu'il ne faut pas
toujours user des droits que donne la victoire, ni imposer des con-
ditions trop dures à un ennemi vaincu, et que, pour qu'on les rem-
plisse avec bonne foi, il est nécessaire que la modération et la justice
forment la base des engagements publics.
« Léon X ne mit pas moins de persévérance dans les efforts qu'il
fit pour apaiser les dissensions qui divisaient les princes chrétiens,
et les faire tourner leurs armes contre les Turcs. Ce dernier projet
a été considéré comme extravagant; mais pour en juger sainement,
il faut examiner l'état des choses à l'époque où il a été conçu, et
se rappeler que les barbares Musulmans venaient de s'établir en
Europe, qu'ils venaient de renverser l'empire des Mameluks en
Egypte, et de faire sur les côtes d'Italie plusieurs tentatives, dans
l'une desquelles ils s'étaient emparés d'Otrante. Si le projet de
Léon X échoua, ce fut la faute des princes chrétiens, qui se redou-
taient plus les uns les autres qu'ils ne craignaient les Turcs. .Mais
souvent il arrive, dans les grandes entreprises, que, sans parvenir
au but où l'on s'est proposé d'atteindre, on obtient des avantages
proportionnés aux efforts qu'on a faits. Si le Pape ne put faire par-
tager ses sentiments aux princes de la chrétienté, s'il ne put leur
inspirer une bienveillance réciproque et diriger leur haine contre
l'ennemi commun, il est probable du moins qu'il empêcha les Turcs
de tourner leurs armes contre les peuples de l'Occident; et, durant
tout son pontificat, l'Europe s'est vue dans une situation que, corn-
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 185
parée à celle des temps qui l'ont précédée ou qui l'ont suivie, on
peut considérer comme heureuse et tranquille 1. »
Voilà comme le protestant Roscoë apprécie les efforts de Léon X
pour pacifier l'Europe au dedans et la défendre au dehors : politique
qui ne lui était point particulière, mais commune avec tous les Papes.
C'est la politique du père de famille, qui veille à maintenir la paix
dans la maison et à l'assurer contre les attaques étrangères. Les rois
de l'Europe étaient les fils aînés de la maison ; mais, au lieu de se-
conder le père, ils épuisaient leur esprit et leurs forces à se contra-
rier et à se battre entre eux : plus d'une fois il faudra que le père
sauve la famille sans eux et malgré eux.
Le sultan Sélim venait de conquérir l'Egypte, la Syrie et la Perse ;
à la tête de ses hordes tartares, chaque jour il faisait un nouveau pas
en Europe, où il se proposait de détruire les principales monarchies.
Pour arrêter cet autre Attila, le Pape, qui représentait à la fois le
christianisme et la civilisation, à l'aide de ses légats, remuait les
cours chrétiennes ; et partout on promettait des soldats et de l'ar-
gent; mais les secours promis n'arrivaient pas. En Allemagne, le
moine hérésiarque de Wittemberg et ses semblables conseillaient à
l'empereur, aux princes, aux diètes de refuser leur concours au père
des fidèles; et la voix des apostats était plus puissante que celle du
Vicaire de Jésus-Christ. Alors, dit un historien philosophe, on vit à
I^ome le souverain Pontife marcher nu-pieds, et appeler sur son
peuple, par des gémissements et des larmes, la protection céleste.
Ses prières furent plus efficaces que ses négociations : Sélim mourut
avant d'avoir pu exécuter ses projets 2.
Léon X eut pour successeur Adrien VI, cardinal-prêtre de Saint-
Jean et Saint-Paul, évêque de Tortose en Espagne, né l'an 1459,
de parents obscurs, à Utrecht. Il fut élu d'une voix unanime par les
trente-neuf cardinaux du conclave, le 9 janvier 1522. Il conserva
son non d'Adrien, contre l'usage établi depuis plusieurs siècles.
Le mérite seul d'Adrien et la protection de Charles- Quint, dont il
avait été précepteur, relevèrent à celte suprême dignité, qui alla
le chercher elle-même, sans qu'il s'y attendît, n'ayant jamais eu
d'ambition. Adrien était pour lors en Espagne. A la première nou-
velle, il dit à ses amis : Si ce que l'on dit est vrai, j'ai bien raison de,
m'aftliger. Les habitants de Saragosse lui offrirent une relique de
saint Lambert, leur compatriote, qu'ils lui avaient refusée jusqu'a-
lors; il la reçut avec une joie extrême, et la regarda comme le plus
1 Rosco<\ t. 4, c. 24, p. 367 et seqq. — 2 Gaillard, Hist. de Franc. Ier, t. 1,
p. 257. — Raynald, 1518, n. 43.
J86 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
précieux fruit de son pontificat. Il refusa un second bénéfice à son
neveu. Il avait coutume de dire : Je veux orner les églises de
prêtres, et non les prêtres d'églises. L'Italie était affligée de la guerre
et de la peste : ce fut un motif pour lui de se rendre promptement à
Rome. Il y fut couronné le 31 août 4522. Il avait vivement à cœur
la restauration des mœurs et de la discipline dans le clergé et dans le
peuple fidèle, à commencer par la cour de Kome. Il se consultait à
cet égard avec saint Gaétan de Thienne, Pierre Caraffe, archevêque
de Théate, et d'autres pieux personnages. Il canonisa saint Antonin,
archevêque de Florence, et saint Bennon, évêque de Misnie. A peine
couronné, il abolit les réserves et les expectatives, et commença d'au-
tres réformes. L'Europe chrétienne se voyait dans un état bien triste.
Le roi de France et l'empereur Charles- Quint la déchiraient au de-
dans parleurs sanglantes rivalités; au dehors, Soliman II, fils de
Sélim, lui portait des coups plus cruels les uns que les autres ; l'anar-
chie religieuse et intellectuelle de l'hérésiarque de Wittemberg s'é-
tendait de plus en plus en Allemagne, et de là menaçait d'autres pays.
Adrien VI s'efforça de porter remède à ces trois calamités ; il n'y
réussit pour aucune, et mourut le 24 septembre 1523, après un pon-
tificat d'un an huit mois cinq jours, y compris celui de son élection.
Il fut enterré avec cette épitaphe : Ici repose Adrien VI, qui n estima
rien de plus malheureux pour lui que de commander. Il eut pour suc-
cesseur le cardinal Jules de Médicis, cousin de Léon X, élu le 19 de no-
vembre 1523, couronné le 25, et qui prit le nom de Clément VII K
Un Français de ce temps est à connaître. Il avait tout juste ce qu'il
fallait pour être au niveau de la France et de l'époque contemporaine,
sans rien pour s'élever au-dessus : il en est ainsi un fidèle miroir.
C'est le roi de France si connu et si peu connu, François Ier. Né à
Cognac le 12 septembre 1494, il avait vingt ans et quelques mois
lorsqu'il succéda, le 1er janvier 1515, à Louis XII. Son éducation
avait été commencée par le maréchal de Gié, que Louis XII avait
remplacé, en 1506, par Arthur Gouftier, sire de Boisy; ce dernier
avait fait toutes les campagnes d'Italie, et il avait acquis dans ce pays
un goût pour les arts et la belle littérature qui ne se voyait guère parmi
les gentilshommes. II comprit qu'une certaine gloire pouvait être atta-
chée à l'étude des lettres ; il accoutuma même son élève à témoigner
des égards aux érudits et à rechercher leur conversation ; mais si
Boisy se plaisait à lire lui-même, il chercha vainement à inspirer au
prince qu'il formait le désir de lire d'autres livres que des romans de
chevalerie. François 1er y puisa presque sa seule instruction ; il se
1 Raynal I, LM2 et 1523, avec les notes deMansi.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 187
forma sur les héros de la Table-Ronde et du palais de Charlemagne,
non sur ceux de l'histoire ; il voulut briller comme un Amadis plutôt
que comme un souverain, et la hauteur de sa taille, la beauté de sa
figure, son adresse dans les armes et dans tous les exercices du corps,
sa bravoure, qu'il avait déjà eu occasion de montrer, son amour du
plaisir, que ses jeunes camarades estimaient en lui plus que ses qua-
lités morales, le signalaient à l'admiration de ceux qui, comme lui,
ne connaissaient le monde que par les romans 1.
Sa mère, Louise de Savoie, de mœurs très-équivoques elle-même,
et qui conserva toute sa vie un pouvoir presque sans bornes sur son
fils, ne l'avait point accoutumé à la retenue dans les mœurs ou le
langage, et elle avait permis à sa fille Marguerite, depuis reine de
Navarre, de n'être guère plus réservée. Anne de Bretagne avait, la
première, voulu que le palais royal devînt une école où les demoi-
selles nobles viendraient se former à la vertu et aux belles manières;
elle appela dans ce but autour d'elle un grand nombre de tilles
d'honneur. Louise de Savoie conserva cet usage; mais ses filles
d'honneur eurent la beauté et non la vertu de celles de sa rivale. Un
prince jeune, beau, inconstant dans ses amours, et qui ne rencontrait
point de résistance, eut bientôt corrompu cette cour, qui ne connut
plus de plaisir que dans le dérèglement, de gaieté que dans l'indé-
cence du langage. Les mœurs, dans les temps de barbarie, étaient
loin d'être pures, mais on cachait du moins les scandales avec quelque
honte ; tandis que, depuis le commencement du pouvoir de Louise
de Savoie, la galanterie devint une partie des belles manières, la li-
cence le sujet éternel des plaisanteries de cour, et la corruption des
mœurs alla dès lors toujours croissant jusqu'à la fin du règne des
Valois 2.
Louise, qui a laissé d'elle un journal ou plutôt un livre de sou-
venirs, dans lequel elle a inscrit également la naissance de son fils,
la mort de son petit chien, Happeguai, et celle de son mari, avait
nourri François avec un amour idolâtre, et mettait en lui sa joie
et ses espérances; elle ne s'était opposée à aucun de ses désirs, et ne
lui avait fait connaître d'autres devoirs que ceux dont il trouvait le
résumé dans les romans de chevalerie. Comme François avait cepen-
dant de l'élévation dans le caractère, il voulut marcher sur les traces
des héros, et comme il ne connaissait d'héroïsme que celui des Ro-
land et des Amadis, il ne se proposait d'autres vertus que la bravoure
et la magnificence; il comptait se signaler par ses grands coups d'é-
pée, et ne soupçonnait pas même qu'il existât un art de la guerre
1 Sismondi, Hist. des Français, t. 16, c. 1. — 2 Ibid.
188 HISTOIRE UNIVERSELLE [Lit. LXNXIV. — De 1517
plus important dans les combats que la valeur personnelle du capi-
taine. En même temps, il était toujours occupé de ce qu'il croyait
devoir à la majesté royale ; car il pensait qu'un roi chevalier ne pou-
vait ni marcher, ni camper, ni livrer bataille, ni surtout se retirer
devant un ennemi supérieur en forces, comme l'aurait fait un guer-
rier ordinaire. C'était dans les mêmes romans qu'il avait puisé toutes
ses notions sur l'étendue de la prérogative royale. Il voulait être un
bon et grand roi, gracieux, magnifique et galant pour les dames;
mais il voulait aussi qu'une parole de sa bouche fût le décret de la
destinée, qu'elle n'admît point d'examen, qu'elle fût irrésistible, et il
ne concevait pas comment des parlements, des princes, une noblesse,
des états généraux, et moins encore un tiers-état qu'il méprisait,
pourraient avoir ou le droit ou l'audace d'apporter des limites à son
autorité 4.
Après la victoire de Marignan, la conquête du Milanais et la con-
clusion du concordat, abandonnant l'administration à ses ministres,
il ne songeait lui-même qu'à jouir, dans les plaisirs et le luxe, de son
opulence et de sa toute-puissance. Il avait alors vingt-quatre ans ;
tout frein, tout respect humain lui était ôté : sa mère, qui gouver-
nait le royaume, qui se mêlait de toutes les affaires, qui est toujours
nommée par les légats et les ambassadeurs dans leurs correspon-
dances, comme la personne avec laquelle ils traitaient de tout, ne
contrôlait jamais sa conduite privée, ou plutôt elle le poussait elle-
même à la galanterie, et elle se montrait pleine d'indulgence pour
des vices auxquels, de son côté, elle ne demeurait pas étrangère. Sa
femme, Claude, « cette bonne et sainte princesse, dit Brantôme,
n'avait pas grand crédit 2. »
Elle lui avait cependant déjà donné deux fils. Son ministre prin-
cipal, le chancelier Duprat, croyait s'affermir dans sa place en flat-
tant les passions du maître et en l'abandonnant aux voluptés. Les
autres étaient pour la plupart des jeunes gens associés à ses déhan-
ches. François avait montré, à l'occasion de son ordonnance sur la
chasse et de l'enregistrement du concordat, qu'il était résolu à n'ac-
corder aucune attention aux remontrances de son parlement; il son-
geait bien moins encore à rassembler les états généraux et à régler
ses finances de concert avec eux. Les princes du sang, les pairs de
France, les trois ordres de l'État lui paraissaient également destinés
à lui obéir sans hésitation : tout partage d'autorité avec eux lui sem-
blait honteux pour la majesté royale. Il s'applaudissait d'avoir secoué
1 Sismondi , Histoire des Français], t. 16, c. 1. — 2 Éloge de Fran-
çois 1".
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 189
ces entraves et de ce qu'il appelait avoir mis les rois de France hors
de pages l.
Cependant l'époque était bien favorable pour faire de grandes
choses à la gloire de Dieu et de la France. Charles-Quint, avec l'Es-
pagne et le Portugal , en donnait l'exemple. Si François Ier et les Fran-
çais de son temps avaient eu les pensées nobles et généreuses de leurs
ancêtres, les pensées de Charles-Martel, de Charlemagne, de Godefroi
de Lorraine, de Tancrède de Normandie, de Baudouin de Flandre,
mais surtout du roi saint Louis de France; ils auraient pu mettre la
dernière main à l'œuvre de leurs ancêtres et. en recueillir glorieuse-
ment les fruits : ils auraient pu nettoyer la Méditerranée des pirates,
fonder un royaume français à Tunis, où saint Louis rendit son âme
à Dieu ; fonder un royaume français en Egypte, où saint Louis pra-
tiqua les plus héroïques vertus dans les fers : ils auraient pu rétablir
le royaume français de Jérusalem, le royaume français d'Arménie,
le royaume français de Chypre, les principautés françaises de la
Grèce, l'empire français de Constantinople : ils auraient pu, naviguant
sur les traces des Espagnols et des Portugais, attaquer le mahomé-
tisme et l'idolâtrie par l'Inde, et préparer tout l'ancien continent à la
civilisation chrétienne et véritable : tandis que Charles-Quint répri-
mait les destructeurs de cette civilisation en Allemagne et en secon-
dait les apôtres dans le Nouveau-Monde. Voilà ce qu'eût pu faire
dans les Français une noble émulation pour ce que faisaient les Es-
pagnols et les Portugais. L'univers, agrandi de moitié par la décou-
verte de l'Amérique, eût suffi à deux hommes bien autrement actifs
et ambitieux que François Ier et Charles-Quint. Les Français du
seizième siècle, dégénérés de leurs ancêtres du treizième, ne com-
prirent rien à ces grandes choses : on n'en voit pas un qui s'en soit
seulement douté. Et cependant la Providence divine venait de leur
donner une terrible leçon, et cela pendant près de deux siècles.
A la fin du treizième, Philippe le Bel répudie la gloire héréditaire
de la France, qui est de consacrer ses armes à la défense de la civili-
sation chrétienne contre les Barbares et les infidèles. Philippe ne voit
plus que lui-même et sa famille : à peu près toute la France partage
sa manière de voir. Voici maintenant ce qui arrive. Au lieu de la
guerre glorieuse de Charles-Martel, de Charlemagne, de Godefroi, de
Tancrède, de saint Louis contre les infidèles et les Barbares, la France
dégénérée a une guerre civile, une guerre parricide, une guerre
honteuse avec les princes français d'Angleterre, et cela pour une
femme adultère, fille^de Philippe le Bel, meurtrière de son mari et
1 Sismondi, t. 10, c. 2. — Fr. Belcarii Comment., 1. 16.
190 HISTOIRE UNIVERSELLE [Lit. LXXX1Y. - De 1517
de son roi. Des princes du sang royal de France vendront la France
à une nation étrangère. La France, divisée, déchirée, mais surtout
abâtardie et désespérant d'elle-même, allait devenir une province
anglaise : déjà Paris est tout anglais. Il faut qu'une jeune fille arrive
de Lorraine pour rendre la France aux Français, au risque de se voir
abandonnée par eux aux flammes d'un bûcher. Voilà ce que nous
avons vu. Sous François Ier, on en voyait un reste. Calais, la clef de
la France, était encore à l'Angleterre.
Cependant François Ier commencera une nouvelle série de hontes
et de calamités semblables. Au lieu d'achever l'œuvre glorieuse de
ses ancêtres, en défendant, en propageant la civilisation chrétienne
en Afrique, en Egypte, en Syrie, en Arménie, et jusqu'au fond de
l'Inde; d'égaler ainsi, de surpasser même noblement la gloire de son
émule, Charles-Quint, il fera précisément le contraire. Il fera préci-
sément ce qu'il faut pour ruiner l'œuvre glorieuse de ses ancêtres. Il
dégradera sa politique le plus bas possible, jusqu'à trahir la chré-
tienté, jusqu'à protéger et seconder l'anarchie religieuse et intellec-
tuelle de l'Allemagne, afin qu'elle pût diviser et brouiller religieuse-
ment et intellectuellement toute l'Europe: jusqu'à inviter le successeur
de Mahomet, le plus furieux ennemi des Chrétiens, Soliman II, à
venir s'emparer de l'Italie et de Rome, avec le secours des armes
françaises. Voilà ce que nous allons voir faire à François Ier, sans
qu'un seul Français élève la voix contre.
En retour , l'anarchie religieuse, intellectuelle et politique, ainsi
favorisée en Allemagne, s'implantera en France , divisera la France
contre elle-même par des fleuves de sang, par d'atroces guerres
civiles; on verra des rois assassinant et assassinés : la France, trahie
par des Français, ne sera plus une. elle ne saura même plus si elle
restera France, première des nations catholiques, ou deviendra pro-
vince étrangère, et dernière des nations apostates. Il faudra que, du
même pays que Jeanne d'Arc, arrive une famille d'hommes pour
maintenir l'unité de la France avec elle-même, en y maintenant l'an-
tique foi de Clovis, de Charlemagne, de Godefroi, de Tancrède et de
saint Louis. Un homme de cette famille reprendra la clef de la France
à l'Angleterre, et restituera Calais à la France.
Cependant, de ces fréquentes infidélités à sa mission providen-
tielle, de ces coupables hésitations entre la vérité et l'erreur, il est
demeuré à la France une baisse si notable dans les esprits et les ca-
ractères, un amoindrissement tel dans les vues et les idées, que rare-
ment se rencontre un Français capable de saisir bien tout l'ensemble
de l'Eglise, de sa doctrine et de son histoire, et qu'aujourd'hui encore
il faut que Dieu suscite d'honnêtes protestants pour nous guérir de
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 191
nos préventions nationales envers la sainte Église romaine, notre
mère, et pour nous apprendre à lui rendre enfin justice.
Mais pendant qu'il négligeait ces grandes occasions d'acquérir une
gloire solide devant Dieu et devant les hommes, quelle idée préoc-
cupait donc François Ier ? Non content d'être roi de France, il pré-
tendait être seigneur italien et duc de Milan. Telle était son idée fixe.
Puis, à la mort de l'empereur Maximilien, il se présentait comme
candidat à l'empire, en concurrence avec Charles-Quint, archiduc
d'Autriche, roi de Naples et d'Espagne. Voici comme l'auteur pro-
testant de l'Histoire des Français apprécie la conduite du roi de
France en cette occasion :
« II semble que ce projet fut suggéré à François Ier seulement par
ses jeunes courtisans, tous pleins des idées de la chevalerie. Ils lisaient
dans les romans que Charlemagne avait été empereur de tout l'Oc-
cident, que les paladins avec lesquels ils se comparaient avaient com-
battu les infidèles et recouvré le Saint-Sépulcre , et ils persuadaient
à François que lui, le premier chevalier de son siècle, était appelé
comme Charlemagne à gouverner le monde latin et barbare, et à re-
fouler en Asie les Musulmans. Les exemples pris de Charlemagne.
les promesses de faire concourir la France avec l'Italie et l'Allemagne
à la guerre contre les Musulmans, furent les seuls motifs d'intérêt
public que les ambassadeurs français firent valoir auprès des élec-
teurs. En même temps, ils leur représentèrent que François, comme
souverain du royaume d'Arles et du duché de Milan, était membre
de l'empire; que Charles, au contraire, comme roi de Naples, était
exclu de la candidature par un grand nombre de constitutions im-
périales et pontificales, qui interdisaient la réunion de la couronne
qu'il portait à celle de l'empire *. Mais ils comptaient plus sur la
corruption que sur les raisons. Ils avaient avec eux quatre cent mille
écus. C'était ouvertement et sans pudeur qu'ils tâchaient de gagner
des suffrages à prix d'argent. Us invitaient en même temps les princes
et les comtes allemands à des festins, d'où tous les convives sortaient
presque toujours ivres; ils avaient aussi songé à intimider les élec-
teurs en prenant à leur solde l'armée delà ligue des villes de Souabe,
qui se trouvait sur les lieux ; mais ils se laissèrent devancer par les
agents de Charles. Et pendant qu'ils appelaient ainsi tous les vices à
leur aide, François, conservant le langage de la galanterie, disait
aux ambassadeurs du roi d'Espagne : Nous sommes deux .amants
prétendant à même maîtresse; lequel des deux qu'elle préfère,
1 Guichardin, 1. 13. — Sleidan, Comm., 1. 1. — Lettres du cardinal Cajétan.
Francfort, 29 juin 1519. — Lett. di Principi, t, 1, p. 70.
-C^
192 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De 1517
l'autre doit se soumettre et ne pas en garder de ressentiment l.
Charles fut préféré, et François en garda du ressentiment ; il se
prépara même dès lors à faire la guerre à son heureux rival, et im-
posa pour cet effet des contributions très-pesantes sur toute la France.
Mais bientôt les attraits du plaisir et de la dissipation lui faisaient
perdre de vue ses affaires. Après des boutades de colère ou d'hu-
meur, il retournait à ses amours et à ses fêtes, dans lesquels il dissi-
pait en peu de jours l'argent qu'il avait arraché à ses sujets sous
prétexte des besoins de l'Etat. Il ruina surtout son trésor et sa no-
blesse en 1520, dans une entrevue avec le roi d'Angleterre, Henri VIII,
près de Calais. La magnificence de cette assemblée, qui dura depuis
le 7 juin jusqu'au 2 i, fit nommer ce lieu le camp du drap d'or. Elle
fut telle, que plusieurs, dit Martin du Bellay, y portèrent leurs mou-
lins, leurs forêts et leurs prés sur leurs épaules.
François aurait bien voulu humilier Charles, mais il ne pouvait
prendre sur lui de lui déclarer la guerre. Il aurait fallu pour cela
renoncer à son luxe et à ses plaisirs, rompre le commerce scanda-
leux qu'il entretenait avec une femme adultère, la comtesse de Cha-
teaubriand, fille de Phébus de Foix, qu'il avait contraint son mari
de faire venir de Bretagne à la cour; il aurait fallu enfin épargner
pour la guerre ce trésor qu'il vidait sans cesse pour ses plaisirs. Au
lieu de prendre contre son rival une résolution hardie, il se contenta
de le harceler à petits coups d'épingle, comme s'il n'avait pas prévu
qu'il allumerait ainsi une guerre générale 2.
La femme adultère, nommée plus haut, était parente du roi de
Navarre. Dès lors certains nobles de France tenaient à honneur et à
profit de prostituer leurs femmes au caprice du souverain. Fran-
çois Ier envoya donc au roi de Navarre un corps de troupes pour
reprendre Pampelune sur les Espagnols. La place fut emportée; un
de ses défenseurs y fut blessé ; il se nommait Ignido ou Ignace de
Loyola : c'était en 1521. Peu après, les Français furent chassés de la
Navarre espagnole, aussi vite qu'ils y étaient entrés.
Presque en même temps, d'autres hostilités commençaient sur les
frontières du nord ; et là aussi François donnait cours à sa mauvaise
humeur, sans songer à déclarer la guerre. Le 22 octobre, pouvant
battre l'ennemi, il le laisse échapper par son hésitation. Lautrec,
gouverneur du Milanais, demande de l'argent pour s'y maintenir ;
François lui en promet, mais lui manque de parole ; Lautrec éprouve
des échecs et perd Milan. Il est battu l'année suivante 4522 à la Bi-
1 Sismondi, Hist. des Français, t. 1C, c. 2. — Belcarii, t. 1G. — 2 Sismomli,
ibid.
à 1545 Je l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 193
coque, et les Français évacuent la Lombardie. En 1523, François
fait manquer deux fois la victoire à son armée de Picardie pour avoir
voulu s'y trouver lui-même.
La cour, uniquement dominée par les femmes, était divisée en
deux factions jalouses. A la tête de l'une était la mère du roi ; à la
tête de l'autre était la femme adultère pour laquelle il délaissait sa
vertueuse épouse. Une intrigue de la première de ces femmes porta
le connétable de Bourbon, prince du sang royal, à trahir la France.
Il offrit au roi d'Angleterre et à l'empereur de la démembrer en trois,
un tiers pour lui érigé en royaume, un tiers pour l'empereur, le
reste pour l'Anglais. Son complot ayant transpiré, il quitta la France
et porta les armes contre elle. C'était en 1523.
L'année suivante, après plusieurs revers, les Français de Lom-
bardie sont obligés de battre en retraite. Le général en chef, ayant
été blessé, remet le sort de l'armée française entre les mains du che-
valier Bayard, surnommé le chevalier sans peur et sans reproche,
et qui méritait ce beau surnom. Il est bien tard, répond Bayard au
général; mais n'importe, mon âme est à Dieu et ma vie à la France ;
je vous promets de sauver l'armée aux dépens de mes jours. Il
s'agissait de passer une rivière, à la vue d'un ennemi supérieur en
force. Bayard, toujours le dernier pour soutenir la retraite, char-
geait vigoureusement les Espagnols, lorsque, le 30 avril 152-4, vers
dix heures du matin, il est frappé d'une balle qui lui rompt l'épine
du dos. Jésus, mon Dieu, je suis mort! s'écrie Bayard. On court à
lui pour le retirer de la mêlée : Non, dit-il, près de mourir, je me
garderai bien de tourner le dos à l'ennemi pour la première fois.
Voyant approcher les Espagnols, il ranime sa voix mourante pour
ordonner d'aller à la charge, et se fait placer au pied d'un arbre.
Mettez-moi, dit-il, de manière que mon visage regarde l'ennemi. Ses
derniers moments portent le caractère de cette simplicité héroïque
et chrétienne qui distingue éminemment ce grand homme. Au dé-
faut de croix, il baise la croix de son épée; n'ayant point de prêtre,
il se confesse à son écuyer; il console ses domestiques, ses amis, et,
craignant qu'ils ne tombent au pouvoir des Espagnols, il les supplie
de lui épargner ce surcroit de douleur. Les ennemis, maîtres du
champ de bataille, viennent à leur tour auprès de lui, verser des
larmes d'admiration et de regrets ; le marquis de Pescaire oublie sa
victoire pour accourir à son secours ; teint du sang des Français, le
connétable de Bourbon s'attendrit à la vue du héros expirant. Ce
n'est pas moi qu'il faut plaindre, lui dit Bayard, mais vous, qui com-
battez contre votre roi et contre votre patrie ! Peu de minutes après
il expira, à l'âge de quarante-huit ans. Son corps resta au pouvoir
xxin. 13
19'* HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1M7
des ennemis, qui le firent embaumer et lui rendirent les plus grands
honneurs. On le transporta ensuite à Grenoble, à travers les États du
duc de Savoie, qui lui fit rendre les mômes honneurs funèbres qu'aux
princes de son sang. La consternation fut générale dans toute la
France : jamais deuil ne fut plus sincère ; la mort de Bayard était
devenue une calamité publique.
Pierre du Terrail, seigneur de Bayard, naquit, en 1477, d'Aymon
du Terrail et d'Hélène des Allemands, au château de Bayard, dans
la vallée de Graisivaudan, à six lieues de Grenoble. La maison du
Terrail était une des plus anciennes du Dauphiné. Le jeune Bayard,
élevé sous les yeux de son oncle, Georges du Terrail, évoque de
Grenoble, puisa de bonne heure, à l'école de ce digne prélat, le
germe des vertus qui devaient l'honorer un jour. Mon enfant, lui
disait ce bon évêque, sois noble comme tes ancêtres, comme ton
trisaïeul, qui fut tué aux pieds du roi Jean, à la bataille de Poitiers :
comme ton bisaïeul et ton aïeul, qui eurent le même sort, l'un à
Azincourt, et l'autre à Montlhéry; et enfin comme ton père, qui fut
couvert d'honorables blessures en défendant la patrie. Né avec des
inclinations libres et généreuses, Bayard fut étranger à la souplesse
des cours et aux artifices de la politique ; aussi n'a-t-il jamais com-
mandé les armées en chef. Ce fut un malheur réel pour la France et
une faute de François Ier, qui, dominé par les femmes, accordait
plus à la faveur qu'au mérite '.
La même année mourut, dans la vingt-cinquième année de son
âge, la pieuse reine de France, Claude, fille de Louis XII. Le roi
son époux, qui se prétendait toutefois le modèle de la chevalerie, ne
lui avait jamais montré ni respect ni affection. Bien plus, si l'on s'en
rapporte à Brantôme, elle mourut victime d'une maladie honteuse
que lui avait communiquée son indigne mari. Nous disons indigne
à dessein ; car, et c'est la remarque d'un historien protestant, ni le
chagrin de perdre une si sainte épouse, ni le danger du royaume,
attaqué au midi par le connétable de Bourbon, ne suspendaient ses
passions brutales. Comme, peu de semaines après la mort de la
reine, il entrait à Manosque, les bourgeois de cette ville de Provence
lui firent présenter les clefs de leur cité par la plus belle personne
qu'ils purent trouver : c'était la fille d'Antoine de Voland, leur com-
patriote. Cette jeune personne, aussi vertueuse que belle, fut effrayée
des regards lubriques que le roi lança sur elle, et crut n'avoir d'autre
moyen pour sauver son honneur que de détruire la beauté qui le
mettait en péril. Elle se défigura les traits avec de l'eau forte et se
1 Biographie universelle, t. 5.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'EGLISE CATHOLIQUE. 195
rendit hideuse pour le reste de ses jours l. Dans nos jeunes années,
on nous a parlé beaucoup de la Lucrèce adultère de Rome païenne,
et jamais on ne nous a dit un mot de cette Lucrèce sans tache de
la France catholique.
L'an 1525, rentré en Italie, François assiégeait la ville de Pavie
depuis plus d'un mois, en présence de l'armée impériale, dans la-
quelle se trouvait le connétable de Bourbon. Le 24 février, les im-
périaux entreprennent de dégager la garnison de la ville. Il fallait
passer, dans un endroit, sous le feu de l'artillerie française. Un ca-
pitaine espagnol, pour que ses soldats souffrissent moins dans cette
traversée, leur commande de s'éparpiller, de prendre la course, et
de se reformer plus loin dans un petit vallon. Voyant donc courir les
Espagnols, François s'écrie : Les voilà qui fuient, chargeons ! —
Chargeons, chargeons ! répétèrent les généraux et les jeunes cour-
tisans qui l'accompagnaient. Dès lors, grâce à cette royale impru-
dence, la bataille était perdue. L'artillerie française, qui faisait de
si terribles ravages dans les rangs ennemis, suspend son feu, pour ne
pas écraser les Français mêmes. Ces fuyards, que François Ier croyait
trouver en désordre, s'étaient de nouveau rangés en bataille. On com-
battit avec acharnement de part et d'autre ; mais au bout d'une heure
tout était fini. La plupart des chefs de l'armée française étaient
tués, et le roi prisonnier.
On a fait grand bruit d'une lettre qu'il écrivit à sa mère dans cette
occasion. Voici ce qu'en dit l'auteur protestant de YHistoire des
Français :
« François I« remit lui-même au commandeur Pennalosa une
lettre dans laquelle il implorait la générosité de l'empereur. Le
style de François était en général diffus et traînant : sa lettre est
longue et peu signifiante ! nous nous contenterons d'en rapporter
ces phrases : — Par quoi, s'il vous plait avoir cette honnête pitié,
et moyenne? la sûreté que mérite la prison d'un roi de France, le-
quel on veut rendre ami et non désespéré, vous pouvez faire un
acquest, au lieu d'un prisonnier inutile, de rendre un roi à jamais
votre esclave. — Le même commandeur portait une lettre de Fran-
çois à sa mère, à laquelle, en en détachant une seule phrase, on a
donné une célébrité qu'elle ne méritait pas ; la voici tout entière : —
Pour vous avertir comment se porte le ressort de mon infortune, de
toutes choses ne m'est demouré que l'honneur et la vie, qui est sauve ;
et pource que, en notre adversité, cette nouvelle vous fera quelque
peu de reconfort, j'ai prié qu'on me laissât vous écrire ces lettres,
1 Sismondi,t. 16, c. 3. — Note Ue du Bellay, au 1. 2.
196 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXNX1Y. - De 1517
ce qu'on m'a agréablement accordé. Vous suppliant ne vouloir pren-
dre l'extrémité de vous-même, en usant de votre accoutumée pru-
dence, car j'ai espoir en la fin que Dieu ne m'abandonnera point;
vous recommandant vos petits-enfants et les miens ; vous suppliant
faire donner sûr passage et le retour pour l'aller et retour en Es-
pagne à ce porteur, qui va vers l'empereur pour savoir comme il
faudra que je sois traité. Et sur ce très-humblement me recommande
à votre bonne grâce. — Il n'y a peut-être aucun lieu de blâmer le
style très-humble de ces lettres, car alors cette humilité passait pour
un mérite ; mais on doit s'étonner de la hardiesse de ceux qui ont
fait de la dernière le billet fameux par son laconisme et son énergie :
— Madame, tout est perdu, fors l'honneur1. »
Charles-Quint, maître de ses passions, attentif aux convenances
extérieures, et n'oubliant jamais qu'il était sur un grand théâtre,
exposé aux regards de tous, s'était attiré de grandes louanges pour
la manière dont il avait reçu la première nouvelle de sa victoire. Il
l'avait rapportée uniquement à Dieu ; il avait parlé avec un tendre
intérêt du malheur de son rival captif, et interdit toute réjouissance
publique 2.
François fut emmené à Madrid. Il y eut de longues négociations
pour sa délivrance. Charles- Quint, qui voulait profiter de ses avan-
tages, y mettait des conditions bien dures. Il était résolu à se faire
restituer le duché de Bourgogne, et il ne voulut entendre à aucun
arrangement sur toute autre base. 11 ne restait qu'une ressource à
François Ier; il la vit, mais il n'eut pas le courage, après l'avoir
choisie, d'y persister. Il fit dresser, au mois de novembre, un édit
dans lequel, après avoir exposé quelle avait été la dureté de l'em-
pereur à son égard, il ajoutait : — Nous avons voulu et consenti, par
édit perpétuel et irrévocable, "que notre cher et très-aimé fils, Fran-
çois, dauphin, duc de Viennois, soit dès à présent déclaré roi très-
chrétien de France, et, comme roi, couronné, oint, sacré, en gardant
toutes les solennités requises, et à lui seul, comme vrai roi, obéi. —
En même temps, il confirmait la régence à la duchesse d'Angoulême;
en cas de mort, il lui substituait la duchesse d'Alençon ; enfin il se
réservait à lui-même, comme par droit postliminii , le recouvrement
de sa couronne, s'il était plus tard remis en liberté 3.
L'abdication de François Ier était en effet le seul moyen de conci-
lier ce qu'il devait à son pays et ce qu'il devait à son honneur. Après
l'avoir accomplie, le roi n'aurait plus été qu'un prisonnier ordinaire,
1 Sismomli, Eist. des Français, t. 16, c. 3. — 2 AU', di Alloa, Vila di Carlo F,
1. 2. — Rotiertson, Hist. de Charles-Quint, 1. -S. — 3 Sismondi, c. 4.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 197
prêt à payer une rançon raisonnable pour recouvrer sa liberté, mais
dépourvu du droit comme du pouvoir de faire le sacrifice de son
pays à personne ; nul, en conséquence, n'aurait plus songé à le lui
demander.
Il paraît que François fit savoir à Charles qu'il avait donné cet
édit à sa sœur, la duchesse d'Alençon, pour qu'elle le reportât en
France ; mais il paraît aussi que Charles connaissait trop son pri-
sonnier pour en être alarmé. En effet, il ne se relâcha en rien de ce
qu'il avait demandé; et le roi, ne pouvant se résoudre, même pour
son avantage, à résigner momentanément un pouvoir qu'il se réser-
vait les moyens de reprendre, se fit rendre l'édit, et se détermina à
l'expédient peu honorable de protester secrètement contre le traité
qu'il allait signer. Dès le 19 décembre, il avait donné à ses plénipo-
tentiaires l'ordre de dresser ce traité conformément aux volontés de
Charles, et, le 14 janvier 1326, peu d'heures avant qu'on le lui ap-
portât à signer et à jurer, il appela dans sa chambre ses trois plé-
nipotentiaires, avec trois autres seigneurs, aussi bien que des secré-
taires et des notaires; il leur déféra le serment du secret, puis il leur
exposa très-longuement la dureté de la conduite de l'empereur envers
lui ; il déclara nul l'acte qu'il allait signer, puisqu'il y était contraint,
et il protesta qu'il ne l'exécuterait pas 1.
L'auteur protestant de V Histoire des Français ajoute : « Par ce
traité de Madrid, que le roi, comme Français, n'aurait jamais dû
signer, et que, comme chevalier et homme d'honneur, il n'aurait
jamais dû rompre, il cédait à l'empereur le duché de Bourgogne, le
comté de Charolais, les seigneuries de Noyers et de Château-Chinon,
la vicomte d'Auxonne et le ressort de Saint-Laurent, sans réserve de
foi, d'hommage, de service et de serment de fidélité. A cette condi-
tion, le roi devait être reconduit le 10 mars en ses Etats, et échangé
à la frontière contre ses deux fils aînés, qu'il donnerait en otage, ou,
à son choix, contre l'aîné seulement et douze des plus grands sei-
gneurs de France. Ces otages étaient donnés en garantie de l'exécu-
tion de la promesse du roi, que si, dans six semaines, la Bourgogne
n'était pas livrée à l'empereur, et, dans quatre mois, les ratifications
n'étaient pas échangées, il reviendrait tenir prison là où l'empereur
l'ordonnerait. Le roi renonçait en même temps, en faveur de l'em-
pereur, au royaume de Naples, au duché de Milan, aux seigneuries
de Gênes et d'Asti, au ressort et souveraineté sur les comtés de
Flandre et d'Artois, et aux cités et châtellenies qu'il possédait dans
ces comtés. L'empereur, de son côté, renonçait aux villes de la
1 Sismondi. — Traités de paix, t. 2, p. 4L — Frédéric Léonard, t. 2, p. 210.
19S HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De JÔI7
Sorame qui avaient appartenu à Charles le Téméraire. François
s'engageait à épouser Eléonore, reine douairière de Portugal, sœur
de l'empereur. Il pardonnait au connétable de Bourbon et à tous ses
partisans : il les rétablissait dans leurs biens, et s'engageait à leur
rendre les fruits perçus pendant leur exil ;* enfin il contractait une
ligue offensive et défensive avec l'empereur; il promettait de lui
fournir une armée et une flotte pour le suivre en Italie, à son cou-
ronnement, et de l'accompagner en personne lorsque Charles mar-
cherait à une croisade contre les. Turcs ou contre les hérétiques. »
Après la signature du traité et les fiançailles avec la reine Eléo-
nore, qui se firent par procuration, le roi continua d'être gardé pri-
sonnier à Madrid jusqu'au 21 février, jour où on le dirigea enfin
vers la frontière, sous la garde de Lannoy, vice-roi de Naples, et du
capitaine Alarcon. Il fut échangé contre ses deux fils, le 18 mars
seulement, dans une barque amarrée au milieu de la rivière de la
Bidassoa, entre Fontarabie et Andaye. Au moment où il toucha le
sol français, il s'élança sur un cheval turc qui l'attendait sur la rive
gauche du fleuve, en s'écriant avec joie que, de nouveau, il était roi,
et il le poussa au galop jusqu'à Saint-Jean-de-Lnz, où il s'arrêta
quelques heures; il continua encore sa course rapide jusqu'à Bayonne,
où il retrouva, le même jour, sa mère et toute sa cour *.
L'adversité ne l'avait pas rendu plus sage. Il laissa bientôt voir
qu'en rentrant en France, il était plus avide de retrouver les plaisirs
que les devoirs de la royauté. Comme il s'était arrêté à Mont-de-
Marsan, il distingua, parmi les dames d'honneur de sa mère, Anne
de Pisseleu, qui n'était encore âgée que de dix-huit ans, mais dont
la beauté était éblouissante: il lui sacrifia la comtesse de Chateau-
briand, qui était aussi revenue en sa cour, et à laquelle il fit rede-
mander les joyaux qu'il lui avait donnés. Il fit prendre d'abord à sa
nouvelle concubine le nom de mademoiselle d'Heilly ; mais ensuite
il la maria à Jean de Brosse, fils d'un des associés du connétable
dans sa rébellion, qui se montra empressé à racheter la faveur royale
par son infamie. François le fit chevalier, comte de Penthièvre, gou-
verneur de Bretagne, et enfin duc d'Étampes. Ce fut sous le nom de
duchesse d'Étampes que la nouvelle prostituée domina dès lors à la
cour. Bientôt les fêtes et la galanterie chassèrent les affaires de l'es-
prit du roi. On lit dans des mémoires du temps : Alexandre voit les
femmes quand il n'a point d'affaires, François voit les affaires quand
il n'a plus de femmes 2.
Une des affaires les plus pressées pour lui au sortir d'Espagne, fut
» Sismondi, c. 1. Ibi 1., c, i, p. 280.
à 1545 de l'ère chr.l DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 199
de manquer à sa parole et d'annoncer hautement qu'il n'observerait
point le traité qu'il venait de signer et de jurer. Il alléguait les vo-
lontés et les droits de la France, mais il n'avait garde de convoquer
les états généraux : il se contenta d'assembler les princes, les grands
et les évêques qui se trouvaient alors à sa cour, à Cognac. Il intro-
duisit devant eux Lannoy, vice-roi de Naples, qui venait en per-
sonne réclamer l'accomplissement des engagements contractés en sa
présence. L'assemblée, comme le roi le savait d'avance, répondit
que le monarque ne pouvait pas aliéner le patrimoine de la France,
et que le serment qu'il avait prêté dans sa captivité ne pouvait dé-
roger au serment qu'il avait prêté à son sacre. Le roi fit aussi pa-
raître des grands de Bourgagne ou des députés des états de cette
province, qui déclarèrent qu'ils ne voulaient pas se séparer de la
France ou se soumettre à l'empereur ; qu'ils résisteraient, même par
les armes, à toute tentative que le roi pourrait faire pour les aliéner.
Charles-Quint, instruit par Lannoy de cette comédie se contenta de
répondre : « Qu'il ne rejette point sur ses sujets son manque de foi;
il lui suffit, pour remplir ses engagements, de revenir en Espagne ;
qu'il le fasse l ! »
Un roi de France le fit dans une occasion tout à fait semblable ;
mais c'était le roi Jean. Un de ses fils, en otage pour lui en Angle-
terre, s'étant échappé de sa prison, le roi son père y retourna de
lui-même, répondant à toutes les objections de son conseil que :
Si la bonne foi était bannie du reste du monde , il fallait qu'on la
trouvât dans la bouche des rois. François Ier n'imita pas plus l'exemple
qu'il ne goûta la maxime. Aussi l'auteur protestant de Y Histoire des
Français fait-il cette remarque au commencement de son règne :
« L'avènement de François Ier à la couronne de France, le 1er jan-
vier 1515, époque de la mort de Louis XII, peut être considéré
comme signalant le passage du moyen âge aux temps modernes,
et de l'antique barbarie à la civilisation 2. » Remarque curieuse pour
nous faire comprendre ce que des écrivains soi-disant philosophes
entendent par barbarie et civilisation : la barbarie du moyen âge gar-
dait sa parole et ses serments, la civilisation moderne s'en moque.
Comme Charles Quint l'accusait d'avoir manqué à l'honneur et à
la foi de gentilhomme, François le défia à un combat singulier, en
lui disant : « Si vous nous avez voulu charger que jamais nous ayons
fait chose qu'un gentilhomme aimant son honneur ne doive faire,
nous disons que vous avez menti par la gorge, et qu'autant de fois
lArn. Ferronii, !. 8. — Guichardin, 1, 17. — Mart. du Bellay, 1. 3. — 2 Sis-
mondi, t. 16, p. 1.
200 HISTOIRE UNIVERSELLE [Lh\ LXXX1V. - De 1517
que vous le direz, vous mentirez. Étant délibéré de défendre notre
honneur jusqu'au dernier bout de notre vie, par quoi, puisque contre
vérité vous nous avez voulu charger, désormais ne nous écrivez au-
cune chose; mais nous assurez le camp, et nous vous porterons les
armes '. »
Cependant, dans ce cartel même, observe le protestant Sismondi.
François faisait une chose peu digne d'un gentilhomme ; il prenait
querelle sur une équivoque qu'il ne voulait pas laisser éclaircir.
« Vous voulant sans raison excuser, disait-il, vous nous avez accusé
en disant qu'avez notre foi, et que sur icelle, contre notre promesse,
nous en étions allé et parti de vos mains et de votre puissance. »
A cela, Charles-Quint répondit dans le cartel qu'il envoyait à son
tour à François Ier : « Ce sont mots que oneques ne dis ; car jamais
n'ai prétendu avoir votre foi de non partir, mais bien celle de retour-
ner en la forme traitée : et si l'eussiez ainsi fait, n'eussiez failli à vos
enfants ni à l'acquit de votre honneur 2. » C'était cependant cette
explication que François ne voulait pas entendre. Après des lon-
gueurs, des obstacles et de mauvaises chicanes opposées à la venue
du héraut d'armes de l'empereur, Bourgogne, roi d'armes de ce mo-
narque, fut enfin introduit, le 10 septembre 1528, devant Fran-
çois Ier, entouré de toute sa cour, à Paris. Au moment où le héraut
parut, le roi, avant de le laisser parler, lui dit : « Héraut, portes-tu
la sûreté du camp, telle qu'un assailleur, comme l'est ton maître,
doit bailler à un défenseur comme je suis? » Le héraut demanda la
permission de remplir son office, de dire ce qu'il avait à dire, ayant
de donner la sûreté du camp, dont il était porteur; mais, interrompu
par le roi à chaque parole, et même menacé, s'il faisait autre chose
que donner sa patente, il fut enfin réduit à se taire et à se retirer
sans avoir accompli son message, en protestant contre l'empêche-
ment qu'on avait mis à l'exercice de ses fonctions 3.
En vérité, à la vue de tout cela, nous craignons beaucoup que
François Ier n'eût pu écrire alors : Madame, tout est perdu, voire
même l'honneur.
Il ne tenait guère mieux parole à ses alliés, ni même à ses géné-
raux. La même année 1528, il laissa périr devant Naples une année
française, avec Lautrec, son général, faute de lui envoyer l'argent
promis et nécessaire. L'année précédente, par suite de la même
cause, Rome éprouva le désastre le plus effroyable qu'elle ait encore
éprouvé depuis dix-huit siècles. Voici comment et pourquoi.
1 Mart. du Bellay, 1. 3. — Gaillard, Uist. de François I*, t. 3, c. 13. — • Ibid.
— 3 Sismondi et Gaillard.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 201
Comme le traité de Madrid ne s'exécutait pas, l'Italie continuait
à être déchirée entre le parti français et le parti impérial. Pour
assurer l'indépendance de ses Etats, le pape Clément Y1I, de concert
avec la république de Venise, leva une armée. Le roi de France,
d'accord avec le roi d'Angleterre, lui promit de le soutenir par un
secours d'argent et de troupes. Suivant son ordinaire, il envoya peu
de troupes et point d'argent. Clément VII se trouvait dans une posi-
tion fâcheuse. Lannoy, vice-roi impérial de Naples, le menaçait d'un
côté, le connétable de Bourbon, gouverneur impérial de Milan, le
menaçait de l'autre. Parmi les feudataires mêmes du Saint-Siège et
les premières familles de Rome, les Colonne étaient ses ennemis dé-
clarés. Clément VII voulut se réconcilier avec eux, pour être du
moins en paix dans sa capitale, et il leur accorda, le 22 août 1526,
un traité par lequel il licencia ses soldats ; mais le cardinal Pompée
Colonne n'avait négocié avec lui que pour le tromper : armant tous
ses vassaux et tous les aventuriers au service de sa famille, il entra
dans Rome le 20 septembre, à la tête de huit mille hommes ; il
pilla le Vatican et la basilique de Saint Pierre, et assiégea le Pape
dans le château Saint-Ange. Celui-ci recourut à la médiation de
Hugues de Moncade, lieutenant-général de l'empereur. Or, c'était
précisément avec ce Moncade que les Colonne avaient concerté leur
trahison. Clément VII, qui n'en savait encore rien, conclut une trêve
de quatre mois avec le parti impérial 1.
Plus tard, poussé par le roi de France, il révoqua l'accord fait avec
les traîtres Colonne, fit saisir leurs terres, et accusa de trahison le
cardinal Pompée. Celui-ci, de son côté, accusa Clément VII, dans des
libelles, d'avoir usurpé le Saint-Siège par simonie, en appela au
concile œcuménique, rassembla une armée d'aventuriers, auxquels il
promit le pillage de Rome, et conjura contre le Pape avec plusieurs
grands de cette ville 2.
Le pape Clément VII se plaignit à l'empereur Charles-Quint de sa
conduite envers le Saint-Siège; l'empereur Charles-Quint répondit
par des lettres de récrimination au Pape et aux cardinaux. Le pape
Clément VII, malgré toutes leurs belles promesses, se voyait délaissé
par les rois de France et d'Angleterre. Il accepta donc, l'an 1527, une
trêve de huit mois, que lui offrit le vice-roi impérial de Naples, aux
conditions suivantes : que Clément VII payerait soixante mille ducats
à l'armée du connétable de Bourbon, savoir, quarante mille dans le
mois, et le reste huit jours après; qu'on rendrait à leurs anciens maî-
tres toutes les places prises sur le Saint-Siège, sur l'empereur et sur
1 Sismondi. RavnaM, 15SG. — * lbid., I526, n. CS.
-202 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
les Colonne; que le cardinal de ce dernier nom serait rétabli dans sa
dignité ; que, si le roi de France et les Vénitiens acceptaient le traité,
les Allemands sortiraient de l'Italie, sinon Charles -Quint ferait seu^
Iement retirer ses troupes de dessus les terres du Pape et des Floren-
tins: que Lannoy, vice-roi de Naples, se rendrait à Rome, et empê-
cherait le connétable de Bourbon de marcher vers la Toscane.
Cette trêve étant publiée,, le Pape licencia ses troupes, à l'excep-
tion de deux mille hommes d'infanterie et de cent cavaliers. Il rap-
pela aussi sa flotte et désarma ses galères. Les Vénitiens firent la
même chose. Le comte de Vaudémont, frère du duc de Lorraine,
héritier delà maison d'Anjou pour le royaume de Naples, qui, avec
les galères du Pape et des Vénitiens, s'était déjà saisi de Salerne et
de Sorrente, fut contraint, à son grand regret, d'abandonner ces
villes, d'autant plus que les Napolitains l'aimaient beaucoup, et qu'il
était en état de ranimer les restes du parti d'Anjou. Au prix de tant
de sacrifices et avec la parole du vice-roi de Naples, le pape Clé-
ment VII pouvait se croire en sûreté pour huit mois : il se trompait.
Charles-Quint avait renvoyé le connétable de Bourbon en Italie,
avec promesse de lui donner le Milanais en souveraineté. Il avait
placé trois généraux sous ses ordres. Il ne leur envoyait pas d'ar-
gent, et depuis deux ans la solde était due à presque tous les soldats
impériaux ; mais il leur permettait d'assouvir sur la malheureuse
Italie leurs plus odieuses passions ; aussi, tant qu'il restait dans le
pays un écu à extorquer par la torture, le Castillan, aussi féroce que
cupide, était assuré de l'avoir. Les insurrections contre les généraux
impériaux étaient fréquentes à Milan et dans toute la Lombardie;
mais elles fournissaient à ceux-ci des prétextes pour exercer de nou-
velles rigueurs et redoubler les confiscations.
Georges Fronsberg, aventurier allemand, qui, au temps du siège
de Pavie, avait déjà conduit des troupes en Italie pour délivrer cette
ville, où son fils était enfermé, appela de nouveau à lui, dans l'au-
tomne de 1526, tous ces vieux soldats avides de pillage, dont l'Alle-
magne regorgeait alors ; il en rassembla treize ou quatorze mille, la
plupart luthériens forcenés ; pour toute solde, il leur promettait le
pillage des villes italiennes, principalement de Rome : lui-même, dit-
on, portait sur soi une corde pour étrangler le Pape de sa main. Au
commencement de novembre, il pénétra en Italie par la vallée de
Trente.
Le duc ou connétable de Bourbon résolut de se réunir à cette
armée de l'aventurier Fronsberg, avec les soldats espagnols qui con-
tinuaient à opprimer Milan ; mais il eut peine à les tirer de cette ville,
livrée si longtemps à leur fureur. Il prit l'argenterie des églises pour
à 1545 de l'ère cht\] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 203
payer une partie de leur solde ; il fit condamner à mort le chancelier
Morone, qui, pour racheter sa vie, lui paya vingt-cinq mille ducats.
Les deux armées se réunirent, le 30 janvier 1527, dans l'État de Plai-
sance. Fronsberg ayant été frappé d'apoplexie le 17 mars, Bourbon
eut seul le commandement de cette compagnie d'aventuriers, la plus
formidable qu'on eût encore vue rassemblée. Elle comptait de vingt-
cinq à trente mille combattants, vieux soldats pour la plupart, aussi
habiles que braves, avides, impitoyables, mais accoutumés à cette
discipline qui pouvait s'accorder avec le pillage et le crime. Ils avan-
çaient sans argent, sans vivres, sans artillerie, mais se procurant par
la terreur tout ce dont ils avaient besoin, menant plutôt leur général
qu'ils ne s'en laissaient mener ; une fois même ils pillèrent ses équipa-
ges, tuèrent un de ses gentilshommes, et voulurent le tuer lui-même,
lorsqu'il parvint à les apaiser en leur promettant le pillage de quelque
bonne ville, sans s'expliquer davantage. Il ne put entrer dans Bo-
logne, parce que le marquis de Saluées, général français, y était
entré avec douze mille hommes. Ce fut alors qu'il apprit la trêve de
huit mois conclue entre le Pape et le vice-roi impérial de Naples.
Cette nouvelle ne l'arrêta pas ; il ne voulait point consentir à
cette trêve, parce que la somme qu'il devait toucher ne suffisait
pas pour payer ce qui était dû à ses troupes. Cela fut cause que le
vice-roi, qui était à Rome, se rendit à Florence ; le duc ou con-
nétable de Bourbon y envoya de son côté des plénipotentiaires, qui
signèrent en son nom un nouvel accord, par lequel le duc promet-
tait de se retirer dans cinq jours, à condition qu'on lui compterait
d'abord quatre-vingt mille écus, et soixante mille dans le mois de
mai. Le Pape, informé de cet accord, licencia les deux mille hommes
qu'il avait gardés, afin d'être déchargé de la dépense qu'ils lui cau-
saient, et de payer plus aisément les sommes stipulées dans la con-
vention dernière. Il avait grand tort. Cette convention n'était qu'une
insigne tromperie de la part du connétable de Bourbon, pour endor-
mir le chef de la chrétienté et empêcher les alliés de Rome d'ac-
courir à temps à sa défense. Pendant qu'il signait la trêve par ses
plénipotentiaires à Florence, il s'-avançait à marches forcées, pillant
sur sa route plusieurs villes qui lui furent livrées par des traîtres, et
arriva le 5 mai devant Rome, à la tête de quarante mille combat-
tants, la faction des Colonne l'ayant rejoint avec dix mille, avec le
dessein spécial de fermer tous les passages par où le Pape pourrait
échapper l. A Rome même, la plupart des nobles négligèrent les
ordres de leur souverain pour la défense commune.
1 Raynakl, 1527, n. 16.
204 HISTOIRE UNIVERSELLE [l.iv. LXXXIV. - De (517
Dès le lendemain, 6 mai 1527, le duc et connétable de Bourbon
ordonna l'assaut : deux fois il fut repoussé. Une troisième fois, il
prend lui-même une échelle, l'applique contre le mur et commence
à monter, lorsqu'il est blessé mortellement par une balle tirée d'en
haut, et meurt quelques moments après : prince du sang et rebelle à
son roi, Français et traître à sa patrie, catholique et conduisant contre
le Pape une armée qui en voulait à la religion même, chevalier et
associé à des brigands; ce sont les réflexions du protestant Sismondi l.
Le même jour, vers le soir, le Pape ordonna de couper les ponts;
les Romains de la faction impériale ni ne les coupèrent ni ne les for-
tifièrent. C'est par là que l'ennemi pénétra dans la ville 2.
« Jamais, observe le même auteur protestant, jamais peut-être
dans l'histoire du monde une grande capitale n'avait été abandonnée
à un abus plus atroce de la victoire ; jamais une puissante armée
n'avait été formée de soldats plus féroces, et n'avait plus absolument
secoué le joug de toute discipline ; jamais le souverain au nom du-
quel elle combattait n'avait été plus indifférent aux calamités des
vaincus. Ce n'était point assez de livrer en proie à la rapacité des
soldats la totalité des richesses sacrées et profanes que la piété des
fidèles ou leur industrie avaient rassemblées dans la capitale du
monde chrétien, les personnes mêmes des malheureux habitants fu-
rent également abandonnées à leur caprice et à leur brutalité. Tandis
que les femmes de toute condition étaient victimes de leur incon-
tinence, ceux à qui l'on soupçonnait des richesses cachées ou du
crédit étaient mis à la torture, et on les obligeait par des tourments
prolongés à épuiser la bourse des amis qu'ils pouvaient avoir en
pays étranger. Beaucoup de prélats moururent dans ces tourments ;
beaucoup d'autres, après s'être rachetés, moururent des suites de ces
violences, de leur affliction ou de leur effroi. Les palais de tous les
cardinaux furent pillés, sans que les soldats voulussent distinguer les
Guelfes d'avec les Gibelins, ou accorder une sauvegarde à ceux qui
étaient le plus connus pour leur attachement au parti impérial. Seu-
lement on leur permit quelquefois de se racheter à prix d'argent; et
comme les marchands avaient déposé leurs effets chez eux, se figu-
rant qu'ils y seraient en sûreté, ces marchands payèrent souvent des
sommes énormes pour les dérober aux soldats. La marquise de
Mantoue racheta son palais au prix de cinquante mille ducats, tandis
qu'on assure que son fils en retira dix mille pour sa part du pillage.
Le cardinal de Sienne, après avoir payé sa rançon aux Espagnols,
1 Sismondi, Hist. des Républiques italiennes, t. 15, p. 209. — 2 Raynald, 1527,
n. 17.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 205
fut fait prisonnier par les Allemands, complètement pillé, battu et
forcé de racheter de nouveau sa personne au prix de cinq mille du-
cats. Les cardinaux de la Minerve et de Ponzetta éprouvèrent un
malheur presque semblable. Les prélats allemands ou espagnols ne
furent pas plus épargnés par leurs compatriotes que les Italiens. On
entendait retentir dans toutes les maisons les cris et les lamentations
des malheureux exposés à la torture ; les places devant toutes les
églises étaient jonchées des ornements d'autels, des reliques et de
toutes les choses sacrées, que les soldats jetaient dans la rue après
en avoir arraché l'or et l'argent. Les Luthériens allemands, joignant
le fanatisme religieux à la cupidité, s'efforçaient de montrer leur mé-
pris pour les pompes de l'Eglise romaine, et de profaner ce que
respectaient des peuples qu'ils nommaient idolâtres '. »
La basilique de Saint-Pierre était pleine de sang et de cadavres,
jusque sur les autels et les tombeaux des apôtres. Les hérétiques je-
taient les reliques des saints comme des ossements d'animaux immon-
des, mettaient par dérision les vêtements des prêtres et des pontifes
aux derniers des goujats, violaient les vierges sacrées. Un Luthérien
d'Allemagne, à la vue du château Saint-Ange, où le Pape s'était retiré,
s'écria : Je voudrais bien manger un morceau du Pape, afin de pouvoir
l'annoncer à Luther. D'autres mirent leurs chevaux dans la chapelle
pontificale, leur donnant pour litière les bulles et les décrétales des
Pontifes romains. Pour se moquer du Pape et des cardinaux, ils se
revêtirent de leurs chapeaux et de leurs ornements, entrèrent déri-
soirementen conclave, et créèrent Pape un lansquenet. Celui-ci, con-
tinuant la sacrilège dérision, annonça dans un burlesque consistoire
qu'il faisait don de la papauté à Luther, et que les soldats qui étaient
du même avis n'avaient qu'à lever la main. Ils la levèrent tous, et s'é-
crièrent : Luther pape ! Luther pape ! Voilà ce que rapporte un au-
teur luthérien du temps "2. Ce que les savants déplorèrent surtout, ce
fut le pillage et la dévastation de la bibliothèque vaticane, où les
Papes avaient rassemblé tant de trésors littéraires.
Le protestant anglais Gibbon, après avoir relaté le sac de Rome
par les Goths sous Alaric, ajoute les réflexions suivantes :
« Il existe chez tous les hommes un penchant à se grossir les mal-
heurs du temps où ils vivent, et à s'en dissimuler les avantages. Ce-
pendant, lorsque le calme fut un peu rétabli, les plus savants et les
plus judicieux des écrivains contemporains furent obligés d'avouer
que le dommage réel occasionné par les Goths était fort au-dessous
1 Sismondi, Républ. italiennes, t. 15, p. 273-275. — - Apud Cochlœum, ; icta et
scripta Mart. Luth., fol. 156.
206 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — Dbl5l7
de celui que Rome avait souffert dans son enfance, lorsque les Gau-
lois s'en étaient emparés. L'expérience de onze siècles a fourni à la
postérité un parallèle bien plus singulier, et elle peut affirmer avec
confiance que les ravages des barbares qu'Alaric conduisit des bords
du Danube en Italie furent bien moins funestes à la ville de Rome
que les hostilités exercées dans cette même ville par les troupes de
Charles- Quint, qui s'intitulait prince catholique et empereur des Pio-
mains. Les Goths évacuèrent la ville au bout de six jours ; mais Rome
fut, durant neuf mois, la victime des impériaux, et chaque jour,
chaque heure était marquée par quelque acte abominable de cruauté,
de débauche ou de rapine. L'autorité d'Alaric mettait quelques
bornes à la licence de cette multitude farouche qui le reconnaissait
pour son chef et son monarque ; mais le connétable de Bourbon
avait glorieusement perdu la vie à l'attaque des murs, et la mort du
général ne laissait plus aucun frein ni aucune discipline dans une
armée composée de trois nations différentes, d'Italiens, d'Allemands
et d'Espagnols l. »
Bien des lecteurs, habitués à penser que le pillage de Rome par
les troupes de Charles-Quint dura tout au plus quelques jours, se-
ront très -étonnés d'apprendre qu'il dura neuf mois. Rien cependant
n'est plus certain. L'armée impériale, entrée à Rome le G mai 1527,
n'en sortit que le 17 février 1528, ce qui fait huit mois pleins et onze
jours. Encore le prince d'Orange, qui la commandait alors, eut-il
bien de la peine à la faire sortir. Cette soldatesque effrénée, dit le
protestant Sismondi, ne voulait point renoncer aux dépouilles et aux
voluptés qu'elle trouvait encore dans la capitale de la chrétienté.
Pendant huit mois, aucune sorte de protection n'avait été assurée ni
aux personnes ni aux propriétés; et comme l'insolence des militaires
et la misère des bourgeois croissaient en même temps, les maux de
la veille étaient toujours surpassés par ceux qu'amenait le lendemain.
Il fallait donner de l'argent à l'année pour la déterminer à obéir
de nouveau; le prince d'Orange en demanda au Pape, qui donna en-
core quarante mille ducats. Cette armée se mit donc en campagne
le 17 février 1528. Mais, quoique les déserteurs eussent été rem-
placés dans ses rangs par des brigands qui, de toute l'Italie, s'em-
pressaient de venir partager le pillage de la capitale de la chrétienté,
cette armée qui, huit mois auparavant, comptait au moins quarante
mille hommes, se trouva réduite à treize ou quatorze mille : la peste
a*ait emporté tout le reste -. Car ce fléau vint se joindre aux autres,
1 Gibbon, Hist. de la Décadence de l'emp. rom., c. 31. - "2 Sisinomli, Républ.
ilal., t. 15, p. 320.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE, 207
pour châtier la nouvelle Jérusalem, ainsi que les nouveaux Chal-
déens qui l'avaient dévastée.
Cependant le pape Clément VII, délaissé de tout le monde, même
du duc d'Urbin, qui commandait les troupes pontificales ou alliées,
au nombre d'environ vingt mille hommes, se vit assiégé par les im-
périaux dans le château Saint-Ange. Il fut donc réduit à signer une
capitulation le 6 juin 1527. Il s'engageait à payer à l'armée impé-
riale quatre cent mille ducats : cent mille immédiatement, cinquante
mille dans vingt jours, deux cent cinquante mille dans deux mois.
Jusqu'à l'entier payement des premiers cent cinquante mille ducats,
il devait rester prisonnier au château Saint-Ange, avec les treize car-
dinaux qui l'y avaient suivi. Ensuite, il pourrait passer ou à Naples,
ou à Gaëte, pour y attendre les ordres de l'empereur. Il s'engageait
à livrer aux troupes impériales les villes de Parme, Plaisance et Mo-
dène, et à recevoir garnison dans les châteaux de Saint-Ange, d'Ostie,
de Civita-Castellana et de Civita-Vecchia. Il promettait d'absoudre
les Colonne de toutes censures ecclésiastiques, et de donner des
otages pour l'observation de toutes ces conditions. Après la signa-
ture de ce traité, le même capitaine Alarcon, qui avait été chargé
de la garde de François Ier pendant sa captivité, entra au château
Saint-Ange avec trois compagnies espagnoles et trois allemandes,
pour prendre le Pape sous sa garde l. La peste entra avec les Espa-
gnols et les Allemands.
La capitulation fut religieusement exécutée dans ce qui dépendait
du Pape. Ce fut avec une peine infinie qu'il réussit à payer les pre-
miers cent cinquante mille ducats qu'il avait promis pour sa rançon.
Des marchands génois lui en avançaient une partie, à recouvrer sur
des hypothèques ; mais les Allemands demandaient des sûretés pour
le reste, et il lui était impossible, dans sa captivité, de les trouver. Il
avait donné cinq otages, son secrétaire, deux cardinaux et deux de
ses parents. Trois fois ces otages furent conduits sur la place du
champ de Flore, à une potence préparée pour eux par les Allemands
furieux ; le bourreau les y attendait déjà. Mais les mêmes soldats
qui menaçaient ces victimes leur accordaient ensuite un nouveau ré-
pit, pour ne pas perdre le seul gage dont ils se crussent assurés. Un
jour enfin, après une longue captivité, ces otages réussirent à enivrer
tous leurs gardiens dans un grand repas. Ils s'échappèrent ensuite à
pied, de nuit et déguisés, et ils arrivèrent jusqu'au camp du duc
d'Urbin 2.
1 Sismondi, Républ. ital., t. 15, p. 280. — 2 Jacopo Nardi, ht. Fior., 1. 8. —
Bernardo Segni, 1. 1. — Fr. Belcarii, !. 19.
-20.8 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
Et que faisait donc l'empereur Charles-Quint pendant tout cela?
11 célébrait la naissance de son fils Philippe II, lorsqu'il apprit le sac
et le pillage de Rome, et la détresse du Pape assiégé par les impé-
riaux dans le château Saint-Ange. Aussitôt il contremanda toutes les
réjouissances publiques, ordonna, au contraire, des prières dans les
églises et des processions solennelles pour la délivrance du Saint-
Père. En même temps, il envoya deux plénipotentiaires à Rome, non
pas précisément pour le délivrer, mais pour marchander de nouveau
sa délivrance, avec ordre de se tenir en garde contre son ressenti-
ment, et de ne lui accorder aucune confiance. Après de longs dé-
bats, les plénipotentiaires signèrent enfin avec le Pape, le 31 octobre,
une nouvelle convention, qui lui donnait un peu plus de temps pour
acquitter sa rançon. Clément VII devait être remis en liberté après
avoir encore payé cent douze mille ducats aux troupes impériales.
Dans le cours des trois mois suivants, il devait en payer, de plus,
deux cent trente-huit mille, livrer en gage plusieurs forteresses,
donner ses deux neveux, Hippolyte et Alexandre, comme otages,
accorder les produits de la croisade et d'une décime ecclésiastique en
Espagne à l'empereur, et s'engager enfin à demeurer neutre dans la
guerre qui allait éclater, soit dans le duché de Milan, soit dans le
royaume de Naples l.-
Telle fut la conduite de l'empereur Charles-Quint. Pour la bien
apprécier, résumons les principales circonstances. Les généraux de
Charles-Quint venaient de signer une trêve de huit mois avec le Pape,
qui croit à leur parole et à leur signature. Les généraux de Charles-
Quint manquent à leur parole, violent lalrêve qu'ils viennent de si-
gner, surprennent et saccagent Rome, assiègent le Pape dans le château
Saint-Ange. Et parce que le Pape a cru à la parole, à la signature, à
l'honneur des généraux de Charles-Quint, ce même Charles-Quint,
non content du saccagement de Rome, condamne le Pape à une
énorme rançon. Si un bourgeois d'Espagne en avait usé de même
envers un autre, Charles Quint l'aurait fait pendre, ou, pour le moins,
marquer du fer de l'infamie.
La même année mourut à Florence Nicolas Machiavel, au moment
qu'y éclatait une révolution. Au commencement de juin, il sentit sa
santé s'altérer. Il avait confiance dans un médicament dont il avait
même conseillé l'usage à Guichardin ; il paraît qu'il s'en servait pour
apaiser de vives crispations d'estomac dont il soutirait quelquefois.
Il ne consultait pas de médecin, tant était constante sa foi dans ce
1 Jacopo Naidi, ht. Fior., 1. S. — Beinardo Segni, 1. I. — Fr. Belcarii, I. 19, et
Paul Jove, 1. 2.-). — Guichardin, I. «8.
à 1515 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 209
léger remède dont il avait éprouvé les heureux effets. Il se l'admi-
nistra à lui-même sans doute avec quelque excès, et dans un moment
où il fallait apparemment d'autres palliatifs : bientôt il fut surpris de
vives douleurs. Il ne put résister au chagrin et à la maladie réunis,
et il expira le 22 juin 1527, à l'âge de cinquante-huit ans un mois et
dix-huit jours, muni des secours spirituels de l'Église catholique, et
assisté par des prêtres jusqu'au dernier moment de sa vie.
Une lettre de Pierre Machiavel, son lils, à François Nelli, à Pise,
dément les fables injurieuses inventées, depuis sa mort, par des écri-
vains calomniateurs. Voici le texte de cette lettre : — Très-cher
François, je ne puis retenir mes pleurs quand je dois vous dire que,
le 22 de ce mois de juin, Nicolas, notre père, est mort de douleurs
d'entrailles, causées par un médicament qu'il avait pris le 20. Il s'est
confessé de ses péchés à frère Matthieu, qui l'a assisté jusqu'à la
mort. Notre père nous a laissés dans une grande pauvreté, comme
vous savez 1.
Une des dernières lettres de Machiavel est la suivante à l'historien
Guichardin, lieutenant du Pape à Modène. Il y juge, d'une manière
fort piquante, les événements de l'année. « Quand j'arrivai à Mo-
dène, Philippe vint au-devant de moi, et me dit : Est-il donc possible
que je n'aie pas fait une chose qui ait été bien ? Je lui ai répondu en
riant : M. le gouverneur, ne vous étonnez pas, c'est votre défaut. Mais
cette année, il n'y a personne qui ait bien fait, et qui n'ait fait tout à
l'envers. L'empereur n'a pas pu se plus mal conduire, puisqu'il n'a
pas envoyé à temps du secours aux siens, et il le pouvait facilement.
Les Espagnols ont pu quelquefois nous faire de grandes niches, et ils
ne l'ont pas su faire. Nous avons pu vaincre, et nous ne l'avons pas
su. Le Pape a cru plus à une plumée d'encre qu'à mille fantassins,
qui lui suffisaient pour le garder. Les Siennois seuls se sont bien
comportés (ceux qui venaient de battre les Florentins sans le vou-
loir), et ce n'est pas merveille si, dans un temps fou, les fous réus-
sissent, de manière qu'il serait pis d'avoir fait bien que d'avoir fait
mal 2. »
Cette plumée d'encre à laquelle le pape Clément VII crut plus qu'à
mille fantassins, c'est son traité avec Lannoy, vice-roi impérial de
Naples, et avec le connétable de Bourbon, gouverneur impérial du
Milanais. Nous avons vu ce qu'il lui en a coûté.
Il est encore bien des hommes qui supposent que Machiavel est
l'inventeur de la politique moderne, qu'on appelle de son nom ma-
chiavélique. Il ne l'a pas plus inventée qu'Aristote n'a inventé les
1 Artaud, Machiavel,son génie el ses erreurs, t. 2, p. 28i. — * lbid., p. 24G.
xxni. lï
210 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1511
sophismes : seulement il l'a observée de plus près, en a constaté les
allures, et les a réduites en théorie. L'année même de sa mort en
fournit de fameux et de nombreux exemples : car on ne pouvait guère
se conduire d'une manière plus indigne envers le chef de la chré-
tienté que ne firent alors les princes et les peuples de l'Europe. Ainsi
en jugea un homme non suspect, l'empereur des Turcs, Soliman II.
Quand il apprit le sac et le pillage de Rome, il s'emporta furieuse-
ment contre les Chrétiens de ce qu'ils avaient plus cruellement traité
leur souverain Pontife et profané toutes les choses saintes que lui,
sectateur de Mahomet, ne traitait le patriarche des Grecs, puisqu'il
se faisait un scrupule de toucher à sa religion 4.
Soliman II eut le temps et l'occasion de connaître les Chrétiens de
son époque, dans un règne de quarante-six ans, de 1520 à 1566, où
il ne cessa de leur faire la guerre. Dès les premiers jours de son
règne, deux pachas prirent sur les Hongrois quatre forteresses; la
garnison des trois premières fut égorgée, malgré l'assurance qu'on
lui avait donnée de se retirer libre : la quatrième fut livrée aux
flammes, et son évêque tué avec la même perfidie. Un courrier du
sultan ayant été envoyé au roi mineur de Hongrie, Louis II, pour
réclamer le payement du tribut, il est maltraité 2. Soliman en prend
occasion de faire la guerre à la Hongrie et à la chrétienté. Belgrade
était leur boulevard : Mahomet II avait échoué devant cette place avec
quatre cent mille hommes, et s'était vu battre par Huniade et saint
Jean de Capistran. Soliman la fit assiéger par son grand vizir. Le
siège durait depuis un mois, lorsque arriva le sultan avec tout le reste
de l'armée. Des transfuges indiquèrent l'endroit faible de la place.
Les assiégés avaient déjà repoussé plus de vingt assauts, lorsqu'un
renégat donna le conseil à Soliman de faire miner et sauter une tour.
Il restait à Belgrade à peine un peu plus de quatre cents hommes en
état de porter les armes, tant Bulgares que Hongrois. Ceux-ci au-
raient tenu jusqu'au dernier, s'ils n'avaient été contraints par l'anti-
pathie religieuse des autres, et par la trahison de deux hommes, à
capituler le 29 août 1521, à condition d'avoir la vie et la liberté sau-
ves : condition qui fut bien mal observée parles Turcs, car plusieurs
des Hongrois furent massacrés. On sent que si les défenseurs de
Belgrade avaient été secourus par quelques-uns de leurs frères d'Eu-
rope, ils eussent été in\ incibles. Peu auparavant, soixante Hongrois,
reste de la garnison de Sabacs, qui avait consisté tout au plus en
une centaine d'hommes, plutôt que de se sauver, comme ils auraient
1 Raynald, 15;>7, n. 23. — 2 Hammer, Hist. de l'Empire ottoman, en allemand,
t. 3, p. 10 et il.
à 1515 de l'ère chr.| DE 1,'ÉGLISE CATHOLIQUE. 211
pu, aimèrent mieux soutenir l'assaut et se faire tuer jusqu'au der-
nier, après avoir encore tué sept cents infidèles ',
L'année suivante 1522, Soliman attaqua un autre boulevard de la
chrétienté, l'île de Rhodes, occupée par les religieux militaires de
Saint- Jean, autrement les chevaliers de Rhodes et depuis de Malte.
Ce qui l'y détermina, entre autres, ce fut un médecin juif, établi
dans l'île, qui lui servait d'espion, et puis la trahison du chancelier
de l'ordre, le Portugais André de Mérail, appelé communément d'A-
maral. Soliman invita le grand maître à se soumettre de bon gré. En
même temps, il fit partir une flotte de trois à quatre cents voiles, et
conduisit lui-même une armée par l'Asie-Mineure jusque vis-à-vis de
Rhodes. Toutes ses forces pouvaient monter à deux cent mille
hommes. La flotte parut devant l'île le 2G juin 1522. Le supérieur
général de l'ordre ou le grand maître était frère Philippe de Villiers
de l'Isle-Adam, d'une des plus anciennes et des plus illustres mai-
sons de France. Au moment où la ville de Rhodes fut investie, elle
renfermait six cents frères ou chevaliers, et quatre mille cinq cents
soldats. Les habitants qui demandèrent à prendre les armes furent
formés en compagnies, et on leur assigna les postes les moins expo-
sés. C'est avec cette faible garnison que frère l'Isle-Adam soutint
contre toutes les forces de Soliman un siège devenu l'un des plus
mémorables dont l'histoire fasse mention.
Les janissaires s'étaient flattés de s'emparer facilement des ou-
vrages extérieurs; mais, repoussés avec une perte considérable dans
toutes les attaques, ils tombèrent bientôt de la présomption dans le
découragement, et finirent par refuser d'obéir à leurs généraux. So-
liman accourut pour étouffer la révolte. Il ne pardonna aux janis-
saires qu'à condition qu'ils répareraient la honte de leurs premières
défaites. Les Turcs redoublèrent d'efforts et firent des prodiges de
valeur. La victoire restait toujours aux Chrétiens; mais ils l'achetaient
par la perte de quelques-uns de leurs plus braves guerriers. Sans
espoir d'être secouru par les souverains de l'Europe, frère Philippe
de l'Isle-Adam voyait chaque jour diminuer ses ressources. On dé-
couvrit la trahison du médecin juif et celle du chancelier d'Amaral :
ils furent punis de mort. Mais le mal qu'ils avaient fait n'était pas
moins irréparable. Toutes les fortifications de Rhodes avaient été
détruites par le canon ; le plus grand nombre des défenseurs avaient
péri sur la brèche; la poudre manquait; il ne restait de vivres que
pour quelques jours; et frère l'Isle-Adam, décidé à s'ensevelir sous
les ruines de la place, ne songeait point à capituler.
1 Haimrier, Histoire de l'Empire ottoman, t. 3, p. la- 14.
212 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1Y. — De 3517
Cependant, touché du sort des habitants si la ville était prise
d'assaut, il consentit à écouter les propositions de Soliman, qui, de
son côté, avait déjà perdu plus de cent mille hommes. Par un traité
signé le 20 décembre, les chevaliers obtinrent pour eux et pour les
habitants de sortir de Rhodes avec leurs biens et leurs armes, dans
douze jours, et emportant les reliques des saints, les vases sacrés et
tous les objets relatifs au culte. Les Turcs ne devaient pas non plus
toucher aux églises ; mais, dès le 5me jour, ils violèrent le traité, pé-
nétrèrent dans la ville, s'y livrèrent à d'horribles excès, pillage, viol,
profanation, changèrent la grande église de Saint- Jean en mosquée,
y brisèrent les autels, les statues des saints, les tombeaux des grands
maîtres, crachant sur les crucifix, les traînant dans la boue. C'était
le matin du jour de Noël, à l'heure même où Adrien VI pontifiait à
Saint- Pierre, et où une pierre détachée de la voûte lui tomba devant
les pieds, comme pour indiquer la chute du premier boulevard de la
chrétienté 1.
Soliman rendit une visite au grand maître, et le combla de marques
d'estime. En le quittant, il dit à ceux qui l'accompagnaient : Ce n'est
pas sans quelque peine que j'oblige ce Chrétien, à son âge, de quitter
sa maison.
Le lendemain, ayant découvert sous des habits européens le fils de
son grand-oncle, l'infortuné prince Zizim, Soliman donna ordre de
le conduire à Constantinople avec ses fils, et de leur couper la tète2.
La flotte chrétienne sortit de Rhodes le 1er janvier 1523. Le pape
Adrien VI accueillit frère de l'Isle-Adam avec tous les égards dus à
son courage et à ses malheurs : mais la mort l'empêcha de réaliser
ses bonnes intentions et ses promesses. Clément VII, son successeur,
avant d'embrasser l'état ecclésiastique, avait été commandeur de
l'ordre de Saint-Jean, et lui conservait beaucoup d'intérêt ; il s'em-
pressa de réparer le désastre des chevaliers, autant qu'il le pouvait,
et leur assigna Viterbe pour résidence, en attendant qu'on eût fait
choix d'un lieu pour remplacer Rhodes. Après d'assez longues né-
gociations, l'empereur Charles- Quint, par un traité du 12 mars 1530,
céda définitivement à l'ordre de Saint-Jean l'île de Malte et les îles
adjacentes. C'est là que nous retrouverons ces vaillants religieux, ar-
rêtant toutes les forces de Soliman, et imprimant à l'empire anti-
chrétien de Mahomet la première date de sa décadence.
Mais pendant qu'une poignée de Chrétiens donnaient leur vie pour
conserver à la chrétienté ses deux boulevards, Belgrade et Rhodes,
que faisait donc le roi très-chrétien de France, lui qui prétendait à
1 Hammer, t. 3, p. :8. — : JLid., p. 29.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 213
être le modèle de la chevalerie chrétienne ? Occupé de ses plaisirs
avec les femmes et de sa querelle romanesque avec Charles-Quint, il
ne fit rien pour sauver les deux boulevards de la chrétienté. La Pro-
vidence l'en punit deux ans après, par sa défaite et sa captivité à
Pavie. Voici comme il profita de la leçon. Par ses envoyés et ses
lettres, il supplia l'ennemi de la chrétienté, le vicaire de Mahomet,
sultan Soliman, de porter ses armes dans la Hongrie, afin d'y oc-
cuper Charles-Quint et son frère Ferdinand. C'est ce que nous attes-
tent de concert et les historiens ottomans et la correspondance de
l'ambassadeur de Venise à Constantinople 1. Vers le commencement
de février 1526, Soliman renvoya l'ambassadeur français, avec un
présent de dix mille aspres et un vêtement d'honneur, mais surtout
avec l'assurance d'une prochaine expédition en Hongrie. Ainsi donc
le premier ambassadeur du royaume très-chrétien aux Turcs de
Constantinople y fut envoyé pour trahir la chrétienté.
Nous regrettons de publier une chose si peu honorable pour la
France et pour un de ses rois les plus célèbres et les plus glorifiés.
Mais l'histoire est comme le jugement de Dieu en première instance :
il faut y produire la vérité envers et contre tous, afin que si les peuples
et les rois ne sont plus retenus par la conscience, ils le soient au
moins par la crainte de l'infamie.
Depuis la chute de Belgrade, en 1521, la Hongrie ef la Croatie
étaient sans cesse ouvertes aux courses des Turcs. Dès l'année sui-
vante 1522, ils emportèrent Ostrovitz et Scardone; mais ils furent
vigoureusement repoussés ailleurs par les garnisons autrichiennes.
L'an 1524, l'évêque Paul Toromée les battit au nombre de quinze
mille, leur enleva les captifs, quarante étendards, avec beaucoup de
chevaux et d'armes, et envoya la tête de leur général à Bude, au roi
Louis II. La même année, la viMe de Jaïcsa fut assiégée par trois
pachas turcs. Trois guerriers chrétiens la défendirent et la déli-
vrèrent : Pierre Keglovitch, Biaise Chéry et Christophe Frangipane.
Les Turcs furent battus, tout leur camp, avec soixante étendards,
tomba entre les mains des vainqueurs. Peu auparavant, Biaise Chéry,
appelé en duel par un capitaine turc, lui coupa la cuisse d'un coup
de sabre, en sorte qu'elle tomba incontinent à terre, avec la botte et
l'éperon 2 .
Au printemps 1526, suivant sa promesse au roi de France, Soli-
man II marcha lui-même contre la Hongrie, avec une armée de plus
de cent mille hommes, trois cents canons, accompagné de ses trois
1 Hammer, p. 48, note B; p. 51, note A. — Marini Sanuto, vol. 41. Lettre de
Pkrre Bragadin, du 2 février 15'.»6. — Dschdalfade, fol. lOi. — 2 Hammer, p. 51.
214 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
vizirs, tous trois chrétiens apostats. Le principal était Ibrahim, Grec
de naissance, favori de Soliman, qui venait d'en faire son beau-
frère en lui donnant pour épouse sa sœur. Comme Ibrahim avait
étoutfé naguère une révolte en Egypte, une insurrection parmi les
janissaires, puni la trahison d'un pacha, les concussions d'un autre,
sa faveur auprès de Soliman était sans bornes. Non-seulement ils
mangeaient ensemble, mais souvent ils couchaient ilans le même lit.
Le 30 juillet, le grand vizir Ibrahim prit Petervaradin, après douze
jours de siège et trois assauts.
Le 28 août dans les plaines de Mohacs, eut lieu une grande ba-
taille contre les Hongrois, commandés par Pierre Pereny et Paul
Tomorée, surnommé le Moine, et ayant à leur tête leur jeune roi
Louis, âgé de vingt ans. Les Hongrois attaquèrent avec une impé-
tuosité si terrible, qu'ils firent plier les Turcs: mais, ayant été pris en
flanc par un corps d'infidèles sortis d'une embuscade, ils furent obli-
gés de se partager en deux. Le roi Louis, avec sa division, pénétra
par cette ouverture jusqu'aux janissaires et au poste où se tenait le
sultan. Trente-deux Hongrois s'étaient dévoués à la mort pour tuer
Soliman ; trois d'entre eux pénétrèrent jusqu'à sa personne: sa forte
cuirasse le défendit contre les flèches et les lances. Tout à coup une
batterie masquée commence à foudroyer les premiers rangs des
Hongrois, dont l'aile droite prend la fuite. Le jeune roi avait dis-
paru : son corps fut retrouvé deux mois après dans un marais, où
son cheval l'avait précipité. Vingt-quatre mille Hongrois restèrent
sur le champ de bataille, sans compter ceux qui périrent dans les
marais et dans le Danube. Deux mille têtes, dont sept d'évêjques,
furent plantées devant la tente de Soliman. Sept jours après la ba-
taille, il ordonna d'égorger tous les prisonniers et les paysans qui se
trouvaient dans le camp : et cela fut exécuté. Il n'y en eut que quatre
à qui l'on accorda la vie. Mohacs fut livré aux flammes1.
Le dix septembre, Soliman entra à Bude, capitale de la Hongrie,
dont on lui avait envoyé les clefs. Une partie de la ville fut brûlée
avec la grande église. A Pest, Soliman promit aux grands de Hon-
grie de leur donner pour roi Jean Zapolya vayvodè de Transyl-
vanie. Depuis le massacre des prisonniers, à Mohacs, la marche de
l'armée se reconnaissait de loin aux colonnes de fumée et de
flammes qui s'élevaient des villages et des villes incendiées, sans
aucun égard à la soumission volontaire ni à la sûreté promise. Trois
jours après la reddition pacifique de Cinq-Églises, qui avait envoyé
ses clefs, les habitants furent convoqués sur la grande place et inhu-
1 Hammer, p. 5fi et seqq.
à 15*5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 215
mainement égorgés. Le pays entre le Danube et le lac de Balaton
jusque Raab fut dévasté par le fer et le feu. Wissegrad, l'asile de la
couronne royale de Hongrie, ne dut son salut qu'à des paysans et à
des moines ; la forteresse de Gran, abandonnée de son gouverneur,
dut le sien à un heiduque ou fantassin hongrois. Nulle part ne sévit
si cruellement la soif des Turcs pour le sang et le pillage qu'à Mo-
roth, maison de plaisance de l'évêque de Gran : confiants en la force
du château, bien des milliers de personnes y avaient transporté leur
avoir, bien des milliers étaient retranchés dans une enceinte de cha-
riots. L'enceinte résista à l'assaut, mais non pas au gros canon ; toute
la masse des fugitifs fut égorgée. Le massacre rapporta aux Turcs
autant de sang hongrois que la bataille de Mohacs, vingt-cinq mille
hommes. D'après ces deux articles du budget de sang, la somme de
deux cent mille âmes, dont cette guerre pressura la Hongrie par le
meurtre et le pillage, ne paraît pas trop élevée. Soliman traversa à
marches forcées des bruyères où, malgré des torrents de pluie, beau-
coup de chevaux périrent manque d'eau et de fourrage. Entre Obecse
et Petervaradin, se trouvait, au milieu des marais, un camp retranché
par des fossés : plusieurs milliers de Hongrois s'y étaient réfugiés
avec leurs biens et dévoués à la mort avec leurs enfants et leurs
femmes. L'assaut et la prise de cette place coûta plus de sang otto-
man que toutes les forteresses emportées auparavant dans la Hon-
grie, et même plus de chefs que la bataille de Mohacs : plusieurs gé-
néraux restèrent sur le terrain, entre autres celui des janissaires '.
Tel fut le résultat de la guerre de Hongrie, demandée par Fran-
çois Ier : il en doit compte à Dieu et aux hommes.
Par suite de cette guerre, la Hongrie se divisa entre Jean Zapolski
ou Zapolya, créature de Soliman, et l'archiduc Ferdinand d'Au-
triche, beau-frère du dernier roi Louis par sa femme. Ferdinand
reprit Bude, fut élu roi à Presbourg, et couronné à Albe-Royale.
L'an 1528, Zapolski implore le secours de Soliman, et conclut avec
lui, le 29 février 1528, une alliance offensive et défensive contre la
chrétienté, avec promesse de l'informer de tous les desseins des
puissances chrétiennes : traité fatal do la première alliance traîtresse
et contre nature entre la Turquie et la Hongrie, ce sont les expres-
sions de M. de Hammer, historien de l'empire ottoman 2.
Parti de Constantinople le 10 de mai 1629, Soliman reçut le
20 juillet, sur le champ de bataille de Mohacs, l'hommage de son
protégé Zapolya, roi illégitime de Hongrie, dans l'endroit même où
le roi légitime avait péri trois ans auparavant. C'était faire à la
1 Hammer, p. 62-64. — 2 T. 3, p. 77.
216 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De 1517
Hongrie un double affront. Le 3 septembre, il reprend Bude par la
lâcheté de la garnison allemande, qui ne demanda que de se retirer
avec armes et bagages. Les janissaires, frustrés du pillage, s'en dé-
dommagèrent en vendant les habitants comme esclaves et en égor-
geant la garnison au moment où elle sortait. Sept jours après,
Soliman installa Zapol sur le trône de Hongrie, non par lui-même,
non par un de ses visirs, non par un de ses premiers généraux, mais
par un général de second ordre. Le 27 de septembre, il campa de-
vant les murs de Vienne avec deux cent cinquante mille hommes,
y compris sa flotte sur le Danube. La ville, dont les murs n'avaient
pas six pieds d'épaisseur, sans aucun boulevard extérieur, ne comp-
tait que seize mille hommes de garnison ; mais, commandés par
le comte palatin Philippe, duc de Bavière, le comte Nicolas de
Salm et le baron de Roggendorf, ils étaient animés, comme leurs
chefs, d'un courage invincible, et avaient en horreur le joug des
Turcs. Tout le temps du siège, les horloges furent arrêtées, les
cloches restèrent muettes. On n'entendait que les trompettes et le
canon, quelquefois une musique guerrière du haut des tours des
principales églises. Les Turcs livrèrent vingt assauts dans vingt
jours : toujours ils furent repoussés avec une indomptable valeur.
Le 14 octobre fut le dernier jour du siège : les Turcs, animés par
les récompenses et la présence du sultan, montèrent une dernière
fois à l'assaut, avec un redoublement de feu et de courage, par une
brèche de quarante-trois toises de largeur : repoussés d'abord, ils re-
vinrent à la charge à trois heures après midi ; ils échouèrent encore
une fois contre la valeur héroïque des Chrétiens. Alors Soliman fit
sonner la retraite. Le 14 octobre 1529 fut le point d'arrêt de sa puis-
sance. Sans l'héroïque résistance de Vienne, l'Allemagne était une
province turque, comme la Barbarie.
Pendant les trois semaines que dura le siège, les coureurs et les
incendiaires de l'armée infidèle mirent à feu et à sang non-seule-
ment les alentours de Vienne, mais la haute et basse Autriche, la
haute et basse Styrie; dix mille habitants furent les uns tués, les
autres emmenés en esclavage. Soliman, contraint de lever le siège
deVienne par les murmures des janissaires, qu'il eut déjà de la peine
à contenir à Bude, par les plaintes des troupes asiatiques sur le froid,
et de toute l'armée sur le manque de vivres, Soliman dissimula son
échec par de grandes libéralités à tout le monde, même au simple
soldat, par des fêtes magnifiques sur la route, mais principalement
à Constantinople. Dans ses lettres et ses audiences, il disait et faisait
dire qu'il avait voulu simplement rendre visite à Ferdinand; que, ne
l'ayant pas trouvé à Bude, il avait été le ehercher à Vienne ; que,
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 217
comme Ferdinand s'en était enfui, il avait quelque peu endommagé
les murs et envoyé ses coureurs dans la province pour faire entendre
que le véritable empereur était là ; que, comme ce n'était pas une
conquête qu'il avait voulu faire, mais une simple visite, il s'en était
revenu pour épargner à son armée la mauvaise saison. C'est ce que
dit en particulier le grand vizir Ibrahim aux ambassadeurs du roi
Ferdinand *.
L'an 1532, Soliman fit une cinquième expédition en Hongrie.
Mais elle n'eut d'autre résultat que de prendre quelques châteaux,
brûler quelques villes, ravager quelques provinces, encore plusieurs
de ses corps de troupes furent-ils taillés en pièces. Toutefois, dans
les lettres qu'il écrivit à ses alliés, il se vantait avec emphase de sa
glorieuse 'campagne, en particulier d'avoir cherché partout, mais
vainement, celui qui se disait empereur des Romains 2. Le 14- juillet
de l'année suivante 1533, se conclut la paix entre Ferdinand d'Au-
triche et Soliman ; Ferdinand y reconnaissait Soliman pour son père,
et le grand vizir Ibrahim pour son frère ; il était dit des deux pre-
miers, que tout ce qui était à l'un était à l'autre. C'est au prix de tant
de sacrifices et d'humiliation, dit l'historien de Hammer, que l'Au-
triche acheta la première paix avec la Turquie 3.
Les deuxfannées suivantes 1534 et 1535, Soliman fait une expé-
dition en Perse. Son favori et grand vizir Ibrahim était au plus haut
de sa puissance ; plus d'une fois il lui arriva de s'en vanter aux am-
bassadeurs étrangers. Le 15 mars 1536, au retour de Perse, il entra
comme de coutume au sérail, pour manger avec le sultan, son beau-
frère, et dormir dans la même chambre ; le matin, on le trouva étranglé
dans son lit, avec des traces de sang, qu'on montrait encore un siècle
après. Telle fut la fin de cet apostat.
Quant'aux liaisons entre Soliman et François Ier, les Turcs et les
Français à cette époque, le protestant Sismondi nous les fait con-
naître. Après avoir relaté, sur l'an 1537, comment le roi de France,
après avoir commencé une campagne en Picardie, la rompit tout à
coup et licencia son armée, il en cherche ainsi la cause : « Était-ce
l'argent qui lui manquait, parce qu'il ne calculait jamais au juste ce
qu'il serait appelé à dépenser? était ce sa légèreté habituelle et son
amour du" plaisir qui le rappelaient à la cour et au milieu de ses
femmes? était-ce enfin un motif plus politique, mais tout aussi hon-
teux, l'engagement que son envoyé La Forêt venait de prendre avec
Soliman ? Cet envoyé avait en effet signé un traité secret avec les
Turcs pour l'attaque et la conquête de l'Italie. Le roi-corsaire Bar-
1 Hammer, p. 103. — 2 P. 121. — 3 P. 140.
21S HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. I.XXX1V. — Re 1517
borousse devait prendre en Epire, et transporter dans la Pouille, une
puissante armée de Musulmans qui marcheraient sur Naples et sur
Rome, tandis que François Ier, à la tête de cinquante mille Français,
entrerait en Lombardie. Déjà, l'année précédente, le baron de
Saint-Blancard avait joint la Hotte turque avec douze galères fran-
çaises, et l'avait secondée dans ses ravages sur les côtes de la Pouille
et de la Sicile 1. Les places propres à un débarquement avaient été
reconnues par lui. Un grand seigneur napolitain, offensé par le
vice-roi de Naples, Troïlo Caraccioli, avait passé à Constantinople ;
quatre-vingts galères avaient été mises en construction dans cette
ville, pour transporter l'armée qui devait faire disparaître la reli-
gion, la civilisation et la liberté de la contrée qui les avait données à
l'Europe. Pour exécuter cet odieux traité, François Ier avait promis
de marcher immédiatement vers le Midi avec son armée. 11 attendit
cependant l'automne, dans la mollesse oisive de sa cour, avant de se
remettre en mouvement -.
Le même historien dit du même roi un peu plus loin : « Il avait
fait échouer par sa négligence la campagne de Picardie, puis celle
du Piémont; dans ce moment même, il manquait aux engagements
qu'il avait pris avec Soliman II, engagements qu'il devait tenir, mais
qu'il n'aurait jamais dû prendre. Cet empereur, traversant avec
rapidité la Péninsule illyrienne, avec une armée qu'on supposait
destinée contre la Hongrie, et que la terreur des Chrétiens portail à
deux cent mille combattants, était arrivé à la Valona, au pied des
monts de la Chimère ; c'est la pointe de l'IIlyrie la plus rapprochée
de l'Italie, et de là il voyait la terre d'Otrante s'étendre sous ses yeux
à l'horizon. Il y avait donné rendez-vous à Barherousse et à toute sa
flotte. L'émigré Troïlo Caraccioli l'assurait que la Pouille et la Cala-
bre, accablées sous le joug du vice-roi don Pedro de Toledo, et ne
pouvant plus souffrir l'avarice et la cruauté espagnoles, étaient prêtes
à se soulever, pourvu que des Français parussent sur les vaisseaux
turcs, et garantissent aux habitants que leur religion et leurs pro-
priétés seraient respectées. En effet, Barherousse, avec soixante-dix
galères, parut au mois de juillet devant Castro, petit port de mer à
huit milles d'Otrante. Les portes lui furent aussitôt ouvertes par con-
fiance pour M. de La Forêt, ambassadeur de France, qu'on disait
être sur la flotte ; mais La Forêt était demeuré malade à la Valona,
et mourut peu de jours après. Troïlo Caraccioli s'assura que le roi
de France n'était point descendu en Italie à l'époque où il avait pro-
1 Paolo l'aruta, Hist. Veneta,\. S, p. 613. — *Sismondi, Hist.dcs Français,
t. 16, p. 54 1 -543. — Fr. Relcaiïi, 1. 22, p. 686. — Paul Jove, 1 . 36, p. 328 .
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 219
mis de le faire, et Caraccioli en informa Soliman. Les Turcs n'obser-
vèrent point la capitulation de Castro : ils pillèrent la ville, et rédui-
sirent ses habitants en esclavage ; et bientôt après ils furent rappelés
à la Valona par Soliman, qui, provoqué par quelques galères véni-
tiennes, et se voyant abandonné par les Français, avait tourné tout
à coup son ressentiment contre la république de Venise, et venait
d'attaquer Corfou.
« François résolut de tenir, lorsqu'il n'en était plus temps, la
promesse qu'il avait faite à Soliman, et d'entrer en Italie avec cin-
quante mille hommes, comme celui-ci en retirait ses troupes i
Il y avait dans François un sentiment secret de mesquine jalousie
contre ses généraux et contre son fils lui-même, qui lui faisait dési-
rer qu'ils ne remportassent aucune victoire sans qu'il y fût présent ;
mais il y avait aussi dans les hésitations, les contradictions de sa
conduite un peu du trouble d'une conscience que tous les sophismes
des hommes d'État ne suffisaient pas à calmer. Des traîtres avaient été
gagnés par ses agents dans les forteresses de Gradisca et de Goritza,
qui avaient promis de les livrer aux Turcs lorsqu'ils se présenteraient,
et d'introduire ainsi Soliman, qui aurait tourné l'Adriatique par le
nord, avec sa formidable armée, jusqu'au cœur de la Lombardie.
François sentait que son nom deviendrait à jamais odieux s'il livrait
ainsi l'Italie aux mécréants. Il préférait que des négociations missent
fin à la guerre 2. « En attendant, il avait envahi les États de son
oncle Charles II, duc de Savoie.
« On savait (en 1538) que Soliman rassemblait une armée plus,
formidable encore que celles qu'il avait précédemment conduites
contre les Chrétiens ; que sa flotte était toute prête pour la transpor-
ter en Italie, et qu'il croyait que la campagne suivante lui suffirait
pour conquérir cette péninsule. François ne cachait plus son alliance
avec le sultan ; et l'évêque de Valence, Montluc, de retour à Rome
après avoir été en mission à Constantinople, avait répondu par des
fanfaronnades, sur le crédit dont la France jouissait dans le Levant,
aux reproches qu'on s'était cru en devoir de lui faire. Il ne semblait
possible de sauver d'une aussi imminente calamité la civilisation, la
religion, la liberté de l'Europe que par la paix, car François procla-
mait toujours qu'une fois la paix faite, il s'empresserait de tourner
ses armes contre les Turcs.
« Le pape Paul III, successeur de Clément VII, vivement frappé du
danger qui menaçait et sa patrie, et la religion dont il était le chef, et
l'humanité tout entière, résolut, malgré son grand âge, de se trans-
1 Sismondi, p. 549-451. — 2 P. 553.
220 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv.LXXXIV. - De 1517
porter partout où les deux monarques voudraient se réunir, et de
s'offrir à remplir entre eux le rôle de médiateur. Il proposait à
l'empereur et au roi de France, Nice, comme étant le lieu propre à
une conférence. Nice était le seul asile qui fût demeuré à Charles III,
duc de Savoie 1.... Obligé de céder aux sollicitations de l'empereur,
il fit agir les bourgeois de Nice, qui fermèrent leurs portes. Le Pape
ne se laissa point rebuter par leur refus ; quoique âgé de soixante-onze
ans, il partit de Rome le 23 mars 1538, et, s'avançant d'abord par
terre, il passa à Parme, où, dans une cérémonie, une querelle si violente
s'éleva entre ceux qui prétendaient avoir droit de mener sa mule par
la bride, que son premier écuyer y fut tué, et que lui-même s'enfuit
avec tous ses cardinaux, et vint se cacher dans la cathédrale. Il s'em-
barqua ensuite à Savone, et vint aborder à Nice le 17 mai. Les bour-
geois, loin de lui ouvrir leurs portes, ne voulurent le recevoir ni dans
le château ni dans la ville. L'empereur, qui était parti d'Espagne,
vint s'établir le 17 mai à Villafranca, petit port de l'Etat de Monaco,
où sa galère lui servait de logement ; de son côté, le roi s'établit cà Vil-
leneuve, le 21 mai, à deux milles de distance ; et le Pape se logea
dans un couvent de Saint-François, en dehors de Nice. Quelque voi-
sins que fussent les deux monarques, Paul III ne put les déterminer
à se voir; mais il se déclara prêt à porter les messages de l'un à l'autre.
Une grande tente fut dressée en dehors du couvent, et il y reçut,
le 18 et le 21 mai, deux visites de l'empereur. A son tour, François
se présenta au Pape avec ses fils, le 2 juin, à Saint-Laurent-sur-Ie-
Var, à un mille de distance de Nice, et ils eurent ensemble une se-
conde conférence le 13 juin. En même temps, les ministres des deux
souverains conférèrent entre eux plusieurs fois ; etla reine de France,
la reine de Navarre et la dauphine visitèrent le Pape et l'empereur. »
Après plusieurs conférences, au lieu d'une paix, on convint d'une
trêve de dix ans, qui laisserait chaque souverain en possession de ce
qu'il tenait. Cette trêve fut agréée et signée le 18 juin 2.
Et voilà commeun vieux Pontife, sans armes, sauva la civilisation,
la religion, la liberté de l'Europe et de l'humanité entière, contre les
menées impies d'une politique sans foi ni loi, qui en avait comploté
la perte avec l'empire antichrétien de Mahomet.
Nous voudrions pouvoir ajouter que, depuis ce moment, le roi très-
chrétien de France se montra plus Chrétien que Turc. Le fait est qu'il
continua de conspirer contre la chrétienté avec l'empire antichrétien
de Mahomet, dans la personne du sultan de Constantinople, Soli-
man 11. et du roi musulman d'Alger, le corsaire Barberousse. Voici
1 Sismondi, p. 557 et 55S. — « P. 550 et seqq.
à 15.5 <1e l'ère chr.l DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 221
comme le protestant Sismondi en présente le résultat sur l'année 1 543:
« Quoique dans cette campagne (de Flandre) François Ier n'eût
remporté aucun avantage sur son ennemi, eteût, au contraire, perdu
le seul allié qui lui fût resté en Allemagne, il s'en consolait en appre-
nant les victoires remportées par les Turcs, en Hongrie, sur Ferdi-
nand, frère de l'empereur. Il est vrai qu'elles augmentaient la terreur
des armes musulmanes, qui semblaient prêtes à envahir et désoler
l'Europe ; mais ces succès accroissaient aussi la haine qu'on avait
contre lui-même, et l'horreur avec laquelle on le repoussait comme
un traître à toute la chrétienté. Les protestants, au lieu de se con-
duire comme lui, s'étaient réunis aux catholiques pour la défense de
l'Europe. Maurice, duc de Saxe, avait joint Ferdinand en Hongrie, et
en même temps quatre mille fantassins lui étaient envoyés par le
Pape ; toutefois, ils étaient loin de pouvoir résister à Soliman, qui, à
ce qu'on assurait, les attaquait avec deux cent mille hommes, et qui
soumit dans cette campagne Strigonie, Albe-Royale, Cinq-Églises,
et un grand nombre d'autres forteresses l.
« Encore que François eût expédié le comte d'Enghien en Pro-
vence pour s'y concerter avec l'armée de Barberousse, il semblerait
qu'il n'avait pas compté beaucoup sur l'arrivée de celui-ci ; aussi
avait-il donné au jeune prince fort peu de troupes, et moins encore
d'argent. Enghien, qui désirait cependant quelque occasion de se
signaler, accueillit avec empressement la proposition que lui fit le
baron de Grignan de s'emparer du château de Nice, que trois traîtres
promettaient de lui livrer. C'était un piège qui lui était tendu par
Gianettino Doria; car, comme on s'exprimait alors, le traité était
double, et les traîtres, loin de lui livrer Nice, voulaient le livrer lui-
même : heureusement la Vieilleville, qu'il appelait son bel oncle, et
qu'il avait conduit en Provence pour le consulter, eut quelque soup-
çon de cette tromperie, et empêcha le prince de monter sur les quatre
premières galères qui s'approchèrent de Nice, et qui furent prises.
Enghien suivait d'un peu loin avec les quinze autres, qui eurent bien
de la peine à échapper à Doria, caché dernière le cap Saint-Soupir 2.
« Bientôt cependant la terreur universelle de l'Italie annonça l'ap-
proche de la flotte turque. Barberousse était parti de Constantinople
le 28 avril (1543) avec cent douze galères, quarante navires de guerre
d'une grandeur inférieure, beaucoup de vaisseaux de transport, et
quatorze mille hommes de débarquement. Au mois de mai, il arriva
1 Paul Jove, 1. 42. — Belcarii, I. 23. — Muratori, Annali cMalia, t. 14. — Alf.
di Ulloa, Yita di Ferdinando. — - Mém. de Vieilleville, t. 28, c. 27.— Mart. du
Bellay,!. 10. — Ferron., 1. 9.
222 HISTOIrtK UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV.— De l5H
en vue de l'Italie méridionale, et, débarquant sur les côtes de Ca-
labre, il abattit les oliviers, les vignes, les palmiers, et il enleva un
grand nombre de paysans qu'il fit esclaves. Au milieu de juin, il dé-
barqua à Reggio, et réduisit cette ville en cendres : elle avait été aban-
donnée par ses habitants, qui s'étaient enfuis dans les montagnes. Le
20 juin, il parut à l'embouchure du Tibre, et répandit dans Rome
une extrême terreur; mais Antoine Paulin (le négociateur français
de cette alliance et guerre impie), qui accompagnait Barberousse, as-
sura le cardinal de Carpi, gouverneur de Rome, que les Turcs alliés
du roi de France auraient des égards pour la neutralité du Pape. Ces
promesses n'empêchèrent point la fuite d'une grande partie des habi-
tants ; elles furent cependant respectées ; et Barberousse, sans com-
mettre d'autres ravages, arriva au mois de juillet à Marseille; il y
mit publiquement en vente les esclaves chrétiens qu'il avait enlevés à
Reggio de Calabre, et qui trouvèrent en France des acheteurs 1. »
« François de Bourbon d'Enghien était arrivé à Marseille dès le
commencement de juin, dit Belcarius, et la flotte française était com-
posée de vingt-deux galères, avec dix-huit vaisseaux de transport ;
mais il n'y avait que peu de soldats pour la monter, et ni l'artillerie
ni les munitions nécessaires pour le siège des villes n'étaient prépa-
rées. Le capitaine Paulin partit en poste pour aller auprès du roi, car
le Barbare maudissait la procrastination de François, qui avait fait venir
une si grande flotte d'un pays si éloigné, et qui n'avait rien de prêt :
qui n'indiquait pas même quels ennemis il fallait attaquer. Il mena-
çait du ressentiment de Soliman si on laissait écouler l'été sans avoir
rien fait d'éclatant. Paulin, de retour d'auprès de François, ramena
quelques soldats français pour monter sur la Hotte ; il déclara que le
roi ordonnait d'attaquer Nice, et que le comte d'Enghien allait sui-
vre : les deux Hottes se réunirent en effet à Yillefranche, port de
Monaco 2. A l'approche des Turcs, tous les habitants avaient évacué
Yillefranche. Le 10 août, sept mille Français unis à quinze mille Turcs
commencèrent l'attaque de Nice. On lit jouer contre cette ville une
formidable artillerie : Barberousse se fâchait fort, dit Montluc, et
tenait des propos aigres et piquants, mêmement lorsqu'on fut con-
traint de lui emprunter des poudres et des balles. Après avoir fait
une grande batterie, l'assaut fut donné parles Trucs et les Provençaux
ensemble; mais ils furent repoussés. Enfin la ville se rendit le 22 août,
non pas le château 3.
« La conquête de Nice pouvait passer pour un acte impie et cruel,
1 Ferron., 1. 9. — Belcarii, 1. 23. — I'aul Jove, 1. 43. — Muratori.t. 14, p. 337.
— * Belcarii, 1. 23. — a Mém. de Montluc, 1. 1.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 223
car cette ville était seule demeurée au duc de Savoie, oncle du roi,
qui, dépouillé par lui de tous ses Etats, ne l'avait jamais provoqué,
et n'était pas même proprement en guerre avec lui, puisque la rup-
ture de la trêve avec l'empereur n'entraînait pas nécessairement celle
avec le duc de Savoie. En même temps, on ne pouvait y voir aucun
grand but politique. La possession de cette ville ajoutait fort peu à
la sûreté de la Provence : mais l'appel des Barbaresques à cette con-
quête ne pouvait être considéré que comme une souveraine impru-
dence. Déjà Barberousse demandait à mettre une garnison musul-
mane dans la citadelle, quand elle serait réduite en son pouvoir,
puisque c'était aux Musulmans seuls qu'on en devrait la conquête 1.
Aucune position sur toute la côte septentrionale de la mer Méditer-
ranée ne convenait mieux aux pirates algériens pour favoriser leurs
déprédations ; peut-être se souvenait-on dans le pays que six cents
ans auparavant d'autres pirates africains s'étaient établis à Frassi-
neto, à peu de distance de Nice, et en avaient fait le centre de leurs
brigandages. Le bruit fut répandu, probablement par Barberousse
lui-même, que le marquis del Guasto, approchait avec une armée
impériale, pour forcer les Français et les Turcs à lever le siège ; le
roi d'Alger insistait, en conséquence, pour que cette place fût donnée
comme sûreté à sa flotte ; le comte d Enghien, au contraire, en con-
clut qu'il était temps de se retirer, et le siège du château de Nice fut
levé le 8 septembre 2. La ville de Nice, dit Vieilleville, fut saccagée
contre la capitulation, et puis brûlée ; de quoi il ne faut blâmer Bar-
berousse ni les Sarrasins, car ils étaient déjà assez éloignés quand
cela advint, mais le sieur de Grignan, par dépit de ce que les Nis-
sards avaient essayé de le tromper. Toutefois, on rejeta cette mé-
chanceté sur le pauvre Barberousse, pour soutenir l'honneur et la
réputation de la France, voire de la chrétienté 3.
« Cette association avec Barberousse, couronnée de si peu de
succès, coûta cependant des sommes prodigieuses à la France. Le
roi, averti de l'humeur qu'avait manifestée le roi-corsaire, et de ses
sarcasmes sur la pauvreté des Français, ne voulait pas qu'il se retirât
mécontent de lui ; d'ailleurs, faisant passer le faste avant les besoins
réels, il était toujours plus prêt à donner qu'à dépenser. Vieilleville
assure que, pour la solde de l'armée de Barberousse et les présents
faits à lui et à ses bâchas, les trésoriers français ne payèrent pas
moins de huit cent mille écus. Le roi lui fit remettre aussi tous les
prisonniers maures et musulmans qui se trou\ aient sur ses galères;
1 Ferron., 1. 9. — 2 Montluc, t. '~2. — Guichenon, t. 2. — Paul Jove, 1. 44. —
Bouche, Eist. de ProvencerX. 2, 1. 10. — 3 Mém. de Vieilleville, t. 28.
■21 i HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXW1V .— De 1511
comme le port de Villefranche ne fut pas jugé sutiisant pour faire
hiverner sa flotte, il lui abandonna celui de Toulon, que tous les ha-
bitants français eurent ordre d'évacuer l.
« L'Europe entière retentissait de cris d'indignation contre Fran-
çois Ier, qui avait fait cause commune avec les ennemis de la foi, et
dont les soldats avaient combattu sous les mômes drapeaux que les
corsaires. C'était au moment où une partie de l'Europe était déjà
envahie, où. la Hongrie tombait aux mains des infidèles, où les ar-
mées allemandes avaient éprouvé des défaites répétées, et où So-
liman Il menaçait l'Autriche et la Bohème, que le roi très-chrétien
appelait les Turcs plus avant dans l'Europe, quoique chacun de leurs
pas fût marqué par le massacre ou l'esclavage des habitants, et par
la destruction de l'Eglise : tous les égards qu'une civilisation bien
imparfaite et la religion commençaient à introduire entre les puis-
sances belligérantes, étaient repoussés par les Musulmans; on avait
vu même le roi très-chrétien avilir son propre sang, jusqu'à envoyer
son cousin, le comte d'Enghien, sur la tlotte d'un roi-corsaire. Les
Vénitiens, quoiqu'ils cultivassent l'amitié des Turcs, n'avaient jamais
eu à se reprocher d'avoir trahi pour eux la cause de la chrétienté :
loin d'accepter l'alliance dans laquelle François les pressait d'entrer
avec lui et Soliman, dès qu'ils furent informés des armements qui se
faisaient à Constantinople, ils donnèrent à Etienne Tiépolo le com-
mandement d'une flotte de soixante galères, pour mettre hors de
danger au moins les côtes du golfe Adriatique -. »
Pendant leur séjour à Toulon, les Turcs envoyèrent fourrager,
dans les campagnes de Provence, des partis qui y enlevaient eu
même temps des forçats pour leurs galères, des jeunes filles pour
leur harem 3. Vers la fin d'avril io-i-i, les galères que Barberousse
avait envoyées pour passer l'hiver à Alger vinrent le rejoindre en
Provence. Cependant plusieurs des forçats attachés à la rame étaient
morts, beaucoup d'autres avaient réussi à s'échapper; il lui en fal-
lait de nouveaux pour ses manœuvres : il enleva tous ceux qui se
trouvaient sur les galères françaises, et laissa celles-ci tellement dé-
garnies, qu'il n'y eut plus moyen d'en faire usage cette année. Il
exigea que le capitaine Paulin et le prieur de Capoue l'accompa-
gnassent à Constantinople pour rendre compte de sa bonne con-
duite, et il repartit pour le Levant, portant en chemin le ravage et
la terreur sur plusieurs points de l'Italie. Le long des côtes de/Tos-
cane, l'île d'Elbe, celle del Giglio, les ports de Piombino, de Tela-
» Sleidani, 1. 15. — » Paolo Paruta, Ilist. Venet., 1. il. — SL-uiondi, ïïist. des
Franc., t. 17, c.9. — » Delcar., 1. :3. — Paul Jtve, 1. ib.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 225
mone, de Porto Ercole, furent ou rançonnés ou pillés par lui, et il
en emmena six mille esclaves1. Il en enleva huit mille sur les côtes du
royaume de Naples, depuis Procida jusqu'à Lipari; mais la plupart
de ces malheureux périrent de misère sur sa flotte avant d'arriver à
Constantinople ; tandis que deux cents religieuses, choisies dans les
divers couvents qu'il avait pillés, et qu'il envoyait comme une of-
frande au grand-seigneur, furent reprises par don Garcia de Toledo
avec les quatre galères qui les portaient 2.
Telle fut la politique déshonorante de François Ier avec les Turcs,
jusque dans les dernières années de sa vie ; car il mourut trois ans
après, le 31 mars 1547.
Soliman II lui survécut dix-neuf ans, continuant à remporter divers
avantages, en Asie contre les Perses, en Europe contre les Hongrois
et les Autrichiens. L'an 1565, avant-dernière de sa vie, toute sa
puissance viendra échouer contre un couvent de moines, les religieux
militaires de Saint- Jean, établis à Malte. L'année suivante 1566, dans
la nuit du 5 au 6 septembre, il mourra lui-même devant Sigeth,
petite forteresse de Hongrie. Il passe pour le plus grand empereur
des Ottomans, qui le distinguent par le surnom de Législateur. Ce
n'est pas qu'il fît une législation proprement dite, les Musulmans
n'en ayant pas d'autre que l'Alcoran, mais des ordonnances pour
l'administration de la justice, de la guerre, et autres semblables.
Toutefois, les auteurs musulmans conviennent qu'il détruisit le fruit
de ses règlements par son exemple, et posa le germe de la décadence
de l'empire. Au lieu de présider le divan ou conseil des ministres, il
s'en retira peu à peu, et le laissa présider par le grand vizir. Jusqu'à
lui, les grands vizirs se prenaient parmi les principaux officiers de
la guerre ou de la justice : le premier, il promut à cette place im-
portante le chef de la fauconnerie : c'était le fameux Ibrahim, dont
il fit même son beau-frère. A des vizirs choisis de cette façon, il
accordait des revenus énormes, souffrait une vénalité universelle,
et donnait l'exemple d'un luxe toujours croissant. Sous lui aussi
commença la funeste influence des femmes du sérail sur les affaires
de l'empire 3. C'est par suite d'intrigues de cette nature qu'il fit périr
ses trois fils, Mustapha, Gihanghir et Bajazet : le premier fut étran-
glé dans la tente même de son père et en sa présence ; le second
mourut de chagrin du meurtre de son frère ; le troisième fut déca-
pité avec ses trois fils. On vante quelquefois la loyauté de So-
» Gio. Batt. Adriani, 1. 4. — Scipione Ammirato, t. 3, 1. 32. — 2 Belcar., I. 23.
— Muratoii, Annal. d'Ital., t, 14, p. S^'J et 340. — Sismondi, Hist. des Franc .
t. 17, p. 106 et 196. — 3 Hammer, t. 3, p. 489 et seqq.
xxi u. 15
226 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De 1517
liman. En voici des exemples. Il avait juré à son favori Ibrahim que
jamais de sa vie il ne le disgracierait : il le fit étrangler pendant le
sommeil, et se tranquillisa sur son parjure par cet axiome d'un lé-
giste : Un homme endormi équivaut à un mort. Donc je ne l'ai pas
disgracié de son vivant. Au grand vizir Ahmed, il jura de la manière
la plus solennelle que jamais il ne le déposerait ; et, de fait, il ne le
déposa point, mais lui coupa seulement la tête K Le roi ou sultan de
Perse, de la secte d'Ali, n'était pas moins scrupuleux. Bajazet, fils
de Soliman, s'étant réfugié à sa cour, il lui promit, avec serment, de
ne jamais le livrer aux envoyés de son père ; il tint parole, car il ne
le livra qu'au bourreau envoyé par son frère Sélim, qui lui coupa la
tête, ainsi qu'à ses enfants 2.
1 Hammer, t. 3, p. 339. — 2 Ibid., p. 379 et seqq.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 227
§ v.
AFFINITÉ ENTRE LE MAHOMÉT1SME ET LE LUTHÉRANISME. LE MOINE
APOSTAT LUTHER SE MARIE AVEC UNE RELIGIEUSE APOSTATE, PEN-
DANT QUE L'ALLEMAGNE NAGE DANS LE SANG DES PAYSANS ET DES
ANABAPTISTES. DIVISION ENTRE LUTHER, CARLOSTADT ET ZWLNGLE ,
LE FAUX PROPHÈTE ET SÉDUCTEUR DE LA SUISSE. BELLE CONDUITE
DES PETITS CANTONS PRIMITIFS.
Soliman avait encore en Europe un autre allié que le roi de
France, c'était l'hérésiarque de Wittemberg. Aussi dit-il un jour à
un ambassadeur d'Allemagne : Je voudrais bien que Luther fût plus
jeune, il aurait en moi un maître fort gracieux 1. Et ce n'est pas sans
raison que le sultan lui témoignait tant de bienveillance. Luther en-
seignait que, de combattre contre le Turc, c'était combattre contre
Dieu. En conséquence, il avait instamment prié les Chrétiens de ne
contribuer à la guerre contre les Turcs ni de leur personne ni de
leur argent, mais de s'en abstenir, tant que le nom du Pape aurait
encore quelque crédit sous le ciel. Et comment nos imbéciles de
princes auraient-ils quelque succès contre le Turc, disait-il, puisque
le Turc est dix fois plus pieux et plus sage qu'eux 2 ?
D'ailleurs, il y a une fraternité intime entre le luthéranisme et le
mahométisme ; il suffit de les comparer pour voir qu'ils sont fils du
même père. Selon le faux prophète de la Mecque, tout arrive par
une nécessité inévitable, il n'y a point de libre arbitre dans l'homme :
Dieu opère en nous les mauvaises actions, non moins que les bonnes;
en sorte qu'il punit dans les méchants les crimes qu'il a opérés lui-
même en eux. A ceux qui se récriaient contre ce blasphème, Maho-
met disait pour toute réponse : C'est un mystère, c'est un secret.
Oui, le mystère de Satan, l'auteur de tout le mal, qui veut faire re-
tomber tous les crimes sur Dieu même, l'auteur de tout bien. Or, le
même mystère d'impiété se révèle dans le luthéranisme. Selon le
faux prophète de Wittemberg, comme selon le faux prophète de la
1 Tischreden, édit. Francf., p. <i24. — Weislinger de Putelange en Lorraine.
Friss vogel oder stirb, p. 351 . — - Luther, dans son livre contre les deux ordon-
nances de l'empereur. — Weislinger, p. 350.
228 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
Mecque, tout arrive à l'homme par une nécessité inévitable, il n'y a
pas de libre arbitre en nous, Dieu opère en nous le mal comme le
bien, et il nous punira non-seulement du mal que nous n'aurons pu
éviter, mais encore du bien que nous aurons fait de notre mieux.
En quoi Luther l'emporte de beaucoup en impiété sur Mahomet, qui
n'a jamais dit que Dieu nous punirait du bien même, et que les
bonnes œuvres fussent autant de péchés.
Le mahométisme consiste à dire que Mahomet est le prophète de
Dieu, pour réformer la religion de Dieu et de Jésus-Christ : nous
avons vu quel prophète c'a été, et quelle réforme. Le luthéranisme
consiste à dire que Luther est le prophète de Dieu, pour réformer la
religion de Dieu et de Jésus-Christ : nous avons vu, nous verrons de
plus en plus quel prophète c'a été et quelle réforme. Toutes les théo-
logies, toutes les histoires, faites par des protestants, si vous les ré-
duisez à leur plus simple expression, ne disent jamais que ceci :
« Dieu a créé le monde avec une admirable sagesse ; cependant, à
peine ce monde est-il créé, que tout s'y dérange par la révolte de
l'ange et de l'homme. Un Sauveur est annoncé, qui réparera tout :
ce Sauveur est le Fils de Dieu ; il vient après quatre mille ans ; il
enseigne, il se conduit avec une sagesse vraiment divine. Il bâtit son
Église sur le roc, assure que les portes de l'enfer ne prévaudront point
contre elle, promet à ses pasteurs d'être avec eux tous les jours jus-
qu'à la fin du monde, et de lui envoyer, de plus, TEsprit-Saint,
l'Esprit de la vérité, pour demeurer avec elle à jamais. Cependant à
peine n'y est-il plus, que son œuvre se détraque, que sa religion va
se corrompant de siècle en siècle, que l'enfer prévaut contre son
Église, que l'antechrist s'en établit le chef, y introduit le dogme du
libre arbitre de l'homme, la nécessité des bonnes œuvres ; jusqu'à ce
qu'enfin arrive un moine défroqué d'Allemagne, qui raccommode
pour toujours le chef-d'œuvre de Dieu et de son Fils, en apprenant
à tout le monde que chacun n'a de règle que soi-même. » Voilà,
d'après les théologies et les histoires protestantes, ce qu'il en est de
Dieu et de sa providence, de Jésus- Christ et de sa rédemption. Reste
à conclure, avec l'impie, que Jésus-Christ n'est pas Dieu, et que Dieu
même n'est pas.
Le mahométisme est de sa nature une guerre irréconciliable à
l'Église du Christ, c'est une porte de l'enfer qui travaille sans cesse
à prévaloir contre elle. La force de l'Église, c'est sa sainte hiérarchie,
ayant pour chef saint Pierre et son successeur : le mahométisme
détruit cette hiérarchie partout où il peut. La force de l'Eglise, c'est
le saint sacrifice de la messe et I< s autn s sacrements : le mahomé-
tisme les traite de vaines superstitions et les foule aux pieds. La force
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 229
de l'Église, c'est la chasteté de ses prêtres, c'est le dévouement de ses
religieux et de ses vierges au service de Dieu et du prochain par les
vœux de pauvreté, chasteté et obéissance : le mahométisme enlève
les vierges chrétiennes, pour les prostituer à la luxure de ses chefs.
Or, ce que le mahométisme fait le premier, le luthéranisme le répète.
Il est de sa nature une guerre irréconciliable à l'Eglise catholique et
à son chef; tout ce qui fait la force de cette Église, il l'attaque, le
nie, le foule aux pieds : la hiérarchie, le sacrifice, les sacrements, la
chasteté sacerdotale, les vœux religieux ; il détruit les monastères et
multiplie les lieux de prostitution. Comme le Mahométan et sur ses
pas, le Luthérien brise les images des saints, les images de Jésus-
Christ et de sa sainte Mère ; comme le Mahométan et sur ses pas, le
Luthérien crache sur la croix du Sauveur, la foule aux pieds, la
traîne dans la boue. Un frère ne ressemble pa's plus à son frère que
le luthéranisme au mahométisme.
Mahomet a ramené parmi les Arabes la polygamie et le divorce :
Luther a fait la même chose parmi les siens, autant du moins qu'il
a pu. D'abord, dans son commentaire sur le seizième chapitre de
la Genèse, il enseigne qu'il n'est pas défendu d'avoir plus d'une
femme. Voilà ce qu'il enseigne dans ses œuvre imprimées à Iéna,
Nuremberg et Altenbourg, mais non dans l'édition de Wittemberg * ;
car il changeait d'un jour à l'autre, suivant qu'il était plus ou moins
hardi. Quelquefois aussi certains éditeurs, pour ne pas trop effarou-
cher la pudeur publique, ont supprimé ce qui leur paraissait trop
cru. Luther en usait de même quand il fallait en venir à la pratique.
Ainsi, lorsque nous le verrons, avec les principaux chefs de la pré-
tendue réforme, permettre au landgrave de Hesse d'avoir à la fois
deux femmes, il lui recommandera de tenir la chose secrète. Quant
au divorce, il ne se gêne pas tant, et le permet en plus d'un endroit ;
et dans les pays où la prétendue réforme domine, le divorce est aussi
commun que parmi les Juifs et les Mahométans.
Quant à l'esprit même sur cette matière, Luther ne le cède guère
à Mahomet. Celui-ci a pour maxime que la femme est aussi néces-
saire à l'homme que le vêtement ; Luther enseigne qu'elle lui est
aussi indispensable que le boire et le manger 2 ; il compte même les
femmes dans le pain quotidien qui se demande dans l'oraison do-
minicale 3. Enfin on a, écrite de la propre main de Luther sur une
Bible, la prière suivante : 0 Dieu, par votre bonté, accordez-nous
1 T, 4, Iéna, germ., fol. 103. A. — Nuremb., fol. 96. A. — T. 4, Altenb., fol.
110. A. B. — Weislinger, p. 350. — 2 Ibid., préf., 449. — » Ibid., préf., 286
note 10.
230 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
des habits et des chapeaux, des manteaux et des robes, des veaux
gras et des boucs, des bœufs, des brebis, des vaches, beaucoup de
femmes, peu d'enfants. Amen l. — Certes, voilà bien la morale
d'Épicure et de Mahomet.
Sous le rapport du maître dont ils reçurent leur doctrine, Luther
et Mahomet paraissent condisciples. Celui de Mahomet se disait
l'ange Gabriel, ce qui n'a rien d'improbable; car les auges de ténè-
bres aiment à se transformer en anges de lumière. Celui de Luther
se donnait simplement pour ce qu'il était. Luther avoue donc publi-
quement, dans le sermon du dimanche Beminiscerc 1523, qu'il a
mangé plus d'un disque de sel avec le diable ; ailleurs, que le diable
couchait plus souvent avec lui que sa femme ; qu'ils avaient souvent
des discussions théologiques ensemble 2. Au reste, nous l'avons déjà
entendu lui-même nous raconter comment il apprit du diable à re-
jeter le saint sacrifice de la messe et le sacrement de l'ordre. Enfin
nous verrons les Luthériens et les Calvinistes se reprocher les uns aux
autres de n'avoir d'autre dieu que le diable 3.
Nous avons vu chez Mahomet des idées ignobles, des images ri-
dicules sur Dieu : Luther l'emporte sans comparaison à cet égard.
Dans tel endroit, il compare les trois personnes divines à trois lar-
rons pendus à un même gibet 4. Ailleurs, il dit : Penses-tu qu'un
Juif soit si peu de chose? Dieu dans le ciel et tous les anges sont
obligés de rire et de danser quand ils entendent péter un Juif. Oui,
un Juif est un bijou si précieux, que, lorsqu'il lâche un vent, Dieu
danse et tous les anges 5. S'adressant aux Juifs eux-nièines, il leur
adresse ces paroles : Fi de vous ici ! fi de vous là, et partout où vous
êtes, maudits Juifs !... Vous n'êtes pas dignes de regarder la Bible par
dehors, combien moins de lire dedans ! La seule bible que vous devez
lire est celle qui se trouve sous la queue de la truie, et les lettres qui
tombent de là, voilà ce que vous devez manger et boire : telle est la
bible qu'il faut à de tels prophètes 6. Ce que nous citons des saletés
impies de Luther n'est rien en comparaison du reste, qu'aucune lin-
gue d'honnêtes gens ne saurait traduire.
Il en était si plein, (pie, dans sa Bible traduite et apostillée. il n'a
1 Weislinger, préf. p. 455 et 456. — 2 lbid., texte, q. 36. — 3 Ibid , préf., 14, 15,
21, eic. — 4 T. 7, Iéna, fol. 364. B. — T. 12, Wiltemb germ., fol. 301. B..—
T. 7, Altenb., fol. 395. A. — Weislinger, préf., p. 300. — s T. 8, léna, fol, 99. B.
Fol. 100. B. — Nur., fol. 89. B. Fol. 90. B. — T. 5, Witt. germ., loi. k93. B. Fol.
494. A. — T. 8, Alt., fol. 255, B. Fol. 256. A. Des Juifs et de leurs mensonges. —
Weisl., préf,, p. 3il — 6 t. 8, léna, fol. 83. A. — Nur., fol. 74. B. Fol. 75. A. —
T. 5, Witt. germ., fol. 479. A. —T. 8, Alt., fol. 238. A. Des Juifs et de leurs
mensonges — Weisl., préf., p. 194.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 231
pu s'empêcher d'insérer des propos de mauvais lieux, entre autres
celui-ci, qu'il avait souvent à la bouche : Rien n'est plus aimable sur
la terre que l'amour des femmes, à qui cela peut advenir; et il n'a
pas rougi de joindre ce propos comme une glose au chapitre 31,
verset 10, des Proverbes l.
Non content de profaner l'Ecriture sainte par d'indécents com-
mentaires, Luther se permet d'en retrancher ou d'y ajouter à son
gré. Saint Jean nous dit dans sa première épître : Il y en a trois qui
rendent témoignage au ciel : le Père, le Verbe et le Saint-Esprit,
et ces trois sont une même chose 2. Ce passage si important, Luther
le retranche en faveur des Ariens ; on le cherche vainement dans les
premières éditions de sa Bible jusqu'en 1600, où les prédicants lu-
thériens ont commencé à l'y remettre 3. Il retrancha également dans
sa première édition l'épître de saint Paul aux Hébreux, l'épître de
saint Jacques, l'Apocalypse de saint Jean, et les rejeta parmi les
apocryphes ; il poussa même l'impiété jusqu'à dire que l'épître de
saint Jacques était une épître de paille, et cela parce qu'elle procla-
mait la nécessité des bonnes œuvres, contrairement à l'hérésie de
Luther. Aujourd'hui et depuis longtemps, honteux de ces excès, les
Luthériens ont remis les deuxépîtres et l'Apocalypse dans le canon
des saintes Écritures 4. (
Pour ce qui est d'ajouter à la Bible dans sa traduction, en voici
un exemple fameux. Saint Paul dit dans son épître aux Romains,
c. 3, v. 28 : Nous estimons que l'homme est justifié par la foi sans les
œuvres de la loi. Luther lui fait dire : Nous estimons que l'homme
est justifié par la foi seule sans les œuvres de la loi, ajoutant au
texte le mot seule, qui ne se trouve ni dans le grec ni dans le latin.
Comme ses amis mêmes s'en étonnaient, il écrivit à l'un d'eux :
« Vous paraissez surpris de ce que j'ai dit que nous sommes justifiés
par la foi seule, bien que ce mot seule ne se trouve point dans le
texte de l'Apôtre. Si votre papiste vous chicane pour ce mot, dites-
lui, à l'instant, qu'un papiste et un âne sont une même chose. Toute
la raison que j'ai à rendre de cette addition, c'est que je veux que le
mot de seule y soit, je le commande, ma volonté doit servir de rai-
son... Il y a longtemps, poursuit-il, que je sais que le mot de seule
ne se trouve ni dans le texte latin ni dans le texte grec. Mais je ne me
repens que d'une chose, c'est de n'avoir pas encore ajouté à -ce pas-
sage deux autres mots, en traduisant sans toutes les œuvres de toutes
les lois, afin que l'on vît que l'homme est justifié sans1 aucunes
.' ■ i .'
1 Weislinger, préf., p. 309. — 2 1 Johan., 5, 7i — ? WeisL, p.- 846. —.^ Hnd.,
p. 516.
232 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
«fiivres, de quelque loi que ce puissejêtre... Que ces ânes de papistes
enragent, jusqu'à en perdre la tête de dépit, ils ne m'ôteront pas ce
mot de mon testament l. »
Quant à la loi de Moïse et à Moïse lui-même, voici à quel excès
incroyable Luther s'est emporté : « Pour ce qui est de Moïse, dit-il,
tenez-le pour suspect, comme le pire des hérétiques, un homme
excommunié et damné, qui est encore pire que le Pape et que le
diable même ; c'est l'ennemi du Seigneur Christ. » Voilà ce que dit
Luther, non-seulement dans ses propos de table sur la loi et l'Évan-
gile, mais encore dans son explication de l'épître aux Galates,chap. i2.
Dans une explication du chapitre suivant, il profère une impiété plus
horrible encore : « S'il te vient en pensée, dit-il, que le Christ est le
juge qui te demandera compte comment tu auras passé ta vie, tiens
pour certain et vrai que ce n'est pas le Christ, mais l'enragé du diable
en personne 3. »
Voilà comme l'hérésiarque de Wittemberg respecte le Christ et
son Evangile, et Moïse et sa loi ! Et avec cela il ose dire dans une
exhortation aux siens : Ma parole est la parole du Christ ; ma bouche,
la bouche du Christ ! Et pour leur en donner une preuve, il tait le
prophète et ajoute cette prédiction : « Propageons notre évangile
encore deux ans, et vous verrez où en seront Pape, évêques, cardi-
naux, prêtres, moines, nonnes, cloches, clochers, messes, vigiles,
frocs, capuchons, tonsure, règles, statuts, et toute cette vermine et
canaille du gouvernement papal ; ça se dissipera comme la fumée*. »
Ainsi parlait le prophète de Wittemberg. Si l'événement n'a pas jus-
titié la prédiction, on voit combien il a eu raison de dire que sa
parole était la parole du Christ.
Cependant il priait assidûment pour l'accomplissement de cette
prophétie; c'est lui-même qui nous l'apprend en ces termes : «Moi,
Luther, je ne puis prier que je ne maudisse. Si je dis : Que votre
nom soit sanctifié, il faut que j'ajoute : Maudit, damné, honni soit le
nom des papistes et de tous ceux qui blasphèment votre nom ! Si je
dis: Que votre règne arrive, il faut que j'ajoute : Maudit, damné,
ruiné soit le papisme, avec tous les empires de la terre qui s'oppo-
1 T. 5, Iéna, fol. 162. B. Fol. 163. A. Fol. 166. A et B. — T. 4, YVilt. germ.,
fol. 475. B. Fol. 476. A. Fol. 478. B. — T. 5, Alt., fol. 269. B. Fol. 270. B. Fol.
273. B. — Weisl., p. 520. — 2 Tischreden. Isleb., fol. 168. A et B. — Francf., fol.
119- A et B. — Dresde, fol. 230. Aet B. Fol. 231. A. — Opéra Luth., t. 4, léna, fol.
98. — T. i, Witt. germ., fol. 2l5. A. - T. 6, Alt., fol. 755. B. — Weisl., préf.,
p. 206, et texte, p. 333. — 3 T. 1, Witt. germ., fol. 273. A. — T. 6, Altenb. —
Weisl., p. 342. — * T. 2, léna germ., fol. 50. A. — T. 2, Witt. germ , fol. 70. A.
- T. 2, Alt., fol. 83. A. — Weisl., préf., p. 439.
à 1545 de l'ère chr.j DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 233
sent à votre empire ! Si je dis : Que votre volonté soit faite, il faut que
je dise en même temps : Maudits, damnés, honnis et anéantis soient
toutes les pensées et tous les desseins de papistes, et de tous ceux
qui agissent contrairement à votre volonté et conseil ! En vérité, voilà
comme je prie tous les jours, de bouche et de cœur, sans interrup-
tion, et avec moi tous ceux qui croient à Christ, et je sens bien que
nous sommes exaucés 1. »
On s'étonnera qu'une prière si efficace n'ait pas encore eu son par-
fait accomplissement. En voici peut-être la cause. Luther lui-même
disait à ses amis : « Si j'avais autant de dévotion pour prier que le
chien de Pierre Weller pour manger le matin, je serais sûr d'obtenir
que la tin du monde vînt bientôt 2. » Mélanchton ayant dit un jour
que l'empereur Charles-Quint vivrait jusqu'en 1584, Luther répondit :
Le monde ne durera pas si longtemps ; et il donna pour preuve Ezé-
chiel et Daniel 3. Une autre fois Luther prophétisa qu'il vivrait lui-
même jusqu'au dernier jour du monde 4.
Comme sa prophétie ne s'est pas accomplie mieux que sa prière
n'a été exaucée, reste à conclure que Luther fut beaucoup moins
dévot à prier que le chien de Pierre Weller à manger. Ce qui ne
laisse pas que d'étonner dans un homme qui se dit apôtre, prophète
et restaurateur de la religion chrétienne. Mais les Luthériens n'y re-
gardent point de si près.
De penser ou de dire que Luther fut le premier à traduire la Bible
en allemand, c'est une grande erreur. Déjà du temps de Charlemagne
et de Louis le Débonnaire, l'Ancien et le Nouveau Testament furent
traduits en tudesque par Raban Maur, Valafrid Strabon, Hugues de
Fleury, et mis en rimes allemands par le moine Ottfrid de Wissem-
bourg. De bibles imprimées avant celle de Luther, des protestants
mêmes en comptent au moins vingt-quatre éditions, dans les divers
dialectes de l'Allemagne ; on peut le voir dans le docte et spirituel
théologien de Putelange 5. Quant au fruit que la traduction de Luther
produisit parmi les siens, lui-même nous l'apprend. La version de
la Bible, dit-il, m'a coûté bien du travail, mais elle est peu estimée
de nous. Nos adversaires la lisent beaucoup plus que nos gens. Je
crois que le duc Georges (fervent catholique) a lu plus assidûment
la Bible que tous nos gens de la noblesse 6.
1 T. 5, Iéna, fol. 32S. B. — T. 9, Witt. germ., fol. 465. A. — T. 5, Alt., f. 666 B.
— WeisL, préf., p. 408 et 409. — 2 Tischred. Isleb., fol. 213. A. —Franc,
fol. 151.— Dresde, fol. 315. B. — WeisL, préf., p. 413. — >Tl8flfc. lsl., fol. 582. A.
— Francf.,415. A. —WeisL, p. 437. — * Tisch. Isleb., fol. 500. A. — Francf.,
359. B. — WeisL, préf., p. 439. — b WeisL, préf., p. 387 et seqq. — 6 Tisch.,
Isleb., fol. 022. A. — Francf., fol. 443. B. - Dresde, fol. 52. B.
•23 i HISTOIRE UNIVERSELLE [Llv. LXXXIV. — De 1517
Maintenant, quel fut l'effet général du luthéranisme sur les mœurs
des populations allemandes ? Voici sur cet article la confession de
Luther et de ses premiers coopérateurs.
Jacques Schmidel, célèbre prédicant à Tubingue, écrit : « Une partie
de l'Allemagne permet bien que la parole de Dieu soit prèchée. Tou-
tefois, on n'y sent aucune amélioration, mais une vie dépravée, épi-
curienne, bestiale, qui ne sait que manger et boire outre mesure,
nourrir l'envie et l'orgueil, blasphémer le nom de Dieu, etc. Nous
avons appris, disent-ils, que nous sommes sauvés par la foi seule en
Jésus-Christ, qui a payé tous nos péchés par sa mort ; nous ne pou-
vons pas le payer par nos jeûnes, nos aumônes, nos prières ou d'au-
tres œuvres ; c'est pourquoi ne nous parlez pas de ces choses, nous
pouvons bien être sauvés par le Christ, nous voulons-nous confier
uniquement à la grâce de Dieu et aux mérites du Christ. Et pour que
tout le monde puisse voir qu'ils ne sont point papistes et ne veulent
point se confier en de bonnes œuvres, ils n'en font aucune. Au lieu
de jeûner, ils mangent et boivent nuit et jour ; au lieu de faire des
aumônes, ils écorchent les pauvres: au lieu de prier, ils jurent, hon-
nissent et blasphèment le nom de Dieu d'une manière si horrible, que
le Christ n'endure pas de pareils blasphèmes de la part des Turcs *. »
Caspar Faber, dans son Théâtre des diables, écrit les choses sui-
vantes de ses coreligionnaires : « Ils ont le Christ à la bouche, mais
leur grand dieu c'est leur ventre. Plusieurs ont soixante ans sur le
corps, et ne savent pas un seul mot de la sainte Ecriture, ne savent
pas plus ce que c'est que péché ou grâce ; un grand nombre ne con-
naissent pas même bien le Pater ni le Credo, encore moins les com-
mandements de Dieu, s'il y en a dix ou vingt. Quelques-uns disent
même : Puisque nous ne savons pas les dix commandements, nous
ne péchons pas contre; d'autres gens sont plus méchants que
nous, etc. Ils se vantent d'être bien evangéliques, et crient sans cesse :
Évangile ! Évangile ! La doctrine du Pape n'est rien. Mais quand il
s'agit d'en venir au fait, il n'y a plus personne. Ce sont les cochons
gras de Notre-Seigneur Dieu 2. » Ainsi parle ce docteur luthérien de
ses coreligionnaires.
Il observe plus loin que, depuis qu'ils étaient délivrés de la
tyrannie du Pape, ils n'approchaient plus du sacrement de l'autel,
mais le méprisaient, qui cinq, qui dix, qui vingt ans de suite. A
YYiltemberg, où c'était la crème de ces frères evangéliques, ils
étaient on ne peut plus dévots, allaient assidûment à la cène; mais
1 Weisl., préf., p. 14.j et liG. — - Ibid., p. 147. lu theatro dïàbolorÙmi, fol.
478. A.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 235
parce qu'ils ne pouvaient humer dans le calice à leur dévotion, ils
marchaient tout droit de l'église au cabaret, et se remplissaient d'eau-
de-vie. C'est Luther même qui leur rend cet édifiant témoignage
dans un sermon *.
D'autres pieux compagnons donnèrent à leur prédicant, qui les
exhortait à venir entendre le prêche, cette réponse spirituelle : Oui,
cher pasteur, si vous vouliez faire rouler un tonneau de bière dans
l'église et nous y inviter, nous viendrions de grand cœur. C'est en-
core Luther qui leur rend ce glorieux témoignage 2.
André Musculus, moine apostat, donne à ses Luthériens un certi-
ficat semblable. « Nous devons confesser aussi, dit-il, que dans tout
le vaste univers, chez aucun peuple sous le soleil, on ne trouve des
gens aussi méchants, grossiers, effrontés, oublieux de tout honneur,
de toute conduite, de toute probité, que parmi nous, Allemands, qui
devrions être les vrais et derniers Israélites et les fidèles enfants d'A-
braham ; car parmi nous , l'envie, le soin de la nourriture, l'arro-
gance, l'orgueil, l'excès du boire et du manger, le blasphème et tous
les péchés les plus horribles régnent et dominent à tel point, que les
Juifs, les Turcs, les Tartares et les autres infidèles et païens sont tous
des anges en comparaison de nous, et que parmi nous, Allemands
évangéliques, sont arrivés les temps périlleux prédits par saint Paul,
quand il dit dans sa seconde épître à Timothée : « Sachez que dans les
derniers jours il y aura des temps périlleux ; car il y aura des hommes
amoureux d'eux-mêmes, amoureux de l'argent, arrogants, orgueil-
leux, blasphémateurs, insoumis à leurs parents, ingrats, impies, sans
affection , sans paix , calomniateurs , incontinents , farouches , sans
amour de ce qui est bon, traîtres, insolents, enflés d'eux-mêmes,
amateurs de la volupté plus que de Dieu , ayant l'apparence de la
piété, mais en reniant la vertu 8. » Certes, conclut le moine apostat,
si Paul avait vécu de nos temps, il n'aurait pu décrire notre Alle-
magne d'une manière plus claire et plus vraie, comme cela se voit au
grand jour, sans qu'il y ait besoin de le démontrer 4.
Il ajoute : « La noblesse de la campagne est devenue entièrement
tyrannique, n'a souci ni de Dieu ni de diable, se livre à la crapule,
l'ivrognerie, la débauche, comme des pourceaux, avec grande op-
pression de leurs pauvres sujets. Le bourgeois ne pense plus ni à
Dieu, ni à sa parole, ni au saint sacrement, mais à semer, à planter,
à bâtir, à nourrir son corps, à contenter son orgueil et son arrogance.
1 Weisl., préf., p. 148. — 2 Tisch. lslcb., fol. 5. A. — Francfort., fol. 4. A. —
Dresde, fol. Î2. A. — Weisl., préf.', p. 1-48. — 32 Tim. G. — » Musculus, en son
Livre du dernier jour . — Weisl. , préf., 149.
236 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIY. - De 1517
Les paysans et les jardiniers sont si pieux dans ces temps, qu'ils ont
oublié même leur Pater et ne peuvent plus réciter leur Credo, excepté
les tout vieux, qui ont appris leurs prières dans le papisme et les re-
tiennent encore *. »
A ces témoignages de l'apostat Musculus et des autres, Luther
vient mettre le sceau en disant : « Par suite de cette doctrine, le
monde devient toujours plus méchant. Aujourd'hui les hommes sont
possédés de sept démons, tandis qu'auparavant ils n'étaient possédés
que d'un seul. Le diable entre maintenant dans les gens par es-
couade 2. » Voilà ce que dit Luther dans un sermon du premier di-
manche de l'Avent et dans ses apostilles domestiques. Il dit encore
ailleurs : « Par suite de l'évangile (luthérien), les paysans sont au-
jourd'hui sans frein. Comme ils pensent pouvoir faire ce qui leur
plaît, ils n'ont peur ni d'enfer ni de purgatoire, mais disent : Je crois,
donc je serai sauvé 3. » On ne voit pas que Luther ait répondu à ce
raisonnement, ni même qu'il pût y répondre.
Ainsi donc, de l'aveu même de Luther et de ses principaux coopé-
rateurs, une démoralisation profonde et universelle, voilà quel fut le
fruit prompt et naturel du luthéranisme pour les populations al-
lemandes.
L'anarchie intellectuelle et religieuse n'était pas moins ex-
trême.
En 1521 , durant que Luther était caché au château de Wartbourg,
Carlostadt avait renversé les images, ôté l'élévation du saint sacre-
ment et même les messes basses, et rétabli la communion sous les
deux espèces dans l'église de Wittemberg , où avait commencé le
luthéranisme. Luther n'improuvait pas tant ces changements qu'il les
trouvait faits à contre-temps et d'ailleurs peu nécessaires. Mais ce
qui le piqua au vif, comme il le témoigne assez dans une lettre qu'il
écrivit sur ce sujet, c'est que Carlostadt avait méprisé son autorité et
avait voulu s'ériger en nouveau docteur 4. Les sermons qu'il fit à cette
occasion sont remarquables ; car, sans y nommer Carlostadt, il re-
prochait aux auteurs de ces entreprises, qu'ils avaient agi sans mis-
sion : comme si la sienne eût été mieux établie. « Je les défendrais,
disait-il, aisément devant le Pape, mais je ne sais comment les jus-
tifier devant le diable, lorsque ce mauvais esprit, à l'heure de la
mort, leur opposera ces paroles de l'Écriture : Toute plante que mon
Père n aura pas plantée sera déracinée, et encore : Ils couraient, et ce
• Musculus. — 2 Deuxième sermon de Luther pour le premier dimanche de l'A-
vent. — Weisl., préf., p. 151. — 3Tisch. Isleb., fol. 209. A.— Francf., fol. 148. A.
— Dresde, fol. 323. B. — •> Ad Gasp. Gustol., 1522.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 237
ri était pas moi qui les envoyais. Que répondront-ils alors? Ils seront
précipités dans les enfers *. »
Voilà ce que dit Luther pendant qu'il était encore caché à la
Wartbourg. Mais étant sorti de là au mois de mars 1522, sans la
permission de l'électeur de Saxe, et revenu à Wittemberg malgré le
ban de l'empire, il fit bien un autre sermon dans l'église de cette
ville. Là il entreprit de prouver qu'il ne fallait pas employer les
mains, mais la parole toute seule, à réformer les abus. «C'est la pa-
role, disait-il, qui, pendant que je dormais tranquillement et que je
buvais ma bière avec mon cher Mélanchton et avec Amsdorf, a telle-
ment ébranlé la papauté, que jamais prince ni empereur n'en a fait
autant. Si j'avais voulu, poursuit-il, faire les choses avec tumulte,
toute l'Allemagne nagerait dans le sang; et, lorsque j'étais à Worms,
j'aurais pu mettre les affaires en tel état, que l'empereur n'y eût pas
été en sûreté. Au reste, si vous prétendez continuer à faire les choses
par ces communes délibérations, je me dédirai sans hésiter de tout
ce que j'ai écrit ou enseigné; j'en ferai ma rétractation, et je vous
laisserai là. Tenez-le-vous pour dit une bonne fois; et après 'tout,
quel mal vous fera la messe papale 2? » On croit songer, ditBossuet,
quand on lit ces choses dans les écrits de Luther imprimés à Wit-
temberg ; on revient au commencement du volume, pour voir si on
a bien lu, et on se dit à soi-même : Quel est ce nouvel évangile? Un
tel homme a-t-il pu passer pour réformateur? N'en reviendra-t-on
jamais ? Est-il donc si difficile à l'homme de confesser son erreur 3 ?
Carlostadt, de son côté, ne se tint pas en repos, et, poussé avec
tant d'ardeur, il se mit à combattre la doctrine de la présence réelle,
autant pour attaquer Luther que par aucun autre motif. Luther avait
attaqué la transsubstantiation ou changement de substance dans l'eu-
charistie. Carlostadt, que Luther avait tant loué et qu'il avait appelé
son vénérable précepteur en Jésus-Christ, attaqua la réalité que Lu-
ther n'avait pas cru pouvoir entreprendre.
Carlostadt , si nous en croyons les Luthériens, était un homme
brutal, ignorant, artificieux pourtant, et brouillon, sans piété, sans
humanité, et plutôt Juif que chrétien. C'est ce qu'en dit Mélanchton,
homme modéré et naturellement sincère. Mais, sans citer en parti-
culier les Luthériens, ses amis et ses ennemis demeuraient d'accord
que c'était l'homme du monde le plus inquiet, aussi bien que le plus
impertinent. Il ne faut point d'autre preuve de son ignorance que
l'explication qu'il donna aux paroles de l'institution de la cène, sou-
1 Op. Luth., t. 7, fol. 273, cdit. Wittemb". — 2 Ibid., p. 275. — 3 Bossuet, Hist.
des Variât., 1. 2.
238 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
tenant que par ees paroles : Ceci est mon corps, Jésus-Christ, sans
aucun égard à ce qu'il donnait, voulait seulement se montrer lui-
même assis à table comme il était avec ses disciples * : imagination
si ridicule, qu'on a peine à croire qu'elle ait pu entrer dans l'esprit
d'un homme.
Luther donc, quoiqu'il eût pensé à ôter l'élévation de l'hostie, la
retint en dépit de Carlostadt, comme il le déclare lui-même, et de
peur, poursuit-il, qiiil ne semblât que le diable nous eût appris quel-
que chose 2.
Il ne parla pas plus modérément de la communion sous les deux
espèces, que le même Carlostadt avait rétablie de son autorité pri-
vée. Luther la tenait alors pour assez indifférente. Dans la lettre qu'il
écrivit sur la réformation de Carlostadt, il lui reproche « d'avoir mis
le christianisme dans ces choses de néant, à communier sous les
deux espèces, à prendre le sacrement dans la main, à ôter la confes-
sion, à brûler les images 3. » Encore en 1532, il dit dans la formule
de la messe : « Si un concile ordonnait ou permettait les deux es-
pèces, en dépit du concile nous n'en prendrions qu'une, ou ne pren-
drions ni l'une ni l'autre, et maudirions ceux qui prendraient les
deux en vertu de cette ordonnance K » Voilà ce qu'on appelait la li-
berté chrétienne dans la nouvelle réforme : telles étaient la modestie
et l'humilité de ces nouveaux chrétiens.
Carlostadt, chassé de Wittemberg, fut contraint de se retirer à Or-
lemonde, ville de Thuringe, dépendante de l'électeur de Saxe. Il y
grondait sans cesse avec les anabaptistes autant contre l'électeur que
contre Luther, qu'il appelait un flatteur du Pape, à cause principa-
lement de quelque reste qu'il conservait de la messe et de la présence
réelle; car c'était à qui blâmerait le plus l'Église romaine, et à qui
s'éloignerait le plus de ses dogmes. Ces disputes avaient excité de
grands mouvements à Orlemonde. Luther y fut envoyé par le prince
pour apaiser le peuple ému. Dans le chemin, il prêcha à Iéna, en
présence de Carlostadt, et ne manqua pas de le traiter de séditieux, à
cause de ses liaisons avec les anabaptistes. C'est par là que commença
la rupture. En voici la mémorable histoire , comme elle se trouve
parmi les œuvres de Luther, comme elle est avouée par les Luthé-
riens, et comme les historiens protestants l'ont rapportée 5. Au sortir
du sermon de Luther, Carlostadt le vint trouvera l'auberge de l'Ourse-
Noire, où il logeait ; lieu remarquable dans cette histoire pour avoir
1 Zu'mg., Epist. ad Matt. Alber. Id. Lib. de ver. et fais, relig. Hospin., part. 2,
fol. 132. — 2 ii,j(i., fol. 188. — 3 Epist. ad Gaspar. Gustol. — » Formmiss., t. 2,
fol. 384, 3SG.— s Luth., t. 2, léna, 447. Calix. judic, n. 49. Hospin., 2 part., ad
an. 1524, fol. 32.
à 1545 de 1ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 239
donné le commencement à la guerre sacramentaire parmi les réfor-
més. Là, parmi d'autres discours , et après s'être excusé le mieux
qu'il put sur la sédition, Carlostadt déclare à Luther qu'il ne pouvait
souffrir son opinion de la présence réelle. Luther le défia d'un air
dédaigneux d'écrire contre lui, et lui promit un florin d'or s'il l'en-
treprenait. Il tire le florin de sa poche. Carlostadt le met dans la
sienne. Ils touchent en la main l'un de l'autre, en se promettant mu-
tuellement de se faire bonne guerre. Luther but à la santé de Car-
lostadt et du bel ouvrage qu'il allait mettre au jour. Carlostadt fit
raison, et avala le verre plein ; ainsi la guerre fut déclarée à la mode
du pays, le 22 d'août, en 1524. L'adieu des combattants fut mémo-
rable. Pvissé-je te voir sur la roue ! dit Carlostadt à Luther. Puisses-tu
te rompre le cou avant que de sortir de la ville * !
A cette époque, toutes les têtes semblaient vouloir se mettre à
l'envers : des laïques sans études, de grossiers paysans, même des
femmes babillardes, avec un texte ou deux de la Bible, qu'ils savaient
à peine lire, se croyaient des maîtres en Israël. Les savants, au con-
traire, abandonnaient les études, ne voulaient plus être ni maîtres ni
docteurs, mais exercer un métier ou l'agriculture ; quelques-uns
commencèrent à garder les bestiaux, parce qu'il est écrit dans la
Bible : Ne vous laissez pas nommer maîtres. Vous vous nourrirez
toute votre vie sur la terre avec beaucoup de travail, et vous mangerez
votre pain à la sueur de votre front. Ainsi André Carlostadt, docteur
et professeur de Wittemberg, archidiacre de l'église de Tous-les-
Saints, se lit laboureur, conduisait du bois, des cochons au marché,
vendait de l'eau-de-vie, de la bière et des cartes, et ne voulait souf-
frir qu'on l'appelât monsieur le docteur, mais frère ou voisin André 2.
Ce fol exemple fut suivi par Mélanchton, qui se loua comme apprenti
boulanger, et fit effectivement du pain ; mais Luther le détourna de
cette manie 3.
De leur côté, les paysans néoévangéliques se mirent à faire magis-
tralement le métier de docteur et de prédicant. Ainsi, à Werdt, près
Nuremberg, on vit un paysan bien botté, ayant à la ceinture un grand
couteau de table, et tenant à la main un bon fléau à battre en grange,
faire une prédication sur le libre arbitre, où il voulut prouver que
Dieu opérait tout en nous, même le péché. La prédication fut im-
primée dans le temps, avec le portrait agreste du prédicateur 4. A
Orlemonde, un garçon cordonnier disputa avec Luther sur la Bible.
Voici l'histoire de cette dispute.
1 Epist. Luth., ad Argent., t. 7, fol. 302. — 2 Mathes. conc. 6, de Luth.,
p. 53. A. — WeiRlinger, p. 59. — 3 Ulenb. in Vilâ 3! Irchton., c. 3, n. 2, 3,
p . 1S, 19, et alii apud YVeislinger, p. 60. — '* YVeislinger, p. 60.
240 HISTOIRE UNIVERSELLK ILiv. LXXX1V. — De 1517
Les néoévangéliques d'Orlemonde avaient choisi Carlostadt pour
leur pasteur, et renversé les images à son instigation. Luther les
blâma de l'une et l'autre entreprise. Les municipaux d'Orlemonde
s'en plaignirent à lui-même, et l'invitèrent à venir conférer avec eux.
Il y vint, après sa dispute avec Carlostadt à l'Ourse-Noire de Iéna.
On se mit à table, on fit venir de la bière. Luther et les municipaux
échangèrent, suivant la coutume allemande, de nombreuses santés.
La discussion ayant commencé dans ce nouveau concile, Luther dit
entre autres . Vous voulez que je vous dise en quoi vous avez péché ;
c'est d'abord en donnant le nom de pasteur à Carlostadt, à qui ni le
duc de Saxe ni l'académie de Wittemberg n'ont jamais reconnu ce
titre. — Mais, dit un des municipaux, si Carlostadt n'est pas notre
pasteur légitime, la doctrine de saint Paul est un mensonge , et vos
livres une déception; car nous l'avons choisi et élu, comme le té-
moignent nos missives à l'académie de Wittemberg. — Payé ainsi
de sa propre monnaie, Luther ne répondit rien.
Mais, passant à une autre question, il dit : Vous avez péché, en
second lieu , en renversant les images et les statues... Où avez-vous
lu dans l'Ecriture qu'il fallait abolir les images? — Je vais vous ré-
pondre, dit un municipal. Tenez-vous Moïse pour le promulgateur
du décalogue? — Sans doute. — Eh bien ! n'est-il pas écrit dans le
décalogue : Vous n'aurez aucun autre Dieu devant moi ; et Moïse
n'ajoute-t-il pas à ce précepte divin, pour l'expliquer : Vous ôterez
du milieu de vous toutes les images, et vous n'en garderez aucune?
— Mais , répondit Luther, cela s'entend des idoles ou des images
qu'on adore; ce n'est pas l'image de Jésus crucifié que j'adore, non
plus que celle des saints.
Ce fut alors que le cordonnier se mit de la partie. Luther lui ré-
pliqua entre autres : Si pour cause d'abus il faut proscrire les images,
chassez donc vos femmes et défoncez vos tonneaux. Mais le cor-
donnier, s'animant de plus en plus, lui frappa dans la main et dit :
Je parie tout, ce que vous voudrez que non-seulement la loi de
Moïse, mais encore l'Évangile que vous avez traduit, proscrit toute
espèce d'images. — Luther lui tapa dans la main et dit : Eh bien î
voyons, qu'est-ce que dit l'Evangile? — Eh bien! s'écria le cordon-
nier, Jésus dit dans l'Evangile, je ne sais pas l'endroit, mais mes
frères le savent pour moi, que la mariée doit quitter sa tunique
quand elle veut coucher avec le marié. — Oui ! oui ! cria un autre,
c'est cela! Voilà comme Dieu veut que notre âme se dépouille de
toutes les créatures. — Après cet argument de poisson d'avril, Lu-
ther dit à son conducteur d'atteler la voiture. Mais les munici
le prièrent de différer, parce qu'ils avaient encore à lui parler du
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 241
baptême et de la cène. Luther répondit : Lisez mes livres, j'ai assez
écrit là-dessus. — Je les ai lus, répliqua un municipal, mais, en con-
science, ils ne me satisfont pas. — Si quelque chose vous y déplaît,
conclut Luther, écrivez contre moi ; et il s'élança dans la voiture. Peu
s'en fallut qu'ils ne le tuassent à coups de pierres et de boue. — Au
diable ! à tous les diables ! criaient tous les assistants à la fois ; puisse
Dieu te casser le cou et les jambes avant que tu sortes d'ici ! — Voilà
par quelles pieuses acclamations se termina le concile néoévangé-
lique d'Orlemonde.
Les femmes, de leur côté, montaient en ^chaire, et se mirent à
prêcher le nouvel évangile. Saint Paul avait bien dit que les femmes
devaient se taire dans l'Église. Mais Luther venait de biffer cette
ordonnance de saint Paul, en déclarant que tous ceux qui, suivant
sa noble comparaison, sortaient, comme des reptiles, des eaux du
baptême, hommes, femmes, enfants, étaient tout ensemble prêtres
et rois.
L'Esprit-Saint avait encore dit dans les Ecritures qu'il fallait garder
les vœux qu'on avait faits au Seigneur, et saint Paul, que la veuve
consacrée à Dieu qui manquait à cette fidélité, retournait à Satan.
Luther avait encore décidé le contraire, en déclarant que les vœux
n'étaient pas obligatoires et ne pouvaient pas l'être. En conséquence,
le Vendredi-Saint, 7 avril 1 523, une religieuse bernardine, Cathe-
rine de Bore, s'échappa de son couvent avec huit autres nonnes
apostates, et vint à Wittemberg, où elle vécut deux ans, en pleine
liberté, au milieu des étudiants de l'académie. Comme, suivant Lu-
ther, les bonnes œuvres n'étaient pas nécessaires au salut, ni les pé-
chés un obstacle, la nonne fugitive, à qui pesait le vœu de conti-
nence, aurait eu tort de se gêner beaucoup au milieu d'une jeunesse
académique dont un témoin oculaire, le Luthérien Illyricus, nous
signale ainsi les mœurs : Les parents feraient mieux d'envoyer leurs
fils dans des maisons de prostitution qu'à l'université de Wittem-
berg1. Luther offrit la fugitive pour épouse tantôt à l'un, tantôt à
l'autre de ses disciples ; finalement, le 44Juin 1525, pendant que
l'Allemagne était déchirée par la guerre civile, Luther la prit lui-
même pour sa femme, et cela malgré tous ses amis, qui lui disaient :
Non pas celle-ci, mais une autre. Aussi, pour éviter leurs opposi-
tions, se fit-il copuler en cachette, lui moine et prêtre apostat de
quarante-cinq ans, elle religieuse apostate de vingt-six. Ce fut un
énorme 'scandale non-seulement parmi les catholiques, mais parmi
les Luthériens même : les premiers en firent des chansons et des
1 lîlenberg, in Vitâ Flacci Illyrici, c. 2, n. 4, p. 396. — Weislinger, p. 60.
xxui. 16
242 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 15H
caricatures; les autres en furent honteux, surtout Mélanchton, au-
quel il avait caché ce mystère. Luther eut de cette Catherine de Bore,
qu'il nomme habituellement sa Kèthe ou sa Catiche, six enfants,
qu'il énumère lui-même dans cet ordre : Jean, Elisabeth, Madeleine,
Martin, Paul et Marguerite. Mais ailleurs il ajoute que sa Catiche
nourrissait encore un enfant adultérin, et il lui échappe de dire qu'il
a donné le fouet à son fds André, qui serait ainsi le septième, mais
d'une autre mère *.
Maître, dit un jour Catiche à Luther, comment se fait-il que, quand
nous étions papistes, nous priions avec tant de zèle et de foi, et que
maintenant notre prière soit si tiède et si molle ? On ne sait pas la
réponse de Luther. — Une autre fois, le soir, comme ils étaient tous
deux au jardin, les étoiles scintillaient d'un éclat extraordinaire, le
ciel semblait en feu. — Vois donc comme ces points lumineux jet-
tent de l'éclat, dit Catiche à son prétendu mari Luther leva les
yeux. Oh ! la vive lumière ! dit-il ; elle ne brille pas pour nous. —
Et pourquoi? reprit Catiche ; est-ce que nous serions dépossédés du
royaume des cieux? Luther soupira. — Peut-être, dit-il, en punition
de ce que nous avons quitté notre état. — Il faudrait donc y re-
tourner? reprit Catiche. — C'est trop tard, le char est trop em-
bourbé, ajouta l'ex-frère Martin ; et il rompit l'entretien 2.
Frère Martin Luther et sœur Catherine de Bore ne furent pas les
premiers à joindre au scandale de l'apostasie et du parjure le scan-
dale d'un mariage sacrilège et nul, que les lois de l'empire punis-
saient de mort. D'autres les avaient précédés, d'autres les suivirent.
Luther le fit principalement, à ce qui paraît, pour enhardir tous les
mauvais prêtres, tous les mauvais moines. Dès ce moment, la digue
fut rompue complètement. Fréquemment il arrivait à YVittemberg
des bandes de nonnes apostates, ainsi les appelle Luther lui-même,
qui lui demandaient des maris, des vêtements et du pain. On vit des
moines défroqués changer de femme d'une année à l'autre, ou en
avoir plus d'une à la fois. Jamais on ne vit un dévergondage pareil.
Et s'il en était ainsi parmi le clergé et parmi les cloîtres, que ne de-
vait-ce pas être parmi le monde?
Au milieu de cette tourbe de moines défroqués, il y en eut un
dont l'apostasie, comme celle de Lucifer, entraîna dans la perdition
tout un peuple : ce fut l'apostasie et le mariage sacrilège du supé-
rieur général des frères de Sainte-Marie, religieux militaires connus
sous le nom de chevaliers Teutoniques. Le nom de ce moine était
1 Weisl., p. 79. Audin, t. 2, p. 263. — 2 Georg. Joanncck, Norma vitœ. Kraus,
Ovicul., p. 11, fol. 39. —Audin, t. 2, p. 277 et 278.
à 1545 de l'ère cîi.r.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. - 243
Albert de Brandebourg ; il avait fait à Dieu les trois vœux de pau-
vreté, de chasteté et d'obéissance pour la défense de la foi catho-
lique. Son ordre possédait la Prusse, ainsi que nous l'avons vu,
comme fief de l'Église romaine. En sa qualité de supérieur général
ou grand maître, frère Albert de Brandebourg avait fait serment de
conserver ce fief à son ordre et à l'Église. En 1525, frère Albert de
Brandebourg trahit à la fois son serment de grand maître et ses
vœux de moine; il jeta le froc, prit une femme, et vola à son ordre
et à l'Église romaine le pays de Prusse, qui entra ainsi dans la
maison de. Brandebourg comme enfant naturel d'un moine apostat,
parjure et marié *.
Entre les disciples de Luther étaient Thomas Muncer et Nicolas
Stork ; ils abandonnèrent leur maître et entreprirent de former une
nouvelle secte. Ils enseignaient que l'on ne devait se conduire que
par les révélations qu'on recevait dans la prière ; ils méprisaient les
lois ecclésiastiques et politiques, et ne faisaient aucun cas des sa-
crements ni du culte extérieur de la religion. Ils condamnaient le
baptême des enfants et rebaptisaient tous ceux qui entraient dans
leur société, d'où ils furent nommés Anabaptistes. Us inspiraient
une grande aversion pour les magistrats, pour les puissances et pour
la noblesse; ils voulaient que tous les biens fussent communs, et
que tous les hommes fussent libres et indépendants, et promettaient
un empire heureux où ils régneraient seuls, après avoir exterminé
tous les impies. Cette doctrine fut d'abord prêchée à Wittemberg ;
mais Luther s'y opposa, et disait au sujet de Muncer : « On ne doit
point en venir au fond de la doctrine avec ce nouveau docteur, ni le
recevoir à prouver la vérité de ses sentiments par les Écritures ; il
fdut lui demander qui lui avait donné la charge d'enseigner. S'il ré-
pond que c'est Dieu, qu'il le prouve par un miracle manifeste; car
c'est par de tels signes que Dieu se déclare quand il veut changer
quelque chose dans la forme ordinaire de la mission. » Ainsi raison-
nait Luther, sans voir qu'il se condamnait lui-même.
Stork et Muncer furent donc chassés de Wittemberg. On ne sait
trop ce que devint le premier. Quant à Muncer, après avoir parcouru
différentes provinces, il vint à Mulhausen en Thuringe, où il avait
déjà quelques disciples, qui lui procurèrent un emploi pour ensei-
gner. Les magistrats de la ville ne lui étant pas favorables, il eut
assez de crédit pour en faire créer de nouveaux par le peuple, du
nombre desquels il fut lui-même. Il fit ensuite chasser les moines,
s'empara des monastères et des abbayes, et se rendit presque seul
1 Menzel, Hist, de l'Allemagne depuis la réformation, etc., t. 1, c. 6.
■1\\ HISTOIRE UNIVERSELLE [Llv. LXXXIV. — De 1517
maître du gouvernement. Le peuple l'écoutait comme un oracle, et
pratiquait tout ce qu'il disait. Il l'entretenait dans cet esprit, en lui
enseignant que les biens devaient être communs et tous les hommes
libres et indépendants; que Dieu ne voulait plus souffrir les oppres-
sions des souverains et les injustices des magistrats, et que le temps
était venu où il lui avait ordonné de les exterminer pour mettre en
leur place des gens de probité.
Mais Luther lui-même avait allumé un incendie bien autrement
formidable. Par son faux principe, que tous les Chrétiens sont prê-
tres et rois, il avait renversé toute subordination religieuse et poli-
tique. Dans son manifeste au peuple, après les États de Nuremberg,
il traitait de tyrans l'empereur et les princes qui s'opposaient au
luthéranisme, et leur annonçait une chute prochaine. Les paysans
entendirent cette trompette de la révolte. A la même heure, on voit
s'agiter une partie des Etats de l'Allemagne ; partout ce sont des
paysans qui portent la bannière. A Reichenau, près de Constance,
ils s'insurgent contre leur abbé, qui voulait repousser un prédicateur
luthérien; à Tengen, ils se réunissent par milliers pour délivrer un
prêtre novateur qu'on tenait enfermé. L'abbé de Kempten essaye
inutilement de s'opposer au rassemblement séditieux de ses serfs ;
son château est assiégé et réduit en cendres, et sur ses ruines les
vainqueurs plantent un drapeau où est écrit : Liberté. Quelques che-
valiers vinrent s'associer, pour les diriger, à ces mouvements popu-
laires : c'étaient Franz de Sickingen, qui se déclara chef de la ligue
deFranconie, et Goetz de Berlichingen, dont la main de fer écrasait
tout ce qui s'élevait trop haut dans le champ clérical, et qui finit par
mourir dans une prison, où il eût voulu étouffer le dernier des prê-
tres. C'était encore Hutten qui se servait de son épée et de sa plume
pour encourager les révoltés. Les paysans n'étaient que de grossiers
instruments dont les nobles s'aidaient pour voler les richesses du
clergé, au nom du ciel et de la liberté. Ils lisaient à leurs vassaux
les manifestes de Luther, et les traduisaient au besoin en style po-
pulaire '.
Les paysans publièrent un manifeste où ils exposaient leurs de-
mandes en dix ou douze articles : 1° qu'on leur permît de choisir
leurs pasteurs parmi ceux qui prêcheraient l'Évangile dans toute sa
pureté; 2° qu'on ne leur fit payer les dîmes qu'en froment : 3° qu'on
ne les traitât plus en esclaves, carie sang de Jésus les avait rachetés;
1° qu'on leur permît de chasser et de pêcher, puisque Dieu leur avait
donné, dans la personne d'Adam, l'empire sur les poissons de la mer
1 Audin, t. 2, p. 160.
à 1515 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 245
et sur les oiseaux du ciel ; 5° qu'ils pussent quérir dans les forêts du
bois pour se chauffer, préparer leur nourriture et s'abriter ; 6° qu'on
adoucît les corvées ; 7° qu'il leur fut permis de posséder des fonds
de terre ; 8° que les impôts ne dépassassent pas le revenu du fonds ;
9° qu'on ne fît plus continuellement de nouvelles ordonnances, pour
juger par caprice et non suivant le droit ; 10° qu'on rendît aux com-
munes les champs et les prés qu'on leur avait enlevés; 11° qu'on
abolît le tribut qu'ils étaient obligés de payer aux seigneurs après la
mort d'un père de famille, afin que la veuve et l'orphelin ne fussent
plus réduits à mendier leur pain ; 12° que, s'ils se trompaient dans
leurs griefs, on les reprît à l'aide de la parole de Dieu.
Les paysans envoyèrent ce manifeste avec un autre écrit à Luther,
pour avoir son avis. Il répondit par une exhortation aux princes et
aux paysans. Il commence par dire aux premiers : « A vous d'abord
la responsabilité de ces tumultes et séditions, princes et seigneurs;
à vous surtout, évêques aveugles, prêtres insensés et moines, vous qui
vous obstinez à faire les fous et à vous ruer contre l'Evangile, tout
en sachant bien qu'il restera debout et que vous ne prévaudrez pas.
Comment gouvernez-vous ? vous ne savez que pressurer, déchirer et
dépouiller, pour soutenir votre pompe et votre pétulance. Le peuple
et le pauvre sont soûls de vous. Le glaive est levé sur vos têtes, et
vous croyez être assis si fortement sur votre siège que vous ne puis-
siez être renversés. Aveugle sécurité qui vous rompra le cou, ~ous
le verrez. Je vous l'ai annoncé d'avance bien des fois, gardez-vous
d'encourir la sentence du psaume 104, verset 40 : Il répandra le mé-
pris sur les princes ! Vous y aspirez, vous voulez être battus com-
plètement, rien n'y fait, ni avertissement ni exhortation. — Car,
sachez, mes bons seigneurs, Dieu fait en sorte qu'on ne peut, ni ne
veut, ni ne doit supporter plus longtemps votre tyrannie. Il faut que
vous deveniez autres, et que vous cédiez à la parole de Dieu. Si vous
n'y mettez de la bonne volonté, vous serez contraints à le faire par
une force brutale. Si les paysans ne s'étaient pas levés, d'autres se-
raient venus ; et quand vous battriez tous les révoltés, ils ne seraient
pas encore battus ; Dieu en suscitera d'autres, car il veut vous frap-
per, et il vous frappera. Ce ne sont pas les paysans qui s'insurgent
contre vous : c'est Dieu lui-même qui s'élève contre vous, pour vi-
siter votre tyrannie. »
Dans la suite de son exhortation, Luther déclare aux seigneurs
que les griefs des paysans étaient fondés en raison, et qu'il fallait y
porter remède. S' adressant ensuite aux paysans eux-mêmes, il les
engage à bien considérer s'ils entreprenaient leur affaire avec une
bonne conscience ; dans ce cas, Dieu serait pour eux ; dans le cas
■246 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De loi:
contraire, ils perdraient leurs corps et leurs âmes. On ne devait pas
croire toute sorte d'esprits, attendu que Satan avait rempli le monde
d'esprits de mensonge et de meurtre sous le nom d'évangile. D'après
le droit naturel et divin, nul ne peut être son propre juge : autre-
ment, le monde entier serait un coupe-gorge. Ces réflexions de
Luther sont en soi fort justes; mais, dans sa bouche, c'est une con-
tradiction. En révolte ouverte contre l'autorité la plus haute qui soit
sur la terre, l'Eglise catholique et son chef; en révolte ouverte contre
le souverain et les lois de son pays, contre l'empereur et les lois
de l'empire, son exemple seul était une excitation continuelle à la ré-
volte ; sa doctrine était conforme à son exemple : si, comme il disait,
tout Chrétien est roi, juge suprême delà conscience et de l'Écriture
sainte, si, de plus, il agit nécessairement et sans libre arbitre, il n'y
a rien à lui dire; quoi qu'il fasse, il est dans son droit : lui en faire
des reproches, est se moquer du bon sens. Luther ne s'en moque pas
peu, lorsqu'à la fin de son exhortation il prétend n'avoir jamais lui-
même opposé aux rigueurs du Pape et de l'empereur que la pa-
tience et la mansuétude *. Singulière mansuétude, qui lui avait fait
dire dans son pamphlet contre le prétendu ordre ecclésiastique :
« Attendez, messeigneurs les évêques, larves du diable, le docteur
Martin veut vous faire lire une bulle qui sonnera mal à vos oreilles :
bulle luthérienne. Quiconque aidera de son bras, de sa fortune, de ses
biens, à dévaster les évêques et la hiérarchie épiscopale, est bon fils
de Dieu, un vrai chrétien, qui observe les commandements du Sei-
gneur 2. » Et dans son libelle contre Priérias : « Si contre les vo-
leurs nous employons la potence, contre les meurtriers le glaive.
contre les hérétiques le feu, nous ne laverions pas nos mains dans le
sang de ces maîtres de perdition, de ces cardinaux, de ces Papes,
de ces serpents de Rome et de Sodome, qui souillent l'Église de
Dieu 3 ? »
Aussi Luther, qui avait allumé l'incendie par sa doctrine et par son
exemple, essaya-t-il vainement, sinon peu sérieusement, à le calmer
par quelques phrases réfutées d'avance. L'insurrection gagnait de
toutes parts. En Franconie, en Souabe, sur le Rhin, en Alsace, jus-
qu'en Lorraine, toute la population s'était soulevée et marchait en
grandes troupes d'un endroit à l'autre ; elle avait également pris les
armes en Bavière, en Tyrol, en Carinthie, en Styrie. Les mouvements
de la Thuringe et de la Saxe, occasionnés déjà précédemment par le
fanatisme des anabaptistes, éclatèrent alors en révolte ouverte. Par-
tout les paysans, qui avaient même plusieurs nobles pour chefs, em-
1 Menzel, t. l, p. iso. -^T. 2, Witt., fol. 120. — 3 Contra Syltest. Pria-.
à 1545 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 247
portaient et pillaient les châteaux et les abbayes : les habitants de
bien des villes leur ouvraient volontairement les portes. De son côté,
la noblesse confédérée leva une armée formidable : il y eut des
cruautés commises de part et d'autre. Les paysans ayant fait pri-
sonnier dans le Wurtemberg le comte Louis de Helfenstein, le firent
passer par les armes précédé d'un de ses anciens domestiques, qui
jouait de la flutte, pour le mener à la mort, comme à une danse.
C'était pour venger les paysans prisonniers à qui, en Souabe, on
avait coupé la tête. Cette représaille exaspéra la noblesse au dernier
point. Il y eut des combats meurtriers, où les nobles eurent l'avan-
tage. Des prisonniers sans nombre furent pendus le long des routes,
ou périrent dans d'affreux supplices ; bien des villes furent livrées
aux flammes. Un historien protestant estime à cent mille les victimes
de cette insurrection. Les provinces les pi us florissantes et les plus
populeuses devinrent des solitudes, pleines de débris fumants et de
monceaux de cadavres l.
Et au milieu de ces sanglantes funérailles de l'Allemagne soulevée
par sa doctrine et son exemple, que faisait Luther ? Le moine apostat
célébrait ses noces sacrilèges avec une nonne apostate. Il écrivait
aux nobles : « Allons, mes princes, aux armes ! Frappez ! aux armes !
percez ! Les temps sont venus, temps merveilleux, où, avec du sang,
un prince peut gagner plus facilement le ciel que nous autres avec
des prières. Frappez, percez, tuez, en face ou par derrière ; car il
n'est rien de plus diabolique qu'un séditieux : c'est un chien enragé
qui vous mord, si vous ne l'abattez. Il ne s'agit plus de dormir,
d'être patient ou miséricordieux : le temps du glaive et de la colère
n'est pas le temps de la grâce. Si vous succombez, vous êtes mar-
tyrs devant Dieu, parce que vous marchez dans son Verbe ; mais
votre ennemi, le paysan révolté, s'il succombe, n'aura en partage
que l'enfer éternel, parce qu'il porte le glaive contre l'ordre du Sei-
gneur ; c'est un enfant de Satan 2 .»
Cependant les paysans révoltés, connus sous le nom de rustauds,
qui d'Alsace voulurent pénétrer en Lorraine, pour piller la Cham-
pagne et la Bourgogne, et porter leurs dévastations jusqu'au cœur
de la France, au nombre de plus de trente mille, furent défaits en
1525, à Saverne, par le duc Antoine de Lorraine, soutenu de son
frère Claude de Guise, tige des princes de Lorraine, établis en France,
où ils sont devenus si fameux. Plus de vingt mille rustauds périrent
à Saverne et dans les environs. Les princes de Lorraine n'avaient
pas plus de six mille hommes de troupes. Leur victoire sauva la
1 Menzel, t. 1, p. 191. — 2 T. 2, Wittembcrg, fol. 84. B.
248 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIY. - De 1517
France, consternée de la captivité de son roi, et menacée au dedans
comme au dehors '.
Un autre désastre de ces paysans fanatisés, la plupart anabap-
tistes, eut lieu à Frankhouse dans la Thuringe. Us y avaient pour
chef Thomas Muncer, qui faisait le prophète. Ils s'étaient retranchés
sur un monticule avec des chariots; mais ils n'avaient point d'artil-
lerie, presque pas d'armes à feu, ne présentaient que des masses
irrégulières, sans ordre ni discipline ; tandis que les princes qui ve-
naient les attaquer avaient toutes les ressources que peut fournir
l'art de la guerre. Muncer, craignant de se voir abandonné des siens,
leur fit un discours emphatique, et profita d'un arc-en-ciel qui pa-
rut, pour leur annoncer une victoire certaine et miraculeuse. Il leur
dit entre autres : Ne craignez ni les boulets ni les balles, car, vous le
verrez, je les recevrai tous dans ma manche. Pour leur ôter tout es-
poir de pardon, il fit massacrer un jeune chevalier que les princes
leur avaient envoyé pour les exhorter à la soumission. Cette viola-
tion du droit des gens exaspéra les princes. C'était le 15 mai 1525.
Les paysans fanatisés chantèrent à gorge déployée un cantique, atten-
dant les anges du ciel que leur prophète Muncer leur avait promis :
à la place des anges, ce furent les canons des princes qui se firent
entendre, et rompirent le retranchement de chariots : Muncer ne
reçut pas tous les boulets dans sa manche. Ce fut une boucherie,
plutôt qu'un combat régulier. Après la canonnade, la cavalerie péné-
tra dans le camp, pour passer sur le ventre à tous ceux qui respiraient
encore. Près de huit mille paysans périrent, tant sur le champ de
bataille que dans la fuite. Muncer fut découvert dans une maison de
Frankhouse, mené aux princes, et mis à la question. Il confessa que
le but de son entreprise était d'établir l'égalité parmi les Chrétiens,
et d'expulser ou de tuer les princes et les seigneurs qui ne voudraient
point accédera la confédération. Le point capital en était la com-
munauté des biens, et le partage de tout entre tous, suivant les occa-
sions et les besoins. Si les Luthériens, disait-il, ne voulaient faire
autre chose que de vexer les prêtres et les moines, ils auraient mieux
fait de rester tranquilles 2.
Muncer abjura ses erreurs entre les mains d'un prêtre catholique,
reçut les sacrements de l'Église, et mourut en demandant pardon à
Dieu, mais en maudissant Luther comme l'auteur de toutes ces cala-
mités. Il fut décapité, et sa tête plantée au bout d'une pique. D'autres
exécutions suivirent la sienne.
« Pauvres paysans, que Luther flatte et caresse tant qu'ils n'atta-
1 Pétri Gnodal. De rustr. tumultu, 1. 3, p. 259. — 2 Men/.el, t. 1, p. 210.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 249
quent que l'épiscopat et le clergé! Mais quand la révolte grandit, et
que les rebelles, se riant de sa bulle, le menacent, lui et ses princes,
alors paraît une autre bulle, où il prêche le meurtre des paysans,
comme il ferait d'un troupeau. Et quand ils sont morts, savez-vous
comme il chante leurs funérailles ? En se mariant avec une nonne ! »
Ces réflexions sont du Luthérien ou protestant contemporain Osian-
der *. Érasme disait, de son côté, à Luther même : C'est en vain que,
dans votre cruel manifeste contre les paysans, vous repoussez tout
soupçon de révolte; vos libelles sont là, ces libelles écrits en langue
vulgaire, où, au nom de la liberté évangélique, vous prêchez la
guerre contre les évêques et les moines : c'est là que repose le germe
de tous ces tumultes 2. Un autre contemporain, le savant Cochlée,
conclut donc avec raison : Au jour du jugement dernier, Muncer et
ses paysans crieront devant Dieu et ses anges : Vengeance contre
Luther 3 !
Telle fut la fin de la guerre des paysans. Dans le peu de temps qu'il
leur fut donné de châtier l'Allemagne, on compte plus de cent mille
hommes tués sur les champs de bataille, sept villes démantelées,
mille monastères rasés, trois cents églises incendiées, et d'immenses
trésors de peinture, de sculpture, de vitrerie, de gravure anéantis.
S'ils eussent triomphé, l'Allemagne serait tombée dans le chaos :
belles-lettres, arts, poésie, morale, dogmes, pouvoir auraient péri
dans la même tempête.
Et que disait l'apostat de Wittemberg à la vue de ces monceaux
de cadavres et de ruines? « C'est moi, Martin Luther, qui, dans la
révolte, ai tué tous les paysans, car j'ai ordonné de les tuer : tout leur
sang retombe sur moi, mais je le renvoie à notre Seigneur Dieu, qui
m'a commandé de parler ainsi 4. » Voilà ce qu'il disait à ses convi-
ves. Il écrivait dans le temps même : « Le sage le dit : A l'âne, du
chardon, un bât et le fouet ; aux paysans, de la paille d'avoine. Ne
veulent-ils pas céder ? le bâton et la carabine ; c'est de droit. Prions
pour qu'ils obéissent, sinon point de pitié; si on ne fait siffler l'ar-
quebuse, ils seront cent fois plus méchants 5. »
Maintenant, que penser de cet esprit et de ces prédications sangui-
naires? Luther lui-même fait la réponse': « Il est certain, dit-il, que
tout hérétique et tout sectaire est en même temps un séditieux; car,
après avoir enseigné et répandu le mensonge, il y met le sceau par
le meurtre 6. » Le prédicant Aurifaber, éditeur de ces propos, ajoute
1 Audin. Eist. de Luther, 2, p. 165. — Centur., 6, p. 103 et 104. — 2 Erasm.,
Hyper apistes.— s Cochl.,Z)e/ens. ducis Georgii. — * Tischred. Francf., fol. 19G. A.
— Isleb., fol. 276. B. — Weisl., préf., p. 1 12. — » Menzel, 1. 1 , p. 175. — « Tischred.
Francf., fol. 290. A.
250 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V.- De 1517
à la marge : « Tl faut bien qu'ils (les hérétiques et les sectaires) mar-
chent sur les traces de leur père, » c'est-à-dire du diable, le père du
mensonge, qui a été homicide dès le commencement, ainsi que dit
le Sauveur dans l'Évangile1.
Les anabaptistes, battus dans la Thuringe et chassés de Mulhouse,
se réfugièrent de divers côtés, notamment en Suisse. Luther disait
d'eux en particulier : Les anabaptistes sont de mauvais coquins; ce
ne sont pas des hommes, mais des démons en chair et en os. C'est
pourquoi nous devons tenir pour certain qu'ils sont dans l'erreur et
damnés 2.
C'est un axiome parmi les Pères de l'Église : La ruine des peu-
ples, ce sont les mauvais prêtres. Témoin les peuples pervertis par
le prêtre Arius, par le prêtre Nestorius, par le prêtre Eutychès, par
le prêtre Photius : témoin l'Allemagne divisée, déchirée, pervertie,
peut-être jusqu'à la tin du monde, par de mauvais prêtres et de mau-
vais moines, ayant à leur tête un prêtre-moine, Luther. À la même
époque, un mauvais prêtre jeta la Suisse dans les voies d'une anar-
chie sanglante, dont elle n'est pas encore sortie de nos jours, non
plus que l'Allemagne. C'était Ulric Zwingle, ancien curé de Glaris et
d'Einsidlen, d'où il avait été chassé pour inconduite :J, et s'était réfu-
gié à Zurich.
Voici ce que Luther dit de Zwingle et de sa doctrine : Jamais il ne
s'est élevé une hérésie plus infâme que celle de Zwingle : les zwin-
gliens sont les sectateurs du diable 4. Il faut que moi ou Zwingle soit
au diable, il n'y a pas de milieu 5. Mais, demande le spirituel théolo-
gien de Putelange, que serait-ce si vous alliez au diable tous les
deux ? Luther dit encore : Je veux avoir les mains nettes de tout le
sang des âmes que les zwingliens, par leur venin, dérobent au Christ,
séduisent et égorgent 6. Je veux porter ce témoignage et cette gloire
au tribunal du Christ, que j'ai condamné et évité de tout mon cœur
les sectaires et sacramentaires Carlostadl, Zwingle et leurs disciples,
selon le précepte de Dieu : Évitez l'hérétique 7.
Cependant l'hérésiarque de Zurich partait du même principe que
l'hérésiarque de Wittemberg : « La claire parole de Dieu, la Bible
expliquée par elle-même et par l'esprit particulier de chacun, voilà
1 Joan., S, 14. — » Tischred. Francf., fol. 290. B. Fol. —291. B. — 3 Ilaller.
Hist. de la Révolution religieuse dans la Suisse occidentale, p. 15. Paris, 1837.
— • T. 3, Iéna germ., fol. 376. B. Fol. 378. A. — T. 2, Wittemb. germ., fol. 121. H.
Fol. 123. B. — WeiaL, préf., p. il. — » T. 3, Iéna germ., fol. 379. B. — T. 2,
Wit. germ., fol-. 424. B. — Weisl , p. 12. — 6 Ibid., fol. 378. A. — T. 2, Wit-
temb. germ., fol. 123. A. — Weisl., p. 13, préf. — 7 T. 8, lena germ., fol. 193. B.
Fol. 198. A. — T. 2, Witt. germ., fol. 246. B. Fol. 353. A.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 251
l'unique et suprême règle de foi. » C'est ainsi que s'expriment
textuellement Zwingle clans tous ses écrits, les chefs de la prétendue
réforme dans leurs disputes, et même les ordonnances municipales
et autres de ce temps-là.
De plus, l'hérésiarque de Zurich, comme celui de Wittemberg,
déclamait contre les indulgences et contre le célibat religieux des
prêtres, des moines et des nonnes. Déjà quelques religieuses échap-
pées du monastère de Kœnigsfelden avaient épousé des prêtres et
des moines apostats. Vers 1519, Zwingle lui-même, avec quelques
mauvais prêtres, adressa une pétition aux municipaux de Zurich
pour obtenir la permission de se marier. Voici quelle idée ils nous
donnent eux-mêmes de leurs mœurs sacerdotales : « Nous ne croyons
pas qu'il y ait personne dans ce pays qui ait d'assez mauvais yeux
pour n'avoir pas été choqué de la passion que nous n'avons que trop
fait paraître du côté de l'incontinence. C'est avec une vive douleur
que nous confessons ici nos faiblesses et nos égarements; car nous
ne parlons que de nous seuls et de cet ordre de personnes qu'on ap-
pelle le clergé, et nullement des autres 1. »
L'hérésiarque de Zurich, comme celui de Wittemberg, avait pu-
blié un livre de la liberté chrétienne, qui contenait pareillement les
principes d'une anarchie universelle, tant religieuse que civile ; car
si la liberté chrétienne était, pour Zwingle, non pas l'affranchisse-
ment du péché et des passions, mais celui de toute autorité ecclésias-
tique ; pour les religieuses de Kœnigsfelden, le droit de rompre leurs
vœux et de se marier, pourquoi ne serait-il pas pour d'autres le droit
de se soustraire à l'autorité de tout supérieur temporel et de s'affran-
chir de toute dette et de toute redevance, comme firent alors les
paysans que Zwingle finit par blâmer comme Luther? Dès qu'on ne
proclame que la liberté, sans reconnaître aucun frein, chacun use
de celle qui lui est la plus agféable, de celle qu'il peut ou qu'il veut
exercer. D'ailleurs le Pape et les évêques, successeurs de saint Pierre
et des apôtres, étaient aussi une puissance établie de Dieu, même
d'une manière plus spéciale que celle des souverains temporels ;
pourquoi donc maître Zwingle ne leur obéissait-il pas? Enfin on
pouvait lui faire observer encore, que lui-même ne respectait pas
plus les puissances temporelles que la puissance spirituelle ; car,
en 1523, il censura publiquement en chaire la conduite du sénat de
Zurich, qui avait condamné un prêtre hérétique et novateur ; il éta-
blit textuellement la souveraineté du peuple, en soutenant que le
peuple, composé de ses disciples, formait la véritable Eglise ; et qu'il
1 Hist. du Seizième Siècle, par Durand, ministre réformé, t. 2. p. 27.
252 HISTOIRE UNIVERSELLE (Liv. LXXXIV. — De 1517
était le juge compétent dans toutes les matières de foi ; il rejeta l'au-
torité des douze cantons et ne réclama celle du conseil de Zurich
que lorsque ce conseil, devenu docile à ses leçons, était pour lui, non
pas un obstacle, mais un instrument, et exécutait ses ordres au lieu
de lui en donner l.
L'hérésiarque de Zurich, comme celui de Wittemberg, se permet-
tait de forcer en tout l'Ecriture sainte et de mépriser l'interprétation
de l'antiquité chrétienne. Zwingle trouva donc dans l'Écriture, qu'il
n'y avait point de péché originel, par conséquent point de rédemp-
tion ; que le baptême n'était point nécessaire, qu'il ne conférait au-
cune grâce, mais signifiait simplement la grâce déjà reçue. Poussant
à bout les conséquences de cette étrange doctrine, il admettait dans
son paradis les païens pêle-mêle avec les apôtres et les patriarches.
On le voit par la confession de foi qu'il adressa peu devant sa
mort à François Ier. Là, expliquant l'article de la vie éternelle, il dit
à ce prince: « Qu'il doit espérer de voir l'assemblée de tout ce qu'il
y a eu d'hommes saints, courageux, fidèles et vertueux dès le com-
mencement du monde. Là, vous verrez, poursuit-il, les deux Adam,
le racheté et le rédempteur. Vous y verrez un Abel, un Enoc, un Noé,
un Abraham, un Isaac, un Jacob, un Juda, un Moïse, un Josué, un
Gédéon, un Samuel, un Phinéès, un Elie, un Elisée, un Isaïe avec
la Vierge Mère de Dieu qu'il a annoncée, un David, un Ézéchias, un
Josias, un Jean-Baptiste, un saint Pierre, un saint Paul. Vous y
verrez Hercule, Thésée, Socrate, Aristide, Antigonus, Numa, Ca-
mille, les Catons, les Scipions. Vous y verrez vos prédécesseurs et
tous vos ancêtres qui sont sortis de ce monde dans la foi. Entin il
n'y aura aucun homme de bien, aucun esprit saint, aucune âme fi-
dèle, que vous ne voyiez là avec Dieu. Que peut-on penser de plus
beau, de plus agréable, de plus glorieux que ce spectacle 2 ? »
Qui jamais, demande avec raison Bossuet, s'était avisé de mettre
ainsi Jésus-Christ pêle-mêle avec les saints, et à la suite des pa-
triarches, des prophètes, des apôtres et du Sauveur même, jusqu'à
Numa, le père de l'idolâtrie romaine, jusqu'à Caton, qui se tua lui-
même comme un furieux ; et non-seulement tant d'adorateurs des
fausses divinités, mais encore jusqu'aux dieux et jusqu'aux héros, un
Hercule, un Thésée qu'ils ont adoré? Je ne sais pourquoi il ny a
pas mis Apollon ou Bacchus, et Jupiter même ; et s'il en a été dé-
tourné par les infamies que les poètes leur attribuent, celles d'Her-
cule étaient-elles moindres? Voilà de quoi le ciel est composé, selon ce
chef du second parti de la réformation ; voilà ce qu'il a écrit dans une
1 Haller, p. 27.-2 christ, fidei clara Expos., 1Ô3G, p. 27.
à 1545 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 253
confession de foi, qu'il dédie au plus grand roi delà chrétienté, et
voilà ce que Bullinger, son successeur, nous en a donné comme le
chef-d'œuvre et comme le dernier chant de ce cygne mélodieux *. Et on
ne s'étonnera pas que de telles gens aient pu passer pour des hommes
extraordinairement envoyés de Dieu afin de réformer son Église ?
Luther ne l'épargna pas sur cet article, et déclara nettement « qu'il
désespérait de son salut, parce que, non content de continuer à
combattre le sacrement, il était devenu païen en mettant des païens
impies, etjusqu'à un Scipion Epicurien, jusqu'à un Numa, l'organe du
démon pour instituer l'idolâtrie chez les Romains, au rang des âmes
bienheureuses ; car à quoi nous servent le baptême, les autres sa-
crements, l'Écriture et Jésus-Christ même, si les impies, les idolâtres
et les Épicuriens sont saints et bienheureux ? Et cela qu'est-ce autre
chose que d'enseigner que chacun peut se sauver dans sa religion et
dans sa croyance2 ? » Il était assez malaisé de lui répondre ; car enfin
ce n'étaient pas ici de ces traits qui échappent aux hommes dans la
chaleur du discours ; Zwingle écrivait une confession de foi, et il
voulait faire une explication simple et précise du symbole des apôtres ;
ouvrage d'une nature à demander, plus que tous les autres, une
mûre considération, une doctrine exacte et un sens rassis. C'était
aussi dans le même esprit qu'il avait déjà parlé de Sénèque comme
d'un homme très-saint, dans le cœur duquel Dieu avait écrit la foi de
sa propre main, à cause qu'il a dit dans une lettre à Lucile que rien
n'était caché à Dieu, Voilà donc tous les philosophes platoniciens, pé-
ripatéticiens et stoïciens au nombre des saints et pleins de foi, puis-
que saint Paul avoue qu'ils ont connu ce qu'il y a d'invisible en Dieu,
par les ouvrages visibles de sa puissance; et ce qui a donné lieu à
saint Paul de les condamner dans l'épître aux Romains, les a justifiés
et sanctifiés dans l'opinion de Zwingle 3.
Nous l'avons vu, le faux prophète de la Mecque avait des entretiens
nocturnes avec un esprit qui se disait l'ange Gabriel : le faux pro-
phète de Wittemberg eut des entretiens nocturnes avec un esprit qui
se disait tout crûment le diable : en 1525, le faux prophète de Zurich
eut un entretien nocturne avec un esprit tel, qu'il ne se souvint pas
s'il était noir ou blanc ; les Luthériens tiennent qu'il était noir 4. Ma-
homet et Luther apprirent du leur à rejeter le sacrifice adorable de
la messe : Zwingle apprit du sien à rejeter la présence réelle de Jé-
sus-Christ dans la sainte eucharistie ; ce qui donne lieu de conclure
que le maître des trois imposteurs était le même.
1 Prœf. Bulling. Ibid. — * Bossuet, Hist. des Variât., I. 2, n. 19 et seqq. —
3 Ibid. — * Weisl , p. 82 et 83.
254 HISTOIRE UNIVERSELLE [l.iv. LXXX1V. — De 1517
Luther lui-même eût bien voulu donner atteinte à la présence
réelle. Il écrit dans sa lettre à ceux de Strasbourg, « qu'on lui eût
fait grand plaisir de lui donner quelque bon moyen de la nier, parce
que rien ne lui eût été meilleur dans le dessein qu'il avait de nuire à
la papauté l. » Mais il n'y eut pas moyen. Luther demeura frappé
invinciblement de la force et de la simplicité de ces paroles : Ceci est
mon corps, ceci est mon sang; ce corps livré pour vous, ce sang de la
nouvelle alliance; ce sang répandu pour vous et pour la rémission de
vos péchés; car c'est ainsi qu'il faudrait traduire ces paroles de Notre-
Seigneur pour les rendre dans toute leur force. A des paroles si sim-
ples et si claires, Carlostadt donna, comme nous l'avons vu une in-
terprétation monstrueuse et ridicule ; il soutint qu'en disant ceci est
mon corps, Jésus-Christ, sans aucun égard à ce qu'il donnait, vou-
lait seulement se montrer lui-même assis à table comme il était avec
ses disciples. Zwingle et Oecolampade prirent la défense de Carlo-
stadt, qui, poussé par Luther et chassé de Saxe, s'était retiré en Suisse,
Oecolampade, autrement Lampe-de-Ménage, était un vieux moine de
Sainte-Brigitte, qui venait de jeter le froc et d'épouser une jeune
fille. Le vieux Carlostadt avait été un des premiers à lui en donner
l'exemple. Zwingle et Oecolampade prétendaient donc que ces pa-
roles : Ceci est mon corps, étaient figurées : est veut dire signifier,
disait Zwingle ; corps c'est le signe du corps, disait Oecolampade.
Ceux de Strasbourg entraient dans les mêmes interprétations. Bucer
et Capiton, qui les conduisaient, devinrent zélés défenseurs du sens
figuré. Bucer, autrement Corne-de-Vache, était un Dominicain
apostat qui s'était marié avec une nonne apostate. Capiton, autrement
Kœpflein ou Petite-Tête, était également un prêtre marié, qui se
faisait remplacer dans sa chaire de théologie par sa seconde femme
lorsqu'il était malade. La prétendue réforme se divisa sur l'eucha-
ristie, et ceux qui embrassèrent ce nouveau parti furent appelés
sacramentaires. On les nomma aussi zwingliens, parce que Zwingle
avait le premier appuyé Carlostadt, ou que son autorité prévalut
dans l'esprit des peuples entraînés par sa véhémence.
Tous ces prêtres apostats cherchaient donc à faire mentir le Fils
de Dieu dans le testament de son amour ; mais ils avaient beau tour-
menter l'Ecriture, les exemples qu'ils alléguaient n'étaient pas sem-
blables. Ce n'était ni en proposant une parabole, ni en expliquant une
allégorie, que Jésus-Christ avait dit : Ceci est mon corps, ceci est mon
sang. Ces paroles, détachées de tout autre discours, portaient tout
leur sens en elles-mêmes. Il s'agissait d'une nouvelle institution qui
* Epist. ad Argent., t. 7, fol. 501.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 255
devait être faite entérines simples, et on n'avait encore trouvé aucun
lieu de l'Écriture où un signe d'institution reçut le nom de la chose
au moment qu'on l'instituait et sans aucune préparation précédente.
Cet argument tourmentait Zwingle ; nuit et jour il y cherchait une
solution. On ne laissa pas, en attendant, d'abolir la messe, malgré
les oppositions du secrétaire de la ville, qui disputait puissamment
pour la doctrine catholique et pour la présence réelle. Douze jours
après, Zwingle eut un songe, où il dit que, s'imaginant disputer en-
core avec le secrétaire de la ville, qui le pressait vivement, il vit
paraître tout d'un coup un fantôme blanc ou noir, qui lui dit ces mots :
Lâche, que ne réponds -tu ce qui est écrit dans V Exode : L'agneau est
la pâque, pour dire qu'il en est le signe? Voilà ce fameux passage tant
répété dans les écrits des sacramentaires, où ils crurent avoir trouvé
le nom de la chose donné au signe dans l'institution du signe même ;
et voilà comme ce passage vint dans l'esprit à Zwingle, qui s'en
servit le premier.
Mais cet esprit, blanc ou noir, visiblement se trompait. D'abord il
n'y a pas littéralement dans l'Exode : L'agneau est la pâque et le pas-
sage. La phrase tout entière est telle : « Voici comme vous le man-
gerez (l'agneau immolé). Vous ceindrez vos reins; vous aurez vos
souliers à vos pieds et vos bâtons en vos mains, et vous le mangerez
à la hâte ; car c'est la pâque ou le passage de l'Éternel (ou bien,
suivant l'hébreu, c'est la pâque, la victime du passage à l'Éternel) l. »
En tout cas, ces paroles : L'agneau est la pâque et le passage, ne si-
gnifient nullement qu'il soit la figure du passage. C'est un hébraïsme
commun où le mot de sacrifice est sous-entendu. Ainsi péché seule-
ment est le sacrifice pour le péché ; et passage simplement, ou pâque,
c'est le sacrifice du passage ou de la pâque ; ce que l'Écriture explique
elle-même un peu au-dessous, où elle dit tout du long, non pas que
l'agneau est le passage, mais que'c'est la victime du passage 2. Voilà
bien assurément le sens de l'Exode. Cependant, à la nouvelle expli-
cation de son esprit blanc ou noir, Zwingle s'éveilla, il lut le lieu in-
diqué, il alla prêcher ce qu'il avait vu en songe.
Il fut sensible à Luther de voir non plus des particuliers, mais des
églises entières de la prétendue réforme, se soulever contre lui ;
néanmoins il ne rabattit rien de sa fierté. On en peut juger par ces
paroles : « J'ai le Pape en tête ; j'ai à dos les sacramentaires et les
anabaptistes ; mais je marcherai moi seul contre eux tous ; je les
défierai au combat ; je les foulerai aux pieds. » Et un peu après :
« Je dirai sans vanité que depuis mille ans l'Écriture n'a pas été ni
1 Exode, 12, 11.— 2 ibid., 12,27.
256 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIY. - De 1517
si répurgée, ni si bien expliquée, ni mieux entendue qu'elle l'est
maintenant par moi1. » Il écrivait ces paroles en 1525, un peu après
la querelle émue. En la même année, il fit son livre contre les pro-
phètes célestes, se moquant par là de Carlostadt, qu'il accusait d'ap-
prouver les visions des anabaptistes. Ce livre avait deux parties.
Dans la première, il soutenait qu'on avait eu tort d'abattre les images;
qu'il n'y avait que les images de Dieu qu'il fût défendu d'adorer dans
la loi de Moïse ; que les images de la croix et des saints n'étaient pas
comprises dans cette défense ; que personne n'était tenu sous l'E-
vangile d'abolir par force les images, parce que cela était contraire
à la liberté évangélique, et que ceux qui détruisaient ainsi les images
étaient des docteurs de la loi et non pas de l'Évangile. Par là il nous
justifiait de toutes les accusations d'idolâtrie dont on nous charge
sans raison sur ce sujet. Dans la seconde partie, il attaque les sacra-
mentaires. Au reste, il traita d'abord Oecolampade avec assez de dou-
ceur, mais il s'emporta terriblement contre Zwingle.
Ce docteur avait écrit que, dès l'an 1516, avant que le nom de
Luther eût été connu, il avait prêché l'Évangile, c'est-à-dire la pré-
tendue réformation, dans la Suisse, et les Suisses lui donnaient la
gloire du commencement, que Luther voulait avoir tout entière.
Piqué de ce discours, il écrivit à ceux de Strasbourg : « Qu'il osait
se glorifier d'avoir le premier prêché Jésus-Christ ; mais que Zwingle
lui voulait ôter cette gloire. Le moyen, poursuivait-il, de se taire,
pendant que ces gens troublent nos églises et attaquent notre au-
torité ? S'ils ne veulent pas laisser affaiblir la leur, il ne faut pas
non plus affaiblir la nôtre. » Pour conclure, il déclare : « Qu'il n'y
a point de milieu, et qu'eux ou lui sont des ministres de Satan 2. »
Nous avons déjà vu qu'il y avait un milieu, et qu'eux et lui pouvaient
être des ministres du même maître.
Au milieu de ces bizarres transports, Luther confirmait la foi de
la présence réelle par de puissantes raisons : l'Écriture et la tradi-
tion ancienne le soutenaient dans cette cause. II montrait que de
tourner au sens figuré des paroles de Notre-Seigneur si simples et si
précises, sous prétexte qu'il y avait des expressions figurées en
d'autres endroits de l'Écriture, c'était ouvrir une porte par laquelle
toute l'Écriture et tous les mystères de notre salut se tourneraient
en figure; qu'il fallait donc ici apporter la même soumission avec la-
quelle nous recevions les autres mystères, sans nous soucier de la
raison ni de la nature, mais seulement de Jésus-Christ et de sa pa-
role; que le Sauveur n'avait parlé dans l'institution ni de la foi ni
1 Ad maled. reg. Ângl., t. 2, p. 498. — - T. 2. Iéna epist., p. 200.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 257
du Saint-Esprit ; qu'il avait dit : Ceci est mon corps, et non pas : La
foi nous y fait participer; que le manger dont Jésus-Christ y parlait
n'était non plus un manger mystique, mais un manger par la bou-
che; que l'union de la foi se consommait hors du sacrement, et qu'on
ne pouvait pas croire que Jésus-Christ ne nous donnât rien de par-
ticulier par des paroles si fortes ; qu'on voyait bien que son inten-
tion était de nous assurer ses dons en nous donnant sa personne ;
que le souvenir de sa mort, qu'il nous recommandait, n'excluait point
la présence, mais nous obligeait seulement à prendre ce corps et ce
sang comme une victime immolée pour nous ; que cette victime en
effet devenait la nôtre par cette manducation ; qu'à la vérité la foi y
devait intervenir pour la rendre fructueuse; mais que pour montrer
que sans la foi même la parole de Jésus-Christ avait tout son effet,
il ne fallait que considérer la communion des indignes. Il prenait ici
avec force les paroles de saint Paul, lorsque, après avoir rapporté ces
mots : Ceci est mon corps, il condamnait si sévèrement ceux qui ne
discernaient pas le corps du Seigneur et qui se rendaient coupables de
son corps et de son sang ; il ajoutait que partout saint Paul voulait
parler du vrai corps, et non du corps en figure, et qu'on voyait par
ses expressions qu'il condamnait ces impies, comme ayant outragé
Jésus-Christ non pas en ses dons, mais immédiatement en sa per-
sonne.
Mais ce qu'il faisait avec le plus de force, c'était de détruire les
objections qu'on opposait à ces célestes vérités. Il demandait à ceux
qui lui opposaient : La chair ne sert de rien, avec quel front ils
osaient dire que la chair de Jésus-Christ ne sert de rien, et transpor-
ter à cette chair qui donne la vie ce que Jésus-Christ a dit du sens
charnel, et en tous cas de la chair prise à la manière que l'enten-
daient les Capharnaïtes, ou que la reçoivent les mauvais Chrétiens,
sans s'y unir par la foi, et recevoir en même temps l'esprit et la vie
dont elle est pleine ? Quand on osait lui demander à quoi donc ser-
vait cette chair prise par la bouche du corps, il demandait à son tour
à ces superbes demandeurs, à quoi servait que le Verbe se fût fait
chair ? La vérité ne pouvait-elle être annoncée, ni le genre humain
délivré, que par ce moyen ? Savent-ils tous les secrets de Dieu, pour
lui dire qu'il n'avait que cette voie de sauver les hommes? Et qui
sont-ils, pour faire la loi à leur Créateur, et lui prescrire les moyens
par lesquels il leur voulait appliquer sa grâce? Que si enfin on lui
opposait les raisons humaines, comment un corps en tant de lieux,
comment un corps humain tout entier dans un si petit espace, il
mettait en poudre toutes ces machines qu'on élevait contre Dieu, en
demandant comment Dieu conservait son unité dans la trinité des
xxin. 17
058 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
personnes ? comment de rien il avait créé le ciel et la terre ? com-
ment il avait revêtu son Fils d'une chair humaine? comment il l'avait
fait naître d'une Vierge ? comment il l'avait livré à la mort? et com-
ment il ressusciterait tous les fidèles au dernier jour? Que prétendait
la raison humaine quand elle opposait à Dieu ces vaines difficultés,
qu'il détruisait par un souffle? Ils disaient que tous les miracles de
Jésus- Christ sont sensihles.
« Mais qui leur a dit que Jésus-Christ a résolu de n'en point faire
d'autres ? Lorsqu'il a été conçu du Saint-Esprit dans le sein d'une
vierge, ce miracle, le plus grand de tous, à qui a-t-il été sensible ?
Marie aurait-elle su ce qu'elle allait porter dans ses entrailles si
l'ange ne lui avait annoncé le secret divin? Mais quand la divinité a
habité corporellement en Jésus-Christ, qui l'a vu ou qui l'a com-
pris? Mais qui le voit à la droite de son Père, d'où il exerce sa
toute-puissance sur tout l'univers ? Est-ce là ce qui les oblige à tor-
dre, à mettre en pièces, à crucifier les paroles de leur maître? Je ne
comprends pas, disent-ils, comment il les peut exécuter à la lettre.
Ils me prouvent bien par cette raison que le sens humain ne s'ac-
corde pas avec la sagesse de Dieu ; j'en conviens, je suis d'accord ;
mais je ne savais pas encore qu'il ne fallût croire que ce qu'on dé-
couvre en ouvrant les yeux, ou ce que la raison humaine peut com-
prendre *. »
Et quand on lui disait que cette matière n'était pas de conséquence
et ne valait pas la peine de rompre la paix : « Qui obligeait donc
Carlostadt à commencer la querelle ? qui contraignait Zvvingle et
Oecolampade à écrire? Maudite éternellement la paix qui se fait au
préjudice de la vérité!» Par de tels raisonnements il fermait souvent
la bouche aux zwingliens.
Luther se sut si bon gré d'avoir combattu avec tant de force pour
le sens propre et littéral des paroles de Notre-Seigneur, qu'il ne put
s'empêcher de s'en glorifier, a Les papistes eux-mêmes, dit-il, sont
forcés de me donner la louange d'avoir beaucoup mieux défendu
qu'eux la doctrine du sens littéral. En effet, je suis assuré que, quand
on les aurait tous fondus ensemble, ils ne la pourraient jamais sou-
tenir aussi fortement que je fais '2. »
Luther se trompait; car, encore qu'il montrât bien qu'il fallait
défendre le sens littéral, il n'avait pas su le prendre dans toute sa
simplicité ; et les défenseurs du sens figuré lui faisaient voir que, s'il
fallait suivre le sens littéral, la transsubstantiation gagnait le dessus.
1 Sermo quod Verbi stent, t. 7. — Bossue:, Ilis'. des Var'a' , 1. 2. — ' E 'is'.
opud H pin., 2 part., ndan. 1634.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 259
C'est ce que Zwingle et en général tous les défenseurs du sens
figuré démontraient très-clairement. Ils remarquent que Jésus-Christ
n'a pas dit : Mon corps est ici, ou : Mon corps est sous ceci et avec
ceci, ou : Ceci contient mon corps, mais simplement.: Ceci est mon
corps. Ainsi ce qu'il veut donner à ses fidèles n'est pas une substance
qui contient son corps ou qui l'accompagne, mais son corps sans
aucune substance étrangère. Il n'a pas dit non plus : Ce pain est mon
corps, qui est l'autre explication de Luther ; mais il a dit : Ceci est
mon corps, par un terme indéfini, pour montrer que la substance
qu'il donne n'est pas du pain, mais son corps.
Et quand Luther expliquait : Ceci est mon corps, c'est-à-dire : Ce
pain est mon corps réellement et sans figure, il détruisait sans y pen-
ser sa propre doctrine ; car on peut bien dire avec l'Église que le pain
devient le corps, au même sens que saint Jean a dit que Veau fut
faite du vin aux noces de Cana en Galilée, c'est-à-dire par le chan-
gement de l'un en l'autre. On peut dire pareillement que ce qui est
pain en apparence est en effet le corps de Nutre-Seigneur ; mais que
du vrai pain, en demeurant tel, fût en même temps le vrai corps de
Notre-Seigneur, comme Luther le prétendait, les défenseurs du sens
figuré lui soutenaient, aussi bien que les catholiques, que c'est un
discours qui n'a point de sens, et concluaient qu'il fallait admettre,
ou avec eux un simple changement moral, ou le changement de sub-
stance avec les papistes.
En effet, le pain, en demeurant pain, ne peut non plus être le corps
de Notre-Seigneur que la baguette de Moïse, demeurant baguette,
put être un serpent, ou que l'eau, demeurant eau, put être du sang
en Egypte et du vin aux noces de Cana. Si donc ce qui était pain
devient le corps de Notre-Seigneur, ou il le devient en figure par un
changement mystique, suivant la doctrine de Zwingle, ou il le de-
vient en effet par un changement réel, comme le disent les catho-
liques.
Ainsi Luther, qui se glorifiait d'avoir lui seul mieux défendu le
sens littéral que tous les théologiens catholiques, était bien loin de
son compte, puisqu'il n'avait pas même compris le vrai fondement
qui nous attache à ce sens, ni entendu la nature des propositions
qui opèrent ce qu'elles énoncent. Jésus-Christ dit à cet homme :
Ton fils est vivant; Jésus- Christ dit à cette femme : Tu es guérie de
ta maladie : en parlant il fait ce qu'il dit; la nature obéit, les choses
changent, et le malade devient sain. Mais les paroles où il ne s'agit
que de choses accidentelles, comme sont la santé et la maladie,
n'opèrent aussi que des changements accidentels. Ici, où il s'agit
de substance, puisque Jésus-Christ a dit : Ceci est mon corps, ceci
260 HISTOIRE UNIVERSELLE ILiv. LXXX1V. -De lui:
est mon sang, le changement est substantiel : et par un effet aussi réel
qu'il est surprenant, la substance du pain et du vin est changée en la
substance du corps et du sang. Par conséquent, lorsqu'on suit le
sens littéral, il ne faut pas croire seulement que le corps de Jésus-
Christ est dans le mystère, mais encore qu'il en fait toute la sub-
stance ; et c'est à quoi nous conduisent ces paroles mêmes, puisque
Jésus-Christ n'a pas dit : Mon corps est ici, ou : Ceci contient mon
corps, niais : Ceci est mon corps: et il n'a pas voulu dire : Ce pain
est mon corps, mais : Ceci indéfiniment: et de même que s'il avait
dit, lorsqu'il a changé l'eau en vin : Ce qu'on va vous donner à boire,
c est du vin, il ne faudrait pas entendre qu'il aurait conservé en-
semble et l'eau et le vin, mais qu'il aurait changé l'eau en vin : ainsi.
quand il prononce que ce qu'il présente est son corps, il ne faut
nullement entendre qu'il mêle son corps avec le pain, mais qu'il
change effectivement le pain en son corps. Voilà où nous menait le
sens littéral, de l'aveu même des zwingliens, et ce que jamais Lu-
ther n'a pu entendre.
De là il suit clairement que l'interprétation des catholiques, qui
admettent le changement de substance, est la plus naturelle et la
plus simple, et parce qu'elle est suivie par le grand nombre des
Chrétiens, et parce que, des deux qui la combattent de différentes
manières, l'un, qui est Luther, ne s'y est opposé que par esprit de
contradiction et en dépit de l'Église, et l'autre, qui est Zwingle, de-
meure d'accord que, s'il faut recevoir avec Luther le sens littéral, il
faut aussi recevoir avec les catholiques le changement de substance.
Durant ces disputes sacramentaires. cerx qui se disaient réformés,
malgré l'intérêt commun qui les réunissait quelquefois en apparence,
se faisaient entre eux une guerre plus cruelle qu'à l'Église même,
s'appelant mutuellement des furieux, des enragés, des esclaves de
Satan, plus ennemis de la vérité et des membres de Jésus-Christ que
le Pape même ; ce qui était tout dire pour eux L
Cependant l'autorité que Luther voulait conserver dans la nouvelle
réforme, qui s'était soulevée sons ses étendards, s'avilissait. Il était
pénétré de douleur, et la fierté qu'il témoignait au dehors n'empê-
chait pas l'accablement où il était dans le cœur : au contraire, plus
il était fier, plus il trouvait insupportable d'être méprisé dans un
parti dont il voulait être le seul chef. Le trouble qu'il ressentait pass;
jusqu'à Mélanchton, son disciple intime. « Luther me cause, dit-il.
d'étranges troubles par les longues plaintes qu'il me fait de ses afflir-
tions. Il est abattu et défiguré par des écrits qu'on ne trouve pas
Hist. des Variations.' !. .', n. 10.
à 15U de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 261
méprisables. Dans la pitié que j'ai de lai, je me sens affligé au der-
nier point du trouble universel de l'Église. Le vulgaire, incertain, se
partage en des sentiments contraires: et si Jésus-Christ n'avait promis
d'être avec nous jusqu'à la consommation des siècles, je craindrais
que la religion ne tut tout à fait détruite par ces dissensions ; car il
n'y a rien de plus vrai que la sentence qui dit que la vérité nous
échappe par trop de disputes 1. »
Etrange agitation d'un homme qui s'attendait à voir l'Église ré-
parée, et qui la voit prête à tomber par les moyens qu'on avait pris
pour la rétablir ! Quelle consolation pouvait-il trouver dans les pro-
messes que Jésus-Christ nous a faites d'être toujours avec nous?
C'est aux catholiques à se nourrir de cette foi, eux qui croient que
jamais l'Eglise ne peut être vaincue par l'erreur, quelque violente que
soit l'attaque, et qui en effet l'ont trouvée toujours invincible. Mais
comment peut-on s'attacher à cette promesse dans la nouvelle ré-
forme, dont le premier fondement, quand elle rompait avec l'Eglise,
était que Jésus-Christ l'avait délaissée jusqu'à la laisser tomber dans
l'idolâtrie? Au reste, quoiqu'il soit vrai que la vérité deiw ure tou-
jours dans l'Église, et s'y épure d'autant plus qu'elle est plus violem-
ment attaquée, Mélanchton avait raison de penser qu'à force de dis-
puter elle échappait aux particuliers. Il n'y avait point d'erreur si
prodigieuse où l'ardeur de la dispute n'entraînât l'esprit emporté de
Luther. Elle lui fit embrasser cette monstrueuse opinion de l'ubi-
quité. Voici les raisonnements dont il appuyait cette étrange erreur.
L'humanité deNotre-Seigneur est unie à la divinité; donc l'humanité
est partout aussi bien qu'elle. Jésus-Christ comme homme est assis
à la droite de Dieu : la droite de Dieu est partout ; donc Jésus-Christ
comme homme est partout. Comme homme, il était dans les cieux
avant que d'y être monté. Il était dans le tombeau quand les anges
dirent qu'il n'y était plus. Les zwingliens excédaient en disant que
Dieu même ne pouvait pas mettre le corps de Jésus-Christ en plusieurs
lieux. Luther s'emporte à un autre excès, et il soutient que ce corps
était nécessairement partout. Voilà ce qu'il enseigna dans un livre
qu'il fit en 1527, pour défendre le sens littéral, et ce qu'il osa insérer
dans une confession de foi qu'il publia en 1528, sous le titre de Grande
confession de foi.
Cependant les excès où l'on s'emportait de part et d'autre dans la
nouvelle réforme la décriaient parmi les gens de bon sens. Cette seule
dispute renversait le fondement commun des deux partis. Ils croyaient
pouvoir finir toutes les disputes par l'Écriture toute seule, et ne vou-
1 L. 4, epist. 76, ad Camcrar.
262 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
laient qu'elle pour juge; et tout le monde voyait qu'ils disputaient
sans tin sur cette Ecriture, et encore sur un des passages qui devait
être des plus clairs, puisqu'il s'y agissait d'un testament. Ils se criaient
l'un à l'autre : Tout est clair, et il n'y a qu'à ouvrir les yeux. Sur
cette évidence de l'Ecriture, Luther ne trouvait rien de plus hardi ni
de plus impie que de nier le sens littéral, et Zwingle ne trouvait rien
de plus absurde ni de plus grossier que de le suivre. Érasme, qu'ils
voulaient gagner, leur disait avec tous les catholiques : Vous en ap-
pelez tous à la pure parole de Dieu, et vous croyez en être les inter-
prètes véritables ? Accordez-vous donc entre vous avant que de vou-
loir faire la loi au monde. Quelque mine qu'ils tissent, ils étaient
honteux de ne pouvoir convenir, et ils pensaient tous au fond de
leur cœur ce que Calvin écrivit un jour à Mélanchton, qui était son
ami : « Il est de grande importance qu'il ne passe aux siècles à venir
aucun soupçon des divisions qui sont parmi nous ; car il est ridicule
au delà de tout ce qu'on peut imaginer, qu'après avoir rompu avec
tout le monde, nous nous accordions si peu entre nous dès le com-
mencement de notre réforme *. »
A la vue de cette irrémédiable anarchie dans ceux qui s'égarent,
combien le fidèle catholique ne doit-il pas se trouver heureux ! Nous
disons avec saint Epiphane : Le commencement de toutes choses est
la sainte Église catholique. Nous disons avec saint Vincent de Lérins :
Ce qui a été cru en tous lieux, en tous temps et par tous, voilà ce qui
est vraiment et proprement catholique. Nous disons avec saint Am-
broise : Où est Pierre, là est l'Église. Nous disons avec saint Augus-
tin : Rome a parlé, la cause est finie. Et nous le disons, parce que
nous croyons de tout notre cœur à la parole du Fils de Dieu : Tu es
Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l'en-
fer ne prévaudront point contre elle. Simon, Simon, j'ai prié pour
toi, afin que ta foi ne défaille point ; lors donc que tu seras converti,
affermis tes frères. Simon, fils de Jean, pais mes agneaux, pais mes
brebis. Et voici que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la con-
sommation des siècles. Et je vous enverrai l'Esprit de vérité, qui
demeurera éternellement avec vous et vous enseignera toute vérité.
Voilà ce que nous croyons de tout notre cœur et ce qui nous unit
dans la même foi avec les fidèles de tous les lieux, de tous les temps,
jusqu'au commencement du monde.
Mais pour les sectateurs de Luther, de Calvin, de Zwingle et tous
autres sectaires, séparés de cette unité de tous les temps et de tous
les lieux, divisés les uns contre les autres, sans consistance avec eux-
1 Bossuet, Variât., 1. 2, n. 43,
à 15i5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. -263
mêmes, qu'est-ce qui pourra fabriquer parmi eux quelque unité par-
tielle, extérieure, temporaire, afin de donner à leurs rassemblements
une apparence de société religieuse ? Il ne reste plus que la police ou la
municipalité. Il faudra donc que la police, la municipalité ou le bourg-
mestre décrète, au son de caisse et par affiche, ce que ses administrés
auront à croire pendant l'année, le mois, la semaine, sous peine d'a-
mende, de prison ou de pire encore ; tout comme il règle par or-
donnance ce que doit payer à l'octroi chaque tête de bétail, chaque ten_
delin de pommes de terre ou de carottes, chaque pot de bière ou de
brandevin. Il y aura des vérités et des croyances communales, canton-
nales, départementales, provinciales, nationales ; vérités et croyances
à l'année, au mois, à la petite semaine, peut-être même au jour le
jour ; vérités à Wittemberg, faussetés à Zurich, et réciproquement;
vérités hier, faussetés aujourd'hui, ni l'un ni l'autre demain : les
symboles, les confessions de foi seront un papier-monnaie ayant cours
un temps et dans un tel endroit, mais hors de là un chiffon.
Par exemple, jusqu'en 1523, on croyait, avec les fidèles de tous les
lieux et de tous les temps, tout ce que l'Église catholique, aposto-
lique et romaine croit et enseigne ; que, avec l'Ecriture, il faut rece-
voir la tradition ou la parole de Dieu non écrite ; que l'Église militante
renferme non-seulement des saints, mais encore des pécheurs ; que
Jésus-Christ en est le chef invisible, et le Pape le chef visible ;
qu'outre le sacrifice sanglant de la croix, il y a le sacrifice non san-
glant de la messe, qui en est la continuation et l'application; qu'il est
bon et utile d'invoquer les saints ; qu'il faut observer les lois de l'É-
glise sur le jeûne et l'abstinence ; que le pouvoir du Pape et des évê-
ques vient de Jésus Christ ; qu'il est nécessaire de confesser ses péchés
au prêtre pour en recevoir l'absolution ; que les prêtres, les moines et
les nonnes, tout comme les simples fidèles, sont obligés de garder
les vœux et les promesses qu'ils ont faits à Dieu, etc. Or, l'an 1523,
sur la proposition du curé Zwingle et malgré l'opposition des évê-
ques de Constance, de Coire et de Bâle. la municipalité zurichoise
décréta que cela ne serait plus vrai dans le canton de Zurich, et que
le peuple zurichois était tenu de croire le contraire. Et le peuple
zurichois le crut et le croit encore 1, ou ne croit rien.
Mais en 1526, les cinq cantons primitifs, savoir: Lucerne, Uri,
Schwitz, Unterwald et Zug, proposèrent et obtinrent la convocation
d'une conférence générale où les théologiens des deux partis dispu-
teraient devant les députés des douze cantons, Zurich excepté, sur
iSleidan, 1. 3, sub fine. — Florimond de Raymond, De l'Origine de l'hérésie,
1. 2, c. 8, etl. 3, c. 3.
264 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
les questions de controverse. Ils se décidèrent à cette mesure non
point avec la pensée qu'ils fussent eux-mêmes autorisés à juger en
matière de foi, mais dans l'espoir de convaincre Zwingle et de rame-
ner la paix religieuse en Suisse. Zwingle, quoique invité à la confé-
rence, refusa par couardise, disant que sa vie n'y était pas en sûreté.
En vain lui offrait-on un sauf-conduit et même une escorte pour le
mener à Baden et le ramener sain et saut à Zurich ; en vain d'autres
réformateurs et ses disciples assistèrent-ils à la conférence sans qu'il
leur arrivât le moindre mal, Zwingle persista dans son refus, et se fit
défendre par la municipalité zurichoise d'aller soutenir à Baden ce
que pourtant il disait être la vérité.
La ville de Baden fut choisie pour le lieu de la conférence, parce
que, appartenant aux huit anciens cantons, elle n'était sous l'influence
directe d'aucun et pouvait être considérée comme neutre. Le collo-
que s'ouvrit le 46 mars 1520, en présence des premiers magistrats
des douze cantons, des députés des évêques de Constance, de Bâle,
de Lausanne et de Coire, de ceux de plusieurs villes et d'un grand
nombre de théologiens de l'un et de l'autre parti. La question fon-
damentale de l'Église et de son autorité, que personne n'avait encore
osé révoquer en doute, ne fut pas même touchée, de sorte qu'on
disputa seulement sur les points controversés de l'eucharistie, du
sacrifice de la messe, de l'invocation de la sainte Vierge et des saints,
du purgatoire, etc. A la suite d'une vingtaine de séances, les catho-
liques demeurèrent vainqueurs sur tous les points. La plupart des
ecclésiastiques signèrent les thèses de JeanEckius, le plus savant des
docteurs catholiques présents à la conférence. Les soi-disant réfor-
més, au contraire, commencèrent à se diviser; les uns adoptaient
sur un point les idées d'Oecolampade, sur d'autres celles d'Eckius.
Plusieurs répondirent qu'ils s'en tiendraient à ce que leurs magistrats
municipaux ou cantonaux daigneraient ordonner, les reconnaissant
ainsi pour seuls juges du sens de l'Écriture, qui pourtant, suivant eux,
ne devait avoir aucun juge.
D'après le résultat de cette dispute, les douze cantons publièrent
un édit portant défense, sous des peines sévères, de rien changer ou
innover dans la religion de tous les lieux et de tous les temps, et or-
donnèrent que personne n'aurait la faculté de prêcher dans leurs
terres sans avoir été examiné par l'évêque du diocèse; de plus, ils
intordirent le débit des livres de Zwingle, de Luther et de leurs par-
tisans, et défendirent aux imprimeurs de rien imprimer sans examen
et sans approbation préalable *.
1 Haller, Hist. de la Révolution religieuse, c. 4.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 265
Le canton de Berne, un desdouze, était encore catholique. En 1518,
on y avait fort bien reçu le cordelier Samson, prédicateur des indul-
gences. De plus, la ville de Berne demandait au Pape la confirmation
de ses privilèges, non pas que cela fût rigoureusement nécessaire,
puisqu'elle ne les tenait pas de lui, mais parce que, dans son humble
respect pour le souverain Pontife, elle croyait que le chef de l'Église
chrétienne avait la plus haute autorité pour déclarer la validité et la
force obligatoire des pactes et des promesses, et que son approbation
les rendait plus sacrés et plus inviolables, même pour les empereurs.
Voici maintenant comment l'anarchie religieuse parvint à s'intro-
duire tant à Berne même que dans les contrées plus ou moins sou-
mises à son influence.
Le Wurtembergeois Bertold Haller, qui ne tient en aucune ma-
nière à la célèbre famille des Haller de Berne, étant chanoine et pré-
dicateur en cette ville, commença d'y prêcher des principes luthé-
riens. Zwingle, avec lequel il était en correspondance, l'encourage,
mais lui recommande d'aller doucement et d'user de détours, ou
plutôt d'une modération hypocrite, parce que, disait-il, les esprits
des Bernois ne sont pas encore mûrs pour le nouvel Évangile.
En effet, le clergé de Berne et la majorité du conseil se montrè-
rent encore très-contraires aux Luthériens. Bertold Haller y éprou-
vait tant d'obstacles, qu'il voulait se retirer à Bâle ; mais Zwingle l'en
détourna, en lui remontrant qu'il ne devait pas abandonner son petit
troupeau, encore faible dans la nouvelle foi. Il fut d'ailleurs protégé
par quelques conseillers favorables aux innovations, par Nicolas de
Watteville, prévôt de l'église collégiale de Berne, et par plusieurs
bourgeois.
Le 15 juin 1523, le conseil de Berne publia un édit évidemment
calqué sur celui de Zurich, de la même année, qui établissait en
termes couverts le principe fondamental de la nouvelle réforme.
Leurs seigneuries cantonales y ordonnaient à tous les curés, à qui
cependant elles n'avaient rien à ordonner en matière de religion, de
prêcher V Evangile librement, publiquement et manifestement, comme
si on ne l'eût pas fait jusque-là, ou comme si quelques conseillers
laïques entendaient mieux l'Évangile que les évêques et les prêtres
eux-mêmes.
A la vérité, cet ordre ne signifiait autre chose sinon d'expliquer
l'Évangile à la façon de Luther et de Zwingle ; mais il ne termina pas
les querelles ; car les prédicateurs se réfutaient mutuellement en
chaire, les uns soutenant qu'ils ne prêchaient que la pure parole de
Dieu, et les autres assurant le contraire. Lesquels devait-on croire?
qui devait décider le différend ? D'après la croyance de tous les temps
266 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De JÔ17
et de tous les lieux, c'étaient le Pape et les évêques, comme succes-
seurs de saint Pierre et des apôtres, et seuls dépositaires de l'an-
cienne doctrine. D'après le nouvel Évangile, c'était en droit chaque
individu, mais en fait chaque municipalité cantonale ou quelque
troupe de bourgeois turbulents, en sorte que les disciples commen-
çaient par se poser au-dessus de leurs maîtres. C'étaient le monde
et l'Evangile à l'envers. Peu de jours après cette bulle municipale, le
décret qui chassait de Berne Bertold Hallcr fut révoqué par l'influence
de ses protecteurs. L'évêque de Lausanne avait déjà cité ce même
novateur à son tribunal ; mais la municipalité de Berne fit dire à l'é-
vêque que, s'il avait quelque chose contre Bertold, il devait l'attaquer
devant le prévôt et le chapitre, qui pourtant n'étaient point ses
supérieurs.
Quelques religieuses de Kœnigsfeld, qui avaient pris goût au livre
de Zwingle sur la liberté chrétienne, et à qui, suivant une ancienne
chronique, il semblait que hors de leur clôture elles pourraient mieux
vivre à leur convenance, demandèrent à sortir du couvent, et s'adres-
sèrent, pour cet effet, non à leur évêque, mais aux municipaux de
Berne. Ceux-ci, loin d'acquiescer à cette pétition étrange, leur en-
voyèrent le provincial des Cordeliers de Strasbourg, pour les dé-
tourner de cette fantaisie luthérienne. Mais les religieuses refusèrent
d'obéir à ce provincial. En conséquence, une députation de munici-
paux les affranchit de l'observance de la règle quant au jeûne, à la
messe, aux matines et à leurs coussins de paille, leur enjoignant
toutefois de garder l'habit de leur ordre et de demeurer dans le cou-
vent. De plus, on leur donna un intendant et un gardien.
Les nonnes récalcitrantes, nullement satisfaites de ces concessions,
et n'obéissant même plus à leur abbesse, revinrent à la charge auprès
du conseil municipal de Berne, qui, fatigué de leur importunité et
divisé dans son propre sein, accorda, le 8 juin 1524, la liberté de
sortir du couvent à celles qui le délireraient, pourvu que cela se fit
du consentement de leurs parents. Toutefois , deux magistrats de-
vaient visiter leurs bardes, pour s'assurer qu'elles ne volaient rien
au couvent, tant on avait de confiance en elles.
L'évêque diocésain de Constance, les deux avoyers de Berne,
d'autres particuliers qui avaient des filles ou des parentes dans le
couvent, s'opposèrent en vain à l'exécution de ce décret. Plusieurs
religieuses s'empressèrent d'en profiter, et quelques-unes même de
se marier. La prieure épousa celui qu'on leur avait donné pour gar-
dien, une autre le prévôt de la collégiale. Ces unions sacrilèges
furent le germe funeste de l'apostasie de Berne. Plusieurs familles
nombreuses et puissantes, qui s'y trouvaient intéressées, se voyaient
à 1545 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 267
dans l'alternative ou de les regarder comme d'incestueux concubi-
nages, ou de rompre avec l'Église pour couvrir leur infamie aux
yeux du monde.
La même année 1523, le conseil cantonal de Berne, quoique ca-
tholique encore, défendit à l'évêque de Lausanne de mettre le pied
dans la ville de Berne et son territoire pour visiter son diocèse; en
sorte que d'une part on se récriait contre les abus introduits dans
l'Église, et de l'autre on privait l'évêque de tous les moyens d'y
remédier.
Le 26 janvier 1524, les plénipotentiaires des douze cantons, parmi
lesquels celui de Berne, s'assemblèrent à Lucerne, et y rendirent un
édit sévère contre les nouveaux réformateurs. Ils s'engagèrent una-
nimement à maintenir la religion catholique dans leurs terres, et
envoyèrent une députation aux Zurichois pour les détourner de toute
innovation, sous peine d'être exclus de la confédération suisse.
La semaine après Pâques, les trois évêques de Constance, de Bâle
et de Lausanne adressèrent une lettre remarquable aux douze can-
tons, dans laquelle ils observaient que si les novateurs entreprenaient
de secouer le joug de leurs supérieurs ecclésiastiques, ils en feraient
bientôt autant à l'égard des supérieurs temporels. Cette prédiction
ne tarda guère à s'accomplir par la guerre des paysans et des ana-
baptistes. Ils ajoutaient encore que, si, à la longue, il s'était glissé
quelques abus dans l'ordre ecclésiastique, ils offraient d'en délibérer
incessamment et de les abolir de tout leur pouvoir. Mais c'est préci-
sément ce que les novateurs ne voulaient pas, de peur que cette
réforme ne fît manquer leur projet de révolution. Dans le même mois
d'avril, le conseil de Berne destitua un prêtre qui s'était marié, et
menaça de la même peine quiconque oserait suivre son exemple ; de
plus, il défendit de manger de la viande en carême et de parler contre
l'invocation des saints.
Au mois de novembre, les municipaux de Berne publièrent un
nouvel édit de religion, composé d'un grand nombre d'articles, dont
les dispositions contradictoires étaient dictées moitié par les catho-
liques, moitié par les novateurs. Ainsi l'on y confirmait d'une part
l'ordonnance précédente sur le carême et l'invocation des saints, y
ajoutant même la défense de mépriser ou de maltraiter les images ;
prononçait la prison ou le bannissement contre ceux qui violeraient
le précepte de l'abstinence; défendait de vendre ou de lire les livres
hérétiques, et ordonnait même de les brûler : tandis que de l'autre
part on enjoignait aux curés de ne prêcher que le pur Evangile, ce
qui signifiait alors l'Évangile expliqué à la façon des nouveaux héré-
tiques. On s'exprimait en termes dédaigneux sur le Pape et les
268 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 15(7
évoques, par rapporta l'usage de l'excommunication, des indulgences
et des dispenses pour cas de mariages. Enfin on voulait qu'en matière
de religion chacun eût à se soumettre aux ordres de leurs excellences
municipales. Or, dans ce point, comme dans plusieurs autres, cette
ordonnance était diamétralement contraire à l'essence de la religion
catholique ; elle établissait en termes couverts le principe fondamental
de tout le protestantisme ; déclarait la Bible, selon l'interprétation
individuelle, l'unique règle de foi ; rejetait l'autorité de l'Église et
celle de son chef, et faisait du magistrat temporel le Pape et le juge
suprême en matière de religion, quoique, peu de lignes auparavant,
la Bible eût été donnée pour l'unique loi, et qu'aucune autorité sur
la terre, pas même celle de toute l'Église, ne devait avoir le droit d'en
fixer le sens et de terminer les disputes religieuses l.
Le conseil de Berne, peu favorable au genre de liberté prêchée
par les anabaptistes, se prononça fortement contre eux, et mit des
troupes sur pied pour se garantir de leurs incursions. Bientôt après
il publia un nouvel édit de religion, composé de cinq articles. Cet
édit laissait encore plusieurs questions indécises, ne prononçait au-
cune séparation d'avec l'Église universelle ; mais il permettait le ma-
riage des prêtres, et défendait aux ecclésiastiques, aux personnes et
aux communautés religieuses d'acheter des biens-fonds et de prêter
a rente, soit perpétuelle, soit rachetable. Avec quoi devaient-ils donc
vivre, et quels moyens de s'assurer quelques revenus, s'ils ne pou-
vaient ni posséder des biens ni placer des capitaux à intérêt? Ainsi
on leur ravissait déjà un droit qui appartient à tous les hommes
sans exception.
En revanche, les sept anciens cantons, souverains de la Thur-
govie, publièrent un édit en faveur de la religion catholique, ordon-
nèrent à tous les prêtres de ce pays de dire la messe et d'observer
les anciens usages, avec défense de se marier, sous peine de destitu-
tion et même de châtiments plus sévères.
Berne, quoique déjà ébranlée et à moitié protestante, envoya une
députation aux Zurichois, pour les solliciter de rétablir la messe et
de rester fidèles à l'ancienne religion. Cette démarche fut aussi in-
fructueuse qu'elle était déplacée de la part d'hommes qui, de fait,
avaient déjà rompu avec l'Église universelle.
Le 23 mai 1525; les états du pays de Yaud, réunis à Moudon, pu-
blièrent à leur tour une ordonnance contre les mauvaises, déloyales,
fausses et hérétiques allégations et opinions du maudit et déloyal héré-
tique et ennemi de la foi chrétienne Martin Luther. Nul ne pourra, y
1 Haller, c. 3.
à IM5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 269
est-il dit, acheter ou garder ses livres, ni parler en sa faveur, sous
peine de la prison, de l'estrapade, et, en cas de récidive, même du
feu. On remarque parmi les signatures de cette résolution plusieurs
noms de familles encore aujourd'hui florissantes dans le canton
de Vaud.
Dans le courant de la même année éclata la division entre Luther
et Zwingle: les Suisses protestants se déclarèrent pour le dernier.
En 1526, les cinq cantons primitifs proposèrent la conférence de
Baden, où les douze cantons, ainsi que nous l'avons vu, se pronon-
cèrent pour la foi de leurs pères contre les novateurs.
Les cantons de Berne, aussi bien que ceux de Bâle et Sehaffhouse,
tergiversèrent néanmoins pour faire exécuter les résolutions qu'on y
avait prises, quoique leurs députés y eussent formellement adhéré.
Les sept cantons primitifs, voyant Berne incertaine et flottante, lui
envoyèrent des députés pour la conjurer de rester fidèle à l'ancienne
religion. Us furent encore écoutés avec grand intérêt, et le grand
conseil publia effectivement, le 21 mai, un édit portant que tous les
livres hérétiques seraient défendus ; que les prêtres mariés ou qui
se marieraient à l'avenir seraient chassés du pays, et qu'on ne per-
mettrait aucune innovation dans la foi. Le grand-conseil s'engagea
même par un serment solennel à observer fidèlement cet édit. Hait
membres seulement protestèrent contre le décret; déjà au mois de
juillet ils obtinrent la confirmation de Bertold Haller en sa qualité
de prédicateur, avec la faculté de prêcher la parole de Dieu selon son
propre sens, et avec dispense de dire la messe. Ils l'obligèrent même
à prêcher trois fois par semaine. Plusieurs familles bernoises, indi-
gnées de cette violation d'une loi formellement jurée, quittèrent
Berne et allèrent s'établirent à Fribourg *.
Les anabaptistes continuaient à propager et à pratiquer leur
croyance dans les cantons de Zurich, de Berne, de Bâle, de Schaff-
house et dans les terres de l'abbé de Saint-Gall, s'attribuant en cela
le même droit que les sectateurs de Zwingle, et se fondant sur ce onc-
le baptême des enfants n'est prescrit nulle part dans l'Évangile, et
que, selon eux, le serment lui-même y est prohibé. Mais leurs frères
protestants, bien plus sévères que ne l'avaient été les catholiques à
l'égard des premiers réformateurs, les faisaient noyer, fustiger, met-
tre au carcan, et publièrent un édit qui leur défendait de rebaptiV r
ou de s'assembler, sous peine d'être noyés, c'est-à-dire baptisés jus-
qu'à ce que mort s'ensuive. Cette intolérance s'explique et s'excuse
facilement aux yeux de l'historien protestant Ruchat, « parce que,
1 Ha'ler, c. 4.
270 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
dit-il, les anabaptistes étaient de véritables séditieux qui, sous pré-
texte de la liberté chrétienne, voulaient secouer le joug de toutes
sortes de seigneurs terriens, soit souverains, soit subalternes. » Tant
qu'il n'avait été question que d'abolir et de spolier tous les seigneurs
spirituels, tant suprêmes que subalternes, tels que le Pape, les évo-
ques, les prévôts, les abbés des monastères, etc., tout cela sans doute
avait été très-louable, le nouvel évangile le commandait même ;
mais prétendre appliquer la même doctrine à messieurs de Zurich et
de Berne, c'était toute autre chose, et cela ne pouvait être toléré en
aucune façon.
Les paysans d'Interlaken et de Sumiswald, ayant refusé de payer
les dîmes et cens qu'ils devaient à ces deux couvents, y furent con-
traints par les Bernois, qui comptaient sans doute s'en emparer bien-
tôt à leur profit.
Le 42 février 1527, les députés des sept cantons catholiques pa-
rurent de nouveau, devant le grand-conseil de Berne pour l'engager
à demeurer fidèle à la foi jurée et à l'ancienne religion. Ils lui repré-
sentèrent, les larmes aux yeux, tout le mal qui résulterait de la dé-
fection de cette ville, et le tort qu'elle se ferait à elle-même. Inutiles
efforts ! avec la foi catholique, l'amour s'éteignit dans les cœurs, et
les plus anciens alliés, les plus sincères amis de Berne, ceux qui,
plus d'une fois, l'avaient sauvée d'une ruine imminente, reçurent de
leurs frères une réponse vague, sèche et glaciale.
Peu de temps après, il se tint encore à Berne une diète générale
dans le but de réunir les esprits; mais elle ne produisit aucun effet.
Zwingle y souffla la discorde, et se plaignit des écrits qu'on publiait
contre lui ; il les qualifiait de libelles, tandis que ceux qu'il répandait
lui-même contre les catholiques devaient être considérés comme la
pure parole de Dieu. Durant cette diète même, les cantons de Lu-
cerne, d'Uri, de Schwitz, d'Unterwald et de Zug contractèrent une
alliance avec Fribourg et le Valais, par laquelle ils s'engagèrent à
persévérer dans la religion catholique, et à se secourir mutuellement
dans le cas où ils seraient inquiétés dans son exercice.
Le 23 avril, les conseils de Berne publièrent une ordonnance con-
traire à celle de l'année précédente, et renouvelèrent le premier édit
de 1523, qui était tout en faveur de la prétendue réforme ; ils diffé-
rèrent néanmoins, mais provisoirement, l'abolition de la messe et de
cinq sacrements. Le gouvernement envoya des commissaires dans
tout le pays pour sonder V opinion du peuple, qui apparemment était
déjà souverain en matière de religion, et devait lui-même taire la loi
divine, au lieu de la recevoir. Les bons paysans à qui l'on disait que
leurs gracieux seigneurs ne voulaient que réformer les abus et rétablir
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 271
la pure parole de Dieu, abandonnèrent le tout au bon plaisir de leurs
excellences cantonnales. Les commissaires revinrent donc triomphants
à Berne, et assurèrent que le peuple acceptait la nouvelle réforme. Le
grand-conseil, s'appuyant de cette prétendue adhésion, révoqua le
décret qu'il avait juré si solennellement en 1526, de demeurer fidèle
à l'ancienne religion ; et comme il était facile de prévoir que ceux
qui voudraient garder leur serment reprocheraient aux autres de
l'avoir violé, l'ordonnance ajoutait très-prudemment « que quicon-
que, pour ce sujet, oserait traiter un autre de parjure, serait puni en
corps et en bien ; » de sorte que le nouvel évangile défendait déjà
d'énoncer une simple vérité de fait. De plus, en vertu de la tolérance
protestante, le même édit prononçait un châtiment arbitraire contre
tout prédicateur qui annoncerait une doctrine qu'il ne pourrait prou-
ver clairement par l'Écriture ; disposition d'après laquelle il eût fallu
commencer par punir les réformateurs eux-mêmes ; car, dit avec
beaucoup de raison un sénateur de Berne revenu à la foi de ses pères,
Charles-Louis de Haller, je les défie de prouver par l'Écriture que
la Bible est l'unique, source du christianisme, qu'elle s'explique elle-
même, et qu'on n'a pas besoin de juge pour en fixer le sens.
Immédiatement après cette résolution, les Bernois levèrent des
troupes contre les catholiques, imposèrent des administrateurs à tous
les monastères du pays, et s'emparèrent de leurs titres, de leurs do-
cuments et de leurs rentes, en sorte que, dès les premiers pas, la
réforme se signala par le parjure, la violence et la spoliation du bien
d'autrui. A Aigle, la nouvelle réforme fut rejetée avec mépris, les
habitants déchirèrent l'édit, en disant que les Bernois n'étaient pas
compétents pour faire de ces sortes de lois, et que la doctrine des
ministres ne pouvait être la parole de Dieu, attendu que la parole
de Dieu amène la paix, au lieu que la prédication des ministres n'en-
fantait partout que la discorde, ies querelles et la guerre.
Quelques communes du pays adoptèrent la réforme, comme elles
adoptèrent, près de trois siècles plus tard, la révolution de 1798, et
plusieurs paroisses abolirent la messe à la pluralité des suffrages ;
il y en eut où la voix du garde champêtre décida tantôt pour la
messe, tantôt pour le prêche, car c'est ainsi qu'on s'exprimait à cette
époque. Quelques.prêtres se marièrent de leur chef ; d'autres en de-
mandèrent la permission à la municipalité de Berne, qui envoya en-
core des députés dans toutes les communes du canton, pour pren-
dre l'avis du peuple sur cette question de discipline.
Quoique la force eût déjà décidé la question, la municipalité ber-
noise, pour sauver les apparences ou pour réparer la défaite que les
zwingliens avaient éprouvée à Baden, décréta, le 17 novembre 1527,
272 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 15i7
qu'il serait tenu une conférence dans la ville de Berne, pour y dis-
puter sur les affaires de religion et savoir à quoi l'on devait s'en
tenir. En conséquence, les municipaux ordonnèrent à tous les pas-
teurs et curés de leur pays de se rendre à cette dispute le premier
dimanche du mois de janvier 1528, et ils invitèrent les évêques de
Lausanne, de Bâle, de Constance et de Sion, ainsi que tous les can-
tons et Etats de la Suisse, d'y envoyer des théologiens de tous les
partis. Les circonstances favorisaient singulièrement l'exécution d'une
mesure aussi extraordinaire. Les puissances limitrophes, particuliè-
rement la France et l'Autriche, se trouvaient engagées dans une
guerre sanglante. Rome était pillée et saccagée par le connétable de
Bourbon; le Pape, assiégé dans le château Saint- Ange, ne pouvait
taire entendre sa voix ; enfin les Turcs marchaient sur Vienne. Néan-
moins les quatre évêques refusèrent d'assister à la conférence ; ils
représentèrent aux municipaux de Berne que l'Écriture seule n'était
pas l'unique règle, puisque chacun l interprétait à sa manière; que le
conseil municipal de Berne était incompétent pour décider en ces
matières; qu'en pareil cas on devait s'adresser au chef de l'Église, et
que toutes les hérésies n'avaient eu leur source que dans l'interpré-
tation particulière de la Bible. Huit cantons catholiques s'assem-
blèrent à Lucerne, et écrivirent aux Bernois une lettre pressante poul-
ies détourner de cette mesure ; ils leur rappelaient la promesse qu'ils
avaient faite par écrit et sous serment de s'en tenir à la décision de
Baden, et de maintenir l'ancienne religion. Mais Berne leur fit une
réponse vague et évasive, disant que le serment était révoqué et n'o-
bligeait le gouvernement qu'envers ses sujets.
D'après cette réponse, les cantons catholiques décrétèrent qu'ils
n'enverraient personne à Berne ; ils refusèrent môme le passage sur
leurs terres à ceux qui voulaient s'y rendre. Cochlée, doyen à Franc-
fort, animé d'un zèle pur et véritable pour la religion, écrivit aux
Bernois pour les conjurer de ne pas s'écarter de l'autorité de l'Eglise.
« L'Écriture, leur disait-il, est une chose inanimée qui ne peut ni
parler ni s'expliquer elle-même, ni s'élever contre ceux qui lui font
violence et donnent à ses paroles un sens pervers et corrompu. »
Enfin l'empereur Charles-Quint lui-même adressa, le v2x septembre,
une lettre aux Bernois, pour les exhorter à s'abstenir de cette me-
sure, comme n'étant pas de la compétence d'une seule commune ni
d'un seul pays; il les engageait à la différer jusqu'à la convocation
d'un concile, ou du moins jusqu'à la prochaine diète de Ratisbonne.
Tout fut inutile : dès le moment que les municipaux de Berne
eurent abandonné l'ancienne foi, ils ne respectèrent plus ni l'auto-
rité des évêques ni celle de l'empereur, qui alors était encore leur
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 273
souverain légitime, ni celle du concile, et n'eurent pas même le plus
petit égard pour les représentations de leurs plus anciens alliés l.
Le colloque s'ouvrit le 1er janvier 1528, mais on n'y vit figurer
que des protestants et des députés de villes ou de cantons prêts à le
devenir. Zurich y envoya son bourgmestre, trois municipaux et
vingt-cinq autres personnes. Zwingle avait tellement peur, qu'il
fallut lui donner une escorte de trois cents hommes pour l'engager
à se rendre de Zurich à Berne. Tous ses partisans y accoururent de
Claris, de Bâle, de Schaffhouse, de Saint-Gall, de Bienne [et de Mul-
house ; mais personne n'y assista de la part des cantons de Lucerne,
d'Un', de Schwitz, d'Unterwald et de Zug. Il n'y eut pour Fribourg
que le provincial des Augustins, nommé Trayer, qui s'y présenta de
son propre mouvement et sans aucun ordre de ses supérieurs. Ainsi
les zwingliens, disputant à peu près entre eux seuls, étaient bien
sûrs d'avoir la majorité.
On nomma quatre présidents, tous protestants ou du moins con-
nus pour leur penchant à favoriser les innovations. Les municipaux
de Berne, transformés subitement en savants et en théologiens, s'as-
sirent en rond autour de la salle, prêts à juger en dernier ressort sur
le sens de l'Écriture, quoique cette Écriture ne dût avoir aucun juge.
Un règlement composé d'avance par les ministres protestants por-
tait, entre autres, qu'on n'admettait d'autre preuve que celle qui
serait tirée de l'Écriture sainte, ni d'autre explication ou d'autre
juge du sens de cette Écriture que par l'Écriture elle-même; ce qui,
comme l'observe fort bien le Genevois Mallet dans son Histoire des
Suisses 2, rendait la dispute interminable et décidait d'avance la
question principale, en écartant celle sur l'autorité du Pape et des
évêques, qui fait le point fondamental de la foi catholique. Du reste,
les thèses proposées pour faire. la matière de la dispute, toutes com-
posées par le parti protestant, étaient vagues, ambiguës, insidieuses,
et les catholiques n'osèrent rien objecter contre la rédaction de
ces thèses.
Cependant le petit nombre de catholiques présents au colloque
mirent les nouveaux réformateurs dans l'embarras, en s'appuyant
sur un grand nombre des plus clairs passages de l'Écriture sainte;
mais Bertold Haller, Oecolampade, etc., prétendirent les expliquer
tout seuls à leur façon, en même temps qu'ils refusaient ce droit à
toute l'Église et à tous les Pères de l'antiquité chrétienne. Quant au
pouvoir de l'excommunication, ils l'attribuaient déjà au peuple sor-
verain de chaque paroisse. Le provincial Trayer leur fit remarquer
" Haller, c. 5. — 2 T. 3, p. 124.
«m. 18
-274 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
que les protestants jugeaient aussi l'Eciture sainte, puisqu'ils en
admettaient quelques livres et en rejetaient d'autres qui ne leur con-
venaient pas; il ajouta que si personne ne devait croire sur l'ensei-
gnement d'un autre, on avait lieu d'être surpris que les docteurs
protestants se donnassent tant de peine pour inculquer au inonde
leur nouvelle croyance; que si chaque Chrétien était éclairé de l'es-
prit de Dieu, il était difficile de comprendre comment les nouveaux
réformateurs pouvaient être si divisés dans leurs sentiments, et que
depuis une dizaine d'années il se fût élevé parmi eux une multitude
de sectes, qui toutes prétendaient avoir l'esprit de Dieu, et se persé-
cutaient néanmoins avec la plus grande fureur: enfin que, si on
renvoyait chaque Chrétien à son esprit particulier, c'était le ren-
voyer à l'incertitude et à l'erreur, et qu'ainsi rien n'était plus utile
ni plus sur que de demeurer dans l'unité de l'Eglise, etc.
Ces arguments étaient difficiles à réfuter ; aussi Bucer n'y ré-
pondit-il que par des faux-fuyants et des subtilités. Trayer ayant voulu
répliquer, on étouffa ^^TTrx par des cris de fureur: on prétendit
qu'il s'était servi de paroles injurieuses, et on le contraignit à se re-
tirer du colloque.
Un simple curé d'Appenzell, un chantre et un maître d'école de
Zofing prirent sa place, et, d'après le récit du protestant Rachat lui-
même, ils défendirent noblement la cause de l'ancienne religion. Ils
citèrent en faveur de la doctrine catholique sur l'Église et la primauté
de saint Pierre, sur le saint sacrifice de la messe, sur l'état intermé-
diaire du purgatoire, sur la prière pour les morts, sur l'invocation
des saints, sur l'utilité des images, etc., de nombreux passages de
l'Écriture sainte, tels qu'ils ont été entendus partout et toujours de-
puis l'origine du christianisme ; mais Zwingle, Oecolampade et
d'autres novateurs prétendirent encore les expliquer à leur façon ; ils
en torturaient le sens d'une manière étrange, et dès qu'on ne devait
reconnaître aucun juge authentique, cette dispute devint intermi-
nable. Les zvvingliens, malgré leur respect simulé pour la Bible, re-
jetaient encore les livres qui ne leur convenaient pas, tels que l'Apo-
calypse, l'épîtrede saint Jacques, et même celle aux Hébreux. Aussi.
un simple maître d'école leur lit - il observer qu'il était indispensa-
blement nécessaire de s'en rapporter à l'Église pour l'usage des
livres reconnus par elle, parce que, autrement, chacun se croirait
bientôt en droit de rejeter comme apocryphe tout ce qui lui déplairait.
Le colloque se termina au bout de dix-neuf jours: les thèses ne
furent souscrites que par les chanoines de Berne, qui apparemment
voulaient conserver leurs prébendes ; par quelques Dominicains et
par cinquante-deux curés du canton : tous les autres les rejetèrent,
à 1545 de l'ère ehr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 275
et aucun de ceux qui appartenaient au pays Romand, qui compre-
nait alors le gouvernement d'Aigle, Morat et Échallens, ne les ap-
prouva.
Le savant Eckius d'Ingolstadt et Cochlée de Francfort écrivirent
contre les actes de cette dispute ; ils y découvrirent vingt-cinq erreurs
de fait, dix contradictions et quinze falsifications de l'Écriture sainte;
mais le conseil municipal de Berne, tranchant le nœud gordien,
s'érigea en juge suprême de la Bible, qui pourtant ne devait pas
avoir besoin déjuge : de sa pleine autorité papale, se mettant même
au-dessus des Papes, il changea la foi, approuva et confirma les dix
thèses du concile zwinglien, ordonna de les recevoir et de s'y con-
former, défendit à tous les curés ou ministres de rien enseigner ni
dire de contraire; il abolit la messe, fit démolir les autels et brûler
les images, dépouilla les quatre évêques de toute juridiction spiri-
tuelle, et délia les doyens et les trésoriers des chapitres du serment
d'obéissance qu'ils prêtaient aux évêques; en sorte que ceux mêmes
qui se récriaient le plus que le Pape pût, en certains cas extraordi-
naires, délier d'un serment, c'est-à-dire déclarer, après mûr examen,
qu'il était impossible, illicite, nul, sacrilège, contraire à la loi divine
et par conséquent non obligatoire, ceux-là mêmes se délièrent et
prétendirent délier les autres, soit de leurs devoirs naturels, soit de
leurs promesses volontaires et licites. Cependant les municipaux de
Berne n'oublièrent pas de prescrire que l'on continuerait à payer
les dîmes, cens et autres redevances affectées aux usages religieux,
se réservant d'en disposer en temps et lieu, comme ils le jugeraient
convenable. Ensuite ils permirent aux prêtres de se marier, aux re-
ligieux et aux "religieuses de sortir de leurs couvents, obligèrent les
ministres de prêcher quatre fois par semaine, sous peine de révoca-
tion, et finalement se réservèrent la faculté de changer encore cette
nouvelle religion, si on venait à leur prouver quelque chose de mieux
par l'Écriture. En attendant, ils persécutaient les anabaptistes, qui
expliquaient aussi la Bible selon leur propre sens, et n'y trouvaient
pas le baptême des enfants ni l'autorité des seigneurs temporels.
Le 23 février 1528, leurs excellences municipales de Berne en-
voyèrent dans toutes les communes de leur pays des commissaires
chargés de haranguer le peuple pour faire adopter cet édit de ré-
forme ; et afin de ne pas manquer le but, ou pour faire briller plus
de lumières, on admit dans ces conciles communaux jusqu'à des gar-
çons de quatorze ans. De plus, les commissaires avaient ordre de s'y
prendre d'une façon que le succès, du moins apparent, ne pouvait
être douteux. Si la majorité d'une paroisse se déclarait pour le prê-
che, la minorité devait se soumettre et la religion catholique être
276 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. I.XXXIV. — De 1517
abolie ; si, au contraire, !a majorité l'emportait pour la messe, la
minorité protestante demeurait libre de professer librement ce qu'elle
appelait la parole de Dieu. Si dans une ville ou commune, composée
de plusieurs paroisses, la majorité l'emportait pour la religion catho-
lique, on devait faire voter chaque paroisse séparément, afin de pro-
téger celles qui se prononceraient pour la réforme ; et lors même
qu'une commune entière votait à l'unanimité la conservation de l'an-
cienne religion, on lui ôtait toute possibilité de la pratiquer, en la
privant du prêtre et en maintenant le ministre protestant du lieu dans
son presbytère. Enfin, dans les endroits seulement où le curé et les
paroisses se déclaraient unanimement pour la messe, leurs excellences
bernoises permettaient, par grâce spéciale, de la laisser célébrer jus-
qu'à nouvel ordre l.
Cependant la prétendue réforme, introduite de vive force, provoqua
des insurrections et des résistances dans plus d'un endroit. En vertu
de la nouvelle liberté chrétienne, on eût dû laisser faire. Les muni-
cipaux de Berne ne l'entendaient point ainsi, et réprimèrent les op-
positions tantôt par les armes, par des amendes, tantôt par quelques
concessions temporaires.
A Berne même, les édits réformateurs se succédaient avec rapidité,
et l'on marchait chaque jour plus avant dans le sens de la révolution.
Ce qui, lors de la dispute, avait encore été reconnu vrai, ne l'était
déjà plus au bout de quelques mois, et la claire parole de Dieu su-
bissait à chaque instant de nouvelles variations. Une ordonnance du
21 juin réduisit les fêtes au nombre de vingt-cinq, indépendamment
des dimanches. On conserva entre autres la Toussaint et la fête de
saint Vincent, patron de la ville; car, quoique dans la sixième thèse
de Zwingle, approuvée et confirmée par leurs excellences municipa-
les, la vénération et l'invocation des saints eussent été rejetées comme
injurieuses aux mérites du Christ, Berne voulut au moins conserver
son patron spécial.
Dans le même temps, un autre édit défendait les services mili-
taires étrangers et toute pension reçue ou à recevoir d'un prince ou
seigneur étranger ; en sorte que, dès son origine, la réforme proles-
tante priva les citoyens et les sujets de Berne d'une des premières
libertés de l'homme, savoir, de la liberté de servir le maître qui leur
inspire le plus de confiance, ou leur procure le plus d'avantages, et
leur ôta tout à la fois le pain spirituel et le pain matériel.
Huit jours plus tard, parut un édit de persécution quiordonnait de
er partout les images et de démolir les autels, soit dans les églises,
1 Daller, c. c.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 277
soit dans les maisons particulières, de poursuivre partout les prêtres
qui diraient encore la messe, d'en saisir autant, qu'on pourrait en at-
traper, et de les mettre en prison; de traiter de la même manière
quiconque oserait mal parler des municipaux de Berne. En cas de ré-
cidive, les prêtres étaient mis hors la loi et livrés à la vengeance pu-
blique; enfin le même édit ordonnait encore de punir tous ceux qui
soutiendraient ces prêtres réfractaires, ou qui leur donneraient asile.
Un troisième édit du 22 décembre défendit même d'aller entendre la
messe dans les cantons voisins, sous peine de destitution pour les
gens d'office, et de punition arbitraire pour les particuliers l.
Pendant les années 1529, 1530 et 1531, la Suisse se trouva dans
un état épouvantable. On ne voyait partout que haine, troubles et
actes de violence ; partout régnaient la discorde et la division : dis-
corde entre les cantons, discorde dans le sein des gouvernements,
discorde entre les souverains et les sujets, enfin, discorde et division
dans chaque paroisse et dans chaque famille. La défection de Berne,
à laquelle les Zurichois travaillèrent pendant six ans, avait déchaîné
l'audace de tous les brouillons et de tous les mauvais sujets de la
Suisse. De tous côtés on voyait éclater de nouvelles révolutions. Par-
tout elles s'opéraient par une troupe de bourgeois ignorants, turbu-
lents et factieux, contre la volonté des magistrats intimidés, et de la
partie nombreuse et paisible des habitants, qui ne voyaient ces in-
novations qu'avec horreur, mais dont on arrêtait l'indignation et
paralysait le zèle, comme on l'a fait de nos jours, en prétextant la
nécessité d'empêcher l'effusion du sanget de prévenir les horreurs de
la guerre civiles Ainsi, les uns faisaient à leurs concitoyens et atout
ce qui est sacré une guerre implacable, tandis que les autres étaient
condamnés à souffrir sans résistance toutes les hostilités, et l'on qua-
lifia du beau nom de paix cet état d'iniquité triomphante et de misé-
rable servitude. Partout, excepté à Schaffhouse, ville qui se distingua
toujours par le calme et le caractère paisible de ses habitants, par-
tout les révoltés, de leur propre mouvement, pénétraient en armes
dans les églises, abattaient les autels, brûlaient lesimages, détruisaient
les plus magnifiques monuments de l'art, pillaient les vases sacrés,
ainsi que d'autres objets précieux, et faisaient vendre à l'enchère les
vêtements sacerdotaux; car c'est par ce vandalisme et ces sacrilèges
qui se signala constamment la révolution religieuse du seizième siècle.
En vertu de la liberté de conscience, les novateurs triomphants des-
tituaient tous les conseillers catholiques, et défendaient de prêcher
contre ce qu'ils appelaient la réforme. A Bâle, en particulier, la no-
1 Haller, c. 7.
•278 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
blesse fut chassée, et le clergé catholique, le chapitre et même les pro-
fesseurs de l'université quittèrent pour jamais une ville dont ils étaient
l'ornement et la gloire, et qui leur devait son existence et son lustre.
Vers la fin de la même année L529, Zwingle souillait déjà le feu de
la guerre à Zurich ; mais, trouvant peu de partisans dans la ville,
il répandit un manifeste dans tous les villages, pour soulever le
peuple contre les cinq cantons catholiques. Il déclama même contre
Berne, dont la marche lui paraissait trop lente ou peu sincère, et,
d'après ses conseils, Zurich envoya une députation qui obtint la
rupture du traité de paix avec Unterwald.
Alors, les cinq cantons catholiques, Lucerne, Tri, Schwitz, Unter-
wald et Zug, formant le cœur et le centre de la Suisse, contractèrent
une alliance avec F ,-rdinand, archiduc d'Autriche, et une autre avec
Fribourg, le Valais et Rapperschwil, pour se maintenir dans la religion
catholique. Les protestants, épouvantés, en poussèrent des cris de fu-
reur, quoique eux-mêmes eussent déjà fait des traités semblables avec
des princes étrangers, notamment avec le landgrave de Hesse,pourle
maintien de leur réforme. Ils se croyaient tout permis pour anéantir
l'ancienne religion, et auraient voulu que tous moyens de la défendre
fussent enlevés aux catholiques.
Le 7 juin J529, les Zurichois, toujours ardents et fougueux, mar-
chèrent sur Cappel, et occupèrent l'abbaye de Mûri, d'où ils furent
bientôt chassés par les Lucernois. Alors ils déclarèrent ouvertement
la guerre aux cinq cantons ; mais ils pâlirent et reculèrent en voyant
que les catholiques s'étaient aussitôt réunis en masse et se trouvaient
prêts à se défendre. Une quarantaine de médiateurs, tous protestants,
accoururent à la hâte de tous les cantons suisses et mêmes des villes
d'Allemagne, pour empêcher que la querelle ne fût vidée par les
armes. Ils réussirent effectivement à faire accepter, le 2G juin, une
paix simulée, qui, tout en prêchant la tolérance, l'union et l'oubli,
laissait subsister la source de la discorde 1.
L'année U>30se passa dans les mêmes troubles, et n'offrit qu'une
suite d'injustices et d'actes de violences. Pendant que Zurich travail-
lait à révolutionner les seigneuries communes de la Suisse orientale,
Berne en faisait autant dans les bailliages qu'elle possédait en com-
mun avec Fribourg. Les protestants commençaient à se diviser plus
que jamais entre eux; les anabaptistes surtout, difficiles à réfuter
par la lettre seule et par l'interprétation particulière de la Bible, leur
donnaient beaucoup d'embarras. Plusieurs d'entre eux furent déca-
pités ; les chefs de la réforme eux-mêmes finirent par se brouiller et
» Halkr, c. 8.
à 1545 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 279
se quereller sur les principaux dogmes du christianisme, sans même
pouvoir s'accorder sur la confession d'Augsbourg. Chacun enseignait
son opinion et sa croyance particulières, et néanmoins chaque opinion
devait passer pour la pure parole de Dieu l.
L'année 1531 commença dans les mêmes troubles que la précé-
dente. A Soleure, les protestants se brouillèrent sérieusement, les
uns voulant adopter la réforme zurichoise, d'autres celle de Berne,
des troisièmes celle de Bàle, sans qu'aucune autorité pût les mettre
d'accord.
Dans les seigneuries communes, les cantons protestants, Zurich
surtout, violèrent ouvertement le traité de paix de 1529. Partout ils
soutenaient la minorité rebelle, et prétendaient faire embrasser leur
nouvelle réforme. Sans aucun nouveau motif, ils interdirent à leurs
voisins, les cinq cantons catholiques, le commerce du blé et du sel,
dans le dessein de les affamer et de les soumettre ensuite, pour les
punir de leur fidélité à l'ancienne religion. Enfin, la violence des
Zurichois, ayant comblé la mesure, finit par amener un dénoûment
sanglant, qui fut pour les novateurs une leçon salutaire, les força de
respecter la justice, et rétablit en Suisse une paix au moins tolérable.
Le 7 octobre 1531, les cantons de Lucerne, d'Uri, de Schwitz,
d'Unterwald et de Zug, réduits à défendre tout à la fois leur religion,
leur liberté et leur existence même, déclarèrent la guerre aux Zuri-
chois comme aux seuls et véritables auteurs de tous leurs maux.
Zwingle soufflait depuis trois ans le feu de cette guerre, et annonçait
avec une orgueilleuse présomption une victoire facile. Le 21 septem-
bre 1531, il disait publiquement à ses auditeurs dans un sermon :
«Levez-vous, attaquez; les cinq cantons sont en votre pouvoir. Je
marcherai à la tête de vos rangs, et le premier à l'ennemi. Là, vous
sentirez la force de Dieu, car lorsque je les haranguerai avec la vé-
rité de la parole de Dieu, et leur dirai : Qui cherchez-vous, impies?
alors, saisis de terreur et de crainte, ils ne pourront répondre, mais
ils tomberont en arrière et prendront la fuite, comme les Juifs à la
montagne des Oliviers devant la parole du Christ. Vous verrez que
l'artillerie qu'ils auront braquée contre vous se tournera contre eux
et les foudroiera eux-mêmes. Leurs piques, leurs hallebardes et au-
tres armes ne vous blesseront pas, mais les blesseront eux-mêmes. »
Ainsi parlait Zwingle le 21 septembre ; pour plus de sûreté, il fit im-
primer son discours prophétique. Mais lorsqu'au mois d'octobre il vit
gronder l'orage et approcher le péril, il commença à trembler ; pour-
suivi de sinistres pressentiments, il s' effraye de l'apparition d'une
» Haller, c. 8.
280 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1Y.- De 1517
comète, etpréditque tout cela finirait mal. Mais ses partisans le forcè-
rent, malgré lui, de marcher à leur tète, et ils occupèrent le village
de Gappel.
Le 11 octobre, les Zurichois y furent entièrement défaits; ils
prirent la fuite dans le plus grand désordre, ayant perdu dix-neuf
canons, quatre drapeaux, toutes leurs munitions et au moins quinze
cents hommes, parmi lesquels vingt-sept magistrats et quinze pré-
dicants. Le cadavre de Zwingle, ayant été reconnu, fut mis en pièces.
ou, selon d'autres, écartelé par les mains du bourreau et brûlé.
Les catholiques, selon l'ancienne coutume, restèrent sur le champ
de bataille, où, s'étant mis à genoux, ils remercièrent Dieu de la
victoire qu'il venait de leur accorder ; ensuite ils s'avancèrent dans
le canton de Zurich. Le 21 octobre, les Zurichois, revenus de leur
première frayeur et renforcés par leurs alliés, attaquèrent de nouveau
les catholiques avec des forces supérieures ; ils furent battus une
seconde fois au mont de Zug, et prirent la fuite en désordre, aban-
donnant leur artillerie, leur argent et leurs bagages. Leur désunion
et 1 indiscipline religieuse se peignaient dans tous leurs actes exté-
rieurs. Au temporel comme au spirituel, chacun voulait commander,
nul ne voulait obéir, et c'est ce qui causa leur défaite.
Le 3i octobre et le 6 novembre, les catholiques proposèrent aux
protestants trois articles très-modérés, très-raisonnables, rédigés en
termes honnêtes, et dont les médiateurs eux-mêmes, quoique protes-
tants, conseillaient l'acceptation. Ils portaient simplement : 1" qu'on
devait dorénavant laisser les cinq cantons catholiques en paix sous
le rapport de leur religion : 2° que ceux-ci promettaient d'en faire
autant à l'égard de ceux de Zurich, de Berne et de leurs adhérents ;
3° qu'ils n'inquiéteraient pas ceux qui, dans les seigneuries com-
munes, avaient embrassé la religion réformée; mais que, si dans
quelque lieu on avait usé de fraude et de violence pour l'établir, on
pourrait remettre de nouveau l'affaire aux voix, et que les paroisses
qui voudraient reprendre l'ancienne religion seraient libres de le
faire. — Ceux de Zurich et de Berne admirent les deux premiers
articles, mais rejetèrent le troisième avec hauteur.
Aussitôt (c'était le 6 novembre) les catholiques attaquèrent de
nouveau les Zurichois, les chassèrent de leurs positions, inondèrent
le territoire de Zurich, et s'avancèrent jusqu'à deux lieues de la ville.
Alors les vaincus perdirent tout à fait courage, et la terreur devint
générale; un grand nombre fulminaient contre Zwingle et les misé-
rables prédicants, comme étant la cause de tous leurs maux, comme
ayant trompé le peuple en lui disant que les ennemis ne tiendraient
pas, et que le bruit d'une feuille les ferait fuir. Aussi les bour-
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 281
geois et les sujets forcèrent-ils leurs magistrats à conclure la paix.
Le -16 novembre, les députés de Zurich signèrent donc un traité
de paix par lequel ils abandonnaient tous leurs alliés, et qui portait
en substance : « Que les Zurichois devaient et voulaient laisser les
cinq cantons, avec leurs alliés et leurs adhérents, dès à présent et à
l'avenir, dans leur ancienne, vraie et indubitable foi chrétienne, sans
les inquiéter ni importuner par des chicanes et des disputes, renon-
çant à tout mauvais subterfuge et arrière-pensée, à toute ruse, dol et
fraude ; que, de leur côté, les cinq cantons voulaient aussi laisser les
Zurichois et leurs adhérents libres dans leur croyance ; que dans les
seigneuries communes dont les cinq cantons étaient cosouverains, les
paroisses qui avaient embrassé la nouvelle foi pourraient la conserver
si cela leur convenait ; que celles qui n'avaient pas encore renié
l'ancienne foi seraient pareillement libres de la garder, et qu'enfin
celles qui voudraient reprendre la véritable et ancienne foi chrétienne
auraient le droit de le faire. » De plus, le traité de 1529, si onéreux
pour les catholiques, fut annulé ; les Zurichois s'engagèrent à renon-
cer à tous les traités contraires aux anciennes alliances suisses, à res-
tituer aux cinq cantons les deux mille cinq cents écus d'or pour les
frais de la guerre en 1529, et de rétablir à leurs dépens les ornements
brisés ou enlevés dans les diverses églises.
Dès le 15 novembre, les troupes bernoises, fatiguées, mal disposées
et découragées, décampèrent sans avoir combattu, et toute l'armée
se débanda. On sonna le toscin, mais, dit le véridique historien
Tschudi, pour un qui arriva, trois s'en allèrent; car la terreur était
là. Les soldats mutinés jetaient leurs armes, disant qu'ils ne vou-
laient pas exposer leurs femmes, leurs enfants et leurs foyers «pour
cette nouvelle croyance que le diable avait apportée dans le pays l.
Les catholiques poursuivirent les Bernois jusqu'au delà de Lentz-
bourget Sur, près d'Aarau, sans rencontrer aucune résistance. Rien
ne les empêchait d'aller encore plus loin et de mériter une seconde
fois le titre de fondateurs et de restaurateurs de la Suisse, en détrui-
sant la source du mal et en signant la paix à Berne, où on les
aurait reçus avec acclamation comme des libérateurs. Mais, observe
le judicieux M. de Haller, dans leurs vues, à la vérité justes pour le
fond, mais étroites et uniquement bornées à leur propre pays, re-
tenus d'ailleurs par des médiateurs qui vinrent encore s'immiscer
dans la querelle, ils firent, par excès de modération, l'énorme faute
1 Guill. Tschudi. Description de la guerre de Cappel, écrit classique dont
chaque ligne annonce l'homme supérieur, l'éloquent écrivain et le grand homme
d'état. Note de Haller.
282 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De loî7
de s'arrêter à moitié chemin, et d'accorder aux Bernois une paix qui
fut signée le 2-2 novembre, à Bremgarten, dans des termes et avec
des conditions semblables à ceux que les Zurichois avaient obtenus
six jours auparavant. Les Bernois reconnurent donc aussi, par un
traité tunnel que la religion catholique est l'ancienne, vraie et indubi-
table foi chrétienne, et que celle qu'ils venaient d'introduire était une
religion toute nouvelle, et par conséquent fausse. De plus, ils s'enga-
gèrent à payer trois mille écus pour images brisées et ornements
détruits dans l'abbaye de Mûri et dans d'autres églises, et deux mille
cinq cents écus d'or pour frais de la guerre ; à libérer le canton d'Un-
terwald des charges qu'on lui avait imposées, et à laisser rentrer
dans leur patrie les habitants de Grindelwald, bannis pour avoir dé-
fendu leur ancienne religion.
Ce fut ainsi qu'une querelle que trois années de conférences et de
négociations fatigantes n'avaient fait qu'envenimer toujours davan-
tage, se termina en moins de trois semaines par une guerre qui ne
coûta que deux combats. L'expérience prouve encore ici, ajoute le
judicieux de Haller, que, dans toutes les grandes dissensions reli-
gieuses et politiques, une guerre entreprise en temps opportun est le
moyen le plus sûr, le plus prompt et même le plus doux pour réta-
blir la paix, parce que les maux physiques et le sentiment de sa pro-
pre impuissance peuvent seuls faire fléchir l'entêtement d'une secte
et la forcer à reconnaître les droits d'autrui. Aussi l'effet de la victoire
des catholiques fut-il prodigieux en Suisse. A peine les Bernois eurent-
ils abandonné les villes de Bremgarten et de Melling, que les habi-
tants reprirent la religion catholique. Elle fut pareillement établie
partout où l'on recouvrait la faculté de respirer; les monastères
d'Einsidlen, de Wetting, de Munsterling, de Fahr, de Catharinenthal
et de Saint-Gall, d'où les perturbateurs avaient chassé les religieux,
se formèrent de nouveau, et depuis lors ils ont subsisté paisiblement
jusqu'à nos jours. Tout cela se tit spontanément et sans violence ;
car les cantons catholiques n'avaient aucune force armée dans ces
bailliages communs, et, en vertu d'un traité de paix qu'on venait de
conclure, chaque commune avait pleine et entière liberté de persister
dans la religion réformée, si elle le jugeait convenable. Aussi, par-
tout où les communes ont voulu conserver leurs ministres zwin-
gliens, la nouvelle réforme s'est maintenue et conservée jusqu'à pré-
sent, et de là vient que dans ces contrées, notamment dans la Thur-
govi \ il existe d'une paroisse à l'autre, et même dans le sein de
chaque paroisse, un si grand mélange de catholiques et de protestants.
L'impression qu'avait produite la défaite des protestants se fit
sentir jusque dans les ville de Zurich et de Berne. A Zurich, un parti
à 1545 de l'ère chr.] Dïï L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 283
nombreux voulait rétablir la religion catholique. On les apaisa par
de bonnes paroles et quelques remises pécuniaires. On fit pareille-
ment quelques tentatives clans les conseils de Berne, pour faire révo-
quer les édits de la réforme. Plusieurs villes et villages y envoyèrent
des députés dans le même dessein. Mais la majorité protestante, au
lieu de respecter cette liberté de conscience toujours invoquée par
les réformateurs, employa la ruse et la violence pour l'ôter ou la re-
fuser aux catholiques l.
Les municipaux de Berne, dominés par les prêcheurs de la ré-
forme, et effrayés des mouvements qui se manifestaient en faveur
de l'ancienne religion, se hâtèrent de convoquer un synode de pré-
dicants, composé de deux cent trente pasteurs ou ministres, et de
faire une espèce de constitution, afin de présenter au moins une ap-
parence d'ordre dans leur église. La besogne était préparée d'avance,
et les pères du concile n'eurent pas beaucoup à faire ; ils s'assemblè-
rent le 9 janvier 1532, et le 14 tout était déjà terminé; de sorte
qu'évidemment il n'y eut ni discussions ni délibérations, car, certes,
il n'est pas probable que, sans ordre supérieur, deux cent trente mi-
nistres protestants, tous grands parleurs et dont chacun expliquait la
Bible à^ sa fantaisie, fussent en cinq jours tombés d'accord sur tant
de matières controversées et sur la rédaction d'une ordonnance de
quarante-six chapitres. Un prêtre marié de Strasbourg, Capiton ou
Petite-Tête, en fut l'auteur et le rédacteur.
D'abord, pour éviter toute dispute entre les pères du synode, l'au-
teur ne] touche ni les dogmes ni la morale. Sur quoi il est bon de re-
marquer que ces prédicateurs de la réforme, qui rejettent tous les
Pères de l'Eglise, et qui, pour justifier leur système d'indépendance,
nous répètent sans cesse le passage de l'Écriture : Vous ne devez
appeler personne votre père, se clonnent néanmoins eux-mêmes le
titre de pères, eux qui n'étaient que des disciples révoltés et les pères
spirituels de'] personne, si ce n'es: de leurs sectateurs, à qui ils en-
seignaient à mépriser l'Église, leur mère, et à abandonner la reli-
gion de leurs pères.
Du reste, les actes de ce synode renferment des aveux inappré-
ciables. Les ministres conviennent « qu'il ne leur est pas possible de
faire quelque^fruit dans leur église, si le magistrat civil n'ajoute ses
soins pour avancer cette bonne oeuvre. » Il leur faut donc aussi un
chef ou un évêque du dehors, d'autant plus que, sans son pouvoir
coërcitif, ces ministres, qui rejettent tout autre supérieur, ne s'accor-
deraient jamais. « C'est pourquoi, disent-ils, tout magistrat chrétien
i Haller. c. 9.
284 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De IMT
doit, dans l'exercice de son pouvoir, être le lieutenant et le ministre
de Dieu, et conserver parmi ses sujets la doctrine et la vie évangé-
lique, tout autant du moins qu'elle s'exerce au dehors et se pratique
dans les choses extérieures. » Voilà donc tout magistrat civil formel-
lement créé pape ; car, pour conserver la doctrine évangélique, il
faut pouvoir juger quelle est la véritable; et l'enseignement, la
prédication et l'instruction des enfants, l'administration, tout cela
s'exerce au dehors, la vie entière ne se compose que d'actes exté-
rieurs. Cependant, plus loin, Capiton essaye de subordonner le tem-
porel au spirituel, tant il est peu d'accord avec lui-même. Et ce
n'est pas la seule contradiction de son mémoire. Les prédicants s'y
appellent les successeurs des apôtres, eux qui soutenaient que les
apôtres n'avaient pas eu de successeurs.
Maintenant, quel heureux effet produisait la papauté civile des
municipaux de Berne? « Il est vrai, leur dit Capiton, que votre mi-
nistère et votre pouvoir à l'égard de l'Évangile ne fait et n'a fait que
des hypocrites , car il y en a beaucoup qui fuient la messe comme
une cérémonie pleine de blasphèmes, qui s'en accommoderaient
fort bien si vos excellences ne l'avaient abolie par leurs édits et leurs
mandats; mais peu importe de quelle manière on reçoive l'Évangile.
Vos excellences souhaiteraient conduire chacun à la vérité : si ensuite
le monde l'embrasse par hypocrisie, ce nest pas votre faute ; il en est
de vous comme de Moïse. Vos excellences ne doivent pas non plus se
mettre en peine des discours de quelques âmes simples qui disent que
le christianisme ne se gouverne point par l'épée, et que leurs excel-
lences l'établissent une papauté nouvelle en voulant se mêler des affaires
de la foi. »
Le chapitre vingt-quatre du synode ordonne expressément aux pas-
teurs d'attaquer les Papes dans leurs sermons. Mais, dans une lettre
confidentielle écrite à Farel l'an 1537, le même Capiton s'exprimera
ainsi sur la réforme et sur le Pape : « L'autorité des ministres est
entièrement abolie, tout se perd, tout va en ruine. Le peuple nous
dit hardiment : Vous voulez vous faire les tyrans de l'Église, vous
voulez établir une nouvelle papauté. Dieu me fait connaître ce que
c'est que d'être pasteur, et le tort que nous avons fait à l'Église par
le jugement précipité et la véhémence inconsidérée qui vous a fait re-
jeter le Pape. Car le peuple, accoutumé et comme nourri à la licence,
a rejeté tout à fait le frein ; il nous crie : Je sais assez l'Évangile,
qu'ai-je besoin de votre secours pour trouver Jésus-Christ ? Allez
prêcher ceux qui veulent vous entendre l. »
1 Ep. ad Farci, int. ep. Calv., p. 5.
à I5i5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 28Ô
Du reste, cette impuissance du ministère des prédicants était déjà
notoire en 1532. Dans le quarante-deuxième chapitre, le synode de
Berne avoue humblement que leurs excellences municipales avaient
enjoint à tous les ministres de prêcher quatre fois par semaine, mais
qu'ils n'ont pas suivi cet ordre, parce qu'ils n'avaient pas d'au-
diteurs l.
L'édit confirmatif des municipaux de Berne, étant de la même
main de Capiton, présente les mêmes incohérences. Ces incohé-
rences ou contradictions étaient d'ailleurs inhérentes à la prétendue
réforme. On le vit en 1532, dans la conférence qu'il y eut à Zofing
entre les zwingliens et ies anabaptistes, dans le but de convaincre ces
derniers de leurs erreurs. Les prédicants de Berne sentirent fort bien
que par la Bible seule, livrée à l'interprétation particulière, ils ne
triompheraient jamais de leurs antagonistes. C'est pourquoi ils aban-
donnèrent le principe fondamental de la réforme, savoir, que l'E-
criture est l'unique source du christianisme, et qu'elle n'a pas besoin
d'interprète authentique. Ils se donnèrent un air d'autorité, d'ancien-
neté et de légitimité, et osèrent demander : La mission des anabap-
tistes est-elle légitime ? Qu'est-ce que l'Eglise, et où est la véritable?
— Autant de traits dont ils se perçaient eux-mêmes. Il paraît que
les anabaptistes surent bien le leur faire sentir. Car les excellences
municipales de Berne n'approuvèrent pas le résultat de la confé-
rence : elles trouvèrent plus simple de bannir ou de noyer ceux
qu'on n'avait pu convaincre 2. C'est par des moyens semblables de
ruse et de violence qu'elles pervertiront le canton de Vaud ou de
Lausanne, et le pays de Genève.
Le canton de Soleure donna, au contraire, un exemple aussi beau
que rare. En 1533, les cinq cantons catholiques, ayant à réclamer
des Soleurois une satisfaction pour les secours qu'ils avaient fournis
à Berne dans la dernière guerre, leur firent trois propositions, avec
pleine liberté d'accepter celle qui leur conviendrait le mieux. Ils
leur demandèrent ou de payer mille écus pour les frais de la guerre,
ou de renvoyer le ministre luthérien, ou de se soumettre à un juge-
ment pour le tort qu'ils avaient fait aux catholiques. Or, les Soleu-
rois, gens judicieux et déjà dégoûtés, comme le dit leur historien
Haffner, des prédications haineuses et querelleuses de la réforme,
acceptèrent la condition la moins onéreuse et la plus raisonnable,
malgré les sollicitations des Bernois, qui conjuraient leurs alliés de
Soleure de préférer le trésor inestimable de la vérité zwinglienne à
un peu d'argent. Ils congédièrent donc le ministre protestant, dont
1 Haller, c. 10, 1 1 eU2. — * lbid., c. 14.
28f» HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. I.XXX1V.— De 151?
les disciples tolérés depuis trois ans avaient déjà presque obtenu la
majorité dans les conseils, mais qui commençaient à s'entre-détruire
par suite des troubles suscités par les anabaptistes et les divisions de
leurs propres ministres. Cette division lit comprendre aux Soleurois
qu'une telle doctrine ne pouvait être la vérité chrétienne. Du reste,
on ne fit aucun mal aux réformés, on ne les condamna ni au silence,
ni à la noyade, nia un emprisonnement perpétuel au pain et à l'eau,
comme les Bernois tirent aux anabaptistes : ils eurent même la li-
berté d'aller entendre le prêcbe dans un village voisin de la ville de
Soleure.
Mais à l'instar de tous les sectaires, les nouveaux réformateurs ne
voulurent se soumettre à aucune loi ni ordonnance : l'autorité du
gouvernement, la majorité du peuple même n'étaient respectables à
leurs yeux qu'autant qu'elles se prononçaient en faveur de l'anarchie
religieuse. Un jour donc que les principaux membres du conseil se
trouvaient à la campagne, ils s'assemblèrent dans Soleure même, et
résolurent de s'emparer, le 30 octobre, à une heure après minuit, de
l'arsenal et de l'église des Cordeliers, de surprendre les prêtres dans
leur lit, et de massacrer tous les catholiques en cas de résistance.
Malheureusement pour eux, un honnête citoyen, quoique partageant
les nouvelles opinions, fut révolté de leur entreprise criminelle, et
en avertit l'avoyer en charge, Nicolas de Wengi.
Ce magistrat prit sur-le-champ les mesures les plus propres à
déjouer le complot. En peu de temps, des hommes et même des
femmes chrétiennes se réunirent en armes autour de lui. Ils occu-
pèrent aussitôt l'église de Saint-Ours, le cimetière, la rue qui con-
duit à l'arsenal, ainsi qu'à la maison de ville ; puis ils attendirent
avec calme l'agression des nouveaux évangéliques. Ceux-ci arrivè-
rent en effet à l'heure convenue, et virent avec effroi les catholiques
tout prêts à se défendre. Ils se précipitèrent néanmoins vers l'arsenal,
et, s'en étant rendus maîtres, ils prirent des canons et dressèrent une
barricade. Mais, dans le même moment, ils furent entourés par les
catholiques armés de haches et de carabines, et qui occupaient toutes
les rues et toutes les maisons autour de l'arsenal. A cette vue, les
rebelles perdirent courage, quoique l'arsenal fût encore entre leurs
mains. Retirez-vous ! leur criait-on de tous côtés, retirez-vous, sinon
vous serez tous exterminés! Alors, sans que les catholiques fissent
un mouvement pour les inquiéter dans leur retraite, ils rebroussèrent
chemin, passèrent le pont, dont ils enlevèrent les planches, et élevè-
rent dans le faubourg une espèce de rempart entre l'église et l'an-
cien hôpital.
Us ne se crurent pas plus tôt en sûreté, qu'ils se mirent de nou-
à I5i5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 287
veau à insulter les catholiques par des vociférations et les gestes les
plus indécents. C'est une déclaration de guerre ! s'écrient les ca-
tholiques indignés : aussitôt ils courent chercher l'artillerie. Un
brave citoyen, attaché à l'ancienne foi, tire un coup de canon qui
porte dans le lieu où les novateurs étaient réunis, mais sans blesser
personne. Le même capitaine va tirer un second, lorsque l'avoyer
de Wengi accourt hors d'haleine, se met devant la bouche du canon,
et crie à ses frères les catholiques : Chers et pieux citoyens ! si vous
voulez tirer de l'autre côté, je serai votre première victime ! consi-
dérez mieux l'état des choses. — A ce dévouement sublime du ma-
gistrat chrétien, amis et ennemis sont saisis d'un étonnement res-
pectueux ; la mèche fumante tombe des mains du capitaine ; un grand
nombre d'entre les rebelles ouvrent les yeux, se repentent de leur
imprudence, et rentrent dans la ville par des chemins détournés,
aimant mieux renoncer à la secte zwinglienne que d'abandonner
leurs femmes et leurs enfants, leurs maisons et leurs propriétés. Les
autres, voyant que leur projet avait échoué et qu'ils ne pouvaient
même plus se fier à leurs adhérents, se retirèrent ailleurs, attendant
des secours et des circonstances plus favorables.
C'est ainsi que la foi catholique et l'ordre social furent sauvés à
Soleure, par la seule fermeté de l'avoyer Wengi, et sans aucune
effusion de sang. Le conseil de la ville et du canton, se voyant dé-
barrassé des principaux perturbateurs, et son propre sein purgé des
fauteurs ou complices de la révolte, attaqua le mal par sa racine. Il
renvoya les prêcheurs luthériens, et rétablit l'ancienne religion dans
la ville et dans la campagne, excepté dans un bailliage où la réforme
protestante avait été déjà précédemment adoptée avec la permission
du gouvernement.
Zurich et Berne intercédèrent vivement en faveur des séditieux.
Leurs efforts furent inutiles. Soleure, soutenue par les cantons ca-
tholiques, montra une sage fermeté. Semblable à un médecin habile
et intelligent, qui déteste la maladie, mais qui aime le malade, le
conseil de Soleure fut inébranlable dans la chose essentielle, con-
ciliant et modéré dans tout le reste ; il refusa nettement cette pré-
tendue liberté religieuse que les rebelles vaincus réclamaient encore
avec insolence et qu'ils n'avaient jamais accordée à leurs adver-
saires. Il ne voulut permettre ni la profession publique, ni la pro-
pagation de la secte zwinglienne, mais il se montra doux et humain
envers les personnes coupables ou égarées. Ou en vint à une sen-
tence arbitrale qui, sans toucher la question religieuse, portait qu'à
l'exception de huit chefs de la révolte, tous les autres citoyens fugi-
tifs pourraient librement retourner dans la ville de Soleure ; que
•288 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
trente-deux seulement des plus coupables seraient condamnés en-
semble à une amende de quatre mille six cent quatre-vingts livres ;
que dix-sept luthériens étrangers quitteraient la ville et le territoire
de Soleure, avec leurs familles, dans le terme d'un mois; que tous
les habitants de la campagne qui avaient pris part à la sédition pour-
raient retourner paisiblement dans leurs foyers sans payer d'amende
et sans être inquiétés en aucune manière. C'est ainsi, dit l'historien
protestant Stettler, que se termina cette fâcheuse affaire, et depuis
ce temps-là on n'a guère entendu parler de religion réformée dans
la ville de Soleure *.
Sur la fin de la même année, le 17 décembre 1533, Soleure entra
dans l'alliance que les cantons catholiques et le Valais avaient con-
tractée, tant entre eux qu'avec le chef de l'Église universelle, le pape
Clément VII, dans le but de se soutenir mutuellement pour le main-
tien du libre exercice de la religion catholique 2.
Dans bien des pays il y a des concours de sciences et d'arts : on
donne des prix de philosophie, de rhétorique, de calcul, de dessin,
de peinture; il y a des concours et des prix d'agriculture, d'horti-
culture, de charrues, de bétail : dans des maisons d'éducation, on
donne des prix de vertu et de sagesse ; en France, il y a même une
fondation pour récompenser la bienfaisance pauvre et ignorée. Sup-
posé maintenant qu'il y ait quelque part concours et prix de vertu et
de sagesse pour les peuples comme pour les individus ; supposé
que l'histoire universelle de l'Eglise catholique soit comme le grand
jury de la chrétienté, pour examiner quel a été le peuple d'Europe
qui, depuis dix-huit siècles, dans les circonstances les plus critiques,
les épreuves les plus difficiles, s'est montré constamment fidèle à
Dieu et aux hommes, inébranlable dans les revers, modéré dans la
victoire, ^gaiement ami de l'ordre, de la justice et de la liberté :
nous croyons que, prenant pour règle la loi de Dieu interprétée par
son Église, le jury chrétien se déclarerait pour les petits peuples,
pour les petites républiques de Schwitz, d'Uri, d'Unterwald, de Zug
et de Lucerne. Depuis leur première apparition dans l'histoire, 1307,
jusqu'à nos jours, six siècles durant, et dans leur lutte primitive
contre l'oppression, et dans leur lutte contre l'anarchie religieuse du
seizième siècle, et dans leur lutte actuelle contre l'anarchie religieuse
et sociale du dix-neuvième, toujours on les trouve semblables à eux-
mêmes, pleins de foi, de loyauté, de bravoure, de bon sens, toujours
indomptables non-seulement à la force brutale, mais encore à la sé-
duction des mauvaises doctrines. Nous avons vu les empereurs alle-
1 Chronique de Stettler, t. 2, p. 6! et 62.— 2 Hallcr, c. 14.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 289
mands, au lieu de se soumettre à la loi de Dieu, interprétée par
l'Église, se poser eux-mêmes comme la loi souveraine et vivante ;
nous avons vu les rois faire comme les empereurs ; nous avons vu le
moine Luther étendre ce droit à chaque individu, et poser ainsi l'anar-
chie universelle en principe fondamental. Les pâtres républicains et
catholiques deSchwitz, d'Uri, d'Unterwald, de Zug et de Lucerne ne
s'y sont pas laissé prendre : toujours ils ont reconnu une loi au-
dessus d'eux et des autres, la loi de Dieu, reçue, conservée, ensei-
gnée et interprétée par l'Église de Dieu.
19
290 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1Y. — De 1517
VIe.
LA SUÈDE , LE DANEMARK ET LA NORWÉGE , ENTRAINES DANS L APO-
STASIE PAR LES ROIS ET LES NOBLES. EFFORTS DES PAPES ADRIEN VI
ET CLÉMENT VII POLR EMPÊCHER L'APOSTASIE DE L' ALLEMAGNE ,
QUI SE BROUILLE ET SE DIVISE DE PLUS EN PLUS. CONFESSION D'AUGS-
BOURG. LUTHER ET MÉLANCHTON CONSEILLENT LA BIGAMIE AU ROI
D'ANGLETERRE ET LA PERMETTENT Al LANDGRAVE DE I1ESSK. ROYAUME
DES ANABAPTISTES A MUNSTER : SONT CONDAMNÉS A l'EXTERMINA-
TION PAR LES DOCTEURS DU PROTESTANTISME.
Pour l'honneur de l'Europe et le bonheur du genre humain, une
chose était à souhaiter : c'est que tous les rois et les peuples de l'Oc-
cident eussent la foi, la loyauté et le bon sens des pâtres de l'Helvétie.
Mais il s'en fallait de beaucoup. De là cette facilité de séduction dans
bien des pays.
Au septentrion, dans la Suède, le Danemark et la Norwége, le
peuple et le clergé étaient sincèrement catholiques : l'apostasie fut
l'œuvre des rois et des nobles, qui, parjures à leurs serments, trans-
plantèrent chez eux les principes du moine apostat de Wittemberg,
pour voler le clergé, opprimer le peuple, et asservir l'un et l'autre au
pouvoir désormais absolu des rois : en sorte que le clergé n'est plus
depuis lors qu'un instrument administratif pour tenir le peuple dans
la servitude.
Dans l'origine, les rois de Danemark, de Suède de Norwége,
étaient électifs, leur pouvoir fort borné, ainsi que leurs domaines :
la puissance principale était entre les mains du sénat et de l'assem-
blée nationale. Ces peuples, qui ne vivaient que pour la guerre et
par la guerre, étaient très-jaloux de leur liberté et de leur indépen-
dance : ce sont eux que nous avons vus, sous le nom de Danois et
de Normands, ravager l'Europe pendant tout un siècle. Le christia-
nisme pénétra lentement chez eux. Leur premier apôtre fut saint
Anscaire, que le pape Grégoire IV établit, l'an 830, archevêque de
Hambourg et légat apostolique pour les Suédois, les Danois , les
Slaves et les autres nations septentrionales, entre autres l'Islande et
le Groenland. Les successeurs de saint Anscaire dans le siège de
Hambourg et dans la légation apostolique, notamment saint Rem-
à (545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 291
bert, saint Adaldague, saint Libentius, continuèrent son œuvre. Vers
la fin du dixième siècle, saint Sifrid fut l'apôtre particulier de la
Suède, où il établit un siège épiscopal à Wexiow. de concert avec
l'archevêque de Hambourg, légat du Saint-Siège pour toute la Scan-
dinavie. Plus tard, les Papes établirent des archevêques à Lund ou
Lunden en Danemark, à Drontheim en Norwége, à Upsal en Suède ;
l'archevêque de Lunden fut même déclaré légat apostolique pour les
trois royaumes, à la place de celui de Hambourg.
La Scandinavie ne fut pas stérile en saints; nous en avons vu
même sur le trône : saint Canut en Danemark, saint Eric ou Henri
en Suède, saint Olaùs en Norwége. Tout le monde connaît sainte
Brigitte de Suède, et sa fille, sainte Catherine. Les relations des rois
Scandinaves avec le chef de l'Église universelle furent généralement
amicales : les trois royaumes payaient au Saint-Siège une redevance
sous le nom de denier de saint Pierre. Nous en avons vu une preuve
vers le milieu du quatorzième siècle. Christophe roi de Danemark,
ayant été chassé du royaume pour ses violences et sa mauvaise con-
duite, ayant même été mis à mort l'an 1336, les habitants de la Sca-
nie se donnèrent au roi de Suède, Magnus , pour se délivrer de
plusieurs petits tyrans qui les opprimaient. Magnus envoya au pape
Benoît XII, le priant de lui confirmer la possession de la Scanie, à
lui et à sa postérité, et de lui permettre de retirer encore, s'il pou-
vait, d'autres terres d'entre les mains des tyrans. Vu principalement,
ajoutait-il, que le royaume de Danemark n'a jamais été sujet à l'em-
pire, mais à l'Eglise romaine, à laquelle il paye tribut, ce que je
suis prêt à continuer *.
Le Danemark, la Norwége et la Suède vécurent tantôt sous un
même sceptre, tantôt sous deux, tantôt sous trois : situation sujette
à bien des révolutions. L'influence du christianisme et de l'Église
catholique contribuait à les rendre et moins fréquentes et moins
sanglantes. L'an 1397, la princesse Marguerite, tout ensemble reine
de Danemark et de Suède, assembla les États de ses trois royaumes
à Calmar en Suède, et y fit approuver l'union perpétuelle des trois
couronnes du Nord. On fit à ce sujet une loi fondamentale, qui fut
appelée l'union de Calmar. Elle consistait en trois principaux ar-
ticles. Le premier, que ces trois royaumes, naturellement électifs,
n'auraient dans la suite que le même roi, qui serait cependant élu
tour à tour dans les trois royaumes, sans que la dignité royale pût
être affectée à aucun par préférence aux autres, à moins que le
1 Raynald, 1339, n. 84, avec la note de Mansi. — En cette Histoire, t. 20,
p. 353.
292 HISTOIRE UNIVERSELLE jl.iv. LXXXIV. — De 1517
prince n'eût des enfants ou des parents que les trois États assemblés
jugeassent dignes de lui succéder. Le second article consistait dans
l'obligation que le souverain avait de partager tour à tour sa rési-
dence dans les trois royaumes, et de consommer dans chacun le re-
venu de chaque couronne, sans en pouvoir transporter ailleurs les
deniers, ni les employer que pour l'utilité particulière de l'Etat d'où
ils seraient tirés. Le troisième et le plus important, que chaque
royaume conserverait sou sénat, ses lois, ses coutumes et ses privi-
lèges, et que les gouverneurs, les magistrats, les généraux, les évo-
ques et même les troupes et les garnisons seraient prises de chaque
pays, sans qu'il pût être jamais permis au roi de se servir d'étran-
gers ni de ses sujets de ses autres royaumes, qui seraient réputés
étrangers dans le gouvernement de l'Etat où ils ne seraient pas
nés f.
La reine Marguerite étant morte en 1412, Eric IX, Christophe III,
Christiern ou Christian Ier, Jean II, Christiern ou Christian II furent
successivement rois de Danemark, de Norwége et de Suède , mais
non sans peine ni sans trouble. La Suède, ou du moins une partie de
ce royaume, se donna quelques années pour roi Charles Canutson,
qui fut obligé de renoncer à la couronne ; puis trois administrateurs
du royaume, qui ne le furent que d'une manière intermittente, et
dont le dernier, Sténon, mourut, en 1519, d'une blessure qu'il avait
revue dans une bataille contre les troupes de Christian IL
Christian ou Christiern II, reconnu pour successeur du roi Jean,
son père, dès l'an l-i8G, lui succéda réellement en 1513. L'année sui-
vante, il fut couronné au mois de mai par l'archevêque de Lunden,
jura solennellement le maintien de ia foi catholique, ainsi que des
privilèges du clergé et de la noblesse, privilèges qui limitaient sin-
gulièrement sa puissance royale ; les États lui firent même promettre
qu'il ne ferait rien de son vivant pour procurer le trône ni à un de ses
fils nia personne autre. Or, Christiern était d'un naturel ambitieux,
despotique, cruel et perfide. Il écarta les grands de l'administration
du royaume, n'y appela que des gens de basse condition ; son prin-
cipal conseil était une femme néerlandaise, dont la fille était sa con-
cubine. Du reste, Christiern était dévoué au Pape et à l'Église
romaine, mais autant que son dévouement profiterait à ses intérêts.
En 1517, il accorda au nonce Arcimbold la permission de prêcher
les indulgences dans les royaumes du Nord, mais contre un présent
de onze cents florins. Et comme le nonce ne s'acquitta point à son
gré de certaines intrigues politiques en Suède, il lui enleva, l'année
1 Vcitot, Hist. des Révol. de Suède.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 293
suivante, une somme beaucoup plus considérable, recueillie pour la
basilique de Saint-Pierre.
La Suède était divisée en deux partis : l'un, ayant à sa tête Gus-
tave Trolle, archevêque d'Upsal et président-né du sénat, tenant pour
Christiern ; l'autre, ayant pour chef Sténon, administrateur du
royaume, demandant un roi particulier, contrairement à l'union de
Calmar. Ce dernier parti avait déposé l'archevêque, rasé son château,
et confiné sa personne dans un monastère ; procédé certainement
irrégulier et nul, le jugement définitif des causes majeures dans
l'Eglise appartenant, non point aux états d'aucun royaume, mais au
chef seul de l'Église universelle. Cependant on dit que le nonce con-
firma cette déposition et engagea l'archevêque à s'y soumettre;
qu'ensuite le pape Léon X blâma la conduite du nonce, et ordonna
le rétablissement de l'archevêque sur son siège. Il est difficile de savoir
au juste la vérité au milieu des relations suspectes d'auteurs protes-
tants, relations souvent contradictoires, selon qu'ils appartiennent au
Danemark ou à la Suède.
Enfin, Christiern se rendit lui-même en J 518, devant Stockholm.
Sténon, l'ayant repoussé, il eut recours à l'artifice, et proposa une
entrevue à l'administrateur dans Stockholm, en demandant six otages
choisis dans les premières familles. Ces otages, parmi lesquels se
trouvait Gustave Vasa, étant arrivés sur la flotte danoise, le perfide
monarque les traita en prisonniers, et partit pour le Danemark.
En 1520, Christiern revint en Suède avec une armée; les Suédois
furent défaits, et Sténon blessé mortellement. L'archevêque d'Upsal
présida les états de Suède, et proposa de reconnaître Christiern : ce
qui eut lieu. Une amnistie générale fut proclamée. Stockholm, où.
s'était retirée la veuve de Sténon, résista quelque temps. Christiern
vint lui-même avec sa flotte, et jeta l'ancre tout auprès. Presque tout
le clergé, une partie de la noblesse allèrent lui rendre leurs hom-
mages. La ville consentit enfin à le recevoir. Il promit de conserver à
la Suède ses libertés, de donner à la veuve de l'administrateur un
établissement en Finlande, et de mettre le passé en oubli. Il fit son
entrée dans Stockholm le 7 septembre, renvoya son couronnement
au 2 novembre, convoqua pour cette époque l'assemblée des états,
et partit pour Copenhague.
De retour à Stockholm dès la fin d'octobre, il demanda aux évê-
ques et aux sénateurs un acte qui le reconnût monarque héréditaire,
et se fit couronner deux jours après par l'archevêque d'Upsal. Il y
eut à cette occasion des fêtes et des réjouissances où il se montra
prévenant et affable, mais c'était pour mieux cacher ses mauvais
desseins. Sous prétexte d'exécuter la bulle du Pape contre ceux qui
294 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
avaient déposé l'archevêque, mais dans la réalité pour abattre les
meilleures têtes du royaume, et inaugurer son despotisme par leur
sang, il les fit traduire, malgré l'amnistie, devant une commission
judiciaire ; puis, selon certains historiens, sans attendre même aucune
sentence, il envoya des bourreaux leur annoncer leur dernière heure,
leur refusa la consolation de se confesser à un prêtre, et les fit exécuter
publiquement, en un même jour, au nombre de soixante-dix à
quatre-vingts, tant sénateurs et seigneurs qu'évêques. Non content
du meurtre de tant de nobles personnages, il abandonna les habitants
de Stockholm à la fureur de ses troupes, sans distinction d'âge ni de
sexe. Tel qu'un tigre qui une fois a goûté le sang, Christiern en
parut insatiable. Dans son retour de Suède en Danemark, il fit élever
des échafauds dans toutes les villes qu'il traversa, notamment à
Vatsten, la terre du sainte Brigitte. Au monastère de Nidal, quoiqu'il
y eût été reçu avec de grands honneurs, il fit saisir, à l'issue de la
messe, l'abbé et les moines, et jeter dans la rivière les mains liées
derrière le dos. L'abbé ayant rompu ses liens, et essayant de se sauver
à la nage, Christiern lui fit fracasser la tête à coups de lance.
Avec de pareils instincts, le Néron du Nord dut ressentir une na-
turelle sympathie pour le dieu et la religion de Luther : dieu-tyran
qui nous punit non-seulement du mal que nous n'avons pu éviter,
mais même du bien que nous avons fait de notre mieux ; dieu sans
foi et sans parole, qui abandonne son Église après avoir promis d'être
avec elle tous les jours jusqu'à la consommation des siècles ; une re-
ligion qui fait de l'homme une machine, des bonnes œuvres autant
de crimes, des crimes autant de bonnes œuvres; qui, en principe,
ne donne à chacun pour règle que soi-même, mais qui , en fait, ne
donne à tous pour règle que la ruse et la force, autrement la tyrannie.
Aussi, dès 1520, Christiern II demanda-t-il lui-même un prédicant
luthérien, et lui assigna-t-il une église de Copenhague pour y débiter
le nouvel évangile. L'année suivante 1521, il défendit à l'université
de sa capitale de condamner les écrits de Luther. L'archevêché de
Lunden possédait en propriété l'île de Bornholm; il la réclama
comme domaine de la couronne ; l'archevêque se démit pour se tirer
d'embarras. Comme les chanoines se refusaient néanmoins au bon
plaisir royal, Christiern les fit incarcérer, et s'empara de l'île en 1521.
Il nomma son ancien barbier et son favori Schlaghok archevêque de
cette métropole; puis, l'année suivante 1522, en présence du nonce
apostolique, il le fit pendre et brûler, comme auteur, par ses conseils,
du massacre des évêques et des seigneurs à Stockholm. Dans son
code de lois, il défendait à tout évêque, prêtre ou moine, d'acquérir
un bien, à moins qu'il ne fût marié. Il défendait également à tous les
à 1545 de l'ère chr.j DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 295
clercs de porter et faire juger leurs causes à Rome, et voulait qu'elles
fussent terminées dans le royaume par un tribunal qu'il y instituerait
lui-même l. En ôtant aux prêtres l'appui de Rome et en leur donnant
une femme, il était sûr d'en faire de serviles instruments de son
despotisme.
Le clergé danois n'en était pas encore là. Excédés de tant d'or-
donnances et exécutions tyranniques, les évêques et la noblesse de
Danemark renoncèrent, en 1523, à l'obéissance de Christiern II; leur
exemple fut suivi la même année par les autres provinces et États du
royaume. Parmi les innombrables griefs qu'ils alléguèrent contre lui
dans leur manifeste, ils lui reprochaient en particulier d'avoir infecté
son épouse de l'hérésie luthérienne , d'avoir introduit cette hérésie
dans son royaume catholique, et maltraité les évêques de bien des
manières. L'évêque de Roskild ou Roschild, qui était en même temps
chancelier du royaume, lui reprocha en outre de s'être moqué du
Pape, des cardinaux et de l'ordre épiscopal ; d'avoir fait noyer un
abbé et ses moines; d'avoir arraché des églises et des cimetières et
exécuté bien des innocents qui s'y étaient réfugiés; de lui avoir en-
levé à lui-même sa juridiction, pillé son église et ses biens. Chris-
tiern, qui jusqu'alors avait gouverné si despotiquement, perdit à
l'instant tout courage; il se plaignit, dans une lettre aux états du Jut-
land, d'être condamné sans avoir été entendu; il s'offrit, pour
l'expiation du massacre de Stockholm, d'aller en pèlerinage à Rome,
de fonder pour l'âme de ceux qui avaient été mis à mort beaucoup
de messes et d'églises, de gouverner désormais uniquement d'après
le conseil des états. Ces promesses, et d'autres encore, ne lui servirent
de rien ; car on ne pouvait prendre aucune confiance en son carac-
tère à la fois impétueux et variable. La Norwége, une partie du Da-
nemark, la moitié des duchés de Sleswig et de Holstein lui restaient
soumis. Toutefois, ceux de Lubeck lui ayant déclaré la guerre, il fut
tellement découragé, que, dès le mois d'avril 1523, il s'enfuit de
Danemark avec sa femme, ses enfants et ses trésors 2.
Dès le commencement de l'année 1523, les états du Jutland offri-
rent secrètement la couronne danoise à son oncle paternel, Fré-
déric, duc de Sleswig et de Holstein ; elle fut acceptée. En mars de
la même année, il fut solennellement élu roi. Il jura, comme ses
prédécesseurs, le maintien de la foi catholique, ainsi que les droits
des évêques. Cependant il était luthérien dans le cœur. La dissimu-
lation lui était nécessaire pour préparer l'apostasie de son peuple.
Encore en 1524, les Dithmarsiens, population guerrière du Hols-
1 Schroeck, Hist. de la Réformation, t. 2, p. 67. — * Ibid., p. 68-70.
296 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
tein, brûlèrent un moine apostat qui prêchait l'hérésie de Luther.
La même année, les évêques, appuyés par beaucoup de députés à la
diète danoise, prirent des mesures sévères contre l'hérésie luthé-
rienne : les prédicants devaient être punis de la prison et d'autres
peines, toute innovation interdite, jusqu'à la décision du concile gé-
néral que devait indiquer le Pape. L'apostat Frédéric dissimula donc
un temps, comme autrefois l'apostat Julien. En 1526, il prit sous sa
protection un prédicant de l'hérésie, moine apostat, qu'il nomma
son chapelain. En 4527, il fit un pas de plus. Dans la diète d'Oden-
sée, ayant rappelé qu'il avait promis de maintenir la foi catholique
romaine, il annonça qu'il ne garderait pas son serment, attendu que
le moine Luther trouvait bien des abus dans l'ancienne religion du
Danemark, de la Suède et de l'univers chrétien ; en conséquence, sa
volonté royale était que les deux religions, la nouvelle de Luther et
l'ancienne de saint Anscaire, fussent sur un pied d'égalité, jusqu'à
l'indiction d'un concile général. On n'attendit pas jusque-là. Malgré
l'opposition des évêques et d'une partie de la noblesse, le roi fit adop-
ter à la diète les résolutions suivantes : que les évêques ne deman-
deraient plus leur confirmation au Pape, mais au roi; que le clergé,
les églises et les monastères garderaient leurs biens actuels, jusqu'à
ce qu'ils en fussent dépossédés par les lois du pays; que les ecclé-
siastiques et les moines pourraient se marier l.
Ainsi, un roi, effrontément parjure du serment de son élection,
enlève au peuple la foi de ses pères, à l'Église ses biens, au Pape sa
primauté, aux évêques leur mission divine, pour ne faire d'eux et
des autres clercs que des fonctionnaires civils, des employés de la
police, se consolant de leur apostasie et de leur dégradation entre
les bras d'une femme qui n'est pas la leur et ne peut l'être. Chris -
tiern III, fils de Frédéric, acheva l'apostasie du Danemark, en 1533,
parla violence, jetant les évêques en prison, ne leur rendant la liberté
et leurs biens propres qu'à condition de renoncer aux biens d'église
et à toute opposition contre les innovations religieuses. Ces rois
achetèrent le consentement des nobles en leur donnant une bonne
part au vol des biens consacrés à Dieu. Des moyens semblables por-
tèrent la Norwége à l'apostasie en 1537, l'Islande en 1551.
Il en fut à peu près de même en Suède. Gustave Ericson ou Vasa,
dont le père fut enveloppé dans le massacre de Stockholm en 1520,
s'était sauvé dès 4519 de la prison où il était retenu en Danemark.
Pendant son séjour à Lubeck, il prit goût à la révolution religieuse
de Luther, et entretint avec ce moine apostat une correspondance
1 Schroeck, Hist. de la Réformat., t. 2, p. 77-79.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 297
secrète. Parvenu en Suède sous divers déguisements, et soutenu par
les paysans de la Dalécarlie, qui étaient zélés catholiques, il battit en
plusieurs rencontres les Danois, qui occupaient la Suède, fut élu ad-
ministrateur du royaume en 4521, et roi l'an 1523. Comme nous
avons vu, les rois de Suède étaient électifs, n'avaient qu'un pouvoir
limité et des domaines assez médiocres : la nation, jalouse de sa
liberté, ne voulait pas de roi trop puissant. Gustave profita de l'oc-
casion pour changer cet état de choses. Le luthéranisme lui parut un
moyen très-propre pour s'enrichir des biens des églises et des mo-
nastères, pour confisquer la liberté des peuples, s'asservir les con-
sciences mêmes, en brisant l'indépendance spirituelle des évêques,
en s'érigeant soi-même en pape, et en imposant à la Suède ses des-
cendants futurs comme rois et papes héréditaires. En quoi Gustave
montra certainement de la pénétration. Quoi de plus propre, en
effet, pour fonder la plus effroyable tyrannie, qu'une doctrine qui
représente les hommes comme des animaux, sans avoir de libre même
la volonté, et Dieu comme un tyran cruel qui nous punit non-seule-
ment du mal que nous n'avons pu éviter, mais encore du bien que
nous avons fait de notre mieux?
Ce que Gustave sut comprendre, il le sut habilement exécuter.
Trois mauvais prêtres revinrent en Suède, prêchant les hérésies de
Luther : il les favorisa, les seconda de toutes manières, leur recom-
mandant seulement la prudence, afin de ne pas divulguer son secret
et soulever contre lui l'opinion publique ; car la masse de la nation
tenait sincèrement à la religion de ses pères. De ces trois sectaires,
il fit l'un professeur de théologie à l'université d'Upsal, le second
prédicateur dans la grande église de Stockholm, le troisième chan-
celier du royaume. L'évêque de Westeras et l'archevêque Canut
d'Upsal furent déposés, sous prétexte de conspiration, et ce dernier
remplacé par Jean Magnus ou Store, qui persévéra dans la foi catho-
lique, ainsi que son frère Olaùs Magnus, archidiacre de la cathédrale
de Strengnès. Ils sont connus l'un et l'autre comme historiens du
Septentrion. Parmi les Dominicains chargés de l'inquisition en Suède,
il y avait un prieur qui était secrètement luthérien : Gustave lui donna
commission de visiter tous les monastères, pour y semer les princi-
pes de la réforme. Où il trouva le plus d'opposition, ce fut parmi
les religieux de son ordre. Gustave menaça de les chasser du pays,
et leur ôta sur-le-champ le pouvoir d'inquisiteurs. En 152-4, après
un voyage dans les diverses provinces, il ordonna une conférence
publique entre les catholiques et les luthériens, pour en être lui-
même le juge. Cependant les paysans de la Dalécarlie, qui lui avaient
aidé à monter sur le trône, menacèrent de l'en faire descendre, s'il
■298 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
ne cessait d'opprimer leurs évêques et d'imposer au peuple une nou-
velle religion. II n'en persista pas moins dans son projet de décatho-
liser la Suède, mêlant adroitement l'hypocrisie à la violence. En 1525,
il laissa célébrer encore dans son royaume le jubilé du pape Clé-
ment VII; mais, la même année, celui des trois sectaires qu'il avait
établi prédicateur à Stockholm, Olaùs Pétri, qui était prêtre, se ma-
ria publiquement, et Gustave, bien loin d'en montrer du déplaisir,
assista à ses noces. Ce scandale fut imité par plusieurs moines et
nonnes. Gustave s'empara du monastère de Gripsholm, et en expulsa
les religieux : c'était un coup d'essai. Ces usurpations et ces scan-
dales mécontentaient les populations, affectionnées à la religion, aux
saintes cérémonies, aux églises et aux monastères de leurs ancêtres.
En 1526, il y eut du mouvement parmi le peuple de l'Upland. Gus-
tave, escorté de troupes considérables, harangua les paysans, et leur
dit qu'à la place des moines paresseux, vermine du royaume, il vou-
lait leur donner des prédicateurs vraiment évangéliques. Les paysans
s'écrièrent qu'ils voulaient aussi garder leurs moines, qu'ils entrete-
naient eux-mêmes ; ils se plaignirent aussi de ce qu'on leur défendait
la messe en latin, et de ce qu'on voulait changer leur ancienne foi.
Tout ce que Gustave put dire et faire ne les contenta pas, et il fut
obligé de dissimuler1.
Il eut recours à d'autres moyens. Pour séduire et asservir les peu-
ples, il fallait abattre les évêques ; pour les abattre, il fallait les dés-
unir ou les séparer, et promettre leurs dépouilles aux nobles. L'ar-
chevêque d'Upsal était primat de Suède et légat du Pape. Gustave
l'envoie en Pologne, sous apparence de négocier son mariage avec la
princesse royale, mais dans la réalité pour priver le clergé de Suède
de son chef et de son centre. L'archevêque Magnus emporta une mul-
titude de monuments littéraires sur l'histoire ancienne et moderne de
sa patrie : il se rendit à Rome au commencement de 4527, et ne re-
vint plus en Suède. Six ans après, il fit quelque séjour à Dantzick,
et entretint en Suède une secrète correspondance pour l'avantage de
l'ancienne foi. Il retourna depuis à Rome, et y mourut l'an 1544 dans
un hôpital. Il a laissé une histoire des Goths et des Suédois, tirée des
monuments qu'il avait recueillis, fabuleuse pour les premiers com-
mencements, mais très-utile pour la suite jusqu'à son siècle : les
Danois seuls l'accusent de partialité. Gustave, ayant ainsi privé le
clergé catholique de son chef, le frappa d'un coup plus sensible en-
core. Les deux prélats déposés, Canut, archevêque d'Upsal, et Su-
nanvéder, évoque de Vesteras, s'étaient réfugiés en Norwége. Gus-
^chroeck, t. 2, p. 21 et seqq.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 299
tave sut les attirer en Suède, les fit accuser de sédition, et exécuter
à mort l'an 1527 4.
Après ces préliminaires tragiques, Gustave joua la comédie. Dans
la diète de 1527, il représenta que, depuis sept années, il portait le
fardeau du gouvernement, qu'il en avait été fort mal récompensé ;
on le décriait comme un hérétique, qui voulait détruire les églises et
même la foi chrétienne : c'est par de semblables intrigues que le
clergé avait opprimé les princes, la noblesse et le peuple, et s'était
emparé de leurs biens. Pour montrer son innocence, il avait amené
ses prêtres, qui feraient voir, en présence des états, si c'était lui ou
les papistes qui recevaient la pure parole de Dieu. Ayant donc été
si mal récompensé de ses bonnes intentions, il renonçait au gouver-
nement, ne demandant qu'un fief convenable pour servir utilement
le royaume. L'évêque de Lincoping, nommé Brask, répondit que les
ecclésiastiques étaient liés au Pape par un serment inviolable ; qu'ils
devaient aussi obéissance et fidélité au roi, mais seulement dans ce
qui n'était pas contraire aux lois et aux droits de l'Église; qu'ils pos-
sédaient leurs biens comme bénéfices ecclésiastiques, et cela sous
une grave responsabilité ; que pour la répression des abus chez les
moines et les prêtres, ils ne s'y opposeraient pas. Gustave ayant de-
mandé aux conseillers d'État et à la noblesse ce qu'ils pensaient de
cette réponse, le grand maître de la cour témoigna qu'ils en étaient
contents. Eh bien ! conclut Gustave, ma résolution est prise, je re-
nonce au gouvernement ; je ne réclame que mes biens que j'ai sacri-
fiés pour le royaume, puis j'irai ailleurs. Ayant dit ces choses et d'au-
tres, il sortit de l'assemblé, les larmes aux yeux.
Ce coup de théâtre produisit un effet vraiment dramatique : ce fut
d'abord la consternation et l'incertitude parmi les états : elles aug-
mentèrent le lendemain, jusqu'à ce que les députés de l'ordre des
paysans se tussent déclarés pour Gustave ; les bourgeois suivirent
l'exemple des paysans ; un évêque, traître à ses serments, se pro-
nonça pour la défection : les états voulurent entendre des avocats des
deux religions, pour en juger : le troisième jour, la noblesse témoi-
gna au roi son repentir et sa soumission. Gustave n'eut garde de se
rendre de prime abord : deux fois il se montra inflexible ; la troisième
fois seulement, il reparut au milieu de l'assemblée, qui passa par
tout ce qu'il voulut. La comédie avait été bien jouée.
Il fut donc résolu que les revenus de la couronne seraient augmen-
tés par les biens des évêques, des églises et des monastères ; que les
évêques n'auraient pour leur entretien que ce qu'il plairait au roi,
1 Schroeck, t. 2, p. 36.
300 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
qui aurait plein pouvoir de gouverner les églises et les monastères
que la noblesse aurait aussi le droit de revendiquer les biens donnés,
vendus ou engagés par ses ancêtres ; qu'il ne serait point permis de
dire que le roi voulait introduire une fausse religion, mais que, tout
au contraire, tous les habitants de la Suède devaient avoir la plus
haute estime pour la pure parole de Dieu, telle qu'elle était ensei-
gnée par les prédicateurs évangéliques1. Voilà comment les états de
Suède renièrent la foi de leurs pères, embrassèrent les nouvelles hé-
résies, déclarèrent leur roi infaillible, à condition que les nobles pille-
raient, voleraient, avec lui, les églises et les monastères. Cicéron dit
en effet: « Quant aux décrets injustes, ils ne méritent pas plus le
nom de lois que les complots des larrons. » Platon tient le même
langage2. Mais c'étaient des païens.
L'évêque de Lincoping s'enfuit à Dantzick, auprès de l'archevêque
Magnus, et mourut quelques années après dans un monastère de
Pologne. Trente monastères de Suède furent supprimés, et leurs
biens volés par le roi et les nobles. En 1529, le roi-pape se fit cou-
ronner solennellement par l'évêque de Skara. La même année, il tint
une assemblée de son clergé civil, où il abolit plusieurs cérémonies
de l'ancienne religion. Un des trois premiers sectaires était Laurent
Pétri, frère d'Olaus. En 1531, Gustave le fit élire pour l'archevêché
d'Upsal, qui n'était pas vacant : comme l'intrus était mal vu du cha-
pitre, il lui donna une garde de cinquante hommes, et remplaça les
chanoines fidèles par des luthériens. Cependant les trois sectaires,
les deux frères Pétri et l'archidiacre et chancelier Anderson, ne s'é-
tant pas montrés assez servilement soumis à tous les caprices du roi-
pape, encoururent sa disgrâce. En 1540, il contraignit l'archevêque
Laurent Pétri à présider une commission qui condamna à mort son
frère Olaiis Pétri et le chancelier Anderson. La même année, le roi-
pape de Suède parvint à faire déclarer la royauté et la papauté sué-
doises héréditaires dans sa famille3. Ainsi une nation jusqu'alors
catholique et libre perdit tout ensemble sa foi et sa liberté par la
ruse et la violence d'un habile usurpateur. La philosophie moderne
donne à cet usurpateur le titre de grand homme : ce qui montre ce
que valent le titre et la philosophie.
En Allemagne, foyer de la révolution et de l'anarchie religieuse, la
lutte continuait entre l'ancienne foi et les nouvelles hérésies. Nous
avons vu ce que fit, pour arrêter le mal, le pape Léon X, mort le
premier décembre 1521. Son successeur, Adrien VI, bon, pieux, sa-
1 Schroeck, t. 2, p. 42. — * Cicero, De Legib., 1. 2, n. 5. Plato, Minos. —
3 Schroeck, t. 2, p. 44 et seqq.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 301
vant, plein de candeur, et d'ailleurs Allemand d'origine, espérait
mieux réussir auprès de ses compatriotes. Comme il avait passé sa
jeunesse à étudier la théologie scholastique, il en trouvait les senti-
ments si clairs, qu'il ne croyait pas que nul homme raisonnable pût
en avoir de contraires. C'est pourquoi il appelait la doctrine de Luther
insipide, extravagante, et tenait pour assuré que personne ne pou-
vait la croire, sinon des ignorants et des fous. Que ceux qui la défen-
daient savaient en leur âme et conscience que les doctrines de Rome
étaient les meilleures, et qu'ils ne les contredisaient que par ressenti-
ment des vexations et des injustices qu'on leur avait faites. Qu'ainsi
c'était chose fort aisée d"étouffer les opinions nouvelles, fondées sur
la passion et sur l'intérêt, et de guérir par quelque satisfaction con-
venable un corps qui faisait semblant d'être plus malade qu'il n'était
en effet. D'ailleurs, étant natif d'Utrecht dans la basse Allemagne, il
se promettait que toute la nation prêterait volontiers l'oreille à ses
propositions, et s'intéresserait à maintenir l'autorité d'un Pape qui
avait toute la franchise natale et qui n'était capable ni d'artifices ni de
tromperies. Et pour ne point perdre de temps, il délibéra d'en faire
la première ouverture à la diète qui allait se tenir à Nuremberg
en 1522.
Mais avant d'entamer aucune négociation, il crut devoir y disposer
les esprits, en commençant de réformer les abus, qui servaient d'oc-
casion ou de prétexte aux plaintes des novateurs. Il appela donc à
Rome saint Gaétan de Thienne et Pierre Caraffe, archevêque de
Théate, plus tard le pape Paul IV. Le bon pape Adrien eût voulu ré-
former aussitôt et complètement tous les abus; ce qui témoignait plus
de zèle que de sagesse pratique. Étranger jusqu'alors au gouverne-
ment de l'Église romaine, il n'en connaissait encore à fond ni les af-
faires, ni les usages, ni les personnes ; on lui fit entendre qu'une ré-
forme précipitée pouvait faire plus de mal que de bien, et enhardir
l'hérésie, loin de lui fermer la bouche. Adrien déplora ces obstacles,
et dit à ses confidents que la condition des Papes était bien malheu-
reure, puisqu'ils n'avaient pas la liberté de bien faire, quoiqu'ils en
eussent fort la volonté et en cherchassent les moyens. Il conclut qu'il
n'était point possible de mettre à exécution aucun de ses articles de
réforme avant le voyage qu'il méditait de faire lui-même en Alle-
magne. En attendant, il commanda expressément à toutes les con-
grégations romaines de veiller plus que jamais à éviter ce qui provo-
quait des plaintes. Déplus, l'année suivante 1523, avec saint Antonin,
archevêque de Florence, il canonisa saint Bennon, évêque de Meis-
sen ou Misne dans la haute Saxe. Il pensait ainsi faire plaisir à la na-
tion allemande et en même temps lui proposer un modèle.
302 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV.— De 1517
La diète de Nuremberg devait s'assembler pour la fin de novem-
bre 4522, sous la présidence de Ferdinand, archiduc d'Autriche, qui
gouvernait l'empire en l'absence de Cliarles-Quint, occupé alors en
Espagne. Cette diète avait deux objets principaux : la défense de la
Hongrie contre les Turcs, la répression de l'hérésie de Luther.
Pour y représenter le Saint-Siège, Adrien VI nomma François
Chérégat, évoque de Teramo, qu'il avait connu en Espagne. Le nonce
y arriva sur la fin de l'année, y présenta des lettres du Pape, en date
du 25 novembre, écrites en commun aux électeurs, aux princes et
aux députés des villes de l'empire. Le Pontife s'y plaint première-
ment que, encore que Luther eût été condamné par le pape Léon X,
et la sentence exécutée par un édit de l'empereur publié dans toute
l'Allemagne, il ne laisse pas de persister toujours dans les mêmes er-
reurs et de mettre encore au jour de nouveaux livres remplis d'hé-
résies, et que, malgré tout cela, il est protégé et favorisé non-seule-
ment par le menu peuple, mais aussi par la noblesse ; à tel point, ce
qui était peut-être la cause principale de ces troubles, qu'on a com-
mencé à piller les biens des prêtres et à refuser l'obéissance tant aux
lois ecclésiastiques qu'aux lois séculières, et que déjà même on en
est venu à la guerre civile dans plusieurs contrées de l'Allemagne.
Le Pape exhorte les princes et les nations germaniques, pour l'hon-
neur de leur antique foi et vertu, de s'opposer à cette grande igno-
minie, et de ne pas se laisser plus longtemps séduire par un petit
moine apostat hors du chemin des apôtres, des martyrs, des docteurs
et de tous leurs ancêtres, comme si Luther seul était sage, comme si
Luther seul avait reçu le Saint-Esprit, ainsi que l'hérétique Montan le
disait de lui-même ; comme si l'Église, avec qui le Sauveur a promis
d'être jusqu'à la consommation des siècles, avait toujours erré dans
les ténèbres de l'ignorance et le labyrinthe de la perdition jusqu'à ce
qu'elle eût été éclairée par la lumière nouvelle de Luther.
Ne voyez-vous donc pas, princes et peuples de la Germanie, que
Luther et ses partisans, sous prétexte de vérité évangélique, en veu-
lent à vos biens? Croyez-vous que, sous le nom de liberté, ils cher-
chent autre chose qu'à détruire toute obéissance, pour donner à
chacun la licence de faire ce qu'il lui plait? Pensez-vous qu'ils res-
pecteront beaucoup vos ordres et vos lois, eux qui méprisent, qui
déchirent et brûlent avec une rage diabolique les saints canons, les
décrets des Pères, les conciles généraux, à l'autorité desquels les lois
mêmes des empereurs s'empressent de céder et de servir? eux enfin
qui refusent l'obéissance due aux prêtres, aux évoques et au souve-
rain Pontife? Espérez-voi:s qu'ils défendront à leurs mains sacrilèges
de toucher aux biens des laïques, et qu'ils ne s'empareront pas de
à I5i5 de l'ère chr.] DE L'ËGLISE CATHOLIQUE. 303
tout ce qu'ils pourront, eux qui chaque jour, en votre présence et
sous vos yeux, pillent les choses consacrées à Dieu même? enfin,
qu'ils épargneront vos têtes, eux qui ont osé maltraiter, frapper,
égorger les oints du Seigneur, auxquels il a défendu de toucher?
C'est contre vous, contre vos biens, vos maisons, vos femmes, vos
enfants, vos domaines, vos seigneuries, vos temples, que se dirige
cette déplorable calamité, si vous ne la prévenez à temps.
Les autorités germaniques doivent donc employer tous les moyens
pour ramener Luther et les siens par la douceur : ce qui est le vœu
le plus ardent du Pape. Que si, ce qu'à Dieu ne plaise, les voies de
la mansuétude n'y font rien, il faut appliquer la sévérité des lois,
comme on retranche avec le fer et le feu un membre gangrené pour
sauver tout le corps. C'est ainsi que le Tout-Puissant précipita les
schismatiques Dathan et Abiron vivants dans les entrailles de la terre ;
qu'il ordonna de punir du supplice capital celui qui n'obéirait point
au commandement du pontife; c'est ainsi que Pierre, le prince des
apôtres, prononça la mort d'Ananie et de Saphire pour lui avoir
menti, ou plutôt à Dieu même ; c'est ainsi que les anciens et pieux
empereurs ont frappé du glaive les hérétiques Jovinien et Priscillien ;
c'est ainsi que saint Jérôme souhaite que l'hérétique Vigilance soit
livré en la perte de sa chair et pour le salut de son âme ; c'est ainsi
que, dans le concile de Constance, vos ancêtres ont fait subir la peine
des lois à Jean Hus et à Jérôme de Prague, qui semblent maintenant
revivre en Luther, leur admirateur. Si vous imitez les glorieux
exemples de vos ancêtres , nous ne doutons pas que Dieu ne vous
accorde dès maintenant la victoire contre les infidèles, et dans l'éter-
nité la gloire de son royaume K
Adrien VI écrivit encore séparément à presque tous les princes,
particulièrement à l'électeur de Saxe, qu'il priait de bien considérer
quelle tache ce serait à sa mémoire et à sa postérité s'il favorisait
davantage un frénétique qui bouleversait tout par ses folles et détes-
tables pratiques, voulant renverser une doctrine écrite et scellée du
sang des martyrs, confirmée par les livres des saints docteurs, et
défendue par les armes de tant de bons et vaillants princes. Enfin,
il le conjurait de marcher sur les traces de ses ancêtres, sans se laisser
éblouir par les fausses lumières d'un homme de néant, pour suivre
des erreurs condamnées par tant de conciles 2.
Le Pape donna de plus au nonce des instructions dont voici la
substance. Il devait exhorter les princes à étouffer l'hérésie de Lu-
ther, pour sept raisons principales : 1° Parce qu'ils y étaient obligés
■ Raynald, 1522, n. CO et seqq. — 2 Ibid , 1522, n. 73 et seqq.
304 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
pour le service de Dieu et le salut du prochain. 2° L'honneur de leur
nation, regardée jusqu'alors comme très-chrétienne, et maintenant
diffamée comme hérétique. 3° Leur propre honneur, comme fils de
ceux qui avaient condamné au feu Jean Hus et d'autres hérétiques,
et comme ayant engagé leur parole à exécuter contre Luther l'édit
de l'empereur. 4° L'injure que Luther faisait à leurs ancêtres en pu-
bliant une autre créance que celle qu'ils ont eue, et par conséquent
les faisant croire tous damnés. 5° La fin où tendent les luthériens,
qui est, sous couleur de liberté évangélique, d'abolir toute puissance
supérieure; car, quoiqu'ils ne s'en prennent d'abord qu'à celle de
l'Eglise, la liberté qu'ils prêchent va également et même plus contre
la puissance séculière, puisque, suivant eux, elle ne saurait obliger
à aucune loi, sous peine de péché mortel. G° Les énormes scandales,
troubles, déprédations, homicides, querelles, dissensions que cette
secte pestilentielle a excités et excite tous les jours par toute l'Alle-
magne; item, les blasphèmes, les malédictions, les bouffonneries,
les amertumes qu'ils ont continuellement à la bouche. Si les princes
ne répriment de pareils désordres, il est à craindre que la colère de
Dieu et la désolation ne descendent sur la Germanie divisée, ou plu-
tôt sur les princes eux-mêmes, qui, ayant reçu de Dieu la puissance
et le glaive pour la punition des méchants, permettent à leurs sujets
de commettre de pareilles choses. Maudit, s'écrie le prophète, celui
qui fait l'œuvre de Dieu négligemment, et qui retient son glaive du
sang des malfaiteurs1 ! 7° Luther prend une voie semblable à celle
que prit l'infâme Mahomet pour perdre tant de milliers d'âmes, en
permettant aux hommes de suivre leurs inclinations charnelles, et en
les exemptant de tout ce qu'il y a de plus grave dans notre loi : la
seule différence, c'est que, pour mieux tromper, Luther y procède
avec plus démesure. Mahomet permet d'avoir plusieurs femmes, de
les répudier à son gré et d'en prendre d'autres ; Luther, pour se con-
cilier la faveur des moines, des religieuses et des prêtres libertins,
enseigne que les vœux de continence perpétuelle, bien loin d'être
obligatoires, sont illicites, et que, par la liberté évangélique, il leur
est permis de se marier, sans plus se souvenir de ce que dit l'Apôtre
touchant les jeunes veuves : Qu'après s'être abandonnées à la luxure
aux dépens du Christ, elles veulent se marier, à leur damnation,
parce qu'elles ont rompu leur première foi 2.
Si quelqu'un dit que Luther a été condamné par le Siège apo-
stolique sans avoir été ouï ni défendu, et qu'il faut absolument l'en-
tendre et ne pas le condamner avant qu'il ne soit convaincu, je ré-
1 Jérém., a%. — » i Tim.,5.
à 15i5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 305
ponds que, pour les choses de la foi, il faut les croire à cause de
l'autorité divine, et qu'il ne s'agit pas de les prouver : Où l'on de-
mande la foi, dit saint Ambroise, ôtez les arguments ; on croit aux
prêcheurs, non aux dialecticiens. Nous avouons qu'on ne doit pas re-
fuser la défense pour les choses de fait, s'il a dit ceci ou non, s'il l'a
prêché et écrit ou non ; mais sur le droit divin et la matière des sa-
crements, il faut s'en tenir à l'autorité des saints et de l'Église. Ajou-
tez-y que presque tous les points où Luther diffère des autres ont
été absolument réprouvés par divers conciles. Or, on ne doit pas ré-
voquer en doute ce qui a été approuvé comme de foi par les conciles
généraux et par l'Eglise universelle ; car que resterait-il de certain
parmi les hommes ? quelle fin aux disputes, s'il était permis à cha-
que écervelé de s'écarter de ce qui a été défini par le consentement,
non pas d'un seul homme ou de quelque peu, mais par le consente-
ment de tant de siècles, de tant d'hommes très-sages, et enfin de
l'Église catholique, que Dieu ne permet pas qui se trompe dans les
choses de la foi ? Est-ce que chaque cité n'exige pas qu'on observe
inviolablement ses lois ; autrement tout serait plein de confusion ?
Puis donc que Luther et les siens condamnent les conciles des saints
Pères, livrent aux flammes les sacrés canons, confondent tout à
leur caprice, mettent la perturbation par tout l'univers, il est mani-
feste qu'ils doivent être exterminés, comme ennemis et perturbateurs
de la paix publique, par tous ceux qui aiment cette paix l.
Adrien VI avait ordonné en outre à Chérégat de confesser ingénu-
ment que le pontife reconnaissait que cette confusion n'était qu'un
châtiment infligé de Dieu aux péchés des hommes, principalement
des prêtres et des prélats. C'est pourquoi, comme l'observe saint
Chrysostôme sur l'entrée du Sauveur avec un fouet dans le temple,
la punition commence parles prêtres, la guérison devant commencer
par la racine du mal. Nous savons que, depuis quelques années,
bien des abominations ont été commises dans ce Saint-Siège, bien
des abus dans les choses spirituelles, bien des excès dans l'application
des préceptes, qu'enfin tout a été en plus mal. Il n'est donc pas sur-
prenant que la contagion ait passé du chef aux membres, des souve-
rains Pontifes aux prélats inférieurs. Tous nous nous sommes écar-
tés chacun dans ses voies, pendant longtemps il n'y en eut pas un
qui fit le bien, pas un seul : c'est pourquoi, rendons tous gloire à
Dieu, humilions nos âmes ; que chacun considère d'où il est tombé,
et qu'il se juge lui-même, plutôt que d'attendre que Dieu le juge
dans sa colère.
1 Raynald, 1522, n. GC-69.
xxw. 20
30G HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1Y. — De 1517
Le nonce promettra donc, de la part du Pape, que, pour satisfaire
à son inclination et aux devoirs de sa charge, il emploiera tout son
esprit et toutes ses forces pour réformer la cour romaine, d'où est
peut-être provenu tout ce mal, afin que la santé et la réformation
viennent d'où est venue la corruption. Mais on ne doit pas s'étonner
si tous ces abus ne sont pas corrigés aussitôt; car la maladie est in-
vétérée et compliquée ; pour la guérir, il faut y aller pas à pas, com-
mencer par ce qu'il y a de plus grave, de peur de tout perdre en
voulant tout refaire à la fois. Les mutations soudaines, dit Aristote,
sont périlleuses dans la république, et qui mouche trop fort, tire le
sang.
Chérégat l'ayant averti que les princes d'Allemagne se plaignaient
que le Siège apostolique avait violé quelquefois les concordats,
Adrien le charge de répondre que ces violations lui avaient égale-
ment déplu, avant qu'il fût Pape; il était bien résolu, lors même
qu'ils ne l'eussent pas demandé, de s'en abstenir toujours, tant pour
garder à chacun son droit que pour ne pas blesser, mais favoriser
ses illustres compatriotes. Il lui mandait encore de lui faire con-
naître les hommes doctes et pieux qui seraient dans le besoin, afin
de venir à leur secours, en leur conférant le sacerdoce, plutôt qu'à
des hommes indignes, comme on avait fait autrefois. Il lui ordonna
aussi de solliciter les princes de répondre à ses lettres, et de lui pro-
poser les moyens qui leur paraîtraient les plus propres pour venir
à bout de la nouvelle secte *.
Ces instructions, observe le cardinal Pallavicin dans son histoire
du concile de Trente, manifestent la vertu, d'ailleurs bien connue,
d'Adrien; mais, au jugement de plusieurs, elles laissent à désirer
plus de prudence et de circonspection. Adrien paraît trop crédule
aux adulations satiriques des courtisans, qui blâment le prince dé-
funt pour n'avoir pas satisfait toutes leurs cupidités, et qui flattent
le nouveau parce qu'il peut encore les satisfaire. Du reste, comment
pouvait-on dire que, sous Léon X, la vertu et la science étaient né-
gligées, lorsque mille témoins déposent du contraire ? Que si tous
ceux qui en étaient dignes n'ont pas eu de récompenses, et que quel-
ques indignes en ont eu, quel prince d'une domination étendue se
vantera de connaître si bien chaque individu, qu'il pourra éviter
cet inconvénient ? Certainement, en ce genre, avec la meilleure vo-
lonté, Adrien n'a pas égalé la gloire de Léon.
Ensuite cette répréhension si acerbe de ses prédécesseurs immé-
diats parut à plusieurs une ardeur excessive. S'ils ont manqué en
1 RaynaUl, n. 70 et seqq.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 307
quelque chose, il ne s'ensuit pas qu'ils fussent dénués de grandes
vertus, comme nous l'avons vu en temps et lieu. Ils n'égalaient pas
la piété d'Adrien, mais ils l'emportaient par d'autres qualités, moins
utiles à qui les possède, mais peut-être plus utiles au salut des
peuples. Il est d'expérience que non-seulement le pontificat romain,
mais encore le plus petit ordre religieux, sera mieux gouverné par
un homme d'une vertu médiocre, jointe à une grande prudence,
que par un saint de prudence médiocre. C'est pourquoi, pour la
conservation de la sainteté dans les inférieurs, la sainteté du supé-
rieur est moins importante que laj>rudence. Le meilleur serait que
le supérieur excellât en l'une et en l'autre; mais il faut qu'on l'élise,
non parmi les idées de Platon, mais parmi les hommes vivants sur
la terre, connus des électeurs et capables de gouverner suivant la loi
et la coutume.
De plus, Adrien pensât-il tout cela dans son cœur, c'était une in-
discrétion de le manifester à la diète, surtout par écrit. Il ne pouvait
ignorer que dans cette assemblée,, beaucoup plus encore dans toute
l'Allemagne, il y avait plusieurs ennemis de la foi romaine, qui sai-
siraient avidement cette moitié de sa confession où il accusait les
Pontifes romains, et non pas cette autre où il condamnait Luther.
Ce qui effectivement eut lieu. Il aurait donc mieux fait de se borner
à blâmer les abus, sans prendre sur lui ni d'en accuser ni d'en justi-
fier ses prédécesseurs, mais rejetant la faute sur le malheur des
temps, l'infidélité des ministres. De cette manière, il eût ménagé la
réputation des précédents Pontifes, satisfait aux plaintes des Alle-
mands, et uni la véracité avec la charité et la prudence. Celui qui
parle contre sa pensée ébranle le commerce de la société humaine
et perd le principal instrument pour avancer les affaires, qui est la
confiance : celui qui découvre tous les secrets de son cœur, prodigue
un don que la nature lui a fait en ce qu'elle l'a rendu impénétrable ;
il livre ses armes à l'ennemi.
Enfin, au jugement d'un grand nombre, Adrien s'écarta quelque
peu des règles d'une parfaite prudence en demandant conseil à
chacun de ceux auxquels il écrivait. Il suffisait que le nonce fit con-
naître au Pontife les conseils qu'il aurait entendu proposer à chacun,
sans lui imposer l'obligation de les demander par lui-même. Per-
mettre à tout le monde de proposer leur avis, c'est, pour un prince,
s'exposer à entendre bien des observations inconvenantes. Si celui
qui conseille est d'une autorité trop grande, son conseil devient
comme une nécessité. 11 vaut donc mieux s'instruire de ce que cha-
cun propre, mais ne consulter qu'un petit nombre d'une fidélité,
d'une sincérité et d'une prudence éprouvées : qu'on admette leurs
308 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1Y. — De 1517
conseils ou qu'on les rejette, il faut toujours en témoigner de la re-
connaissance.
En quoi il fut encore blâmé davantage, c'est d'avoir communiqué
ses instructions à la diète, et demandé ainsi l'avis de tous ensemble.
La puissance de cette assemblée, cette manière de donner publique-
ment son avis imposaient au Pontife une sorte de nécessité de ne
pas l'omettre, et aux princes de ne pas permettre qu'il fût omis. En-
suite, dans une assemblée d'hommes si divers de passions et d'in-
térêts, il était aisé de prévoir que chacun adopterait, au préjudice
du bien public, le remède qui lui profiterait le plus à lui-même, et
que l'un soutiendrait les demandes de l'autre, pour en obtenir fa pa-
reille à son tour l.
Telles sont les réflexions du cardinal Pallavicin sur la conduite
candide, mais peu discrète, du pape Adrien VI. Chose singulière!
un historien protestant de nos jours en juge à peu près de même.
Adrien, dit-il, espérait par cette confession cordiale de la vérité se
concilier tous les cœurs ; mais las prélats romains, qui n'attendaient
de cet aveu dans la bouche du Pape qu'un effet préjudiciable à la
considération du Saint-Siège, se. trouvèrent justifiés par le résultat,
et vérifièrent une fois de plus cette sentence, que les enfants du
siècle, dans les affaires temporelles, sont plus prudents que les en-
fants de la lumière. La réponse des états fournit une preuve authen-
tique que la considération du Siège de Rome était complètement
tombée en Allemagne. Ils déclarèrent qu'ils n'avaient pas exécuté les
ordonnances du Pape et de l'empereur contre Luther parce que,
depuis longtemps, on avait en Allemagne bien des griefs contre le
Siège apostolique, et qu'ils avaient été mis dans un plus grand jour
encore par les écrits de Luther. Si on avait voulu exécuter lesdites
ordonnances, la multitude, persuadée qu'on opprimait la vérité et
qu'on protégeait l'impiété, se serait soulevée contre l'autorité. De
ce que le Pape confessait qu'une réforme capitale était nécessaire à
sa cour et qu'il promettait l'observation des concordats, les Etats le
recevaient avec reconnaissance et espoir des résultats les plus heu-
reux ; mais ils demandaient que les annates, qui n'étaient plus em-
ployées, suivant leur destination originelle, contre les Sarrasins et
les Turcs, fussent dès lors supprimées. Quant aux moyens de mettre
Un aux erreurs de Luther, ils observèrent que, parmi les ecclésias-
tiques et les séculiers, il avait surgi bien d'autres erreurs et abus,
pour la guérison desquels rien ne serait plus utile que si le Pape,
avec le consentement de l'empereur, faisait tenir .!ans l'année, en
i Pallavic. Bist. Conc. Trid., 1. 2, c. 7.
à 1545 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 309
quelque ville considérable d'Allemagne, un concile libre et chrétien,
où chacun aurait la liberté de dire son sentiment pour la gloire de
Dieu, le salut des âmes et de l'Église chrétienne. En outre, ils adres-
sèrent au légat cent griefs de la najion allemande contre le Saint-
Siège, où ils disaient des choses si dures, que le nonce, qui en fut
informé d'avance, quitta la diète, pour n'être pas obligé de les rece-
voir officiellement. Mais à la fin de, la session, les états firent con-
naître par la presse toutes les négociations avec les cent griefs, et
on put ainsi lire à Rome, dans l'instruction pontificale au nonce, les
aveux qu'Adrien avait faits aux Allemands au préjudice de la hiérar-
chie. Le mécontentement contre un Pape si peu avisé monta au plus
haut, on répandit contre lui des libelles, tandis qu'en Allemagne,
ses exhortations aux princes et aux villes étaient un objet de mépris
et de dérision. Adrien VI mourut de chagrin le 14 mars 1523 *.
Son successeur, Clément VII, envoya légat en Allemagne, pour la
nouvelle diète de Nuremberg, en 1524, le cardinal Campège, recom-
mandable par sa vertu et sa science, et le plus habile du sacré col-
lège. Il avait déjà été nonce en Allemagne et à Milan. Sa prudence,
sa grande expérience dans les affaires, son intégrité, qui avait paru
avec éclat dans beaucoup d'occasions, son zèle pour la religion ca-
tholique, son amour pour la paix et la concorde prévenaient en sa
faveur. Clément VII crut trouver en lui un homme capable de satis-
faire les Allemands sur leurs plaintes, et il lui donna un pouvoir sans
restriction, pourvu qu'il ne compromît ni l'autorité du Saint-Siège
ni les usages de la cour de Rome.
Comme le mémoire de cent grief* n'avait point été remis officielle-
ment au nonce Chérégat, Clément VII dit à Campège de ne point en
embarrasser sa négociation, mais d'agir comme s'il ne se fût rien
passé en Allemagne depuis la condamnation de Luther : il le char-
gea aussi d'un bref à l'électeur de Saxe.
Le légat approchant de Nuremberg, tous les princes de l'empire
allèrent au-devant de lui hors la porte de la ville, accompagnés de
l'archiduc Ferdinand, parce qu'ils craignaient que, s'il faisait son
entrée dans la ville en cérémonie et 'avec les marques de sa dignité,
il ne fût insulté par le peuple, presque tout luthérien. Campège entra
donc avec son habit de voyage, sans clergé, sans croix, et les princes
le conduisirent jusqu'à son logis. Le clergé, qui l'attendait dans une
église pour lui faire honneur, y fut enfermé : de sorte qu'il ne le vit
point entrer dans la ville 2.
Les princes et les députés des villes impériales ayant fait dire au
1 Menzel, t. 1. p. 109 et seqq. — * Cochlœus. Pallavicin.
310 HISTOIRE UNIVERSELLE [LIT. LXXXIV. — De 1517
légat qu'on était disposé à lui donner audience, il se rendit à la diète
et y fit une harangue. Il s'étonnait fort que tant de sages et habiles
princes pussent souffrir qu'on abolît et renversât, à leurs yeux, une
religion où ils étaient nés, où leurs pères étaient morts, et qu'ils n'a-
perçussent pas que ces révolutions, qui commençaient par le spiri-
tuel, finiraient par le temporel, par la rébellion contre les souverains
et les magistrats. Le souverain. Pontife, touché d'une compassion
vraiment paternelle, n'avait pu voir l'empire accablé sous le poids
de tant de maux, et menacé d'une servitude étrangère, sans envoyer
un légat pour tâcher d'y porter remède. L'intention de sa Sainteté
n'était ni de donner des lois sur ce point, ni d'en recevoir, mais seu-
lement d'examiner avec les souverains d'Allemagne ce qu'il y avait
à faire. Si ceux qui demeuraient fidèles à la religion véritable et
ancienne en étaient contents, le Pape en serait ravi ; s'ils ne l'étaient
pas, on ne pourrait du moins lui reprocher les malheurs qu'il aurait
inutilement prévus. Puis, entrant dans le détail, le légat dit qu'il
avait deux choses à leur demander, l'une touchant la religion, l'autre
touchant la guerre contre les Turcs.
Les princes remercièrent le Pape de sa bienveillance, et, à la fin de
leur réponse, présentèrent au légat le mémoire de leurs cent griefs.
Campège répliqua qu'il ne savait point qu'on eût envoyé au Pape
ni aux cardinaux aucun écrit ; mais qu'il les assurait que sa Sainteté
était remplie de bonne volonté pour eux, et lui avait donné plein
pouvoir de faire tout ce qu'il jugerait nécessaire pour réunir les es-
prits et rétablir la paix. C'était à eux d'en frayer le chemin, d'autant
qu'ils connaissaient mieux la carte du pays et l'humeur des gens à
qui l'on avait affaire. Personne n'ignorait que, dans la diète de
Worms, l'empereur avait publié de leur consentement un édit contre
les luthériens ; que cet édit avait été renouvelé l'année dernière et
son exécution approuvée par tous les princes ; qu'il avait été observé
par les uns, négligé par les autres, sans qu'il pût en deviner la cause.
A son avis, la chose principale, par où l'on devait commencer, c'é-
tait de trouver les moyens de faire exécuter l'édit de Worms partout.
Bien qu'il n'eût pas encore su que l'on avait publié les cent griefs à
dessein de les présenter au Pape, il n'ignorait pas que l'on en avait
envoyé trois exemplaires à des particuliers de Rome, lesquels le Pape
et les cardinaux avaient vus, et dont il lui en était tombé un entre
les mains ; mais ni sa Sainteté ni le sacré collège n'avaient jamais pu
croire que ces articles eussent été dressés par le commandement des
princes de la diète, ni qu'ils vinssent d'autre part que de quelque
ennemi secret de la cour de Rome. A la vérité, il n'avait point de
commission particulière du souverain Pontife sur ce point, mais qu'il
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 311
ne laissait pas d'avoir l'autorité d'en traiter autant que cela serait
nécessaire. Néanmoins il leur dirait en passant, que, comme parmi
ces demandes il y en avait plusieurs qui dérogeaient à la puissance
légitime du Pape et qui sentaient l'hérésie, il ne pourrait pas traiter
de celles-là ; mais qu'il prendrait volontiers connaissance de celles
qui n'étaient pas contre le Pape et qui avaient quelque apparence de
justice. Après quoi, s'il restait encore quelque chose à traiter avec le
Saint-Siège, la diète pourrait le proposer, pourvu que ce fût en des
termes plus modestes. Cependant, il ne pouvait s'abstenir de con-
damner la liberté qu'on avait prise de publier ces griefs : ce que sa
Sainteté voulait bien toutefois oublier pour l'amour d'eux, pour qui
elle était encore disposée à faire toutes choses, comme un bon père
et pasteur universel. Mais après cela, si la voix du pasteur n'était
point écoutée, il ne resterait plus rien à faire à sa Sainteté et à lui,
que de prendre patience et de remettre tout entre les mains de Dieu l.
Les forces des deux partis dans la diète étaient ainsi partagées :
le légat pouvait compter sur la voix de l'archiduc Ferdinand, frère et
lieutenant de l'empereur, des ducs de Bavière, du cardinal-archevê-
que de Saltzbourg, de l'évêque de Trente et de dix autres princes sé-
culiers ou ecclésiastiques. Presque tous les députés des villes impé-
riales étaient infectés de luthéranisme : ils formaient la majorité. La
délibération fut longue et orageuse : l'ambassadeur de Charles-Quint
insista sur l'édit de Worms, et menaça les états de la colère de l'em-
pereur. Les princes luthériens auraient voulu, ce jour-là même, pro-
clamer la liberté de conscience, en d'autres termes, la révolte contre
l'édit impérial : on prit un moyen terme. La diète décréta que le
Pape convoquerait, du consentement de l'empereur, un concile gé-
néral en Allemagne pour y terminer les différends religieux ; qu'on
tiendrait une nouvelle assemblée à Spire le jour de la fête de Saint-
Martin, où les ordres, après avoir fait examiner par d'habiles doc-
teurs ce qu'on devait retenir ou rejeter des doctrines de Luther, for-
muleraient ensuite leur décret. En attendant la décision du concile,
elle promettait d'examiner, et, s'il était possible, d'amender en quel-
ques points l'exposé des cent griefs contre la cour de Rome, et, pour
obéir à l'empereur, de tenir la main à l'exécution de l'édit de
Worms 2. -
La diète était absurde, remarque Audin : elle choquait toutes les
consciences. Aux laïques, elle remettait le droit de juger de nouveau
les doctrines que le Saint-Siège avait condamnées ; aux vassaux de
Charles, le pouvoir de désobéir à un rescrit impérial. Elle admet-
1 Cochl. Sleidan. Pallavicin. Raynald. Fra-Paolo. — 2 Raynald, 1524, n. 15.
312 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
tait le décret de YS'orms comme loi de l'empire, et provoquait l'Alle-
magne à s'en affranchir. Les ordres ou états se constituaient juges
en matière de foi et de législation, et, par une contradiction mani-
feste, absolvaient et condamnaient Luther, en approuvant l'édit de
1 520, où il avait été déclaré hérétique, et en prescrivant un nouvel
examen de sa doctrine à Spire.
Le légat protesta; l'ambassadeur de Charles-Quint déclara qu'il
porterait ses plaintes aux pieds de son maître. L'empereur était
absent. Le Pape lui avait appris la résolution de la diète et le mépris
qu'on faisait de ses ordres et des décisions de l'Église. Charles, irrité,
adressa aux princes allemands un rescrit où il menaçait de la peine
de mort quiconque désobéirait à l'édit de Worms. Ce n'était qu'une
menace, dont les états ne tinrent aucun compte. Le luthéranisme
ne se cachait pas : il allait tête levée, affrontant Pape et empereur,
proclamant ses croyances, et forçant les portes des églises catholi-
ques quand on refusait de lui en livrer les clefs. Magdebourg, Nu-
remberg et Francfort changeaient ouvertement la forme du culte ca-
tholique. A Magdebourg, la bourgeoisie s'assemblait le 24 juin 1523,
intimait l'ordre aux magistrats civils de fermer les couvents, de chasser
les prêtres, de reconnaître les ministres envoyés de Wittemberg, et
d'établir la communion sous les deux espèces : et les magistrats, qui
n'avaient pas assez de force pour exécuter l'édit de l'empereur, en
trouvaient pour obéir à cette bourgeoisie fanatique. Des chevaliers
offraient sérieusement aux habitants de Nuremberg, si on voulait les
soutenir, de ne pas laisser une tête d'évêque dans un espace de
vingt milles ; à Neustadt, des luthériens tendaient une embûche au
chapelain de Ferdinand, et le mutilaient. Luther publiait certains
brefs d'Adrien VI et les cent griefs de la nation allemande, avec des
annotations plus malignes les unes que les autres. Cependant Luther
fut loin d'être satisfait de la diète de Nuremberg : son édit le mit en
fureur.
« Scandale, s'écria-t-il dans un nouveau pamphlet, scandale que
toutes ces piperies d'empereurs et de princes à la face du soleil !
scandale plus grand encore que ces décrets contradictoires où l'on
ordonne de me courir sus, l'édit de proscription de Worms à la
main, et où l'on indique une diète à Spire pour trier de mes livres ce
qu'il y a de bon et de mauvais ! Condamné en dernier ressort, et
renvoyé pour être jugé à Spire ! Coupable, de par les ordres, aux
yeux des Allemands, qui doivent me pourchasser sans relâche, moi
et ma doctrine ! Coupable qu'on renvoie pour être jugé à de nou-
velles assises !... Têtes folles ! cerveaux avinés de princes!... Dieu
ne veut pas, je le vois bien, que j'aie affaire à des êtres raisonnables !
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 313
il me livre aux bêtes allemandes, comme si des loups et des sangliers
vous mettaient en pièces Chrétiens ! je vous en conjure, levez
vos mains, et priez Dieu pour ces princes aveugles, dont le ciel nous
châtie dans sa grande colère, et gardez- vous bien de venir présenter
votre offrande et votre aumône contre le Turc, qui est mille fois plus
pieux et plus sage que nos maîtres. A des fous semblables, qui s'é-
lèvent contre le Christ et méprisent sa parole, quel succès pourrait
être promis dans la guerre avec les Turcs?... Pitié ! m'écriai-je de
l'abîme de mon cœur, à tous les Chrétiens, pitié pour ce ramassis de
fous, d'insensés, de niais et d'idiots ! mieux vaudrait mille fois mourir
que d'entendre pousser de tels blasphèmes contre la majesté du ciel.
Mais c'est leur lot et leur châtiment de persécuter la parole de Dieu ;
leur aveuglement est une punition du Seigneur. Que Dieu nous dé-
livre de leurs mains, et que dans sa grâce il nous donne d'autres
maîtres ! Amen l ! »
Cependant les paysans et les anabaptistes remplissent l'Allemagne
de carnage et d'incendies. Pour célébrer ces sanglantes funérailles,
des prêtres et des moines apostats se marient avec des religieuses
apostates. Les sectateurs de Luther et de Zwingle se font une guerre
de plume, d'injures et d'anathèmes. Le connétable de Bourbon prend
et saccage Rome. Soliman II ravage la Hongrie, tue son roi et assiège
Vienne. L'Europe, désunie, semble prête à retomber dans le chaos.
Toutefois des symptômes de convalescence se font remarquer.
Le Pape et l'empereur se réconcilient à Bologne en \ 529 ; le 24 fé-
vrier 1530, Clément VII y couronne Charles-Quint du diadème im-
périal, et reçoit de lui le serment de fidélité, comme défenseur armé
de l'Église romaine, à l'exemple de Charlemagne. Dès 152-4, trois
nobles princes de l'Allemagne catholique se liguent à Ratisbonne
contre l'anarchie religieuse et sociale, et pour le maintien de l'ordre
et des lois : le duc Guillaume, le duc Louis de Bavière et l'archiduc
Ferdinand d'Autriche. Le 6 juillet de la même année, les archevê-
ques et évêques de Saltzbourg, de Trente, de Bamberg, de Spire, de
Strasbourg, de Constance, de Bâle, de Frising, de Passau viennent
trouver ces princes, et concluent un traité d'alliance où ils déclarent
que l'édit de Worms contre Luther et ses adhérents devait être ob-
servé comme une loi de l'empire; qu'on ne changerait rien ni dans
l'administration des sacrements, ni dans les cérémonies, ni dans les
commandements et les traditions de l'Église catholique; que les ec-
clésiastiques qui se mariaient et les moines apostats seraient punis
suivant toute la rigueur des canons; qu'on prêcherait l'Évangile d'a-
MValch.t. 15, p. 27 12 et seqq.
314 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
près l'interprétation des Pères et des docteurs ; que ceux de leurs su-
jets qui étudiaient à Wittemberg seraient contraints de quitter cette
université dans trois mois, sous peine de confiscation de leurs biens,
et que ceux qui y avaient fait leurs études ne pourraient jamais pos-
séder de bénéfice; qu'aucun luthérien banni ne trouverait asile dans
les États confédérés, et que secours et assistance seraient donnés à
tout prince attaqué pour l'une des clauses de la confédération1.
Le cardinal-légat Campège, qui assistait à cette conférence, de-
manda le premier qu'on satisfit aux justes réclamations des états de
Nuremberg contre certains abus qui s'étaient glissés dans le clergé.
Il fit publier une constitution en trente-cinq articles, pour régler le
régime ecclésiastique, la tenue des synodes, la visite des diocèses,
l'administration des paroisses, l'oblation des dîmes; quelques-unes
des dispositions de ce règlement peignent les mœurs de l'époque.
Dans un article, par exemple, on prescrit aux ecclésiastiques de
porter un habit décent et de cesser de faire du commerce ; dans un
autre, on leur défend de fréquenter les tavernes et de disputer à
table, entre deux vins, sur des matières religieuses 2.
En 4526, il y eut à Dessau une assemblée et consultation de quel-
ques princes catholiques, les électeurs de Mayence et de Brande-
bourg, les ducs Henri et Éric de Brunswic ; des lettres arrivèrent
d'Espagne, par lesquelles l'empereur ordonnait le maintien de l'an-
cienne foi et l'exécution de l'édit de Worms. Par contre-coup ,
le 4 mai de la même année 1526, l'électeur de Saxe et le landgrave
Philippe de Hesse conclurent une ligue formelle pour la défense des
nouveautés luthériennes , contre l'empereur , leur souverain , et
contre les lois de l'empire. D'autres princes y entrèrent, notamment
le moine apostat Albert de Brandebourg, devenu par son apostasie
duc de Prusse. Cette conjuration en faveur de la nouveauté anar-
chique, contre le chef et contre les lois de l'empire, parut un attentat
si énorme, que Luther lui-même et Mélanchton ne purent s'empê-
cher de la condamner comme un crime 3.
Dans la diète qui se tint à Spire le 25me de juin 1526, les princes
luthériens, forts de leur ligue, se montrèrent si intraitables, que les
deux partis furent sur le point de se séparer et de commencer la
guerre civile. L'archiduc Ferdinand ayant proposé d'aller au secours
de la Hongrie, les princes luthériens s'y refusèrent, attendu que
Luther avait enseigné jusqu'alors que c'était résister à Dieu que de
combattre contre les Turcs. Le roi de Hongrie, Louis, II, périt deux
1 Audin, Ilist. de Luther, t. 2, c. G. — 2 Ibid., et Raynald, 1523, n. 25 et seqq.
— 3 Menzel, 1. 1, p. 280 et seqq.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 315
mois après dans la bataille de Mohacs. Tout ce que l'archiduc put
faire, ce fut de régler que, comme il était nécessaire pour le bien de
la religion et de la paix d'assembler un concile national d'Allemagne,
ou général de toute la chrétienté, qui serait ouvert au plus tard dans
un an, on enverrait des députés vers l'empereur, pour le prier de
regarder avec compassion l'état déplorable de l'empire, de venir au
plus tôt en Allemagne, et de faire tenir un concile ; qu'en attendant,
les princes et les états se comporteraient au sujet de l'édit de Worms
de manière qu'ils pussent rendre compte de leur conduite à Dieu et
à l'empereur. C'était justement la liberté de conscience que les lu-
thériens prétendaient obtenir dans cette diète, et qu'ils pratiquèrent
dans la suite, comme s'ils l'avaient réellement obtenue *•.
Vers la fin delà même année 1526, l'archiduc Ferdinand devient
roi de Bohême et de Hongrie : ces deux royaumes entrent dans la
maison d'Autriche ou de Habsbourg ; avec les royaumes d'Espagne,
Dieu lui donnait en même temps le Nouveau-Monde, ainsi que des
îles sans nombre de l'Océan. C'est que parmi toutes les maisons ré-
gnantes, aucune ne fut plus fidèle ni plus dévouée à la cause de Dieu
et de son Église. Après elle vient la maison de Bavière. C'est à ces
deux familles que l'Allemagne doit de n'être pas tombée tout entière
et sans retour dans l'anarchie religieuse et intellectuelle qui la tra-
vaille et la mine encore maintenant.
En 1520, Luther enseignait que combattre les Turcs était résister
à Dieu. En conséquence, les luthériens d'Allemagne refusèrent de
secourir leurs compatriotes contre les armes de Soliman! plusieurs
même souhaitaient l'arrivée des Turcs, et préféraient leur domina-
tion à celle de l'empereur et des princes de Germanie. C'est Luther
lui-même qui nous l'apprend 2.
En 1527 et 1528, les Turcs ayant porté le fer et le feu dans la Hon-
grie, dans l'Autriche, dans des provinces encore plus intérieures de
l'Allemagne, brûlant, massacrant, réduisant en esclavage une infinité
de personnes, Luther eut peur et changea de langage. Jusqu'alors il
avait fait un crime de combattre les Turcs, dès lors il fit un crime de
ne pas les combattre. Léon X avait donc eu raison de condamner
cette proposition : Combattre contre les Turcs, c'est résister à Dieu.
Cependant Luther n'en convint pas, et soutint toujours que le Pape
méconnaissait l'Évangile en exhortant les Chrétiens, rois et peuples,
à défendre leur vie, leur liberté, leur religion, leur famille, leur pa-
trie contre les Turcs. On ne devinerait guère sur quel misérable so-
phisme Luther s'appuie pour cela : sophisme qu'il noie et délaye dans
1 Cochl., an 152G, p. 150. — 2 Walch, t. 20, p. 2675.
31ft HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
deux ou trois instructions pastorales; le voici. Comme Chrétiens,
vous ne pouvez et ne devez vous défendre contre les Turcs que par
les armes spirituelles, la prière, la conversion du cœur • mais vous
pouvez et devez vous défendre par les armes matérielles, comme ci-
toyens, comme nation, Allemands, Français, Hongrois, Dalmates,
empereurs et princes, rois et sujets, pères et enfants, hommes et
femmes ; vous devez contribuer à cette défense non-seulement de
vos prières, mais encore de vos biens et de vos personnes ; si vous
y mourez, vous allez droit au ciel, car vous souffrez la mort comme
Chrétiens ; en effet, chose bien remarquable, le Turc vous hait, vous
saccage, vous tue, non pas comme Allemands ou Hongrois, mais es-
sentiellement comme Chrétiens, comme saints du Très-Haut1. Telle
est la substance de ce que dit Luther. On le voit, après avoir tout re-
jeté en haine du Pape, il ramène tout de son propre chef, même l'in-
dulgence plénière, puisqu'il ouvre le paradis à tout Chrétien qui
meurt dans la guerre contre le Turc. Tertullien dit quelque part que
le diable est singe de Dieu : Luther est ici singe du Pape. Aussi
les luthériens d'Allemagne ne furent-ils guère émus de la sin-
gerie.
Luther lui-même s'en plaint. Les nobles exportaient l'argent d'Al-
lemagne par le luxe, pour se ruiner de corps et de biens : les bour-
geois et les marchands faisaient à peu près de même, y joignant l'a-
varice et l'usure ; les artisans et les paysans ne songeaient qu'à se
supplanter et à se voler les uns les autres, surtout depuis le nouvel
évangile, où ils étaient devenus libres et riches, se croyant tout per-
mis, ne donnant plus rien à personne, ni à pauvre ni à ministre de
la religion. Luther engage les princes à leur arracher de force ce
qu'ils ne voulaient pas donner pour la défense du pays 2.
Afin d'exciter à prendre les armes contre les Turcs et pour forti-
fier dans le christianisme ceux des Allemands qui deviendraient leurs
captifs, Luther expose les dogmes impies de Mahomet et de son Al-
coran ; mais il n'a garde de signaler ce qu'il y a de plus impie dans
ces dogmes, savoir, que tout arrive par une nécessité fatale, que
l'homme n'a point de libre arbitre, que Dieu opère en nous le mal
comme le bien, et qu'il nous punit du mal que nous n'avons pu éviter.
Voilà ce que Luther ne signale pas dans Mahomet. La raison en est
simple. Ainsi que nous l'avons vu, l'hérésiarque de Wittemberg
l'emporte en impiété sur le faux prophète de la Mecque; car, à l'en
croire, Dieu nous punirait non-seulement du mal que nous n'avons
pu éviter, mais encore du bien que nous faisons de notre mieux,
1 WaJçh, t. 20, p. 2G33 et seqq. — 2 lbid., p. 2718 et 2719.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 317
toutes les bonnes œuvres étant autant de péchés : ce que Mahomet
n'a point osé dire.
Les princes luthériens, qui n'avaient point assez de patriotisme
pour défendre l'Allemagne contre les Turcs, ne craignaient pas d'y
allumer la guerre civile. Un employé infidèle d'un prince catholique,
Otton de Pack, officier du duc Georges de Saxe, fit accroire aux
princes luthériens que les catholiques avaient conclu un traité pour
les exterminer. Aussitôt les luthériens prirent les armes, sous la di-
rection du landgrave Philippe de Hesse. Ce soulèvement parut encore
un attentat si énorme, que Luther même remontra qu'il fallait au
moins s'assurer si la cause était réelle. On découvrit que Pack avait
avancé une fausseté, et que le traité était imaginaire : l'affaire s'ac-
commoda. Toutefois le landgrave exigea de grosses sommes d'ar-
gent de quelques princes ecclésiastiques, pour le dédommager d'un
armement qu'il reconnaissait avoir été fait sur de faux rapports *'.
C'était en 1528.
Une nouvelle diète fut convoquée à Spire pour l'année suivante.
Les catholiques furent en majorité. Elle avait pour présidents et
commissaires le roi Ferdinand; Frédéric, comte palatin; Guil-
laume, duc de Bavière, et les évêques de Trente et de Hildesheim.
Les sacramentaires ou zwingliens s'étaient décidés à y faire tête aux
luthériens. Les villes impériales étaient presque toutes infectées de
zwinglianisme. La division était parmi les sectaires. Le landgrave de
Hesse, comprenant le danger d'une pareille scission, dut travailler à
l'éteindre. Les catholiques se comptaient enfin. Après de longues
contestations, l'assemblée décréta que partout où l'édit de Worms
aurait été reçu, il serait défendu de changer de religion ; que les
villes qui auraient embrassé les doctrines nouvelles les garderaient
jusqu'à la tenue du concile, sans que toutefois elles pussent abolir la
messe, ou enlever aux catholiques le libre exercice de leur culte; que
les sacramentaires seraient bannis de l'empire , et les anabaptistes
punis de mort, suivant l'édit de l'empereur qui avait été ratifié. Lu-
ther lui-même demandait cette sévérité contre les anabaptistes et les
sacramentaires 2.
On aurait donc pu croire que les princes luthériens accepteraient
les résolutions de la diète : il n'en fut pas ainsi ; peu contents de la
tolérance et de l'égalité, ils voulaient la domination. Six d'entre eux,
suivis des députés de quatorze villes impériales, protestèrent contre
les résolutions de la majorité, et en appelèrent à l'empereur, au con-
1 Sleidan.l. 6, n. 92. — Mcnzel.t. l, p. 313. — Bossuct, Variât., 1.2, n. 44.—
-Walch.t. 16, p. 364. — Menzel, t. 1, p. 321.
318 HISTOIRE UNIVERSELLE [Lîv. LXXX1V. - De 1617
cile général ou national, et à tout juge non suspect. C'est de cette
protestation que leur vint et qu'ils prirent le nom général de protes-
tants, pour faire entendre que leur essence est de protester : de pro-
tester contre l'autorité la plus grande qu'il y ait sur la terre, l'Église
catholique ; Église qui remonte de nous sans interruption jusqu'à
Jésus-Christ, et de là, par les patriarches et les prophètes, jusqu'au
premier homme, qui fut de Dieu ; Église avec laquelle Jésus-Christ
a promis d'être tous les jours jusqu'à la consommation des siècles, et
contre laquelle il a donné sa parole que les portes de l'enfer ne pré-
vaudront jamais. Voilà contre qui et contre quoi protestent essentiel-
lement toutes les sectes protestantes.
Maintenant, veut-on savoir quelle est leur profession générale au
dix-neuvième siècle comme au seizième ? Elle peut être exposée sur
une carte de visite ; la voici : « Je crois en moi ; et je proteste contre
l'Église romaine. » Je crois en moi : voilà la souveraineté radicale de
la raison individuelle ; je proteste contre l'Église romaine : voilà sa
déclaration d'indépendance. Ce sont les seuls dogmes qui soient et
qui puissent être communs entre les protestants. Après cela, on peut
croire telle ou telle chose, pourvu qu'on les croie par la foi qu'on a
en soi-même; on peut protester sur plus ou moins d'articles, pourvu
qu'on proteste. Ainsi, les Luthériens, qui soutiennent encore que
Jésus-Christ est Dieu, et les pasteurs calvinistes de Genève, qui,
en 1817, excommunient ceux qui osent encore le soutenir, bien qu'en
contradiction les uns avec les autres, sont également protestants,
parce qu'ils croient également chacun en soi et qu'ils protestent éga-
lement contre l'Église catholique.
Pour rendre la chose plus sensible, prenez, comme les disciples de
Luther ont fait, prenez une église catholique, ôtez-en le signe du
Chrétien, l'autel du sacrifice, en un mot tout ce qui pourrait donner
une idée de religion, n'y laissez que les quatre murs, et vous aurez
un temple protestant, au frontispice duquel vous pourrez placer en
grosses lettres : Temple de la raison individuelle.
Pour en faire la dédicace, invitez quiconque croit en soi et proteste
contre l'Église romaine. « 0 sublime raison de mon individu ! je crois
en toi et je t'adore, s'écriera chaque fidèle en entrant ; c'est toi seule
qui règnes dans ce temple ! C'est toi, toi seule, qui m'y apprends si je
dois croire à la Bible, et puis ce qu'elle veut me dire. Reçois donc pour
toujours mes hommages et ma foi ! » Puis, après avoir ainsi proclamé
le symbole commun à tous, chacun fera son acte de foi individuelle.
Le luthérien dira : En vertu de mon libre examen, je conclus que la
Bible est un livre divin, et j'y vois clairement que, dans le moment
de la sainte cène, on reçoit réellement le corps de Cirist dans le pain,
à. 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 319
ou sous le pain, ou avec le pain ; mais je proteste contre la trans-
substantiation des Romains. Le zwinglien ou le calviniste répondra :
Moi aussi, après avoir librement examiné, j'ai reconnu la divinité des
Écritures saintes, et j'y vois plus clair que le jour que dans la cène,
au lieu de Christ, on ne reçoit que sa figure et son souvenir ; en con-
séquence, je proteste contre la présence réelle des papistes. Le nouvel
arien ou socinien continuera : Oui, la Bible est un ouvrage infiniment
respectable; aussi, après l'avoir librement scruté, mon esprit y a
découvert que les mystères de la foi ne sont que des figures de rhé-
torique, et que le Christ est seulement un grand prophète ; en foi de
quoi je proteste contre le Dieu-Homme des catholiques. Le déiste, à
son tour : Sans doute, messieurs, la raison de chaque homme est sa
souveraine règle ; or, la mienne me dit qu'elle se suffit à elle-même ;
par conséquent, je proteste contre tout ce que l'Église romaine nous
débite sur les Écritures, les prophéties et les miracles. Ensuite le
matérialiste : Qu'il est beau de voir ainsi proclamer les droits souve-
rains de la raison de chaque individu! Oui , messieurs, c'est à ma
raison seule d'examiner, de juger, de réformer les opinions, même
les plus universelles et les plus anciennes : je proteste donc haute-
ment, en vertu de ma suprématie intellectuelle, contre l'immorta-
lité, le paradis et l'enfer de la superstition pontificale. Que je suis
ravi de vous entendre ! s'écriera l'athée. Vous reconnaissez donc avec
moi que la première de toutes les vérités, c'est que mon intelligence
est à elle-même son centre, sa lumière, sa loi et son juge : en ré-
compense, apprenez la découverte consolante qu'elle a faite; de
même que nos esprits ne reconnaissent rien au-dessus d'eux, de
même l'univers n'a point de maître : je proteste donc de tout mon
être et contre le fanatisme de Rome et contre le Dieu qu'elle nous
prêche. Fort bien ! reprendra l'anarchiste, le communiste de la jeune
Allemagne, tous vous convenez que le premier article de la charte
humanitaire, c'est la souveraineté irresponsable de ma raison, aussi
l'humanité va-t-elle me devoir son bonheur : je vois avec une évi-
dence irrésistible que la source principale et funeste de tous les maux
et de tous les crimes, c'est le prétendu droit de propriété, et plus
encore de souveraineté. Je proteste donc, non plus seulement de
tout mon cœur, mais de tout mon bras et de toute mon épée, contre
cette momie romaine, qui, aujourd'hui comme toujours, veut qu'on
respecte le droit des souverains et des propriétaires l. A merveille !
1 11 n'y a pas un vice, pas un crime, pas une bassesse, pas une abomination
qu'on ne puisse, la plupart du temps, dériver de la propriété. Elle abaisse l'homme
beaucoup au-dessous de l'animal. — Paroles d'un journal de la Jeune Allemagne.,
imprimé à Lausanne, et citées dans l'Univers du 13 septembre 1845.
320 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
conclura le sceptique. Vous m'assurez tous de concert que je ne
dois écouter que moi-même, et que c'est mon esprit qui doit tout
juger en dernier ressort, même ce que vous venez de dire : je vous
déclare donc, après avoir tout librement examiné, qu'il n'y a rien
de certain au monde : conséquemment, je proteste, non-seulement
contre l'Eglise romaine, mais encore contre ceux qui protestent contre
elle, et enfin contre moi-même.
Le principe du protestantisme, le principe du libre examen et de
la suprématie de l'esprit privé une fois admis, il est impossible de
ne pas avouer toutes ces conséquences, impossible de ne pas les
envisager comme de simples nuances, comme des évolutions pro-
gressives de la réformation protestante ; et à toutes ces professions
de luthéranisme, de calvinisme, de socinianisme, de déisme, de ma-
térialisme, d'athéisme, de communisme, d'anarchisme, de scepti-
cisme, un protestant qui veut être conséquent avec soi-même n'a
d'autre réponse à faire que de dire : Amen.
Le spectacle de cette unité discordante se vit en 1529 à la confé-
rence de Marpourg, ménagée par le landgrave Philippe de Hesse
entre les chefs des deux partis qui divisaient le protestantisme, les
luthériens et les zwingliens ou sacramentaires : Luther, Osiandre et
Mélanchton d'une part; Zwingle, Oecolampade et Bucer de l'autre.
Il s'agissait de les accorder sur l'article de la cène, et de faire cesser
la guerre d'injures et d'anathèmes qu'ils se faisaient réciproque-
ment. En quoi ils étaient tous d'accord, c'était à protester contre
l'Eglise romaine, et à croire chacun souverainement en soi-même
pour interpréter la Bible. Malgré de longues disputes, on ne put
s'entendre sur l'article principal. Cependant, pour qu'on n'eût pas
l'air de n'avoir rien fait, on dressa une espèce d'accord en quatorze
articles. Les trois premiers rappellent la doctrine du concile de Ni-
cée sur la trinité des personnes divines , sur la divinité de Jésus-
Christ et son incarnation ; et cela, parce que dès lors certains pro-
testants, notamment à Strasbourg, parlaient là-dessus de même que
des Juifs, comme si Jésus-Christ n'était pas vraiment Dieu. Mélanch-
ton nous l'apprend dans sa relation à l'électeur de Saxe l.
Sur l'article principal, si Jésus-Christ est réellement présent dans
la sainte eucharistie, ou seulement en figure, on disputa longtemps
sans pouvoir s'accorder. Lorsque Zwingle et ses compagnons virent
qu'ils ne pouvaient persuader à Luther le sens figuré, ils le prièrent
du moins de vouloir les tenir pour frères. Mais ils furent vivement
repoussés. « Quelle fraternité nie demandez-vous, leur disait-il, si
1 Walch, t. 17, p. 23C2.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 321
vous persistez dans votre créance ? C'est signe que vous en doutez,
puisque vous voulez être frères de ceux qui la rejettent. » Voilà
comme finit la conférence. On se promit toutefois une charité mu-
tuelle. Luther interpréta celte charité de celle qu'on doit aux enne-
mis, et non pas de celle qu'on doit aux personnes de même com-
munion. Ils frémissaient, disait-il, de se voir traiter d'hérétiques. On
convint pourtant de ne plus écrire les uns contre les autres, mais
pour leur donner, poursuivait Luther, le temps de se reconnaître.
Cet accord telj quel ne dura guère : au contraire, par les récits
différents qui se firent de la conférence, les esprits s'aigrirent plus
que jamais : Luther regarda comme un artifice la proposition de
fraternité qui lui fut faite par les zwingliens, et dit « que Satan ré-
gnait tellement en eux, qu'il n'était plus en leur pouvoir de dire autre
chose que des mensonges 1. »
Au milieu de ces démêlés, on se préparait à la célèbre diète
d'Augshourg, que Charles- Quint avait convoquée pour y remédier
aux troubles que le nouvel évangile causait en Allemagne. Il fit son
entrée dans la ville le lome de juin 1530. C'était la veille de la Fête-
Dieu et de la procession du Saint-Sacrement. Comme l'empereur de-
vait assister à la procession avec tous les princes catholiques, il y in-
vita aussi les princes luthériens : ils s'y refusèrent par scrupules de
conscience. Comme les luthériens reconnaissent la présence réelle du
Seigneur dans l'eucharistie, on n'imagine pas d'abord la cause de
leurs scrupules. La voici. Les opinions religieuses de ces princes dé-
pendaient des caprices d'un moine, comme les évolutions des girouet-
tes dépendent des caprices du vent. Or, il avait plu à ce moine de
dire que le Sauveur est présent dans l'eucharistie au moment de la
consécration et de la communion, et non après : donc il n'y est point
pendant la procession, conclurent les princes dont il façonnait la con-
science. Ils n'assistèrent donc pas à la procession, mais seulement à
la messe.
Et quelles étaient donc ces âmes si timorées? Voici le portrait
qu'en trace Audin. C'était d'abord l'électeur Jean de Saxe, un des
princes les plus gloutons de son siècle, dont le ventre chargé, dès le
matin, de vin et de viandes, avait besoin, pour ne pas tomber, d'être
retenu par un cercle de fer; amoureux fou d'une religion qui avait
aboli le jeûne, le carême, et permettait de faire gras le vendredi et le
samedi. Son buffet électoral passait pour le plus abondamment garni
de l'Allemagne de vases de toutes sortes, dérobés au réfectoire des
moines ou à la sacristie des églises. C'était son fils Frédéric qui usait
1 Bossuet, Variât., I. 2, n. 45.
xxm. 21
32-2 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
son temps et sa santé à table ou à la chasse, et, comme son père,
joyeux convive, ami du vin et de la bonne chère, savait à peine son
catéchisme. C'était le landgrave de Hesse, dont la paillardise était
devenue proverbe, adultère effronté, qui, pour résister aux assauts
de la chair, demanda et obtint plus tard la permission de coucher
avec deux femmes, et qui se faisait servir à table par des domestiques
portant sur leurs manches brodées ces cinq lettres capitales : V. D.
M. I. JE. Verbum Domini mnnet in œternum : la parole de Dieu sub-
siste éternellement. C'était Wolfgang, prince d'Anhalt, d'une igno-
rance crasse, qui n'avait jamais su faire, dit-on, le signe de la croix.
C'étaient Ernest et François de Lunebourg, qui, ne voulant pas lais-
ser à leurs valets le soin de piller les églises, volaient de leurs mains
les vases sacrés1. Voilà les princes qui se firent un scrupule de con-
science d'assister à la procession du Saint-Sacrement, comme leurs
ancêtres, mais non point à la messe solennelle.
A la procession, le Saint- Sacrement était porté par l'archevêque
électeur de Mayence : à droite marchait le roi Ferdinand, à gauche
l'électeur Joachim de Brandebourg. Derrière le dais, porté par six
princes, on voyait l'empereur, un flambeau à la main, la tête nue,
sans parasol, au milieu des ardeurs d'un soleil de juin. Venaient en-
suite le légat du Pape, les électeurs ecclésiastiques et séculiers, les
archevêques et évoques, les députés des villes impériales, les grands
d'Espagne, les seigneurs italiens et flamands, et enfin la garde de
l'empereur et du roi de Hongrie. Les assistants tenaient un flam-
beau à la main, marchant en silence, lentement, au bruit de trois
cents cloches, et s'agenouillant sur toutes les places, pour recevoir la
bénédiction du Seigneur trois fois saint, le Dieu des armées, dont
la gloire remplit le ciel et la terre. L'univers catholique, ayant à sa
tête l'empereur de l'ancien monde, seigneur du nouveau, rendait à
son Dieu des hommages d'autant plus solennels, qu'il le voyait
plus méconnu et plus outragé par l'hérésie.
Les protestants, faisant bande à part ou secte, apparurent comme
la troupe des agents apostats, protestant contre l'unité et l'harmonie
que Dieu avait établies dans l'Eglise du ciel, et commençant l'église
de l'enfer, la synagogue de Satan, où il n'y a nul ordre, mais une
éternelle horreur. Les anges apostats ou prolestants prétendaient ré-
former l'Eglise du ciel ; les Chrétiens apostats ou protestants préten-
daient réformer l'Eglise de la terre. Les premiers ont formé la con-
fusion de l'idolâtrie, de l'hérésie et du schisme ; les seconds y aident
comme manœuvres.
i Audin, t. ?, p. •'.(>•:.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 323
L'anarchie sociale est la suite naturelle de ce double protestan-
tisme. Car le protestantisme, c'est l'anarchie en religion ; et l'anarchie
sociale, c'est le protestantisme en politique.
La discordance des protestants d'Allemagne parut publiquement
dès qu'il leur fallut confesser publiquement leur créance. Il y eut tout
d'abord trois confessions de foi différentes. Les luthériens, défen-
seurs du sens littéral sur l'eucharistie, présentèrent à Charles-Quint
la confession de foi, appelée la confession d'Augsbourg. Quatre villes
de l'empire, Strasbourg, Meming, Lindau et Constance, qui défen-
daient le sens figuré, donnèrent la leur séparément au même prince.
On la nomma la confession de Strasbourg ou des quatre villes ; et
Zwingle, qui ne voulut pas être muet dans une occasion si célèbre,
quoiqu'il ne fût pas du corps de l'empire, envoya aussi sa confession
de foi à l'empereur.
Mélanchton, en allemand Schwartzerd ou Terre-Noire, le plus
éloquent et le plus poli, aussi bien que le plus modéré de tous les
disciples de Luther, dressa la confession d'Augsbourg de concert
avec son maître qu'on avait fait approcher du lieu de la diète. Cette
confession de foi fut présentée à l'empereur en latin et en allemand
le 25 juin 1530, souscrite par Jean, électeur de Saxe, par six autres
princes, dont Philippe, landgrave de Hesse, était un des principaux,
et par les villes de Nuremberg et de Reutling, auxquelles quatre au-
tres villes étaient associées. On la lut publiquement dans la diète, en
présence de l'empereur, et on convint de n'en répandre aucune co-
pie, ni manuscrite ni imprimée, que de son ordre. Il s'en est fait de-
puis plusieurs éditions, tant en allemand qu'en latin, toutes avec de
notables différences ; et tout le parti l'a reçue.
Ceux de Strasbourg et leurs associés, défenseurs du sens figuré,
s'offrirent à la souscrire, à la réserve de l'article de la cène. Us n'y
furent pas reçus ; de sorte qu'ils composèrent leur confession parti-
culière, qui fut dressée par Bucer ou Corne de Vache.
C'était un homme assez docte, d'un esprit pliant, et plus fertile en
distinctions que les scholastiques les plus raffinés ; agréable prédi-
cateur, un peu pesant dans son style ; mais il imposait par la taille et
par le son de sa voix. Il avait été Dominicain, et s'était marié comme
les autres, et même, pour ainsi parler, plus que les autres, puisque,
sa femme étant morte, il passa à un second et à un troisième mariage.
Les saints Pères ne recevaient point au sacerdoce ceux qui avaient
été mariés deux fois étant laïques. Celui-ci, prêtre et religieux, se
marie trois fois sans scrupule durant son nouveau ministère. C'était
une recommandation dans le parti, et on aimait à confondre par ces
exemples hardis les observances superstitieuses de l'ancienne Église.
324 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1Y. - De 15i7
Il ne parait pas que Bucer ait rien concerté avec Zwingle : celui-
ci, avec les Suisses, parlait franchement; Bucer méditait des accom-
modements, et jamais homme ne fut plus fécond en équivoques.
Cependant lui et les siens ne purent alors s'unir aux luthériens, et
la nouvelle réforme fit en Allemagne deux corps visiblement séparés
par des confessions de fui différentes.
Après les avoir dressées, ces églises semblaient avoir pris leur der-
nière forme, et il était temps du moins alors de tenir ferme ; mais
c'est ici, au contraire, que les variations se montrent plus grandes.
La confession d'Augsbourg est la plus considérable en toutes ma-
nières. Outre qu'elle fut présentée la première, souscrite par un plus
grand corps et reçue avec plus de cérémonie, elle a encore été re-
gardée comme une pièce commune de la nouvelle réforme. Comme
l'empereur la fit réfuter par quelques théologiens catholiques, Mé-
lanchton en tit l'apologie, qu'il étendit davantage un peu après. Au
reste, il ne faut pas regarder coite apologiecomme un ouvrage particu-
lier, puisqu'elle fut représentée à l'empereur, au nom de tout le parti,
par les mômes qui lui présentèrent la confession d'Augsbourg, et que
depuis les luthériens n'ont tenu aucune assemblée pour déclarer leur
foi où ils n'aient fait marche, d'un pas égal la confession d'Augs-
bourg et l'apologie l.
Or, dans cette confession si solennelle, l'article sur la présence
réelle dans l'eucharistie est couché de quatre manières différentes,
suivant les quatre principales éditions. Ainsi l'on trouve ces mots
dans le livre De la Concorde, publié par le parti luthérien : « L'ar-
ticle de la cène est ainsi enseigné par la parole de Dieu dans la con-
fession d'Augsbourg : Que le vrai corps et le vrai sang de Jésus-Christ
sont vraiment présents, distribués et reçus dans la cène sous l'espèce
du pain et du vin, et que l'on improuve ceux qui enseignent le
contraire. »
Maintenant, de ces quatre façons différentes, quelle est l'originale
qui fut présentée à Charles-Quint? Le protestant Hospinien soutient
que c'est celle que nous venons de rapporter, parce que c'est celle
qui paraît dans l'impression qui fut faite dès l'an 1530 à Wittemberg,
c'est-à-dire dans le siège du luthéranisme, où était la demeure de
Luther et de Mélanchton. Il ajoute que ce qui fit changer l'article,
c'est qu'il favorisait trop ouvertement la transsubstantiation, puisqu'il
marquait le corps et le sang véritablement reçus, non point avec la
substance, mais sous les espèces du pain et du vin, qui est la même
expression dont se servent les catholiques. Et c'est cela même qui
1 Bossuct, Variât., 1. 3, n. l et seqq.
à 1515 de l'ère ehr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 325
fait croire que c'est ainsi que l'article a été rédigé d'abord, puisqu'il
est certain par Sleidan et par Mélanchton, aussi bien que par Chytré et
par Célestin dans leur histoire de la confession d'Augsbourg, que les
catholiques ne contredirent point cet article dans la réfutation qu'ils
firent alors de la confession d'Augsbourg par ordre de l'empereur.
Les luthériens ne demeurèrent point en si bon chemin ; inconti-
nent après la confession d'Augsbourg, ils donnèrent à l'empereur une
cinquième explication de la cène, dans l'apologie de leur confession
de foi qu'ils firent faire par Mélanchton. Encore que cet auteur soit
peu favorable, même dans ce livre, au changement de substance,
toutefois il ne trouve pas ce sentiment si mauvais qu'il ne cite avec
honneur des autorités qui l'établissent : car, voulant prouver la doc-
trine de la présence corporelle par le sentiment de l'Église orien-
tale, il allègue le canon de la messe grecque, où le prêtre demande
nettement, dit-il, que le propre corps de Jésus-Christ soit fait en chan-
geant le pain ou par le changement du pain. Bien loin de rien improu-
ver dans cette prière, il s'en sert comme d'une pièce dont il recon-
naît l'autorité, et il produit dans le même esprit les paroles de
Théophylacte, archevêque de Bulgarie, qui assure que le pain nest
pas seulement une figure, mais qu'il est vraiment changé en chair. Il se
trouve, par ce moyen, que de trois autorités qu'il apporte pour con-
firmer la doctrine de la présence réelle, il y en a deux qui établissent
le changement de substance, tant ces deux choses se suivent et tant
il est naturel deies joindre ensemble.
Quand depuis on a retranché dans quelques éditions ces deux
passages qui se trouvent dans la première publication qui en fut
faite, c'est qu'on a été fâché que les ennemis de la transsubstan-
tiation n'aient pu établir la réalité qu'ils approuvent sans établir en
même temps cette transsubstantiation qu'ils voulaient nier.
Voilà les incertitudes où tombèrent les luthériens dès le premier
pas, et aussitôt qu'ils entreprirent de donner par une confession de
foi une forme constante à leur église, ils furent si peu résolus, qu'ils
nous donnèrent d'abord en cinq ou six façons différentes un article
aussi important que celui de l'eucharistie. Ils ne furent pas plus con-
stants dans les autres articles ; et ce qu'ils répondent ordinairement,
que le concile de Constantinople a bien ajouté quelque chose à celui
de Nicée, ne leur sert de rien; car il est vrai qu'étant survenu depuis
le concile de Nicée une nouvelle hérésie qui niait la divinité du Saint-
Esprit, il fallut bien ajouter quelques mots pour la condamner ; mais
ici, où il n'est rien arrivé de nouveau, c'est une pure irrésolution qui
a introduit parmi les luthériens les variations que nous avons vues.
Ils ne s'en tinrent pas là, et nous en verrons beaucoup d'autres dans
326 HISTOIRE UNIVERSKLLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
les confessions de foi qu'il fallut depuis ajouter à celle d'Augsbourg l.
Les défenseurs du sens figuré ou les sacrainentaires, connue on
peut le voir en détail dans Y Histoire des Variations des églises pro-
testantes, par Bossuet, n'ont pas moins varié que les luthériens dans
leurs confessions de foi. Bucer, l'architecte de ces confessions, ne
s'exprimait qu'en termes vagues, ambigus, équivoques, qu'on pou-
vait prendre dans un sens et dans un autre. Cette ambiguïté était
telle que, des quatre villes qui y voyaient d'abord le sens de la fi-
gure, trois d'entre elles, à savoir, Strasbourg, Meming et Lindau, y
prirent peu après le sens de la présence réelle.
Zwingle y allait plus franchement. Dans la confession de foi qu'il
envoya à Augsbourg, et qui fut approuvée de tous les protestants
suisses, il expliquait nettement « que le corps de Jésus-Christ, depuis
son ascension, n'était plus que dans le ciel et ne pouvait être autre
part ; qu'à la vérité, il était comme présent dans la cène par la con-
templation de la foi, et non pas réellement ni par son essence-. »
Tel était donc le premier état de la dispute sacramentaire : d'un
côté, une présence en signe et par foi ; de l'autre, une présence réelle
et substantielle ; et voilà ce qui séparait les sacramentaires d'avec les
catholiques et les luthériens.
La question de la justification, où celle du libre arbitre était ren-
fermée, paraissait d'une autre importance aux prolestants : c'est
pourquoi, dans l'apologie, ils demandent par deux fois à l'empereur
une attention particulière sur cette matière, comme étant la plus im-
portante de tout l'Évangile et celle aussi où ils ont le plus travaillé.
Mais, dit Bossuet, j'espère qu'on verra bientôt qu'ils ont travaillé en
vain, pour ne rien dire de plus, et qu'il y a plus de malentendu que
de véritables difficultés dans cette dispute.
Et d'abord il faut mettre hors de cette dispute la question du libre
arbitre. Luther était revenu des excès qui lui faisaient dire que la
prescience de Dieu mettait le libre arbitre en poudre dans toutes les
créatures, et il avait consenti qu'on mit cet article, le dix-huitième,
dans la confession d'Augsbourg : « Qu'il faut reconnaître le libre ar-
bitre dans tous les hommes qui ont l'usage de la raison, non pour les
choses de Dieu, que l'on ne peut commencer ou du moins achever
sans lui, mais seulement pour les œuvres de la vie présente et pour
les devoirs de la société civile. » Voilà donc déjà deux vérités qui ne
souffrent aucune contestation : l'une, qu'il y a un libre arbitre, et
l'autre, qu'il ne peut rien de lui-même dans les œuvres vraiment
chrétiennes.
bossuet, Variai., 1. 3, n. 0 et 10. — ^Hospin., 1530, n. 101 et seqq.
à 1515 de l'ère chr.] Oli L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 327
L'article suivant expliquait que la volonté des méchants était la
cause du péché, et, encore qu'on ne dit pas assez nettement que Dieu
n'en est pas l'auteur, on l'insinuait toutefois, contre les premières
maximes de Luther. Comme Luther approuvait cet article, aussi bien
que les autres de la confession d'Augsbourg, il condamnait implici-
tement ses propres blasphèmes, et justifiait la condamnation que le
pape Léon X en avait faite dix ans auparavant.
Ce qu'il y avait de plus remarquable sur le reste de la matière
de la grâce chrétienne, dans la confession d'Augsbourg, c'est que
partout on y supposait dans l'Eglise catholique des erreurs qu'elle a
toujours détestées, et même des erreurs opposées : par exemple, que
nous attribuons la rémission de nos péchés à nos propres mérites,
et non à la grâce de Dieu ; et qu'en même temps nous nous croyons
justifiés par le seul usage du sacrement, ex opère operato, comme on
parle, sans aucun bon mouvement. Comment les luthériens pou-
vaient-ils s'imaginer qu'on donnât tant à l'homme parmi nous, et
qu'en même temps on y donnât si peu? Mais l'un et l'autre sont
très-éloignés de notre doctrine, puisque le concile de Trente, d'un
côté, est tout plein des bons sentiments par où il faut se dfsposer au
baptême, à la pénitence et à la communion, déclarant même, en
termes exprès, que la réception de la grâce est volontaire, et que, d'un
autre côté, il enseigne que la rémission des péchés est purement
gratuite, et que tout ce qui nous y prépare de près ou de loin, de-
puis le commencement de la vocation et les premières horreurs de
la conscience ébranlée par la crainte jusqu'à l'acte le plus parfait de
la charité, est un don de Dieu l.
Pour le nombre des sacrements, l'apologie nous enseigne que le
baptême, la cène et i absolution sont trois véritables sacrements. En
voici un quatrième, puisque, « il ne faut point faire de difficulté de
mettre l'ordre en ce rang, en le prenant pour le ministère de la pa-
role, parce qu'il est commandé de Dieu, et qu'il a de grandes pro-
messes 2. » La confirmation et l'extrême-onction sont marquées
comme des cérémonies reçues des Pères, mais qui n'ont pas une
expresse promesse de grâce. Je ne sais donc ce que veulent dire ces
paroles de l'épitre de saint Jacques en parlant de l'onction des ma-
lades : S'il est en péché, il lui sera remis; mais c'est que Luther
n'estimait pas cette épitre, quoique l'Église ne l'ait jamais révoquée
en doute. Four le mariage, ceux de la confession d'Augsbourg y
reconnaissent une institution divine et des promesses, mais tempo-
relles; comme si c'était une chose temporelle que d'élever dans
1 Bossuet, Variât ,1.3, n. 21 el 22. — 2 Apologie, p. 200 et seqq.
328 HISTOIRE UNIVERSELLE [î.iv. LXXXIV. - De 1517
l'Eglise les enfans de Dieu, et se sauver en les engendrant de la
sorte *j ou que ce ne fût pas un des fruits du mariage chrétien de
faire que les enfants qui en sortent fussent nommés saints comme
étant destinés à la sainteté 2.
Mais, au fond, l'apologie ne paraît pas s'opposer beaucoup à notre
doctrine sur le nombre des sacrements, « pourvu, dit-elle, qu'on re-
jette ce sentiment qui domine dans tout le règne pontifical, que les
sacrements opèrent la grâce sans aucun bon mouvement de celui
qui les reçoit. » Car on ne se lasse point de nous faire cet injuste
reproche. C'est là qu'on met le nœud de la question, c'est-à-dire
qu'il n'y resterait presque plus de dilliculté sans les fausses idées de
nos adversaires.
Luther s'était expliqué contre les vœux monastiques d'une ma-
nière terrible, jusqu'à dire de celui de la continence, qu'il était aussi
peu possible de l'accomplir que de se dépouiller de son sexe. Tout
s'adoucit dans l'apologie, puisque non-seulement saint Antoine et
saint Bernard, mais encore saint Dominique et saint François y sont
nommés parmi les saints ; et tout ce qu'on demande à leurs disciples,
c'est qu'ils recherchent, à leur exemple, la rémission de leurs péchés
dans la bonté gratuite de Dieu : à quoi l'Église a trop bien pourvu
pour appréhender sur ce sujet aucun reproche.
Cet endroit de l'apologie est remarquable, puisqu'on y met parmi
les saints ceux des derniers temps, et qu'ainsi on reconnaît pour la
vraie Eglise celic qui les a portés dans son sein. Luther n'a pu refuser
à ces grands hommes ce glorieux titre. Partout il compte parmi les
saints, non-seulement saint Bernard, mais encore saint François et
saint Bonaventure, et les autres du treizième siècle. Saint François,
entre tous les autres, lui paraît un homme admirable, animé d'une
merveilleuse ferveur d'esprit. Il pousse ses louanges jusqu'à Gerson,
lui qui avait condamné Wiclef et Jean Ilus dans le concile de Con-
stance, et il l'appelle un homme grand en tout : ainsi l'Église ro-
maine était encore la mère des saints dans le quinzième siècle.
Dans la confession d'Augsbourg et dans l'apologie, l'article même
de la messe passe si doucement, qu'à peine s'aperçoit-on que les
protestants y aient voulu apporter du changement. Ils commencent
par se plaindre « du reproche injuste qu'on leur fait d'avoir aboli la
messe. On la célèbre, disent-ils, parmi nous avec une extrême révé-
rence, et on y conserve presque toutes les cérémonies ordinaires. t>
En effet, en 1523, lorsque Luther réforma la messe et en dressa la
formule, il ne changea presque rien de ce qui frappait les yeux du
1 i Tira.
i, 15. - « 1 Cor.,?, 14.
à 1545 de l'ère chr.l DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 329
peuple. On y garda l'Introït, le Kyrie, la collecte, l'épître, l'évangile,
avec les cierges et l'encens, si l'on voulait, le Credo, la prédication,
les prières, la préface, le Sanctus, les paroles de la consécration, l'é-
lévation, l'oraison dominicale, YAgnus Dei, la communion, l'action
de grâces. Voilà l'ordre de la messe luthérienne, qui ne paraissait
pas à l'extérieur fort différente de la nôtre; au reste, on avait con-
servé le chant et même le chant en latin, et voici ce qu'on en disait
dans la confession d'Augsbourg. On y mêle avec le chant en latin des
prières en langue allemande, pour l'instruction du peuple. On voyait
dans cette messe et les parements et les habits sacerdotaux; et on
avait un grand soin de les retenir, comme il paraissait par l'usage et
par toutes les conférences qu'on fit alors. Bien plus, on ne disait
rien contre l'oblation dans la confession d'Augsbourg ; au contraire,
elle est insinuée dans ce passage qui est rapporté de l'histoire tripar-
tite : « Dans la ville d'Alexandrie, on s'assemble le mercredi et le
vendredi, et on y fait tout le service, excepté l'oblation solennelle. »
C'est qu'on ne voulait pas faire paraître au peuple qu'on eût
changé le service public. A entendre la confession d'Augsbourg, il
semblait qu'on ne s'attachât qu'aux messes sans communiants, qu'on
avait abolies, disait-on, à cause qu'on n'en célébrait presque plus
que pour le gain ; de sorte qu'à ne regarder que les termes de la con-
fession, on eût dit qu'on n'en voulait qu'à l'abus.
Cependant on avait ôté dans le canon de la messe les paroles où
il est parlé de l'oblation qu'on faisait à Dieu des dons proposés. Mais
le peuple, toujours frappé au dehors des mêmes objets, n'y prenait
pas garde d'abord ; et en tout cas, pour lui rendre ce changement
supportable, on insinuait que le canon n'était pas le même dans les
églises; que celui des Grecs différait de celui des Latins, et même,
parmi les Latins, celui de Milan d'avec celui de Rome. Voilà de quoi
on amusait les ignorants ; mais on ne leur disait pas que ces canons
ou ces liturgies n'avaient que des différences fort accidentelles ; que
toutes les liturgies convenaient unanimement de l'oblation qu'on fai-
sait à Dieu des dons proposés avant de les distribuer ; et c'est ce
qu'on changeait dans la pratique, sans l'oser dire dans la confession
publique.
Mais pour rendre cette oblation odieuse, on faisait accroire à l'E-
glise qu'elle lui attribuait un mérite de remettre les péchés, sans qu'il
fût besoin d'y apporter ni la foi ni aucun bon mouvement : ce qu'on
répétait par trois fois dans la confession d'Augsbourg, et on ne ces-
sait de l'inculquer dans l'apologie, pour insinuer que les catholiques
n'admettaient la messe que pour éteindre la piété.
On avait même inventé dans la confession d'Augsbourg cette ad-
330 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De ISfl
Durable doctrine des catholiques, à qui on faisait dire « que Jésus-
Christ avait satisfait dans sa passion pour le péché originel, et qu'il
avait institué la messe pour les pèches mortels et véniels que l'on
commettait tous les jours, » comme si Jésus-Christ n'avait pas éga-
lement satisfait pour tous les péchés; et on ajoutait, comme un né-
cessaire éclaircissement, « que Jésus-Christ s'était offert à la croix
non-seulement pour le péché originel, mais encore pour tous les
autres; » vérité dont personne n'avait jamais douté. Il n'est donc
pas étonnant que les catholiques, au rapport même des luthériens,
quand ils entendirent ce reproche, se soient comme récriés tout
d'une voix : que jamais on n'avait ouï telle chose parmi eux l. Mais il
fallait faire croire au peuple que ces malheureux papistes ignoraient
jusqu'aux éléments du christianisme2.
Malgré cela, les protestants n'osaient encore rejeter l'autorité de
l'Eglise romaine. Ils se glorifiaient d'avoir pour eux les saints Pères,
principalement dans l'article de la justification, qu'ils regardaient
comme le plus essentiel ; et non-seulement ils prétendaient avoir
pour eux l'ancienne Eglise, mais voici encore comme ils finissaient
l'exposition de leur doctrine : « Tel est l'abrégé de notre foi, où l'on
ne verra rien de contraire à l'Ecriture ni à l'Eglise catholique, ou
même a l'Église romaiise, autant qu'on peut la connaître par ses
écrivains. Il s'agit de quelque peu d'abus qui se sont introduits dans
les t'élises sans aucune autorité certaine; et quand il y aurait quel-
que différence, il la faudrait supporter, puisqu'il n'est pas nécessaire
que les rites des églises soient partout les mêmes 3. »
Dans une autre édition, on lit ces mots : « Nous ne méprisons pas
LE CONSENTEMENT DE l Église CATHOLIQUE, ni ne voulons soutenir les
opinions impies et séditieuses qu'elle a condamnées; car ce ne sont
point des passions désordonnées, mais c'est l'autorité de la parole
de Dieu et de L'ANCIENNE ÉGLISE qui nous a poussés à embrasser cette
doctrine, pour augmenter la gloire de Dieu et pourvoir à l'utilité des
bonnes âmes dans l'Église universelle 4. »
On disait aussi dans 1' apologie, après y avoir exposé l'article de
la justification, qu'on tenait sans comparaison le principal : « Que
c'était la doctrine des prophètes, des apôtres et des saints Pères, de
saint Ambroise, de saint Augustin, de la plupart des autres Pères,
et de toute l'Église qui reconnaissait Jésus-Christ pour propitiateur,
et comme l'auteur de la justification ; et qu'il ne fallait pas prendre
1 Chytr. Hist. Conf. Aug. — 2 Bossuet, Variai., 1. 3. — 3 Conf. Aug., srt. il ,
édit. Gen., p. 22, 23, etc. — Apol. resp. ad Arg., p. 141. etc. — * Ériit. Gen.
art. 81, p. 22.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 331
pour doctrine de l'Église romaine tout ce qu'approuvent le Pape,
quelques cardinaux, évêques, théologiens ou moines 1 : » par où
l'on distinguait manifestement les opinions particulières d'avec le
dogme reçu et constant, où on faisait profession de ne vouloir point
toucher.
Mélanchton, en particulier, reconnaissait la juridiction épisco-
pale dans l'intérêt de la société politique et religieuse. On avait
chassé les évêques de leurs sièges, il consentait à ce qu'on les y ré-
tablit. « Et de quel front, disait-il, oserions-nous consacrer cette vic-
toire de la force brutale si les évêques nous laissent notre doctrine?
Faut-il que je vous dise mon opinion? Eh bien! domination épisco-
pale et administration spirituelle, je voudrais tout leur restituer.
Voyez donc l'église que nous aurions sans gouvernement! une tyran-
nie plus intolérable que celle que nous subissions 2! »
Il allait plus loin : il voulait conserverie Pape comme chef visible
de l'Église. Il écrivait, le 6 juillet 1530, au légat Campège : « Nous
n'avons pas d'autre doctrine que celle de l'Église romaine ; nous
sommes prêts à lui obéir, si elle veut étendre sur nous ces trésors de
bienveillance dont elle est si prodigue pour ses autres enfants ; nous
sommes prêts à nous jeter aux pieds du Pontife de Piome et à recon-
naître la hiérarchie ecclésiastique, pourvu qu'il ne nous repousse
pas. Et comment rejetterait-il la prière des suppliants '.' pourquoi le
fer et la flamme, quand l'unité rompue est si aisée à rétablir 3 ? »
Enfin les protestants n'osaient avouer que leur confession de foi
fût opposée à l'Église romaine, ou qu'ils se fussent retirés de son
sein. Ils tâchaient de faire accroire qu'ils n'en étaient distingués que
par certains rites et quelques légères observances. Et, au reste, pour
faire voir qu'ils prétendaient toujours faire avec elle un même corps,
ils se soumettaient publiquement à son concile.
C'est ce qui paraît dans la préface de la confession d'Augsbourg,
adressée à Charles-Quint : « Votre majesté impériale a déclaré qu'elle
ne pouvait rien déterminer dans cette affaire où il s'agissait de la
religion, mais qu'elle agirait auprès du Pape pour procurer l'assem-
blée du concile universel. Elle réitéra, l'an passé, la même déclara-
tion dans la dernière diète tenue à Spire, et a fait voir qu'elle per-
sistait dans la résolution de procurer cette assemblée du concile
général, ajoutant que, les affaires qu'elle avait avec le Pape étant
terminées, elle croyait qu'il pouvait être aisément porté à tenir un
concile général. » On voit par là de quel concile on entendait parler
1 A'pol. resp. ad art., p. 141. — Bossuet, Variât., 1. 3. — 2 Ep. Camerario. —
3 Célest. Hist. Aug. Conf.. 1. 3. — Pallavic. Hist. Concil. Trid., 1. 3, c. 3.
■Ml HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De loi:
alors : c'était d'un concile général assemblé par les Papes ; et les
protestants s'y soumettent en ces termes : « Si les affaires de la reli-
gion ne peuvent pas être accommodées à l'amiable avec nos parties,
nous offrons en toute obéissance à votre majesté impériale de com-
paraître et de plaider notre cause devant un tel concile général, libre
et chrétien. » Et enfin : « C'est à ce concile général, et ensemble à
votre majesté impériale que nous avons appelé et appelons, et nous
adhérons à cet appel. » Quand ils parlaient de celte sorte, leur in-
tention n'était pas de donner à ['empereur l'autorité de prononcer
sur les articles de la foi ; mais en appelant au concile, ils nommaient
aussi l'empereur dans leur appel, comme celui qui devait procurer
la convocation de cette sainte assemblée, et qu'ils priaient en atten-
dant de tenir tout en suspens.
Une déclaration si solennelle demeurera éternellement dans l'acte
le plus authentique qu'aient jamais fait les luthériens, et à la tête de
la confession d'Augsbourg, en témoignage contre eux, et en recon-
naissance de l'inviolable autorité de l'Église. Tout s'y soumettait
alors ; et ce qu'on faisait, en attendant sa décision, ne pouvait être
que provisoire. On retenait les peuples, et on se trompait peut-être
soi-même par cette belle apparence. On s'engageait cependant, et
l'horreur qu'on avait du schisme diminuait tous les jours. Après
qu'on y fut accoutumé, et que le parti se fut fortifié par des traités
et par des ligues, l'Église fut oubliée, tout ce qu'on avait dit sur son
autorité sainte s'évanouit comme un songe, et le titre de concile libre
et chrétien, dont on s'était servi, devint un prétexte pour rendit' il-
lusoire la réclamation au concile, comme on le verra par la suite.
^ oilà l'histoire de la confession d'Augsbourg et de son apologie.
On voit que les luthériens reviendraient de beaucoup de choses,
peut-être de tout, s'ils voulaient seulement prendre la peine d'en
retrancher les calomnies dont on nous y charge, et de bien com-
prendre les dogmes où l'on s'accommode si visiblement à notre doc-
trine. Si l'on eût cru Mélanchton, on se serait encore approché beau-
coup davantage des catholiques ; car il ne disait pas tout ce qu'il
voulait; et pendant qu'il travaillait à la confession d'Augsbourg,
lui-même en écrivant à Luther sur les articles de foi qu'il le priait de
revoir : // les faut, dit-il changer souvent et les accommoder à l'occa-
sion 4. Voilà comme on bâtissait cette célèbre confession de foi, qui
est le fondement de la religion protestante; et c'est ainsi qu'on y
traitait les dogmes. On ne permettait pas à Mélanchton d'adoucir
les choses autant qu'il le souhaitait. « Je changeais, dit-il, tous les
1 L. 1, ep. 1.
à 1515 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 333
jours, et rechangeais quelque chose, et j'en aurais changé beaucoup
davantage si nos compagnons nous l'avaient permis. Mais, poursui-
vait-il, ils ne se mettaient en peine de rien l : » c'est-à-dire, comme
il l'explique partout, que, sans prévoir ce qui pouvait arriver, on ne
songeait qu'à pousser tout à l'extrémité : c'est pourquoi on voyait
toujours Mélanchton, comme il le confesse lui-même, accablé de
cruelles inquiétudes, de soins infinis, d'insupportables regrets 2. Lu-
ther le contraignait plus que tous les autres ensemble. On voit, dans
les lettres qu'il lui écrit, qu'il ne savait comment adoucir cet esprit
superbe : quelquefois il entrait contre Mélanchton dans une telle co-
lère, qu'il ne voulait pas même lire ses lettres 3. C'est en vain qu'on
lui envoyait des messagers exprès : ils revenaient sans réponse; et le
malheureux Mélanchton, qui s'opposait le plus qu'il pouvait aux
emportements de son maître et de son parti, toujours pleurant et
gémissant, écrivait la confession d'Augsbourg avec ces contraintes u.
Les protestants auraient voulu que les catholiques formulassent
aussi leur confession. — A quoi bon ? répondit Faber, depuis évêque
de Vienne en Autriche : nous croyons aujourd'hui ce que nous
croyions hier, ce que nous croirons demain.
La diète rendit son décret dans le même sens. C'était le même que
celui de Worms, mais plus ample et en termes plus forts ; en voici
la substance.
On ne souffrira point ceux qui enseignent une nouvelle doctrine
sur la cène; on ne fera aucun changement dans la messe, tant so-
lennelle que privée ; on confirmera les enfants avec le saint chrême ;
on administrera l'extrême-onction aux malades : on rejettera l'opi-
nion de ceux qui nient le libre arbitre, parce qu'elle réduit l'homme
à la condition des bêtes, et qu'elle est injurieuse à Dieu ; on rétablira
les statues et les images dans les lieux d'où on les a enlevées ; on n'en-
seignera rien qui tende à diminuer l'autorité du magistrat; le dogme
de la foi seule sans les œuvres est absolument rejeté; les sacrements
de l'Église seront toujours au nombre de sept, et administrés de la
même manière qu'anciennement ; on continuera d'observer toutes les
cérémonies de l'Église, les funérailles des morts et les autres usages :
les bénéfices vacants ne seront conférés qu'à des sujets qui en seront
dignes ; les prêtres ou ecclésiastiques mariés ci-devant seront privés
de leurs bénéfices, et ceux-ci conférés à d'autres, aussitôt après la
diète ; cependant ceux qui voudront quitter leurs femmes et rentrer
dans leur premier état pourront être réhabilités par l'évêque, le tout
suivant le bon plaisir du Pape, lorsqu'il en aura été informé par son
i L. 4, ep. 05. — 2 L. 4, ep. 95. — » L...1, <T- 6. — * Bossuet, Variât., 1. 3.
334 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIY. - De 1517
légat ; mais les autres seront bannis et punis comme ils le méritent.
La vie des prêtres sera réglée, leur habit décent, et ils se condui-
ront sans aucun scandale. Si les ecclésiastiques ont été forcés en
quelque lieu à faire quelque vente ou contrat injuste, si les biens de
l'Église ont été injustement aliénés ou appliqués à des usages pro-
fanes, tout cela sera nul. Personne n'est admis à enseigner, qu'il n'ait
auparavant donné à son évêque un témoignage authentique de sa
saine doctrine et de ses mœurs réglées; et, en enseignant ou prê-
chant, ils suivront le décret dont on vient de parler, sans employer
dans leurs discours le langage de plusieurs qui prétendent qu'on
anéantit la doctrine de l'Evangile. Ils s'abstiendront aussi d'injures
et de railleries ; ils exhorteront les peuples à la prière, à ouïr la messe
avec dévotion, à invoquer la sainte Vierge et les autres saints, à
observer les fêtes, les jeûnes, l'abstinence des viandes, et à soulager
les pauvres. Ils remontreront aux moines l'énormité du crime qu'ils
commettent en quittant leur habit et leur profession. En un mot, on
ne souffrira aucun changement dans ce qui regarde la foi et le ser-
vice divin, sur peine de punition corporelle et de confiscation des biens.
On réparera tout le tort fait aux ecclésiastiques ; on rétablira les
monastères, dans les lieux où ils auront été détruits, de même que
les autres édifices, et les cérémonies accoutumées y seront obser-
vées. Ceux qui, dans les pays hérétiques, demeureront attachés à
l'ancienne religion et approuveront ce décret, seront placés sous la
protection de l'empire, sans qu'on puisse les inquiéter, et il leur sera
permis de transporter leur domicile en quel lieu ils voudront, sans
qu'on puisse leur causer aucun dommage.
Le Pape sera requis de convoquer et d'assembler le concile en un
lieu commode et convenable, dans six mois, afin qu'il puisse être
commencé du moins dans le cours de l'année. Tous ces règlements
seront exécutés, nonobstant oppositions ou appellations quelcon-
ques ; et afin que ce présent décret demeure dans toute sa vigueur,
comme concernant la foi et la religion, l'empereur y emploiera toute
la puissance que Dieu lui a donnée, même aux dépens de sa vie.
Que si quelqu'un veut user de violence pour en empêcher l'exécu-
tion, la chambre impériale, sur ce requise, donnera ordre à celui
qui agit par voie de fait de se désister de son entreprise ; que s'il y
persiste, il sera mis au ban de l'empire, et les princes et villes voi-
sines viendront au secours de celui qui souffre la violence. Enfin la
chambre impériale ne recevra à plaider aucun de ceux qui n'auront
pas approuvé ce présent décret l.
1 Sleidan, 1. 7. — Célestin, De Conf. Âug., 1. '».
à I5'i5 de l'ère chr.j DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 335
Nous avons vu que dans l'ancienne constitution de l'empire ger-
manique, ainsi que chez toutes les nations chrétiennes, l'article
fondamental était la profession de la foi catholique, de la foi de tous
les temps et de tous les lieux ; sans cette foi catholique ou univer-
selle, on ne pouvait être ni roi, ni prince, ni citoyen : une et la même
pour tous, cette loi générale mettait l'unité et l'harmonie dans l'uni-
vers, dans l'Europe, dans chaque royaume, dans chaque famille. Le
contraire est une cause active et incessante de révolution et d'anar-
chie. En 1530, l'empereur Charles-Quint et la diète catholique
d'Augsbourg maintiennent la foi fondamentale de l'ordre, l'ancienne
constitution de l'empire germanique, de l'Europe chrétienne et de
l'univers ; ils la maintiennent contre des principes d'anarchie et de
révolution qui tendent à dissoudre la société humaine. Des princes
révolutionnaires se liguent et prennent les armes pour détruire
l'ancienne constitution de l'empire et de l'Europe, et la remplacer
par les nouveaux principes de l'anarchie universelle.
Le 22 décembre 1530, les princes luthériens se liguèrent à Smal-
calde, et résolurent de prendre les armes contre l'empereur même,
leur souverain, s'il entreprenait d'exécuter contre eux la loi fonda-
mentale de l'empire. L'année précédente, Luther les avait détournés
de cette coalition, comme d'un crime ; cette année-ci, il les y pousse,
comme à une bonne œuvre. C'est que la diète d'Augsbourg n'avait
pas tourné à son gré. Dans un de ses plus violents libelles, « Aver-
tissement à mes chers Allemands, » il s'écrie : c< Si l'on en vient à la
guerre, ce dont Dieu nous préserve ! je ne veux pas avoir appelé rebelle
ni qu'on appelle de ce nom le parti qui se sera mis en défense contre
ces homicides et sanguinaires papistes, mais je veux qu'on l'appelle
défense à son corps défendant, comme ce l'est sans doute : sur quoi je
m'en rapporte au droit et aux juristes. Car, quand les égorgeurs et
'es chiens altérés de sang n'ont qu'un désir, de tuer, de brûler, de
rôtir, ce n'est certainement pas rébellion de s'insurger, d'opposer la
force à la force, le glaive au glaive. Il ne faut pas traiter de rébel-
lion tout ce que les chiens de sang appellent rébellion. Ils vou-
draient bien par là fermer la bouche et le poing à tout le monde,
afin que personne ne pût ni les châtier par la prédication, ni se
défendre avec le poing, mais qu'eux seuls eussent la gueule et la
main libres ; ils cherchent donc, par ce mot de rébellion, à effrayer
et prendre tout le monde, et se rassurer eux-mêmes. Tout beau,
mon compagnon ! ta définition ne vaut rien, et je le prouve. Il n'y a
pas rébellion quand quelqu'un agit contre le droit, autrement toute
violation du droit serait une rébellion ; mais celui-là est un rebelle,
qui ne veut souffrir ni magistrat ni droit, qui les attaque et les veut
336 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. I.XXX1V. — De 1517
anéantir, qui s'érige soi-même en maître et en droit vivant, comme
l'a fait Munzer : voilà ce qui s'appelle un rebelle. Résister à ces
chiens de sang n'est donc pas faire de la rébellion, car ce sont
les papistes qui commencent, qui veulent la guerre, et non la paix ;
c'est aux papistes que convient le nom de rébellion et de révolte, car
ils n'ont pour eux ni droit divin ni droit humain, mais agissent par
méchanceté, contre tous les droits, comme les meurtriers, les scélé-
rats et les parjures *. »
C'est par ces libelles furieux, car il en fit jusqu'à trois plus em-
portés l'un que l'autre, que Luther sonna le tocsin de la guerre civile
en Allemagne. Zwingle, qui l'avait allumée en Suisse, y fut tué dans
une bataille. Vers ce même temps, Luther publia sa conférence avec
le diable contre la messe privée. Bucer travaillait à réunir les luthé-
riens et les sacramentaires par ses équivoques sur l'eucharistie. La
rage de Luther contre le Pape croissait avec les années ; on ne se fait
pas d'idée de ce qu'il en dit dans ses derniers libelles. 11 met parmi
les articles de Smalcalde, dont il ne veut jamais se relâcher : « Que
le Pape n'est pas de droit divin ; que la puissance qu'il a usurpée est
pleine d'arrogance et de blasphème ; que tout ce qu'il a fait et fait
encore en vertu de cette puissance est diabolique ; que l'Eglise peut
et doit subsister sans avoir un chef; que quand le Pape aurait avoué
qu'il n'est pas de droit divin, mais qu'on l'a établi seulement pour
entretenir plus commodément l'unité des Chrétiens contre les sec-
taires, il n'arriverait jamais rien de bon d'une telle autorité, et que le
meilleur moyen de gouverner et de conserver l'Église, c'est que tous
les évêques, quoique inégaux dans les dons, demeurent pareils dans
leur ministère sous un seul chef, qui est Jésus-Christ ; qu'enfin le Pape
est le vrai antechrist 2. »
Nous rapportons exprès tout au long ces décisions, parce que
Mélanchton y apporta une restriction qui ne peut être assez considérée.
A la fin des articles, on voit deux listes de souscriptions, où pa-
raissent les noms de tous les ministres et docteurs de la confession
d'Augsbourg. Mélanchton signa avec tous les autres ; mais parce
qu'il ne voulait pas convenir de ce que Luther avait dit du Pape, il
fit sa souscription en ces termes : « Moi, Philippe Mélanchton, j'ap-
prouve les articles précédents, comme pieux et chrétiens. Pour le
Pape, mon sentiment est que, s'il voulait recevoir l'Evangile, pour
la paix et la commune tranquillité de ceux qui sont déjà sous lui
ou qui y seront à l'avenir, nous lui pouvons accorder la supériorité
sur les évêques, qu'il a déjà de droit humain 3. »
1 Walch, t. 1G, p. 1972. — 2 Art. 4. — s Concord.,^. 33G-33S. — Bossuet, Va-
riât., 1. 4, n. 38 et 39.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 337
Mélanchton dira plus tard dans une de ses lettres : « Nos gens de-
meurent d'accord que la police ecclésiastique, où l'on reconnaît des
évêques supérieurs de plusieurs églises, et l'évêque de Rome supé-
rieur à tous les évêques, est permise. Il a aussi été permis aux rois
de donner des revenus aux églises ; ainsi il n'y a point de contesta-
tion sur la supériorité du Pape et sur l'autorité des évêques, et tant
le Pape que les évêques peuvent aisément conserver cette autorité ;
car il faut à l'Eglise des conducteurs pour maintenir l'ordre, pour
avoir l'œil sur ceux qui sont appelés au ministère ecclésiastique, et
sur la doctrine des prêtres, et pour exercer les jugements ecclésiasti-
ques ; de sorte que, s'il n'y avait point de tels évêques, il en faldrait
faire. La monarchie du Pape servirait aussi beaucoup à conserver
entre plusieurs nations le consentement dans la doctrine ; ainsi on
s'accorderait facilement sur la supériorité du Pape si on était d'ac-
cord sur tout le reste1. »
Voilà ce que pensait Mélanchton sur l'autorité du Pape et des
évêques. Il y voyait l'unique remède à l'anarchie et à l'immoralité
qui débordaient de tous côtés parmi les protestants. Mais Luther n'y
voulut rien entendre : plutôt ouvrir la porte à l'adultère et à la biga-
mie, et fouler aux pieds l'Évangile, que de recourir à l'autorité du
Pape pour opposer une digue à la dépravation générale. On en eut
une preuve en 1539.
Le landgrave Philippe de Hesse, un des patrons de la nouvelle ré-
forme, envoya Bucer à Luther et Mélanchton, avec une instruction
secrète, dont voici la substance.
Le landgrave expose d'abord que « depuis sa dernière maladie il
avait beaucoup réfléchi sur son état, et principalement sur ce que,
quelques semaines après son mariage, il avait commencé à se plon-
ger dans l'adultère ; que ses pasteurs l'avaient exhorté souvent a s'ap-
procher de la sainte table; mais qu'il croyait y trouver son juge-
ment, parce qu'il ne veut pas quitter une telle vie. » Il rejette la
cause de son désordre sur sa femme, et il raconte les raisons pour
lesquelles il ne l'a jamais aimée ; mais comme il a peine à s'expliquer
lui-même de ces choses, il en a, dit-il, découvert tout le secret à
Bucer2.»
Il parle ensuite de sa complexion et des effets de la bonne chère
qu'on faisait dans les assemblées de l'empire, où il était oblige «le se
trouver. Y mener une femme de la qualité de la sienne, celait un
trop grand embarras. Quand ses prédicateurs lui remonlraieul qu'il
devait punir les adultères et les autres crimes semblables : « (loin
1 Resp. ad Bell. — 2 Instr., n. 1 et 2. — Bossuet, Variât., I. 6, n. 3
xxni. 2J.
33S HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
ment, disait-il, punir les crimes où je suis plongé moi-même? Lors-
que je m'expose à la guerre pour la cause de l'Evangile, je pense que
j'irais au diable si j'y étais tué par quelque coup d'épée ou de
mousquet. Je vois qu'avec la femme que j'ai, ni je ne pi is, m je ne
veux changer de vie, dont je prends Dieu a témoin ; de sorte que je
ne trouve aucun moyen d'en sortir que par les remèdes que Dieu
a permis à l'ancien peuple, » c'est-à-dire la polygamie.
Là il rapporte les raisons qui lui persuadent qu'elle n'est pas dé-
fendue sous l'Evangile ; et ce qu'il y a de plus mémorable, c'est qu'il
dit « savoir que Luther et Mélanchton ont conseillé au roi d'Angle-
terre de ne point rompre son mariage avec la reine, sa femme, mais,
avec elle, d'en épouser encore une autre1. » C'est là encore un secret
que nous ignorions. Mais un prince si bien instruit dit qu'il le sait,
et il ajoute qu'on lui doit d'autant plus tôt accorder ce remède, qu'il
ne le demande que pour le salut de son âme. « Je ne veux pas, pour-
suit-il, demeurer plus longtemps dans les lacets du démon ; je ne pois
ni ne veux m'en tirer que par cette voie : c'est pourquoi je demande
à Luther, à Mélanchton et à Bucer même qu'ils me donnent un té-
moignage que je la puis embrasser. Que s'ils craignent que ce témoi-
gnage ne tourne à scandale en ce temps, et ne nuise aux affaires de l'E-
vangile, s'il était imprimé, je souhaite tout au moins qu'ils me donnent
une déclaration par écrit que, si je me mariais secrètement, Dieu n'y
serait point offensé, et qu'ils cherchent les moyens de rendre avec le
temps ce mariage public, en sorte que la femme que j'épouserai ne
passe pas pour une femme malhonnête; autrement, dans la suifa
des temps, l'église en serait scandalisée. »
Après, il les assure « qu'il ne faut pas craindre que ce second ma-
riage l'oblige à maltraiter sa première femme ou même de se retirer
de sa compagnie, puisqu'au contraire il veut, en cette occasion, por-
ter sa croix et laisser ses États à leurs communs enfants. Qu'ils m'ac-
cordent donc, continue ce prince, au nom de Dieu, ce que je leur
demande, afin que je puisse plus gaiement vivre et mourir pour la
cause de l'Évangile et en entreprendre plus volontiers la défense; et
je ferai de mon côté tout ce qu'ils m'ordonneront selon la raison, soit
qu'ils me demandent ues biens des monastères ou d'autres chose;*
semblables 2.
On voit comme il insinue adroitement les raisons dont il savait, lui
qui les connaissait si intimement, qu'ils pouvaient être touchés: et
comme il prévoyait que ce qu'ils craindraient le plus serait le scan-
dale, il ajoute que «les ecclésiastiques les haïssaient déjà tellement.
i Instr., n. 10. —2 Ibid., n. 11, 12 et 13.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 339
qu'ils ne les haïraient ni plus ni moins pour cet article nouveau qui
permettrait la polygamie. Que, si, contre sa pensée, il trouvait Mé-
lanchton et Luther inexorables, il lui roulait dans l'esprit plusieurs
desseins, entre autres celui de s'adresser à l'empereur pour cette dis-
pense, quelque argent qu'il pût lui en coûter l. » C'était là un endroit
délicat; « car il n'y avait point d'apparence, poursuit-il, que l'empe-
reur accorde cette permission sans la dispense du Pape, dont je ne
me soucie guère, dit-il; mais pour celle de l'empereur, je ne la dois
pas mépriser, quoique je n'en ferais que fort peu de cas, si je ne
croyais d'ailleurs que Dieu a plutôt permis que défendu ce que je
souhaite; et si la tentative que je fais de ce côté-ci (c'est-à-dire de
celui de Luther) ne me réussit pas, une crainte humaine me porte à
demander le consentement de l'empereur, dans la certitude que j'ai
d'en obtenir tout ce que je voudrai en donnant une grosse somme
d'argent à quelqu'un de ses ministres. Mais, quoique pour rien au
monde je ne voulusse me retirer de l'Évangile ou me laisser entraîner
dans quelque affaire qui fût contraire à ses intérêts, je crains pour-
tant que les impériaux ne m'engagent à quelque chose qui" ne serait
pas utile à cette cause et à ce parti. Je demande donc, conclut-il,
qu'ils me donnent le secours que j'attends, de peur que je ne l'aille
chercher en quelque autre lieu moins agréable, puisque j'aime
mieux mille fois devoir mon repos à leur permission qu'à toutes les
autres permissions humaines. Enfin je souhaite d'avoir par écrit le
sentiment de Luther, de Mélanchton et de Bucer, afin que je puisse
me corriger et approcher du sacrement en bonne conscience. Donné
à Melsingue, le dimanche après la Sainte-Catherine 1539. Philippe,
LANDGRAVE DE HESSE. »
L'instruction était aussi pressante que délicate. On voit les ressorts
que le landgrave fait jouer : il n'oublie rien; et, quelque mépris qu'il
témoignât pour le Pape, c'en était trop pour les nouveaux docteurs
de l'avoir seulement nommé en cette occasion. Un prince si habile
n'avait pas lâché cette parole sans dessein, et d'ailleurs c'était assez
de montrer la liaison qu'il semblait vouloir prendre avec l'empereur,
pour faire trembler tout le parti. Ces raisons valaient beaucoup mieux
que celles que le landgrave avait tâché de tirer de l'Écriture. A de si
pressantes raisons, on avait joint un habile négociateur. Ainsi Bucer
tira de Luther une consultation en forme, dont l'original fut écrit en
allemand de la main et du style de Mélanchton 2. On permet au
landgrave, selon V Évangile (car tout se fait sous ce nom dans la ré-
1 Instr., n. 14 et 15. — * Waîch, t. 10, p. 886-892. — Bossuet, Variât., à la fin
du livre G.
340 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V.— De 1517
forme), d'épouser une autre femme avec la sienne. Il est vrai qu'on
déplore l'état où il est, de ne pouvoir s'abstenir de ces adultères tant
qu'il n'aura qu'une femme, et on lui représente cet état comme très-
mauvais devant Dieu et comme contraire à la sûreté de sa conscience.
Mais en même temps et dans la période suivante on le lui permet, et
on lui déclare qu'il peut épouser une seconde femme, s'il y est entière-
ment résolu, pourvu seulement qu'il tienne le cas secret. Ainsi une
même bouche prononce le bien et le mal. Ainsi le crime devient per-
mis en le cachant.
On rougit d'écrire ces choses, et les docteurs qui les écrivirent en
avaient honte. C'est ce qu'on voit dans tout leur discours tortueux et
embarrassé; mais enfin il fallut trancher le mot, et permettre au
landgrave, en termes formels, cette bigamie si désirée. Il fut dit pour
la première fois depuis la naissance du christianisme, par des gens
qui se prétendaient docteurs dans l'Eglise, que Jésus-Christ n'avait
pas défendu de tels mariages. Cette parole de la Genèse : Ils seront
tous deux dans une ckair1, fut éludée, quoique Jésus-Christ l'eût ré-
duite à son premier sens et à son institution primitive, qui ne souffre
que deux personnes dans le lien conjugal2. L'avis en allemand est
signé par Luther, Bucer et Mélanchton.
Deux autres docteurs, dont Melander, ministre du landgrave, était
l'un, le signèrent aussi en latin, à Wittemberg, au mois de décembre
1530. Cette permission fut accordée par forme de dispense, et réduite
au cas de nécessité; car on eut honte de faire passer cette pratique en loi
générale. On trouva des nécessités contre l'Evangile, et, après avoir
tant blâmé les dispenses de Rome, on osa en donner une de cette
importance. Tout ce que la réforme avait de plus renommé en Alle-
magne consentit à cette iniquité : Dieu les livrait visiblement au sens
réprouvé, et ceux qui criaient contre les abus, pour rendre l'Église
odieuse, en commettent de plus étranges et en plus grand nombre
dès les premiers temps de leur réforme qu'ils n'en ont pu ramasser
ou inventer dans la suite de tant de siècles, où ils reprochent à l'E-
glise sa corruption.
Le landgrave avait bien prévu qu'il ferait trembler ces docteurs
en leur parlant seulement de la pensée qu'il avait de traiter de cette
affaire avec l'empereur. On lui répond que ce prince n'a ni foi ni
religion; que c'est un trompeur qui n'a rien des mœurs germaniques,
avec qui il est dangereux de prendre des liaisons 3. Ecrire ainsi à un
prince de l'empire, qu'est-ce autre chose que de mettre toute l'Alle-
magne en feu? Mais qu'y a-t-il de plus bas que ce qu'on voit à la tête
* Gen., 2, 54. — a Malth., 19, i, à et G. — s Consult., n. 23 et 24.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 341
de cet avis ? Notre pauvre église, disent-ils, petite, misérable et aban-
donnée, a besoin de princes régents vertueux1. Voilà, si on sait l'en-
tendre , la raison des nouveaux docteurs. Ces princes vertueux
dont on avait besoin dans la réforme étaient des princes qui vou-
laient qu'on fît servir l'Evangile à leurs passions. L'Église, pour son
repos temporel, peut avoir besoin du secours des princes ; mais éta-
blir des dogmes pernicieux et inouïs pour leur complaire, et leur sa-
crifier par ce moyen l'Evangile qu'on se vante de venir rétablir, c'est
le vrai mystère d'iniquité et l'abomination de la désolation dans le
sanctuaire.
Une si infâme consultation eût déshonoré tout le parti, et les doc-
teurs qui la souscrivirent n'auraient pas pu se sauver des clameurs
publiques, qui les auraient rangés, comme ils l'avouaient, parmi les
mahométans ou parmi les anabaptistes, qui font un jeu du mariage.
Aussi le prévirent-ils dans leur avis, et défendirent sur toutes choses
au landgrave de découvrir ce nouveau mariage. Il ne devait y avoir
qu'un très-petit nombre de témoins, qui devaient encore être obli-
gés au secret, sous le sceau de la confession 2 ; c'est ainsi que parlait
la consultation. La nouvelle épouse devait passer pour concubine.
On aimait mieux ce scandale dans la maison de ce prince que celui
qu'aurait causé dans toute la chrétienté l'approbation d'un mariage
si contraire à l'Évangile et à la doctrine commune de tous les Chrétiens.
La consultation fut suivie d'un mariage dans les formes entre
Philippe, landgrave de Hesse, et Marguerite de Saal, du consente-
ment de Christine de Saxe, sa femme. Ce prince en fut quitte pour
déclarer en se mariant qu'il ne prenait cette seconde femme par au-
cune légèreté ni curiosité, mais par « d'inévitables nécessités de corps
et de conscience, que son altesse avait expliquées à beaucoup de
doctes, prudents, chrétiens et dévots prédicateurs, qui lui avaient
conseillé de mettre sa conscience en repos par ce moyen i. » L'in-
strument de ce mariage, daté du A mars 1540, est, avec la consulta-
tion, dans le livre qui fut publié par l'ordre de l'électeur palatin. Le
prince Ernest a encore fourni les mêmes pièces ; ainsi elles sont pu-
bliques en deux manières *.
Les crimes échappent toujours par quelque endroit. Quelque pré-
caution qu'on eût prise pour cacher ce mariage scandaleux, on ne
laissa pas d'en soupçonner quelque chose, et il est certain qu'on l'a
reproché au landgrave aussi bien qu'à Luther dans des écrits pu-
blics ; mais ils s'en tirèrent par des équivoques. Après tout, Luther
1 Consult., n. 3. — 2 Ibid., n. 21. — 3 Voir cette pièce tout entière à la fin du
6e livre des Variations, par Bossuet. — 4 Bossuet, Variations, 1. 6.
342 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De 1517
ne faisait que suivre les principes qu'il avait posés ailleurs. Nous l'a-
vons entendu parler plus d'une fois de ces inévitables nécessités dans
l'union des deux sexes. Dans un sermon qu'il fit à Wittemberg pour
la réformation du mariage, il ne rougit pas de prononcer ces infâmes
et scandaleuses paroles : « Si elles sont opiniâtres (il parle des femmes) ,
il est à propos que leurs maris leur disent : Si vous ne voulez pas,
une autre le voudra : si la maîtresse ne veut pas venir, que la ser-
vante approche l. » Si on entendait un tel discours dans une farce et
sur le théâtre, on en aurait honte. Le chef des réformateurs le prêche
sérieusement dans l'église, et comme il tournait en dogmes tous ses
excès, il ajoute : « 11 faut pourtant auparavant que le mari amène sa
femme devant l'église, et qu'il l'admoneste deux ou trois fois : après,
répudiez-la, et prenez Esther au lieu de Vasthi2. » C'était une nou-
velle cause de divorce ajoutée à celle de l'adultère. Voilà comme
Luther a traité le chapitre de la réformation du mariage. Il ne lui
faut pas demander dans quel Évangile il a trouvé cet article, c'est
assez qu'il soit renfermé dans les nécessités qu'il a voulu croire au-
dessus de toutes les lois et de toutes les précautions. Faut-il s'étonner
après cela de ce qu'il permit au landgrave ? Il est vrai que dans ce
sermon il oblige à répudier la première femme avant que d'en pren-
dre une autre, et dans la consultation il permet au landgrave d'en
avoir deux ; mais aussi le sermon fut prononcé en 1322, et la consul-
tation est écrite en 1539. Il était juste que Luther apprît quelque
chose en dix-sept ou dix-huit ans de réformation 3.
Les paysans et les anabaptistes, naturellement plus francs, allaient
plus droit au but. Ils se disaient : En vertu de la liberté chrétienne
prêchée par Luther, chacun de nous est souverain de son esprit et
de son cœur, de sa religion et de sa morale, de sa conscience et de
sa conduite : qu'avons-nous donc besoin de prêtres et de docteurs,
de magistrats et de princes? Chacun de nous est à soi-même son
docteur et son roi pour établir sur la terre le royaume de Dieu par
les moyens les plus efficaces. Chacun de nous, en vertu delà liberté
prêchée par Luther, prendra autant de femmes qu'il lui plaira, pour
mieux ressembler à David et aux autres patriarches. Les princes lu-
thériens voulaient bien de ces principes pour eux contre les autres,
mais non pour les autres contre eux. Les paysans et les anabap-
tistes de Thomas Muncer furent donc mitraillés par les princes à
Franckouse, pendus, brûlés, décapités. Les anciennes lois de l'em-
pire contre les hérétiques, renouvelées dans presque toutes les diètes
depuis 1525, époque de leur défaite, furent exécutées contre eux,
1 Serm. de Matrim. — « lbid. — s Bossuet, Variations, 1. 6.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 343
observe le protestant Menzel, avec presque plus de rigueur par les
luthériens que par les catholiques. Luther lui-même était infatigable
à presser les autorités d'exterminer les anabaptistes *. Même le doux
Mélanchton conseilla le supplice de trois anabaptistes en particulier 2.
On croyait leur secte éteinte, lorsqu'elle se révéla plus furieuse que
jamais à Munster en Westphalie.
L'évêque de cette ville en était aussi prince temporel : il y eut
quelques difficultés entre l'évêque et les bourgeois ; les émissaires
du luthéranisme en profitèrent pour y semer leur doctrine : un prêtre
infidèle, nommé Rothman, qui se maria depuis, fut leur plus chaud
prédicant. Deux évêques étant morts l'un après l'autre, les luthé-
riens se trouvèrent assez forts ou assez adroits pour s'emparer de
six églises. Toutefois, le 14 février 1533, il y eut une pacification
sous le nouvel évêque de Munster, François de Waldeck, déjà évêque
de Minden. La ville lui promit obéissance, comme à son seigneur
temporel ; mais les protestants purent garder les six églises jusqu'à
la décision du concile général.
Dès lors, en paix avec les catholiques, ils eurent la guerre avec
eux-mêmes : des anabaptistes des Pays-Bas s'étaient glissés dans la
ville avec leurs prophètes ou visionnaires : l'apostat Rothman les
combattit d'abord, puis embrassa leur secte : les protestants de
Munster se divisèrent en deux camps, pour et contre les anabap-
tistes : les 7 et 8 août 1533, les municipaux tinrent une conférence
entre les deux partis à la maison de ville, donnèrent gain de cause
aux défenseurs du baptême des enfants, et enjoignirent le silence aux
prédicateurs sur les deux sacrements, la cène et le baptême. Roth-
man et les autres anabaptistes refusèrent d'obéir : chaque jour de
nouvelles bandes de sectaires accouraient à Munster comme à la nou-
velle Jérusalem : la municipalité et la bourgeoisie, voyant le jour où
ils ne seraient plus maîtres de leur ville, résolurent d'en expulser les
anabaptistes le 5 novembre ; on courut aux armes de part et d'autre ;
on se fortifia dans divers quartiers. Il y eut un accommodement, les
anabaptistes purent rester dans la ville ; seulement il fut fait défense
à leurs ministres de prêcher.
Cependant les nouveaux sectaires gagnaient de jour en jour. L'é-
vêque fit entendre aux municipaux que, pour y porter efficacement
remède, il fallait revenir à l'ancienne unité. Les municipaux s'y re-
fusèrent, la leçon n'était pas encore assez forte. Se croyant plus sa-
ges, ils demandèrent au landgrave, Philippe de Hesse, deux habiles
prédicants pour vaincre les anabaptistes par la parole. L'un d'eux,
1 Menzel, t. 2, p. 41. — 2 Audin, Hist. de Luther, t. 2, p. 459.
344 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
à peine arrivé, désespéra de la besogne, et repartit aussitôt. L'autre
essaya de fabriquer une constitution municipale de l'église, et la pu-
blia le 28 novembre. Ce fut une explosion d'anathèmes de la part
des anabaptistes : leurs prédicants fulminaient dans les maisons,
Rothman par la presse : vers la mi-décembre, il prêcha même pu-
bliquement dans un cimetière, et enfin dans une église. Le 15 jan-
vier 1534, la municipalité fit éconduire trois prédicants anabaptistes
par une des portes de la ville ; leurs adhérents les ramenèrent aussi-
tôt par une autre.
Parmi les prophètes des Pays-Bas, qui affluaient toujours plus
nombreux dans la nouvelle Jérusalem, se trouvaient Jean Bockels,
tailleur, puis aubergiste de Leyde, et Jean Mathison, boulanger de
Harlem. Tous deux, profondément pénétrés du principe fonda-
mental de Luther, croyaient immensément en eux-mêmes. Le 23
janvier 1534, le prince souverain de Munster publia un édit de ban-
nissement contre l'apostat Rothman et les siens, avec ordre à chacun
de l'arrêter. Les anabaptistes, excités par Jean de Leyde et d'autres
prophètes de cette espèce, se mirent à parcourir la ville comme des
énergumènes, criant, hurlant, regardant le ciel, comme s'ils en
voyaient descendre le nouveau royaume de Dieu. Les femmes sur-
tout, les cheveux épars, le sein découvert, couraient éhontées comme
des furies, se roulaient par terre, criaient, pleuraient, riaient, avec
des convulsions effroyables; d'autres battaient des mains, grinçaient
des dents et se déchiraient le sein. Au milieu de tout cela, on entendait
des cris sauvages, des exhortations à la pénitence, des prières et des
malédictions. Cependant les meneurs s'étaient emparés de la maison
de ville dès le 9 février 1531. et y trouvèrent beaucoup d'armes. Ce
fut dès lors une terreur panique sur les habitants; plusieurs émi-
grèrent, beaucoup d'autres se laissèrent rebaptiser par crainte. Les
anabaptistes accouraient en troupes toujours plus nombreuses.
Rothman les avait invités par ses lettres circulaires à venir voir Jé-
rusalem et Sion, à aider au rétablissement du temple deSalomonet
du vrai culte, avec promesse de recevoir des biens en abondance,
outre les trésors du ciel.
Lorsque la ville fut complètement entre les mains des anabap-
tistes, ils élurent une nouvelle municipalité, et pour bourgmestre
l'anabaptiste Knipperdolling. Un des premiers actes du nouveau gou-
vernement fut de piller, de saccager les églises et les monastères,
sans y épargner aucun sanctuaire, aucun objet d'art, aucun monu-
ment d'antiquité. Ensuite, sur la proposition du prophète Mathison,
il fut résolu, le jour suivant, de chasser de la ville tous les infidèles,
c'est-à-dire tous ceux qui ne consentiraient point à recevoir un se-
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 345
cond baptême. Plusieurs milliers furent ainsi expulsés à coups de
fouet, un grand nombre tout nus, même des malades, des vieillards,
des femmes allaitant leurs enfants. On déchira, on brûla toutes les
archives, tous les livres, la Bible exceptée. On abolit tous les arts
d'agrément, le jeu, la musique, le chant. Un jour Mathison, le pro-
phète de Harlem, ordonna de transporter en certaines maisons le
bien de tous ceux qui avaient émigré. Le bourgmestre Tilbeck ayant
parlé contre, Mathison le tua de sa main aux yeux de toute l'assem-
blée. Dès ce moment, il n'y eut plus de résistance, même quand il
commanda d'apporter à l'Hôtel de ville tout l'or et l'argent, mon-
nayés ou non, avec tous les bijoux de femmes. Sur quoi le prophète
se vanta d'éloigner des murs les infidèles qui assiégeaient la ville, et
il sortit avec une petite troupe pour accomplir sa promesse. Mais le
nouveau Gédéon y trouva la mort.
Après lui, son disciple, le tailleur Jean Bockels, fut le chef de cette
horde fanatique. Knipperdolling, considérant qu'il est écrit que tout
ce qui s'élève doit être abaissé, proposa d'abaisser les flèches des
tours, et exécuta la chose avec beaucoup de péril et de peine. Parle
même principe, Jean Bockels ou de Leyde lui ôtala première dignité,
celle de bourgmestre, pour lui donner la dernière, celle de bour-
reau. Peu après, le prophète Bockels, sur un ordre du ciel, déposa
tout le conseil municipal, et à sa place nomma douze anciens, qu'il in-
vestit d'un pouvoir illimité, avec ordre de punir de mort toute viola-
tion des commandements de Dieu. Quelques semaines plus tard, au
commencement de juillet 1534, le prophète annonça que les saints
de Dieu, à Munster, à l'exemple des patriarches et des rois de l'An-
cien Testament, devaient prendre plusieurs femmes. Rothman et les
autres prédicants firent d'abord quelques difficultés. Mais le pro-
phète ôta son habit, le jeta par terre à côté du Nouveau Testament,
et jura par ce signe que son opinion sur le mariage était la véritable,
et que les adversaires encourraient la disgrâce de Dieu. Aussitôt ces
hommes, qui avaient si souvent déblatéré contre le Pape et sa domi-
nation, se courbèrent de frayeur devant le tailleur de Leyde, et prê-
chèrent trois jours durant, dans le parvis de la cathédrale, pour in-
culquer la nouvelle doctrine au peuple. Il n'y eut à s'y montrer
favorables que les étrangers arrivés dans la ville. Un reste d'anciens
bourgeois, au nombre de deux cents, entreprirent de mettre fin h
cette anarchie et d'arrêter le prophète avec ses principaux partisans ;
mais, après un commencement de succès, ils furent accablés par les
anabaptistes, qui les firent périr de la manière la plus cruelle. Alors
Jean de Leyde se donna plusieurs femmes, et les autres suivirent
son exemple.
346 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
Quelques semaines plus tard, par l'organe d'un autre prophète,
en conséquence d'une révélation divine, il se fit déclarer roi, pour
régner sur tout l'univers, dominer sur tous les empereurs, rois,
princes, seigneurs et puissants, et occuper le trône de David, son
père, jusqu'au jour où Dieu lui redemandera l'empire. Le 'ci-devant
tailleur de Leyde se monta donc, non-seulement une cour magni-
fique, mais aussi un harem de dix-sept femmes, parmi lesquelles la
veuve de son prédécesseur Mathison eut le rang de reine. Luxe,
plaisir, cruauté furent les idoles de ce nouveau dominateur, qui
s'intitulait le roi juste du nouveau Temple, et le serviteur véritable
du Très-Haut. Ce royaume bizarre, dans lequel une folie et une tur-
pitude surpassaient l'autre, dura encore une année entière, tant les
mesures de blocus et de siège étaient mal prises, tant était fort l'en»
thousiasme guerrier des fanatiques. Ils avaient, au reste, des intel-
ligences avec leurs amis du dehors : la Hollande et la Frise étaient
pleines d'anabaptistes. Leur roi de Munster avait envoyé de tous
côtés des émissaires, des apôtres, nommé des ducs pour gouverner
les pays du Rhin et du Véser. Dans la nuit du 13 mai 1536, durant
une fête, les anabaptistes d'Amsterdam s'emparèrent de l'Hôtel de
ville ; mais ils en furent expulsés par les bourgeois.
La mauvaise réussite de ses plans de conquêtes, la misère toujours
plus effrayante des habitants, misère qui donnait à leur ville de la
ressemblance avec Jérusalem, mais avec Jérusalem assiégée par les
Romains, rien n'émut Jean de Leyde : il continua, avec ses con-
cubines et ses courtisans, à donner des festins voluptueux, à trôner
sur la place publique, comme un autre Salomon, pour juger les
procès, surtout les procès scandaleux de ménage, et exécuter lui-
même la sentence avec le glaive du bourreau. Ainsi l'une de ses pro-
pres femmes ayant mis en doute la divinité de sa mission, il lui coupa
la tête. Rothman était son orateur, Knipperdolling son bourreau;
tous deux marchaient derrière lui lorsqu'il allait par la ville, paré
d'une couronne et d'une chaîne d'or, et monté sur un coursier frin-
gant. Sur la place, on prêchait du haut d'une chaire, à côté des
trônes du roi et de la reine, et, après la prédication, on dansait,
quand le maître était de bonne humeur. Le landgrave Philippe de
Hesse leur envoya de ses théologues pour les ramener à de meilleurs
sentiments, et leur reprocher leurs violences. Les anabaptistes retour-
nèrent ces reproches contre le landgrave, en lui rappelant que lui-
même avait marché contre les évêques, envahi le duché le Wurtem-
berg, pillé monastères et églises *.
1 Menzel, t. 2, c. 3.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 347
Enfin, le landgrave ayant joint ses troupes à celles des assiégeants,
Munster fut pris dans la nuit du 25rae de juin 1535, par l'intelligence
d'un anabaptiste transfuge qui avait stipulé sa grâce. La résistance
fut encore bien vive, beaucoup d'anabaptistes périrent dans le com-
bat. Parmi les autres, les principaux furent décapités, le reste eut la
vie sauve. Jean de Leyde, Knipperdolling et Gretting, le chancelier,
furent réservés à une mort plus cruelle. On les conduisit d'abord
d'un endroit à l'autre : les théologues protestants entrèrent en dis-
pute avec eux, mais ne purent les convaincre. Jean de Leyde, au
contraire, demanda lui-même, la veille de son supplice, à se confesser
au chapelain, reconnut avec repentir ses erreurs et ses crimes, sauf
son opinion sur le baptême des enfants. Le lendemain , vingt-deux
janvier 1536, il fut supplicié avec des tenailles ardentes, et achevé
avec un poignard rougi au feu. Ses restes, ainsi que ceux de ses
deux compagnons, furent suspendus dans trois cages de fer au haut
de la tour de Saint-Lambert, pour servir de leçon et d'épouvantail à
quiconque voudrait les imiter.
Les habitants de Munster, instruits par une si terrible expérience,
se montrèrent plus sages dans la suite. Leur séducteur, l'apostat
Rothman, avait disparu, sans qu'on sût ce qu'il devint : il ne fut plus
question de luthéranisme; toutes les églises, restaurées à grands
frais , furent remises aux catholiques. Il y a plus : huit ans après ,
lorsque l'évêque François de Waldeck, devenu lui-même un apostat
au lieu d'un apôtre, 'un loup au lieu d'un pasteur, voulut les entraîner
dans l'hérésie luthérienne, les habitants de Munster lui résistèrent
courageusement, et sont demeurés bons catholiques jusqu'à nos
jours *•. Honneur à eux ! C'est d'eux peut-être que sortira le salut de
l'Allemagne.
La même année 1536, le sept août , les protestants d'Allemagne
tinrent un synode à Hombourg, où l'on examina quelle conduite à
tenir envers les anabaptistes. Voici ce qu'on lit dans les actes :
« Et d'abord il serait inutile d'examiner si le ministre de la parole
a le droit d'user du glaive contre l'hérétique. Ce droit n'appartient
qu'au magistrat, qui seul peut faucher l'ivraie avec le fer ; et encore
l'enseignement doit-il précéder le châtiment. Maintenant, voyons ce
qu'il faut décider à l'égard des anabaptistes. Quelques-uns de leurs
dogmes sont subversifs de l'ordre social ; par exemple, la polygamie,
le parjure envers le prince, la révolte contre l'autorité politique, le
refus de serment en justice: c'est aux magistrats de poursuivre et
d'exterminer ces dogmes impies. Il est d'autres dogmes qui, sans
1 Menzel, t. 2, c. 3. ■
348 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
porter atteinte au pouvoir civil , sont hostiles au pur évangile, par
exemple, le baptême des enfants que les fanatiques rejettent, la né-
gation du péché originel, leurs révélations immédiates du Créateur,
et la damnation à laquelle ils condamnent à jamais quiconque se
souille d'un péché mortel. On demande ici s'il est permis de punir
de mort ceux qui soutiennent ces maximes hétérodoxes l. »
Presque tous les réformés opinèrent pour la confiscation des biens,
l'exil et la mort, en casd'impénitence. On ouvrit la Bible : Quiconque
blasphémera Dieu, mourra de mort2, dit le Seigneur : donc le magis-
trat est obligé d'exterminer le blasphémateur. C'est un précepte divin.
Et quel plus grand blasphème que de nier l'Église du Christ, comme
font les anabaptistes? En vain allèguent-ils, pour justifier leur schisme,
le scandale des ministres évangéliques : c'est l'excuse dont les dona-
tistes autrefois essayèrent de colorer leur séparation d'avec l'église
chrétienne : c'est justement que les édits d'Honorius et de Théodose
vinrent frapper ces hérétiques, qui voulaient fonder un nouveau mi-
nistère.
« Qu'on ne dise pas que le soin de la parole divine n'appartient
pas au magistrat temporel. Le ministère du prêtre, le ministère du
magistrat, ont tous deux été établis de Dieu pour maintenir l'har-
monie des sociétés. Le prince doit veiller sur cette double œuvre du
Seigneur, et punir la révolte contre la parole, comme la révolte contre
la société. Ainsi, dans le vieux Testament, les rois de Juda punissaient
de mort ceux qui suivaient le faux prophète.
« Qu'on ne dise pas non plus que le Christ ait défendu d'arracher
l'ivraie. C'est aux ministres de la parole que s'adresse ce précepte;
mais Christ n'a pas songé à porter atteinte aux droits du magistrat :
il l'arme du glaive pour frapper et punir celui qui blasphème son
saint nom. Si donc l'anabaptiste, persistant dans sa doctrine de
péché, soutient la nécessité d'un second baptême, nie le péché ori-
ginel, et se sépare de nous sans nécessité, qu'il meure par le glaive
dans sa coupable obstination3 ! »
Aucune voix ne s'éleva dans l'assemblée de Hombourg contre cet
anathème. Mélanchton opina le premier pour la peine capitale contre
tout anabaptiste qui persisterait dans ses erreurs ou qui romprait
son ban sur la terre d'exil où les magistrats l'auraient déporté. — Un
magistrat, répétaient les envoyés de Lunebourg, a droit de vie et de
mort sur les hérétiques : le prince peut contraindre ses sujets à en-
tendre la parole de Dieu 4. — Que l'hérésie soit éteinte dans le sang
1 OU. ad. an. 1536. - Gastius, p. 3G6. — T. 2, p. i81 et seqq.— 2 Lévit., 24.—
3 Gast.,p. 176. — Catrou, Hist. du Davidisme,\. 2,1. 1, p. 222.— 4 OU., p. 86.
à 1545 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 349
et les flammes ! demandèrent les ministres d'Ulm. — Et ceux d'Augs-
bourg : Si nous n'avons envoyé encore aucun rebaptisé au gibet,
nous leur avons marqué la joue d'un fer rouge. — Et ceux de Tu-
bingue : Pitié pour les pauvres anabaptistes, qui ne suivent que la voix
de leurs chefs ; mais mort aux ministres de la parole ! — Le chan-
celier se montra plus tolérant; il conclut à ce qu'on enfermât les re-
baptisés dans une prison où on s'étudierait à les convertir à force
de misères. Tous demandèrent qu'on rédigeât en cette occasion un
code religieux, qui servît de règle de conduite aux protestants, afin
d'exterminer à jamais le fanatisme.
Or, voici cette bulle du concile luthérien de Hombourg :
« Les ministres de la parole évangélique exhorteront d'abord les
peuples à prier le Seigneur pour la conversion des rebaptisés.
Qu'une punition exemplaire soit infligée à ceux de nos frères dont
les dérèglements scandaliseront les consciences; que les ivrognes,
les adultères, les joueurs soient réprimandés; que nos mœurs se ré-
forment !
« Quiconque rejette le baptême des enfants, quiconque transgresse
les ordres des magistrats, quiconque prêche contre les impôts, qui-
conque enseigne la communauté des biens, quiconque usurpe le sa-
cerdoce, quiconque tient des assemblées illicites, quiconque pèche
contre la foi, qu'il soit puni de mort!
« Voici comment on procédera contre les coupables. On amènera
devant le superintendant tout Chrétien soupçonné d'anabaptisme :
le ministre le reprendra et l'exhortera avec douceur et charité : s'il
se repent, on écrira au magistrat et au pasteur de sa résidence qu'on
peut lui pardonner et l'admettre à la communion des fidèles. Le
coupable abjurera ses erreurs, confessera ses fautes, en demandera
pardon à l'église, et promettra de vivre en fils soumis. S'il retombe
et qu'il veuille se réconcilier de nouveau avec Dieu, il sera frappé
d'une amende, dont on devra distribuer le produit aux pauvres.
Tout étranger qui s'obstinera dans ses erreurs sera banni du pays :
s'il rompt son ban, on le fera mourir.
« Quant aux simples, qui n'auront ni prêché ni administré le bap-
tême, mais qui, séduits, se seront laissé entraîner aux assemblées
des hérétiques, s'ils ne veulent pas renoncer à l'anabaptisme, ils
seront battus de verges, exilés à jamais de leur patrie, et mis à
mort, s'ils reviennent par trois fois au lieu d'où ils auront été
chassés 4. »
Une seule voix s'éleva dans l'Allemagne protestante contre la sé-
1 Catrou, Ilist. du Davidisme, 1. 1 — OU., p. 89.
350 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
vérité de ce manifeste, ce fut celle du landgrave de Hesse, dont les
États étaient infectés d'anabaptisme. Il consulta Luther et Mélanch-
ton. Voici leur réponse, datée de Witteinberg, le lundi après la
Pentecôte. C'est la paraphrase du commentaire de Luther sur le
psaume 82 :
« Que parlez-vous d'hérésie? avait dit Luther : ce sont des factieux,
des perturbateurs de la paix publique, que tous vos anabaptistes,
qu'il faut mettre à la raison de gré ou de force. Quiconque nie les
dogmes de la foi, un seul article même de notre croyance reposant
sur l'Écriture ou l'autorité de l'enseignement universel de l'Église
chrétienne, il doit être sévèrement puni. Il faut le traiter non-seule-
ment comme un hérétique, mais comme un blasphémateur du saint
nom de Dieu. Il n'est pas besoin de s'amuser à disputer avec de
pareilles gens : on les condamne comme des impies et des blasphé-
mateurs. Et à quoi bon discuter sur les dogmes que l'Église a re-
çus, qu'on a longtemps débattus et trouvés conformes à la raison,
appuyés du témoignage des livres saints, cimentés par le sang des
martyrs, glorifiés par de nombreux miracles et sanctionnés par l'au-
torité de tous les docteurs ? Donc, s'il survient entre catholiques et
sectaires un de ces duels de parole où chaque combattant s'avance
avec un texte, c'est au magistrat de connaître de la dispute et d'im-
poser silence à celui dont la doctrine ne concorde pas avec les livres
divins.
«Voilà pour les brouillons qui prêchent et enseignent en public.
Mais il en est ici d'autres qui cherchent les ténèbres; qui, sans mis-
sion et sans vocation, se glissent furtivement dans les familles, y
répandent leur venin, enlèvent les brebis au troupeau du Christ. Il
n'est pas besoin d'attendre qu'on les défère au pasteur et au magis-
trat civil : ce sont des voleurs et des fripons, qu'il faut traiter en
voleurs et en fripons. Que si un pauvre diable a eu le malheur de
tomber dans un pareil guêpier, il faut que, sous peine de parjure
à Dieu et aux hommes, il déclare à quel troupeau il veut appar-
tenir avant qu'on l'écoute. Veillons soigneusement à ce que nul pré-
diront, quand il vivrait en saint, ne vienne usurper la parole parmi
nos paroissiens qui ont un pasteur papiste ou un ministre héréti-
que. En vient-il qui n'apporte pas avec lui les titres de sa vocation
divine et le mandat humain en vertu duquel il veut exercer le mi-
nistère évangélique : quand ce serait un ange, Gabriel lui-même
descendu du ciel, chassez-le comme un apôtre d'enfer, et, s'il ne
s'enfuit pas, livrez-le, le polisson et le séditieux, au bourreau l. »
1 Comm. Luth, in psalm, 71, t. 5. Icna, p. 1 '* 7 . — Autliu, t. 5, p. 485-487.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 351
On fit ce qu'avait recommandé Luther : tout ce qui portait le nom
d'anabaptiste, devenu odieux au pouvoir temporel, fut chassé et
exterminé.
Les luthériens ou protestants justifiaient ainsi l'Eglise catholique et
se condamnaient eux-mêmes. Ils posaient en principe que la ré-
bellion de l'esprit contre la loi religieuse et morale, contre la vérité
divine, suffisamment promulguée par une autorité compétente, est
un crime passible de peines afflictives, même de la peine capitale,
et que c'est le devoir du bras séculier d'infliger la peine au coupable
que l'Église a juridiquement convaincu et qu'elle lui ^abandonne.
Or, voilà ce que l'Église catholique, voilà ce que ses évêques et ses
inquisiteurs ont dit et fait, ni plus ni moins, contre les hérétiques
opiniâtres. Il faut donc rayer tous les reproches, toutes les déclama-
tions que les protestants n'ont cessé de répandre à ce sujet dans les
livres et ailleurs ; car, s'il est parmi les hommes une autorité com-
pétente pour leur notifier la loi divine, pour promulguer une vérité
quelconque, c'est certainement l'Eglise catholique : dans son état
actuel, elle remonte jusqu'à Jésus-Christ, et de là, dans un état un
peu différent, par les patriarches et les prophètes, jusqu'au premier
prophète, au premier patriarche, au premier homme, qui fut de
Dieu ; en sorte que, comme dit saint Épiphane, la sainte Église ca-
tholique est le commencement de toutes choses : Église une, sainte,
universelle et perpétuelle, qui unit ainsi tous les temps, tous les lieux,
toutes les nations, tous les esprits, tous les cœurs, dans la même
foi, la même espérance, la même charité; qui seule fait ainsi le lien
véritable de la société humaine ; car il n'y a de société qu'entre les
intelligences, et les intelligences ne doivent soumission qu'à l'auto-
rité la plus grande dans l'ordre intellectuel, religieux et moral :
Eglise vivante et parlante, ayant une tête et une bouche ; car ,
comme dit saint Ambroise, où est Pierre, là est l'Église. Donc, ré-
sister opiniâtrement à cette Église enseignante, c'est briser, autant
qu'il est soi, le lien unique de la société humaine, le lien unique et
uuiversel de tous les temps, de tous les lieux, de toutes les nations,
de tous les esprits, de tous les cœurs; c'est commettre le crime de
lèse-humanité au premier chef , s'appelât-on de tel nom ou de tel
autre, Jean Wiclef, Jean Hus, Martin Luther, Thomas Muncer, Jean
Bockels, Ulric Zwingle, Jean Calvin, ou Henri Tudor.
Mais voici un individu rebelle à la loi fondamentale de la société
humaine et à l'autorité compétente qui la promulgue et l'interprète :
il prétend que tous les rebelles le seront à sa manière, et non à une
autre ; et parce qu'ils veulent l'être chacun à la leur, il les vexe,
il les anathématise , il les jette en prison, il les dépouille de leurs
352 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
biens, il les envoie au dernier supplice. Pour le coup, ce n'est plus
un juge légitime qui applique une loi connue à un coupable con-
vaincu juridiquement, c'est un larron qui en tue un autre; telles
sont les violences des luthériens envers les anabaptistes, et récipro-
quement.
Lorsque le rebelle s'attaque directement à l'autorité même et à la
loi qu'elle promulgue et applique, c'est le larron qui tue le juge, les
officiers de la justice, et démolit le tribunal : telles sont les violences
des protestants envers les catholiques. Ces observations peuvent
répandre quelque jour dans le chaos et les ténèbres de l'histoire
moderne.
à 1555 de l'ère ehr.J DE L'EGLISE CATHOLIQUE. 353
§ VIIe.
L ANGLETERRE ENTRAINEE DANS LE SCHISME ET L HÉRÉSIE PAR LES
PASSIONS IMPURES ET CRUELLES DE SON ROI ET PAR LA DASSESSE
DE SON PARLEMENT.
Nous avons vu le roi d'Angleterre, Henri VIII, défendre par écrit,
contre le moine apostat de \\ îtltmberg, la foi de l'Église catholique
et l'autorité du Saint-Siège, et en récompense recevoir du pape
Léon X le titre de défenseur de la foi, que les souverains d'Angleterre
portent encore. Dès le 20 mai 1521, il avait écrit à l'empereur
Charles-Quint et à l'électeur palatin, Frédéric le Pacifique, pour les
exhorter à réprimer l'hérésiarque et sa pestilentielle doctrine l. Le
15 juillet 1522, Luther adresse à un gentilhomme de Bohème sa ré-
ponse au roi d'Angleterre. Jamais on ne vit un cynisme plus gros-
sier. On lit dans cette apologie du patriarche des protestants :
« Si un roi d'Angleterre me crache à la figure ses effrontées men-
teries, j'ai le droit à mon tour de les lui faire rentrer jusqu'à la gorge.
S'il blasphème mes sacrées doctrines, s'il jette sa boue puante à la
couronne de mon roi et de mon Christ, pourquoi s'étonnerait-il si je
barbouille d'une bave semblable son diadème, royal et si je proclame
que le roi d'Angleterre est un menteur et un maraud ?
« Ce qui m'étonne, ce n'est pas l'ignorance de Heintz, le roi d'An-
gleterre, ce n'est pas qu'il entende moins la foi et les œuvres qu'une
bûche qui ressent son Dieu : c'est que le diable joue ainsi le rôle de
paillasse à l'aide de son Heintz, quand il sait bien que je me ris de
lui. Le roi Henri connaît le proverbe : Il n'y a pas de plus grands
fous que les rois et les princes. Qui ne voit le doigt de Dieu dans la
folie de cet homme?... Je veux le laisser un moment en repos, car
j'ai sur le dos la Bible à traduire, sans compter d'autres occupations
qui ne me permettent pas de barboter plus longtemps dans la fiente
de sa majesté ; mais je veux, si Dieu le permet, prendre mon temps
une autre fois pour répondre à mon aise à cette bouche royale qui
bave le mensonge et le poison. — Je pense qu'il assume son livre
par esprit de pénitence ; car sa conscience lui crie assez haut qu'il a
1 Waleh, t. 19, introduct., § 7.
xxui. 23
35 ï HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
volé la couronne d'Angleterre en faisant mourir de mort violente le
dernier rejeton de la ligne royale et en tarissant la source du sang
des rois de la Grande-Bretagne. Il tremble dans sa peau que ce sang
ne retombe sur lui, et voilà pourquoi il se cramponne au Pape, pour
ne pas tomber du trône, et pourquoi tantôt il courtise l'empereur, et
tantôt le roi de France, comme une conscience tourmentée de tyran.
Heintz et le Pape ont la môme légitimité : le Pape a volé sa tiare,
tout comme le roi Henri sa couronne ;■ c'est pourquoi ils se frottent
l'un l'autre, comme deux mulets. — Qui ne voudrait pas me par-
donner mes offenses envers cette majesté royale, doit savoir que je
ne l'ai menée ainsi que parce qu'elle ne s'est pas épargnée elle-même.
Voyez donc ! elle ment à la face du ciel et le front levé comme une
paillarde, elle vomit du poison comme une prostituée en colère : c'est
bien la preuve qu'il n'y a pas une goutte de noble sang dans ses
veines. »
Dans son ouvrage contre Luther, Henri VIII s'était appuyé de
l'autorité de saint Thomas et de son école; voici comme Luther les
apostrophe :
« Courage, cochons que vous êtes ; brûlez-moi donc, si vous
l'osez ! Me voici, je vous attends. Je vous poursuivrai de mes cen-
dres après ma mort, quand vous les auriez jetées à tous les vents et
à toutes les mers. Vivant, je serai l'ennemi de la papauté ; brûlé, je
serai deux fois son ennemi. Porcs de thomistes, faites tout ce que
vous pouvez, Luther sera pour vous l'ours dans votre chemin, la
lionne dans votre sentier ; il vous poursuivra partout, se présentera
incessamment à votre face, ne vous laissera ni paix ni trêve tant qu'il
n'aura pas brisé votre cervelle de fer et votre front d'airain, pour votre
salut ou votre perdition l. »
Ce sont là d'étranges paroles ; un disciple de Luther n'a pas craint
pourtant de les mettre sur le compte du Saint-Esprit. « Un moment
j'ai cru, disait Poméranus, que notre père Luther avait été trop vio-
lent contre Henri d'Angleterre ; mais je vois bien maintenant que je
m'étais trompé, et qu'il n'a été que trop doux ; c'est l'esprit du ciel
qui a dicté toutes ses paroles, esprit de sainteté, de vérité, de con-
stance et de force invincible -. » D'autres hommes, au lieu d'inspira-
tion divine, ne trouvaient dans la réponse de Luther que des signes
de démence et de grossièreté.
Les deux personnages qui faisaient alors le plus d'honneur à l'An-
gleterre étaient Jean Fis'ier et Thomas Morus. Le premier, né à
Béverley, dans le ctmté d'Yorck vers l'an 1^53, fit ses études à
a
1 Audin, t. 3.— Wa'cls, t. 10. — "- Seékendorf, !. 1. sêcL 47, § H5.
à 15 '.5 fie l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 355
Cambridge, et y prit le grade de docteur : c'est tout ce qu'on sait
des premières années de sa vie. La comtesse de Richemond, Mar-
guerite, mère de Henri VII, le choisit pour son confesseur. II se
servit de son crédit sur l'esprit de cette princesse, non pour son
avantage temporel, mais pour lui faire faire des établissements qui
tournassent au profit de la religion et des lettres, qu'il aimait et
qu'il avait cultivées. C'est à sa sollicitation que Marguerite fonda le
collège du Christ, dans l'université de Cambridge, et qu'elle fit venir
à grands frais les meilleurs professeurs en tout genre, pour y faire
fleurir les bonnes études. Ces services et le mérite personnel de
Fisher le firent élire chancelier de cette université. Henri VII, en
1504, le nomma évêque de Rochester : on lui offrit depuis des sièges
beaucoup plus riches et plus brillants, mais il les refusa. Il était
du conseil du roi. La comtesse de Richemond, étant sur son lit de
mort, lui recommanda la jeunesse et l'inexpérience de son petit-fils
Henri VIII. Le nouveau roi le révérait comme un père, se glorifiait
souvent qu'aucun prince en Europe n'avait de prélat aussi vertueux
etaussi savant que l'évêque de Rochester l.
Thomas More, en latin Mor us, né à Londres en 1480, était fils d'un
juge. Le cardinal Morton, archevêque de Cantorbéry, charmé de
son caractère aimable et de ses heureuses dispositions, le reçut dans
sa maison, veilla sur son éducation, qu'il l'envoya terminer à Oxford.
Morus fit des progrès aussi rapides que brillants dans tous les genres
de littérature; au sortir de l'université, il suivit la carrière du bar-
reau, et s'y acquit une telle réputation, qu'aussitôt qu'il eut atteint
l'âge nécessaire pour entrer au parlement, il en fut élu membre. Le
cardinal Volsey, archevêque d'York, légat du Pape en Angleterre,
principal ministre et favori de Henri VIII, l'introduisit auprès de ce
prince, et lui ouvrit la porte du conseil privé. Henri goûta beaucoup
sa conversation, l'admit dans sa plus grande intimité, l'employa
dans plusieurs missions importantes, et lui confia la charge de grand
chancelier ou chef de la justice en Angleterre. Morus fut un modèle
de justice, de désintéressement, d'humilité et de générosité. Aussi
sa fortune fut-elle toujours médiocre. Ses enfants se plaignant quel-
quefois de ce qu'il ne profitait pas de son élévation pour leur avan-
cement : « Laissez-moi rendre la justice à tout le monde, leur, ré-
pondait-il : votre gloire et mon salut en dépendent ; ne craignez
rien, vous aurez toujours le meilleur partage, la bénédiction de Dieu
et des hommes. » Morus écoutait indistinctement tous les plaideurs,
il sutîisait d'être pauvre pour obtenir une prompte justice. La justice
1 Bingr. univers., et Lingard.
35:> HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V.— De 1517
m*est si chère, disait-il, que si mon père plaidait contre le diable,
et qu'il eût tort, je le condamnerais sans hésiter. En moins de deux
années, il fit expédier toutes les causes arriérées, dont quelques-unes
l'étaient depuis vingt ans; et tout se trouvait au courant quand il
donna sa démission l.
Fisher et Morus étaient tout ensemble et zélés catholiques et sa-
vants littérateurs; l'un et l'autre ont laissé des ouvrages qui témoi-
gnent de leur foi, de leur doctrine et de leur esprit; tous deux jus-
tifièrent l'écrit de Henri VIII contre les outrages de Luther 2.
Henri lui-même écrivit aux princes de Saxe pour se plaindre de
l'insolence de Luther dans son libelle, insolence qui retombait sur
tous les princes, et plus encore pour leur signaler le péril qui me-
naçait l'Allemagne et même tout l'ordre social. « Jamais il n'y eut,
dit-il, faction si séditieuse, si pestilentielle, si scélérate, qui se soit
efforcée d'abolir toute religion, de ruiner toutes les lois, de corrom-
pre toutes les bonnes mœurs, de corrompre toutes les républiques,
comme le fait maintenant la conjuration luthérienne, qui profane tout
ce qu'il y a de sacré, et salit tout ce qu'il y a de profane. Elle prêche
le Christ de manière à fouler aux pieds ses sacrements, prône la
grâce de Dieu de manière à détruire le libre arbitre, élève la foi de
manière à calomnier les bonnes œuvres et à introduire la licence de
pécher, exalte la miséricorde de manière à déprimer la justice et à
rejeter la cause inévitable de tous les maux, non sur quelque dieu
mauvais, ce que du moins les manichéens ont imaginé, mais sur ce
Dieu unique vraiment bon. Ayant traité avec tant d'impiété les
choses divines, comme un serpent précipité du ciel, il épand son
venin sur la terre, émeut la dissension dans l'Église, abroge toutes
les lois, énerve' tous les magistrats, excite les laïques contre; les
prêtres, les uns et les autres contre le Pontife, les peuples contre les
princes. Son seul but (Dieu veuille que cela n'arrive pas ! i, c'est d'a-
bord que le peuple de Germanie, sous couleur de liberté, déclare la
guerre aux princes; ensuite que, à propos de la foi et de la religion
chrétienne, les Chrétiens combattent contre les Chrétiens, à la vue
et à la risée des ennemis du Christ. Que si quelqu'un ne croit pas
que jamais un si grand péril puisse naître d'un homme de néant, je
le prie de se rappeler la rage des Turcs, qui, envahissait de nos jours
tant de terres et de mers, et occupant la plus grande et la plus belle
partie du monde, a commencé autrefois par deux coquins : pour ne
rien dire, quant à présent, de la faction bohémienne; car qui ignore
de quel chétif vermisseau elle devint, et combien vite, quel énorme
i Biogr. univers. — 2 Cochlanis, Acta et Scripta Luth., an. 15V3, p 59-C3.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 357
dragon pour le malheur de l'Allemagne? Tant il est naturel à une
mauvaise semaille de croître si personne ne la coupe. Pour faire le
mal, nul n'a jamais besoin de compagnon. II n'y a pas de si faible
qui ne puisse porter un coup mortel au spectateur sans défiance qui
le regarde jouer 4. » Voilà ce que le roi d'Angleterre, Henri VIII ,
écrivait aux princes de Saxe en 1523.
Lorsqu'en 1845, et encore plus en 1848, après trois siècles de
guerres et de révolutions, on voit la Saxe, l'Allemagne, l'Angleterre,
presque toute l'Europe minée par les principes anarchiques et révo-
lutionnaires du luthéranisme, prête à sauter en l'air ou à s'abîmer
dans la terre, comme un volcan en fermentation, on ne peut qu'ad-
mirer les paroles prophétiques de cet autre Balaam, qui ne devait
pas en profiter mieux pour soi que le premier.
Il disait encore aux mêmes princes : « Sur le point de cacheter ma
lettre, je me rappelle que Luther, dans ses complaintes contre moi,
s'excuse de répondre davantage, sur ce qu'il en est empêché par la
traduction de la Bible. Je crois donc devoir vous exhorter à mettre
tous vos soins à ce qu'on ne lui permette pas de le faire. Je ne nie
pas qu'il ne soit bon qu'on lise l'Écriture sainte dans toute espèce de
langue; mais lorsque la mauvaise foi d'un homme fait foi, qu'il
cherche à pervertir par une mauvaise version ce qui a été bien écrit,
il n'est pas moins périlleux que le peuple ne s'imagine lire dans la
sainte Écriture ce que cet homme danmable a puisé dans des héré-
tiques damnés 2. » L'effroyable et irrémédiable confusion parmi les
protestants sur le sens de l'Écriture sainte est une preuve parlante
combien ces réflexions étaient sages, et combien peu elles ont été
écoutées.
Le premier septembre 1525, Luther écrivit au roi d'Angleterre la
lettre suivante : « Sérénissime roi , illustrissime prince ! je devrais
craindre, en vérité, de m'adresser à votre majesté, quand je me rap-
pelle combien j'ai dû l'offenser dans le libelle que, cédant à des con-
seils ennemis, et non à mes instincts, j'ai publié contre elle, en in-
sensé et en étourdi ; mais ce qui m'encourage et m'enhardit, c'est
votre royale clémence qu'on ne cesse de me vanter chaque jour dans
mes entretiens et dans mes correspondances. De plus, mortel vous-
même, vous ne nourrirez pas une haine immortelle. Ajoutez que je
sais, de témoignages certains, que le libelle publié sous le nom de
votre majesté n'est pas du roi d'Angleterre, ainsi que le voulaient
persuader d'artificieux sophistes, qui, abusant du titre de votre ma-
jesté, n'ont pas senti quel péril ils se préparaient à eux-mêmes dans
' Apud Cochl., p. 64 et 05. — * Ibid., p. 50.
358 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
l'ignominie royale; principalement ce monstre, ennemi public de
Dieu et des hommes, le cardinal d'York, cette peste de votre
royaume. Je rougis donc aujourd'hui, au point que je crains de lever
mes yeux devant votre majesté, moi qui, grâce à ces ouvriers d'ini-
quité, me suis laissé aller si légèrement à l'émotion contre un si
grand monarque, moi qui ne suis que de la lie et un ver de terre,
qu'il suffit de mépriser et de négliger pour le vaincre. En outre, ce
qui m'a sérieusement décidé à écrire, si abject que je sois, c'est que
votre majesté a commencé de favoriser l'Evangile, et qu'elle n'est pas
peu dégoûtée de ces méchants hommes. Cette nouvelle a été pour
mon cœur vraiment un évangile, c'est-à-dire une bonne nouvelle.
«C'est pourquoi, prosterné aux pieds de votre majesté, je la prie et
la supplie, avec toute l'humilité possible, par la croix et la gloire du
Christ, de daigner me pardonner mes offenses, ainsi que Christ lui-
même a prié et commandé de nous pardonner réciproquement. En-
suite , s'il n'est pas désagréable à votre majesté que , dans un écrit
public, je chante la palinodie et rende honneur au nom de votre ma-
jesté, qu'elle daigne me le témoigner par quelque signe, je le ferai
sans délai et de grand cœur. Car, encore qu'auprès de votre majesté
je ne sois qu'un néant, toutefois ce ne serait pas un médiocre avan-
tage pour l'Évangile et la gloire de Dieu s'il m'était donné d'écrire
au roi d'Angleterre sur les intérêts de l'Evangile.
« Fasse le Seigneur que votre majesté profite et croisse dans ce qu'elle
a commencé, qu'elle soit docile à l'Évangile dans la plénitude de l'es-
prit, qu'elle ne se laisse ni remplir les oreilles, ni surprendre le cœur
par les langues vénéneuses des doucereux hypocrites, qui ne savent
que décrier Luther comme un hérétique ! Au contraire, que votre
majesté considère ainsi à part soi : Quel mal peut donc enseigner
Luther, puisqu'il enseigne uniquement que nous devons être sauvés
par la foi en Jésus-Christ, le Fils de Dieu, qui a souffert, est mort et
a été ressuscité pour nous, comme le témoignent clairement les saints
évangiles et les écrits des apôtres? Car voilà le fond et la base de ma
doctrine, sur quoi je bâtis ensuite et enseigne la charité envers le
prochain, l'obéissance envers l'autorité temporelle, et le crucifiement
du corps de péché, ainsi que le montre notre doctrine chrétienne.
Dans ces points capitaux de la doctrine, qu'y a-t-il donc de faux et
de mauvais? Qu'on attende donc et qu'on écoute, et qu'on juge seu-
lement après. Pourquoi donc me condamner sans m'entendre ni me
convaincre l ? »
A cette lettre artificieuse, Henri VIII répondit par une réfutation
1 Cuchl., 12$. — YValch, t. 19, r. 4GS.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 359
solide des principales erreurs et assertions de l'hérésiarque. Il se re-
connaît pour l'auteur de la défense des sept sacrements, et s'applau-
dit de l'approbation qu'elle avait reçue, notamment du Saint-Siège.
Quant à notre révérendissime Père en Dieu, le cardinal d:York,
notre principal conseiller et chancelier d'Angleterre, je connais trop
son éminente sagesse pour croire qu'il sera ému de vos grossières
injures; car votre langue envenimée outrage de même toute l'Eglise,
les plus saints d'entre les Pères, tous les saints, les apôtres du Christ,
sa très-sainte Mère, et enfin Dieu même, puisque vous en faites l'au-
teur de tous les péchés : exécrable blasphème qui se produit non-
seulement dans vos livres, mais encore dans les horribles excès que
viennent de commettre les paysans d'Allemagne, rendus furieux par
votre hérésie. Encore donc que ledit révérendissime Père nous ait
été cher depuis longtemps à cause de ses vertus particulières, nous
le chérissons néanmoins chaque jour davantage en voyant combien
il est haï de vous et de vos pareils.
Le roi lit assidûment l'Evangile, mais il l'entend comme les saints
Pères. Luther les méprise, et se met bien au-dessus d'eux. Le roi se
rappelle alors ce mot de l'Evangile : Cest à leurs fruits que vous les
reconnaîtrez. Personne ne doute que les saints Pères n'aient été des
hommes pieux, d'une vie irréprochable, appliqués à servir Dieu par
le jeûne, la prière et la chasteté, et dont tous les écrits respirent la
charité. Quant à Luther, on doute encore moins, puisqu'on le voit
publiquement, qu'il a commencé par l'envie et l'orgueil, continué
par la colère et la mauvaise volonté, et fini par les plus honteuses
voluptés de la chair. Sur quoi il lui reproche sa copulation inces-
tueuse avec une vestale chrétienne, crime pour lequel, chez les païens
de Rome, elle eût été enterrée vivante, et lui fustigé jusqu'à la mort.
Et toutefois, non-seulement il n'en faisait pas pénitence, mais il s'en
faisait gloire, jusqu'à y exciter les autres. Il lui rappelle à ce propos
la lettre de saint Jérôme à une vierge corrompue par un diacre, les
paroles de l'Ancien et du Nouveau Testament sur l'obligation d'ac-
complir ses vœux.
Vous dites que, sur la foi, vous édifiez la charité envers le pro-
chain, l'obéissance envers les souverains temporels, et le crucifie-
ment du corps de péché. Plût à Dieu que ces paroles fussent aussi
vraies qu'elles sont fausses ! Comment pouvez-vous dire que vous
édifiez la charité sur la foi, puisque vous enseignez que la foi seule
suffit pour le salut sans les œuvres? Dans le libelle même que vous
avez écrit contre moi, ne proférez-vous pas ces paroles : «C'est un
sacrilège et une impiété de vouloir plaire à Dieu par les œuvres, et
non par la toi seule ? Ces paroles ne sont pas moins claires que ces
360 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De l5l7
autres que vous avez écrites précédemment dans la captivité de Ba-
bylone : « Ainsi vous voyez combien est riche l'homme chrétien ou
baptisé, qui, le voulût-il, ne peut manquer son salut, quelques grands
péchés que jamais il commette, à moins qu'il ne veuille pas croire.
Car nul péché ne peut le damner, si ce n'est l'infidélité : tant que la
foi subsiste ou revient, tous les autres péchés lui sont remis aussitôt
par elle, en vertu des promesses divines faites à qui reçoit le bap-
tême. » Vos paroles que voilà sont claires, elles n'ont pas besoin de
glose. Contrairement aux paroles du Christ : La voie du royaume
des cieux est étroite, vous ouvrez la voie large et spacieuse par la
liberté évangélique, pour vous affectionner le peuple frivole, en lui
enseignant que, pour se sauver, il sutîit de croire aux promesses de
Dieu, sans se donner la peine de faire de bonnes œuvres. Saint Paul
pensait bien différemment lorsqu'il loue la foi qui opère par la cha-
rité * , et quand il dit : Si vous êtes dans la foi ou non, éprouvez-le
vous-même 2. Or, comment faire cette épreuve, si ce n'est par de
bonnes œuvres? Car celui qui opère la justice, c'est celui-là qui est
agréable à Dieu 3. Saint Jean va même jusqu'à dire : Mes chers en-
fants! que personne ne vous séduise; celui qui fait la justice, c'est
celui-là qui est juste4. En vérité, Luther, croire suivant votre doc-
trine qu'on peut vivre sans aucuns fruits de bonnes œuvres, se vau-
trer sans aucune crainte dans la fange du crime, dans l'orgueilleuse
présomption que la foi seule vous en purifiera, c'est là une foi pire
que la foi des démons. Car, comme dit saint Jacques : Vous croyez
que Dieu existe ; les démons aussi le croient, et ils en tremblent 5 ;
en quoi ils ne sont pas si mauvais que vous, puisque vous êtes sans
aucune crainte. Ne vous semble-t-il pas, Luther, que ce soit à vous
que l'Apôtre adresse ces paroles, vous qui, par cette hérésie, détrui-
sez toute crainte de Dieu 6?
Après avoir montré par l'Ancien et le Nouveau Testament l'utilité
et la nécessité de la crainte religieuse, le roi continue : Ce que vous
écrivez maintenant, que la foi doit être vivante, je le confesse; mais
elle ne peut être vivante sans la charité. Or, comme dit l'Évangile,
celui-là n'aime pas, qui ne garde pas les commandements de Dieu 7 :
et aucun adulte ne les garde s'il ne s'exerce à de bonnes œuvres. De
là suit que ta foi, qui méprise les bonnes œuvres, ne saurait être vi-
vante, mais qu'elle ressemble à celle dont parle saint Jacques : La
foi sans les œuvres est morte 8.
De plus, si ce que vous affirmez dans votre sermon sur le déca-
» Galat., 5—2 2 Cor., 13. — 3 Act., 10, 35. — ^ 1 Joan., 3,7. — 5 Jacob, 2.
— 6 Walch, 1. 19, p. 482 etseqq. —7 Joan., 14. — s Jacob, 2.
à 1515 de l'ère chr.] DE L'EGLISE CATHOLIQUE. 361
logue est vrai, savoir, que les commandements de Dieu, surtout le
neuvième et le dixième, sont impossibles à garder par qui que ce soit,
quelque saint qu'il puisse être; si, d'un autre côté, l'on n'aime pas
Dieu sans garder ses commandements, et s'il n'y a pas de vie dans
la foi sans l'amour divin : ne voyez-vous pas comment, de vos pro-
pres paroles, il résulte finalement que la foi, que vous voulez qui soit
vivante, ne saurait absolument l'être?
Le roi conclut, avec une rare pénétration, que Luther place les
hommes entre deux abîmes : ou bien une foi présomptueuse, qui
néglige les bonnes œuvres, devient un aiguillon à pécher plus libre-
ment; ou bien une foi impossible, qui jette dans le désespoir et
pousse également à tous les crimes, comme l'Apôtre le dit des païens,
qui, s'étant désespérés, s'abandonnèrent à l'incontinence pour opé-
rer de plus en plus des œuvres impures l.
Quand vous écrivez que vous éditiez sur la foi l'obéissance envers
les souverains temporels , qu'est-ce qui peut regarder cela sinon
comme une impudente moquerie ? Car personne n'ignore avec quelle
obstination vous enseignez que le Chrétien n'est tenu à aucune loi
humaine, dont cependant les souverains sont les ministres et les exé-
cuteurs. Vous méprisez tous les saints conciles, et vous êtes allé si
loin dans cette hérésie, que vous avez brûlé les saints canons avec des
hérétiques maudits. Les paysans, excités par vos doctrines, ont ré-
sisté en foule aux souverains, attirant à eux-mêmes une mort déplo-
rable, et à vous une honte éternelle.
Ensuite, s'il vous restait quelque pudeur, comment pourriez-vous
dire que vous édifiez sur la foi le crucifiement du corps de péché,
vous qui, sur votre foi morte, édifiez la négligence de la prière, le
mépris des jours de fête, l'omission des jours de jeûne, l'abnégation
de la chasteté, enfin tout ce que les Chrétiens ont coutume de faire,
soit par les préceptes du Christ, «oit par l'approbation de son Eglise,
pour crucifier le corps de péché?
Enfin, comment ne rougissez-vous pas de dire que vous enseignez
aux hommes à crucifier le corps de péché, vous qui enseignez si opi-
niâtrement l'exécrable hérésie, que personne n'a la puissance et la
liberté de son vouloir pour pouvoir faire quelque chose de bon ?
Car qui s'inquiétera de faire rien de bon ou de mauvais s'il s'est une
fois imaginé qu'il est incapable de coopérer à la grâce divine pour
quoi que ce soit, et que le mal même qu'il fait, ce n'est pas lui qui le
fait, mais l'éternelle et inévitable nécessité de la volonté divine qui
l'opère en lui 2?
1 Ephes., 4, 19. — 2 Walch, p. 490 et seqq.
362 HISTOIRE UNIVERSELLE |Liv. LXXXIV. — De 1517
Voilà ce que vous bâtissez sur la foi au Christ! Encore n'ai-je pas
touché à cette foule de vos autres hérésies qui mettent suffisamment
au grand jour l'impudente présomption de votre vanité. Vous con-
damnez la chasteté solitaire du prêtre, rejetez la sainte ordination,
mélangez le pain avec le corps sacré du Christ, calomniez le canon
de la sainte messe, ordonnez aux femmes d'entendre les confessions,
leur remettez l'administration de tous les sacrements, jusqu'à leur
faire consacrer le corps du Seigneur ; vous mettez si peu de diffé-
rence entre l'immaculée Mère de Dieu et votre prostituée, vous blas-
phémez si outrageusement la croix du Sauveur ; vous enseignez qu'il
n'y a pas de purgatoire, mais que toutes les âmes dorment jusqu'au
jugement dernier, afin de faire espérer aux gens que leur peine est
longtemps différée, et pour que les mauvais pèchent plus librement.
Et pendant que vous enseignez ces impudentes hérésies et mille
autres, vous n'avez pas honte d'écrire que vous n'enseignez autre
chose sinon que l'homme doit être sauvé par la foi en Jésus-Christ?
Mais, en vérité, ce que vous cherchez, c'est à détruire cette foi du
Christ; car, s'il était venu pour enseigner ce que vous enseignez
maintenant, il ne serait pas venu pour détourner les hommes du
mal, il n'eût pas été le modèle des vertus, mais le patron public de
tous les vices. Comment souffrir patiemment que vous m'écriviez des
choses pareilles, moi qui, vous le savez bien, non-seulement ai lu
dans vos livres vos hérésies antichrétiennes que voilà, mais qui en
ai réfuté et convaincu un grand nombre, au jugement d'hommes
très-doctes ?
Cela étant, de quel front osez-vous demander à être entendu,
comme si vous ne l'aviez jamais été, et faites-vous l'étonné d'avoir
été condamné sans avoir été ouï ni convaincu ? Mais, Luther, n'a-
vez-vous pas été entendu par le cardinal de Saint-Sixte, légat en
Germanie? Ne vous a-t-on pas permis de disputer publiquement?
N'avez- vous pas été ouï en présence d'écrivains publics en Saxe?
N'avez-vous pas été même trop entendu par tout le inonde avec vos
livres impies, qui ont disséminé partout le venin pestilentiel de vos
hérésies? Et vous ne rougissez pas de vous plaindre que vous n'avez
pas été entendu, mais condamné sans être convaincu de rien? Sans
doute, si, pour être condamné justement, vous exigez que vous con-
veniez vous-même d'avoir été convaincu, vous pourrez longtemps
dormir tranquille ; mais, du reste, vous avez été vraiment convaincu
et assez souvent par plusieurs savants personnages, et aussi par nous,
non-seulement au témoignage des plus doctes, mais au jugement du
Saint-Siège apostolique. Vous-même, quoique l'orgueil ne vous per-
mette pas de le reconnaître, vous le confessez cependant de fait,
à 1545 rte l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 363
puisque jusqu'à présent vous n'avez trouvé à répondre que des ba-
livernes et des injures 4.
Quant aux outrages et aux blasphèmes que vous aimez à vomir
contre l'Eglise romaine et ses prêtres, mon intention n'est pas d'en
disputer avec un moine. Mais, quoi qu'il en soit, vous montrez assez
de vous-même quel homme vous êtes. Pourtant, comme vous vou-
lez passer pour un parfait évangéliste, vous feriez bien mieux d'ap-
prendre de l'Evangile à ôter d'abord la poutre de votre œil, avant de
vous occuper du fétu dans l'œil d'autrui. Vous devriez aussi consi-
dérer, dans ceux qui, par envie et malice, murmurèrent et blasphé-
mèrent contre Moïse et David, quelle fin attend ceux qui outragent
ceux à qui ils doivent soumission et obéissance. Vous devriez ap-
prendre encore, lors même qu'il vous semblerait que l'Église chan-
celle, à vous modérer, et à n'y point porter une main téméraire,
pour la diriger avec des doigts crochus et immondes, de peur que
Dieu ne vous rappelle à votre devoir, comme il fit à qui osa mettre la
main à l'arche d'alliance, au moment qu'elle penchait.
Après tout , la cour romaine fût-elle encore pire que vous ne la
faites, votre doctrine et votre vie témoignent assez qu'elle ne saurait
vous déplaire ; car ceux qui vous plaisent davantage, ce sont préci-
sément les plus mauvais sujets et les apostats, qui méprisent leurs
vœux, repoussent une vie meilleure , abandonnent les exercices de
piété, et se livrent entièrement aux convoitises de la chair ; tandis
que les personnes pieuses et spirituelles, qui auraient aimé à con-
sumer leur vie au service de Dieu, dans la prière, le jeûne et la chas-
teté, chaque jour, vous et votre horde révolutionnaire, vous les
chassez outrageusement de leurs cloîtres et de leurs maisons, et ce
saint temple, destiné à la société vénérable et aux chœurs des vierges,
vous le donnez à souiller et à profaner à des prostituées immondes.
Cette conduite de votre part ne prouve-t-elle pas plus que suffisam-
ment que vous ne haïssez personne parce qu'il est un coquin, mais
que vous êtes réellement ennemi de tous les gens pieux et qui aiment
la vertu, c'est-à-dire de tous ceux qui s'opposent à votre entreprise
et doctrine ? C'est pour cela seul, et non pour autre chose, que vous
murmurez contre le Saint-Siège apostolique, parce que vous voyez
avec colère qu'il a condamné vos impies hérésies ; en sorte qu'il
pourrait vous dire comme Moïse : Vos murmures et vos clameurs ne
sont pas contre moi, mais contre l'Éternel 2.
Henri VIII termine son opuscule par exhorter Luther à rentrer en
lui-même, à réparer courageusement ses erreurs et ses scandales,
i Walch, p. 495 et seqq. — * Exode, 16.— Walch, p. 499.
364 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
lui promettant de la part de l'Eglise des entrailles de mère. Luther
publia une lettre où, sans discuter sérieusement aucun article, il
parle longuement et complaisatmnent de lui-même, et avec mépris
de ses adversaires1.
Devenu roi l'an 1509, dans sa dix-neuvième année, Henri VIII
avait épousé peu après, avec la dispense du pape Jules II, Catherine
d'Aragon, veuve de son frère Arthus, qui n'avait point consommé le
mariage avec elle. Pendant bien des années, Henri se faisait gloire
de posséder une femme si vertueuse et si accomplie. Elle lui donna
cinq enfants, trois fils et deux filles ; ils moururent dans leur enfance,
excepté la princesse Marie, qui survécut à ses parents, et monta sur
le trône. Mais Henri était de sept à huit ans plus jeune que Catherine.
Avec le temps, il s'abandonna à des amours illicites. Parmi ses con-
cubines temporaires fut Marie Boleyn ou de Boulen , dont la sœur
cadette se nommait Anne. La chronique scandaleuse dit même qu'il
eut des relations avec leur mère, et que la jeune Anne était le fruit de
cet adultère 2. Quoi qu'il en soit de cette dernière circonstance, après
avoir vécu dans le crime avec l'aînée, il s'éprit d'une passion inces-
tueuse pour la plus jeune. Et c'est ici la source immonde de l'apo-
stasie de l'Angleterre.
Anne Boleyn, craignant d'être renvoyée comme sa sœur, se refu-
sait à satisfaire la passion du roi, qu'il ne lui assurât le titre d'épouse
et de reine. Dans ce but, elle lui fit suggérer secrètement l'idée de
divorcer avec Catherine. Anne penchait pour l'hérésie luthérienne.
Après bien des années, Henri eut donc des scrupules sur son ma-
riage. Bossuet résume ainsi cette affaire :
Le fait est connu. On sait que Henri VII avait obtenu une dispense
de Jules II pour faire épouser la veuve d'Arthus, son fils aîné, à
Henri, son second fils et son successeur. Ce prince, après avoir vu
toutes les raisons de douter, avait accompli ce mariage étant roi et
majeur, du consentement unanime de tous les ordres de son royaume,
le 3 juin 1509, c'est-à-dire six semaines après son avènement à la
couronne. Vingt ans se passèrent sans qu'on révoquât en doute un
mariage contracté de si bonne foi. Henri, devenu amoureux d'Anne
de Boulen, fit venir sa conscience au secours de sa passion; et son
mariage lui devenant odieux, lui devint en même temps douteux et
suspect. Cependant il en était sorti une princesse qui avait été re-
connue dès son enfance pour l'héritière du royaume ; de sorte que le
prétexte que prenait Henri de faire casser son mariage, de peur, di-
sait-il, que la succession du royaume ne fût douteuse, n'était qu'une
1 YValch, p. 507 et seqq. — 2 Sander.
à 1545 Je l'ère chr/J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 365
illusion, puisque personne ne songeait à contester son état à Marie,
qui en effet fut reconnue reine d'un commun consentement, lorsque
l'ordre de la naissance l'eut appelée à la couronne. Au contraire, si
quelque chose pouvait causer du trouble à la succession de ce grand
royaume, c'était le doute de Henri ; et il parait que tout ce qu'il pu-
blia sur l'embarras de sa succession ne fut qu'une couverture, tant de
ses nouvelles amours que du dégoût qu'il avait conçu de la reine,
sa femme, à cause des infirmités qui lui étaient survenues, comme
le protestant Burnet l'avoue lui-même.
Un prince passionné veut avoir raison. Ainsi, pour plaire à Henri,
on attaqua la dispense sur laquelle était fondé son mariage, par di-
vers moyens, dont les uns étaient tirés du fait, et les autres du droit.
Dans le fait, on soutenait que la dispense était nulle, parce qu'elle
avait été accordée sur de fausses allégations. Mais comme ces moyens
de fait, réduits à ces minuties, étaient emportés par la condition fa-
vorable d'un mariage qui subsistait depuis tant d'années, on s'attacha
principalement aux moyens de droit; et on soutint la dispense nulle,
comme accordée au préjudice de la loi de Dieu, dont le Pape ne pou-
vait pas dispenser.
Il s'agissait de savoir si la défense de contracter en certains degrés
de consanguinité ou d'affinité, portée par le Lévitique l, et entre
autres celle d'épouser la veuve de son frère, appartenait tellement à
la loi naturelle, qu'on fût obligé de garder cette défense dans la loi
évangélique. La raison de douter était qu'on ne lisait point que Dieu
eût jamais dispensé de ce qui était purement de la loi naturelle ; par
exemple, depuis la multiplication du genre humain, il n'y avait point
d'exemple que Dieu eût permis le mariage de frère à sœur, ni les
autres de cette nature au premier degré, soit ascendant, ou descen-
dant, ou collatéral. Or, il y avait dans le Deutéronome une loi expresse
qui ordonnait, en certains cas, à un frère d'épouser sa belle-sœur et
la veuve de son frère 2. Dieu donc ne détruisant pas la nature, dont
il est l'auteur, faisait connaître par là que ce mariage n'était pas de
ceux que la nature rejette ; et c'était sur ce fondement que la dispense
de Jules 11 était appuyée.
Il faut rendre ce témoignage aux protestants d'Allemagne : Henri
ne put obtenir l'approbation de son nouveau mariage ni la condam-
nation de la dispense de Jules II. Lorsqu'on parla de cette affaire
dans une ambassade solennelle que ce prince avait envoyée en Alle-
magne pour se joindre à la ligue protestante, Mélanchton décida
ainsi : « Mous n'avons pas été de l'avis des ambassadeurs d'Angle-
1 I.évit., 18, 20. — * Dealer., 25, 5.
366 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
terre ; car nous croyons que la loi de ne pas épouser la femme de son
frère est susceptible de dispense, quoique nous ne croyions pas
qu'elle soit abolie *. » Et encore plus brièvement dans un autre en-
droit : « Les ambassadeurs prétendent que la défense d'épouser la
femme de son frère est indispensable, et nous soutenons qu'on peut
en dispenser 2. »
Il y a de plus des circonstances que l'on ne connaissait pas encore
du temps de Bossuet. Luther dit en propres termes : « Avant d'ap-
prouver un tel divorce, je permettrais plutôt au roi d'épouser une
seconde reine , et , à l'exemple des patriarches et des rois , d'avoir
ensemble deux épouses ou reines 3. » Mélanchton professa la même
opinion 4.
Autre particularité non moins étrange que peu connue. Dans le
temps même que Henri VIII demandait au pape Clément VII de
déclarer nul son mariage avec Catherine, par la raison que le pape
Jules II n'avait pu dispenser au premier degré d'affinité, il lui de-
mandait dispense pour épouser ensuite toute autre femme, fut-elle
parente du roi au premier degré d'affinité, ou mariée à un autre,
mais sans que le mariage eût été consommé 5. La raison en était
qu'Anne de Boulen était parente de Henri VIII au premier degré d'af-
finité, vu qu'il avait connu sa sœur charnellement, et que de plus
elle passait pour avoir été mariée secrètement à un autre. Ainsi, dans
le même temps, le roi reconnaissait et refusait au Pape le même pou-
voir. L'iniquité se mentait à elle-même.
La position du pape Clément Vil était fort délicate. Catherine
d'Aragon, reine d'Angleterre, était tante de l'empereur Charles-
Quint, dont les troupes venaient de saccager Rome et d'occuper
les Etats de L'Eglise 5 la répudiation de sa tante paraissait un affront
à l'empereur ; Clément devait avoir bien garde de le mécontenter
pendant qu'il négociait la délivrance de Rome. Henri, jusqu'alors,
se montrait dévoué au Saint-Siège et l'ami du Pape; mais sa de-
mande était embarrassante, lâcheuse, et au fond injuste. Comment
faire? Le refuser dès le commencement et tout net? mais il est
jeune, passionné ; dans son emportement, ne pourrait-il pas se jeter
entre les bras de l'hérésie et y entraîner peut-être son royaume?
Temporisons; c'est un malade qui a la fièvre: le temps, la réflexion
le calmeront peut-être ; quelque incident, ménagé par la Providence,
viendra peut-être le guérir. Effectivement, une maladie épidémique,
1 Lib. 4, ep. 185. — - L. 4, ep. 18 î. — Bossuet, Varia'., 1. S, n. 51 et seqq. —
3 Luth., ep. Ilalœ, 1717.— * Ep. al Camer,, 'JO. — 5 Apud Heib rt., 294.—
Lingard, t. <;, p. 191.
à I5i5 de. l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 367
nommée la suette, suspendit pour quelque temps la passion de
Henri, et le fît retourner auprès de la reine et participer à ses actes
de piété. En outre, Clément envoya le cardinal Campège, homme
habile, expérimenté, poli, conciliant, très-fin, mais fidèle à son de-
voir et à sa conscience. Marié avant d'embrasser l'état ecclésiastique,
Campège avait plusieurs fils qui se distinguèrent par leurs talents et
leurs vertus ; un d'eux l'accompagna dans sa légation d'Angleterre.
Campège y montra une prudence consommée : rien ne fut capable de
lui faire commettre la moindre indiscrétion ni un faux pas. Assisté
du cardinal Wolsey, que le Pape lui avait donné pour collègue, il
entendit le roi et la reine. Catherine les récusa tous deux pour juges,
et en appela au Pape, qui finit par évoquer l'affaire à Rome.
Le cardinal Wolsey, jusqu'alors favori du roi, se vit tout à coup
renversé par la favorite. Thomas Wolsey était né l'an 1471, à Ips-
wich, dans le côté de Suffolck, d'un riche bourgeois. Il fit ses études
à Oxford avec tant de succès, que, par une distinction extraordinaire,
il obtint à l'âge de quinze ans les grades de bachelier et de maître
es arts, et fut mis à la tête d'une école qui acquit une grande célé-
brité sous sa direction. Érasme étant venu dans cette ville, ils se liè-
rent d'une étroite amitié, et travaillèrent de concert à mettre la langue
grecque en vogue dans l'université. Devenu chapelain de Henri VII,
il fut employé dans des négociations importantes, et y déploya une
dextérité prodigieuse. Favori de Henri VIII, il fut comme l'arbitre de
l'Europe dans la diplomatie. Il faillit même devenir Pape après la
mort de Léon X et d'Adrien VI. Maître de disposer de tous les béné-
fices d'Angleterre, il ne s'oublia pas dans cette distribution. En pas-
sant au siège d'York, il conserva l'administration temporelle de ce-
lui de Lincoln. Il posséda en commende l'évêché de Bath, qu'il
échangea pour celui de Durham, beaucoup plus riche, et celui-ci
pour l'évêché de Winchester, qui l'était encore davantage, et auquel
il joignit l'abbaye de Saint-Alban. Il donna les évêchés de Worcester
et d'Héreford à des Italiens qui, résidant à Rome, se contentaient
d'une pension assez modique, et en laissaient le revenu à qui les leur
avait procurés. En abandonnant l'administration de l'évêché de
Tournai, lorsque cette ville retourna aux Français, il se réserva une
pension de douze mille francs. Le pape Léon X, pour s'attacher un
personnage si puissant, lui accorda une pension de sept mille cinq
cents ducats sur les évêchés de Tolède et de Placentia. En le créant
légat à latere, il lui laissa la faculté d'en étendre les prérogatives au
delà de toute mesure; et Wolsey en abusa, dit-on, pour restreindre
la juridiction primatiale de l'archevêque de Cantorbéry. Le même
Pape lui donna le droit de créer cinquante chevaliers, cinquante
308 HISTOIRE UNIVERSELLE fLiv. LXXXIV. - De 1517
comtes palatins, quarante notaires apostoliques, avec les mêmes at-
tributions que les siens propres, de légitimer les bâtards, de conférer
des degrés dans toutes les facultés, d'accorder toutes sortes de dis-
penses, de visiter, de réformer, de supprimer les monastères. Le roi
y joignit le pouvoir d'expédier des lettres de naturalisation, de déli-
vrer des congés et d'élire pour les grands bénéfices, de recevoir les
serments de fidélité, etc. Comme chancelier et légat, il tirait des
émoluments considérables des cours qu'il présidait. Enfin l'em-
pereur lui faisait une pension de dix mille ducats sur le duché de
Milan, à laquelle il en joignit une autre de neuf mille couronnes d'or.
Par l'accumulation de tant de bénéfices, de pensions et de préro-
gatives, les revenus de Wolsey égalaient presque ceux de la cou-
ronne. Son train répondait à ses immenses richesses et à l'étendue
de son ambition. Sa maison surpassait en faste celle des souverains
eux-mêmes. Les principaux emplois en étaient remplis par des com-
tes, des barons, des chevaliers, des fils de familles les plus distinguées
du royaume, qui voulaient s'avancer par la faveur dont il jouissait.
Le duc de Northumberland ne dégaigna pas d'y faire entrer son fils,
1-ord Percy, qui passait pour marié secrètement à Anne de Boulen.
On y comptait jusqu'à huit cents personnes. On comptait jusqu'à
deux cent quatre-vingts lits de soie dans son magnifique château de
Hamptoncourt. Dans les grandes cérémonies, on portait devant lui
les insignes de ses dignités. Un homme de qualité marchait en avant,
tenant élevé son chapeau de cardinal, et il avait ordre de ne le dé-
poser dans la chapelle du roi que sur l'autel. Sa croix de cardinal-
légat était de même placée sur une colonne d'argent, et portée par
un ecclésiastique d'une taille et d'une beauté remarquables, tandis
qu'un autre ecclésiastique, distingué par les mêmes formes, l'accom-
pagnait avec sa croix d'archevêque. 11 célébrait la messe avec la
même pompe que le Pape, assisté par des évêques, des abbés, et
servi par des gentilshommes, en sa qualité de légat à latere.
Tel était le cardinal Wolsey, lorsqu'il encourut la disgrâce du roi
et de sa favorite, pour n'avoir pas fait réussir l'affaire du divorce.
L'avocat général l'accusa, devant la cour du banc du roi, d'avoir,
comme légat, transgressé ses statuts, quoiqu'il eût reçu à cet égard
la licence royale et qu'il fût autorisé par l'usage immémorial et par
la sanction du parlement. Toute défense eût été inutile. Le grand
sceau de chancelier lui fut repris. Le roi s'empara du palais de l'ar-
chevêque d'York, lui ordonna de se retirer à Asher, maison dépen-
dante de son évêché de Winchester, et tous ses ordres lui furent si-
gnifiés par les ducs de Suffolk, et de Norfolk, ses deux plus grands
ennemis, le dernier oncle de la favorite. La nouvelle s'étant répan-
à 1545 pe l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 369
due qu'il allait être conduit à la Tour, la Tamise se trouva aussitôt
couverte de bateaux et bordée de spectateurs, qui témoignaient leur
joie de la disgrâce d'un homme dont on n'avait souffert l'administra-
tion qu'avec une extrême impatience ; mais la nouvelle se trouva
fausse. Wolsey ne supporta pas son sort avec la dignité d'un grand
cœur. La plus petite apparence de retour de la part du capricieux
monarque le transportait d'une joie puérile. Henri lui ayant envoyé
Norris, son valet de chambre, qui l'atteignit à Putney et lui remit un
message secret, mais gracieux, pour l'engager à ne pas se livrer au
désespoir, le cardinal, qui était à cheval, descendit aussitôt, se pro-
sterna dans la boue, la tête découverte, et exprima sa reconnaissance
dans les termes du plus humble courtisan. Quand la chambre haute
du parlement eut porté contre lui un bill d'accusation sur quarante
chefs, dont les plus importants ne prouvaient que la haine de ses
ennemis, le roi le fit rejeter à la chambre des communes, sur la mo-
tion de Thomas Cromwell, qui, du service du cardinal, était passé à
celui de Henri. Instruit que son ancien favori était tombé, à Asher,
dans une maladie dangereuse, il lui envoya son propre médecin. Il
n'y eut pas jusqu'à Anne de Boulen, qu'il obligea de lui envoyer des
tablettes d'or, comme gage de réconciliation. Enfin, les revenus de
l'archevêché d'York lui furent rendus, avec une partie de sa vais-
selle et de ses meubles.
Cependant ses ennemis ne cessaient de représenter au roi son oppo-
sition dans l'affaire du divorce et le refus de prononcer la rupture
du premier mariage. Leur animosité redoubla lorsque Henri lui per-
mit de se retirer dans la chartreuse de Richemond, ce qui le rappro-
chait de la cour, et ils finirent par obtenir un ordre qui le relégua
dans son diocèse d'York. Ce fut pour lui un coup de la Providence.
Il parut être absolument revenu de ses projets d'ambition, et se montra
vraiment digne des marques de respect qu'on lui donna sur toute sa
route et dans son diocèse. Il y vécut, non plus en ministre dont la
politique avait dirigé les intérêts de l'Europe, mais en pasteur tout
occupé de ses devoirs, partageant sa modique fortune avec les pau-
vres, ayant une table frugale, exerçant la plus généreuse hospitalité,
s'appliquant à concilier amiablement les différends des familles et
de tous ses diocésains. Il faisait régulièrement des visites pastorales,
prêchant comme le dernier de ses chapelains. Il s'était concilié l'es-
time et l'attachement de tous ceux qui avaient recours à lui, par sa
douceur, ses libéralités et l'esprit de justice qui régnait dans ses con-
seils et dans ses jugements. Les personnes mêmes qui, au temps de sa
prospérité, ne l'avaient vu qu'avec aversion, applaudirent à sa con-
duite dans l'adversité.
xxiii. 24
370 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
Le cardinal, se croyant oublié de ses ennemis, jouissait en paix
des douceurs de sa retraite, lorsque, le i novembre 1530, le duc de
Northumberland, son ancien courtisan, se présenta inopinément,
et lui signifia l'ordre qu'il avait de l'arrêter et le conduire à Londres,
où l'on devait lui faire son procès pour crime de liante trahison.
Wolsey, sans se troubler, se mit aussitôt en devoir d'obéir, et té-
moigna le plus grand empressement d'être confronté avec ses accu-
sateurs, très-assuré de les confondre. 11 trouva la route couverte de
personnes de tout rang et de tout état, accourues pour lui témoigner-
l'intérêt qu'elles prenaient à ce nouveau genre de persécution. Arrivé
à Sheifield, il fut attaqué d'une dyssenterie qui le retint quinze jours
au lit. S'étant remis en route, il sentit le mal s'augmenter, s'arrêta
à l'abbaye de Leicester, et dit à l'abbé en y entrant: Père abbé, je
viens laisser chez vous mes dépouilles mortelles. Kynston, lieutenant
de la Tour, qui était chargé de sa garde, voulut adoucir ses peines
en lui faisant tout espérer de la bonté du roi, qui n'avait cédé qu'à
regret à l'importunité de ses ennemis. « Maître Kynston, lui repli -
qua-t-il, je vous prie de me recommander à sa majesté : je la supplie
de se rappeler, en mémoire de moi, tout ce qui s'est passé entre
nous, et spécialement ce qui a rapport à la bonne reine Catherine et
à lui-même ; et alors la conscience de sa grâce lui dira si je lai offen-
sée ou non. C'est un prince d'une fermeté toute royale, et plutôt
que de céder sur un point de ses volontés, il compromettrait la moi-
tié de son royaume ; je vous en donne l'assurance, je me suis souvent
mis à genoux devant lui, pendant plus de trois heures, pour le dé-
tourner de sa convoitise, et je n'ai pu y parvenir. Et, maître Kyns-
ton, quen'ai-je servi Dieu avec autant d'ardeur que j'ai servi le roi,
il ne m'aurait pas repoussé avec mes cheveux blancs ! Mais ce qui
m' arrive est un juste retour dis peines et des soins que je me suis
donnés, non pour le service de Dieu, mais pour être agréable à mon
prince. » Ayant ainsi parlé, il reçut les derniers secours de la religion,
et expira le 29 novembre 1530, dans la soixantième année de son âge l.
Le plus grand éloge que l'on puisse faire de son caractère, dit
Lingard, se trouve dans le contraste que l'on remarque entre la con-
duite de Henri avant la chute du cardinal et avant sa mort. Tant que
"Wolsey conserva sa faveur, les passions du roi se renfermèrent
dans de certaines bornes ; du moment où son influence devint nulle,
elles repoussèrent toute contrainte, et, par leur caprice et leur vio-
lence, elles alarmèrent ses sujets et étonnèrent les autres nations de
l'Europe 2.
1 Biogr. univ., et Lingard. — 2 Lingard, Hist. d'Angleterre, t. G.
à 1545 de Fèic clir.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 371
Henri ne voyait plus que sa passion impure : pour la satisfaire
avec quelque décence, il recourait à tous les moyens. Ses ambassa-
deurs eurent ordre d'engager les canonistes les plus distingués de
Rome à faire partie de ses conseils et de leur demander discrètement
leur opinion sur les trois questions suivantes : 1° Si, lorsqu'une
femme faisait vœu de chasteté et entrait au couvent, le Pape ne
pouvait dans la plénitude de sa puissance, autoriser l'époux à se
remarier? 2° Si, lorsqu'un mari entrait dans un ordre religieux et
qu'il avait engagé sa femme à prendre le même parti, il ne pouvait
ensuite être relevé de son vœu et se trouver libre de se remarier ?
3° Et si, pour des raisons d'Etat, le Pape ne pouvait autoriser un
prince à avoir, comme les anciens patriarches, deux femmes, dont
l'une serait publiquement reconnue et jouirait des honneurs de la
royauté l ? D'autres émissaires du roi parcouraient les diverses par-
ties de l'Europe pour acheter à prix d'argent les opinions des
théologiens et des universités en faveur du divorce ; on devait les
mettre sous les yeux du Pape, comme l'expression du sentiment
général. Mais leur nombre était comparativement fort petit, et le
Pape n'ignorait pas comment on les avait obtenues. Clément VII
répondit qu'en définitive il était prêt à s'occuper immédiatement de
l'affaire, et à user envers le roi de toute l'indulgence, de toute la fa-
veur compatibles avec la justice. Il ne demandait en retour qu'une
seule chose, c'est qu'on ne voulût pas le forcer, sous prétexte de re-
connaissance envers un homme, à violer les immuables commande-
ments de Dieu 2.
Peu après la réception de cette réponse, les agents du roi l'infor-
mèrent que les impériaux redoublaient d'activité dans leurs solli-
citations, et que bientôt Clément, quoiqu'il cherchât à y mettre tous
les obstacles en son pouvoir, serait forcé de donner un bref, défen-
dant à tous archevêques ou ëvêques, cours ou tribunaux, de rendre
aucun jugement dans l'affaire du mariage de Henri et de Catherine.
On observa qu'il devint beaucoup plus pensif qu'à l'ordinaire. Tous
ses expédients étaient épuisés : il vit enfin qu'il ne pouvait détruire
l'opposition de l'empereur ni obtenir le consentement du Pontife,
et il reconnut qu'après tant d'efforts il s'était jeté dans de plus
grandes difficultés qu'auparavant. Il commença à chanceler : il
donna à entendre à ses confidents qu'il avait été grossièrement
trompé : il n'aurait jamais songé au divorce s'il ne s'était cru cer-
tain d'obtenir aisément l'approbation du Pape; l'assurance qu'on
lui avait donnée était fausse, et il voulait abandonner pour toujours
1 Lingavd, Hist. d'Angleterre, p. 217. — Collier, H, 29, 30. — a lbid., p. 255.
372 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
cette poursuite. Ces mots passèrent bientôt d'une oreille à l'autre :
ils arrivèrent promptement à celle d'Anne de Boulen, et l'épouvante
se peignit dans la contenance de la nouvelle Hérodiade' et de ses
avocats, des ministres et de leurs adhérents. On présageait coilfi-
demment leur ruine, quand ils échappèrent par la hardiesse et
l'astuce de Thomas Oomwell.
Son père était un foulon des environs de la capitale. Le fils, dès
son jeune âge, avait servi comme soldat dans la guerre d'Italie : de
l'armée, il était passé dans la boutique d'un marchand vénitien, et,
quelque temps après, étant revenu en Angleterre, il avait quitté le
comptoir pour l'étude des lois. Wolsey l'avait employé à opérer la
dissolution des monastères qu'on lui avait donnés, pour y établir
ses collèges, opération dont il s'était tiré à la satisfaction de son pa-
tron et dans laquelle il s'était lui-même enrichi. Ses principes ,
cependant, si nous en croyons ses propres assertions, étaient abo-
minables. II avait appris dans Machiavel que le vice et la vertu
n'étaient que des mots, inventés à la vérité pour amuser le loisir des
savants dans leurs collèges, mais inutiles aux hommes qui tendaient
à s'élever dans les cours des princes. Le talent d'un grand politique
était, à son jugement, de percer à travers les déguisements dont les
souverains ont coutume de voiler leurs inclinations réelles, et de dé-
couvrir les expédients les plus spécieux pour satisfaire leurs désirs,
sans outrager ouvertement la morale ou la religion. En agissant
d'après ces principes, il s'était déjà attiré la haine publique, et
quand son patron fut disgracié, la voix du peuple le dévoua au sup-
plice. II suivit Wolsey à Asher ; mais, désespérant de la fortune de
ce favori tombé, il se hâta de revenir à la cour, acheta, par des pré-
sents, la protection des ministres, et le roi le confirma dans le même
emploi qu'il avait occupé sous le cardinal, l'intendance des terres
des monastères supprimés.
L'intention du roi transpira le jour suivant, et Cromwell, qui était
déterminé, pour se servir de ses propres expressions, à faire et à dé-
faire, sollicita et obtint une audience. Il sentait, disait-il, toute son
incapacité à donner des avis ; mais ni son affection ni son devoir ne
lui permettait de garder le silence quand il apercevait l'inquiétude
de son souverain. Il pouvait y avoir quelque présomption à lui de se
prononcer; mais il pensait que toutes les difficultés qui embarras-
saient le roi ne venaient que de la timidité de ses conseillers, égarés
par des apparences extérieures ou parles opinions du vulgaire. Les
savants et les universités s'étaient prononcés en faveur du divorce :
il ne manquait que l'approbation du Pape. Cette approbation pou-
vait, à la vérité, exciter le ressentiment de l'empereur; mais si
à 1545 Je l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 373
Henri ne l'obtenait pas, devait-il donc ainsi abandonner ses droits?
ne devait-il pas plutôt imiter les princes de l'Allemagne, qui s'étaient
soustraits au joug de Rome? Et, de l'autorité du parlement, ne pou-
vait-il pas se déclarer lui-même chef de l'Eglise dans son royaume ?
L'Angleterre était actuellement un monstre à deux têtes ; mais si le
roi n'hésitait pas à prendre en main l'autorité usurpée par le Pon-
tife, toute anomalie se rectifierait, les difficultés présentes s'évanoui-
raient, et les gens d'église, attachés à leur existence et à leur fortune,
se mettraient à sa disposition et deviendraient les plus servîtes mi-
nistres de sa volonté. Henri écouta avec surprise, mais avec plaisir,
un discours qui flattait à la fois sa passion impure, sa soif des richesses
et son ambition de pouvoir; les trois concupiscences qui forment
ensemble l'esprit du monde. Il remercia Oomwell, et lui ordonna de
prêter serment comme membre de son conseil prive1.
Mais comment faire accepter ces chaînes de la servitude séculière
aux successeurs des saints Augustin, Laurent, Mellit, Juste, Hono-
rius, Théodore, Brilwald, Odon, Dunstan, Elphége, Lanfranc, An-
selme, Edmond et Thomas de Cantorbéry? aux successeurs des
saints Paulin, Wilfrid, Jean de Béverley, Oswald, et Guillaume
d'York ? aux successeurs de tant d'autres saints évêques, abbés,
prêtres et moines d'Angleterre? Le voici. Quand les enfants d'Israël
se furent multipliés en Egypte, Pharaon dit aux Egyptiens : Oppri-
mons-les sagement, de peur qu'ils ne deviennent plus forts que nous :
et il y eut une loi pour jeter dans le fleuve tous les enfants mâles des
Hébreux. Quand les Chrétiens se furent multipliés dans l'empire de
Rome idolâtre, Néron, Domitien, avec un sénat esclave, faisaient
des lois pour les brûler, noyer, livrer aux bêtes, principalement ce
qu'il y avait de plus ferme, de plus mâle, les Papes, les évêques, les
prêtres, les docteurs. Quand les ignobles empereurs et les serviles
sénateurs du bas-empire aperçoivent la force et l'indépendance que
les évêques et les prêtres trouvent dans leur union avec le chef de
l'Église universelle, ils font des lois, inventent des libertés, pour
affaiblir et rompre cette union, énerver dans l'épiscopat et le sacer-
doce grec tout ce qu'il pourrait y avoir de mâle et d'indépendant,
leur mettre un licou à la tête, un nœud coulant à la gorge, de ma-
nière que le Turc même ou le Moscovite pourra les mener comme
des bêles de somme façonnées à la servitude. Opprimons- les sage-
ment : cette ancienne politique de Pharaon est aussi très-moderne.
Partout elle tient en réserve de ces lois de l'État, sénatus-consultes
de haut et bas-empire, libertés grecques ou moscovites, usages, cou-
1 Lingard, t. 6, p. 259. — Pôle, p. 1 18, 122, 123.
37 \ HISTOIRE UNfVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
tûmes, règlements, arrêts, statuts, articles organiques, licous légis-
latifs, nœuds coulants administratifs, qu'elle jette opportunément aux
évêques et aux prêtres pour les mener où elle veut.
Or, en Angleterre, il y avait en réserve beaucoup de ces nœuds
coulants, de fabrique normande, avec lesquels il était libre au roi
de vous serrer la gorge plus ou moins ; entre autres les statuts équi-
voques de prœmunire, qui défendaient, sous peine de haute trahison,
d'exécuter dans le royaume, sans licence royale, certaines provisions
ou sentences du chef de l'Église universelle x. Le cardinal Wolsey
avait obtenu cette licence pour exercer sa commission de légat, quoi-
que ce fût une chose fort douteuse que, même d'après le statut, cette
licence lui fût nécessaire. Toutefois, dès qu'il fut tombé en disgrâce,
ses ennemis l'accusèrent sur ce point ; lui, qui connaissait le carac-
tère cruel et irritable du roi, renonça à se défendre, et se soumit à
tout ce qu'on voulut, dans l'espérance d'obtenir son pardon 2. Il tira
ainsi sa tête du nœud coulant ; mais il habitua la main du palefrenier
à le jeter à d'autres, suivant le bon plaisir du maître.
Donc, au commencement de J531, à l'instigation de Thomas
Cromwell, tout le clergé d'Angleterre se vit dénoncé et poursuivi
tout à coup comme ayant violé les mêmes statuts et encouru les
mêmes peines que le cardinal Wolsey, dont il avait reconnu les
pouvoirs de légat et qui avait passé condamnation là-dessus. La
députation du clergé, pour obtenir un plein pardon, offrit un pré-
sent de cent mille livres sterling. Le 7 février, Henri refusa cette pro-
position, à moins qu'on n'introduisît dans le préambule de l'acte
d'offrande une clause qui reconnaîtrait le roi « comme le protecteur
et le chef suprême de l'église et du clergé d'Angleterre. » La dépu-
tation vit le nœud coulant, elle eut peur d'être étranglée tout d'a-
bord. On employa trois jours à d'inutiles consultations : il y eut des
conférences avec Cromwell et les commissaires royaux ; on proposa
des moyens qui furent rejetés, et le vicomte Fiochford, père d'Anne
Boleyn, fut porteur d'un message positif, par lequel le roi déclarait
ne vouloir admettre aucun changement que l'addition des mots
« après Dieu. » On ne sait ce qui l'engagea à céder, mais, avec sa
permission, l'archevêque Warham de Cantorbéry y introduisit un
amendement qui passa, du consentement unanime des deux cham-
bres ou sections du clergé. A ce moyen, la donation se fit à la ma-
nière accoutumée ; mais on inséra, entre parenthèses, dans l'énu-
mération des motifs sur lesquels on se fondait, la clause suivante :
« De laquelle église et duquel clergé nous reconnaissons sa majesté
1 Lingard, t. 4, p. 354 et seqq. — * lbid., t. 6, p. 232 et seqq.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 375
comme le premier protecteur; le seul et suprême seigneur, et, autant
que le permet la loi du Christ, le chef suprême *. »
C'est ici le nœud coulant où va être prise et muselée l'église d'An-
gleterre. Ces mots, autant que le permet la loi du Christ , laissaient
encore le nœud assez ample pour qu'on pût y passer et repasser la
tête: on espérait même, moyennant cette clause, défaire le nœud plus
tard, en montrant que la loi du Christ ne permet pas de reconnaître
pour chef de l'Église les rois de la terre. Mais le palefrenier qui te-
nait le bout de la corde ne l'entendait pas ainsi ; il prétendait, au
contraire, à la première occasion, supprimer la clause, mettre sans
retour le licou à l'église d'Angleterre, et l'attacher au bas du trône,
comme la docile monture de sa majesté.
Tunstall, évêque deDurham, s'aperçut du piège et protesta contre:
« Si cette clause ne contient rien de plus, si ce n'est que le roi est
chef du temporel, à quoi bon le dire, puisque tout le monde en con-
vient? Si elle tend à établir que le roi est aussi le chef du spirituel,
elle est contraire à la doctrine de l'Église catholique, hors de laquelle
il n'y a point de salut. Je proteste donc contre ce sens, et soumets le
tout au jugement de notre sainte mère l'Église; je demande que ma
protestation soit inscrite sur les registres de l'assemblée, et vous en
prends tous à témoin 2.
Guillaume de Warham, archevêque de Cantorbéry et primat
d'Angleterre, lit une protestation semblable, en son nom et au nom
de son église métropolitaine, contre tout ce que les derniers statuts
pouvaient avoir de dérogatoire ou de préjudiciable au souverain
Pontife, au Siège apostolique, à la puissance ecclésiastique, en par-
ticulier aux droits, privilèges et libertés de l'église de Cantorbéry 3.
Guillaume de Warham mourut le 23 août 1532, à l'âge de quatre-
vingt-trois ans, après vingt-un ans de pontificat; il mourut moins
encore de vieillesse que de douleur de voir la religion, qui depuis tant
de siècles avait fait de l'Angleterre l'île des saints, sur le point d'y
être renversée par l'impureté, l'avarice et l'ambition.
Henri Y1II ne cherchait point encore précisément à briser avec
Rome : il voulait effrayer le Pape, afin d'en obtenir l'approbation de
son divorce. Le 25 janvier 1533, le docteur Lée, un de ses chapelains,
reçut ordre de célébrer la messe de très-grand matin dans une cham-
bre du palais : c'était pour marier Henri avec Anne de Boulen, dès
lors enceinte. Le chapelain fit quelque difficulté; mais Henri l'assura
que le Pape venait de prononcer en sa faveur, et que l'acte s'entrou-
1 Wilkins, Conc. Anal, t. 3, p. 74?, col. 2. — T. G, p. 2C2. — 2 lbid., p. 745.
— 3lbi(l., t. 3, p. 746.
376 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1Y. - De J517
vait dans son cabinet l. Ce prétendu mariage resta secret jusque vers
Pâques.
Dans l'intervalle, Henri nomma Thomas Cranmer à l'archevêché
de Cantorbéry. Marié d'abord, Cranmer était devenu prêtre après
la mort de sa femme. Employé dans la famille d'Anne de Boulen,
il écrivit en faveur du divorce de Henri. Catholique au dehors, il
était luthérien dans l'âme. Anne elle-même en tenait quelque chose.
Cranmer fut envoyé en Italie et à Rome pour l'affaire du divorce; et
il y poussa si loin la dissimulation de ses erreurs, que le Pape le fit
son pénitencier en Angleterre. De Rome, il passe en Allemagne, y
abuse d'une parente du luthérien Osiandre, qui le contraint à l'é-
pouser. Contracté avant les ordres sacrés, ce second mariage l'en eût
rendu incapable ; contracté depuis, ce n'était qu'un concubinage sa-
crilège, qui le rendait indigne même de la communion laïque. Aussi
eut-il grand soin de le tenir caché, et fit-il transporter sa prétendue
femme en Angleterre dans une caisse percée de trous, afin qu'elle y
pût respirer. Voilà l'homme que Henri VIII nomma au siège de saint
Augustin et de saint Duntan. Cranmer accepta; le pape Clément VII,
qui ne lui connaissait d'autres erreurs que celle de soutenir la nullité
du mariage de Henri, chose alors assez indécise, accorda les bulles
qu'on demanda. Cranmer ne craignit pas de se souiller en recevant,
comme on parlait dans le parti luthérien, le caractère de la bête. A
son sacre, et devant que de procéder à l'ordination, il fit le serment
de fidélité au Pape, comme tous les évêques catholiques. Le protes-
tant Burnet assure qu'il protesta fort en secret, que par ce serment
il ne prétendait nullement se dispenser de son devoir envers sa con-
science, envers le roi et l'État ; protestation ou duplicité fort inutile,
car il est exprimé dans le serment même qu'on le fait sans aucun
préjudice des droits de son ordre, salvo ordine meo. Mais, outre ce
serment dont il prétendait éluder la force, Cranmer fit dans son sacre
d'autres déclarations contre lesquelles il ne réclama pas ; comme de
« recevoir avec soumission les traditions des Pères et les constitu-
tions du Saint-Siège apostolique ; de rendre obéissance à saint Pierre
en la personne du Pape, son vicaire, et de ses successeurs, selon
l'autorité canonique; de garder la chasteté 2, » ce qui, dans le des-
sein de l'Église, expressément déclaré dès le temps qu'on y reçoit le
sous-diaconat, emportait le célibat et la continence. Cranmer dit la
messe, selon la coutume, avec son consacrant, et depuis durant trente
ans entiers. En faisant des prêtres, il leur donna le pouvoir « de
changer parla sainte bénédiction le pain et le vin au corps et au sang
1 Lingard, p. 278 — 2 Pont. Rom., in consecr. episc.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 377
de Jésus-Christ, et d'offrir le sacrifice et dire la messe tant pour les
vivants que pour les morts. » Voilà donc Cranmer, le patriarche de
l'église anglicane, le voilà tout ensemble luthérien, marié, cachant
son mariage, archevêque selon le pontificat romain, soumis au Pape,
dont en son cœur il abhorrait la puissance, disant la messe, qu'il ne
croyait pas, et donnant pouvoir de la dire. A coup sûr, s'il est une
primauté parmi les hypocrites, Cranmer peut y prétendre.
C'est ainsi que, d'après les protestants Burnet et Cobbet, il débuta
sur le siège primatial de Cantorbéry. Dès le mois d'avril 1533, par
son autorité archiépiscopale, il écrivit au roi une grave lettre sur son
mariage incestueux avec Catherine : mariage disait-il, qui scandali-
sait tout le monde ; et lui déclarait que, pour lui, il n'était pas ré-
solu à souffrir un si grand scandale. En conséquence, il le suppliait,
au nom de la nation et du salut de son âme, de lui accorder la per-
mission d'examiner la question du divorce, en lui représentant quel
danger il y aurait pour lui de continuer plus longtemps à vivre dans
l'inceste. Le roi consentit de la manière la plus gracieuse à prendre
en considération cet avis du pieux primat de son royaume. Dans la
vive inquiétude pour le salut de son âme royale, et en sa qualité de
chef de l'Église, il crut devoir accéder sans délai aux prières de son
père spirituel Cranmer. La reine Catherine, qui avait reçu ordre de
quitter la cour, habitait alors un château dans le comté de Berford,
non loin deDunstable. C'est là que Cranmer transporte son tribunal,
là qu'il cite le roi et la reine devant lui : on procède. La reine ne
comparaît pas ; l'archevêque, par contumace, déclare le mariage nul
dès le commencement, et n'oublie pas de prendre dans sa sentence
la qualité de légat du Saint-Siège, selon la coutume des archevêques
de Cantorbéry.
Cranmer, de retour à Londres, fit part au roi des résultats du pro-
cès, et le supplia gravement, avec le ton d'hypocrisie qui le caracté-
risait, de se résigner à la volonté de Dieu, que lui faisait connaître la
décision de sa cour spirituelle, rendue conformément aux lois de la
sainte Église. Henri VIII était déjà, comme on le pense bien, tout
résigné d'avance. Cranmer tint ensuite une autre cour à Lambeth,
dans laquelle il déclara que le roi était légalement marié à Anne de
Boulen, et où il confirma ce mariage en vertu de l'autorité qu'il tenait
du successeur des apôtres. Nous verrons bientôt ce même archevêque
déclarer, en vertu de la même autorité, que le second mariage du
monarque était radicalement nul et de nul effet, et que le fruit en
était illégitime *.
1 Cobbel, Hist. delà Reforme ^Angleterre — Buinct, apud Bossuet, Variât.,
t. 7.
378 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
A Rome, l'empereur Charles-Quint et son frère, le roi Ferdinand,
importunaient journellement le Pape, afin qu'il rendît justice à la
reine Catherine, et ses propres ministres l'engageaient à venger l'in-
sulte laite à l'autorité du Saint-Siège : mais, dit un historien anglais,
l'irrésolution de son esprit et sa partialité pour le roi d'Angleterre
l'entraînaient à écouter les insinuations des ambassadeurs français,
qui lui proposaient des mesures de réconciliation et de douceur.
Enfin, comme il fallait faire quelque chose,, il annula la sentence
portée par Crammer, parce que la sentence était pendante devant lui,
et menaça d'excommunication Henri et Anne s'ils ne s'étaient sé-
parés avant la fin de septembre, ou n'avaient déclaré par leurs pro-
cureurs les motifs d'après lesquels ils entendaient être considérés
comme mari et femme. Lorsque le mois de septembre arriva, il pro-
longea le délai jusqu'à la fin d'octobre, et vint trouver François Ier à
Marseille, dans la croyance qu'il pourrait effectuer une réconciliation
entre Henri et l'Église romaine. Henri y envoya des ambassadeurs,
mais sans aucun pouvoir de traiter ; il en envoya un autre, mais pour
appeler du Pape au concile général. Toutefois, il renoua la négo-
ciation avec le Pape, par l'intermédiaire de l'évêque de Paris, qui
se rendit pour cet effet à Rome. Pressé ainsi, d'un côté par les rois
de France et d'Angleterre, de l'autre par l'empereur et le roi de
Hongrie, Clément VII tint un consistoire le 23 mars 1534.; sur vingt-
deux cardinaux, dix-neuf se prononcèrent pour la validité du ma-
riage de Catherine, trois seulement proposèrent un nouveau délai.
Clément lui-même ne s'attendait pas à ce résultat; mais il accéda,
quoiqu'à regret, à l'opinion d'une si nombreuse majorité ; et l'on
prononça une sentence définitive qui déclarait le mariage légi-
time et valide,, condamnait la procédure contre Catherine, comme
injuste, et ordonnait au roi de la reprendre en qualité de femme
légitime. Toutefois, Clément défendit la publication de son décret
avant Pâques, et consulta sur les moyens les plus convenables
pour apaiser le roi d'Agleterre et détourner l'effet de son ressen-
timent.
Mais, en réalité, dit l'historien Lingard, il importait peu que Clé-
ment eût prononcé pour ou contre Henri. Le dé était déjà jeté. Au
moment où l'évêque de Paris quittait le cabinet de Londres, les plus
violents conseils commençaient à s'y faire entendre, et l'on y prenait
la résolution d'élever dans le royaume une autre église, indépendante
et séparée. On permettait, à la vérité, au prélat de négocier avec le
Pontife, mais en même temps on débattait et on approuvait, en par-
lement, les actes les plus dérogatoires aux droits du Pape ; et le
royaume était arraché à la communion de Rome, par l'autorité lé-
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 379
gislative, longtemps avant que la sentence portée par Clément fût
parvenue à la connaissance de Henri *.
L'historien anglais ajoute : « On croit généralement, sur l'autorité
de Fra Paolo et de Dubellay, frère de l'évêque de Paris, que la sé-
paration provint de la précipitation de Clément. Ils disent que le
prélat demanda du temps pour recevoir la réponse de Henri, qu'il
espérait être favorable ; qu'on lui refusa le court délai de six jours,
et que, deux jours après la sentence, il arriva un courrier porteur
des dépêches les plus conciliantes. Il est certain que l'évêque atten-
dait une réponse à sa lettre, et très-probable qu'il arriva un courrier
après la sentence ; mais 1° il est douteux qu'il ait demandé un délai
jusqu'à l'arrivée du courrier, car, dans la narration qu'il donne lui-
même de ses démarches, il n'en fait aucune mention, et au lieu de
s'être rendu au consistoire pour le demander, il était certainement
absent, et il se rendit ensuite auprès du Pape, afin de savoir le ré-
sultat ; 2° il est certain que la réponse portée par le courrier était
défavorable, parce que toutes les actions de Henri, vers l'époque où
il le dépêcha, prouvent sa détermination de se séparer entièrement
de la communion papale ; 3° la sentence portée par Clément ne
pouvait être cause de cette séparation, puisque le bill qui abolissait
le pouvoir des Papes dans le royaume fut présenté à la chambre des
communes au commencement de mars, transmis aux lords la se-
maine suivante, approuvé cinq jours avant l'arrivée du courrier à
Rome, et reçut la sanction royale cinq jours après. L'approbation de
la chambre des pairs est du 20 mars, le courrier était arrivé à Rome
le 25, et la sanction du roi est du 30. Il n'est pas possible qu'une
opération faite à Rome le 23 ait pu déterminer le roi à donner son
assentiment le 30 2. »
L'attention du parlement fut appelée de l'établissement de la su-
prématie du roi à la succession au trône ; et par un autre acte, le
mariage entre Henri et Catherine fut déclaré illégal et invalide, et
son union avec Anne de Roulen légale et régulière : on exclut de la
succession la première descendance du roi, et la seconde fut déclarée
habile à hériter de la couronne. On déclara haute trahison toute ten-
tative faite pour diffamer ce mariage, ou porter préjudice à la succes-
sion des héritiers qui en proviendraient ; et l'on ordonna à tous les
sujets majeurs du roi de prêter serment d'obéissance à cet acte, sous
la peine infligée à la non-révélation.
Les deux hommes les plus recommandables de l'Angleterre s'éta-
taient constamment opposés au divorce, l'évêque de Rochester et le
1 Lingard, t. G, p. 293. — 2 Ibid., t. G, 1. 29?, note.
380 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De I5l7
chancelier. La réputation de Fisher et de Morus était grande non-
seulement en Angleterre, mais sur le continent; et les plus ardents
adversaires du divorce avaient l'habitude de dire qu'ils suivaient
l'opinion de ces deux hommes célèbres. Morus avait donné sa dé-
mission de chancelier quand il vit la direction funeste que prenait le
gouvernement. Ils furent cités tous deux devant le conseil du roi,
présidé par Cromwell, et on leur demanda s'ils consentaient à faire
le nouveau serment de succession. Mais, outre la succession au trône,
ce serment comprenait encore la reconnaissance du divorce et de la
suprématie. Morus offrit de faire le serment quant à la succession,
mais non quant au reste. On lui intima qu'à moins qu'il ne donnât
les motifs de son refus, on attribuerait ce refus à son obstination. —
Morus : Ce n'est point par obstination, mais dans la crainte de
blesser. Donnez-moi une suffisante garantie que le roi ne s'en offen-
sera pas, et j'expliquerai mes raisons. — Cromwell : La garantie du
roi ne vous sauvera pas des peines établies par le statut. — Morus :
En ce cas, je me confierai à l'honneur de sa majesté ; mais, cepen-
dant, il me semble que, si je ne puis pas déduire mes motifs sans
péril, ce n'est pas une obstination de les taire. — Cranmer : Vous
dites que vous ne blâmez personne de faire le serment. Il est alors
évident que vous n'êtes pas convaincu qu'il soit blâmable de le faire;
mais vous devez être convaincu qu'il est de votre devoir d'obéir au
roi. En refusant néanmoins de le faire, vous préférez ce qui est in-
certain à ce qui est certain. — Morus : Je ne blâme personne de faire
le serment, parce que je ne connais ni leurs raisons ni leurs motifs ;
mais je me blâmerais moi-même, parce que je sais que j'agirais
contre ma conscience. Et vraiment cette façon de raisonner nous
aplanirait toute difficulté : toutes les fois que les docteurs ne seraient
pas d'accord, on n'aurait qu'à obtenir le commandement du roi pour
l'un ou l'autre côté de la question, et cela serait toujours bien. —
L'abbé de Westminster : Mais vous devez croire que votre conscience
est erronée quand vous avez contre vous tout le conseil de la na-
tion. — Morus : Je le croirais si je n'avais pour moi un plus grand
conseil encore, tout le conseil de la chrétienté i. Ces réponses, sur-
tout la dernière, respirent la sagesse et la constance des martyrs.
Depuis sa démission de la chancellerie, Morus partageait tout son
temps entre la prière, l'étude et les soins de sa famille. Sur son refus
de prêter le serment de suprématie, autrement d'apotasier, il fut en-
fermé à la Tour de Londres, privé de ses livres, qui faisaient sa plus
douce consolation, et réduit à vendre ses meubles pour faire subsister
1 Œuvres de Mure, p. iY!V, 1447.
â 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 381
ses nombreux enfants. Les menaces, les insinuations les plus cap-
tieuses, les offres les plus séduisantes échouèrent contre sa fermeté.
Sa femme le conjurant de se soumettre à la volonté de Henri VIII,
pour l'intérêt de ses enfants : « Ah ! ma femme, lui dit-il, voulez-
vous que j'échange l'éternité avec vingt années que je peux encore
avoir à vivre? » Quand on vint lui annoncer sa sentence de mort,
celui qui était chargé de la lui notifier lui fit valoir comme une
marque singulière de la clémence du roi, qu'il avait commué la peine
de la potence en celle de la décapitation. « Dieu préserve mes amis
d'une pareille faveur! lui répondit-il. J'espère que mes enfants n'en
auront pas besoin. » Après la lecture de la sentence, il reprit son
flegme ordinaire; il renouvela sa profession de foi sur la suprématie,
comme contraire à la loi évangélique qui a eonféré la primauté à
saint Pierre et ses successeurs ; à la tradition de tous les siècles, où
l'on ne trouvait pas un seul docteur qui fût d'avis qu'un laïque pût
être le chef de l'Église ; à toutes les lois d'Angleterre, spécialement
à la grande charte, qui avait reconnu tous les droits du souverain
Pontife, tels qu'ils existaient à l'époque où elle fut faite; au serment
par lequel le roi s'était engagé, à son sacre, de maintenir et défen-
dre les droits de l'Église.
Morus chérissait tendrement sa fille Marguerite, à qui il avait ap-
pris le grec et le latin. Elle l'attendait au sortir de la salle où il venait
d'être condamné à mort, se jeta à son cou, en s'écriant au milieu
des sanglots : Quoi ! mon père, vous allez mourir innocent ! — Mais,
ma fille, lui dit-il en souriant, voudrais-tu que je mourusse cou-
pable? II l'embrassa avec tendresse et lui donna sa bénédiction. La
veille de sa mort, il lui écrivit avec du charbon, pour lui mander
que bientôt il ne serait plus à la charge de personne ; qu'il brûlait du
désir de voir son Dieu et de mourir le lendemain, qui était l'octave
du prince des apôtres et la translation de saint Thomas -de Cantor-
béry, auquel il avait eu toute sa vie une dévotion particulière. Ses
vœux furent exaucés : le lendemain, sixième de juillet 1535, fut le
jour de son martyre. Arrivé au pied de l'échafaud, comme l'échelle
n'était pas commode, il dit à un des valets du bourreau : Donne-moi
la main pour monter, je n'en aurai pas besoin pour descendre. Après
avoir fini sa prière et chanté le psaume Miserere, il prit le peuple à
témoin qu'il mourait dans la profession de la foi catholique, aposto-
lique et romaine. Le bourreau le pria de lui pardonner sa mort. Mo-
rus l'embrassa et lui dit : Tu me rends aujourd'hui le plus grand
service qui soit au pouvoir d'un mortel ; mais, ajouta-t-il en lui
mettant à la main une pièce de monnaie, mon cou est si court, que
je crains qu'il ne te fasse pas grand honneur dans ta profession. Il
3S2 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
reçul ainsi la mort avec la joie et la constance des anciens martyrs.
Sa tète fut exposée pendant quatorze jours sur le pont de Londres,
d'où sa fille Marguerite la fit enlever el enterrer à Saint-Dimstan de
Cantorbéry, et son corps dans l'église de Chelsea. « Pour ce qui re-
garde la justice, le désintéressement, l'humilité el la véritable géné-
rosité, dit le protestant liapin Thoiras, Morus était un modèle au
siècle oii il vivait l. »
L'évêque de Rochester, son ami, l'avait précédé de quelques se-
maines au martyre. Arrêté en 1 534 el mis à la Tour de Londres, Jean
Fisher y fut traité cruellement malgré son grand âge, il était octogé-
naire : on le dépouilla de ses habits, on le revêtit de haillons qui cou-
vraient à peine sa nudité. Mais, quelque effort qu'on fit, on ne put ni
lasser sa patience ni ébranler sa foi. Il passa un an dans cette péni-
ble et douloureuse situation. Paul III, successeur de Clément VII,
instruit des rigueurs qu'on exerçait envers lui. voulut le dédommager
par une marque éclatante d'estime, et le créa cardinal le douze mai
1430 : cette faveur ne fit qu'aggraver le sort de Fisher et hâter sa
perte. Henri VIII s'écria : Paul peut lui envoyer le chapeau, j'aurai
soin qu'il n'ait pas de tête pour le porter. La vénération qu'autrefois
il marquait au saint et vieux prélat semblait s'être changée en une
haine cruelle. Le pontife et cardinal octogénaire fut condamné à
mort le dix-septième de juin, comme coupable de haute trahison,
pour avoir dit que le roi n'était pas le chef de l'Eglise. 1! fut décapité,
comme un autre Jean-Baptiste par un autre Hérode, le vingt-deux du
même mois. Non content de cette exécution du saint vieillard, Henri
ordonna que son corps fût dépouille et exposé pendant quelques
heures aux outrages de la populace, puis enterré sans cercueil ni
drap mortuaire 2.
L'emprisonnement et le supplice de Fisher et du chancelier ré-
pandirent la terreur : on ne vit pas un seul évêque imiter la con-
stance de c luide Rochester. Tous se montrèi sns muets, n'o-
sant aboyer contre les loups et les larrons. Que dis-je? le grand
nombre eut la lâcheté, sur l'ordre de Henri , de monter en chaire
pour prêcher l'apostasie tous les dimanches, savoir, que le roi était
le véritable chef de l'Église, et le successeur de Pierre un usurpateur.
Ce ne fu [ue dans certains ordres religieux qu'on vit en assez
grand nombre des hommes fidèles. Écoutons le protestant Cobbet.
a Le devoir le plus sacre d'un historien est de signaler à l'estime
et à l'admiration de la postérité les hommes qui osent embrasser la
de l'innocence contre les méchants armés du pouvoir. Je
1 Lingard, Biogr, unir. Sander. — - Lingard. Fuller. Bi ogr. unir.
à 1515 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 3S3
ferai donc ici une mention particulière de deux religieux franciscains,
nommés Peyto et Elstow. Le premier, prêchant un jour devant le
roi, quelque temps après son mariage avec Anne de Boulen, et pre-
nant pour texte le passage du premier livre des Rois, dans lequel
Michée prophétise contre Achah, qui était entouré de flatteurs et de
prophètes imposteurs, ne craignit pas de dire : « Je suis Michée ;
vous me détesterez, parce que je suis forcé de déclarer que ce ma-
riage est illégal. Je n'ignore pas que je mangerai le pain de l'afflic-
tion et que je boirai l'eau de la douleur ; mais puisque le Seigneur
m'a mis cette vérité dans la bouche, je la dirai. Vos flatteurs sont les
quatre cents prophètes dont l'esprit menteur cherche à vous tromper.
En vous laissant séduire, prenez garde de ne pas subir un jour le
châtiment d'Achab, dont les chiens burent le sang. » Le roi ne parut
faire aucune attention à ce reproche ; mais le dimanche suivant, un
certain Curwin prêcha dans le même lieu, devant le roi, et traita
Peyto de chien, de calomniateur, de vil moine mendiant, de rebelle
et de traître, ajoutant qu'il s'était enfui de honte et de peur. Dans ce
moment, Elstow, qui était présent, et qui appartenait à la même con-
grégation que Peyto , apostrophant Curwin à haute voix , lui dit :
« Mon bon monsieur, vous savez aussi bien que qui que ce soit que
Peyto est allé assister à un synode provincial à Cantorbéry, et que ce
n'est pas la crainte que vous ou tout autre lui inspirez qui l'a fait
fuir, car il reviendra demain. Mais, en attendant, me voici, comme
un autre Michée, prêt à sacrifier ma vie pour soutenir, devant Dieu
et tous les juges impartiaux, ce qu'il a avancé d'après les saintes
Ecritures. Et c'est toi, Curwin, que je défie à ce combat; car tu es
un des quatre cents faux prophètes dont l'esprit de mensonge s'est
emparé, et qui cherchent à établir, par l'adultère, une succession qui
devra conduire le roi à la perdition éternelle. »
« Stowe, qui rapporte ce fait dans sa chronique, dit qu'EIstow
s'échauffa tellement, qu'on ne parvint à lui imposer silence qu'en lui
en donnant l'ordre formel au nom du roi. Le jour suivant, les deux
religieux furent mandés devant le roi et son conseil. Henri les répri-
manda fortement, et leur dit qu'ils mériteraient d'être mis dans un
sac et précipités dans la Tamise. — Réservez de semblables menaces,
reprit Elstow en souriant, pour les riches et les gourmands vêtus de
pourpre, qui font bonne chère et mettent tout leur espoir dans ce bas
monde. Quant à nous, loin d'en faire aucun cas, nous nous réjoui-
rons d'avoir été chassés d'ici pour avoir fait notre devoir. Au reste,
et Dieu en soit loué! nous savons que le ciel nous est ouvert, soit
que nous y arrivions par terre ou par mer.
« En vérité, conclut le protestant Cobbet, on ne saurait trop ad-
384 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De 1517
mirer la conduite de ces deux religieux. Si les évêques ou seulement
le quart d'entre eux avaient montré autant de courage, le tyran au-
rait été arrêté au milieu d'une carrière où il allait se précipiter de
crimes en crimes. Mais la résistance de ces deux pauvres religieux
fut la seule qu'éprouva sa volonté de fer : circonstance qui devrait
suflire pour nous engager à hésiter avant de parler de Y ignorance et
de la superstition des moines. Dans la conduite de Peyto et d'Elstow,
il n'y avait pas de fanatisme ; ils n'étaient que les défenseurs de la
morale, dans la cause d'une personne qu'ils n'avaient jamais per-
sonnellement connue ; ils étaient certains d'encourir les peines les
plus sévères, peut-être même la mort; et cependant ils ne balancè-
rent pas un instant. Je ne crois pas, en vérité, que l'histoire ancienne
ou moderne offre un trait d'héroïsme qui l'emporte sur celui-ci l. »
On renvoya Peyto et Elstow ; mais on s'aperçut bientôt que tout
leur ordre était animé des mêmes sentiments, et Henri jugea néces-
saire de réduire au silence cette opposition, si l'on ne pouvait la ra-
mener à ses vues. Tous les Franciscains de l'étroite observance furent
chassés de leurs monastères, et dispersés, les uns en différentes pri-
sons, les autres dans les maisons des frères conventuels. Il en périt
plus de cinquante dans l'horreur des cachots ; le reste fut banni en
France et en Ecosse.
Les enfants de saint Bruno se montrèrent comme les fidèles en-
fants de saint François. Les prieurs des trois chartreuses de Londres,
d'Axiholm et de Belval se rendirent auprès de Cromwell, pour lui
exposer les objections de leur conscience à la reconnaissance de la
suprématie du roi. De sa maison, il les envoya en prison et les mit
en jugement, comme ayant refusé au souverain les honneurs, le pro-
tocole et la qualification de sa dignité royale, ce qui constituait le
crime de haute trahison. Les jurés cependant ne pouvaient se per-
suader que des hommes d'une vertu aussi reconnue se fussent rendus
coupables d'un pareil délit. Lorsque Cromwell envoya vers eux, afin
de hâter leur détermination, ils demandèrent un autre jour pour dé-
libérer : quoiqu'un second message les menaçât eux-mêmes de la
punition réservée aux prisonniers, les jurés refusèrent de se déclarer
en faveur de la couronne ; et le ministre fut obligé de se rendre au
milieu d'eux, de discuter le cas avec eux en particulier, et d'appeler
la terreur à l'aide de ses arguments, pour en obtenir, à leur grand
regret, une déclaration de culpabilité. Cinq jours après, cinq mai K>.'i:>,
les prieurs, avec Reynold, moine de Syon, et un prêtre séculier, fu-
rent exécutés à Tyburn ; ils furent bientôt suivis de trois moines de
1 Cobbet, ïïist. de la Réforme d'Angleterre, lettre 3.
à 15i5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 385
la chartreuse, qui avaient sollicité vainement la permission de leur
donner les consolations de la religion avant leur mort. La sentence
fut exécutée avec la plus barbare exactitude, le 18rae de juin. On les
pendit d'abord, on les décrocha vivants, on leur arracha les entrailles
et on les démembra *.
Après ces sanglantes exécutions, le clergé d'Angleterre parut ne
conserver plus ni cœur ni âme, et avoir oublié complètement l'exem-
ple des saints et des martyrs : l'apostasie fut générale. Chacun jura
la suprématie spirituelle du roi , et on n'osa plus s'y opposer. Le
clergé d'York ayant représenté timidement que l'Église avait au
moins reçu du Christ l'administration des sacrements, Henri fit ré-
ponse : que les sacrements en eux-mêmes ne dépendent que du Christ,
et non d'aucun chef mondain ni temporel ; mais que les hommes
qui les administrent , les actes extérieurs qu'ils font pour cela, la
manière dont ils doivent les faire, étant choses temporelles, dépen-
dent absolument du roi 2. On le leur fit bien voir.
Déjà nous avons appris à connaître ce fils de forgeron, Thomas
Cromwell, qui se glorifiait de n'avoir ni foi ni loi , ni morale ni con-
science, si ce n'est d'étudier et de flatter les passions du prince, pour
s'élever lui-même par ce honteux moyen. Eh bien ! de même que
Jésus -Christ a donné saint Pierre pour vicaire à sa place au clergé
catholique et à l'Église universelle ; de même, par une singerie in-
fernale, le nouvel Antiochus, Henri VIII , donna pour vicaire à sa
place au clergé et à l'église d'Angleterre, cet athée, cet impie de
Thomas Cromwell. Le sang de Fisher et de Morus fumait encore,
lorsqu'il fut nommé, suivant les termes mêmes de l'ordonnance,
« vice-gérant royal , vicaire général et principal commissaire, avec
toute l'autorité spirituelle appartenant au roi comme chef de l'Église,
pour l'administration de la justice dans tous les cas qui dépendaient
de la juridiction ecclésiastique et de la pieuse réformation, ainsi que
du redressement des erreurs, hérésies et abus dans ladite église 3. »
En cette qualité de vicaire spirituel du roi ou pape anglais, Thomas
Cromwell, qui n'était que laïque, eut la préséance sur tous les lords
spirituels et temporels, et la présidence des assemblées du clergé, où.
bien souvent il se faisait remplacer par ses secrétaires avec les mêmes
prérogatives 4. Ainsi les évêques et les prêtres d'Augleterre, qui, par
lâcheté ou par des motifs plus criminels encore, s'étaient soustraits à
l'autorité divine et paternelle du successeur de saint Pierre, du vi-
1 Lingard, t. 6, p. 313 et seqq. — Chauncey. Pôle. Strype. — 2 Lingard.
Henri VIII, t. G, c. 4. — 3 Wiikins, Concil., t. 3, p. 784. — » Lingard, ubi
sxiprà.
xxin. 25
386 HISTOIRE UNIVERSELLE LLiv.LXXXlY. - De 1517
caire de Jésus-Christ, se virent dégradés et foulés aux pieds d'un
impie, d'un athée.
Leur dégradation, toutefois, ne parut pas encore assez profonde.
On résolut de mettre à l'épreuve leur servile soumission, et de leur
arracher la reconnaissance explicite qu'ils ne tenaient pas leur au-
torité du Christ, mais qu'ils étaient les délégués accidentels du roi
ou de la reine. Il nous reste, à ce sujet, une lettre singulière de Leig
et d'Aprice, deux créatures de Cromvvell, à leur maître. Sous pré-
texte que la plénitude de la juridiction ecclésiastique résidait en
lui, comme vicaire général, ils demandaient que les pouvoirs de tous
les dignitaires de l'Eglise fussent suspendus pour un temps indéfini.
Si les prélats réclamaient leur autorité de droit divin, il fallait les for-
cer à produire leurs preuves, sinon ils devaient solliciter du roi la
restitution de leurs pouvoirs, et reconnaître ainsi que le roi ou la
reine était la source réelle de la juridiction spirituelle1. Cette insinua-
tion fut bien accueillie. Le dix-huit septembre 1535, l'archevêque
Cranmer, successeur apostat de saint Augustin, de saint Dunstan, de
sain* Thomas de Cantorbéry, informa les autres prélats d'Angleterre,
par une circulaire, que le roi, voulant faire une visite générale de
toutes les églises, avait suspendu les pouvoirs de tous les évêques
dans le royaume, et qu'après s'être soumis en toute humilité, durant
un mois, ils eussent à présenter une pétition pour être rendus à
l'exercice de leur autorité accoutumée. En conséquence, on donna à
chaque évêque, séparément, une commission qui l'autorisait, durant
le bon plaisir du roi, et comme délégué du roi, à ordonner les per-
sonnes nées dans son diocèse, à les admettre aux bénéfices ecclé-
siastiques, et ainsi de suite pour toutes les fonctions épiscopales. On
assigna une singulière raison à la faveur qu'on leur faisait : ce n'était
pas que le gouvernement des évêques fût nécessaire à l'Eglise, mais
parce que le vicaire général, attendu la multiplicité des affaires dont
il était chargé, ne pouvait être présent partout, et qu'il pouvait ré-
sulter beaucoup d'inconvénients d'admettre des délais et des inter-
ruptions dans l'exercice de son autorité2. On fit une concession pa-
reille à tous les nouveaux évêques avant leur entrée en exercice.
Ce qui porta Hérode à jeter en prison et puis à décapiter saint
Jean-Baptiste, ce fut sa passion incestueuse pour Hérodiade : ce qui
porta Judas à trahir son maître et son Dieu, ce fut l'avarice. Ces
deux passions enfantèrent pareillement l'apostasie de l'Angleterre.
1 O.llier, II, 105. — Strype, l.app. 144. — 2 Lingard, t. 6, c. 4, p. 332 etseqq.
La suspension se trou\e dans Collier, II, niém., p. 22. La restitution, dans Burnet,
1. mém., 3, n. 14.
à 1545 de l'ère chr.] DK L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 387
En 1528, le parlement anglais avait rendu une loi qui dispensait le
roi de payer les dettes qu'il avait contractées ; plus tard, on en fit
une autre dans le même but, et des milliers d'individus furent de la
sorte complètement ruinés. Cela ne suffisait pas encore. Voici donc
ce que l'on fit. Depuis plusieurs siècles, le Pape était suzerain tem-
porel (Tu royaume d'Angleterre, et en cette qualité y percevait quel-
ques redevances; depuis encore plus longtemps, comme chef de TÉ-
glise universelle, il y percevait le denier de Saint-Pierre, les annates
et autres revenus plus ou moins nécessaires au gouvernement de l'u-
nivers chrétien . Henri VIII découvrit enfin que c'était un abus, et,
pour y porter remède, se fit adjuger tous ces revenus à soi-même :
Anne de Boulen eut ainsi une pension annuelle de cent mille livres
sterling sur le revenu ecclésiastique de l'évêché de Durham1. Ce
qui fait voir jusqu'à quel point il était urgent d'ôter ses anciennes re-
devances au Pape. Cependant cela ne suffisait pas encore, quoique
l'Angleterre payât ses contributions accoutumées, quelquefois de
plus fortes. On résolut donc de voler les hôpitaux et les monastères,
à commencer par les moins considérables, comme étant une proie
plus facile et qui regimberait moins.
Quant aux monastères anglais, voici ce qu'en dit Tanner, évêque
protestant de Saint-Asaph :
« Il y avait dans chaque abbaye considérable une grande salle,
désignée par le nom de scriptorium, dans laquelle plusieurs écrivains
étaient exclusivement occupés à transcrire des livres à l'usage de la bi-
bliothèque. Quelquefois, il est vrai, ils tenaient les livres relatifs aux
dépenses de la maison, et copiaient des missels et autres livres qui
servaient à l'office divin; mais, en général, c'étaient d'autres ou-
vrages, tels que les Pères de l'Église, les classiques, les histo-
riens, etc.,etc. Jean Wethamsted, abbé de Saint- Alban, fit transcrire
plus de quatre-vingts livres de cette manière (on ne connaissait pas
encore l'art de l'imprimerie), pendant qu'il fut abbé. Un abbé de
Glastenbury en fit transcrire cinquante-huit autres, et tel était le zèle
des moines pour ce genre d'occupation, que souvent on leur assigna
des terres et des églises pour la confection de ce travail. Dans les ab-
bayes considérables, il y avait en outre des personnes chargées de
noter les événements les plus remarquables qui survenaient dans le
royaume, et de les rédiger en annales à la fin de chaque année. Ils
conservaient soigneusement dans leurs registres tout ce qui avait rap-
port à leurs fondateurs, ainsi qu'à leurs bienfaiteurs, l'an et le jour
de leur naissance, de leur mort, de leur mariage, de leurs enfants et
1 Lingard, t. 6, p. 278 et 312.
388 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv.LXXXlV. - De 1517
de leurs successeurs, de manière que souvent on y avait recours pour
constater l'âge des individus et les généalogies des familles. 11 y a
néanmoins sujet d'appréhender que quelques-unes de ces généalogies
n'aient été tracées que par pure tradition, et que, dans plusieurs cir-
constances, les moines ne se soient montrés aussi favorables à leurs
amis que sévères envers leurs ennemis. On faisait enregistrer dans
les abbayes les constitutions du clergé décrétées par les conciles na-
tionaux et provinciaux, et, après la conquête, les actes mêmes du par-
lement, ce qui me conduit à rappeler V utilité et les avantages de ces
maisons religieuses; car on y conservait les annales et les documents
les plus précieux du royaume. On envoya dans une abbaye de chaque
comté une copie de la charte des libertés accordées par Henri Ier
(Magna Charte.) . On déposa dans le prieuré de Bodmin des chartes
et des enquêtes relatives au comté de Cornouailles, et l'on conserva
dans l'abbaye de Leicester et dans le prieuré de Kenilworth un grand
nombre de documents jusqu'à l'époque où Henri III les en fit retirer.
Le roi Edouard Ier fit faire des recherches dans toutes les maisons re-
ligieuses, et feuilleter tous leurs registres et toutes leurs chroniques,
à l'effet de découvrir ses titres à la couronne d'Ecosse, et les moyens
de les constater de la manière la plus authentique. Lorsqu'il fui re-
connu roi d'Ecosse, il envoya des lettres pour être insérées dans les
chroniques de l'abbaye de Wincomb, dans le prieuré de ISorivich, et
vraisemblablement dans plusieurs autres endroits semblables. Et
lorsqu'il eut fait décider la dispute relative à la couronne d'Ecosse,
entre Robert Bruce et Jean Baliol, il écrivit au doyen du chapitre de
Saint-Paul, à Londres, pour lui enjoindre d'enregistrer dans leurs
chroniques la copie qu'il leur envoyait de cette décision. C'est des
registres monastiques que le savant M. Selden a tiré les preuves les
plus authentiques des droits de souveraineté de la Grande-Bretagne sur
les petites mers. Souvent on envoyait dans ces maisons les titres et
Y argent des familles pour y être mis en sûreté. A la mort des nobles.
on y déposait leurs sceaux, et la cassette même du roi fut plus d'une
fois confiée à leurs soins.
« Il y avait en outre chez eux des écoles d'enseignement et d'édu-
cation, et chaque couvent avait une ou plusieurs personnes dési-
gnées pour cet objet. Tous les habitants des alentours qui le dési-
raient pouvaient y envoyer leurs enfants pour apprendre la grammaire
et le plain- chant, sans la moindre rétribution. Dans les couvents de
religieuses, les jeunes personnes apprenaient à travailler à l'aiguille,
à lire l'anglais, et quelquefois le latin. De telle sorte que, non-seu-
lement les filles de la basse classe dont les parents étaient trop pau-
vres pour fournir aux frais de leur éducation, mais même celles des
à 1SÏ5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 389
nobles et des gentilshommes étaient élevées dans ces maisons...
« Tous les monastères étaient, à proprement parler, de grands
hospices, dont la plupart étaient obligés d'entretenir tous les jours un
certain nombre de pauvres. Il y avait également des maisons qui don-
naient V hospitalité à presque tous les voyageurs. La noblesse elle-
même, lorsqu'elle était en voyage, allait dîner dans un couvent, lo-
ger dans un autre, et ne s'arrêtait jamais, ou bien rarement dans les
auberges. En un mot, leur hospitalité était telle, que dans le prieuré
de Norwich on consommait tous les ans plus de quinze cents quartes
de drêche, plus de huit cents quartes de blé, et tout le reste dans la
même proportion. Au moyen des bourses, les nobles, les bourgeois
trouvaient un asile dans ces maisons, non-seulement pour les vieux
serviteurs, mais même pour leurs jeunes enfants ou pour des amis
tombés dans l'indi g ence... Ces maisons étaient d'un avantage réel pour
la couronne elle-même, 1° en ce qu'à la mort d'un abbé ou d'un
prieur, elle retirait un grand profit de l'élection, ou plutôt de la con-
firmation de son successeur ; 2° par les fortes sommes qu'elles
payaient pour la confirmation de leurs libertés ; 3° par le grand nom-
bre de bourses qu'elles accordaient aux vieux serviteurs de la cou-
ronne, ainsi que des pensions aux clercs et aux aumôniers du roi,
jusqu'à ce qu'ils eussent de l'avancement. Ces maisons étaient d'un
grand avantage pour les villes et les villages dans le voisinage des-
quels elles étaient situées, 1° parce quelles y attiraient beaucoup de
monde, et parce qu'elles leur accordaient le privilège de tenir des
foires et des marchés; 2° en les affranchissant des lois forestières ; 3° en
affermant leurs terres à bas prix. Enfin, elles étaient autant d'orne-*
ments pour le pays ; car la majeure partie étaient des édifices ma-
gnifiques; et bien qu'ils ne fussent ni si grands ni si élégants que les
hôpitaux de Chelsea et de Greenwich, ils n'en étaient ni moins admi-
rables, ni moins admirés de leur temps. Plusieurs églises des abbayes
étaient égales, pour ne pas dire supérieures à nos cathédrales ac*
tuelles, et leur aspect, ainsi que les frais de construction et de répa-
ration qu'elles exigeaient, étaient tout au moins aussi favorables au
pays que peuvent l'être aujourd'hui les châteaux et les maisons de
campagne des grands seigneurs et des gentilhommes *. »
Après avoir cité ce curieux passage de l'évêque protestant de
Saint- Asaph, le protestant Cobbet dit au protestant Hume, auteur
d'une histoire d'Angleterre, où il cite jusqu'à deux cents fois l'évêque
protestant sans dire un mot du témoignage favorable qu'il rend aux
moines : « Ainsi donc, indigne calomniateur, au lieu de cette indo-
1 Cité par Cobbet, dans son Hist. de la Rrforme a" Angleterre, c. 4.
390 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV.— De I5i7
lence passive dont vous nous parlez, nous voyons l'amour le plus
constant et le plus prononcé pour le travail : au lieu de votre igno-
rance profonde, nous trouvons dans chaque couvent une école où la
jeunesse revoit toute espèce d'instruction gratuitement ; au lieu de
ce manque de toute science utile ou agréable, nous voyons qu'on
étudie, qu'on enseigne, qu'on copie, qu'on conserve tous les auteurs
classiques; au lieu de Yégoisme et des fraudes pieuses que vous leur
reprochez, nous trouvons des hospices pour les malades, des méde-
cins, des garde-malades pour les seigneurs, et Y hospitalité la plus
noble, la plus généreuse, et surtout la plus désintéressée ; au lieu
de cet esclavage, que dans cinquante parties de votre histoire d'An-
gleterre vous affirmez avoir été entretenu par les moines, nous les
voyons affranchir le peuple des lois forestières, et préserver avec un
soin religieux la grande charte de la liberté anglaise; et vous savez,
aussi bien que moi, qu'à l'époque où cette charte fut renouvelée par
le roi Jean, on dut ce renouvellement aux soins et à la persévérance
de X archevêque Langton, qui excita les barons à la demander, après
avoir retrouvé, ainsi que Tamcer le remarque, ce document précieux
déposé dans une abbaye 1. »
C'est donc ces antiques et pieux établissements qu'il s'agissait de
voler au profit du roi et de ses ministres. A cet effet, en sa qualité
de chef de l'église anglicane, il ordonna une visite générale de tous
les monastères, sous la direction de son digne vicaire, l'impie Crom-
vvell. Les instructions que reçurent les commissaires respiraient la
piété et l'esprit de réforme, elles étaient modelées sur celles qu'on
donnait dans les visites des légats et des évêques, si bien que l'objet
de Henri ne parut aux hommes qui n'étaient pas dans le secret que
le désir d'améliorer et de soutenir l'institution monastique, loin de
songer à son abolition.
Mais aux instructions publiques des visiteurs on ajouta des or-
dres secrets pour les engager à parcourir en premier lieu les plus
petits couvents, afin d'exhorter les usufruitiers à remettre leurs pos-
sessions au roi, et, en cas de résistance, à réunir dans chaque dis-
trict des informations qui pussent justifier la suppression du cou-
vent réfractaire. Les visiteurs n'obtinrent aucun succès relativement
à leur principal objet. Durant tout l'hiver, ils ne purent obtenir la
résignation que de sept maisons; mais, de la réunion de leur rap-
port, on fit un rapport général que l'on présenta au parlement, où,
tandis qu'on faisait l'éloge de la régularité des grands monastères, on
dépeignait les moins riches comme livrés à la paresse et à l'immo-
1 Cobbet, Hist. de la Réf. iïAngl., c. i.
à 1645 de 1ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 391
ralité, quelques personnes jugèrent contraire à l'expérience que les
vertus se complussent à fleurir dans les lieux où les tentations du
vice étaient les plus nombreuses et l'indulgence plus générale ; mais
elles se rappelèrent que les abbés et les prieurs des maisons les plus
opulentes siégeaient parmi les lords du parlement, et pouvaient
se justifier, eux et leurs communautés ; tandis que les supérieurs
des autres étaient éloignés , n'avaient aucune connaissance des
charges portées contre eux , et se trouvaient dans l'impossibilité
de défendre leur propre caractère, et de dévoiler les artifices de
leurs accusateurs1.
Suivant le protestant Cobbet, ces délégués de Cromwell « étaient
les hommes les plus corrompus et les plus tarés d'Angleterre ;
quelques-uns d'entre eux avaient été repris de justice, et d'autres
venaient tout récemment de subir la peine infamante de la marque ;
et il est à parier qu'il ne se trouvait pas un seul qui n'eût déjà mé-
rité la corde à plusieurs reprises... Les rapports faits par les délégués
ne furent l'objet d'aucune épreuve contradictoire, et l'on refusa à
ceux qu'ils inculpaient tout moyen de se défendre...
« Cependant, conclut Cobbet, ce furent ces rapports des délégués
qui, en mars 1536, engagèrent le parlement à passer un acte consa-
crant la suppression, c'est-à-dire la confiscation de trois cent soixante-
dix monastères, et donnant tous leurs biens réels et personnels au
roi et à ses héritiers. Sa très-gracieuse majesté s'empara donc incon-
tinent de la vaisselle plate, des joyaux, des images et des ornements
d'or et d'argent qui s'y trouvaient. Quelque corrompu et dégradé
que fût déjà le parlement à cette époque, cet acte de tyrannie mon-
strueuse ne passa pas sans difficulté. Hume dit bien qu'aucuns oppo-
sition ne semble s'être élevée contre cette loi importante, et corrobore
son insertion en invoquant fréquemment le témoignage de Spelman ;
mais il se garde bien de citer l'histoire du vol sacrilège par le même
auteur, et où cet écrivain protestant rapporte « que le bill fut lon-
guement débattu dans la chambre, et que déjà on désespérait de le voir
passer, lorsque le roi ordonna aux membres des communes de se
rendre le matin dans la galerie de son palais, où il les fit attendre
jusque fort avant dans l'après-midi ; après quoi, sortant de ses ap-
partements, il fit deux ou trois fois le tour de la salle, regardant d'un
air courroucé tantôt d'un côté , tantôt de l'autre, et finit par leur
dire : J'apprends que mon OUI ne passera pas... mais je vous réponds,
moi, qu'il passera, ou bien il y aura parmi vous quelques têtes de
moins... Puis il s'en retourna dans ses appartements, 'sans plus faire
1 Lingard. t. G, p. 335 et seqq.
392 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV.- De 1517
de rhétorique. Le bill passa, et les communes lui accordèrent tout ce
qu'il voulait *. »
Le protestant Cobbet ajoute : a Comme c'est à ce bill passé en 1 536
qu'il faut attribuer la ruine et la dégradation de la masse du peuple
anglais et irlandais ; qu'on doit le regarder comme la première sanc-
tion légale donnée au volet au pillage des biens du peuple, sous pré-
texte de réformer sa religion ; que ce fut l'antécédent sur lequel
s'appuyèrent dans la suite les voleurs publics, jusqu'à ce qu'ils eus-
sent entièrement appauvri le pays ; que ce fut le premier des moyens
à l'aide desquels on parvint à réduire une population, naguère bien
vêtue et bien nourrie, à ne plus porter que des haillons et à se nourrir
misérablement, il m'a semblé important d'insérer ici en entier le tissu
de mensonges et de calomnies qui lui sert de préambule. La plupart
de nos compatriotes s'imaginent qu'il y eut toujours des pauvres en
Angleterre, et que la législation spéciale qui régit ces malheureux a
toujours existé. Qu'ils apprennent donc que pendant les neuf cents
ans que notre nation professa la religion catholique, ces deux fléaux
lui furent inconnus 2. »
Après avoir cité et commenté le bill, et fait voir comment il fut
exécuté, le protestant Cobbet continue :
« Quatre ans après cette spoliation, le tyran était aussi à court
d'argent qu'auparavant, à cause des largesses immenses qu'il avait
été obligé de prodiguer pour se faire des créatures ou bien les con-
server. » Comment maintenant se procurer de nouveaux trésors? On
ne crut pouvoir mieux faire, dans ce but, que de confisquer les biens
des monastères qui subsistaient encore.
« Dans l'autorisation donnée au roi par le parlement de confisquer
à son profit les petits monastères, nous avons vu ce corps, après une
amère diatribe contre ces fondations, déclarer que, grâce à Dieu,
« les saints préceptes de la religion sont, au contraire, observés avec
une scrupuleuse exactitude dans les grands monastères. » Comment
donc maintenant trouver, après une déclaratiou aussi solennelle et
aussi récente, des motifs plausibles pour les confisquer? Cromwell
et ses satellites ne s'amusèrent même pas à en chercher: ils com-
mencèrent d'abord par s'emparer de la personne des dillêrents chefs
de ces établissements, et leur prodiguèrent ensuite, selon qu'ils le
crurent plus avantageux, les outrages ou les caresses, les menaces ou
les promesses. Ils se servirent, en outre, de moyens d'une infamie
et d'une bassesse inimaginables pour obtenir une cession volontaire
de quelques-uns de ces individus : mais, partout où ils rencontraient
1 Cobbet, Uist. de la Réf. d'Angl, lettre 5.— - lbid., lettre 6.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 393
quelque velléité d'opposition, ils avaient tout aussitôt recours aux
accusations les plus fausses et les plus atroces, et massacraient, sous
prétexte de haute trahison, ceux qui étaient assez hardis pour ré-
sister le moins du monde. Ainsi périt l'abbé de Glastenbury, pendu
et écartelé par ordre du tyran ; son corps, haché en mille pièces par
le bourreau, fut exposé dans ce hideux état aux yeux du peuple, vis-
à-vis même de l'abbaye de Glastenbury. Toutes ces prétendues ces-
sions volontaires ne ressemblaient pas mal, comme on voit, à celles
qui ont lieu journellement sur les grands chemins.
« Cromwell et ses acolytes trouvèrent à la longue qu'il était fasti-
dieux de chercher des prétextes, et que ces vaines formalités n'abou-
tissaient qu'à entraver fort inutilement le pillage. La législature rendit
donc, sans plus de cérémonie, un acte qui adjugeait au roi, à ses
héritiers ou ayants cause, non-seulement les monastères volontaire-
ment cédés, mais encore tous les autres, de quelque nature qu'ils
fussent, ainsi que les hôpitaux et les collèges par-dessus le marché.
« Ces mesures, d'une tyrannie aussi révoltante, produisirent l'effet
qu'on en devait attendre; le peuple ne tarda pas à s'insurger sur dif-
férents points contre les cruels exécuteurs des volontés du roi ; mais,
privé de l'appui de ses chefs naturels, qui s'étaient rangés pour la
plupart du côté des pillards et des brigands, et livré à ses propres
ressources, ses efforts ne pouvaient guère réussir. Hume affecte une
pitié vraiment comique pour l'ignorance dont le peuple anglais fit
preuve à cette époque par son attachement aux institutions monas-
tiques. En effet, quelle crasse ignorance que de regretter l'abondance
et les agréments de la vie, que de ne pas préférer des propriétaires
durs, impitoyables, comme le sont ceux de nos jours, que de ne pas
admirer le beau système qui nous a donné le spectacle d'un débit de
petite bière dans le palais d'un évêque, et qui, de plus, a introduit
parmi nous l'effrayant paupérisme 4 ! »
Bien des lecteurs catholiques ne comprendront peut-être pas bien
ce que veut dire ce dernier mot. En voici le sens. Comme le protes-
tant Cobbet le fait voir dans un piquant détail, par suite de la des-
truction des monastères et par suite du mariage des prêtres et des
évêques anglicans depuis la mort de Henri VIII, le nombre des An-
glais qui n'ont pas de quoi vivre augmente d'une année à l'autre : et
c'est cette gangrène toujours croissante de la pauvreté chez eux que
les Anglais appellent paupérisme. De nos jours, le tiers de la popu-
lation anglaise est réduite à la mendicité, et se trouve à la charge des
deux autres tiers. Pour cela, on a établi une taxe des pauvres qui
' Cobbet, lettre G.
394 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
monte annuellement à deux cent millions de francs, sans y com-
prendre quarante millions pour les veuves et les orphelins du clergé
pauvre. Les évêques anglicans étant mariés, au lieu de faire des au-
mônes, réservent les meilleurs bénéfices pour leurs fils et leurs gen-
dres : Cobbet cite même la femme de l'évêque anglican de Win-
chester, qui, de son temps, pour bénéficier elle-même au profit du
ménage, vendait de la petite bière à une des extrémités du palais
épiscopal. Les simples curés et vicaires, ayant femmes et enfants,
au lieu de faire l'aumône, sont réduits à la demander, et, à leur
mort, augmentent le nombre des pauvres par leurs veuves et leurs
orphelins. Cette augmentation de pauvres devient si effrayante, que
tous les politiques anglais se tourmentent l'esprit pour y trouver un
remède. Un ministre anglican, prêtre marié, Malthus, n'y a trouvé
que le suivant : c'est d'obliger au célibat, non pas les évêques, les
prêtres, les diacres et les sous-diacres, qui y sont obligés par les lois
de l'Eglise, mais les pauvres qu'aucune loi n'y oblige, et qu'un clergé
célibataire nourrirait de son superflu. Telle est la situation intérieure
que la réforme ou l'apostasie a faite à l'Angleterre.
Mais voyons un peu le ménage du fondateur et premier pape de
l'église anglicane. Henri VIII s'était marié avec Anne de Boulen,
avant même d'avoir divorcé avec Catherine d'Aragon. Huit mois
après son mariage, la papesse Anne de Boulen mit au monde une
fille, qui fut depuis la reine Elisabeth ; le roi-pape, qui désirait un
fils, fut mécontent de cette naissance, et ne le cacha pas à la mère.
Toutefois, trois années s'écoulèrent encore pendant lesquelles les
époux continuèrent à vivre en paix. Cependant Anne de Boulen avait
le plus grand besoin d'être l'objet constant de la vigilance maritale;
ses manières libres, pour ne pas dire dissolues, si différentes de celles
de la vertueuse reine qui avaient été pendant de longues années
l'orgueil et le modèle de la cour et de la nation, scandalisaient les
personnes sensées, excitaient les railleries et faisaient jaser. Mais son
mari, le pape anglican, était occupé à refaire une nouvelle religion,
à composer de nouveaux articles de foi, de nouveaux règlements ; il
employait en outre ses loisirs à faire décapiter, pendre ou écarteler
les hommes les plus recommandables de son royaume; à piller, con-
fisquer, dévaster les monastères et les hôpitaux : il n'avait donc réel-
lement presque pas de temps à perdre en querelles domestiques.
La reine Catherine mourut au mois de janvier r>:!<>. Cette prin-
cesse infortunée avait été bannie d'une cour dont elle avait été si
longtemps l'ornement; elle avait vu son mariage annulé par Cran-
mer, et sa fille, le seul de ses enfants qui eût survécu, déclarée illé-
gitime par acte du parlement. Le roi, auquel elle avait donné cinq
à 1545 de l'ère chr.] DE L'EGLISE CATHOLIQUE. 395
enfants, avait eu la barbarie de la retenir loin de sa famille, et de ne
pas lui permettre de la voir depuis son bannissement de la cour.
Catherine mourut comme elle avait vécu, chérie et révérée par tout
ce qu'il y avait de bon et d'honnête dans le royaume. On l'enterra
dans l'église de Peterboroug, au milieu des sanglots et des larmes
d'une foule immense qui était accourue assister à ses funérailles.
Henri, dont le cœur d'airain avait été attendri, à ce qu'il paraît, par
la lettre touchante qu'elle lui avait adressée de son lit de mort, or-
donna aux personnes qui l'entouraient de porter le deuil le jour de
son enterrement. Anne de Boulen, au contraire, affecta ce jour-là
de séparer de ses vêtements les plus élégants et les plus somptueux,
et s'écria, dans l'excès de sa joie, qu'enfin elle était réellement reine
d'Angleterre. La malheureuse ne se doutait pas alors qu'elle ne sur-
vivrait à Catherine que de trois mois et seize jours ! Mais celle-ci était
morte dans son lit, vivement regrettée de toutes les âmes droites;
tandis qu'elle périt sur un échafaud, sous la triple accusation de tra-
hison, à' adultère et d'inceste, et en vertu d'un arrêt signé de la main
de son propre mari.
A un tournoi donné à Greenwich au mois de mai 1536, et où elle
assistait avec le roi, Anne fit par mégarde un signe d'affection à un
des combattants, qui était son amant. Cette distraction suffit pour
confirmer dans l'esprit de Henri des soupçons qu'il avait déjà conçus.
Le roi, sans perdre de temps, part pour Westminster, ordonne que
l'on enferme le soir même sa femme à Greenwich, et qu'on la ramène
le lendemain à la Tour. Le jour suivant, un ordre de la conduire à
la Tour survint chemin faisant; et comme par une juste punition de
la part si active qu'elle avait prise aux malheurs de la feue reine,
Anne de Boulen fut emprisonnée dans l'appartement même où elle
avait passé la nuit qui avait précédé son couronnement.
Sa conduite alors fut loin d'être celle d'une femme qui n'avait rien
à se reprocher. Accusée d'adultère, de complicité avec quatre sei-
gneurs de la maison du roi, d'inceste commis avec son frère, et,
par suite, de haute trahison, tous ses complices furent déclarés
coupables et mis à mort ; et elle ne vit retarder son supplice que
pour donner le temps à l'archevêque Cranmer de remplir une petite
formalité que l'on jugea nécessaire dans cette occasion. Henri lui or-
donna de rassembler de nouveau le tribunal dont nous avons déjà
parlé, pour prononcer son divorce d'avec Anne ; et le même qui,
trois ans auparavant, avait déclaré légal le mariage du roi avec Anne,
qui l'avait validé en vertu de l'autorité qu'il avait reçue du successeur
des apôtres, ne rougit pas de se mettre en contradiction manifeste
avec lui-même, et ne balança pas de l'annuler.
396 HISTOIRE UNIVERSELLE ILiv. LXXX1Y. — De 1517
Cranmei' somma le roi et la reine^ de comparaître devant son frf-
bunal. Cette sommation portait que leur mariage avait été illégal,
qu'ils avaient vécu dans Y adultère, et que, pour le salut de leurs âmes,
ils eussent à paraître et exposer à la cour les motifs qu'ils pourraient
alléguer pour ne pas être séparés. (Notez bien qu'ils allaient l'être ;
car ceci se passait ledix-sept mai, et Anne, condamnée le quinze, devait
être exécutée le dix-neuf.) Ils obéirent à cette sommation, et se fi-
rent représenter l'un et l'autre par procureurs. Cranmer, pour cou-
ronner cette scène d'impiété, ne craignit point de déclarer, au nom
du Christ pour l'honneur de Dieu, que le mariage était et avait tou-
jours été nul et non avenu. On déclara illégitime l'enfant né de
l'union de Henri VIII avec Anne de Boulen. Cette sentence fut rendue
par l'homme qui avait prononcé la validité du mariage de sa mère,
et qui avait même engagé le roi à le contracter.
Anne fut décapitée le dix-neuf dans la Tour : on déposa son corps
dans un cercueil d'ormeau et on l'enterra dans le même endroit.
Quand l'heure de son exécution fut arrivée, elle ne protesta point de
son innocence ; il y a donc lieu de croire qu'elle se reconnaissait cou-
pable de quelques-uns des délits qu'on lui imputait. Cependant, si,
comme le disait son jugement, son mariage avec le roi avait toujours
été nul et non avenu, en se livrant à d'autres hommes, elle n'avait,
par suite, jamais pu se rendre coupable de trahison. On la condamna
le quinze, comme épouse du roi ; le dix-sept, on déclara qu'elle ne
Va jamais été ; et le dix-neuf, elle a été exécutée pour avoir été infi-
dèle. Quelle contradiction ! On assure que la veille de sa mort elle
pria la femme du lieutenant de la Tour d'aller trouver la princesse
Marie, et de la supplier de lui pardonner les torts qu'elle avait eus
envers elle. L'infortunée en avait aussi de bien grands envers d'au-
tres personnes. C'était elle qui avait cau^é la mort de la reine Cathe-
rine, qui avait fait verser le sang de Fisher et de Morus, qui avait
protégé Cranmer auprès du roi et lavait aidé dans toutes ses machi-
nations. Pour montrer le peu de cas qu'il faisait d'elle, et peut-être
en punition de la conduite qu'elle avait tenue le jour des funé-
railles de la reine Catherine, Henri s'habilla de blanc le jour de son
exécution, et célébra le lendemain ses noces avec Jeanne Seymour1.
En 1537, la nouvelle reine lui donna un fils qui régna dans la suite
sous le nom d'Edouard VI. Sa mère perdit la vie en lui donnant le
jour. Se voyant un fils pour successeur, Henri fit passer dans son
parlement une loi qui déclarait d'abord illégitimes ses deux filles,
Marie et Elisabeth, et ensuite que, dans le cas où le roi décéderait
1 Eiit. de la Réf. d'Angl., lettre 2.
à 15(5 48 l'ère chr.l DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 397
sans héritier légitime, il pourrait disposer de la couronne en faveur
de qui bon lui semblerait ; et ce, par simples lettres patentes ou acte
de dernière volonté. Peu de temps après, et comme pour combler
la mesure de la tyrannie, il fit rendre une loi par laquelle il fut or-
donné que, sauf le cas de droit privé, les ordonnances royales auraient
la même force que les actes du parlement. Les lois de la justice se
trouvèrent donc, conclut Cobbet, à la discrétion d'un homme qui ne
les regardait que comme de vains mots.
Avant ce règne de sang, dit le même historien, on comptait à
peine en Angleterre trois criminels par comté jugés aux assises
annuelles, et à cette époque il y eut pendant un moment jusqu'à
plus de soixante mille personnes emprisonnées à la fois. Pour tout
dire en un mot, la cour de Henri n'était qu'une véritable boucherie
de chair humaine. f
« Le détail de tous ces massacres révolterait mes lecteurs, ajoute-
t-il; je ne saurais cependant passer sous silence le meurtre de la mère
du cardinal Polus et de ses autres parents. Dans sa jeunesse, le car-
dinal avait joui de la plus grande faveur auprès du monarque ; il
avait même étudié et voyagé aux frais du trésor royal. Mais quand
l'affaire du divorce vint sur le tapis, il désapprouva hautement la
conduite du roi ; et celui-ci eut beau le rappeler en Angleterre, il
refusa d'obtempérer. C'était un homme aussi distingué par ses lu-
mières que par ses talents et ses vertus, et ses opinions avaient un
grand poids en Angleterre. Sa mère, la comtesse de Salisbury, issue
du sang royal des Plantagenets, était le dernier rejeton de cette lon-
gue dynastie des rois anglais. Le cardinal, que le Pape avait élevé à
ce poste éminent dans l'Église à cause de son grand savoir et de ses
hautes vertus, se trouvait donc de la sorte être par sa mère le proche
parent de Henri VIII : son opposition au divorce projeté par ce mo-
narque suffit pour exciter au plus haut degré le désir de la vengeance
dans son cœur. Toutes les ruses et tous les artifices furent mis en
œuvre pour s'emparer de sa personne ; mais on eut beau prodiguer
l'or, on ne put y parvenir, et Henri résolut alors de faire retomber
le poids de sa colère sur les parents du vénérable prélat.
Thomas Cromwell commença par accuser la mère d'avoir engage'
ses tenanciers à ne pas lire la nouvelle traduction de la Bible, et d'a-
voir reçu des bulles de Rome, que le dénonciateur prétendait avoir
trouvées dans le château de la comtesse, au comté de Sussex. Il pro-
duisit encore une bannière qui, disait-il, avait servi à des bandes de
rebelles dans le Nord, et qui avait également été trouvée chez elle.
Ces divers chefs d'accusation étaient si absurdes, qu'il ne fut pas
même possible de faire le procès de la comtesse. On demanda alors
394 HISTOIRE UNIVERSELLE [llv. LXXXIV.— De 1517
aux juges si le parlement ne pourrait pas la convaincre, c'est-à-dire
la condamner sans V entendre; et ils déclarèrent que, pour ce qui les
regardait, ils ne pourraient jamais agir ainsi, et que le parlement n'y
consentirai! sans doute pas. On leur demanda ensuite si cette action
serait valide aux yeux de la loi, en cas que le parlement consentît à
s'\ prêter, et ils répondirent affirmativement . C'en fut assez, et l'on
proposa aussitôt un ltill en vertu duquel la comtesse de Salisbury, la
marquise d'Exeter et deux seigneurs parents «lu cardinal furent con-
damnés à mort. Ces (\m\ derniers furent effectivement exécutés ; mais
la marquise obtint sa grâce.
Quant à la comtesse, on la renferma dans une prison où elle fut
gardée en otage pour la conduite que tiendrait son fils. Cependant la
tyrannie du roi ayant au bout de quelques mois excité une insurrec-
tion, on l'attribua aux machinations du cardinal, et sa malheureuse
mère alla expier sur l'échafaud le crime qu'on imputait à son fils.
Quoique âgée de plus de soixante-dix ans et courbée sous le poids du
malheur plutôt que sous celui de la vieillesse, elle soutint jusqu'au
dernier moment la noblesse de sa naissance et de son caractère.
Quand le bourreau lui ordonna de pencher la tête sur le billot : « Non.
dit-elle, jamais ma tète ne fléchira devant la tyrannie : si tu la veux.
tâche de l'abattre comme tu pourras. » A ces mots, le bourreau lui
asséna un Violent coup de hache, qui toutefois manqua son effet. La
malheureuse comtesse, égarée par la douleur, ses longs cheveux
blancs (luttants sur ses épaules, se mit à courir autour de l'échafaud :
mais le bourreau la poursuivit, et ne fît sauter sa tête qu'après l'avoir
frappée de sa hache à plusieurs reprises. Quelle horrible scène ! s'é-
crie le protestant Cobbet. Tout Anglais doit rougir en réfléchissant
qu'elle se passa dans son pays *.
Après la mort de Jeanne Seymour, qui fut mère d'Edouard VI.
et la seule du toutes les femmes de Henri VIII qui eut assez d'esprit
ou de bonheur pour mourir reine et expirer dans son lit, le roi -pape
resta deux années entières à cherche!' une autre compagne. Il par-
vint, en l'année 1539, à se faire accorder Anne, sfœur de l'électeur de
Clèves. Lorsque cette princesse arrive en Angleterre, le roi ne sëgém
point pour exprimer combien elle lui déplaisait : niais en attendant,
ii crut toujours prudent de l'épouser, sauf à divorcer ensuite d'avei
elle ; ce qui arriva effectivement en 1540, après six ou sept mois de
mariage, sans qu'il osât toutefois envoyer celle-ci à l'échafaud. Lé
roi n'aime pas sa femme, il ne la trouve point asse/ belle, voilà le seul
prétexte allégué pour autoriser ce scandaleux divorce. Oanmer. qiii
1 Cobbet, Hnt. delà Réf. d'Avg'., lettre 4.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 399
avait déjà aidé son maître à divorcer d'avec deux de ses femmes, ne
se refusa pas non plus cette fois à briser ses nouvelles chaînes, et le
roi et la reine redevinrent libres par ses soins. Henri avait déjà en vue
une fort jolie femme, qui était la nièce du duc de Norfolk, et que l'on
appelait Catherine Howard.
Le duc de Norfolk, ainsi que la plus grande partie des membres
de l'ancienne noblesse, portait une haine mortelle à Cromwell ; il saisit
donc avidement l'occasion de se venger. C'était Cromwell qui avait
négocié le mariage de son maître avec Anne de Clèves, et il était à
présumer, observe Cobbet, que ses talents pour le brigandage n'é-
tant plus nécessaires, le tyran trouverait assez commode de se débar-
rasser d'un homme qui, par ses emplois nombreux et lucratifs, ainsi
que par le pillage des églises et la spoliation du bien des pauvres,
était parvenu à ramasser une fortune immense.
Cromwell s'était adjugé une trentaine de terres magnifiques, qui
avaient autrefois appartenu aux monastères ; sa maison, ou pour mieux
dire son palais, était encombrée des produits de ses vols et de ses
brigandages. Il avait été créé comte d'Essex, avec la prééminence de
rang à la cour sur tous les autres courtisans ; souvent même il était
chargé par le monarque de le représenter au parlement, de présenter
à cette assemblée ses lois spoliatrices et attentatoires aux droits de
tous, et d'en soutenir la discussion. Dans la matinée du 40 juin 4540,
son pouvoir était encore sans bornes, et dans la soirée du même
jour, il languissait disgracié au fond d'un cachot, sous le poids d'une
accusation de haute trahison. Il avait inventé la mode de condamner
les accusés sans les entendre : le parlement lui appliqua sa propre
invention. Il flagorna bassement le roi pour sauver sa vie, mais en
vain : il fut exécuté le 29 juillet.
Dans le même temps que Henri VIII était occupé à célébrer des
noces, ordonner des massacres, voler les églises et les monastères,
piller les tombeaux des saints, comme saint Thomas de Cantorbéry,
dont il fit jeter les cendres au vent, il s'occupait encore à réglemen-
ter la foi des Anglais, prescrivant aux pasteurs ce qu'ils avaient à
enseigner, et aux fidèles ce qu'ils avaient à croire. Voici, dans des
articles qu'il dressa lui-même, la confirmation de la doctrine catho-
lique. On y trouve Y absolution du prêtre, comme « une chose instituée
par Jésus-Christ, et aussi bonne que si Dieu la donnait lui-même,
avec la confession de ses péchés à un prêtre, nécessaire quand on la
pouvait faire1. » On établit sur ce fondement les trois actes de la pé-
nitence divinement instituée, là contrition et la confession en termes
1 Burnet, t. 1, 1. 3, p. 292.
'lOO HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
formels, et la satisfaction, sous le nom de dignes fruits de la repen-
tance, qu'on est obligé de porter, « encore qu'il soit véritable que
Dieu pardonne les pécbés dans la seule vue de la satisfaction de Jé-
sus-Christ, et non à cause de nos mérites. » Voilà toute la substance
de la doctrine catholique.
Dans le sacrement de l'autel, on reconnaît le même corps du Sau-
veur conçu de la Vierge, comme donné en sa propre substance sous les
enveloppes, ou, comme porte l'original anglais, sous la forme et
figure du pain; ce qui marque très-précisément la présence réelle du
corps, et donne à entendre, selon le langage usité, qu'il ne reste du
pain que les espèces.
Les images étaient retenues avec la liberté tout entière « de leur
faire fumer de l'encens, de ployer le genou devant elles, de leur
faire des offrandes et de leur rendre du respect, en considérant ces
hommages comme un honneur relatif qui allait à Dieu et non à
l'image l. » Ce n'était pas seulement approuver en général l'hon-
neur des images, mais encore approuver en particulier ce que ce
culte avait de plus fort. On ordonnait d'annoncer au peuple qu'il
était bon de prier les saints, de prier pour les fidèles, sans néanmoins
espérer d'en obtenir les choses que Dieu seul pouvait donner.
On approuve expressément les cérémonies de l'eau bénite, du pain
bénit, de la bénédiction des fonts baptismaux et des exorcisme» dans
le baptême ; celle de donner des cendres au commencement du ca-
rême, celle de porter des rameaux le jour de Pâques fleuri, celle de
se prosterner devant la croix et de la baiser pour célébrer la mémoire
de la passion de Jésus-Christ 2 : toutes ces cérémonies étaient regar-
dées comme une espèce de langage mystérieux, qui rappelait en
notre mémoire les bienfaits de Dieu, et excitait l'âme à s'élever au
ciel, qui est aussi la même idée qu'en ont tous les catholiques.
La coutume de prier pour les morts est autorisée, comme ayant
un fondement certain dans le livre des Machabées, et comme ayant
été reçue dès le commencement de l'Église : tout est approuvé, jus-
qu'à l'usage de faire dire des messes pour la délivrance des âmes des tré-
passés, par où on reconnaissait dans la messe ce qui faisait l'aversion
de la nouvelle réforme, c'est-à-dire cette vertu par laquelle, indé-
pendamment de la communion, elle profitait à ceux pour qui on la
disait, puisque, sans doute, ces âmes ne communiaient pas.
Le roi disait, à chacun de ces articles, qu'il ordonnait aux évêques
de les annoncer au peuple dont il leur avait commis la conduite : lan-
gage jusqu'alors fort inconnu dans l'Église. A la vérité, quand il
1 Durnet, t. 1,1. 3, p 29G. — 2 Ibid,, p. 29S.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 401
décida ces points de foi, il avait auparavant ouï les évêques, comme
les juges entendent des experts ; mais c'était lui qui ordonnait et qui
décidait. Tous les évêques souscrivirent après Cromwell, vicaire gé-
néral, et Cranmer, archevêque de Cantorbéry.
Voilà les articles de foi donnés par Henri en \ 536. Mais quoiqu'il
n'eût pas tout mis, et qu'en particulier il y eût quatre sacrements
dont il n'avait fait aucune mention, la confirmation, l'extrême onc-
tion, l'ordre et le mariage, il est très-constant d'ailleurs qu'il n'y
changea rien, non plus que dans les autres points de notre foi ; mais
il voulut en particulier exprimer dans ces articles ce qu'il y avait
alors de plus controversé, afin de ne laisser aucun doute de sa persé-
vérance dans l'ancienne foi.
Il s'expliqua encore plus précisément sur ce sujet dans la déclara-
tion de ces six articles fameux qu'il publia en 1539. Il établissait
dans le premier la transsubstantiation ; dans le second, la communion
sous une espèce ; dans le troisième, le célibat des prêtres, avec la
peine de mort contre ceux qui y contreviendraient ; dans le quatrième,
l'obligation de garder les vœux ; dans le cinquième, les messes par-
ticulières; dans le sixième, la nécessité de la confession auriculaire1.
Ces articles furent publiés par l'autorité du roi et du parlement, à
peine de mort pour ceux qui les combattraient opiniâtrement, et de
prison pour les autres, autant de temps qu'il plairait au roi. L'arche-
vêque Cranmer, quoique luthérien dans l'âme et marié, souscrivait
à tout, même à l'article qui condamnait à mort les prêtres mariés :
telles étaient sa candeur et sa franchise.
Quelque temps après, les prélats dressèrent une nouvelle con-
fession de foi, que Henri confirma par son autorité 2. Là, on déclare
en termes formels l'observation des sept sacrements : celui de la
pénitence dans l'absolution du prêtre ; la confession nécessaire ; la
transsubstantiation ; la concomitance, ce qui levait, dit le protestant
Burnet, la nécessité de la communion sous les deux espèces 3 ; l'hon-
neur des images et la prière des saints au même sens que nous
avons vu dans les premières déclarations du roi, c'est-à-dire au sens
de l'Église; la nécessité et le mérite des bonnes œuvres pour obte-
nir la vie éternelle; la prière pour les morts; et, en un mot, tout
le reste da la doctrine catholique, à la réserve de la primauté du
souverain Pontife 4.
C'était comme Coré, Dathan et Abiron, qui recevaient toute la loi
de Moïse, excepté le souverain pontificat d'Aaron; ou comme le pé-
« Burnet, t. 1, 1. 3, 30S. — 2 IbidL, p. 301. — 3 IbiJ., t. 1, I. 3, p. 397. —
* Bossuet, Variât., I. 7.
uni. 26
'«02 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
ché de Jéroboam, fils de Nabat, qui fit pécher tout Israël, en les dé-
tachant du successeur d'Aaron et du temple de Jérusalem, et en se
faisant lui-même le grand prêtre de son nouveau culte. Le nouveau
Jéroboam, ayant ainsi fabriqué sa religion nouvelle, punissait qui-
conque ne s'y soumettait pas : les catholiques qui ne voulaient pas
le reconnaître pour chef suprême de l'Eglise étaient pendus et écar-
telés comme traîtres; les protestants qui refusaient d'admettre
quelqu'un de ses dogmes parlementaires étaient brûlés comme hé-
rétiques 4. Cependant il y eut aussi des catholiques livrés aux flam-
mes. Ainsi frère de Foresta, de l'étroite observance, qui avait été
confesseur de la reine Catherine, et avait écrit contre la suprématie
royale, fut suspendu par le milieu du corps et brûlé à petit feu, avec
le bois d'une croix célèbre qu'on avait apportée du pays de Galles à
Londres 2.
On n'épargna pas même les morts. Ainsi, le vingt-quatre avril
1538, saint Thomas de Cantorbéry, mort depuis deux siècles et demi,
fut cité formellement à comparaître devant la cour du roi, comme
accusé de haute trahison. On laissa écouler le délai de trente jours,
accordé par les lois canoniques. Le saint ne comparaissait point, il
allait être condamné par défaut, lorsque le roi, de sa grâce spéciale,
lui nomma un conseil. La cour siégea à Westminster le onzième de
juin : l'avocat général et l'avocat de l'accusé furent entendus, et une
sentence fut finalement prononcée le onze août, qui déclarait Tho-
mas, jadis évêque de Cantorbéry, coupable de rébellion, d'obstina-
tion et de trahison; qui ordonnait de brûler publiquement ses
reliques, et confisquait, au profit de sa majesté, les propriétés per-
sonnelles du prétendu saint, c'est-à-dire toutes les offrandes faites
à son tombeau. On nomma, en conséquence, une commission. La
sentence fut exécutée en due forme. On transporta au trésor de sa
majesté l'or, l'argent, les joyaux dont on dépouilla le tombeau, et
qui remplissaient deux coffres très-pesants. Bientôt après, il y eut
ordre à tous les Anglais de ne plus croire ni appeler saint ledit Tho-
mas de Cantorbéry, de détruire toutes les images et peintures qui le
représentaient, d'abolir les fêtes en son honneur, et d'effacer de tous
les livres son nom et sa mémoire, sous peine d'encourir l'indignation
de sa majesté et l'emprisonnement selon son bon plaisir s. Restait
à envoyer un huissier notifier la sentence en paradis, et en faire dé-
guerpir le ci-devant saint et martyr : il ne parait pas qu'on ait rem-
pli cette formalité.
1 Lingard, t. 6, p. 4,r)l.— 2 Ibid., p. 398.— 3 Wilkins, Conc. Angliœ, t. 3, p. 835
et 836, 841. — Lingard, t. fi, p. 399 et ?eqq.
à 1545 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 403
Henri VIII, qui prétendait ainsi réformer l'Église militante sur la
terre et même l'Eglise triomphante au ciel, ne savait pas trop bien
gouverner son propre ménage. Sa cinquième femme, la papesse Ca-
therine Howard, après quelques mois de mariage, fut accusée, sinon
convaincue, de n'avoir pas été vierge au moment d'épouser le roi.
Jusqu'alors aucune loi humaine n'en avait fait un crime. Mais le par-
lement anglais, pairs et députés des communes, fit une loi rétroac-
tive : que toute femme qui ne serait pas vierge au moment où il
serait question de la marier au roi ou à l'un de ses successeurs, de-
vait lui dévoiler sa honte, sous peine d'encourir le châtiment infligé
à la haute trahison; que toute autre personne qui, connaissant le
fait, ne le déclarerait pas, serait sujette à la peine de non-révélation :
et que la reine ou la femme d'un prince qui induirait une autre per-
sonne à commettre avec elle le crime d'adultère serait punie de la
peine des traîtres. En conséquence, la reine Catherine Howard, avec
plusieurs de ses suivantes et de ses parents, sans avoir été juridi-
quement ni entendue ni convaincue, fut condamnée et exécutée à
mort en février i&Jâ1. Sa sixième femme, qui était une veuve, la
papesse Catherine Parr, faillit avoir le même sort en 1546, pour avoir
fait le docteur luthérien : déjà l'acte d'accusation se préparait contre
elle, lorsque, prévenue à temps, elle sut apaiser son gracieux mari
en admirant son infaillibilité souveraine en fait de doctrine.
Dans les dernières années de sa vie, dit le protestant Cobbet, les
débauches habituelles de Henri l'avaient rendu d'une corpulence
telle, qu'il ne pouvait se mouvoir qu'à l'aide de mécaniques qu'on
inventait pour son usage particulier ; mais il n'en conserva pas moins
son ancienne férocité et sa passion pour le sang. Déjà il était étendu
sur son lit de mort, que personne n'osait encore l'informer de son
état; car la mort la plus prompte n'eût pas manqué de suivre cet
avertissement. Il mourut donc avant d'avoir su qu'il arrivait au terme
de sa vie, et laissant une foule de condamnations capitales, qu'il
n'eut pas le temps de signer.
Ainsi mourut dans la nuit du vingt-huit au vingt-neuf janvier 1547,
à l'âge de cinquante- six ans, et dans la trente-huitième année de son
règne, le plus injuste, le plus vil et le plus sanguinaire des tyrans qui
eussent encore désolé l'Angleterre. Ce pays, qu'à son avènement il
avait trouvé paisible, uni et heureux, il le laissa déchiré par les fac-
tions et les schismes, et ses habitants en proie à la misère et à la men-
dicité. Ce fut lui qui introduisit cette immoralité, ces crimes, ces vices
et cette misère qui produisirent de si horribles fruits sous le règne de
1 Lingard, t. 6, p. 454 et seqq.
404 HIST01IIË UNIVERSELLE [l.iv. LXXX1V. — De 1511
ses enfants, avec lesquels s'éteignirent, quelques années après, son
nom et sa maison l. Ainsi parle le protestant Cobbet.
Certains détails de Lingard sur les finances de ce règne sont une
preuve de plus que le bien mal acquis ne profite pas, si ce n'est
comme un chancre qui dévore tout ce qui l'entoure. L'argenterie et
les bijoux que Henri avait tirés des maisons religieuses, et les sommes
énormes produites par la vente de leurs propriétés, semblaient tom-
ber dans quelque abîme inconnu : le roi demandait tous les jours de
l'argent à ses ministres : les lois du pays, les droits des sujets, l'hon-
neur de la couronne étaient également sacrifiés aux besoins toujours
croissants du trésor royal. Le douze mai 1543, il avait obtenu un
subside d'une valeur presque sans exemple. Le clergé lui avait donné,
pendant trois années, dix pour cent de ses revenus, indépendamment
du dixième déjà promis à la couronne; et les laïques lui avaient ac-
cordé un impôt proportionnel sur les propriétés territoriales et mo-
biliaires, payable par termes en trois années. Le payement avait fait
connaître la position de tous les propriétaires : et bientôt après, tou-
tes les personnes taxées à cinquante livres sterling par an reçurent
une missive royale qui leur demandait l'avance d'une somme d'ar-
gent, par forme d'emprunt. La prudence inspira l'obéissance; mais
l'espoir du remboursement fut promptement détruit par la servilité
du parlement, qui abandonna au roi toutes les sommes qu'il avait
empruntées à ses sujets depuis la trente-unième année de son règne.
Après un acte si peu délicat, il devait croire fort inutile de solliciter
un nouvel emprunt; mais il demanda des présents, sous le nom de
bienveillance ou don gratuit, quoique les dons gratuits eussent été
déclarés illégaux par acte du parlement. Ce moyen avait été essayé
sous l'administration de Wolsey, et il avait succombe à la volonté
générale du peuple. Mais le cours de peu d'années sous le sanglant
despotisme de Henri avait amorti l'esprit d'opposition : on leva sans
difficulté le don gratuit, et les murmures des opprimés se réduisi-
rent au plus profond silence, à l'aspect du châtiment de deux des
aldermen de Londres qui avaient osé se plaindre.
Dans le même but, Henri altéra les monnaies, non pas une fois ou
deux, mais presque régulièrement d'une année à l'autre. Au bout
des trois ans de subside, il se vit de nouveau contraint à solliciter la
générosité de ses sujets. Le clergé lui accorda quinze pour cent de
ses revenus, durant deux années ; les laïques à proportion. Comme
ce présent ne suffisait point a son avidité, le parlement mit à sa dis-
position tous les collèges, chantreriés et hôpitaux du royaume, avec
1 Cobbet, Eist. de la Réf. d'Angl, lettre G.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 405
tous leurs manoirs, terres et héritages. Ce fut le dernier subside ac-
cordé à cet insatiable monarque, qui s'en alla ainsi de ce monde avec
le bien des pauvres. Il a été certifié par les personnes qui se sont oc-
cupées de ce calcul sur des documents officiels, qu'avant la vingt-
sixième année de son règne, les recettes du trésor, sous Henri, avaient
excédé la réunion totale des taxes imposées par tous ses prédéces-
seurs; mais que cette somme énorme s'était plus que doublée, avant
sa mort, par des subsides et des emprunts qu'il n'avait jamais voulu
rendre, par des dons gratuits forcés et l'altération de la monnaie, et
par la sécularisation d'une partie des possessions cléricales, et de la
totalité des propriétés monastiques1.
Enfin le protestant William Cobbet, membre du parlement an-
glais, a fait une histoire de la réforme d'Angleterre, pour en montrer
au grand jour la nature et les suites. Voici comme il se résume lui-
même, au commencement et à la fin de son travail.
« Mais avant d'aller plus loin, entendons-nous bien sur la véritable
signification des mots catholique, protestant et réforme. Catholique
signifie universel : la religion qui prend ce titre fut appelée ainsi
parce que tous les peuples chrétiens la regardèrent comme la seule
religion véritable, ne reconnaissant en même temps qu un seul et même
chef de l'Église. Ce chef, c'était le Pape; et, bien que d'or-
dinaire il siégeât à Rome, il n'en était pas moins le chef de l'É-
glise en Angleterre, en Espagne, en France, en un mot partout
où l'on professait la religion chrétienne. Mais il vint un temps où
quelques nations, ou plutôt quelques fractions de nations, s'avisèrent
de protester contre l'autorité de leur ancien chef, contre les doctrines
enseignées par l'Eglise qui jusqu'alors avait été la seule Église chré-
tienne, et rejetèrent la suprématie spirituelle qu'on avait jusqu'alors
universellement reconnue. De là le nom de protestants, devenu com-
mun depuis à tous ceux qui ne sont pas catholiques. Quant au mot
réforme, il veut dire changement pour le mieux : il eût été, certes, bien
maladroit à ceux qui ont opéré ce grand changement de ne pas lui
avoir donné au moins un nom pompeux et sonore.
« Et cependant, je ne crains pas de dire qu'un examen fait avec
bonne foi et sincérité persuadera à mes lecteurs que ce changement,
au lieu d'être pour le mieux, fut pour le pis ; que ce qu'on a appelé
la réforme ne fut que le résultat d'une incontinence brutale, de l'hy-
pocrisie et de la perfidie les plus noires, et eut pour suite le pillage
et la dévastation ; que des torrents de sang anglais et irlandais cimen-
tèrent cet édifice de boue et d'orgueil ; et que cette affreuse misère,
1 Lingard, t. 6. Henri VIII, p. 499 etseqq.
'♦06 HISTOIRE UNIVERSELLE [Llv. LXXX1V. - De 1517
cette mendicité générale, ce dénoûnient absolu, ces haines et ces
discordes éternelles qui affligent partout nos regards, en sont les sui-
tes immédiates. Voilà, en effet, les seuls avantages que cette réforme
nous ait procurés pour nous dédommager de cette abondance, de ce
bonheur et de cette concorde dont nos pères catholiques jouirent si
pleinement et pendant si longtemps * ! »
Voilà ce que le protestant Cobbet annonce dans sa première lettre,
et récapitule dans la seizième et dernière. Ces seize lettres ont
été publiées en anglais à plus de cinquante mille exemplaires, tra-
duites et répandues dans toutes les langues, sans avoir été réfutées
ni contredites. C'est donc une chose jugée au tribunal du genre
humain.
Il y a surtout un point auquel, de nos jours, on attache la plus
haute importance, le bien-être matériel. Le protestant Cobbet exa-
mine donc, sous ce rapport, la différence entre l'Angleterre autrefois
catholique et l'Angleterre aujourd'hui protestante, ne s'appuyant que
sur des témoignages et des faits incontestables. Jean Fortescue,
grand chancelier d'Angleterre au quinzième siècle, sous Henri VI,
dans son célèbre ouvrage, Delaudibuslegum Angliœ, De l'éloge des
lois d'Angleterre, comparant l'état du peuple anglais d'alors avec ce-
lui du peuple français, fait ce tableau mémorable : « Le roi d'An-
gleterre ne peut changer les lois ni en établir de nouvelles sans le
consentement de tous ses sujets représentés par le parlement. Tout
citoyen anglais est libre d'user et de jouir du produit de ses pro-
priétés, des fruits de sa terre, de l'accroissement de son troupeau, etc.
Toutes les améliorations qu'il peut faire à sa fortune, soit par son
propre travail, soit par celui des gens qu'il entretient à son service,
lui appartiennent en toute propriété, sans qu'il ait à redouter aucun
obstacle, empêchement ou refus de la part de qui que ce soit. S'il
est molesté ou opprimé d'une manière quelconque, il est toujours
assuré d'obtenir satisfaction de celui qui l'a offensé. Aussi les habi-
tants de l'Angleterre sont-ils riches en or et en argent, et possè-
dent-ils toutes les nécessités et tous les agréments de la vie. Ils ne
boivent pas d'eau, si ce n'est à certaines époques de l'année, mais
seulement par motifs religieux et pour faire pénitence. Ils se nour-
rissent abondamment de viandes, de poissons et de légumes de
toutes espèces. Ils portent de bons vêtements de laine ; leurs lits,
leurs couvertures et autres objets sont également en laine, et ils
en sont amplement pourvus. Ils possèdent aussi tout ce qui est
nécessaire dans un ménage ; enfin, chacun a, selon son rang, tout
» Cobbet, Uist. de la Réf. d'Angl., lettres 1 et 16.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 407
ce qui peut contribuer à rendre la vie heureuse et agréable. »
Tel était donc au quinzième siècle, d'après le témoignage du chan-
celier Fortescue, le bien-être du peuple de l'Angleterre catholique.
Maintenant, dans l'Angleterre protestante, le tiers de la population
est réduit à la mendicité, l'ouvrier anglais n'a généralement d'autre
nourriture que le pain et l'eau ; Cobbet nous montre des milliers de
malheureux, non-seulement en Irlande, mais en Angleterre même,
ne se nourrissant que de plantes marines, dévorant la chair des che-
vaux morts, et disputant aux pourceaux la dégoûtante nourriture que
contiennent leurs auges : il nous montre le commencement de ce
fléau sous Henri VIII, qui fut le premier à prononcer des peines
contre les mendiants qui ne renonceraient pas à implorer la pitié pu-
blique. Pour une première fois, on leur coupait seulement un bout
de l'oreille; mais, en cas de récidive, ils étaient impitoyablement con-
damnés à mort. Sous le règne de son fils, on marquait d'abord les
mendiants avec un fer rouge, après quoi on les réduisait à l'esclavage
pour deux années, pendant lesquelles leur maître avait le droit de
leur faire porter un collier de fer, de les nourrir au pain et à l'eau, et
de les priver de viande; car à cette époque il y avait encore en An-
gleterre de la viande pour ceux qui travaillaient. En cas de désobéis-
sance, d'insubordination ou de tentative d'évasion, le malheureux
restait esclave pour le reste de ses jours *.
Que si la population anglaise, en devenant protestante, est ainsi
déchue pour le bien-être matériel, que sera-ce pour le bien-être mo-
ral ! Tous les observateurs conviennent qu'il n'y a rien au-dessous de
la populace de Londres : que les maisons de travail où l'Angleterre
renferme ses pauvres, au lieu d'asiles de charité, sont de vraies pri-
sons et des bagnes. C'est pis encore avec les ouvriers, surtout les en-
fants, employés dans les fabriques et les usines. En 1842, « des faits
de nature à exciter l'horreur, nous ne dirons pas d'une nation civi-
lisée, mais du peuple le plus barbare, ont été révélés dans un rapport
que lord Ashley a présenté au parlement sur la condition des ou-
vriers employés au travail des mines en Angleterre, en Irlande et en
Ecosse... Qui aurait pu croire qu'il y eût au sein de l'Angleterre une
classe nombreuse d'êtres sans aucune notion de Dieu, qui n'ont ja-
mais entendu parler de Jésus-Christ, et qui ignorent jusqu'au nom de
la reine qui occupe le trône? Ces êtres, qui n'ont de l'homme que le
nom, vivent et meurent sans connaître aucune des lois gravées au
fond des cœurs par la nature pour la protection de la famille. Leur
débile existence s'use et s'éteint comme celle des bêtes de somme,
1 Cobbet, Hist. de la Réf. d'Angl., lettre 16.
408 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
compagnes de leurs travaux l. » Dans une région plus élevée, au
milieu de l'anarchie intellectuelle, s'est formée une secte religieuse,
politique et sociale, dont le but hautement avoué est de détruire
toute religion, toute propriété, toute société, même domestique 2.
Quant à l'élite même de la nation anglaise, les pairs et les députés
des communes, y a-t-il dans l'histoire quelque chose de plus basque
le parlement de Henri VIII, poussant la servilité pour un despote jus-
qu'à renier la foi de ses pères, fouler aux pieds les lois de la justice,
condamner des accusés sans les entendre, décréter le pour et le
contre du jour au lendemain?
En lisant Tacite, on ne peut mépriser assez la bassesse du sénat
romain sous Tibère et Néron. Gare au parlement anglais, si jamais
il a un Tacite pour historien ! Mais aujourd'hui déjà, une partie no-
table du clergé anglican, les Puséystes, commencent à ouvrir les
yeux, à déplorer comme une immense calamité leur séparation
d'avec Rome, et, comme des enfants prodigues, à tourner leurs re-
gards pénitents vers cette maison paternelle 3. Puisse la nation tout
entière y revenir avec eux, et réparer ainsi son prodigieux égarement
de trois siècles !
i Jules Gondon, Du mouvement religieux en Angleterre, 184-i, p. 19 et 20. —
Ruhichon, De l'action du cierge. — 2 Ibid., p. 28 et seqq. — 3 Ibid., p. 520 et
seqq.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 409
VIIIe
EFFORTS DE L'HÉRÉSIE LUTHÉRIENNE POUR PERVERTIR LA FRANCE : CE
QUI SAUVE CE ROYAUME. GENÈVE FORCÉE A L'APOSTASIE PAR RERNE.
COMMENCEMENTS DE CALVIN , SES HÉRÉSIES , SON GOUVERNEMENT A
GENÈVE : CONSÉQUENCES.
La nation française, qui eut sa bonne part à l'épreuve commune
des nations chrétiennes, y résista mieux que la nation anglaise et la
nation allemande, et cela malgré les inconséquences de ses gouver-
nants. Nous avons vu François Ier s'alliant avec les Turcs contre les
Chrétiens, avec les protestants contre les catholiques, tandis qu'il fai-
sait poursuivre les luthériens en France. Catholique de sa personne,
il se laissait trop souvent mener par deux femmes d'une croyance
aussi suspecte que leurs mœurs étaient scandaleuses : l'une, sa sœur,
Marguerite de Valois, depuis reine de Navarre; l'autre, sa concubine,
femme mariée, avec laquelle il vivait en adultère public, et qu'il fit
duchesse d'Étampes. La première, femme bel esprit, auteur de contes
licencieux , d'une vie semblable à ses contes, attirait à sa cour ces
nouveaux hommes de lettres qui, parce qu'ils avaient une connais-
sance plus ou moins indigeste de grec, de latin ou même d'hébreu,
se prétendaient appelés à raccommoder le chef-d'œuvre de Dieu et
de son Fils, la religion chrétienne, l'Eglise catholique. Cette faiseuse
de contes obscènes se donna la même vocation, aussi bien que la
royale prostituée. A cet effet, elles composèrent entre autres une
messe à sept points, ainsi nommée parce qu'on y pratiquait sept
choses qui sont fort éloignées des usages de l'Église de Dieu. C'était
d'y faire toujours la communion publique, d'y supprimer l'élévation
et l'adoration, d'y communier sous les deux espèces, de n'y faire
mention ni de la sainte Vierge ni des saints, de s'y servir de pain
levé et commun à la manière des Grecs, de ne point astreindre les
prêtres à la loi du célibat *. C'est par le canal impur de ces deux
femmes que l'hérésie se glissera en France, pour y allumer des guer-
res effroyables et y répandre des fleuves de sang.
Ce qui sauva la nation française, ce fut, après Dieu, la nation
française, clergé, parlement et peuple. L'université de Paris, à ja-
1 Florimond de Rémond, p. 85 i.
*10 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
mais illustrée par saint Thomas d'Aquin, saint Bonaventure, Albert
le Grand, Vincent de Beauvais, Alexandre de Halès, se montra
digne de son ancienne gloire. Nous avons vu sa faculté de théologie,
prise pour arbitre par Luther, condamner ses erreurs par une cen-
sure détaillée. C'était en 1521. Au mois de mars 1523, fut tenu à
Paris le concile de la province, qui condamna deux libelles publiés
par des luthériens contre le célibat des prêtres, et députa au parle-
ment pour le prier d'en défendre, sous des peines pécuniaires, l'im-
pression et le débit. Le parlement, qui avait déjà défendu aux libraires
de vendre aucuns livres de religion s'ils n'avaient été approuvés par
la faculté de théologie, se porta avec beaucoup de zèle et de promp-
titude à ce que les Pères du concile souhaitaient. Par son ordre, les
livres condamnés furent recherchés et confisqués. On étendit la vi-
site à tous les ouvrages sortis de la plume des luthériens, et le 12 août
on vit paraître un arrêt qui ordonnait que les livres de Luther fus-
sent brûlés dans le parvis de Notre-Dame, et que tous ceux qui
avaient des exemplaires les rapportassent au greffe de la cour. Un
autre arrêt du même jour roulait sur les livres de Mélanchton, et il
était enjoint à toutes personnes de les remettre aussi au greffe, pour
être ensuite examinés par l'évêque de Paris, assisté des docteurs de
la faculté de théologie. Tout cela fut exécuté à la lettre. On brûla
publiquement les livres de Luther ; on rassembla ceux de Mé-
lanchton, et, le 6 octobre 1523, la faculté en condamna un grand
nombre.
Aujourd'hui même l'on trouve bon que les gouvernements et les
magistrats, pour la seule santé des corps, fassent inspecter les phar-
macies, les magasins de drogues et de comestibles, pour qu'on n'y
vende rien de pestilentiel, d'empoisonné ou de simplement corrompu;
qu'ils soumettent à l'examen et à l'épreuve les provenances nouvelles,
étrangères ou inconnues ; qu'ils détruisent non-seulement les sub-
stances mortifères, mais encore ce qui n'est que suspect. Aujour-
d'hui même on jugerait digne de mille morts celui qui s'amuserait à
empoisonner les fontaines publiques, ou simplement la mare en la-
quelle se vautrent les pourceaux. — Nos ancêtres croyaient que
notre âme valait plus que notre corps, et l'homme plus même qu'un
pourceau .
Dans la recherche des livres hérétiques ou suspects, ordonnée par
le parlement de Paris en 1523, l'on en découvrit plusieurs chez un
gentilhomme d'Artois, nommé Louis Berquin. La faculté de théo-
logie les ayant examinés, y en trouva de trois classes : les uns com-
posés par Berquin même, les autres traduits de langues étrangères,
les troisièmes étaient les propres ouvrages de Luther. Tous furent
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 411
jugés pernicieux et dignes d'être brûlés. Le parlement voulut obliger
Berquin à se rétracter : sur son refus, il le remit à l'évêque, pour lui
faire son procès comme hérétique; mais survint un ordre du roi de
le rendre à la liberté '. Berquin n'en fut pas plus sage : il continua
de faire le prédicant de l'hérésie, d'écrire et de répandre de mauvais
livres. En 1526, le parlement le fit prendre de nouveau, lit examiner
de nouveau les ouvrages saisis chez lui ; mais de nouveau il fut élargi
par ordre de François Ier. C'était Marguerite, sœur du roi, qui pro-
tégeait sous main tous les novateurs 2.
Au lieu de se corriger, Berquin devenait toujours pire : en 4529,
il attaqua la faculté de théologie, et déféra au roi les livres du syndic
delà faculté; mais cette fois, au lieu d'écouter les accusations du
novateur, François ordonna qu'on reprendrait son procès, et nomma
douze commissaires pour le juger. De ce nombre étaient le premier
président, Jean de Selve; Etienne Léger, un des grands vicaires de
Paris ; le célèbre Guillaume Budé, maître des requêtes, et plusieurs
conseillers du parlement. Ces juges, ayant revu toutes les procédures,
condamnèrent Berquin à voir brûler ses livres publiquement, à faire
amende honorable et abjuration en place de Grève, à subir la peine
des blasphémateurs, qui est d'avoir la langue percée d'un fer rouge,
et à être enfermé le reste de ses jours. Budé se donna bien des mou-
vements pour l'engager à se reconnaître, à se rétracter. Ces avis
furent inutiles : non content de demeurer inflexible dans ses erreurs,
il en appela au Pape et au roi. Sur quoi les juges prirent le parti de
le condamner à la peine légale des hérétiques opiniâtres, qui était
le feu, et l'arrêt fut exécuté le 22 d'avril 1529. Le calviniste Théo-
dore de Bèze dit que si Berquin avait trouvé dans François 1er un
Frédéric, duc de Saxe, il aurait pu être le Luther de la France 3.
Ce qui dans cette occasion donna au roi quelque fermeté contre
les hérétiques, ce fut leur insolence même. La nuit du dimanche de
l'a Pentecôte 1528, quelques luthériens iconoclastes abattirent la tête
d'une statue de la Vierge qui était dans le mur d'une maison, au
quartier de Saint-Antoine ; ils rompirent de même la tête à l'enfant
Jésus, et ils donnèrent quelques coups de poignard à ces saintes
images. Le bruit d'un tel attentat mit toute la ville en rumeur. Le
roi ordonna qu'on en fit une justice exemplaire. Il promit la somme
de mille écus à qui découvrirait les auteurs du crime, et, pour ré-
parer l'injure faite à Dieu et à la sainte Vierge, il fit faire une statue
d'argent, de la hauteur de celle qui avait été profanée, avec un treillis
de fer, pour mettre en sûreté ce dépôt précieux. Cependant tous les
i Hist. de l'Égl. gallic, 1. 51. — * Ibid., I. 52. — s Ibid.
412 HISTOIRE UNIVERSELLE ILiv. LXXXIV. - De 1517
corps ecclésiastiques de la ville firent des processions pour satisfaire
à la justice divine. L'université se rendit au lieu où le crime avait
été commis, et cinq cents écoliers choisis présentèrent chacun un
cierge devant la statue mutilée. Mais l'action la plus solennelle se
passa le 11 de juin, fête du Saint-Sacrement. C'était le jour que le
roi avait déterminé pour placer lui-même la statue d'argent. Tous
les religieux et tous les chapitres de Paris se rendirent à l'église de
la Couture-Sainte-Catherine. L'évêque y célébra la messe, à laquelle
assistèrent le parlement, la chambre des comptes, le corps de ville,
les ambassadeurs des princes, tous les grands officiers de la cou-
ronne, les princes du sang et le roi même. On y vit de plus six évê-
ques. Après la messe, toute cette procession s'avança vers la rue des
Rosiers ; car la maison où avait été la statue de la Vierge faisait le
coin de cette rue avec celle des Juifs. L'évêque de Lisieux, revêtu
d'habits pontificaux, portait la nouvelle statue. Le roi suivait, tenant
un grand cierge à la main. Quand on fut arrivé au terme, l'évêque
déposa l'image sur un autel ; le roi se mit à genoux avec tout son
corlége ; les musiciens de sa chapelle chantèrent l'antienne Ave, regina
cœlorum; le grand aumônier dit l'oraison, après laquelle le roi se
leva, et, prenant la statue, il monta sur une haute estrade, d'où il
pouvait atteindre à une niche taillée dans un pilier fait exprès, et ce
fut dans cette niche qu'il plaça la sainte image, après l'avoir baisée
respectueusement. Ensuite il ferma lui-même le treillis de fer qui
devait la garantir des insultes, il se remit à genoux, il pria encore
quelque temps, et durant toute la cérémonie on le vit verser des
larmes l.
Un foyer de l'hérésie fut la ville de Meaux, par l'imprudence, sinon
la connivence de l'évêque. C'était Guillaume Briçonnet, fils du car-
dinal de ce nom et abbé de Saint-Germain-des-Prés. Pour avoir le
plaisir de vivre avec des hommes savants dans le grec et dans l'hé-
breu, exercés à parler purement la langue latine et capables par leurs
exemples de faire revivre les mœurs de la primitive Eglise, il fit un
choix dans l'université de Paris ; il en tira des professeurs d'une
grande réputation : on nomme entre autres Jacques Lefèvre d'E-
taples, Guillaume Farel, Gérard Roussel et François Valable. Il leur
donna des bénéfices et des emplois honorables dans son diocèse. Le-
fèvre fut créé grand vicaire, Roussel eut la trésorerie de la cathé-
drale, Vatable fut pourvu d'un canonicat dans cette église ; Guil-
laume Farel n'eut pas le temps de former un établissement à Meaux,
parce que ses manières de penser transpirèrent trop tôt dans le pu-
1 Ilist. de l'Égl. gallic. , 1. 52.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 413
blic. C'était un esprit totalement infecté de luthéranisme, auquel il
ajoutait quelques articles particuliers de la doctrine de Zwingle.
L'évêque de Meaux connut les principes de Farel, et il le congédia.
Sa fortune fut alors d'errer en diverses villes, à Strasbourg, à Bâle,
à Berne, à Neufchâtel, à Metz, à Genève, prêchant partout la pré-
tendue réforme, et se faisant des ennemis jusque dans sa secte, à
cause de la pétulance de son génie. Farel était de Gap en Dauphiné ;
il avait été professeur à Paris, dans le collège du Cardinal-Lemoine,
où Jacques Lefèvre lui avait procuré cet emploi. Ce fut apparem-
ment la même protection qui le fit entrer dans la maison de l'évêque
de Meaux.
Si Lefèvre connaissait ses sentiments, on en pourrait conclure qu'il
était lui-même d'une catholicité très-équivoque, ou plutôt qu'il avait
l'esprit aussi gâté que Farel. Cependant, bien des auteurs assurent
que, malgré les tempêtes qui s'élevèrent contre lui au sujet de la
religion, il fut toujours catholique. Quoi qu'il en soit, il est certain
que ce personnage, inquiété d'abord par la faculté de théologie de
Paris pour son Exposition sur les Évangiles, poursuivi ensuite par
les arrêts du parlement, fut obligé de quitter Meaux sur la fin de 1525,
pour se retirer à Strasbourg. Il revint néanmoins en France, par la
protection de la duchesse d'Alençon, sœur du roi. Cette princesse
étant devenue reine de Navarre par son mariage avec Henri d'Al-
bret, Lefèvre la suivit d'abord à Blois, puis à Nérac en Gascogne, où
il mourut en 1537, âgé de près de cent ans.
Gérard Roussel, le troisième des doctes ecclésiastiques que Guil-
laume Briçonnet avait appelés à Meaux, était de Picardie, comme
Lefèvre, mais plus décidé que lui pour la mauvaise doctrine, et
beaucoup plus dangereux, parce qu'il avait le talent de la parole.
11 était d'ailleurs artificieux, faisant parade d'un grand extérieur de
vertu, affectant beaucoup de libéralité envers les pauvres, et, quoi-
qu'il prêchât en luthérien, il voulait toujours passer pour catholique.
On l'obligea aussi de quitter le diocèse de Meaux, et après un voyage
à Strasbourg, où il accompagna Lefèvre, il se retira comme lui,
dans la suite, à la cour de la reine de Navarre, qui le fit son prédi-
cateur, puis abbé de Clérac et évêque d'Oléron, dignité dont il
abusa pour changer les pratiques anciennes de la religion dans son
diocèse.
L'évêque de Meaux posséda aussi quelque temps dans son diocèse
François Vatable, mais qui doit être distingué des trois docteurs
précédents; car sa foi fut toujours très-pure, et il ne se retira ap-
paremment du diocèse de Meaux que pour s'attacher au service de
François I", qui le fit professeur de langue hébraïque dès qu'il eut
414 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
fondé le collège royal de France. Vatable fut en effet le premier
homme de son siècle pour ce genre d'érudition. Il l'emportait sur les
plus habiles d'entre les Juifs, qui venaient entendre ses leçons, et qui
en sortaient remplis d'admiration. Cependant, soit paresse naturelle,
soit difficulté de se contenter lui-même, il ne donna jamais rien au
public; et ce qu'on a de notes sur l'Écriture, imprimées sous son
nom, n'est qu'un recueil qui a été fait par ses auditeurs. Ce fut Ro-
bert Etienne qui l'imprima, et comme ce fameux imprimeur faisait
profession de calvinisme, les catholiques reçurent très-mal cet ou-
vrage ; il fut même condamné par la faculté de théologie de Paris.
Vatable était de la petite ville de Gamaches en Picardie l.
La ville et le diocèse de Meaux se ressentirent en peu de temps du
séjour de Farel, de Roussel et de Lefèvre. Les anciens usages se
changeaient peu à peu, la doctrine s'altérait insensiblement; en un
mot, ce canton fut, au bout de deux années, dans un danger évident
de perdre la foi. L'évêque ouvrit les yeux, et se mit en devoir de re-
médier au mal : ce qu'il exécuta d'abord avec assez de succès, par la
célébration de son synode, par les mandements qu'il publia, par
l'expulsion de Farel, et parla révocation des pouvoirs qu'il avait ac-
cordés à des prédicateurs plus capables de pervertir les peuples que
de les édifier2.
Mais il n'en fit pas de meilleurs choix. Il s'entoura de trois doc-
teurs prévenus en faveur des nouvelles doctrines, qui firent parler
d'eux d'une manière presque aussi désavantageuse que ceux à qui ils
avaient succédé. Pierre Caroli eut à soutenir un procès en Sorbonne,
pour les propositions hérétiques ou suspectes qu'il avançait dans ses
prédications. Martial Muzurier, que l'évêque de Meaux avait fait curé
de Saint-Martin dans sa ville épiscopale, fut poursuivi avec encore
plus de rigueur. On le tint enfermé quelque temps à la conciergerie
du palais de justice; il subit des interrogatoires humiliants; enfin,
pour empêcher l'official de Paris de pousser la procédure jusqu'à la
sentence définitive, qui ne pouvait être que très-formidable, il offrit
de faire prêcher dans sa paroisse une doctrine toute contraire à celle
dont on le disait auteur. Ce qui ayant été agréé, il engagea le gardien
des Cordeliers de Meaux à s'acquitter de cette fonction. Le religieux
monta donc en chaire à la place du curé, s'appliqua dans son sermon
à réfuter les propositions répréhensibles, et le fit d'une manière très-
forte, qualifiant chacune, et déterminant la note théologique qu'elle
lui semblait mériter.
L'évêque Guillaume Briçonnet regarda cette action comme une
« Hist. de VÉgl. gall., 1. 51. - 2 Ibid.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 415
entreprise sur ses droits ; il monta en chaire huit jours après, et dé-
clama vivement contre les Cordeliers, leur donnant les titres injurieux
de faux prophètes et de pharisiens. Il cita le gardien devant son offi-
cialité : le gardien se pourvut au parlement ; après bien des plai-
doyers réciproques, le parlement rendit un arrêt qui décrétait de
prise de corps divers particuliers de la ville de Meaux, et qui ordon-
nait à l'évêque de comparaître devant deux conseillers. Durant le
procès, on déféra au parlement un livre : Épîtres et Évangiles à
V usage du diocèse de Meaux, où la Sorbonne trouva jusqu'à qua-
rante-huit propositions dignes de censure. L'évêque vit deux de ses
prêtres arrêtés comme suspects d'hérésie, et l'un d'eux condamné
au feu comme hérétique par le parlement. Les procédures contre
lui-même se poursuivaient, lorsqu'elles furent suspendues par ordre
du roi, alors prisonnier à Madrid. L'évêque parut en profiter pour
réparer ses anciens torts ; il fit des visites, tint des synodes, recom-
manda tous les anciens usages de l'Église ; et telle fut sa conduite
jusqu'à sa mort, en 15341.
Cependant les impressions que les faux docteurs avaient faites sur
les esprits subsistaient dans le diocèse; et l'on en vit des effets
en 1525, à l'occasion de quelques prières publiques qu'on avait in-
diquées pour obtenir de Dieu la paix entre les princes chrétiens. Il
était venu de Rome une bulle ordonnant des jeûnes et accordant des
indulgences ; l'évêque de Meaux l'ayant fait afficher aux portes de sa
cathédrale et dans les principaux quartiers de la ville, on osa l'enle-
ver, la déchirer à la vue de tout le peuple, et y substituer des pla-
cards où l'on traitait le Pape d'antechrist. Quelque temps après, on
poussa l'audace jusqu'à déchirer à coups de couteau diverses for-
mules de prières qu'on avait affichées dans la cathédrale pour l'in-
struction et la commodité des fidèles. L'évêque fulmina des moni-
toires , les magistrats tirent des perquisitions ; quelques-uns des
coupables furent arrêtés et conduits dans les prisons de Paris. Ce
fut alors que le parlement s'arma d'une indignation bien capable
d'arrêter de semblables entreprises : il condamna ces fanatiques à
être fustigés dans les carrefours trois jours consécutifs; il les ren-
voya ensuite à Meaux pour y subir un pareil châtiment, avec le
supplice du fer chaud ; et l'on finit par les bannir à perpétuité hors
du royaume. On croit que parmi ces malfaiteurs était le fameux
Jean Leclerc, que le calviniste Théodore de Bèze a célébré comme
un des premiers martyrs de sa secte. Cet hérétique enthousiaste
s'étant retiré à Metz, après son aventure de Paris et de Meaux, s'avisa
1 Hist. de l'Égl.gall.,]. 52.
41f> HISTOIRE UNIVERSELLE (Llv. LXXX1V. — De 1517
encore de briser publiquement et par dérision une image de la sainte
Vierge tenant l'enfant Jésus entre ses bras. Son procès lui fut bientôt
fait. Il lui en coûta la vie cette fois. On lui coupa le poing et le nez ;
on le couronna d'un fer chaud, et il fut jeté au feu comme sacrilège,
blasphémateur et hérétique. -
La ville de Metz se ressentait du voisinage de l'Allemagne. Les lu-
thériens s'y multipliaient sensiblement. On y vit, dès l'an 1525 , des
moines et des prêtres apostats y prêcher ouvertement l'hérésie. Le
plus connu est Jean Châtelain, homme très-dangereux, parce qu'il
passait pour mener une vie régulière, et qu'il avait toujours dans la
bouche les termes de réforme, de pénitence et de primitive Église :
manières de parler qui ne coûtent rien et qui imposent beaucoup au
peuple. Ce Jean Châtelain était l'oracle de tout le pays ; on le suivait
comme un apôtre ; les gens éclairés pénétraient les artifices de ce
prédicant, mais il n'était pas sûr de le contredire, parce qu'on avait
à craindre toute l'indignation de la populace. On le manda cependant
à l'évêché, où Théodore de Saint-Chaumont, abbé de Saint-Antoine
de Viennois et vicaire général de l'évêque, l'interrogea en présence
de quelques docteurs. Ses réponses tirent connaître ce qu'il était ,
hypocrite et novateur ; on se contenta néanmoins de lui donner des
avis, dont il ne profita point. Il continua de dogmatiser comme au-
paravant.
On se lassa enfin de cette hardiesse ; on épia le temps qu'il était
hors de la ville ; on l'arrêta sur les terres de l'abbaye de Gorze, ap-
partenant à l'évêque de Metz, et, après l'avoir changé deux ou trois
fois de prison, on le condamna comme hérétique à périr par le sup-
plice du feu : ce qui fut exécuté dans la petite ville de Vie. Cette ac-
tion causa beaucoup de troubles dans Metz. Plusieurs ecclésiastiques
et l'abbé de Saint-Antoine furent insultés par les bourgeois; il fallut
que le magistrat fit un corps de deux mille hommes pour punir les
séditieux, et le calme ne se rétablit qu'après le supplice des plus cou-
pables : mais le luthéranisme ne s'en répandit pas moins dans le pays
messin *.
Pour en arrêter les progrès en France, on y tint plusieurs conciles.
Le plus célèbre fut celui de la province de Sens, que le cardinal-
archevêque, Antoine Du Prat, chancelier du royaume, ouvrit à Paris
le trois février 1528, et qui fut continué jusqu'au neuf octobre de la
même année. Les actes en sont fort remarquables.
Dans la préface, le concile expose d'abord quelques-unes des prin-
cipales hérésies qui ont troublé l'Église, puis fait voir que Luther
1 Rist. de l'i'gl. gall., I. 52, et Eût. de Lorraine.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 417
renouvelle toutes ces anciennes erreurs ; qu'il détruit le libre arbitre,
comme Manès ; les jeûnes et les préceptes de l'Église, comme Aërius;
le célibat des prêtres, comme Vigilantius ; la hiérarchie, le sacerdoce,
la prière pour les morts, etc., comme la secte des Vaudois; la juri-
diction ecclésiastique, comme Marsile de Padoue; toute l'autorité de
l'Eglise, comme Wiclef. On remarque ensuite les variations, les dis-
sensions du parti luthérien, comment les uns renversent les images,
et d'autres les conservent ; les uns rejettent toutes les sciences hu-
maines comme pernicieuses à la piété, et d'autres les recommandent
comme très-utiles ; les uns réitèrent le baptême, et d'autres ont hor-
reur de cette pratique; les uns veulent qu'il n'y ait dans l'eucharistie
que le signe du corps et du sang de Jésus-Christ, et d'autres y re-
connaissent la présence réelle, ajoutant toutefois, très-mal à propos,
que la substance du pain et du vin demeure avec le corps et le sang
de Notre-Seigneur ; les uns enfin , se portant pour être remplis du
Saint-Esprit, assurent que les saints livres sont plus clairs que le jour,
qu'ils s'expliquent d'eux-mêmes ; et d'autres ne refusent pas de re-
cevoir les explications des saints docteurs. Or, reprend le concile,
ces différences de sentiments dans des matières aussi essentielles à la
foi, montrent combien ces novateurs sont éloignés de la vérité ; car
l'esprit de Dieu n'est pas un esprit de discorde. Au contraire, les ca-
tholiques sont parfaitement d'accord sur le dogme ; ils professent
tous la même foi : ce qui prouve que leur doctrine vient de Dieu, et
qu'elle ne pourra jamais être détruite, quelques efforts que fassent
pour cela les ennemis de la vérité 4.
Ce n'était pas assez de montrer la conformité des nouvelles er-
reurs avec les anciennes, il fallait faire des lois pour arrêter le cours
de ces doctrines pernicieuses. Dans la première session, le cardinal
Du Prat publia un décret général, contenant les espèces d'hérésies
alors renaissantes, leur caractère détestable, la manière de juger et
de discerner les hérétiques et les relaps, la forme et l'ordre de pro-
cédure contre eux, les peines qu'ils encourent, et enfin lAe exhor-
tation aux princes et aux magistrats séculiers d'exterminer cette peste
publique2.
Après ce décret général , les Pères du concile de Sens dressèrent
seize articles concernant la foi.
I. L'Eglise étant l'épouse de Jésus-Christ, la maison de Dieu, la
colonne et le fondement de la vérité, il ne peut se faire qu'elle soit
jamais séparée de son époux, ni qu'elle succombe à l'effort des tem-
pêtes qui s'élèvent quelquefois contre elle. Il n'est pas plus possible
i Labbe, t. 14, p. 433 et seqq. — 2 lbid., p. 410.
ixin. 27
',18 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
de se sauver hors de son sein, qu'il le fut au temps du déluge d'é-
viter le naufrage hors de l'arche de Noé. Cette Église, une, sainte et
infaillible, ne peut s'écarter de la foi orthodoxe, et quiconque ne
s'en tient pas à son autorité dans la foi et dans les mœurs, est pire
qu'un infidèle.
II. L'Église de Jésus-Christ étant juge de toutes les controverses
qui s'élèvent sur la foi , elle n'est ni invisible ni cachée , comme
disent les luthériens. Car, comment un tribunal qui ne se voit point,
qui ne se trouve point, pourrait-il terminer les différends de reli-
gion ? Comment saint Paul aurait-il averti les prêtres et les évêques
de gouverner le troupeau de Jésus-Christ qui est l'Église, si ce trou-
peau n'était pas une société sensible '? Et qui ne voit qu'en ôtant du
christianisme toute autorité visible, on n'établit pas une hérésie par-
ticulière, mais on creuse pour ainsi dire le fondement de toutes les
hérésies ?
III. La synagogue ayant eu un tribunal établi de Dieu pour déci-
der les ditlicultés de la loi, il n'est pas raisonnable de penser que
l'Église chrétienne, qui l'emporte si fort sur l'état des Juifs, n'ait pas
des ressources contre l'erreur. Ainsi l'on ne peut refuser l'infaillibi-
lité aux conciles généraux, représentant l'Église universelle. Cette
puissance suprême s'étend à la conservation du dogme, à l'extirpa-
tion des hérésies, à la réformation de l'Église et au rétablissement
des mœurs. C'est par ce moyen que les anciens Pères ont détruit,
les mauvaises doctrines, et l'on ne peut nier l'autorité des conciles
généraux sans rouvrir la porte à toutes les impiétés condamnées
autrefois, à l'arianisme , au nestorianisme, et à tant d'autres ^mon-
stres qui ont disparu depuis tant de siècles. En un mot, il faut regar-
der comme un ennemi de la foi celui qui s'obstine à ne pas recon-
naître le pouvoir de ces saintes assemblées.
IV. L'autorité des saintes Écritures est très-grande et très-véné-
rable, puisque ceux qui ont été les auteurs furent inspirés du Saint-
Esprit 3 mais il n'appartient pas à tout le monde déjuger de l'inspi-
ration ou du sens de ces livres. Ce pouvoir regarde l'Église; c'est
elle qui peut déterminer sûrement et d'une manière infaillible toutes
les controverses en distinguant les livres apocryphes des canoniques,
et le sens vrai et orthodoxe de celui qui est hérétique ou contraire à
la vérité. S'il se trouve donc quelqu'un qui rejette le canon des Écri-
tures, tel que l'Église le reçoit, tel que le troisième concile de Car-
tilage et les papes Innocent et Gélase l'ont reconnu ; ou bien si
quelqu'un ose interpréter les saints livres suivant son sens particulier
et sans égard pour les explications des saints Pères, il faut réprimer
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. • 419
ces entreprises comme schismatiques, comme propres à fomenter
toutes les erreurs.
V. C'est une erreur pernicieuse de ne vouloir admettre que ce
qui est contenu dans l'Ecriture, puisqu'il est certain que Jésus-
Christ, instruisant ses apôtres, a déclaré bien des choses qui ne sont
point écrites, et qu'il faut toutefois croire fermement , puisqu'il est
constant par la doctrine de l'apôtre saint Paul que les fidèles doivent
conserver les traditions qu'ils ont reçues, soit par écrit, soit de vive
voix. On peut citer pour exemples de ces traditions non écrites,
l'usage de prier vers l'orient, la manière d'administrer et de recevoir
l'eucharistie, les diverses cérémonies du baptême, le symbole des
apôtres, l'onction qui se fait en administrant le sacrement de confir-
mation, la pratique de mêler l'eau avec le vin destiné au sacrifice
celle de faire le signe de la croix sur le front, etc. Plusieurs de ces
choses n'ont peut-être pas été instituées par Jésus-Christ même. Ce-
pendant, comme les apôtres étaient inspirés du Saint-Esprit, ce qu'ils
ont établi dans l'Eglise doit être reçu et conservé comme les tradi-
tions de Jésus-Christ. Enfin, si quelqu'un s'obstine à ne respecter et
à n'admettre que ce qui est écrit dans les saints livres, il faut le tenir
pour hérétique et pour schismatique.
VI. S'il n'était pas permis dans l'ancienne loi de contredire les
ordres du grand prêtre, et si l'on punissait de mort les infracteurs
de ses règlements, de quel front les hérétiques modernes osent-ils
rejeter les décrets des conciles et des souverains Pontifes , par la
seule raison que cela n'est pas contenu dans l'Écriture ? Ignorent-ils
que Jésus-Christ a ordonné d'obéir aux pasteurs ? Et ces pasteurs
n'ont-ils pas une puissance ordonnée de Dieu ? Ne sont-ce pas des
maîtres et des pères ? Les apôtres ne prétendaient-ils pas qu'on obser-
vât leurs ordonnances, quand ils recommandaient aux nouveaux
Chrétiens de s'abstenir du sang, des viandes suffoquées et des vic-
times présentées aux idoles ? Il faut donc garder les coutumes reçues
parmi le peuple fidèle. Il faut observer les décrets des anciens, dans
les choses mêmes dont l'Ecriture ne parle point ; et ceux qui mépri-
sent les usages de l'Eglise doivent être punis comme des prévarica-
teurs de la loi divine l.
Dans les articles suivants, le concile de Sens traite avec la même
sagesse les jeûnes et les abstinences de l'Église, le célibat des prê-
tres, les vœux monastiques , les sept sacrements, le sacrifice de la
messe, la satisfaction, le purgatoire et la prière pour les morts, le
1 Labbe, t. 14. Hist. de l'Égl. gall, 1. 52.
420 HISTOIRE UNIVERSELLE [LIv. LXXX1V. — De 15H
culte des saints, le culte de leurs images. Dans l'avant-dernier , le
concile s'exprime ainsi sur le libre arbitre, et dans le dernier sur la
foi et les œuvres :
XV. L'erreur de YViclef et de Luther touchant la nécessité d'agir,
opposée au libre arbitre , est un dogme renouvelé du paganisme ;
mais il n'est personne qui ne puisse réfuter aisément cette impiété.
La raison montre que, sans le libre arbitre, les lois divines et hu-
maines, les conseils, l'élection, les prières, les reproches, la justice,
la récompense et les châtiments sont des choses tout à fait inu-
tiles. L'Ecriture enseigne de plus très-clairement que Dieu a laissé
l'homme maître de son conseil ; que celui-là est heureux qui a pu
faire le mal et ne l'a pas fait, qui a pu transgresser la loi du Seigneur
et qui toutefois l'a observée. Or, cela montre que le libre arbitre
existe en nous, et qu'il s'étend aux deux contradictoires. Ce saint
concile reconnaît la vérité d'une telle doctrine, et nous n'excluons
pas pour cela le secours de la grâce divine. Nous disons, selon l'Ecri-
ture, que la volonté de l'homme, prévenue de la grâce intérieure,
se tourne vers Dieu, s'approche de Dieu, et se prépare à cette
grande grâce qui ouvre la vie éternelle. Mais cette nécessité de la
grâce ne porte aucun préjudice au libre arbitre. Car elle est toujours
prête à nous secourir, et il n'y a pas de moment où Dieu ne soit à
la porte de notre cœur et n'y frappe, à quoi il faut ajouter que cette
grâce n'est point telle que la volonté ne puisse y résister. Autrement,
saint Etienne eût inutilement reproché aux Juifs qu'ils résistaient
toujours au Saint-Esprit, et saint Paul eût exhorté vainement les
Thessaloniciens de ne point éteindre en eux le Saint-Esprit. A la
vérité, Dieu nous attire, mais nous ne sommes point entraînés par
violence. Dieu prédestine, choisit, appelle, mais il ne glorifie en tin
que ceux qui ont assuré par de bonnes œuvres leur vocation et leur
élection. Au reste, ce n'est pas, à proprement parler, une nouvelle
condamnation que nous faisons ici de l'erreur contraire au libre ar-
bitre ; l'Église et les conciles l'ont condamnée il y a longtemps ; nous
déclarons plutôt que cette erreur combat évidemment les premiers
principes de la raison et les témoignages formels de l'Ecriture.
XVI. Luther, voulant abaisser le mérite des œuvres, s'est appliqué
à relever uniquement la foi. Il cite, en faveur de la foi, des textes de
l'Écriture qui, dans le vrai sens, n'excluent point les autres vertus.
Il en produit d'autres contre les œuvres, lesquels réprouvent seule-
ment la trop grande confiance qu'on aurait dans ses bonnes actions,
ou bien qui regardent les cérémonies de la loi. Les saints livres nous
apprennent donc qu'il faut joindre l'espérance, la charité et les bonnes
à 1515 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 421
œuvres à la foi; que ce n'est pas la foi seule, mais plutôt la charité,
qui justifie ; et que les bonnes œuvres, bien loin d'être des péchés,
sont nécessaires aux adultes pour le salut, et qu'elles ont même la
qualité du vrai mérite *.
Ces décrets si sages, si savants même et si précis, suffisaient pour
détruire toutes les nouvelles erreurs. Le concile de Sens accueillit
néanmoins une liste de trente-neuf articles, enseignés par les héré-
tiques modernes, persuadé qu'il suffisait de les remarquer pour en
éloigner les fidèles. Il y joignit une sentence d'excommunication
contre tous ceux qui tiendraient ces dogmes impies, qui favorise-
raient leurs partisans , et qui retiendraient les livres de Luther ou
des luthériens. Cette censure venait à la suite d'une exhortation
vive et pathétique qu'adressaient les évêques du concile aux princes
chrétiens pour les engager à seconder les décrets de l'Eglise, à
poursuivre les hérétiques, à leur interdire toute assemblée, toute
conférence.
Enfin le concile dressa quarante décrets concernant la discipline
ecclésiastique. On y recommande de prier souvent pour l'Eglise et
pour la paix de la chrétienté ; d'éviter dans l'administration des sa-
crements toute exaction, toute vue d'intérêt ; de ne recevoir per-
sonne aux saints ordres sans exiger auparavant des attestations qui
fassent foi de l'âge, de la capacité et de la bonne conduite, sans avoir
pris des assurances pour le titre clérical ; et la même chose doit aussi
s'observer, quand il est question de donner des dimissoires, pour que
les ordres soient conférés dans un autre diocèse.
On défend d'admettre à l'exercice des saints ordres certains ecclé-
siastiques qui se disent promus en cour de Rome, à moins qu'ils
n'aient montré leurs lettres d'ordination, et qu'ils n'aient subi un
examen qui rende témoignagede leur doctrine et de leurs qua'ités.
On apportera encore plus de soin au choix des pasteurs. Ceux qui
auront été nommés par les patrons, soit ecclésiastiques, soit sécu-
liers, subiront un examen rigoureux, sans en excepter même ceux
qui auraient été pourvus par le Saint-Siège; et s'il arrivait qu'un
collateur ecclésiastique eût pourvu des sujets indignes, après une ou
deux monitions, il sera interdit par le concile de la province.
On ordonne d'établir des distributions manuelles dans les chapi-
tres, d'obliger les curés à la résidence personnelle, à l'explication de
la doctrine chrétienne, aux instructions touchant la réception des
sacrements de pénitence et d'eucharistie, l'assistance aux messes de
paroisse, l'observation des jeûnes et des fêtes. .
tLabbc.t. 14, p. 444-459.
Ml HISTOIRE UNIVERSELLE ( Liv. I.XXX1V. - De 1517
On entre, après cela, dans un grand détail sur les fondations, les
chapelles particulières, la décence de l'office divin, la manière de
psalmodier et de chanter les heures canoniales, le temps de l'office
où l'on ne peut plus entrer dans le chœur sans être censé absent; les
livres de chant, les missels, les légendes des saints, l'obligation de
faire jouir de leurs revenus les nouveaux chanoines , dès qu'ils
prennent possession. On passe à la conduite intérieure et extérieure
des moines et des religieuses, à la modestie des clercs dans leurs ha-
bits, dans leurs manières, dans leurs sociétés; point de familiarité
trop grande avec les séculiers, point de jeux de hasard, de danses,
de spectacles, de chants lascifs, de chasse, de négoce ; et ceux qui
seront coupables d'incontinence seront punis selon la rigueur des
canons par les évêques ou leurs officiaux. On revient ensuite à des
règlements particuliers pour les moines et les religieuses. On abolit
les prieurés réduits à un seul religieux, et les communautés de filles
où la régularité ne peut être observée. On veut que les religieuses
soient renvoyées à l'abbaye ou au monastère d'où ces prieurés ou
petites maisons dépendent. On déclare que, dans les couvents de re-
ligieuses, on ne doit recevoir que le nombre de sujets qui pourront
être entretenus sur les fonds de la maison; et défense est. faite de
rien exiger pour la réception, quelque excuse qu'on allègue de cou-
tume ou de prétexte contraire. On permet seulement aux personnes
surnuméraires de payer pension, mais on les exclut des places qui
viendront à vaquer dans le nombre des filles qui composent la com-
munauté ; et il est dit que ces places seront remplies par d'autres
filles qui doivent être reçues sans dot.
Enfin, il est très-expressément recommandé aux évêques de veil-
ler sur la clôture des religieuses, comme étant la gardienne des
bonnes mœurs, de la régularité et de la chasteté. Les autres décrets
défendent d'établir de nouvelles confréries sans la permission de
l'évêque; de lancer l'excommunication sans des causes graves et
nécessaires ; d'imprimer aucun livre traitant de la religion, sans la
permission de l'ordinaire; de publier, sans cette même permission,
aucun ouvrage de religion, écrit en langue vulgaire; d'admettre à
la prédication et au ministère de la confession qui que ce soit, s'il
n'a été approuvé par l'évêque; de permettre aux abbés d'adminis-
trer la confirmation et de consacrer les vases sacrés, à moins qu'ils
ne montrent leurs privilèges à l'ordinaire; de laisser introduire dans
les cérémonies des fiançailles aucunes indécences, aucuns termes
profanes ou ridicules; et en même temps le concile prononce l'ana-
thème contre tous ceux qui contractent, conseillent, favorisent ou au-
torisent de leur présence les mariages clandestins.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 423
Le dernier décret dit que dorénavant les images ne seront point
placées dans les églises, sans avoir été vues et approuvées de l'é-
vêque, ou de quelqu'un qui en ait le pouvoir de lui ; et, à l'occasion
des miracles populaires, on ajoute une défense très-expresse de pu-
blier de nouveaux prodiges, d'élever sous ce prétexte aucune église,
chapelle ou autel, de tolérer le concours du peuple à ce sujet, si ce
n'est que l'évêque eût approuvé tout ce culte extérieur, et qu'il eût
permis d'annoncer ces choses extraordinaires1.
Tels sont en résumé les décrets de ce concile de Sens, un des
plus mémorables qui aient jamais été célébrés dans l'église gallicane.
On y remarque, sur la foi et sur les mœurs, la plupart des décisions
qui furent publiées depuis par le concile de Trente. Il servit encore
comme de modèle à d'autres conciles provinciaux qui se tinrent
en France la même année 1528 : à Lyon, à Bourges, à Tours, à
Reims, à Rouen, et probablement dans toutes les autres provinces
ecclésiastiques.
Toutefois, de 1528 à 1532, malgré la vigilance de la Sorbonne,
des évêques et du parlement, de temps en temps on entendait par-
ler d'entreprises contre la religion, de sacrilèges, de profanations.
A Paris, près de la rue Saint-Martin, une image de la sainte Vierge
avait encore été insultée et défigurée, avec quelques autres repré-
sentations de saints. A Rouen, un luthérien avait blasphémé publi-
quement contre la mère de Dieu. A Meaux, on avait attaqué par des
railleries et des satires le sacrement de l'eucharistie , et chacune des
années suivantes fournit encore des exemples funestes en ce genre.
On punissait les coupables, on réparait le scandale par des proces-
sions et des cérémonies de piété; mais il restait toujours un levain
d'erreur dans bien des esprits. D'ailleurs, les mauvais livres, les
sermons artificieux, les discours libres sur la religion se multi-
pliaient sensiblement. Dans la paroisse de Gondé, diocèse de Sées, le
curé prêchait en luthérien, et l'on releva, soit dans ses discours, soit
dans des écrits trouvés chez lui, soixante-huit propositions qui firent
la matière d'un procès criminel. L'évêque de Sées, son supérieur
immédiat, accompagné de l'inquisiteur de la foi, le condamna en
première instance. Il en appela à l'archevêque de Rouen, qui con-
sulta la Sorbonne avant que de prononcer. Le résultat fut que l'au-
teur de ces propositions était un véritable hérétique et un faux
pasteur des âmes : on reprit son procès à Rouen, après que la censure
de Paris y eut été envoyée, et l'archevêque, assisté d'un évêque, son
suffragant, et de cinq abbés, l'ayant dégradé en cérémonie, il fut livré
1 Labbc, t. i 4, p. 4C3-4S1.
i24 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
au bras séculier, qui prononça contre lui la sentence de mort1.
En Languedoc, on s'apercevait aussi des ravages que l'hérésie
commençait à faire dans tous les États. Cette grande et belle pro-
vince était comme abandonnée par ses évêques, la plupart hommes
de qualité, et qui se trouvaient beaucoup mieux à la cour que dans
leurs diocèses. C'était à Toulouse surtout que la présence d'un pré-
lat eût été bien nécessaire pour veiller sur la conduite des étrangers
qui venaient étudier en cette ville. Plusieurs d'entre eux étaient in-
fectés de luthéranisme; ils semaient l'erreur en recevant l'instruction
de leurs maîtres, et, sous prétexte de s'enrichir de ses littératures,
ils inoculaient à la France des principes tout contraires à la religion
de la France, de l'Europe et de l'univers civilisé. Le parlement s'op-
posait néanmoins de toutes ses forces à la témérité des sectaires. Dans
un seul jour, qui était celui de Pâques 1 532, il en fit arrêter un grand
nombre. L'inquisiteur de la foi procéda contre eux, on fit ajourner
les absents : l'official et les grands vicaires de l'archevêque, qui fai-
saient partie du tribunal de l'inquisition, obligèrent un docteur en
droit civil à faire abjuration publiquement et à payer une somme de
mille livres aux pauvres. Un bachelier en droit fut condamné par le
parlement à être brûlé vif, pour avoir soutenu opiniâtrement les er-
reurs dont il était coupable, et vingt autres personnes subirent di-
verses peines dans une de ces cérémonies publiques qu'on appelait
Acte de foi, en espagnol Auto-da-fé.
Un des endroits où l'on faisait le plus d'accueil aux sectaires était
le Béarn, pays de la domination du roi de Navarre. La reine Mar-
guerite, sœur de François Ier, protégeait tous les gens de lettres sus-
pects d'hérésie. Sous la direction de Gérard Roussel, son docteur de
confiance, cette princesse lisait assidûment la Bible, elle composa
même une espèce de drame, presque tout tiré du Nouveau Testa-
ment; et pour faire représenter cette pièce, elle fit venir d'Italie une
troupe de comédiens, gens accoutumés à passer les bornes de la
discrétion. Comme ils virent qu'on aimait dans cette cour les raille-
ries sur le compte des religieux et des prêtres, il y avait toujours
dans leurs représentations quelque farce où ces personnages étaient
reproduits avec toute la licence du théâtre comique. Le roi de Na-
varre, par complaisance ou par goût, applaudissait à ces spectacles.
Il prit part ensuite à des exercices plus dangereux pour lui : c'étaient
des sermons clandestins qui se faisaient dans l'appartement de la
reine, et où l'on ne manquait pas de déclamer contre le Pape et
contre le clergé. Ce prince facile fit encore un pas plus avant : il se
i Hisl de l'Égl. gall., 1. 52.
à 1515 de 1ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 425
laissa gagner au point d'assister à la cène que les nouveaux doc-
teurs faisaient ensemble dans un réduit du château ; ils n'appelaient
encore cette cérémonie que la manducation ; mais, au fond, elle ne
différait pas de la cène calviniste, qui fut établie quelques années
après.
François Ier, ayant su ce qui se passait en Béarn, manda sa sœur
et lui en fit des reproches. Elle n'entreprit pas de contester avec lui,
elle se déclara orthodoxe, elle protesta de sa soumission aux dogmes
de l'Eglise ; mais elle ne laissa pas en même temps de vanter le pré-
tendu mérite de ses docteurs. Outre Gérard Roussel, qui tenait tou-
jours le premier rang^dans son esprit, deux Augustins défroqués,
peut-être plus suspects encore, avaient part à l'estime de cette prin-
cesse, et ils prenaient le titre de ses prédicateurs; l'un s'appelait
Bertaud, et l'autre Couraut; ils essuyèrent l'un et l'autre, à titre de
mauvaise doctrine, une procédure de la faculté de théologie. Le
premier, se voyant menacé de la prison, s'enfuit secrètement, quitta
l'habit monastique, se fit protestant ; mais il eut le bonheur de ren-
trer depuis dans le sein de l'Église. L'autre fut constitué prisonnier,
et demeura quelque temps sous la garde de l'évêque de Paris. Re-
lâché ensuite, il apostasia, et, après avoir parcouru la Suisse et la
Savoie, il mourut ministre à Genève. Tels furent les orateurs que la
reine de Navarre prétendait accréditer à la cour de France. Elle vou-
lut aussi y introduire sa messe à sept points, dont il a déjà été
parlé.
On reprochait encore à la reine Marguerite d'avoir fait traduire en
français, par l'évêque de Senlis, le livre dont elle se servait pour ses
prières, et d'avoir] souhaité qu'on en retranchât plusieurs traits fa-
vorables à la^doctrine^de l'Église ; d'avoir elle-même mis au jour un
ouvrage de dévotion, intitulé le Miroir de rame pécheresse, où il
n'était question ni de l'intercession des saints ni du purgatoire. Toute
cette conduite indisposait beaucoup les zélés catholiques ; ceux qui
en témoignaient le plus de mécontentement furent quelques mem-
bres de^l'université de Paris.
A la rentrée des classes, dans les premiers jours d'octobre, c'était
la coutume que les écoliers de rhétorique qui passaient en philo-
sophie fussent exercés à la déclamation de quelques vers drama-
tiques. En 1533, ceux du collège de Navarre représentèrent une
pièce où la reine théologue de Navare était peinte en caricature. On
y voyait d'abord une femme tenant le fuseau et la quenouille. Une
des furies de l'enfer venait lui inspirer ses passions, et lui faire
prendre un livre d'évangile traduit en français. Alors l'esprit de con-
troverse, d'aigreur.Ule tyrannie saisissait la dame, et elle se livrait à
426 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
toutes sortes d'entreprises violentes et injustes. Cela était entremêlé
de traits fort hardis contre la princesse, et il n'était pas possible de la
méconnaître dans ces jeux scholastiques. La chose éclata, on en fut
informé à la cour : ordre en conséquence au prévôt de Paris de faire
la visite du collège de Navarre. Le prévôt exécute sa commission,
l'auteur de la pièce disparaît, on arrête les acteurs, on les oblige à
répéter leurs rôles, le principal du collège fait quelque résistance, son
petit peuple d'écoliers se défend à coups de pierres, il faut céder en-
fin à l'autorité et à la force, les supérieurs de la maison sont arrêtés
et obligés de garder durant quelques jours une espèce de prison.
C'est à quoi se borna la pénitence.
Mais dans le même temps un autre démêlé s'étendit dans toutes
les parties de l'université. Le Miroir de Vaine pécheresse, ouvrage
composé par la reine Marguerite, ayant été trouvé chez les libraires
lorsque les députés de la faculté de théologie y faisaient leur visite,
ces docteurs mirent le livre au nombre de ceux dont la lecture de-
vait être défendue aux fidèles. La princesse s'en plaignit au roi, son
frère, qui envoya ordre à l'université de rendre compte de sa conduite
à cet égard. Aussitôt le recteur, Nicolas Cop; fils du premier méde-
cin du roi, assembla les quatre facultés, et fit des perquisitions sur
l'auteur de la condamnation de ce livre. Personne ne se déclara, et
Ton trouva seulement, sur la fin de la séance, que le curé de Saint-
André-des-Arts avait mis l'ouvrage au nombre des productions sus-
pectes, parce qu'il lui manquait l'approbation de la faculté, condition
expressément marquée par les arrêts du parlement. Mais le recteur
Nicolas Cop était lui-même infecté de luthéranisme, comme il le ma-
nifesta dans un sermon prêché à la Toussaint de la même année 1 533.
Traduit pour ce sujet au parlement, il n'osa y paraître, et s'enfuit à
Bâle, d'où il était originaire. On sut plus tard que le sermon qu'il
avait prêché était l'œuvre d'un sien ami, qu'il est temps de faire con-
naître1.
A Noyon en Picardie vivait Gérard Cauvin, d'abord tonnelier, en-
suite notaire, secrétaire et procureur fiscal del'évêque; il avait pour
femme Jeanne Lefranc, fille d'un cabaretier de Cambrai. Le dix juillet
1509, ils eurent un second fils, qui fut baptisé à Sainte-Godeberte et
eut pour parrain le chanoine Jean de Vatines. Gérard Cauvin avait à
peine sept cents francs de rente, pour lui, sa femme, leurs six enfants,
quatre garçons et deux filles. Une famille riche et pieuse, celle des
Momraor, vint généreusement à son secours. Elle eut un soin parti-
culier du petit Jean Cauvin, l'admit dans sa maison, à la table de ses
1 II iat. del'Ègl g allie, 1.62.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 427
enfants et lui donna le même maître. Son père le destinait à l'état
ecclésiastique ; avec quelques centaines de francs que lui donnèrent
ses bienfaiteurs, il acheta, le quinze mai 1521, la prébende d'une
chapelle dans la cathédrale de Noyon ; il avait alors douze ans. En-
voyé à Paris, il descendit chez son oncle Richard, serrurier, près de
l'église Saint-Germain-l'Auxerrois. C'était un honnête ouvrier, qui
nourrit et hébergea le fils de son frère, plusieurs années de suite, à
ses frais. L'enfant avait une petite chambre qui donnait sur l'église,
dont les chants le réveillaient le matin. Les deux fils Mommor, qui
accompagnaient leur condisciple, étaient allés se loger dans la rue
Saint-Jacques. Cette séparation ne brisa pas leur amitié d'enfance.
Us se retrouvaient chaque jour au collège de la Marche, à la leçon
du professeur, et, le dimanche ou les jours de fête, à la table de
quelque grand seigneur allié de la famille Mommor, ou dans les
jardins du gymnase, se promenant ensemble. Richard Cauvin, le
serrurier, fier des succès de son neveu, car l'enfant en avait, conti-
nuait d'aller tous les matins à la messe de sa paroisse, de faire mai-
gre le vendredi et le samedi, de dire son chapelet, de jeûner aux
Quatre-Temps ; pratiques dont se moquait l'orgueilleux écolier; car
Jean, à quatorze ans, avait déjà lu quelques-uns des livres de Luther,
et le doute était entré dans son âme, puis l'inquiétude et le tour-
ment. En sa dix-neuvième année, le vingt-sept septembre 1527, il
fut pourvu de la cure de Marteville ; il n'était que tonsuré. En 1529,
son père, qui était aimé de l'évêque, obtint pour son fils l'échange
de cette cure contre celle de Pont-1'Evêque, où le père était né et où
le grand-père demeurait encore. Ce fut un membre de la famille
Mommor, le pieux abbé de Saint-Éloi, qui le présenta à cette cure.
De Paris, où il fit connaissance avec Guillaume Farel, il revint à
Noyon, et prêcha quelquefois à Pont-1'Evêque : il ne fut jamais prêtre.
Son père, Gérard Cauvin, ayant désiré qu'il étudiât le droit, il se
rendit à l'université d'Orléans, où enseignait un célèbre jurisconsulte
de France, Pierre de l'Étoile, depuis président au parlement de
Paris. Jean Cauvin y faisait la joie du maître, mais le désespoir des
écoliers ; car on rapporte qu'il ne faisait d'autre métier au collège
que de calomnier ses camarades : aussi l'avaient-ils surnommé
l'accusatif1.
D'Orléans, il se rendit à l'université de Bourges, où ses études fu-
rent tout à coup interrompues. Il partit pour aller soigner son père
malade, que Dieu appela bientôt à lui. Gérard Cauvin mourut dans
la foi de ses pères, et priant pour son fils qui allait être exposé aux
1 Audin, Vie de Calvin, 1. 1.
*28 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. I.XXXIV. - De 151T
tentations du monde. A Bourges, Jean Cauvin étudia le droit sous le
fameux Alciat , venu d'Italie. 11 étudia aussi la littérature grecque
sous un luthérien allemand , Melchior Wolmar, qui l'initia bien plus
encore à Luther qu'à Sophocle ou à Démosthène, et qui dès lors
compta beaucoup sur lui pour l'avancement de la prétendue ré-
forme. « Quant au Cauvin, écrivait- il à Farel, je ne crains pas tant
son esprit de travers que j'en espère bien ; car ce vice est propre à
l'avancement de nos affaires, pour le rendre un grand défenseur de
nos opinions , parce qu'il ne pourra si aisément être pris qu'il ne
puisse envelopper en des embarras plus grands l. » D'après les con-
seils de Wolmar, il se remit à l'étude de la théologie, comme de la
maîtresse science de toutes les sciences. A Bourges encore, il lia
connaissance et amitié avec un jeune homme de Vézelai, qui cultivait
le droit, la poésie et les passions les plus infâmes; car il a laissé des
poëmes où il chante impudemment ses amours de Sodome 2. Le
jeune homme s'appelait Théodore de Bèze : c'est un des patriarches
du protestantisme en France.
Jean Cauvin, de retour à Paris, y publia, l'an 1532, son premier
livre. Il a pour titre : De la Clémence, paraphrase d'un écrivain latin
de la décadence, le rhéteur Sénèque, qu'il confond avec son fils Sé-
nèque, le philosophe. C'est dans ce livre qu'il changea son nom de
Cauvin en Calvin, sous leqael il est plus connu. Il s'est encore déguisé
sous beaucoup d'autres noms, car il n'était pas hardi comme Lu-
ther. Moins propre que l'hérésiarque de Wittemberg à commencer
une révolution religieuse, il était plus propre à la raffiner une fois
commencée. Ce fut Calvin qui composa le sermon luthérien prêché
par le recteur de l'université de Paris, Nicolas Cop; pour échapper
aux poursuites du parlement, l'un et l'autre prirent la fuite.
Quant aux mœurs de Calvin même, ce fondateur et patriarche du
protestantisme français, voici certains faits rapportés par le cardinal
de Richelieu, d'après des autorités très-graves, et qui n'ont pu être
démentis par les calvinistes.
« Calvin fut nourri dès son bas âge pour être ecclésiastique. N'ayant
encore que dix-huit ans, par la licence du siècle , il fut dès lors
pourvu d'une cure, laquelle, deux ans après, il permuta avec une
autre. Pendant qu'il possédait ces bénéfices, il fut plusieurs fois re-
pris et de la liberté de sa créance et de la dépravation de ses mœurs ;
mais ayant été enfin condamné pour ses incontinences, qui le por-
tèrent même jusqu'aux dernières extrémités du vice, il se retira et
des environs de Noyon et de l'Église romaine tout ensemble.
1 Audin, Vie de Calvin, t. I, p. 41. — 2 Ibld.,p. 43 et seqq.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 429
« Campianus, qui mourut martyr en Angleterre sous le règne de
la reine Elisabeth, reprochant à nos adversaires la vie infâme de Cal-
vin et usant de ces termes : Que leur chef avait été fleurdelisé et fugi-
tif, Witaker, en sa réponse, n'en a point d'autre que celle-ci : Cal-
vin a été stigmatisé ; mais saint Paul l'a été, d'autres l'ont été aussi.
A quoi Dûrœus repartant, en la réplique qu'il fait pour Campianus,
dit : Que c'est une chose impie de comparer Calvin, marqué pour ses
crimes, à saint Paul, marqué pour la confession de Jésus-Christ.
«Witaker, en sa réplique, se tait sur cet article; et ce qui doit
passer pour une conviction indubitable des crimes imputés à Calvin,
est que, depuis qu'il a été chargé de cette accusation, l'église de Ge-
nève non-seulement n'a pas justifié le contraire, mais même n'a pas
nié l'information que Berthelier, envoyé par ceux de la même ville,
fit à Noyon. Cette information était signée des plus apparents de la
ville de Noyon, et avait été faite avec toutes les formes ordinaires de
la justice. Et dans la même information l'on voit que cet hérésiarque
ayant été convaincu d'un péché abominable que l'on ne punit que
par le feu, la peine qu'il avait méritée fut, à la prière de son évêque,
modérée à la fleur-de-lis. Et l'église de Genève, qui ne désavoue pas
cette information touchant la vie de Calvin, n'eût pas manqué de la
désavouer, si elle eût cru le pouvoir faire sans blesser la vérité.
«Ajoutez à cela que Bolsec ayant rapporté la même information,
Berthelier, qui vivait encore au temps de Bolsec, ne le démentit
point : ce qu'il eût fait aussi sans doute s'il eût pu le faire sans tra-
hir le sentiment de sa conscience et sans s'opposer à la créance pu-
blique. Ainsi le silence et de toute une ville intéressée et de son se-
crétaire est en cette occasion une preuve infaillible des dérèglements
imputés à Calvin l. »
A ces autorités irrécusables de Richelieu, on peut en ajouter
d'autres. Le grave et savant anglais Stapleton, né en 1535, et qui
avait près de trente ans lorsque Calvin mourut en 1564, fut très à
portée d'être bien instruit du fait, puisqu'il passa une grande partie
de sa vie dans le voisinage de Noyon. Or, voici en quels termes il
s'exprime : « Aujourd'hui encore, on voit dans la ville de Noyon en
Picardie les archives et les monuments de ce qui s'y est passé ; au-
jourd'hui encore, on y lit que Jean Calvin, convaincu de Sodomie,
fut seulement marqué sur le dos par l'indulgence de l'évêque et du
magistrat, et qu'il sortit de la ville; et des hommes très-honorables
de sa famille, qui vivent encore, n'ont pu obtenir jusqu'à présent
1 Richelieu, Traité pour convertir ceux qui se sont séparés de l'Église, 1. 2,
c. 10, p. 291 et ?9.\ édit. in-fol., Paris, 1651.
430 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV.- De 1517
que la mémoire de ce fait, qui imprime à toute la famille une cer-
taine flétrissure, fût effacée des archives de la ville l. » Au reste, les
luthériens d'Allemagne, entre autres Schlusselburg dans sa théologie
calvinienne, en parlaient également comme d'un fait. Et quant au
silence affecté de Bèze, ils répondent que le disciple s'étant illustré
par les mêmes crimes et la même hérésie que son héros, il ne mérite
sur ce point la confiance de personne 2. »
En effet, nous avons déjà vu quelque chose de sa moralité, que
Richelieu résume en ces termes :
« Bèze, étant ecclésiastique et possédant quelques bénéfices, sortit
de l'Eglise romaine en même temps que le parlement le fit assigner
pour être ouï sur une poésie qu'il avait composée, extraordinaire-
ment impure et scandaleuse; mais, se sentant coupable d'un si grand
excès, il ne répondit à cet auguste sénat que par la fuite, et se retira
à Genève. Pour apprendre quel il a été, nous n'avons pas besoin
d'autre témoignage que le sien, ayant publié lui-même qu'il a fait
des vers à l'imitation de Catulle et d'Ovide, qu'il s'était abandonné
à des impuretés énormes et monstrueuses ; en considération de quoi
il est appelé par ses propres confrères la honte de la France, simo-
niaque, rempli de tous vices, et de celui-là même qui a attiré le feu
du ciel 3. Il est inutile de dire qu'il était encore catholique quand il
fit cette poésie; car il nous apprend lui-même le contraire, puisqu'il
rend grâces à Dieu de lui avoir donné la connaissance de la vraie re-
ligion dans la seizième année de son âge, et qu'il ne publia que plu-
sieurs années après ces infâmes épigrammes. Et, dédiant lui-même
ses vers à Wolmar, qui l'avait instruit en la religion prétendue ré-
formée, il nous fait connaître qu'il n'estimait pas cette poésie indigne
de l'esprit protestant, puisqu'il la dédiait à celui même qui le lui
avait inspiré *.
Un confrère et convive de Bèze achèvera de nous faire connaître
ses mœurs : c'est le jurisconsulte Baudouin. Un jour, dans une dis-
pute à Genève, en présence de Calvin, Bèze avait comparé le juriste
à un chien affamé, flânant autour des cuisines et alléché par la
friande odeur des mets. Baudouin lui répliqua : « Que veux-tu dire
avec ces mots : Je crois le voir encore tantôt au millieu de cette
ville de désœuvrés, tantôt au palais parmi ces flots de juristes et
d'avocats, le nez au vent, flairant un dîner ? — Je voudrais bien sa-
voir quel honnête homme a jamais flairé tes repas, à la façon de
1 Stapleton, Promptuar. calh., pars 32, p. 133. — 2 Conrad Schlusselburg,
in Theol. ealv,, !. 2, fol. 72, Francfort, t : 92. — ; ' ntoine Faye, De oiitu et vitâ
Bezœ. — Audin, But. de Calvin, t. 2, c. !4. — '* Richelieu, uhi snprà, p. 293
et 294.
à 1515 <1e l'ère chr.] DE L'ÉGUSE CATHOLIQUE. 431
Sardanapale ou d'Héliogabale, débauché que tu es ? ou bien tes sou-
pers sacrilèges, où le vice vient s'asseoir, incestueux amphitryon ?
Qui est-ce qui s'est approché de ta salle à manger sans se boucher
le nez, suffoqué par cette odeur de lupanar qu'exhalaient tes fêtes
nocturnes? Qui est-ce qui voudrait mettre le pied dans ton bouge,
sans crainte de rester souillé? Odeur et saveur, il y a de quoi suffo-
quer. Avec toi, malheureusement, besoin est de se condamner à ne
pas user toujours de termes chastes, et lorsqu'on veut parler de
Théodore, gare aux oreilles pudiques ! Mais j'espère que les âmes
honnêtes me pardonneront si ma plume prend des licences aux-
quelles elle n'est pas accoutumée. En vérité, satyre aviné, quand,
assis à côté de ta Pallas, tu fais le petit Platon, Baudouin aurait
donc été bienheureux s'il eût pu aspirer un semblable nectar, une si
douce ambroisie ! » Sur quoi il se met à décrire une scène bachique
où Bèze ne figure pas seul, et qui rappelle assez bien certains soupers
de Néron avec ses compagnons de sodomie 1.
Quant à Calvin, le patriarche des protestants français, pour le bien
connaître, il n'y a qu'à l'entendre parler. Nous avons vu les empor-
tements de Luther , ceux de Calvin ne sont pas moindres. Ses
adversaires ne sont jamais que des fripons, des fous, des méchants,
des ivrognes, des furieux, des enragés, des bêtes, des taureaux, des
ânes, des chiens, des pourceaux; et le beau style de Calvin est
souillé de toutes ces ordures à chaque page. Catholiques et luthé-
riens, rien n'est épargné. L'école de Westphal, selon lui, est une
puante étable à pourceaux 2. La cène des luthériens est presque tou-
jours appelée une cène de cyclopes, où on voit une barbarie digne des
Scythes 3 : s'il dit souvent que le diable pousse les papistes, il répète
cent et cent fois qu'il a fasciné les luthériens, et « qu'il ne peut pas
comprendre pourquoi ils s'attaquent à lui plus violemment qu'à tous
les autres; si ce n'est que Satan, dont ils sont les vils esclaves, les
anime d'autant plus contre lui qu'il voit ses travaux plus utiles que
les leurs au bien de l'Église 4. » Ceux qu'il traite de cette sorte sont
les premiers et les plus célèbres des luthériens.
Au milieu de ces injures, il vante encore sa douceur 5; et après
avoir rempli son livre de ce qu'on peut imaginer non-seulement de
plus aigre, mais encore de plus atroce, il croit en être quitte en di-
sant « qu'il avait été tellement sans fiel lorsqu'il écrivait ces injures,
que lui-même, en relisant son ouvrage, était demeuré tout étonné
1 Dald. Resp, ad Calvin, et Bez., Coloniœ, 1564, p. SI et 8'2. — Audin, t. 2,
p. 343. — 2 Opuscul. 799. — » lbid., 803, 837. — * Dilue, expos., opusc. 839.—
5^ 2. Def. in Weslph.
432 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
que tant de paroles dures lui fussent échappées sans amertume. C'est,
dit-il 1 , l'indignité de la chose qui lui a fourni toute seule les injures
qu'il a dites, et il en a supprimé beaucoup d'autres qui lui venaient
à la bouche. Après tout, il n'est pas fâché que ces stupides aient
enfin senti les piqûres, » et il espère qu'elles serviront à les guérir.
Il veut bien pourtant avouer qu'il en a dit plus qu'il ne voulait, et
que le remède qu'il a appliqué au mal était un peu trop violent. Mais
après ce modeste aveu, il s'emporte plus que jamais, et, tout en
disant : « M'entends-tu, chien? M'entends-tu bien, frénétique?
M'entends-tu bien, grosse bête ? » il ajoute « qu'il est bien aise
que les injures dont on l'accable demeurent sans réponse -. »
« Si Westphal, conclut-il, ne veut pas obéir à cette dernière admo-
nition que je lui fais, je l'aurai en telle estime que saint Paul com-
mande d'avoir les hérétiques. Les autres aussi qui ont censuré ma
doctrine, comme ceux de Saxe, de Magdebourg, de Brème, etc.,
sont tellement ensorcelés d'erreur, que leurs plus vieux théologiens
n'entendent pas même ce qu'on apprend aux petits enfants par le
catéchisme. Us ne savent pas ce que c'est que la cène, ni où elle tend;
ce sont des brutaux, qui n'ont pas un brin d'honnête pudeur, ne
font que chicaner, jetant les hyperboles de leur Luther, nes'étudiant
qu'à fasciner le peuple et plaire au monde, sans se soucier du juge-
ment de Dieu ni de ses anges. Ce sont des hommes emportés, fu-
rieux, légers, inconstants, donneurs de bourdes, aveugles, ivrognes,
pleins d'impudence de chien et d'orgueil diabolique. Arrogance leur
est au lieu de piété. Ce sont des hommes vertigineux, cyclopes et de
faction superbe et gigantine, frénétiques, bêtes sauvages, proterves,
fastueux, endurcis. Ils nous estiment indignes que la terre nous
porte, et disent que si on ne nous extermine bientôt de ce monde,
pour le moins on nous doit bannir entre les Scythes et les Indiens.
Enfin ils crient contre la paresse de leurs princes protestants, parce
qu'ils ne nous détruisent pas de leurs glaives 3. »
Voilà comme le patriarche du protestantisme français nous dé-
peint les apôtres et les fidèles du protestantisme allemand, particu-
lièrement leur charité. Quant à la sienne propre, on la voit assez à
son langage. On la voit peut-être mieux encore dans le fait suivant.
En 1543, Genève fut visitée par une peste affreuse qui décima ses
habitants; quelques germes de la maladie, apportés à Lyon, s'y dé-
veloppèrent promptement. A Genève, les ministres calvinistes se
présentèrent au conseil municipal, avouant qu'il serait de leur de-
1 UUim, adm. 795. —^Opusc. 838. — Dossuet, Variât., 1. 9, n. 82. — 3 Ultim.
utlm , lit. ■}, traduction do Fenardent.
à 1545 de l'ère chr.l DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 433
voir d'aller consoler les pestiférés, mais qu'aucun d'eux n'aurait
assez de courage pour le faire , priant le conseil de leur pardonner
leur faiblesse, Dieu ne leur ayant pas accordé la grâce de voir et
d'affronter le péril avec l'intrépidité nécessaire. Et Calvin se montra
plus couard encore devant la mort : il obtint que défense fût faite
de choisir maître Jean pour aller secourir les malades, attendu les
grands besoins que l'église et l'Etat avaient de lui. Or, tout ceci est
écrit textuellement et gardé comme un monument éternel de honte
à la mémoire des prédicants genevois, aux archives mômes de la ré-
publique '*.
A Lyon, au contraire, au premier mot de peste, tous les prêtres,
malades, infirmes même, s'étaient présentés à l'archevêque, deman-
dant à porter secours à leurs frères, et à mourir de la mort des mar-
tyrs, si Dieu était assez bon pour couronner leur dévouement. Aussi
dans cette lutte des deux principes, qui se passa à Lyon sur la place
publique, il n'y eut aucune défection dans les rangs du peuple ca-
tholique. Par intervalle, quelque noble seigneur transige avec l'en-
nemi, comme le gouverneur de Saulx ; mais le peuple reste fidèle à
la bannière de ses saints patrons. Dieu et Notre-Dame de Fourvière
est son cri d'alarme ou de salut dans le danger. Si la mort vient le
surprendre en combattant pour sa foi, il est sûr de trouver à ses
côtés un prêtre , au besoin transformé en soldat, pour lui ouvrir
le ciel.
Parmi ces prêtres charitables de Lyon, on distinguait Gabriel de
Saconay, chanoine-comte et grand chantre de la métropole. C'est
un personnage également noble, pieux et savant. Dans son château
de Saconay, il avait formé une riche bibliothèque de controversistes,
pleine de bons livres de tous les docteurs grecs et latins qui, aux
divers siècles de l'Église, avaient défendu l'intégrité du dogme ca-
tholique. Il les avait feuilletés, ces livres, lus et relus, médités et an-
notés, avec une passion monacale. Son style, dit Audin, a toutes
sortes de parfums ascétiques : en lisant Saconay, on sent à chaque
page Tertullien, Origène, Augustin, Chrysostôme, Jérôme, qu'il sait
par cœur, et qu'il fond habilement dans sa narration. Cette longue
familiarité avec les Pères et les docteurs lui donna de reconnaître
une hérésie au premier coup d'oeil, quelque masque qu'elle pût
prendre. Ainsi, dans son livre Du vrai Corps de Jésus-Christ, il si-
gnale l'origine suspecte de tous les arguments de la réforme gene-
voise. — Ceci a été volé à Bérenger. — Ce trope dont vous faites
tant de bruit se trouve dans le livre de Valdo, et en voici la page. —
i Rpghtres de l'État, 5 juin 15i3. — Audin, t. 2, p. 419 et 4i'0.
xxin. 28
434 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
Cette scolie hérétique avait été jetée dans le panier aux ordures d'un
moine du douzième siècle, c'est là que vous êtes allé la chercher,
pour nous la montrer ensuite comme quelque chose de nouveau.
Gabriel de Saconay répandit ainsi parmi le peuple plusieurs opus-
cules salutaires : entre autres, il réimprima la défense des sept sacre-
ments par Henri VIII, avec des notes. Tout cela échauffa tellement
la bile de Calvin, qu'il n'est peut-être personne contre qui il vomisse
plus d'injures. A l'entendre, le bon chanoine de Lyon, qui ne se
fâche jamais, est un monstre qui aboie comme un chien , hurle
comme un loup, donne des coups de corne comme un bœuf, bave
comme une harpie, brait comme un âne '.
Maintenant, quels furent, d'après Calvin lui-même, les causes et
les fruits de sa réforme ? Voici comme il s'exprime dans son com-
mentaire sur la seconde épître de saint Pierre, chapitre 2, verset 2 :
« Sur dix évangéliques, vous en trouverez à peine un seul qui soit
devenu évangélique pour autre chose que pour pouvoir s'adonner
plus librement à la crapule et à la débauche 2. » Sur le chapitre 2
de Daniel, verset 34, il dit encore : « Dans le petit troupeau de ceux
qui se sont séparés de l'idolâtrie papistique, le plus grand nombre
est plein de parjure et de tromperie. \\z font bien mine d'avoir du
zèle, mais quand on y regarde de près, on les trouve pétris de
fausseté et d'artifice 3. »
Les pasteurs de Genève ne reçoivent pas de leur patriarche un
plus honorable témoignage. Dans son livre Des Scandales, après avoir
déclamé contre l'athéisme qui régnait surtout dans les palais des
princes, dans les tribunaux et les premiers rangs de sa communion,
Calvin ajoute : « Il est encore une plaie plus déplorable. Les pas-
teurs, oui, les pasteurs eux-mêmes qui montent en chaire sont
aujourd'hui les plus honteux exemples de la perversité et des autres
vices. De là vient que leurs serinons n'obtiennent ni plus de créance
ni plus d'autorité que les fables débitées sur la scène par une his-
trion. Et ces messieurs pourtant osent encore se plaindre qu'on les
méprise et les montre au doigt pour les tourner en ridicule. Quant à
moi, je m'étonne plutôt de la patience du peuple; je m'étonne
que les femmes et les enfants ne les couvrent pas de boue et d'or-
dures k. »
Enfin, avant de mourir, Calvin entrevit avec terreur les suites
funestes de la réforme qu'il avait prêchée. « L'avenir m'effraye, di-
1 Audin, Hist. de Calvin, t. 2, p. 428. — 2 Calvin., in 2 Fetr., 2, 2. — Weis-
linger, p. 483. — » Cals., in 2 Doh., Y. 3i. — VVeislinger, p. 484. — 4 Livre sur
les Scandales, p. 128.
à 1545 de L'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 435
sait-il, je n'ose y penser; car, à moins que le Seigneur ne descende
des cieux, la barbarie va nous engloutir. Ah i plaise à Dieu que nos
tîls ne me regardent comme un prophète * !
Mais ces funestes résultats, y compris l'athéisme, étaient faciles
à prévoir : ce sont les conséquences naturelles, c'est en quelque
sorte la substance même du calvinisme, aussi bien que du luthéra-
nisme : Calvin, aussi bien que Luther, fait Dieu auteur de tous les
crimes.
Dans son livre Du serf Arbitre, Luther décide : « que le libre ar-
bitre est un vain mot ; que la présence de Dieu rend le libre arbitre
impossible; que Judas, par cette raison, ne pouvait éviter de trahir
son maître ; que tout ce qui se fait en l'homme de bien et de mal, se
fait par une pure et inévitable nécessité ; que c'est Dieu qui opère
en l'homme tout ce bien et tout ce mal qui s'y fait, et qu'il fait
l'homme damnable par nécessité; que l'adultère de David n'est pas
moins l'ouvrage de Dieu que la vocation de saint Paul ; enfin qu'il
n'est pas plus indigne de Dieu de damner des innocents que de par-
donner, comme il fait, à des coupables. » Pour conclusion, il ajoute :
« qu'il disait ces choses, non en examinant, mais en déterminant;
qu'il n'entendait les soumettre au jugement de personne, mais con-
seillait à tout le monde de s'y assujettir 2. »
Le ministre calviniste Jurieu convient, avec les catholiques, que
ce sont là « des dogmes impies, horribles, affreux et dignes de tout
anathème , qui introduisent le manichéisme et renversent toute
religion 3. »
Or, Calvin, dans son livre De l Institution chrétienne, et Théo-
dore de Bèze, dans sa Briève Exposition des principaux points de la
religion chrétienne, enseignent absolument les mêmes dogmes impies
et destructifs de toute religion; ils enseignent, comme Luther, «que
Dieu fait toutes choses selon son conseil défini, voire même celles
qui sont méchantes et exécrables ; qu'ayant ordonné la fin (qui est
de glorifier sa justice dans le supplice des réprouvés), il faut qu'il
y ait en même temps ordonné les causes qui amènent à cette fin
(c'est-à-dire sans difficulté, les péchés) ; que le péché du premier
homme, quoique volontaire, est en même temps nécessaire et iné-
vitable ; qu'Adam n'a pu éviter sa chute, et qu'il ne laisse pas d'en
être coupable; qu'elle a été ordonnée de Dieu, et qu'elle était com-
prise dans son secret dessein ; qu'un conseil caché de Dieu est la
1 Prœf.catech. eccl. Genev., p. 11. — Audit), t. 2, p. 502. — 2 Luth., De servo
Ârbitrio. — Dossuct, Hisl. des Variât., !. 2, n. 17. Addition au 1. 11, n. 2. —
3 Ibid., addition.
436 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
cause de l'endurcissement ; qu'on ne peut nier que Dieu n'ait voulu
et décrété la désertion d'Adam, puisqu'il fait tout ce qu'il veut;
que ce décret fait horreur, mais qu'enfin on ne peut nier que Dieu
n'ait prévu la chute de l'homme, puisqu'il l'avait ordonnée par son
décret ; qu'il ne faut point se servir du terme de permission, puisque
c'est un ordre exprès; que la volonté de Dieu fait la nécessité des
choses, et que tout ce qu'il ordonne arrive nécessairement : que
c'est pour cela qu'Adam est tombé par un ordre de la providence
de Dieu, et parce que Dieu l'avait ainsi trouvé à propos; que les ré-
prouvés sont inexcusables, quoiqu'ils ne puissent éviter la nécessité
de pécher, et que cette nécessité leur vient par ordre de Dieu ; que
Dieu leur parle, mais que c'est pour les rendre plus sourds: qu'il
leur envoie des remèdes, mais afin qu'ils ne soient point guéris ; et que
si les hommes veulent répliquer qu'ils n'ont pu résister à la volonté
de Dieu, il les faut laisser plaider contre celui qui saura bien défendre
sa cause, » sans qu'il soit permis, comme on voit, de la défendre,
e» disant qu'il laisse l'homme à sa liberté et qu'il ne veut point son
péché *.
Ainsi donc, le dieu de Luther et de Mélanchton, de Calvin et de
Bèze, est l'auteur et l'approbateur de tous les crimes; c'est lui qui
opère en nous le mal, sans que nous puissions l'éviter, et puis qui
nous en punit dans le temps et dans l'éternité ; en un mot, le dieu de
Luther et de Calvin, comme celui de Wiclef, est un dieu que les athées
auraient raison de nier , de sorte que la religion de ces grands réfor-
mateurs est pire que l'athéisme 2.
Tel est ce puits de l'abîme, toujours béant, d'où sont sorties, d'où
sortent incessamment l'impiété et la corruption modernes, pour
faire renier Dieu aux hommes, et les plonger sans remords dans tous
les crimes. Car comment croire, comment aimer, comment ne pas
haïr, au contraire, un être qui nous punit du mal que nous n'avons
pu éviter, du mal qu'il fait lui-même en nous ? Si nous n'avons point
de franc arbitre, si nous faisons le mal nécessairement, si c'est Dieu
même qui l'opère en nous, sans que nous soyons libres de ne pas y
consentir, livrons-nous-y sans remords, nos actions les plus dam-
nables sont des actions divines. Tel est le fond satanique de la ré-
forme de Luther et de Calvin, quant à Dieu et à l'homme, quant à
la foi et à la morale.
Ils ne s'en sont pas tenus là. Pour nous engager plus efficacement
5 Calvin, Instit., 1. 3, c. 23, n. 1,7, 8, 9 ; c. 24, n. 13. — Lib. de œt. Deiprœ-
dest. — Exposition de la foi, etc. — Bossuet, Uist. des Variât., 1. 14, n. t et
seqq. Addit. au 1. 14, n. :i. — Deuxième avertissement sur les lettres de M. Ju-
ri'eu, n. C — 2 Bossuet, Variât., 1. il, n. 153.
à 1555 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 437
au mal, nous avons entendu Luther dire à Mélanchton : Commettez
hardiment tous les crimes, fornications, adultères, croyez seulement
que vous êtes dans la grâce de Dieu, et vous ne cessez pas d'y être,
vous ne cessez pas d'être juste, d'être digne du ciel. Calvin va même
plus loin : Croyez seulement, et vous êtes aussi certain de votre
salut éternel que de la rédemption du Christ ; croyez seulement, et,
malgré tous les crimes, non-seulement vous restez dans la grâce de
Dieu, dans la justice, mais vous y resterez toujours, vous ne pourrez
la perdre.; la grâce, la justice est inamissible, elle passera même à
vos descendants, sans qu'ils aient besoin du baptême l.
Certainement, avec ces principes de Luther et de Calvin, si tous
les luthériens et les calvinistes, si tous les hommes et toutes les
femmes ne s'abandonnent pas à toutes leurs passions avec une en-
tière sécurité ; s'il est encore sur la terre quelque crainte de Dieu
et de ses jugements, quelque remords de conscience, quelque re-
pentir d'avoir mal fait, quelque retour à la vertu, certainement ce
n'est pas la faute de Luther et de Calvin.
Quant à la biographie de ce dernier, ainsi que nous avons vu, il
s'enfuit de Paris en 1534, après avoir vendu sa cure de Pont-1'Évêque
et sa chapellenie de Noyon ; il se réfugia près de la reine de Navarre,
à Nérac, rendez-vous de tous les mauvais catholiques, laïques et
autres; de là, il allait répandant sa doctrine dans la Saintonge, en
infecta Du Tillet, greffier du parlement de Paris, à qui Dieu fit
néanmoins bientôt la grâce de se reconnaître. Venu de Nérac à
Orléans, il y publia contre les anabaptistes un pamphlet Du Som-
meil des âmes, question que Luther traitait de noisettes creuses : il
sollicita un prieuré, et, n'ayant pu l'obtenir, commença de faire
secte. A Bâte, il vit Érasme, qui dit de lui : Je vois une grande peste
s'élever dans l'Église contre l'Église. En 1536, parut à Bâle son Insti-
tution chrétienne, dont un contemporain dit à Calvin lui-même que
c'était un poison enveloppé d'un beau sucre 2.
Cet ouvrage est en quatre livres : 1° de connaître Dieu, en titre et
qualité de créateur et souverain gouverneur du monde ; 2° de la con-
naissance de Dieu, en tant qu'il s'est montré rédempteur en Jésus-
Christ; 3° de la manière de participer à la grâce de Jésus-Christ, des
fruits qui nous en reviennent, et des effets qui s'en ensuivent; 4° des
moyens extérieurs ou aides dont Dieu se sert pour nous convier à
Jésus-Christ, son Fils, et nous en retenir en lui. Dans cet ouvrage,
Calvin ne dit rien de neuf, il ne fait que fondre dans un ensemble
méthodique les impiétés communes de Luther et de Zwïngle, en les
1 Bossuet, Variât., 1. 9, n 1 et se<n. — 2 Audin, Hist. de Calvin, t, 1, p. 77.
-'♦38 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
modifiant quoique peu. Nous avons vu comme il est d'accord avec
Luther pour faire Dieu auteur du péché, nier le libre arbitre de
l'homme, et sauver l'homme par la foi seule, sans les bonnes œuvres
et malgré toutes les mauvaises. Sur l'eucharistie, il s'éloigne de Lu-
ther, pour nier avec Zwingle et Carlostadt la présence réelle. En
quoi il surpasse peut-être les autres, c'est dans sa fureur contre le
saint sacrifice de la messe et contre l'autorité du Pontife romain. Il
publia cet ouvrage d'abord en latin, puis en français, le remaniant
sans cesse d'une édition à l'autre ; car il ne pouvait se contenter
Jui-même, lui qui voulait régenter l'Église de Dieu. L'ouvrage est
précédé d'une préface au roi de France, pour l'engager à cesser
les poursuites contre les nouveaux hérétiques, dont voici l'occasion.
L'hérésie, protégée par la reine de Navarre, sœur du roi, et par la
duchesse d'Etampes, concubine du roi, comptait bientôt gagner le
roi lui-même. Deux curés et prédicateurs de Paris secondaient Ils
vues de ces deux femmes. Pour avancer leur œuvre, elles tirent
écrire par le roi une lettre à Mélanchton, pour l'inviter à venir en
France, afin de travailler en des colloques à la conciliation des pro-
testants et des catholiques. Mélanchton répondit par une longue
épître du vingt-huit août 1535, mais il ne vint pas. L'épître était
accompagnée d'un traité latin, où il reconnaissait franchement la su-
prématie du Pape et la nécessité d'une autorité spirituelle toujours
vivante pour le gouvernement et la discipline de l'Église. Avec ce
principe, sincèrement suivi, les conférences pouvaient être utiles,
elles n'étaient plus même nécessaires. Mais l'expérience de l'Allema-
gne, où depuis vingt ans elles n'avaient porté remède à rien, mon-
trait assez ce qu'on pouvait en espérer en France. Le cardinal de
Tournon en fit la remarque au roi.
Cependant les sectaires, plus insolents d'un jour à l'autre, am-
enaient partout des libelles diffamatoires contre les catholiques et
leur croyance aux portes des couvents et des églises, du Louvre et
de la Sorbonne. En 1535. le nombre en fut si grand, que l'année re-
çut le nom d'année des placards. C'était Guillaume Farel qui expé-
diait ces pamphlets de Suisse. Le roi en trouvait jusque sur sa table
de travail, par la connivence d'un de ses valets de chambre. Où les
sectaires osaient, ils insultaient les prêtres, dépouillaient les églises,
brisaient les reliquaires et les statues des saints : on eut dit une nou-
velle invasion de Vandales. Le gouvernement, averti par les murmu-
res du peuple et par la voix de Budé, s'émut enfin. Le peuple vou-
lait vivre et mourir catholique. On crut qu'une procession solennelle
devait d'abord expier de nombreuses profanations. L'évêque de
Paris y portait le Saint-Sacrement; le roi venait ensuite, la tête nue,
à 15i5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 439
une torche à la main, et suivi de toute sa cour, des ambassadeurs
étrangers, des cours supérieures et du peuple. Arrivé à l'évêché, le
roi monta dans une des salles, et y harangua le parlement, le clergé
et la noblesse, leur rappelant que la force et la gloire de la monarchie
française est la foi catholique, qu'attaquer cette foi de tous les temps,
c'est attaquer la monarchie même et en préparer la ruine. En con-
séquence, il conjurait tous les assistants à s'affermir dans la religion
de leurs pères, à signaler à la justice tous les novateurs, protestant
qu'il n'épargnerait pas sa propre chair, s'il la savait infectée d'héré-
sie. La justice commença donc à poursuivre les coupables et à les
punir suivant les lois. C'est à faire discontinuer ces poursuites que
visait Calvin dans sa préface au roi de France. Il y avait à cela un
moyen facile. Nous avons vu que, du moment qu'il y eut des nations
chrétiennes, la première de leurs lois constitutives était la foi catho-
lique. Il n'y avait qu'à respecter cette loi fondamentale de la chré-
tienté pour n'avoir point cà craindre la poursuite des tribunaux.
De Bâle Calvin se rendit à Ferrare, dont la duchesse, fdle de
Louis XII, penchait pour les nouvelles erreurs, et mourut dans un
état équivoque entre la foi de ses pères et l'hérésie des novateurs.
Calvin correspondait avec elle sous le faux nom de Charles Despeville ;
il en prenait encore beaucoup d'autres pour se déguiser. Calvin ar-
riva pour la première fois à Genève au mois d'août 1536.
Genève venait de consommer son apostasie. Le gouvernement de
cette ville était partagé entre l'évêque, le duc de Savoie et la
commune.
L'église de Genève est une de celles qui furent investies au moyen
âge d'un pouvoir temporel. Cet événement remonte au moins à
l'an 4000. Une déclaration de l'assemblée générale du peuple de
Genève, en 14-20, contient ce qui suit : « Depuis plus de quatre cents
ans, la ville de Genève, avec ses faubourgs, son territoire et sa ban-
lieue , est sous le haut domaine et sous la pleine et entière juridic-
tion de l'évêque : et le peuple se plaît à reconnaître aujourd'hui,
comme ont fait ses ancêtres, la domination et la puissance de l'église
de Genève et de son évêque1. » Deux diplômes de Frédéric Barbe-
rousse, 1153 et 1162, confirmèrent solennellement cette autorité, et
lui donnèrent une telle extension , que 1 empereur ne conservait à
Genève que le droit d'y demander des prières à son passage. Toute
justice émanait de l'évêque, comme souverain, et il avait à ce titre le
droit de faire grâce. Les causes civiles étaient portées devant un lieu-
tenant laïque, le vidame, qui recevait sa mission de lui. Le tribunal
1 Spon. Hist. de Genève.
440 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De 1517
supérieur à celui du vidante était le conseil épiscopal, auquel il était
toujours permis d'en appeler. A cette cour étaient en outre dévolues
de droit toutes les causes ecclésiastiques , et celles qui étaient pour
une somme excédant la valeur de soixante sous. Du conseil épisco-
pal, on appelait au métropolitain, l'archevêque de Vienne, et en der-
nière instance au Pape. La justice criminelle était rendue dans la
ville par les syndics, juges-nés de l'Eglise dans ce genre de cause. Les
syndics étaient des officiers municipaux qui administraient les inté-
rêts de la commune. Celle de Genève paraît remonter jusqu'à la do-
mination romaine. Elle était administrée par les syndics, et repré-
sentée par le conseil général, qui se composait des chanoines au nom
du clergé, et de tous les chefs de famille, sans distinction de condi-
tion ni de fortune. Il était convoqué au son de la grande cloche de la
cathédrale , et s'assemblait de droit deux fois l'année , au cloître de
Saint-Pierre, le dimanche après la Saint-Martin, pour fixer le prix des
denrées, et le dimanche après la Purification , pour l'élection par le
peuple de ses quatre syndics. La commune avait sa milice armée,
ses corps de métiers , ses franchises , et elle s'imposait elle-même et
répartissait ses taxes. La police, pendant le jour, se faisait au nom de
l'évêque, et les arrestations avaient lieu de la part du vidame. Depuis
le coucher du soleil jusqu'au matin, c'est aux syndics qu'appartenait
le droit de police *.
Cet ordre de choses offrait des avantages précieux à la commune,
et protégeait d'une manière remarquable ses intérêts, eu égard à ces
temps reculés. En même temps, il élevait le représentant de la reli-
gion, dans l'exercice de son saint ministère, au-dessus des atteintes
violentes de ses passions ; il lui assurait une indépendance qui lui
permettait d'accomplir avec plus de succès son œuvre de sainteté et
de civilisation, et il garantissait, autant que les institutions humaines
le comportent, la paix et la tranquillité. La cour de l'évêque était
beaucoup moins onéreuse que toute autre, ou plutôt elle ne l'était
pas, car elle était en grande partie composée d'ecclésiastiques pour-
vus de bénéfices dont ils n'auraient pas moins joui loin de la pré-
sence du prince. Il n'y avait point à payer, à chaque événement
principal de la vie, de ces dons gratuits dont le nom déguisait mal
ce qu'ils coûtaient. L'évêque , postulé par le peuple et nommé par
les chanoines, qui, à leur tour, étaient élus par l'évêque ou s'élisaient
entre eux , n'était ainsi appelé à commander que parce qu'il avait
déjà la confiance du peuple. Aussi le régime doux et paternel des
évêques était proverbial au moyen âge.
i Magnin, Hist. de rétablissement de la réforme à Genève, Paris, 1844, p.20et21.
à 1515 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 4Î1
La charge de vidame avait été inféodée aux comtes de Genevois ;
mais si importante quelle fût, elle ne suffisait point à leur ambition ;
ils regardaient toujours la principauté de Genève comme un fleuron
détaché de leur couronne, et qu'ils devaient y replacer ; ils employè-
rent tour à tour, pour y parvenir, la guerre, la ruse, la violence ; jus-
qu'au comte Guillaume , qui se fit mettre au ban de l'empire pour
s'être joué de la foi des traités et de ses propres serments envers l'é-
vêque. Assez longtemps il lutta contre la mauvaise fortune; mais à
la fin, sous le double anathème de l'Eglise et de l'empire, il se vit
abandonné de ses vassaux, que l'empereur avait déliés du serment de
fidélité. Le malheur, qui est la dernière leçon des princes, lui arracha
l'aveu de ses torts. Il s'était montré grand dans l'adversité; l'évêque
se montra plus grand encore : il donna au comte l'investiture des
fiefs dont il était déchu. Le comte promit, la main sur l'Évangile, de
respecter et faire respecter les droits de l'église de Genève, et fit
hommage à l'évêque même du comté de Genevois, qui, auparavant,
ne relevait pas de la principauté. L'orgueil des comtes une fois
dompté, ils se montrèrent vassaux dévoués et fidèles.
Mais avec le temps, et après une lutte assez longue, les ducs de
Savoie se substituèrent pour la charge de vidame aux comtes de
Genevois, dont la race s'éteignit à la fin du quatorzième siècle.
L'évêque de Genève en donna l'investiture au duc Amédée VIII.
Ce duc avait bonne envie d'être prince souverain à Genève , au
lieu de vassal. Pour cet effet , il s'adressa au Pape et à l'évêque , et
promit à l'église de Genève une indemnité avantageuse en retour
de ses droits. L'évêque, après en avoir mûrement délibéré avec son
chapitre, fit réunir au son de la grosse cloche les syndics, le conseil,
les curés des sept paroisses et tous les représentants de la commune,
et les invita à délibérer sur cette demande. L'assemblée, qui fut très-
nombreuse, n'eut qu'un sentiment et qu'une voix. « Depuis plus de
quatre siècles, lui répondit-elle à l'unanimité, Genève et ses dépen-
dances ont toujours été , avec tous leurs habitants , sous l'entière
autorité de l'église et de l'évêque, qui en est le chef. Les habitants
n'ont jamais été traités par lui, ainsi que leurs ancêtres, qu'avec
douceur, bienveillance et bonté, et ils ont toujours été gouvernés
dans un esprit de paix et de tranquillité. Ils ne peuvent, ne doivent
et ne veulent reconnaître d'autre seigneur, sans l'ordre exprès de
l'évêque. Rien ne commande un tel échange, à une époque où les
citoyens n'ont plus pour voisin que le duc de Savoie, prince ami de
la justice, de l'ordre et de la paix, des prélats surtout et des minis-
tres de l'Eglise, prudent, zélé catholique, et prêtant à la ville aussi
bien qu'à son église l'appui bienveillant et amical qu'elles ont tou-
\\2 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LNXX1V. - De 1517
jours trouvé auprès de ses ancêtres. Pour eux, loin de consentir à
aucun échange, ils sont décidés à vivre et à mourir, comme leurs
pères, sous l'autorité de l'église de Genève ; et si l'évêque promet
de ne jamais consentir à une aliénation quelconque, ils promettent,
de leur côté, de l'aider envers et contre tous, de leur somission, de
leurs conseils, de leurs biens et de leurs personnes l. »
L'évêque répondit à cet acte touchant de dévouement en propo-
sant à la commune un pacte d'union mutuelle envers et contre tous,
que les évêques à leur avènement, et les syndics à leur entrée en
charge, jureraient d'observer inviolablement. Le 19 mai suivant, le
conseil général de la commune, qui se composait de tous les chefs
de famille, se réunit: sept cent vingt-sept signatures forent produites
en faveur du pacte, et l'assemblée en promit l'inviolable observation,
que les syndics avaient déjà jurée sur les saints évangiles, et l'évêque
la main sur la poitrine. Un prince qui appelle ses sujets à décider
de sa domination est un phénomène unique peut-être dans les fastes
de l'histoire. Cet acte suffirait seul pour prouver combien son auto-
rité est douce et paternelle. Les citoyens de Genève avaient depuis
longtemps déposé tout esprit de parti , pour vivre, sous la crosse,
dans la concorde et l'union. « Libres sous la souveraineté plutôt no-
minale qu'effective d'un prince essentiellement et presque nécessai-
rement pacifique, ils en profitaient pour faire un commerce immense
et très-lucratif, qui les conduisait ordinairement, en peu d'années,
à toutes les prérogatives et à toutes les jouissances de la noblesse
féodale, car ils acquéraient des terres seigneuriales et formaient des
alliances illustres. La ville était d'ailleurs remplie de gentilshommes
et de chevaliers des plus grandes maisons, qui tenaient à honneur
ou à avantage de s'intituler citoyens de Genève a. »
Ses libertés communales avaient reçu des concessions des évêques
et des mœurs la plus grande extension. « Pendant plus de huit cents
ans, l'accord entre la cause du peuple et celle de la religion fit de
Genève une ville très-avancée : les lois y étaient douces; les violences
qui déshonoraient d'autres pays y étaient moins répétées ; à peine
si la torture y était appliquée. La confiscation des biens n'y existait
pas, et il ne reste aucune trace dans cette période de ces procès mon-
strueux faits aux opinions, ou de ces supplices affreux infligés à des
malheureux soupçonnés d'être en rapport avec les démons 3. » Aucun
peuple peut-être ne jouissait alors de droits aussi étendus que ceux
que garantissait à tous les habitants le code des libertés et franchises
1 Magnin, p. 25 et 2G, et 238. — * Galiffe, Matériaux pour l'histoire de Genève,
t. I,p. 9. — ;î l'uzy, Précis de t'hist. de Genève, t. I,p. 1S5.
à 1545 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. ïiS
de Genève, qu'avait fait recueillir, en 138"?, un évêque, Adhémar
Fabri. Voilà ce que des historiens protestants nous apprennent sur
l'heureux état de Genève catholique, sous l'autorité spirituelle et
temporelle de ses évêques.
Amédée VIII, qui avait convoité la principauté de Genève, étant
devenu l'antipape Félix V et évêque de cette ville, la fit respecter à
son tour par ses propres enfants, et confirma, par bulle du 31 mai
1444, le code des franchises, auquel il avait ajouté tout ce qui avait v
été octroyé depuis Adhémar Fabri. Mais depuis cette époque on ne
vit guère sur le siège épiscopal de Genève que des princes de la;
maison de Savoie ou de ses créatures ; bien des fois ces princes étaient |
encore enfants ou ne prenaient pas les ordres, et faisaient adminis-
trer le spirituel par des coadjuteurs. En 1513, Jean, fils naturel de .
François de Savoie, évêque de cette ville, fut nommé au siège épi- '•
scopal. C'est cette politique déplorable qui perdit les mœurs et la re-
ligion à Genève. Sous de pareils évêques, la jeunesse tomba dans v
une corruption extrême : les plus insolents s'associèrent, par des ser-
ments secrets, pour commettre impunément toutes sortes de crimes i
et se soutenir les uns les autres contre la répression des magistrats :
ils s'appelaient d'un mot allemand, eidgnots, confédérés, d'où le nom
français de huguenots : ils prenaient pour prétexte de leur société la
conservation des franchises de la commune, contre l'évêque et le
duc de Savoie : au fond, c'étaient la licence et l'anarchie, où ils al-
laient jusqu'au meurtre. Pour se fortifier contre la partie saine de la
ville, qui voulait le maintien de l'ordre, ils firent alliance avec des s
cantons suisses, notamment Fribourg et Berne. Cependant ils eurent
le dessous en 1520, et l'ordre se rétablit ; les partis se rapprochèrent,
et parurent déposer les haines anciennes.
L'an 1521, l'évêque Jean nomma pour son eoadjuteur Pierre de
la Beaume, fils du comte Montrevel en Bresse, et mourut l'année
suivante à Pignerol. Pierre de la Baume jura les franchises de la
commune, comme ses prédécesseurs ; mais le duc de Savoie travail-
lait à se rendre lui-même de jour en jour plus puissant à Genève :
les factions se réveillèrent plus violentes : on implora le secours de
Berne, non contre l'évêque, mais contre le duc. Berne profita des
troubles de Genève pour y introduire l'hérésie, lui faire perdre son
antique foi, son antique constitution, son antique population même,
et la réduire en colonie bernoise, peuplée de moines défroqués, de
prêtres apostats, de catholiques renégats. Voici les principales phases
de cette apostasie.
Genève avait contracté alliance avec Berne et Fribourg en 1526,
par conséquent avant l'apostasie de Berne, qui eut lieu deux années
4H HISTOIRE UNIVERSELLE |Llv. I.XXXIV. - De 151?
plus tard. Cette alliance avait pour but de défendre Genève contre
les empiétements plus ou moins réels du duc de Savoie. En 1524,
les conseils de Genève avaient appelé de ces empiétements au pape
Clément VII; mais, sur les propositions conciliantes du prince, ils
se désistèrent de cet appel, excepté le parti qui se donnait le nom
d'eidgnots et aux autres celui de mameluks. Par suite des dissensions
intestines, les eidgnots se réfugièrent à Berne et à Fribourg, et y con-
tractèrent, en 1526, une alliance de combourgeoisie, faisant accroire
qu'ils y étaient secrètement autorisés par leur évêque, qu'ils appe-
laient/e«r bon prince. Ils étaient la minorité, mais les plus hardis et
les plus actifs. L'évêque désavoua cette alliance subreptice, qui aug-
menta la division dans Genève, les uns l'approuvant, les autres s'y
opposant. L'évêque, voyant son autorité méconnue, sortit de la ville.
Dès lors il n'y eut plus de sûreté pour les opposants, les principaux
d'entre eux en cherchèrent sur le sol étranger : par vengeance, les
eidgnots pillèrent leurs maisons et leurs boutiques, vendirent leurs
biens et les déclarèrent traîtres *'. Ce qui augmentait de jour en jour
le nombre des émigrants, et aussi les violences des eidgnots, qui en
condamnèrent plusieurs à la confiscation de tous leurs biens et même
à la mort. En 1527, l'évêque, qui était rentré dans la ville, crut apai-
ser les troubles en approuvant l'alliance avec Berne et Fribourg :
cette concession et d'autres furent loin d'être un remède^ L'alliance
avec Berne, où l'hérésie prenait le dessus, lui ouvrait les portes de
Genève, où elle se glissa dès 1527. L'année suivante, l'évêque dut
voir ses tribunaux de prince dépouillés de leur autorité, son cha-
pitre dispersé, son officiai exilé : il quitta de nouveau la ville. Son vi-
caire général y restait ; mais on l'accuse de mollesse, de connivence
et d'une conduite peu régulière. La très-grande majorité du clergé
genevois était recommandable par ses mœurs et jouissait du respect
et de la confiance du peuple; mais on lui eût souhaité, pour des
conjonctures si critiques, plus de zèle et de science. Quelques-uns
s'étaient endormis au sein de la prospérité. Les religieux n'étaient
pas tous fidèles à leur vocation : les cordeliers avaient bien dégénéré
de leur saint patriarche, François d'Assise; les Bénédictins de Saint-
Victor avaient bien perdu de leur esprit primitif. Tout cela scandali-
sait les fidèles, et donnait occasion aux sectaires de comprendre tout
le clergé dans la même réprobation.
Cependant les gentilshommes et les bourgeois, émigrés et pro-
scrits, exclus des trêves qui se concluaient de temps à autre, voyant
leurs métairies pillées et incendiées, prirent enfin les armes pour dé-
1 Hagnin, p. 69.
à 1515 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 445
fendre leurs droits et ceux du duc. Des collisions s'ensuivirent, où
les révolutionnaires de Genève n'avaient pas toujours l'avantage1.
En 1532, ils réclamèrent et obtinrent enfin le secours de leurs alliés
de Berne. En traversant le pays de Vaud ou de Lausanne, les milices
bernoises mirent les villes à contribution, brûlèrent les châteaux, ra-
vagèrent les campagnes et n'épargnèrent pas même les environs de
Genève, qu'ils venaient secourir. Arrivés dans cette ville encore toute
catholique, les soldats bernois y commirent toutes sortes de profa-
nations, abattant les croix, brisant les images, insultant les cérémo-
nies sacrées, et se chauffant avec le bois des statues et des tableaux.
Dans le même temps, Guillaume Farel, accompagné d'un autre
Dauphinois nommé Saunier, se présente à Genève, où il débite ses
sermons dans un cabaret, et se fait quelques prosélytes parmi la jeu-
nesse, qui trouvait son nouvel évangile fort commode. Ayant été
mandé devant le conseil de Genève et censuré comme perturbateur
du repos public, Farel répondit que la patente dont leurs excellences
municipales de Berne l'avaient muni était une preuve suffisante de
son innocence et de la bonté de sa doctrine. Appelé devant le conseil
épiscopal, il osa même se donner pour un envoyé de Dieu et un am-
bassadeur du Christ; mais le conseil ne trouvant pas sa mission bien
constatée, attendu qu'il n'était pas même ecclésiastique, lui ordonna
de quitter la ville.
Un de ses élèves, nommé Froment, Dauphinois comme lui, le
remplaça au mois de novembre, et, pour mieux tromper le public, il
s'annonça, à l'exemple de son maître, comme un régent d'école qui
pouvait apprendre aux personnes de tout âge et de tout sexe à lire
et à écrire en français dans l'espace d'un mois. Ce stratagème lui
procura quelques disciples, dont le nombre s'augmenta peu à peu.
Vers le nouvel an 1533, il prêcha au marché sur le banc d'une pois-
sonnière, et refusa d'obtempérer aux ordres du conseil, qui lui défen-
daient ces sortes de prédications. On décréta son arrestation, mais
ses amis le sauvèrent en favorisant sa fuite. Depuis cette époque, les
sectaires s'assemblèrent la nuit dans leurs maisons, où de simples
artisans se mêlaient de prêcher, et où un bonnetier, nommé Guérin,
leur distribua la communion. Ce nouvel apôtre fut à son tour exilé
de Genève, et devint, sans aucune ordination préalable, ministre
à Montbéliard, puisa Neufchâtel. Bientôt après, on afficha des pla-
cards hérétiques aux portes des églises de Genève. Un chanoine
nommé Werli , qui était de Fribourg, fut assassiné par les pro-
testants.
1 Mjgnin, p. 70 et seqq.
446 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
A cette époque le conseil de Genève était encore si peu disposé
pour la nouvelle réforme, que, dans une réponse aux Fribourgeois
qui le menaçaient de rompre l'alliance si l'on se faisait luthérien, il
déclara formellement que son intention était de vivre comme ses pré-
décesseurs, et que, malgré les ménagements qu'il devait avoir pour
les Bernois, il faisait tout son possible pour empêcher les progrès de
la nouvelle doctrine. Il renvoya pareillement de Genève un certain
Olivétan, parent de Calvin, qui avait causé du scandale à l'église
en interrompant un prédicateur catholique par des injures et des
vociférations. Enfin un autre étranger, qui avait publiquement appelé
idolâtres tous ceux- qui allaient à la messe, reçut aussi l'ordre de
quitter Genève. Alors quelques protestants coururent à Berne solli-
citer du secours contre cette prétendue persécution. Aussitôt les
Bernois écrivirent une lettre sèche et hautaine au conseil de Genève,
leur reprochant le renvoi de Farel et de Guérin, et menaçant de rom-
pre l'alliance si l'on ne permettait de prêcher librement la nouvelle
doctrine, c'est-à-dire d'outrager et de persécuter impunément les ca-
tholiques.
Cette lettre, arrivée à Genèvfe le vingt-trois mars 1533, y causa
une indignation générale et mit toute la ville en désordre. Les catho-
liques, au nombre de six cents, prirent les armes pour tirer ven-
geance de ceux qui l'avaient mendiée, et qui n'étaient pas plus de
soixante. Ils firent ensuite sonner le tocsin, fermer les portes, et
dresser de l'artillerie contre la maison d'un certain Baudichon, où
les protestants s'étaient réfugiés, et où ils menaçaient de se défendre,
quoiqu'ils fussent dans l'impossibilité de le faire. C'en était fini pour
toujours, comme à Soleure, si l'on eût profité de ce moment d'ar-
deur et de juste indignation : les protestants auraient cédé sans ré-
sistance, et Genève serait encore aujourd'hui catholique; mais des
hommes d'entre-deux négocièrent un accommodement équivoque,
qui, dans le fond, donnait gain de cause aux novateurs ; car il était
défendu de les combattre ou de les réprimer, tandis que de leur côté
ils attaquaient sans cesse les catholiques, et ne respectaient pas plus
les ordres des syndics que les commandements de Dieu et de son
Église.
Cependant on ne pensait pas encore à se détacher de la religion
catholique; au contraire, le conseil envoya une députation de qua-
tre de ses membres en Franche-Comté, pour inviter l'évêque à re-
venir dans sa ville épjscopale. 11 y rentra effectivement comme en
triomphe le premier juillet 1533, et le conseil général lui déclara
qu'il le reconnaissait pour son prince. Néanmoins, on s'opposa à ce
qu'il lit juger par ses officiers les meurtriers du chanoine Werli. Les
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 447
Bernois vinrent encore se mêler de cette querelle de juridiction; en
sorte que l'évêque, ne trouvant plus aucune sûreté à Genève, quitta
de nouveau la ville le quinze de juillet pour s'établir à Gex; et quand
son procureur général voulut intervenir dans le procès du meurtre,
les conseils de Genève lui répondirent qu'ils ne reconnaissaient plus
aucun supérieur, faisant un acte formel de défection à l'évêque que
quinze jours auparavant ils avaient salué comme leur prince légitime.
Alors les Genevois furent obsédés et travaillés en sens contraire
par des députations de Fribourg et de Berne : la première les sollici-
tait de rester fidèles à la religion catholique, et la seconde les pressait
de l'abandonner. L'une et l'autre menaçaient, en cas de refus, de
rompre l'alliance, et Berne ajoutait, de plus qu'elle insisterait sur
le payement prompt et intégral des sommes qui lui étaient dues
par les Genevois. Le conseil de Genève, voulant ménager les deux
partis, chercha son salut dans des réponses dilatoires, et crut tout
gagner en gagnant du temps. La révolution marchait plus vite et
plus décidée. Un docteur de Sorbonne, Furbity, prêchant l'avent
à Genève en 1533, compara [les hérétiques anciens et modernes
aux bourreaux qui se partagèrent la robe du Sauveur. Les muni-
cipaux de Berne prirent la chose pour eux, et exigèrent que le pré-
dicateur fût arrêté et jugé sur-le-champ : le conseil de Genève différa
trois semaines, mais enfin, n'osant résister aux municipaux de Berne,
condamna le prédicateur à la prison. Pour le carême de 1534, un
cordelier se présenta au conseil, annonçant qu'il prêcherait de ma-
nière à contenter tout le monde. Il produisit même les articles qui
devaient faire l'objet de ses sermons, priant le conseil de lui en dire
son sentiment. Ce conseil , exerçant déjà l'autorité épiscopale, re-
ti'ancha trois articles qui tenaient encore à la foi catholique , et
l'exhorta à ne prêcher que ce qu'on appelait alors le pur évangile,
c'est-à-dire la doctrine de Luther et de Farel. Ses prédications, quoi-
que excessivement modérées, ne parurent cependant pas assez protes-
tantes aux quatre députés de Berne, qui s'en plaignirent au conseil,
demandèrent avec instance et obtinrent enfin la permission, sinon
formelle, du moins tacite, que l'impétueux Farel, précédemment ex-
pulsé de Genève, pût prêcher publiquement dans l'église des Cor-
deliers.
Le 28 avril 1534, les Fribourgeois, lassés de l'inutilité de leurs ef-
forts pour rétablir la paix et maintenir l'ancienne religion, rompirent
leur traité d'alliance avec Genève, et se montrèrent inexorables à
toutes les sollicitations contraires. Dès ce moment les novateurs,
n'ayant plus à ménager aucun allié catholique, et enhardis par la
protection des Bernois, se moquèrent ouvertement de l'accommode-
448 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
ment qu'ils avaient eux-mêmes réclamé et solennellement juré; ils
en violèrent tous les articles, et loin de laisser les catholiques libres,
sans les attaquer de faits ni de paroles, ils se livrèrent contre eux à
tous les excès. Dans la nuit qui précéda la Pentecôte, 24 mai, neuf
statues de pierre qui décoraient le portail de l'église des Cordeliers
à Rive, où prêchaient Farelet Viret, furent abattues, mutilées, jetées
dans la fontaine, et le conseil ne put ou ne voulut pas faire punir les
auteurs de ces profanations. Vers la fin de juillet, quelques protes-
tants brisèrent dans la même église toutes les images de l'intérieur
et démolirent les autels; mais i!s furent cependant obligés de les re-
lever avec la permission des messieurs de Berne.
Pour le carême de 1535, le conseil de Genève, tout en se disant
encore catholique, chercha un prédicateur qui fût au gré des protes-
tants, et lui ordonna de prêcher à Saint- Gervais, quoique l'évêque
le lui eût défendu, et que, selon le traité de paix, nul ne dût prêcher
sans la permission des supérieurs spirituels. Ses sermons excitèrent
à leur tour l'indignation des auditeurs catholiques; mais ceux qui
eurent le courage de l'interrompre furent punis par la prison, par
le bannissement et par la perte du droit de cité, tandis que les pro-
testants avaient été laissés libres de vociférer contre les catholiques,
de les maltraiter, de les faire emprisonner, et même de leur faire in-
tenter des procès criminels par des étrangers. Il n'y avait pas de
crime, pas d'accident malheureux qui ne fût calomnieusement im-
puté aux prêtres et aux catholiques paisibles. En même temps, on
leur ôta la liberté de se retirer ou de fuir, dernière ressource de l'in-
nocence persécutée. On confisqua les biens de ceux qui avaient émi-
gré, et on travailla à leur procès; d'autres, qui s'étaient réunis au
duc de Savoie ou bien à l'évêque, leur prince légitime, et qui avaient
été faits prisonniers de guerre dans de légères escarmouches, furent
écartelés ou condamnés à une amende de cent mille écus.
Il y eut un semblant de conférence publique sur la religion entre
des apostats déclarés, tels que Farel, Viret et un moine défroqué,
nommé Bernard, d'un côté, et d'autres apostats, maisencore secrets,
qui firent mine de défendre la foi catholique, et finirent pas se dé-
clarer vaincus. Pendant et après cette comédie, les hérétiques deve-
naient toujours plus audacieux. Le 5 août, de simples particuliers
commencèrent à abattre les images dans la cathédrale; le 9 août, les
hérétiques armés se rendirent tumultuairement dans diverses églises,
y renversèrent les autels, brisèrent les images, et commirent toutes
sortes de sacrilèges. Alors le conseil de Genève, intimidé, divisé
dans son propre sein, et perdant l'autorité parce qu'il en abandon-
nait ies rênes, crut devoir céder à une cinquantaine de factieux. En
à 1555 de t'èré chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 449
conséquence, il convoqua pour le lendemain, 10 août 1535, une as-
semblée du conseil des deux-cents, pour décider sur les dogmes de
la religion et sur la discipline de l'Eglise, comme il décidait sur le
prix des carottes et de la piquette. Farel harangua le conseil muni-
cipal, qui se borna toutefois à suspendre la messe jusqu'à nouvel
ordre, et à donner avis de cette résolution aux messieurs de Berne. Il
faut attendre la volonté de messieurs de Berne, disait-on ; et le conseil
docile ordonna d'attendre des nouvelles de Berne, afin de voir tout ce
qu'il y aurait à faire; si l'on continuerait à être catholique comme
ses ancêtres, ou si, par une honteuse lâcheté, on deviendrait apostat.
Le 27 août, ayant reçu les ordres des municipaux de Berne, les syn-
dics de Genève, sans assembler ni le conseil des deux-cents, ni le con-
seil général, publièrent un édit qui portait que chacun devait vivre selon
les règles de l'évangile, ce qui signifiait selon l'évangile de Farel, et
que toutes les cérémonies catholiques, que le décret appelait papisti-
ques, seraient abolies. Malgré leurs vives sollicitations, les catholiques
genevois, qui naguère avaient accordé des églises aux protestants,
n'en purent pas même obtenir une seule. Les hérétiques, même
après être devenus les maîtres, ne prêchaient cependant que dans
deux églises, parce que, comme l'avoue le protestant Ruchat, ils
manquaient de ministres et surtout d'auditeurs.
Bientôt on ne respecta pas plus les propriétés des catholiques que
leur liberté. Plusieurs couvents furent démolis , d'autres reçurent
une destination arbitraire et tout à fait opposée à l'intention de
leurs fondateurs. On s'empara des meubles, vases, linges et joyaux
des églises, et leur produit fut principalement employé à récompen-
ser l'apostasie des prêtres et des moines défroqués. Le 30 août, trois
jours après l'apostasie de la ville, les religieuses de Sainte-Claire,
déjà dépouillées de tout et ayant résisté avec un courage héroïque à
toutes les séductions, promesses, menaces et violences, se retirèrent
à pied à Annecy, emportant les regrets de tout Genève. L'une de ces
religieuses, la sœur de Jussie, raconte les causes et les circonstances
de ce départ, dans un petit livre très-remarquable, intitulé : Le com-
mencement de l'hérésie de Genève, et dont les protestants eux-mêmes
admirent la touchante naïveté. A la même époque, un grand nombre
de citoyens de distinction quittèrent Genève, et furent pour ce seul
fait privés de leur droit de bourgeoisie.
Genève , dépeuplée par l'émigration de plus de la moitié de
ses anciens habitants, observe Charles de Haller, se repeupla en
partie par l'affluence des religionnaires fugitifs , français et au-
tres, qui y apportèrent cette fatuité spirituelle , cet esprit re-
muant, turbulent et présomptueux qui, durant trois siècles, cn-
xxiu. £9
450 HISTOIRE UNIVERSELLE [l.iv. LXXX1V. - De 1517
fanta tant de troubles et de désordres dans cette république l.
D'après certains témoignages contemporains, on pourrait conclure
qu'une bonne partie de la population protestante de Genève sont
des enfants bâtards de moines défroqués et de prêtres apostats. Voici
en effet ce que dit Froment, l'un des apôtres de l'apostasie gene-
voise : «Tu trouveras des gens de bien dans Genève, qui ont été prê-
tres ou moines, autant et plus qu'il n'y en avait au temps des messes,
qui sont mariés, vivant honnêtement en travaillant de leurs mains ;
mais il y est venu et il y vient encore journellement un tas de moines
cafards, séduisant de pauvres fdles et servantes, en les prenant et
les plantant là, elles et leurs pauvres enfants. D'autres, ajoute-t-il,
le premier et principal évangile qu'ils demandent, c'est une femme,
et pendant que durent les calices et reliquaires qu'ils ont dérobés,
ils font grande chère avec la femme, se donnent pour des gens de
bonne maison, des gentilshommes, dissimulant soigneusement leur
qualité de moine et de prêtre, et après s'être livrés à tous les désor-
dres, s'en retournent, laissant femmes et enfants au grand détriment
et charge de l'hôpital. D'autres amènent des concubines qu'ils don-
nent pour leurs femmes légitimes, et après avoir tout consumé, les
laissent là comme les premiers, et s'enfuient secrètement. Il y en a
aussi d'autres qui, sortis des mêmes ordres religieux, achètent leur
silence entre eux par des ménagements mutuels, et ceux-là ont été
cause, dans la réforme, de grands scandales et de violentes divisions.
Enfin d'autres encore plus rusés, après avoir ruiné par la banque-
route beaucoup d'honnêtes ménages et de bons marchands, se pro-
mettent de tout pouvoir faire sous la couleur de l'évangile; de quoi
Genève a été blâmée sans raison, comme si c'était le retrait de toute
méchanceté, larrons, faux monnayeurs, meurtriers, héreiges, sorciers,
pensant être ici assurés; mais quand la seigneurie est sûrement in-
formée, justice y est administrée à chacun 2. » Voilà ce que dit un
des premiers réformateurs de Genève. Mais, ajoute un historien, les
faits néanmoins démentent cette dernière assertion de Froment, et
attestent qu'en se réfugiant à Genève, les prévenus échappaient aux
poursuites de leurs créanciers et à la vindicte des lois de leur pays.
On se croirait, à ce tableau, transporté dans ces villes réformées
d'Allemagne où se réfugiaient aussi des prêtres mariés et les trans-
fuges des couvents. « Là aussi, dit Érasme, on ne fait que danser,
manger, boire et se vautrer dans la débauche. Adieu l'étude, l'instruc-
1 daller, Bist. de la Révolution religieuse dans la Suisse occidentale, c. 16. —
Magain, Uist, de l'Etabl. de la réforme à Genève, 1.1. — * Froment, Des actes
et gestes merveilleux de la cité de Genève, nouvellement convertie à l'Évangile,
manusc, c. 1C.
à 1515 de l'ère chr.] DK L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 451
lion, la pureté de la conduite, la retenue ; partout où ils se montrent,
aussitôt disparaît l'esprit de discipline et de piété l. »
Genève, ayant ainsi consommé son apostasie par la peur de Berne,
aida Berne à l'introduire par les armes, la violence, le parjure, le
violement de tous les droits et traités, la spoliation des églises, la
persécution ouverte, dans le canton de Vaud ou le diocèse de Lau-
sanne, dont l'évêque était prince temporel, et qui se réfugia dès lors
à Fribourg, où il demeurait encore en ces derniers temps, et d'où
l'hérésie, devenue la Révolution, vient de le chasser 2. Pour récom-
penser Genève , Berne s'arrogea sur elle plus de droits que n'en
avaient eu ni l'évêque ni le duc de Savoie. Dans ses efforts pour
pervertir Genève et ses alentours, malgré son évêque Pierre de la
Baume et le duc de Savoie, l'hérésie se vit singulièrement secondée
par le propre neveu du duc de Savoie, le roi de France, le roi très-
chrétien, le fils aîné de l'Église, François Ier : non-seulement il en-
voya des troupes au secours de Genève apostasiant, mais pour em-
pêcher son oncle de la ramener à la foi catholique, il envahit lui-même
la Savoie et le Piémont, et appela au même temps les Turcs pour
leur livrer l'Italie et Rome ; car telle était, nous l'avons déjà vu, la
politique de François Ier.
Aussi Genève , pervertie par des apostats français , Farel , Viret ,
Froment, aidée à son apostasie par le roi de France, deviendra pour
la France et ses rois une source non encore tarie de calamités spiri-
tuelles et temporelles, de révolutions sanglantes, de guerres civiles et
étrangères, de crimes et d'impiétés inouïes dans son histoire. Deux
apostats français, Galvin et Bèze , iront à Genève , non pour en con-
sommer l'apostasie, c'était chose faite, mais pour l'organiser de ma-
nière à devenir un foyer de pestilence, qui infectera la France entière,
même sa dynastie royale, la postérité de saint Louis.
Jean Cauvin, ou Calvin, arriva pour la première fois à Genève au
mois d'août 1536. Il comptait seulement y passer : Farel l'y retint,
et lui céda, dit-on, la première place. Au mois d'octobre, eux deux
et Viret eurent une conférence publique avec quelques prêtres catho-
liques de Lausanne, par les ordres et sous la présidence des munici-
paux de Berne, qui, voyant le peuple attaché à la foi de ses pères ,
envoie dans les campagnes raser les chapelles, renverser les autels et
abattre les croix, et publier les articles de foi municipale qu'on de-
vait croire 3. Dans l'intervalle, deux anabaptistes étant arrivés à Ge-
nève , y gagnèrent un assez grand nombre de prosélytes à leur doc-
1 Erasme, 1. 2, epist. 17. — Magnin, 1. 1, c. 9. — » Baîler, c. 18, 20, 22.^—
3 Magnin, p. 245.
452 HISTOIRE UNIVERSELLE [Lît.LXXXIV. — !)e iôi7
trine : Calvin et Farel soutinrent contre eux une dispute dont on ne
connaît que ce résultat : les municipaux de Genève, n'ayant pu faire
rétracter les deux anabaptistes, les bannirent de la ville, avec défense
d'y remettre les pieds sur peine de la vie. Berne avait son credo mu-
nicipal ; Genève n'avait pas encore le sien : Calvin et Farel lui en
improvisèrent un en vingt et un articles : il ne fut pas du goût de
tout le monde. Les eidgnots ou indépendants , qui , pour être plus
libres, avaient fait la révolution, secoué l'autorité du duc de Savoie,
et même l'autorité si douce de leur prince évèque, n'entendaient pas
se soumettre au caprice de deux vagabonds de France , qui préten-
daient réglementer souverainement et ce que les hommes devaient
croire et de quelle manière les femmes devaient se coiffer. Car à leur
symbole ils avaient ajouté un règlement de discipline, avec des
peines sévères. Les deux prédicants ou ministres déclamaient en
chaire contre les eidgnots , qu'ils nommaient Libertins : ceux-ci se
moquaient des ministres dans les cabarets. Les ministres eurent tou-
tefois assez de crédit pour faire exiler les eidgnots ; mais il n'y eut pas
moyen d'exécuter la sentence. Les têtes s'échauffèrent, on en vint aux
mains : les municipaux de Berne se mêlèrent de la querelle, approu-
vant le credo des deux ministres, mais non leur rituel. Les deux mi-
nistres, Calvin et Farel, n'ayant voulu céder sur rien, sont exilés de
Genève , et ne peuvent y rentrer, malgré l'intervention des munici-
paux de Berne, auxquels ils s'étaient soumis sans réserve. C'était en
1538. Farel devint ministre de Neufchâtel, où, à l'âge de soixante-dix
ans, il se maria avec sa servante, qui l'avait suivi de Normandie; ce
qui fit jaser les mauvaises langues. Calvin, devenu professeur de
théologie à Strasbourg, y épousa la veuve d'un anabaptiste, qui
lui apporta en dot plusieurs enfants, et dont il eut un fils qui naquit
mort l.
Calvin et Farel furent remplacés à Genève par des ministres dont
ils font le portrait que voici : « C'est d'abord le gardien des Francis-
cains, qui, à l'aurore de l'évangile, rejetait obstinément la vérité,
jusqu'à ce qu'il eût découvert le Christ sous la forme d'une jeune
fille, qu'il souilla et corrompit ; moine fétide, qui ne prend pas même
soin de voiler ses infamies... C'est ensuite cet autre prêtre confit en
hypocrisie, et qui se pavane dans sa lèpre dépêché ; tous deux pré-
dicants ignares, brailleurs et marchands de sottises. Voici le troi-
sième, débauché connu, qui n'a dû son absolution qu'à la faveur de
quelques mauvais garnements. Oh! bel office qu'ils ont volé, et qu'ils
administrent comme ils l'ont usurpé! Il ne se passe pas de jour
1 Magnin et Audin.
à 1515 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 453
qu'ils ne soient convaincus de quelque félonie par des hommes, des
femmes et jusque par des enfants l. » Quant au caractère de Calvin
lui-même, Bucer lui disait à Strasbourg : « Vous jugez d'après votre
haine ou votre amour, et vous haïssez ou vous aimez sans raison 2. »
Calvin fut rappelé à Genève en 1540, et y revint l'année suivante :
on lui assigna cinq cents florins par an, douze coupes de blé et deux
tonneaux de vin, paye assez considérable pour le temps, surtout si
on la compare à celle des syndics, qui n'était que de cent vingt-cinq
florins.
On avait détruit l'ancien gouvernement ecclésiastique , il fallut
en fabriquer un autre . Calvin fut chargé de la besogne : il ne trouva
rien de mieux que l'inquisition d'Espagne, mais plus mesquine et
plus tracassière. De par la municipalité genevoise, il établit donc un
tribunal d'inquisition et de police, sous le nom de consistoire. Le
consistoire se compose de six pasteurs ou prédicants, et de douze
anciens ; il s'assemble tous les jeudis, et mande à sa barre les pé-
cheurs. Si la faute est restée cachée, le coupable est admonesté; s'il
retombe, il est banni de la table sainte. Si le scandale a été public*
le pécheur est réprimandé, excommunié s'il ne se repent, puis inter-
dit; s'il refuse de reconnaître le droit de malédiction, dénoncé à l'au-
torité civile et banni pour un an du territoire. Le nom du coupable
est proclamé et affiché : il faut que le pécheur soit marqué au front
du signe de la révolte, afin que toute relation cesse avec l'âme qui a
péché 3.
Les six prédicants ou ministres étaient les théologues ou censeurs
de la doctrine ; les douze anciens étaient à la fois juges spirituels dans
le consistoire et juges séculiers dans le conseil au tribunal criminel.
Il y a plus : comme membres du consistoire, ils sont à la fois inquisi-
teurs et délateurs. En entrant en charge, ils jurent de rapporter au
consistoire « toute chose digne d'être récitée. » Chaque année, en
compagnie d'un ministre, ils s'introduisent dans les familles pour
exiger des formulaires de foi.
Calvin créa des délateurs subalternes, payés ou par l'Etat, ou par
le coupable. Il y avait des gardiens de ville et des gardiens de cam-
pagne, dont tout l'emploi consistait à prendre note des péchés com-
mis contre Dieu ou contre la république, pour les dénoncer à l'auto-
rité. Le tarif avait été dressé d'avance : — Qui blasphémait en jurant
par le corps et le sang de Christ, était condamné à baiser la terre, à
être exposé au poteau pendant une heure, et à payer cinq sous d'a-
mende. Qui s'enivrait, était réprimandé par le consistoire, et obligé
mdé p:
' Latrede Calvin à DuUinger. — «Auilin, t. 1, p. 4f;3. — 3 Audin, t. 2, p. 23.
154 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 15:7
de donner trois sous. Qui excitait son camarade ou son ami à venir
au cabaret, était condamné à la même peine. Dans les campagnes,
qui n'assistait pas à l'office payait trois sous. Qui arrivait après le
commencement du prêche, admonesté d'abord, puis mis à l'amende.
Mais il restait de l'argent en caisse, car les délateurs faisaient leur
métier en conscience. Alors un membre du conseil demanda : Quels
gages les seigneurs assistant au consistoire auront-ils pour leur
peine? On avisa, et il fut décidé qu'on mettrait toutes les amendes
dans une boîte où l'on prendrait de quoi leur donner à chacun deux
sous par jour1.
Derrière ce tribunal d'inquisition, dont il faisait partie, manœuvrait
Calvin, pour gouverner tout en despote. Il impose à Genève une
confession de foi; il lui impose un code législatif écrit avec du sang
et du feu. L'idolâtrie et le blasphème sont des crimes capitaux punis
de la peine capitale; on n'entend, on ne lit qu'un mot : Mort. —
Mort à tout criminel de lèse-majesté divine. Mort à tout criminel de
lèse-majesté humaine. Mort au fils qui frappe ou maudit son père.
Mort à l'adultère. Mort aux hérétiques.
Quelquefois on se croit à Constantinople. On jette à Genève les
femmes adultères au Rhône; seulement à Constantinople le bourreau
les coud dans un sac, afin de leur dérober la lumière. A Genève, on
les précipite dans le fleuve les yeux ouverts. Il y a des enfants qu'on
fouette en public et qu'on pend pour avoir appelé leur mère
diablesse ou larronne. Quand l'enfant n'a pas l'âge de raison, on le
hisse à un poteau sous les aisselles, pour montrer qu'il a mérité la
mort -.
Avant la prétendue réforme, à Genève, la sorcellerie n'était pas
punie de mort ; on poursuivait le sorcier devant les tribunaux, et on
le bannissait de la ville. En 1503, le conseil déclara à un magicien
que, s'il ne quittait le canton, on l'en chasserait à coups de bâton3.
Calvin établit contre la sorcellerie le supplice du feu ; il la qualifiait
de lèse-majesté divine au premier degré. Dans l'espace de soixante
ans, d'après les registres de la ville, cent cinquante individus furent
brûlés pour crime de magie4.
L'inquisition calvinienne s'étendait à tout. Une ordonnance du con-
sistoire porte « que nul ne demeurera trois jours entiers gisant au
lit, qu'il ne le fasse savoir au ministre de son quartier, afin d'obtenir
les consolations ou admonitions, lesquelles sont alors des plus né-
cessaires que jamais. » Le malade récalcitrant qui recouvrait la
1 Registres de l'État, 12 décembre 1545.— Aiulin, p. 32. — * Auclin, 125-128. —
Picot, Uist.de Genève. t. 2, p. 204. — :î Ibid., \>. 270. — * Audin.t. 2, p. 133.
à 1545 de 1ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 455
santé, et ses gardes, en cas de désobéissance, étaient réprimandés et
misa l'amende. Les sermons étaient fréquents, et il fallait y assister
sous peine de punition corporelle. Trois enfants qui avaient quitté
le prêche pour aller manger des gâteaux furent fustigés publi-
quement.
Calvin et ses coopérateurs, dit le protestant Galiffe, traitaient les
libéraux de l'époque « de pendards, de bélîtres, de balaufres et de
chiens; leurs femmes et leurs sœurs, de prostituées; l'empereur,
leur souverain, de vermine ; leurs père et mère, de suppôts de Sa-
tan l. » Tandis que Calvin insultait à ses ennemis dans la langue des
corps de garde, il n'était pas permis, ajoute le même écrivain, aux
paysans de parler impoliment à leurs bœufs. Un fermier qui avait
juré contre les siens à la charrue, parce qu'ils n'avançaient pas, fut
aussitôt traîné en ville par deux réfugiés qui l'avaient entendu, cachés
derrière une haie2. La ville était peuplée d'espions qui allaient rap-
porter au consistoire les blasphèmes, les paroles impies, les propos
libertins qu'ils avaient ouïs. Un jour, un maçon, qui tombait de las-
situde, s'écria : Au diable l'ouvrage et le maître ! Il fut appelé devant
le consistoire, et condamné à trois jours de cachot3. Au nombre des
blasphèmes, Calvin avait mis les railleries contre les réfugiés français,
qu'il voulait faire regarder comme des martyrs de l'Evangile. Les
jeux de cartes, de dés, de quilles étaient prohibés; on mettait au
carcan le joueur de profession. Le consistoire faisait un crime des
amusements les plus innocents, et interdisait la cène à quelques jeu-
nes gens qui, le jour de l'Epiphanie, avaient tiré les rois4.
On désignait à l'habitant de Genève le nombre de ses plats, la
forme des souliers dont il devait se chausser, la coiffure de sa femme.
On lit dans les registres de l'État, 13 février 1558 : « Trois compa-
gnons tanneurs mis trois jours en prison et à l'eau, pour avoir
mangé à déjeuner trois douzaines de pâtés : ce qui est une grande
dissolution. »
Les délateurs tendaient des pièges aux pauvres âmes assez sottes
pour les écouter. Ils demandaient à un Normand, qui se proposait
d'aller étudier à Montpellier, s'il quitterait l'église. Le Normand ré-
pondit : Il ne faut pas croire que l'église soit si étroitement bornée,
qu'elle soit pendue à la ceinture de monsieur Calvin. — Il fut dé-
noncé et banni3. Un jour la ville, à son réveil, tut tout étonnée de
voir plusieurs potences élevées sur les places publiques, et sur-
i Galiffe, Notices généal., etc., préface, t. 1, p. il). — > Galille , Notices gi-
néal., etc., préface, t. 1, p. Ub et 2(i. — 3 Registres; 13 mars 1559. — 4 Audio,
t. 2, c. 6. — s lie g istres, août 1558.
•456 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXiV. — Dp îSlT
montées d'un écriteau où on lisait : Pour qui dira du mal de mon-
sieur Calvin1.
La législation calvinienne admettait le divorce pour adultère et
absence prolongée de l'un des époux. Cette législation causa des dés-
ordres dans les populations savoisienne et lyonnaise. On vit des
femmes gagner Genève pour épouser leurs séducteurs. Des maris,
qui ne pouvaient briser des liens indissolubles, se réfugiaient en.
Suisse pour embrasser ce qu'on nommait alors la liberté de la chair.
Genève était comme l'égout de l'Europe chrétienne. Aussi un pro-
testant genevois n'a-t-il pas craint de dire : « Je montrerai à ceux
qui s'imaginent que le réformateur n'a produit que du bien, nos re-
gistres couverts d'enfants illégitimes (on en exposait dans tous les
coins de la ville et de la campagne) ; des procès hideux d'obscénité ;
des testaments où les pères et les mères accusent leurs enfants, non
pas d'erreurs seulement, mais de crimes; des transactions par-de-
vant notaires entre des demoiselles et leurs amants, qui leur don-
naient, en présence de leurs parents, de quoi élever leurs bâtards:
des multitudes de mariages forcés, où les délinquants étaient con-
duits de la prison au temple ; des mères qui abandonnaient leurs
enfants à l'hôpital, pendant qu'elles vivaient dans l'abondance avec
leur second mari ; des liasses de procès entre frères ; des tas de dé-
nonciations secrètes : tout cela parmi la génération nourrie de la
manne mystique de Calvin2. »
Cependant Calvin avait des ennemis qui épiaient toute sa vie :
c'étaient les libéraux, qu'il appelait libertins. C'est par eux que Boisée
a connu comment le prétendu réformateur prenait des imprimeurs
de Genève deux sous pour feuillet ou feuille entière ; les sommes que
lui envoyaient, pour être distribuées aux pauvres, la reine de Na-
varre, la duchesse de Ferrare et d'autres riches étrangers ; l'héritage
de deux mille écus que David de Haynaut lui laissa en mourant, et
qu'il distribua à ses amis et à ses parents ; le mariage d'argent qu'il
fit contracter à son frère Antoine avec la fille d'un banqueroutier
d'Anvers, réfugié à Genève pour mettre ses vols à couvert; la lettre
qu'il écrivit à Farel au sujet de Servet, et son petit billet au marquis
de Pouet : « Ne faites faute de défaire le pays de ces zélés faquins,
qui exhortent le peuple par leurs discours à se roidir contre nous,
noircissent notre conduite, et veulent faire passer pour rêverie notre
croyance; pareils monstres doivent être étouffés*. »
Et ces paroles n'étaient pas une vaine menace. Le poëte Gruet fut
1 Picot, t. |,p. S66 et 267. — * GalilTe, Notices généalog., t. 3, p. 15. —
8Bolsec, Vie de Calvin. p. 59 et seqq.
à 1545 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 457
mis à la torture et décapité pour avoir dit du mal de Calvin1.
Bolsec, médecin apostat et réfugié lyonnais, fut banni à perpétuité
du territoire de Genève pour la même raison 2. Daniel Berthelier,
maître de la monnaie à Genève, fut mis à des tortures effroyables
et décapité par la main du bourreau : il avait appris à Noyon des
faits peu honorables de la vie de Calvin, et en gardait des preuves
authentiques. Plusieurs autres périrent également sur l'échafaud.
Philibert Berthelier, frère de Daniel et capitaine général, fut con-
damné à mort, ainsi que d'autres patriotes ; mais ils échappèrent,
et se réfugièrent à Berne, où Calvin les poursuivit. Il voulait qu'on
les chassât de Suisse. Berne refusa de s'associer aux vengeances du
réformateur, et ne craignit pas de témoigner hautement son admi-
ration pour le courage malheureux. La haine de Calvin contre les
patriotes s'accrut de cette protection. Il obtint des conseils le ban-
nissement des femmes des libertins, le séquestre et la confiscation
de leurs biens , la suppression de la place de capitaine général,
et la peine de mort contre tout citoyen qui parlerait de rappeler les
exilés9.
Mais rien n'est fameux comme le supplice de Servet, prémédité
par Calvin pendant sept années entières. Le 13 février 1546, Calvin
disait à Farel : « Servet m'a écrit dernièrement, et a joint à sa lettre
un gros livre de ses rêveries, avec des vanteries arrogantes que j'y
verrais des choses jusqu'à présent inouïes et ravissantes. Il promet
de venir ici, si je l'agrée ; mais je ne veux point engager ma parole ;
car, s'il vient, et si mon autorité est considérée, je ne permettrai
point qu'il en échappe sans qu'il perde la vie. » L'original de cette
lettre, écrite en latin tout entière de Calvin, se trouve encore dans
la bibliothèque royale de Paris, d'où Audin l'a transcrite et publiée
textuellement 4.
Michel Servet, né à Tudèîe en Aragon, âgé de quarante ans, lati-
niste, helléniste, hébraïsant, juriste, médecin, astrologue, alchimiste,
se mêlant de théologie; d'une vie et d'une imagination vagabondes, se
disputant et se brouillant avec les théologues protestants, Oecolam-
pade à Bâle, Capiton et Bucer à Strasbourg, comme avec les mé-
decins de Paris ; enfin correcteur d'imprimerie , avait publié plu-
sieurs ouvrages, la plupart anonymes ou pseudonymes.
En 1541, recueilli généreusement par Pierre Palmier, archevêque
de Vienne en Dauphiné, qui le logea dans son propre palais, il y
publia une seconde édition de son Ptolémée latin, avec une dédicace
à l'archevêque, et qui lui fit honneur parmi les savants. Dans cette
1 Audin, t. 8, c. 8. — « Ibid.; cl!. — «Ibld., c. 15. - '■> lbid., c. 13.
158 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De 1517
position tranquille, où. il exerçait la médecine, il aurait pu passer
heureusement ses derniers jours. Mais il voulait du bruit; il avait
publié des ouvrages pseudonymes contre le dogme de la Trinité et
de la consubstantialité du Verbe ; entré en correspondance avec Cal-
vin sur ces matières, ils finirent tous deux par des injures et des
invectives, et se vouèrent une haine implacable. Servet, voulant hu-
milier son antagoniste, lui adressa un manuscrit où il relevait quan-
tité de bévues et d'erreurs qu'il avait remarquées dans ses ouvrages,
surtout dans Y Institution chrétienne. Calvin en fut tellement irrité,
qu'il écrivit, en 1546, la lettre, à Farel que nous avons vue. Il écri-
vit encore à Viret, alors prédicant de Lausanne : Si jamais Servet
vient à Genève, il n'en sortira pas vivant ; c'est pour moi un parti pris1.
En 4553, Servet fait imprimer clandestinement à Vienne un ou-
vrange antitrinitaire, sans nom de lieu ni d'auteur, où il réfutait vive-
ment le fatalisme calviniste. Son argumentation se terminait par cette
phrase méprisante : Oui, dans Caïn même et dans les géants, de ce
souffle qu'inspira la Divinité dans l'origine, il reste une certaine puis-
sance libre, capable de maîtriser le péché, suivant que l'atteste Dieu
même. Donc elle reste aussi en toi, à moins que tu ne sois une pierre
ou un tronc.
Tous les exemplaires de l'ouvrage furent expédiés en ballots sur
Lyon pour Francfort- sur-le-Mein, ce vaste dépôt de livres hérétiques
au seizième siècle. A Lyon, un imprimeur-libraire, dont Servet avait
été correcteur, ouvrit un des ballots et envoya quelques exemplaires
à Calvin, qui en sut bientôt l'auteur et l'imprimeur. Calvin le dé-
nonce clandestinement au cardinal-archevêque de Lyon, qui fait
agir le gouverneur du Dauphiné, le vicaire général de Vienne et l'in-
quisiteur de la foi. Une première perquisition n'amène aucun résul-
tat. Calvin fournit par des voies occultes de nouvelles preuves : Servet
est arrêté et mis dans la prison ecclésiastique de Vienne. Mais le mé-
decin Servet avait sauvé la vie à la fille unique du bailli de cette
ville ; elle intercède pour le prisonnier : le geôlier reçoit ordre de
fermer les yeux, le prisonnier s'échappe et s'enfuit à Genève pour
passer en Italie. A Genève, il est arrêté par les espions de Calvin,
mis en prison et traduit devant le tribunal de l'inquisition genevoise.
Au dire de Calvin, il soutint opiniâtrement le panthéisme et l'aria-
nisme, niant la personnalité de Dieu et la trinité des personnes.
Emprisonné le 13 août, il écrivit le 15 septembre à ses juges, les
suppliant de lui accorder une chemise et du linge, attendu que les
poux le mangeaient tout vivant. Le tribunal voulait qu'on lui donnât
1 Audin, c. 12, p. 27 7 et 278.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 459
tout ce qu'il demandait; mais Calvin s'y opposa, et il fut obéi *.
Le 26 octobre 1533, on vint annoncer à Servet qu'il était condamné
à être brûlé vif, et que l'arrêt serait exécuté le lendemain. Il eut une
dernière entrevue avec Calvin, fut assisté à la mort par Farel, qui
finit par le maudire. Son dernier mot sur le bûcher fut : Jésus, Fils-
du Dieu éternel, ayez pitié de moi ! Calvin, qui contemplait son sup-
plice de sa chambre, ferma alors sa fenêtre. Farel s'en retourna à
Neufchâtel, dont il était ministre. Quelques jours auparavant, il avait
écrit à Calvin : « Je ne comprends pas que vous hésitiez à tuer dans
le corps le scélérat qui a tué dans leur âme tant de Chrétiens ! Je ne
puis croire qu'il se trouve des juges assez iniques pour épargner le
sang de cet infâme hérétique 2. »
Les églises protestantes avaient été consultées avant la condam-
nation de Servet. Zurich avait répondu : La Providence divine vous
a donné une bien belle occasion de prouver au monde que ni votre
église ni la nôtre ne favorisent les hérétiques : vigilance et activité.
Que la contagion soit arrêtée, et que Christ vous illumine de sa sa-
gesse. Schaffholse : Nous sommes certains que vous emploierez tous
vos efforts pour que l'hérésie ne ronge pas comme un chancre les
chairs du corps chrétien. Point de disputes. Disputer avec un insensé,
c'est faire de la folie avec des fous. Bale : Vous emploierez, pour
guérir l'âme du malheureux, tout ce que Dieu vous a donné de sa-
gesse ; s'il est inguérissable, vous aurez recours à ce pouvoir dont
Dieu vous arma, afin que l'Église de Christ cesse de souffrir, et que
de nouveaux crimes ne soient pas ajoutés aux anciens. Berne : Que
Dieu vous donne l'esprit de prudence et de force, à l'aide duquel vous
puissiez délivrer d'une peste semblable et votre église et la nôtre.
Servet brûlé, Bucer écrit à Calvin : Servet méritait d'avoir les
entrailles arrachées et déchirées- Et Mélanchton : Révérend person-
nage et mon très-cher frère, je rends grâces au Fils de Dieu qui a été
le spectateur et le juge de votre combat, et qui en sera le rémuné-
rateur : l'église aussi vous en devra sa gratitude, à maintenant et à
la postérité. Je suis entièrement de votre avis, et je tiens pour cer-
tain que les choses ayant été dans l'ordre, vos magistrats ont agi selon
le droit et la justice en faisant mourir ce blasphémateur 3.
De tout cela résultent des conséquences très-graves. D'abord,
d'après toutes les églises protestantes, principalement Genève, il est
juste de punir les hérétiques, et de les punir par le feu. Donc, lors-
que les puissances catholiques-romaines appliquent cette loi aux
1 Galifl'e, Notices, etc., t. 3, p. 442.— - Farel. Calv., 8 sept.— Audin, t. 2, c. 12.
— 8 Ibkl., c. 13.
460 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
hérétiques opiniâtres de leur temps et de leur pays, nul protestant
raisonnable, ou qui veut être conséquent avec soi-même, ne peut leur
en faire de reproche. Il y a, au reste, une différence remarquable.
Les protestants de Suisse brident tel individu comme hérétique,
parce qu'il rejette en tout ou en partie le credo cantonal et variable
soit de Genève, de Bâle, de Zurich ou de Berne : d'où il peut arriver
que le même homme soit brûlé dans un lieu ou dans un temps
comme hérétique, et récompensé, glorifié dans un autre comme
docteur de l'Eglise, et cela pour la même chose. Et de fait, si Calvin
reparaissait à Genève avec son tribunal d'inquisition, il aurait à brûler
toute la vénérable compagnie des pasteurs et tous les membres du
consistoire ; car nul ne croit plus ni à la Trinité ni à la divinité du
Christ: en 1817, ils ont défendu, sous peine d'excommunication et
de déposition, de soutenir ces dogmes en chaire : tous en sont au-
jourd'hui où en était Servet, quand leurs prédécesseurs le brûlèrent
en 1553. Tandis que l'Église catholique, apostolique et romaine ne
traite d'hérétique que le Chrétien qui rejette en tout ou en partie,
non pas le credo particulier et variable de telle ville ou de tel pays,
mais le credo universel, perpétuel et invariable de toute la chrétienté.
Il y a plus : les protestants posent en principe, que c'est à chacun
à se faire soi-même sa croyance et sa religion. Lors donc qu'ils pu-
nissent quelqu'un parce qu'il ne veut pas accepter la leur, mais gar-
der la sienne, c'est une inconséquence tyrannique, qui les condamne
et eux et leur principe. Les catholiques sont au moins conséquents :
car ils disent et pensent que ce n'est pas à chacun à se faire sa reli-
gion, mais à la recevoir telle que Dieu nous la transmet par son
Eglise, avec laquelle il a promis d'être tous les jours jusqu'à la con-
sommation des siècles.
Enfin, d'après Luther et Calvin, d'après les luthériens et les cal-
vinistes, l'homme n'a point de libre arbitre, il fait nécessairement
tout ce qu'il fait. Dieu opère en nous le mal comme le bien. Com-
ment donc peuvent-ils alors, sans la plus cruelle injustice, punir qui
que soit, de quoi qu'il dise et de quoi qu'il fasse ? Ne serait-ce pas
ressembler à cet être pire que Satan, qui nous punirait, non-seule-
ment du mal que nous n'avons pu éviter, mais encore du bien que
nous aurions fait de notre mieux ; en un mot, ne serait-ce pas ressem-
bler au Dieu plus qu'infernal de Luther et de Calvin ?
à 1545 de l'ère ehr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 461
IXe.
fin deras.me. lieux théologiques de melchior canus. saint Tho-
mas DE VILLENEUVE. SAINT IGNACE DE LOYOLA : SA COMPAGNIE DE
JÉSUS. PREMIERS TRAVAUX ET MIRACLES DE SAINT FRANÇOIS-XAVIER
DANS L'iNDE.
Au milieu de cette anarchie religieuse et intellectuelle qui agitait
l'Europe, était mort en 1536 le fameux Erasme, dont nous avons vu
ailleurs les commencements. Ses principaux travaux sont ses éditions
de saint Jérôme, de saint Hilaire et de saint Augustin ; son édition
du Nouveau Testament grec, avec sa version latine et ses paraphra-
ses ; divers opuscules sur la manière d'étudier et d'enseigner la théo-
logie; Recueil d'adages ou de proverbes; Manuel du soldat chrétien 5
Éloge de la folie par elle-même; des Colloques ; Dissertation du libre
arbitre contre Luther ; Défense de cette dissertation 5 Lettre contre
les faux évangéliques.
Littérateur bel esprit, érudit comme un dictionnaire de synony-
mes, Erasme peut être consulté avec fruit pour l'intelligence païenne
des mots et des phrases latines : son autorité ne va guère plus loin.
Quant à la doctrine chrétienne, il doit être lu avec précaution; géné-
ralement, il n'en a point saisi le fond, l'esprit, l'ensemble, et par là
même il en donne des idées superficielles, incomplètes et fausses,
dans un langage très-souvent louche et équivoque. En 1526 et l'année
suivante, la faculté de théologie de Paris censura un grand nombre
de propositions tirées de ses colloques et de ses autres ouvrages *.
L'index d'Espagne, de Rome, du pape Alexandre VII et du concile
de Trente pour l'expurgation des œuvres d'Erasme, ordonne d'ajou-
ter au titre : Auteur condamné, œuvres prohibées jusqu ci présent, mais
permises désormais avec expurgation, avec cette note : Toutes les œuvres
d'Erasme doivent être lues avec précaution, car il s y trouve tant de
choses dignes d'être corrigées, quelles sauraient à peine Vêtre toutes *.
Ce jugement, que suit l'index des endroits à retrancher dans chaque
volume, n'est que juste.
» D'Argentré, Collectiojud. t. 2, p. 48-50. Ibîd., p. 53 et seqq.— 2 Opéra Erasmi.
Lugduni Batavorum, t. 10, p. 1781 et seqq.
462 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
Le tort et le malheur d'Erasme fut de plaisanter à tort et à travers
de la théologie seholastique, au lieu de l'étudier à fond. Bossuet di-
sait d'un critique semblable : « Et pour ce qui est de la seholastique et
de saint Thomas, que M. Simon voudrait décrier à cause du siècle
barbare où il a vécu, je lui dirai en deux mots que ce qu'il y a à con-
sidérer dans les scholastiques et dans saint Thomas, est ou le fond,
ou la méthode. Le fond, qui sont les décrets, les dogmes et les
maximes constantes de l'école, n'est autre chose que le pur esprit de la
tradition et des Pères; la méthode, qui consiste dans cette manière
contentieuse et dialectique de traiter les questions, aura son utilité,
pourvu qu'on la donne non comme le but de la science, mais comme
un moyen pour y avancer ceux qui commencent ; ce qui est aussi
le dessein de saint Thomas dès le commencement de sa Somme, et ce
qui doit être celui de ceux qui suivent sa méthode. On voit aussi par
expérience que ceux qui n'ont pas commencé par là, et qui ont mis
leur fort dans la critique, sont sujets à s'égarer beaucoup lorsqu'ils
se jettent sur les matières théologiques. Erasme dans le siècle passé,
Grotius et M. Simon dans le nôtre en sont un grand exemple... Que
le critique se taise donc, et qu'il ne se jette plus sur les matières
théologiques, où jamais il n'entendra que l'écorce *. » Ces derniers
mots de Bossuet s'appliquent de tout point à Erasme.
Il a un dialogue intitulé : Le Cicéronien, où il raille certains lati-
nistes de son temps, qui se faisaient scrupule d'employer un mot qui
ne fût pas dans Cicéron, et n'osaient dire Jésus-Christ, Verbe de
Dieu, Esprit-Saint, Trinité, grâce divine, etc. Il observe avec rai-
son que Cicéron même, dans ses ouvrages de rhétorique et de phi-
losophie, emploie bien des mots nouveaux ou dans une acception
nouvelle, et que, Chrétien, il eût parlé chrétiennement : c'était donc
fort mal imiter Cicéron, que de vouloir, étant Chrétien, parler à un
Chrétien des choses chrétiennes avec le langage du paganisme. Or,
cette superstition pédantesque de mots et de phrases qu'il reproche
à d'autres, Erasme y tombe sans cesse lui-même. Il ne Jira pas saint
Pierre, mais le divin Pierre. Au lieu de traduire : Dans le principe
était le Verbe, il mettra . Dans le principe était le discours. L'en-
semble de la création, de la rédemption et de la consommation éter-
nelle, il l'appellera une fable, parce que, chez les auteurs dramati-
ques, ce mot se prend pour drame, action. Ces expressions louches,
ces affectations de tournures païennes lui attirèrent bien des critiques
et des reproches, à quoi il fut très-sensible. Un religieux franciscain
ayant signalé en chaire, sans pourtant le nommer, sa manie de vou-
1 Bossuet, Défense de la tradition et des saints Pères, 1. 3, c. 20.
à 15*5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 463
loir réformer jusqu'au Magnificat, par sa version de saint Luc,
Erasme en fut tellement piqué, qu'il composa un colloque où il traite
ce religieux de porc et d'âne, plus âne que tous les ânes, et lui prouve
la justesse de sa traduction par les comédies de Térence. Ce qui n'é-
tonne pas moins, c'est le titre de Sermon ou Merdardus qu'il donne
à ce colloque, et dont il a soin de faire sentir la puante étymo-
logie.
Avec un bel esprit , Erasme n'avait pas toujours le cœur très-
noble. L'objet habituel de ses risées et de ses mauvais bons mots, ce
sont de pauvres moines : ce qui n'était guère généreux pour un
moine sécularisé. Encore les raille-t-il non-seulement sur des choses
indifférentes, comme leur vêtement, leurs noms, mais encore sur des
choses louables et méritoires, comme leur fidélité à garder leur règle,
à réciter leur office, à observer les jeûnes. Il se permet des railleries
non moins déplacées sur les simples fidèles , sur leur dévotion à tel
ou tel saint, sur leurs pèlerinages, et même sur les prières ou aumônes
qu'ils font pour être préservés de tout malheur dans un voyage ou à
la guerre '. Tout cela ne fait pas plus d'honneur à l'esprit qu'au cœur
d'Erasme.
II n'y eut qu'un moine pour qui il eut des ménagements : le moine
apostat de Wittemberg. Comme nous avons vu , Luther avait com-
mencé par quelque chose de pire que l'athéisme , par nier le libre
arbitre de l'homme, et faire Dieu auteur du péché, ruinant ainsi la
base de toute religion, de toute morale, de toute société politique ou
religieuse : la querelle des indulgences, nous l'avons vu, ne vint
qu'après. A ce furieux effort de l'enfer pour ensevelir dans le même
chaos la foi chrétienne et la raison humaine, que devait naturelle-
ment faire un prêtre catholique, un savant religieux, à qui Dieu avait
donné l'esprit, l'érudition, avec la faveur des princes et des pontifes,
et l'admiration de ses contemporains ? que devait faire Erasme , au
moins quand l'Église eut prononcé par son chef? que devait faire
l'éditeur de saint Jérôme, de saint Hilaire, de saint Augustin? Ne
devait-il pas, comme ces trois héros, se mettre au service de Dieu et
de son Eglise, réunir et combiner les efforts de leurs serviteurs
fidèles, les Tetzel, lesEckius, les Priérias, les Cochlée, les Emser, les
Fisher, les Morus, les universités de Paris, de Louvain, de Cologne ;
puis marcher droit à l'ennemi, l'attaquer corps à corps et sans re-
lâche ? C'est précisément ce qu'Érasme ne fit pas. Au lieu de com-
battre vaillamment les combats du Seigneur, il en méconnaît ou dis-
simule la gravité, n'y voit ou feint de n'y voir qu'une querelle de
1 Voir entre autres son Manuel du soldat chrétien et son Eloge de la folie.
464 HISTOIRE UNIVERSELLE [«▼. LXXXIV. — De i5lT
moines sur des indulgences, dont il s'amuse à être spectateur pour
rire. 11 rit ou raille, en effet, le plus souvent aux dépens de ceux qui
défendent la vérité, parce que leurs coups lui semblent trop rudes, et
plus propres à exaspérer l'ennemi qu'à l'adoucir. Pour cet ennemi
même, il n'a que des ménagements, des lettres équivoques qui peu-
vent paraître de louange ou de blâme , tout au plus quelques coups
d'épingle, quelques épigranunes : aussi, de part et d'autre, le soup-
çonnait-on d'être un luthérien occulte. Les papes Léon X, Adrien VI,
Clément VII, Paul III, le duc Georges de Saxe, d'autres personnages
illustres le pressèrent de prendre la plume pour défendre la foi contre
l'hérésie, lui remontrant qu'il ne s'agissait pas simplement de quel-
ques abus touchant les indulgences, comme il avait coutume de dire,
mais de la base même de la religion et de la morale, le libre arbitre
de l'homme, la bonté et la justice de Dieu. Erasme s'excuse, promet,
diffère, avance, recule : ce n'est, pour ainsi dire, qu'à son corps dé-
fendant et pour éviter la note d'apostat, qu'il publie, en 1524, sa
diatribe ou dissertation sur le libre arbitre, œuvre traînante, sans
nerf et sans précision, qui néglige les meilleures armes de la vérité,
et qui reste bien au-dessous de l'œuvre analogue du roi d'Angleterre,
Henri VIII. Luther répondit, en 1526, par son livre Du serf arbitre,
où, avec beaucoup d'injures pour Erasme, il maintient ce qu'il y a de
plus horrible dans sa doctrine : que Dieu fait en nous le mal comme
le bien ; que la grande perfection de la foi , c'est de croire que Dieu
est juste, quoiqu'il nous rende nécessairement damnables par sa vo-
lonté ; en sorte qu'il semble se plaire aux supplices des malheureux.
Et encore : « Dieu vous plaît quand il couronne des indignes, et il ne
doit pas vous déplaire quand il damne des innocents. » Pour con-
clusion, il ajoute : « Qu'il disait ces choses, non en examinant, mais
en déterminant; qu'il n'entendait pas les soumettre au jugement de
personne, mais conseillait à tout le monde de s'y assujettir. »
Érasme répliqua par deux livres, sous le titre de Hyperaspistes,
dans le premier desquels il répond aux injures, et dans le second aux
objections de Luther. Dans ces deux livres, mais surtout dans sa
lettre contre les faux évangélistes , Érasme montre sur une foule de
choses des idées plus nettes et plus complètes que précédemment,
et rétracte ainsi implicitement tant de propositions louches , témé-
raires, mal sonnantes, erronées même , qui se rencontrent dans ses
lettres antérieures , dans ses Colloques , son Manuel du soldat chré-
tien et son Eloge de la folie. Il y fait d'ailleurs une profession franche
et nette de catholicisme. On sent que s'il avait commencé plus tôt,
ou pu continuer plus# longtemps sa lutte avec Luther, la force des
choses l'eût amené à une étude plus approfondie de la doctrine chré-
à 1545 de l'ère chr.l DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 465
tienne, qui lui a toujours manqué, et qu'il aurait trouvée toute faite
dans saint Thomas.
Ainsi, dans la polémique d'Erasme avec Luther, on cherche vaine-
ment l'éclaircissement de la question fondamentale, la distinction
nette et précise entre la nature et la grâce, entre l'ordre naturel et
l'ordre surnaturel. D'après la définition de saint Thomas, qui est de-
venue la définition commune de tous les catéchismes et de toutes
les théologies, la grâce est un don surnaturel que Dieu accorde à
l'homme pour mériter la vie éternelle. Le mot important est surna-
turel, ou qui est au-dessus de la nature. D'après l'explication du
saint docteur, qui est l'explication catholique, la grâce est un don
surnaturel, non-seulement à l'homme déchu de la perfection de sa
nature, mais à l'homme en sa nature entière; surnaturel, non-seule-
ment à l'homme, mais à toute créature ; non-seulement à toute créa-
ture actuellement existante, mais encore à toute créature possible.
Saint Thomas ne se borne point à l'expliquer ainsi, mais, comme
nous l'avons vu au livre soixante-quatorze de cette histoire, il en
donne une raison si claire et si simple, qu'il suffit de l'entendre pour
en être convaincu.
La vie éternelle consiste à connaître Dieu, à voir Dieu, non plus à
travers le voile des créatures, ce que fait la théologie naturelle ; non
plus comme dans un miroir, en énigme et en des similitudes, ce que
fait la foi ; mais à le voir tel qu'il est, à le connaître tel qu'il se con-
naît. Nous le verrons comme il est, dit le disciple bien-aimé1. Et
saint Paul : Maintenant nous le voyons par un miroir en énigme ; mais
alors ce sera face à face. Maintenant je le connais en partie; mais alors
je le connaîtrai comme j'en suis connu 2. Or, tout le monde sait, tout
le monde convient que, de Dieu à une créature quelconque, il y a
l'infini de distance. Il est donc naturellement impossible à une créa-
ture, quelle qu'elle soit, de voir Dieu tel qu'il est, tel que lui-même
il se voit. Il lui faudrait pour cela une faculté de voir infinie, une fa-
culté que naturellement elle n'a pas, et que naturellement elle ne
peut pas avoir.
Il y a plus : la vision intuitive de Dieu, qui constitue la vie éter-
nelle, est tellement au-dessus de toute créature, que nulle ne sau-
rait, par ses propres forces, en concevoir seulement l'idée. Oui, dit
saint Paul après le prophète Isaïe : « Ce que Vœil n'a point vu, ce que
V oreille na point entendu, ce qui n'est point monté dans le cœur de
V homme, voilà ce que Dieu a préparé à ceux qui C aiment 3. »
Pour donc que l'homme puisse mériter la vie éternelle et même
« 1 Joan., 3. 2. - î 1 Cor., 13, 12. - 3 Ibi.l., 2, 9. h-, Ci, 4.
xxiii. 30
466 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 15H
en concevoir la pensée, il lui faut, en tout état de nature, un secours
surnaturel, une certaine participation à la nature divine. L'homme ne
pouvant s'élever en ce sens jusqu'à Dieu, il faut que Dieu descende
jusqu'à l'homme, pour le déifier en quelque sorte. Or, cette ineffable
condescendance de la part de Dieu , cette participation à la nature
divine, cette déification de l'homme, c'est la grâce.
C'est donc une idée fausse, c'est donc une erreur de penser, avec
Luther et Calvin, que, dans le premier homme, la nature et la grâce
étaient la même chose; que la grâce divine n'est devenue nécessaire
à l'homme que depuis sa chute ; que la grâce n'est que la restaura-
tion de la nature ; que la foi n'est que la restauration de la raison, et
que la révélation divine n'est devenue nécessaire à l'homme que par
suite de l'obscurcissement de son intelligence. Aussi l'Église a-t-elle
condamné, et avec beaucoup de justice, cette proposition du jansé-
niste Quesnel : « La grâce du premier homme est une suite de sa
création, et elle était due à la nature saine et entière; » et cette autre
de Baïus : « L'élévation de la nature humaine à la nature divine
était due à l'intégrité de la première création 5 et, par conséquent, on
doit Tappeler naturelle, et non pas surnaturelle. »
Nous avons vu en quoi consiste précisément la différence de be-
soin que l'homme a de la grâce avant et après le péché. Saint Tho-
mas dit à ce sujet : « L'homme, après le péché, n'a pas plus besoin
de la grâce de Dieu qu'auparavant, mais pour plus de choses : pour
guérir et pour mériter ; auparavant, il n'en avait besoin que pour
l'une des deux, la dernière. Avant, il pouvait, sans le secours sur-
naturel de la grâce, connaître les vérités naturelles, faire tout le
bien surnaturel, aimer Dieu naturellement par-dessus toutes choses,
éviter tous les péchés ; mais il ne pouvait, sans elle mériter la vie
éternelle, qui est chose au-dessus de la force naturelle de l'homme.
Depuis, il ne peut plus, sans la grâce ou sans une grâce, connaître
que quelques vérités naturelles, faire que quelques biens particuliers
du même ordre, éviter que quelques péchés. Pour qu'il puisse tout
cela dans son entier, comme auparavant, il faut que la grâce guérisse
l'infirmité ou la corruption de la nature. Enfin, après comme avant,
il a besoin de la grâce pour mériter la vie éternelle , pour croire en
Dieu, espérer en Dieu , aimer Dieu surnaturellement, comme objet
de la vision intuitive *. »
C'est, entre autres, pour avoir confondu, sciemment ou non, la
nature et la grâce, l'ordre naturel et l'ordre surnaturel, que Luther,
Calvin et Jansénius sont tombés dans des erreurs si énormes. En
1 Summa, pars i,q. 95, art. 4, ad l. — la 2œ, q. 109. art. 2, 3 et 4.
à IM5 Je l'ère chr.] DF, L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 4G7
voici la génération : L'homme déchu ne peut plus aucun bien surna-
turel : donc il ne peut plus même aucun bien naturel; donc toutes
ses actions sont des péchés ; donc il n'a point de libre arbitre, et
Dieu opère en lui le mal comme le bien. Pour bien réfuter ces mon-
struosités, Erasme aurait dû y porter d'abord la lumière avec la doc-
trine si claire et si nette de saint Thomas; Érasme ne s'en est pas
même douté. Autant en est arrivé à plus d'un écrivain moderne; et
c'est là, croyons-nous, une des causes principales de tant de fausses
idées répandues depuis trois siècles dans les esprits et dans les
livres.
Ce qu'Erasme n'a pas su faire, rétablir les vraies notions sur la
théologie et les preuves dont elle se sert, un de ses jeunes contem-
porains le fera : le Dominicain espagnol, Melchior Canus ou Cano, né
au diocèse de Tolède dans les commencements du seizième siècle,
entré dans l'ordre de Saint-Dominique en 1553, et mort le 30 sep-
tembre 1560, après avoir successivement étudié et professé la théo-
logie dans les université de Salamanque, deValladolid et d'Alcala ou
Complut, avoir paru avec distinction au concile de Trente, et occupé
quelque temps l'évêché des îles Canaries ou Fortunées. Son ouvrage
Des Lieux théologiques est connu de tout le monde, ou du moins de-
vrait l'être.
La théologie est la science de ce que Jésus-Christ nous enseigne,
par son Église, sur Dieu et les choses divines : Vous n'avez, dit-il,
qu'un seul maître ou docteur, le Christ. Dieu et homme, il était hier,
il est aujourd'hui. C'est par lui et avec lui que Dieu le Père a fait
toutes choses, et le commencement de toutes choses est la sainte
Eglise catholique. Il est cette sagesse qui procède éternellement de
la bouche du Très-Haut, qui était avec lui dès l'origine, créant l'uni-
vers et s'y jouant ; cette sagesse qui atteint d'une extrémité à l'autre
avec force et dispose tout avec douceur, qui fait ses délices d'être
avec les enfants des hommes, qui établit des prophètes et des amis
de Dieu parmi les nations, qui fut spécialement avec Moïse et les au-
tres patriarches : il est cette lumière véritable qui éclaire tout homme
venant en ce monde, ce Verbe éternel et unique de qui tout reçoit
sa parole, ce même Verbe que tout parle, et ce principe qui nous
parle à nous-mêmes et sans qui personne ne comprend ni ne juge
droitement1. Jésus-Christ, Dieu et homme, est ainsi la source pre-
mière de toute vérité, de toute connaissance certaine, tant dans
l'ordre naturel que dans l'ordre surnaturel.
Il en est de même, à proportion, de son Église, l'Église catholique.
» Imitât , I. l,c. 3.
tes HISTOIRE UNIVERSELLE [lAv. LXXX1V. — De 1517
— En tant que société naturelle, en tant qu'elle représente le genre
humain, comme sa portion capitale et intelligente, cette Eglise est
l'organe naturel, nécessaire, irrécusable de la raison humaine. — En
tant que société surnaturelle, en tant qu'elle représente Dieu sur la
terre, en tant que Dieu lui-même s'est incorporé en elle l, cette Eglise
est l'organe surnaturellement naturel, nécessaire et infaillible de la
fui et raison divines.
Jésus- Christ unit dans sa personne la nature humaine à la nature
divine : ainsi l'Église unit dans sa personne la nature humaine à la
nature divine, la raison humaine à la foi divine. — Jésus-Christ n'est
qu'une personne, une personne divine. L'Eglise n'est qu'une société,
société surhumaine. — L'union des deux natures en Jésus-Christ
n'est ni confusion, ni séparation, ni opposition; chaque nature a ses
opérations distinctes : dans Jésus-Christ, la nature divine ne détruit
point la nature humaine, mais la perfectionne. Ainsi en est-il dans
l'Eglise.
Pour bien connaître Jésus-Christ, il faut le connaître non-seule-
ment en tant que Dieu, mais encore en tant qu'homme. — Pour bien
connaître l'Église, il faut la connaître non-seulement en tant que so-
ciété surnaturelle et divine, mais encore en tant que société natu-
relle et humaine. — Pour bien connaître la théologie, il faut la con-
naître non-seulement en tant que science surnaturelle et divine, mais
encore en tant que science naturelle et humaine2. — L'Eglise, la
théologie embrassent donc nécessairement non-seulement la révéla-
tion proprement dite, les vérités révélées surnaturellement aux pro-
phètes et aux apôtres, et qui forment le fidèle, mais encore la raison
humaine, les vérités communiquées de Dieu à l'homme nécessaire-
ment pour qu'il fût /tomme.
Ainsi l'Église, comme société naturelle et comme société surna-
inrelle, renferme tous les lieux théologiques; c'est d'elle qu'il faut
apprendre l'autorité qu'elle accorde et que nous devons accorder à
chacun d'eux. Ce que Melehior Cano a fait là-dessus est un chef-
d'œuvre.
Il compte dix lieux théologiques ou sources, d'où le théologien
peut tirer des arguments convenables, soit pour prouver ses propres
conclusions, soit pour réfuter les conclusions contraires. Ce sont les
autorités suivantes : 1° l'Écriture sainte; 2° les traditions divines et
apostoliques ; 3° l'Église universelle ; i° les conciles et principale-
1 Pro enrpore ejus, id est Ecclesia, dit saint Paul. — 2 Theolngia omnem de
Deo engnitianem tradit, sire ea per naturœ lumen, seu divino solùm munere et
ilcatur. Melchior Canus,p. Jô4.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 469
ment les conciles généraux ; 5° l'Église romaine; 6° les saints Pères;
7° les théologiens scholastiques et les canonistes ; 8° la raison natu-
relle; 9° les philosophes et les juristes; 10° l'histoire humaine. Les
sept premières autorités appartiennent à la théologie en propre ; les
trois autres lui sont communes avec d'autres sciences.
La première de ces autorités sont les Ecritures que Dieu a inspi-
rées et que l'Église toujours vivante de Dieu reçoit, approuve et in*-
terprète. Dans ce qui regarde la foi et les mœurs, la version latine
suffit ; mais il est utile d'étudier les textes hébreu et grec, pour pé-
nétrer mieux le sens et réfuter avec plus d'avantage les hérétiques.
Un confrère de Melchior Cano , le Dominicain Sanctes Pagninus;
célèbre prédicateur et savant orientaliste, né à Luques vers 1470,
et mort en 1541, avait rendu cette étude plus facile, par sa version
littérale de l'Ancien Testament sur l'hébreu, son dictionnaire ou
trésor de la langue sainte , et d'autres ouvrages élémentaires. Sa
version latine se trouve dans la Bible polyglotte d'Anvers, imprimée
par Christophe Plantin, sous la direction d'Arias Montanus, moine
de l'ordre de Saint-Jacques, né l'an 1527 dans la province d'Estra-
madure.
Le second lieu théologique est la tradition. Melchior Canus en
fonde l'autorité sur quatre raisons : 1° L'Église est plus ancienne que
l'Ecriture; 2° l'Écriture ne renferme point d'une manière expresse
tout ce qui appartient à la doctrine chrétienne ; 3° bien des choses
appartiennent à cette doctrine, qui ne sont contenues dans l'Écriture
ni expressément ni obscurément ; 4° les apôtres, pour des raisons
graves, ont transmis des choses par écrit, d'autres de vive voix.
Quant à la première raison, voici comme le savant théologien la dé-
veloppe : « C'est que l'Église est plus ancienne que l'Écriture, et que
la foi et la religion subsistent complètes sans l'Écriture; car les an-
ciens patriarches, qui vécurent avant Moïse, conservèrent le vrai
culte de Dieu sans lois écrites, mais par la coutume de leurs ancêtres.
Abraham reçut d'abord de Dieu la circoncision, et la transmit à sa
famille. Ces anciens Hébreux conservèrent la religion véritable et
dans le pays de Chanaan et en Egypte, sans aucune loi écrite, par la
seule tradition. Jésus-Christ n'a pas dit à ses apôtres : Allez décrivez,
mais : Allez et prêchez l'Évangile à toute créature. »
L'auteur assigne ensuite quatre règles pour reconnaître les tra-
ditions de Jésus-Christ et des apôtres. La première se trouve dans
ces paroles de saint Augustin : Ce que tient l'Église universelle, et
qui n'a point été institué par des conciles, mais retenu toujours, on
croit avec beaucoup de raison qu'il n'a été transmis que par l'au-
torité des apôtres : tel est le jeûne des Quatre-Temps. La second
470 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
règle approche de la première et présente même plus de facilité :
Si, depuis l'origine, les Pères ont tenu unanimement un dogme de
foi, et qu'ils ont rejeté le contraire comme hérétique, sans que ce-
pendant ce dogme se trouve dans l'Écriture, l'Église l'a certaine-
ment reçu par la tradition apostolique : tels sont la perpétuelle vir-
ginité de Marie, la descente de Jésus-Christ aux enfers, le nombre
certain des évangiles. En troisième lieu : Quand une chose est main-
tenant approuvée dans l'Église par le commun consentement des
fidèles, et qu'elle est au-dessus de la puissance humaine, elle vient
nécessairement de la tradition des apôtres, comme de dissoudre des
vœux. La quatrième règle est la plus usitée : Si les auteurs ecclésias-
tiques attestent d'une voix unanime qu'un dogme ou un usage vient
des apôtres, c'en est une preuve certaine. C'est ainsi que les Pères
du septième concile témoignent que les images viennent des apôtres;
il en est de même du symbole.
Le troisième lieu théologique est l'autorité de l'Église. Sur quoi
Melchior Canus présente quatre conclusions : l°La foi de l'Église ne
peut défaillir; 2° l'Église ne peut errer dans sa croyance ; 3° non-
seulement l'Église ancienne n'a pu errer dans la foi, mais ni l'Église
présente ni l'Église à venir, jusqu'à la consommation des siècles, ne
peut ni ne pourra y errer; 4° non-seulement l'Église universelle,
c'est-à-dire la collection de tous les fidèles, a pour toujours cet esprit
de vérité, mais les princes et pasteurs de l'Église l'ont aussi.
L'autorité des conciles forme le quatrième lieu théologique, que
l'auteur résume en huit conclusions : 1° Un concile général qui n'a
été ni assemblé ni confirmé par l'autorité du Pontife romain, peut
errer dans la foi : tel le concile de Rimini. 2° Un concile général,
même assemblé par l'autorité du Pontife romain, mais non con-
firmé par elle, peut errer dans la foi : tel le concile ou brigandage
d'Éphèse. 3° Un concile général, confirmé par l'autorité du Pontife
romain, fait foi certaine des dogmes catholiques. Cette conclusion
est tellement indubitable pour l'auteur, que le contraire lui paraît
hérétique. -4° Un concile provincial, non confirmé par le souverain
Pontife, peut errer dans la foi. 5° Un concile provincial, confirmé
par l'autorité du souverain Pontife, ne peut errer dans la foi. 6° Des
conciles provinciaux, quoiqu'il leur manque l'autorité du Pontife
romain, on peut tirer un argument probable pour persuader les
dogmes delà foi. 7° Les conciles épiscopaux, s'ils sont confirmés par
le Pontife romain dans les décrets de la foi, présentent un argument
certain de la vérité. 8° Un synode épiscopal peut , par lui-même,
faire foi probable, mais non certaine, dans un jugement d'hérésie.
Comme cinquième lieu théologique vient l'autorité de l'Eglise
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 471
romaine ; au sujet de quoi Melchior Canus établit les trois propo-
sitions suivantes : Pierre a été institué par le Christ pasteur de l'E-
glise universelle. Pierre, lorsqu'il enseignait l'Église ou affermissait
les ouailles dans la foi, ne pouvait errer. Pierre défunt, quelqu'un
lui succédait de droit divin dans la même autorité et puissance.
L'auteur prouve que ce successeur est Tévêque de Rome.
En sixième lieu est l'autorité des saints Pères ; sur quoi il y a six
conclusions : 1° L'autorité des saints, soit en petit ou en plus grand
nombre, lorsqu'il s'agit de facultés contenues dans la lumière natu-
relle, ne fournit point d'arguments certains : elle ne vaut qu'autant
que le persuade la raison conforme à la nature. 2° L'autorité d'un
ou de deux saints, même dans ce qui appartient à la sainte Ecriture
et à la doctrine de la foi, peut présenter bien un argument probable,
mais ne saurait en présenter de ferme. Ainsi, le mépriser et le comp-
ter pour rien, c'est de l'impudence ; mais le recevoir et le tenir pour
certain, c'est de l'imprudence. 3° L'autorité de plusieurs saints, lors-
que les autres, quoique en plus petit nombre, réclament, ne saurait
fournir au théologien des arguments solides. -4° L'autorité même de
tous les saints, dans les questions qui n'appartiennent nullement à
la foi, fait foi probable, mais non pas certaine. 5° Dans l'exposition
des saintes lettres, la commune interprétation de tous les anciens
saints Pères fournit au théologien un argument très-certain pour
corroborer les assertions théologiques ; car le sens de tous les saints
est le sens même du Saint-Esprit. 6° Tous les saints ensemble ne
sauraient errer dans un dogme de foi.
Le cinquième lieu est des plus importants et des plus nécessaires :
c'est l'autorité de l'école théologique. Les hérétiques modernes non-
seulement la comptent pour peu, mais la rejettent avec dédain.
Luther, disciple de Wiclef en ceci comme dans le reste, prétend que
la théologie scholastique n'est autre que l'ignorance de la vérité et
une vaine tromperie; il appelle même les académies les lupanars de
l'antechrist. Mélanchton dit que c'est à Paris qu'est née la scholas-
tique profane, qui a obscurci l'Évangile et éteint la foi. En un mot,
tous les luthériens sans exception méprisent souverainement et mal-
traitent hostilement l'autorité de notre école. De là peut-être, comme
de la première source, viennent leurs autres hérésies. Qui méprise
les auteurs scholastiques, méprisera facilement et comme nécessai-
rement les jugements de l'école, puis les anciens Pères dont les
théologiens modernes résument la doctrine, puis les conciles com-
posés de ces Pères, puis l'autorité de l'Église, enfin certains livres
canoniques : c'est en effet ce qui est arrivé aux luthériens. Tant il est
vrai que celui qui méprise les petites choses tombe peu à peu. Ce
472 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De 1517
n'est pas que l'autorité de l'école soit petite, elle que personne ne
saurait mépriser sans péril pour la foi : car depuis la naissance de
l'école, le mépris de l'école et la peste des hérésies sont et furent tou-
jours inséparables. Ces observations de Melchior Canus méritent at-
tention.
Mais dans tout ceci, continue-t-il, le lecteur doit se souvenir que
je défends la doctrine de l'école, qui est établie sur les fondements
des saintes lettres. Aussi avec l'assentiment de tout le monde, appel-
lerai-je misérable cette doctrine de l'école qui se défend par les titres
des maîtres, qui, négligeant l'autorité de l'Écriture sainte, disserte des
choses divines par des syllogismes entortillés, ou plutôt qui disserte
ainsi, non pas des choses divines ou humaines, mais d'autres qui ne
nous intéressent en rien. Je sais que dans l'école il y a eu quelques
théologiens d'inscription qui ont décidé toutes les questions par des
arguments frivoles, et qui, faisant perdre leur poids aux choses les
plus graves par leurs vaines raisonnettes, ont publié des commen-
taires à peine dignes de vieilles femmes. Ils citent rarement l'Écri-
ture, ne font nulle mention des conciles, n'ont rien qui sente les an-
ciens Pères, ni même une philosophie sérieuse, mais quelques con-
naissances puériles : cependant on les appelle théologiens scholasti-
ques, quoiqu'ils ne soient ni scholastiques ni théologiens surtout,
eux qui, introduisant dans l'école la lie des sophismes, excitent le
rire des doctes et le mépris des hommes de goût. Qui donc enten-
dons-nous par théologien scholastique ? Celui qui raisonne de Dieu
et des choses divines convenablement, prudemment, doctement, d'a-
près les lettres et les institutions sacrées. Sans cela, nul n'est un
théologien de l'école. Melchior signale encore, avec un blâme sévère,
certains théologiens qui semblent nés pour la discorde, et qui s'oc-
cupent, non à découvrir la vérité, mais à contredire les autres. Mais
ces torts de quelques-uns ne doivent pas être imputés à tous, encore
moins à la science, dont ils abusent.
Le premier office de la théologie scholastique est de mettre en
lumière ce qui est caché dans les saintes lettres et les traditions
apostoliques; car des principes révélés de la foi, le théologien tire
les conséquences qui y sont renfermées et les développe par l'argu-
mentation. Érasme est absurde quand il blâme les théologiens de
tirer les conséquences des principes : sans cela il n'y aurait jamais de
science.
Le second otlice de la théologie est de défendre la vraie foi contre
les hérétiques. Qui ne sait pas le faire, ne mérite pas le nom de théo-
logien. Aussi les hérétiques haïssent-ils les docteurs <!«• l'école, comme
les loups haïssent les chiens qui gardent le troupeau. Y\\ troisième
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 47 3
but de la théologie scholastique, c'est d'éclaircir ou même de con-
firmer, autant que possible, la doctrine du Christ et de l'Église par
les sciences humaines : comme les dépouilles de l'Egypte servirent
autrefois à orner le tabernacle de l'Eternel.
Quant à l'autorité de l'école, l'auteur établit les conclusions sui-
vantes : 1° Le témoignage des théologiens scholastiques, même en
grand nombre , s'il est contredit par d'autres hommes doctes , ne
vaut que suivant leurs raisons ou leur autorité. On en juge, non par
le nombre, mais par le poids. 2° Du sentiment commun de tous les
auteurs scholastiques, dans une matière grave, on tire des argu-
ments probables, en sorte qu'il est téméraire d'y résister. La raison
dit en effet que, dans un art quelconque, il faut en croire les habiles.
3° Contredire la sentence unanime de tous les théologiens de l'école
touchant la foi ou les mœurs, si ce n'est pas une hérésie, certaine-
ment c'en approche. En effet, on ne trouvera aucun dogme soutenu
unanimement et constamment par tous les scholastiques, que l'E-
glise universelle ne le tienne, mue par leur autorité. Ajoutez -y qu'il
n'y a pas un décret, une décision si propre à l'école, qu'il ne soit
fondé ou sur l'Ecriture sainte, ou sur la tradition des apôtres, ou sur
les décisions soit des conciles, soit des souverains Pontifes. D'ailleurs,
si tous les théologiens pouvaient se tromper, lorsqu'ils sont d'accord
sur une question , ils exposeraient l'Église à se tromper de même ;
car et les confesseurs et les prédicateurs enseignent le peuple comme
ils ont appris des théologiens. Si donc l'Église dissimulait une erreur
commune de ceux-ci dans la foi, elle tromperait les fidèles par son
silence ; car c'est approuver l'erreur que de ne pas y résister, et c'est
opprimer la vérité que de ne pas la défendre, comme dit le pape In-
nocent. Dieu lui-même manquerait au peuple chrétien dans les choses
nécessaires s'il ne découvrait l'erreur de tous les théologiens. Après
tout cela, la théologie de l'école est-elle encore à mépriser? Je le
croirais, si ce n'était par son autorité que l'Église a défini bien des
choses; car depuis trois cents ans, si l'Église a condamné des héré-
sies, si elle a porté des décrets sur la foi et les mœurs, dans l'un et
j'autre elle s'est beaucoup aidé du secours et des travaux des scho-
lastiques.
De plus, quand le Seigneur dit : Qui vous écoute, m'écoute; qui
vous méprise, me méprise, il parlait non-seulement aux premiers
théologiens, c'est-à-dire les apôtres, mais encore aux docteurs à venir
dans l'Église, tant qu'il y aurait des brebis à paître dans la science et
la doctrine. Celui donc qui méprisait les théologiens succédant au
Christ, méprisait le Christ lui-même; ainsi en est-il nécessairement
de qui méprise les théologiens modernes succédant aux anciens.
474 HISTOIRE UNIVERSELLE [L\\. LXXX1V. - De 1517
Aussi l'auteur du commentaire imparfait sur saint Matthieu dit-il :
Quand vous entendez quelqu'un prôner les anciens docteurs, voyez
quel il est envers les docteurs de son temps. S'il honore ceux avec
lesquels il vit, sans doute qu'il eût honoré les autres s'il eut vécu
avec eux. S'il méprise les siens, il eût méprisé les autres. — Enfin,
comme dit l'Apôtre, le Christ a placé dans l'Église, les uns apôtres,
les autres prophètes, ceux-ci évangélistes, ceux-là pasteurs et doc-
teurs, pour la consommation des saints, l'œuvre du ministère, l'édi-
fication du corps du Christ, jusqu'à ce que nous nous rencontrions
tous dans l'unité de la foi, dans l'homme parfait, afin que nous ne
soyons plus des enfants flottant et ballottés à tout vent de doctrine *.
Donc, aussi longtemps que durera le corps du Christ ou l'Église, il
sera de la Providence divine de faire en sorte que ceux qui ensei-
gnent dans l'Eglise la doctrine sacrée tiennent, comme étant donnée
de Dieu, la vérité de la foi, afin que le peuple ne soit pas porté çà et
là comme des enfants.
Le huitième lieu théologique est la raison naturelle ; sur quoi il y
a deux erreurs à éviter : la première , de ne consulter en théologie
que la raison, négligeant l'Écriture sainte et les Pères : tels étaient
plusieurs théologiens qui , bornés à quelques arguties syllogistiques,
se trouvèrent sans armes quand il fallut combattre l'hérésie luthé-
rienne. La seconde erreur est de ceux qui décident tout par les seuls
textes de l'Écriture ou quelquefois des Pères, évitant tous les argu-
ments naturels, comme s'ils étaient contraires à la théologie : tel est
Luther, qui non-seulement soutient que la philosophie est inutile
et nuisible au théologien , mais que toutes les sciences spécula-
tives sont autant d'erreurs : ce qui est à nos yeux une erreur des
plus grandes.
Celui qui enseigne la doctrine chrétienne remplit à la fois deux
personnages : il est homme et théologien. Comme homme raison-
nable , le raisonnement lui est inné, qu'il discute tout seul ou avec
autrui les choses humaines ou les choses divines. Il ne peut pas plus
s'en défaire que de cesser d'être homme. On se sert à la fois de son
pied et de sa tête, sans rejeter l'un pour l'autre; ainsi en est-il du
théologien : il se sert à la fois de la raison naturelle et de la révéla-
tion surnaturelle, sans rejeter aucune des deux. D'ailleurs, la grâce
n'ôte pas la nature, mais la perfectionne; ni la nature ne repousse
la grâce, mais la reçoit. La théologie ne rejettera donc pas la raison
de la nature humaine.
La philosophie est nécessaire au théologien pour instruire les
1 Ephes., 4.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE" CATHOLIQUE. 475
philosophes; car, comme l'Apôtre, il doit se faire tout à tous. Elle lui
est nécessaire pour réfuter les sophistes, et enfin parce que la variété
de connaissances dans le précepteur fait plaisir à l'auditeur, lui in-
spire l'admiration, et enfin le gagne.
Parmi les argumentations de la raison naturelle, il y en a de cer-
taines, et d'autres qui ne le sont pas. Sont certaines celles que les
dialecticiens appellent démonstrations, c'est-à-dire qui, de principes
clairs et incontestables, déduisent une conséquence certaine et évi-
dente. Sont incertaines celles qui, étant probables, sont néanmoins
sujettes à conjecture et n'emportent aucune nécessité d'assentiment.
Après avoir cité de l'Écriture même des exemples de l'une et de
l'autre espèce, Melchior Canus ajoute : Il est donc clair que les argu-
mentations naturelles dont peut user la théologie sont quelquefois
infirmes, et souvent fermes ; car ceux qui prétendent que tout reste
en question et que la vérité ne persiste constante nulle part, ceux-là
sont impies et envers la nature et envers Dieu. L'Apôtre, après avoir
dit que les raisons naturelles sont manifestes, les rappelle sagement
à Dieu, leur auteur. Ce qui est connaissable de Dieu, dit-il, leur est
manifeste ; car Dieu le leur a manifesté. Est-ce par les anges? par
les prophètes? par les apôtres? Nullement. Mais ce qui est invisible
de Dieu se voit intellectuellement depuis la création du monde dans
les choses qui ont été faites. Il y a donc des raisons naturelles qui
sont évidentes et certaines. Les sciences spéculatives qui se com-
posent d'argumentations de cette espèce ne sont donc pas des
erreurs et de vaines tromperies, comme Luther a prétendu non-seu-
lement en insensé, mais en impie l.
Répondant aux objections, Melchior Canus dit, entre autres, avec
Clément d'Alexandrie : Dans l'épître aux Colossiens, l'Apôtre ne
blâme pas la philosophie véritable, c'est-à-dire qui a des sentiments
vrais sur la nature, mais la philosophie épicurienne, qui ôte la pro-
vidence, met la volupté au nombre des dieux, et ne croit à rien
d'incorporel. Ce sont ces doctrines philosophiques et autres sem-
blables que condamne saint Paul, doctrines que leurs auteurs dé-
corent du nom de philosophie, tandis qu'elles ne sont rien moins que
cela, mais des traditions d'hommes ignorants, ainsi que l'Apôtre les
appelle. La philosophie véritable et naturelle, au contraire, ne vient
pas de la tradition des hommes, mais de la révélation de Dieu,
comme nous l'avons montré plus haut par le témoignage de l'Apôtre
même 2.
Le neuvième lieu théologique, suite du huitième, est l'autorité des
»!.. 9, c.8. — 2C. 9.
476 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
philosophes qui prennent la nature pour guide. Ici encore se ren-
contre une erreur de Luther, qui condamne tous les scholastiques,
principalement saint Thomas , comme ayant introduit le règne
d'Aristote, le dévastateur de la sainte doctrine ; car c'est ainsi qu'il
parle contre Latomus. Melchior Canus expose ce que la foi catholique
et le bon sens tiennent à cet égard. Voici ses conclusions.
Le consentement unanime de tous les philosophes donne la certi-
tude d'un dogme philosophique. Il le prouve entre autres par les con-
sidérations suivantes. S'il y a quelque chose de tout à fait probable,
rien ne l'est assurément plus, si ce n'est que le maître de la nature
ait envoyé des docteurs au genre humain pour lui enseigner les con-
naissances naturelles, car qui serait assez insensé pour établir une
université sans professeurs? Parce que Dieu était connu dans la Judée,
il y érigea une école de la science divine, et y procura les rabbins.
Et parce qu'il a voulu que chez les Chrétiens il y eût des académies
pour la doctrine évangélique, il a donné aussi des apôtres, des pro-
phètes, des évangélistes, des docteurs pour professer cette doctrine
dans la république du Christ. C'est pourquoi, comme, pour leur
instruction, il a manifesté à toutes les nations les lois et les connais-
sances de la nature, il n'est pas vraisemblable qu'il n'ait institué au-
cuns maîtres pour enseigner ces lois et ces sciences. De plus, s'il est
permis d'argumenter de cette similitude, Clément d'Alexandrie dit
que la philosophie a été donnée de Dieu aux Grecs comme leur pro-
pre testament. Comme donc il n'a pas laissé sans interprète le testa-
ment des Juifs et celui des Chrétiens, il n'en a pas frustré non plus le
testament des Grecs. Il était donc aussi de la Providence divine que
tous les philosophes n'errassent point ensemble ou dans la connais-
sance de Dieu, ou dans la morale, ou même dans l'intelligence des
choses naturelles, nécessaires aux deux premières; d'où il suit que,
selon saint Paul, les Grecs sont inexcusables, lisseraient excusables,
cependant, si leurs précepteurs, sous la direction de l'auteur sou-
verainement bon de la nature , n'étaient pas assez instruits de la
vérité.
Boëce, ce grand et savant homme, n'estime pas moins les concep-
tions communes des sages que si c'étaient les conceptions commu-
nes de tous les hommes. Nous-mêmes avons montré plus haut que
les communs jugements des docteurs ecclésiastiques doivent être
regardés comme les sentences communes de tous les fidèles. C'est
pourquoi il n'y a point de doute que cela ne soit vrai et incontes-
table, de quoi la raison de tous les philosophes est d'accord.
Mais quand il s'agit de la secte de tel ou tel philosophe, la ques-
tion est bien différente. Et plus quelqu'un est docte et grave, plus
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 477
son autorité est probable et son témoignage digne de foi. Cependant
le théologien ne doit s'attacher à aucun, de manière à n'oser s'en
écarter le moins du monde. Saint Augustin préférait Platon, saint
Thomas Aristote. Melchior fait voir qu'il ne faut pas donner à ce der-
nier philosophe une confiance entière et sans restriction, attendu
plusieurs erreurs qui se trouvent dans ses œuvres 1.
Le dixième et dernier lieu théologique, c'est l'autorité de l'histoire
humaine. Melchior Canus fait voir que la connaissance de l'histoire
est non-seulement utile, mais nécessaire au théologien. Pour faire
sentir quelle est l'autorité de l'histoire en général, il pose en principe
qu'il est nécessaire que les hommes en croient les hommes, à moins
qu'ils ne veuillent vivre comme les bêtes. Il le prouve au long par
saint Augustin et Théodoret. D'où il tire ensuite, pour le détail, les
conclusions suivantes : 1° A l'exception des auteurs sacrés, nul his-
torien, pris isolément, ne peut donner la certitude en théologie.
2° Des historiens graves et dignes de foi, comme il y en a certaine-
ment plusieurs et pour l'Église et pour le siècle, fournissent au théo-
logien un argument probable, tant pour confirmer ce qui est de son
domaine que pour réfuter les fausses opinions des adversaires. 3° Si
tous les historiens approuvés et graves s'accordent sur un même fait,
alors leur autorité offre un argument certain pour confirmer les
dogmes théologiques mêmes par une raison incontestable. Melchior
en cite plusieurs exemples, comme le voyage de saint Pierre à Rome,
la tenue du concile de Nicée. Il y a bien des faits de ce genre qui
nous sont transmis par le commun consentement des historiens.
Non-seulement de les nier, mais même de les révoquer en doute,
est le comble de la folie -.
A ses onze livres sur les lieux théologiques, Melchior Canus comp-
tait en ajouter trois : un sur l'usage de ces lieux, l'autre sur la ma-
nière de convaincre les Juifs, le troisième sur la manière de
convaincre les Mahométans. La mort ne lui permit d'achever que
le premier.
II y fait entre autres cette observation : C'est à la théologie à don-
ner de Dieu toutes les espèces de connaissances, qu'elles viennent de
la lumière naturelle ou de la révélation divine 3. Nous croyons que
les théologiens de nos jours, et même les premiers pasteurs, ne font
point assez d'attention à ceci, et qu'on permet trop facilement à la
philosophie séculière, dans les écoles publiques, d'usurper la théo-
logie sous le nom de métaphysique ou de théodicée, sans aucune
mission ni contrôle de l'Église de Dieu.
'L. 19. — 9 L. 11. — s L. 13, e. 2.
478 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 151T
Voici comme l'auteur distingue la théologie naturelle et la théo-
logie surnaturelle. J'appelle théologie naturelle cette partie de la mé-
taphysique qui étudie la nature de Dieu par les raisons de la nature,
et qui nous est commune avec les philosophes de la gentilité; théo-
logie surnaturelle, celle qui étudie la nature et les attributs de Dieu
par les principes que Dieu lui-même a révélés aux hommes. J'en-
tends ici par révélation, suivant la coutume des théologiens, celle
qui surpasse la portée et le génie de l'homme : car saint Paul attri-
bue à la révélation et manifestation de Dieu même les choses que
l'on connaît par la raison et la lumière naturelles l.
Cet ouvrage de Melchior Canus fait honneur et à l'auteur, et à l'or-
dre de Saint-Dominique, et à l'Espagne. Le style en est d'une élé-
gante latinité, mais sans cette affectation pédantesque de locutions
païennes qu'on remarque dans Érasme. L'excellence du fond l'em-
porte encore sur la beauté de la forme. C'est le bon sens même,
mais élevé à sa plus haute puissance par la science chrétienne, qui
concilie dans un harmonieux ensemble la nature et la grâce, l'huma-
nité et l'Église, la raison et la foi, la philosophie et la théologie. Il
assigne à chaque chose les limites que Dieu lui a données; sur
chaque chose il dissipe les erreurs et les ténèbres que les hérétiques,
notamment Luther, y ont accumulées. Désormais, avec lui et par
lui, les défenseurs de la vérité s'entendront sans peine entre eux pour
combattre efficacement l'hérésie luthérienne et toutes les erreurs qui
s'ensuivent. Et si jamais Dieu suscite une congrégation religieuse
qui, partant des principes de Melchior Canus, cultive toutes les scien-
ces divines et humaines pour la plus grande gloire de Dieu et de son
Église, elle surpassera peut-être toutes les autres en vertus et en
succès.
En attendant , l'Allemagne et l'Espagne présentaient un singulier
contraste. L'Allemagne était déchirée, scandalisée, pervertie par un
moine augustin, l'apostat Luther : l'Espagne était édifiée , sanctifiée
par un moine augustin, saint Thomas de Villeneuve.
Thomas naquit l'an 1488, à Fuenlana, diocèse de Tolède. Son
père était Alphonse-Thomas Gardas de Villeneuve, et sa mère Lucie
Martinèz, d'une ancienne noblesse , mais dont quelques membres se
voyaient réduits à exercer l'agriculture. Villeneuve , dont ils étaient
tous deux originaires, est une petite ville à deux milles de Fuenlana,
où ils s'étaient retirés à l'occasion d'une maladie contagieuse. Leur
charité pour les pauvres était si grande, qu'on leur donnait le sur-
nom d'aumôniers. Alphonse leur distribuait tout le revenu d'un
' L. i;
à 1545 de l'ère chr.l DK L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 479
moulin, et prêtait du blé aux pauvres paysans pour la semence,
dont il leur faisait presque toujours la remise. Lucie était extrême-
ment pieuse; elle avait un oratoire où elle se retirait à certaines
heures, avec ses servantes et ses nièces , pour vaquer à l'oraison, et
où l'on célébrait la messe quand elle ne pouvait aller à l'église. Elle
se confessait et communiait toutes les semaines. Sous des habits mo-
destes, elle portait un cilice, jeûnait tous les vendredis , travaillait
sans cesse pour les pauvres; souvent elle demandait leur ouvrage
à de pauvres ouvrières, le faisait elle-même, et le leur rendait pour
qu'elles en eussent le salaire. C'était principalement aux fêtes de
Pâques, durant la semaine sainte, qu'elle distribuait ce qu'elle avait
travaillé en fait de linge ; plus d'une fois elle donna ses propres vê-
tements. Elle avait une tendresse de mère pour les pauvres honteux,
pour les prisonniers et pour les malades, à qui elle portait elle-même
ce qui pouvait leur convenir. Dieu fit connaître par un miracle com-
bien cette charité lui était agréable. Un jour, comme elle faisait
chaque semaine , elle avait distribué toute la farine qu'on lui avait
amenée du moulin ; un mendiant survient , demandant l'aumône ;
elle envoya ses servantes examiner s'il n'y avait plus de farine au
grenier; elles protestèrent qu'elles avaient tout distribué le matin, et
qu'il n'y restait pas même de la poussière. Elle insista, disant : Allez
toujours, pour l'amour de Dieu ; balayez bien le grenier, car Dieu ne
permettra pas que ce pauvre s'en aille de chez nous sans rien avoir.
Elles y allèrent, et s'écrièrent à l'entrée : Ah ! madame, qu'est-ce
ceci ? nous avons laissé le grenier entièrement vide , et le voilà tout
plein ! Et elles se mirent à louer Dieu de sa libéralité K
Thomas, qui était l'aîné de ses enfants , se montra digne d'une si
sainte mère. Il était né avec la miséricorde. A l'école, il donnait son
déjeûner aux enfants pauvres. En voyait-il un de nu, il lui donnait
ses propres vêtements pour le garantir du froid. Il revint ainsi plus
d'une fois à la maison sans habit, sans gilet, sans chapeau et sans sou-
liers, en ayant revêtu Jésus-Christ dans la personne des malheureux.
Lorsqu'à la maison on avait distribué tout ce qu'on y réservait cha-
que jour de pain pour l'aumône, s'il se présentait encore un pauvre,
l'enfant priait sa mère de lui donner sa part du dîner, s'offrant à ne
pas dîner ce jour-là. Bien des fois sa mère y consentit, pour mettre
sa vertu à l'épreuve. D'autres fois elle s'y refusait; alors il deman-
dait sa portion du dîner, comme pour la manger avec ses camarades,
mais, en effet, pour la donner aux pauvres; et il passait la journée
aussi gaiement que s'il avait fait le meilleur repas du monde. Un
1 Âctct SS , 18 sept. Vita prolixior, auclore Salonio, I. J, c. \,
480 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De 1517
jour, la mère était sortie de la maison sans laisser de pain pour l'au-
mône : les mendiants vinrent à la porte comme à l'ordinaire; l'en-
fant, ne trouvant pas de pain, leur donne à chacun un poulet. La
mère en ayant demandé des nouvelles , il lui dit en souriant : Ah!
maman, lorsque vous sortez, ayez soin de laisser du pain pour les
pauvres, si vous voulez retrouver vos poulets ; car les pauvres sont
venus, et comme il n'y avait pas de pain, et que je ne voulais pas les
renvoyer vides, je leur ai donné un poulet à chacun. Quand il rece-
vait de ses parents quelque monnaie, il en achetait des œufs et les
portait aux malades des hôpitaux. A la moisson, où il présidait, il
donnait aux pauvres qui glanaient une partie de son dîner et de celui
des moissonneurs, sans qu'il manquât rien à personne. Si jeune en-
core, non-seulement il observait les abstinences et les jeûnes de
l'Église, mais y en ajoutait d'autres, et se mortifiait par des flagella-
tions secrètes. D'une pudeur et d'une modestie angéliques, il inspi-
rait dès lors le respect à tout le monde. Quand on prêchait dans une
église, il écoutait avec une attention merveilleuse, puis, après dîner,
rassemblait autour de lui les enfants de son âge , et répétait le ser-
mon avec tant de ferveur, que les grandes personnes mêmes y ac-
couraient et en étaient souvent touchées jusqu'aux larmes.
A l'âge de quinze ans, ses parents l'envoyèrent à l'université d'Al-
cala ou de Complut, fondée depuis peu par le cardinal Ximenès. Il
y fit ses études avec tant de succès, qu'il fut jugé digne d'être agrégé
au collège de Saint-Hildefonse, et d'y professer la philosophie et la
théologie. On l'attira depuis à Salamanque, pour y remplir les mêmes
fonctions. Les vertus qu'il avait pratiquées dans l'enfance croissaient
avec l'âge. Plusieurs de ses compagnons d'étude, gagnés par ses bons
exemples, entrèrent dans les voies de la perfection. La mort de son
père le rappela un moment à Villeneuve. A la réserve de ce qu'il Ail-
lait pour l'entretien de sa mère, il distribua tout son héritage aux
pauvres, et fit de sa maison un hôpital.
Il achevait sa vingt-huitième année, lorsqu'il entra dans l'ordre
des ermites de Saint-Augustin à Salamanque, y prit l'habit le vingt- un
novembre 1516, jour de la Présentation de la sainte Vierge, pour
laquelle il eut toute sa vie la dévotion la plus filiale, et y fit profession
le vingt-cinq novembre 1517, comme pour réparer l'apostasie d'un
moine du même ordre, l'hérésiarque Luther, qui eut lieu la même
année.
Ordonné prêtre en 1520, saint Thomas de Villeneuve célébra sa
première messe dans la sainte nuit de Noël. Sa ferveur fut celle d'un
séraphin, les assistants en étaient émerveillés ; en disant le cantique
des anges et la préface, il parut en extase. Le mystère de cette fête
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 481
le pénétrait si vivement, que vers la fin de sa vie il ne disait plus en
public, mais dans une chapelle particulière, les trois messes de Noël,
à cause des ravissements qu'il y éprouvait toujours.
Il fut employé par ses supérieurs à l'enseignement de la théologie,
à la prédication de la parole sainte et à l'administration du sacrement
de pénitence. Il fut lui-même successivement prieur de Salamanque,
de Burgos et de Valladolid, deux fois provincial d'Andalousie et une
fois de Castille. On ne saurait dire les fruits immenses qu'il opéra
dans ces diverses fonctions. L'empereur Charles-Quint, l'ayant en-
tendu, le choisit pour son prédicateur et son conseiller. Il était aimé
et vénéré de toute l'Espagne, notamment de l'empereur. Quelques
seigneurs de la cour avaient été condamnés à mort. Charles- Quint
avait refusé leur grâce à son propre fils Philippe, ainsi qu'à l'arche-
vêque de Tolède et d'autres grands personnages. Ceux-ci, comme
dernière ressource, députèrent saint Thomas de Villeneuve, alors
prieur de Valladolid, qui l'obtint sans peine. L'empereur dit à sa
cour : Ne vous étonnez pas si j'ai accordé la grâce des coupables au
prieur des Augustins ; ce religieux ne prie pas, il commande, et flé-
chit les cœurs. Comme directeur des âmes, le saint amena un grand
nombre, même du grand monde, à la plus haute perfection. La vivacité
de sa foi augmentait avec les années . Il avait de fréquentes extases dans
la prière, dans la sainte messe, dans ses prédications même. Il forma
dans son ordre plusieurs hommes apostoliques, qu'il envoya dans le
Nouveau-Monde, annoncer la foi chrétienne aux peuples du Mexique.
L'archevêché de Grenade étant devenu vacant, Charles-Quint, qui
était à Tolède, y nomma Thomas de Villeneuve, alors provincial de
son ordre et en cours de visite. C'était en 1534. Il alla trouver l'em-
pereur, et lit de si vives instances pour ne pas accepter, qu'il obtint
ce qu'il demandait. Dix ans plus tard, en 1544, Georges d'Autriche,
oncle de l'empereur, se démit de l'archevêché de Valence pour pas-
ser à l'évêché de Liège. Charles-Quint était alors en Flandre. Il dit à
son secrétaire d'expédier le brevet de nomination à l'archevêché va-
cant, en faveur d'un religieux hiéronymite. Il ne lui vint pas dans la
pensée de l'offrir à Thomas de Villeneuve, parce qu'il connaissait sa
répugnance pour les dignités ecclésiastiques. Le brevet fut cepen-
dant exécuté sous le nom du saint. L'empereur, surpris, en demanda
la raison : le secrétaire répondit qu'il croyait avoir entendu le nom
de saint Thomas de Villeneuve, mais qu'il lui serait facile de réparer
la méprise qu'il avait faite. « Non, non, dit le prince ; je reconnais là
une providence particulière, et il faut nous conformer à sa volonté. »
Il signa donc le brevet de nomination, et l'envoya au saint, alors prieur
du couvent de Valladolid.
xxin. 3 1
482 HISTOIRE UNIVERSELLE [Lîv. LXXX1V. — De 1517
Thomas fut consterné de cet événement, il employa, pour ne
point accepter, les moyens qui lui avaient déjà réussi ; mais le prince
Philippe d'Espagne , qui gouvernait en l'absence de son père, au
lieu de se rendre à ses instances , lui en faisait en sens contraire.
L'archevêque de Tolède, d'autres grands du royaume, joignirent
leurs instances à celles du prince. Thomas résistait toujours. Un
moyen restait de le soumettre. En 1534, comme il était provincial
de son ordre, il n'avait pas de supérieur en Espagne qui pût lui
commander : en 1544-, il était simplement prieur de Valladolid. Le
prince, l'archevêque et les seigneurs déterminèrent donc le provin-
cial actuel à lui ordonner d'accepter l'archevêché de Valence, en
vertu de l'obéissance religieuse et sous peine d'excommunication.
Le saint se soumit alors et quitta en pleurant sa cellule. Les bulles
du pape Paul III étant arrivées, il fut sacré à Valladolid, par le car-
dinal Jean de Tavera, archevêque de Tolède. Dès le lendemain ma-
tin, il se mit en route pour Valence. Il fit le chemin à pied avec son
habit monastique, qui était fort usé, puisqu'il le portait depuis sa
profession. Il n'était accompagné que d'un religieux de son ordre et
de deux domestiques.
Cependant sa mère, qui vivait encore, l'avait prié de passer par
Villeneuve, pour qu'elle eût la consolation de le voir. Il consulta
son compagnon de voyage, qui dit : Seigneur, passons par Ville-
neuve ; car cinq ou six jours de plus que cela nous demandera ne
peuvent guère se refuser à une mère. Le saint répondit : Cela me
parait bien à moi-même ; toutefois recommandons la chose à Dieu
quelques instants. C'était sa coutume. Après un demi-quart d'heure
de prière et de réflexion, il reprit : Allons tout droit à Valence; car
il nous importe dans le moment beaucoup plus de secourir l'épouse,
qui a peut-être besoin de notre présence : nous ne manquerons pas
d'occasions de consoler la mère, si ce n'est en personne, du moins
par lettres. Notre premier père a dit de l'épouse que le Seigneur lui
avait donnée : C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère
et s'attachera à sa femme, faisant entendre avec quel amour et quelle
sollicitude le mari doit s'empresser au secours de son épouse. Or, la
même raison n'oblige pas moins les évêques à aimer et à secourir
leurs églises.
Depuis longtemps le royaume de Valence était affligé de sécheresse
et de stérilité. Tout à coup, quatre jours avant Noël, 1544, la pluie
commença de tomber en abondance, comme pour annoncer à tout
Je pays des jours de grâce et de salut. Pendant que la pluie tombait
à verse, le portier du couvent des Augustins, hors des murs de la
ville, vit arriver deux moines de son ordre, qui demandèrent l'hospi-
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 483
talité pour deux jours : ils étaient accompagnés de deux domesti-
ques. Le portier leur demanda s'ils avaient des lettres de leur supé-
rieur, qu'il pût montrer au prieur de la maison : sans cela, il ne lui
était pas permis de les admettre. Un des religieux lui dit : Mon frère,
vous faites très-bien votre devoir ; mais ce père a été lui-même prieur
et provincial de Castille, et n'a pas besoin des lettres que vous de-
mandez. Allez trouver le père prieur, et dites-lui que nous sommes
arrivés ici deux anciens religieux de Castille, que nous ne voulons
pas y demeurer plus de deux jours, jusqu'à ce que les pluies aient
cessé, et que, quant aux domestiques, ils savent où loger en ville
avec les mules. Le bon prieur, qui attendait la venue de l'archevêque,
soupçonna que ce pourrait bien être lui. S'étant rendu à la porte, il
ne trouva que deux religieux, les domestiques étant déjà partis : il
ne sut plus que penser. Cependant, voyant deux religieux graves
et modestes, il les reçut avec beaucoup d'humanité, et leur offrit
à demeurer dans le couvent aussi longtemps qu'il leur plairait. Une
seule chose lui faisait de la peine : c'est que la maison était si étroite
et si pauvre, qu'il ne pourrait leur rendre tous les services dont il les
croyait dignes. — Ne vous en inquiétez pas, père prieur, répondit le
même religieux; ce père et moi serons contents chacun d'une petite
cellule, tant que dureront les pluies : pour les vivres, nous y pour-
voirons nous-mêmes : tout à l'heure viendra le domestique qui est
chargé des dépenses du voyage. Cependant le prieur considérait at-
tentivement le religieux qui gardait le silence ; il était frappé de son
humilité et de sa modestie. Il se persuada de plus en plus que c'était
l'archevêque, Thomas de Villeneuve. Il hésitait toutefois à le deman-
der, ne vovant aucune apparence de cortège. A la fin, il s'enhardit,
et lui dit à lui-même : Je vous en prie, pour l'amour de Dieu, mon
père, ôtez-moi un doute; êtes-vous le seigneur archevêque? L'autre,
ne pouvant plus cacher la vérité, répondit : Oui, c'est moi, quoique
je n'en sois ni digne ni capable. Et le bon prieur de se jeter à ses
genoux et de lui baiser la main. Toute la communauté réunie con-
duisit processionnellement le nouvel archevêque, en chantant le Te
Deum, à l'église du couvent, et puis, en chantant Y Ave Maris Stella,
à la chapelle de Notre-Dame de Bon-Secours, dont le couvent portait
le nom.
Le saint archevêque comptait faire son entrée à Valence la veille
de Noël : les pluies incessantes la retardèrent jusqu'au nouvel
an 1545. Il entra avec ses pauvres habits de moine; tout le monde
fut frappé de son recueillement et de sa ferveur : plusieurs en furent
touchés jusqu'aux larmes. Le chapitre, qui connaissait sa pauvreté,
lui fil présent de quatre mille ducats pour son ameublement. Il les re-
484 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
eut avec de grandes marques de reconnaissance, mais pour les donner
à l'hôpital, qui était surchargé de pauvres et avait de grandes répara-
tions à faire.
L'église de Valence, clergé et peuple, avait besoin d'un tel pasteur.
Beaucoup d'ecclésiastiques, vêtus en mondains, menaient une vie
mondaine, fréquentaient les théâtres et les tournois. Le saint arche-
vêque entreprit de rétablir la discipline parmi le clergé, afin de la
rétablir plus facilement parmi le peuple. Il s'y prépara par la prière,
le jeûne et des macérations extraordinaires. Il annonça la visite de
son diocèse par une lettre pastorale où il exhortait tout le monde à
une sincère conversion. Il visita jusqu'au moindre hameau, fit en-
tendre partout sa voix paternelle. Ayant ainsi bien connu l'état des
ouailles et des pasteurs, il tint un concile provincial pour rappeler à
ceux-ci les règles de l'Église. Quelques-uns s'y soumirent tout d'a-
bord, d'autres regimbèrent : la douce fermeté, la patience, le bon
exemple du saint archevêque en gagnaient toujours quelques-uns.
Ayant visité la prison où l'on mettait les ecclésiastiques scandaleux,
il la trouva trop dure, et la rendit plus tolérable. Le chapitre de sa
métropole, relevant immédiatement du Saint-Siège, se prétendait
exempt de la réforme : ce qui n'était pas une petite preuve qu'il en
avait besoin. Le saint ne contesta pas le privilège de ses chanoines,
mais attendit le moment de la Providence, qui ne tarda guère. Un des
chanoines fut impliqué dans un procès civil, et emprisonné par le
vice-roi de Valence, le duc de Calabre. C'était contre les privilèges du
chapitre, qui recourut à l'autorité de l'archevêque pour les faire res-
pecter. Thomas leur dit en souriant : Si vous étiez de mes ouailles et
que je fusse votre pasteur, je donnerais certainement ma vie pour
vous ; mais comme vous m'êtes étrangers, je ne puis rien faire. Les
chanoines, se voyant entre le marteau et l'enclume, renoncèrent à
leur exemption, et se soumirent en tout à l'autorité de l'archevêque,
qui aussitôt prit fait et cause : le vice-roi eut beau résister et faire des
menaces, il fut obligé de relâcher le chanoine et de venir lui-même,
à la porte de la cathédrale, le dimanche des Rameaux, recevoir l'ab-
solution des censures qu'il avait encourues.
On conçoit quelle puissante influence cette conduite dut concilier
au saint pour ramener les ecclésiastiques à leur devoir. Il y joignait,
au reste, des industries de plus d'un genre. Certains bénéticiers me-
naient une vie peu édifiante. Thomas de Villeneuve les sollicita long-
temps par des paroles amicales à se corriger : ils promettaient tou-
jours, mais ne faisaient pas mieux. A la fin, l'archevêque, les con-
duisit l'un après l'autre dans son cabinet; puis, fermant la porte, se
découvrant les épanl | rosterné devant son crucifix, il disait à
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 485
chacun : Mon frère, ce sont mes péchés qui sont cause que vous ne
vous êtes pas retiré de votre mauvaise voie, et que vous avez mé-
prisé tous mes avertissements. C'est pourquoi, si c'est ma faute, il est
juste que j'en subisse la peine ; il se mit à se flageller cruellement.
Le bénéficier, ému jusqu'aux larmes, le supplia de s'épargner, pro-
mit de corriger sa vie, et tint parole.
Un chanoine distingué ne vivait pas trop canoniquement. Pour
le gagner tout à fait à Dieu, le saint archevêque lui rendit longtemps
tous les services possibles. S'étant ainsi concilié son amitié et sa re-
connaissance, il lui dit un jour : J'ai une affaire importante à Rome,
il me faudrait pour cela un homme habile et dévoué , j'ai pensé à
vous. Il s'agissait effectivement d'obtenir de Rome une bulle, avec
certaines clauses, pour opérer la réforme dans un monastère de re-
ligieuses. Le chanoine se montra très-disposé à faire le voyage, et
l'archevêque lui dit : Préparez bien toutes vos affaires, et venez tel
jour, le soir, dans mon cabinet, sans aucun domestique, car je pour-
voirai à tout ce qu'il vous faudra pour partir la nuit même. Le cha-
noine dit adieu à ses parents et amis, et vint à l'heure indiquée sou-
per et coucher chez l'archevêque, pour partir le lendemain. De grand
matin, l'archevêque vint le trouver qui dormait encore, et lui dit :
Seigneur chanoine, ce qu'il y a de mieux reste encore à faire : vous
avez mis ordre à tous vos biens, vous avez même fait votre testa-
ment, comme il est juste, à propos d'un si long voyage. Mais, à ce
que je vois, vous n'avez pas encore fait le principal, de mettre ordre
à votre conscience , de faire une bonne confession et une bonne
communion, afin que Dieu bénisse votre voyage. J'ai pensé à une
chose : mon affaire, quoique j'y tienne beaucoup, n'est pas si ur-
gente, que votre départ ne puisse se différer d'un mois. Comme vous
avez dit adieu à tout le monde, et qu'il ne conviendrait pas de vous
remontrer en public, employez ce temps à faire ici une bonne re-
traite spirituelle, dont personne ne saura mot. Le chanoine le fit de
bonne grâce ; à la fin du mois, son confesseur lui conseilla de de-
mander lui-même à l'archevêque de différer encore d'un mois son
départ, afin qu'il pût s'affermir de plus en plus dans la vie meilleure
qu'il avait commencée, et faire une sincère pénitence. Au bout des
deux mois, 1 archevêque lui dit qu'il avait de bonnes nouvelles de
Rome, que l'affaire s'arrangeait, que dans quelque temps il recevrait
les bulles, et qu'ainsi le voyage n'était plus nécessaire. Le chanoine
fit ainsi secrètement une retraite de six mois chez le saint pontife,
pleurant ses fautes et s' affermissant dans ses bonnes résolutions.
Dans l'intervalle arrivèrent les bulles dans la forme demandée. Alors
le chanoine, qu'on supposa dans le public être arrivé la nuit, repa-
486 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
rut dans la ville, mais tout changé, et aussi édifiant qu'il l'avait été
peu *i Voilà par quelles voies saintement industrieuses l'Augustin
espagnol, saint Thomas de Villeneuve, opérait la réforme de son clergé
et de son peuple, de mal en bien et de bien en mieux ; tandis que,
sous le nom menteur de réforme, l'Augustin allemand, l'apostat
Martin Luther, plongeait l'Allemagne pour des siècles dans l'anarchie
religieuse, intellectuelle et sociale.
Cependant l'industrie la plus puissante du saint archevêque de
Valence fut l'exemple de sa vie. Tel il avait été dans la maison pa-
ternelle et dans l'humilité du cloître, tel il fut sur le trône épiscopal :
aimant la pauvreté et les pauvres. Il garda son habit monastique,
qu'il raccommodait lui-même, comme il avait fait par le passé. Un
de ses chanoines l'ayant un jour surpris à ce travail, lui dit qu'il
pourrait employer son temps plus utilement, et laisser cette occu-
pation minutieuse à ceux qu'elle regardait. Il répondit que, pour
être évêque, il n'avait pas cessé d'être religieux, et que la minutie
qu'on lui reprochait donnerait du pain à quelque pauvre. Ses autres
vêtements étaient d'ordinaire si grossiers , que ses domestiques
mêmes en étaient confus pour lui, parce qu'ils ignoraient quel motif
le faisait agir. Quand on le pressait de s'habiller d'une manière con-
forme à sa dignité, il répondait qu'il avait fait vœu de pauvreté ; que
son autorité ne dépendait pas de son extérieur, et qu'on ne devait
exiger de lui que du zèle et de la vigilance. Ce ne ne fut qu'avec beau-
coup de peine qu'on obtint de lui qu'il portât un chapeau de soie. Il di-
sait depuis agréablement, en montrant ce chapeau : Voilà ma dignité
épiscopale; les chanoines, mes maîtres, ont jugé que je ne pouvais
être archevêque sans cela. La frugalité de sa table n'était pas moins
extraordinaire. II observait toujours l'abstinence et les jeûnes pres-
crits par la règle qu'il avait embrassée. Jamais il ne permettait qu'on
lui servît des mets recherchés. Ce que ces sortes de mets coûteraient,
disait-il, appartient aux pauvres ; je ne suis point le maître de mes
revenus, je n'en suis que le dispensateur. En avent et en carême, les
mercredis et les vendredis, ainsi que les veilles de fêtes, il jeûnait
jusqu'au soir, et se contentait d'un peu de pain et d'eau. Enfin, son
palais était une vraie maison de pauvreté ; on n'y voyait aucune
tapisserie. Le saint archevêque ne portait de linge que quand il était
malade ; souvent il couchait sur un paquet de branches d'arbres, et
n'avait qu'une pierre pour oreiller.
L'archevêché de Valence rapportait annuellement dix-huit mille
ducats. Le saint en donnait deux mille au prince Georges d'Autri-
1 Acta SS. Yita prolix., c. 13.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 487
che, qui s'était démis sous réserve de pension; il en consacrait treize
mille au soulagement des pauvres, et il se servait du reste pour l'en-
tretien de sa maison et les réparations de son palais. On voyait tous
les jours à sa porte cinq cents pauvres, et chacun d'eux recevait une
portion, avec du pain, du vin et une pièce d'argent. 11 se déclara le
père des orphelins. Il contribuait à la dot des filles qui n'étaient pas
en état de se marier. Il avait une tendresse particulière pour les en-
fants trouvés ; il récompensait ceux qui les lui apportaient, ainsi que
les nourrices qui en prenaient bien soin. Une ville de son diocèse,
située sur le bord de la mer, ayant été pillée par les pirates, il fit
porter des provisions et de l'argent pour racheter ceux des habitants
qui étaient captifs. Aux nobles tombés dans l'indigence, aux pau-
vres honteux, il faisait d'honnêtes pensions, ainsi qu'aux ouvriers
infirmes ou sans travail.
Ces charités étaient accompagnées de la bonté la plus gracieuse.
L'n ecclésiastique à qui, après bien des délais, un ouvrier n'avait pu
payer une dette de sept ducats, se disposait à prendre hypothèque
sur ses biens, parce qu'il était lui-même dans le besoin. L'ouvrier,
accompagné de son voisin qui l'y avait excité, alla trouver l'arche-
vêque, pour qu'il recommandât à l'ecclésiastique de ne point exiger de
gage. Le saint pontife les écouta tous deux avec une grande familia-
rité, mais prit le parti de l'ecclésiastique, disant : Il ne vous a fait
aucun tort, puisqu'il vous a attendu si longtemps, et qu'il est peut-
être dans un plus grand besoin que vous. Ce n'est pas lui qui est en
faute, mais vous-même, de ce que vous n'êtes pas venu me trouver ;
car je serais venu aussitôt à votre secours. Et il lui fit donner dix
ducats au lieu de sept.
Autant il .était libéral pour les pauvres, autant il était parcimo-
nieux pour lui-même. Un jour, il envoya son gilet à une pieuse
femme, pour en raccommoder les manches. Elle répondit que le
tout était en si mauvais état, que ce ne valait pas la peine de le rac-
commoder, surtout pour un archevêque. Le saint dit, au contraire :
Pourvu qu'on y mette des manches, il me servira encore-, et avec
l'argent qu'il faudrait pour un neuf, nous aiderons quelqu'un qui
n'en a ni de neuf ni de vieux. Il fit venir un tailleur, lui demanda
combien il lui faudrait pour remettre les manches, trouva le prix trop
élevé et en rabattit quelque chose. Le tailleur y consentit, mais s'en
alla fort mécontent, et traitant l'archevêque d'avare. Cependant il
avait trois filles nubiles, sans rien pour leur faire une dot. Un prêtre,
qui connaissait sa position, lui conseilla d'aller trouver l'archevêque.
Il s'y refusa, et raconta l'histoire du gilet. Toutefois, sur de nou-
velles instances du prêtre, il y alla. Le saint, qui le reconnut, l'é-
488 HISTOIRE UNIVERSELLE ILiv. LXXX1V. -De 1517
coûta avec beaucoup de bienveillance, prit le nom des trois filles, fit
venir le prêtre, qui lui assura qu'elles étaient vertueuses et pauvres.
Le lendemain, il manda le père, et lui dit : Hier j'ai promis à votre
confesseur trente pièces d'argent pour chacune de vos filles ; mais
j'ai pensé la nuit que ce n'était point assez pour se mettre en mé-
nage, et j'en donne à chacune cinquante. Le tailleur se jeta à ses
pieds pour lui rendre grâce. Le serviteur de Dieu lui demanda : Mon
frère, n'êtes-vous pas le même qui m'avez resarci mon gilet? L'autre
ayant dit que oui, il ajouta : Je sais que vous avez été mécontent
lorsque vous m'avez vu disputer sur le salaire ; mais vous n'avez pas
bien jugé ; car, sans refuser à personne ce que je crois juste, je
cherche toujours à ménager, afin de pouvoir faire ces aumônes.
Les charités du saint évêque étaient souvent accompagnées de
miracles. Un jour, comme il considérait de sa fenêtre les pauvres
à qui on distribuait l'aumône dans la cour, il en vit un qui le regar-
dait fixement. C'était un homme perclus des pieds et des mains, et
qui se soutenait péniblement avec des crosses. Le saint envoya ses
domestiques, qui le lui amenèrent sous le bras ; il lui dit : Mon
frère, je me suis aperçu de la fenêtre que vous me regardiez atten-
tivement; pourquoi cela? est-ce que l'aumône qu'on vous accorde
ne suffit pas ? — Seigneur, répondit le pauvre, elle me suffit bien,
à moi ; mais j'ai une femme et deux enfants, et cela est partagé
entre nous tous : nous éprouvons tous la misère. — Est-ce que vous
ne savez aucun métier, pour entretenir votre famille avec ce que je
vous donne? — Seigneur, je sais un métier, car je suis tailleur; je
gagnerais encore ma vie, comme auparavant, si une fluxion maligne
ne m'avait rendu impotent des pieds et des mains. — Le saint arche-
vêque ajouta : Lequel aimeriez-vous le mieux, de la santé ou d'une
aumône plus considérable? — Ah! seigneur, répliqua le pauvre, si
seulement je jouissais de la santé ! — Aussitôt l'archevêque, sans lui
laisser dire davantage, se lève, fait sur lui le signe de la croix, et dit :
Au nom de Jésus-Christ le Nazaréen, qui a été crucifié, laisse tes
crosses, et va-t'en guéri chez toi, à ton ouvrage. Et le pauvre se leva
guéri K
Quant à ceux de ses parents qui se trouvaient eux-mêmes dans le
besoin, saint Thomas de Villeneuve les secourait comme les autres
pauvres, ni plus ni moins.
Toutes ces œuvres étaient animées de la foi la plus vive, de la piété
la plus tendre, de la charité la plus ardente. Plus souvent encore que
nous avons déjà vu, dans ses oraisons, dans la récitation de l'office,
1 Cap. 22.
à 1515 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 489
dans ses prédications même il éprouvait des extases. Bien des fois
ces extases lui survenaient pendant qu'il se préparait à dire la messe,
et l'heure se passait de la dire. Un jour de l'Ascension, à six heures
du matin, il récitait les heures canoniales avec son chapelain. Arrivé
à none, il dit l'antienne : Vident ibus Mis elevatus est, Eux le voyant,
il fut élevé, ma.\s ne commença pas le psaume, car il fut ravi en ex-
tase, demeura droit et immobile jusqu'à cinq heures du soir. Revenu
à lui-même, il demanda au chapelain où ils en étaient. — Nous avons
commencé none et votre grâce a intimé l'antienne. — Disons donc
none, afin que j'aille célébrer la sainte messe, puis au chœur. —
Monseigneur, c'est impossible. — Pourquoi ? — Parce que cinq heures
du soir viennent de sonner, et dans ce moment même votre grâce
entend les cloches des monastères pour les complies. — Bien étonné,
le saint archevêque dit : Récitons ainsi none et les autres heures ;
j'en ai du regret, non à cause de moi, mais à cause de vous, qui
n'avez point offert le divin sacrifice. Mais ainsi a-t-il plu au Seigneur,
et cela sans aucune faute de ma part ni de la vôtre. Soyez bien cer-
tain que nous ne l'avons nullement offensé; car vous ne pouviez
m'abandonner, ni moi la grâce que le Seigneur m'offrait. Le chape-
lain le supplia, pour l'amour de Dieu et le bien de son âme, de lui
dire le mystère de cette extase de onze heures. Le saint, après lui
avoir fait promettre le secret pendant sa vie, répondit : Sachez, mon
frère, qu'au moment où je commençais l'antienne Videntibus Mis,
une troupe d'anges la recevaient de ma bouche, et se mirent à la
chanter par les airs avec une si douce harmonie, qu'elle me ravit à
moi-même et occupa tous mes sens. Mais je m'étonne qu'il se soit
passé tant d'heures que vous dites, je croyais qu'il n'y avait pas
même une demi-heure ; car c'est le propre de la consolation céleste,
qu'un jour entier lui paraît une demi-heure1.
Ces extases" étaient si fréquentes et si notoires, que le saint lui-
même y fait allusion dans un sermon sur la transfiguration de Notre-
Seigneur. Après avoir commenté ces paroles de saint Pierre : Sei-
gneur, il nous est bon d'être ici, il ajoute : « Mais laissons Pierre un
moment, et venons à nous-mêmes; car il nous est bon d'être ici.
Que le monde ait ses consolations, que les hommes jouissent des vo-
luptés qu'ils convoitent; pour nous,'e7 nous est bon de nous attacher à
Dieu et mettre au Seigneur notre espérance. Qu'y a-t-il entre nous et
la joie, nous qui cherchons les joies futures? Persévérons constam-
ment sur cette montagne avec le Christ; tenons-en fidèlement la
cime, car tout ce qui est en bas est triste, est amer, est pestilentiel,
*L.. 1, cap. 9.
490 HISTOIRE UNIVERSELLE L^- LXXXIY. — De 1517
est infecté de venin mortifère; c'est ici la paix, ici la sécurité, ici le
salut, ici le repos, et s'il y a du bien ou de la joie véritable en la vie,
c'est sur cette montagne seule qu'on le possède plus pleinement.
Mais que ferons-nous sur la montagne? Y resterons-nous oisifs avec
le Christ? Non pas; mais faisons-y au dedans de nous trois taber-
nacles au Seigneur, un au Père, un au Fils, un au Saint-Esprit : ta-
bernacle du corps, tabernacle de l'âme, tabernacle de l'esprit : taber-
nacle éternel, demeure perpétuelle où Dieu vienne habiter; car il est
écrit : Nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure . Bien-
heureux qui consacre toute sa vie à construire ce tabernacle, qui y
emploie tous ses soins. Quant à moi, mes frères, pour dire en pas-
sant quelque chose de moi-même : Si quelquefois, et cela très-rare-
ment, tout indigne que j'en suis, il m'a été accordé, non pour aucun
mérite de ma part, mais par le bienfait gratuit de l'infiniment bon
Jésus, de monter avec lui sur cette haute montagne, et d'y contem-
pler la gloire de sa face, ne fût-ce qu'un peu et de loin, oh! avec
quelle ardeur, avec quelles larmes je m'écrie : Seigneur, il nous est.
bon d'être ici ! ne permettez pas que je descende plus de cette mon-
tagne; il me suffit de cette joie, il me suffit de votre présence; de
grâce, ne vous en allez pas de moi ; qu'en ceci se passe toute ma vie,
tous mes jours ! que chercher davantage? Voilà tout ce que je veux,
tout ce que je désire, tout ce que je demande. Mais, hélas! hélas!
subitement s'évanouit cette gloire, cette paix, cette douceur, et je
suis laissé à moi-même plein de tristesse. Cette splendeur passe
comme un éclair, et abandonne l'âme affligée. Oh! si elle avait
duré * ! »
C'est ce désir du ciel qui lui faisait souhaiter vivement de pouvoir
abdiquer l'épiscopat, pour se retirer de nouveau dans sa chère cel-
lule et s'y entretenir seul avec Dieu seul. Depuis qu'il était arche-
vêque, jamais il n'avait eu un vrai contentement ; toujours il crai-
gnait pour le salut de son âme. Il s'adressa au Pape , et plusieurs
fois à l'empereur, pour obtenir la permission de se démettre. N'ayant
pu rien obtenir des hommes, il s'adressa à Dieu. C'était en 1555. Il
passa plusieurs nuits prosterné devant l'image du Sauveur crucifié,
pleurant et priant pour que Dieu lui accordât sa retraite. Il venait
d'achever le Miserere , en versant un torrent de larmes, lorsque le
Sauveur crucifié lui adressa distinctement ces paroles : Aie bon cou-
rage, au jour de la Nativité de ma mère tu viendras à moi et tu te
reposeras 2. Le vingt-neuf août, il fut attaqué d'une fièvre qui aug-
1 Premier sermon sur la Transfiguration de Notre -Seigneur, n. 8, t. 1, p. 320,
édit. in-fol. Milan, l'GO. — * Vita prolix., 1. 2, c. 24.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 4 9t
mentait de jour en jour. L'évêque de Ségovie vint lui dire que les
médecins conservaient peu d'espoir : aussitôt, rempli de joie, il rendit
grâces à l'évêque, se mit à genoux, et dit en levant les yeux au ciel : ,
fai été réjoui de ce qu'on vient de me dire : Nous irons à la maison
du Seigneur. Puis , modérant cette joie , il ajouta : Seigneur, si je
suis encore nécessaire à votre peuple, je ne refuse pas le travail; au-
trement, je désire ma dissolution pour être avec vous.
Il reçut le saint viatique en présence du clergé, auquel il recom-
manda vivement de garder les commandements de Dieu, de mener
une vie conforme à la sainteté de leur ministère , de professer une
inviolable obéissance au Siège apostolique, et de demander à Dieu un
pasteur exemplaire pour l'église de Valence; il ajouta que, si Dieu
le rendait digne de son royaume , comme il l'espérait fermement de
son infinie bonté, il prierait assidûment pour cette chère église, afin
que sa foi ne vînt pas à défaillir. Il envoya ensuite distribuer tout ce
qui lui restait d'argent, même ses meubles. Ses serviteurs étant re-
venus dire qu'après avoir donné abondamment à tous les pauvres,
il restait encore quinze cents écus, il en fut troublé, et dit : Pourquoi
me retenez-vous ici encore, pour que je n'aille jouir du bonheur que
m'a préparé le Seigneur ? Je suis persuadé qu'il me prolongera la
vie présente jusqu'à ce que je sache qu'il ne me reste plus rien à la
maison. Allez donc achever la besogne, afin que je ne demeure pas
plus longtemps, mais que je me repose dans la paix de Jésus-Christ.
Dans l'intervalle, il ordonna de célébrer la messe dans sa chambre,
disant qu'il désirait encore, avant son départ, entrevoir, sous les es-
pèces du sacrement, son Créateur et son Rédempteur, qu'il espérait
contempler bientôt face à face. Pendant qu'on faisait les préparatifs,
ii se rappela un pauvre père de famille, concierge d'une prison, au-
quel il n'avait rien assigné dans la distribution de ses meubles. Il le
fit venir, lui demanda pardon de son oubli , et lui donna le lit où il
était couché, n'ayant plus autre chose. En même temps, il fit signe
qu'on le mît à terre, sur un tapis, afin que le geôlier pût emporter ce
qui lui appartenait. Aucun des assistants n'ayant voulu y consentir,
le saint se tourna vers le geôlier, et le pria, par les entrailles de Jésus-
Christ, de lui accorder l'usage du lit jusqu'à la mort.
Enfin ceux qui avaient distribué aux pauvres le reste de l'argent
étant revenus et ayant annoncé qu'il ne restait plus rien, Thomas
leur rendit grâces et dit : Maintenant, je marcherai joyeux au combat,
n'ayant plus rien par où l'ennemi puisse me tenir. Il demanda aus-
sitôt l'extrême-onction, et la reçut avec la plus tendre piété, en ré-
citant les psaumes avec le prêtre. Pendant la messe, qui fut com-
mencée tout de suite, il se fit lire la passion de Notre-Seigneur, selon
492 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
saint Jean, en faisant faire une petite pause à chaque période, pour
la méditer quelque peu. A l'élévation, il adora le Saint-Sacrement
avec une profonde humilité, et, pleurant de joie, commença le can-
tique Nune dimittis, à la fin duquel il ajouta : Seigneur, je remets
mon unie entre vos mains ; et en disant cela, il rendit son âme à son
Créateur, le huit septembre 1555, jour de la Nativité de la sainte
Vierge, pour laquelle il avait eu toute sa vie la plus affectueuse dé-
votion. Il était dans la soixante-septième année de son âge, et la on-
zième de son épiscopat. On l'enterra, comme il l'avait désiré, dans
le même couvent d'Augustins où il avait demandé l'hospitalité avant
d'entrer à Valence. Il fut béatifié en 1618 par Paul V, et canonisé
en 1658 par Alexandre VIL Sa fête a été fixée au dix-huit de sep-
tembre L
Saint Thomas de Villeneuve a laissé un grand nombre de sermons,
dont la meilleure édition est celle de Milan 1760. Us sont en latin.
On y respire la même foi, la même piété, la même science, la même
charité que dans les lettres du martyr saint Ignace d'Antioche, dis-
ciple des apôtres. L'Esprit de Dieu, qui demeure éternellement avec
l'Église et qui parle dans les saints, est toujours le même.
Dans ce temps-là, comme une terre de bénédiction, l'Espagne
produisait plusieurs de ces divins personnages que nous appelons
des saints : c'était le Franciscain saint Pierre d'Alcantara, né en
1499; c'était la Carmélite sainte Thérèse, née en 4515; c'était le
Dominicain saint Louis Bertrand, apôtre de l'Amérique, né en 1526;
c'était le Carme saint Jean de la Croix, né en 1512. Nous prions
humblement ces bien-aimés saints de vouloir bien nous aider à par-
ler convenablement d'eux, mais plus tard; car depuis longtemps
nous voyons un de leurs contemporains et de leurs compatriotes,
dont il nous tarde de dire quelque chose.
Les voies de Dieu sont bien diverses, mais son esprit est toujours
le même. Au huitième siècle, lorsqu'il fallut repousser de l'Occident
les invasions mahométanes, et y achever la constitution chrétienne
de l'humanité par l'indépendance même temporelle de l'Église ro-
maine, Dieu y suscite une famille de héros dont le plus grand est
Charlemagne, qui écrit à la tête de ses lois : Charles, par la grâce
de Dieu, roi et recteur du royaume des Francs, dévot défenseur de
la sainte Église et auxiliaire du Siège apostolique en toutes choses 2.
A la fin du onzième siècle, lorsque, oubliant ces grandes vues de
Charlemagne, Dieu et son Église, les empereurs de Germanie ne
voient qu'eux-mêmes et leur famille, les Grecs de Constantinople ne
1 Acta SS., 18 septemb. — * Baluz., t. 1, p. 189.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 493
voient que les Grecs et Constantinople, et tendent ainsi à rompre
l'unité et l'union de l'humanité chrétienne, pour la livrer en proie à
la barbarie mahométane, un pèlerin, un pauvre moine, Pierre l'Er-
mite, arrive de Jérusalem à Rome et en Occident ; à sa voix et à celle
du pape Urbain H, peuples et princes se rassemblent comme un seul
homme, soùs l'étendard de la croix, au cri Dieu le veut! et commen-
cent cette bataille de plusieurs siècles, entre la chrétienté et l'infidé-
lité, qui aboutit de nos jours par donner aux Chrétiens l'empire du
monde, ancien et nouveau.
Au commencement du seizième siècle, des moines apostats, des
littérateurs d'une science indigeste, des princes voleurs et luxurieux,
aveuglés les uns et les autres par l'esprit de ténèbres, travaillent,
comme ses manœuvres, à la ruine de toute religion, de toute mo-
rale, de toute société, pour plonger l'humanité entière dans une
anarchie universelle et irrémédiable. II faudrait à l'Eglise une nou-
velle croisade, mais plus intellectuelle et apostolique qu'autre chose.
Il lui faudrait pour cela une compagnie d'élite, qui pût servir de
modèle aux autres et réveiller leur zèle endormi ; une compagnie
n'ayant d'autre esprit que celui de Jésus, d'autre but que la gloire
de Dieu et de son Église, et qui, unissant la science à la foi, les bonnes
lettres aux bonnes mœurs, la politesse aux vertus des apôtres, fût
toujours prête, à la voix de l'Église et de son chef, à prêcher et à
justifier la foi parmi les ignorants et les savants, parmi les pauvres et
les riches, parmi les hérétiques et les schismatiques, parmi les fidèles
et les infidèles, parmi les barbares et les sauvages, et à la sceller de
son sang toutes les fois que l'occasion s'en présente.
Donc, en 1524, il vint un pauvre pèlerin de Jérusalem à Barce-
lone, pour lever cette compagnie, sans trop le savoir. Il était âgé de
trente-trois ans, vivait d'aumônes, et fréquentait l'école avec les pe-
tits enfants pour apprendre les premiers éléments de la langue latine.
En espagnol, sa langue maternelle, il s'appelait et signait Ignido. Il
était d'une taille moyenne, plutôt petite que grande-, bien fait du
reste, sinon qu'il avait une jambe un peu plus courte que l'autre.
Voici pourquoi.
L'an 1521, en qualité de commandant ou capitaine, il défendait
la citadelle de Pampelune contre les Français qui montaient à l'as-
saut. Il avait empêché la garnison de capituler. Un boulet de canon
lui cassa la jambe droite, et un éclat de pierre lui blessa la jambe
gauche. Le voyant tombé, ses compatriotes perdirent courage et se
rendirent à discrétion. Les Français usèrent bien de la victoire :
ils emportèrent Ignido ou Ignace au quartier de leur général, le
traitèrent très-civilement, et en prirent tous les soins qu'ils crurent
494 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
devoir à sa qualité et à sa valeur. Quand sa jambe eut été remise,
et que l'état de sa plaie lui permit de changer de lieu, ils le tirent
porter en litière au château de Loyola, qui n'est pas éloigné de
Pampelune.
Il était né l'an 1491, sous le règne de Ferdinand et d'Isabelle, en
cette partie de la Biscaye espagnole qui s'étend vers les Pyrénées,
et qui porte aujourd'hui le nom de Guypuscoa. Don Bertram, son
père, seigneur d'Ognéz et de Loyola, tenait un des premiers rangs
parmi la noblesse du pays, comme étant l'aîné et le chef d'une an-
cienne maison, où il y avait toujours eu de grandes charges, et qui
avait produit de grands hommes. Sa mère, Marine Saèz de Balde,
n'était pas d'une naissance moins illustre. Il fut le dernier de cinq
filles et de huit garçons.
Son père, qui le jugea propre pour la cour, l'y envoya de bonne
heure, et le fit page du roi Ferdinand. Mais le jeune Ignace n'était pas
d'humeur à mener une vie oisive. L'amour de la gloire, et l'exemple
de ses frères qui se signalaient dans l'armée de Naples, le dégoûtèrent
bientôt de la cour, et le tirent penser à la guerre à un âge où les autres
ne pensent qu'à des jeux d'enfants. Il s'en déclara au duc de Najarre,
grand d'Espagne, son parent et ami particulier de sa maison. Ignace
passa par tous les degrés de la milice, fit paraître en toute occasion
beaucoup de valeur, et fut toujours très-attaché au service, soit qu'il
obéît ou qu'il commandât.
Il n'était pas si exact dans les devoirs du christianisme que dans
la discipline de la guerre. Les mauvaises habitudes qu'il avait con-
tractées à la cour se fortifièrent parmi la licence des armes, et les
travaux militaires ne le firent pas renoncer à l'amour et aux plaisirs.
Cependant, quelque mondain que fût Ignace, il avait des principes de
religion et de probité qui lui faisaient garder la bienséance jusque
dans ses dérèglements : on ne lui entendit jamais dire un mot qui
blessât la piété ni la pudeur ; il respectait les lieux saints et les per-
sonnes sacrées; enfin, le jour même qu'il fut blessé à Pampelune, il
s'était confessé à un de ses camarades, faute de prêtre. Quoiqu'il fût
très-délicat sur le point d'honneur, et que sa fierté naturelle le portât
à tirer vengeance de la moindre injure, il pardonnait tout et se récon-
ciliait de bonne foi dès qu'on pensait à le satisfaire. Il avait un talent
particulier pour accommoder les soldats qui prenaient querelle, et
pour apaiser les émotions populaires; de sorte qu'on l'a vu plus
d'une fois désarmer d'une parole deux partis animés l'un contre
l'autre et tout prêts à s'égorger.
Il avait un souverain mépris pour les richesses, et son désintéres-
sement parut à la prise de Najarre. Cette ville, qui est sur la frontière
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 495
de Biscaye, ayant été abandonnée au pillage, Ignace, qui avait eu le
plus de part à la victoire, et qui en devait avoir le plus au butin, se
contenta, pour toute récompense, d'avoir fait une belle action, et ne
jugea pas qu'un honnête homme dût s'enrichir de la dépouille des
malheureux. Il ne manquait pas d'habileté dans les affaires; et tout
jeune qu'il était, il savait manier les esprits et ménager les occasions.
Il haïssait le jeu, mais il aimait la poésie, et, sans avoir aucune tein-
ture des lettres, il faisait très-bien des vers espagnols : il en fit même
quelques-uns sur des matières de piété, et l'on dit qu'il composa un
petit poëme en l'honneur de saint Pierre.
Sa conduite n'en était pas néanmoins plus chrétienne ni plus régu-
lière. Il n'avait en tête que la galanterie et la vanité, et il ne suivait
dans toutes ses actions que les fausses maximes du monde. Ignace
vécut de la sorte jusqu'à l'âge de vingt-neuf ans, où il fut blessé au
siège de Pampelune, ainsi que nous avons vu.
Transporté au château paternel de Loyola, il y ressentit bientôt de
grandes douleurs. Les chirurgiens ayant regardé la jambe, jugèrent
tous qu'il y avait des os hors de leur place, soit que le chirurgien qui
l'avait pansé les eût mal rejoints, ou que le mouvement les eût em-
pêchés de se bien reprendre ; et ils ajoutèrent que, pour remettre
ces os en leur situation naturelle, il fallait casser la jambe tout de
nouveau. Ignace subit cette cruelle opération sans proférer une pa-
role ni donner un signe de douleur; seulement il serrait fortement
les poings. Cependant il allait toujours plus mal, il ne pouvait plus
prendre aucune nourriture, et présentait tous les symptômes d'une
mort prochaine. Le jour de la Saint-Jean-Baptiste, comme les mé-
decins ne conservaient plus guère d'espoir, on lui conseilla de se
confesser. Il reçut les sacrements la veille de Saint-Pierre et de Saint-
Paul : vers le soir, les médecins dirent que, si à minuit il n'était pas
mieux, on pouvait le regarder comme mort. Saint Pierre, auquel il
avait toujours eu de la dévotion, lui apparut : il se trouva mieux
vers minuit, et sa convalescence fut telle, que peu de jours après, on
le jugea hors de tout danger.
Mais comme les os commençaient à se consolider, il y eut au-des-
sous du genou un os qui avançait sur l'autre : ce qui raccourcissait
la jambe, y causait une difformité notable, et eût empêché le cavalier
de porter la botte bien tirée. Or, Ignace se proposait encore de res-
ter dans le monde. Il demanda donc aux chirurgiens si l'on pouvait
couper cet os. On lui répondit que cela se pouvait, mais avec des
douleurs plus grandes que celles qu'il avait déjà souffertes, et avec
un long temps. Pour satisfaire sa volonté, il subit ce martyre avec sa
patience ordinaire. L'opération faite, on employa des onguents et
496 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
même des machines pour tirer la jambe, de peur qu'elle ne demeu-
rât plus courte que l'autre. Ce qui l'obligea de garder le lit beaucoup
plus longtemps.
Ne sachant que faire, et s'ennuyant d'autant plus qu'il se portait
bien, à son genou près, qui se guérissait de jour en jour, il demanda
des romans à lire. Le hasard voulut, ou plutôt la Providence, que
pour le moment il ne s'en trouvât pas un seul dans le château de
Loyola. On lui donna en place une vie de Jésus-Christ et la Fleur
des saints, écrites en espagnol. A force de les lire, il prit un certain
goût aux choses qui y étaient écrites. Mais d'autres pensées venaient
au travers . entre autres le souvenir d'une dame de haut rang l'ab-
sorbait quelquefois des heures entières ; il méditait par quels exploits
il pourrait se rendre digne de ses bonnes grâces. Cependant, au mo-
ment de ses lectures, la miséricorde divine ramenait des pensées
différentes. En considérant la vie de Notre-Seigneur et des saints, il
se disait en lui-même : Quoi ! si je faisais ce qu'a fait saint François?
Quoi! si je faisais ce qu'a fait saint Dominique? car il aspirait tou-
jours à des choses difficiles et grandes, et il lui semblait en avoir la
force par ce seul motif : saint Dominique l'a fait, donc je le ferai
aussi ; saint François l'a fait, donc je le ferai aussi, moi. Puis, à ces
pensées de Dieu succédaient des pensées du siècle.
Bientôt il remarqua une différence notable entre les unes et les
autres : les pensées du siècle le réjouissaient dans le moment , mais
ensuite le laissaient triste et aride; au lieu que, quand il songeait
au pèlerinage de Jérusalem, à ne manger que des herbes, à pratiquer
les autres austérités qu'il avait lues dans les saints, non-seulement
ces pensées le réjouissaient dans le moment, mais ie laissaient encore
joyeux après. D'abord il n'y prenait pas garde ; mais un jour, ou-
vrant les yeux de l'âme, il vit avec admiration cette différence. Et ce
fut sa première expérience raisonnée dans les choses divines; expé-
rience capitale, car, faute de ce discernement des esprits, nous avons
vu le moine augustin Luther, séduit par l'esprit des ténèbres , en
séduire une infinité d'autres.
Ayant ainsi reconnu peu à peu la diversité des esprits qui l'agi-
taient, l'un de Dieu , l'autre du démon , et acquis une certaine lu-
mière spirituelle par cette lecture des pieux livres , il commença de
penser plus sérieusement à sa vie passée et comment il en expie-
rait les désordres. Une nuit, se sentant pleinement résolu, il se lève
selon sa coutume pour prier, se prosterne devant une image de la
sainte Vierge, et, par la Mère, s'offre au Fils, comme un soldat fidèle
à son chef. Aussitôt toute la maison tremble, un grand bruit s'en-
tend, la chambre où est Ignace est ébranlée jusque dans les fonde-
àl545del'èrechr.l DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 497
ments, comme autrefois le lieu où priaient les apôtres *. En attendant,
son seul désir d'imiter les saints reposait sur ce seul raisonnement :
Ce que les saints ont fait, je promets, avec la grâce de Dieu, de le
faire aussi. La seule chose qu'il se proposât encore, après sa guéri-
son, était d'aller à Jérusalem et de pratiquer toutes sortes d'austé-
rités pour faire pénitence.
Par suite de ces pieux désirs, les vaines pensées diminuaient peu
à peu et finissaient par l'oubli. Ce qui ne confirma pas médiocre-
ment ces bons désirs, fut la vision suivante. Il veillait la nuit, lors-
qu'il vit manifestement une apparition de la sainte Vierge avec l'en-
fant Jésus ; il la vit un espace de temps notable , et en reçut une si
grande consolation, conçut un si grand dégoût de sa vie passée,
principalement de ce qui regardait les passions de la chair, qu'il lui
sembla sentir que toutes les images de cette nature étaient sorties de
son âme. Et de fait, depuis ce moment jusqu'au mois d'août 1555,
où ces choses furent écrites sous sa dictée, il ne donna jamais le
moindre consentement à la convoitise 2.
Cependant il continuait ses pieuses lectures, et gravait profondé-
ment dans son esprit les résolutions qu'il avait prises. Pour se mieux
pénétrer de ce qu'il lisait, il lui vint en pensée de résumer par écrit
ce qu'il trouverait de plus remarquable dans la vie de Notre-Seigneur
et des saints. Il se fit un livre de trois cents feuilles, du plus beau
papier, bien réglées et pliées en quatre ; il y écrivit en très-belles
lettres rouges les paroles de Jésus-Christ, et en bleu les paroles de
la sainte Vierge, car il était fort habile à bien peindre les lettres.
Comme il pouvait rester levé tous les jours un peu plus, il em-
ployait tout son temps soit à écrire ce livre, soit à prier. Sa plus
grande consolation était de regarder le ciel et les étoiles, parce qu'il
en concevait un désir toujours plus grand de servir Dieu. Il souhaitait
aussi d'être guéri complètement, afin d'entreprendre son pèlerinage.
Pensant à ce qu'il ferait à son retour de Jérusalem, il lui vint à
l'esprit d'entrer dans la chartreuse de Séville, sans se faire connaître,
pour être moins estimé , et de n'y manger jamais que des herbes ;
mais, se rappelant les pénitences qu'il se proposait de faire, il crai-
gnit de ne pouvoir chez les Chartreux exercer la haine qu'il avait
contre lui-même. Un de ses domestiques allant à Burgos, il lui re-
commanda de prendre des informations sur la vie de ces religieux.
Le rapport lui fit plaisir; mais il en resta là, préoccupé de son pro-
chain départ.
iActaSS.,U julii. Ribadeneira, Vit* Tgtiatii, I. l,c. 2. — * Acta SS., 31
julii. Acta antiquissima , ex ore sancli excepta, c. 1, n. 1-10.
xxm. 32
'«98 HISTOIRE UNIVERSELLE [LIv. LXXXIV. - De 1517
Ayant donc récupéré assez de forces, il dit à son frère aîné, don
Martin Garcias : Vous savez que le duc de Najàrre , qui a demandé
de mes nouvelles, sait que je suis rétabli ; il convient que j'aille le
voir. Le duc était à Navarret , petite ville voisine. Son frère , qui
soupçonnait quelque chose, le prit en particulier, le loua des belles
qualités que la nature lui avait données , surtout de cette inclina-
tion guerrière qui, dès son bas âge, lui avait fait embrasser la pro-
fession des armes, et de cette sagesse qui avait paru de si bonne
heure dans sa conduite. Après quoi il le conjura de ne pas en croire
son chagrin et de ne rien entreprendre légèrement. Vous avez acquis
bien de la gloire au siège de Pampelune, et vous passez aujourd'hui
pour un des plus illustres guerriers de l'Espagne. Ne détruisez pas
votre réputation ; ne déshonorez pas votre famille par une folie in-
digne de vous. Du moins ne me cachez pas les pensées qui vous
roulent dans la tête, et prenez confiance dans un frère qui vous aime
tendrement. Ignace, sans se découvrir, répondit en deux mots qu'il
était bien éloigné de faire une folie, et qu'il tâcherait toujours de
vivre en homme d'honneur.
Il se mit donc en route, monté sur une mule. Un autre de ses
frères voulut l'accompagner jusqu'à Onate. Ils firent une veille, c'est-
à-dire passèrent la nuit en prières dans la chapelle de Notre-Dame
d'Arancuz, afin d'obtenir de nouvelles forces pour son voyage. Ayant
laissé son frère à Onate, chez sa sœur, il partit pour Navarret. On lui
devait chez le duc quelques pièces d'argent : il les réclama, en donna
une partie à des personnes auxquelles il croyait avoir obligation, et
consacra le reste à l'ornement d'une image délabrée de la sainte
Vierge. Congédiant ensuite deux domestiques qui l'accompagnaient,
il s'en alla seul de Navarret à Mont-Serrat. C'est un monastère de
Saint-Benoît, à une journée de Barcelone, bâti sur une montagne
toute couverte de rochers, et fameux par la dévotion des pèlerins,
qui, de tous les endroits du monde, viennent implorer du secours et
honorer l'image miraculeuse de la Vierge.
Ses idées sur la vie chrétienne étaient encore bien imparfaites. Il
était bien résolu à servir Dieu, à faire pour lui de grandes choses, à
expier ses désordres par de grandes austérités, parce que les saints
l'avaient fait : il ne considérait pas encore ce que chaque chose a de
plus intime, ne savait ce que c'était que l'humilité, la charité, la
patience, ni la discrétion, qui a-signe à ces vertus leurs bornes. Il ne
voyait encore qu'une chose, faire quelque œuvre extérieurement
grande, parce que les saints en avaient fait pour la gloire de Dieu.
En route, il fut rejoint par un Maure ou Sarrasin. Dans la conver-
sation, le Mahométan vint à dire qu'il croyait bien que Marie avait
à 15Î5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 499
été vierge avant l'enfantement, mais qu'il ne pouvait croire qu'elle
le fût après. Ignace s'efforçait de l'en convaincre. Le Mahométan de-
meura incrédule, quitta brusquement Ignace, et se rendit en un lieu
voisin. Ignace en ressentit dans l'âme une certaine tristesse et inquié-
tude; il lui semblait n'avoir pas fait son devoir, il pensait avoir mal
fait de laisser dire au Sarrasin tant de choses contre la sainte Vierge,
et qu'il fallait par conséquent le rejoindre pour en tirer satisfaction :
il se sentait agité du désir de chercher l'infidèle et de lui donner un
coup de poignard, à cause de ce qu'il avait dit contre la sainte Vierge.
Après un long combat de pensées avec lui-même, il demeura incer-
tain sur ce qu'il devait faire. Dans cette perplexité, il lâcha la bride
à sa mule : si, à l'embranchement de deux chemins, elle suivait
celui du bourg où était allé le Sarrasin, il le chercherait et le poi-
gnarderait; si elle prenait la grande route, il ne s'inquiéterait plus
de lui. Quoique le bourg fût à trente ou quarante pas et le chemin
facile, la Providence voulut que la mule s'en détournât et prît la
grande route.
Arrivé à une bourgade qui est au pied de la montagne, Ignace
acheta, pour son voyage de Jérusalem, un habit long de grosse toile,
une ceinture et des sandales de corde, avec un bâton et une cale-
basse. Il mit à l'arçon de la selle cet équipage de pèlerin, et gagna en
diligence Mont-Serrat. Se défiant de lui-même, mais se confiant en
la protection de la sainte Vierge, il avait fait à Dieu le vœu de chas-
teté perpétuelle. Toujours il roulait dans sa tête de grandes choses à
faire pour l'amour de Dieu. Comme il avait l'imagination pleine de
ce qu'il avait lu dans l'Amadis des Gaules et dans d'autres romans,
il résolut de faire la veille des armes, de passer toute la nuit sans
s'asseoir ni se coucher, mais debout ou à genoux, devant l'autel de
Notre-Dame de Mont-Serrat, d'y déposer ses vêtements, pour revêtir
les armes de Jésus-Christ. Y étant arrivé, il fit à un père bénédictin,
Français de nation, sa confession générale, qui dura trois jours. Ce
fut le premier confesseur auquel il s'ouvrit de son plan de vie. De
son conseil, il donna sa mule au monastère, ses vêtements précieux
à un pauvre mendiant, revêtit ses habits de pèlerin, pendit son épée
et son poignard à un pilier près de l'autel de Notre-Dame, devant
lequel il passa en prières toute la nuit qui précéda l'Annonciation
de la sainte Vierge, 1522. Au point du jour, il reçut la sainte eucha-
ristie et se mit en route.
On peut remarquer ici une attention particulière de ?a Providence.
C'est le souvenir et l'exemple de saint François, c'est le souvenir et
l'exemple de saint Dominique qui inspirent à Ignace le désir de faire
pour Dieu quelque chose de grand. C'est le souvenir et l'exemple
530 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. - De '.517
des Chartreux qui l'y encouragent. C'est un père bénédictin qui est
son premier confident, et qui l'y confirme et dirige. Dieu voulait in-
sinuer par là aux enfants de saint Ignace d'avoir toujours une affec-
tion cordiale et fraternelle envers les enfants de saint François, de
saint Dominique, de saint Bruno, de saintBenoît, et réciproquement.
Qu'il y ait entre les uns et les autres, non une jalousie profane, mais
une sainte émulation, à qui fera plus et mieux pour la plus grande
gloire de Dieu, leur père, qui est au ciel, et de leur mère, l'Eglise
catholique, qui est sur la terre.
Ignace marchait le bâton à la main, la calebasse au côté, la tête
nue et un pied nu; car, pour l'autre, qui se sentait encore de sa bles-
sure et qui s'enflait toutes les nuits, il jugea à propos de le chausser.
Mais il marchait avec une vigueur qui ne pouvait venir que d'en haut,
fort consolé de ne porter plus les livrées du monde, et tout glorieux
d'être revêtu de celles de Jésus-Christ. A peine eut-il fait une lieue,
qu'il entendit derrière lui un cavalier qui courait à bride abattue.
C'était un officier de la justice de Mont-Serrat. Est-il vrai, lui dit le
cavalier, que vous ayez donné vos habits à un pauvre? Quelques ser-
ments que cet homme fasse là-dessus, on ne le croit pas; on l'a
soupçonné de larcin, et on l'a mis en prison. A ces paroles, Ignace
fut pénétré de douleur, et ne put retenir ses larmes. Il confessa la
vérité, pour délivrer l'innocent; mais il ne voulut jamais dire ni sa
qualité ni son nom. Il se dit seulement à lui-même qu'il était bien
malheureux de ne pouvoir assister son prochain sans lui faire de la
peine; et, dans ces pensées, il poursuivit son chemin vers Manrèse,
où il avait résolu de se cacher, en attendant que la peste cessât à
Barcelone et que le port fût ouvert pour le voyage de la Terre-
Sainte.
Manrèse est une petite ville, à trois lieues de Mont-Serrat, fameuse
aujourd'hui par la pénitence du saint et par la piété des peuples qui
y viennent de tous côtés en pèlerinage, mais obscure alors, et qui
n'avait rien de considérable qu'un monastère de Saint-Dominique et
un hôpital pour les pèlerins et les malades.
Ignace alla droit à cet hôpital. Il eut une extrême joie de se voir
au nombre des pauvres, et en état de faire pénitence sans être connu.
Il commença par jeûner toute la semaine au pain et à l'eau, excepté
le dimanche, qu'il mangeait un peu d'herbes cuites; encore y mê-
lait-il de la cendre. II ceignit ses reins d'une chaîne de fer, et prit un
eilice sous l'habillement de toile dont il était revêtu. Il châtiait rude-
ment son corps trois fois le jour, dormait peu et couchait à terre.
En se maltraitant ainsi, il n'eut point d'autre vue, au commence-
ment, que d'imiter les saints pénitents et d'expier les désordres de
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 501
sa vie passée. Il conçut ensuite un désir ardent de chercher la gloire
de Dieu dans ses actions ; et ce désir rendit le motif de sa pénitence
plus pur et plus noble. A la vérité, il avait toujours ses péchés de-
vant les yeux, et il en avait toujours de l'horreur; mais ses intérêts
propres ne le touchaient plus si vivement ; et dans les rigueurs qu'il
exerçait sur lui-même, au lieu de songer avec une très-grande appli-
cation à satisfaire pour les peines que ses péchés méritaient, il pen-
sait principalement à venger l'injure et à réparer l'honneur de la ma-
jesté divine.
Il entendait tous les jours tout le service divin. Il faisait de plus
sept heures de prières à genoux régulièrement; et quoiqu'il n'eût
pas encore beaucoup d'ouverture pour l'oraison mentale, il était si
recueilli en priant Dieu, qu'il demeurait des heures entières immo-
bile. Il visitait souvent l'église de Notre-Dame de Villa-Dordis, qui
n'est qu'à une demi-lieue de Manrèse; et dans ces petits pèlerinages,
il ajoutait d'ordinaire au cilice et à la chaîne de fer qu'il portait une
ceinture de certaines herbes très-piquantes.
En faisant réflexion sur sa conduite, il crut que les macérations
de la chair l'avanceraient peu dans les voies du ciel s'il ne tâchait
d'étouffer en lui les mouvements de l'orgueil et de l' amour-propre.
Pour cela, il mendiait son pain de porte en porte, comme s'il eût été
un vrai gueux ; et de peur qu'on ne devinât sa qualité ou à sa phy-
sionomie ou à ses manières, il affectait des airs grossiers et tout le
procédé d'un homme de la lie du peuple. Même, afin de mieux sau-
ver les apparences, il négligeait entièrement sa personne, ou plutôt
il s'étudiait à être malpropre, lui qui aimait tant la propreté, et qui
avait eu soin toute sa vie d'être si bien ajusté. Son visage tout cou-
vert de crasse, ses cheveux sales et en désordre, sa barbe et ses on-
gles qu'il laissait croître jusqu'à faire peur, le déguisaient tellement,
qu'il ressemblait à une espèce de sauvage.
Aussi, dès qu'il paraissait dans Manrèse, les enfants le montraient
au doigt, lui jetaient des pierres, et le suivaient par les rues avec de
grandes huées. La plupart des gens à qui il demandait l'aumône se
moquaient de lui ; et un certain homme fort brutal, qui fut plus cho-
qué de sa modestie que de sa malpropreté, ne se contentant pas de
lui dire des injures toutes les fois qu'il le rencontrait, allait le cher-
cher à l'hôpital pour lui faire insulte. Ignace souffrait les outrages et
les moqueries sans dire un seul mot, contrefaisant le stupide et se ré-
jouissant en son cœur d'avoir déjà part aux opprobres de la croix *.
Pendant qu'il logeait dans cet hôpital, il lui arriva souvent, en
^ouhours, Vie de saint Ignace, l. I.
502 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
plein jour, de voir auprès de soi, dans l'air, quelque chose de fort
beau, qui lui occasionnait beaucoup de plaisir et de consolation. Il
n'en pouvait assez distinguer la forme pour savoir ce que c'était;
mais il lui semblait que ça tenait jusqu'à un certain point de la
forme du serpent, et que ça rayonnait des yeux, quoique ce n'en
fussent pas. Plus cette chose lui apparaissait , plus il y prenait
plaisir; et quand elle disparaissait, il en ressentait de la peine1.
Dans ce temps, il n'avait encore aucune connaissance des choses spi-
rituelles. Or, tant que durait cette vision, et elle dura plusieurs
jours, ou peu avant qu'elle commençât, une pensée violente s'empa-
rait d'Ignace et le tourmentait; c'était comme si on lui disait inté-
rieurement : «Que fais-tu à l'hôpital? Le ciel, qui t'a donné, avec un
sang noble, des inclinations généreuses, veut que tu sois un saint
cavalier et non pas un gueux. Si tu étais à la cour ou à l'armée, ton
seul exemple réformerait tous les courtisans et tous les soldats. » Il
sentit en même temps un dégoût étrange des ordures de l'hôpital, et
eut honte de se trouver en la compagnie des gueux. Mais il reconnut
aussitôt la suggestion du malin esprit, qui, sous prétexte d'un bien
spécieux et plausible, le retirait de la voie où Dieu l'avait mis.
Pour confondre le démon et pour se vaincre lui-même, il se familia-
risa plus que jamais avec les pauvres et s'attacha au service des ma-
lades les plus dégoûtants.
Cependant le bruit courut dans Manrèse que le pèlerin mendiant
que l'on ne connaissait pas, et dont tout le monde se moquait, était
un homme de qualité qui faisait pénitence, et ce fut l'aventure du
pauvre du Mont-Serrat qui donna lieu à ce bruit. Elle éclata dans le
pays; et, sur les circonstances du fait, sur les indices de la personne,
on jugea que ce pèlerin inconnu pourrait bien être le cavalier qui s'é-
tait dépouillé jusqu'à la chemise. La modestie, la patience et la dé-
votion d'Ignace rendirent la conjecture très-probable; si bien que les
habitants de Manrèse commencèrent à le regarder avec d'autres
yeux. On le venait voir par curiosité, et on l'admirait d'autant plus,
qu'on l'avait traité plus indignement. Il s'en aperçut ; et, pour fuir ce
nouveau piège, qu'il s'imagina que le démon lui tendait, il chercha
une retraite où il fût plus caché que dans l'hôpital.
Il trouva, à six cents pas de la ville et au pied d'une petite mon-
tagne, le lieu qu'il cherchait. C'était une caverne obscure et profonde,
creusée dans le roc, et ouverte du côté d'une vallée solitaire, qu'on
appelle la Vallée~du-Parad/s. Peu de gens connaissaient cette caverne,
et personne n'avait jamais osé y entrer, tant elle paraissait atfreuse.
1 Vita antiquissima, c. 2.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 503
Ignace perça les broussailles qui en fermaient les avenues et qui en
bouchaient l'ouverture, assez étroite d'elle-même. S'y étant coulé
avec peine à travers les ronces, il établit sa demeure dans le creux
de l'antre, où il venait un peu de jour d'en haut par une fente du
rocher.
L'horreur d'un lieu si sauvage lui inspira un nouvel esprit de pé-
nitence, et la liberté de la solitude fit que sa ferveur l'emporta bien
loin. Il maltraitait tous les jours son corps quatre ou cinq fois avec
une chaîne de fer. Il demeurait trois ou quatre jours sans prendre
aucune nourriture ; et quand les forces lui manquaient, il avait re-
cours à quelques racines qu'il trouvait dans la vallée, ou à un peu
de pain qu'il avait apporté de l'hôpital. Il ne se contentait pas de
sept heures de prières qu'il s'était prescrites; il ne faisait que prier,
ou plutôt il était occupé nuit et jour à pleurer les égarements de sa
jeunesse et à louer les miséricordes du Seigneur. Il sortait quelque-
fois de sa caverne, et rien ne se présentait à ses yeux qui ne l'entre-
tînt dans les sentiments où il était. A la vue d'un torrent rapide qui
passait au pied de la colline, il considérait avec plaisir que toutes les
choses du monde sont passagères et périssables, indignes des soins et
de l'estime d'une âme immortelle.
Quoique Ignace fut d'une très-forte constitution, ces excès ruinè-
rent bientôt sa santé. Il avait de grandes douleurs d'estomac, accom-
pagnées de faiblesses continuelles ; et des gens qui découvrirent sa
retraite, à force de le chercher, le trouvèrent un jour évanoui à l'en-
trée de la caverne. Dès qu'il fut revenu de sa défaillance, et qu'il eut
repris un peu de force parla nourriture qu'on lui lit prendre, il vou-
lut regagner le fond de sa grotte ; mais on le mena malgré lui à l'hô-
pital de Manrèse.
Le malin esprit, sous l'espèce de vision dont il a été parlé, profita
de cette occasion pour le tenter de découragement. Comment pour-
ras-tu soutenir une vie si austère pendant les soixante-dix ans que
tu as à vivre ? lui disait intérieurement le tentateur. Ignace vit bien
de qui venait cette pensée, et répondit : Misérable, peux-tu seu-
lement m'assurer une heure de vie? N'est-ce pas Dieu qui est
le maître de nos jours? Et que sont soixante-dix ans au prix de
l'éternité ?
Cependant la fièvre lui prit ; et comme la nature était épuisée, le
mal devint si violent en peu de jours, qu'on désespéra de sa vie.
Étant presque à l'extrémité, il entendit une voix intérieure qui ne
cessait de lui dire qu'il devait mourir content, parce qu'il mourait
saint; qu'au reste, dans le haut point de sainteté où il était parvenu
en si peu de temps, il n'avait à craindre ni les tentations du diable ni
Ô0ï HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V.— De 1517
les jugements de Dieu. II lui sembla ensuite qu'on exposait à ses
yeux son sac, sa chaîne, son cilice et les autres instruments de sa
pénitence. Il lui sembla même voir, d'un côté, sa caverne arrosée de
ses larmes et toute teinte de son sang, de l'autre le ciel ouvert, où
les anges l'invitaient avec des palmes et des couronnes dans les
mains. Quoique ces pensées lui fissent horreur, il eut bien de la peine
à s'en défaire, tant elles étaient fortement imprimées dans son es-
prit. Pour y résister, il rappela en sa mémoire les péchés de sa vie
les plus énormes et les plus honteux. Il envisagea l'enfer, qu'il avait
mérité tant de fois, et se demanda à lui-même s'il y avait de la pro-
portion entre un mois de pénitence et une éternité de supplices. Ces
vues l'humilièrent devant Dieu, et lui firent connaître clairement qu'il
avait bien plus à craindre qu'à espérer. Il surmonta enfin la tentation:
mais il en demeura si effrayé, que, venant à se porter mieux, il pria
des personnes dévotes qui le servaient dans sa maladie de lui dire
sans cesse : Souvenez-vous de vos péchés, et ne pensez pas que le
paradis soit dû à un pécheur comme vous.
Ce ne fut pas là pourtant le plus rude assaut que soutint Ignace
dans sa retraite de Manrèse. Depuis qu'il s'était donné à Dieu, il avait
joui d'une parfaite tranquillité : il avait même goûté les douceurs que
le Saint-Esprit répand d'ordinaire dans l'âme des pécheurs nouvelle-
ment convertis, et pour les dégoûter des plaisirs du monde, et pour
leur adoucir les travaux de la pénitence. Il perdit ce calme intérieur
et toutes ces joies spirituelles; en sorte que, durant ses prières et
dans ses mortifications, il n'avait que du trouble et des sécheresses.
La sérénité revenait quelquefois tout à coup, et avec une telle abon-
dance de consolations, qu'il en était transporté hors de lui-même.
Mais ces doux moments passaient vite; et lorsqu'il croyait voir la
clarté céleste, il se trouvait replongé en de plus épaisses ténèbres.
Comme il n'avait nulle expérience de ces états différents, et qu'il ne
savait pas que les âmes qui commencent une vie chrétienne sont trai-
tées ainsi quelquefois de peur qu'elles n'attribuent leur ferveur à
leurs propres forces, et qu'elles ne s'attachent plus aux faveurs de
Dieu qu'à Dieu même, il s'écriait dans ce changement si subit :
Quelle nouvelle guerre est ceci? En quelle carrière inconnue entrons-
nous 'ï
Dieu le mit encore à d'autres épreuves. Quoique Ignace eût fait
une confession très-exacte, et qu'il ne fût pas de ces esprits faibles
que troublent de vaines apparences, il lui vint des scrupules qui le
tourmentèrent étrangement. Tantôt il doutait s'il avait bien expliqué
toutes les circonstances de certains péchés; tantôt il craignait d'en
avoir celé quelques-uns, ou du moins d'avoir déguisé la vérité en
i 15'<5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 505
quelque chose afin de s'épargner de la honte. Pour s'éclaircir de ses
doutes et se rassurer de ses craintes, il avait recours à la prière ; mais
plus il priait, plus ses doutes et ses craintes augmentaient. De plus,
à chaque pas qu'il faisait, il croyait broncher et offenser Dieu, s'ima-
ginant qu'il y eût du péché où il n'y en avait pas même l'ombre, et
disputant sans cesse avec lui-même sur l'état de sa conscience,
sans pouvoir jamais décider ce qui était péché ou ce qui ne l'était
pas. Dans ces raisonnements et ces combats éternels, il en était
quelquefois réduit à gémir, à crier et à se jeter par terre, comme
un homme que la douleur presse. Mais le plus souvent, il gardait un
morne silence , comme si la tristesse qui l'accablait l'eût rendu
stupide.
Parmi ces infirmités spirituelles, il ne tirait de la force que du saint
sacrement de l'autel, qu'il recevait tous les dimanches : encore arriva-
t-il plus d'une fois qu'étant sur le point de communier, ses peines
redoublèrent à un tel point, que, craignant de commettre un sacri-
lège, il se retira de la sainte table tout confus et tout désolé. Après
bien des réflexions inutiles, où son esprit se perdait, il s'imagina que
l'obéissance seule pouvait le guérir, et que ses peines cesseraient si
son confesseur lui commandait d'oublier entièrement le passé. Mais
il eut scrupule de proposer à son confesseur un expédient qu'il avait
inventé lui-même. A la vérité, on lui défendait d'écouter ces scrupu-
les ; mais il ne savait pas précisément en quoi consistait un scrupule;
et d'avoir à en juger, c'était pour lui une matière de nouvelles inquié-
tudes. 11 ne laissait pas de continuer ses pratiques de piété et de pé-
nitence, dans la pensée que, plus il était troublé, plus il devait être
exact et fidèle. Ne recevant nul secours, ni de la terre, ni du ciel, il
crut que Dieu l'avait délaissé et que sa damnation était certaine. On
ne peut dire le tourment qu'il souffrit alors ; et il n'y a que les per-
sonnes affligées de ces sortes de croix qui le puissent bien con-
cevoir.
Les religieux de saint Dominique du monastère de Manrèse, qui
gouvernaient sa conscience, eurent pitié de lui, et le retirèrent chez
eux par charité. Au lieu d'y avoir du soulagement, il y fut plus
tourmenté qu'à l'hôpital. Il tomba dans une noire mélancolie ; et
étant un jour dans sa cellule, il eut la pensée de se jeter par la fenêtre
pour finir ses maux. Il ne suivit pas néanmoins ce mouvement de
désespoir, parce qu'il y vit un péché. Quoique le ciel lui parût de
fer, il y éleva les yeux avec une foi ardente, et, fondant en larmes :
Secourez-moi, Seigneur, s'écria-t-il, mon appui et ma force, secou-
rez-moi. C'est en vous seul que j'espère, et ce n'est qu'en vous que
je cherche du repos : ne me cachez pas votre face; et puisque vous
i)06 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
êtes mon Dieu, montrez-moi la voie par laquelle vous voulez que
j'aille à vous.
Cependant il se souvint d'avoir lu qu'un ancien ermite, ne pou-
vant obtenir de Dieu une grâce, jeûna constamment et ne mangea
rien jusqu'à ce que Dieu l'eût exaucé. A l'exemple de l'ermite, il
résolut de ne prendre aucune nourriture qu'il n'eût recouvré la
paix de son âme. Il résolut de jeûner ainsi , à moins que d'être en
péril de mort. Il jeûna effectivement sept jours entiers sans boire ni
manger, et sans se relâcher de ses exercices accoutumés. Comme
ses peines duraient toujours , et que, par une espèce de miracle , ses
forces ne s'abattaient pas tout à fait, il aurait poussé ce jeûne plus
loin, si son confesseur ne lui eût ordonné absolument de le rompre.
Le ciel agréa et la ferveur qui lui fit entreprendre une chose si
extraordinaire, et l'obéissance qui lui fit quitter ce qu'il avait entre-
pris. Sa première tranquillité lui fut rendue, et ses croix inté-
rieures se changèrent en des délices extraordinaires qu'il n'avait
point encore goûtées. Mais une nouvelle tempête s'éleva dans son
cœur trois jours après. Ses scrupules , ses tristesses et ses désespoirs
le reprirent avec tant de violence, qu'il aurait succombé infailliblement,
si la main qui le frappait ne l'eût soutenu. Dieu voulut le faire passer
par toutes ces épreuves pour lui apprendre à conduire les autres.
Enfin ses troubles se calmèrent , et Ignace ne fut pas seulement
délivré de tous ses scrupules, il obtint le don de guérir les consciences
scrupuleuses. Mais parce que Dieu console ordinairement les âmes à
proportion de leurs peines et de leur fidélité, en retirant son serviteur
de l'état où il l'avait mis, il le combla de plusieurs grâces signalées.
Ignace récitait un jour l'office de la Vierge sur les degrés de l'é-
glise des Dominicains, lorsqu'il fut élevé en esprit, et vit comme une
figure qui lui représentait clairement la très-sainte Trinité. Cette vue
le toucha si fort et lui donna tant de consolation intérieure, qu'étant
allé ensuite à une procession solennelle, il ne put retenir ses larmes
devant le peuple. Il ne pensait qu'à la Trinité ; il ne parlait que de la
Trinité ; mais il en parlait avec des termes si sublimes et si propres,
que les plus savants l'admiraient, et que les plus simples ne laissaient
de l'entendre. Il écrivit les pensées qu'il eut sur ce mystère incom-
préhensible; et son écrit, qui s'est perdu, était de quatre-vingts
feuillets. A force de contempler la Trinité, il conçut pour elle une
dévotion très-tendre, et il s'accoutuma dès lors à prier plusieurs fois
le jour les trois adorables personnes, tantôt toutes trois ensemble,
tantôt chacune en particulier, selon les différentes dispositions où il
se trouvait.
Peu de temps après, une autre lumière lui découvrit l'ordre que
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 507
Dieu a tenu dans la création du monde , et les fins que la sagesse
éternelle s'est proposées en se communiquant au dehors. Il vit une
fois durant la messe, au moment que le prêtre levait l'hostie, que
le corps et le sang du Fils de Dieu était véritablement sous les espè-
ces et de quelle manière ils y étaient. Un jour qu'il alla visiter l'église
de Saint-Paul, à un quart de lieue de la ville, s'étant assis au bord
du Cardenero, qui coulait dans la plaine de Manrèse, il eut une pro-
fonde connaissance de tous les mystères ensemble ; et un autre jour
qu'il priait à une crois sur le chemin de Barcelone, tout ce qu'on
lui avait fait connaître auparavant lui fut remis devant les yeux dans
une si grande clarté, que les vérités de la foi lui semblaient n'avoir
rien d'obscur. Aussi en demeura-t-il si éclairé et si convaincu , qu'il
disait que, quand elles ne seraient pas écrites dans l'Évangile, il se-
rait prêt à les défendre jusqu'à la dernière goutte de son sang, et
que, si les saintes Écritures étaient perdues, il n'y aurait rien de
perdu pour lui.
Mais de toutes les faveurs qu'il reçut alors, la plus remarquable
fut un ravissement qui dura huit jours, et qu'on ne croirait presque
pas, si plusieurs personnes dignes de foi n'en avaient été témoins.
Cette grande extase commença un samedi sur le soir dans l'hôpital
de Sainte-Lucie, où Ignace avait repris son logement, et elle finit le
samedi suivant à la même heure. Il n'eut aucun usage de ses sens
tout ce temps-là. On le crut mort ; et on l'aurait enterré, si des gens
qui visitèrent son corps ne se fussent aperçus que le cœur lui battait
un peu. Il revint à lui, comme s'il fût sorti d'un doux sommeil ; et,
ouvrant les yeux, il dit, d'une voix tendre et dévote : Ah! Jésus!
Personne n'a su les secrets qui lui furent révélés dans ce long ravis-
sement; caril n'en voulut jamais rien dire; et tout, ce qu'on put tirer de
lui, c'est queles grâces dont Dieu le favorisait ne se pouvaient exprimer.
Ces illustrations divines ne l'empêchaient pas de consulter les
religieux de saint Dominique et de saint Benoît sur son intérieur,
ni de suivre ponctuellement leur avis. Il allait voir de temps en
temps son confesseur de Mont-Serrat , lui rendait compte de ce qui
se passait en son âme , et lui demandait des instructions pour son
avancement spirituel. Quoique ce saint vieillard fit envers Ignace
l'office de maître, il ne laissait pas de l'honorer infiniment, et il
disait quelquefois aux religieux du monastère que son disciple de
Manrèse serait un jour le soutien et l'ornement de l'Église ; que le
monde trouverait en lui un réformateur, un successeur de saint
Paul, un apôtre qui porterait la lumière de la foi aux nations idolâtres *.
^Bouhours, 1. 1.
5 08 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIY. — De 1517
Mais Ignace ne s'ouvrait qu'à ses directeurs, et autant qu'il était
nécessaire pour sa conduite; hors de là il gardait un profond silence
et se renfermait tout en lui-même. Cependant, quelque soin qu'il
prît de cacher les dons du ciel et de se dérober aux yeux des hom-
mes, il ne put y parvenir, soit que Dieu voulût récompenser l'hu-
milité de son serviteur, soit que la vertu ait des marques qui la
découvrent malgré elle. Ses austérités, ses extases éclatèrent dans
tout le pays ; et ce qui les fit valoir davantage, c'est qu'on ne douta
plus qu'il ne fut un homme de qualité, que la pénitence avait tra-
vesti. Une fille qui passait pour sainte parlait de lui comme d'un
saint, et n'en parlait qu'avec admiration : c'est celle qui, en ce temps-
là, fut si renommée par toute l'Espagne, que le roi catholique con-
sulta souvent sur des affaires de conscience, et qu'on appelait la
béate de Manrèse.
On eut enfin une si grande opinion d'Ignace, qu'étant retombé
malade et ayant été transporté au logis d'un riche bourgeois, qui
était homme de bien , et qui ne put souffrir que le serviteur de Dieu
fût à l'hôpital, on appela communément ce bourgeois Simon, et sa
femme Marthe, comme si, en recevant Ignace chez eux, ils y avaient
reçu Jésus-Christ. Sa réputation le faisait rechercher de tout le
monde; chacun s'empressait de l'entretenir, et plusieurs le suivaient
quand il allait prier Dieu devant les croix qui sont plantées autour
de Manrèse, ou qu'il allait faire des pèlerinages à Notre-Dame de
Villa-Dordis, et à d'autres lieux de dévotion. Il ne s'était proposé
jusqu'alors, dans toutes ses pratiques de piété, que sa perfection
particulière ; mais la Providence, qui le destinait au ministère évan-
gélique, et qui l'y avait déjà préparé, sans qu'il le sût, par le mépris
du monde, par la retraite et par la mortification, lui donna d'autres
vues et d'autres desseins. Il considéra que les âmes ayant coûté si
cher au Sauveur, on ne pourrait rien faire qui lui fût plus agréable
que d'en empêcher la perte. Il comprit que c'était dans le salut des
âmes, rachetées par le sang d'un Dieu, que la gloire de la majesté
divine éclatait davantage : et ce furent ces connaissances qui allu-
mèrent son zèle. Ce n'est pas assez, disait-il, que je serve le Sei-
gneur, il faut que tous les cœurs l'aiment et que toutes les langues
le bénissent.
Dès qu'il eut tourné ses pensées vers le prochain, quelque chère
que lui fût sa solitude, il en sortit ; et de peur d'éloigner de lui ceux
qu'il voulait attirer à Dieu, il corrigea ce que son extérieur avait d'af-
freux et de rebutant. D'ailleurs, ayant reconnu que l'emploi où il
était appelé demandait de la santé et des forces, il modéra ses aus-
térités et prit un habillement de gros drap, parce que l'hiver était
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 509
fort rude et que ses douleurs d'estomac ne diminuaient point. Il par-
lait publiquement des choses du ciel, et, pour se faire mieux en-
tendre du peuple qui l'entourait, il montait sur une pierre que l'on
montre encore aujourd'hui devant l'ancien hôpital de Sainte-Luce.
Son visage exténué, son air modeste, ses paroles animées de l'esprit
qui le possédait inspiraient l'horreur du vice et l'amour de la vertu ;
mais ces entretiens particuliers faisaient des effets prodigieux : il con-
vertissait les pécheurs les plus opiniâtres, en leur exposant les gran-
des maximes du salut et les leur faisant méditer dans la retraite.
Quelques-uns furent si touchés, qu'ils renoncèrent au siècle et chan-
gèrent en même temps de mœurs et d'état.
Les réflexions que fit Ignace sur la force de ces maximes évangé-
liques, et les expériences qu'il en eut par les autres, et par lui-même,
le portèrent à composer le livre Des Exercices spirituels, pour la ré-
formation des mœurs dans les âmes mondaines. C'est une suite et un
ensemble sagement combiné de méditations, de réflexions, d'exa-
mens, par où l'homme, avec le secours de la grâce, sort de son pé-
ché et monte jusqu'au plus haut point de la perfection. Ainsi, pen-
dant qu'en Allemagne, sous le nom menteur de réforme, le moine
apostat de Wittemberg ruinait les mœurs et la religion, en insultant
les princes et les Pontifes, en brisant la règle même des mœurs, la
loi divine, qu'il déclarait impossible à garder ; en niant le libre ar-
bitre de l'homme, dont il ne faisait plus qu'une machine à péché et
à damnation ; en calomniant Dieu même de la manière la plus atroce,
puisqu'il nous le représente comme un être cruel, qui nous punit
non-seulement du mal que nous n'avons pu éviter, mais du bien
même que nous avons fait de notre mieux : dans ce même temps,
saint Ignace, sans attaquer personne, sans nier quoi que ce fût, mais
en croyant tout ce que l'Église catholique croit et enseigne, mais en
méditant avec ordre les vérités connues de tout le monde; saint
Ignace commence pacifiquement la véritable réformation des mœurs,
d'abord en lui-même, puis dans les autres, et l'étend enfin à toute
l'humanité chrétienne. Comme il ne mit que plus tard la dernière
main à ce livre Des Exercices spirituels, nous verrons plus tard quels
en sont l'esprit et le caractère, et quelle place il tient dans l'ensemble
de ses œuvres de restauration.
Les fruits que lit Ignace dans Manrèse par ses discours aposto-
liques lui attirèrent tout de nouveau les louanges et l'admiration
du peuple. Il ne put souffrir qu'on l'estimât tant dans un lieu où il
n'était venu que pour fuir l'estime des hommes; et ainsi il résolut
de quitter Manrèse, après y avoir demeuré plus de dix mois. Ajou-
tez à cela que, la peste n'étant plus si forte à Barcelone, et le com-
510 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
merce de la mer commençant à se rétablir, il avait une extrême im-
patience de passer en la Terre-Sainte. Au commencement de sa
conversion, il ne voulait faire ce pèlerinage que pour rendre hon-
neur aux lieux consacrés par la présence et par le sang de Jésus-
Christ; mais il l'entreprenait alors avec un désir ardent de travailler,
selon son pouvoir, au salut des schismatiques et des infidèles.
Il ne se déroba pas de Manrèse comme il avait fait de Mont-
Serrat. Il déclara son voyage à ses amis, sans leur rien dire néan-
moins de ce qu'il prétendait faire en Palestine. On ne peut s'imagi-
ner combien cette nouvelle les toucha. Ils le conjurèrent, les larmes
aux yeux, de ne point les abandonner ; ils lui représentèrent les fa-
tigues et les périls d'un si long voyage; mais ni leurs prières ni leurs
raisons ne l'arrêtèrent pas un moment. Plusieurs s'offrirent pour
l'accompagner : tous lui présentèrent leur bourse. Il ne voulut
prendre ni compagnon ni argent, pour n'avoir de consolation qu'a-
vec Dieu seul ni de ressource qu'en sa providence ; et il dit à ceux
qui le pressaient de se précautionner contre les besoins de la vie,
qu'une parfaite confiance tenait lieu de tout, qu'on n'était pas seu-
lement chrétien par la foi et par la charité, mais qu'on l'était encore
par l'espérance, et qu'on n'avait occasion de bien exercer cette vertu
que dans le manquement de toutes choses 1.
Ignace, étant arrivé à Barcelone, trouva au port un brigantinet un
grand navire qui se préparaient à partir pour l'Italie. Il fut sur le
point de s'embarquer dans le brigantin, qui devait faire voile avant
le navire. lien fut empêché de la manière que voici.
Une dame très-vertueuse, Isabelle Rosel, entendant un jour le
sermon, jeta par hasard les yeux sur Ignace, qui était assis au pied
de l'autel parmi les enfants. Elle crut lui voir le visage lumineux, et
ouïr une voix secrète qui disait : Appelle-le, appelle-le. Elle se re-
tint pourtant, dans la crainte que ce ne fût une illusion ; mais étant
retournée chez elle, elle en parla à son mari. Tous deux furent d'avis
d'examiner ce que ce pouvait être, et ils envoyèrent quérir le pèlerin,
qui était encore à l'église. Sous prétexte d'honorer Nôtre-Seigneur
en la personne du pauvre, ils l'obligèrent de manger à leur table, et,
pour le sonder, ils le mirent sur un discours de piété. Ignace, qui ne
savait pas leur dessein et qui agissait simplement, parla des cho-
ses du ciel d'une manière si touchante et si élevée, qu'ils virent
bien que c'était un homme de Dieu. Ils eussent été ravis de le
retenir chez eux pour toujours; mais il leur déclara que Dieu l'ap-
pelait ailleurs et qu'il n'attendait que le départ des vaisseaux pour
1 Bonheur.-, 1.1,
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 511
quitter l'Espagne. La dame, ayant su de lui-même qu'on lui avait
promis place dans le brigantin qui allait partir, le conjura de n'y
point entrer, et lui dit plus d'une fois que sa vie n'y serait point en
assurance. En effet, à peine le brigantin fut-il hors du port et en
mer, qu'il s'éleva une furieuse tempête qui le fit périr, sans qu'au-
cun ni des passagers ni des mariniers pût se sauver du naufrage.
Ignace ne voulut néanmoins s'engager dans le grand navire qu'à
condition que le pilote lui accorderait le passage pour l'amour de
Dieu. Le pilote le lui accorda, mais en l'obligeant toutefois d'ap-
porter ce qu'il lui fallait pour vivre durant le voyage. Cette condition
parut très-dure à Ignace. Comme il s'était mis entre les bras de la
Providence, il crut que ce serait s'en retirer que de faire des provi-
sions, et comme il n'avait besoin que d'un peu de pain qu'il pourrait
mendier dans le navire, il craignit de blesser la pauvreté évangélique
en y apportant quelque chose. Pour sortir de l'embarras où il se
trouvait, il eut recours à son confesseur, et, en ayant reçu ordre
d'accepter la condition que proposait le pilote, il fit hardiment, par
obéissance, ce qu'il n'osait faire de lui-même ; mais il ne prit rien
de la dame qui lui avait sauvé la vie et qui lui offrait tout ce qui lui
était nécessaire. Il alla mendier son pain de porte en porte.
Or, il y avait dans la ville une femme de qualité nommée Zépiglia,
dont le fils, mal né et fort libertin, s'était jeté depuis peu parmi une
troupe de gueux et de vagabonds, avec lesquels il courait le monde.
Ignace vit cette femme qui sortait de son logis, et il la pria, pour
l'amour de Dieu, de lui faire donner un morceau de pain. En le re-
gardant, elle se souvint de son fils, et jugeant par l'air de la per-
sonne que celui qui demandait l'aumône n'était rien moins qu'un
vrai pauvre, elle le traita de coureur et de libertin, lui reprocha sa
vie fainéante et lui fit de grandes menaces. Ignace l'écouta paisi-
blement, lui dit qu'il était encore plus méchant qu'elle ne pensait,
et se retira. Elle fut surprise de sa patience et de sa réponse. Mais
ayant appris que le pèlerin était un saint homme, elle eut honte de
l'avoir si maltraité, lui en fit faire des excuses, et lui envoya une
bonne provision de pain le jour qu'il partit. Il ne voulut point em-
porter l'argent que des personnes dévotes l'obligèrent de prendre
malgré lui, ni le distribuer aux mariniers, qui l'en eussent peut-être
considéré davantage. Ne rencontrant point de pauvres à qui il pût
le donner, il le laissa sur le bord de la mer, pour le premier qui le
trouverait.
La navigation fut périlleuse, mais pas longue. Un vent orageux
porta le navire dans cinq jours au port de Gaëte, l'an 1523. Ignace
se retira la nuit dans l'étable d'une hôtellerie. Lorsqu'il commençait
51 2 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
à s'endormir, il entendit de grands cris, comme d'une personne qui
demandait du secours et qui était réduite au désespoir. Il courut à
l'endroit d'où venait le bruit, et, ayant trouvé une jeune fille entre
les mains des soldats qui voulaient lui faire violence, il leur parla si
fortement, qu'ils la laissèrent aller ; car son zèle réveilla en cette oc-
casion toute sa fierté, et lui fit prendre un ton impérieux, dont les
officiers usent d'ordinaire pour arrêter l'insolence de leurs gens.
Il prit de là le chemin de Rome, seul, à pied, jeûnant tous les
jours et mendiant selon sa coutume. Il y arriva le dimanche des Ra-
meaux, et en partit pour Venise huit jours après Pâques, ayant reçu
la bénédiction du Pape, qui était Adrien VI, et obtenu de sa Sainteté
la permission de faire le pèlerinage de Jérusalem. Quelques Espa-
gnols lui donnèrent sept ou huit écus, et lui dirent qu'il serait fou
d'aller sans argent par un pays dont il ne savait pas la langue et qui
était infecté de peste. Il eut scrupule d'avoir accepté ce qu'on lui of-
frit, et s'en accusant devant Dieu, il se dit à lui-même plusieurs fois
qu'il valait bien mieux passer pour imprudent dans l'esprit des
hommes que de paraître se défier tant soit peu des soins de la Pro-
vidence.
Pour réparer donc sa faute, il donna aux premiers pauvres qu'il
trouva tout ce qu'il avait d'argent. Il se réduisit par là à une extrême
nécessité, ne trouvant presque pas de quoi vivre dans les villages, et
ne pouvant entrer dans les villes, à cause de la maladie contagieuse,
tant son visage pâle et abattu le rendait suspect aux gardes des
portes. Il était même contraint souvent de coucher les nuits à l'air ;
mais ces fatigues du corps furent récompensées avec abondance des
consolations de l'esprit. Étant un jour épuisé de forces et n'ayant pu
suivre les voyageurs à qui il s'était joint sur le chemin, il demeura
seul dans une campagne déserte. La solitude l'invita à faire oraison.
Jésus-Christ lui apparut durant sa prière, le fortifia intérieurement
et lui promit de le faire entrer dans Padoue et dans Venise.
L'événement vérifia l'apparition. Quoique ceux qui l'avaient aban-
donné et qui avaient pris le devant eussent été refusés aux portes
avec des billets de santé, il ne trouva nul obstacle et entra sans
peine, comme si les gardes ne l'eussent point aperçu. Il arriva fort
tard à Venise, et, ne sachant où se retirer, il alla se mettre sous
un portique de la place Saint-Marc, pour y prendre un peu de
repos.
Mais un pieux sénateur de la république, Marc-Antoine Trévisan,
dont le palais n'était pas loin, entendit durant son sommeil une voix
qui semblait lui dire que, tandis qu'il dormait à son aise dans son
lit, un serviteur de Dieu était sous un portique de la place. Il s'éveilla
à 1515 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 513
aussitôt, alla lui-même chercher celui que la voix marquait, le con-
duisit à son logis avec honneur, et lui rendit tous les devoirs de cha-
rité que méritait un pèlerin envoyé de Dieu.
Ignace, qui se croyait fort indigne de ce traitement, quitta le palais
du sénateur, sous prétexte d'aller loger avec un marchand de Bis-
caye, qui le reconnut. Le sénateur et le marchand lui offrirent toutes
sortes de secours pour son voyage de la Terre-Sainte. Mais toute la
grâce qu'il leur demanda fut d'obtenir une place sur le vaisseau de
la république qui allait porter en Chypre un nouveau gouverneur.
Le vaisseau des pèlerins était déjà parti. On eut beau dire à Ignace
que, depuis la prise de Rhodes, dont Soliman s'était rendu maître
l'année précédente, les Turcs couraient les mers de Syrie, et que la
crainte de l'esclavage avait obligé la plupart des pèlerins de s'en re-
tourner chez eux de Venise, tout cela ne Tébranla pas, et la con-
fiance qu'il avait en Dieu lui fit dire à ceux qui tâchaient de l'inti-
mider pour le retenir, que, si les navires lui manquaient, il passerait
la mer sur une planche, avec le secours du ciel. Il eut une fièvre
très-ardente avant son départ ; et quoiqu'il eût été purgé le jour
qu'on mit à la voile, il ne laissa pas de partir, contre l'avis des mé-
decins, qui croyaient sa mort certaine s'il s'embarquait ce jour-là -r
mais, bien loin d'en mourir, il s'en porta mieux, et le mal de la mer
le guérit parfaitement.
Il y avait dans le vaisseau des gens d'une vie fort débordée, qui
commettaient des péchés énormes presque à la vue de tout le inonde.
Les matelots ne faisaient nul exercice de religion, et on n'entendait
parmi eux que des paroles sales ou impies. Ces désordres affligèrent
et irritèrent tout ensemble Ignace. Il tâcha d'y remédier par des in-
structions chrétiennes et par des avertissements charitables; mais
voyant que toutes les voies de la douceur étaient inutiles, il fit de sé-
vères réprimandes et menaça les coupables des vengeances de la jus-
tice divine. La liberté du pèlerin espagnol ne plut pas aux Italiens.
Pour se défaire d'un censeur si incommode, ils résolurent tous en-
semble de gagner une île déserte et de l'y laisser. L'avis qu'il en eut
par un passager qui avait plus de probité que les autres ne refroidit
point son zèle. Mais le dessein des Italiens ne réussit pas; car, lors-
qu'ils approchaient de la côte où ils voulaient le débarquer, il se leva
un vent impétueux qui repoussa le vaisseau, et les porta en peu
d'heures à l'île de Chypre.
Ils rencontrèrent dans le port le navire des pèlerins tout prêt à
faire voile, et qui semblait n'attendre qu'Ignace. Il y entra, et après
quarante-huit jours de navigation, depuis son départ de Venise,
il arriva enfin au port de Jaflfa, l'ancien Joppé, le dernier jour
xxiii. 33
514 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De I5l7
d'août 1523. Il prit de là le chemin de Jérusalem, et s'y rendit le
4">e de septembre avec les autres pèlerins.
La vue des lieux saints le remplit d'une si grande joie, qu'il eût
bien voulu ne les quitter jamais, et s'y occuper à travailler à la con-
version des Mahométans ; mais le provincial des Franciscains, à qui
le Saint-Siège avait donné une pleine autorité sur tous les pèlerins,
lui ordonna de renoncer à son dessein. Il obéit, après avoir toutefois
visité de nouveau quelques-uns des saints lieux, et revu au mont des
Olives les vestiges que Notre-Seigneur laissa sur la pierre en montant
au ciel. S'étant rembarqué pour l'Europe, il arriva à Venise sur la
fin de janvier 1524; il en partit pour Gênes, d'où il se rendit à Bar-
celone.
Durant ce voyage, Ignace avait eu le temps de faire des réflexions.
Il pensa que, pour travailler à la conversion des âmes, il fallait avoir
des connaissances qui lui manquaient, et qu'il ne pourrait jamais
rien faire de solide sans le fondement des lettres humaines. Il revint
donc à Barcelone pour les étudier. Il alla voir d'abord Jérôme Arde-
bale, qui enseignait publiquement la grammaire, et lui communiqua
son nouveau dessein ; il s'en ouvrit aussi à Isabelle Bosel, qui fut
ravie de le revoir, et qui lui promit toutes sortes de secours. Comme
nous avons déjà vu, il avait trente-trois ans lorsqu'il se mit ainsi à
étudier les premiers principes de la langue latine et à fréquenter
tous les jours la classe avec de petits enfants. Comme il le faisait pour
la plus grande gloire de Dieu et le salut des âmes, aucune difficulté
ne l'arrêtait. Il lui en vint cependant une d'assez singulière. Quand
il se mettait à étudier sa leçon, à vouloir apprendre les déclinaisons
et les conjugaisons, et écouter les explications du maître, il lui arri-
vait aussitôt sur Dieu, sur les principaux mystères de la foi, sur le
sens de l'Ecriture, plus de lumières, de consolations, de sentiments
de piété, que quand il était en prière, qu'il prenait la discipline ou
recevait la sainte eucharistie. Au lieu de conjuguer le verbe amo, il
était comme entraîné à faire des actes d'amour : Je vous aime, mon
Dieu, disait-il, vous m'aimez ; aimer, être aimé, et rien davantage. En
réfléchissant bien à cette singularité, il reconnut bien vite que c'était
une illusion du malin esprit, qui s'efforçait à le détourner d'une chose
utile et même nécessaire pour la plus grande gloire de Dieu. Il dé-
couvrit la tentation à Ardebale, et, l'ayant mené dans une église, lui
demanda pardon à genoux de sa paresse, fit vœu au pied des autels
de continuer ses études et de s'y attacher davantage. 11 supplia aussi
son maître de le traiter sévèrement quand il ne ferait pas son devoir,
et de ne l'épargner pas plus que les petits écoliers. Dès lors les illu-
sions de l'enfer s'évanouirent tellement, qu'elles ne revinrent jamais.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 515
Quelques personnes savantes lui conseillèrent de lire les livres
d'Érasme, célèbres alors par toute l'Europe, entre autres le Soldat
chrétien, comme le plus propre à inspirer la piété avec l'élégance du
latin. Il le lut, et en marqua même les phrases et les manières de
parler les plus exquises ; mais il s'aperçut que cette lecture diminuait
sa dévotion, et que, plus il lisait, moins il avait de ferveur dans ses
exercices spirituels. Ayant expérimenté cela plusieurs fois, il jeta le
livre, et en conçut tant d'horreur, qu'il ne voulut jamais le lire, et
qu'étant général de la compagnie, il ordonna qu'on n'y lût point les
livres d'Érasme, ou qu'on ne les lût qu'avec de grandes précautions.
Nous pensons tout à fait comme saint Ignace. Pour rallumer sa pre-
mière ardeur, il lisait souvent Y Imitation de Jésus-Christ, qu'il regar-
dait, après l'Évangile, comme le livre le plus plein de l'esprit de Dieu.
Mais si quelqufeois les douceurs célestes dont Dieu le comblait
ordinairement venaient à manquer, il s'en consolait par le fruit qu'il
se promettait de ses études ; et, distinguant bien la sécheresse d'avec
la tiédeur, il disait que la perte qu'on faisait des goûts spirituels, en
étudiant purement pour la gloire de Dieu, valait mieux que toutes les
délices de la dévotion sensible, pourvu que le cœur fût rempli de
l'amour divin. Aussi son soin principal était d'entretenir l'esprit in-
térieur, qui s'affaiblit et se dissipe par l'étude quand il n'est pas éta-
bli sur les solides vertus.
C'est pourquoi, sa santé étant assez bonne depuis son retour de la
Terre-Sainte, il recommença les austérités que la faiblesse de son
estomac et les fatigues du voyage avaient un peu interrompues. Une
faisait rien néanmoins sans l'avis de son confesseur : et bien loin de
se laisser emporter à sa dévotion, il retrancha quelque chose de ses
sept heures de prières, pour avoir plus de temps à étudier, suivant la
lumière qu'il eut alors, qu'on peut et qu'on doit même, en quelques
rencontres, quitter Dieu pour Dieu.
Comme il s'était formé le plan d'une vie commune, semblable à
celle de Jésus-Christ, et qu'il ne voulait ni rebuter les gens ni se dis-
tinguer lui-même par un habit extraordinaire, il ne reprit point son
sac ni sa chaîne, et se contenta de porter un rude cilice sous une
soutane fort pauvre. Des aumônes qu'Isabelle Rosel et d'autres per-
sonnes charitables lui faisaient, il ne retenait que ce qui lui était
nécessaire pour vivre, et partageait le reste avec les pauvres, à qui
il donnait toujours le meilleur: de sorte qu'Agnès Pascal, femme dé-
vote, chez laquelle il demeurait, le reprit un jour de ce qu'il gardait
toujours le pire pour lui. Hé ! que feriez-vous, repartit Ignace, si
Jésus-Christ vous demandait l'aumône ? auriez-vous bien le courage
de ne pas lui donner le meilleur ?
516 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
Le fils d'Agnès , nommé Jean Pascal , encore jeune , mais sage et
dévot, se levait quelquefois la nuit pour observer ce que faisait Ignace
dans sa chambre : il le voyait tantôt à genoux , tantôt prosterné , le
visage toujours en feu et souvent baigné de larmes ; il lui semblait
même le voir élevé de terre et tout environné de clarté. Il l'entendait
soupirer profondément, et il ouït plusieurs fois ces paroles qui lui
échappaient dans la chaleur de sa prière : 0 Dieu, mon amour et les
délices de mon Ame , si les hommes vous connaissaient , ils ne vous
offenseraient jamais ! Mon Dieu, que vous êtes bon de supporter un
pécheur comme moi !
Ignace ne négligeait pas la perfection du prochain en travaillant
à la sienne. Aux heures que l'étude ne l'occupait pas , il tâchait de
retirer les âmes du vice par des exemples ou par des discours édi-
fiants ; et son zèle éclata surtout dans une occasion importante. Il
y avait hors de la ville un couvent de filles fort fameux, appelé le
monastère des Anges. Ce nom ne convenait guère aux religieuses :
elles vivaient dans un grand libertinage, et, à l'habit près, c'étaient
de vraies courtisanes. Ignace ne put voir sans horreur l'abomination
dans le lieu saint. II jugea pourtant que. quelque extrême que fût
le mal , les remèdes violents feraient un mauvais effet , et que ,
comme les personnes religieuses qui ont abandonné Dieu sont plus
difficiles à convertir que les gens du monde, il fallait les ménager
davantage.
Dans cette vue , il prit l'église du monastère des Anges pour le lieu
de ses dévotions. Il y faisait tous les jours quatre ou cinq heures
d'oraison à genoux ; il y communiait de la main d'un prêtre nommé
Puygalte, à qui il déclara son dessein, et qui était un homme de
bonnes œuvres. Les prières d'Ignace si réglées, son recueillement et
sa modestie attirèrent la curiosité des religieuses. Elles voulurent lui
parler, et savoir de lui-même qui il était. Il les écouta: et, après
avoir éludé plusieurs questions qu'elles lui firent sur son pays et sur
son état, il tourna adroitement le discours sur l'excellence et les de-
voirs de la profession religieuse. Il les entretint particulièrement de
la pureté que Jésus-Christ exige de ses épouses, et il leur représenta
le déshonneur que lui] faisaient des épouses infidèles : mais il parla
avec tant de force et tant de douceur ensemble, qu'il entra dès la
première fois dans leurs esprits. Il les revit les jours suivants, et, les
voyant disposées à le croire, il les engagea insensiblement à méditer
les premières vérités de ses exercices spirituels. Elles en furent si
touchées, que. changeant d'abord de conduite, elles fermèrent leurs
portes aux hommes de la ville avec qui elles avaient un commerce
scandaleux.
à 1545 de 1ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 517
Ce changement mit au désespoir ceux qui avaient le plus d'habi-
tude dans le monastère, et ils ne manquèrent pas de s'en venger sur
celui qu'ils surent en être l'auteur ; mais leur vengeance ne se borna
point à des emportements de paroles ou à de simples insultes. Un
jour qu'Ignace revenait du monastère des Anges avec le père Puy-
galte, deux esclaves maures les attaquèrent et les assommèrent de
coups de bâton. Puygalte en mourut quelques jours après. Ignace,
laissé pour mort sur la place, récupéra néanmoins la santé, après
cinquante-trois jours de maladie et de souffrance. Dès qu'il put mar-
cher, il retourna au monastère pour achever son ouvrage ; et quand
on lui disait qu'il devait craindre un second assassinat : Quel bon-
heur me serait-ce, répondait-il, de mourir pour une si belle cause !
Mais ses ennemis, bien loin de rien entreprendre sur sa personne, se
repentirent de leur crime; et le plus emporté de tous vint un jour se
jeter à ses pieds et lui demander pardon.
Après deux ans d'étude à Barcelone, Ignace fut jugé capable d'aller
faire sa philosophie à l'université d'Alcala ou de Complut. L'envie
d'apprendre lui fit embrasser plusieurs matières à la fois; mais cette
multiplicité mit de la confusion dans ses idées, et il ne retenait rien,
quoiqu'il étudiât avec la plus grande ardeur. Il se logea dans un
hôpital, où il ne vivait que d'aumônes. Il était vêtu pauvrement, ainsi
que les quatre compagnons qu'il s'était associés dans ses bonnes
œuvres. Il catéchisait les enfants, et avait beaucoup de talent pour
leur inspirer l'amour de la vertu. Il tenait dans l'hôpital des assem-
blées de charité, et convertissait par ses discours des pécheurs en-
durcis dans le crime depuis longtemps. Une des plus célèbres con-
versions qu'il opéra, fut celle d'un homme fort libertin qui possédait
une des premières dignités de l'église d'Espagne.
Si les choses extraordinaires qu'il faisait lui attirèrent des admi-
rateurs, elles lui suscitèrent aussi des ennemis. Quelques personnes
l'accusèrent de magie ; d'autres le représentèrent comme un héré-
tique et comme un homme attaché au parti de certains visionnaires
qui s'appelaient Illuminés , et qui venaient d'être condamnés en
Espagne. Les choses en vinrent au point, qu'il fut déféré à l'inqui-
sition ; mais son affaire ayant été mûrement examinée , les inqui-
siteurs le trouvèrent innocent et le renvoyèrent absous. Peu de
temps après, il fut cité devant le grand vicaire de l'évêque, comme
un homme qui s'arrogeait le droit de catéchiser, quoiqu'il n'eût ni
science ni mission. On le mit en prison, où il resta quarante-deux
jours. II en sortit enfin pleinement justifié par une sentence du
1er juin 1527 ; on lui défendit cependant, ainsi qu'à ses compagnons,
de porter d'habit particulier, et de se mêler désormais de donner
518 HISTOIRE UNIVERSELLE |Liv.LXXXlY. — De 1517
aucunes instructions religieuses, comme étant des hommes sans
lettres. 11 n'eut pas plus tôt été élargi , qu'il alla mendier de quoi
s'acheter un habillement d'écolier, afin de se conformer à tous les
articles de la sentence.
11 alla trouver ensuite Alphonse Fonséca, archevêque de Tolède.
Ce prélat fut charmé de le voir; il lui conseilla de quitter Alcala et
d'aller à Salamanque, l'assurant qu'il lui accorderait sa protection.
Lorsque Ignace fut arrivé dans cette ville, il commença par travailler
au salut des âmes. La sainteté de sa vie et la solidité de ses instruc-
tions firent qu'en peu de temps il fut suivi d'une grande multitude
de peuple. Il n'en fallut pas davantage pour l'exposer à de nouveaux
soupçons. Sur la crainte qu'il n'introduisît des pratiques dange-
reuses, le grand vicaire de Salamanque le retint vingt-deux jours
en prison; mais ayant connu son innocence, il le déclara publique-
ment, et ajouta même qu'Ignace était un homme d'une vraie vertu.
Ce qui redoublait la vigilance de l'autorité ecclésiastique, c'étaient
les erreurs et les émissaires de l'hérésie luthérienne. Le serviteur
de Dieu souffrit avec joie toutes les épreuves que le Seigneur lui
envoyait pour purifier son âme et le faire parvenir à une haute per-
fection.
Après son élargissement, il prit la résolution de quitter Salaman-
que, et même de sortir d'Espagne ; il forma aussi le projet de passer
en France, et d'aller continuer, ou plutôt de recommencer ses étu-
des à Paris.
Ce fut alors qu'il se mit à faire usage de certaines choses qu'il
s'était d'abord interdites ; il reçut aussi l'argent que lui envoyaient
ses amis pour son voyage. Il savait d'ailleurs qu'il lui fallait de quoi
subsister dans un royaume étranger, surtout ayant dessein d'y faire
ses études. Il partit au milieu de l'hiver, et arriva à Paris au com-
mencement de février 1528. Il employa deux ans à se perfectionner
dans la langue latine, après quoi il fit son cours de philosophie. II
demeura d'abord au collège de Montaigu ; mais un compagnon de
chambre, à qui il avait confié son argent, le lui déroba et s'enfuit ;
ce qui le contraignit de se retirer à Saint-Jacques de l'Hôpital. Le
voleur, tombé malade à Rouen et se voyant sans ressource, implore
la compassion d'Ignace, qui fait aussitôt la route pieds nus, em-
brasse son compatriote, le console, et lui procure de quoi retourner
en Espagne. Dans l'intervalle, il avait été lui-même déféré à l'inqui-
siteur de Paris, qui était le prieur des Dominicains. Il revient à la
hâte, se présente au prieur, qui le renvoie sans lui rien dire de fâ-
cheux : c'est qu'après avoir fait des perquisitions très-exactes, il
n'avait rien découvert ni contre sa doctrine ni contre ses mœurs.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 519
Cependant, comme il n'avait à Saint-Jacques que le couvert,
Ignace fut obligé pour vivre de mendier son pain de porte en porte.
Les vacances venues, il fil le voyage de Flandre, afin de recevoir
quelques secours des marchands espagnols qui y étaient établis. La
première fois qu'il fit ce voyage, en passant par Bruges, il demanda
l'aumône à Louis Vives. Ce savant homme, qui n'était pas de ceux
que la science enfle, et qui avait une charité édifiante, fit manger
Ignace à sa table, sans autre motif que de régaler un pauvre. Quand
il l'eut entendu parler des vérités de la foi et des secrets de la vie
intérieure, il admira la sagesse surnaturelle qui paraissait en ses
discours, et dit par une espèce d'inspiration : Cet homme est un
saint, et je suis bien trompé s'il ne, fonde quelque jour un ordre
religieux.
Ignace étudia la philosophie au collège de Sainte-Barbe pendant
trois ans et demi. Par une suite de son zèle pour le salut des âmes, il
travailla sérieusement à la sanctification des écoliers qui fréquentaient
le même collège; il en engagea plusieurs à passer les dimanches
et les fêtes dans la prière, et à ne s'occuper ces jours-là que de la
pratique des bonnes œuvres. Le professeur Pégna crut que tous ces
jeunes gens négligeaient leurs études ; il s'en prit à Ignace, et, voyant
que ses avertissements produisaient peu d'effet, il demanda justice
au docteur Govéa, principal du collège. Govéa, prévenu contre Ignace,
résolut de lui faire subir un châtiment honteux, pour empêcher que
désormais personne ne se joignît à lui.
On avait coutume, en ce temps-là, pour punir les écoliers qui
débauchaient leurs compagnons, d'assembler tout le collège au son
de la cloche. Les régents venaient avec des verges à la main, et
frappaient l'un après l'autre le coupable. Ce châtiment se nommait
la salle. Ignace était disposé à tout souffrir ; mais il lui vint ensuite
dans l'esprit que les jeunes gens qu'il avait mis dans la bonne voie
pourraient être scandalisés de son humiliation, et quitter leurs saintes
pratiques par respect humain. Il alla donc trouver le principal dans
sa chambre, pour lui exposer modestement ses raisons. Il lui dit
qu'il était prêt à souffrir la perte de sa réputation, mais qu'il le priait
de considérer le mal qui en résulterait pour les jeunes gens qu'il
avait tâché de gagner à Dieu, et qui étaient encore novices dans la
vertu. Govéa, sans lui rien répondre, le conduisit dans la salle où
tout le monde était assemblé ; mais lorsqu'on entendit le signal pour
commencer, il se jeta aux pieds d'Ignace, et lui demanda pardon
d'avoir cru légèrement de faux rapports. Se levant ensuite, il dit
tout haut : C'est un saint, qui n'a en vue que le bien des âmes, et
qui souffrirait avec plaisir les plus infâmes supplices. Une satisfaction
.V20 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
si solennelle fit revenir les esprits, et rendit le nom d'Ignace fameux.
Les personnes les plus considérables de l'université voulurent le
connaître, et des docteurs habiles vinrent le consulter sur des ma-
tières de piété. Pégna lui-même devint son admirateur et son ami,
et il le fit exercer en particulier par un écolier très-avancé dans ses
études, et qui réunissait une rare vertu à une grande capacité. Cet
écolier était Pierre Lefèvre, Savoyard de naissance, et du diocèse de
Genève. Ignace passa maître es arts après sa philosophie, et com-
mença ensuite sa théologie chez les Dominicains.
Pierre Lefèvre, dont nous venons de parler, avait fait vœu de
chasteté dès son enfance, et il l'avait toujours fidèlement gardé ;
mais il éprouvait de violentes tentations d'impuretés dont il ne lui
était pas possible de se délivrer, quoiqu'il affaiblît son corps par des
jeûnes rigoureux et continuels. Il tut aussi tenté de vaine gloire : de
là beaucoup d'inquiétudes et de perplexités, ce qui le conduisit en-
fin à de grands scrupules. Accablé sous le poids de ses peines, il les
découvrit à Ignace, qui par ses avis le tranquillisa parfaitement.
Le saint, habile dans cette guerre par sa propre expérience, lui pres-
crivit ensuite un cours d'exercices spirituels ; il lui enseigna la mé-
thode de faire la méditation et la pratique de l'examen particulier,
après quoi il le conduisit par degrés dans les différentes routes qui
mènent à la perfection. Au retour d'un voyage en Savoie, Lefèvre
fit les exercices spirituels dans une retraite. Il y connut que le ciel le
destinait à être le compagnon d'Ignace. Aussi dès lors mena-t-il
une vie si sainte et si édifiante, qu'Ignace ne fit plus de difficulté de
s'ouvrir à lui entièrement. Il lui déclara le grand dessein qu'il avait
d'assembler des ouvriers évangéliques , pour travailler avec eux au
salut des âmes; et dès lors il le regarda comme son fils bien-aimé
en Jésus-Christ.
Une\autre conquête d'Ignace fut un gentilhomme navarrais, qui
rnseignait la philosophie, et que Dieu destinait à être l'apôtre des
Indes et du Japon, et le thaumaturge de son siècle. François-Xavier
naquit le 7 avril 150G, au château de Xavier dans la Navarre, à huit
lieues de Pampelune. Don Jean de Jassa, son père/était un des prin-
cipaux conseillers d'état de Jean d'Albret, troisième du nom, roi de
Navarre. Sa mère était héritière des illustres maisons d'Azpilcueta
et de Xavier. Ils eurent plusieurs enfants, dont les aînés portèrent
le surnom d'Azpilcueta. On donna à François, le plus jeune de tous,
celui de Xavier.
Il apprit les premiers éléments de la langue latine dans la maison
paternelle, et puisa au sein d'une famille vertueuse de grands senti-
ments de piété ; il était, dès son enfance, d'un caractère doux, gai,
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 521
complaisant, ce qui le faisait aimer de tout le monde. On découvrit
en lui un génie rare et une pénétration singulière. Avide d'apprendre,
il s'appliquait à l'étude avec ardeur, et il ne voulut point embrasser
la profession des armes comme ses frères. Lorsqu'il eut atteint sa
dix-huitième année, ses parents l'envoyèrent à l'université de Paris,
qui était regardée comme la première école du monde.
Il entra au collège de Sainte-Barbe, et commença son cours de
philosophie. Son amour pour l'étude lui fit dévorer les difficultés
qu'offraient les questions les plus subtiles et les plus rebutantes. Ses
talents naturels se développèrent de plus en plus; son jugement se
forma, et sa pénétration acquit plus d'étendue et de vivacité. Les
applaudissements qu'il recevait de toutes parts flattaient agréable-
ment sa vanité ; car il ne trouvait rien de criminel dans cette passion,
il la regardait même comme une émulation louable et nécessaire
pour faire fortune dans le monde. Son cours de philosophie achevé,
il fut reçu maître es arts, et il enseigna lui-même cette science au
collège de Beauvais ; mais il continua de demeurer dans celui de
Sainte-Barbe.
Ignace comprit qu'un génie de ce caractère, étant tourné au bien,
pourrait faire de grandes choses pour Dieu, mais qu'il n'était pas
aisé de le réduire. En effet, ce fonds de vanité et d'orgueil rendit inu-
tiles les premiers discours d'un homme qui ne parlait que du mépris
des grandeurs humaines, et qui répétait souvent : Que sert-il à
l'homme de gagner le monde entier, s'il vient à perdre son âme?
On ne l'écouta presque pas; au lieu de le croire, on se moquait de
lui, on tournait en ridicule la pauvreté dans laquelle il vivait, et qu'on
traitait de bassesse d'âme. Ignace ne se rebuta de rien. Pour s'insi-
nuer peu à peu dans l'esprit du jeune professeur, il le louait de ses
talents naturels, se réjouissait avec lui de sa réputation, lui applau-
dissait en public sur la subtilité de ses réponses, et s'empressait
même à lui chercher des auditeurs et des écoliers. Ayant appris
qu'il se trouvait dans le besoin, il lui offrit de l'argent, qui fut
accepté.
Xavier avait l'àine généreuse, il fut très-touché de ce procédé.
Le changement de Lefèvre lui fit faire des réflexions qu'il n'avait pas
encore faites, et l'ébranla fort. Il apprit en même temps qui était
Ignace, et ses discours lui parurent depuis bien plus raisonnables.
Il ne douta plus qu'il n'y eût quelque motif supérieur dans son genre
dévie, et le regarda dès lorsavecd'autresyeux. Les luthériens avaient
des émissaires à Paris pour répandre secrètement leurs erreurs
parmi les étudiants de l'université. Ces émissaires présentaient leurs
dogmes d'une manière si plausible, que Xavier, naturellement eu-
522 HISTOIRE UNIVERSELLE f Liv. LXXXIV. - De 1517
rieux, prenait plaisir à les écouter. Ignace vint à son secours, et em-
pêcha l'effet de la séduction.
Trouvant un jour Xavier plus attentif qu'à l'ordinaire, il lui ré-
pète avec plus de force que jamais ces paroles du Sauveur : Que
sert à l'homme de gagner tout l'univers, s'il perd son âme? Il lui re-
présente qu'une âme aussi noble ne devait pas se borner aux vains
honneurs du monde; qu'il faut que la gloire céleste soit l'unique
objet de son ambition, et qu'il est contraire à la raison de préférer
à ce qui est éternel ce qui passe comme un songe. Xavier comprend
alors le néant des grandeurs humaines, et sent naître en lui l'amour
des choses célestes. Ce n'est cependant qu'après de violents com-
bats qu'il se rend aux impressions de la grâce et qu'il prend la ré-
solution de conformer sa vie aux maximes austères de l'Évangile. Il
se mit sous la conduite d'Ignace, qui le fit avancer à grands pas dans
les voies de la perfection ; il apprend d'abord à vaincre sa passion
dominante et à se défaire de la vaine gloire, son plus dangereux
ennemi. Il ne cherche plus que les occasions de s'humilier, afin de
délivrer entièrement son cœur de l'enflure de l'orgueil, et comme
il n'est pas possible de remporter une victoire complète sur ses pas-
sions sans réprimer ses sens et mortifier sa chair, il couvre son corps
d'un cilice et l'affaiblit par le jeûne et par d'autres austérités.
Lorsque les vacances furent arrivées, il fit les exercices spirituels,
suivant la méthode de saint Ignace. Sa ferveur fut si grande, qu'il
passa quatre jours sans prendre aucune nourriture. La contempla-
tion des choses célestes l'occupe le jour et la nuit ; il paraît changé
en un autre homme. Ce ne sont plus les mêmes désirs, les mêmes
vues, les mêmes affections; il ne se reconnaît plus lui-même ; l'hu-
milité de la croix lui paraît préférable à toute la gloire du monde.
Pénétré des plus vifs sentiments de componction, il veut faire une
confession de toute sa vie : il forme le dessein de glorifier le Seigneur
par tous les moyens possibles et de consacrer le reste de sa vie au
salut des âmes. Après avoir enseigné la philosophie trois ans et demi,
comme il se pratiquait dans ce temps-là, il se mit à l'étude de la
théologie par le conseil de son directeur.
La conquête de Xavier, qui coûta si cher à Ignace, fut suivie d'une
autre, qui ne lui donna nulle peine. Deux jeunes hommes d'un génie
extraordinaire s'attachèrent tout d'un coup à lui. L'un, appelé Jac-
ques Laynèz, et né à Almazan, diocèse de Siguença, était âgé de
vingt-un ans au plus ; l'autre, nommé Alphonse Salmeron, et qui
était des environs de Tolède, n'avait que dix-huit ans : il savait
néanmoins parfaitement le grec et l'hébreu. Ils avaient tous deux
fait leur philosophie à Complut ou Alcala, et ils y avaient entendu
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 523
parler d'Ignace comme d'un saint. L'envie de le voir et de se mettre
sous sa conduite les lit venir à Paris, autant que l'amour de la science.
La Providence voulut que ce fût le premier homme qu'ils rencon-
trèrent en entrant dans la ville. L'air de sagesse et de sainteté qui
paraissait sur son visage frappa tellement Laynèz, qui ne l'avait ja-
mais vu, qu'il ne douta pas que ce ne fût lui. Ils l'abordèrent l'un et
l'autre, et ils furent ravis de trouver celui qu'ils cherchaient. Ignace,
qui semblait être allé au-devant d'eux, les embrassa comme des
anges envoyés du ciel, et les reçut de bon cœur au nombre de ses
disciples. Ils passèrent par l'épreuve des exercices spirituels, et ils
sortirent de leur retraite si animés du zèle des âmes, qu'ils ne res-
piraient que les travaux de la vie apostolique.
Un autre Espagnol, nommé Nicolas Alphonse et surnommé Bo-
badilla, du lieu de sa naissance, qui est un village près de Palencia,
dans le royaume de Léon, fut appelé au même emploi, mais d'une
manière différente. C'était un pauvre garçon, de très-bon esprit, et
qui avait enseigné la philosophie à Valladolid avant que de venir en
France. Sa pauvreté l'obligea plus d'une fois d'avoir recours à Ignace,
qui avait de quoi vivre honnêtement par les charités qu'on lui faisait
de toutes parts, et qui assistait les écoliers nécessiteux. Ignace re-
connut de rares talents en Bobadilla, et, se souvenant que des pau-
vres avaient été choisis du Fils de Dieu pour publier l'Évangile, il
crut que celui-là serait un bon ouvrier évangélique. Il l'attira peu
à peu par les discours spirituels qu'il lui tenait, avant que de lui
donner l'aumône : et l'ayant éprouvé dans la retraite comme les
autres, il le fit son cinquième compagnon.
Le sixième fut un gentilhomme portugais, appelé Simon Rodri-
guèz d'Avezédo, très-bien fait et très-ingénieux. Dieu le prévint
dès son enfance par le don d'une pureté angélique, et son père,
au lit de la mort, le voyant entre les bras de sa mère : Cet enfant,
dit-il, rendra un jour de grands services à la religion. Rodriguèz
étudiait à Paris depuis quelques années, et était entretenu dans ses
études par le roi de Portugal. Il connaissait Ignace avant que Laynèz,
Salmeron et Bobadilla le connussent : mais il ne se mit sous sa di-
rection qu'après eux. Il avait eu de tout temps je ne sais quelle ar-
deur pour la conversion des infidèles, et il souhaitait faire un long
voyage à la Terre-Sainte. Ignace, qui remarqua en lui des mouve-
ments conformes à ceux qu'il avait lui-même, voulut le gagner sans
se découvrir ; mais, voyant que la pensée du voyage de Jérusalem
l'empêchait de s'engager, il lui déclara ce qu'il avait déclaré à Le-
fèvre, et, au même instant, Rodriguèz se livra aveuglément à Ignace.
Quoique le choix de ces six personnes fût fort heureux et pro-
524 HISTOIRE UNIVERSELLE Lit. LWXiV. - De lôlT
mit quelque chose d'extraordinaire, Ignace jugea que, s'ils ne se pro-
; saient tous le même but. ils ne feraient rien. D'ailleurs, rappelant
en sa mémoire l'inconstance de ses premiers compagnons d'Espagne,
qui l'avaient quitté, et taisant réflexion sur la légèreté de l'esprit
humain, il se persuada que, quelque bonnes que fussent les volontés
s - nouveaux, disciples, il était nécessaire de les tixer par des en-
..ents irrévocables.
C'est pourquoi, les ayant assemblés un jour, après leur avoir fait
faire à chacun des prières et des jeûnes pour connaître ce que Dieu
demandait d'eux, il leur dit que son dessein était d'imiter Notre-Sei-
gneur Jésus-Christ le plus parfaitement qu'il pourrait: que ce Dieu-
homme n'avait eu en vue. dans tout le cours de sa vie. que la ré-
demption des hommes; que. pour le suivre de près, il prétendait
travailler à sa propre perfection et au salut du prochain : qu'il n'i-
gnorait pas que la solitude avait quelque chose de plus doux, mais
que tout devait céder aux intérêts de la gloire de Dieu : qu'au reste,
en perdant un peu de repos, on gagnait une infinité de grâces et de
mérites: et qu'après tout, il n'importait qu'on gagnât ou qu'on per-
dit, pourvu qu'on sauvât des âmes: que les apôtres avaient vécu de
la sorte, à l'exemple de leur maître, et que ce genre de v:
sans difficulté le plus noble et le plus parfait.
Il ajouta que. ayant considéré tous les pays ou l'on pouvait pro-
curer la gloire de Dieu et le salut du prochain, il n'en voyait point
qui offrît une plus riche moisson ni qui fût plus abandonné et qui
méritât moins de l'être que la Palestine : qu'étant sur les lieux, il
n'avait pu voir sans douleur cette terre ou Notre-Seigneur a racheté
- e humain devenue esclave des infidèles: qu'il brûlait d'envie
d'y retourner, et qu'il s'estimerait très-heureux de verser son sang
pour la foi dans une contrée qui avait été sanctifiée par celui d'un
Dieu. Il disait cela avec tant d'ardeur, que son visage en était tout
enflammé. Il finit par dire que. en attendant un temps propre pour
ition de son dessein, il voulait s'obliger par un vœu exprès et
à taire le voyage de Jérusalem, et à renoncer entièrement aux choses
du monde.
A peine eut-il achevé de parler, que tous déclarèrent d'un com-
mun accord qu'ils avaient les mêmes pensées et les mêmes inten-
tions. Après quoi, le reconnaissant pour leur père et s'embrassant
tendrement les uns les autres, ils se promirent de ne se quitter jamais.
Avant que de sortir du lieu où ils étaient assemblés, il leur vint un
doute, si. au cas qu'ils ne pussent passer en la Terre-Sainte, ils por-
teraient l'Évangile ailleurs. La chose ayant été examinée, ils convin-
rent, selon l'avis qu'ouvrit Ignace, que si. s'etant rendus à Yenîs .
j it Ver». chr.] M 1/tGUSE CATHOLK
■tait aucune commodité pour leur embarquement, da
l'espace* d'une muée, ils le tiendraient quittes de km vœu à l'égard
de la Palestine; mais qu'ils iraient offrir leur, an ricaire de
-C . rist, pour aller en quel pays de la terre il lui plairait de les
envoyer.
Cependant que la plupart d'entre eux n'avaient pas achevé
leur théologie, Ignace fut d'avis qu'il* ne précipitassent rien; on il
iuadé que lei grandes entreprises devaient être étabUei
fondements solides, et qu'il y aurait de la ténu . .
dam le min mgéliqjue sans one exacte connaissance de Ja
religion.
tfin que chacun prit, hier. ires, il jugea à pro-
pos de marquer un temps certain pour le reste de leurs études, et il
leur donna depuis le mois de juillet 1534, qui était le mois courant,
jusqu'au vingt-cinq janvief 1537. Il jugea aussi qu'il ne devait
froidir leur ferveur, et qu'il était boa de les obliger au plu-
tôt par le vœu qu'il leur avait prof)
avoir jeune et prié eu commun, ils se réu-
ni le qui: une chapelle souterraine de l'ég
de Montmartre, ou la piété croit que saint Denis fut décapité. C'était
la &te de l'Assomption de la sainte Vierge. Ignace avait choisi
jour afin que la société de Jésus naquit dans le sein même de Marie
triomphante. La, Mpt Chrétiens encore ignorés du monde, que
Pierre Lefevre. déjà prêtre, avait connu 1 main, font vœu
de vivre dans la chasteté. Il>. s engagent à une pauvreté perpétuelle:
ils promettent a Dieu qu'après avoir achevé leur cours théologique,
il* se rendront a Jérusalem pour sa glorification; mais que. si, au
bout, d'une année, il ne leur est. pas possible d'arriver à la ville sainte
ou d'y demeurer, ils iront se jeter aux pieds du souverain Pontife et
lui jurer obéissance, sans exception de temps ni de lieu. Ils s'obligè-
rent même a n'exiger rien pour leurs fonctions, non-seulement pour
être plus libres dans leur ministère, mais encore afin de fermer la
bouche aux luthériens, qui accusaient les ministres ecclé-
de l'enrichir par la dispensation de l saintes1.
Cependant le zèle d'Ignace ne se renfermait pas dans le colh -
Sainte-Barbe ni dans l'établissement de sa congrégation : il com-
mençait a parler français, et il ne craignait plus tant que les œuvres
de piété fissent tort a ses études. On ne saurait dire de combien d'ex-
pédients il se servit pour la conversion des pécheurs. Un homme de
onnaissance était éperdurnent amoureux d'une femme qui de-
1 Bouhoura, 1. 2. — Crétiaeau-Jolj f Bist. delà Co -\ - v:, c. 1.
526 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
meurait dans un village proche de Paris, et il avait avec elle un mau-
vais commerce. Ignace employa toutes les raisons divines et humaines
pour le guérir d'une passion si honteuse ; mais ses remontrances ne
firent rien sur un esprit que les plaisirs de la chair avaient aveuglé ;
et, sans le remède étrange qu'il imagina, le mal était incurable.
Ayant appris quel était le chemin que prenait cet homme pour
aller voir la femme qui était la cause de sa perte, il va l'attendre au-
près d'un étang que le froid de la saison avait presque tout glacé. 11
se dépouille dès qu'il l'aperçoit de loin; et s'étant mis dans l'eau jus-
qu'au cou : « Où allez-vous, malheureux ? lui crie-t-il quand il le voit
approcher, où allez-vous ? N'entendez-vous pas la foudre qui gronde
sur votre tête? Ne voyez-vous pas le glaive de la justice divine prêt
à vous frapper? Eh bien! poursuit-il d'une voix terrible, allez as-
souvir votre passion brutale, je souffrirai ici pour vous jusqu'à ce
que la colère du ciel soit apaisée. » L'impudique, effrayé de ces pa-
roles et touché en même temps de la charité d'Ignace, dont il re-
connut 4a voix, commença à ouvrir les yeux, eut honte de son
péché, et retourna sur ses pas, dans le dessein de changer tout à
fait de vie.
Ignace usa d'une autre industrie à l'égard d'un religieux qui était
prêtre, mais qui déshonorait sa profession et son caractère par une
conduite scandaleuse. Il alla le trouver un dimanche matin, se con-
fessa à lui, et, sous prétexte de se mettre l'esprit en repos, lui fit une
confession générale. Tandis que le pénitent s'accusait de tous ses
anciens désordres avec une douleur très-sensible, le confesseur se
reprochait intérieurement sa vie déréglée et d'autant plus criminelle,
que les péchés d'un religieux sont plus énormes que ceux d'un
homme du monde. Il se reprochait aussi sa dureté, voyant Ignace
fondre en larmes; mais son cœur s'amollit enfin, et avant que la
confession fût achevée, il se sentit lui-même touché d'une véritable
pénitence. Il communiqua sa disposition à Ignace, et lui demanda
du secours pour sortir de l'abîme où le libertinage l'avait jeté. Ignace
fit faire à ce religieux les exercices spirituels, et le remit peu à peu
dans le chemin de la perfection.
Etant un jour allé voir un honnête homme pour une affaire de
charité, il le trouva qui jouait au billard. C'était un docteur en théo-
logie, illustre par sa naissance et par son savoir, assez réglé dans ses
mœurs, mais peu dévot et plus occupé des affaires du siècle que de
son avancement spirituel. Le docteur invita Ignace à jouer : il s'ex-
cusa sur ce qu'il ne savait pas le jeu; mais ('tant pressé, comme sa
vertu n'avait rien de dur ni de farouche : « Une jouerons-nous? dit-il
agréablement au docteur. Il n'appartient pas à un pauvre comme
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 527
moi de jouer de l'argent, et il n'y a pas de plaisir à ne jouer rien.
Voici, ajouta-t-il, le tempérament qui me vient en l'esprit : si je perds,
je vous servirai un mois entier, et ferai exactement tout ce que vous
me commanderez; et si vous perdez, vous ferez seulement une chose
que je vous dirai. » Le docteur, qui voulait se réjouir, accepta la
condition sans hésiter. Us jouèrent, et Ignace gagna, lui qui n'avait
jamais manié de billard. Le docteur, qui reconnut en cela quelque
chose d'extraordinaire et de mystérieux, voulut obéir à Ignace. Il tit
sous sa conduite les exercices spirituels pendant un mois ; mais il en
profita de telle sorte qu'il devint un homme intérieur.
Parmi ceux qu'Ignace avait engagés dans la piété, il y en eut un
qui se relâcha, et qui fut même sur le point d'oublier Dieu tout à fait.
Le saint n'épargna ni avertissements ni exhortations pour ranimer la
vertu de son disciple ; mais, n'ayant pu rien obtenir, il passa trois
jours sans boire ni manger, pleurant au pied des autels et priant sans
cesse. Son jeûne, ses larmes, ses prières attirèrent la bénédiction du
ciel, et rendirent l'esprit de ferveur à celui pour qui il fit pénitence.
Ignace s'occupait encore aux œuvres de miséricorde dans les hô-
pitaux. Il aida un jour à panser un malade tout couvert d'ulcères, et
qui avait une espèce de maladie contagieuse. Comme il le toucha à
diverses reprises, il craignit que sa main n'eût pris le mal ; et cette
crainte le refroidit un peu pour ces sortes de bonnes œuvres. Mais
ayant reconnu sa faiblesse, il s'en voulut beaucoup ; et il se fit des
reproches fort aigres là-dessus, jusqu'à se dire, en se mettant la main
dans la bouche : Puisque tu es si en peine pour une partie, que ne
feras-tu point pour tout le corps? Il surmonta ainsi sa peur, et re-
tourna aux actions de charité avec une ardeur toute nouvelle.
Une contagion plus funeste encore commençait à infecter la France :
c'était l'hérésie de Luther et de Calvin. L'emploi principal de saint
Ignace fut alors de confirmer les catholiques dans leur ancienne
croyance, et de faire connaître la vérité aux hérétiques déclarés. Il
fit revenir bien des gens qui avaient abjuré la foi, et il les mena à
l'inquisiteur, pour être réconciliés avec l'Église *■.
Quant à ses compagnons, Ignace mit tous ses soins à entretenir
leur ferveur et à les lier ensemble étroitement. Il leur prescrivit à
tous les mêmes pratiques de piété : de faire certaines méditations et
certaines pénitences chaque jour; de tenir entre eux des discours
spirituels; de lire le livre de Y Imitation de Jésus-Christ ; d'examiner
leur conscience plusieurs fois dans la journée; de se confesser et de
communier tous les dimanches et toutes les fêtes. Mais, de peur que
1 Itaynald, 1534.
528 HISTOIRE UNIVERSELLE [Lhr. LXXX1V. - De 151?
leurs dévotions ne nuisissent à leurs études, ou leurs études à leurs
dévotions, il régla lui-même le temps des unes et des autres. De
crainte aussi qu'ils ne se relâchassent insensiblement de leur première
ferveur, nonobstant toutes ces précautions, il s'avisa d'un expédient
tout nouveau, et qui fut do leur faire renouveler leurs vœux les an-
nées suivantes, le môme jour de l'Assomption et avec la même cé-
rémonie.
Il les exhortait continuellement à s'aimer et à vivre en frères; et
parce qu'ils ne demeuraient pas tous dans le même logis, il les obli-
geait de se voir souvent, d'aller se promener ensemble, et de faire
même quelquefois de petits repas qui liassent leurs cœurs de plus
en plus, conformément aux agapes des premiers chrétiens ; et il ne
manquait pas d'en être, quand ses occupations de dehors le lui per-
mettaient.
Il avait coutume de se retirer à Notre-Dame-des-Champs, et d'y
vaquer des journées entières à la contemplation des choses divines.
Il se retirait aussi quelquefois dans une carrière de Montmartre, pro-
fonde et obscure, qui lui représentait sa carrière de Manrèse; et c'est
en ce lieu qu'il traitait son corps plus cruellement.
Ces nouvelles austérités ruinèrent ses forces et augmentèrent les
douleurs d'estomac qui l'avaient repris; de sorte qu'il tomba en peu
de temps dans une grande langueur, qui ne lui permettait de s'ap-
pliquer à aucun exercice, ni de piété ni d'étude. Comme sa santé
avait été assez mauvaise depuis qu'il était en France, et que les re-
mèdes ne le soulageaient nullement, les médecins jugèrent que l'air
de Paris ne lui valait rien, et qu'il n'y avait que son air natal qui put
le remettre. Ses compagnons se joignirent tous ensemble pour le
conjurer de suivre l'avis des médecins. D'autres raisons encore l'y
déterminèrent : il pouvait du même coup régler les affaires domes-
tiques de Xavier, Salmeron et Laynèz, et les dispenser ainsi tous
trois du voyage d'Espagne.
Lorsqu'il se disposait à partir, quelques gens malintentionnés pu-
blièrent dans la ville qu'Ignace et ses compagnons avaient bien la
mine de tenir un peu des nouveautés d'Allemagne; qu'un genre de
vie si austère marquait dans des jeunes hommes l'entêtement de l'hé-
résie, et qu'une liaison si étroite entre des personnes d'un caractère
si différent ne pouvait venir que d'un esprit de cabale. Ignace fut
averti du bruit qui courait, et sut même qu'on l'avait accuse tout de
nouveau devant l'inquisiteur. L'accusation principale tombait sur le
livre Des Exercices, où ses ennemis prétendaient que tout le venin
de sa doctrine était renfermé, et qu'ils appelaient le livre mystérieux.
Comme il jugea que la bonne réputation était nécessaire aux pré -
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 529
dicateurs de l'Evangile, et qu'il craignait que son départ ne fût pris
pour une fuite s'il partait avant que d'être justifié, il alla trouver
l'inquisiteur, et le pria non-seulement d'examiner bien l'affaire, mais
de prononcer une sentence dans les formes. « Quand j'étais seul, lui
dit-il, je méprisais ces calomnies ; mais maintenant que j'ai des com-
pagnons, et que je suis appelé avec eux aux fonctions évangéliques,
je dois avoir soin de leur honneur et du mien. »
L'inquisiteur, qui savait par sa propre expérience combien Ignace
était éloigné de l'hérésie, et qui ne trouvait rien en sa conduite que
de régulier, lui dit qu'il n'avait pas écouté ses accusateurs, tant leurs
accusations avaient peu de fondement et d'apparence. Il désira néan-
moins voir le livre Des Exercices, moins pour l'examiner que pour
le lire. Il le lut, et en fut si charmé, qu'il pria Ignace de trouver bon
qu'il le transcrivît pour son usage particulier et pour l'avancement
spirituel des personnes qu'il conduisait. Ignace le lui permit; mais
ne se contentant pas de ces témoignages, qui n'étaient pas authen-
tiques, et voulant laisser à ses disciples une réputation nette, il se
rendit un jour chez l'inquisiteur, avec un notaire et deux ou trois
docteurs de Sorbonne. Il le supplia, en leur présence, de lui donner
une attestation par écrit qui fit foi qu'on l'avait accusé injustement,
et que le livre Des Exercices ne contenait aucune mauvaise doctrine.
L'inquisiteur n'eut pas de peine à faire ce que désirait Ignace ; mais
il orna son attestation de tant de louanges, qu'Ignace en demeura
confus 1.
Rien ne l'empêchant plus de partir, il prit congé de ses compa-
gnons, après les avoir exhortés plus d'une fois à la constance, et leur
avoir recommandé d'obéir à Pierre Lefèvre, qui était seul prêtre
parmi eux, et qu'ils honoraient tout comme leur aîné. Il convint avec
eux, avant son départ, qui fut au commencement de 1535, qu'ayant
recouvré sa santé et terminé ses affaires, il irait les attendre à Venise,
et qu'eux partiraient le 25 janvier 1537, pour venir l'y joindre. Sa
faiblesse ne lui permit pas de faire son voyage à pied. Il le fit sur un
cheval que ses compagnons lui achetèrent; mais à peine eut-il passé
et respiré l'air de Guypuscoa, qu'il sentit revenir ses forces.
Une fois] dans son pays, il ne suivait plus la grande route, mais
allait par les montagnes, pour être plus seul. S'y étant avancé quel-
que peu, il vit arriver deux hommes armés, qui le dépassèrent et
puis revinrent sur leurs pas. Comme l'endroit avait une mauvaise
renommée, il eut quelque peur. Toutefois, leur ayant adressé la
parole, il trouva que c'étaient deux serviteurs de son frère, envoyés
1 Bouhours, 1. 2. Acta anliquiss., c. 8. Disscrtatio prœvia, n. 185.
xxiii. 3i
530 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
à sa rencontre ; car il avait appris sa prochaine arrivée par des gens
qui l'avaient reconnu à Bayonne. Les deux domestiques prirent le
devant. Pour Ignace, en approchant d'Azpetia, où était le château
de son frère, il rencontra les prêtres qui venaient au-devant de lui,
et qui le pressèrent beaucoup d'accepter un logement au château,
sans pouvoir l'obtenir. Il alla se loger à l'hôpital, et à l'heure conve-
nable mendia son pain de porte en porte.
A peine arrivé, il résolut d'enseigner chaque jour la doctrine chré-
tienne aux enfants. Son frère l'en détourna, disant qu'il n'y viendrait
personne. Un seul enfant me suffit, répondit Ignace. A peine eut-il
commencé, on venait en foule, son frère même était du nombre. Il
prêchait en outre chaque dimanche et fête avec grand fruit, on accou-
rait de plusieurs milles. Les églises ne pouvant contenir la multitude
du peuple, il fut obligé de faire ses sermons en pleine campagne.
La première fois qu'il prêcha, il dit à ses auditeurs qu'une des rai-
sons qui l'avaient obligé de revenir après une absence de plusieurs
années, c'était pour mettre sa conscience en repos sur un péché de
sa jeunesse, et pour faire satisfaction à une personne du pays. La
personne dont il parlait était présente, et il l'avait remarquée. Il ra-
conta donc qu'un jour, étant entré dans un jardin avec des jeunes
gens aussi fous que lui, ils volèrent quantité de fruit et firent beau-
coup de dégât ; qu'un pauvre homme fut accusé du larcin, mis pour
cela en prison, et condamné à réparer le dommage. Il ajouta ensuite,
élevant la voix : Que toute l'assemblée sache qu'afin que l'innocent,
qui a souffert l'injustice, ait de quoi se dédommager, je lui donne
deux métairies qui m'appartiennent. Il l'appela tout haut par son
nom, et lui demanda pardon publiquement.
Un prédicateur qui agit de la sorte persuade aisément. Ignace,
en peu de temps, réforma plusieurs abus et établit plusieurs pieuses
pratiques, comme de dire Y Ange/us trois fois le jour, de prier le soir
pour les morts, et aussi une confrérie du Saint- Sacrement pour le
soulagement des pauvres honteux. Ses prédications étaient soutenues
non-seulement par ses bonnes œuvres et sa sainte vie, mais encore
par des miracles. On lit dans ses biographes la guérison de trois
malades.
Mais Dieu, qui donne à ses serviteurs le pouvoir de guérir les ma-
ladies, pour la gloire de son nom, permet qu'ils y soient eux-mêmes
sujets, pour leur humiliation particulière et pour l'épreuve de leur
patience. Ignace eut alors une grande maladie. Il ne voulut pas être
transporté à Loyola; mais il ne put empêcher ses parents d'avoir
soin de lui et de le servir en personne.
Dès qu'il fut guéri, il partit d'Azpetia malgré les larmes de sa fa-
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 531
mille et de tout le peuple. Il prit un cheval, de l'argent et des valets,
pour contenter son frère en quelque chose, ou pour se défaire de lui
honnêtement ; mais à peine eut-il gagné les confins de la Biscaye et
delà Navarre, qu'il se déroba des gens qui l'accompagnaient. II alla,
par Pampelune, au château de Xavier, pour les affaires de Fran-
çois-Xavier ; ensuite à Almazan et à Tolède, pour celles de Salme-
ron et de Laynèz. I
A Ségorbe, il visita don Jean de Castro, gentilhomme espagnol
qu'il avait converti à Paris, et qui venait d'entrer chez les Chartreux.
Ignace désirait le consulter sur sa compagnie, dont il lui exposa le
but, le plan et l'état présent. Castro ne s'expliqua point d'abord ;
mais, ayant passé toute la nuit en oraison, il sortit au point du jour
de sa cellule, avec un transport de joie qu'il ne pouvait modérer, et
alla en hâte dire à Ignace que son entreprise était l'ouvrage de Dieu ;
qu'elle réussirait malgré les contradictions des hommes, et que toute
la chrétienté en tirerait de grands avantages. Au reste, dit-il, pour
vous montrer que je ne parle pas en l'air, je m'offre à être votre
compagnon et votre disciple ; aussi bien, n'étant ici que novice, je n'y
ai encore nul engagement. Ignace reçut le témoignage de Castro
comme un oracle du Saint-Esprit ; mais, bien loin de consentir que
ce solitaire quittât la retraite où Dieu l'avait appelé, il l'exhorta à
persister dans une vocation aussi sainte que la sienne, et lui fit en-
tendre que la solitude était son partage.
Ignace arriva d'Espagne à Venise, sur la fin de l'année 4535, après
avoir essuyé une furieuse tempête sur mer, et couru un grand dan-
ger en traversant les Apennins. Ses compagnons l'y rejoignirent au
commencement de 1537; ils étaient au nombre de dix, s'étant re-
crutés de trois nouveaux : Claude Lejay, d'Annecy ; Jean Codure,
du diocèse d'Embrun; Pasquier Brouet, du diocèse d'Amiens.
Ils partirent le 15 novembre 1536, sans autre équipage qu'un
bâton à la main et une petite valise sur le dos, où chacun avait ses
écrits. Ils prirent leur chemin par la Lorraine. Toute la troupe mar-
chait avec beaucoup de recueillement et de modestie, tantôt faisant
oraison, tantôt s'entretenant des choses de Dieu, chantant quelque-
fois des psaumes de David ou des hymnes de l'Église. Lefèvre Leyat
et Brouet, qui étaient prêtres, disaient tous les jours la messe; les
autres communiaient aussi tous les jours, pour se fortifier, par le pain
de vie, contre toutes les incommodités du voyage dans une saison
très-fâcheuse. Ils traversèrent l'Allemagne ayant tous leur chapelet
pendu au cou, comme pour faire une profession publique de foi
dans les lieux où l'hérésie commençait à dominer.
Etant arrivés le soir à un bourg tout hérétique, auprès de Con-
532 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1617
stance, le ministre luthérien, prêtre apostat, et curé du bourg au-
paravant, les suivit dans l'hôtellerie où ils entrèrent. Comme ils
avaient un air simple, il crut qu'il lui serait aisé de les confondre
dans une dispute réglée, et qu'une victoire remportée tout à la fois
sur neuf papistes, ainsi qu'il les appelait, lui ferait bien de l'honneur,
il commença par les railler de leurs chapelets, et il les défia ensuite.
Tout fatigués qu'ils étaient, ils acceptèrent le défi, et Laynèz fut le
premier qui disputa. Il le fit d'une manière si vive et si forte, que le
ministre ne sachant que dire : Soupons, leur dit-il, et soupons en-
semble, nous en disputerons mieux après. Ils consentirent à renouer
la dispute ; mais ils ne voulurent point manger avec l'hérétique. Ils
tirent en leur particulier un repas fort sobre, selon leur coutume,
tandis que l'Allemand, de son côté, but et mangea avec excès.
On recommença la dispute après le souper, devant un grand
■ijonde qui y était accouru; mais le ministre, à qui le vin avait un
Beu troublé la raison, ne pouvant répondre aux arguments de ses
adversaires, se mit à jurer en sa langue, et sortit tout furieux de
l'hôtellerie.
Le jour suivant, ils poursuivirent leur chemin vers Constance, où
l'hérésie de Luther avait été reçue des magistrats et du peuple. En
approchant de la ville et passant devant l'hôpital des pestiférés, ils
virent venir à eux une vieille femme qui paraissait ravie de les voir,
•it qui, levant les mains au ciel, faisait le signe de la croix. La vue de
leurs chapelets l'avait attirée. Elle était bonne catholique, et les lu-
thériens, n'ayant pu, ni par promesses, ni par menaces, lui faire
quitter sa religion, l'avaient chassée de la ville comme une folle. La
pauvre femme baisa plusieurs fois les chapelets de ces étrangers; et,
ne sachant pas d'autre langue que la sienne, elle les pria par signe
de l'attendre un moment. Elle courut à l'hôpital, où elle demeurait,
efcleur apporta les pièces de plusieurs crucifix rompus. Elle leur fit
connaître, le mieux qu'elle put, que c'était ce qu'elle avait de plus
précieux et de plus cher. Pour faire une réparation d'honneur à
Jcsi:S-Christ, si maltraité en ses images par les luthériens, s'étant
tous prosternés sur la neige qui couvrait la terre, ils adorèrent les
pièces de ces crucifix et les baisèrent dévotement.
Après quoi, la femme, s'en retournant cà l'hôpital, suivie de la
troupe catholique, dit aux gens qu'elle rencontra : Voyez, malheu-
reux, que ce que vous dites n'est pas vrai, que toute la terre croit en
vojh'c Luther, et qu'il n'y a mille part aucun vestige de la religion
romaine! D'où viennent ces hommes avec leurs chapelets? disait-
elle. Ne sont-ils pas de ce monde ?
Les neuf voyageurs sortirent d'Allemagne malgré toute la rigueur
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 5»?
de l'hiver, et, après de grandes fatigues, que l'impatience de revoir
Ignace et la charité qu'ils avaient les uns pour les autres leur firent
supporter gaiement, ils arrivèrent enfin à Venise le 8 janvier 1537.
Ignace les embrassa tous, et, de tendresse, pleura sur eux. Il avait
avec lui Jacques Hozèz, qui fut le onzième de la troupe, et qui n'était
pas moins docte ni moins fervent que les autres.
C'était un Espagnol de Malaga, et issu d'une ancienne maison ,
originaire de Gordoue. Il était bachelier en théologie, fort homme d^
bien, et ennemi déclaré des nouveautés d'Allemagne. L'amour de
son profit spirituel lui fit rechercher Ignace, dont il entendit parler
à Venise comme d'un excellent maître dans la science des saints •
mais, ayant appris qu'on l'avait soupçonné d'hérésie en Espagne et
en France, il n'osa se fier tout à fait à sa conduite. Il résolut néan-
moins un jour de commencer les exercices spirituels, en prenant des
préservatifs contre ce qu'il pourrait y trouver de venin. 11 prit une
Somme des conciles, quelques saints Pères et plusieurs livres de
théologie, pour examiner la doctrine des exercices selon des règle?
certaines.
A peine eut-il fait les premières méditations, qu'il reconnut m\
caractère de vérité où il craignait de rencontrer des erreurs. Hh
avançant, il vit clairement que rien n'était plus orthodoxe que la
foi d'Ignace ; mais ce qui l'en convainquit davantage, c'est qu'Ignace
lui-même lui exposa ses sentiments sur la religion : que les vrais
Chrétiens devaient se soumettre aux décisions de l'Eglise avec une
simplicité d'enfant ; qu'il fallait se bien persuader pour cela que
c'est l'esprit de Notre- Seigneur Jésus-Christ qui anime l'Église, son
épouse ; et que le même Dieu qui donna autrefois les préceptes du
décalogue aux Isréalites, gouverne aujourd'hui la société des fidèles ;
que , bien loin d'improuver ce qui est en usage parmi les catho-
liques, on devait avoir toujours des raisons prêtes pour le défendre
contre les impies et les libertins ; qu'on devait recevoir avec une
profonde soumission les ordonnances des supérieurs ecclésiastiques :
et, quand leur vie ne serait pas aussi pure qu'elle devrait être, s'abs
tenir de parler contre eux, parce que ces sortes d'invectives cau-
saient toujours du scandale et révoltaient les ouailles contre les pas-
teurs; qu'on ne pouvait trop estimer la science delà théologie,
tant la scholastique que la positive ; que les anciens Pères avaient en
principalement pour but d'exciter les cœurs à l'amour de Dieu; mai
que saint Thomas et les autres docteurs des derniers siècles s'étaient
proposé de réduire les dogmes de la foi en une méthode exacte,
pour réfuter plus sûrement les hérésies ; qu'au reste , on ne pouvait
assez garder de mesures en parlant de la prédestination et de ta
534 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
grâce, et que les prédicateurs devaient si bien se ménager quand ils
traitaient ces mystères, qu'ils ne semblassent pas détruire les forces
du libre arbitre et le mérite des bonnes œuvres en exaltant la pré-
destination et la grâce , ni aussi faire tort à la prédestination et à la
grâce en faisant valoir le libre arbitre et les bonnes œuvres ; que
souvent, à force de relever l'excellence de la foi, sans nulle distinc-
tion et sans nul éclaircissement, on donnait sujet au peuple de né-
gliger la pratique des vertus ; enfin, que, quoiqu'il fût d'un parfait
Chrétien de servir la majesté divine par le principe du pur amour, il
ne fallait pas laisser de recommander la crainte de Dieu, non-seule-
ment celle que nous appelons filiale et qui est très-sainte, mais en-
core celle qu'on appelle servile, parce qu'elle peut aider le pécheur
à promptement sortir de son péché, et qu'elle dispose à cette autre
crainte qui unit l'âme à Dieu.
Tous ces articles ou toutes ces règles d'une créance orthodoxe,
comme les appelle le saint dans le livre Des Exercices, où il les a
insérées, firent que Hozèz eut honte de ses défiances sur la doctrine
d'Ignace. 11 les lui découvrit à lui-même, en lui montrant les livres
dont il s'était muni dans sa retraite ; et, sans rien craindre, il s'at-
tacha tellement à son directeur, qu'il prit dès lors la forme de vie
qu'Ignace et ses compagnons s'étaient proposée.
Le monde , qui empoisonne d'ordinaire les choses qu'il ne com-
prend pas, ne put voir tout le bien que faisait Ignace à Venise,
comme ailleurs, sans en juger mal. On s'imagina que c'était un hé-
rétique déguisée, qui, après avoir infecté l'Espagne. et la France,
venait gâter l'Italie. Il y en eut qui dirent qu'il avait un démon fami-
lier qui l'avertissait de tout, et que, quand il était découvert dans
un lieu , il se sauvait dans un autre , avant que la justice se saisît
de lui.
Dès qu'Ignace sut ce que l'on disait publiquement, il alla trouver
Jérôme Veralli, nonce de Paul III, à Venise, pour le prier de lui faire
son procès, s'il était coupable. Le nonce, ayant bien examiné l'af-
faire, avec Gaspar de Doctis, son assesseur, et ne trouvant rien qui
pût donner lieu aux bruits qui couraient, porta, en faveur d'Ignace,
une sentence juridique.
L'estime que Jean-Pierre Caraffe avait pour Ignace ne servit pas
peu à confondre la calomnie. C'est ce même Caraffe que nous avons
déjà appris à connaître, qui depuis fut élevé au souverain pontificat
sous le nom de Paul IV, et qui, d'archevêque de Théate, s'étant fait
compagnon de saint Gaétan de Thienne, avait fondé avec lui l'ordre
des clercs réguliers, nommés Théatins, du nom de l'archevêché qu'il
quitta par un esprit d'humilité et de pénitence. Il était en ce temps-
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 535
là à Venise, et il vivait dans une pratique exacte de la profession reli-
gieuse. Les liaisons qu'Ignace et Caraffe avaient ensemble tirent
croire qu'Ignace s'était fait disciple de Caraffe ; et delà vint sans
doute que le peuple, au commencement, appela Ignace et ses enfants
Théatins.
Comme rien ne pressait encore Ignace et ses compagnons d'aller
recevoir la bénédiction apostolique pour le voyage de Jérusalem , ils
furent d'avis de s'y disposer par des œuvres de miséricorde et d'hu-
milité, et ils se partagèrent, pour cela, dans deux hôpitaux. Cha-
cun instruisait les ignorants , servait les malades , assistait les mori-
bonds, enterrait les morts. François-Xavier était à l'hôpital des
incurables.
Dans son voyage à travers l'Allemagne, pour se punir de la com-
plaisance que lui avait inspirée autrefois son agilité à la course et
à de semblables exercices de corps , il s'était lié les bras et les
cuisses avec de petites cordes. Le mouvement lui enfla les cuisses,
et les cordes entrèrent si avant dans la chair, qu'on ne les voyait
presque plus. La douleur qu'il en ressentit fut très-sensible ; il la
supporta d'abord avec patience, mais il se vit bientôt dans l'impos-
sibilité de marcher, et il ne put cacher plus longtemps la cause de
l'état où il se trouvait. Ses compagnons appelèrent un chirurgien,
qui déclara qu'il y avait du danger à faire des incisions, et qu'au
reste le mal était incurable. Lefèvre, Laynèz et les autres passèrent
la nuit en prières, et le lendemain matin Xavier trouva que les
cordes étaient tombées. Ils rendirent tous grâces au Seigneur et con-
tinuèrent leur route. Xavier servait ses compagnons en toutes ren-
contres et les prévenait toujours par des devoirs de charité.
A l'hôpital des incurables, à Venise, après avoir employé le jour
à rendre aux malades les services les plus humiliants, il passait la
nuit en prières. Il s'attachait de préférence à ceux qui avaient des
maladies contagieuses ou qui étaient couverts d'ulcères dégoûtants.
Un de ces malades avait un ulcère horrible à voir et dont la puanteur
était insupportable. Personne n'osait en approcher, et Xavier sentait
beaucoup de répugnance à le servir; mais, se rappelant que l'occa-
sion de faire un grand sacrifice était trop précieuse pour la laisser
échapper, il embrassa le malade; puis, approchant sa bouche de
l'ulcère, il en suça le pus : au même instant sa répugnance cesse,
et cette victoire remportée sur lui-même lui mérite la grâce de ne
plus trouver de peine à rien, tant il est important de ne pas écouter
les révoltes de la nature et de se vaincre une bonne fois.
Ignace et ses compagnons s'occupèrent ainsi à Venise jusqu'à la
mi-carême, que tous partirent pour Rome, à l'exception d'Ignace.
536 HISTOIRE UNIVERSELLE [Llv. LXXXIV. — Ih 1517
Arrivés dans la capitale du monde chrétien , ils turent présentés au
Pape par Pierre Ortiz, docteur espagnol, qui avait eu en France de
mauvaises impressions d'Ignace, mais qui depuis en avait conçu une
grande estime. Il dit au Saint- Père que c'étaient des hommes fort
savants, détachés du monde, amateurs de la pauvreté, très-zélés
surtout pour la conversion des âmes, et que le seul motif de prêcher
l'Évangile aux intidèles leur faisait demander permission de passer à
la Terre-Sainte.
Paul III, qui aimait les gens de lettres, et qui, durant ses repas,
avait coutume de faire traiter les matières les plus curieuses des
sciences divines et humaines, voulut voir ceux dont Ortiz lui avait
dit tant de bien, et ordonna au docteur de les lui amener le jour sui-
vant. Il leur proposa lui-même un point de théologie, sur quoi ils
parlèrent si savamment et d'un air si sage, que, charmé de leur en-
tretien, il se leva de sa chaise et dit tout haut : Nous avons une ex-
trême joie de voir tant d'érudition et tant de modestie joints en-
semble. Il leur demanda ce qu'ils désiraient de lui, et ayant su d'eux
qu'ils ne voulaient que ce qu'Ortiz lui avait dit, il leur donna sa
■bénédiction avec toutes les marques d'une tendresse paternelle, en
leur disant néanmoins qu'il ne croyait pas qu'ils pussent faire le
voyage de Jérusalem, à cause de la ligue qui se négociait entre l'em-
pereur, la république de Venise et le Saint-Siège contre le Turc, et
qui devait éclater au premier jour.
Il leur donna soixante écus d'or, et permit à ceux qui n'étaient
point prêtres de recevoir les ordres sacrés, de quelque évêque que
ce fût. Ignace fut compris dans la permission. Ils furent tous or-
donnés prêtres à Venise, le jour de la Saint-Jean-Baptiste l.v>37, et
tous tirent vœu de chasteté, de pauvreté et d'obéissance entre les
mains du nonce. Ils se retirèrent ensuite dans un lieu solitaire près
de Vicence, atin de se préparer à la célébration de leur première
messe par le recueillement, le jeûne et la prière. Néanmoins, après
quarante jours de retraite et de pénitence, Ignace n'osa encore dire
la sienne, et attendit jusqu'au jour de Noël. Saint François-Xavier
dit la sienne au bout de quarante jours, mais avec une telle abon-
dance de larmes, qu'il lit pleurer tous ceux qui y assistèrent. Il se
livra aux exercices de la charité et aux fonctions du saint ministère
à Bologne, et il serait difficile d'exprimer toutes les bonnes œuvres
qu'il fit dans cette ville. La maison où il demeurait fut depuis donnée
aux Jésuites et convertie en un oratoire qu'on fréquentait avec beau-
coup de dévotion.
L'année étant écoulée et n'y ayant nulle apparence que la naviga-
tion fût de longtemps libre, il fut résolu qu'Ignace, Lcfèvre et
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 537
Laynèz iraient les premiers à Rome, pour exposer au Saint- Père
les intentions de toute la troupe ; que les autres cependant se distri-
bueraient dans les plus fameuses universités d'Italie, pour inspirer
la piété aux jeunes gens qui y étudiaient et pour s'en associer quel-
ques-uns. Avant que de se séparer, ils s'établirent une manière de
vie uniforme et s'engagèrent à observer les règles suivantes :
1° Qu'ils logeraient aux hôpitaux et ne vivraient que d'aumônes:
2° que ceux qui seraient ensemble seraient supérieurs tour à tour,
chacun sa semaine, de crainte que leur ferveur ne les emportât trop
loin, s'ils ne se prescrivaient des bornes les uns aux autres pour les
pénitences et le travail ; 3° qu'ils prêcheraient aux places publiques
et en d'autres lieux où on leur permettrait de le faire ; que dans leurs
prédications, ils représenteraient la beauté et les récompenses de la
vertu, la laideur et le châtiment du vice; mais qu'ils le feraient d'une
manière conforme à la simplicité de l'Évangile et sans les vains or-
nements de l'éloquence ; 4° qu'ils enseigneraient aux enfants la doc-
trine chrétienne et les principes des bonnes mœurs ; 5° qu'ils ne
prendraient point d'argent pour leurs fonctions, et qu'en servant le
prochain ils ne chercheraient purement que Dieu.
Ils convinrent de tous ces articles ; mais parce qu'on leur deman-
dait souvent qui ils étaient et quel était leur institut, Ignace leur dé-
clara en termes précis ce qu'ils avaient à répondre là-dessus. Il leur
dit donc que, s'étant tous joints pour combattre les hérésies et les
vices, sous la bannière de Jésus-Christ, leur société n'avait point
d'autre nom à prendre que celui de la compagnie de Jésus. Il avait
ce nom en l'esprit depuis sa retraite de Manrèse, et on croit que Dieu
le lui révéla dans la méditation des deux étendards, où on lui fit
voir les premiers traits et le plan générai de son ordre sous des
images guerrières.
Mais ce qui lui arriva en allant à Rome le confirma fort dans la
pensée que ce nom venait du ciel, et qu'ils n'en pouvaient avoir qui
leur convînt mieux. Il communiait tous les jours, dans son voyage,
de la main de Laynèz ou de Lefèvre, et il méditait toute la journée
sur les mystères de Notre-Seigneur avec une dévotion sensible.
Ayant rencontré une chapelle ruinée sur le chemin de Sienne à Rome,
il entra seul, pour recommander à Dieu cette petite compagnie qu'il
allait offrir au vicaire de Jésus-Christ. A peine eut-il commencé sa
prière, qu'il fut ravi en esprit. Il vit le Père éternel qui le présentait
à son Fils, et il vit Jésus-Christ chargé d'une pesante croix, qui,
après l'avoir reçu des mains de son Père, lui dit ces paroles : Je vous
serai propice à Rome. La vue de la croix l'étonna; mais la promesse
de Notre-Seigneur le remplit de confiance et de force. Etant revenu
538 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1Y. — De 1517
à lui, il sortit de la chapelle le visage tout en feu, et, rejoignant ses
deux compagnons : Je ne sais, mes frères, leur dit-il avec un trans-
port de joie, ce qu'on nous prépare à Rome et si nous y serons mal-
traités; mais je sais bien que, quelque traitement qu'on nous fasse,
Jésus-Christ nous sera propice. Ensuite, pour les fortifier contre
tout ce qui pourrait leur arriver de fâcheux, il leur raconta ce qu'il
avait vu.
Arrivés à Rome sur la fin de l'année 1537, ils eurent, dès les pre-
miers jours , audience du pape Paul III , par l'entremise d'Ortiz. Sa
Sainteté reçut avec joie les offres que lui fit Ignace, et témoigna même
être très-aise de le voir. Pour commencer à se servir de ces nou-
veaux ouvriers, elle désira que Laynèz et Lefèvre enseignassent la
théologie dans le collège de la Sapience : le premier, la scholastique,
et l'autre, l'Ecriture sainte. Ignace entreprit, sous son autorité apo-
stolique, la réformation des mœurs, par la voie des exercices spiri-
tuels et des instructions chrétiennes. Il rendit auparavant tout l'ar-
gent que lui et ses compagnons avaient reçu pour le voyage de
Jérusalem, et il renvoya même quatre écus d'or jusqu'à Valence en
Espagne, que Martin Perèz lui avait donnés.
Au retour du Mont-Cassin, où il avait fait un voyage, Ignace ac-
quit un nouveau compagnon dans la personne de François Strada,
Espagnol. Il crut alors qu'il était temps d'établir son institut et de
former un ordre religieux de ceux qui avec lui s'étaient consacrés à
la gloire du Seigneur. Il manda donc à Rome tous ceux de ses com-
pagnons qui se trouvaient dispersés dans l'Italie. Ils s'y rendirent
tous sur la fin du carême 1538. Ignace leur ayant communiqué son
projet, ils l'approuvèrent tous d'une voix unanime, après avoir con-
sulté Dieu par des jeûnes et des prières; mais il fallait l'approbation
du Pape, et, dans l'intervalle, Paul III s'était rendu à Nice pour as-
sister à l'entrevue de François Ier et de Charles- Quint. Le cardinal
Vincent Caraffe, son légat, ne put que leur continuer les pouvoirs
de prêcher. L'onction de leurs discours produisit partout des ef-
fets si surprenants, que bientôt la ville changea complètement
d'aspect.
Ils s'employèrent de la sorte en attendant le retour du Pape; et la
bénédiction que Dieu donnait à leurs travaux leur faisait espérer un
heureux succès de leur grand dessein, lorsqu'il s'éleva tout à coup
une tempête qui renversa presque leurs espérances.
Il y avait à Rome un prédicateur célèbre, Piémontais de nation et
religieux des ermites de Saint-Augustin, homme réformé en appa-
rence, mais indigne du saint habit qu'il portait, et luthérien dans le
cœur. L'éloignement du Pape lui donna lieu d'oser débiter en chaire
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 539
les erreurs du nouvel hérésiarque. Pour surprendre mieux le peuple?
il gémissait sur le relâchement de la discipline et de la morale, et il
insinuait ensuite quelque proposition ambiguë, qu'il ne manquait
pas d'appuyer de l'autorité des saints Pères et de l'exemple des pre-
miers siècles. Ignace ne pouvait croire qu'un religieux fût capable
de prêcher des hérésies au milieu de Rome, et il crut d'abord qu'on
donnait un mauvais sens aux paroles du prédicateur, ou que les pro-
positions qui faisaient du bruit lui étaient échappées sans aucun des-
sein. Néanmoins, pour s'éclaircir de la vérité, il voulut que Salme-
ron et Laynèz, qui avaient disputé contre les ministres luthériens en
passant par l'Allemagne, et qui savaient le secret du luthéranisme,
allassent entendre l'Augustin, et qu'ils l'entendissent plus d'une fois.
Ayant su d'eux que c'était un vrai hérétique, qui enseignait la
pure doctrine de Luther, sous prétexte d'enseigner celle de la pri-
mitive Église, il le fit avertir en secret que ses sermons causaient
du scandale; et l'avis lui fut donné avec toutes les précautions
que la prudence et la charité demandent. Mais c'est le propre de
l'hérésie d'affecter la modération quand on la laisse en repos, et
d'avoir de l'emportement quand on se déclare contre elle. L'Au-
gustin, que tout Rome écoutait comme un oracle, fier de sa réputa-
tion, et d'autant plus irrité des remontrances qu'on lui avait faites
qu'elles étaient bien fondées, se déchaîna contre ceux à qui sa doc-
trine était suspecte, et soutint hardiment toutes les propositions qu'il
avait avancées. Alors Ignace et ses compagnons montèrent en chaire,
et combattirent l'Augustin de toutes leurs forces, en défendant la né-
cessité des bonnes œuvres, les vœux de religion, l'autorité de l'Église
et les autres articles catholiques que les luthériens attaquent. Les dix
prédicateurs ne prêchèrent pas inutilement. L'Augustin devint suspect
d'hérésie; mais comme il était habile et homme de cabale, il ne
manqua ni d'artifice pour se justifier , ni de crédit pour se main-
tenir.
Sa première adresse fut de rejeter sur Ignace le soupçon d'héré-
sie, et puis de gagner trois ou quatre Espagnols pour rendre faux
témoignage. L'un était Michel Navarre, qui, étant à Paris et ne pou-
vant souffrir la conversion de Xavier, avait voulu attenter à la vie
d'Ignace. Il était venu à Rome après avoir couru une partie de l'Eu-
rope, et il haïssait d'autant plus Ignace, qu'ayant voulu être de ses
disciples, il n'en avait pas été jugé digne.
Ce malheureux déclara donc devant le gouverneur de Rome que
le chef de certains prêtres étrangers était un hérétique et un sorcier
qui avait été brûlé en etligie à Alcala, à Paris et à Venise. Il protes-
tait avec serment que sa conscience seule le forçait d'accuser un
540 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
homme de sa nation : il n'avançait rien, disait-il, qu'il n'eût vu de
ses propres yeux et dont il ne put produire des preuves incontesta-
bles. Par suite de ces calomnies et de ces faux témoignages, Ignace
et les siens se virent abandonnés de tout le monde ; mais le saint, es-
pérant d'autant plus en Dieu que tout semblait désespéré, encoura-
geait ses compagnons et s'excitait lui-même à ne rien craindre.
Seigneur, disait-il, voici l'accomplissement de ce que pronostiquait
la croix dont je vous vis chargé en venant à Rome. Accomplissez ce
qui reste, et ne nous refusez pas l'assistance que vous nous avez
promise.
De tous les amis d'Ignace, un seul ne l'abandonna pas, Quirino
Garzonio, gentilhomme romain qui avait logé d'abord sa compagnie.
Il lui procura un entretien avec le cardinal doyen du sacré collège,
son ami et son parent, qui croyait à la calomnie. L'entretien dura
près de deux heures : le cardinal, tout à fait désabusé, se jeta aux
pieds d'Ignace pour lui demander pardon, le reconduisit avec de
grandes marques d'estime et de bienveillance, et, depuis ce jour-là,
il lui envoya toutes les semaines une grosse aumône.
Quoique Ignace vit bien que le ciel commençait à lui être favorable,
il ne laissa pas d'agir, de son côté, selon sa grande maxime : que,
dans les rencontres difficiles, il fallait s'abandonner à Dieu avec une
entière confiance, comme si le bon succès de l'affaire devait venir
d'en haut par une espèce de miracle, et qu'il fallait néanmoins mettre
tout en œuvre pour la faire réussir, comme si nous ne devions rece-
voir aucun secours du côté de Dieu.
Sa première démarche fut donc de se présenter devant le gouver-
neur, qui était un évêque, et de solliciter lui-même que son procès
se jugeât. Le gouverneur ayant assigné un jour aux parties, Ignace et
Navarre, qui l'avait accusé, comparurent. L'accusateur soutint tout
ce qu'il avait déposé, et il en jura tout de nouveau par ce qu'il y a
de plus sacré. Ignace, pour toute réponse, produisit une lettre, et
demanda à Navarre s'il n'en connaissait point l'écriture : Cest la
mienne, répliqua-t-il sans se douter de rien. Il disait vrai, et il avait
écrit cettre lettre à un homme de sa connaissance quelques mois au-
paravant : elle portait qu'Ignace et ses compagnons menaient une vie
irréprochable ; qu'il les avait connus à Paris et à Venise, et que c'é-
taient de vrais hommes apostoliques.
La lettre fut lue et fit tout l'effet qu'Ignace s'en était promis. L'ac-
cusateur, qui parlait avec tant d'audace, se voyant convaincu de
fausseté par lui-même, demeura muet ou ne prononça que des pa-
roles confuses, qui achevèrent de prouver sa mauvaise foi.
Mais ce qui détruisit tout à fait la calomnie, c'est que les trois juges
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 5Î1
qui avaient déclaré Ignace innocent dans les trois villes où Navarre
soutenait qu'on l'avait condamné au feu, se trouvèrent à Rome en
ce temps-là. De juges qu'ils avaient été, devenus témoins, ils dépo-
sèrent tous trois la vérité contre les impostures de Navarre. L'impos-
teur fut condamné à un bannissement perpétuel, et il aurait été puni
plus sévèrement si Ignace n'avait demandé sa grâce. Pour les trois
autres Espagnols, ils se dédirent en présence du gouverneur de
Rome et du cardinal-légat.
Ignace voulut avoir une sentence qui fît foi de tout. Il disait qu'avec
le temps on perdrait le souvenir du bannissement de l'accusateur, et
que, n'y ayant nul acte public en faveur des accusés, on pourrait
croire que, par leurs intrigues et par leur crédit, ils auraient arrêté
le cours de la cause, dans la crainte d'un mauvais succès. Le gouver-
neur, homme équitable, mais faible, traîna la chose en longueur,
Ignace s'adressa immédiatement au Pape, revenu sur les entrefaites,
qui ordonna au gouverneur de le contenter. Le gouverneur obéit, et
après avoir examiné le livre Des Exercices spirituels, il dressa une
sentence dans les formes, qui contenait l'éloge des accusés et qui les
justifiait entièrement.
Ignace envoya partout des copies de la sentence, et même jusqu'en
Espagne; mais la malheureuse destinée de ses ennemis le disculpa
encore dans la suite ! Navarre vécut misérable et agité des remords
de sa conscience. Des trois autres faux témoins, l'un mourut peu de
jours après, d'un mal très-violent ; les deux autres furent accusés
d'hérésie : on condamna l'un à une prison perpétuelle, l'autre à être
brûlé. Pour l' Augustin piémontais, il s'enfuit de Rome à Genève, et
se déclara ouvertement hérétique : il fit même un libelle sanglant
contre l'Eglise romaine. Enfin les impiétés de cet apostat montèrent
à un tel excès, qu'étant tombé entre les mains de l'inquisition, il
finit sa vie par le feu l.
Les dix prêtres étrangers ayant recouvré leur honneur, commen-
cèrent à paraître tout de nouveau en public, et il se présenta une
occasion de secourir le prochain, qu'ils ne laissèrent pas échapper.
Outre que l'hiver était fort rude, il y avait une si grande cherté à
Rome, que plusieurs de la populace, presque morts de faim, étaient
couchés de tous côtés dans les rues, sans avoir seulement la force
de demander du secours. Quoique Ignace et ses compagnons, qui ne
vivaient que d'aumônes, se ressentissent de la famine, ils entrepri-
rent de soulager ces misérables, se reposant pour cela sur la Provi-
dence. Ils se mettent donc tous ensemble à les ramasser par les
1 Bouhours, I. 3.
542 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
rues, et ils les portent eux-mêmes jusque dans la maison où ils lo-
geaient depuis peu. Ils donnent leurs lits aux plus faibles, accommo-
dent les autres le mieux qu'ils peuvent, avec de la paille étendue à
terre. La Providence, sur laquelle ils avaient compté, ne leur man-
qua pas : ils reçurent tant de vivres et tant d'argent tout à la fois,
qu'ils eurent non-seulement de quoi nourrir plus de quatre cents
personnes, mais aussi de quoi couvrir la nudité des plus nécessi-
teux, qui mouraient de froid et de faim en même temps.
La charité d'Ignace et de ses compagnons leur attira bien des spec-
tateurs. Quelques-uns, qui étaient venus voir par curiosité ce qui se
passait chez eux, se dépouillèrent d'une partie de leurs habits pour
revêtir les pauvres gens demi-nus, qu'on n'avait pas encore habillés,
et plusieurs personnes de qualité tirent un fonds pour la subsistance
de trois ou quatre mille hommes, que la famine réduisait à une ex-
trême misère ; mais les soins d'Ignace ne se bornaient pas au soula-
gement du corps, on instruisait les malheureux de tous les devoirs du
christianisme, on les faisait prier Dieu tous ensemble et on les enga-
geait à se confesser.
Cependant Ignace, à qui tout Rome donnait des bénédictions et
que le peuple appelait son père, crut devoir profiter d'une si heu-
reuse conjoncture pour l'exécution de son dessein. Ayant donc fait,
un abrégé de l'institut que lui et ses premiers compagnons avaient
concerté ensemble, il le présenta à Paul III, par l'entremise du car-
dinal Gaspar Contarini. Le Pape reçut cet écrit agréablement, et le
donna aussitôt à examiner au maître du sacré palais, le Dominicain
Thomas Badia, qui fut depuis le cardinal de Saint-Sylvestre. Badia
le retint deux mois ; après quoi il le rendit à sa Sainteté, en lui pro-
testant qu'il n'y trouvait rien que de très-louable. Le Pape le lut
lui-même; et l'on dit qu'après l'avoir lu, il s'écria : Le doigt de
Dieu est ici !
Ignace demanda en même temps à sa Sainteté qu'il lui plût de
confirmer authentiquement ce qu'elle avait approuvé de vive voix.
Quoique Paul III s'y sentit porté, il ne voulut rien faire sans l'avis de
trois cardinaux. Le premier qui fut chargé de l'affaire se nommait
Barthélémy Guidiccioni, homme d'un grand mérite, et si digne du
souverain pontificat, que, quand il mourut, le Pape dit que son suc-
cesseur était mort; mais d'une vertu austère et si ennemi de toutes
sortes de nouveautés, que, bien loin d'agréer de nouveaux ordres re-
ligieux, il croyait qu'on devait éteindre quelques-uns des anciens, et
les réduire tous à quatre. Il avait même fait un livre à ce sujet. Avec
cette disposition d'esprit, il ne regarda pas seulement le mémoire
qu'on lui remit entre les mains, et dit plusieurs fois que, de quelque
à 1545 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 543
nature que fût l'institut dont il s'agissait, l'Église n'en avait que
faire. L'autorité de Guidiccioni, qui était grand théologien et grand
canoniste, entraîna les deux autres cardinaux.
Dans le temps que Paul III nomma les trois commissaires, il de-
manda à Ignace quelques-uns de ses compagnons pour des besoins
de l'Église fort pressants ; et il les demanda à la prière des princes,
des évêques et d'autres personnes illustres, qui connaissaient les dis-
ciples et le maître. Pasquier Brouet fut envoyé à Sienne, pour réfor-
mer un monastère de religieuses, qui était dans un grand désordre ;
Claude Lejay à Bresce, pour extirper l'hérésie que des prédicateurs
peu catholiques y avaient semée, et Nicolas Bobadilla dans l'île
d'Ischia, sur les côtes de Naples, pour accorder les principaux du
pays qui se haïssaient mortellement. Laynèz et Lefèvre accompa-
gnèrent le cardinal de Saint-Ange dans sa légation de Parme, Parme
étant menacée de l'invasion des sectaires. Après quelques instruc-
tions, ces deux missionnaires virent les femmes les plus distinguées
se mettre à la tête des bonnes œuvres, et les principaux du clergé
faire les exercices spirituels. Enfin Simon Rodriguèz et François-
Xavier partirent pour les Indes; voici à quelle occasion.
Jacques Govéa, ce Portugais , principal du collège de Sainte-
Barbe, qui reconnut l'innocence d'Ignace sur le point de le faire
châtier publiquement, étant encore à Paris et entendant parler des
merveilles qu'Ignace et ses compagnons faisaient en Italie, jugea que
des hommes faits comme eux seraient fort utiles dans les Indes
orientales qui venaient d'être conquises par les Portugais. Il en écri-
vit au père Ignace, dont il voulait avoir le sentiment avant que de
faire aucune démarche du côté de la cour de Portugal. Le père loua
Dieu de ce que sa providence lui ouvrait la porte d'un nouveau
monde, après lui avoir fermé celle de la Terre- Sainte, et il conçut
un désir ardent de porter lui-même la foi à tant de nations idolâtres.
Il répondit à Govéa que lui et ses compagnons étaient prêts à aller
en quelque lieu du monde où il plairait au vicaire de Jésus-Christ
de les envoyer ; qu'ils lui avaient voué leur service pour tout ce qui
regardait les missions, et qu'ils ne pouvaient disposer d'eux que sous
le bon plaisir de sa Sainteté.
Govéa envoya à Jean III , roi de Portugal, la réponse d'Ignace,
avec une lettre qu'il lui écrivit touchant la pensée qu'il avait eue
pour la conversion des infidèles. Ce prince, qui était très-religieux,
et qui ne songeait pas moins à établir le royaume de Jésus-Christ
dans les terres nouvellement découvertes qu'à y étendre la domi-
nation des Portugais, donna ordre à son ambassadeur, Pierre Mas-
carégnas, d'obtenir du Pape, pour le moins, six de ces ouvriers
ô'«* HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
évangéliques dont lui parlait Govéa, et de les amener avec lui.
L'ambassadeur, qui connaissait Ignace particulièrement, et qui se
confessait même à lui, lui montra l'ordre de son maître. Le Père dit
que c'était au Pape à décider là-dessus ; mais que. s'il osait dire son
sentiment, il serait d'avis qu'on ne donnât que deux Pères pour les
Indes. Comme Mascarégnas insistait sur le nombre marqué par le roi :
Mon Dieu, repartit Ignace, si, de dix que nous sommes, six allaient
aux Indes, que resterait-il pour tous les autres pays du monde ? Le
Pape, à qui Mascarégnas fit toutes les instances possibles, renvoya
l'affaire au père Ignace, qui ne se relâcha point ; de sorte que l'am-
bassadeur de Portugal n'emmena que Simon Rodriguèz et Nicolas
Bobadilla. lequel étant tombé malade fut remplacé par François-
Xavier : deux hommes pour conquérir l'Inde et le Japon.
Arrivés à Lisbonne, les deux missionnaires se mirent à y travailler
au salut des âmes, en attendant que partit le vaisseau amiral, sur
lequel ils devaient s'embarquer avec Martin-Alphonse Soza, qui com-
mandait la flotte royale; et leurs travaux, dès les premiers jours,
leur méritèrent le surnom d'apôtres, qui est demeuré, dans ce
royaume, à leurs successeurs. Quelques seigneurs de la cour, ravis
du zèle de Xavier et de Rodriguèz, représentèrent au roi qu'il serait
plus à propos de retenir l'un et l'autre en Portugal que de les en-
voyer aux Indes.
Les deux Pères, qui avaient leur mission pour le Nouveau-Monde,
ayant entrevu le dessein des Portugais, écrivirent aussitôt à Rome,
et conjurèrent leur père Ignace de faire parler le Pape en leur faveur.
Paul III ne voulut point s'expliquer, et fut d'avis de laisser les Por-
tugais maîtres de l'affaire. Ainsi le père Ignace manda aux deux
pères, qu'ils devaient suivre la volonté du roi de Portugal, qui, en
cette rencontre, leur tenait la place de Dieu. Mais il ajouta que, si le
roi, par hasard, voulait savoir son sentiment là-dessus, ils pouvaient
lui dire que sa pensée était que François-Xavier allât aux Indes, et
que Simon Rodriguèz demeurât en Portugal. Le roi reçut ce conseil
comme un oracle, et François-Xavier partit seul pour la conquête de
l'Inde et du Japon.
La joie qu'eut Ignace de voir ses compagnons engagés dans les
emplois de l'apostolat fut un peu troublée par les oppositions que
mirent les trois cardinaux à son grand dessein. Il continua néanmoins
ses poursuites auprès du Pape avec plus de chaleur que jamais. Il
redoubla en même temps ses prières auprès de la divine majesté
avec une extrême confiance ; et, comme s'il eût été assuré du succès,
il promit un jour à Dieu trois mille messes en reconnaissance de la
grâce qu'il espérait obtenir.
à 1515 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 545
Son espérance ne fut pas trompée. Le cardinal Guidiccioni se
sentit tout à coup changé, sans savoir pourquoi; et ce changement
subit lui parut à lui-même si étrange, qu'il ne douta pas que Dieu
n'en fût l'auteur. Il lut l'écrit qu'il n'avait pas voulu regarder ; et,
après l'avoir bien examiné, il dit que son sentiment était toujours,
en général, qu'on ne devait pas recevoir de nouvelles congrégations
religieuses, mais que, pour celle qui se présentait, il ne pouvait pas
s'y opposer. Il avoua même qu'elle lui semblait nécessaire pour re-
médier aux maux de la chrétienté, et surtout pour arrêter le cours
des hérésies qui se répandaient par toute l'Europe.
En effet, il ne paraissait presque plus aucune trace de l'ancienne
religion dans l'Allemagne, où les luthériens et les anabaptistes, di-
visés en plusieurs sectes contraires , s'accordaient seulement en-
semble pour ruiner la foi catholique. L'Angleterre, séparée de Rome,
suivait les égarements de Henri VIII, qu'elle reconnaissait pour chef
de l'église anglicane. La Suisse, le Piémont, la Savoie et tous les pays
circonvoisins étaient infectés des erreurs de Zwingle et d'Oecolam-
pade. La France se ressentait en plusieurs endroits de la contagion
de Genève, et il n'y avait pas jusqu'à l'Italie où le venin ne se fût
glissé. Calvin y avait porté son Institution, traduite en français, et
s'était si bien insinué dans l'esprit de Renée, duchesse de Ferrare,
fille de Louis XII, que cette princesse avait embrassé l'hérésie avec
une partie de sa cour.
Le Pape jugea, de son côté, que l'Eglise, dans des conjonctures si
funestes, avait besoin d'un secours extraordinaire. Il apprit en même
temps que les disciples d'Ignace, qui étaient employés hors de Rome,
réveillaient partout l'esprit du christianisme, et que les pécheurs les
plus endurcis ne pouvaient résister à la force de leurs paroles. Paul III
confirma donc l'institut d'Ignace, sous le nom de la Compagnie de
Jésus, par sa bulle du vingt-septième de septembre 1540. Cette bulle
contient l'éloge des dix premiers Pères, et porte en termes formels
qu'il n'y a rien que de bon et de saint dans ce nouvel institut, dont
elle présente le plan et l'ensemble. Le Pape leur permit, par la même
bulle, de dresser des constitutions telles qu'ils jugeraient les plus
propres pour leur perfection particulière, pour l'utilité du prochain
et pour la gloire de Notre-Seigneur. Il est vrai qu'il limita le nombre
des profès, et le restreignit à soixante. Mais il ôta cette restriction
deux ans après, par une autre bulle ; et ce fut l'intérêt de la chré-
tienté qui l'obligea d'en user ainsi, comme il le déclare lui-même.
Dès que le Saint-Siège eut approuvé la compagnie de Jésus, Ignace
jugea qu'il fallait commencer par élire un chef ; et, pour cet effet, il
rappela à Rome, avec la permission du Pape, ceux de ses compa*
xxui. 35
546 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
gnons qui pouvaient s'y rendre ; car Xavier et Rodriguèz étaient à la
cour de Portugal ; Lefèvre était à la diète de Worms, et Bobadilla
avait ordre expressément du souverain Pontife de ne point quitter le
royaume de Naples que les affaires qu'on lui avait mises entre les
mains ne fussent finies. Tellement que ces quatre Pères n'assistèrent
point à l'élection; les deux premiers laissèrent leurs suffrages en par-
tant; Lefèvre envoya le sien; et Bobadilla, à son retour, confirma le
choix que firent les autres.
Quand Lejay, Brouet et Laynèz furent venus, on prit trois jours
pour examiner devant Dieu qui on élirait; et ces jours se passèrent
en prières et en silence. On s'assembla le quatrième jour, et toutes
les voix furent pour Ignace, hors la sienne, qu'il donna à celui qui
aurait le plus de suffrages, en s'exceptant néanmoins lui-même. Il
les conjura, au nom de Dieu, d'agréer son refus, et de procéder à
l'élection d'un autre, après trois ou quatre jours de prières. Il fut
élu une seconde fois ; mais il fit un second effort pour ne point rece-
voir la charge. Il dit qu'il mettait l'affaire entre les mains de son con-
fesseur, et que, si celui qui connaissait toutes ses mauvaises inclina-
tions lui ordonnait, au nom de Jésus-Christ, de se soumettre, il
obéirait aveuglément.
Les Pères eurent de la peine à l'écouter là-dessus. Ils disaient que
la volonté de Dieu n'était que trop manifeste, et que c'était s'y op-
poser que de balancer davantage. Ils se relâchèrent néanmoins; et
le père Ignace alla trouver un religieux de saint François, nommé le
père Théodore, auquel il se confessait ordinairement, et qu'il quitta
dès que le Saint-Siège eut confirmé l'institut. Après lui avoir ex-
posé, dans l'entretien, ses infirmités spirituelles et corporelles tout
ensemble, il lui fit une confession de toute sa vie, durant les trois
derniers jours de la Semaine-Sainte. Le père Théodore lui déclara
nettement qu'il résistait au Saint-Esprit en résistant à son élection,
et lui commanda, de la part de Dieu, d'accepter la charge de gé-
néral.
Ignace se rendit alors, et le jour de Pâques, 47 avril 1544, il ac-
cepta le gouvernement de la compagnie de Jésus. Le 22 du môme
mois, après avoir visité les basiliques de Borne, ils arrivèrent à celle
de Saint-Paul, hors des murs. Le général célébra la messe à l'autel
de la Vierge; puis, avant de communier, il se tourna vers le peuple.
D'une main, il tenait la sainte hostie, et de l'autre la formule des
vœux. Il la prononça à haute voix, s'engageant en outre envers le
souverain Pontife à l'obéissance à l'égard des missions, et telle qu'elle
est spécifiée dans la bulle du 27 septembre. Alors il déposa cinq
hosties sur la patène; et, s'approchant de Laynèz, de Lejay, de
à 1545 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 547
Brouet, de Codure et de Salmeron, qui se tenaient à genoux au pied
de l'autel, il reçut leur profession et les communia. C'était la consé-
cration de l'institut. La première fonction du nouveau général fut de
faire le catéchisme aux enfants de Rome pendant quarante-six jours ;
on y vit affluer toutes sortes de personnes, même des hommes et des
femmes, de qualité, des théologiens et des canonistes : les fruits en
furent merveilleux ; à son exemple, les supérieurs de la compagnie
font quarante jours le catéchisme quand ils entrent en charge.
François-Xavier, à qui le roi de Portugal avait procuré, sans qu'il
le sût, un bref de légat apostolique dans les Indes, partit de Lisbonne
en ce temps-là, et y laissa Simon Rodriguèz. Le Pape envoya la
même année en Irlande Alphonse Salmeron et Pasquier Brouet,
avec le caractère de nonces, pour maintenir la foi catholique parmi
ces peuples, qui, nonobstant les édits de Henri VIII, étaient de-
meurés fidèles au Saint-Siège. La république de Venise demanda
Jacques Laynèz; le docteur Ortiz mena avec lui Pierre Lefèvre à
Madrid; Nicolas Bobadilla et Claude Lejay allèrent prendre la place
de Lefèvre à Vienne et à Ratisbonne.
Ignace continuait ses bonnes œuvres à Rome. En assistant les ma-
lades dans les hôpitaux et ailleurs,, il reconnut que la plupart ne se
confessaient qu'aux derniers moments de la vie. Il obtint de Paul III
qu'on renouvelât la décrétale d'Innocent III, qui ordonne que le mé-
decin ne verra point les malades qu'après qu'ils se seront confessés.
Le nouveau y apporta un tempérament : il permit deux visites du
médecin avant la confession du malade, et défendit la troisième sous
des peines rigoureuses. Une pratique si chrétienne s'observe encore
en Italie. Ignace convertissait beaucoup de Juifs, et procura plusieurs
établissements et règlements en faveur des néophytes. Il travaillait
en même temps à la conversion des filles et des femmes de mauvaise
vie; il en ramena un grand nombre, et les plaça dans une maison
convenable, où, sans être obligées de faire des vœux, elles pussent,
à l'abri du danger, mener une vie chrétienne. On lui disait quelque-
fois qu'il perdait son temps, et que ces malheureuses ne se conver-
tissaient jamais de bon cœur. Quand je ne les empêcherais que d'of-
fenser Dieu une nuit, répondit-il, je croirais ma peine bien employée.
Il fonda un monastère pour les jeunes filles non encore perdues,
mais exposées à l'être ; de plus, deux maisons pour les orphelins,
l'une pour les garçons, l'autre pour les filles, qu'il régla lui-même,
et qui ont toujours subsisté depuis. La conduite qu'il gardait dans ces
sortes de bonnes œuvres était d'y engager le plus qu'il pouvait de
personnes riches et dévotes, de choisir un cardinal, fort homme de
bien, qui en fût le protecteur, d'établir des administrateurs pour le
548 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
temporel, et des directeurs pour le spirituel, qui gouvernassent sage-
ment les maisons selon les statuts dont il convenait avec eux. Mais
quand la chose était une fois bien cimentée et que tout allait de soi-
même, il avait coutume de se retirer pour ne donner jalousie à per-
sonne, et pour entreprendre quelque autre chose utile au public.
Tel était donc l'esprit de saint Ignace : défricher le terrain, y semer
du bon grain, puis en laisser la culture et la moisson à d'autres ;
fonder des bonnes œuvres, fonder de nouvelles églises, de toutes
les œuvres la plus excellente, puis, le plus tôt possible, en confier
l'administration à un clergé indigène, pour courir à de nouveaux
défrichements, à de nouvelles constructions. Le monde ne connaît
guère cet esprit-là. C'est l'esprit de Jésus, qui sème le bon grain,
l'arrose de son sang, et en laisse la récolte à ses apôtres; c'est l'esprit
de saint Paul, qui fonde partout des églises, mais pour les confier
à des prêtres et à des évêques, et aller fonder d'autres églises ail-
leurs. Béni soit à jamais le Chrétien, le missionnaire, l'ordre religieux
qui prendra et conservera cet esprit de saint Paul et de saint Ignace !
Ce qui occupait encore ce dernier nuit et jour, c'était le plan des
constitutions de son ordre. Pour en sentir bien l'esprit et l'ensemble,
nous n'avons qu'à prendre l'opposé de ce que nous avons vu dans
Luther, Calvin et Henri VIII. Dans l'hérésiarque de Wittemberg et
compagnie, c'est Babel, c'est la confusion, confusion des langues, des
idées et des choses : c'est une image de l'enfer, où il n'y a nul ordre,
mais horreur et confusion éternelle. Pas une vérité entière ni pure,
tout est brisé, contourné, faussé : c'est une maison en ruine, où il
n'y a plus une pierre à sa place. Dans saint Ignace et compagnier
c'est Jérusalem, la vision de la paix, la vue de l'ordre: c'est une
image fidèle du royaume de Dieu, de l'Église de Dieu, au ciel et sur
la terre : tout y est à sa place, comme dans le corps humain : la rai-
son et la foi, la nature et la grâce, tout y tend à la gloire de Dieu et
au salut des âmes.
Les manières sont telles que l'esprit, le but et l'ensemble. C'est
dans l'emportement de la colère que le moine apostat forge ses doc-
trines impies; c'est dans les tavernes, au milieu des pots de bière
et de vin, et parmi les plus grossières injures; c'est parmi les im-
purs embrassements d'une religieuse apostate. Saint Ignace, au con-
traire, écrivait ses constitutions au milieu de toutes sortes d'œuvres
de charité chrétienne. II y employait, dans le silence de la retraite,
tous les jours plusieurs heures : il y passait même une partie de la
nuit, et voici la méthode qu'il tenait.
Il examinait d'abord chaque article selon les règles du bon sens,
et se proposait toujours les raisons du pour et du contre. Ces raisons
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 549
n'étaient ni légères ni en petit nombre ; et, sur un seul point qui
n'est pas des plus importants, on a trouvé, dans les papiers écrits de
sa main, huit raisons pour un parti et quinze pour l'autre, chacune
de poids et capable de faire balancer l'esprit. Ensuite, se dépouil-
lant de tout amour-propre et de tout intérêt particulier, il pesait
mûrement toutes les raisons, en les opposant les unes aux autres,
pour mieux voir celles qui étaient ou plus faibles ou plus fortes.
Après avoir fait tout ce que la prudence demandait, il consultait
Dieu avec une simplicité d'enfant, comme s'il n'eût rien à faire qu'à
écrire ce que Dieu même lui dicterait. Considérant donc les choses
tout de nouveau à la lumière des vérités éternelles, il suppliait Jé-
sus-Christ, par l'entremise de la sainte Vierge, de lui faire voir ce
qui serait à propos pour le service de la divine majesté, et pour le
bien de la compagnie.
Quoiqu'il se sentît quelquefois déterminé à un parti, et d'une ma-
nière qui semblait lui ôter tout sujet de doute, il ne laissait pas de
continuer ses prières, pour connaître plus clairement ce qui était le
meilleur; de sorte qu'ayant pris une fois sa dernière résolution sur
un point particulier, après dix jours de communication avec Dieu, il
fit oraison sur le même article, et y repensa encore trente jours en-
tiers. Cependant la chose n'était pas fort considérable, et il s'agissait
seulement de régler si les églises des maisons professes auraient du
revenu, ou si elles ne seraient entretenues que de la charité des
fidèles.
Outre cela, quand il avait écrit une constitution, il la mettait sur
l'autel en disant la messe, et l'offrait à Dieu avec le divin sacrifice,
afin que le Père des lumières y jetât les yeux, et lui fit connaître si
tout y était conforme aux règles de la perfection évangélique. Il en
usait ainsi à l'exemple du pape saint Léon, qui, avant que d'envoyer
à l'évêque Flavien la lettre dogmatique qu'il avait écrite contre l'hé-
résie d'Eutychès, la mit sur l'autel de l'apôtre saint Pierre, et l'y tint
quarante jours, jeûnant tout ce temps-là , et priant sans cesse le prince
des apôtres de la corriger lui-même, et d'effacer de sa main ce qui
ne serait pas orthodoxe1.
Les réponses intérieures que le Saint-Esprit rendait au père Ignace
l'assuraient enfin et lui mettaient l'esprit en repos sur le parti où il
s'attachait. Aussi, ayant demandé un jour au père Laynèz s'il ne lui
semblait pas que Dieu eût révélé aux fondateurs des ordres religieux
la forme de leur institut, et le père Laynèz lui ayant dit que cela lui
semblait très-probable, du moins pour ce qui regarde les choses
1 Bouhours, 1. 3.
550 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
essentielles : Je suis de votre sentiment, répliqua le saint. Et c'est
sans doute sa propre expérience qui le lui fit juger de la sorte.
Quant à l'esprit, le but et l'ensemble de la compagnie de Jésus et
de ses constitutions, nous en avons, dans la bulle de Paul III qui
l'institue, un résumé fidèle, tracé par saint Ignace lui-même et ses
compagnons, en ces termes : « Quiconque voudra, sous l'étendard
de la croix, porter les armes pour Dieu et servir le seul Seigneur et
le Pontife romain, son vicaire sur la terre, dans notre société, que
nous désirons être appelée la Compagnie de Jésus, après y avoir fait
vœu solennel de chasteté, doit se proposer de faire partie d'une so-
ciété principalement instituée pour travailler à l'avancement des âmes
dans la vie et la doctrine chrétiennes, et à la propagation de la foi,
par des prédications publiques et le ministère de la parole de Dieu,
par des exercices spirituels et des œuvres de charité, notamment en
faisant le catéchisme aux enfants et à ceux qui ne sont pas instruits
du christianisme, et en entendant les confessions des fidèles pour
leur consolation spirituelle. 11 doit aussi faire en sorte d'avoir tou-
jours devant les yeux : premièrement Dieu, et ensuite la tonne de
cet institut qu'il a embrassé. C'est une voie qui mène à lui, et il doit
employer tous ses efforts pour atteindre à ce but que Dieu même lui
propose, selon toutefois la mesure de la grâce qu'il a reçue de l'Es-
prit-Saint, et suivant le degré propre de sa vocation, de crainte que
quelqu'un ne se laisse emporter à un zèle qui ne serait pas selon la
science. C'est le général ou prélat que nous choisirons qui décidera
de ce degré propre à chacun, ainsi que des emplois, lesquels seront
tous dans sa main, afin que l'ordre convenable, si nécessaire dans
toute communauté bien réglée, soit observé. Ce général aura l'au-
torité de faire des constitutions conformes à la fin de l'institut, du
consentement de ceux qui lui seront associés, et dans un conseil où
tout sera décidé à la pluralité des suffrages. Dans les choses impor-
tantes et qui devront subsister à l'avenir, ce conseil sera la majeure
partie de la soeiété que le général pourra rassembler commodément ;
et, pour les choses légères et momentanées, tous ceux qui se trou-
veront dans le lieu de la résidence du général. Quant au droit de
commander, il appartiendra entièrement au général. Que tous les
membres de la compagnie sachent donc et qu'ils se le rappellent,
non-seulement dans les premiers temps de leur profession, mais tous
les jours de leur vie, que toute cette compagnie et tous ceux qui la
composent combattent pour Dieu sous les ordres de notre très-saint
seigneur le Pape et des autres Pontifes romains, ses successeurs. Et
quoique nous ayons appris de l'Évangile et de la foi orthodoxe, et
que nous fassions profession de croire fermement que tous les fidèles
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 551
de Jésus-Christ sont soumis au Pontife romain comme à leur chef et
au vicaire de Jésus-Christ, cependant, atin que l'humilité de notre
société soit encore plus grande et que le détachement de chacun de
nous et l'obligation de nos volontés soient plus parfaits, nous avons
cru qu'il serait fort utile, outre ce lien commun à tous les fidèles, de
nous engager encore par un vœu particulier, en sorte que, quelque
chose que le Pontife romain actuel et ses successeurs nous comman-
dent concernant le progrès des âmes et la propagation de la foi, nous
soyons obligés de l'exécuter à l'instant sans tergiverser ni nous
excuser, en quelque pays qu'ils puissent nous envoyer, soit chez les
Turcs ou tous autres infidèles, même dans les Indes, soit vers les hé-
rétiques et les schismatiques, ou vers les fidèles quelconques.
« Ainsi donc, que ceux qui voudront se joindre à nous examinent
bien, avant de se charger de ce fardeau, s'ils ont assez de fonds spiri-
tuel pour pouvoir, suivant le conseil du Seigneur, achever cette
tour ; c'est-à-dire, si l'Esprit-Saint qui les pousse leur promet assez
de grâce pour qu'ils puissent espérer de porter avec son aide le poids
de cette vocation ; et quand, par l'inspiration du Seigneur, ils se se-
ront enrôlés dans cette milice de Jésus-Christ, il faut que, jour et
nuit les reins ceints, ils soient toujours prêts à s'acquitter de cette
dette immense. Mais afin que nous ne puissions ni briguer ces mis-
sions clans les différents pays, ni les refuser, tous et chacun de nous
s'obligeront de ne jamais faire à cet égard, ni directement, ni indi-
rectement, aucune sollicitation auprès du Pape, mais de s'abandon-
ner entièrement là-dessus à la volonté de Dieu, du Pape comme son
vicaire, et du général. Le général promettra lui-même, comme les
autres, de ne point solliciter le Pape pour la destination et mission
de sa propre personne dans un endroit plutôt que dans un autre, à
moins que ce ne soit du consentement de la société.
« Tous feront vœu d'obéir au général en tout ce qui concerne
l'observation de notre règle, et le général prescrira les choses qu'il
saura convenir à la tin que Dieu et la société ont eue en vue. Dans
l'exercice de sa charge, qu'il se souvienne toujours de la bonté, de
la douceur et de la charité de Jésus-Christ, ainsi que des paroles si
humbles de saint Pierre et de saint Paul ; et que lui et son conseil
ne s'écartent jamais de cette règle. Sur toutes choses, qu'ils aient à
cœur l'instruction des enfants et des ignorants dans la connaissance
de la doctrine chrétienne, des dix commandements et autres sembla-
bles éléments, selon qu'il conviendra, eu égard aux circonstances
des personnes, des lieux et des temps. Car il est très-nécessaire que
le général et son conseil veillent sur cet article avec beaucoup d'at-
tention, soit parce qu'il n'est pas possible d'élever sans fondements
552 HISTOIRE UNIVERSELLE [Llv. LXXX1V. - De 1517
l'édifice de la foi chez le prochain autant qu'il est convenable, soit
parce qu'il est à craindre qu'il n'arrive parmi nous qu'à proportion
que l'on sera plus savant, l'on ne se refuse à cette fonction comme
étant moins belle et moins brillante, quoiqu'il n'y en ait pourtant
point de plus utile, ni au prochain pour son édification, ni à nous-
mêmes pour nous exercer à la charité et à l'humilité. A l'égard des
inférieurs, tant à cause des grands avantages qui reviennent de l'ordre
que pour la pratique assidue de l'humilité, qui est une vertu que l'on
ne peut assez louer, ils seront tenus d'obéir toujours au général dans
toutes les choses qui regardent l'institut; et dans sa personne ils
croiront voir Jésus-Christ comme s'il était présent, et l'y révéreront
autant qu'il est convenable.
« Mais comme l'expérience nous a appris que la vie la plus pure,
la plus agréable et la plus édifiante pour le prochain est celle qui est
la plus éloignée de la contagion de l'avarice et la plus conforme à la
pauvreté évangélique, et sachant aussi que Notre-Seigneur Jésus-
Christ fournira ce qui est nécessaire pour la vie et le vêtement à ses
serviteurs qui ne chercheront que le royaume de Dieu, nous voulons
que tous les nôtres et chacun d'eux fassent vœu de pauvreté perpé-
tuelle, leur déclarant qu'ils ne peuvent acquérir ni en particulier, ni
même en commun, pour l'entretien ou usage de la société, aucun
droit civil à des biens immeubles ou à des rentes et revenus quel-
conques ; mais qu'ils doivent se contenter de l'usage de ce qu'on
leur donnera pour se procurer le nécessaire. Néanmoins, ils pour-
ront avoir dans les universités des collèges possédant des revenus,
cens et fonds applicables à l'usage et aux besoins des étudiants, le
général et la société conservant toute administration et surintendance
sur lesdits biens et sur lesdits étudiants, à l'égard des choix, refus,
réception et exclusion des supérieurs et des étudiants, et pour les
règlements touchant l'instruction, l'édification et la correction des-
dits étudiants, la manière de les nourrir et de les vêtir, et tout autre
objet d'administration et de régime, de manière pourtant que ni les
étudiants ne puissent abuser desdits biens, ni la société elle-même
les convertir à son usage, mais seulement subvenir aux besoins des
étudiants. Et lesdits étudiants, lorsqu'on se sera assuré de leurs pro-
grès dans la piété et dans la science, et après une épreuve suffisante,
pourront être admis dans notre compagnie, dont tous les membres
qui seront dans les ordres sacrés, bien qu'ils n'aient ni bénéfices ni
revenus ecclésiastiques, seront tenus de dire l'office divin selon le
rite de l'Eglise, en particulier cependant, et non point en commun.
« Telle est l'image que nous avons pu tracer de notre profession
sous le bon plaisir de notre seigneur Paul et du Siège apostolique. Ce
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 553
que nous avons fait dans la vue d'instruire par cet écrit sommaire et
ceux qui s'informent à présent de notre institut et ceux qui nous
succéderont à l'avenir, s'il arrive que, par la volonté de Dieu, nous
ayons jamais des imitateurs dans ce genre de vie; lequel ayant de
grandes et nombreuses difficultés, ainsi que nous le savons par notre
propre expérience, nous avons jugé à propos d'ordonner que per-
sonne ne sera admis dans cette compagnie qu'après avoir été long-
temps éprouvé avec beaucoup de soin, et que ce n'est que lorsqu'on
se sera distingué dans la doctrine ou la pureté de la vie chrétienne
que l'on pourra être reçu dans la milice de Jésus-Christ , à qui il
plaira de favoriser nos petites entreprises pour la gloire de Dieu le
Père, auquel seul soient gloire et honneur dans les siècles ! Ainsi-
soit-il 1. »
Tel est le plan de sa compagnie que saint Ignace présenta au pape
Paul III, qui déclare n'y avoir rien trouvé que de pieux et de saint.
On y voit toujours l'opposé de Luther et de Calvin.
Les deux hérésiarques rompaient l'union de Dieu avec l'humanité,
en soutenant que cette union , autrement l'Eglise catholique, avait
péri depuis mille ans. Les deux hérésiarques rompaient l'union entre
les nations chrétiennes, en niant le centre de l'unité, le vicaire de
Jésus-Christ. Les deux hérésiarques rompaient l'union des siècles et
des individus, en brisant l'unité héréditaire de la foi commune,
pour ne laisser à chacun que les variations de son esprit propre, lis
ôtent même à l'homme son caractère d'homme , en lui ôtant le libre
arbitre , pour lui imprimer le caractère de bête , de plante et de ma-
chine.
Capitaine de la compagnie de Jésus , saint Ignace avait l'esprit de
son maître, comme l'apostat Luther avait l'esprit du sien. Jésus,
Dieu éternel, se fait homme , se livre à la mort par amour pour son
Eglise , afin de la sanctifier et de se la présenter à lui-même comme
une épouse sans tache ; il assure être avec elle tous les jours jusqu'à
la consommation des siècles; il lui envoie l'Esprit-Saint pour demeu-
rer avec elle éternellement. Jésus, Dieu éternel, dit à l'apôtre qu'il a
nommé Pierre : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise,
et les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle ; et je te don-
nerai les clefs du royaume des cieux, et tout ce que tu lieras ou dé-
lieras sur la terre sera lié ou délié dans les cieux. Pais mes agneaux,
pais mes brebis. Et il n'y aura qu'un troupeau et qu'un pasteur. —
Dire maintenant que Jésus, Dieu éternel, Jésus, la vérité même, n'a
pas tenu sa parole, qu'il a délaissé son Église, et que l'enfer a prévalu
1 Traduction de Crétineau-Joly, t. 1, p. 46.
554 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1W — De 1517
contre elle... vive Dieu ! c'est un mensonge de ce vieux serpent, qui
a séduit une partie des anges, qui a séduit nos premiers parents, qui
a séduit les nations païennes dans les idoles : c'est un blasphème de
ce roi de l'orgueil, qui, n'ayant pu se rendre semblable au Très-
Haut, veut rendre le Très-Haut semblable à lui, faux et menteur. —
Chrétiens, soldats du Christ, garde à vous ! Voilà l'ennemi ! — C'est
à réfuter ce mensonge de l'enfer, c'est à détruire ses pernicieux ef-
fets, que vous devez travailler à l'exemple d'Ignace. Dieu le suscite
avec sa compagnie, non pour tout faire, mais pour servir de modèle
à toute l'armée chrétienne, afin que tous, hommes, femmes , en-
fants , fassent de même. Le monde même nous le fera comprendre
un jour, le monde et l'enfer donneront un jour le nom de jésuite à
tout Chrétien généreux qui mettra Dieu et son Eglise au-dessus de
sa personne, de sa famille et de sa nation : pour les autres, le monde
et l'enfer ne s'en inquiéteront pas plus que de gens neutres ou com-
plices.
Ramener à Dieu tout l'homme et tous les hommes par l'unité de la
foi, de l'espérance et de la charité, sans distinction de Grec ni de bar-
bare, tel est le but de l'Eglise catholique, tel est le but de la compa-
gnie de Jésus, tel est le vœu de tout Chrétien fidèle. C'est vers ce but
que tendent les constitutions de saint Ignace pour sa compagnie.
Comme l'Eglise même, il embrasse et la vie contemplative et la vie
active, toutes les sciences et toutes les bonnes œuvres.
Pour que l'action de sa compagnie soit prompte et continue, l'au-
torité du supérieur général est perpétuelle et absolue tant qu'il fait
bien, mais non sans contrôle ni remède s'il fait mal.
Il est nommé par la congrégation générale et ne peut décliner
l'élection. Sa résidence habituelle est à Rome, au centre de la catho-
licité et de l'ordre. Il a seul autorité pour E&ire des règles, il en dis-
pense seul. Son office n'est pas de prêcher, mais de gouverner. Le
général communique ses pouvoirs aux provinciaux et aux autres
supérieurs dans la mesure qui lui convient. Il nomme à ces fonc-
tions et à toutes les charges des maisons professes, des collèges et
des noviciats, pour trois ans et plus s'il le juge opportun. Le général
approuve ou désapprouve ce que les visiteurs, les commissaires, les
provinciaux et autres supérieurs ont fait en vertu de ses pouvoirs.
II choisit les religieux qui sont nécessaires à l'administration de la
société, le procureur général et le secrétaire général. Il a le droit de
soustraire un ou plusieurs membres de l'ordre à leurs supérieurs
immédiats. Un membre de la compagnie ne peut publier un ouvrage
qu'après l'avoir soumis à trois examinateurs au moins, délégués par
le général.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 555
Tous les trois ans , les catalogues de chaque province lui sont
envoyés. Ces catalogues indiquent l'âge de chaque sujet, la propor-
tion de ses forces, ses talents naturels ou acquis, ses progrès dans
la vertu et dans les sciences. La correspondance la plus active est
recommandée entre le général et les provinciaux, afin que le pre-
mier connaisse ce qui se passe loin de lui comme s'il était sur les
lieux mêmes. Toutes les semaines, les supérieurs locaux rendent
compte de l'état de leurs maisons au provincial ; tous les trois mois,
au général.
Le général doit avoir force d'âme et courage pour supporter les in-
firmités de plusieurs et entreprendre de grandes choses pour la gloire
de Dieu. Lorsque ces grandes choses lui paraissent utiles, il faut qu'il
y persévère, quand même les puissants de la terre voudraient y
mettre obstacle. Leurs prières et leurs menaces ne peuvent jamais le
détourner du but que proposent la raison et l'obéissance divine. Le
général doit être doué d'une profonde sagacité et d'une haute intel-
ligence, afin de connaître aussi bien la théorie que la pratique des
affaires. La science lui sera nécessaire, mais la prudence encore da-
vantage.
Le général seul a le pouvoir, par lui ou par ses délégués, d'ad-
mettre dans les maisons ou les collèges de la société ceux qui pa-
raissent aptes à son institut. Il peut les recevoir soit à l'épreuve, soit
à la profession, soit comme coadjuteurs spirituels, soit comme éco-
liers approuvés. Il peut aussi les renvoyer et les renvoyer à tout ja-
mais de la compagnie ; mais pour condamner un profès à cette peine,
le général a besoin de l'assentiment du Pape. Il applique les postu-
lants et les profès au genre d'études qui convient à sa prudence. Les
études achevées, il peut les transporter d'un lieu à un autre, pour
un temps déterminé ou indéterminé. Le général a pouvoir de révo-
quer ou de rappeler les Pères que le souverain Pontife aurait chargés
d'une mission pour un temps indéterminé.
Le droit de créer de nouvelles provinces lui est conféré. En lui
réside le pouvoir de stipuler pour l'avantage des maisons et collèges
tout contrat de vente, d'achat, d'emprunt , de constitution de rentes
et autres, concernant les biens meubles et immeubles de ces maisons
ou collèges ; mais il ne peut supprimer une maison déjà établie, sans
le concours de la congrégation générale, ni appliquer les revenus
d'aucun établissement de la compagnie à la maison professe ou à
celle qu'il habite. Il a la surintendance et le gouvernement de tous
les collèges.
C'est au général qu'il appartient de veiller à l'observation des con-
stitutions. Il a aussi la faculté d'en dispenser selon les personnes, les
556 HISTOIRE UNIVERSELLE [LW. LXXXIV. - Dp. 1517
lieux, les temps et les autres circonstances. Il convoque la société en
congrégation générale. Il peut aussi convoquer les congrégations
provinciales. Il a deux voix dans les assemblées, et, en cas de par-
tage, son opinion prévaut. II faut qu'il connaisse autant que possible
le fond de la conscience des membres qui lui sont soumis, et prin-
cipalement des provinciaux et de tous ceux qui ont des emplois dans
la société.
Voilà le pouvoir du général défini par le texte même des constitu-
tions. Voici maintenant les précautions que saint Ignace a prises contre
l'abus possible de cette espèce de dictature. Elles se réduisent à six.
La première concerne les choses extérieures, le vêtement, la nour-
riture et les dépenses du général. La société peut augmenter ou di-
minuer ces dépenses, selon qu'il lui conviendra, à elle et au général.
Il faudra que le général acquiesce à cette ordonnance de la compa-
gnie. La seconde a soin du corps et de la santé du général, afin que
dans les travaux ou dans les pénitences il n'outre-passe pas la mesure
de ses forces. La troisième concerne son âme. Elle met auprès de lui
un admoniteur élu par la congrégation générale, et qui, avec une
respectueuse modération, est en droit de représenter au général ce
que lui ou les autres Pères auraient remarqué d'irrégulier en sa per-
sonne ou en son gouvernement. La quatrième est pour le prémunir
contre l'ambition. Si , par exemple, un roi voulait forcer le généra*
de la compagnie à prendre une dignité qui le contraindrait à re-
noncer à ses fonctions, et si le Pape y consentait ou l'ordonnait, non
pas cependant sous peine de péché, le général ne pourrait accepter
sans le consentement de la société. La société ne consentira jamais,
à moins qu'il n'y ait contrainte morale de la part du Saint-Siège. La
cinquième pourvoit aux cas de négligence , de vieillesse, de grave
maladie où tout espoir de guérison serait plus que douteux ; on
nomme alors au général un coadjuteur ou vicaire qui remplit ses
fonctions. La sixième est adoptée pour des occasions particulières,
pour des péchés mortels devenus publics, pour l'application des re-
venus à ses propres dépenses ou à sa famille, pour l'aliénation des
immeubles de la société ou pour une doctrine perverse. Dans ce cas,
la compagnie, après avoir pris et au delà toutes les informations,
peut et doit le déposer, et même, si besoin est, le renvoyer de l'ordre.
Afin de donner à l'autorité du général un autre contre-poids,
Ignace institua quatre assistants qui, toujours à ses côtés, ont charge
de veiller à l'exécution des trois premières précautions prises contre
lui. Leur élection se fait par ceux-là mêmes qui élisent le général.
En cas de mort ou d'absence prolongée, et les provinciaux de la
compagnie n'y répugnant pas, le général en substitue un autre qui,
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 557
avec l'approbation de tous ou de la plus grande partie, prend la place
vacante. Les assistants, qui sont pris dans chacune des grandes pro-
vinces de Portugal, d'Italie, d'Espagne, de France et d'Allemagne,
sont les ministres du général ; ils ont autorité pour en devenir les
juges. Le général peut suspendre un assistant. Si le général tombe
dans l'un des cas prévus pour sa destitution, les assistants convo-
quent malgré lui une congrégation générale qui le dépose dans les
formes. Si le mal est trop urgent, ils ont droit de le déposer eux-
mêmes, après avoir recueilli, par lettres, le suffrage des provinces.
Le pouvoir du général, comme l'on voit, n'est illimité qu'autant
que sa manière de gouverner et sa vie sont régulières. Pour faire
mieux comprendre ce point important, Ignace a décidé que les con-
grégations provinciales, assemblées tous les trois ans, devaient, avant
toute délibération, examiner s'il serait nécessaire de convoquer une
congrégation générale. Le saint fondateur veut que les députés des
provinces, à peine arrivés à Rome, s'entendent sur cette affaire si
délicate en dehors du général. Dans l'assemblée tenue à cet effet,
chacun vote par écrit, afin que la certitude du secret protège la li-
berté des suffrages. Tels sont les droits et les prérogatives du général.
Quant à sa société même, Ignace y établit, comme dans une com-
pagnie d'apôtres, un heureux tempérament de la vie active et de la
vie contemplative. De la première, il prend les œuvres de charité
de toutes espèces, la conversion des infidèles, la direction des con-
sciences, le ministère de la parole, l'éducation de la jeunesse, l'en-
seignement de la théologie, des belles-lettres et l'instruction des
ignorants. De la vie contemplative, il prend, dans une mesure sage-
ment proportionnée, l'oraison mentale, les examens de conscience,,
les exercices spirituels, les pieuses lectures, la fréquentation des sa-
crements, les retraites spirituelles et les pratiques de piété.
Quant aux observances extérieures, Ignace ne voulut donner à la
compagnie de Jésus aucun habit particulier. Il prit le vêtement or-
dinaire des prêtres séculiers : la soutane noire, l'ancien manteau, le
chapeau à large bord, dont le Pape et le sacré collège ont gardé la
forme. Le logement, la nourriture, enfin tout ce qui a trait aux ha-
bitudes de la vie commune, fut réglé dans cette mesure. Les macé-
rations de la chair, dont quelques ordres anciens ont fait la base de
leur institut, le silence, la solitude, les offices du chœur, soit de
jour, soit de nuit, n'entrèrent point dans son plan. Il travaillait à
composer pour l'Eglise une milice toujours active, toujours prête à
se porter au plus fort du danger, et non pas un corps ascétique que
les abstinences ou les insomnies auraient bientôt énervé. Il le fit en
même temps ordre mendiant et ordre de clercs réguliers : ordre
558 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
mendiant, pour continuer l'œuvre des apôtres; ordre de clercs ré-
guliers, parce que la fin de cet ordre, comme celle des prêtres or-
dinaires, est de travailler au salut du prochain par l'exercice du saint
ministère.
Ignace établit ensuite les conditions qu'il est indispensable de
remplir afin d'être admis dans la société. Quiconque a porté l'habit
religieux dans un autre ordre est inapte à être reçu dans la compa-
gnie. Celui qui s'offre pour entrer au noviciat doit à l'instant même
renoncer à sa propre volonté, à sa famille et à tout ce que les hommes
ont de cher sur la terre. Ignace, désirant bien faire comprendre quel
était le fond de sa pensée sur le principe de l'obéissance, a accu-
mulé, épuisé dans un seul tableau toutes les images par lesquelles
les Pères de l'Eglise et les ordres antérieurs au sien commandaient
cette vertu.
Il créa six états dans la compagnie : les novices, les frères tem-
porels, les scholastiques ou écoliers, les coadjuteurs spirituels, les
profès de trois vœux, les proies de quatre vœux.
Les novices se partagent en trois classes : novices destinés au sa-
cerdoce, novices pour les emplois temporels, et les indifférents,
c'est-à-dire ceux qui entrent dans la compagnie avec la disposition
de la servir, soit comme prêtres, soit comme coadjuteurs tempo-
rels, selon que les supérieurs les jugent capables. Les frères tempo-
rels formés sont ceux qui sont employés au service de la commu-
nauté en qualité de sacristain, de portier, de cuisinier. Après dix
années d'épreuve et lorsqu'ils sont parvenus à l'âge de trente ans, on
les admet aux vœux publics. Les scholastiques approuvés sont ceux
qui, après avoir termine leur noviciat et fait à Dieu les vœux simples
de religion, continuent la carrière des épreuves, soit dans les études
privées, soit dans l'enseignement et dans les autres emplois, jusqu'à
l'époque de leurs vœux solennels. Les coadjuteurs spirituels formés
s'appellent ainsi parce que, sans avoir encore la science ou les talents
requis pour la profession des quatre vœux, on les juge propres au
gouvernement des collèges et résidences, à la prédication, à l'ensei-
gnement, aux missions et à l'administration. Ils ne peuvent être pro-
mus avant trente ans d'âge et dix années de religion. Les profès des
trois vœux se trouvent toujours en nombre fort restreint ; ce sont
ceux qui, n'ayant pas toutes les qualités requises pour la profession
des quatre vaux, se voient admis à la profession solennelle à cause de
quelque autre qualité ou d'un mérite dont l'ordre peut tirer parti (huis
un certain cercle d'idées. Leur emploi est le même que celui des coad-
juteurs spirituels. Les profès des quatre vœux composent la société
dans toute l'acception du mot. Seuls ils peuvent être nommés gêné-
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 55 9
rai, assistant, secrétaire général ou provincial. Seuls ils ont droit
d'entrée dans les congrégations qui ont charge d'élire le général et les
assistants.
Quant à l'observance des vœux et des règles, à la manière de
vivre, il n'y a aucune différence entre ces divers degrés. Dans les
soins du corps, dans le vêtement, dans la nourriture, dans le loge-
ment, tout est basé sur le système de la plus parfaite égalité, depuis
le général jusqu'au dernier frère novice. La compagnie, ne pouvant
et ne devant qu'éprouver les écoliers, ne s'oblige envers eux que sous
condition ; mais eux s'obligent envers elle. Ils promettent de vivre,
de mourir en observant les vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéis-
sance. Ils s'obligent même à accepter le degré que par la suite les
supérieurs jugeraient être le plus en rapport avec leur caractère ou
leurs talents. Les écoliers deviennent religieux par ce triple vœu,
dont, dans des occasions sagement déterminées, le général ou la
congrégation a le droit de dispenser. La propriété de leurs biens
leur est laissée : ils ne peuvent cependant pas en jouir ou en dispo-
ser sans l'agrément des supérieurs. S'ils veulent, avant de faire pro-
fession, donner à la société tout ou partie de leurs biens, les consti-
tutions leur en laissent la faculté, mais elles ne leur en font ni une
obligation ni un devoir. Le temps d'épreuves fixé est de quinze à
dix-huit ans. Ils ne s'engagent par les vœux qu'à l'âge de trente-trois
ans, l'âge où mourut Jésus-Christ. Malgré la diversité des climats et
la différence des caractères nationaux, tous doivent se soumettre au
genre de vie prescrit par les constitutions.
Les profès sont obligés à la pauvreté la plus entière. Leurs mai-
sons ne doivent rien posséder, et ils s'obligent même, par un vœu
particulier, à ne jamais consentir à une modification de ce vœu, à
moins qu'on ne juge à propos d'étendre davantage sa rigueur. Il est
ordonné à tous de ne briguer ou de ne convoiter aucune charge
dans la compagnie. Le profès s'oblige à n'accepter aucune prélature,
aucun honneur. Il ne doit jamais aspirer aux dignités ecclésiastiques,
jamais les poursuivre, soit directement, soit indirectement. Il ne
peut même en être revêtu que lorsque le Pape l'y contraint sous peine
de péché mortel. C'était le meilleur moyen de fermer la porte aux
ambitions et de conserver à l'ordre des membres distingués. Les
profès remplissent toutes les intentions pour lesquelles Ignace créa la
compagnie de Jésus. Ils enseignent, ils prêchent, ils dirigent. Pour
ces fonctions, ils ne doivent toucher aucun argent sous forme de sa-
laire ou de récompense : il ne leur est permis de recevoir que
comme aumône.
Voilà généralement ce qu'il y a de particulier à la compagnie de
560 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
Jésus. Saint Ignace y ajoute beaucoup d'autres dispositions, mais
communes à toutes les constitutions monastiques. La compagnie
de Jésus, approuvée d'abord par le pape Paul III, le fut ensuite
par Jules III, Paul IV, Pie IV, saint Pie V, Grégoire XIII, Sixte-Quint,
Grégoire XIV, et notamment par le concile œcuménique de Trente,
qui, comme Paul III, déclara cet institut saint et pieux.
La compagnie de Jésus, avec ses constitutions générales, a pour
but de convertir à Dieu tous les hommes; les exercices spirituels,
en particulier, ont pour but de convertir à Dieu tout l'homme.
Voyez comme Luther s'égare. Poursuivi des terreurs de sa con-
science et d'une noire tristesse, il cherche le calme et la paix. On
lui recommande la foi et la confiance en la miséricorde divine ;
rien de mieux : mais on ne lui recommande que cela. On le renvoie
à cet article du symbole : Je crois la rémission des péchés ; c'est en-
core bien. Mais on y ajoute une interprétation erronée : qu'il doit
croire, comme au mystère de la sainte Trinité, que ses péchés lui
sont personnellement remis, et qu'en douter serait pécher contre
la foi. Une vérité du symbole ainsi rendue fausse, Luther en fait sa
vérité unique et rejette toutes les autres vérités : cette foi téméraire
et présomptueuse à sa propre justification, il en fait la vertu unique,
rejette toutes les autres vertus, toutes les bonnes œuvres, au point
d'en faire autant de péchés. Dans cette prodigieuse illusion, il croit
triompher de l'esprit de ténèbres, tandis qu'il en est le jouet et l'in-
strument. Rien ne le tirera de là : plutôt que de reconnaître humble-
ment aucune de ses erreurs, il remplira l'univers de ruines et de sang.
C'est pour retirer ou préserver de cette voie de perdition et d'au-
tres semblables, et conduire sûrement à Dieu, que saint Ignace or-
ganise ses exercices spirituels. Ils embrassent quatre semaines; mais
on peut les faire en plus ou moins de temps. La première semaine
s'occupe de la fin de l'homme et du péché, qui en est le seul obstacle :
les trois autres semaines s'occupent de la vie de Jésus-Christ, le mo-
dèle de l'homme nouveau et le maître qu'il faut servir. Dans ces di-
verses méditations, toutes les' facultés de l'homme sont employées
pour le bien pénétrer de la vérité qu'il médite : la mémoire, l'intel-
ligence, la volonté, la parole ou prière vocale, les sens même du
corps qu'on applique intellectuellement au sujet de la méditation :
on y consacre certaines heures de la nuit et du jour : dans les inter-
valles sont des examens de conscience, pour bien connaître ses pé-
chés, leurs causes, les remèdes, faire une bonne confession, recevoir
dignement la sainte eucharistie ; ce sont des examens particuliers sur
un défaut à corriger, une vertu à acquérir, des considérations sur le
choix d'un état pour sauver son âme.
â 1545 de l'ère chr.l DR L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 561
Le saint ajoute, entre autres choses, que celui qui veut faire les
exercices doit les commencer avec un fort grand courage, résolu de
s'abandonner entièrement au Saint-Esprit, et tout prêt à aller où la
voix du ciel l'appellera ; qu'étant ainsi disposé à l'entrée de la re-
traite, il doit non-seulement oublier pour un temps toutes les affai-
res du monde, mais encore ne s'appliquer qu'aux méditations de
chaque jour, sans penser en aucune façon à celles du lendemain ;
qu'il ne suffit pas que ses lectures soient bonnes et saintes, mais
qu'elles doivent être conformes au sujet de ses méditations, de peur
que l'esprit, étant dissipé à divers objets, n'ait moins de force pour
pénétrer les vérités dont on se propose de le convaincre; que le vivre,
la solitude, le silence, les austérités doivent se rapporter à la ma-
tière des oraisons de chaque semaine, autant que la prudence le de-
mande; que, s'il sent de la dévotion sur un article, qu'il ne passe
point à un autre, jusqu'à ce que sa piété soit pleinement satisfaite;
que, s'il tombe dans la sécheresse et le dégoût, bien loin de retran-
cher quelque chose du temps destiné à l'oraison, il la fasse un peu
plus longue pour combattre son ennui et pour se vaincre lui-même,
en attendant, dans le silence et avec humilité, la visite du Saint-Es-
prit ; que si, au contraire, il reçoit abondamment des consolations et
des douceurs spirituelles, il se donne bien de garde de faire aucun
vœu, surtout un vœu perpétuel et qui oblige à changer d'état; enfin,
qu'il s'ouvre à celui qui le dirige dans les exercices, et qu'il lui rende
un compte exact de tout ce qui se passe en son extérieur, afin que le
directeur traite le pénitent selon ses dispositions et ses besoins, et
qu'il ne donne ni trop de crainte à une âme pusillanime, ni trop de
confiance à une âme présomptueuse, de peur aussi que d'abord il
ne porte à la plus haute perfection un pécheur qui n'est pas encore
détaché du vice.
Saint Ignace donne aussi des règles pour le discernement des es-
prits. En voici les principales. 1° C'est le propre de Dieu et de tout
bon ange de répandre une véritable joie spirituelle dans l'âme qu'il
touche, et d'ôter toute tristesse et perturbation ingérée par le dé-
mon ; tandis que celui-ci, au contraire, par certains arguments so-
phistiques, qui présentent une apparence de vrai, a coutume d'atta-
quer cette joie qu'il trouve dans l'âme. 2° Il est de Dieu seul de
consoler une âme, sans aucune cause précédente de consolation ; car
c'est le propre du Créateur d'entrer dans sa créature et de la conver-
tir, attirer et changer tout entière en son amour. Nous disons qu'au-
cune cause de consolation ne précède, lorsque rien ne s'est offert à
nos sens, à notre esprit, à notre volonté, qui puisse par soi-même
produire cette consolation. 3° Lorsqu'il y a une cause précédente de
xxm. 36
562 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
consolation, l'auteur en peut être tant le mauvais ange que le bon,
mais ils tendent à des fins contraires : le bon, pour que l'âme profite
de plus en plus dans la connaissance et la pratique du bien ; le mau-
vais, au contraire, pour qu'elle agisse mal et se perde. -4° C'est l'habi-
tude de l'esprit malin, se transfigurant en ange de lumière et con-
naissant les pieux désirs de l'âme, de les seconder d'abord, pour
l'attirer bientôt de là à ses désirs mauvais. Car, dans le commence-
ment, il feint de suivre et de favoriser les bonnes et les saintes pensées
de l'homme, et ensuite il l'entraîne peu à peu et l'enlace dans les piè-
ges cachés de ses tromperies. 5° Il taut examiner soigneusement nos
pensées sur le principe, le milieu et la fin; si ces trois choses sont
bien, c'est une preuve que c'est le bon ange qui a suggéré ces pen-
sées ; mais si dans le cours de ces pensées de l'esprit, il s'oiïre ou
s'ensuit quelque chose de mauvais en soi, ou qui détourne du bien,
ou qui pousse à un moindre bien que l'âme ne s'était proposé, ou qui
fatigue l'âme même, l'inquiète et la trouble, en lui ôtant le repos, la
paix et la tranquillité dont elle jouissait auparavant, c'est une marque
évidente que l'auteur de cette pensée est l'esprit malin, comme
étant toujours opposé à ce qui nous est utile1.
Après ces règles sur le discernement des esprits, en viennent quel-
ques autres pour être toujours d'accord avec l'Eglise orthodoxe.
1° Renonçant à son propre jugement, être toujours prêt à obéir à la
vraie épouse du Christ et notre sainte mère, qui est l'Eglise ortho-
doxe, catholique et hiérarchique. 2° Louer la confession faite au
prêtre et la communion au moins annuelle : car il est plus louable de
communier chaque huit jours ou du moins chaque mois, mais avec
les dispositions requises. 3° Recommander aux fidèles d'entendre
fréquemment et dévotement le sacrifice de la messe : également les
chants ecclésiastiques, les psaumes et les longues prières qu'on récite
soit dans les églises ou dehors; approuver les temps déterminés pour
les ollices divins et les prières quelconques, comme les heures cano-
niales. 4° Louer beaucoup l'état religieux, et préférer le célibat ou
la virginité au mariage. 5° Approuver dans les religieux les vœux
de chasteté, de pauvreté et d'obéissance, avec les autres œuvres de
perfection et de surérogation. 6° Louer les reliques, la vénération et
l'invocation des saints; item, les stations, les pèlerinages, les indul-
gences, les jubilés, les cierges allumés dans les éfdist s et les autres
pratiques qui aident à la piété et à la dévotion. 7" Relever l'usage d<
l'abstinence et des jeûnes, au carême, quatfle-temps, vigiles, ven-
dredi, samedi, et des autres qu'on s'impose par dévotion ; item, les
i Institut, societ. Jésus, t. 2. Pragœ, p. 301.
à 15^5 de l'ère chr.| DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 563
afflictions volontaires que nous appelons pénitences, non-seulement
les intérieures, mais encore les extérieures. 8° Louer que l'on con-
struise des églises, qu'on les orne et que l'on vénère les images à
cause de ce qu'elles représentent. 9° Confirmer souverainement tous
les préceptes de l'Eglise, ne les attaquer d'aucune manière, mais
les défendre promptement par toutes sortes de raisons. 10° Soutenir
soigneusement les décrets, mandements, traditions, rites et mœurs
des Pères et des supérieurs. S'il y a quelque chose à reprendre,
prier en particulier ceux qui en ont le pouvoir d'y porter remède.
11° Estimer beaucoup la théologie, tant la positive que la scholas-
tique. Car, comme les anciens docteurs ont eu pour but de porter à
l'amour et au culte de Dieu, ainsi saint Thomas, saint Bonaventure,
le Maître des sentences et les autres théologiens modernes se sont
spécialement proposé d'exposer plus exactement les dogmes néces-
saires au salut, et de les définir, comme il convenait en leur temps
et depuis pour réfuter les erreurs des hérésies. Car ces docteurs,
venus plus tard, non-seulement ont l'intelligence des saintes Écri-
tures et sont aidés par les écrits des anciens auteurs, mais encore,
avec l'influence de la lumière divine, ils profitent heureusement pour
notre salut des canons et des décrets des conciles, ainsi que des di-
verses constitutions de la sainte Eglise. 12° Eviter de comparer les
vivants avec les saints du ciel. 13° Se soumettre promptement à la
décision de l'Eglise ; car il faut croire d'une manière indubitable
que c'est le même esprit de Notre-Seigneur et de l'Eglise, son épouse,
qui nous gouverne et nous dirige vers le salut, et que ce n'est pas
un autre Dieu qui donna autrefois les dix commandements, et qui
maintenant instruit et dirige la hiérarchie de l'Eglise. 14° Etre très-
circonspect en parlant de la prédestination. 45° En parler peu sou-
vent, 16° Louer la foi, mais sans donner lieu à négliger les bonnes
œuvres. 17° Prêcher la grâce, ^mais sans donner lieu de croire qu'il
n'y a pas de libre arbitre. 18° Encore qu'il soit souverainement
louable et utile de servir Dieu par dilection pure, il faut cependant
recommander la crainte de Dieu, non-seulement la crainte filiale,
mais, encore cette autre qu'on appelle servile ; car souvent elle nous
est nécessaire pour nous faire sortir promptement du péché mortel
et nous disposer à la crainte filiale, qui nous conduit à l'amour de
Dieu et nous y conserve *.
Ces règles sont assurément très-sages, et trouvent encore leur
application de nos jours. Il en est de même des règles concernant
les sciences et les études, et qui se trouvent partie dans les consti-
1 Institut, societ. Jésus, t. 2. Pragœ, p. 304.
5G4 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
tutions primitives de la société, partie dans des ordonnances subsé-
quentes. En voici le fond et l'ensemble.
La fin de l'homme est de connaître Dieu, de l'aimer, de le servir,
et par ce moyen obtenir la vie éternelle. La fin de la compagnie de
Jésus, comme de l'Eglise catholique, est de faire connaître Dieu, de
le faire aimer et servir. Donc la science qui s'occupe directement de
connaître et de faire connaître Dieu, c'est-à-dire la théologie, tient
nécessairement le premier rang, et toutes les autres doivent y aider1.
La théologie est la science de Dieu et des choses divines ; elle peut se
diviser en Théologie naturelle, science de Dieu et des choses divines
par les lumières de la nature , et Théologie surnaturelle, science de
Dieu et des choses divines par les lumières de la foi ou de la révéla-
tion2. Elle se subdivise en théologie positive ou oratoire, explication
des choses divines sans argumentation en forme ; théologie scholas-
tique ou propre à l'enseignement dans les écoles, science des choses
divines par voie d'argumentations démonstratives et formelles.
Le professeur de théologie scholastique saura qu'il est de son de-
voir d'unir tellement une solide subtilité dans la dispute avec la foi
et la piété, que celle-là serve à celle-ci. Les professeurs de la com-
pagnie suivront absolument la doctrine de saint Thomas, ils le re-
garderont comme leur docteur propre, et mettront tout en œuvre
pour que leurs auditeurs s'y affectionnent. Cependant ils ne se
croiront pas astreints à saint Thomas de telle sorte qu'il ne leur soit
jamais permis de s'en écarter en rien, puisque ceux mêmes qui
s'appellent thomistes ne s'y croient pas obligés. Ainsi, sur la con-
ception de la sainte Vierge, on suivra l'opinion la plus commune en
ce temps et la plus reçue parmi les théologiens. De plus, dans les
questions purement philosophiques, ou même qui tiennent aux Écri-
tures et aux canons, on pourra suivre ceux qui ont traité ces ma-
tières plus ex professo. Lorsque le sentiment de saint Thomas est
ambigu, ou qu'il s'agit de questions qu'il n'a peut-être pas traitées
et sur quoi les docteurs catholiques ne sont pas d'accord, on pourra
suivre l'un ou l'autre parti. Dans l'enseignement, on aura surtout
soin d'affermir la foi et de nourrir la piété. C'est pourquoi, dans les
questions que saint Thomas ne traite point ex professo, nul n'ensei-
gnera rien qui ne s'accorde avec les sentiments de l'Église et avec
les traditions reçues, ou qui ébranle de quelque manière une solide
piété. Le cours de théologie s'achèvera dans quatre ans 3.
Quant à la philosophie, voici les principales règles. Comme les
1 Constit. cum déclarât., pars 4, c. 12, t. 1, p. 249. — * Voir Breviarum thec-
logicum de Polman. Paris, 1682. — s Ratio Studiorum.
à 1^5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 565
sciences naturelles disposent l'esprit à la théologie, qu'elles servent
à en acquérir une parfaite connaissance et à en faire un bon usage,
et que de soi elles aident à la même fin, le professeur, cherchant en
tout la gloire de Dieu, les traitera de manière à préparer ses audi-
teurs à la théologie, et surtout à les exciter à la connaissance de leur
Créateur. Dans les choses de quelque importance, il ne s'éloignera
point d'Aristote, à moins qu'il ne s'agisse d'un article qui s'écarte de
la doctrine approuvée par toutes les académies, à plus forte raison
s'il répugne à la foi orthodoxe, contre laquelle, s'il se trouve quel-
ques arguments, soit dans ce philosophe, soit dans tout autre, le pro-
fesseur le réfutera vigoureusement, suivant que l'ordonne le concile
de Latran. Les interprètes d'Aristote qui ont mal mérité de la reli-
gion chrétienne, comme Averroès, on ne les lira ni ne les citera sans
beaucoup de choix et de précaution; on ne se déclarera pour aucune
de leurs sectes, on ne dissimulera aucune de leurs erreurs, mais on
en déprimera d'autant plus vivement leur autorité. Au contraire,
jamais on ne parlera qu'honorablement de saint Thomas, on le sui-
vra volontiers quand il faudra, et on ne l'abandonnera qu'avec res-
pect, lorsque son sentiment ne paraîtra pas juste. Le cours de philo-
sophie durera trois années. La première, on s'occupera de la logique
et des autres livres d'Aristote qui s'y rapportent ; la seconde, des
physiques ; la troisième, des métaphysiques. Dans la métaphysique,
on passera les questions de Dieu et des intelligences, qui dépendent
entièrement ou en grande partie des vérités transmises par la foi divine1.
Cette règle dernière mérite attention. La compagnie de Jésus crai-
gnait, non sans raison, que la philosophie sécularisée n'usurpât un
jour l'enseignement de la théologie, sous le nom de métaphysique,
ou même quelque nom plus nouveau. Effectivement, on voit de nos
jours, sans y prendre garde, en Allemagne, en France et ailleurs, de
simples laïques enseigner la théologie à la jeunesse chrétienne sans
aucune mission de l'Église de Dieu, mais par la seule autorité des
souverains temporels, empereurs, rois, reines, princes ou bourgmes-
tres : on leur voit enseigner séculièrement la théologie sous le nom
ancien de philosophie ou le nom moderne de théodicée, sans que l'é-
piscopat ait réclamé jusqu'à présent contre cette usurpation de ses
droits. Il y a même des auteurs catholiques qui aident à cette usur-
pation, en débaptisant la théologie sécularisée et en lui appliquant la
dénomination nouvelle et protestante de théodicée. Le protestant
Leibnitz ayant fait un traité de la bonté de Dieu, de la liberté de
V homme et de foiùgine du mal, lui donna le nom assez impropre de
1 lialio Sludiorum.
566 HISTOIRE UMVERSKLLE [Liv. LXXXIV. - De 1517
théodicée, qui veut d\re justice de Dieu, et ne se trouve dans aucun
saint Père ni docteur. Des catholiques estimables, mais trop peu avi-
sés, donnent ce nom plus improprement encore à la théologie tout
entière, du moins à la théologie naturelle. Ce qui donne lieu aux
gouvernements séculiers de raisonner de la sorte : Les évêques nous
reconnaissent, du moins par leur silence, le droit d'enseigner et de
faire enseigner la théologie, même la théologie fondamentale, sous
le nom de philosophie et de théodicée, dans nos universités et nos
collèges : pourquoi n'aurions-nous pas le droit de l'enseigner et de
la faire enseigner sous son nom propre dans les séminaires?
Mais les gouvernements ne se contentent pas de raisonner de la
sorte, ils agissent ainsi réellement. Les modernes facultés de théolo-
gie, et dans les universités d'Allemagne, et dans les académies de
France, au nom de qui sont-elles instituées? est-ce bien au nom de
l'Eglise catholique? Au nom de qui enseignent-elles? est-ce bien au
nom de ce docteur suprême des Chrétiens, à qui a été dit : Pais mes
agneaux, pais mes brebis? est-ce du moins au nom de l'évêque, qui
seul a reçu de l'Église le pouvoir d'enseigner cette portion du trou-
peau? N'est-ce pas au nom des princes et des magistrats de ce siècle,
soient-ils protestants, hérétiques, schismatiques , indifférents ou
athées? N'est-ce pas au nom d'un prince de ce siècle, et non d'un
prince de l'Eglise, que, dans les facultés gouvernementales de France,
les professeurs de théologie reçoivent leur mission officielle d'ensei-
gner? N'est-ce pas un magistrat de ce siècle, et non un représentant
de l'Eglise, qui autorise le programme de leurs leçons, qui préside
aux examens des candidats? N'est-ce pas d'un magistrat de ce siècle,
et non d'un député de l'Église, que les candidats reçoivent leurs di-
plômes de bachelier, de licencié, de docteur en théologie? N'est-ce
pas ôter l'enseignement aux apôtres à qui le Christ a dit : Allez et
enseignez, et le reconnaître à ceux qui se sont ligués contre l'Éternel
et son Christ, à Pilate et à Hérode? N'est-ce pas justifier Néron et
Domitien d'avoir persécuté et tué les apôtres, puisqu'ils enseignaient
sans diplôme impérial? N'est-ce pas justifier les empereurs ariens,
iconoclastes et autres, d'avoir persécuté les évêques et les prêtres
catholiques, puisqu'ils enseignaient contrairement aux rescrits im-
périaux? N'est-ce pas justifier tout le mahoniétisme, puisque ce n'est
que l'enseignement d'un prince de ce siècle? N'est-ce pas préparer
les voies à l'antechrist, dont le caractère sera de s'asseoir dans le
temple de Dieu, dans l'Église de Dieu, comme étant Dieu même, le
Dieu de ce siècle, et d'usurper la place du Seigneur, qui a dit : Je suis
la voie, la vérité et la vie; vous n'avez qu'un maître ou docteur, c'est
le Christ? Comment des catholiques, prêtres ou séculiers, peuvent-
à 1545 de l'ère chr.l DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 567
ils donner les mains à ces préparatifs de la grande apostasie? Ne
voient-ils pas qu'ils sont les manœuvres de l'apostat deWittemberg?
Il reconnaît d'abord que le Pape seul, médiatement ou immédiate-
ment, peut conférer l'autorité de docteur en théologie ; mais il finit
par ôter l'enseignement au Pape et au concile général, pour le
transférer à l'assemblée des barons allemands.
Dans les règlements de la compagnie de Jésus pour les études phi-
losophiques, il est encore dit : Le professeur s'appliquera principale-
ment à bien interpréter le texte d'Aristote, et il n'y mettra pas moins
d'application qu'aux questions mêmes. Il persuadera également à ses
auditeurs que leur philosophie sera bien tronquée s'ils ne mettent
en ceci une étude sérieuse h Ce règlement, si simple, nous paraît
d'une importance extrême. Faute de le mettre en pratique, les trois
derniers siècles se sont disputés pour et contre Aristote, à peu près
comme des aveugles sur les couleurs, sans savoir au juste ce qu'il
dit. Ce qui fait d'autant moins honneur à ces siècles, qu'ils avaient
sous la main le texte complet et correctement imprimé d'Aristote,
tandis que les siècles du moyen âge n'avaient que des manuscrits,
souvent fautifs ou indéchiffrables.
Les règlements sur les études, ainsi que toutes les constitutions de
la compagnie de Jésus, étaient très-propres pour arrêter et prévenir
l'anarchie religieuse et intellectuelle de Luther, et ramener l'harmonie
de l'intelligence humaine avec la foi divine. Comme de nos jours les
besoins sont encore les mêmes, les premiers pasteurs feront bien d'em-
ployer les mêmes remèdes , avec les modifications convenables.
Les premiers collèges que les religieux de saint Ignace établirent
sur ces principes furent celui de Coïmbre en Portugal, Cologne sur le
Rhin, Ingolstadt en Bavière, Vienne en Autriche, Prague en Bohême;
ces quatre derniers contribuèrent puissamment à sauver la foi en Al-
lemagne, dont le principal apôtre, en ces temps critiques, fut un disci-
ple de saint Ignace, Pierre Canisius, né à Nimègue, que nous ne serions
pas étonnés de voir un jour rangé par l'Église au nombre des saints.
Mais un collège bien autrement considérable, c'était l'univers en-
tier à convertir. La compagnie de Jésus s'y employa dès son origine
avec zèle et succès. Jean Nugnèz et Louis Gonzalez passèrent dans
les royaumes de Fèz et de Maroc pour instruire les sclaves chré-
tiens. En 15-47, quatre missionnaires partirent pour le Congo en
Afrique ; quelques années après, treize furent envoyés dans l'Abys-
sinie : du nombre de ces derniers était Jean Nugnèz, que le pape
Jules III fit patriarche d'Ethiopie; deux de ses compagnons furent sa-
1 Ratio Sludiorum. Begulœ professons philosophai, ri. 12.
5G8 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
crés évêques. Enfin le roi de Portugal demanda plusieurs membres
de la même société pour aller annoncer l'Évangile aux peuples de
l'Amérique méridionale. Mais parmi ces conquérants apostoliques,
nul n'est comparable à François-Xavier, l'apôtre des Indes, qui
partit de Lisbonne le sept avril 1 5 î I .
Sainte Thérèse, dont nous avons déjà vu les commencements, et
qui devait fonder une réforme du Carmel, avait alors vingt-six ans :
saint Jean de la Croix, qui devait la seconder dans cette œuvre, en
avait deux ; saint Charles Borromée, quatre ; saint Philippe de Néri,
vingt-six ; Michel Ghisleri, autrement saint Pie Y, trente-sept. L'Église
de Dieu n'est jamais stérile en saints.
Saint François-Xavier s'embarqua donc le sept avril 1541 , le jour
de sa naissance, dans sa trente-sixième année. Dans son voyage de
Rome en Espagne, l'ambassadeur portugais qui le conduisait en Por-
tugal lui proposa d'aller au château de Xavier, peu éloigné de la
route, afin de dire adieu à sa mère, qui vivait encore, et à ses amis,
qu'il ne verrait peut-être jamais en ce monde. Le saint répondit
qu'il remettait à voir ses parents dans le ciel; que l'entrevue qu'on
lui proposait serait accompagnée de tristesse, comme il arrive dans
les derniers adieux ; au lieu que dans le ciel il serait réuni pour tou-
jours aux personnes qui lui étaient chères, et que sa joie ne serait
mêlée d'aucune affliction. L'ambassadeur Mascaregnas fut si touché
des exemples et des instructions de Xavier, qu'il résolut de se donner
à Dieu sans réserve.
A Lisbonne, il reçut plusieurs lettres de Martin d'Azpilcueta. plus
connu sous le nom de docteur de Navarre, qui le pressait de se
rendre auprès de lui. Le docteur était son oncle maternel, et pro-
fessait la théologie avec éclat à Coïmbre. Xavier refusa constamment
d'aller dans cette ville. Le docteur lui ayant témoigné de l'inquiétude
sur son genre de vie, il lui répondit qu'il ne devait point s'arrêtera
ce qu'on disait du nouvel institut : qu'il importait peu d'être jugé par
les hommes, par ceux surtout qui jugent sans connaissance de cause.
Quand le temps du départ fut arrivé, le roi de Portugal lui remit
quatre brefs du pape Paul III. Dans les deux premiers, le souverain
Pontife l'établissait nonce apostolique et lui donnait d'amples pou-
voirs; dans le troisième, il le recommandait à David, roi d'Ethiopie:
et dans le quatrième, aux autres princes d'Orient. Il fut impossible
de lui faire accepter aucunes provisions. Il ne prit que quelques livres
de piété, destinés à l'usage des nouveaux convertis. Sur la proposi-
tion qu'on lui fit d'avoir au moins un domestique, il répondit : Tant
quej aurai ces (h-ux mains, je n'aurai point d'autre valet. — Mais,
insista-t-on, la bienséance veut que vous en ayez: car enfin vous
à 1645 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 569
avez une dignité que vous ne devez pas avilir, et il serait honteux de
voir un légat apostolique laver son linge au bord d'un navire et s'ap-
prêter lui-même à manger. — Je prétends bien, dit Xavier, me
servir et servir les autres sans déshonorer mon caractère : pourvu
que je ne fasse point de mal, je ne crains point de scandaliser le pro-
chain ni de perdre l'autorité que le Saint-Siège m'a commise. Ce
sont ces respects humains et ces fausses idées de bienséance qui ont
mis l'Église en l'état où nous la voyons présentement.
Il s'embarqua pour les Indes avec le père Paul de Camerino, Ita-
lien, et le père François Mansella, Portugais. Le second n'était pas
encore prêtre. Le père Simon Rodriguèz les accompagna jusqu'à la
flotte. Au milieu des plus tendres embrassements, le saint lui dit :
Mon frère, voici les dernières paroles que je vous dirai jamais. Nous
ne nous reverrons plus en ce monde, souffrons patiemment notre sé-
paration ; car il est certain qu'étant bien unis à Dieu, nous serons
unis ensemble, et que rien ne pourra nous séparer de la société que
nous avons en Jésus-Christ. Je veux, au reste, pour votre consola-
tion, vous découvrir un secret que je vous ai caché jusqu'à cette
heure. Il vous souvient que, lorsque nous étions dans un hôpital de
Rome, vous m'entendîtes crier une nuit : Encore plus, Seigneur, en-
core plus! Vous m'avez demandé souvent ce que cela voulait dire, et
je vous ai toujours répondu que vous ne deviez pas vous en mettre
en peine. Sachez maintenant que je vis alors, ou endormi ou éveillé,
Dieu le sait, tout ce que je devais souffrir pour la gloire de Jésus-
Christ. Notre-Seigneur me donna tant de goût pour les souffrances,
que, ne pouvant me rassasier de celles qui s'offraient à moi, j'en dé-
sirai davantage; et c'est le sens de ces mots que je prononçais avec
tant d'ardeur : Encore plus, encore plus! J'espère que la divine bonté
m'accordera dans les Indes ce qu'elle m'a montré en Italie, et que
ces désirs qu'elle m'a inspirés seront bientôt satisfaits.
La flotte mit à la voile sous le commandement d'Alphonse de
Sousa, nommé vice-roi des Indes, lequel voulut avoir le saint sur
son navire. Il s'y trouvait bien mille personnes. Xavier les regarda
comme un troupeau confié à ses soins. Il catéchisait les matelots et
prêchait tous les dimanches au pied du grand mât. Il avait un soin
extraordinaire des malades, et les portait dans sa chambre, dont il
faisait une espèce d'infirmerie. 11 couchait sur le tillac, et ne vécut
que d'aumônes pendant tout le voyage. Inutilement le vice-roi le
pressa de manger à sa table ou d'accepter au moins ce qu'il lui en-
voyait pour sa nourriture. Xavier répondit toujours qu'il était un
pauvre religieux, et qu'ayant fait vœu de pauvreté, il était de son de-
voir de l'accomplir. S'il fut forcé qudquefo:s de îv evoir les plats
570 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
que le vice-roi lui envoyait de sa table, il les partageait avec ceux
qu'il savait en avoir le plus de besoin. Attentif à réprimer et môme
à prévenir toute espèce de désordres, il faisait cesser les murmures,
apaisait les querelles et les disputes, et empêchait, autant qu'il lui
était possible, les jurements, les blasphèmes et la passion du jeu. S'il
était témoin de quelques mauvaises actions, il reprenait les coupa-
bles avec une telle autorité, que personne ne lui résistait, et son zèle
était si bien tempéré par la douceur, qu'où ne pouvait s'en offenser.
Les froids insupportables du Cap-Vert, les chaleurs excessives de la
Guinée, la putréfaction de l'eau douce et des viandes sous la ligne
ayant produit des maladies fâcheuses, il donna les plus grandes
preuves de charité pour les besoins spirituels et corporels de l'équipage
Ce qui le fit surnommer dès lors le saint père ; et ce nom lui demeura
le reste de ses jours, même parmi les Mahométans et les idolâtres.
Après cinq mois de navigation, la flotte doubla le cap de Bonne-
Espérance et aborda sur la tin d'août à Mozambique, sur la côte
orientale d'Afrique. Elle fut obligée d'y passer l'hiver. Les habitants
de Mozambique, Mahométans pour la plupart, trafiquaient avec les
Arabes et les Éthiopiens; mais les Portugais avaient quelques éta-
blissements chez ce peuple. L'air du pays est malsain, et Xavier, en
servant les malades, y tomba malade lui-même. Sa santé étant réta-
blie, il se rembarqua avec le vice-roi, le 13 mars ir>'i2. Après trois
jours de navigation, on arriva à Mélinde, ville d'Afrique, habitée par
les Sarrasins. Xavier pensait à parler de religion, pour faire sentir
les absurdités du mahométisme, lorsqu'un des principaux de la ville
le prévint et lui demanda s'il n'y avait pas plus de piété en Europe
qu'à Mélinde. Il ajouta que, de dix-sept mosquées qu'ils avaient,
quatorze étaient entièrement abandonnées, et qu'on ne fréquentait
presque plus les trois autres. Cette conversation n'eut point d'autre
suite, et le saint partit en gémissant sur l'aveuglement de ce peuple.
La flotte continua de côtoyer l'Afrique, et alla mouiller au bout de
quelques jours à l'île de Socotora, vis-à-vis le détroit de la Mecque.
Xavier y trouva quelques traces de christianisme, mais défiguré, et
ce ne fut pas sans verser des larmes qu'il abandonna un peuple dis-
posé à recevoir ses instructions. Les Socotorins l'accompagnèrent
jusqu'au bord de la mer, en le priant de revenir chez eux. On s'em-
barqua, et la navigation fut de peu de jours. La flotte, après avoir
traversé la mer d'Arabie et une partie de celle de l'Inde, arriva au
port de Goa le 6 mai 1542, le treizième mois depuis sa sortie du port
de Lisbonne.
Xavier n'eut pas plus tôt pris terre, qu'il se rendit à l'hôpital, où
il choisit son logement; mais il ne voulut exercer aucune fonction
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 571
sans avoir rendu ses devoirs à l'évêque de Goa. C'était Jean d'Albu-
querque, religieux de Saint-François, que ses vertus rendaient singu-
lièrement recommandable. Le saint missionnaire lui présenta les brefs
de Paul III, et. lui déclara qu'il ne prétendait point en faire usage
sans son agrément. Il se jeta ensuite à ses pieds pour lui demander
sa bénédiction. Le prélat, frappé de la modestie de Xavier et de cer-
tain air de sainteté que respirait son extérieur, s'empressa de le rele-
ver et l'embrassa tendrement. Il baisa plusieurs fois les brefs du Pape
et dit : Un légat apostolique, envoyé immédiatement du vicaire de
Jésus-Christ, n'a pas besoin de prendre sa mission d'ailleurs ; usez
librement des pouvoirs que le Saint-Siège vous a donnés, et soyez
sûr que, si l'autorité épiscopale est nécessaire pour les maintenir,
elle ne vous manquera pas.
Dès ce moment-là ils se lièrent d'amitié, et leur union devint si
intime dans la suite, qu'ils semblaient tous deux n'avoir qu'un cœur
et qu'une âme. Aussi le père Xavier n'entreprenait rien sans avoir
consulté l'évêque. L'évêque, de son côté, communiquait tous ses
desseins au père Xavier, et on ne peut croire combien une telle cor-
respondance servit au salut des âmes et à l'exaltation de la foi.
L'état où le saint vit la religion dans le pays où il était envoyé fit
couler ses larmes et l'enflamma de zèle. Les Portugais, livrés aux
passions les plus injustes et les plus honteuses, ne se faisaient aucun
scrupule de l'ambition, de la vengeance, de l'usure, du libertinage.
Il semblait que tout sentiment de religion fût éteint dans la plupart
d'entre eux. Les sacrements étaient universellement négligés. Il n'y
avait que quatre prédicateurs dans toutes les Indes, ni guère plus de
prêtres hors de Goa. En vain l'évêque tâchait de faire rentrer les cou-
pables en eux-mêmes ; ils méprisaient ses exhortations, ses prières et
ses menaces. Il n'y avait point de digue qu'on pût opposer à ce torrent
d'iniquités. Les infidèles ressemblaient moins à des hommes qu'à des
bêtes ; si quelques-uns avaient cru autrefois à l'Évangile, ils étaient
retombés dans leurs premières superstitions et dans leurs anciens
désordres, parce qu'ils avaient manqué d'instruction pour se soute-
nir et qu'ils n'avaient eu que de mauvais exemples sous les yeux.
La vie scandaleuse des Chrétiens était un grand obstacle à la con-
version des Gentils. Xavier commença sa mission par les premiers."
Il leur rappela les principes du christianisme, et il s'appliqua sur-
tout à former la jeunesse à la vertu. Sa coutume était de passer la
matinée à servir les malades des hôpitaux et à visiter les prisonniers.
Il parcourait ensuite les rues de Goa, une clochette à la main, et priait
à haute voix les pères de famille d'envoyer pour l'amour de Dieu
leurs enfants et leurs esclaves au catéchisme. Les petits enfants s'as-
572 HISTOIRE UNIVERSELLE |Liv. LXXX1V. - De 1517
semblaient autour de lui : il les conduisait à l'église, et là leur ex-
pliquait le symbole des apôtres, les commandements de Dieu et toutes
les pratiques de piété qui sont en usage parmi les fidèles. Il vint à
bout de leur inspirer de vifs sentiments de religion. La modestie et
la dévotion de ces enfants étonnèrent toute la ville et la firent bien-
tôt changer de face. Les pécheurs les plus abandonnés commencèrent
à rougir de leurs désordres. Quelque temps après, il prêcha en pu-
blic et se mit à faire des visites dans les maisons particulières. Sa
douceur et sa charité furent des armes auxquelles personne ne ré-
sista. Les pécheurs, pénétrés d'horreur pour leurs crimes, vinrent se
jeter à ses pieds pour se confesser, et les fruits de pénitence qui ac-
compagnaient leurs larmes fournirent des preuves certaines de la sin-
cérité de leur conversion. On renonça aux contrats usuraires, on
restitua les gains illicites, on mit en liberté les esclaves qu'on avait
acquis injustement ; ceux qui avaient des concubines les renvoyèrent
lorsqu'ils ne voulurent point les épouser; enfin l'ordre et la décence
furent rétablis dans les familles. Les gentilshommes et les marchands
donnaient au saint de grosses sommes d'argent, qu'il distribuait de-
vant eux dans les hôpitaux et dans les prisons. Le vice-roi y allait
lui-même toutes les semaines avec le saint, pour écouter les prison-
niers et consoler les pauvres.
Cependant l'homme apostolique apprit qu'à l'orient de la pres-
qu'île il y avait, sur la côte de la Pêcherie, qui s'étend depuis le cap
Comorin jusqu'à l'île de Manar, un peuple connu sous le nom de
Paravas ou de pêcheurs ; que ces peuples, par reconnaissance pour
les Portugais, qui les avaient secourus contre les Maures, s'étaient
fait baptiser; mais que, faute d'instruction, ils conservaient tou-
jours leurs superstitions et leurs vices. Xavier se chargea d'autant
plus volontiers de cette mission, qu'il avait quelque connaissance de
la langue malabare, qui était en usage à la eôte de la Pêcherie. Il se
fit accompagner par deux jeunes ecclésiastiques de Goa, qui enten-
daient passablement la même langue, et s'embarqua au mois d'oc-
tobre 1542. Il prit terre au cap Comorin, qui est en face de l'île de
Ceylan et environ à six cents milles de Goa. 11 commença l'exercice
de son ministère dans un village rempli d'idolâtres : il leur prêcha
Jésus-Christ ; mais ils lui dirent qu'ils ne pouvaient changer de reli-
gion sans la permission du seigneur du pays. Leur opiniâtreté cepen-
dant ne put tenir contre la force des miracles que Dieu opéra par
son serviteur. Une femme était en travail d'enfant depuis trois jours,
et souffrait des peines horribles sans recevoir aucun soulagement, ni
des prières desbrachmanes ni des remèdes naturels. Xavier l'instrui-
sit et la baptisa lorsqu'elle eut déclaré qu'elle croyait en Jésus-Christ.
h 1545 de l'ère chr.l DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 573
Elle fut aussitôt délivrée et parfaitement guérie, comme nous l'ap-
prenons d'une lettre de Xavier lui-même à saint Ignace *. Ce miracle
convertit non-seulement la famille de cette femme, mais les princi-
paux habitants du village, et le prince ayant permis l'exercice du
christianisme, tous se firent instruire et baptiser.
Encouragé par ce premier succès, il gagna la côte de la Pêcherie.
Il s'attacha d'abord à ceux qui avaient reçu le baptême, et leur en-
seigna la doctrine chrétienne. Mais, pour se mettre en état de faire
plus de fruit, il voulut bien savoir la langue malabare, et il se donna
des peines infinies pour y réussir. A force de travail, il traduisit en
cette langue les paroles du signe de la croix, le symbole des apôtres,
les commandements deDieu, l'oraison dominicale, la salutation angé-
lique,le Confiteor, le Salve, regina, enfin tout le catéchisme. Il apprit
par cœur cequ'il put de sa traduction, et se mit à parcourir les villages.
J'allais la clochette à la main, écrit-il lui-même à ses frères d'Eu-
rope, et, rassemblant tout ce que je pouvais d'enfants et d'hommes,
je leur enseignais la doctrine chrétienne. Les enfants l'apprenaient
aisément par cœur en un mois, et quand ils la savaient bien, je leur
recommandais de l'enseigner eux-mêmes à leurs pères et mères, à
leurs domestiques et à leurs voisins. Les dimanches, j'assemblais
dans la chapelle les hommes et les femmes, les garçons et les filles.
Tous y venaient avec une joie incroyable et avec un désir ardent
d'ouïr la parole de Dieu. Je commençais par confesser que Dieu est
un en nature et trine en personnes ; je récitais ensuite tout haut et
distinctement l'oraison dominicale, la salutation angélique et le
symbole des apôtres. Tous ensemble disaient après moi, et on ne
peut s'imaginer le plaisir qu'ils y prenaient. Puis je répétais seul le
symbole, et, insistant sur chaque article, je leur demandais s'ils
croyaient sans aucun doute : ils me le protestaient tous à haute voix et
ayant les mains en croix sur l'estomac. Aussi je leur fais réciter le sym-
bole plus souvent que les autres prières, et je lear déclare en même
temps que ceux qui croient ce qui y est contenu s'appellent Chrétiens.
Du symbole je passe au décalogue, et je leur annonce que la loi
chrétienne est comprise dans ces dix préceptes ; que celui qui les
garde tous comme il faut est un bon Chrétien, et que la vie éternelle
lui est destinée ; qu'au contraire, celui qui viole un de ces préceptes
est un mauvais Chrétien, et qu'il sera damné éternellement, s'il ne se
repent de sa faute. Les néophytes et les païens admirent combien^ notre
loi est sainte et raisonnable, combien elle s'accorde avec elle-même.
Ayant fait ce que je viens de dire, j'ai coutume de réciter avec eux
lL. 1, epist. 4.
574 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. — De 1517
l'oraison dominicale et la salutation angélique. Nous reprenons tout
de nouveau le symbole, et, à chaque article, outre le Pater, et Y Ave,
nous entremêlons une courte prière : car. ayant prononcé tout haut
le premier article de la foi, je commence ainsi, et ils suivent : « Jésus,
Fils du Dieu vivant, faites-nous la grâce de croire sans hésiter ce pre-
mier article de votre foi. Nous vous offrons à cette intention l'oraison
dont vous êtes vous-même l'auteur. » Nous ajoutons : « 0 Marie,
sainte Mère de Notre- Seigneur Jésus-Christ, obtenez-nous de votre
Fils bien-aimé la grâce de croire cet article sans nul doute. » On
tient la même méthode dans les autres articles. On parcourt à peu
près de la même sorte les préceptes du décalogue. Dès que nous
avons récité ensemble le premier précepte, qui est d'aimer Dieu, nous
prions en cette manière : «Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, accordez-
nous la grâce de vous aimer sur toutes choses ; » et nous disons immé-
diatement après l'oraison dominicale. On ajoute aussitôt : « 0 Marie,
sainte Mère de Jésus, obtenez-nous de votre Fils la grâce d'observer
fidèlement ce précepte ; » et on dit la salutation angélique. Nous
gardons la même formule dans les autres neuf commandements, en
la changeant néanmoins un peu, selon que la matière l'exige.
Ce sont là les choses que je les accoutume à demander à Dieu dans
les prières communes : je ne laisse pas de leur déclarer quelquefois
que, s'ils obtiennent ce qu'ils demandent, ils auront le reste plus
amplement qu'ils ne pourraient le demander.
Je fais dire à tous le Confiteor, et principalement à ceux qui doi-
vent recevoir le baptême, auxquels je fais dire encore le Credo. A
chaque article, je les interroge s'ils croient sans douter aucunement,
et quand ils m'en assurent, je leur fais d'ordinaire une exhortation
que j'ai composée en leur langue : c'est un abrégé des dogmes du
christianisme et des devoirs du Chrétien nécessaires au salut. Enfin
je les baptise, et on finit tout en chantant Salve, regina. pour implorer
l'assistance de la sainte Vierge.
Le saint homme forma des catéchistes qui lui furent d'un grand
secours pour achever les conversions que ses discours avaient com-
mencées. La ferveur de cette chrétienté naissante était admirable.
Xavier, écrivant aux Pères de Rome, confesse lui-même n'avoir point
de paroles pour l'exprimer. 11 ajoute (pie la multitude de ceux qui
recevaient le baptême était si grande, qu'à force de baptiser conti-
nuellement, il ne pouvait plus lever le bras, et que la voix lui man-
quait souvent en redisant tant de lois le symbole des apôtres et les
commandements de Dieu, avec une petite instruction qu'il faisait
toujours sur les devoirs d'un véritable Chrétien, avant que de bapti-
ser les adultes. Les enfants seuls qui moururent après leur baptême
à IM5 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 575
montaient, selon son calcul, au nombre de plus de mille. Ceux qui
vécurent et qui commençaient à avoir l'usage de raison étaient si
affectionnés aux choses de Dieu et si avides de savoir tous les mys-
tères de la foi, qu'ils ne donnaient presque pas le temps au père Xavier
de prendre un peu de nourriture ou de repos. Ils le cherchaient à
toute heure, et il était quelquefois obligé de se cacher d'eux pour
faire oraison et pour dire son bréviaire.
C'est avec le secours de ces néophytes si fervents qu'il faisait plu-
sieurs bonnes œuvres et même une partie des guérisons miraculeuses
que le ciel opéra par son ministère. Il n'y eut jamais tant de malades
en la côte de la Pêcherie que lorsque le saint y fut. Il semblait,
écrit-il lui-même, que Dieu envoyât des maladies à ces peuples pour
les attirer à sa connaissance presque malgré eux ; car, venant à re-
couvrer la santé tout à coup et contre toutes les apparences, dès
qu'ils recevaient le baptême ou qu'ils invoquaient le nom de Jésus-
Christ, ils voyaient clairement la différence entre le Dieu des Chré-
tiens et les pagodes ; c'est le nom qu'on donne dans l'Orient et aux
temples et aux simulacres des faux dieux.
Personne ne tombait malade parmi les Gentils qu'on n'eût recours
au père Xavier. Comme il ne pouvait pas suffire à tout ni être en
plusieurs endroits au même temps, il envoyait les enfants chrétiens
où il ne pouvait aller lui-même. En partant, l'un lui prenait son
chapelet, l'autre son crucifix ou son reliquaire, et tous, animés d'une
foi vive, se dispersaient par les bourgs et les villages. Là, ramassant
autour des malades le plus de gens qu'ils pouvaient, ils récitaient plu-
sieurs fois le symbole des apôtres, les commandements de Dieu et tout
ce qu'ils savaient par cœur de la doctrine chrétienne, et ensuite ils de-
mandaient au malade s'il croyait de bon cœur en Jésus-Christ et s'il
voulait être baptisé. Dès qu'il avait répondu que oui, ils le touchaient
avec le chapelet ou le crucifix du père, et aussitôt il était guéri.
Xavier enseignait un jour les mystères de la foi à une grande mul-
titude , lorsqu'il vint des gens de Manapar pour l'avertir qu'un des
plus considérables du pays était possédé du démon, et pour le prier
de venir à son secours. L'homme de Dieu ne crut pas devoir quitter
l'instruction qu'il faisait. II appela seulement de jeunes Chrétiens,
leur donna une croix qu'il portait sur sa poitrine, et les envoya à
Manapar, avec ordre de chasser le malin esprit. Ils n'y furent pas
plus tôt arrivés, que le démoniaque, plus furieux qu'à l'ordinaire,
fit des contorsions et jeta des cris effroyables. Bien loin d'avoir peur,
comme ont les enfants , ils chantèrent autour de lui les prières de
l'Église ; après quoi ils le contraignirent de baiser la croix, et, dans
le même moment, le démon se retira. Plusieurs païens qui étaient
576 HISTOIRE UNIVERSELLE [Llv. LXXXIV. — De 1517
présents, et qui reconnurent visiblement le pouvoir de la croix, se
convertirent sur-le-champ et devinrent ensuite d'excellents Chrétiens.
Ces petits néophytes, que Xavier employait ainsi dans les ren-
contres, disputaient sans cesse contre les Gentils et brisaient autant
d'idoles qu'ils en pouvaient attraper ; ils les brûlaient même et ne
manquaient pas de jeter les cendres au vent. Que s'ils découvraient
qu'un Chrétien eût des pagodes cachées qu'il adorât en secret, ils le
reprenaient hardiment; et quand leurs réprimandes ne servaient de
rien, ils en avertissaient le saint homme, afin qu'il y remédiât par
lui-même. Xavier visitait souvent avec eux les maisons suspectes, et,
s'il s'y trouvait quelque idole, elle était aussitôt mise en pièces l.
Les miracles qu'opéra Xavier par le moyen des enfants le firent
admirer des Chrétiens et des idolâtres; il n'y avait pas jusqu'aux
brachmanes, ces fameux philosophes de l'Inde, qui ne l'honorassent.
Le saint, voyant combien l'Evangile faisait de progrès parmi le
peuple, et que, s'il n'y avait point de brachmanes aux Indes, il
n'y aurait peut-être pas un idolâtre dans tous ces vastes royaumes
de l'Asie, n'épargna'rien pour ramener à la connaissance du vrai
Dieu une nation si perverse. Il traita souvent avec eux de la vraie
religion, et il eut un jour une occasion favorable de le faire. Passant
assez près d'un monastère où plus de deux cents brachmanes vi-
vaient ensemble, il fut visité des principaux, qui eurent la curiosité
de voir un homme dont la réputation était si grande partout. II les
reçut avec un visage agréable, selon sa coutume, et, les ayant mis peu
à peu sur un discours du salut de l'âme, il les pria de lui dire ce que
leurs dieux commandaient qu'on fît pour être bienheureux après la
mort. Ils se regardèrent les uns les autres et furent quelque temps
sans répondre. _Enfin -un vieux brachmane âgé de quatre-vingts ans
prit la^ parole, et dit d'un ton grave que deux choses conduisaient
une âme à la'gloire et la rendaient compagne des dieux : l'une, de
ne point tuer de vaches, et l'autre de faire l'aumône aux brach-
manes. Chacun confirma la réponse du vieillard et y applaudit
comme à un oracle sorti de la bouche des dieux mêmes. Effective-
ment, nous avons vu que, suivant ces illustres philosophes, le plus
grand bonheur de l'homme en ce monde est de mourir en tenant une
vache par la queue 4. Un aveuglement si étrange donna de la com-
passion au père Xavier, et les larmes lui en vinrent aux yeux. I! se
leva;tout à coup, car ils étaient tous assis, et il récita doucement ,
mais à voix haute, le symbole de la foi et les préceptes du décalogue,
s'arrêtant à chaque article et l'expliquant brièvement en leur langue.
< » Bouhours, Vie de saint Fraxçois-Xavier, 1. 2. 2 Voir livre 20 de cette histoire.
à 1645 de l'ère chr.j DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 577
Il leur déclara ensuite ce que c'étaient que le paradis et l'enfer, et
par quelles actions on méritait l'un et l'autre.
Les brames , qui écoutaient le Père avec admiration , se levèrent
tous dès qu'il eut achevé de parler, et coururent l'embrasser, en con-
fessant que le Dieu des Chrétiens était le Dieu véritable, puisque sa
loi était si conforme aux principes de la lumière naturelle. Chacun
lui tit diverses questions, auxquelles il répondit d'une maniée qui
les contenta beaucoup. Les voyant instruits et disposés de la sorte,
il leur parla d'embrasser la foi de Jésus-Christ. Ils répondirent, dit
le saint dans une de ses lettres, ce que répondent encore aujourd'hui
plusieurs Chrétiens : « Que dira le monde de nous s'il nous voit
changer'? Et puis, que deviendront nos familles, qui ne subsistent
que des offrandes qu'on fait aux pagodes? » Ainsi le respect humain
et l'intérêt firent que la connaissance de la vérité ne servit qu'à les
rendre plus coupables. De tous ces philosophes et prêtres d'idoles,
il n'y en eut jamais qu'un qui embrassa le christianisme de bonne foi.
Le saint fit pourtant en leur présence des miracles bien capables
de les convertir. On lit dans le procès de sa canonisation, qu'il res-
suscita quatre morts dans ce temps-là. Le premier était un catéchiste
qui avait été piqué par un de ces serpents dont toutes les piqûres
sont mortelles ; le second était un enfant qui s'était noyé dans un
puits ; le troisième et le quatrième étaient un jeune garçon et une
jeune fille qu'une maladie contagieuse avait enlevés.
La vie que menait Xavier ne contribuait pas moins que les mi-
racles à détruire l'idolâtrie, malgré les brames. Sa nourriture était
comme celle des pauvres , du riz et de l'eau ; son sommeil de trois
heures au plus dans une cabane de pêcheur, et à terre ; car il se défit
bientôt du matelas et de la couverture que le vice-roi des Indes lui
avait envoyés de Goa. Le reste de la nuit se passait avec Dieu ou
avec le prochain. Il avoue lui-même que ses fatigues étaient sans re-
lâche, et qu'il aurait succombé à tant de travaux, si Dieu ne l'eût sou-
tenu. Car, pour ne point parler du ministère de la prédication et des
autres fonctions évangéliques qui l'occupaient jour et nuit, il ne nais-
sait pas une querelle ni un différend qu'on ne le prît pour arbitre ;
et parce que ces barbares, naturellement colères, étaient souvent mal
ensemble, il destina certaines heures aux éclaircissements et aux ré-
conciliations. Il n'y avait pas un malade qui ne le fit appeler. Comme
il y en avait plusieurs et qu'ils étaient la plupart dans des villages
éloignés les uns des autres, il n'est pas croyable quel était son dé-
plaisir de ne pouvoir les secourir tous. A cela près, il goûtait toutes
les douceurs que Dieu communique aux âmes qui ne cherchent que
la croix ; et l'abondance des délices spirituelles l'obligeait souvent
xxin. 37
578 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIV. — De 1517
de prier la bonté divine qu'elle les ménageât. C'est aussi ce qu'il
écrivit à son père Ignace en des termes généraux et, sans se nommer
lui-même.
Après avoir raconté ce qu'il faisait dans la côte de la Pêcherie.: Je
n'ai rien autre chose à vous écrire de ce pays-ci, dit-il, sinon que
ceux qui y viennent pour travailler au salut des idolâtres reçoivent
tant de consolations d'en haut, que, s'il y a une véritable joie en ce
monde, c'est celle qu'ils sentent. Il m'arrive plusieurs fois, poursuit-
il, d'entendre un homme dire à Dieu : Seigneur, ne me donnez pas
tant de consolations en cette vie ; ou si vous voulez m'en combler
par un excès de miséricorde, tirez-moi à vous et faites-moi jouir de
votre gloire, car c'est un trop grand supplice que de vivre sans vous
voir.
Il y avait plus d'un an que Xavier travaillait à la conversion des
Paravas. La moisson était si abondante, qu'il crut devoir partir
pour Goa, sur la tin de 1543, afin de se procurer des coopérateurs.
On lui confia le soin du séminaire, dit de Sainte-Foi, lequel avait été
fondé pour l'éducation des jeunes Indiens. Son zèle l'appelant ail-
leurs, il remit le gouvernement de cette maison entre les mains de
la compagnie de Jésus qu'on avait envoyée aux Indes. Il agrandit le
séminaire, et dressa les règlements qu'on devait y suivre pour. former
les jeunes gens aux lettres et à la piété. Ce séminaire prit alors le
nom de saint Paul, de son église qui était dédiée sous le nom de cet
apôtre. Par la même raison, les disciples d'Ignace furent appelés Pi-
res de saint Paul, ou Paulistes. L'année suivante, Xavier retourna
chez les Paravas avec quelques ouvriers évangéliques, tant Indiens
qu'Européens, qu'il distribua dans différents villages. Il en mena
quelques-uns avec lui dans le royaume de Travancor, où, comme il
le dit dans une de ses lettres, il baptisa de ses propres mains jusqu'à
dix mille idolâtres dans l'espace d'un mois. On vit quelquefois un vil-
lage entier recevoir le baptême en un jour. Le saint s'avança dans
les terres; mais comme il ne savait pas la langue du pays, il se con-
tentait de baptiser les enfants et de servir les malades qui faisaient
suffisamment connaître leur état par signes.
Pendant qu'il exerçait son zèle dans le royaume de Travancor,
Dieu lui communiqua le don des langues, suivant la relation d'un
jeune Portugais de Coïmbre, nommé Vaz, qui l'accompagna dans
plusieurs de ses courses apostoliques. Il parlait la langue des barba-
res sans l'avoir jamais apprise, et il se faisait entendre sans avoir be-
soin de truchement. Il prêchait souvent dans la plaine à cinq ou six
mille personnes assemblées. Ses succès animèrent les brames contre
lui : ils lui tendirent des pièges et employèrent divers moyens pour
A 1545 de l'ère chr.] DB L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 579
lui ôter la vie ; mais Dieu rendit leurs efforts inutiles, et conserva celui
dont il faisait l'instrument de ses miséricordes. Il était dans le
royaume de Travancor, lorsque les Badages, peuple sauvage qui vi-
vait de rapines, y firent une incursion. Il se mit à la tête d'une petite
troupe de Chrétiens fervents, et, tenant en main un crucifix, il s'a-
vança vers ces barbares, auxquels il ordonna de la part du Dieu vi-
vant de ne point passer outre et de s'en retourner. Le ton d'autorité
avec lequel il leur parla remplit les chefs de terreur : ils restèrent
confondus et sans mouvement, ainsi que les autres brigands qu'ils
commandaient. Ils se retirèrent en désordre et abandonnèrent lepays.
Cet événement procura au saint la protection du roi de Travancor, et
ce prince lui donna le surnom de grand-père.
Xavier, prêchant à Coulan, village de Travancor, près le cap Co~
morin, s'aperçut que la plupart des idolâtres étaient peu touchés de
ses discours. Il pria Dieu d'amollir la dureté de leurs cœurs, et de
ne pas permettre que le sang de Jésus-Christ eût été inutilement ré-
pandu pour eux. Il fit ensuite ouvrir un tombeau où l'on avait en-
terré un mort le jour précédent. Les assistants avouèrent que
non-seulement le corps était privé de vie, mais encore qu'il com-
mençait à sentir mauvais. Le saint se mit alors à genoux, et, après
une courte prière, il commanda au mort, par le nom du Dieu vivant,
de revenir à la vie. Aussitôt le mort ressuscite, et se lève plein de
force et de santé. Tous les assistants furent si frappés de ce prodige,
qu'ils se jetèrent aux pieds du saint et lui demandèrent le baptême.
Xavier ressuscita sur la même côte un jeune Chrétien qu'on portait
en terre. Les parents de ce jeune homme, pour conserver la mémoire
du miracle, firent planter une grande croix à l'endroit où il avait été
opéré. Ces prodiges touchèrent tellement le peuple, que le royaume
de Travancor fut chrétien en peu de mois. Il n'y eut que le roi et les
personnes de la cour qui restèrent dans les ténèbres et les supersti-
tions du paganisme.
La réputation du saint missionnaire se répandit dans toutes les
Indes ; les idolâtres le faisaient prier de toutes parts de venir les
instruire et les baptiser. Il écrivit à saint Ignace en Italie, et au père
Simon Rodriguèz en Portugal, pour leur demander des ouvriers
évangéliques. Dans les transports du zèle qui l'enflammait, il aurait
voulu changer les docteurs des universités de l'Europe en autant de
prédicateurs de l'Évangile. Il me vient souvent en pensée, disait-il,
de parcourir les académies de l'Europe, principalement celle de Pa-
ris, et de crier de toutes mes forces à ceux qui ont plus desavoir que
de charité : Ah ! combien d'âmes perdent le ciel et tombent en enfer
par votre faute! Il serait à souhaiter que ces gens s'appliquassent à
580 HISTOIRE UNIVERSELLE ILiv.LXXXlV. — De 1517
la conversion des âmes, comme ils font à letude des sciences, afin
de pouvoir rendre compte à Dien de leur doctrine et des talents qu'il
leur adonnés. Plusieurs, sans doute, touchés de cette pensée, feraient
une retraite spirituelle, et vaqueraient à la méditation des choses cé-
lestes pour entendre la voix du Seigneur. Ils renonceraient à leurs
passions, et, foulant aux pieds les vanités de la terre, ils se mettraient
en état de suivre tous les mouvements de la volonté divine. Ils di-
raient même de toute leur âme : Me voici, Seigneur, envoyez-moi où
il vous plaira, et aux Indes si vous le voulez. Mon Dieu, que ces sa-
vants vivraient beaucoup plus contents qu'ils ne vivent! que leur sa-
lut serait plus en assurance ! et qu'à la mort, tout prêts à subir le
terrible jugement que personne ne peut éviter, ils auraient sujet d'es-
pérer en la miséricorde de Dieu, parce qu'ils pourraient dire : Sei-
gneur^ vous m'aviez donné cinq talents, et en voici cinq autres que
j'ai gagnés par-dessus ! Je prends Dieu à témoin, que, ne pouvant
retourner en Europe, j'ai presque résolu d'écrire à l'université de
Paris, nommément à nos maîtres Cornet et Picard, pour leur décla-
rer que des millions d'idolâtres se convertiraient sans peine s'il y
avait beaucoup de personnes qui cherchassent les intérêts de Jésus-
Christ, et non pas les leurs l.
Il vint au saint homme des députés des Manarais, qui demandaient
le baptême avec de vives instances. Comme il ne pouvait encore
quitter le royaume de Travancor, parce qu'il fallait affermir la chré-
tienté qu'il y avait établie, il leur envoya un missionnaire dont il
connaissait le zèle. Il y en eut un très-grand nombre qui se conver-
tirent et reçurent le baptême. L'ile de Manar, située vers la pointe la
plus septentrionale de Ceylan, était alors sous la domination du roi
de Jafanapatan : c'est le nom qu'on donne à la partie septentrionale
de Ceylan. Ce prince, qui haïssait la religion chrétienne, n'eut pas
plus tôt été instruit du progrès qu'elle faisait parmi les Manarais,
qu'il les attaqua les armes à la main. Il massacra six à sept cents
Chrétiens qui confessèrent généreusement Jésus-Christ, et qui ai-
mèrent mieux faire le sacrifice de leur vie que de la conserver en
retournant à leurs anciennes superstitions. Le roi de Jafanapatan, qui
avait usurpé la couronne sur son frère aîné, fut tué depuis par les
Portugais, lorsqu'ils s'emparèrent de Ceylan. Des princes et prin-
cesses de sa famille embrassèrent aussi le christianisme, et eurent le
courage de quitter le pays et les espérances qu'ils pouvaient y avoir,
pour ne pas perdre le précieux dépôt de la foi.
Xavier fit un voyage à Cochin, pour conférer avec le vicaire géné-
1 L. \,episl. G.
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 581
rai des Indes sur les moyens de remédier aux désordres des Portu-
gais, qui étaient un grand obstacle à la conversion des idolâtres. Il
l'engagea même à repasser en Portugal pour instruire le roi de ce
qui se passait; et il lui remit une lettre pour ce prince, dans laquelle
il le conjurait, par les motifs les plus pressants, de faire servir sa
puissance à procurer la gloire de Dieu, et d'employer les moyens
propres à réprimer les scandales.
Il voulut visiter l'île de Manar, qui, comme nous l'avons dit, avait
été arrosée du sang des Chrétiens. Par ses prières, il délivra le pays
des ravages d'une peste cruelle : ce qui contribua beaucoup à aug-
menter le nombre des fidèles, et à confirmer dans la foi ceux qui
avaient déjà reçu lé baptême. Ayant fait un voyage à Méliapor, pour
vénérer les reliques de saint Thomas et pour implorer les lumières
du Saint-Esprit par l'intercession de cet apôtre, il y convertit plu-
sieurs pécheurs qui vivaient dans des habitudes invétérées. Un gen-
tilhomme portugais y menait une vie très-scandaleuse. Sa maison
était un petit sérail, et rien ne l'occupait davantage que le soin d'a-
voir de belles esclaves. Xavier l'alla voir un jour environ l'heure du
dîner. Voulez-vous bien, lui dit-il, que, pour faire connaissance,
nous dînions ensemble aujourd'hui? Le Portugais fut embarrassé de
la visite et du compliment; il se contraignit néanmoins, et fit sem-
blant d'être fort aise de l'honneur que le Père lui faisait. Durant le
dîner, Xavier ne lui dit pas un mot de ses débauches, et ne l'entre-
tint que de choses indifférentes, bien qu'ils fussent servis par de
jeunes filles qui étaient habillées peu modestement et qui avaient un
air assez effronté. Il continua de la même sorte au sortir de table, et
le quitta enfin sans lui faire le moindre reproche. Le gentilhomme,
surpris de la conduite du père François, crut que ce silence était de
mauvais augure, et qu'il n'y avait plus rien à attendre pour .lui
qu'une mort désastreuse et un malheur éternel. Dans cette pensée,
il alla en diligence trouver le saint. Mon père, lui dit-il, que votre
silence m'a parlé fortement au cœur ! Je n'ai pas eu un moment de
repos depuis que vous êtes sorti de chez moi. Ah! si ma perte n'est
point encore tout à fait conclue, me voici entre vos mains, faites de
moi ce que vous jugerez à propos pour le salut de mon âme ! je vous
obéirai aveuglément. Xavier l'embrassa, et, après lui avoir fait en-
tendre que les miséricordes du Seigneur sont infinies, et que celui
qui refuse quelquefois le temps de la pénitence aux pécheurs ac-
corde toujours le pardon aux pénitents , il lui fit quitter les occasions
du péché, et le disposa à une confession générale dont le fruit fut une
vie honnête et chrétienne.
Le saint résolut alors d'exécuter le projet qu'il méditait d'aller
bH-2 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXXIY. — De 151?
prêcher l'Évangile dans l'île de Macassar. Il s'embarqua pour Malaca,
ville fameuse de la presqu'île au delà du ('.ange. Le commerce y at-
tirait, outre les Indiens, les Arabes, les Perses, les Chinois et les Ja-
ponais. Les Sarrasins l'enlevèrent au roi de Siam, et y établirent le
Mahométisme. Mais d'Albuquerque s'en empara l'an 1511, et elle
appartenait aux Portugais dans le temps dont nous parlons. Le saint
y arriva le vingt-cinq septembre 1545. Par ses instructions, auxquel-
les divers miracles donnèrent une nouvelle force, il retira du vice
les mauvais Chrétiens, et convertit un grand nombre d'idolâtres et de
Mahométans. Il attendit inutilement une occasion pour aller à Ma-
cassar; ce qui lui lit juger que le moment marqué par la Providence
n'était pas encore arrivé. Ayant pris terre à l'île d'Amboine, il y
exerça son zèle avec beaucoup de succès, et y opéra un grand nom-
bre de conversions. Il alla prêcher encore dans d'autres îles, et lit un
séjour assez considérable aux Moluques. L'endurcissement des ha-
bitants ne le rebuta point; sa patience et ses discours en touchèrent
enfin plusieurs, et il forma une église assez nombreuse de tous ceux
qu'il baptisa.
Dans l'une de ces îles, nommée Baranura, il recouvra miraculeu-
sement son crucifix en la manière qu'on va dire, et qu'a racontée
un Portugais, nommé Fauste Rodrigue?, qui fut témoin de ce fait,
qui l'a déposé avec serment, et dont le témoignage juridique est
dans le procès de la canonisation du saint.
Nous étions sur mer, dit Rodrigue/ , le père François, Jean Ra-
poso et moi, lorsqu'il s'éleva une tempête qui alarma tous les mate-
lots. Alors le Père tira de son sein un petit crucifix qu'il portait
toujours, et, s'étant baissé au bord du navire, il voulut le plonger
dans la mer, mais le crucifix lui échappa de la main et fut emporté
par les Ilots. Cette perte l'affligea sensiblement, et il nous témoigna
lui-même sa douleur. Le lendemain nous abordâmes à file de Ba-
ranura. Depuis que le crucitix fut perdu jusqu'à ce que nous primes
terre, il se passa environ vingt-quatre heures, durant lesquelles nous
fûmes toujours en péril. Ayant mis pied à terre, le père François
et moi nous allions ensemble le long du rivage vers le bourg de Ta-
malo, et nous avions fait environ cinq cents pas, quand nous vîmes
l'un et l'autre sortir de la mer un cancre, qui portait entre ses serres
ie même crucifix élevé en haut. Je vis que le cancre vint droit au
Père, à côté duquel j'étais, et qu'il s'arrêta devant lui. Le Père
s'étant mis à genoux, prit son crucifix, après quoi le cancre s'en
retourna à la mer. Mais le Père, sans se lever, embrassant et baisant
le crucifix, demeura au même lieu une demi-heure en oraison, les
m. uns en croix sur la poitrine, et moi avec lui, rendant grâces tous
à 1545 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 583
deux ensemble à Notre-Seigneur d'un si évident miracle. Ensuite,
nous étant levés, nous continuâmes notre chemin. Voilà ce que rap-
porte Rodriguèz *.
Après avoir annoncé l'Évangile aux Modiques et à Ternate, il passa
dans l'île du More, malgré toutes les représentations qu'on lui fit
pour l'en .détourner. S'il en convertit les habitants, ce fut avec des
peines incroyables ; et il serait difficile d'exprimer tout ce qu'il eut à
souffrir dans cette mission; mais il en fut dédommagé par les con-
solations intérieures qu'il reçut. Voici ce qu'il mandait à saint Ignace,
après lui avoir fait une peinture du pays: «Les périls auxquels je suis
exposé et les travaux que j'entreprends pour les intérêts de Dieu
seul, sont des sources inépuisables de joie spirituelle : en sorte que-
ces îles, où tout manque, sont toutes propres à faire perdre la vue
par l'abondance de larmes qui coulent sans cesse des yeux. Pour moi,
je ne me souviens pas d'avoir jamais goûté tant de délices inté-
rieures, et ces consolations de l'âme sont si pures, si exquises et si
continuelles, qu'elles ôtent le sentiment des peines du corps. » Le
saint fut obligé de faire un voyage à Goa pour se procurer des mis-
sionnaires et pour régler quelques affaires qui concernaient la com-
pagnie. Il visita sur la route plusieurs des îles où il avait déjà prê-
ché; il arriva à Malaca au mois de juillet de l'année 1547. Au
commencement de l'année suivante, il s'embarqua pour l'île de Cey-
lan, où il gagna à Jésus-Christ un grand nombre d'infidèles, et
entre autres deux rois.
Pendant le séjour que Xavier fit à Malaca, on lui présenta un Ja-
ponais nommé Anger. C'était un homme de trente-cinq ans, marié,
riche, noble d'extraction, et qui avait mené une vie assez libertine.
Les Portugais , qui deux ans auparavant firent la découverte du
Japon, le reconnurent à Cangoxima, lieu de sa naissance, et surent
de lui-même qu'étant fort troublé du souvenir des péchés de sa jeu-
nesse, il s'était retiré parmi les bonzes solitaires; mais que ni la so-
litude ni l'entretien de ces moines du Japon n'avaient pu lui rendre
la tranquillité de son esprit, et qu'il s'était remis dans le commerce
du monde, plus agité que jamais des remords de sa conscience. Les
Portugais lui parlèrent du père Xavier, leur ami, le refuge des pé-
cheurs et le consolateur des affligés. Anger se sentit une forte envie
d'aller chercher le saint homme; mais la longueur du chemin était
de huit cents lieues; les périls d'une mer très-orageuse et la considé-
ration de sa famille le refroidirent un peu. Une méchante affaire
qu'il eut presque au même temps le détermina enfin ; car, ayant tué
' Bouhours, Vie de saint François- Xavier, 1. 3.
xx m. 37*
584 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXXX1V. - De 1517
un homme dans une querelle et étant poursuivi par la justice, il ne
trouva point de meilleure retraite que les navires des Portugais, ni
de voie plus sûre que d'accepter l'offre qu'on lui avait faite. Après
quelques autres incidents, il vint donc à Malaca, où saint François-
Xavier le reçut avec bonté, et lui promit la tranquillité de l'âme qu'il
cherchait ; mais il ajouta qu'on ne pouvait goûter cette tranquillité
que dans la véritable religion. Le Japonais fut charmé de ce dis-
cours; et comme il savait un peu le portugais, le saint l'instruisit des
mystères de la foi, et lui proposa de s'embarquer avec ses domesti-
ques pour Goa, où il devait aller bientôt lui-même.
Le vaisseau que monta le saint missionnaire allait droit à Cochin.
Il fut assailli dans le détroit de Ceylan de la plus violente tempête;
de sorte qu'on fut obligé de jeter toutes les marchandises dans la
mer. Le pilote, ne pouvant plus gouverner, abandonna le vaisseau
à la merci des vagues. On eut l'image de la mort devant les yeux
pendant trois jours et trois nuits. Xavier, après avoir entendu les
confessions de l'équipage, se prosterna aux pieds d'un crucifix, et
pria avec tant de ferveur, qu'il était comme absorbé en Dieu. Le
vaisseau, emporté par un courant, donnait déjà contre les bancs de
Ceylan, et les matelots se croyaient perdus sans ressource. Le saint
sort alors de sa chambre, où il s'était enfermé. Il demande au pilote
la corde et le plomb qui servaient à sonder la mer : il les laisse aller
jusqu'au fond, en prononçant ces paroles : Grand Dieu, Père, Fils
et Saint-Esprit, ayez pitié de nous ! Au même moment, le vaisseau
s'arrête et le vent s'apaise. Ils continuent ensuite le voyage, et arri-
vent heureusement à Cochin le 21 janvier 1548.
De Cochin, Xavier écrivit aux Pères de la compagnie qui étaient à
Rome, et leur raconta le danger qu'il avait couru dans le détroit de
Ceylan. Dans le fort de la tempête, dit-il en sa lettre, je pris pour
intercesseurs auprès de Dieu, premièrement les personnes vivantes
de notre compagnie avec toutes celles qui lui sont affectionnées, en-
suite tous les Chrétiens, pour être assisté par les mérites de l'épouse
de Jésus-Christ, lasainte Eglise catholique, dont les prières sont exau-
cées dans le ciel, bien qu'elle demeure sur la terre. Je m'adressai
après aux morts, et particulièrement à Pierre Lefèvre, pour apaiser la
colère de Dieu. Je parcourus les ordres des anges et des saints, et je
les invoquai tous. Mais afin d'obtenir plus aisément le pardon de
mes innombrables péchés, îe réclamai pour ma protectrice et pour
ma patronne la très-sainte Mère de Dieu, la reine du ciel, qui obtient
sans peine de son Fils tout ce qu'elle demande. Enfin, ayant mis
toute mon espérance aux mérites infinis de Notre-Seigneur Jésus-
Christ, étant protégé de la sorte, je ressentis une bien plus grande
a 1545 de l'ère ehr.! DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 585
joie au milieu de cette furieuse tourmente que quand je fus tout à
fait hors de péril.
A la vérité , étant comme je suis le plus méchant de tous les
hommes, j'ai honte d'avoir versé tant de larmes par un excès de plai-
sir céleste, lorsque j'étais sur le point de périr. Aussi priais-je hum-
blement Notre-Seigneur de ne point me délivrer du naufrage dont
nous étions menacés, si ce n'était qu'il me réservât à de plus grands
périls pour sa gloire et pour son service.
Dieu, au reste, m'a fait connaître souvent, par un sentiment ulté-
rieur, de combien de dangers et de peines j'ai été tiré par les prières
et les sacrifices de ceux de la compagnie, et qui travaillent sur la
terre, et qui jouissent de la couronne de leurs travaux dans le ciel.
Quand j'ai une fois commencé à parler de notre compagnie, je ne
puis finir; mais le départ des vaisseaux m'y oblige malgré moi. Et
voici ce que je trouve de plus propre à finir ma lettre : Si jamais je
t'oublie, ô compagnie de Jésus, que ma main droite me soit inutile
et que j'en oublie moi-même l'usage ! Je prie Notre-Seigneur Jésus-
Christ que, puisque durant le cours de cette vie misérable il nous a
assemblés dans sa compagnie, il nous réunisse pendant toute l'éter-
nité bienheureuse dans la compagnie des saints qui le voient dans le
ciel l.
Le saint, ayant quitté Cochin, alla visiter les villages de la côte de
la Pêcherie. Il fut singulièrement édifié de la ferveur de la chré-
tienté qu'il y avait établie. Il demeura quelque temps à Manapar,
près du cap Cormorin, et retourna dans l'ile de Ceylan, où il convertit
le roi de Condé. Enfin il partit pour Goa, et y arriva le 20 mars 1548.
Etant dans cette ville, il acheva d'instruire Anger et ses deux domes-
tiques. Ils furent baptisés solennellement par l'évêque de Goa. Anger
voulut prendre le nom de Paul de Sainte-Foi; un de ses domes-
tiques prit le nom de Jean, l'autre celui d'Antoine. Ce fut alors que
le saint forma le projet d'aller prêcher l'Evangile au Japon.
Mais avant de suivre ce conquérant apostolique jusqu'aux extré-
mités orientales de l'Asie, il nous faut revenir en Europe, assister
aux états généraux de la chrétienté, réunis à Trente, sous la pré'
sidence du vicaire de Jésus-Christ, pour opposer une digue à l'anar-
chie religieuse et intellectuelle qui déborde de l'Allemagne, et pour
sauver de ce uouveau déluge la foi, les mœurs, le bon sens même,
des générations présentes et futures.
1 L. 2, epùt. 6.
FIN DU VINGT -TROISIÈME VOLUME.
/\S V \SV\/\J\/\S\S\/\/\S \^ N
.'VWV V \z\Zxy' , - - >JVW ^VV \^ W V/
TABLE ET SOMMAIRES
Dtl VinOT-TBOISIEnB \OIÎ Ml
LIVUE QUATRE-VINGT-QUATRIEME.
I>e 1517, commencement .!.- l'anarchie reli-
gieuse et intellectuelle en Allemagne, Al 545,
eemmeneement du concile œcuménique de
'■'rente.
§ I.
HÉRÉSIES DE LUTHER, JUSQU'A SA COSDAMNA-
TION PAR LE PAPE LEON X.
Position mémorable de l'Église de Dieu
en 1517 1-3
État ii quietant de l'Angleterre, de la
France, de l'Allemagne et des royaumes
du Nord, en particulier de la nation al-
lemande 3-5
Naissance de Martin Luther. Son en-
trée chez les Augustins 5-7
Ses inquiétudes de conscience. Erreur
qu'on lui suggère et qu'il adopte pour
se rassurer. Principe de ses égarements.
7 et 8
Ses rapports continuels avec le diable.
8 et 9
11 est fait professeur à l'université de
Wittemberg 9 et 10
Son voyage à Rome. Ce qu'il pensait
alors de Rome et de l'Italie. . 10 et 11
Il est reçu docteur en théologie. Ser-
ment qu'il fait en cette qualité. .. !!
Dès 1516 et avant la querelle des in-
dulgences, Luther publie quatre-vingt-
dix-neuf thèses contre les scholastiques
et contre le libre arbitre, où il soutient
entre autres que les bonnes œuvres sont
autant de péchés. L'an 1510 est donc le
vrai commencement du luthérianisme.
11 --.'0
Ce que c'est que les indulgences.
Exemples des indulgences accordées
précédemment par les Papes aux églises
d'Allemagne 20
Indulgences de Léon X, relatives à
l'achèvement de la basilique de Saint-
Pierre. Le commissaire général est un
Franciscain ; le commissaire, particulier
pour les provinces du Rhin est un prêtre
séculier. Ses instructions n'ont rien de
répréhensible 20-23
Le commissaire subdélégué pour la
Saxe est le Dominicain Tetzel. .Ses in-
structions aux curés, qu'on a encore,
sont calmes et dans la mesure conve-
nable 23-25
Piqué de voir son confessionnal dé-
sert, Luther publie, à la Toussaint 1517,
quatre-vingt-quinze thèses contre 1rs in-
dulgences, où il se condamne lui-même.
25-27
Tetzel y oppose cent six propositions
orthodoxes. Les écoliers de l'université
de Wittemberg les brûlent sur la place
publique 27-30
Luther persiste dans ses erreurs et les
prêche dans un sermon 30 et 3 1
Tetzel, citant les propres termes de
Luther, en fait une réfutation calme,
complète et méthodique, en vingt arti-
cles 31-18
Réponse superficielle et sophistique
de Luther 48-50
Luther dévoile sa propre hypocrisie
et impiété dans une lettre à Spalalin.
50 et 51
Lettre de Luther au pape Léon X,
avec une défense de ses quatre vinu't-
qninze propositions touchant les indul-
gences 51 et 52
Lettre semblable à l'évêque de Bran-
debourg 52 et 53
Dans une conférence à Heidelberg, en
1518, Luther soutient ses quatre-vingt-
dix-neuf thèses contre la doctrine de
l'Église romaine, sur le libre arbitre, la
grâce, la foi, la justification et les lionnes
œuvres 53
Luther , déféré à Rome, est cité et
compaTait à Augsbourg devant le car-
dinal Cajétan. Refuse de se rétracter ;
appelle, le 16 octobre 15:8, au Pape
mieux informé 53-56
Le 9 novembre, Léon X confirme la
doctrine de l'Eglise romaine et excom-
munie quiconque soutiendrait le con-
traire 56 et 57
TABLE ET SOMMAIRES DU VINGT-TROISIÈME VOLUME.
>fr
Luther, qui n'était pas nommé dans
la bulle, appelle du Pape au concile gé-
néral 57 et 58
Luther soutient opiniâtrement ses er-
reurs plus graves et premières contre le
libre arbitre 58-60
Réfutation qu'en fait le Dominicain
Priérias. Réponse emportée de Luther.
00-63
11 répond d'une manière semblable à
Jérôme Emser 63 et 64
Sa dispute avec les frères Mineurs de
Saxe sur le libre arbitre. Abus qu'il fait
de saint Augustin 6i-G7
Luther est condamné par les docteurs
de Louvain, auxquels il s'en était rap-
porté. Ses ignobles emportements contre
eux , 67 et 6S
Léon X s'efforce de ramener Luther,
qui se joue de lui et de ses nonces, sur-
tout dans sa correspondance particu-
lière.. 68-72
Luther adresse au Pape son sermon
de la liberté chrétienne. Ses emporte-
ments contre Rome et les évoques.
73-75
Pamphlet de Luther à la noblesse al-
lemande, personnifiée dans Ulric de
Hutten 75-78
Le pape Léon X condamne irrévoca-
blement les erreurs de Luther, et provi-
soirement sa personne 78-85
Parallèle de la conslitution de Léon X
contre Luther, avec la constitution de
Léon Ier contre Eutychès, au temps
d'Attila 85-87
Emportements furieux de Luther
contre la bulle qui le condamne. 11 la
brûle sur la place de Wittembcig, avec
les décrétales. le droit canon, les écrits
de saint Thomas et d'autres écrivains
catholiques 87-89
Livre de Luther de la Captivité de
Babylone, contre les sacrements. 11 se
donne lui-même le titre û'ecclésiaste,
89-'.' I
Imposture incroyable de Luther et de
Mélanchton pour accréditer, comme une
révélation divine, une caricature infâme
dans l'Allemagne protestante, qui, après
trois siècles, y croit encore. .. . 9i-96
§ "•
TANDIS QUE L'ALLEMAGNE SE DEGRADE DE
TOUTES MANIÈRES PAU l.'llÉllÉslE, L'iTALIE
ET L'ESPAGNE S'HONORENT EN PRODUISANT
DES PERSONNES ET DES OEUVRES SAINTES,
Vie de saint Gaétan de Thienne. Con-
fréries de t'amonr divin, à Rome; de-
saint Jérôme, à Vicence. Fondation des
Théatins. Mort de saint Gaëlan. 97-105
Conversion, vie, œuvres et mort
saintes de saint Jérôme Emiliani, fon-
dateur des Somasques 105-112
Fondation des Barnabites à Milan,
par Antoine-Marie Zacharie de Cré-
mone, Barthélémy Ferrari et Jacques
Antoine de Morigia de Milan même.
112-114
La bienheureuse Marguerite, de Ra-
venne 114-116
La bienheureuse Gentile, de Ravenne
encore. Fondation des clercs réguliers
du bon Jésus 116-118
Saint Jean de Dieu, instituteur des
frères de la Charité. , 1 18-1 25
Saint Pierre d'Alcantara, Franciscain,
établit une réforme plus sévère. Ses re-
lations avec sainte Thérèse. Sa mort.
125-134
Sainte Angèle de Mérici, fondatrice
des Ursulines 134-137
La bienheureuse Louise d'Albertone,
de l'ordre de Saint-Dominique... 137
La bienheureuse Catherine Mathéi,
item 137 et 138
La bienheureuse Stéphanie Quinzani,
item 138-142
Parallèle de la réforme catholique et
de la réforme protestante avec la con-
struction et la destruction du temple de
Jérusalem 142 et 143
§111.
SUITE DES HÉRÉSIES DE LUTHER. ELLES SONT
RÉFUTÉES PAR LE ROI d'aN'G l.KTKIUl E ,
HENRI VIII.
Conduite diverse de l'Église et des
princes dans l'anarchie religieuse de
Luther. Les barons allemands à la diète
de Worms en 1521. Discours que leur
fait le nonce Aléandro 144-14S
Luther devant la diète de Worms.
Son interrogatoire. 11 est congédié, à
des conditions qu'il viole. Son Credo en
1521 148-151
Son enlèvement simulé en route. Sa
retraite à la Wartbourg. Ce qu'il y fait.
151-153
Conférence de Luther avec le diable,
racontée par Luther même. 153-155
Ëdil impérial de Charles-Quint contre
Luther 455-159
Condamnation étendue et motivée
des erreurs de Luther par la faculté de
théologie de Paris, que Luther avait
prise pour juge 159-164
la bulle de Léon X contre Luther e.-t
reçue en Angleterre avec une soumis-
sion religieuse. Le roi Henri VIII réfute
très-solidement les blasphèmes de l'hé-
résiarque, et fait hommage de son tra-
vail au Pape 104-176
588
TABiiE p:t SOMMAIRES
§ iv.
MOItT nE LÉON X. ADRIEN VI, FRANÇOIS I'r,
CHARLES-QUINT. LEUR CARACTÈRE BT LEUR
conduit!: a l'égard ne la chrétienté
MENACÉE l'Ait LES TURCS, QUI S'EMPARENT
HE BELGRADE ET DE RHODES.
Mort de Léon X. Regrets du peuple
romain ', 1 7 7
Portrait du pape Léon X par son his-
torien protestant, l'Anglais Roscoë, et
par le catholique Audin 177-181
La prétendue approbation des poésies
de Louis Arioste, réduite à sa juste va-
leur par le protestant Roscoé. 181 et
18;»
Reproche à Léon X d'aimer trop la
chasse 182
Comment le protestant Roscoé juge et
justifie la conduite politique de Léon X
envers les princes 182-185
Court pontificat d'Adrien VI. Promo-
tion de Clément VII 185 et 18C
François 1er et sa mère Louise de Sa-
voie 186-188
Grandes choses que le roi de France
aurait pu faire, et que François 1er ne
fait pas. Ce qu'il fait en place, dominé
par les femmes, les courtisans et la po-
litique héritée de Philippe le Bel. 189-
193
Vie et mort du chevalier Bavard. 1 9:]
et 194
Mort de la pieuse reine de France.
Conduite indigne de son mari. 194 et
195
François 1er perd la bataille de Pavie
et y est fait prisonnier. Ce qu'il en est
du billet : Madame, tout est perdu, fors
l'honneur 195 et 1 9(i
Négociations pour la paix. Manière
peu loyale dont François Ier la signe.
19G-I9S
Nouvellement marié, il prend pour
concubine publique la femme d'un autre
et en fait une duchesse 198
Conduite peu honorable de François
l,r dans l'exécution du traité de Madrid.
198-2(1(1
Les généraux de l'empereur Charles-
Quint , notamment le connétable de
Bourbon, violent la trêve de huit mois
qu'ils viennent de signer avec le pape
Clément VII; surprennent et saccagent
Rome pendant neuf mois, avec bien
plus de barbarie que n'avaient fait pen-
dant six jours les Goths d'Alaric ; ils
assiègent le Pape dans le château Saint-
Ange, et Charles-Quint, au lieu de
blâmer ses généraux sans honneur ,
condamne le Pape à une énorme ran-
çon. Et lout cela prouvé par des auteurs
protestants 201-208
Mort de Nicolas Machiavel. Sa der-
nière lettre 208-210
Ce que l'empereur des Turcs, Soli-
man II, pensait de la conduite des
princes chrétiens envers le Pape. 210
Les Chrétiens de Belgrade, les cheva-
liers de Blindes, ne recevant aucun se-
cours des princes d'Europe, se voient
réduits, après des prodiges de valeur,
a capituler avec les Turcs.. . 210-212
La première ambassade que Fran-
çois Ier envoie À Constanlinople est pour
supplier L'empereur des Turcs de faire
la guerre aux Chrétiens.. . 2l2 et 213
En conséquence, Soliman II ravage
la Hongrie, qui se divise contre elle-
même.. 213-215
Siège de Vienne par Soliman, qui est
obligé de le lever 215-217
Mort de son vizir, l'apostat, Ibrahim.
217
François 1er fait alliance avec les
Turcs pour leur livrer l'Italie. Le pape
Paul 111 prévient ce malheur par son
entrevue à Nice entre François ll[ et
Charles-Quint 217-220
François lttr continue à conspirer
contre les Chrétiens avec les Turcs de
Constanlinople et les corsaires de Bar-
barie, qui s'en viennent avec les Fran-
çais ravager les côtes de l'Italie et de la
France même. Tableau qu'en fait le
protestant Sismondi 220-225
Fin de Soliman II. Sa législation et
ses exemples 225 et 226
affinite entre le mahometisme et ii' ii-
thl'.ranlsme. le moine apostat luther
se marie avec une re lit. i ii se apostate,
pendant que l'allemagnb kagb h*ns le
sang lies paysans et dbs anabaptistes.
lil\ISI(i\ ENTRE LUTHER, CARLOSTADT ET
ZW1NGI.K, LE FAUX PROPHÈTE ET SÉDUCTEUR
DE LA SUISSE. BELLE CONDUITE DES PETITS
CANTONS PRIMITIFS.
Amitié de Soliman pour Luther. Fra-
ternité entre le luthéranisme et le maho-
métisme, démontrée par les doctrines et
les faits 227-230
Ignoble, impiété avec laquelle Luther
parie de Dieu, du Christ, de Moïse, de
la prière, de l'Ecriture sainte, qu'il
mutile à son gré 230-233
Il y a eu beaucoup de versions alle-
mandes de la Bible avant Luther. 233
Quel fut l'effet général du luthéra-
nisme sur les mœurs des populations
allemandes, d'après le témoignage des
prédicants luthériens Jacques Schmi-
del, Gaspar Faber et André Musculus.
234-236
Anarchie intellectuelle entre Luther et
Carlostadt. Leur défi à l'auberge de
DU VINGT- TROISIÈME VOLUME.
589
\
l'Ourse-Noire à Orlemond... 236-239
Toutes les têtes semblaient vouloir se
mettre à l'envers 239
Conférence théologique de Luther
avec les municipaux et les cordonniers
d'Orlemonde 240 et 241
Les femmes se mettent à prêcher, et
les nonnes à s'échapper de leurs cou-
vents 24 1
Histoire de la nonne fugitive, Cathe-
rine de Bore, que le moine Luther
prend pour sa femme. Quelques-uns de
leurs entretiens familiers. Leur exem-
ple, précédé et suivi par d'autres.
241 et 242
Apostasie et mariage sacrilège du
moine Albert de Brandebourg, qui vole
le duché de Prusse à l'ordre de Sainte-
Marie 242 et 243
Dispute de Luther avec Storck et
Muncer, chefs des anabaptistes. Guerre
effroyable des anabaptistes et des
paysans. Luther, qui les y a poussés
par sa doctrine, pousse ensuite les no-
bles aies exterminer 243-250
Commencements de l'hérésiarque
Zwingle à Zurich. Sa ressemblance avec
l'hérésiarque de Wittemberg. 250-252
Son monstrueux paradis. 252 et 253
L'apostat Zwingle, instruit dans un
entretien nocturne par un esprit blanc
ou noir, s'ell'orce, avec les apostats Car-
lostadt, Oecolampade, Bucer et Capiton,
de nier et de combattre la présence
réelle de Jésus-Christ dans l'eucharistie.
253-256
Luther combat les zwingliens ou sa-
cramentaires 256-258
Les deux sectes prouvent l'une contre
l'autre que l'Église catholique possède
seule la vérité tout entière. 258-260
Accablement de Luther, déploré par
Mélanchton. Variations irrémédiables
des sectaires. Fermeté immuable de la
foi catholique 260-263
En 1523, la municipalité zurichoise
ordonne à ses administrés de ne plus
croire ce qu'on avait cru jusqu'alors.
263
Conférence de Baden, où les catho-
liques restent vainqueurs. . 263 et 264
Histoire de l'apostasie de Berne.
265-277
État épouvantable de la Suisse, di-
visée contre elle-même. Guerre civile;
bataille de Cappel, où Zwingle est tué,
et les catholiques remportent la victoire,
dont ils usent très-modérément. 277-
283
Incohérences astucieuses du synode
et des ordonnances municipales de
Berne 283-285
Le canton de Soleure expulse les nou-
velles hérésies et rétablit la foi de ses
pères 285-288
Belle conduite en tout ceci des cinq
cantons primitifs. 288 et 289
§ VI-
LA SUÉDE. LE DANEMARK ET LA NOHWÉGE ,
ENTRAÎNÉS DANS l'apotasie PAR LES ROIS
ET LES NOBLES. EFFORTS DES PAPES ADRIEN VI
ET CLÉMENT VII POUR EMPECHER l'aPOS-
tasie de l'allemagne, qui se brouille
et se divise de plus en plus. confession
d'augsbourg. luther et mélanchton con-
SEILLENT LA BIGAMIE AU ROI d'aNGLE-
TERRE ET LA PERMETTENT AU LANDGRAVE
DE HESSE. ROYAUME DES ANABAPTISTES A
MUNSTER. SONT CONDAMNÉS A L'EXTERMINA-
T10N PAR LES DOCTEURS DU PROTESTANTISME.
État de la Scandinavie jusqu'au com-
mencement du seizième siècle. 290-294
Christiern II, surnommé le Néron du
Nord, commence l'apostasie du Dane-
mark, qui est achevée par son oncle
Frédéric et par son neveu Christiern III.
294-296
La Suède, jusqu'alors catholique et
libre, perd tout ensemble sa foi et sa li-
berté, par la ruse et la violence de l'u-
surpateur Gustave Éricson . . . 296-300
Olaùs Magnus, archevêque d'Upsal,
fidèle catholique, est auteur d'une his-
toire des Golhsetdes Suédois... 298
Négociations infructueuses d'Adrien
VI pour ramener les protestants d'Alle-
magne. Suivant Pallavicin et Menzel,
l'un catholique, l'autre protestant, ses
instructions au nonce Chérégat étaient
peu discrètes 300-309
Conduite plus prudente du cardinal
Campége à la nouvelle diète de Nurem-
berg en 1524; diète qui se termine par
un décret absurde, contre lequel s'élè-
vent tout ensemble et le légat du Pape,
et l'ambassadeur de l'empereur, et Lu-
ther. L'Europe paraît sur le point de
retomber dans le chaos 309-313
Premiers symptômes de convales-
cence. Le Pape et l'empereur se récon-
cilient; les princes catholiques d'Alle-
magne se concertent pour maintenir
l'ancienne foi et législation de l'empire.
Par contre-coup, les princes apostats se
liguent formellement, en faveur des nou-
velles hérésies, contre l'empereur et
contre les lois de l'empire. Ils refusent
de marcher contre les Turcs au secours
de la Hongrie 313-315
Variations de Luther au sujet de la
guerre contre les Turcs... 31 5 et 316
La diète de Spire de 1529 décrète le
statu quo jusqu'à la décision du concile.
Six princes luthériens protestent contre :
d'où le nom de prolestants. 317 et 318
A quoi se réduit la profession géné-
rale du protestantisme, et quelles en
590
TABLE ET SOMMAIRES
sont les conséquences :>iS-3?o
Unité discordante des protestants à la
conférence de Marpourg en 1520. ;i20
et 321
Ouverture de la diète d'Angsbourg de
1530. Scrupule des princes luthériens.
Quels étaient ces princes.. 321 et 322
Discordance des protestants lorsqu'il
leur fallut confesser publiquement leur
créance 323 et 324
La confession d'Augsbourg, rédigée
tout d'abord de quatre façons différentes
sur la présence réelle. Division entre les
luthériens et les sacramentaires. Varia-
tions incessantes des uns et des autres
avec eux-mêmes sur ce même article.
324-320
Sur plusieurs autres, et dans la con-
fession, et dans l'apologie, les protestants
reviennent des excès de Luther et se rap-
prochent descatholiques, notamment sur
l'autorité des évêqnes et du Pape. Mé-
lanchlon se serait rapproché davantage
encore s'il avait été libre .... 326-333
La diète ordonne de s'en tenir à l'an-
cienne constitution de l'empire. Les
princes protestants se liguent à Smal-
calde [pour détruire cette constitution.
Fureur avec laquelle Luther les pousse
à la révolte 333-336
Restriction de Mélanchton en faveur
du Pape et des évéques. . . 33G et 337
Le landgrave de Hesse demande à Lu-
ther et aux antres docteurs du protes-
tantisme, et ceux-ci lui accordent, d'a-
voir deux femmes à la fois... 337-342
Nouvelle guerre des anabaptistes.
Histoire de leur royaume de Munster et
de leur roi Bockels 342-347
Synode luthérien de Hambourg contre
les anabaptistes, qu'il ordonne d'exter-
miner 347-351
En condamnant les anabaptistes, les
protestants se condamnent eux-mêmes
et justifient toutes les rigueurs de l'É-
glise catholique contre eux. 351 et 352
§ VII.
l'akgi,bteiire entraînée dans le schisme
ht l'hérésie par les passions impures et
cruelles de son roi, et par la bassesse
de son parlement.
Réponses de Luther au roi d'Angle-
terre 353 et 35 i
Science et vertus de Jean Fisher, évo-
que de Rochesler 354 et '■;•.:>
Grandes qualités de Thomas Morus,
chancelier d'Angleterre 355 et 356
Henri Vil 1 écrit aux princes d'Alle-
magne sur les emportements de Luther.
356 et 357
Lettre artificieuse d'e\cuse de Luther
au roi d'Angleterre 357 et 358
Henri VIII répond par une réfutation
solide des principales erreurs et asser-
tions de l'hérésiarque 358-364
Henri VIII, dominé par sa passion,
cherche à faire rompre son mariage avec
Catherine d'Aragon, pour épouser Anne
de Boulen. Circonstances inconnues du
temps de Bossuet 364-360
Position difficile du pape ClémentMI.
366 et 367
Histoire du cardinal Wolsey. 367-370
Henri VIII sollicite des réponses favo-
rables dans les universités. 370 et 371
Henri VIII, désespérant de vaincre les
difficultés, est tiré d'embarras par Tho-
mas Ciomwell.qui lui propose de se dé-
clarer ctief de l'église d'Angleterre. Quel
était ce patriarche de l'église anglicane.
371-373
Licous législatifs et nœuds coulants
administratifs que Thomas Cromwell
prépare au clergé anglais 373-375
Tunstall, évêque de Durham, et Guil-
laume de Warham, archevêque de Can-
torbéry, s'aperçoivent du picL-e et pro-
testent contre. Le dernier meurt, à la vue
de la prochaine apostasie de l'Angle-
terre • 375
Henri VIII épouse secrètement Anne
de Boulen, en assurant au prêtre que le
Pape venait de prononcer en sa faveur.
375
Thomas Cranmer, ayant une seconde
femme et luthérien dans le cœur, est
fait archevêque de Cantorbérv. 376 et
3T7
Avec quelle hypocrisie Cranmer pro-
nonce le divorce entre Catherine d'A-
ragon et Henri VII 1, déjà marié a une
autre. 377
Le collège des cardinaux, consulté par
Clément VJI.se prononeeà la presque
unanimité pour la validité du mariage
de Catherine. Sur quoi le Pape prononce
une sentence définitive, mais qui ne
doit être publiée que plus tard.. 378
Avant qu'on pût savoir à Londres ce
qui avait eu lieu à Borne, l'apostasie de
l'Angleterre était consommée par la bas-
sesse de son parlement... 378 et ;i7!)
Dernières actions et martyre de Tho-
mas Morus 3/0-382
Martyre du cardinal Fisher, évéque
de Roêhester 382
Béllexions du protestant Cobbet. Cou-
rage des deux Franciscains l'evto et
LIslow 383-384
Martyre de plusieurs Chartreux. 384
et 385
Le roi-pape Henri VIII déclare le
laïque Thomas Cromwell son vicaire
général, sous qui le clergé anglais s'a-
\1li1 toujours davantage .. . 385 et 386
Bassesse du parlement pour satisfaire
l'avarice du roi 386
DU VINGT-TROISIÈME VOLUME.
nïM
Ce qu'étaient les monastères anglais
suivant Tanner, évêque protestant. Dé-
loyauté de, Hume qui le cite. 386-390
Moyens employés par le pape anglican
et son vicaire pour voler les couvents
anglais ; et quelles en ont été les suites.
390-393
Ce que c'est que le paupérisme. 393
et 394
Menace du premier pape anglican.
394
Après la mort de la reine Catherine
d'Aragon, le premier pape anglican fait
couper la tète à la première papesse an-
glicane, Anne de Boulen, comme con-
vaincue d'adultère, quoique son mariage
lut déclare nul 394-39(5
La troisième femme de Henri lui
donne un lils en mourant. En consé-
quence, il déclare illégitimes ses deux
filles Marie et Elisabeth... 396 et 397
Supplice de. la comtesse de Salisbury,
mère du cardinal Polus. 397 et 398
Henri VIII, premier pape anglican,
épouse une quatrième femme, Anne de
Clèves; la répudie, parce qu'elle n'est
pas à son gré, et en épouse une cin-
quième, Catherine Howard. 398 et 399
Chute et exécution de Thomas Crom-
well :}99
Henri Vill s'occupe à réglementer la
foi des Anglais, et fait périr dans les
supplices quiconque ne reconnaît pas
son infaillibilité 399-402
11 n'épargne pas même les morts, et
fait le procès à saint Thomas de Cantor-
béry, pour s'emparer des richesses de
son église et de son tombeau 402
Henri VI 1 1 coupelatéte a sa cinquième
femme, et en épouse une sixième, qui
faillit avoir le même sort 40 s
Tableau de son règne et de ses der-
nières années par Cobbet et Lingard.
403-405
Parallèle, d'après le protestant Cobh et,
entre l'Angleterre catholique au quin-
zième siècle et l'Angleterre protestante
depuis Henri VI 11 sous le rapport du
bien-être matériel 405-408
S vin.
EFFORTS nF l' HERESIE LUTHERIENNE POUR per-
\ KHTIH LA FRANCE. CE QUI SAUVE CB ROY A! Ml'.
GENEVE FORCÉE A L'APOSTASIE PAR BERNE.
COMMENCEMENT DB CALVIN, SES HERESIES,
SON GOUVERNEMENT a GBRBVB. CONSEQ1 BNI BS,
Dangers de la France de la part de
deux femmes d'une foi suspecte, et de
mœurs scandaleuses 409
Ce qui sauva la nation française, ce
fut, après Dieu, la nation française,
clergé, parlement et peuple. 409-410
Erreurs opiniâtres et punition de
Louis Berquin i 10 et i i I
Profanations sacrilèges des luthériens
iconoclastes. Réparation publique faite
par le roi François 1er et le peuple de
Paris 411 et 412
Progrès de l'hérésie dans la ville de
Meaux, par l'imprudence de l'évéque.
412-410
L'hérésie commence de s'insinuer a
Metz. 410
Décrets remarquablement sages du
concile de Sens contre les nouvelles er-
reurs 416-423
Tentatives des hérétiques en plusieurs
lieux de France 423 et 424
Ils reçoivent surtout accueil en Déarn,
de la reine de Navarre, Marguerite de
Valois, sœur de François 1", qu'elle, vou-
drait circonvenir iui-méme. Les éco-
liers de l'université de Paris la jouent
sur leur théâtre .. 424-426
Commencements de Jean Cauvin, dit
Calvin 426-4*28
Révélations sur les mœurs de ce pa-
triarche du protestantisme français.
428-430
Quelles étaient les mœurs de Théo-
dore de Bèze 430- 4:; I
Calvin, le patriarche du protestan-
tisme français, se fait connaître par la
manière dont il parle des apôtres et des
fidèles du protestantisme allemand.
431 et 432
Dans une peste, Calvin et les siens se
font défendre ou dispenser par les magis-
trats d'aller voir les malades. Les prê-
tres catholiques s'y dévouent, parmi eux
le savant Gabriel de Saconay. 432-434
Quels furent, d'après Cal vin lui-même,
les causes et les fruits de sa réforme.
434 et 435
Les principales de ces funestes résul-
tats, y compris l'athéisme, se trouvent
dans les écrits de Luther et de Cal-
vin particulièrement dans Y Institution
chrétienne de ce dernier.... 4:j5-i37
Suite de la biographie de Calvin, jus-
qu'au moment où il arrive, a Genève,
quand l'apostasie v est consommée.
437-439
Histoire et état politique de Genève
jusqu'au commencement du seizième
siècle 439-443
Principales phases de l'apostasie in-
troduite à Genève par la tyrannie de
Berne, jusqu'à l'arrivée de Calvin, en
I53(i 443-451
Calvin est expulsé de Genève avecFa-
rel, puis rappelé en 1540 451-453
Calvin, chargé de fabriquer un gou-
vernement ecclésiastique a Genève, ne
trouve rien de mieux que l'inquisition
d'Espagne, mais plus mesquine et plus
tracassière 453-456
Calvin voue à la mort ceux qui lu
592 TABLE ET SOMMAIRES DU VINGT-TROISIÈME VOLUME.
sont contraires 456
Vie, erreurs et supplice de Michel
Servet 457-459
Les églises protestantes approuvent le
supplice de Michel Servet. Conséquences
qui résultent de là 45(J et 460
§ IX-
FIK DERASME. LIEUX TllEOLOGIQUES DE MEL-
CHIOR CANUS. SAINT THOMAS DE VILLENEUVE.
SAINT IGNACE DE LOÏOLA. SA COMPAGNIE DE
JÉSUS. PREMIERS TRAVAUX ET MIRACLES DE
SAINT FRANÇOIS-XAVIER DANS L'iNDB.
Erasme, bel esprit, superficiel, mau-
vais plaisant, d'une littérature, plus
païenne que chrétienne, n'a jamais rien
compris au fond de la théologie, dont il
se raille, surtout à la distinction entre
la grâce et la nature; ne peut être con-
sulté avec quelque fruit que comme un
dictionnaire de synonymes latins dans
leur acception païenne 461-467
Melchior Canus. Mérite, substance et
parties piincipalesdeson livre Des Lieux
théologiques 467-47 8
Vie de saint Thomas de Villeneuve,
religieux augustin et archevêque de Va-
lence. Ses vertus, ses extases, ses pieu-
ses industries pour réformer le clergé
et le peuple, sa sainte mort.. 478-492
Vie de saint Ignace de Loyola, depuis
sa conversion jusqu'à son départ de
Manrèse pour le pèlerinage de la Terre-
Sainte. Ses Exercices spirituels. 492-
510
Histoire de son pèlerinage. 510-514
Ses études, ses bonnes œuvres, ses
épreuves à Barcelone, Alcala et Sala-
manque ... . 514-518
Ses études à Paris. Epreuve à la-
quelle il est exposé 518-520
11 recrute six compagnons : Pierre Le-
fèvre, François-Xavier, Jacques Laynèz,
Alphonse Salmeron, Nicolas Alphonse
surnommé Bobadilla, et Simon Rodri-
gue?, avec lesquels il jette les fonde-
ments de la compagnie de Jésus , le
qui nze août 1534 520-52 >
Autres œuvres duzèlede saint Ignace.
526-528
Après avoir donné Venise pour ren-
dez-vous à ses compagnons, il va en Es-
pagne. Fruits de salut qu'il y opère.
' 528-531
Voyage de ses compagnons de Paris à
Venise. Ce qui leur arrive près de Con-
stance. Leur occupation à Venise, avec
saint François-Xavier et saint Ignace.
531-535
Ils vont tous à Rome se présenter à
Paul III. Comment ils sont calomniés en
son absence et justifiés à son retour. Leur
compagnie est approuvée. Ignace envoie
ses compagnons évangéliser de divers
côtés. Simon Rodriguèz et François-
Xavier partent pour l'Inde et Je Japon.
Le premier reste en Portugal, le second
s'en va tout seul 535-34 i
Election de saint Ignace commesupé-
rieur général de la compagnie de Jésus.
Ses occupations à Rome. Son esprit.
544-548
11 écrit les constitutions de. son ordre.
Comment. Quels en sont l'esprit, le but
et l'ensemble 548-553
On y voit tout l'opposé de Luther et
de Calvin , 553 et 55'»
Raisons de l'autorité du général. Pré-
cautions pour qu'il n'en abuse. 554-557
Heureux tempérament delà vie active
et de la vie contemplative. Discrétion
dans le reste 557 et 558
Les six états dans la compagnie. 558-
5CII
Le prodigieux égarement de Luther
fait voir combien il faut être sur ses
gardes pour n'être pas la dupedel'esprit
de ténèbres 560
Importance des exercices et des règles
spirituelles de saint Ignace. 560-56:'»
sagesse des règles de saint Ignace sur
l'enseignement de la théologie 561
Plus encore sur l'enseignement de la
philosophie. On n'y fait pas assezatten-
tion 565-567
Premiers collèges établis par la com-
pagnie de Jésus 56"
Elle envoie desmissionnaires partout
l'univers 567 et .Mis
Principaux saints qu'il y avait alors
dans 1 Eglise 568
Voyage de saint François-Xavier, de
Rome, par Lisbonne, à Goa.. 568-571
Ses travaux et succès apostoliques à
Goa même 571 et 572
Ses travaux, ses succès, ses miracles
parmi les Paravas, sur la côte de la
Pêcherie. Endurcissement des brames.
572-578
Ses voyages, ses travaux, ses mira-
cles dans le royaume de Travancor,
dans l'île de Ceylan, à Méliapor et en
d'autres lieux 578-583
Il convertit un Japonais et forme le
projet d'aller prêcher l'Evangile au Ja-
pon 583-586
FIN DE LA TABLE DU VINGT-TROISIÈME VOLUME,
ERRATUM.
Page 52, ligne 2 en Las, au lieu de 09, lise/ 95.
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