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Full text of "Histoire universelle de Jacques-Auguste de Thou : depuis 1543. jusqu'en 1607. Traduite sur l'édition latine de Londres .."

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HISTOIRE 


DE 


JACQUE-AUGUSTE 

DE    THOU 


TOME     HUITIEME. 


HISTOIRE 

UNIVERSELLE 

DE 

JACQUE-AUGUSTE 

DE    THOIL 

Depuis  1543.  jufqu'en  1607. 

TRADUITE  SUR  L'EDITION  LATINE  DE  LONDRES, 

TOME     HUITIEME. 


1578. 


1582. 


A      LONDRES. 


M.    D  C  C.    XXXIV. 


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SOMMAIRES 

DES     LIVRES 


CONTENUS  DANS  CE  HUITIEME  VOLUME. 


578, 


SOMMAIRE    DU    LIVRE   LXVIL 

AFfaires  £  Orient.  Origine  de  f 'Empire  des  Ver-  — — 
fans.  Defcription  de  la  Perfè.  Ses  forces.  ^^ 
Mœurs  defes  habit  ans.  Dwifîon  dans  la  famille  Roya- 
le ,  après  la  mort  du  roi  Thamas ,  aufujet  de  la  fuccef 
fion  à  la  Couronne.  Mahomet  Codabende  monte  fur  le 
trône.  Origine  de  la  guerre  des  Turcs  contre  les  Ver- 
fans.  Muftapha  déclaré  Généralijfime  des  troupes  Ot- 
tomanes pour  cette  expédition.  Ses  préparatifs.  Le 
roi  de  Perfe  envoyé  une  ambajfade  au  Grand  Seigneur. 
Entrée  des  Turcs  en  Perfe.  Combat  donné  dans  les 
campagnes  de  Chielder  entre  les  Turcs  &  les  Perjans. 
Description  de  la  Géorgie ,  de  l'Arménie  &  de  la  Me  die. 
Religion  de  leurs  habitans.  Prife  de  Tiflis  par  les 
Turcs  y  qui  fortifient  cette  ville.  Défaite  des  Turcs 
par  les  Perjans  ,  qui  font  eux-  mêmes  enfuite  battus 
par  Muftapha.  Progrès  dçs  Turcs  après  cette  victoire. 
Tome  y  111,                                                               % 


|  SOMMAIRES 

Les  petits  princes  de  la  Géorgie  fe  foumettent  au  Grand 
Henri  seigneur.  Obfiacles  que  rencontre  Muftapha  dans  J on 
retour  a  Erreront..  Defcription  du  p dis  habité  par  les 
l57  *  petits  Tartares.  Mœurs  de  ces  peuples ,  ff)  leur  ori~ 
gine..  Origine  de  Tamerlan.  Entrée  des  petits  Tarta- 
res en  Per/è ,  &  leurs  exploits.  Défaite  de  ces  peu- 
ples. Emir  H am^e  fils  aîné  du  roi  de  Pet fe.  Exploits 
de  ce  Prince.  Aj] affinât  de  S amahal prince  Géorgien  , 
par  le  bâcha  O/man  /on  gendre.  Préparatifs  que  fait 
Amurath  pour  une  nouvelle  expédition  en  Perje.  Le 
prince  Simon  Géorgien  y  renonce  au  Chrifiiani/me  3  &  Je 
déclare  pour  le  roi  de  Perje.  Il  fortifie  Cars.  Ha/fan 
Bâcha  commandé  pour  conduire  du/ecours  à  Tiflis  y  e[i 
attaqué  par  les  Perfans  fg)  par  le  prince  Simon.  Il  les 
met  en  déroute  ^)  arrive  heureufement.  Retour  de 
Muftapha  à  Er^crom.  Sinan  Bâcha  le  décrie  à  la  Por- 
te y  &  le  fait  dépofer.  Amurath  envoyé  demander  fa 
tête  j  jg)  il  fixait  éluder  cet  ordre. 


SOMMAIRE  DU  LIVRE  LXVIIL 

-  £^  Vite  des  affaires  de  France.       Etabli/fement  de 

1 )  7  ?  '  k  j}_,  tordre  des  Chevalier  s  Commandeurs  du  Saint  E/Z 
prit.  Edit  publié  en  conféquence  des  Etats  de  Blois9 
Succès  des  Conférences  de  Nérac.  Différend  de  M. 
de  Turenne  avec  les  Duras.  Mort  de  Jean  de  Mon- 
luc  évêque  de  Valence ,  fg)  fon  éloge.  Suite  des  entre* 
pri/es  du  maréchal  de  Belle  garde.  Mort  du  maréchal 
de  Monmorency ,  &  fon  éloge.  Mort  du  maréchal  de 
Belle  garde.  Le  roi  de  Navarre  tient  l'a/femblée  des 
Mgli/es  Prote fiante  s  à  Mazjres  dans  le  comté  de  Poix. 


SOMMAIRES.  iij 

Ce  qui  y  efl  réfolu.      Retour  du  duc  d'Alençon  à  la -■ 

Cour,     Tenue  des  Grands  Jours  à,  Poitiers.     Le  prin-      fTNTRl 
ce  de  Condé  Ce  rend  maître  de  la  F  ère.     Affemblée  du 

-  I   Ç  *7  Q 

Clergé  tenue  à  Melun.  Sédition  dans  Paris  à  focca-  J  '' 
fon  de  ce  qui  s'y  pajfe.  Le  Roi  prend  la  <ville  de  Ge- 
nève fous  fa  protection.  Suite  des  guerres  de  Flan- 
dre. Le  duc  Cafimir  pajfe  en  Angleterre.  Les  Aile- 
mans  défaits  ftf  chaffés  des  Pais  bas  ,  par  le  prince  de 
Parme.  'Union  dVtrecht.  Réduction  des  provinces 
Vallones  a  lobéifance  du  roi  d'Efpagne.  Sédition  a, 
Anvers  fç)  a  Malines.  Tentative  inutile  du  comte 
d'Egmondfur  Bruxelles.  Sédition  à  Bruges.  Prifè 
de  Mafiricht  par  les  Efpagnols.  Congrès  de  Cambray.: 
Nouvelle  fé dit  ion  des  Gantois ,  appaifée  une  féconde 
fois  par  le  prince  d'Orange.  Tentative  des  Efpagnols 
fur  la  Brille.  Prife  de  Menin  par  les  troupes  des 
Etats.  Entreprife  des  Efpagnols  fur  Courtray.  Con~ 
tinuation  de  la  guerre  en  Frife.  Soulèvement  des 
p  aï  fans  dans  la  province  d'Over-  TjfeL  Affaires  du 
Nord.  Affemblée  des  villes  Anfeatiques  à  Lubeck^ 
Affaires  de  la  Grande  Bretagne.  Le  duc  d' Anjou  pajfe 
€n  Angleterre.  Mouvemens  en  Ecojfe  a  toccafion  de 
£  arrivée  du  comte  de  Lenox  dans  ce  royaume.  Suite 
de  la  révolte  des  Irlandois.  Arrivée  des  Efpagnols 
dans  ce  royaume.  Defcription  de  l'Irlande.  Mauvais 
fuccès  des  rebelles.  )  Morts  illuflres  ,  du  chancelier  Ba~ 
con,  du  cardinal  Hj/zus  3  de  Jean  Hartung,  d  Erafme 
Ofvvaldt ,  de  Jean  Stadius ,  de  Louis  le  Roi  ^)  de 
Jean-Baptifie  Adriani* 


Ïy  SOMMAIRES, 


■M79- 


SOMMAIRE  DU  LIVRE  LXIX. 

AFfaires  du  Nord.  Origine  de  ta  guerre  des  Po~ 
lonois  contre  les  Mofcovites.  Soulèvement  de  la 
Livonie  en  faveur  de  Magnus  duc  d'Holflein.  Ambaf 
fade  du  roi  de  Pologne  au  C\ar.  Diète  de  Varfovie, 
Tentative  des  Mof comités  furVendcn..  Magnus  pajfe 
aufervice  du  roi  de  Pologne.  Arrivée  de  ce  Prince 
a  Leopol.  Ambajfade  du  Grand  Duc  de  Mofcovie.. 
Victoire  remportée  par  les  Polonais  fur  les  Mofcovites 
a  Vend  en.  Préparatifs  du  roi  de  Pologne  contre  les 
Mofcovites.  Il  déclare  la  guerre  au  Czar.  Confeil 
de  guerre  tenu  a  Suire.  Siège  de  Poloczkp  par  les  Po* 
lonois.  Defcription  de  cette  ville.  Campement  de 
l v armée  Polonoife  devant  cette  place.  Reddition  de 
Poloczkp.  Cruautés  exercées  par  les  Mofcovites  pen- 
dant ce  fîége.  Progrès  du  roi  de  Pologne  en  Livonie, 
Diète  de  Varfovie.  Plaintes  contre  le  Roi,  Difcourz 
du  chancelier  Zamoyskj  pour  lajufïification  de  ce  Prince., 
Il  rend  lui  -  même  compte  de  fa  conduite  à  la  diète. 
Suite  des  affaires  de  Portugal.  Le  rot  Henri  ajfemble 
les  Etats  du  royaume.  Il  nomme  cinq  Gouverneurs 
pour  être  a  la  tête  des  affaires  jufqua  ce  quon  eut 
décidé  du  droit  des  prêt endans  a  la  Couronne  y  au  cas 
qu'il  vînt  à  mourir  auparavant.  Le  peuple  Je  déclare 
pour  D.  Antoine  prieur  de  Crato.  On  penfe  a  marier 
le  Roi.  On  envoyé  à  Rome  à  ce \  fuj et y  pour demander 
dif penfe  au  Pape.  Conduite  du  roi  d' Efpagne  à  cette 
occafion.  Droits  de  la  reine  Catherine  de  Me  die  i  s  à 
la  couronne  de  Portugal.      Libelles  publiés  contre  le 


sommaires: 


foi  Henri.  Examen  des  droits  des  prétendons  a  la  Cou-  - 
ronne.  Si  la  couronne  de  Portugal  efl  élective  .<*  Pré-  A1! K  l 
paratifs  du  roi  d  Efpagne  pour  foutemrfe s  prétentions.. 
Le  roi  Henri  y  à  la  perfuafion  du  féfuite  Henrique^ 
/on  Confejfeur ,  Je  déclare  en  fecret  en  faveur  de  Phi- 
lippe. Sentiment  des  Etats  de  Portugal  à  ce  Jujetr 
Mort  du  roi  Henri.  Le  duc  d'Albe  déclaré  Généra* 
liffime  de  ï expédition  du  roi  d Efpagne  contre  le  Portu- 
gal. Philippe  II. fe  rend  à  Guadalupe.  Décifon  des 
Je fuit es  çf)  des  Cor  délier  s  de  ÏVniverfité  d Alcalaen 
faveur  des  droits  de  ce  Prince. 


SOMMAIRE  DU  LIVRE  LXX, 


S  Vite  des  affaires  de  Portugal.  Etat  de  ce  royau- 
me a  la  mort  du  roi  Henri.  Ambajfade  des  Por-  l  28°' 
t^ais  à  Philippe  .,  jg)  la  réponfe  de  ce  Prince.  Mort 
de  Philibert  Emmanuel  duc  de  Savoy e ,  &  fon  carac- 
tère. Préparatifs  des  Portugais  contre  l  Efpagne.  Ils 
implorent  inutilement  le  f  cours  du  nouveau  duc  de 
Savoy  e ,  &  du  Pape.  Le  roi  d  Efpagne  va  a  Badajo^ 
où  il  reçoit  une  nouvelle  ambajfade  des  Portugais.  Sa 
réponfe.  Revue  de  l'armée  Efpagnole  à  Santillane* 
D.  Antoine  proclamé  roi  de  Portugal  à  Santarcn.  En* 
trée  des  EJpagnols  dans  le  royaume  ,  &  leurs  progrès,- 
Entrée  de  D.  Antoine  a  Lifbonne.  Défordr es  arrivés 
dans  cette  ville  ,  depuis  que  ce  Prince  en  fut  le  maître,. 
Les  Gouverneurs  de  Portugal  fe  déclarent  en  faveur 
de  Philippe.  Le  duc  de  Bragance  traite  avec  le  roi 
d  Efpagne.      Suite  des  progrès  du  duc  d'Albe.      Le 

Pape  envoyé  un  Légat  à-  Philippe,      Succès  de  cette 

a  iij 


vj  SOMMAIRE  S. 

=  députation.  Prife  de  Cafcaès  par  les  Efpagnols ,  q) 
Henri  £e  fa  frterejfe  de  Saint  Julien,  Défaite  de  D.  An- 
toine par  le  duc  d'Albe.  Réduction  de  Lijbonne  A 
1  *  °*  tobéiffance  du  roi  d  Ef pagne.  Philippe  II.  proclamé 
roi  de  Portugal.  Dom  Antoine  fort  de  Portugal,  & 
pajfe  en  France.  Sa  tête  eft  mife  à  prix  par  le  roi 
d  EJpagne.  Les  Adores  fe  déclarent  en  faveur  de  £>. 
Antoine.  Affaires  d  Angleterre.  Suite  des  guerres 
d'Irlande.  Les  Efpagnols  abordent  dans  ce  royaume. 
Exploits  de  Pelham  contre  les  rebelles.  Milord  Grey 
nommé  à  la  viceroyauté  d'Irlande  fe  rend  a  Dublin. 
Défaite  des  Efpagnols  par  le  comte  dOrmond.  Prife 
du  fort  des  Efpagnols  par  le  Viceroi.  Suite  de  fes 
exploits  contre  les  rebelles.  Le  comte  de  Mort  on  efi 
arrêté ,  &  mis  en  prifon.  Mort  du  comte  d'Arondel. 
Tremblement  de  terre  arrivé  en  Angleterre.  Edit 
contre  les  Catholiques. 


SOMMAIRE  DU  LIVRE  LXXI. 

VOyage  de  François  Dracl^  autour  du  monde. 
Plaintes  de  lambajfadeur  d  EJpagne  a  ce  fujet. 
Reponfe  des  Anglois.  Suite  des  guerres  de  Flandre. 
Les  Provinces  -  Vnies  délibèrent  de  fe  donner  au  duc 
£  Anjou.  Ecrit  du  prince  d'Orange  à  cette  oicafion. 
Exploits  du  prince  de  Parme.  Cambray  fe  donne  au 
duc  £  Anjou  y  &  reçoit  garni/on  Françoife.  Ceux  de 
Bruxelles  furprennent  Nivelle.  Les  jeigneurs  VaU 
Ions  furprennent  Courtray.  Prife  de  Ninove  par 
de  la  Noue.  Malines  prife  £*f  pillée  par  les  Anglois. 
la  Noue  affiége  Engelmonjler,     Il  fait  une  tentative 


SOMMAIRES.  Vij 

fur  Lille.     Le  comte  de  Richebourg  attaque  fin  camp 
d'Engelmonfier.     La  Noue  efl fut prifonnier ,& livré     ïwM 
aux  Efpagnols.     Tentative  des  Efpagnols  fur  Bruxel-  ' 

les  &  fur  Gand.  Prife  de  Bouchain.  Les  Provinces- 
Vnies  fe  donnent  au  duc  £  Anjou.  Médailles  frappées 
a  ce  fujet.  Manifefte  de  l archiduc  Mathias  à  cette 
occafton.  Réponfe  des  Etats.  Tremblement  de  terre 
dans  les  Pais -bas.  Le  comte  de  Renne  bourg  gouver- 
neur de  Frife ,  fonge  a  abandonner  le  parti  des  tEtats. 
Le  prince  d'Orange  tâche  de  le  prévenir  y  en  faifant 
rafer  les  forterejfes  de  la  Frife.  Le  comte  de  Renne- 
bourg  fe  rend  maître  de  Groningue ,  &  fe  déclare  en 
faveur  des  Efpagnols.  Le  comte  de  Hohenlo  ajfége 
Groningue.  Défaite  de  ce  Comte  à  Herdenbergpar  le 
général  Martin  Schenck?  Divers  exploits  des  comtes 
de  Hohenlo  &  de  Rennebourg.  Le  roi  d*  Efpagne  met 
À  prix  la  tête  du  prince  d  Orange.  Origine  de  lafeSie 
des  Anabaptiftes  ,  jg)  leurs  dogmes.  Mort  de  Jean 
Willelmi  leur  roi.  Morts  illuflrcs  ,  de  Gérard  de 
Groejberg  évêque  de  Liège  >  du  cardinal  de  Moron ,  de 
Jérôme  Volff,  d  Emmanuel  Tremellius ,  de  Jérôme  Su- 
rit a  y£ Alvar  GomeTj^  de  Jérôme  Oforio.  Mariage  de 
1  archiduc  Ferdinand ,  fils  de  l Empereur  du  même  nom, 
avec  Anne  -  Catherine  prince Jfe  de  Mantou'è  fa  méce. 


SOMMAIRE  DU  LIVRE  LXXIL 

S  Vite  des  affaires  de  France.  Les  P  rot  efl  ans  re- 
prennent les  armes.  Prife  de  Cahors  par  le  roi 
de  Navarre.  Mende  capitale  du  Gevaudan  furprife 
Cs»  Jaccagée  par  le  capitaine  Merle,-     Le  prince  de  Condé 


viij  SOMMAIRES. 

:.  a  fon  retour  d Allemagne  efi  arrêté  fur  la  frontière 

Henri  fo  Savoy  e  .,  fans  être  reconnu.      Il  Je  rend  en  Lan- 
guedoc.     Progrès  des  Protcflans  dans  cette  Province. 
1  *  Exploits  de  M.  de  l  Efdiguiéres  en  Duuphiné.     Le  duc 

de  Mayenne  marche  contre  lui.  Prife  de  la  Mure  par 
r armée  du  Roi.  Le  Duc  fe  rend  de  la  a  Greno- 
ble. Entrevue  du  Duc  &  de  l  Efdiguiéres.  Expédi- 
tion du  ynaréchal  de  Biron  en  Guyenne.  Le  ficur  de 
Poyanne  fe  rend  maître  du  mont  de  Marfan.  Le  ma- 
réchal de  Biron  fait  tirer  fur  Nérac ,  ou  la  reine  Mar- 
guerite s'était  enfermée.  Il  fe  cajfe  la  cuijje.  Par 
confîdèration  pour  lui  y  l  armée  met  a  fa  tête  Charle 
fon  fils  y  âvé  feulement  de  quinze  ans.  La  Réole  re- 
mife  au  Roi  par  d  Vjfac.  Expédition  du  maréchal  de 
Matignon  en  Picardie.  Prife  de  la  Père  par  l  ar- 
mée du  Roi.  Le  duc  d  Anjou  s  entremet  y  pour  faire 
un  accommodement.  Conférences  de  Fleix.  Editpu*» 
blié  en  conféquence  en  confirmation  des  précédens.  La 
contagion  ré?ne  a  Paris.  Incendie  de  l'églife  des  Cor* 
de  lier  s.  Maladie  nommée  communément  Coqueluche. 
Sa  nature.  Différend  entre  les  ducs  de  Monpenfier 
fg)  de  Nevers.  Arrêt  du  Parlement  de  Paris  au  Jujet 
dune  Bulle  du  Pape.  Aff lires  du  N^rd  Suite  de 
la  guerre  des  Polonais  contre  les  Mofc  otites.  Am~ 
bajfade  du  C%ar  au  Roi  de  Pologne.  Le  Pupe  envoyé 
à  ce  Prince  une  épée  bénite.  Revue  de  L'aimée  Po- 
lonoife.  Exploits  du  chancelier  Zamoyskj.  Prife  de 
Lukj  par  le  roi  de  Pologne.  Déroute  de  l'armée  M  <f 
covite.  Prife  de  Neuve l par  les  P  Aonois.  Nouvelle 
ambaffade  du  C^ir.  Nouveaux  exploits  de  Zimoyski, 
Diète  de  Varfovie.  Ambajjade  des  Turcs  ^  &  des  Tan 
tares  au  roi  de  Pologne, 

SOMMAIRE 


SOMMAIRES.  ix 


Henri 


SOMMAIRE  DU  LIVRE  LXXIII. 

S  Vite  des  affaires  d'Orient,  Muftapha  général 
des  armées  Ottomanes  contre  la  Perfè  eft  rappelle.  °  ^\\ 
aman  Bâcha  part  pour  le  remplacer.  Ombrages  du  ~ 
roi  de  Perfè  contre  Abas  Miri^e  le  dernier  de  f  es  fils. 
Ce  Prince  envoyé  Maxud-Can  en  ambaffade  à  la  Porte. 
Sinan  fe  rend  a  Er^rom ,  {g)  de  là  à  Cars.  Affaffi- 
nat  du  Grand  Vifir  Mehemet.  Sinan  eft  nommé  pour 
le  remplacer.  Mort  de  Muftapha.  Tiflis  ravitaillé 
par  Sinan.  Il  reçoit  les  députés  de  Leventogli  prince 
Géorgien.  Défaite  des  Turcs  par  les  Perfans.  Sinan 
fe  rend  dans  les  campagnes  de  Chielder ,  ou  il  refte  en 
bataille  pendant  plufieurs  jours.  Il  négocie  avec  un 
envoyé  du  roi  de  Perfe.  Retour  de  l'armée  Turque  fSEs?; 
à  Er^erom.  Rappel  de  Sinan  à  Conftantinople.  Mou-  M^1* 
vemens  en  Afrique.  Révolte  des  Mores  de  Tunis. 
Vlucciali  renforce  la  garnifon  de  cette  place.  Suite 
des  affaires  du  Nord.  Continuation  de  la  guerre  con- 
tre les  Mofcovites.  Mort  de  Chriftophle  Batthory 
vaivode  de  Tranfylvanie ,  &  frère  du  roi  de  Pologne. 
Plaintes  du  Czjir  contre  ce  Prince.  Ru/es  du  C%ar. 
Lettre  piquante  du  roi  de  Pologne  à  ce  Prince.  Za- 
moyskj  déclaré  Généraliffime  de  ï armée  Polonoife.  Le 
roi  de  Suéde  attaque  la  Livonie.  Prife  d'oftrovvpar 
les  Polonois.  Defcription  de  Pleskpvv.  Siège  de 
cette  place.  Exploits  de  Pontus  de  la  Gardie  gentiL 
homme  du  Languedoc  3  Commandant  de  t armée  Sue~ 
doife  en  Livonie.  Le  Père  Poffevin  Jéfuite  travaille 
À  la  paix  entre  la  Mofcovie  ^  la  Pologne.  Murmure 
Tome  V III.  c 


x  SOMMAIRES. 

— -  des  Polonois   contre   Zamoyskj.     Le    roi   de  Fologiie 

?tt  qmtte  L'armée ,  pour  Je  rendre  a  la  diète.  Suite  du, 
s  fîe£e  ^e  Pteskpvv.  Conférences  pour  la  paix  entre  les 
ambajfadeurs  Mofcovites  jg)  ceux  de  Pologne.  Pu- 
blication des  Conférences  entre  férémie  patriarche  de 
Conjiantinople  gj  les  Théologiens  de  la  confeffion  d'Auf 
bourg.  Suite  des  affaires  de  Portugal.  Philippe  IL 
tient  les  Etats  à  Tomar.  Dejfein  d  abolir  iVniver- 
Jîté  de  Coimbre.  Le  Pape  félicite  Philippe  fur  fes 
heureux  Jùccès.  Entrée  de  Philippe  II.  à  Lifhonne» 
Tentative  des  Efpaanols  fur  l'ifle  de  Tercere.  Le 
Tage  rendu  navigable  jufquà  Tolède. 


SOMMAIRE  DU  LIVRE  LXXIV. 

S  Vite  des  guerres  de  Flandre.  Siège  de  Steen- 
wïck.  Le  prince  d'Orange pajfe  en  Frife.  Mort 
du  comte  de  Renncbourg.  Défaite  des  Anglois  par  les 
Ejpagnols.  Troubles  a  Bruxelles.  Deffein  du  prince 
de  Parme  fur  Flejfngue.  Prije  de  Breda  par  les  Ef 
pagnols.  Manifefle  du  duc  d  Anjou  fur  fon  entrée 
dans  les  Pais  -  bas.  Ecrit  du  duc  de  Nevers ,  pour 
juflifier  les  droits  de  fa  femme  fur  ces  Provinces.  Le- 
vée du  Jîége  de  Cambray.  Le  date  d  Anjou  y  entre 
en  triomphe.  Il  paffe  en  Angleterre.  Les  Etats  Gé- 
néraux affemblés  à  la  Haye  ,  renoncent  à  lobéijfance 
de  Philippe.  L  archiduc  Mathias  fort  des  Pais-bas» 
Prife  de  Tournay  par  le  prince  de  Parme.  Apologie 
du  prince  cl  Orange.  Tentative  des  Ejpagnols  Jur 
Bergh-Op-Zom.  Troubles  £  Aix-la-Chapelle  au  fujet 
de  la  Religion.     Affaires  d'Angleterre.     Ambajfadeurs 


SOMMAIRES.  xj 

envoyés  de  "France  a  Londres  ypour négocier  le  mariage 
du  duc  d!  Anjou  avec  Elifabeth.     Articles  du  Contrat,      j  j  j 
Ils  font  ratifiés  par  le  duc  d' Anjou.     La  Reine  &  lui     r ,  3  Y 
fe  donnent  réciproquement  leurs  bagues.      Rupture  de 
ce  mariage.     Raifons  pour  &  contre.     Libelle  publié 
à  ce  fujet  par  les  Puritains.     Edit  févére  contre  cet 
écrit.     Punition  de  l  Auteur.     La  Reine  efl  informée 
par  fes  émijf aires  de  ce  qui  fe  trame  contre  elle.     Pu- 
nition de  Hanfey ,  ci r Edmond  Campien,  ^)  de  deux  autres 
jféfuites  accufés  d  avoir  confpiré  contre  la  perfbnne  de 
cette  Princejfe.      Edit  contre  les  Jéfuites.     Apologies 
publiées  par  les  Catholiques.      La    Reine  envoyé  en 
Ecojfe  Thomas  Randolph.     Ses  intrigues  en  faveur  du 
comte  de  Morton.     Condamnation  de  ce  Comte.     Af- 
femblée  des  villes  Anfeatiques.     Suite  des  affaires  de 
France.      Mariage  du  duc  de  foyeufe.     Concile  pro- 
vincial tenu  à  Rouen.      Le  maréchal  de  Matignon 
Lieutenant  général  pour  le  Roi  en  Guyenne.     Commif- 
fion  extraordinaire   du   Parlement  de  Paris  envoyée 
dans  les  provinces»      Conduite  du  maréchal  de  Retx. 
dans  le  marquifat  de  Saluées.     Entreprife  du  duc  de 
Guife  fur  Strafbourg.     Troubles  de  Malthe.     Entre- 
prife des   Efpagnols  contre  le  Grand  Maître.     Il  efl 
arrêté.     Il  en  appelle  au  Pape ,  &  va  à  Rome.     Ro- 
megas  fon  accufateur  ,  s  y  rend  après  lui.     Mort  de 
lun  &  de  t  autre.    >  Hugue  Lope\  de  Verdale  efl  élu 
Grand  Maître.      Morts  illuflres  y  de  Jacque  Billy  de 
Prunay,  de  Guillaume  Poftel  >  de   Hubert  Langue 't , 
d'André  Papius ,  &c. 


c  ij 


xij  SOMMAIRES. 


SOMMAIRE  DU  LIVRE  LXXV. 

S  Vite  des  affaires  de  France.      Mort  du  maréchal 
le  Cojfé.     Le  duc  de  Mayenne  <va  commander  en 
uuuphiné.     Confirmation  des  Edits  donnés  en  faveur 
>  des  Protefians.     Affemblée  du  Clergé  tenue  à  Paris. 

Elle  députe  au  Roi.  Ses  demandes.  Succès  de  cette 
députation.  Defcription  des  Açores.  Dom  Antoine 
ote  le  gouvernement  de  lifle  de  Tercere  à  Figuéredo  , 
pour  le  donner  à  Emmanuel  de  Sylva.  Expédition  de 
la  flot  e  Françoife ,  montée  par  D.  Antoine  çt)  Philippe 
StroT^i ,  aux  Açores.  Arrivée  de  Landereau  k  la, 
Tercere.  Difpute  entre  ce  Seigneur  &  le  nouveau^ 
Gouverneur.  Combat  entre  les  flotes  de  France  q) 
d  EJ pagne.  Défaite  des  François.  Mort  de  StroTgj* 
Cruauté  du  marquis  de  Santa  Crux.  amiral  de  la  flote 
Ejpagnole  envers  les  François.  Arrivée  de  la  flote 
des  Indes  a  Lifbonne.  Dom  Antoine  repajfe  en  France. 
Mort  de  l'infant  D.  Diégue  fils  aîné  du  roi  d  Ej rpa- 
gne.  Mort  du  duc  cl  Albe  -g)  de  D.  S  anche  £  Avila. 
Cruauté  de  Philippe  II.  contre  le  Clergé  Portugais, 
Suite  des  guerres  de  Flandre.  Arrivée  du  duc  d'An-* 
jou  en  Zé lande.  Il  efl proclamé  duc  de  Erabant.  Son 
entrée  a, Anvers.  Lens  pris  &  repris.  Les  Etats  de 
Haynaut  ^)  éC Artois  conj entent  de  recevoir  des  trou- 
pes étrangères.  Attentat  a  la  vie  du  prince  d  Orange. 
Punition  de  Jarreguy  laffajfm  ,  &  du  P.  Timcrman 
Jacobin.  Mort  de  la  prince ffe  d'Orange.  Prife  dOu- 
denarde  par  le  prince  de  Parme.  Prife  £ Aloft parles 
François  >  C^  de  Gaejbergue par  les  EJpagnols.     Combat 


EN  RI 


SOMMAIRES.  xiij 

proche  de  Bergue-S  aint-Vinox.      Lire  livrée  aux  Ef-  77 
pagnols  par  les  Ecojfois.     Conjuration  de  Salfede.    Ses      j  { j 
déportions.       Mort  du  Premier  Préfident  de  Thou.     Xc$lf 
Le  Roi  nomme  pour  le  remplacer  Achille  de  Harlay 
Jon  gendre. 

SOMMAIRE  DU  LIVRE  LXXVL 

S  Vite  des  guerres  de  Flandre.  Le  duc  d  Anjou  fe 
rend  a  G  and.  Combat  donné  proche  de  cette  ville, 
Exploits  des  François  jg)  des  Espagnols.  Arrivée  dun 
envoyé  du  Grand  Seigneur  aux  Pais-bas ,  aufujet  du 
commerce.  Continuation  de  la  guerre  en  Frifè.  Prife 
du  général  Schenck.  Il  quitte  le  parti  des  Efpagnols , 
&  PaJfe  au  fewice  des  Etats.  Tentative  de  Verdugo 
fur  Lochem.  Il  fur  prend  Steenvvic^.  Suite  des  af- 
faires de  France.  Mollejfe  &  indolence  de  Henri  II  I, 
Troubles  du  royaume.  Réforme  du  Calendrier.  Sour- 
ces de  V erreur  qui  sy  étoit  glifée.  HéleEleur  de 
Saxe  empêche  quil  ne  foit  publié  en  Allemagne.  Il 
efl  reçiï  en  France  &  dans  les  Pais-bas.  Concile  pro- 
vincial de  Bourde  aux.  Renouvellement  de  l  alliance 
de  la  France  avec  les  Suijjes.  Morts  illu/ires  y  de 
Jacques  Pelletier ,  de  Joberty  de  Buchanan.  Origine 
de  la  guerre  de  Cologne.  Antiquités  de  cette  ville \ 
Entreprifes  de  Gebbhard  EleEleur  de  Cologne.  Il  fa- 
vurife  les  Protefians.  Il  fe  marie  s  &  veut  retenir 
Jon  Archevêché.  Il  envoyé  des  Députés  à  la  diète 
dAuJbourg.  Le  Pape  lui  écrit.  Edit  quil  fait  pu- 
blier en  Javeur  de  la  liberté  de  confcience.     ExtinSlion 

de  la  famille  des  comtes  de  Hoie.     Suite  des  affaires 

_,  ... 
c  uj 


«*•■-*• 


*iv  SOMMAIRES. 

!==  du  Nord.  Continuation  du  Rêve  de  Pleskow.  Paix 
t  y  j  entre  la  Pologne  £sf  la  Mofcovie  ,  conclue  par  l  entre* 
o  mtfe  du  Jéfuite  Poffcvin.  Conteflation  entre  les  rois 
de  Pologne  ^)  de  Suéde  fur  la  propriété  de  la,  Livo- 
nie.  Ambaffade  du  fcam  des  petits  Tartares  au  roi  de 
Pologne.  Jankpla  waivode  de  Valachie  pris  par  les 
Polonois  y  &  puni  de  mort.  Diète  de  Pologne.  R^é- 
glemens  faits  par  cette  aj] "emblée;  Etabliffement  dun 
évéché  a  Wenden ,  au  lieu  de  î archevêché  de  Riga  > 
qui  étoit  aboli.  Armement  des  petits  Tartares  contre 
la  Pologne.  Règlement  des  affaires  de  la  Pruffe  Royale. 
Défaite  de  quelques  troupes  Turques  en  Hongrie. 


Fin  des  Sommaires  du  huitième  Volume, 


HISTOIRE 


HIST 


IRE 


D  E 


JAC  QJJ  E    AUGUSTE 

DE   THOU. 


LIVRE  SOIXANTE- SEPTIEME. 


E  fat  cette  même  année  qu'on  vit  s'allumer 
entre  les  Perfes  &  les  Turcs  une  guerre  des    -"  E  n  r  i 

III. 

1578. 


plus  longues  &  des  plus  fanglantes.  Ainfije 
crois  qu'ileffcà  propos  que  je  rapporte  ce  qui 
en  fut  l'occaiion ,  èc  que  je  donne  par  conle- 
Ujjjg|  qUent  quelque  idée  de  la  Perfe  telle  qu'elle  effc 
aujourd'hui ,  de  Ion  origine ,  de  fa  grandeur,  &  de  l'hiftoire 
des  Princes  qui  l'ont  gouvernée. 

Il  feroitinutile  de  vouloir  rechercher  quelle  a  été  la  pre- 
mière origine  des  Perfes.  Depuis  que  ce  grand  Empire  eut 
été  détruit  par  Alexandre  dans  cette  bataille  mémorable 
qui  fe  donna  entre  lui  &  Darius  fous  les  murs  d'Ajazzo  proche 
Tome  VIII,  A 


Guerre  dt 
Pcrfe, 


On'crînc  des 


Perfes, 


■Bl»»l 


i  HISTOIRE 

—  du  mont  Amanus  (  i  ) ,  on  vit  infenfiblement  les  Parthes  devCJ- 
Henri  nir  fameux  fous  le  régne  des  fucceiïèurs  de  ce  conquérant, 
III.       Parmi  cette  nation  les  Arfacides  fe  rendirent  redoutables  aux 
i  c7s       Romains  même,  &  ils  étendirent  leur  domination  fur  l'Ar- 
ménie ,  la  Medie ,  la  Perfe ,  &  les  autres  provinces  qui  font 
fituées  à  l'Orient.Enfin  on  vit  renaître  le  nom  des  Perles  fous 
l'empire  d'Alexandre  fils  de  Mammée.  Artaban  dernier  roi 
des  Parthes ,  qui  le  premier  voulut  s'appeller  le  Grand  Roi ,. 
&  qui  portoit  une  double  couronne  ,  fut  vaincu  dans  plufieurs 
combats  par  Artaxerxes  prince  Perfan  •  &  il  y  perdit enfitt 
l'empire  &  la  vie.  Herodien  fixe  l'époque  de  cet  événement  à 
la  quatorzième  &  dernière  année  de  l'empire  d'Alexandre  5, 
c'eit-à-direàl'an  126.  de  J.C. 

Artaxerxes  ayant  ainfi  éteint  le  nom  des  Parthes  ,  ne  vou- 
lut pas  voir  fon  Empire  borné  par  le  Tigre.  Il  entra  fur  les 
terres  de  l'empire  Romain  ,  fit  des  courfes  dans  la  Méfopota- 
mie ,  menaça  long-tcms  la  Syrie ,  &  prétendit  faire  valoir  fes 
droits  fur  toute  cette  partie  du  Continent,  que  l'Archipel  ôc 
la  mer  de  Marmora  féparent  de  l'Europe  ,  &  qu'on  appelle 
l'Afie  mineure,  parce  qu'il  regardoitces  païs  comme  l'ancien 
héritage  des  Perles ,  dont  il  difoit  que  par  conféquent  la  pof. 
feffion  lui  étoit  dévolue.  Il  fondoit  fes  prétentions  fur  ce  que 
depuis  Cyrus ,  qui  transféra  l'empire  des  Medes  aux  Perfes , 
jufqu'à  Darius ,  qui  fut  le  dernier  Roi  de  cette  nation ,  les 
Princes  qui  régnèrent  fur  la  Perfe  ,  envoyèrent  toujours  des 
gouverneurs  dans  l'Ionie  &;  la  Carie. 

Ses  SuccelTeurs  tinrent  la  même  conduite ,  &:  confervérent 
les  mêmes  prétentions  jufqu'à  Cofroës ,  qui  époufa  la  prin- 
ceiTe  Marie ,  fille  de  l'empereur  Maurice  :  c'eft  au  moins  ce 
que  dît  Guillaume  archevêque  de  Tyr  ,  dans  fon  excellente 
hifloire  des  Croifades,  le  feul  Hiftorien  que  je  fçache  qui  parle 
de  ce  fait.  Cependant  vers  l'an  603.  Maurice,  après  avoir  ré- 
gné trente  ans,  fut  détrôné  par  Phocas,  qui  le  fit  mourir 
avec  le  prince  Pierre  fon  frère  ,  fes  fils,  &:  l'Impératrice  fon 
époufe ,  &  qui  fe  fit  enfuite  abfoudre  de  ce  parricide  par 
Boniface  III.  à  qui  il  accorda  le  titre  d'Evêque  univerfel , 
que  le  Pape  Grégoire  ,  prédécefTeur  de  Boniface  ,  venoit  de 


(1)    Ajazzo  ville  d'Anatolie  ;  c'eft 
l'ancien  IiTus  de  la  Cilicie.  Aman  ou 


Amanus   Montagne   proche  de   cette 
ville,  maintenant  appelléMonte-Negro, 


DE  J.  A.  DE  THO  U,Liv.  LXVIL        3 

condamner  dans  Jean  patriarche  de  Conftantinople.   Mais 
tandis  que  cet  uiurpateur  travailloit  au  dedans  à  affermir  fon  Henri 
autorité  ,  il  négligea  cependant  les  foins  du  dehors  •  &  Cof-       III. 
roës,  fous  prétexte  de  vouloir  venger  la  mort  de  fon  beau-     1  578. 
père ,  prit  cette  occafion  pour  s'emparer  de  la  Syrie.  Ainfî 
pendant  fept  ans  que  dura  le  régne  de  Phocas ,  le  roi  de  Perfe 
défola  les  frontières  de  l'Empire,  jufqu'à  ce  qu'il  fut  défait 
enfin  par  l'empereur  Heraclius ,  qui  remporta  fur  lui  cette 
victoire  mémorable  dont  il  eft  fait  mention  dans  l'hiftoire. 

Ce  fut  fous  l'empire  de  ce  Prince ,  qui  favorifa  d 'ailleurs  le 
Monothélifme ,  que  la  fede  impie  de  Mahomet  prit  naiiïance. 
Ce  fédudeur  eut  plufieurs  fucceiTeurs ,  qui  portèrent  tous  le 
titre  de  Califes.  Le  quatrième  fut  Aly  ,  coufin  &  gendre  de 
Mahomet.  Aly  de  fon  mariage  avec  Fatime,  fille  de  ce  faux 
Prophète  ,  eut  deux  fils  qui  remplirent  la  même  place  l'un 
après  l'autre.  C'eft  cet  Aly  qui  a  donné  lieu  au  fchifme  qui 
divife  encore  aujourd'hui  les  Mahometans  -y  en  forte  que  les 
Turcs  quife  difent  Mufulmans,  c'eft-à-dire,  vrais  fidèles,  ont 
toujours  regardé  comme  hérétiques  les  Perfes  êclesMam- 
melucs ,  tant  que  l'empire  que  ces  derniers  avoient  fondé  en 
Afrique  a  duré.  DeJà  eft  née  entre  ces  nations  une  haine 
mortelle ,  qui  a  donné  fouvent  occailon  aux  guerres  les  plus 
fanglantes. 

Mahomet,  un  des  defcendans  d'AIy  Abbas ,  c'eft-à-dire," 
forti  de  la  famille  d'Abbas ,  Se  d'Aboubeker  beau-pére  £c 
fucceffeur  du  faux  Prophète  ,  fonda  la  ville  de  Bagdad  fur  les 
ruines  de  l'ancienne  Seleucie  ,  proche  du  lieu  où.  étoit  autre- 
fois Babylone ,  &  y  fixa  le  fiége  de  fon  empire.  C'eftfa  doc- 
trine ,  &  celle  de  fes  fucceiTeurs  que  les  Turcs  fuivent  au- 
jourd'hui. 

D'un  autre  côté  Abdalla  defcendu  d'AIy  I.  étant  forti  de 
la  ville  de  Semelie  vers  l'an  de  l'Hegire  286.  comme  le  rap- 
porte Guillaume  deTyr  au  livre  dix-neuvième  de  fon  hiftoire, 
palfa en  Afrique,  dont  il  fit  la  conquête,  &;  prit  le  nom  de 
Mehedie  ,  c'eft-à-dire ,  le  Complanateur  ,  voulant  marquer 
par-là  qu'il  étoit  venu  pour  apporter  la  paix  ,  &  applanir  les 
voies  aux  vrais  fidèles.  Ce  Prince  mit  en  mer  une  puiflànte 
flote  ,  avec  laquelle  il  fe  rendit  maître  de  la  Sicile ,  &  defola 
une  partie  des  côtes  de  la  Calabre.  Enfin  il  prit  auflî  le  titre 

Ai; 


HISTOIRE 

-  de  Calife  en  qualité  de  fuccefïèur ,  non  pas  de  Mahomet  61$ 


Henri  d'Abbas ,  qu'il  déteftoit  h  mais  d'Aly  ,  ce  faint  &:  excellent 
III.       Prophète ,  dont  il  Te  glorifioit  de  tirer  fon  origine.  Son  petit- 
i  c7g#     fils ,  nommé  Abuthamin ,  après  avoir  conquis  l'Egypte  parle 
miniftére  de  Joar  général  de  fes  armées ,  fit  bâtir  lur  une  des 
rives  du  Nil  proche  de  Memphis  la  ville ,  du  Caire  ;  &:  depuis 
ce  fut  là  que  les  Califes  d'Afrique ,  rivaux  de  celui  qui  faifoic 
faréfidence  à  Bagdad ,  tinrent  leur  cour  &  établirent  le  fiége 
de  leur  Empire.  Ces  Princes  qui  réuniiîoient  l'autorité  fpiri- 
tuêllc  ôc  temporelle,  avoient  fous  eux  des  lieutenans  ou  vi- 
caires appelles  Soudans.  C'étoit  à  ces  miniftres  qu'ils  remet- 
toientlefbin  du  gouvernement  civil  &militaire5poureux,con- 
tens  de  s'attirer  la  vénération  des  peuples,  en  confervant  le 
titre  de  Chefs  de  la  Religion ,  ils  pafToient  leur  vie  au  milieu 
des  femmes ,  dans  le  luxe  ,  &;  dans  la  mollelle.  Mais  comme 
la  fidélité  fe  trouve  rarement  jointe  dans  un  miniftre  avec  uis 
pouvoir prefque fouverain ,  Saladin,fils  de  Négémédin,  & 
neveu  de  Siracon  dernier  Soudan  d'Egypte,  étant  venu  rendre 
fes  devoirs  au  Calife  le  premier  jour  qu'il  entra  en  charge  , 
l'abattit,  dit-on,  à  fes  pieds  d'un  coup  de  mafîuè*  qu'il  portoit, 
&  le  fit  égorger  avec  toute  ià  nombreufe  famille  Pan  1 173. 
Telle  fut  la  fin  des  Califes  d'Egypte. Pour  ce  qui  eft  du  Calife 
de  Bagdad ,  il  périt  environ  cent  ans  après  par  les  mains  des 
Tartares  qui  envahirent  fori  empire ,  &  qui ,  pour  le  punir 
de  fon  avarice  par  un  fupplice  convenable  ,  le  firent  mou- 
rir de  faim  au  milieu  des  tréfors  immenfes  qu'il  avoit  amafïes* 
Après  l'extinction- de  l'empire  des  Califes,  leur  doctrine  ne 
laifTa  pas  d'avoir  encore  fes  féclateurs.  Les  Perles  &  les  Mam- 
melucs  s'attachèrent  àla  Religion  d'Aly, déteftant  tout  autre 
culte ,  &;  ne  longeant  qu'avec  horreur  aux  trois  premiers  fuc- 
cefïèurs  de  Mahomet  qui  l'avoient  précédé.  Auiîi  finiflent-ils 
toutes  leurs  prières  par  ces  rnots,"Maudirs  foientAboubeker, 
»  Omar,  &  Ofman  -y  &  Dieu  fafTe  miféricorde  à  Aly  ,  &:  pren- 
55  ne  en  lui  fon  plus  grand  plai/ir.  «  On  voit  encore  aujour- 
d'hui à  Cufa  ville  voifîne  de  Bagdad  ,  dont  elle  n'eft  éloignée 
que  de  deux  milles ,  le  tombeau  de  ce  prétendu  fàint ,  pour 
lequel  lesPerfàns  ont  une  vénération  finguliére.  C'eft-làque 
par  un  ancien  ufage  les  rois  de  Perfe  vont  prendre  pofTeiïion 
de  leurs  Etats ,  &  ceindre  l'épée ,  avant  que  de  monter  ku  le 
trône>- 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Lir.  LXVII.         J 

Au  relie  ce  furent  les  Tartares  qui  portèrent  dans  les  royau-    '     ■ 
mes  d'Azemie  (  car  c'eft.  ainfi  qu'ils  nomment  la  Perfe  )  la  Re-  Henri 
ligion  de  Mahomet,  lorsqu'ils  envahirent  ce  vafte  empire.       III. 
Deux  familles  forties  delà  Mingrelie,  au  deflus  de  Trébi-     i  ^78. 
fonde,  lui  donnèrent  long-tems  des  maîtres  j  &:  elles  y  for- 
mèrent deux  factions ,  que  Nicolas  Chalcondyle  appelle  les 
Mauroprovates,  6c  les  Alproprovates,  &:  que  les  Perfàns  nom- 
ment les  Acojonbegs,Sc  les  Caracojonbegs;  c'eft  ainfi  qu'on  a 
vu  en  Ang-leterre  les  factions  de  la  Rofe  blanche,  Se  de  laRofê 
rouge.  Or  comme  celles-ci  fe  réunirent  enfin  toutes  deux  dans 
Henri  VIL  de  même  Schak-Ifmaël  Sophy  réunit  dans  fa 
perfonne  les  deux  factions  qui  divifoient  la  Perfe. 

En  effet  Ufun-Chaflan  ,  comme  fils  de  Tachretin ,  defcen- 
doit  des  Acojonbegs.  Tachretin  étoit  forti  deTachretinbeg , 
à  qui  Chalcondyle  donne  le  nom  d'Alexandre  ;  6c  il  réunie 
les  Etats  du  prince  Tartare  fon  père ,  dont  la  domination  s'é- 
tendoit  fort  loin  fur  ces  païs  qui  font  au  deflus  deTrébifonde, 
&,  ceux  d'Eretin  fbn  oncle  qui  régnoit  fur  la  haute  Afie.  Mais 
ce  Prince  ayant  perdu  la  vie  par  les  intrigues  de  la  Reine  fon 
époufe  ,  fon  fils  fut  aufîi  privé  de  fa  Couronne ,  de  il  ne  rentra 
en  pofîèffion  de  fes  Etats  que  parlefecours  deTemyr,  autre- 
ment Tamerlan ,  qu'il  fuivit  dans  fes  conquêtes ,  &  qui  le 
remit  fur  le  trône. 

D'un  autre  côté.Ifmaël  tiroit  fon  origine  des  rois  d'Armé- 
nie. Ce  Prince  eut  pour  ayeul  Tzuneit,  de  la  famille  des  Bre- 
bis noires ,  que  l'hiftoire  des  Turcs  dit  avoir  été  détrônée  fous 
le  régne  d'Ofman  ,un  de  leurs  Saints ,  troifléme  fucceflèur  de 
Mahomet.  Tzuneit  fe  diftingua  parmi  Ces  compatriotes  par  la 
fainteté  de  fa  vie  ;  6c  fon  nom  devint  fi  célèbre ,  que  parmi  les 
Turcs ,  non  feulement  le  peuple,  mais  les  Seigneurs  même, 
fe  faifoient  un  devoir  de  lui  rendre  les  mêmes  honneurs  ôc 
le  même  culte  qu'à  Ofman.  Les  Princes  Ottomans  eurent 
eux-mêmes  pour  lui  la  même  vénération  &  les  mêmes  égards 
jufqu'à  Mahomet  IL  qui  négligea  cette  pieufe  coutume  de  fes 
prédéceflèurs.  C'eft  ce  qui  donna  occafîon  à  la  guerre  qui  s'al- 
luma entre  lui  &  Ufunchaflan ,  &  qui  ne  rut  terminée  que  par 
une  bataille  fànglante ,  où  le  prince  Perfan  s'étant  trouvé 
dans  un  péril  extrême  de  la  vie,  fit  vœu,  au  cas  qu'il  pût  fortir 
de  ce  danger,de  donner  en  mariage  à  Haidar,  fils  de  Tzuneit^ 

Aiij 


6  HISTOIRE 

la  Princeflè  Marche  fa  fille,  qu'il  avoic  eue  de  Catherine 

Henui  Comnene ,  fille  delà  Dame  de  Trébifonde.  En  efFec  aufîitôt 

III.      après  cette  guerre  il  accomplit  la  promeflè  qu'il  avoit  faite , 

1578,     5c réunit  par  cette  alliance  les  deuxmaifons  des  Acojonbegs, 

&  des  Caracojonbegs. 

C'eft  de  ce  mariage  que  fortit  Ifmaël,  qui  le  premier  des 
Rois  de  Perfe  prit  le  nom  de  Sophy ,  c'eft-à-dire  ,  faifànt  pro- 
fedion  de  la  pure  Religion.  Ce  Prince  fuccéda  à  Imirze-Beg 
fon.coufin  germain ,  &  petit-fils  d'Ufunchallan  ,  mais  dont  le 
père  n'efl:  point  connu  -y  &  non  feulement  il  rétablit  en  Perfe 
la  Religion  d'Aly1,  il  y  ajouta  encore  de  nouvelles  pratiques  , 
&  de  nouvelles  fuperftitions.  Au  refte  quoiqu'Ufunchaflan 
eût  laiflè  en  mourant  une  poftérité  fort  nombreufe  ,  cepen- 
dant à  l'avènement  d'Ifmaël  à  la  couronne,  le  royaume  Ce 
trouvoit  fort  délabré  par  les  cruautés  inoùies  que  le  perfide 
Jacupe  avoit  exercées.  Le  nouveau  Roi  lui  rendit  fon  ancienne 
Splendeur.  Il  l'augmenta  même  de  l'Arménie  majeure ,  de 
PAiTyrie ,  de  la  Méfopotamïe,6c  de  la  Chaldée,foumit  tous  ces 
petits  Princes  qui  régnoient  dans  la  Mingrelie  6c  la  Géorgie, 
le  long  de  la  mer  Caïpienne  ,&  étendit  les  bornes  de  fon  em- 
pire du  côté  de  l'Orient ,  6c  du  Midy ,  jufqu'à  l'Arménie  mi- 
neure. Mais  comme  Paul  Jove  a  écrit  fort  au  long  tout  ce  qui 
regarde  le  régne  de  ce  Prince ,  6c  celui  d'Ufunchaflan ,  je  ne 
crois  pas  qu'il  foit  à  propos  de  m'arrêter  ici  plus  long-tems  à 
en  parler. 

A  Ifmaël  Sophy  fuccéda  Tan  152.6.  Schak  Thamas  fon 
fils ,  dont  nous  avons  parlé  quelquefois  dans  cette  hiftoire. 
Ce  Prince  eut  beaucoup  à  fouffrir  des  Turcs  fous  le  régne  de 
Soliman ,  qui  lui  enleva  toutes  ces  provinces  que  fon  père 
avoit  conquifes ,  6c  même  la  ville  de  Tauris  ,  où  Ifmacl  avoit 
fixé  le  fiége  de  fon  empire.  Cependant  Thamas  reprit  cette 
place  quelque  tems  après.  Enfin  après  avoir  eu  bien  de  la  peine 
à  obtenir  la  paix  des  Turcs ,  qui  ne  la  lui  accordèrent  qu'à 
des  conditions  très-dures,  il  mourut  il  y  a  deux  ans  le  onziè- 
me de  Mai  1  576.  D'autres  difent  que  fa  mort  arriva  un  an 
plutôt. 
Defcription  Dans  le  tems  que  cette  cruelle  guerre  a  commencé,  la  Perfe 
de  la  Perfe.  étoit  bornée  au  Nord  par  la  mer  Cafpienne  6c  la  Mingrelie  , 
£c  à  l'Occident  par  Chars  6c  les  montagnes  deChielder,  Là 


DE  J.  A.  DE  THOU,Liv.  LXVII.         7 

élc  fait  un  coude  vers  l'Orient ,  &c  paffant  au  defTus  du  lac 
d'Aetamar ,  fur  lequel  eft  la  ville  de  Van ,  que  les  Turcs  ont  Henr  t. 
enlevée  aux  Perfans,  elle  renferme  les  villes  de  Coy  ,  de  SaL  III. 
mas ,  &  à  droite,  en  tirant  vers  le  Midi ,  celle  de  Sereful.  En-  1578, 
fin  de  ce  côté-là  elle  s'étend  jufqu'au  golphe  de  Ralfora,  où 
l'Euphrateva  fe  jetter  dans  la  mer  de  Perlé  proche  de  cette 
ville.  Elle  a  pour  bornes  au  Midi  cette  même  mer  avec  les 
monts  de  Techifnandan  •  à  l'Orient  la  province  d'Heri ,  &  le 
royaume  de  Candahar ,  ou  le  Peripanifb,  lui  fervent  de  fron- 
tières j  &  retournant  au  Nord  on  y  trouve  la  province  de  Co- 
rafïbn  ,  Se  Sammarcant,  qui  confine  à  la  Tartane  par  le  Za- 
gathay.  Dans  cette  vafte  étendue  de  païs  font  renfermées  à 
l'Occident  la  Géorgie ,  l'Arménie  ,  &.  une  partie  de  l'Afïyriej 
au  Nord  le  Kilan  &  l'Adirbeitzan  ,  où  eft  la  ville  de  Tauris  ■ 
à  l'Orient  PHyrcanie ,  ou  le  Tabareftan  ,  la  province  d'Heri , 
ou  le  royaume  de  Candahar  j  enfin  au  milieu,  la  Parthieou 
province  d'Arak,  la  Carmanie  deferte^  &:  vers  le  Midi,  la 
Perfide,  ou  le  royaume  de  Farlifkan ,  dont  Syras  eft.  la  ca- 
pitale. 

Ce  vafte  empire ,  malgré  ce  que  les  Turcs  en  avoient  en- 
levé^contenoit  encore  foixante  &  dix  gou vernemens  à  la  mort 
de  Thamas.  Cependant  il  n'étoit  pas  pofîible  d'y  mettre  fur 
pied  plus  de  quarante  mille  chevaux  -y  ce  qui  paroît  furpre- 
nant,  fî  on  compare  un  fî  petit  nombre  de  troupes  avec  l'é- 
tendue immenfe  de  païs  que  renferment  ces  provinces.  Mais 
il  y  en  a  une  raifon  fort  naturelle.  La  Perfe  eft  pleine  d'une 
infinité  de  petits  Seigneurs  qui  ne  craignent  pas  de  défobéïr 
aux  ordres  du  Prince.  D'ailleurs  les  Grands  du  royaume  font 
beaucoup  plus  puifîans  qu'en  Turquie  :  &  comme  leurs  biens 
ne  font  pas  des  fiefs  qu'ils  tiennent  du  Sophy,  ou  des  bienfaits 
de  la  Cour  $  mais  que  ce  font  des  fonds  qui  paflent  d'eux  à 
leurs  enfans,  ils  vivent  fplendidement ,  &;  font  moins  difpofes 
à  prendre  les  armes  au  premier  commandement  du  Souverain. 
Le  Roi  entretient  outre  cela  auprès  de  fa  perfonne  fix  mille 
Chourdes ,  qui  font  comme  la  nobleflè  de  Perfe.  Ils  ont  plu- 
sieurs Officiers,  &;  font  commandés  par  un   des  premiers 
Seigneurs  de  la  Cour.  Il  a  encore  un  autre  corps  fubalterne 
compofé  d'environ  fept  mille  hommes, qu'on  nomme  Ezahulj 
&;  leur  Commandant  eft  aulïï  un  des  grands  officiers  de  la 
Couronne, 


«"  HISTOIRE 

■■  Toutes  les  forces  de  la  Perfe  ne  confident  qu'en  cavalerie. 

Henri  Aufîi  les  chevaux  de  ce  païs  font-ils  excellens ,  légers  à  la 
III.  courfe ,  d'un  grand  travail ,  aifés  à  nourrir ,  vifs  au  combat , 
ï  578^  &  f°rC  d°ux  d'ailleurs-  c'efi  ce  qui  les  rend  très-chers.  La 
plupart  fe  vendent  jufqu'à  mille  ou  douze  cens  Sequins ,  èc 
même  davantage.  Pour  l'infanterie,  qui  fert  à  fojûtenir,  ou 
former  des  fiéges,les  Perfansne  s'en  ièrvent  prefque  point, 
Comme  ils  n'ont  point  de  places  fortes,  contens  de  défendre 
leurs  frontières  en  pleine  campagne  ,  ils  ne  fe  foucient  point 
de  renfermer  des  troupes  dans  leurs  villes.  Ils  n'ont  point  non 
plus  l'ufage  du  canon ,  quoiqu'ils  n'ignorent  pas  l'art  de  le 
Fondre ,  &  que  la  matière  nécefTaire  pour  cela  ne  leur  manque 
point.  Cette  mauvaife  coutume  les  a  rendus  plusieurs  fois  la 
viftime  de  l'infanterie  Turque.  Cependant  les  pertes  qu'ils 
ont  faites  n'ont  encore  pu  leur  apprendre,  à  leurs  dépens., 
quelle  étoit  leur  erreur  fur  cet  article  3  Se  ils  ont  la  vanité  de 
ne  pas  vouloir  fe  corriger.  S'ils  changeoient  de  conduite  ,  ils 
eraindroient  que  ce  ne  fut  reconnoître  ,  ou  plus  de  bra- 
voure dans  leurs  ennemis ,  ou  leur  fupérioricé  dans  l'art 
militaire. 

Les  Perfans  au  relie  font  naturellement  légers ,  fourbes , 
•toujours prêts  à  profiter  de  la  moindre  occalîon  de  brouiller 
qui  fe  prefentera.  Aufîi  n'y  a-t'il  rien  de  plus  commun  parmi 
pux  que  de  voir  éclater  quelque  conjuration  contre  la  perion- 
ne  du  Souverain.  On  ne  trouve  pas  même  d'union  dans  la  fa- 
mille royale.  Lqs  frères  y  font  trahis  par  les  frères ,  &;  les  pè- 
res fouvent  y  deviennent  la  victime  de  l'ambition  de  leurs  en- 
fans.  Du  relie  lorfqu'ils  ne  font  point  occupés  à  la  guerre ,  ils 
s'appliquent  volontiers  à  l'étude  des  feiences.  La  Philofophie , 
Ja  Médecine  9  les  Mathématiques  ,  font  celles  fur-tout  qu'ils 
aiment  le  plusj  &  on  prétend  qu'on  trouve  chez  eux  plusieurs 
auteurs  Grecs  dont  nous  avons  perdu  les  ouvrages,  qu'ils  con- 
servent traduits  en  leur  langue. 

Pour  ce  qui  eft  des  revenus  du  royaume ,  ils  montoientfb.us 
le  régne  de  Thamas  environ  à  douze  ou  quinze  millions. 
Mais  après  les  pertes  confidérables  que  la  Perfe  a  faites  de- 
puis que  le  Turc  lui  a  enlevé  une  partie  de  fes  provinces ,  .&: 
que  les  Seigneurs  qui  relèvent  de  cette  Couronne  fe  font  ren- 
dus indépendans  jufqu'à  ne  plus  payer  de  tribut,  à  peine 

entre-t'il 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVII.         9 

entre-t'il  tous  les  ans  dans  le  tréfor  de  Cafbin  fix  millions ,  g—1— 
qui  font  abforbés  6c  au-delà ,  par  les  dépenfes  que  la  Cour  eft  Henri 
néceiîairement  obligée  défaire.  Ainiîileftimpoffible  que  le       III. 
Prince  ne  foie  toujours  fort  à  l'étroit.  1  57$, 

Au  refte  Thamas  laifla  en  mourant  une  nombreufe  poflé- 
ricé  ,  outre  la  princefle  Peria-Concona  ,  qui  étoic  l'aînée  de 
fes  enfans ,  il  avoit  encore  onze  fils  ,  dont  le  troifiéme  nom- 
mé Haidar-Mirize  lui  fuccéda.  Mais  fbn  régne  ne  dura  que 
peu  de  jours.  Il  avoit  deux  aînés  ,  Mahomet-Hodabendes  de 
Ifmaél.  Thamas  s'étoit  dégoûté  de  Hodabendes  ,  qui  avoit 
embrafle  l'état  Religieux ,  6c  lui  paroiffoit  peu  propre  à  por- 
ter la  couronne  ,  &c  il  avoit  nommé  Ifmaél  pour  fon  fuccef. 
leur.  Ce  Prince  étoit  alors  prifonnier  dans  la  fortereiîe  de 
Cahaca ,  arTez  près  de  Cafbin  ,  où  on  l'avoic  relégué  à  caufè 
de  fes  violences ,  &  parce  qu'il  ne  cefloit  de  faire  des  courfes 
fur  le  païs  ennemi.  Ce  fut-là  que  les  grands  de  l'Empire  lui 
députèrent ,  pour  le  prier  de  venir  prendre  pofTeffion  d'un 
trône  que  fon  père  lui  avoit  deftiné. 

Ce  Prince  ie  diipofoit  à  fe  rendre  dans  la  capitale ,  lorf- 
qu'Haidar-Mirize ,  qui  comptoit  fur  le  crédit  de  la  protection 
de  Peria-Concona  ,  qui  comme  lui  écoit  fortie  d'une  fœur  de 
Sahamal  prince  de  la  Géorgie  ,  monta  fur  le  trône ,  fans  pré- 
voir les  fuites  que  cette  démarche  alloit  avoir.  Déjà  même 
par  un  aveuglement  infenfé ,  il  commençoit  à  faire  le  maî- 
tre ,  lorfqu'il  reconnut ,  mais  trop  tard  ,  qu'il  avoit  fait  un 
mauvais  pas ,  6c  que  fa  fœur  ne  l'y  avoit  engagé  que  pour  le 
perdre.  Toutes  les  troupes  le  foulevérent ,  le  palais  Kit  aflîé- 
gé  en  un  inftant.  Dans  cette  circonftance  ,  ce  malheureux 
Prince  qui  avoit  eu  aflèz  de  hardieiTe  6c  de  témérité  pour  • 
s'emparer  de  la  couronne  ,  manqua  de  courage ,  6c  alla  cher- 
cher lâchement  un  afile  dans  le  fond  de  fon  Sérail.  Mais  il 
ne  fut  pas-là  même  en  fureté.  Sahamal  fon  oncle  craignant 
qu'Ifmacl  n'étendît  fa  vengeance  jufque  fur  lui ,  6c  voyant 
que  la  retraite  de  l'Ufurpateur  augmentoit  encore  la  fureur 
des  féditieux ,  qui  avoient  Zalchan  à  leur  tête ,  alla  le  cher- 
cher jufqu'au  milieu  de  fes  femmes ,  où  il  le  tua  de  fa  propre 
main.  Après  cette  action,  il  jetta  fa  tête  encore  toute  fanglante 
au  milieu  des  conjurés  ;  6c  par-là  il  appaifa  la  rage  de  ces  fu- 
rieux, qui  çommençoient  déjà  à  enfoncer  les  portes  du  palais. 
Tome  VIII.  B 


io  HISTOIRE 

Cependant  après  qu'on  eut  rendu  à  Thamas  les  derniers 
Henri  devoirs  ,  félon  î'uïage  de  la  Nation ,  Ifmaël  fit  fon  entrée 
III.  dans  la  capitale,  6c  commença  à  régner ,  par  faire  mourir 
jf-jg,  huit  de  (es  frères  3  coutume  inhumaine  qui  eft  aidez  en  ufage 
parmi  les  Turcs  ,  mais  dont  jufqu'alors  on  n'avoiteu  en  Perfe 
aucun  exemple.  Ce  Prince  barbare  n'en  demeura  pas-là.  Il 
donna  ordre  de  chercher  dans  toute  la  ville  les  parens,  les 
alliés ,  ou  amis  des  Princes  infortunés ,  6c  les  fit  égorger  à  Ces 
yeux.  Ainfi  commença  à  couler  le  fang  des  premières  famil- 
les du  royaume ,  où  cette  cruauté  répandit  le  deuil  6c  la  dé- 
flation ,  6c  fut  un  préfage  bien  trifte  pour  l'avenir.  D'un 
autre  côté  ,  le  peuple  qui  s'étoit  laiile  prévenir  en  faveur  du 
choix  du  feu  Roi ,  6c  par  les  efpérances  rlateufes ,  que  le  nom 
d'iimaël  que  ce  Prince  portoit,  comme  fon  ayeul ,  luiavoit 
données ,  changea  tout  d'un  coup  l'affection  qu'il  avoit  pour 
lui  en  haine  6c  en  défefpoir.  Cependant  le  nouveau  Roi  pour 
montrer  que  c'étoit  par  principes  6c  non  par  férocité  qu'il 
s'étoit  porté  à  cette  violence,  6c  pour  avoir  des  exemples  dont 
il  pût  s'autorifer ,  abandonna  la  Religion  des  Sophis ,  6c  em- 
braiîà  la  fede  des  Turcs ,  déclarant  qu'il  déteftoit  la  doctri- 
ne d'Aly  ,  qu'il  regardoit ,  difoit-il ,  comme  abominable  6c 
capable  de  porter  les  hommes  aux  plus  grands  excès. 

Quelques-uns  crurent  que  cette  première  démarche  étoit 
une  adrefle  du  Prince  pour  engager  les  peuples  de  la  Méfo- 
potamie  ,  de  la  Chaldée  6c  de  l'Aflyrie ,  qui  ne  reconnoiiïènt 
point  Aly.  Mais  foit  que  ce  fût  cette  raifon  qui  l'engagea  à 
changer  de  Religion,  foit  qu'il  cherchât  dans  un  autre  des 
exemples  pour  autorifer  fon  parricide ,  il  eft  certain  ,  que  rien 
ne  lui  fît  perdre  davantage  l'affection  des  Perfans  que  cette 
apoftafie ,  qui  les  indifpoïà  beaucoup  plus  contre  lui ,  que 
toutes  les  cruautés  qu'il  avoit  exercées.  Ce  qui  acheva  de  le 
rendre  odieux,  ce  fut  la  conduite  qu'il  tint  à  l'égard  du  ca- 
life de  Cafbin.  C'eft  le  nom  que  portent  encore  aujour- 
d'hui en  Perfe  les  docteurs  de  la  loi  Mahométane  ,  qui  ont 
confervé  l'ancien  titre  des  premiers  fondateurs  de  cette  Secte 
impie.  Ils  ont  au-deffus  d'eux  un  iouverain  Pontife  qu'ils 
appellent  Muftaed-Dini-,  c'eft-à-dire ,  Frince  de  la  Loi,  qui 
tient  parmi  eux  le  même  rang  que  le  Mufti  chez  les  Turcs. 
Ce  Calife  ayant  donc  ofé  le  premier  s'oppofer  aux  entreprifes 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIL       ïi 

d'Ifmaël ,  eut  auffitôt  les  yeux  crevés   par  fon  ordre.    En  -'» mm}-1-- 

même  tems  il  fe  répandit  un  bruit ,  que  ce  Prince  faifoit  de  Henri 
grands  préparatifs  pour  fe  rendre  à  Bagdad  ,  où  à  l'exemple       III. 
de  Soliman  empereur  des  Turcs ,  il  vouloit  aller  faire  la  céré-      1578. 
monie  de  fon  couronnement. 

Tant  de  violences  ne  pouvoient  manquer  de  coûter  à  If- 
maêl  bien  des  remors  ,  &  de  le  tenir  dans  une  défiance  con- 
tinuelle. Comme  tout  le  monde  le  craignoit ,  il  appréhen- 
doit  aufli  tout  le  monde.  Ainfi  pour  diflinguer  Ces  ennemis 
de  ceux  qui  lui  étoient  attachés ,  &  tirer  vengeance  de  ceux 
qui  avoient  confeillé  au  roiThamas  fon  père  de  le  faire  arrê- 
ter ,  &  de  le  tenir  éloigné  de  la  Cour  ,  il  imagina  un  moyen 
à  peu  près  femblable  à  celui  dont  l'hiftoire  d'Afrique  rap- 
porte que  fe  fervit  Mariem  fœur  d'Abdala ,  6c  dont  nous 
avons  parlé  fous  l'an  1  5  57.  il  fe  retira  dans  l'endroit  le  plus 
reculé  de  fon  Palais,  &c  fit  répandre  le  bruit  de  fa  mort  par 
£es  confidens ,  avec  ordre  d'examiner  avec  foin  tous  les  vi- 
fages  des  Seigneurs  de  fa  Cour ,  &  de  remarquer  exactement 
les  divers  effets  de  joye  ou  de  trifteffe  que  cette  nouvelle 
produiroit  fur  eux.  Ceftratagême  luiréùfîit,  tous  ceux  qui 
n'étoient  pas  affectionnés  au  gouvernement,  fe  trahirent  eux- 
mêmes  ,  éc  Ifmaël  s'en  défit  auffitôt  après.  Ce  fut  lui  aufli , 
qui  donna  origine  à  cette  guerre  funefte  que  je  vais  décrire, 
en  accordant  une  retraite  dans  tes  Etats,  contre  la  foi  des 
traités ,  à  un  Sangiac  des  Chourdes,  qui  s'étoit  révolté  con- 
tre le  Grand  Seigneur.  Ce  fut  une  grande  faute  que  fit  le 
nouveau  Roi ,  contre  le  fentiment  de  tous  les  grands  de  Per- 
fè,  qui  Jui  confeilloient  d'entretenir  avec  foin  la  paix  avec 
Amurath.  Avis  faluraire,  dont  la  plupart  des  auteurs  ne 
.remportèrent  que  la  mort  pour  récompenfe. 

Une  conduite  fi  fanguinaire  Se  fî  infenfée  fouleva  toute 
la  Cour.  Calil-Chan  ,  Emir  Chan ,  &  Piry-Mahamet  ju- 
rèrent la  perte  du  Tyran.  Us  mirent  dans  leurs  intérêts 
le  bâcha  des  Chourdes,  &  de  concert  avec  Peria-Conco- 
na,  ils  s'en  défirent  au  bout  de  fîx  mois  de  régne.  Quel- 
ques-uns prétendirent  qu'il  fut  empoifonné  par  fà  propre 
fœur.  D'autres  difent,  qu'elle  introduifit  dans  le  Sérail  les 
conjurés  déguîfés  en  femmes ,  qui  furprirent  ce  Prince  cruel , 
&  l'étranglèrent  au  milieu  de  (es  plaiûïs.   Cette  révolution 

B  ij 


il  HISTOIRE 

!  arriva  le  vingt- quatre  de  Novembre  de  Tannée  précédente, 
Henri  En  même  tems  Peria-Concona  afïembla  tous  les  grands 
III.  Seigneurs  &  les  Bâchas ,  qui  dans  cette  Cour  portent  le  titre 
i  jy  8,  de  Clians  ou  de  Sultans ,  pour  prendre  de  concert  des  réfo- 
lutions  falutaires  ^  &;  elle  les  exhorta  à  mettre  fur  le  trône 
celui  qu'ils  jugeroient  le  plus  capable  de  loûtenir  dignement 
la  majefté  de  l'Empire,  àc  de  rétablir  la  tranquillité  dans 
l'Etat,  en  arrêtant  le  cours  des  divifions  domeftiques.  Il  ne 
reftoit  plus  de  la  nombreufe  poftérité  du  roi  Thamas  que  Mu- 
hemet,  furnommé  Hoddbendes,  c'eft-à-dire,  ferrviteur  ae  Dieu. 
Mais  il  étoit  fort  éloigné  delà  capitale ,  &c  à  caufe  de  la  foi- 
blefîe  de  fa  vue  &,  de  fon  peu  de  goût  pour  les  affaires,  fon  père 
Tavoit  relégué  à  une  des  extrémités  du  royaume,  dans  la  pro- 
vince d'Heri ,  dont  il  avoit  le  gouvernement.  Hodabendes 
avoit  plufîeurs  fils,  un  aîné  entr'autres,  nommé  Hameth,jeune 
Prince  d'un  génie  grand  &  élevé  ,  qui  confeilla  à  fon  père 
de  foûtenir  contre  les  Turcs  la  guerre  à  laquelle  Ifmaèl  avoit 
donné  occafîon  par  fon  imprudence  ,  &  qui  y  commanda 
l'armée  Perfanne.  Le  premier  de  Sultans  Mirize  Salmas  pen- 
foit  à  en  faire  fon  gendre.  Dans  cette  vue  ,  il  étoit  d'avis , 
qu'on  députât  à  fon  père  pour  le  prier  de  le  leur  envoyer. 
D'autres  propofoient  d'autres  fils  de  Hodabendes  ,  félon 
qu'ils  efpéroient  plus  ou  moins  d'avoir  part  à  la  faveur  & 
aux  bienfaits  du  Prince  qui  feroit  élu. 

Il  y  avoit  alors  à  la  Cour  un  Seigneur  nommé  Emir-Chan , 
qui  étoit  fort  avant  dans  les  bonnes  grâces  de  Peria-Con- 
cona. Cet  homme ,  qui  ne  mettoit  point  de  bornes  à  fon  am- 
bition, au  lieu  de  penfer  comme  les  autres,  à  fe  donner  un 
maître  ,  avec  qui  il  pût  efpérer  de  partager  l'autorité  fouve- 
raine ,  travailloit  à  fe  l'approprier  toute  entière  à  lui-même. 
La  Princefle  ,  qui  après  avoir  trempé  {es  mains  dans  le  fang 
de  deux  de  fes  frères ,  foit  pas  haine  ,  loit  par  la  peur  de  quel- 
que funefbe  retour ,  ne  prenoit  plus  aucun  intérêt  à  ce  qui 
refloit  de  fa  famille  ,  appuyoit  de  tout  fon  pouvoir  les  préten- 
tions. Les  circonftances  même  ne  pouvoient  être  plus  favo- 
rables à  fes  defîeins.  Tout  le  monde  étoit  dans  l'attente  de 
quelque  révolution.  Les  Perfans  s'étoient  dégoûtés  de 
leurs  anciens  maîtres ,  &  foit  à  caufe  de  Thorreur  que  leur 
avoient  donnée  les  cruautés  du  dernier  roi  Ifmaèl  ,  foie 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVII.      15 

dans  l'efpérance  de  tirer  avantage  des  troubles  de  PEtat ,  ils   ■■■«■m; 

ne  fouhaitoient  rien  tant  que  de  voir  parler  l'Empire  en  d'au-  Henri 
très  mains.  III. 

Cependant  Hodabendes  informé  par  Mirize-Salmas  des     1578. 
defTeins  de  Peria-Concona  ,  s'avançoit  à  grandes  journées     Avénemenc 
vers  Cafbin.   Ce  Prince  étoit  outré  des  attentats  de  la  fœur  ,  de  Muhemec 
qui  après  avoir  fait  d'un  de  (es  frères  un  Roi  de  théâtre ,  &  ^couronne 
l'avoir  conduit  elle-même  à  fa  perte  par  la  complaifance  dcPcrfe. 
qu'elle  avoit  eue  malignement  pour  fes  projets ,  non   con- 
tente d'avoir  porté  le  poignard  dans  le  fein  de  l'autre ,  fon- 
geoit  à  faire  pafïèr  la  Couronne  fur  la  tête  d'une  famille 
étrangère.   Aufîî  ne  voulut -il  pas  monter  fur  un  trône  qui 
étoit  encore  fouillé  du  fang  de  (es  frères  avant  que  de  les 
avoir   vengés.    Ainfi  il  manda  à  Mirize,pour  qui  il  avoit 
beaucoup  de  confiance,  de  faire  arrêter  la  PrincefTe,  delà 
facrifler  aux  mânes  de  (es  frères ,  &  de  conferver  fa  tête  juf- 
qu'à  fon  arrivée  ,  afin  qu'il  pût  repaître  (es  yeux  &  ceux  de 
tous  fes  fujets ,  d'un  fpe&acle  fî  agréable.  Ses  ordres  furent 
exécutés ,  &  Mirize  étant  allé  le  recevoir  hors  de  la  capitale , 
pour  faire  fa  cour  à  ce  Prince ,  lui  préfenta  au  bout  d'une 
lance  cette  tête  à  qui  on  avoit  laillé  les  cheveux  épars  ,  afin 
d'infpirer  plus  d'horreur ,  Se  qui  par  (es  regards  farouches 
fembloit  même  après  la   mort  conferver  encore   quelque 
chofe  d'effrayant. 

Hodabendes  fit  fon  entrée  à  Cafbin ,  &  donna  lieu  d'a- 
bord d'efpérer  qu'on  jouiroit  fous  lui  d'un  régne  paifible. 
Mais  il  fe  livra  trop  à  la  paffion  de  fon  Miniftre ,  &  au  lieu  de 
fonger  à  rétablir  la  tranquillité  publique ,  qui  ne  pouvoit 
être  fondée  que  fur  un  entier  oubli  du  paiTé ,  il  eut  l'impru- 
dence de  vouloir  pourfuivre  la  vengeance  de  (es  frères.  C'é- 
toit  la  plus  grande  faute  que  ce  Prince  pût  faire  à  fon  avè- 
nement à  la  Couronne.  Par  cette  conduite  ,  non-feulement 
il  indifpofa  contre  lui  plu  fleurs  de  ces  petits  Seigneurs ,  qui 
étoient  répandus  dans  les  provinces  ^  mais  il  les  jetta  même 
dans  le  déîefpoir ,  &  les  obligea  de  prendre  parti  ailleurs.  En 
effet  Sahamal,  ce  prince  de  Géorgie,  qui  étoit  oncle  de  Peria-  . 
Concona,  n'eut  pas  plutôt  appris  la  mort  de  cette  malheu- 
reufe  Princefîe  ,  qu'il  appréhenda  qu'on  ne  vînt  jufqu'à  lui  5 
&  comme  il  ne  croyoit  pas  avoir  aucune  grâce  à  efperer ,  il 

B  iij 


i4  HISTOIRE 

■■  '.  alla  chercher  un  afile  dans  les  montagnes.  Il  futfuivî  au/Mtôt 

Henri  après  par  un  autre  prince  Géorgien  nommé  Leventogli  , 

1 1 1.       dont  je  parlerai  plus  au  long  dans  la  fuite ,  6c  par  leur  retraite 

i  f  7  8.      ou  ^eiir  Wte  de  la  Cour ,  ils  répandirent  la  terreur  parmi  les 

peuples  de  la  Médie  Atropacienne  ,  qui  iont  voiiins  du  Turc , 

&  qui  n'étoient  pas  trop  attachés  à  la  Perfè. 

Hufreves  ou  Ûftreff  bâcha  de  Van ,  place  forte ,  fituée  fur 
le  lac  Aclamar ,  6c  qui  n'eft  pas  éloignée  de  Cafbin  ,  avoit 
déjà  informé  Amurath  de  tout  ce  qui  s'étoit  pailè  à  la  cour 
de  Perfe,  depuis  la  mort  du  roi  Thamas.  Amurath  ,  qui  ou- 
tre la  paflîon  qui  femble  être  née  avec  tous  les  princes  Otto- 
mans ,  d'étendre  les  bornes  de  leur  Empire  ,  s'y  fentoit  en- 
core porté  par  une  inclination  particulière  ,  étoit  très-atten- 
tif depuis  Ion  avènement  à  la  Couronne,  pour  ïaiflr  tous  les 
événemens  qui  pourroient  favorifer  l'ardeur  qu'il  avoit  pour 
la  gloire.  Auffi  regarda- t'il  ces  mouvemens  de  Perfe  comme 
une  occafion  que  le  ciel  fembloit  lui  offrir  d'attaquer  le  feul 
Empire  qui  pût  lui  faire  ombrage.  Il  ne  s'étoit  foûtenu  juf- 
qu'alors ,  que  par  l'union  qui  y  avoit  régné  ,  6c  le  Sultan 
s'imagina  qu'il  lui  feroit  aifé  de  profiter  de  ces  troubles 
domef tiques  pour  le  détruire  entièrement ,  ou .  du  moins 
pour  enlever  les  plus  belles  provinces ,  &;  en  aggrandir  fes 
Etats. 
Origine  de  Un  Prince  ne  manque  jamais  de  prétexte  ,  lorfqu'il  a  ré- 
la  guene  des  £Qy    je  déclarer  ja  guerre  à  un  ennemi.  Du  vivant  de  Selim 

Turcs  contre  o  r    » 

u  Perfe.  un  certain  Chourde  nomme  Abdala  ,  gouverneur  d  un  can- 
ton de  la  Chaldée  ,  avoit  eu  ordre  fur  quelques  foupçons  de 
fe  rendre  à  la  Porte.  Leunclavius  prétend  que  ces  Chourdes 
font  les  anciens  Chaldéens,  6c  que  cette  province  qui  porte 
fur  nos  Cartes  le  nom  de  Curdiltan ,  n'eft  autre  choie  que  la 
Chaldée.  Cependant  il  eft  fiir  que  la  Chaldée  eft  fituée  en 
deçà  de  l'Euphrate ,  au-defîous  de  Babylone  ,  au  lieu  que  ces 
peuples  habitent  ces  provinces  qui  s'étendent  au-delà  de  ce 
rleuve  jufqu'aux  frontières  de  l'Arménie ,  que  Strabon  dit 
avoir  été  le  pais  des  Curtiens ,  des  Cadufiens ,  des  Tapires  6c 
.  des  Amardes ,  qui  faifoient  leur  demeure  dans  des  montagnes 
très -froides  6c  très-efearpées.  Je  laifTe  à  ceux  qui  font  cu- 
rieux de  ces  connoiiîànces  6c  qui  ont  plus  de  loiiir,  à  examiner, 
ii  nos  Chourdes  d'aujourd'hui  ne  font  point  les  defeendans 


DE  J..A.  DE  THOU,  Liv.  LXVII.       rj 

de  ces  anciens  peuples ,  dont  ils  femblent  encore  retenir  le  — 

nom.  Henri 

Il  y  a  grande  différence  entre  les  gouverneurs  de  la  Chai-  III. 
dée,  de  Carahemid  &  de  la  Méfopotamie ,  ôc  ceux  des  au-  1578. 
teurs  provinces  foumifes  à  la  domination  des  princes  Otto- 
mans. Dans  tout  le  refte  de  la  Turquie,  c'en:  la  Porte  qui 
nomme  les  Gouverneurs ,  &  qui  les  révoque  à  Ton  gré.  Il  en 
eft  au  contraire  des  Commandemens  de  ces  frontières ,  com- 
me des  Principautés  de  Valachie  ,  &  de  Moldavie  &;  de  Tran- 
fylvanie.  Ce  font  des  emplois  héréditaires  dans  la  famille  de 
ces  Chourdes  ou  Chaldéens.  Ils  parlent  à  leurs  enfans ,  &:  s'ils 
meurent  fans  laifier  de  poftérité ,  ce  font  leurs  plus  proches 
parens  ou  alliés  qui  leur  fuccédent.  Cependant  ils  font  com- 
me tous  les  autres  Gouverneurs  fournis  à  l'empire  abfolu  du 
Grand  Seigneur. 

Abdaîa  ayant  donc  été  mandé  à  la  Porte,  fans  pouvoir 
pénétrer  la  raifon  pour  laquelle  on  le  faifoit  venir  ,  fe  rendit 
à  Andrinople  où  Selim  étoit  alors,  6c  il  n'y  fut  pas  plutôt  arri- 
vé, que  le  Capigi-Bachi  reçut  ordre  de  s'en  afTiirer  &de  le 
mettre  prifonnier.  Le  Chourde  étoit  bien  accompagné.  Ainfi 
pour  l'arrêter  plus  fûrement  ,  l'officier  Turc  crut  devoir 
prendre  le  moment  qu'il  affifteroit  à  la  prière  publique ,  èc 
le  rendit  avec  fa  fuite  à  la  Mofquée  qu'Amurath  II.  a  fait 
bâtir  dans  cette  ville.  Abdala  fut  furpris ,  lorfqu'il  vit  qu'on 
en  vouloit  à  lui ,  mais  il  ne  fut  point  déconcerté.  Il  fe  mit  en 
défenfe  ,  &  fè  battant  courageufement  contre  ceux  qui  vou- 
loient  l'arrêter,  il  tua  le  Capigi-Bachi,  ôc  bleflà  ou  parla  au 
fil  de  l'épée  tous  les  Chiaous  qui  l'avoient  fuivi.  Après  cela 
Selim  irrité  de  fon  audace  lui  fit  couper  la  tête ,  fans  vouloir 
l'entendre. 

Abdala  étant  mort ,  fon  neveu  lui  fuccéda.  Cependant 
un  autre ,  qui  fe  difoit  parent  du  défunt ,  étant  paffé  à  la 
Porte,  gagna  les  Miniftres  à  force  de  prefens,  ce  qui  n'en: 
pas  rare  dans  cette  Cour,  &.  obtint  le  gouvernement.  AufTi- 
tôt  on  envoya  ordre  au  Gouverneur  de  venir  rendre  raifon 
de  fa  conduite  ^  mais  il  ne  fe  preflà  pas  d'obéir.  Il  fçavoic  ce 
qu'il  en  avoit  coûté  à  fon  oncle  pour  avoir  été  trop  fournis  , 
&:  il  appréhenda  que  malgré  fon  innocence,  Une  fe  vîtex- 
pofé  au  même  danger.  Ainfi  comme  il  n'attendoit  aucun 


i*  HISTOIRE 

-  ménagement  de  la  part  des  Turcs,  il  alla  fejetter  entre  les 

Henri  bras  d'Ifmaël ,  qui  régnoit  alors.  Ce  Prince  le  reçut  fort 
III.  bien  ,  &  eut  même  l'imprudence  de  lui  foire  efpérer,  qu'il 
1578.  Ie  rétabliroit  dans  l'héritage  de  fes  pères.  D'un  autre  côté , 
on  le  redemanda  à  la  Porte,  comme  un  transfuge  à  qui  on 
ne  pouvoit  donner  aille ,  fans  aller  directement  contre  les  trai- 
tés paffés  entre  les  deux  Nations  ,  6c  furie  refus  que  les  Per- 
fans  firent  de  le  rendre ,  les  hoftilités  commencèrent  de  part 
&;  d'autre  par  quelques  courfes. 

Une  autre  raifon  qui  porta  les  Turcs  à  déclarer  la  guerre 
aux  Perfans ,  ce  fut  la  haine  invétérée  qui  eft  entre  ces  deux 
Nations.  Elle  eft  devenue  fi  outrée ,  que  les  Turcs  6c  tous  les 
autres  peuples  qui  fuivent  leur  Se&e ,  foit  en  Tartarie  ou  en 
Afrique  ,  conformément  à  la  décifion  de  leur  Mufti ,  tiennent 
pour  confiant  qu'il  eft  plus  méritoire  &  plus  agréable  à  Dieu 
de  tuer  un  Perfan  ou  Azeme  pour  caufe  de  Religion ,  tout 
Mahométan  qu'il  eft ,  que  de  donner  la  mort  à  foixante  6c 
dix  Chrétiens,  quoiqu'ils  fafTent  profeffion  d'une  Religion 
tout- à-fait  oppofée.  Je  fçai  que  quelques  nouveaux  Théo- 
logiens ont  olè  de  nos  jours  foûtenir  une  opinion  toute  fem  - 
blable ,  6c  qu'ils  n'ont  pas  craint  d'avancer ,  contre  le  fen- 
timent  unanime  de  tous  les  Chrétiens  ,  qu'il  feroit  plus 
avantageux  pour  la  gloire  de  Dieu  ,  que  les  princes  Chré- 
tiens réunifient  leurs  armes  pour  faire  la  guerre  aux  héréti- 
ques qui  font  parmi  nous  ,  que  pour  exterminer  les  Mahomet 
tans.  Or  je  laifTe  à  ces  gens  qui  font  chargés  de  la  confeience 
des  autres ,  à  examiner  eux-mêmes  devant  Dieu  ,  fî  de  tels 
principes  font  bien  conformes  à  la  piété  6c  à  la  charité  Chré- 
tienne. En  revanche  les  Perfans ,  fidèles  obfervateurs  de  la 
doctrine  d'Aly  ,  quatrième  fuccefTeur  de  Mahomet  dont 
Haidar  6c  Tzuneit  père  6c  ayeul  d'Ifmaël  Sophy  ,  renouvel- 
lérent  les  dogmes ,  détellent  toutes  les  autres  ieâes  Maho- 
métanes , brûlent  leurs  livres  par-tout  où  ils  les  rencontrent, 
6c  pourfuivent  cruellement  tous  ceux  qui  y  font  attachés. 

Quelques-uns  mettent  encore  les  fonges  de  la  partie ,  & 
comme  ces  peuples  font  afïèz  fuperftitieux  pour  y  ajouter 
beaucoup  de  foi ,  ils  veulent  qu'un  rêve  d'Amurath  ait  aufli 
contribué  à  ce  grand  événement.  Ils  prétendent  que  ce 
Prince  s'imagina  pendant  fon  fommeil ,  qu'il  étoit  au  milieu 

du 


DE  J.  A.   DE  T  HOU,  Liv.  LXVII.      17 

du  monde ,  fous  un  arbre  fort  grand  qui  portoic  au  loin  deux  — — — *^ 
de  fes  branches  ,  donc  l'une  s'etendoit  jufqu'aux  extrémités  Henri 
de  l'Orient ,  6c  l'autre  jufqu'aux  provinces  de  l'Occident  les       III. 
plus  éloignées  3  qu'il  crut  voirenluite  un  Serpent  d'une  gran-      j  ^78, 
deurprodigieufè ,  venu  de  l'Orient ,  qui  fe  rouloit  à  fes  pieds , 
èc  qu'il  étrangloit  de  fes  propres  mains.  Ils  ajoutent,  que  le 
Sultan  ayant  confulté  les  do&eurs  de  la  loi,  pour  apprendre 
quelle  étoit   l'interprétation  de  ce  fonge  3   ils   lui  dirent, 
que  le  milieu  du  monde  lignifîoit  le  fiége  même  de  l'empire 
d'Amurath,  c'eft-à-dire  ,  Conftantinople  3  que  ce  grand  ar- 
bre avec  fes  deux  branches   marquoit  l'étendue  de  la  do- 
mination des  Sultans  •  enfin  que  par  ce  Serpent  venu  de  l'O- 
rient ,  on  devoit  entendre  le  roi  de  Perfe  ,  6c  que  c'étoit  à  lui 
qu'il  étoit  réfervé  de  le  vaincre,  6c  de  le  tuer,  pour  joindre 
enfuite  fes  Etats  à  l'empire  Ottoman. 

Telle  fut  l'origine  de  cette  guerre,  où  la  fortune  même 
fembla  favorifer  les  defTeins  du  Grand  Seigneur ,  par  les 
mouvemens  qui  s'élevèrent  en  Perfe  pendant  ion  régne  ,  tan- 
dis qu'au  contraire  l'union  &  la  concorde  régnoient  parmi 
les  Turcs.  Quatre  ans  s'étoient  donc  déjà  écoulés  depuis  la 
conquête  de  l'iile  de  Chypre,  6claprife  de  laGoulette,que 
Selim  avoit  fait  rafer  3  6c  pendant  tout  ce  tems-là  l'empire 
Ottoman  avoit  joui  d'une  paix  profonde.  La  trêve  qu'on 
avoit  faite  avec  le  roi  de  Hongrie,  car  c'eft  le  feul  titre  que 
prenne  l'Empereur  lorfqu'il  traite  avec  laPorte,duroit  encore. 
Philippe  IL  roi  d'Efpagne  venoit  d'en  conclure  une  nouvelle 
de  trois  ans  avec  le  Grand  Seigneur.  Dans  ces  circonflances 
Amurath  n'eut  pas  befoin  de  délibérer  long-tems  avec  fes 
miniltres,  pourfçavoir  de  quel  côté  il  tourneroit  l'effort  de 
fes  armes. 

En  effet  l'avis  de  Mehemet,  grand  Vifîr ,  &  gendre  de  Se- 
lim ,  à  qui  fon  grand  âge,  joint  à  une  expérience  confommée , 
donnoit  beaucoup  de  crédit  dans  le  Divan ,  fut ,  qu'il  étoit 
beaucoup  plus  ailé  de  faire  la  guerre  aux  Perfans ,  qui  n'ont 
gueres  pour  armes  que  l'arc  &  le  fabre  ,  chez  qui  les  armes  à 
feu  ne  font  prefque  point  en  ufàge  ,  6c  dont  toutes  les  places 
font  fans  défenfe,  que  contre  les  Latins,  c'eft  à-dire,  les 
Chrétiens ,  que  le  fer  6c  le  feu  environnent ,  6c  qui  avec  leur 
nombreufe  artillerie  feavent  ,  ou  défendre  leurs  villes , 
Tome  VIII,  C 


i5  HISTOIRE 

;  lorfqu'on  les  attaque,  ou  foudroyer  celles  de  leurs  ennemis 3  ôc 

Henri  il  ajouta  ,  qu'on  pouvoit  fe  promettre  une  victoire  beaucoup 

III.      plus  certaine  des  peuples  de  l'Aile,  amollis  par  les  délices 

i  f  78.     d'une  vie  lâche  6c  oifive,  que  des  Européens,  dont  les  corps 

forts  6c  robuftes  font  accoutumés  à  réfiiter  au  chaud,au  froid, 

6c  à  la  faim. 

Tel  fut ,  dit-on ,  le  fentiment  de  Mehemet.  Cependant 
Leunclavius  prétend  au  contraire  ,  fur  la  foi  de  je  ne  fçai  quel 
auteur ,  que  ce  Vifir  difïuada  le  Grand  Seigneur  de  déclarer 
la  guerre  à  la  Perfe  3  6c  il  rapporte  ,  qu'après  plufîeurs  raifons 
dont  il  fe  fervit  pour  l'en  détourner  ,  il  cita  ce  fameux  pro- 
verbe, qui  eft  fort  en  ufage  chez  les  Grecs  ,  èc  parmi  les 
Turcs:»Qu'il  ne  faut  pas  marcher  fur  la  queue  du  Serpent  qui 
»  dort ,  de  peur  qu'en  s'éveillant  il  ne  lève  la  tête ,  6c  ne  falfe 
«  fentir  fa  morfure. 

La  guerre  de  Perfe  fut  doncréfoluë  3  mais  il  s'y  prefentoit 
deuxobftaclesconfidérables }  le  premier  étoit  l'éloignement 
6c  la  difficulté  de  faire  paffer  des  troupes  dans  le  païs  ennemi 
par  des  chemins  rudes ,  embarraiTés  de  bois  6c  de  montagnes  , 
où  il  étoit  aifé  détendre  des  embufeades.  Outre  cela  cette 
guerre  demandoit  beaucoup  plus  de  dépenfe  qu'aucune  autre. 
En  effet ,  Sinan  Bâcha  reprefentoit  que  pour  conferver  les  con- 
quêtes qu'on  feroit  fur  la  Perfe  ,  il  faudroit  élever  des  cita- 
delles, fortifier  des  villes,  6c  y  mettre  des  garnifons  nom- 
breufes  3  6c  il  ajoûtoit ,  que  la  paye  que  le  Grand  Seigneur 
donne  ordinairement  aux  troupes ,  n'étoitpas  fuffifante  pour 
fubvenir  à  tout  cela  3  àc  qu'on  feroit  obligé  de  faire  aux  foldats 
des  gratifications  extraordinaires,  afin  de  les  engager  à  fe  ren- 
dre affidus  aux  travaux  ,  à  garder  exactement  leurs  poftes  ,  à 
défendre  avec  vigueur  les  places  qui  leur  feroient  confiées , 
&c  à  fupporter  courageufement  toutes  les  incommodités 
d'une  guerre  qui  alloit  les  retenir  long-  tems  éloignés  de  leur 
patrie. 

Pour  ce  qui  eft  de  la  dépenfe ,  Amurath  ,  qui  trouvoit 
hs  raifons  de  Sinan  pleines  de  fageflè  6c  de  bon  fens  en  fit  fon 
affaire ,  6c  promit  que  l'argent  ne  manqueroit  point  pour  cette 
expédition.  Mais  il  n'étoit  pas  aufli  aifé  de  lever  le  premier 
obftacle  3  6c  les  fentimens  furent  fort  partagés  à  ce  fujet.  Les 
uns  vouloient  qu'on  fit  pafTer  une  armée  en  Perfe  par  Bagdat , 


DEJ.  A.  DE    THOU,  Liv.  LXVII.       19 

&  que  de-là  on  marchât  droit  à  Syras,  qu'on  dit  être  l'ancien-  r^^^m 
ne  Perfépolis  j  6c  ils  appuyoient  leur  avis,  fur  ce  qu'il  paroît  Henri 
par  l'hiftoire ,  que  c'eft-là  le  chemin  que  prit  Alexandre  pour       III. 
entrer  dans  ce  pais.  D'autres  prétendoient  au  contraire ,  qu'il      1578. 
falloit  commencer  par  s'aflïlrer  de  Tauris ,  &;  fortifier  cette 
grande  ville,  avec  toutes  les  places  des  environs.  Quelques- 
uns  enfin  propoférent  un  troifiéme  avis  qui  fembloit  appro- 
cher des  autres.  Ceux-ci  croyoient  que  le  parti  le  plus  avan- 
tageux étoit  de  partager  l'armée, &  d'attaqueren  même-tems 
l'ennemi  des  deux  côtés ,  prétendant  que  par-là  on  l'oblige- 
roit  de  divifer  Tes  forces,  &  qu'on  le  mettroit  ainfi  hors  d'é- 
tat de  faire  tête  de  côté  ,  ni  d'autre.  Mais  Amurath  ne  fut  pas 
de  cefcntiment  3  6c  comme  on  ne  pouvoit  s'empêcher  de  faire 
paner  l'armée  par  la  Géorgie  6c  l'Arménie ,  où  elle  devoit 
être  jointe  par  les  Tartares  qui  habitent  au  defïus  du  Pont 
aux  environs  de  la  mer  Cafpienne ,  6c  fur  lefquels  on  comptoit 
beaucoup  pour  cette  guerre  ,  il  jugea  qu'il  ne  feroit  pas  fur  de 
s'engager  dans  une  route  fî  dangéreufe  6c  fi  difficile  avec  des 
rorces partagées. 

Les  Miniftres  prirent  donc  leurs  arrangemens  pour  une 
marche  fi  longue  ,  6c  remplie  de  tant  de  difficultés.  Après  cela 
on  fut  curieux  deconnoîtreà  qui  le  Grand  Seigneur  confieroic 
le  foin  de  cette  entreprife.  En  effet ,  il  avoit  déjà  déclaré 
qu'il  n'y  commanderoit  point  en^perfonnej  èc  Sinan  n'avoir 
•pu  s'empêcher  de  faire  paroître  fonétonnement  à  cette  occa- 
sion ,  parce  qu'on  ne  voyoit  point  dans  toute  l'hiftoire  de 
l'Empire,  qu'aucun  prince  Ottoman  fe  fût  jamais  fervi  de 
Lieutenant  pour  une  guerre  auffi  confîdérable ,  èc  nefefût 
pas  rendu  lui-même  à  la  tête  de  fes  armées.  Mais  Amurath 
avoit  fes  raifons  pour  ne  pas  être  de  cette  expédition  :  il  ap- 
portait pour  prétexte  lesbefoins  de  l'Empire  ,  6c  il  difoit  que 
les  affaires  de  l'Empire  ne  lui  permettoient  pas  une  abfence 
de  fes  Etats  fi  longue  6c  fi  dang-ereufc  dans  un  tems  où  il  étoit 
menacé  du  côté  de  l'Occident  par  tant  de  Princes  puinans. 
Dans  le  fond  quelques-uns  croyent  qu'une  des  raifons  princi- 
pales qui  l'empêchèrent  de  faire  ce  voyage,  fut  qu'il  étoit 
lujet  à  certaines  attaques  d'épilépfie  qui  revenoient  aftez  fou- 
lent, 6c  qu'il  appréhenda  que  les  fatigues  de  la  guerre  ne  les 
rendiflent  encore  plus  fréquentes  3  que  cette  incommodité , 

Cij 


io  HISTOIRE 

-  qu'il  fçavoit  cacher  dans  les  murs  de  fon  Sérail ,  ne  devînt  pn- 

Henri  blique  au  milieu  d'un  camp  ,  6c  ne  le  rendît  méprifable  a  tes 

III.       troupes.  Ainfi  il  pafîà  pour  confiant ,  que  le  Sultan  n'affifteroit 

i  57  S.     point  en  perfonne  à  cette  guerre.   Après  cela  il  n'y  eut  aucun 

des  Grands  de  la  Porte,  que  la  faveur  ou  leur  réputation  ren- 

doit  les  plus  confîdérables  auprès  du  Prince  ,  qui  ne  briguât 

un  emploi  de  cette  conféquence.  Sinan,  &  Muftapha,  qui  ve- 

noient  de  fe  rendre  fameux,  le  premier  par  la  prife  de  la  Gou^ 

lette ,  &:  l'autre  par  la  conquête  de  1'ifle  de  Cliypre ,  fem- 

bloient  y  avoir  plus  de  droit  que  perfonne.  Mais  il  ne  parut 

point  alors  qu'Amurath  eût  encore  pris  fa  réfolution  là-delTus. 

Seulement  on  envoya  ordre  aux  Bâchas  d'Erzerum ,  de  Van  , 

6c  de  Bagdad ,  d'entrer  fur  les  terres  de  Perfè ,  6c  d'y  faire  le 

dégât. 

Enfin  cette  année  Muftapha  fut  déclaré  général  de  l'ar- 
mée Ottomane.  Il  fortit  de  Conftantinople  le  5.  d'Avril, 
fuivi  d'un  grand  cortège,  qui  l'accompagna  pour  lui  faire 
honneur  ^  6c  ayant  paffé  le  détroit  pour  fe  rendre  à  Scutari , 
il  prit  de-là  fa  route  par  Toccat  6c  par  Sivas ,  (  1  )  6c  fe  rendit 
au  commencement  d'Août  à  Erzerum ,  qu'on  croit  être  l'an- 
cienne Simbra,  dont  parle  Ptolomée,  fi  tuée  fur  les  frontières 
de  la  Cappadoce  6c  de  l'Arménie ,  où  étoit  le  rendez- vous 
de  l'armée.  Là  il  fit  une  revûë  générale ,  félon  la  coutume  ;  & 
pour  avoir  un  état ,.  certain^  de  toutes  fes  forces ,  il  fépara  les 
malades  de  ceux  qui  étoient  en  fanté  ^  les  troupes  qui  paroif- 
foientenbonétat,  de  celles  qui  étoient  mal  équippées  j  enfin 
les  foldats  d'une  taille  6c  d'un  air  avantageux ,  de  ceux  qu'on 
jugea  d'une  compléxion  foible  ,  6c  peu  propre  à  fupporter  les 
travaux  de  la  guerre. 

Les  premiers  qui  fe  prefentérent  furent  ceux  de  Mefopo- 
tamie  ou  Diarbequir ,  au  nombre  d'environ  douze  mille, 
n'ayant  guéres  pour  armes  que  l'arc  6c  le  cimeterre  j  6c  Mufta- 
pha fit  une  vive  réprimande  au  gouverneur  de  cette  province, 
de  ce  qu'il  avoit  amené  fi  peu  de  troupes.  Us  étoient  fuivis  de 
quatorze  mille  AfTyriens  6c  Chaldéens  peuples  habitans 
furies  bords  de  l'Euphrate  6c  duTigre.(2)Ilss'étoient  afîèm- 
blés  àBalfara,  armés  de  la  même  manière. Enfuite  marchoient 


(  1  )    Ce  font  les  anciennes  villes 
d'Amafie,  &  de  Sébafle, 


(2)     Ces  deux  fleuves  s'appellent  au- 
jourd'hui le  Frat  &  le  Tegil. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  L  i  v.  LXVII.      n 

deux  mille  Syriens  ouSoriens,  habillés,  plutôt  qu'armés ,  ! 

magnifiquement  j  aufïï  cette  nation  ne  Te  bat  -  elle  que  par  Henri 
efcarmouches ,  &  en  efcadronnant.  On  voyoit  paroîtrc après  III. 
eux  en  bel  équipage  douze  mille  hommes  levés  à  Ma-  1578. 
gnefie  ou  Manifla  dans  la  Bithynie  ou  le  Befangial  ^  à  An- 
cyra  ou  Angori  -y  dans  la  Lydie  ou  Carafie  ;  dans  la  Phrygie 
&  le  Pont  provinces  de  l'A  fie  mineure,  qu'on  nomme  aujour- 
d'hui l'Anatolie.  On  avoit  joint  avec  eux  mille  enfans  perdus 
de  ces  peuples  de  Judée  de  de  la  Palefkine  ,  que  leur  pauvreté 
force  à  vivre  de  brigandage  ,  de  quatre  mille  Caramans ,  na- 
tion barbare  de  l'ancinne  Cilicie  ,  accoutumée  au  vol ,  de  ne 
refpirant  que  le  fang.  Les  troupes  delaMorée,  de  la  Grèce, 
de  la  Macédoine ,  de  de  laThrace ,  qui  faifoient  la  principale 
force  de  cette  armée,  formoient  enfuite  un  corps  féparé, 
compofé  de  dix  mille  hommes ,  tous  bons  arquebufiers.  On 
compta  aufll  trois  mille  JanniiTaires.EnfinBeyran  Bâcha  d'Er- 
zerum  avoit  amené  au  camp  quatre  mille  hommes  levés  dans 
la  Cappadoce  de  l'Arménie,  tous  gens  aguerris  par  les  courfes 
continuelles  qu'ils  faifoient  dans  le  païs  ennemi.  Toutes  ces 
troupes  étoient  à  la  folde  du  Grand  Seigneur.  Pour  ce  qui  eiî 
des  avanturiers ,  ou  volontaires,  ils  étoient  encore  en  aufîî 
grand  nombre.  On  ne  tira  cette  année  aucunes  troupes  de  la 
côte  de  Barbarie  ,  de  la  Hongrie,  de  l'Egypte,  ni  de  l'Arabie 
heureufe,  maintenant  nommée  l'Hyemen,  de  on  réferva  pour 
quelque  occafion  plus  confidérable  lcsjanniiïàires,qui  eurent 
ordre  de  refter  en  garnifon  à  Damas. 

Cette  grande  armée  étoit  fuivie  de  cinq  cens  pièces  de  cam- 
pagne ,  que  Muitapba  deflinoit  à  mettre  dans  les  places  qu'on 
jugeroit  à  propos  de  fortifier.  Il  avoit  auffi  apporté  beaucoup 
d'argent  ^  de  le  Grand  Seigneur  lui  avoit  outre  cela  permis  de 
prendre  les  revenus  d'Alep,&  des  autres  villes  frontières , 
pour  fubvenir  aux  frais  delà  guerre.  Le  général  Turc  avoit 
encore  penfé  à  pourvoir  fes  troupes  de  vivres.  Toute  la  fron- 
tière avoit  eu  ordre  d'apporter  au  camp  la  dîme  des  denrées 
qu'on  y  recueilloit ,  &  d'y  amener  des  chameaux  pour  porter 
les  provisions  &  le  bagage. On  avoit  levé  de  toutes  parts  grand 
nombre  de  pionniers  de  de  mineurs.  Enfin  on  avoit  embarqué 
beaucoup  de  bled  à  Conftantinople  ïur  la  flote  Turque  ,  com- 
mandée par  Ulucciali,  qui  prit  la  route  par  la  mer  Noire  ,  de 


2*  HISTOIRE 

■l_  -  ■?  vint  aborder  à  Trébifonde,  place  éloignée  feulement  d'Erze- 

Henri  rum  de  quatre  journées  de  chemin. 

III.  Après  avoir  ainfi  fait  tous  Ces  préparatifs ,  le  général  Turc 

i  57  S.     partit  à  la  tête  de  fon  armée,  &  en  huit  jours  de  marche  il 
Emrée  <ks  arriva  a  Chars  ,  place  qui  avoit  été  détruite  ,  conformément 

des  Turcs  en  à  un  des  articles  du  dernier  traité  de  paix  fait  avec  Soliman  , 
&  où  il  trouva  des  provifîons  en  abondance.  Là  les  Turcs 
furent  furpris  d'une  pluie  violente  mêlée  d'un  ouragan  fu- 
rieux ,  qui  renverfoit  toutes  les  tentes ,  &  qui  les  incom- 
moda considérablement.  Ainfi  ils  furent  obligés  de  refter 
trois  jours  dans  cet  endroit ,  où  ils  eurent  beaucoup  à  fouffrir, 
&;  où  ils  laiilerent  erand  nombre  de  malades.  Ils  en  décam- 
pérent ,  6c  fe  difpofèrent  à  palier  les  montagnes  de  Chielder. 
Muftapha  ,  pour  éviter  toute  furprife ,  avoit  tellement  arran- 
gé l'ordre  de  fa  marche  ,  qu'il étoit  au  centre  dans  la  plaine, 
tandis  que  le  Bâcha  d'Erzerum ,  &Dervis  Bâcha  de  Carahe- 
mid  dans  la  Méfopotamie,  où  le  Diarbekir  s'avançoient  par 
les  montagnes  -y  le  premier  à  droit ,  &  l'autre  à  gauche.  Ils 
étoient  foûtenus  par  les  bâchas  Ofman,  Mahamet,  Muftapha, 
&  par  les  commandans  des  Avanturiers  ,  6c  les  chefs  des  trou- 
pes que  les  Tributaires  du  Grand  Seigneur  font  obligés  de 
lui  fournir.Cette  avant-garde  formoitune  efpéce  decroiflànt 
qui  couvroit  le  corps  de  bataille ,  &  qui  étoit  comme  enfenti- 
neile  pour  découvrir  de  loin  l'arrivée  des  ennemis. 

D'un  autre  côté ,  tandis  que  les  Turcs  fe  difpofoient  à  en- 
trer en  Perlé,  Hodabendes  qui  étoit  informé  de  tous  leurs 
deflèins ,  fe  voyant  dans  la  néceffité  de  foûtenir  une  guerre 
que  l'imprudence  de  fon  frère  lui  avoit  attirée  ,  crut  qu'il  de- 
voit  feindre  avec  la  Porte  ,  afin  d'avoir  le  tems  de  le  mieux 
préparer.  Ce  Prince  venoit  à  peine  de  monter  fur  le  trône  y 
Se  il  avoit  trouvé  à  fon  avènement  à  la  couronne  les  affaires 
fort  dérangées  par  la  conduite  barbare  du  dernier  roi  Ifmaël. 
L'imprudence  qu'il  avoit  eue  lui-même  d'abord  ,  de  fe  livrer 
aux  confeils  de  fon  premier  Miniftre  ,  n'avoit  pas  contribué  à 
rétablir  la  tranquillité  dans  fon  royaume.  Dans  ces  circon- 
ftances  il  jugea  qu'il  étoit  à  propos  de  fe  conduire  avec  une 
grande  apparence  de  modération.  Il  parut  être  mortifié  de 
ce  qui  s'étoit  paiTé  j  &  comme  fi  fon  intention  eut  été  de  réta- 
blir l'union  entre  les  deux  nations,  il  envoya  une  ambaflàde 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVI'I.      25 

au  Grand  Seigneur ,  moins  dans  l'efpérance  d'arrêter  les  pro- 
jets qu'il  méditoit ,  que  pour  gagner  du  tems.  En  effet  foit  Henri 
qu'Amurath  fût  entêté  des  promettes  magnifiques  que  tes       III. 
Dodeurs  lui  avoient  faites  au  fujet  de  fon  fonge  ;  foit  qu'il  ne     r  , -g 
pût  digérer  le  refus  du  roi  de  Perlé,  de  lui  remettre  le  Chour-- 
de,  qui  s'étoit  retiré  dans  fcs  Etats,  il  voulut  à  peine  donner 
audienceà  ces  AmbafTadeurs,  &  les  renvoya  fièrement  avec 
menaces. 

Cependant  Hodabendes  penfa  à  mettre  dans  fes  intérêts 
les  princes  de  Géorgie,  dont  il  étoit  important  de  s'afTurer  , 
parce  que  c'étoitpar  leurs  terres  que  l'armée  Turque  devoit 
parler  pour  entrer  en  Perfe.  Il  leur  écrivit  5  il  leur  députa 
même  ,  pour  les  exhorter  à  ne  pas  abandonner  la  défenfe 
d'une  Couronne  dont  ils  étoient  feudataires.  Il  fît  aufli  parler 
à  Sahamal ,  ôc  à  Leventogli  par  quelques  Seigneurs  de  leurs 
amis ,  qui  travaillèrent  à  difliper  les  foupçons  que  le  pafTé 
avoit  pu  donner  à  ces  Princes.  Outre  cela  il  traita  avec  l'em- 
pereur des  Tartares ,  le  plus  puiffant  Prince  de  cette  nation  , 
qu'on  appelle  communément  le  Kitai ,  &  il  l'engagea  à  fe 
joindre  à  lui  pour  faire  la  guerre  au  Grand  Seigneur.  Il  prie 
pour  cela  le  moment  que  les  Tartares  étoient  mécontens  d'A- 
murath  ,  foit  que  la  trop  grande  puiflance  du  Sultan  leur  fît 
ombrage  ;  foit  qu'ils  crufïent  avoir  quelques  raifons  particu- 
lières de  fe  plaindre  de  lui  :  car  du  refte  les  Tartares  <k  les 
Perfans  avoient  jufqu'alors  été  toujours  ennemis  5  de  quoique 
ces  deux  peuples  faffent  également  profefîion  de  la  Religion 
Mahometane  ^  ils  différent  cependant  en  plufîeurs  points, 
Enfin  le  roi  de  Perfe  attira  même  dans  fon  parti  plufîeurs  Sei- 
gneurs Turcs  ,  gens  de  crédit  de  d'autorité  ,  qui  ne  penfoienc 
pas  comme  le  refte  de  la  nation  Ottomane  au  fujet  de  la  Reli- 
gion ,  de  qui  avoient  quelque  penchant  à  embraflèr  la  fecte  des 
Sophys. 

Les  circonftances  ne  permettoient  guéres  à  Hodabendes 
de  prendre  d'autres  mefures.  Après  cela  ce  Prince  envoya 
ordre  aux  Gouverneurs  des  provinces  d'afîembler  leurs  trou- 
pes ,  de  de  fe  rendre  inceffamment  auprès  de  lui.  Ils  firent 
d'abord  quelque  difficulté.  Cependant  la  vûë  du  danger  qui 
les  menaçoit  tous  également  j  l'ennemi ,  qui  étoit  à  leurs  por- 
tes 3  un  peu  de  compafïïon  pour  le  nouveau  Roi ,  &  pour  l'état 


24  HISTOIRE 

;  déplorable  où  l'Empire  alloit  être  réduit ,  tout  cela  les  tou- 

Henri  cha enfin.  Ils  obéirent,  èc  amenèrent  vingt  mille  hommes 
III.  tous  bien  armés.  Hodabendes  mit  «à  leur  tête  Tocmafes  Sul- 
1578.  tan  Chan ,  6c  gouverneur  d'Arménie,  capitaine  expérimenté , 
qui  avoit  donné  des  preuves  de  fon  habileté  au  maniement 
des  affaires  dans  plu/leurs  ambafïades  dont  il  avoit  été  chargé 
à  la  Porte  -,  6c  il  eut  ordre  de  marcher  fur  le  champ  vers  la 
frontière. 

Ce  général  prit  là  route  par  Tauris  &  par  Genge  ;  6c  il  ar- 
riva à  Chars  peu  de  tems  après  que  l'armée  Ottomane,  qui 
avoit  efluyé  cet  orage  furieux  dont  j'ai  parlé,  avoit  quitté  ce 
poftepour  s'avancer  vers  les  montagnes  de  Chielder.  De-là 
il  continua  fa  marche.  Cependant  les  coureurs  qu'il  avoit 
envoyés  devant  pour  reconnoîsre  l'ennemi,  ayant  apperçû. 
les  Bâchas  d'Erzerum  6c  de  Carahemid,qui  campoient  fur  les 
montagnes  oppofées  avec  afTez  peu  de  troupes ,  &:  ne  pouvant 
voir  le  gros  de  leur  armée  ,  qui  étoit  dans  la  plaine  couvert 
par  les  collines ,  revinrent  à  toutes  jambes  donner  avis  à  Toc- 
mafes ,  qu'ils  avojent  découvert  quelques  avant-coureurs  de 
l'armée  Turque  qu'il  feroit  aifé  de  défaire  ^  pourvu  qu'on  ne 
tardât  pas  aies  attaquer, 
b  t  de  ^e  ^aux  raPPort  ^e  ces  coureurs,que  l'apparence  avoit  trom- 
chicider  en-  pés ,  fit  donner  leur  général  dans  le  piège  -y  il  marcha  aux 
tre  les  Turcs  ennemis  s  qui  de  leur  côté  ayant  découvert  de  loin  les  troupes 
du  roi  de  Perfe,  defcendoient  de  leurs  montagnes  pour  les  at- 
taquer 3  6c  ils  en  vinrent  aux  mains  plutôt  que  Muftapha  ne 
l'avoit  efpéré.  Le  deiïein  de  ce  général  étoit  de  cacher  fa 
marche  ,  6c  de  ne  fe  montrer  que  lorfque  fon  avant-garde  au- 
roit  commencé  à  rompre  les  Perfans ,  pour  tomber  alors  fur 
eux,  6c  achever  de  les  mettre  en  défordre.  Dans  cette  vue  il 
fit  faire  alte  au  corps  de  bataille,  £c  ferra  les  rangs  :  mais  il  fe 
paffa  bien  du  tems  avant  qu'il  pût  fe  remettre  en  mouvement  • 
6c  les  ennemis  en  profitèrent ,  pour  tailler  en  pièces  fes  trou- 
pes avancées ,  avant  qu'il  fût  à  portée  de  leur  donner  du 
fecours. 

En  effet,  le  combat  avoit  déjà  duré  depuis  midi,  pendant 
trois  heures  entières,  lorfque  Muftapha  parut  enfin  avec  le 
gros  de  l'armée  Ottomane.  Alors  Tocmafes  fentit  tout  le  pé- 
ril où  il  s'étoit  engagé.  Mais  il  n'étoit  plus  tems  d'y  apporter 

remède , 


DE  ).  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVÏI.         15 

teméde ,  Se  il  étoit  trop  avancé  pour  reculer.  Ainfî  il  prit  le  ■■■■"■—- 
feul  parti  qui  lui  reliât ,  ce  fut  de  faire  tête  à  l'orage.  Il  rallia  Henri: 
fes  troupes  du  mieux  qu'il  put,  foûtint  bravement jufqu'au       III. 
foir  tout  l'effort  de  cette  grande  armée ,  Se  fit  fa  retraite  à  la     1578, 
faveur  de  la  nuit,  laiilant  fur  la  place  cinq  mille  morts,  Se 
deux  mille  prifonniers.  Muftapha  defoncôténe  jugea  pas  à 
propos  de  le  pourfuivre  dans  les  ténèbres.  Il  avoit  eu  dans 
cette  a&ion  quinze  mille  hommes  de  tués ,  parmi  lefquels  on 
comptoit  fept  gouverneurs  de  province.  Mais  quelque  cha- 
grin qu'il  rellentît  de  ià  défaite,  il  n'en  témoigna  rien.  Au 
contraire  il  informa  Amurath  d'une  manière  avantageufe  du 
fuccès  de  cette  journée  3  Se  pour  diminuer  l'idée  qu'on  auroit 
pu  avoir  de  la  perte  qu'il  avoit  faite  aux  dépens  de  fon  enne- 
mi,  il  imagina  un  ftratagême  inoiii  &  barbare.   Les  Turcs 
ayant  fuivant  leur  coutume  coupé  la  tête  à  ces  cinq  mille 
hommes  qui  étoient  reftés  fur  le  champ  de  bataille ,  ce  Gé- 
néral fe  les  fit  apporter  le  lendemain.  Enfuite  après  qu'on  fe 
fut  afïuré  à  leur  teint  Se  à  leurs  mouftaches ,  que*  c'étoient 
véritablement    des    têtes  de  Perfans,  il  commanda  qu'on 
amenât  devant  lui  tous  les  prifonniers  ,   qui  furent  lur  le 
champ  égorgés  par  fes  ordres ,  Se  de  toutes  ces  têtes  rangées 
les  unes  fur  les  autres,  il  fit  élever  une  tour  dans  la  plaine,  pour 
être  un  monument  de  la  vidoirefanglante  qu'il  avoit  rem- 
portée fur  les  ennemis ,  Se  fervir  à  répandre  la  terreur  de  fou 
nom  dans  tous  les  environs. 

Florus  rapporte  un  événement  à  peu  près  femblable ,  ar- 
rivé en  Efpagne ,  Se  qui  fit  horreur  aux  Barbares  mêmes.  Il 
dit ,  qu'après  cette  fanglante  bataille  que  Jule  Cefar  gagna 
à  Monda  contre  le  parti  de  Pompée,  les  malheureux  reffces 
de  cette  défaite  s'étant  jettes  dans  cette  ville ,  ce  Général 
alla  aufïïtôt  les  y  afliéger,  Se  qu'il  ne  voulut  fè  fervir  pour 
tout  retranchement ,  que  des  cadavres  de  ceux  qui  avoient 
péri  dans  cette  a&ion ,  que  les  dars  Se  les  javelots  tenoient 
attachés  enfemble  ,  Se  dont  ilsformoientune  efpéce  de  rem- 
part. Spedacle  hideux,  inventé  par  ce  Dictateur  pour  jetter 
la  terreur  parmi  fes  ennemis ,  Se  à  qui  la  nécefîité  de  faire  le 
iiége  de  cette  place  peut  en  quelque  forte  fervir  d'exeufe. 

Cependant  les  couriers  de  Tocmafes  avoient  déjà  porté 
à  Cafbin  la  nouvelle  du  dernier  combat ,  Se  avoient  inflrjaic 

Tome  V1IJ%  D 


16  HISTOIRE 

■  le  roi  de  Perfe  des  forces  &  des  deflèins  du  Turc.  En  même 

Henri  rems  ce  Général  demandoic  qu'on  lui  envoyât  du  fecours. 

III.      Hodabendes  ne  fut  pas  fore  affligé  du  fuccès  de  cette  bataiL 

jrng#     le.    Il  penfa  feulement  à  en  prévenir  inceflamment  les  fuites , 

&  il  travailla  fans  relâche  à  lever  de  nouvelles  troupes. 

D'un  autre  côté  ,  tandis  que  Muftapha  fongeoit  à  faire 
exécuter  le  projet  plein  d'horreur  qu'il  avoit  formé  ,  des 
Députés  vinrent  l'informer  de  l'arrivée  prochaine  de  Mauc- 
chiar.    C'étoit  un  des  fils  d'une  veuve  princefïe  de  Géorgie, 
nommée  Dedefmit.  Cette  nouvelle  parut  faire  un  plaifir  in- 
fini au  Bâcha.    Il  ordonna  auffitôt  à  tous  les  grands  Officiers 
de  fon  armée  d'aller  recevoir  le  Prince  à  la  tête  du  camp ,  où 
il  entra  au  bruit  des-tymbales  ,  des  trompettes ,  êc  du  canon. 
De  là  ,  il  fut  conduit  en  cérémonie  à  latente  du  Général, 
après  qu'on  lui  eut  donné  à  deffein  le  funefte  fpeclacle  de  ces 
têtes  arrangées.   Le  prince  Géorgien  comprit  à  cette  vue  ce 
qu'on  vouloit  lui  faire  entendre.  Après  les  premiers  compli- 
mens ,  pour  faire  fa  cour  au  général  Turc ,  il  lui  demanda  des 
nouvelles  du  dernier  combat  ,  &:  voulut  bien  paroître  per- 
iuadé  de  la  relation  qu'il  lui  en  donna.  Enfuite  il  lui  fît  offre 
de  fes  fervices ,  &:  lui  marqua  qu'il  contribueroit  volontiers 
de  tout  {on  pouvoir  au  fuccès  de  cette  guerre.  Muftapha 
reçut  anez  froidement  les  avances  du  Prince  étranger  3  ic  fe 
tournant  fièrement  vers  fon  camp  ,  &  du  côté  de  ce  monu- 
ment barbare,  qu'il  avoit  fait  élever  pour  fervir  de  preuve 
de  fa  victoire  prétendue  :  »  Tout  ce  que  vous  voyez  (  dit-il  5 
33  en  lui  montrant  l'armée  Turque  fous  les  armes  )  font  au- 
33  tant  de  prefens  dont  la  main  libérale  du  Tout-puilîànt  a> 
33  gratifié  avec  profufion  les  princes  de  la  famille  Ottomane , 
33  pour  en  faire  les  maîtres  du  monde ,  &  les  rendre  l'objet  de 
53  fon  admiration  &  de  fon  étonnement.  Vous  avez  pris  certaL 
33  nement  le  parti  le  plus  fage,  en  venant  reconnoître  l'empire 
33  d'un  auiîi  puiMant  Prince  que  celui  que  je  fers  3  il  feroit  feu- 
33  lement  à  fouhaiter,  que  vous  n'euffiez  pas  tardé  fî  long- 
33  tems  à  lui  rendre  ces  juftes  hommages.  J'accepte  avec  joye 
33  l'offre  que  vous  me  faites  de  partager  avec  moi  les  travaux 
33  de  cette  guerre.    Soyez  le  bien  venu ,  èc  comptez  que  vous 
33  trouverez  réciproquement  dans  moi  tout  ce  que  vous  pou- 
n  vez  attendre  d'un  véritable  ami.  h  Après  avoir  tenu  ce 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVII.       17 

difcours ,  Se  reçu  le  prefent  du  jeune  Prince  ,  il  lui  fit  donner  le       !       1  lm 
prefent  ordinaire  confirmant  en  un  habit  de  brocard  d'or,  Henri 
avec  une  lance  6c  un  bouclier  très-bien  travaillés  6c  fort  ma-       III. 
gnifiques  •  Se  il  mit  auprès  de  lui  quelques-uns  de  Tes  gardes     1^78. 
pour  avoir  Pceil  fur  fa  perfonne ,  Se  veiller  fur  toutes  tes  dé- 
marches. 

Avant  que  d'aller  plus  loin  ,  je  crois  qu'il  eft.  à  propos  que 
je  donne  ici  au  Ledeur  quelque  connoifîance  de  ces  princes 
de  la  Géorgie,  6e  des  provinces  qu'ils  polTédent,  auffi-bien  que 
de  l'Arménie  &  de  la  Médie ,  qui  font  voifines  de  leurs  Etats , 
puifque  ces  païs  furent  le  théâtre  des  principaux  événemens 
de  cette  guerre. 

Les  Géorgiens  habitent  aujourd'hui  l'ancienne  Iberie. 
C'en:  un  païs  où  il  a  beaucoup  de  bois  6e  de  montagnes ,  qui 
renferment  auffi  plufieurs  plaines.  Il  confine  du  côté  de  l'Oc- 
cident à  la  Colchide  ,  aujourd'hui  la  Mingrelie  j  du  côté  du 
Midi ,  à  l'Arménie  ouTurcomanie  ,  dont  une  partie  appar- 
tient auffi  aux  Souverains  de  cet  Etat  3  du  côté  d'Orient ,  à  la 
Médie  Atropatie  ou  mineure  ,  que  nous  appelions  le  Schir^ 
van  5  6e  du  côté  du  Nord  ,  à  l'ancienne  Albanie ,  qui  porte 
aujourd'hui  le  nom  de  Zuirie.  On  y  trouve  en  abondance 
toutes  fortes  de  grains  6e  de  fruits ,  de  la  foye ,  des  bêtes  fau- 
ves 6c  des  faucons  en  quantité. 

La  Géorgie  eft  arrofée  par  plufieurs  fleuves ,  dont  quel-  Defcrîptioo 
ques-uns  font  fort  grands.  Le  principal  efl  l'Araxe ,  qui  <*c  la  Géorgie. 
fort  du  mont  Taurus ,  Se  courant  vers  l'Orient ,  pafTe  à  To- 
menis.  Enfuite  tournant  au  Nord,  6c  à  l'Occident,  il  va 
recevoir  le  fleuve  Chiur  ou  Ser ,  qui  prend  lui-même  fa  four- 
ce  du  côté  du  Septentrion  dans  le  mont  Taurus ,  Se  qui  coule 
dans  la  plaine,  où.  plufieurs  petites  rivières  vont  s'y  jetter, 
J'Alazon ,  le  Sandobane  ,  le  Rethace  6c  le  Chane.  Dans  ce 
coude  que  fait  l'Araxe  ^  il  fait  une  prefqu'ifle  de  Sechi ,  dans 
la  campagne  d'Erex.  Cette  ville ,  fuivant  la  defeription  que 
Strabon  nous  en  donne,  eft  peut-être  l'ancienne  Artaxate  ; 
cependant  ce  Géographe  place  auffi  dans  ce  même  endroit 
la  ville  de  Seumara.  De  là  l'Araxe  coule  à  quelques  lieues 
de  la  ville  d'Erivan  fameufe  dans  la  guerre  dont  nous  par- 
lons ,  6c  fe  répandant  enfuite  dans  la  plaine  de  Calderan , 
célèbre  par  la  bataille  qui  fe  donna  dans  ce  lieu  entre  le  Sultan 

D  H 


iS  HISTOIRE 

! ■         Selim  &  le  Sophi  Ifmaèl ,  il  va  fe  jetter  dans  la  mer  Cafpienne; 

Henri  Ce  fleuve  reçoit  aufll  dans  fa  courfe ,  au-defTus  de  la  riche 
IIL  ville  d'Eres,  le  Canach  que  Leunclavius  appelle  Ares,  ou 
1578.  Cara-fu,  c'efl- à-dire ,  la  rivière  noire.  Strabon  écrit  au  livre 
onzième  de  fa  Géographie ,  que  ce  fut  par  cette  peninfule 
que  forment  dans  leur  jonction  le  Kur  &:  l'Araxe  (  car  c'eft 
ainfl  qu'on  doit  lire  dans  cet  endroit,  &  non  pas  l'Arage)  que 
le  Grand  Pompée,  &  après  lui  Canidius  B afïu s ,  entrèrent 
de  l'Arménie  dans  l'Iberie. 

Au  refte  tous  ces  fleuves  prennent  leur  fource  dans  le 
montTaurus.  Cette  chaîne  de  montagnes ,  à  qui  les  Géo- 
graphes ont  donné  ce  nom  ,  eft  allez  peu  de  chofe  dans  la 
Carie  &  la  Lycie.  Elle  commence  d'abord  à  s'élever  fur  les 
côtes  de  la  Pamphylie,  àprefent  Sarmanie  ,  proche  du  cap 
de  Chelidonie ,  êc  traverfe  ainfî  toute  la  Cilicie.  De  là  elle 
le  fépare  en  deux  branches ,  dont  celle  qui  eft  à  droite  s'ap- 
pelle le  mont  Amanus  ou  de  Scanderona,  &  courant  au  Sud- 
Eft ,  elle  s'étend  fans  interruption  jufqu'à  l'Euphrate.  Au 
delà  de  ce  fleuve,  elle  prend  le  nom  de  monts  Gordiens,  &; 
enfuite  celui  de  mont  Mafius,au-defïus  de  Nifibe  ou  Nifbin , 
&  de  Tigranocerte  ou  Sultania  j  là  elle  commence  à  devenir 
beaucoup  plus  haute.  C'efl  alors  le  Niphates,  qui  dans  fon 
étendue  fépare  la  Médie  de  la  Chaldée ,  fous  le  nom  de 
mont  Zagrius.  On  trouve  enfuite  au-deiîus  de  la  Chaldée 
les  montagnes  de  la  haute  Perle  ,  dite  Elymaïs ,  avec  celles 
des  Parœtaceniens  ou  du  Turqueflan ,  &  celles  des  CofTéens 
au-deflus  de  la  Médie. 

C'eft  dans  le  mont  Niphates  que  le  trouve  la  fource  du 
Tigre  ,  allez  peu  éloignée  de  celle  de  l'Euphrate ,  puifque 
Strabon  ne  compte  que  deux  milie  cinq  cens  ftades  de  dif- 
tance  entre  l'une  &  l'autre.  Mais  ces  deux  fleuves  s'éloignent 
beaucoup  dans  la  fuite.  L'Euphrate  s'étendant  fort  au  loin , 
arrofe  dans  fa  courfe  irréguliere  des  pais  immenfes.  Au  con- 
traire le  cours  du  Tigre  eft  droit  &;  rapide.  Enfuite  il  fê  perd 
fous  terre  &  difparoît  pendant  un  allez  long  efpace de  temsi 
Enfin  on  le  voit  renaître  fort  loin  delà  toujours  le  même,  & 
le  réunifiant  delà  à  l'Euphrate  au- defîous  de  Sereful,  ils  cou- 
lent enfemble  le  long  de  la  Méfopotamie ,  &  vont  fe  jetcer 
dans  le  golphe  Perflque, 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Lit.  LXVII.      19 

La  partie  du  mont Taurus qui  eft  à  gauche,  s*étend  vers     '    ' 
le  Septentrion  fous  le  nom  d'Ankaurus ,  fépare  l'Arménie  de  Henri 
la  Cappadoce  et  de  la  Comagene  ,  &  Te  divife  encore  elle-       1 1  L 
même  en  plufieurs  branches  au-delà  de  l'Euphrate,  tirant      1  5.7  S, 
vers  le  Nord.    Ici  c'eft  le  mont  Poliarrès  ou  Poliadrès ,  &c 
Cydisès  à  l'Occident.   Là ,  ce  font  les  monts  Mofchiques  s 
dans  un  autre,  elle  porte  le  nom  de  monts  Tîbareniens,  &  for- 
me ainfî  une  longue  chaîne  jufqu'au  Caucafe.  D'autres  mon-» 
tagnes,  qui  font  auffi  partie  du  mont  Taurus,  s'élèvent  du 
côté  de  l'Orient  ôc  environnent  tout  ce  païs  qui  eft  depuis  la 
mer  Cafpienne  jufqu'à  la  Médie.  Le  mont  Parachoater  en  eft 
encore  une  branche  ,  èc  va  jufqu'aux  portes  Cafpies  ,  s'éten- 
dant  au  loin  du  côté  de  l'Orient  vers  la  province  d'Elire. 
Ainfi  la  Médie  Se  l'Arménie  fe  trouvent  renfermées  au  milieu 
du  mont  Taurus ,  &:  ce  païs  tout  chargé  de  montagnes  efcar- 
pées ,  entrecoupées  feulement  par  quelques  vallons ,  qui  fur- 
tout  du  côté  du  midi,  où  l'Araxe  fe  précipite  au  travers  de 
ces  défèrts  ,  font  remplis  de  torrens  &:  couverts  de  forêts  im- 
praticables ,  eft  habité  par  un  nombre  infini  de  peuples  difre- 
rens ,  qui  dès  le  tems  de  Strabon  ne  fubfiftoient  que  de  bri- 
gandages. 

Il  y  a  deux  grands  lacs  dans  l'Arménie,  le  lac  de  Van 
dont  j'ai  parlé,  qui  eft  prefqu'auiTi  grand  que  la  mer  de  Za> 
bâche ,  &:  qui  s'étend  jufqu'à  la  Médie  mineure  j  on  y  re- 
cueille du  fel  j  &  Je  lac  appelle  par  les  anciens  Thomitis  ou 
Arzen  ,  qui  conferve  encore  aujourd'hui  ce  nom.    Les  eaux 
de  celui-ci  font  remplies  de  nitre ,  6c  plus  propres  que  tout 
l'art  des  dégraifTeurs  à  ôter  les  taches  qui  fe  rencontrent  fur 
les  étoffes.   Aufîi  ne  font-elles  pas  bonnes  à  boire.  Le  Tigre 
parle  au  travers  avec  rapidité  fans  s'y  mêler.    Il  femble  que 
Thomas  Minadoi  de  Rovigo,  le  feul  Auteur  qui  nous  ait  don- 
né l'hiftoire  de  cette  guerre ,  tout  exacl:  qu'il  eft ,  fe  foit  trom- 
pé au  fujet  de  ce  lac ,  èc  qu'il  l'ait  confondu  avec  celui  que 
Strabon  appelle  le  lac  Spanta ,  quoique  ce  Géographe  place 
cependant  ce  dernier  dans  la  Médie  Atropatienne  ou  le  Sir- 
van,  &  le  diftingue  expreflement  de  ces  deux  lacs,  dont  je 
viens  de  parler ,  en  marquant  leur  fîtuation  dans  l'Arménie. 
Pour  moi,  je  ferois  fort  porté  à  croire ,  que  le  lac  Spanta  eft 
le  même  que  celui  qui  eft  marqué  dans  la  carte  qu'on  a  mife 

D  iij 


30  HISTOIRE 

à  ia  tête  de  i'ouvrage  de  Minadoi ,  fous  le  nom  de  lac  Giol, 
Henri  fïtué  au  Nord  de  Lori. 

III.  C'étoit  au  milieu  de  ces  barrières  élevées  par  la  nature 

i  j  y  g .  elle-même  pour  fermer  l'entrée  de  ces  vaftes  Etats  i  que  Dieu 
fembloit  par  fa  providence  avoir  mis  à  couvert  quelque  refte 
de  ChrifHanifme  au  milieu  de  l'impie  Mahométifme,  qui 
s'étoit  répandu  de  tous  les  côtés.  Les  peuples  qui  les  habi- 
tent,devenus  inacceflibles  par  la  fîtuation  de  leur  païs,  avoienc 
aufîi  été  regardés  pendant  long-tems  comme  invincibles  , 
tant  que  l'union  avoit  duré  parmi  eux.  L'avarice  6c  l'ambi- 
tion furent  la  fource  de  leur  perte.  Les  petits  Rois  &  les  Na- 
tions de  ces  contrées  qui  faifoient  profeflion  du  rit  Grec , 
commencèrent  à  fe  trouver  trop  relTerrés  dans  ces  bornes, 
qui  leur  paroiflbient  étroites ,  6c  voulurent  chercher  au  de- 
hors ce  qu'ils  pouvoient  rencontrer  dans  leur  patrie.  La 
Perfe  étalloit  àfes  yeux  fes  richefles  6c  fa  magnificence.  C'é- 
toit de  ce  côté-là  qu'ils  fe  voyoient  le  plus  expofés,  Tauris 
alors  la  capitale  de  ce  grand  Empire ,  étoit  à  leurs  portes.  Ce 
fut  par-là  qu'ils  commencèrent  à  fe  laifler  entamer.  Ils  firent 
d'abord  alliance  avec  les  monarques  Perfans,  ils  fe  mirent  à 
leur  fervice ,  6c  l'or  de  la  Perfe  répandit  jnfenfiblement  parmi 
eux  lepoifon  du  Mahométifme.  Ce  fut  pour  eux  la  pomme 
de  difcorde.  Les  troubles  domeftiques  qu'on  vit  naître  de  cette 
malheureufe  divifion  attirèrent  les  Perfans  dans  leur  païs  j 
6c  cette  Nation  ne  fe  trouvant  pas  dans  la  fuite  en  état  de 
faire  tête  aux  Turcs  ,  abandonna  ces  belles  provinces  en 
proye  à  ces  fiers  Ottomans. 

Les  Princes  qui  régnoient  en  Géorgie ,  Se  dans  cette  par- 
tie de  l'Arménie  qui  étoit  occupée  par  des  Chrétiens,  étoient 
alors  Dedefmit ,  cette  vieille  PrincefTe  veuve  qui  avoit  deux 
fils  Maucchiar  6c  Alexandre  ;  David  èc  Simon ,  fils  de  Lavaf- 
fap  j  Alexandre  furnommé  le  Grand ,  fils  de  Leventogli  •  Jo» 
feph  fils  de  Gori  ;  Sahamal  dont  je  viens  de  parler ,  oncle  de 
Peria-Concona6cdu  prince  Haider  ;  6c  BafTacchiuc. 

Sahamal  pofTédoit  cette  partie  de  la  Géorgie  appellée  le 
Carthuel ,  qui  confine  au  Sirvan ,  en  tirant  vers  l'Albanie  ou 
Zuine 
ce  qui 
y  avoit 
Perfans, 


DE  J.  A.  DE  THO  U,Liv.  LXVII.      31 

Les  Etats  de  Jofeph  fils  de  Gori  étoient  dans  l'ancienne 
Iberie  ,  qu'on  nomme  à  prefent  le  Caket ,  ayant  pour  bornes  Henri 
à  l'Orient  la  ville  de  Derbent ,  &  à  l'Occident  le  lac  d'Eflec-       III. 
chia.  Ce  Prince  réduit  aux  dernières  extrémités  par  Ofman,      1578. 
renonça  enfin  à  la  religion  Chrétienne,  &  embrailà  le  Mako- 
metifme. 

Les  Etats  de  la  princefïè  Dedefmit  avoient  plus  d'étendue 
que  ceux  de  tous  ces  Princes.  Ils  étoicnt  bornés  à  l'Occident 
par  la  ville  de  Chars ,  &  à  l'Orient  par  ceux  des  princes  Da- 
vid &  Simon.  Cette  PrincefTe  après  avoir  envoyé  Maucchiar 
l'un  de  Tes  fils  en  otage  à  Mufrapha ,  avoit  remis  le  gouver- 
nement entre  les  mains  de  l'aîné  nommé  Alexandre.  Mais 
il  fut  dans  la  fuite  indignement  détrôné  par  ion  frére,queles 
Turcs  appuyèrent  dans  cette  entreprife.  Le  lieu  de  la  réfî- 
dencede  ces  Princes  étoit  Altun-Chala,  c'eil-à-dire ,  Châ- 
teau  d'or ,  place  forte  par  fa  fituation  ,  environnée  de  toutes 
parts  de  forêts  impraticables  ,  &  fituée  au  pied  du  mont  Pe~ 
riardo  du  côté  de  Chars  &  de  Tiflis. 

De-là  en  tirant  à  l'Eft  du  côté  de  l'Arménie ,  on  trouvoic 
le  royaume  de  Lavaflap ,  qui  étoit  auffi  fort  étendu.  Ce  Prince 
avoit  nommé  en  mourant  Simon ,  l'aîné  de  fes  fils  pour  lui 
fîiccéder  j  mais  David  fon  cadet  ne  lui  permit  pas  d'être  long- 
tems  tranquille  fur  le  trône.  Il  fe  mit  à  la  tête  d'une  troupe  de 
brigands,  &  donna  tant  d'affaires  au  nouveau  Roi ,  qu'il  fut 
obligé  d'implorer  le  fecours  de  fes  voifins.  Thamas  régnoic 
alors  en  Perfe.  Ce  fut  à  lui  que  Simon  s'adrefla  •  &;  ce  Prince 
n'eut  garde  de  manquer  une  fi  belle  occafion  d'unir  à  fa  cou- 
ronne  un  Etat  fi  confidérable,  ou  de  pouvoir  du  moins  en 
difpofer  à  fon  gré.  Il  fit  au fiitôt  entrer  des  troupes  en  Armé- 
nie ,  &il  mit  à  la  tête  un  Seigneur  de  confiance  ,  avec  des  or- 
dres fecrets  de  s'afiTirer  de  David ,  de  lui  propofer  de  fe  faire 
Mahometan ,  de  le  faire  palier  à  la  Cour ,  au  cas  qu'il  refufât 
d'y  fouferire ,  &  s'il  acceptoit  le  parti ,  de  le  mettre  en  poflef- 
fion  de  tous  les  Etats  du  Roi  lbn  frère.  Cependant  il  étok 
chargé  de  faire  auparavant  les  mêmes  proportions  à  Simon , 
6c  de  lui  promettre  au  nom  de  Thamas ,  ou  Tecmafes ,  qu'il 
le rendroit  paifible  poflefleur  du  royaume  de  fes  ancêtres,  à 
condition  qu'il  le  tiendroit  à  foi  éc  hommage  des  Rois  de 
Perfe,  &  qu'il  embraflèroit  le  Mahometifme,  s'engageant 


j*  HISTOIRE 

!5=  pour  plus  grande  fureté  à  lui  remettre  entre  les  mains  David 
Henri  lui-môme ,  qui  oioit  lui  contefter  fon  droit.  Le  général  Per- 
I  1 1.  fan  exécuta  les  ordres  du  Roi  avec  la  dernière  exactitude.  Il 
£  fe  rendit  maître  de  David ,  qui  fans  balancer  accorda  auffitôt 
tout  ce  qu'on  voulut.  Simon  au  contraire  refufa  conftamment 
d'y  entendre  ;  il  préféra  courageufement  fon  falut  éternel  au 
trône,  &  à  tous  les  avantages  temporels  qui  font  ordinairement 
l'objet  de  la  cupidité  des  hommes  -y  et  il  fut  relégué  dans  la 
fbrtereffe  de  Cahaca  ,  où  il  fè  confola  avec  le  Prince  Ifmaêl, 
fils  de  Tecmafes ,  de  la  dure  captivité  ou  on  le  retenoit ,  par 
l'étude  dçs  fciences  ,  &.  fur-tout  de  la  Philofophie ,  qu'il  avoit 
toujours  fort  cultivée.  Pour  David,  après  qu'il  eut  renoncé 
à  la  foi,  on  le  circoncit,  fui vant  l'ufage  obferyé  chez  les  Ma- 
hometans  •  &  il  fut  fait  Chan  de  Tiflis.  Les  principales  villes 
de  ce  royaume  fontTifhsJieu  de  laréfidence  des  Rois  de  cette 
partie  de  la  Géorgie  ,  qui  y  ont  aufli  leurs  tombeaux  5  Lori  y 
Çheres ,  &t  Chiurgi-.cala ,  ou  la  ville  de  Cyrus ,  avec  quelques 
autres  petites  places.   . 

En  s'éloignant  de  la  grande  route ,  &:  tirant  vers  le  Nord , 
au  defTus  du  lac  d'EfTecchia ,  on  trouve  la  ville  de  Baflàcchiue, 
qui  donne  fon  nom  au  Prince  de  ce  petit  Etat.  La  fîtuation 
avantageufe  de  fon  pais ,  qui  n'efr,  rempli  que  de  montagnes 
&  de  déferts ,  le  rendit  fimple  fpeclateur  de  cette  guerre  -y  &;  il 
ne  fut  point  expofé  à  en  efluyer  les  malheurs.  Mais  il  n'en  au- 
roit  pas  été  quitte  à  fi  bon  marché ,  fi  les  Tartares  euflent  tenu 
aux  Turcs  la  promeffe ,  qu'ils  leur  avoient  faite  ,  parce  qu'ils 
n'auroient  pas  manqué  de  pafler  par  cette  contrée  pour  entrer 
en  Medie  et  en  Arménie. 

On  trouve  encore  en  Arménie  la  principauté  d'Alexandre, 
fils  de  Leventogli,  et  frère  du  Prince  IfTe.  Elle  eft  fituée  entre 
Tiflis  &:  Erivan  j  àt  par-là  elle  eft  également  expofée  aux  en- 
prifes  desTurcs  et  des  Perfans,  Ceux-ci  avoient  d'abord  tenté 
de  l'enlever  à  ce  Prince ,  en  tenant  envers  lui  la  même  con- 
duite dont  ils  avoient  ufé  à  l'égard  de  Simon.  Dans  cette  vue 
ilsfoulevérent  contre  lui  IfTe  fon  frère,  qui  avoit  embraffé 
leur  Religion.  Mais  leur  artifice  ne  réùfht  point.  Alexandre 
défendit  courageufement  fes  droits  ^  &  voyant  que  les  Turcs 
devenoient fort  puiflans  de  ce  côté-là,  comme  il  étoit  très- 
ikhe  ,  il  acheta  la  paix  des  miniftres  de  la  Porte  à  force  de 

prefens  j 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVII.        J.f 

prefens ,  &  confervafon  Etat  enfe  foumettant  au  Grand  Sei- 
gneur. Depuis  ce  tems-là  ce  Prince,  qui  avoic  été  fort  attaché  H  e  n  m 
à  la  Perfe  ,  ne  pritplus  d'autre  parti  que  celui  de  Te  ranger  du       III. 
côté  du  plus  fort.  Sa  rélîdence  eft  à  Zaghen  fur  le  Canach  ,     1578. 
qui ,  comme  je  l'ai  dit ,  vafe  jetter  dansl'Araxe  au  deflus  de  la 
ville  d'Eres. 

Tel  eft  donc  aujourd'hui  l'état  de  la  Géorgie.  Or  comme 
il  falloit  nécelîàirement  palier  par  ce  païs  pour  arriver  à  Tau- 
ris,  où  l'armée  Ottomane  avoit  deiïein  de  fè  rendre,  foit 
qu'elle  prît  fa  route  par  le  Nord ,  foit  qu'elle  voulût  entrer 
du  côté  de  l'Occident,  il  étoit  également  important  aux 
Turcs  &:  aux  Perfans ,  de  mettre  les  princes  Géorgiens  dans 
leurs  intérêts. 

En  fortant  de  la  Géorgie  on  entre  dans  le  Schirvan.  Ce 
païs  qui  fait  aujourd'hui  une  des  provinces  de  la  Perfe,  fut 
conquis  par  Haider  Sophy,  &  Ifmaél,  qui  l'enlevèrent  au 
Prince  légitime.  Sa  capitale  eft  Scamachie ,  fîtuée  fur  la  mer 
Cafpienne ,  entre  la  ville  de  Derbent ,  au  liège  de  laquelle  le 
roi  Haider  fut  tué  ,  ôc  celle  d'Eres ,  célèbre  par  fes  manufac- 
tures de  foie.  Strabon  croit  que  c'eft  l'ancienne  Symbace,&: 
il  rapporte  que  les  Arméniens  s'en  étant  rendus  maîtres,  les 
habitans  les  en  chalTérenc  avec  l'aide  des  Romains ,  qu'ils  ap~ 
pellérent  à  leur  fecours. 

Après  le  Schirvan  ou  la  Medie  mineure  on  trouve  la  Me- 
die  propre  ,  ou  majeure,  dont  la  capitale  eft  Tauris ,  où  les 
rois  de  Perfe  tenoient  il  n'y  a  pas  long-tems  le  liège  de  leur 
empire  $  elle  eft  fituée  au  pied  du  mont  Oronte  ,  qui  eft  une 
branche  du  mont  Taurus.  Au  refte  Minadoi ,  qui  d'ailleurs 
eft  allez  peu  exa  &  dans  la  recherche  de  ces  noms  anciens, 
qu'il  confond  fouvent ,  démontre  fort  bien  que  cette  ville  eft 
la  fameufe  Ecbatane.  Cependant  Leunclavius  croit  ce  fait  af- 
fez  incertain ,  &  il  apporte ,  pour  en  douter ,  l'autorité  de 
Hayton ,  qui  place  cette  ville  dans  la  Perfarmenie ,  c'eft-à- 
dire ,  dans  l'Arménie  majeure.  Mais  cet  habile  homme  n'a 
pas  fait  réflexion  ,  que  ce  que  nous  appelions  l'Arménie  n'eft 
pas  aujourd'hui  borné  feulement  à  la  province  qui  portoit 
autrefois  ce  nom  ^  qu'elle  renferme  encore  la  Mçdie ,  avec 
qui,fuivant  le  témoignage  même  de  Strabon,  elle  a  tou- 
jours eu  beaucoup  de  reftemblance ,  foit  pour  le  climat ,  foie 
J'orne  FUI.  E 


34  HISTOIRE 

■ .  pour  le  caractère  des  peuples  qui  l'habitent  3  Se  que  c'eftpour 

H£N  ri  cette  raifon  que  les  Arméniens,  qui  étoient  très-celébres  du 
III.  tems  de  Hay  ton ,  comme  ils  le  font  encore  de  nos  jours,  après 
1578.  avoir  aboli  le  nom  des  Medes ,  ont  placé  cette  fameufe  ville 
dans  leur  pais.  Car  du  reffce  il  eft  certain  que  tout  ce  que  les 
auteurs  anciens  difent  d'Ecbatane  6c  de  fa  fituation ,  convient 
parfaitement  à  Tauris ,  comme  Minadoi  le  prouve  fort  au 
long  dans  la  diflertation  qu'il  a  compofée  exprès  fur  ce  fujet 
adreflèe  à  Mario  Corrado. 

On  peut  encore  prendre  deux  autres  routes  pour  arriver  à 
Tauris.  La  première  par  Erivan ,  en  tirant  à  l'Orient ,  &  paf- 
fant  par  Nallïvan  6c  Chiulfal ,  elle  eft  de  huit  ou  neuf  jours  de 
marche  3  5c  ce  fut  celle  que  choifit  le  bâcha  Ferhat,  qui  for- 
tifia Erivan.  L'autre  route  n'eft  aufli  que  de  neuf  jours  de  che- 
min ,  en  prenant  par  la  ville  de  Van  ,  6c  le  lac  d' Actamar ,  6c 
de-là  par  Coy ,  Marant,  êcSoffian.  Ce  fut  par  celle-là  qu'Of- 
man  Pacha  conduifit  l'armée  Turque.  Enfin  en  forçant  de 
Tauris ,  6c  tirant  vers  le  Midi  on  trouve  Salmas  *  6c  un  peu  à 
l'Eft  Perfépolis ,  ou  Syras  3  Cafbin,  où  les  rois  de  Perfefont 
leur  réfîdence  ,  depuis  que  les  Turcs  leur  ont  enlevé  Tauris  - 
enfuite  Cafîan,  6c  plus  loin  Hifpahan ,  où  Tonne  peut  arriver 
de  Tauris  qu'en  quatorze  jours  3  enfin  la  ville  d'Heri  dans  la 
province  qui  porte  ce  nom.  Après  cette  digreffion  je  vais  re- 
prendre le  fil  de  mon  hiftoire. 

Après  la  réception  magnifique  que  Muftapha  avoit  faite  au 
prince  Maucchiar,ce  général  fe  difpofoit  à  marcher  versTirîis, 
îorfqu'ilfut  arrêté  par  une  tempête  plus  violente  encore  que 
la  première  3  Elle  étoit  mêlée  de  pluie ,  de  vents  furieux  ,  6c 
d'éclairs ,  de  elle  dura  fi  long-tems ,  qu'elle  l'obligea  de  refter 
encore  quatre  jours  dans  fon  camp.  Pendant  ce  tems-là  la 
corruption  fe  mit  dans  cette  tour ,  que  le  Bâcha  avoit  fait  éle- 
ver des  têtes  des  Perfans  3  6c  cet  amas  confus  de  cadavres ,  de 
chameaux  ,  6c  de  mulets  morts ,  dont  la  plaine  étoit  couverte, 
répandit  une  infedion  qui  empefta  tout  l'air  des  environs. 
Enfin  le  tems  iè  remit  au  beau  3  l'armée  décampa  6c  alla  cou- 
cher le  même  jour  fur  les  bords  du  lacGiol. L'orage  avoit  telle- 
ment rompu  les  chemins,  que  les  chameaux  deftinés  à  porter 
le  bagage ,  6c  les  chevaux  qui  traînoient  l'artillerie  ne  pou- 
voient  prefque  avancer,Le  lendemain  on  arriva  àArchicheler5 


par  les  Turcs. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.   LXVIL     35 

petite  place  qui  avoit  appartenu  aux  princes  de  Géorgie ,    ■  t 

de  dont  les  Turcs  étoient  alors  les  maîtres ,  depuis  qu'elle  Henri 
avoit  été  prife  par  Soliman  dans  les  dernières  guerres  contre      III. 
la  Perfe.  Là,  comme  on  étoit  en  païs  d'amis,  on  féjourna     i  C78. 
pour  donner  aux  foldats  un  peu  de  repos.  Pendant  ce  tems- 
îà  Muftapha  fit  la  revue  de  Ton  armée ,  de  il  fe  trouva  que  de- 
puis fon  départ  d'Erzerum  il  avoit  perdu  quarante  mille 
hommes  qui  avoient  été  tués  dans  le  combat ,  ou  que  les  ma- 
ladies de  la  défertion  lui  avoient  enlevés. 

De-là  les  Turcs  fe  rendirent  en  deux  jours  de  marche  à  Prife  deTUUi 
Triala.  On  voyoit  encore  dans  ce  lieu  pluiîeurs  Chapelles  de 
Eglifes  appartenantes  aux  chrétiens  Latins  ,  qui  s'y  étoient 
confèrvés  jufqu'alors  depuis  le  tems  de  ces  fameufes  Croifades 
qui  rendirent  nos  pères  plus  célèbres  en  Afie ,  6c  fur-tout  dans 
la  Syrie  de  la  Paleftine,qu'elles  ne  furent  avantageufes  à  la  Re- 
ligion. Enfortant  de  Triala  ,  l'armée  eut  à  palfer  une  haute 
montagne  fort  rude  ,  de  alla  camper  fous  une  fortereiTe  qui 
appartenoit  aux  princes  de  Géorgie.  Enfin  le  lendemain  elle 
arriva  à  la  vue  de  Tiflis  ,  que  David-Chan ,  à  qui  elle  appar- 
tenoit, de  les  habitans  avoient  abandonnée  pour  fe  retirer  dans 
les  montagnes. 
Dans  toute  cette  marche  les  Turcs  furent  fort  harcelles  par 
les  princes  Géorgiens  qui  étoient  attachés  à  la  Perfe  ,  comme 
David-Chan  ,  Jofeph,  de  à  ce  qu'on  croit,Alexandre  lui-mê- 
me ,  fils  de  Dedefmit ,  de  frère  de  Maucchiar ,  qui  étoit  à  la 
fuite  de  Muftapha.  Comme  ils  connoilïbientie  terrain  ,  de  que 
les  ennemis  l'ig-noroient ,  il  leur  étoit  aifé  de  leur  tendre  des 
embufeades  à  chaque  pas.  Aufîî  n'y  manquoient-ils  point ,  de 
des  qu'ils  appercevoient  quelques  pelotons  fe  détacher  du 
gros  pour  aller  au  fourage,ils  tomboient  fur  eux,aufîi  bien  que 
iùr  tous  les  traîneurs ,  que  quelque  incommodité  empêchoit 
de  fuivre  l'armée ,  de  les  enlevoient  ou  les  tailloient  en  pièces. 

Tiflis  parut  à  Muftapha  une  place  qui  méritoit  d'être  for- 
tifiée. Dans  cette  vue  il  fit  relever  les  murs  de  cette  ville ,  y 
bâtit  une  fortereiTe ,  de  mit  dedans  cent  pièces  de  canon.  Il  en 
donna enfuite  le  gouvernement  à  Mahamet  Pacha,  un  des 
commandans  des  avanturiers ,  qu'il  laifîà  dans  la  place  avec 
une  garnifon  de  fix  mille  hommes,  compofée  en  partie  de 
troupes  qui  étoient  à  la  folde  du  Grand  Seigneur ,  de  en  partie 

EiJ 


36  HISTOIRE 

tssssszszs  des  volontaires  que  cec  officier  commandoit.  Telles  furent  les 

Henri  expéditions  du  mois  de  Septembre. 

III.  De-là  le  général  Turc  marcha  vers  la  Medie.  Cependant 

j  ^73#  l'armée  diminuoit  infenfiblement.  Les  troupes  rebutées  des 
travaux  continuels  de  cette  guerre  fe  retiroient  fans  prendre 
congé.  Les  Syriens  fur-tout ,  qui  étoient  venus  d'Alep  pour 
apporter  des  vivres  au  camp  defertoient  par  bandes.  Un  corps 
de  quinze  cens  hommes  de  cette  nation  ,  commandé  par 
Naflardin  Chielebe,  fut  attaqué  dans  fa  retraite  par  les  Géor- 
v  giens ,  qui  le  taillèrent  en  pièces  après  un  combat  obftiné.  Il 
n'en  échapa  que  très  peu ,  que  la  bonté  de  leurs  chevaux 
fauva.  De  ce  nombre  fut  le  Commandant ,  qui  de-là  fe  rendit 
à  Alep. 

Cependant  Muftapha ,  après  avoir  pafTé  le  fleuve  qui  coule 
le  long  des  murs  de  Tirlis  6c  les  montagnes ,  dont  cette  ville 
eft.  commandée ,  alla  camper  au  pied  dans  une  plaine  maréca- 
geufe.  Ce  fut  là  que  les  députés  d'Alexandre  ,  fils  de  Leven- 
togli  vinrent  l'informer  de  l'arrivée  prochaine  de  leur  maître. 
En  effet  ilfe  rendit  auffitôt  après  au  camp  des  Turcs  ,  où  il 
fut  reçu  avec  les  mêmes  apparences  de  joie ,  6c  les  mêmes 
honneurs  que  Maucchiarl'avoit  été.  Il  fit  enfuite  {qs  prefens 
au  Général ,  qui  lui  donna  auffi  le  Calaat  j  &  après  que  ce 
Prince  l'eut  ailùré  de  fa  foumûTion  aux  ordres  du  Grand  SeL 
gneur  ,  on  le  congédia ,  6c  on  le  chargea  de  préparer  dçs  pro- 
vifions  pour  le  retour  de  l'armée. 

De-là  Muftapha ,  après  une  marche  de  douze  jours  ,  qu'il 
fit  prefque  toujours  dans  un  rerrein  humide ,  arriva  fur  les 
bords  du  Canach,  dont  j'ai  déjà  parlé,  6c  campa  en  deçà, 
réfolu  de  donner  quelque  relâche  à  fes  troupes.  Dans  cet  en- 
droit il  reçut  une  députation  de  la  ville  de  Sechi  îltuée  fur  la 
frontière  du  Schirvan  ,  6c  de  la  Medie.  Elle  étoit  compofée 
des  principaux  habicans  de  cette  place,  qui  venoientlui  en 
apporter  les  clefs ,  &  fe  remettre  à  fa  diferetion.  Le  Bâcha  les 
loiia  de  la  fageréïolution  qu'ils  a  voient  prife ,  leur  fit  donner 
à  chacun  une  velte  de  ioie  ,  6c  les  congédia ,  après  les  avoir 
afTùrés  de  fa  protection. 

L'armée  avoit  véritablement  grand  befoin  de  quelque  re- 
pos. Outre  la  fatigue  d'une  fi  longue  marche,  il  y  avoit  peu 
de  provisions  au  camp.  Les  foldats  mouroient  de  faim ,  6c 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIL      37 

ëtoient  prefque  réduits  au  defefpoir.  Il  falloic  donc  trouver  as 
moyen  de  réparer  leurs  forces  ,  6c  de  ranimer  leur  courage.  Henri 
Dans  ces  circonftances  on  prit  quelques  efpions  Perfans ,  que      III. 
les  ennemis  a  voient  peut-être  lâchés  à  defîein  de  faire  donner      157  g, 
les  Turcs  dans  le  piège.  Ils  les  informèrent  qu'il  y  avoit  des 
vivres  en  abondance  au-delà  du  fleuve  5  &  fur  cet  avis  le  Gé- 
néral ne  fut  pas  le  maître  de  retenir  Ces  troupes  ;  elles  com- 
mençoient  déjà  à  murmurer  ,  6c  il  y  avoit  à  craindre  qu'elles 
nefe  mutinaflent.  Ain fî  pour  prévenir  la  fédition ,  Mufta- 
pha  donna  une  permilîion  générale  d'aller  au  fourrage,  après 
avoir  averti  fes  foldats  de  prendre  garde  à  eux  ,  6c  de  ne  pas 
donner  imprudemment  dans  quelque  embufeade. 

A  peine  cette  permifîion  fut-elle  donnée ,  que  dix  mille  Rencontre 
hommes ,  compofés  la  plupart  des  valets  de  l'armée,  fortirent  des  perfans. 
iuivis  d'un  grand  nombre  de  chevaux  &  de  chameaux  deftinés 
à  porter  le  fourrage.  Ils  s'avancèrent  jufqu'au  confluent  du 
Canach  6c  de  l'Araxe ,  qui  n'étoit  pas  éloigné  j  2c  après  avoir 
fait  leurs  provisions ,  ils  fe  di/pofoient  à  retourner  au  camp  , 
lorfqu'ils  fe  virent  chargés  par  Alyculi  -  Chan ,  Emanguli- 
Chan ,  Serap-Chan ,  6c  quelques  autres  Seigneurs  qui  s'é- 
toient  trouvés  au  dernier  combat  qui  s'étoit  donné  le  mois 
d'Août  précédent  dans  la  plaine  de  Chielder.  Ils  étoient  de-là 
retournes  à  la  Cour  ,  d'où  ils  avoient  eu  ordre  de  fe  rendre 
auprès  du  général  de  l'armée  Perfanne.  Ces  troupes  enve- 
lopérent  les  Turcs ,  &:  les  taillèrent  tous  en  pièces. 

Le  bruit  de  cette  défaite  mit  l'allarme  au  camp  ,  où  on  ne 
douta  pas  un  moment  du  malheur  qui  étoit  arrivé.  AuiTitôt 
Muftapha  rangea  fes  troupes  en  bataille ,  6c  marcha  en  dili- 
gence au  fecours  de  [es  gens.  S'il  arriva  trop  tard  pour  les  fau- 
ver,il  fut  du  moins  encore  allez  à  tems  pour  venger  leur  mort. 
Les  Perfans  ne  penfoient  qu'à  ramalîer  le  butin  que  les  en- 
nemis avoient  fait ,  lorfque  le  Bâcha  tomba  fur  eux  avecim- 
pétuofité.  Dervis  conduifoit  l'aîle  gauche  le  long  de  l'Araxe  -, 
Beyran  cbmmandoit  à  l'aîle  droite  ,  &  s'étoit  faifî  des  bords 
du  Canach. Pour  Muitapha,  il  étoit  au  centre.  A  cet  afpect  les 
Perfans  perdirent  contenance ,  &  ne  tardèrent  pas  à  fe  repen- 
tir de  s'être  arrêtés  fi  long-tems  au  butin.  Ils  voyoient  de- 
vant leurs  yeux  ces  mêmes  ennemis  ,  qui  les  avoient  vaincus 
peu  de  tems  auparavant  venir  à  eux  avec  fureur ,  impatiens 

Eiij 


3  8  HISTOIRE 

j"  de  tirer  vengeance  du  fang  de  leurs  camarades ,  qui  fumoît 

Henri  encore.  Ils  etoient  beaucoup  inférieurs  en  nombre  ;  envi- 
III.      ronnés  d'un  côté  par  l'Araxe  ,  &  de  l'autre  par  le  Canach, 
1578.     ils  ne  voyoient  aucun  moyen  de  reculer ,  ni  aucune  efpérance 
de  pouvoir  penfer  à  la  retraite.  Dans  cette  trifte  foliation ,  les 
chefs  eux-mêmes  ne  fçavoient  quel  parti  prendre.  Les  uns  ne 
comptant  que  fur  leur  bravoure,  &:  ne  penfant  plus  qu'à  mou, 
rir  généreufement  les  armes  à  la  main ,  fe  difpoioient  à  fe 
battre  jufqu'à  la  dernière  extrémité.  D'autres  au  contraire  , 
moinsfènfiblesà  l'honneur  qu'au  bien  du  royaume ,  préten- 
doient  qu'on  ne  devoit  pas  rifquer  auffi  imprudemment  le  fa- 
lutde  l'Etat,  dont  ce  combat  alloit  décider.  Dans  cette  di- 
verfîté  d'avis  ils  furent  chargés  par  les  Turcs ,  6c  cette  bruf- 
que  attaque  ne  leur  donnant  pas  le  tems  de  fe  déterminera 
aucune  réfolution  dont  tout  le  monde  pût  profiter  ,  chacun 
penfa  à  fe  fauver  du  mieux  qu'il  put.  Tocmafes  lui-même  fe 
jetta  le  premier  dans  le  Canach,  fuivi  d'Emir-Chan, 6c  de  tous 
les  Seigneurs  6c  principaux  Officiers  de  l'armée 3  £c  comme  ils 
montoient  des  chevaux  vigoureux  ,  ils  abordèrent  à  la  nage 
de  l'autre  côté  du  fleuve.  Une  infinité  d'autres  fuivirent  leur 
exemple ,  6c  n'eurent  pas  le  même  bonheur.  Comme  ils  n'é- 
toient  pas  fi  bien  montés ,  les  forces  manquèrent  à  leurs  che- 
vaux, 6c  ils  périrent  dans  le  fleuve.  Ce  funeffce  fuccès  décou- 
ragea ceux  qui  étoient  prêts ,  comme  eux ,  de  tenter  le  même 
fort  ^  6c  ils  jugèrent  qu'il  valoit  encore  mieux  pour  eux  fe 
faire  tuer  les  armes  à  la  main ,  que  de  fe  noyer.  Dans  cette  ré- 
folution ils  tinrent  ferme ,  6c  le  defefpoir  leur  donnant  de 
nouvelles  forces,  ils  combattirent  encore  afîez  long -tems 
avec  beaucoup  de  vigueur.  Enfin  accablés  par  le  nombre  ,  ils 
furent  tous ,  ou  paffes  au  fil  de  l'épée  ,  ou  faits  prifonniers  par 
les  Turcs ,  après  avoir  vu  ce  petit  coin  de  terre  teint  d'abord 
du.  fang  de  leurs  ennemis ,  6c  couvert  enfuite  du  leur  6c  de 
celui  de  leurs  camarades.  Il  eft  certain  qu'il  y  eut  ce  jour-là 
plus  de  vingt-cinq  mille  hommes  de  tués.  Le  nombre  de  ceux 
qui  périrent  dans  le  Canach  fut  encore  fort  grand.  Les  Turcs, 
outre  les  dix  mille  hommes  qu'ils  avoient  envoyés  au  fourrage, 
perdirent  de  leur  côté  trois  mille  foldats  dans  cette  dernière 

action. 

Jocmafes  écrivit  aufïïtôt  après  àHodabendes  la  nouvelle 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIL        39 

de  ce  mauvais  fuccès ,  de  façon  cependant  à  diminuer  l'idée  » 

de  la  perte  qu'il  avoit  faite  ,  en  exaggérant  celle  de  l'ennemi,  Henri 
Il  mandoit  au  Roi ,  qu'à  la  vérité  il  avoit  été  vaincu  par  le  III. 
nombre  -,  mais  que  l'armée  Turque  étoit  fi  fort  affoiblie ,  qu'il  1  c  7  8 
l'avoit  mife  hors  d'état  de  rien  entreprendre  davantage } 
qu'elle  étoit  accablée  de  fatigues, de  langueurs,  &.  de  miféres  5 
qu'il  n'y  avoit  pas  dedans ,  un  feul  homme  qui  ne  fût  chargé 
de  bleflùres ,  &  que  fi  on  lui  envoyoit  à  tems  de  nouveaux  le- 
cours ,  il  comptoit  encore  la  défaire,  avant  qu'elle  pût  fonger 
àfe  rapprocher  de  Ion  païs.  Enfuite  il  fè  retira  dans  fon  gou- 
vernement d'Erivan.  Quelques  autres  Seigneurs  fuivirent  fon 
exemple  ,  de  en  attendant  de  nouveaux  ordres  de  la  Cour  , 
Emanguli-Chan  retourna  à  Genge,  &  Serap-Chan  à  Naffivan. 
D'un  autre  coté ,  Muftapha  réfolu  de  ne  perdre  aucun  des 
avantages  que  ce  dernier  fuccès  pouvoit  lui  faire  efpérer,mar- 
cha  fur  le  champ  vers  le  Canach  -,  &  il  fit  publier  ordre  à  tou- 
tes (es  troupes  de  fe  tenir  prêtes  a  palier  ce  fleuve  le  lende- 
main. Cette  nouvelle  réfolution  du  général  Turc  excita  un 
murmure  univerfel  j  toute  l'armée  s'afîembJa  autour  de  fa 
tente  ,  prête  d'en  venir  contre  lui  aux  plus  facheufes  extré- 
mités. Ce  contre-tems  ne  déconcerta  point  le  Bâcha  j  il  fe 
prefenta  à  fes  troupes ,  les  encouragea  ,  leur  reprocha  leur  lâ- 
cheté j  leur  remontra  :  Qu'il  n'y  avoit  point  d'homme  de  cœur 
qui  ne  dût  préférer  la  gloire  à  fa  propre  confêrvation  ,  &  que 
ce  n'étoit point  en  paflànt  fa  vie  dans  la  mollefle  &  les  délices 
qu'on  y  arrivoit ,  mais  en  s'expofant  aux  plus  grands  travaux, 
éc  en  bravant  tous  les  dangers  :  Qu'au  refbe  il  n'étoit  que  le 
miniitredes  ordres  de  leur  maître,aufquels  elles  étoient  obli- 
gées de  fe  foumettre  -y  qu'ainfiil  étoit  réfolu ,  quoiqu'il  en  pût 
arriver,  de  tenter  le  pafîàge  du  fleuve  le  lendemain  ,  &  que 
s'il  avoit  le  malheur  de  périr  dans  cette  entreprife ,  il  les 
prioit  de  retirer  fon  corps  du  milieu  des  flots,  &  de  le  faire 
paffer  fur  le  rivage  oppoîé,  afin  qu'on  pût  dire  qu'il  étoit  venu 
à  bout,  du  moins  après  fa  mort ,  de  ce  qu'il  ne  lui  avoit  pas 
été  poffible  d'exécuter  pendant  fa  vie  j  &  pour  apprendre  par- 
là  à  tous  ceux ,  qui ,  comme  lui ,  fe  trouveroient  à  la  tête  des 
armées  Ottomanes,  à  ne  pointménager  leurs  jours  lorfqu'il 
s'agit  de  procurer  la  gloire  de  l'Empire ,  Se  d'obéïr  aux  ordres 
du  Souverain, 


4o  HISTOIRE 

Muftapha  congédia  Tes  foldats  avec  cette  réponfe  j  Se  dès 
Henri  le  lendemain  il  le  jetta  le  premier  dans  le  fleuve  à  la  tête  de 
III.  tous  les  Bâchas  ,  6c  des  principaux  Officiers  ,  fuivis  des  valets 
1578,  6c  des  efclaves.  Cette  première  troupe  pafla  fans  accident. 
Tout  le  refte  de  l'armée  imita  aufïïtôt  l'exemple  de  fon  Géné- 
ral. Mais  le  pafïage  fe  fit  avec  fi  peu  d'ordre  ,  comme  il  ne 
pouvoir  guéres  manquer  d'arriver  dans  une  fi  grande  multi- 
tude, qu'il  y  périt  près  de  huit  mille  hommes.  Leunclavius 
fait  monter  jufqu'à  dix-fept  mille  le  nombre  de  ceux  qui  fu- 
rent emportés  par  les  flots,  fans  compter  les  chevaux,  les 
chameaux  6c  les  mulets.  Ainfi  comme  lesTurcs  ne  pouvoient  fe 
prévaloir ,  d'avoir  eu  fur  terre  quelques  jours  auparavant  au- 
cun avantage  fur  leurs  ennemis ,  leur  perte  égala  encore  ce 
jour  là  fur  les  flots  celle  que  les  Perfansy  avoient  faite  alors. 
La  nuit  qui  furvint  obligea  de  laifTer  le  bagage ,  l'argent  6c 
l'artillerie  de  l'autre  côté  du  fleuve.  Tout  cela  pafîa  le  len- 
demain avec  le  refte  des  troupes  j  6c  il  n'arriva  alors  aucun 
malheur ,  parce  que  les  Turcs  s'étoient  allures  du  pafTage  aux 
dépens  de  leurs  camarades. 

Les  Turcs  après  avoir  ainfî  traverfé  le  Canach ,  féjour- 
lièrent  au-delà  ,  afin  de  prendre  un  peu  de  repos.  Enfuite  l'ar- 
mée fe  remit  en  marche ,  6c  entra  d'abord  dans  un  païs  fté- 
rile  6c  dénué  de  tout.  Cestriftes  objets  rejettérent  les  troupes 
dans  le  defefpoir.  Elles  fe  plaignoient  hautement  de  ce  qu'on 
ne  fe  contentoit  pas  de  les  expofer  au  fer  de  leurs  ennemis  5 
qu'elles  fe  voyoient  encore  obligées  de  courir  tous  les  jours  de 
nouveaux  dangers ,  6c  qu'elles  avoient  un  Général  impitoya- 
ble ,  qui  fembloit  prendre  à  tâche  de  les  faire  mourir  de  mi- 
fére6c  de  faim.  Mais  dès  le  lendemain  toutes  ces  plaintes  s'é- 
vanouyrent ,  lorfque  de  cet  affreux  défert  elles  païlerent  dans 
des  campagnes  fertiles ,  couvertes  de  toutes  fortes  d'arbres  &c 
de  fruits.  Cette  vue  réjouît  le  foldat,  6c  ranima  toutes  Tes 
efpérances. 

De-là  Muftapha  vint  à  Eres ,  qui  eft  la  première  ville  du 
Schirvan  ,  que  l'on  trouve  en  fortant  de  la  Géorgie.  La  plus 
grande  partie  des  habitans  l'avoit  abandonnée  pour  fuivre 
Samir-Chan ,  qui  en  étoit  gouverneur.  Ce  Seigneur,  aufîitôt 
qu'il  avoit  été  informé  de  l'approche  des  Turcs ,  avoit  fait 
raire  le  dégât  dans  tous  les  environs ,  &s'étoit  retiré  dans  les 

montagnes 


DE  J.  A.  DE  THOU,  LiV.  LXVIÏ.       41 

montagnes  voifines  avec  Ares-Chan  gouverneur  de  Scama-  -  ■ 
chie  ,  &  tous  les  autres  grands  Officiers  de  cette  province  ,  H  e  n  &i 
réfolus  d'attendre  des  événemens  quelque  occafïon  qui  les  III* 
mît  en  état  de  prendre  leur  parti.  Ainfi les  Turcs  n'eurent  pas  157^, 
befoin  de  mettre  la  force  en  ufage  pour  fe  rendre  maîtres  de 
cette  ville  5  &  le  foldat  ne  s'y  enrichit  pas  beaucoup,  parce 
que  long-tems  auparavant  les  habitans  avoient  eu  la  précau- 
tion de  mettre  à  couvert  ce  qu'ils  avoient  de  plus  précieux. 
L'armée  féjourna  dans  cette  place  pendant  vingt-deux  jours, 
que  Muftapha  employa  à  la  faire  fortifier ,  &;  à  y  élever  une 
forterefTe,  dont  il  confia  le  commandement  au  bâcha  Caïtas , 
un  des  commandans  des  Avanturiers ,  avec  une  garnifon  de 
deux  cens  Arquebufiers ,  &  de  cinq  mille  hommes.  Enfuite  il 
nomma  gouverneur  général  du  Schirvan  le  bâcha  Ofman , 
qui  commandoit  aufli  les  Avanturiers ,  &  il  le  déclara  Vifîr  de 
la  Porte  j  dignité  que  ceux  qui  font  à  la  tête  des  armées  Otto- 
manes ont  droit  de  conférer  pendant  tout  le  tems  que  dure 
leur  expédition.  Il  le  chargea  en  même  tems  de  fe  rendre  maî- 
tre de  Scamachie  capitale  de  la  province  ,  qui  n'effc  pas  fort 
éloignée  d'Eres.  Le  Général  lui  donna  dix  mille  hommes  de 
troupes  pour  exécuter  ce  projet ,  avec  ordre  de  marcher  en- 
fuite  contre  Derbent. 

Cette  ville  fltuée  fur  la  mer  Cafpienne  portoit  autrefois , 
félon  quelques-uns  ,  le  nom  d'Alexandrie.  Aujourd'hui  elle 
s'appelle  encore  Temircapi,  c'cft-à-dire,  les  portes  de  fer, 
parce  qu'elle  efb  bâtie  au  milieu  de  ces  défilés ,  que  les  Prin- 
ces voifins  fermoient  autrefois  avec  des  portes ,  &  où  ils  met- 
toient  garnifon  pour  arrêter  les  courfes  des  Scythes  qui  fe 
répandoient  par-là  dans  tout  l'Orient.  Ofman  eut  ordre  d'y 
attendre  l'arrivée  des  Tartares  qu'Amurath  avoit  mandés ,  éc 
qui  probablement  dévoient  alors  être  en  marche  pourjoiiv 
dre  l'armée  Turque.  A  l'approche  d'Ofman  le  peu  d'habi- 
tans  qui  étoit  refté  dans  Scamachie  lui  en  ouvrit  les  portes. 
Le  Bâcha  d'un  autre  côté  les  traita  avec  beaucoup  de  dou- 
ceur ,  &c  empêcha  qu'on  ne  leur  fît  aucune  violence  ,  perfuadé 
que  cette  conduite  engageroit  peut-être  quelques  autres  vil- 
les à  les  imiter.  Ses  efpérances  ne  furent  point  trompées.  Peu 
de  tems  après ,  ceux  de  Derbent ,  qui ,  quoique  fournis  aux 
Perfans  ,  étoient  cependant  d'une  Religion  différente  , 
Tome  VIII.  F 


«iue, 


4«  HISTOIRE 

réfolurent  de  fuivre  l'exemple  de  leurs  voiflns  •  Se  gagnés  par 
Henri  la  clémence  donc  Ofman  avoir  ufé  à  leur  égard,  ils  lui  en» 
III.       voyérent  des  députés  pour  lui  marquer  qu'ils  fe  foumettoient 
jf  r7g.    à  fes  ordres.  Sur  ces  nouvelles  Muftapha,  après  avoir  mis  en 
état  la  nouvelle  forterefîé  qu'il  faifoit  élever  à  Eres  ,  6c  qui 
étoit  déjà  avancée  ,  6c  avoir  laiilè  dans  cette  place  une  bonne 
garnifon ,  fe  rendit  enfin  aux  prières  des  Jannifîaires  6c   des 
troupes  de  la  Grèce.  L'hyver  approchoit  -y  ainfi  il  rélolut  de 
retourner  à  Erzerum  ,  6c  de  prendre  fa  route  par  le  païs  du 
prince  Alexandre,  fils  de  Leventogli ,  comme  ils  en  etoienc 
convenus. 
Retour  de       Le  oremier  jour  de  fa  marche  il  alla  camper  au  pied  d'une 
montagne  fort  rude.  De-là  il  envoya  devant  des  charpen- 
tiers 6c  des  pionniers  pour  faire  un  pont  fur  le  Canac ,  afin 
que  fon  armée  put  paifer  ce  fleuve  commodément  6c  fans 
danger.  Enfuite  il  fit  fçavoir  fon  arrivée  à  Sahamal.  Sur  cet 
avis  ce  Prince  defeendit  auffitot  de  fes  montagnes ,  6c  vint  fe 
rendre  auprès  du  général  Turc.  Il  le  complimenta  d'abord 
fur  fes  fuccès,  après  quoi  il  lui  marqua  qu'il  remettoit  fes  Etats 
fous  la  protection  du  Grand  Seigneur.  Le  Bâcha  lui  fit  enfuite 
donner  le  Calaat ,  èc  le  congédia.. 

Comme  la  nuit  étoit  fort  fereine ,  Muftapha  continua  fa 
marche ,  6c  s'apperçut  le  matin  qu'il  étoit  entré  dans  le  païs 
du  prince  Alexandre  ,  fils  de  Leventogli ,  par  l'abondance  des 
rafraîchifîemens  qui  vinrent  à  fon  armée.  De  fon  côté  il  dé- 
fendit à  fes  troupes  de  faire  aucun  dégât  dans  la  campagne. 
Sur  fa  route  il  reçut  des  députés  du  Prince,  qui  lui  apportè- 
rent des  prefens  de  la  part  de  leur  maître  ,  6c  le  prièrent  de 
l'excufer  s'il  ne  fe  rendoit  pas  en  perfonne  auprès  de  lui ,  parce 
qu'il  étoit  incommodé ,  Paffiirant  d'ailleurs  de  fon  parfait 
dévouement.   Le  général  Turc  parut  fe  contenter  de  cette 
exeufe ,  6c  laifïant  fur  fa  gauche  Zaghen  ,  lieu  de  la  réfidence 
de  ce  Prince,  il  fe  rendit  à  Tiflis.  Là  il  trouva  la  garnifon 
dans  un  état  pitoyable.  Les  foldats  mouroient  de  faim ,  6c 
étoient réduits  à  la  dernière  extrémité,  obligés  démanger 
les  chats ,  les  chiens,  6c  jufqu  a  des  peaux  de  brebis  ,  pour  fe 
foûtenir.  Ils  n'aceufoient  de  leur  mifère  que  leur  Gouverneur, 
qui  par  une  févérité  outrée  ne  vouloit  pas  leur  permettre  de 
fortir  de  la  place  pour  aller  au  fourrage  ?  fous  prétexte  qu'il  y 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVII.      43 

âvoit  à  craindre  qu'ils  ne  donnaflent  dans  quelque  embufca-  ^^55^5 
de.  Dans  le  fond  il  n'étoit  II  rigide,que  parce  qu'il  appréhen-  Henri 
doit  qu'ils  ne  confumaflent  les  Fruits  des  environs ,  qu'il  avoit       III- 
cependant  grand  foin  de  recueillir  6c  de  ferrer  dans  fes  ma-      1  cy  8« 
gafîns.  Muftapha  les  confola  ,  il  leur  fit  donner  des  rafraî- 
chiflèmens  ,  6c  leur  promit  qu'ils  feroient  mieux  traités  dans 
la  fuite. 

Après  avoir  paffé  deux  jours  à  Tirlis ,  les  Turcs  en  parti- 
rent ,  &  traverférent  la  plaine  quieftau-deffous  de  cette  ville, 
où  ils  mirent  tout  à  feu  6c  à  fang.  Ils  épargnèrent  feulement 
les  tombeaux  des  ancêtres  de  Simon  ,  proche  defquels  ils 
allèrent  camper.  Le  lendemain  l'armée  marcha  par  des  che- 
mins inaccefîi  blés ,  remplis  de  montagnes  6c  dévalions  im- 
praticables. Outre  les  autres  incommodités  du  voyage,  les 
troupes  avoient  beaucoup  à  fouffrir  delà  neige  qui  tomboit 
en  abondance ,  6c  que  le  vent  leur  jettoit  au  nez  -y  en  forte 
que  pendant  trois  jours  on  perdit  beaucoup  de  chameaux , 
de  chevaux ,  6c  de  mulets  ,  fans  parler  des  hommes.  Car  la 
faifon  étoit  fî  rude,  que  plufîeurs ,  fans  fe  mettre  en  peine  du 
danger  qu'ils  couroient  de  donner  dans  quelque  parti  enne- 
mi ,  alloient  chercher  une  retraite  loin  du  camp.  Les  Géor- 
giens prirent  cette  occafion  pour  les  attaquer  au  moment 
qu'ils  y  penfoient  le  moins.  Comme  ils  connoifïbient  parfai- 
tement tout  le  païs ,  ils  allèrent  déloger  Hailàn  Bâcha  dont 
ils  tuèrent  les  domeftiques ,  6c  ils  enlevèrent  tout  fon  baga- 
ge, qui  étoit  d'un  prix  très-confîdérable  j  à  peine  lui-même 
le  feroit-il  fauve  ,  s'il  n'eût  été  promptement  îècouru  par  Ha- 
la  commandant  des  Spahis ,  qui  le  retira  de  leurs  mains  ,  Ôc 
le  conduifit  à  la  tente  de  Beyran  Bâcha  ,  où  il  fut  en  fureté. 

De-là  les  Turcs  allèrent  camper  à  Chiurcala ,  6c  on  en- 
voya au  fourrage  prefque  tous  les  valets  de  l'armée.  Enfuite 
Muftapha  reçut  des  députés  d'un  certain  prince  de  Géorgie 
parent  de  Simon ,  qui  lui  demandèrent  de  la  part  de  leur  maî- 
tre la  permifïïon  de  le  venir  faluer.  Il  la  leur  accorda  :  mais 
perfonne  ne  parut ,  àc  la  fuite  fit  connoître  que  ces  députés 
étoient  de  véritables  efpions ,  qui  ne  s'étoient  rendus  au  camp 
que  pour  fçavoir  ce  qui  s'y  pafToit.Ils  allèrent  informer  les  en- 
nemis de  la  marche  de  ceux  qu'on  avoit  envoyés  au  fourrage, 
Se  ils  furent  tous  taillés  en  pièces.   Ainfi  depuis  ce  jour  la 

F  ï) 


44  HISTOIRE 

difette  fut  grande  dans  les  troupes  ,  parce  que  les  ennemis 
Henri  étoient  les  maîtres  de  tout  le  païs  qu'elles  traverférent ,  juf. 
III.       qu'à  ce  qu'elles  arrivaient  fur  les  frontières  des  Etats  de  la 
i  Î78.     princellè  Dedefmit.  Là  il  fallut  encore  camper  >  ôcpaflèr  la 
nuit  dans  des  défilés  coupés  par  l'Araxe ,  qui  dans  cet  endroit 
fait  mille  replis  fur  lui-même  ,  &:  roule  les  eaux  avec  fracas 
fur  ces  rochers.  Le  lendemain  on  fut  obligé  de  traverfer  des 
précipices  affreux ,  &c  de  marcher  le  long  des  bords  de  ce 
fleuve  ,  qui  étoient  tout  glacés ,  en  forte  que  plufleurs  cha- 
meaux ,  chevaux  ,  &  mulets  s'y  précipitèrent. 

Enfin  on  arriva  à  Altuncala ,  lieu  de  la  réfîdence  des  Prin- 
ces de  ce  petit  Etat  -,  &:  les  troupes  ,  après  avoir  effuyé  pen- 
dant fîx  jours  toutes  les  fatigues  d'une  route  pénible  jointes 
aux  incommodités  de  la  difette  ,  trouvèrent  de  quoi  fe  dé- 
dommager dans  cette  place  ,  où  Dedefmit  leur  avoit  prépa- 
ré des  vivres  en  abondance.  Cette  Princefîè  y  vint  faluer  Mu. 
ftapha ,  à  qui  elle  préfenta  Alexandre  fon  fils  aîné.  Ce  Gé- 
néral rit  beaucoup  d'honnêtetés  à  cette  Princellè  ,  &il  vou- 
lut qu'elle  fut  affilé  à  côté  de  lui  dans  toute  cette  entrevue  , 
pendant  laquelle  il  fit  venir  Maucchiar  qui  rendit  compte  à 
ià  mère  des  bontés  que  le  Bâcha  avoit  eues  pour  lui  dans 
tout  ce  voyage.  De  là  Muftapha ,  après  avoir  fait  beaucoup 
de  carefîès  à  Alexandre ,  prit  occafion  de  prier  la  Princefîè 
de  le  lui  laifîèr  ,  en  lui  faifant  entendre  que  fon  deflèin  étoit 
de  l'envoyer  à  Conffantinople  avec  fon  frère  ,  &  des  lettres 
par  lefquelles  il  informeroit  le  Grand-Seigneur  de  l'attache- 
ment que  la  mère  6c  les  fils  avoient  pour  les  intérêts  de  l'Em- 
pire ,  &  en  l'aiTurant  que  le  Sultan  feroit  certainement  beau- 
coup d'accueil  aux  deux  jeunes  Princes.  Quelque  peine  que 
cette  proposition  fît  à  Dedefmit ,  cette  Princeffe  fage  &  cou- 
rageufe  fçut  cependant  fe  contenir.  Elle  fit  réflexion  que , 
quoique  née  libre,  la  démarche  qu'elle  faifoit  en  faveur  de  ce 
Barbare  ,  étoit  le  premier  a&e  qui  marquoit  fon  efclavage  & 
la  perte  de  fa  liberté  ;  que  d'ailleurs  un  de  Ces  fils  étoit  déjà 
entre  les  mains  des  Turcs.  Ainfî  elle  fe  compofa  &  répondit 
avec  une  feinte  joïe  que  le  Grand-Seigneur  étoit  le  maître 
de  difpofer  de  tout  ce  qu'elle  avoit.  Elle  finit  par  prier  le  Bâ- 
cha de  prendre  fes  deux  fils  fous  fa  prote&ion.  C'étoit  le  feul 
fervice  qu'elle  fût  encore  en  état  de  leur  rendre. 


DEJ.  A.  DE    THOU,  Liv.  LXVII.      45 

Après  avoir  ainfi  congédié  cette  PrincefTe  ,  &c  donné  dans  - 

ce  lieu  deux  jours  de  repos  à  (es  troupes  ,  Muftapha  leur  fit  Henri 
prendre  la  route  de  Chars.  Comme  il  n'y  avoit  plus  d'enne-       III. 
mis  à  craindre  ,  elles  ne  gardoient  plus  tant  d'ordre  ,  &c  mê^      x  -_  g 
me  pour  la  commodité  des  logemens ,  elles  marchoient  par 
pelotons.  Le  premier  jour  elle  campèrent  à  Clifca  ,  petite 
place  qui  dépendoit  encore  de  Dedeïmit.Cependant  les  Turcs 
n'ayant  plus  la  faim  ni  d'ennemis  à  combattre,  eurent  beau- 
coup à  iouffrir  de  la  rigueur  du  froid  ,  qui  en  fît  périr  plu» 
fîeurs  dans  cette  marche.   Enfin  ils  fortirent  des  terres  de 
Géorgie ,  de  fe  rendirent  en  deux  jours  à  Bucardachan  ,  où. 
ils  célébrèrent  avec  leurs  cérémonies  ordinaires  la  (ète  du 
Ramadan ,  qu'ils  avoient  été  obligés  de  différer.  De  là  en 
quatre  jours  de  marche  ils  arrivèrent  avec  beaucoup  de  joie 
à  Erzerum  ,  où  les  troupes  furent  licentiées. 

De  cette  ville  Muftapha  écrivit  à  Amurath  pour  lui  rendre 
compte  de  fes  fuccès ,  dont  il  tâchoit  de  lui  donner  une  fort 
grande  idée  3  il  lui  marquoit  :  Qu'il  s'étoit  rendu  maître  de 
Tiflis  qu'il  avoit  la  vanité  de  comparer  à  Damas  :  Qu'il  avoit 
remporté  deux  grandes  vidoires  fur  les  Perfans ,  fournis  tou- 
te la  Géorgie  à  l'empire  Ottoman  ,  arrêté  avec  le  plus  grand 
bonheur  du  monde  la  mutinerie  desJannifTaires  ôtdes  troupes 
de  la  Grèce  ,  fortifié  Eres  dont  il  avoit  confié  la  garde  à  Caï- 
tas  Bâcha ,  6c  réduit  à  l'obéiflance  de  Sa  Hautefle  les  villes 
de  Derbent  &:  de  Scamachie  ,  dont  il  avoit  donné  le  gouver- 
nement à  Ofman.  Il  ajoûtoit ,  qu'il  jugeoit  à  propos  de  for- 
tifier Chars  ,  parce  qu'on  trouvoit  dans  cette  place  des  pro- 
vifïons  en  abondance ,  &  que  fa  fltuation  étoit  fort  avanta- 
geufe  pour  faire  entrer  des  troupes  en  Perfe  ,  par  l'Arménie 
&  la  Géorgie.  En  même  tems  il  envoya  à  la  Porte  Alexandre 
&  Maucchiar  ,  qu'il  recommanda  au  Sultan ,  enfaifant  l'élo- 
ge de  leur  attachement  &  de  celui  de  Dedefmit  leur  mère , 
aux  intérêts  de  l'Empire.  Cependant  il  avertiflbit  aufîî  le 
Grand- Seigneur  d'avoir  plus  d'attention  pour  Maucchiar ,  & 
de  le  mettre  fur  le  trône  préférablement  à  fon  frère  r  parce 
qu'il  paroilFoit  mieux  difpofé  ,  qu'il  s'étoit  offert  de  lui-même 
dès  fon  entrée  dans  le  pais ,  à  fervir  fous  lui  ,  &  qu'on  avoit 
de  jufles  raifons  de  croire  qu'Alexandre  étoit  de  concert  avec 
ceux  qui  avoient  taillé  en  pièces  les  dernières  troupes  qu'on 


ne. 


4.6  HISTOIRE 

avoir  envoyées  au  fourrage.  La  nouvelle  de  ces  fuccès  fît  beau- 
Henri  coup  de  plaifîr  à  Amurath  ,  &  lui  donna  de  grandes  efpéran- 
III.       ces  pour  l'avenir.  Ain  fi  il  eut  foin  qu'on  travaillât  en  diligcn- 
o      ce  à  faire  tous  les  préparatifs  nécefîaires  pour  la  continuation 
de  cette  guerre ,  remettant  à  donner  quelques  avis  au  Gé- 
néral ,  lorfqu'il  les  jugeroit  convenables. 

Cependant  depuis  le  départ  de  Muftapha  ,  Ofman  atten- 
doit  l'arrivée  des  Tartares  qui  dévoient  venir  le  joindre.  Je 
crois  qu'on  ne  me  fçaura  pas  mauvais  gré  ,  avant  que  de  con- 
tinuer ma  narration  ,  de  donner  à  cette  occafîon  une  idée  de 
l'origine  de  ces  peuples  ,  de  leurs  mœurs  ,  &  de  leurs  ufàges , 
tant  dans  la  paix  que  dans  la  guerre. 
Defcription  Les  Tartares  habitent  ces  vaftes  déferts  qui  s'étendent 
Je  la  Tatca-  dans  la  Scythie ,  au  Nord  de  l'Afîe  &  de  l'Europe.  Ces  peu- 
ples n'avoient  autrefois  qu'un  feul  Chan  ou  Seigneur  •  mais 
aujourd'hui  cet  Empire  eft  fort  partagé  ,  &  ils  reconnoiflent 
plufieurs  maîtres.  Les  plus  voifins  de  la  Pologne,  qui  fe  voit 
fans  cefTe  expofée  à  leurs  courfes  continuelles  ,  font  les  Tar- 
tares d'Europe ,  dits  communément  les  Tartares  de  Precops, 
ou  petits  Tartares.  Ceux-ci  habitent  le  Nieller  &  les  mon- 
tagnes de  la  BefTarabie,  ou  de  la  bafle  Valachie ,  fur  les  bords 
du  lac  Vidovo  &  de  la  mer  Noire  ,  où  ils  font  maîtres  de 
Bialogrod  •  èc  s'étendant  enfuite  dans  ces  vaftes  plaines  qui 
font  au  delà  du  Niefter ,  entre  ce  fleuve  ÔC  le  Bog ,  ils  poûe- 
dent  la  célèbre  ville  de  la  forterefïe  d'Oczakow ,  à  qui  Pline 
ScPtolomée  donnoient  anciennement  le  nom  d'Olbiopolis  , 
&;  qui  eft  fituée  à  l'embouchure  du  Nieper ,  un  des  fleuves 
du  monde  le  plus  large  &  le  plus  rapide  ,  qui  va  fe  jetter  dans 
le  golphe  de  Negropoli.  A  quatre  milles  au  defïus  d'Ocza- 
kow  ,  le  Nieper  reçoit  le  Bog ,  que  Martin  Bronovius  croit 
être  l'ancien  Hypanis  ;  auquel  cas  il  faudroit  corriger  les  car- 
tes de  Ptolomée  qui  place  ce  fleuve  vers  l'Orient  au  delà  du 
Nieper ,  puifque  le  Bog  fe  jette  dans  ce  fleuve  du  côté  de 
l'Occident.  Dans  ces  folitudes  affreufes  on  trouve  les  plaines 
de  Sauran  &.  des  CircafTes ,  &  au  delà  du  Nieper ,  les  Tarta- 
res d'Ofïbw  ,  ainfi  appelles  de  la  ville  &;  citadelle  qui  portent 
ce  nom  ,  &:  qui  font  fltuées  à  l'endroit  où  le  Tanaïs ,  qu'on 
appelle  aujourd'hui  le  Don  ,  vafe  jetter  dans  les  Palus  Méo- 
tides  ,  maintenant  nommés  la  mer  de  Zabacche.  De  là 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVII.      47 

jufqu'à  la  prefqu'Ifle  de  Fridonifi ,  que  forment  le  Nieper  &  le 
golphe  de  Negropoli  >  6c  que  les  anciens  nommoient  le  Cours  Henri 
ci7 Achille  ,  on  compte  trente  milles  de  pais ,  où  l'on  ne  voit       III. 
que  des  chaumières  6c  des  cabanes  habitées  par  les  Tartares.     i  5  7  g  4 

Ces  provinces  confinent  à  la  prefqu'Ifle  de  Crimée.  Ce 
païs  ,  qui  eft  un  peu  moins  grand  que  la  Morée ,  &  que  les 
anciens  appelloient  la  Cherïonefe  Taurique  ,  fut  longtems 
habité  par  des  peuples  qui  s'étoient  rendus  l'horreur  du  genre 
humain ,  par  la  coutume  barbare  qu'ils  avoient  de  maflàcrer 
6c  de  facrifier  à  leurs  Dieux ,  les  étrangers  qui  abordoient 
dans  cette  contrée.  On  trouve  en  y  entrant  Precopski ,  d'où 
les  Tartares  Précopites  ont  tiré  leur  nom  ,  6c  qui  lèlon  quel- 
ques-uns porta  autrefois ,  d'abord  celui  d'Heracleotide ,  6c 
enfuite  ceux  d'Eupatorie  6c  de  Pompeïopolis.  Cette  ville  a 
un  Gouverneur  perpétuel  ,  qui  parmi  ces  peuples  porte  le 
titre  de  Beg  ,  6c  qui  eft  nommé  par  le  Chan  des  Tartares , 
pour  garder  les  pafTages  du  Nieper  &:  du  Don.  Elle  eft  aufîî 
défendue  par  une  bonne  garnifon ,  6c  fortifiée  d'un  foffé  fou- 
tenu  de  dix-fept  tours ,  bâties  autrefois  fous  le  régne  de  Sa- 
chinbgier-Chan  ,  roi  de  cette  prefqu'Ifle ,  qui  remporta  une 
vidoire  mémorable  proche  de  Precopski ,  fur  les  Tartares 
Nohaycenfes  ou  de  Nogaïs ,  habitans  des  bords  du  Don  du 
côté  de  l'Afie  ,  qui  ne  vouloient  pas  le  reconnoître. 

C'eft  Là  qu'eft  le  rendez-vous  des  troupes ,  lorfque  le  Chan 
ou  Kan  des  Tartares  fe  difpofe  à  marcher  à  quelque  expé- 
dition. Au  refte  il  faut  remarquer  que  ces  Princes  ne  peuvent 
entreprendre  aucune  guerre  que  de  l'aveu  6c  avec  la  permit- 
£011  du  Grand-Seigneur  ,  fi  ce  n'eft  contre  les  Mofcovites. 
C'eft  une  loi  qui  leur  fut  impofée  par  le  Sultan  Selim  ,  lorfl 
qu'il  fit  la  conquête  de  ce  païs  ,  6c  fournit  fes  Souverains  à 
l'obéïfTance  de  l'empire  Ottoman.  On  trouve  encore  dans 
cette  prefqu'Ifle ,  outre  Precopski ,  Beccafaraï  qui  en  eft  com- 
me la  Capitale  ,  6c  le  lieu  de  la  demeure  du  Prince  :  Salade 
ne  fait  prefque  qu'une  même  ville  avec  elle ,  6c  à  quelque  du 
fiance  de  là  on  voit  un  village  nommé  SortafTe  ,  qui  eft  de- 
venu célèbre  depuis  que  les  ambafladeurs  de  Pologne  ,  de 
Moldavie  6c  de  Mofcovie  ,  y  font  leur  réfidence.  La  plupart 
des  habitans  de  cet  endroit  font  Chrétiens  ,  ôc  Génois  d'ori- 
gine ,  ôc  ils  y  ont  une  Eglife  où  ils  font  encore  l' Office  divin. 


48  HISTOIRE 

il    i        La  forterefTe  de  Crym  n'eft.  pas  non  plus  fort  éloignée  de 

Henri  cette  Capitale.  C'eft  le  feul  endroit  dupais  où  on  batte  mon- 

III.       noyé ,  encore  n'y  fait-on  que  des  pièces  d'argent  j  car  par  le 

-  ç_g       traité  que  Selim  paifa  avec  cette  nation  après  l'avoir  iubju- 

guée ,  tout  l'or  qui  fe  trouve  dans  cette  contrée  appartient 

au  Grand-Seigneur.  C'eft  dans  cette  forterefTe  que  le  Sar  , 

ou  Prince  du  pais ,  fait  enfermer  {es  femmes  loriqu'il  part 

pour  quelque  expédition. 

Outre  ces  villes  qui  font  bâties  dans  les  terres ,  la  Crimée 
a  encore  plufieurs  places  lur  la  côte.  Une  des  principales  eft. 
Caria  ,  à  qui  les  anciens  donnèrent  le  nom  de  Théodofie  ,  6c 
qui  eft  une  colonie  des  Génois.  Sa  rade  &  fon  commerce  l'ont 
rendue  célèbre  ,  &  les  Turcs  en  partagent  le  gouvernement 
avec  lesTartares.  On  voyoit  encore  de  nos  jours  dans  une 
des  Eglifes  de  cette  ville  une  bibliothèque  nombreufe,  corn- 
pofée  de  plufieurs  anciens  livres  très-curieux  -,  mais  l'avarice 
ou  le  dérèglement  des  Eccléfiaftiques  du  rit  Latin,  qui  la 
deflervoient ,  les  en  a  fait  chafïèr  ,  de  elle  a  été  donnée  aux 
Arméniens.  On  trouve  encore  fur  la  côte  les  villes  de  Suda- 
gra  qui  eft  défendue  de  trois  forterefïès ,  de  Jamboli ,  d'In- 
germen  ,  &;  de  Corfune  qu'on  appelloit  aufli  autrefois  la  ville 
de  Cherfonefe. 

Cette  dernière  place  étoit  anciennement  fort  célèbre  pour 
la  beauté  de  fes  édifices  ,  pour  les  monumens  de  marbre  dont 
elle  étoit  ornée ,  &  la  magnificence  de  fes  Eglifes.  Aujour- 
d'hui ce  n  eft  plus  qu'un  amas  confus  de  ruines  &  de  décom- 
bres ,  depuis  que  les  Turcs  èc  les  autres  nations,  fous  la  do- 
mination defquelles  elleapanefuccelîîvement,  en  ont  enlevé 
ce  qu'il  y  avoit  de  plus  beau  ,  foit  en  marbre  ou  en  airain  de 
Corinthe.  Il  y  a  encore  quelque  refte  de  Chrétiens ,  qui  fur  la 
foi  d'une  ancienne  tradition ,  tiennent  pour  un  fait  certain  , 
qu'Ulodimir  roi  de  la  petite  Rufîie  fit  tranfporter  à  Kiovie 
deux  portes  6c  deux  ftatuës  d'airain  de  Corinthe ,  qui  étoient 
dans  l'églife  du  Monaftére  de  cette  ville ,  tk.  qu'elles  furent 
transférées  à  Gnefne  ,  où  ils  difent  qu'on  les  voit  encore  au- 
jourd'hui à  la  porte  de  la  Cathédrale ,  par  Boleflas  II.  roi  de 
Pologne  :  Que  ce  roi  Ulodimir  avoit  conquis  cette  place  fur 
Jean  Zimifca  empereur  de  Confhmtinople  :  Que  dans  la  fuite 
il  époufa  la  princeflè  Anne  ,  feeur  des  empereurs  Baille  Se 
»  Conftantin , 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVII.      49' 

Conftantin  ,  de  fe  convertit  à  la  religion  Chrétienne  ,  de 
qu'ayant  reçu  le  Baptême  à  la  manière  des  Grecs  dans  ce  me-  Henki 
me  Monaftére  ,  par  les  mains  d'un  patriarche  de  Conftanti-      III- 
nople  ,  qu'ils  ne  nomment  point ,  il  réunit  cette  place  à  l'Em-     1578» 
pire.   Devant  cette  ville  on  trouve  le  cap  Roîàphar  ,  que 
Strabon  appelle  cap  Parrhenien  •  enfuite  la  ville  de  Mancup , 
de  enfin  Coilovie ,  en  tirant  vers  le  golphe  de  Negropoli, 

La  vigne  produit  dans  ce  païs-là  du  raifîn  en  abondance,  Caractère  dea 
naturellement  de  fans  être  cultivée  ,  de  la  terre  n'attend  point  {^[TaÇi 
le  foin  du  laboureur  pour  porter  des  fruits.  Les  pâturages  y 
font  très-gras  &  couverts  d'une  infinité  de  beftiaux.  Ce  font 
d-e  vaftes  prairies  toujours  vertes  ,  même  au  milieu  de  l'hiver, 
qui  ne  produit  dans  ces  contrées  ni  neiges ,  ni  glaçons ,  ni 
frimats ,  en  forte  que  le  climat  contribue  beaucoup  à  la  fer- 
tilité de  la  terre.  Cependant  au  milieu  de  cette  abondance , 
ces  peuples  portent  la  tempérance  jufqu'à  l'excès  ,  de  confer- 
vent  par  leur  frugalité  une  fanté  forte  et  robufte.  On  ne  con- 
noît  chez  eux  ni  le  luxe,  ni  la  délicatefTe.  L'yvrognerie  eft 
parmi  eux  un  grand  crime  ,  &  on  y  punit  de  mort  l'adultère  , 
qui  eft  une  d.Qs  fuites  ordinaires  de  la  débauche. 

Ils  fuivent  dans  le  gouvernement  ces  deux  grands  princi- 
pes qui  font  le  fondement  de  la  juftice  ,  fçavoir  ;  de  ne  faire 
de  mal  à  perfonne ,  de  de  travailler  au  bien  de  la  fociété.  Ce 
qu'il  y  a  de  plus  étonnant ,  c'eft  que  le  vol  eft  inconnu  au  mi- 
lieu de  cette  nation  féroce  de  barbare ,  accoutumée  à  ne  vivre 
que  de  guerre  de  de  brigandages.  On  ne  perd  jamais  rien  par- 
mi eux  ,  de  on  voyage  avec  plus  de  fureté  au  milieu  de  ces  dé- 
ferts ,  que  dans  les  provinces  de  les  villes  les  plus  peuplées, 
auflî  les  armes  font  elles  défendues  chez  eux.  Ceux  qui  en 
portent  font  traités  comme  aflaflïns ,  de  ils  ont  des  régies  fixes 
pour  le  châtiment  des  autres  crimes ,  qu'ils  puniilçnc  très- 
iëvérement. 

Les  Prêtres  delà  fede  Mahométanefont  chez  eux  les  dé- 
positaires &;  les  interprètes  des  loix.  Une  des  principales  fon- 
dions de  leur  Kan  ou  Sar  ,  eft  de  rendre  la  juftice  ,  de  il  s'y 
rend  fort  aflîdu.  Il  eft  alors  affilié  du  Généralifîime  de  Ces  ar- 
mées ,  qui  porte  chez  ces  peuples  le  titre  de  Galga  ,  de  qui  eft 
aflis  à  fa  droite  :  c'eft  toujours  celui  des  frères  du  Prince  qui 
eft  le  plus  âgé.  A  la  gauche  il  a  fes  enfans  appelles  Soudans , 
Tome  VIII.  G 


5o  HISTOIRE 

g qui  prennent  féance  avec  lui  dès  qu'ils  font  en  âge ,  Se  queL 

Henri  ques-autres  Confeillers  à  qui  cette  nation  donne  le  nom  àï'APa* 
III.  les.  Le  Prince  ne  prononce  qu'après  avoir  pris  les  avis  de 
1578,  l'affemblée  ,  &  perfonne  n'ofe  fortir  de  là  que  l'affaire  ne  foie 
finie.  Les  Nobles  qu'ils  appellent  Murées  ,  ont  encore  dans 
les  villes  un  tribunal  particulier  dont  les  juges  portent  le  nom 
à'Haionats  j  ces  Magiftrats  font  admis  à  la  table  du  Prince,., 
&;  cet  honneur  qui  eft  une  récompenfe  de  la  bravoure  ,  ne  fe 
prodigue  point  aux  perfonnes  d'un  mérite  médiocre. 

Au  refte  ,  ceux  qui  parmi  eux  ont  le  plus  d'eiclavcs  ,  fbnc 
les  plus  confîdérés.  A  la  mort  tous  leurs  enfans  héritent1. 
Le  fils  aîné  prend  les  plus  belles  armes  6c  le  meilleur  cheval 
de  fon  père  -y  c'eft  tout  l'avantage  qu'il  a  :  le  refte  eft  partagé 
également.  Pour  ce  qui  eft  de  la  tutelle  ,  elle  eft  dévolue  aux 
oncles.  On  choifit  parmi  les  frères  du  Prince  ,  celui  qui  a  le 
plus  de  réputation  de  bravoure ,  pour  en  faire  fon  héritier 
préfomptif.  On  lui  donne  le  titre  de  Galga  ,  &  à  la  mort  du 
Kan ,  c'eft  lui  qui  lui  fuccéde  à  la  couronne  :  à  fon  défaut, 
c'eft  le  fils  aîné  du  Roi  qui  hérite. 

Le  Prince  n'a  point  chez  ces  peuples  de  domaine  particiv 
lier  ,  &  les  tailles ,  ni  les  impôts  ne  groffifTent  point  Ïqs  reve- 
nus :  feulement  chaque  puits  que  l'on  creufe  lui  doit  un  che- 
val. Outre  cela  il  partage  avec  les  Turcs  les  droits  qui  fe  lé- 
vent  dans  fes  ports  fur  les  marchandifes  étrangères.  Tous  les 
métaux  lui  appartiennent  ,à  l'exception  de  l'or  ,  qui  par  les 
traités  doit  être  réfervé  pour  le  Grand- Seigneur.  Il  a  auffi  la 
dixme  de  tous  les  fruits  qui  fe  recueillent  fur  fes  terres.  Il  tire 
encore  un  droit  fur  tous  les  prifonniers ,  qui  eft  de  trois  fè- 
quins  pour  chaque  prifonnier  de  marque ,  &  un  fequin  par 
tête  pour  les  autres.  D'ailleurs  la  nation  eft  obligée  d'entre- 
tenir fa  maifon  Se  de  lui  faire  fon  équipage  lorfqu'il  va  à  la 
guerre.  Enfin  comme  fon  fils  eft  toujours  en  otage  à  la  Porte  ? 
les  Turcs  à  leur  tour  lui  payent  cinq  mille  cinq  cens  écus  d'or 
par  an. 

Avec  des  revenus  fi  peu  confîdérables ,  il  eft  étonnant  com- 
bien ce  Prince  peut  mettre  de  troupes  fur  pied.  Elles  paflenc 
les  armées  Chrétiennes  les  plus  nombreufès.  Lorfqu'il  veut 
aller  à  la  <ruerre,il  fait  fçavoir  fes  intentions.  Aufîitôt  tout  le 
monde  monte  à  cheval  3  on  ne  laiflè  dans  chaque  cabane 


■«minam-jiawai 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Lrv.  LXVII.       51 

qu'un  feul  homme  pour  garder  la  maifon  ,  &  le  Prince  fe  voit 

en  un  inflanc  à  la  tête  de  cent  cinquante  mille  chevaux.  Lorf.  H  e  n  iu 

que  les  Tartares  Circailes  èc  ceux  d'Aftracan  fe  joignent  à       III. 

cette  armée,  ce  qui  arrive  allez  fouvent  j  toutes  ces  troupes     1  57S, 

réunies  forment  deux  cens  mille  hommes.  Au  refte  il  y  va  de 

la  tête  à  ne  pas  fe  trouver  au  rendez-vous. 

Dans  leurs  expéditions  ils  mènent  chacun  plufieurs  che- 
vaux, &:  entrent  d'abord  furies  terres  ennemies ,  pour  ne  pas 
ctre  obliges  de  ravager  eux-mêmes  leur  propre  païs.  Chaque 
foldat  porte  avec  lui  des  vivres  pour  trois  mois.  Ils  confident 
en  viandes  fumées ,  en  ail  ,  en  fromages  ,  &;  en  certaines  ra- 
cines qui  leur  tiennent  lieu  d'aromates ,  &:  que  nos  François 
appellent  ordinairement,  pour  cette  raifon,  racines  Tartares. 
Ceux  qui  font  à  leur  aife  font  des  provifions  un  peu  plus  am- 
ples. Pour  le  pain  6c  le  vin  ils  s'en  mettent  peu  en  peine ,  toute 
eau  leur  eft  bonne  ,  &  ils  croient  que  la  plus  mauvaife  ne  fçau- 
roit  incommoder,  pourvu  qu'on  ait  la  précaution  de  pren- 
dre un  peu  d'ail  auparavant.  Un  cheval  porte  leurs  provi- 
ens avec  quelques  bâtons  qu'ils  dreflent  dans  Poccafîon  en 
forme  de  pavillon.  Ils  les  couvrent  enfuite  de  paille  ,  d'her- 
be ,  ou  de  gazon.  Dans  le  befoin  ils  dorment  fort  bien  la  tête 
cachée  fous  la  felle  de  leurs  chevaux  &:  le  refte  du  corps  à 
Pair.  Ils  ont  d'autres  chevaux  pour  porter  leur  arc  &  leurs 
flèches  j  pour  eux  ,  ils  montent  d'abord  les  plus  mauvais. 
Lorfqu'ils  font  fatigués  ils  mangent  de  l'ail  Se  de  ces  racines  , 
dont  je  viens  de  parler ,  cela  fuffit  pour  les  délafTer  &:  les  for- 
tifier. Au  lieu  de  vin ,  ils  boivent  du  fang  &c  quelquefois  aufîi 
du  lait  de  cavalle  ,  c'en:  leur  grand  régal  -,  ils  trouvent  qu'il 
appaifela  faim  ,  défaltére  &  rafraîchit.  Ils  n'ont  pour  dra- 
peaux* que  des  queues  de  cheval  attachées  au  bout  d'une 
lance  j  excepté  cependant  l'étendart  du  Prince  que  le  Grand- 
Seigneur  lui  envoie  ,  &  qui  eft  de  brocard.  Au  refte  ils  n'ont 
point  de  marches  réglées  ni  d'ordre  de  bataille.  Ils  forment 
un  gros  au  milieu  duquel  le  Prince  eft  enfermé  ,  &  campent 
dans  les-endroits  où  ils  trouvent  du  fourrage. 

Il  n'y  a  point  de  fleuves ,  quelque  larges  &  rapides  qu'ils 
foient ,  qui  foient  capables  de  les  arrêter  ,  tant  ils  font  bons 
nageurs ,  eux  &  leurs  chevaux.  Lorfqu'ils  ont  à  palier  quel- 
que rivière  large  Se  profonde ,  ils  mettent  leur  fèlle  &  leur 

G  ij 


ji  HISTOIRE 

-  équipage  fur  un  lie  de  jonc  5c  de  rofeaux  ,  qu'ils  attachent  à 


Henri  la  queue  de  leur  cheval.  Enfuite  fe  prenant  d'une  main  à  fea 
III.  crins ,  de  l'autre  ils  prennent  une  baguette  qui  leur  fert  conu 
i  c  -y  3 1  me  de  gouvernail  pour  le  diriger  vers  le  rivage  où  ils  veulent: 
aborder ,  ou  bien  ils  le  laiiïènt  aller  au  courant.  Dans  les  en- 
droits où  l'eau  cil  bafle  ils  remontent  fur  leurs  chevaux  ,  & 
s'arrêtent  un  moment  pour  leur  lairTèr  reprendre  haleine. 
Pour  le  Prince  ,  ils  le  mettent  fur  un  fiége  de  jonc  attaché  à 
la  queue  de  plu  fleurs  chevaux.  Ont-ils  quelque  bras  de  mer 
à  traverfer  ?  ils  tuent  leurs  chevaux  les  plus  mauvais ,  les  écor- 
chent ,  retournent  leur  peau  qu'ils  enduiient  de  graiiïe  ,  en- 
fuite  la  coulent  avec  les  crins ,  &  font  en  peu  de  tems  une 
barque  dont  le  corps  n'en:  formé  que  des  côtes  même  des 
chevaux  tués ,  capable  de  tenir  huit  perfonnes  ,  qui  mènent 
encore  à  côté  chacun  leur  cheval  par  la  bride.  Pour  parler 
leurs  chariots  ils  en  ôtent  les  roués ,  les  mettent  lur  pluiieurs 
paquets  de  jonc  ,  &  les  lient  enfuite  à  la  queue  de  leurs  che- 
vaux ,  qu'ils  font  conduire  par  quelque  habile  nageur  ,  tan- 
dis qu'ils  font  au/fi  tranquilles  fur  cette  machine  flotante  que 
dans  le  meilleur  vaifleau.  Que  s'ils  trouvent  quelque  mauvais 
pas ,  ils  marquent  cet  endroit  avec  de  l'herbe,  afin  d'avertir 
ceux  qui  les  fuivent  de  l'éviter.  Ils  fe  fervent  aufïï  de  ces  fi- 
gnaux  fur  terre  pendant  le  jour.  La  nuit  ils  font  comme  fur 
la  mer ,  ils  règlent  leur  marche  fur  l'étoile  polaire, 

Les  armes  les  plus  en  ufage  parmi  eux  font  l'arc  &;  le  cime- 
terre. Ils  portent  encore  à  la  guerre  une  malîè  d'armes  &;  un 
boulet  de  fer  pendu  à  une  corde  longue  de  plufieurs  aulnes. 
Pour  la  lance ,  ils  ne  s'en  fervent  guéres  ,  non  plus  que  de  nos 
arquebufes ,  qui ,  difent-ils ,  coûtent  plus  à  entretenir  qu'elles 
ne  valent  3  auffi  les  réfervent-ils  pour  la  chafïe.  Lorfqu'ils  font 
en  pais  ennemi ,  autant  d'hommes  qu'ils  rencontrent  ils  les 
maffacrent ,  de  peur  qu'ils  ne  découvrent  leur  marche.  Du 
refte  ils  ne  maltraitent  ni  les  femmes  ni  les  enfans.  Ils  ne  pen- 
fent  point  non  plus  à  piller ,  ni  à  faire  de  priionniers ,  q.ue  lor£ 
qu'ils  font  fur  leur  retour  3  mais  li  on  ne  fait  des  conventions 
avec  eux,  ils  mettent  tout  à  feu  &;  à  fang. 

Ces  peuples  ne  rifquent  pas  témérairement  une  bataille  $ 
&.ils  confultent  beaucoup  pour  cela  les  jours  heureux  &  mal- 
heureux. Ils  en  viennent  aufii  fort  rarement  à  une  a&ion 


E  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVII.        53 

générale.  Ce  ne  font  pouf  l'ordinaire  que  quelques  détache- 
mens  qui  fe  battent  en  voltigeant ,  &  qu'ils  Contiennent  par  Henri 
de  nouvelles  troupes  lorfqu'ils  les  voient  ferrés  de  près.  Mais       III. 
lorfqu'ils  font  obligés  d'en  venir  aux  mains ,  ils  vont  à  la      1  57$, 
charge  avec  de  grands  cris ,  &  donnent  tous  enfemble  fur 
l'ennemi . 

A  la  fia  d'une  expédition  ,  avant  que  de  fe  féparer ,  les 
troupes  s'arrêtent  fur  la  frontière.  Là  on  examine  la  perte 
que  chacun  a  pu  faire  dans  cette  guerre ,  le  Prince  régie  les 
dédommagemens ,  &  ce  qu'il  ordonne  eft  pris  fur  la  malle 
commune  du  butin  que  l'on  a  fait ,  le  refte  eft:  partagé  éga- 
lement entr'eux.  Il  y  va  de  la  vie  à  vouloir  rien  cacher  de  ce 
qui  a  été  pris  fur  l'ennemi  3  auifi  fe  battent-ils  plutôt  pour 
vaincre  que  pour  s'enrichir. 

Au  refte  ,  autant  que  ces  peuples  font  à  charge  à  leurs  voL 
fins  &;  redoutables  à  leurs  ennemis ,  autant  font-ils  paifibles 
entr'eux.  La  vie  qu'ils  mènent  dans  leur  païs  eft  en  effet  très- 
innocente.  L'hy  ver,  pour  fe  mettre  à  couvert  de  la  rigueur  du 
froid  6c  des  injures  de  l'air ,  ils  habitent  dans  des  cabanes 
bâties  de  rofeaux  f  qu'ils  enduifent  &:  couvrent  de  boue  ou 
de  limon  ,  ou  même  des  excrémens  de  leurs  troupeaux  &c 
des  autres  animaux.  Ces  cabanes  font  répandues  ça  ôc  là 
dans  ces  vaftes  plaines  dont  j'ai  parlé.  Dès  le  commence- 
ment d'Avril  ils  fe  remettent  en  marche  avec  leurs  femmes , 
leurs  enfans ,  &  toute  leur  famille ,  menant  avec  eux  leurs  ef. 
claves  &:  leurs  troupeaux  ,  &  campent  pendant  tout  l'Eté 
dans  des  pavillons  ronds  ,  portés  fur  deux  roues  qui  peuvent 
à  peine  contenir  cinq  perfonnes  ,  en  forte  qu'on  diroit  qu'ils 
demeurent  dans  des  chariots ,  ce  qui  leur  avoit  fait  donner 
parles  anciens  le  nom  d'Hamaxobiens. 

C'eft  de  cette  nation  que  fortit  Tamerlan  ,  ce  fameux 
vainqueur  de  l'Orient  ^  qui  mérita  le  titre  de  fléau  de  Dieu , 
qu'Attila  roi  des  Huns  s'attira  par  fes  ravages.  C'étoit  un 
homme  fort  laid  ,  boiteux  ,  &c  qui  n'avoit  pas  d'ailleurs  la 
tête  bien  faine.  Dans  le  tems  qu'il  faifoit  (qs  études  dans  la 
Caramanie  ,  qui  eft  l'ancienne  Cilicie  ,  (qs  camarades  inven- 
tèrent un  jeu  où.  l'on  avoit  befoin  d'un  Roi ,  ôc  le  fort  tomba 
fur  Tamerlan.  Chacun  fe  moquoit  de  cette  royauté  préten- 
due qui  n'étoic  qu'un  jeu  d'enfant.  Mais  ce  badinage  devine 

G   iij 


54  HISTOIRE 

bien  férieux  dans  la  fuite.  Tamerlan  devenu  plus  grand ,  prît 
Henri  un  véritable  empire  fur  les  compagnons.  L'amour  de  l'indé- 
III.  pendance  lui  amena  enfuite  de  nouveaux  fujets.  Plufîeurs 
z  s 7  g,  roême  des  foldats  de  Bajazeth  défèrtoient  pour  venir  s'enrô,. 
1er  fous  les  étendarts  de  ce  roi  de  théâtre.  Bientôt  il  fe  vit  à  la 
tête  d'une  armée  nombreufe.  Alors  il  attaqua  lui-même  Ba- 
jazeth qui  avoit  eu  l'imprudence  de  négliger  ces  premiers 
commencemens ,  lui  livra  bataille ,  le  vainquit ,  le  fit  pri- 
fonnier ,  &  le  réduifît  pendant  le  refte  de  ks  jours  au  plus 
honteux  eiclavage.  Or  parce  que  cette  nouvelle  monarchie 
qui  fournit  l'A  fie  ,  femblable  en  cela  à  celle  que  les  Chérifs 
qui  régnent  aujourd'hui  en  Mauritanie  ,  établirent  depuis  en 
Afrique  ,  comme  je  l'ai  rapporté  ailleurs ,  avoit  pris  naiflance 
dans  une  école  j  on  ajouta  au  nom  Turc  de  Thamer ,  que 
portoit  fon  fondateur ,  le  mot  de  Lan  ,  qui  dans  cette  langue 
îïgnirîe  un  lieu  d'étude  ,  &  il  s'appella  Thamerlan  ,  c'eft-â- 
dire  ,  Le  Roi  de  l'école.  D'autres  prétendent  qu'il  s'appelloit 
Timur,  de  qu'on  ajouta  à  ce  nom  le  furnom  de  Bec  parce 
qu'il  étoit  boiteux. 

Pour  ce  qui  efr.  des  Tartares ,  ils  commencèrent  à  fe  rendre 
fameux  vers  l'an  1 i 1  S.  que  deux  grandes  armées  de  ces  ban. 
bares  lé  rendirent  en  même  tems  dans  l'Europe  &  dans  l'Afîe. 
Ceux  qui  fe  jettérent  en  Afie  ravagèrent  d'abord  la  Géorgie 
&  la  haute  Arménie  ,  èc  paiférent  jufqu'à  Cogni ,  autrefois 
Jconium  ,  qui  étoit  alors  le  fiége  de  l'empire  Ottoman.  L'au- 
tre armée  commandée  par  Bathus ,  alla  défoler  les  provinces 
de  Sufdal  êc  de  Smolenzko  ,  qui  appartiennent  à  la  Mofcovie, 
ruina  de  fond  en  comble  Kiovie  capitale  de  la  Ruffie  ,  entra 
enfuite  en  Pologne  &  en  Hongrie  ,  s'empara  de  Sandomir  & 
de  Cracovie  ,  que  Boleflas  furnommé  le  chafie ,  avoit  aban- 
données ,  prit  Breflau ,  &;  tailla  en  pièces  à  Lignitz  ,  l'armée 
de  Henri  le  Pieux  duc  de  Siléiîe  <k  fils  de  fainte  Hedwige 
qui  perdit  la  vie  dans  cette  action.  De  là  traverfans  la  Mo- 
ravie ,  ils  fe  jettérent  dans  la  Hongrie  avec  toutes  leurs  for- 
ces ,  défirent  Tan  1 141 .  Bêla  IV.  réitèrent  deux  ans  dans  ce 
Royaume ,  &;  reprirent  enfin  le  chemin  de  leur  païs  par  la 
Valachie ,  &c  la  Podolie.  Ce  fut  dans  ce  tems-là  que  le  pape 
Innocent  IV.  qui  étoit  alors  au  Concile  de  Lyon ,  envoya  des 
AmbafTadeurs  au  prince  Bathus  ,  pour  l'engager  à  fe  faire 


DE  J.  A.   DETHOU,  Liv.  LXVIL       n 

Chrétien.  Mais  cette  députation  eut  peu  d'effet  •  Bathus  ac- 
corda aux  Chrétiens  une  trêve  de  deux  ans.  Du  refte  il  em-  Henri 
brafla  le  Mahometifme  à  la  follicitation  des  princes  Sarafins,       1 1 1. 
6c  il  en  fit  profeffion  toute  fa  vie.  #  *£?.& 

Ces  peuples  delà  Scythien'étoient  d'abord  divifés  qu'en 
fept  Hordes  ou  Tribus.  Leurs  noms  étoient  Tatar  ,  Tangur , 
Cimat ,  Tâtair  ,  Sonich  ,  Mo'agli  ,  &  Tebet.  Ils  habitoient  un 
coin  de  l'Afie  que  les  rois  de  Géorgie  leur  avoient  donné  en- 
tre les  monts  Riphées  &  la  mer  Cafpienne  ,  &  qui  étoit  bien 
étroit  pour  contenir  une  fî  grande  multitude  3  lorfqu'un  vieil- 
lard  de  la  Tribu  de  Tatar,  nommé  Changy  ,  qui  s'étoit  ac- 
quis parmi  eux  une  grande  réputation  de  prudence  6c  de 
iainteté ,  follkita  fa  nation  à  fe  tirer  de  l'efclavage  ,  6c  s'offrit: 
à  lui  fervir  de  guide  dans  cette  entreprife.  Ils  fortirent  de 
leur  retraite ,  ik.  ayant  étendu  leur  domination  bien  avant 
dans  l'Afie  par  une  longue  fuite  de  victoires ,  ils  prirent  tous 
le  nom  de  la  Tribu  de  ce  conquérant ,  &  s'appellérent  Tar- 
tares.  D'autres  auteurs ,  du  nombre  defquels  eu:  Leunclavius 
qui  a  fait  une  recherche  fort  exacte  de  l'origine  de  ces  peu» 
pies  ,  prétendent  que  leur  nom  vient  du  rleuve  Tatar ,  fur  les 
bords  duquel  habitent  les  Tartares  Sumogli.  Quelques-uns 
enfin  croient  que  le  nom  des  Tartares  eft.  Syriaque ,  &  qu'il 
lignifie  les  r  eft  es  -,  voulant  inférer  de  là  que  cette  nation  def- 
cend  des  anciens  Hébreux.  Ils  appuyentleur  fentiment  fur 
ce  que  la  Circoncifion  étoit  en  ufage  parmi  eux  ,  longtems 
avant  l'origine  du  Mahometifme  ,  de  veulent  que ,  par  consé- 
quent ,  ils  n'ayent  pu  la  recevoir  que  des  Juifs.  Je  reviens  pré- 
fentement  à  ma  narration. 

Les  petits  Tartares  étant  partis  de  la  Crimée  ,  au  nombre  Entrée  <ks 
de  vingt  mille  hommes ,  parlèrent  la  mer  de  Zabacche  ,  tra-  Iarrrtares  en 
verférent  la  Mîngrelie ,  6c  côtoyans  les  montagnes  du  Cau- 
cafe ,  qui  étoient  alors  toutes  couvertes  de  glaces ,  arrivèrent 
enfin  fur  la  frontière  du  Schirvan.  Ils  avoient  à  leur  tête  un 
jeune  Commandant  bien  fait  6c  d'une  taille  avantageufè  5 
nommé  Abdilchirai.  Il  députa  de  là  fecretement  par  deux 
fois  à  Ofman ,  pour  fçavoir  fes  intentions.  Par  malheur  quel- 
ques-uns de  fes  gens  tombèrent  entre  les  mains  d'Aref-Chan  5 
ci-devant  gouverneur  de  Scamachie  -,  ils  furent  mis  auiîitot  à 
la  queftion  ,  6c  ils  déclarèrent  l'arrivée  des  Tartares  5  6c  le 


Y6  HISTOIRE 

» 

i  nombre  de  troupes  qu'ils  avoient  amené.  Ares-Chan  brûloir. 

Henri  du  déiîr  de  fe  venger ,  &  il  ne  pouvoit  fouhaiter  une  plus  belle 

III.      occafion  de  fervir  l'on  Prince  &c  d'acquérir  de  l'honneur.  Mais 

1578,     il  fe  contenta  de  défaire  quelques  partis  Turcs  qu'Omian 

avoit  envoyés  au  fourrage  ,  &  fe  retira  vers  le  Canaçh  ,  pour 

fe  mettre  à  couvert  du  premier  feu  des  Tartares. 

Cependant  fa  retraite  ne  fut  pas  encore  allez  prompte.  Ab- 
dilchirai  avoit  eu  une  entrevue  à  Scamachie  avec  Olman ,  ÔC 
conformément  à  ce  dont  ils  étoient  convenus ,  il  partit  fuivi 
de  fes  troupes ,  avec  cette  rapidité  qui  efî:  naturelle  à  cette  na- 
tion ,  &  parut  fur  les  bords  du  Canacli  au  moment  qu'Ares- 
Chan  l'attendoit  le  moins.  Les  Perfans  furent  furpris  dans 
leurs  tentes  ,  &  les  Tartares  en  firent  un  carnage  affreux 
avant  qu'ils  pufïent  feulement  fe  mettre  en  défcnfe.  Ares- 
Chan  lui-même  fut  pris  6c  envoyé  à  Ofman ,  qui  le  fît  pendre 
auffitôt  à  la  porte  du  Divan  de  Scamachie  dont  il  avoit  été 
Gouverneur 

De  là  les  Tartares  parlèrent  le  fleuve ,  6c  prévenant  eux- 
mêmes  le  bruit  de  leur  arrivée  ,  ils  allèrent  tomber  avec  la 
même  impétuofité  fur  Emanguli-Çhan ,  gouverneur  de  Gen- 
ge ,  qui  etoit  alors  forti  de  cette  yille  avec  fqn  époufe ,  fa 
maifon  6c  les  principaux  Seigneurs  du  lieu  ,  pour  prendre  le 
plaifîr  de  la  chafle  du  fanglier,  firent  la  femme  de  ce  Seigneur 
prifonniére  avec  fes  domeftiques  &  la  plus  grande  partie  de 
fa  fuite ,  mirent  le  refte  en  déroute  ,  en  même  rems  s'empa- 
rèrent de  Genge  qu'ils  pillèrent ,  §c  où  ils  exercèrent  toute 
leur  rage  6c  leur  brutalité ,  repayèrent  enfuite  le  Canach  avec 
la  même  diligence  ,  pafTérent  à  la  vue  d'Eres  ,  6ç  allèrent 
camper  dans  la  plaine  qui  effc  au  défions  de  cette  ville  ,  envi- 
ronnée de  montagnes  de  tous  côtés.  Là  ils  s'arrêtèrent  pour 
donner  quelque  relâche  à  leurs  chevaux  ,  6c  fe  refaire  eux- 
mêmes  après  une  courfe  fî  fatiguante ,  6c  fe  livrèrent  tran- 
quillement au  repos  ,  n'imaginant  feulement  pas  qu'on  pût 
venir  les  attaquer. 

Cette  entrée  des  Tartares  en  Perfe  arriva  à  peu  près  dans  le 
tems  que  Hodabendes,qui  avoit  été  informé  de  te  us  les  événe- 
fnens  de  la  dernière  campagne ,  voyant  que  les  foins  du  dedans 
ne  luipermettoient  pas  de  Te  mettre  lui-même  à  la  tête  de  fes 
croupes,  venoit  de  nommer  Emirhamze,  l'aîné  de  fes  fils,  pour 

aller 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVI1.        57 

aller  avec  douze  mille  hommes  le  venger  de  la  témérité  des 
Turcs ,  reprendre  les  villes  dont  ils  s'étoient  rendus  maîtres  Henri 
fur  la  frontière,  Se  châtier  celles  qui  s'étoient  livrées  elles-  III. 
mêmes  à  l'ennemi.  Ce  Prince  étoit  forti  de  Cafbin  accom-  1578. 
pagné  de  Mirize  Salmas ,  lorfqu'il  fut  informé  de  l'arrivée 
des  Tartares  par  Ares-Chan  ,  quelque  tems  avant  la  prife  de 
ce  Seigneur.  Cette  nouvelle  le  fit  balancer  d'abord  fur  le 
parti  qu'il  devoit  prendre.  Mais  enfin  l'ardeur  de  la  vengean- 
ce ôc  l'amour  de  la  gloire  l'emportèrent  dans  le  cœur  de  ce 
jeune  prince  ^  il  le  roidit  contre  tout  ce  qu'il  y  avoit  à  crain- 
dre ,  &  crut  qu'il  lui  fléroit  bien  d'ofer.  Dans  cette  réfolu- 
tion  il  continua  fa  marche ,  &  fe  rendit  devant  Eres  beaucoup 
plutôt  que  le  Roi  fon  père  ne  l'auroit  efpéré ,  &  que  les 
Turcs  ne  l'auroient  cru.  Il  arriva  fi  à  propos ,  qu'il  furprit  le 
bâcha  Caïtas  à  qui  Muftapha  avoit  donné  le  commande- 
ment de  cette  place ,  &;  qui  étoit  forti  de  la  fortereiTe  pour 
aller  mettre  les  environs  à  contribution.  Après  quelque  ré- 
fiftance  le  prince  de  Perfe  le  tailla  en  pièces  avec  toutes  Ces 
troupes ,  fe  rendit  maître  de  la  fortereiTe  ,  &  prit  fur  les 
Turcs  deux  cens  carabines,  qu'il  envoya  à  Cafbin  pour  être 
prefentées  au  Roi  fon  père. 

Ce  premier  fuccès  fut  un  appas  que  la  fortune  fembloit  Défaite  des 
offrir  à  ce  jeune  Prince  pour  l'excitera  faire  quelque  entre-  ^^^J" 
prife  plus  confidérable.  Il  laiïïa  dans  Eres  la  princelfe  Béguin 
fa  mère  qui  l'avoit  fuivi ,  continua  fa  marche  6c  arriva  au  fom- 
met  de  ces  montagnes  dont  le  camp  des  Tartares  étoit  envi- 
ronné. De  là  il  jetta  fes  regards  fur  cette  multitude  répandue 
dans  ies  tentes ,  &  douta  encore  11  avec  le  peu  de  troupes  qu'il 
avoit,  il  rifqueroit  d'attaquer  des  ennemis  fi  nombreux  ,  ou 
s'il  ne  devoit  pas  plutôt  reculer.  Enfin  l'amour  de  la  gloire 
fut  le  vainqueur.  Emir-Hamze  après  avoir  ranimé  le  coura- 
ge de  Cqs  troupes ,  qu'iltrouva  difpofées  à  fervir  fesdeflèins , 
piqua  droit  à  l'ennemi ,  tailla  en  pièces  après  quelque  re- 
fifbance  la  première  &  la  féconde  garde ,  &  tomba  avec  fu- 
reur fur  ces  barbares  enfevelis  dans  la  fatigue  &  le  fommeil , 
loin  de  leurs  chevaux ,  qu'ils  avoient  lâchés  pour  paître  dans 
la  plaine ,  il  les  paffa  tous  au  fil  de  Pépée ,  les  mit  en  dérou- 
te ,  ou  les  prit  prifonniers.  De  ce  dernier  nombre  fut  Abdil- 
chirai  3  que  le  Prince  envoya  à  Cafbin  fous  bonne  garde. 
Tome  V III.  H 


58  HISTOIRE 

vuj^mmMvmm  j>e  là  le  prince  de  P erfe  marcha  droit  fans  s'arrêter  à 
Henri  Scamachie ,.  qu'il  fomma  de  lui  ouvrir  fes  portes ,  promet- 
III.  tant  à  Olman  Bâcha  s'il  fe  rendoit ,  de  lui  laifïèr  vies  de  ba~ 
i  n8(  gues  fâuves,  &  le  menaça  au  contraire  de  tout  le  poids  de  fa 
vengeance  ,  s'il  s'obftinoit  à  le  laiilèr  forcer.  Le  Gouverneur 
Turc  qui  ignoroit  la  défaite  des  Tartares ,  accepta  la  propo- 
rtion ,  èc  demanda  feulement  trois  jours  pour  iè  difpofer  à. 
fon  départ ,  dans  l'efpérance  qu'avant  que  ce  terme  fût  ex- 
piré ,  les  Tartares  viendroient  à  fon  fecours ,  &;  obligeroient 
les  Perfans  de  fe  retirer.  Le  Prince  de  fon  coté  qui  comptoit 
fur  la  parole  du  Bâcha ,  ne  fit  aucune  autre  hoftilité.  Enfin 
Olman ,  qui  y  à  quelque  prix  que  ce  fut ,  ne  vouloit  point 
tomber  entre  les  mains  des  Perfans  ,  voyant  qu'au  bout  de 
deux  jours  il  n'avoit  aucune  nouvelle  des  Tartares ,  fe  douta 
de  ce  qui  leur  étoit  arrivé ,  &;  comme  il  ne  comptoit  par  fur 
la  fidélité  des  habitans  de  Scamachie  ,  il  s'enfuit  pendant  la 
nuit ,  &:  fe  retira  au  travers  des  montagnes  voifines  à  Der- 
bent,  emportant  avec  lui  tout  ce  qu'il  avoit  de  plus  précieux. 
Le  lendemain  matin  les  portes  de  Scamachie  furent  ouvertes 
à  £mir-Hamze  ;  &  ce  Prince  qui  dès  ion  départ  de  Cafbin 
étoit  anime  contre  les  habitans  de  cette  ville,  qui  avoient  eu 
la  lâcheté  de  fe  livrer  eux-mêmes  aux  Turcs,  outré  de  noiu 
veau  de  la  perfidie  avec  laquelle  ils  lui  avoient  caché  la  re- 
traite d'Oïman ,  leur  fit  fentir  le  poids  de  fa  vengeance.  Il 
traita  ces  malheureux  avec  la  dernière  rigueur ,  Se  rafa  les 
anciennes  &:  les  nouvelles  murailles  de  la  place  ,  dont  il  fie 
une  efpécede  folitude. 

On  tint  enfuite  confeil  de  guerre,  pour  fçavoir fi  on  mar- 
cheroit  de  là  droit  à  Derbent ,  ou  fi  on  retournerait  fur  fes 
pas.  Mais  l'avis  général  fut,  qu'on  devoit  licencier  l'armée. 
L'hyver  commencoit  à  devenir  très  -  rude  ,  les  troupes 
étoient  fatiguées  ,  <k  il  étoit  dangereux  dans  ces  circonftan- 
ces  d'aller  avtaquer  une  place  de  cette  coniéquence.  Le 
prince  de  Perfe  fe  diipofa  donc  au  retour.  Il  prit  fa  route 
par  les  viiles  d'Eres  Se  de  Sechi ,  dont  il  traita  les  habitans 
avec  encore  plus  de  iévérité  que  ceux  de  Scamachie,  parce 
qu'ils  s'étoient  rendus  aux  Turcs  j  &:  il  arriva  enfin  triom- 
phant à  Cafbin  avec  fa  mère  &  fon  armée. 

Il  y  avoit  déjà  quelque  tems,  qu'Abdilchirai  avoit  été 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIL       j9 

amené  dans  cette  capitale ,  où  on  lui  avoit  donné  le  palais  __  ■ 

pour  prifon.  Déjà  même  fa  valeur,  fa  bonne  mine ,  &  l'idée  Henri 
qu'on  avoit  de  là  naiflance  ,  lui  avoient  attiré  les  bonnes  gra-       III. 
ces  de  Hodabendes.  En  effet  il  fe  difoit  frère  du  Kan  des     l  c-j$t 
petits  Tartares.    Ainfi  il  s'entretenoit  familièrement  avec  le 
Prince  ,  &c  vivoit  fort  librement  avec  lui. 

Cette  familiarité  augmenta  encore  depuis  le  retour  du 
Prince,  qui  ramena  fa  mère  à  la  Cour.   Cette  PrincefTe  fut 
épriie  ,  dit- on  ,  de  la  bonne  grâce  du  jeune  Tartare.   Elle  ne 
pouvoit  s'empêcher  de  parler  ians  celle  de  ion  mérite  au 
Roi  fon  époux  j  elle  ménageoit  avec  lui  des  tête  à  tête  ,  &c 
commençoit  déjà  à  être  fort  libre  avec  lui.   Cependant  cette 
intrigue  étoit  devenue'  publique  dans  la  capitale  où  on  en 
parloit  aiLz  mal ,  &  l'inclination  de  la  Princelfe  pour  cet 
Etranger  commençoit  à  le  rendre  odieux  aux  Grands  delà 
Cour.  Dans  ces  circonftances  Hodabendes  qui  étoit  infor- 
mé  de  tout  ce  qui  fe  pallbit ,  &  qui  n'aimoit  pas  naturelle- 
ment à  chagriner  fon  époufe,  prit  un  parti  qu'il  jugea  propre 
à  rétablir  Ion  honneur,  de  qui  lui  fut  infpiré  par  la  Reine 
même,  qui  crut  par  là  pouvoir  plus  facilement  couviir  fa 
pafTion.  Ce  fut  de  mettre  en  liberté  le  jeune  Tartare  ,  &  de 
lui  faire  époufer  une  de  fes  filles.   Par-là  le  roi  de  Perle  ef- 
péroit  contracta  une  alliance  fort  étroite  avec  les  petite  Tar- 
tares ,  enlever  au  Grand  Seigneur  le  fecours  qu'il  tiroit  de 
cette  Nation  guerrière  ,  6c  s'en  faire  un  rempart  contre  les 
entreprifes  des  Turcs. 

Mais  quelque  pafîion  que  ce  Prince  eût  pour  ce  mariage  , 
il  ne  put  jamais  ,  queiqu'effort  qu'il  Cit  ,  engager  Ces  Minif- 
tres  à  l'approuver,  foit  par  l'intérêt  qu'ils  prenoLmt  à  l'hon- 
neur de  la  famille  royale,  foit  par  averfion  pour  les  projets 
ambitieux  de  cet  Etranger,  ils  s'oppofoient  avec  fermjté  à 
cette  alliance,  &  mettoient  tout  en  ufage  pour  en  détour- 
ner le  Roi.   Cependant  comme  les  Grands  le  virent  déter- 
miné à  fuivre  fa  première  réfolution  ,  ils  appréhendèrent ,  Ci 
ce  mariage  fe  faifoit  malgré  eux,  que  cet  Etranger  qu'ils 
croyoient  Ci  puiflant ,  ne  prît  par-là  à  la  Cour  le  crédit  6c 
l'autorité  que  cette  alliance  lui  donn?roit  ■  &  qui  ne  pouvoit 
manquer  de  devenir  funefte  à  l'Etat  ôt  à  la  famille  royale, 
ils  résolurent  généralement  de  le  perdre.  Ils  fe  rendu  ent  au 

Hij 


6o 


HISTOIRE 


^^^..■uj.aug  palais  où  ils  trouvèrent' Abdilchirai  qu'ils  poignardèrent  (1) 
Henri  après  s'être  vengés  fur  lui  du  commerce  infâme  dont  on  le 
III.  foupçonnoit ,  de  la  manière  la  plus  cruelle  &:  la  plus  honteu- 
1578.  fe.  On  croit  que  la  PrincefTe  fut  tuée  aufli  dans  ce  mouve- 
ment. Ce  qu'il  y  a  de  certain  ,  c'efl:  qu'elle  ne  parut  plus  de- 
puis ,  foit  que  le  Roi  l'eût  fait  mourir  après  avoir  eu  des 
preuves  certaines  de  fon  crime  3  car  il  arrive  ordinairement 
que  les  maris  font  les  derniers  à  être  instruits  du  défordre 
de  leurs  femmes ,  foit  que  les  grands  de  leur  propre  autorité 
eulTent  eux-mêmes  trempé  leurs  mains  dans  fon  fang,  pour 
ne  pas  voir  la  Couronne  palier  dans  une  famille  étrangère. 
Quoi  qu'il  en  foit ,  ce  coup  eut  de  terribles  fuites ,  6c  il  caufa  à 
la  cour  de  Perfe  des  refTèntimens  de  des  haines  qui  ne  finirent 
que  par  la  ruine  totale  de  bien  des  familles.  Cependant  pour 
arrêter  le  cours  de  ces  divifions ,  Hodabendes  ne  parloit  que 
de  l'invafîon  des  Turcs  ,  afin  que  la  crainte  du  danger  dont 
tout  le  monde  étoit  également  menacé  ,  réunît  les  efprits  6i 
les  engageât  à  rentrer  dans  leur  devoir.  De  fon  côté  ce  Prin- 
ce faiioit  tous  les  préparatifs  néceffaires  pour  cette  guerre  -, 
&  il  prenoit  au  dehors  &:  au  dedans  toutes  les  mefures  que 
la  prudence  pouvoit  fuggérer  pour  en  faciliter  le  fuccès. 

D'un  autre  coté ,  Ofinan  qui  en  abandonnant  Scamachie 
étoit  allé  chercher  un  afile  à  Derbent ,  travailloit  à  affermir 
en  Perfe  fon  autorité.  Dans  cette  vue  il  chercha  à  mettre 
dans  fes  intérêts  Sahamal,  un  des  princes  de  Géorgie,  qu'il 
fçavoit  avoir  le  plus  de  crédit  fur  tous  les  peuples  des  envi- 
rons 5  &  pour  cimenter  cette  union  avec  lui ,  il  époufa  fa  fille. 
Dans  la  fuite  il  foupçonna  ce  Prince ,  qui  n'avoit  quitté  la 
cour  de  Perfe  qu'à  regret,  de  chercher  à  regagner  les  bon- 
nes grâces  de  Hodabendes  par  quelque  fervice  important  j 
ce  qui  lui  auroit  été  aifé  ,  en  enlevant  aux  Turcs ,  foit  par 
rufe  ou  autrement ,  la  ville  de  Derbent  qui  de  ce  côté-là 
étoit  la  clef,  non-feulement  du  Schirvan  ,mais  de  tout  l'Em- 
pire. Cependant  Ofman ,  malgré  fes  foupeons  ,  ne  remar- 
quoit  aucun  changement  dans  fon  beau-pére ,  qui  lui  don- 
noit  au  contraire  chaque  jour  de  nouvelles  preuves  d'un 


(1)  M.  de  Thou  dit  :  Abcijfts  pins 
genitalibus  ,  &  âeformi  utique  (peBaculo 

ad  os  œppltcatis.  Notre  langue  û'a  point 


de  termes  pour  exprimer  un  pareil  fup- 
plice. 


DE  J.  A.  DE  THOU,Liv.  LXVII.       6t 

attachement  fincére ,  &  d'un  parfait  dévouement.  Mais  le 
Turc  qui  étoit  naturellement  défiant ,  de  qui  fe  trouvoit  fort  H  e  n  iu 
reffèrré  depuis  que  le  prince  de  Perle  avoit  reconquis  fur  III. 
lui  toute  la  province  à  l'exception  de  Derbent,  ne  crut  pas  T  ç-g- 
devoir  donner  dans  ce  piège.  Il  fçut  diflimuler  avec  la  même 
habileté,  de par  les  complaifances  de  fès  carefTes  il  engagea 
fon  époufe  à  fonder  les  defTeins  de  fon  père,  de  à  l'en  infor- 
mer. Par  ce  canal  il  fut  inftruit  de  l'intelligence  que  Saha- 
mal  entretenoit  à  la  cour  de  Perfe.  Mais  il  n'en  témoigna 
aucun  mécontentement  à  fon  époufe.  Il  lui  dit  feulement 
qu'il  efpéroit  que  fon  beau-pére  feroit  un  jour  plus  d'atten- 
tion à  fes  véritables  intérêts ,  de  qu'il  changeroit  de  conduite. 
Cependant  comme  il  n'avoit  en  tête  que  fa  vengeance,  il 
redoubla  (es  carefTes  pour  elle ,  de  il  l'engagea  à  prier  fon  père 
de  vouloir  bien  être  d'une  fête  que  le  Bâcha  donnoit.  Cette 
femme  ,  qui  ne  pouvoit  prévoir  ce  qui  alloit  arriver ,  fît  tout 
ce  qu'il  voulut.  Sahamal  fe  rendit  à  Derbent  j  mais  à  peine 
y  fut-il  entré ,  que  les  miniffcres  d'Ofman  le  poignardèrent 
avec  toute  fa  fuite,  au  moment  qu'il  defeendoit  de  cheval. 
Après  cette  exécution  ,  le  Bâcha  fit  entrer  les  troupes  de  fa 
garnifon  dans  les  Etats  de  ce  Prince,  avec  ordre  d'y  mettre 
tout  à  feu  de  à  fang ,  de  de  tâcher  de  lui  amener  fon  fils. 

Ofman  fe  fervit  du  prétexte  que  j'ai  dit ,  pour  diminuer 
l'horreur  de  fon  parricide ,  de  fçut  fî  bien  tromper  fon  époufe , 
qu'il  l'engagea  à  devenir  malgré  elle  complice  de  la  mort  de 
fon  père.  Mais  Leunclavius  rapporte  ce  fait  autrement.  Il 
dit ,  qu'après  que  le  prince  de  Perfe  fut  forti  du  Schirvan  f 
Ofman  fçut  par  fon  adrefïè  s'infînuer  dans  les  bonnes  grâces 
de  Schemahil  3  car  c'eft  le  nom  qu'il  donne  au  beau-pére  du 
Bâcha  ^  que  ce  Seigneur  étoit  Tartare  de  nation,  Souverain 
de  Derbent  ,  attaché  au  Grand  Seigneur  ,  de  ennemi  juré 
des  Perfans  3  qu'Ofman  époufa  fà  fille  ,  de  qu'il  l'engagea  en- 
fuite  à  empoifonner  fon  père ,  que  le  Turc  eut  deux  vues  en 
commettant  ce  parricide ,  que  d'abord  il  vouloit  fe  mettre 
l'efprit  en  repos  du  côté  de  Schemahil  qui  ,  à  ce  qu'il 
eroyoit,  pouvoit  fonger  dans  la  fuite  à  le  faire  aflaffiner  ,  de 
qu'il  efpéroit  en  fécond  lieu  que  s'il  fe  rendoit  maître  de  Der- 
bent ,&  de  tout  le  pais  que  fon  beau-pére  pofîedoit ,  le  Grand 
Seigneur  lui  en  fer  oie  un  prefent.  Il  ajoute ,  que  les  efpérances 

H  iij 


6i  HISTOIRE 

—  d'Ofman  ne  furent  pas  trompées  3  &  qu'ayant  informé  la 

Henri  Porte  par  la  voye  de  Caffa  du  fuccès  de  fon  entreprilè  , 
III.      Amurach  le  déclara  Seigneur  abfolu  de  tout  le  païs  qui  avoit 
1  578.     appartenu  à  fon  beau-pere  ,  dont  il  rcfta  maître  paifible. 

Mais  cette  relation  contient  plufieurs  faufTetés  3  car  pre- 
mièrement il  efb  confiant  que  Sahamal  étoit  Géorgien,  &: non 
point  Tartare  3  que  lui  ou  les  ancêtres  avoient  été  Chrétiens , 
èc  que  c'étoit  à  la  cour  de  Perle  qu'ils  avoient  fuccé  d'abord 
le  poifon  du  Mahometifme  3  en  forte  qu'il  n'en:  pas  vraisem- 
blable ,  que  ce  Prince  fût  fî  fort  ennemi  des  Perlans  ,  à  caufe 
de  leur  Religion.  Outre  cela  il  paroît  que  Leunclavius  a 
ignoré  abfolument  l'alliance  qui  etoit  entre  Sahamal  èc  la 
famille  des  rois  dont  nous  avons  parlé  plus  haut ,  fur  le  té- 
moignage de  Minadoi ,  en  rapportant  la  raifon  qui  engagea 
ce  Prince  à  quitter  brufquement  cette  Cour.  Quoi  qu'il  en 
foit,  Amurath  fut  ravi  d'apprendre  la  mort  de  Sahamal, 
parce  qu'Ofman  fçut  lui  faire  entendre  que  ce  coup  lui  alfu- 
roit  Derbent,  que  fans  cela  il  auroit  été  en  danger  de  perdre. 
L'intérêt  que  ce  Bâcha  fembloit  prendre  dans  ces  provinces 
éloignées  à  la  gloire  de  l'empire  Ottoman ,  dont  il  procuroit 
l'avantage  aux  dépens  du  fang  de  fon  propre  beau-pére ,  le  fit 
regarder  du  Sultan ,  comme  un  homme  à  qui  on  pouvoit  don- 
ner fa  confiance.  Ainfi  non- feulement  il  eut  foin  qu'on  lui 
envoyât  tout  ce  qui  lui  étoit  néceffaire  pour  continuer  cette 
guerre  3  il  fit  encore  partir  pour  l'aller  joindre  quarante  mille 
Tartares  ,  commandés  par  les  deux  frères  d'un  Prince  de 
cette  Nation ,  que  ce  Turc  traita  dans  la  fuite  comme  il  avoic 
fait  fon  beau-pére. 

Sur  ces  entrefaites ,  Ulucciali  amiral  de  la  flote  Ottoma- 
ne, qui  avoit  été  chargé  de  faire  pafîèr  à  Trebizonde  parla 
mer  Noire  les  provifions  qu'on  avoit  deftinées  pour  l'armée, 
revint  à  Conftantinople  3  &  pour  fe  faire  aufîi  valoir ,  il  amufa 
Amurath  d'une  relation  magnifique  de  fon  voyage.  Il  rap- 
porta qu'il  étoit  entré  dans  la  Mingrelie ,  où  il  avoit  fait  éle- 
ver une  fortereflè  à  FafTo  ,  place  qui  porte  le  nom  du  fleuve 
fur  lequel  elle  eft  bâtie  ,  &  qu'elle  conferve  encore  aujour- 
d'hui 3  &:  que  par~là  il  avoit  ouvert  un  paiTage  en  Géorgie. 

Tels  furent  les  événemens  de  cette  première  campagne 
des  Turcs  contre  les  Perfans ,  où.  ils  perdirent  plus  de  foixante 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVII.       63 

Se  dix  mille  hommes ,  par  les  maladies ,  par  la  dïfette ,  ou  ' 

par  le  fer  des  ennemis.    Cependant  Amurath  ne  regardoit  Henri 
toutes  les  expéditions  de  cette  année,  que  comme  une  fîm-       III. 
pie  déclaration  de  guerre  ,  parce  qu'on  n'en  avoit  tiré  aucun      1*79, 
avantage ,  ôc  que  les  Perfans  avoient  repris  auffitôt ,  Scpref. 
que  fans  tirer  l'épée  ,  toutes  ces  places  qui  avoient  coûté 
tant  de  fang  à  fes  troupes.  Ainfî  comme  il  étoit  déterminé 
à  pourfuivre  cette  guerre,  il  ne  penlàplus  qu'à  chercher  les 
moyens  les  plus  propres  d'y  réiiflir. 

Quelques-  uns  de  fes  Miniftres  lui  confeilloient  au  lieu 
d'attaquer  les  Perfans  du  côté  du  Schirvan,  qui  étoit  couvert 
par  la  Géorgie  ,  &;  ou  par  conféquent  il  n'étoit  pas  aifé  de 
pénétrer,  &:  de  pouffer  bien  loin  fes  conquêtes  3  défaire  en- 
trer une  armée  en  Médie  par  les  provinces  foûmifes  à  la  do- 
mination de  l'Empire  3  de  s'emparer  enfuite  d'abord  de  Tau- 
ris  ,  dont  il  ne  feroit  pas  difficile  de  fe  rendre  maître  avec  des 
troupes  nombreufes ,  &:  de  fortifier  cette  place  3  aflurant  que 
par-là  on  couperoit  la  communication  aux  Perfans  avec  tou- 
tes ces  petites  places ,  qui  font  entre  Tauris  6c  Erzerum  ,^8c 
que  comme  elles  n'étoient  d'ailleurs  d'aucune  défenfe  ,  on 
les  obligeroit  à  fe  rendre  de  gré  ,  ou  de  force. 

D'autres  étoient  d'un  fentiment  tout  différent.  Ils  pré- 
tendoient  qu'il  y  alloit  de  l'honneur  de  l'Empire  à  ne  pas 
abandonner  des  places  qu'on  avoit  une  fois  foûmifes  3  que 
cette  réfolution  ,  quelque  fage  qu'elle  pût  être ,  pafleroitpour 
un  aveu  qu'ils  feroient  eux-mêmes  de  leur  foiblefle  3  que  d'ail- 
leurs ,  il  n'étoit  pas  fur  d'abandonner  une  armée  au  milieu 
de  ces  vaffces  païs ,  habités  par  une  nation  guerrière ,  &:  qu'on 
ne  pourroit  y  faire  pafïer  des  troupes  ,  fans  les  expofer  à  de- 
venir la  victime  de  la  fureur  des  peuples  de  Géorgie,  &;  du 
reffentiment  des  Perfans  ,  qui  les  tiendroient  envelopés 
comme  dans  une  filet ,  fans  qu'elles  euflènt  aucune  retraite. 

On  prit  donc  le  parti  qui  paroifToit  le  plus  fûr&  le  plus 
propre  à  conferver  la  réputation  des  armes  Ottomanes. 
Muftapha  reçut  ordre  de  lever  vingt-mille  pionniers  &  ma- 
nœuvres, dans  les  territoires  de  Damas,  d'Alep ,  de  Cara- 
hemid  ,  &  dans  toute  la  Syrie  &  la  Mefopotamie.  Le  Grand 
Seigneur  écrivit  en  même  tems  à  tous  les  Gouverneurs  de 
province  ,  qui  s'étoient  trouvés  l'année  dernière  à  l'armée , 


64  HISTOIRE 

■■  ■"        '.■..  de  fe  rendre  au  commencement  du  Printems  prochain  â  Er- 
Hinui  zerum  avec  toutes  leurs  troupes  ,  &:  d'exécuter  ce  que  Mufta- 
III.       pha  leur  ordonneroit.    11  manda  la  même  chofe  au  bâcha 
1579.      d'Egypte  ,  dont  on  ne  s'étoit  point  fervi  l'année  précédente. 
Enfin  comme  dans  cette  première  expédition  l'armée  avoit 
beaucoup  louffert  faute  d'argent  6c  de  vivres ,  le  Sultan  eut 
foin  qu'on  fît  beaucoup  plus  de  proviflons ,  6c  fournit  abon- 
damment tout  l'argent  qui  pouvoit  être  néceffaire. 

Amurath  penfa  enfuite  à  régler  le  fort  des  deux  princes 
Géorgiens  que  Muftapha  lui  avoit  envoyés.  On  avoit  propo- 
fé  d'abord  à  Maucchiar  ,  qui  étoit  le  cadet ,  de  lui  donner 
tous  les  Etats  de  la  Reine  fa  mère ,  dont  fon  frère  étoit  l'hé- 
ritier légitime,  à  condition  qu'il  le  feroit  Mahométan,6c  il 
avoit  auifitôt  accepté  le  parti.  On  fit  enfuite  entendre  à  Ale- 
xandre qu'il  n'avoit  que  ce  feul  moyen  de  conferver  le  trône , 
dont  fa  mère  l'avoit  déjà  mis  en  poffeffion.  Mais  ce  Prince 
rejetta  cette  propofition  avec  la  même  fermeté  que  Simon , 
dont  j'ai  parlé,  l'avoit  fait  d'abord,  &  quelque  peine  qu'il 
eût  à  fe  voir  dépouiller  du  bien  de  fes  pères  ,  il  céda  au  plus 
fort  ,  s'accommoda  au  tems  ,  6c  demanda  feulement  en 
grâce  que  ,  puifque  la  volonté  du  Sultan  étoit  de  lui  préfé- 
rer fon  frère ,  il  lui  fût  permis  d'aller  pafTèr  le  reffce  de  {es 
jours  dans  fa  patrie,  &  de  mêler  fes  cendres  avec  celles  de 
les  ancêtres.  Le  Grand  Seigneur  lui  accorda  ce  qu'il  fouhai- 
toit ,  malgré  les  oppofitions  de  Maucchiar ,  qui  ne  vouloit 
pas  avoir  fi  près  de  lui  un  homme  qui  pouvoit  fe  venger  un 
jour  de  l'injumce  qu'il  lui  faifoit.  On  procéda  enfuite  à  la 
cérémonie  de  la  circoncifion  de  ce  Prince  ,  qui  facrifia  ainfi 
malheureufement  fon  falut  éternel  à  fon  ambition  ;  &  cette 
fête  fut  célébrée  par  des  réjouiffances  publiques  qu'on  fit 
dans  toute  la  ville  6c  dans  le  Sérail.  Il  prit  alors  le  nom  de 
Muftapha  ^  après  quoi  Amurath  le  congédia  avec  le  titre  de 
viceroi  d'Altuncala  èc  des  autres  païs ,  qui  étoient  fous  la 
domination  de  la  Reine  fa  mère  3  6c  remit  entre  fes  mains 
fon  frère  Alexandre. 

D'un  autre  côté,  on  fe  préparoit  à  Cafbin,  non-feulement  à 
s'oppofer  aux  nouveaux  progrès  que  lesTurcs  fè  promettoient 
de  faire  en  Perfe,mais  même  à  porter  la  guerre  juf  que  dans  leur 
païs,  fi  l'occalion  s'en  prefentoit.  Emanguli-Chan,  gouverneur 

de 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVII.     65 

àe  Genge  ,  paroiflbit  un  des  plus  animés  contr'eux.  De- 
puis la  perce  qu'il  avoit  faite  à  la  dernière  incurfion  des  Tar-  Henri 
rares ,  il  ne  refpiroit  que  la  vengeance.  Ainfi  il  alla  offrir  Tes  III. 
fer  vices  à  Hodabendes  ,  promettant  fur  fa  tête  de  conferver  1579. 
le  Schirvan  contre  tous  les  efforts  d'Ofman  Pacha,  &  d'ar- 
rêter le  progrès  des  fortifications  que  les  Turcs  avoient  com- 
mencé d'élever  dans  cette  province.  Il  fut  donc  déclaré 
gouverneur  général  du  Schirvan ,  avec  ordre  à  Serap-Chan 
gouverneur  de  Niffivan  ,  à  Emir-Chan  gouverneur  de  Tau- 
ris  ,  &  à  Tocmafes  gouverneur  d'Erivan ,  de  lui  donner  tous 
les  fècours  dont  il  auroit  befoin.  Cependant  ce  Général  fol- 
licita  auffi  le  fils  de  Sahamal ,  qui  depuis  que  fon  père  avoit 
été  afîàfliné  ,  s'étoit  mis  en  poiîèiTion  de  fcs  Etats ,  de  fe  join- 
dre à  lui.  Mais  ce  Prince  plus  fenflble  à  fa  propre  conferva- 
tion  ,  qu'au  reffentiment  qu'il  devoir  avoir  de  cet  attentat, 
ferma  l'oreille  à  toutes  fes  proportions ,  &  comme  il  appré- 
hendoit  l'événement  ,  quelques  inftances  que  pût  faire  au- 
près de  lui  ce  Seigneur ,  qui  avoit  les  mêmes  intérêts  que  lui , 
il  refufa  de  fe  déclarer  pour  aucun  des  deux  partis. 

Cependant  Hodabendes  qui  appréhendoit  particulière- 
ment pour  Tiflis ,  parce  qu'il  étoit  perfuadé  que  Muftapha 
s'attacheroit  d'abord  à  cette  place  ,  penfoit  aux  moyens  de 
la  fecourir  furement.  Simon  le  tira  de  cet  embarras.  Ce 
Prince  qui  avoit  beaucoup  d'amis  à  la  Cour  ,  &:  qui  étoit  in- 
formé par  ce  canal  de  tous  les  defTeins  du  Roi ,  vint  lui  offrir 
fes  fervices  dans  ces  circonflances.  Son  intention  étoit  de 
s'infînuer  par-là  dans  les  bonnes  grâces  du  Monarque,  de 
rentrer  dans  les  Etats  que  Lavaflàp  fon  père  avoit  polTedés, 
&  que  fon  frère  venoit  d'abandonner  aux  Turcs ,  &:  de  s'en 
conferver  la  pofTeffion  fous  la  prote&ion  du  Roi  de  Perfe. 

Simon ,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut ,  avoit  d'abord  refufé 
conftamment  d'accepter  le  parti  queThamas  lui  propofoit 
d'embrafTer  le  Mahométifme,  à  l'exemple  de  fon  frère  Da- 
vid ;  6c  il  avoit  mieux  aimé  fe  réfoudre  à  vivre  en  (impie 
particulier,  &:  même  à  palier  le  refte  de  Ces  jours  dans  les 
fers,  que  de  s expofer  à  des  remords  continuels,  &  de  fa- 
cririer  fon  falut  éternel  pour  conferver  fa  liberté  &:  fa  cou- 
ronne. Mais  ayant  été  renfermé  dans  le  même  lieu  où  If- 
maêl  avoit  été  reLégué  par  fon  père ,  la  reflemblance  de  leurs 
Tome  VI IL  I 


66  HISTOIRE 

'  malheurs  forma  entr'eux  une  union  très-étroite.  L'ennui  de  la 
Henri  prifon  ,  ou  Penvie  de  plaire  à  un  Prince  qu'il  aimoit  tendre- 
III.      ment ,  2c  dont  il  étoit  fur  d'être  aimé  de  même ,  acheva  le 
j  ._-      refbe.    Il  fit  pour  fon  ami  ce  qu'il  n'avoit  pas  voulu  tenter 
pour  fe  conferver  un  Royaume  ,il  renonça  au  Chriftianifme. 
Par  malheur  pour  lui,  le  régne  d'Ifmaél  fut  fi  court,  qu'il  ne 
lui  permit  pas  de  jouir  des  avantages  aufquels  il  avoit  droit 
de  prétendre  -,  2c  ce  Prince  ayant  été  affafiiné  prefqu'en  mon- 
tant fur  le  trône,  n'eut  pas  le  tems  de  marquer  à  ce  tendre 
ami  combien  il  étoit  fenfible  à  fon  changement. 

Depuis  ce  tems-là  Simon  ,  quoiqu'il  eût  été  mis  en  liber» 
té  ,  étoit  toujours  à  la  Cour  ,  cherchant  quelqu'occafion  de 
s'infinuer  dans  les  bonnes  grâces  de  Hodabendes  fuccefTeur 
d'Ifmaél.  Elle  fe  prefenta,  &  il  en  profita  habilement.  Ho- 
dabendes accepta  les  offres  de  fervice  qu'il  lui  fit ,  le  rétablit 
fur  ce  même  trône  où  il  avoit  fait  d'abord  profeïïion  du 
Chriftianifme  $  le  chargea  depaffer  en  Géorgie  avec  Alyculi- 
Chan  pour  s'oppofer  aux  progrès  des  Turcs ,  &  lui  donna 
pour  cette  expédition  cinq  mille  chevaux  tirés  des  garni- 
ions  voifines,  avec  quelques  canons,  quiavoient  été  trouvés 
dans  la  forterefle  d'Eres  lorfqu'elle  fut  prife  fur  les  Turcs. 
Il  rentra  dans  fon  pais  à  la  tête  de  ces  forces ,  &  fut  reçu  avec 
joye  de  tous  fes  fujets.   Néanmoins  parmi  ceux  qui  étoient 
Chrétiens,  il  y  en  avoit  plufieurs  qui  malgré  leur  affection 
pour  lui ,  déteftoient  la  foiblefle  qu'il  avoit  eue.    Ce  Prince 
de  fon  côté  apportoit  mille  prétextes  frivoles  pour  fe  jufti- 
fier  5  &.  il  vouloit  qu'on  crût  que  malgré  fon  changement , 
il  favorifoit  encore  fous-main  la  religion  Chrétienne, 
les  Turcs        Cependant  dès  que  le  Printems  fut  arrivé ,  on  vit  les  trou- 
icntrem  en      es  T/urques  fe  rendre  de  toutes  parts  à  Erzerum.  L'artille- 
rie ,  les  munitions  de  guerre  ,  l'argent,  les  vivres  2c les  four- 
rages étoient  en  abondance  dans  le  camp.   Les  troupes  qui 
venoient  d'Egypte  arrivèrent  les  dernières ,  à  caufe  des  in- 
commodités qu'elles  avoient  eues  à  fouffrir  au  pafiage  des 
déferts  qui  font  entre  ce  Royaume  2c  la  Syrie.  Outre  cela  la 
pefte  s'étoit  mife  parmi  elles ,  2c  elles  l'avoient  portée  à  Alep 
en  parlant  par  cette  ville.    Ainfi  elles  étoient  diminuées  de 
plus  de  la  moitié  lorfqu'elles  joignirent  l'armée.  Enfin  le  Gé- 
néral fit  publier  le  jour  du  départ  -y  toute  l'armée  fe  mit  en 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVII.      67 

marche ,  6c  prenant  fa  route  par  la  forterefTe  d'Haffan  ,  elle  ^sssëssë 
arriva  à  Chars  en  douze  jours.  Henri 

Muftapha  avoit  été  d'avis  de  fortifier  cette  place ,  6c  ayant  III. 
reçu  fur  cela  les  ordres  du  Grand  Seigneur ,  il  y  fit  aufîltôt  1570, 
travailler  fans  relâche.  Mais  comme  il  voulut  y  employer  aufïï 
les  troupes ,  &  entr'autres  les  Jannifïàires ,  on  fut  fur  le  point 
de  voir  une  fédition  dans  le  camp.  Ceux-ci  reprefentérent , 
qu'ils  n'étoient  au  fervice  du  Grand  Seigneur  que  pour  tirer 
l'épée  &  défendre  l'Empire  les  armes  à  la  main  3  que  c'étoit 
pour  cela  qu'ils  recevoient  la  paye  de  fa  HautefTe ,  &;  non  pas 
pour  être  employés  à  des  miniftéres  vils  ,  tel  que  celui  de  re- 
muer la  terre.  Mais  quoi  qu'ils  pufïènt  dire ,  Muftapha  qui 
étoit  naturellement  impérieux  ,ne  relâcha  rien  de  fes  ordres, 
3c  il  les  réduifît  à  travailler  comme  les  autres ,  fans  leur  faire 
aucune  gratification  ,  parce  qu'il  fçavoit  que  ces  mutins  ne 
demandoient  que  cela.  Enfin  les  travaux  furent  pouffes  avec 
tant  d'ardeur ,  qu'en  vingt  jours  les  fortifications  fe  trouvè- 
rent portées  à  une  hauteur  raifonnable ,  6c  la  place  en  état 
de  défenfe  ,  avec  un  fofle  profond ,  dans  lequel  on  avoit  fait 
pafler  un  bras  de  l'Euphrate ,  des  tours  ,  des  murs  garnis  d'ar- 
tillerie de  diftance  en  diftance  ,  6c  des  bains  dont  les  Turcs 
font  un  grand  ufage  pour  la  fanté  ,  à  la  confervation  de  la- 
quelle la  propreté  contribue  infiniment ,  6c  qui  leur  font  mê- 
me nécefîaires  pour  certaines  pratiques  que  leur  Religion 
leur  prefcrit.  Cependant  lorfque  l'on  étoit  au  plus  fort  de 
l'ouvrage,  il  arriva  un  accident  fort  extraordinaire  pour  le 
climat  &:  la  faifon ,  &:  qui  auroit  pu  le  retarder  s'il  n'eût  pas 
été  aufîi  avancé.  C'eft  que  le  2  5.  d'Août  il  tomba  tant  de 
neige  6c  la  rigueur  du  froid  fut  fi  grande ,  que  les  travailleurs 
pouvoient  à  peine  remuer  leurs  outils  ,  6c  n'avoient  pas  la 
force  de  porter  ce  qui  étoit  nécefîaire. 

Enfin  on  mit  la  dernière  main  à  cette  entreprife ,  Se  on 
penfa  enfuite  à  fecourir  Tiflis.  C'étoit  une  affaire  qui  embar- 
rafîoit  extrêmement  Muftapha.  S'il  marchoit  lui-même  vers 
cette  place  avec  toute  l'armée ,  il  craignoit  de  pafTer  pour  un 
impofteur  dans  l'efprit  d'Amurath  à  qui  il  avoit  perfuadé 
qu'il  avoit  fournis  toute  la  Géorgie  l'année  précédente.  Il 
pouvoit ,  il  eft  vrai ,  y  envoyer  un  de  fes  Lieutenans  à  la  tête 
d'un  détachement  1  mais  fi  cet  Officier  ne  réulîlilbit  pas ,  il 


68  HISTOIRE 

■  fçavoit  que  le  Grand  Seigneur  ne  s'en  vengeroît  que  fur  lui- 
H  en  ri  même. 

j  j  j  Enfin  pour  foûtenir  ce  qu'il  avoit  ofé  avancer  de  Tes  grands 

progrès  dans  la  Géorgie ,  il  jetta  les  yeux  fur  HafTan  bâcha 
*'"•  ^e  Damas,  fils  de  ce  Mehemet  qui  avoic  exercé  à  la  Porte 
fâic  ravitail-  pendant  tant  d'années  la  charge  de  Grand  Vifir  ,  &  qui  dans 
kr  Tifîis.  cet  emploi  s'étoit  acquis  l'amitié  de  Tes  Maîtres ,  6c  la  réputa- 
tion d'un  des  plus  habiles  Miniftres.  Comme  il  connoifToit 
l'habileté  5c  la  bravoure  de  cet  Officier ,  il  lui  propofa  cette 
expédition  èc  l'engagea  à  s'en  charger  à  Tes  propres  périls. 
Halîàn  partit  du  camp  à  la  tête  de  vingt  mille  hommes  de 
bonnes  troupes ,  portant  avec  lui  de  la  farine  ,  du  ris ,  6c  d'au- 
tres provisions  en  abondance  avec  douze  mille  fequins.  Muf- 
tapha  l'avoit  aufïï  fait  accompagner  par  Refvan  Pacha.  Arri- 
vé aux  défilés  de  Tomanis ,  il  quitta  la  grande  route  ,  pour 
ne  pas  s'engager  dans  les  bois  6c  dans  un  chemin  entrecoupé 
de  précipices ,  dont  la  vue  feule  infpiroit  de  l'horreur ,  6c  il 
réfolut  de  traverfer  la  forêt. 

Mais  à  peine  y  fut-il  entré  qu'il  fe  vit  envelopé  par  Aly- 
culi-Chan  àc  par  le  prince  Simon  ,  qui  outre  les  troupes  que 
le  roi  de  Perfe  lui  avoit  données ,  avoit  encore  levé  trois  mil- 
le chevaux  dans  les  environs.  Comme  les  Perfans  connoif. 
foient  le  terrain  y  les  Turcs  les  avoient  à  tout  moment  fur 
les  bras.  Ils  les  prenoient  tantôt  en  queue ,  tantôt  en  flanc , 
quelquefois  ils  les  attaquoient  de  front,  6c  les  harceloient 
continuellement.  Ils  enlevèrent  même  l'étendart  de  Mufla- 
pha  gouverneur  de  Cefarée  en  Cilicie ,  maintenant  Caifar 
dans  la  Caramanie ,  avec  tout  fon  bagage  &  fa  maifon.  Enfin 
après  avoir  palTé  les  défilés ,  Hafîan  qui  vouloit  avoir  fa  re- 
vanche ,  fit  alte ,  au  lieu  de  marcher  droit  à  Tirlis ,  comme  fi 
la  crainte  des  ennemis  l'eût  retenu.  C'etoit  un  piège  qu'il 
leur  tendoit  pour  les  attirer  encore  au  combat.  En  même 
tems  il  mit  quelques  troupes  delà  Grèce  ,  commandées  par 
Refuan  Pacha  ,  en  embufeade  dans  les  gorges  de  ces  monta- 
gnes. Il  avoit  refté  deux  jours  dans  ce  pofte  ,  6c  au  troifiéme 
les  Turcs  fe  difpofoicnt  à  fe  remettre  en  marche  pour  fe  ren- 
dre à  Tirlis ,  lorfque  les  Perfans  vinrent  les  prendre  en  flanc. 
Haflan  les  laifTa  avancer  jufqu'à  ce  qu'il  les  eût  mis  entre  Re  - 
fuan  6c  lui.   Alors  il  les  chargea  6c  il  en  fit  un  grand  carnage, 


nombre  fut  Alyculi-Chan,  que  fon  courage  emporta  Henri 
:  dans  la  mêlée,  qu'il  pénétra  jufqu'à  HaiTan.  Il  fut  pris       III. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVII.      69 

La  plupart  prirent  la  fuite,  êc  il  y  eut  peu  de  prifonniers. 

De  ce 

fi  avant 

avec  tous  (es  gardes.  ryn 

Après  cette  vidoire,  le  Général  Turc  alla  pafîer  l'Araxe 
&  entra  dans  Tiflis  après  onze  jours  de  marche.  Son  arrivée 
rendit  la  vie  aux  foldats  de  la  garnifon ,  qui  depuis  long-tems 
luttoient  avec  la  faim ,  6c  dont  la  plupart  étoient  ou  morts  de 
mifére ,  ou  malades  &  hors  d'état  de  faire  le  fervice.  Haflan 
leur  fit  part  des  rafraîchifïemens  qu'il  avoit  apportés  ,  les 
exhorta  à  prendre  patience,  tira  de  cette  place  Mahamet 
quin'étoitpas  aimé  des  troupes ,  à  qui  il  donna  Achmetpour 
les  commander ,  &  alla  enfuite  reparler  l'Araxe.  Maislorf- 
qu'il  fut  arrivé  aux  défilés ,  il  fe  trouva  fort  embarrafTé-,  parce 
que  les  ennemis  y  avoient  tiré  un  retranchement  qu'ils  avoient 
garni  de  canon.  Or  il  ne  connoifïbit  point  d'autre  route ,  de 
il  fentoit  bien  qu'il  feroit  dangereux  de  vouloir  forcer  ces 
lignes. 

Alyculi-Chan  le  fervit  admirablement  dans  cette  extré- 
mité. Il  s'engagea  à  le  tirer  de  ce  mauvais  pas ,  à  condition 
qu'il  lui  donneroit  la  liberté.  Le  Bâcha  accepta  ce  parti  3  &c 
le  Perfan  fit  parler  les  Turcs  par  des  routes  inconnues ,  qui 
les  conduisent  en  lieu  de  fureté.  Mais  Hafîàn  le  récompen- 
fa  mai  d'un  fervice  fi  important  •  &;  il  fe  défendit  de  lui  tenir 
la  parole  qu'il  lui  avoit  donnée  fur  ce  mauvais  prétexte ,  qu'il 
n'étoit  pas  en  fon  pouvoir  de  mettre  en  liberté  un  homme 
qui  avoit  été  pris  les  armes  à  la  main  par  les  foldats  du  Grand 
Seigneur.  En  même  tems  il  lui  donna  de  nouveau  fa  parole 
d'employer  fon  crédit  auprès  de  Muftapha  &:  d'Amurath  lui- 
même  pour  le  faire  relâcher.  Après  avoir  ainfi  évité  le  piège 
que  Simon  lui  tendoit ,  il  continua  fa  marche.  D'un  autre 
côté  ,  le  prince  Géorgien  indigné  de  ce  que  les  Turcs  lui 
avoient  échapé  ,  de  n'ignorant  pas  celui  à  qui  ils  en  étoient 
redevables,  brûloit  du  defir  de  fe  venger.  Il  fe  jetta  fur 
leur  arriére  garde  qu'il  mit  en  défordre  ,  de  où  il  fît  un  grand 
carnage.  Ses  troupes  enlevèrent  même  le  tréfor  de  Maha- 
met qui  fortoit  du  gouvenement  de  Tiflis ,  avec  tout  le  baga- 
ge de  HafTan.    Cependant  le  Prince  couroit  de  rang  en  rang 

au  travers  des  ennemis ,  cherchant  Alyculi-Chan ,  qu'il  avoit 

T  ... 

I  îij 


7o  HISTOIRE 

^^■f^^  deilein  de  tirer  de  leurs  mains.  Mais  il  étoit  déjà  bien  éloi- 
Henri  gné  ,  6c  on  l'avoit  fait  palier  à  l'avant,  garde  où  il  étoit  bien 
III.      efeorté. 

iryo(  Enfin  Haflan  arriva  au  camp  de  Chars  huit  jours  après  fon 
départ  de  Tiflis ,  6c  reçut  les  complimens  de  Muftapha  fur 
l'heureux  fuccès  de  fon  expédition.  Enfuite  il  prefenta  Aly- 
culi-Chan  à  ce  Général ,  6c  foit  que  ce  fut  de  concert ,  foit 
qu'il  eût  véritablement  deflein  de  dégager  fa  parole ,  il  le 
pria  inflamment  de  lui  rendre  la  liberté.  Mais  il  n'y  eut  pas 
moyen  de  rien  obtenir  de  cet  homme  inexorable.  Leprifon- 
nier  fut  conduit  dans  la  fortereflè  d'Erzerum  ,  6c  de  là  à  Con£ 
tantinople ,  où  on  le  refïèrra  fort  étroitement. 
Retour  de       Cependant  comme  Phy  ver  avançoit ,  6c  que  la  terre  étoit 

Muftapha  &  j  »  •    couverte  je  neÎ2;e  de  toutes  parts ,  les  troupes  commen- 
ta diigrace.  ,J  o  ..rr  •  r  •  *  k    n_ 

cerent  a  murmurer.  Elles  haiiloient  louverainementMuita- 
plia  ,  à  caufe  de  fon  avarice  infatiable  de  de  fa  négligence  ex- 
trême à  faire  venir  des  vivres,  6c  à  procurer  au  lbldat  fes 
petites  commodités.  Ainfî  ce  Général  appréhendant  quel- 
que fédition  ,  de  Cachant  qu'on  avoit  déjà  parlé  dans  le  camp 
de  fe  défaire  de  lui ,  il  reprit  la  route  d'Erzerum  6c  licencia 
l'armée  auffitôt  qu'il  y  fut  arrivé  ,  fans  attendre  l'ordre  du 
Grand  Seigneur.  Enfuite  il  écrivit  au  Sultan  pour  l'informer 
du  fuccès  de  cette  campagne ,  6c  il  fit  en  même  tems  l'éloge 
de  Haflan ,  qui  avoit  fecouru  fi  à  propos  la  garnifon  de  Tiflis. 
Ce  Bâcha  fut  récompenfé  dans  la  fuite  par  les  honneurs  dont 
Amurath  le  combla ,  6c  lui  envoya  le  Calaat. 

Au  refte  comme  Muftapha  étoit  bien  inftruit  qu'il  n'étoit 
point  aimé  de  fes  troupes ,  de  qu'il  n'avoir  pas  moins  d'enne- 
mis à  la  Porte ,  il  fe  juftifîa  avec  foin  auprès  d'Amurath  ,  de 
ce  qu'on  avoit  eu  tant  de  peine  à  faire  paffer  du  fecours  à 
Tiflis.  Il  lui  reprefenta  que  ce  qu'il  lui  avoit  mandé  l'année 
dernière  ,  que  la  Géorgie  étoit  tranquille  6c  foûmife  à  l'o- 
béïflance  de  l'empire  Ottoman  ,  n'en  étoit  cependant  pas 
moins  vrai  -y  qu'en  effet  les  obftacles  qu'on  avoit  rencontrés 
Êi'étoient  point  venus  des  Géorgiens,  mais  de  Simon-Chan 
5c  d'Alyculi-Chan ,  qui  s'étoient  jettes  dans  le  pais  à  la  tête 
des  troupes  du  roi  de  Perfe. 

Ces  raifons  avoient  quelque  fondement ,  mais  elles  n'en 
furent  pas  mieux  reçues.  Muftapha  étoit  éloigné ,  6c  il  avoit 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIL        7r 

à  la  Porte  un  rival  puifTant  qui  travaillent  fans  relâche  à  le  '   .■■ 

décrier.  C'étoit  Sinan  Pacha ,  courtifan  adroit ,  qui  toutes  Henri 
les  fois  qu'on  recevoit  quelque  mauvaife  nouvelle  de  l'armée ,      III. 
ne  manquoit  pas  pour  faire  fa  cour,  de  dire  fièrement,  que      1579, 
fi  on  vouloitlui  confier  le  foin  de  cette  guerre ,  il  iroit  jufque 
dans  le  palais  de  Caïbin  prendre  le  roi  de  Perfe  prifonnier, 
&  qu'il  l'ameneroit  au  Grand  Seigneur. 

Quoiqu'il  n'y  eût  dans  ces  diïcours  que  beaucoup  déjà- 
loufie  &c  de  vanité  ,  cependant  Amurath  qui  aimoit  àfefla- 
ter ,  les  regardoit  comme  un  préfage  de  ce  qui  devoit  lui  ar- 
river. Ainfi  il  lui  ordonna  de  le  diipofer  à  faire  le  voyage  de 
Perfe  où  il  vouloit  l'envoyer  en  qualité  de  GénéralûTime.  Il 
lui  fit  même  efpérer  fur  les  recommandations  de  la  Sultane 
Reine  ,  qui  avoit  un  pouvoir  infini  fur  l'efprit  du  Grand  Sei- 
gneur, de  le  faire  Grand  Vifir,  au  cas  qu'il  accomplît  ce 
qu'il  avoit  promis  fi  iouvent. 

On  penfà  donc  à  rappeller  Muftapha  qui  étoit  refté  à  Er- 
zerum  ,  malgré  les  ordres  que  le  Grand  Seigneur  lui  avoit 
envoyés,  d'aller  palier  l'hyver  à  Toccat  *.  Il  fut  mandé  *  C'efH'an- 
par  deux  fois  à  la  Porte.  Mais  comme  il  avoit  pardevers  lui  ^'eane  Am** 
des  preuves  non  équivoques  du  mécontentement  du  Sultan 
&:  de  la  haine  des  foldats,  il  chercha  à  £ao;nerdu  tems  \\ 
fentoit  bien  outre  cela ,  qu'on  pouvoit  lui  faire  de  la  peine  au 
fujet  des  charges  militaires  qu'il  avoit  vendues.  Car  c'en: 
un  droit  qu'ont  chez  les  Turcs  ceux  qui  font  à  la  tête  des  ar- 
mées de  pouvoir  difpofer  de  tous  les  emplois ,  grands  & 
petits ,  en  faveur  de  qui  bon  leur  femble. 

Toutes  ces  raifons  empêchant  Muftapha  de  paroître  à  la 
Porte,  où  il  craignoit  qu'on  ne  lui  fît  un  mauvais  parti,  le 
Capigilar  Kihaïa  ou  Capitaine  des  gardes  de  la  Porte >  reçut 
ordre  de  prendre  quinze  de  (es  gens  6c  de  fe  rendre  au  camp. 
A  fon  départ  Amurath  lui  remit  trois  lettres ,  toutes  trois 
d'un  ftile  différent  ,  dont  cet  Officier  devoit  faire  l'ufage 
que  la  prudence  lui  dicteroit  eu  égard  aux  circonftances.  La 
première  étoit  écrite  de  manière  qu'en  la  rendant  à  Mufta- 
pha, on  devoit  auflîtôt  l'étrangler,  La  féconde  contenoic 
une  défenfe  du  Grand  Seigneur  de  troubler  en  aucune  façon 
ceux  qu'il  envoyoit ,  dans  l'exécution  des  ordres  qu'il  leur 
avoit  données,   Et  la  troifiéme  ne  renfermoit  rien  de  tout 


7*  HISTOIRE 

=5  cela.  Le  Capigilar  Kiaïa  chargé  de  ces  expéditions  arriva 
Henri  au  camp  ,  qui  étoit  triple  j  en  forte  qu'il  fut  obligé  de  palier 
III.      par  le  premier  &  par  le  fécond  ,  avant  que  d'entrer  dans  le 
i  <-]q.     troifi  éme.   Cependant  il  refta  quelque  tems  fans  pouvoir  par- 
ler au  Général ,  qui  trouvoit  chaque  jour  de  nouveaux  pré- 
textes pour  différer  cette  entrevue.  Enfin  comme  il  faifoit 
inftance  pour  l'obtenir ,  Muftapha  qui  vit  bien  qu'il  n'y  avoit 
plus  moyen  de  s'en  défendre ,  lui  donna  audience.     Mais 
comme  il  fe  douta  du  fujet  de  l'ambafïade ,  il  eut  la  précau- 
tion de  faire  tirer  autour  de  lui  un  grand  cercle ,  avec  défen- 
fe  fur  peine  de  la  vie  de  le  palier ,  &c  reçut  de  loin  l'envoyé 
du  Sultan  ,  ayant  autour  de  lui  à  quelque  diftance  ,  tous  fes 
gardes  le  cimeterre  à  la  main.    Le  Capigilar  Kiaïa  vit  bien 
par  là,  qu'il  n'y  avoit  pas  moyen  de  fe  fervir  des  deux  pre- 
miers ordres  dont  il  étoit  porteur.  Ainfî  il  ne  préfenta  que  le 
troi/iéme.   C'étoit  un  commandement  d'Amurath  de  lui  li- 
vrer fon  Chancelier  &  fon  Tréforier  ,  qui  chez  les  Turcs  ont 
chacun  leur  nom  particulier  (  i  ).   Muftapha  fit  d'abord  quel- 
que difficulté,  &  voulut  chercher  encore  des  prétextes  pour 
éluder  cet  ordre.  Enfin  fur  les  inftances  réitérées  de  l'En- 
voyé, il  confentit  à  lui  remettre  ces  deux  Officiers ,  mais  à 
condition  qu'on  lui  répondroit  de  leur  vie.    Le  Capigilar 
Kiaïa  l'accepta ,  tous  deux  furent  livrés ,  conduits  de  là  à 
Conftantinople,  &  enfermés  enfuite  dans  le  château  des  fept 
Tours  ,  où  elf  le  tréfor  du  Grand  Seigneur,  &  où  on  ne  dou- 
toit  pas  que  ces  malheureux  ne  fuflènt  appliqués  à  la  queftion 
la  plus  rude ,  pour  tirer  d'eux  des  lumières  fur  la  conduite 
de  leur  maître, 

(;)  C'cft  le  Nifchanzim  8c  le  Defterdar. 


Fin  du  Livre  foixfflU  &  fefticwe. 


HISTOIRE 


73' 


(M*  *  +  *  +  •»  +  *  +  *  +  -fr  +  -fr+-fr  +  *4'*4"fr'i"fr  +ô 

HISTOIRE 

D  E 

JAC  QJJE    AUGUSTE 

DE   THOU. 


LIVRE  SOIXANTE-HVITIEME. 

TAndis  que  la  guerre  faifoit  ainfî  de  l'Orient  le  théâtre 
de  Tes  ravages ,  Henri  s'occupoit  en  France  de  projets  Henri 
tout  difFérens.L'Ordre  des  Chevaliers  de  Saint  Michel  établi      *■  *  *• 
par  les  Rois  fes  prédécefleurs  commençoit  à  être  fort  avili,     i  579. 
L'honneur  d'y  être  admis ,  qui  fembloit  devoir  être  réfervé     Affaires  de 
pour  la  Noblefîe  ,  &les  Officiers  qui  fe  feroient  diftingués  au  Fr^ce« 
ïèrvice ,  avoit  étéproftitué  à  toutes  fortes  de  gens  fans  mérite 
&  fans  nom.  Dans  ces  circonftances  ce  Prince  naturellement 
ennemi  des  coutumes  anciennes,  de  qui  ne  trouvoit  de  l'at- 
trait que  dans  ce  qui  avoit  quelque  air  de  nouveauté,  fôngea 
à  fonder  un  autre  Ordre  militaire  fous  le  nom  du  S.  Efpritj  Erabîiflcmene 
&il  fit  la  première  cérémonie  de  ce  nouvel  établilTement  le  j^™  fa™1* 
dernier  jour  deDécembre.  s.  Efpw. 

Il  étoit  compofé  de  cent  Chevaliers  ,  y  compris  le  Roi , 
Grand  Maître  de  l'Ordre,  quatre  Cardinaux,  quatre  Prélats, 
le  Grand  Aumônier  de  France  7  le  Chancelier,  le  Prévôt, 
Tome  FUI,  K 


74  HISTOIRE 

ou  Maître  des  cérémonies,  le  Grand  Tréforier,  îe  Greffier ,. 
Henri  le  Hérault ,  6c  l'Huiiïier  de  l'Ordre.  Les  Chevaliers  furent  ap- 
III.  pelles  Commandeurs ,  parce  que  le  delTein  de  S.  M.  avoit  été 
1  579'  d'abord  de  dépouiller  les  plus  riches  Abbayes  de  ces  grands 
revenus  qu'elles  poflèdent,  pour  les  mettre  en  Commande  5 
ain fi  qu'il  fe  pratique  en  Efpagne.  C'ctoitle  fruit  des  con- 
feils  du  cardinal  de  Lorraine.  Ce  Prélat,  qui  tenoit  de  la  libé- 
ralité de  nos  Rois  les  plus  beaux  bénéfices  de  France  ,  avoic 
infpiré  ce  projeta  Henri  quatre  ans  auparavant ,  à  fon  avène- 
ment à  la  Couronne ,  dans  l'efpérance  ,  dit-on  ,  de  perpétuer 
par-là  dans  fa  famille  ces  gros  revenus  Ecciéfiaftiques  ,  fous 
le  titre  de  Commanderies  3  cela  lui  fut  reproché  par  le  Clergé 
quelque  tems  avant  qu'il  mourût  j  fes  amis  même  le  lui  écri- 
virent alors.  Après  la  mort  du  Cardinal,  le  Roi  lit  agir  fes 
AmbafTadeurs  à  la  Cour  de  Rome,  pour  engager  le  Pape  à  ac- 
corder la  permiffion  de  faire  cette  réunion.  On  lui  réprefenta 
que  cet  ordre  étoit  fur-tout  inftitué  pour  la  propagation  de  la 
Religion  Catholique ,  Apoftolique ,  6c  Romaine ,  6c  l'extir- 
pation de  l'héréfîe,  6c  que  c'étoit  un  des  principaux  articles 
contenus  au  ferment  que  prêtoient  les  Chevaliers  le  jour  de 
leur  réception.  Mais  le  Clergé  s'oppofa  aux  prétentions  de  la 
Cour ,  6c  on  ne  put  rien  obtenir  de  S.  S.  Cependant  le  nom  en 
demeura  à  ceux  qui  furent  revêtus  de  ce  nouveau  titre  de  di£- 
îin&ion  5  6c  dans  les  ftatuts  de  l'Ordre ,  qui  furent  publiés  au 
mois  de  Décembre  fuivant ,  ils  prirent  le  nom  de  Chevaliers 
Commandeurs  de  l'Ordre  du  S.  Efprit.  La  poftérité  verra 
par-là  quelles  avoient  d'abord  été  les  vues  de  la  Cour ,  en 
faifant  ce  nouvel  établiiTement  j  6c  ce  fera  pour  nos  defeen- 
dans  un  avertiiîèment  de  prendre  garde  que  ce  que  le  Prince 
tenta  alors  inutilement,  ne  réuffille  un  jour  fous  fes  fuc- 
ceiîèurs. 

Tout  le  monde  attendoit  cependant  avec  impatience  queî 
feroit  le  fruit  des  Etats  tenus  à  Blois  deux  ans  auparavant , 
lorfque  la  Cour  envoya  au  Parlement  un  Edit  daté  de  Paris 
du  mois  de  Mai ,  contenant  trois  cens  foixante  6c  trois  ar- 
ticles, par  lequel  S.  M.  faifoit  fçavoir  fes  intentions  au  fujec 
des  demandes  faites  par  lesEtats  généraux  duRoyaume.Auffi- 
tôt  toutes  les  Chambres  s'afïemblérent  pour  l'examiner,  6£ 
continuèrent  foir  &  matin  pendant  long-tems ,  jufqu'à  ce 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIIL     75 

qu'enfin  il  fut  enregistré  Je  1  5.  de  Janvier  de  l'année  fui  vante.  ■■■ 
Cet  Edit  renfermoit  plusieurs  réglemens  très-fages ,  aufquels  Henri 
on  fe  conforma  pour  Ja  plupart  dans  les  différens  tribunaux       III. 
du  Royaume.  Le  malheur  des  tems  empêcha  que  les  autres     1570. 
n'euffent  leur  effet. 

La  Cour  remédia  en  même  tems  à  un  abus  qui  s'étoit  in, 
troduit  à  Paris  dans  lapafïàtlon  des  Contrats ,  où  il  fuffiibit 
de  la  Signature  de  deux  Notaires  pour  en  conffcater  la  vali- 
dité. On  fit  attention  que  dans  une  ville  auffî  peuplée  que 
cette  capitale  ,  où  on  fe  rendoit  de  toutes  les  provinces  du 
Royaume ,  il  étoit  aifé  à  des  gens  de  mauvaife  foi  de  faire  de 
faillies  fuppofîtions.  Ainfi  comme  on  avoit  déjà  des  exem- 
ples de  pareilles  friponneries ,  pour  prévenir  les  fauflètés  qui 
pourroient  fe  faire  à  ce  fujet ,  Barnabe  BrifTon  Avocat  général 
prefenta  fon  réquificoire  à  la  Cour,  par  lequel  il  demanda 
qu'il  fût  ordonné ,  que  dans  la  fuite  la  Signature  des  parties 
contractantes  feroit  néceSTaire  pour  la  validité  des  contradsj 
èc  que  fî  après  avoir  été  interpellées  ,  elles  déclaroient  ne  fça- 
voir  ligner ,  les  Notaires  feraient  obligés  d'en  faire  mention 
dans  l'Acte.  Sur  quoi  intervint  le  29.  de  Janvier  un  Arrêt  de 
la  Cour  conforme  à  (es  conclusions. 

Cependant  la  Reine  mère ,  qui  s'étoit  rendue  auprès  du  Conférence 
roi  de  Navarre  ,  pour  recevoir  les  plaintes  des  Réformés  de  c  NcMC* 
ces  provinces  éloignées  ,  &;  pacifier  s'il  étoit  poffible ,  les  trou- 
bles de  la  Guienne  ,  négocioit  avec  les  députés  des  Eglifes 
Proteftantes.  Ladifputefut  vive  de  part  &  d'autre ,  &:  dura 
long-tems.  Enfin  le  dernier  de  Février  on  convint  à  Nerac  de 
vingt  -  fept  articles  ,  tendans  tous,  ou  à  interpréter ,  ou  à 
expliquer  plus  amplement  les  termes  du  dernier  Edit ,  donné 
deux  ans  auparavant.  Ils  furent  foufcrits  au  nom  du  Roi  par 
la  Reine  mère,  Armand  Gontault  de  Biron  ,  Guillaume  de 
Joyeufe ,  Louis  de  Saint-Gelais  Sieur  de  Lanfac ,  Bertrand  de 
Salîgnac  de  la  Motte  Fenelon  ,  &  Gui  du  Faur  fleur  de  Pi- 
brac.  S.  M.  ratifia  enfuite  cet  accommodement  à  Paris  le  19- 
de  MarSj(  1  )  mais  on  ne  jugea  pas  à  propos  de  le  rendre  public 
dans  les  circonfl:ances,6c  il  ne  le  devint  qu'au  bout  de  deux  ans, 
après  la  conférence  de  Fleix,  comme  je  le  dirai  dans  la  fuite. 


(1)     Il  y  a  dans  M.  de  Tîiou  XIX 
K*L  Apnl.  C'eft  une  faute  fenfîble  , 


nous  avons  lu  XIV.  Kal.  ApriL 

Kïj 


ff* 


HISTOIRE 


*579' 


, Sur  ces  entrefaites  la  Reine  pafTa  à  Agen  ,  où  fe  renouvelïa 

Henri  plus  vivement  que  jamais  une  ancienne  querelle  qu'il  y  avoit 
III.  entre  Henri  de  la  Tour  Vicomte  de  Turenne  ,  qui  étoit  pro- 
che parent  de  la  Reine  ,  6c  Lieutenant  général  du  roi  de  Na- 
varre ,6c  les  Duras.  L'arraire  devint  férieufe,  &  penfa  coûter 
la  vie  au  Vicomte.  Il  y  avoit  trois  ans  qu'on  avoit  ôté  le  gou- 
vernement de  Caftel-jaloux ,  petite  place  de  la  principauté 
d'Albret ,  àSavillan,  pour  le  donner  à  Durfort  de  Rofans. 
Ce  nouveau  gouverneur  crut  avoir  raifon  d'appréhender  que 
Savillan  ne  penfat  à  rentrer  en  pofTefTion  de  la  place  ;  6c  pour 
prévenir  toute  furprife  ,  il  ordonna  en  partant  y  à  Garennes 
Sergent  Major  denelaifTer  entrer  dans  la  ville  aucune  per- 
fonne  de  marque.  Cependant  le  Vicomte  de  Turenne  le  pré- 
senta devant  la  place  5  6c  en  vertu  du  pouvoir  qu'il  tenoit  du 
roi  de  Navarre,  il  fit  demander  par  de  Reniez  qu'on  lui  en 
ouvrît  les  portes  j  mais  Garennes  s'en  exeufa  fur  l'ordre  qu'il 
avoit  reçu.  Le  Vicomte  fut  piqué  de  ce  refus  3  6c  ayant  ren- 
contré depuis  de  Rofans  proche  d'Agen,  il  le  fomma  de  lui 
en  faire  raifon.  Cette  affaire  traîna  pourtant  jufqu  a  cette  an- 
née ,  que  Duras  étant  venu  faluer  la  Reine  mère  à  Agen  ,  où. 
de  Rofans  fon  frère  le  fuivit  auffitôt  après ,  il  fit  appeller  en 
duel  le  vicomte  de  Turenne  :  ce  fut  le  17.  de  Mars  dès  le 
grand  matin.  Ce  Seigneur  fortit  de  la  ville,  6c  fe  rendit  au 
gravier  fur  le  bord  de  la  Garonne  ,  menant  avec  lui  Salignac. 
Les  Duras  arrivèrent  un  moment  après,  6c  on  fe  battit  5,  le 
Vicomte  contre  de  Rofans ,  6>c  Duras  contre  Salignac.  Mais 
l'événement  fut  fi  malheureux  pour  le  Vicomte,  qu'il  refta 
comme  mort  fur  la  place ,  percé  de  plufîeurs  coups  qu'il  avoit 
reçus  dans  le  dos,  6c  dans  les  côtés.  Turenne  fît  grand  bruit 
de  ce  combat ,  6c  prétendit  qu'il  y  avoit  eu  de  la  furprife  3  que 
de  Rofans  portoit  une  cotte  de  maille  fous  fon  habit,  quoi- 
qu'il eût  aflùré  le  contraire ,  6c  que  des  gens  apoftés  l'avoient 
pris  en  traîtres.  C'efl  ce  qu'il  publia  dans  un  écrit  qui  parut  à 
cette  occafîon.  Sur-quoi  on  voulut  fçavoir  le  fentiment  de 
Henri  de  Monmorency  oncle  de  Turenne,  (1)  qui  setoit 
rendu  à  Agde$  &;  ce  Seigneur,  après  avoir  pris  l'avis  des 


(1)  François  de  la  Tour,  père  du 
Vicomte  dont  il  s'agit  ici ,  avoit  e'poufe' 
Eleonore  £tlle  ainée  du  Connétable  de 


Monmorency  ,  fœur  de  Henry  duc 
de  Monmorency,  qui  par  conféquent 
étoit  oncle  du  vicomte  de  Turenne. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.     77 

Gentilshommes  6c  Officiers  qui  étoient  à  fa  fuite ,  décida  le  - 
2  3 .  de  Mai ,  que  puilque  les  Duras  en  av oient  ufé  fi  indigne-  Henri 
ment  à  l'égard  du  Vicomte  ,  il  lui  étoit  permis  de  chercher      IIL 
à  tirer  vengeance  de  cet  aflaffinat  par  toute  autre  voie  que     1  579, 
celle  du  duel,  qui  eft  en  ufage  entre  Gentilshommes.  La  Reine 
mère  fut  outrée  de  cet  attentat ,  &  vouloit  faire  informer 
contre  les  deux  frères ,  qui  cependant  s'étoient  mis  en  fureté. 
Mais  le  vicomte  de  Turenne  la  pria  de  n'y  pas  fonger ,  &;  ar- 
rêta toutes  les  pourfuites. 

D'Agen  la  Reine  mère  parla  à  Touloufe ,  lieu  de  la  ré  fi- 
dence  du  Parlement  de  Languedoc ,  où  Jean  de  Monluc 
évêque  de  Valence  vint  la  faluer.  Ce  Prélat  avoit  eu  ordre 
de  la  Cour  l'année  précédente  de  paffer  dans  cette  province , 
pour  y  préparer  les  efprits  à  quelque  accommodement  j  &  il 
s'étoit  rendu  auprès  de  la  Reine  pour  l'informer  plus  parti- 
culièrement par  lui-même  du  fuccès  de  fa  négociation.  Ce 
fut-là  qu'il  tomba  malade,  accablé,  ou  de  vieillerie  ,  ou  des  Mort  Je  Jean 
travaux  qu'il  avoit  effuyésdans  tant  d'affaires  dont  il  avoit  été  évêauTck 
chargé  j  &il  mourut  peu  de  jours  après.  J'ai  fî  fouvent  parlé  Valence* 
avec  éloge  de  ce  grand  homme ,  que  je  croirois  me  rendre 
ennuyeux  fi  je  répétois  ici  ce  que  j'en  ai  déjà  dit.  Il  fufïïra 
qu'on  fçache  qu'il  étoit  également  eftimable  par  (es  talens  na- 
turels ,  &fon  érudition  ^  &:  qu'il  n'eut  jamais  rien  plus  à  cœur 
que  de  voir  la  paix  rétablie  dans  l'Eglife.  Deftiné  dès  fa  jeu- 
nefïèà  l'état  Eccléfiaftique,  à  peine  il  parut  à  la  Cour,  qu'on  le 
regarda  comme  capable  des  plus  grandes  affaires.  Ce  fut  par- 
là  qu'il  s'introduifit  dans  les  bonnes  grâces  du  cardinal  de 
Lorraine ,  qui  fe  faifoit  alors  un  plaifîr  de  protéger  à  la  Cour 
les  gens  d'eiprit,  &c  qui  le  fit  employer  dans  pluïieurs  ambaf- 
fades  ,  dont  il  s'acquitta  avec  beaucoup  d'habileté  &  de  bon- 
heur. Je  ne  parle  point  de  celle  d'Ecofle,  ni  de  quelques  au- 
tres. Il  eft  certain  qu'il  réuffit  admirablement  dans  celles  de 
Conftantinople  &  de  Pologne  ,où  contre  l'efpérance  de  tout 
le  monde  ,  malgré  les  brigues  de  tant  de  Princes  prétendans  à 
ce  grand  &;  piaffant  royaume ,  qui  par  la  mort  de  Sigifmond 
Augufte ,  décédé  fansenfans ,  dépendoit  du  choix  de  la  na- 
tion ,  il  fçut  écarter  tous  ces  concurrens  ,  &  réunir  tous  les 
fufFrages  en  faveur  de  Henri ,  alors  duc  d'Anjou.  Mais  ce 
Prince  >  qui  auroit  préféré  les  délices  de  la  cour  de  France  à 

Kiij 


7$  HISTOIRE 

— —  toutes  les  couronnes  du  monde,reconnut  fort  mal  un  fî  grand 

Henri  fervice.  Il  regarda  cette  éle&ion  ,  qui  le  combloit  de  gloire , 

III.       comme  un  exil  honorable  que  Tes  ennemis  lui  impofoient  pour 

1  579»     l'éloigner  ^  &  depuis  ce  tems  -là  il  ne  put  voir  de  bon  œil  celui 

à  qui  il  en  étoit  redevable.  Monluc  d'un  autre  côté,  qui  fe 

voyoit  déjà  dans  un  âge  avancé ,  oc  pour  qui  fa  difgrace  fem- 

bloit  être  un  averuifement  du  Ciel ,  qui  l'exhortoit  à  penfer  à 

la  retraite ,  eut  l'imprudence  de  ne  pas  profiter  à  tems  de  cette 

occaflon  -y  &:  il  eut  la  douleur  de  fe  voir  dans  un  âge  décrépie 

mourir  méprifé  dans  le  commerce  des  Dames  de  la  Cour , 

candis  qu'il  auroit  pu  fe  flater  de  jotiir  tranquillement  le  refle 

de  {es  jours  d'un  repos  honorable  dans  fondiocéfe. 

La  Reine  mère,  pendant  le  féjour  qu'elle  fit  à Touloufè , 
travailla  à  arranger  les  affaires  de  la  province.  Sur-tout  elle 
avertit  le  Parlement  d'ufer  à  l'avenir  de  moins  de  rigueur  ,  de 
de  fe  montrer  plus  favorable  dans  l'interprétation  du  dernier 
Editfait  en  faveur  des  Proteftans.  De-là  elle  prit  fa  route  par 
CarcafTonejôc  après  avoir  appaifé  les  troubles  qui  renaiffoient 
chaque  jour  dans  le  bas  Languedoc,  elle  fe  rendit  en  Dau- 
phiné ,  où  les  efprits  étoient  beaucoup  plus  en  mouvement. 
Henri  de  Monmorenci  duc  de  Damville  avoit  accompagné 
jtfette  PrincefTe  à  fon  départ  du  Languedoc,  dont  il  étoit  Gou- 
verneur ,  jufqu'à  Grenoble.  Ce  fut  là  qu'Emmanuel-Philibert 
duc  de  Savoie  vint  la  faluer.  Le  fujet  du  voyage  de  ce  Prince, 
qui  favorifoit  fous  main  les  defTeins  de  Bellegarde ,  étoit  d'ob- 
tenir une  audience  de  la  Reine  pour  la  préparer  à  la  jufHfïca- 
tion  que  ce  Maréchal  vouloit  faire  de  ce  qui  venoit  de  fe 
pafler  dans  le  Marquifat  de  Saluces. 
■Suite  des  Bellegarde  étoit  piqué  contre  la  Cour  par  les  raifons  que 
projets  du      ;>ai  rapportées ,  en  parlant  des  événemens  de  l'année  précé- 

Maréchai  de  ',       fcr\i  •  *  •  •    i     j-  j  * 

Bellegarde.  dente.  Il  avoit  eu  encore ,  comme  je  vais  le  dire  ,  de  nouveaux 
fujets  de  mécontentement ,  &;  il  ne  cherchoit  qu'une  occafîon 
de  s'en  venger.  Dans  cette  vue  il  avoit  ménagé  avant  la  mort 
de  de  Gordes  une  conférence  au  Buys  avec  lui  &;  le  fîeur  de 
l'Efdiguieres.  Cependant  il  ne  s'y  étoit  point  rendu,  &;  s'é- 
toit  retiré  à  Villeneuve  vis-à-vis  d'Avignon.  Là  cet  hom- 
me inquiet ,  &;  qui  ne  cherchoit  qu'à  brouiller ,  ne  fe  tint 
pas  long-tems  en  repos.  Il  forma  le  projet  de  furprendre  cette 
fiche  ville ,  dont  il  étoit  fi  proche  3  il  le  communiqua  à  Pierre 


E  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVÏII.    79 

F angier  fîeur  d'Anfelme  ,  à  Gaut ,  à  BefTerie ,  &  à  quelques  -    m.  '""  V 
autres  déterminés  comme  eux,  qui  nyavoient  rien  à  ménager  •  Henri 
&  foit  qu'il  ne  regardât  dans  cette  entreprife  que  Ton  intérêt       III. 
particulier-  foit  qu'il  voulût  par-là  gagner  entièrement  la     1579, 
confiance  des  Proteftans ,  qui  pouvoient  le  fervir  beaucoup 
dans  l'exécution  des  defleins  qu'il  méditoit ,  peu  s'en  fallut 
qu'il  neréùfsît.  En  effet  en  attaquant  le  Pape  fi  ouvertement  i 
il  ne  pouvoit  manquer  de  fe  brouiller  avec  la  Cour  ;  après 
quoi  il  ne  lui  refloit  plus  que  d'aller  fe  jetter  entre  les  bras  des 
Réformés ,  &  du  roi  de  Navarre ,  &:  d'implorer  leur  protec- 
tion contre  de  Ci  puiflans  ennemis.  Mais  le  complot  fut  dé- 
couvert j  on  arrêta  quelques-uns  des  complices  à  Avignon  i 
où  ils  furent  punis  j  <k  Pirrho  Malvezzi ,  que  le  Pape  envoya 
fur  ces  entrefaites  avec  de  nouvelles  troupes,s'étant  jette  dans 
cette  ville, rendit  inutile  le  projet  de  Bellegarde,  Cependant 
il  tira  un  avantage  de  cette  tentative^  car  comme  il  pafla  de-là 
par  le  Dauphiné  pour  fe  rendre  en  Piémont ,  ce  fut  pour  lui 
une  occafion  de  lier  une  amitié  plus  étroite  avec  l'Efdiguieres, 
dontleiecours  lui  fervoit  beaucoup  pour  l'exécution  de  ce 
qu'il  avoit  alors  en  tête. 

En  effet  la  conduite  que  la  Cour  avoit  tenue  depuis  avec 
lui ,  n'avoit  fervi  qu'à  l'aigrir  encore  davantage.  J'ai  dit  qu'a- 
vant le  dernier  Edit  de  pacification ,  êc  dans  le  tems  que  la 
Cour  faifoit  encore  la  guerre  aux  Proteftans  ,  depuis  que  le 
duc  de  Damville  avoit  abandonné  leur  parti ,  le  Roi  l'avoir 
mis  à  la  tête  d'une  armée  qu'il  devoit  partager  avec  le  maré- 
chal de  Bellegarde.  En  même-tems  S.  M.  avoit  fait  faire  an 
Duc  des  propofitions  qui  lui  étoient  glorieufes  en  apparence  «, 
&;  avantageufes  ;  mais  qui  dans  le  fond  ne  dévoient  avoir  au- 
cun fuccès.  Le  but  de  la  Cour  étoit  uniquement  de  tromper 
également  par  là  le  Duc  &  le  Maréchal.  Or  la  Reine  mère 
avoit  confeillé  au  Roi  de  fe  fervir  pour  cette  négociation  du 
miniftére  de  Bellegarde.  S.  M.  ofFroit  donc  à  Damville  de  lui 
céder  fes  droits  fur  le  Marquifat  de  Saluces ,  qu'il  tiendroic 
d'elle  à  foi  &  hommage,  à  condition  qu'il  fe  démettroit  du 
gouvernement  du  Languedoc ,  qui  feroit  partagé  entre  le 
maréchal  de  Bellegarde,&  Guillaume  de  Joyeufe  Lieutenant 
du  Duc ,  en  forte  qu'on  donneroit  à  ce  Seigneur  le  gouverne- 
ment du  haut  Languedoc  ,  &  que  le  Maréchal  auroic  celui  dvj 


tô  HISTOIRE 

bas,  qui  eft  beaucoup  plus  confldérable.  Or  en  faveur  de  ce 
Henri  changement  Bellegarde  dévoie  remettre  au  Duc  toutes  les 
j  j  j       villes  &  places  fortes  du  Marquifat. 

Damville ,  qui  fentit  auflitôt  quel  étoit  le  deffein  de  la  Cour, 
*'*'  ne  douta  point  de  la  fupercheriejmais  il  ne  fit  aucun  femblant 
de  s'enappercevoir.  Au  contraire  ,  il  fit  entendre  à  Bellegarde 
qu'il  étoit  prêt  d'accepter  le  parti  dès  que  la  guerre  feroit  ter- 
minée -y  6c  le  Maréchal  defon  côté  entretint  le  Roi  dans  cette 
efpérance.  Cependant  la  paix  fe  fit  ^  6c  on  mit  cette  affaire  en 
négociation.  On  tint  des  conférences  fecrétes  ,  où  l'onn'agif- 
foit  que  par  députés  j  mais  il  fe  prefentoit  beaucoup  d'obfta- 
cles  à  l'exécution  de  ce  derTein.  Le  Duc,  qui  ne  cherchoit 
qu'un  prétexte  honnête  pour  manquer  à  la  parole  qu'il  avoit 
donnée  fans  bleffer  le  reipecl:  qu'il  devoit  au  Roi ,  reprefen- 
toit  fur-tout  à  Bellegarde,  qui  prefToit  vivement  la  conclufion, 
que  les  loix  du  Royaume  ne  permettoient  pas  à  nos  Rois  d'a- 
liéner le  domaine  de  la  Couronne  ^  &  il  demandoit  en  confé- 
quence ,  qu'avant  toutes  chofes  ,  cette  échange  ,  ou  cette  cef- 
fionque  S.  M.  vouloit  lui  faire  ,  fût  autorifée  du  confente- 
ment  des  Etats  généraux,  6c  que  l'ade  même  de  cette  con- 
cefïïon  fût  enregiitré  folennellement  au  Parlement  de  Paris  , 
ôcà  celui  de  Grenoble.  La  Reine  mère  defon  côté,  qui  n'a- 
voit  point  du  tout  intention  d'en  venir  là ,  difoit  que  ce  que 
demandoit  le  Duc  ne  pouvoit  manquer  de  faire  beaucoup 
de  bruit  ;  qu'ainfi  il  étoit  beaucoup  plus  à  propos  de  com- 
mencer par  exécuter  le  projet  qu'on  avoit  formé  ^  après 
quoi  il  feroit  beaucoup  plus  aifé  d'obtenir,  6c  le  confentemenc 
des  Etats  ,  6c  l'enregiftrement  dans  les  parlements  du  Royau- 
me. Elle  ajoûtoit ,  que  pour  éviter  un  éclat  fâcheux  ,  il  feroit 
même  bon  de  n'en  venir  à  cette  exécution  qu'avec  de  gran- 
des précautions  5  qu'ainfi,  au  lieu  de  délivrer  d'abord  les  pla- 
ces du  Marquifat  à  Damville  ,  il  conviendroit  que  le  maré- 
chal de  Bellegarde  les  mît  d'abord  en  fequeftre  entre  les  mains 
de  celui  que  le  Roi  nommeroit  à  cet  effet ,  qui  les  rendroit  en- 
fuite  au  Duc,  aufîitôt  qu'on  auroit  obtenu  le  confentemenc 
des  Etats  ,  6c  l'enregiftrement  que  l'on  fouhaitoit.  Par- là  elle 
efpéroit  dépouiller  en  même  tems  Damville  6c  Bellegarde  du 
Marquifat  de  Saluces,  6c  du  gouvernement  de  Languedoc  -y 
après  quoi  le  Roi  feroit  le  maître  d'en  difpofer  en  faveur  de 
«jui  bon  lui  fembleroit;  Anne 


DE  J.  A.  DE  THO  U,Liv.  LXVIII.      8% 

Anne  de  Joyenfè  demandoit  pour  Ton  père  le  gouverne-  '      » 

ment  tout  entier  du  Languedoc.  Bernard  de  Nogaret  de  la  Henri 
Valette  ,  frère  de  Jean-Louis  de  Nogaret ,  briguoit  de  Ton       III. 
côté  celui  du  Marquifat  de  Saluces.  Cependant  au   milieu      1579» 
de  tout  cela  le  Maréchal ,  que  Ton  ambition  avoit  aveuglé, 
ne  fe  doutoit  point  encore  du  piège  qu'on  lui  tend  oit ,  6c  dont 
le  Duc  s'étoit  apperçi.  Au  contraire,  comme  il  fouhaitoit 
avec  pafïïon  de  voir  cette  affaire  terminée  ,  il  permit  fans  dif- 
ficulté à  Charle  de  Birague  ,  frère  du  cardinal  René  de  Bira- 
gue ,  que  le  Roi  avoit  nommé  pour  tenir  le  Marquifat  en  fè- 
queftre  ,  de  fe  mettre  en  poiTeffion  de  la  ville  &  du  château  de 
Saluces.  Mais  lorfqu'on  voulut  faire  la  même  chofe  en  Lan- 
guedoc ,  DamviJle  s'y  oppofa  ,  &;  voulut  s'afliirer  auparavant 
duconfentement  des  Etats,&:  de  l'approbation  des  Parlemens 
du  royaume. 

Ce  fut  alors  que  Bellegarde  s'apperçut  qu'il  étoit  la  dupe 
des  deux  partis,  que  lui-même  avoit  defïèin  de  tromper. Cette 
découverte  ne  fervit  qu'à  l'outrer  davantage  j&  il  prit  dès-lors 
la  réfolution  de  fe  venger  à  force  ouverte  de  Tinjuftice  qu'on 
lui  faifbit.  Il  négocia  avec  rEfdiguieres  -y  fe  ligua  avec  lui  $  de 
parlant  les  Alpes,  il  marcha  à  Carmngnol  qu'il  fit  aufîitôt 
fortifier ,  fans  attendre  pour  cela  permiffion  de  la  Cour.  En 
même-tems  on  travailloit  auffi  par  ihs  ordres  à  mettre  Ravel , 
Dragoniero,  Cental,6c  Demont  en  état  de  défenfe.  Enfin 
voyant  qu'il  s'étoit  trop  avancé  pour  pouvoir  fe  flatter  d'un 
retour  fincére  du  côté  de  la  Cour ,  il  fe  livra  abfolument  aux 
confeils  du  duc  de  Savoye  -y  &  fous  ombre  de  vouloir  prendre 
le  parti  des  Proteftans ,  il  commença  férieufement  à  traiter 
avec  les  ennemis  de  la  France.Ce  que  je  rapporte  ici,  je  le  tiens 
aurefte  delà  propre  bouche  de  Mathurin  Chartier.  C'étoit 
un  homme  fans  probité  &  fans  honneur ,  qui  après  avoir 
été  quelque  tems  fécretaire  du  duc  de  Damville,  fut  employé 
par  le  Maréchal  de  Bellegarde  dans  l'affaire  dont  je  parle ,  &: 
mourut  enfin  comme  il  avoit  vécu  ■  &  ce  fut  lui-même  qui  me 
raconta  toutes  ces  circonftances  dans  un  voyage  que  nousfî- 
mes  eniemble  en  Languedoc. 

Pour  mieux  cacher  fon  deffein ,  le  Maréchal  leva  des  trou- 
pes dans  la  Vallée  d'Angrogne ,  de  Pragelas,  &  de  Queras 
ou  Chierafco ,  qui  font  prefque  toutes  Proteflantes.  Outre 
Tome  VIII.  L 


82  HISTOIRE 

._  cela  l'Efdiguieres  lui  envoya  douze  cens  hommes  de  pîed  ,  & 

Henri  trois  cens  chevaux  commandés  par  la  Tour  Gouvernée  Enfin 
III.  il  tira  encore  des  levées ,  qui  avoient  fervi  fous  lui  deux  ans 
1579*  auparavant  au  fiége  de  Nîme,  ce  qu'il  y  avoit  de  meilleurs 
foldats  ,  donc  il  donna  le  commandement  à  d'Anfelme  ,  à 
Gaut ,  à  BefFerie.  Balthafar  Flote  comte  de  la  Roche  fe  ren- 
dit même  auprès  de  lui  -y  en  forte  qu'il  forma  une  petite  ar- 
mée compofée  d'environ  fix  mille  hommes  de  pied ,  &;  cinq 
cens  chevaux. 

A  la  tête  de  ces  troupes  le  Maréchal  fortitde  Carmagnol , 
fuivi  de  douze  pièces  d'artillerie  ,  &:  marcha  droit  à  Saluées , 
où  commandoit  Charle  de  Birague.  A  ion  approche  ce  Gou- 
verneurabandonna  la  ville ,  &  ïe  retira  dans  le  château,  mais 
il  n'y  tint  pas.  Il  fe  rendit  des  qu'il  vit  le  canon  3  de  repafla 
auffitot  en  France.  Après  fon  départ ,  Bellegarde  rentra  aifé- 
ment  en  poiFeffion  de  toutes  les  autres  places  du  Marquifat- 
En  même-tems ,  pour  garder  toujours  les  mêmes  dehors,  il 
écrivit  à  la  Cour  le  premier  jour  d'Août ,  pour  juftifler  fa  con- 
duite j  apportant  pour  prétexte  de  cette  violence  les  infultes 
perfonnelles  qu'il  avoit  reçues ,  difoit-il ,  de  la  maifon  de 
Birague  3  &  prétendant  qu'il  y  alloit  de  la  gloire  du  Roi  &  de 
fbn  honneur,  de  ne  pas  foufFrir  qu'un  homme  comme  lui ,  que 
S.  M.  avoit  honoré  de  la  dignité  éclatante  dont  il  étoit  re- 
vêtu ,  devint  le  jouet  de  quelques  étrangers  r  dont  la  fidélité 
pouvoit  juftement  être  fuïpecle  à  la  France. 

Tout  cela  avoit  précédé  l'arrivée  de  la  Reine  en  Dauphiné  5 
&  c'en:  ce  qui  empêcha  Bellegarde  de  fe  rendre  auprès  d'elle  à 
Grenoble.  Mais  le  duc  de  Savoye  y  fuppléa  ,  &  fervit  parfai- 
tement fon  ami  en  fon  abfence  ,  fous  prétexte  d'être  venu 
uniquement  pour  rendre  vifite  à  cette  PrincefTe,  il  fonda  fes 
fèntimens  à  l'égard  du  Maréchal.  Il  lui  reprefenta ,  qu'elle  ne 
devoit  pas  lui  faire  un  crime  de  ce  qu'il  n'avoit  pas  obéï  à  l'or- 
dre qu'il  avoit  reçu  de  fe  rendre  auprès  d'elle  3  que  c'étoit  un 
efFet  de  la  crainte  qu'il  avoit  de  ne  pouvoir  rentrer  dans  fes 
bonnes  grâces ,  &  dans  celles  du  Roi;  que  cette  défiance  étoit 
pardonnable  ,  puifqu'elle  étoit  fondée  fur  tout  ce  qui  s'étoit 
parle  3  qu'au  refte  elle  s'efFaceroit  à  la  première  entrevue'  que 
S.  M.  voudrait  bien  lui  accorder-  mais  qu'il  fouhaitoit  d'avoir 
toutes  fes  fûretés  3  qu'ainû  au  cas  qu'elle  eut  pour  agréable 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.        83 

que  le  Maréchal  vint  la  trouver  à  Monluel  en  Breflè ,  place  ,-i 

appartenante  au  Duc ,  il  s'engageoit  à  le  lui  amener.  Henri 

La  Reine  mère  avoit  déjà  eu  quelque  vent  des  defTeins  per*.  III. 
nicieux  que  formoit  le  Maréchal.  D'ailleurs  elle  appréhen-  x  -7 
doit  tout  du  caractère  de  cet  homme  ambitieux.  Ainfi  comme 
elle  vit  qu'il  falloitfè  réfoudre  à  traiter  tête-à-tête  avec  lui, 
elle  accepta  le  parti  avec  d'autant  moins  de  peine ,  qu'ayant 
deflein  de  fe  rendre  à  Lyon  ,  elle  ne  feroit  pas  là  fort  éloignée 
de  Monluel.  On  prit  donc  jour  pour  cette  entrevue  5  après 
quoi  le  Duc  partit  pour  aller  rendre  compte  à  Bellegarde  du 
fuccès  de  fa  négociation.  Avant  que  de  quitter  la  Reine  ,  ce 
Prince  lui  jettaaufïi  quelques  mots  de  fes  droits  fur  le  Mar- 
quifat de  Saluces.  Il  y  avoit  quatre  ans  que  le  Roi  lui  avoit 
rendu  Pignerol  &;  Savillan.  Ce  fut  pour  lui  comme  un  degré 
dont  il  fe  fervit  pour  former  de  plus  grandes  prétentions.  Il 
demandoit alors  le  Marquifat  même  ,  &  c'étoit  un  prétexte 
qu'il  cherchoit  pour  faire  une  querelle  à  la  France ,  ou  pour 
juftifier  les  troubles  que  cette  difputc  ne  manqua  pas  de  faire 
naître  peu  de  tems  après. 

Aufîïtôt  que  la  Reine  mère  fut  arrivée  à  Lyon  ,  Charle 
de  Birague,  Mario  &  Louis  de  Birague  les  coufîns ,  vin- 
rent l'y  laluer.  Ils  étoient  fuivis  de  ces  familles  d'Italie ,  qui 
pour  avoir  autrefois  pris  le  parti  de  la  France,avoient  été  obli- 
gées d'abandonner  leurs  biens  &  leurs  maifons ,  &  avoient 
trouvé  dans  le  Marquifat  de  Saluces  un  nouvel  établiïlèment , 
qui  depuis  long^temsleur  tenoitlieu  de  patrie.  Tous  ces  Ita- 
liens, que  Bellegarde  venoit  de  chafTer  honteufementdu  Mar- 
quifat ,  firent  de  grandes  plaintes  contre  lui.  Ils  l'acculèrent 
déformer ,  de  concert  avec  le  duc  de  Savoye  ,  &:  par  confé- 
quent  avec  la  cour  d'Efpagne,  des  projets  fecrets  contre 
l'Etat  ^  aflîirant  que  l'intelligence  qu'il  vouloit  paroître  en- 
tretenir avec  les  Proteftans  n'étoit  qu'une  pure  feinte  dont  il 
les  amufoit ,  eux ,  &:  la  France ,  tandis  qu'il  ne  penfoit  qu'à 
livrer  la  frontière  aux  Efpagnols. 

Comme  cesaccufations  venoient  de  gens  aigris  perfonnel- 
lement  contre  le  Maréchal ,  elles  ne  furent  pas  fort  écoutées , 
ôc  elles  n'empêchèrent  pas  la  Reine,  lorfque  le  jour  marqué 
pour  l'entrevue  fut  arrivé ,  de  partir  pour  Monluel  avec  une 
grande  fuite.    Outre  ceux  dont  j'ai  déjà  parlé ,  elle  étoit 

Lij 


$4  HISTOIRE 

accompagnée  de  Charle  de  Lorraine  duc  de  Mayenne ,  de 

Henri  François  Mandelot  gouverneur  du  Lyonnois ,  de  Laurent  de 
III-  Maugiron ,  6c  de  Jean  de  Belliévre  premier  Préfident  du  Par- 
i  J72.  lement  de  Grenoble.  Le  duc  de  Savoyes'y  rendit  le  dernier  , 
amenant  avec  lui  Bcllegarde,  comme  on  en  étoit  convenu. 
Ce  Maréchal ,  pour  cacher  fous  cette  apparence  de  liaifon 
qu'il  fembloit  avoir  avec  les  Réformés  des  deffeins  beaucoup 
plus  criminels,  avoit  exprès  fait  venir  avec  lui  les  députés  des 
Eglifes  Protefbntes  du  Dauphiné.  Il  eut  d'abord  une  au- 
dience particulière  de  la  Reine  mère  ,  dans  laquelle  il  tra- 
vailla à  fe  jufHfïer  auprès  d'elle  des  projets  dont  on  l'accufoit, 
&  ii  crut  y  avoir  réùfli.  Cette  PrincefTe  d'un  autre  côté,  qui 
fe  voyoit  obligée  de  fe  contenter  de  fes  excufes ,  quelles  qu'el- 
les fuilènt ,  parut  goûter  fes  raifons  3  6c  on  penfa  enfuite  aux 
moyens  de  faire  exécuter  le  dernier  Edit  dans  la  Province. 

Les  Proteftans  commencèrent  par  faire  de  grandes  plain- 
tes de  ce  qu'on  n'y  avoit  aucun  égard ,  6c  qu'on  le  violoit  par- 
tout impunément.  D'un  autre  côté  ,  Bellegarde  qui  fembloit 
ne  fouhaiter  que  la  paix,  vouloit  paroître  prendre  leurs  inté- 
rêts fort  à  cœur.  Enfin  après  bien  des  difputes ,  où  on  rît  pa- 
roître beaucoup  d'animofité ,  on  n'arrêta  rien.  On  remit  à 
une  autre  occafion  la  décifion  de  cette  affaire  3  6c  on  convint 
feulement  qu'en  attendant  on  ne  feroit  aucune  innovation  ; 
&  que  ,  fauf  le  droit  des  parties ,  les  chofes  refteroient  fur  le 
même  pied  ,  jufqu'à  ce  que  S.  M.  bien  informée  en  eût  au- 
trement ordonné.  Tout  le  monde  fe  fépara  enfuite  ,  plus  dif- 
pofé  à  la  vengeance  qu'à  la  paix. 
Mort  <k       5ur  ces  entrefaites,  on  reçut  la  nouvelle  de  la  mort  de 

Maréchal  de  .      .  r,7     .    -,  ,  -r  1    • 

Monmo-       François  de  Monmorency.  C  etoit  de  tous  les  coumfans  celui 
ruicy.  qUi  méritoit  le  plus  la  confiance  du  Roi.  Sa  Religion  ,  fon  at- 

tachement pour  le  bien  public ,  fa  grandeur  d'ame ,  fa  libéra- 
lité ,  fon  courage,  fon  génie,  fon  érudition  même,  talent 
bien  rare  dans  les  perfonnes  de  cette  condition ,  fà  fermeté , 
fa  droiture  inébranlable  -y  tant  de  belles  qualités  ne  laiffoient 
à  défirer  pour  lui,  que  des  tems  plus  heureux,  des  maîtres  plus 
fenfîbles  au  vrai  mérite ,  6c  une  plus  longue  vie.  L'ancienne 
inimitié  qui  régnoit  entre  famaifon  6c  celle  des  princes  Lor- 
rains ,  6c  qui  jointe  au  danger  où  la  Religion  fe  trouvoit  alors, 
donna  ,  dit-on ,  naifTance  à  nos  guerres  civiles ,  l'engagea 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Li  v.  LXVIII.      8 y 

d'abord  à  employer  toute  cette  prudence  ôc  cette  grandeur  _ 
d'ame  qui  lui  étoient  naturelles  pour  déconcerter  leurs  def-  Henri 
feins ,  aufquels  il  s'oppofa  avec  la  dernière  vigueur.Obligé  de  III. 
foûtenir  les  intérêts  de  fon  rang  contre  de  fi  puiflans  adver-  i  C70 
faires ,  il  méprifa  également  la  haine ,  &:  la  faveur  du  peuple , 
qui  n'eft  guéres  recherchée  que  par  des  facfieux  ,  &c  prie  hau- 
tement le  parti  du  prince  de  Condé  ,  &  de  les  coufins.  Par-là 
il  fe  fit  beaucoup  d'ennemis  ,  parce  que  bien  des  gens  s'imagi- 
nèrent qu'il  favorifoit  les  Proteftans.  Du  refle  il  fut  toujours 
le  défendeur  zélé  de  l'autorité  royale,comme  il  le  montra  bien 
à  la  Saint  Barthélémy  ,  lorfqu'il  obligea  le  cardinal  de  Lor- 
raine ,èt  Henri  de  Guife,  de  fortir  de  Paris,  parce  qu'il  les 
avoit  trouvés  faifis  d'armes  défendues.  Il  fembloit  que  les 
Princes  de  cette  maifon  n'oublieroient  jamais  cet  affront;  ce- 
pendant ils  fe  réconcilièrent  avec  lui  après  fa  fortie  de  la  Baf. 
tille  -,  &  il  parut  que  c'étoit  fincérement.  En  effet  quelques 
mois  avant  fa  mort ,  le  Maréchal  ayant  été  attaqué  d'Apo- 
plexie dans  le  Louvre  môme  ,  où  il  avoit  fon  appartement ,  le 
duc  de  Guife  pafla  toute  la  nuit  au  chevet  de  fon  lit,  &:  lui  ren- 
dit tous  les  fervices  qu'on  peut  attendre  d'un  véritable  ami.  Il 
alla  auffi  très-fouvent  le  voir  à  Chantilly  ,  où  on  le  transporta, 
des  que  fa  fanté  fut  un  peu  rétablie  j  &  quoiqu'il  n'y  eût  plus 
rien  à  en  efpérer  ,  il  lui  donna  tous  les  témoignages  pofîibles 
d'un  attachement  vraiment  fincére.  Enfin  dès  qu'il  fut  de 
retour  des  Etats  de  Normandie  ,  oi;  le  Roi  l'avoit  envoyé  , 
parce  qu'on  craignoit  quelque  foulevement  dans  cette  pro- 
vince, il  eutuneieconde  attaque  dans  fon  château  d'Ecoùan 
le  6.  de  Mai ,  àc  ce  grand  homme  mourut,  à  peine  âgé  de  cin- 
quante ans  ,  emportant  avec  lui  le  titre  glorieux  de  dernier 
des  François.  Ceux  qui  lui  étoient  le  moins  affè&ionnés  pen- 
dant fa  vie,  pleurèrent  fa  perte  3  6c  le  Roi  le  regretta  encore 
long-tems  après  dans  ces  tems  malheureux  ,  qui  marquèrent 
les  dernières  années  de  fonrégne. 

On  donna  à  cet  excellent  homme  un  fucceflèur  bien  diffé- 
rent de  lui.  Ce  fut  Villequier,  qui  fur  ces  entrefaites  fe  ren- 
dit auprès  de  la  Reine-mére.  Il  étoit  chargé  d'ordres  fecrets 
pour  cette  PrincefTe  j  ôc  ce  fut  pour  lui  une  occafion  de  venir 
partager  les  libéralités  que  le  duc  de  Savoye  faifoit  aux  dé- 
pens de  l'argent  de  Philippe  ,  dont  il  fe  fervoit  habilement  ? 

Liij 


86  HISTOIRE 

»  pour  mettre  dans  fes  intérêts  la  plupart  des  Seigneurs  de  la 
Henri  Cour  &  des  Minières.  En  même  tems ,  le  duc  de  Mayenne 
III.  tranfigea  avec  ce  Prince  pour  le  comté  de  Tende  ,  dont  Ton 
i  c-jq,  époufè  venoit  d'hériter  par  la  mort  de  fon  péreHonoré  deSa- 
voye ,  marquis  de  Villars  ,  amiral  de  France.  Ce  fut  une  pré- 
varication manifefte  de  la  part  de  la  Reine  de  permettre 
qu'on  tranfportât  à  un  Prince  étranger  qui  penfoit  dès-lors 
à  s'enrichir  de  nos  dépouilles ,  un  domaine  fi  confidérable 
fitué  fur  nos  frontières  ,  &;  très-propre  à  les  étendre.  Mais 
elle  ne  put  refufer  cette  complaifance  aux  follicitations  d'An- 
ne d'En:  femme  de  Jacque  de  Savoye  duc  de  Nemours  ,  dont 
elle  avoit  deux  fils  ,  &  mère  du  duc  de  Mayenne  ,  qui  vouloit 
par  là  faire  plaifir  au  duc  de  Savoye  ,  quoi  qu'il  en  pût  coû- 
ter au  Royaume.  D'un  autre  côté  le  duc  de  Mayenne  con- 
fentit  volontiers  à  ce  tranfport.  Il  formoit  dès-lors  de  vaft.es 
projets  ,  &:  il  fut  bien  aife  de  trouver  cette  occalion  d'obli- 
ger ce  Prince  qui  étoit  l'émifTaire  de  Philippe  ,  &  de  fè  l'at- 
tacher par  un  fervice  fi  important. 

Après  le  départ  de  la  Reine  mère  de  Monluel ,  le  duc  de 
Savoye  reprit  aufli  la  route  de  fes  Etats.  Pour  le  maréchal  de 
/  Bellegarde  ,  il  voulut  paiTer  d'abord  par  le  Dauphiné ,  afin 

de  conférer  avec  l'Efdiguiéres,  &  lui  confirmer  de  bouche  la 
parole  qu'il  avoit  donnée  aux  Proteflans.  Il  lui  repréfenta 
que  tout  le  difpofoit  à  la  guerre ,  lui  promit  de  ne  point  l'aban- 
donner ,  &;  fit  fî  bien  qu'il  l'engagea  à  députer  conjointe- 
ment au  roi  de  Navarre ,  pour  le  prier  ,  au  cas  que  les  fervices 
du  Maréchal  lui  fuiTent  agréables ,  de  lui  envoyer  un  plein 
pouvoir  pour  faire  la  guerre  en  Dauphiné  ,  en  Provence ,  àC 
dans  le  Lyonnois.  Bellegarde  chargea  de  cette  commilîion 
Montberault,  que  les  Proteflans  firent  accompagner  par  Ca- 
lignon.  Montberault  fut  très-bien  reçu  du  roi  de  Navarre  , 
à  qui  Calignon  avoit  ordre  de  l'Efdiguiéres  de  confeiller  dyQn. 
ufer  ainfi  j  &  ce  Prince  lui  accorda  le  pouvoir  qu'on  deman- 
doit,  pour  fervir  au  Maréchal  au  cas  qu'on  fût  obligé  d'en 
venir  aux  armes  j  enfuite  on  le  congédia.  Pour  Calignon,  il 
refta  auprès  du  roi  de  Navarre. 

Cependant  Bellegarde  avoit  repafTé  les  Alpes  dès  la  fin  de 
Septembre ,  &:  s'étoit  rendu  à  Carmagnol.  Déjà  fa  fuite 
commençait  à  devenir  plus  nombreufe ,  Se  approchoit  de  celle 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.     87 

d'un  petit  Souverain.  Il  recevoitincefïamment  des  couriers  de 
Milan ,  &  d'autres  endroits  fufpects.  Toutes  ces  circonftances  Henri 
firent  conjé&urer  à  ceux  des  Proteftans  qui  avoient  quelque       III. 
expérience  ,  que  le  Maréchal  avoit  en  tête  des  deffeins  tout      1579. 
dirFérensdeceux  qu'il  faifoit  paroître.  L'Efdiguieres, qu'on  ne 
pouvoit  tromper  long-terns,  informa  même  le  roi  de  Navarre 
qu'on  découvroit  chaque  jour  de  nouvelles  preuves ,  qui  con- 
fîrmoient  qu'on  ne  devoit  point  fe  fier  à  Bellegarde.  Mais  le 
décès  imprévu  de  ce  Maréchal  qui  arriva  fur  la  fin  de  l'an- 
née, les  délivra  de  l'inquiétude  qu'il  leur  donnait.  La  débau- 
che le  perdit  3  6c  la  mort  en  terminant  fes  jours  arrêta  le  cours 
de  ces  vaftes  projets  qu'il  méditoic  contre  la  France. 

En  même-temsleroi  de  Navarre  convoqua  uneafTemblée  ^es  E^HfoC 
des  Eglifes  Proteftantes  à  Mazere  dans  le  Comté  de  Foix.  Le  protcftanres 
duc  de  Damville ,  à  qui  nous  donnerons  dorefnavant  le  nom  *  Mazere. 
de  Monmorency  ,  s'y  rendit  le  9.  de  Novembre  ,  fuivi  de  Ni- 
colas d'Angennes  de  Rambouillet ,  6c  de  Jean-Baptifte  Gua- 
dagne,  que  la  Reine  mère  avoit  nommes  pour  l'accompa- 
gner,  avec  Odet  de  Foix  comte  de  Carmain  ,  François  de  la 
la  Vallete  de  Cornuflè  ,  6c  plufieurs  autres.  Le  defîèin  de  Ton 
voyage  étoit  de  porter  au  Prince  les  plaintes  des  Etats  de  Lan- 
guedoc qu'il  venoit  de  tenir  à  Carcaflbne.  En  effet  quelque 
tems  auparavant  les  Proteftans  s'étoient  emparés  de  la  plu- 
part des  petites  places  qui  font  autour  de  Pezenas ,  d'où  ils 
faifoient  des  courfes  dans  tous  les  environs ,  6c  exerçoient  une 
infinité  de  brigandages.  Ainfi  il  demandoit  d'abord  qu'il  lui 
fut  permis  de  châtier  ces  perturbateurs  du  repos  public ,  fans 
que  le  Prince  le  trouvât  mauvais ,  ni  que  pour  cela  il  pût  être 
cenfé  contrevenir  au  dernier Edit.  Il  ajouta  un  autre  article, 
ôc  demanda  enfuite  que  les  Proteftans  remifîent  les  villes  6c 
places  de  fureté  ,  qui  ne  leur  avoient  été  accordées  que  pour 
un  tems,  au  bout  de  ce  terme  expiré. 

Ces  proportions  louffrirent  bien  des  difficultés  ^  enfin  on 
accorda  le  premier  article  avec  beaucoup  de  peine.  Pour  ce 
qui  eft  du  fécond ,  qui  regardoit  la  reftitution  des  places ,  on 
lerefufa  nettement  ^  6c  on  s'en  remit  à  la  decifion  de  S.  M.  à 
qui  le  roi  de  Navarre  dit  qu'il  avoit  envoyé  des  députés. 
Après  cela  Monmorency, qui  pendant  cette  négociation  avoit 
logé  à  Beaupuy ,  en  partit  le  2 1 .  de  Novembre  ,  6c  reprit  la 


8  3  HISTOIRE 


■'  route  du  Languedoc.  Pour  le  roi  de  Navarre,  il  reftaà  Mar 

Henri  zere,où  il  reçue  les  remontrances  des  députés  desEglifes  Pro- 
III.  teftantes ,  qui  fe  plaign oient  que  dans  la  plupart  des  provinces 
j  c-ja.  on  négligeoit  d'obferver ,  ou  même  qu'on  violoit  ouverte- 
ment le  dernier  Edir.  Ces  plaintes  partagèrent  les  avis  de 
l'aflemblée.  Les  uns  vouloient  qu'on  prît  aufîitôt  les  armes, 
D'autres  prétendoient  qu'il  ne  falloit  pas  fe  prefîer  de  faire  un 
éclat  qui  ne  feroit  pas  avantageux  au  parti ,  6c  dont  le  fuccès 
étoit  incertain  -y  6c  qu'on  ne  devoit  en  venir  là  qu'à  la  dernière 
extrémité.  Enfin  on  convint,  que  puif qu'on  n'avoit  tiré  aucun 
avantage  de  l'entrevue  de  Monluel ,  puifque  les  Gouverneurs 
ni  les  Parlemens  du  Royaume  ne  fe  metroient  pas  en  peine 
d'obferver  les  articles  arrêtés  dans  la  conférence  qui  venoic 
de  fe  tenir  à  Nerac  ,  6c  qu'on  négligeoit  de  mettre  le  dernier 
Edit  à  exécution, on  fe  prépareroit  à  la  guerre  -y  que  cependant 
on  attendroit  à  fe  déclarer ,  qu'on  eût  envoyé  encore  de  nou- 
veaux députés  à  la  Cour ,  pour  s'augurer  des  dernières  inten- 
tions de  S.  M.  afin  de  tenter  tous  les  moyens  de  s'accommo- 
der à  l'amiable  -}  6c  que  fi  toutes  ces  démarches  ne  réufîiffoient 
point ,  on  commenceroit  alors  les  hoftilités  au  tems  Se  au 
jour  que  le  roi  de  Navarre  marqueroit. 

On  fit  un  arrêté  de  cette  réfolution ,  qui  fut  tenue  fecrette. 
Enfuite  le  roi  de  Navarre  prit  en  particulier  Antoine  de  Pleix 
fieur  de  Lecques ,  député  desEglifes  du  Languedoc  ,  &c  Ca- 
lignon  député  du  Dauphiné  ^  caffa  en  leur  prefence  deux 
écus  d'or  ,  dont  il  retint  deux  moitiés  3  6c  leur  donna  les  deux 
autres  ,  avec  ordre  de  les  rendre ,  l'une  à  François  de  Châtil- 
lon  fils  de  l'Amiral  de  Coligny ,  l'autre  à  l'Efdiguieres ,  Se  de 
leur  dire  que  qui  que  ce  fût  qui  leur  portât  dans  la  fuite  les 
deux  moitiés ,  qu'il  confervoit ,  ils  eufTent  à  recevoir  de  lui 
l'ordre  pour  le  jour,  6c  la  manière  de  commencer  la  guerre. 
Il  ajouta,  qu'en  prenantainfienmême-tems  les  armes  de  tou- 
tes parts  ,  ilsfe  rendroient  formidables  à  leurs  ennemis  ;  que 
cela  leurfaciliteroit  la  prife  de  quelques  villes  ^  6c  qu'ils  ne  fe 
déclareroient  de  la  fferte  que  par  une  action  d'éclat ,  qui  in- 
flueroit  fur  toute  la  fuite  de  la  guerre.  Après  cela  ce  Prince 
congédia  les  Députés,  qui  reprirent  le  chemin  de  leurs  pro- 
vinces avec  encore  un  refte  d'efpérance  de  voir  quelque  ac~ 
commodément  ^  mais  du  refte  bien  réfolus  de  ne  rien  négliger 

pour 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.      89 

pour  fe  préparer  à  la  guerre.  En  effet  elle  fè  ralluma  au  mois  - 

d'Avril  de  Tannée  fuivante  ,  à  l'occafîon  que  je  rapporterai  Henri 
en  parlant  de  cet  événement.  1 1 1* 

Cependant  la  Reine  mère  étoit  déjà  à  la  Cour,  où  elle     1  579. 
avoit  été  précédée  du  duc  d'Anjou.  En  effet,ce  Prince  s'y  étoit     Retour  ju 
rendu  en  porte  le  1  6.  de  Mars ,  contre  l'avis  de  la  plus  grande  duc  d'Anjou 
partie  de  ceux  qui  lui  étoient  affe&ionnés  j  &  Ton  arrivée  fut  a  la  Cour' 
fi  imprévue ,  que  quoiqu'il  eût  paffé  la  nuit  au  Louvre  lorf- 
que  cette  nouvelle  fe  répandit  le  lendemain  matin  ,  comme 
on  fçavoit  que  le  Duc  n'étoit  pas  bien  avec  le  Roi  Ton  frère  , 
elle  parut  11  peu  probable ,  qu'on  fit  pour  &  contre  des  paris 
très-confidérables.   Ce  retour  ,   qui  marquoit  allez  que  le 
Prince  étoit  fans  défiance ,  fit  beaucoup  de  plaifirà  Henri, 
qui  ne  penfoit  plus  qu'à  s'abandonner  à  la  molleffe ,  &  qui 
pour  acheter  ion  repos  à  quelque  prix  que  ce  fût  ,auroit  dans 
le  moment  accordé  à  fon  frère  tout  ce  qu'il  auroit  voulu,pour- 
vû  qu'il  lui  eût  promis  de  ne  plus  troubler  le  Royaume.  En 
effet ,  cette  dernière  démarche  du  Prince  avoit  effacé  dans  le 
cœur  du  Roi  tout  le  reffentiment  du  paffé ,  &  dilïipé  pour  le 
prefent  tous  les  ombrages  qu'il  avoit  pu  avoir. 

D'un  autre  côté  le  duc  d'Anjou,  qui  ne  manquoitpas 
d'habileté  ,  &  qui  n'étoit  pas  fâché  qu'on  le  fçût ,  profita  de 
l'occafîon.  Il  fûpplia  le  Roi  de  lui  être  favorable  dans  la 
recherche  qu'il  faifoit  de  la  Reine  Elifabeth  ,  &  de  ne  point 
s'oppofer  aux  levées  qu'il  avoit  deffein  de  faire  dans  le  Royau- 
me pour  pafTer  en  Flandre.  La  Reine  mère,  qui  ne  rouloit 
que  de  varies  deffeins ,  joignit  {qs  inftances  à  celles  du  Prince  , 
éc'û  obtint  tout  ce  qu'il  voulut.  Ainfî  il  partit  de  la  Cour  au 
mois  d'Août  avec  allez  peu  de  fuite  ,&:  pana  en  Angleterre  , 
où  il  fut  fort  bien  reçu  de  la  Reine  Elifabeth  ,  qui  lui  fit  efpé- 
rer  de  l'époufer.  C'eft  fur  ce  fondement  que  l'année  fuivante 
le  Roi  envoya  une  célèbre  ambaflade  à  cette  Princeffe ,  ôc  les 
articles  du  contrat  de  mariage  furent  même  drefïes. 

Tandis  que  le  Prince  étoit  encore  à  la  Cour ,  il  montra  au 
Roi  en  badinant,  des  lettres  que  lui  écrivoit  Louis  de  Cler- 
mont  d'Amboife  fieur  de  Bufîy.  Comme  ce  Seigneur  étoit 
fort  familier  avec  fon  jeune  maître ,  il  lui  mandoit  qu'il 
avoit  tendu  des  rets  à  la  bêre  du  Grand-Veneur,  èc  qu'il  la 
tenoit  dans  fes  filets.  Or  cette  bête  du  Grand-Veneur  étoit 
Tome   FI  IL  M 


9o  HISTOIRE 

la  femme  de  Charie  de  Chambes  comte  de  Monforeau ,  à 
Henri  qui  le  duc  d'Anjou  avoic  donné  cette  charge  à  larecomman- 
III.       dation  de  BufTy.   Le  Roi  avoit  gardé  ces  lettres  ,  6c  comme 
i  579.     U  F  avoic  déjà  long-tems  qu'il  en  vouloit  à  Bufïy  ,  dont  il  ne 
pouvoit  fupporter  la  fierté  &  la  pétulance  ,  il  réfolut  de  fai- 
iir  cette  occafion  pour  fatisfaire  ion  rellentiment.  En  efFet 
pendant  que  BuiTy  étoit  à  la  Cour,  il  infultoit  hardiment 
tout  ce  qu'il  y  avoit  de  Dames  6c  de  Seigneurs  ,  comptant  fur 
une  certaine  réputation  de  bravoure  qui  le  faifoit  redouter. 
-.11  n'étoit  pas  plus  aimé  dans  la  Province.  Depuis  qu'il  s'étoit 
mis  à  la  fuite  du  duc  d'Anjou  &;  qu'il  avoit  obtenu  de  ce  Prin- 
ce le  gouvernement  du  château  d'Angers  ,  une  des  plus  fortes 
places  de  toute  la  contrée ,  6c  qui  fert  de  boulevard  à  cette 
grande  ville  ,  il  s'étoit  rendu  odieux  aux  Bourgeois ,  6c  même 
aux  habitans  de  tout  le  pais ,  par  fes  exa&ions  6c  par  les  im- 
pôts qu'il  levoit  de  fa  propre  autorité ,  6c  fouvent  fans  en 
parler  au  Prince. 

Le  Roi  tira  donc  un  jour  en  particulier  le  comte  de  Mon- 
foreau ,  qui  fe  trouvoit  alors  par  hafard  à  la  Cour  ,  &  après 
lui  avoir  montré  les  lettres  de  Bufïy  ,  il  lui  dit  qu'il  s'intéref- 
foit  trop  à  l'honneur  de  fa  maifon  6c  à  fa  propre  gloire  ,  pour 
vouloir  lui  faire  myftére  d'un  affront  aufïi  fanglant  j  qu'au 
reffce  il  ne  croyoit  pas  néceflaire  de  l'avertir  du  parti  qu'il  lui 
convenoit  de  prendre  en  pareille  occafion  japrès  quoi  il  le  con- 
gédia. Le  Comte  fortit  de  cette  converfàtion  animé  du  de- 
iîr  de  fe  venger ,  non-feulement  par  le  refïèntiment  de  l'ou- 
trage qu'il  avoit  reçu  ;  mais  encore  parce  que  le  Roi  fembloit 
lui  faire  entendre  qu'on  le  regarderoit  comme  un  lâche  ,  s'il 
ne  fçavoit  pas  en  tirer  raifon.  Il  fe  rendit  chez  lui  en  diligen- 
ce ,  àc  il  obligea  fa  femme  d'écrire  à  Bufïy  pour  lui  donner  un 
rendez-vous  à  Couftanciere.  C'étoit  un  château  de  plaifance 
très-avantageufement  fitué  pour  la  chaffe.  BufTy  s'y  étoit 
rendu  le  19.  d'Août  fuivi  du  feul  Colladon  fon  confident, 
lorfqu'il  fe  vit  attaqué  par  le  comte  de  Monforeau  lui-même 
à  la  tête  de  quelques  autres ,  tous  couverts  de  cottes  démail- 
les. Il  ne  fe  déconcerta  cependant  point ,  6c  quoique  feul 
contre  plufîeurs ,  il  pouffa  d'abord  très- vivement  ces  afîàf- 
fins.  Enfin  accablé  par  le  nombre  6c  ne  trouvant  plus  de  réf. 
fource  dans  ïes  forces  épuifées  par  un  long  combat ,  il  voulut 


DE  J.  A.  DE    THOU,  Liv.  LXVIII.     91 

fe  jetter  dans  le  fofTé  par  une  fenêtre  j  6c  dans  ce  moment-là  — 

il  fut  tué  par  derrière.  Henr,i 

Cet  aflaffinat  fut  la  fource  d'une  inimitié  mortelle  entre  1 1  ï. 
les  BufTy  6c  le  Comte  ,  &  elle  pafTa  jufqu'à  Jean  de  Monluc,  1579. 
furnommé  Balagny ,  fils  naturel  de  l'évêque  de  Valence , 
dont  j'ai  fou  vent  parlé  ,  qui  en  époufant  la  fœur  de  BufTy  qui 
venoit  d'être  tué ,  fe  chargea  aulii  de  le  venger.  Sa  haine  fer- 
vie  par  celle  de  fa  femme  dont  le  courage  étoitfort  au-def- 
fus  de  fon  fexe  ,  ne  donna  pendant  neuf  ans  aucun  relâ- 
che à  fon  ennemi  ^  6c  au  bout  de  ce  tems-là ,  ce  ne  fut  encore» 
qu'avec  beaucoup  de  peine  que  le  Roi  l'obligea  d'accepter  les 
conditions  que  Monforeau  lui  ofFroit  pour  fe  mettre  à  cou- 
vert de  fon  reflèntiment. 

Toute  la  province  fut  charmée  de  la  mort  de  BufTy ,  6c  le 
duc  d'Anjou  lui-même  ne  fut  pas  trop  fâché  d'en  être  dé- 
fait. Il  commençoit  à  lui  devenir  à  charge.  Il  donna  le  gou- 
vernement de  la  ville  &  du  château  d'Angers  à  Jean  de  Simié. 
C'étoit  un  homme  adroit  6c  rufé,  qui  avoit  fuivi  le  Prince  en 
Angleterre  avec  Guillaume  de  Haultemer  baron  de  Ferva- 
ques ,  &  qui  étoit  alors  le  plus  avant  dans  fa  faveur.  Mais  il 
ne  la  conferva  pas  long-tems ,  6c  dès  l'année  fuivante  déchu, 
honteufement  du  rang  qu'il  occupoit  auprès  du  duc  d'Anjou , 
il  courut  même  rifque  delà  vie. 

Ce  fut  auiîi  pendant  le  mois  d'Août  que  le  Parlement  de 
Paris  nomma  quelques  Confeillers  pour  aller  fuivant  l'an- 
cien ufage ,  tenir  les  Grands  Jours  à  Poitiers,  6c  dans  les 
provinces  qui  leur  furent  affignées.  Ils  avoient  à  leur  tête  le 
président  Achille  de  Harlay  ,  connu  par  une  érudition  pro- 
fonde, une  expérience  confommée  ,  une  prudence  admira- 
ble ,  une  gravité  refpectable  àc  une  probité  à  l'épreuve.  Cette 
Chambre  ne  devoit  durer  que  jufqu'à  la  fàint  Martin  j  mais  la 
Cour  donna  un  Arrêt  pour  la  proroger  jufqu'à  Noël.  On  y  fit 
plufieurs  exemples  de  fevcrité  ,  entr'autres  contre  André  de 
Beauveau  (leur  de  Pimpeam.  C'étoit  un  homme  denaifîàn- 
ce,  mais  dérangé ,  àc  il  avoit  été  un  des  principaux  Mi  mitres 
dont  BiuTy  s'étoit  fervi  pour  piller  la  province.  Il  fut  con- 
vaincu d'avoir  afïaffiné  un  Servent,  6c  on  le  condamna  à 
mort. 

Tandis  qu'on  tenoit  les  Grands  Jours  à  Poitiers ,  Henri  de 

M  ij 


£  a  HISTOIRE 

'. "    '""-  Bourbon  prince  de  Condé,  piqué  de  fe  voir  11  long-tems  le 

Henri  jouet  de  la  Cour  au  fujet  du  gouvernement  de  Picardie ,  for- 
III.      tic  de  Saint  Jean  d'Angely  en  habit  déguifé  ,  6c  arriva  en 
j  ^yo.      cette  ville.  De  là  il  fe  rendit  en  pofte  à  la  Ferté  fur  Oyie, 
place  forte  fur  cette  frontière  6c  appartenant  au  roi  de  Na- 
varre ,  6c  il  alla  fe  loger  avec  un  détachement  de  gens  tous 
choifîs  dans  une  métairie  voifine  de  la  ville ,  où  plusieurs 
Gentilshommes  de  la  province  qui  étoient  du  complot,  vin- 
rent fe  rendre  fecrétement  auprès  de  lui. 
%     Michel  de  Gouy  iîeur  d'Arfy  commandoit  dans  la  place  , 
&;  étoit  alors  abfent.   Le  Prince  ayant  donc  été  informé 
qu'on  faifoit  la  garde  allez  négligemment  aux  portes ,  fit 
marcher  de  ce  côté-là  un  nomme  Gennes ,  brave  homme  , 
avec  trois  ou  quatre  autres.  Celui-ci  fous  prétexte  de  deman- 
der le  chemin ,  lia  converfation  avec  un  de  ceux  qui  étoient 
de  garde  à  la  porte ,  6c  il  l'amufa  jufqu'à  ce  que  Ces  camarades 
fe  fuiîènt  approchés  •  alors  ayant  laillé  tomber  par  terre  un 
écu  d'or  ,  tandis  que  tout  le  corps-de- garde  s'empreiïbit  pour 
le  ramalîer ,  il  tira  un  coup  d'arquebufe.  C'etoit  le  lignai 
dont  il  étoit  convenu  avec  les  troupes.    Elles  accoururent 
auffitôt ,  fe  rendirent  maîtreiTes  de  la  porte ,  6c  bien-tôt  après 
de  la  ville  même,  où  elles  crioient  aux  habitans  de  ne  rien 
appréhender  •  que  le  prince  de  Condé  gouverneur  de  la  pro- 
vince étoit  arrivé ,  6c  qu'il  venoit  avec  la  permiflion  du  Roi 
en  prendre  poiïeiTion.  En  effet  pour  montrer  qu'elles  étoient 
lincéres ,  les  troupes  ne  firent  aucune  violence  dans  laplace. 
Le  lendemain  qui  étoit  le  dernier  jour  de  Novembre  ,  le 
Prince  écrivit  au  Roi  pour  PaiTurer  de  fon  attachement  ,  de 
l'informer  de  fon  arrivée  en  Picardie.  En  même  tems  S.  M. 
ayant  reçu  des  lettres  de  Gouy  ,  qui  l'inftruifoient  des  rai- 
fons  qui  l'avoient  obligé  de  s'abfenter  de  fa  place  3  elle  manda 
à  ce  Gouverneur  de  le  rendre  incelîàmment  auprès  du  Prin- 
ce, 6c  de  lui  obéir  en  tout,  comme  au  Gouverneur  de  la 
province.  Enfuite  elle  écrivit  au  prince  de  Condé  lui-même, 
pour  lui  marquer ,  qu'elle  étoit  furprife ,  qu'il  eût  pafîè  de 
Saintonge  en  Picardie,  fans  la  faluer ,  6c  qu'elle  feroit  bien- 
aife  d'apprendre  de  lui-même  le  fujet  de  fon  arrivée ,  èc  le 
motif  d'un  départ  11  précipité.  Après  cela  on  s'envoya  cou- 
riers  fur  couriers ,  on  fe  plaignit  de  part  6c  d'autre ,  6c  on  ne 


life* 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.       93 

conclut  rien.  Cependant  Henri  que  l'avenir  inquiétoit ,  for-  =*= 
moit  déjà  le  projet  d'aller  faire  le  fiége  de  cette  place ,  tan-  H  e  n '  r.  ï 
dis  que  le  Prince  fe  difpofoit  de  fon  côté  à  la  défendre  juf-       III. 
qua  la  dernière  extrémité.  1  579- 

Pendant  ce  tems-là  l'arTemblée  du  Clergé  fe  tenoità  Me-     Afrcmblc'e 
lun  avec  l'agrément  du  Roi.   On  y  reçut  de  toutes  parts  des    du  clergé. 
plaintes  qui  partoient  de  différens  motifs ,  au  fujet  des  abus 
qui  s'étoient  introduits  dans  l'Eglife  de  France  3  &  les  Pré- 
lats réfolurent  fur  cela  de  faire  leurs  remontrances  à  S.  M. 
Arnaud  de  Pontac  évêque  de  Bazasfut  choiflpar  l'arTemblée 
pour  s'acquitter  de  cette  commiflïon.  Ce  Prélat  fit  au  Roi  le 
trois  de  Juillet  un  difcours  fort  libre  ,  dans  lequel  il  propofa 
deux  moyens  propres  à  arrêter  cedéfordre  j  fçavoir  ,1e  ré- 
tabliilèment  de  la  difcipline ,  &c  une  plus  grande  attention 
dans  le  choix  des  fujets  qui  remplillbient  les  Prélatures.  A 
l'égard  du  premier  article  ,  il  dit  :  Que  pour  rétablir  la  difci- 
pline en-  France  ,  il  n'y  avoit  point  de  moyen  plus  fur  que 
d'introduire  la  réforme  fur  le  modèle  du  Concile  de  Trente  , 
&:  que  c'étoit  ce  qui  portoit  rAilemblée.àfupplier  très-hum- 
blement S.  M.  d'en  ordonner  la  publication  dans  tout  le 
Royaume.   Il  ajouta  que  les  abus  qui   s'étoient  introduits 
dans  le  choix  qu'on  faifoit  des  fujets  qui  dévoient  remplir  les 
Bénéfices ,  n'étoient  ni  moins  réels ,  ni  moins  dangereux ,  de 
qu'on  étoit  fâché  de  voir  que  le  Roi  lui-même  y  donnât  oc- 
cafion  :  Qu'on  comptoit  actuellement  dans  le  Royaume  vingt- 
huit  Evêchés  vaquans ,  dont  des  Laïques  touchoicntles  re- 
venus ,  Se  où  le  culte  divin  étoit  abfolument  négligé  -y  qu'il  y 
en  avoit  plufîeurs  en  Guienne  &  en  Languedoc  où  les  Evê- 
ques  qui  les  poflcdoient  ne  réfldoient  point  :  Qu'on  voyoit 
avec  douleur  la  plus  grande  partie  des  Abbayes  entre  les 
mains  de  ces  fortes  de  gens  qui  en  épuifoient  les  revenus  au 
grand  fcandale  des  gens  de  bien  :  Que  dans  certains  Tribu- 
naux ,  on  n'entendoit  parler  que  de  procès  entre  des  laï- 
ques ,  au  fujet  de  quelque  Bénéfice  :  Que  déjà  on  comptoit 
dans  les  familles  les  biens  Ecclefîaftiques  au  nombre  des  ef- 
fets dont  on  compofoit  fon  héritage:  Qu'enfin  il  ne  pouvoit 
le  dire  fans  frémir ,  mais  qu'il  étoit  cependant  vrai ,  que  dans 
le  Confeil  même  du  Roi  on  avoit  adjugé  un  Evêché  à  une 
femme  de  distinction,  comme  11  c'étoit  un  bien  dont  il  fut 

M  iij 


94  HISTOIRE 

permis  de  faire  commerce  :  Que  le  défordre  ailoïc  cepen- 
Henri  dant  plus  loin  ,  qu'on  voyoic  des  gens  après  avoir  affranchi 
III.       toutes  les  bornes  de  la  pudeur  ,  ofer  travailler  à  rendre  juftes 
1570.     &  légitimes  des  ufurpations  qu'on  a  voit  foin  auparavant  de 
tenir  fecrettes ,  qu'on  couvroit  alors  de  tous  les  beaux  de- 
hors que  l'artifice  peut  inventer  ,  &  que  les  loix  ne  man~ 
quoient  pas  de  punir  lorfqu'elles  étoient  découvertes  j  que 
fi  Dieu  n'y  mettoit  la  main,  on  alloit  bientôt  voîr  les  Laï- 
ques èc  les  gens  d'épée  parés  du  titre  de  Commandeurs  , 
s'emparer  du  patrimoine  de  i'Eglife,  &:  que  cette  mal heu- 
reufe  invention  ne  pouvoit  manquer  d'entraîner  après  foi  la 
ruine  entière  de  la  Religion. 

Le  Roi  commençoit  à  fe  repentir  de  la  permiffion  qu'il 
avoit  accordée  au  Clergé  de  s'afTembler.  Cependant  il  ré- 
pondit à  ce  difeours  avec  beaucoup  de  modération  :  Qu'à 
l'égard  de  la  publication  du  Concile  de  Trente,  il  en  déli- 
béreroit  à  loifir  ;  que  du  refte  il  auroit  foin  que  les  Bénéfices 
ne  fiuTent  remplis  dans  la  fuite ,  que  par  des  fujets  capables 
par  leur  efprit  &:  leur  piété  de  les  remplir  dignement  -y  & 
qu'il  veilleroit  en  même  tems  à  réformer  les  abus  donc  on 
étoit  feandalifé. 

Le  Clergé  qui  crut  avoir  beaucoup  d'avantage  fur  le  Roi 
par  cette  première  démarche,  n'en  devint  que  plus  hardi  à 
pouller  plus  loin  [es  prétentions.  Il  venoit  de  jetter  comme 
la  première  pierre  fur  laquelle  il  réfolut  de  bâtir  le  refte  de 
l'édifice.  Aînii  on  députa  de  nouveau  à  S.  M.  Nicolas  l'An- 
gelier  évêque  de  faint  Brieu  en  Bretagne.  Ce  Prélat  eut  au- 
dience du  Roi  le  3.  d'Octobre,  ôcinlifta  principalement  fur 
la  publication  du  concile  de  Trente ,  qu'il  difoit  néceffaire 
pour  l'extirpation  de  l'heréûe  &.  le  retabliiTement  de  la  difei- 
pline  dans  le  Royaume.  En  fuite  il  fupplia  S.  M.  de  renoncer 
au  Concordat  parle  entre  François  1. ôc  Léon  X.  &:  de  rendre 
aux  Chapitres  le  droit  d'élire  eux-mêmes  leurs  Abbés  ôc 
leurs  Evèques.  Il  s'étendit  beaucoup  fur  ce  dernier  article, 
mêlant  même  les  menaces  aux  prières,  &  il  finit  en  ajou- 
tant :  Que  fuivant  la  prédiction  de  Clovis ,  le  Royaume  ne 
fubfiiteroit  qu'autant  que  la  religion  Catholique  y  feroit 
floriilante ,  &  qu'elle  ne  pouvoit  s'y  maintenir  que  par  l'é. 
tabliflèmenc  de  l'un  &  la  deftrudion  de  l'autre  ;  c'eft-à-dire , 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIIL     95 

par  la  publication  du  Concile  &  l'abolition  du  Concordat, 

Le  Roi  regarda  comme  un  outrage ,  qu'on  lui  parlât  .d'à-  Henri 
bolir  le  Concordat ,  &  perdit  patience  à  ce  difcours.  Perfua-  III. 
dé  que  c'étoit  fa  trop  grande  bonté  quiinfpiroit  tant  d'au-  x  <7o# 
dace  à  ces  gens  d'ailleurs  naturellement  timides ,  il  s'échaur- 
fa  contre  ion  ordinaire  ,  &  s'adreflant  avec  un  air  de  colère" 
à  quelques  Evêques  qui  étoient  à  la  fuite  de  l'Angelier,  il. leur 
demanda  au  cas  que  les  Chapitres  euflèntété  les  maîtres  des 
élections ,  s'ils  ofoient  le  flatter  qu'ils  auroient  été  Evêques  ? 
Enfuite  il  les  exhorta  à  montrer  plus  de  modération  6c  à  fe 
fouvenir  que  c'étoit  à  fa  libéralité  feule  qu'ils  étoient  rede- 
vables de  la  dignité  dont  ils  fe  voyoient  revêtus  3  ajoutant, 
qu'ils  avoient  tort  de  trouver  mauvais  qu'il  fît  part  à  d'au- 
tres d'un  éclat  qu'ils  ne  tenoient  que  de  lui ,  £c  que  quoi  qu'ils 
puflènt  dire  au  contraire ,  il  étoit  certain  que  les  Rois  Très- 
Chrétiens  avoient  joui  de  ce  droit  dès  les  premiers  fiécles  de 
la  Monarchie. 

Les  Députés  ayant  été  congédiés  avec  cette  réponfe  ,  £c 
ne  pouvant  rien  obtenir  de  plus ,  on  délibéra  fur  un  autre  arti- 
cle ,  qui  étoit  le  motif  principal  pour  lequel  on  a  voit  deman- 
dé à  s'aflembler.  Il  regardoit  le  payement  des  décimes,  6c 
la  liquidation  des  contrats  pafTés  à  Poiiïy  l'an  1  561.  6c  fîx 
ans  après  à  Paris ,  entre  le  Clergé  6c  les  Bourgeois  de  cette 
capitale.  On  mit  les  comptes  au  net ,  &:  l'avis  général  de  PAC 
femblée  fut  enfin,  que  le  Clergé  avoitfurrîfammentfatisfait 
aux  obligations  portées  par  ces  contrats,  6c  qu'ils  ne  les  enga- 
goient  plus.  L'Acte  de  cette  réfolution  fut  drefle  le  1  5. 
d'Octobre ,  6c  l'AfTemblée  le  rit  lignifier  par -un  Huiiîier  l'onze 
de  Décembre  au  Prévôt  des  Marchands  &c  aux  Echevins. 

Le  Roi  auroit  fort  fouhaité  que  TAlIemblée  n'eût  point 
pris  ce  parti ,  6c  il  n'avoit  jamais  crû  qu'elle  en  vînt-là.  Mais 
ce  fut  toute  autre  chofe  ,  lorfque  cette  nouvelle  fut  répandue 
dans  Paris.  Elle  y  cau/a  une  révolution  étonnante.  Il  n'y 
avoit  perfonne  qui  ne  frémit  de  rage  de  voir  le  Clergé  qui 
doit  donner  l'exemple  par  fa  droiture  ,  fa  bonne  foi ,  fa  cha- 
rité ,  conlentir  non-feulement  à  fe  deshonorer  par  une.per- 
fidie  èc  une  inhumanité  fî  marquée  3  mais  à  porter  même 
d'un  féal  coup  le  poignard  dans  le  fein  de  tant  de  veuves ,  de 
tant  d'orphelins ,  de  tant  de  pauvres  6c  de  miférables ,  qu'on 


96 


HISTOIRE 


Henri 
III. 

*579- 


alloit  réduire  à  mourir  de  faim.  »  Après  cela  que  penfèront 

3  les  Protefbans  ?  (  difoit-on  )  Ces  dettes  immenfes  qui  mon- 

5  tent  à  plus  de  quatre  cens  mille  écus  de  rente ,  n'ont-elles 

s  pas  été  contractées  pour  fournir  aux  frais  de  la  guerre 

5  qu'on  vouloit  faire  aux  hérétiques  ?  Et  comment  l'a-t'on 

s  entreprife  ?  N'eft-ce  pas  par  l'avis  du  Clergé,  à  fa  follici- 

3  tation ,  &  parce  qu'il  s'en  étoit  en  quelque  forte  rendu  cau- 

»  tion  ï  Aujourd'hui ,  après  avoir  mis  dans  la  néceffité  de 

o  pourfuivre  cette  guerre  ceux  mêmes  qui  y  avoient  le  moins 

a  d'inclination ,  effc-il  permis  qu'on  le  voye  l'abandonner 

j  auflî  lâchement  qu'il  avoit  eu  de  témérité  à  l'entrepren- 

3  dre  ?  et  Cependant  au  milieu  de  ces  murmures,  le  peuple 

courok  par  les  rues ,  comme  iî  l'ennemi  eût  été  aux  portes 

de  cetee  capitale  5  on  ferma  les  boutiques,  &;  quelques-uns 

mêmes  vouloient  qu'on  prît  les  armes. 

Enfin  on  étoit  menacé  d'une  fédition  prochaine,  lorfque 
Claude  Daubray ,  alors  Prévôt  des  Marchands ,  accompagné 
des  Echevins ,  fe  rendit  au  Parlement ,  où  il  expofa  le  fait  à  la 
Compagnie.  AuiTitôt ,  quoique  le  jour  fût  déjà  fort  avancé , 
coûtes  les  Chambres  s'airemblérent,  &  à  la  requête  d'Au- 
guftin  deThou  portant  la  parole  pour  le  Procureur  Géné- 
ral ,  la  Cour  donna  un  Arrêt  par  lequel  elle  ordonnoit ,  que 
les  Evêques  qui  fe  trouvoient  hors  du  reffort  du  Parlement , 
feroient  arrêtés  dans  le  lieu  même  où  cet  ordre  leur  feroit 
fignifié  j  mais  comme  ils  avoient  fini  leur  AfTemblée  ,  que 
cous  avoient  quitté  Melun  &  s'étoient  rendus  à  Paris  -y  la 
Cour  défendoit  par  le  même  Arrêt  à  ceux  qui  étoient  ac- 
tuellement dans  la  capitale,  de  mettre  le  pied  hors  de  la 
ville,  &:  leur  enjoignoit  à  tous  de  comparoitre  en  perfonne 
pour  répondre  fur  les  demandes  du  Procureur  Général.  Le 
Parlement  fit  fur  le  champ  cet  ade  de  févérité  pourappaifer 
îe  peuple ,  &  de  peur  qu'on  ne  l'accufât  d'être  peu  fenfîble 
au  danger  dont  le  public  étoit  menacé.  D'un  autre  côté ,  le 
Cierge  fe  plaignit  de  cet  Arrêt  comme  d'un  outrage  fan- 
glant.  Enfin  le  Roi  prit  connoiliance  de  l'affaire ,  &  obligea 
les  députés  du  Clergé  à  confentir  de  continuer  encore  pen- 
dant dix  ans  le  payement  des  décimes.  Par-là  il  appaifa  le 
murmure  du  peuple  ,  &  prévint  la  fédition.  Ce  fut  par  ce 
tempérament  qu'on  calma  prefque  dans  fans  naiflance  cette 

émotion 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Lrv.  LXVIIL      97 


émotion  qui  pouvoic  avoir  de  très-fâcheufes  fuites.   Le  feu  555 


ne  fut  cependant  pasabfolument  éteint ,  &  on  le  vit  fe  rallu-  Henki 
mer  dans  la  fuite,  lorfque  le  Clergé  renouvella  mal-à-propos      III. 
fa  proteftation  avant  que  le  terme  qu'on  lui  avoit  donné  fût     1579. 
expiré  ,  comme  je  le  dirai  dans  la  fuite. 

On  reprit  auiîî  cette  année  la  négociation  au  fujet  de  la  Le  Roi 
protection  de  la  ville  de  Genève ,  que  le  Roi  accepta  enfin.  J^fous  fa 
Il  y  avoit  déjà  quelque  terns  que  S.  M.  avoit  envoyé  ordre  protection* 
à  Belliévre  de  Hautefort ,  alors  ambailadeur  en  Suifle ,  de 
traiter  de  cette  affaire  avec  les  Cantons.  Ceux  de  Berne  ôc 
de  Soleurre  reprefèntoient  au  nom  de  tous  les  autres ,  que 
pour  ferrer  encore  plus  étroitement  les  nœuds  de  l'ancienne 
alliance  qui  avoit  été  de  tout  tems  entre  la  France  &:  les  Can- 
tons ,  il  étoit  néceflaire  que  nos  Rois  prifîènt  auiTI  fous  leur 
protection  les  villes  voifînes  alliées  de  la  Suifle  j  que  Genève 
méritoit  fur -tout  que  la  France  s'intéreifât  à  fa  conferva- 
tion  ,  parce  que  outre  qu'elle  eft  comme  la  clef  &  le  boule- 
vard non-feulement  du  Canton  de  Berne ,  mais  même  de  tout 
le  pais  ,  ce  feroit  encore  pour  les  François  un  pafTage  tou- 
jours ouvert  pour  entrer  chez  eux.  En  effet  on  eft  maître 
du  Pas  de  la  Clufe  dès  qu'on  eft  fur  de  Genève.  Ainfî  ils  in- 
fiftoient  à  ce  que  cette  ville  ,  qui  par  elle-même  &  avec  les 
forces  n'étoit  pas  en  état  de  fe  foûtenir  contre  tant  de  Pui£ 
fànces  voifînes  qui  menaçoient  fa  liberté  ,  fût  comprife  dans 
l'alliance  générale ,  &;  que  conjointement  avec  eux  le  Roi 
par  un  traité  particulier  s'engageât  à  la  protéger. 

Enfin  Hautefort ,  de  Nicolas  de  Harlay  de  Sancy  qui 
étoit  alors  ambafladeur  de  France  en  Suifle ,  conclurent  ce 
traité  à  Soleurre  le  8. de  Mai,  de  on  convint  :  Que  le  Roi  s'en- 
gageroit  à  prendre  la  défenfe  des  domaines  cédés  à  ceux  de 
Berne  par  le  dernier  traité  qu'ils  avoient  parfé  avec  le  duc 
de  Savoye,  également  comme  s'ils  étoient  compris  nommé- 
ment dans  l'ancienne  alliance  que  les  Prédécefîèurs  avoient 
faite  avec  la  Suifle  :  Qu'en  confidération  de  ceux  de  Berne  de 
de  Soleurre  ,  S.  M.  confentiroit  que  Genève  jouît  du  même 
privilège  ,  à  condition  cependant  que  par  rapport  au  com- 
merce ,  les  habitans  de  cette  ville  n'auroient  point  d'autre 
droit  en  France  que  les  François  mêmes  :  Que  il  l'on  jugeoic 
à  propos  pour  l'intérêt  des  Alliés  de  mettre  garnifon  dans 
Tome  VIII.  N 


*fl  HISTOIRE 

cette  place  ,  ce  qui  pourroit  être  décidé  par  les  Cantons ,  fans 
Henri  en  communiquer  avec  l'ambafladeur  de  France ,  qui  auroic 
III.  fa  voix  dans  cette  délibération  ,  le  Roi  entretiendroit  pour 
1579.  cela  à  (es  dépens  cinq  compagnies  Suiflès ,  compofées  chacu- 
ne de  trois  cens  hommes ,  &  mettroit  à  cet  effet  en  dépôt  à 
Soleurre  treize  mille  écus  d'or ,  argent  comptant  :  Qu'au  cas 
que  cette  ville  fût  attaquée  ,6c  que  les  Suiflès ,  tant  ceux  de 
Berne  &  de  Soleurre,  que  d'autres  Cantons  qui  voudront  être 
compris  dans  ce  nouveau  traité ,  fe  viflent  obligés  de  lever 
une  armée  pour  marcher  à  fon  fecours,  S.  M.  leur  feroic 
compter  quinze  mille  écus  d'or  par  mois ,  tant  que  la  guerre 
dureroit ,  en  comprenant  dans  cette  fomme  l'entretien  des 
cinq  compagnies  Suiflès  :  Que  11  quelques  François  vouloient 
fervir  dans  cette  guerre  ,  S.  M.  n'y  mettroit  aucun  obftacle  % 
Que  fî  quelque  Puiilance  étrangère  en  vue  de  ce  nouveau 
traité  qui  regardoit  la  protedion  de  Genève ,  déclaroit  la 
guerre  à  la  France  ou  aux  Cantons  confédérés,  les  Suiflès 
ièroient  obligés  d'entretenir  par  mois  fix  mille  hommes  de 
pied  ,  de  que  S.  M.  s'engageroit  de  même  à  leur  payer  dix  mil- 
le écus  d'or  :  Qu'en  confidération  de  ces  avantages, la  ville 
de  Genève  s'obligeroit  de  fon  côté  à  ouvrir  fes  portes  &  don- 
ner un  libre  pafïage  aux  troupes  du  Roi,  lorfque  le  befoin  le 
requereroit ,  foit  qu'elles  vouluflènt  fe  rendre  au-delà  des 
Alpes  ,  foit  qu'elles  rentrafïènt  en  France,  à  condition  qu'el- 
les ne  feroient  aucun  tort  aux  habitans ,  &  que  cette  ville 
auroit  pour  S.  M.  T.  C.  tout  le  refped,  Se  tous  les  égards  que 
méritoit  une  fi  glorieufe  protedion. 

Avant  que  de  conclure  ce  traité  ,  le  Confeil  du  Roi  y  avofe 
penfé  plus  d'une  fois  •  &:  on  avoit  long-  tems  délibéré  fî  on  l'ac- 
cepteroit ,  parce  qu'on  ne  doutoit  pas  que  d'un  côté  cette  dé- 
marche ne  chagrinât  le  Pape  &  les  autres  Puifîànces  étran- 
gères ,  &  que  de  l'autre  ce  ne  fût  pour  les  fadieux  une  occa- 
iion  de  décrier  le  gouvernement  dans  le  Royaume.  Mais 
ceux  de  Soleurre  qui  étoient  Catholiques ,  &  par  conféquenc 
moins  fufpeds ,  firent  fi  bien  comprendre  que  fi  le  duc  de 
Savoye  ou  les  Efpagnols  fe  rendoient  maîtres  de  Genève  ,  ils 
fermeroient  le  paflàge  aux  fecours  qu'on  voudroit  faire  en- 
trer en  France  par  le  Pas  de  la  Clufe,  &:  rendroient  ainfi 
inutile  l'ancienne  alliance  que  nos  Rois  avoient  fi  fouvenc 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.     99 

renouvellée  &  avec  tant  de  foin  avec  les  Cantons ,  8c  qui 
étoit  fi  avantageufe  aux  deux  Etats ,  qu'on  prit  le  parti  de  les  Henri 
contenter.  Il  eft  vrai  que  le  Roi,  qui  ne  fe  déterminoit  pas       III. 
aifément  dans  ces  conjonctures  délicates ,  &  qui  croyoit  en-     1579, 
tendre  déjà  à  fes  oreilles  les  Prédicateurs  de  la  Ligue  fe  dé- 
chaîner contre  lui  à  cette  occafion  ,  comme  ils  ne  manquè- 
rent pas  de  le  faire  dans  la  fuite  avec  toute  la  malignité  pof- 
fible ,  balança  pendant  quelque  tems.  Cependant  comme  il 
fe  vit  dans  la  nécefîité  ou  d'accepter  les  proportions  qu'on 
lui  faifoit ,  ou  de  renoncer  à  tirer  aucun  fecours  des  Suilîès , 
fur  Iefquels  il  comptoit  infiniment  dans  ces  troubles  dont  le 
Royaume  étoit  agité, il  fe  rendit  enfin  aux  confeils  de  la  Reine 
mère  &  des  Seigneurs  de  faCour,&  ratifia  le  traité  de  Soleurre. 

Sur  la  fin  de  l'année,  on  publia  au  Parlement  le  16,  de 
Novembre  une  Déclaration  du  Roi ,  qui  érigeoiten  Duché 
la  ville  ôc  territoire  de  Loudun  en  faveur  de  Françoife  de 
Rohan  ,  qui  avoit  autrefois  plaidé  contre  Jacque  de  Savoye 
duc  de  Nemours,  pour  l'obliger  à  l'époufer.  Le  Roi  lui  ac- 
corda cette  grâce  à  la  confîdération  d'Anne  d'Eu:  mère  des 
Guifes»,  qui  avoit  époufé  ce  Duc  depuis  la  mort  de  fon  pre- 
mier mari ,  &  à  condition  qu'elle  déchireroit  toutes  les  pro- 
mefîes  de  mariage  qu'elle  pouvoit  avoir  du  duc  de  Nemours , 
qu'elle  renonceroit  à  toutes  fes  prétentions  fur  fa  perfonne  , 
&  que  ni  elle ,  ni  Henri  fon  fils  n'attaqueroient  jamais  l'état 
des  enfans  fortis  du  dernier  mariage  du  Duc.  Mais  on  n'exé- 
cuta cet  accord  ni  de  part  ni  d'autre ,  &  tous  ces  projets  n'eu~ 
lent  aucune  fuite. 

Cette  même  année,  Jean  d'Aumont  d'une  naifTance  illuflre, 
mais  plus  illuftxeencore  par  fa  valeur  &  fon  attachement  pour 
fon  Prince ,  fut  fait  maréchal  de  France.  Ce  grand  homme 
fut  moins  redevable  de  cette  éclatante  dignité  à  fon  mérite, 
qu'à  la  recommandation  d'Anne  de  Joyeufe  ,  qui  la  brigua 
pour  lui  auprès  du  Roi ,  &  à  qui  ce  Prince  facile  ne  put  la  re- 
fufer.  Il  eft  certain  que  parmi  tant  de  gens  que  Henri  com- 
bla de  fes  bienfaits  pendant  fon  régne  ,  &  dont  plu  fleurs  en 
etoient  tout-à-fait  indignes  ,  perfonne  ne  mérita  mieux  d'a- 
voir part  à  fes  grâces  que  le  maréchal  d'Aumont ,  qui  dans 
nos  derniers  troubles ,  tandis  que  tous  les  autres  tournoient 
le  dos  au  Souverain  pour  courir  après  la  fortune ,  fut  prefque 

N  ij 


ioo  HISTOIRE 

le  feul  à  la  Cour  qui  demeura  fidèle  à  Ton  maître.   Il  lui  fat 
Henri  toujours  attaché  jufqu'à  fa  mort ,  £c  n'abandonna  jamais  là 
III.       defenfe  ,  ni  celle  de  l'Etat. 

j  cjat  Cependant  la  guerre  continuoit  dans  les  Païs-bas.  Depuis 
Affaires  des  clue  ^e  prmce  d'Orange  eut  appaifé  les  troubles  de  Gand  ,  le 
fais  bas.  prince  Caiimir  qui  s'étoit  rendu  dans  cette  ville ,  6c  qui  voyoic 
à  regret  la  fin  de  ces  divifions  qu'il  croyoit  éteintes ,  ne  jugea 
pas  à  propos  d'y  refter.  Il  partit ,  6c  paiïa  avec  toute  fa  mai- 
ion  en  Angleterre  où  Elifàbeth  le  reçut  magnifiquement.  Il 
fit  fon  entrée  dans  Londres  aux  flambeaux ,  6c  tut  conduit 
au  Palais  par  le  Parlement  6c  les  Bourgeois  de  cette  Capi- 
tale. Pendant  le  féjour  qu'il  y  fit  ce  ne  furent  que  fêtes ,  que 
Tournois ,  que  fpedacles ,  que  feftins ,  6c  la  Reine  n'omit  rien 
pour  marquer  la  joye  qu'elle  avoit  de  poiiéder  un  fi  grand 
Prince  ,  jufqu'à  lui  attacher  elle-même  l'Ordre  de  la  jarre- 
tière. Ils  parlèrent  enfuite  d'affaires  j  6c  comme  cette  Prin- 
celle  étoit  fort  libre  avec  lui ,  elle  lui  demanda  un  jour  pour- 
quoi cette  grande  armée  des  Etats  s'étoit  difiipée  d'elle-mê- 
me ,  fans  avoir  rien  fait  de  mémorable.  Sur  quoi  le  Palatin 
lui  répondit ,  qu'il  falloit  en  aceufer  les  François  qui  avoient 
toujours  été  d'intelligence  avec  D.  Juan  ,  6c  qui  étoient  en- 
trés en  Flandre  ,  moins  pour  fecourir  ces  peuples  affligés ,  que 
pour  achever  de  défoler  les  Païs-bas  de  concert  avec  les  Ef- 
pagnols. 

Il  repetoit  fouvent  la  même  chofe  en  s'emportant  vivement 
contre  nos  troupes  ,  fans  qu'il  y  eût  là  perfonne  qui  pût  pren- 
dre notre  parti ,  lorfqu'on  apprit  fort  à  propos  la  nouvelle 
du  traité  honteux  que  les  Aliemans  avoient  fait  avec  les  Ef- 
pagnols ,  depuis  que  Cafimir  avoit  quitté  la  Flandre.  Après 
qu'O&ave  de  Gonzague  eut  emporté  Carpen  l'épée  à  la 
main  le  8.  de  Janvier  ,  6c  fait  un  exemple  terrible  de  févé- 
tité  fur  la  garnifon  de  cette  place ,  l'armée  Efpagnole  parla 
la  Meufe  ,  6c  retourna  à  Ruremonde.  De  là  elle  alla  s'em- 
parer de  Helmont  èc  de  Veert  ,  où  tous  les  foldats  de  la 
garnifon  furent  encore  pendus  avec  la  même  rigueur.  Enfuite 
les  Efpagnols  marchèrent  vers  Tournhout ,  Ranft. ,  6c  Ein- 
doven. 

Cependant  celui  qui  commandoit  les  Reîtres  dans  l'abfen- 
ce  du  prince  Cafimir  ,  avoit  mis  des  coureurs  en  campagne 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Lîv.  LXVIII.       toi 

pour  reconnoître  l'ennemi.  Par  malheur  ils  lui  rirent  un  faux - 

rapport.  Il  crut  n'avoir  affaire  qu'à  quatre  cens  cuirailiers  Henri 
qui  s'étoient  détachés  de  l'armée  Efpagnole.  Dans  cette  idée  III. 
il  le  contenta  de  tirer  quarante  hommes  par  compagnie ,  de  îr9g 
ièize  qu'il  avoir  dans  Arfchot  ,  6c  alla  fe  mettre  en  bataille 
fous  Eindoven.  Il  ne  tarda  pas  à  reconnoître  ion  erreur  6c  le 
danger  auquel  il  s'étoic  expofé  -,  mais  il  étoit  trop  tard  pour 
reculer.  Ainfi  il  prit  le  parti  de  fortir  de  ce  mauvais  pas  par 
fa  bravoure ,  6c  marcha  droit  à  l'ennemi.  Camille  Scafigna 
de  Milan  le  reçut  à  la  tête  d'environ  trente  gendarmes ,  6c  fut 
tué  dans  ce  choc  avec  quelques-uns  de  fes  gens.  La  perte  fut 
plus  grande  du  côté  des  Allemans  qui  fe  difpofoient  enfuite 
à  fe  recirer  en  efcadronnant  félon  leur  coutume ,  lorfque  le 
prince  de  Parme  détacha  contr'eux  quatre  cens  arquebuiiers^ 
avec  ordre  de  les  amufer  par  quelques  légères  efcarmouches, 
jufqu'à  ce  qu'il  eût  rangé  fes  troupes  en  bataille.  Après  cela 
il  tomba  fur  eux  à  la  tête  de  toute  fon  armée.  Les  Allemans 
ne  purent  foûtenir  le  choc ,  ils  plièrent  &  fe  retirèrent  ce- 
pendant en  bon  ordre  vers  un  petit  bois  voifin  ,  laiflant  fur  la 
place  cent  de  leurs  gens ,  6c  cinquante  prifonniers. 

De  là  les  Allemans  retournèrent  à  Arfchot ,  plièrent  ba- 
gage 6c  parlèrent  en  Flandre.  Ainfi  le  prince  de  Parme  qui 
étoit  parti  au  milieu  de  la  nuit  pour  les  pourfuivre ,  efpérant 
de  les  attraper  vers  Arfchot,  fit  un  voyage  inutile.  Mais  le 
lendemain  ils  lui  envoyèrent  des  députés  à  Arfchot  même, 
pour  lui  repréfenter  que  leur  fortie  des  Païs-bas  feroit  fort 
avantageuie  aux  Efpagnols  j  qu'ainfi  ils  étoient  prêts  de  re~ 
palier  en  Allemagne  ,  pourvu  qu'on  leur  payât  une  montre 
de  ièpt  mois ,  moyennant  quoi  ils  s'engageroient  à  ne  point 
porter  les  armes  contre  Philippe ,  pendant  un  certain  terns 
dont  on  conviendroit. 

Le  prince  de  Parme  trouva  cette  propofition  infenfée ,  & 
il  y  répondit  fur  le  champ  en  ces  termes  :  »  Meilleurs  les  Al- 
«  lemans ,  qui  vous  faites  un  plaifir  de  troubler  le  repos  de  la 
»  Chrétienté  ,  6c  qui  ne  cherchez  qu'à  vous  enrichir  des  dé- 
îj  pouilles  des  malheureux  qui  ne  vous  ont  jamais  attaqués  , 
»j  apprenez  que  vous  avez  arraire  à  des  hommes  dont  vous 
«  avez  déjà  éprouvé  les  armes  vi&orieuies ,  6c  qui  avec  l'aide 
u  de  Dieu  protecteur  de  la  iufUce ,  vous  feront  fentir  toute  la 

N  iij 


roi  HISTOIRE 

g^^^-^^;  »  grandeur  du  -malheur  auquel  vous  vous  êtes  expofés  par 
HoRi  »  votre  faute.  Ne  vous  attendez  pas  de  trouver  parmi  nous 
III.  »  cette  humanité  dont  les  François  ulënt  envers  leurs  enne- 
mi Î79.  "  m*s#  Sçachez  4ue  ce  n'e^  Pas  en  France  que  vous  faites  au- 
w  jourd'hui  la  guerre  ,  6c  que  nous  n'avons  pas  réfolu  de  fer- 
>j  vir  aufli  mal  notre  maître  qu'ils  font  le  leur.  Vous  nous  de~ 
>j  mandez  de  l'argent  pour  fortir  de  Flandre  ,  6c  nous  au  con- 
>a  traire  nous  demandons  que  vous  nous  en  donniez  ,  fi  vous 
r>  voulez  obtenir  la  liberté  de  vous  retirer  fains  8c  fauves. 
53  Ainfi  préparez-vous  au  plutôt  à  combattre  ,  car  le  courrier 
55  eft  déjà  tout  prêt  pour  porter  en  Efpagne  la  lifte  des  morts 
53  qui  vont  tomber  fous  nos  coups.  «  Les  Allcmans  voyant 
par  cette  réponfe  qu'on  fe  moquoit  de  leurs  prétentions ,  Se 
qu'il  n'y  avoit  pas  lieu  d'efpérer  de  pouvoir  fe  fauver  en  corps, 
prirent  chacun  leur  parti.  Enfin  ils  obtinrent  un  pafTeport  8c 
fe  débandèrent ,  emmenant  avec  eux  le  régiment  de  Lazare 
Muller ,  8c  prenant  chacun  la  route  qui  leur  convenoit.  Ainfi 
ils  fortirent  des  Païs^bas  avec  plus  de  honte  8c  d'ignominie  , 
qu'ils  n'avoient  acquis  de  gloire  en  y  entrant. 

Elifabeth  ayant  donc  appris  cette  nouvelle  dans  le  tems 
que  le  Palatin  traitoit  fi  mal  les  François  :  »  Mais ,  mon  cou- 
35  fin,  (  lui  dit-elle  en  foûriant,  )  je  vois  bien  que  vos  troupes 
55  que  vous  me  vantez  fî  fort ,  ne  veulent  point  de  mon  argent, 
55  puisqu'elles  aiment  mieux  en  recevoir  du  prince  de  Parme 
55  6c  des  Efpagnols ,  6c  qu'elles  ont  eu  la  mauvaife  adrefTe  de 
35  tenir  fecret  l'accord  que  nous  avons  pafTé  enfemble.  Du  re- 
S5  fte  je  vous  plains ,  6c  je  vous  offre  ,  pour  vous  confolcr  de 
55  cet  accident,  tous  les  fecours  que  vous  pouvez  6c  que  vous 
55  devez  attendre  d'une  Reine  qui  fait  profefîîon  d'être  votre 
>5  amie. 

Le  Palatin  qui  étoit  naturellement  fier ,  fut  piqué  de  ce 
difeours  auquel  il  n'y  avoit  point  de  réponfe  ^  il  eut  même  de 
la  peine  à  cacher  fon  chagrin.  Cependant  cela  ne  l'empêcha 
pas  d'accepter  la  penfion  que  la  Reine  lui  donna  j  après  quoi 
il  fortit  d'Angleterre  à  la  mi-Février ,  6c  fe  rendit  à  Flefîin- 
gue  fur  les  vaiiîeaux  de  cette  PrincefTe.  De  là  il  partit  plein 
d'indignation  ,  fans  voir ,  ni  l'Archiduc ,  ni  aucun  des  Sei- 
gneurs des  Etats,  èc  il  arriva  en  Allemagne  où  il  penfa  en  venir 
aux  mains  avec  les  Officiers  de  fes  troupes,  à  qui  il  reprochoit 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIÏÎ.       103- 

raccord  honteux  qu'ils  a  voient  fait  avec  les  Espagnols ,  tan-  ■■" ium** 

dis  qu'ils  fe  plaignoient  de  leur  côté  de  ce  qu'il  s'étoit  ap-  Henri 
proprié  l'argent  qu'il  avoit  reçu  de  la  reine  d'Angleterre.  III. 

Cependant  le  prince  de  Parme  qui  n'appréhendoit  plus  les  1579, 
Reîtres ,  marcha  vers  Anvers ,  après  avoir  détaché  Jean-Bap- 
tifte  del  Monte  ,  avec  ordre  de  iè  rendre  maître  de  toutes  les 
petites  places  de  forts  qui  font  aux  environs  de  cette  ville  ,  ce 
qu'il  exécuta.  Cet  Officier  defeendoit  de  cette  famille  d'Ita- 
lie ,  qui  porte  ce  nom  qu'elle  prétend  avoir  tiré  aufïî  bien  que 
{qs  armes  de  la  maifon  de  Bourbon  ,  à  qui  la  famille  Royale 
a  fuccédé  en  France.  Enfuite  l'armée  Efpagnole  arriva  à 
Borgerhout,  qui  eft  un  village  ou  un  faubourg  à  un  mille  &: 
demi  d'Anvers  où  l'armée  des  Etats  campoit  dans  de  bons 
retranchemens ,  commandée  par  François  de  la  Noue ,  Jean 
d'Hangeft  fieur  d'Argenlieu  ,  Ifaac  de  Vauldrey  fleur  de 
Mouy  ,  àc  le  colonel  Noritz.  Il  y  eut  là  une  action  peu  confia 
dérable ,  &;  les  Flamans  fentant  qu'ils  avoient  trop  peu  de 
cavalerie  pour  riiquer  une  bataille  générale,  firent  leurre- 
traite  infenfiblement  jufque  fous  les  murs  de  la  ville.  L'armée 
Efpagnole  mit  auffitôt  le  feu  à  leur  camp  ,  &  rit  mine  enfuite 
de  vouloir  aller  à  eux  ,  mais  elle  fut  repoufTée  par  l'artillerie 
de  la  place  qui  la  foudroyoit.  On  compta  ce  jour  là  environ 
quatre  cens  morts  tant  de  part  que  d'autre.  Cependant  la 
plus  grande  perte  fut  du  côté  des  Efpagnols.  Cette  aclion  fe 
paiïà  le  fécond  de  Mars. 

De  là  le  prince  de  Parme  voyant  que  fes  troupes  man» 
quoient  de  vivres ,  marcha  vers  Maftricht  réfolu  de  s'en  ren- 
dre maître  à  quelque  prix  que  ce  fût ,  parce  qu'en  enlevant 
cette  place  aux  Etats ,  il  fortifîoit  beaucoup  fon  parti ,  èc  fer- 
moit  le  pafïàge  aux  fecours  que  les  ennemis  auroient  pu  faire 
venir  d'Allemagne.  Chemin  faifant  ilttira  quelques  volées  de 
canon  contre  le  château  de  Grobbendonc  appartenant  à  Gaf. 
pard  Schets ,  qui  fe  rendit ,  &  où  il  mit  le  feu  auffitôt  après. 
Les  troupes  Françoifes  qui  étoient  dans  la  place  ,  furent  fau- 
vées  à  la  considération  du  capitaine  de  la  Serre  François ,  qui 
fervoit  dans  l'armée  Efpagnole.  Pour  les  Flamans  ,  ils  furent 
tous  pendus  comme  des  traîtres.  Enfuite  les  Espagnols  mar- 
chèrent vers  Herentals ,  où  la  Noue  s'étoit  rendu  quelque 
tems  auparavant  à  la  tête  d'un  détachement ,  pour  obferver 


ro4  HISTOIRE 

-j —  les  dciTeins  des  ennemis.  Enfin  le  i  2.  de  Mars ,  ils  arrivèrent: 

Henri  devant  Maftricht  dont  ils  formèrent  le  fiége.  La  Noue  tenta 
III.      aiuTi  d'y  faire  entrer  quelque  fecours  3  mais  il  ne  put  en  venir 
1  579.     à  bout. 

Union  d'U-       D'tm  autre  côté  les  Etats  voyant  que  les  Seigneurs  des  pro- 
trccht.  vinces  Wallones  fongeoient  à  abandonner  le  parti ,  pour  ci- 

menter de  plus  en  plus  la  paix  qu'ils  avoient  donnée  à  la  Re- 
ligion ,  firent  de  concert  avec  le  prince  d'Orange  une  nou- 
velle Union  à  Utrecht ,  le  23.  de  Janvier,  après  avoir  pro- 
cédé qu'ils  ne  prétendoient  point  par  là  déroger  en  rien  à  la 
pacification  de  Gand.  Ce  traité  d'Union  contenant  vingt-fix 
articles  fut  figné  d'abord  par  Jean  de  Naflau  ,  gouverneur  de 
la  Gueldre  &:  de  Zutphen  ,  <k  par  les  députés  de  ces  provin- 
ces j  enfuite  par  ceux  des  provinces  de  Hollande ,  de  Zélan- 
de  ,  d'Utrecht ,  &  des  lieux  circonvoifins ,  &c  de  la  Frifè  en- 
tre les  rivières  d'Ems  tk.  de  Lawer.  Le  treizième  article  étoit 
une  explication  favorable  de  ce  qui  ayoit  été  réglé  au  fujet 
de  la  Religion.  On  déclaroit  qu'on  ne  prétendoit  point  ex- 
clure de  cette  Union  les  villes  ôc  les  provinces  qui  rie  faifoient 
profeiîion  que  de  la  Religion  Catholique  Romaine  3  qu'au 
contraire  on  les  exhortoit  à  y  entrer  ,  pourvu  qu'elles  fe  fbû- 
miilènt  à  tout  le  refle  ,  &  qu'elles  fe  montraient  véritable- 
ment zélées  pour  le  falut  de  la  patrie.  Outre  cela  le  quinziè- 
me contenoit  un  règlement  au  fujet  de  l'entretien  de  ceux , 
qui  après  avoir  fait  profefîîon  dans  quelque  maifon  religieu- 
fe  ,  avoient  enfuite  renoncé  à  leur  vocation  ,  6c  par  rapport 
au  droit  qu'ils  pouvoient  avoir  de  fuccéder  ■  il  portoit  qu'au 
cas  que  ces  fortes  de  gens  intentaient  quelque  action  pour 
fait  de  donation  ou  d'héritage  ,  on  attendît  à  faire  droit  fur 
leur  inftance ,  que  les  Etats  Généraux  en  eufTent  décidé  au- 
trement ,  après  avoir  pris  connoiflance  de  cette  affaire.  Les 
Gantois  fignérent  enfuite  l'Union  le  4.  de  Février  •  le  prince 
d'Orange  l'accepta  le  3.  de  May  j  &;  elle  fut  reçue  de  même 
à  Anvers ,  à  Bruges ,  où  il  y  eut  cependant  quelque  émotion 
à  ce  fujet ,  comme  je  le  dirai  bientôt ,  à  Ipres  ,  à  Breda  ,  £c 
dans  toutes  les  villes  voifines.  Enfin  George  de  Lalain  comte 
de  Rennebourg ,  gouverneur  de  Frife  ,  de  Groningue ,  & 
d'Over-Yffel ,  y  fouferivit  le  onze  de  Juin. 

Polduc  en  JBrabant  n'accepta  point  l'Union ,  parce  que  le 

parti 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.      105 

fârtl  contraire  y  étoit  le  plus  puilïànt ,  &  que  les  habitans  en 
riirent  détournés  par  l'abbé  de  Sainte-Gertrude ,  qui  étant 


Henri 


for  le  point  de  partir  pour  fè  rendre  à  l'arîemblée  de  Colo-  III. 
gne  ,  promit  de  leur  procurer  la  paix  à  quelque  prix  que  ce  1579. 
fut ,  pourvu  qu'ils  ne  fiiîènt  aucun  changement.  L'Archiduc 
&  les  Etats  y  envoyèrent  donc  Jean  de  Horne  baron  de  Box- 
tel  ,  avec  ordre  de  changer  le  Magiftrat ,  &  de  difpofer  les 
bourgeois  à  fe  foûmettre.  Ses  incommodités  ne  lui  permirent 
pas  d'y  refter  longtems.  Il  laiiïa  à  fa  place  ion  fils  Maximi- 
lien ,  &  l'Union  fut  enfin  reçue  auffi  dans  cette  ville.  En  même 
tems  on  y  établit  une  Académie  de  gladiateurs  ,  prefque  tou- 
te compofée  de  la  jeuneflè  de  la  ville ,  qui  étoit  allée  fervir 
fous  le  prince  d'Orange ,  tandis  que  les  Èfpagnols  étoient  les 
maîtres  de  cette  place.  Ce  fut  une  nouvelle  fource  de  divi- 
sons ,  qui  mirent  encore  cette  place  à  deux  doigts  de  fà 
perte. 

Cependant  les  Etats ,  de  concert  avec  le  prince  d'Orange , 
députèrent  aux  villes  des  provinces  Wallones  pour  les  enga- 
ger à  accéder  au  traité  par  lequel  ils  avoient  permis  la  liberté 
deconfeience  dans  tous  les  Païs-bas.  Mais  elles  s'en  défen- 
dirent ,  apportant  plufîeurs  raifons  pour  montrer  que  dans 
toute  leur  conduite  elles  n'avoient  rien  fait  qui  pût  préjudi- 
ciel* à  la  tranquillité  publique  :  Qu'on  devoit  imputer  tout 
le  trouble  aux  Gantois  &  à  ceux  qui  prenoient  leur  défenfe  , 
qui  vouloient  priver  les  autres  delà  liberté  dont  ils  étoient 
les  premiers  àabufer ,  &;  qui  violoient  impunément  la  pacifi- 
cation de  Gand  dont  ils  étoient  les  auteurs ,  6c  à  laquelle  par 
conféquent ,  ils  étoient  plus  obligés  que  perfonne  de  fe  con- 
former. Elles  ajoûtoient  que  par  le  zélé  qu'elles  avoient  pour 
le  bien  de  la  Patrie  ,  elles  étoient  difpoiées  à  employer  tous 
les  moyens  qu'on  leur  propoferoit  pour  rétablir  entr'eux  la 
concorde ,  &  par  conféquent  de  fouferire  à  toute  union  qui 
tendroit  à  mettre  une  égalité  parfaite  entre  les  provinces  : 
Qu'au  reffce  elles  ne  pouvoient  diffimuler  ni  cacher  aux  Etats  y 
qu'elles  avoient  reçu  des  lettres  de  Madrid  en  date  du  7.  de 
Février  ,  par  lefquelles  il  paroiflfoit  que  la  cour  d'Efpagne 
étoit  dans  la  difpofition  d'y  contribuer  d'une  manière  qui 
n'étoit  point  à  rejetter  :  Que  par  ces  lettres  S.  M.  C.  après 
avoir  lotie  leur  zèle  pour  la  confervation  de  la  Religion 
Tome  VUL  O 


neaiA.meggs 


106  HISTOIRE 

Catholique  de  de  l'obéïflànce  due  à  leur  légitime  Souverain  , 
Henri  après  avoir  approuvé  tout  ce  qu'ils  avoient  fait  pour  ce  f  ujet , 
III.  leur  marquoit  qu'elle  ne  fouhaitoit  rien  davantage  que  de 
1  579*  rendre  îa  tranquillité  à  la  Flandre  ,  en  fe  conformant  à  la  pa- 
cification de  Gand  :  Qu'elles  prioient  donc  les  Etats  de  ne 
pas  perdre  une  fi  belle  occasion  de  rétablir  l'union  entre  les 
Flamans ,  fur-tout  puifqu'en  leur  offrant  la  paix  à  ces  condi- 
tions ,  on  ne  leur  laiilbit  plus  aucun  prétexte  légitime  de  con- 
tinuer la  guerre  :  Qu'elles  demandoient  en  conféquence  , 
que  les  Etats  leur  fiiTent  fçavoir  leurs  intentions  là-deiTus- 
avant  le  i  6.  de  Mars ,  de  declaraffent  nettement  s'ils  étoient 
réfolus  de  s'en  tenir  aux  articles  de  la  pacification  de  Gand  , 
iî- non  qu'elles  prendroient  leur  lilence  pour  un  refus ,  de  fe 
dé  ter  miner  oient  au  parti  qui  leur  paroîtroit  le  plus  jufle  de 
le  plus  convenable.  Elles  joignirent  à  cette  réponfe  une  co- 
pie de  la  lettre  ,  que  S.  M.  C.  leur  avoit  écrite  ,  de  des  pou- 
voirs qu'elle  avoit  envoyés  à  i'évêque  d'Arras  ,  au  baron  de 
Selles,  au  Seigneur  de  Valhuon  &à  quelques  autres,  pour 
traiter  avec  les  Seigneurs  de  provinces  de  Flandre  ,  confor- 
mément à  la  pacification  de  Gand. 

Les  Etats  publièrent  le  trois  de  Mars  une  réplique  à  cette 
réponfe ,  par  laquelle  ils  difoient  :  Qu'ils  étoient  prêts  à  fe 
conformer  en  tout  à  la  pacification  de  Gand  ^  de  que  leur  in- 
tention n'a  voit  jamais  été  de  s'en  départir  :  Que  pour  ce  qui 
étoit  de  l'Union  qu'on,  devoit  fouhaiter  de  voir  régner  entre 
les  provinces  partagées  au  fujet  de  la  Religion  ,  tout  le  mon- 
de feavoit  que  c'étoit  D.Juan  quil'avoit  troublée  le  premier: 
Qu'ils  ne  pouvoient  l'ignorer  eux-mêmes  j  qu'ainfi  ils  fe  don- 
neroient  bien  de  garde  de  fe  laifïèr  leurrer  par  les  promeflès 
de  la  cour  d'Efpagne  dont  ils  avoient  éprouvé  tant  de  fois  le 
peu  de  folidité  ,  de  peur  qu'on  ne  pût  les  aceufer  d'avoir  eux- 
mêmes  travaillé  plutôt  à  femer  la  difeorde  dans  leur  patrie , 
comme  d'Efcovedes  le  fouhaitoit  de  l'avoit  prédit ,  qu  a  con- 
ferver  l'union  entre  leurs  compatriotes  :  Qu'au  refte  les  me- 
fures  qu'ils  avoient  prifes  avec  les  provinces  de  Hollande  de 
de  Zélande  ,  n'étoient  contraires  en  aucune  forte  à  la  pacifi- 
cation de  Gand  ,  de  que  par  cette  conduite  ils  n'avoient  eu  en 
vue  que  d'empêcher  que  la  différence  de  Religion  ne  fervîc 
de  nouveau  à  les  défunir  :  Qu'ainfî ,  puifqu'ils  étoient  fi  zélés 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIIL       Ï07 
pour  la  confervation  de  la  Religion  Catholique ,  ils  dévoient  55 


bien  prendre  garde  qu'ils  ne  contribuaflent  eux-mêmes  a  la  Henri 
détruire  ,  en  entretenant  la  difcorde  parmi  la  nation  :  Que  la       j  j  j 
paix  étoit  le  fondement  le  plus  folide  de  la  Religion ,  6c  qu'on 
ne  pouvoic  donner  atteinte  à  l'une  en  favorifant  la  divifion ,     I  579' 
fans  porter  à  l'autre  des  coups  mortels  :  Qu'ils  dévoient  donc 
s'attacher  principalement  à  entretenir  la  concorde  ,  6c  don- 
ner leur  confiance  à  leurs  compatriotes ,  bien  plutôt  qu'à 
des  étrangers. 

Ces  raifons  expliquées  plus  au  long  dans  l'écrit  qui  fut  pu- 
blié à  Anvers  ,  firent  beaucoup  d'impreffion  fur  les  efprits 
prévenus  auparavant  par  la  crainte  du  péril  où  ilscroyoknt 
la  Religion  expofée.  Ainfi  ceux  de  Bruxelles  leur  ayant  fait 
enfuite  une  députation  honorable  ,  non  feulement  ils  refu- 
férent  de  donner  audience  aux  députés  -y  mais  même  Odart 
de  Câpres  gouverneur  d'Arras ,  de  le  vicomte  de  Gand  gou- 
verneur de  la  province ,  les  traitèrent  comme  des  féditieux  , 
les  chargèrent  d'injures ,  de  les  renvoyèrent  ainfi  honteufe- 
ment  fans  daigner  leur  répondre. 

Dès  l'année  précédente  ,  Valentin  de  Pardieu  fleur  de  la 
Motte  avoit  renoncé  à  l'obéïiîance  des  Etats ,  de  depuis  ce 
tems-là  il  négocioit  avec  Emmanuel  de  Lalain  baron  de  Mon- 
tigny  ,  pour  l'attirer  au  parti  des  Efpagnols ,  en  lui  faifant 
efpérer  que  pour  l'entretien  des  fix  mille  hommes  de  pied  de 
des  quatre  cens  chevaux  qu'il  avoit  à  fon  fervice ,  on  lui  don- 
neroit  deux  cens  cinq  mille  florins  qui  lui  feroient  payés  à 
certains  termes.  Enfin  le  fix  d'Avril  les  mécontens  fe  liguè- 
rent enfemble  pour  la  défenfe  de  la  religion  Catholique,  de 
de  l'obéiiTànce  due  au  Roi ,  aufli  bien  qu'à  celui  qu'il  auroit 
nommé  pour  gouverner  les  Païs-bas.  Ils  ajoutèrent  cepen- 
dant cette  reftridion  ,  que  fi  S.  M.  C.  n'accomplifîoit  pas  la 
promeilè  qu'elle  avoit  faite  ,  de  retirer  de  Flandre  les  Efpa- 
gnols ,  les  Italiens ,  les  Albanois  ,  les  Comtois ,  6c  les  autres 
troupes  qui  étoient  défagréables  à  la  nation  ,  eux  de  leur 
côté  feroient  cenfés  libres  des  engagemens  qu'ils  prenoient 
par  ce  traité.  L'a&e  de  cette  union  fut  pafîé  au  mont  S.  Eloy, 
abbaye  voifine  d'Arras ,  6c  publié  le  lendemain  dans  une  af. 
femblée  générale  des  Etats  d'Artois  èc  des  députés  de  Douai, 
de  Lille,  de  d'Orchies.  En  même  tems  le  fieur  de  la  Motte 

Oij 


ioS  HISTOIRE 

■  prit  pofîèiîion  de  Saint-Omer.    Peu  de  tems  auparavant  la. 
Henri  Noue  s'étant  mis  en  campagne  à  la  tête  d'un  détachement ,. 
I  H.      pour  faire  la  guerre  aux  Mécontens ,  avoit  taillé  en  pièces 
i  ï7o      proche  de  Dunquerque  quelques  troupes  Wallones ,  6c  Ifaac 
de  Vauldrey  fieur  de  Mouy  fut  dangéreufement  blefiè  eu 
cette  occafion.   Enfuite  les  Confédérés  écrivirent  au  com- 
mencement d'Avril  aux  Etats ,  pour  juftifier  cette  dernière 
démarche  ,  procédant  qu'ils  n'avoient  en  vue  que  la  tran- 
quillité de  la  nation  ,  la  confervation  de  la  Religion  ,  6c  de 
l'obéilïance  due"  au  Roi ,  6c  l'éloignement  des  Elpagnols  6c 
des  troupes  étrangères. 

Les  Etats  répondirent  à  ces  lettres  dans  le  même  mois  r 
6c  après  avoir  lotie  le  zèle  des  provinces  NY^allones ,  ils  di- 
foient  :  Qu'au  refte  ils  ne  voyoient  pas  où  étoit  leur  pruden- 
ce ,  d'ofer  encore  compter  fur  les  promelles  du  baron  de  Sel- 
les ,  après  avoir  été  fi  fouvent  trompés  par  les  Elpagnols  -? 
qu'en  effet  tout  le  monde  fçavoit  les  funeftes  projets  que  le 
duc  d'Albe  ,  6c  après  lui  de  Roda  £c  les  autres  miniftres  de  la 
cour  d'Efpagne  avoient  médité  d'exécuter  contr'eux  :  Que 
D.  Juan  marchant  fur  leurs  traces ,  6c  guidé  par  d'Efcove- 
des  ,  n'avoit  pas  craint  tout  récemment  de  violer  ouverte- 
ment la.  pacification  de  Gand  ,  après  l'avoir  folemneilement 
acceptée  :  Qu'aujourd'hui  enfin  les  Elpagnols  ,  difciples  fi- 
dèles d'Efcovedes ,  6c  fedateurs  de  fes  idées ,  ne  travailloient 
qu'à  mettre  la  divifîon  parmi  les  Flamans ,  afin  de  les  détrui- 
re plus  certainement  en  les  attaquant  ainfi  défunis  :  Que  pour 
s'en  convaincre ,  il  ne  falloit  que  jetter  les  yeux  fur  Maftricht, 
que  leurs  ennemis  tenoient  affiégé  ,  tandis  qu'eux-mêmes 
s'amufoient  à  nourrir  leurs  difîenfions  domeftiques ,  &c  qu'ils 
ne  pouvoient  manquer  de  s'en  rendre  les  maîtres ,  à  moins 
que  le  voile  qui  les  aveugloit ,  ne  vînt  à  tomber  ,  &c  leur  iaif- 
fât  voir  à  découvert  la  perfidie  desEfpagnols  :.  Qu'ils  prioient 
le  Seigneur  de  leur  faire  cette  grâce ,  de  de  rétablir  la  con- 
corde parmi  la  nation  ,  en  arrêtant  la  fource  de  leurs  haines 
6c  de  leurs  défiances  :  Qu'au  refte  ils  étoient  réfolus  d'en- 
voyer leurs  députés  à  Cologne  ,  6c  qu'ils  les  prioient  d'en  fai- 
re de  même.  A  cet  écrit  les  Etats  joignirent  une  médaille 
qu'ils  firent  frapper  à  cette  occafion. Elle  repréientoit  les  têtes 
des  comtes  d'Egmond  6c  de  Horne  ,  plantées  fur  deux  pieux  j 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.      109 

&  au  revers  on  voyoic  un  combat  de  deux  cavaliers   6c  de  ■ 

deux  fantaffins  ,  avec  une  exergue  Latine  dont  le  fens  ëtoit  Henri 
*  Qu'il  valoit  mieux  faire  la  guerre  pour  la  défenfe  de  la  pa-      III- 
trie  ,  que  de  fe  laifïèr  amufer  par  une  vaine  ombre  de  paix.         1  570. 

Tandis  que  les  deux  partis  traitoient  ainfi  réciproquement, 
le  prince  d'Orange  écrivoit  de  ion  côté  à  ceux  qui  lui  étoient 
affectionnés ,  pour  les  avertir  de  prendre  bien  garde  à  quoi 
ils  s'expoferoient  en  entrant  dans  la  ligue  des  Mécontens.  Il 
donna  fur-tout  les  mêmes  avis  aux  peuples  du  Hainault  , 
aufïï  furent-ils  les  derniers  à  foufcrire  à  cette  confédération, 
Philippe  comte  de  Lalain  gouverneur  de  cette  province  , 
qui  avoit  tant  de  vénération  pour  le  prince  d'Orange  ,  qu'il 
l'appelloit  ordinairement  fonpére,  ré  lifta  d'abord  à  toutes 
les  lollicitations.  Cependant  il  céda  à  la  fin  aux  inftances  de 
Pierre  Erneft  comte  de  Mansfeldt ,  6c  de  Charle  de  Lignes 
comte  d'Arembergh  ,  2c  même  du  baron  de  Montigny  ,  fes 
parens  6c  amis  -y  6c  il  ligna  la  ligue  le  2  3 .  de  May. 

Cette  démarche  fut  fuivie  du  retour  général  des  Wal-     Retour  des 
Ions  à  l'obéïiïance  du  roi  d'Efpagne.   Le  traité  de  réunion  ,  ,p,r/7iinces , 

1      •  -i  cb        rr>  i>  '     *  i,a    '  Wallones  a 

contenant  vingt-huit  articles ,  fut  paile  entre  1  eveque  d  Ar.  robéïtfance 
ras ,  le  baron  de  Selles ,  6c  le  feigneur  de  Valhuon  au  nom  de  du  roi  d'Ef" 
S.  M.  C.  &  du  prince  de  Parme  ;  &c  les  Etats  èc  Seigneurs  Fas"e' 
d'Artois,  du  Hainault,  de  Lille ,  de  Douai,  6c  d'Orchies. 
Le  vicomte  de  Gand  créé  depuis  peu  marquis  de  Riche- 
bourg  ,.  le  comte  de  Lalain  &  le  ièigneur  de  Willerval ,. 
l'acceptèrent  auffi  en  qualité  de  gouverneurs  de  province  : 
le  prince  de  Parme  le  ratifia  le  29.  de  Juin  ,  6c  il  fut  enfin  pu- 
blié au  mois  de  Septembre  fuivant.  Il  portoit  :  Que  le  prince 
de  Parme  garderoit  encore  pendant  iïx  mois  le  gouverne- 
ment des  Païs-bas ,  en  attendant  que  la  Cour  lui  eût  donné 
un  fuccefTeur  :  Que  cependant  les  Wallons  fupplieroient 
S.  M.  C.  de  nommer  pour  cela  l'archiduc  Matthias ,  qui  fe- 
roit  obligé  de  fe  remettre  auffitôt  après  à  leur  tête  :  Et  qu'on 
renvoyeroit  en  Flandre  le  comte  de  Buren,  après  lui  avoir 
fait  jurer  d'obferver  la  pacification  de  Gand, 

La  ville  de  Tournay  ni  le  Tournefis ,  qui  à  l'exemple  de 
Lille ,  de  Douai ,  &  d'Orchies  ,  avoient  demandé  dans  la  fé- 
paration  d'être  mis  au  nombre  des  provinces  de  Flandre ,  ne 

*  Prsjlat  pttgnare  fro  patrid  ,  quant  fimuleit*  pace  decifi. 

O  iij 


no  HISTOIRE 

prirent  point  de  part  à  cette  réunion  3  6c  on  en  fut  redevable 

Henri  à  Pierre  de  Melun  prince  d'Epinoy ,  frère  du  vicomte  de 

III.       Gand  ,  qui  s'y  oppoia ,  6c  qui  refta  toujours  également  atta- 

x  ,jat     chéàla  Religion  Catholique,  &  au  parti  des  Etats.  Charle 

de  Gaure  baron  d'Inchy  fçut  aufTi  leur  conferver  Cambray  , 

quoiqu'il  fût  fort  éloigné  des  provinces  qui  reconnoiiïbient 

leur  authorité.  Enfin  Julie  de  Soéte  fieur  de  Villers,  ennemi 

mortel  des  Efpagnols ,  dont  il  prévit  que  cette  divifion  alloit 

de  beaucoup  relever  la  puifTance ,  retint  aufîi ,  autant  qu'il 

put ,  la  petite  ville  de  Bouchain  dans  le  devoir. 

Pour  ce  qui  eft  de  Boleduc  ,  quoique  cette  ville  fût ,  pour 
ainfi  dire,  enclavée  dans  les  païs  fournis  à l'obéïiTance des 
Etats,  6c  fituée  fur  les  frontières  de  la  Hollande  &  du  Bra- 
bant  3  6c  quelques  efforts  que  fît  l'Académie  de  Gladiateurs 
qu'on  y  avoit  établie  depuis  peu ,  de  concert  avec  les  Ma- 
giftrats ,  pour  engager  les  bourgeois  à  ne  point  remuer  ,  on  ne 
put  en  venir  à  bout  -y  l'union  d'Utrecht  n'y  avoit  été  reçue 
que  malgré  la  faction  Espagnole.  Elle  reprit  courage  à  cette 
occafion  ;  on  en  vint  aux  mains ,  6c  il  y  eut  plus  de  deux  cens 
hommes  de  tués  ou  de  blefiés  de  part  6c  d'autre.  Enfin  comme 
les  troupes  Angloifes  ,Françoifes  6c  Econoifes  qu'on  avoit  en- 
voyées au  fecours,  ne  purent  entrer  dans  la  place,  celles  qu'on 
avoit  mandées  delà  Brille,  étant  elles-mêmes  arrivées  trop 
tard ,  ou  obligées  de  relier  hors  de  la  ville ,  le  parti  qui  tenoic 
pour  les  Etats ,  6c  qui  fe  voyoit  le  moins  nombreux  6c  le  moins 
puilTant  commença  à  trembler.  Le  païs  voifin  fournis  aux 
Etats  lui  ofFroit  à  deux  pas  un  afyle  5  la  fa&ion  contraire  fçut 
adroitement  augmenter  {qs  défiances  -y  ainfi  il  quitta  la  par- 
tie ,  6c  le  diffipa.  Après  cela  cette  ville  refla  pendant  quelques 
jours  fans  fe  déclarer.  Enfin  ayant  reçu  les  articles  qui  furent 
drefïés  dans  les  conférences  de  Cologne,  elle  céda  aux  folli- 
citations  du  parti  d'Efpagne,  6c  le  prince  de  Parme  fit  l'ac- 
commodement de  Boleduc  avec  S.  M.  C.  Ce  changement 
cxpofa  ceux  de  cette  ville  à  tout  le  refTentiment  de  l'Archi- 
duc 6c  des  Etats,qui  ne  les  traitèrent  plus  que  comme  des  traî- 
tres 6c  des  deferteurs ,  6c  qui  donnèrent  à  leurs  troupes  toute 
liberté  de  les  défoler. 

-  Amersfort,  qui  eft  de  la  dépendance  d'Utrecht  ,  Mon- 
fort,6c  Zutphen  ,  dont  les  habitans  étoient  prefque  tous 


mmit.n><  a» 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.       ur 

Catholiques ,  refufoient  d'abord  d'entrer  dans  l'union  d'U-  ' 
trecht.Ainfionréfolutd'ufer  de  force  pourles  réduire.Comme  Henri 
Amersfort  étoit  de  toutes  ces  places  la  plus  voifine  d'Utrecht,      III. 
&;  qu'on  l'accufoit  d'avoir  été  favorable  au  parti  contraire,      t  -lq 
d'avoir  refufé  de  fournir  aux  contributions  ,  d'avoir  fermé  Ces 
portes  aux  troupes  que  les  Etats  y  avoient  envoyées ,  d'avoir 
chaiîeles  Miniftres  Proteftans ,  Si  d'avoir  entretenu  des  cor- 
refpondances  fecretes  avec  les  ennemis ,  elle  fut  la  première 
attaquée.  L'armée  des  Etats  en  forma  le  fiége  le  7.  de  Mars  ; 
mais  elle  fe  fournit  auffitôt ,  reçut  garnifon ,  &  donna  par- là 
l'exemple  aux  autres. 

Cependant  on  travailloit  fortement  à  Anvers  à  amafTer  de 
l'argent  pour  lever  des  troupes,  lorfque  Pobitination  des  Ca- 
tholiques y  mit  tous  les  efprits  en  mouvement.  Fiers  de  la  pro- 
tection de  l'Archiduc,  &:  des  Seigneurs  Flamans ,  ils  résolu- 
rent de  faire  une  proceflion  folemnelle  dans  toutes  les  rues  de 
la  ville  ,  malgré  les  remontrances  du  Magiffrat ,  qui  leur  con- 
feilla  d'abandonner  cette  réfolution  ,  &:  de  ne  pas  fortir  de 
l'enceinte  de  leur  Eglile.  Mais  à  peine  fe  furent-ils  mis  en 
marche,  que  la  garde  les  arrêta.  Le  peuple  courut  enfuite  aux 
armes ,  tomba  fur  eux,  en  tua  quelques-uns ,  &  obligea  les  au- 
tres à  reprendre  en  tumulte  le  chemin  de  leur  Eglile  avec  tant 
de  confuflon  ,  qu'il  y  en  eut  plufieurs  de  renveriés  &  d'écra- 
lés  dans  ce  défordre.  A  peine  le  prince  d'Orange ,  qui  furvint 
avec  fa  garde,  put  empêcher  cette  populace  mutinée  de  fe 
porter  aux  dernières  extrémités.  Enfin  il  obtint  de  ces  furieux 
une  trêve  de  trois  heures  ,  pour  donner  le  tems  au  Confeil  & 
aux  Seigneurs  devoir  quel  parti  on  devoit  prendre  dans  cette 
occafîon.  Mais  à  peine  ce  terme  fut-il  expiré  que  le  trouble 
recommença.    Ces  féditieux  demandèrent  la  permiflion  de 
chafTer  de  la  ville  tout  le  Clergé  j  &;  furie  refus  que  leur  rirent 
les  Magiftrats  &  le  prince  d'Orange  de  leur  accorder  cette 
liberté,  eux-mêmes  de  leur  propre  autorité  fe  faifirent  de 
deux  cens  Eccleiiaftiques  qu'ils  firent  fortir  par  le  Qiiay  ,  ap- 
pelle Bierhooft ,  &  les  arrêtèrent  à  deux  miiles  de  la  ville ,  en 
attendant  la  réiolution  du  Confeil.  Cependant  l'Archiduc 
outré  de  cette  infolence,(e  plaignoit  hautement  de  cet  atten- 
tat ,  comme  d'un  affront  qui  rejailliflbit  jufque  fur  lui ,  &  me- 
naçait d'abandonner  Anvers,(l  on  n'y  faifoit  rentrer  le  Clergé. 


m  HISTOIRE 

■■.    .  Ainfi  le  Confeil  lui  remit  ,  conjointement  avec  le  prince 

Henri  d'Orange ,  la  connoiflance  de  ce  différend  j  &  on  convint  en- 
III.  fin  le  i  2.  de  Juin,  qu'on  accorderoit  dans  cette  ville  une  ef- 
i  î  7  9  •  péce  de  liberté  de  confidence ,  en  forte  que  le  Clergé  y  auroit 
quelques  Eglifes  j  mais  à  condition  que  les  Moines  6c  les  Cha- 
pitres feroient  exceptés ,  6c  n'atiroient  point  de  part  à  cette 
grâce. 

L-exemple  d'Anvers  fut  pour  les  féditieux  une  occafion  de 
fe  foulever  aufîi  à  Malines.  Cependant  comme  dès  l'année 
précédente  le  peuple  en  fureur  avoit  brifé,  ou  renverfé  les  fta- 
tuè's  6c  les  images  à  Utrecht  6c  à  Leeuwarden ,  on  ne  fçauroit 
croire  combien  ce  fanatiime  indigna  les  provinces  Wallones. 
Elles  en  profitèrent  pour  groffir  leur  parti ,  àc  fai firent  ce  mo- 
ment pour  mettre  entr'autres  dans  leurs  intérêts  Philippe 
comte  d'Egmond,  Charle  de  Gaure  feigneur  de  Frefin ,  6c 
Pons  de  Noyelles  fieur  de  Bours. 

Le  comte  d'Egmond  étoit  alors  à  Bruxelles ,  où  il  amaflbit 
des  troupes  pour  aller  au  fecours  de  Maftricht.  Il  avoit  avec 
lui  un  petit  corps  de  cavalerie  qui  faifoit  tous  les  jours  quel- 
que courfe  fur  le  païs  ennemi.  Il  le  fit  entrer  dans  la  place  fous 
prétexte  d'avoir  en  tête  quelque  projet  qu'il  vouloit  tenir  fe- 
cret  $  6c  s'étant  mis  en  marche  dès  le  matin ,  comme  s'il  eût 
eu  defièin  de  fortir  de  la  ville ,  il  alla  droit  à  la  porte  d'An- 
vers ,  mit  en  fuite  le  corps  de  garde ,  qui  n'étoit  compofé  que 
de  bourgeois ,  6c  s'en  rendit  maître.  De-làil  marcha  vers  la 
place  du  marché,  où  il  fe  cantonna  ^  6c  détacha  de-là  quatre- 
vingt  hommes  pour  aller  s'aflurer  du  Palais ,  qui  efi:  dans  la 
haute  ville  ^  mais  ils  furent  arrêtés  par  Olivier  deTempel , 
gouverneur  de  Bruxelles.  Quoiqu'il  eût  été  furpris,  qu'il 
n'eût  avec  lui  que  trente  hommes  feulement ,  6c  que  les  bour- 
geois qui  étoient  du  complot  fe  fuflent  aflurés  des  troupes  qui 
logeoient  chez  eux,6c  qui  étoient  difperfées,  il  ne  laifia  pas  de 
repoufïerle  Comte  avec  beaucoup  de  vigueur.  Il  parcourut 
auffitôt  toutes  le  rues  de  la  ville ,  pour  animer  par  lbn  exem- 
ple le  relie  des  habitans  à  prendre  les  armes.  Enfuite  il  mar- 
cha vers  la  porte  dont  l'ennemi  s'étoit  emparé  ,  6c  il  reprit  un 
bafiuon  dont  elle  étoit  défendue  par  le  moyen  d'un  bourgeois 
nommé  Bets ,  qui  tenoit  l'Hôtellerie  de  Saflèn. 

Il  nereftoitplus  qu'à  fe  rendre  maître  de  la  porte  j  de  voici 

comme 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.     113 

comme  il  en  vint  à  bouc.  Il  fîtpafïèr  deflous  trois  chariots  at-  * 

tachés  enfemble  ,  &  tellement  remplis  de  foin ,  qu'il  traînoit  Henri 
jufqu'à  terre  de  toutes  parts ,  afin  que  ceux  qui  les  pouiïbient       III,. 
fufïent  à  couvert.  On  y  mitenfuite  le  feu,  &  il  en  forticune     1  <7o. 
fumée  fi  noire  &  fi  épaiflè  que  les  ennemis  en  furent  étouffés. 
Après  avoir  repris  la  porte  de  la  ville  par  ce  ftratagême ,  les 
liabitans  la  fermèrent ,  de  peur  *me  les  troupes  NS^allonesne 
vinfîent  au  fecours  du  Comte ,  6c  ne  s'introduifiiTent  par-là 
dans  la  place.  Enfuite  ils  tournèrent  contre  lui  tout  leur  effort; 
&;  comme  on  avoit  barricadé  toutes  les  avenues  des  rués ,  où. 
l'on  avoit  même  tiré  des  tranchées ,  &  élevé  des  retranche- 
mens ,  pour  l'empêcher  de  leur  échapper ,  ils  le  pouffèrent 
jufque  dans  la  place  du  marché  ,  où  ils  le  tinrent  ailîégé  penj- 
dant  toute  la  nuit.  Enfin  comme  il  apprit  qu'on  faifoit  venir 
de  Malines  de  nouvelles  troupes ,  &;  que  d'un  autre  côté  les 
habitansn'appréhendoient  pas  moins  ce  fecours,  quoiqu'il 
fut  deftiné  pour  eux,  on  convint  de  part  &  d'autre,  que  le 
Comte  fortiroit  le  lendemain  de  la  ville  avec  fa  fuite  fans 
qu'on  lui  fît  aucune  violence.  Tel  fut  le  premier  fruit  que 
tira  de  fon  changement  le  comte  d'Egmond,  après  avoir 
pafTé  une  nuit  entière  fous  les  armes  dans  la  même  place  ,  où 
à  pareil  jour  fon  père ,  onze  ans  auparavant ,  devenu  la  victi- 
me de  la  haine  du  duc  d'Albe  ,  de  de  la  cruauté  des  Efpagnols 
avoit  foufFert  une  mort  honteufe ,  après  avoir  rendu  mille 
fervices  à  fa  nation.  On  dit  que  comme  ceux  de  Bruxelles , 
pour  l'infulter  dans  une  fituation  qui  lui  faifoit  fî  peu  d'hon- 
neur, prenoient  plaifîr  à  lui  enrappeller  la  mémoire  ,  le  fou- 
venir  de  cet  événement  funefte ,  que  les  circonftances  du  tems 
ce  du  lieu  lui  rendoient  auffi  prefent  que  s'il  y  eut  aflifté  dans 
le  moment  même  ,  lui  tira  des  larmes  en  abondance  ;  mais  la 
fource  en  fut  bientôt  tarie  par  cette  légèreté  naturelle  dont  il 
donnoit  des  preuves  en  toute  occafion. 

En  même-tems  il  s'éleva  à  Bruges  une  fédition  qui  pouvoit 
avoir  des  fuites  bien  plus  fâcheufes.  Le  27.  de  Juin  les  Gan- 
tois ,  joints  aux  habitans  d'Ipres ,  propoférentaux  bourgeois 
de  cette  ville  d'entrer  avec  eux  dans  l'union  d'Utrecht.  Bien 
loin  de  vouloir  accepter  le  parti  ,1e  Clergé  &  les  Catholiques 
étoient  fort  difpofes  à  s'unir  aux  provinces  V^allones.  Les 
Magiftrats  du  Franc  appuyoient  les  prétentions  du  Clergé, 
Tome  VIII,  P 


n4  HISTOIRE 

parce  que  les  terres  èc  les  autres  domaines  qu'ils  pofTédoient 
Henri  étoient  tous  les  jours  expofés  fans  défenfè  au  ravage  des 
III.       troupes  de  ces  Confédérés.  Dans  la  chaleur  des  mouvemens 
j  ryo,     que  caufa  cette  diverfîté  de  lèntimens,  comme  les  Catholi- 
ques animés  par  un  prédicateur  difciple  zélé  du  Frère  Cor- 
neille Cordelicr  ,  dont  j'ai  parlé  ailleurs ,  demandoient  per- 
million  de  le  nommer  un  Commandant }  le  Magiftrat   de 
Bruges,  qui  tenoit  le  parti  des  Etats,  &  George  deBrakel 
fieur  de  Hauterive ,  qui  étoit  cette  anné  Bourgmaître  de  cette 
ville  ,  eurent  la  foibleile  de  céder  à  leurs  menaces  ,  &  de  leur 
accorder  ce  qu'ils  fouhaitoient. 

Ce  fut  dans  eux  une  grande  imprudence.  En  effet  les  Catho- 
liques  nommèrent  aufîitôt  Jérôme  de  Mol ,  qui,  dès  qu'il  fut 
entré  en  charge, commença  par  abufer  de  fon  autorité. Il  cailà 
les  troupes  que  le  Magiftrat  de  Bruges  avoit  enrollées ,  en 
leva  de  nouvelles ,  maltraita  les  Proteftans  •  &  s'étant  tranf- 
porté  à  la  maifon  du  Mi niftre  François  qui  étoit  en  cette  vil- 
le ,  dans  le  deilein  de  le  faire  aflaffiner  ^  comme  il  ne  l'y 
trouva  point ,  il  traita  fa  femme  avec  la  dernière  indignité , 
la  frappa ,  la  renverfa  par  terre  ,  &  la  foula  aux  pieds. 

Cette  conduite  violente  fit  enfin  connoître  au  Bourgmaître 
la  faute  qu'il  avoit  commife  ^  &  quoiqu'il  fût  un  peu  tard  ,  il 
penfa  à  la  réparer.  Il  ralTembla  fes  troupes ,  détacha  Jean 
Uleyfch  pour  aller  fe  rendre  maître  de  la  porte  d'Efel  , 
chargea  Renier  Winckelman  de  fortifier  le  pont  qui  conduit 
à  cette  porte  $  commanda  Rémi  d'Artriick  pour  s'emparer 
des  environs  de  la  boucherie,  de  de  la  place  aux  pierres  3  6c 
AntoineOuterman,pour  s'aflûrerdu  pontd'Eyckhout  dans  la 
rue  nommée  Wolle-Strate.  Il  fe  mit  par-là  en  état  de  di/po- 
fer  de  ces  trois  poftes ,  qui  conduifent  droit  à  la  place  du  mar- 
ché. En  même-tems  il  fut  joint  par  quelques  autres  troupes 
qui  lui  apportèrent  les  clefs  delà  porte  d'Eïe-.D'un  autre  coté, 
de  Mol ,  qui  à  la  faveur  des  magiftrats  du  Franc  s'étoit  déjà 
rendu  maître  du  château  ,  travailla  à  fortifier  les  deux  ponts 
de  Marie  ,  &  de  Gruythuyfe.  Ces  deux  partis  relièrent  ainil 
fous  les  armes  jufqu'au  foir,  qu'on  commença  à  parler  d'ac- 
commodement. On  attendoit  du  fecours  de  part  &  d'autre. 
Le  fîenr  de  la  Motte  qui  venoit  au  fecours  des  Catholiques , 
s'étoit  avancé  jufqu'à   Rouflèlart5a  un  mille  ôc  demi  delà 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.     115 

ville  j  mais  le  Bourgmaître  le  prévint.  Le  lendemain  dès  trois 
heures  du  matin  il  fît  entrer  par  la  porte  d'Efel  fept  compa-  Henri 
gnies  d'Ecofibis  ,  &  cent  cinquante  chevaux  de  l'armée  des  III. 
Etats  qui  étoient  arrivés  à  Tournhout ,  &  avec  ces  troupes  il  1579; 
iè  rendit  maître  du  marché  èc  du  château ,  après  avoir  diffipé 
ceux  que  la  faction  contraire  avoit  mis  pour  les  garder.  De 
Mol  lui-même  abandonnant  fon  pofte ,  s'enfuit  6c  alla  fe  ca- 
cher dans  l'eau ,  où  il  s'enfonça  julqu'au  cou.  Cependant  il  y 
fut  pris  6t  conduit  au  Bourgmaître.  On  fit  aiuTi  prifonniers 
tous  les  Magiftrats  dti  Franc ,  à  l'exception  de  Noël  de  Caron 
fieur  de  Schoonewalle,  6c  le  Docteur  Nanfius.Ce  dernier  étoit 
un  fort  habile  homme  ,  qui  trois  ans  auparavant  m'avoit  fait 
beaucoup  d'honnêtetés  à  Bruges ,  où  je  me  trouvai  dans  le 
tems  que  le  feu  de  la  divifion  étoit  le  plus  animé.  On  arrêta 
outre  celaplufieurs  bourgeois  qui  étoient  fufpe&s ,  &  on  les 
envoya  prifonniers  dans  le  château  de  Sluys  ou  de  l'Eclufe. 
Pour  ce  qui  eft  des  troupes  du  fieur  de  la  Motte  qui  étoient 
arrivées  trop  tard ,  elles  fe  retirèrent  après  s'être  vengées 
du  peu  de  fuccès  de  leur  voyage  fur  RoiuTelart ,  qu'elles  ré- 
duifirent  en  cendres. 

Les  bourgeois  de  Bruges  prirent  de-là  occafion  de  deman- 
der qu'on  abolît  la  chambre  du  Franc,  qui  eft  le  quatrième 
membre  de  Flandre  ,6c  qu'on  réunît  fa  jurifdi&ion  à  celle  de 
la  ville.  Les  Gantois  d'un  autre  côté ,  &  ceux  d'Iprcs  ne  s'y 
oppofoient  point ,  parce  que  comme  le  ilége  de  ce  tribunal 
étoit  dans  leur  reflbrt ,  ils  efpéroient  qu'on  le  réiiniroit  à  leur 
jurifdidion  :  mais  le  fieur  de  Schoonewalle  6c  Nanflus  défen- 
dirent les  droits  de  leur  corps  avec  beaucoup  de  fermeté.  Ils 
prièrent  ceux  de  Bruges  de  ne  le  pas  rendre  refponfable  des 
tauflès  démarches  de  quelques  particuliers  3  ils  leurreprefen- 
térent  qu'il  ne  leur  reviendroit  aucun  avantage  de  cette  fup- 
prefTion,  &c  qu'il  n'y  auroit  que  leurs  voiiîns  qui  enprofite- 
roient  3  enfin  ils  follicitérent  fi  vivement  de  avec  tant  de  con_ 
{tance  à  la  Cour  &  parmi  leurs  concitoyens ,  que  le  Confeii 
du  Franc  ne  perdit  rien  de  (es  anciens  droits,  6c  conferva  toute 
fon  autorité. 

Cependant  le  prince  de  Parme  étoit  occupé  au  fiégc  de      Pn'k  ^e 
Maitricht.  Cette  ville  eft  fituée  fur  la  Meufe  ,  qui  pafle  au  mi-  ]£SaEf!,aVi:otr 
lieu  ,  6c  la  divife  en  haute  6c  balle.  La  partie  qui  eft  en-deçà  de 

pij 


n6  HISTOIRE 

cette  rivière  eft  de  la  dépendance  du  Brabant  5  l'autre ,  qu'on 
Henri  appelle  le  bourg  de  \Y^ick,  eft  fbumife  à  la  jurifdi&ion  de  l'E- 
III.  vêque  de  Liège.  En  général  elle  eft  fort  peuplée  -y  les  maifons 
i  S  7  9 .  Y  f°nc  belles ,  ôc  elle  ef  r.  défendue  par  un  folié,  Se  des  murailles 
flanquées  de  plufieurs  battions.  La  Noue  avoit  d'abord  en- 
trepris de  la  défendre.  Mais  le  prince  d'Orange ,  qui  voyoic 
toute  la  Flandre  en  combuftion,  &  qui  par  conféquentn'é- 
toit  pas  fur  qu'on  pût  fecourir  cette  place ,  ne  voulut  pas  ex- 
pofer imprudemment  un  fî grand  homme,  &il  le  rappella  j  il 
y  envoya  donc  un  Eïpagnol  nommé  de*  Moncade,  en  qui  il 
avoit  beaucoup  de  confiance  3  &:  un  François  nommé  Sebaf- 
tien  Tapin  ,tous  deux  braves  &  expérimentés  •  &.il  leur  don- 
na ordre  d'agir  tous  deux  de  concert  avec  le  fîeur  de  Schour- 
bourg  feigneur  de  Herle  ,  gentilhomme  du  voifinage ,  qui  en 
étoit  gouverneur.  La  garnifonétoiteompofée  d'environ  mille 
hommes,  partie  François,  Anglois,  Ecolïbis,  ou  Flamans  5 
&labourgeoiiîe  fournilFoit encore  douze  cens  hommes,  tous 
bien  armés. 

D'abord  les  afïiégés  firent  différentes  forties.  D'un  autre 
côté  dès  que  le  prince  de  Parme  fe  fut  rendu  au  camp  ,  il  fît 
drelîèr  deux  ponts  pour  faciliter  la  communication  des  quar- 
tiers. En  même-tems  il  donna  ordre  à  Mondragon  de  palier 
de  l'autre  côté  de  la  rivière  avec  une  partie  de  l'artillerie ,  &C 
de  l'armée,  pour  former  une  attaque  du  côté  du  bourg  de 
Wick.  Enfuite  l'artillerie,  compofée  de  54  canons  de  toutes 
grandeurs,dont  la  plus  grande  partie  venoit  deLiége,commen- 
ça  à  foudroyer  la  place.  La  plupart  des  fortifications  furent 
ruinées.  Cependant  on  doutoit  encore  de  quel  côté  on  feroit 
la  principale  attaque.  Enfin  on  réfolut  de  drefïèr  deux  batte- 
ries ,  l'une  contre  la  porte  de  Bruxelles ,  qui  regarde  la  ville 
dont  elle  n'en:  éloignée  que  de  quatre  milles  ^  &;  l'autre  contre 
la  haute  porte,  au  pied  de  laquelle  coule  la  rivière  ,  &  que 
Mondragon  fe  chargea  de  battre  auffi  à  revers. 

Mais  à  peine  le  canon  eut  fait  brèche  à  la  muraille  ,  qu'on 
apperçut  derrière  un  retranchement  que  Tapin  avoit  fait 
élever,  revêtu  de  fes  mantelets  &  d'un  fofFé.  On  recommença 
donc  le  feu  de  l'artillerie  pour  le  ruiner  ^  6c  le  9.  d'Avril  fut 
marqué  pour  donner  un  aflaut  général  à  la  place.  On  com- 
manda pour  marcher  contre  la  porte  de  Bruxelles  un  vieux 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.     117 

corps  Efpagnol ,  appelle  ordinairement  le  régiment  des  Croi- 
fés ,  parce  qu'il  avoit  fervi  dans  la  croifade  contre  les  Turcs  3  Henri 
&;  il  devoit  être  ïoûtenu  par  quelques  compagnies  Alieman-       III. 
des  &  Wallones.  En  même  -  tems  le  régiment  deLombar-     1  579, 
die ,  fuivi  auiïï  de  quelques  troupes  Allemandes  &c  Flamandes 
devoit  agir  de  l'autre  côté  3  6c  c'étoit  Fabio  Farnefe ,  parent 
du  prince  de  Parme ,  qui  conduifoit  cette  ieconde  attaque. 
L'artillerie  tira  d'abord  depuis  le  matin  jufqu'àune  heure 
après  midi,  que  cet  Officier  commença  l'allàut  à  la  tête  d'un 
corps  de  NoblelTe  3  6c  à  Ton  exemple  les  Efpagnols  marchè- 
rent en  même-tems  de  l'autre  côté  à  l'ennemi.  Pendant  toute 
cette  action  les  uns  6c  les  autres  furent  fort  incommodés  d'une 
vieille  tour  à  demi  ruinée ,  qui  femblôit  avoir  été  abandonnée 
par  les  afïïégés ,  6c  où  ils  avoient  fait  porter  grand  nombre  de 
boulets ,  &  quelques  petites  pièces  de  canon ,  qu'ils  char- 
geoient  avec  des  clous  6c  des  chaînes ,  6c  qui  tiroient  conti- 
nuellement furies  afîaillans.  En  revanche  ceux-ci  firent  jouer 
une  mine  qu'ils  avoient  réiërvée  pour  cette  occafîon  •  mais 
elle  eut  peu  d'effet.  Ain(i  ils  eurent  recours  cala  rufè.  Lorfque 
leurs  troupes  furent  à  unediftance  allez  raifonnable  des  murs 
de  la  ville ,  pour  être  entendues  de  ceux  qui  la  défendoient , 
un  cavalier  vint  à  toute  bride,  criant  viétoire ,  6c  faint  Jacque, 
qui  eft  le  cri  de  guerre  des  Espagnols ,  comme  il  le  régiment 
de  Lombardie  eût  déjà  été  maître  de  la  place.  Mais  les  affié- 
gés ,  que  Moncade  avoit  prévenus  de  cet  artifice  ,  allez  or- 
dinaire à  fa  nation  ,  n'en  furent  point  ébranlés.  Au  contraire 
animés  par  l'exemple  de  Tapin ,  qui  le  comporta  dans  cette 
adion  avec  la  dernière  bravoure,  ils  n'en  devinrent  que  plus 
acharnés  au  combat  j  6c  malgré  toute  la  valeur  des  Efpagnols, 
ils  les  repoulTérentavec  encore  plus  de  vigueur.  Les  auaillans 
eurent  beaucoup  de  monde  de  tué  à  cette  attaque ,  fans  parler 
des  blettes ,  dont  le  nombre  fut  très-grand,  6c  qui ,  lorfqu'il 
falloit  les  retirer  de  la  mêlée  ,  au  travers  des  folles  tortueux 
de  la  ville ,  rempliffoient  de  douleur  les  troupes  qu'on  en- 
voyoit  pour  les  remplacer ,  par  le  ipé&acle  pitoyable  qu'ils 
leur  donnoient. 

Il  arriva  en  même-tems  un  accident  qui  caufa  beaucoup  de 
frayeur  aux  deux  partis ,  6c  qui  fit  un  grand  ravage.  Comme 
la  poudre  manqua  aux  foldats ,  6c  qu'ils  accouroient  en  foule 

piij 


1 1  S  HISTOIRE 

pour  en  avoir  avec  leurs  mèches  allumées ,  le  feu  prit  par  ha- 
Henri  iàrd  à  quelques  tonneaux  qui  en  étoient  pleins.  L'effet  en  fut 
III.  fi  violent,  qu'il  brûla  ou  mit  en  pièces  la  plus  grande  partie 
i  C79.  de  ces  troupes.  Enfin  la  nuit  termina  ce  combat,  qui  coûta 
cher  aux  Eipagnols.  Ils  y  perdirent  FabioFarnefe,D.Pedre  de 
Gufman ,  Jean  Mauriques,  D.  Pedre  Pacheco ,  Vafco  de 
Acuiia ,  Jean Grimaldi ,  Marc-Antoine  Simoncet ,  Gui  comte 
de  Saint  George  ,  Corrado  marquis  de  Malafpina  ,  le  comte 
Pierre.  Onuphre  Montedoglio ,  Augufbin  Scafigna  ,  Marc- 
Antoine  de  Terni ,  Vincent  Macchiavelli ,  &:  pluiïeurs  autres. 
Antoine  de  Zunica,  D.  Carlos  d'Africa,  D.  Bernardin  de 
Mendoza,  Jean  Inigo  de  Palença,  D.  Sanche  de  Leyva, 
Fulvio  Albertini ,  Mandricardo  Pallavicino  ,  François  Ante- 
nori ,  Ambroife  de  Landria ,  Louis  Vifcomti ,  Antoine  Mon- 
tauto ,  Coriolan  Serena,  &  Antoine  Caftello  y  furent  dangé- 
reufement  blelîés.  Plus  de  quatre  cens  foldats  qui  avoient 
échappé  à  Pépée  des  ennemis  furent  tranfportés  couverts  de 
bleiïuresdans  un  hôpital  qu'on  avoit  préparé  pour  cet  ufage, 
ôda  plupart  y  moururent.  Quelques-uns  furent  guéris  en  ré- 
citant feulement  fur  eux  quelques  paroles  myftérieufes  h  fe- 
cret  que  f  ai  déjà  remarqué  qu'on  avoit  mis  en  ufage  au  fiége 
de  la  Rochelle.  La  perte  fut  grande  auiTi  du  côté  des  aflîégés; 
de  ils  eurent  entr'autres  beaucoup  de  pionniers  &  de  mineurs 
de  tués. 

Après  une  échec  il  confîdérable ,  le  prince  de  Parme  fut 
quelque  tems  fans  faire  aucune  attaque.  Les  affiégeans  fe  con- 
tentèrent feulement  d'élever  un  cavalier  de  gafon  vis-à-vis  de 
la  porte  de  Bruxelles  ,  fur  lequel  ils  drellèrent  une  batterie  de 
canon,  pour  empêcher  ceux  qui  étoient  dans  la  ville  de  ré- 
parer leurs  brèches.  Mais  leurs  efforts  furent  inutiles  •  £c 
les  affiégés ,  fans  craindre  le  danger  auquel  ils  s'expofoient, 
pafloient  les  jours  &  les  nuits  à  porter  des  décombres,  des 
pierres  ,  &:  de  la  terre.  Ils  avoient  oppofé  au  canon  des  enne- 
mis une  contre-batterie  placée  fur  un  boulevard,  fortifié  d'un 
bon  retranchement  &  d'un  large  forfé  ,  &  qui  étoit  tout  vis-à- 
vis  du  cavalier  que  les  Efpagnols  avoient  élevé.  De-là  ilsin- 
commodoient  fort  les  afliégeans.  Pendant  cinq  femaines  en- 
riéres  on  fit  de-là  un  feu  continuel ,  &  il  ne  fe  pafîoit  point  de 
jour  qu'il  n'y  périt  au  moins  vingt  hommes  de  part  6c  d'autre. 


DE  J.  A.   DE  THOU,  Liv.  LXVIII.     119 

Le  prince  de  Parme  fit  tout  l'imaginable  pour  détruire  ce 
boulevard.  Enfin  les  Espagnols  s'en  étant  rendus  maîtres,   Henri 
après  l'avoir  fàppé  prefque  tout  entier ,  de  avoir  donné  bien       III. 
des  combats  pour  l'enlever  aux  ennemis,   s'attachèrent  au     1  579, 
corps  de  la  place.  Ils  en  étoient  11  proches ,  que  les  deux  par- 
tis pouvoient  aifément  fe  donner  la  main.  Ils  y  attachèrent 
enluite  le  mineur  3  de  vingt-deux  mines  qui  jouèrent  en  même- 
tems  rirent  fauter  une  grande  partie  des  murs  de  la  place ,  de 
avec  eux  cent  hommes  de  la  garnifon. 

Vis-à-vis  de  la  place  il  y  avoit  une  ifle  dont  le  prince  de  Par- 
me forma  le  dcfîein  de  fe  rendre  maître,  dans  la  vue  de  la  for- 
tifier. Gille  d'Hierges ,  Grand  Maître  de  l'Artillerie ,  qui  de- 
puis la  mort  de  Ion  père  ,  arrivée  fur  ces  entrefaites ,  avoit 
pris  le  titre  de  comte  de  Barlaymont ,  s'étoit  chargé  de  l'exé- 
cution de  ce  projet.  Il  fe  difpofoit  à  l'attaquer  lorfqueceux 
qui  la  défendoient  rirent  un  fi  grand  feu  qu'il  fut  tué  lui-mê- 
me dans  cette  occafion.  C'étoit  un  homme  d'un  o-rand  cou- 
rage,  de  qui  dans  ces  guerres  de  Flandre  s'étoit  fort  difh'ngué 
par  fa  valeur.  On  fit  enluite  venir  de  Liège  quatre  mille  pion- 
niers ,  de  d'autres  mineurs ,  parce  que  c'eft  dans  cette  ville 
que  fe  prennent  les  plus  habiles.  Gérard  de  Groefbecque,  qui 
en  étoit  alors  Evêque ,  avoit  même  prêté  du  canon  aux  Efpa- 
gnols ,  de  contribuoit  de  tout  fon  pouvoir  à  faire  réiïffir  leurs 
defTeins  fur  la  place  afîîégée  ,  dont  une  partie  étoit  de  fa  dé- 
pendance. Au  refte  les  Etats  étoient  perfuadés  qu'il  s'y  inté- 
refïoit  fî  fort,  moins  par  envie  de  faire  plaifîr  à  Philippe, 
que  par  un  refte  de  l'ancienne  animofïté  que  les  Liégeois  con- 
iervoient  contre  les  Flamans.  Comme  ils  n'avoient  pas  encore 
oublié  les  mauvais  traitemens  qu'ils  avoient  autrefois  reçus 
des  ducs  de  Bourgogne  ,  ils  étoient  ravis  de  trouver  cette  oc- 
cafion d'en  témoigner  leur  refîéntiment. 

Cependant  les  travaux  du  fiégeavançoientafîez  lentement 
depuis  que  les  Efpagnols  s'étoient  rendus  maîtres  du  Boule- 
vard dont  j'ai  parlé.  Le  prince  de  Parme  attendoit  tranquil- 
lement de  nouvelles  troupes  ,  content  de  faire  travailler  à  fap- 
per  de  à  miner  la  place  ,  de  de  fatiguer  les  afTiegés  en  les  tenant 
toujours  alertes  par  les  fréquens  afTauts  qu'il  leur  donnoit. 
Ceux-ci  avoient  eu  beau  envoyer  aux  Etats,  tandis  qu'ils 
pouvoient  encore  fortir  librement  de  leur  ville  3  de  élever 


no  HISTOIRE 

■ ■■■■—  depuis  des  feux  Se  des  fîgnaux  pour  les  avertir  de  l'extrémité 

Henri  où  ils  étoient  réduits,il  n'avoit  pas  été  poffible  de  leur  envoyer 
III.  du  fecours.  Les  Gantois  avoient  commencé  fur  ces  entrefaites 
1579.  àfe  foulever  -,  les  provinces  Wallones  s'étoient  enfuite  répa- 
rées du  refte  de  la  Flandre  3  enfin  le  comte  d'Egmond  &  le 
fieur  de  Bours ,  après  avoir  levé  dans  la  Gueldre  quatre  mille 
chevaux  qui  dévoient  encore  être  joints  par  quelques  compa- 
gnies d'infanterie,  avoient  abandonné  le  parti  des  Etats  ;  & 
toutes  ces  circonftances  avoient  mis  l'Archiduc  &  le  prince 
d'Orange  hors  d'état  de  penfer  à  fecourir  cette  place. 

Il  ne  reftoit  donc  plus  d'efpérance  aux  afïïégés  que  dans 
l'aflemblée  de  Cologne.En  effet  les  députés  des  Etats  avoient 
demandé  ,  que  tandis  que  les  conférences  pour  la  paix  dure- 
roient ,  on  fuipendît  les  travaux  du  fîége  ,  ou  du  moins  qu'on 
mît  la  place  en  fequeflre  entre  les  mains  de  quelqu'un  qui  ne 
fût  attaché  à  aucun  des  deux  partis.  Mais  Charle  d'Arragon 
duc  deTerranova  ,  député  de  S.  M.  C.  répondit  feulement  à 
ces  propositions  :  Qu'il  n'étoit  chargé  que  de  traiter  de  la 
paix  3  que  la  guerre  regardoit  le  prince  de  Parme,  &;  qu'il  y 
auroitde  la  folie  à  lui ,  &  même  de  la  témérité  ,  tandis  qu'il 
ctoit  fur  d'emporter  cette  ville ,  d'interrompre  les  travaux  du 
fîége  fur  l'efpérance  d'un  accommodement  qui  pouvoit  ne 
pas  réiuTir. 

Cependant  les  croupes  de  la  garnifon  étoient  épuifées  par 
les  travaux,  les  veilles,  les  blellùres,  &:  les  maladies.  Leur 
nombre  étoit  même  11  diminué,  que  de  mille  foldats  qui 
étoient  dans  la  place  au  commencement  du  fîége  ,  il  en  reftoit 
à  peine  quatre  cens  en  état  de  porter  les  armes.  Enfin  ils  corn- 
mençoient  à  manquer  de  poudre  3  Payant  perdu  l'efpérance 
d'être  fecourus ,  ils  perdirent  courage  infenfiblement.  La  lon- 
gueur du  fîége  ,  &  leur  petit  nombre  les  obligeoient  donc  à 
des  gardes  continuelles ,  qui  les  fatiguoient  infiniment ,  &  qui 
ne  leur  permettoient  pas  de  prendre  leur  repos ,  ni  d'aller 
manger  ailleurs  que  fur  la  brèche.  Ce  fut  la  caufe  de  leur 
perte.  Sur  la  fin  de  Juin ,  le  jour  même  de  la  faine  Pierre,  ceux 
qui  étoient  de  garde  fur  le  boulevard ,  informèrent  le  prince 
de  Parme  ,  que  toutes  les  fcntinelles  des  ennemis  étoient  en- 
dormies ,  &  qu'il  feroit  aifé  de  les  furprendre.  Le  Prince  pro- 
fita de  cet  avis  3  il  commanda  auffitDt  toutes  les  troupes  pour 

donner 


DE  J.  A.  DE  THOU,Liv.  LXVIIÏ.     ut 

donner  un  afTaut  général  à  la  ville  j  &;  il  réuflît.  Les  habitans  —  ; 

ne  s'abandonnèrent  point  eux-mêmes  dans  cette  extrémité  y  Henkjl 
les  Efpagnols  trouvèrent  dans  plufieurs  endroits  une  réfi-       III. 
fiance  vigoureufe  •  les  femmes  mêmes  prenoient  en  cette  oc-      i  $79. 
cafion  la  place  de  leurs  maris ,  &  fe  battoient  en  défefpérêes, 
Mais  enfin  il  fallut  céder.  Après  quatre  mois  de  fiége  la  baffe 
ville  fut  emportée  l'épée  à  la  main  ,  &;  les  afliégés  fe  retiré- 
rent  par  le  pont  dans  la  haute  avec  un  fi  grand  défordre ,  que 
les  femmes  oc  les  enfans  fe  trouvant  trop  ferrés  à  ce  paiïàge 
pour  pouvoir  entrer  affez  promptement ,  devinrent  la  vi&ime 
des  Efpagnols ,  qui  les  précipitoient  des  deux  côtés  du  pont 
dans  la  rivière.  Ceux  qui  s'étoient  retirés  dans  la  haute  ville 
n'y  tinrent  pas  long-tems  •  &:  comme  ils  n'y  trouvèrent  au- 
cunes proviîîons,  ils  fe  rendirent  auflitôt  après  à  diferétion. 
Pendant  trois  heures  les  vainqueurs  parlèrent  au  fil  de  l'épée 
tout  ce  qui  fe  prefenta ,  fans  épargner  même  ces  femmes  gé- 
néreufes  qui  s'étoient  défendues  fi  courageufement.  On  cher- 
cha enfuite  Moncade ,  6c  il  fut  pendu.  Pour  Tapin ,  qui  s'é- 
toit  fur-tout  diffcingué  à  ce  fiége  ,  il  eut  un  fort  différent.  Les 
Efpagnols  le  traitèrent  avec  beaucoup  de  douceur,  &  le  prince 
de  Parme  lui  fit  même  des  offres  fort  avantageufes  pour  l'en- 
gager à  parler  au  fervice  de  Philippe.  En  même-tems  comme 
il  etoit  dangéreufement  blelTé ,  il  lui  donna  des  chirurgiens 
pour  le  penier ,  &  leur  recommanda  extrêmement  d'en  avoir 
grand  foin.  Cependant  il  fut  tué  dans  la  fuite  à  fa  fenêtre 
d'un  coup  d'arquebufe  ,  foit  que  ce  fût  par  un  pur  accident , 
foit  qu'on  eût  eu  defTein  de  s'en  défaire  ,  parce  qu'il  refufoit 
d'accepter  le  parti  qu'on  lui  propofoit.  La  ville  fut  mife  en- 
fuite  au  pillage  -y  &  après  avoir  été  fi  long  tems  une  des  plus 
peuplées  des  Pais-bas,  depuis  cet  accident  elle  devint  fi  dé- 
îèrte ,  qu'on  y  comptoit  à  peine  trois  cens  habitans.  Ils  n'y 
reftérentpas  même  long-tems  -,  ils  l'abandonnèrent,  Scelle 
le  remplit  depuis  infenfiblement  de  Liégeois,  &;  des  payfans 
des  environs,  qui  fe  logèrent  dans  les  maifons  qui  avoient 
perdu  leurs  anciens  maîtres.  Cependant  la  garnifon ,  faute 
de  bois ,  en  ruina  la  plus  grande  partie ,  &  s'en  fervit  à  fe 
chauffer. 

L'armée  Efpagnole  étoit  trop  épuifée  pour  pouvoir  rien 
entreprendre  après  un  fiége  fi  long  &  fi  fatiguant ,  ôc  le  prince 
Tome  FIJI.  <X 


i%2  HISTOIRE 

de  Parme  y  avoic  contracté  lui-même  une  maladiequi  fut  très- 
Henri  dangereule.  D'un  autre  côté  Martin  Schenck ,  Seigneur  de 
III.       Tautenbourg  en  Gueldre,  connu  par  fa  bravoure,  &.  qui  après 
I  S  7  9'     avo*r  ®té  au  Service  du  prince  d'Orange ,  avoit  depuis  changé 
de  parti ,  s'empara  du  château  de  Blyenbecque  iltué  iur  la 
Meule  au  defïus  de  Grave ,  &  porta  de-làle  ravage  dans  tous 
les  environs.  Il  avoit  même  furpris  au  mois  de  Juillet  dernier 
Doetecom  ,  &  commençait  déjà  à  former  de  plus  grands  pro- 
jets ,  lorfqu'il  fut  enveloppé  par  les  troupes  du  comte  Phi- 
lippe de  Hohenlo  ,  tk  fait  prifonnier  avec  quelques-uns  de  fes 
Officiers.  Peu  de  tems  après  le  baron  de  Curtfbach  en  Siléiie 
s'intérellà  pour  fa  liberté  ;  &  on  le  relâcha. 
Conférences       Cependant  on  avoit  fait  l'ouverture  des  conférences  indi- 
de  Cologne.    qL1ées  à  Cologne  l'année  précédente.  Les  Députés  qui  y  af- 
filièrent étoient  pour  l'Empereur,  les  Eledeurs  de  Cologne 
&  de  Trêves ,  avec  Jule  évêque  de  Wirtzbourg  -y  \^erner 
fleur  deGimmich,  &  Othon  comte  de  Schwartzbourg  ,  pour 
le  duc  de  Cieves  ;  le  duc  de  Terranova  ,  Maximilien  de  Lon- 
gueval  fieur  de  Vaux  ,  Jean  Fonck ,  6c  Chriflophle  d'Aflbn- 
ville  conleillers  d'Etat ,  avec  le  fecretaire  d'Etat  Urbain  Sca- 
remberg ,  pour  S.  M.  C.  Jean-Baptifte  Caftagna  ,  archevêque 
de  RoiGa.no  ,  pour  le  Pape  $   &  Philippe  de  Crouy  duc  d'Arf- 
chot ,  les  Abbés  de  Sainte  Gertrude  <k  de  Marolles ,  Bucho- 
Ay  ta  prévôt  de  Saint  Bavon,  Gafpard  Schets,  àc  Adolphe  de 
Meetkerke ,  chevaliers ,  confeillers  des  Etats ,  en  leur  nom  , 
&  pour  l'Archiduc  :  enfin  les  Etats  de  la  province  de  Hollande 
y  avoient  aufli  député  Bernard  de  Merode  baron  de  Rumey, 
&  Adolfe  de  Goer  chevaliers ,  avec  Adrien  Vander-Mile  ,  éc 
Aggée  de  Albada  do&eurs  en  droit. 

Les  députés  de  l'Empereur  avoient  demandé  d'abord,  que 
pour  difpofer  les  efprits  à  fe  prêter  à  un  accommodement ,  & 
pour  adoucir  le  reilèntiment  du  parle ,  les  hoftilités  cefïafîent 
départ  de  d'autre,  tant  que  les  conférences  dureroient.  Ils 
approuvoient  fort  auffi  la  propofition  que  faifoient  les  Etats , 
de  mettre  Maitricht  en  féqueffcre  entre  les  mains  de  l'Empe- 
reur :  mais  le  duc  de  Terranova  ne  voulut  jamais  confentir 
qu%n  fufpendît  le  fiege  3  &  la  ruine  de  cette  malheureufe 
ville ,  qui  fut  le  fruit  de  cette  réfolution ,  indifpofa  beaucoup 
les  efprits ,  qu*on  auroit  dû  plutôt  tâcher  de  ramener  par  les 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.    X25 

i*rôyes  de  la  clémence  ôc  de  la  douceur. 

Enfin  chaque  parti  ayant  donné  fes  prétentions  par  écrit ,  Henri 
les  députés  de  l'Empereur ,  après  y  avoir  fait  quelque  chan-  II I. 
gement ,  en  compoférent  un  projet  d'accord  ,  qu'ils  remirent  1  5  7  f . 
aux  députés  des  Etats  dix  jours  après  ,  c'effc-à-dire ,  le  1  8.  de 
Juillet  ;  ôc  ils  leur  confeillérent  fortement  de  l'accepter  ,  les 
afTûrant  qu'ils  n'avoient  pu  rien  obtenir  de  plus  du  duc  de  Ter- 
ranova.  Il  contenoit  :  Que  la  pacification  de  Gand ,  qui  avoit 
été  faite  le  8.  de  Novembre,  trois  ans  auparavant  le  traité 
d'Union  paffè  à  Bruxelles  le  9.  de  Janvier  de  cette  année  ,  de 
i'Edit  perpétuel  donné  au  mois  de  Février  fuivant,  feroient 
obfervés  inviolablement ,  tels  qu'ils  avoient  été  confirmés 
par  S.  M.  C.  Qu'elle  accorderoit  une  amniffcie  générale  pour 
tout  le  pafTé,  ôc  rendroit  fes  bonnes  grâces  aux  Flamans, 
qu'elle  reconnoîtroit  pour  fes  bons  ôc  fidèles  fujets  ^  qu'elle  les 
confirmerait  tous,  tant  en  général,  qu'en  particulier,  dans 
leurs  anciens  droits ,  libertés ,  immunités ,  Ôc  privilèges  : 
Qu'elle  retireroit  fur  le  champ  des  Païs-bas  toutes  les  troupes 
étrangères ,  Efpagnoles ,  Italiennes ,  Allemandes ,  Angloifes , 
ôc  EcofToifes  :  Qu'elle  aboliroit  tous  les  nouveaux  impôts  : 
Que  tous ,  tant  Eccléfiaftiques ,  qu'autres  ,  feroient  rétablis 
dans  tous  leurs  biens ,  meubles ,  ôc  immeubles  3  que  tous  fem- 
blablement  rentreraient  dans  toutes  les  charges  ôc  dignités  , 
dont  ils  avoient  été  privés  à  l'occafîon  de  cette  guerre  ;  èc 
que  même  les  gouvernemens  des  villes  ,  les  magiftratures ,  &c 
les  autres  emplois  publics ,  ne  pourroient  être  exercés  que 
par  les  naturels  du  païs  :  Que  tous  les  prifonniers  feroient  mis 
en  liberté  fans  rançon ,  à  moins  cependant  qu'on  n'en  eût  déjà 
traité  avant  cet  accommodement  j  que  le  comte  de  Buren  fe- 
rait relâché  dans  trois  mois ,  à  compter  du  jour  qu'on  auroit 
achevé  detraiteravec  le  prince  d'Orange:  Que  le  Roi  rati- 
fierait tous  les  actes  émanés  de  l'Archiduc,  6c  des  Etats  ,  en 
tant  cependant  qu'il  ne  s'y  trouveroit  rien,  qui  fut  direcT;e- 
ment  contraire ,  ou  à  l'autorité  de  Philippe,  ou  aux  droits  èc 
libertés  de  la  nation  :  Que  S.  M.  C.  ferait  reconnue  pour  feule 
maîtrefle  fouveraine  6c  abfoluë  des  Païs-bas ,  en  forte  que 
chacun  feroit  obligé  de  fe  foûmettre  à  fon  obéïflance^  qu'elle 
ferait  libre  d'y  nommer  tel  Gouverneur  qu'elle  jugeroit  à 
propos ,  à  condition  qu'il  ne  donnerait  aucune  atteinte  aux 


124  HISTOIRE 

?  droits  de  la  nation  ,  &  qu'il  fe  conformeroit  à  {es  loix  6c  à  fes 
Henri   ufages ,  en  particulier  à  la  pacification  de  Gand  ,  6c  à  ce  der- 
III.      nier  traité  ,  auffi  bien  qu'à  la  formule  propofée  avant  tous  ces 
1  579-     troubles  par  l'empereur  Charle  V.  &  le  roi  Philippe  :  Que  les 
Flamans  lui  remettroient  incefTamment  les  châteaux ,  villes 
6c  citadelles ,  dont  ils  étoient  en  pofTeiTion  ,  avec  toute  l'ar- 
tillerie ,  les  vaifTeaux  qui  appartenoient  à  S.  M.  6c  toutes  les 
munitions  de  guerre  :  Que  perfonne  ne  pourroit  être  recher- 
ché ,  ou  inquiété  ,  pour  avoir  détourné  à  Ton  profit  pendant 
cette  guerre  les  droits  6c  revenus  de  S. M.  Que  du  jour  de  l'exé- 
cution de  ce  traité  ,  les  Etats  renonceraient  à  toutes  ligues  6c 
alliances  qu'ils  auroient  pu  faire  avec  les  Princes  étrangers  à 
Toccafion  de  cette  guerre  :  Enfin  que  la  reine  d'Angleterre 
6c  le  duc  d'Anjou  feroient  cenfés  compris  dans  cet  accom- 
modement. 

Après  avoir  drefFé  ce  projet,  les  députés  de  l'Empereur 
infiftérent  de  nouveau  ,  pour  obtenir  du  duc  de  Terranova 
une  trêve  ,  afin  de  donner  le  tems  aux  Flamans  de  délibérer 
fur  ces  articles  •  &i  n'ayant  pu  en  venir  à  bout,  ils  écrivirent 
aux  Etats  ,  6c  les  prelFérent  vivement  d'accepter  ces  propor- 
tions. Cependant  comme  la  néceffité  où  ils  étoient  de  pren- 
dre là-dellus  l'avis  des  villes  de  Flandre ,  empêchoit  leur  re~ 
ponfe  d'arriver  aufiîtôt  que  les  Efpagnols  l'auroient  fouhaité  , 
ceux-ci  infiftérent  auprès  des  miniftres  de  l'Empereur,  pour 
les  engager  à  faire  part  de  leur  propre  autorité  aux  peuples  6c 
à  la  Noblefle  des  Païs-bas  de  ce  qui  avoit  été  rélblu  -y  6c  le 
duc  de  Terranova  leur  écrivit  à  ce  fujet  conjointement  avec 
eux.  Ce  coup  fortifia  beaucoup  le  parti  de  Philippe  en  Flan- 
dre j  mais  comme  ils  n'en  avoient  rien  communiqué  aux  dé- 
putés des  Etats ,  il  ne  fervit  qu'à  les  empêcher  d'accepter  ,  6c 
même  de  prendre  en  bonne  part  les  propofitions  faites  par  les 
députés  de  l'Empereur.  Ils  juftifiérent  leur  refus  ,  fur  ce  que  , 
diioient-ils ,  elles  ne  remédioient  pas  fufhTamment  aux  de- 
fordres  que  la  diverfité  de  Religion  avoit  introduits  en  Flan- 
dre ,  6c  qu'on  ne  leur  donnoit  par  là  aucune  efpérance  d'ob- 
tenir quelque  adoucifîèment  aux  ordres  de  la  cour  d'Efpa- 
gne.  En  effet,  à  l'exception  de  la  Hollande  ,  de  la  Zélande  , 
6c  de  Bommel,  à  qui  on  permettoit  de  fuivre  les  difpofitions 
de  la  pacification  de  Gand ,  Philippe  avoit  abfolument  refolu 


DEJ.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.     125 

de  ne  fbufFrir  dans  tous  les  païs  fournis  à  fon  obéïflànce ,  que  » 

la  feule  Religion  Catholique  Romaine,  à  i'exclufion  de  toute  Henri 
autre.  III. 

Les  actes  de  ce  traité  furent  auflîtôt  rendus  publics  à  Colo-  1579. 
gne  par  les  miniftres  de  l'Empereur  &  de  la  cour  d'Efpagne^  6c 
Adolphe  de  Meetkercke,qui  avoit  aflifté  à  ces  conférences,en 
fit  un  recueil  qu'il  publia  l'année  fuivante  à  Leyde  &  à  Anvers, 
avec  des  Notes  qui  tendoient  pour  la  plupart  àjuftifîer  la  con- 
duite desProteftans  de  Flandre  6c  des  Etats. Il  mit  une  préface 
à  la  tête ,  dans  laquelle  il  s'attache  à  démontrer  que  la  révolte 
desPaïs-bas,dont  il  accufe  le  duc  d'Albe,&  les  autres  miniftres 
d'Efpagne  ,  d'avoir  été  la  caufe  ,  n'eft  point  une  raifon  fuffi- 
fantepour  traiter  les  Flamans  de  traîtres  à  Dieu  ,  6c  au  Roi. 
Il  travaille  fur- tout  à  les  juftifîer  du  reproche  qu'on  leur  fai- 
foit,  de  n'avoir  pas  empêché,  comme  ilslepouvoient,  la  ruine 
&la  profanation  des  Eglifes  ;  6c  il  dit  :  Qu'à  la  vérité  les  plus 
fàges  du  parti  n'avoient  jamais  approuvé  ces  excès  j  6c  qu'ils 
auraient  fouhaité  de  tout  leur  cœur ,  qu'on  n'eût  jamais  penfé 
à  en  venir  jufque  là  :  Que  fi  cependant  on  vouloit  pénétrer 
plus  avant,  &  fonder  la  profondeur  des  jugemens  de  Dieu, 
autant  que  la  portée  de  notre  efprit  borné  peut  nous  le  per- 
mettre ,  on  feroit  obligé  d'avouer ,  que  la  providence  n'a- 
voit  permis  ces  fcandales,  que  pour  apprendre  aux  Etats ,  à 
la  Nation ,  &  au  Roi  lui-même ,  que  h  les  Efpagnols  regar- 
dent comme  un  facrilége  d'abattre  6c  de  mettre  en  pièces  des 
images  6c  des  ftatuës  de  pierre  ou  de  bois  $  c'eft  encore  un  bien 
plus  grand  crime  devant  Dieu  d'avoir  cruellement  perfécuté 
pendant  tant  d'années ,  par  le  feu ,  le  fer ,  ôcl'éxil ,  fans  'dis- 
tinction d'âge,  ni  de  fexe,  tant  de  malheureux,  qui  avoient 
l'honneur  déporter  le  titre  de  Chrétiens ,  6c  qu'il  regardoit 
comme  fes  images  vivantes.  On  voit  que  le  defTein  de  cet  Au- 
teur étoit  de  travailler  par-là  à  confirmer  dans  le  parti  des 
Etats  ceux  des  Flamans  qui  penfoient  à  fe  fouftraire  de  leur 
obéïflànce.  Cela  n'empêcha  cependant  pas,  que  depuis  ce 
tems-là  plufîeurs  perfonnes,  fur-tout  parmi  les  Seigneurs,  ne 
les  abandonnaient.  Le  duc  d' A rfchot  lui-même,  &  les  Abbés 
de  Sainte  Gertrude,  6c  de  Marolles,  avec  Gafpard  Schets, 
reftérent  à  Cologne  ,  lorfque  leurs  Collègues  reprirent  la 
route  d'Anvers ,  èi  firent  enfuite  leur  accommodement  avec 
Philippe,  QJij 


(•and 


ia<S  HISTOIRE 

•--  Cependant  comme  ceux  de  Gand ,  qui  jufqu'alors  avoient 

Henri  été  les  auteurs  de  la  plupart  des  troubles  qu'on  avoit  vus  en 
III.  Flandre ,  continuoient  dans  leur  extravagance ,  l'Archiduc  &: 
i  579.  les  Etats  prièrent  le  prince  d'Orange  de  s'y  rendre  encore 
Nouveaux  une  fois  pour  tâcher  de  les  faire  rentrer  dans  le  devoir.  Jean 
troubles  à  d'Imbyfe,  dont  j'ai  déjà  parlé  ,  étoit  l'auteur  du  défordre. 
Comme  les  troupes  Wallones  faifoient  continuellement  des 
courfes  dans  le  territoire  de  Gand,  cet  homme  brouillon 
perfuada  aux  Gantois,  que  dans  ces  circonftances  ils  n'é- 
toient  point  obligés  de  s'en  tenir  à  l'accommodement  que 
le  prince  d'Orange  avoit  ménagé  l'année  précédente,  &c 
qu'ils  pouvoient  ulèr  de  repréfailles.  La  choie  s'exécuta  le 
9.  de  Mars.  Ils  déclarèrent  une  guerre  ouverte  aux  Catho- 
liques ,  dépouillèrent  les  Ecclefiaiïiques  de  ce  qu'ils  pouvoient 
pofTeder ,  pillèrent  les  Eglifes  ,  &;  abandonnèrent  les  Mona- 
ftéres  au  pillage  des  foldats.  Cependant  comme  ce  change* 
ment  n'etoit  point  autorifé  par  l'aveu  des  PuifTances  légiti- 
mes ,  &:  que  pour  cette  raifon  la  plupart  des  Proteftans  le 
défapprouvoient,  fur  cefeul  prétexte  ils  furent  chafles  hon^ 
teuïèment  de  la  ville  par  d'Imbyfe ,  Se  coururent  même  rifque 
de  la  vie  dans  cette  occafion.  La  Noue  lui-même,  qui  s'ex, 
pofoit  tous  les  jours  avec  tant  d'ardeur ,  pour  défendre  leurs 
biens  ôcleur  liberté  contre  les  entreprifes  des  provinces  Wal- 
lones ,  ne  fut  pas  à  couvert  de  fa  mau  vaife  humeur  3  &  comme 
il  voulut  fe  mêler  de  lui  donner  quelques  avis  &.  l'exhorter  à 
avoir  plus  de  modération,  ce  féditieux  eutl'infolence  de  l'obli- 
ger à  fortir  de  la  ville  au  milieu  de  la  nuit.En  même  temsHenri 
Gouffier  de  Bonnivet ,  que  le  duc  d'Anjou  envoyoit  aux 
Etats  après  avoir  traverfé  l'Artois,  étant  arrivé  à  Gand ,  & 
comptant  d'y  refter  deux  jours,  tant  pour  faire  aux  Magiftrats 
les  complimens  de  fon  Maître,  que  pour  exhorter  les  habitans 
à  la  paix  &;  à  la  concorde ,  il  fut  contraint  lui-même  d'en  fortir 
au  plus  vite ,  &  quoiqu'il  eût  fes  pafleports ,  il  penfa  être 
alfailiné  par  quelques  fcélérats  que  d'Imbyfe  avoit ,  dit-on  , 
apoftés  pour  le  tuer.  Sa  fuite  le  tira  de  leurs  mains ,  mais  il 
eut  auparavant  la  douleur  de  voir  deux  de  les  domeftiques 
égorgés  à  fes  yeux.  Enfin  ce  furieux  ayant  conçu  une  ini- 
mitié perfonnellepour  quelques  habitans  du  canton  d'Axele, 
il    les  fit  arrêter  par  jacque  de  Myegen  fon   Lieutenant 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.     117 

colonel,fous  prétexte  qu'ils  favorifoient  leparti  desEfpagnokj  —5 


tira  d'eux  tout  l'argent  qu'il  voulut,  &  qu'ils  payèrent  vo-  Henri 
lontiers  pour  fe  racheter  des  ennuis  d'une  longue  prifon  ,       III. 
dont  il  les  menaçoit  -y  &  les  fit  égorger  à  Saint  Amand    où  ils      1579. 
furent  "enterrés  par  iès  ordres  fous  le  gibet.  Dans  la  fuite  de 
Myegen  fut  pourfùivi  en  Juftice  pour  cet  aflafîînat  -y  mais 
s'étant   excufè   fur  l'ordre   qu'il  avoit  reçu  d'Imbyfè,  on 
commua  fa  peine  ,  &  il  fut  feulement  condamné  au  bannif- 
fèment. 

Après  cela ,  foie  que  tant  d'attentats  le  rendifTent  plus 
liardi ,  foit  qu'ils  lui  fiifént  appréhender  quelque  funefte  re- 
tour ,  le  1  9.  de  Juillet  il  fait  entrer  dans  Gand  de  l'infante- 
rie èc  de  la  cavalerie ,  fans  ordre  ni  permiifion  des  Magiftrats  5 
les  dépofe ,  fans  garder  aucune  formalité ,  contre  tous  les 
droits  &  privilèges  dont  ils  jouiffoient  de  tems  immémorial , 
pour  mettre  à  leur  place  des  gens  à  fa  dévotion  3  fe  déclare 
lui-même  de  fon  autorité  privée  Chef  du  Confeil  de  cette 
ville  ^  &  commence  enfuite  à  maltraiter  ceux  même  des 
Proteftans  qui  fouhaitoient  qu'on  fe  tint  tranquilles ,  fous 
prétexte  de  différens  crimes ,  qu'il  inventoit  pour  avoir  droit 
de  les  perfécuter.  En  même  tems  les  lettres  que  le  prince 
d'Orange  écrivoit  aux  Gantois ,  pour  les  informer  de  fon 
arrivée  prochaine  ,  leur  ayant  été  rendues  (1)  le  jour  même 
delà  faint  Jean-Baptifte  j  d'Imbyfè  proteffca  contre ,  &  publia 
un  libelle  injurieux  au  Prince,  où  il  apportoitpiufîeurs  rai- 
fons  qui  dévoient  félon  lui  empêcher  les  Gantois  de  le  rece- 
voir dans  leur  ville  ,  &  avoit  l'infolence  &;  la  folie  de  le  dé- 
crier. Entr'autres  chofes ,  il  lui  reprochoit  de  favorifer  les 
François ,  de  ne  chercher  à  chafîcr  les  Efpagnols  des  Païs- 
bas,  que  pour  les  foûmettre  au  duc  d'Anjou  &  à  la  France  , 
&  d'être  incapable  de  conduire  une  armée ,  puifqu'on  ne  le 
voyoit  jamais  à  la  tête  des. troupes ,  quoiqu'il  en  eût  de  fort 
nombreufes. 

Mais  l'imprudence  de  cet  efprit  féditieux  ne  fît  cependant 
aucun  tort  au  Prince.    Ryhove  dévoila  l'atrocité  de  fçs 


(1)  Ce  fait  étant  poftérieur  à  tout 
ce  qui  a  précédé ,  &  ayant  cependant 
une  date  antérieure  à  celle  qui  la  pré- 
cède ;  nous  avons  crû  qu'il  y  a  de 
l'erreur  dans  la  première ,  qui  eft  plus 


fujette  à  une  faute  d'impreffion ,  &  qu'il 
faut  lire  ci-deflus  xiV.Kal.  Vtil.le  18. 
de  Juin  ,  au  lieu  de  XIV.  K>al.  VltiU  19. 
de  Juillet, 


ri8  HISTOIRE 

calomnies ,  &  comme  la  réputation  qu'il  avoit  d'être  prudent 

Henri  6c  modéré  ,  lui  donnoit  beaucoup  de  crédit  parmi  les  com- 
III.  patriotes  ,  on  arrêta  conformément  à  Ton  avis  ,  que  le  Prince 
I579*  fer°ic  reçu  dans  Gand  à  certaines  conditions,  qui  furent: 
Qu'il  ne  feroit  ou  laiiîèroit  entrer  dans  cette  ville  aucune  gar- 
nifon ,  fous  quelque  prétexte  que  ce  fut  :  Qu'il  n'entrepren- 
droit  rien  qui  pût  donner  la  moindre  atteinte  à  leurs  privilè- 
ges &c  libertés  ,  aufli-bien  qu'au  droit  de  fouveraineté  ,  qui 
venoit  de  leur  être  dévolu  :  Qu'il  accorderoit  aux  Proteftans 
toutes  fortes  de  fûretés ,  6c  qu'il  ne  feroit  aucune  innovation 
à  leur  égard  ,  non  pas  même  par  rapport  à  l'ufage  qu'ils  fai- 
fbient  des  revenus  du  Clergé  :  Enfin  qu'il  ne  permettroit 
point  qu'on  inquiétât  perfonne  au  fujet  du  paiïé  j  6c  qu'avant 
que  d'entrer  dans  leur  ville  ,  il  jureroit  d'obferver  ces  articles 
religieusement. 

Avant  tout  cela  les  Gantois  avoient  aufîî  publié  un  Manf- 
fefte ,  par  lequel  ils  prétendoient  devoir  être  difpenfés  de 
fournir  les  contributions  ordinaires.  Ils  reprefentoient  par 
cet  écrit,que  depuis  le  î  6.  dejuillet  (  i  )  de  l'année  précédente, 
jufqu'au  6.  du  mois  de  Juin  dernier ,  ils  avoient  débourfé  de 
compte  fait,  pour  la  caufe  commune,quatre  cens  vingt-quatre 
mille  cinquante-fix  livres  tournois ,  ou  florins ,  chaque  florin 
de  quarante  gros  de  Flandre ,  quoiqu'ils  ne  fùTent  que  la  qua- 
trième partie  de  la  province  ,  fans  compter  le  dommage  qu'ils 
avoient  reçu  pendant  huit  mois ,  par  les  courfes  continuelles 
desWallons  mutinés  fur  leur  territoire,qu'ils  eftimoient  enco- 
re à  plus  de  trois  cens  mille  florins  5  que  fi  les  autres  membres 
de  la  Flandre  avoient  depuis  ce  tems-là  contribué  à  propor- 
tion ,  on  auroit  du  retirer  de  toute  cette  province  plus  de 
trois  millions  de  florins  5  6c  que  fî  chaque  province  des  Païs- 
bas  avoit  de  même  fourni  fon  contingent  à  proportion, comme 
l'équité  le  demandoit ,  toute  cette  fomme  monteroit  à  plus 
de  neuf  millions  de  florins.  Orilsdemandoient  à  quel  ufage 
on  avoit  pu  employer  tant  d'argent  j  6c  remontroient  que  fi 
les  autres  provinces  n'avoient  pas  fatisfait  à  leurs  payemens , 
il  n'étoit  pas  jufte  d'en  rendre  les  Gantois  refponfables. 
Ils  ajoûtoient  enfin,  qu'il  leur  en  avoit  encore  coûté  deux 

(i)  Le  texte  porte  XVIII.  Ksi.  viril,  c'eft  fans  contredit  une  faute  ;  il  faut 
lire  xvu. 

cçns 


DE  J.  A.  DE  THOU/Liv.  LXVIII.     129 

cens   quatre  -  vingt  mille  florins  pour  fortifier  leur   ville.  ■ 

D'un  autre  cote ,  la  plus  grande  partie  des  autres  villes  de  Henri 
Flandre ,  au  lieu  de  fçavoir  gré  aux  Gantois  de  ces  dépenfes  III. 
immenfes  qu'ils  faifoient  tant  valoir ,  fe  ièrvoient  de  cet  aveu  1579. 
même  pour  condamner  leur  conduite  3  prétendant  montrer 
qu'ils  n'avoient  dépenfé  tant  d'argent  que  pour  leurs  propres 
intérêts  Se  leur  fatisfa&ion  particulière,  6c  nullement  à  l'a- 
vantage de  la  caufe  commune  ;  que  cesïbmmes  avoient  été 
prodiguées  inutilement  &  mal-à-propos  à  l'entretien  des  trou- 
pes qu'ils  avoient  levées  de  leur  propre  mouvement  &:  mal- 
gré la  défenfe  des  Etats  ,  pour  attaquer  les  Wallons ,  qui 
n'étoient  déjà  auparavant  que  trop  animés  :  Que  néanmoins 
ils  n'avoient  refpedé  ni  les  fages  avis ,  ni  les  ordres  de  la 
Noue" ,  &:  qu'on  ne  les  avoit  pas  vu  faire  la  moindre  dépenfe 
pour  les  troupes  qui  veilloient  à  leur  fureté  &  combattoient 
pour  leur  défenfe  :  Qu'au  contraire  uniquement  occupés  à 
taire  dans  leur  ville  la  guerre  aux  Eccléfîàftiques ,  aux  Moines 
ôc  aux  Religieufes ,  ils  avoient  diffipé  le  bien  du  peuple  par 
leur  peu  d'attention  &  leur  dérangement,  croyant  avoir  allez 
fait ,  lorfque  par  une  ostentation  mal  placée  ils  avoient  mon- 
tré également  autant  de  haine  pour  les  François  que  pour  les 
Efpagnols  :  Que  cependant  cette  conduite  avoit  non-feule- 
ment beaucoup  affoibli  le  parti  des  Etats,  qu'elle  avoit  mê- 
me donné  lieu  aux  Efpagnols,  qui  étoient charmés  de  voir 
que  ces  mutins  eufïent  tant  d'éloignement  pour  la  France  , 
de  faire  fur  eux  de  plus  grandes  entreprifes  èc  de  fe  flater  d'y 
pouvoir  réùflir. 

Enfin  le  prince  d'Orange  partit  au  mois  d'Août ,  pour  iê 
rendre  à  Gand.  Sur  cette  nouvelle ,  d'Imbyfe  fous  prétexte 
d'aller  vifiter  le  port  &;  de  vouloir  le  fortifier,  fortit  delà 
ville  y  mais  il  revint  auffitôt  après ,  fur  l'afTûrance  que  fes 
amis  lui  donnèrent  que  le  Prince  ne  lui  feroit  aucun  mauvais 
traitement.  Il  arriva  enfin  ,  commença  par  cafler  les  Magif- 
trats  qui  étoient  en  charge  ,  Se  qui  avoient  été  créés  contre 
les  loix  ,  ôc  à  leur  place  il  en  établit  de  nouveaux.  Pour  ce 
qui  regardoit  les  Seigneurs  qui  avoient  été  arrêtés ,  cette  af- 
faire lui  donna  d'autant  moins  de  peine  ,  que  la  plupart 
avoient  fçû  corrompre  leurs  gardes ,  &;  s'étoient  fauves  dès 
le  mois  de  Juin ,  entr'autres  les  fieurs  de  Raflinghem ,  de 

Tome  VIII.  R 


i3o  HISTOIRE 

■  ■■  Swevegen  &  Erpe  bailli  de  Courcray.  Le  fieur  de  Champi- 

Henri  gny  étoit  aufli  du  nombre  de  ceux  qui  s'étoient  enfuis ,  &  il 

III.      avoit  été  repris.  Mais  à  l'arrivée  du  prince  d'Orange  il  fuc 

j  î79#     aufîîtôt relâche.  En  même  tems  d'Imbyfe,  qui  appréhendoic 

qu'on  ne  fongeât  à  lui  faire  rendre  compte  ,  prit  la  fuite  èc 

alla  chercher  un  afile  en  Allemagne  auprès  du  prince  Jean 

Cafîmir  ,  avec  Pierre  Dathenus ,  aux  pernicieux  confeils  de 

qui  on  attribuoit  tous  les  attentats  de  ce  méchant  homme. 

Cependant  les  feigneurs  Wallons  tentèrent  de  furprendre 
Gand.  Pour  exécuter  leur  projet,  plufieurs  d'entr'eux  fous 
prétexte  de  vouloir  faire  leur  cour  au  prince  d'Orange  , 
avoient  demandé  qu'on  leur  accordât  des  logemens  dans 
cette  ville.  Ils  l'obtinrent ,  mais  ils  s'y  rendirent  enfuite  en 
fî  grand  nombre ,  &:  ils  étoient  fi  bien  fuivis  ,  que  fi  le  prince 
d'Orange  n'eût  eu  la  précaution  de  faire  fermer  les  portes 
de  bonne  heure ,  il  étoit  perdu  ,  &  Gand  auroit  été  pris  in- 
failliblement. De  là  il  parla  à  Bruges,  où  il  donna  fes  or- 
dres, &  après  y  avoir  établi  des  Magiftrats  ,  il  retourna  à 
Anvers. 

D'un  autre  côté,  les  feigneurs  Wallons  pour  ne  pas  per- 
dre abfolument  leur  peine,  furprirent  Aloft  3  &le  comte  de 
Lalain  s'y  rendit  au  mois  d'Août ,  faifant  paroître  même  en- 
core alors  beaucoup  de  difpofîtion  à  ne  point  vouloir  d'une 
paix  dont  quelqu'un  des  partis  pourroit  fe  plaindre.  De  là  ils 
allèrent  fe  jetter  fur  un  village  très-peuplé ,  nommé  Roufè , 
dont  ils  parlèrent  tous  les  habitans  au  fil  de  l'épée.  Enfuite 
ayant  rencontré  proche  de  Baefrode,  village  peu  éloigné 
d'Aloft,  deux  compagnies  de  Gantois,  ils  les  taillèrent  en 
pièces  ,  pillèrent  le  village  ôc  y  mirent  le  feu. 

Au  milieu  de  ces  mouvemens ,  le  prince  de  Parme  malgré 
fa  maladie ,  ne  négligeoit  rien  de  tout  ce  qui  pouvoit  fervir  à 
avancer  (es  progrès  8c  fortifier  ion  parti.  On  étoit  affèz  gé- 
néralement perfuadé  qu'il  avoit  formé  le  projet  d'affiéger 
Bruxelles.  Mais  fon  armée  avoit  été  fî  maltraitée  au  fîége 
de  M  afl  rie  ht,  qu'il  fut  obligé  d'en  remettre  l'exécution  à  un 
autre  tems.  Cependant  il  faifoit  fonderies  villes  de  Lille ,  de 
Douay  &  d'Orchies,  pour  fçavoir  fî  elles  étoient  fàtisfaites 
de  leur  union  avec  les  Seigneurs  Wallons  ,  &  des  articles 
arrêtés  à  Cologne,  &  fi  elles  ne  fongeoient  point  à  rentrer 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIIL     131 

fous  Pobéïfïànce  de  S.  M.  C.  En  même  tems  pour  les  y  en-  *. 
gager  plus  efficacement ,  il  retira  toutes  les  troupes étran-  Henri 
gères  qui  étoienten  garnifon  dans  les  villes  &  châteaux  des  III. 
provinces  Wallones  3  &  en  exécutant  ainfi  les  promeuves  qu'il 
avoit  faites  ,  il  mit  beaucoup  de  Seigneurs  dans  fes  inté- 
rets.  Pontus  de  Noyelles  fieur  de  Bours  entr'autres ,  gou- 
verneur de  Malines  ,  grofîit  le  nombre  de  ceux  qui  y  étoient 
déjà ,  &  cette  ville  abandonna  auflî-bien  que  lui  le  parti  des 
Etats. 

Aufïïtôt  que  ce  Prince  en  eut  reçu,  la  nouvelle ,  il  envoya 
les  troupes  qu'il  venoit  de  tirer  des  places  Wallones ,  &:  quel- 
ques compagnies  de  cavalerie  Albanoife,  afin  de  mettre  les 
Bourgeois  à  couvert  de  toute  infulte.  Enfuite  il  alla  lui-mê- 
me fe  mettre  à  leur  tête  ,  courut  &  ravagea  tous  les  envi- 
rons d'Aloft,  d'Herentals  &  de  Dermonde  }  prit  le  fort  de 
Willebroeck ,  folié  à  la  tête  du  canal  de  Bruxelles  ,  ôc  fe  ren- 
dit maître  des  éclufes  ,  qui  fervent  à  retenir  ou  lâcher  les 
eaux  ,  félon  qu'on  en  a  befoin.  Avant  leur  conftruètion  ,  les 
bourgeois  de  Bruxelles  étoient  obligés  de  pafler  par  Malines 
pour  fe  rendre  à  Anvers  ;  &  ce  fut  pour  fe  ibuftraire  à  l'efpé- 
ce  de  dépendance  où  ils  étoient  de  cette  ville  voifine ,  &: 
qu'ils  regardoient  comme  un  véritable  joug ,  qu'ils  firent  creu- 
fer  ce  canal  &;  bâtir  ces  éclufes ,  qui  leur  coûtèrent  des  fom- 
mes  immenfes  ;  en  forte  qu'ils  furent  obligés  de  s'endetter 
beaucoup  pour  perfectionner  cette  entreprilè.  Elle  ne  man- 
qua pas  de  chagriner  ceux  de  Malines.  Ils  la  regardèrent 
comme  une  très- grande  infulte, que  ceux  de  Bruxelles  leur 
faifoient.  Mais  ils  s'en  crurent  bien  vengés ,  lorfqu'ils  virent 
les  Efpagnols  s'en  rendre  les  maîtres.  D'un  autre  côté,  les 
Etats  fongérent  aufïïtôt  à  les  empêcher ,  mais  les  troupes 
qu'ils  y  envoyèrent  furent  battues.  Cependant  comme  ils 
rendoient  l'accès  de  ce  pofte  fi  difficile  ,  qu'on  pouvoit  à 
peine  y  faire  encrer  quelques  provifions ,  les  Efpagnols  &  les 
Allemans  ,  à  qui  on  en  avoit  confié  la  défenfe ,  voyant  que 
les  vivres  leur  manquoient ,  &  appréhendant  que  la  Noue 
ne  vînt  encore  les  y  afïïéger  ,  furent  obligés  de  l'abandonner, 
après  avoir  encloué  tout  le  canon  qui  y  étoit,depeur  que 
l'ennemi  n'en  profitât.  L'Archiduc  s'y  rendit  peu  de  tems 
après  avec  la  Noue  ,  &  ayant  rendu  la  navigation  libre 

R.  ij 


ii3  HISTOIRE 

■  depuis  Bruxelles  jufqu  a  Anvers ,  il  prit  la  réfolution  de  forti- 


Henri  fier  ce  poftc.  Ainfi  la  joye  que  les  habitans  de  Malines  avoienc 
III.  eue  de  fe  voir  fi  bien  vengés  de  ceux  de  Bruxelles,  dura 
1  579-  Peu  >  ^  ^s  *c  trouv^rent  bientôt  aufli  ferrés. qu'auparavant. 
On  fie  encore  alors  une  tentative  fur  la  Brille  ,  ville  ma- 
ritime des  plus  confidérables  de  la  Hollande ,  &  ce  fut  le 
Gouverneur  de  la  place  lui-même  ,  qui  en  fuggéra  le  delfein 
aux  Ligués  de  l'Artois  &  du  Hainault ,  dans  la  vue  de  les 
tromper.  Il  leur  promit,  qu'au  cas  qu'ils  vouluilent  s'en  ap- 
procher avec  une  rîote ,  comme  s'ils  étoient  envoyés  par  le 
prince  d'Orange  ,  il  la  leur  livreroit.  Les  Wallons  donnè- 
rent dans  le  piège ,  &  le  complot  s'exécuta.  Mais  ils  parurent 
à  peine  à  la  vue*  de  la  place ,  qu'ils  fe  virent  attaques  par  les 
Hollandois  à  qui  le  Gouverneur  avoit  fait  part  de  ion  projet , 
&;  qui  coulèrent  à  fond  une  partie  de  leurs  vauTeaux.  Les 
autres  périrent  dans  une  tempête  violente  qu'ils  eiïuyérent  à 
leur  retour. 

En  même  tems  les  Etats  reprirent  Meenen  ou  Menin  , 
village  fur  la  Lis ,  dont  la  fituation  en:  fort  avantageufe ,  &; 
que  le  baron  de  Montigny  avoit  fortifié  l'année  précédente  5 
après  s'en  être  rendu  maître.  Voici  à  quelle  occafïon  ils  fojx* 
gèrent  à  l'attaquer.  Un  Brailèur ,  nommé  Vercruyifen ,  qui 
demeuroit  dans  ce  village  ,  étant  fort  perfécuté  par  les  "Wal- 
lons à  caufe  de  fa  Religion ,  jufque-là  qu'ils  le  firent  aceufer 
d*un  crime  où  il  y  alioit  de  fa  vie,  fe  rendit  au  corps-de-garde 
déguifé  en  païfan  ,  arracha  avec  autant  d'adrefîe  que  de 
courage  à  un  des  foldats  qui  y  étoient  en  lentinelle  ,  la  hache 
qu'il  avoit ,  en  tua  encore  deux  autres  avec  le  même  infini- 
ment ,  &  enfuite  il  s'échapa.  De  là  il  fe  rendit  à  Bruges,  où 
il  s'adrella  d'abord  au  Bourgmaître,  nomme  JacqueBronc- 
iàux ,  &:  lui  expliqua  tous  les  moyens  de  prendre  Menin.  On 
n'écouta  pas  d'abord  un  homme  qu'on  crut  que  le  defir  de 
la  vengeance  aveugloit.  Cependant  comme  il  redoubloit 
fes  inftances ,  le  Bourgmaître  communiqua  fon  projeta  l'Ar- 
chiduc tk.  aux  Etats,  &:  ils  le  chargèrent  lui-même  défaire 
provision  d'échelles ,  de  prendre  avec  lui  les  EcofTois  dont  le 
quartier  n'étoit  pas  éloigné  de-là ,  èc  de  fe  difpofer  à  cette 
tentative.  Ces  ordres  furent  exécutés.  Broncfàux  eut  une 
entrevue  fecrete  avec  Jacque  de  Balfour  colonel  des  EcofTois, 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.     133 

ils  prirent  jour  enfemble  pour  l'exécution  de  cedeilein,  &  - 
lorfqu'il  fut  arrivé  ,  le  Colonel  &  le  Bourgmaître  ,  avec  Henri 
Pierre  6c  Jolie  Tes  deux  fils  3  fe  rendirent  dès  le  grand  matin      III. 
dans  un  endroit  du  grand  chemin  pavé  ,  qui  mène  i  RoufTe-      1579. 
lart.    Quatre   compagnies  Flamandes   qu'on  avoit  embar- 
quees  a  Courtray ,  abordèrent  en  même  tems  dans  cet  en- 
droit, Regardèrent  un  parfait  filence.  Enfuite  des  qu'ils  en- 
tendirent fonner  quatre  heures,  ils  marchèrent  vers  la  pla- 
ce ,  qu'ils  attaquèrent  en  même  tems  par  deux  endroits ,  dif. 
fipérent  la  garde ,  que  cette  brufque  attaque  avoit  déconcer- 
tée, 6c  fe  rendirent  maîtres  de  ce  pofte  fans  avoir  reçu  la  moin- 
dre bleiïîire.    Les  foldats  s'enrichirent  au  pillage  de  cette 
place,  où  ceux  de  nos  François,  qui  après  avoir  été  congé- 
diés l'année  précédente  par  le  duc  d'Anjou ,  étoient  paifés 
au  fervice  des  Wallons ,  avoient  raflèmblé  tout  le  butin  qu'ils 
avoient  fait. 

Une  entreprife  toute  femblable ,  que  les  ennemis  avoient 
faite ,  contribua  au  fuccès  de  celle-ci ,  6c  fut  caufe  que  les 
Flamans  trouvèrent  fi  peu  de  troupes  dans  ce  pofte.  En  effet , 
ce  fut  au  même  jour  oc  à  la  même  heure  que  les  Wallons  fi- 
rent une  tentative  fur  Courtray.  Le  fieur  d'Erpe  avoit  été 
l'auteur  de  ce  projet ,  6c  le  fieur  d'Allens  en  prit  la  conduite. 
Il  tira  pour  l'exécution  de  ce  defTein  les  troupes  qui  etoient 
dans  Waftene,Weruiicke6c  Comines ,  aufquelles  il  joignit  la 
garnifon  de  Meenen ,  6c  fe  rendit  fous  les  murs  de  la  place.  Il 
y  faifoit  fonder  le  fofTé  avec  des  perches ,  lorfque  Pottelfberg 
Grand-bailli  de  Courtray ,  qui  du  haut  d'une  tour  attendoit 
le  fuccès  de  l'expédition  de  Meenen  ,  &c  ne  croyoit  pas  avoir 
l'ennemi  à  fes  portes ,  demanda  d'une  voix  haute  à  la  fenti- 
neile ,  s'il  fçavoit  d'efà.  venoit  le  bruit.  Ces  paroles  firent  croire 
à  d'Allens  qu'il  étoit  découvert.  Il  fe  retira  vers  (es  troupes , 
afin  de  fçavoir  leur  avis  fur  le  parti  qu'ils  dévoient  prendre. 
Ils  délibéroient  encore ,  lorfqu'ils  entendirent  du  côté  de 
Meenen  un  grand  bruit ,  avec  le  fon  des  trompettes  6c  des 
tambours.  D'Allens  fe  douta  auflitôt  du  malheur  qui  étoit 
arrivé  ,  6c  comme  il  s'imaginoit  que  les  ennemis  ne  manque- 
roient  pas  de  commencer  par  le  pillage,  il  marcha  en  dili- 
gence de  ce  côté-là,  afin  de  les  furprendre  dans  cette  occu- 
pation ,  6c  dans  l'efpérance  de  pouvoir  encore  reprendre  la 

R  iij 


i34  HISTOIRE 

-  place.  Mais  l'air  étoit  fî  obfcur  qu'il  s'égara ,  &c  fur  ces  entre- 

Henri  faites  ayant  entendu  des  fanfares  ,  il  s'imagina  qu'il  étoit  arri- 

III.       vé  de  la  cavalerie  à  Meenen  ,  ce  qui  le  détermina  à  retour- 

i  ejy.     ner  porter  à  V^eruiicke  la  honte  &  la  douleur  d'avoir  fait  une 

tentative  inutile.    Cela  arriva  le  i  2.  d'O&obre. 

La  nouvelle  de  la  prife  de  Meenen  donna  beaucoup  de  joye 
au  prince  d'Orange.  Perfuadé  qu'il  falloit  profiter  de  ce  pre- 
mier fuccès ,  il  retira  de  Willebroeck  ,  pour  lequel  il  n'appré- 
hendoit  plus  tant ,  les  troupes  Françoifes  &  Angloifes  qu'il  y 
avoit  fait  entrer  -y  les  groffit  de  quelques  autres  troupes  Fla- 
mandes j  &  leur  donna  ordre  de  marcher  vers  Meenen  ,  de 
joindre  la  Noue ,  &  d'aller  fous  lui  recueillir  les  fruits  de  cette 
vi&oire. 

A  la  tête  de  ces  troupes  ce  Général  fe  rendit  le  1 4.  de 
Novembre  au  point  du  jour  devant  \yeruiicke.  Il  n'y  avoit 
en  tout  dans  cette  place  que  quatre  compagnies  Flamandes } 
deux  s'étoient  retranchées  dans  1'  Egliie  ,  les  deux  autres 
étoient  r.eftées  dans  le  château ,  fitué  au-delà  de  la  Lis ,  6c 
le  pont  qui  étoit  dans  cet  endroit  fur  cette  rivière  fervoit  de 
communication  à  ces  deux  quartiers  ,  qui  pouvoient  fans 
danger  fe  fecourir  par-là  réciproquement.  Les  François  in- 
vertirent d'abord  PEglifè,  quoiqu'ils  fuflent  fort  expofés  à 
être  infultés  des  fenêtres  de  l'Eglife  même  ,  6c  des  maifons 
du  village  ,  qui  commandoient  ce  pofte.  D'un  autre  côté ,  les 
afhégés  paroifîbient  d'abord  bien  réfolus  defe  défendre  dans 
l'efpérance  qu'il  leur  viendroit  du  fecours.  Mais  ceux  d'Hal- 
lewin ,  qui  s'étoient  déjà  mis  en  marche  dans  cette  inten- 
tion ,  ayant  été  rencontrés  par  la  garnifon  de  Meenen  ,  ils 
reçurent  ordre  de  ne  pas  aller  plus  loin ,  &c  de  revenir  fur 
leurs  pas.  Aufîitôt  que  la  Noué"  l'eut  appris  ,  il  fit  appliquer 
les  échelles  à  l'Eglife,  &  elle  fut  emportée  le  même  jour  à 
quatre  heures  après  midi.  Quarante  hommes  furent  paflés 
au  fil  de  l'épée  dans  le  premier  feu  ,6c  on  fit  cent  cinquante 
prifonniers ,  du  nombre  defquels  fut  Carondelet  lieutenant 
du  comte  d'Egmond.  Après  cette  perte ,  ceux  qui  étoient 
dans  le  château  ne  penférent  pas  à  tenir.  Comme  ils  fen- 
toient  leur  foibleile  &  qu'ils  comptoient  peu  d'être  fecourus  , 
ils  mirent  fur  le  foir  le  feu  à  la  place  qu'ils  abandonnèrent ,  6c 
fe  retirèrent  à  Comines. 


DEJ.  A.  DETHOU,Liv.  LXVIII.     135 

De  là ,  paflànt  la  Lis  à  la  tête  de  trois  cens  chevaux ,  &: 
de  quatre  cens  hommes  d'infanterie ,  tous  François ,  &:  mar-  Henri 
chant  contre  Hallewin ,  la  Noue  alla  donner  dans  les  corn-       III. 
pagnies  de  cavalerie  du  duc  d'Arfchot  de  du  comte  de  La-      1579. 
lain ,  qui  avoient  été  joints  par  quelques  nouvelles  levées.  Il 
les  attaqua,  les  rompit  &  les  tailla  en  pièces ,  fans  qu'il  en 
reftât  prefqu'un  feul  homme ,  comme  on  le  fçut  des  cava- 
liers que  Seton  commandant  des  EcoUbis ,  ôt  Mornan  condui- 
sirent à  Meenen.   Au  bruit  de  cette  défaite ,  la  garnifon 
d'Hallewin  mit  le  feu  à  Cqs  logemens  &  les  abandonna.   Ceux 
qui  étoient  dans  Becelare  àc  dans  Waftene ,  fuivirent  fon 
exemple. 

Ces  fuccès  réitérés  avoient  donné  tant  de  courage  aux 
François  que  la  Noue  commandoit,  fes  exemples  avoient  fi 
bien  icâ  leur  infpirer  l'amour  de  la  véritable  gloire  qu'on 
peut  acquérir  par  les  armes ,  qu'ils  ne  fongeoient  ni  à  s'enri- 
chir par  le  pillage ,  ni  même  à  leur  propre  paye ,  uniquement 
attentifs  à  obéir  aux  ordres  de  leur  Chef,  nul  obltacle  n'é- 
toit  capable  de  les  arrêter,  et  quoi  qu'il  pût  exiger  d'eux , 
il  les  trouvoit  toujours  difpofés  à  le  fuivre.  On  vint  les  aver- 
tir que  leur  montres  étoient  arrivées  à  Meenen  ^  ils  répon- 
dirent ,  qu'ils  ne  pouvoient  s'amufer  à  compter  de  l'argent , 
qu'ils  n'avoient  que  le  tems  de  vaincre.  Il  eft  certain  que  la 
France  fut  infiniment  redevable  à  ce  grand  homme ,  qui 
tandis  que  la  plupart  de  nos  Seigneurs  &.  de  nos  Généraux 
gâtés  par  ks  vices  du  fiécle  ou  de  la  Cour ,  rendoient  la  Na- 
tion méprifable  par  le  défordre  de  leur  conduite,  fçut  lui 
feul  foûtenir  parmi  nous  &:  chez  les  étrangers ,  la  gloire  an- 
cienne du  nom  François ,  par  fa  probité  ,  fa  valeur,  fa  pru- 
dence &  fa  févérité  à  faire  obferver  la  difeipline  militaire  5 
qualités ,  qui  dans  lui  n'étoient  mêlées  d'aucun  vice ,  &  qu'il 
pofTédoit  dans  le  degré  le  plus  éminent. 

Cependant  la  guerre  fe  Faifoit  auïïi  fentir  dans  la  Frife ,  que  Guerre  en 
l'ancienne  inimitié  qui  régnoit  entre  quelques  peuples  de  Frife- 
cette  province ,  &  la  nouvelle  union  qui  venoit  de  fe  faire  à 
Utrecht ,  rejettérenr  dans  de  nouveaux  troubles.  En  erîèt 
les  Ommelandes  ayant  accepté  le  traité  d'Utrecht,  ce  fut 
une  raifon  pour  ceux  de  Groningue  ,  qui  en  cela  n'avoient 
en  vue  que  de  les  contrarier ,  de  refufer  de  s'y  foûmettre. 


Hé  HISTOIRE 

■  George  de  Lalain  comte  de  Rennebourg  gouverneur  de  la 
Henri  province ,  reçue  donc  ordre  des  Etats  de  contenir  ces  mutins 
III.      dans  le  devoir ,  &  de  prendre  des  moyens  pour  rétablir  la 
1  579-     concorde  parmi  ces  deux  peuples.  En  conféquence  le  Comte 
convoqua  les  Etats  de  la  province  à  Vifchuliet  >  &  ceux  de 
Groningue  s'étant  exeufés  d'obéir  à  la  fommation  qu'il  leur 
fit  d'y  comparoître ,  fous  prétexte  de  leurs  privilèges ,  il  prit 
ce  refus  pour  une  rébellion  manifefte ,  Ôt  leva  des  troupes. 
Eux  de  leur  côté  donnèrent  ordre  à  Winckenberg  qui  étoit 
à  la  tête  de  leurs  milices ,  d'en  faire  de  même.  Mais  ce  Gé- 
néral ayant  été  pris  fur  ces  entrefaites  à  Archem  ,  avant  qu'il 
eut  eu  le  tems  de  fe  mettre  en  campagne ,  le  comte  de  Ren- 
nebourg leur  écrivit  de  Nieoort  le  5.  de  May  -,  èc  après  s'être 
juftifié  de  ce  qu'il  avoit  convoqué  les  Etats  à  Vifchuliet  plu- 
tôt qu'à  Groningue ,  fur  ce  que  dans  les  derniers  Etats  tenus 
dans  leur  ville  ,  ils  avoient  allez  peu  refpeclé  fa  préfence  , 
pour  arrêter  fous  fes  yeux  les  députés  des  Ommelandes ,  il 
demanda  que  pour  rétablir  entr'eux  la  concorde  ,  ils  lui  ac- 
cordaient de  deux  chofes  l'une ,  ou  de  recevoir  garnifon  dans 
leur  place,  ou  de  lui  donner  des  otages.  En  même  tems  il 
interdit  la  Chambre  du  Roi.   Enfuite  ,  conformément  aux 
ordres  qu'il  avoit  reçus  des  Etats ,  il  penfa  à  fortifier  Delfziel 
&  Winfum  •  &  il  chargea  de  cette  commilîion  le  capitaine 
Jean  de  Cornput.    Il  fit  auiTi  élever  quelques  retranchemens 
avec  un  folié  autour  de  Dam.  Cette  place  avoit  d'abord  été 
fortifiée  par  Meinard  de  Hain  &  Bernard  Hacfort ,  qui  y 
commandoient  au  nom  de  Charle  d'Egmond  duc  de  Guel- 
dre.    Mais  ces  deux  capitaines  ayant  depuis  été  trahis  par 
leurs  foldats ,  qui  les  livrèrent  eux-mêmes  à  George  Schenck, 
celui-ci  en  râla  les  fortifications  l'an  1535.  &  depuis  elle 
étoit  toujours  reliée  fans  défenfe. 
«  t  j  r.         Cependant  comme  la  révolte  de  ceux  de  Gronino-ue  étoit 
ningue  par  le  manifefte ,  le  comte  de  Rennebourg  rélolut  aulîi  de  leur  faire 
comte  de        une  gLierre  ouverte  j  &  le  1 1.  de  May,  les  troupes  comman- 
dées parles  capitaines  Collet ,  d'Olthof,  d'Entens,  de  Rinf. 
woude ,  de  Cornput  ,  de  Hottinga  ,  d'Efcheda ,  de  Weda  , 
&  de  Schao;hen  ,  allèrent  mettre  le  fiége  devant  leur  ville. 
Groningue  ,  qui  l'an  1 1 1  o.  n'avoit  d'abord  été  entourée  que 
d'une  fimple  muraille ,  avoit  été  fortifiée  longtems  après 

d'un 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.     157 

d'un  bon  retranchement  flanqué  de  quelques  battions.  Elle  » 

eil  fîtuée  dans  un  terrein  fertile  en  bled  &  en  pâturages ,  ar-  Henr  i 
rofée  par  deux  rivières  qui  fortent  du  marais  de  Drenthe.      III. 
L'une  va  fe  joindre  à  l'Ems  à  Delfziel ,  l'autre  prenant  ion     1  C70, 
cours  vers  le  Lawer  ,  va  fe  jetter  dans  la  mer  au-delà  de  la 
Marne.    Cette  ville  qui  eft  aujourd'hui  fort  grande  &  fort 
peuplée  ,  &  où  l'on  trouve  des  bourgeois  fort  riches ,  étoit 
autrefois  de  la  dépendance  des  évêques  d'Utrecht.   Depuis 
elle  fecoiia  leur  joug  ,  &:  devint  aflez  puifïante  pour  s'attrL 
buer  une  efpece  de  domination  fur  tout  le  refte  de  la  Frife 
Occidentale ,  à  l'exception  de  Franicker.   Cependant  elle 
eut  tour-à-tour  plufîeurs  maîtres ,  comme  le  comte  d'Em- 
dem  qui  y  fît  bâtir  une  forterefîe  ,  &.  le  duc  de  Gueldres.  En- 
fin l'an  1535.  elle  fe  donna,  comme  je  l'ai  dit ,  à  l'empereur 
Charle  V.  èc  ce  prince  en  prit  poileffion  folemnellement  le  7, 
de  Juin.  • 

Les  hoftilités  commencèrent  le  premier  de  Juin  ,  que  les 
troupes  du  comte  de  Rennebourg  fe  répandirent  dans  tous 
les  environs  &  enlevèrent  tous  les  troupeaux.  Ceux  de  Gro- 
ningue  fortirent  de  leur  ville  pour  donner  fur  ces  maraudeurs } 
mais  quoiqu'ils  eufîènt  avec  eux  un  grand  nombre  de  païfans, 
ils  furent  taillés  en  pièces  par  une  poignée  de  foldats.  Ils  fi- 
rent eniuite  une  fortie  générale,dont  les  femmes  elles-mêmes 
voulurent  partager  la  gloire.  Mais  après  avoir  tenté  deux 
fois  la  même  chofe  fans  fuccè.s ,  ayant  au  contraire  toujours 
été  battus ,  ils  perdirent  enfin  courage  àc  demandèrent  à  par- 
lementer. Le  comte  de  Rennebourg  appréhendoit  que  le 
prince  de  Parme  après  la  prife  de  Mâftricht ,  ne  tournât  fes 
armes  de  ce  côté  là.  Ainfi  il  entra  volontiers  en  négociation , 
&:  la  ville  fe  rendit  à  ces  conditions  :  Que  ceux  de  Gronin- 
gue  feroient  ferment  d'obéïfTance  à  l'Archiduc  ,  au  prince 
d'Orange  ,  aux  Etats ,  3c  au  Comte  :  Qu'ils  recevroient  gar- 
nifon  dans  leur  ville,  fî  on  lejugeoit  à  propos:  Qu'ils  accé- 
deroient  au  traité  d'Union  paiTé  à  Utrecht,&  qu'ils  fe  foumet- 
troient  au  jugement  des  arbitres ,  qui  feroient  nommés  pour 
accommoder  à  l'amiable  leurs  différends  avec  les  Ommelan- 
des  &:  les  peuples  des  environs,  Pour  fureté ,  ils  donnèrent  fix 
Otages  au  choix  du  Comte ,  qui  ne  manqua  pas  de  les  pren- 
dre dans  les  familles  qu'on  foupçonnoit  de  favorifer  le  part} 

Tome  VllL  S 


i53  HISTOIRE 

•  des  Efpagnols.  Après  cela  le  comte  de  Rennebourg  fie  fou 


Henri  entrée  à  Groningue  le  jour  même  de  la  tête  de  S.  Jean- 
III.       Baptifte. 

1 579'  Quelque  tems  auparavant ,  ceux  du  petit  païs  deDrente 
avoient  chaflë  de  leur  territoire  quatre  compagnies  que  le 
comte  y  avoit  fait  entrer ,  ïous  prétexte  des  violences  qu'elles 
y  exerçoient.  Ainfî  pour  les  ranger  au  devoir ,  le  gouverneur 
iuivi  de  quelques  troupes  6c  de  trois  petites  pièces  de  campa- 
gne ,  partit  le  premier  de  Juillet ,  6c  marcha  par  la  Drente  à 
Coëvorden  ,  dont  les  Magistrats  étoient  pour  la  plupart 
grands  partifans  des  Efpagnols.  A  fon  approche  ils  prirent  la 
fuite  ,  èc  aulîitôt  après  les  bourgeois  fe  fournirent  à  lui.  Il 
n'y  eut  quOldenzéel  &  Linghen  ,  que  l'exemple  de  Gronin- 
gue ne  put  rendre  fages  3  elles  prièrent  avec  beaucoup  de  fou- 
miffion  qu'on  ne  leur  donnât  point  de  garnifon  ,  6c  elles  n'omû 
rent  rien  pour  s'exeufer  d'en  recevoir.  Le  Comte  menaça  j 
mais  il  s'en  tint  aux  menaces  &  n'en  vint  point  à  l'exécution , 
ce  qui  augmenta  les  foupçons  qu'on  avoit  déjà  contre  lui } 
car  on  croyoit  fon  accommodement  fait  avec  l'Efpagne ,  6c 
on  s'attendoit  à  le  voir  au  premier  jour  abandonner  le  parti 
des  Etats. 

Comme  la  fituation  de  Coëvorden  étoit  avantageufe  pour 
palier  de  la  Frife  6c  du  païs  des  Ommelandes  en  Allemagne , 
6c  que  le  Gouverneur  ne  comptoit  pas  beaucoup  d'ailleurs 
fur  Oldenzéel  6c  Linghen ,  il  jugea  à  propos  de  bien  fortifier 
cette  première  place.  Il  en  chargea  le  capitaine  Cornput , 
qui  y  traça  d'abord  le  plan  d'une  citadelle  flanquée  de  cinq 
baftions,  avec  fes  mantelets  6c  un  fofTé.  Mais  il  furvint  tant 
d'obftacles  ,  que  l'ouvrage  refta  imparfait.  Il  y  avoit  quelque 
tems  que  Théodore  Sonoy  avoit  commencé  à  fortifier  cette 
place  à  caufe  de  fa  fituation  avantageufe  j  car  elle  eft  placée 
comme  au  centre  de  toutes  les  autres  villes ,  n'étant  éloignée 
de  Linghen  que  de  cinq  milles  ,  d'autant  d'Oldenzéel ,  de 
neuf  de  Deventer ,  de  cinq  de  Swol ,  de  fix  de  Steenwick  , 
6c  de  fept  de  Groningue.  Coëvorden  avoit  été  autrefois  le 
fujet  de  bien  des  difputes  ,  auiïî  fut-elle  fouvent  prifè  6c  re- 
prife ,  fouvent  ruinée ,  puis  rebâtie.  Enfin  l'an  1536.  Solbach 
Gueldrois ,  qui  en  étoit  Gouverneur,  la  remit  entre  les  mains 
de  George  baron  de  Schcnck ,  6c  dans  la  fuite  S.  M.  C.  la  fie 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIIL     r39 

fafer ,  parce  qu'il  vouloic  que  Linghen  fut  frontière  de  ce 
côté  là.  Depuis  ce  tems-là  Sonoy  y  avoit  fait  travailler  de  Henri 
nouveau  l'année  précédente  ,  de  Bertei  Encens  avoic  arrêté      III. 
les  travaux.  Enfin  fur  les  fqndemens  que  Cornput  avoit  jet-     j  cjq, 
ces ,  on  a  bâti  une  citadelle  grande  ,  vafte }  de  digne  de  la 
magnificence  d'un  Roi  puifïant. 

La  province  d'Over-Y$L4  voiiine  de  la  Frife  Occidentale ,     Tmub'es 
ou  Weftfrife ,  n'étoit  pas  plus  tranquille.  La  licence  des  trou-  dansIn  rr°- 

/       .    r  J  >  >  •  loi*  i  vince  J'Ovcr- 

pes  y  etoit  h  grande  qu  on  n  y  voyoït  que  vols  de  brigandages.  Yflci. 
Elles  avoient  mis  tout  le  pais  à  feu  de  à  fang  ,  de  réduit  les 
païfans  au  défefpoir.  Ceux  dont  ils  eurent  le  plus  à  foufFrir , 
Furent  les  Allemans  qui  venoient  d'abandonner  le  Brabanc. 
Ils  écoienc  commandés  par  le  baron  de  Kurtfbach  ,  de  il  fè 
vengea  de  ce  qu'on  ne  les  avoit  point  payés  ,  en  exerçant  fur 
ces  malheureux  les  violences  les  plus  inouïes  pour  en  tirer  de 
l'argent.  Mais  enfin  le  feu  ayant  pris  par  hafard  à  la  poudre , 
ce  baron  périt  miférablement.  Les  ibldacs  même  de  Bertei 
Encens  ne  fe  moncrérenc  pas  moins  impicoyables  envers  leurs 
compacrioces ,  de  les  mirenc  à  bouc.  Les  païfans  prirenc  les 
armes ,  les  pourfuivirenc ,  eux  de  deux  compagnies  de  cava- 
lerie ,  jufqu'à  Coëvorden  ,  de  enlevérenc  dans  leur  fureur , 
leurs  équipages ,  leurs  chevaux  ,  de  leurs  chariots.  Mais  eux- 
mêmes  tombèrent  à  leur  tour  encre  les  mains  de  Bertei  En- 
cens qui  les  mie  en  fuice  ,  en  cua  un  grand  nombre  ,  de  exigea 
même  du  pais  de  Drence ,  dix-huic  mille  florins  qu'il  obligea 
les  habitans  de  lui  payer  ,  en  porcanc  la  défolacion  dans  leurs 
campagnes. 

Tant  de  violences  les  obligèrent  d'en  porter  leurs  plainces 
au  Gouverneur  ,  de  elles  furenc  fi  vives  de  fî  fouvenc  réïté- 
rées  ,  que  le  comee  de  Rennebourg  ne  pue  fe  difpenfer  enfin 
d'apporter  quelque  remède  à  ces  défordres.  Ainfi  comme  on 
croit  qu'il  penfoit  déjà  à  changer  de  parti ,  il  leur  permit  de 
courir  fus  a  main  armée  à  tous  foldats  ,  même  de  fon  régi- 
ment ,  qui  ne  leur  feroienc  pas  apparoîcre  d'un  ordre  ligné 
de  fa  main.  Ceux  de  Frife  ,  après  les  malheurs  qu'ils  avoienc 
efluyés ,  ne  proficérenc  poinc  de  cecce  permiiîion.  Mais  les 
habicans  de  POver-Yiîèl  compeanc  davancage  fur  leurs  for- 
ces ,  fe  préparérenc  à  fe  bien  défendre.  Il  s'éleva  parmi  eux 
à  cecce  occafion  un  parti  qu'ils  appellérent  la  faction  des 

S  i\ 


i4o  HISTOIRE 

imnuummumimm  Défefpérés:  leurs  drapeaux  avoient  quelque  chofe  de  fort  ex- 
Henri  craordinaire ,  &:  de  bien  digne  de  païfans  •  mais  qui  ne  con- 
1 1 1.  venoic  cependant  pas  mal  au  fujet.  Ils  portoient  peinte  une 
i  s^q.  épéenuë  avec  la  moitié  d'un  œuf,  dont  le  jaune  paroifToit 
répandu  3  voulant  faire  entendre  par  là ,  que  c'étoit  la  nécef 
fité  feule  qui  pouvoit  les  engager  à  en  venir  à  cette  extrémité^ 
&  que  n'ayant  pas  voulu  prendre  les  armes  pour  fe  rendre 
maîtres  de  l'œuf,  ils  étoient  obligés  de  fe  battre  pour  avoir 
la  coque.  Le  prince  d'Orange  qui  ne  pouvoit  s'empêcher  de 
reconnoître  qu'ils  n'avoient  pas  abfolument  tort ,  mais  qui 
craignoit  que  cette  démarche  ne  fût  de  mauvais  exemple 
pour  d'autres  ,  leur  envoya  le  comte  de  Hohenlo ,  avec  or- 
dre d'arrêter  ce  défordre.  Le  Comte  leur  fit  d'abord  quel- 
ques proportions  5  6c  voyant  qu'ils  étoient  déterminés  à  n'en- 
tendre à  aucun  accommodement  ,  il  voulut  en  venir  à  la 
force.  Il  penfa  lui  en  coûter  la  vie.  Ils  l'enveloppèrent ,  6c 
comme  ils  étoient  beaucoup  plus  forts  en  nombre  que  lui , 
il  fe  vit  dans  un  très-grand  danger.  Mais  il  prit  mieux  fes 
mefures  ;  &  les  ayant  attaqués  au  monaftére  de  Sion  ,  6c  au 
village  de  Rolle  ,  il  en  fit  un  grand  carnage ,  leur  ayant  tué 
plus  de  mille  hommes  dans  ces  deux  aérions.  Enfin  il  tira 
d'eux  de  l'argent ,  6c  les  obligea  encore  à  mettre  les  armes 
bas. 

Cependant  le  mauvais  fuccès  des  conférences  de  Cologne 
avoit  jette  les  Etats  dans  un  embarras  des  plus  grands.  Faute 
d'argent ,  ils  n'étoient  pas  en  état  de  lever  des  troupes  -y  ôc 
faute  de  troupes,  il  ne  leur  étoit  pas  pofïïble  de  foûtenir  long- 
tems  les  efforts  de  leurs  ennemis.  D'ailleurs  la  plupart  des 
provinces  de  Flandre  abandonnoient  leur  parti.  De  fi  triftes 
circonstances  leur  donnoient  lieu  de  tout  appréhender  pour 
l'avenir  ,  6c  les  firent  fonger  à  implorer  la  protection  de  queL 
que  Prince  puifïànt^  mais  ils  voulurent  avoir  auparavant  l'avis 
du  prince  d'Orange.  Il  étoit  encore  à  Gand  :  ce  fut  là  qu'ils 
lui  députèrent  pour  avoir  fon  fentiment  fur  les  moyens  de  pa- 
cifier la  Flandre ,  d'avoir  de  l'argent ,  6c  de  traiter  avec  le 
duc  d'Anjou.  Ce  Prince  fatisfit  les  Provinces-unies  fur  ces 
trois  articles ,  6c  il  eut  foin  que  fa  réponfe  fût  rendue  pu- 
blique. 
Cette  année  les  villes  Anféatiques  tinrent  leur  afTemblée 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.     14* 

à  Lubeck  ,  où  il  ne  fe  trouva  que  fort  peu  de  députés.  Ce- 
pendant on  ne  laifla  pas  de  parler  de  renouveller  la  Hanfe  Henri 
ou  alliance  Teutonique  ^  &  après  avoir  relu  deux  &:  trois  fois       III. 
le  projet  qui  avoit  été  drefîé  à  ce  fujet  dans  la  dernière  aflèm-     1579. 
blée  tenue  fept  ans  auparavant ,  par  Hermand  Vecheld  doc- 
teur en  Droit  &  Conful  de  cette  ville ,  il  fut  enfin  approuvé,  N*rj*ircî 
Il  n'y  eut  que  les  députés  de  la  ville  de  Cologne  qui  protefté- 
rent  qu'ils  s'en  tenoient  au  traité  de  l'an  1557.  alltirant  qu'il 
n'étoit  pas  en  leur  pouvoir  d'accepter  le  nouveau  projet  > 
iâns  avoir  préalablement  obtenu  le  confentement  des  villes 
de  leur  diocéfe  ;  6c  qu'on  ne  pouvoir  pas  non  plus  les  obliger 
à  fe  reflraindre  fi  fort  dans  la  pourfuite  de  leurs  droits. 

L'affaire  qui  regardoit  le  commerce  avec  l'Angleterre  fut 
plus  épineufe  ,  6c  demanda  une  plus  longue  délibération. 
Comme  les  marchands  Anglois  avoient  obtenu  à  certaines 
conditions ,  d'avoir  pendant  dix  ans  un  Comptoir  à  Ham- 
bourg ,  &:  que  ce  terme  expiroit  -,  la  reine  d'Angleterre  avoit 
demandé  que  le  Sénat  de  cette  ville  renouvelait  les  privilè- 
ges qu'il  avoit  donnés  à  fes  fujets ,  de  qu'il  leur  en  accordât  la 
prorogation.  Mais  ceux  de  Hambourg  avoient  renvoyé  la 
connoifïance  de  cette  affaire  à  l'aflemblée  générale  des  villes 
confédérées ,  prétendant  que  pour  la  conlervation  des  droits 
de  la  fociété  ,  ils  étoient  obligés  de  prendre  leur  avis ,  avant 
que  de  rien  ftatuer  là-deffus.  En  conféquence ,  Eliïabeth  re- 
çut une  députarion  des  villes  Vandaliques ,  qui  en  appelloient 
au  traité  pailé  àUtrecht  l'an  1474.  entre  Edouard  IV.  &:  les 
villes  confédérées ,  demandant  qu'on  s'en  tînt  aux  articles 
qui  y  étoient  contenus ,  &:  fuppliant  au  refte  S.  M.  de  vouloir 
bien  confirmer  leurs  privilèges. 

Ce  refus  chagrina  cette  Princeïîè,  Se  elle  déclara  qu'elle 
n'accorderoit  rien ,  qu'on  n'eût  confirmé  les  ïujets  dans  la  li- 
berté de  tenir  leur  Comptoir  à  Hambourg  ,  &:  dans  la  jouif- 
fance  de  tous  les  privilèges  qu'ils  avoient  eus  jufqu 'alors  j  &: 
qu'on  ne  pouvoit  le  leur  refufer  fans  faire  un  affront  à  la  na- 
tion Angloife ,  puifque  de  la  chailèr  de  cette  ville ,  c'étoit  né- 
cessairement donner  à  entendre,  que  par  la  conduite  qu'elle 
avoit  tenue ,  elle  s'étoit  rendue  indigne  de  la  grâce  qu'on  lui 
avoit  faite.  En  même  tems  elle  fit  publier  un  Edit  par  lequel 
elle  déelaroie,  que  Ci  dans  le  25.  de  Mars  le  Conful  delà 

Suj 


i4i  HISTOIRE 

■  fociété  établie  à  Londres  ne  lui  donnoit  pas  des  furètes  rai- 
Henri  fonnables  ,  comme  les  marchands  Anglois  auroient  à  Ham- 
III.  bourg  6c  dans  les  autres  villes  Anféatiques  ,  la  même  liberté 
l  <jqt  de  tenir  des  Comptoirs  &  de  faire  leur  commerce  ,  qu'on  ac- 
cordoit  à  Londres  aux  marchands  de  cette  fociété  ,  ce  terme 
expiré,  S.  M.  B.  révoqueroit  auffi  l'ancien  privilège  qu'ils 
avoient  de  s'établir  en  Angleterre  ,  6c  qu'ils  ne  feroient  plus 
dorefnavant  regardés  dans  le  Royaume  ,  que  fur  le  pied  des 
autres  marchands  étrangers.  L'exécution  de  cet  Edit  fut  fuC 
pendue*  jufqu'au  premier  de  Mai ,  à  la  prière  du  Sénat  de 
Lubeck  ,  qui  demanda  cette  prorogation  à  la  Reine ,  pour 
donner  le  tems  aux  villes  confédérées  de  délibérer  de  cette 
affaire  dans  Taflemblee  générale  ,  6c  de  faire  fçavoir  leur  ré- 
ponfe  à  la  Reine.  Au  relie  cette  Princeflè  déclara  qu'en  at- 
tendant ,  on  ne  permettroit  à  perfonne  de  tranfporter  hors 
du  Royaume ,  ou  d'y  faire  tranfporter  aucuns  effets  apparte- 
nans  à  la  fociété ,  qu'après  avoir  donné  caution  de  payer  l'ex- 
cédent des  droits ,  jufqu'à  la  concurrence  de  ce  qui  le  levoit 
fur  tous  les  autres  marchands  étrangers ,  au  cas  que  l'affem- 
blée  des  villes  confédérées  ne  répondît  pas  aux  intentions 
de  la  Reine ,  &t  ne  lui  donnât  pas  une  entière  fatisfadion. 

Enfin  l'affemblée  des  villes  Anféatiques  députa  à  la  Reine, 
pour  lui  faire  fçavoir  leur  réfolution  ^  6c  après  avoir  protefté 
de  leur  attachement  pour  la  nation  Angloife ,  6c  du  défir 
iincére  qu'elles  avoient ,  de  vivre  toujours  en  bonne  union 
avec  le  royaume  d'Angleterre  ,  elles  repréfentérent  à  S.  M. 
Qu'elles  avoient  reconnu  ,  non  feulement  à  leurs  propres  dé- 
pens 6c  par  les  pertes  confidérables  qu'avoient  faites  plufieurs 
de  leurs  particuliers ,  mais  encore  par  le  dommage  général 
que  tous  leurs  voifins  avoient  fouffert ,  &c  auquel  elles  étoient 
obligées  de  remédier  :  qu'elles  ne  pouvoient  continuer  aux 
fujets  de  S.  M.  la  joiiiflance  de  la  permifTion  qui  leur  avoit 
été  accordée  dix  ans  auparavant  ,  d'avoir  chez  elles  des 
Comptoirs ,  fans  faire  tort  au  négoce  de  pluileurs  de  leurs 
marchands  ,  fans  s'expofer  aux  plaintes  de  toutes  les  villes  de 
la  confédération  ,  6c  introduire  parmi  elles  la  jaloufie  6c  la 
difcorde  :  Qu'elles  fupplioient  donc  S.  M.  de  ne  pas  trouver 
mauvaife  la  réfolution  qu'elles  avoient  prife  ,  de  s'en  tenir 
aux  anciens  traités  dont  l'obfervation  avoit  toujours  fait  tant 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIIL     143 

d'honneur ,  6c  apporté  tant  d'avantage  au  commerce  des 
deux  nations ,  6c  de  ne  point  s'expofer  aux  rifques  6c  aux  dan-  Henri 
gers  inféparables  des  nouveaux  étabiifîèmens.  Les  députés      III. 
crurent  par  cette  réponfe  s'être  parfaitement  acquités  de  leur     j  5^9, 
devoir ,  &  avoir  donné  une  entière  fatisfa&ion  à  la  Reine. 
Mais  bien  loin  de  s'en   contenter  ,   Eiifabeth  fit    arrêter 
tous  les  vaifTeaux  de  Hambourg  qui  fe  trouvèrent  dans  Ces 
ports ,  &  par  cette  démarche  elle  le  fit  avec  les  villes  confé- 
dérées une  affaire  qui  eut  des  fuites  très  -  fàcheufes  6c  très- 
défagréables. 

On  parla  aufîi  dans  cette  afTemblée  de  la  dépenfe  que  cou- 
toit  l'entretien  du  Comptoir  établi  àBenghen  en  Norvège  5 
6c  on  propofa  de  le  transférer  en  Livonie ,  où  il  étoit  aupa- 
ravant •  d'abolir  le  droit  qui  fe  levoit  depuis  quelque  tems 
fur  le  commerce  du  Sund  ,  ôc  qui  caufoit  aux  villes  confédé- 
rées un  tort  dont  elles  ne  fe  releveroient  jamais,  6c  enfin  des 
contributions  que  chacune  devoit  fournir. 

La  ville  d'Emden  fîtuée  avantageufement  pour  le  com- 
merce dans  la  Frife  Orientale,  ou  l'Ooft-Frife  ,  à  l'embou- 
chure de  la  rivière  d'Ems ,  fit  en  même  tems  propofer  par 
Onnon  Tibaren  un  de  fes  confeillers ,  le  défir  qu'elle  avoic 
d'entrer  dans  la  fociété  de  la  Hanfe  Teutonique.  On  deman- 
da à  ce  député  s'il  avoir  un  plein  pouvoir  du  Sénat  de  cette 
ville  ,  de  traiter  de  cette  Union,  6c  fi  les  comtes  d'Emden  n'y 
mettroient  pas  oppofition.  Sur  quoi  Tibaren  ayant  répondu 
qu'ils  en  feroient  charmés ,  les  députés  lui  déclarèrent  à  leur 
tour  qu'ils  étoient  ravis  de  leur  côté  d'apprendre  que  les 
comtes  8>c  la  ville  d'Emden  fufTent  dans  ces  difpofitions.  Au 
xefte ,  comme  ce  n'efr,  point  l'ufage  de  faire  ces  fortes  d'Unions 
avant  qu'elles  ayent  été  autorifées  par  le  Sénat  de  Lubeck 
6c  les  villes  confédérées ,  on  traita  bien  pour  le  préfent  des 
conditions  aufquelles  Emden  pouvoit  entrer  dans  la  fociété  j 
mais  on  remit  à  conclure  cette  affaire  lorf  que  les  députés  au- 
roient  été  pleinement  informés  des  intentions  des  comtes 
d'Emden  ,  6c  qu'ils  auroient  reçu  le  confentement  du  Sénat 
de  Lubeck  6c  des  villes  Anféatiques.  Cependant  cette  négo- 
ciation ne  réuffit  point.  Les  Anglois  ayant  été  chaiTés  de 
Hambourg  l'année  fuivante  ,  6c  ceux  d'Emden  leur  ayant ,  à 
la  follicitation  d'Elifabeth ,  accordé  un  établiflement  dans 


T44  HISTOIRE 

■ ■■ leur  ville ,  la  fociété  en  fut  piquée, croyant  qu'on  devoit  avoir 

Henri  pour  elle  plus  d'égard  &  de  ménagement ,  &  elle  ôta  de  ion 
III.      côté  à  cette  ville  toute  efpérance  de  pouvoir  obtenir  ce  qu'el- 
j  -__      le  fouhaitoit. 

Il  y  avoit  cependant  déjà  fix  ans  entiers  que  le  roi  de  Dan- 
nemarck  avoît  fermé  les  ports  du  Dannemarck,  de  la  Nor- 
vège &  de  l'Iflande  aux  vaiileaux  de  Hambourg  -y  ce  qui  cau- 
foit  un  tort  confidérable  aux  négocians  de  cette  ville.  Elle 
envoya  donc  fes  députés  à  Fleniberg  h  &  ils  convinrent  avec 
ce  Prince ,  à  peu  près  des  conditions  iuivantes  ;  Que  S.  M. 
Danoife  relâcheroit  leurs  vaiffeaux  qu'elle  avoit  fait  arrêter  5 
qu'elle  les  exemteroit  pour  l'avenir  du  nouvel  impôt  établi 
fur  le  fel  5  qu'elle  leur  rendroit  fes  bonnes  grâces ,  en  forte 
qu'ils  joiiiroient  dorefnavant  dans  tous  fes  Etats  de  la  même 
liberté  pour  leur  commerce  ,  qui  leur  avoit  été  accordée  par 
le  premier  traité  de  l'an  1562.  Enfin  qu'en  confidération , 
difoit-on ,  de  ces  avantages  que  S.  M.  leur  faifoit ,  ils  lui  paye, 
roient  dans  Je  terme  de  cinq  années  cinquante  mille  Joachims. 
Aurefte  ce  furent  l'électeur  Augufte  de  Saxe,  &:  Ulric  duc  de 
Mekelbourg  ,  qui  ménagèrent  cet  accommodement. 

Il  reftoit  à  régler  le  différend  qui  s'étoit  élevé  au  fiijet  de 
la  liberté  du  commerce  fur  l'Elbe,  Mais  on  remit  la  décifion 
de  cette  affaire  à  l'aiTemblée  qui  devoit  fe  tenir  l'année  fui- 
vante  à  Kyel ,  &  où  les  autres  Princes  du  Holftein  furent  in- 
vités de  fe  trouver  cour  défendre  leurs  droits.  En  attendant 
il  fut  arrêté  que  les  parties  jouïroient  également  de  leurs 
droits  fur  cette  rivière ,  fans  qu'il  fût  permis  aux  uns  ni  aux 
autres ,  d'en  venir  aux  voies  de  fait.  Cela  fe  palîa  le  feptiéme 
de  Juillet. 
Affpires  Enfin  après  avoir  parlé  de  la  Flandre  &  du  Nord  ,  je  viens 

d'Angleterre,  aux  affaires  de  la  Grande-Bretagne.  Au  milieu  des  foins  im- 
portans  dont  Elifabeth  étoit  fans  celle  occupée ,  cette  Prin- 
ceffe  ne  laiffoit  pas  de  donner  fes  attendons  à  Jean  de  Simié 
que  le  duc  d'Anjou  fon  maître  avoit  envoyé  vers  elle  ,  pour 
la  preffer  de  fe  déterminer  au  fujet  de  leur  mariage ,  <k.  qui  ne 
la  quittoit  prefque  point.  Cette  familiarité  faifoit  murmurer 
les  Grands  de  la  cour  d'Angleterre  j  6c  ils  ne  voyoient  pas 
fans  jaloufie  ,  que  la  Reine  etk  tant  de  bontés  pour  un  étran- 
ger. Il  arriva  même  au'un  des  gardes  de  cette  Princeile  fut 

accule 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.    14? 

accufé  d'avoir  été  gagné  par  le  comte  de  Leycefter ,  pour  ■■ 

tuer  Simié.  C'eft  ce  qui  donna  lieu  à  un  Edit  qu'Elifabeth  fit  Henri 
publier ,  par  lequel  S.  M.  défendoit  fous  de  grandes  peines,  III. 
d'infulter  de  paroles  ou  de  fait ,  ni  Simié  lui-même ,  ni  fes  1^79. 
domeftiques  ôt  fa  fuite.  Un  accident  arrivé  quelque  teins 
après  augmenta  encore  ces  premiers  foupçons.  Elifabeths'é- 
toit  embarquée  fur  la  Tamifè  pour  aller  à  Greenwich  ,  & 
elle  étoit  accompagnée  de  Simié  ,  du  comte  de  Lincoln  &  de 
Hatton.  Dans  le  voyage  il  arriva  qu'un  jeune  honfhie  dé- 
chargea fon  arquebuie  fi  imprudemment ,  que  le  coup  alla 
blefler  dangereufement  au  bras  un  des  rameurs  du  vaiflèau 
de  la  Reine.  Sur  le  champ  l'auteur  de  cette  a&ion  fut  con- 
duit au  fupplice  j  mais  comme  il  parut  évidemment  qu'il  ne 
l'avoit  point  faite  à  deffein  ,  de  Simié  demanda  fa  grâce ,  &; 
la  Reine  l'accorda  de  tout  fon  ccçur.  En  effet  cette  Princeflè 
ne  croyoit  pas  aifément  fes  fujets  capables  d'une  mauvaife 
action ,  ôc  fur-tout  de  la  trahir  -y  auiïï  avoit-elle  pour  maxi- 
me :  Qu'un  Prince  ne  doit  pas  croire  de  fes  peuples ,  ce  qu'un 
père  ne  croiroit  pas  de  fes  enfans.  Peu  de  tems  après  ,  le  duc 
d'Anjou  lui-même  prévenu  des  bonnes  diipofitions  où  la 
Reine  étoit  à  fon  égard ,  fe  rendit  à  Londres  avec  très-peu  de 
fuite ,  afin  de  n'être  pas  reconnu.  Là  il  eut  quelques  confé- 
rences fècretes  avec  Elifabeth  ,  qu'il  acheva  de  réfoudre  fur 
leur  mariage  j  &  Cecill ,  les  comtes  de  SufTex  &  de  Leycefter, 
eurent  ordre  enfin  d'en  dreflèr  les  articles ,  de  concert  avec 
de  Simié. 

Les  Anglois  qui  n'aimoient  pas  le  duc  d'Anjou ,  pour  éloi-  Eratdei'E- 
gner  ce  mariage ,  apportaient  pour  prétexte  le  danger  au-  coflc- 
quel  il  expoferoit  la  Religion  -y  tandis  que  l'arrivée  d'un  au- 
tre François  ,  qu'on  fçavoit  ne  pas  penfer  comme  les  Pro- 
teftans ,  mettoit  pour  cette  raifon  l'Ecoffe  dans  la  même  pei- 
ne. Il  eft  certain  qu'Elifabeth  elle-même  s'imagina  qu'il  n'a- 
voit  pafTé  la  mer  qu'à  la  follicitation  du  Pape  6c  des  Guifes , 
pour  exciter  quelque  révolution  ,  non  feulement  en  Ecofle , 
mais  en  Angleterre  même,  à  la  faveur  d'un  changement  dans 
la  Religion.  Cet  homme  fi  redouté  étoit  Eme  Stuart ,  fils  de 
Jean  d'Aubigny  ,  6c  arriére  petit-fils  de  ce  feigneur  d'Aubi- 
gny ,  qui  fe  diftingua  fi  fort  par  fa  valeur  dans  les  guerres  que 
nos  François  rirent  au  Royaume  de  Naples ,  fous  le  régne  de 
Tome  VIII.  T 


j46  HISTOIRE 

s  Charle  VIII.  Il  y  avoit  huit  ans  qu'il  avoit  époufé  Catherine 


H  e  n  r.  i  de  Balfac  fœur  d'Entragues ,  un  des  Seigneurs  des  plus  diftin- 
III.  gués  de  France  par  fa  naiflànce  ,  &:  des  plus  attachés  à  la 
ïjyo,  maifon  de  Guife.  Comme  Stuart  étoit  proche  parent  du  jeu- 
ne Roi ,  il  reçut  auffi  de  lui  toutes  les  marques  de  faveur  qu'il 
pouvoit  fouhaiter.  Aufîitôt  après  fon  arrivée  ,  on  lui  donna 
des  revenus  confidérables  ,  on  le  fit  entrer  dans  le  Confeil  ^ 
il  fut  fait  fucceffivement  &  en  peu  de  tems ,  grand  Chambel- 
lan d'Etoile  ,  gouverneur  deDombritonune  des  plus  impor- 
tantes forterelfes  du  Royaume  -,  &  enfin  comte ,  puis  duc  de 
Lenox. 

Tant  d'honneurs  &  de  bienfaits  accumulés  fur  une  feule 
tête  ,  lui  attirèrent  bientôt  la  haine  des  Seigneurs  Ecofîois.  Il 
l'augmenta  ens'attachant  d'abord  aux  ennemis  du  comte  de 
Morton ,  &  en  propoiant  de  rappeller  de  fon  exil  Thomas 
Carry  baron  de  Fernîhufk ,  qui  avoit  toujours  tenu  conflam- 
ment  le  parti  de  la  reine  d'Ecoflè.  C'étoit  en  effet  aller  di- 
rectement contre  le  fentiment  de  Morton ,  qui  en  perfécutant 
la  maifon  d'Hamilton ,  croyoit  rendre  fervice  au  Roi  &  à 
l'Etat.  Ce  Seigneur  vcnoit  de  reprendre  le  château  d'Hamil- 
ton, &;  DafFran,  qui  lui  avoient  été  livrés  par  quelques  Gen- 
tilshommes Ecoflbis  ,  qui  avoient  été  condamnés  comme 
coupables  de  l'affaffinat  commis  en  la  perfonne  du  comte  de 
Murray  ,  &  du  viceroi  Matthieu.  Mais  ils  fe  réfugièrent  en 
Angleterre  ,  &  ils  y  trouvèrent  un  afyle  afluré  dans  la  clé- 
mence d'Elifabeth  ,  qui  s'étoit  réfervé  la  connoifîànce  de 
cette  affaire. 
Troubles         Cependant  rien  ne  donna  cette  année  plus  d'inquiétude  à 

d'Irlande.  ]a  reine  d'Angleterre  ,  que  les  troubles  d'Irlande.  Jacque 
Fitz-Moritz ,  qui  deux  ans  auparavant  avoit  été  obligé  d'im- 
plorer la  clémence  de  Perot  gouverneur  du  Mounfter ,  & 
qui  dans  cette  occasion  avoit  juré  une  fidélité  inviolable  à  la 
Reine,  penfa  caufer  une  révolution  dans  cette  Ifle.  En  effet 
il  ne  tint  pas  longtems  la  parole  qu'il  avoit  donnée.  A  peine 
réconcilié  avec  Elifabeth  il  pafla  en  France ,  &  fit  entendre 
au  Roi  de  aux  Guîfes ,  que  fï  on  vouloit  lui  donner  des  trou- 
pes ,  il  répondroit  de  foûmettre  l'Irlande  à  la  Couronne  ,  &: 
d'y  rétablir  la  Religion  Catholique.  Enfuite  voyant  qu'on  fe 
moquoit  à  la  cour  de  France  de  la  vanité  de  fes  promeflès , 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.      147 

confus  de  n'avoir  pas  réùflî  de  ce  côté- là ,  il  fe  rendit  en  Ef- 
pagne  ,  ou  il  trouva  plus  de  penchant  à  le  croire  dans  le  Roi  Henri 
8c  dans  les  Miniftres.  On  lui  donna  quelqu'argent  >  6c  de-là  III. 
on  le  fit  palier  à  Rome ,  où  ayant  été  introduit  par  deux  prê-  1579. 
très  nommés  Nicolas  Sander ,  6c  Alan  Irlandois ,  il  obtint  ai- 
fément  tout  ce  qu'il  voulut.  En  effet  Sander  fut  fait  fecréte- 
ment  Légat  du  Pape  -y  6c  Fitz-Moritz  ayant  reçu  lui-même  un 
étendart  béni  des  propres  mains  de  S.  S.  il  reparla  fur  le  champ 
en  Efpagne  avec  des  lettres  de  recommandation  de  la  Cour 
de  Rome  ,  obtint  de  Philippe  fept  compagnies  Bafques ,  &  fe 
rendit  en  Irlande  avec  ces  troupes ,  où  il  aborda  vers  le  com- 
mencement de  Juillet  au  bourg  de  Sainte  Marie ,  fitué  dans  la 
prefqu'ifle  de  Kerrey.  Là  il  fit  bénir  par  les  Prêtres  de  fa 
iuite  un  emplacement  où  il  éleva  un  fort,  fous  lequel  il  mit 
fès  vaifieaux  à  couvert.  Mais  ils  furent  auflitôt  attaqués  par 
Thomas  de  Courtenay  ,  qui  avoit  fon  quartier  aflèz  voifin  de 
cet  endroit ,  6c  qui  s'en  étant  rendu  maître  ,  ferma  par  ce 
moyen  à  Fitz-Moritz  le  chemin  de  la  mer. 

L'Irlande,  que  les  Grecs  appelloient  Iërne ,  eftfituéeau  Defcriptkm 
Nord-Oueft  de  l'Angleterre,  6c  a  trois  cens  milles  de  Ion-  dciidandc. 
gueur ,  &  de  largeur  cent  cinquante.  Ce  fut  au  milieu  des  di- 
vifions ,  dont  cette  ifle  fut  autrefois  déchirée,  que  le  comte 
de  Pembrok  y  entra  à  main  armée,  6c  s'en  rendit  maître  au 
nom  de  Henri  II.  roi  d'Angleterre  l'an  1 1 7 1 .  comme  le  rap- 
porte SilveftreGiraldus  dupais  de  Cornouaille,contemporain 
de  Henri ,  qui  le  fit  même  palier  en  Irlande  avec  le  prince 
Jean  fon  fils.  Au  refte  tout  ce  Royaume  eft  partagé  en  cinq 
grandes  Provinces,  qui  fedivifent elles-mêmes  en  plusieurs 
Comtés.  Le  Mounfter  fitué  au  Midi  eft  la  partie  du  Comte 
Defmond ,  qui ,  à  la  follîcitation  du  Pape  6c  du  roi  d'Efpa- 
gne,  commença  les  hoftilités.  On  y  trouve  l'archevêché  de 
CafTel ,  qui  a  fous  lui  douze  SufFragans.  Le  Linfter  à  l'Orient 
renferme  fix  Comtés. Dublin  eneftlacapitale,6ceften  même- 
tems  le  fiége  de  la  réfidence  du  Viceroi ,  d'un  Parlement ,  de 
d'un  Archevêque.  L'Ulfter  fitué  au  Nord  eft  la  plus  grande 
de  toutes  ces  Provinces,  &  n'étoit  habité  autrefois  que  par 
des  naturels  dupaï's ,  gens  barbares ,  qui  commencent  à  s'hu- 
manifer  par  le  commerce  qu'ils  ont  avec  les  colonies  Angloi- 
ies  qu'on  y  a  fait  pafTer.  Cette  Province  eft  partagée  en  dix 

Tij 


HISTOIRE 

Comtés.  Armach  y  efb  le  fîége  d'un  Archevêque.  C'eft-là 

Henm  auffi  qu'on  voie  ce  trou  de  Saint  Patrice,  fi  fameux  par  les  pro- 
III  d*"ges  effrayants  que  l'on  en  raconte.  La  Connacie ,  ou  le  Con- 
naught  efb  fitué  à  l'Occident ,  &  a  pour  capitale  Tuam.  Enfin 
1  $79'  laMidié  ,  ou  Medie ,  maintenant  appellée  le  païs  du  Miili , 
efb  au  milieu  de  ces  Provinces.  On  y  trouve  l'ancienne  ville 
qui  porta  autrefois  le  nom  de  Laberus ,  &:  qu'on  appelle  au- 
jourd'hui Kill-lair ,  fituée ,  à  ce  qu'on  croit ,  au  centre  même 
de  l'ifle  avec  celle  de  Trim. 

Auflitôt  que  le  bruit  le  fut  répandu  en  Irlande  de  l'arrivée 
du  Général  du  Pape,  car  c'efb  le  titre  que  Fitz-Moritz  fe 
donna  pour  foule  ver  plus  ailé  ment  ces  peuples  grofliers ,  Jean 
&  Jacque ,  frère*  du  comte  de  Defmond  qui  favorifoit  fous 
main  cette  expédition  ,  allèrent  à  la  tête  de  quelques  Irlan- 
dois  fe  joindre  à  ce  nouveau  chef,  qui  d'ailleurs  étoit  de  leurs 
parens.  Pour  le  Comte,  il  ne  fe  déclara  pas  d'abord.  Au  con- 
traire ,  il  aflembla  Ces  vaflaux  ,  comme  s'il  eût  eu  deffein  de 
s'oppofer  aux  projets  des  rebelles.  Mais  lorfqu'il  vit  le  comte 
de  Clancarre  marcher  contr'eux  avec  de  bonnes  troupes , 
il  trouva  moyen  de  l'amufer  ,  &;  de  l'obliger  à  porter  [es  ar- 
mes ailleurs. 

Cependant  le  Viceroi  ayant  appris  ce  qui  fepaflbit,  écrivit 
au  comte  de  Defmond ,  et  à  fes  frères  ;  &.  il  leur  envoya  or- 
dre par  Henri  Davili  de  joindre  leurs  forces  ,  &  d'aller  de 
concert  attaquer  le  fort  que  les  rebelles  avoient  élevé.  Davili 
fut  aufli  amuië  par  les  trois  frères ,  qui  feurent  adroitement 
le  retenir.  Enfuite  lorfqu'il  les  eut  quittés ,  Jean  courut  après 
lui}&  l'ayant  rencontré  dans  une  auberge  de  la  ville  de  Tralli 
avec  Artus  Carter ,  maréchal  du  Mounfter ,  il  alla  l'attaquer 
dans  fon  lit ,  où  il  dormoit  profondément  ^  &:  fans  écouter 
les  prières  qu'il  lui  failoit  de  ne  pas  violer  le  droit  des  gens  à 
fon  égard,  fans  fe  laifler  toucher  par  le  nom  de  fils  ,  dont  il 
l'appelloit ,  parle  privilège  que  fon  âge  lui  donnoit  fur  lui ,  ce 
qui  eft  aflez  ordinaire  entre  gens  de  guerre  -y  il  le  perça  de 
mille  coups,  &  égorgea  enfuite  tous  fes  domeftiques.  De-là 
venant  rejoindre  les  Efpagnols  qui  étoient  avec  Fitz-Moritz, 
les  mains  encore  teintes  du  fang  qu'il  avoit  verfé,  &  faifànt 
gloire  de  fon  crime  :  »  Voilà  ,  leur  dit-  il ,  le  gage  que  je  vous 
>j  donne ,  &  qui  vous  répondra ,  à  vous ,  ôc  à  tout  le  parti ,  de 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVÏIÎ.     149 

m  mon  attachement,  6c  de  ma  fidélité.  «  Sander  qui  étoit  pre- 
fent  à  ce  difcours ,  donna  de  grands  éloges  à  cette  action, qu'il  Henri 
traitoit  de  facrifice  agréable  à  Dieu.  Fitz-Moritz  de  Ton  côté       III» 
n'approuvoit  point  la  manière  dont  on  s'y  étoit  pris  3  6c  il     1579, 
auroit  mieux  aimé  que  Davili  eût  été  tué  dans  une  querelle , 
6c  au  milieu  du  chemin  ,  que  de  fang  'froid ,  6c  dans  une  mai- 
ion.  Pour  ce  qui  effcdu  comte  de  Defmond  fon  frère  ,  il  dé- 
tefta  de  tout  fon  cœur  cet  aflaffinat. 

D'un  autre  côté  les  Efpagnols  étoient  dans  la  dernière  dé- 
folation.  Au  lieu  de  ces  troupes  nombreuiès,  que  les  prêtres 
Irlandois  leur  avoient  promifès ,  ils  ne  voyoient  de  toutes 
parts  que  la  folitude  la  plus  affreufe.  On  leur  avoit  enlevé 
leurs  vaifleaux  5  la  mer  ne  pouvoit  plus  ïervir  d'afyle  ^  &  la 
terre  ne  leur  offroit  que  des  objets  ennemis.  Dans  une  fitua- 
tion  fi  trifte  ils  crioient  qu'ils  étoient  perdus ,  qu'on  les  avoit 
trahis  j  ils  fommoient  les  révoltés  de  tenir  la  parole  qu'ils  leur 
avoient  donnée  ;  &  ils  faifoient  mille  imprécations  contre  la 
barbarie  de  ces  infulaircs, dont  ils  appréhendoient  de  fe  voir 
la  victime.  Cependant  Fitz-Moritz  les  encourageoit^  &  après 
leur  avoir  fait  efpérer  qu'il  leur  arriveroit  bientôt  du  fecours , 
il  leur  dit  qu'il  avoit  fait  un  vœu  en  Efpagne  qu'il  étoit  obligé  0 

d'accomplir.  En  effet  il  feignit  départir ,  pour  aller  dans  cette 
vue  à  Sainte  Croix  de  Typporre  j  mais  dans  le  fond  fon  def- 
fein  étoit  d'aller  fôulever  les  payfans  de  l'Ufter  6c  du  Con- 
naught.  Il  pafToit  avec  peu  de  fuite  par  les  terres  de  Guillau- 
me du  Bourg  fon  parent ,  qui  s'étoit  révolté  comme  lui  dans  la 
première  conjuration  •  mais  qui  ayant  fait  depuis  de  plus  fa-  ' 
ges  réflexions  étoit  rentré  dans  fon  devoir ,  lorfque  les  che- 
vaux venant  à  lui  manquer ,  il  ordonna  à  [es  gens  d'aller  pren- 
dre ceux  qui  étoient  attelles  dans  la  campagne  à  quelques 
charues.  Les  payfans  voulurent  d'abord  s'oppofer  à  cette  vio- 
lence ;  êc  ne  pouvant  en  venir  à  bout ,  leurs  cris  apprirent  à 
tout  le  voifinage  le  befoin  qu'ils  avoient  de  fecours  pour  ravoir 
ce  qui  leur  appartenoit.  Tous  les  payfans  prirent  les  armes. 
Les  fils  de  du  Bourg  entr'autres ,  qui  étoient  jeunes  6c  pleins 
de  feu ,  indignés  qu'on  leur  fît  cet  outrage ,  montèrent  à 
cheval ,  6c  vinrent  à  toute  bride  venger  les  droits  de  leur  mai- 
fon.  On  fe  fit  d'abord  beaucoup  de  reproches  de  part  6c  d'au- 
tre 5  enfin  voyant  que  Fitz-Moritz  refufoit  conftamment  de 

Tiij 


i5o  HISTOIRE 

rendre  les  chevaux ,  Theobalde ,  l'aîné  de  Tes  frères ,  fe  jetta 
Henri  fur  lui  la  lance  à  la  main.  On  fe  mêla,  Theobalde  fut  tué 
III.  avec  un  de  fes  frères ,  &  quelques-uns  de  les  gens  5  mais  Fitz- 
j  Moritz  reçut  une  balle  dans  la  tête,  qui  le  renverfa  fur  la 

place ,  &:  prefque  toute  fa  fuite  fut  pallèe  au  fil  de  l'épée.  Son 
corps  fut  mis  en  pièces  -,  &  on  lui  coupa  la  tête  •  qui  fut  plan- 
tée au  bout  d'un  pieu  à  la  porte  de  Kilmaloc,où  quelque  tems 
auparavant  il  avoit  promis  à  Perot  avec  des  fermens  fi  affreux, 
&  à  la  face  des  autels ,  de  ne  jamais  retomber  dans  la  révolte. 
Elifabeth  écrivit  à  Guillaume  du  Bourg  des  lettres  très-gra- 
cieufes ,  pour  le  confolcr  de  la  mort  de  lès  enfans  ;  &.  lui  don- 
na le  titr*.de  Baron  de  Château-  Conel,  avec  une  penfion 
dont  elle  le  gratifia.  Mais  il  nefurvécut  pas  long-temsàfes 
deux  fils,&;  n'eut  pas  le  tems  de  jouir  des  bienfaits  delà  Reine. 

Cependant  Drury  Viceroi  d'Irlande  s'étoit  avancé  à  la  tête 
de  fes  troupes  jufqu'à  Kilmaloc.  De-là  il  envoya  dire  au  comte 
deDefmond,qui  continuoit  toujours  à  ne  fe  point  déclarer,de 
venir  le  trouver  •  &;  après  avoir  tiré  de  lui  promefle  d'être  fi- 
dèle en  cette  occaflon ,  il  le  congédia ,  avec  ordre  de  lever  des 
troupes.  Mais  il  ne  parut  plus  depuis-  &;  tout  ce  que  l'on  put 
faire ,  ce  fut  d'obliger  fonépoufe  de  donner  fon  fils  unique  en 
otage.  D'un  autre  côté  Jean,  l'un  de  fes  frères,  ayant  été 
mis  par  les  fédkieux  à  leur  tête  à  la  place  de  Fitz-Moritz ,  fît 
fon  premier  coup  deffai  contre  Herbert  &:  Prifey  ,  Officiers 
Angiois ,  qu'il  tailla  en  pièces  après  les  avoir  attirés  dans  une 
embufcade.  Lui-même  fut  blqlle  légèrement  au  vifage  dans 
*  cette  aètion. 

Le  Viceroi  venoit  de  fortifier  fon  armée  des  nouvelles  le- 
vées qu'il  avoit  faites  dans  le  Devon ,  Perot  étant  arrivé 
d'Angleterre  avec  une  efcadre  de  fix  vaifleaux  défîmes  à  gar- 
der la  côte.  Mais  les -incommodités  de  Drury  ne  lui  permi- 
rent pas  de  pouffer  plus  loin  cette  guerre.  Preffé  par  fa  ma- 
ladie ,  il  fut  obligé  de  fe  retirer  dans  Waterford  ^  &;  il  remit 
fes  troupes  à  Nicolas  Malbey,  vieux  Capitaine,  dont  il  con- 
noifloit  l'activité  ,&  qu'il  fit  Maréchal  du  Mounfler.  Malbey 
voulut  avant  toutes  chofes  s'afîurer  des  dîfpofîtions  du  comte 
de  Defmond.  Pour  cela  il  le  fit  avertir  de  fon  devoir ,  &  lui  fie 
dire  de  fe  rendre  auprès  de  lui.  Mais  le  voyant  réfolu  à  ne 
point  obéir,  il  fe  mit  fans  perdre  de  tems  à  la  tête  de  fon 


DE  J.  A.  DE  THOU,  L  i  v.  LXVIfl.     i$t 

armée  $  marcha  par  le  Conile,  qui  eft  un  petit  païs  couvert  de 

bois }  éc  y  ayant  rencontré  Jean  de  Defrnond  ,  qui  faifoit  por-  Henri 

ter  devant  lui  l'étendart  du  Pape  déployé,  il  l'attaqua.  Le       III. 

combat  fut  d'abord  fort  rude  -y  enfin  les  Irlandois  &:  les  Efpa-      n7Q 

gnols  plièrent  devant  les  Anglois  j  ôc  Jean  lui-même  mit  fa 

vie  à  couvert  par  la  fuite ,  laiilant  fes  gens  à  la  difcrétion  du 

vainqueur,  qui  en  fit  un  grand  carnage. On  trouva  parmi  les 

morts  ce  prêtre  Alan,  dont  j'ay  parlé  ,  &  qui  avoit  exhorté 

les  rebelles  à  en  venir  courageusement  aux  mains ,  en  les  aflu- 

rant  de  la  victoire. 

La  nuit  fuivante,  le  comte  de  Defrnond,  qui  attendoit  dans 
le  voiiinage  le  fuccès  de  cette  action ,  ne  voulant  pas  encore  fe 
découvrir  ,  écrivit  à  Malbey  pour  le  féliciter  de  fa  vi&oire ,  ÔC 
l'avertir  de  changer  de  camp.  Le  général  Anglois  lui  renvoya 
fur  le  champ  fon  courier,avec  ordre  de  dire  à  fon  maître, 
qu'il  le  prioit  de  ne  pas  tarder  davantage  à  fe  rendre  auprès  de 
lui ,  afin  qu'ils  puflént  joindre  leurs  forces  ^  parce  qu'il  ne 
voyoit  point  de  raifon  d'abandonner  le  camp  où  il  étoit.  Il 
l'attendit  donc  pendant  quatre  jours.  Enfin  voyant  qu'il  ne 
venoit  point,  il  marcha  vers  Requely  petite  place  du  comté 
de  Defrnond.  Cefutalors  que  le  Comte  leva  le  mafque  j  ôc 
fa  révolution  rendant  les  ennemis  plus  hardis ,  ils  vinrent  au 
milieu  de  la  nuit  attaquer  le  camp  des  Anglois.  Mais  il  étoit 
fî  bien  défendu  que  leur  projet  échoua.  Cependant  on  jugea 
à  propos  de  fortifier  ce  pofte,  afin  d'obliger  par-là  les  re- 
belles à  partager  leurs  forces. 

De-là  Malbey  s'avança  vers  Asketen.  C'étoit  un  fort  bâti 
fur  une  éminence  ,  6c  environné  de  toutes  parts  d'une  rivière 
qui  porte  le  même  nom.  Le  Comte  s'y  étoit  renfermé  avec 
des  troupes.  Le  général  Anglois  l'avertit  encore  une  fois  de 
penfer  à  lui, 6c  de  ne  pas  deshonorer  une  famille  auffi  illuftre 
par  fon  ancienneté  que  celle  dont  il  fortok ,  &;  la  mémoire  de 
les  ancêtres,en  s'abandonnant  à  la  révoltCjqu'il  étoit  encore 
tems  pour  lui  de  recourir  à  la  clémence  de  la  Reine  ;  &  qu'il 
ne  doutoit  pas  qu'il  ne  reçût  plufieurs  marques  des  bontés  de 
cette  Princefïè ,  fi  par  fon  exemple  il  contribuoit  à  retenir  fon 
frère  Se  les  infulaires  dans  le  devoir.  Mais  il  eut  beau  faire  ins- 
tance auprès  de  lui ,  le  Comte  s'obftina  de  plus  en  plus  dans 
fa  réfolution. 


i52  HISTOIRE 

■  Ce  fut  fur  ces  entrefaites  que  mourut  Je  Viceroî.  Cetoit  un 

Henri  homme  qui  s'étoit  beaucoup  diftingué  par  fes  exploits  en 
III.  France,  en  Ecofle  ,  de  en  Irlande.  A  fa  mort  l'autorité  de 
i  c 70.  Malbey  dans  le  Mounfter  expira  aufli^  c'eft  pourquoi  il  fe  re- 
tira auiiitôt  dans  le  Connaught ,  dont  il  étoit  gouverneur. 
Sa  retraite  rendit  le  courage  aux  rebelles.  Jacque  deDefmond 
alla  afîiéger  Adar,  où  Guillaume  Stanley  de  George  Ca- 
rew  avoient  leur  logement.  Mais  il  firent  des  forties  fi  fré- 
quentes ,  qu'ils  fatiguèrent  bientôt  l'ennemi ,  de  l'obligèrent 
à  lever  le  liège.  Après  cela  la  garnifon  qui  manquoit  de  vivres 
s'étant  répandue  dans  la  campagne,elle  tomba  entre  les  mains 
des  révoltés.  Là  on  fe  battit  avec  acharnement,  de  Jacque 
lui-même  fut  blefïé  très  -  dangéreufement  dans  cette  ren- 
contre. 

Cependant  on  délibéroit  à  Dublin  fur  le  gouvernement.  Les 
peuples,  quine  voyoient  dans  la  province  aucun  chef  à  la  tête 
des  armées  ,  fe  foulevoient  de  toutes  parts,  Ain  fi  il  fut  réfolu 
qu'en  attendant  que  S.  M.  eût  nommé  un  Viceroi ,  Guillau- 
me Pelham  ,  grand  juflicier  du  Royaume,  fe  çhargeroit  aufli 
des  affaires  de  la  guerre  j  de  que  le  comte  d'Ormondferoit 
gouverneur  du  Mounfter.  Ce  Seigneur  avoit  déjà  envoyé  à 
Dublin,  fous  bonne  garde,  le  fils  du  comte  deDefmond, 
qui  avoit  été  donné  en  ôtage,&:  que  Drury  lui  avoit  mis  entre 
les  mains. 

Petham  chargé  de  ce  nouvel  emploi  palïa  dans  le  Mounf- 
ter ,  d'où  il  écrivit  au  Comte  de  venir  fe  rendre  auprès  de 
lui.  Mais  il  chargea  fon  époufe  de  faire  fes  exeufes  au  nou- 
veau Général ,  de  de  le  prier  de  l'en  difpenfer.  Ainfi  il  lui  en- 
voya le  comte  d'Ormond  pour  traiter  avec  lui.  On  lui  pro- 
poia  donc  de  livrer  aux  Anglois  Sander ,  qui  étoit  l'auteur 
de  cette  guerre,  de  faire  fortir  du  païs  toutes  les  troupes 
étrangères ,  de  remettre  à  Pelham  Carigo-Foyle  de  Aske- 
ten  ,  de  fe  foûmettre  fans  condition  ,  6c  de  tourner  {es  armes 
contre  fes  frères  de  les  autres  rebelles.  A  ces  conditions,  on 
lui  faifoit  efpérer  d'oublier  tout  le  parle  j  de  au  cas  qu'il  re- 
fulat  de  les  accepter ,  on  menaçoit  de  le  proferire.  Enfin  com- 
me on  vit  qu'il  ne  cherchoit  qu'à  amufer  par  fes  prétextes  de 
Ces  remifes ,  on  porta  contre  lui  au  commencement  de  No- 
vembre un  Arrêt  terrible  qui  le  déclaroit  traître  à  la  patrie 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIII.     153 

Se  criminel  de  leze-Majefté.   Les  motifs  exprimés  dans  cette     ' 
/èntence  fi  févére  étoient ,  qu'il  s'étoit  entendu  avec  les  Prin-  Henri 
ces   étrangers   pour  les  rendre  maîtres  de  la  patrie,  qu'il      III. 
avoit  donné  du  fècoursà  Sander  6c  à  Fitz-Moritz,  qu'il  avoic      1570, 
reçu  les  Efpagnols  au  fort  Sainte- Marie ,  qu'il  avoit  fait  mou- 
rir honteufèment  les  fidèles  fujets  de  S.  M.  &  avoit  enfin  levé 
1  etendart  du  Pape  contre  la  Reine. 

Après  cela  le  comte  d'Ormond  eut  ordre  de  continuer  la 
guerre.  Ce  Général  entra  d'abord  dans  le  Conile ,  y  fit  le 
dégât ,  enleva  les  beftiaux ,  6c  mit  tout  le  païs  au  pillage. 
De  là  il  fe  rendit  à  Yogal ,  qui  avoit  déjà  été  pillé  par  le 
comte  de  Defmond.  Et  parce  que  le  Gouverneur  avoit  re- 
fufé  de  recevoir  garnifon  Angloife ,  pour  en  faire  un  exem- 
ple de  terreur  ,  il  voulut  qu'il  fut  pendu  aux  portes  de  la  ville , 
après  quoi  il  y  mit  garnifon.  Enfuite  il  alla  afïïéger  StrangL 
cal  que  les  Efpagnols  défendoient.  Mais  à  fon  approche  ils 
abandonnèrent  la  place  ,  ôc  cherchèrent  leur  falut  dans  leur 
fuite.  Mais  ils  furent  fi  vivement  pourfuivis  par  les  Anglois  , 
qu'il  n'en  refta  pas  un  feul.  Enfin  dans  tout  le  Mounfter  on 
donna  la  chaflè  aux  rebelles. 

Tels  furent  en  Irlande  les  événemens  de  cette  année,  qui 
fut  aulîî  marquée  par  la  mort  de  Nicolas  Bacon,  grand- 
chancelier  d'Angleterre,  dont  j'ai  déjà  fi  fouvent  parlé.  Ce- 
toit  un  homme  d'une  prudence  confommée ,  d'une  éloquence 
admirable  ,  d'une  pénétration  finguliére ,  &  d'une  mémoire 
très-fûre  -y  enfin  qui  mérita  d'être  après  Cecill ,  comme  le 
fécond  appui  du  trône  de  fon  maître.  On  lui  donna  pour 
fucceflèur  dans  la  charge  de  Chancelier  Thomas  Brumley. 

Cette  même  année  enleva  Staniflas  Hofius  natif  de  Cra-  Hofius, 
covie.  Il  s'appliqua  d'abord  à  l'étude  de  la  Jurifprudenceà 
Pavie  ,  &  enfuite  à  Boulogne ,  où  en  même  tems  Alexandre 
Farnefe  ,  Chriftophle  Maclrucci&:  Othon  Truchfes,  qui;tous 
trois  furent  Cardinaux  dans  la  fuite  ,  étudioient  les  belles 
jLettres  j  2c  il  fe  perfectionna  enfin  fous  Hugue  Buoncompa- 
gnon  ,  qui  monta  depuis  fur  la  Chaire  de  laint  Pierre ,  fous 
le  nom  de  Grégoire  XIII.  Il  refta  enfuite  dans  fa  patrie ,  ou 
Je  roi  Sigifmond-Augufte  l'employa  dans  plu fieurs  ambafia- 
des  d'importance  vers  les  empereurs  Charles  V.  6c  Ferdi- 
nand, 6c  le  roi  Philippe  II.  6c  dans  toutes  il  mérita  toujours 
Tome  FUI,  V 


Morts 
illuftics. 

Bacon. 


*54 


HISTOIRE 


IJ79- 


=  Teloge  d'un  fujet  fidèle  èc  d'un  habile  négociateur.  Le  roi 
Henri  Sigifmond  l'a  voie  fait  évêque  de  Warmie.  Le  pape  Pie  IV". 
III.  qui  connoilloit  fon  érudition  profonde  ,  &:  fon  habileté  dans 
la  Théologie  ,  voulue  aufli  fe  fervir  de  lui  dans  les  négocia- 
tions  qui  précédèrent  le  concile  de  Trente ,  dont  il  tut  lui- 
même  dans  la  fuite  un  des  Préfidens ,  &  il  le  députa  pour  cela 
à  l'empereur  Ferdinand,  6c à  Maximilien  roi  de  Bohême.  Ce 
fut  à  cette  occafîon  qu'il  fut  fait  Cardinal  -y  dignité  qui  lui 
avoit  déjà  été  offerte  par  le  pape  Paul  IV.  6c  que  ce  grand 
homme  par  une  modeftie  ,  dont  on  ne  voit  guéres  d'exem- 
ples dans  notre  fiécle  ,  avoit  eu  la  force  de  refufer.  Il  s'étoit 
retiré  à  Caprarola ,  pour  éviter  les  grandes  chaleurs  de  Ro- 
me ,  lorfqu'il  y  mourut  enfin  le  5.  d'Août ,  dans  fa  foixante  èc 
feiziéme  année.  On  peut  ajouter  aux  belles  qualités  que  j'ai 
dit  qu'il  avoit ,  celles  d'aimer  la  Religion  ,  fa  patrie  6c  fes 
amis.  Son  corps  fut  tranfporté  à  Rome ,  6c  inhumé  dans  l'E- 
glife  de  Sainte  Marie  Tranftevére.  Thomas  Treter  fon  corn-, 
patriote  prononça  fon  oraiïon  funèbre. 

Je  vais  parler  après  lui  de  deux  Sçavans  illuftres.  Le  pre- 
mier eft  Jean  Hartung  natif  de  Miitenbourg  fur  le  Mein  en 
Franconie  :  il  profefîa  avec  beaucoup  de  fuccès  la  langue 
Grecque ,  d'abord  à  Heidelberg ,  &  enfuite  à  Fribourg  en 
Brifgaw  j  6c  il  compofa  même  quelques  ouvrages  en  cette  lan- 
gue. Le  fécond  eft  Erafme  OfVald  né  en  Autriche ,  qui  pro- 
fefîa d'abord  dans  fa  patrie,  enfuite  à  Ingolftad,  àLeipfîc, 
à  Baie,  à  Memmingen,  6c  enfin  à  Fribourg.  Il  étoit  égale- 
ment eftimé  pour  fon  habileté  dans  les  Mathématiques  , 
qu'il  a  enrichies  de  fes  ouvrages ;6c  par  la  grande  connoilîance 
qu'il  avoit  de  la  langue  Hébraïque  3  en  quoi  il  femble  avoir 
voulu  fuivre  l'exemple  de  Sebaftien  Munfter  fon  précepteur. 
Au  refte  comme  il  avoit  toujours  vécu  dans  une  union  fore 
étroite  avec  Hartung ,  &  qu'ils  avoient  prefque  toujours  de- 
meuré dans  le  même  lieu ,  la  mort  même  ne  voulut  pas  les 
féparer  •  feulement  Ofwald  étoit  plus  jeune  de  fept  ans  que 
fon  ami  lors  de  fon  décès. 

Peu  de  tems  après  mourut  à  Paris  le  dernier  jour  d'Odo- 
bre  Jean  Stadius  d'Anvers,  Il  étoit  plus  jeune  que  les  deux 
dont  je  viens  de  parler  ^  car  il  n'avoit  alors  que  cinquante- 
quatre  ans.  C'étoit  un  des  premiers  hommes  du  monde  pour 


Hartung  & 


Stadius. 


DE  J.  A.   DE  THOU,  Liv.  LXVIIL     155 

les  Mathématiques ,  Se  il  a  rendu  fon  nom  célèbre  dans  tout 

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mi  nous  la  chaire  de  Ramus  }'&  comme  tous  les  gens  de  Let- 
tres étoient  invités  à  venir  difputer  le  prix  honorable  qui 
étoit  propofé  au  mérite ,  Stadius  vint  à  Paris  ,  &  quoique  ce 
fût  déjà  un  homme  mur,  il  ne  crut  point  fe  deshonorer  en 
entrant  en  lice  avec  de  jeunes  gens.  Le  principal  de  ces  con- 
currens  fut  Maurice  Breffius  de  Grenoble ,  &  le  fuccès  de 
cette  difpute  littéraire  fut  fi  égal ,  que  François  de  Foix  de 
Candale  ,  un  des  plus  Illuftres  &  des  plus  Sçavans  hommes 
que  nous  ayons  eus ,  qui  y  avoit  affilié  ,  jugea  que  le  prix  de- 
voit  être  partagé,  6c  le  partagea  effectivement  avec  beau- 
coup d'équité.  Stadius  ne  foûtint  cependant  pas  tout-à-faic 
dans  la  fuite  la  gloire  qu'il  avoit  acquife  en  cette  occailon. 
Pour  plaire  aux  feigneurs  &  aux  dames  de  la  Cour  ,  qui 
n'étoient  curieux  alors  que  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  caché  Se 
de  plus  incertain ,  c'eft-à-dire,  de  l'avenir,  il  parut  s'écarter  un 
peu  de  ces  régies  fi  fûres  &  toujours  infaillibles ,  fur  lefquelles 
eil  fondée  la  icience  qu'il  profeiToit ,  &  rendit  de  notre  tems  , 
comme  de  celui  des  Celàrs  ,  le  nom  des  Mathématiciens 
odieux  ,  6c  leur  profelEon  abominable. 

J'ajouterai  à  ces  fçavans  hommes  Louis  le  Roi  de  Cou-  touis  le  Roi. 
tance.  Comme  à  une  connoiflance  parfaite  qu'il  avoit  de  la 
langue  Grecque  &  de  la  Latine,  il  joignoit  beaucoup  d'habi- 
leté dans  toutes  les  fciences ,  il  confiera  tous  ces  talens  à 
l'ornement  &  à  la  perfection  de  notre  langue,  6c  il  apprit  à 
Platon  &:  à  Ariftote  à  s'exprimer  en  François ,  par  les  belles 
traductions  qu'il  donna  deplufieurs  de  leurs  ouvrages  ,  qu'il 
enrichit  encore  de  notes  très-curieufes.  Enfin  le  caractère 
de  ce  génie  élevé ,  incapable  des  foins  vils  que  demandent 
les  beïoins  ordinaires ,  lui  ayant  fait  négliger  fes  affaires  do- 
meftiques,  cet  homme  ,qui  jufqu'alors  n'avoit  vu  perfonne 
au-deiîus  de  lui ,  obligé  de  vivre  aux  dépens  d'autrui  dans  là 
vieilleffe  ,  termina  fa  courfe  par  une  mort  digne  des  regrets 
de  tous  les  gens  de  Lettres ,  mais  qui  ne  pouvoit  lui  être  que 
fort  agréable. 

L'Italie  nous  offre  auffi  un  illuftre  défunt  dans  la  perfonne     AdthaL 

Vij 


t56  HISTOIRE,k 

-  .  de  Jean-Baptifle  Adriani  noble  Florentin  ,mort  dans  cette 

Henri  ville  le  27.  de  Juin  à  l'âge  de  foixante  6c  huit  ans.  Il  fut  in- 
III.  humé  dans  l'Eglife  de  faint  François  hors  de  la  ville.  C'é- 
1  579.  tolt  un  homme  d'un  efprit  très-cultivé  ,  qui  a  continué  avec 
une  exactitude  fcrupuleufe  l'hiftoire  de  François  Guichar- 
din ,  un  des  auteurs  à  mon  avis  qui  après  les  anciens ,  mérite 
le  mieux  notre  eftime  ^  c'eft-à-dire  ,  que  depuis  l'an  1  506.  il 
nous  a  donné  Fhiftoire  de  tout  ce  qui  s'eft  palTé  en  Italie ,  tirée 
en  grande  partie ,  à  ce  qu'il  paroît ,  des  mémoires  de  Corne 
de  Médicis  grand-duc  de  Tofcane ,  un  des  plus  grands  gé- 
nies ,  &  le  prince  le  plus  prudent  que  nous  puiffions  imagi- 
ner. J'avoue  ici  naturellement,  que  pour  former  le  corps  de 
cette  hifboire ,  j'ai  beaucoup  puiié  dans  cet  ouvrage ,  6c  plus 
peut-être  que  dans  aucun  autre.  En  efFet  j'ai  cru  trouver  dans 
cet  auteur  une  juftefle  dans  les  chofes  dont  il  étoit  inftruic  , 
jointe  à  une  bonne  foi ,  une  candeur  6c  une  îincérité  bien 
rares  •  c'eft  ce  qui  fait  que  je  ne  puis  m'empêcher  d'être  fur- 
pris  de  voir  que  les  Italiens  ne  l'eftiment  pas  autant  qu'il 
mérite. 

Fin  du  Livre  foixante  ejr  huitième. 


157 

Q  c^+^e-të-HP  o#^.#o  HM»*o  etë+*o  efc-W  C**ftO  c#*#o  C#«W  © 


&  c#+tt3c*«i"âH  e#«H*o  c*4"âP  c4H*=  c*+#o  o#*#3  c*^=ïHc*^^o  © 


STOIRE 


D  E 

JACQJJE    AUGUSTE 

DE   THOU. 

LIVRE  SOIXANTE -NEVVIÈME, 


LA  guerre  s'alluma  cette  année  entre  la  Mofcovie  êc  la  j_j  £N  R  x 
Pologne ,  &  le  fuccès  en  fut  fi  heureux  pour  Etienne  Bat-      j  j  j 
thory  ,  qu'il  réunit  par-là  à  fa  couronne  la  Livonie  ,  qui  juf- 
qu'alors  avoit  été  en  proyeaux  invafions  des  Suédois ,  &.  du     I  579» 
jVlofcovite.  Ce  Prince  auffitôt  qu'il  fut  monté  fur  le  trône  de  N^aircs  du 
Pologne  ,  avoit  écrit,  félon  la  coutume  ,  à  toutes  les  Couron- 
nes étrangères  ,  pour  leur  faire  part  de  fon  élection  5  les  aflu- 
rant  d'ailleurs  de  fon  attachement,  &:  du  defir  fincére  qu'il 
avoit  de  vivre  avec  elles  en  bonne  intelligence.  Il  s'acquitta 
fur-tout  de  ce  devoir  envers  Jean  fils  de  Bafile,  alors  Grand 
Duc  de  Mofcovie.  Il  lui  députa  Etienne  GrudecenskiPolo- 
nois ,  &  Léon  Bucoviecz  de  Lithuanie,  avec  ordre  d'aflûrer 
de  fa  part  S.  M.  Czarienne,  qu'il  étoità  fon  égard  dans  les 
mêmes  difpofitions ,  qu'à  l'égard  de  tous  les  autres  princes 
Chrétiens  ;■  &  que  fi  fous  le  régne  de  leurs  prédécefTeurs  il  s'é- 
f  oit  ému  quelques  différens  entre  les  deux  nations,il  fouhaitoit 

Viij 


ij*  HISTOIRE 

! ?  qu'on  prît  des  mefures  pour  les  terminer  à  l'amiable.  Le  Mof- 

Henri  covite  répondit  à  cette  députation,que  quoiqu'il  eût  été  déjà 
III.      informé  de  l'élection  de  l'empereur  Maximilien  ,  il  contri- 
i  <jq,     bueroit  volontiers  à  entretenir  la  bonne  intelligence  entre 
les  deux  Couronnes  •  quainfiil  étoit  d'avis  que,  fuivant  l'u- 
fage  établi  entre  leurs  prédécefifeurs ,  ils  s'envoyafTent  réci- 
proquement  des   AmbafTadeurs  pour  traiter  de  leurs  pré- 
tentions ;  &  que  cependant  on  ne  fît  aucunes  hoflilités  de 
part  ni  d'autre. 
Commence-       Sur  cette  réponfe  le  roi  de  Pologne  ne  croyant  pas  avoir 
mène  des  hof-  rien  à  appréhender  de  ce  côté  là,  ne  penfa  plus  qu'à  châtier 
iVMofcovi"    la  révolte  de  ceux  de  Dantzick  ,  dont  j'ai  parlé  plus  haut. 
&  la  roiogne.  Dans  cette  yûë  il  convoqua  la  diète  à  Thorn  3  àc  dans  cette 
aflemblée,  de  l'avis  du  Sénat,  il  fut  réfolu  qu'on  enverroic 
uneambaflade  au  Czar.    Mais  le  Mofcovite  n'attendit  pas 
l'arrivée  des  ambafTadeurs  Polonois  3  èc  il  profita  de  l'occa- 
lion  de  la  guerre  de  Dantzick  ,  pour  faire  entrer  une  armée 
en  Livonie.  Il  avoit  mis  à  la  tète  Magnus  duc  d'Holffcein  3  &: 
il  fit  publier  que  fi  la  Province  vouloit  fe  donner  à  lui ,  il  la  cé- 
deroit  à  ce  Prince  ,  pour  la  tenir  de  lui  à  foi  &;  hommage ,  à 
l'exemple  du  duc  de  PrufTe  3  en  forte  que  le  Duc  feroit  le  maî- 
tre du  gouvernement  3  &  que  pour  lui  il  n'y  conferveroit  que 
fon  droit  de  fouveraineté.  Cette  déclaration  eut  fon  efrét. 
Les  peuples  de  la  Livonie,  par  dégoût  peut-être  pour  une 
domination  étrangère,  peut-être  auffi  par  le  défir  de  voir  à 
leur  tète  un  Prince  de  leur  nation ,  &:  qui  parlât  la  même  lan- 
gue qu'eux ,  follicités  d'ailleurs  par  quelques  Seigneurs  qui 
n'étoient  pas  favorables  à  la  Pologne,  commencèrent  par 
chafler  prefque  toutes  les  garnilons  qui  étoient  dans  les  villes 
&:  places  fortes  de  la  Province.  Enfuite  ils  envoyèrent  leurs 
députés  à  Wenden,  où  Magnus  s'étoit  rendu  ,  &  où  après 
l'avoir  reconnu  pour  leur  Souverain,  ils  lui  prêtèrent  ferment 
de  fidélité  au  nom  de  toute  la  nation. 

Magnus  defeendoit  des  rois  de  Dannemarck  ,  &:  poiledoit 
en  Livonie  l'évêché  de  Curlandt  &:  d'Ofel.  Le  feu  de  la  jeu- 
neflè,  àc  les  belles  efpérances  dont  les  Mofcovites  l'avoient  fla- 
té ,  l'engagèrent  dans  la  fuite  à  prendre  le  parti  de  ce  Prince  , 
qui  lui  fit  même  époufer  la  fille  du  prince  André  fon  coufin, 
qui ,  fous  quelques  foupçons ,  avoit  été  égorgé  par  fon  ordre, 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXVIÎÎ.        159 

avec  tous  fes  enfans  mâles.  Le  duc  d'Holftein  faifoit  le  fiége 
de  Riga  par  ordre  du  Czar ,  dans  le  tems  même  que  le  roi  de  Henri 
Pologne  étoit  devant  Danczick.  Mais  cette  entreprife  ne  lui      III. 
réùffitpas,  Se  il  fut  obligé  de  l'abandonner.  Dans  la  fuite  la     1  570, 
plus  grande  partie  des  places  de  la  province  fe  rendant  d'elles- 
mêmes  au  Duc ,  il  en  prit  poflèflion  en  fon  nom.  Cette  con- 
duite irrita  le  Czar  •  il  entra  en  Livonie  à  la  tête  d'une  puif. 
fan  te  armée ,  précédé  de  Magnus ,  qui  lui  frayoit  lui-même  le 
chemin ,  prit  les  villes  de  Marienhaus  ,'de  Rofîtten ,  de  Luc- 
zen,  de  Dunebourg,  <k  Kockenhaus,  qui  le  rendirent  à  fon 
approche  3  &  pour  donner  dans  ces  commencemens  quelque 
idée  de  fa  clémence ,  il  ne  fit  aucun  défordre  dans  toutes  ces 
places. 

Afcherod  qui  fe  remit  aufîi  à  fa  diferetion ,  fut  le  théâtre 
de  fes  premières  violences.  Grand  nombre  de  perfonnes  de 
l'un  &  l'autre  fexe ,  &:  de  toutes  fortes  de  conditions ,  s'étoient 
réfugiées  dans  cette  ville ,  fur-tout  ce  qu'il  y  avoit  de  Dames 
de  diftincUon  dans  la  province  y  étoient  venues  chercher  un 
afyle.  Dès  que  le  Czar  s'en  vit  le  maître ,  il  fit  pafTerau  fil  de 
l'épéetous  ceux  qui  étoient  en  état  de  porter  les  armes  •  de 
abandonna  toutes  les  femmes  qui  fe  trouvoient  dans  la  place 
à  la  brutalité  des  Tartares.  De-làil  marcha  contre  \^enden, 
qui  à  la  nouvelle  d'un  traitement  fî  barbare  lui  ferma  fes  por- 
tes. Magnus  en  fortit  pour  implorer  fa  clémence ,  de  le  prier 
d'épargner  cette  place.  Mais  il  eut  beau  fe  jetter  à  fes  genoux; 
le  Mofcovite ,  au  lieu  de  l'écouter ,  le  traita  de  la  manière  la 
plus  indigne  ,  juf  qu'à  lui  donner  un  foufflet.  Après  cette  ten- 
tative les  habitans ,  perfuadés  qu'ils  n'avoient  plus  de  fecours 
à  attendre  de  la  protection  du  Duc ,  ni  aucune  grâce  à  efpé- 
rer  du  Mofcovite ,  mirent  fous  leurs  murs  plusieurs  barils  de 
poudre ,  qui  en  prenant  feu  ,  firent  fauter  une  grande  partie 
delà  ville ,  &  enveloppèrent  dans  fes  ruines  la  rieur  de  la  no- 
blefTe  de  Livonie. 

Le  Czar,  maître  des  triftes  relies  deWenden,  s'empara 
fur  le  champ  de  Runebourg,  qui  commande  cette  place,  de 
qui  fe  rendit  aufEtôt  après.  Par-là  il  fe  vit  en  pofTerTîon  de 
toute  la  Livonie ,  à  l'exception  de  Riga ,  de  Revel ,  de  de 
quelques  autres  petites  places  des  environs.  Car  peu  de  tems 
après  que  Henri  fut  forti  de  Pologne ,  ce  Prince  avoit  enlevé 


160  HISTOIRE 

-  aux  Suédois  Pernaw  ,  &:  enfuitc  Weiflènftein ,  un  des  forts 

Henri  des  plus  confidérables  de  la  Province  ;  &  il  avoic  repris  fur 
III.  -l'évêque  de  Derpc ,  &  les  Chevaliers  de  l'Ordre  Teutonique, 
i  cyo,  Nerva,  &.  long-tems  auparavant  Derpt ,  Félin-,  &  Marien- 
bourg.  Telle  fut  donc  l'origine  des  différens  qui  s'élevèrent 
entre  ces  deux  pui fiantes  nations ,  &  de  la  guerre  qui  en  fut 
la  fuite.  Il  y  eut  de  tems  en  tems  quelques  trêves.  On  fit  en  Li- 
vonic  &  en  Lithuanie  quelques  expéditions ,  dont  l'avantage 
fut  allez  peu  confidérâble  de  part  &  d'autre,jufqu'à  ce  qu'en- 
fin Batthory  monta  fur  le  trône  de  Pologne. 

Cependant  le  Czaravoit  repris  la  route  de  fes  Etats  ,  em- 
menant prifonniers  avec  lui  Alexandre  Polubenski ,  Lieute- 
nant de  Chodkewitz ,  &  tous  les  autres  officiers  Polonois 
qu'on  avoit  mis  dans  les  places  de  la  Province.  Dans  fon  re- 
tour il  écrivit  au  roi  de  Pologne  des  lettres  fort  fiéres ,  par 
lefquelles  il  lui  ordonnoit  en  maître ,  de  ne  point  toucher  à  la 
Livonie.  Il  eut  même  la  fote  vanité  d'ajouter  que  fes  an- 
cêtres tiroient  leur  origine  d'un  certain  Pruffus ,  frère  d'Au- 
gufte,  qui  avoit  été  maître  de  Montroyal,  aujourd'hui  ap- 
pelle Konigfbsrg  ,  de  Marienbourg  ,  &;  de  tout  le  refte  delà 
Pruflè  ,  qui  étendoitfon  empire  jusqu'aux  confins  de  cet  état. 
Ces  nouveaux  fujets  de  mécontentement  joints  aux  anciens 
engagèrent  Batthory  à  envoyer  ordre  à  fes  AmbafTadeurs  , 
qui  cependant  étoient  en  chemin  pour  fe  rendre  en  Mofco- 
vie,  de  demander  fatisfa&ion  au  Czar  de  ces  hofkilités ,  auf- 
quelles  on  avoit  dû  d'autant  moins  s'attendre ,  qu'il  y  avoit 
une  efpéce  de  trêve  entre  les  deux  nations.  En  même-tems  il 
députa  à  Rome  Paul  Sajonskowski ,  pour  traiter  avec  S.  S. 
des  moyens  d'arrêter  les  progrès  du  Mofcovite  -,  &  il  convo- 
qua la  diète  de  Pologne  à  Varfovie.  Cependant  Boritz  Save 
éc  Guillaume  Plater  reprirent  Dunebourg.  Sous  prétexte  de 
vouloir  faire  une  honnêteté  aux  Mofcovites ,  ils  leur  envoyè- 
rent un  prefent  d'eau-de-vie  j  &;  comme  ils  étoient  periuadés 
que  la  garnifon  en  boiroit  jufqu'à  s'enivrer,  ce  qui  arriva  en 
effet ,  ils  entrèrent  la  nuit  dans  la  place ,  &  les  en  chaiTérenc. 
Wenden  fut  aufli  repris  par  Matthieu  Debinski  &  Jean  Bu- 
ringe  ,  qui  s'en  rendirent  maîtres  par  le  moyen  d'un  Serrurier, 
qui  leur  fit  des  clefs  pour  ouvrir  les  portes  de  la  ville  ,  fur  le 
modèle  qu'on  tira  avec  de  la  cire» 

Enfin 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.      161 

Enfin  la  diece  s'aflemblaà  Varfovie  au  commencement  de 


l'année  fuivante.  On  y  fie  d'abord  de  grandes  plaintes  au  fu-  Henri 
jet  des  coudes  des  Cofaques  Nifoviens  qui  ravageoient  tous  III. 
les  environs  duNieper.  Mais  ce  qui  chagrina  le  plus  le  Roi ,  1579. 
ce  fut  la  nouvelle  qu'il  apprit  de  l'entreprife  audacieufe  &  té- 
méraire de  Jean  Podikove.  Cet  homme  natif  de  Valachie,  6c 
que  Leunclavius  dit  cependant  avoir  été  Polonois ,  quoiqu'il 
n'eût  point  denaiflance,  s'étoit  fait  une  efpéce  de  réputation 
par  fa  force  extraordinaire.  Elle  étoit  fi  grande  ,  qu'il  rom- 
poit,  dit-on,  en  deux  un  fer  de  cheval.  Ce  malheureux  aiT.  m- 
bla  une  troupe  de  gens  de  néant  comme  lui  ;  entra  à  leur  tête 
en  Valachie ,  attaqua  le  prince  Pierre  qui  en  étoit  Vaivode , 
allié  de  Batthory,  6c  qui  ne  s'attendoit  à  rien  moins  qu'à  cette 
Invafion  -y  6c  le  dépouilla  de  (qs  Etats  avant  qu'il  eût  eu  feule- 
ment le  tems  de  penfer  à  fe  mettre  en  défenfe.  A  la  nouvelle  de 
cette  révolution  le  roi  de  Pologne  ,  qui  fe  fentoit  piqué  per- 
fonnellement  de  cette  entreprife,  écrivit  fur  le  champ  à 
Chriftophlefon  frère ,  prince  de  Tranfilvanie ,  de  donner  du 
fecours  au  Prince  détrôné.  Aufîitôtfes  intentions  furent  exé- 
cutées. Le  Tranfilvain  pafTa  en  Valachie  •  6c  ion  armée  grof- 
/iflant  de  jour  en  jour  par  les  troupes  qui  lui  venoient  de  toutes 
parts,  Podikove  obligé  de  chercher  un  afyle  dans  Nimirow, 
place  appartenante  à  la  Pologne,  fe  rendit  enfin  à  Nicolas 
Sieniawski  gouverneur  de  Kaminiek ,  6c  commandant  des 
milices  de  la  RufTie  ,  province  frontière  de  la  Valachie  ,  à 
condition  qu'on  lui  laifTeroit  la  vie  fauve.  De-là  il  fut  envoyé 
à  Batthory ,6c  eut  une  fin  déplorable,  comme  je  le  rapporterai 
dans  peu. 

Cependant  le  Roi  fit  part  à  la  diète  des  fujets  de  méconten- 
tement que  la  nation  avoit  reçus  des  Mofcovites,  èc  des  Tar- 
tares ,  qui  depuis  le  départ  du  roi  Henri ,  avoient  pendant  l'in- 
terrègne fait  le  dégât  dans  la  Valachie.  Ainfi  il  demanda 
qu'on  délibérât ,  s'il  étoit  à  propos  de  déclarer  la  guerre  à  ces 
deux  Puifïànces  ^  6c  au  cas  qu'on  ne  voulût  pas  avoir  affaire  à 
toutes  deux  enfemble  ,  de  décider  laquelle  des  deux  on  de- 
voit  attaquer  d'abord.  Tous  les  fuffrages  fe  réunirent  pour  la 
guerre  contre  les  Mofcovites.  Pour  ce  qui  eft  desTartares, 
on  remarqua  qu'il  n'y  avoit  aucun  avantage  à  efpérer  d'un 
ennemi  pauvre  6c  toujours  vagabond  j  qu'en  l'attaquant  on 
Tome  VU  h  X 


i6i  HISTOIRE 

s'attireroit  même  à  dos  les  Turcs,  qui  prétendoient  que  le 
Henri  païs  qu'ils  habitoient  relevoic  du  Grand  Seigneur.  Ainli  on 
III.       remit  à  un  autre  tems  à  tirer  raifon  de  leurs  hoftilités.  Au  con- 
i  J79.      traire  plus  la  Mokovie  étoit  puilïante,  plus  il  y  auroit  de 
gloire  à  la  vaincre  -,  plus  la  Pologne  fe  rendroit  redoutable,  fï 
elle  avoit  le  bonheur  d'en  triompher.  D'ailleurs  c'étoit  un 
païs  riche ,  rempli  de  villes  florillantes ,  8c  qui  outre  toutes  les 
autres  utilités  orlroit  la  commodité  du  commerce  maritime. 
Tant  d'avantages,  fruits  certains  de  la  vi&oire,  détermi- 
nèrent toutes  les  voix  de  ce  côté-là. 

Conformément  à  cette  résolution,  le  Sénat  nomma  des 
Commiflairespour  régler  le  nombre  de  troupes  dont  on  au- 
xoit  befoin  ,  à  les  fouîmes  qui  feroientnéceflàires  à  leur  en- 
tretien. On  mit  enluite  un  impôt  fur  chaque  arpent  déterre  , 
&  fur  la  bière.  Jamais  de  mémoire  d'homme  la  nation  n'a- 
voitété  chargée  d'une  aulïi  grofîe  taxe  :  cependant  tout  le 
monde  s'y  fournit.  Il  n'y  eut  que  les  Palatins  de  Cracovie  ,  de 
Sandomir  ,  &:  de  Siradie  ,  qui  s'excuférent  d'y  foufcrire  ,  fous 
prétexte  qu'ils  n'avoient  pour  cela  aucun  pouvoir. 

On  traita  enfuite  de  l'adminiftration  de  la  juftice.  L'ancien 
ufage  du  Royaume  étoit,  qu'on  appellât  des  jugemens  ren- 
dus par  les  Seigneurs  particuliers  à  l'afTemblée  générale  des 
Palatinats,dans  le  reflort  defquels  chaque  jurifdiclion  fe  trou- 
voit  ^  &;  que  de-là  on  allât  droit  au  Roi ,  qui  décidoit  de  ce's 
appels  dans  une  diète.  Sous  le  régne  deSigifmond  Augufte  on 
avoit  penié  à  abolir  cette  ancienne  coutume.  Comme  la  mau- 
vaifè  lanté  de  ce  Prince  ne  lui  permettoit  pas  de  rendre  la 
juftice  avec  beaucoup  d'afîiduké  ,  la  Nobleflè  avoit  deman- 
dé qu'il  lui  fût  permis  de  fe  nommer  des  juges  de  fon  corps, 
Elle  n'obtint  pourtant  pas  alors  ce  qu'elle  fouhaitoit.  Mais 
dans  l'interrègne  qui  fuivit  la  mort  de  ce  Prince  ,  lorfqu'il 
s'agit  de  l'élection  de  Henri ,  une  des  principales  conditions 
qu'on  lui  propofa  pour  monter  fur  le  trône  de  Pologne ,  fut 
d'accorder  ce  droit  à  la  Nobleflè  ;  6c  il  l'accepta.  Cette  in- 
novation avoit  de  grands  inconvcniens  •  &:  Batthory  ne  les 
ignoroit  pas.  Cependant  comme  il  n'étoit  point  en  état  d'em- 
pêcher ce  qui  étoit  déjà  fait ,  il  crut  que  dans  les  circon- 
stances fe  parti  le  plus  convenable  étoit  de  trouver  quelque 
tempéramment  pour  réduire  l'adminiftration  de  la  juftice  à 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.       165 

une  certaine  uniformité.   Dans  cette  vue ,  au  lieu  qu'aupara-  '  1 

vant  chaque  Palatinat  avoit  Ton  Tribunal  particulier  ,  ce  Henri 
Prince  ordonna  que  dans  la  fuite  on  tireroit  tous  les  ans ,  tant       III- 
du  corps  du  Sénat,  que  du  refte  delà  Noblefîe,  deuxper-      1  S79» 
Tonnes  dans  chaque  grand  Palatinat,  6c  une  dans  chaque 
petit,  pour  rendre  la  juftice  àlaNoblefle  du  Royaume  -y  6c 
que  ces  nouveaux   Magiftrats  tiendraient  leur  Tribunal  à 
Pietrkow  pour  la  haute  Pologne ,  depuis  la  faint  Martin  juf- 
qu  a  Pâques  •  &c  pour  la  balle  ,  à  Lublïn ,  depuis  Pâques  juf- 
qu'à  la  moiffon.    Ainfi  ce  nouveau  règlement  donnoit  à  la 
Noble/Te  le  droit  de  décider  de  tous  les  differens  qui  nai£ 
ioient  entre  les  particuliers ,  &  laillbit  le  Roi  en  pofllffion  de 
connoître  feul ,   comme  auparavant ,  de  toutes  les  affures 
d'Etat ,  &  de  celles  qui  regardoient  les  droits  de  la  Couronne 
ôc  les  Finances. 

Il  reftoit  à  lever  une  difficulté  ,  qui  étoit  entre  le  Clergé  èc 
les  Laïques.  Ceux-ci  prétendoient  que  les  Ecclefiaftiques  dé- 
voient être  fournis  à  la  même  jurifdidion  que  le  relie  de  la 
Nobleiîè.  Le  Clergé  foûtenoit  au  contraire ,  que  comme  ces 
Tribunaux  ne  pouvoient  manquer  d'être  compofés  de  gens  de 
Religion  différente ,  il  étoit  en  droit  de  les  regarder  comme 
fufpeds ,  6c  de  refuler  de  les  reconnoître.  Ainfi  pour  accom- 
moder ce  différend,  de  l'avis  de  JeanZamoyski,  il  fut  ar- 
rêté que ,  lorfqu'il  s'agiroit  de  quelque  affaire  concernant 
le  Clergé,  on  nommeroit  fix  Juges  Laïques,  aufquels  on 
joindrait  pareil  nombre  d'Ecclefiaftiques  ,  qui  auraient  éga- 
lement leurs  voix  pour  la  décifion  j  6c  que  s'il  arrivoit  que 
les  avis  fufîent  partagés,  la  connoiflance  en  ferait  dévolue  à 
S.  M.  qui  prononcerait  en  dernier  raifort  à  la  prochaine 
diète.  Après  ces  réglemens  faits,  la  Noblefîe  qui  vouloit  avant 
toutes  chofes  qu'on  lui  donnât  fatisfa&ion  fur  cet  article , 
fe  fournit  fans  peine  à  payer  le  nouvel  impôt. 

Cependant  les  ambafladeurs  Polonois  étoient  arrivés  en 
Mofcovie ,  où  ils  reçurent  toutes  fortes  de  mauvais  traitemens 
de  la  part  du  Czar ,  naturellement  brutal ,  &:  que  fes  derniers 
fuccès  rendoient  encore  plus  fier  6c  plus  intraitable.  En  effet 
comme  c'eft  un  ufage  reçu  entre  les  deux  Nations  de  défrayer 
les  Ambaffadeurs  pendant  leur  fejour  à  la  Cour ,  6c  de 
ne  point  fouffrir  qu'ils  achètent  rien  de  ce  qui  peut  être 

Xij 


i^4  HISTOIRE 

neceiTaire  à  leur  entretien  ,  ce  qui  leur  feroit  mêmeimpoiîîble 
Henri  en  Mofcovie  5  ce  Prince  ne  leur  fit  jamais  fervir  que  ce  qu'il  y 
III.  avoit  de  plus  commun.  Enfin  lorfqu'on  fut  convenu  d'une 
jryo,  trêve  de  trois  ans ,  il  trouva  encore  moyen  de  les  tromper. 
Il  fît  faire  un  double  traité  j  le  premier ,  qu'on  devoir  prefên- 
ter  à  ligner  aux  Polonois ,  étoit  abfolu  &  fans  condition  -} 
l'autre  ,  qu'il  avoit  donné  ordre  de  leur  remettre ,  &  qui  étoit 
fcellé  de  fon  fceau ,  portoit  cette  claufe  :  Que  le  roi  de  Polo- 
gne céderoit  toute  la  Livonie  avec  la  ville  de  RJga  6c  le  duché 
de  Curlande  au  Czar,  qui  n'en  étoit  point  du  tout  le  maî- 
tre ,  aiuTi-bien  que  tout  le  païs  qui  s'étend  jufqu'aux  frontiè- 
res de  la  Prude  h  &  qu'il  s'engageroit  à  ne  point  donner  de 
fecours ,  &  à  ne  point  accorder  fa  protection  à  aucun  Sei- 
gneur ,  ni  à  aucune  ville  de  Livonie.  Enfuite  lorfqu'il  fallut 
ratifier  le  traité  félon  la  coutume  ,  au  lieu  de  la  copie  fur  la- 
quelle les  Polonois  avoient  d'abord  fait  ferment ,  il  fuppofa 
cette  dernière,  qu'il  jura  d'obfèrver,  &  congédia ainfi hon~ 
teufement  les  Ambafladeurs,  fans  vouloir  depuis  leur  accor- 
der aucune  audience. 

En  même  tems  il  envoya  une  nouvelle  armée  pour  faire 
lefiegs  de  Wenden.  Mais  Mathias  Debinski  vint  à  propos 
au  fecours ,  &  fit  échouer  cette  entreprife.  Ce  Général  ne 
pouvant  d'abord  obtenir  de  fes  troupes  qu'elles  fe  jettallent 
dans  la  place  aiTiégée,  fe  fervit  d'un  ftratagême  pour  les  y  faire 
entrer.  Il  leur  propofa  de  s'approcher  des  ennemis,  pour 
voir  s'ils  ne  pourroient  pas  mettre  l'allarme  dans  leur  camp , 
&  enlever  leurs  gardes  avancées.  Cette  adrefTe  lui  réuflit. 
Ses  foldats  s'étant  offerts  à  le  fuivre ,  il  les  conduifit  en  fîlen- 
ce  pendant  la  nuit  jufque  fous  les  murs  de  la  ville  ,  &  lorfque 
le  îbleil  vint  à  paroître  de  à  leur  faire  remarquer  cette  armée 
nombreufe  ,  qui  les  voyoit  eux-mêmes  à  découvert ,  Debinf- 
ki  leur  reprefenta  qu'il  leur  étoit  aifé  d'être  enveloppés  par 
une  fi  grande  multitude  ,  &  qu'ainfiils  n'avoient  point  d'au- 
tre parti  à  prendre  que  d'aller  chercher  un  afile  dans  la  ville, 
&  de  s'en  faire  un  rempart  contre  leurs  ennemis ,  en  la  dé- 
fendant courageufement.  En  effet  lanécefîité  leur  fit  accep- 
ter la  propofition.  Entrés  dans  la  place, ils  la  fortifièrent  à 
la  hâte  ^  &  comme  le  printems  approchoit ,  ils  obligèrent  les 
Mofcovites  à  lever  le  fïége. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.        i65 
Peu  de  tems  après,  Magnns ,  outre  tous  les  fujets  de  mé- 


contentement qu'il  avoit  reçus  du  Czar,  comme  nous  ve-  Henri 
nons  de  le  voir,  ayant  encore  appris  depuis,  que  ce  Prince      III. 
fongeoit  à  confifquer  fes  biens  &  à  le  reléguer  en  Tartarie  ,     1579. 
penfi  lui-même  à  prendre  fes  memres  pour  abandonner  ion 
parti.  Dans  cette  vue ,  il  commença  à  le  tirer  infenfiblement 
des  mains  des  Mofcovites ,  s'avança  jufqu'à  Lempfal  &  Riga, 
&  fur  les  frontières  de  la  Pologne  5  &  de  là  il  fit  fçavoir  au 
Roi  fes  difpofitions  par  le  duc  de  Curlande.  A  cette  nouvelle 
Nicolas  Radziwil  palatin  de  Vilna  reçut  ordre  de  fe  tranf- 
porter  auffitôt  de  ce  côté-là ,  de  voir  quel  avantage  le  Royau- 
me pouvoit  tirer  de  ce  changement  du  duc  d'Holftein ,  &  de 
traiter  avec  lui  fur  ce  pied-là.  En  conféquence  le  Duc  fe  ren- 
dit en  Curlande ,  où  il  fe  mit,  lui  &  tous  fes  domaines  ,  fous 
la  protection  de  la  Pologne  ,  ôc  prêta  ferment  de  fidélité  au 
Roi  entre  les  mains  de  Radziwil. 

Après  que  ce  traité  fut  conclu ,  Batthory  députa  au  Czar 
George  Haraburda  ,  avec  ordre  de  lui  déclarer  qu'il  ne  pre- 
tendoit  point  obferver  la  dernière  trêve  ,  à  moins  que  le  Mof- 
covite  ne  fe  déiiftât  de  la  clauie  qu'il  avoit  inférée  dans  le  trai- 
té au  fujet  de  la  Livonie  ,  Se  qui  n'avoit  point  en  effet  été  ac- 
ceptée par  les  ambaiîadeurs  de  Pologne.  Mais  au  lieu  de  ré- 
pondre précifément  à  cette  déclaration ,  le  Czar  retint  le 
député  du  Roi  à  fa  Cour ,  de  renvoya  une  nouvelle  am balla- 
de en  Pologne,  pour  demander  que  le  traité  de  trêve  fût 
confirmé  avec  la  claufe  qu'il  contenoit.  En  même  tems  il  fit 
palTer  en  Livonie  une  armée  encore  plus  forte  que  la  premiè- 
re ,  pour  faire  une  féconde  fois  le  fiége  de  Wenden. 

Enfin  le  roi  de  Pologne  partit  de  Varfovie ,  6c  marcha  vers 
Leopol.  Chemin  faiiant,  il  aflèmbla  les  diètes  particulières 
des  palatinats  de  Cracovie,  de  SandomirSc  de  Siradie  ,  pour 
les  engager  à  fe  foumettre  au  nouvel  impôt  créé  dans  la  diète 
générale ,  ce  qu'ils  n'avoient  point  encore  fait ,  &  il  obtint  ce 
qu'il  fouhaitoit.  Enfuite  il  fe  rendit  à  Leopold,  fuivi  d'un 
Chiaous  qu'Amurath  venoit  de  lui  envoyer.  Là  il  donna 
audience  aux  ambalTadeurs  Tartares  ,  qu'il  aiTura  de  fes 
bonnes  intentions  à  l'égard  de  la  Nation,  éc  de  la  difpofition 
où  il  étoit  d'entretenir  avec  eux  une  parfaite  correfpon- 
dance  ,  conformément  aux  traités  faits  avec  les  Rois  fes 

X  iij 


iS6  HISTOIRE 

prédéceflèurs  •  ajoutant,  qu'il  auroit  foin  de  leur  faire  tou- 
Henri  cher  les  gratifications  qu'ils  avoient  coutume  de  recevoir  de 
III.       la  Pologne. 

i  jy  c).  On  prit  aufîi  des  mefures  pour  arrêter  les  courfes  des  Co~ 

faques.  Cette  Nation  ne  forme  point  d'Etat  particulier.  Au 
contraire  elle  habite  les  frontières  de  plufieurs  Nations  dif- 
férentes vers  l'embouchure  du  Nieper.  C'eft  là  que  tout  ce 
qu'ily  a  parmi  les  peuples  voifins ,  Polonois  ,  Lithuaniens ,  &: 
autres ,  de  malheureux  ,  de  fcélérats  ,  de  gens  à  qui  la  fitua- 
tion  prefente  de  leur  fortune  ne  permet  pas  de  refier  dans 
leur  patrie ,  ou  que  l'efpérance  d'un  meilleur  fort  oblige  d'en 
fortir  ,  fe  rafTemble  ,  pour  porter  le  ravage  dans  tous  les  en- 
virons ,  qui  pour  cette  raifbn  font  incultes  6c  déferts.  Ainfi , 
comme  ce  n'eft.  qu'un  compofé  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  vil 
parmi  plufieurs  Nations  qui  ne  font  pas  toujours  d'accord 
entr'elles ,  quelques  efforts  que  les  Princes  voifins  ayent  fait 
depuis  tant  de  fiécles ,  il  n'a  pas  encore  été  poiïïble  de  traiter 
fûrement  avec  eux. 

Cependant  le  fujet  du  voyage  de  l'envoyé  du  Grand-Sei- 
gneur caufoit  beaucoup  de  mouvement  dans  le  Sénat.  Il  de- 
mandoit  de  la  part  de  fon  Maître ,  qu'on  lui  fît  fatisfa&ion  de 
l'entreprife  de  Podokove  -,  &  que  par  conféquent  on  le  lui 
remît.  D'un  autre  côté  ,  la  plus  grande  partie  des  Sénateurs 
n'étoient  point  d'avis  qu'on  livrât  un  Chrétien ,  un  brave 
Officier  ,  un  homme  qui  fe  diftinguoit  par  fa  force  extraordi- 
naire ,  à  un  Prince  infidèle  &  barbare  ,  qui  ne  le  redemandoic 
que  pour  le  faire  mourir.  Au  contraire  ils  croyoient  qu'il 
falloit  fatisfairedu  mieux  qu'on  pourroit  l'envoyé  de  la  Por- 
te ,  &:  conferver  cependant  à  quelque  prix  que  ce  fût  un  maL 
heureux  ,  qui  ne  s'etoit  rendu  à  Varfovie  que  fur  la  parole  du 
Roi.  Batthory  repréfenta  ,  que  fi  on  lui  avoit  promis  la  vie 
fauve  ,  cen'étoit  qu'à  condition  qu'il  juftifieroit  fa  conduite  j 
que  cependant ,  puifqu'il  étoit  confiant  que  par  l'entreprife 
dont  Amurath  feplaignoit ,  il  avoit  violé  l'alliance  qui  étoit 
entre  les  deux  Nations ,  il  n'étoit  pas  jufte  qu'au  mépris  des 
traités  ,  un  perturbateur  du  repos  public  comme  lui ,  joiiîc 
du  privilège  que  le  droit  des  gens  a  établi  pour  les  fauf-con- 
duits.  Ainfi  comme  ce  Prince  qui  fe  trouvoit  engagé  dans 
une  guerre  confidérable  avec  la  Mofcovie ,  n'eftimoit  pas 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.       167 

afïêz  la  vie  de  Podokove  ,  pour  vouloir  la  conferveraux  dé- 
pens de  s'attirer  à  dos  un  ennemi  auffi  puiiïànt  que  le  Grand-  Henri 
Seigneur,  il  lui  fit  trancher  la  tête  en  prefence  de  l'envoyé       III. 
même  du  Sultan.  x  579- 

Cependant  Alexandre  frère  de  Podokove,  que  les  Cofa- 
ques  avoient  mis  à  leur  tête  ,  venoit  de  détrôner  une  féconde 
fois  le  prince  Pierre.  Les  Turcs  le  remirent  en  poiTefîion  de 
fes  Etats-  ils  prirent  Alexandre  prifonnier  &  l'empallérent, 
&:  envoyèrent  aux  galères  tout  autant  de  Cofaques  qu'il  leur 
en  tomba  fous  la  main.  Mais  ce  Prince  lâche  &  de  peu  de 
génie  ,  ne  jouit  pas  long-tems  d'un  trône  où  il  avoit  remon- 
té tant  de  fois ,  d'autant  plus  indigne  de  le  pofïèder ,  qu'il 
avoit  pu.  fouvent  en  defeendre.  Après  la  mort  du  Grand- 
Vifîr  Mehemet,  Achmet  fon  fucceiïeur  le  dépouilla  de  fes 
Etats ,  qu'il  donna  à  un  certain  Jancola ,  qui  pretendoit  rron- 
feulement  être  Valaque  ,  mais  même  tirer  Ion  origine  des 
princes  de  Valachie  ,  quoique  dans  le  fond  il  defeendît  de 
ces  anciens  Saxons  répandus  dans  la  Tranfylvanie. 

Le  roi  de  Pologne  après  avoir  fait  quelques  réglemens 
dans  la  petite  Ruflie,  étoit  enfin  de  retour  à  Cracovie,lorf- 
que  les  ambafTadcurs  Mofcovites  arrivèrent.  Ce  Prince  leur 
ayant  donné  audience ,  ils  eurent  la  vanité  de  déclarer  d'a- 
bord, qu'ils  ne  feroient  aucune  proposition  à  moins  que  le 
Roi  ne  les  reçût  debout ,  tête  découverte,  &  qu'il  ne  com- 
mençât par  s'informer  de  la  fanté  de  leur  Maître.  C'efl  un 
ufage  établi  à  la  Cour  de  Mofcovie  d'en  ufer  de  la  forte  en- 
vers tous  les  ambafïadeurs  des  Princes  étrangers  j  6c  le  Czar 
étoit  allez  vain ,  pour  vouloir  obliger  les  autres  Souverains 
à  s'y  conformer  à  l'égard  de  ceux  qu'il  leur  envoyoit.  Mais 
Batthory  étoit  trop  fier  lui-même  pour  s'abaiffer  jufque-là. 
Outre  qu'il  regardoit  cette  démarche  comme  tout-à-fait  in- 
digne de  lui ,  il  crut  que  dans  les  circonstances  il  ne  lui  con- 
venoit  pas  d'augmenter  encore  la  fierté  d'un  ennemi  barba- 
re ,  qui  étoit  devenu  d'une  hauteur  infupportable ,  en  fe 
foumettant  à  ce  qu'il  exigeoit.  Ainfi  il  refufà  abfolument  de 
s'afïujettir  à  ce  cérémonial  ^  &  comme  les  Mofcovites  per- 
fiftérent  dans  leurs  prétentions ,  on  les  congédia  fans  vouloir 
les  entendre ,  &;  on  les  reconduisit  à  petites  journées  dans 
leur  païs  par  la  Lithuanie. 


i£8  HISTOIRE 

;  Le  Roi  s'étant  fait  rendre  compte  du  produit  des  contri- 
Henri  butions  que  la  Nation  après  tant  de  difficultés  s'étoit  obligée 
III.  de  fournir ,  trouva  que  non-feulement  elles  ne  montoient  pas 
ijyo,  à  des  fommes  auffi  coniidérables  que  quelques-uns  l'avoient 
prétendu  -y  mais  qu'elles  n'étoient  pas  même  fuffifantes,  pour 
îubvenir  aux  frais  de  la  guerre  qu'on  étoit  fur  le  point  d'en- 
treprendre. Il  y  avoit ,  ce  iemble  ,  un  moyen  de  réparer  ce 
défaut  ;  c'étoit  de  convoquer  une  nouvelle  diète  ,  de  qui  on 
pouvoit  eipérer  d'obtenir  de  plus  amples  fubfides.  Mais  ce 
fecours  étoit  bien  lent ,  Se  il  étoit  par  conféquent  difficile  d'y 
avoir  recours.  Ainfi  le  Roi  prit  le  parti  de  députer  à  tous  les 
Princes  voifins ,  &  travailla  â  les  mettre  autant  qu'il  étoit 
pofîible  dans  fes  intérêts.  Les  électeurs  Augufte  de  Saxe  àc 
Jean-George  de  Brandebourg  l'exhortèrent  à  ne  pas  man- 
quer d'entreprendre  une  guerre  où  l'honneur  de  l'Allemagne 
éc  de  la  Pologne  étoit  intérefTé ,  èc  où  il  s'açriflbit  de  déli- 
vrer  la  Livonie  du  joug  d'un  barbare  ennemi.  Celui  de  Bran- 
debourg lui  envoya  même  du  canon  pour  cette  expédition. 
Pour  ce  qui  eft  de  ceux  que  Batthory  avoit  députés  à  Conf- 
tantinople ,  ils  furent  très-bien  reçus  du  Grand-Vifir  Me- 
Iiemet.  Ce  fage  Miniltre,  qui  depuis  tant  d'années  avoic 
gouverné  avec  tant  de  prudence  fous  difïèrens  princes  de 
l'empire  Ottoman ,  loita  le  deflèin  du  roi  de  Pologne ,  ôc 
marqua  qu'il  fouhaitoit  que  les  commencemens  de  cette 
guerre  fufîent  heureux  ,  &  qu'elle  eût  un  fuccès  auffi  favora- 
ble que  ce  Prince  le  fouhaitoit.  Il  ajouta  feulement  que 
l'entreprife  au  refte  étoit  de  conféquence ,  6c  qu'après  fon 
Maître, il  ne  connoifToit  point  de  Puilïance  plus  redoutable 
que  le  Czar. 
Défaite  des  Sur  ces  entrefaites  ,  on  apprit  la  nouvelle  de  la  vi&oire 
par  IcTpoIo-  remportée  par  les  troupes  de  Pologne  fous  les  murs  de^en- 
uois.  den.  Les  Mofcovites  faifoient  le  fiége  de  cette  place  avec  une 

armée  beaucoup  plus  nombreufe  que  celle  qui  l'avoit  attaquée 
quelque  tems  auparavant.  Elle  étoit  même  commandée  par 
quatre  Généraux  des  plus  grands  feigneurs  de  la  Mofcovie  ; 
fcavoir,  Pierre Tatow  ,  Bafile  Voroncz  ,  Pierre  Charoski 
&  André  Skolkanowski.  Mais  la  lenteur  des  affiégeans  don- 
na le  tems  aux  Polonois  d'afîembler  leurs  troupes  ,  &  de 
mettre  dans  leurs  intérêts  George  Boije,  commandant  des 

milices 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.        t69 

milices  Suédoifes  dans  cette  province.  Ils  fe  rendirent  donc  i 

tous  à  Stropen ,  où  étoient  Buringe ,  André  Sapieha  com-  Henri 
mandant  des  troupes  Polonoifes  qui  étoient  en  Livonie  ,  8c       III. 
Mathias  Debinski.    Outre  Buringe  ,  plufieurs  autres  fei-      i  579, 
gneurs  Livoniens  parurent  au  rendez-vous ,  entr'autres  Ni- 
colas CorfF  Plater.   Ces  troupes  furent  jointes  par  quelques 
efcadrons  de  cavalerie ,  &  par  les  milices  Suédoifes ,  fur  les 
bords  du  fleuve  Govie  (  1  ) ,  à  mi-chemin  de  Volmer  6c  de 
X^enden  3  &  de-là  on  marcha  droit  à  l'ennemi ,  qui  campoit 
vis-à-vis  de  cette  dernière  place. 

L'a&ion  fut  des  plus  vives.  D'un  côté  les  Polonois,  les 
Lithuaniens  &;  les  Suédois ,  ne  refpiroient  que  la  vengeance. 
De  l'autre,  les  Livoniens  combattoient  pour  leur  liberté. 
Tous  enfin  animés  du  déflr  d'acquérir  de  la  gloire ,  rirent  de 
fi  grands  efforts ,  qu'ils  mirent  d'abord  les  Tartares  en  dé- 
route ,  &  obligèrent  enfuite  la  cavalerie  Mofcovice  à  pren- 
dre la  fuite.  Les  Généraux  ennemis  voulurent  profiter  de 
la  faveur  de  la  nuit  pour  tâcher  de  rallier  leurs  troupes,  ôc 
de  les  retenir  dans  le  devoir.  Ils  les  conjurèrent  de  fe  fou- 
venir  de  la  gloire  de  la  Nation ,  êc  du  ferment  qu'elles  avoient 
fait  de  combattre  jufqu'à  la  mort  pour  la  défenfe  de  leur  pa- 
trie j  &ils  les  exhortèrent  à  s'expofer  aux  dernières  extrémi- 
tés ,  plutôt  que  de  trahir  lâchement  la  confiance  de  leur 
Prince  ,  en  abandonnant  en  proye  aux  Polonois  leur  camp , 
avec  toutes  leurs  munitions  de  guerre  ,  qui  avoient  été  con- 
fiées à  leurs  foins.  Mais  l'obfcurité  favorable,  pour  augmen- 
ter la  frayeur  de  ces  troupes  déjà  ébranlées ,  &  pour  cacher  la 
honte  de  leur  fuite,  rendit  toutes  leurs  exhortations  inutiles. 
Déjà  il  n'étoit  plus  poflible  de  contenir  le  foldat,  lorfque 
Charoski  &  Skolkanowski  décampèrent  avec  précipitation, 
fuivis  de  toute  leur  cavalerie.  Pour  ce  qui  eft  des  deux  autres 
Généraux  qui  commandoient  l'artillerie ,  ils  ne  voulurent  ja- 
mais l'abandonner,  èc  ils  aimèrent  mieux  fe  laiflèr  prendre 
prifonniers  par  lesaffiégés,  qui  dès  le  matin  firent  une  fortie 
fur  le  camp  ,  dont  ils  fe  rendirent  maîtres,  auffi-bien  que  de 
toutes  les  provifions  de  guerre  &  de  trente  pièces  d'artil- 
lerie qu'ils  y  trouvèrent.   On  admira  fur-tout  la  fidélité  des 

(  1  )  Ce  fleuve  ,  dit  le  Gloffaire  de  |  Carte  :  on  y  trouve  feulement  Podrov 
M.  de  Thou  ,  n'efl  pas  marqué  fur  la  1  &  Treider,  près  de  W'enden. 
Terne  FUI.  Y 


i7o  HISTOIRE 

-  canoniers ,  qui  en  donnèrent  une  preuve  bien  fènfîble  en  cette 

Henri  occafîon.  Après  avoir  enterre  toute  l'artillerie,  ils  tirèrent  au- 
1 1 1,       deilbus  un  foiTé ,  &  attachèrent  enfuite  une  corde  à  la  bouche 
1  579'     ^e  c^a(lue  canon  ,  où  ils  fe  pendirent. 

Cette  victoire  rut  regardée  par  les  Polonois  ,  comme  le 
prèfage  d'un  fuccès  heureux  pour  toute  la  fuite  de  cette  guer- 
re. D'un  autre  côté  ,  le  Czar  perfuadé  que  pour  foûtenir 
l'idée  que  l'on  avoit  de  la  grandeur  de  fa  puiilance  ,  il  falloit 
faire  voir  en  cette  occafîon  que  la  fortune  ne  lui  avoit  rien 
enlevé ,  qu'il  ne  fût  en  état  de  réparer  avec  avantage ,  mit 
une  autre  armée  fur  pied  6c  forma  une  nouvelle  artillerie. 
Cependant  le  roi  de  Pologne  fit  parler  à  Revel  cent  charges 
de  bled ,  dont  on  avoit  grand  befoin  dans  cette  place.  En 
effet  les  courfes  continuelles  des  Mofcovites  avoient  obligé 
les  habitans  de  fe  tenir  renfermés  dans  leur  ville  j  leur  com- 
merce étoit  interrompu  ,il  y  avoit  long-tems  que  leurs  terres 
n'a  voient  été  cultivées ,  &;  ils  fe  trouvoient  réduits  à  une  ex- 
trême néceffité.  Enfuite ,  comme  les  loix  du  Royaume  ne 
permettoient  pas  de  nommer  un  Viceroi ,  Batthory  déclara 
que  fî  pendant  qu'il  feroit  occupé  à  porter  la  guerre  dans  le 
païs  ennemi,  il  arrivoit  quelqu'afFaire  preffante  ,  il  en  com- 
muniqueroit  avec  les  grands  de  l'Etat.  Il  fit  aufli  des  régle- 
mens  très-févéres  pour  affûrer  la  tranquillité  publique  ,  fur- 
tout  à  Cracovie ,  de  peur  que  pendant  fon  abfence  la  diffé- 
rence de  Religion  n'excitât  dans  le  Royaume  quelque  mou- 
vement ,  comme  il  étoit  arrivé  dans  plufieurs  autres  occa- 
iîons. 

Il  fallut  fonger  enfuite  à  mettre  quelqu'un  à  la  tête  de  l'ex- 
pédition qu'on  méditoit.  Le  Roi  confulta  le  Sénat  fur  ce 
choix  -,  &  après  avoir  pris  fon  avis ,  il  nomma  à  fon  départ 
de  Cracovie  pour  Varfovie  ,  Nicolas  Mieleczki ,  palatin  de 
Podolie,  Généraliffime  des  troupes  de  Pologne.  Ce  Sei- 
gneur s'étoit  acquis  beaucoup  de  gloire  par  la  belle  retraite 
qu'il  avoit  faite  autrefois  en  préfence  des  deux  armées  Tur- 
que &  Valaque ,  qui  avoient  envelopé  les  Polonois.  Il  refufa. 
d'abord  l'honneur  de  cette  expédition  &  s'excufa  fur  fon 
peu  de  fanté.  Cependant  il  accepta  enfin  le  commande- 
ment ,  à  condition  que  ce  feroit  feulement  pour  cette  fois. 
De  là  Batthory  fe  rendit  a  Grodno  -y  &  comme  les  revenus 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.        171 

de  la  Couronne  n'é toient pas  fuffi fans  pour  fubvenir  aux  frais  < 
de  cette  guerre,  ce  Prince  emprunta  de  l'argent  de  toutes  Henri 
parts  ,   &  employa  même   celui  qu'il  avoit  amafTé  de  Ces       III. 
propres  épargnes.  En  même  tems  il  ordonna  qu'on  fît  des      r  579. 
levées  dans  toute  la  Pologne.  Il  écrivit  aufïï  à  Chriftoplile 
ion  frère ,  prince  de  Tranfylvanie ,  de  lui  envoyer  de  Hon- 
grie quelque  corps  de  vieilles  troupes ,  &  quelques  efcadrons 
de  cavalerie.  Il  donna  les  mêmes  ordres  pour  l'Allemagne 
à  Chriflophle  Rozdrazowski  &  à  Ernefr,  Wierzeiski.  Enfin 
laNobleffe  de  Lithuanie  s'offrit  d'elle-même  à  prendre  part 
à  cette  expédition.  Chaque  Seigneur  déclara  le  nombre  de 
troupes  qu'il  vouloit  amener  au  Roi  5  &  toutes  enfemble  fe 
trouvèrent  monter  à  environ  dix  miile  volontaires. 

La  Cour  s'étant  enfuite  rendue ià  Vilna  ,  le  Roi  qui  avoit 
ôté  à  Jean  Chodkiewitz  le  gouvernement  de  la  Livonie  ,  en 
difpofà  en  faveur  de  Nicolas  Radziwil ,  Palatin  de  cette 
ville,  qu'il  en  revêtit  pour  un  tems.  Il  donna  auflî  à  Chrifto- 
phle  fon  fils  ,  le  commandement  de  l'armée  qui  avoit  fervi 
dans  cette  province.  Ce  jeune  Seigneur  ayant  fait  fur  ces 
entrefaites  une  courfe  vers  Derpt ,  furprit  Kiremps  qu'il  rui- 
na, ravagea  tous  les  environs,  &  revint  enfuite  triomphant 
à  Vilna ,  faire  part  au  Roi  &  à  Ion  père  de  ce  nouveau  fuccès. 
Il  y  fut  fuivi  aufïitôt  après  de  fes  troupes,  qui  demandoient 
à  être  payées,  6c  on  les  appaifa  en  leur  délivrant  quelqu'ar- 
gent.  Batthory  fit  enfuite  fondre  du  canon  ,  &  donna  lui- 
même  pour  cela  une  méthode ,  dont  l'expérience  lui  avoit 
fait  reconnoître  l'utilité.  En  même  tems  on  bâtuToit  par  fon 
ordre  à  Kowno  un  pont  de  bateaux  ,  qu'il  prévoyoit  devoir 
lui  être  d'un  grand  ufage  pour  la  fuite  de  fes  expéditions.  Il 
étoit  conftruit  de  façon  ,  que  comme  chaque  bateau  fe  joi- 
gnoit  l'un  à  l'autre  par  un  plancher,  il  étoit  aifé  aufiî  de  les 
féparer  dans  le  befoin  5  en  forte  qu'un  chariot  tiré  par  quatre 
chevaux  pouvoit  tranfporter  commodément  chaque  pièce 
de  ce  pont  par-tout  où  on  voudroit  aller.  Cependant  l'hyver 
avoit  été  fi  rude  cette  année  ,  qu'au  2  5.  de  Juin  on  ne  voyoit 
pas  encore  d'herbe  à  la  campagne.  Ainfi  le  Roi  s'occupa 
quelque  tems  à  rendre  la  juftice  dans  la  Lithuanie,  en  atten- 
dant le  retour  de  la  belle  faifon. 

Cependant   ce   Prince   fit   pafîèr   en   Mofcovîe   Bafile 

Yij 


%ft  HISTOIRE 

'.  Lopatinski ,  avec  ordre  de  déclarer  la  guerre  au  Czar  dans 
Henri  les  formes.  Les  raifbns  de  cette  dénonciation  étoient ,  que 
III.      fous  prétexte  de  vouloir  vivre  en  bonne  intelligence  avec  le 
j  jyn      Roi  de  Pologne  ,  le  Mofcovite  avoir  abufé  de  la  crédulité 
le  roi  de  Po-  de  ce  Prince  pour  porter  le  fer  &;  le  feu  dans  la  Livonie  j  qu'a- 
îogne  déclare  près  avoir  traité  indignement  les  ambaffadeurs  Polonois  T 
Gzar."16  3U   'd  ^es  av°ic  encore  trompés  par  le  double  traité  de  trêve  qu'il 
avoir  fait  faire  ^  qu'en  même  tems  une  nouvelle  armée  étoic 
entrée  par  (es  ordres  en  Livonie ,  pour  affiéger  Wenden  ^ 
enfin  que  par  fon  ambaffade  il  avoit  ajouté  l'infulte  &  le 
mépris  à  tant  de  juftes  fujets  de  mécontentement.  Sur  ces  en- 
trefaites le  Czar  congédia  enfin  Haraburda ,  fans  lui  donner 
réponfe  ,  finon  qu'il  feroit  fçavoir  dans  peu  Ces  intentions  à 
fon  Maître.  Il  arriva  en  effet  de  fa  part  un  Député  ,  qui  de- 
manda ,  qu'on  s'en  tînt  au  dernier  traité  de  trêve ,  &  qu'à 
l'égard  des  prétentions  des  deux  Couronnes  fur  la  Livonie  y 
on  en  remît  la  déciflon  au  jugement  de  quelques  arbitres , 
que  l'on  nommeroit  de  part  &:  d'autre.  Mais  le  roi  de  Polo- 
gne vît  bien  que  par-là  on  ne  cherchoit  qu'àl'amufer  ,  &.  il 
renvoya  le  Mofcovite  fans  réponfe. 

Ce  Prince  donna  auffi  audience  aux  ambafladeurs  du  Kan 
des  Tartares.  Ils  venoient ,  conformément  au  traité  qui  les 
oblige  à  fervir  la  Pologne  contre  tous  Ces  ennemis ,  quels 
qu'ils  foient,  excepté  uniquement  le  Grand-Seigneur,  offrir 
leurs  fervices  contre  le  Czar.  Outre  cela  ils  demandoient  le 
.  prefent  ordinaire  ,  &:  qu'on  leur  fît  fatisfa&ion  des  Cofaques 
qui  ravageoient  tout  le  pais,  Le  Roi  leur  répondit ,  qu'il 
voyoit  avec  plaifir  qu'ils  fe  mifTent  en  devoir  d'acquiter 
leurs  obligations ,  en  offrant  de  joindre  leurs  armes  aux  fîen- 
nés  contre  le  Mofcovite  $  qu'il  auroit  foin  de  fon  côté  qu'ils 
fufïènt  contens  au  fujet  de  la  gratification  qu'on  avoir  coutu- 
me de  leur  faire  $  qu'à  l'égard  des  Cofaques ,  il  n'en  étoic 
pas  le  maître  ;  qu'il  étoic  de  notoriété  publique  que  c'étoit 
un  ramas  de  toutes  fortes  de  Nations  ,  &  qu'on  trouvoit  par- 
mi eux  des  Turcs  &  des  Tartares  -y  que  cependant  on  pren- 
droit  toutes  les  mefures  poiTibles  pour  les  réprimer.  Enfuite 
il  leur  fit  donner  quelque  argentée  un  certain  nombre  d'ha- 
bits. Malgré  cela  cependant,  il  ne  tira  d'eux  aucun  fecours 
dans  cette  guerre  ,  parce  qu'Amurath  les  employa  contre  le 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv,  LXIX.       173 

roi  de  Perfe,  comme  je  l'ai  die  plus  haut.  Gotard  Ketler, 

duc  de  Curlande  &  de  Semigalen ,  étoit  auffi  en  chemin  pour  Henri 

fe  rendre  à  la  Cour  ,  où  il  venoic  faire  hommage  au  Roi  en       III. 

qualité  de  variai  delà  Couronne.  Mais  ce  Prince  lui  envoya     j  cyq.^ 

ordre  de  s'arrêter  à  Dzifna ,  jufqu'à  ce  qu'il  eût  pris  à  fon 

fujet  l'avis  du  Sénat. 

Cependant  l'infanterie  Hongroife  ,  que  Batthory  avoic 
demandée  au  prince  Chriftophle  fon  frère ,  étoit  déjà  arri- 
vée. Mieleczki  prefToit  de  fon  côtelés  levées  en  Pologne, 
où  l'armée  ne  fut  aiTemblée  qu'aidez  tard  i  parce  que  les  or- 
dres n'étoient  pas  venus  à  tems.  Enfin  le  dernier  jour  de 
Juin  le  Roi  partit  de  Vilna,  &fe  rendit  à  Suire.  Là,  il  tint 
confeil  de  guerre  ,  pour  régler  les  opérations  de  la  campa- 
gne, de  voir  de  quel  côté  on  tourneroit  d'abord.  Prefque 
tous  les  officiers  Lithuaniens  étoient  d'avis  de  traverfer  la 
Livonie ,  &:  de  marcher  droit  à  Pleskow,  Ils  reprefentoient , 
que  c'étoit  une  ville  confidérable  ,  dont  la  prife  feroit  grand 
bruit,  &C  qui  cependant  n'étoit  pas  en  état  défaire  beaucoup 
de  réfiflance  5  que  fès  murs  étoient  iî  vieux  qu'ils  tomboient 
en  ruine ,  fans  qu'on  prît  la  peine  de  les  réparer ,  parce  que  Ùl 
lîtuation  l'éloignoit  des  périls  de  la  guerre  ,  &  fèmbloit  feule 
la  mettre  à  couvert  des  entreprises  de  l'ennemi  ;  qu'ainfi  il  fe- 
roit aifé  de  s'en  rendre  maître  ,  &:  que  la  prife  de  cette  place 
vaudroit  bien  la  peine  de  s'y  être  attaché. 

Le  Roi  étoit  d'un  fentiment  tout  contraire.  On  n 'avoir 
en  vue  que  d'enlever  la  Livonie  aux  Mofcovites.  Ainfi  il 
remarquoit ,  que  fi  on  vouloir  traverfer  cette  province,  com- 
me elle  avoit  beaucoup  fouffert  dans  les  dernières  guerres  qui 
l'avoient  défolée  &  épuifée  de  vivres  ,  l'armée  auroit  beau- 
coup à  fouffrir  dans  cette  marche  -y  que  cependant  en  la 
laiflant  fi  loin  derrière  foi ,  auffi-bien  que  la  Lithuanie  ,  qui 
eft  le  long  du  Nieper,  elles  feroient  toutes  deux  expofées 
au  ravage  des  ennemis  3  &  que  s'il  arrivoit  quelque  accident, 
il  ne  feroit  ni  aifé  de  faire  retraite ,  ni  facile  de  faire  venir  des 
fecours ,  dont  on  fe  trouveroit  fi  éloigné  :  qu'au  contraire , 
en  attaquant  Poloczko  on  retireroit  deux  grands  avanta- 
ges j  que  comme  cette  ville  étoit  îituéc  fur  la  Duine ,  &:  fron- 
tière de  la  Livonie  ,  on  auroit  par  fa  prife  la  clef  de  la  Livo~ 
Die  ôc  de  la  Lithuanie ,  dont  on  fermeroit  par-là  en  mêroc 

Yiij 


î74  HISTOIRE 

tems  l'entrée  aux  ennemis  j  qu'après  cela  on  pourroit  fîlre- 

Henri  ment  pénétrer  plus  avant  dans  la  Mofcovie  $  &  que  comme 

III.      on  ne  s'eloigneroit  jamais  trop  de  la  Lithuanie ,  on  feroit 

ï  579»     toujours  à  portée  de  fecourir  ces  deux  provinces  contre  les 

courfes  des  Moicovites. 

Batthory  trou  voit  encore  un  autre  avantage  confidérable 
dans  la  prife  de  cette  place  j  c'eft  que  par  là  il  iè  rendoit  maî- 
tre du  cours  de  la  Duine ,  qui  faifoit  tout  le  commerce  de 
Riga  ,  &  par  où  il  étoit  aifé  de  tranfporter  tout  ce  qu'on  vou- 
droit  dans  toute  la  Livonie ,  après  le  recouvrement  de  cette 
province  j  c'en:  ce  que  ce  Prince  fouhaitoit  le  plus.  Or  la  fî- 
tuation  de  cette  ville  étoit  il  avantageufe  pour  ce  defïein , 
que  les  troupes  qu'on  y  mettroit  en  garnifon  ,  pourroient  de 
là  empêcher  la  navigation  fur  une  grande  partie  de  cette  ri- 
vière ,  porter  du  fecours  &  des  provisions  aux  lièges  de  Koc- 
kenhaus  &;  des  autres  places  de  Livonie ,  dont  les  Moicovites 
étoient  en  pofTeiîion  ,  faire  des  courfes  dans  le  pais  ennemi , 
&:  aflurer  la  liberté  du  commerce  de  Vilna  &;  de  Riga.  Ainfî 
la  prife  de  cette  feule  place  fembloit  mettre  une  grande  par- 
tie de  la  Lithuanie  en  fureté  ,  6c  rendre  à  la  Pologne  prefque 
toute  la  Livonie. 

Mais  ce  parti  foufFroit  d'ailleurs  beaucoup  de  difficultés  : 
on  objectoit  qu'on  trouveroit  bien  des  obftacles  au  liège  de 
Poloczko  ^  que  la  place  étoit  en  état  de  faire  une  vigoureufe 
réfiftance  ;  êc  qu'il  étoit  dangereux  de  commencer  par  une 
entreprife  auffi  difficile  •  que  la  réputation  d'une  guerre  dé- 
pend infiniment  des  commencemens  $  &  que  c'eft  ordinaire- 
ment ce  qui  détermine  au  choix  de  l'un  ou  de  l'autre  parti. 
Mais  le  Roi  perfuadé  qu'il  n'y  a  rien  d'impoffible  à  la  valeur , 
répondoit  à  cela  ,  que  plus  l'entreprife  avoit  de  difficultés  , 
plus  il  feroit  glorieux  ôc  même  avantageux  pour  la  fuite,  d'en 
venir  à  bout  -,  de  au  cas  qu'il  arrivât  quelque  accident ,  com- 
me il  ne  iaiiloit  derrière  lui  aucun  pais  ennemi ,  il  efpéroit 
qu'il  lui  feroit  moins  difficile  d'y  remédier.  Dans  cette  réfo- 
lution  il  publia  le  12.  de  Juillet  un  manifefte  par  lequel, 
après  avoir  expofé  fort  au  long  les  fujets  de  plainte  qu'il  avoit 
reçus  du  Czar  -y  après  avoir  marqué  qu'il  n'entendoit  point 
avoir  pris  à  fon  égard  aucun  engagement  par  le  traité  de 
trêve  frauduleux  que  ce  Prince  avoit  fait  avec  lui ,  il  déclaroiç 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.       175 

la  guerre  à  Jean  fils  de  Bafile  grand  -  duc  de  Mofcovie. 
Eniuite  ,  pour  montrer  qu'il  ne  demandoic  ni  la  ruine  ,  ni  le  Henri 
fang  âcs  lujecs  de  ce  Prince ,  qu'il  devoir,  ménager  comme       III. 
Chrétiens,  il  leur  faifoit  Ravoir,  qu'autant  qu'il  feroït  en  lui,     1579. 
il  auroit  loin  que  tous  ceux  qui  ne  iè  trouveroient  point  dans 
les  garnifons ,  ou  les  armes  à  la  main  contre  lui,  nefe  refTen- 
tiflent  point  des  malheurs  de  cette  guerre.  Enfin  il  exhortoit 
fes  troupes  à  fe  comporter  avec  courage  dans  cette  expédi- 
tion ,  en  leur  propofant  d'un  côté  ,  la  gloire  qu'il  y  avoit  à 
acquérir  pour  elles  ,  &  de  l'autre  ,  la  faveur  êcles  récompen- 
ses qu'elles  dévoient  attendre  de  fa  part. 

De  là  ce  Prince  détacha  Nicolas  Radziwil  &  Chriflophle 
fon  fils  ,  avec  les  troupes  de  Livonie  (  1  ) ,  &  la  cavalerie  Hon- 
groife  commandée  par  Gafpard  Bekes ,  pour  aller  inveftir 
Poloczko.  Eniuite  il  décampa  lui-même  de  Suire  ,  fuivi  de 
Mieleczki  qu'il  avoit  retenu  auprès  de  lui ,  &:  marcha  vers 
Dzifna.  Comme  il  avoit  à  droite  les  forts  de  Kraine  ,  de  Su- 
ià,  &;  de  Turowla,  où  les  Mofcovites  tenoient  garnifon ,  Mie- 
leczki  couvroit  fa  marche  de  ce  côté  là  avec  l'armée  ,  dont 
Pavant-garde  étoit  commandée  par  Jean  Sbarafî ,  tandis  que 
le  Prince  tiroit  fur  la  gauche.  Arrivé  à  Dzifna  ,  le  Roi  fit  la 
revue  de  l'armée  Polonoife ,  &  Mieleczki  lui  donna  le  plaifir 
de  la  voir  rangée  en  bataille  faire  fes  évolutions.  Ce  Prince 
fut  charmé  de  ce  fpe&acle ,  &.  en  tira  un  augure  favorable 
pour  le  fuccès  de  fon  expédition.  Cependant  les  troupes  de 
Lithuanie  vinrent  le  joindre ,  aufïï  bien  que  les  levées  que 
Rofdrazowski  &:  Wierzeyski  avoient  faites  en  Allemagne 
à  la  hâte  ,  &  fans  en  avoir  reçu  l'agrément.  Enfuite  le  Roi  fi- 
nit l'affaire  du  duc  de  Curlande ,  quoique  quelques-uns  lui 
confeillaflent  de  différer.  Le  Duc  prêta  ferment  de  fidélité 
au  Roi  en  qualité  de  fon  Vaflal  ^  &:  à  l'égard  de  la  jurifdic- 
tion  qu'il  avoit  fur  fes  fujets^  il  fut  régie  que  de  là  ils  pour- 
roient  en  appeller  au  tribunal  que  Batthory  avoit  deflein 
d'établir  en  Livonie ,  au  cas  qu'il  rentrât  en  pollefhon  du  refte 
de  cette  province. 

Cependant  le  Czar  étoit  parti  pour  Pleskow  ,  &  avoit  en- 
voyé devant  lui  une  partie  de  fon  armée  en  Livonie.  Ces  trou- 
pes ayant  paiTé  la  Duine  à  la  hâte  à  Kockenhaus,  taillèrent 

(  1  )  Il  y  a  dans  l'Original  Lithnanicis  copiis ,  on  doit  lire  Livenicis  topis, 


i76  HISTOIRE 

en  pièces  les  gardes  Polonoifes ,  ravagèrent  le  territoire  de 
Henri  Seelborg  qui  appartenoit  au  duc  de  Curlande ,  &  celui  de 
III.       Birfon  qui  étoit  à  Chriftophle  Radziwil  j  &  reparlèrent  avec 
lc1<)t     la  même  diligence  au  delà  de  cette  rivière.   Le  roi  de  Polo- 
gne de  Ton  côté  donna  ordre  à  Jean  Talvozki  gouverneur  de 
Samogitie,  d'entrer  en  Livonie^  &  à  Philon  Kmita  gouver- 
neur d'Orîa,  de  s'avancer  vers  le  Nieper,  pour  arrêter  les 
courfes  des  ennemis, 
p  T  de  p         D'un  autre  côté  le  palatin  de  Vilna  avoit  déjà  pafTé  la 
ïoczko  par      Duine  à  Dzifna  ,  fur  le  pont  de  bateaux  conftruit  à  Kowno. 
les  Polonais.    £)e  là  s'avançant  dans  le  païs ,  il  fut  quelque  tems  arrêté 
dans  fa  marche  par  les  bois  continuels  qu'il  rencontra ,  parce 
que  les  païfans  avoient  eu  la  négligence  de  laiiTer  croître  des 
arbres  de  toutes  parts.  Le  Général  Polonois  y  remédia  en  fe 
faifant  ouvrir  un  chemin  â  coups  de  hache  au  travers  de  ces 
forêts  ,  par  l'infanterie  Hongroife ,  &  arriva  enfin  à  la  vue  de 
Poloczko. 

Cette  ville  avoit  été  autrefois  gouvernée  par  des  Ducs , 
qui  en  étoient  Souverains.  Un  d'eux  nommé  Rocwold  ,  qui 
vivoit  vers  l'an  de  J.  C.  98  c.  ou  félon  le  calcul  des  Annales 
de  Ruffie  ,  l'an  du  monde  648  8.  ayant  refufé  de  donner  fa 
fille  Rocmede  en  mariage  à  Ulodimir  le  Grand  ,  ce  Prince 
lui  déclara  la  guerre ,  le  dépouilla  de  Ces  Etats ,  ôc  le  fit  mou- 
rir avec  deux  fils  qu'il  avoit.  Depuis  ce  tems-là  Poloczko  fut 
fous  la  domination  des  princes  de  Rufiie  ;  &  lorfque  leur  race 
vint  à  s'éteindre  ,  cette  ville  ,  auffi-bien  que  quelques  autres 
places  qui  leur  avoient  appartenu  ,  paifa  au  pouvoir  des  Li- 
thuaniens. Enfin  lorfque  Jagellon  monta  fur  le  trône  de  Po- 
logne ,  le  prince  André  Ion  frère  s'en  étant  rendu  maître , 
elle  fut  réunie  à  cette  Couronne,  à  qui  elle  obéît  jufqu  a  l'an 
1563.  qu'elle  fut  prife  par  Jean ,  Grand-Duc  de  Mofcovie. 

Poloczko  eft  fituée  dans  un  terrein  également  fertile  & 
agréable  ,  arrofé  de  plufïeurs  rivières  ,  qui  toutes  portent 
bateau.  Telle  eft  la  Duine  ,  qui  prend  fafource  en  Mofcovie 
proche  deTauropecz  ,  èc  forme  le  port  de  Riga.  Les  plus 
çonfidérables  après  celle-là  font  la  DrifTa  &  PUfViata ,  qui 
yiennçnt  de  la  Mofcovie  ^  la  Dzifna  &c  l'Ula  qui  forcent  de  la 
Lithuanie  -t  de  la  Kafpla  qui  a  fa  fource  à  Smolensko  ,  &  qui 
routes  vont  fe  jetter  dans  la  Duine. L'étendue  defon  territoire 

eft 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.        177 

eft  de  cinquante  mille  pas  de  longueur  ,  &  d'autant  de  Iar-  s 
geur.  Avant  que  la  place  eût  été  prifc  par  tes  Mofcovites ,  Henri 
elle  n'étoit  compofée  que  d'une  forterefîè ,  de  la  ville  de  Po-  III. 
loczko,  ainii  nommée  d'une  rivière  du  même  nom  fur  la-  1*70 
quelle  elle  eft.  fituée  ,  6c  d'un  Château  appelle  Jeferifcia.  Ce 
Château  bâti  du  côté  delà  Mofcovie  ,  au  milieu  d'un  lac  d'où 
fort  le  fleuve  Obolia  ,  n'a  qu'une  entrée  fi  étroite  ,  qu  a  peine 
un  homme  feul  peut  y  palier.  Mais  depuis  que  le  Czar  fe  fut 
rendu  maître  de  Poloczko  ,  il  y  fit  ajouter  de  côté  &  d'autre, 
plufîeurs  forts  où  il  mit  des  troupes ,  en  partie  pour  fortifier 
les  avenues  de  la  place  ,  &  en  partie  pour  aflurer  la  liberté  de 
la  navigation.  A  ces  forts  Sigifmond  Augufte  en  oppofà  d'au- 
tres ,  celui  de  Dzima  bâti  au  confluent  de  la  rivière  qui  porte 
ce  nom,  6c  de  la  Duine5  Voronocz  qu'il  fit  élever  fur  tes  bords 
de  l'Ufacza  5  6c  Lepel  du  côté  de  la  Lithuanie,  dans  une  Ifle 
qui  eft  au  milieu  d'un  lac,  que  forme  le  fleuve  qui  porte  ce 
nom. 

Cette  partie  de  la  Lithuanie  efl  arrofée  par  deux  rivières , 
qui  toutes  deux  portent  bateau,  6c qui,  quoique  leurs  four- 
ces  ne  foient  pas  à  plus  de  cinq  mille  pas  de  diftance ,  vont 
cependant  fe  rendre  dans  deux  mers  fort  éloignées.  La  pre- 
mière eft  le  Lepel ,  qui  fe  joignant  à  la  rivière  d'Ula ,  qui  por- 
te aufîî  bateau ,  fe  jette  enfuite  avec  elle  dans  la  Duine  ,  ôc 
va  de  là  fe  rendre  à  Riga  dans  la  mer  Baltique.  L'autre  s'ap- 
pelle Bereznia  ,  &L  prenant  un  cours  tout  oppofé  ,  elle  va  fe 
jetter  avec  le  Nieper  dans  la  mer  Noire.  Ainfî  comme  ces 
deux  rivières  font  fi.  voifînes ,  il  n'y  auroitrien  de  plus  aifé  , 
fi  les  pais  par  où  elles  pafTent  étoient  en  bonne  intelligence , 
que  de  tranfporter  les  marchandifes  de  l'une  à  l'autre.  On. 
pourroit  même  fans  beaucoup  de  dépenfe  en  faire  la  jonction 
6c  réunir  par  là  te  commerce  de  tout  l'Occident  6c  du  Nord  , 
avec  celui  de  l'Orient. 

C'étoit  dans  le  terrein  qu'arrofent  toutes  ces  rivières  ,  que 
le  Czar  avoit  fait  élever  cinq  forts  $  Sokol  fur  le  grand  che- 
min qui  mène  à  Pleskow  j  Nifcierda  fur  le  lac  qui  porte  ce 
nom  ,  à  trente  mille  pas  de  Zawolocze  j  Schitno  fur  le  grand 
chemin  de  Luki  $  Kozian  dans  uneefpéce  d'ifle  que  forme  la 
rivière  d'Obolia  vis-à-vis  de  celle  d'Ula  ^  6c  Ufviata  fur  la 
rivière  qui  porte  ce  nom  ,  oppofé  à  Witerpk  6c  à  Suras.  Les 
Tome  VIJL  Z 


178  HISTOIRE 

=  Mofcovites  avoient  aufli  bâti  en  deçà  de  la  Duine  Turowîa , 


Henri  à  la  four  ce  de  la  rivière  de  ce  nom  -y  &c  Sufa  ,  du  côté  de  la 
III.       Lichuanie ,  dans  le  lac  d'où  fore  la  Turowla. 
I  en  a,  ilyavoicencoreun  fore  élevé  par  les  Mofcovices ,  appelle 

Krafne ,  que ,  fur  le  bruit  de  cette  guerre ,  les  Cofaques  de  Li~ 
thuanie  ayant  à  leur  tête  François  Suk  ,  efealadérent  une 
nuit ,  &  dont  ils  fe  rendirent  maîtres.  Ils  rirent  une  autre 
couriè  au  moment  que  les  ennemis  s'y  attendoient  le  moins  , 
&;  prirent  avec  le  même  fuccès  Kozian  ,  qu'ils  raférent  en- 
suite. Sur  ces  entrefaites ,  les  troupes  de  Lichuanie  £c  de  Hon- 
grie commandées  par  le  palatin  de  Vilna ,  étant  arrivées  de- 
vant Poloczco  ,  quelques  détachemens  allèrent  en  parci  fur 
le  chemin  de  Pleskov ,  6c  furprirent  Schitno  où.  ils  mirenc  le 
feu.  Le  Roi  lui-même,  qui  dans  fa  marche  avoit  fur  fa  gau- 
che le  fort  de  Sokol ,  appréhendant  que  les  Mofcovites  n'y 
fifîent  pafîèr  des  troupes  de  Pleskow  ,  6c  que  de  Là  ils  n'in- 
commodafTent  fon  armée  tandis  qu'elle  feroit  occupée  au  fîé- 
ge  de  Poloczko  ,  avoit  penfé  à  s'en  rendre  maître.  Mais  il 
craignit  que  cette  entreprife  ne  l'arrêtât  plus  longtems  qu'il 
n'étoit  nécefîaire  pour  l'exécucion  de  fes  projecs.  Ainfiil  aban- 
donna ce  defTein ,  6c  arriva  devanc  Poloczko  trois  jours  après 
ion  départ  de  Dzifna. 

A  fon  arrivée  il  eut  un  fpedacle  barbare,bien  capable  d'in- 
fpirer  de  l'horreur.  Les  Mofcovites' après  avoir  fait  expirer 
dans  lestourmens  les  prifonniers  Polonois  qu'ils  retenoienc 
depuis  longcems  dans  les  fers ,  les  avoient  attachés  à  des  pou- 
tres qu'ils  avoient  jettées  enfuite  dans  le  courant  de  la  Dui- 
ne. Par  là  ils  s'imaginoienc  répandre  la  cerreur  parmi  leurs 
ennemis.  Mais  il  en  arriva  tout  autrement ,  &  cette  vue"  ne 
Jiervit  qu'à  animer  les  Polonois  à  la  vengeance.  Auffitôt  après 
{on  arrivée  le  Roi  accompagné  de  Jean  Zamoski  6c  de  Gaf- 
pard  Bekes ,  alla  reconnoître  la  place  ,  6c  délibéra  enfuite  de 
quel  côté  il  feroit  fès  approches. 

Poloczko  étoit  compofé  de  deux  citadelles  $  l'une  fîtuée 
fur  une  hauteur  ,  6c  qu'on  nommoit  la  moyenne  fortereflè  j 
l'autre ,  que  les  Mofcovites  appelloient  en  leur  langue ,  la 
fortereflè  de  PArquebufe  -y  6c  de  la  ville  nommée  Sapolotta. 
La  Duine  coulok  au  Midi  de  la  place.  La  rivière  de  Polota 
étoit  à  fon  Nord ,  6c  prenant  fon  cours  vers  l'Orient ,  le  long 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.       i-j*> 

des  murs  de  la  forterefTe  de  l'Arquebufe  ,  enfui  te  retournant  - 
vers  le  Nord ,  &  arrofant  le  pied  de  la  colline  fur  laquelle  on  Henri 
avoit  bâti  l'autre  citadelle  qu'elle  féparoit  de  la  ville  ,  -elle  al-       III. 
loit  au  Midi  fe  jetter  un  peu  plus  loin  dans  la  Duine.  Ainfl  la      1^79. 
moyenne  forterefîè  étoit  bornée  au  Midi  par  la  Duine  ,  au 
Nord  &  à  l'Orient ,  par  la  rivière  de  Poloca  &  par  la  ville  -t 
&;  à  l'Occident ,  par  l'autre  citadelle.  Elle  contenoit  tout  le 
terrein  de  la  colline  fur  laquelle  elle  étoit  bâtie,  &:  qui  étoit 
efcarpée  de  toutes  parts.  D'ailleurs  elle  étoit  fortifiée  de  foiTés 
profonds ,  d'un  retranchement  de  murs  &  de  battions  corn, 
pofés  de  plufieurs  rangs  de  poutres  fort  groflès ,  liées  forte- 
ment enfemble.    La  forterelfe  de  l'Arquebufe  ,  fituée  dans 
un  terrein  incliné  ,  communiquoit  avec  celle-ci  par  un  pont , 
6c  au-defîbus  de  ces  deux  citadelles  étoit  la  ville ,  de  forme 
triangulaire  ,  défendue  d'un  côté  par  la  Duine ,  de  l'autre  par 
la  rivière  de  Polota  ,  quiia  féparoit  de  la  moyenne  fortereflèj 
ôc  du  troifiéme  coté  ,  par  de  bonnes  tours  &  un  fofTé  profond. 

Le  Roi  étoit  d'avis  d'attaquer  d'abord  la  moyenne  forte- 
refTe ,  qui  étoit  le  magafin  des  provifions  &  de  toutes  les  mu- 
nitions de  guerre  des  ennemis  ,  parce  qu'il  paroiffoit  que 
quand  on  en  feroit  une  fois  le  maître ,  l'autre  citadelle  ni  la 
ville  ne  feroient  pas  en  état  de  tenir  longtems.  D'un  autre  cô- 
té ,  Bekes  prétendoit  qu'on  devoit  commencer  les  attaques 
contre  la  ville,  parce  qu'on  La  rencontroit  la  première  en  fui- 
vant  la  Duine ,  &  que  fa  prife  faciliteroit  beaucoup  le  loge- 
ment des  troupes  pour  faire  le  fiége  de,  la  citadelle.  Tandis 
qu'on  délibéroit ,  les  Allemans ,  fans  attendre  l'ordre ,  paf- 
férent  la  rivière  de  la  Polota ,  &;  allèrent  camper  fur  la  Duine 
contre  la  ville  ,  ôc  à  l'oppofite  des  deux  forterefTes.  Cette  dé- 
marche termina  le  différend.  Le  Roi  appréhenda  que  laja- 
loufie  ne  fe  mît  entre  les  nations  différentes  dont  fon  armée 
étoit  compofée  ,  èc  n'y  caufât  quelque  tumulte.  Ainfi  il  per- 
mit qu'on  fît  les  attaques  contre  la  ville. 

Voici  au  refte  l'ordre  que  l'armée  Polonoife  obferva  pen- 
dant ce  fiége.  Les  troupes  de  Hongrie  campoient  le  long  de 
la  Duine  du  côté  de  Sapolotta  ,  dans  un  lieu  propre  a  rece- 
voir toutes  fortes  de  provifions ,  parce  qu'on  étoit  maître  du 
bas  de  la  rivière  fur  laquelle  on  avoit  même  jette  un  pont, 
Au-defTous  d'elles ,  Nicolas  Radzbril  ,  &  Chriftophle  fon 

Z    ij 


ïSo  HISTOIRE 

im  :  fils ,  avec  les  troupes  de  Lichuanie  ,  occupoîent  tout  le  ter- 

H  £  nr  i  rein  qui  étoit  en  deçà  de  la  Polota  3  6c  au  delà  de  cette  ri- 
III.  viére  ,  le  Roi  avoit  choifi  fon  quartier  entr'elle  6c  un  certain 
1579,  lac  Le  Sénat  6c  tous  les  Grands  de  Pologne  avoient  là  leurs 
logemens  plus  ou  moins  éloignés  du  Prince  ,  à  proportion 
qu'ils  étoient  plus  ou  moins  élevés  en  puifTance  6c  en  dignité. 
Ces  trois  camps  particuliers  étoient  tous  environnés  d'artil- 
lerie ,  &c  formoient  deux  efpéces  de  grandes  rues ,  éloignées 
entr'elles  d'une  égale  diftance.  Elles  avoient  auflî  deux  en- 
trées ,  &  le  camp  deux  portes ,  où  on  mettoit  de  bons  corps- 
de-çarde  avec  leurs  fentinelles.  Enfin  l'enceinte  extérieure  du 
camp  général  étoit  fermée  à  la  manière  des  Polonois ,  par 
des  chariots  attachés  enfemble  avec  des  chaînes ,  6c  par  un 
retranchement  qu'on  avoit  encore  tiré  pour  plus  grande  fu- 
reté. A  l'égard  des  Allemans ,  ils  avoient  leur  quartier  au- 
deffus  du  camp  ,  dans  le  terrein  qu'ils  avoient  occupé  d'a- 
bord ,  comme  je  l'ai  dit ,  ils  furent  encore  joints  par  cinq 
cens  hommes  de  troupes  choifîes ,  que  George  Frideric  duc 
de  Pruffe  envoyoit  à  l'armée  ,  6c  par  Conftantin  fils  du  duc 
d'Oftrog,  qui  amena  de  la  Podolie  un  corps  de  cavalerie. 

Comme  Bekes  continuoit  les  attaques  de  la  ville ,  les  trou- 
pes qui  en  avoient  la  garde  défefpérant  de  pouvoir  y  tenir  , 
après  en  avoir  emporté  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  meilleurs  ef- 
fets ,  y  mirent  le  feu ,  6c  fe  retirèrent  dans  la  moyenne  for- 
terefle.  La  ville  étant  donc  prife  ou  abandonnée  par  les  en- 
nemis ,  l'armée  Polonoife  avança  fes  travaux  ,  6c  elle  fut  en 
cela  admirablement  fervie  par  les  Hongrois  ,  qui  étant  plus 
accoutumés  à  la  peine  6c  à  la  fatigue  ,  paflbient  le  jour  6c  la 
nuit  dans  la  tranchée. 

Bekes  cependant  battoit  vivement  la  fortereflè  j  mais  fon 
artillerie  faifoit  peu  d'effet  contre  la  place.  Comme  toutes 
fes  défenfes  étoient  de  bois  ,  au  lieu  de  les  ruiner ,  le  boulet 
ne  faifoit  qu'un  trou.  Le  Roi  ordonna  donc  qu'on  y  mît  le 
feu  ,  6c  voulut  qu'on  fe  fervît  pour  cela  de  la  même  invention 
qu'il  avoit  miiè  en  ufage  pour  brûler  le  fort  maritime  de 
Dantzick.  Mais  le  fuccès  ne  fut  pas  le  même.  Le  camp  des 
afliégeans  étant  dans  un  terrein  beaucoup  plus  bas  que  celui 
de  la  fortere/Te  ,  leur  canon  qui  droit  de  bas  en  haut  ,  ne 
portoit  que  des  coups  inutiles  ,  contre  lefquels  la  colline 


DE  J.  A.  DE'THOU,  Liv.  LXIX.       181 

mettoit  le  bas  des  remparts  à  couvert.  Ainfî  la  plupart  des 
boulets  rouges  ne  donnoient  que  dans  la  terre  ;  &t  il  n'y  avoit  Henri 
que  le  haut  des  retranchemens  qui  y  fut  expofé.  Outre  cela       Hl. 
il  fouffla  un  vent  chaud  qui  amena  des  pluyes  violentes  3  en     i  579, 
forte  que  l'incendie  ne  pouvoit  pas  faire  de  grands  progrès. 
La  rivière  de  Polota  que  l'infanterie  pafîoit  auparavant  par 
tout  à  gué ,  étoit  devenue"  à  peine  guéable  à  la  cavalerie  j  &* 
les  eaux  s'étoient  fi  fort  enflées,  qu'elles  avoient  emporté 
tous  les  ponts ,  à  l'exception  d'un  fèul.   C'étoit  Jean  Borne- 
milla  qui  l'avoit  fait  faire  à  la  hâte  avec  des  poutres  6c  des  pi- 
lotis qu'il  avoit  trouvés  fur  le  lieu  même  ,  &  il  étoit  au  def. 
fous  d'un  moulin  qui  le  mettoit  à  couvert  du  canon  de  la  for-* 
tereilè. 

Il  fallut  donc  enfin  en  venir  aux  mains.  Bekes  que  rien  ne 
rebutoit,  propofa  à  fes  troupes  de  grimper  au  haut  de  la  col- 
line pour  brûler  la  citadelle ,  êc  aller  eux-mêmes  porter  le  feu 
jufque  dans  [es  fondemens ,  puiique  le  canon  ne  pouvoit  y 
arriver.  Ses  ordres  furent  exécutés  avec  le  plus  grand  coura- 
ge. Les  Polonois  &;  les  Lithuaniens  afTaillirent  à  l'envi  la  for- 
terefïe  j  mais  ils  ne  trouvèrent  pas  moins  d'ardeur  dans  les 
affiégés  à  défendre  la  place.  On  fe  battit  de  part  Se  d'autre 
avec  la  même  vigueur  &  un  égal  acharnement  j  les  uns  s'opi- 
niâtrant  à  mettre  le  feu  aux  retranchemens ,  tandis  que  les 
autres  faifoient  les  derniers  efforts  pour  l'éteindre.  La  fàifon 
qui  étoit  alors  fort  pluvieufe  ,  favorifoit  encore  les  Mofco- 
vites ,  qui  avoient  la  fuperftition  de  croire  que  c'étoit  un  ef- 
fet de  la  protedion  du  ciel ,  qui  s'intéreiïbit  à  leur  conferva- 
tion.  Les  Polonois  perdirent  à  cette  attaque  un  brave  Officier 
Hongrois ,  nommé  Michel  Vadafy. 

Les  pluyes  au  reffce  n'étoient  pas  le  feul  obflacle  qui  arrê- 
tât les  progrès  du  fiége.  La  difette  étoit  dans  l'armée  Polo- 
noife  -y  &  comme  on  étoit. obligé  de  faire  venir  des  vivres  de 
fort  loin ,  il  y  avoit  longtems  qu'ils  commençoient  à  man- 
quer au  camp.  Les  chemins  étoient  fi  rompus ,  que  les  che- 
vaux de  charge  ne  pouvoient  fe  tirer  des  boues ,  &  un  grand 
nombre  mouroient  à  la  peine.  D'ailleurs  les  garnifons  que 
les  Mofcovites  tenoient  dans  les  places  voifines ,  couroienc 
continuellement  le  païs  ,  ôc  empêchoient  par  conféquent , 
qu'on  ne  pût  aller  librement  au  fourrage.  Auilï  prefque  tous 

L  îij 


iSi  HISTOIRE 

■■'  "     ■  ■■    »  les  foldats  étoient  obligés  de  vivre  de  chair  de  cheval.   Ce- 
Henri  pendant  cette  difette  générale  n 'avoit  point  rallenti  l'ardeur 
III.       des  troupes.  Les  Hongrois  ^ur-tout  animés  par  l'exemple  de 
i  cjq.     Bekes  leur  Général ,  iupportoient  toutes  ces  incommodités 
avec  un  courage  admirable.   Aufli ,  quoiqu'il  fut  naturelle- 
ment délicat ,  on  ne  le  voyoit  jamais  s'éloigner  du  plus  grand 
feu  de  l'attaque.  C'étoit  là  qu'il  prenoit  fes  repas  &  fon  fom- 
meil.  Il  étoit  toujours  dans  l'endroit  où  le  péril  paroilîbit  le 
plus  grand ,  èc  toujours  auiîi  tranquille ,  que  s'il  n'y  eût  eu 
rien  à  craindre. 

Cependant  le  Roi  ayant  expofé  au  Confeil  de  guerre  l'état 
préfent  du  fiége ,  plufleurs  etoient  d'avis  de  mettre  toute 
l'armée  fous  les  armes  ,  d'environner  la  place  ,  8c  d'y  donner 
un  afîàut  général  de  toutes  parts.  Mais  ce  Prince  s'oppofa  à 
ce  defTein.  On  le  regardoit  comme  une  dernière  reûource , 
ôc  il  y  avoit  à  craindre  que  s'il  ne  réuffiflbit  pas ,  on  ne  fe  crût 
cpuifé ,  8c  qu'on  ne  penfàt  plus  qu'à  la  retraite.  Ainfi  perlua- 
dé  qu'il  falloit  tenter  toute  autre  voie  avant  que  d'en  venir  à 
cette  extrémité  ,  il  choifit  tout  ce  qu'il  avoit  de  plus  brave 
parmi  Ces  troupes ,  fur-tout  les  Hongrois  •  6c  il  leur  propofa 
de  retourner  une  féconde  fois  à  l'attaque  de  la  fortereflè ,  d'y 
mettre  le  feu  ,  6c  de  ne  point  fe  retirer  que  l'incendie  ne  fût 
allumé.  Il  leur  promit  de  grandes  récompenfes  pour  les  en- 
gager à  cette  nouvelle  tentative  ;  6c  il  eut  le  plaifir  de  les  per- 
fuader.  Ces  troupes  armées  de  torches  6c  d'autres  matières 
propres  à  prendre  feu  ,  qu'on  avoit  préparées  auparavant 
pour  l'exécution  de  ce  defTein  ,  s'avancèrent  avec  un  nouveau 
courage  vers  les  murs  de  la  place.  Dans  ce  moment  la  for- 
tune fembla  abandonner  le  parti  des  ennemis ,  pour  favori- 
fer  cette  nouvelle  entreprife  des  Polonois.  La  pluie  cefla  ,  6c 
dès  qu'on  eut  mis  le  feu  dans  les  fondemens  du  rempart ,  il 
fe  communiqua  en  un  initant  à  toute  la  partie  inférieure.  De 
là  l'incendie  s'étendit  vers  le  refte  du  corps  de  la  place ,  6c 
ayant  duré  tout  ce  jour-là  ,  malgré  tous  les  efforts  que  firent 
les  affiégés  pour  l'éteindre ,  ils  s'imaginèrent  qu'enfin  le  ciel 
les  avoit  abandonnés ,  S^.  penférent  à  fe  rendre. 

D'un  autre  côté  le  Roi  voyant  que  l'incendie  étoit  deve- 
nu allez  grand  pour  porter  au  loin  fa  lumière ,  il  appréhenda 
que  la  lueur  du  feu  ne  fût  un  lignai  pour  les  ennemis ,  qui 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.       183 

s'étoient  avancés  jufqu'à  Pleskow  avec  de  nombreufes  trou- 
pes ,  &c  qu'ils  ne  penlàflènt  à  fecourir  les  affiégés.  Cet  acci-  Henri 
dent  étoit  d'autant  plus  à  craindre,  qu'ils  avoient  détaché       III. 
une  partie  de  leur  armée  fous  le  commandement  de  Boritz      1  570 
de  Seyn  ,  &  de  Théodore  Seremet ,  qui  s'étoit  déjà  rendue  à 
Sokol.  Ainfîpour  prévenir  toute  furprife,  ce  Prince  rit  met- 
tre toutes  Iqs  troupes  fous  les  armes ,  &  l'armée  alla  camper 
en  bataille  hors  de  fes  retranchemens.    Lui-même  fuivi  de 
toute  fa  Cour  pafla  la  Polota ,  &  s'avança  du  côté  de  Sokol , 
ne  lailTant  dans  le  camp  que  le  nombre  de  troupes  qui  étoit 
néceflaire  pour  le  garder. 

Sur  ces  entrefaites ,  dix  des  affiégés  fe  laifTérent  couler  du 
haut  de  leurs  murs ,  pour  venir  traiter  de  leur  capitulation 
avec  ce  Prince.  Mais  les  troupes  Hongroifes  qui  partageoient 
déjà  par  avance  une  11  riche  proie ,  appréhendant  de  perdre, 
ii  la  place  fe  rendoit ,  le  fruit  de  tant  de  travaux  ,  les  mafia- 
crérent  comme  des  déserteurs ,  afin  de  faire  perdre  aux  au- 
tres l'efpérance  d'obtenir  aucun  quartier.  En  même  tems , 
comme  il  paroiflbit  dangereux  de  monter  fur  la  brèche  à 
caufe  du  ravage  que  le  feu  avoit  fait ,  on  remit  l'attaque  au 
lendemain.  Mais  les  Hongrois  attirés  par  l'efpérance  du  bu- 
tin ,  n'étoient  pas  en  état  d'attendre  ce  terme.  Sans  fe  mettre 
en  peine  de  prendre  l'ordre  de  leurs  Commandans ,  ils  fe  jet- 
tent au  travers  des  flammes  ,  &;  à  demi-brûlés  pénétrent  juf- 
que  dans  la  fortereile.  Là  ils  furent  arrêtés  par  les  Mofco« 
vites  ,  qui  avoient  tiré  en  dedans  un  retranchement  dont  les 
flancs  étoient  bien  garnis  d'artillerie.  Quelques  Polonois  ac- 
coururent à  leur  fecours  5 1-e  Roi  lui-même  le  rendit  dans  ce 
endroit ,  &  courut  en  cette  occafion  rifque  de  la  vie ,  auffi 
bien,  que  Zamoski  qui  l'accompagnoit.  Mais  il  fallut  enfin 
céder ,  Se  les  affiégeans  furent  obligés  de  fe  retirer  en  défor- 
dre  ,  quelques  efforts  que  fît  le  Roi ,  qui  vouloit  empêcher 
que  le  mouvement  excité  parmi  fes  troupes  par  l'entreprife 
téméraire  des  Hongrois ,  n'eût  des  fuites  plus  fâcheufes. 

La  préfence  du  Prince  arrêta  le  défordre  ;  mais  cet  acci- 
dent changea  beaucoup  la  face  des  affaires.  Les  Mofcovites 
qui  ne  penfoient  auparavant  qu'à  fe  rendre  ,  reprirent  coeur 
à  ce  nouveau  fuccès.  Ils  fortifièrent  les  endroits  que  le  feu 
avoit  endommagés ,  réparèrent  les  flancs  de  leurs  baillons  ? 


ïS4  HISTOIRE 

l  &  fe  difpoférent  à  faire  de  nouveau  une  vigoureufe  réfï- 

Henri  fiance.  Les  Polonois  au  contraire  s'amufoient  à  s'accufer  les 

III.      uns  les  autres  du  malheur  qui  étoit  arrivé ,  & paroiffoient  plus 

I|yo,     difpofés  à  fe  mutiner  qu'à  retourner  encore  une  fois  à  la 

charge. 

Enfin  la  valeur  des  Hongrois  répara  le  mauvais  fuccès  dont 
ils  avoient  été  la  caufe.  Ces  braves  gens  ayant  fait  un  nouvel 
effort ,  emportèrent  l'épée  à  la  main  un  endroit  de  la  colline, 
fur  lequel  les  Mofcovites  avoient  cependant  fait  un  logementj 
&.  de-là  ils  pouffèrent  leurs  travaux  le  long  de  la  hauteur.  Ils 
avoient  à  leur  tête  un  noble  Hongrois ,  nommé  Pierre  Raski. 
Animés  par  fon  exemple  ,  ils  allèrent  une  féconde  fois  por- 
ter le  feu  au  pied  du  baftion  qu'ils  avoient  déjà  attaqué.  L'in- 
cendie dura  toute  la  nuit  5  &  le  matin  non  feulement  ies  fiâ- 
mes avoient  ruiné  le  flanc  de  cet  ouvrage  qu'on  avoit  réparé  } 
mais  même  le  retranchement  que  les  afîiégés  avoient  tiré  en 
dedans ,  étoit  expofé  à  découvert  au  canon  des  Polonois ,  en 
forte  qu'il  n'étoitpaspofîîble  de  le  défendre.  Ainfî  la  place  fe 
rendit  enfin  le  30.  d'Août  (1),  à  condition  qu'on  laifTeroit 
la  vie  fauve  à  la  garnifon  ,  &  que  chaque  foldat  fortiroit  avec 
un  habit. 

Cyprien  Evêque  de  cette  ville, &  les  Commandans  des 
troupes  Mofcovites ,  s'étoient  d'abord  oppofés  à  cette  réfo- 
lution ,  plutôt  dans  la  crainte  defe  voir  expofés  à  la  colère  du 
Czar  ,  que  par  aucune  appréhenfion  qu'ils  eufTent  de  recevoir 
quelque  mauvais  traitement  des  Polonois.  Ils  avoient  même 
pris  une  réfolution  de  défefpérés  :  c'étoit  de  mettre  le  feu  aux 
poudres ,  &  de  s'enfévelir  ,  eux  ,  &  tous  ceux  qui  étoient  dans 
la  forterefTe  ,  dans  les  ruines  de  la  place.  Mais  la  garnifon  les 
empêcha  d'exécuter  leur  deffein.  Enfin  ,  comme  ils  s'obftiné- 
rent  à  ne  pas  vouloir  foufcrire  à  la  capitulation  ,  ils  fe  retirè- 
rent dans  Sainte  Sophie  ,  réfolus  de  n'en  point  fortir  qu'on  ne 
vînt  les  en  arracher.  Le  Roi  retint  les  députés  avec  qui  la  ca- 
pitulation avoit  été  conclue,  &;  envoya  chercher  l'Evêque 
6c  les  Seigneurs  Mofcovites.  Ils  parurent  devant  ce  Prince  , 
qu'ils  faluérent  à  la  mode  de  leurs  pais ,  profternés  le  vifage 
contre  terre  3  &  on  en  confia  la  garde  à  Laurent  NVoine , 


(1)    Pour  concilier  cette  date  avec 
celles  qui  fuiyeRt ,  nous  avons  cru  qu'il 


falloit  lire  :  III,  Kal  Vllbr.  au  lieu  de 
III.  Kal.  VUlbr. 

Grand 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.       185 

Grand  Tréforier  de  Lichuanie.  Enfuite   le  Roi  envoya  un  -J ■ 

détachement  de  Hongrois  &;  de  Polonois,  pour  prendre  Henri 
pofTeflîon  de  la  fortereflèj  &  il  fe  difpofoit,  après  avoir  rendu  à       III. 
Dieu  de  folemnelles  actions  de  grâces  ,  à  y  faire  lui-même  Ton     157a. 
entrée  le  lendemain  ;  mais  l'infection  qui  fortoit  des  cadavres 
dont  elle  étoit  remplie  l'en  empêcha ,  &  il  fallut  la  nétoyer 
auparavant. 

Heidenftein ,  qui  nous  a  donné  une  relation  fort  exa&e  de 
cette  guerre,  rapporte  qu'on  y  trouva  le  cadavre  de  deux 
Allemans ,  que  les  ennemis  avoient  traités  d'une  manière  bien 
barbare.  Les  Mofcovites  les  avoient  mis  d'abord  jufqu'aux 
cuifïès  dans  une  chaudière  d'eau  bouillante,  &  les  avoient 
ainfi  brûlés  à  petit  feu.  Enfuite  leur  ayant  paiïé  une  corde 
dans  les  tendons  des  deux  bras ,  ils  leur  avoient  lié  les  mains 
derrière  le  dos  }  8c  dans  cet  état  ils  avoient  déchiqueté  en 
long ,  en  forme  de  cuirafle ,  le  ventre ,  &  tout  le  refte  du  corps 
-de  ces  malheureux. 

Ce  ipedacle  remplit  de  rage  les  vainqueurs ,  qui  à  cette 
vue  ne  refpiroient  que  la  vengeance.  Mais  le  Prince ,  perfuadé 
que  rien  ne  pouvoit  le  difpenfer  de  tenir  la  parole  royale  qu'il 
avoit  donnée ,  arrêta  l'effet  de  leur  relïèntiment  -y  ainfi  il  laiflà 
la  vie  aux  vaincus.  Il  leur  donna  même  le  choix,  ou  de  palier 
àfon  fervice,ou  de  retourner  en  Mofcovie.  Il  leur  afligna  pour 
cela  deux  endroits  différens,  où  chacun  devoit  fe  rendre,  félon 
le  parti  qu'il  voudroit  prendre  -6c  permit  aux  unsêcaux 
autres  de  difpofer  librement  de  leurs  perfonnes  èc  de  leurs 
effets.  Mais  il  fè  trouva  peu  de  perfonnes  dans  la  garnifon  qui 
paflailentdu  côté  des  Polonois  ;  6c  la  plupart  choiiirent  de 
retourner  dans  leur  patrie,Sc  de  continuer  à  fervir  leurPrince. 
Preuve  bien  marquée  de  leur  attachement  pour  l'un  & 
pour  l'autre,  puilqu'il  n'y  avoit  perfonne  parmi  eux  qui  ne 
fût  perfuadé  ,  que  de  repaffer  en  Mofcovie  ,  c'étoit  aller  cher- 
cher la  mort  la  plus  cruelle.  Cependant ,  foit  que  le  Czar  fût 
perfuadé  qu'ils  ne  s'étoient  rendus  que  parce  qu'ils  ne  pou- 
voient  faire  autrement,  foit  quePadverfité  ,  en  abaiflantfà 
fierté ,  eût  aufli  adouci  fa  férocité  naturelle  ,  il  ne  leur  fit  au- 
cun mauvais  traitement.  Seulement  il  les  difperfa  dans  lesgar- 
nifons  voifines  de  Luki ,  deZawolocze,  d'Ufwiata ,  ôc  de 
Newel  ,    afin  de   leur  donner  occafion  d'effacer  par  leur 

Tome  Fin,  A  a 


i8<5  HISTOIRE 

;  bravoure  la  honte  d'avoir  rendu  Poloczko. 
Henri       Le  roi  de  Pologne  fe  fit  en  cette  occafion  beaucoup  d'hon- 
III.       neur  parmi  les  Mofcovites ,  par  fa  fidélité  à  garder  fa  parole, 
j  cyn,     àc  par  la  douceur  &  la  clémence  dont  il  ufa  envers  eux.  Plus 
ces  vertus  étoient  inconnues  à  ces  peuples ,  toujours  fournis  à 
un  efclavage  rigoureux  ,  plus  elles  leur  paroiiîbient  admira- 
bles dans  un  Prince  ennemi.  Il  ne  fe  trouva  pas  à  beaucoup 
près  tant  de  richefTes  qu'on  le  croyoit  dans  la  forterefïè.  Les 
troupes  profitèrent  de  prefque  tout  ce  qu'il  y  avoit ,  à  l'exce- 
ption d'une  bibliothèque  très-remplie  de  livres  Grecs ,  tra- 
duits en  Efclavon  par  Methodius  &  Conftantin ,  fi  l'on  en 
croit  les  annales  de  Rufîie.  La  plupart  étoient  des  ouvrages 
des  Pères  de  PEglife  Grecque.  L'ufage  n'efr.  point  parmi  eux, 
que  leurs  Prêtres  faflènt  au  peuple  des  inftructions  de  leur 
propre  invention.  Ils  fe  contentent  de  reciter  quelque  homé- 
lie des  Pérès  Grecs  traduite  en  langue  vulgaire  ;  foitque, 
comme  ils  font  fort  ignorans ,  ils  fe  défient  de  leurs  propres 
lumières  j  foit  qu'on  leur  ait  preferit  ces  bornes ,  de  peur 
qu'emportés  par  la  curiofité  naturelle  à  l'efprit  humain  ,  en 
voulant  trouver  du  nouveau ,  ils  ne  s'éloignaflent  de  l'anti- 
quité ,  &  ne  s'écartaflent  par  conféquent  de  la  vérité.  On  dit 
que  c'eff.  aufïi  pour  empêcher  que  les  prédicateurs,  s'il  leur 
étoit  permis  de  faire  des  difeours  à  leur  fantaifie,  ne  priflent 
la  liberté  de  parler  contre  le  Prince  &  les  Magiftrats  ,  défor- 
dre  que  le  mauvais  exemple  n'a  que  trop  autorifé  parmi  nous. 
Après  la  prife  de  Poloczko,  le  Roi  ,qui  penfoità  rétablir 
l'ordre  dans  la  Province ,  commença  par  la  Religion.  Il  y 
avoit  dans  la  forterefïè  une  Eglife  allez  grande  ,  bâtie  de  pier- 
res de  taille ,  6c  même  magnifique  pour  le  lieu.  Elle  étoit  defl 
fervie  par  des  Chrétiens  du  rit  Grec  ,  dont  le  droit  étoit  fon- 
dé fur  une  pofTefîion  fort  ancienne.  Le  Roi  l'accorda  à  l'Eve- 
que  RufTien  du  même  Rit ,  qui  tenoit  auparavant  fon  fiége  à 
Witcpsk,6c  qui  dès-lors  prenoit  le  titre  de  cetteEglife.Un  des 
principaux  motifs  qui  l'y  engagérent,fut  que  comme  il  avoit 
deflein  de  porter  la  guerre  en  Mofcovie  ,  loin  de  la  Pologne , 
ce  Prince  éclairé ,  qui  fçavoit  combien  la  Religion  a  de  force 
pour  déterminer  les  efprits  ,  appréhenda  que  l'attachement  à 
leur  Religion  n'empêchât  les  Mofcovites  de  fe  rendre  à  lui, 
s'ils  pou  voient  s'imaginer  qu'il  les  forceroità  l'abandonner.  Il 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.      187 

en  fit  Mtir  une  autre  pour  les  Catholiques  Romains,  &  lui  . . 

afiigna  des  revenu^,  o  fnrPnr  1p< :  j^<«;*«0  ^»*ii  «oi-«niapour  H  v  n  J^ 
ladefTervir.  Ce  Prince  les  protegoit  fort  3  &  il  efpéroit  que       I II. 
par  le  moyen  de  ces  Pérès ,  on  pourroit  reformer  beaucoup      1  C70, 
d'abus  qui  s'étoient  introduits  parmi  ces  peuples  mal  inllruits 
dans  la  croyance  &  dans  les  mœurs.  Il  avoit  en  vue  fur-tout 
d'arrêter  la  débauche  des  femmes  ,  vice  très-commun  dans 
le  pais,  même  parmi  les  habitans  de  la  campagne.  Enfuite il 
ordonna  qu  on  rasât  les  travaux  qu  on  avoit  élevés  pour  le 
fiége ,  qu'on  comblât  les  tranchées ,  &  qu'on  réparât  les  forti- 
fications de  la  place  3  &:  il  affigna  certains  revenus  pour  four- 
nir à  cette  dépenfe.  Enfuite  il  nomma  des  Commandans ,  ÔC 
rétablit  enfin  un  Palatinat  à  Poloczko,  au  lieu  que  quelque 
tems  avant  que  cette  ville  fût  prife  par  les  Mofcovites ,  elle 
n'étoit  gouvernée,  comme  Kiovie  ,  que  par  des  Lieutenans 
pour  le  Roi. 

Tel  fut  l'ordre  que  mit  Batthory  dans  fa  nouvelle  con- 
quête. Cependant  à  peine  l'armée  royale  fe  vit  en  état  de  refi- 
pirer  un  moment ,  fans  avoir  pour  lors  d'ennemis  étrangers  à 
combattre  ,  qu'elle  penfa  tourner  fes  propres  armes  contr'elle- 
même.  La  difeorde  fe  mit  entre  les  Hongrois  &  les  Polonois. 
Ceux-ci  fe  plaignoient  que  les  autres  n'avoient  pour  eux  que 
du  mépris  5  &c  ils  étoient  furie  point  d'en  venir  aux  mains  , 
lorfque  le  Roi ,  par  une  gratification  qu'il  leur  fit ,  appaiface 
différend.  Mais  la  divifion  fe  mit  parmi  les  chefs  mêmes  5  Ôc 
cette  affaire  pouvoit  avoir  des  fuites  beaucoup  plus  fâcheuiés. 
Mieleczki  général  des  troupes  de  Pologne,  quoiqu'il  fut  in- 
time ami  de  Radziwil ,  qui  étoit  à  la  tête  de  celles  de  Lithua- 
nie  ,  ne  le  voyoit  plus  de  fi  bon  œil  depuis  qu'il  partageok 
avec  lui  le  commandement  -y  il  avoit  de  même  conçu  une  anL 
mofité  fecrette  contre  Zamoski,  qui  à  fonavisnel'appuyoit 
pas  afTez  dans  l'exercice  de  fa  charge  •  enfin  il  n'avoit  pas 
moins  de  jaloufie  contre  Bekes  j  &c  il  ne  voyoit  qu'à  regret 
cet  étranger  lui  difputer  la  gloire  que  la  dignité  de  Généra- 
lifTime,  qui  lui  avoit  été  confiée,  fembloit  devoir  lui  af- 
flirer. 

Bekes  étoit  né  en  Tranfylvanie ,  &  avoit  d'abord  été  élevé 
dans  lamaifon  d'un  Seigneur  de  cette  Province,  nommé  Pe- 
trovith.  Danslafuiteil  devint  fi  agréableà  Jean  Sigifmond, 

Aaij 


î&8  HISTOIRE 


f^nia.110     y 


;  Prince  deTranfilvanie  ,  qu'étant  mort  fans  laifTpr  A'(***& 
■•^^•^.  >.t  n  t  il  ne  »-i ctiv iiit  pao  Jvi  i\- liv^iTTirv-io.' i-«/~>ii t- fî^r»  i»T*-ceiieur.v^epencianc 
III.  Batthory  lui  rut  préféré  par  les  Etats  de  la  province  j  &  ce  fut 
j  cnqt  entr'eux  l'origine  d'une  inimitié  mortelle.  Comme  Bekes 
cherchoit  à  brouiller  dans  l'Etat ,  Batthory  l'avoit  dépouillé 
de  quelques  petites  places  qu'il  poilédoit.  Bekes  outré  avoic 
eu  recours  a  l'empereur  Maximilien.  Il  avoit  levé  quelques 
troupes  dans  l'Empire,  6c  s'étoitmis  en  tête  de  détrôner fon 
rival.  Mais  ayant  été  battu,  il  avoit  été  obligé  d'aller  une 
féconde  fois  chercher  un  afyle  en  Allemagne.  Dans  la  fuite 
voyant  que  Batthory  avoit  été  élu  roi  de  Pologne  ,  èc  qu'il 
avoit  mérité  par  fa  valeur  de  monter  fur  un  trône  qui  le  met- 
toit  au  defllis  de  tous  fes  envieux  ,  il  mit  bas  toute  jaloufie 
6c  toute  animofîté  -,  Se  comme  il  connoifToit  la  grandeur  d'a- 
me  de  ce  Prince ,  il  le  choifit  pour  mettre  en  lui  toute  fa  con- 
fiance, 6c  voulut  ne  tenir  que  de  lui  fa  grandeur  6c  fa  fortune» 
Dans  cette  efpérance  il  lui  offrit  Ces  hommages  de  fes  ièrvicesj 
6c  il  ne  fut  pas  trompé.  Le  roi  de  Pologne  ,  qui  connoiifoit  de 
fon  côté  tout  le  mérite  de  Bekes ,  non  feulement  oublia  tous 
lesfujets  de  mécontentement  qu'il  pouvoit  lui  avoir  donnés  3 
mais  après  l'avoir  reçu  avec  bonté  ,  il  le  combla  de  biens  6c 
d'honneurs.  Or  c'en:  ce  qui  chagrinoit  les  Polonois. 
Procès  des  Le  Roi ,  qui  fentit  que  l'oiiîveté  étoit  la  fource  de  leurs  re- 
poionoisen  muemens ,  réfolut  de  les  occuper  pour  les  contenir  dans  le 
devoir.  Ainiiil  les  commanda  pour  aller  reprendre  les  forts 
bâtis  aux  environs  de  Poloczko ,  où  Iqs  ennemis  avoient  en- 
core garnifon.  Mieleczki  partit  à  la  tête  de  l'infanterie  Polo- 
noife  6c  Allemande  pour  aller  affiéger  Sokol.  Martin  Kurtz 
fuivi  d'un  corps  de  Cofaques,  6c  de  Conftantin  Lucompzki  D 
étoit  en  marche  pour  le  rendre  devant  Turowla  ,  lorfque  la 
garnifon  voyant  l'incendie  de  Poloczko  éteint ,  èc  conje&u. 
rant  de-là  que  la  fortereffe  s'etoit  rendue ,  abandonna  la  place 
fans  attendre  l'ordre  de  ies  Officiers.  Pour  Suià,  on  réfoluc 
d'en  remettre  le  fiége  à  une  autre  occafion. Cependant  on  con- 
duifit  l'artillerie  par  la  Duinejufqu'â  DriiTa,  place  bâtie  fur  la 
rivière  qui  porte  ce  nom  ,  d'où  elle  fut  tranfportée  par  terre 
devant  Sokol.  En  même-tems  les  troupes  commandées  par 
Mieleczki  parlèrent  la  riviviére  de  Driflà  fur  un  pont  que  Ni- 
colas Urovecz  avoir  fait  jetter  deflus- 


Lirooie, 


DEJ,  A,  DE  THOU,  Liv.  LXIX.     185, 

Cependant  Jean  Sbarazi  Palatin  de  Braflaw  paffa  la  ri- 
vière à  la  tête  d'une  partie  de  la  cavalerie  ,  &  alla  fè  mettre  Henri 
en  embufcade  vers  Pleskow  ,  pour  arrêter  les  courfes  du  Czar       III. 
de  ce  côté-là.  Mais  ce  Prince  fe  contenta  de  faire  montre  de     1570. 
fon  armée  ,  compofée  de  nations  différences ,  comme  des 
peuples    de    Kazan  6c   d'Aftracan  ,  qu'il  avoit  fubjugués 
depuis  peu.  Il  les  cita  toutes  avec  emphafe  les  unes  après  les 
autres ,  chacune  par  leur  nom.  Du  refte  il  ne  fe  donna  pas 
même  la  peine  de  former  un  camp  ;  il  dreffa  feulement  des 
tentes ,  &  toutes  fes  entreprifes  fe  bornèrent  là. 

Drobrofïblowski  commandoit  l'artillerie.  Il  fit  tirer  trois 
boulets  rouges  dans  la  place  ,  feulement  pour  éprouver  quels 
effets  ils  produiroient.  Deux  mirent  le  feu  dans  les  endroits 
où  ils  donnèrent,  6c  furent  éteints  parles  aiîiégés  :  mais  le 
troisième ,  qui  donna  dans  le  pied  du  retranchement ,  n'ayant 
point  étéapperçû,  ces  murs,  qui  n'étoient  bâtis  que  de  fa- 
pin  ôc  de  bois  îqc  ,  parurent  en  feu  en  un  inflant.  A  cette  vue 
Mieleczki  fît  fonner  la  charge,  comme  s'il  eût  été  prêt  de 
donner  un  affaut  à  la  place.  Ce  fpe&acle  jetta  la  confternation 
parmi  les  Mofcovites.  Frappés  feulement  du  danger  prefent., 
6c  n'étant  pas  en  état  d'arrêter  l'incendie,  ils  abandonné! 
rent  le  fort  avec  précipitation ,  6c  fortirent  de  toutes  parts. 
Seremet  ayant  pris  le  chemin  de  Pleskow  avec  une  partie  de 
la  cavalerie ,  tomba  dans  l'embufcade  que  Sbarazi  avoit  ten- 
due :  d'un  autre  côté  Boritz  de  Seyn  alla  donner  dans  les  Al- 
lemans.  Ceux-ci,  qui  ne  refpiroient  que  la  vengeance,  6c  que 
le  fouvenir  du   traitement  barbare   que   leurs   camarades 
avoient  éprouvé  à  Poloczko  rendoit  furieux ,  le  maffacrérent 
avec  les  Palatins  André  Paleczki ,  Michel  Lyque ,  6c  Baille 
Crivoborski.  Ceux  qui  étoient  refiés  dans  le  fort  deman- 
doient  quartier  ,  lorfque  les  Allemans  fe  jettérent  fur  euxl'-é- 
pée  à  la  main,6c  en  firent  un  carnage  horrible.  A  cette  vue  la 
frayeur  des  Mofcovites  fe  tourna  enMefefpoir^  ils  abatirentla 
herfe,  6c  maflacrérent  environ  cinq  cens  Allemans  qui  étoient 
entrés  dans  le  fort,  avant  que  Rozdrazowski  6c  Wierzeyski 
eufTentpû  enfoncer  la  porte  pour  venir  à  leur  fecours.  Alors 
leurs  camarades  devenus  encore  plus  furieux  qu'auparavant , 
donnèrent  fur  ces  malheureux  avec  rage ,  6c  tuèrent  fans 
quartier  tout  ce  qui  fe  prefenta  devant  eux.  Plufieurs  fe 

Aaiij 


r9o  HISTOIRE 

■."■"■— "■'■  jettérent  au  milieu  des  fiâmes ,  où  ils  furent  confumés.  La  fu- 

Henri  reur  des  vainqueurs  s'étendit  jufque  fur  les  morts  j  comme  la 
III.  plupart  étoient  fort  gras ,  les  vivandières  Allemandes  les  ou- 
j  clq  vroient  pour  en  tirer  lagraiflè,  &  en  faire  un  remède  pour 
guérir  les  playes ,  ce  qu'elles  rirent  même  au  corps  du  général 
Seyn.  Audi  le  Czar  ne  manqua-t'il  pas  dans  la  fuite  d'en  faire 
des  reproches  au  roi  de  Pologne  dans  une  lettre  qu'il  lui  écri- 
vit. On  fit  un  grand  butin  dans  cette  place ,  &le  loldat  s'y  en- 
nchitjaprès  quoi  Mieleczki  fuivi  de  l'armée  vi&orieufe  revint 
trouver  le  Roi. 

Ce  Prince  partit  de  Poloczko ,  ôc  fe  rendit  à  Dzifna.  Là  il 
donna  audience  aux  ambalîadeurs  d'Adolfe  duc  d'Holffcein , 
&  de  Henri  Grand  Maître  de  l'Ordre  Teutonique ,  qu'il  ren- 
voya attendre  fa  réponfe  à  Vilna.  A  fon  avènement  à  la  Cou- 
ronne, Batthory  avoit  eu  tant  d'arraires  ,  qu'il  neparoifïbit  pas 
alors  qu'elles  lui  permifîènt  de  fe  mettre  en  campagne  aflez  à 
tems  pour  empêcher  le  Czar  de  fe  rendre  abfolument  le  maî- 
tre de  la  Livonie.  Dans  ces  circonftances  Radziwil  Palatin 
de  Vilna ,  qui  voyoit  qu'on  faifoit  la  guerre  depuis  tant  d'an- 
nées dans  cette  province ,  qu'elle  coûtoit  beaucoup  à  l'Etat , 
&  qu'on  n'en  retiroit  aucun  fruit,  avoit  perfuadé  à  Adolfe 
de  demander  au  Roi ,  qu'il  la  lui  cédât ,  à  condition  de  la  te- 
nir de  lui  comme  un  fief  de  la  Couronne  ,  promettant  de  la 
défendre  à  (qs  frais  contre  tous  les  efforts  du  Mofcovite.  A 
l'exemple  de  Radziwil,  Jean  Chodkewitz,qui  venoit  de  mou- 
rir ,  avoit  donné  le  même  confeil  à  Henri.  Dans  la  fuite  Bat- 
thory examina  leurs  raifons  dans  la  dicte  de  Varfovie  ;  ôc  leur 
avant  demandé  ,  pour  fournir  aux  frais  de  cette  guerre ,  quel- 
cu'argent  à  emprunter,  qu'ils  lui  refuférent,  il  prit  ce  pré- 
texte pour  éluder  leurs  demandes. 

Cependant  ce  Prince  s'étant  embarqué  fur  la  Duine  à  Dzif- 
na, defcendit  cette  rivière  ,  dont  la  navigation  lui  parut  fort 
agréable,  &  vint  à  Drwka^  de-là il  prit  fa  route  par  terre , 
pafla  à  Braflaw,&;  fe  rendit  à  Vilna  en  Lithuanie.  Il  y  trouva 
André  Caligaro Nonce  du  Pape,  6c  beaucoup  de  Noblefîe 
qui  y  étoit  venue  pour  le  complimenter.  Toute  la  ville  fortit 
au  devant  de  lui  pour  le  féliciter  de  fa  victoire  ;  &.  on  fit  des 
prières  publiques  pour  demander  à  Dieu  ,  que  comme  il 
avoit  eu  la  bonté  de  les  délivrer  d'un  grand  fardeau  par  la 


DE  J.  A.  DE  THOU,Liv,  LXIX.       191 

prife  de  Poloczko  ,  il  daignât  encore  achever  d'aiîurer  leur  = 
tranquillité  ,  en  enlevant  Kockenhaus  à  leurs  ennemis.  Henri 

D'un  autre  côté  le  Czar  ayant  appris  la  perte  de  Poloczko,  III. 
&.  le  carnage  que  les  Polonois  avoient  fait  de  la  garnifon  de  1  C70 
Sokol,  quitta  Pleskow,  &  fe  retira  dans  le  fond  de  la  Mof- 
covie.  Avant  ion  départ  il  écrivit  aux  troupes  qui  étoient 
dans  Sufa ,  commandées  par  Pierre  fils  de  Théodore  Palatin 
de  Colicski ,  que  puifque  les  ennemis  s'étoient  rendus  maî- 
tres de  toutes  les  places  voifines ,  &:  que  par  conséquent  elles 
ne pouvoientplus  être  fecouruës, elles  prifTent  de  bonne  heure 
leurs  mefures  •  que  cependant  elles  euiïèntfoin  d'encloiierle 
canon  auparavant,  &  d'enterrer  les  images  avec  les  vafes  fa- 
crés,  de  peur  qu'ils  ne  fufïent  expofés  à  la  profanation  des 
barbares  3  car  c'eft,  le  nom  que  ces  Princes  donnent  à  toutes 
les  autres  nations.  Comme  il  avoit  envoyé  plufîeurs  exem- 
plaires de  cette  lettre  ,  il  en  tomba  une  copie  entre  les  mains 
de  Mieleczki.  Ce  général  ne  laifTa  pas  échapper  une  il  belle 
occafîon.  Il  marcha  auffitôt  de  ce  côté  là  $  èc  ayant  fommé  la 
garnifon  de  fe  rendre  ,  elle  obéît ,  &;  lui  livra  la  place  avec 
tout  le  canon  qui  étoit  dedans  le  6.  d'Octobre,  après  avoir 
ftipulé  qu'on  lui  laiiïèroit  la  vie  fauve ,  &  un  habit  à  chaque 
foldat. 

Après  cela  Mieleczki  partagea  fon  armée  en  trois  corps  & 
la  mit  en  quartier  d'hy  ver.  Cependant  il  chargea  Constantin 
duc  d'Oftrog  de  faire  des  courfes  avec  (es  troupes  dans  le  pais 
ennemi.  Auffitôt  leDuc,accompagné  de  Michel  Wifnovecz, 
pafTa  le  Nieper  ,  courut  toute  la  Severie ,  &c  fit  le  dégât  jus- 
qu'aux portes  de  Starodub  ,  &;  dans  tous  les  environs.  En 
même  tems  Philon Kmita,  gouverneur  d'Oria  ,  après  avoir 
fait  un  grand  butin ,  s'avança  jufqu'à  Smolensko ,  brûla  deux 
mille  villages  -y  6c  ne  laiiîà  dans  tout  le  païs  que  le  fol  qu'il  ne 
pouvoit  enlever. 

Cependant  le  Roi ,  qui  penfoit  à  fè  diipofer  à  la  guerre  pour 
l'anné  fuivante  ,  fe  trouvant  à  Braiîaw  le  2  7.  de  Septembre , 
avoit  convoqué  la  diète  à  Varfovie  pour  le  2  3 .  de  Novembre 
fuivant.  Ce  fut -là  qu'il  partagea  entre  les  Seigneurs  delà 
Cour  les  charges  &  les  emplois,  vacans  par  la  mort  de  Jean 
Chodkewitz  ,  &  parce  que  les  Radziwils  ,  qui  étoient  de  Li- 
thuanie ,  profitèrent  le  plus  de  cette  dépouille  ,  ce  fut  un 


i;£  HISTOIRE 

.■■■■■■  ■ ■■«■  fujet  de  mécontentement  pour  les  Polonois,tant  la  jaloufie 
H e  n  ri   étoit  encore  forte  entre  ces  deux  Nations  ,  quoique  toutes 
III,      deux  foûmifes  au  même  empire.  De  Braflaw  ,  le  Prince  fe 
rendit  par  Vilna  à  Grodno  ,  où  il  prit  pendant  quelque  tems 
*'"'     le  plailir  de  la  chafiè. Ce  divertiilèment  6c  la  joye des  derniers 
fuccès  furent  un  peu  troublés  par  la  mort  de  Gafpard  Bekes , 
dont  je  viens  de  parler,  qui  arriva,  dans  ce  tems-là.  Il  laifïa 
une  femme   6c  deux  fils  encore  fort  jeunes ,  qu'il  recom- 
manda en  mourant  au  Roi  6c  à  Zamoski. 

Enfin  on  fit  l'ouverture  de  la  diète  ,  6c  comme  le  Roi  ap- 
prit qu'on  parloit  beaucoup  de  lui  de  façon  à  lui  faire  une 
cfpéce  de  crime  de  bien  des  choies ,  il  aima  mieux  entrepren- 
dre de  fe  juflifier  fur  ce  qu'on  trouvoit  à  reprendre  dans  fa 
conduite ,  que  de  lailîer  fortifier  ces  bruits  en  les  difiimulant 
mal -à -propos.  Il  y  avoit  beaucoup  de  mécontens.  Ceux 
dont  les  plus  grandes  libéralités  du  Roi  n'étoient  pas  capa- 
bles de  remplir  l'avidité  j  d'autres ,  qui  parce  qu'ils  avoient 
donné  leur  voix  à  fon  élection ,  croyoient  que  c'étoit  leur 
faire  une  injuftice  ,  que  de  ne  pas  les  élever  aux  dignités  de 
l'Etat  j  quelques-uns ,  qui  trouvoient  mauvais,  qu'il  n'y  eût 
d'emplois  que  pour  Mieleczki ,  Zamoski  6c  les  Radziwils; 
tous  ces  gens  étoient  de  ce  nombre,  6c  comme  ils  vivoient 
dans  un  Etat ,  où  chacun  a  la  liberté  de  dire  tout  ce  qu'il 
penfe  ,  le  Roi  ne  pouvoit  dire  un  parole ,  ni  faire  aucune  dé- 
marche, qu'ils  n'interprétalTent  mal.  Ainfi  lorfque  d'abord 
ce  Prince  pafla  à  Leopol  dans  la  Rufiie ,  ils  firent  courir  le 
bruit ,  qu'il  étoit  dégoûté  de  la  Pologne  ,  &  qu'il  emportoit 
avec  lui  le  tréfor  du  roi  Sigifmond-Augufl:e,dans  le  dellein  de 
fe  retirer  enTranfylvanie.  Quand  enluite  il  marqua  le  ren- 
dez-vous des  troupes  à  Suire  ,  ils  publièrent  qu'il  ne  penfoit 
à  rien  moins  qu'à  faire  la  guerre  -y  qu'en  efFet  il  en  étoit  inca- 
pable ,  6c  qu'il  ne  fongeoit  qu'à  les  amufer ,  pour  avoir  un  pré- 
texte d'amafTer  de  l'argent  6c  de  lever  de  nouveaux  impôts. 
Ils  allèrent  même  plus  loin.  Ils  fondèrent  les  fentimens  de 
la  Reine  ,  en  lui  faiïànt  entendre  que  ce  Prince  la  méprifoit 
à  caufe  de  fon  âge  ,  qu'il  penfoit  à  s'en  faire  féparer  ,  &  que 
c'étoit  pour  cela  qu'il  avoit  député  à  Rome  Pierre  Volski 
évêque  de  Plosko.  Ils  ajoûtoient ,  qu'il  n'avoit  point  du  tout 
rempli  les  conditions    qu'il  avoit  fait  ferment  d'exécuter 

lorfqu'il 


DE  j.  A.  DE  THOU,  Li  v.  LXIX.        193 

lorfqu'  il  étoit  monté  fur  le  trône  j  qu'il  donnoit  tous  les  em-  - 

plois  à  des  étrangers ,  Se  qu'il  n'avoit  point  obfervéles  for-  Henri 
malités  prefcrites  par  les  loix  du  Royaume  ,  en  recevant       III. 
l'hommage  du  duc  de  Curlande.  Au  refte  toutes  ces  plaintes     1579. 
ne  tendoient  qu  a  empêcher  qu'on  n'accordât  aucun  fub- 
fîde  au  Roi ,  ôc  à  le  mettre  par-là  hors  d'état  de  continuer  la 
guerre. 

Zamoski  jugea  donc  ,  qu'il  étoit  à  propos  de  prévenir  d'a- 
bord ces  commencemens  de  troubles.  Ainfi  dès  le  premier 
jour  qu'on  traita  du  gouvernement  dans  la  diète ,  il  fit  un 
difcours  très-éloquent ,  où  il  repréfenta  fous  un  point  de  vue 
magnifique  les  avantages  qu'on  avoit  remportés  fur  les  enne- 
mis dans  la  dernière  campagne  ,  êc  prouva  par  des  raifonne- 
mens  folides ,  la  néceflité  de  continuer  cette  guerre,  avant 
que  le  Czar  eût  eu  le  tems  de  le  reconnoître ,  &  de  réparer  les 
pertes  qu'il  avoit  faites.  Enfuite  il  exhorta  tous  les  membres 
de  la  diète  ,  à  prendre  hautement  en  main  dans  une  circonf- 
tance  fi  délicate  les  intérêts  de  l'Etat  -y  en  leur  reprefentant , 
que  s'ils  tenoient  cette  conduite ,  ils  trouveroient  pour  le  prê- 
tent leur  confolation  dans  le  témoignage  de  leur  confeience 
Se  dans  les  bienfaits  d'un  Roi  libéral ,  ôc  que  la  gloire  en  fe- 
roit  le  fruit  dans  la  fuite.  Enfin  il  ajouta  que  fous  un  Prince 
aufli  jufte  que  celui  qui  les  gouvernoit ,  les  récompenfes  n'é- 
toient  que  pour  le  mérite  ôc  les  vrais  fervices ,  &:  qu'il  n'y 
avoit  rien  à  efpérer  pour  les  mécontens  &  les  brouillons. 
Tout  le  monde  comprit,  que  Zamoski  n'avoit  parlé  de  la 
forte  ,  que  de  concert  avec  le  Roi.  Ain  fi  ce  difcours  fit 
qu'on  fut  plus  retenu  dans  la  fuite ,  &  on  entendit  moins 
murmurer. 

Cependant  ce  Prince  voulut  encore  fejuftifier  lui-même 
au  fujet  des  plaintes  qu'il  feavoit  qu'on  avoit  répandues  con- 
tre lui  dans  le  public.  Le  tems  avoit  déjà  aflez  réfuté  tout  ce 
qu'on  avoit  ofé  publier  fur  fon  voyage  à  Leopol,furfes  def- 
leins  en  aflemblant  l'armée  à  Suire ,  6c  fur  plufieurs  autres 
fujets.  On  feavoit  de  même,  qu'il  avoit  facrifié  fes  propres 
revenus  pour  fubvenir  aux  frais  de  cette  guerre  ,  oc  qu'il  n'a- 
voit point  eu  d'autres  intérêts  que  ceux  de  l'Etat.  Il  s'ar- 
rêta donc  principalement  à  montrer  Pinjuftice  de  ceux  qui 
Paccufoient  d'avoir  diminué  le  pouvoir  &  l'autorité  du 
Tome  Vllh  B  b 


î94  HISTOIRE 

■  i  Généraliflîme,&  de  n'avoir  mis  que  des  étrangers  dans  les 

Henri  emplois,parce  qu'il  vie  bien  que  par-là  on  vouloic  parler  de  ce 
III.  qu'il  avoir  fait  pour  Bekes.  Il  reprefenta  donc  à  la  diète  :  Que 
i  <-ja,  lorfqu'il  avoit  mis  ce  brave  homme  à  la  tête  des  troupes  de 
Hongrie ,  il  n'avoit  point  entendu  par-là ,  qu'il  pût  rien  entre- 
prendre de  fon  chef  :  Qu'au  contraire  ion  intention  avoit 
toujours  été ,  qu'il  fût  fournis  au  Général  Polonois ,  &:  qu'il 
ne  lui  avoit  donné  cet  emploi  que  pour  fervir  à  porter  aux 
Hongrois  les  ordres  du  Généraliflime  :  Qu'au  reile  il  avoit 
été  néceflaire  pour  cette  guerre  de  fe  fervir  des  troupes 
étrangères  ,  &  fur-tout  de  l'infanterie ,  parce  que  le  Royau- 
me qui  pouvoit  fournir  une  cavalerie  des  plus  nombreufes  de 
tous  les  Etats  de  l'Europe ,  n'étoit  pas  également  puifïant  en 
gens  de  pied  :  Qu'après  avoir  long-tems  délibéré  dans  le  Sé- 
nat fur  ce  fujet ,  tous  les  avis  s'etoient  enfin  réunis  à  dire  , 
que  rien  n'empêchoit  qu'on  n'implorât  le  fecours  des  forces 
étrangères  :  Qu'en  effet  il  étoit  du  devoir  d'un  Prince  fàge  > 
de  ne  pas  s'obftiner  à  vouloir  acheter  au  prix  du  fang  de  fes 
fujets ,  ce  qu'il  pouvoit  acquérir  aux  dépens  des  étrangers  $ 
que  c 'étoit  par-là  que  les  plus  grands  Empires  s'étoîent  for- 
més,  &  que  plu fieurs  familles  diftinguées  s'etoient  établies 
dans  le  Royaume  3  par  exemple,  la  famille  des  Tarnow ,  une 
des  plus  illuftres  de  la  Pologne  y  dont  les  premières  fouches 
étoient  étrangères.  Ces  raiibns  arrêtèrent  les  murmures ,  & 
comme  il  n'y  avoit  perfonne  qui  ofât  nier  qu'on  n'veût  befoin 
d'infanterie  étrangère,  on  n'entendit  plus  de  plaintes  à  ce 
fujet.  Ce  Prince  fit  voir  enfuite ,  qu'à  l'égard  du  prince  de 
Curlande,  il  ne  s'étoit  écarté  en  rien  desloix  du  Royaume 
ôt  des  ufages  reçus  par  Ces  Prédéceileurs.  Enfin  il  fejuftifia 
publiquement  des  bruits  défavantageux  qu'on  avoit  fait  cou- 
rir au  fujet  de  la  députation  de  Pévêque  de  Plosko ,  &  en 
montra  le  peu  de  fondement.  Ainfi  tout  d'une  commune 
voix  il  fut  arrêté ,  qu'on  continueroit  au  Roi  le  fubiide  or- 
dinaire. Seulement  pour  prévenir  la  prefeription  ,  on  ajouta , 
qu'il  ne  feroît  la  guerre  que  par  fes  Lieutenans.  Mais  ce  Prin- 
ce ,  dont  le  grand  cœur  s'indignoit  des  bornes  qu'on  lui  pre- 
ferivoit  ,  prouva  par  bien  des  raifons  qu'il  étoit  à  propos 
pour  les  intérêts  de  fa  gloire ,  qu'il  fe  trouvât  en  perfonne  à 
la  tête  des  armées  5  que  fa  préfence  y  étoit  même  néceflaire  > 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX,         195 

pour  animer  tant  de  Nations,  arrêter  les  jaloufies qui  pou-     . 
voient  naître  entr'elles ,  &  entretenir  l'union  parmi  les  Gé-  Henri 
néraux  qui  les  commandoient.  III. 

Sur  la  fin  de  la  diète  on  apprit  la  nouvelle  de  laprifede  j  ry^. 
Nifcerda  ,  qui  venoit  d'être  livrée  aux  Polonois  par  un  paï- 
fàn,  nommé  ColTbn.  C'étoit  un  homme,  qui  à  une  force 
extraordinaire  joignoit  un  courage  bien  fupérieur  à  fa  naif- 
fance.  Il  avoit  été  d'abord  traniporté  en  Mofcovie  avec 
les  autres  habitans  de  Poloczko,  lorfque  le  Czar  s'étoit 
rendu  maître  de  cette  place.  Dans  la  fuite  ,  on  crut  que  le 
tems  lui  avoit  fait  oublier  Ces  anciens  Maîtres ,  ôcon  lui  per- 
mit de  retourner  dans  fon  pais  avec  £es  fils.  Ainiî  lorfqu'il 
apprit  que  le  roi  de  Pologne  avoit  repris  cette  place ,  il  fon- 
gea  à  mériter  par  quelque  fervice  de  rentrer  fous  les  loix  de 
fon  premier  Souverain.  Dans  cette  vue ,  il  perfuada  aux 
Cofaques  de  Poloczko  d'aller  attaquer  Nifcerda ,  les  affû- 
rant  que  la  place  n'étoit  pas  en  état  de  faire  réfiftance ,  parce 
qu'on  n'en  avoit  pas  encore  achevé  les  fortifications ,  &  qu'ils 
l'emporteroient  aifément.  L'événement  juftifia  [qs  promef- 
fcs.  Cependant  Coffon ,  qui  ne  laiffoit  pas  de  vivre  au  milieu 
des  Mofcovites ,  parce  qu'ils  n'imaginoient  pas  que  l'arrivée 
des  Cofaques  fût  fon  ouvrage  ,  voulut  auffi  les  engager  à  fc 
rendre  maîtres  de  la  même  façon  de  Zawolocze.  Mais  fon 
intrigue  ayant  été  découverte ,  le  fuccès  de  cette  nouvelle 
tentative  fut  différent,  &:  il  fut  puni  lui-même  d'être  refté 
trop  long-tems  au  pouvoir  des  ennemis.  Ils  l'empallérent 
avec  deux  de  fes  fils  à  la  vue  du  fort. 

Telle  étoit  la  face  des  affaires  de  l'Orient  &  du  Nord.     Affaires  de 
Cependant  l'Occident  n'étoit  pas  plus  tranquille  j  &  le  fort  PortuSal- 
de  la  couronne  de  Portugal ,  prête  de  paiTer  dans  une  famille 
étrangère ,  tenoit  en  fufpens  l'Efpagne ,  &  toutes  les  Nations 
voifines. 

L'ouverture  des  Etats  fe  fit  le  premier  jour  d'Avril ,  &c  Etats  de 
Henri  s'y  rendit  en  habit  de  Cardinal  ,  portant  le  feeptre ,  Lifbonnc 
accompagné  du  duc  de  Bragance  &  iuivi  d'un  nombreux 
cortège.  Le  Roi  prit  place  fur  un  trône  qui  lui  avoit  été  pré- 
paré fous  un  dais.  Enfuite  le  licencié  Alfonfe  de  Caftelblan- 
co  ayant  reçu  ordre  de  fa  Majefté  de  porter  la  parole  aux 
Etats  j  il  fit  un  difeours,  où  il  pouffa  la  flaterie  jufqu'à  fe 

Bb  ij 


i$6  HISTOIRE 

■  rendre  ridicule,  6c  même  jufqu'à  l'impiété.  Car  après  avok 

Henri  déploré  les  malheurs  paiîés ,  6c  fait  l'éloge  de  la  chanté,  de  la 
III.  juftice  6c  de  la  clémence  du  Prince  ,  qu'il  compara  au  Roi  des 
j  <nc%,  Cieux  ,  comme  s'il  ïè  fût  facrifîé  lui-même  pour  lefalut  de 
{on  peuple ,  il  ofa  mettre  l'afTemblée  des  Etats  en  parallèle 
avec  les  Conciles  généraux ,  &  eut  l'impudence  d'aflïirer , 
que  par  conféquent  elle  avoit  la  même  infaillibilité.  Il  expo- 
fa  enfuite  le  fujet  qui  les  raflembloit,  &.  il  les  exhorta  à  tra- 
vailler de  concert ,  fuivant  la  coutume  de  leurs  ancêtres ,  à 
procurer  le  bien  de  l'Etat. 

Les  avis  furent  d'abord  partagés.  Quelques-uns  pour  pré- 
venir les  troubles  ,  dont  on  étoit  menacé  ,  prétendoient  qu'il 
falloit  fans  délai  procéder  incefTamment   à   régler  ce  qui 
regardoit  la  fucceflïon  à  la  Couronne.   D'autres  au  contrai- 
re étoient  d'avis  qu'on  n'allât  pas  fi  vîte  dans   une  afFaire 
de  cette  conféquence.    Ils  vouloient  donc  qu'on  procédât 
par  les  régies  du  Droit,  qu'on  citât  d'abord  les  Prétendans, 
qu'on  écoutât  leurs  raifons ,  qu'on  examinât  mûrement  fur 
quoi  ils  fondoient  leurs  prétentions ,  6t  qu'on  ne  prononçât 
qu'après  avoir   obfervé  toutes  les  formalités   nécellàires. 
D'autres,  qui  voyoient  bien  qu'il faudroit  beaucoup  de  tems 
pour  inftruire  un  procès  de  cette  conféquence ,  6c  que  cepen- 
dant il  pourroit  arriver  quelqu'accident  au  Roi ,  foûtenoient 
qu'il  n'y  avoit  point  de  moyen  plus  fur  de  pourvoir  à  la  tran- 
quillité de  l'Etat,  que  dénommer  dès-lors  quelques  perïon- 
nes  pour  gouverner  le  Royaume  ,  en  cas  que  le  Prince  vînt 
à  manquer.  Enfin  il  y  en  avoit  qui  n'aimoient  que  le  trouble  , 
6c  qui  pour  cette  raifon  auroient  été  ravis  qu'on  n'eût  pris 
aucunes  mefures  ni  aucun  arrangement. 

Entre  ces  difTérens  avis ,  le  Roi  prit  un  milieu ,  ce  fut  de 
ne  rien  décider  pour  lors  au  fujet  de  fon  fuccefïeur  ,  de  citer 
les  Prétendans  à  comparoître  ,  6c  d'écouter  leurs  raifons ,  & 
cependant  de  nommer  des  Gouverneurs.  Conformément  à 
cette  réfolution ,  les  Etats  préfentérent  à  S.  M.  le  nom  de 
quinze  perfonnes,  qu'ils  croyoient  capables  de  remplir  cet 
emploi.  De  ce  nombre  le  Roi  en  choifit  cinq ,  dont  les  noms 
furent  tenus  fecrets ,  6c  mis  dans  une  cailette  ,  dont  la  gar- 
de fut  confiée  au  Magiftrat  de  Lifbonne.  On  difputa  long- 
tems  fur  cette  dernière  formalité  -3  mais  enfin  l'affirmative 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.         197 

l'emporta.   En-fuite  on  nomma  vingt- deux  autres  perfonnes ,  - 

du  nombre  defquelles  Henri  en  choifit  onze ,  pour  prononcer  Heniu 
en  dernier  reffort  du  droit  des  Prétendans  à  la  Couronne,       III. 
au  cas  que  le  Roi  vînt  à  mourir  avant  que  cette  affaire  fût      1579, 
décidée. 

Il  n'y  avoit  rien  de  plus  ridicule  que  cette  précaution  ,  puif 
qu'il  eft  confiant  que  l'autorité  des  loix  expire  à  la  mort  de 
ceux  qui  les  ont  portées.  On  en  avoit  même  un  exemple 
remarquable  dans  ce  qui  étoit  arrivé  au  Royaume  de  CaftiL 
le,  la  reine  Ifabelle  ay*ant  fait  certains  réglemens ,  qu'elle 
vouloit  être  obfervés  ,  même  après  fa  mort  ^  ils  n'eurent  ce- 
pendant point  après  elle  lieu  dans  ce  Royaume ,  par  le  dé- 
faut d'autorité.  Néanmoins  le  Roi  obligea  le  duc  deBragan- 
ce  6c  tous  les  feigneurs  du  Royaume  ,  le  Clergé  6c  les  autres 
députés  des  Etats,  de  faire  ferment  d'obéir  après  fa  mort 
aux  Gouverneurs  qu'il  avoit  nommés  ,  6c  de  reconnoître 
pour  leur  Maître  légitime  celui  en  faveur  de  qui  prononce- 
roient  les  Juges  qu'il  avoit  choifis  pour  en  décider.  Dom 
Antoine  prieur  de  Crato  ,  de  qui  on  vouloit  exiger  le  même 
ferment,  voulut  d'abord  s'en  défendre ,  6c  demanda  une  au- 
dience au  Roi.  Mais  il  ne  put  rien  obtenir ,  &  il  fut  contraint 
lui-même  de  jurer  fur  les  faints  Evangiles  l'obfervation  de 
tout  ce  que  les  autres  avoient  promis. 

A  cette  occafîon  un  député  du  tiers  Etat,  qui  étoit  ab- 
folument  déclaré  contre  le  parti  de  Philippe ,  fe  leva ,  &C 
après  s'être  moqué  hautement  du  ferment  de  ces  gens  ven- 
dus à  la  faveur,  qui  pour  ménager  leurs  intérêts  particu- 
liers ,  trahiffoient  lâchement  l'honneur  6c  la  liberté  de  la 
patrie  ,  il  requit  l'aiTemblée  defe  réunir  avec  lui ,  6c  de  join- 
dre leurs  forces  pour  maintenir  la  gloire  de  les  droits  de 
l'Etat  ;  ajoutant  avec  la  dernière  infolence  ce  qui  avoit  déjà 
été  dit ,  que  le  peuple  dont  il  étoit  député  fourniroit  dans 
le  befoin  quinze  mille  hommes  tout  prêts  à  réprimer  les  en- 
treprifès  des  traîtres  dont  il  parloit ,  6c  à  porter  le  feu  &  le 
ravage  jufque  dans  leurs  maifons.  Cette  démarche,  toute 
hardie  qu'elle  étoit ,  fut  cependant  diffimulée  par  les  gens 
fages  qui  connoiffant  le  génie  du  peuple,  fçavoient  qu'on 
devoit  exeufer  fes  violences,  comme  il  n'y  a  nul  fond  à  fai- 
re fur  fa  légèreté.    On  penfa  aufïï  à  marier  le  Roi ,  6c  on 

Bb  iij 


/ 


i98  HISTOIRE 

•esëhe—eeeï  députa  à  Rome  Edouard  de  Caftelblanco ,  pour  en  demander 
Henri  la  difpenfe  à  fa  Sainteté.   Henri  lui-même  confulta  plusieurs 
III.       fois  les  Médecins  pour  fçavoir  ,  fi  à  fon  âge  &  avec  la  ianté 
i  f~9.     4U  ^  av°ic  •>  il  pouvoir  efpérer  d'avoir  des  enfans  j  &;  ce  vieil- 
lard après  avoir  palTé  toute  fa  vie  dans  le  célibat,  penfoit  en- 
fin à  prendre  une  femme,  pour  empêcher  la  Couronne  de 
tomber  entre  les  mains  d'un  étranger. 

Philippe  informé  de  tout  ce  qui  fe  pafïbit  par  les  Emiflaires 
qu'il  avoit  à  la  cour  de  Portugal  ,&  fur-tout  par  Dom  Chri- 
ftophle  de  Mora  ,  alors  fon  Ambifladeur  auprès  de  cette 
Couronne ,  écrivit  fur  le  champ  à  fon  Ambafladeur  à  Rome , 
de  faire  tous  les  efforts  pour  empêcher  le  Pape  d'accorder  la 
difpenfe  qu'on  lui  demandoit  pour  Henri.  En  même  tems , 
il  députa  fecrétement  à  ce  Prince  un  Dominiquain,  nommé 
Ferdinand  de  Caftello ,  pour  travailler  à  le  détourner  de  la 
réfolution  où  il  étoit  de  fe  marier.    II  avoit  ordre  pour  l'en 
éloigner ,  de  fe  fervir  principalement  de  cette  raifon ,  qui 
toute  ridicule  qu'elle  étoit  ,  lui  paroiifoit  devoir  faire  im- 
preffion  fur  ce  Prince  fuperftitieux  ^  que  comme  l'héréfie 
étoit  fort  répandue ,  s'il  fe  marioit ,  lui  qui  étoit  dans  les  or- 
dres facrés ,  il  étoit  à  craindre  que  ceux  qui  cherchoient  à 
féduire  les  peuples  ne  s'autorifafîènt  de  cet  exemple.  Mais 
ce  Député  ne  fut  pas  aufïï-bien  reçu  de  Henri ,  que  Philippe 
fe  l'étoit  imaginé.  Au  contraire  ce  Prince  congédia  fur  le 
champ  le  Dominiquain  avec  des  marques  de  mécontente- 
ment ,  &  cacha  néanmoins  le  fujet  de  fon  voyage. 
Droit  des        Cependant  les  Prétendans  à  la  Couronne  ayant  été  cités  , 
Prctendans^à  j]s  avoient  déjà  comparu  par  leurs  Ambafïàdeurs.  Ceux  du 
depTtugai.    r°i  d'Efpagne  étoient  Dom  Pedre  Gyron  duc  d'Oflbne,ôc 
les  autres  que  j'ai  déjà  nommés.  Celui  du  duc  de  Savoye 
étoit  Charle  de  la  Rovere  j  &;  Ranuce  Farnefe ,  fils  d'Alexan- 
dre Farnefe  duc  de  Parme, étoit  reprefenté par  Ferdinand 
Farnefe  évêque  de  Parme,  qui  après  avoir  confulté  cette 
affaire  à  Padouë  aux  Dodeurs  de  cette  célèbre  Univerfîté  , 
avoit  publié  leur  avis ,  qui  lui  paroiifoit  rendre  le  droit  de  fon 
maître  inconteftable. 

Pour  ce  qui  eft  du  duc  de  Savoye ,  il  reconnoiffoit  à  la 
vérité  le  droit  de  Philippe ,  comme  forti  d'Ifabelle ,  fille 
aînée  du  roi  Emmanuel.  Il  demandoit  feulement  qu'au  cas 


DE  J.  A.  DE  THO  U,Liv.  LXIX.       199 

que  le  roi  d'Efpagne  vint  à  mourir  avant  le  roi  Henri  leur  on- 
cle commun ,  on  eût  égard  à  la  juftice  de  fes  prétentions.  Du  Henri 
refte  il  fe  fervoit  des  mêmes  raifons  que  Philippe ,  pour  ex-       III. 
dure  &  le  duc  de  Bragance,  qui  avoit  époufé  Catherine ,     1579. 
fille  d'Edouard  frère  de  Henri ,  6c  le  Prince  de  Parme,  petit- 
fils  d'Edouard ,  6c  forti  de  Marie  fa  fille  aînée.   En  effet  en 
fuppofant  que  le  droit  de  reprefentation  n'avoit  point  de  lieu , 
comme  ils  s'efforçoient  de  le  prouver  par  plufieurs  raifons  , 
ils  prétendoient  tous  deux  devoir  l'emporter  fur  leurs  con- 
currens,  en  qualité  de  plus  proches  parens  mâles  du  Roi. 
D'un  autre  côté,  la  ducheffe  de  Bragance  6c  le  duc  de  Par- 
me infiftoient  fur  le  droit  de  reprefentation  dont  le  Duc  fe 
fervoit  enfuite  contre  Catherine  elle-même  fa  tante  ,  préten- 
dant qu'il  devoit  lui  être  préféré,  comme  forti  de  fon  aînée. 
Les  D odeurs  de  l'Univerfité  de  Conimbre ,  qui  fcavoient  que 
Henri  favorifoit  fecrétement  le  droit  du  duc  de  Bragance , 
avoient  écrit  en  faveur  de  les  prétentions  ,  6c  ils  publièrent 
une  confultation  dans  laquelle  ils  travailloient  par  plufieurs 
raifonnemens  à  affoiblir  d'abord  le  droit  du  roi  d'Efpagne , 
&  du  duc  de  Savoye ,  6c  enfuite  celui  du  prince  de  Parme. 
Dom  Antoine  prieur  de  Crato  ayant  été  cité  comme  les 
autres  Prétendans ,  parut  aufli  fur  les  rangs.  Mais  comme 
tout  le  monde  le  reconnoilToit  pour  bâtard  ,  &  qu'on  fçavoic 
qu'il  étoit  forti  à  la  vérité  de  Dom  Louis  ^  mais  qu'il  n'étoit 
que  le  fruit  du  commerce  qu'il  avoit  eu  avec  une  femme  qui 
n'avoit  jamais  été  fon  époufe ,  il  n'y  avoit  perfonne  qui  ne 
l'exclût  de  la  fuccefîion. 

Quoique  la  reine  Catherine  mère  de  nos  Rois  n'eût  point 
été  citée ,  elle  ne  laifîà  pas  de  comparoître  auffi  par  Urbain 
de  Saint-Gelais  évêque  de  Comminges,  bâtard  de  Louis  de 
Saint-Gelais  fieur  de  Lanfâc.  Ce  Prélat  eut  d'abord  beaucoup 
de  peine  à  obtenir  de  Henri  de  pouvoir  intervenir  au  nom  de 
la  Reine.  Enfin  ce  Prince  lui  permit  de  comparoître  par  pro- 
cureur ,  pour  prouver  le  droit  de  cette  Princefle.  Dans  le 
fond  ,  il  paroiiloit  que  Henri  ne  cherchoit  qu'à  éloigner  tous 
les  Prétendans  en  faveur  du  duc  de  Bragance ,  6c  qu'en  mê- 
me tems  pour  exclure  le  roi  d'Efpagne,  il  ne  demandoit  pas 
mieux,  que  de  faciliter  indifféremment  à  tous  ceux  qui  fe 
préfentoient  la  liberté  de  propofer  leurs  prétentions. 


loo  HISTOIRE 

Catherine  fond  oit  fon  droit  fur  une  généalogie  qu'elle  re- 
Henri  prenoit  de  fort  loin  ,  comme  je  l'ai  déjà  dit  -y  car  elleremon- 
III.  toit  jufqu'à  Robert  fils  d'Alfonfe  III.  &  de  Machildecom- 
1  579-  te^  ^e  Boulogne  ï  donc  elle  defcendoit.  Pour  ce  qui  eft  des 
autres  enfans  qu'Alfonfe  avoit  eus  de  Beatrix  de  Gufman , 
du  vivant  de  Mathilde,  elle  prétendoit  qu'ils  n'étoient  pas 
légitimes.  Par-là  ,  non-feulement  elle  noircilloit  la  mémoire 
de  tous  les  rois  de  Portugal  fuccelîeurs  d'Alfonfe  ;  mais  elle 
fembloit  même  concerter  à  Henri  fon  droit  à  la  Couronne. 
Ainfî  on  avoit  raifon  de  demander  ,  comme  plulîeurs  le  fai- 
foienc,  où  écoic  la  prudence  de  la  Reine  &  de  fon  Confeil , 
d'envoyer  une  pareille  ambaflade  ?  En  effec  pouvoic-clle  ef- 
pérer  quelque  faveur  d'un  Prince  qu'elle  outrageoic  il  lenfî- 
blement  ?  Pouvoit-elle  fe  promeccre  de  remporcer  la  victoire 
fur  cane  de  concurrens ,  qui  fondoienc  cous  leur  droic  fur  une 
origine  qu'ils  ne  faifoienc  pas  remoncer  fore  loin  j  &:  qui  par 
conféquenc ,  fi  celui  de  la  Reine  eue  été  admis ,  dévoient 
être  d'abord  exclus,  fans  qu'il  fût  même  néceflaire  de  les 
entendre  ?  Auili  comme  l'ambafîadeur  de  France  prévit  que 
ces  raifons  ne  feroient  pas  trop  bien  reçues  ,  il  préfenta  des 
leccres  du  Roi  adrelîëes  à  la  Chambre  de  Lifbonne  ,  par  les- 
quelles ce  Prince  offroic  généreufemenc  fes  fervices  à  cous 
les  Ecats  du  Royaume  ,  &  exhortoit  fortement  les  Portugais 
à  ne  pas  fe  laifîer  maîtrifer  par  ceux ,  qui  ne  vouloient  faire 
ufage  de  leur  puirtance  ,  que  pour  leur  enlever  leur  liberté. 
Mais  le  roi  de  Portugal  ne  permit  pas  que  ces  lettres  fuflènc 
rendues ,  ni  qu'elles  devinflène  publiques.  Les  Efpagnols  pré- 
tendenc  que  ce  fuc  par  jaloufie  ,  que  le  roi  de  France  en  agic 
ainfî  ^  &;  Ancoine  d'Errera  écrie,  que  ce  Prince  fie  folliciter 
par  (bs  AmbafTadeurs  le  Pape  &;  les  aucres  princes  Chréciens  , 
même  le  Grand-Seigneur  &:  le  roi  de  Fez  ,  d'incerpofer  leur 
aucorité  pour  empêcher  que  Philippe  n'ajoûcâcàfa  puifîànce 
qui  écoic  déjà  affez  redoucable  ,  un  Eeac  fî  floriilanc. 

Cependanc  Philippe  prenoic  d'ailleurs  couces  fes  mefures. 
Auffi-côc  après  la  more  de  Dom  Sebaftien ,  il  avoir  envoyé  à 
Maroc  Dom  Pedre  Vanegas  de  Cordouë,  pour  faire  allian- 
ce avec  le  nouveau  Roi  •  6c  quoique  la  reine  d'Anglecerre , 
qui  fembloic  prévoir  dès-lors  que  le  roi  d'Efpagne  ne  carde- 
roic  pas  à  fe  déclarer  fon  ennemi  mortel ,  mîc  couc  en  ufage 

pour 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.      ior 

pour  engager  Mulei  Hamet  à  ne  pas  attendre  que  ce  voifin  fi  — 

puifîant  eut  appaifé  les  troubles   qui  déchiroient  alors  fes  Henri 
Etats  ,  &  fè  vît  paifible  en  Efpagne ,  pour  tourner  enfuite  Tes       III. 
armes  contre  l'Afrique  •  elle  ne  put  rien  obtenir.  André  GaC     1579. 
pard  Corfe,  dont  j'ai  déjà  parlé  ,  fçutrepréfenter  fi  vivement 
au  prince  More  qu'il  n'étoit  pas  de  fes  intérêts  d'attaquer 
de  gayeté  de  cœur  un  Prince  dont  la  puifîànce  étoit  fi  redou- 
table ,  tandis  qu'il  n'étoit  pas  encore  lui-même  bien  affermi 
fur  le  trône  auquel  il  venoit  d'être  appelle  ,  qu'il  le  perfuada. 

D'un  autre  côté  les  Efpagnols  grofMbient  aux  yeux  des 
Portugais  les  fujets  de  mécontentement  que  cette  nation 
pouvoit  avoir  reçus  des  François.  Ils  ne  manquoient  pas  de 
parler  de  la  prife  du  vaifTeau  de  D.  Pedre  de  Caflelblanco  , 
quirevenoit  des  Indes  chargé  de  tant  de  pierreries  ,  que  plu- 
sieurs avoient  reconnues  ,  difoient-ils ,  aux  doigts  de  Fran- 
çois I.  lui-même  Ils  n'oublioient  pas  non  plus  ,  ni  le  vol  fait 
fous  Henri  II.  à  D.  François  de  Pereyra ,  alors  ambafTàdeur 
d'Efpagne  à  la  cour  de  France  ,  d'une  partie  confidérable  de 
pierreries ,  dont  la  Reine  s'étoit  emparée  avec  la  dernière 
injuftice  ,  ni  le  fort  malheureux  des  vaiiîeaux  Portugais  qui 
revenoient  de  l'iile  de  S.  Thomé  &  du  Brefil ,  furpris  par  les 
Proteftans  de  France  ,  ajoutant  qu'on  n'avoit  fait  aucune 
juftice  de  ces  pirates  ,  qu'on  avoit  vus  enfuite  briller  à  la 
Cour ,  &  que  quelques  plaintes  que  les  Portugais  euflènt  fai- 
tes au  Roi  ,  ils  n'avoient  pu.  obtenir  fatisfaction  de  cet  outra- 
ge. La  cour  d'Efpagne  inventoit  tous  les  jours  mille  bruits 
pareils ,  faux  ou  vrai-femblables ,  qu'elle  faifoit  répandre  en- 
fuite  par  les  Miniftres  qu'elle  tenoit  en  Portugal ,  pour  ren- 
dre les  François  odieux. 

Philippe  avoit  joint  aux  AmbalTadeurs  qu'il  avoit  fait  paf- 
fer  l'année  précédente  dans  ce  Royaume  ,  deux  célèbres  do- 
cteurs en  Droit ,  Rodrigue  Vafquez  &  Louis  de  Molina.  Pour 
D.  Juan  de  Silva,  après  avoir  été  fous  le  régne  de  D.  Séba- 
ftien  ambafTàdeur  d'Efpagne  en  cette  Cour  ;  après  s'être  trou- 
vé en  perfonne  au  combat  même  où.  ce  Prince  perdit  mal- 
heureufement  la  vie  -y  après  y  avoir  reçu  plufieurs  blefTùres , 
&:  avoir  été  fait  prifonnier  par  les  Mores ,  il  fut  depuis  relâ- 
ché par  Muley  Hamet ,  qui  vouloit  par  là  faire  fa  cour  au 
roi  d'Efpagne.  Ce  Prince  le  retint  auprès  de  fa  perfonne  -y  ce 

Tome  VLIL  Ce 


ioj  HISTOIRE 

?5  qui  donna  %  dit-on  ,  beaucoup  de  jaloufie  a  tous  les  Miniftres 
Henri  de  la  cour  d'Efpagne  ,  &  entr'autres  à  D.  Chriftophle  de  Mo- 
lli,      ra  ,  qui  voyoit  à  regret  qu'on  fît  honneur  à  un  autre  du  fuc- 
i  cy  n,     ces  d'une  affaire  qu'il  avoit  entamée.  Ainfi  de  Mora ,  à  la  re- 
commandation de  la  Cour  ,  fut  fait  d'abord  Chambellan  du 
Roi ,  &  député  enfuite  en  Portugal  dans  le  tems  dont  je  parle,, 
en  qualité  d'Ambafladeur. 

Les  habiles  Politiques  croient  que  la  plus  lourde  faute  que 
fit  le  roi  D.  Henri ,  dont  le  gouvernement  avoit  été  d'ailleurs 
ii  pitoyable  en  tout  le  refle  ,  fut  de  ne  s'être  pas  relèrvé  à  lui 
feul  le  droit  &  l'autorité  fouveraine  de  fe  nommer  un  fuccef- 
feur  •  d'en  avoir  fait  au  contraire  un  problême ,  dont  il  étoit 
permis  de  difputer  fur  les  bancs  -y  enfin  d'en  avoir  renvoyé  la 
connohTance  aux  juges ,  qui  feroient  choifis  par  les  Etats  du 
Royaume  ,  pour  en  décider.  En  effet  il  ne  de  voit  pas  ignorer 
que  ce  ne  font  pas  les  opinions  des  Docteurs  qui  règlent  le 
fort  des  Royaumes  •  que  la  force  les  donne ,  &  que  c'eft  cette 
vertu-là  feule  ,  réglée  fur  des  loix  équitables  ,  qui  contribue 
à  les  confcrver.  Mais  que  devoit-on  attendre  autre  chofe  d'un 
vieillard  élevé  dans  la  mollefTe ,  qui  n'étoit  pas  né  pour  por- 
ter une  couronne  ?  Doué  de  toutes  les  vertus  néceiïaires  pour 
faire  un  bon  prêtre,  ii  n'avoit  aucunes  de  celles  qui  contri- 
buent à  former  un  grand  Roi ,  toujours  guidé  par  les  lumiè- 
res d'autrui ,  &  jamais  capable  de  fe  conduire  par  fon  propre 
génie ,  &;  haïlFant  conftamment  tout  ce  qu'il  avoit  une  fois 
haï  ;  fans  avoir  jamais  eu  ,  même  depuis  qu'il  fut  monté  fur 
le  trône  ,  ni  allez  de  grandeur  d'ame  pour  perdre  généreufe- 
ment  la  mémoire  y  ni  allez  de  force  pour  fè  venger  dignement 
d'aucun  outrage  qu'il  eût  reçu.  Auifi  ne  fut-il  pas  ménagé 
lui-même  j  &  comme  on  n'avoit  pas  pour  fa  perfbnne  moins 
de  mépris  que  de  haine  ,  on  ne  craignit  pas  d'attaquer  publi- 
quement fa  conduite.  On  l'accufoit  de  négliger  le  falut  de 
l'Etat  ^  de  vendre  les  charges  j  de  perdre  le  tems  à  des  ba- 
gatelles 3  &  de  n'être  pas  en  état  d'entendre  les  affaires  qui 
méritoient  fon  attention ,  ou  de  ne  fe  pas  foucier  de  s'y  ap- 
pliquer 3  de  n'avoir  pas  fçû  fe  donnera  lui-même  un  fuccef. 
feur ,  fans  prendre  confeil  de  perfonne  que  de  l'autorité  fou- 
veraine ,  dont  il  étoit  revêtu  ^  6c  d'avoir  expofé  le  Royaume 
à  être  déchiré  par  fes  propres  fujets ,  ou  à  fe  voir  la  proye  de 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.       203 

* 

Pétranger  le  plus  puifïànt ,  en  invitant  lui-même  tant  de  pré-  -     '     '""  : 
tendans  à  la-  Couronne  ,  à  difcuter  leurs  droits  èc  leurs  pré-  Hekr.i 
tentions  •  enfin  d'avoir  mal  pris  Ton  tems  pour  nommer  des       III. 
Gouverneurs  j  et  d'avoir  par  là  fait  naître  une  infinité  de  par-     1  579» 
tis ,  qui  mettoient  le  trouble  dans  l'Etat. 

Ces  murmures  éclatèrent  dans  plulîeurs  écrits  anonymes 
qui  parurent  dans  le  public.  Le  Roi  lui-même  en  eut  connoif  . 
fance  $  et  c'en:  ce  qui  l'engagea  à.  preflèr  vivement  la  conclu- 
iion  d'une  affaire  ,  qui  auparavant  avançoit  affez  lentement. 
On  le  vit  doncfemblable  à  un  Roi  de  théâtre  dont  la  fortu- 
ne fait  fon  jouet ,  mettre  fur  la  fcene  la  grande  diipute  du 
droit  des  prétendans  à  la  Couronne.    Les  ambafîadeurs  de 
Philippe  joùoient  le  premier  rôle  dans  cette  comédie.  Les 
procureurs  du  duc  de  Savoye ,  de  Ranuce  Farnefe  ,  &  du  duc 
de  Bragance  ,  y  faifbient  enfuite  leur  perfonnage  3  &:  ceux 
qui  défendoient  le  droit  de  D.  Antoine  étoient  les  derniers 
de  tous  les  acteurs.  Ce  Prince  s'étoit  rendu  à  Almada  qui  effc 
de  l'autre  côté  du  Tage ,  à  l'oppoiîte  de  Lifbonne  j  mais 
Henri  lui  envova  ordre  de  fe  retirer  à  Crato  ,  dans  la  crainte 
que ,  s'il  s'approchoit  de  la  Capitale  ,  l'inimitié  qui  étoit  en- 
tre lui  &:  le  duc  de  Bragance  ,  n'y  fît  naître  quelque  mouve- 
ment. Le  Roi  ne l'aimoit  point  du  tout,  &  il  appréhendoit 
qu'il  ne  fe  fît  quelque  parti  à  la  Cour  ,  &  fur-tout  parmi  le 
peuple  ,  qui  par  averfion  pour  tous  les  Princes  étrangers  qui 
afpiroient  à  la  Couronne  ,  portoit  hautement  fes  intérêts, 
Ainfi  quoiqu'il  eût  été  cité  au  nombre  des  autres  prétendans, 
il  ne  put  jamais  obtenir  du  Roi  la  permiflion  de  le  rendre  à 
Lifbonne,  pour  défendre  fes  droits  en  perfonne. 

On  commença  d'abord  par  examiner  le  droit  de  la  Reine 
mère  ,  qui ,  quoique  fondé  fur  une  prétention  fort  éloignée, 
excluoit  cependant. tous  les  autres.  Pour  le  réfuter  ,  les  am- 
bafTadeurs  d'Efpagne  difôient  :  Que  comme  ce  droit  étoit 
prefcrit  depuis  lî  longtems ,  cette  PrinceiTe  avoit  tort  de  vou- 
loir le  faire  revivre ,  fur-tout ,  puifque  de  tant  de  comtes  de 
Boulogne  quiavoient  fuccédé  à  Mathilde  ,  il  n'y  en  avoit  pas 
eu  un  feul  qui  eut  penfé  à  inquiéter  la  famille  régnante  fur  ce 
fujet  :  Qu'en  effet ,  à  examiner  le  fond  de  cette  affaire ,  on 
trouveroit  certainement  que  Mathilde  n'avoit  point  eu  d'en- 
fans  d'Alfonfe  III.  Que  l'auteur  qui  avoit  écrit  que  le  jeune 

Ce  ii 


ao4  HISTOIRE 

fils  de  Mathilde  étoic  enterré  à  Lifbonne  dans  Féglife  de  S, 
Henri  Dominique ,  s'étoit  trompé ,  &c  avoir  induit  en  erreur  tous 
III.       ceux  qui  après  lui  avoient  rapporté  ce  fait  j  que  jamais  cet  en- 

1  579'  ^anr  n'avo^c cxiftè  ■>  &  clue  quand  même  on  fuppoferoit  fa naif. 
fance  véritable ,  il  paroilToit  évidemment ,  &  par  l'âge  &  par 
le  lieu  où  il  étoit  mort,  qu'il  n'avoit  point  laiiîé  depoftérité  : 
Qu'on  pouvoir  prouver  d'ailleurs ,  que  Mathilde  n'avoit  ja- 
mais eu  d'enfans  du  roi  Alfonfe,tant  par  le  teitament  de  cette 
Princefîè ,  qui  le  trouvoit  dans  les  archives  publiques ,  èc  où 
elle  ne  fait  aucune  mention  de  Ces  enfans ,  que  par  la  requête 
préfentée  à  Urbain  V.  par  les  Etats  de  Portugal  après  la  more 
de  Mathilde  ,  par  laquelle  ils  fupplioient  S.  S.  de  lever  l'in- 
terdit qu'elle  avoit  jette  fur  le  Royaume  ,  &  de  déclarer  les 
enfans  qu'Alfonfe  avoit  eus  de  la  princeiTe  Beatrix  ,  héritiers 
légitimes  de  la  Couronne  3  ce  qu'ils  n'auroient  certainement 
pas  demandé ,  fi  Mathilde  eût  laifTé  après  elle  quelques  en- 
fans :  Qu'ainfi il  s'enfuivoit  delà  ,  que  ce  Robert  dontla Rei- 
ne prétendoit  tirer  fon  origine  ,  n'étoit  pas  fils  de  Mathilde , 
mais  de  la  princefîè  Louife  fa  feeur. 

Après  avoir  ainfi  réfuté  le  droit  de  la  Reine  mère,  il  ne 
reftoit  plus  qu'à  détruire  celui  deD.  Antoine,  qui,  s'il  l'eût 
prouvé ,  excluoit  pareillement  celui  de  tous  les  autres  pré- 
rendans.  Henri  obtint  du  Pape  un  Bref  par  lequel  S.  S.  lui 
permettoit  de  connoître  de  cette  affaire  j  démarche  dont 
il  fè  repentit  dans  la  fuite.  D.  Antoine  produifit  quatre  té- 
,  moins  qui  affirmoient  qu'il  y  avoit  eu  un  vrai  mariage  entre 
l'Infant  D.  Louis  &  la  mère  de  ce  Prince.  Mais  comme  de 
ces  quatre  témoins ,  deux  avouèrent  qu'ils  avoient  étéfubor- 
nés  par  D.  Antoine  ,  &:  qu'il  les  avoit  engagés  à  force  d'ar- 
gent &  de  promefTes ,  à  parler  en  fa  faveur  ^  &  que  les  deux 
autres  étoient  récufables ,  puifque  la  feeur  de  la  mère  en  étoit, 
&  que  fon  rapport  même  n'étoit  pas  conforme  à  celui  du  troi- 
lîéme  témoin  j  comme  d'ailleurs  l'Infant  D.  Louis  avoit  re- 
connu D.  Antoine  pour  fon  bâtard  dans  le  teitament  qu'il 
avoit  fait ,  Henri  prononça  enfin ,  &:  déclara  que  D.  An- 
toine n'étoit  pas  légitime  ,  lui  défendant  d'intenter  jamais 
aucune  a&ion  au  fujet  de  fon  état ,  &  de  la  validité  de  ce  ma- 
riage prétendu  ,  &:  fe  réfervant  d'ailleurs  à  punir  félon  les 
loix ,  &  les  faux  témoins ,  &  le  Prince  même  qui  les  avoit  fu- 
•     bornés. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.      205 

Cet  arrêt  n'empêcha  cependant  point  encore  les  pourfui- 


tes  deD.  Antoine.  A  la  recommandation  d'Alexandre  For-  Henri 
mento  Nonce  du  Pape  ,  qui  favorifoit  fecretement  Ton  parti,  1 1 1. 
il  obtint  de  S.  S.  un  nouveau  Bref,  par  lequel  ellerévoquoit  1579. 
le  premier  ,  6c  ordonnoit  au  Roi ,  qu'elle  f  uppofbit  avoir  pafl 
le  Tes  pouvoirs  en  prononçant  fur  cette  affaire  ,  d'envoyer  à 
Rome  toutes  les  pièces  du  procès.  Henri  fut  piqué  au  vif  de 
ce  coup.  Ce  fut  alors  qu'il  reconnut  la  faute  qu'il  avoit  faite 
d'avoir  eu  recours  à  l'autorité  du  Pape,  pour  décider  de  ce 
fait ,  au  lieu  qu'il  ne  devoit  fe  fervir  pour  cela  que  du  pouvoir 
que  le  trône  lui  donnoit  à  lui-même.  Aulîi  lorfque  ce  nou- 
veau Bref  fut  arrivé ,  6c  que  ce  Prince  vit  que  le  Pape  ordon- 
noit à  fon  Nonce  &  à  George  d'Almeyda  archevêque  de  Lis- 
bonne ,  de  prendre  de  nouveau  connoiflànce  de  cette  affaire , 
il  entra  dans  une  fi  grande  colère  ,  que  le  Nonce  eut  beau- 
coup de  peine  àTappaifer.  En  même  tems  il  cita  D.  Antoine 
à  comparoître  devant  lui  comme  criminel  de  leze-Majefté  -> 
6c  comme  ce  Prince  s'en  défendoit  le  plus  honnêtement  qu'il 
lui  étoit  poiîîble^  fur  fon  refus  Henri  donna  ordre  fur  le  champ 
à  Léonard  de  Caflelblanco  grand  Prévôt  du  Royaume  ,  de 
l'arrêter.  Enfin  voyant  qu'on  ne  pouvoit  s'en  afîurer ,  il  le 
condamna  comme  contumax  ,  6c  porta  contre  lui  de  fon  au- 
torité royale  ,  &  non  pas  comme  délégué  du  Pape ,  un  arrêt 
fulminant  par  lequel  il  le  déclaroit  rebelle ,  défobéifîànt ,  & 
perturbateur  du  repos  public  ;  le  privoit  de  fes  biens ,  char- 
ges ,  titres  ,  6c  dignités ,  6c  le  bannillbit  du  Royaume.  D.  An- 
toine céda  au  reflèntiment  de  ce  vieillard  colère ,  pour  ne  pas 
fe  priver  abfolument  par  une  féconde  defobéïfîance ,  du  droit 
de  pourfuivre  (es  prétentions ,  6c  dans  l'efpérance  que  fon  ab- 
fence  ne  ferviroit  qu'à  augmenter  l'affection  que  le  peuple 
avoit  déjà  pour  lui. 

La  conteftation  ne  rouloit  donc  plus  qu'entre  le  roi  d'Ef- 
pagne  ,  &  les  ducs  de  Savoie ,  de  Parme ,  6c  de  Bragance ,  qui 
a  force  de  vouloir  rendre  douteux  le  droit  de  leurs  concur- 
rens ,  faifoient  qu'on  ne  voyoit  pas  trop.fi  le  leur  à  eux-mê- 
mes étoit  trop  bien  établi.  Cependant  comme  après  toutes 
ces  fcénes  on  ne  décidoit  rien  ,  les  uns  6c  les  autres  prirent 
le  parti  de  drefTer  des  j  unifications  qu'ils  envoyèrent  au  Pape5 
6c  aux  autres  princes  Chrétiens, 

Ce  iij 


M-l,l,lgll«U 


20*  HISTOIRE 

Les  Etats  du  Royaume  ,  &  fur- tout  les  habitans  de  Lif- 
Henri  bonne  ,  profitèrent  de  cette  occafion.  Ils  prétendirent  que , 
III.  puifqu'il  ne  reftoit  plus  aucun  Prince  de  la  famille  royale  , 
i  S79.  clin'  Put  accéder,  6c  que  le  droit  des  prétendans  étoit  dou- 
teux ,  ils  fe  trouvoient  dans  le  cas ,  où  de  droit  la  Couronne 
devient  éle&ive  ;  &  que  par  conféquent  c'étoic  à  eux  qu'il 
appartenoit  de  fe  choifir  un  maître.  Ils  ajoûtoient  que  c'étoit 
ainfi  qu'autrefois ,  loriqu'à  la  mort  de  Ferdinand  le  trône  fe 
trouva  vacant  faute  d'héritiers  légitimes  ,  on  vit  la  Cou- 
ronne parler  fur  la  tête  de  Jean  le  Bâtard  ,  qui  fut  élu  par  les 
Etats  généraux  du  Royaume ,  &c  qui  étoit  la  louche  de  la  fa- 
mille régnante.  Mais  les  Efpagnols  répondoient  que  l'élec- 
tion n'a  point  de  lieu  tant  qu'il  relie  des  héritiers  légitimes  j 
que  quand  même  on  leur  accorderoit  que  l'incertitude  du 
droit  des  parties  rendît  la  fuccefîion  vacante ,  il  ne  s'enfui- 
vroit  cependant  pas  que  le  droit  de  nommer  un  Roi  leur  ap- 
partînt -j  que  cen'étoient  pas  les  Portugais  qui  avoient  fondé 
les  premiers  le  royaume  de  Portugal  -y  que  c'étoit  un  démem- 
brement de  la  Galice ,  que  les  rois  d'Efpagne  avoient  fait  en 
faveur  du  comte  Henri ,  &:  que  fes  fuccelîeurs  avoient  depuis 
aggrandi  par  leurs  conquêtes  j  qu'ainfî ,  au  cas  qu'on  voulût 
foùtenir  que  le  trône  étoit  vacant,  il  étoit  jufte  que  le  royau- 
me de  Portugal  revînt  à  celui  de  Léon  ,  eu  égard  à  fon  ori- 
gine ;  6c  qu'il  y  fût  réuni ,  comme  un  membre  qu'on  en  avoit 
autrefois  féparé. 

Tel  fut  le  premier  a&e  de  cette  comédie  qui  fut  jolie  allez 
pafTablement.  La  fuite  fut  plus  férieufe.   Philippe  qui  avoit 
réfolu  de  foùtenir  fes  prétentions  par  les  voies  de  fait ,  ôc  qui 
comptoit  beaucoup  plus  fur  fa  puifîance  ,  que  fur  la  juflice  de 
facaufe,  de  fur  toutes  les  dédiions  des  docteurs ,  crut  enfin 
en  avoir  allez  fait  pour  ménager  la  gloire  de  pour  fauver  fa 
réputation.  Perfuadé  qu'il  s'étoit  allez  prêté  à  la  feene  ridi- 
cule que  D.  Henri  avoit  voulu  jouer ,  il  envoya  ordre  à  fes 
Ambafladeurs  de  lui  demander  audience  ^  &  le  duc  d'OlTone 
portant  la  parole  pour  tous  les  autres  ,  il  le  pria  ,  puifque  le 
droit  de  fon  maître  étoit  fi  clair  que  ni  S.  M.  ni  perfonne  ne 
pouvoit  plus  en  douter ,  de  ne  pas  tarder  plus  longtems  à  le 
déclarer  fon  fuccefleur  ,  &  d'obliger  tous  les  Ordres  du 
Royaume  à  lui  prêter  ferment  de  fidélité.  Il  ajouta  :  Que 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.       107 

cette  réunion  alloit  faire  le  bonheur  du  Portugal  •  que  com- 
me il  faifoit  partie  de  l'Efpagne  ,  il  ne  convenoit  à  aucun  Henri 
Prince  ,  fî  bien  qu'à  celui  qui  portoit  le  titre  de  monarque  de  III. 
ce  grand  Royaume  :  Que  Philippe  étoit  Efpagnol  de  naifTan,  1579. 
ce,  &:  par  fa  mère  Portugais  d'origine  j  qu'il  avoit  époufé 
outre  cela  une  princeiTe  Portugailè  j  en  forte  qu'il  étoit  pro- 
bable qu'il  n'y  avoit  aucun  de  ces  concurrens ,  dont  les  pré- 
tentions n'étoient  fondées  que  fur  de  foibles  raifonnemens 
tirés  de  leur  droit  à  la  fucceiîion  ,  qui  dût  avoir  à  cœur  plus 
que  lui  le  bien  de  cet  Etat  :  Qu'autrefois  l'Infant  Michel  for- 
ti  du  roi  Emmanuel  &  d'Ifabelle  fille  de  Ferdinand  d'Arra- 
gon  &:  d'Ifabelle  de  Caftille  ,  au  défaut  d'enfans  mâles ,  avoit 
été  élevé  dans  l'efpérance  de  fuccéder  un  jour  à  tant  d'EtatSj 
&que  dès-lors  les  Efpagnols  s'étoient  attachés  à  lui ,  &  l'a- 
voient  refpe&é  comme  l'héritier  préfomptif  du  Roi  &  de  la 
Reine  fes  ayeux  :  Qu'aujourd'hui ,  par  un  fortvcontraire  , 
Philippe  né  d'une  mère  Portugaife,  étant  appelle  de  Dieu 
à  porter  la  couronne  de  Portugal  dont  il  étoit  l'héritier  lé- 
gitime ,  la  nation  ne  dévoie  pas  à  fon  tour  en  recevoir  aucun 
mécontentement  :  Que  le  foin  principal  de  tout  prince  Chré- 
tien ,  èc  fur-tout  de  S.  M.  qui  dès  fa  plus  tendre  jeunefTe  avoit 
été  élevée  dans  les  exercices  de  piété  ,  devoit  être  de  rap- 
porter toutes  fes  vues ,  tous  fes  vœux ,  èc  fes  defleins  à  la  plus 
grande  gloire  de  Dieu ,  comme  au  feul  but  où  dévoient  ten- 
dre tous  ics  defirs  :  Qu'il  étoit  confiant  que  la  Chrétienté  re- 
tireroit  beaucoup  d'avantages  de  la  réunion  du  Portugal 
avec  l'Efpagne  ^  qu'elle  faciliteroit  à  ces  deux  Royaumes , 
dont  les  forces  feroient  réunies  ,  l'entrée  des  Indes  Orienta- 
les &:  Occidentales ,  auffi  bien  que  la  conquête  de  l'Afrique, 
dont  ils  occuperoient  toute  la  côte  ,  par  tant  de  forts  que  les 
Efpagnols  &  les  Portugais  y  avoient  autrefois  élevés  féparé- 
ment ,  &  qui  par  là  deviendroient  communs  aux  deux  na- 
tions $  qu'ils  pourroient  alors  mieux  que  jamais  porter  le 
nom  de  J.  C.  dans  ces  provinces  éloigrîées,  livrées  aux  té- 
nèbres de  l'erreur  •  repouffer  avec  vigueur  les  efforts  àes  In- 
fidèles •  arrêter  leurs  courtes ,  non  ièulement  fur  l'Océan  , 
mais  même  dans  la  Méditerranée  3  &  portant  la  guerre  juf- 
que  dans  l'Afie,  aller  renverfer  l'empire  des  Turcs ,  qui  à 
tous  momens  menacoient  d'envahir  l'Europe.  Le  Duc  promit 


io8 


HISTOIRE 


579 


i— u l_  enfuite  au  nom  de  Ton  maître ,  au  cas  qu'on  voulût  prendre 

Henri  les  voies  de  la  douceur  ,  &  le  déclarer  héritier  préfomptif  de 
III.  la  Couronne  fans  l'obliger  d'en  venir  aux  armes ,  que  ce  Prin.. 
ce  n'entreprendroit  rien  de  contraire  aux  libertés  ,  immu- 
nités ,  &  privilèges  du  Royaume  ,  &  de  confirmer  au  con- 
traire la  nation  dans  tous  lès  droits }  ajoutant  que  Philippe 
n'auroit  garde  d'en  ufer  de  la  forte  ,  &  ne  le  pourroit  pas  me- 
me,  fi  on  le  forçoit  de  fefervir  des  voies  de  fait.  Il  finit  en  fup- 
pliant  inftamment  S.  M.  de  faire  attention  aux  intérêts  de  la 
Religion ,  de  l'Etat ,  &  de  la  Patrie  5  de  ne  pas  fe  regarder 
comme  un  juge  établi  pour  décider  entre  des  parties  étran- 
gères •  mais  comme  un  père  qui  veut  régler  lui-même  le  par- 
tage de  fes  enfans  -,  &  en  cette  qualité  ,  de  donner  à  Philippe 
comme  à  l'aîné  de  fes  fils ,  l'afTiirance  d'un  Royaume  qui  de- 
voit  lui  revenir  de  droit ,  dès  que  le  ciel  auroit  difpofé  des 
jours  de  S.  M. 

Après  ce  compliment  qu'on  pouvoit  regarder  comme  une 
honnête  déclaration  de  guerre ,  Philippe  fe  difpofa  réelle- 
ment à  faire  tous  les  préparatifs  néceflàires  pour  cela.  Il  écri- 
vit à  Inigo  Lopez  de  Mendoça  marquis  de  Mondejar,  vice- 
roi  de  Naples ,  &:  à  Marc  Antoine  Colonne  viceroi  de  Sicile , 
de  faire  embarquer  inceflàmment  toutes  les  vieilles  troupes 
qui  étoient  en  Italie  ,  avec  toutes  les  provifions  nécefïaires , 
&  de  les  envoyer  fur  les  côtes  de  l'Andaloufie.  Il  envoya  or- 
dre aufîî  au  marquis  d'Ayamonte  gouverneur  du  Milanez, 
de  faire  filer  vers  Gènes  toutes  les  troupes  qu'il  avoit.  En 
même  tems  il  pria  Pierre  de  Medicis ,  frère  de  François  de 
Medicis  Grand-Duc  de  Tofcane  ,  de  lui  lever  en  Italie  neuf- 
mille  hommes  de  pied  ,  dont  on  donna  le  commandement  a 
Profper  Colonne  ,  Vincent  CararFe,  &,  Charle  Spinelli.  Jérô- 
me comte  de  Lodron  reçut  ordre  de  même  de  lever  fix 
mille  Lanfquenets  en  Allemagne.  Enfuite  il  commanda  un 
certain  nombre  d'Officiers  pour  aller  par  difFérens  chemins 
reconnoître  toutes  les  avenues ,  par  où  l'on  pouvoit  entrer  en 
Portugal  3  les  villes  ,  places ,  forts ,  par  où  l'on  feroit  obligé 
de  paflèr  -y  leur  fituation  ,  la  qualité  du  climat ,  les  endroits 
propres  pour  le  tranfport  des  vivres ,  ou  pour  faire  des  cam- 
pemens ,  afin  d'en  informer  enfuite  S.  M.  Ceux  fur  qui  il  jetta 
les  yeux  pour  cela  ,  furent  François  de  Valencia,  Alfonfe  de 

Vargas, 


Préparatifs 
du  roid'Ef- 
pagne  pour 
porter  la 
guerre  en 
Portugal. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.      10^ 
Vargas ,  Pierre  Bermudes  de  Santis ,  Se  Jean  -Baptifte  Anto-  si 


nelli,  fameux  pour  les  fortifications.  Outre  cela  il  manda  à  Henri 
D.  François  d'Alaba ,  grand  maître  de  l'Artillerie  ,  de  fe  ren-       III. 
dre  à  Se  ville,  ôc  d'y  faire  fa  charge.  Les  Gouverneurs  des      i  f  79, 
places  frontières  eurent  ordre  de  faire  des  magafins  pour  plu- 
fîeurs  moisj  &  Gabriel  Nunno ,  D.  Louis  Enriquez ,  D.  Fran- 
çois de  Valentia  ,  D.  Pedre  d'Ayala,  D.  Martin  d'Argote  , 
Martin  Moreno ,  6c  Rodrigue  Zapata  de  Léon  levèrent  en 
Caltille  chacun  un  régiment.  Enfin  Philippe  mettoit  tout  en 
œuvre  pour  ne  pas  tomber  dans  la  même  faute  qu'il  avoit 
faite  dans  la  guerre  de  Grenade ,  6c  à  la  prife  de  la  Goulette  5 
c'eft-à-dire,  pour  ne  pas  fe  laiffer  prévenir^  ôd  il  aimoit  mieux, 
quoi  qu'il  pût  lui  en  coûter ,  fe  mettre  en  état  de  faire  tête  à 
quelque  événement  que  ce  fût,  que  de  manquer  par  épar- 
gne la  plus  belle  occafion  qui  pût  fe  prefenter  de  tout  fon 
régne. 

Cependant  il  n'ignoroit  pas  que  fa  trop  grande  puiilance 
donnoit  de  l'ombrage  à  toutes  les  Couronnes  étrangères ,  & 
qu'elles  ne  le  verroient  point  fans  jaloufie  ajouter  ce  nouveau 
Royaume  dont  il  fe  flatoit  par  avance,  à  tant  d'Etats  qu'il  po£ 
fédoit  déjà.  Auffi  cherchoit-il  des  prétextes  pour  cacher  le 
vrai  motif  de  ces  grands  préparatifs.  Il  avoit  fait  publier  qu'il 
étoiten  très-bonne  intelligence  avec  le  Cherif  Mulei  Hamecj 
que  leur  defïèin  étoit  d'unir  leurs  forces  pour  attaquer  Alger 
de  concert  •  6c  que  pour  l'intérêt  public  ils  avoient  réfolu 
d'enlever  cette  place  au  Turc ,  afin  d'affûrer  la  tranquillité 
des  côtes  d'Efpagnc  6c  de  Barbarie.  Ce  Prince  faifoit  fur-tout 
répandre  avec  grand  foin  ce  bruit  en  Italie  j  6c  S.  S.  ayant  de- 
mandé plufïeurs  fois  à  l'ambafïadeur  d'Efpagne  pourquoi 
S.  M.  C.  faifoit  tant  de  préparatifs ,  ce  Miniftre  lui  avoit  tou- 
jours répondu ,  que  c'étoit  pour  chaflèr  les  Turcs  de  l'A- 
frique. 

Mais  après  le  difeours  du  duc  d'OiTone  Henri  ne  pouvoir  fe 
diffimuler  le  defTein  de  tous  ces  préparatifs.  Ce  Prince  étoit 
extrêmement  animé  contre  D.  Antoine  pour  les  raifons  que 
j'ai  déjà  rapportées.  Il  penchoit  au  contraire  beaucoup  pour 
Catherine  duchefTe  de  Bragance.  Mais  comme  il  la  voyoit 
hors  d'état  de  faire  tête  à  Philippe  ,  il  commença  à  s'ébran- 
ler. Au  refle  ce  ne  fut  point ,  dicton ,  à  (qs  Ambafîàdeurs ,  que 
Tome  VII  h  Dd 


no  HISTOIRE 

_j le  roi  d'Efpagne'fut  redevable  de  ce  changement  }&  on  afïure 

Henri  qu'il  n'y  eut  que  le  Jefuite  Léon  Enriquez  ,  confeireur  de 
III.  Henri ,  qui  lui  rendit  ce  fervice.  Ce  père ,  en  lui  répe- 
!  cyo.  tant  fouvent  qu'il  alloit  s'ouvrir  le  Royaume  des  Cieux, en 
déclarant  Philippe  fon  fuccefîeur  pour  la  gloire  de  l'Eglife 
Romaine  3  &  lui  reprefèntant  vivement  d'un  autre  côté  tout 
ce  qu'il  avoit  à  craindre  ,  s'il  refufoit  de^Q  rendre  aux  prières 
d'un  aufTi  puijQant  Prince,  qui  lui  étoit  d'ailleurs  allié  de  fi 
près,  frappa  l'efprit  de  ce  vieillard  également  fuperftitieux  ôc 
timide  ,  <k  le  détacha  peu  à  peu  des  intérêts  de  la  duchefle 
de  Bragance  pour  laquelle  il  étoit  d'abord  tout-à-rait  porté. 
Cependant  comme  il  étoit  encore  en  balance ,  ôc  qu'il  n'a- 
voit  pas  abfolument  pris  fon  parti  y  il  ne  voulut  pas  qu'on  pût 
croire  qu'il  eût  été  forcé  à  la  démarche  qu'on  travailloit  à 
obtenir  de  lui  ^  oc  il  réfolut  de  montrer  du  moins  encore  pen- 
dant quelques  jours  qu'il  étoit  le  maître.  Ainfi  fous  prétexte 
que  D.  Antoine  intriguoit  contre  lui ,  &  penfoit  a  troubler  le 
repos  de  l'Etat ,  il  fit  changer  la  garde  du  Palais ,  ne  fe  fiant 
pas  aux  troupes  que  ceux  de  Lifbonne  lui  avoient  offertes , 
parce  qu'ils  favorifoient  le  parti  de  ce  Prince ,  &  que  par- là 
ils  lui  étoient  fufpe&s.  Enfin  follicité  parle  duc  d'Ofïbne&: 
D.  Chriftophle  de  Mora ,  qui  le  prefîbient  de  déclarer  Phi- 
lippe fon  fuccefîeur,  il  céda  à  leurs  inftances.  Mais  il  étoit 
fort  embarraiTé  comment  réparer  la  faute  qu'il  avoit  faite ,  de 
renvoyer  à  un  autre  tribunal  que  le  fien  la  décifion  d'une  af- 
faire ,  qui  ne  devoir  dépendre  que  de  lui  feul.  Ainfi  pour  évi- 
ter un  foulévement  de  la  part  du  peuple ,  il  voulut  que  le 
traité  qu'il  fit  avec  les  ambafiàdeurs  d'Efpagne  demeurât  fè- 
cret.  Il  y  flipula  qu'il  y  auroit  certains  offices  de  la  Couronne , 
qui  ne  pourroient  être  remplis  que  par  des  Portugais  natu- 
rels ;  &  comme  la  pefte  commençait  à  fe  faire  fentir  à  Lif- 
bonne, il  demanda  du  tems  pour  afTembler  les  Etats  à  Alme- 
rin ,  afin  d'y  rendre  publique  la  déclaration  qu'il  vouloit 
faire. 

Le  traité  fut  aufïïtôt  porté  à  Madrid  ,  &  Philippe  en  parut 
afïèz  content.  Cependant  il  ne  pouvoit  approuver  la  réfolu- 
tion  de  Henri ,  de  ne  vouloir  le  déclarer  fon  fuccefîeur  que 
dans  une  afïèmblée  des  Etats.  Ce  Prince  connoifibit  l'aver- 
fion  que  la  nation  Portugaife  avoit  pour  lui.Ainfi  il  prétendoit 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.         m 

qu'il  étoit  inutile  de  demander  Ton  confentement,  que  ce- 
lui du  Roi  feul  fuffifoit  j  ou  que  s'il  y  avoir  encore  outre  cela  Henri 
quelque  chofe  à  défîrer ,  la  dernière  afïemblée  des  Etats  y       j  j  j 
avoit  pourvu  j  qu'ainfl  c'étoit  à  Henri  à  faire  ufage  de  fon  au- 
torité, &  du  droit  qu'il  avoit.  Les  ambaffadeurs  d'Efpagne     r  *??' 
étoicnt  continuellement  aux  oreilles  de  Henri  à  lui  répeter 
ces  raiïons.  Mais  ce  vieillard  inquiet  n'étoit  pas  en  état  de  les 
entendre.  Il  perfifla  dans  fa  réf blution  ,  &  convoqua  les  Etats 
à  Aimer  in,  perfuadé  qu'en  prenant  chacun  des  députés  en 
particulier  il  viendroità  bout  de  les  engager  à  approuver  Tes 
intentions.  En  même-temsle  Pape  ordonna  à  Philippe  Sega 
fon  Nonce  à  la  cour  d'Efpagne ,  de  déclarer  à  Philippe  ,  que 
quoique  S.  S.  fut  perfuadée  que  les  grands  préparatifs  qu'il 
faifoit  étoient  deftinés  à  porter  la  guerre  en  Afrique  ;  cepen- 
dant elle  prévoyoit  que  la  conteftation  qui  s'étoit  élevée  au 
fujet  de  la  fucceffion  à  la  couronne  de  Portugal ,  pourroit  faire 
naître  quelques  brouilleries  -y  qu'ainfi  elle  avoit  cru  qu'il  étoit 
de  fon  devoir  d'intervenir  dans  cette  affaire,  6c  qu'elle  prioic 
S.  M.  C.  de  remettre  ce  différend  à  fa  décifion.  Le  roi  d'Eu 
pagne,  par  le  confeil  de  D.  ]uan  de  Silva,  parut  d'abord 
prendre  fort  bien  les  foins  que  le  Pape  fe  donnoit.  Il  amufa 
le  Nonce  par  différentes  remifes  jufqu'à  ce  qu'il  eût  con- 
clu avec  Henri.  Mais  lorfque  l'affaire  fut  terminée ,  il  leva  le 
mafque ,  &  il  déclara  que  fon  droit  étant  aufïï  manifefte ,  & 
Henri  appuyant  fî  clairement  la  juflice  de  fes  prétentions,  il 
ne  croyoit  pas  qu'il  fut  néceffaire  que  S.  S.  fe  donnât  la  peine 
de  s'inquiéter  de  cette  affaire  •  qu'au  refte  il  lui  étoit  obligé  de 
ihs  foins ,  6c  qu'il  étoit  très-difpofé  à  implorer  fon  fecours ,  au 
cas  qu'il  arrivât  quelque  incident  qui  méritât  qu'on  eût  re- 
cours à  fon  autorité. 

Philippe,  qui  ne  vouloit  point  que  les  Princes  étrangers  en- 
trafTent  dans  ce  différend,  n'étoit  pas  bienaife  non  plus  que 
le  Pape  fe  mêlât  de  fes  prétentions.  Ce  fage  Prince  étoit  per- 
fuadé ,  que  d'accepter  dans  cette  occafion  la  médiation  de 
S.  S.  c'étoit  non  feulement  rendre  douteufe  dans  les  circon- 
ftances  la  juftice  de  fes  prétentions ,  mais  même  donner  at- 
teinte pour  la  fuite  à  l'autorité  royale,  6c  reconnoîtreen  quel- 
que forte  le  Pape  pour  le  juge  6c  l'arbitre  des  têtes  couron- 
nées. Ainfl  comme  il  étoit  fur  de  la  décifion  de  Henri,  6c 

Ddij 


in  HISTOIRE 

"  préparé  à  tout  événement ,  il  fe  repofoit  fur  Tes  forces ,  &  at- 
Henri  tendoit  tranquillement  le  iuccès  des  Etats ,  qu'il  n'avoit  pu 
III.       empêcher. 

j^o,  Cependant  ceux  qu'on  avoit  commandés  pour  aller  recon- 
noître  le  païs  étoient  de  retour.  Bermudes  de  Santis,  qui 
étoit  entré  en  Portugal  par  la  Galice ,  afluroit  qu'on  pou- 
voit  aifément  faire  pa-fler  un  armée  jufqu'à  Lifbonne  par 
Ciudad  Rodrigo.  De  Vargas ,  qui  avoit  pris  un  chemin  tout 
oppofé  ,  étoit  d'avis  que  l'armée  prît  fa  marche  le  long  du 
Tage  ,  &  entrât  par  (i)  Badajoz.  Valentia  rapporta  que  de- 
puis Ayamonte  le  chemin  étoit  aifé  jufqu'à  Lifbonne ,  en  pre- 
nant par  les  Algarves.  Il  ajouta  que  la  rlote  pourroit  cepen- 
dant remonter  la  Guadiana  jufqu'à  (2)  Mertola,  6c  qu'ainfî 
l'armée  navale  quiporteroit  les  proviiîons,  ne  feroit  jamais 
éloignée  de  celle  de  terre  que  de  neuf  lieues.  Enfin  Antonelli 
conleilla  de  prendre  par  Badajoz  ,  &  de  marcher  de-là  à  Se- 
tubal ,  autrefois  appellée  Cetobrige ,  alliirant  que  la  route 
étoit  aifée ,  &:  fur-tout  très-commode  pour  les  voitures  & 
pour  l'artillerie.  D'autres  vouloient  qu'on  fît  entrer  une  ar- 
mée par  la  Galice.  Enfin  comme  les  avis  étoient  partagés  , 
on  ré fol ut  qu' Antonelli  iroit  viflter  toute  la  frontière  ,  &  de- 
puis la  Galice  jufqu'à  Ayamonte,  pour  voir  s'il  y  découvrir 
roit  quelqu'avenuë  par  où  on  pût  entrer  fûrement  en  Por- 
tugal. 

Sur  ces  entrefaites  il  arriva  un  incident  qui  fît  connoître  le 
nom  desGouverneurs  nommés  par  Henri, qu'on  avoit  jufques 
alors  tenu  fi  fecret.Ce  Prince  ayant  fait  un  voyage  à  Almerin 
fur  la  fin  de  Novembre  ,  il  y  tomba  malade  3  &  dans  une  foi- 
bleflè  qui  lui  prit,  on  crut  fi  bien  qu'il  n'en  reviendroit point, 
qu'on  envoya  furie  champ  chercher  la  cafTette  qui  avoit  été 
mile  en  dépôt  dans  la  cathédrale  de  Lifbonne.  On  l'ouvrit,  &: 
on  trouva  que  ceux  qui  avoientété  choifispour  Gouverneurs 
pendant  l'interrégne,étoient  George  d'Almeyda  archevêque 
de  Liibonne,  D.  François  de  Saa  Camarero  Mayor ,  D.  Juan 
Tello ,  D.  Juan  de  Mafcarennas ,  &  D.  Diegue  Lopez  de 
Sofa,PréfidentduconfeiI  de  Juftice.  On  les  obligea  aufïïtôt 
de  faire  ferment  de  gouverner  l'Etat  conformément  aux 


(  1  )    C'eft  l'ancienne  Pax  Augnfta. 
(  *  )    On  prétend ,  dit  M.  de  Thou , 


que  cetre   ville  eft  l'ancienne  JhU» 
Myrtilim* 


DEJ.  A.  DETHOU,Liv.  LXIX.        213 

intentions  du  Roi.  Cependant  dès  que  ce  Prince  Fut  revenu  à  ^^ 
lui,  comme  il  étoit  réfolu  de  nommer  Philippe  pour  fon  fuc-  Henri 
cefîèur  ,  il  lit  partir  pour  Villaviciofa  Paul  Alfonfe ,  avec  or-       III. 
dre  de  dire  de  fa  part  à  la  duchefïè  de  Bragance  ,  que  comme      1579. 
il  avoit  trouvé  que  le  droit  de  Philippe  à  la  Couronne  etoit 
le  mieux  fondé  ,  il  avoit  réfolu  de  le  déclarer  fon  fuccefïèur  5 
qu'il  l'en  avertilïoit ,  afin  que  là-defïus  elle  prît  {es  mefures ,  & 
s'accommodât  de  bonne  heure  avec  ce  Prince. 

Cependant  le  terme  marqué  pour  la  tenue  des  Etats  ap- 
prochoit  ;  &  les  fentimens  étoient  fort  partagés  au  fujet  d'un 
fuccefïèur.  D.  Antoine  avoit  (es  partifans.  On  étoit  touché 
de  le  voir  devenu  la  vi&ime  de  la  mauvaife  humeur  de  fon 
oncle.  Après  tout  il  étoit  le  feul  rejetton  qui  reftât  de  la  fa- 
mille Royale  3  &  quoiqu'il  ne  fût  pas  légitimé,  c'etoit  cepen- 
dant une  raifon  de  l'élever  fur  le  trône  ,  afin  d'empêcher  que 
la  Couronne  ne  paiïat  à  des  étrangers.  Il  avoit  pour  lui,  di- 
foit-on  ,  tout  le  Clergé  &.  tout  le  peuple  ;  &:  il  n'y  avoit  que 
l'efpérance  ou  la  crainte  qui  portaient  la  Nobleflèà  s'oppo- 
fer  à  les  prétentions.  Ainii  pour  l'engager  à  prendre  fon  parti , 
il  n'y  avoit  qu'à  lui  ôter  ces  deux  motifs.  Or  II  feroit  aifé  d'en 
venir  à  bout ,  Ci  on  étoit  bien  uni  •  de  pour  cela  ,  ajoûtoit-on  , 
il  falloit  feulement  faire  époufer  à  D.  Antoine  la  fille  de  la 
ducheflè  de  Brag-ance.  Par-là  on  fatisferoit  également  ces 
deuxprétendans,6c  on  mettrok  à  couvert  la  gloire  du  nom 
Portugais ,  en  aflurantla  tranquillité  publique.  Mais-  les  gens 
fages  raifonnoient  autrement.  Comme  ils  ne  mefuroient  le 
droit  desprétendans  que  fur  le  plus  ou  le  moins  de  puiflance 
qu'ils  avoient ,  ils  étoient  plus  portés  pour  Philippe.  La  No- 
blefle  fur- tout ,  qurdans  une  révolution  étoit  la  plusexpofée, 
parce  qu'elle  avoit  des  biens  &c  des  charges  à  perdre ,  inquiète 
de  l'événement ,  étoit  abfolument  déclarée  pour  lui.  Enfin 
on  difputoit  beaucoup  pour  &  contre  -y  &  comme  dans  les 
converfations  particulières  il  fe  tenoit  à  ce  fujet  des  difeours 
qu'il  n'auroit  pas  toujours  été  fur  de  communiquer  de  vive 
voix  à  tout  le  monde ,  on  faifoit  part  au  public  de  les  fenti- 
mens par  des  libelles  anonymes. 

Outre  leur  droit ,  les  Espagnols  reprefentoient  les  grands 
avantages  que  l'univers  Chrétien  ,  éc  la  nation  Portugaise 
en  particulier,  retireroient  de  la  réunion  du  Portugal  avec 

Ddiij 


2i4  HISTOIRE 

-  l'Efpagne.  Au  contraire  ils  grofîiflbient  le  danger  qu'il  y  auroîc 

Henri  pour  elle  à  s'y  oppofer.  Car  qui  pourroic ,  difoient-ils ,  réfiffer 
III.  à  l'Efpagne ,  qui  ne  prenoic  les  armes  que  pour  mettre  la 
j  c  7  «  France  dans  les  fers ,  triompher  de  l'Empire  ,  battre  le  Turc , 
délivrer  Malte  des  efforts  impuifians  des  infidèles  ,6c  dhTiper 
fes  ennemis  •  &  cela  dans  le  tems  qu'elle  étoit  épuifée  par  la 
guerre  qu'elle  foûtenoit  depuis  il  long-tems  en  Flandre?  Com- 
ment donc  ,  ajoûtoient-ils  ,  le  Portugal  oferoit-il  penfer  qu'il 
fût  en  état  de  lui  faire  tête  ?  Mais  quand  même  il  pourroit  en 
concevoir  le  defTein ,  quel  en  feroit  le  fuccès  ?  Les  petits  rois 
des  Indes  proflteroient  cependant  de  cette  occafionpour  ren- 
trer en  polîèffion  des  côtes  de  leurs  Etats  dont  les  Chrétiens 
s'étoient  rendus  maîtres  ^  les  Mores  leur  enleveroient  les  pla- 
ces qu'ils  avoient  en  Barbarie  -y  les  François  &c  les  Angiois 
s'empareroient  des  ifl.es  j  &  l'on  verroit  cet  Etat  fi  floriflant 
devenu  malheureufement  la  proie  de  toutes  les  Nations ,  qui 
s'en  approprieroient  quelque  lambeau ,  à  la  honte  du  nom 
Chrétien,^:  au  grand  dommage  de  toute  laChrétienté. Outre 
cela  ils  ne  manquoient  pas ,  félon  leur  coutume ,  de  dire  beau- 
coup de  mal  des  François^  car  jamais  les  Efpagnols  n'ont  per- 
du la  moindre  occafion  de  nous  maltraiter. 

On  répondoit  cependant  à  ces  écrits  par  des  libelles  con- 
traires. On  faifoit  voir  qu'après  tout  les  Efpagnols  n'étoient 
pas  fi  terribles  ^  qu'ils  étoient  puhTansau  dehors  j  qu'ils  entre- 
tenoient  des  garnifons  nombreufes  ;  mais  que  chez-eux  ils 
n'étoient  pas  fi  à  craindre  ,  que  la  ftérilité  du  païs  ne  leur  per- 
mettoit  pas  d'y  entretenir  une  armée  ,  &  qu'il  leur  étoit  im- 
pofîible  de  la  mettre  aifément  en  marche  ,  à  caufe  des  che- 
mins impraticables  dont  ce  Royaume  était  rempli ,  qu'on  en 
avoit  une  preuve  bien  remarquable  dans  la  dernière  guerre 
de  Grenade,  qu'elle  avoit  duré  trois  ans,  quoique  les  Efpa- 
gnols ,  appuyés  de  toutes  les  forces  étrangères,  qu'ils  avoient 
appelléesà  leur  fecours  ,  n'eufïènt  qu'une  poignée  d'ennemis 
à  combattre  ,  &  qu'au  bout  de  ce  tems-là  même  elle  n'avoit 
pu  être  terminée  que  parle  moyen  des  traîtres  qu'ils  avoient 
jfubornés  pour  fe  défaire  de  leurs  chefs.  Que  Philippe  faifoit 
montre  de  fes  forces  comme  d'un  épouvannail  j  mais  que  s'il 
falloit  en  venir  à  l'exécution  ,  ce  Prince  étoit  trop  fage  pour 
ne  pas  faire  attention  à  ce  qu'il  auroit  à  craindre ,  tandis 


DE  T.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.       215 
./ 

qu'outre  la  guerre  de  Flandre  il  auroîc  encore  celle-ci  fur  les 

bras ,  tant  du  coté  des  Mores ,  que  de  la  France ,  de  l'Angle-  Henri 

terre  ,  &  même  de  l'Italie ,  qui  au  bruit  de  ces  mouvemens  ne       III. 

manqueroit  peut-être  pas  de  le  révolter.  1  f  79. 

Voilà  ce  qui  fe  publioit  de  part  &  d'autre  j  &  ce  qu'il  y  a 
d'étonnant ,  c'eft  que  dans  cette  diverfité  de  fentimens  , 
les  uns  &  les  autres  fembloient  prendre  un  parti  tout  oppofe  à 
leurs  intérêts.  En  efFet  par  la  réunion  des  deux  Royaumes  il 
paroifToit  que  la  Noblefîe  ne  pouvoit  manquer  de  perdre  cette 
ancienne  fplendeur  que  lui  donnoientles  charges  qu'elle  rem- 
pli Mbit  ,  &  d'être  confondue  avec  la  multitude.  Cependant 
l'incertitude  du  fuccès  la  faifoit  pencher  du  côté  de  Philippe. 
Le  peuple  au  contraire  ,  &:  le  Clergé ,  qui  effc  en  grande  par- 
tie compofé  du  peuple ,  malgré  tous  les  avantages  confidéra- 
blés  qui  dévoient  fûrement  leur  revenir  de  ce  changement , 
aveuglés  par  Paverfîon  qu'ils  avoient  mal-à-propos  pour  une 
domination  étrangère ,  s'obitinoientmalheureufement  àioû- 
tenir  le  parti  de  D.  Antoine. 

Philippe  cependant ,  qui  fçavoit  qu'il  n'avoit  affaire  qu'à 
un  clerc,  car  c'eft  le  nom  que  D.  Juan  de  Silva  donnoit  or- 
dinairement au  roi  Henri,  à  un  peuple  cront  la  langue  étoit 
plus  à  craindre  que  tout  le  refte ,  &:  à  un  Royaume  fans  places 
fortes ,  fans  préparatifs  de  guerre ,  &  prefque  fans  argent  de- 
puis la  malheureufe  expédition  d'Afrique,prefToit  par  Îqs  Am- 
bafîadeurs  l'exécution  de  la  promeflé  fecrete  que  Henri  leur 
avoit  faite.  S'il  l'obtenoit ,  il  avoit  ce  qu'il  fouhaicoit.  Au  con- 
traire ,  au  cas  qu'on  lui  refufât,  c'etoit  pour  lui  un  prétexte 
légitime  pour  commencer  une  guerre  à  laquelle  il  s 'étoit  fi 
bien  préparé. 

Nous  fommes  enfin  arrivés  à  l'année  1580.  époque  bien  1  ego, 
mémorable  par  les  grands  événemens  dont  elle  fut  marquée, 
mais  fur-tout  bien  fatale  au  Portugal ,  non  feulement  à  caufe 
de  la  guerre  funeftedontil  fut  le  théâtre  ^  mais  encore  à  caufe 
de  la  pefte ,  qui  fit  fentir  {qs  ravages  principalement  à  Lif- 
bonne.  On  en  mouroit  aiuTitôt  que  l'on  en  étoit  attaqué,  fans 
qu'on  eût  d'abord  aucun  remède  certain  pour  oppofer  à  la 
contagion.  Enfin  on  employa  les  lénitifs  avec  fuccès  ;  &  plu- 
sieurs perfonnesfe  trouvèrent  très-bien  de  s'être  fervies  de  la- 
corne  de  Licorne ,  &  de  la  pierre  de  Bezoard.  On  ne  voyoit 


n6  HISTOIRE 

:  i  i      '  "' .  dans  la  ville  que  des  cadavres  ;  &;  les  cimetières  en  étoient 
Henri  fi  remplis ,  qu'on  écoic  obligé  d'aller  les  enterrer  dans  la  cam- 
III.      pagne.  Cependant  la  négligence  des  Magiftrats  étoit  extrê- 
1580,     me-  Quoique  la  ville  foit  d'elle-même  fort  mal  propre,  ils 
n'avoient  loin  ,  ni  de  faire  nétoyer  les  rues ,  ni  de  marquer  les 
maifons  fufpedes ,  ou  de  faire  vuider  celles  qu'on  fçavoit  être 
déjà  infectées.  Cette  capitale  devint  deferte ,  &  il  n'y  eut  que 
les  pauvres  &  la  plus  vile  populace  qui  y  reftérent.  Enfin  la 
contagion  ,  qui  avoit  commencé  dans  le  printems ,  &  qui  pen- 
dant tout  l'été  avoit  été  très-violente ,  commença  vers  l'au- 
tomne à  devenir  moins  redoutable. 

La  ville  de  Lifbonne  avoit  nommé  pour  Ces  députés  aux 
Etats  D.  Emmanuel  de  Portugal,  &  D.  Diegue  de  Salerïa. 
Mais  Henri  défendit  qu'ils  y  parufient.  Il  les  traita  au  con- 
traire comme  des  féditieux ,  &;  déclara  qu'ils  étoient  indignes 
de  pofléder  jamais  aucunes  charges.  Ainfi  on  nomma  en  leur 
place  Febo  Murïiz,  &  D.  Emmanuel  de  Sofa  Pacheco.  Sa- 
lerîa  s'étoit  attiré  la  haine  du  Roi  par  un  feul  mot.  Comme  il 
demandoit  à  ce  Prince  pourquoi  il  avoit  terminé  l'affaire  de  la 
fucceflion  à  la  Couronne ,  fans  confulter  le  peuple  auparavant, 
Henri  lui  ayant  répondu  que  cela  pafibit  la  portée  du  peuple  : 
>j  Pourquoi  donc,  répliqua  fièrement  Salerîa ,  n'en  jugiez- 
»  vous  pas  ainfi  lorfqu'il  vous  éleva  fur  le  trône  ?  «  Or  c'etoit 
cette  repartie,  non  feulement  libre,  mais  même  infolente  , 
qui  avoit  piqué  Henri.  Durefte  ce  Prince  fe  défioit  en  géné- 
ral de  toute  la  maifon  de  Portugal.  L'origine  de  fes  foupçons 
venoit  de  Jean  de  Portugal  évêque  de  la  Guarda.  C'étoit  un 
homme  très-haut ,  qui  avant  que  Henri  montât  fur  le  trône 
avoit  plufieurs  fois  marqué  pour  lui  beaucoup  de  mépris. 
Convaincu  parce  Prince  de  mener  une  vie  déréglée ,  il  avoit 
eu  ordre  de  palier  à  Rome  ;  &  dans  fa  route  il  s'étoit  un  peu 
écarté  pour  aller  faluer  Philippe.  Mais  n'ayant  pu  obtenir 
que  ce  Prince  lui  fit  cet  honneur ,  il  conçut  depuis  une  haine 
mortelle  contre  les  deux  Rois.  Ainfi  n'ayant  pu  faire  entrer 
fon  frère  Al fonfe  dans  les  projets  qu'il  avoit  formés  contre- 
çux ,  il  y  engagea  du  moins  François  fon  neveu  comte  de  Vi- 
miofo  avec  toute  fa  famille  3  èc  il  leur  perfuada  d'appuyer  au 
contraire  le  parti  de  D.Antoine,  ce  qui  fut  l'origine  de  fon 

malheur. 

Çnfîtî 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.      117 

Enfin  le  9.  de  Janvier  ,  Antoine  Pineyro  évêquede  Ley- 
ria  fie  l'ouverture  des  Etats  par  un  difeours  fort  éloquent ,  Henri 
dans  lequel  il  leur  expofa  le  lujet  pour  lequel  S.  M.  les  avoit  III. 
aflemblésj  fçavoir  pour  prendre  leurs  avis  au  fujetdufuc-  1  c 80» 
cefïeur  qu'il  étoit  réfolu  de  fe  donner.  Dom  Emmanuel  de 
Sofa  Pacheco ,  portant  la  parole  pour  tous  les  Députés ,  re- 
mercia S.  M.  de  ce  qu'elle  vouloit  bien  confulter  la  Nation 
fur  une  affaire  de  cette  conféquence ,  après  quoi  on  fe  retira  -t 
&  les  Députés  eurent  ordre  de  pafïèr  à  Santaren  { 1  ) ,  au-delà 
du  Tage.  Là  ils  s'affembloient  pour  tenir  leurs  délibéra- 
tions dans  l'Eglife  de  faint  François.  Cependant  le  bruit  s'é- 
tant  répandu ,  que  Henri  étoit  difpofé  à  nommer  Philippe 
pour  fon  fuccefTeur ,  on  ne  fçauroit  croire  quelle  révolution 
cette  nouvelle  caufa  dans  tous  les  efprits,  fur-tout  à  Conym- 
bre,  où  on  parloit  ordinairement  du  droit  que  Dom  Antoi- 
ne avoit  à  la  Couronne ,  avec  beaucoup  trop  de  liberté.  Le 
Roi  y  envoya  Martin  Correo  de  Silva  pour  arrêter  ce  défor- 
dre,  mais  ce  fut  inutilement  3  &  Arias  Gonzalez  de  Macedo 
fyndic  de  cette  ville  fut  même  mis  en  prifon  à  cette  occafîon. 
Cependant  on  le  relâcha  auflitôt  après. 

Au  bout  de  quelques  jours  l'évêque  de  Leyria  fe  rendit 
à  l'aflèmblée  du  tiers  Etat  de  la  part  du  Roi,  &.  il  leur  fit 
entendre ,  que  Philippe  avoit  plusieurs  fois  prefîé  S.  M.  de  le 
déclarer  fon  fuccefleur  :  Que  cependant  elle  avoit  toujours 
différé  de  le  faire  jufqu  a  ce  qu'elle  fût  parfaitement  inftruite 
du  droit  des  Prétendans  à  la  Couronne  :  Qu'en  effet  depuis 
ce  tems-là  elle  avoit  donné  tous  Ces  foins  à  éclaircir  cette 
affaire  ;  qu'après  avoir  pefé  mûrement  &;  examiné  les  raifons 
qu'on  alléguoit  de  part  &c  d'autre,  après  avoir  pris  là-deflus 
l'avis  des  gens  les  plus  habiles ,  elle  avoit  trouvé  enfin  que 
tout  le  différend  rouioit  entre  le  roi  d'Efpagne  6c  la  ducheflè 
de  Bragance  ^  &  que  comme  il  étoit  dangereux  pour  plu- 
sieurs raifons  de  vouloir  prononcer  entre  ces  deux  concur- 
rens ,  il  ne  reftoit  qu'un  parti  à  prendre,  qui  étoit ,  d'accom- 
moder cette  affaire  à  l'amiable  :  Qu'en  conféquence  S.  M.  les 
prioit  de  délibérer  entr'eux  fur  cette  matière ,  afin  qu'aidée 
de  leurs  avis  elle  put  terminer  ce  différend  de  la  manière  la 
plus  avantageufe  pour  la  gloire  de  Dieu,  &  pour  l'honneur 

(1)  Ceft  la  ville  nommée  par  les  anciens  Scalabis ,  ou  bien  Julium  pr&fidium- 
Tome  VIIU  Ee 


2i8  HISTOIRE 


■5  6c  la  paix  du  Royaume.  Cette  nouvelle  furprit  d'autant  plus 


Henri  les  Députés ,  qu'ils  s'y  étoient  moins  attendus.  En  effet  ils 
III.      s'étoient  imaginés  que  le  Roi  n'avoit  point  encore  pris  deré- 

1580.  Solution ,  &  qu'il  s'agifloit  feulement  alors  de  fçayoir  ,  s'ils  au- 
roient  voix  ou  non  ,  dans  la  décillon  de  cette  affaire.  Ainfi  ils 
députèrent  fur  le  champ  à  S.  M.  Febo  Muniz  ,  pour  la  fup- 
plier  de  vouloir  bien  les  confulter  fur  le  choix  qu'elle  vouloit 
faire.  Ce  Député  s'acquita  de  fa  commiffion  avec  tant  de 
violence  ,  &  même  de  hauteur  ,  que  le  Roi  en  fut  indigné. 
Il  le  reprit  afîez  vivement  de  fon  peu  de  modération  j  mais 
Muniz  en  avouant  qu'il  avoit  tort,  ajouta  que  fa  vivacité 
étoit  cependant  excufable ,  puifqu'elle  n'étoit  pas  fans  fonde- 
ment :  Qu'ils  s'appercevoient  que  S.  M.  étoit  réfoluë  de  nom. 
mer  pour  fon  fuccefîéur  un  Efpagnol ,  &  non  un  Portugais  : 
Que  c'étoit-là ,  ce  qui  non-feulement  excitoit  leur  colère  3 
mais  même  les  jettoit  dans  le  défefpoir  :  Qu'ils  lui  deman- 
doient  un  Maître  ,  quel  qu'il  fût  3  mais  que  puifqu'ils  étoient 
defHnés  à  obéir  après  fa  mort  à  celui  qu'elle  nommeroit  ,ils 
fouhaitoient  que  ce  fût  un  Portugais. 

Mais  un  nouvel  ordre  qui  leur  vint  peu  de  tems  après, 
acheva  de  les  confondre.  L'Evêque  de  Leyria  fe  rendit  une 
féconde  fois  à  leur  aflèmblée ,  &  leur  déclara  delà  part  du 
Roi ,  que  s'ils  ne  terminoient  pas  au  plutôt  cette  affaire  par 
un  accommodement ,  S.  M.  étoit  réfoluë  de  prononcer  in- 
ceffamment.  Animés  plus  que  jamais  à  cette  nouvelle,  ils  fe 
rendirent  à  l 'afïèmblée  des  autres  Ordres ,  &  requirent  qu'ils 
fe  joignirent  à  eux ,  puifque  l'intérêt  dont  il  s'agifloit  les 
regardoit  tous  également.  Enfin  le  Roi  voyant  qu'il  y  auroit 
de  l'imprudence  à  fe  déclarer ,  tandis  que  les  efprits  ièroient 
dans  cette  difpofition  3  &  ne  pouvant  d'ailleurs  ni  perfuader 
aux  Députés  de  fonger  à  quelque  accommodement ,  ni  venir 
à  bout  de  réduire  cette  affaire  à  la  décifion  de  quelques  Com- 
miflaires ,  comme  il  l'auroit  fouhaité  ,  fe  rendit  à  la  demande 
du  tiers  Etat,  de  donna  trois  jours  aux  Députés  pour  pro- 
duire les  raifons  pourquoi  ils  demandoientàavoir  droit  de 
fuffrage  dans  le  choix  qu'il  s'agifïbit  de  faire. 

Mort  du  roi       Ravis  d'avoir  obtenu  ce  point ,  parce  qulls  s'imaginoient  5 

de  Portugal,   qUe  par-là  ils  alloient  être  les  maîtres  de  fe  donner  un  Roi , 

les  Députés  vont  trouver  S.  M.  la  remercient  de  la  grâce 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.       ir? 

qu'elle  leur  avoir  accordée,  &  la  prient  de  leur  permettre  de      '    " 
tirer  des  extraits  des  regiftres  publics ,  &  de  prolonger  encore  Henri 
de  deux  jours  le  terme  qu'elle  leur  avoit  donné.   Le  premier      III. 
article  fut  accordé  ;  pour  le  fécond,  Henri  le  leur  refufa.      i  580. 
Cette  conduite  donna  de  nouvelles  efpérances  à  Dom  An- 
toine &  au  duc  de  Bragance.   Ils  ranimèrent  chacun  leur 
parti ,  &  rirent  fcavoir  à  ceux  qui  leur  étoient  attachés ,  qu'il 
ne  falloit  pas  encore  fe  défefpérer.  Mais  leur  joïene  fut  pas 
de  longue  durée.    Le  dernier  jour  de  Janvier  vers  minuit,  à 
l'heure  &  au  moment ,  que  Henri  avoit  prédit ,  il  tomba  en 
foibleiTe,  en  même  tems  que  commençoitune  éclipfe  de  Lune, 
6c  à  la  fin  de  l'éclipfè  il  mourut.    Quelques  curieux  remar- 
quèrent ,  qu'il  étoit  né  à  la  même  heure ,  il  y  avoit  foixante 
éc  huit  ans. 

Ce  Prince,  que  le  malheur  des  tems  avoit  élevé  fur  un 
trône ,  qu'il  n'étoit  pas  en  état  de  foûtenir ,  étoit  devenu 
autrefois  méprifable  ,  lorfque  pendant  la  minorité  du  jeune 
roi  Dom  Sebaftien  ,  il  avoit  été  Régent  du  Royaume  3  &  il 
fe  rendit  odieux  aufîitôt  qu'il  fut  Roi  lui-même.  Enfin  après 
dix-fept  mois  de  régne ,  il  laiiTa  fa  Couronne  moins  à  celui  des 
Prétendans  qu'on  reconnoîtroit  pour  héritier  légitime  ,  qu'à 
quiconque  feroit  allez  puilfant  pour  s'en  emparer. 

A  peine  Henri  avoit  les  yeux  fermés ,  qu'on  ouvrit  fon 
teftament ,  qu'il  avoit  fait  huit  mois  auparavant.  On  y  trou- 
va ,  qu'il  laiiToit  la  Couronne  a  celui  des  Prétendans  qui , 
après  un  examen  juridique  de  fes  prétentions,  en  feroit  dé- 
claré l'héritier  légitime,  à  moins  que  lui-même  avec  con- 
noiflànce  de  caufe  n'en  eût  déjà  décidé  avant  fa  mort.  En- 
fuite  on  lut  l'article  qui  regardoit  les  Gouverneurs  du  Royau- 
me. Ce  Prince  leur  donnoit  pendant  l'interrègne  le  pouvoir 
de  créer  des  Ducs,  des  Comtes,  des  Marquis,  de  donner 
l'inveftiture  des  Archevêchés  &;  des  Evêchés,  de  nommer 
aux  Commanderies  &  aux  autres  Bénéfices  qui  auroient  plus 
de  cent  vingt-cinq  ducats  de  revenu,  &  de  diipofer  des  Fi- 
nances ,  mais  en  cas  de  guerre  feulement. 

Cependant  le  tiers  Etat  députa  aux  Gouverneurs ,  pour 
leur  rendre  fes  devoirs.  Celui  qui  fut  chargé  de  cette  commit 
fion  étoit  Martin  Gonçalez  de  la  Gomara,  que  le  roi  Dom 
Sebaftien  avoit  autrefois  fait  entrer  dans  le  gouvernement , 

Ee  ij 


220  HISTOIRE 

-  mais  à  qui  on  avoic  ôcé  fa  charge  à  caufe  de  fa  févérîté  6c  de 
Henri  fon  inflexibilité  naturelle.  Du  refte  il  étoit  déclaré  contre 
III.  le  parti  de  Philippe  ,  &;  c'en  étoit  allez  pour  le  rendre  agréa- 
158c.  b-le  au  peuple.  Ce  Député  demanda  aux  Gouverneurs  au 
nom  du  corps  qui  l'avoit  envoyé  :  Qu'ils  quittancent  Almerin , 
&;  paflàflent  à  Santaren  :  Que  pour  diminuer  la  dépenfe ,  ils 
congédiaient  les  nouvelles  troupes  que  Henri  avoit  levées 
pour  fa  garde  1  Qu'ils  fortifiaiTent  les  garnifons  des  places 
frontières  :  Qu'ils  envoyaient  une  ambailade  au  Pape  ,  pour 
fupplier  fa.  Sainteté  d'interpofer  fon  autorité ,  pour  empê- 
cher Philippe  de  déclarer  la  guerre  au  Portugal  :  D'en  en- 
voyer une  autre  à  ce  Prince ,  pour  le  prier  de  n'en  point  venir 
aux  voyes  de  fait ,  &  l'afTurer  qu'on  auroit  égard  à  la  juftice 
de  les  prétentions  :  Enfin  qu'ils  puniflént  févérement  ceux 
qu'on  trouveroit  faire  des  brigues  ,  &  chercher  à  corrompre 
rintéerité  des  fufFrao-es. 

Les  Gouverneurs  répondirent  à  cette  requête  :  Qu'ils 
av oient  réfolu  de  fortir  incefTamment  d'Almerin  ;  mais  qu'ils 
n'avoient  point  encore  pris  de  parti  fur  le  lieu  où  ils  fe  reti- 
reroient ,  8c  qu'il  n'étoit  pas  encore  à  propos  qu'on  en  fut 
inftruit  :  Qu'au  refte  il  ne  leur  étoit  pas  pofTible  de  congédier 
les  troupes  levées  par  le  roi  Henri ,  parce  qu'elles  leur  étoient 
néceflaires  pour  leur  propre  fureté  ,  Oc  pour  celle  des  Préten- 
dans  ;  Qu'un  de  leurs  premiers  foins  feroit  de  renforcer  les 
garnifons  fur  la  frontière  :  Qu'ils  avoient  nommé  pour  aller 
en  ambaflàde  vers  Philippe  Pévêque  de  Conymbre  ,  ôc  Dom 
Emmanuel  de  Melo  :  Que  pour  ce  qui  étoit  du  Pape  ,  ils  ne 
croyoient  pas  qu'il  fût  néceflaire  pour  le  prefent  de  lui  en^ 
voyer  des  AmbafTadeurs  :  Enfin  qu'ils  s'engageoient  à  punir 
avec  la  dernière  rigueur  ceux  qui  feroient  des  brigues ,  ou  qui 
employeroient  quelque  mauvais  artifice  que  ce  fût ,  pour ga- 
gner  des  fufFrages.  FeboMuniz  avoit  aufîi  demandé  d'abord 
qu'on  révoquât  trois  des  Gouverneurs  qui  lui  paroiffoient 
fufpe&s ,  6c  qu'on  les  remplaçât  par  d'autres.  Mais  le  Dépu- 
té s'y  oppofa.  Il  reprefenta ,  que  dans  les  circonftances  il  étoit 
dangereux  de  vouloir  faire  aucun  changement ,  6c  il  fut  ré- 
10 lu  de  ne  rien  innover. 

Le  duc  de  Bragance& Pévêque  de  Parme,  s'étoient  déjà 
r.endus  auprès  des  Gouverneurs  3  6c  chacun  de  leur  côté  x  ils, 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.        ni 

faifoient  inftance  pour  obtenir  une  décifion.  Les  ambafla-  r 

deurs  du  roi  d'Efpagne  preffoient  auiîi  qu'on  prononçât  en  Henri 
faveur  de  leur  Maître.  Enfin  Dom  Antoine  reparut aufïï fur       III. 
ces  entrefaites  3  après  s'être  tenu  quelque  tems  caché  pour     i  <8o. 
fe  foufbraire  à  la  colère  de  Henri ,  il  s'étoit  rendu  fecrétement 
à  Lifbonne.  Mais  comme  on  difoit  qu'il  commençoit  déjà  à 
fè  faire  beaucoup  de  partifans  parmi  le  peuple  ,  les  Gouver- 
neurs lui  envoyèrent  ordre  de  fortir  inceiîamment  de  la  ca- 
pitale ■  &  il  fe  retira  à  Almada.    De  là  ,  il  écrivit  aux  Gou- 
verneurs 6c  aux  Etats ,  des  lettres  datées  du  Monaftére  de 
Belem  ,  parlefquelles  il  fe  juftifioit  d'être  entré  dans  la  capi- 
tale fur  le  defir  qu'il  avoit  de  rendre  au  Roi  fon  oncle  les  der- 
niers devoirs.  Enfuite  il  leur  recommandoit  très-fortement 
fès  intérêts,  6c  leur  offroit  les  très-humbles  fervices,  pour 
travailler  avec  eux  de  concert  à  maintenir  la  tranquillité  de 
l'Etat. 

Avant  même  la  mort  de  Henri ,  Antonelli  étoit  déjà  de  Les  Efpa- 
retour  à  la  Cour  d'Efpagne ,  &  il  avoit  été  enfin  réfolu  de  ?n°!s  fe,  dif* 
faire  entrer  une  armée  en  Portugal  par  Badajoz ,  &  de  mar-  fr°  r  "^Por- 
cher de  là  droit  à  Setubal ,  tandis  que  l'armée  navale  abor-  tugaî- 
deroit  au  port  de  Lifbonne.  Comme  c'étoit  la  capitale  &  la 
place  d'armes  des  Portugais,  il  falloit  d'abord  s'en  afTûrer , 
après  quoi  onfèroit  bientôt  maître  de  toutes  les  autres  places 
du  Royaume.  Cependant  l'artillerie  &  les  chariots  dévoient 
fuivre  par  l'Eftramadure  ,  païs  fertile  èc  abondant  3  &  les 
Alcaides  Tejada  ,  6c  Valladares  Sarmiento  furent  chargés  de 
les  conduire.  En  même  tems  tous  les  Seigneurs  qui  avoient 
quelque  gouvernement  fur  la  frontière  de  Portugal ,  reçu- 
rent ordre  de  lever  des  troupes  dans  le  païs  qui  leur  étoit 
fournis,  6c  de  fondre  de  toutes  parts  fur  ce  Royaume.  Dom 
Pedre  de  Cafhro  comte  de  Lemos  &  Gafpard  de  Fonfeca 
comte  de  Monterey  ,  dévoient  donner  du  côté  de  la  Galice  3. 
Dom  Garcias  Sarmiento  6c  Ferdinand  de  Monténégro  , 
avoient  ordre  de  s'emparer  de  l'Ifle  qui  eft  à  l'embouchure  du 
Minho  j  Dom  Juan  de  Pimentel  comte  de  Benavente  & 
Dom  Diegue  de  Tolède  comte  d'Albe ,  d'entrer  par  les  mon- 
tagnes 3  Beltran  de  fa  Cueva  duc  d'Albuquerque  6c  Fernand 
Enriquez  marquis  de  Villanova  ,  de  faire  partir  leurs  trou- 
pes de  l'Eftramadure  *  Dom  François  de  Çuïiiga  duc  de  Bejar 

Ee  iij 


222  HISTOIR.E 

■  &  Dom  Alïbnfe  de  Gufman  duc  de  Médina  Sidonia,avec 

Henri  les  marquis  d'Ayamonte  &c  de  Gibraleon  ,  dévoient  encrer 

III.       par  Seville  dans  les  Algarves  j  enfin  Dom  Juan  de  Pacheco, 

1580.     marquis  de  Ceralvo  étoit  chargé  de  marcher  vers  Beja  ou 

Vera ,  autrefois  appellée ,  Pax  Julia. 

Cependant  auilitôt  que  Philippe  eut  appris  la  mort  de 
Henri ,  il  écrivit  fur  le  champ  aux  Gouverneurs ,  aux  Etats 
6c  à  la  Chambre  de  Lifbonne  des  lettres  à  peu  près  fembla- 
bles ,  par  lefquelles  il  leur  demandoit ,  puifque  ion  droit  étoic 
manifeite ,  de  le  reconnoître  inceflamment  pour  leur  Roi , 
conformément  aux  intentions  du  roi  Henri  ion  oncle  j  leur 
déclarant,  que  s'ils  obéïiïbient  fans  délai,  il  étoitprêtde 
leur  confirmer  la  poflèfTion  des  libertés  &  privilèges ,  dont  ils 
joùifïbient  fous  le  régne  du  roi  Emmanuel  fon  ayeul ,  &;  de 
leur  en  accorder  même  de  nouveaux  ,  s'il  étoit  befoin  :  que 
ii  au  contraire  ils  refufoient  de  fe  foûmettre ,  il  étoit  réfolu 
de  les  y  contraindre  les  armes  à  la  main  ;  qu'ainfi  c'étoit  à  eux 
de  fe  confulter  là-deflus ,  &:  de  prendre  le  parti  qui  leur  con- 
viendroit. 

Les  uns  &  les  autres  ne  répondirent  à  ces  lettres  que  par 
des  fupplications ,  &  en  priant  S.  M.C.  de  n'en  point  venir 
auxvoyes  de  fait,  &:  de  fufpendre  l'exécution  de  fes  defleins 
jufqu'à  ce  qu'elle  eût  entendu  les  Ambafladeurs  qu'ils  lui  en- 
voyoient.  Philippe  Sega  nonce  du  Pape  voulut  encore  en 
cette  occafion  intervenir  au  nom  de  fa  Sainteté.  Mais  Phi- 
lippe l'amufa  comme  la  première  fois  ,  &;  n'en  devint  que 
plus  vif  à  preiïer  la  conclufion  de  fes  projets.  Ainfi  les  trou- 
pes ,  que  Fabrice  Colonne ,  qu'une  maladie  enleva  fur  ces  en- 
trefaites, &  Dom  Juan  de  Cardone  lui  amendent  d'Italie, 
étant  déjà  débarquées  à  Cadix ,  il  leur  afligna  des  logemens, 
aux  Efpagnols  dans  le  territoire  de  Cordouë  ,  aux  Allemans 
proche  de  Xeres ,  aux  Italiens  aux  environs  de  Seville ,  &: 
aux  pionniers  proche  d'Alcala  del  Rio. 

Il  ne  manquoit  plus  à  une  ii  belle  armée, qu'un  bon  Général. 
Philippe  après  avoir  long-tems  balancé, fe  détermina  enfin 
en  faveur  de  Ferdinand  Alvarez  de  Tolède  duc  d'Albe.  Il 
étoit  encore  à  Uzeda ,  où  le  Roi  l'avoit  relégué  pour  les 
raifons  que  j'ai  rapportées  ailleurs.  Ce  fut-là  que  Gabriel  de 
Zayas  à  Jean  Delgado  iècretaire  de  Philippe  ,  allèrent  lui 


DE   T.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.      213 

J      c 

annoncer  de  fe  rendre  au  camp  devant  Erena  dans  l'Eftrama-  ; 
dure  ,  &  d'y  attendre  les  ordres  de  S.  M.  Ce  grand  Capitaine  Henri 
célèbre  par  mille  exploits  fameux ,  étoit  enfin  devenu  odieux  III. 
à  Philippe  h  foie  que  ce  Prince  fût  jaloux  de  la  gloire  du  Duc ,  1580. 
prix  ordinaire  que  les  gens  de  mérite  reçoivent  de  leurs  vertus 
à  cette  Cour  h  foit  qu'il  ne  pût  fupporter  fon  fafte  &;  fes  hau- 
teurs. Car  pour  ce  qui  eft  de  la  faute  que  fon  fils  avoit  com- 
mife,  de  dont  on  le  croyoit  lui-même  complice,  c'étoit  fi 
peu  de  chofe ,  qu'une  offenfe  auffi  légère  ne  pouvoit  l'empor* 
ter  fur  tant  de  fervices  qu'il  avoit  rendus.  Quoi  qu'il  en  foit, 
ce  Duc  fupportoit  fort  impatiemment  fon  exil,  Le  Pape,  plu- 
sieurs Princes  étrangers ,  beaucoup  de  villes  d'Efpagne ,  s'é- 
toient  intéreflèes  pour  lui ,  &;  avoient  demandé  fà  grâce  inu- 
tilement. Ainfi  voyant  que  rien  ne  pouvoit  fléchir  la  colère 
de  fon  Maître ,  il  fouhaitoit  qu'il  fe  préfentât  quelque  grand 
événement  qui  pût  le  tirer  de  fon  exil,  &;  lui  donner  occa- 
fîon  d'ajouter  encore  à  tant  de  vtdoires  remportées  quelque 
fervice  confidérable ,  capable  de  relTufciter  fa  gloire ,  qui 
commençoit  à  s'enfévelir  dans  l'oubli ,  &  de  lui  rendre  les 
bonnes  grâces  de  fon  Souverain.  La  mort  du  roi  DomSebaf. 
tien  lui  avoit  paru  un  de  ces  coups  favorables  qu'il  atten- 
doit.  Depuis  qu'on  en  eut  appris  la  nouvelle ,  il  ne  cefToit  de 
folliciter  S.  M.  C.  foit  par  fes  lettres  ,  foit  par  fes  amis  à  la  m 
conquête  de  ce  Royaume  5  6c  lorfqu'il  fut  queftion  de  faire 
en  Efpagne  les  obféques  de  ce  Prince  malheureux ,  il  dit 
fort  joliment ,  que  S.  M.  C.  devoit  aller  faire  les  obféques  du 
roiDom  Sebaftien  à  Lifbonne.  Il  avoit  même  écrit  plufieurs 
fois  au  Roi ,  pour  l'informer  des  raifons  qui  rendoient  cette 
guerre  nécefïaire ,  &;  pour  l'inftruire  de  la  manière  dont  il 
faudroit  s'y  prendre  pour  y  réunir.  Comme  il  ne  pouvoit  pas 
fe  cacher  à  lui-même  fon  propre  mérite,  il efpéroit , que  fi 
Philippe  entreprenoit  une  fois  cette  guerre ,  ce  fage  Prince , 
qui  fentiroit  le  befoin  qu'il  auroit  pour  cela  d'un  grand  Ca- 
pitaine à  qui  il  pût  en  confier  la  conduite,  ne  pourroit  dans 
toute  l'Efpagne  jetter  les  yeux  que  fur  lui  feul.  L'événement 
juftifia  Ces  efpérances.  Cependant  ayant  demandé  en  grâ- 
ce qu'en  partant  pour  l'armée,  S.  M.  voulût  bien  lui  per- 
mettre d'aller  lui  baifer  la  main ,  il  ne  lui  fut  pas  pofiible 
de  l'obtenir  de  ce  Maître  rigoureux.  Ainfi  il  fe  rendit  au 


I  j$o. 


224  HISTOIRE 

• 

■ ;  camp  en  diligence ,  comme  Tes  ordres  le  portoient. 

Henri  Philippe  avoir  d'abord  réfolu  d'afîifter  lui-même  en  per- 
III.  Tonne  à  cette  expédition.  Déjà  même  Dom  Fernand  de  Silva 
comte  de  Cifuentes  avoit  eu  ordre  de  ié  rendre  à  la  Cour 
pour  faire  fa  charge.  En  effet  c'étoit  à  lui  à  porter  l'étendart 
Royal  devant  le  Prince  à  fon  départ  pour  l'armée.  Mais  le 
Roi  changea  de  fentiment ,  6c  il  refolut  de  ne  pas  parler  l'Ef- 
tramadure  ,  province  frontière  du  Portugal.  Ainfi  après 
avoir  mis  ordre  à  tout  dans  Madrid  ,  où  il  laiflà  pour  gouver- 
ner pendant  fon  abfence  ,  le  cardinal  de  Granvelle  ,  il  en 
partit  le  4.  de  Mars ,  accompagné  de  la  Reine  fon  époufe  , 
des  deux  Infantes  6c  de  l'infant  Dom  Diégue ,  à  qui  peu  de 
tems  auparavant  il  avoit  déjà  fait  prêter  ferment  de  fidélité 
par  tous  les  Etats  des  différentes  provinces  d'Efpagne.  Il  prit 
le  chemin  de  Guadelupe  ,  où  il  avoit  deflein  défaire  célé- 
brer les  obféques  du  roi  Henri  fon  oncle ,  6c  il  y  arriva  le  2  2 . 
du  même  mois. 

Quelque  tems  auparavant  ce  Prince  fur  les  prières  réité- 
rées de  la  duchefTe  de  Bragance  fa  coufîne ,  avoit  obtenu  de 
Muley  Hamet  la  liberté  du  jeune  duc  de  Barcelos  fon  fils.  Le 
duc  de  Médina  Sidonia  fe  rendit  à  Cadix  pour  l'y  recevoir, 
6c  il  le  traita  non-feulement  très-poliment ,  mais  même  avec 
beaucoup  de  magnificence.  Au  refte  comme  il  a  de  ce  côté- 
là  plufieurs  places  qui  font  de  fa  dépendance ,  il  y  retint  le 
jeune  Duc  pendant  plufieurs  jours ,  l'amufant  fans  cefïè  de 
fpedacles  6c  de  fêtes,  dont  il  le  régaloit  continuellement. 
Ce  retardement  devint  fufpedauDuc  6c  à  la  Duchefîè.  Ils 
appréhendèrent  qu'il  n'y  eût  du  deflein  dans  toutes  ces  fêtes  , 
6c  que  fous  ombre  d'hofpitalité  ,  le  duc  de  Médina  Sidonia 
ne  retînt  leur  fils  de  concert  avec  Philippe  jufqu'à  l'arrivée 
de  ce  Prince.  Ainfi  pour  prévenir  ce  qu'ils  craignoient ,  ils 
firent  dire  à  leur  fils  par  quelques  perfonnes  de  confiance  de 
fè  rendre  auprès  d'eux  fans  retardement ,  6c  fans  même  faluer 
le  roi  d'Efpagne,  à  qui  il  étoit  fi  redevable.  Philippe  leur 
en  fçut  mauvais  gré  dans  la  fuite ,  comme  d'une  démar- 
che, qui  marquoit  bien  peu  d'affe&ion  pour  fa  perfonne. 
Mais  ils  lui  firent  leurs  excufes ,  6c  le  prièrent  de  pardonner 
un  ordre  fi  fubit  audefîr  extrême  qu'ils  avoient  de  revoir  leur 
fils. 

Philippe 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX.      115 

Philippe  fe  préparoit  roue  de  bon  à  la  guerre.  Deux  ar- 


mées puillantes,  l'une  fur  terre,  l'autre  fur  mer ,  croient  en  Henri 
marche  pour  exécuter  [es  projets.   Cependant  comme  il  n'i-       III. 
gnoroit  pas  les  mauvais  bruits  qui   couroient  à  ion  fujet,     1  c8o. 
non-feulement  en  Portugal ,  mais  même  dans  toute  l'Italie  , 
il  crut  qu'il  étoit  encore  à  propos  de  donner  quelque  chofe 
aux  apparences.    Maître  dans  l'art  de  difîîmuler  ,  il  fembla 
vouloir  examiner  encore  une  fois,  s'il  n'engageoit  point  fa 
confeienee  par  cette  expédition  -y  comme  fî  après  tant  de 
préparatifs  il  eût  été  encore  tems  de  reculer.  Mais  le  Pape 
le  iollicitoit  d'un  côté  de  lui  abandonner  la  connoillance 
de  cette  affaire  6c  de  fe  foûmettre  à  ce  qu'il  en  décideroit  •  de 
l'autre ,  il  fentoit  bien  ce  qu'on  pouvoit  penfer  dans  le  mon- 
de j  qu'on  le  regardoit  comme  un  ufurpateur  ,  qui  foulant 
aux  pieds  toutes  les  loix  aufquelies  Ces  rivaux  convaincus 
de  leur  propre  foibleiïe  fè  foûmettoient ,  employoit  la  vio- 
lence pour  envahir  un  Royaume  qui  ne  lui  appartenoit  pas  , 
dont  il  commençoit  par  mettre  aux  fers  la  liberté  ,  6c  dont 
les   Etats  fe  plaignoient  hautement   qu'on   ufurpoit  leurs 
droits ,  6c  fe  juflifioient  d'ailleurs  fur  le  ferment  qu'ils  avoient 
fait ,  6c  qui  ne  leur  permettoit  pas  de  pouvoir  le  reconnoître. 

Pour  fortir  fans  peine  de  cet  embarras,  il  s'adrefïa  à  fes    Casdeeon- 
grands  amis  les  Théologiens  de  l'Univerfité  d'Alcala.aux  (cicr?ce  Pf?: 

^  polé  par  Plii« 

Jéfuites  6c  aux  Cordeliers;  6c  tandis  que  de  fon  côté  il  alloit  iippe  aux 
prefîer  avec  vigueur  l'exécution  de  {qs  projets ,  il  voulut  bien  Théologiens 

f  ,  &  ,  m        /f  r      1  1  ■•>       de  l'Univer- 

leur  donner  une  occupation  dont  il  puflent  amuler  leur  loiur.  fué  dAicaïa. 
Il  leur  propofa  donc ,  pour  fe  réjouir,  ce  cas  de  confeienee. 
fçavoir  :  »  Si  étant  intimement  convaincu  ,  que  par  la  mort 
»  du  roi  Dom  Henri  le  Royaume  de  Portugal  lui  étoit  dé- 
»  volu  de  droit ,  il  étoit  obligé  en  confeienee  de  fe  foûmettre 
>j  à  quelque  Tribunal ,  pour  décider  de  fes  prétentions  ,  6c 
>j  l'envoyer  en  poiTeffion  de  cet  Etat  ?  Secondement ,  fi  les 
55  Portugais  refufant  de  le  reconnoître,  jufqu'à  ce  que  Cqs 
55  droits  èc  les  moyens  de  nullité  que  fes  concurrens  allé- 
55  guoient  contre  lui  ayant  été  examinés  dans  les  formes  ,  on 
55  eût  prononcé  contradidoirement  en  fa  faveur  ,  il  pouvoit 
55  de  la  propre  autorité  fê-  mettre  lui-même  en  pofTelîionde 
*5  la  Couronne ,  6c  prendre  les  armes  contre  ceux  qui  s'oppo- 
»>  feroient  à  fes  prétentions }  en  fuppofant  qu'il  n'avoit  aucun 
Tome  VUh  V£ 


îi6  HISTOIRE 

»  doute  fur  cette  matière  ?  Et  parce  que  les  Gouverneurs  & 

Henri  »  les  Etats  de  Portugal  apportaient  pourexcufe  qu'ils  étoient 
III.  «  liés  par  le  ferment  qu'ils  avoient  fait ,  de  ne  reconnoître 
1580,  "  pour  Maître  que  celui  qui  auroit  été  juridiquement  décla- 
'3  ré  héritier  légitime  de  la  Couronne,  fur-tout  les  autres 
»  Prétendans  s'oppofant  à  fès  prétentions,  &;  offrant  de  lé 
»  foûmettre  à  toutes  les  formalités  de  la  Juftice  ^  il  deman- 
•»  doit  encore,  fî  ce  prétendu  ferment étoit  une  exeuferece- 
»  vable  de  capable  de  juftirler  le  refus  qu'ils  faifoient ,  de  re- 
>î  connoître  leur  roi  légitime  ? 

Les  Théologiens  ne  manquèrent  pas  de  répondre  à  cqs 
queftions ,  comme  Philippe  le  fouhaitoit.  Ils  aflùroient  donc 
d'abord  :  Que  ce  Prince  n'étoit  point  obligé  en  confcicnce 
de  fe  foûmettre  à  aucun  Tribunal  ni  à  aucune  jurifdiclion 
quelle  qu'elle  fût  j  puifqu'il  étoit  confiant ,  qu'il  pouvoit  de 
fa  propre  autorité  s'adjuger  la  Couronne  Se  s'en  mettre  en 
poflefïion  :  Que  cette  afraire  ne  regardoit  point  le  Pape, 
puifqu'il  s'agiiloit  purement  d'un  bien  temporel ,  &,  qu'elle 
n'étoit  mêlée  d'aucun  incident ,  qui  obligeât  d'avoir  recours 
au  Tribunal  Ecclefiaftique  :  Qu'il  n'y  avoit  aucune  raifon  qui 
l'obligeât  de  fe  foûmettre  à  la  décifion  des  Etats  de  Portu- 
gal j  puifque  le  peuple  en  fe  donnant  un  Roi ,  fe  dépoùil- 
loit  pour  lui  6c  pour  Çqs  fuccefïcurs  de  tous  les  droits  qu'il 
avoir  ^  en  forte  que  toute  l'autorité  réiide  dans  leur  perfbn- 
ne  ,  fans  qu'ils  puifTent  être  jugés  par  qui  que  ce  foit  :  Qu'ain- 
li  puifqu'il  étoit  confiant  que  Philippe  étoit  le  feul  véritable 
&  légitime  héritier  de  la  couronne  de  Portugal,  il  étoit  éga- 
lement vrai  de  dire  qu'il  n'étoit  point  obligé  de  fe  foûmettre 
à  aucun  autre  Tribunal  que  le  fîen  :  Que  les  onze  nommés 
pour  connoître  de  cette  affaire  n'avoient  aucun  droit  d'en 
décider  ^  que  par  eux-mêmes  ils  n'avoient  aucune  autorité  $ 
&:  que  celle  dont  ils  avoient  été  revêtus,  ils  la  tenoient  du 
Roi  :  Or  qu'en  fuppofant  qu'ils  enflent  pu  l'exercer  du  vi- 
vant de  ce  Prince ,  il  n'en  étoit  pas  moins  vrai  qu'ils  l'avoienc 
perdue  à  fa  mort  :  Que  cette  décifion  étoit  fondée  fur  la  loi , 
qui  dit,  que  les  Rois  ne  peuvent  porter  leur  autorité  au-delà 
du  trépas  :  Enfin  qu'à  l'égard  du  troifiéme  chef ,  les  Portu- 
gais n'étoient  point  liés  par  le  ferment  qu'ils  avoient  fait,  & 
que  rien  ne  pouvoir  les  empêcher  de  reconnoître  Philippe 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXIX,        217 

pour  leur  Roi  légitime,  puifque  par  tout  ce  qui  vient  d'être  == 
dit,  il  étoit  certain,  que   ce   Prince  quant  à  cet  article,  Henr.i 
n'a  voit  perfonne  qui  fût  au-defïùs  de  lui ,  &  qui  de  droit  ou       III. 
à  raifon  de  fa  qualité  ,  pût  décider  de  Tes  prétentions.   Cet     1580. 
avis,  ou  fî  l'on  veut,  ce  décret  des  Théologiens  fut enfuite 
rendu  public,  &  Philippe  fut  bien  aife  d'avoir  cette  pièce 
pour  autorifer  [es  armes ,  fur  lefquelles  il  comptoit  beaucoup 
plus ,  que  fur  toutes  ces  décifions. 

Comme  le  duc  d'Albe  avoit  été  déclaré  Général  de  l'ar- 
mée de  terre,  on  nomma  pour  commander  la  rîote  Dom 
Alvar  Baçan  marquis  de  Santacruz ,  Général  des  galères 
d'Efpagne  ,  qui  s'étoit  beaucoup  diftingué  dans  la  dernière 
guerre  contre  les  Turcs.  Cet  Amiral  étant  venu  mouiller 
au  port  de  Sainte- Marie  ,  qu'on  dit  être  l'ancien  port  de  Me- 
neftée,  fe  rendit  de  là  auprès  du  duc  d'Albe  à  Erena,  afin 
de  prendre  de  concert  des  mefures  pour  la  fuite  de  l'expédi- 
tion. Ils  eurent  une  conférence  en  préfence  de  Dom  Louis 
de  Barrientos  Provedidor  général  de  l'armée }  &  ils  con- 
vinrent d'avoir  une  féconde  entrevue  à  Setubal.  Le  marquis 
de  Santacruz  retourna  enfuite  fur  fesvaiiïèaux ,  emmenant 
avec  lui  François  de  Valencia  ,  Rodrigue  Zapata ,  &  Martin 
d'Argote ,  qui  étoient  deftinés  à  fervir  furlaflote.  Pour  ce 
qui  eft  des  autres  Officiers ,  ils  réitèrent  à  la  fuite  du  duc 
d'Albe. 

Fin  du  Livre  foixante  rjr  neuvième* 


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D  E. 


JACQUE    AUGUSTE 

DE   T  H  O  U 


LIVRE  SOIXANTE-DIXIEME. 

7j  jHuirpE  étoit  déjà  arrivé  à  Guadaloupe  lorfque 

y  T  T  X  l'évêque  de  Conimbre  ,  &  D.  Emmanuel  de  Melo ,  dé- 
putés parles  Gouverneurs  du  royaume  de  Portugal,  fe  ren- 
J5^°*  dirent  auprès  de  lui.  Comme  à  la  Cour  on  regardoit  déjà 
Affaires  de  les  Portugais  comme  fujets  du.  roi  d'Efpagne ,  on  délibéra 

Foitugai.  d'abord  fi  on  devoit  recevoir  leurs  Députés  en  qualité  d'am- 
baflàdeurs.  Enfin  on  leur  donna  audience  5  &  ils  fuppliérent 
S.  M.  C.  de  ne  point  en  venir  aux  voies  de  fait  •  &  de  per- 
mettre que  la  grande  queftion  de  la  fucceffion  à  la  Couronne 
fût  décidée  par  les  Gouverneurs  du  Royaume  ,  &  par  le  tri- 
bunal des  onze  Commiflaires  que  le  roi  Henri  d'heureufe  mé- 
moire avoit  établi  pour  cela  j  ils  luireprefentérent  qu'il  y  al- 
ioit  du  repos  &  de  la  liberté  de  la  Nation.  On  leur  répondit 
le  1  6.  d'Avril  :  Que  le  droit  de  S.  M.  C.  à  la  Couronne  de 
Portugal  étoit  confiant  ;  Qu'elle  ne  reconnoiiïbit  point  d'autre 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.       229 

tribunal  compétant  ,  ni  capable   de  prononcer  fur  cette  _ 
matière  :  Que  le  ferment  qu'ils  avoient  fait  au  préjudice  de  Henri 
{es  prétentions  ne  les  obligeoit  en  aucune  façon  :  Que  par  con-      III. 
féquent  il  falloit  néceiTairement  qu'ils  choififlcnt  l'un  de  ces     j  ,  g  Ct 
deux  partis ,  ou  d'avoir  la  guerre  avec  S.  M.  C.  ou  de  fe  réfou- 
dre ,  comme  elle  le  fouhaitoit  pour  leur  intérêt ,  à  fe  foû- 
mettre  à fes ordres,  &  attendre  de  fa  bonté  la  confirmation 
de  leurs  libertés,  immunités  &  privilèges  qu'elle  s'engageoit  à 
leur  accorder  auiTi  amplement  qu'ils  pourroient  la  defirer, 

Les  Ambailàdeurs  bien  mortifiés  de  cette  réponfe  repri- 
rent le  chemin  de  Portugal.  L'évêque  de  Conimbre  paffoit  R0yaumeà 
pour  avoir  été  gagné  par  le  roi  Henri ,  6c  on  le  croyoit  dès-  la  mou  du 
lors  dans  les  intérêts  de  Philippe.  D.Ferdinand  de  Silva  au  roiHcnn* 
contraire,  alors  ambaflàdeur  de  Portugal  à  la  cour  d'Efpa- 
gne  ,  avoit  pris  un  parti  tout  oppofé.  On  n'avoit  aucun  égard 
pour  lui  j  011  ne  l'appelloit  point  dans  les  cérémonies  publi- 
ques ,  6c  il  en  avoit  conçu  le  plus  vif  refïentiment.  Cependant 
comme  le  peuple  travailloit  de  jour  en  jour  à  fe  rendre  le  maî- 
tre ,6c  que  le  défordre  commençoit  à  s'introduire  dans  l'Etat, 
les  Gouverneurs ,  pour  mettre  ordre  au  dérangement  des  af- 
faires ,  demandèrent  aux  Etats  qu'on  augmentât  leur  auto- 
rité ,  6c  fur  leur  refus  ils  caflerent  cette  aïfemblée.  Ce  coup 
chagrina  extrêmement  D.  Antoine  prieur  de  Crato,  l'évêque 
de  Parme,  6c  le  duc  de  Bragance.  (  1  )  Perfuadés  qu'il  n'y  avoit 
que  les  Etats  qui  pufîent  retarder  l'effet  des  prétentions  du 
roi  d'Efpagne  ,  parce  que  comme  le  parti  du  peuple  y  étoit  le 
plus  fort ,  ils  étoient  absolument  oppofés  aux  intérêts  de  Phi- 
lippe ,  ils  mirent  tout  en  ufage  pour  retenir  les  Députés,  juf- 
qu'à  offrir  de  fournir  à  toutes  les  dépenfes  qu'ils  feroient  obli- 
gés de  faire.  Mais  ceux-ci  fe  voyant  fans  pouvoirs ,  jugèrent 
que  leur  prefence  feroit  doréfnavant  inutile  -y  6c  ils  fe  retirè- 
rent, après  avoir  protefté  contre  l'ordre  porté  par  les  Gou- 
verneurs. 

Leur  départ  rendoit  les  Gouverneurs  maîtres  abfolus  de 
l'Etat.  Ainfî  ils  fe  crurent  obligés  de  remplir,  du  moins  en  ap- 
parence,, le  devoir  de  leur  charge  3  6c  ils  prirent  quelques 


(1)  D.  Antoine  &  le  duc  de  Bra- 
gance demandoient  la  couronne  pour 
eux  ;  l'évêque.  de  Parme  la  prétendoit 


pour  Rainuce  fils  d'Alexandre  Farncf» 
duc  de  Parme, 


Ffiij. 


2}o  HISTOIRE 

—     '         mefures  pour  s'oppofer  aux  efforts  de  la  cour  d'Efpagne,moins 

Henri  dans  l'efpérance  de  réiifîir  ,  que  pour  arrêter  la  fureur  d'une 

III.      populace  mutinée, qui  portoit  l'aveuglement  au  dernier  excès. 

ic§0.      Dans  cette  vue  ils  députèrent  François  Barreto  à  la  cour  de 

France,  pour  obtenir  de  Henri  quelque  fecours  d'infanterie. 

Il  eut  ordre  de  palTer  de-là  en  Italie,  tk.  de  travailler  à  engager 

auflï  dans  leurs  intérêts  le  nouveau  duc  de  Savoye  ,  Charle 

Emmanuel. 
Mort  Je  Phi-       Il  y  avoit  déjà  quelque  tems  que  Philibert  Emmanuel  n'é- 
libère  Emma-  toit  pjus>  En  effet  il  mourut  le  *o.  d'Août  â>é  de  cinquante- 

ruel  duc  de         ,        L  r>*-'    '  *  r»    •  i      i  -i      r,  °  r  rr 

Savoye.  deux  ans.   C  etoit  un  Prince  habile  de  courageux  ,  lucceileur 

de  Charle  fon  père  ,  que  François  I.  &  Henri  II.  avoient  dé- 
pouillé de  la  plus  grande  partie  de  fes  Etats.  Il  fçut  par  fa  va- 
leur ,  &par  les  fervices ,  rentrer  en  poflèffion  de  tout  ce  qu'il 
avoit  perdu  par  lapaix,quiiefitl'ani  5  5  9. entre  Henri  &;  Phi- 
lippe II.  en  époufant  Marguerite  de  France  fœur  de  Henri, 
dont  il  eut  Charle  Emmanuel.  Son  zélé  pour  la  cour  de  Rome 
l'avoit  d'abord  engagé  mal-à-propos  à  faire  la  guerre  auxhabi- 
tans  des  vallées  d'An^rogne  ,  de  Péroufe  Se  de  Pra<relas.Mais 
la  Ducheiîe  fon  époulè,une  desPrincelles  des  plus  accomplies, 
de  le  comte  de  Raconis  ,  leur  ménagèrent  enïuite  auprès  de 
lui  une  efpéce  d'accommodement  ;  &  depuis  ce  tems-là  il  les 
laifîa.  en  repos.  Il  fçut  aufli profiter  de  l'arrivée  de  Henri  III. 
en  France  ,  lorfqu'à  fon  retour  de  Pologne  il  palTa  par  la  Sa- 
voye pour  obtenir  la  reftitution  de  Pignerol  &:  de  Savillan , 
places  qui  avoient  autrefois  appartenu  à  fon  père ,  &:  que  nos 
Rois  avoient  retenues  pour  s'aiïiirer  de  fa  fidélité.  Dans  la 
fuite  il  forma  même  de  plus  grands  deffeins.  Habile  à  tirer 
avantage  de  nos  malheurs,  èc  prévoyant  les  troubles  dont  le 
défordre  du  gouvernement  ne  pouvoit  manquer  d'être  la 
fource ,  il  prit  dès-lors  des  réfolutions  funeftes  contre  la 
France.  Il  commença  par  faire  paroître  fes  prétentions  fur  le 
Marquifat  de  Saluces  dans  des  circonftances  qui  ne  nous 
ctoient  pas  avantageufes.  Il  fouleva  contre  nous  le  Maréchal 
de  Bellegarde ,  6c  fe  fervit  de  fon  miniftére  pour  allumer  la 
guerre  dans  le  Royaume.  La  mort  de  ce  Maréchal ,  arrivée 
iurla  fin  de  l'année  précédente,  rompit  alors  toutes  fes  me- 
fures j  &  Philibert  lui-même  ne  lui  furvécut  pas  long-tems. 
La  douleur  qu'il  avoit  conçue  de  la  perte   d'un  ami  il 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.        231 

confidérable  ,  jointe  à  une  maladie  mortelle,  l'emporta.  Com- 
me il  étoit  adonné  au  plaifir  jufqu'à  l'excès ,  &  qu'il  ne  trou-  Henri 
voit  pas  que  fes  forces  epuiièes  par  l'âge  &  par  la  débauche       III. 
répondiilent  à  les  defirs ,  il  chercha  une  reiîource  dans  Pu*     1  58a* 
fage  fréquent  des  vins  forts ,  &  des  mets  plus  propres  à  étein- 
dre la  chaleur  naturelle,  en  y  mettant  le  feu  ,  qu'à  l'entrete- 
nir j  &  il  contracta  par-là  une  maladie  qui  l'enleva.  La  more 
ne  put  cependant  enlévelir  fa  haine  avec  lui.  Quelque  peu  en 
état  qu'il  fut  alors  de  s'intéreller  à  rien,  il  fcmbla  tranf  mèt- 
re à  fon  fils  ,  en  mourant ,  l'exécution  des  projets  que  fa  mort 
&  celle  de  Bellegarde  ne  lui  permettoient  pas  de  conduire  à 
Leur  perfection  ^  &  on  vit  dans  la  fuite  le  nouveau  Duc  ,  lorl- 
qu'il  crut  avoir  trouvé  une  occafion  favorable  pour  fe  décla- 
rer,marcher  fur  les  traces  de  fon  père  ,  8c  faire  beaucoup  plus 
de  mal  à  la  France  ,  qu'il  ne  fe  fit  de  bien  à  lui-même. 

Telles  étoient  les  difpofitions  de  Charle  Emmanuel ,  lorfl 
que  Barreto  fe  rendit  à  la  cour  de  Savoye  •    ôc  comme  ce 
Prince  cherchoit  à  gagner  les  bonnes  grâces  de  Philippe ,  qui 
de  fon  coté  travailloit  déjà  à  le  mettre  dans  fes  intérêts ,  en 
lui  faifant  efpérer  de  lui  donner  une  de  fes  filles  en  mariage  , 
ce  député  n'en  reçut  que  des  réponfes  qui  ne  pouvoient  le  fa- 
tisfaire.  Le  Duc  apporta  pour  prétexte  de  ion  refus  la  gran- 
deur du  roi  d'Eïpagne  ,  les  obligations  que  fa  famille  avoit  à 
Philippe  ;  &  comme  depuis  la  mort  du  roi  Henri ,  &:  celle  de 
fon  père  ,  il  voyoitbien  qu'il  n'avoit  plus  rien  à  prétendre  à 
la  Couronne  de  Portugal,  il  congédia  Barreto  fans  lui  rien 
accorder.  De-là  l'envoyé  de  Portugal  pafTa  à  Rome,  £c  mit 
tout  en  ufagepour  engager  le  Pape  à  oppofer  le  glaive  Spiri- 
tuel de  S.  Pierre  aux  entreprifes  de  Philippe.  Mais  Grégoire  *      *  XIII. 
étoit  d'un  naturel  trop  doux  8c  trop  fage  pour  fe  commettre 
mal  à  propos.  Quelque  peine  qu'il  eût  à  manquer  une  fi  belle 
occafion  ,  de  à  ne  pas  faire  intervenir  fon  autorité  dans  cette 
affaire  ;  cependant  lorfqu'il  avoit  fait  fonder  là  deflus  les  in- 
tentions de  Philippe ,  il  l'avoit  trouvé  tellement  difpofé  à  fer- 
mer l'oreille  à  tous  fes  avertifiemens ,  qu'il  appréhenda  que 
s'il  vouloir  fe  fervir  à  contretems  du  glaive  Apoftolique,  il 
n'eût  la  douleur  de  le  voir  perdre  fon  trenchant  contre  la 
puiilànce  formidable  de  ce  Prince.  Ainfiil  ne  voulutpoint  fe 
prêter  aux  initances  du  député  3  &  il  le  renvoya  avecuneré^- 
ponfe  ambiguë. 


23  *  HISTOIRE 

^^^^^       On  députa  aufîi  à  l'Empereur  Elifée  de  Portugal ,  pour 
Henri  fupplier  S.  M.  Impériale  de  le  faire  leur  médiateur  auprès  du 
III.       roi  d'Efpagne.  On  traita  enfin  avec  la  reine  d'Angleterre  pour 
158c.     obtenir  d'elle  quelque  fecours.  On  lui  repreiénta  que  le  mal- 
heur dont  le  Portugal  étoit  alors  menacé  ,  devoit  l'avertir  de 
ce  qu'elle  même  avoit  à  craindre^  &  on  lui  fît  fentir  que  fi  elle 
fouffroit  que  Philippe  joignît  encore  un  il  grand  Royaume  à 
fès  autres  Etats ,  il  étoit  à  appréhender  qu'il  ne  peniâc  quel- 
que jour  à  tourner  Tes  forces  contr'elle-même. 
Préparatifs       En  même-tems  les  Gouverneurs  prenoient  au  dedans  du 
pootfoûtfnir  &ovaume  desmefures  pour  s'oppofer  aux  deileins  de  la  cour 
h  guerre  con-  d'EijDagne.  Louis  CefTar  fut  déclaré  Provedidor  général  3  & 
trei'Efpagiie.  on  lui  donna  les  pouvoirs  les  plus  amples.  D.  Diégue  de  Me- 
nesès  fut  chargé  de  garder  la  frontière  du  côté  de  l'Eftra- 
madure.  On  confia  la  défenfe  des  places  de  Miranda  de  de 
Béja  àD.  Juan  de  Vafconcellos.  Emmanuel  de  Portugal  eut 
ordre  de  veiller  à  l'embouchure  du  Tage.  D.  George  de  Me- 
nesès  fut  nommé  Amiral  de  la  flote  j  &;  on  fortifia  les  gar- 
nifons  des  places  frontières ,  fur-tout  du  fort  de  S.  Julien. 
Mais  au  milieu  de  ces  préparatifs,  on  n'avoit  pas  de  peine  à 
s'appercevoir  que  l'Etat  n'avoit  point  de  chef.  La  confufîon 
régnoit  par  tout  j  rien  n'avançoit ,  de  on  voyoit  manifefte- 
ment  que  Cefîar  ,  qui  étoit  certainement  dans  les  intérêts  de 
Philippe,  ne  cherchoit qu'à  traîner  en  longueur  jufqu'à  Par-, 
rivée  des  Efpagnols. 

Enfin  les  Gouverneurs ,  pour  montrer  qu'ils  vouloient  faire 
leur  devoir ,  eurent  recours  au  dernier  remède.  Ils  publiè- 
rent un  Edit ,  par  lequel  il  étoit  enjoint  à  tous  les  Evêques  , 
Curés  de  Prêtres ,  tant  des  villes  que  des  bourgs  de  villages 
dans  toute  l'étendue  du  Royaume ,  d'exhorter  les  peuples 
dans  leurs  fermons ,  de  dans  toutes  les  aflèmblées  publiques , 
à  prendre  en  main  la  défenfe  de  la  liberté  6c  du  falut  de  l'Etat. 
Mais  cette  démarche  caufa  beaucoup  de  troubles ,  de  fut  la 
fource  de  grands  défordres.  Comme  le  peuple  de  le  Clergé, 
qui  n'eff.  guéres  compofé  que  du  peuple ,  étoient  déjà  allez 
animés ,  ils  ne  gardèrent  plus  de  mefures  lorfqu'ils  fe  virent 
autorifés  en  quelque  forte  par  le  gouvernement.  Il  n'y  eut 
plus  de  fubordination^on  mie  bas  toute  crainte  et  toute  honte. 
Le  Clergé  fans  retenue,  le  peuple  fans  foûmifîion  ,  fè  crurent 

permis 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.        233 

permis  de  tout  dire  &;  de  tout  faire ,  fans  que  ceux  qui  étoient 
à  la  tête  des  affaires  fufîent  en  état  d'arrêter,  ou  même  de  Henki 
modérer  la  fureur  de  cette  multitude  infènfèe,  qui  abufoit       III. 
contr'eux-mêmes  du  pouvoir  qu'ils  luiavoient  donné.  Déjà      1  580. 
le  meurtre  ,  le  vol  &  le  brigandage  marchoient  de  toutes  parts 
la  tête  levée  ;  ôc  les  Magiftrats  ne  pouvoient  plus  fonger  à  pu- 
nir le  crime  fans  fe  voir  expofésaux  invectives  cruelles  des  Ec- 
cléiiaftiques  &  des  Prédicateurs  ,  qui  foulevoientcontr'eux  le 
peuple  dans  les  chaires  Chrétiennes. 

Une  preuve  bien  fenfîble  de  ce  défordre  fut  ce  qui  arriva 
peu  de  tems  après  à  Lifbonne.  Un  certain  Antoine  Suarès 
avoit  tué  en  pleine  rue  par  ordre  de  D.  Antoine  prieur  de 
Crato  ,  comme  il  le  conreila  depuis  dans  \qs  tourmens ,  un 
homme  déconsidération  de  cette  ville,  nommé  Ferdinand 
de  Pina.  Condamné  à  mort,  il  étoit  conduit  au  fupplice  par 
l'AlcaideDamien  d'Aguiar ,  lorfqueles  Chanoines  de  la  Ca- 
thédrale ,  précédés  de  la  croix  ,  fortirent  en  procefîîon  de  l'é- 
giife  de  la  Magdelaine,  voifine  de  l'endroit  où  l'exécution 
devoit  fe  faire ,  6l  fe  mirent  en  devoir  de  l'empêcher  ,  en  ré- 
citant publiquement  mille  malédictions  contre  les  Archers 
qui  conduifoient  ce  malheureux.  Des  paroles  on  en  vint  aux 
coups  -,  la  potence  fut  renverfée.  D'Aguiar  cependant  ne  per- 
dit point  la  tête ,  il  prit  le  tems  que  les  prêtres  étoient  occu- 
pés à  fe  battre  autour  de  la  potence  contre  les  archers  ,  pour 
enlever  Suarès  ^  6c  il  le  fit  pendre  au  faîte  de  la  maifon  voifine. 
Cette  action  déshonora  le  Clergé,  &  rendit  méprifable  Dom 
Antoine ,  qui  après  avoir  allouvi  fa  vengeance  contre  un 
homme  indigne  de  fa  colère  ,  n'eut  pas  le  pouvoir  de  garantir 
du  fupplice  un  miférable  ,  qui  ne  l'avoit  11  bien  fervi ,  que  fur 
la  prome0e  qu'il  lui  avoit  faite  de  l'impunité. 

Ce  Prince  s'étoit  rendu  à  Almerin  ,  &  avoit  demandé  aux 
Gouverneurs ,  qu'on  informât  plus  amplement  fur  Ion  état. 
Mais  comme  ils  virent  qu'il  ne  travailloit  qu'à  foulever  le  peu- 
ple ,  èc  à  fe  faire  un  parti  dans  le  Royaume ,  ils  ne  voulurent 
pas  contribuer  eux-mêmes  à  le  rendre  plus  agréable  à  la  mul- 
titude ,  en  le  foiuTrant  (1  proche  de  la  capitale,  ni  qu'on  pût 
les  accufer  d'avoir  favorifé  par- là  les  troubles  qui  pourroient 
naître  à  fonfujet.  Ainil  ils  lui  déclarèrent  qu'il  ne  confenti- 
roient  à  examiner  fes  prétentions  b  qu'à  condition  qu'il 
Tome  FUI,  G  g 


*34  HISTOIRE 

n...  s'éloigneroît de  la  Cour ,  &  qu'il  n'en  approcheroic  pas  plus 

Henri  près  que  de  dix  lieues.  Il  avoir  parmi  eux  dans  Ces  intérêts 

III.       D.  Juan  Tello.   Comme  onétoit  fort  prefTé  d'argent  3  que 

1  s  80.  '  d'un  côté  les  troupes  demandoient  à  être  payées j   que  de 

l'autre  la  pefte  ravageoit  Lifbonne  3  celui-ci  avoit  été  d'avis 

de  vendre  les  pierreries  de  la  Couronne.  Mais  D.  Chrifto- 

phle  de  Mora  s'y  oppofa.  Ilreprefènta  qu'elles  appartenoienc 

à  Philippe,  &;  qu'on  ne  pouvoit  s'en  défaire  fans  Ion  aveu, 

Ain  fi  ce  projet  n'eut  aucunes  fuites. 

Au  milieu  de  ces  embarras,  ceux  des  Gouverneurs  qui 
étoient  dans  le  parti  de  Philippe  crurent  qu'il  feroit  à  propos 
que  les  ambafladeurs  d'Efpagne  flflent  publier  les  proportions 
que  ce  Prince  avoit  fait  faire  aux  cinq  Gouverneurs ,  &  qui 
étoient  contenues  dans  un  écrit  figné  de  la  main  même  du 
duc  d'OlIbne.  Selon  eux  elles  étoient  fort  honorables ,  & 
très-avantageufes  à  l'Etat.  Ainfi ils  efpéroient  qu'en  les  ren- 
dant publiques,  ils  obligeroient  Philippe  à  tenir  la  parole  qu'il 
leur  avoit  donnée ,  &  difpoferoient  peut-être  plus  facilement 
le  peuple  èc  le  clergé  à  la  foûmiffion  lorfqu'ils  en  auroient  eu 
connoilfance.  Mais  l'événement  ne  répondit  pas  à  ce  qu'on 
devoit  attendre  d'une  réfolution  fi  fage.  Le  roi  d'Efpagne 
voyant  qu'on  n'acceptoit  point  les  conditions  qu'il  avoit  of- 
fertes ,  réitéra  fa  parole  dans  la  fuite  j  &  le  mal ,  qui  n'étoit 
encore  que  dans  fon  origine  ,  ne  s'étoit  pas  fait  fentir  afîez 
généralement  pour  qu'on  pût  calmer  fi  aifémentune  popu- 
lace aveugle  &  mutinée.  Ainfi  le  duc  d'Ofîbne  laifTa  en  Por- 
tugal de  Mora  avec  les  autres  ambafTadeurs  d'Efpagne,  &il 
fe  rendit  à  la  Cour  pour  prendre  de  nouveaux  ordres  de  S.  M. 
De  Guadelnpe  le  roi  d'Efpagne  s'étoit  rendu  à  Merida  ,  où 
il  céda  enfin  aux  infiances  des  amis  du  duc  d'Albe  ,  &  permit 
qu'il  vint  le  faluer.  Il  fut  reçu  de  S.  M.  avec  toutes  fortes  de 
marques  d'affe&ion.  Philippe  lui  ordonna  de  fe  couvrir  ,  ce 
qui  eft  le  plus  grand  honneur  qu'on  puhTe  recevoir  dans  cette 
Cour  ^  &  comme  il  étoit  incommodé  de  la  goutte ,  ce  Prince 
le  fit  afîèoir  auprès  de  lui.  Le  Duc  eut  enfuite  avec  lui  quel- 
ques conférences  particulières  j  &c  après  avoir  pris  des  ar- 
rangemens  pour  cette  expédition ,  il  retourna  au  camp.  D'un 
autre  côté  Philippe  partit  pour  Badajoz  ,  où  il  arriva  le  2  1. 
de  Mai.  Là  il  reçut  une  nouvelle  ambafïàde  des  Portugais, 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.        235 

quivenoient  pour  l'informer  qir'ils  avoient  rcfolu  de  Convo-  s 
quer  les  Etats  à  Setubal.  Mais  le  Roi  refufa  de  leur  donner  Henri 
audience.  Seulement  il  leur  fit  rendre  un  écrit ,  par  lequel  il  III. 
leur reprochoit leur  opiniâtreté  ,  les  traitoit  deiëditieux  ,  &  1580, 
les  exhortoit  à  fonger  enfin  à  le  foûmettre.  Il  ajoûtoit  qu'il 
n'étoit  point  venu  pour  faire  la  guerre  à  la  nation  Portugaife, 
pour  qui  il  avoiteu  de  tout  tems  autant  d'affection  que  pour 
les  Espagnols  mêmes  j  que  fon  defîein  étoit  uniquement  de  le 
mettre  en  pofîefîion  d'un  trône  qui  lui  étoit  acquis ,  &:  de 
donner  à  fès  bons  &  fidèles  fujets  des  marques  de  là  bien- 
veillance royale.  Enfin  tout  ce  difcours  tendoità  leur  faire 
connoître  qu'il  n'approuvoit  point  la  réfolution  qu'ils  avoient 
prife  d'aflembler  les  Etats ,  dont  le  fecours  étoit  inutile ,  puif- 
que  le  droit  de  l'héritier  légitime  étoit  manifefte.  Ainfi  il  les 
exliortoit  à  abandonner  ce  deflèin ,  qui  ne  pouvoit  être  d'au- 
cune utilité  à  l'Etat ,  &  qui  au  contraire  tourneroit  infaillible- 
ment à  fon  de/avantage ,  comme  l'exemple  de  ceux  qu'on 
avoit  tenus  d'abord  à  Lifbonne,  tk  enfuite  à  Almerin,  le  m  011- 
troit  allez  3  à  prendre  un  parti  qui  leur  feroit  beaucoup  plus 
avantageux  ,  de  à  le  reconnoître  inceflamment  pour  leur  Roi. 
Illeurremontroit  que  par-là  ils  fe  mettroient  à  couvert  des 
malheurs  de  la  guerre  dont  ils  étoient  menacés ,  &  épar- 
gneroient  le  fang  Efpagnol  qu'il  avoit  réfolu  ,  au  cas  qu'ils  fe 
foûmiflènt,  d'employer  l'année  fuivante  à  l'exécution  d'un 
projet  bien  plus  glorieux  ,  qui  étoit  l'extirpation  des  ennemis 
du  nom  Chrétien. 

Les  Gouverneurs  voyant  par  cette  réponfe  qu'il  falloit  né* 
ceflairement  fe  réfoudre  à  la  guerre  ,  ne  furent  pas  peu  em- 
barraflés.  Ils  avoient  d'un  côté  l'ennemi  à  leurs  portes  3  de 
l'autre  D.  Antoine  foulevoit  tout  le  peuple  contr'eux.  Dans 
ces  circonftances  ils  prirent  le  parti  d'abandonner  Almerin. 
C'étoitune  place  fans  murs  5c  fans  défenfe,  infectée  d'ailleurs 
de  la  pefte  qui  depuis  qu'on  étoit  dans  l'été ,  y  faifoit  de 
grands  ravages.  Ainfi  ils  réfolurent  de  paner  à  Setubal.  C'é- 
toitune ville  murée,  qui  leur  offroit  outre  cela  la  commodité 
d'un  bon  port.  Ceux  qui  favorifoient  le  parti  de  Philippe 
avoient  encore  une  autre  raifon  fecrete  qui  les  portoit  à  la 
choifir  préférablement  à  toute  autre ,  pour  y  faire  leur  féjour. 
En  effet  ilss'approchoientpar-làde  la  rlote  Espagnole  ,  àcjui 


13^  HISTOIRE 

ils  fe  mettoîent  en  état  d'ouvrir  les  ports  du  Royaume ,  Se  de 

Henri  tendre  les  bras  pour  la  recevoir  à  fon  arrivée.  Cependant  ils 

III.       délibéroient  encore  s'ils  prendroient  ce  parti  ,  lorfque  la 

1580.     mort  de  D.  Juan  Gonçalès  de  Camara  comte  de  la  Caliete  , 

que  la  maladie  contagieufe  enleva  ,  hâta  leur  départ.  Ils  le 

mirent  en  chemin  pour  Sétubal,  fuivis  du  duc  de  Bragance  , 

&  de  l'évêque  de  Parme  3  &:  pour  leur  fureté  ils  mirent  des 

corps-de-garde  aux  portes  auffitôt  qu'ils  furent  arrivés. 

D'un  autre  côté  le  roi  d'Efpagne  réfolu  d'exécuter  fes  def* 
feins ,  voulut  faire  lui-même  la  revue  de  Ion  armée  qui  étoit 
déjà  beaucoup  diminuée  par  les  maladies.  On  choifit  pour 
cela  les  plaines  de  Cantillane  où  on  drefla  un  échaffaud.  Le 
Roi  s'y  rendit  accompagné  de  la  Reine  fon  époufe ,  de  (qs 
enfans  ,  &;  du  cardinal  Albert  d'Autriche  3  &  ce  fut  de  là  qu'il 
vit  palier  devant  lui  toutes  fes  troupes ,  à  la  tête  defquelles 
étoit  le  duc  d'Albe.  Ce  Général  tout  couvert  de  lauriers , 
jouifîbit  encore  dans  un  âge  fort  avancé  d'une  vieillerie  verte 
et  robufte.  On  remarquoit  dans  fon  port  tout  le  feu  d'un  jeu- 
ne homme  ,  et  lui  feul  fembloit  par  fon  exemple  y  animer  l'ar- 
deur de  ce  grand  corps  qui  marchoit  à  grands  pas  à  la  vic- 
toire. Le  Duc  portoit  par-defïus  fa  cotte  d'armes  une  échar- 
pe  argent  àt  azur ,  et  fon  cafque  étoit  tout  couvert  de  plu- 
mes. Le  Grand-  Prieur  Ferdinand  fon  fils ,  D.  Pedre  6c  D, 
Ferdinand  de  Tolède  {qs  parens  ,  D.  Sanche  d'Avila ,  8t 
Louis  Donara  que  le  Grand-Duc  de  Tofcane  avoit  envoyé  a 
Philippe ,  l'accompagnoient,  Lorfqu'il  pana  devant  l'échaf- 
faud  où  S.  M.  étoit  placée  ,  elle  l'appella  &  le  fît  afïêoir  au- 
defTous  d'elle ,  afin  que  de  cette  place  d'honneur  il  pût  lui- 
même  étendre  (es  regards  fur  cette  grande  armée  qui  obéïf. 
foit  à  fes  ordres. 

On  délibéra  alors  fi  le  Roi  devoir  fe  trouver  en  perfonne 
à  cette  expédition.  Bien  des  raifons  fembloient  y  rendre  la 
préfence  du  Prince  néceflaire.  La  grandeur  de  l'entreprife  3 
car  il  s'agiiïbit  d'un  Royaume  florifîant ,  voifin  de  l'Efpagne , 
&;  dont  la  fituation  avok  une  infinité  d'avantages ,  à  conqué- 
rir. L'efpérance  du  fuccès ,  qui  à  ne  confidérer  les  chofes 
qu'humainement,  fins  parler  du  droit  de  Philippe  fur  lequel 
les  Efpagnols  comptoient  encore  beaucoup  ,  étoit  certain  &c 
infaillible.  D'ailleurs  il  ièmbloit  qu'il  n'y  avoit  que  le  Roi 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.       137 

qui  pût  conduire  un  fi  grand  projet  à  fa  perfection.  Ce  n'étoit  ^?==? 
point  en  effet  un  ennemi  qui  cherchât  à  envahir  une  cou-  Henri 
xonne  qui  ne  lui  étoit  point  due.  C'étoit  un  Prince  légitime      Hl- 
qui  alloit  faire  rentrer  fes  fujets  dans  le  devoir.  Ainfi  il  étoit     1  580. 
vrai-femblable  que  Philippe  par  fa  préfence  feroit  autant  de 
fujets  fidèles  de  ceux  qui  lui  étoient  déjà  afre&ionnés  5  qu'il 
mettroit  dans  fon  parti  ceux  qui  faifoient  gloire  auparavant 
d'être  neutres  -y  &c  qu'il  réduiroit  fes  ennemis  mêmes  à  ne  fça- 
voir  en  faveur  de  qui  fe  déclarer.  Au  contraire  il  y  avoit  lieu 
d'appréhender  que  le  duc  d'Albe  ,  tout  grand  guerrier  qu'il 
étoit ,  comme  il  étoit  d'ailleurs  odieux  à  la  nation  Portueaife 
par  bien  des  endroits  ,  ne  fût  un  obfcacle  aux  bonnes  inten- 
tions de  ceux  qui  étoient  dans  les  intérêts  de  l'Efpagne ,  &  ne 
les  empêchât  de  fe  déclarer  j  que  ce  ne  fût  un  prétexte  pour 
Jes  gens  neutres  de  fe  jetter  dans  le  parti  contraire  ,  &  une 
raifon  pour  le  parti  contraire  de  ne  prendre  confeil  que  de 
fon  déféfpoir ,  6c  de  s'opiniâtrer  dans  la  révolte. 

Ceux  qui  étoient  d'un  fentiment  contraire  repréfentoient  : 
Que  l'armée  étoit  moins  nombreufe  de  fix  mille  hommes 
qu'on  ne  l'avoit  crû  -y  qu'on  trouveroit  bien  des  obftacles  a 
faire  tranfporter  des  vivres  au  travers  d'un  Royaume  enne- 
mi 3  èc  que  par  conféquent  le  fuccès  n'étoit  pas  aufîi  infailli- 
ble qu'on  le  prétendoit  :  Que  S.  M.  ne  devoit  paroître  à  la 
tête  de  (es  armées  ,  que  lorfqu'il  y  auroit  lieu  d'efpérer  que 
fa  feule  préfence  feroit  plier  devant  lui  tous  l'es  ennemis  : 
Qu'on  n'avoit  pas  le  tems  d'attendre  les  vieilles  troupes  qui 
dévoient  arriver  de  Flandre  :  Que  le  moindre  retardement, 
la  moindre  négligence  à  palier  le  Tage  ,  alloit  faire  remettre 
l'expédition  à  une  autre  année  :  Que  ce  n'étoit  donc  point  de 
la  préfence  du  Roi  que  dépendoit  la  victoire  3  mais  d'une  ba- 
taille à  laquelle  on  devoit  avoir  inceiïamment  recours  :  or 
qu'il  n'y  avoit  point  de  perfonnes  fages  qui  ne  convinrent 
qu'il  étoit  beaucoup  plus  fur  que  S.  M.  ne  s'y  trouvât  point 
en  perfonne  ,  mais  feulement  par  fes  Lieutenans. 

Il  fut  donc  réfolu  que  le  Roi  fe  tiendroit  loin  du  péril  ,  Se 
attendroit  tranquillement  en  fureté  le  fuccès  de  cette  entre- 
prife.  En  même  tems  ce  Prince  publia  un  Manifefte  au  fujec 
de  la  guerre  qu'il  alloit  entreprendre  $  où  après  avoir  rap- 
pelle le  pafTé  y  il  déclaroit  qu'il  n'avoit  pris  les  armes  que 

G  g  iij 


*3&  HISTOIRE 

s  parce  qu'il  s'y  étoit  vu  forcé  par  la  néceffité ,  pour  le  bien 


Henri  général  de  toute  la  Chrétienté  ,  &  en  particulier  du  royau- 
III.  me  de  Portugal ,  ajoutant  qu'il  n'avoit  en  vue  ,  en  fe  met- 
i  S 80.  tant  en  poflèflîon  d'une  Couronne  qui  lui  appartenoit  lé. 
gitimement ,  que  d'afïurer  la  tranquillité  de  fes  fujets  fidè- 
les ,  èc  d'obliger  les  rebelles  à  rentrer  dans  le  devoir.  En  con- 
féquence  Philippe  députa  à  D.  Antoine,  au  duc  de  Bragan- 
ce  ,  &  aux  gouverneurs  de  l'Etat ,  Louis  Molina  ,  avec  ordre 
de  protefter  en  leur  préfence  de  tous  les  maux  que  cette 
guerre  pouvoit  caufer  au  Royaume  6c  à  toute  la  Chrétienté. 
Enfuite  pour  faire  voir  qu'on  auroit  véritablement  tort  de  les 
lui  imputer,  il  fit  publier  le  15.  de  Juin  dans  fon  armée  un 
règlement  par  lequel  il  défendoit  fous  peine  de  la  vie  ,  les  ju- 
remens  ,  les  impiétés ,  &  les  blafphémes  3  afldroit  le  refpecl: 
dû  aux  chofes  &;  aux  perfonnes  fàcrées  •  mettoit  à  couvert 
l'honneur  du  fexe  ^  &  établiffoit  fur  tout  le  refte  la  difeipline 
la  plus  exa&e. 

De  là ,  tandis  que  fon  armée  marchoit  vers  le  Portugal  , 
le  roi  d'Efpagne  fe  retira  vers  Badajoz.  Cependant  ce  Prince 
faifoit  parlera  D.  Antoine  par  des  perfonnes  qui  étoientdans 
fes  intérêts.  Il  lui  écrivit  même  des  lettres  qui  lui  furent  re- 
mifes  par  le  duc  d'OfTone  ,  &c  par  lefquellesil  lui  propofoic 
un  accommodement  à  des  conditions  fort  honorables.  D. 
Antoine  prêtoit  d'abord  l'oreille  à  ces  follicitations.  Comme 
il  ne  comptoit  pas  trop  fur  la  juffcice  de  fes  prétentions ,  6c 
qu'il  prévoyoit  que  h*  on  renvoyoit  l'aiFaire  du  droit  à  la  fuc- 
cefïion  ,  à  la  décifîon  du  Tribunal  établi  par  le  feu  Roi ,  le 
duc  de  Bragance  qu'il  haïflbit  mortellement ,  Pemporteroit 
infailliblement  fur  lui  3  il  paroifîbit  allez  difpofé  à  accepter 
les  propofitions  de  la  cour  d'Efpagne.  Mais  Pévêque  de  la 
Guarda  &  tous  les  autres  Seigneurs  de  la  maifon  de  Portu. 
gai ,  qui  enflés  du  nom  qu'ils  portoient ,  haïïfoient  naturel- 
lement les  Caftillans ,  s'intérefférent  pour  lui  faire  changer 
de  réfolution  ;  &:  pour  le  malheur  de  ce  Prince  &:  celui  de 
tout  le  Royaume  ,  ils  ne  fçurent  que  trop  bien  réiiffir. 

Les  Gouverneurs  firent  auffi  parler  fous  main  à  ceux  de  la 
maifon  de  Portugal.  Ils  les  exhortèrent  à  réfléchir  fur  leurs 
véritables  intérêts ,  &  à  ne  pas  avancer  eux-mêmes  leur  pro- 
pre perte  &;  celle  de  l'Etat ,  pour  fatisfaire  leur  ambition  6c 


DE  J.  A.  DE  THOU,Liv.  LXX.        239 

leurs  animofîtés  perfonnelles.  En  même  tems  on  faifok  de  ■  ! 
grandes  promeifes  à  D.  Diégue  &  à  D.  George  de  Menesès,  Henri 
pour  les  engager  à  changer  de  parti.  Mais  il  n'y  eut  pas  III. 
moyen  d'en  venir  à  bout.  Ils  avoient  mis  d'abord  dans  leur  j  jgût 
tête  que  c'étoit  à  eux  à  foutenir  la  gloire  de  la  nation  Portu- 
gaife  3  la  confiance  qu'ils  avoient  dans  leurs  propres  forces 
leur  avoit  fait  efpérer  depuis  qu'ils  pourroient  y  réufîîr.  Ainfî 
lorfque  la  fuite  leur  fit  connoître  la  vanité  de  leurs  projets  en 
revenant  de  leur  aveuglement ,  ils  perdirent  aufîî  l'efpérance 
de  rentrer  jamais  en  grâce  avec  Philippe  3  &  il  ne  fut  pas  pof- 
iible  à  leurs  amis  de  perfuader  le  contraire  à  ces  hommes  fiers, 
qui  préféroient  la  mort  à  la  perte  de  leur  honneur.  Il  y  avoit 
encore  dans  ce  parti  Léonard  de  Caffcro  :  c'étoit  un  jeune 
homme  brave  ôc  fort  riche ,  qui  après  s'être  épuifé  par  une 
ambition  infenfée  de  vouloir  que  le  nouveau  Roi  lui  fut  re- 
devable de  fa  couronne  ,  réduit  à  une  extrême  pauvreté  j 
défefpérant  de  fe  raccommoder  avec  l'Efpagne  ,  &:  n'ayant 
plus  pour  tout  bien  que  la  vie  qui  lui  reftoit ,  comptoit  pour 
rien  de  fe  facrifier  à  la  défenfe  des  droits  de  D.  Antoine.  Tels 
furent  ceux  qui  par  leurs  confeils  êc  leurs  intrigues ,  empê- 
chèrent ce  malheureux  Prince  de  prendre  le  feul  parti  qui  lui 
fut  avantageux. 

D'un  autre  côté  la  jaloufîe  6c  la  divifîon,malfunefte  qui  ne 
manque  jamais  de  s'infinuer  entre  les  perfonnes  qui  fe  trou- 
vent dans  le  même  rang,  régnoient  parmi  les  Gouverneurs. 
Trois  d'entr'eux  étoient  dans  les  intérêts  de  Philippe.  Ce- 
pendant comme  ilsn'appréhendoient  pas  moins  la  violence 
des  Efpagnols ,  qu'ils  deteiloicnt  la  fureur  du  peuple  ,  ils  fou- 
haitoient  bien  de  voir  ce  Prince  fur  le  trône  -y  mais  ils  avoient 
l'ambition  infenfée  de  vouloir  qu'il  leur  en  fût  redevable. 
Les  autres  qui  croyoient  n'avoir  plus  rien  à  attendre  de  l'Ef- 
pagne ,  incertains  du  parti  qu'ils  avoient  à -prendre,  paroif. 
foient  n'avoir  en  vue  que  d'attendre  l'événement ,  &  ils 
croyoient  qu'ils  auroient  beaucoup  fait  s'ils  pouvoient  feu- 
lement venir  à  bout  de  foutenir  les  premiers  efforts  des  Ef- 
pagnols. 

Ainfi  comme  on  manquoit  fur-tout  d'argent  ,  D.  Juan 
Tello  mettoit  tout  en  ufage  pour  en  amafTer.  D'un  autre  cô- 
té Emmanuel  de  Portugal  faifoit  toute  la  diligence  poflible 


24o  HISTOIRE 

. pour  fortifier  l'embouchure  du  Tage.  D.  Diégue  de  Menesès 

Henri  avoit  aufTi  dellèin  d'abord  de  mettre  Eivas  en  état  de  défenfe -y 
III.  mais  la  difficulté  de  l'entreprife  lui  fit  abandonner  ce  projet , 
i  j  8  o,  &  il  le  contenta  de  mettre  quelque  ordre  fur  la  frontière ,  au- 
tant que  les  circonftances  pouvoient  le  permettre.  Cepen- 
dant les  Gouverneurs  avoient  convoqué  les  Etats  à  Sétubal  j 
mais  D.  Antoine  &  ceux  de  la  maifon  de  Portugal  arrêtè- 
rent les  députés  &c  les  empêchèrent  de  s'y  rendre.  En  même 
tems  comme  ce  Prince  étoit  maître  de  Santaren  ,  l'évêque 
de  la  Guarda,  homme  d'un  caractère  brouillon  ,  lui  confeilla 
de  s'y  fortifier ,  ôc  d'y  faire  bâtir  une  citadelle. 
D.  Antoine  L'évêque  de  Parme  s'étoit  brouillé  avec  le  duc  de  Bragan- 
jprociamé  roi  ce  ,  qui  étoit  refté  à  Sétubal  avec  les  Gouverneurs  -,  ôc  avoic 
e  Portugal.  ^ujv«  -q  Antoine  à  Santaren.  On  prit  cette  occafion  pour 
former  le  projet  mal  concerté  de  faire  monter  ce  Prince  fur 
le  trône.  L'évêque  delà  Guarda  en  fut  l'auteur.  Cet  homme 
inquiet  pour  qui  il  n'y  avoit  de  reilburce  que  dans  les  troubles 
de  l'Etat ,  n'avoit  rien  plus  à  cœur  que  de  voir  toute  la  nation 
engagée  dans  les  mêmes  périls  &  expofée  aux  mêmes  mal- 
heurs dont  il  étoit  menacé  lui-même.  Dans  cette  vue  il  par- 
la à  D.  Antoine  ,  fur  l?efprit  duquel  il  avoit  beaucoup  d'af- 
cendant }  &:  après  lui  avoir  montré  que  de  quelque  côté  que 
le  fort  tournât ,  foit  que  le  Portugal  fe  donnât  au  roi  d'Efpa- 
gne  ,  foit  qu'il  reconnût  pour  maître  le  duc  de  Bragance  ,  fa 
perte  étoit  également  infaillible ,  il  lui  perluada  de  profiter  de 
Poccafion  que  le  hafard  lui  ofFroit ,  &  de  ne  pas  attendre  la 
décifion  des  Etats  à  laquelle  Philippe  lui-même  refufoit  de 
fe  foûmettre.  Il  lui  repréfenta  :  Que  puifque  ce  Prince  ,  au 
mépris  des  voies  ordinaires  de  la  juflice  ,  appelloit  à  fon  fe- 
çours  des  forces  étrangères  pour  s'emparer  d'une  Couronne 
qui  ne  lui  appartenoit  point ,  c'étoit  à  lui  par  conféquent  à 
armer  la  nation  même  contre  laquelle  l'Espagnol  ne  pourroit 
tenir,  pour  combattre  fcs  prétentions  injufr.es,  êc  foûtenir 
un  trône  dont  il  feroit  lui-même  en  pofTèfîion  3  en  un  mot , 
qu'il  falloit  oppofer  Roi  à  Roi  :  Que  tout  le  peuple  étoit  dans 
ies  intérêts  :  Qu'il  devoit  profiter  de  fon  attachement  pour 
lui ,  &.  ne  pas  laiflèr  échouer  par  (es  délais  le  fruit  qu'il  en 
devoit  attendre  :  Que  le  Portugal  avoit  befoin  d'un  Roi  de 
la.  nation  pour  rompre  les  projets  de  cette  puiiïànce  étrangère 

oui 


DE  J.  A.  DE  TKOU,  Liv.  LXX,        241 

qui  fe  déclarent  fon  ennemie  :  Qu'à  peine  il  ferok  fur  le  '-.-     [    '  ■■■■ 
trône ,  que  toutes  chofes  changeroient  de  face  :  Qu'au  lieu  Henri 
que  l'incertitude  de  celui  qu'ils  dévoient  avoir  pour  maître ,       1 1  L 
tenoit   alors  les  Portugais  divifés  ,    on  les  verroit  aufïïtôt     1580. 
qu'il  feroit  élu  ,  réunir  toutes  leurs  forces  pour  aller  fous  Ces 
ordres  repoufler  généreufement  les  efforts  de  l'ennemi  com- 
mun :  Qu'on  ne  demandoit  uniquement  de  lui ,  que  d'ofer 
&;  de  permettre ,  que  ceux  qui  lui  étoient  affectionnés ,  le  fif- 
fent  monter  fur  le  trône. 

Voici  au  refte  comme  ce  projet  s'exécuta.  Après  avoir  ob- 
tenu le  confentement  de  D.  Pedre  Cotino  Alcaide  de  San- 
taren,  des  chefs  de  la  Bourgeoise  ,  àc  de  Pévêque  de  Parme 
lui-même  ,  qui  ignoroit  le  defîein  qu'on  avoit  formé ,  on 
traça  le  plan  de  la  nouvelle  forterefle  proche  d'une  Eglife. 
Enfuite  Pévêque  de  la  Guarda  y  ayant  célébré  une  Mefîè  fo- 
lemnelle ,  fit  un  difeours  à  la  fin  à  tous  les  afîîftans  qui  s'é- 
toient  rendus  en  grand  nombre  à  cette  cérémonie.  Après 
s'être  emporté  fans  ménagement  contre  les  Gouverneurs , 
il  invita  fes  auditeurs  à  prendre  courageufement  en  main  la 
défenfè  de  la  patrie ,  les  exhortant  à  jetter  les  fondemens  de 
la  nouvelle  citadelle ,  dans  Pefpérance  que  ce  feroit  un  jour 
le  boulevard  de  l'Etat ,  6c  de  la  remettre  à  celui  qui  feroit  le 
plus  capable  de  prendre  en  main  le  timon  des  affaires ,  &  de 
loûtenir  glorieufèment  le  titre  de  Protecteur  du  Royaume. 
Enfuite  il  leur  fît  voir  que  ces  qualités  ne  convenoientà  per- 
sonne mieux  qu'à  D.  Antoine  -,  foit  qu'on  regardât  fa  naif- 
fance  qui  l'élevoit  au  defTus  de  tout  ce  qu'il  y  avoit  en  Portu- 
gal -,  foit  qu'on  eût  égard  à  l'attachement  qu'il  avoit  pour  la 
nation ,  dont  par  droit  de  fuccefïïon  il  prétendoit  devoir  être 
reconnu  le  maître. 

A  ces  mots  D.  Antoine  ,  comme  on  en  étoit  convenu , 
s'étant  préfenté  à  la  porte  de  l'Eglife ,  deux  Evêques  allèrent 
le  recevoir ,  &  lui  ayant  préfenté  l'étole  ,  ils  marchèrent  en- 
femble  vers  la  place  que  l'on  devoit  bénir.  Tandis  qu'on  en 
faifoit  la  cérémonie  ,  le  capitaine  Antoine  Baracho  mit  bruf. 
quement  l'épée  à  la  main ,  éleva  au  bout  un  mouchoir  en 
guife  d'étendart ,  et  proclama  D.  Antoine ,  Roi  de  Portugal. 
En  même  tems  on  vit  tout  d'un  coup  une  infinité  d'épées  ti- 
rées, les  uns  fon  géant  à  leur  fureté,  d'autres  n'ayant  de  defTein 

Tome  FUI.  H  h 


i4*  HISTOIRE 

—5--=  que  de  faire  comme  tout  le  monde.   Cependant  il  s'éleva 
Henri  un  murmure  confus  qui  fembloit  partir  plutôt  de  méconten- 
III.       tement  que  de  joie.  De  fon  côté  D.  Antoine ,  foit  par  mo- 
1580.     deitie ,  foit  par  témérité  ,  refufoit  d'abord  d'accepter  le  titre 
de  Roi  ,  lorlque  Cotirïo  prit  cette  occafion  pour  défendre 
qu'on  criât  ce  nom  davantage  ,  ajoutant  que  telle  étoit  l'in- 
tention du  Prince.  Mais  Baracho ,  qui  à  la  follicitation  de 
Pévêque  de  la  Guarda  ,  avoit  comm'encé  l'acclamation  ,  cou- 
cha en  joue  ce  Magiftrat  &:  l'obligea  de  fe  retirer.  Alors  les 
acclamations  recommencèrent  ,-&  D.  Antoine  montant  à 
cheval ,  &  tenant  une  canne  à  la  main  en  guife  de  fceptre, 
marcha  vers  l'Eglife  collégiale ,  accompagné  de  l'évêque  de 
la  Guarda  ,  de  D.  Emmanuel  de  Silva  ,  de  D.  Louis  de  Por- 
tugal ,  6c  de  D.  Emmanuel  Pereyra ,  qui  Panimoient  -y  &c  pou- 
vant encore  à  peine  ajouter  foi  à  tout  ce  qu'il  voyoit.  Il  étoit 
précédé  par  D.  Emmanuel  d'Acofta  qui  portoit  devant  lui 
l'étendart ,  comme  la  marque  de  la  Royauté.  Dès  le  premier 
pas  le  cheval  qui  portoit  le  Prince  ,  broncha  &c  penïa  le  ren- 
verfer ,  ce  qui  fut  regardé  comme  un  mauvais  augure.   Ce- 
pendant on  arriva  en  cet  ordre  à  l'Egliié  où  D.  Antoine  fut 
proclamé  une  féconde  fois.   De  là  il  fe  rendit  à  l'Hôtel  de 
ville  ,  &  en  ayant  trouvé  les  portes  fermées ,  il  les  lit  enfon- 
cer ,  cherchant  de  toutes  parts  Cotino  dont  il  vouloit  fe  ven- 
ger ,  parce  qu'il  le  regardoit  comme  fon  ennemi  ;  mais  il 
avoit  déjà  pris  la  fuite.  Enfuite  le  Prince,  après  avoir  fait  fer- 
ment de  maintenir  *  les  droits  &c  privilèges  de  la  Nation  , 
écrivit  à  toutes  les  villes  &:  à  tous  les  Gouverneurs  du  Royau- 
me ,  de  lever  des  troupes  &  de  fe  préparer  à  exécuter  les  or- 
dres. Ses  lettres  étoient  (ignées  de  par  le  Roi.  En  même  tems 
il  en  envoya  d'autres  aux  Gouverneurs  ,  au  duc  de  Bragan- 
ce ,  &  au  marquis  de  Villareal ,  pour  les  exhorter  à  le  recon- 
noître  pour  leur  maître  ,  &  à  fe  joindre  à  lui  pour  repoufTer 
les  efforts  des  ennemis  de  l'Etat.  Cette  révolution  arriva  le 
1  9.  de  Juin. 
Entrée  des       Cependant  le  duc  d'Albe  s'étant  avancé  à  la  tête  de  fon  ar- 
Efpagnois  en   mée ,  chargea  D.  Pedre  de  Velafco  de  faire  une  tentative  fur 
ortuga.       £]vaS)  qui  étoit  la  première  ville  frontière  de  ce  côté-là,  & 
qui  tire  ion  nom  des  Gaulois  Elviens.il  y  avoit  deux  partis  dans 
*-  C'eft  ce  qu'on  appelle  ordinairement,  Los  lueros  de  Fertng«l. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.       143 

cette  place. D.Antoine  de  Melo  qui  y  commandoit,étoit,com-  — — .- 

me  la  plus  grande  partie  ^e  la  NoblefTe,ennemi  des  Efpagnols,  Henri 
&;  les  deux  frères  George  &  Jean  Rodrigue  PafTano ,  étoient  1 1 I- 
à  la  tête  de  la  faction  contraire  qui  étoit  la  plus  nombreufè.  1580, 
Velafco  avoit apporté  des  lettres  pour  le  Gouverneur,  pour 
l'Evêque ,  &  pour  la  Noblefle  de  la  ville  -,  &  on  délibéra  d'a- 
bord lï  on  devoir  les  recevoir.  Il  y  eut  quelques  contefta- 
tions  fur  cet  article.  Enfin  l'avis  pafîà  pour  PaiErmative.  On 
lut  les  lettres  5  mais  de  Melo  qui  ne  fe  ièntoit  pas  le  plus  fort , 
chercha  des  prétextes  pour  en  éluder  l'exécution.  Il  s'ex- 
cufa  d'obéir  fur  ce  qu'il  étoit  lié  par  fon  ferment ,  &:  deman- 
da que  puifque  D.  Diégue  de  Menesès  &  les  Gouverneurs  lui 
avoient  confié  la  garde  de  cette  place ,  on  lui  donnât  du  tems 
pour  prendre  leurs  ordres.  Velafco  de  fon  côté  montroit 
qu'il  n'y  avoit  point  de  tems  à  perdre  ,  que  les  Efpagnols 
étoient  à  leurs  portes ,  &  que  fur  le  moindre  retardement ,  il 
y  avoic  à  craindre  qu'ils  ne  portaflent  le  ravage  dans  tous  les 
environs.  En  même  tems ,  pour  jetter  la  terreur  parmi  les 
habitans  qui  commençoient  déjà  à  fe  mutiner,  il  ordonna  à 
fix  cens  cavaliers  de  faire  quelques  courfes  aux  environs  de  la 
ville.  A  ce  lignai  les  chefs  de  la  fa&ion  Efpagnole  foulevé- 
rent  le  peuple.  Les  PafTano  afîiegérent  l'Eglile  où  de  Melo 
étoit  en  délibération  avec  l'Evêque ,  &:  ils  étoient  réfolus  de 
lui  faire  un  mauvais  parti  lorfqu'il  paroîtroit  ;  mais  il  fut 
averti  de  ce  qui  fe  trâmoit  contre  lui  par  fon  petit  fils ,  qui 
portoit  le  même  nom  ,  &.  l'Evêque  l'engagea  à  confentir  que 
la  ville  fe  rendît  aux  Efpagnols.  Les  chefs  de  la  Bourgeoifîe 
drefTérent  eux-mêmes  les  articles ,  par  lefquels  ils  deman- 
doient  que  Philippe  leur  accordât  de  nouveaux  droits  &  de 
nouveaux  privilèges ,  &  ils  les  préfentérent  à  l'agent  des  Ef- 
pagnols pour  qu'il  en  jurât  l'accompliflement.  Velafco  n'avoit 
aucun  pouvoir  pour  cela  -y  mais  pour  ne  pas  retarder  l'effet 
de  la  bonne  volonté  des  bourgeois ,  il  n'en  fit  rien  connoîcre  l 
&:  promit  tout  ce  qu'on  voulut.  Cependant  de  Melo  avoic 
envoyé  demander  du  fecours  à  D.  Diégue  de  Menesès  5  mais 
les  troupes  qu'on  fit  marcher  de  ce  côté-là  ,  arrivèrent  trop 
tard ,  &;  D.  Garcie  de  Cardenas  avoit  déjà  pris  pofTefrion  de 
la  place  au  nom  de  Philippe. 

De  là  Velafco  eut  ordre  de  fe  rendre  à  Olivencia.  Cette 

Hh  ij 


244  HISTOIRE 

-  ville  eft  limée  dans  une  plaine  fur  les  bords  de  la  Guadiana  , 

Henri  oc  fortifiée  d'une  citadelle  &;  de  quelques  murs ,  mais  cepen- 
III.  danc  peu  en  état  de  faire  réfiftance.  Nurïo  Alvarès  fils  du 
1580,  comte  de  Tentuguel  commandoit  dans  la  place  ,  &  l'avoit 
abandonnée  peu  de  tems  auparavant ,  parce  qu'il  voyoit  les 
jhabitans  fort  difpofés  à.  prendre  le  parti  de  Philippe.  Cette 
ville  étoit  comme  Elvas  ,  divifée  en  deux  fa&ions  ;  êc  c'elt  ce 
qui  penla  faire  échouer  le  deffein  de  Velafco  qui  n'en  étoic 
pas  inftruit.  Il  alla  fans  le  fçavoir  ,  loger  chez  des  gens  oppo- 
iés  à  la  faction  d'Efpagne  $  il  leur  remit  même  les  lettres  de 
S.  M.  C.  &;  c'en  fut  affez  pour  révolter  contre  lui  le  parti  op- 
pofé.  Comme  ceux  dont  il  étoit  compofé  fe  mettoient  peu 
en  peine  qui  des  deux  concurrens  l'emportât ,  pourvu  que  ce- 
lui qu'ils  auroient  pour  maître  ne  fut  pas  du  choix  de  leurs 
ennemis  ,  ils  commencèrent  à  traverièr  la  négociation  de 
l'agent  d'Efpagne.  Enfin  Tratino  de  Marc  Antoine  Juftiniani, 
tous  deux  Italiens ,  les  appaiférent  à  force  de  prières  &c  de 
menaces ,  8c  la  ville  fe  rendit  aux  mêmes  conditions  que  cel- 
le d'Elvas. 

En  même  tems  Jérôme  de  Mendoza  prit  pofîeffion  de 
Campo-Mayor  où  il  avoit  eu  ordre  de  fe  rendre.  Cet  ensuit* 
pie  fut  fuivi  de  ceux  d'Aronchès ,  de  Portalegre  ,  de  Mora , 
de  Serpa  ,  ôc  des  autres  petites  places  des  environs.  Cepen- 
dant le  duc  d'Albe  ayant  été  informé  par  le  capitaine  Cifne- 
ros  qu'il  n'y  avoit  qu'une  très-foible  garnifon  dans  le  château 
de  Villaviciofa ,  la  principale  place  que  le  duc  de  Bragance 
poflédâten  Portugal ,  mais  qui  d'elle-même  étoit  peu  en  état 
de  faire  réfiftance  ^  &c  qu'il  feroit  aifé  de  s'en  rendre  maître, 
détacha  de  ce  côté-là  cinq  cens  chevaux  £c  trois  cens  hom- 
mes de  pied.  Ces  troupes  commandées  par  D.  Sanche  d'A- 
vila  ,  à  qui  fe  joignirent  D.  Ferdinand  &  D.  François  de  To- 
lède, êc  D.  Garcie  de  Cardenas  ,  ayant  pris  d'abord  le  chemin 
d'Elvas ,  pour  mieux  cacher  leur  marche  ,  fe  rendirent  pen- 
dant-la  nuit  proche  d'un  champ  planté  d'oliviers,  voilîn  du 
château  ,  i'efealadérent  •  &:  n'ayant  trouvé  aucuns  corps-de- 
garde  ,  ils  allèrent  faire  prifonnier  jufque  dans  fon  lit  le  Gou- 
verneur D.  Juan  de  Tovar  ,  qui  dormoit  aufli  tranquillement 
que  s'il  eût  été  au  milieu  de  la  paix  ,  6c  que  la  prifè  de  fa  placé 
avoit  pu  à  peine  éveiller  .Tous  les  meubles  du  duc  de  Bragance 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.        245 

qui  étoient  très- nombreux  &;  fort  riches ,  devinrent  la  proye  " 

du  vainqueur ,  8c  on  trouva  entr'autres  neuf  cailles  pleines  de  Henri 
porcelaines  de  la  Chine.  Bien  des  gens  étoient  perfuadés  que       III. 
le  Gouverneur  étoit  de  moitié  avec  Cifneros ,  &;  qu'ils  étoient      1580. 
convenus  fecrétement  de  partager  entr'eux  toutes  les  richef- 
fesqui  étoient  dans  le  château  ^  que  cependant  ils  avoient 
fait  myftëre  au  duc  d'Albe  de  cette  intelligence,  parce  que 
le  capitaine  étoit  bien  aile  de  fe  faire  honneur  de  la  prife  de 
cette  place  ,  &  que  de  Tovar  aimoit  beaucoup  mieux  qu'on 
en  attribuât  la  perte  à  fa  négligence  ou  à  fa  lâcheté  qu'à  fa 
perfidie.    Mais  li  cela  eft  ,  d'Avila  les  joua  admirablement 
tous  les  deux  fans  le  fçavoir ,  car  il  fît  faire  par  ordre  du  duc 
d'Albe  ,  un  inventaire  exad  de  tout  ce  qui  le  trouva  dans  le 
Château.  On  en  confia  la  garde  à  Gafpard  de  G  ornez ,  qui 
y  entra  avec  fîx-vingts  hommes  de  garnifon, après  quoi  d'A- 
vila alla  rejoindre  l'armée. 

D'un  autre  côté  les  Gouverneurs  qui  avoient  reçu  les  let- 
tres de  D.  Antoine  ,  ne  pouvoient  revenir  de  l'étonnement 
plein  d'indignation  où  l'entreprilè  téméraire  de  ce  Prince  les 
avoit  jettes.  Sur  le  champ  ils  écrivirent  à  D.Juan  Tello  qui 
étoit  alors  à  Belen ,  d'avoir  l'œil  à  ce  que  ce  nouvel  incident 
ne  causât  aucun  mouvement  dans  la  Capitale.  Tello  étoit 
entièrement  dans-  les  intérêts  du  Prince  j  mais  il  n'approu- 
voit  point  qu'il  eût  pris  le  titre  de  Roi  fans  le  confêntement 
des  Gouverneurs  ôc  des  Etats.  Ainli  il  manda  à  D.  Pedre 
d'Acurïa  gouverneur  de  Lifbonne  ,  de  veiller  à  la  fureté  de 
cette  ville.  En  même  tems  il  fit  députer  vers  D.  Antoine ,  D. 
François  de  Menesès  &  D.  Diégue  de  Sofa ,  avec  ordre  de 
le  prier  de  fa  part  de  fe  contenter  du  titre  de  Protedeur  de 
la  couronne  de  Portugal ,  &  de  ne  point  prendre  le  nom  de 
Roi. 

Mais  ce  Prince  aveugle  n'eut  garde  de  fuivre  les  confeils  de  Entrée  de  D. 
cet  ami.  Au  contraire  ,  à  la  follicitation  de  ceux  de  la  mai-  Antoine  à 
lbn  de  Portugal  à  qui  il  étoit  livré  ,  il  prit  la  rélolution  de  le 
rendre  fur  le  champ  à  Lifbonne  ,  où  on  lui  faifoit  entendre 
que  le  peuple  étoit  11  fort  animé  contre  les  Caftillans  ,  qu'il 
y  feroit  reçu  infailliblement.  L'événement  juftifia  ces  pro- 
melTes.  D.Antoine  partit  de  Santaren  ,  accompagne  des  Dé- 
putés que  Tello  lui  avoit  fait  envoyer  3  &  D.  Emmanuel  de 

H  h  iij 


246  HISTOIRE 

— j  Portugal  qui  avoir  été  chargé  de  garder  l'embouchure  du 
Henri  Tage  lçut  il  bien  prévenir  le  peuple  en  fa  faveur  ,  Teilo  fut 
III.  fi  lâche  j  &  d'Acuna  ,  qui  prétendit  fe  juftifier  aux  dépens 
1580.  de  celui-ci ,  fe  montra  fî  négligent ,  que  ce  Prince  entra  dans 
la  Capitale  le  24.  de  Juin  ,  làns  que  perlonne  fe  prefentac 
pour  s'y  oppofer.  Auflitôt  qu'il  y  fut  arrivé  ,  il  alla  d'abord 
defeendre  à  la  Cathédrale  où  il  fit  lés  prières.  Enfuite  il  fe 
rendit  de  là  au  Palais,  fuivi  de  tout  le  peuple  qui  s'étoit  at- 
troupé fur  fon  paiTage.  Là  il  fut  harangué  par  Emmanuel  de 
Fonfeca  qui  fit  fon  éloge  ,  &  dit  :  Qu 'après  avoir  éprouvé 
tant  de  traverfes,  après  avoir  eiluyé  tant  de  dangers ,  victime 
de  la  colère  de  Henri ,  comme  il  l'avoit  été  auparavant  de 
Ja  haine  de  D.  Sebaftien  ,  enlevé  enfin  à  la  fureur  des  Mores, 
c'étoit  Dieu  fans  doute  qui ,  comme  il  le  defKnoit  après  tant 
de  revers  à  jouir  du  fort  glorieux  qu'il  goûtoit,  l'avoit  lui- 
même  ,  par  une  providence  particulière  ,  réfervé  pour  fur- 
vivre  lui  feul  à  toute  la  famille  Royale  de  Portugal ,  afin 
qu'il  montât  fur  le  trône  que  la  Sagefle  divine  lui  avoit  pré- 
paré. Ce  difeours  fut  reçu  du  peuple  avec  un  applaudifîe- 
ment  général.  En  même  tems  Fonfeca  lui-même  ayant  fait 
paroître  l'étendart  royal  à  une  des  fenêtres  du  Palais  ,  toute 
la  ville  retentit  des  cris  de  joie  de  cette  populace  infenfée, 
qui  marquoit  par  là  fon  contentement  d'avoir  le  Prince  pour 
maître.  Cependant  l'ennemi  étoit  à  fes  portes ,  6c  elle  igno- 
roit  que  ces  cris  d'allegrefTe  alloient  bientôt  fe  changer  en 
cris  de  douleur  à  l'arrivée  de  Philippe. 

D.  Antoine  écrivit  enfuite  une  féconde  fois  au  duc  de  Bra- 
gance  6c  au  marquis  de  Monterey  ,  6c  il  leur  offrit  toutes  for- 
tes d'avantages  pour  les  engager  à  le  reconnoître  ;  mais  ils 
étoient  trop  fages  pour  prendre  un  fi  mauvais  parti.  Il  arriva 
auffi  à  ce  Prince  lorfqu'il  s'avançoit  vers  Lifbonne  ,  un  acci- 
dent qu'on  regarda  comme  un  mauvais  préfage  pour  lui.  Il 
pafloit  proche  de  Sacabem  ,  qui  n'eft  qu'à  fix  lieues  de  cette 
Capitale,  6c  il  s'entretenoit  avec  D.  François  d'Almeyda, 
pour  qui  il  avoit  beaucoup  d'amitié  6c  de  confiance  ,  lorfque 
ce  Seigneur  fut  tué  d'un  coup  d'arquebufe ,  fans  qu'on  pût 
fçavoir  d'où  il  étoit  parti.  Le  nouveau  Roi  prêta  enfuite  fo- 
lemnellement  le  ferment  ordinaire.  Cependant  les  Magiftrats 
ne  fe  rendoient  prefque  point  au  Palais  3  on  y  voyoit  fort  peu 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.         247 

de  Seigneurs  3  prefque  tous  avoient  pris  la  fuite ,  augurant 
mal  des  fuites  de  ce  nouveau  gouvernement ,  ou  fe  tenoient  Henri 
cachés  dans  la  ville.  Cette  folitude  indigna  Dom  Antoine.       III. 
Il  créa  fur  le  champ  de  nouveaux  Magiftrats  •   donna  ces     1  580. 
charges  à  des  gens  qui  étoient  à  lui ,  mais  quin'avoient  pour 
la  plupart  ni  naifTance  ,  ni  mérite  ^  diftribua  entr'eux  les  Evê- 
chés  èc  les  Commanderies  j  donna  un  Edit  par  lequel  il  dé- 
clarait Philippe  ennemi  de  l'Etat  ^  &;  prolcrivoit ,  comme 
traîtres ,  tous  ceux  qui  fuivoient  fon  parti. 

Tello  étoit  encore  à  Belem  proche  de  Lifbonne  ,  lorfqu'il 
apprit  la  révolution  qui  venoit  d'y  arriver.  Le  nouveau  Roi 
lui  écrivit  même  pour  l'inviter  à  fe  rendre  auprès  de  lui,  8c 
il  lui  fit  efpérer.'  Mais  au  lieu  de  lui  tenir  parole ,  il  traita  avec 
Dom  Diégue  Lopez  de  Siqucira  commandant  de  trois  galè- 
res qui  étoient  dans  le  port  ^  prit  avec  lui  quarante  mille  écus 
d'or  ,  qu'il  avoit  ramafTés  de  toutes  parts ,  &;  s'embarqua 
pour  fe  rendre  à  Setubal  auprès  des  Gouverneurs ,  avec  l'é- 
vêque  de  Leyria,  Dom  Antoine  de  Caftro  feigneur  de  Caf- 
caës ,  Dom  Martin  Gonzalez  de  la  Camara,  Dom  Emma- 
nuel Tellez  Barretto ,  Dom  François  de  Menefes ,  Dom 
Edouard  de  Caftelblanco  &;  Louis  CefTar.  On  lui  ferma  à 
Setubal  l'entrée  du  port ,  mais  il  ne  fe  rebuta  point  j  il  fît  fa 
defcente  ,  fe  rendit  par  terre  auprès  de  fes  collègues ,  &  fe 
juftifîa  de  ce  qui  venoit  d'arriver  à  Lifbonne  ,  en  attribuant 
cette  révolution  au  foulévement  du  peuple ,  &  à  la  négli- 
gence du  Gouverneur  de  cette  Capitale  ,  qui  de  fon  coté  en 
rejettoit  toute  la  faute  fur  la  lâcheté  de  Tello  ,  dont  il  rap- 
portoit  des  preuves.  AufTi  ne  put-il  faire  goûter  fes  excuies 
aux  Gouverneurs.  Quoiqu'il  offrit  beaucoup  d'argent  pour 
être  confervé  dans  fa  charge ,  il  fut  cafîe  ^  &c  depuis  ce  tems- 
là ,  il  n'eut  plus  de  voix  dans  le  Confeil ,  qu'en  qualité  de  fim- 
ple  particulier ,  faifant  partie  du  corps  de  la  NoblefTe. 

On  remarqua  que  ce  fut-là  la  feule  occafion  où  les  Gou- 
verneurs firent  ufage  de  cette  autorité  qui  leur  avoit  été  don- 
née par  le  feu  roi  Henri.  En  effet  jufque- là ,  foitpar  timidité  , 
foit  par  une  indulgence  mal  entendue ,  qui  a  toujours  des 
fuites  funeftes  lorfque  les  befoins  de  l'Etat  font  prefTan s  ,  ils 
avoient  fermé  les  yeux  fur  tout  le  refte.  Mais  dans  cette 
circoi.ftance  même  ,  ils  prirent  fort  mal  leur  tems  pour 


148  HISTOIRE 

—     '     ?  commencer  à  exercer  un  pouvoir  ïbuverain  qu'ils  allouent 
Henri   bientôt  perdre ,  &:  dont  eux-mêmes  s'étoient  rendus  indignes 
III.      par  le  mauvais  ufage  qu'ils  en  avoient  fait.  On  fit  encore  une 
i  ï8o      ilucre  obiërvation  3  c'eft  que  celui  qui  les  dépouilla  de  l'au- 
torité fouveraine  dont  ils  étoient  revêtus,  n'en  joliit  pas 
long-tems.  Il  réfufà  d'accepter  le  parti  avantageux  que  Phi- 
lippe lui  avoit  fait  offrir  j  <k  il  aima  mieux  s'expofer  à  n'être 
rien  dans  la  fuite  ,  que  de  ne  pas  faire  un  léger  eflai  de  la 
Royauté  ,  dont  il  ne  goûta  même  qu'en  idée. 

Cependant  le  départ  de  Tello  avoit  mis  le  nouveau  Roi 
dans  un  grand  embarras.  Il  avoit  emporté  beaucoup  d'ar- 
gent ,  &:  ce  Prince  en  avoit  un  très-grand  befoin.  Auffi  mit-il 
tout  en  ufage  pour  en  tirer  des  marchands  de  Lifbonne ,  qu'il 
obligeoit  même  malgré  eux  &:  par  force ,  à  lui  en  donner.  En 
même  temps  il  levoit  des  troupes  de  toutes  parts  &:  fans  choix. 
On  ouvrit  les  prifons  èc  tout  ce  qui  s'y  trouvoit  de  criminels  &c 
de  fcélérats  ,  on  les  engageoit  à  prendre  parti  par  i'efpéran- 
ce  de  l'impunité.   On  enlevoit  même  à  leurs  maîtres  les  ef- 
claves  Afriquains ,  Maures  &;  Nègres ,  dont  on  le  fert  beau- 
coup dans  cette  capitale ,  pour  les  enrôler  ^  6c  on  alla  jufqu'à 
prendre  par  force  de  jeunes  gens  de  famille ,  dont  la  plupart 
n'avoient  encore  jamais  porté  les  armes.  Les  Prêtres  &:  les 
Moines  étoient  les  miniftres  de  toutes  ces  violences,  qu'ils 
exerçoient  effrontément  à  la  honte  de  la  Religion  ,  &;  ils  ne 
voyoient  pas  combien  il  y  avoit  peu  de  fond  à  faire  fur  des 
troupes  fans  expérience ,  &:  dont  la  fidélité  devoit  être  fi  fuf. 
pecte.  En  effet  la  plus  grande  partie  de  ces  criminels  enrôlés 
deferta ,  &:  alla  fe  rendre  au  duc  d' Albe.   Mais  l'efprit  de  ver- 
tige s'étoit  Ci  bien  emparé  de  tous  les  efprits ,  qu'enfin  les 
Prêtres  &les  Moines ,  après  avoir  excité  les  autres  à  prendre 
les  armes ,  s'enrôlèrent  eux-mêmes ,  de  voulurent  aufli  faire 
leur  perfonnage  dans  cette  fanglante  tragédie. 

On  envoya  aufTitôt  en  Angleterre  &:  en  France ,  pour  por- 
ter la  nouvelle  de  l'élection  de  Dom  Antoine ,  &  demander 
les  fecours  néceflaires  pour  le  maintien  du  nouveau  roi.  On 
remit  dans  cette  vue  de  grofTes  fommes  à  Pierre  Dora  conful 
François ,  qui  fait  fa  réfidence  à  Lifbonne.  Cependant  Dom 
Antoine  envoya  ordre  aux  Gouverneurs  de  fe  rendre  auprès 
de  lui ,  &  de  venir  le  reconnoître  pour  leur  Maître.  En  même 

tems , 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Lu\  LXX.       249 

tems ,  comme  on  ne  comptoit  pas  trop  fur  la  fidélité  de  Dom ". 

George  de  Menesès ,  qu'ils  avoient  fait  Généraliffîme  des  H  e  n  r  l 
troupes  de  Portugal ,  on  l'arrêta  3  &  peu  s'en  fallut,  qu'il  ne       III. 
fût  mis  en  pièces  par  le  peuple ,  que  les  Moines  avoient  fou-     1580. 
levé  contre  lui.  Enfuite  on  nomma  pour  le  remplacer,  Dom 
Diégue  de  Menesès,  ce  qui  peu  de  tems  après  futlacaufè 
de  fa  perte. 

Jamais  aveuglement  ne  fut  égal  à  celui  du  nouveau  Roi. 
La  confufion  régnoit  dans  le  gouvernement,  les  Prêtres  ôc 
les  Moines  livrés  eux-mêmes  à  leurs  fureurs ,  le  peuple  qui ,  à 
leur  exemple,  ne  reconnoiflbit  plus  d'autre  régie  que  fa  paf. 
fion  ,  aidoient  encore  à  augmenter  le  défordre.  La  fource  de 
tout  le  mal  venoit  fur-tout  des  Docteurs  de  l'Univerfité  de 
Conimbre  ,  qui  fer  voient  à  fourrier  le  feu  de  la  révolte.  Ain  fi 
il  n'y  avoit  rien  qu'on  ne  fe  crut  permis  dans  le  parti ,  &  à  la 
honte  du  Clergé  ,  on  n'y  refpeéloit  pas  les  droits  les  plus  fa- 
crés,  pour  venir  à  bout  de  fes  defïèins.  Tels  étoientles  ap- 
puis fur  lefquels  comptoit  Dom  Antoine,  qui  enyvré  de  fi 
fortune  ,  couroit  en  aveugle  à  fa  perte.  Il  avoit  écrit  aufîi  à 
Triftan  Vaez  de  Vega,  qui  commandoit  dans  le  fort  Saint 
Julien  ,  fitué  à  l'embouchure  du  Tage  ,  pour  l'engager  à  lui 
livrer  cette  place.  Mais  il  s'en  défendit ,  apportant  pour  pré- 
texte de  fon  refus,  &  ie  ferment  qu'il  avoit  fait,  &  l'ordre 
contraire  qu'il  avoit  reçu  des  Gouverneurs.  Ain/i  quinze  cens 
hommes  des  milices  levées  dans  Lifbonne  fortirent  en  tu- 
multe,  commandés  par  des  chefs  fans  expérience,  &;  mar- 
chèrent de  ce  coté-là. 

En  même  tems,  comme  les  Gouverneurs  ne  paroifïbiene 
pas  fe  difpofer  à  obéir ,  le  Prince  envoya  vers  eux  Dom  Fran- 
çois de  Portugal  comte  de  Vimioib.  Aufîitôt  que  le  duc  de 
Bragance  en  eut  la  nouvelle  ,  il  prévit  ce  qui  dévoie  arriver. 
Il  quitta  Sctubal ,  &  alla  fe  réfugier  dans  Portel ,  place  de  fa 
dépendance.  Cependant  le  comte  arriva ,  &  n'ayant  pu  en- 
gager les  Gouverneurs  à  fe  déclarer  pour  Dom  Antoine  ,  il 
mit  en  ufage  le  feul  appui  de  la  fortune  &  du  pouvoir  de  ce 
Prince.  Il  iouleva  le  peuple  par  le  moyen  des  Prêtres  &des 
Moines.  On  s'empara  des  portes  de  la  ville,  dont  on  chalîà  les 
corps-de-garde  :  les  mutins  s'écrièrent  en  tumulte  ,  que  \qs 
Gouverneurs  étoient  des  traîtres ,  de  qu'il  falloir  s'en  défaire. 
Je  me  FUT,  Ii 


îjo  HISTOIRE 

£jj"i-J  '■  Dans  cette  extrémité  tout  ce  que  ceux-ci  purent  faire,ce  fut  de 
Henri  fè  cacher  çà  &.  là  chez  quelques-uns  de  leurs  amis,  pour  éviter 
III.  la  fureur  de  la  populace  -,  après  quoi  ils  prirent  leur  tems  pour 
j)-So.  descendre  avec  des  cordes  du  haut  des  murs  dans  le  fofTé. 
C'étoit  un  fpe&acle  véritablement  trifbe  ,  de  voir  ces  mêmes 
hommes ,  qui  peu  de  tems  auparavant  gouvernoient  l'Etat 
avec  une  autorité  abfoluë,expoiès  alors  à  toutes  les  infultes  du 
premier  venu  qui  fe  feroit  mis  en  tête  de  les  outrager.  Tello 
&  l'archevêque  de  Lifbonne,  qui  étoient  dans  les  intérêts  du 
nouveau  Roi ,  ne  fe  mirent  pas  en  peine  de  prendre  la  fuite. 
Pour  Dom  Saa ,  Dom  Juan  de  Mafcarenas  &:  Dom  Diégue 
Lopez  de  Sofa ,  ils  allèrent  chercher  une  retraite  jufque  dans 
Ayamonte,  place  de  la  dépendance  du  roi  d'Efpagne.  De  là 
après  s'être  un  peu  remis  de  leur  frayeur ,  au  lieu  de  fe  rendre 
auprès  de  ce  Prince  ,  comme  on  croyoit  qu'ils  le  feroient ,  ils 
prirent  un  parti  qui  étoit  beaucoup  plus  convenable ,  6c  en 
même-tems  plus  avantageux  pour  les  intérêts  de  l'Efpagne. 
Ils  fe  retirèrent  à  Caftro  Marino ,  place  des  Algarves ,  appar- 
tenante au  Portugal.  Là  en  vertu  du  pouvoir  qu'ils  avoient 
eu  jufqu'alors ,  ils  publièrent  un  Edit,  par  lequel  ils  décla- 
roient  Philippe  héritier  légitime  de  la  couronne  de  Portugal  , 
&  Dom  Antoine  ennemi  de  l'Etat  &  perturbateur  du  repos 
public.  Cette  démarche  des  Gouverneurs  détermina  la  plus 
grande  partie  des  villes  du  Royaume  à  fe  déclarer,  Scelles 
le  rendirent  à  la  première  fommation  du  duc  d'Albe.  Les 
AmbafTadeurs  étrangers  qui  étoient  reftés  à  Sétubal ,  fur-tout 
ceux  d'Efpagne ,  furent  eux-mêmes  iur  le  point  d'être  mal- 
traités ,  &  ils  auroient  eu  fans  doute  tout  à  craindre  de  la  po- 
pulace ,  qui  courut  en  foule  à  leur  hôtel ,  fi  le  comte  de  Vi- 
miofo  ne  l'avoit  arrêtée,  &:  ne  les  eût  fait  efcorter  jufqu'à 
ce  qu'ils  fufîent  arrivés  en  lieu  de  fureté.  Dom  Antoine  de 
Caftro  feigneur  de  Cafcaes ,  Dom  Edouard  de  Caftelblanco , 
Dom  Diégue  Lopez  de  Siquéira ,  Louis  Ceiïàr ,  Dom  Ferdi- 
nand de  Norona ,  Dom  Pedre  de  Menesès ,  avec  plusieurs 
autres  Seigneurs,  avoient  accompagné  les  Gouverneurs  dans 
leur  fuite ,  ôc  ils  fe  rendirent  auflitôt  après  auprès  de  Phi- 
lippe. 

Cet  accident  caufa  beaucoup  de  révolutions.  Comme  il  n'y 
avoit  que  trois  des  Gouverneurs  qui  fe  fuifent  déclarés  pour 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.         z5i 

le  roi  d'Efpagne ,  Triitan  Vaez  de  Vega  ,  qui  avoic  refufé  de  r^n^rr^^ 
livrer  au  nouveau  Roi  le  fort  de  Saine  Julien ,  tant  que  leurs  Hen  ri 
pouvoirs  avoient  duré  ,  les  voyant  difperfés ,  &.  croyant  par-      III. 
là  qu'ils  n'avoientplus  d'autorité  ,  traita  avec  le  Prince ,  &  lui     wg 0i 
remit  le  domaine  de  la  place  par  les  mains  de  Sebaftien  de 
Brito  ,  moyennant  quatre  mille  écus  d'or  qu'il  reçut  (  i  ).  Peu 
de  tems  après  Cafcaes ,  que  l'époufe  de  Dom  Antoine  de 
Caftro  avoit  abandonné  aullitôt  qu'elle  apprit  la  fuite  de  fon 
mari ,  fut  auffi  remis  à  Dom  Antoine  par  Antoine  Enriquez. 
Enfuite  ce  Prince  fe  rendit  à  Sétubal ,  &  trouvant  que  cette 
place  étoit  très-forte  par  fa  fituation,  &  qu'on  pou  voit  en  tirer 
plus  d'un  avantage  à  caufe  de  la  commodité  de  fon  port,  il 
y  mitgarnifon. 

D'un  autre  côté ,  le  duc  de  Bragance  qui  voyoit  qu'au  lieu     Le  duc  de 
des  voyes  juridiques ,  on  en  étoit  venu  enfin  aux  voyes  de  fait ,  Bragance 

0  .  J        }  i.  .,  r       \      '     c\'         \      r  i  •  traite  avec  le 

ce  qui  comptant  inutilement  lur  la  juitice  de  les  prétentions ,  roi  d'Efpa- 
avoit  jufque-là  par  complaifance  pour  fa  femme  ,  qui  étoit  gne. 
d'un  caractère  fort  impérieux  ,  diffère  de  s'accommoder  avec 
le  roi  d'Efpagne ,  reconnut  enfin  la  faute  qu'il  avoit  faite  , 
après  la  perte  de  Villaviciofa.  Mais  il  étoit  bien  tard  de  pen- 
fer  à  la  réparer.  Auffi  ne  put-il  le  faire  d'une  manière  avan- 
tageufe.  Il  députa  à  Philippe ,  pour  lui  reprefenter  les  raifons 
qui  jufqu'alors  l'avoient  empêché  de  traiter  avec  lui,  &:  lui 
marquer  qu'il  étoit  prêt  de  fe  démettre  de  fes  droits  en  fa 
faveur  à  des  conditions  raifonnables.  Cette  proportion  ne 
fut  pas  trop  bien  reçue  du  roi  d'Efpagne.  Il  blâma  fort  le 
Duc  d'avoir  attendu  fi  tard  à  fe  foûmettre.  Il  fe  plaignit  de 
ce  que  par-là  il  l'avoit  obligé  d'entreprendre  une  guerre  qui 
lui  étoit  à  charge  par  les  depenfes  extraordinaires  qu'elle  em- 
portoit  avec  elle,  et  dont  le  fuccès  ne  pouvoit  être  que  funeffce 
au  Portugal.  Il  fe  moqua  de  la  ceffion  qu'il  lui  faifoit  de  Ces 
droits  ,  qu'il  regardoit,  difoit-il ,  comme  inutile  pour  ap- 
puyer fes  prétentions.  Cependant  en  confidération  de  l'af- 
fection qu'il  portoit  à  la  DuchefTe  fa  parente  ,  &  de  l'envie 
qu'il  avoit  de  faire  du  bien  à  fa  maiion,  il  permit  qu'on 


(i)  C'eft  le  fens  qu'il  a  fallu  donner 
à  ces  paroles  de  l'Auteur  :  Locum  in  Se- 
bajiiani  Britonis  manus   tradidit  ,   afin 

que  M.  de  Thou  ne  fe  trouve  pas  en 


contradiction  avec  lui-même  ;  &  pour 
faire  entendre  que  Triftan  en  faifant 
hommage  de  fa  place  à  Dom  Antoine, 
n'a  pas  celfé  d'en  être  le  Gouverneur» 

Ii  ij 


îf*.  HISTOIRE 

■  ■"  '  '  encrât  en  négociation.  Mais  il  fit  des  proportions  qui  paru- 

Henri  rent  fi  exhorbitantes ,  demandant  avant  toutes  choies  que 

III.      la  ducheffe  de  Braçance  reconnût  Ton  droit  à  la  Couronne  , 

i  f  S  o,     ^ue  Pour  l°rs  on  ne  Put  convenir  de  rien- 

Cependant  le  duc  d'Albe  après  avoir  fait  encore  une  fois 

la  revue  de  l'armée  en  prefence  de  Philippe  ,pafTa  la  Caya  ,. 
petite  rivière  ,  qui  de  ce  côté-là  fépare  la  Caftille  du  Portu- 
gal ,  6c  le  mit  en  marche  le  27.  de  Juin.  De  là ,  il  arriva  en 
trois  jours  à  Elvas ,  où  il  s'étoit  fait  précéder  par  Dom  Pedre 
Manrique  de  Padilla  6c  Dom  Pedre  d'Ayala.  Là,  il  donna 
ordre  à  Dom  Alvar  de  Lima  de  fe  rendre  à  Eftremoz.  Les 
Landini  qui  avoient  beaucoup  de  crédit  dans  cette  ville,  te- 
noient  le  parti  de  Philippe ,  6c  ils  engagèrent  le  refte  des  bour- 
geois à  fe  rendre ,  à  l'arrivée  de  l'agent  d'Efpagne.  Mais  Dom 
Juan  d'Acevedo  ,  fils  de  l'Amiral  de  Portugal,  qui  étoit  en- 
core fort  jeune  ,  fe  retira  dans  le  château  avec  la  garnifon  > 
y  fît  entrer  des  vivres  6créfolut  de  le  défendre  jufqu'à  ce  que 
les  Gouverneurs,  qui  lui  en  avoient  confié  la  garde  ,  lui  or- 
donnancent de  le  remettre  aux  Efpagnols.  Ce  fut  inutilement 
que  Dom  Chriftophle  de  Mora  6c  Dom  Ferdinand  de  To- 
lède le  fommérent  de  fe  rendre.  Il  fallut  faire  avancer  l'ar- 
tillerie -y  6c  quelques  foldats  s'étant  à  cette  vue  laiffé  couler  le 
long  des  murs  du  château  ,  ce  jeune  homme  fans  expérience ,. 
fans  prendre  de  fauve-garde  ,  ni  demander  d'otages ,  eut  l'im- 
prudence de  faire  entrer  Jean  Maldonat  dans  fa  place,  où 
celui-ci  fe  rendit  fous  prétexte  de  traiter  de  la  capitulation, 
6c  furprit  d'Acevedo  ,  qu'il  fit  prifonnier.  Peu  s'en  fallut  mê- 
me qu'on  ne  le  condamnât  à  une  mort  honteufe.  Mais  à  la 
prière  de  quelques  Moines ,  £c  même  de  Dom  Chriftophle 
de  Mora  ,  qui  s'intérefTérent  pour  lui ,  le  duc  d'Albe  lui  fit 
grâce  en  faveur  de  fa  jeunefTe ,  8c  fe  contenta  de  l'envoyer  pri- 
fonnier fous  bonne  garde  dans  Villaviciofa. 

Peu  de  tems  après  Monte-Mayor  ouvrit  fes  portes  à  l'armée 
Efpagnole,  qui  s'y  rendit  le  6.  de  Juillet,  lailîantfur  la  gauche 
Ebora  (  1  ) ,  où  la  pefte  faifoit  de  grands  ravages.  Cependant 
on  y  envoya  Dom  Enrique  de  Gufman  ,  pour  faire  prêter  fer- 
ment de  fidélité  aux  habitans  au  nom  de  S.  M.  C.  ce  qu'ils 
exécutèrent  fur  le  champ.  D.  Diégue  de  Caftro  gouverneur 

(1)  Cette  ville ,  dit  M.  de  Thou ,  s'appelloit  autrefois  Liber  alitas  Jnliat 


E  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.        f$f 

de  la  place ,  quitta  même  les  fauxbourgs  où  il  s'étoit  retiré 

avec  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  gens  de  qualité  ,  pour  éviter  la  Henri 

contagion  ,  6c  fe  rendit  à  la  Cathédrale  ,  où  il  donna  l'exem-       III. 

pie  à  tous  les  bourgeois.  Enfuite  on  dreflà  un  acte  de  ce  qui      1580, 

s'étoit  parle  ,  6c  il  fut  figné  par  Conftantin  de  Brito  fecretaire 

de  la  ville» 

Delà,  le  duc  d'Albe  arriva  en  quatre  jours  devant  Sétu- 
bal ,  &  pendant  cette  marche  Dom  Louis  d'Acofta  fe  rendit 
maître  d'Alcaçar  Dofal ,  place  forte  par  fa  fituation.  Ce- 
pendant Dom  Diégue  de  Menesès ,  dont  le  nom  étoit  d'ail- 
leurs (1  fameux  parmi  les  Portugais,  6c  qui  avoit  refufé la 
viceroyauté  des  Indes ,  que  tous  les  feigneurs  Portugais  re- 
cherchent extrêmement ,  pour  fe  confacrer  à  la  défenfe  du 
Royaume  ,  ne  paroifïoit  point  s'oppofer  aux  progrès  desEf- 
pagnols.  Mais  il  en  rejettoit  la  faute  fur  les  incertitudes  des 
Gouverneurs  6c  fur  le  défaut  d'argent, prétendant  que  c'é~ 
toit  ce  qui  avoit  été  caufe  ,  quefes  troupes  qui  ne  fçavoient 
à  quoi  s'en  tenir,  n'obéïiTant  point  à  fes  ordres,  il  ne  lui 
avoit  pas  été  poffible  ,  ni  de  fortifier  les  places ,  6c  d'y  met- 
tre de  bonnes  garnifons ,  ni  de  s'oppofer  aux  entreprifes  de 
l'ennemi. 

Dom  Antoine  de  fon  côté  avoit  quitté  Sétubal  6c  étoic 
revenu  à  Lifbonne  ,  où  il  fît  pour  la  première  fois  fon  entrée 
en  cérémonie.  Il  entra  donc  dans  cette  capitale  comme  en 
triomphe ,  après  s'être  rendu  maître  de  Sétubal ,  du  fort 
de  Saint  Julien  ,  6c  des  autres  places  voifines  ^  &  comme  s'il 
n'eût  plus  eu  d'ennemis  à  combattre  ,  ce  Prince  aveugle  ,  que 
la  guerre  èc  la  pefte  environnoicnt  de  toutes  parts  ,  étoit  en- 
core allez  infenfé  pour  s'amufer  à  faire  des  réjoùifTances, 
Au  milieu  des  fêtes  dont  il  fut  régalé  en  cette  occafion  ,  le 
corps  des  Harangéres  fe  diftingua  particulièrement.  Elles 
s'habillèrent  toutes  en  Amazones ,  6c  celle  qu'elles  avoient 
à  leur  tête  ,  au  lieu  de  javelot ,  portoità  la  main  une  pelle , 
rappellant  par-là  le  fouvenir  de  la  fameufe  journée  d'Algi- 
barotta,  où  les  Portugais  remportèrent  la  victoire  fur  les  Ef- 
pagnols ,  &  où  l'on  dit  qu'une  Boulangère  tua  fept  Caftillans 
avec  fa  pelle. 

Au  milieu  de  ces  jeux  &  de  ces  fêtes ,  on  apprit  l'arrivée  du 
<luc  d'Albe ,  6c Dom  Antoine  qui craignoit  pour  Santaren ,  & 

Ii  iij 


2  54  HISTOIRE 

■  qui  ne  fçavoitpas  juger  de  l'habileté  de  ce  grand  homme ,  y 

Henri  envoya  des  troupes ,  qui  auroient  été  beaucoup  plus  nécef- 
III.  faires  à  Sétubal.  Mais  plus  le  danger  devenoitpreiîànt,  plus 
i  c  g0f  il  y  avoit  de  dérangement  dans  les  affaires.  L'évêque  de  la 
Guarda  ,  le  comte  de  Vimiofo  ,  Dom  Emmanuel  de  Portu- 
gal &  Dom  Diégue  Botello  le  vieux  ,  maîtres  du  gouverne- 
ment ,  conduifoient  tout  avec  le  plus  grand  défordre.  On 
forçoit  la  Noblefîe ,  quelque  réfiftance  qu'elle  pût  faire ,  à 
s'enrôler  5  on  épuifoit  ceux  qui  n'étoient  pas  en  état  de  por- 
ter les  armes ,  tout  ce  qu'il  y  avoit  dans  le  tréfor  Royal  fuc 
vendu  pièce  à  pièce  j  on  fe  défit  entr'autres  d'un  harnois  , 
qui  ne  lervoit  que  lorfque  le  Roi  paroiiîoit  à  cheval  dans  les 
grandes  cérémonies,  éc  qui  étoit  d'un  ouvrage  exquis  des 
Indes ,  èc  tout  couvert  de  pierreries.  On  n'épargna  pas  ce 
qu'il  y  avoit  de  plus  facré  j  les  Prêtres  de  les  Moines  ne  fe 
faifoient  pas  un  fcrupule  de  trahir  le  dépôt  qu'on  leur  avoit 
confié  ,  de  l'argent  de  la  veuve  &  de  l'orphelin.  Les  Mini- 
tres  du  nouveau  Roi,  que  l'avarice rendoit aveugles  ,  &:  qui 
fous  un  régne  qu'ils  voyoient  bien  ne  pouvoir  être  de  longue 
durée ,  fe  hâtoient  de  s'enrichir ,  faifoient  toutes  fortes  de 
mauvais  traitemens  aux  Bourgeois  ,  fous  prétexte  qu'ils 
ctoient  rebelles  aux  Edits.  Tous  les  jours  il  en  paroiiîoit  de 
nouveaux,  la  plupart  à  la  charge  du  peuple,  qui  ne  pouvant 
pas  remplir  des  obligations  fi  dures,  étoit  expofé  aux  mêmes 
violences  que  s'il  eût  été  réfra&aire  aux  ordres  du  Prince. 
Au{îî  cette  conduite  lui  fit  changer  de  difpofitions  en  un  inf- 
tant.  On  murmura  hautement ,  &:  on  commença  à  regret- 
ter le  régne  de  Dom  Sebaftien  ,  &  même  celui  du  cardinal 
Henri ,  qui  tout  odieux  qu'il  étoit  devenu  ,  paroifibit  encore 
plus  tolérable. 

Cependant  le  duc  d'Albe  étant  arrivé  à  un  bourg  appelle 
progresses  ^^ua  jiiya  qUj  n'eft  qU'à  trois  lieues  de  Sétubal ,  détacha 
Portugal.  Dom  Ferdinand  de  Tolède  ,  Pierre  de  Medicis  &  Dom  San- 
che  d'Avila  avec  les  troupes  qu'ils  commandoient,  Dom 
Pedre  Gonçalez  de  Mendoza  avec  onze  compagnies  du 
Royaume  de  Naples ,  Dom  Pedre  de  Soto-mayoravecfept 
compagnies  de  la  Sicile  &:de  la  Lombardie,  6c  Dom  Louis 
Enriquez  avec  fon  régiment  pour  aller  inveftir  la  place.  Ils 
partirent  au  milieu  de  la  nuit ,  &  à  la  faveur  des  ténèbres ,  ils 


r- 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Li  v.  LXX.        155 

fe  logèrent  dans  les  jardins  qui  étoient  hors  de  la  ville,  du 
côté  du  Nord  ,  fans  trouver  aucune  réfiftance.    Le  duc  d'AL  Henr 
be  arriva  lui-même  le  lendemain  à  la  vue  de  la  place  avec  le       III. 
relie  de  l'armée  ,  ayant  laifle  ièulement  quelques  croupes     1  580. 
dans  le  camp  pour  garder  le  bagage. 

Dom  François  de  Mafcarenas  commandoit  dans  Sétubal 
avec  Dom  Diegue  Botello  le  jeune.  La  place  étoit  allez  foi- 
ble.  Les  habitans  auffitôt  qu'ils  virent  les  Espagnols  couper 
les  vignes  dans  tous  les  environs  ,  &  ouvrir  les  canaux  qui  lèr- 
voienc  auxfalines,  parloient  déjà  de  fe  rendre.  D'un  autre 
côté  ,  le  duc  d'Albe  fommoit  la  ville  de  lui  ouvrir  les  portes , 
promettant  de  faire  bonne  composition  ,  fî  on  obéïfToit  $  ôc 
menaçant  au  contraire  de  fe  porter  aux  dernières  extrémi- 
tés ,  fi  on  s'opiniâtroit  à  tenir.  Ces  circonftances  déterminè- 
rent ces  deux  Commandans  à  ne  pas  attendre  une  féconde 
fommation  ,  &  ils  envoyèrent  un  foldat  Angloisau  Général 
Efpagnol  ,  pour  capituler.  Cependant  la  divifion  fe  mit  par- 
mi les  foldats  de  la  garnifon ,  êc  Simon  de  Miranda  faifoit 
tous  les  efforts  pour  les  engager  à  s'accommoder  à  l'amiable 
avec  le  duc  d'Albe ,  lorfque  lui-même  courut  rifque  de  la 
vie.  Le  peuple  en  fureur  le  jetta  dans  la  rivière ,  de  il  ne  fe 
fauva  qu'à  la  faveur  d'une  échelle  ,  à  laquelle  il  s'accrocha. 
Enfin  les  chefs  voyant  l'artillerie  des  Efpagnols  en  état  de 
battre  la  place  ,5c  appréhendant  le  fuccès  ,  profitèrent  de  la 
nuit,  pour  chercher  chacun  leur  falut  dans  la  fuite.  On  ar- 
rêta Botello  &:  Dom  Diégue  de  Salefïa  ,  qui  étoit  fort  oppo- 
fé  au  parti  de  Philippe  ,  ck  qui  s'étant  déguifé  en  Moine ,  de- 
meura long-tems  caché  avant  que  d'être  découvert.  Pour 
Mafcarenas ,  il  eut  le  bonheur  de  s'enfuir  ,  &  il  alla  fe  rendre 
auprès  de  Dom  Antoine.  Après  cela  les  Efpagnols  mirent  la 
ville  au  pillage. 

D'un  autre  côté  ,  le  marquis  de  Santacruz  ayant  mi  à  la 
voile ,  étoit  forti  du  port  Sainte  Marie  le  8 .  de  Juillet  (  1  ) ,  ôc 
étoit  venu  mouiller  à  Ayamonte.  Lcà  il  tint  Conieil  de  guerre 
avec  Alfonfe  de  Gufman  duc  de  Médina  Sidonia,  le  duc  de 
Paftrano,  Dom  Antoine  de  Caftro  feigneur  de  Cafcaes  ,  le 
marquis  de  Gibraleon,  Dom  Edouard  de  Caftelblanco,& 
plufieurs  autres  feigneurs  Portugais ,  &  il  fut  réfolu  d'envoyer 

(i)  Ce  qui  fuit ,  fait  voir  qu'il  faut  lire  ici ,  VUI,  Eid.  Vtil.  &  non  pa«  vit  il. 


*56  HISTOIRE 

.  "       ■    .  uneefcadre  vers  les  Açorespourefcorter  laflote,  qui  revenoic 

Henri  des  Indes.  Enfiike  le  marquis  de  Santacruz  continua  fa  route 

III.      Se  le  rendit  maître  de  toute  la  côte  des  Algarves ,  où  Tavila , 

1580,     Faro,  Villanueva  Se  Lagos,  petites  places  qu'on  trouve  en 

allant   depuis  l'embouchure  de  la  Guadiana  jufqu'au  cap 

Saint  Vincent ,  fe  fournirent  à  fes  ordres. 

Apres  la  prife  de  Sétubal ,  il  ne  reffcoit  plus  qu'à  fe  rendre 
maître  d'une  tour  qui  étoit  élevée  à  l'entrée  du  port  Se  forti- 
fiée à  la  moderne  de  trois  bons  battions.  Outre  cela  fa  fitua- 
tion  étoit  fort  efearpée  ,  Se  telle ,  que  ceux  qui  en  avoient  la 
garde,  la  croyoient  inacceifible  au  canon.  Mendo  de  la 
Mota  y  commandoit ,  Se  le  duc  d'Albe  le  fomma  par  deux 
fois  de  fe  rendre.  Il  lui  écrivit  même  encore  par  fon  coufîn  , 
pour  l'engager  à  fe  foûmettre.  Enfin  comme  il  periiftoit  dans 
Ion  refus,  il  fallut  faire  le  fiége  de  la  place  dans  les  formes. 
Contre  toute  apparence  Jean-Baptifte  Antonelli  trouva  le 
moyen  d'élever  du  canon  fur  une  colline  elearpée  ,  peu  éloi- 
gnée du  fort ,  Se  auflkôt  après  les  troupes  de  la  Sicile  Se  de 
la  Lombardie  ,  commandées  par  Profjper  Colonne,  fe  logè- 
rent fur  une  autre  colline  oppofée. 

Au  pied  de  la  forterefîè ,  du  côté  de  la  mer ,  il  y  avoir,  pour 
la  garde  du  port  trois  galères  bien  armées ,  commandées  par 
Ignace  Rodriguez  de  Velofo.  Une  des  trois ,  qui ,  outre  l'é- 
quipage ,  portoit  encore  quatre-vingt-dix  foldats ,  trente  ca- 
nons de  bronze ,  beaucoup  de  bjfçuit ,  de  chairs  falées  Se  de 
vin,  avec  grand  nombre  de  Nègres ,  à  l'approche  de  la  flore 
Efpagnole  ,  profita  d'un  vent  favorable  pour  fortir  du  port , 
&  malgré  le  feu  du  canon  de  laforterefTe  qu'elle  elïuya  ,  elle 
alla  fort  maltraitée  fe  rendre  aux  ennemis.  Les  deux  autres 
firivirent  fon  exemple  à  l'arrivée  de  la  fiote ,  Se  on  trouva  def- 
fus  quatre- vingt  canons ,  dont:  la  plus  grande  partie  étoienc 
de  bronze  ,  avec  cent  trente  foldats ,  à  qui  on  fit  grâce  de  la 
vie ,  Se  on  fe  contenta  de  leur  ôter  leurs  armes  Se  leur  équi- 
page, 

Cette  perte  découragea  Mendo.  Amfi  voyant  que  contre 
fon  efpérance,  l'artillerie  des  Efpagnolsé:oitenétat  de  fou- 
droyer fa  place  5  Se  qu'il  avoir  l'ennemi  à  une  portée  de  traie 
du  fort ,  il  traita  avec  Profper  Colonne  ,  Se  fe  rendit ,  à  con- 
dition qu'il  fortiroit  vie  Se  bagues  fauves  avec  toute  fa 


garmfonj 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.        257 

garnifon.  Ces  conditions  ne  plurent  pas  au  duc  d'Albe ,  6c  il 
jugea  que  Mendo  n'en  méritoit  pas  de  fî  avantageufes ,  après  Henri 
avoir  foufFert  l'approche  du  canon.   Cependant  il  les  ratifia       III. 
à  la  confldération  de  Colonne,  6c  confia  la  garde  du  fort  à      1580. 
Jean  de  Molina  ,  qui  commandoit  auparavant  dans  le  Pignon 
de  Vêlez.  Enfuite  le  marquis  de  Santacruz  étant  venu  mouil- 
ler au  port  avec  la  flote ,  D.  Juan  de  Cordouë,  D.  Antoine  de 
Lève  ,  &  D.  Louis  de  Barrientos,  allèrent  à  terre  faluer  le 
duc  d'Albe.  Peu  detemsaprès  ceuxdePalmela,  oùil  y  a  un 
Couvent  fameux  de  l'Ordre  de  Saint  Jacque  de  Portugal, 
députèrent  au  Duc ,  6c  le  fournirent. 

D.  Antoine  ,  qui  voyoit  que  les  Efpagnols  étoient  déjà  maî- 
tres de  toute  cette  partie  de  l'Andaloufie  ,  qui  eft  au-de-là  du 
Tageducôté  du  Portugal  ;  que  la  plupart  des  villes  d'entre 
le  Douro  5c  le  Minho  ,  à  l'exception  de  Conimbre  ,  n'étoient 
point  dans  fes  intérêts  y  qu'il  n'avoit  pu  encore  foumettre 
Porto  j  que  les  Seigneurs  les  plus  diftingués  Pabandonnoient 
de  jour  en  jour  ,  pour  aller  fe  ranger  du  parti  de  Philippe  j 
que  le  duc  de  Bragance  étoit  fur  le  point  de  s'accommoder 
avec  ce  Prince  j  que  le  Marquis  de  Villareal ,  après  tant  de 
lettres  qu'il  lui  avoit  écrites  pour  l'engagera  fe  rendre  auprès 
de  lui  ne  paronToit  point^que  cependant  la  difeorde  6c  le  trou- 
ble régnoient  dans  fon  parti  5  que  le  peuple  commençoit  à 
s'ébranler  j  que  le  Clergé  ,  qui  fembloit  lui  être  fi  attaché , 
fervoit  plutôt  à  fcandaliler  ceux  qui  étoient  dans  fes  intérêts, 
qu'à  relever  leur  courage  ,  que  les  fecours  de  France  6c  d'An- 
gleterre fur  lefquels  il  comptoit,  n'arrivoient  point  j  qu'il 
manquoit  d'argent ,  qui  eft  le  nerf  de  la  guerre  ^  6c  qu'il  ne  lui 
reftoit  d'autre  reflburce  pour  en  trouver,que  d'epuifer  le  peu- 
ple ,  6c  d'opprimer  [qs  fujets,reconnut  enfin  la  faute  qu'il  avoit 
faite,  ôc  commença ,  quoiqu'un  peu  tard  ,  à  fe  repentir  d'avoir 
accepté  le  nom  de  Roi ,  au  lieu  de  fe  contenter  de  celui  de 
Protecteur  de  la  Couronne.  Mais  comment  remédier  à  un 
mal  qui  étoit  devenu  incurable  ?  Elevé  fur  le  trône  par  la  fa- 
veur d'un  peuple  toujours  léger  6c  inconftant ,  6c  par  la  fan- 
taifie  de  quelques  efprits  infenfés  ,  plutôt  que  par  fon  propre 
choix  ,  il  fçavoit  que  la  defeente  en  eft  bordée  de  précipices  -, 
qu'une  Couronne  coûte  beaucoup  plus  à  perdre  qu'à  conqué- 
rir j  que  les  autres  hommes  changent  de  charges  6c  d'emplois 
Tome  FUI.  K  k 


158   '  HISTOIRE 

wssl  comme  d'habits^que  le  Sceptre  au  contraire  ne  fe  quitte  qu'a- 
Henri  vec  la  vie  5  qu'on  entre  la  tête  la  première  fur  le  trône  3  mais 
III.  qu'on  n'en  peut  fortir  que  les  pieds  devant. 
1  580.  Tous  ceux  qui  Penvironnoient ,  au  lieu  de  contribuera 
calmer  ion  inquiétude ,  ne  fervoient  qu'aie  précipiter  dans  le 
défefpoir,  en  lui  reprefentant  qu'il  n'y  avoit  plus  de  grâce  à  at- 
tendre de  la  cour  d'Efpagne.  L'évêque  de  la  Guarda  princi- 
palement avoit  la  vanité  de  vouloir  que  tout  le  monde  fe  fou- 
rnît à  fon  avis,  fans  qu'il  daignât  jamais  écouter  les  confeils 
des  autres.  Il  avoit  porté  la  fierté  jufqu'à la  folie.  Déjà  le  duc 
d'Albe  étoitaux  portes  de  Lifbonne,  que  ce  Prélat  s'amu- 
foit  encore  à  mettre  en  mouvemens  les  Prêtres  6c  les  Moines. 
On  les  voyoit  courir  dans  les  rues  ,  le  plus  fouvent  l'épée  à  la 
main  ,  6c  femblables  à  des  furieux  ,  exhorter ,  ou  plutôt  for- 
cer tout  le  monde  à  prendre  les  armes.  Les  Eglifes  mêmes ,  ôc 
les  chaires  Chrétiennes  étoient  devenues  le  théâtre  de  leurs 
paillons  infenfées.  C'étoit  de-là  qu'ils  contoient  au  peuple 
mille  abfurdités  au  fujet  des  Efpagnols,6c  qu'ils  le  repaiffoient 
de  mille  chimères  ridicules.  Ils  difoient  :  Que  les  Êfpagnols 
n'étoient  que  des  lâches  5  6c  qu'ils  ne  méritoient  pas  d'être 
comparés  aux  Portugais  :  Que  dix  Portugais  déferoientaifé- 
ment  cent  Caftillans  :  Qu'ils  combattoient  pour  la  conferva- 
tion  de  la  Religion  ,  de  l'Etat,de  leurs  femmes ,  6c  de  leurs  en- 
fans  :  Que  ceux  qui  fe  foûmettroient  n'avoient  que  l'efclavage 
6c  l'exil  à  attendre  :  Que  la  liberté  au  contraire  feroitle  fruit 
que  recueilleroient  ceux  qui  réfîfteroient  courageufement  : 
Que  pour  vaincre  ils  n'avoient  qu'à  vouloir  5  6c  que  la  vic- 
toire ne  dépendoit  que  de  leur  union  ,  6c  de  leur  bonne  vo- 
lonté. 

Mais  l'évêque  de  la  Guarda  faifoit  à  D.  Antoine  des  contes 
encore  bien  plus  abfurdes.  Il  lui  failoit  entendre  que  Philippe 
n'étoit  pas  dans  le  fond  auffi  redoutable  qu'on  le  diioit:Que 
la  plus  grande  partie  de  fon  armée  n'étoit  compofée  que  de 
„  nouvelles  levées ,  àc  de  foldats  fans  expérience  :  Qu'il  avoit 
fait  refter  les  vieilles  troupes  en  Italie ,  dans  la  crainte  que 
tandis  qu'il  feroit  occupé  à  faire  la  guerre  en  Portugal ,  on  ne 
prît  cette  occafion  pour  remuer  dans  le  royaume  de  Naples, 
6c  dans  le  Milanez  :  Qu'il  avoit  peu  d'Italiens  &  d'Allemans 
dans  fon  camp  :  Et  que  les  chaleurs  de  lafaifon ,  jointes  à  la 


DE  J.  A.  DE  THO  U,Liv.  LXX.       i$$ 

contagion  qui  s'étoie  répandue  dans  fon  armée  en  avoient  _  ■  ■  ; 
fore  diminué  le  nombre  :  Qu'outre  cela ,  auflitôt  qu'on  fçau-  Henri 
roit  Philippe  embarrafTé  à  cette  guerre,  l'Italie  ,  l'Arragon ,  III. 
&  la  Navarre  ne  manqueroient  pas  de  fe  ibulever  :  Qu'en  me-  i  ç  8  o. 
me-tems  le  Turc  fe  jetteroitfur  le  royaume  de  Naples ,  6c  fur 
la  Sicile  :  Qu'il  n'y  avoit  pas  même  lieu  de  douter  que  la  Caf- 
tille ,  qui  étoit  accablée  d'impôts ,  ne  fe  révoltât  à  la  nouvelle 
de  ces  mouvemens  :  Que  toute  la  France ,  l'Angleterre ,  6c 
l'Allemagne  étoient  en  armes  :  Qu'auffitôt  qu'elles  fçauroient 
que  le  Prince  auroit  été  élii  unanimement  par  toute  lana- 
tion  ,  il  les  verroit  toutes  accourir  à  fon  fecours ,  Se  réunir  tou- 
tes leurs  forces  contre  un  Prince  ambitieux  ,  qui  ne  pouvoir 
augmenter  fa  puiifance  ,  en  ajoutant  à  fes  autres  Etats  un 
Royaume  fi  fioriflant ,  fans  qu'elles  fe  viiTent  manifeftement 
expofées  àfubirle  joug  dont  il  les  menaçoit.  C'en:  ainfî  qu'on 
endormoit  ce  Prince  malheureux.  Cependant  Barreto ,  que 
les  Gouverneurs  avoient  député  vers  les  Puiflances  étrangè- 
res ,  revint  fur  ces  entrefaites  ,  ne  rapportant  avec  lui  d'Italie 
pour  tout  fruit  de  fon  voyage  que  beaucoup  d'exeufes  6c  de 
complimens.  Seulement  il  donna  occafion  à  l'ambafïade 
que  le  Pape  envoya  enfuite  à  Philippe.  Pour  ce  qui  efl  des 
fommes  dont  on  l'avoit  chargé  pour  lever  des  troupes  en 
France ,  il  avoit  jugé  plus  à  propos  d'en  faire  fon  profit ,  que 
de  les  employer  à  pourfuivre  une  guerre  qu'il  regardoit  com- 
me inutile. 

Au  milieu  de  tous  ces  embarras,  le  comte  de  Vimiofo  ne 
fongeoit  qu'aux  moyens  de  fatisfaire  l'ambition  aveugle  qui  le 
dévoroit.  Peu  en  peine  du  falut  de  l'Etat,  il  revoit  unique- 
ment à  trouver  un  chemin  qui  pût  le  conduire  à  la  tête  des 
armées.  Le  nouveau  Roi  de  fon  côté  fouhaitoit  de  pouvoir 
contenter  un  homme  dont  la  bonne  volonté  lui  étoit  deve- 
nue à  charge.  Mais  les  Gouverneurs  avoient  nommé  Dom 
Diéguede  Menesès  généraliffime  j  le  Prince  lui-même  l'avoit 
confirmé  dans  cet  emploi.  Ainfî  il  ne  voyoit  pas  comment 
pouvoir  en  difpofer  autrement  fans  faire  un  affront  à  un  hom- 
me à  qui  il  avoit  de  grandes  obligations ,  &c  fans  s'expofer  lui- 
même  à  être  aceufé  d'inconftance  6c  de  légèreté.  Heureux  fi 
la  fortune  eûtfqu  remédier  aux  befoins  eflèntiels,  aufquels 
ce  Roi ,  dont  elle  vouloit  faire  fon  jouet ,  étoit  réduit  aufîî 

Kkij 


léo  HISTOIRE 

-?  promptement  qu'elle  le  tira  de  cet  embarras  j 
Henri  Le  nouveau  Roi  écoit  tout  occupé  de  cette  inquiétude,  lorC 
I II.  qu'il  furvint  une  allarme  qui  l'obligea  de  fonger  à  des  befoins 
i  î 8o.  P^us  r^c^s-  On  nefçait  fî  ce  fut  un  pur  effet  du  hafard  ,  ou  fi 
l'on  voulut  éprouver  par-là  ce  qu'onavoità  efpérer  des  habi- 
tans  de  la  capitale,  au  cas  que  le  duc  d'Albe  s'en  approchât. 
Quoi  qu'il  en  foit,  le  jour  que  Sétubal  fe  renditjes  marchands 
Efpagnols  qui  étoient  dans  Lifbonne  s'y  croyant  en  danger, 
&  prenant  des  mefurespour  fe  retirer  ,  après  avoir  mis  leurs 
effets  en  fureté  chez  quelques-uns  de  leurs  amis ,  comme  on 
les  vit  fur  le  loir  fe  donner  quelque  mouvement,  le  bruit  le 
répandit  que  l'ennemi  étoit  aux  portes.  Auflitôt  toute  la 
ville  fut  fous  les  armes ,  &  fe  remplit  en  un  inftant  de  toutes 
fortes  de  perfonnes ,  de  tout  âge ,  &:  de  tout  féxe.  Les  uns 
demandoient  des  nouvelles  de  l'ennemi  3  les  autres  témoi- 
gnoient  leur  frayeur  par  leurs  cris  j  il  y  en  avoic  que  la  crainte 
rendoit  immobiles  •  d'autres,dont  les  ténèbres  de  la  nuit  aug- 
mentoient  la  peur  ,  couroient  comme  des  infenfés  3  tous  en- 
fin s'embarralfoient  les  uns  les  autres  dans  les  rues  étroites  de 
cette  capitale  j  &  la  confufïon  fut  fî  grande,  que  fi  les  Efpa- 
gnols étoient  arrivés  fur  ces  entrefaites,  comme  on  n'avoit 
pas  eu  foin  de  pofer  des  corps -de-garde  dans  cette  grande 
ville ,  il  y  a  beaucoup  d'apparence  qu'ils  s'en  feroient  rendus 
maîtres  affez  facilement.  Le  jour  venu  cette  frayeur  fe  diffipa, 
Mais  à  cette  terreur  panique  fuccéda  une  crainte  très-bien 
fondée,  parce  que  cet  accident  avoit  fait  connoître  à  quoi 
on  devoit  s'attendre  au  cas  que  le  duc  d'Albe  s'approchât  vé- 
ritablement. Ainfl  on  fut  bien  aile  de  voir  luire  dans  ces  cir- 
confiances  quelqu'efpérance  d'accommodement.  D.  Antoine 
avoit  un  valet  de  chambre  nommé  Diégue  de  Cercamo  ^  il 
étoit  Caflillan  ,  &:  s'étoit  toujours  montré  fort  attaché  àfon 
maître.  Mais  voyant  la  guerre  déclarée ,  il  craignit  qu'on  ne 
lui  fît  un  crime  de  fa  réfidence  auprès  du  Prince  -y  il  lui  de- 
manda fon  congé  ,  &  fe  retira.  Cependant  il  chercha  à  ména- 
ger un  accommodement  entre  les  deux  partis  y  il  obtint  de 
Philippe  même  avant  la  prife  de  Sétubal  la  permiffion  de 
traiter  avec  D.  Antoine  3  ci  c'eft  ce  qui  fit  efpérer  dans  ces  cir- 
conftances  que  les  deux  Princes  pourroient  s'accorder. 
Sur  ces  entrefaites  le  cardinal  Alexandre  Riario  eut  ordre 


TDE  J.  A.  DJi    ihoU,  Liv.  LXX.  261 

du  Pape  de  partir  en  pofte,  comme  l'affaire  étoitprefîante, : 

&:  de  fe  rendre  inceffamment  auprès  de  Philippe.   Ons'ima-  Henri 
gïna  que  Philippe  Sega  ,  Nonce  de  S.  S.  à  la  cour  d'Efpagne  ,       III. 
n'avoic  pas  allez  de  crédit  auprès  de  S  M.  C.  C'efi-  pourquoi     1  c  80. 
on  jugea  à  propos  de  lui  envoyer  un  Légat  a  Latcre.  Ses  inC 
mictions  portoient  de  faire  tous  les  efforts  pour  eno-ager  Phi-     Le  PaPe  en° 

X  ^  L  o#  O  VOVC  3U  roi 

lippe  à  mettre  les  armes  bas ,  &  à  fe  foumettre  aujugement  d'tfpagnc  un 
de  S.  S.  &  au  cas  qu'il  ne  pût  pas  en  venir  à  bout,  com-  Lé^  «  l*- 
me  tout  ce  qu'il  y  avoit  d'habiles  gens  croyoit  qu'il  y  avoit  tere' 
beaucoup  d'apparence  -,  le  Légat  avoit  ordre  de  déclarer 
à  ce  Prince ,  qu'il  étoit  chargé  de  quelques  ordres  de  S.  S. 
pour  les  Etats  de  Portugal.  Car  le  Pape ,  qui  fçavoit  que  Phi- 
lippe avoit  beaucoup  d'égard  pour  le  S.  Siège ,  jugeoit  que  Ci 
ce  Prince  ne  fe  rendoit  pas  à  les  inftances ,  du  moins  par  ref- 
ped  pour  le  Légat ,  il  ne  porteroit  point  la  guerre  en  Portugal 
tant  que  le  Cardinal  y  refteroitj  que  cependant  l'été  s'écou- 
leroit  j  que  la  flote  d'Efpagne,  fur  laquelle  Philippe  comptoit 
le  plus ,  ne  pourroit  plus  tenir  la  mer  fans  s'expofer  extrême  - 
ment  y  qu'on  arrêteroit  par-là  cette  année  les  progrès  de  ce 
Prince  -y  6c  qu'on  l'obligeroit  à  remettre  fon  expédition  à  la 
fuivante.  Or  fî  cela  arrivoit ,  le  Pape  croyoit  qu'il  auroit  beau- 
coup gagné.  En  effet ,  par-là  il  auroit  arrêté  le  cours  des  vic- 
toires de  Philippe  3  cependant  l'hy  ver  donneroit  autant  de  re- 
lâche à  D.  Antoine  3  il  profiteroit  de  cet  intervalle  pour  ra- 
nimer fon  parti  abbatu  ,  prendre  quelques  arrangemens ,  trai- 
ter avec  les  Princes  voifins ,  que  la  jaloufle  rendoit  ennemis 
de  la  puifïànce  Efpagnole ,  aflembler  des  troupes ,  en  un  mot 
mettre  les  chofes  dans  un  certain  équilibre  ,  afin  que  Philippe, 
qui  fe  fentant  alors  le  plus  fort ,  ne  vouloit  point  entendre 
parler  d'accommodement ,  voyant  fon  rival  en  état  de  lui 
faire  tête  ,  &  appréhendant  le  fort  d'une  bataille ,  fut  obligé 
enfin  d'avoir  recours  à  la  médiation  de  S.  S. 

C'eft  ainfîque  raifonnoient  les  politiques  oiflfs  de  la  cour 
de  Rome,  entêtés  de  leur  propre  mérite  3  mais  l'événement 
fut  contraire  à  toutes  leurs  vues.  Aufîitôt  que  le  Légat  fut 
arrivé  à  Badajoz ,  Philippe  lui  fît  affigner  un  logement  hors 
de  la  ville  à  un  monaftére  voifin.  De-là  le  Cardinal  députa 
à  S.  M.  C.  Trajan  Mario  Protonotaire  Apoftolique  ,  pour  le 
faluer  de  fa  part.  Mais  ce  Prince ,  qui  jufqu'alors  avoit  fçu  re- 

Kkiij 


2^2  HISTOIRE 

-  tarder  Ja>  marche  du  Légat ,  par  les  honneurs  qu'il  lui  faifoic 

Henri  rendre  dans  toutes  les  villes  où  il  pallbit ,  fefervit  encore  du 

III.      prétexte  d'une  maladie  vraie ,  ou  faulTe  ,  pour  éloigner  l'au- 

1580.     dience que  le  Légat  fouhaitoit  fi  fort ,  afin  de  donner  au  duc 

d'Albele  temsde  terminer  ce  grand  différend. 

Aufîi  les  affaires  étoient-elles  bien  fur  un  autre  pied  en  Ef- 
pagne,  que  le  Pape  ne  fe  l'étoit  imaginé.  Il  étoit  arrivé  beau- 
coup de  changement.  D.  Antoine  étoit  monté  furie  Trône  } 
6c  l'armée  d'Efpagnefe  voyoit  déjà  maîtrefTe  de  la  moitié  du 
Portugal.  Ainii  le  Légat  avoit  informé  le  Pape  de  ces  nou- 
velles circonftances  ,  &c  attendoit  de  nouveaux  ordres.  Ce- 
pendant il  preffoit  S.  M.  C.  de  lui  donner  audience  5  et  elle  lui 
Fut  enfin  accordée  après  bien  des  retard emens  affe&és.  Com- 
me il  n'avoit  point  encore  fait  fon  entrée  en  cérémonie  ,  le 
duc  d'OfTone,  D.  Diégue  Fernandez  de  Cabrera  ,  &  Boba- 
dilla  comte  de  Chinchon  allèrent  fiir  le  fbir  le  prendre  en 
carroffe ,  &  le  menèrent  à  l'audience  de  Philippe  qui  étoit  au 
lit.  Ce  Prince  reçut  parfaitement  bien  le  Légat ,  écouta  le  fu- 
jet  de  fa  commiiîion  •  s'excufa  enfuite  fur  fa  maladie  ,  de  ce 
qu'il  n'avoit  pu  aller  en  perfonne  au  devant  de  lui  -y  après 
quoi  il  luiexpofa  les  raifons  qui  ne  lui  permettoientpas  de  fa- 
tisfaire  à  ce  que  S.  S.  fouhaitoit  de  lui.  Il  lui  dit  :  Que  dès  le 
commencement  il  avoit  fouhaité  un  accommodement  à  l'a- 
miable 3  que  cependant  les  affaires  avoient  changé  de  face$ 
que  D.  Antoine  avoit  ufurpé  la  Couronne  ;  que  par  cette  dé- 
marche contraire  à  toutes  les  loix  ,  il  avoit  violé  &  foulé  aux 
pieds  l'autorité  des  Etats  de  Portugal  -,  que  par-là  il  l'avoit 
mis  dans  la  néceiTité  d'en  venir  aux  voies  de  fait^  qu'après  cela 
il  n'étoit  pas  en  fon  pouvoir  de  prendre  d'autres  mefures  -y 
puifque  de  mettre  bas  les  armes,  ce  feroit  abandonner  tous 
fes  avantages ,  pour  donner  gain  de  caufe  à  fon  ennemi. 

Le  Légat  comprit  par  ce  difcours  qu'il  ne  viendroit  jamais 
à  bout  de  perfuaderà  ce  Prince  habile  rien  qui  fût  contraire  à 
fes  intérêts.  Ainfî  il  eut  recours  à  la  féconde  partie  de  fes 
inftrudions ,  &  fit  fçavoir  à  S.  M.  C.  l'ordre  qu'il  avoit  reçu  de 
S.  S.  de  paffer  en  Portugal.  Mais  Philippe  lui  confeilla  en  ami 
de  n'en  rien  faire.  Il  lui  reprefenta  qu'il  y  auroit  peu  d'hon- 
neur pour  lui  à  entrer  dans  un  Royaume  fans  Roi  légitime ,  8c 
même  fans  chef,  où  la  voix  du  Souverain  Pontife  ne  pourroit 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.       263 

fe  faire  entendre  au  milieu  du  bruic  des  armes  &  des  cris  = 
féditieux  d'une  populace  mutinée,  6c  où  la  dignité  facrée  Henri 
dont  il  étoit  revêtu  feroit  peu  refpect.ee  par  des  peuples  qui      H  I. 
n'étoient  pas  dignes  qu'il  s'abaiilat  jufqu'à  les  rechercher.     1580. 
Cette  réponfe  fit  fentir  au  Cardinal  que  ce  Prince  fenfé  ,  qui 
comptoit  beaucoup  plus  fur  fa  puiiîance  que  fur  la  juftice  de 
{es  prétentions  s  étoit  réfolu  de  pourfuivre  (es  droits  par  la 
voye  des  armes.  Ainfî  défefpérant  de  pouvoir  réuflîr  auprès  de 
lui ,  il  prétexta  de  nouveaux  ordres  qu'il  difoit  avoir  reçus  de 
S.  S.  &:  reprit  le  chemin  de  Rome. 

Cependant  le  duc  d'Albe  ,  après  la  prife  de  Sétubal ,  fe  Suite  des 
voyant  prefque  entièrement  le  maître  de  cette  partie  du  îr°fi"?ecs 
royaume  de  Portugal ,  qui  eit  au-de-la  du  T âge  du  cote  de  la  Portugal. 
Caftille,  délibéroit  fur  les  moyens  de  palier  ce  fleuve.  Les  uns 
étoient  d'avis  de  tenter  le  paflàge  à  Almerin  &  à  Santaren ,  au 
defîus  de  Liibonne  D'autres  aimoient  mieux  qu'on  prît  par 
Cafcaes ,  au  deflbusde  cette  Capitale.  D'un  autre  côté  Louis 
Douarajugeoit  à  propos  de  faire  venir  la  flote  à  Almada  -y  <k 
reprefentoit  que  par  ce  moyen  il  feroit  aifé  de  tranfporter 
l'armée  au-de-là  du  fleuve  ,  fans  s'expofer  à  aucun  péril.  Cha- 
cun enfin  propofoit  le  parti  dont  l'exécution  lui  paroifToit  la 
plus  prompte ,  la  plus  aifée ,  &:  la  plus  lûre.  Mais  le  duc 
d'Albe  ,  qui  croyoit  que  la  vidoire  confîftoit  à  ne  pas  perdre 
un  feul  inftant ,  rejetta  d'abord  le  projet  de  faire  venir  la  flote 
à  Almada ,  ce  qui  auroit  demandé  trop  de  tems  3  &  comme  il 
fe  mettoit  peu  en  peine  de  s'expofer  à  quelques  dangers , 
pourvu,  qu'il  évitât  le  moindre  retardement ,  il  réfolut  par  le 
confeil  de  D.  Antoine  deCaftro,  Seigneur  de  Cafcaes,  de 
tenter  l'entreprife  de  ce  côté-là. 

Plufîeurs  trouvoient  beaucoup  de  témérité  dans  ce  projet, 
&le  Duc  lui-même  n'en  difeonvenoit  pas.  Mais  comme  il 
fçavoit  qu'il  n'a  voit  affaire  qu'à  des  gens  fans  expérience  ,  il 
crut  qu'il  lui  étoit  permis  en  cette  occafion  de  franchir  les  ré- 
gies ,  &  fçut  par  fa  fermeté  braver  le  péril  auquel  il  s'expo- 
foit.  Ainfî  la  nuit  du  (  1  )  2  8.  de  Juillet  toute  l'armée  s'embar- 
qua fur  la  flote  avec  tous  fes  équipages  &  toutes  les  munitions 
de  guerre  j  pendant  la  nuit  entière  elle  lutta  contre  le  vent 

(  1  )    Pour  concilier  cette  date  avec  j  au  lieu  de  V.  Kal.  Vtih 
les  précédentes  ,  on  a  lu  V.  Kal.  Vltïl.  J 


164.  HISTOIRE 

-.  contraire  >  &  malgré  les  remontrances'  du  marquis  de  Santa- 
ls E  n  r  1  cruz,  quivouloic  qu'on  cedàt  à  la  violence  des  Hors ,  le  Duc 
III.  s'opiniâtra  à  faire  voile  vers  le  rivage  oppofë.  Enfin  au  point 
I  5S0.  du  jour  le  vent  tomba  j  &  les  troupes,  après  avoir  cifuyé  quel- 
ques volées  de  canon  des  forts  de  Cafcaes ,  de  Saint  Antoine  , 
6c  de  Saint  Julien ,  prirent  terre ,  6c  rirent  leur  descente  ,  fans 
qu'il  parût  aucun  ennemi  pour  s'y  oppofer.  D.  Diégue  de  Me- 
nesès  étoit  cependant  cache  derrière  une  colline ,  vis-à-vis  de 
l'endroit  ou  elles  firent  leur  defcente.  Il  avoit  avec  lui  trois 
cens  chevaux  ,  &.  trois  mille  hommes  de  pied,  compofes  la 
plupart  de  milices ,  &;  de  nouvelles  levées.  Il  avoir  même  fait 
placer  du  canon  dans  les  rochers  &c  les  broffailles ,  pour  s'op- 
pofer  à  la  defcente  des  Efpagnols.  Mais  foit  que  ce  ne  fut  pas 
ce  mêmeD.  Diegue  ,  donc  le  nom  etoit  fi  fameux  ,  6c  que  la 
réputation  qu'il  s'efroit  acquife  dans  les  Indes  fût  plutôt  fon- 
dée fur  la  libéralité  que  fur  la  bravoure  j  foit  qu'il  ie  défiât  de 
fes  foldats ,  il  n'oia  attaquer  les  ennemis ,  qui  etoient  encore 
tout  malades  de  la  fatigue  de  la  nuit  précédente  •  6c  après  une 
légère  action  où  tout  le  pafîa  en  elearmouches,  il  fe  retira  à 
Caicaes. 

Auffitôt  que  le  duc  d'Albe  vit  à  terre  Profper  Colonne, 
D.  Sanche  d'Avila,D  Rodrigue  Çapata,D.  Pedre  de  Soto- 
Mayor,  6c  Antonelli ,  il  rangea  fes  troupes  en  bataille  de  forte 
qu'elles  prélentoient  d'abord  à  l'ennemi  un  front  étroit ,  èc 
s'élargifloient  enfuite  en  forme  de  triangle.  Dans  cet  ordre  il 
les  fit  marcher  vers  la  colline ,  conduites  par  Çapata  qui 
commandoit  l'avant- garde,  S>c  qui  étoit  foûtenu  par  un  corps 
de  piquiers  Allemans.  La  retraite  de  D.  Diegue  de  Menesès 
facilita  le  fuccès  des  Efpagnols  j  ils  s'emparèrent  de  la  coline, 
6c  fe  rendirent  maîtres  du  canon  que  les  Portugais  y  avoient 
lailTé,  ce  qui  fît  encore  très-peu  d'honneur  à  D. Diégue.  Lor£. 
que  l'armée  fut  fur  la  hauteur,  &  qu'elle  fe  vit  hors  du  dan. 
ger  qu'elle  auroit  eu  à  efîuyer  dans  là  defcente  ,  fi  D.  Diégue 
avoit  fçû  profiter  de  l'occafion  ,  D.  Louis  de  Barrientos,  vieil 
Officier  qui  étoit  fort  familier  avec  le  duc  d'Albe,  s'appro- 
cha de  lui ,  6c  lui  demanda  à  l'oreille  fi  cette  entreprife  ne  lui 
paroiiloit  pas  tenir  plutôt  d'un  jeune  homme  ,  que  d'un  Capi- 
taine expérimenté?  A  quoi  le  Duc  répondit  fort  à  propos,en 
fouriant: Qu'un  Général  habile  devoicfçavoir  être  également 

dans 


DE  J.  A,  DE    THOU,  Liv.    LXX.      165 

dans  l'occafion ,  &  bouillant  comme  un  jeune  homme ,  & 
prudent  comme  un  vieillard.  De-là  les  Espagnols  marché-  Henri 
rent  contre  Cafcaes ,  qu'ils  fbmmérent  de  fe  rendre  -t  &  fur  le  II I. 
refus  que  fit  la  garnifon ,  ils  drefle rent  contre  la  place  une  bat-  1580. 
terie  de  deux  gros  canons ,  &:  d'une  petite  pièce  de  campagne. 
Peu  de  tems  après  les  aftîégés  arborèrent  un  drapeau  blanc, 
pour  marquer  qu'ils  vouloient  capituler.  Mais  comme  Anto- 
nelli  étoit  déjà  le  maître  du  fofTé ,  l'artillerie  ne  laifla  pas  de 
tirer  toujours  j  &;  celui  qui  tenoit  le  drapeau  ayant  été  tué 
dans  une  décharge  de  la  moufquéterie  Efpagnole ,  les  Portu- 
gais  en  élevèrent  un  autre ,  &  prirent  mieux  leurs  précau- 
tions. Cependant  comme  malgré  cela  le  feu  des  affiégeans 
continuoit  toujours  ,  la  garnifon  voyant  les  murs  de  la  place 
réduits  en  poudre  ,  n'attendit  pas  qu'on  capitulât,  &  ouvrit 
fur  le  champ  les  portes  à  l'ennemi.  La  place  fut  pillée ,  contre 
la  promefTè  que  le  duc  d'Albe  avoit  faite  au  Seigneur  de  Caf- 
caes j  &;  on  y  trouva  D.  Diégue  de  Menesès,  qui  s'y  étoit 
renfermé,  &c  qui,  comme  s'il  n'eût  eu  rien  à  craindre,  de- 
manda avec  beaucoup  de  confiance  à  parler  à  D.  Antoine  de 
Caffcro,  qu'il  pria  d'obtenir  du  duc  d'Albe  qu'on  le  traitât  en 
prifonnier  de  guerre ,  &  qu'il  lui  fut  prefenté.  Mais  le  Duc 
refufa  de  le  voir.  Cependant  quoiqu'il  fit  dire  à  D.  Diégue  de 
fe  préparer  à  la  mort ,  celui-ci ,  toujours  perfuadé  que  Phi- 
lippe avoit  befoin  de  lui ,  ne  perdit  rien  de  fa  première  aflTuV 
rance ,  jufqu'à  ce  qu'enfin  le  lendemain  on  fit  drefTer  un  échaf- 
faut,oùil  eut  la  tête  tranchée  avecD.  Enrique  de  Pereyra 
Gouverneur  de  la  place,  &:  quelques  autres,  qui  fervirent 
d'exemple. 

Cette  févérité ,  qui  étoit  particulière  au  duc  d'Albe,  & 
dont  il  ufoit ,  pour  rendre  fon  nom ,  ou  celui  de  fon  maître  re- 
doutable ,  avoit  fait  beaucoup  de  tort  à  Philippe  dans  les 
Païs-bas.  Elle  attira  au  Duc  Se  à  fon  fils  une  réputation  d'hom- 
mes fanguinaires,qui  ne  s'efFaça  jamais,&  rendit  les  Efpagnols 
fi  odieux  ,  que  les  Flamans ,  qui  quoique  mutins  ont  cepen- 
dant toujours  été  attachés  à  leurs  Princes ,  fe  déterminèrent 
enfin  à  changer  de  maître.  Il  efl  certain,  &  plufieurs  en  con- 
viennent ,  qu'on  auroit  pu  en  ufer  avec  plus  de  douceur  envers 
D.  Diégue.  C'étoit  un  homme  d'une  nahTance  illuftre  ,  forti 
de  ces  hommes  fameux  que  le  Portugal  regarde  comme  £çs 
Tome  VIII.  Ll 


i66  HISTOIRE 

1  '  '  libérateurs ,  Se  qui  feryîrént  autrefois  à  élever  le  roi  Jean  fur  le 

Henri  trône.  C'eft  ce  qui  l'avoit  animé  à  prendre  en  main  la  défenfe 
III.  du  parti  de  D.  Antoine.  Ses  ancêtres  avoient  donné  un  Roi 
i  s  80»  au  Portugal  ^  il  efperoità  leur  exemple,  au  défaut  de  la  fa- 
mille Royale ,  pouvoir  mettre  la  Couronne  fur  la  tête  d'un 
Prince  qui  lui  en  feroit  redevable.  On  dit  que  le  duc  d'Albe , 
outre  fa  fcvérité  naturelle ,  étoic  encore  piqué  perfonnelle- 
ment  contre  D.  Diégue ,  à  caufe  de  certains  difcours  qu'il 
avoit  tenus,  6c  qui  étoient  outrageans  pour  le  Duc.  En  ef- 
fet il  difoit  ordinairement  d'un  air  de  mépris  qu'il  auroit  bien 
voulu  mefurerfonépée-avec  celle  du  Duc,  ôc  voir  s'il  lui  fe- 
roit auiîi  aifé  de  manier  les  Portugais  à  fa  fantaifie ,  comme  il 
avoit  fait  les  Flamans. 

Après  la  mort  de  D.  Diégue  de  Menesès  ,  il  ne  fallut  pas 
lui  chercher  bien  loin  un  fuccefleur.  Il  y  avoit  déjà  long  teins 
que  D.François  de  Portugal  comte  de  Vimiofo  s'étoit  deftiné 
t  cette  place.  Cependant  comme  les  Magiftrats ,  ôc  le  peuple 
même  de  Lifbonne  commençaient  à  murmurer,  ôc  faifoient 
entendre  allez  hautement  que  puifque  le  duc  d'Albe  étoit  fî 
proche,  il  étoit  tems  que  le  nouveau  Roi  fongeatà  le  com- 
battre ,  ou  à  s'accommoder  •  D.  Antoine ,  après  avoir  fait  inu- 
tilement tous  {qs  efForts ,  pour  tirer  quelqu'argenfc  des  Ma- 
giflrats,s'avança  enfin  à  Belen.  Là  on  délibéra  fur  le  parti  qu'il 
y  avoit  à  prendre.  La  plus  grande  partie  étoit  d'avis  de  céder 
à  l'orage, d'éviter  d'en  venir  aux  mains,de  gagner  du  tems ,  en 
traînant  la  guerre  en  longueur,  ôc  de  tâcher,  s'il  étoit  po/Tible, 
deconferver  fes  avantages  jufqu'à  Tannée  fuivante.  Mais  le 
comte  de  Vimiofo  faifant  le  brave  hors  de  faifon ,  protefta  ,  en 
•mettant  la  main  fur  la  garde  de  (on  épée,  qu'il  auroit  la  vie  de 
quiconque  oferoit  dorefnavant  propofer  de  faire  retraite. 
D.  Antoine  n'avoit  pas  plus  de  huit  mille  hommes  dans  fon 
armée  -,  encore  n'étoient-ils  compofés  que  de  Nègres  fans 
cœur  qu'il  avoit  ramafTés  dansLifbonne,  6c  de  Payfàns.  Du 
refte  il  avoit  très-peu  d'Officiers  quifçuflènt  la  guerre.  Sur  la 
nouvelle  de  ces  mouvemens ,  Sforce  des  LTrfins ,  jeune  homme 
qui  avoit  la  réputation  d'être  brave,  étoit  venu  d'Italie  lui 
ofFrir  fes  fervices.  Mais  c'étoit  plutôt  un  homme  de  main  que 
de  tête.  Après  avoir  reflé  trois  jours  à  Belen  ,  comme  il  ne  ve- 
noit  aucunes  troupes  des  difFérentes  provinces  du  Royaume  > 


D£  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.      267 

quoiqu'on  eût  envoyé    plufieurs  fois    des    ordres  réitérés 
de  Fe  rendre  au  camp,  quelques-uns  conFeillérent  au  Prince  de  Henri 
fe  retirer  au  fort  de  Saint  Julien  ;  &;  ils  lui  reprefentérent  que      III. 
comme  c'étoit  la  feule  place  forte  qui  lui  refiât ,  il  étoit  de      1580* 
fon  intérêt  delà  défendre  en  perfonne,  ajoutant,  qu'il  yFe- 
roicplusen  fureté  que  dans  tout  autre  endroit.  Mais  des  Ur- 
fins  Fut  d'avis  d'aller  plutôt  camper  à  (  1  )  Alcantara,  à  caufe  du 
voifinage  de  Lifbonne  ^  &.  parce  que  le  duc  d'Albe ,  en  fuivant 
la  route  qu'il  avoit  priiè,  ne  pouvoit  y  arriver  fanspafîèr  un 
ruifTeau  ,  dont  les  bords  étoient  Fort  hauts  &  Fort  efcarpés  5 
en  Forte  que  le  Prince  auroit  l'avantage  de  pouvoir  aifément 
contenir  dans  le  devoir  la  capitale  dont  il  ne  feroit  pas  éloi- 
gné ,  6c  de  fe  fervir  du  ruifTeau  comme  d'un  retranchement 
pour  fe  fortifier. 

Cependant  le  duc  d'Albe  ,  après  avoir  fait  reconnoîcrepar 
D.  Ferdinand  Fon  fils  la  Fortereffe  de  Saint  Julien,  où  com- 
mandoit  Triftan  Vaez  de  Vega  avec  quatre  cens  hommes  de 
garniFon  ,  y  alla  mettre  le  fiége.  Cette  place  eft  voiFine  de 
CaFcaes  ,  où  la  flote  d'EFpagne  avoic  mouillé  ,  fituée  en  deçà 
du  Tage  ,  &  accompagnée  d'une  ville.  Le  tertre  Fur  lequel 
elle  étoit  bâtie  ,  étoit  Fortifié  par  quatre  petits  battions  •  &  il  y 
avoit  dedans  trente  pièces  d'artillerie.  Les  EFpagnols  Furent 
d'abord  Fort  incommodés  par  le  Feu  de  la  flote  de  D.  Antoine, 
qui  étoit  a  Belen  :  mais  auffitôt  qu'ils  Fe  Furent  retranchés  de- 
vant la  place  ,  ils  Fe  virent  à  couvert  de  fcs  coups ,  qui  ne  por- 
toient  que  de  loin  •  6c  ils  ouvrirent  la  tranchée  devant  le  Fore 
le  10.  d'Août.  (1)  Auffitôt  que  l'artillerie  des  EFpagnols  com- 
mença à  Fe  Faire  entendre  ,  D.  Antoine  accourut  au  Fecours. 
Il  y  eut  là  une  action  qui  dura  quelques  heures  entre  la  cava- 
lerie des  deux  partis ,  après  laquelle  le  Prince  Fe  retira  dans 
Fon  camp  ,  qu'il  s'appliquoit  à  Fortifier,  l'ayant  Fait  environner 
de  murs  Femblables  à  ceux  qu'on  bâcit  en  France,où  l'on  rem- 
plit de  troncs  d'arbres  &  de  Fagots  deux  rangs  de  maçonnerie. 
Du  refte  le  voifinage  de  l'ennemi  l'inquiétoit  beaucoup  moins, 
que  ce  qui  Fe  pafToit  à  Lifbonne  ,  où  l'on  commençait  à  re- 
marquer quelque  reFroidifTement  pour  le  parti  du  Prince. 


(1)  Quelques  uns  ,  dit  M.  de  Thon, 
croyent  que  c'eft  l'ancienne  Norba  c&- 
zarea. 


(z)    II  faut  encore  lire  IV.  Eid.  Vltil 
au  lieu  de  Vtil. 

Llij 


ié8  HISTOIRE 

1  Ce  changement  écoit  un  effet  de  l'habileté  de  Philippe.  Ce 

Henri  Prince ,  qui  auroit  bien  voulu  terminer  cette  guerre ,  dont  le 
III.  fuccès  lui  paroiflbit  toujours  à  craindre,  fans  répandre  le 
1580.  &ng  de  Tes  fujets ,  venoit  de  faire  publier  une  déclaration  dans 
tout  le  Portugal ,  par  laquelle  il  promettoit  une  abolition  en- 
tière du  paffé  à  ceux  qui  rentreroient  dans  le  devoir ,  &  aban- 
donneroient  le  parti  de  D.  Antoine  :  il  n'exceptoit  de  cette 
grâce  que  le  Prince,êcceux  qui  l'environnoient,&  qui  avoient 
donné  occafion  aux  troubles  arrivés  dans  Lifbonne  ,  à  Sétu- 
bal ,  &  à  Santaren.  En  même  tems  Philippe  ,  pour  fatisfaire 
en  quelque  forte  l'ambition  des  Portugais  r  qui  fouhaitoient 
un  Roi  de  leur  nation  ,  n'avoit  pris  uniquement  dans  cet  a&e 
que  les  titres  dont  fè  fervent  les  rois  de  Portugal.  11  n'avoit 
mêmefîgné  que  le  nom  de  Roi ,  au  lieu  que  dans  tous  les  a&es 
*  YoclRey.  publics  il  flgnoit  *  moy  le  Roi.  Enfin  celui-ci  étoit  muni  des 
cinq  fceaux  qu'employoient  les  rois  de  Portugal ,  &  qu'ils  ap- 
pellent les  cinq  climats ,  afin  de  montrer  jufque  dans  les  plus 
petites  chofes  qu'il  vouloir  fuivre  en  tout  les  mœurs ,  les  cou- 
tumes ,  &;  les  ufages  de  la  Nation. 

C'étoit  là  ce  qui  faifoit  que  Dom  Antoine  comnaencoit  à 
craindre  que  la  ville  de  Lifbonne  ne  fongât  à  l'abandonner. 
Auffi  fe  montroit-il  beaucoup  plus  difpofé  à  écouter  les  propo- 
rtions de  Diégue  de  Cercamo.  Mais  l'évêque  de  la  Guarda  , 
D.  Emmanuel  de  Portugal ,  le  comte  de  Vimiofo ,  D.  Emma- 
nuel de  Silva ,  &  Botello  revenoient  à  la  charge  ,  6c  le  repion- 
geoientdans  ion  premier  aveuglement.  Cependant  ce  Prince 
donna  enfin  un  pouvoir  à  Cercamo  de  traiter  en  fon  nom  avec 
Philippe.  Ses  lettres  ne  portoient  que  fon  nom  pour  toute 
ibufcription  j  &  Cercamo  étoit  chargé,  après  qu'on  feroit 
convenu  des  articles  de  l'accommodement,  de  prier  S.  M.  C. 
pour  rendre  la  chute  du  Prince  moins  honteute ,  de'fe  con- 
tenter de  l'écrit ,  qu'il  feroit  rignifïer  aux  Etats  du  Royaume , 
par  lequel  il  leur  déclareroit,  qu'il  ne  fe  croyoit  pas  en  état 
défaire  tête  à  la  puhTance  de  S.  M.  &  que  par  conféquent  il 
leur  laiâfoit  la  liberté  de  prendre  leurs  rnefures. 

Mais  Philippe  enflé  de  (es  fuccès,  ne  vouloit  plus  enten- 
dre parler  d'accommodement.  Ainfî  il  renvoya  Cercamo  au 
duc  d'Albe ,  qui  après  avoir  long-tems  amufé  D.  Antoine ,  ré- 
duiflt  enfin  ce  Prince  infortuné  à  la  funefte  nécefîité  d'en  venir 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.      i69 

à  une  bataille.  En  effet  le  nouveau  Roi  ayant  fait  demander  - 

une  entrevue  au  Duc ,  il  ne  fut  pas  poflîble  de  convenir  du  Henri 
lieu  où  elle  de  voit  fe  tenir.   Enfui  te  lorfqu'on  |ut  demeuré       II I. 
d'accord  de  fe  voir  dans  une  galère ,  le  hafa/d  fit  naître  de—  -t  580. 
nouveaux  obftacles  qui  empêchèrent  l'exécution  de  ce  pro- 
jet. Le  duc  d'Albe  écrivant  à  D.  Antoine  y  refufa  de  lui  don- 
ner le  titre  d'Excellence  ;  &  le  Prince  qui  j>renoit  celui  d'Al- 
tefie  parmi  les  Portugais  ,  &  qui  ne  fe  fioit  pas  trop  à  la  pa- 
role du  Duc  ,  fe  vengea  de  fes  mépris  par  une  réponfe  pleine 
de  hauteur.  Il  lui  fit  dire  que  les  Rois  étoient  toujours  des 
Rois ,  &  que  les  Généraux  d'armée  n'étoient  jamais  que  des 
Généraux  d'armée  -y  que  du  refte  le  Seigneur  qui  étoit  infi- 
niment au-deflus  des  uns  &  des  autres  ,  accordoitla  victoire 
à  qui  bon  lui  fembloit.   Ainfi  la  négociation  finit  comme  le 
duc  d'Albe  le  fouhaitoit ,  fans  qu'on  pût  efpérer  de  venir  ja- 
mais à  bout  de  s'accorder. 

Cependant  les  Efpagnols  avoîent  déjà  élevé  contre  le  fort 
de  S.  Julien  ,  une  batterie  de  dix  canons  aufquels  ils  en  joi- 
gnirent auffitôt  après  dix  autres ,  qui  commencèrent  à  tirer 
contre  la  place.  Le  Gouverneur  &;  la  garnifon  penfbient  de 
leur  côté  à  fe  rendre,  &  le  duc  d'Albe,  qui  après  avoir  envoyé 
aux  afîiégés  un  Trompette  qu'ils  avoient  refufé  d'écouter  5 
appréhendoit  les  fuites  de  ce  fiége ,  cherchoit  une  occafion 
de  pouvoir  entrer  en  négociation  ,  lorfque  le  hafard  la  lui 
offrit.  Une  veuve  de  la  campagne  ,  dont  le  gendre  &  le  fils 
étoient  dans  le  fort ,  foit  par  amitié  pour  ces  deux  perfonnes 
qui  la  touchoient  de  fi  près ,  foit  que  ce  fut  de  concert  avec 
le  duc  d'Albe  ,  lui  fit  demander  la  permiffion  d'entrer  dans  la 
place ,  pour  en  retirer  fon  gendre  &  fon  fils ,  &c  pria  que  tan- 
dis qu'elle  y  feroit,  on  fît  ceffer  les  batteries.  Le  Duc  lui  ac- 
corda tout  ce  qu'elle  fouhaitoit  j  elle  fe  rendit  dans  la  forte- 
reffe  ,  inftruifit  *  Triftan  du  fujet  de  fa  venue  ,  &  le  conjura 
de  la  part  du  duc  d'Albe  ,  comme  elle  en  avoit  été  chargée , 
de  fonger  à  lui ,  &  de  ne  pas  fe  perdre  lui  &  toute  fa  garnifon 
par  fon  opiniâtreté. Cet  avis  donna  plus  de  joie  au  Gouverneur 

*jTriftan  tenoit  d'abord  S.  Julien  au  '  cette  place  à  D.  Antoine ,  &  il  lui  pré- 
nom des  Gouverneurs  du  Royaume  ,  '  ta  !e  ferment  entre  les  mains  de  Brito 


qui  lui  en  avoient  donné  le  comman- 
dement. Voyant  enfuite  le  tribunal  des 
Gouverneurs  aboli ,  il  fit  ^mn-ia^e  de 


Ce  Prince  lui  en  laiffa  le  gouverne- 
ment ,  &  enfin  il  fut  force  de  la  rendre 
au  duc  d'Albe.  Voyez  la  Note ,  page  îj  i . 

Ll  iij 


i7o  HISTOIRE 

-— ■- -—  qu'ii  n'en  fît  paroîtrc.  Il  demanda  une  entrevue  avec  le 
Henri  Duc  8c  l'obtint.  Après  avoir  pris  les  fûretés  il  fe  rendit  au 
III.  camp  5  fit  ion  traite  fecret  avec  le  général  Eipagnol ,  à  des 
i  î  8  o.  conditions  aufîi  avantageufes  qu'il  pouvoit  en  attendre  de  D. 
Antoine  3  rentra  enfuite  dans  la  place ,  feignant  d'être  beau- 
coup mieux  inftruit  du  droit  de  S.  M.  C.  qu'il  ne  l'avoitété 
jufqu 'alors  3  &  après  avoir  fait  entendre  à  fa  garnifon  que 
ion  honneur  ôc  fa  parole  lui  étoient  plus  chers  que  les  avanta- 
ges les  plus  confîdérables ,  &  même  que  fa  propre  vie ,  il 
l'engagea  à  reconnoître  Philippe  pour  Roi  légitime  du  Por- 
tugal. Le  duc  d'Albe  confia  enfuite  la  garde  de  cette  place  à 
Gabriel  Nino  ,  qui  y  entra  avec  fon  régiment.  Après  la  red- 
dition de  la  forterelTè  de  S.  Julien  ,  Pierre  Barba  qui  com- 
mandoit  dans  un  autre  fort  nommé  Cabcca  ,  fecay  litué  au- 
delTous  de  cette  place  ,  ôc  qui  avoit  d'abord  refîne  de  fe  ren- 
dre à  la  fommation  du  duc  d'Albe ,  crut  auffi  devoir  prendre 
fon  parti.  Après  avoir  donné  avis  de  fon  defïein  au  nouveau 
Roi ,  il  abandonna  la  place  à  l'approche  de  la  flote  Efpa- 
gnole  ,  emmenant  avec  lui  ce  qu'il  pouvoit  y  avoir  d'artille- 
rie ,  &  fe  rendit  au  camp  du  Prince. 

Sur  ces  entrefaites  on  apprit  que  la  flote  des  Indes  étoit 
arrivée  aux  Açores ,  chargée  de  beaucoup  de  richelTes  3  & 
comme  les  plus  confîdérables  negocians  de  Lifbonne  au- 
roient  été  ruinés  ,  fi  la  flote  d'Efpagne  s'en  fût  rendue"  maî- 
trefîe ,  il  n'y  avoit  perfonne  qui  ne  fouhaitât  que  la  fortune 
décidât  de  ce  différend  par  un  combat ,  avant  qu'elle  fût 
entrée  dans  la  mer  d'Efpagne.  Ainfî  les  Magiftrats  de  Lif- 
bonne prefTérent  le  Prince  de  pourvoir  à  fes  intérêts  tk.  à  ceux 
de  cette  Capitale ,  &  d'apporter  enfin  remède  aux  malheurs 
aufquels  on  étoit  expofé  chaque  jour.  Ils  lui  repréfentérent 
que  l'armée  d'Efpagne  étoit  à  leurs  portes  3  que  Philippe  n'é- 
toit  pas  fort  éloigné  3  qu'il  falloit  fe  battre  ou  s'accorder  3  &c 
qu'ils  le  prioient  de  choifîr  incefîàmment  celui  des  deux  par- 
tis qui  lui  conviendroit  le  plus.  Mais  ceux  qui  compofoient  le 
Confeil  de  ce  Prince  ne  vouloient  point  entendre  parler  d'ac- 
commodement. Les  Moines  eux-mêmes  étoient  plus  furieux 
que  jamais.  Ils  ne  fe  contentoient  plus  comme  auparavant , 
d'animer  le  peuple  à  la  guerre  dans  le  fecret  de  la  Confefîion 
6c  dans  leursSermonsjOn  les  voyoit  fe  mêler  parmi  les  troupes, 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.        271 

dans  le  camp ,  &  fur  la  flote ,  avec  un  appareil  ridicule  $  » 

foit  que  dans  leurs  habits  ordinaires  ils  panifient  le  Crucifix  Henri     ~ 
à  la  main  ,  ou  portant  quelques  reliques  j  foit  qu'armés  à  de-       III. 
mi  ils  fe  donnaflent  en  fpe&acle  ,  faifant  la  roue  avec  leur      1580. 
épée ,  faifant  de  la  Religion  le  prétexte  de  leurs  fureurs ,  èc 
mettant  tout  en  ufage  pour  porter  à  tenir  bon  jufqu'à  la  der- 
nière extrémité  ,  des  gens  qui  commençaient  à  fentir  tout  le 
poids  de  leurs  malheurs. 

D.  Antoine,  qui  d'un  côté  n'efpéroit  plus  de  pouvoir  ja- 
mais s'accommoder  avec  l'Efpagne,  6c  qui  de  l'autre  fe  voyoit 
de  toutes  parts  abandonné  ,  fè  trouvoit  cependant  dans  l'em- 
barras le  plus  funefte.  Le  trouble  régnoit  dans  la  Capitale, 
la  frayeur  a  voit  faifi  les  troupes.  Dans  ces  trift.es  circonftan- 
ces,  incertain  du  parti  qu'il  avoit  à  prendre,  victime  de  la 
crainte ,  &;  foupçonnant  par  conféquent  tous  ceux  qui  ap- 
prochoient  de  lui ,  ce  Prince  malheureux  qui  fe  croyoit  à 
toute  heure  fur  le  point  d'être  trahi ,  faifoit  fentir  fa  mau- 
vaife  humeur  également  à  fes  créatures  &:  à  ceux  qu'il  s'ima- 
ginoit  être  fcs  ennemis.  Le  feu  ayant  pris  par  hafard  à  quel- 
ques maifons  voifines  du  Palais ,  dans  le  quartier  où  logeoient 
les  Flamans ,  quoique  cette  nation  dût  être  beaucoup  moins 
fulpecle  que  toute  autre ,  cependant  il  s'imagina  qu'ils  avoient 
excité  cet  incendie  de  concert  avec  les  Efpagnols ,  &  fur  le 
rapport  d'Emmanuel  Suarès ,  qui  depuis  peu  avoit  été  nom- 
mé Chancelier  de  la  chambre  de  Lifbonne ,  il  obligea  ces 
malheureux  à  changer  de  demeure  -,  ce  qui  leur  caufa  un  pré- 
judice confidérable  ,  peu  s'en  fallut  même  que  le  peuple  fu- 
rieux ne  mît  leurs  maifons  au  pillage. 

Le  duc  d'Albe  étoit  informé  de  tout  ce  défordre  3  Se  après 
avoir  ufé  jufque-là  d'une  diligence  incroyable ,  il  reftoit  tran- 
quille dans  fon  camp,  attendant  patiemment  que  ce  peuple 
qui  ne  s'étoit  attaché  à  D.  Antoine  que  par  fantaine  ,  le 
voyant  malheureux,  fe  révoltât  contre  lui  avec  la  même  lé- 
gèreté ,  &  qu'il  pût  ainfi  fe  rendre  le  maître  de  fon  fort ,  fans 
être  obligé  d'en  venir  à  une  bataille.  Cependant  il  faifoit 
fonder  la  garnifon  de  Belen  ,  &  même  les  Officiers  de  la  flote 
Portugaife.  Il  y  eut  aufli  pendant  huit  jours  quelques  actions 
de  peu  de  conféquence  ,  à  la  tête  defquelJes  fe  trouva  Dom 
Sanche  d'Avila ,  &;  où  l'avantage  fut  affez  peu  confidérable 


i?i  HISTOUt 

.  de  part  &  d'autre.  Enfin  D.  Pedre  de  Bermudez  que  le  duc 

Hen  'a  i  d'Albe  avoit  laifle  à  Sétubal ,  étant  arrivé  avec  quelque  cava- 
III.  lerie ,  &:  ce  Général  ayant  faic  reconnoître  la  tour  de  Belen , 
i  580.  qu^  n'avoit  pour  toute  défenfe  qu'un  baftion  fort  étroit  6c 
un  folle ,  on  drefla  contre  ce  fort  une  batterie  de  trois  canons^ 
maïs  ils  commencèrent  à  peine  à  tirer,  que  la  garnifon  qui  avoir 
déjà  fait  fa  capitulation  avec  les  Efpagnols ,  leur  remit  cette 
place.  La  tour  de  Caparica  ,  quicouvroiten  quelque  forte  la 
tour  de  Belen ,  fe  rendit  de  même  auffitôt  après.  De  là  le 
duc  d'Albe  alla  prendre  fon  quartier  au  fameux  monaftére 
des  Jéronimites  ,  où  le  roi  Emmanuel ,  par  l'ordre  duquel 
il  avoit  été  bâti  ,  avoit  fait  des  dépenfes  infinies  ,  6c  qu'il 
avoit  rendu  célèbre  ,  en  le  deftinant  à  être  le  lieu  de  fa  fé- 
pulture  &  de  celle  de  (es  fuccefTeurs.  Ce  Général  voulut  en- 
fuite  reconnoître  en  perfonne  le  camp  de  D.  Antoine,  il  paflà 
vis-à-vis  en  bataille  ,  tira  quelques  volées  de  canon  ,  &  ren- 
tra dans  fon  camp  fans  avoir  rien  tenté  de  plus  confidérable  j 
mais  après  avoir  remarqué  cependant  qu'il  y  avoit  quelques 
endroits  foibles  qu'il  feroit  aifé  de  forcer. 

Cependant  la  rlote  d'Efpagne  avoit  remonté  le  Tage  ,  & 
ne  s'éloignoit  point  de  l'armée.  Elle  étoit  compofée  de  foi- 
xante  &  fîx  galères  ,  de  vingt-fîx  vaiilèaux  de  charge ,  &  de 
quelques  autres  plus  petits.  On  comptoit  dans  celle  de  Por- 
tugal neuf  grands  vaifTeaux  qui  alloient  à  la  rame  ,  cinq  ga- 
lères ,  &  trente- lîx  vaifTeaux  de  charge.  Toute  la  flote  étoit 
bien  fournie  d'artillerie  &  de  munitions.  Elle  couvroit  la  vil- 
•  le  &  le  camp ,  en  forte  que  de  ce  côté-là  il  étoit  difficile  d'en 
approcher  fans  danger.  D'un  autre  côté  l'armée  Efpagnole 
trouvoit  en  fon  chemin  la  petite  rivière  d'Alcantara ,  dont 
les  bords  étoient  fort  efearpés.  Ainfi  comme  il  étoit  dange- 
reux d'attaquer  le  camp  par  un  féal  endroit ,  il  fut  réfolu  d'y 
donner  l'aflaut  de  toutes  parts.  On  prit  pour  l'exécution  de 
ce  deflein  le  2  5 .  d'Août ,  et  la  veille  le  duc  d'Albe  fit  lui-mê- 
me une  courfe  jufqu'aux  retranchemens  des  Portugais.  En 
même  tems  dès  minuit  tout  le  camp  des  Efpagnols  retentit 
du  bruit  des  tambours  &  des  trompettes ,  afin  de  tenir  fur 
pied  toute  la  nuit  les  troupes  Portugaifès ,  &  qu'elles  fufTent 
ainfi  moins  en  état  de  fe  battre  le  lendemain. 

Alcantara  eft  un  bourg  qui  donne  fon  nom  à  la  petite 

rivière 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.       175 

rivière  qui  l'arrofe  ,  fkué  dans  l'angle  même  que  forme  . 1 .• 

ce  ruiiTeau  en  fe  jettant  dans  le  Tage  qu'on  paffe  en  cet  en-  Henri 
droit  fur  un  pont  de  pierre.  Les  Portugais  y  avoient  mis       1 1 1. 
des  troupes  pour  le  garder  $  de  la  fituation  de  leur  camp      1580. 
ëtoit  telle,  qu'ils  étoient  couverts  du  côté  du  Midi  parle     _...     , 

«t.  o  1  n  .      ,/  .    .  m    .       ,#  oJ^'        Défaite  des 

Tage  6c  par  leur  rlote  qui  n  etoit  pas  éloignée  -,  oc  du  cote  Portugais  par 
du  Couchant  par  où  le  duc  d'Albe  venoit  les  attaquer  ,  ils  les  Espagnol». 
avoient  pour  rempart  la  rivière  même.  Cependant  ils 
avoient  encore  tiré  en  dedans  un  retranchement  qui  n'é- 
toit  pas  d'ailleurs  bien  difficile  à  forcer.  Du  refte  la  fîtua- 
tion du  terrein  étoit  fort  montueufe  ,  &  les  deux  bords  du 
ruifleau  étoient  couverts  de  collines  ,  qui  à  la  vérité  n'é- 
toient  pas  fort  rudes  à  monter ,  mais  qui  étoient  d'ailleurs 
en  très-grand  nombre. 

Le  duc  d'Albe  étoit  campé  à  la  droite  de  cette  rivière  ^  6c 
il  avoit  recommandé  à  D.  François  d'Alava  qui  comman- 
dent l'artillerie  ,  de  difpofer  fi  bien  fes  batteries  dans  les  pof- 
tes  qu'on  lui  avoit  marqués ,  qu'il  foudroyât  en  même  tems 
le  pont ,  la  plaine  où  les  Portugais  étoient  campés ,  de  le  re- 
tranchement. En  même  tems  il  manda  au  marquis  de  Santa- 
cruz  ,  de  mettre  à  la  voile  au  fignal  qu'il  lui  donneroit ,  en 
élevant  en  l'air  un  drapeau  blanc ,  6c  d'attaquer  fur  le  champ 
la  flote  Portugaife.  Mais  le  vent  contraire  l'empêcha  d'exé- 
cuter à  tems  ce  projet.  Cependant  le  Duc  partagea  fon  ar- 
mée en  trois  corps  ,  dont  deux  étoient  tous  compofés  d'in- 
fanterie ,  en  forte  que  la  cavalerie  formoit  le  troifiéme.  Du 
refte  ils  n'étoient  point  rangés  de  file ,  mais  marchoient  pref-  ■ 
que  de  front,  autant  que  la  petitefTe  du  terrein  pouvoit  le 
permettre.  Le  Duc  étoit  au  centre  avec  toute  l'infanterie 
Efpagnole  6c  une  partie  des  piquiers  Allemans.  Ce  gros  corn- 
pofé  de  fix  mille  hommes ,  étoit  encore  divifé  en  quatre  corps, 
qu'il  avoit  aufîi  rangés  de  front.  Profper  Colonne  comman- 
doit  l'aile  droite  qui  n'étoit  pas  moins  nombreufè  ,  6c  qui 
marchoit  dans  le  même  ordre ,  compofée  des  troupes  Ita- 
liennes de  Allemandes ,  6c  de  quelques  bataillons  d'EfpagnoIs 
qui  refloient  encore.  Enfin  D.  Ferdinand  bâtard  du  duc  d'Al- 
be ,  de  Lieutenant  général  de  fon  père ,  étoit  à  la  tête  de  l'aï- 
le  gauche  ,  où  il  n'y  avoit  que  de  la  cavalerie.  Au  refte  le 
Duc  lui  avoit  déclaré  expreffément  aufîi  bien  qu'à  tous  les 

Tome  VIII.  M  m 


274  HISTOIRE 

-  Officiers  de  l'armée  ,  que  s'ils  vonloient  faire  plaifir  à  S.  M. 


Henri  C.  il  falloic ,  au  cas  qu'ils  enflent  le  bonheur  de  remporter  la 
III.  victoire  ,  qu'ils  fi  lient  en  forte  d'empêcher  le  pillage  de  la  Ca* 
1580,  pitale  ^  ajoutant ,  pour  les  toucher  davantage ,  que  11  le  con- 
traire devoir  arriver ,  il  fouhaitoit  d'avoir  la  tête  cariée  du 
premier  coup  d'arquebufe  qui  feroit  tiré  ,  plutôt  que  d'être 
témoin  d'un  fi  grand  malheur.  Enfin  le  duc  d'Albe  marqua 
par  écrit  à  tous  les  Officiers ,  non  feulement  l'ordre  de  la 
marche ,  mais  même  le  moment  où  ils  dévoient  donner ,  afin 
de  leur  faire  comprendre  que  la  victoire  dépendoit  de  leur 
exactitude  àfuivre  ponctuellement  f on  projet. 

D'un  autre  coté  D.  Antoine ,  qui  n'avoit  ni  Officiers  ni 
foldats  qui  f  çuflent  la  guerre  ,  dont  les  troupes  étoient  épui- 
fées  par  la  fatigue  du  jour  précèdent ,  6c  pour  avoir  pafTe  tou- 
te la  nuit  fous  les  armes ,  6c  qui  fé  voyoit  même  prefque  aban- 
dpnné  ,  parce  que  la  plupart  de  fcs  foldats  étoient  retournés 
à  Lifbonne  dont  ils  étoient  fl  peu  éloignés ,  fe  trouvoit  dans 
un  étrange  embarras  5  également  inquiet,  6c  pour  la  Capi- 
tale ,  où  il  apprehendoit  quelque  révolte  j  6c  pour  fon  camp  , 
qu'il  voyoit  prêt  d'être  attaqué  par  les  Efpagnols.  Dans  ces 
circonffances ,  il  faifoit  tout  ce  qui  étoit  en  fon  pouvoir ,  c'é- 
toit  déranger  fon  armée  en  bataille:  encore  ne  fé  prelîbit  il 
pas ,  perfuadé  que  le  duc  d'Albe  ne  fongcoit  pas  à  venir  l'at- 
taquer dans  fon  camp  ,  èc  qu'il  fe  contenteroit  feulement 
d'efcarrnoucher  comme  le  jour  précédent.  Enfin  il  écrivit  à 
l'évêque  de  la  Guarda ,  afin  qu'il  obligeât  tout  le  monde  à 
venir  reprendre  fon  pofte.  Tandis  que  ce  Roi  de  théâtre  étoit 
dans  un  camp  expofé  à  toutes  les  injures  de  l'air,  ce  Prélat 
cependant  au  milieu  de  Lifbonne,  recevoir  tranquillement 
fous  le  dais  tous  les  honneurs  de  la  royauté.  Par  fon  ordre 
toutes  les  cloches  de  Lifbonne  n'avoient  point  cefTé  de  fon- 
ner  pendant  la  nuit  entière ,  6c  avoient  tenu  les  bourgeois 
toujours  éveillés.  Dès  le  matin  il  fit  battre  le  tambour  dans 
toute  la  ville  ,  obligeant  tout  le  monde ,  bon  gré  malgré , 
de  pafîer  au  camp  ,  comme  autant  de  brebis  qu'il  envoyoit  à 
la  boucherie.  Mais  la  plupart  défertérent  en  chemin  ,  en 
forte  que  cette  refiburce  ne  fortifia  pas  de  beaucoup  l'armée. 
Déjà  le  duc  d'Albe  étoit  en  marche  ,  6c  voyant,  que  le 
Prince  n'avoit  pas  encore  rangé  fon  armée  en  bataille  , 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.       275 

comme  il  fe  l'étoic  imaginé  ,  il  comprit  de  là  que  fon  artillerie 
ne  feroit  pas  autant  de  mal  aux  ennemis  qu'il  l'a  voit  efpéré.  Henri 
Mais  il  prit  fon  parti  fur  le  champ  ,  &  ayant  fait  avancer  fon  III. 
armée ,  il  réfolut  d'en  venir  aux  mains.  Dans  cette  vue  il  don-  1  j  8  o. 
na  ordre  à  Profper  Colonne  qui  commandoit  l'aîle  droite , 
de  faire  l'attaque  du  pont ,  &  de  poulTer  de  ce  cote-là  auili 
loin  qu'il  pourroit  aller.  En  môme  tems  il  chargea  D.  San- 
che  d'Avila  de  tirer  du  centre  deux  mille  arquebufiers  des 
plus  braves ,  d'aller  à  leur  tète  paiTer  le  ruiiléau  un  peu  plus 
haut ,  où  les  bords  étoient  moins  efearpés ,  &c  de  prendre  en 
flanc  les  Portugais.  Enfin  il  chargea  D.  Ferdinand  ion  fils  de 
chercher  un  paiîàge  dans  un  endroit  plus  éloigné  ,  6c  de  raire 
en  même  tems  au  camp  une  troifîéme  attaque  oppojée  aux 
deux  autres,  afin  d'attirer  l'ennemi  de  ce  cote-là.  Mais  foit 
que  d'Avila  eût  plus  de  chemin  à  faire  ,  &  qu'il  rencontrât 
plus  d'obftacles  ^  foit  que  les  Italiens ,  pour  oter  aux  Efpa- 
gnols  la  gloire  d'avoir  marche  les  premiers  à  l'ennemi ,  euf- 
iènt  doublé  le  pas ,  Colonne  précipita  fon  attaque  5  &  com- 
me les  Portugais  lui  oppoférent  la  fleur  de  leur  armée ,  il  Kit 
d'abord  ailèz  maltraite.  Le  duc  d'Albe  d'une  hauteur  où  il 
étoit  afTis ,  etoit  témoin  de  ce  défordre  ,  6c  blàmoit  haute- 
ment la  témérité  de  Colonne.  Enfin  Louis  Dovara  marcha 
à  ion  fecours  à  la  tête  de  quelques  cuiraiîiers  Allemans ,  que 
le  comte  de  Lodron  lui  prêta.  Avec  ce  renfort  Colonne  em- 
porta le  pont,  6c  força  les  ennemis  d'abandonner  un  moulin 
voiiîn  où  ils  avoient  jette  quelques  troupes.  Pour  lui  il  ne 
perdit  que  quelques  foldats  à  cette  attaque. 

Cependant  le  duc  d'Albe  étoit  fort  inquiet  ,  comm?  il 
connohToit  d'Avila  pour  un  homme  naturellement  prompt, 
il  appréhendoit  que  lorfqu'il  f  çauroit  l'accident  arrivé  à  Co- 
lonne ,  au  lieu  de  prendre  l'ennemi  en  flanc  ,  il  n'allât  l'atta* 
quer  de  front.  Mais  d'Avila  iùivit  exactement  l'ordre  du  Gé- 
néral. Il  chargea  les  Portugais  avec  vigueur,  accompagné 
de  D.  Rodrigue  de  Çapata,  6c  de  D.  Pedre  Gonçalez  de 
Mendoza  ^  6c  ayant  été  ibûtenu  à  propos  par  la  cavalerie  de 
D.Ferdinand,  quoique  D.  Antoine,  qui  auparavant s'étoit 
trouvé  à  l'attaque  du  pont ,  eût  tourné  toutes  fes  forces  de 
ce  côté-là ,  il  obligea  les  ennemis  qui  fçavoient  que  les  Espa- 
gnols étoient  déjà  maîtres  du  pont ,  6c  qu'ils  attaquoient  le 

Mm  ij 


i76  HISTOIRE 

»  camp  par  les  flancs ,  àfe  recirer  au  centre.  Alors  d'Alaba  fie 
Henri  encore  fur  eux  quelques  décharges  qui  leur  tuèrent  beau- 
III.  coup  de  monde.  Cependant  ils  étoient  enveloppés  de  toutes 
1580.  parts.  Ils  avoient  l'ennemi  en  tête  &  en  flanc  ,  &  D.  Ferdi- 
nand ayant  envoyé  une  partie  de  la  cavalerie  pour  leur  cou- 
per le  retour  vers  la  Capitale  ,  ils  fe  voyoient  encore  pris  en 
queue.  Ainfi  ils  fe  débandèrent  &  commencèrent  à  fe  mettre 
en  fuite.  D.  Antoine  lui-même  abandonnant  le  champ  de 
bataille ,  fe  mêla  avec  les  fuyards ,  &  reprit  le  chemin  de 
Lifbonne  ,  fuivi  du  comte  de  Vimiofo  ,  de  D.  Emmanuel  de 
Portugal ,  de  D.  Diegue  Botello  le  vieux  ,  &  de  D.  Edouard 
de  Caftro.  Il  reçut  en  chemin  un  coup  de  lance  dans  le  vifa- 
ge ,  &  fut  même  prefque  fait  prifonnier  par  quelques  volon- 
taires Italiens.  Enfin  il  arriva  à  la  Capitale  qu'il  traversa  ,  en- 
trant par  une  porte  &;  fortant  par  une  autre  ,  &  traînant  après 
foi  \qs  malheureux  reftes  de  ion  armée.  En  parlant  il  fit  ou- 
vrir les  prifons ,  comme  fî  après  une  fi  grande  perte  ,  l'Etat 
eût  pu  efpérer  encore  quelque  chofe  du  fecours  de  quelques 
fcélérats.  Il  s'en  trouva  cependant  parmi  eux  qui  n 'avoient 
d'autre  crime  que  d'avoir  foûtenu  le  parti  de  Philippe.  Les 
artifans  6cle  refte  du  peuple  mirent  les  armes  bas ,  réitèrent 
dans  la  ville  ,  &  ne  cherchèrent  point  d'afyle  ailleurs  qu'au- 
près de  leurs  femmes  &  de  leurs  enfans.  Les  étrangers  fe  ré- 
fugièrent dans  les  Eglifes.  Le  carnage  fut  grand ,  &;  cepen- 
dant beaucoup  moindre  qu'on  n'auroit  dû  l'attendre ,  va  le 
grand  nombre  des  fuyards.  En  effet  hs  Portugais  n'eurent 
pas  plus  de  quinze  cens  hommes  de  tués.  Pour  ce  qui  eft  des 
Efpagnols ,  ils  ne  perdirent  guéres  que  cent  hommes  dans 
cette  aétion. 

Il  y  avoit  à  Almada  de  l'autre  côté  du  Tage  un  couvent  de 
Dominicains  bâti  fur  une  colline.  François  Foreyro  de  Lif- 
bonne en  étoit  Prieur.  C'étoit  un  Théologien  fort  habile, 
célèbre  non  feulement  par  lès  ouvrages ,  mais  encore  par  la 
part  qu'il  avoit  eue  au  Concile  de  Trente  où  il  s'étoit  trouvé. 
De  cette  hauteur  ce  Religieux  qui  étoit  fort  contraire  aux  in- 
térêts de  Philippe ,  regardoit  avec  inquiétude  le  combat  des 
deux  armées ,  lorfque  voyant  les  troupes  Portugaifes  taillées 
en  pièces  ou  mifes  en  défordre ,  il  fut  faifi  d'une  peur  ou  d'u- 
ne douleur  fi  violente ,  qu'il  tomba  à  la  renverfe  de  deiTus  la 


DE  J.  A.  DE  THOU,Liv.  LXX,        277 

chaife  ou  il  écoit  afïïs  ^  les  yeux  tournés  vers  le  ciel  6c  froid 
comme  un  marbre  ,  il  mourut  ainfï  fans  prononcer  une  feule  Henki 
parole  ,  n'ayant  guéres  plus  de  foixante  ans.  1 1 1. 

Auffitôt  après  cette  déroute  ,  D.  Ferdinand,  conformé-      1580. 
ment  aux  ordres  de  fon  père  ,  marcha  vers  Lifbonne  pour  „,,  _ 

nii  1»     *  -11  1  1  •         j  Réduction  de 

empêcher  les  troupes  d  y  entrer.  Il  eut  la  précaution  de  pu-  Lifbonne  à 
blier  chemin  faifant  avant  que  d'y  arriver ,  qu'il  y  avoit  en-  l'obénï'ancc 
core  un  gros  d'ennemis  à  défaire  ,  &  que  les  vaincus  faifoient  «3»^. 
mine  de  vouloir  fe  rallier ,  afin  d'amufer  le  foldat.  Enfin  il  fe 
rendit  dans  la  Capitale  où  il  parla  aux  Magiftrats ,  &  leur 
promit  feulement  la  vie  fauve  ,  laiiïànt  le  refte  à  la  difpofi- 
tion  du  vainqueur.  Mais  ce  n'étoit  que  pour  ne  pas  s'expofer 
aux  importunités  des  troupes  qui  l'environnoient.  En  effet  il 
fit  defeendre  avec  des  cordes  pardeiïiis  les  murs  de  la  ville  , 
quelques-uns  des  principaux  d'entr'eux  ,  qui  fe  rendirent  au- 
près du  duc  d'Albe  ,  de  qui  ils  obtinrent  des  conditions  plus 
avantageufes.  En  conféquence  il  donna  ordre  à  quelques-uns 
des  principaux  Officiers  de  l'armée  ,  de  faire  une  efpéce  de 
garde  à  la  porte  de  Sainte- Catherine  ,  afin  que  par  leur  au- 
torité ils  arrêtafTent  le  premier  feu  du  foldat.  Ceux  qu'il 
chargea  de  cette  commiflion  furent  le  marquis  de  Cetona  , 
D.  Ferdinand  de  Tolède  ,  D.  Sanche  d'Avila,  Jule  Spinola, 
Ambroife  Grimaldi ,  D.  Garcie  de  Cardenas ,  D.  Pedre  de 
Bermudez ,  François  Landriano  ,  Corne  Centurione  ,  D. 
François  &.  D.  Diégue  de  Tolède.  Il  fit  aufîi  entrer  dans  la 
ville  ,  Pierre  de  Medicis ,  D.  Pedre  de  Tolède ,  &  quelques 
autres  Seigneurs ,  afin  d'empêcher  par  leur  préfence  que  les 
foldats  ne  fiffent  aucun  tort  aux  habitans ,  au  cas  qu'il  s'y  en 
fût  glifïë  quelques-uns.  D'un  autre  côté  le  marquis  de  San- 
tacruz  ,  &  D.  Alfonfe  de  Levé  n'av oient  pas  été  moins  heu- 
reux fur  mer.  Après  avoir  célébré  la  défaite  des  Portugais 
par  une  décharge  de  toute  leur  artillerie ,  la  flote  ennemie  qui 
voyoit  l'armée  de  D.  Antoine  en  déroute,  ayant  mis  à  la  voi- 
le ,  ils  s'en  rendirent  maîtres  fans  trouver  prefque-la  moindre 
réfiffance.  Cependant  quelques-uns  des  gens  de  l'équipage 
étant  entrés  dans  Lifbonne  ,  &  voulant  fe  mettre  à  piller,  on 
arrêta  leurs  mauvaifes  intentions ,  àc  il  y  en  eut  de  pendus 
pour  fervir  d'exemple  aux  autres. 

Les  troupes  ne  pouvant  donc  pas  pénétrer  dans  la  ville  r 

Mm  iij 


27§  HISTOIRE 

— — -  elles  s'en  vengèrent  fur  le  faubourg  qui  en  fait  la  meilleure 

Henri  partie  $  &  elles  le  mirent  au  pillage  pendant  trois  jours  en- 
III»  tiers.  Le  butin  qu'elles  y  firent  fut  immenfe  y  &.  tout  ce  que 
i  j  80.  l^s  foldats  enlevèrent ,  ils  le  vendirent  enfuite  à  vil  prix  aux 
marchands ,  comme  il  arrive  ordinairement  dans  ces  fortes 
d'accidens.  La  conjoncture  ne  pouvoit  être  plus  favorable  , 
la  flote  etoit  tout  proche ,  £c  c'etoit  une  belle  occafion  pour 
tranfporter  dans  les  païs  étrangers  tout  ce  qu'il  y  avoit  de 
plus  précieux  parmi  le  butin ,  &.  l'y  vendre  fa  jufte  valeur.  Au 
reffece  qui  fut  cauiè  qu'on  trouva  dans  ce  faubourg  beaucoup 
plus  de  richeifes  qu'on  n'efpéroit ,  c'eft  que  la  crainte  de  la 
pefle  avoit  engagé  la  plus  grande  partie  des  marchands  de 
Liibonne  à  y  tranfporter  leurs  effets  les  plus  précieux.  Doni 
Alfonfe  de  Levé  empêcha  que  la  Doùanne  ne  fut  piilee.  Les 
Italiens  &.  les  Allemans  ne  touchèrent  point  non  plus  aux 
Eglifes.  Plufieurs  perfonnes  perfuadées  que  celle  de  S.  Roch 
qui  appartient  aux  Jéiuites  feroit  fur-tout  un  fur  alyle,avoient 
mis  en  dépôt  chez  ces  Pérès  tout  ce  qu'elles  avoient  de  plus 
précieux.  Mais  les  Efpagnols  ayant  chaffé  de  cet  endroit  les 
Italiens ,  &:  y  étant  entrés  comme  par  amitié  ,  &:  fous  pré- 
texte qu'ils  y  étoient  envoyés  par  leurs  Officiers  pour  le 
mettre  hors  d'infulte  -y  tout  fut  enlevé  &:  traniporté  la  nuit 
fur  la  flote.  Errera  dit  qu'on  accorda  auffi  aux  troupes  le  pil- 
lage de  quelques  maifons  bourgeoifes ,  parce  qu'elles  appar- 
tenoient  à  des  gens  qu'on  aceufoit  d'avoir  été  contraires  aux 
intérêts  de  Philippe  ,  &:  d'avoir  été  caufe  du  foûlevement. 

D'un  autre  coté ,  Dom  Antoine  après  s'être  tait  panfer  à 
Sacabem  ,  avoit  marché  droit  à  Santaren ,  où  il  fut  iuivi  par 
l'évêque  de  la  Guarda,  le  comte  de  Vimiofo  de  Simon  de 
Mafcarenas  d'Evora ,  avec  environ  quarante  cavaliers.  Le 
Prince  ne  fut  reçu  qu'avec  peine  dans  cette  place  ^  encore  ce 
ne  fut  qu'à  condition  qu'il  en  fortiroit  incefîamment.  Exem- 
ple bien  trille  &  bien  remarquable  de  l'inconftance  des  cho- 
ies humaines  !  Ce  Prince  qui  deux  mois  auparavant  avoit  vu 
tout  le  peuple  de  cette  ville  s'emprefier  de  fe  rendre  à  fon 
Couronnement  ,  &;  de  marquer  la  joye  qu'il  refTentoit  de 
l'avoir  pour  maître,  devenu  fimple  particulier,  ne  pouvoit 
pas  trouver  dans  cet  endroit-là  même  un  afyle  contre  fes 
malheurs. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.        2.79 

Bien  des  gens  trouvoient  à  redire,  que  leducd'Albe  eût  =55=== 
été  fi  lent  à  pourfuivre  D.  Antoine.  Mais  après  un  fuccès  Henri 
il  complet ,  l'armée  étant  chargée  de  butin  ,  il  étoit  difficile,  III. 
6c  peut-être  même  dangereux  de  l'éloigner  de  la  Capitale,  1  580. 
où  l'on  prétendoit  d'ailleurs ,  que  ce  Prince  étoit  caché.  Auffî 
fît-on  par- tout  des  recherches  fort  exa&es  &:  jufque  dans  les 
recoins  les  plus  cachés  des  Monaftéres  $  6c  fous  ce  prétexte, 
il  fe  commit  une  infinité  d'injuftices.  Ces  violences  firent  en- 
core beaucoup  de  tort  à  laréputationduduc.  Ce  grand  hom- 
me ne  manquoit  pas  d'ennemis ,  qui  travailloient  à  détruire 
l'idée  avantageufe  que  Philippe auroit  pu. avoir  de  fes  fuccès , 
6c  à  groflir  au  contraire  dans  ion  efprit  la  faute  que  ce  Géné- 
ral a  voit  faite,  en  laiifant  échaper  le  nouveau  Roi.  Ils  faifoienc 
entendre  à  ce  Prince ,  que  tant  de  villes  ou  de  fortereiîès  ré- 
duites à  ion  obéïfiance ,  tant  d'ennemis  défaits ,  6c  tout  ré- 
cemment mis  en  déroute  à  Alcantara,  ne  méritoient  pas 
après  tout  de  il  grands  éloges  3  que  tout  cela  s'étoit  exécuté 
prefque  iàns  réiiftance  3  que  cette  multitude  fans  choix  de 
Portugais ,  compofée  prefque  toute  entière  de  gens  enrôlés 
par  force,  6c  d'une  populace  féduite  dans  le  fecret  de  la  con- 
fefïïon  ,  6c  par  les  fermons  féditieux  des  Prêtres  6c  des  Moi- 
nes, qu'on  avoit  vu  eux-mêmes  fe  mettre  à  fa  tête,  pour  la 
conduire  à  la  boucherie ,  ne  méritoit  pas  le  nom  d'armée  ,  6c 
qu'il  n'y  avoit  pas  beaucoup  de  gloire  à  tailler  en  pièces,  ou 
à  mettre  en  déroute  des  troupes  iî  mifé  râbles  3  qu'ainfl  on  ne 
devoit  attribuer  ce  fuccès  qu'au  bonheur  de  S.  M.  6c  non 
point  à  l'habileté  du  Duc  3  mais  que  ce  qu'on  pouvoit  lui 
reprocher  juftement,  c'étoit  d'avoir  permis  pendant  trois 
jours  entiers  le  pillage  d'une  ville  riche  6c  rlorifïante ,  dont 
la  confervation  auroit  fait  beaucoup  d'honneur  à  S.  M.  lui 
auroit  gagné  le  cœur  des  Portugais ,  6c  lui  auroit  été  même 
d'une  grande  utilité  pour  l'exécution  de  (es  deiîèins  3  que 
c'étoit-là  des  tours  ordinaires  de  ce  rufe  Général  pour  s'at- 
tirer aux  dépens  du  Prince  l'affection  des  foldats,  &.  enrichir 
{es  parens  6c  les  créatures ,  qui  avoient  plus  fatigué  ,  difoit- 
on  ,  au  pillage  de  Lifbonne ,  qu'à  vaincre  leurs  ennemis  3  6c 
qu'il  n'avoit  pas  tenu  d'autre  conduite  autrefois  en  Flandre. 
Ces  aceufations  &.  mille  autres  femblables,  dont  il  n'auroitpas 
été  difficile  au  Duc  de  fe  juftifier  pleinement ,  fe  répandoient 


i8o  HISTOIRE 

— : — . — -  à  la  Cour  ,  pour  obfcurcir  la  gloire  de  ce  grand  homme  ^ 
Henri  &;  faire  oublier  Tes  fervices  ;  6c  comme  il  n'y  manquoit ,  ni 
III.       d'envieux  ,  ni  de  rivaux ,  on  les  y  écoutoic  avec  plaifir. 
1580.         H  arriva  fur  ces  entrefaites ,  que  la  rlote  des  Indes,  qui 
Philippe  II.  s'était  arrêtée  aux  Adores ,  ignorant  ce  qui  fe  paflbit ,  vint 
proclamé  roi  contre  toute  efpérance  mouiller  au  port  de  Lifbonne-  ce 
de  Portugal.   qU»eije  n'auroit  peut-être  pas  fait  >  h  elle  eût  été  informée  de 
la  nouvelle  révolution.  En  effet  elle  avoit  également  à  crain- 
dre d'être  pillée  par  les  vainqueurs  ôc  par  les  vaincus.    Son 
arrivée  donna  beaucoup  de  joyeauxEfpagnols  ^  mais  elle  fut 
troublée  par  la  nouvelle  qu'on  reçut  en  même  tems  de  la  ma- 
ladie de  Philippe.   Elle  fut  fi  dangereufe,  que  les  Médecins 
eux-mêmes  en  défefpéroient.    Cet  accident  donna  de  terri- 
bles inquiétudes  non-feulement  au  duc  d'Albe  3  mais  en- 
core à  tous  ceux  dont  la  fortune  dépendoit  du  maintien  de 
la  puhTance  Efpagnole.  Les  Infans  d'Efpagne  étoient  encore 
dans  l'enfance  -y  la  guerre  étoit  allumée  dans  les  P  aïs-bas ,  Se 
le  duc  d'Anjou  ne  iongeoit  en  France  ,  qu'à  profiter  de  l'hu- 
meur inquiète  de  la  Nation ,  pour  s'aggrandir  aux  dépens  des 
Efpagnols.    Dans  ces  circonftances ,  iî  Philippe  fût  venu  à 
mourir,  il  paroiilbit  bien  difficile  que  les  Eipagnols  fuflent 
déjà  allez  maîtres  du  Portugal ,  pour  ne  fe  pas  voir  en  dan- 
ger de  le  perdre  ,  &:  qu'il  n'arrivât  pas  de  grandes  révolutions 
dans  ce  vafte  Empire.  Pour  ce  quieft  du  duc  d'Albe,  au  cas 
qu'on  fût  expofé  à  ce  malheur  ,  il  avoit  déjaréfolu  de  faire 
venir  la  reine  &  le  prince  d'Efpagne  à  Lifbonne.  Autorifé  par 
leur  prefence,  &t  appuyé  du  fecours  des  troupes  qu'il  avoit 
alors  avec  lui ,  il  efpéroit  pouvoir  venir  à  bout  de  contenir 
dans  le  devoir  tous  les  autres  Etats  fournis  à  la  domination 
Efpagnole.  Cependant  il  afTembla  l'onze  de  Septembre  tous 
les  habitans  de  Lifbonne ,  &  leur  fit  folemnellement  prêter 
ferment  de  fidélité  au  nom  de  Philippe.   Toutes  les  cloches 
de  la  ville  fonnérent  enfuite ,  &;  les  Magifbrats  précédés  de 
l'étendart  Royal  ,  allèrent  dans  les  rués  de  cette  capitale 
proclamer  ce  Prince  roi  de  Portugal.   Mais  leur  voix  foible 
&  embarrafTée ,  marquoit  plutôt  de  la  trifteflè  que  de  la  joye, 
&  au  milieu  de  ces  cris  d'allégrefïè ,  qu'on  ne  poufToit  que  par 
force  ,  on  voyoit  de  tous  côtés  couler  des  larmes,  Se  on  en- 
tendoit  encore  des  foupirs. 

Dom 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.        i8r 

Dom  Antoine  ne  fît  quepafTer  à  Santaren  ,  il  fe  rendit  de  ; 

là  à  Conimbre.  Mais  voyant  qu'il  n'yavoitpas  de  fureté ,  ni  Henri 
pour  lui ,  ni  pour  les  habitans  ,  quelque  bien  intentionnés  III. 
qu'ils  fulTent  à  fon  égard,  à  faire  un  long  féjour  en  cette  1580. 
ville  ,'il  en  partit  fur  le  champ  pour  aller  à  Monte-mayor.  Là 
on  apprit  qu'il  levoit  une  nouvelle  armée  5  &  le  duc  d'Albe , 
qui  ne  vouloit  pas  partager  fes  forces ,  réfolut  de  faire  mar- 
cher D.  Sanche  d'Avila  contre  lui.  Cependant  la  fanté  de 
Philippe  commençoit  à  fe  rétablir  ,  lorfqu'il  arriva  un  nouvel 
accident ,  qui  répandit  le  deuil  dans  toute  la  Cour ,  6c  retar- 
da encore  pour  quelque  tems  l'exécution  des  projets,  qu'on 
méditoit.  Ce  fut  la  mort  de  la  reine  Anne  époufe  de  S.  M.  C. 
Atténuée  de  douleur  6c  de  veilles ,  depuis  la  maladie  du  Roi 
fon  époux ,  elle  fut  attaquée  d'un  mal  ,  qui  iè  répandant 
cette  année  dans  tout  l'Occident,  fut  comme  l'avant-cou- 
reur  de  la  pefte  ,  qu'on  rellèntit  en  différens  endroits ,  6c  qu'on 
appella  en  Efpagne  le  catharre.  Cette  PrincefTe  décéda  le 
27.  d'Octobre ,  laifîant  deux  enfans  D.  Diégue  6c  D.  Philip- 
pe, qui  étoient  à  peine  fortis  du  berceau. 

Dom  Antoine  crut  pouvoir  profiter  de  cette  occafion.  Il 
fit  folliciter  les  habitans  d'entre  le  Douro  ôc  le  Minho  de  fe 
déclarer  pour  lui  ;  6c  ayant  rallié  autour  de  lui  quelques-uns 
de  ceux  qui  étoient  dans  les  intérêts ,  il  commença  à  former 
une  efpéce  de  nouvelle  armée.  La  crainte  de  ces  forces  em- 
pêcha pour  quelque  tems  ceux  de  Conimbre ,  qui  fongeoient 
à  l'abandonner  6c  à  fuivre  la  fortune  ,  d'envoyer  des  Députés 
au  duc  d'Albe ,  comme  ils  y  étoient  déterminés.  Pour  ce  qui 
eft  de  ceux  de  Santaren ,  ils  avoient  déjà  exécuté  cette  réfo- 
lution  ,  aurlitôt  qu'ils  avoient  vu  le  Prince  hors  de  leur  ville  , 
&;  ils  s'étoient  fournis  au  roi  d'Efpagne.  Cependant  D.  An- 
toine le  voyant  déjà  fort  de  neuf  mille  hommes,  compofés 
de  toutes  fortes  de  gens ,  marcha  vers  Avero ,  dont  il  fomma 
les  habitans  de  lui  ouvrir  les  portes  :  fur  leur  refus ,  il  ailié- 
gea  la  place  ,  èc  fit  paroîtreen  cette  circonstance  plus  de  vi- 
gueur, qu'il  n'en  avoit  encore  montré  jufqu'alors  en  toute 
autre  occafion.  Enfuite  il  y  fit  donner  l'aflaut ,  6c  fut  re_ 
poulie.  Mais  enfin  ceux  qui  étoient  dans  fon  parti  engagè- 
rent les  habitans  à  le  recevoir.  Pantaleon  de  Saa  étoit  forti 
de  Porto  ,  pour  venir  au  fecours  des  aiîiégés  3  mais  il  arriva 
Tome  FUI.  Nn 


23*  HISTOIRE 

.     '  ■    ■        trop  tard.    Le  Prince  fît  arrêter  plufieurs  des  habitans ,  qui 
H  £  n  ri  furent  la  victime  de  fon  avarice  6c  de  fes  violences  3  6c  peu 
III.        s'en  fallut  même  que  la  place  ne  fût  mife  au  pillage.   Ce  iuc- 
1  f  80.     c^s  jomc  aux  niauvaifes  nouvelles  qu'on  recevoit  de  la  ma- 
ladie du  roi  d'Efpagne,  enfla  tellement  le  cœur  aux  païfans 
qui  étoient  venus  au  fecours  du  Prince,  armés  de  bâtons  & 
de  hoyaux,  qu'ils  s'imaginoient  que  rien  n'étoit  capable  de 
leur  réiifter ,  6c  qu'ils  fe  promettaient  déjà  de  chalTer  les  Eu 
pagnols  deLifbonnc. 

D'un  autre  côté,  les  Miniftres  du  roi  d'Efpagne  travail- 
loient  fans  relâche  à  étendre  6c  à  aflurer  leurs  conquêtes. 
Avant  la  maladie  de  ce  Prince,  ils  avoient  envoyé  fur  les 
cotes  de  Barbarie  &  aux  Canaries ,  pour  obliger  les  Portu- 
gais de  ces  contrées  à  reconnoître  S.  M.C.  6c  prefque  tous 
s'étoient  fournis.  Apres  cela,  comme  l'automne  étoit  fore 
avancé ,  le  duc  d'Albe  envoya  les  troupes  Allemandes  en 
quartier  d'hyver  à  Sétubal ,  6c  aiîigna  des  quartiers  aux  Ita- 
liens ôc  aux  Efpagnols  dans  les  fauxbourgs  de  Lifbonne.  Ce- 
pendant il  donna  ordre  à  D.  Sanche  d'Avila  de  fe  mettre  à  1  a 
tête  d'un  détachement  de  quatre  mille  cinq  cens  hommes 
d'infanterie  ,  pour  achever  de  ruiner  le  parti  de  D.Antoine. 
Il  fut  fuivi  de  D.  Emmanuel  de  Pacheco  à  la  tête  de  deux 
efeadrons  de  cavalerie  &  de  quinze  cens  hommes  de  pied  , 
commandés  par  D.  Diégue  de  Cordouë  3  6c  étant  entré  dans 
Conimbre,  il  réduilit  cette  ville  à  l'obéïfTance  du  roi  d'Ef- 
pagne. 

Cependant  fur  la  nouvelle  de  l'arrivée  d'Avila  ,  Dom 
Antoine  quitta  Avero,où  il  étoit  alors,  &  marcha  vers  Porto, 
où  fon  parti  qui  étoit  le  plus  fort ,  le  reçut  avec  beaucoup  de 
magnificence.  Auflitôt  qu'on  apprit  fon  arrivée  ,  Pantaleon 
de  Saa,  D.  Ferdinand  Nurïez  Barreto  &  Jean  Rodrigue  de 
Saa,  prirent  la  fuite  6c  fe  retirèrent  dans  la  Galice.  Enfuite 
le  Prince  fit  arrêter  &  mettre  en  prifon  ceux  qui  n'étoient  pas 
dans  fes  intérêts  ,  confifqua  leurs  biens ,  s'empara  des  vaif- 
feaux  chargés  de  fucre  ,  qui  étoient  à  la  rade,  &  les  envoya 
en  France  -,  fit  mourir  quelques-uns  des  habitans ,  6c  condam- 
na enfin  cette  ville  à  lui  payer  cent  mille  écus  d'or.  Pour  les 
lever  ,  il  exerça  toutes  fortes  de  violences  5  6c  ayant  par-là 
réduit  les  Bourgeois  au  défefpoir ,  il  étoit  fur  le  point  de  fe 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.   LXX.        283 

porter  contr'eux  aux  dernières  extrémités,  lorsqu'il  apprit  ï 


que  d'Avila  venoit  de  foûmettre  les  villes  de  Conimbre  &de  Henri 
Monte-mayor  ,  que  D.  Diégue  Botello  s'étoit  chargé  de  dé-      Hl> 
fendre.    Cette  nouvelle  fauva  ceux  de  Porto.    D.  Antoine     1580. 
occupé  uniquement  du  foin  de  mettre  là  vie  à  couvert,  ne 
penfa  plus  à  maltraiter  ces  malheureux.  Il  envoya  à  Viana 
î'évêque  de  la  Guarda ,  avec  ordre  de  lever  des  troupes  dans 
toutes  les  campagnes  des  environs ,  de  fe  rendre  maître  du 
pont  de  Lima ,  èc  de  fermer  à  l'ennemi  le  paflige  du  Douro  , 
qui  étoit  entre  lui  èc  les  Efpagnols. 

Pendant  ce  tems  là  le  duc  d'Albe  étoit  àLifbonne,où  il  cafïa 
les  Magiftrats  que  D.  Antoine  avoit  nommés ,  èc  en  créa  de 
nouveaux.  Il  répara  aufîi  les  fortifications  du  vieux  château, 
&  y  en  ajouta  de  nouvelles  ,  y  rit  tranfporter  de  l'artillerie  6c 
des  munitions  ,  èc  y  mit  en  garnifon  les  troupes  Efpagnoles  , 
qui ,  tandis  qu'elles  gardoient  les  portes  de  la  ville  ,  avoient 
donné  occafion  à  plu  fleurs  querelles ,  qui  s'étoient  élevées 
entre  les  Caftillans  &les  Portugais. 

Cependant  d'Avila  s'avançoit  vers  Avero  ,  lorfqu'il  reçut 
les  Députés  des  habitans  de  la  place  ,  qui  venoient  fe  foû- 
mettre au  roi  d'Efpagne  ,  èc  lui  offrir  leurs  fervices.  D'Avila 
donna  là  quelques  jours  de  repos  à  fes  troupes  •  après  quoi 
il  penfa  à  paffer  le  Douro.  Mais  il  fe  prefentoit  bien  des  ob- 
stacles à  cette  entreprifè.  Ce  fleuve  ,  qui  eft  d'ailleurs  très- 
rapide  ,  n'étoit  guéable  en  aucun  endroit  ;  on  y  trouvoit  fort 
peu  de  bateaux  ^  d'Avila  en  avoit  fait  porter  à  la  vérité  de 
plians  3  mais  en  les  faiiant  fervir  à  tranfporter  des  chariots, 
ils  s'étoient  entr'ouverts  ,  èc  ne  pouvoient  plus  être  d'aucun 
ufage  •  enfin  ce  Général  ayant  détaché  quelques  troupes 
pour  en  aller  chercher  le  long  du  fleuve,  elles  furent  atta- 
quées par  quelques  barques  armées,  à  qui  D.Antoine  avoic 
donné  ordre  de  courir  de  coté  èc  d'autre  j  èc  ne  purent  par 
conféqucnt  ni  reconnoître  aucuns  pailages ,  ni  raflembler 
aucuns  bateaux.  Mais  ayant  enfuite  remonté  vers  la  fource  , 
par  où  le  Prince  n'avoit  jamais  imaginé  que  les  Efpagnols 
duflent  venir  à  lui,  elles  en  trouvèrent  plufîeurs  de  différen- 
tes figures  3  èc  Antoine  Serrano  qui  commandoit  ce  détache- 
ment en  furprit  quelques-uns.  Cependant  après  avoir  trouvé 
des  bateaux  ,  tous  les  Officiers  reçardoient  comme    une 

°  -NT 

Nn  ij 


i84  HISTOIRE 

-  témérité  de  vouloir  exécuter  une  entreprife  auffi  difficile  en 
Henri  prefence  de  l'ennemi  3  &i  ils   reprefentoient   qu'on  termine- 
III.       roit  toujours  allez  tôt  cette  guerre ,  fi  on  venoit  à  bout  de 
1580.     réûffir. 

D'Avila  foûtenoit  le  contraire,  &;  comme  il  vouloir  pré- 
venir Edouard  de  Lemos ,  Martin  Lopez  d' Azevedo  ,  Antoi- 
ne de  Soufa  Coutirïo  ,  ôc  les  autres  Officiers  du  parti  deDom 
Antoine,  qui  raiTembloient  des  troupes  de  toutes  parts T il 
jugeoit ,  qu'il  ne  pouvoit  efpérer  de  réiiffir ,  qu'en  ufant  d'une 
extrême  diligence.  Ainfi  il  fit  un  difcours  aies  troupes ,  pour 
les  animer  à  tout  entreprendre.  Il  leur  reprcfenta  3  que  le 
moindre  retardement  leur  ieroit  très  -  préjudiciable  •  que 
l'hy  ver  approchoit  •  que  pendant  cette  faiîon  la  flote  ne  pour- 
roit  plus  tenir  la  rner  3  que  Ion  départ  réduiroit  les  troupes 
de  terre  à  manquer  de  vivres ,  &;  les  mettroit  par  là  hors 
d'état  de  fubfifter  5  qu'il  falloir  donc  prévenir  ces  malheurs, 
&;  obliger  Dom  Antoine,  qui  s'étoit  retiré  dans  le  fonds  du 
Portugal ,  non-feulement  à  abandonner  ce  Royaume  avec 
ies  prétentions  ,  mais  encore  à  fortir  de  toute  l'Eipagne  • 
qu'autrement,  fi  on  lui  donnoit  le  tems  de  fe  reconnoître ,  il 
profïteroit  de  l'hy  ver  pour  appel  1er  les  étrangers  à  fon  lë- 
cours ,  pour  faire  durer  la  guerre  ,  qu'on  pouvoit  aifément 
terminer  cette  année ,  jufqu'à  la  fuivante  ,  &  même  pendant 
plufieurs  autres  ,  de  rendre  peut-être  douteux  l'événement^ 
qu'au  refte  des  troupes  qui  afpiroient  d'arriver  à  l'honneur 
&  à  la  véritable  gloire  par  le  chemin  de  la  valeur ,  ne  dé- 
voient point  fe  laillèr  épouvanter  par  les  dangers  3  qu'il  n'y 
avoit  aucune  gloire  à  attendre  à  triompher  d'un  ennemi  dé- 
fait 3  que  la  valeur  confiftoit  à  furmonter  tous  les  obftacles  ; 
qu'il  n'y  avoit  rien  d'impoffibleà  de  braves  gens  3  que  cepen- 
dant il  n'étoit  pas  allez  aveuglé  par  le  defir  d'acquérir  un 
vain  nom  ,  pour  vouloir  rifquer  par  fa  témérité  le  fruit  d'une 
victoire  qui  leur  avoit  été  fi  avantageufe  3  qu'il  vouloit  feule- 
ment les  empêcher  de  perdre  par  une  prudence  déplacée,  &c 
hors  de  faifon ,  l'avantage  qu'un  fi  grand  fuccès  leur  avoit 
afîiiré  ,  &  qu'ils  ne  pouvoient  recueillir  qu'au  prix  de  leur  ac- 
tivité 3  qu'ils  n'avoient  qu'à  vouloh-3  qu'ils  avoient  fait  preuve 
de  leur  valeur ,  &  que  la  juftice  de  la  caufe  qu'ils  foûtenoient 
leur  étoit  connue  3  que  c'étoit  en  cela  qu'ils  dévoient  mettre 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.        185 

leur  confiance  j  que  du  refte  il  falloit  qu'ils  fe  miflent  bien 
en  tête,  qu'ils  avoient  affaire  à  ces  mêmes  hommes ,  à  qui ,  Henri 
pendant  le  cours  de  cette  année  ,  ils  avoient  enlevé  tant  de      III. 
villes  &  tant  de  places,  &  fur  lef  quels  ils  venoient  de  rem-     1580, 
porter  à  Alcantara  une  victoire  mémorable  j  èc  qu'ils  fe  per- 
luadailènt  qu'ils  continueraient  encore  à  les  vaincre  de  mê- 
me, pourvu  que  par  des  délais  hors  de  faifon  ,  ils  n'arrêtaf- 
fent  pas  eux-mêmes  le  cours  de  la  victoire ,  qui  s'étoit  décla- 
rée pour  eux  fiavantageufement. 

Après  avoir  ranime  le  courage  de  les  troupes  par  ce  dif- 
cours ,  &  plus  encore  par  la  confiance  qu'elles  avoient  dans 
ion  expérience,  d'Avila  commença  à  prendre  Tes  mefures 
pour  palier  le  fleuve.  Il  fit  border  de  canon  tout  le  rivage  fur 
lequel  Avero  étoit  finie,  afin  d'empêcher  les  ennemis  de  pa- 
raître de  l'autre  côté.  En  même  tems  il  fit  un  détachement 
d'un  tiers  de  fon  armée, à  la  tête  duquel  il  fe  mit  lui-même,  & 
remonta  vers  Avynte ,  refolu  de  tenter  le  paiîage  de  ce  côté- 
là  ,  avec  les  bateaux  qu'il  y  avoit  fait  porter ,  afin  de  venir 
prendre  les  Portugais  en  flanc.  Il  laifïà  le  commandement 
du  refte  des  troupes  qui  étoient  campées  à  Piedra  Salada,  à 
D.  Rodrigue  Çapata ,  avec  ordre  de  palier  le  fleuve  en  pre- 
fence  de  l'ennemi ,  &c  d'attacher  les  chevaux  par  la  bride  aux 
bateaux  qui  dévoient  tranfporter  l'armée  de  l'autre  côté.  En 
même  tems  il  lui  avoit  recommandé  de  ne  fe  mettre  à  l'eau, 
que  lorfqu'il  verrait  les  troupes  Efpagnoles  ,  qui  dévoient 
paffer  au-deffus  de  lui ,  prendre  en  flanc  les  Portugais.  Le 
paflàge  du  Douro  ne  coûta  pas  plus  que  celui  du  Tage.  A 
peine  les  troupes  de  D.  Antoine  iè  virent  attaquées  en  flanc 
par  les  Efpagnols ,  qu'elles  fe  débandèrent  fans  faire  la  moin- 
dre réfiftance,  après  avoir  à  peine  perdu  dix  hommes ,  & 
laifferent  ainfi  à  l'armée  d'Avila  la  liberté  de  faire  à  l'aile  fa 
defeente. 

Aiîitot  que  D.Antoine  apprit  la  nouvelle  de  ce  paiîage ,  il 
comprit  qu'il  n'y  avoit  plus  pour  lui  de  reflburce.  Ainfi  il 
afîemblatous  ceux  qui  étoient  attachés  à  fon  parti ,  moins 
pour  prendre  leur  avis  fur  l'état  préfent  de  fes  affaires ,  6c  fon- 
der leurs  difpofitions  à  fon  égard  ,  que  pour  les  animer  à  lui 
être  fidèles,  en  leur  expofant  les  raifons  de  fon  départ,  6c 
leur  donnant  de  meilleures  efpérances  pour  l'avenir.   Ainii 

Nn  nj 


i86  HISTOIRE 

après  s'être  plaint  amèrement  de  l'injuftice  de  Philippe,  qui 


Henri  défefpérant  de  prouver  la  juftice  de  fes  prétentions ,  avoit  eu 
III.  recours  à  la  force  pour  mettre  les  Portugais  dans  les  fers  ,  & 
i  580,  l'avoit  honteufement  dépouillé  de  la  Couronne,  malgré  le 
fuffrage  des  Etats ,  qui  l'a  voient  élu  pour  gouverner  le  Royau- 
me ,  &  être  le  protecteur  de  la  liberté  publique  •  il  leur  dé- 
clara qu'il  étoit  réfolu  de  céder  pour  un  tems  à  l'orage ,  pour 
ne  pas  courir  manifeftement  à  fa  perte  ,  6c  les  enveloper  eux- 
mêmes  dans  fon  malheur  ,  s'il  vouloit  s'opiniâtrer  davanta- 
ge à  foûtenir  dans  ces  circonftances  la  jultice  de  (qs  préten- 
tions. Il  ajouta  qu'il  s'étoit  vu  fans  aucuns  préparatifs  expo- 
fé  à  tous  les  efforts  d'un  ennemi  puiflant ,  6c  qui  depuis  long- 
tems  fe  difpofoit  à  l'attaquer  3  que  c'etoit  à  cette  furpriie , 
qu'on  devoit  attribuer  les  pertes  qu'il  avoit  faites,  mais  qu'il 
efpéroit  les  réparer  bientôt  à  l'aide  de  nouveaux  fecours  , 
pourvu  qu'il  pût  compter  fur  leur  fidélité  j  que  pour  lui ,  il 
avoit  réiolu  de  vivre  6c  de  mourir  dans  les  mêmes  fentimens  5 
que  les  revers  de  la  fortune  ne  feroient  jamais  capables 
de  le  faire  changer ,  ni  de  l'obliger  à  rechercher  l'amitié  du 
tyran  6c  de  l'ennemi  mortel  de  l'Etat ,  quelques  avantages 
qu'il  pût  lui  propofer.  Après  ce  difeours  qui  tira  des  larmes 
de  tous  ceux  qui  étoient  prefens ,  6c  que  la  crainte  ou  la  dou- 
leur fit  accompagner  d'un  morne  iilence  ,  le  Prince  fortit  de 
l'aiîèmblée  j  6c  ayant  pris  le  chemin  du  Monaftére  d'Arouca  , 
il  fe  détourna  pour  pafTer  à  Barcelos  •  6c  fe  rendit  enfin  à 
Viana,  où  il  s'étoit  fait  précéder  par  l'évêque  de  la  Guarda, 
D.  Antoine       D'Avila  étoit  déjà  arrivé  à  la  vue  de  Porto,  dont  les  ha- 

fortduPor-    Dicans  \u[  avoient  fermé  les  portes.  Mais  lorfqu'ils  feurent 

tugal  &  pafle  ,  ,      _      A  .     r  ,      .  J>/r      ,        !..     r    A 

en  France,  que  les  troupes  de  D.  Antoine  etoient  diliipees ,  ils  le  loumi- 
rent  enfin  ,  à  condition  qu'on  leur  laifTeroit  la  vie  fauve ,  6c 
qu'on  ne  toucheroit  point  à  leurs  effets.  D'Avila  détacha 
enfuite  quelques  efeadrons  de  cavalerie,  pour  courir  après  D, 
Antoine.  Ils  étoient  à  la  vue  de  Viana,  lorfque  ce  Prince  prit 
enfin  fon  parti.  Perfuadé  qu'il  valloit  encore  mieux  pour  lui 
s'expofer  à  tous  les  dangers  de  la  mer,  que  de  tomber  entre 
les  mains  des  Efpagnols ,  il  s'embarqua.  Il  fut  rejette  à  terre 
par  une  tempête.  Cependant  quelque  diligence  que  pufîcnt 
faire  les  cavaliers  Efpagnols  qui  avoient  été  envoyés  pour 
l'arrêter,  6c  que  les  habitans  avoient  reçus  dans  la  place ,  il 


DE  J.  A.  DE  THO  U,Liv.  LXX.       187 

fçut  encore  leur  échaper.Tandis  qu'on  traitoit  des  conditions 
aufquelles  il  fe  remettroic  entre  leurs  mains ,  il  profita  du  Henri 
tems ,  6c  s'étant  fait  couper  la  barbe  ,  il  fe  déguifà  en  mari-       III. 
nier.  Enfin  après  avoir  distribué  aux  gens  de  là  fuite  le  peu     1  c  80. 
d'argent  qui  lui  reftoit,  il  fe  tira  des  mains  de  fes  ennemis  j 
emportant  avec  lui  ce  qu'il  avoit  de  plus  précieux  en  pier- 
reries.  Cependant  il  fut  obligé  de  laiiler  quelques  colliers 
de  perles  6c  quelques  ornemens  de  pierreries ,  qui  étoient 
trop  lourds, pour  qu'il  pût  s'en  charger  j  6c  Philippe  les  acheta 
depuis  des  foldats  qui  les  avoient.   Depuis  ce  tems-là  ce  mal- 
heureux Prince  refta  caché  dans  le  Royaume  jufqu'au  mois 
de  Mai  fuivant ,  errant  fans  celle  entre  le  Douro  6c  le  Minho , 
6c  obligé  de  changer  à  chaque  inftant  de  demeure ,  logeant 
tantôt  chez  quelques  Seigneurs  de  fes  amis ,  6c  fouventdans 
des  Monaftéres  d'hommes  6c  de  filles.  Pendant  tout  ce  tems- 
là  ,  l'affection  èc  l'attachement  que  ceux  de  fon  parti  avoient 
pour  lui ,  ou  la  haine  qu'on  portoit  aux  Efpagnols ,  fut  fi  gran- 
de ,  que  quelque  récompenfe  qu'il  y  eût  à  efpérer ,  il  ne  fuc 
point  trahi ,  6c  malgré  les  recherches  exacte  que  les  Efpa- 
gnols firent  de  toutes  parts ,  il  ne  leur  fut  pas  poffible  de  le 
découvrir.  Il  s'embarqua  enfin  6c  pafTa  en  France ,  où  il  arri- 
va heureufement. 

Philippe  cependant  étoit  rétabli  de  fa  maladie,  6c mal- 
gré la  douleur  que  la  mort  de  fon  époufe  lui  avoit  caufée  ,  il 
ne  laiiïbit  pas  de  s'appliquer  ,  comme  auparavant,  aux  affai- 
res de  l'Etat.  Il  chargea  d'abord  le  duc  d'Offone  de  con- 
duire le  corps  de  la  feue  Reine  à  Saint  Laurent  le  Royal.  En 
même  tems  il  renvoya  à  Madrid  le  Prince  fon  fils ,  avec  les 
Princefïes  fes  filles ,  6c  donna  ordre  à  D.  François  de  Çapata 
de  Cifneros  comte  de  Barajas ,  6c  à  l'évêque  de  Cordouë  ,  de 
les  accompagner.  Enfuite  il  entra  en  Portugal ,  arriva  à  Elvas 
le  5.  de  Décembre ,  6c commença  d'abord  par  proferire  Dom 
Antoine  comme  traître  &  perturbateur  du  repos  public , 
promettant  quatre-vingt  mille  ducats  de  récompenfe  à  ceux 
qui  le  repréfenteroient  mort  ou  vif.  Cependant  pour  adou- 
cir ce  que  cet  Edit  pouvoit  avoir  d'odieux  &c  d'inhumain  ,  il 
en  donna  un  autre  le  même  jour  ,  par  lequel  en  faveur  de  la 
réunion  des  deux  Etats ,  il  aboliffoit  les  droits  qui  fe  levoient 
auparavant  fur  les  marchandées  qu'on  tranfportoit  de  la 


288  HISTOIRE 

il—  !  Caftille  en  Portugal,  ou  du  Portugal  dans  la  Caftille  ,  pei% 

Henri  ïuadé  que  la  Nation  lui  fçauroit  gre  de  cette  diminution. 
III.  Le  roi  d'Efpagne  s'étoit  rendu  en  Portugal  avec  fort  peu 

.i  5S0.  ^e  faite,  n'ayant  amené  avec  lui  que  le  cardinal  Albert ,  de 
quelques  -  uns  des  principaux  Seigneurs  de  fa  Cour ,  afin  de 
donner  un  accès  plus  libre  aux  Portugais.  Aulîitôt  qu'il  y  fut 
arrivé ,  le  duc  Jean  de  Bragance  de  Theodofè  duc  de  Barcelos 
ion  fils  vinrent  le  faluer  3  de  il  leur  marqua  beaucoup  d'a- 
mitié. Il  les  fit  même  entrer  pendant  la  Meflè ,  où  il  aiîîftoit 
derrière  la  courtine  ou  le  voile ,  qui  cache  alors  les  rois  d'Ef- 
pagne au  refte  de  leur  Cour  3  ce  qui  eft  une  marque  de  diftinc- 
tion ,  dont  on  n'honore  que  les  personnes  du  plus  haut  rang. 
Enfin  il  confirma  le  Duc  dans  la  poilèffion  où  il  étoit  de  la 
charge  de  Connétable  ,  qui  fembloit  être  héréditaire  dans 
fa  famille.  On  crut  d'abord  que  ces  marques  de  diftinèt-ion , 
qui  dans  le  fond  n'avoient  rien  de  folide ,  n'étoient  que  le 
gage  des  grâces  dont  Philippe  vouloitrécompenfer  la  foûmif- 
iion  du  Duc  •  mais  il  fe  trouva  enfin  qu'il  n'avoit  point  d'autre 
fatisfaction  à  attendre  de  lui. 

Le  roi  d'Efpagne  convoqua  enfuite  les  Etats  du  Royaume  à 
Tomar  pour  le  15.  d'Avril  de  l'année  fui  vante.  Cependant 
dès  la  mort  du  feu  roi  Henri,  ce  Prince  avoit  écrit  à  D.  Louis 
d'AtaydeViceroi  des  Indes  Orientales.  C'étoitun  Seigneur  de 
diftinftion ,  qui  avoit  parmi  les  Portugais  la  réputation  d'être 
fort  habile  dans  l'art  militaire.  D.  Sebaflien  l'avoit  d'abord 
choifi  pour  lui  confier  la  conduite  de  l'expédition  d'Afrique. 
Mais  cet  habile  homme ,  qui  connoiflbit  le  caractère  bouil- 
lant de  téméraire  de  ce  Prince ,  augurant  mal  du  fuccés ,  s'ex- 
eufa  d'accepter  cet  emploi ,  afin  qu'on  ne  pût  pas  lui  imputer 
d'avoir  eu  part  aux  deflèins  de  ce  Roi  aveugle  qui  couroit  à  fa 
perte  j  de  il  préféra  la  Viceroyauté  des  Indes  qu'on  lui  propo- 
ibic  en  même-tems.  Par  ibs  lettres  Philippe  l'inflruifoit  de 
fbn  droit  à  la  Couronne ,  &  lui  apportoit  enfuite  plufieurs 
raifons  mêlées  adroitement  de  prières  &  de  menaces ,  pour 
l'engager  à  le  reconnoître.  D'Atayde  regardoit  plutôt  à  la 
puiflance  de  Philippe ,  qu'à  la  juftice  de  ics  prétentions  •  de  il 
étoit  trop  fige  pour  ne  pas  prendre  le  parti  pour  lequel  la  for- 
tune fe  déclaroit.  Aufïï  D.  Antoine  l'ayant  fait  folliciter  en 
même-tems  d'entrer  dans  {qs  intérêts,  il  ne  fut  pas  écouté. 

Cependant 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX,        289 

Cependant  on  fît  auffi  partir  des  couriers  pour  tous  les  Gou- 
verneurs des  places  que  les  Portugais  tenoient  dans  les  Indes.  Henri 
On  leur  donnoit  avis  que  S.  M.  C.  venoit  d'être  reconnue  III. 
par  tous  les  Etats ,  toutes  les  villes  &  les  provinces  du  Royau-  I,§0# 
nie;  6c  Philippe  les  prioit  en  maître  d'imiter  leur  exemple. 

Les  miniftres  d'Efpao-ne  ,  ibit  par  la  lenteur  qui  en:  natu-  _  Lcs  Aç°rcï 

-ii      \  ^  \    1  rr  •  r    -rr  '•  r  **.  'e  déclarent 

relie  a  cette  Cour ,  ou  les  amures  ne  hniilent  point ,  loit  parce  en  favcur  ^c 
qu'ils  n 'avoient  pas  prévu  les  fuites  de  leur  négligence ,  firent  d.  Antoine. 
une  grande  faute  en  cette  occafion.Cefut  de  n'avoir  pas  fuivi 
les  confeils  de  ceux  des  Portugais ,  qui  fe  rendirent  d'abord 
auprès  de  S.  M.  C.  &  d'avoir  attendu  trop  tard  à  envoyer  aux 
Açores.  D.  Antoine  profita  habilement  de  ce  retardement,  Il 
mit  dans  fon  parti  toutes  ces  ifles ,  à  l'exception  de  celle  de 
Saint  Michel ,  qui  eft  la  plus  voiiïne  de  l'Efpagne ,  éloignée 
des  autres  de  cent  mille  pas ,  &  que  l'Evêque  retint  dans  l'o- 
béïfiance  de  S.  M.  C.  6c  le  comte  de  Vimiofo  envoya  un  de 
{qs  gentilshommes  ,  nommé  Cyprien  de  Figueredo ,  pour 
commander  dans  la  Tercere ,  la  mieux  fituée  6c  la  plus  fertile 
de  toutes  ces  ifles. 

Cet  Officier  étoit  fçavantSc  habile  dans  le  maniement  des 
affaires.  Il  fe  rendit  à  Angra,  capitale  de  l'ifle  ;  &  par  le  fe- 
cours  des  Cordeliers  ,  qui  étoient  dans  les  intérêts  du  Prince, 
il  fçut  fi  bien  fafeiner  l'efprit  de  ces  infulaires ,  naturellement 
fuperftitieux  6c  crédules  jufqu'à  la  ftupidité  ,  que  quoiqu'il  ne 
leur  contât  que  des  abfurdités ,  qui  fouvent  mêmectoient 
contradictoires ,  il  n'y  avoit  perfonne  qui  fût  plus  déclaré 
qu'eux  contre  Philippe.  Tantôt  il  faifoit  entendre  par  ies 
émiflàires  à  ces  peuples  grofiîers,que  D.Sebaltien  n'étoit  point 
mort  comme  on  le  difoit,ou  bien  qu'il  étoit  reilufcite ,  6c 
qu'ils  le  verroient  dans  peu.  Tantôt  il  les  aflllroit  que  D.  An- 
toine avoit  été  élu  roi  de  Portugal. En  confequence  ils  avoient 
députe  à  ce  Prince  Etienne  Silvera,  èc  le  père  Melchior  Cor- 
delier,homme  d'unefprit  naturellement  brouillon, pour  le  re- 
connoître.  Après  cette  démarche  il  étoit  naturel  qu'il  ne  leur 
reftâtplus  aucun  doute  fur  la  mort  de  D.  Sebaflien.  Cepen- 
dant ces  infulaires  étoient  il  fimples  6c  fi  ailes  à  prévenir  ,  ils 
haïfibient  fi  fort  les  Efpagnols ,  ou  leur  attachement  pour  les 
Portugais  étoit  fi  grand  ,  qu'ils  fe  laifierent  periuader  par 
un  artifan ,  que  les  Cordeliers  avoient  apofte  pour  faire  le 
Tome  FUI,  O  o 


290  HISTOIRE 

l prophète,  que  ce  Prince  paroîtroit  dans  le  io.  du  mois  de 

Henri  Mars.  Le  père  Melchioraidoic  admirablement  à  les  tromper. 
III.  Ce  Religieux  ayant  appris  au  retour  de  fon  ambafïade  avec 
i  ï  8  o.  Silvera,  qu'on  fçavoit  déjà  dans  Tille  la  nouvelle  de  la  vicfoire 
remportée  par  les  Espagnols  à  Alcantara,nefe  démonta  point. 
S'il  le  trouvoitavec  des  gens  un  peu  fenfes ,  il  fçavoit  habi- 
lement donner  un  bon  tour  à  cette  affaire.  Il  leur  faiïoit  en- 
tendre que  la  perte  n'étoit  pas  fi  confîdérable  qu'on  la  difoit  ^ 
que  D.  Antoine  s'étoit  retiré  entre  le  Douro  &  le  Minho  ,  &; 
qu'il  fè  voyoit  déjà  à  la  tête  de  trente  mille  hommes.  Cepen- 
dant il  joiioitun  autre  rôle  avec  le  peuple.  Il  raifoit  répandre 
certains  bruits,  quicontribuoientmerveilleufement  à  le  con- 
firmer dans  l'opinion  qu'il  avoit  conçue  au  fujet  de  D.  Se- 
bafh'en.  En  même  tems  un  de  fes  émilfaires  nommé  Blaife 
Camello ,  célébrant  la  mefTe  ,  pria  publiquement  pour  ce 
Prince  ,&:  pour  D.  Antoine  -,  &  quelques-uns  de  ces  bonnes 
gens  lui  avant  demandé  des  nouvelles  du  roi  D.  SebafHen  ,il 
leur  répondit  qu'il  étoit  vivant ,  &  qu'il  feroit  le  4.  d'Août  à 
Angra. 

Telle  étoit  la  fituation  des  affaires  de  la  Tercere.  Le  peu- 
ple étoit  fol  j  &  ceux  du  parti  de  D.  Antoine,  fur-tout  les 
Cordeliers ,  contribuoientà  augmenter  fa  folie,  lorfqu'Am- 
broifed'Aguiar,  envové  par  Philippe,  arriva  enfin  avec  des 
lettres  de  S.  M.  C.  pa.r  lefquelles  elle  leur  accordoit  l'aboli- 
tion de  tout  le  pafîè  ,  à  condition  qu'ils  fefoûrnettroient.  La 
plupart  des  habitans  étoient  d'abord  d'avis  de  donner  audien- 
ce à  l'agent  d'Efpagne.  Mais  le  peuple  fe  fouleva  à  fon  arrivée, 
èc  déclara  que  fi  on  le  recevoit  dans  l'iile  ,  il  falloit  que  ce  fût 
pour  le  mettre  auflitôt  en  prifon.  Ainfi  les  plus  fages ,  qui  ne 
jugeoient  pas  qu'il  convînt  d'ajouter  à  la  honte  du  refus  l'af- 
front de  l'emprifonnement ,  6c  qui  croyoient  même  que  ce  fe- 
roit par-là  violer  le  droit  des  gens,trouvérent  plus  à  propos  de 
ne  point  accordera  d'Aguiar  l'entrée  de  l'ifle  ,  &:  le  renvoyè- 
rent fans  réponfe. 

Après  fon  départ  un  vaiffeau  ayant  paru  en  haute  mer  par 
le  travers  de  l'ifle,  il  s'éleva  un  cri  par  toute  la  ville,  que  Dom 
Sebaftien  promis  par  l'artifan  étoit  enfin  arrivé.  Aufîitôt  tout 
le  peuple  courut  au  port  j  &  quoique  le  vaillèau  s'éloignât  de 
leurs  côtes ,  cependant  ces   infenfés  5  foit  pour  flater  eux- 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.         191 

mêmes  leur  propre  manie,  foie  parce  qu'ils  étoient  féduits,  - 

alTûroient  hardiment  qu'à  la  vérité  le  vaiiîèau  avoit  fait  voile  Henri 
loin  de  Pille ,  mais  qu'auparavant  on  en  avoit  vu  fortir  trois      III. 
hommes  qui  étoient  defeendus  dans  un  efquif  3  qu'il  avoient     1  <  So. 
abordé  fur  le  foir  ,  &  étoient  allé  loger  chez  les  Cordeliers  3 
&  que  ces  trois  hommes  étoient  D.   Sebaftien  lui-même, 
D.  Chriftophle  de  Tavora,  6c  le  Cherif.  En  même-tems  les 
Cordeliers ,  pour  confirmer  le  peuple  dans  cette  idée ,  dès 
qu'ils  rencontroient  quelqu'un  de  ces  elprits  crédules ,  s'ap- 
prochoient  de  lui,  ôc  lui  difoient  à  l'oreille,  qu'il  leur  étoit 
venu  des  hôtes  de  conféquence ,  qui  ne  vouloient  pas  fe  faire 
connoître.  Cependant  ils  empruntoient  de  tous  côtés  pour 
les  recevoir ,  des  tapiileries,  des  lits  de  brocard  ,  de  la  vaii- 
felle  d'argent  3  ils  tenoient  leur  couvent  fermé  avec  plus  de 
foin  qu'à  l'ordinaire:  enfin  ils  faifoient  tout  ce  qu'il  falloit  pour 
confirmer  le  bruit  qui  s'étoit  répandu ,  qu'ils  avoient  chez 
eux  le  Prince  &  fa  fuite.  Les  Jéfuites,  toujours  zélés  défen- 
feurs  de  la  gloire  ,  6c  de  la  puillànce  de  l'Efpagne,  voulurent 
d'abord  s'oppofer  à  ces  impoftures  des  Cordeliers.  Mais  on 
commença  par  leur  défendre  de  courir  la  ville  3  après  quoi  on 
les  confina  enfuite  abfolument  dans  leur  monaftére.Tout  cela, 
pour  amufer  toujours  ce  peuple  infenfé  de  l'efpérance  vaine 
dont  on  le  repaifloit ,  6c  empêcher  par-là  ces  infulaires  de  fe 
déclarer  en  faveur  de  Philippe.  Ainii  on  penfa  trop  tard  à  y 
envoyer  d'Aguiar  j  6c  on  ne  retira  aucun  avantage  de  ce 
voyage. 

Ce  revers  inquiétoit  Philippe  ,  qui  voyoit  que  la  lenteur  de 
les  Miniftres  étoit  caufe  qu'après  s'être  rendu  maître  cette  an- 
née du  Portugal  entier ,  prefque  fans  aucune  peine,  il  alloit 
être  obligé  d'entreprendre  hors  de  ce  Royaume  une  nouvelle 
guerre  ,  où  il  n'étoit  pas  fur  de  réuifir.  Cependant ,  foitpour 
latisfaire  aux  plaintes  qu'il  recevoit  de  différens  côtés ,  foit 
pour  fe  rendre  agréable  aux  Portugais ,  en  affectant  beaucoup 
d'exactitude  à  punir  tous  les  défordres ,  &  rabattre  en  même 
tems  la  fierté  du  duc  d'Albe  ,  que  ce  nouveau  fuccès  rendoit 
encore  plus  vain  3  mais  que  Philippe  haïllbit ,  6c  dont  il  ne  s'é- 
toit iervi  dans  cette  guerre  que  malgré  lui ,  6c  par  nécefîité  3 
ce  Prince  donna  ordre  à  François  de  Villafarïa  Confeiller  du 
Confeil  fuprême  de  Caflille  de  fe  rendre  à  Lifbonne  ,  6c  à 

Ooi: 


292  HISTOIRE 

—  ?  François  Tetaldi  Auditeur  de  l'audience  de  Galice  de  paflèr  à 

Henri  l'armée  d'Avila,6c  de  faire  la  recherche  des  excès  &  des 
I II.       violences  commifès  par  les  troupes  pendant  le  cours  de  cette 
1580.     expédition. 

Cette  conduite  piqua  vivement  les  Généraux  ,  qui  compri- 
rent fans  peine  que  c'étoit  à  eux  que  l'on  en  vouloit.  Cepen- 
dant comme  les  troupes  n'en  paroifloient  pas  moins  outrées, 
le  duc  d'Albe  6cd'Avila  diilimulérent  habilement  leur  reflen- 
timent ,  &  lailTérent  à  l'armée  le  foin  de  les  jufbirîer.  On  n'en- 
tendit donc  bientôt  plus  qu'un  murmure  univerfel  dans  le 
camp  :  Que  cette  nouvelle  efpéce  de  tribunal  paroiiloit  fort 
extraordinaire  •>  que  l'armée  alloit  donc  devenir  la  partie  de 
fon  Général,  ou  qu'on  alloit  voir  l'ennemi  devenir  le  dénon- 
ciateur de  l'armée  -y  que  c'étoit  un  abus  intolérable  3  qu'on  ne 
devoit  point  écouter  les  plaintes  que  les  troupes  pourroient 
faire  contre  un  Général  à  qui  elles  étoient  fi  redevables,  6c 
qu'elles  regardoient  avec  raifon  comme  leur  père  -,  &  qu'il 
n'étoit  pas  plus  permis  d'admettre  les  accula  rions  qu'un  enne- 
mi vaincu  pourroit  intenter  contre  les  troupes  :  Qu'autrement 
l'ennemi  alloit  prendre  la  place  du  fujet  fidèle  ,  &  qu'au  con- 
traire les  fujets  vainqueurs  alloient  être  traités  comme  des 
traîtres  :  Qu'on  ne  voyoit  pas  au  refte  ce  qu'on  pouvoit  impu- 
ter au  duc  d'Albe  3  ques'il  étoit  coupable ,  ce  ne  pouvoit  être 
qu'en  qualité  ,  ou  de  Général ,  ou  d'Officier  particulier-qu'en- 
qualité  de  Général  il  n'avoit  rien  entrepris  que  par  l'avis  du 
Confeil  de  guerre  ;  6c  que  fi  c'étoit  en  qualité  de  fîmple  Of- 
ficier qu'on  vouloit  lui  faire  fon  procès ,  il  falloit  donc  refor- 
mer toutes  les  loix,  6c  confondre  le  droit  civil  avec  le  code 
&;  les  ordonnances  militaires  :  Qu'on  voyoit  bien  au  refte  que 
cette  entreprifè  cachoit  d'autres  defTeins  ^  que  l'innocence  6c 
les  1er  vices  du  duc  d'Albe  le  mettoienr  allez  à  couvert  3  que 
c'étoit  à  l'armée  que  l'on  en  vouloit ,  &  qu'on  cherchoit  par- 
là  un  prétexte  pour  la  priver  des  recompenfes  que  les  derniers 
iuccès  avoient  méritées  3  qu'on  reconnoiiloit  là  les  artifices  or- 
dinaires des  Miniitres ,  qui  toujours  à  la  fuite  du  Prince,  au 
milieu  des  plaifirs  6c  des  deiiees ,  ne  voyent  que  de  loin  les 
dangers  que  le  foldat  efl  obligé  d'efïuyer,  6c  ne  f bavent  pas 
juger  des  travaux  d'une  armée  toujours  expofée  aux  coups, 
aux  veilles,  6c aux  chaleurs  jqu'ils  auroient  bien  du  cependant 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.       195 

faire  un  peu  d'attention  à  ce  que  les  troupes- avoient  eu  à 

fourïHr  de  la  famine  ,  qu'elles  avoient  trouvée  à  leur  arrivée  Henri 
d'Italie  en  Efpagne  5  des  chaleurs  brûlantes  de  l'Eftramadure,       III. 
de  la  pelle  dont  le  Portugal  étoit  infecté ,  fur-tout  de  la  fé-      1580. 
vérité  du  duc  d'Albe ,  qui  ne  leur  étoit  fî  odieux ,  qu'à  caufe 
de  Ion  mérite  ,  &  fous  qui  les  moindres  fautes  étoient  punies 
du  dernier  fupplice  :  Que  c'étoit  par-là  que  dans  l'efpace  de 
cinquante-huit  jours  ils  avoient  conquis  un  Royaume  entier , 
comme  on  gagne  le  Royaume  des  deux  en  jeûnant  au  pain  6c 
à  l'eau. 

Ces  derniers  traits  regardoient  D.  Pedre  Gyron  duc  d'Of- 
fone ,  àc  D.  Chriftophle  de  Mora ,  les  deux  grands  rivaux  du 
duc  d'Albe.  On  les  accufoit  d'envier  aux  autres  les  récom- 
penfesqui  étoient  dues  à  leur  valeur,  &  qu'ils  achetaient  au 
prix  de  leur  fang  verié  pour  gagner  des  Royaumes  à  Philippe  5 
tandis  que  ces  deux  Miniftres ,  éloignés  du  danger,  cher- 
choient  à  les  leur  enlever  par  leurs  artifices  &  leurs  calomnies. 
En  effet  il  s'étoit  répandu  tin  bruit  qu'on  rappelloit  D.Juan 
de  Mendoza  pour  donner  la  vice-royauté  de  Naples  au  duc 
d'Oifone  5  que  de  Mora  alloit  être  fait  Grand  d'Eipagne  j  &: 
qu'au  lieu  de  placer  les  Officiers,  les  autres  charges  ieroient 
partagées  entre  les  gens  de  lettres  &  les  bacheliers  de  la  Cour} 
car  c'eft.  le  nom  que  donnoient  les  foldats  aux  Conseillers  d'E- 
tat ,  à  caufe  de  la  vie  tranquille  qu'ils  menoient.  Villafana  6c 
Tedaldi  arrêtèrent  ces  commencemens  de  f  édition  3  &appai- 
férent  ces  plaintes,  qui  d'ailleurs  n 'étoient  pas  fans  fonde- 
ment. Enfin  l'un  de  l'autre  fçut  fe  conduire  avec  tant  d'ha- 
bileté en  cette  occafion  ,  que  Philippe  n'eut  pas  lieu  de  fe  re- 
pentir d'une  démarche  dans  laquelle  il  s'étoit  engage  mal-à- 
propos  -y  &  que  les  troupes  ne  purent  tirer  avantage  du  grand 
éclat  qu'elles  avoient  fait ,  quelque  raifon  qu'elles  euffent  de 
fe  plaindre. 

Ainli  fut  fournis  le  Royaume  de  Portugal,  fans  qu'on  eût  Affaires 
befoin  du  fecours  des  troupes  qu'on  avoit  mandées  de  Flan-  d'AnS!eteri-' 
dre  &:  d'Italie  avant  qu'on  fût  aifûré  du  fuccès ,  &  qui  arri- 
vèrent trop  tard. Cependant  les  Miniftres  de  la  cour  de  Rome 
profitèrent  de  cette  conjoncture,  pour  infmuer  à  Philippe  le 
defîein  de  porter  la  guerre  en  Angleterre.  Les  Ançlois  exilés 
le  iounaitoient  tort.  De  fon  coté  S.  S.  s'ofFroit  de  publier  une 

Ooiij 


294  HISTOIRE 

-    ■  croifade,&  promettait  également  ce  qui  ne  dépendoit  pas  d'el- 
Henri  le,  comme  ce  qui  étoic  en  ion  pouvoir^  entr'autres  elle  s'enga- 
III.      geoic  à  remettre  à  S.  M.  C.  un  million  d'Ecus ,  qu'elle  préten- 
1580»     doit  devoir  lui  revenir  fur  l'Archevêché  de  Tolède ,  tant  que 
feroit  pendant  le  procès  intenté  contre  Barthélemi  de  Ca- 
rança  ,  arrêté  pour  crime  d'héréfie'.  Mais  ce  Prince  fage ,  qui 
voyoit  que  le  Pape  nerifquoit  rien  du  lien ,  &  que  lui-même 
n'etoit  pas  encore  trop  bien  affermi  dans  fa  nouvellecon- 
quête  ,  crut  avoir  allez  d'occupation  chez  lui ,  fans  aller  mal- 
à-propos  porter  la  guerre  chez  fes  voiiins.  Ainti  il  ne  voulut 
point  entendre  parler  de  cette  expédition  ^  èc  après  avoir 
payé  une  partie  de  ce  qui  étoit  dû  aux  troupes  arrivées  d'Ita- 
lie, comme  il  n'avoit  plus  befoinde  leur  fervice  pourlepre- 
fent ,  il  les  congédia. 
Guerre  en       La  guerre  avoit  commencé  en  Irlande  dès  Tannée  précé- 
iriandc.         dente  -,  mais  elle  n'avoit  pas  rétif!]  au  gré  du  Pape,  qui  étoic 
l'auteur  de  ce  projet.  En  effet  la  même  année  que  les  Portu- 
gais furent  fi  malheureux  en  Afrique,  les  troupes  que  le  Pape 
avoit  levées  en  Italie  pour  faire  la  guerre  à  Elilabeth ,  &  dont 
il  avoit  donné  le  commandement  à  Thomas  Stucley, Marquis 
Anglois,  ayant  abordé  à  Lifbonne,  D.  Sebaftien  avoit  fi  bien 
fait,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  que  moitié  de  gré,  moitié 
de  force ,  il  les  avoit  engagées  à  le  fuivre  en  Barbarie.  Cepen- 
dant Stucley  avoit  été  tué  à  cette  expédition  ;  mais  comme 
fes  troupes  avoienteu  le  bonheur  de  s'en  tirer  fans  beaucoup 
de  perte  ,  Sebaflien  de  Saint- Jofeph  ,  Intendant  de  cette  pe- 
tie  armée  s'étoit  trouvé  chargé  de  leur  conduite.   Saint-Jo- 
feph  ne  fçavoit  ce  que  c'étoit  que  la  guerre  ,  &c  étoit  abfolu- 
ment  incapable  de  conduire  cette  entreprife.  Cependant  il 
brigua  avec  ardeur  le  commandement  ^  &il  l'obtint  aifémenc 
du  Pape ,  qui  ne  comptoit  déjà  plus  fur  fes  troupes.  En  même- 
tems  S.  S.  traita  avec  l'ambafîadeur  d'Efpagne ,  pour  engager 
Philippe  à  groifir  cette  armée  de  quelques  Efpagnols.  Mais  la 
lenteur  ordinaire  de  cette  Cour ,  jointe  aux  préparatifs  que 
S.  M.  C.  commençoit  à  faire  pour  l'expédition  de  Portugal  , 
fut  caufe  que  toute  l'année  fuivante  fe  pafïà  avant  que  rien  fût 
en  état. 

Enfin  Saint-Jofeph  ayant  reçu  un  renfort  de  fept  compa- 
gnies du  Régiment  de  Bifcaye ,  partit  d'Eij^agne  au  mois  de 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.        295 

Septembre  de  cette  année  -,  &  faifant  voile  vers  l'Irlande ,  — 

fous  les  ordres  du  Pape,  dont  il  portoit  les  armes  dans  Ton  Henri 
étendart ,  il  aborda  dans  cette  ille  à  l'embouchure  du  Shan-  III. 
non  dans  la  province  de  Kezri.  Ce  fleuve  eft  le  plus  grand  de  1  <  8  o. 
tout  ce  Royaume.  Il  coule  vers  l'Occident,  Stvafejetter 
dans  la  mer  d'Irlande  ,  au  deiïbus  de  Lymerik.  Fitz-Moritz 
nouveau  Marquis  de  Leinfter,  &  Fitz-Girald  Seigneur  Ir- 
landois,  qui  avoiteu  le  bonheur  d'échaper  au  glaive  des  Mau- 
res ,  lorfque  l'armée  Chrétienne  périt  en  Afrique,  avoient 
d'abord  faitefpérer  à  ceux  qui  étoient  à  la  tête  de  cette  entre- 
priié  ,  qu'auflitot  que  les  troupes  étrangères  paroîtroient  dans 
rifle  les  habitans  delà  partie  Occidentale,  qui  étoient  pres- 
que tous  Catholiques,  parce  qu'ils  étoient  plus  éloignés  de 
l'Angleterre ,  ne  manqueroient  pas  de  prendre  les  armes ,  & 
de  le  joindre  à  elles.  Le  comte  de  Delmond  avoit  aflùré  la 
même  chofe.  Cependant  le  Marquis  avoit  été  tué  malheu- 
reufement  ^  Guillaume  Drury  Viceroi  d'Irlande  étoitmort  à. 
peu  près  dans  le  même  tems  ^  &.  Pelham  ,  à  qui  le  Confeil 
de  rifle  avoit  remis  le  gouvernement ,  avoit  partagé  le  foin 
de  pourfuivreles  rebelles  avec  le  comte  d'Ormond. 

Pelham  avoit  d'abord  écrit  au  comte  de  Definond,pour  le 
faire  fouvenir  de  ion  devoir  ,  &  l'exhorter  à  abandonner  fçs 
frères ,  ou  aies  engager  à  mettre  les  armes  bas.  Mais  au  lieu 
de  profiter  de  fes  avis ,  le  Comte  &  (es  frères  lui  rirent  une  ré- 
ponfe  générale  ,  par  laquelle  ils  lui  déclaroient  qu'ils  avoient 
pris  en  main  la  defenfe  de  la  Religion  Catholique  ,  autorifés 
par  lefouverain  Pontife  ,  &  fous  la  protedion  du  roid'Efpa- 
gnej  qu'ainfl  ils  l'exhortoient  lui-même  à  fe  joindre  à  eux, 
pour  le  foûtien  d'une  caufe  fîjufte,  &  qui  devoit  l'emporter 
fur  tous  les  autres  devoirs.  Pelham  trouva  le  confeil  fort  plai- 
fant. Cependant  il  entra  fans  perdre  de  tems  dans  le  Mounfter, 
convoqua  la  Noblefle  de  la'  Province  ,  qu'il  arrêta  enfuite,  ôc 
à  qui  il  fit  promettre  qu'elle  fe  joindroit  à  lui  &:  au  duc  d'Or- 
mond contre  les  Rebelles  ;  &  avant  que  de  la  relâcher  5  il 
l'obligea  à  lui  donner  des  otages  pour  fureté  de  fa  parole. 

Après  cela  il  força  le  feigneur  de  Lixnaw  à  fe  rendre.  En- 
fuite  il  alla  mettre  le  liéçe  devant  CanVo-Foil ,  où  comman- 
doit  le  capitaine  Jule  Italien  ,  avec  quelques  Efpagnols  5  ruina 
les  murs  de  la  place  à  coups  de  canon ,  &  l'ayant  emportée 


i96  HISTOIRE 

■  d'aiîaut,  îl  fît  pendre  le  Gouverneur,  6c  ceux  delà  garnifon 

Henri  qui  échapérentà  l'épee  des  Angiois ,  pour  avoir  ofé  ie  laiilèr 
III.  forcer  dans  cqzzq  bicoque.  Après  qu'il  eut  par  cette  éxécu- 
15-80.  tion répandu  la  terreur  parmi  les  Rebelles,  la  garnifon  de 
Ballilogh  abandonna  cette  place,  aufïïtôt  qu'elle  apprit  que 
les  troupes  Angloifesapprochoicnt ,  6c  y  mit  le  feu.  Les  frères 
du  comte  de  Defmond  fortirent  aufîi  d'Afqueten  -y  6c  le  Géné- 
ral Angiois  y  rit  entrer  Pierre  Carew,  6c  George  Carew  fon 
frère  ,  à  qui  il  donna  de  nouvelles  troupes  pour  le  défendre. 
Il  defola  avec  le  même  fuccès  toutes  les  terres  de  la  dépen- 
dance de  Mac-Aule  ,  pafla  le  mont  Slewlonguer ,  entra  dans 
idfcCezry ,  où  il  enleva  grand  nombre  de  troupeaux  ,  6c  d'où  il 
extermina  prefque  tous  les  Rebelles. 

D'un  autre  côté  Jacque  frère  du  comte  de  Defmond  alla 
porterie  ravage  dans  tout  le  territoire  de  Muskeroye,  qui 
avoit  appartenu  à  fa  famille  j  mais  que  Pelham  avoic  conhi- 
qué ,  &c  donné  enfuite  à  Cormag  Mag-Teg ,  pour  récom- 
penfe  des  fervices  qu'il  avoit  rendus  contre  les  révoltés.  Mais 
comme  il  marchoit  fans  précaution ,  il  fut  rencontré  par  Do- 
nel, frère  de  Cormag,qui  avoit  pris  les  armes  dans  le  deilein  de 
lui  faire  rendre  le  butin  dont  il  étoit  chargé.  On  en  vint  aux 
mains  ;  Jacque  reçut  une  bleiTure  mortelle ,  6c  ayant  été  fait 
prifonnier,  Donel  Je  mit  entre  les  mains  de  \YAram  de  Saint 
Léger  Maréchal  du  Momifier,  6c  de  W^alter  Raleigh  ,  qui 
lui  rirent  fon  procès.  Il  fut  condamné  à  mort ,  comme  crimi- 
nel de  leze-  Majefté  ,  6c  fa  tête  fut  plantée  fur  la  porte  de 
Carcagh  ,  pourfervir  de  fpe&acleà  tous  les  palîàns.  le  Comte 
fon  frère  ne  put  faire  tête  à  tant  de  malheurs.  Il  erra  quelque 
tems ,  changeant  fans  celle  de  demeure ,  pour  ne  pas  tomber 
entre  les  mains  des  Angiois.  Enfin  il  envoya  fon  époufeà  Pei- 
nant ,  pour  travailler  à  obtenir  fa  grâce  5  il  traita  avec  \Vin- 
ther  ,  qui  étoit  avec  une  rlote  dans  le  voifinage,  pour  s'oppo- 
fex  aux  vaiiTeaux  qu'on  attendoit  d'Efpagne ,  &c  il  en  obtint 
.qu'il  le  pafTeroit  en  Angleterre  pour  aller  implorer  la  clé- 
mence delà  Reine. 

Sur  ces  entrefaites  Artus  Grey,qu'Elifabeth  avoit  fait  Vice- 
roi  d'Irlande,  arriva  dans  cette  ifle.  Auffitôt  que  Pelham 
fut  informé  de  fon  arrivée ,  il  remit  à  George  Bourchelier  le 
foin  de  la  conduite  de  l'armée.  Pour  lui  ?  il  ie  rendit  à  petites 

journées 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.   LXX.      197 

journées  à  Dublin  pour  faluer  le  Viceroi ,  &;  ils  tinrent  confeil 
entr'eux.  Sur  la  nouvelle  que  l'on  eut  des  courfès  que  fai-  Hen  ri 
foient  dans  le  pais  certains  brigands  qui  avoient  à  leur  tête       III. 
Fîtz-Euftat ,  &  Pheog-Mag-Hugh  ,  chef  de  la  nombreufe     ic8o. 
famille  des  Obrins,  &  qui  avoient  pour  retraite  la  fortereflè 
de  Glandilough  ,  à  vingt-cinq  milles  de  Dublin ,  du  côté  du 
Sud  -y  il  fut  réfolu  que  Grey  ,  pour  établir  fa  réputation  à  fou 
entrée  dans  l'iile,  avant  que  de  procéder  à  la  cérémonie  de  fa 
réception  ,  commencèrent  par  châtier  ces  fcélérats.  Et  il  mar- 
cha de  ce  côté-là  à  la  tête  des  troupes  qui  venoient  le  joindre. 

Au  feul  bruit  de  fa  marche  ces  brigands  fe  mirent  en  fuite , 
&;  allèrent  chercher  un  afyle  dans  le  lieu  ordinaire  de  leur  re- 
traite. C'étoit  une  vallée  remplie  de  pâturages ,  &  très-propre 
à  engraiiler  des  beftiaux,  prefque  par-tout  marécageufe ,  6c 
du  refte  environnée  de  toutes  parts  de  rochers  &  de  préci- 
pices profonds  &:  couverts  de  forêts  épaifTes,en  forte  qu'on 
ne  peut  y  arriver  que  par  des  fentiers  étroits ,  à  pe/ine  connus 
des  habitans  même.  Lorfque  l'armée  fut  arrivée  dans  cet  en. 
droit  ,Cofbey ,  qui  commandoit  les  gens  de  pied  Irlandois, 
qu'ils  appellent  Kermès ,  avertit  Ces  troupes  de  la  grandeur 
du  danger  auquel  elles  dévoient  fe  préparer.  En  même-tems 
ilfejetta  le  premier  dans  les  défilés  avec  une  intrépidité  fur- 
prenante  ,  accompagné  feulement  de  ceux  qui  l'environ- 
noient ,  &  donna  ordre  au  refte  de  Ces  foldats  de  le  fuivre. 
Mais  à  peine  eut-il  pénétré  dans  la  vallée,  qu'il  fe  vit  acca- 
blé de  toutes  parts  d'une  grêle  de  coups  d'arquebufes  qui  par- 
toient  d'entre  les  arbres.  Comme  ilavoit  affaire  à  un  ennemi 
invifible,  la  plus  grande  partie  de  fes  troupes  reftafur  la  place. 
Le  refte  grimpant  au  travers  des  rochers  par  des  chemins  em- 
barrafTés  fe  rendit  auprès  du  Viceroi ,  qui  attendoit  l'événe- 
ment fur  une  colline  oppofée.  Il  avoit  avec  lui  le  comte  de 
Kildard ,  &:  Jacque  Wingfeld ,  commandant  de  l'artillerie. 
Ce  Seigneur ,  qui  connoiftbit  le  danger  de  cette  attaque  ,  n'a- 
voit  jamais  voulu  permettre  à  George  Carew ,  un  de  Ces  pe- 
tits-fils ,  de  s'y  trouver.  Pour  fon  jeune  frère ,  Pierre  Carew ,  il 
périt  dans  ces  défilés  avec  George  More ,  Audley ,  &  Cofbey 
lui-même  ,  qui  perdit  la  vie  en  cette  occafion. 

Cependant  le  Viceroi  apprit  la  nouvelle  de  l'arrivée  de 
Saint-Jofeph  dans  l'ifle^ce  qui  ne  fit  pas  d'honneur  à  Winther, 

Tome  VIII.  Pp 


298  HISTOIRE 

1  à  qui  on  avoit  donné  une  flote  pour  empêcher  la  defcen- 
Henri  ce  des  Efpagnols ,  6c  qui  dès  que  l'équinoxe  fut  paSTé  ,  fans 
III.  attendre  les  ennemis,  mit  à  la  voile  pour  retourner  en  An- 
1580.  gleterre.  Auiîi  ne  pouvoit-il  fe  défendre ,  ou  d'une  négligence 
extrême,  ou  d'une  intelligence  fecrete  &  criminelle  avec  les 
révoltés.  Au  bruit  de  cette  arrivée  le  comte  d'Ormond  eut 
ordre  de  marcher  de  ce  côté-là.  Ce  Général  commença  par 
rafer  un  fort  que  ces  troupes  étrangères  avoient  commencé 
d'élever  à  leur  entrée  dans  l'ifle.  Enfuite  les  ayant  atteintes 
dans  le  moment  même  qu'elles  fe  difpofoient  à  entrer  dans  la 
vallée  de  Gravingel ,  il  leur  tua  quelques  foldats  ,  6c  fit  fur 
eux  quelques  prisonniers ,  de  qui  il  apprit  qu'ils  étoient  débar- 
qués au  nombre  de  fept  cens ,  6c  qu'ils  avoient  apporté  avec 
eux  de  quoi  armer  cinq  mille  hommes  ^  qu'on  attendait  d'Ef- 
pagne  au  premier  jour  des  troupes  beaucoup  pLus  nombreu- 
ses 3  que  le  Pape  de  le  roi  d'Efpagne  avoient  réfolu  de  chaSTer 
les  Anglois  d'Irlande ,  6c  qu'ils  avoient  envoyé  pour  exécuter 
ce  projet ,  des  fommes  d'argent  considérables  qui  avoient  été 
remifes  par  Sanders  Nonce  de  S.  S.  au  comte  de  Defmond ,  6c 
à  Jean  Son  frère. 

Les  Efpagnols  cependant ,  qui  ne  fçavoient  où  ils  alloient> 
après  avoir  erré  dans  les  ténèbres ,  fe  traînèrent  enfin  julqu'à 
la  forterelTe  queFitz-Moritz  avoit  commencé  d'élever  l'année 
précédente.  Sa  Situation  étoit  avantageufe  ,  elle  étoit  flan- 
quée de  bons  baStions  ^  6c  quoiqu'on  n'y  eut  travaillé  qu'à  la 
hâte  ,  fes  fortifications  étoient  déjà  aSTez  hautes  pour  pouvoir 
tenir  contre  une  grande  armée.  AufTitôt  que  Saînt-Jofeph  y 
fut  entré ,  il  fe  chargea  du  foin  de  la  défendre.  Le  comte 
d'Ormond  de  fon  côté ,  qui  avoit  toujours  pourfuivi  les  enne- 
mis dans  leur  fuite,  invertit  le  fort.  Mais  comme  il  n'avoit 
point  tout  ce  qui  lui  étoit  néceSTaire  pour  emporter  cette 
place  ,  ilréfolut  d'attendre  l'arrivée  du  Viceroi. 

En  efïèt ,  il  Se  rendit  au  camp  (  1  )  le  deux  de  Novembre , 
fuivi  des  capitaines  Zouchey ,  Raleigh  ,  Deny ,  Mac-W^orth, 
Achin ,  6c  de  plusieurs  autres.  D'abord  il  envoya  un  trompette 
dans  le  fort ,  pour  demander  aux  troupes  qui  le  gardoient  ce 
qui  les  amenoit  en  Irlande ,  d<,  de  quel  droit  ils  élevoient  une 
fortereSIe  dans  un  pais  qui  étoit  de  la  dépendance  d'Elifabeth^ 

(1)    Il  faut  lire  IV,  6c  non  pas  V.  Non* 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.      299 

leur  enjoignant  en  même-  tems  de  lui  livrer  la  place  incef-     ihl 

famment.  A  cela  les  aiîîégés  répondirent  ,   qu'ils  étoient  Henri 
envoyés  ,  les  uns  par  le  Souverain  Pontife  ,  les  autres  par       III. 
S.  M.  C.  à  qui  S.  S.  avoit  donné  l'Irlande,  parce  qu'Elifa-      T  ^o^ 

U    -1  '     '  •'  •  J»L  '     T  11  •  M80* 

betn  ayant  ete  excommuniée  pour  crime  d  nereiie ,  elle  avoit 
perdu  tous  les  droits  qu'elle  avoit  auparavant  fur  cette  ifle^ 
qu'ainil  ils  étoient  réfolus ,  non  feulement  de  défendre  le  ter- 
rain qu'ils  occupoient,  mais  même  de  poullèr  plus  loin  leurs 
conquêtes,  fi  Poccafîons'enpréfentoit. 

Sur  ces  entrefaites  tinter  revint  d'Angleterre ,  amenant 
avec  lui  de  la  poudre ,  de  l'artillerie ,  &:  un  nouveau  renfort  de 
troupes.  Après  cela  leViceroi  ne  manqua  pas ,  fur  l'avis  de  cet 
Officier,  de  fe  fortifier  dans  fon  camp.  Enfuite  à  l'aide  des  ma- 
telots qui  étoient  fur  la  flote ,  il  lit  percer  au  milieu  de  la  nuit 
la  digue  qu'on  avoit  élevée  fur  le  bord  de  la  mer  j  tira  des 
vaiflèaux  les  coulevrines  qu'on  y  avoit  embarquées ,  &  les 
mit  en  batterie  dans  les  endroits  où  il  jugea  qu'elles  feroient 
nécefïàires.  D'un  autre  côté  les  foldats  mettoient  en  même- 
tems  le  gros  canon  en  état.  Pendant  qu'ils  étoient  occupés  à 
ces  travaux  ,  les  affiégés  firent  deux  forties  j  mais  il  s  furent 
repoufïes  avec  perte.  Les  Anglois  au  contraire  ne  pedi- 
rent  dans  ces  deux  actions  que  le  feul  Jean  Chec.  C'étoit 
un  jeune  homme  brave  &  bien  fait ,  fils  du  fcavant  Chevalier 
Jean  Chec.  Après  cela  l'artillerie  tira  pendant  quatre  jours 
de  fuite.  Ce  grand  feu  étonna  Saint- Jofeph  ,  &c  voyant  que  les 
fecours  que  le  comte  de  Defmond  lui  avoit  fait  efpérer  ne  pa- 
roilïbient  point ,  il  commença  de  fonger  à  fe  rendre. 

Hercule  de  Pife,  &  les  autres  Capitaines  de  fes  troupes, 
s'oppoférent  d'abord  à  fon  deffein.  Ils  lui  reprefentérent  : 
Qu'ils  alloient  fe  déshonorer  Se  trahir  les  intérêts  de  la  Re- 
ligion ,  fi  le  premier  coup  de  canon  leur  faifoit  peur ,  &  les 
engageoit  à  rendre  une  place  qui  étoit  fi  bien  fortifiée,  ôc 
pourvue  abondamment  de  vivres  &  de  munitions  j  que  ceux 
qui  avoient  embrafïe  le  même  parti  qu'eux,  étoient  déjà  en 
armes  j  &  que  pour  peu  qu'on  voulût  tenir ,  on  les  verroit 
bientôt  accourir  à  leur  fecours  j  qu'après  tout  il  feroit  hon- 
teux qu'ils  tremblafTent  à  la  feule  vue  de  l'ennemi ,  eux  qui 
n'étoient  venus  que  pour  ranimer  le  courage  des  autres ,  & 
fur-tout  des  infulaires  3  qu'ainfi  il  devoit  prendre  patience, 

Ppij 


300  HISTOIRE 

1  ôc  fe  dilpofer  à  faire  une  réfïïtance  vigoureufe. 

Henki  Saint-Joreph  n'avoic  point  de  bonnes  raifons  à  oppofer  à 
III.  une  réfolution  fi  fage  &;  Ci  glorieufe.  Cependant  afin  qu'on 
1580.  ne  pût  pas  imputer  à  fa  lâcheté  la  faufle  démarche  qu'il  mé- 
ditoit  de  faire  ;  &  pour  qu'on  crut  qu'il  n'avoit  fuivi  en  cela 
que  les  régies  de  la  prudence ,  il  fit  parler  fous  main  aux  fol- 
dats  ,  dont  la  confervation  lui  étoit  plus  chère ,  diioit-il , 
que  fa  propre  vie.  On  leur  repréfenta  :  Que  la  témérité  des 
Officiers  avoit  amené  les  choies  à  un  point ,  que  s'ils  n'oppo- 
foient  la  violence  à  leur  réfiftance  opiniâtre ,  ils  n'avoient 
qu'à  fe  réfoudre  à  périr  tous  dans  cette  place  :  Que  S.  S.  ne 
l'avoit  point  chargé  de  cette  expédition ,  ni  mis  à  la  tête 
d'un  corps  de  troupes  lî  confldérable  ,  pour  fe  perdre  en 
aveugle ,  &  les  envelopper  eux-mêmes  dans  fa  ruine  :  Qu'ils 
avoient  reconnu  le  païs,&:  mis  les  bonnes  dilpofitions  des  ha- 
bitans  à  l'épreuve  ^  que  c'en  étoit  affez  pour  les  dédomma- 
ger de  leur  voyage  ;  qu'aindils  dévoient  fe  réferver  pour  un 
tems  plus  favorable  ,  &  attendre  l'occafion  de  remporter  de 
plus  grands  fuccès. 

Ces  difeours  découragèrent  abfolument  des  troupes  qui 
n'auroient  pas  manqué  d'aflurance  fous  un  Général  plus  bra- 
ve &  plus  réfolu.  Inquiets  de  leur  fort ,  elles  environnèrent 
leurs  Officiers ,  &  menacèrent  de  leur  faire  un  mauvais  parti 
s'ils  ne  confentoient  pas  à  fe  rendre.  Ceux. ci  ne  purent  te- 
nir contre  ces  féditieux.  On  éleva  donc  un  drapeau  fur  le 
haut  des  murs  de  la  forterefle  -,  &  Grey  jugeant  à  cette  vue* 
que  les  affiégés  demandoient  à  parlementer  ,  il  leur  envoya 
un  faufeonduit.  Auffitôt  un  Officier  fortit  de  la  place  ,  &:  fur 
ce  qu'on  lui  demanda  quel  étoit  leur  Chef  ôc  de  quelle  auto- 
rité ils  avoient  pris  les  armes  ,  il  s'appuya  du  nom  du  Pape  , 
&:  de  l'autorité  facrée  de  ce  père  commun  de  tous  les  Fidèles, 
feul  établi  de  Dieu  fur  la  terre  pour  ramener  dans  le  che- 
min de  la  vérité  par  fçs  inftructions  falutaires ,  ceux  qui  ont 
le  malheur  de  marcher  dans  la  voie  de  l'erreur,  &;  pour  ré- 
duire  par  la  force  &  par  les  armes  ,  les  rebelles  qui  refufent 
d'écouter  fa  voix.  Cette  réponfe  indigna  le  Viceroi  3  il  s'em- 
porta avec  excès  contre  le  Pape  qu'il  traita  de  tyran  impi- 
toyable de  la  Chrétienté  ,  qui  fe  fervoit  des  armes  dont  Dieu 
lui  a  voit  interdit  l'ufage,pour  envahir  le  bien  d'autrui.Enfuite 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.        301 

il  renvoya  cet  Officier  dans  fa  place  ,  après  avoir  rejette  r^r-^^^^ 
avec  hauteur  toutes  les  propositions  qu'il  lui  avoit  faites ,  6c  Henri 
lui  avoir  déclaré  qu'ils  ne  dévoient  attendre  de  lui  aucun       III. 
quartier  •  s'ils  ne  fe  rendoient  à  difcrétion.  Les  aïîiégés  n'a-     1  j8o. 
voient  encore  perdu  aucun  de  leurs  avantages ,  6c  ce  mau- 
vais fuccès  de  leur  négociation  auroit  dû  naturellement  les 
animer  à  faire  une  belle  défenfe.  Mais  après  la  lâche  réfo- 
lution  qu'ils  avoient  prife ,  ils  fe  trouvèrent  11  découragés , 
qu'il  fut  libre  à  Saint-Jofeph  de  conclure  tout  ce  qu'il  voulut 
avec  le  Général  Anglois. 

Il  fe  rendit  donc  auprès  de  lui  $  6c  comme  le  foin  de  fon 
honneur  lui  étoit  beaucoup  moins  cher  que  celui  de  fa  con- 
fervation ,  après  avoir  obtenu  la  vie  pour  lui  6c  pour  les  Offi- 
ciers de  fes  troupes ,  il  abandonna  à  la  difcrétion  du  vain- 
queur ces  mêmes  foldats ,  dont  il  avoit  voulu  fe  fervir  pour 
fe  mettre  lui-même  dans  la  néceffité  de  fe  rendre.  Grey  en 
choifit  vingt  qu'il  retint  prifonniers  ;  le  refte  ,  à  ce  que  rap- 
portent les  auteurs  Italiens ,  fut  paiïe  au  fil  de  l'épée  ,  à  l'ex- 
ception de  dix-fept  que  le  Viceroi  fit  pendre  pour  fervir  d'e- 
xemple aux  autres.  On  trouva  dans  la  place  les  magafins 
bien  remplis ,  avec  des  provifions  en  abondance  j  6c  quatre 
jours  après  on  découvrit  en  mer  quelques  vailîèaux  qu'on 
crut  être  montés  par  les  exilés  d'Ecofïe  ,  qui  venoient  au  fe- 
cours  des  afliégés  3  ce  qui  rendit  la  lâcheté  de  Saint-Jofeph 
&  de  ceux  qui  penfoient  comme  lui ,  encore  plus  inexcu- 
fable. 

Quoique  le  droit  de  la  guerre  autorifât  la  manière  dont  le 
Viceroi  en  avoit  ufé  avec  les  vaincus ,  cependant  Elifabeth 
fut  fâchée  d'apprendre  qu'il  les  eût  traités  avec  tant  de  ri- 
gueur ,  ou  plutôt  d'inhumanité.  Le  comte  de  Suflèx  qui 
étoit  fon  rival ,  6c  qui  ne  perdoit  pas  la  moindre  occafion  de 
le  décrier  ,  n'eut  garde  de  manquer  celle-ci  ^  6c  il  repréfenta 
à  la  Reine  ,  que  la  cruauté  du  Viceroi ,  non  feulement  avoit 
rendus  les  Anglois  odieux  à  tous  les  Princes  étrangers ,  mais 
qu'elle  fervoit  encore  de  prétexte  aux  fujets  de  S.  M.  pour  fè 
révolter  contr'elle.  Il  eft  vrai  qu'on  apprit  peu  de  tems  après 
que  les  O-Conores  cherchoient  à  foûlever  la  province  d'O- 
phal.  A  cette  nouvelle  Grey  marcha  de  ce  côté-là  ,  condam- 
na à  mort  Hugue  O-Moloy  qui  s'étoit  rendu  fameux  par  ks 

Pp  iij 


302  HISTOIRE 

brigandages  &fes  révoltes  réitérées,  &par  ce  coup  d'auto- 

Henri  rite  ayant  répandu  la  terreur  dans  tous  les  environs ,  il  réta- 
III.      blit  le  calme  dans  tout  le  pais  des  Magohiganores  ,  &  des  O- 
i  s  8  o.     earoles  ^  &  arrêta  par  le  fupplice  de  quelques  rebelles  les  fui- 
tes d'une  conjuration  qui  commençoit  à  devenir  formidable. 
En  effet  quelques  Seigneurs  des  premières  familles  du  Léni- 
fier ,  dont  la  plupart  étoient  Anglois  d'origine  j  foit  par  at- 
tachement pour  la  Religion  Catholique  dont  ils  étoient  fâ- 
chés de  voir  le  culte  aboli  -y  foit  par  haine  pour  les  Anglois , 
qui ,  comme  s'ils  n'eufîènt  été  qu'Irlandois ,  les  privoient , 
contre  l'intention  de  la  loi ,  de  toutes  les  charges  &;  de  tous 
\çs  gouvernemens  ,  avoient ,  difoit-on ,  réfolu  entr'eux  de 
maiTacrer  le  Viceroi  avec  toute  fa  maifon  ,  de  fe  rendre  maî- 
tres du  château  de  Dublin  où  étoient  toutes  les  munitions  de 
guerre  ,  &£  d'exterminer  les  Anglois.   Le  plus  célèbre  de  ces 
Conjurés  étoit  Jean  Nogent  baron  de  Filch  ,  qui ,  à  ce  que 
prétendent  les  Irlandois ,  fut  la  victime  des  calomnies  de  fes 
ennemis.  Turlogh-Leinigh  qu'on  aceufoit  d'avoir  foûlevé 
PUlfter  ,  fut  traité  avec  plus  de  douceur  j  car  on  lui  accorda 
le  pardon  du  paile  j  &  à  fon  exemple  ,  les  O-brins ,  les  O-mo. 
res ,  ôcles  Cavenaghes  qui  s'étoient  révoltés  dans  le  L  einfter, 
obtinrent  leur  grâce  en  donnant  des  otages  pour  afïiirance 
de  leur  fidélité. 
Troubles  en       L'EcoHé  donna  auffi  cette  année  quelques  inquiétudes. 
EcoiTe.  La  faction  Angloife  étoit  fort  affoiblie  dans  ce  Royaume  , 

depuis  que  le  nouveau  duc  de  Lenox  s'étoit  emparé  de  l'ef- 
prit  du  jeune  Roi.  Jacque  Stuart  de  la  famille  des  Ochiltres , 
capitaine  des  gardes  de  S.  M.  avoit  voulu  d'abord  s'oppofer 
aux  entreprifes  de  ce  favori.  Mais  le  Prince  qui  l'aimoit  aufîî 
avoit  accommodé  leurs  différends,  6c leur  avoit  ordonné  de 
vivre  bons  amis.  Ainfi  les  chefs  de  la  faction  contraire  qui 
les  appréhendoient  tous  deux ,  prefférent  Elifabeth  de  ne  pas 
fouffrir  davantage  leur  intelligence  ,  &  d'avertir  de  bonne 
heure  le  jeune  Prince  fon  parent ,  du  péril  auquel  fon  amitié 
pour  le  duc  de  Lenox  expofoit  fa  perfonne ,  la  Religion  ,  & 
fon  Etat. 

Ils  lui  firent  entendre  que  le  Duc  étoit  un  émiflàire  des 
Princes  de  la  maifon  de  Guife  :  Qu'il  n'étoit  paffé  en  Ecofle 
que  pour  ébranler  la  Religion  ,  mettre  la  Reine  mère  en 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.       303 

liberté  ,  entretenir  la  diviiîon  entre  les  deux  Couronnes,  op-  ; 

primer  ceux  des  Ecoffois  qui  étoient  attachés  'à  l'Angleterre,  Henri 
fomenter  la  difcorde  fur  la  frontière  ,  &  engager  le  Roi  à  le       II 1. 
marier  à  l'infçû  de  S.  M.  Britannique,  foit  en  France  ,  foit      1  580/ 
ailleurs  :  Qu'il  ne  tarderoit  pas  après  cela  à  donner  bien  des 
affaires  au  Royaume  ,  que  lorfqu'il  feroit  un  peu  plus  âgé , 
on  le  verroit  marchant  fur  les  traces  de  fa  mère  ,  prendre  , 
comme  elle  avoit  fait ,  le  titre  de  Roi  d'Angleterre  3  &;  que  fî 
cela  arrivoit  jamais ,  il  feroit  beaucoup  plus  à  craindre  que 
fa  mère  ne  l'avoit  été  ,  parce  qu'étant  regardé  comme  l'hé- 
ritier préfomptif  des  deux  Couronnes ,  il  lui  feroit  bien  plus 
facile  de  trouver  des  adhérans  j  outre  que  les  Ecoffois  s'é- 
toient  aguerris  dans  les  troubles  du  Royaume  &:  dans  ceux 
de  Flandre  j  en  forte  qu'il  n'y  avoit  point  d'emplois  dans  l'ar- 
mée qu'ils  ne  fufïent  en  état  de  remplir  :  Qu'on  difoit  que  ce 
Prince  avoit  mandé  Balfour  pour  faire  de  la  peine  au  comte 
de  Morton  ,  parce  que  Balfour  avoit  entre  les  mains  un  écrit 
figné  de  la  main  du  Comte ,  qui  fuffïfoit  feul  pour  le  convain- 
cre d'avoir  eu  part  au  meurtre  du  Roi  :  Que  c'étoit  là  le  vé- 
ritable motif  qui  lui  avoit  fait  donner  le  gouvernement  de 
Dombriton  ,  à  caufe  de  la  facilité  qu'il  avoit  par  là  de  faire 
entrer  des  troupes  étrangères  dans  le  Royaume  ,  ou  de  tranf. 
porter  le  Roi  en  France  :  Qu'il  étoit  continuellement  à  fes 
oreilles ,  à  le  prefler  de  rendre  à  fa  mère  un  trône  dont ,  par 
un  dangereux  exemple  ,  fes  fujets  l'avoient  dépouillée  au 
mépris  des  droits  qu'elle  y  avoit ,  l'affiliant  que  dès  le  mo- 
ment d'après  cette  Princeffe  l'y  feroit  remonter ,  en  abdi- 
quant légitimement  la  Couronne  :  Qu'après  cela  il  feroit 
fans  contredit  devenu  Roi  légitime  ,  ôc  qu'il  verroit  alors  les 
factions  s'éteindre  dans  le  Royaume  ,  &;  tous  fes  fujets  fe  réu- 
nir pour  le  reconnoître  :  Qu'ainfî  ils  croyoient  qu'il  feroit  à 
propos  de  ruiner  le  crédit  que  le  Duc  avoit  fur  l'efprit  du 
Prince  ,  6c  même  de   l'obliger  à  fortir  inceilàmment  du 
Royaume. 

Sur  ces  raifons  la  Reine  députa  fur  le  champ  en  Ecoffe  Ro- 
bert Bowes ,  tréforier  de  la  garnifon  de  Barwich  ,  avec  des 
inftru&ions  très-amples ,  &  un  ordre  exprès  d'aceufer  le  Duc 
de  Lenox.  Le  Roi  ayant  donné  audience  à  ce  Député  ,  il 
demanda  que  le  Duc  fortît,  parce  qu'il  avoit  à  parler  contre 


304  HISTOIRE 

lui  j  mais  il  fut  refufé  ,  &  on  lui  fie  entendre  qu'il  étoit  inoiii 
Henri  qu'on  chafTât  du  Confèil  aucun  de  ceux  qui  le  compofoient , 
III.       ians  lui  avoir  fait  fon  procès  auparavant.    On  difoit  mê- 
1580.     me  c^ans  cette  Cour  que  tout   cela  n'étoit   qu'un  artifice 
des  ennemis  de  ce  favori ,  &  que  le  Député  n'avoit  point  re- 
çu d'Eliiabeth  aucun  ordre  à  ce  fujet.  Dans  cette  idée  on 
demanda  qu'il  montrât  Ces  pouvoirs  5  mais  il  refufa  d'en 
donner  communication  à  d'autres  qu'au  Roi  même  ,  &  à  un 
de  (bs  Miniftres  ;  6c  comme  il  vit  qu'on  ne  l'écoutoit  point , 
il  prit  enfin  congé  de  ce  Prince  au  moment  qu'il  s'y  atten- 
doit  le  moins ,  après  avoir  fait  de  grandes  plaintes  de  ce  qu'il 
refufoit  d'écouter  les  avis  falutaires  de  la  Reine  ,  à  qui  il  étoit 
li  redevable. 

Ce  départ  brufque  étourdit  tous  ceux  qui  étoient  autour 
de  la  perfonne  du  Roi.  Sur  le  champ  ils  envoyèrent  en  An- 
gleterre Alexandre  de  Humes  ,  qu'ils  fçavoient  n'être  pas 
défagréable  à  la  Reine ,  avec  ordre  de  faire  des  exeufes  à 
cette  PrincefTe  de  ce  qui  s'étoit  parlé  ,  &  de  s'informer  d'elle 
quels  étoient  ces  malheurs  dont  on  étoit  menacé ,  &:  ces  con- 
feils  falutaires  dont  elle  fouhaitoit  de  faire  part  au  jeune  Mo- 
narque. Mais  au  lieu  de  lui  donner  audience  ,  Elifabeth  le 
renvoya  à  Cecill.  Ce  Miniftxe  après  lui  avoir  fait  une  répri- 
mande douce ,  lui  dit  :  Que  fî  la  Reine  avoit  refufé  de  le  voir, 
ce  n'étoit  pas  que  fa  perfonne  fût  ou  fufpe&e  ou  odieufe  à 
S.  M.  qu'au  contraire  on  ne  pouvoit  lui  envoyer  perfonne 
dont  elle  connût  mieux  le  zèle  pour  le  fervice  du  Prince  ,  &c 
l'avancement  de  la  Religion  ;  mais  que  cette  PrincefTe  étoit 
piquée  du  mépris  que  le  roi  d'Ecoflè  fembloit  avoir  fait  d'elle, 
dans  la  perfonne  de  fon  Député  ,  dont  il  avoit  ofé  révoquer 
en  doute  la  bonne  foi  :  Que  cependant  ce  Miniftre  n'avoit 
rien  fait  que  par  fon  ordre  3  6c  qu'elle  étoit  par  conféquent 
fort  furprife  qu'on  eût  demandé  à  voir  fes  inftructions  3  qu'elle 
n'enaceufoit  aurefle  que  les  mauvais  confeils  qu'on  donnoit 
depuis  peu  au  jeune  Prince  ,  qu'elle  croyoit  d'ailleurs  fort 
innocent  de  ce  qui  venoit  d'arriver  3  qu'elle  fouhaitoit  feu- 
lement que  dans  la  fuite  il  fe  montrât  plus  docile  aux  confeils 
fages  6c  falutaires  d'une  Princeflè  qui  avoit  pour  lui  toute  la 
tendrefîè  d'une  mère  j  6c  qu'il  ne  la  quittât  pas  pour  donner 
toute  fa  confiance  à  fon  parent ,  qui  étoit  fujet  de  la  France  , 

zele 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.        305 

zélé  défenfeur  du  parti  François ,  6c  marié  à  une  Françoife ,  _i____j 
qui ,  quoiqu'il  cachât  de  Ton  mieux  fa  Religion ,  étoit  cer-  Henri 
tainement  Catholique  ,  &  qui  jurement  ne  fouhaitoit  que       III. 
l'éloignement  de  la  maifon  d'Hamilton  ,  dans  l'efpérance  de     j  e  g  Qt 
tenir  lui-même  enfuite  le  fécond  rang  dans  l'Etat  après  la 
perfonne  du  Roi  :  Que  ce  Prince  devoir  être  perfuadé  que 
les  hommes  n'ont  point  de  paffion  plus  violente  que  l'ambi- 
tion.$  6c  qu'il  pouvoit  fe  fou  venir  des  troubles  encore  récens, 
que  les  François  avoient  excités  en  Ecofle ,  qui  auroient  eu 
des  fuites  plus  funeit.es ,  fi  la  Reine  ne  fe  fût  fervie  de  toute 
ià  prudence  &  de  toute  fon  autorité  pour  les  prévenir. 

Ce  Miniftre  qui  étoit  ennemi  déclaré  de  la  France  ,  ajouta 
exprès  ces  derniers  traits  pour  rendre  le  comte  de  Lenox 
fuipecl:  au  Confeil  d'EcoiTe  ,  6c  ranimer  en  même  tems ,  s'il 
étoit  poflible  ,  le  crédit  du  comte  de  Morton  ,  qui  fe  voyoit 
fans  autorité  ,  expofé  à  toutes  fortes  d'outrages.  Cela  n'em- 
pêcha cependant  pas  que  peu  de  tems  après  il  ne  fût  aceufé 
de  leze-Majefté  par  Jacque  Stuart  comte  d'Arran  -y  car  il 
prenoit  ces  titres  ,  depuis  qu'il  avoit  été  nommé  curateur  du 
vrai  comte  d'Arran ,  qui  étoit  devenu  imbecille.  Morton  fut 
arrêté  }  6c  fe  vit  obligé  de  fe  juftifier  dans  les  fers. 

Au  commencement  de  cette  année  mourut  dans  un  âge  Mort  <fo 
fort  avancé  Henri  comte  d'Arondel ,  6c  en  lui  finit  l'illuftre  comte  d'A.- 
maifon  des  Fitz-Alan  ,  qui  tirant  fon  origine  des  anciens  Au- 
bains  comtes  d'Arondel  6c  de  SuiTex  ,  avoit  depuis  le  régne 
d'Edouard  l.  été  pendant  l'efpace  de  trois  cens  ans  très-fio- 
riiîànte  en  Angleterre.  Henri  avoit  été  pendant  fa  vie  com- 
blé de  charges  6c  de  dignités ,  Confeiller  d'Etat  de  tous  les 
Rois  ,  fous  le  régne  defquels  il  vécut ,  gouverneur  de  Calais 
fous  Henri  VIII.  Général  de  l'armée  Angloife  à  l'expédition 
de  Boulogne  ,  6c  Grand-Chambellan  du  Royaume  j  il  fut 
choifî  pour  faire  la  charge  de  Grand-Maréchal  d'Angleterre, 
6c  de  Connétable  du  royaume ,  au  couronnement  d'Edouard 
IV.  6c  à  celui  de  la  reine  Marie  ,  qui  le  fit  préfldent  du  Con- 
feil ,  6c  Grand-Sénéchal  de  la  Cour.  Il  penfa  même  à  épou- 
fer  Elifàbeth ,  quoiqu'il  commençât  à  être  déjà  fur  l'âge  ^  6c 
dans  la  fuite  lorfqu'on  parla  du  mariage  de  la  reine  Marie 
avec  le  duc  de  Nortfolck,il  eut  la  facilité  d'y  donner  les  mains, 
comme  bien  d'autres.  Au  contraire  il  fut  toujours  fort  oppoic 
Tâme  FUI,  Qj\ 


3o6  HISTOIRE 

.-  au  mariage  du  duc  d'Anjou  avec  la  reine  Elifabeth  ,  à  caufe 

Henri  de  la  haine  qu'il  portoic  ordinairement  aux  François ,  aufîl 
III.       difoit-il  ordinairement  qu'il  avoit  appris  de  fon  père  qui  étoit 
3  S  80.     né  dans  le  comté  de  Suflex  voifln  de  la  France  ,  à  ne  pas  Te 
fier  aux  François.  Il  eut  trois  enfans  qu'il  enterra  tous  trois  j 
Henri ,  jeune  homme  d'un  excellent  naturel  qui  mourut  à 
Bruxelles  •  Jeanne  ,  qui  fut  mariée  à  Lomley  3  èc  Marie,  qui 
époufa  Thomas  Howart  duc  de  Nortfolck  :  elle  eut  de  ce 
mariage  Philippe  comte  d'Arondel ,  dont  j'aurai  occafion  de 
parler  dans  la  fuite. 
Tremble-        U  y  eut  au^  cette  année  un  grand  tremblement  de  terre 
mens-de terre,  dans  ce  Royaume,où  ces  accidens  font  cependant  allez  rares. 
Il  commença  le  fix  d'Avril  à  fîx  heures  du  foir  ,  en  deçà 
d'Yorck  ,  le  ciel  étant  fort  ferein.  On  en  fentit  auffi  un  au- 
delà  de  la  mer ,  en  Flandre  &  jufqu'à 'Cologne.  Il  fut  fl  vio- 
lent, qu'il  faifoit  fauter  les  pierres  des  édifices  ^  les  cloches 
fonnoient  d'elles-mêmes  dans  les  clochers  j  et  la  mer ,  qui 
auparavant  étoit  fort  tranquille ,  s'enfla  tout  d'un  coup  extra- 
ordinairement.  Il  recommença  la  nuit  fuivante  dans  la  pro- 
vince de  Kent ,  où  l'on  s'en  apperçut  encore  le  premier  de 
May. 

Les  Angloîs  qui  aiment  afTez  à  raifonner  fur  ces  fortes  de 
Phénomènes  ,  prétendoient  que  cette  agitation  des  vents 
dans    leurs  cavernes  foûterraines ,  étoit  un  pronoftic    des 
révolutions  qui  dévoient  arriver  dans  cette  Ifle.  On  y  voyoit 
déjà  arriver  en  foule ,  &  avec  plus  d'ardeur  que  jamais ,  du 
Séminaire  fondé  à  Rome  parle  Pape  Grégoire  XIII.  de  ce- 
lui de  Douai  en  Flandre  ,  &  de  celui  qu'on  avoit  établi  en 
France  dans  la  ville  de  Rheims,  des  prêtres,  qui  non  con- 
tens  d'exercer  en  fecret  leur  miniffcére  pour  la  confolation 
des  âmes,  fembloient  être  venus  pour  préparer  les  efprits  à 
la  révolte.  Ils  difputoient  déjà  publiquement  de  la  fuccefîîon 
à  la  Couronne ,  de  TobéïfTance  due  aux  Magiflrats  ^  Se  au 
lieu  que  ces  Séminaires  ne  doivent  fervir  qu'à  élever  de  jeu- 
nes gens  dans  la  piété  ,  à  en  juger  par  leur  conduite,  on  eût 
dit  au  contraire  que  ces  établiflemens  n'avoient  été  faits  que 
pour  préparer  l'exécution  de  l'horrible  décret  porté  par  Pie 
V.  contre  Elifabeth,  par  lequel  ce  Pape  la  privoit  de  fes  Etats5 
oc  par  conféquent  pour  entretenir  des  fédkieux  6c  des  aflafïlns. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXX.        307 

toujours  prêts  à  fouffler  le  feu  de  la  révolte  en  Angleterre,  s 


Se  à  porter  la  mort  dans  le  fein  de  cette  PrincefTe.  Henri 

Ce  qui  confirma  cette  opinion  ,  c'eft  qu'un  de  ces  prêtres  III. 
nommé  Nelfon  ,  ayant  été  arrêté  pour  avoir  tenu  quelques  1  ego. 
difcours  féditieux  avec  un  autre  particulier  appelle  Sher- 
woud ,  de  tous  deux  conduits  devant  les  Magiftrats ,  ils  fou-  lcs  c«hok-* 
tinrent  en  leur  préfence  avec  la  dernière  opiniâtreté  ,  que  la  ques. 
Reine  étoit  fchifmatique  &;  hérétique.  Après  cet  aveu  ils  fu- 
rent condamnés  à  mort.  Cependant  l'affaire  ayant  été  por- 
tée au  Confeil  d'Elifabeth  ,  cette  PrincefTe  donna  un  Edit  au 
mois  de  Juin  ,  par  lequel  elle  ordonnoit  à  tous  ceux  de  fes  fu- 
jets  qui  avoient  des  enfans ,  des  pupilles ,  des  parens ,  ou  au- 
tres ,  au-delà  de  la  mer ,  de  les  déclarer  aux  Magiftrats  dans 
dix  jours ,  à  compter  du  jour  de  la  publication  de  l'Edit ,  de 
les  rappeller  dans  le  terme  de  quatre  mois ,  ôcà  leur  retour 
de  fignifier  auffi  leur  arrivée  au  Magiftrat,  leur  enjoignant, 
au  cas  qu'ils  ne  voulufîent  pas  revenir  dans  le  Royaume ,  de  ne 
leur  envoyer  aucun  argent,  ni  par  eux-mêmes ,  ni  par  d'au- 
tres ,  &  défendant  à  toutes  perfonnes ,  quelles  qu'elles  fuiTent, 
de  loger  chez  elles ,  ni  contribuer  à  entretenir  les  prêtres  qui 
ibrtoient  de  ces  Séminaires ,  aufîî  bien  que  les  Jéfuites ,  à  peine 
contre  les  contrevenans  d'être  traités  comme  criminels  de 
leze-Majeflé. 

Telles  furent  les  mefures  que  cette  PrincefTe  jugea  à  propos  Autres  Ré- 
de  prendre  dans  les  circonftances,pour  le  maintien  de  la  tran-  g^mens. 
quillité  publique.  On  renouvellaaufïï  lesEdits  contre  le  luxe, 
qui  devenoit  plus  grand  de  jour  en  jour.  Enfin  comme  à  force 
de  bâtir ,  Londres  devenoit  d'une  étendue  fans  bornes  ,  parce 
qu'on  y  accouroit  de  toutes  les  provinces  du  Royaume  ,  le 
danger  où  l'on  étoit  de  voir  toutes  les  autres  villes  devenir  dé- 
fertes ,  joint  à  la  crainte  que  l'on  avoit  que  la  pefte ,  dont  cette 
Capitale  eft  fouvent  affligée  ,  ne  fût  par  là  plus  violente  &c 
plus  dangéreufe ,  à  caufe  de  la  grande  facilité  que  la  conta- 
gion auroit  à  fe  communiquer  ,  fit  publier  un  Edit  par  lequel 
il  étoit  défendu  de  bâtir  plus  près  des  portes  de  cette  ville , 
que  de  trois  milles  •  &  ordonné  que  chaque  maifon  ne  feroic 
habitée  que  par  une  feule  famille ,  à  peine  de  prifon  de  de  con- 
fîfcation  des  matériaux. 

Fin  du  Livre  foixante  &  dixième. 


3o8  HISTOIRE 

■CT^Ti)  S^Tï:  (JT""^  CCT"*?Ï  G^^Ti)  ŒTTï;  ŒTTï!  <ÂZ*,^&!J^K&G^"^&'^7mtt<3Zm*^t£7"*Zî.(ZZm*Zti 


HISTOIRE 

D  E 

JAC  QTJE    AUGUSTE 

DE   T  H  O  U 


LIVRE  SOIXANTE-ONZIEME, 

7Z  'Heureuse  expédition  des  Anglois  en  Irlande  fut 

NRI  I    f  pour  comble  de  profperité  fuivie  du  retour  fortuné  & 

'  glorieux  du  Chevalier  François  Drake  ,  qui  venoit  de  faire  le 

1580.  tour  du  monde  dans  une  navigation  de  trois  ans.  L'amour  de 

Voyage  du  ^a  gloire ,  ou  le  défir  de  faire  fortune  lui  ayant  infpiré  ce  def- 

chevaher  fein ,  il  partît  du  port  dePlymouth  le  13.  Décembre  1577. 

Drake.  avec  une  efcacjre  je  cinq  vaiiïèaux  montés  de  cent  foixante- 

quatre  hommes  de  débarquement.  Au  bout  de  dix-fept  jours 
il  fe  vit  à  la  rade  du  Cap  de  Cantinen  Barbarie.  Ayant  trouvé 
l'ancrage  fur  au  port  de  Pille  Magador ,  il  y  bâtit  un  fixiéme 
vaiflèaux  du  bois  qu'il  avoit  apporté  d'Angleterre,  &  fur  la 
fin  du  même  mois  il  remit  à  la  voile ,  &:  doubla  la  Cap  Blanc 
le  1 7.  Janvier.  Cinq  jours  après  il  rencontra  &  prit  un  de  ces 
vaiiîeaux  Portugais, qu'on  nomme  Caravelles,  qui  revenoît 
del'ifle  Verte  chargé  de  fel.  Ilaborda  dans  cette  ifle  le  28. 
de  Janvier,  ôc  il  y  trouva  du  raifin  mûr  6c  très-doux.  Cette 
circonftance  ,  qui  paroîtroit  un  prodige  fous  notre  ciel  ,  eft 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.      309 

©rdinaire  en  ces  climats  :  car  cette  ifle  étant  fituée  près  du  — 
Tropique  du  Cancer  6c  de  la  Ligne  équinoctiale,  elle  eft.  toû-  Henri 
jours  échauffée  parles  rayons  du  foleil.  Il  y  croît  un  arbre  qui      III. 
n'a  ni  branches ,  ni  feuilles ,  6c  qui  porte  à  la  cime  une  efpéce     1580. 
de  gerbe  de  la  grofleur  de  la  tête  d'un  homme  ;  le  bout  delà 
coque  de  ce  fruit  eft,  veiné  6c  rayé  :  6c  quand  on  a  percé  la 
coque  on  en  tire  un  noyau  doux  6c  blanc ,  qui  reflemble  allez 
à  nos  amandes  (  1  ).  Les  gens  du  païs  en  font  grand  cas,&  le  re- 
gardent comme  un  manger  délicieux.  Le  3  1.  Janvier  Drake 
ayant  fait  route  vers  l'ifle  Saint  Jacque ,  y  prit  un  fécond  vaif 
feau  Portugais  •   &  la  nuit  fùivante  il  s'approcha  d'une  ifle 
qu'on  nomme  communément  l'ifle  de  Feu,  6c  qui  reilèmble 
tout-à-fait  aux  iflesEoliennes  ou  de  Lipari ,  qui  font  dans  la 
mer  deSicile.Du  refte  elle  eft  fertile,&  habitée  par  des  Portu- 
gais. On  trouve  près  de-là  l'ifle  Brava,qui  eft  arrofée  de  quan- 
tité de  fources  6c  de  grands  fleuves ,  qui  fe  déchargent  dans 
l'Océan,  6c  qui  font  fî  profonds  vers  leurs  embouchures, 
qu'on  n'y  trouve  pas  de  fond  pour  lesVancres.  Drake  enfuite 
erra  lonç-tems  fur  la  mer  avec  un  vent  tantôt  favorable ,  6c 
tantôt  contraire.  Enfin  il  arriva  au  Brefîl  fitué  au  trente- 
troifiéme  degré  du  Pôle  Antardique  ,  &  il  commença  à  en 
appercevoir  les  côtes  le  cinq  d'Avril  ^  il  y  eiïiiya  plusieurs  tem- 
pêtes qui  difperférent  fa  ilote  ;  mais  il  la  rafTembla  heureufe- 
ment  au  Cap  de  Joie.  Cette  côte  eft  couverte  d'ifles ,  où  l'on 
trouve  en  abondance  des  Francolines  ,   des  Cerfs ,   &  des 
Loups  marins ,  ce  qui  fit  grand  plaifir  à  lbn  équipage. 

Le  20.  de  Juin  l'Efcadre  Angloife  étant  entrée  dans  le  port 
Saint  Julien  ,  apperçut  de  loin  comme  un  gibet ,  qui  lui  rap- 
pella  le  fouvenir  de  Magellan  -y  parce  que  c'étoit  le  lieu  où 
l'on  difoit  que  ce  célèbre  navigateur  avoit  fait  pendre  quel- 
ques rebelles  de  fa  fuite.  Cet  exemple  fit  fentirau  Chevalier 
Drake ,  qu'un  chef  ne  peut  réuffir  dans  une  expédition  telle 
que  la  fienne  ,  fans  une  vigoureufe  difeipline  ,  qui  tienne  tout 
le  monde  dansl'obéïiTance  :  6c  conformément  à  cette  maxi- 
me,il  fit  fur  le  champ  inftruire  le  procès  de  ThomasDoughtie 
gentilhomme  Anglois ,  qui  après  un  examen  fut  condamné  à 
mort  de  l'avis  de  tous  ceux  qui  commandoient  ibus  Ces  ordres. 
La  feule  grâce  qu'on  fit  au  criminel  fut  de  lui  permettre  de 

(0    On  croit  que ceft  le  Coco, 


3io  HISTOIRE 

'—  participer  aux  facremens ,  fuivant  la  manière  des  Atiglois , 
Henri  avant  que  d'être  conduit  au  ïùpplice. 

III.  Drake  entra  le  20.  d'Août  dans  le  détroit  de  Magellan. 

1  j  8  o.  Les  fînuofités  de  cette  côte  rendent  la  navigation  dangereufe , 
parce  que  les  vents  y  changent  de  jour  en  jour ,  en  forte  qu'on 
ne  peut  s'y  fervir  de  les  voiles.  La  terre  des  deux  côtés  de  ce 
détroit  eft  fi  élevée,  qu'elle  prefente  à  la  vue  comme  trois 
rangs  de  gros  nuages  entaflès  les  uns  fur  les  autres.  Une  partie 
de  ceux  qui  étoient  fur  la  flote  crurent  qu'il  n'y  avoit  de  l'au- 
tre côté  que  des  ides  j  ôc  il  y  en  eut  une  à  qui  Drake  donna  le 
nom  d'Elifabeth.  Elles  font  toutes  entourées  de  rochers  fi 
hauts ,  qu'on  les  prendroit  de  loin  pour  nos  Alpes  couvertes 
de  neiges  :  &leur  pofition  étoit  alors  marquée  fur  les  Cartes , 
de  manière  qu'il  ne  paroiilbit  pas  qu'il  y  eût  au-delà  aucune 
terre  Auftrale.  On  voyoît  feulement  quantité  de  feux  dans 
les  ides  d'alentour ,  qui  formoient  à  la  vue  comme  un  conti- 
nent j  ce  qui  fut  caufè  qu'on  donna  à  cet  amas  d'ides  le  nom 
de  terre  de  feu.  L'Efcadre  Angloife  ayant  été  long-tems  ba- 
tuë  fur  cette  côte  ,  6c  rejettée  vers  le  Midi ,  changea  enfin  de 
route ,  tk.  tourna  vers  le  Nord.  Et  le  3 .  d'Octobre  elle  rencon- 
tra trois  ides ,  dans  l'une  defquelles  on  obfèrva  que  le  foleil 
étoit  éloigné  de  huit  dégrés  au  moins  du  Tropique  du  Capri- 
corne, 6c  qu'il  n'y  avoit  que  deux  heures  de  nuit.  Drake  ayanc 
tourné  au  Nord ,  dans  l'efpérance  que  cette  route  le  condui- 
roit  heureufement  au  Pérou,  il  s'apperçut  bientôt  qu'il  s'éga- 
roit,  &ilreconnut  que  les  nouvelles  Cartes  géographiques, 
fur  lefquelles  il  fe  régloit  n'étoient  pas  fûres ,  6c  que  l'erreur 
étoit  au  moins  de  douze  dégrés.  Continuant  fa  navigation ,  il 
trouva  le  i 9.  de  Novembre  l'ide  de  Mocha ,  d'où  il  fit  voile 
au  Chili  :  &  en  y  abordant  il  prit  un  vaiffeau  Ef  pagnol  qui  étoit 
à  l'ancre  aflez  près  de  la  ville  de  Saint  Jacque.  Après  avoir 
pillé  cet  endroit,  il  remit  à  la  voile,  6c  lit  fouiller  le  vaifîeau 
qu'il  venoit  de  prendre ,  où  il  trouva  la  valeur  de  trente-fept 
mille  piftoles  en  lingots.  Il  parle  enfuite  à  la  vue  deTauropaza, 
aborde  à  Lima  le  1  3.  Février  1  579.  6c  pille  douze  vaifîèaux 
qui  étoient  dans  le  port.  Ayant  appris  qu'il  y  avoit  près  de  là 
un  brûlot  qui  s'étoitmisà  couvert  dans  le  havre  de  Païta,  il 
y  court  à  toutes  voiles  ,&:le  pourfuit  jufqu'à  Panama.  Sur  ia 
route  il  prit  un  autre  bâtiment  Efpagnol,  où  il  trouva  dix-huit 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.      311 

livres  d'or,  6c  un  Crucifix  d'or  enrichi  de  perles  6c  d'éme-  ■ 

raudes  d'un  grand  prix.  Enfin  il  atteignit  le  brûlot  auprès  du  Henri 
Cap  Saint  François  à  cent  cinquante  lieues  de  Panama.  Il  y  III. 
trouva  beaucoup  de  pierres  prétieufes ,  beaucoup  de  grofles  1580. 
perles ,  fur-tout  treize  caiTett.es  d'argent  mis  en  œuvre,  6c 
quatre-vingts  livres  d'or  très-pur.Cette  riche  dépouille  donna 
occafion  à  un  bon  mot  d'un  valet  Efpagnol ,  qui  dit  en  fe  tour- 
nant vers  Drake  :  »  Notre  vaifleau  ne  va  plus  s'appellerym? 
»fîu,  mais  jette  argent ;  car  il  vous  en  crache  abondamment,  ce 
L'anglois  continuant  fa  courfe  à  l'Oueft ,  fît  rencontre  d'un 
vaifleau  chargé  de  linge  ,  d'étofres  defoye  ,  6c  de  porcelaines 
de  la  Chine,  dont  il  prit  ce  qu'il  voulut.  Etant  enfuite  allé 
defeendreà  Guatulca  ,  6c  y  ayant  trouvé  le  juge  qui  rendoit 
lajuftice  dans  la  place  publique,  il  l'emmena  avec  quelques 
autres ,  6c  fît  fortir  tous  les  habitans  de  ce  bourg ,  jufqu'à  ce 
qu'il  eût  fourni  fa  flote  d'eau  douce.  De-là  faifant  route  vers 
l'ide  de  Cockles ,  il  prit  un  vaifleau  qui  alloit  aux  Philippines. 
Il  fallut  longer  au  retour  •  6c  faifant  réflexion  qu'il  n'y  auroit 
pas  de  fureté  pour  lui  à  reparler  par  le  détroit  de  Magellan  , 
après  avoir  fait  tant  de  mal  aux  Efpagnols ,  il  refolut  de  ga- 
gner les  Moluques ,  6c  de  doubler  le  Cap  de  bonne  Efpérance 
pour  revenir  en  Angleterre  par  la  route  que  tiennent  d'ordi- 
naire les  Portugais.  Mais  le  calme  l'obligea  de  faire  route  au 
Nord ,  6c  il  fit  fix  cens  lieues  depuis  le  16.  d'Avril  jufqu'au 
3 .  de  Juin  pour  chercher  un  vent  propre  à  fon  deflein.  Deux 
jours  après  il  fe  trouva  au  42e  degré  de  latitude  Septentrio- 
nale, oùilfentitun  froid  fi  cuifant,  qu'il  fut  obligé  de  relâ- 
cher. Et  après  s'être  remis  en  mer,  il  s'avança  jufqu'au  2  8e 
degré  ,  6c  jetta  l'ancre  dans  un  lieu  très-agréable.  Les  habi- 
tans du  païs  lui  firent  un  accueil  favorable  :  6c  le  Roi  vêtu  de 
peaux  de  lapin  vint  lui-même  en  grande  pompe  trouver 
Drake.  Le  Prince  avoit  pouf  cortège  un  Officier  qui  portoit 
fon  feeptre ,  une  grande  troupe  de  gardes  tous  nuds,  6c  qui 
avoient  le  vifage  peint  de  diverfes  couleurs.  Ils  étoient  fuivis 
d'une  foule  de  femmes  vêtues  de  longues  robes  faites  de  jonc 
cardé  6c  travaillé  à  peu  près  comme  notre  chanvre,  avec  un 
manteau  de  peau  de  cerf  qui  n'étoit  point  préparée ,  6c  qu'el- 
les rejettoientfur  leurs  épaules.  A  la  vûë  des  Anglois les  unes 
fe  mirent  à  danfer  au  fon  des  tambours  avec  mille  poftures 


3ii  HISTOIRE 

'-'  ridicules ,  pendant  que  les  autres  faifoient  des*  Contor/ïons 

Henri  avec  la  bouche ,  fe  déchiroient  les  joiies ,  6c  fe  lamentoient. 

III.       On  prétend  même  qu'elles  eurent  recours  à  des  enchante- 

i  ï  8  ©.     niens ,  chofe  ordinaire  en  ce  païs ,  où  le  démon  exerce  fon 

empire. 

Drake  avoit  drelTé  un  pavillon  au  pied  des  montagnes ,  £c 
y  avoit  rangé  fon  monde  comme  en  ordre  de  bataille.  Le  Roi 
s'étant  approché  avec  Ton  cortège  pour  le  faluer ,  l'Anglois  le 
fit  aileoir  auprès  de  lui  fur  une  efpéce  de  trône.  Après  leur 
entretien ,  &  la  danfe  finie ,  les  barbares  en  foule  s'approcher 
rent  de  Drake  ,  lui  mirent  une  couronne  fur  la  tête,  &  lui 
rendirent  leurs  refpects  comme  s'il  eût  été  leur  Roi.  Le  Gé- 
néral Anglois  nomma  cette  ifle  la  nouvelle  Albion ,  à  caufe  de 
la  blancheur  de  Ces  côtes ,  6c  il  le  fit  d'autant  plus  volontiers , 
que  l'Angleterre  fut  autrefois  ainfl  nommée  pour  la  même 
raifon.  Pour  conferver  la  mémoire  de  fon  arrivée  à  cette 
côte ,  il  éleva  un  monument  d'argent  maflif,  fur  lequel  il  grava 
le  nom  de  la  reine  d'Angleterre,  le  jour  de  fon  arrivée,  la 
foûmiffion  volontaire  des  habitans ,  6c  la  royauté  qu'on  lui 
avoit  déférée.  Vousnefçauriez  prefque  toucher  en  ce  païs-là 
une  motte  de  terre  qui  ne  fe  trouve  mêlée  d'or  ou  d'argent. 
Il  leva  l'ancre  le  i  3 .  d'Octobre ,  6c  fit  voile  vers  une  ifle  qui 
eflau  8  e  degré  de  latitude  Septentrionale.  Les  habitans  du 
continent  oppofé  vinrent  encore  l'y  trouver  avec  leurs  canots. 
Ils  parurent  fort  extraordinaires  à  nos  Européens  :  car  outre 
qu'ils  font  nuds ,  ils  tortillent  en  rond  le  bas  de  leurs  oreilles  3 
y  attachent  diverfes  pendeloques ,  &  font  croître  les  chairs 
de  cette  partie  le  long  des  joués.  Ils  ont  les  ongles  de  la  lon- 
gueur d'un  pouce ,  ce  qu'ils  trouvent  d'une  grande  beauté.  Un 
autre  agrément  chez-eux ,  c'efl  d'avoir  les  dents  plus  noires 
que  la  poix,  6c  ils  ont  des  compofitions  d'herbes  qu'ils  em- 
ployent  pour  en  venir  à  bout. 

Drake  ayant  paile  à  la  vue  des  ifles  de  Taguîada,de  Zelon,1 
ôc  deZewara  ,  qui  appartiennent  aux  Portugais ,  arriva  aux 
Moluquesie  1  8.  d'Octobre.  Un  Lieutenant  du  roi  de  Ter- 
nate  vint  à  fa  rencontre  pour  l'engager  à  defeendre  dans  cette 
ifle.  Ce  puiffant  Prince  ,  qui  a  dix-fèpt  ifles  fous  fa  domina- 
tion, vint  accompagné  de  fon  fénat,  6c  richement  paré,  voir  le 
Général  de  la  flote  Angloife ,  6c  il  prit  beaucoup  de  plaifir  à 

entendre 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.     313 

entendre  les  Muficiens  qu'il  avoic  fur  fcs  vaifTeaux.  Les  An-  ■» 

glois  ayant  fait  provifîon  de  vivres  en  cet  endroit ,  firent  voile  Henri 
vers  le  Midi ,  côtoyèrent  Celebes ,  &  allèrent  mouiller  à  une  III. 
autre  ifle  pleine  d'arbres  très-hauts  &  très-gros ,  dont  la  tête  1  c  8  g. 
n'a  aucune  branche.  Cette  ifle  eft  remplie  de  vers  luifansqui 
voltigent  toute  la  nuit ,  &  qui  fans  être  plus  gros  que  des  mou- 
ches ,  répandent  une  lumière  fi  brillante  qu'on  les  prendroit 
pour  autant  de  chandelles  allumées.  Il  y  a  auffi  quantité  de 
chauve-fburisde  lagroffeur  de  nos  poules ,  6t  desécrevifîes  fî 
grofîes ,  qu'une  feule  peut  rafTafierla  faim  du  plus  grand  man- 
geur. Drake  continuant  fa  route  vers  les  Moluques,  fut  fur- 
pris  le  9.  de  Janvier  d'une  effroyable  tempête,  qui  le  jetta 
fur  des  bancs  de  fable,&;  le  mit  à  deux  doigts  de  fa  perte.  L'A- 
miral donna  contre  un  rocher,  &;  pour  le  remettre  à  flot  on  fut 
obligé  de  jetter  à  la  mer  quantité  de  marchandifes ,  &  huit 
pièces  de  canon.  Enfin  le  8.  de  Février  la  flote  arrivai  l'ifle 
de  Barateve ,  où  l'on  trouve  de  l'or ,  de  l'argent ,  du  cuivre , 
du  fouphre,  des  noix  mufcades ,  du  gingenvre,  &  du  poi- 
vre long  en  quantité.  Drake  en  emporta  le  plus  qu'il  put, 
&;  fut  fort  content  de  l'accueil  de  ces  Infulaires,  qui  excel- 
lent dans  l'art  de  féparer  les  métaux ,  &  de  les  mettre  en 
œuvre. 

Il  alla  enfuite  aborder  à  la  grande  Java.  Cette  ifle  eft  envi- 
ronnée de  plufieurs  autres ,  qui  font  gouvernées  par  cinq  Rois 
fort  unisenfemble.  Les  armes  ordinaires  du  païs  fontl'épée, 
le  poignard ,  &.  le  bouclier  •  &  le  travail  en  eft  trèslbeau.  Les 
maux  vénériens  y  font  communs ,  &:  voici  le  remède  qu'on  y 
apporte.  Les  malades  demeurent  expofés  à  l'ardeur  du  foleil 
depuis  dix  heures  du  matin  jufqu'à  deux  heures  après  midi, 
afin  de  deffécher  cette  humeur  corrompue  ,  &  de  l'épuifer. 
De  l'ifle  de  Java  la  flote  arriva  heureufement  au  cap  de  bonne 
Efpérance  ,  qu'elle  doubla  non  feulement  fans  danger  ,  mais 
même  fans  peine  ,  malgré  tout  ce  qu'en  difent  les  Portugais , 
qui  affectent  d'éxaggerer  les  périls  de  ce  pafîage,  ou  pour  eau- 
fer  de  l'admiration  ,  ou  pour  détourner  les  autres  nations  d'y 
aller  :  en  un  mot  c'eft  l'endroit  de  tout  fon  voyage  où  Drake 
eut  le  vent  le  plus  favorable.  Il  relâcha  au  cap  des  Aiguilles 
pour  faire  de  l'eau ,  &  dès  qu'il  en  eut  fa  provifîon  ,  il  mit  à 
la  voile  le  1  8.  de  Juin.  Le  2  2.  de  Juillet  il  aborda  à  une  ifle 

Tome  FUI.  Rr 


3i4  HISTOIRE 

■■  qui  eft  vis-à-vis  d'un  Cap  d'Afrique  ,  fameux  autrefois  par  le 

Henri  voyage  d'Hannon  ,  (  i  )  fi  l'on  en  croit  les  Portugais ,  &;  qu'on 
III.  appelle  aujourd'hui  Serra- Lione. 
1580.  Enfin  Drake  après  trois  années  de  navigation  arriva  le  3. 
de  Novembre  en  Angleterre ,  où  il  reçut  mille  éloges  flateurs 
de  la  reine  Elifabeth ,  qui  le  fît  Chevalier.  Et  pour  conferver 
un  monument  de  cette  expédition  ,  cette  Princellè  confacra 
avec  des  cérémonies  extraordinaires  le  vailîeau  Amiral  de  fa 
flote  ,  &  le  mit  dans  fon  Arfenal.  Au  milieu  de  tant  d'hon- 
neurs ,  &  des  acclamations  du  plus  grand  nombre  des  cour- 
tifans,  Drake  eut  un  déplaifir  fenfible  de  ce  que  quelques  Sei- 
gneurs des  premiers  de  la  Cour  refuférent  l'or  &  les  autres 
prefens  qu'il  leur  offrit ,  fous  prétexte  que  c'étoit  le  fruit  de 
îès  pirateries.  Mais  en  recompenfe  la  plupart  trouvoient  fon 
entreprife  digne  de  louanges  &:  d'admiration ,  &c  préten- 
doient  que  cette  expédicion  étoitauffi  glorieufe  à  la  nation  , 
que  s'il  eût  étendu  les  limites  de  l'empire. 

Bernardin  de  Mendoze  ambafïàdeur  de  Philippe  II.  en 
Angleterre ,  Miniftre  aufli  confidéré  de  fon  Maître  par  la 
gloire  qu'il  s'étoit  acqnife  dans  les  guerres  de  Flandre,  que 
par  le  grand  talent  qu'il  lui  connoinoit  pour  troubler  toutes 
les  Cours  où  il  l'envoyoit,  parla  avec  beaucoup  de  hauteur 
fur  ce  voyage ,  &  redemanda  avec  une  extrême  vivacité  tout 
ce  que  ce  Corfaire  avoit  enlevé  aux  Efpagnols.  C'étoit  un 
prétexte  ,  ou  du  moins  une  excufe  qu'il  préparoit  aux  con- 
jurations fecretes  qu'il  commençoit  à  tramer  contre  la  Reine. 
Sa  plainte  rouloit  iur  ce  que  les  Anglois  avoient  ofénaviger 
fur  l'Océan  Indien  &  ufurper  un  droit  refervé  aux  Efpa- 
gnols. On  répondit  à  Mendoze  que  les  Efpagnols  s'étoient 
attirés  ces  traitemens  par  leur  perfidie  &  leur  inhumanité  en- 
vers les  Anglois ,  qu'ils  vouloient  exclure  du  commerce  con- 
tre le  droit  des  gens  :  Que  fî  cependant  on  avoit  de  bonnes 
preuves  pour  convaincre  Drake  d'avoir  violé  les  loix  de  la 
Juflice ,  il  étoit  prêt  à  rendre  compte  de  fa  conduite  félon  les 
régies  ordinaires  :  Qu'on  avoit  mis  en  fequeflre  le  butin  trou- 
vé fur  la  flote -j  pour  être  en  état  de  donner  fatisfa&ion  à 


(1)  Voflîus  prétend  q-uecet  Hannon 
eft  celui  qui  commanda  l'armée  des  Car- 
thaginois en  Sicile  contre  Agathocîe  :  il 
entreprit  de  faire  le  tour  de  l'Afrique , 


;&  il  écrivit  la  relation  de  fon  voyage  en 
Carthaginois  :  mais  fon  livre  étoit  rem- 
pli de  fables. 


t  r 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.       315 

l'Efpagne,en  cas  qu'on  la  lui  dût  ;  mais  que  les  fommes  que  » 

Drake  avoit  apportées  n'approchoienc  pas  de  celles  que  la  Henui 
Reine  avoic  été  obligée  de  dépenfer  pour  éteindre  le  feu  de  III. 
la  guerre  inteftine  que  les  Efpagnols  avoient allumée  contre  1580. 
la  roi  publique  en  Angleterre  &  en  Irlande  :  Qu'au  refte  la 
Reine  ne  concevoit  pas  pourquoi  les  fujets  &  ceux  des  autres 
Princes  n'auroient  pas  la  liberté  de  commercer  aux  Indes , 
&  qu'elle  ne  pouvoit  fë  perfuader  que  le  Pape  eût  pu  donner 
ce  droit  exclufïf  à  l'Efpagne.  On  demandent  par  quelle  au- 
torité le  faint  Père  avoit  été  établi  Juge  entre  les  Anglois  ôc 
les  Efpagnols  ?  Pourquoi  n'avoit-on  pas  appelle  les  autres 
Princes  pour  avoir  leur  confentement  ?  Quant  à  moi ,  ajoû- 
toit  Elifabeth ,  je  ne  reconnois  dans  le  Pape  aucune  autorité , 
ni  prérogative  ,  quand  il  s'agit  d'intérêts  temporels  :  &  fon 
jugement  ne  peut  obliger  des  Souverains  qui  ne  lui  rendent 
&  qui  ne  lui  doivent  aucune  obéïfTance.  Mais  pourquoi  a-t'il 
donné  ces  vaftes  pais  aux  Efpagnols ,  comme  lî  c'étoit  des 
fiefs  qui  lui  appartinrent  ?  Eft-ce  parce  qu'ils  y  ont  abor- 
dé les  premiers  ^  qu'ils  y  ont  bâti  des  cabanes  j  qu'ils  ont 
donné  à  quelque  rivière ,  à  quelque  cap  le  nom  de  leur  Com- 
mandant ,  ou  du  jour  de  leur  arrivée  ?  Cette  donation  d'un 
bien  qui  n'appartient  pas  à  celui  qui  le  donne ,  étant  tout-à- 
fait  frivole ,  ck  ne  pouvant  conférer  au  fond  qu'une  propriété 
imaginaire  ,  ne  doit  pas  empêcher  les  autres  Princes  de  com- 
mercer dans  ces  pais  éloignés ,  d'y  envoyer  des  colonies ,  de 
faire  des  établiflèmens  par-tout  où  les  Efpagnols  n'en  ont  pas 
encore,  fans  qu'on  puifle  les  aceufer  de  violer  le  droit  des  gens. 
L'ufage  de  la  mer  aufîi-bien  que  celui  de  l'air  étant  commun 
à  tous  les  hommes ,  ils  ont  tous  la  liberté  de  naviger  fur  ce 
vafte  Océan  :  en  un  mot ,  quand  il  s'agit  de  nouvelles  dé- 
couvertes ,  la  porTeflion  feule  forme  le  droit  &  fixe  les  bornes. 
Malgré  la  folidité  de  ces  raifons ,  Elifabeth  qui  ne  vouloir 
point  de  guerre  avec  les  Efpagnols ,  crut  devoir  diflîmuler  : 
&  quelque  tems  après  on  mit  la  plus  grande  partie  du  butin 
que  Drake  avoit  apporté  ,  entre  les  mains  d'un  certain  Efpa- 
gnol  nommé  Sebura  ,  qui  fans  avoir  aucun  pouvoir  des  Mar- 
chands ,  follicitoit  cette  reititution ,  comme  s'il  avoit  été  leur 
Procureur.  Mais  tout  cet  argent  au  lieu  d'être  rendu  à  ceux 
à  qui  il  avoit  été  pris ,  fut  diftribué  à  la  Reine  d'EcofTe ,  &  aux 

Rr  ij 


3i6  HISTOIRE 

■  .  '  rebelles  Anglois  réfugiés  en  Flandre ,  comme  Elifabeth.  le 

Henri  reconnut  depuis ,  mais  trop  tard. 
III.  Pendant  ce  tems-là ,  on  délibéroit  dans  les  Païs-bas  fur  la 

1580.     proportion  qu'on  avoit  faite  d'appeller  le  duc  d'Anjou  &  de  le 
,     reconnoître  pour  leur  Prince.  Car  les  affaires  des  Etats  paroif- 

A fraires  des    r  •  •  -  »  1  i»    *r  •   ' 

Pais  bas.  ioient  entièrement  ruinées }  leurs  diviiions  qui  etoient  entre- 
tenues par  la  témérité  des  Gantois  &  la  nonchalance  des 
Grands  &  desprovincesWallones  leur  ôtoient  toute  reffource 
dans  leurs  propres  forces.  Si  toutes  les  provinces  avoient  été 
unies  ,  elles  auroient  pu  fe  flater  de  faire  leur  paix  avec  leur 
Souverain  à  des  conditions  raifonnables  :  au  lieu  que  dans 
l'état  prefent  de  leurs  affaires ,  il  falloir  nécefïàirement  que 
l'un  des  deux  partis  fût  réduit ,  non  pas  à  implorer  le  fecours 
d'un  Prince  étranger  comme  autrefois ,  mais  à  fe  foûmet- 
tre  abfolument  à  fa  domination. 

Le  prince  d'Orange  étant  encore  à  Gand  au  mois  de  Sep- 
tembre précédent ,  avoit  été  confulté  par  les  Etats  fur  les 
moyens  de  rétablir  la  paix ,  fur  les  fubfides ,  fur  le  traité  à 
faire  avec  le  duc  d'Anjou,  &  fur  le  gouvernement  général 
des  Provinces  3  àc  voici  la  réponfe  qu'il  donna  par  écrit. 
Pour  fe  juftifier  d'abord  fur  le  reproche  odieux  qu'on  lui  fai- 
foit  d'avoir  empêché  qu'on  n'acceptât  les  conditions  de  paix 
offertes  par  les  Efpagnols ,  il  dit  :  Qu'il  n'avoit  pu  confentir 
à  une  paix  qui  ôtoit  aux  Proteftans  l'exercice  libre  de  leur 
Religion ,  en  même  tems  qu'elle  portoit  un  grand  préju- 
dice aux  privilèges  du  païs.  »  Perfonne,ajoûtoit-il,  ne  doit 
53  fouhaiter  la  paix  plus  que  moi.  On  fçait  allez  les  malheurs 
35  ôc  les  pertes  que  la  guerre  m'a  cauiés.  Perfonne  n'ignore 
)3  que  tous  mes  biens  font  au  pouvoir  de  mes  ennemis ,  fans 
»  qu'on  m'ait  donné  aucun  dédommagement  ^  que  j'ai  perdu 
«  plufieurs  de  mes  frères ,  dont  le  regret  augmente  de  jour 
55  en  jour  ^  qu'un  fils  tendrement  aimé  que  je  brûle  d'envie 
55  de  revoir ,  de  dont  la  féparation  m'accable  de  chagrin  ,  en: 
s?  détenu  prifonnier  en  Efpagne  contre  toutes  les  loix ,  &c  qu'il 
»5  ne  fera  rendu  qu'à  la  paix.  Mais  je  puis  dire  que  mon  zélé 
55  pour  la  Religion  &  pour  la  liberté  de  la  patrie,  Ta  em- 
55  porté  fur  toutes  ces  confédérations.  Si  ces  deux  articles 
55  étoient  à  couvert ,  peut-on  douter  que  l'amour  du  repos 
»  fl  naturel  à  mon  âge  déjà  fur  le  déclin ,  àc  l'horreur  d'une 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.       317 

05  guerre  qui  m'a  été  fi  funefte  ,  ne  me  fifTent  accepter  avec  » 

»  joye  une  paix  qui  fe  feroit  à  des  conditions  raifonnables  ?  A  Henri 
»  l'égard  des  fubfides ,  c'eft  une  affaire  qui  regarde  les  Dé-       III. 
55  pûtes  afTemblés  à  Utrecht.  Quant  au  duc'd'Ajou  ,  s'il  n'y  a      1580. 
55  point  d'efpérance  d'obtenir  une  paix  folide  écfûre  ,  ôc  s'il 
55  faut  implorer  le  fècours  d'un  Prince  étranger,  je  n'en  vois 
55  point  en  Europe  qu'on  doive  lui  préférer ,  (oit  qu'on  regar- 
55  de  fa  puiiîance  8c  fon  voifinage ,  loit  qu'on  jette  les  yeux  fur 
55  fes  qualités  perfonnelles  ôc  lur  la  circonftance  des  tems. 
55  D'ailleurs  ce  Prince  eft  très-bien  avec  la  Reine  d'Angle- 
55  terre,  qui  ne  cefle  de  le  recommander  ôepar  fes  lettres  &c 
55  par  fes  Ambafïàdeurs. 

Sur  le  gouvernement  des  Provinces ,  il  dit  :  Qu'avant  tou- 
tes choies  il  falloit  remédier  à  un  mal  pernicieux,  qui  étoit 
la  défobéïiîance  -,  que  le  défaut  de  difeipline  ôc  de  iubordina- 
tion  a  été  caufe  que  des  armées  très-floriiîàntes  le  font  diffi- 
pées  fans  rien  faire ,  ou  qu'elles  ont  plus  fervi  à  ruiner  le  païs 
qu'à  le  défendre  contre  fes  ennemis ,  parce  que  les  lommes 
deitinées  pour  payer  les  troupes ,  avoient  été  employées  à 
d'autres  uiages,  ou  retenues  frauduieufement  par  ceux  qui 
les  avoient  entre  les  mains  :  Qu'il  fçavoit  bien  que  fes  enne- 
mis, ôc  d'autres  même  qui  ignoroient  le  véritable  état  des 
choies  ,  étoient  allez  injuffces  pourrejetter  fur  lui  la  caufe  de 
ces  malheurs  j  mais  que  quelque  feniible  que  lui  fût  un  re- 
proche fî  outrageant ,  l'amour  qu'il  avoit  pour  fa  patrie  le 
lui  avoit  toujours  fait  dilîimuler:  Qu'aujourd'hui,  qu'on  lui 
offroit  la  charge  de  Lieutenant  général  de  tous  les  Païs -bas  , 
le  ibuvenir  de  tout  ce  qui  luiétoit  arrivé  jufqu'alorslui  don- 
noit  de  grandes  inquiétudes ,  &  qu'il  aimeroit  bien  mieux 
qu'ils  vouluiTent  peniér  à  quelqu'autre  qui  fût  capable  de 
bien  remplir  une  place  ii  importante  ,  &  qu'il  les  aideroit  de 
tout  fon  pouvoir  à  faire  un  bon  choix  :  Que  ii  l'on  vouloit  ab- 
solument qu'il  1  acceptât  ,  ils  pouvoient  s'aiîiirer  qu'il  n'ou- 
blieroit  rien  pour  foûtenir  la  caufe  de  la  Religion  de  de  la 
liberté  publique  :  Mais  qu'il  fe  croyoit  obligé  de  commencer 
par  les  avertir  que  le  refus  que  quelques  villes  avoient  fait  de 
recevoir  garnifan,  leur  avoit  attiré  de  grands  maux,  que 
Malines ,  Aloft  &  Ath  en  étoient  des  exemples  récens.  •»  On 
55  en  reçoit  en  quelques  endroits,  ajoûtoit-il,  mais  de  fi  foibles, 

Rr  iij 


580. 


3  i  8  HISTOIRE 

œ^5=  »  que  quand  l'ennemi  fait  des  courfes  jufqu'aux  portes  de  la 
Henri  »  ville  ,  &  qu  il  ravage  le  plac  païs ,  au  lieu  de  le  repoufTer  on 
III.  »  fe  tient  renfermé  dans  les  murailles,  &  l'on  perd  dans  une  lâ- 
w  che  oifiveté  l'habitude  de  fe fervir  de  Tes  armes.  Les  moindres 
»j  bicoques  fe  donnent  la  licence  de  ïuivre  des  exemples  fi  fu- 
»  nefbes,  d'où  il  arrive  que  les  gens  de  la  campagne  font  expo- 
»  Ces  tous  les  jours  au  pillage ,  fans  que  tant  de  troupes  entre- 
»  tenues  à  grands  frais  ,  leur  foient  d'aucun  fecours.  Il  faut 
»  donc  mettre  fur  la  frontière  des  garnifons  capables  d'empê- 
»  cher  les  ravages,  &:  d'afïurer  la  paix  &  la  tranquillité  de  tout 
>j  le  païsj  il  faut  payer  régulièrement  les  troupes,afin  de  main- 
>j  tenir  la  difeipline ,  èc  de  les  contenir  dans  le  devoir.  Il 
»  faut  me  donner  un  pouvoir  abfolu  de  régler  ce  qu'il  y 
»3  aura  à  faire  fur  la  frontière ,  de  mettre  des  garnifons  dans 
53  les  places ,  &  de  les  en  retirer  quand  je  le  jugerai  à  propos, 
îj  Je  crois  de  plus ,  que  pour  éviter  les  longueurs  toujours  nui- 
33  libies  dans  les  affaires  qui  demandent  une  prompte  expé- 
33  dition ,  il  eft  néceflaire  que  les  Etats  établirent  un  Confeil 
33  pour  décider  à  la  pluralité  des  voix  toutes  les  affaires  qui 
33  furviennent  d'un  jour  à  l'autre,  excepté  celles  dont  les  Pro- 
33  vinces  fe  feroient  réfervées  la  connoiilance.  Je  demande 
33  enfin  que  pour  ne  plus  tomber  dans  la  difette  d'argent  qui 
3>  a  fait  deferter  les  troupes  auxiliaires ,  &c  qui  a  rendu  inutL 
33  les  celles  du  païs,  on  fafîè  payer  à  la  rigueur  les  contribu- 
33  tions  qui  auroient  été  ordonnées  par  le  confentement  una- 
33  nime  des  Etats ,  &:  qu'il  foit  permis  de  pourfuivre  fuivant 
33  les  loix  ceux  qui  refuferoient  de  payer  leur  taxe ,  ou  qui  ne 
33  la  payeroient  pas  afTez  promptement.  «  Le  prince  d'Orange 
envoya  ces  articles  pour  être  mis  fur  le  bureau  des  Etats ,  qui 
alloient  fe  tenir  à  Anvers  3  mais  on  ne  prit  aucune  réfolution 
fur  tous  ces  chefs. 

Dans  cette  confufîon  générale ,  chacun  droit  à  foi  l'autori- 
té -,  en  forte  que  les  armées  fe  trouvoient  fans  chefs  de  les 
Confeils  fans  pouvoir.  Pour  y  remédier  le  Prince  fit  le  9.  de 
Janvier  de  nouvelles  infbances  auprès  des  Députés  des  Etats 
pour  l'éredion  d'un  Confeil  :  &  il  fit  voir  que  fî  on  n'établif- 
foit  promptement  une  autorité  capable  démettre  ordre  aux 
affaires ,  les  malheurs  paffés  alloient  être  fuivis  d'autres  en- 
core plus  grands  :  Que  la  perte  du  Tournefis ,  de  la  Flandre 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.       319 

Occidentale ,  de  de  Maftricht ,  n'étoienc  que  le  prélude  des 
maux  donc  ils  étaient  menacés  :  Qu'il  falloit  pour  les  preve-  Henri 
nir  ,  avoir  une  puiiîante  armée  fur  pied  ,  fans  toucher  aux       III. 
garnifons  dont  on  ne  pouvoit  dégarnir  les  places  fans  beau-     t  cg0 
coup  de  danger  :  Que  cette  armée  devoit  être  au  moins  de 
douze  mille  hommes  de  pie ,  de  quatre  mille  chevaux  ,  de 
de  deux  mille  ,  tant  pionniers  que  mineurs  :  Qu'il  falloit  fai- 
re ces  levées  en  Allemagne  $  qu'on  pourroit  cependant  y  mê- 
ler des  troupes  d'autres  nations  :  Et  qu'il  feroit  bon  de  régler 
la  formule  du  ferment  qu'on  leur  feroit  prêter  ,  afin  qu'elles 
ne  puflènt  pas  dire  dans  la  fuite  qu'elles  en  avoient  prêté  un 
autre  au  Roi. 

Quatre  jours  après  on  agita  une  affaire  bien  plus  impor-  Mémoire 
tante  :  il  s'agiffoit  de  fe  choiflr  un  nouveau  Prince  de  de  re-  Pour  Fouver 
noncer  à  l'obéïflance  de  Philippe,  qu'on  prétendoit  déchu  fou'ftraire  à  la 
de  tout  droit  fur  les  Païs-bas ,  à  caufe  des  injuflices  de  des  domination 
cruautés  qu'il  avoit  exercées  dans  ces  provinces ,  de  qu'il  y  PaSnole- 
exerçoit  tous  les  jours.  Voici  les  raifons  qu'on  alléguoit  pour 
montrer  qu'on  ne  pouvoit  fe  difpenfer  d'en  venir  à  cette  ex- 
trémité. >j  Les  Païs-bas ,  difoient  les  auteurs  de  cette  propo- 
»  îltion  ,  font  déchirés  par  diverfes  fadions  •  il  n'y  a  point 
«  d'union  entre  les  Grands  &  le  peuple  ;  tout  ce  qu'on  peut 
«  donc  faire  dans  ces  circonftances  ,  c'eft  de  fe  tenir  fur  la 
"  défenfîve.  Ainfl  la  guerre  fera  longue  ,  de  d'un  fuccès  au 
>a  moins  douteux  :  nos  finances  pendant  ce  tems-là  s'épuife- 
53  ront  •  nous  ne  pourrons  plus  payer  nos  troupes ,  de  nous  fe- 
»  rons  réduits  à  demander  la  paix.  Ainfi  il  faudra  rentrer 
33  fous  le  joug  d'Efpagne ,  &  faire  retomber  les  provinces  dans 
33  le  précipice  qu'elles  veulent  éviter  5  de  c'eft.  là  en  effet  le 
33  plan  de  la  pacification  de  Cologne.  Si  nous  voulons  donc 
33  fécoùer  le  joug  d'un  ennemi  R  terrible  ,  fongeons  à  termi- 
33  ner  la  guerre  par  la  force  ,^  de  non  pas  à  nous  accommoder 
33  par  un  traité  de  paix.  Mais  comme  les  Provinces  Unies  ne 
33  font  pas  en  état  par  elles-mêmes  de  pouffer  la  guerre  avec 
33  vigueur ,  il  faut  rechercher  le  fecours  de  quelque  Prince 
33  puiffant  de  bien  intentionné  pour  les  Etats.  Prenons  donc 
33  notre  parti  pendant  que  les  chofes  font  encore  entières ,  de 
33  peur  que  la  longueur  de  nos  délibérations  ne  donne  à  notre 
»3  ennemi  le  tems  de  nous  accabler.  En  temporifant  il  eh:  à 


320  HISTOIRE 

?  »  craindre  que  nous  ne  puiffions  ,  même  en  nous  foûmettant 
Henri  »  aux  conditions  les  plus  dures ,  trouver  un  Prince  qui  veuille 
III.       »  prendre  des  engagemens  avec  nous. 

1580.  "  De  tous  les  Princes  que  nous  pouvons  appeller  à  notre 
»  fecours ,  le  duc  d'Anjou  frère  du  roi  de  France  ,  eft  le  plus 
ici-  le  duc  "  en  état  de  nous  défendre  ^  il  eft  aflez  puifTant  pour  faire  tête 
d'Anjou.  »  à  l'Efpagne  -y  il  eft  cher  aux  François ,  qui  le  regardent  corn- 
>j  me  l'héritier  préfomptif  de  la  Couronne.  A  l'égard  de  no- 
53  tre  Religion  ,  de  notre  liberté ,  de  nos  privilèges ,  &c  de  nos 
«  franchifes  ,  il  n'y  a  point  de  Prince  dont  nous  puiiiions  plus 
53  fiïrement  en  efpérer  la  confirmation.  Sur  quel  fondement 
33  attendrions -nous  un  femblable  avantage  des  Efpagnols  ? 
33  Ne  fçait-on  pas  que  les  intrigues  de  Valentin ,  de  Pardieu  , 
33  &  de  plufieurs  autres ,  ont  tramé  une  étroite  confédération 
33  entre  cette  Couronne  &  la  plupart  des  gouverneurs  des 
33  provinces  ?  Ces  traîtres  déjà  corrompus  par  l'argent  des  Ef- 
33  pagnols ,  de  avides  de  s'enrichir  de  plus  en  plus  en  fe  dé- 
33  vouant  à  leur  ièrvice ,  feront  toujours  diipofes  à  vendre  les 
33  droits  &  la  liberté  de  leur  patrie  ,  6c  même  à  perfécuter  les 
33  Protehrans.  Faiïons  réflexion  qu'il  faut  du  tems  au  duc  d'An- 
33  jou  pour  fe  rendre  auffi  puiflànt  dans  le  païs  que  l'eft  Phi- 
33  lippe  ^  qu'ainfi  il  n'y  a  aucune  apparence  qu'il  penfe  à  aflér- 
33  vir  nos  provinces  :  Que  Philippe  au  contraire  ,  lur-tout  de- 
33  puis  l'union  du  Portugal  avec  l'Efpagne  ,  nous  réduira  fous 
>3  le  joug  quand  il  voudra ,  à  moins  que  nous  n'ayons  un  pro- 
33  teéteur  capable  de  nous  défendre.  Mais  pouvons^nous  dou- 
33  ter  de  fa  mauvaife  volonté  ,  après  tant  de  meurtres  ,  de 
33  proferiptions ,  Se  de  cruautés  exercées  par  fon  ordre  contre 
33  les  Mores  de  Grenade  6c  d'Andaloufie  ,  dans  les  Indes  Oc- 
33  cidentales  &  en  Italie  ?  Et  fans  chercher  des  exemples  étran- 
33  gers ,  le  fang  de  nos  compatriotes  ne  fume-t'il  pas  encore  ? 
33  Combien  de  Seigneurs  <k  de  citoyens  égorgés  par  l'épée 
33  des  Efpagnols  ?  Combien  d'habitans  de  ces  provinces  livrés 
33  aux  tourmens  les  plus  cruels  par  ces  maîtres  impitoyables  ? 
33  Mais  s'ils  en  ont  ufé  ainfi  avec  nous  avant  que  nous  euiîions 
35  pris  les  armes ,  à  quoi  devons-nous  nous  attendre  depuis 
33  que  la  néceflîté  d'une  jufte  défenfe  nous  a  forcés  d'outrager 
33  cette  nation  ?  Le  plus  fage  de  tous  les  Monarques  a  eu  gran- 
33  de  raifon  de  dire  :  Que  la  colère  du  Roi  efU'avant-coureur 

de 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Lit.  LXXI.        321 

-*»  de  la  mort  :  Qu'il  n'arrive  prefque  jamais ,  ou  du  moins  fort 

>5  rarement ,  que  des  Rois  puiflàns  laiflent  impunie  une  in-   Henri 

53  jure  faite  à  leur  autorité  :  Quelquefois  ils  dilfimulent  une       III. 

»  ofFenfè  3  mais  jamais  ils  ne  l'oublient.   Nous  en  avons  un      1  y  80. 

>j  exemple  terrible  dans  la  vie  de  Chriftierne  roi  de  Danne- 

•»  marck.  Ce  Prince  ayant  été  chaile  du  trône  à  caufe  de  fa 

33  cruauté  ,  Ôc  rétabli  enfuite  à  certaines  conditions  ,  gou- 

>:  verna  pendant  quelque  tems  avec  aiTez  de  modération: 

3>  mais  toujours  occupé  du  defir  de  fe  venger,  il  invita  à  un 

îj  feftin  les  Grands  de  ion  Royaume  ,  &  les  fit  tous  périr  au 

»  milieu  du  repas  par  la  main  du  bourreau.  Non  content  en- 

55  core  de  cette  barbarie  ,  il  fit  maiTacrer  jufqu'à  leurs  enfans 

»  à  l'âge  de  trois  ou  quatre  ans.  La  Flandre  nous  en  fournit 

■>»  un  autre  exemple.  La  ville  de  Bruges  ayant  offenfé  mortel- 

>9  lement  Maximilien  (  1  )  ayeul  de  Charle  V.  ce  Prince  irrité 

»  traita  avec  les  habitans  par  l'entremife  des  électeurs  de 

«  l'Empire ,  6c  leur  pardonna.  On  dreffa  un  acte  public  de  la 

35  grâce  qu'il  leur  accordoit ,  6c  il  le  confirma  par  ferment. 

35  Cependant  dans  la  fuite  il  en  tira  une  vengeance  dont  le 

33  fimple  récit  frit  horreur.    Et  pourquoi  tout  récemment 

3s  Charle  IX.  a-t'il  facrifîé  à  fa  colère  l'amiral  de  Coligny  6c 

33  les  autres  chefs  du  parti  Proteflant  ?  Pourquoi  a-t'il  fait 

35  périr  tant  d'innocens  avec  eux  ,  fans  qu'une  paix  de  deux: 

33  années ,  ni  la  reilitution  que  firent  les  Proteftans  des  for- 

3ô  tereffes  Se  des  villes  qu'ils  tenoient ,  ni  enfin  le  mariage  de 

30  Marguerite  de  Valois  avec  le  roi  de  Navarre  ayent  pu  em- 

35  pêcher  une  vengeance  fi  honteufe  au  nom  François  ?  C'eft 

33  que  ce  Prince ,  malgré  fa  générofité  naturelle  ,  n'a  jamais 

33  oublié  l'injure  que  Coligny  lui  avoit  faite  en  l'obligeant  à 

3s  fe  fauver  de  Meaux.  Les  Efpagnols  chez  qui  la  vengeance 

■»  eltune  vertu  ,  la  fatisferont  d'autant  plus  volontiers ,  qu'en 

»î  ruinant  toutes  les  places  fortes  des  P aïs- bas ,  comme  fit 

»  Charle  V.  en  1539.  pour  punir  la  révolte  des  Gantois, 

33  ils  compteront  épargner  des  fommes  immenfes  que  leur 

)î  coûte  la  garde  de  ces  provinces. 

33  Philippe  ,  nous  dit-on  ,  engagera  fa  parole  royale,  ôc 
33  fcellera  fes  promeffes  de  la  manière  la  plus  folemnelle  6c  la 
>3  plus  forte.  Mais  peut-on  douter  qu'il  ne  trouve  le  Pape 

(  1  )  On  le  tint  prifonnier  à  Bruges  deux  mois  &  demi  durant. 
Tome  y III.  S  f 


312  HISTOIRE 

===!  »  toujours  prêt  à  le  relever  de  Ton  ferment ,  puifque  c7eft.  un: 
Henri  »  principe  de  la  cour  de  Rome  ,  qu'on  ne  doit  point  garder 
III.  "  la  foi  aux  hérétiques ,  &  que  les  Proteftans  y  font  regardés 
i  j  80.  "  cornme  tels  ?  Nous  en  avons  la  preuve  dans  l'écrit  violent 
"  de  celui ,  qui  fous  le  nom  de  Cornélius  Callidius  Chryfo- 
55  politanus ,  a  répondu  à  la  harangue  que  Sainte-Aldegon- 
*Phiiippc  de  »  de  *  fît  dernièrement  à  la  Diète  de  formes.  Ce  prin- 
Maxnix.  „  cjpe  y  Q[\-  établi  par-tout ,  &  Jean  Lenfeus ,  aufïï  bien  que 
'j  Cunerus  évêque  de  Leuwaerden  le  répètent  fans  cefïe  dans 
55  tous  leurs  difcours.  Mais  quand  même  le  roi  d'Efpagne 
55  voudroit  tenir  fa  parole ,  il  n'en  feroit  pas  le  maître.  Le 
55  Pape  &  l'Inquifkion  repréfenteroient  à  ce  Prince  religieux 
55  qu'il  ne  le  peut  en  conférence  ,  &  ils  l'engagcroient  enfin 
55  malgré  lui ,  à  faire  la  guerre  aux  Sectaires  :  C'eft  ainfl  que 
53  malgré  les  plus  folemnels  fermens ,  Charle  IX.  ordonna  le 
55  mailacre  affreux  de  Paris ,  qui  s'étendit  enfuite  fur  toute  la 
55  France  :  action  déteftable  ,  qui  a  caufé  tant  de  remords  au 
55  Prince  qui  s'y  étoit  laiiîe  engager.  En  effet  un  complot  il 
55  abominable  n'eft  pas  dans  le  caractère  de  la  nation  Fran- 
55  çoile  ;  cette  horreur  a  été  conçue  en  Italie  ,  &  perfection- 
55  née  en  Efpagne ,  d'où  elle  a  parle  dans  l'efprit  du  Roi  irrité 
55  depuis  longtems  d'une  infulte  faite  à  fa  perfonne.  Il  n'y  a 
55  donc  point  de  réconciliation  fincere  à  efpérer  de  Philippe. 
53  Car  s'il  a  fuivi  fon  penchant  dans  les  carnages ,  les  exac- 
35  tions ,  les  profcriptions  qui  ont  défolé  les  P  aïs-bas ,  on  fçait 
33  que  quelque  effort  qu'on  faiTe  pour  chaiîer  la  nature  ,  elle 
33  revient  toujours.  Si  ce  n'eft  qu'à  l'inftigation  des  perlonnes 
33  qui  l'approchent,  qu'il  a  fait  tant  de  maux  ,  peut-on  douter 
33  qu'il  ne  continue  à  écouter  ces  artificieux  confeillers  ,  qui 
33  l'ont- porté  à  violer  toutes  les  loix  ,  &  qu'à  la  follicitation 
33  du  Pape  &  des  Inquisiteurs ,  il  ne  continué'  à  traiter  les  Fia- 
33  mans  avec  la  même  inhumanité  ? 

33  A  l'égard  de  fa  puiflance  ,  l'arrivée  de  Jean  d'Autriche 
33  aux  Païs-bas  fait  voir  combien  elle  eft  redoutable  :  car  II 
»  ce  Général  eût  un  peu  mieux  caché  Ces  deiTeins ,  &  fi  les 
33  lettres  interceptées  ne  les  eurTent  dévoilés ,  les  gens  fàges 
33  font  perfuadés  qu'avec  le  grand  nombre  de  places  dont  il 
33  difpofoit ,  il  lui  étoit  aiié  de  foûmettre  tout  le  refte  du  païs, 
33  de  que  Ci  au  lieu  d'attaquer  Malines?il  eut  été  droit  à  Anvers, 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.       323 

«  il  pouvoir  s'emparer  de  la  ville  &  de  la  ciradelle.  Quant  au  ' 


»  duc  d'Anjou ,  nous  lui  trouvons  bien  des  chofes  à  fouhaiter  Henri 
«  dans  un  Prince  donc  on  veut  faire  choix  ,  &  prefque  rien  III. 
»  qui  puifTe  donner  à  ce  pais  de  juftes  fujets  de  crainte.  Com-  1580. 
»  me  étranger ,  il  n'a  point  d'ennemis  particuliers  parmi  nous  : 
»  il  fera  accueil  à  tout  le  monde ,  &  il  pourra  éteindre  le  feu 
»  des  divifions  dont  toutes  les  provinces  font  embrafées. 
»  D'ailleurs  comme  il  n'y  poflede  ni  places  ni  forterefîes ,  il 
»  travaillera  plutôt  à  gagner  les  cœurs  par  les  bienfaits ,  qu'à 
55  enlever  par  force  des  villes  qui  feront  difpofées  d'elles-mê- 
33  mes  à  venir  fe  foûmettre  à  fon  obéïflance.  Quand  on  a  con- 
»  quis  des  provinces  par  les  armes ,  il  faut  des  places  fortes 
«  pour  les  garder  :  mais  quand  un  peuple  fe  foumet  volon- 
tairement comme  nous  nous  foûmettons  au  duc  d'Anjou, 
»  il  n'a  à  craindre  que  des  ennemis  communs.  D'ailleurs  la 
»  proximité  du  fecours  qu'on  attend  de  lui,  efb  un  point  im- 
»  portant  j  6c  dès  que  le  Roi  fon  frère  n'eft  pas  oppofé  à  fes 
»  vues ,  on  ne  peut  pas  douter  que  la  Noblelle  Françoife  qui 
»  haït  autant  le  repos  qu'elle  aime  la  gloire ,  ne  fe  falîe  un 
»  honneur  de  fervir  fous  lui.  Quant  à  la  Religion  qui  eft  le 
»  capital ,  il  eft  confiant  que  ce  Prince  n'a  point  d'averfion 
»  pour  les  Proteftans ,  ou  du  moins  que  leur  caufe  ne  lui  eft 
»  pas  fi  odieufe  ,  puifqu'il  a  au  dedans  &:  au  dehors  du  Royau- 
»  me  beaucoup  d'amis  de  cette  Religion  ,  &  qu'il  a  eu  hor- 
«  reur  du  maflacre  de  Paris.  Nous  avons  donc  lieu  d'efpérer 
»  que  ce  Prince  accoutumé  fous  le  Roi  fon  frère  à  fupporter 
îj  les  deux  Religions ,  donnera  aux  Proteftans  toutes  les  fiL 
5>-retés  nécefîaires  pour  maintenir  la  leur.  Le  caractère  même 
)3  du  Roi  femble  en  répondre  :  on  parle  beaucoup  de  fa  mo- 
>j  dération  &  de  fa  clémence  ;  6c  toujours  il  a  montré  de  Pé- 
-»  loignement  pour  les  projets  de  guerre  contre  les  Prote- 
35  ftans  j  &;  s'il  y  a  pris  part ,  il  l'a  fait  de  manière  à  prouver 
33  qu'il  avoit  moins  d'envie  d'allumer  la  guerre ,  que  d'ôter 
53  tous  les  prétextes  de  la  faire.  En  fuppoiant  même  qu'il  ne 
33  foit  pas  ami  des  Proteftans ,  il  fera  toujours  obligé  de  les 
33  foûtenir ,  ou  par  la  néceffité  de  [qs  affaires ,  ou  par  la  crainte 
33  de  la  faction  d'Efpagne.  Nous  ne  pouvons  donc  rien  fiire 
33  de  mieux  que  de  choifir  le  duc  d'Anjou  pour  notre  Prince. 
»3  Par  là  nous  ôtons  aux  Efpagnols  le  fecours  de  la  France  , 

Sf  ij 


3i4  HISTOIRE 

»  d'où  il  eft  certain  qu'ils  ont  tiré  jufqu'ici  leurs  armes ,  leurs 

Henri  »  vivres ,  6c  toutes  leurs  provifions  de  guerre  3  &  certaine- 
III.  »  ment  ils  auroient  échoué  au  fiége  de  Maftricht ,  fi  la  France 
1580,  ,3  ne  ^eur  eût  fourni  tout  ce  qui  étoit  nécefïaire  pour  cette  en- 
«  treprife.  Ce  choix  d'ailleurs  réunira  vraifemblablement 
»  l'Artois  &  le  Hainaut  aux  autres  Provinces»  Et  comme 
>3  nous  ne  devons  pas  craindre  il  nous  l'appelions  les  premiers, 
»  qu'il  nous  préfère  le  Hainaut  &  l'Artois  :  aufïï  ne  devons- 
53  nous  pas  elpérer  qu'il  ait  beaucoup  de  coniidération  pour 
»  nous ,  il  nous  nous  laiflbns  prévenir  ,  &  fi  nous  attendons 
53  que  ces  peuples ,  qui  fe  font  détachés  de  tous  les  autres,  fè 
33  foient  mis  fous  la  protection  du  Prince  François. 

33  On  dira  que  le  duc  d'Anjou  ne  voudra  peut-être  pas  fouC 
33  crireàla  pacification  deGand,&  que  cependant  la  Flandre 
>3  ne  peut  fe  rlater  d'être  jamais  bien  avec  la  reine  d'Angle- 
33  terre ,  fi  l'on  donne  atteinte  au  traité  conclu  entre  la  Mai- 
33  fbn  de  Bourgogne  6c  la  Couronne  d'Angleterre.  Mais  pour- 
33  quoi  le  duc  d'Anjou  refuferoit-il  defouferire  à  un  traité  qui 
33  a  été  faic  contre  l'Efpagne  ?  Les  ducs  de  Bourgogne  ,  iiîus 
33  de  la  mailbn  de  France ,  n'ont-ils  pas  religieufement  obfervé 
33  les  traités  de  commerce  avec  les  Anglois  ?  D'ailleurs  on  feais 
33  quelareineElifabetheft  bien  intentionnéepourleduc  d'An- 
33  joujqu'il  y  a  même  eu  du  confentement  du  Roi,des  propofl- 
33  tions  faites  pour  marier  le  Duc  avec  elle  ,  6c  qu'en  fuppo- 
33  Tant  que  ce  mariage  n'ait  pas  lieu ,  les  Seigneurs  Anglois 
33  préféreront  toujours ,  par  rapport  à  la  Religion ,  le  duc 
30  d'Anjou  au  roi  d'Efpagne,  &  ils  penferont  que  ce  Prince 
33  François ,  occupé  contre  les  Efpagnols ,  n'entreprendra  rien, 
33  ni  contre-eux  ,  ni  contre  leur  Religion.  D'ailleurs  n'eft-il 
33  pas  ftatué  par  un  décret  des  Etats ,  que  quelque  Prince 
33  qu'on  élife ,  on  comprendra  l'Angleterre  dans  le  traité 
33  qu'on  fera  avec  lui  ? 

33  II  eft  vrai  que  quelques  efprits  foupçonneux  parlent  d'un 
33  traité  fecret  entre  le  roi  d'Efpagne  6c  le  duc  d'Anjou, &  qu'ils 
33  prétendent  que  Philippe  fe  flate  de  recouvrer  par  lefecours , 
33  ou  pour  mieux  dire,par  la  trahifon  des  François,  la  f ouverai- 
33  neté  des  Païs-bas, qu'il  a  perdue. Mais  peut-on  rien  imaginer 
33  de  plus  extravagant  6c  de  plus  éloigné  de  toute  vraifemblan- 
33-ce  ?  Outre  que  toutes  les  actions  6c  toutes  les  paroles  du  duc 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.        325 

»  d'Anjou  prouvent  le  contraire,  peut-on  penfer  que  Philip-  ==s 
»  pe  voulût  recevoir  les  Païs-bas  d'un  Prince  François,  qui  Henri 
î3  ne  les  lui  remettroit  f virement  qu'à  des  conditions  plus  dures       m. 
»  que  celles  que  nous  lui  offrons  ?  0 

C'étoit  fur  ces  motifs ,  que  le  prince  d'Orange  foûtenoit , 
que  puifqu'il  falloit  nécessairement  recourir  à  la  protedion 
d'une  PuifTance  étrangère ,  le  bien  public  demandoit  qu'on 
donnât  la  préférence  au  duc  d'Anjou  ,  &:  il  vouloit  qu'on  mît 
furie  champ  cette  affaire  en  délibération. 

Pendant  que  les  Etats  étoient  occupés  de  cet  objet  impor-  Exploits  du 
tant,  Alexandre  Farnefe  Viceroi  des  Païs-  bas  afïïégeoit  Viccroi. 
Alortaigne  en  Hainaut  avec  le  fecours  des  Provinces  qui 
avoient  fait  leur  accommodement  avec  le  roi  d'Efpagne  :  la 
place  étoit  défendue  par  trois  compagnies  compofées  d'An- 
glois  &c  d'Ecoffois.  Farneie  l'ayant  priie  de  force  ,  alla  à  Saint- 
Amand  ,  qui  lui  fut  remife  peu  de  tems  après  par  le  colonel 
Morgan  ,  qui  demeura  priïonnier  avec  les  autres  Officiers  de 
fagarnifon.  L'armée  marcha  enfuite  du  côté  de  Tournai ,  de 
ne  rît  point  d'autre  exploit  que  de  ravager  la  campagne  autour 
de  Lille ,  6c  de  brûler  les  fauxbourgs ,  les  moulins ,  le  bourg 
de  Hoatfchoten  ,  ôc  quelques  villages  fort  peuplés  3  les  autres 
craignant  un  pareil  fort  fe  rachetèrent  en  payant  de  grandes 
fommes.  Farnefe  s'avança  du  côté  de  Maftricht  &:  de  Lim- 
bourg ,  où  il  fit  la  revue  de  fon  armée.  Après  quoi  il  congédia 
les  troupes  du  Hainaut  &:  de  l'Artois,  pour  leur  tenir  la  pa- 
role qu'il  leuravoit  donnée,  &  gagner  leur  confiance. 

Charle  de  Gaure  baron  d'Inchy  commandoit  alors  dans 
Cambray,  la  plus  forte  place  de  la  frontière.  Le  baron  de 
Montigny,&  la  Motte  l'avoient  follicité  de  quitter  le  parti  des 
Etats  :  mais  inutilement.  Cependant  comme  il  étoit  fort  éloi- 
gné de  tout  fecours ,  &:  qu'il  craignoit  avec  raifon  que  tout  le 
poids  de  la  guerre  ne  tombât  fur  lui ,  il  traita  avec  le  duc  d'An- 
jou ,  &;  reçut  dans  fa  place  un  corps  de  troupes  Françoifes , 
tant  de  cavalerie  que  d'infanterie ,  qui  répandirent  bientôt 
la  terreur  par  les  courfes  qu'elles  firent  dans  l'Artois ,  &  par 
les  grandes  fommes  qu'elles  exigèrent  des  villes  voifines,  pour 
s'exempter  d'être  brûlées.  Dans  le  même-tems  les  troupes  de 
Bruxelles  prirent  Nivelles  par  furprife  ,  de  emmenèrent  pri- 
sonnier de  Glimas  qui  en  étoit  Gouverneur.  Les  peuples  de  la 

Sfiij 


3i<*  HISTOIRE 

-'■        —  Gueldre ,  aidés  de  leurs  voifins ,  firent  une  tentative  fur  la 

Henri  forterefTe  de  Bleïenboeck,  où  commandoit  Martin  Scke- 

III.       nok  très-bon  Officier ,  qui  étant  prefque  toujours  en  campa- 

1580.     gnetroubloit  fort  la  navigation  de  la  Meufe  &  du  Rhin  ,  de 

ruinoit  le  commerce  du  païs  :  mais  un  renfort  que  Farnefe  lui 

envoya  a  tems  fit  lever  le  fiége. 

Les  affaires  fe  brouillant  dans  la  Frife  &  dans  le  voifînage 
par  les  divifions  inteftines  ,  le  prince  d'Orange  ,  qui  craignoit 
que  ces  divifions  n'euflènt  de  mauvaises  fuites,  refblut  d'y 
aller  pour  y  mettre  ordre  :  il  fe  rendit  d'abord  a  Breda  ,  où  il 
fut  reçu  avec  de  grands  honneurs.  L'archiduc  Mathias ,  qui 
l'avoit  accompagné  jufque  dans  cette  ville  ,  étant  retourné 
de-là  à  Anvers  par  Bergue  ,  le  Prince  alla  à  Dort  Ôc  à  Campen 
pour  appaifer  les  troubles  qui  fe  multiplioient  dans  tous  ces 
cantons.  Caries  payfans  deDrenthe  &  du  voifinage  avoient 
pris  les  armes  pour  fe  défendre  contre  les  violences  des 
troupes,  &;  fur  -  tout  de  la  cavalerie  de  Cafimir  :  6c  en- 
hardis par  leur  nombre  &  par  leur  force ,  ils  refufoient 
ouvertement  de  payer  les  contributions  de  l'Etat  ,  &: 
fembloient  incliner  pour  le  traité  de  Cologne.  George  de 
Lalain  comte  de  Rennebourg  ,  Gouverneur  de  la  Province, 
menaçoit  de  mettre  tout  à  feu  6c  à  fang  dans  les  cantons  de 
Linghen  &:  d'Oldenzeel ,  s'ils  ne  recevoient  le  traité  fait  pour 
la  Religion.  Bertel  d'Entens  faifoit  dss  courfes  au-delà  du 
Rhin  ,  &:  vexoit  cruellement  les  payfans  des  environs  de  Ber- 
gue 6c de  Munfter.  Philippe  de  Hohenloë  réduifît  en  même 
tems  par  la  force  des  armes  ceux  de  Drenthe  &;  de  l'Over- 
Iflel ,  qui  ne  vouloient  écouter  aucunes  conditions. 

D'un  autre  côté  ceux  qui  s'étoient  nouvellement  reconci- 
liés avec  le  roi  d'Efpagne ,  &  qu'on  appelloit  communément 
Politiques ,  ou  mécontens  d'Artois,  ne  fe  tenoient  pas  à  rien 
faire  ,  tant  dans  la  Flandre  que  dans  l'Artois.  Ils  réunirent 
leurs  forces  avec  celles  du  Viceroi ,  &  prirent  par  rufe  la 
ville  de  Courtrai ,  fur  laquelle  ils  avoient  fait  auparavant 
quelques  tentatives  inutiles.  Pottelfberg  ,  qui  en  étoit  Gou- 
verneur ,  n'avoit  que  trois  compagnies  d'Ecofîois  5  Se  comme 
les  habitans  n'en  vouloient  pas  recevoir  davantage  ,  il  avoit 
écrit  fecretement  aux  Etats,  de  lui  envoyer  un  renfort.  Son 
defTein  étoit  de  le  faire  entrer  dans  la  ville  par  un  endroit  où 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.      327 

l'on  faifoit  blanchir  les  toiles ,  &:  qui  touchoit  à  la  citadelle.  r 

Mais  fes  lettres  furent  interceptées ,  &  facilitèrent  la  prife  de  Henri 
cette  place.  Car  les  troupes  du  Roi  ayant  changé  d'habits  &       III. 
de  drapeaux  ,fe  rendirent  la  nuit  au  jour  marqué  dans  l'en-     1580, 
droit  que  fa  lettre  defignoit.  On  les  prit  pour  ce  renfort  qu'on 
attendoit,  &  ils  furent  introduits  dans  la  ville  par  le  Gouver- 
neur même ,  qui  s'apperçut  trop  tard  que  c'étoient  des  enne- 
mis :  car  ils  étoient  déjà  fi  bien  affermis  dans  la  place ,  qu'il 
n'étoit  plus  pofîible  à  la  garnifon  de  les  en  chafler.  Cepen- 
dant les  Ecolfois  s'étant  railemblés  en  peloton  dans  la  place 
publique ,  s'y  défendirent  pendant  quatre  heures  avec  beau- 
coup de  valeur  :  mais  enfin  accablés  par  le  nombre  ,  ils  fu- 
rent tous  tués  jufqu'au  dernier ,  &  avec  eux  une  grande  mul- 
titude d'habitans.  La  ville  fut  enfuite  abandonnée  au  pillage, 
&Pony  mit  pour  Gouverneur  Pontus  de  Noyelles  fieur  de 
Bours  ,  avec  une  forte  garnifon. 

La  fortune  qui  change  fans  celle  adoucit  par  un  liiccès  heu-  prife  de  nî- 
reux  la  douleur  qu'avoient  les  Etats  de  la  perte  de  Courtrai.  nove  »  *  da 
Il  étoit  arrivé  à  Dunkerque  quelques  troupes  Françoifes  que  ™™d  pa?" 
la  Noue  refoîut  d'employer  :  &  ayant  fçu  que  le  comte  Phi-  la  Ntmë. 
lippe  d'Egmond  étoit  fort  tranquille  à  Ninove  avec  ia  fem- 
me ,  fa  belle-mére ,  fon  frère  Charle ,  le  fleur  de  Noyelles ,  ôc 
quelques  autres  feigneurs ,  il  forma  le  deiîein  de  furprendre 
cette  place  qui  efl  entre  Gheertiberg,  &  Aloft.  Dans  cette 
vue  il  détacha  les  Heurs  de  Tourfy ,  &  de  Mortaigne  avec 
quelques  compagnies  d'infanterie  ,  afin  de  fonder  les  endroits 
du  foffé  où  l'on  pourroit  palier  à  gué  ,  &  dès  la  nuit  du  1^.  au 
20.  de  Mars  il  s'approcha  delà  ville.  AufTitôt  il  plante  des 
échelles ,  parle  par  defTus  les  murailles,  &  fe  rend  maître  d'une 
porte  qui  donneentrée  à  la  cavalerie  ,  mêlée  de  quelques  ef- 
cadrons  du  prince  d'Orange.  Ses  troupes  alors  rirent  main- 
bafTe  fur  tous  ceux  qu'on  rencontra,  ou  qui  voulurent  redlter  ; 
le  comte  fut  fait  prifonnier  ,  conduit  à  la  citadelle  de  Gand, 
&:  de-là  transféré  dans  le  fort  de  Rammekens  en  Zélande.  On 
lui  rendit  enfin  la  liberté  au  bout  de  cinq  ans.  A  l'égard  de 
Charle  fon  frère  ,  du  fleur  de  Noyelles ,  des  femmes  &  de 
leur  fuite  on  les  laiffa  aller  fur  le  champ. 

Peu  de  tems  après ,  Malines  qui  s'étoit  détachée  des  Etats 
l'année  dernière  ,  retomba  fous  leur  puhTance,  La  difeorde 


3*3  HISTOIRE 

s'étantmife  entre  la  crarnifon  &  les  habitans ,  l'Archiduc  &  le 

Henri  prince  d'Orange  avoient  jugé  a  propos  de  congédier  cette 
III.  garnifon  ,  d'y  en  mettre  une  autre  aux  choix  des  Etats ,  &  d'o- 
1580.  bliger  la  ville  à  donner  des  otages  pour  garants  de  fa  fidélité. 
Cette  garnifon  arriva  à  Bruxelles  dans  le  tems  que  le  comte 
d'Egmondfaifoitfes  efforts  pour  s'en  rendre  le  maître,  &  ce 
fut  par  fon  fecours  qu'il  en  fut  chafTé  honteufement ,  &;  même 
avec  quelque  perte ,  comme  nous  l'avons  dit  en  fon  lieu.  Mais 
dans  la  fuite  les  habitans  de  Malines  fe  laifTant  entraîner  aux 
mauvais  confeils  de  Pierre  le  Loup  Provincial  des  Carmes , 
oublièrent  l'engagement  pris  avec  les  Etats  :  en  forte  qu'ils 
ôtérent  le  gouvernement  de  leur  ville  à  Alveringhe,fans  avoir 
égard  aux  prières  &  aux  avertifTemens  de  Jean  Carpreau ,  èc 
du  Doéteur  NicaifeSilles,  que  l'Archiduc  &  les  Etats  leur 
avoient  envoyés,&  fans  vouloir  écouter  les  députés  d'Anvers 
&:  de  Bruxelles  leurs  voiflns.  Comme  ils  craignoient  les  fuites 
de  cette  démarche  ,  ils  fe  déterminèrent  par  les  avis  de  ce 
Religieux ,  à  fe  foûmettre  au  Viceroi ,  qui  leur  envoya  auflitôt 
de  l'infanterie  ,  &  quelques  compagnies  de  cavalerie  Alba- 
noife ,  qui  firent  d'horribles  ravages  dans  tout  le  voifinage  aux 
environs  d'AIoit ,  d'Herental  &  de  Tenremonde. 

D'un  autre  côté  on  força  les  retranchemens  de  Wille- 
broeck  :  mais  de  Bours,  qui  avoit  confenti  à  la  révolte  de 
Malines ,  étoitfufpecl:  aux  Efpagnols ,  à  caufe  de  fa  légèreté  : 
car  ce  fut  lui  qui  livra  la  citadelle  d'Anvers  aux  Etats  ,  &  qui 
pour  recompenfe  en  eut  le  gouvernement  de  Malines  :  ainfî 
le  Viceroi  le  lui  ôta  pour  le  donner  au  fleur  de  Rofîignols. 
Cependant  pour  ne  pas  paroître  vouloir  le  laifïer  fans  emploi, 
il  lui  confia  Courtrai ,  qu'on  venoit  de  prendre.  Mais  fon  in- 
conftancele  rendant  toujours  fuiped,  on  le  deflitua  bientôt 
avec  ignominie,&  on  mit  à  fa  place  François  d'Hallewin  fleur 
de  Swevegem. 

Les  habitans  de  Malines ,  que  les  follicitations  de  Pierre  le 
Loup  avoient  fait  changer  de  maître  ,  feconduifoient  fuivant 
fes  imprefïïons ,  dans  les  affaires  de  la  guerre  :  &  ce  Moine 
féditieux  ne  fe  contentoit  pas  d'y  exciter  le  peuple  dans  fes 
fermons,  il  voulut  encore  être  acteur  lui-même  :  en  forte 
qu'oubliant  fa  profefTion,  il  remplit  toutes  les  fonctions  mili- 
taires avec  une  activité  étonnante.  Malheureufement  l'argent 

»  m  an  quoi  t  ; 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.      319 

manquoit.-mais  ce  Provincial  fertile  en  expédiens ,  trouva  des  - 
refTources ,  &  il  perïùada  aux  habitansde  fondre  toute  Par-  Henri 
genterie  des  Eglifes ,  &  de  n'épargner  pas  plus  les  tréfors  (à-       III. 
crésque  les  profanes  pour  une  guerre  fijufte.  En  conféquence     1580. 
il  alla  prendre  la  magnifique  chafîè  de  faint  Rombaud,qui 
étoit  en  grande  vénération  dans  la  ville ,  6c  qui  avoit  toujours 
été  refpeclée  par  les  Efpagnols,  6c  par  le  prince  d'Orange 
même.  Et  fur  l'autorité  de  ce  perfonnage  la  ville  de  Malines 
crut  pouvoir  confentir  à  un  facrilége. 

Pendant  que  tout  cela  fe  pafïbit  dans  Malines ,  avec  la  con-  Prïfe  de  Ma- 
fufion  qu'il  eft  aifé  d'imaginer,  les  Etats  à  l'inftigation  des  ijncs  Par  ics 
habitans  d'Anvers ,  prirent  des  mefures  pour  la  furprendre  : 
&  quoique  les  troupes  du  Roi  d'Efpagne  voltigeaflent  conti- 
nuellement aux  environs, 6c qu'on  n'ignorât  pas  qu'il  y  avoit 
un  efcadron  de  Neckerfpoel  qui  faifoit  garde  dans  les  faux- 
bourgs  ,  on  ne  laifla  pas  de  faire  venir  les  Anglois  qui  étoient 
à  Liére  3  &  moyennant  une  folde  qu'on  leur  paya ,  ils  fe  char- 
gèrent del'entreprife  fous  la  conduite  de  Jean  Norritz  ,  hom- 
me de  main ,  &  qui  depuis  a  fervi  en  France.  Olivier  Temple 
gouverneur  de  Bruxelles,avec  fa  garnifon  àc  celle  de  Vilvoor- 
de,  &;  Charle  de  Lievin  fleur  de  Famarsavec  fa  compagnie  de 
cavalerie,  fe  joignirent  aux  Anglois ,  &  arrivèrent  le  9.  d'A- 
vril au  point  du  jour  devant  la  place.  Apres  qu'on  eut  tenu 
confeii ,  6c  partagé  les  attaques,  les  Anglois  commencèrent 
par  jetterde  grands  cris  pour  donner  l'allarme,  6c  attirer  à 
eux  les  défenfeurs  de  la  place  ,  pendant  que  Temple  plantoit 
des  échelles  à  côté  de  la  porte  de  Bruxelles,  pour  pénétrer 
dans  la  ville.  Il  y  eut  là  un  rude  combat  à  eiïuyer  avant  qu'on 
pût  ouvrir  la  porte  à  la  cavalerie  :  mais  enfin  on  lui  fit  paiîage , 
6c  en  avançant  dans  la  ville ,  on  trouva  dans  la  grande  place 
une  multitude  d'habitans ,  de  moines ,  &c  de  prêtres  comman- 
dés par  le  Carme ,  qui  n'avoit  point  voulu  de  fecours  étran- 
ger. Tous  ces  gens ,  peu  inftruits  du  métier  de  la  guerre ,  après 
avoir  combattu  quelque  tems  pour  leur  vie  avec  plus  d'opi- 
niâtreté que  de  force ,  furent  prefque  tous  tués ,  6c  entr'autres 
Pierre  Loup  leur  Commandant.  Ce  moine  qui  attiroit  fur  lui 
l'effort  des  afliegeans  par  l'éclat  de  fes  armes  ,  fe  défendit 
avec  une  hardieflè  incroyable  à  la  tête  de  la  bourgeoise  qu'il 
animoit  par  fou  exemple  6c  par  (es  difecurs,  Pendant  que  ces 
tome  FUI.  Te 


330  HISTOIRE 

■  prêtres  Se  ces  moines  facrifioient  leur  vie  pour  arrêter  les  An- 

Henri  glois,Roiîignols  gouverneur  de  la  ville,&:  quelques  foldats  des 

III.      troupes  auxiliaires,  avec  l'efcadron  d'Albanois,  rompirent 

i  584.     les  portes  de  la  ville,  &;  fe  fauvérent  fans  perdre  un  feul 

homme. 

Les  Etats  étoient  convenus  avec  les  Anglois ,  que  fî  on  pre- 
noit  la  ville ,  elle  ne  feroit  point  pillée ,  &  qu'on  leur  payeroit 
la  folde  de  quelques  mois  :  mais  comme  ils  fe  trouvoient  les 
plus  forts ,  (  car  ils  étoient  au  nombre  de  huit  cens ,  &  tous 
gens  d'élite ,  )  ils  n'eurent  aucun  égard  au  traité  ,  &  fe  portè- 
rent à  des  excès  dont  on  n'avoit  point  encore  vu  d'exemple 
dans  toute  cette  guerre.  Ce  fac  ,  qui  fut  le  fécond  qu'elïiiya 
Malines ,  la  reduifit  prefque  en  folitude.  Toutes  les  défenics 
des  Officiers  ne  purent  fauver  rien  du  pillage  :  Les  Eglifes ,  les 
maifons  Religieufes ,  &c  jufqu'aux  tombeaux ,  rien  ne  fut  épar- 
gné. Pendant  ce  tems  Norrits ,  Colonel   des  Anglois ,  eut 
avecFamars  nommé  Gouverneur  delà place,&  OlivierTem- 
ple  ,  une  difpute  fi  vive  ,  qu'ils  furent  près  de  fe  charger  les 
uns  les  autres  :  &;  le  feul  moyen  qu'on  trouva  pour  l'empê- 
cher, futdelaifïèr  leurs  foldats  occupés  au  pillage  j  de  cette 
forte  la  ville  fut  non  feulement  faccagée  ,  mais  tout  ce  qu'il  y 
avoit  de  précieux  fut  enlevé  par  les  Anglois ,  &:  tranfporté 
dans  leur  païs.  Ils  tirèrent  encore  de  groilès  fommes  des  pri- 
fonniers  :  &c  la  divifion  des  chefs  les  laiffa  pendant  un  mois 
maîtres  du  lort  des  habitans.  Enfin  Famars  arrêta  ce  brio-an- 
dage  par l'entremiie  des  habitans  d'Anvers,  &i  par  la  publi- 
cation d'un  Edit  qui  ordonnoit ,  que  les  Anglois ,  Temple  &: 
fes  gens  fortiroient  de  la  ville  au  fon  d'une  certaine  cloche, 
les  uns  par  une  porte ,  les  autres  par  l'autre.  Cela  s'exécuta  le 
6.  de  Mai. 
Défaite  &       On  prétend  que  le  défordre  fut  caufe  d'une  perte  confidé- 
fn*f ne.        rable  que  firent  les  Etats  peu  de  tems  après ,  parce  que  le  fol- 

laNoue.  *1      ,    -       •      .  r  .  t         'r    .       1 

dat  gorge  de  butin  ne  le  mit  pas  beaucoup  en  peine  de  retour- 
ner au  camp  ,  ni  de  fe  rendre  au  drapeau.  Voici  comment  la 
chofe  arriva.  François  de  la  Noue  généraliffime  des  troupes 
des  Etats  ,  ayant  ralfcmblé  un  petit  corps  d'armée,  auquel  les 
Anglois  fortis  deMalines  avoient  ordre  de  fe  joindre,avoit  in- 
verti Engelmunfter. Cette  ville  fituée  fur  la  Mandére  avoit  été 
prife  depuis  peu  par  les  Espagnols.  La  tranchée  étant  en  bon 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.        331 

état,  &  les  batteries  commençant  à  tirer,  la  Noue  laifïa  le  =?=? 
foin  du  fiége  au  fleur  de  Marquette  fbn  Lieutenant  :  Ôc  ayant  Henri 
pris  avec  lui  un  détachement  d'infanterie  &  de  cavalerie ,  il  III. 
marcha  en  diligence  vers  Lille ,  dans  l'efpérance  de  fe  rendre  1580» 
maître  de  la  place.  Mais  fur  l'avis  qu'il  reçut  que  P.  de  Melun 
Marquis  de  Richebourg,  qu'on  appelloit  auparavant  Vicomte 
de  Gand  ,  étoit  arrivé  au  fecours  de  cette  ville  avec  quinze 
efcadrons  de  cavalerie  Albanoife  fuivis  de  quelques  compa- 
gnies d'infanterie ,  il  fe  remit  aufïïtôt  en  marche  pour  rega- 
gner fon  camp  d'Engelmunfter.  Après  avoir  pafTé  le  Lis ,  il 
fut  obligé  de  faire  un  long  circuit  le  long  de  fes  bords ,  par 
les  vallées  où  la  Mandére  fe  jette  dans  cette  rivière ,  6c  il  ne 
put  arriver  que  vers  le  foir  au  bourg  de  Wackene, Richebourg 
inftruic  de  fa  marche  alla  parler  le  Lis  à  Courtrai ,  êc  fe  rendit 
par  un  chemin  plus  court  à  Engelmunffcer.  La  Noue  ayant  fait 
une  grande  diligence  ,  arriva  enfin  à  fon  camp  fort  avant  dans 
la  nuit  :  mais  cette  marche  forcée  avoit  tellement  fatigué  Ces 
troupes,qu'il  en  relia  à  Wackene  une  partie  qui  y  pafTa  la  nuit. 
Il  ne  fut  pas  plutôt  arrivé,  qu'il  donna  ordre  à  Marquette  de 
rompre  au  plus  vite  le  pont  qui  étoit  fur  la  Mandére.  Mar- 
quette ,  au  lieu  d'exécuter  cet  ordre  par  lui-même ,  en  char- 
gea d'autres ,  qui  fans  rompre  le  pont  fe  contentèrent  d'y 
mettre  quelques  troupes  pour  le  garder.  Richebourg  les  ayant 
renverfés  en  arrivant ,  attaqua  vigoureufement  le  camp.  La 
Noue  extrêmement  furpris  que  Richebourg  eût  fitôt  paiïé  la 
rivière ,  parce  qu'il  croyoit  que  le  pont  avoit  été  rompu  ,  (bu- 
rine avec  beaucoup  de  valeur  le  premier  choc  des  ennemis, 
quoiqu'il  n'eût  que  fix  efcadrons.  Il  efpéroit  que  les  troupes 
qu'il  avoit  Jaiffées  à  Wackene  arriveroient  d'un  moment  à 
l'autre  :  ôc  pour  tenir  plus  longtems  l'ennemi  en  échec ,  &  ral- 
lentir  fon  feu ,  il  avoit  ordonné  aux  EcofTois  de  ne  pas  faire 
tous  enfemble  leur  décharge.  Malgré  un  ordre  fî  précis ,  ces 
EcofTois  fe  hâtèrent  de  tirer  leur  coup  ,  Ôc  auffitôt  ils  lâchè- 
rent pied  :  de  forte  qu'il  nerefta  auprès  du  Général  que  quel- 
ques compagnies  Françoifes  de  vieilles  troupes,  qui  firent  fer- 
me. Mais  il  n'y  avoit  pas  plus  de  dix  ou  douze  hommes  à  cha- 
que compagnie,  lerefte  étant  demeuré  à  Wackene.  Nonob- 
stant ce  petit  nombre ,  2c  après  un  combat  furieux,  elles  fe 
retirèrent  avec  honneur  &  fans  perteitout  le  refte  fut  difperfc 

Ttij 


332  HISTOIRE 

■-.  ou  tué.   La  Noue  voyant  que  tout  étoit  perdu,  donna  ordre 

Henri  à  Teligni  Ton  fils  de  fonser  à  fe  mettre  en  fureté  :  de  en  confé- 
III. 


i  j8o. 


quence  Teligni  fe  mit  à  la  tête  de  ces  vieux  foldats  François, 
de  fe  retira  en  bonne  ordre.  La  Noue  abandonné  ainfî  de  tout 
le  monde  ,  ne  s'abandonna  pas  lui-même  :  il  gagna  le  parc  de 
l'artillerie ,  dans  l'intention  de  recommencer  le  combat  fî  les 
troupes  deWackene  arrivoient.  Il  y  combattit  en  defefpéré  j 
mais  à  la  fin  il  fut  pris  ,  de  avec  lui  le  fleur  Marquette ,  qui  fut 
caufe  de  cette  déroute,  pour  n'avoir  pas  exécuté  les  ordres 
defon  Général.  Il  fut  conduit  en  Hainaut  v  où  il  relia  lon£- 
temsprifonnier  :  Mais  il  trouva  enfin  le  moyen  de  rompre  là 
prifon ,  de  de  s'échapper.  La  Noue  ne  fut  pas  fi  heureux.  Ri- 
chebourg l'ayant  mis  entre  les  mains  du  Viceroi ,  il  ne  recou- 
vra fa  liberté  que  plusieurs  années  après,  &  les  Espagnols  ne 
la  lui  rendirent  qu'à  des  conditions  très-dures.  Ce  traitement 
rendit  Richebourg odieux:  car  outre  qu'il  étokinéxcufable 
d'avoir  livré  à  une  captivité  malheureufe  un  homme  auffi  efti- 
mable  que  la  Noue,  de  qui  étoit  fon  parent,  c'eft  qu'il  prolon- 
gea par  ce  moyen  la  captivité  de  plufïeurs  Seigneurs  iliuflres 
qui  étoient  prifonniers  des  Etats ,  de  dont  la  liberté  dépendoit 
abfolument  de  celle  de  la  Noue. 

Au  refke  cette  perte  arrivée  le  i  o.  de  Mai  y  auroit  été  peu 
importante  aux  Etats  fans  la  prife  de  la  Noue  :  car  ils  y  eurent 
peu  des  leurs  de  tués,  de  leur  armée  ,  que  cet  échec  avoit  dif- 
perfée,  nefutpaslong-tems  à  fe  raffembler.  Bientôt  elle  fut 
renforcée  par  les  garnifons  d'Herental ,  de  Bruxelles ,  de  de 
Malines ,  fous  la  conduite  de  la  Garde  colonel  François ,  & 
d'Alonfo  colonel  Efpagnol.  Elle  alla  prendre  Dieft ,  place  fî- 
tuée  dans  un  fonds  marécageux.  Les  troupes  s'en  étant  appro- 
chées le  8.  de  Juin  de  fort  grand  matin ,  on- planta  des  échel- 
les ,  de  l'on  monta  fur  les  murailles.  Lorfqu'on  fut  entré  dans 
la  ville  on  fit  main-bafîè  fur  quelques  foldats  du  corps-dc- 
garde  du  côté  de  la  porte  de  Sichem  ,  de  Alonfo  y  entra  avec 
delà  cavalerie.  Cependant  le  combat  dura  quelque  tems, 
par  laréfîftancevigoureufe  de  deux  compagnies  Flamandes, 
&  de  trois  Allemandes ,  de  fur  tout  de  la  compagnie  de  Lo- 
dron  ,  qui  depuis  14  ans  fervoit  en  Flandre  à  la  folde  du  roi 
d'Efpagne.  Mais  cette  viefoire  coûta  cher  aux  Etats  3  il  y  eut 
beaucoup  d'Officiers  tués  fur  la  place ,  de  beaucoup  de  blefTés; 


DEJ.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.      333 

Sichem  6c  Arfchot  fe  rendirent  aufîitôt  ,  6c  la  petite  ville  de  _j 

Halon  fut  abandonnée  par  les  Espagnols  •  mais  dès  que  Henri 
l'armée  des  Etats  s'en  fut  éloignée  ,  ils  la  reprirent.  1 1 1, 

Peu  de  jours  après ,  c'étoit  la  nuit  du  2  3.  Juin  ,  veille  de  1  c  80 
faint  Jean ,  les  Efpagnols  ayant  à  l'inftigation  de  quelques 
perfonnes  formé  le  defTein  de  furprendre  Bruxelles ,  parti- 
rent du  Hainaut  pour  fe  rendre  à  la  porte  dont  on  étoit  con- 
venu. Othon  Backer ,  Jacque  le  Court  &  Arnaud  de  Bruyn , 
qui  étoient  d'intelligence  avec  eux,  avoient  fait  une  emprein- 
te de  la  forme  des  clefs  de  la  ville ,  &  l'avoient  donnée  à  Em- 
manuel comte  de  Lalain  ,  au  baron  de  Montigny  de  au  mar- 
quis de  Richebourg.  Mais  le  prince  d'Orange  ,  Sainte-Alde- 
gonde  6c  Olivier  Temple  gouverneur  de  la  ville  ayant  été 
avertis  du  complot,  mirent  des  troupes  en  embufeade,  &  pla- 
cèrent du  canon  pour  bien  recevoir  les  ennemis  lorfqu'ils 
arriveroient  au  rendez-vous.  De  plus ,  il  tomba  toute  la  nuit 
une  pluye  fi  horrible,  que  les.  mèches  des  arquebufes  étant 
éteintes ,  les  troupes  percées  par  la  pluye ,  6c  fatiguées  par 
la  marche  ,  on  n'oîà  rien  entreprendre. 

Dans  ce  même  tems,  le  prince  deCondé  s'étant  déguifé  Prifede  la 
pour  palier  de  Saintonge  en  (on  gouvernement  de  Picardie ,  £erje  condé. 
prit  la  Fere  en  Vermandois.  Après  y  avoir  mis  garnifon  ,  il  s.i  retraite  en 
defeendit  en  Flandre  ,  d'où  il  pafîa  en  Angleterre  avec  Sere-  AnS! 
gel  envoyé  de  Jean  Cafîmir  frère  del'élecleur  Palatin,  pour 
engager  la  Reine  à  donner  du  fecours  aux  Etats.  Après  avoir 
demeuré  long-temsà  Londres  pour  la  réùiîite  de  leur  deiTein, 
ils  repafTérent  en  Flandre  6c  defeendirent  au  port  del'Eclu- 
fe,  d'où  ils  vinrent  à  Gand  le  1  3.  Juillet.  Richebourg  inftruit 
de  leur  arrivée  ,  6c  enflé  des  fuccès  précédens ,  forma  le 
defïèin  de  furprendre  cette  place  pour  avoir  entre  fes  mains 
un  fi  illuftre  prifonnier.  La  ville  n'étoit  gardée  que  par  les 
habitans ,  6c  les  fortifications  en  bien  des  endroits  n'étant 
pas  encore  achevées ,  il  ne  paroifïbitpasimpolTible  de  forcer 
cet  endroit  par  une  attaque  vigoureufe  6c  imprévue.  Dans 
cette efpérance  ,  il  prit  un  détachement  de  bonnes  troupes, 
&  fe  rendit  à  petit  bruit  aune  des  portes  de  la  ville.  Sa  mar- 
che cependant  ne  fut  pas  fi  fecrete  que  les  habitans  ne  s'en 
apperçuiTent ,  6c  dès  qu'ils  eurent  découvert  fes  vues,  il  ne  fut 
pas  difficile  d'en  empêcher  l'exécution,  Condé  ayant  reçu  à 

_  •  •  • 

Tt  nj 


leterre. 


334  HISTOIRE 

■■■  a-  Gand  tons  les  honneurs  qui  lui  étoient  dus ,  fe  rendit  à  An- 

Henri  vers  :  de  là  il  paffa  à  Dort  &  de  Dort  en  Allemagne.  Dans 

III.      le  même  tems  un  détachement  de  Bruxelles  mena  à  Nivelle 

1580.     un  convoi ,  &,  prit  en  s'en  retournant  environ  trente  Alba- 

nois  qui  étoient  venus  les  attaquer.  Nivelle  fut  fur  le  champ 

reprife  par  le  Viceroi  &c  faccagée  avec  beaucoup  de  cruauté 

par  les  troupes  de  Mansfeld. 

Entreprife       Dans  le  même  tems  les  Efpagnols  firent  une  tentative  fur 

des  Efpagnols  Boucliam   ou  commandoit  Soë'te  deVillers,  qui  s'étoit  acquis 

fur  Boucham    ,  ',  ,         .       ,.       _  ,  '  lr    f  /l  . 

&  leur  dé-     beaucoup  de  réputation  a  Nivelle.  L  entreprife  fur  Bouchain 
faite.  tourna  mal  :  car  les  Efpagnols  furent  trahis  par  un  Officier  de 

la  garnifon,  nommé  Grobbendonck ,  qui  étoit  convenu  de 
leur  livrer  une  porte  5  mais  après  avoir  inftruit  Villers  du 
complot  &  pris  les  mefures  avec  lui ,  il  rit  fçavoir  aux  Efpa- 
gnols le  tems  &  le  lieu  où  ils  dévoient  fe  rendre.  Villers  pour 
mieux  attirer  les  ennemis  dans  le  piège ,  avoit  envoyé  hors  de 
la  place  une  partie  de  fa  garnifon  de  n'avoit  gardé  qu'un  petit 
nombre  de  bonnes  troupes,  qui  étoient  fuffiiantes  pour  fon 
defîèin.  Sur  cette  fortie d'une  partie  de  la  garnifon,  les  Efpa- 
gnols ne  doutant  prefque  plus  du  fuccès ,  fe  pref entèrent  à 
la  porte  bien  armés.  On  leur  ouvrit  comme  on  étoit  conve- 
nu ,  de  on  les  laifla  entrer  •  quand  on  jugea  qu'il  y  en  avoit 
afTez ,  on  abattit  la  herfe ,  de  dans  le  moment  les  troupes  que 
Villers  avoit  difpofées  vinrent  fondre  fur  eux,  en  tuèrent 
une  partie  de  défarmérent  le  reffce.  Ceux  qui  étoient  à  la  por- 
te ck:  qui  s'efforçoient  d'entrer,  furent  repouffés  vigoureufe- 
ment  avec  Pépée ,  la  pique  &  l'arquebufe ,  de  ceux  qui  étoient 
demeurés  à  quelque  diftance  de  la  place ,  fe  trouvèrent  en- 
veloppés par  ces  troupes  que  Villers  avoit  fait  fortir,  de  pouf 
Ces  jufqu'à  la  portée  du  canon  de  la  ville.  Beaucoup  d'autres 
qui  croyoient  la  ville  prife ,  y  étant  accourus ,  furent  faits  pri- 
fonniers ,  de  entr'autres  Norkermes  baron  de  Selles ,  gouver- 
neur deSaintOmer,qui  étoit  nouvellement  revenu  d'Efpagne, 
où  il  étoit  allé  négocier  un  accommodement  entre  laNoblefîe 
des  Païs-bas  &  le  Roi.  Il  y  eut  encore  quelques  Gentils- 
hommes de  pris  avec  un  grand  nombre  d'habitans  deDouay, 
Ôc  des  autres  villes  voifines  qui  y  étoient  accourus  comme  à 
un  butin  allure.  Villers  qui  ne  faifoit  pas  grand  fonds  far  la 
place,  Se  qui  craignoit  que  cette  multitude  de  prifonniers  ne 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.       335 

fît  naître  l'envie  aux  Efpagnols  d'en  former  le  fiége  ,  les  fit  .,        "     m 
conduire  à  Cambrai ,  où  il  n'étoit  pas  fi  aifé  de  les  prendre.  Henri 
Ceux  dont  on  fe  foucioit  moins ,  furent  échanges  ou  ren-       III. 
voyés  ,  en  payant  leur  rançon.  Les  Etats  offrirent  d'échan-      1580, 
ger  le  baron  de  Selles ,  6c  les  comte  d'Egmond  6c  de  Cham- 
pigni  pour  la  Noue.    Cet  exemple  d'humanité  6c  de  bonté 
que  les  Provinces  unies  marquoient  pour  un  étranger  leur  fait 
beaucoup  d'honneur  j  mais  les  témoignages  qu'ils  rendoient 
au  mérite  6c  à  la  valeur  de  la  Noue  lui  en  font  encore  davan- 
tage ,  6c  c'eft  cette  idée  même  qu'ils  enavoient,qui  fut  caufe 
que  Philippe ,  fur  l'avis  à  ce  qu'on  croit  du  cardinal  de  Gran- 
velle,  ne  voulut  point  donner  les  mains  à  cet  échange  ,  ni 
confentir  à  l'élargifTement  d'un  aufîi  grand  Général  j  mais 
ce  refus  aigrit  extrêmement  la  Noblefie  de  Flandre ,  qui 
murmuroit  hautement  qu'on  l'expofât  tous  les  jours  à  des 
périls  qui  lui  laifïbient  fort  peu  d'efpérance  de  fauver  leur 
vie,  Se  nulle  de  recouvrer  leur  liberté  s'ils  étoient  pris.  Cela 
fut  caufe  qu'on  envoya  de  Selles  6c  le  comte  d'Egmond  dans 
le  château  de  Rammeckens,  ou  on  les  tint  dans  uneprifon 
fort  étroite.    Le  premier  y  mourut  de  chagrin  quatre  ans 
après ,  fe  plaignant  fans  ceiTe  dans  faprifon  de  l'ingratitude 
du  roi  d'Efpagne  ,  à  qui  fon  frère  6c  lui  avoient  rendus  de  fi 
grands  fervices.  A  l'égard  du  comte  d'Egmond  ,  peu  s'en 
fallut  que  le  défefpoir  ne  lui  fit  perdre  Pefprit  j  mais  enfin  les 
follicitations  vives  6c  continuelles  de  fes  fecurs  enlacèrent  les 
Etats  à  le  transférer  de  Zélande  en  Hollande,  ou  peu  de 
tems  après  il  fut  échangé  avec  la  Noué"  ,  mais  à  des  condi- 
tions fort  dures ,  comme  nous  le  dirons  en  fon  lieu. 

Le  malheureux  fuccès  de  la  tentative  fur  Bouchain  attira  Eouchaïn 
toute  l'armée  des  Efpagnols  de  ce  côté-là ,  6c  ils  voulurent  Pns- 
reprendre  par  la  force  ce  qu'ils  avoient  manqué  par  la  rufe.Ils 
vinrent  donc  camper  devant  la  place ,  6c  commencèrent  à  la 
battre  avec  leur  canon.  Enfin  le  7.  de  Septembre  ,  Villers 
rendit  le  château ,  fortit  avec  fes  armes  fuivant  la  capitula- 
tion, 6c  fe  retira  à  Cambrai-  mais  comme  les  articles  n'é- 
toient  pas  allez  clairement  énoncés,  &c  qu'on  n'avoit  pas  fpé~ 
cifié ,  que  tout  ce  qui  étoit  dans  la  place  y  refteroit  fans  au- 
cune fraude ,  Villers  en  y  laiflant  la  poudre  à  canon  ,  y  ayoit 
auiTi  laifTé  des  mèches  allumées  à  la  difhmce  qu'il  falloit  pour 


33^  HISTOIRE 

1  -  que  lui  Se  fa.  garnifon  fufTenten  fureté  lorfqu'ellesmettroient 

Henri  le  feu  aux  poudres.    La  chofe  ayant  réufli  comme  il  l'avoit 

III.       prévu  ,  l'éclat  de  la  poudre  endommagea  fort  la  ville ,  Se  fit 

i  5 3o.     beaucoup  de  mal  aux  troupes.  Les  Efpagnols  fe  mirent  aufîi- 

tôt  à  le  pourfuivre  avec  beaucoup  d'envie  de  s'en  venger , 

mais  il  étoit  en  lieu  de  fureté.  Villers  fe  plaignit  hautement 

de  ce  qu'ils  l'avoient  ainfi  pourfuivi  contre  la  foi  du  traité , 

&:  leur  fit  dire  que  puifqu'ils  l'avoient  violé  les  premiers  ,  il  ne 

iè  tenoit  plus  obligé  de  l'obiérver. 

Le  duc  d'An-       Enfin  après  bien  des  délibérations  fur  le  choix  d'un  Prince 

jou  choifi  par  étranger,  l'avis  ôc  l'autorité  du  prince  d'Orange  réunirent 

leufprince1^  tous  ^es  m^ages  en  faveur  du  duc  d'Anjou  frère  de  Henri 
III.  &  l'on  fit  au  mois  de  Juin  un  décret  qui  lui  déféroit  le 
commandement  général  de  toutes  les  Provinces  à  certaines 
conditions  :  en  conféquence  les  Etats  de  Brabant,  de  Flan- 
dre ,  de  Hollande ,  de  Zélande ,  de  Malines ,  &c  de  Frife  aiTem-, 
blés  à  Anvers  réfolurent  le  douzième  d'Août  de  lui  envoyer 
une  députation  folemnelle ,  qui  auroit  un  plein  pouvoir  pour 
traiter  avec  lui.  Ils  nommèrent  pour  cela  Philippe  de  Mar- 
nix  de  Sainte-Aldegonde,  Noëi  de  Caron  bourgmeftre  du 
Franc  (  1  ) ,  Gafpard  Voefberg  ,  èc  quelques  autres.  Les  Dé- 
putés étant  venus  en  France  allèrent  trouver  le  duc  d'Anjou , 
qui  étoit  au  Plefîîs  lez  Tours ,  à  une  petite  lieue  de  Tours.  Ils 
y  arrivèrent  le  29.  Septembre,  &  firent  leur  traité  avec  ce 
Prince  fuivant  les  conditions  dont  ils  étoient  convenus  ;  mais 
après  la  conférence  deFleix  (2)  dont  nous  parlerons  bientôt, 
le  traité  fut  ratifié  à  Bourdeauxavec  quelques  additions.  En 
mémoire  de  cet  événement  la  province  de  Brabant  qui  a  un 
lion  pour  armes ,  fie  frapper  des  médailles  de  bronze ,  où  l'on 
voyoit  d'un  côté  un  lion  attaché  avec  un  collier  à  un  colonne 
furmontée  de  la  ftatuë  d'un  vainqueur,  6c  un  rat  qui  ron- 
geoit  le  collier,  avec  cette  infeription  :  Rajïs  leonem  loris  mus 
libérât.  Le  rat  en  ronçeant  cette  couroye  délivre  le  lion.  Sur  le 
revers  on  voyoit  le  Pape  &:  Philippe  II.  fort  emprefTés  à  met- 
tre un  collier  au  lion  ,  fous  l'appas  trompeur  d'une  paix  in- 
violable, avec  ces  mots  :  Liber  revinciri  leo  pernegat.  Le 
lion  qui  sefi  mis  en  liberté  ne  veut  plus  foujfrir  de  lien.   On 

(1)   Contrée  de  Flandre  ,  qui  com-  |  quelques  autres  endroits, 
prend  Bruges,  Oftende,  Dixmude  ,  &|     (z)  Petite  ville  du  Perigord, 

çn 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXL        337 

en  frappa  d'autres  à  Gand ,  où  l'on  voyoic  d'un  côté  deux  -'-— "    '"" 
mains  jointes  &;  des  anneaux  attachés  enfemble,  avec  ces  H  e  n  kî 
mots:  Pro  Chrifio  ,  lege  agrège  &  patriâ.   Pourjefus-Chrift,       lll. 
la  loi  ,  le  troupeau  y  la  patrie.  Et  furie  revers,  il  y  avoit  une      1580. 
couronne  de  chêne ,  avec  cette  infcription  :  Religione  &  Juf- 
titia  reduce ,  vocato  ex  Gallia  pacata  duce  Andium ,  Eelgic.e 
libertatis  vindice.   La  Religion  &  l*  Juftice  rétablies ,  le  duc 
d'Anjou   appelle  de  la  France  quil  a  pacifiée  ,  pour   être  le 
défenfcur  de  la  liberté  Belgique.  Les  Etats  avoient  toujours 
eu  grande  attention  aux  intérêts  des  provinces  de  Zélande 
&;  de  Hollande ,  dont  le  négoce  fait  preique  toute  la  richeiTe  ■> 
de  ils  y  avoient  très  -  bien  pourvu  par  les  traités  conclus  à 
cette  occafion  avecl'Efpagne  &  le  Portugal  au  fujet  de  la  na- 
vigation Se  du  commerce.  Ce  fut  par  allufion  à  cet  avantage 
que  la  Zélande  fit  frapper  des  médailles  en  bronze  qui  avoient 
d'un  côté  les  armes  des  Provinces ,  fçavoir  un  lion  élevé  au- 
delîus  des  eaux ,  avec  cette  légende  :  Vos  terrx ,  at  ego  excubo 
ponto.  Vous  gardez,  la  terre  ,  c^  moi  la  mer.    Au  revers  étoit 
un  homme  qui  plantoit  de  jeunes  arbres ,  &;  l'on  voyoit  der- 
rière lui  au  bout  d'une  lance  un  chapeau ,  qui  eft  le  fymbole 
de  la  liberté ,  avec  ces  mots  :  Si  non  nobis  ,  faltem  pofteris* 
Si  ce  ri  eft  pas  pour  nous  ,  c'eft  pour  nos  defeendans. 

L'Archiduc  fe  voyoit  abandonné  delanoblefleWallone,     Retraitede 
qui  l'avoit  appelle  d'abord.   On  netenoit  aucun  compte  de  l'Arçhidac 

i  -r       •  rr  1     ^        1     Ti     y  r  *     -«.      j        Matluas. 

la  pacification  de  Gand.  Il  n  avoit  aucun  lecours  a  attendre 
ni  de  l'Empereur ,  ni  de  fes  frères ,  ni  des  autres  princes  de 
l'Allemagne  3  ce  qui  avoit  mis  les  Etats  dans  la  néceiFité  de 
fe  jetter  entre  les  bras  d'un  Prince  étranger.  Il  avoit  d'ail- 
leurs inutilement  averti  l'Empereur  &:  les  princes  de  l'Empi- 
re ,  que  s'ils  ne  prenoient  les  Provinces  unies  fous  leur  pro- 
tection ,  elles  feroient  forcées  d'implorer  le  fecours  de  quel- 
que autre  Puiflance  :  toutes  ces  confie!  érations  lui  rirent  enfin 
prendre  le  parti  de  fe  retirer  avec  honneur  &  de  fe  démettre 
du  gouvernement  que  les  Etats  lui  avoient  conféré.  Dans 
cette  vue  il  avoit  drefïè  avant  le  2  1.  de  Juin  un  manifeite, 
qu'il  fit  remettre  aux  Etats  par  Pierre  de  Melun  prince  d'Ef- 
pinoy.  Il  leur  repréfentoit  qu'il  n'étoit  venu  que  parce  qu'on 
l'avoit  appelle  -y  que  depuis  qu'on  lui  avoit  unanimement  dé- 
féré le  gouvernement  général ,  il  avoit  exactement  rempli 
Tome  VIII.  Vu 


333  HISTOIRE 

toutes  les  conditions  aufquelles  il  l'avoit  accepté  :  Qu'il  s'é- 
Henri  toit  conformé  en  tout  à  l'état  prefent  des  affaires  :  Qu'il 
III.  avoit  toujours  été  plein  de  zélé  pour  le  bien  6c  pour  la  tran- 
iî8o  quillité  publique,  jufqu'à  oublier  fès  propres  intérêts,  6c  à 
expofèr  la  vie  même  :  Qu'il  étoic  bien  fâché  de  n'avoir  pu 
détourner  une  tempête  dont  la  violence  étoit  au-defTus  des 
forces  qu'il  y  pouvoit  oppofer.  Au  refte  qu'il  n'avoit  rien 
oublié  pour  ramener  tous  les  efpiïts  à  l'union  6c  à  la  concor- 
de :  Qu'ayant  appris  que  les  Etats  6c  les  Grands  du  pais 
étoient  affemblés  pour  délibérer  fur  le  fort  de  la  République, 
il  avoit  jugé  à  propos  de  ne  s'y  point  trouver ,  de  peur  qu'on 
ne  crût  qu'il  vouloit  leur  faire  la  loi  :  Qu'il  avoit  lèulement 
un  avis  à  leur  donner ,  6c  une  prière  à  leur  faire  ;  c'étoit  de 
ne  fe  pas  livrer  témérairement  à  une  domination  étrangère, 
de  ne  pas  oublier  l'alliance  inviolable  qui  unit  les  Païs-bas  à 
l'Empire,  &c  de  ne  pas  abandonner  les  intérêts  del'augufte 
maifon  d'Autriche ,  dont  il  étoit  membre  ,  6c  à  laquelle  ils 
avoient  de  fî  grandes  obligations  :  Qu'il  les  prioit  depjus  de 
vouloir  bien  l'informer  de  la  réfolution  qu'ils  auroient  prife 
par  rapport  à  lui  &  à  fa  maifon  ,  afin  qu'il  pût  donner  ordre 
à  fès  affaires ,  6c  de  fe  fouvenir  des  grandes  dépenles  aufquel- 
les il  s'étoit  vu  obligé,  de  de  lapenfïon  qu'on  lui  avoit  pro- 
mise. Les  Etats  trouvant  qu'il  n'y  avoit  rien  de  plus  jufte  que 
de  renvoyer  avec  honneur  ce  Prince,  qui  leur  avoit  rendu 
des  fervices  considérables  ,  s'engagèrent  non  -  feulement  à 
s'acquiter  envers  lui  des  promeHes  qu'on  lui  avoit  faites  , 
mais  même  à  payer  les  dettes  qu'il  avoit  contractées.  Outre 
cela  on  lui  affîgna  une  penfion  proportionnée  à  fon  rang , 
pour  l'entretien  de  fa  perfonne  6c  de  fes  gens ,  au  payement 
de  laquelle  on  deftina  les  revenus  de  l'évêché  d'Utrechr. 
Mais  tout  cela  s'exécuta  avec  beaucoup  de  lenteur  :  6c  le  dé» 
part  de  l'Archiduc  fut  différé  jufqu'à  l'année  fuivante. 

Pendant  ce  tems-là  le  prince  d'Orange  voulant  furpren- 
dre  Maftricht,  avoit  déjà  fait  porter  des  échelles  5  mais  d'au- 
tres affaires  l'ayant  rappelle,  on  abandonna  Tentreprife  à 
laquelle  il  vouloit  être  préfènt.  Celle  que  le  prince  d'Efpi- 
noy  gouverneur  de  Tournai  fit  fur  Condé ,  fut  d'abord  plus 
heureufe-,  car  il  prit  la  ville  par  efealade  le  2  5.  d'Octobre 
avec  le  fecours  du  fleur  d'Eflelles  :  mais  les  Efpagnols  y  étant 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.      339 

accourus  avant  qu'il  eût  eu  le  tems  d'y  mettre  des  troupes  &:  — -j 

des  vivres ,  il  fut  obligé  de  l'abandonner  aufîitôt  qu'il  l'eut  Henri 
prite.  III. 

Dès  le  mois  d'Août  précédent  Marguerite  de  Parme,     1580. 
mère  du  prince  de  Parme  gouverneur  des  Pais- bas  ,  &  qui     Marguerite 
en  avoit  été  elle-même  autrefois  gouvernante ,  arriva  en  d'Autriche 

Flandre  pour  exécuter  au  nom  du  Roi  Ton  frère  (  1  )  le  traité  ?  «       * 

r>  •  •     r  •  i  r>       •  •    >  -      e  Parme 

que  ce  Prince  avoit  raie  avec  quelques  Provinces  qui  se-  vient  en  Flan» 

toient  fournîtes.  Comme  fon  gouvernement  avoit  été  fort  dre* 
doux  ,  &  que  fa  mémoire  étoit  en  grande  vénération  parmi 
hs  Flamans  ,  Philippe  la  crut  très-propre  à  une  négociation 
fi  importante  -,  il  ne  douta  pas  que  les  Seigneurs  ne  priflent 
une  entière  confiance  en  elle ,  &;  n'entraflent  volontiers  dans 
un  accommodement  qui  te  feroit  fous  l'autorité  de  cette 
Princefîe.  Dès  qu'elle  fut  arrivée  à  Namur ,  Alexandre  Far- 
nefe  fon  fils  vint  lui  rendre  tes  devoirs  avec  un  équipage  fu- 
perbe  &  tout-à-fait  guerrier  $  mais  leurs  avis  s'étant  trouvés 
différens  fur  les  mefures  qu'il  falloit  prendre  pourréùfïïr,  la 
jaloufie  te  mit  entre  le  fils  &  la  mère.  D'ailleurs  le  décret 
des  Etats  furie  choix  d'un  nouveau  Prince  fut  publié  fur  ces 
entrefaites  -y  &  les  chofes  paroifïbient  tendre  bien  plus  à  la 
guerre  qu'à  la  paix.  Ces  confidérations  jointes  aux  follici- 
tations  de  quelques  Efpagnols  qui  n'étoient  pas  bien-aifes  de 
voir  finir  les  troubles  des  P  aïs-bas,  engagèrent  le  roi  d'Efpa- 
gne  à  rappeller  la  mère ,  &  à  confirmer  le  fils  dans  le  gouver- 
nement fouverain  de  ces  Provinces. 

Entre  les  Grands  qui  avoient  fait  leur  paix  avec  le  Roi ,     G.deHow 
Guillaume  de  Horn  teigneur  deHeze  ,  jeune  homme  d'une  Ju^  paaar . 
maifon  illufbre,mais  dont  l'orgueil  étoit  encore  plus  grand  que  les  Efpagnols.' 
la  naifïance,  avoit  fait  mettre  en  prifon  quatre  ans  auparavant 
tous  les  confeillers  du  Confeil  royal  de  Bruxelles.  Depuis  ce 
tems-là  ,  il  avoit  fuivi  tantôt  un  parti ,  tantôt  l'autre ,  &;  s'é- 
toit  fait  par-là  une  efpéce  de  renommée  plutôt  grande  que 
bonne.    Ce  jeune  homme  qui  voyoit  que  Montigni  &  la 
Motte  n'exécutoient  point  ce  qu'ils  avoient  promis  au  nom 
du  roi  d'Efpagne ,  te  lailla  aller  à  fa  légèreté  naturelle  ^  folli- 
cité  d'ailleurs  par  les  Etats  &;  par  le  duc  d'Anjou,  il  commença 

(1)  Elle  étoit  bâtarde  de  Charle  V.  |  Parme ,  petit -fils  de  Paul  III. 
8c  elle  époula  Ottavio  Farnefe  duc  de  I 

Vu  ij 


-540  HISTOIRE 

•  à  négocier  avec  eux ,  s'aboucha  avec  Warroux  de  Thian  > 
Henri  qui  commandoic  dans  Caflel ,  &  s'engagea  à  livrer  quelques 
III.  places  &  quelques  forts.  Le  complot  ayant  été  découvert, 
1580.  Warroux  fe  fauva  ^  mais  de  Horn  plus  hardi ,  ou  pour  mieux 
dire  ,  plus  téméraire  ,  n'ayant  point  voulu  fe  retirer  ,  fut  ar- 
rêté par  le  marquis  de  Richebourg  &  par  Montigni.  Le  prince 
de  Parme ,  qui  cherchoit  à  brouiller  les  Grands  avec  les 
Etats  ,&  à  rendre ,  s'il  ie  pouvoit,  leur  réconciliation  impofîi- 
ble  ,  ayant  fait  examiner  cette  affaire  au  Quenoi  en  Hainaut  „ 
de  Horn  fut  convaincu  de  trahifon  ,  ôceut  la  tête  tranchée 
le  10.  d'Octobre.  Le  baron  d'Auxi  qui  fut  foupeonné  d'a- 
voir eu  part  à  la  conjuration  fe  mita  couvert  en  fe  retirant 
promptement  dans  fon  château  de  Liedekercke  auprès  de 
Bruxelles.  Olivier  Temple  gouverneur  de  cette  ville  ,  qui 
avoit  époufé  une  feeur  du  fieur  d'Auxi ,  confeilla  à  fon  beau- 
frére ,  pour  fa  fureté ,  de  remettre  fon  château  aux  Etats ,  ce 
qu'il  fit.  Mais  comme  fa  femme  qui  étoit  d'un  efprit  incons- 
tant ,  le  portoit  fans  ceflë  à  remuer  -y  les  Etats  prirent  des 
foupçons  contre  lui ,  &  le  rirent  mettre  en  prifon.  Ce  ne  fut 
pas  fans  peine  qu'ils  accordèrent  fa  liberté  aux  prières  du 
fieur  Temple  qui  leur  avoit  rendu  de  très  -  grands  fervices. 
D'Auxi  vint  peu  de  tems  après  s'établir  en  France. 

Bien  des  gens  ont  cru  que  cette  vicifîltude  d'événemens 
divers  arrivés  aux  Païs-bas ,  &;  ce  changement  de  Souverain 
après  une  longue  révolte ,  avoient  été  prefagés  par  ce  grand 
tremblement  de  terre  ,  dont  j'ai  parlé  ,  qui  ébranla  tous  ïçs 
Païs-bas  jufqu'à  Cologne  ,  &  qui  troubla  tellement  la  mer, 
qu'il  éleva  fes  flots  jufqu'à  une  hauteur  prodigieufe ,  fans  qu'il 
lourla  une  haleine  de  vent.  Et  dans  des  endroits  même  fort 
éloignés  de  la  mer,  ce  tremblement  qui  reprit  par  deux  fois, 
fit  un  fi  horrible  fracas ,  qu'il  fendit  èc  brifa  les  pierres  de 
quantité  de  tours,  d'églifes  &c  de  clochers. 
Trahifon  de  La  Frife ,  où  commandoit  George  de  Lalain  comte  de 
Reanebourg.  Rennebourg ,  &c  les  autres  Provinces  d'au-delà  du  Rhin  ne 
furent  pas  exemptes  des  troubles  qui  agitèrent  le  refle  des 
Païs-bas.  Cornelie  de  Lalain  fecurde  Rennebourg,  étant  ve- 
nue trouver  fon  frère  vers  le  commencement  de  l'année  avec 
I  ?*  des  proportions  du  prince  de  Parme ,  n'oublia  rien  pour  l'ar- 

racher au  parti  des  Etats  3  exhortations ,  menaces,  carefTes ,. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.       34* 

tout  fut  employé  avec  autant  de  force  que  d'adrefle.  »  Juf- 
3  ques  à  quand ,  lui  dit-elle  ,  vous  verrons-nous  manquer  à  Henri 
a  la  foi  que  vous  devez  à  Dieu ,  6c  après  Dieu  à  votre  Souve-  III. 
3  rain.?  Jufques  à  quand  combattrez  -  vous  pour  des  hère-  1580. 
3  tiques  ?  Et  deshonorerez-vous  toujours  votre  famille  en 
3  fervant  des  Corroyeurs ,  des  Tiiferans ,  des  Savetiers ,  6c 
3  toute  cette  canaille  de  vils  artifans  ?  N'avez-vous  pas  allez 
3  travaillé  pour  cette  faction ,  dont  les  armes  paroilïbient 
3  d'abord  avoir  quelque  juflice ,  parce  que  la  liberté  en  étoit 
3  le  prétexte  ?  Mais  ce  prétexte  ne  fubiifte  plus  :  ce  n'en:  plus 
9  pour  la  patrie  que  vous  combattez  3  c'en:  ici  une  guerre  de 
3  Religion  j  6c  vous  fçavez  que  les  fautes  en  ce  genre  font 
3  fuivies  de  la  perte  de  la  réputation  pour  cette  vie  ,  6c  du  fa- 
3  lut  éternel.  Du  côté  du  Roi ,  les  honneurs ,  les  richefles  , 
3  les  plus  grands  emplois  peuvent  flater  votre  efpérance. 
3  Mais  de  cette  vile  populace,  que  pouvez- vous  attendre 
3  autre  chofe  qu'ignominie,  qu'infultes,,qu'ingratitude  ?  Voilà 
3  la  récompenfe  de  vos  fervices  :  Vous  vous  repentirez  de  les 

avoir  rendus  -y  mais  il  ne  fera  plus  tems  :  Rendez- vous  donc 
3  à  la  raifon  6c  fuivez  l'exemple  de  tant  de  Seigneurs  qui  pen- 
3  fent  comme  ils  doivent  fur  la  Religion,  et  Elle  lui  mit  en- 
fuite  devant  les  yeux  le  vain  appas  du  titre  de  Marquis , 
dont  il  feroit  honoré  par  le  Roi ,  ôc  quelque  efpérance  d'é- 
poufer  Marie  de  Brimen  comtefïè  de  Meghen  qui  avoit 
perdu  depuis  peu  Lancelot  de  Barlaymont  fon  mari. 

Rennebourg  ébranlé  par  ces  raifons ,  fongea  à  quitter  le 
fervice  des  Etats  6c  le  parti  des  Proteftans  3  mais  comme  il 
vouloit  le  faire  d'une  manière  propre  à  lui  attirer  de  la  confi- 
dération  dans  l'autre  parti ,  il  tint  fon  deffein  fort  caché. 
Cependant  le  prince  d'Orange  qui  avoit  l'efprit  pénétrant, 
en  eut  quelque  foupçon,  èc  il  réfolut  de  palier  en  Frife  poul- 
ie traverfer ,  mais  fous  d'autres  prétextes ,  de  peur  d'obliger 
Rennebourg  à  précipiter  le  coup  qu'il  méditoit.  Il  fe  fia  toit 
même  d'y  avoir  trouvé  un  remède  ,  6c  en  même  tems  un 
moyen  de  ramener  Rennebourg  ;  c'étoit  de  donner  une  en- 
tière liberté  à  tous  les  habitans  des  villes  de  la  province  de 
Frife ,  de  d'en  rafer  toutes  les  citadelles.  Comme  elles  fervent 
aux  Gouverneurs  pour  tenir  les  villes  en  bride  ,  6c  les  tourner 
comme  il  leur  plaît ,  il  jugea  que  la  Province  délivrée  de  ce 

V  u  iij 


54î  HISTOIRE 

.'■■"  -  """-'  joug,  de  ravie  d'avoir  recouvre  la  liberté  ,en  feroicplus  atta- 
Henri  chée  aux  Etats ,  de  que  Rennebourg  ne  prêteroit  plus  l'oreille 
III.  aux  confeils  de  ceux  qui  entreprendroient  de  le  débaucher. 
1580.  D'ailleurs  le  Prince  penfoit  qu'il  étoit  également  important , 
de  pour  Tes  intérêts  de  pour  fa  gloire,  de  contenir  dans  le 
devoir  un  homme  de  grande  naiffance  ,  eltimable  par  fa  pro- 
bité de  par  fli  bravoure,  mais  que  fa  jeunefïè  expofoit  à  fe 
laifïer  gagner  par  des  careiles  de  par  l'appas  d'une  fortune 
plus  brillante.  Le  Comte  en  effet  étoit  d'un  caractère  à  reve- 
nir à  fon  devoir,  pourvu  qu'on  pût  retarder afîezfes projets 
pour  qu'il  eût  le  tems  de  ie  repentir.  Le  Prince  jugea  donc 
qu'il  falloit  ménager  adroitement  cet  efprit  inconftant,  8c 
le  conduire  par  la  douceur  plutôt  que  par  la  force.  Là-def- 
fus  il  réfolut  de  ne  point  agir  avec  lui  comme  avec  un  enne- 
mi déclaré ,  de  de  fe  contenter  de  lui  ôter  les  moyens  de  fe 
féparer  des  Etats.  On  commença  par  démolir  la  citadelle 
de  Lewarden.  Les  colonels  Bouwinga  de  Ferno  l'invertirent 
par  dehors,  de  la  Bourgeoifie  par  dedans,  après  avoir  eu 
foin  de  placer  devant  eux  les  Prêtres ,  les  Religieux  de  les 
femmes  des  foldats  de  la  garnifon.  Enfuite  on  ouvre  la  tran- 
chée ,  on  fait  des  retranchemens  de  on  comble  les  folles. 
Seuge  qui  commandoit  dans  la  citadelle  depuis  la  mort  de 
Matenefîè  ,  fe  voyant  attaqué  de  tous  côtés,  de  craignant  d'ê- 
tre forcé, fe  rendit  à  condition  qu'il  auroit  vie  de  bagues  fauves, 
de  qu'on  lui  donneroit  une  penfîon.  Les  habitans  fe  voyant 
maîtres  de  la  citadelle  plutôt  qu'ils  n'avoient  crû ,  commen- 
cèrent par  rafer  les  murs  de  combler  le  folié  du  côté  de  la 
ville ,  après  quoi  ils  rejoignirent  les  murs  de  la  citadelle  avec 
ceux  de  la  ville. 
Divers  ex-  Cette  citadelle  avoit  été  bâtie  l'an  1499.  aux  dépens  des 
ploies  cks  habitans  même ,  qui  ayant  été  abandonnés  par  ceux  de  Gro- 
deux  partis  nmgUe  )  défaits  par  Villeboot  de  Schouwemberg  Général 
des  troupes  du  duc  Albert  de  Saxe  ,  perdirent  leur  liberté , 
de  furent  contraints  de  fubir  le  joug  du  vainqueur.  Après  que 
la  citadelle  eut  été  rafée ,  la  foldatefque  infolente  chafîa 
ignominieufèment  les  Francifcains,6c  les  conduifithors  de  la 
ville  au  fon  des  flûtes  de  des  tambours.  Tout  ceci  fe  pafïa  au 
commencement  de  Février,&  le  lendemain  Benninck,Camin- 
ga ,  de  d'autres  Officiers ,  marchèrent  du  côté  d'Harlinghen 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.      343 

avec  quatre  compagnies  d'infanterie  ,  &  fbmmérent  la  gar-  "- — -— — ; 
nifon  de  fe  rendre.  Comme  elle  fe  mettoit  en  devoir  de  fe  Henri 
bien  défendre ,  il  arriva  fort  à  propos  que  le  comte  de  Ren-  III. 
nebonrg  qui  fe  rlatoit  toujours  qu'on  ignoroit  fbn  deflèin  ,  1580, 
étonné  des  mouvemens  qu'il  voyoit  dans  la  province ,  envoya 
à  Lewarden  la  Baille  fur  la  fidélité  duquel  il  comptoit  , 
fous  prétexte  d'accommoder  les  affaires  :  cet  homme  ayant 
étéarrêté,on  lui  trouva  des  blancs-fignés  du  Comte,  de  mu- 
nis de  Ton  fceau  dont  on  fe  fervit  pour  tromper  la  garnifon 
d'Harlinghen  3  car  on  menaça  la  Baille  de  le  faire  mourir 
s'il  n'écrivoit  au  Lieutenant  d'Oyenbrug  qui  étoit  alors  à 
Groningue  ,  de  rendre  la  citadelle  fur  le  champ.  Celui-ci 
qui  ne  foupçonnoit  point  de  fraude,  obéît  fans  attendre  un 
fécond  ordre ,  comme  auroit  fait  un  homme  qui  auroit  eu 
quelque  expérience  ,  6c  il  remit  la  place  le  cinq  de  Février. 
Elle  avoit  été  bâtie  dans  le  tems  que  les  habitans  de  Gronin- 
gue étoient  maîtres  de  toute  la  Frifè.  Les  peuples  de  la  pro- 
vince l'ayant  ruinée  dans  la  fuite  ,  le  duc  Albert  de  Saxe  la 
rebâtit  en  1  500.  Enfin  les  habitans  la  raférent  cette  an- 
née du  côté  de  la  ville ,  comme  avoient  fait  ceux  de  Le- 
warden.  De  là  Sonoyavec  fes  Officiers  &  quatre  compa- 
gnies d'infanterie  ,  marche  à  Staveren  &  fe  voit  fur  le  champ 
maître  de  la  citadelle ,  qu'il  a  l'imprudence  de  laiffer  rafer 
par  les  habitans  avant  que  la  ville  fût  en  état  de  défenfe.-ce  qui 
donna  au  comte  de  Rennebourg  le  moyen  de  s'en  emparer , 
&:  de  l'abandonner  au  pillage.  Cette  citadelle  avoit  été  bâtie 
l'an  1  397.  par  Albert  de  Bavière  comte  de  Hollande  ,  puis 
détruite  l'an  1522.  George  Schenck  la  rebâtit  par  ordre  de 
Charle  V. 

Toutes  ces  démolitions  donnoient  de  l'inquiétude  au  com- 
te de  Rennebourg  3  il  voyoit  bien  qu'il  ne  tireroit  pas  de  fa 
diffimulation  l'avantage  qu'il  en  avoit  cfpéré  :  néanmoins  il 
réfolut  d'y  perfifter.  Il  commença  donc  à  fe  plaindre  haute- 
ment qu'on  violoit  les  traités  3  qu'on  avoit  fait  révolter  la 
Frife  3  qu'on  l'outrageoit  3  &:  qu'on  le  traitoit  comme  un 
traître.  ■»  Eft-ce  là ,  difoit-il ,  la  récompenfe  de  ce  que  j'ai 
»  fait  à  Malines ,  à  Valenciennes ,  à  Groningue ,  &  à  Cam- 
»  pen  ,  pour  le  fervice  des  Etats ,  &  pour  la  liberté  de  ma  pa- 
>j  trie  ?  Peut-on  payer  d'une  fi  horrible  ingratitude  les  fervices 


344  HISTOIRE 

•  »  que  j'ai  rendus  ?  ce  Comme  il  paroifîoit  très -affligé  ,' 
Henri  Pompeïus  Ufkens  &:  Jean  Cornput ,  deux  des  principaux  Of- 
III.  hxiers  qui  fervoient  fous  lui ,  &  qui  étoient  fort  attachés  aux 
jrj^o,  Etats ,  fè  mirent  à  le  confoler  ^  et  après  l'avoir  exhorté  à  ne 
fe  pas  décourager  ,  ils  lui  confeillérent  d'aller  incefîamment 
trouver  le  prince  d'Orange  à  Utrecht ,  pour  fe  juftirîer  des 
foupeons  qu'on  pouvoit  avoir  contre  lui.  »  Il  ne  faut  pas ,  lui 
>j  difoient-ils ,  paroître  fi  fenfible  à  la  démolition  des  cita- 
55  délies  :  vous  fçavez  bien  qu'il  y  a  longtems  que  les  peuples 
»  de  cette  province  la  fouhaitent  ardemment  >  Il  vous  conti- 
55  nuez  à  vous  en  plaindre  ,  c'efr.  le  moyen  d'augmenter  les 
55  foupeons  qu'on  a  contre  vous ,  &  de  faire  croire  à  tout  le 
55  monde  que  vous  êtes  coupable.  N'écoutez  point  les  con- 
55  fèils  d'Oyenbrug  ni  de  la  Baille  ,  ni  d'autres  fcélérats  fem- 
55  blables  ,  &  moins  encore  de  votre  feeur  ,  qui  tâchera  de 
53  vous  engager  à  ajouter  foi  aux  promefles  des  Efpagnols ,  Se 
53  à  préférer  à  des  avantages  allures ,  des  efpérances  très-in~ 
33  certaines.  Que  ces  grands  mots  de  la  puilïànce  &  de  la  Re- 
>3  ligion  du  roi  d'Efpagne  ne  vous  en  impofent  point.  Philippe 
53  <Sc  Charle  I X.  avoient  réfolu  de  concert  d'exterminer  les 
35  Proteftans ,  &  ils  n'en  font  pas  venus  à  bout.  Les  Efpagnols 
53  ne  font  maîtres  que  des  villes  éloignées  de  la  mer,  &c  bien- 
35  tôt  vous  les  verrez  réduits  aux  dernières  extrémités.  Tous 
55  les  ports  font  entre  les  mains  des  Etats.  Que  les  Efpagnols 
55  ravagent  tant  qu'ils  voudront  le  plat  païs  ,  l'empire  de  la 
53  mer  fournira  toujours  aux  Etats  de  quoi  payer  leurs  trou- 
55  pes ,  &  de  quoi  foûtenir  leur  commerce  qui  fait  toute  la  ri- 
55  cheiïè  du  païs.  ce 

Rennebourg  parut  d'abord  prendre  leurs  avis  en  bonne 
part ,  il  lui  échappa  même  quelques  larmes ,  l'effet  de  fa  co- 
lère ou  de  fon  repentir  :  &  on  le  croyoit  déjà  ébranlé,  lorfque 
fa  fœur  qui  étoit  une  femme  impérieuie ,  revint  à  la  charge , 
&  l'affermit  dans  fon  premier  defTein.  Elle  lui  remit  devant 
les  yeux  la  foi  qu'il  avoit  donnée  au  Yiceroi ,  &  lui  fît  un 
grand  fcrupule  de  la  penfée  qu'il  avoit  eue  de  la  violer.  Ces 
raifons  l'cbranlérent  •  mais  les  infultes  des  peuples  de  l'or- 
gueil avec  lequel  Bertel  Entens  refufa  d'exécuter  fes  ordres , 
irritèrent  tellement  ce  jeune  homme  plein  de  courage  <5c  de 
fierté ,  qu'il  n'eut  aucun  égard  aux  confeils  de  Cornput,  Il 

continua 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.         345 

continua  pourtant  de  difïîmuler ,  en  attendant  l'occafîon  de  • 


fe  déclarer.  Cornput  ayant  fçû  démêler  ce  que  Rennebourg  Henri 
tâchoit  de  cacher,avertit  de  bonne  heure  les  habitans  de  Gro-       III. 
ningue  Proteftans  zélés,  &  fur-tout  JacqueHildebrand  leur      1  ego. 
Bourgmeitre,  de  fe  tenir  en  garde  contre  lui,  parce  qu'il 
tramoit  contre  l'intérêt  des  Etats  :  mais  l'autorité  de  ce  pre- 
mier Magiltrat  ne  fervit  qu'à  envelopper  plus  de  monde  dans 
le  malheur  qui  le  menaçoit.  Il  étoit  fort  ami  de  Rennebourg, 
èc  comme  il  avoit  le  cœur  droit ,  il  ne  fe  défia  point  des  ca- 
rences de  ce  jeune  Seigneur  ,  ni  de  mille  fermens  qu'il  lui  fit 
pour  fe  laver  des  foupçons  qu'on  avoit  contre  lui.   Ils  foupé- 
rent  enfemble  la  veille  de  la  prife  de  la  ville  -y  après  fouper 
Rennebourg  lui  ferra  la  main  en  le  quittant ,  fans  qu'Hilde- 
brand  eut  le  moindre  foupçon  du  complot  qui  fe  tramoit. 
Rennebourg  informé  que  le  prince  d'Orange  arriveroit  bien- 
tôt,  jugea  qu'il  étoit  tems  d'agir.  Ainfiil  rafïèmble  tous  les 
partifans  d'Efpagne  j  &  leur  ayant  expofé  ce  qu'il  vouloir 
faire  ,  il  les  exhorte  à  fè  comporter  en  gens  de  cœur.  Effrayés 
de  la  grandeur  du  péril ,  &  voyant  que  le  fèul  moyen  de  s'en 
garantir  étoit  de  le  prévenir ,  ils  prirent  à  Pinftant  les  armes 
avec  quelques  foldats  qui  étoient  cachés  dans  la  ville  ;  &;  des 
le  point  du  jour  ,  lorfque  les  patrouilles  &  les  corps-de-garde 
vont  prendre  du  repos ,  il  forcirent  de  la  maifon  de  Renne- 
bourg avec  une  marque  blanche  au  bras  gauche,  &  s'empa- 
rèrent de  la  place  publique.  Rennebourg  à  cheval  &  l'épée 
à  la  main  couroit  de  tous  côtés ,  àc  faifoit  face  à  tout  ce  qui  fe 
prefentoit.   Le  malheureux  Hildebrand  ayant  entendu  ce 
bruit ,  courut  à  la  place  avec  fçs  gens  ^  mais  en  bien  plus  pe- 
tit nombre  qu'il  ne  croyoit.  Comme  il  chargeoit  une  troupe 
de  conjurés ,  un  valet  de  Rennebourg  lui  tira  un  coup  d'ar- 
quebufe  &:  le  jetta  par  terre.  Auflitôt  tous  Cqs  gens  s'enfuirent 
dans  leurs  maifbns  ,  6c  s'y  défendirent  quelques  tems.   On 
arrêta  environ  deux  cens  de  ceux  qu'on  fçavoit  être  le  plus 
déclarés  contre  l'Efpagne  ,  qui  furent  enfuice  renvoyés  fans 
rançon  j  &  dès  que  le  premier  choc  fut  pafTé,  il  n'y  eut  plus  de 
fang  verfé  dans  la  ville.  Rennebourg  eut  grand  foin  de  l'em- 
pêcher ,  afin  que  cet  exemple  d'humanité  engageât  les  villes 
voifmes  à  fe  joindre  à  lui.    Il  changea  feulement  les  Magi- 
strats ,  U  rit  jurer  aux  habitans  d  obferver  le  traité  qu'il  avoit 
Tome  VIII.  X  x 


'34^  HISTOIRE 

-  fait  avec  le  Viceroi.  En  même  tems  il  écrivit  aux  villes  voi~ 

Henri  fines  d'être  en  garde  contre  les  confeils  turbulens  8c  factieux 

III.       de  Bertel  Entens.   C'eit.  ainfi  que  Groningue  fut  prife  par 

1580.      Rennebourg  le  3.  de  Mars  3  &  le  même  jour  elle  fut  afîiégée 

par  Cornput.    Car  dès  qu'on  eut  appris  cette  nouvelle  par 

ceux  qui  s'étoient  fauves  de  la  ville  ,  les  compagnies  d'Ol- 

thoff,  de  Dam  ,  de  Suidtlaren ,  de  Vliet ,  de  Schaghen ,  8c 

de  Weda  ,  y  accoururent  pour  tâcher  de  fecourir  leurs  amis> 

s'il  en  reiloit  encore  dans  la  place. 

Rennebourg  follicita  enfuite  inutilement  les  villes  de  la 
province  d'Over-IfTel.  Ses  lettres  ayant  été  interceptées ,  8c 
fa  trahifon  connue ,  Sonoy  mit  promptement  une  bonne  gar- 
nifon  dans  Campen.  Dans  le  défordre  où  tout  étoit  alors  r 
les  habirans  de  Deventer  ne  le  contentèrent  pas  de  prendre 
les  armes  8c  de  fe  fortifier  ,  la  haine  qu'ils  avoient  pour  les  Ef- 
pagnols  les  porta  à  faire  la  guerre  aux  ftatuës  mêmes ,  aux 
images  8c  aux  églifes  •  8c  leur  exemple  fut  auffitot  fuivi  par 
ceux  de  Zwoll  8c  d'Utrecht ,  8c  par  la  plus  grande  partie  de 
la  province  de  Frile.  Il  y  avoit  déjà  plus  d'un  mois  que  ceux 
de  Drentlie  avoient  commencé  à  renverfer  les  images  8c  ven- 
dre les  biens  eccléfiaftiques  -,  8c  toute  l'autorité  du  prince 
d'Orange ,  qui  craignoit  que  ces  excès  ne  le  rendirent  odieux, 
avoit  eu  bien  de  la  peine  aies  contenir.  Mais  dès  qu'ils  fçu- 
rent  la  prife  de  Groningue  ,  ils  ne  gardèrent  plus  de  mefures 
8c  ils  fe  livrèrent  aux  derniers  emportemens.  Oldenzeel  5 
Steenwick  8c  Haflèl ,  fuivirent  d'abord  le  parti  de  Renne- 
bourg :  mais  le  comte  de  Hohenlo  y  ayant  été  envoyé  par  le 
prince  d'Orange  avec  une  armée ,  reprit  Oldenzeel  le  dix 
d'Avril ,  &  de  là  il  marcha  contre  Linghen.  En  même  tems 
Sonoy  eut  ordre  d'aller  à  Coevorden  avec  les  compagnies  de 
Cornput  8c  de  Wingaerden, pour  achever  les  ouvrages  qu'on 
y  avoit  commencés ,  8c  mettre  la  place  en  état  de  défenfe. 
Bertel  Entens  s'y  étoit  déjà  rendu  pour  en  faire  le  fiége  avec 
treize  compagnies  d'infanterie  8c  deux  efcadrons  de  cavale- 
rie qui  fervoient  auparavant  feus  les  ordres  de  Rennebourg  : 
mais  cet  homme  turbulent ,  8c  qui  ne  pouvoit  fouffrir  de  col- 
lègue ,  ne  conduifant  pas  les  chofes  au  gré  du  prince  d'O- 
range ,  les  Etats  y  envoyèrent  Hohenlo  avec  fept  compagnies 
du  régiment  de  Chriftophle  d'Ifelftein ,  &  neuf  de  celui  du 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.       347 

comte  Louis  de  Nafîau  ,  fils  de  Jean.  Entens  en  fut  choqué  ■ ri 

&c  au  fortir  d'un  grand  repas  où  il  le  trouva  avec  eux  ci  Rolde ,  Henm 
il  fe  rendit  au  camp.  Le  vin  lui  ayant  échauffe  la  tête ,  il  corn-  III. 
mença  par  infulter  les  Colonels  6c  les  Capitaines  du  corps  1580. 
qu'il  commandoit  j  6c  après  les  avoir  traité  d'ignorans  dans 
le  métier  de  la  guerre  ,  il  leur  ordonna  de  le  fuivre  fur  le 
champ  :  qu'il  fçavoit  que  les  habitans  de  Groningue  faifoient 
paître  librement  leurs  beftîaux  dans  les  lignes  de  Schuyten- 
diep  6c  des  environs-6c  qu'il  vouloit  aller  de  ce  pas  ruiner  tous 
ces  ouvrages.  Cela  dit,  il  prend  le  couvercle  d'un  pot  à  beur- 
re, 6c  fe  met  en  marche  vers  Schuytendiep  ,  fuivi  de  beaucoup 
de  monde.  On  eut  beau  lui  repréfenter  qu'on  ne  pouvoit  en- 
trer fans  échelles ,  il  fe  moqua  de  cet  avis ,  6c  fie  attaquer  la 
place.  Mais  dans  le  tems  qu'il  regardoit  fixement  le  combat 
qui  étoit  affèz  vif ,  6c  qu'il  examinoit  une  canoniére  par  ou 
les  ennemis  tiroient ,  il  reçut  à  la  tête  un  coup  d'arquebufe , 
dont  il  tomba  mort  :  on  l'enterra  à  Middelftum  ,  lieu  de  fa 
naiilance.  Cette  mort  caufa  plus  de  joie  au  comte  de  Renne- 
bourg  ,  que  de  regret  aux  Etats  qui  fe  trouvoient  délivrés  par 
là  d'un  homme  inîupportable  à  tout  le  monde  par  fa  hauteur, 
6c  à  charge  à  eux-mêmes  ,  parce  qu'il  s'intriguoit  dans  leurs 
affaires  à  tort  6c  à  travers ,  6c  fans  attendre  leurs  ordres.  La 
joie  que  Rennebourg  eut  de  fa  mort  fe  changea  bientôt  en 
inquiétude  :  il  eft  vrai  qu'il  haïfToit  Entens  •  mais  c'étoit  un 
homme  fans  conduite  ,  6c  ceux  qu'on  mit  à  fa  place  étoient 
gens  de  cœur  6c  d'une  grande  expérience.  Les  habitans  de 
Groningue  avoient  perdu  deux  forts  ,  èc  ils  ne  pouvoient 
plus  mener  paître  leurs  beftiaux  :  néanmoins  leur  courage  ne 
diminuoit  pas ,  6C  le  fecours  que  leViceroi  leur  promettoit 
par  fes  lettres  6c  par  les  couriers ,  les  foûtenoit  malgré  les 
échecs  de  leur  parti.  Car  ils  venoient  de  recevoir  la  nouvelle 
de  laprife  de  Malines  6c  de  Villebroeck  ,  par  les  troupes  des 
Etats  ,  6c  de  la  défaite  des  troupes  auxiliaires  que  le  Viceroi 
avoit  fait  lever  du  côté-de  Carpen.  Car  dans  le  tems  qu'elles 
fe  difpofoient  à  paffer  le  Rhin  avec  quelque  cavalerie  qui  les 
avoit  jointes ,  les  Seigneurs  des  environs  s'étant  mis  en  cam- 
pagne pour  venger  les  ravages  qu'elles  avoient  faits  autour 
de  Nuits ,  les  furprirent ,  en  taillèrent  en  pièces  une  partie , 
mirent  le  refte  en  déroute  ,  6c  les  chaiîcrent  du  territoire  de 

Xx  ij 


343  HISTOIRE 

"■"—"-—■  cette  ville.  Les  peuples  des  comtés  de  Bergh  Se  de  la  Marck 
Henri  leur  ayant  enfuite  coupé  les  paflages  ,  elles  fe  jettérent  fur 
III.  ^es  terres  de  l'éledeur  de  Cologne ,  6c  ravagèrent  tout  le  plat 
pais  3  mais  enfin  le  fix  d'Avril  ayant  été  rencontrées  près  de 
)'s'  Lins  et  d'Eindoven,  elles  furent  battues  en  ces  deux  endroits. 
Le  relie  fe  jetta  dans  le  comté  de  Manderfcheyd  ,  où  elles  fe 
rafïèmblérent ,  6c  reprirent  de  nouvelles  forces  par  les  foins 
de  Bucho-Ayta  ,  Prévôt  de  S.  Bavon  de  Gand ,  qui  leur 
fournit  de  l'argent  pour  fe  remettre  en  équipage ,  6c  elles  y 
furent  jointes  par  quatre  compagnies  Allemandes  ,  aufquel- 
les  on  donna  le  nom  de  régiment  de  Frifc  ,  6c  l'on  en  confia 
le  commandement  à  Gafpar  de  Robles  fleur  de  Billy  , 
dont  nous  avons  fi  fouvent  parlé,  6c  en  fon  abfence  à  Mar- 
tin Schenck.  Les  principaux  capitaines  de  ce  corps  étoienc 
Jean  Mom  ,  René  de  Kama ,  Loi  de  Liaukama  ,  Camminga, 
Arent  Van-Gemen  ,  Henri  Snater ,  Evert  de  Ens ,  Wibo  de 
Gotum  ,  NY^olf  de  Prenger ,  Etienne  Heller ,  Samfon  PefteL 
Ils  furent  renforcés  par  la  cavalerie  de  Schenck ,  avec  la- 
quelle fe  trouvoit  un  fameux  capitaine  Albanois  nommé  Tho- 
mas,  ancien  Officier  ,  qui  s'étoit  fignalé  dans  fix  combats, 
où  fon  parti  avoit  remporté  la  victoire.  Il  y  vint  outre  cela 
quelques  gendarmes ,  èc  tous  ces  petits  corps  réunis  qui  pou- 
voient  faire  enfemble  trois  mille  hommes  de  pied  6c  fix  cens 
chevaux  ,  ayant  reçu  un  mois  de  paye  feulement ,  pafTérent 
le  Rhin  6c  marchèrent  vers  Linghen.  Hohenlo  ayant  eu  or- 
dre des  Etats  de  Frife  de  s'oppofèr  à  leur  pafîage  ,  fe  rendit  à 
Bocholt  avec  un  détachement  de  l'armée  qui  afîiégeoit  Gro- 
ningue.  Il  laifla  Guillaume  de  Nafïau  èc  Sonoy  pour  conti- 
nuer le  liège.  Mais  voyant  que  les  ennemis  étoient  trop  forts 
pour  qu'il  pût  les  attaquer  avec  ce  qu'il  avoit  de  troupes ,  il 
demanda  un  renfort  d'infanterie.  On  réfolut  de  lui  envoyer 
le  régiment  d'Entens  :  mais  comme  les  foldats  accoutumés  à 
la  licence  fous  Bertel  qui  avoit  été  tué  depuis  peu ,  avoient 
d'abord  refufé  d'obéïr  ,  ils  arrivèrent-  trop  tard.  Pendant  ce 
tems-îà  Hohenlo  s'éloigna  d'Ulfen  le  feize  de  Juin  pour  s'ap- 
procher de  Coevorden  ,  où  après  avoir  fait  rafraîchir  ie& 
txoupes ,  il  réfolut  de  combattre  les  ennemis,  d'autant  plus 
qu'Oldenzeel  6c  Zwoll  étoient  en  grand  danger  s'il  ne  le  fai~ 
foit.  Il  y  avoit  déjà  eu  du  tumulte  à  Zwol  où  les  habitans 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.       349 

n'avoient  point  voulu  recevoir  de  garnifon,  &  ceux  qui  étoient  ■ 

du  parti  des  Efpagnols  ayant  raflèmblé  les  païfans  Catholi-  Henri 
ques ,  avoient  fait  dire  à  Schenck  qui  étoit  en  marche  ,  de       III. 
venir  les  joindre.  Mais  les  Protefbans  le  prévinrent ,  &  ayant     j  ^  g  0# 
pris  tout  d'un  coup  les  armes  fous  la  conduite  d'UIger  et  de 
quelques  autres  capitaines ,  ils  s'emparèrent  de  la  place  pu- 
blique ,  de  l'églife  de  S.  Michel ,  de  la  porte  de  Campen  ,  èc 
de  la  Tour  rouge  ,  8c  firent  venir  des  troupes  de  Deventer  & 
de  Campen.  Dès  qu'elles  furent  arrivées  les  partifans  d'Ef- 
pagne  prirent  la  fuite  ,  St  à  Pinftant  leurs  maiions  furent  pil- 
lées par  les  autres  habitans.  On  brûla  en  même  tems  les  vil- 
lages du  Canton  de  Maflenbroeck  ,  parce  que  les  païfans  s'é- 
toient  déclarés  contre  les  Etats.  Du  côté  de  l'Over-IlIel  , 
la  citadelle  de  Geelmuyden  ,  que  Charle  V.  tranfporta  au- 
trefois à  l'embouchure  du  NJ^echt  dans  un  golfe  de  la  mer 
Germanique  ,  futaufli  brûlée  &rafée. 

Sur  la  nouvelle  de  ces  fuccès ,  les  Seigneurs  qui  avoient 
confeillé  à  Hohenlo  de  rifquer  un  combat ,  lui  confeillérent 
alors  de  l'éviter  5  parce  que  les  chemins  &  les  vivres  étant  fer- 
més aux  ennemis,  il  fuffifoit  de  gagner  quelque  tems ,  pour 
que  la  difette  de  provifîons  &  d'argent,  la  faim  ,  la  mutine- 
rie des  foldats ,  Ôt  cent  autres  incommodités ,  les  forçaifent 
à  ie  retirer  3  qu'il  y  auroit  au  contraire  du  danger  à  les  com- 
battre ,  parce  qu'on  manquoit  d'infanterie  &  de  piquiers. 
Malgré  ce  conieil  ,  Hohenlo  réfolu  d'aller  aux  ennemis  5 
marcha  de  Coevorden  à  Herdemberg  pendant  la  chaleur  du 
jour  par  des  plaines  arides  ,  St  aux  travers  des  bruyères. 
Schenck  qui  y  étoit  arrivé  trois  heures  avant  lui ,  avoit  don- 
né le  tems  à  fes  troupes  de  fe  repofer  à  l'entrée  et  de  prendre 
de  la  nourriture.  Dès  que  Hohenlo  eut  apperçu  l'ennemi , 
il  rangea  en  bataille  Ces  troupes  fatiguées  de  la  marche  qu'il 
leur  avoit  fait  faire.  Il  mit  à  l'aile  droite  la  compagnie  du 
iieur  de  Wingaerden ,  avec  une  partie  de  celle  de  Cornput, 
&;  fept  du  régiment  de  Nalîau ,  fous  le  commandement  de 
Kunigam  fon  lieutenant  :  à  la  gauche  £t  derrière  un  bois , 
il  pofta  Ifelftein  avec  fept  compagnies ,  &  Zedenifca  avec  la 
compagnie  d'Oldezel.  Il  n'avoit  en  tout  que  dix-huit  cens 
hommes  de  pied  ,  à  la  tête  defquels  il  y  avoit  trois  efeadrons 
d'arquebufiers  à  cheval,  très-leftes  &  très-bien  équipés.  A 

Xx  iij 


350  HISTOIRE 

une  petite  diflance  de  là  étoient  Hohenlo  avec  un  corps  de 

Henri  cavalerie  6c  fept  pièces  de  gros  canon ,  6c  Hubert  de  Kemen, 

III.       avec  trois  cens  chevaux.  Toute  cette  cavalerie  alloit  à  qua- 

1580.     torze  cens  hommes.  Le  village  d'Herdemberg  qui  eft  fur  les 

bords  de  la  rivière  de  Wecht ,  n'eft  qu'à  un  mille  de  Coe- 

Défaite  de  yorden  6c  à  quatre  de  Zwol.    Le  combat  commença  fur  le 

Hohenlo  par        •  j*     n    i  i  r       rr  j*      •  •  */••• 

schenck.  midi.  Schenck  ,  par  une  ruie  allez  ordinaire  5  avoit  fait  en 
forte  d'avoir  le  Soleil  derrière  lui  ,  6c  d'expofer  à  l'éclat  de 
fcs  rayons  les  yeux  de  Ton  ennemi ,  qui  venoit  du  côté  de  l'O- 
rient. Après  la  prière  ,  les  foldats  des  deux  côtés  ayant  à 
l'ordinaire  jette  leurs  chapeaux  en  l'air ,  6c  le  canon  com- 
mençant à  tirer  ,  les  armées  s'avancèrent  l'une  contre  l'au- 
tre. D'abord  trois  efcadrons  du  régiment  de  Frifè  chargè- 
rent vigoureufement  deux  efcadrons  d'Albanois  ,  les  rompi- 
rent 6c  les  pourfuivirent  fi  vivement  dans  leur  déroute ,  que 
l'infanterie  Efpagnole  commençoit  à  lâcher  pied  ,  &;  que 
Hohenlo  crut  la  victoire  gagnée.  Mais  fa  cavalerie  s'étant 
débandée  à  la  pourfuite  des  fuyards ,  la  gendarmerie  de 
Schenck  avec  un  gros  de  cavalerie  légère  ,  chargèrent  l'in- 
fanterie de  Hohenlo  ,  qui  n'étoit  point  foûtenuë  par  la  cava- 
lerie, &c  qui  n'avoit  pas  allez  de  piquiers  pour  fe  couvrir.  Les 
chofes  alors  changèrent  de  face  ,  l'infanterie  de  Hohenlo 
commença  à  plier  6c  à  fe  retirer  vers  la  plaine  d'Herdemberg, 
dont  W'ingaerden  avoit  crû  qu'il  falloit  fe  failir,fans  qu'on  fît 
attention  à-cet  avis.  L'armée  de  Schenck  prella  11  vivement 
celle  des  Etats  qui  reculoit ,  qu'après  un  léger  combat  elle 
s'enfuit  à  vauderoute  3  une  partie  fe  fauva  au-delà  du  Wecht, 
l'autre  gagna  Coevorden  au  travers  des  marais.  L'infante- 
rie étant  entièrement  difperfée  ,  la  cavalerie  prit  aufli  la  fuite 
6c  elle  fut  pourfuivie  avec  beaucoup  d'ardeur  par  celle  de 
Schenck.  Les  colonels  Nivelt  6c  Renoy  furent  faits  prifon- 
niers,  \i^ingaerden  qui  avoit  donné  un  confeil  lalutaire ,  il  le 
Général  l'eût  écouté  ,  fut  tué  en  combattant  vaillamment. 
Pompée  Ufkens  s'enfuit  en  caroiïe  -,  mais  la  voiture  ayant 
verfé ,  il  tomba  entre  les  mains  des  ennemis  qui  le  mafîacré- 
rent.  Les  Etats  perdirent  près  de  quinze  cens  hommes  à  cette 
action ,  qui  n'en  coûta  pas  cinquante  aux  Efpagnols.  Sckenck 
fe  rendit  maître  du  canon  des  ennemis  ;  mais  il  fit  d'ailleurs 
peu  de  butin  j  car  ils  avoient  laifTé  la  plus  grande  partie  de 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.      351 

leur  bagage  à  Coevorden.  Hohenlo  fe  retira  à  Oldenzcel 


"t>~& 


pour  fauver  cette  place.  Ceux  qui  échappèrent  du  combat  Henri 
o-agnérent  promptement  Coevorden  , non  pour  défendre  la       III. 
place,  en  cas  qu'on  vînt  l'attaquer,  mais  pour  fauver  leurs      1  ego. 
chevaux  &  leurs  bagages. Leur  effroi  étoit  telquejamaLCorn- 
put ,  Stenfel ,  &  Narnflo  ne  purent  les  engager  à  refter  ,  ni  par 
prières,  ni  par  menaces,  ni  par  l'efpérance  qu'on  leur  donnoit 
qu'ils  feroient  joints  inceflamment  par  quatorze  compagnies 
qu'on  faifoit  revenir  du  fiége  deGroningue.Ils^'en  allèrent  dès 
la  nuit  même,fous  prétexte  que  la  place  ne  valoit  rien^que  les 
canaux  qui  en  pouvoient  défendre  l'entrée  avoient  été  mis  à 
fec  par  les  chaleurs  de  l'été  3  &,  qu'il  n'y  avoit  ni  vivres ,  ni 
poudre.    Et  ils  allèrent  avec  Cornput  joindre  Hohenlo  à 
Oldenzeel. 

Le  lendemain  Sehenck  marcha  à  Coevorden,où  il  ne  trou- 
va ni  troupes  ,  ni  habitans  :  ceux  qui  afîiégeoient  Groningue 
allumèrent  des  feux,  tirèrent  le  canon,  hc  rirent  toutes  les 
réjoùiilances  qu'on  a  coutume  de  faire  après  le  gain  d'une  ba- 
taille ,  comptant  que  cette  rufeengageroit  les  habitans  affié- 
gés  depuis  plus  de  trois  mois ,  &  réduits  à  de  grandes  extré- 
mités ,  à  rendre  la  place  fur  le  champ  :  mais  les  troupes  du  fîé- 
ge  ayant  fçû  que  Sehenck  étoit  arrivé  à  Coevorden  ,  ne  vou- 
lurent écouter  ,  ni  les  remontrances  ",  ni  les  prières  du  comte 
de  NaiTau ,  &de  Sonoy  ,  6c  fur  le  champ  ayant  mis  le  feu  au 
camp,  &  pris  leurs  drapeaux,  elles  marchèrent  du  côté  de 
Doccum  ,  &c  de  Collum.  Ils  fortifièrent  depuis  Steenwiick  , 
&  ils  commencèrent  à  rebâtir  le  château  d'Opflach  ,  qui  ap- 
partenoit  à  Wigboldtd'Ewfum.  Billy  l'avoit  autrefois  forti- 
fié ,  pour  tenir  en  bride  les  Proteftans ,  &  depuis  ce  tems-là 
Rennebourg  l'avoit  rafé. 

Il  ne  fe  fît  plus  des  deux  côtés  que  des  entreprifes  peu  impor- 
tantes. Sehenck  entra  triomphant  dans  Groningue.  Renne- 
bourg  marcha  à  Pelfziel ,  qui  efb  fitué  à  l'embouchure  du 
canal  par  où  l'Ems  fe  décharge  dans  la  mer.  Il  avoit  déjà 
quelques  compagnies  dans  la  place  5  après  y  avoir  fait  faire 
de  bons  retranchemens ,  il  fe  hâta  d'inveftir  Opflach  ,  avant 
qu'on  eut  achevé  de  le  fortifier  ,  &:  qu'on  l'eût  pourvu  de  vi- 
vres. Il  rencontra  en  chemin  les  compagnies  de  RinfVouden 
&  d'Efchada  que  les  Etats  envoyoient  au  fecours  de  ce 


35i  HISTOIRE 

— - — i  château.  Il  les  tailla  en  pièces ,  de  fit  RinfVouden  prifonnien 

Henri  Opflach  fe  rendit  peu  de  jours  après.  De-là  il  marcha  à  Col- 

III.       lum  ,  réfolu  de  fè  iaifîr  de  Doecum  ,  qui  effc  fur  le  bord  de  la 

1580.     mer-  La  place  eft  forte  par  fa  fituation  naturelle  •  mais  elle 

étoit  alors  prefque  toute  ouverte  6c  fans  murailles.  Car  l'an 

1  523.  Jean  Golftein  gouverneur  de  Gueldre  l'ayant  remile 

entre  les  mains  de  WafTenaer  6c  de  Schenck ,  on  rafa  les  murs 

6c  le  château.  Hohenlo  y  avoitfait  venir  un  corps  confîdé- 

rable  de  troupes  pour  la  rétablir  -y  de  il  avoit  rebâtiOitmahorn, 

qui  n'eft  qu'à  un  mille  de  Doecum.  A  l'égard  du  canal  de  Ree- 

diep ,  qui  eft  vis-à-vis  de  Collum  ,  il  en  donna  la  garde  à  des 

payfans  arîe&ionnés  au  fervice  des  Etats ,  de  il  fortifia  Doecu- 

merziel  d'un  rempart  ôc  d'un  bon  folié. 

Pendant  ce  tems-là  Ents  qui  commandoit  à  Coevorden 
fortifioit  Meppel  avec  deux  compagnies  d'infanterie  ,  de  un 
grand  nombre  de  Payfans ,  6c  il  releva  auprès  de-là  les  an- 
ciennes murailles  de  Kinckhorft,  qui  avoient  été  détruites 
en  1536.  lorfque  Magerhein  livra  ce  pofte  :  mais  les  troupes 
que  les  Etats  envoyèrent  de  Campen  troublèrent  les  ouvra- 
ges ,  de  reprirent  Meppel,  6c  Kinchorft. 

Vers  le  même  tems  les  Etats  voulant  empêcher  les  courfès 
des  ennemis,  de  fur-tout  de  ceux  qui  defeendoient  le  Rhin 
pour  venir  à  Groningue,  équipèrent  plusieurs  vaifleaux  de 
dix  canons  chacun ,  de  fe  rendirent  maîtres  de  ce  fleuve  en  re- 
montant jufqu'à  Cologne  :  mais  comme  cela  incommodoit  les 
Princes,  dont  les  Etats  font  furie  Rhin,  6c  que  leurs  fujets 
leur  en  portoient  continuellement  des  plaintes ,  ils  mirent  de 
leur  côté  une  flote  fur  ce  fleuve ,  qui  obligea  celles  des  Etats 
de  rapprocher  de  Groningue. 
PrifedeDelf-  Cependant  la  ville  de  Delfziel  étoit  de  jour  en  jour  plus 
ziei  par  Ren-  reflerrée ,  6cfon  port  tellement  inverti  par  les  lignes  des  aflié- 
geans ,  qu'il  n'.y  avoit  plus  moyen ,  ni  d'y  entrer ,  ni  d'en  for- 
tir.  Envain  la  Hollande  envoya  des  vaifleaux  pour  couper  les 
convois  aux  ennemis  3  envain  Hohenlo ,  trop  foible  pour  les 
attaquer  dans  les  formes ,  les  harcela  fans  ceflè  pour  leur  faire 
lever  le  fîége:  la  place  fut  obligée  de  fe  rendre  le  1 1  .dejuillet. 
Hohenlo  étant  revenu  à  Doecum  ,  s'empara  à  fon  tour 
d'Opflach  6c  de  Moninkerfiel ,  que  Rennebourg  venoit  de 
fortifier j&  ayant  été  renforcé  de  vingt  compagnies  Angloifes 

des 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.       373 

des  troupes  de  Noritz ,  que  les  Etats  avoient  en  Friic  fous  ■ 

le  commandement  du  général  Morgan  ,  d'un  efcadron  deçà-  Henri 
valerie ,  tk  du  détachement  de  Michel  Caulier ,  qui  marchoit       III. 
à  Delfziel  avec  fept  compagnies  Flamandes  ôc  quelques  Aile-      1580. 
mands ,  dans  Pefpérance  d'en  faire  lever  le  llége  j  ilrefolut 
d'aller  combattre  Rennebourg  ,  qui  triomphoit  d'avoir  battu 
quatre  compagnies  qu'il  a  voit  trouvées  fur  fa  route.  Hohenlo 
piqué  de  cette  défaite ,  qui  avoit  fuivi  de  près  celle  d'Her- 
demberg  ,  marcha  à  lui  en  diligence  ,  &;  l'ayant  joint  auprès 
du  même  lieu  d'Herdemberg ,  il  fe  mit  aufïïtôt  en  batail- 
le. Rennebourg   fe  retira  fagement  de  ce  mauvais  pas ,  & 
s'en  alla  à  Groningue.  Hohenlo  tint  fur  le  champ  cenfeîl  , 
pour  fçavoir  s'il  devoit  Pafîiéger  :  mais  l'entreprife  ayant  été 
jugée  périlleufe ,  &;  d'un  fuccès  fort  douteux ,  il  alla  camper 
à  Zuidlaren  ,  6c  à  Noortlaren  ,  &  fe  faifit  du  paflage  de  Pon- 
terbrug.  Pendant  que  Cornput  commençoit  à  rétablir  le  fort 
de  Weerdenbras ,  qu'Edzart  comte  d'Embden  Général  des 
troupes  du  duc  de  Saxe  avoit  fait  conftruire  l'an  1505.  pour 
empêcher  les  tranfports  de  blé  quife  faifoient  de  Drentheà 
Groningue,  ôc  qui  fut  ruiné  en  1  5 1  6.  par  Everwyn  comte  de 
Benthem ,  Lieutenant  du  même  Prince.  Hohenlo  ayant  mar- 
ché de~lààCoervorden,Ifelftein  pritîa  ville  d'emblée, 8c  lagar- 
nifon  de  la  citadelle  ayant  été  fommée  defe  rendre,demanda 
quelque  tems  pour  délibérer ,  ôc  l'obtint  3  mais  elle  fit  prefque 
auffitôt  fon  traité  avec  Hohenlo.  On  y    fit  prifonnier    ce 
Bloemaert ,  qui  huit  ans  auparavant   avoit  fervi  de  guide 
à  Mondragon  lorfqu'il  traverfa  avec  beaucoup  de  péril  les 
bafles  de  la  mer  pour  aller  fecourir  la  petite  ville  deTergaës 
enZélande.   Pendant  le  flége  de  Coervorden  ,  Hohenlo  ôc 
Guillaume  de  Naflau  s'étant  avancés  à  cheval  fur  le  foir  juf- 
qu'au  pont  de  Groningue,  ce  dernier  fut  blefle  au  pied  gau- 
che d'un  boulet  de  fix  livres.  On  le  mit  furie  champ  dans  une 
litière ,  ôc  on  le  porta  d'abord  à  Zwol ,  ôcenfuiteàCampen, 
où  il  ne  guérit  qu'avec  beaucoup  de  peine,  &  de  tems. 

Enfin  la  faifon  étant  avancée ,  on  fépara  l'armée  ,  ôc  on  la 
mit  en  quartier  d'hyver  dans  les  places.  Hohenlo  ,  qui  au- 
roit  bien  voulu  réparer  les  pertes  qu'il  avoit  faites  ,  ne  laifla 
pas  de  marcher  du  côté  de  Linghen,refolu  d'en  faire  le  fiége: 
&  ayant  laifle  devant  la  place  un  xégiment  Anglois ,  il  fe 
Tome  FUI.  Y  J 


354  HISTOIRE 

.  rendit  avec  le  refte  de  ies  troupes  devantWedden.il  y  trouva 
Henri  P^us  de  réfiftanpe  qu'il  n'avoit  cru  •  ainfi  il  s'avança  en  hâte 
III.  vers  Slochtcren ,  fe  Hâtant  que  la  prife  de  cette  place  le  met- 
itSo  croit  en  état  de  reprendre  Dclfziell  Mais  il  fit  une  grande 
faute  de  divifer  ainfi  les  forces.  Rennebourg  qui  en  fut  averti , 
marcha  auflitôt  à  Opflach ,  place  forte ,  mais  qui  n'avoit  pour 
garnifon  que  quelques  compagnies  de  nouvelles  levées.  La 
place  fe  rendit  le  premier  de  Septembre,  contre  l'attente  de 
Hohenlo,  &c  fut  rafee  fur  le  champ.  De -là  Rennebourg 
étant  allé  en  quatre  jours  à  Slochteren  ,  où  étoit  le  régiment 
de  Caulier ,  6c  celui  de  Nalîàu  ,  il  les  fit  attaquer  au  point  du 
jour  par  un  corps  considérable  de  cavalerie  légère  ,  Se  les  mit 
en  déroute  :  peu  s'en  fallut  que  Caulier  lui-même  ne  fût  pris. 
Il  vint  à  bout  néanmoins  de  rallier  Ces  gens,  6c  il  fit  fi  bien , 
tantôt  en  marchant,  tantôt  en  combattant ,  qu'il  arriva  fans 
avoir  perdu  beaucoup  de  monde  à  Heiligerlée,  &  de-là  à 
Winfchoten ,  où  Hohenlo  étoit  avec  un  détachement  de 
troupes  Allemandes.  Ils  paflerent  enfemble  à  la  vue  de  Wed- 
den,  &  gagnèrent  Bourtaigne,  toujours  pourfuivis  par  les 
troupes  de  Rennebourg ,  qui  les  ayant  encore  chargés  dans 
cet  endroit  avec  plus  de  vigueur  qu'auparavant,  les  taillè- 
rent en  pièces  ,  &  leur  prirent  huit  drapeaux,  un  étendart, 
tout  le  canon  ,  6c  tous  Its  bagages  qu'ils  avoient  devant 
Wedden. 

Rennebourg  enflé  decefuccès  attendoit  tranquillement  à 
Auvaert  les  troupes  du  Prévôt  d'Ens ,  &  de  Vrancwort  3  &: 
pendant  ce  tems  -  là  les  fiennes  ravageoient  tout  le  païs  avec 
une  licence  effroyable  :  mais  les  garnifons  de  Collum  6c  de 
Doccum  les  furprirent  le  8.  de  Septembre  dans  ce  monaftére, 
leur  tuèrent  quelque  monde  ,  firent  trois  cens  prifonniers  $  6c 
après  avoir  enlevé  de  ce  lieu  tout  ce  qu'ils  pouvoient  empor- 
ter de  vivres  8c  de  butin  ,  ils  brûlèrent  tout  le  relie ,  &le  mo- 
naftére même.  Rennebourg  ayant  reçu  de  nouvelles  troupes, 
alla  attaquer  Coervorden  :  dès  qu'il  eut  fait  écouler  l'eau  du 
fofle ,  la  place  fe  rendit ,  à  condition  que  les  foldats  fortiroient 
avec  leurs  épées  &  leurs  bagages  ,  c'étoit  le  zo.  de  Septem- 
bre. De-là  il  alla  à  Oldenzeel ,  où  il  n'y  avoit  d'infanterie  que 
les  deux  compagnies  de  Sweghem ,  6c  de  Wifcher  d'Am- 
flerdam ,  qui  fajfoient  environ  deux  cens  hommes ,  &  un 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.      355 

efcadron  du  régiment  d'Elderborn.  Cetre  place,  qui  eft  à  cinq 
milles  de  Coervorden ,  6c  à  fix  de  Deventer ,  eft  allez  îpa-  Henri 
cieufe  :  Tes  murailles  font  hautes ,  de  garnies  de  tours  éloienées       III. 
les  unes  des  autres:elle  eft.  entourée  de  deux  folles  pleins  d'eau,      1580., 
avec  un  rempart  au  milieu ,  ôc  des  éclufes  pour  faire  entrer  de 
fortir  l'eau  quand  on  veut.  Le  côté  qui  regarde  Benthem  n'é- 
tant prefque  point  fortifié  ,   Rennebourg  le  fait  attaquer  ,  de 
met  le  feu  aux  portes  :  mais  il  refta  plus  de  trois  cens  de  fès 
ïbldats  fur  la  place.  Après  une  fî  grande  perte  il  ne  fongeoit 
plus  qu'à  fe  retirer,  lorfque  la  divifionfè  mit  dans  la  ville. 
Ceux  qui  tenoient  pour  le  Roi  s'oppofant  à  tout  ce  que  faifoit 
la  garnifon  ,  rappellérent  Rennebourg  qui  étoit  déjà  en  mar- 
che, 6c  lui  ouvrirent  les  portes  à  condition  qu'il  iaiilèroit  for- 
tir  la  garnifon  vie  6c  bagues  fauves.  Ce  traite  fut  fait  le  24.  de 
Septembre.Animé  par  tant  de  fucces ,  Rennebourg  alla  droit 
à  Zwoll ,  6c  avec  tant  de  diligence ,  qu'il  prévint  Petîin  Lieu- 
tenant de  Caulier ,  6c  le  capitaine  Crenonniere ,  qui  mar- 
choient  de  leur  côté  avec  beaucoup  de  vîtefTe  pour  fejetter 
dans  la  place,  6c  les  fît  prifonniers.  Mais  defefpérant  de  pou- 
voir emporter  la  ville,  6c  prévoyant  qu'Hohenlo  ne  tarde- 
roit  pas  de  venir  au  fècours ,  il  réfolut  avant  toutes  chofes  de 
renforcer  les  troupes  d'un  nouveau  régiment  qui  devoit  parler 
le  Rhin ,  de  qui  étoit  compofé  de  fugitifs  des  provinces  de 
Gucldre,  d'Utrecht,  de  de  l'Over-IfTel  :  onl'appelloit  le  régi- 
ment deGueldres. Celui  qui  le  commandoit  enchefétoitjean 
Streuf  d'Emmerick  ,  qui  a  voit  fous  lui  plusieurs  Capitaines , 
entr'autresBattembourg,6cle  fils  d'Anholt.Ces  deuxOfficiers 
avec  Schenck  ,  qui  tenoit  en  fon  nom  le  fort  de  Bleyenbcck  , 
ruinoient  la  navigation  du  Rhin  6c  de  la  Meufe,  de  défo- 
loient  tous  Iesnégocians.  Depuis  peu  ils  avoient  pris  un  vaif- 
feau  richement  chargé,  qu'ils  avoient  partagé  entre  leurs 
foldats  :  mais  parce  que  le  baron  d'Anholt  avoit  pafTé  du  fer- 
vice  de  la  province  de  Gueldre  qu'il  fuivoit  d'abord ,  dans 
celui  d'Efpagne ,  Hegeman  étant  forti  de  Nimegue  avec  quel- 
ques troupes ,  attaque  la  petite  ville  d'Anholt,  quoique  fituée 
fur  les  terres  de  l'Empire ,  la  prend  6c  la  pille  fans  quartier , 
pour  fe  venger  de  la  trahifon  du  Seigneur  de  ce  lieu ,  de  des 
maux  qu'il  avoit  faits  à  la  province. 

Rennebourg  ayant  été  joint  par  le  régiment  de  Gueldres 

Yyij 


35^  HISTOIRE 

?^?^=?  marcha  droit  à  Dotekom  ,  (i)  ville  peu  fortifiée,  &  dontiî 
Henri  avoit  compté  la  prife  facile  :  mais  les  Anglois  qui  étoient  dans 
III.      la  place  avec  un  détachement  de  la  garnifon  de  Doefbourg  , 
1580.     &.  le  régiment  de  Caulier,  fe  défendant  avec  plus  d'opiniâ- 
treté qu'il  n'avoit  cru ,  pour  ne  pas  perdre  là  fon  tems ,  il 
jetta  quelques  troupes  dans  Groll,  6c  le   18.  d'O&obre  il 
marcha  vers  Steenwick  avec  douze  cens  chevaux,  &  vingt- 
huit  compagnies   d'infanterie ,  fcavoir ,  quatorze  du  régi- 
ment de  Friie ,  commandées  par  Jean-Bapiifte  Taxis  en  qua- 
lité de  Lieutenant  général,  à  la  place  de  Bans-Mon ,  qui  avoit 
été  tué  dans  une  efcarmouche  j  neuf  compagnies  du  nouveau 
régiment  de  Gueldres  ,  &;  cinq  de  celui  de  Rennebourg,  qui 
eompofoient  en  tout  fîx  mille  hommes  d'infanterie.  OlthofF 
commandoit  dans  Steenwick,  &  la  garnifon étoitcompofée 
de  fa  compagnie,  &  de  celle  de  Cornput}  les  habitans,  qui 
inclinoient  pour  l'Efpagne ,  avoient  d'abord  refufé  de  rece- 
voir cette  dernière  :  mais  les  Proteffcans  les  y  ayant  fait  con- 
fentir ,  Cornput  ne  voulut  point  entrer  dans  la  place  que  tous, 
les  habitans  n'euflent  juré  que  perfonne  ne  parleroit  de  fe 
rendre ,  qu'il  n'en  eût  ouvert  l'avis ,  ôc  qu'il  feroit  permis  de 
tuer  fur  le  champ  quiconque  contreviendroit  à  ce  règlement. 
Le  ferment  ayant  été  prêté  la  veille  de  l'ouverture  du  ïlége  , 
on  introduilit  la  compagnie  de  Cornput ,  qui  étant  avide  de 
gloire,  fait  auditôt  une  iortie  par  les  deux  portes ,  met  le  feu 
aux  maifonsdont  le  voifinage  incommodoit  la  ville,  &  ra- 
mené avec  elle  dss  vivres  &  de  la  poudre.  La  place  efl  fituée 
fur  l'Aa  ,  nom  commun  à  tous  les  ruineaux  qui  coulent  des 
marais  noirs  de  ce  canton  -y  elle  eft  peu  fpatieufe  ,.ôc  n'a  au  plus 
que  mille  foixante  pas  de  circuit  en  forme  d'arc  :  Son  foiTé  efb 
profond  &  large  -y  les  murailles  ont  peu  d'épaifl'eur  3  fes  tours 
font  fort  hautes,  mais  étroites.  Elle  a  trois  portes  entre  le 
Levant  &  le  Midi ,  qui  font  la  porte  d'Oofter ,  celle  d'Omin- 
ger,&  celle  de  Gafthuys.  Auprès  de  celle-ci  on  voit  encore 
aujourd'hui  les  ruines  d'un  ancien  château  bâti  en  1513.  par 
George  Schenck,&:  qui  fut  démoli  lorfque  Charles  Quint  joi- 
gnit rOver-IrTel  aux  Païs-bas.  Au  couchant  effc  la  porte  de 
\V^alt ,  où  abordent  les  vaiflèaux.  Du  côté  du  Septentrion  ce 
font  des  prairies  féparées  par  une.  chauffée  ,  &  de  ce  même 

(  1  )    Dans  le  Comté  de  Z  utpheru 


DE  J.  A.  DE  THO  U,Liv.  LXXI.      357 

côté  ,  à  une  portée  d'arquebufe  de  la  ville  ,  il  y  a  un  pont 
fur  la  rivière.  Il  n'y  avoit  que  fix  cens  foldats  dans  la  place,  Henri 
avec  environ  trois  cens  habitans  armés,  mais  qui  ne  fçavoient       III. 
fefervir  de  leurs  armes  j  point  du  tout  de  cavalerie,  ni  de      z,g0i 
gros  canon  ,  ni  de  chefs  d'une  aflez  grande   autorité  ,  pour 
que  le  foldatn'ofit  leur  refufer  l'obéïilànce.  Ainfiles  regle- 
mens  les  plus  utiles  &  les  plus  conformes  à  la  bonne  difcipline 
y  étoient  mal  obfervés,  &  prefque  tout  s'y  faifoitavec  confu- 
fîon.  Lorque  Rennebourg  eut  achevé  fes  lignes,  &  qu'il  eut 
fortifié  fon  camp   d'un  rempart  &  d'un  folfé  ,  les  affiégés 
oublièrent  leur  ferment,  &fè  moquant  de  tout  ce  que  leur 
put  dire  Cornput,  ils  écrivirent  le  24.  d'Odobre  aux  Etats 
une  lettre  qui  portoit  en  fubftance ,  que  fi  on  ne  les  iecou- 
roitdans  huit  jours  ,  ils  fe  rendroient.  Les  Etats  leur  répon- 
dirent par  une  lettre  très-gracieufe ,  &  très-confolante  :  mais 
comme  ils  ne  ceflbient  point  d'écrire  ,  &  de  fe  plaindre,  Corn- 
put fit  un  écrit ,  oùilmontroit  que  la  ville  ne  manquoit  de 
rien ,  &  qu'elle  avoit  des  provisions  pour  plus  de  fix  mois  : 
qu'ainfi  c'étoit  fort  maLà-propos  qu'on  fatiguoit  les  Etats  par 
des  demandes  inutiles.. 

Cependant  les  compagnies  d'Efcheda  &.  de  Raoul  de  Lan- 
ghe,  qui  étoient  à  Kuynder  aufli  tranquilles  que  û  on  avoit  été 
en  pleine  paix ,  y  furent  furprifes  la  nuit  &  taillées  en  pièces 
par  Aert  de  Gemmen,  Snater,  &:  d'autres  Capitaines  des  trou- 
pes du  roi  d'Efpagne  :  Efcheda  lui-même  y  fut  fait  prifonnier. 
De  Langhe  y  perdit  fon  drapeau  ,  &  eut  beaucoup  de  peine  à 
fauver  fa  vie  par  la  fuite.  Les  ennemis  mirent  enfuite  le  feu  à 
la  porte  de  Gafthuys  avec  un  baril  plein  de  poix  fondue,  èc 
de  ioufFre  :  mais  un  fbldat  de  la  compagnie  de  Cornput  nom- 
mé Arnoul ,  vint  de  lui-même  offrir  fes  iervîcesen  cette  occa- 
fion,  &par  une  action  auffi  digne  de  louange,  qu'elle  étoit 
hardie  ,  il  délivra  la  ville  du  péril  où  elle  étoit.  Pour  cela  il  fe 
fit  defcendre  de  deffus  les  murailles ,  paifa  le  fofïe  à  la  nage , 
en  tenant  à  fa  bouche  un  feau  de  cuir ,  puifa  de  l'eau  à  loifir  , 
éteignit  le  feu,  Scretirale  baril.  Pendant  qu'il  y  travailloitil 
élevoit  de  tems  en  temsfà  voix,  pour  infulter  aux  ennemis, 
qu'il  traitoit  de  fcélerats  ôc  de  brigands ,  en  leur  criant  de 
toute  fa  force  ,  qu'il  étoit  Arnoul  deGroeninghc  ,  fils  d'un 
braiTeur  de  biéxe.  Enfin  Rennebourg  fe  rendit  à  fon  camp  le 

Yynj 


353  HISTOIRE 

"'■■■■—■■■■!  2 y.  d'Octobre,  avec  ordre  du  Viceroi  de  ne  point  quitter 
Henri  qu'il  n'eue  pris  la  ville.  Il  la  fomma  dès  le  lendemain  :  mais 
III.  lur  le  refus  de  la  garnifon  il  rît  mettre  trois  pièces  de  canon  en 
1580.  batterie.  Cornput  de  ion  côté  n'oubliant  rien  pour  le  bien  dé- 
fendre ,  remontra  aux  habitans  qu'il  falloit  faire  de  l'autre 
côté  du  folTé  un  chemin  couvert  fous  la  contrefearpe  ^  que 
cela  donneroit  de  l'étendue  au  folle,  rendroit  les  forties  plus 
fures,  6cferoit  très-commode  pour  rompre  les  glaces ,  fi  l'eau 
des  foiTés  venoit  à  geler  :  6c  que  cet  endroit  étant  plus  bas 
que  la  contrefearpe ,  les  foldats  qui  y  feroient  à  couvert 
pourroient  fans  courir  aucun  rifque  prendre  les  ennemis  en 
rlanc ,  lorfqu'ils  viendroient  attaquer  la  place.  Mais  comme  il 
étoit  toujours  contredit  par  un  certain  Coen  Dirkfen  ,  hom- 
me turbulent 6c téméraire,  dont  le  fentiment  étoit  fuivi  par 
Plaet ,  6c  par  les  autres  Colonels  3  ion  confeil  ne  fut  point 
fuivi. 

Pendant  ce  tems-là  les  Etats  envoyèrent  quatre  compa- 
♦  scven-Woi-  gnies  à  un  endroit  appelle  les  ièpt  Forêts,*  pour  empêcher 
den  en  Fia-  ]es  COurfes  des  troupes  de  Renneboure.  Ce  Général  yen  en- 

mand.  \       r  *     >  •     >  -n  j  il 

voya  de  ion  cote  qui  etoient  en  meilleur  ordre  que  celles 
des  Etats.  Dès  que  ces  dernières  parurent,  Botina  fe  retira 
avec  fa  compagnie ,  6c  un  détachement  de  la  garnifon  de 
Bolfvaert ,  6c  abandonna  Fernon  ,  qui  avoit  avec  lui  une  com- 
pagnie d'infanterie,  &  quelques  cavaliers.  Fernon  ayant  été 
attaqué  par  les  troupes  de  Rennebourg  ,  fe  défendit  vaillam- 
ment :  mais  il  fut  enfin  tué  fur  la  place ,  6c  avec  lui  le  plus  jeune 
de  fes  frères ,  &  fa  troupe  fut  taillée  en  pièce.  De  -  là  les 
vainqueurs  allèrent  à  Floten,  qui  leur  ouvrit  les  portes  •  deux 
compagnies  qui  y  étoient  en  garnifon  ayant  pris  la  fuite  à  l'at- 
rivée  des  ennemis.  Lemmer  s'étant  rendu  de  même  ,  ils  allè- 
rent à  Staveren ,  &:  rebâtirent  la  citadelle  que  les  habitans 
avoient  eu  l'imprudence  de  rafer  avant  que  leur  ville  fût  for- 
tifiée. De-là  ils  prirent  la  route  deX^orcunijOÙils  bâtirent  un 
fort ,  d'où  ils  faifoient  des  courfes ,  6c  ravageoient  le  pais  juf- 
qu'aux  portes  de  Harlinghen,  de  Franekére ,  6c  de  BolfVaerr. 
Cependant  le  fiége  de  Steenwick  continuoit  toujours:  les 
habitans  s'étoient  Matés  qu'on  pourroit ,  en  inondant  les  plai- 
nes, forcer  les  ennemis  à  fe  retirer:  mais  le  tems  ayant  tou- 
jours été  beau ,  6c  le  vent  contraire ,  cette  reflburce  leur 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.   LXXI.         359 

manqua.  Au  commencement  de  Novembre  la  garnifon  fin 
une  f ortie  vigoureufe  par  la  porte  de  Gafthluys ,  où  les  aflié-  Henri 
geans  a  voient  élevé  un  cavalier  de  gazon, fur  lequel  ils  a  voient  III. 
fait  un  parapet  avec  des  gabions  &  des  clayes.  Le  corps-de-  1580. 
garde  qui  y  étoit  pofté  fut  mis  en  défordre,  éc  il  y  eut  quelques 
foldats  de  pris.  Mais  tout  étoit  en  confufion  dans  la  ville  j 
les  avis  que  donnoit  Cornput  n'étoient  point  écoutés ,  6c  pour 
comble  de  malheur ,  l'eau  des  folles  étant  celée  6c  la  glace 
très-épaille,  il  étoit  d'une  nécefTitéabfoluë  delà  carier.  Alors 
tous  les  avis  fe  réunirent ,  mais  trop  tard  ,  pour  creufer  fous 
la  contrefcarpe,  &:  faire  un  chemin  couvert.  Pendant  ce 
tems-là  ils  envoyoient  lettres  fur  lettres  &  couriers  6c  fur  cou- 
riers  pour  demander  du  fecours.  Les  Etats  enfin  envoyèrent 
Stuper  6c  fa  compagnie  à  Swartefluys ,  &  fix  compagnies 
d'Hegeman  au  Monaftére  de  Saint  Jean  près  de  Vollenhove. 
Lesafliégeans  ayant  attaqué  ces  deux  corps  le  17.  de  Novem- 
bre ,  les  compagnies  d'Hegeman  fe  défendirent  avec  beau- 
coup de  valeur  j  mais  elles  furent  enfin  entièrement  défaites. 
Les  capitaines  Jean  de  Viane  ,  Gedeon  Pameren  6c  Jean 
Michman  furent  faits  prifonniers.  Rennebourg  qui  com. 
mençoit  à  manquer  de  poudre  ,  en  ayant  pris  beaucoup  en 
cette  occafion ,  fit  battre  dès  le  lendemain  la  porte  Gafthuys , 
&  renverfa  une  fi  grande  étendue  de  muraille,  qu'on  voyoit 
tout  à  découvert  les  maifons  delà  ville,  qui  étoient  plei- 
nes de  paille  &:  de  foin.  Auffi-tôt  il  fit  tirer  defTus  à  bou- 
lets rouges  j  le  feu  prit  à  l'inftant  à  quelques-unes 'de  ces  mai- 
fons ,  6c  un  vent  d'Orient  qui  foufloitavec  violence ,  Pétendit 
avec  tant  de  rapidité, que  malgré  toutes  les  peines  que  les  ha- 
bitans  èc  les  foldats  fe  donnoient  pour  l'éteindre,  il  y  eut  une 
douzième  partie  de  la  ville  réduite  en  cendres.  Ce  mal  fit 
pourtant  un  bien  3  car  la  violence  du  vent  ayant  poufTé  la 
flamme  jufqu'aux  dehors,  la  glace  s'y  fondit  en  beaucoup 
d'endroits,  6c  les  affiégeans  qui  fe  préparoienta  donner  Pat 
faut,  furent  eux-mêmes  fi  incommodés  de  la  fumée  6c  de 
l'ardeur  du  feu  qu'ils  furent  obligés  d'abandonner  la  tran- 
chée :  ce  qui  donna  le  tems  aux  habitans  d'éteindre  le  feu  T 
6c  les  fauva  d'un  afîaut,  auquel  on  fe  préparoit.  Il  y  avoit 
trois  ans  que  les  habitans  de  Dantzick  s'ctoient  fervis  de 
boulets  rouges  contre  Etienne  Bathory  roi  de  Pologne.  Et 


3^0  HISTOIRE 

~  dès  l'an  i  51 1.  dans  le  même  mois  de  Décembre,  la  ville  de 


Henri  Steenwick  elîuya  un  embrafement  pareil.   Les  troupes  de 

III.       Gueldre  qui  Pattaquoient  alors ,  y  ayant  jette  la  nuit  des 

1580.     dards  enfiamés  félon  leur  coutume,  la  prirent  d'affaut  6c 

la  faccagérent  avec  une  horrible  cruauté.   Tous  ceux  qui 

entendent  la  guerre  font  perfuadés  que  fi  Rennebourg  avoic 

employé  ce  moyen  pendant  la  nuit ,  c'étoit  fait  de  la  ville. 

Cette  tentative  n'ayant  pas  réiiffi ,  Rennebourg  envoya 
des  trompettes  offrir  aux  alfiégés  des  conditions  très-avan- 
tageufes  5  mais  ils  répondirent  avec  beaucoup  de  fermeté ,  & 
fur-tout  Plaec,  qui  cependant  changea  un  moment  après  j 
car  tous  les  Officiers  étant  convenus  que  tant  qu'il  y  auroit 
des  vivres  ,  on  ne  parleront  point  de  iè  rendre  j  il  s'éleva  à 
Pinftant  une  fédition ,  dans  laquelle  il  entra.  Là-delfus  toute 
la  ville  étant  en  rumeur ,  le  brave  Cornput  s'avança  dans  la 
place  publique,  accompagné  de  Berembroeck  6c  de  Lazare 
d'Autriche  lieutenant  d'Oltholf ,  6c  ordonna  à  la  populace 
de  fe  retirer.  Un  Boucher  réfifboit  en  criant  fans  celle  :  »  Que 
>3  deviendrons-nous ,  quand  il  n'y  aura  plus  rien  à  manger  ? 
53  Nous  n'en  fommes  pas  encore-là  ,  dit  gravement  Cornput  3 
53  mais  quand  nous  y  ferons  ,  nous  commencerons  parte  man- 
>3  ger ,  6c  tout  ce  qu'il  y  aura  de  coquins  comme  toi.  ce  Cette 
fermeté  ayant  arrêté  la  fédition  ,  on  prit  des  mefures  pour 
éteindre  le  feu  ,  fi  les  ennemis  le  remettoient  à  la  ville.  Pour 
cet  effet  on  ordonna  aux  femmes  &  aux  enfans  de  faire  le 
guet  jour  6c  nuit  dans  les  rues  &l  dans  les  maifons  •  6c  en  cas 
que  les  ennemis  jettaflent  quelque  matière  enflamée ,  de  tirer 
fur  le  champ  avec  des  crocs  de  fer  6c  d'emporter  le  boulet  ou 
la  baie  avec  des  efpéces  degands  d'étoffe  imbibés  d'eau  •  ce 
qui  fe  pouvoit  faire  fans  danger.  Quelque  tems  après ,  la  di- 
fette  d'argent  fit  enchérir  les  vivres  dans  la  ville  ,  ce  qui  cau- 
fa  un  nouveau  tumulte ,  mais  que  Pefpérance  d'un  prompt 
fecours  appaifa  dans  le  moment. 

L'affaire  fut  très-débatuë  dans  le  Confeil  des  Etats  :  les 
uns  repréfentoient,  queSteenwick  n'étoit  pas  une  place  d'une 
affez  grande  importance  pour  rifquer  de  tout  perdre,  com- 
me il  arrive  fouvent  quand  on  s'opiniâtre  à  faire  lever  des 
fiéges  :  les  autres  foûtenoient  au  contraire ,  que  cette  ville 
ctoit  comme  la  clef  de  la  Frife ,  de  Vollenhove  6c  de  Drente , 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.       $61 

&  que  fi  une  fois  l'ennemi  en  étoit  maître ,  comme  il  l'étoit 
déjà  des  côtes  maritimes,la  Frife  n'auroit  plus  de  communica-  Henui 
tion  avec  les  autres  Provinces.  Ce  dernier  avis  ayant  prévalu,  III. 
on  envoya  Noritz  colonel  Anglois  avec  vingt-quatre  corn-  i  j8o. 
pagnies ,  mais  peu  complètes.  Ce  Général  marcha  du  côté 
de  Swartefluys ,  où  il  rencontra  la  compagnie  d'Othon  de 
Sanche  nouvellement  levée  ,  qu'il  tailla  en  pièces  $  &  après 
avoir  brûlé  le  bourg  où  elle  étoit,  èc  laifie  trois  compagnies 
à  Swartefluys  ,il  s'avança  vers  Meppel ,  y  combattit  une  par- 
tie des  troupes  de  Rennebourg  &les  défit.  Il  en  refta  grand 
nombre  fur  la  place,  &c  la  glace  ayant  fondu  fous  ceux  qui 
s'enfuyoient ,  la  plupart  furent  noyés  ,  entr'autres  le  capitai- 
ne Arnoul  de  Gemcghen,  bon  Officier.  On  leur  prit  deux 
enfeignes  èc  quantité  d'armes ,  &:  l'on  fit  entrer  dans  la  place 
un  drapeau  avec  quarante  hommes  de  troupes  foudoyées, 
chargés  de  facs  de  cuir ,  qui  renfermoient  fept  cens  cinquante 
livres  de  poudre. 

Pendant  ce  tems-là  Plaet  fut  tué  dans  une  fortie ,  6c  ce  ne 
fut  pas  une  grande  perte  pour  Steeiwickj  car  dès  qu'il  y  avoit 
quelque  émotion  dans  la  ville ,  on  le  voyoit  toujours  à  la 
tête.  On  mit  à  fa  place  Berenbroeck  ,  qui  avoit  été  aupara- 
vant Lieutenant  de  la  compagnie  de  Stuper.  Outre  le  fè- 
cours  dont  nous  venons  de  parler,  les  Etats  envoyèrent  de 
l'or  pour  payer  les  troupes  qui  étoient  à  leur  folde.  Enfin 
le  3  1 .  de  Décembre ,  Noritz  ayant  attaqué  un  quartier  des 
afliégeans ,  qui  étoit  au-delà  du  marais ,  pendant  que  la  gar- 
nifon  faifoit  une  fortie ,  l'ennemi  fut  mis  en  fuite  de  ce  côté- 
là  ,  &  leur  canon  encloué. 

Vers  le  même  tems ,  le  comte  de  Rennebourg  fit  une  ten- 
tative fur  Hattem  ,  où  il  n'y  avoit  que  quinze  foldats  :  ce  qui 
étoit  arrivé  par  la  trahifon  de  Guillaume  de  Monfort ,  fils 
du  Gouverneur  de  la  place.  Ce  jeune  homme  ayant  fait  ve- 
nir du  fort  de  Bliembeeck  quarante  hommes  avec  le  capi- 
taine Foucker  ,  les  introduifit  la  nuit  dans  le  château  de  Hat- 
tem ,  ôc  enferma  dans  une  chambre  les  foldats  de  la  garni- 
fon  ,  qui  étoient  yvres.  A  Pinftant  il  defcend  dans  la  ville  , 
efcorté  par  ces  quarante  foldats  qu'il  avoit  fait  entrer  dans 
la  place  ,  y  trouve  Hegeman  ,  qui  y  étoit  venu  loger  en  pa£ 
fant  avec  quelques  autres  du  même  parti  -y  il  les  arrête  &  les 

Terne  FUI.  Z  z 


î&i  HISTOIRE 

l   '    '     j  conduit  au  château.  Les  Proteftans  fe  voyant  les  plus  foibles, 
Henri  jugèrent  à  propos  de  diilimuler  j  mais  les  habitans  de  Zwoll  , 
III.       qui  avoient  à  leur  tête  Jacob  de  Malines,  ayant  été  joints  par 
1580.     ies  troupes  de  Deventer  &  d'Elbourg  ,  allèrent  au  fecours  de 
Hattem  ,  mirent  en  batterie  fix  pièces  de  canon  de  la  ville  , 
&:  commencèrent  à  battre  le  château,  qui  fe  rendit  le  18. 
Décembre  par  l'entremife  du  capitaine  Hegeman,  qui  y  étoic 
prifonnier.    La  principale  condition  fut  que  la  garnilbn  au- 
roit  la  vie  fauve  ,  mais  que  Louis  de  Monfort  qui  comman- 
doit  dans  la  ville  &:  Guillaume  fon  fils ,  qui  y  avoit  intro- 
duit les  ennemis  refteroient  prifonniers.  Quelque  tems  après 
ils  furent  décapités  l'un  &;  l'autre  <k  écartelés  comme  traî- 
tres ,  par  fentence  des  Etats  de  Gueldre.   Cependant  le  liège 
de  Steenwick  continua  jufqu'au  mois  de  Février,  fans  beau- 
coup avancer. 
Philippe  Pendant  cette  année  ,  Philippe  refla  fur  les  frontières  de 

proknc  An-  Portugal,  et  ayant  enfin  achevé  de  le  réduire  ,  il  proferivit 

toine  roi   de     .  .*->  .        J    .       ,     ,  ,    „     .  ,         ^  '      A,       ,      r 

Portugal,  &  Antoine  qui  avoit  ete  nomme  Roi  par  les  Grands  de  ion 
leprinced'O-  parti  alîembles  en  forme  d'Etats.  Il  envoya  en  même  tems 
range-  ordre  au  prince  de  Parme  de  proferire  le  prince  d'Orange 

dans  les  Païs-bas.  L'Acte  en  fut  drefle  à  Maffcricht  le  1  5.  de 
Mars ,  envoyé  aux  Gouverneurs  &  aux  Bourgmeftres  ,  avec 
des  lettres  du  Viceroi  datées  de  Mons  en  Hainaut ,  et  fut  pu- 
blié le  1  5.  de  Juin  dans  toutes  les  villes  foûmifes  «à  PEfpagne. 
Le  Roi  y  reprochoit  au  prince  d'Orange  les  bienfaits  dont  il 
avoit  été  comblé  par  CharleV.  fon  père, 6c  par  lui  :èt  après 
un  détail  injurieux  de  toutes  les  trahifons  qu'il  avoit  tramées 
contre  lui ,  il  le  déclare  rébelle  ,  ennemi  de  l'Etat ,  hérétique , 
hypocrite  ,  fans  confeience  ,  un  fécond  Caïn  &;  un  Judas. 
Enfin  on  le  charge  de  malédictions  comme  une  pefle  de  la 
Chrétienté,  &:  comme  ennemi  du  genre  humain.  Satêteeffc 
mife  à  prix  ,  fes  biens  donnés  au  pillage  ,  &  fi  quelqu'un  le 
peut  livrer  mort  ou  vif,  on  lui  promet  à  lui  &  à  fes  héritiers 
une  récompenfe  de  vingt  mille  écus  d'or.  Ses  partifans  ,  fes 
fauteurs ,  ceux  qui  lui  donnent  retraite  ,  font  également  profl 
crits  par  cet  ade. 
Apologie  du  Le  prince  d'Orange  y  répondit  par  une  longue  Apologie 
p. d'Orange.  qU'jl  fit  imprimer,  &  qu'il  préfenta  le  13.  de  Décembre  à 
l'afTemblée  de  Delf.  Il  y  rabauTe  extrêmement  les  prétendus 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.       3^3 

bienfaits  qu'il  avoir  reçus  de  Philippe  &  de  fon  père  ;  &  après 
avoir  expofé  les  fervices  que  la  famille  6c  lui  leur  avoient  Henri 
rendus ,  il  fe  juftifie  fort  au  long  des  trahifons  qu'on  lui  III. 
imputoit.  Comme  le  Roi  lui  reprochoit  le  rroifiéme  ma-  1580. 
riage  qu'il  avoic  contracté  depuis  fix  ans  avec  Charlote  de.  * 
Bourbon  fille  du  duc  de  Monpenfier,  le  prince  d'Orange  en 
prend  occafion  d'attaquer  la  réputation  de  Philippe  avec 
une  aigreur  qu'on  ne  fçauroit  approuver.  Il  dit  :  Qu'avant 
fon  mariage  avec  l'infante  de  Portugal ,  il  avoit  époufé  Ifa- 
belle  Oforia ,  dont  il  avoit  eu  des  enfans ,  &  que  Ruy  G  ornez 
de  Sylva  avoit  été  l'entremetteur  de  cet  indigne  mariage  : 
Que  depuis  ,  il  avoit  débauché  DorïaEuphrafia  ,  fous  prétex- 
te de  Pépoufer ,  &c  qu'auflitôt  qu'il  l'avoit  vu  grofTe  ,  il  l'avoit 
mariée  à  Antoine  de  Levé  prince  d'Afcoli  :  Qu'il  s'étoit  dé- 
fait d'Ifabelle  de  Valois  fœur  d'Henri  III.  fa  légitime  époufe  : 
Que  les  preuves  de  ce  crime  étoient  entre  les  mains  du  Roi 
Très-Chrétien.  Et  pourquoi  s'étoit-il  porté  à  une  action  fî 
déteftable  ?  Afin  de  contracter  un  mariage  inceftueux  avec 
Anne  d'Autriche  fille  de  l'Impératrice  fa  fœur ,  &c  de  fouiller 
la  fainteté  du  mariage  ,  par  une  union  digne  de  ce  Jupiter  du 
Paganifme ,  qui  époufa  fa  fœur  Junon. 

Quelque  tems  après,  les  Etats  firent  lire  cette  Apologie 
dans  leur  afTemblée  publique  3  &:  quoique  les  perfonnes  mo- 
dérées la  trouvafTent  trop  forte  ,  ils  y  donnèrent  une  appro- 
bation autentique.  Le  4.  de  Février  le  prince  d'Orange, 
écrivit  à  tous  les  princes  Chrétiens  pour  les  prier  de  recevoir 
en  bonne  part  l'écrit  qu'il  avoit  publié  pour  fa  défenfe  ,  de  ne 
point  ajouter  foi  à  tout  ce  que  fes  ennemis  pourroient  répan- 
dre d'injurieux  contre  lui  &:  contre  fa  famille  ,  èc  de  s'en  rap- 
porter fur  ce  qui  le  regardoit  au  témoignage  des  Etats ,  qui 
ayant  été  témoins  de  toutes  fes  démarches ,  voudroient  bien 
être  les  garans  de  fa  fidélité  &de  fon  innocence. 

Cette  année  fut  mémorable  par  un  exemple  de  la  ven-  AA<fniref!dc$ 
geance  divine  fur  la  fe&e  fanatique  des  Anabatiftes.  Leur  ' 
premier  apôtre  fut ,  dit-on ,  Melchior  Hofman ,  qui  eut  pour 
afTociés  &  pour  complices  Baltazar  Hutmoet ,  Jean  Hutt , 
Louis  Hetzer ,  Melchior  Rinck ,  Jean  Denk  &:  Thomas 
Muncer.  Hofman  ,  qui  fut  le  boutefeu  de  la  guerre  que 
les  païfans  excitèrent   en  Allemagne  ,   répandit  d'abord 

Zz  ij 


3^4  HISTOIRE 

'  à  Embden  les  principes  de  fa  doctrine  empoifonnée.  Enflé  des 
Henri  premiers  fuccès ,  il  laiflà  Trippmacker  pour  continuer  ce  qu'il 
III-  avoit  commencé  ,  &:  il  alla  à  Strafbourg  pour  y  faire  des  pro- 
1580.  /élites,  6c  y  répandre  le  poifon  de  la  fecle  abominable. 
Après  fon  départ  d'Embden,  le  fecret  qu'il  avoit  confié  à 
Trippmacker  devint  bientôt  11  public  par  le  moyen  des  pré- 
dicateurs ,  que  ce  Sectaire  craignant  pour  fa  vie  ,  s'enfuit  à 
Amfterdam^  mais  il  y  fut  bientôt  découvert  èc  conduit  à  la 
Haye ,  où  il  fut  puni  de  mort ,  comme  il  le  méritoit.  Cepen- 
dant Hofman  infirma  fa  doctrine  avec  beaucoup  d'adreilè  6c 
de  fecret  à  Strafbourg  6c  aux  environs ,  &  y  fie  beaucoup  de 
difciples  3  mais  ayant  été  arrêté  fur  quelque  foupçon  Se  mis 
dans  un  cachot ,  il  y  périt  miférablement ,  malgré  les  belles 
efpérances  qu'il  avoit  données  à  fes  fe&ateurs  que  dans  peu 
il  recouvreroit  fa  liberté  par  un  coup  extraordinaire  du  Ciel. 
Il  avoit  même  promis  avec  ferment  qu'il  paroîtroit  comme 
le  véritable  Elie  avec  cent  quarante  mille  apôtres,  6c  qu'il 
rétabliroit  la  Jérufalem  fpirituelle  &;  le  régne  de  lajuftice. 
C'en:  encore  de  cette  infâme  fe&e  que  fortirent  Léonard 
Jocften  &.  fa  femme  Urfule  ,  qui  pleine  d'un  efprit  de  fana- 
tifme  fe  donnoitpour  Prophéteffe.  Après  eux  Jean  Mathias 
boulanger  d'Harlem  étant  dégoûté  de  fa  femme  déjà  avan- 
cée en  âge ,  embraflà  cette  fe&e  licentieufe ,  afin  d'avoir  la 
liberté  d'en  époufer  une  jeune.  Celui-ci  fe  difoit  Enoch,  & 
il  fit  rebatifer  tous  fes  difciples.  C'étoit  le  deflèin  d'Hof- 
man  j  mais  fa  prifon  l'avoit  obligé  d'en  différer  l'exécution, 
à  l'exemple,  difoit-il,  de  Zorobabel  6c  d'Aggée ,  quiavoient 
ainfi  différé  la  réédification  du  Temple. 

C'eft  de  ce  même  Boulanger  que  Jean  de  Leyde,  qui  ex- 
cita cette  grande  tragédie  à  Munfter  en  Weftphalie,  avoit 
reçu  fa  million.  Ce  fut  auffi  lui  qui  envoya  Bernard  Koth- 
man  en  Allemagne,  6c  enfin  Gérard  Boeckbinderen  à  Am- 
sterdam pour  y  répandre  le  poifon  de  lès  erreurs.  On  compte 
encore  parmi  Ces  {éclateurs  Barthelemi  Boeckbinderen  frère 
de  Gérard,  Théodore  Cuper  ,  Jean  Sherder ,  Pierre  Hant- 
fager  ,  Thierri  Philippe  ,  Jacque  de  Campen ,  Corneille  de  la 
Brille  ,  Nicolas  d'Alckmaer ,  Meinard  de  Delf  6c  Obbo  Phi- 
lippe ,  qui  abjura  depuis,  &  qui  découvrit  avec  beaucoup  de 
franchiiè  6c  d'ingénuité  toutes  les  impoftures  6c  les  excès  de 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.      3,65 

ces  fanatiques.  Dans  le  tems  que  ce  dernier  étoic  encore  avec 
eux ,  il  avoir  initié  aux  myftéres  de  cette  fecte ,  David  Geor-  Henri 
ge  à  Dclf ,  Thierri  Philippe  à  Dam  ,  èc  Meno  Simon  à  Gro-       III. 
ningue.  j'ai  rapporté  fort  au  long  dans  les  livres  précédens     1580. 
quelle  fut  la  fin  de  David  George.    Thierri  abjura  par  le 
confeil  d'Obbo.  Pour  Meno  ,  il  eut  une  mort  digne  de  la  vie 
infâme  qu'il  menoit.  Jean  le  Cordonnier,  qui  fut  le  Roi  de 
ces  fanatiques  après  David  ,  fut  pendu  à  Bruxelles.  Corneil- 
le Apelman  fon  fuccefleur  ,  fut  condamné  à  mort  Se  exécuté 
à  Utrecht  l'an  1  570. 

Mais  il  s'éleva  parmi  eux  un  homme  qui  fe  rendit  plus  re- 
doutable que  tous  ceux  dont  je  viens  de  parler  •  c'étoit  Jean 
de\>rillelmi ,  fécondé  de  Jacque  fon  frère.  Il  étoit  de  Ru- 
remonde  ville  de  Gueldre  ,  &  on  le  prétend  fils  d'un  Prêtre, 
nommé  Théodore  ^illelmi.  Ce  nouvel  apôtre  ayant  ra- 
malTé  les  débris  du  fanatifme  deMunfbcr,  aHùra  que  Dieu 
lui  avoit  révélé  que  la  doctrine  des  Anabatiftes  étoit  la  plus 
pure ,  &:  qu'il  l'avoit  choifi  pour  la  prêcher  6c  pour  l'établir 
par-tout  :  Qu'il  n'y  avoit  de  Magiftrats  légitimes  que  ceux 
qui  en  faifoientprofeiîion  :  Que  par  conféquent  on  ne  devoit 
aucune  obéïiïànce  aux  magiftrats  Papilles ,  accoutumés  à 
févir  contre  des  gens  bien  plus  éclairés  qu'eux  :  Qu'on  ver- 
roit  dans  peu  le  Royaume  de  la  nouvelle  Jérufalem  rétabli: 
Que  le  peuple  &  fes  conducteurs  illuminés  de  Dieu  feroient 
mis  en  pofTelîion  des  Etats  &  des  biens  de  ceux  qui  avoient 
des  fentimens  erronés  fur  la  divinité  ,  de  même  que  les  Ifraë- 
lites  avoient  été  mis  en  poiTeflion  de  ceux  des  Egyptiens  &: 
des  Chananéens.  Pour  affermir  fon  autorité  ,  il  commença 
comme  Mahomet ,  par  permettre  la  pluralité  des  femmes  5 
&:  comme  fes  fedateurs  &  lui  étoient  des  miférables  &  des 
gueux  ,  il  permit  le  vol  de  le  brigandage ,  fous  prétexte  que 
tous  les  biens  de  la  terre  appartenoient  à  Jéfus-Chrift  ècàfes 
difciples ,  &  que  comme  les  loix  humaines  les  ont  fort  mal 
partagés,  la  volonté  de  Dieu,  qui  l'envoyoit,  étoit  qu'il  les 
diflribuât  entre  les  fidèles  d'une  manière  plus  équitable,  en 
ôtant  aux  riches  ce  qu'ils  avoient  de  trop  pour  le  donner  aux 
pauvres  &  aux  perfonnes  de  mérite  5  c'eft-à-dire,  à  fes  feda- 
teurs. La  permilîion  du  vol  &;  du  brigandage  fit  fubfifler 
quelque  tems  les  fujets  de  ce  nouveau  Roi  :  ils  prétendoienc. 

Zz  iij 


$66  HISTOIRE 

-  .  .  qu'ayant  entre  les  mains  l'épée  de  Dieu  &  de  Gedeon,  ils 
Henri  pouvoient  en  fureté  de  conicience  exercer  la  Juftice  divine, 
III.  Sur  ce  fondement  ils  pilloient  la  nuit  les  châteaux  de  la  No- 
1*580.  blefTe,  les  maifons  des  riches,  &  même  ils  tuoientles  maî- 
tres. Ces  horribles  ravages  défolérent  la  Gueldre ,  èc  les 
duchés  de  Cleves  &:  dejuliersj  paflerent  même  au-delà  du 
Rhin  ,  &  firent  pendant  cinq  ans  de  grands  maux  dans  tou- 
tes ces  Provinces  ;  mais  enfin  le  fondateur  de  ce  royaume 
imaginaire ,  Willelmi  ,  qui  avoit  déjà  formé  un  corps  de 
trois  cens  brigands  répandus  dans  les  campagnes  voiiines  , 
fut  arrêté  6c  enfermé  dans  le  château  de  Dinïlaken  au  pais 
de  Juliers  ,  où  il  a  vécu  jufqu'à  Tannée  dernière  avec  beau- 
coup de  tranquillité  ,  toujours  dans  l'opulence  ,6c  au  milieu 
d'une  troupe  de  femmes  corrompues  qui  ne  le  quittoient 
point.  Il  ne  fe  contenta  pas  même  d'avoir  autorifé  la  poly- 
gamie par  fon  exemple  ,  il  fit  un  livre  exprès  pour  la  juftifier. 
Tout  cela  fe  faifoit  par  la  connivence  de  Ces  gardes ,  qu'il 
trouva  moyen  de  corrompre  à  force  de carefTesôc  d'argent, 
dont  il  ne  manqua  point.  Enfin  une  jeune  fille  deWefel ,  nom- 
mée Catherine,  ayant  découvert  toutes  ces  abominations,  on 
arrêta  une  de  Ces  femmes  ,  nommée  Elsken  ,  qui  étant  trop 
vieille  pour  cet  infâme  Roi ,  lui  avoit  donné  à  fa  place  fa  fille 
Elifabeth,  dans  le  tems  même  qu'il  étoitprifonnier.  On  en 
prit  encore  une  autre  âgée  de  foixante-dix  ans,nommée  Anne, 
qui  s'étoit  fauvée  pendant  le  fiége  de  Munfter.  Après  qu'elles 
eurent  tout  avoué,  on  les  fit  mourir  avec  un  certain  Simon  fils 
de  Pierre  qui  avoit  été  arrêté  en  même  tems  qu'elles.  On  feut 
par  leurs  dépofitions  que  les  femmes  font  communes  entre 
eux,  furie  principe  que  l'homme  étant  fait  pour  la  généra- 
tion ,  il  en:  non-feulement  permis  d'avoir  plufieurs  femmes  5 
mais  qu'on  peut  encore  répudier  celles  qui  font  ftériles  : 
Qu'ils  s'appellent  tous  frères  Se  fœurs  pour  marque  de  l'union 
ôc  de  la  charité  qui  régne  dans  la  fociété  :  Que  depuis  la 
mort  d'Apelman  ,  c'étoic  Willelmi  quiétoit  leur  chef,  quoi- 
qu'il fût  en  prifon  :  Qu'il  avoit  été  appelle  à  ce  rang  par  l'ef- 
prit  de  Dieu  même  :  Que  l'exercice  de  fon  pouvoir  confiftoit  à 
punir  les  uns  par  des  abftinences  &  des  jeûnes,  &  les  autres  par 
le  glaive  quand  le  cas  le  méritoit:  Que  c'étoit  la  volonté  de 
leur  Roi  qui  décidoit,  Ci  une  action  étoit  adultère  ou  non,parce 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.       367 

qu'il  étoic  permis  d'ufer  de  quelque  femme  que  ce  fût,  pourvu  , 

que  le  Roi  y  confentît  :  Que  le  vol ,  le  brigandage  ôcl'homi-  Henri 
cide  ne  leur  étoient  défendus  qu'à  l'égard  de  leurs  frères  $       III. 
mais  qu'il  leur  étroit  permis  de  les  exercer  contre  les  étran-     1  580. 
gers.  Voilà  les  dogmes  capitaux  de  cette  fecte  exécrable. 

Après  l'exécution  de  ces  fanatiques,  il  reftoit  à  punir  les 
autres  femmes  de  ce  prétendu  Roi.  Les  Juges  délégués  par 
Guillaume  duc  de  Cleves  pour  l'examen  de  cette  affaire  leur 
firent  grâce  de  la  vie  j  Se  les  ayant  condamnées  à  faire  péni- 
tence ,  ils  les  renvoyèrent  en  Hollande  &;  en  Frife  ,  d'où  elles 
étoient  venues.  Enfin  Willelmi  ayant  été  amené  devant  les 
Juges,  nia  avec  autant  d'opiniâtreté  que  d'impudence  tous  les 
crimes  dont  on  le  chargeoit.  Mais  ayant  été  convaincu  par  les 
dépolirions  de  fes  complices,  il  fut  condamné  à  être  brûlé 
vif.  Dans  le  moment  même  de  fon  fupplice  ,  loin  de  fe  ré- 
trader  ,  ou  de  donner  aucune  marque  de  repentir ,  ou 
de  douleur  3  le  feu  ne  fut  pas  plutôt  allumé,  qu'il  s'y  pré- 
cipita. 

Il  parut  encore  d'autres  fanatiques  auffi  feelerats  &c  aufîî 
infeniès  que  ceux-là.  Ils  fe  difoient  ilTus  de  la  famille  de  l'A- 
mour ,  ou  de  la  mai  fon  de  la  Charité  ,  &:  ils  en  prénoient  le 
nom.  Ils  perfuadoient  à  leurs  difciples  qu'il  n'y  avoit  d'élus 
&  de  fauves  que  ceux  qui  étoient  aflociés  à  leur  famille  :  Que 
tout  le  refte  des  hommes  étoit  réprouvé  &  déjà  damné  par 
avance  :  Que  quand  on  les  citoit  devant  un  Magiftrat  ou  tout 
autre  homme,  qui  n'étoit  pas  de  leur  prétendue  famille  de 
l'Amour ,  il  leur  étoit  permis  de  nier  avec  ferment  tout  ce 
qu'on  vouloit  leur  faire  avouer. 

De  la  Hollande  ,  féconde  en  monftres  femblables ,  cette 
pefte  s'étoit  répandue  dans  le  Brabant ,  &;  avoit  infedé  des 
perfonnes  considérables  d'Anvers ,  dont  je  dois  taire  les  noms 
pour  l'intérêt  du  public.  De  là  elle  étoit  parlée  en  Angle- 
terre par  le  moyen  des  traductions  qu'on  avoit  faites  en  An- 
glois  de  quelques  livres  Allemands  où.  cette  doctrine  étoit 
contenue  fous  ces  titres  ou  autres  approchans  •  Evangile  du 
Royaume  s  Sentences  ,  ou  maximes  inftruffives  y  Prophétie  de 
F E [prit  d'amour  \  Publication  de+la  pa:x  fur  la  terre  ,  &  tou- 
jours fans  nom  d'Auteur  j  mais  avec  ces  deux  lettres  H.  N. 
qui  rirent  connoître  que  c'étoit  l'ouvrage  de  Henri  Nicolaï 


3$8  HISTOIRE 

■. — •'  né  à  Leyde  ,  qui  difoit  par  un  blafpheme  horrible  ,  qu'il  par- 

Henri  ticipoic  à  la  Divinité  ,  &  que  Dieu  participoic  à  fon  huraa- 
III.      nité.  Ces  livres  furent  brûlés  par  ordre  des  Etats ,  &  le  Ma- 
1580.     giftrat  féculier  eut  ordre  de  prêter  main  forte  au  Juge  ec- 
ciéiiaftique. 
Mort  du  car-       Le  vingt-huit  de  Décembre  ,  Gérard  de  Groefbeck  évê- 
dinaide  Lie-  que  de  Liège ,  qui  avoit  été  fait  Cardinal  depuis  peu ,  mou- 
§e'  rut  d'une  ancienne  bleflîire  qu'il  avoit  reçue  à  la  chafTe  d'un 

coup  d'arquebufe  tiré  imprudemment.  Le  duc  d'Arfchot 
l'étant  venu  voir  ,  fut  traité  magnifiquement  par  le  Prélat. 
Mais  l'excès  de  la  table  fit  rouvrir  fa  plaie  &:  lui  caufa  la  mort. 
D'autres  prétendent  qu'il  mourut  de  chagrin  de  ce  qu'il  n'a- 
voir, pu  fournir  au  roi  Philippe ,  dont  il  étoit  zélé  partifan  , 
les  fommes  qu'il  lui  avoit  promifes  pour  les  frais  de  la  guerre 
de  Flandre,  parce  que  les  Liégeois  fcs  fujets,  qui  n'étoient 
pas  fi  Efpagnols  que  leur  Evêque ,  lui  avoient  refufé  dure- 
ment les  contributions  qu'il  avoit  demandées  pour  fatisfaire 
à  fcs  promettes. 

Après  la  mort  de  ce  Prélat ,  il  y  eut  de  grandes  contefta- 
tions  pour  lui  nommer  un  fuccefïèur.  Le  prince  d'Orange  ôc 
les  Etats ,  cherchant  l'occafion  de  marquer  leur  reconnoif- 
iance  à  l'Archiduc  Mathias ,  qui  s'étoit  fait  beaucoup  d'en- 
nemis en  fe  chargeant  du  Gouvernement  général  des  Pro- 
vinces-Unies ,  follicitoient  vivement  en  fa  faveur  le  Chapi- 
tre de  Liège,  à  qui  le  droit  d'élire  l'Evêque  appartient.  Com- 
me ce  Prince  étoit  fur  le  point  de  quitter  les  Païs-bas ,  c'étoit 
lui  ouvrir  une  porte  honorable  pour  en  fortir.  Mais  le  crédit 
de  Philippe  qui  le  haïfToit ,  &  de  l'Empereur  même  ,  qui  en 
cette  occafion  fe  déclara  contre  fon  frère ,  fit  tomber  l'éle- 
EmeftdcBa-  ètion  fur  Erneft  de  Bavière  évêque  de  Frifingue ,  frère  de 
vicre  nommé  Guillaume  duc  de  Bavière.  Il  fe  rendit  à  Liège  le  vingt-qua- 
Lieec^  e      tre  Janvier  de  l'année  fui  vante ,  &  fept  jours  après  il  fut  facré 
avec  une  pompe  magnifique  ,  ôc  avec  de  grands  applaudiflè- 
mens  des  peuples. 
Mort  du  car-       Le  premier  de  Décembre ,  environ  un  mois  avant  la  mort 
dinai  Moron.  du  cardinal  de  Liège ,  Jean  Moron  évêque  d'Oftie  6c  Doyen 
du  Sacré  Collège  ,  étoit  mort  à  Rome  dans  un  âge  avancé  5 
car  il  avoit  plus  de  7 1  ans.    Il  étoit  fils  de  ce  fameux  Jérô- 
me Moron  dont  il  eft  tant  parlé  dans  l'hiftoire  des  régnes 

précédens  > 


vans. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI.      569 

précédens ,  6c  qui  eut  tant  de  part  à  la  Ligue  qui  fe  forma  entre  -!_ — . !..■■ 

François  Sforce  duc  de  Milan ,  &  Clément  VII.  contre  PEm-  Henri 
pereur  Charle  V.  Le  fils  ne  fut  pas  moins  illuftre  que  le  père,  III. 
par  les  négociations  importantes  dont  il  fut  chargé  durant  1580. 
tout  le  cours  de  fa  vie  ,  &  dont  il  s'acquita  avec  autant  d'in- 
tégrité que  de  prudence.  Ce  fut  lui  qui  trouva  le  moyen  d'ap- 
paifer  les  troubles  de  Gènes  3  6c  depuis  deux  ans ,  Grégoire 
XIII.  avoit  réfolu  de  l'envoyer  Légat  en  Flandre  ,  pour  tra- 
vailler à  la  pacification  des  Païs-bas  :  ce  qui  auroit  été  exé- 
cuté fi  le  roi  d'Efpagne  l'eût  permis.  Il  avoit  été  fufpccl  à 
Paul  IV.  fur  la  Religion  ,  ôc  ce  Pape  l'avoit  exclus  du  Sacré 
Collège  -,  mais  Pie  IV.  qui  étoit  Milanois  comme  lui ,  ayant 
caflé  ou  laiiTé  fans  exécution  preique  tous  les  réglemens  faits 
par  fon  prédéceileur  ,  Moron  fut  rétabli  dans  toutes  lès  Di- 
gnités ,  6c  ce  fut  lui  qui  en  qualité  de  Légat  de  ce  Pape  affilia 
au  Concile  de  Trente  aiTemblé  depuis  tant  d'années ,  ôc  qui 
eut  la  gloire  de  le  terminer  heureuîement. 

Après  avoir  parlé  de  la  mort  du  cardinal  de  Liège  6c  du  Mort  des  Sç*- 
cardinal  Moron  ,  venons  à  celle  de  quelques  Sçavans.  Je 
commencerai  par  Jérôme  WolrFné  à  Oettingen  au  païs  des 
Grifons  ,  qui  pollèdoit  parfaitement  la  Langue  Greque. 
Après  avoir  vilîté  dans  fa  jeunefïè  les  Univerfites  de  France 
&  d'Italie  ,  il  fe  retira  à  Aufbourg  comme  dans  un  port  allu- 
re où  il  pourroit  cultiver  les  Lettres.  Il  faut  avouer  que  fon 
travail  6c  fes  écrits  y  ont  répandu  beaucoup  de  lumière.  Il 
tira  de  grands  fecours  des  Fuggers ,  6c  c'elr.  à  leur  libéralité 
qu'on  elt,  redevable  des  éditions  de  Zonaras  ,  de  Nicetas ,  6c 
de  Gregoras  s  qui  tiennent  le  premier  rang  entre  les  Ecrivains 
de  l'hiftoire  de  Conflantinople.  La  traduction  Latine  dont 
il  a  enrichi  ces  éditions,  efl  très-fidéle.  Il  fut  pourvu  d'une 
chaire  de  Profeflèur  en  Grec  dans  le  collège  de  fainte  Anne , 
&  il  eut  toujours  à  fes  leçons  un  grand  concours  d'auditeurs. 
Attaqué  de  la  gravelle ,  maladie  allez  ordinaire  aux  gens  de 
lettres ,  il  mourut  le  9.  d'Odobre  à  l'âge  de  foixante-quatre 
ans  :  mort  un  peu  prématurée  pour  lui ,  mais  qui  le  fut  bien 
plus  pour  le  public  ,  à  qui  (qs  veilles  étoient  11  utiles.  Les  fîx 
enfans  de  Jean-Baptifbe  Huinzell  lui  rirent  élever  un  tombeau 
magnifique  dans  l'églife  des  Dominicains. 
La  mort  de  Wolfffuc  fuivie  de  celle  d'EmmanuelTremellius 
Tome  FIIL  Aaa 


37Q  HISTOIRE 

e  de  Ferrare  ,  fils  d'un  Juif,  &;  très  -  fçavant  dans  la  langue 


Henri  Hébraïque.  Il  patfa  d'abord  à  Lucques  avec  Pierre  Martir 
III.  de  Vermiglio  ,  éc  quelques  autres  Sçavans  qui  étoient  Prote- 
i  5 80.  ftans  d'inclination.  Il  quitta  depuis  l'Italie,  &  paifa  en  Al- 
lemagne avec  Vermiglio  &c  quelques  autres  ,  comme  nous 
l'avons  marqué  dans  le  tems ,  £c  il  s'établit  d'abord  à  Stras- 
bourg ,  d'où  il  pafTa  en  Angleterre  fous  le  régne  d'Edouard 
VI.  Après  la  mort  de  ce  Prince  il  revint  en  Allemagne ,  &  il 
enfeigna  quelque  tems  dans  l'école  de  Hornbach,fous  la  pro- 
tection de  Volfang  duc  des  Deux-Ponts  ,  qui  mourut  en 
France.  On  le  tira  de  là  pour  lui  donner  la  chaire  Hébraï- 
que d'Heidelberg.  C'eft.  dans  cette  ville  qu'il  mit  en  Latin  la 
verfion  Syriaque  du  Nouveau  Tcftament.  Après  quoi  il  en- 
treprit une  nouvelle  traduction  de  l'Ancien  Teftament  fur 
l'original  Hébreu  ,  6c  il  s'alFocia  pour  ce  grand  travail  Fran- 
çois du  Jon  de  Bourges.  Après  la  mort  de  Tremellius  ,  du 
Jon  revit  l'édition  ,  &.  il  fe  donna  plus  de  liberté  qu'il  ne  con- 
venoit  dans  l'ouvrage  d'un  autre.  Il  y  fit  quantité  d'additions 
qui,  au  jugement  des  critiques,  ont  beaucoup  groffi  le  livre 
fans  le  rendre  meilleur.  Tremellius  ayant  depuis  quitté  Hei- 
delberg  ,  vint  à  Mets  où  il  s'étoit  marié  un  peu  après  qu'il 
eut  quitté  l'Italie.  De  Mets  il  paiTa  à  Sedan  pour  profefler 
l'Hébreu  dans  la  nouvelle  Académie  du  duc  de  Bouillon  ,  & 
il  y  mourut. 

Le  troifiéme  de  Novembre ,  Jérôme  Surita  Efpagnol  très- 
fçavant  ,  &  d'un  efprit  très-orné  ,  mourut  à  SarragofTe  fa 
patrie,  âgé  de  foixante  6c  fept  ans.  Il  a  fait  honneur  à  ion  païs 
&c  a  enrichi  les  lettres  de  deux  ouvrages.  Le  plus  eonfidéra- 
ble  eft  l'hiftoire  d'Arragon  où  il  a  travaillé  longtems  5  le  fé- 
cond efb  l'Itinéraire  d'Antonin,  fur  lequel  il  a  fait  quelques 
notes ,  qui  font  plutôt  des  variantes  qu'un  Commentaire. 
André  Schott  a  donné  cet  ouvrage  au  public  après  la  mort 
de  Surita.  Il  y  a  une  chofe  qu'on  trouve  à  redire,  ou  plutôt 
à  déplorer  dans  cet  auteur ,  c'eft  qu'il  ait  été  fecretaire  de 
rinquifition.  On  efb  fâché  de  voir  qu'un  des  plus  fçavans 
hommes  d'Efpagne,  &i  qui  étoit  né  avec  des  qualités  capa- 
bles de  lui  attirer  l'eftime  &  l'approbation  de  tout  le  monde, 
fe  foit  chargé  d'un  emploi  fi  redoutable  aux  gens  de  lettres  , 
de  on  ne  fçauroit  dire  s'il  le  prit  par  fou  propre  choix  pour  fe 


DE  J.  A.  DE  THOU,Liv.  LXXI.       371 

mettre  à  couvert  de  ce  Tribunal ,  ou  fi  les  préjugés  de  fa  na-  — —  : 
tion  lui  ont  fait  regarder  cette  place  comme  un  moyen  pro-  Henr,i 
pre  à  s'attirer  de  la  considération.  III. 

Alvaro  de  Gomez  né  à  Santa-Olala  à  fix  milles  de  Tolède,  1  c  8  o. 
mourut  le  10.  Septembre,  fix  femaines  avant  Surita  ,  étant 
dans  fa  foixante  &  fixiéme  année.  Tous  ceux  qui  aiment  les 
lettres  lui  font  redevables  de  la  vie  du  cardinal  Ximenez , 
écrite  avec  autant  d'élégance  que  de  fagefïè.  On  fçait  ce  que 
l'Efpagne  ,  ou  pour  mieux  dire,  toute  la  Chrétienté  ,  doit  à 
ce  grand  Cardinal ,  pour  cette  magnifique  édition  de  la  Bi- 
ble ,  qu'il  fit  faire  à  (qs  dépens  ,  dans  un  iîécle  d'ignorance 
6c  de  ténèbres. 

Lorfque  j'ai  parlé  des  affaires  de  Portugal  ,  j'ai  prefque 
oublié  Jérôme  Oforio  :  mais  voici  proprement  le  lieu  d'en 
parler.  Il  pafïa  le  tems  de  fa  jeuneilè  à  faire  fes  études  en  Ita- 
lie ,  après  quoi  il  revint  en  Portugal  avec  Antoine  Auguftin  , 
6c  un  Jurifconfulte  Comtois  nommé  Jean  Mettel  de  Mettel- 
laer  :  depuis  il  fut  fait  évêque  de  Silves  dans  le  royaume  des 
Algarves.  Ce  Prélat  a  inftruit  &  édifié  non  feulement  fa  na- 
tion ,  mais  toute  la  Chrétienté  ,  par  un  grand  nombre  de  li- 
vres fur  différentes  matières,  écrits  d'un  llile  élégant  6c  fleuri, 
qu'il  a  mis  au  jour  durant  fa  vie  (  1  )  j  6c  par  la  iàinteté  de  la 
vie  qu'il  a  toujours  menée.  Enfin  après  avoir  rempli  tous  les 
devoirs  de  l'Epifcopat  avec  une  fidélité  qui  ne  s'eft  point  dé- 
mentie ,  il  mourut  en  paix  en  cette  année  1580.  Mort  d'au- 
tant plus  heureufe  qu'étant  arrivée  dans  l'année  qui  vit  entrer 
les  Caftillans  en  Portugal ,  elle  épargna  à  Oforio  la  douleur 
de  furvivre  à  la  liberté  de  là  patrie. 

Cette  même  année  au  mois  d'Avril ,  Ferdinand  d'Autri-     Ferdinand 
che  fils  de  l'empereur  Ferdinand  ,  époufa  fa  nièce  Anne-Ca-  <J'Autnche 

1        •         /-11        1      s->     -ii  1  1      i*  o       uri  epoule  Anne 

tnerine  fille  de  Guillaume  duc  de  Mantouc ,  6c  dhleonore  Catherine  de 
d'Autriche  fa  fœur ,  à  l'exemple  de  Philippe  II.  chef  de  la  Gomagucfa 
Maifon  d'Autriche  ,  qui  avoit  époufé  avec  la  difpenfe  du 
Pape ,  Anne  fille  de  l'empereur  Maximilien  II.  fon  coufîn 
germain  ,  6c  de  Marie  d'Autriche  fa  fœur.  Le  jeune  Ferdi- 
nand avoit  époufé  longtems  auparavant  à  l'infcû  de  fon  père 
Philippine  de  Velfernée  à  Aufbourg  de  famille  de  Sénateurs  j 

(  1  )  Ils  ont  été  réimprimés  à  Rome  après  fa  mort  par  les  foins  de  Jérôme 
Oforio  fon  neveu. 

Aaa  ij 


nicce. 


37*  HISTOIRE 

-  fille  de  vingt -ans,  d'un  efprit  excellent,  £c  parfaitement 

Henri  belle.  Tant  qu'elle  vécut  Ferdinand  la  regarda  comme  là 
I II.  femme  légitime  ,  &  en  eut  des  enfans  :  mais  comme  par 
j  r  g  0#  les  loix  de  l'Empire ,  &  fuivant  la  coutume  d'Allemagne  ,  où 
le  Commandement  de  Dieu  fur  l'honnêteté  du  mariage  eft 
obfervé  plus  religieufement  qu'en  aucun  endroit  du  monde  , 
un  mariage  contra&é  fans  le  confentement  des  pères  &.  mè- 
res ,  ou  de  ceux  qui  en  tiennent  lieu  ,  n'eft  pas  regardé  com- 
me légitime  ^  non  feulement  les  Etats  des  grandes  provinces 
que  pofledoit  Ferdinand ,  ne  reconnurent  point  Philippine 
comme  légitime  époufe  de  Ferdinand  j  mais  ils  déclarèrent 
les  enfans  qu'il  avoit  eus  d'elle  ,  incapables  de  lui  fuccéder 
dans  fes  Etats.  C'en:  pourquoi  lorfque  l'empereur  Maximi- 
iien  II.  frère  amé  de  Ferdinand  mourut  ,  &:  qu'il  s'agit  de 
partager  fa  fucceflion  entre  fes  enfans  qui  étoient  en  grand 
nombre  ,  les  Etats  ordonnèrent  qu'on  y  comprendroit  les 
biens  de  Ferdinand  ,  &  dès-lors  ils  furent  deftinés  aux  enfans 
de  fon  frère  ,  fur  ce  qu'il  déclara  qu'en  confeienceil  ne  pou- 
voir pas  époufer  une  autre  femme  que  Philippine.  Comme 
fon  mariage  avec  elle  avoit  été  déclaré  contraire  aux  loix  , 
il  svenluivoit  que  les  enfans  qui  en  étoient  nés ,  étoient  inca- 
pables de  lui  fuccéder.  Ainfi  ce  Prince  eut  le  déplaifir  de  voir 
îès  neveux  partager  fes  biens  de  fon  vivant  j  Se  à  peine  put-il 
obtenir  des  Etats  qu'on  détachât  des  grands  domaines  qu'il 
pofïedoit ,  un  petit  château  pour  le  donner  à  Charle  fon  fils 
aîné  avec  le  titre  de  Marquifat.  (  ï  )  Il  n'eut  pas  tant  de  peine  à 
obtenir  de  Grégoire  XIII.  un  chapeau  de  Cardinal  pour  An- 
dré fon  fécond  fils  qu'il  avoit  eu  de  Philippine ,  quoique  cet 
honneur  ne  s'accorde  d'ordinaire  qu'à  des  perfonnes  nées  en 
légitime  mariage  -y  mais  celui  de  Ferdinand  qui  n'étoit  regar- 
dé en  Allemagne  que  comme  un  concubinage  ,  paflbit  à  Ro- 
me pour  légitime  ,  parce  qu'il  avoit  été  célébré  fuivant  hs 
formes  de  PEglife. 

Ferdinand  vivement  piqué  du  procédé  de  /es  neveux , 
tint  fon  chagrin  caché  tant  que  Philippine  vécut  •  mais  dès 
qu'elle  fut  morte  ,  il  ne  tarda  guère  à  le  faire  éclater  j  & 
quoiqu'il  fut  alors  fur  le  déclin  de  l'âge  ,  il  fongea  à  fe  rema- 
rier ,  dans  l'idée  que  s'il  n'en  droit  pas  tout  l'avantage  qu'il 

(  ï  )  C'eft  le  Marquifat  de  Burgaw. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  L  i  v.  LXXI.       373 

en  pouvoir  efpérer  ,  qui  étoit  d'arracher  à  Tes  neveux  cette  -  — 

fucceffion  après  laquelle  ils  foûpiroient ,  il  leur  ôteroit  au  Henri 
moins  cette  efpéce  de  certitude  qui  les  avoit  fiâtes  jufqu'a-       Hl. 
lors.  Ce  mariage  ne  changea  rien  à-ce  qui  avoit  été  réglé ,  &     1  5  S  o. 
n'ayant  point  laifîe  d'enfans  mâles  de  fa  nièce ,  qu'il  avoit 
époufée  en  fécondes  noces,  fa  mauvaifè  volonté  aboutit  tout 
au  plus  à  troubler  pour  un  tems  les  mefures  que  fa  famille 
avoit  prifes  pour  le  partage  des  biens  de  la  maifon  d'Autri- 
che ;  mais  il  ne  put  leur  arracher  ,  comme  il  le  defiroit  3  ce 
qu'ils  attendoient  de  fa  fucceffion, 


Fin  du  Livre  foixante  &  onzième. 


Aaa  iij 


374  HISTOIRE 

rt^....1^^^~»....^-TM-»->.,..«^>i^-JMM»-»Mn  ^  .„/->,  /f^fm^ff^ri* ^(r'.„..'^(r'...|l^n-.„|1'-Tli»J_..«TTJl„.^^ «ry 

Vi  n*t  y£  ï*i  y-i  ï*£  s*ï  >■"£  >"£  s-*'*  y4  y^yi  >"£  >*£  y^  y;  y  y/  y/  v"  y/  y/-  x*'*:  y/  y/  v*/  y  w»/  v*/  y  w»/  w 


IRE 


DE 

j a c  q;ù e  auguste 
DE   THOU. 

LIVRE  SOI XANTE-BOVZÏEME. 

ON  avoit  crû  en  France  que  la  conférence  de  Nerac 
avoit  entièrement  calme  les  eiprits   des  Proteftans. 
1  A  L       Mais  comme  on  ne  le  prcfïoit  pas  d'exécuter  ce  qui  y  avoit 
1580.     été  réglé  ,  ou  qu'on  cherchoit  même  à  l'éluder  ,  du  moins 
Affa'     d    ^  ce  *1U'^S  croyoicnt  3  il  fut  réfolu  ,  contre  l'avis  des  plus  fa- 
France,  ges ,  &  à  l'inftigation  de  ceux  qui  préféraient  le  trouble  à  la 
paix  ,  qu'on  fe  difpoferoit  à  la  guerre ,  afin  que  fî  l'on  étoic 
contraint  de  la  faire ,  on  ne  fût  pas  accablé  avant  que  d'y 
être  préparé.  Cette  réfolution  prife  ,  on  envoya  les  moitiés 
*  Voyez  pa^e  des  écus  d'or  *  dont  j'ai  parlé  fur  l'année  dernière,  à  Fran- 
88.  çois  de  Coligny  Châtillon ,  &  à  Antoine  du  Pleix  fieur  de 
Gremian  ,  qui  étoient  en  Languedoc  3  enfin  à  François  de 
Bonne  Lefdiguieres ,  qui  étoit  en  Dauphiné.  Celui  qui  fe 
chargea  de  les  porter  ,  fut  Aramont  bâtard  de  Gabriel  d'A- 
ramont ,  qui  a  été  envoyé  plufieurs  fois  en  ambafTade  à  Con- 
ftantinople. 

Mais  le  Languedoc  refufa  d'entrer  dans  ce  projet ,  foit 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.       375 

parce  qu'il  fe  voyoic  éloigné  du  danger  qui  menaçoit  la 
Guienne  ,  de  PobhVeoit  à  courir  proinptement  aux  armes  :  Henri 

/-*  r  mJ*  f  TTT 

foie  parce  que  n'ayant  fait  aucuns  préparants  pour  la  guerre,      x  l  ±- 
il  vouloir  tâcher  de  fe  maintenir  dans  le  repos  dont  il  jouuToit.     1580. 
Du  côté  duDauphiné  ,  LefUieuieres  diipofoit  tout  pour  le      _ 

1  >      •  Pn.   vj-         r        1  •    5 >  a       m         Guerre  en 

tems  dont  on  etoit  convenu ,  c  elt-a-dire  pour  le  mois  d  Avril.  Guienne. 

Cependant  le  roi  de  Navarre  délibéroit  par  où  il  commen, 
ceroit  la  guerre.  On  avoit  donné  en  dot  à  Marguerite  de  Va- 
lois femme  de  ce  Prince,  les  SénéchauiTées  du  Quercy  &  de 
PAgenois ,  quoique  félon  nos  loix  les  filles  de  Rois  ne  fe  do- 
tent qu'en  argent  &  jamais  en  fonds  de  terre.  On  avoit  plus 
fait  -,  car  afin  qu'elle  poiîédât  ces  biens  d'une  manière  plus 
honorable  ,  le  Roi  fon  frère  lui  avoit  abandonné  par  fes  let- 
tres particulières  tous  les  droits  régaliens  qui  font  infépara- 
bles  de  la  Couronne  -y  jufqu'au  pouvoir  de  nommer  aux  Evê- 
chés  &  aux  Abbaïes  ^  &;  cela  pour  acheter  la  paix  à  quelque 
prix  que  ce  fut ,  même  aux  dépens  de  l'autorité  Royale.  On 
donna  outre  cela  à  cette  PrincelTe  un  Chancelier  particulier  , 
qui  fut  Gui  du  Faur  fieur  de  Pibrac ,  préfident  au  Parlement 
de  Paris ,  dont  j'ai  déjà  parlé  tant  de  fois ,  &  toujours  avec  les 
éloges  qu'il  mérite. 

Les  peuples  du  Quercy  furent  très-fâchés  de  ce  démem- 
brement. Comme  ils  étoient  ennemis  jurés  des  Proteflans , 
&;  qu'ils  en  avoient  donné  de  bonnes  preuves  dans  les  précé- 
dentes guerres  ^  au  lieu  de  s'attacher  au  roi  de  Navarre  ,  ils 
n'en  furent  que  plusindiipofés  contre  lui.  D'ailleurs  il  y  avoit 
dans  Cahors  grand  nombre  de  gens ,  qui  ayant  eu  part  au 
maiîàcre  qui  s'étoit  fait  quelques  années  auparavant  dans 
cette  ville ,  craignoient  qu'on  n'en  tirât  vengeance.  Celui 
qui  commandoit  dans  la  place  étoit  le  Heur  de  Vezins  dont 
j'ai  parlé  ci-devant ,  homme  de  main  &c  qui  avoit  toujours 
auprès  de  lui  environ  quinze  cens  habitans  aguerris  &  bien 
armés.  Comme  la  reine  de  Navarre  avoit  fort  envie  d'entrer 
dans  Cahors ,  qui  étoit  une  des  villes  de  fa  dot  ,  le  roi  fon 
mari  fçut  fi  bien  tourner  les  cfprits ,  qu'on  réfolut  de  com- 
mencer la  guerre  par  le  liège  de  cette  place ,  d'autant  plus 
que  la  Princelîè  ,  en  fe  vengeant  des  habitans ,  vengeoit  en 
même  tems  l'injure  qu'ils  avoient  faite  au  Pvoi  fon  frère.  D'ail- 
leurs la  prife  d'une  place  fi  importante  rendoit  le  roi  de 


376  HISTOIRE 

».. " "  :  Navarre  fort  puifîànt  dans  la  Guienne. 

Henri       Cette  Capitale  du  Quercy  ,  qui  félon  quelques  auteurs , 

1 1 1.      s'appelloit  anciennement  Di^ona  ,  eft  fîtuée  fur  le  Loth  qui 

1580.     prend  là  fource  dans  le  Gevaudan  ,  pafTe  par  le  Roiiergue, 

ôcdefcend  dans  le  Quercy  ,  où  il  baigne  les  murs  de  Cahors 

Cihois  fur-     1  •  ■    r  *i   —  »  1  •'  vn_l 

pris  pat  le  roi  °-e  trols  cotcs  s  ain"  u  n  Y  a  °lue  *e  quatrième  ou  elt  la  porte 
de  Navanc.  de  la  Barre  ,  qui  foit  abordable  du  côté  de  la  terre.  Il  y  a 
trois  ponts  dans  cette  ville  ,  le  vieux  ,  celui  de  Chelandre  ,  fk. 
le  pont  neuf,  qui  eft  fermé  par  deux  portes  Tune  fur  l'autre 
fans  pont-levis  -,  mais  l'intervalle  entre  ces  deux  portes  eft 
fortifié  de  deux  baftions  dont  les  cotés  fe  défendent  l'un  i'au- 
cre.  Ce  fut  par  cet  endroit  qu'on  commença  l'attaque  avec 
des  machines  d'une  nouvelle  invention.  C'étoit  des  vafes  qui 
pouvoient  contenir  quinze  à  vingt  livres  de  poudre  :  on  fai- 
foit entrer  l'embouchure  de  ces  vafes  dans  de  o-roffes  barres 
de  fer  croifées  en  fautoir  :  cette  machine  étant  appliquée  à 
une  porte  ou  à  quelque  clôture  que  ce  foit ,  on  y  met  le  feu 
avec  une  mèche  allumée  ,  à  l'inftant  la  machine  faute  avec 
un  fracas  épouvantable  ,  brife  &:  renverfe  tout  ce  qui  eft  aux 
environs ,  &c  fait  voler  de  toutes  parts  de  gros  morceaux  de 
pierre  &  de  bois ,  qui  fouvent  mettent  en  pièces  les  canon- 
niers  mêmes ,  quelque  précaution  qu'ils  prennent  :  le  bruit 
que  fait  cette  machine  en  crevant ,  lui  a  fait  donner  le  nom 
de  pétard. 

Voici  quelle  étoitla  difpofition  de  l'armée  des  Proteftans. 
Après  l'artillerie  ,  qui  fait  l'avant- garde  dans  ces  fortes  d'ex- 
péditions ,  marchoit  Jean  de  Gontauld  fîeur  de  Biron ,  ba- 
ron de  Salignac,  avec  fa  troupe  3  il  étoit  fuivi  de  Charle  le 
Clerc  de  Saint-Martin ,  capitaine  des  gardes  du  roi  de  Na- 
varre j  Antoine  de  Roquelaure  à  la  tête  de  la  Noblefle  faifoit 
l'arriére-garde  :  derrière  lui  à  quelque  diftance  marchoit  le 
fîeur  de  Terride  vicomte  de  Gourdon  avec  douze  cens  ar- 
quebuflers.  La  première  porte  qui  étoit  à  la  tête  du  pont 
ayant  été  brifée  ,  le  baron  de  Salignac  paiîe  avec  ies  gens  & 
met  en  défordre  le  corps^de-garde  des  deux  baftions  dont 
j'ai  parlé  ci-defTus.  Il  s'avance  enfuite  à  la  féconde  porte  qui 
tenoit  aux  murs  de  la  ville  ,  y  met  le  pétard  6c  la  fait  fauter 
comme  la  première  avec  un  bruit  épouvantable ,  qui  étant 
encore  augmenté  par  celui  que  faifoit  le  tonnerre,  répandit 

F  l'effroi 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIL     377 

l'effroi  dans  toute  la    ville  ;  les  habirans  étonnés   courent  j 

auxarmes  5  Vezins  n'ayant  pas  eu  le  tems  de  prendre  les  Hen&i 
Tiennes  Te  joint  à  eux  ,  de  gagne  le  marché  b  Salignac  y  mar-  III. 
che  à  l'inftant,  le  combat  fut  furieux  :  Vezins  qui  n'avoit  1  580. 
point  d'armes  défend  ves  ,  combattant  toujours  à  la  tête  , 
&  courant  par-tout  où  le  befoin  l'appelloit,  reçut  un  coup 
d'arquebufe  au  travers  du  corps  ,  dont  il  fut  renverfé.  Sa 
chiite  fit  lâcher  pied  aux  habitans ,  de  on  croit  qu'ils  étoient 
perdus  fans  relTource  ,  fi  par  malheur  pour  le  roi  de  Na- 
varre les  afîîéçés  n'avoient  vu  dans  le  même  tems  Salignac, 
de  Roquelaure  mis  hors  de  combat  par  des  bleflures  confî- 
dérables,  de  Saint  Martin  qui  avoit  bravement  combattu, 
tué  fur  la  place  ^  cet  accident  ranima  la  bourgeoifie ,  de 
abbattit  tellement  le  courage  des  Navarrois  ,  que  malgré 
l'arrivée  de  Gourdon  avec  de  nouvelles  troupes ,  ils  fem- 
bloient  avoir  perdu  toute  leur  vigueur  •  6c  l'on  ne  doute  pas 
qu'ils  n'euflent  été  repouflés  dans  le  fécond  choc  ,  fî  Pierre 
de  Chouppes  ancien  Officier,  homme  de  tête  &  de  main, 
ne  fût  venu  fort  à.  propos  les  ranimer  avec  quelques  trou- 
pes qu'il  amenoit  du  Vicomte  de  Turenne.  Comme  il  en- 
troit  dans  la  ville  par  le  Pont  neuf  avec  deux  cens  hommes 
d'élite ,  il  rencontra  iix  cens  arquebuflers  qui  fe  retran- 
choient  dans  les  rues  avec  des  tonneaux  :  il  les  chargea  f 
les  mit  en  déroute  6c  les  pourfuivit  jufqu'à  la  maifbn  de 
ville,  dont  il  fe  rendit  maître  aufïï  bien  que  de  trois  pièces  de 
canon  ,  d'une  coulevrine  ,  &.  de  l'artillerie.  Il  laiila  du  monde 
pour  la  garder,  6c  ayant  appris  que  les  bourgeois  fe  raf- 
iembloient  auprès  du  Collège  ,  6c  qu'ils  étoient  encore 
maîtres  de  deux  portes  ,  il  y  courut  auffi-tôt,  fit  faire  un 
retranchement  à  quarante  pas  de  diftance  ,  6c  s'empara  des 
maifons  voifînes  j  mais  ce  ne  fut  pas  fans  combat ,  car  les 
afîiégés  faifoient  à  tout  rcvoment  des  forties  fur  fes  troupes  : 
le  roi  de  Navarre  étoit  lui-même  au  milieu  du  feu  ,  6c  don- 
noit  l'exemple  à  fes  foldats  ,  les  Officiers  généraux  étant 
prefque  tous,  ou  tués,  ou  blefTés  dangéreufement.  On  fit 
de  part  de  d'autre  un  feu  terrible  depuis  neuf  heures  du 
matin  jufqu'au  foir  ;  de  à  l'entrée  de  la  nuit  on  mit  le  feu 
à  la  porte  du  Collège  ,  6c  il  y  eut  encore  là  un  combat 
fanglant. 

Tome  VIII,  B  b  b 


378  HISTOIRE 

-■  Le  lendemain  le  Roi  ayant  appris  dès  le  point  du  jour 

Henri  qu'il  venoit  un  renfort  confidérable  à  la  ville ,  6c  qu'il  de- 
III.  voit  entrer  par  la  porte  de  la  Barre  ,  tint  un  confeil ,  où  il 
i  580.  fut  réfolu  que  de  Chouppes  6c  le  brave  Pidoux  ,  qu'on  ap- 
pelloit  le  Capitaine  Nelde  ,  iroient  audevant  du  fecours  6c 
le  combattrcient  à  quelque  prix  que  ce  fût,  pendant  que 
le  Roi  continueroit  le  fîége.  Ils  partent  fur  le  champ  avec 
cent  arquebufiers  6c  vingt  Gentilshommes  d'élite ,  6c  vont 
droit  au  pont  de  Chelandre  ,  où  ils  trouvent  les  ennemis  y 
les  chargent  à  l'inftant ,  6c  les  mettent  en  déroute  après  leur 
avoir  tué  trente  hommes  :  après  cette  victoire  ils  vont  re- 
joindre le  roi  de  Navarre  ,  èc  ayant  auffi-tôt  efcaladé  le 
Collège  par  ion  ordre  ils  s'en  rendent  maîtres  3  ceux  qui 
le  défendoient  étant  rentrés  dans  la  ville  ,  fe  retranchent 
avec  des  tonneaux  en  quatorze  endroits  différens.  Les  afïié- 
geans  &  les  afliégés  etoient  également  fatigués  :  mais  le  Roi 
s'opiniâtrant  dans  fon  deiîein ,  6c  de  Chouppes  ayant  forcé 
fix  de  ces  barricades  ,  à  la  fin  les  habitans  fuccombérent , 
la  ville  fut  prife  6c  pillée  avec  beaucoup  de  cruauté.  Le 
fouvenir  du  carnage  qui  s'y  étoit  fait  il  y  avoit  environ 
huit  ans  (1),  6c  la  douleur  qu'on  avoit  de  voir  devant  {qs 
yeux  tant  de  braves  Officiers  ou  tués  ou  bleflës  très-dan- 
géreufement ,  irrita  tellement  les  vainqueurs ,  qu'on  n'épar- 
gna pas  même  les  Eglifes ,  6c  fur-tout  le  couvent  des  Char- 
treux dont  une  partie  fut  pillée ,  6c  l'autre  brûlée.  Cette 
a&ion  fe  palîà  le  5.  de  Mai.  La  nouvelle  en  ayant  été  por- 
tée à  la  Cour  3  6c  le  mal  ayant  été  exagéré  ,  comme  c'effc 
l'ordinaire  pour  tout  ce  qui  vient  de  loin  ,  le  Roi  àc  la 
Reine  en  furent  fort  irrités  ,  d'autant  plus  que  fur  les  avis 
qu'on  avoit  reçus  de  divers  endroits  de  la  Guienne  ,  que  le 
roi  de  Navarre  fe  difpofoit  à  la  guerre  ,  Henri  III.  avoit 
écrit  fortement  à  fa  fœur  de  faire  en  forte  de  l'en  détour- 
ner j  autrement  qu'elle  pouvoit  compter  qu'il  feroit  fentir  à 
l'un  6c  à  l'autre  tout  le  poids  de  fon  indignation  :  mais  cette 
Princefîe  pour  amufer  fon  frère  lui  écrivit  qu'il  ne  devoit 
avoir  aucune  inquiétude  furies  deileins  de  fon  mari  ,  6c  elle 

(1)  II  y  a  dans  le  larin  X  X.  annos   :  ]  S.  Barthélémy  qu'il  eft  quefîiorijSç  l'on 
mais  c'efl  une  faute  de  chifre  ,  il  faut  jfçait  qu'il  arriva  en  1572.. 
.VIII.  annos t  car  c'eft  du  mafiacre  de  la| 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Lxv.  LXXIL        379 

écrivit  en  même  tems  à  Pibrac  fon  Chancelier  de  ne  rien  ■ 

oublier  pour  ôcer  de  l'efprit  du  Roi  les  chagrins  que  la  Henri 
crainte  de  la  guerre  pourroit  lui  donner,  &  pour  cela  de        III. 
le  voir  dès   qu'il  fe  répandroit  quelque  bruit  là-deiTus  ,  6c      T  cSr> 
daliurer  hardiment  a  S.  M.  quil  ne  devoit   y  ajourer  au- 
cune foi  :  qu'elle  ecoit  bien  aife  qu'il   rendît  ce  fervice  au 
Roi ,  qui  lui  en  fçauroit  gré.  Pibrac  s'en  acquitta  avec  tout 
le  zélé  poffible  ,    6c  il  aifilra  avec   tant  de  fermeté   qu'il 
n'y  avoit  que   des  brouillons  ou  des  gens  peu  fènfés  qui 
piuTent  faire  courir  tous  ces  bruits,  qu'après  que  la  vérité 
fut  manifeftée  ,  il  y  eut  bien  des  gens  qui  crurent  qu'il  avoit 
eu  part  à  la  tromperie  :  mais  on  peut  dire  qu'ils  ne  connoifl 
foient  guéres  ni  l'intégrité  Se  la  candeur  de  Pibrac,  ni  l'ef- 
prit  fourbe  &  emporté  de  Marguerite  de  Valois. 

Le  Roi  ne  pouvant  fe  venger  fur  fa  fœur  ,  6c  fur  le  roi 
de  Navarre  qui  étoient  bien  loin  de  lui ,  déchargea  toute 
fa  colère  fur  le  malheureux  Pibrac,  qu'il  envoya  chercher, 
6c  à  qui  il  fit  en  préfence  de  toute  la  Cour  une  réprimande 
très-dure  ;  6c  la  réputation  ,  6c  la  vie  même  de  cet  homme  - 
admirable  auroient  été  dans  un  grand  danger  ,  fi  le  Roi 
naturellement  porté  à  la  clémence  n'eût  eu  plus  d'égard  à 
la  probité  de  Pibrac  qu'il  connoiiîbit  depuis  long-tems  , 
qu'au  refientiment  qu'il  avoit  de  ce  qui  venoit  d'arriver  , 
quelque  vif  6c  quelque  jufte  qu'il  fût. 

Dans  le  même  tems  les  Proteftans  prirent  Montaigu  en 
Poitou ,  de  d'autres  châteaux  en  Saintonge ,  6c  fur  la  fin  de 
l'année  précédente  Mathieu  de  Merle  avoit  furpris  Mende  Mende  fur. 
capitale  du  Gevaudan  la  nuit  même  de  Noël:  le  fon  d'une  p"0tc5:tans.S 
cloche  de  la  Cathédrale ,  qui  étoit  d'une  grofleur  énorme, 
étoit  renvoyé  avec  tant  d'éclat  par  les  échos  des  mon- 
tagnes voi fines,  qu'on  n'entendit  point  le  bruit  des  troupes 
qui  entroîent  dans  la  ville;  De  Merle  étant  parti  de  Mar- 
vejol  avec  un  détachement  de  foldats  choifis ,  vint  planter 
les  échelles  à  l'heure  que  lui  avoient  marquée  ceux  qui 
étoient  d'intelligence  avec  lui.  Les  dix-fept  premiers  qui 
entrèrent  dans  la  ville  fe  faifirent  aufii-tôt  de  la  grande 
place  ,  6c  leurs  compagnons  arrivant  à  la  file  ,  avant  que 
les  habitans  ,  qui  étoient  dans  les  Eglifes ,  pufîent  fe  raf- 
jfembler ,  formèrent  une  troupe  :  le  Gouverneur  de  la  ville 

Bbbij 


38o  HISTOIRE 

■  qui  étoic  accouru  le  premier  ,  ayant  éré  tué  d'abord ,  de 

Henri  Merle  demeura  maître  de  la  place.  Il  y  eut  pourtant  quel- 

III .       clucs  f°ldats  qui  fe  retirèrent  dans  une  tour  j  mais  ne  voyant 

o         aucun  fecours  à  efpérer  ils  fe  rendirent  :  la  ville  fut  facca- 

* c         gée  ,  Se  les  Eglifes  furent  ruinées   de  la  manière  du  monde 

la  plus  barbare. 

Quelques  mois  après,  la  plus  grande  partie  de  la  no- 
bielle  du  Gevaudan  ,  du  Velay,  de  l'Auvergne, du  Vivarez, 
6c  des  autres  Provinces  voifines  ,  fatiguée  par  les  courfes 
continuelles  des  ennemis ,  s'ailemblalous  les  ordres  du  fleur 
de  la  Tour  fàint  Vidal,  6c  du  baron  d'Apcher  ,  pour  tâcher 
de  reprendre  Mende.  Ils  vinrent  d'abord  à  Chanac  ,  qui 
n'eft  qu'à  deux  lieues  de  cette  ville  $  ils  envoyèrent  de-là  un 
Trompette  fommer  la  place  avec  de  grandes  menaces ,  fi  on 
ne  la  rendoit  fur  le  champ.  De  Merle  après  avoir  bien  fait 
boire  le  Trompette  le  renvoye,6cleur  fait  dire  qu'il  ne  craint 
pas  beaucoup  leurs  menaces  ,  6c  qu'il  a  fort  envie  de  voir 
comment  ils  s'y  prendront  pour  les  effectuer  :  qu'au  refle 
ils  pouvoient  compter  que  s'ils  ne  venoient  pas  à  lui ,  il 
iroit  bientôt  à  eux.  Comme  ils  avoient  beaucoup  plus  de 
troupes  que  lui ,  ils  rirent  de  cette  bravade ,  6c  trouvèrent 
quefès  menaces  étoient  amTi  dignes  de  mépris  ,  que  fa  ré- 
ponfe  étoit  arrogante. 

Cependant  comme  ils  ne  parurent  point  devant  la  place 
au  jour  marqué ,  de  Merle  pour  leur  tenir  parole  fortit  de 
Mende  bien  avant  dans  la  nuit  avec  cent  gendarmes  6c  deux 
cens  arquebufiers  à  cheval ,  Se  étant  arrivé  à  Chanac ,  il 
fit  mettre  pied  à  terre  à  fes  arquebufiers  6c  à  quelques- 
uns  de  {qs  gendarmes  ,  mit  le  pétard  à  la  porte  du  fau- 
bourg de  Marvejol ,  6c  l'ayant  jettée  par  terre  6c  fait  main- 
balle  fur  le  corps-de-garde ,  6c  fur  un  gros  qui  étoit  pofté 
dans  la  grande  rue  ,  il  entre  avec  impétuofité  dans  la  ville  : 
mais  voyant  que  fes  foldats  couroient  çà  6c  là  au  riche  bu- 
tin qu'ils  avoient  devant  les  yeux  ,  6c  qu'ils  n'écoutoient 
point  l'avis  qu'il  leur  donnoit  de  fufpendre  le  pillage ,  6c 
d'aller  prendre  \qs  gens  qui  étoient  couchés  dans  leur  lit, 
après  quoi  ils  pourroient  piller  tant  qu'ils  voudroient  avec 
moins  de  péril  6c  plus  d'avantage  j  Se  craignant  qu'à  la  fin 
le  retardement  ne  lut  funefte ,  il  fit  fonner  la  retraite  ,  6c 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.     381 

s'en  retourna  à  Mende  chargé  de  riches  dépouilles ,  &  em- 
menant  environ   deux  cens  chevaux  de  bataille  qu'il  avoit  Henri 
pris  ,   6c   rentra  ainii   victorieux  ,  6c  triomphant    dans  la       III. 

ville.  i58o. 

Comme  ce  Capitaine  &  fes  foldats  enflés  de  quelques  fuc- 
cès  heureux  pouifoient  la  licence  au  de-là  des  bornes ,  Fran- 
çois de  Coligny  Chatillon,  jeune  homme  plein  de  courage, 
à  qui  le  roi  de  Navarre  avoit  donné  le  gouvernement  du 
Languedoc ,  6c  qui  étoit  dès-lors  comme  ion  père  rigide  ob- 
ier vateur  de  la  difeipline  militaire  ,  avertit  plus  d°une  rois 
de  Merle  de  mettre  fin  à  ces  pilleries ,  qui  excitoient  l'in- 
dignation de  toute  la  Nobleflè  des  environs  :  mais  voyant 
que  les  prières  6c  fes  menaces  ne  fervoient  de  rien  ,  il  lui 
envoya  ordre  de  le  venir  joindre  avec  la  meilleure  partie 
de  fa  garnifon,  Tous  prétexte  d'aûléger  le  château  de  Val- 
fîege  qui  n'eft  pas  éloigné  de  Mende.  De  Merle  s'y  rendit, 
6c  la  ville  de  Mende  iè  trouvant  par  ce  moyen  dégarnie 
de  troupes ,  Coligny  s'en  rendit  maître  ,  6c  y  mit  une  autre 
garnifon. 

De  Merle  en  fut  outré  :  cet  homme  féroce  6c  hardi  prit 
pour  un  outrage  ce  qu'il  de  voit  regarder  comme  une  cor- 
rection ,  il  diffimula  néanmoins  fon  refîentiment  ,  de  dans 
cet  intervalle  s'étant  emparé  du  Château-du-Bois  qui  étoit 
aux  environs ,  il  le  fortifia  pour  fervir  de  retraite  à  fes  fol- 
dats  accoutumés  au  pillage.  Quelque  tems  après,Chatillon 
s'étant  éloigné  avec  les  troupes ,  de  Merle  feignant  de  re- 
venir d'une  expédition  militaire  s'approcha  de  Mende ,  6c 
gagna  quelques  foldats  de  la  garnifon  ,  qui  s'accommodoient 
mieux  de  la  licence  que  de  la  difeipline.  Ces  féditieux 
s'étant  mis  à  crier:  Vive  le  Capitaine  de  Merle  ,  6c  l'ayant 
introduit  dans  la  ville  ,  il  s'en  empara  une  féconde  fois ,  de 
malgré  tous  les  édits  du  Roi  ,  qui  lui  ordonnoient  de  la 
rendre,  il  ne  le  fit  qu'après  avoir  forcé  les  habitans,  qu'il 
en  avoit  chaiTés  ,  de  la  racheter  à  des  conditions  très- 
dures. 

Ce  fut  vers  ce  tems-là  que  le  prince  de  Condéréfolut    Condé  patte 
de  revenir  en  France  :  il  étoit  pafle  de  la  Fere  au  Païs.  e"eAI  ^" 
bas,puis  en  Angleterre ,  6c  de-là  en  Allemagne  pour  folli-  vient  en  Lau- 
citer  du  fecours  5  mais  il  n'obtint  rien  alors.   Ce  Prince  qui  guedoc. 

Bbbiij 


38i  HISTOIRE 

avoic  un  grand  courage  fut  prefque  toujours  traverfé  par  la 
H  e  nr.  i  fortune  dans  tous  les  projets  qu'il  fit.  Comme  il  pafîbit  par  la 
III.  Suifîè  j  &  par  le  territoire  de  Genève  fort  mal  habillé  & 
1580.  avec  peu  de  fuite  pour  aller  joindre  Lefdiguieres  ,  il  fut  ar- 
rêté fur  la  frontière  de  Savoye  :  mais  comme  on  ne  le  re- 
connut point ,  il  ne  fut  que  dépouillé ,  &  il  arriva  fain  &; 
fauf  chez  Lefdiguieres  qui  lui  fournit  de  l'argent  ,  des 
chevaux ,  &  un  équipage  convenable  à  fon  rang.  De-là  ce 
Prince  defcendit  en  Languedoc  ,  où  Chatillon,  &  les  autres 
chefs  des  Proteftans  lui  ayant  déféré  le  gouvernement  gé- 
néral de  cette  Province  ,  il  l'accepta,  Se  dès-lors  il  fongea  à 
effacer  par  quelque  entreprife  importante  le  fouvenir  defes 
malheurs  paifés.  Là-defîus  ayant  tenu  un  confeil  à  Nîmes, 
il  chargea  Gondin  Colonel  d'un  régiment  de  huit  compa- 
gnies d'aller  à  Mende  ,  pour  y  délibérer  avec  Porqueres,  &: 
le  capitaine  de  Merle  fur  ce  que  l'on  pourroit  faire. 
Exploits  des  Les  troupes  du  Roi  tenoient  quantité  de  pofbes  à  l'ex- 
Procefhns  en  trémité  des  Cevennes  :  ainii  il  étoit  dangereux  de  pafîer  les 
montagnes  ,  pour  aller  du  Languedoc  à  Mende.  Gondin 
ayant  rencontré  Porqueres  àc  de  Merle  auprès  de  Molines, 
leur  avis  fut  qu'il  marchât  du  côté  d'Efpagniac  ,  qui  n'en 
eft  pas  bien  éloigné  ;  pendant  que  Porqueres  &:  de  Merle 
fe  fépareroient  pour  lui  aller  chercher  de  l'artillerie  6c  de 
la  poudre.  De  Merle  avoit  fait  fondre  deux  gros  canons, 
&;  un  petit,  de  la  cloche  de  Mende  dont  nous  avons  parlé. 
Il  trouva  moyen  au  grand  étonnement  de  tout  le  monde 
de  faire  pafTer  ces  trois  pièces  par  des  chemins  impratica- 
bles •  pour  cela  il  fit  attacher  derrière  ces  canons  vingt  paires 
de  boeufs,  pour  empêcher  que  le  poids  ne  les  fît  tomber  dans 
des  précipices ,  &,  les  conduifit  ainû  devant  Efpagniac ,  où 
il  les  mit  en  batterie  le  foirmême  auprès  dufauxbourg  de 
Fiorac  :  le  lendemain  de  grand  matin  il  fit  foudroyer  les 
murailles ,  &  le  même  jour  il  fe  logea  dans  une  tour  qui 
flanquoit  un  angle  de  la  ville ,  Se  qui  avoit  été  ruinée  par 
le  canon,  réfolu  de  recommencer  des  le  lendemain  ,  2c de 
donner  l'afîaut ,  des  qu'il  y  auroit  une  brèche  afïez  grande. 
La  garni  fon  effrayée  de  la  vivacité  avec  laquelle  on  at- 
taquoit  la  place, força  Lambrade  qui  en  étoit  Gouverneur  à 
en  fortir  avec  eux  avant  le  jour  &  à  s'enfuir.  Ils  pafièrenc 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.      383 

le  Tarn  à  minuit ,  gagnèrent  les  hauteurs  qui  font  vis-à-vis, 
pour  fe  retirer  du  côté  de  Quéfàc  j  mais  il  y  en  eut  grand  Henri 
nombre  qui  furent  tués  fur  le  chemin  ,  entre  autres  le  fieur      III. 
de  Montoulons,  &c  beaucoup  qui  furent  faits  prifonniers  5  le     1580. 
refte  jetta  fss  armes  &  fe  fauva. 

Efpagniac  pris ,  on  marcha  le  lendemain  à  Quéfac  ,  &: 
après  deux  cens  coups  de  canon  tirés ,  les  afïïégés  iè  fau- 
vérent  en  foule  la  nuit  par  une  ouverture  qu'ils  firent  à 
la  citadelle  ,  &  ayant  palië  la  rivière ,  ils  fe  réfugièrent  à 
faint  Jeremie  en  Rouergue.  De  Merle  ayant  mis  garnifon 
dans  les  deux  places ,  va  quatre  jours  après  mettre  le  liège 
devant  Bedoiie  château  fortifié  de  bonnes  murailles  3  on  ti- 
ra plus  de  deux  cens  coups  de  canon,  iàns  que  la  garnifon 
parlât  de  fe  rendre  ,  parce  qu'elle  efperoit  que  la  faifon  qui 
étoit  très-avancée ,  obligeroit  les  ennemis  à  fe  retirer  :  en 
effet  le  froid  étoit  très-rude ,  &  les  neiges  déjà  fort  hautes  : 
cependant  il  fut  ré  fol  u  entre  les  chefs  des  Proteftans  que 
Gondin  demeureroit  au  liège,  &  que  Porqueres  &  de  Merle 
iroient  chercher  des  vivres ,  des  boulets ,  2c  de  la  poudre. 

Dans  cet  intervalle,  les  affiégés  appellérent  à  leur  fecours 
S.  Vidal ,  qui  leur  amena  un  renfort  de  quinze  cens  hom- 
mes d'infanterie  &:  de  deux  cens  chevaux  :  mais  Gondin  le 
tenant  à  couvert  dans  fes  retranchemens  &c  dans  les  ruines 
du  faubourg  pendant  que  les  troupes  du  fecours  étoient 
expofées  à  un  froid  extrême  ,  tout  ce  que  S.  Vidal  put  faire, 
fut  de  jetter  dans  la  citadelle  vingt  hommes  choifls  fous 
le  commandement  de  Stavere  ,  après  quoi  il  fe  retira  :  la 
garnifon  fut  fi  concernée  de  fa  retraite  ,  que  douze  jours 
après  elle  fe  rendit  de  la  manière  du  monde  la  plus  im- 
prudente ,  fans  avoir  aucune  fureté  pour  leur  vie  ,  pas  mê- 
me la  parole  du  Commandant  des  ennemis  :  aufli  en  fit-il 
pendre  plufieurs,  &:  les  Eccléfïaftiques  qui  tombèrent  entre 
fes  mains  rachetèrent  leur  vie  bien  cher. 

En  Languedoc  les  Proteftans  fe  rendirent  maîtres  de 
Caux ,  de  Cabrieres  ,  &  de  S.  Laurent  au  Diocèfe  de  Be- 
ziers,  de  Guyan  en  Lauraguez  ,  de  Montagnac  ,  de  S.  Fé- 
lix ,  de  S.  Sernin ,  de  S,  Sauveur,  &  de  S  Ubcry  •  de  Cor- 
navel  ,  de  Loupian  ,  &;  de  quelques  autres  places ,  d'où  ils 
faifoient  des  courfes ,  qui  ruinoient  toute  la  Province.Dans 


384  HISTOIRE 

—    ■         le  même  tems  S.  Lizier  (i  )  capitale  du  Conferans  fut  furprife 
Henri  par  le  capitaine  Lermont  Officier  de  réputation  ^  mais  toutes 
III.      ces  places  furent  rendues  par  le  traité  de  paix  ,  que  le  duc 
i  ^  $o.     d'Anjou  rît  avec  le  roi  de  Navare. 

Guerre  ea  Cependant  Lefdiguieres  ne  fe  tenoit  pas  à  rien  faire  dans 
Dauphmé.  le  Dauphiné.  Les  payfans  rebutes  de  l'infolence  des  Nobles 
avoient  pris  les  armes,  &  devenus  à  leur  tour  auiîi  infolens 
que  ceux  dont  ils  fe  plaignoient,  ils  lé  vengeoient  lurtous 
les  états  des  outrages  que  leur  avoit  faits  la  Noblelîè.  Le 
Roi  qui  prévoyoit  que  ces  premières  démarches ,  que  Ton 
coloroit  du  fpécieux  prétexte  de  défendre  fa  liberté,  etoienc 
en  effet  des  préludes  de  révolte,  ordonna  à  Maugiron  gou- 
verneur de  Dauphiné ,  6c  à  Mandelot  gouverneur  du  Lyon- 
nois,  de  marcher  contre  eux.  Lefdiguieres  qui  n'avoit  pas  en- 
core reçu  l'ordre  d'Aramont ,  mais  qui  ne  cherchoit  qu'une 
occaflon  favorable  pour  commencer  la  guerre  ,  avoit  envie 
pour  cela  de  fe  joindre  à  ces  payfans  •  il  n'ofoit  cependant 
le  faire  fans  l'ordre  du  roi  de  Navarre  :  mais  Aramont  ne  lui 
eut  pas  plutôt  mis  entre  les  mains  la  marque  qui  étoit  le 
lignai  de  la  guerre  ,  que  quoique  les  payfans  euilént  été 
défaits ,  d'abord  à  Valence ,  &  enfuite  à  Romans  ,  il  crut 
qu'il  ne  devoit  pas  abandonner  ce  projet,  6c  il  marcha  avec 
ce  qu'il  avoit  de  troupes,  à  deffein  de  fe  joindre  à  ceux  qui 
s'étoient  retirés  du  côté  de  Moyrens  après  leur  dernière 
défaite. 

Dans  ce  defîein  il  palTa  llfere  audefïbus  de  Grenoble  le 
premier  Avril  :  mais  dans  le  tems  qu'il  étoit  fur  le  point  de 
les  joindre  dans  le  Viennois  ,  il  apprend  qu'ayant  été  en- 
fermés dans  Moyrens  par  les  troupes  du  Roi ,  ils  s'étoient 
rendus  à  condition  d'avoir  vie  &.  bagues  fauves  :  il  ne  laifla 
pas  de  continuer  fa  marche ,  &  ayant  fait  palier  fes  trou- 
pes à  S.  Quentin  ,  il  y  furprit  quelques  compagnies  des 
troupes  du  Roi ,  qui  depuis  leur  victoire  alioient  de  côté  de 
d'autre,  fans  être  fur  leurs  gardes  :  il  les  pouffa  dans  Tullins, 
£c  ayant  fait  planter  des  échelles  en  plein  midi ,  il  les  for- 
ça 6c  les  tailla  en  pièces.  Auffitôt  il  marche  du  côté  des 
montagnes  &  va  droit  à  Briançon ,  dont  il  efpéroit  de  fe 
rendre  maître  par  le  moyen  de  quelques  habitans  ,   qui 

(i)  Ville  capitale  du  Conferans ,  qu'on  appelle  aufli  Confc r,^j,comme  le  païs. 

étoient 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.     385 

étoient  d'intelligence  avec  lui.  C'étoient  les  Confuls  mêmes  ' 

de  la  ville  ,  qui  ayant  détourné  les  deniers  publics  pendant  Henri 
leur  magiftrature  étoient  acculés  de  ce  péculat ,  &  qui  pour       III. 
fe  tirer  des  mains  de  lajuftice,   avoient   promis  de  s'em-     1580. 
parer  de  la  citadelle  &:  de  la  livrera  Lefdiguieres.  Le  jour 
étoit  marqué  au  1  5.  d'Avril  -,  mais  comme  ils  étoient  prêts 
d'être  jugés ,  &:  que  leur  affaire  alloit  mal ,  ils  réfolurent 
de  prévenir  ce  jour,  quelque  témérité  qu'il  y  eût  à  l'entre- 
prendre. En  effet  ils  ne  furent  pas  plutôt  maîtres  de  la  ci- 
tadelle qu'ils  y  furent  afTiégés  par  ceux  de  la  ville,  &:  par 
les  peuples  du  voifinage  •  &;  comme  ils  avoient  peu  de  vivres> 
ils  furent  contraints  de  fe  rendre  avant  que  Lefdiguieres  ar- 
rivât. Il  apprit  fur  la  route  qu'ils  s'étoient  rendus ,  Se  qu'on 
leur  avoit  fait  couper  la  tête.  A  cette  nouvelle  il  retourna 
fur  Ces  pas,  &fongea  à  fortifier  la  Mûre,  qui  étoit  prefque 
la  feule  place  qu'il  eût  dans  toute  la  Province. 

Dès  l'année  précédente,  le  prince  de  Condé  étoit  venu 
à  la  Fere  en  Vermandois  ,  comme  dans  une  ville  de  fon 
gouvernement  -y  mais  dont  l'entrée  pourtant  lui  avoit  été 
fermée  jufqu'alors.  Il  avoit  même  été  obligé  de  fe  juftifier 
auprès  du  Roi  de  cette  démarche  clandefline  :  mais  comme 
il  jugeoit  qu'en  l'état  où  étoient  fes  affaires ,  il  ne  devoit  pas 
compter  de  pouvoir  garder  cette  place  autrement  que  parla 
force,  il  y  laifïa  garniîon  fous  le  commandement  de  François 
de  la  Perfonne  ;  &;  comme  il  fe  doittoit  qu'elle  feroit  bien- 
tôt afliégée ,  il  réfolut  d'aller  promptement  chercher  du 
fecours  en  Allemagne  ,  &  de  palier  en  Flandre.  Son  voyage 
de  Picardie  avoit  donné  de  l'inquiétude  au  Roi ,  fa  fortïe 
lui  en  donna  bien  davantage.Outre  les  troubles  delaGuienne 
&:  du  Dauphiné ,  S.  M.  craignoit  d'avoir  une  guerre  étran- 
gère dans  le  cœur  même  du  Royaume,  fî  l'Allemagne  don - 
noit  des  troupes  au  prince  de  Condé. 

Pour  prévenir  ce  malheur ,  le  Roi  mit  en  même  tems  trois 
armées  fur  pied  :  la  première  deftinée  pour  la  Guienne  fut 
donnée  au  maréchal  de  Biromla  féconde  au  duc  de  Mayenne, 
pour -agir  en  Dauphiné  :  &:  la  troifïéme  au  maréchal  de 
Matignon  ,  pour  faire  le  liège  de  la  Fere.  Ce  dernier  nefe 
prefla  pas  beaucoup  :  Mayenne  &  Biron  fe  rendirent  en  di- 
ligence aux  lieux  où  ils  avoient  ordre  d'aller.  L'armée  de 
Tome  FUI,  Ccç 


386  HISTOIRE 

Çësbsszss  Mayenne  qui  croit  de  fept  mille  fantaflins,de  mille  chevaux, 
Hen'ri  &  de  cinq  cens  pionniers   ayant  été  joince  par  la  cava- 
III.       lerie  de  la  Province  ,  &c  ayant  raiïèmblé  dix-huit  pièces  de 
1580.     canon  qui  fe  trouvèrent   dans  le  païs  ,  marcha  au  com- 
mencement de  Septembre  du  côté  de  la  Mûre ,  où  Lefdi- 
guieres  faifoit  travailler  en   diligence  ious  les  ordres  des 
iieurs  de  Villars  ôtd'Apremont. 

Cette  ville  eft  fituée  dans  un  terrain  fort  inégal.  Il  y  a 
au  deflus  un  château  que  Leldiguieres  avoit  fortifié  à  la 
hâte  :  le  fofTé  étoit  profond ,  6c  au  coin  du  côté  du  Midi  il 
y  avoit  un  baftion  fpacieux  :  mais  comme  il  n'avoit  pas  en- 
core toute  fa  hauteur  ,  on  drefîa  une  batterie  pour  le  rui- 
ner. Mayenne  prit  fon  quartier  vis-à-vis  :  de  Poifieux  fieur  du 
Paflàçe  étoit  au  deflus  avec  les  Suilles ,  &c  Mandelot  au 
deiïbus.  On  battoit  l'ouvrage  de  trois  côtés.  Clermont  de 
Montoifon  ,  &:  le  comte  de  Monlaur  commandoient  cha- 
cun une  batterie  de  quatre  pièces  de  canon ,  qui  tiroient  en 
droite  ligne  j  il  y  en  avoit  une  de  deux  pièces  entre  le 
quartier  du  duc  de  Mayenne  &  celui  du  fieur  du  Paflàge, 
èc  encore  une  autre  aufli  de  deux  pièces  de  l'autre  côté  de 
la  ville  fur  une  colline  efcarpée ,  qui  incommodoit  extrême- 
ment les  derrières  de  la  garnifon ,  qui  étoit  outre  cela  at- 
taquée de  front  par  les  troupes  du  Roi  :  elle  foutenoit  leurs 
attaques  derrière  un  foiTé  plein  de  tours  6c  de  retours  5 
qu'elle  avoit  fait  en  dedans  de  la  place.  Au  deflus  de  la  par- 
tie de  la  ville  oppofée  à  celle  dont  nous  parlons ,  il  y  a  des 
collines  fort  hautes  ,  où  Birague ,  dit  Sacremore  ,  avoit  fon 
régiment  6c  trois  pièces  de  canon  qui  battoient  le  château 
à  revers  ,  6c  Jean  d'Arces  fieur  de  Livarot  étoit  avec  fon 
régiment  au  deflus  des  Suifïès  joignant  le  château  ,  en  forte 
que  la  ville  6c  la  citadelle  paroifloient  inverties  &  ferrées 
de  toutes  parts.  Il  y  eut  plus  de  trois  mille  coups  de  ca- 
non tirés  contre  le  baftion  ,  &  l'on  y  donna  confécutive- 
ment  deux  aflauts ,  où  les  affiégeans  furent  vigoureufement 
repoufTés  :  ce  qui  leur  fit  prendre  le  parti  de  miner  l'ouvrage. 
La  mine  ayant  renverfé  une  partie  de  la  muraille,  6c  Mayenne 
ayant  gagné  du  terrain ,  les  afîiégés  abandonnèrent  le  baf. 
tion après  avoir  perdu  fix-vingts  hommes,  6c  entre  autres 
Saint  Jean  fils  d'une  fceur  de  Lefdiguieres ,  qui  défendoit  cet 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.     587 

ouvrage  -,  ôc  ils  fe  retirèrent  derrière  un  retranchement  qu'ils  . 
avoient  fait  à  quelque  difbance  de~là.  Henri 

Le  Duc  étant  maître  du  baftion ,  &  y  ayant  arboré  Tes  III. 
drapeaux  ,  fut  un  peu  étonné  de  voir  qu'il  falloit  recom-  1  çg0 
mencerun  nouveau  fiége.  Comme  l'automne  étoit  avancé  , 
&  que  la  faifon  des  neiges  qui  font  terribles  en  ce  païs-là , 
n'étoit  pas  éloignée  ,  il  fut  prêt  de  décamper  :  mais  un  très- 
habile  ingénieur  nommé  Hercole  Neçro ,  natif  de  Centai 
ville  du  Marquifat  de  Saluffe  en  Piémont  ,  lui  ayant  fait 
donner  avis  par  un  goujat  que  s'il  vouloit  transporter  une 
batterie  dans  un  lieu  qu'il  marquoit ,  les  retranchemens  que 
les  ennemis  avoient  faits  en  dedans  du  foilé,  leur  nuiroient 
plus  qu'ils  ne  leur  ferviroient  ,  il  réfolut  de  continuer  le 
fiége  :  &  en  effet  la  batterie  ne  fut  pas  plutôt  drelTée  dans 
l'endroit  marqué  par  Negro ,  que  les  affiégés  voyant  bien 
qu'ils  ne  pouvoient  plus  défendre  la  ville  ,  l'abandonnèrent 
&  fe  retirèrent  dans  le  château.  Il  efl  bâti  fur  la  pente  d'une 
colline  qui  commande  la  place,  àc  fortifié  de  cinq  de  ces 
ouvrages  qu'on  appelle  tenailles ,  dont  les  côtés  fe  regar- 
doient  :  il  y  avoit  encore  douze  cens  hommes  de  pied ,  6c 
environ  cent  chevaux  qui  s'y  étoient  jettes  avec  quelque 
défordre  :  c'étoit  trop  de  monde  pour  un  lieu  fi  petit.  £n 
effet  en  fix  jours  ils  eurent  confomme  toute  l'eau  des  ci- 
ternes j  ce  qui  les  força  de  capituler  après  avoir  défendu 
la  place  quarante  jours  &:  foutenu  deux  ailauts  ,  où  ils  re- 
poufîerent  les  affiégeans.  Il  entra  deux  fois  du  fecours  dans 
la  place  pendant  le  fîége  ,  cinquante  hommes  à  chaque  fois, 
&  ils  avoient  réduit  les  afïiégeans  à  des  extrémités  fi  grandes, 
qu'on  ne  doute  prefque  pas  qu'ils  n'euffent  été  obligés  de 
lever  le  fîége  ,  fi  la  garnifon  n'eût  point  manqué  d'eau. 
Mayenne  leur  accorda  des  conditions  fort  honorables. 

Avant  que  le  Duc  pafîat  en  Dauphiné,  le  Roi  voulant 
ralentir  les  efforts  des  Proteftans ,  &  jetter  la  divifion  entre 
eux,  donna  le  troifiéme  de  Juin  une  déclaration  par  la- 
quelle il  rappelloit  &;  confirmoit  tous  les  édits  qui  avoient 
été  faits  en  leur  faveur  :  à  condition  qu'ils  demeureroient 
tranquilles  dans  leurs  maifons  :  &  il  enjoignoit  aux  Magi£ 
trats  de  punir  comme  traîtres  à  la  patrie ,  tous  ceux  qui 
les  maltraiteroient  de  parole  ou  d'effet,  Il  y  en  eut  beaucoup 

C  c  c  ij 


3S8  HISTOIRE 

1  qui  obéirent  ,  Se  qui  demeurèrent  chez  eux  en  attendant 

Henri  l'événement  des  troubles  3  &  fans  y  prendre  de  part.  Enfin 
III.  Lefdiguieres  employa  fes  exhortations  ioutenuës  des  lettres 
1  S  80.  ^u  r°i  de  Navarre  pour  les  tirer  de  cette  léthargie,  leur 
repréfentant  que  cet  amour  d'un  repos  trompeur  leur  fe- 
roit  à  la  fin  funefte  :  que  s'ils  ne  fe  réunifiaient  tous ,  on  les 
ruineroit  Tans  peine  les  uns  après  les  autres  :  que  lorfqu'il 
n'y  auroit  plus  de  reflource  ,  ils  en  feroient  bien  fâchés  : 
mais  qu'il  n'en  feroit  plus  tems.  Lefdiguieres  avoit  rai- 
fon  :  mais  la  plus  grande  partie  de  la  NoblefTe  ne  Pécouta 
pas.  Plufieurs  avoient  une  fecrete  jaloufie  contre  lui ,  &  ne 
pouvoient  foufFrir  que  le  roi  de  Navarre  l'eût  préféré  à  eux 
pour  le  mettre  à  la  tête  de  tout  le  parti  après  la  mort  de 
Monbrun  ,  qui  avoit  été  puni  de  mort  il  y  avoit  fix  ans. 
Mayenne  qui  avoit  un  efprit  fin  Se  pénétrant  ,  s'étant  ap- 
perçû  de  ces  jaloufies  &.  de  ces  piques  fecretes  entre  Iqs 
Seigneurs  du  parti  Proteftant  fçue  bien  en  profiter  :  il  Iqs 
accabloit  tous  de  carefTes  &  leur  faifoit  des  promeuves  magni- 
fiques :  en  forte  qu'étant  allé  à  Grenoble  après  la  prife  de 
Mûre  ,  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  Gentilshommes  Proteftans  fe 
rendit  auprès  de  lui ,  de  on  ne  voyoit  prefque  qu'eux  à  fa 
fuite.  Par  cette  conduite  il  appaifa  Ci  bien  en  peu  de  tems 
tous  les  troubles  de  cette  Province,  qu'on  difoit  hautement 
dans  le  païs  de  même  à  la  Cour ,  qu'il  avoit  fait  par  fa  feule 
prudence  &  par  fa  modération  ce  que  d'autres  auroient  bien 
eu  de  la  peine  à  faire  par  plufieurs  batailles ,  qui  auroient 
fait  couler  des  rivières  de  fang.  Tout  le  refte  de  l'an- 
née fe  pafia  en  fêtes ,  en  feftins ,  en  tournois  3  de  ce  Prince 
fçut  fi  bien  gagner  tous  les  ordres  par  fes  manières  popu- 
laires ,  qu'on  le  regardoit  communément  comme  l'homme 
du  monde  le  plus  vrai  ,  le  plus  fincére ,  &:  le  plus  ennemi 
du  déguifement.  Lefdiguieres  lui-même  étant  venu  le  trou- 
ver avec  un  fauf-conduit ,  il  en  fut  reçu  avec  de  grands 
honneurs ,  Se  avec  les  marques  d'eftime  les  plus  diilinguées  : 
mais  ce  grand  homme  qui  étoit  fort  au  deifus  de  ce  ma- 
nège de  Cour  ?  ayant  averti  envain  ceux  de  fon  parti  de  ne 
s'y  pas  lailfer  tromper,  répondit  à  Mayenne,  qui  le  preffoit 
de  faire  fon  traité,  qu'il  avoit  des  ordres  contraires  du  roi 
de  Navarre  }  de  là-deffus  il  fe  retira  à  Serre  avec  ceux  qui 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.     3S9 

penfoienc  comme  lui  de  qui  étoient  en  petit  nombre.  Bri-  i-  -1  "t  je 

gueux  vint  l'y  trouver  de  la  part  du  roi  de  Navarre  ,&  lui  Henri 

apprit  la  nouvelle  de  la  conférence  qui  devoit  fe  tenir  à  Fleix       III. 

en  Perigord  ,  de  après  avoir  beaucoup  lotie  fon  courage  de     1580. 

£a  fermeté  •  il  l'exhorta  à  perfévérer ,  l'aiïûrant  que  fi  leur 

parti  ne  fe  défunifibit  point  ,  cette  guerre  auiïi  périlleufe 

que  néceiïaire  alloit  bientôt  être  terminée  par  Pentremife 

du  duc  d'Anjou  beau-frére  du  roi  de  Navarre  ,  de  que  ce  fe- 

roit  à  des  conditions  honorables  de  plus  fûres  que  par  le 

pafTé. 

Ce  que  Mayenne  avoit  fait  dans  le  Dauphiné  ,  Biron  le  Exploits  de 
fit  dans  la  Guyenne  :  les  affaires  des  Proteftans  de  du  roi  Guyenne. 
de  Navarre  par  conféquent  y  étoient  en  mauvais  état.  Cette 
guerre  que  ce  Prince  avoit  entreprife  allez  légèrement  pour 
les  raifons  que  j'ai  dites,  les  Rochelois  de  la  Noue  que  l'on 
confulta  depuis  l'avoient  déteftée  comme  injufte.  Après  la 
réduction  de  Cahors ,  Vivans  qui  étoit  gouverneur  de  Pé- 
rigueux,  mit  le  fiége  devant  Montignac.  La  ville  étoit  fur 
le  point  de  fe  rendre ,  lorfqu'une  rencontre  qu'il  eut  avec  la 
Nobleflè  du  paï's  lui  fit  perdre  tant  de  monde  ,  qu'il  fut 
obligé  de  lever  le  fiége.  Du  côté  des  Catholiques,  le  jeune 
de  LofiTes  y  fut  fi  dangéreufement  bielle ,  qu'il  mourut  peu 
detems  après  de  fes  bleflures.  Cependant  Biron  qui  avoit  le 
commandement  général  dans  toute  la  Guyenne  ,  préparoit 
tout  à  Bourdeaux  pour  faire  la  guerre  avec  vigueur  j  de  étant 
forti  de  la  ville  avec  de  l'artillerie,  de  un  bon  corps  de  trou- 
pes ,  il  obligea  les  ennemis  de  quitter  la  campagne,  &  de  fe 
retirer  dans  leurs  places.  Au  commencement  de  Juillet  il 
alla  camper  devant  Gontauld  petite  ville  de  l'Agénois ,  qui 
a  donné  le  nom  à  la  famille  de  Biron.  La  brèche  étant 
faite,  de  les  troupes  du  Roi  prêtes  à  donner  l'aHaut ,  l'Ardu 
malie  un  des  plus  braves  hommes  de  toute  la  noblefTe  du 
Perigord ,  fut  mis  en  pièces  par  un  coup  de  canon  tiré  par 
les  nôtres  :  Biron  croyant  que  cela  avoit  été  fait  exprès  fie 
pendre  le  canonier  :  l'afiaut  ayant  été  donné  fur  le  champ, 
la  place  fut  emportée  de  faccagée  avec  beaucoup  de  cruauté: 
on  parla  au  fil  de  l'epée  tout  ce  qui  s'y  rencontra  j  le  feu 
ayant  été  mis-aux  maifons  abandonnées  réduifit  en  cendres 
toute  la  ville  ,  à   la  réferve  de   la  maifon  de  Caucon  , 

C  c  c  iij 


390  HISTOIRE 

- — -  qui  fervoit  dans  l'armée  du  Roi  :  ce  fut  le  treizième  de 

Henri  Juillet. 

III.  Le  vingt-fix  du  même  mois, il  fe  donna  près  de  Mon- 

1580.  crabeau  y  à  deux  lieues  de  Nerac,  un  combat  qui  fut  fu- 
nefte  à  une  des  plus  illuflres  familles  de  toute  la  Guyenne  v 
les  comtes  de  Gurfon  6c  de  Fleix  6c  leur  frère  chevalier  de 
Malte,  tous  trois  fils  de  Gaflon  de  Foix  marquis  de  Trans 
y  ayant  été  tués.  Comme  ils  étoient  fort  proches  parens 
du  roi  de  Navarre,  ils  fuivoient  ion  parti ,  quoiqu'ils  rullènt 
Catholiques.  Ce  fut  He&or  de  Pardaillan  ,  6c  Charle  de 
Montefan  Ion  fils ,  qui  étant  à  la  tête  de  leurs  compagnies 
de  cavalerie  ,  &  d'un  petit  nombre  d'arquebufiers  choifis 
les  rencontrèrent  6c  les  chargèrent.  Ceci  fe  pana  un  peu 
avant  la  conférence  de  Fleix ,  &  il  arriva  alors  une  chofe 
qui  penfa  renverfer  entièrement  les  projets  de  paix.  Ber- 
trand de  Bailleux  fleur  de  Poyanne  ,  un  des  plus  braves 
gentilshommes  de  cette  Province ,  6c  gouverneur  d' Acqs,ob- 
ièrvoit  tous  les  mouvemens  des  Protcftans ,  6c  épioit  toutes 
les  occafions  de  faire  quelque  chofe  en  Gafcogne.  Plein  de 
surprife  du  cette  penfée,  il  forma  le  defTein  de  furprendre  le  Mont  de 

Mont  de       Marfan  ,  qui  appartenoit  au  roi  de  Navarre,  6c  qui  étoit  la 

Marfan  par    nieiUeiire  place  du  pais.  Il  communiqua  la  chofe  au  maré- 

1  armée  du  ,         .r  .  r       .  i  . 

Roi.  chai  de  Biron  ,  qui  etoit  a  Mont-realen  Condomois  a  dix 

lieues  de  là  :fon  defTein  fut  découvert  par  les  ennemis,  6c 
cependant  ils  ne  purent  en  empêcher  l'efFet.  Celui  qui  corn- 
mandoit  la  place  étoit  A.  de  Même  ,  qui  étoit  le  plus 
confidérable  des  habitans.  La  veille  du  jour  que  les  troupes 
du  Roi  arrivèrent ,  de  Même  avoit  fait  fortir  le  capitaine 
Caftagnol  pour  avoir  des  nouvelles  de  Poyanne.  Caitagnol 
prit  dans  fa  courfe  un  foldat  qui  lui  découvrit  ce  qui  fe  tra- 
moit,à  condition  qu'on  lui  fauveroit  la  vie.  Caftagnol  court 
donner  cet  avis  à  de  Même  ,  mais  comme  il  en  avoit  fou- 
vent  eu  de  pareils  fans  fondement  ,  il  ne  rit  pas  plus  de  cas 
de  celui-là  que  des  autres.  Poyanne  réfolu  de  tenter  l'en- 
treprife  gagna  un  meunier  ,  &  ayant  pris  jour  avec  lui  pour 
le  dix-huit  de  Septembre,  il  fe  mit  fur  la  Bayfe  ,  qui  pafle 
au  milieu  de  Nerac,  &  qui  va  fe  jetter  dans  l'Océan  au- 
près de  Bayonne,  6c  étant  arrivé  avant  le  jour  avec  trente 
hommes ,  il  entre  dans  le  moulin  avec  une  échelle.  Lorfqu'on 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.      391 

vint  a  changer  les  gardes  ,  les  foldats ,  qui  étoient  accoû-  » 

tumés  à  aller  prendre  du  vin  à  ce  moulin  ,  ayant  par  hazard  Henri 
ouvert  la  porte  de  la  grande  ville  où  eft  le  château ,  Poyanne  III. 
fuivi  de  tes  trente  hommes  &  d'environ  deux  cens  autres,  1  580, 
qui  avoient  pane  la  rivière  à  gué ,  court  à  la  porte ,  y  fait  un 
bruit  fî  effroyable  ,  que  la  garniion  ayant  pris  l'épouvante  , 
il  fe  rend  maître  de  la  ville.  Il  n'y  perdit  que  vingt-cinq 
liommes,entre  lefquels  il  n'y  en  avoit  aucun  de  remarque  : 
pour  lui  il  fut  blefTé  à  la  main  droite  ;  mais  le  baron  de  la 
Harie,  un  des  premiers  Officiers  de  la  garnifon  y  reçut  un 
coup  à  la  cuiffe,dont  il  eft  demeuré  eftropié.  Du  refte  on 
ne  fit  de  mai  à  perfonne  ,  &:  quoique  Poyanne  fût  irrité 
contre  eux,  il  ne  fe  vengea  point.  Refloit  le  château,  où  de 
Même  fe  retira  avec  ce  qui  refboit  de  la  garnifon  ,  qui  avoit 
été  fort  affoiblie  par  la  retraite  de  Poudens ,  qui  s'enétok 
allé  quelques  jours  auparavant,parce  qu'il  nepouvoit  s'accor- 
der avec  de  Même.  Quoique  Poyanne  fût  maître  de  la  ville, 
la  crainte  qu'il  eut  que  (i  le  fiége  du  château  duroit  quel- 
que tems ,  de  Même  ne  reconnût  bientôt  la  foibleJfTe  de  ceux 
qui  l'affiégeoient ,  &;  ne  revînt  de  fa  frayeur ,  l'obligea  à  en- 
voyer demander  du  fecours  à  Biron  ,  qui  arriva  au  bout  de 
deux  jours  avec  du  canon.  Dès  qu'il  fut  en  batterie,  de 
Même  fe  rendit  à  condition  que  lui ,  les  Colonels ,  &  tous 
les  cavaliers  fortiroient  avec  tout  leur  bagage  ,  &;  l'infante- 
rie avec  l'épée  èc  Parquebufe  feulement. 

Quatre  jours  après,  Biron  marcha  du  côté  de  Nerac  par 
le  païs  d'Albret.  Marguerite  de  Valois  femme  du  roi  de  Na- 
varre s'étoit  enfermée  dans  la  place  avec  toute  l'élite  de  la 
Nobleflè.  Comme  l'armée  Catholique  pafToit  le  long  des 
vignes  le  vingt-fept  Septembre  ,  Biron  fit  tirer  contre  la 
ville  trois  coups  de  canon  dont  l'un  donna  dans  la  porte  de 
Mercadieu ,  où  cette  Princcfïe  étoit  venue  pour  voir  l'ar- 
mée du  Roi.  Comme  Biron  ne  fbngcoit  point  à  afîiéger  la 
place  ,  &  que  par  conséquent  ces  trois  coups  de  canon  n'é- 
toient  point  néceflaires ,  8c  ne  pouvoient  lui  être  d'aucune 
utilité ,  Marguerite  qui  étoit  fiére  s'en  tint  offenfée ,  &  elle 
dit  que  Biron  avoit  voulu  l'infulter  par  cette  fanfaronnade  : 
le  rellentiment  qu'elle  en  conçut  ne  s'éteignit  que  par  la  ven- 
geance qu'elle  en  tira  dans  la  fuite, 


39*  HISTOIRE 

! ■      Le  roi  de  Navarre  fut  de  fon  côté  très-fenfible  à  la  prffe 

Henri  du  Mont  de  Marfan  :  il  crut  qu'en  perdant  cette  place 
III.  il  avoit  perdu  toute  l'autorité  qu'il  avoit  dans  ce  vafte 
if  80.  Pais«  C'eft  pourquoi  il  fie  plufieurs  tentatives  pour  la  fur- 
prendre  ,  6c  malgré  le  mauvais  iùccès  qu'elles  eurent,  il 
ne  fe  rebuta  point.  Enfin  l'année  fuivante  ayant  trouvé 
moyen  d'amuier  fous  prétexte  d'une  entrevue  le  maréchal 
de  Matignon  nouvellement  arrivé  dans  la  Province ,  il  re- 
prit cette  place  fans  errufion  de  fang  ,  &  il  en  ufa  avec  la 
même  modération  qu'avoit  fait  Poyanne  :  il  reprit  enfuite 
la  plupart  des  villes  &  des  châteaux  que  l'armée  Catholique 
avoit  pris  en  paifant ,  ce  qui  augmenta  beaucoup  la  réputa- 
tion de  Biron.  (1) 
Bîron  a  la  Ce  Général  qui  étoit  en  Languedoc  s'approcha  vers  ce 
par  la  chute  tems-la  de  1  nie  Jourdain ,  place  forte  qui  appartient  aux 
defoncheval.  Proteftans ,  &c  qui  n'eft  pas  loin  de  Touloufe  :  mais  fon  che- 
val étant  tombé  dans  un  lieu  gliflant  ,  il  fe  cafîa  en  deux 
endroits  la  cuilTe ,  dont  il  étoit  déjà  boiteux.  Quelque  vif 
de  quelque  actif  qu'il  fût ,  il  ne  lui  fut  pas  pofîible  de  fe 
mettre  à  la  tête  des  troupes.  Il  fut  queftion  de  choifir  quel- 
qu'un à  fa  place  j  ce  qui  caufa  une  grande  conteftation 
entre  les  Seigneurs  &;  les  Officiers  généraux  -y  les  premiers 
prétendant  à  cet  honneur  par  leur  dignité  j  les  autres  par 
leurs  fervices  &;  par  leur  âge.  Comme  ils  ne  paroiffoient  pas 
difpofés  à  fe  céder  les  uns  aux  autres ,  Biron  craignit  que 
ces  conteftations  n'aboutifTent  à  quelque  chofe  de  fu- 
nefte  :  &  effet  il  étoit  à  craindre  qu'ils  n'en  vinflent  aux 
mains  ,  ou  que  l'armée  ne  fe  débandât.  C'eft  pourquoi  après 
les  avoir  exhortés  à  vivre  bien  unis ,  il  décida  enfin  que  ce 
feroit  Charle  de  Biron  fon  fils  qui  feroit  la  fonction  de  Gé- 
néral,  en  attendant  qu'il  fût  guéri  de  fa  chiite.  Charle  n'a- 
voit  alors  que  quinze  ans  :  mais  les  fervices  &  la  réputation  de 
fon  père  lui  tenoient  lieu  de  mérite.  D'ailleurs  aucun  des  pré- 
tendans  ne  ie  trouvoit  deshonoré  d'obéïr  à  un  enfant ,  avec 
qui  on  ne  le  comparoit  point  :  mais  d'obéïr  à  un  homme 
qu'on  lui  auroit  préféré  ,  cela  étoit  bien  différent.  Ce 
choix  du  jeune  Biron  fut  dès-lors  regardé  comme  un  préfage 

(i)  Parce  que  Matignon  qui  lui  fucce'da  Iaifla  perdre  toutes  les  conquêtes  que 
Biron  avoit  faites. 

des 


DE  J.  A.  DETHOU,  Liv.  LXXII.       393 

des  grands  emplois,  où  fbn  propre  mérite  l'éleva  dans  la  fuite.  — 

Depuis  ce  tems-là  il  ne  fe  fit  rien  de  mémorable.  La  Henri 
caufe  de  cette  inaction,  outre  la  blefiTure  du  Général ,  fut  III. 
une  maladie  populaire  qui  affligea  fi  fort  les  deux  armées,  i  ç8o. 
que  les  fonctions  militaires  ne  s'y  faifoient  plus  qu'avec  beau- 
coup de  négligence ,  &  d'autant  plus  qu'on  ne  connoifïbit 
ni  la  caufe  du  mal ,  ni  le  remède.  Il  arriva  encore  pendant 
cet  été  une  chofe  qui  donna  beaucoup  d'inquiétude  au  roi 
de  Navarre.  11  y  avoit  trois  ans  que  la  Reole  (  i  )  petite  ville 
très-avantageufement  fituéefur  la  Garonne,  àc  où  il  y  avoit 
une  célèbre  Abbaye,  avoit  été  donnée  aux  Proteftans  pour 
fureté.  Elle  avoit  pour  gouverneur  d'U (Tac,  gentilhomme  de 
Périgord  fort  brave  ,  6c  qui  avoit  déjà  commandé  dans 
Bergerac.  Comme  il  étoit  zélé  Proteftant,  &  fi  inftruit 
d'ailleurs,  qu'on  difoit  qu'il  avoit  eu  deilein  de  fe  faire  Mi- 
niftre,  le  roi  de  Navarre  avoit  une  extrême  confiance  en 
lui.  Cet  homme  cependant  étant  à  Nerac  ,  où  fe  trouvoient 
le  roi  6c  la  reine  de  Navarre ,  devint  fi  éperdûment  amou- 
reux d'une  jeune  fille  de  la  fuite  de  la  Reine ,  qu'il  chan- 
gea tout  d'un  coup,  au  grand  étonnement  de  tout  le  monde, 
6c  prit  fi  bien  fon  tems,  qu'il  livra  aux  troupes  du  Roi  la 
ville  &  le  château  de  la  Reole.  Le  Roi  lui  en  donna  depuis 
le  gouvernement ,  6c  le  collier  de  l'ordre  de  S.  Michel ,  après 
qu'il  eut  abjuré  le  Calvinifme,  dont  il  avoit  toujours  fait 
profefiion. 

Pendant  que  ces  chofes  fe  paffbient  en  Guyenne  ,  le  Roi, 
à  qui  la  perte  de  la  Fere ,  furprife  l'année  précédente  par 
Condé, avoit  donné  de  l'inquiétude  ,  étoit  d'autant  plus 
chagrin  que  les  mefures  qu'il  avoit  prifes  par  rapport  à  ce 
Prince  avoient  échoué  :  car  quoiqu'il  lui  eût  fait  dire  par 
la  Reine  fa  mère  qu'il  trou  voit  bon  qu'il  demeurât  à  la  Fere 
avec  le  titre  de  Gouverneur  général  de  la  Province  ,  pourvu 
qu'il  ne  vexât  point  les  peuples,  &  qu'il  n'y  commît  aucune 
hoftilité,il  apprit  bientôt  que  le  Prince  craignant  qu'on  ne  fît 
le  fiége  de  cette  place ,  6c  ne  s'y  trouvant  pas  en  fureté  , 
s'étoit  d'abord  retiré  en  Flandre,&  enfuite  enAllemagne,pour 
demander  du  fecours  aux  princes  de  l'Empire.  Loriqu'ii  entra 
Picardie ,  &  qu'il  s'y  rendit  maître  de  la  Fere  ,  il  n'avoic 


en 


(0  A  huit  lieues  de  Bourdeaux  ;  l'Abbaye  cft  de  l'ordre  de  S.  Benoît. 
Tome  VUL  V  d  d 


394  HISTOIRE 

■,.  !   rien  négligé  pour  la  fortifier  ,  &;  il  l'avoir,  bien  garnie  de 

Henri  troupes  &.  de  vivres  ;  de  lorfqu'il  prit  le  parti  de  fe  retirer  en 

III.       Flandre,  il  laillà  pour  la  défendre  François  la  Perfonne  ,  & 

if 80      Artur  de  Vaudrai  fîeur  de  Mouy  ,  ce   qui  fit  craindre  au 

Roi  qu'il  n'eût  defîèin  de  tranfporter  la  guerre  de  Guyenne 

dans  les  Provinces  voifînes  de  la  Cour. 

Le  Prince  fe  juftifloit  là-dellus ,  &e  proteftoit  qu'il  n'avoit 
eu  d'autre  vue  en  venant  en  Picardie,  que  de  maintenir  la 
paix  que  le  Roi  avoit  eu  la  bonté  d'accorder  aux  Protef- 
tans ,  d'obferver  religieufement  les  édits  de  pacification  ,  8c 
de  défendre  l'autorité  Royale  contre  les  confédérations  de 
les  ligues  fecretes  des  féditieux.  Le  Roi  n'ignoroit  pas  qui 
étoient  ceux  que  le  Prince  défignoit  par  ce  nom  :  car  S.  M. 
étoit  informée ,  que  le  duc  d'Aumale  à  l'occafion  de  l'ar- 
rivée de  Condé  renouvelloit  la  faction  de  la  ligue  dans  la 
Province  ,  êeprenoit  des  mefures  pernicieufes  contre  le  Roi, 
fous  prétexte  qu'il  favorifoit  fous  main  le  roi  de  Navarre  : 
car  c'efr.  ce  que  les  émiflaires  des  Guifes  difoient  haute- 
ment par-tout  Le  Roi  voyant  que  ces  bruits  le  rendoient 
odieux ,  de  craignant  d'ailleurs  que  fi  la  guerre  s'allumoit 
une  fois  entre  le  prince  de  Condé  de  le  duc  d'Aumale ,  elle 
ne  troublât  les  amufemens  de  fa  vie  voluptueufe  ,  de  ne  don- 
nât quelque  atteinte  à  la  majefté  Royale  3  n'eut  pas  plutôt 
reçu  la  lettre  par  laquelle  Condé  lui  rendoit  compte  des 
raifons  qui  l'avoient  obligé  de  palier  en  Allemagne ,  qu'il 
lui  récrivit  de  Paris  le  vingt-fix  de  Mai  une  lettre  ,  où  il 
fe  plaignoit  avec  beaucoup  d'aigreur  de  fa  conduite  ,  6c  l'ac- 
eufoit  entre  autres  chofes  d'être  venu  en  Picardie  contre  la 
parole  qu'il  lui  avoit  donnée  :  Qu'il  devoit  fe  fouvenir  qu'ils 
étoient  convenus  qu'il  fe  contenteroit  pendant  fix  ans  de 
Saint  Jean  d'Angely  ,  de  que  ce  terme  expiré,  il  auroit  la  li- 
berté de  revenir  dans  Ion  gouvernement  de  Picardie  de  d'en 
joiiir  :  Que  la  Reine  fa  mère  ayant  pris  la  peine  de  l'aller 
trouver  à  la  Fere  ,  il  n'avoit  eu  aucun  égard  à  (es  prières  : 
Qu'elle  lui  avoit  dit  au  nom  du  Roi  fon  fils  que  S.  M.  trou- 
voit  bon  qu'il  demeurât  dans  cette  ville  ,  dont  il  s'étoit  em- 
paré ,  pourvu  que  la  garnifon  ne  fût  que  de  deux  cens  hom- 
mes, qu'il  remît  Saint  Jean  d'Angely  ,  Se  qu'il  en  retirât  les 
troupes  que  Sainte  Memme  y  avoit  fait  entrer  :  Que  non 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIL      395 

feulement  il  n'avoit  rien  fait  de  tout  cela  -,  mais  qu'il  avoit  ■ 

commis  plufleurs  hoflilités  5  qu'il  avoit  ordonné  au  pais  voi-  Henri 
fin  de  lui  fournir  des  vivres ,  forcé  les  païfans  à  venir  tra-  III. 
vailler  aux  ouvrages  qu'il  faifoit  faire  ,  &  ravagé  tous  les  j ,  g  0 
environs  par  fes  courfes  :  Qu'il  avoit  même  tenté  de  fur- 
prendre  Dourlens  -y  en  forte  que  la  Nobleflè  &  les  peuples 
avoient  été  forcés  de  prendre  les  armes  pour  fe  mettre  à 
couvert  de  fes  violences  &;  de  fes  injuftices ,  ce  qui  avoit 
porté  un  grand  préjudice  à  la  tranquillité  publique  :  Qu'il 
étoit  d'autant  plus  coupable  en  cela  ,  qu'il  lui  avoit  fait  Ra- 
voir qu'il  avoit  donné  un  plein  pouvoir  au  duc  d'Anjou  fon 
frère  de  traiter  avec  le  roi  de  Navarre  3  que  le  duc  d'An- 
jou lui-même  l'en  avoit  informé  par  le  fîeur  de  Bellefontaine; 
que  tous  ces  avis  ne  l'avoient  point  fait  changer  de  conduite} 
qu'au  contraire  il  n'étoit  parte  en  Allemagne ,  que  pour  fe 
mettre  en  état  de  faire  la  guerre  à  fon  Roi  :  Qu'il  avoit  tort 
déparier  des- deflèins  pernicieux  du  ducd'Aumale,  qui  étoit 
tranquille  dans  fa  maifon,fans  autre  compagnie  que  fes  do- 
rnefKquesi&:  qu'il  n'avoit  pas  lieu  d'en  douter  après  les  infor- 
mations exactes  qu'il  avoit  fait  faire  par  des  perfonnes  qu'il 
avoit  envoyées  exprès  fur  les  lieux  pour  s'informer  de  fa 
conduite  :  Qu'il  étoit  étonné  que  Condé  eût  cru  fî  légère- 
ment des  bruits  frivoles ,  &  qu'il  eût  repris  les  armes  contre 
fa  parole  exprefTe:  Qu'il  le  prioit  donc  ,  &  qu'il  lui  ordon- 
noit  même  d'examiner  férieufement  ce  qui  convenoit  à  fon 
honneur ,  à  fa  foi  &  au  bien  de  l'Etat  :  Qu'il  feroit  beau- 
coup mieux  de  fe  foumettre  aux  ordres  d'un  Roi, qui  eft  fon 
parent,qui  lui  veut  du  bien  ,  &  qui  l'exhorte  à  la  paix  ,  que 
d'écouter  les  confeils  funeftes  de  quelques  brouillons  qui  ne 
cherchent  qu'à  troubler  le  Royaume. 

Huit  jours  après ,  qui  étoit  le  troifléme  de  Juin  ,  on  pu- 
blia à  Paris  une  déclaration  par  laquelle  le  Roi  ratifie  &: 
confirme  tous  les  Edits  donnés  en  faveur  des  Proteftans  : 
il  s'y  plaint  cependant  de  ce  que  contre  la  teneur  précife 
de  l'édit  de  Nerac  ,  au  lieu  de  reftituer  dans  le  tems  donc 
on  étoit  convenu  ,  les  villes  &  les  forts  qu'on  leur  avoic 
confiés  ,  ils  en  avoient  furpris  beaucoup  d'autres  en  Langue- 
doc :  il  blâme  l'entrée  du  prince  de  Condé  en  Picardie 
fans  ordre ,  &  plus   encore  fa  fortie  ,  les  afîèmblées  qu'il 

Vàdij 


3ï>6  HISTOIRE 

se -^^m^  avoic  tenues  à  la  Fere  pendant  qu'il  y  étoit ,  les  tentatives 
Henri  qu'il  avoit  faites  fur  les  villes  voifines,les  exactions d'ar- 
III.       gent  qu'il  avoit  faites  fur  les  peuples  avec  de  grandes  vio- 
i58o.    lences.^ 

Matignon  Après  cette  efpéce  de  manifefte  pour  juftifîer  la  déclara- 
affiége  la  tjon  ^Q  guerre  qu'il  alloit  faire  ,  il  prend  la  réfolution  d'en- 
voyer en  Picardie  l'armée  qu'il  venoit  de  mettre  fur  pied, 
de  il  en  donne  le  commandement  à  Jacque  Goyon,  fieur  de 
Matignon  qu'il  venoit  de  faire  Maréchal  de  France  ,  £c  il 
lui  donne  pour  Lieutenans  Anne  de  Joyeufe  fleur  d'Arqués, 
&  Jean  Loiiis  de  Nogaret  fieur  de  la  Valette  ,  qui  étoient 
dans  la  plus  grande  faveur.  I/armée  s'étant  mile  en  cam- 
pagne ,  alla  mettre  le  flége  devant  la  Fere.  Le  fieur  d'Ar- 
qués fut  blefTé  à  ce  flége  d'un  éclat  de  pierre  ,  qui  lui  ef- 
fleura la  lèvre.  La  Fere  fut  invertie  le  fept  de  Juillet,  &  depuis 
ce  jour-là  jufqu'au  vingt-deuxième,  fête  de  la  Magdelaine , 
il  n'y  eut  que  de  légères  efearmouches  à  l'attaque  des  faux- 
bourgs  ,  que  la  garnifon  abandonna  enfin,  après  y  avoir  mis 
le  feu ,  ôc  le  lendemain  elle  fît  une  fortîe  par  les  derrières 
de  la  ville  du  côté  de  l'Abbaye  du  Calvaire  :  mais  à  la  fin 
elle  fut  repoufTée  par  un  efeadron  de  cavalerie  commandé 
par  Charle  d'Haï  Win  fieur  de  Pienne. 

Deux  jours  après  elle  fit  encore  une  vigoureufe  fortîe, 
où  nous  eûmes  deux  Colonels  dangereufement  blefTés ,  c*é- 
toient  Nicolas  Conan,&;Loùis  Hurault  fieur  deVilleluifan.La 
nuit  fuivante  il  arriva,  on  ne  fçait  comment,  que  Florimond 
d'Halhvin  marquis  de  Maignelai ,  fils  du  fieur  de  Pienne  , 
fut  blefTé  dans  fa  tente  d'un  coup  d'arquebufe  ,  &  peu  de 
tems  après ,  Fontaine  Sercot  lieutenant  du  duc  d'Aumale 
eut  la  cuiiTe  caiïée  d'un  boulet  de  canon.  Après  quelques 
jours  de  relâche,la  garnifon  fit  une  fortie  plus  vive  que  toutes 
les  précédentes  3  François  de  Quinquempoix  fleur  du  Mai 
comte  de  Vignory  ,  un  des  plus  braves  Officiers  del'  armée 
fut  blefTé  à  mort  d'un  coup  d'arquebufe  qu'il  reçut  au  front  5 
&  Philbert  de  Grammont,  un  des  Barons  du  païs  des  Baf- 
ques ,  eut  un  bras  emporté  d'un  coup  de  canon  :  ils  mou- 
rurent tous  deux  peu  de  jours  après  fort  regretés. 

Le  duc  de  Guife ,  qui  étoit  pour  lors  à  Paris,  ayant  ap- 
pris le  danger  où  étoit  Vignory ,  prit  la  poite  &  fe  rendit 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.      397 

auprès  de  lui,  foie  pour  rendre  des  devoirs  d'amitié  à  un  ' 

homme  qu'il  aimoit  tendrement,  ïoit  qu'il  appréhendât  que  Henri 
ce  Gentilhomme  qui  étoit  le  confident  de  tous  Ces  fecrets,  ne       III. 
fe  déterminât  ,  en  i'e  conreflant  au  lit  de  la  mort,  à  faire      1580» 
donner  quelques  avis  au  Roi  fur  les  defleins  de  ce  Duc  :  on 
crut  que  c'étoit-là  ce  qui  lui  avoit  fait  prendre  la  polie ,  afin 
que  fi  Vignory  fongeoit  à  le  faire  ,  il  pût  l'empêcher  par  fa 
préfence. 

Enfin  le  quinze  d'Août  on  commença  à  battre  le  baition 
de  Luxembourg ,  6c  quatre  jours  après  on  fe  rendit  maître 
du  fort  qui  couvroit  les  éclufes  de  la  ville  fans  y  perdre 
beaucoup  de  monde  :  les  afîiégés  commencèrent  à  le  dé» 
courager  ,  6c  Matignon  en  fut  averti  par  [es  efpions  ^  mais 
comme  il  étoit  lent ,  il  s'écoula  plufieurs  jours ,  tandis  qu'il 
faifoit  les  préparatifs  nécellàires  pour  donner  l'affaut.  Enfin 
le  douze  de  Septembre  ,  qui  étoit  un  Lundi  ,  tout  étant 
prêt  pour  cela ,  les  afiiégés  lui  envoyèrent  un  tambour  avec 
une  lettre  par  laquelle  ils  demandoient  un  pourparler  :  après 
qu'on  leur  eut  donné  les  fûretés  accoutumées ,  Jumelle  & 
Harlai  de  Monglas  fortirent  de  la  ville  ,  6c  promirent  de  la 
rendre, à  condition  que  la  NoblefTè  &  les  Officiers  forti-  Fc^nfc *e Is 
roient  avec  leurs  armes  6c  leurs  chevaux  ,  6c  les  foldats  avec 
l'épée  6c  la  bayonette  j  qu'ils  auroient  la  liberté  d'aller  où 
ils  voudroient,  6c  qu'on  les  efeorteroit  jufqu'à  ce  qu'ils  fuf 
fent  en  fureté. 

Le  duc  d'Aumale  bîâma  fort  cette  capitulation ,  il  vou- 
loit  qu'on  traitât  cette  ville  avec  plus  de  rigueur  :  en  un 
mot  il  fut  fi^iqué ,  que  dès  le  même  jour  il  quitta  l'armée 
fans  prendre  congé  de  Matignon.  La  Valette  n'approuva 
pas  non  plus  le  pourparler,  6c  comme  il  commandoit  l'ar- 
tillerie ,  il  ne  cefla  point  de  faire  tirer  pendant  qu'on  ré- 
gloit  la  capitulation.  Matignon  lui  en  fçut  mauvais  gré  5 
mais  il  ne  lui  en  témoigna  rien.  La  garnifon  fortit  le  len- 
demain, 6c  elle  fut  efeortée  par  les  compagnies  de  cavale^ 
rie  de  Matignon ,  de  Pienne  ,  de  Louis  d'Ognyes  comte  de 
Chaulne,  d'Adrien  Tiercelin  fieur  de  BroiTes  ,  èc  de  Charle 
de  Bourbon  Rubenpré  :  mais  elle  eut  bien  de  la  peine  à 
echaper  dans  la  fuite  à  la  vengeance  des  païfans  qu'elle  avoic 
irrités  par  les  courfes,  On  mit  dans  la  place  Bocquinviile  èc 

Dddiij 


398  HISTOIRE 

■— ■"■ »  d'Efpinay  avec  une  forte  garnifon  :  on  avoit  d'abord,  eu  deC 

Henri  fein  de  la  démanteler, &  les  pionniers  étoientdéja  raflèm- 
III.  blés  pour  cela  j  mais  il  vint  un  contre  ordre. 
i  f  80.  J-es  arrnes  des  Proteftans  ayant  été  malheureufes  prefque 
par-tout,  le  duc  d'Anjou ,  qui  étoit  le  principal  auteur  de 
cette  guerre,  voyant  que  le  roi  de  Navarre  qui  étoit  prefïc 
de  toutes  parts  ,  le  fommoit  d'exécuter  la  parole  qu'il  avoic 
donnée  à  la  reine  de  Navarre  fa  fœur ,  interpofa  là  média- 
tion ,  &  ayant  envoyé  des  perfonnes  de  confiance  pour  négo- 
cier avec  le  Roi  fon  frère ,  il  lui  fit  entendre  que  le  Royaume 
étant  déchiré  par  les  factions ,  &  les  peuples  accoutumés  à 
la  licence  des  armes  par  une  guerre  de  vingt  années ,  il  n'y 
avoit  point  d'autre  moyen  de  rétablir  la  tranquillité  pu- 
blique ,  &c  de  guérir  le  mal  qui  avoit  pénétré  jufque  dans 
les  entrailles  de  l'Etat ,  que  de  l'en  faire  iortir  par  une  guerre 
étrangère  :  Que  Dieu  qui  paroilïbit  touché  des  maux  de  la 
France,nous  préfentoit  par  une  bonté  finguliére  un  moyen 
d'y  remédier  :  Que  ce  remède  étoit  pour  ainfi  dire  entre 
nos  mains  :  Que  la  Flandre  accablée  fous  le  joug  inmppor- 
table  des  Efpagnols ,  nos  ennemis  irréconciliables ,  implo- 
roit  le  fecours  de  la  France  ,  dont  elle  avoit  autrefois  fait 
partie  :  Que  le  Roi  qui  jufqu'alors  ne  s'étoit  pas  rendu  aux 
prières  de  ces  peuples  de  crainte  de  s'engager  à  une  guerre 
ouverte  contre  un  Prince  aiuTi  puiiTant  que  Philippe  ,  ne  de- 
voit  pas  trouver  mauvais  que  le  duc  d'Anjou  fon  frère  en- 
treprît de  les  défendre  :  Qu'il  prioit  inftamment  le  Roi  de 
l'aider  dans  une  entreprife  fi  jufte ,  Il  nécefîaire  ,  fi  glorieufe 
au  nom  François  ,  dont  les  Espagnols  ,  qu'on  ne  connoifToit 
que  depuis  fort  peu  de  tems,  vouloient  infolemment  ternir  l'é- 
clat:Que  les  affaires  étoient  venues  à  un  point  qu'il  falloit  ab- 
folument  avoir  une  guerre  étrangère  ,  ou  l'avoir  dans  le  cœur 
du  Royaume  :  Que  l'on  n'avoit  qu'à  choifir  3  qu'à  fon  égard, 
il  étoit  prêt  de  fervir  le  Roi  <k  l'Etat  dans  l'un  ou  dans 
l'autre  :  Qu'il  n'y  avoit  eu  jufqu'alors  aucune  hoflilité  entre 
le  roi  de  Navarre  6c  lui ,  qu'il  efpéroit  même  que  fi  on  le 
mettoit  en  état  de  faire  la  guerre  en  Flandre  ,  on  verroit 
bientôt  la  paix  rétablie  folidement  dans  le  Royaume  ,  par- 
ce que  tous  les  Officiers  généraux  des  Proteftans  iroient  fer- 
vir contre  l'Efpagne, 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.     399 

Henri  ne  put  tenir  contre  les  inftances  du  duc  d'Anjou  :    nl" 
&  quoiqu'il  eût  toujours  été  très-oppofé  à  porter  la  guerre  Henri 
dans  le  P  aïs- bas  ,  le  défir  extrême  qu'il  avoit  d'avoir  la  paix       III. 
dans  fes  Etats  l'y  fit  enfin  confentir  j  &  non-feulement  il  ac-      1580. 
corda  à  fon  frère  à  la  prière  de  la  Reine  mère  de  grofles 
fommes  d'argent  pour  cette  guerre  :  mais  il  lui  promit  outre 
cela  de  difiîmuler  fur  les  levées  des  hommes  qu'il  feroit  dans 
le  Royaume,  à  condition  néanmoins  qu'on  ne  le  forceroit 
point  à  confentir  que  le  roi  de  Navarre  attaquât  du  côté 
de  la  Guyenne  les  états  d'Efpagne  qui  font  voifins  de  cette 
Province  :  car  il  fçavoit  que  c'étoit  -  là   ce  que  le  Prince 
fouhaitoit  avec  le  plus  d'ardeur  :  Mais  le  Roi  ne  vouloit  pas 
que  l'on  crût  que  ce  qu'il  vouloit  bien  faire  pour  un  frère 
qu'il  aimoit  tendrement ,  il  eût  été  bien  difpofé  à  le  faire 
pour  le  roi  de  Navarre  qui  n'étoit  ni  fon  parent  fi  proche, 
ni  de  la  même  Religion  que  lui.  A  ces  Conditions  le  Roi 
permit  à  fon  frère  de  traiter  avec  le  roi  de  Navarre. 

Le  duc  d'Anjou  charmé  de  cette  réponfe  conclut  fon  Conférence 
traité  avec  les  députés  des  Etats  dès  le  mois  de  Septembre,  deF,els» 
&:  auflitôt  il  vole  en  Périgord  ,  &;  fe  rend  au  château  de 
Fleix  appartenant  à  Gallon  de  Foix  marquis  de  Trans ,  où 
fe  devoit  tenir  la  conférence.  Louis  de  Bourbon  duc  de  Mon- 
penfier  y  vint  de  la  part  du  Roi ,  &  quelque  tems  après 
Pompone  de  Bellievre  -7  6c  fur  la  fin  d'Octobre  le  maréchal 
de  Cofie  s'y  rendit  encore.  On  y  entendit  les  Proteftans  qui 
fe  plaignirent  qu'on  violoit  tous  les  jours  les  édits  qu'on  leur 
avoit  accordés,  ou  par  les  interprétations  qu'on  y  donnoir, 
ou  par  la  connivence  dQs  Gouverneurs.  Après  bien  des  dif- 
putes ,  on  convint  de  certains  articles ,  fur  lefquels  on  don* 
na  un  édit  qui  confirmoit  celui  qui  avoit  été  fait  trois  ans 
auparavant,  &  le  règlement  de  la  conférence  de  Neracj  6s 
on  y  fit  quelques  additions  ,  dont  la  principale  étoit,  qu'au 
lieu  de  la  ville  &  citadelle  de  la  Réole  ,  qu'on  leur  avoit  en- 
levée depuis  peu, on  accordoit  au  roi  de  Navarre  pour  places 
de  fureté ,  Figeac  en  Quercy  ,  &  Monfégur  en  Bafadoîs.  On 
croit  qu'il  y  eut  un  article  fecret  qui  fut  donné  à  la  colère 
de  Marguerite  de  Valois  ,  c'eft  que  Biron  qu'elle  haïfîbit 
depuis  l'infulte  qu'il  lui  avoit  faite  ,  feroit  dépouillé  du  gou- 
vernement de  Guyenne  ,  &  qu'on  mettroit  à  fa  place  un 


400 


HISTOIRE 


nmm_____j  homme  qui  feroit   plus  agréable  au  roi  ôc  à  la  reine  de 
Henri  Navarre.  On  a  nommé  cet  édit  la  conférence  de  Fleix. 
III.  Le  Roi  ratifia  le  traité  au  mois  de  Décembre  étant  alors 

i  ç8o.  *  Blois ,  où  il  étoit  allé  précipitamment  avec  peu  de  fuite, 
Pefteàraris  pour  fe  garentir  de  la  pefte  qu'il  avoit  couru  rifque  de  ga- 
gner pendant  qu'il  étoit  à  Ton  château  de  S.  Maur  des  rof- 
fés  à  une  petite  lieuë  de  Paris.  Il  avoit  choifi  Blois  pour 
être  plus  éloigné  de  la  contagion  ,  6c  refpirer  un  air  plus 
pur  :  d'ailleurs  il  étoit  plus  à  portée  de  fçavoir  des  nouvelles 
de  la  conférence  de  Fleix  qui  le  tenoit  en  inquiétude.  La 
contagion  s'étoit  déclarée  à  Paris  des  le  mois  de  Juin ,  6c 
elle  y  fit  tant  de  progrès  qu'en  fix  mois  elle  emporta  ,  à  ce 
que  Ton  croit ,  quarante  mille  perfonnes,  la  plus  grande  par- 
tie de  la  lie  du  peuple.  Ce  fléau  rendit  Paris  prefque  défèrt, 
ôc  les  maifons  des  riches  que  la  peur  avoit  fait  enfuir,  furent 
en  grand  danger  d'être  pillées  par  les  voleurs  qui  couroient 
toutes  les  nuits  en  armes  6c  voloient  impunément  par  tout: 
toute  la  vigilance  du  Prévôt  des  marchands ,  aidé  des  Eche- 
vins,eut  bien  de  la  peine  à  réprimer  ces  defordres.  C'étoit 
Auguftin  de  Thou  avocat  général  au  Parlement  qui  l'étoit 
alors  ,  ôc  il  fit  très  bien  le  devoir  de  fa  charge  :  mais  ce  qui 
contribua  le  plus  à  maintenir  l'ordre,  ce  fut  l'autorité  de 
Chriftophle  de  Thou  premier  Préfident  au  Parlement:  car 
quoiqu'il  pût  fortir  de  Paris  à  l'occafion  des  vacances ,  Se 
qu'il  eût  coutume  de  le  faire  tous  les  ans ,  ce  grand  homme 
né  pour  le  bien  public ,  6c  qui  faifoit  peu  d'état  de  fa  vie 
au  prix  de  la  confervation  de  cette  grande  ville,  ne  voulut 
point  en  fortir,  ôc  il  fe  promenoit  tous  les  jours  en  caroiïe 
dans  les  rues  ,  pour  montrer  au  peuple  qu'il  méprifoit  ce 
danger  ,  6c  lui  donner  l'exemple  d'en  faire  autant.  Ses  amis 
le  preflbient  d'aller  à  fa  campagne ,  de  Nicolas  de  Thou 
évêque  de  Chartres  fon  frère  lui  écrivoit  lettre  fur  lettre 
pour  l'en  conjurer:  mais  il  leur  répondit  généreufementpar 
ce  mot  de  Martial.  Il  ny  a  -point  d'endroit  fermé  pour  la  mort 
des  quelle  'vient ,  on  trouve  la  S  ar  daigne  (i)  an  milieu  même 
de  Tivoli.  Ce  ne  fut  pas  la  feule  calamité  qui  affligea  Paris, 
un  autre  accident  déplorable  y  mit  le  comble.  Le  dix- 
neuvième  de  Novembre  le  feu  prit  par  hazard  à  l'églife  des 

(i). L'air  de  Sardaigne  eft  très- mauvais ,  &  la  pefle  y  efl  tres-fouvent. 

Cordeliers  s 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.      401 

Cordeliers ,  &  confuma  en  peu  de  tems  ce  grand  édifice  ,  ■ 

qui  étoic  d'une  ftructure  admirable  &:  orné  de  très  -belles  Henri 
chapelles  ;  &  tout  le  couvent  auroit  été  réduit  en  cendres,  III. 
fî  l'on  n 'avoir coupé  le  chemin  aux  flammes  en  jettant  en  .nQ 
bas  tout  ce  qui  étoic  entre  le  couvent  &;  l'églife,  où  le  feu 
ne  s'éteignit  que  lorfque  tout  le  bâtiment  fut  confumé. 
On  ne  fçut  point  alors  comment  il  y  avoit  prisria  haine  qu'on 
portoit  aux  Proteftans  qui  venoient  de  rallumer  la  guerre  , 
lit  qu'on  les  aceufa  d'être  les  auteurs  de  cet  incendie  :  mais 
on  a  fçû  depuis  qu'il  étoit  arrivé  par  la  faute  d'un  petit  frère 
qui  ayant  trop  bu,alla  fe  coucher  dans  la  chapelle  de  S.  An- 
toine de  Pade  qui  étoit  lam  briffée, êc  fous  une  tribune  de  bois 
où  l'on  mettoit  quantité  de  cierges  allumés.  Le  jeune  moine 
s'y  endormir  9  ôt  ne  s'étant  réveillé  que  lorfque  le  feu  avoit 
déjà  gagné  la  voute,il  fe  fauva  dans  le  couvent  fans  rien  dire: 
mais  àlamortil  avoua  fa  faute  par  une  efpéce  de  teftament. 
La  pefte  fe  répandit  en  plufieurs  villes  du  voifinage  de  Paris, 
&;  furtout  à  Laon,qui  eft  fitué  fur  une  haute  montagne, où  l'on 
tient  qu'il  mourut  au  tour  de  fix  mille  perfonnes.  Aurefte, 
on  n'avoit  jamais  vu  un  automne  plus  beau  ,  ni  une  plus 
grande  abondance  de  toute  forte  de  fruits  -y  en  forte  qu'on, 
crut  que  cette  contagion  venoit  plutôt  de  l'influence  des 
aftres ,  que  de  la  corruption  de  l'air.  Elle  avoit  été  précé. 
dée  d'une  maladie  extraordinaire,  qu'on  appelloit  en  Ita- 
lie la  maladie  des  moutons.  Elle  fe  fit  fentir  d'abord  en 
Orient ,  d'où  elle  pafla  en  Italie  ,  &  dc-là  en  Efpagne ,  où 
elle  emporta  Anne  d'Autriche  femme  de  Philippe  iecond , 
&  mit  Grégoire  XIII.  à  deux  doigts  de  la  mort:  elle  fe  ré- 
pandit enfuite  dans  le  Nord.  Elle  tourmenta  bien  du  monde 
en  France  ,  parce  qu'on  ignoroit  la  manière  de  la  traiter.  On 
l'appelloit  communément  Coqueluche  ,  mot  qui  eft,  né  en 
1  510.  fous  le  régne  heureux^  de  Louis  XII.  La  coqueluche 
étoit  venue  à  la  fuite  d'une  famine  &:  d'une  pefte,  qui  avoit 
ravagé  la  France  deux  ans  auparavant ,  comme  on  le  voit 
dans  nos  annales.  Cette  maladie  n'étoit  pas  absolument  mor- 
telle, quoiqu'il  en  foit  mort  bien  du  monde  :  mais  elle  étoit 
redoutable  par  la  rapidité  de  fon  progrès  :  car  elle  fe  com- 
muniquent de  tous  côtés  avec  une  vitefîe  étonnante.  Elle 
attaquoit  d'abord  le  bas  de  l'épine  du  dos ,  par  un  fiiffoa 
Tome  FUI.  Eee 


402  HISTOIRE 

— ——  fuivi  d'une  pefanteur  de  tête  ,  6c  d'une  foiblefle  de  tous  les 
Henri  membres  jointe  à  un  grand  mal  de  poitrine  5  &  fi  le  qua- 
III.       triéme  ou  cinquième  jour  les  malades  n'étoient  pas  guéris, 
i  580.     ^a  nialadie  dégénéroit  en  fièvre,  qui  les  emportent  prefque 
toujours.  Ceux  qui  négligèrent  le  mal,  s'en  trouvèrent  fort 
bien  ;  au  lieu  que  ceux  qui  furent  purgés  ou  faignés  péri- 
rent prefque  tous  :  la  railon  qu'on  en  donne  ,  c'eit  que  ces 
deux  remèdes  rendoient  la  reipiration  difficile  -,  car  on  pré- 
tend que  la  purgation  attiroit  les  humeurs  de  la  tête  dans 
la  poitrine ,  6c  que  la  faignée  rafraichiffant  le  corps ,  affoi- 
blifîoit  le  malade ,  qui  avoit  befoin  de  toutes  fes  forces  pour 
rcfpirer  ,  6c  pour  réfifler  à  la  violence  du  mal. 
Querelle  des        Cette  année  ne  fut  pas  feulement  malheureufe   par  la 
ducsdeMon-  o-uerre,  6c  par  d'autres  calamités  •  il  s'éleva  encore  entre  des 

penfier  &  de   °      r  xj  •  n      •  r  r  A  ' 

Nevers.         perlonnes  du  premier  rang  ,  une  contcitation  fi  conlidera- 
ble,  qu'elle  eût  été  capable  de  mettre  tout  le  Royaume  en 
combuftion ,  quand  il  auroit  été  en   pleine  paix  :  en  voici 
l'origine.  Cinq  ans  auparavant ,  le  duc  d'Anjou  s'étant  reti- 
ré fecrétement  de  la  Cour,  le  Roi  ordonna  au  duc  de  Mon- 
penfier  de  le  pourfuivre,  6c  de  l'empêcher  depafîer  la  Loire, 
6c  Loiiis  de  Gonzague  duc  de  Nevers  eut  ordre  de  joindre 
fes  troupes  à  celles  de  Monpenfier.  L'affaire  s'accommoda 
alors  ;  mais  Monpenfier  s'étant  trouvé  au  mois  de  Mars  der- 
nier à  Angers  avec  le  duc  d'Anjou,  on  vint  à  parler  de  cette 
affaire.  Dans  la  converfation  le  Prince  dit  qu'il  étoit  fort 
redevable  à  ces  deux  Seigneurs ,  de  ce  qu'ils  avoient  mieux 
aimé  le  reconcilier  -avec  le  Roi  fon  frère  ,  que  d'exécuter 
l'ordre  qu'ils  avoient  de  le  pourfuivre.  Monpenfier  piqué 
que  ce  Prince  le  mît  au  niveau  de  Nevers  dans  fa  recon- 
noifîance,  lui  dit  que  s'il  avoit  voulu  croire  le  Duc  ils  au- 
roient  porté  les  chofes  à  la  dernière  extrémité ,  que  Ne- 
vers l'avoit  exhorté  à  hâter  la  marche  de  les  troupes  pour 
lui  couper  le  paflage  de  la  Loire,  de  qu'il  lui  avoit  promis 
de  venir  le  joindre  avec  les  fiennes.  Voilà  ce  qui    fe  pafîà 
entre  le  duc  d'Anjou  6c  Monpenfier.  Ceux  qui  en  firent  le 
rapport  au  duc  de  Nevers  ajoutèrent  pour  aigrir  les  chofes 
qu'on  avoit  parlé  ,  comme  lï  ce  Seigneur  eût   haï  perfon- 
nellement  le  duc  d'Anjou,  èc  eût  conjuré  contre  fa  vie.  Sur 
ce  rapport ,  Nevers  qui  n'étoit  pas  homme  à  fouffrir  une 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.    403 

injure  ,  écrie  fur  le  champ  au  duc  d'Anjou  ,  pour  fe  plaindre 
de  celle  qu'on  lui  avoir  faite  fans  pourtant  nommer  per-  Henri 
Tonne.  Monpenfier  informé  à  fon  tour  des  plaintes  du  duc      III. 
de  Nevers ,  &;  fe  rappellant  les  paroles  qu'il  avoit  dites  au     1  j8o. 
duc  d'Anjou  ,  il  lui  écrivit  une  lettre  ,  où.  il  raconta  la  choie 
comme  nous  venons  de  la  dire  ,  &  il  rendit  fa  lettre  pu- 
blique. Nevers  ne  voulant  pas  qu'il  reffcât  dans  l'efprit  du 
duc  d'Anjou  la  moindre  étincelle  de  foupçon  ,  qu'il  eût  pu 
conjurer  contre  fa  vie ,  lui  envoya  Jacque  de  Launai  Lieu- 
tenant de  fa  compagnie  de  cavalerie  ,  qui  après  avoir  afîû- 
ré  le  jeune  Prince  de  la  fidélité  du  duc  de  Nevers ,  &  de 
fon  attachement  fincére  pour  fa  perfonne  ,  ajouta  qu'il  l'a- 
voit  envoyé  pour  lui  demander  la  permiffion  de  déclarer 
que  celui  qui  avoit  ofé  affûrer  que  Nevers  avoit  conjuré 
contre  le  duc  d'Anjou  en  avoit  menti ,  &  étoit  un  calomnia- 
teur ,quelqu'il  fût.  Un  démenti  eft  regardé  par-tout  comme 
une  injure  •  mais  en  France  c'eft  l'affront  le  plus  infîgne  qu'on 
puiiïe  faire  -,  les  perfonnes ,  mêmes  les  moins  fenfîbles ,  s'en 
offenfentj    à  plus  forte  raifon  les  grands   Seigneurs,  6c les 
Princes  du  fang  Royal  j  &  en  particulier  Monpenfier  ,  qui 
ne  le  cédoit  à  aucun  homme  du  monde  pour  la  grandeur 
d'ame ,  &  pour  la  noblefïe  des  fentimens.  Ainfi  ce  grand 
Prince  croyant  que  ce  démenti  le  regardoit  entra  dans  une 
colère  furieufe  :  mais  fon  rang  ,  fon  âge  ,  Ces  blefTures ,  & 
celles  même  de  Toffenfeur  ne  lui  permettant  pas  de  l'ap- 
peller  en  duel ,  comme  cela  fe  fait  ordinairement,  leurs  pa- 
rens ,  leurs  alliés,  leurs  amis,  leurs  vaflaux  tant  dedans  que 
dehors  le  Royaume  informés  de  leur  querelle  leur  offrirent 
à  l'envi  leurs  fervices.  Comme  le  duc  de  Monpenfier  avoit 
époufé  Catherine  de  Lorraine  ,  fille  de  François   duc  de 
Guife  ,  toute  la  maifon  de  Guife  vint  s'offrir  à  lui  ,  fans  en 
excepter  le  duc  de  Guife*  lui-même  ,  quoiqu'il  eût  époufé    *  Henri. 
la  fœur  du  duc  de  Nevers.  Les  Princes  du  fang  ,  &  quantité 
de  grands  Seigneurs  rirent  la  même  chofe.  Le  prince  d'O- 
range qui  avoit  époufé  fa  fille  ,  lui  envoya  faire  les  mêmes 
offres ,  6c  à  cette  occafion  il  fe  réconcilia  avec  ce   Prince 
fon  beau-pére  :  ce  qu'il  avoit  tenté  inutilement  jufqu'alors. 
De  l'autre  côté  Guillaume  duc  de  Mantouë  prit  feu  pour 
le  duc  de  Nevers  fon  frère ,  avec  qui  cependant  il  n'étoit 

Eeeij 


40  4 


HISTOIRE 


i  pas  trop  bien  d'ailleurs -,  6c  Guillaume  due  de  Juliers,chef 

Henri  de  la  maifon  de  Cleve  ,  dont  étoit  la  duchefle  de  Nevers , 
III.       lui  fit  offrir  fes  fervices  par  une  députation  folemnelle.Pen- 
i  580.     dant  ce  tems-là  le  duc  de  Nevers  publia  un  écrit ,  où  il  rap- 
porta la  chofe  comme  elle  s'étoit  parlée  entre  le  duc   de 
Monpenfier  et  lui  ;  &  il  déclara  que  le  démenti  qu'il  avoit 
donné  regardoit  celui ,  qui  avoir  ofé  aflïïrer  au  duc  d'An- 
jou qu'il  avoit  conjuré  contre  fa  vie  :  Q11  a  l'égard  de  ce  que 
Mr.  de  Monpenfier  avoit  dit  dans  fa  lettre  à  Mr.  le  duc 
d"*Anjou  ,  il  ne  prétendoit  ni  le  réfuter  ni  le  contredire ,  par- 
ce qu'il  étoit  conforme  aux  ordres  du  Roi  rQu'ainfi  Mr.  de 
Monpenfier  n'avoit  pas  dii  penfer  que  ce  fût  de  cela  qu'il  fe 
plaignît,  comme  lui-même  n'avoit  jamais  prétendu,  que  le 
démenti  qu'il  donnoit  ,  tombât  fur  ce   qui  étoit  contenu 
dans  cette  lettre.  Cette  explication  étant  honorable  au  duc 
de  Nevers ,  fans  être  injurieufe  au  duc  de  Monpenfier,  &■ 
mettant  à  couvert  l'honneur  de  tous  les  deux,  leur  différend 
fut  accommodé  par  Pentremife  du  Roi  &  de  la  Reine,  qui 
jugèrent  qu'il  feroit  d'un  dangereux  exemple  de  fouffrir  que 
l'Etat  fût  déchiré  par  des  factions  pour  des  querelles  par- 
ticuliéres,&  que  les  ordres  du  Roi  pufîentêtre  préjudiciables 
à  ceux  qui  feroient  chargés  de  les  exécuter.  Ainfi  finit  au  mi- 
lieu des  difeordes  civiles  ce  grand  différend  ,  qui  avoit  al- 
larmé  tout  le  Royaume. 
Bulle  inecenâ       U  arriva  prefque  dans  le  même  tems  une  chofe  que  je 
rws/pu-     ne  puis  paffer  fous  filence  ,  fans  manquer  à  ce  qu'exige  de 
ce  par  quel-   mo1  *a  dignité  du  Royaume.  Quelques  Eveques  publièrent 
qucsEvcqucs.  comme  en  cachette  une  bulle  du  Pape.  Ce  fut  à  ce  qu'on 
croit  à  l'inftigation  des  factieux  ,  qui  voulurent  fonder  la- 
patience    du   Roi  &  des  Magiftrats  ,   bien   réfolus    d'aller' 
plus  loin  s'ils  y  trouvoient  jour  ,  lorfque  le  Parlement  feroit 
en  vacance.  Il  y  avoit  déjà  quelques  années,  que  le  Pape- 
s'étoit  attribué  fur  les  Princes  chrétiens  une  puifîance  que 
la  France  n'a  jamais  connue  -y  6c  il  prétendoit  être  en  droic 
d'excommunier  les  Magiftrats  qui  défendent  la  juridiction 
temporelle  contre  les  entreprifes  du  Clergé.  Il  iè  fait  pour 
cela  tous  les  ans  le  Jeudi-faint  une  cérémonie  publique  à 
Rome  ,  où  les  Papes  font  lire  des  conftitutions  qu'ils  ont 
ibin  de  répandre  enfuite  par  toute  la.Chrétienté  ,  pour  faire 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.      405 

une  vaine  offcentation  de  leur  puifTance.  C'étoic  une  de  ces  ■ 


fortes  de  Bulles  qu'on  avoic  fait  entrer  dans  le  Royaume.  Le  Henri 
Procureur  Général  en  ayant  porté  fes  plaintes  à  la  cham-        III. 
bre  des  vacations  établie  pour  continuer  de  rendre  lajuf-      1580, 
tice  ,  furtout  en  matière  criminelle  5  le  Parlement  ,  le  Pré-      Anh  , 
lîdentBrilîbn  à  la  tête,s'oppofaà  la  publication  de  cetteBulle,  Parlement 
6c  fuivant  la  fermeté  Se  la  liberté  de  fes  ancêtres ,  il  rendit  contre  cettr 
un  arrêt  qui  enjoignoit  à  tous  les  Gouverneurs  de  s'inror- 
mer  quels  étoient  les  Archevêques,  les  Evêques,  ou  les 
grands  Vicaires  qui  avoient  reçu    ou  cette  Bulle ,    ou  une 
copie,  fous  le  titre  de  lïttefd  procef/ûs ,  6c  quel  étoit  celui 
qui  la  leur  avoit  envoyée  pour  la  publier  j  d'en  empêcher 
la  publication  fl  elle  n'étoit  pas  encore  faite  ,  d'en  retirer 
les  exemplaires  ,  6c  de  les  envoyer  à  la  Chambre  5  ôc  en 
cas  qu'elle  fiit  publiée  ,  d'ajourner   les   Archevêques ,  les 
Evêques ,  ou  leurs  grands  Vicaires ,  à  comparoître  devant 
la  Chambre  ,  6c  à  répondre  au  réquifitoire   du  Procureur 
Général  ,  6c  cependant   de  faiflr  leur  temporel ,  &  de  le 
mettre  fous  la  main  du  Roi  j  de  faire  défenfe  d'empêcher 
L'exécution  de  cet  Arrêt  ,  fous  peine  d'être   puni  comme 
ennemi  de  l'Etat ,  èc  criminel  de  léze-Majefté  ^  avec  ordre 
d'imprimer  cet  Arrêt ,  6c  d'ajouter  foi  aux  copies  collation- 
nées  par  des  Notaires,  comme  à  l'original  même.  L'Arrêt. 
efl  du  quatrième  Octobre  1580. 

La  guerre  qu'Etienne  Battori  roi  de  Pologne  avoit  com-      Guerre  dt 
mencée  l'année  précédente  contre   les   Mofcovites  conti-  ïo!°/nre  &. 
nuant  cette  année,  ce  Prince  s'en  alla  dew  ariovica  Grodno, 
où  il  mit  tous  fes  foins  à  amalfer  de  l'argent ,  6c  à  faire  des' 
levées  ;  il  fournit  pour  cela  ce  qu'il  avoit  d'argent  dans  fes 
coffres,  6c  il  en  emprunta  des  particuliers ,  qu'il  promit  de 
rembourfer  dans  un  certain  tems.  A  l'égard  des  levées  ,  il 
laiila  ce  loin  à  Zamoski  *  chancelier  du  Royaume  :  quoiqu'il   *  jea.n  Sari  : 
fût   homme  de  robe  ,  il  n 'avoit  pas  oublié  que    fon  père 
avoit  commandé  l'armée  de  la  Couronne,  6c  que  fes  an- 
cêtres s'étoient  acquis  beaucoup  de  gloire  dans  la  profeiîion 
des  armes  :  pour  ne  pas  dégénérer,  il  avoit  toujours  entre- 
tenu quelques  troupes  à  fes  dépens.  Chriflophlc  prince  de 
Tranfilvanie  ,  6c  frère  du  roi  de  Pologne,  lui  fît  auifi  quel- 
ques levées  en  Hongrie  :  mais  on  manquoit  de  gens  de  pied> 

Eeeiij 


4o6  HISTOIRE 

,  !  parce  que  la  Noblefïè  accoutumée  à  fervir  à  cheval  faifoic 
Henui  peu  de  cas  de  ce  fervice ,  qui  eft  plus  pénible  &  moins  ho- 
III.  norable  en  apparence  :  ainfi  tout  ce  qu'ils  avoienc  d'infan- 
i  5  So.  ^er^e  étoit  ciré  de  la  lie  du  peuple  ,  6c  compofé  de  gens  éner- 
vés par  l'oifïvete  des  villes ,  6c  peu  propres  au  métier  des 
armes.  De  foudoyer  des  étrangers,  c'étoit  s'engager  à  des 
frais  immenfes.  Enfin  on  trouva  dans  les  diètes  un  moyen 
d'avoir  de  l'infanterie:  on  prit  le  vingtième  homme  de  tous 
ceux  qui  étoient  employés  à  faire  valoir  les  domaines  du 
Roi  ,  6c  on  les  exempta  pour  toujours  ,  eux  ,  6c  leurs  def* 
cendans, de  toutes  les  charges  6c  de  toutes  les  corvées  de 
la  campagne  ,  6c  l'on  envoya  des  Officiers  pour  enrôler  les 
plus  robufbes  6c  les  plus  propres  à  fupporter  les  fatigues  de 
la  guerre  :  on  fît  racommoder  à  Vilna  les  canons  qui  pou- 
vaient encore  fervir ,  6c  on  en  fit  fondre  de  nouveaux.  Le 
deflèîn  du  Roi  étoit  d'affiéger  la  grande  Luki  (  i  )  :  mais  pour 
k  cachera  l'ennemi,  il  donna  rendez-vous  à  fes  troupes  à 
Czafïhiki ,  ville  fituée  fur  le  Ula  à  la  tête  de  deux  grands 
chemins ,  dont  l'un  va  à  Luki ,  6c  l'autre  à  Smolenko ,  6c 
également  éloignée  de  ces  deux  villes.  Cet  endroit  étoit 
d'autant  plus  propre  à  embarrafîèr  l'ennemi ,  qu'il  s'y  trou- 
ve deux  riviéres,i'une  nommée  Ufwiata ,  6c  l'autre  Cafpla. 

Celui  que  les  Polonois  avoient  dépêché  à  Mofcou  pour 
y  porter  la  nouvelle  delà  prife  de  Polocskoy  avoit  été  re- 
çu avec  des  honneurs  qu'on  n'avoit  jamais  fait  à  perfonne , 
jufqu'à  être  admis  à  la  table  du  grand  Duc.  Avant  qu'on 
renvoyât  ce  courier ,  ce  Prince  qui  fouhaitoit  la  paix  ,  mais 
qui  ne  la  vouloit  pas  demander ,  ni  qu'on  s'apperçiit  même 
qu'il  la  défiroit  ,  chargea  Jean  gouverneur  de  Novogrod , 
Mikta  gouverneur  de  Miciflaw  ,  &c  Romanivicz  Sacharin, 
d'écrire  à  Nicolas  Radzivil  palatin  de  Vilna,  6c  à  Euftoche 
Woloninski ,  6c  de  leur  marquer  qu'ils  s'étoient  jettes  aux 
pieds  de  leur  Souverain  pour  le  fupplier  d'épargner  le  fang 
Chrétien^qu'ilsdevroientdemême  engager  le  roi  de  Pologne 
à  retirer  fes  troupes  des  frontières  de  Livonie  6c  de  Lithuanie, 
6c  à  ne  point  ravager  les  terres  de  leurs  voiflns  :  Que  les 
Mofcovites  en    feroient   autant  de   leur  côté  ;   6c    qu'on 

(i)  Les  Mofcovites  l'appellent  Wielkiluki ,  ville  frontie're  de  Mofcovie  à  l'O- 
rient de  la  Livonie. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.       407 

pourroic  pendant  ce  tems-là  envoyer  des  AmbafTadeurs  de 
parc  &  d'autre  pour  négocier  une  bonne  paix  :  Qu'à  l'égard  Henri 
de  la  détention  de  Zopatinski  que  le  roi  de  Pologne  avoir      III. 
envoyé  pour  déclarer  la  guerre  aux  Moïcovites  ,  ils  don-     1  580. 
noient  paroie  qu'il  ïeroit  bientôt  en  liberté  ,  &  que  le  grand 
Duc  le  renverroit  au  roi  de  Pologne  avecurî  projet  pour  la 
paix.  Les  deux  fénateurs  de  Lithuanie  répondirent  qu'ils 
avoient  fort  follicité  le  Roi  pour  la  paix  ,  qu'il  y  étoit  très- 
difpofé  ,  &  que  perionne  ne  fouhaitoit  plus  ardemment  que 
lui  de  voir  tous  les  princes  Chrétiens  bien  unis  :  mais  qu'il 
le  croyoit  obligé  de  continuer  une  guerre  qu'on  l'avoit  for- 
cé  de  commencer  par  les  entreprifes  injuites  qu'on  avoit 
faites  contre  lui ,  qu'il  atten droit  au  moins  qu'on  lui  fît  des 
proportions  railonnables  :  Qu'il  n'étoit  pas  d'avis  d'envoyer 
des  Ambafîàdeurs  au  duc  de  Mofcovie ,  dans  la  crainte  qu'on 
ne  leur  fit  les  mêmes  infultes  &  les  mêmes  avanies ,  qu'on 
leur  avoit  déjà  faites  :  Que  fi  le  duc  de  Mofcovie  en  en- 
voyoit  au  Roi,  S.  M.  ecouteroit  leurs  proportions  £c  les 
renverroit  avec    une  réponfe  convenable.   Le  grand  Duc 
écrivit  depuis  lui-même  au  roi  de  Pologne ,  &;  ce  Prince  lui 
fit  la  même  réponfe  que  les  fénateurs  de  Lithuanie  avoient 
faite  à  les  Officiers.  Enfin  le  grand  Duc  envoya  une  féconde 
fois  Jean  Nalciokin  ,  un   des  feigneurs  de  fa   Cour  ,  qui 
ayant  fait    les  mêmes   demandes    que   la   première  fois   , 
fut  renvoyé  avec  les  mêmes  réponfes  :  mais  fur  ce  qu'il  dit 
qu'il  avoit  d'autres  ordres  qu'il  ne  pouvoit  expliquer  qu'en 
particulier,  le  Roi  l'écouta.  Voici  ce  qu'il  dit  :  Que  le  Prince 
ion  maître  touché  de  la  ruine  de  tant  de   Chrétiens  vou- 
loit  bien  contre  la  coutume  ,de  fes  ancêtres  oublier  un  mo- 
ment fà  dignité  ,  &  fe  relâcher  en  quelque  chofe  ,  &:  que 
par  l'amour  qu'il  avoit  pour  la  concorde  ,  il  confentoit   à 
envoyer  des  Ambafladeurs.au  roi   de  Pologne   pour  con- 
clure la  paix  -,  qu'il  demandoit  en  attendant  qu'il  y  eût  une 
trêve  entre  eux  ,  que  le  Roi  n'avançât  pas  plus    loin  avec 
fon  armée,  èc  qu'il  attendît  tes  Ambaiîadeurs  à  Vilna  :  Que 
les  rois  de  Pologne  avoient  toujours  eu  cette  confidération 
pour  la  nation  Mofcovite ,  de  ne  donner  audience  à  fes  Am- 
bafîàdeurs que  dans  la  capitale  du  royaume  de  Pologne,  ou 
dans  celle  du  duché  de  Lithuanie. 


4o8  HISTOIRE 

;       Le  Roi  qui  fentic   bien  que  le  Mofcovite  ne  cherchoit 

Henri  qu'à  gagner  du  tems ,  fous  prétexte  d'une  conférence  ,  ne 

III.      tailla  pas  de  répondre  que  fï  le  grand  Duc  lui  envoyoitdes 

1580.     Ambailadeurs  ,  il  écouteroit  les  proportions  qu'ils  auroient 

à  lui  faire  :  mais  que  pour  les  attendre  en  certain  lieu  •  c'é- 

toit  une  demande  qu'aucun  Prince  n'avoit  jamais  faite  : 

Que  le  droit  des  AmbalTadeurs  étoit  le  même  partout ,  Se 

qu'il  n'étoit  point  attaché  à  aucun  lieu  particulier  :  Qu'ils 

pourroient  venir  le  trouver  en  quelque  endroit   qu'il  fût , 

&c  jufque  dansfon  camp  parmi  le  bruit  des  armes:  Que  c'é- 

toit-là,  à  proprement  parler,  où  les  Ambailadeurs  étoient 

le  plus  néceilaires.  C'eit.  avec  cette  réponfe  qu'il  congédia 

Conjuration    Nafciokin.  Sur  ces  entrefaites  on  découvrit  une  intelligence 

d'Ofdki  con-  ^ue  Grégoire  Ofciki,  Polonois  d'une  naiifance  distinguée . 

tre  le  roi  de      1  «->     ,  ,      ,  1       ■»  *    r         •  tvt    r  -    i 1  •     1     • 

de  Pologne.  avolc  avec  Ie  grand  duc  de  Moicovie  :  car  Nalcioki  lui 
avoit  apporté  des  lettres  de  ce  Prince.  Un  des  domeftiques 
d 'Ofciki  nommé  JVIerevie,  découvrit  la  chofe  à  Martin  Ri- 
bin  ,  qui  en  donna  avis  au  Magiftrat ,  &;  le  Magiftrat  au  Roi. 
Oiciki  fut  arrêté  avec  un  nommé  Barthelemi ,  qui  étoit  du 
fecret  :  on  failît  chez  lui  un  coffre  ,  où  l'on  trouva  des  ca- 
chets d'un  grand  nombre  de  Sénateurs  très-bien  imités , 
avec  de  la  matière  &:  des  inftrumens  pour  faire  de  la  mon- 
noye.  D'abord  le  coupable  fe  défendit  fur  l'incompétence 
du  Tribunal ,  &  fur  les  privilèges  qu'ont  les  Nobles ,  qu'on 
ne  puiiîe  les  obliger  de  répondre  ,  ni  même  informer  contre 
eux,s'ils  n'ont  été  a/lignés  dans  les  formes  preferites  par  la 
loi  :  mais  ii  fut  jugé  indigne  de  cette  grâce  j  &;  fur  l'ordre 
qu'on  lui  donna  de  répondre,  il  pria  qu'on  fît  lire  un  mé- 
moire qu'il  avoit  compofé.  Il  y  avoiïoit  le  crime  ,  ê£  qu'il 
avoit  même  fait  efpérer  au  Mofcovite  qu'il  tueroit  le  roi  de 
Pologne ,  s'il  en  trouvoit  l'occafion  :  mais  il  ajoûtoit  qu'étant 
très-pauvre  de  abîmé  de  dettes,  il  n'avoit  eu  dans  toute  cette 
intrigue  d'autre  intention,  que  de  tirer  de  l'argent  du  Mof- 
covite pour  fubvenir  à  fes  befoins,  &:  il  en  demandoit  hum- 
blement pardon.  Il  fut  enfin  condamné  à  mort ,  &;  exé- 
cuté avec  un  juif  qu'il  avoit  aceufé  de  travailler  avec  lui 
à  la  fauife  monnoie. 

Cependant  l'infanterie  Hongroife  étoit  arrivée  à  Vilna. 
Le  Roi  l'envoya  par  terre  à  Poftawy  ,  &:  l'y  ayant  fait 

embarquer 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.     40? 

embarquer  avec  fon  canon  ,  il  Ja  fît  defcendrepar  la  rivière  " 

à  Dzifna ,  d'où  il  la  fit  remonter  par  la  Dwine  jufqu'à  Wi-  Henri 
tepsk  avec  le  canon  qu'il  avoit  laiiTe  à  Poloczko  ,  lorfqu'il  III. 
partie  de  cette  ville  pour  revenir  en  Pologne.  Pendant  que  i  580, 
le  Roi  étoit  à  Vilna,Paui  Vehanski  qu'il  avoit  envoyé  l'année 
précédente  à  Rome  ,  en  revint ,  &  lui  préfenta  une  épée 
bénie  par  le  Pape.  De  Vilna  le  Roi  alla  à  Sezidat  maifon 
de  campagne  à  deux  lieues  en  deçà  de  Czafîhiki  ,  ôc  il  y 
arriva  le  huit  de  Juillet.  Il  y  tint  confeil  de  guerre  avec  les 
Généraux  ,  dont  les  avis  Te  trouvèrent  partagés.  Les  uns 
vouloient  qu'on  allât  à  Pleskow ,  d'autres  à  Smolensko,  & 
d'autres  à  Luki.  Le  premier  avis  fut  rejette  par  les  mêmes 
raifons  qu'on  avoit  employées  l'année  dernière,  quand  on 
prit  le  parti  d'aller  à  Poloczko.  Ceux  qui  vouloient  qu'on 
marchât  à  Smolensko  envifageoient  la  réputation  du  lieu  , 
la  grandeur  des  chofes  qui  s'y  étoient  paiTées  ^  enfin  la  cou- 
tume allez  ordinaire  de  la  guerre  de  vouloir  reprendre  les 
places  qu'on  a  perdues  :  &  il  y  avoit  encore  une  autre  rai- 
Ion,  c'eft,  qu'en  prenant  cette  forterefle,  on  étoit  maître  de 
la  Sibérie  (1  ',qui  eft  un  païs  d'une  vafte  étendue.  Ceux  qui 
vouloient  qu'on  attaquât  Luki  difoient  qu'en  allant  à  Smo- 
lensko ,  on  s'éloignoit  de  la  Dwine  &;  de  la  Livonie ,  dont  la 
délivrance  étoit  l'objet  de  cette  guerre  :  d'ailleurs  que  la  Si- 
bérie n'étoit  nullement  comparable  à  la  Livonie  ,  ni  par  le 
nombre  de  fes  villes,  ni  par  l'avantage  du  commerce  ma- 
ritime ;  qu'au  contraire  Luki  étant  placé  pour  ainil  dire, 
dans  le  cœur  de  la  Mofcovie  ,  étoit  un  polte  très-avanta- 
geux pour  inquiéter  cette  nation  &  pour  l'arrêter  tout  court, 
en  cas  qu'elle  entreprît  d'attaquer,ou  la  Livonie  par  Pleskow, 
ou  la  Lithuanie  par  Smolensko ,  parce  qu'elle  ouvroit  égale- 
ment le  chemin  de  ces  deux  places.  Le  Roi  qui  penchoit 
déjà  de  ce  côté-là  n'eut  pas  de  peine  à  fe  déterminer  pour  Lu^§e 
ce  parti.  Il  fit  aufîïtôt  la  revue  de  fon  armée  en  commen- 
çant par  la  cavalerie  Polonoife  ,  qui  avoit  fervi  à  Danzik 
éc  à  Poloczkoct  qui  fortoit  de  fes  quartiers  d'hyver;  il  ôta 
les  chevaux  à  quelques-uns ,  mais  en  petit  nombre  -,  il  paflà 
enfuite  en  revue  fa  nouvelle  infanterie  &  fa  nouvelle  cava- 
lerie ,  dans  laquelle  il  y  avoit  des  cavaliers  de  l'ordre  des 

(1)  Grande  province  de  la  Tartane  Mofcovite ,  ûir  le  fleuve  Oby- 
Tome  FI  IL  Jrff 


410  HISTOIRE 

'  Sénateurs  ,  d'autres  qui  après  avoir  quitté  le  fervîce  ,  s'y 
Henri  rengageoient  de  nouveau ,  d'autres  qui  avoient  été  Lieute- 
III.  nans  dans  les  armées  ,  de  qui  avoient  eu  des  emplois  con- 
1580.  /idérables,  quelques-uns  qui  avoient  eu  des  places  de  Ma- 
gistrats ou  de  Gouverneurs ,  de  d'autres  enfin  qui  avoient  eu 
des  dignités  de  des  charges  honorables  à  la  Cour.  11  y  avoic 
deux  fortes  de  cavaliers  j  des  Huflars  de  des  Cofaques  :  les 
premiers  péfamment  armés  y  les  autres  à  la  légère  :  le  Roi 
au  lieu  d'un  carquois  leur  fit  mettre  fur  leurs  épaules  des 
arquebufes  longues  de  deux  coudées  ,  de  d'autres  un  peu 
plus  courtes  à  leur  ceinture  (1).  Il  leur  laifïa  avec  cela  leurs 
anciennes  armes,  qui  font  le  fabre  qu'ils  portent  au  côté 
gauche  &:  Pépieu.  La  plus  grande  partie  de  l'infanterie  ve- 
noit  des  Provinces  voiflnes  de  la  Hongrie  ou  de  Varadin  , 
de  d'autres  endroits  encore  plus  éloignés.  La  veille  du  dé- 
part du  roi  de  Czaiîhiki ,  il  arriva  précipitamment  un  Cou- 
rier de  Mofcou  avec  des  lettres  qui  contenoient  en  fubftance, 
que  puifque  le  roi  de  Pologne  ne  vouloit  point  envoyer 
d'Ambafîàdeurs  ,  le  grand  j)uc  vouloit  bien  en  faveur  de 
la  paix  fe  relâcher  de  fon  droit  ,  &  de  la  maxime  de  Ces 
ancêtres  ,  de  en  envoyer  le  premier,  qui  feroient  des  per- 
fonnes  distinguées ,  de  quife  rendroient  dans  le  quinzième 
d'Août,  ou  tout  au  plûtard  deux  jours  après,  à  la  cour  de 
Pologne  3  de  qu'il  prioit  le  Roi  de  les  attendre  à  Vilna.  Le 
Roi  répondit  qu'il  ne  le  pouvoit  plus ,  parce  que  fon  armée 
étoit  trop  avancée ,  de  il  continua  de  marcher  du  côté  de 
Lepel  de  d'Ula,qui  font  deux  châteaux  ,  où  il  tint  un  der- 
nier confeil  de  guerre. 

Il  y  avoit  fur  la  route  de  Luki  deux  forterefïès  ,  l'une 
nommée  Welifch  fur  la  Dwine ,  l'autre  nommée  Ufwiata , 
fur  une  rivière  qui  s'appelle  de  même.  Le  Roi  qui  marchoit 
à  Luki  crut  qu'il  étoit  important  de  ne  pas  laiiîèr  derrière 
lui  ces  deux  places,  de  comme  Welifch  étoit  la  plus  forte, 
il  détacha  Zamoski  avec  un  corps  de  troupes  pour  en  aller 
faire  le  fiége,  deil  lui  donna  un  régiment  Allemand  d'ar- 
quebufiers  à  cheval,  commandé  par  George  de  Farenfbeck 
colonel  Danois  ,  qui  par  zélé  pour  la  Livonie  fa  patrie  , 
ctoit  venu  depuis  peu  offrir  fes  fervices  au  roi  de  Pologne. 
(1)  C'étoient  despifiolets. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Lit.  LXXIÏ.     411 

On  avoit  déjà  amené  à  l'armée  par  les  foins  de  Zamoski  '     . 

quantité  de  canons ,  de  poudre ,  de  fourrage  ,  &:  de  vivres.  Henri 
Toutes  ces  provifîons  qu'on  avoit  tirées  de  la  province  de       III. 
Knifinski ,  &  qu'on  avoit  fait  defcendre  à  Rowno  par   le      1  580, 
Memel,  &c  remonter  enfuite  à  Mikaliski  par  la  Vilia,  avoient 
été  conduites  par  terre  de  Mikaliski  à  Poftawy  ,  &  de-là  à 
Dzifna,  où  elles  furent  miles  fur  la  Dwine  pour  être  con- 
duites à  Witepsk ,  où  elles  arrivèrent  le  vingt-fept  de  Juil- 
let. Zamoski  y  étant  arrivé  &  y  ayant  railemblé  toutes  fes 
troupes  en  deux  jours  entra  aiuTitôt  fur  le  pais  ennemi.  Voi- 
ci Tordre  de  fa  marche.  Oiialin  menoit  l'avant-garde    . 
W^rovecz  l'arriére-garde  ,  &  Zamoski  en  perfonne  condui- 
foit  le  corps  de  bataille  qui  étoit  compofé  du  refte  des  trou- 
pes. Il  avoit  pour  Lieutenant   Stanillas  Zolkiewski  ,  qui 
avoit  fervi  en  Podolie  fous  Nicolas  Zeniawski  palatin  de 
Ruflie ,  &;  qui  avoit  commandé  fous  lui  l'armée  contre  les 
Tartares.  Il  y  avoit  une  quantité  prodigieufè  de  bagages , 
&  il  étoit  difficile  que  l'armée  en  eût  moins  dans  un  pais 
aufïï  ruiné  que  celui-là  :  mais  afin  qu'il  n'embarraifât  point  la 
marche ,  Zamoski  le  fépara  en  trois  parties ,  comme  il  avoit 
fait  fon  armée.  Chaque  corps  avoit  fon  bagage  qui  mar- 
choit  dans  le  même  ordre  que  hs  troupes ,  &;  fuivoit  celles 
à  qui  il  appartenoitj  &  chaque  file  de  chariots  &  de  valets 
avoit  à  la  tête  ôc  à  la  queue"  une  efeorte  fuffifante  d'infante- 
rie :  &  comme  les  grains  étoient  murs ,  il  eut  foin  que  fes 
foldats  n'en  coupafient  qu'une  partie  &:  qu'ils  laiffafîènt  le 
refte  pour  l'armée  .qui  venoit  après  eux. 

Dès  qu'il  fut  à  Surafs,  qui  eft  la  dernière  ville  de  Po- 
logne ,  il  jetta  en  diligence  un  pont  fur  le  Kafpla  ,  &  fit 
paifer  fon  armée  :  l'artillerie  qu'il  avoit  fait  embarquer  fur 
la  Dwine  arriva  le  lendemain. 

Welifch  étoit  anciennement  une  grande  ville ,  comme  il 
paroît  encore  aujourd'hui  par  le  circuit  de  fes  foffés  -}  elleap- 
partenoit  au  Duché  de  Lithuanie  :  mais  pendant  que  les 
rois  de  Pologne  étoient  occupés  d'un  autre  côté  ,  les  Mof- 
covites  s'en  étoient  emparés ,  &  Pavoient  fortifiée  pour  l'op- 
pofer  à  Witepsk.  Puis  félon  leur  coutume,  ils  avoient  laine 
inculte  &  déièrte  une  certaine  étendue  de  terre  entre  cette 
ville  &  leurs  ennemis  ;  car  ils  ne  fe  croyent  jamais  plus  en 

Fffij 


|*$     ""  HISTOIRE 

— — — - ---  fureté  que  lorfqu'ils  font  entourés  de  vaftes  folitudes,&  qu'ils 
Henri   peuvent  oppofèr  aux  courtes  des  ennemis  de  grandes  forêts 
III.       qui  viennent  naturellement  dans  les  terres  abandonnées  5  ôC 
M 80.      911*  ^eur  tonnent  lieu  de  rempart. 

Etienne  Sbarafî  palatin  du  Witepsk  avoit  fortifié  Surafs 
fous  le  régne  de  Sigifmond  Augufte ,  dans  la  crainte  que 
les  Mofcovites  n'élevafTent  des  forts  aux  endroits  où  les  ri- 
vières d'Ufwiata ,  Se  de  Kafpla  fe  jettent  dans  la  Dwine  , 
&c  ne  fîflènt  ainfi  une  communication  entre  le  territoire  de 
Luki,  &  celui  de  Smolensko.  Il  n'y  a  que  deux  chemins  de 
Surafs  à  Welifch  3  le  premier  qui  eft  de  l'autre  côté  de  la 
Dwine  eft  le  plus  commode  pour  la  marche  d'une  armée  , 
mais  le  plus  dangereux  ,  8c  le  plus  expofé  aux  attaques  des 
ennemis  j  le  fécond  qui  eft  en  deçà  de  cette  rivière  eft  11  dif- 
ficile ,  que  depuis  Vitclde  grand  duc  de  Lithuanie  ,  il  ne  s'eft 
trouvé  pendant  cent  foixante  ans  perfonne  qui  ait  ofé  y 
faire  palier  une  armée.  Cependant  Zamoski  ayant  réfolu  de 
prendre  cette  route  entra  lui-même  dans  les  forêts  ,  ôcayant 
reconnu  les  environs  ,  il  y  jetta  quelque  infanterie  pour 
faire  ouvrir  des  pafïàges  en  coupant  les  arbres ,  qui  depuis 
plufieurs  fîécles  étoient  venus  en  abondance  £c  fort  hauts 
dans  ce  territoire  gras  &  fertile. 
Siège  &  prife       On  fît  en  un  feul  jour  une  route  de  vingt  mille  pas  de 
de  wdifck.    long  dans  des  marais  ôc  dans  des  précipices ,  en  comblant 
quelques  endroits  avec  des  fafeines  ôc  des  clayes ,  &  en  fai- 
fant  des  ponts  en  d'autres  j  &  dès  le  lendemain  il  fit  palier 
fon  armée  jufqu'à  Sverskova ,  qu'on  appelle  encore  aujour- 
d'hui le  pont  de  Vitolde  ^  ôc  ayant  fait  un  pont  en  diligence 
fur  un  grand  marais  qui  fe  trouva  fur  fon  pafîage  ,  il  alla 
camper  fans  bruit  à  dix  mille  deWelifch ,  fans  laifter  fortir 
un  feul  homme  du  camp  ,  pas  même  pour  le  fourrage.  Dès 
le  lendemain  il  tint  confeil  fur  la  manière  d'attaquer  cette 
place.    La  garnifon  avoit    fait  de  grands  abatis  d'arbres 
«  qu'elle  avoit  entrelafTés  les  uns  dans  les   autres  dans  un 

grand  efpace  de  terrain  j  en  forte  qu'en  plein  midi  l'abord 
de  cette  place  avoit  quelque  chofe  de  cette  horreur  qu'inf- 
pirent  les  ténèbres  de  la  nuit  :  mais  l'ardeur  des  troupes  vain- 
quit cet  obftacle. 
Le  même  jour  Miskita  &  Birulla  fameux  capitaines  de* 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.    4*3 

Kofaques ,  étant  revenus  au  camp  après  une  grande  courte  "■ 

qu'ils  avoient  faite  fur  le  territoire  de  Smolensko  eurent  or-  Henri 
dre  de  prendre  un  long  circuit  pour  pafler  la  Dwine ,  &  de       II I* 
fe  pofter  furie  chemin  qui  mené  à  Luki.  Ils  prirent  dans     1580, 
leur  marche  un  gentilhomme  Mofcovite  nommé  Kudraw, 
&  l'ayant  fait  conduire  au  camp  on  fçut  par  lui  ce  qu'il  y 
avoit  de  troupes  dans  Welifch  ,  &  comme  on  n'y  fçavoit 
pas  encore  l'arrivée  de  Zamoski ,  ce  Général  à  l'inftant  pafiè 
la  forêt  dans  l'efpérance  de  trouver  les  portes  mal  gardées, 
d'entrer  tout  d'un  coup  dans  la  ville  ,  6c  de  furprendre  la 
garnifon ,  avant  qu'elle  pût  fe  mettre  en  défenfe. 

Mais  à  peine  parut-il  hors  de  la  forêt ,  qu'au  fignal  qui 
fut  donné  par  un  coup  de  canon ,  tous  les  habitans  du  voi- 
finage  entrèrent  dans  le  retranchement ,  6c  brûlèrent  toutes 
les  maifons  d'alentour.  Welifch  eft  une  ville  d'un  grand 
circuit  fortifiée  de  neuf  tours  :  du  côté  du  Levant  &  du  Mi- 
di ,  fes  murs  font  baignés  par  la  Dwine  :  du  côté  du  Nord 
elle  eft  entourée  d'un  ruiflèau ,  qui  tombe  dans  un  lac  au- 
defïbus  du  château  :  &  elle  eft  environnée  de  tous  côtés  d'un 
folle  très-profond  ,  mais  furtout  au  couchant.  On  forti- 
fia le  camp  du  côté  du  Nord  :  les  Hongrois  eurent  ordre 
de  faire  des  lignes  du  côté  d'en  haut  de  la  Dwine  : 
les  Polonois  campèrent  audeflous  d'eux ,  6c  comme  au  mi- 
lieu de  toute  l'armée.  Vrovecz  avec  le  corps  qu'il  corn- 
mandoit  fut  envoyé  de  l'autre  côté  de  la  Dwine  ,  6c  les 
Kofaques  eurent  leur  quartier  du  côté  de  Luki.  L'ouvrage 
ayant  été  achevé  en  peu  de  jours ,  on  fit  une  batterie  qui 
tira  avec  tant  de  bonheur,  qu'il  n'y  eutprefque  pas  un  bou- 
let qui  ne  démontât  quelque  pièce  des  ennemis.  Bornemiiîà 
qui  commandoit  au  quartier  des  Hongrois  fit  tirer  des  bou- 
lets rouges  qui  mirent  le  feu  dans  la  ville  :  mais  il  fut  éteint 
fur  le  champ.  Il  brûla  cependant  par  ce  moyen  unrefte  de 
pont  coupé  qui  tenoit  à  la  porte  du  château.  La  garnifon  en 
fut  fi  effrayée,que  voyant  que  les  Polonois  avoient  traver- 
fé  des  forêts  qu'elle  croyoit  impénétrables  ,  6c  qu'il  n'y 
avoit  rien  qui  pût  réfïfter  a  leurs  feux  d'artifice,  elle  ie  ren- 
dit. On  trouva  dans  la  place  des  fourrages,  des  vivres,  6c  de 
la  poudre  en  grande  quantité.  Le  Roi  qui  étoit  refté  à  Su  - 
jafs  ,  où  il  faiîoit  faire  un  nouveau  pont  de  bateaux  fur  la; 

Pffiij 


4*4  HISTOIRE 

"  Dwine  ,  ayant  feu  que  Welifch  étoit  prife  y  courut  en  dï- 

Henri  ligence ,  &;  ravi  de  voir  que  Ja  place  n'étoit  point  endom- 
III.  magée  ,  il  retourne  fur  le  champ  à  Surafs.  Il  y  reçut  une 
i  f  So.  ^ttre  du  Mofcovke  qui  avoir  beaucoup  rabattu  de  fa  fierté  , 
&  qui  l'affùroit  que  dans  trois  jours  {es  Ambaiïàdeurs  arri- 
veroient  auprès  de  fa  perlonne  :  mais  malgré  ces  promefles 
le  roi  de  Pologne  marcha  en  avant ,  &  ayant  jette  trois  ponts 
fur  la  D\vine,il  la  fit  palier  à  toute  fon  armée.  Avant  que 
d'arriver  à  Luki ,  il  falloit  qu'il  parlât  une  forêt  très-épailîe, 
qui  avoit  plus  de  quarante  lieues  de  long  ,  ôc  où  [es  fol- 
dats  ne  pouvoient  parler  qu'un  àun,&  même  avec  peine j 
&  il  s'y  trouvoit  outre  cela  des  marais  &  des  goufres  bour- 
beux ,  d'où  l'on  prévoyoit  que  les  chevaux  &les  bêtes  de 
fomme  auroient  bien  de  la  peine  à  fe  tirer  :  voici  l'ordre  de 
fa  marche.  Le  palatin  de  Vilna  duc  d'Olika  accompagné 
de  Chriftophle  fon  fils  menoit  l'avant-garde  ,  qui  étoit  com- 
pofée  des  garnifons  de  la  frontière  •  il  étoit  fuivi  de  Jean 
Sborowski  qui  commandoit  les  gardes  du  Roi  :  après  lui 
marchoient  les  Hongrois  tant  cavalerie  qu'infanterie.  En- 
fuite  le  Roi  marchoit  avec  le  gros  de  l'armée  fuivi  de  Jean 
Sbarafi  palatin  de  Breflaw  avec  la  cavalerie  Polonoife ,  &; 
Nicolas  de  Senjavie  Général  des  troupes  Ruffiennes  fermoit 
la  marche  :  l'artillerie  &  les  bagages  venoient  enfuite  par  la 
rivière  d'Ufwiata  qu'ils  remontoient.  Le  Roi  avoit  détaché 
les  Hongrois  &:  les  Lithuaniens  avec  des  outils  pour  ouvrir 
les  pafîages.  Ils  arrivèrent  le  15-.  d'Août  devant  UfViata, 
&;  ce  jour  là  même  le  Roi  forma  un  camp  à  dix  milles  en 
deçà.  La  ville  d'UrViata  eft  fituée  fur  une  petite  hauteur 
entre  deux  lacs  &  une  rivière  qui  a  le  même  nom  que  la 
ville.  Les  deux  lacs  qui  l'environnent ,  l'un  au  Levant ,  l'an- 
tre au  Couchant,  s'appellent  aufîi  Ufwiata  ,  &  elle  a  au  Mi- 
di la  rivière  qui  traverfant  les  deux  lacs  va  fe  jetter  dans 
la  Dwine  à  Surafs.  George  Skolinski  eut  ordre  d'ouvrir  la 
tranchée,  êc  de  la  pouffer  vers  le  château  Les  Lithuaniens , 
&c  après  eux  les  Hongrois  qu'il  y  employa  ,  firent  un  tra- 
vail étonnant  ^  car  en  une  nuit  ils  pouffèrent  la  tranchée 
jufqu'à  la  porte  du  château  ^  ce  qui  effraya  tellement  les  af 
fiégés ,  qu'ils  fe  rendirent  avant  qu'on  eût  tiré  un  coup  de 
canon.  Le  chemin  fut  dans  la  fuite  plus  aifé  ,  l'armée 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.      415 

marchant  fur  un  terrain  fec  de  fablonneux  :  mais  les  vivres 
manquoient,  parce  que  les  bagages  où  étoient  les  provifîons,  Henri 
étoient  demeurés  derriére.Voloninski  qui  avoit  été  envoyé  à  III. 
la  découverte  par  le  prince  de  Radzewil ,  rencontra  à  quel-  1  c  go. 
ques  milles  de  Luki  une  garde  avancée  de  Mofcovices  •  il 
l'attaqua ,  la  mit  en  déroute  ,  6c  fit  quelques  prifonniers. 
Cependant  Zamoski  fè  mit  en  marche  pour  rejoindre  i'ar- 
mée  :  mais  comme  le  Roi  avoit  emmené  Ton  pont ,  il  fit  paf 
fer  la  rivière  à  Ton  armée  fur  des  radeaux  ,  comme  il  avoit 
fait  à  Sokol ,  &  marcha  enfuite  par  le  grand  chemin  qui  va 
de  Smolensko  à  Luki ,  pour  couvrir  le  flanc  droit  de  l'armée 
du  Roi.  Il  y  avoit  auprès  de  Luki  6c  des  prairies  d'Orane 
un  corps  de  cavalerie  des  Tartares  Nagaiski  fous  Içs  ordres 
d'Ulanecie ,  qui  étoit  du  fang  des  princes  Tartares  ,  mais  qui 
étoit  né  &c  établi  en  Mofcovie.  A  l'arrivée  de  Zamoski ,  ils 
fe  retirèrent  vers  Toropecz  ,  pour  obferver  l'armée  Polo- 
noife  :  mais  ce  Général ,  à  qui  le  Roi  avoit  donné  ordre  de 
hâter  fa  marche ,  ayant  tout  d'un  coup  tourné  fur  la  gauche, 
les  Tartares  qu'il  avoit  auparavant  en  tête  étant  par-là  re- 
jettes vers  la  queue  du  côté  du  fleuve  Polona,marchérent  en 
diligence  pour  tâcher  d'entamer  fon  arriére  garde  :  ce  qui  n'é- 
toit  pas  aifé  ;  caria  maxime  de  Zamoski  étoit  d'y  mettre 
l'élite  de  fa  cavalerie.  D'ailleurs  les  Cofaques  dont  la  cou- 
tume efl  de  marcher  après  toute  l'armée  ,  6c  de  s'embuf. 
quer  d'efpace  en  efpace  ,  couvroient  la  marche  de  fes  trou- 
pes :  en  effet  les  Tartares  tombèrent  à  la  fin  dans  leurs 
embufeades ,  6c  Ulanecie  leur  Général  s'étant  expofé  avec 
un  peu  trop  d'ardeur  fut  fait  prifonnier. 

Zamoski  ayant  fait  faire  alte  à  fon  armée  dans  les  prai- 
ries d'Orane, fe  rendit  auprès  du  Roi  le  vingt-fept  d'Août- 
Ce  Prince  qui  avoit  déjà  fait  prendre  les  devants  aux  Lithua- 
niens du  côté  de  Luki ,  6c  qui  avoit  réfolu  d'aller  droit  à 
la  citadelle  ,  ordonna  à  Zamoski  de  s'avancer  de  ce  côté-là, 
pour  reconnoître  la  nature  6c  la  fituation  de  la  place.  \Y^iel- 
kiluki  fignifie  grande  prairie.  C'eft.  ainfî  qu'on  appelle  dans 
le  pais  la  ville  de  Luki,  6c  elle  a  été  ainfî  nommée  à  caufë 
de  fa  grandeur ,  de  la  multitude  de  fes  habitans ,  6c  de  la 
beauté  des  environs  qui  font  très-bien  cultivés  :  la  citadelle 
efl  bâtie  fur  un  coteau  en  pente  douce  5  ce  coteau  eftprefque 


4i  6  HISTOIRE 

entièrement  environné  d'un  lac  qui  eft  au  milieu  d'une  vaL 
Henri  lée  très-profonde  :  du  côté  du  Midi  &  du  Levant  ,  qui  eft 
III.  le  fetil  endroit  que  le  lac  n'enferme  pas ,  le  bas  de  la  cita- 
j  ç  g0,  délie  eft  baigné  par  le  Louvat,  qui  vient  d'un  lac  qui  eft  au- 
deflus  d'Ozierzyicie ,  &;  qui  après  avoir  rafé  un  petit  coin 
delà  citadelle  coule  vers  le  Nord ,  entre  dans  la  ville  ,  ôc 
la  divife  en  deux  ,  &  de  là  traverfe  le  lac.  Il  mené  fous  No- 
vogrod ,  &  y  ayant  perdu  fon  nom,  ôt  pris  celui  de  Wolkow, 
il  va  fous  ce  nom  fe  décharger  dans  le  golfe  de  Fin- 
lande. C'en:  par  là  qu'il  enrichit  cette  grande  ville  qui  oc- 
cupe un  terrain  très-fpacieux  tout  au  tour  delà  citadelle,  des 
deux  côtés  de  ce  fleuve  :  elle  efb  entourée  de  folles  très- 
profonds,  &  de  murailles  flanquées  de  tours  de  bois.  Entre 
le  lac  &  la  rivière  il  n'y  a  qu'un  chemin  très-étroit,  qui  fuit 
pendant  un  aflez  grand  efpace  le  tour  de  la  citadelle  Oc  le 
cours  du  fleuve  qui  pafle  au  pied.  Le  rempart  qu'on  avoit 
fait  à  la  citadelle  étoit  fî  élevé ,  que  non-feulement  il  dé- 
xoboit  à  la  vue  les  maifons  des  particuliers  ,  mais  le  faîte 
même  des  Eglifes ,  dont  il  y  a  grand  nombre  dans  la  ville. 
Outre  ces  ouvrages ,  les  Allemans  y  avoient  fait  quantité 
de  tours  de  bois  qu'ils  avoient  revêtues  de  gazon  pour  les 
garantir  du  feu  .  Zamoski  ayant  reconnu  la  fituation  de  la 
place  du  côté  de  Toropecz  &  de  la  Mofcovie  ultérieure  , 
courut  rifque  d'être  pris  par  la  garnifon  en  revenant  au 
quartier  du  Roi,  pour  lui  rendre  compte  de  ce  qu'il  avoit 
remarqué  ;  àc  Jean  Bornemifla  un  des  premiers  Officiers  des 
troupes  Hongroifes  eut  beaucoup  de  peine  à  fe  tirer  de  leurs 
mains. 

Le  Roi  bien  inftruit  delà  nature  du  lieu  fit  marcher  fon 
armée,  enfeignes  déployées,  vers  l'endroit  où  le  fleuve  bai- 
gne la  citadelle  du  côté  du  Midi  ,  pendant  que  Zamoski 
faifoit  marcher  de  l'autre  côté  fes  troupes  à  qui  il  faifoit  oc- 
cuper un  vafte  terrain  ,  afin  que  le  fpe&acle  terrible  de  cette 
armée  diviféeen  tant  de  grands  corps  portât  la  terreur  dans 
le  cœur  des  affiégés.  Le  duc  de  Moicovie  incertain  fî  les 
Polonoisen  vouloient  à  Smolensko  ou  à  Luki  ,  avoit  ordon- 
né au  général  Kilcow  de  faire  aflembler  fon  armée  à  To- 
ropecz, &  il  avoit  envoyé  pour  commander  en  chef  dans 
Luki,  Knez  Théodore  Obalinski  Likow,&  fous  lui  Michel 

KafTen  t 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIÏ.     317 

Kaflen,&  Okfackow  :  mais  comme  il  ne  fe  fîoic  pas  tout  à  fait 

à  eux  ,  il  envoya  Jean  Wicickhowe  Ton  premier  Chamb.-llan  Henri 

pour  obferver  ceux  qui  commandoient  dans  Luki  ,■  &  De-       III. 

metrius  CeremifTa  pour  examiner  la  conduire  du  gênerai     Ifon 

Kirko^. 

Avant  que  les  Polonois  eufîent  achevé  leurs  retranche- 
mens,  les  Ambafîàdeurs  du  grand  Duc  arrivèrent  au  camp. 
Ils  étoient  venus  d'abord  à  Surafs,  6c  c'étoit-là  qu'ils  comp- 
toient  avoir  audience  du  roi  de  Pologne  ,  ayant  déclaré  que 
Ci  ce  Prince  étoit  une  fois  entré  fur  les  terres  de  leur  maître, 
ilsnepourroient  plus  lui  expliquer  les  ordres  qu'ils  avoient  : 
mais  les  Polonois  leur  ayant  dit  qu'ils  étoient  les  maîtres ,  6c 
que  s'ils  vouloient  s'en  retournera  Mofcou,perfcnne  ne  les  en 
empêcheroit  ,•  comme  ils  ne  vouloient  pas  s'en  retourner 
iàns  rien  faire,  ils  auroient  voulu  par  une  diffimulation im- 
pertinente 6c  ridicule ,  qu'on  leur  eût  fait  une  efpéce  de 
violence ,  afin  qu'il  parût  qu'il  n'avoitpas  été  en  leur  pou- 
voir d'exécuter  leurs  ordres  :  mais  tout  cela  ayant  été  re- 
jette ,  on  leur  donna  enfin  audience  le  dernier  jour  d'Août  j 
6c  comme  ils  ne  difoient  rien  de  nouveau  6c  qu'ils  décla- 
roient  toujours  qu'ils  ne  s'expliqueroient  point  que  l'armée 
de  Pologne  ne  fût  fortie  des  terres  des  Mofcovites ,  le  Roi 
les  congédia  ,  6c  commença  le  fiége  de  la  manière  qu'il 
avoit  concerté  avec  Zamoski  ,  &  il  lui  donna  pour  cela 
toute  l'infanterie  Polonoife  6c  Hongroife.  La  dernière  paffa  le 
fleuve  fous  la  conduite  de  BornemiiTa  qui  commandoit  l'ar- 
tillerie ,  de  d'Etienne  Caries  qui  avoit  fuccédé  à  Michel  Va- 
dafy  ,  6c  alla  prendre  fon  quartier  du  côté  du  Couchant  :  il 
en  pofta  lui-même  une  partie  vers  le  bas  de  la  rivière  ,  où. 
étoit  l'ancienne  ville,  êc'û  leur  ordonna  de  faire  des  lignes 
&:  de  fe  fortifier  :  mais  l'infanterie  Polonoife  n'étant  pas  ar- 
rivée auffi  vite  qu'il  l'avoit  crû,  ces  ouvrages  fe  firent  fi  len- 
tement,que  la  garnifon  ayant  fait  une  fortie  pendant  ce  tems- 
là  ,  S>c  n'ayant  trouvé  à  la  tranchée  que  des  foldats  de  nou- 
velles levées,les  mit  en  défordre ,  &c  prit  leur  drapeau ,  après 
quoi  elle  fe  retira  promptement  dans  la  citadelle.  Cette  perte 
au  fond  très-légère ,  6c  qui  ne  regardoit  que  le  point  d'hon- 
neur ,  fut  réparée  au  moment  que  les  troupes  arrivèrent  : 
car  dès  la  nuit  fuivante  les  batteries  furent  en  état ,  6c  fur 
l'orne  y  m.  G  g  g 


4i  8  HISTOIRE 

.  ,  l'avis  de  Zamoski  on  perça  Pefpace  qui  étroit  entre  le  Lou- 

Henri  vac  &  le  lac  du  côté  de  l'Orient ,  afin  que  le  folié  étant  mis 
III.  à  fec  les  foldats  pufïènt  aller  commodément  à  l'ailaut.  On 
i  580.  tira  cnfuite  quelques  boulets  rouges  qui  mirent  le  feu  dans 
la  ville  :  mais  il  fut  éteint  à  l'înftant  par  l'humidité  des  ga- 
zons qu'on  jetta  deflus.  Cependant  les  ambaflàdeurs  Mof. 
covites  qui  étoient  dans  le  camp  du  Roi ,  effrayés  de  voir 
la  ville  en  flammes  demandèrent  une  audience  qu'on  leur 
donna  le  lendemain  :  mais  le  feu  s'étant  éteint  dans  l'inter- 
valle ,  &  leur  effroi  s'étant  difTipé ,  voici  ce  qu'ils  propoférent: 
Que  le  Roi  feroit  cefïèr  les  hoft ilités  :  Qu'il  auroit  la  Cur- 
lande  &:  Riga:  ils  y  ajoutèrent  encore  Poloczko,  &  enfin 
Ozierzifcie ,  pour  tenir  lieu  de  rançon  pour  les  prifonniers  : 
mais  de  tout  ce  qu'ils  cédoient  ainfi,iln'y  avoit  que  cette 
dernière  place  qui  fut  en  leur  pouvoir.  Le  Roi  ayant  rejet- 
té  toutes  ces  proportions ,  les  AmbafTadeurs  dirent  qu'ils  ne 
doutoient  pas  que  leur  maître  n'en  accordât  de  plus  avan- 
tageufes ,  fi  on  vouloit  leur  permettre  de  lui  envoyer  un  Cou- 
rier ,  &:  accorder  une  trêve  jufqu'à  fon  retour.  Ce  dernier 
article  ne  déplaifoit  pas  aux  Lithuaniens ,  parce  que  leur 
pais  étant  le  théâtre  de  la  guerre ,  non-feulement  les  dé- 
penfes  préfentes  du  fiége  retomboient  fur  eux  3  mais  encore 
celles  qu'il  faudroit  faire  à  l'avenir  pour  garder  leur  con- 
quête fi  la  ville  étoit  prife.  Le  Roi, qui  n'étoit  pas  de  cet 
avis ,  voulant  fe  débarrafFer  de  leurs  importunités  ,  fit  venir 
Zamoski,  &  lui  demanda  ce  qu'il  penfoit  du  fiége.  Ce  Gé- 
néral répondit  qu'en  fait  de  guerre  tout  étant  incertain ,  il 
nepouvoit  rien  promettre  d'abfolument  fur:  mais  qu'il  avoît 
tant  de  confiance  dans  la  fortune  du  Roi  èc  dans  la  va- 
leur des  troupes  ,  qu'il  ne  doutoit  pas  que  la  fin  du  fiége  ne 
fût  heureufe,  fî  on  le  continuoit  avec  vigueur.  Là-defîus  le 
Roi  lui  ordonna  de  le  continuer ,  &  il  permît  aux  AmbafTa- 
deurs d'envoyer  un  courier  à  leur  maître.  Pendant  ce  tems- 
là  les  Hongrois  furent  commandés  pour  monter  la  tran- 
chée ,  &  eurent  ordre  de  préparer  une  mine  du  côté  d'em- 
bas  :  dès  qu'elle  fut  en  état ,  on  jetta  à  la  hâte  un  pont  fur  le 
lac  à  l'endroit  où  il  étoit  le  plus  droit ,  &:  avant  qu'il  fût 
jour  on  mit  le  feu  à  la  mine,  qui  en  fautant  embrafa  la  tour 
oppofée ,  fit  tomber  le  gazon  dont  elle  étoit  revêtue  ,  &c 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.    419 

découvrit  le  mur  de  la  ckadelle.  Le  combat  fut  vigoureux 
entre  les  Polonois  qui  lançoient  des  feux  d'artifice ,  &  les  Henm 
Mofcovites  qui  éteignoient  le  feu  à  mefure  qu'il  prenoit  en  III. 
quelque  endroit  -y  la  nuit  qui  furvint  les  fépara,  ayant  ôcé  1  ç8o. 
aux  Polonois  le  moyen  de  îè  fervir  de  leurs  arquebufes,  qui 
incommodoient  fort  les  affiégés  ,  &  donné  aux  Mofcovites 
le  tems  d'arrêter  l'incendie  dont  la  ville  étoit  menacée.  De 
l'autrerôté  leurs  retranchemens  étoient  entièrement  ruinés, 
6c  les  madriers  dont  leur  artillerie  étoit  couverte  avoient 
été  renverfés  de  déflus  le  rempart.  Zamoski  fit  pouilèr  la 
tranchée  jufqu'au  principal  baftion  ,  &  propofaune  récom~ 
penfepour  tous  ceux  qui  voudroient  prendre  le  hoïau,&  tra- 
vailler à  remuer  la  terre  $&  pour  empêcher  les  forties  de  la 
garnifon ,  il  donna  ordre  à  Wibranow  de  fe  pofter  fur.  le 
bord  de  la  rivière  avec  un  détachement  d'arquebulîers  choi- 
sis. Il  y  eut  encore  là  uneadion  très-vive,  où.  les  affiégeans 
eurent  l'avantage,  &  prirent  un  officier  Mofcovite  nommé 
Sabin  Noflbw  ,  qui  y  fut  dangéreufement  bielle ,  après  avok* 
long -tems  combattu  avec  beaucoup  de  bravoure.  On  le 
queftionna  fur  l'état  de  la  place  $  il  en  exaggéra  beaucoup 
la  force  pour  ôteraux  Polonois  l'envie  de  continuer  le  fîége^ 
&:  dit  qu'il  ne  falloit  pas  juger  de  cette  citadelle  par  celles, 
dont  ils  s'étoient  rendus  maîtres  jufqu'alors  :  Qu'elle  avoic 
un  rempart  très-épais ,  &;  des  tours  fi  bien  couvertes  de  ga- 
zon ,  qu'elles  ne  craignoient  ni  le  canon  ni  le  feu  :  Que  le 
baftion  qu'ils  attaquoient  valoit  lui  feul  une  des  plus  fortes 
citadelles  ,  que  chacun  de  fes  côtés  étoit  garni  de  trois 
rangées  de  poutres  d'une  grandeur  énorme  :  Que  le  rem- 
part étoit  revêtu  d'un  gazon  très-épais ,  &  qu'il  n'étoitpas 
poffible  de  le  miner,  tant  parce  que  le  fond  du  terrain  étoit 
marécageux,  que  parce  que  les  fondemens  étoient  faits  de 
grolTes  poutres  &  de  pierres  très-folides.  Zamoski  fçut  pro- 
fiter de  tous  ces  avis  pour  preflèr  les  travaux  qu'il  devoit 
faire  :  car  dès  le  commencement  plufïeurs  ayant  propofé 
d'avoir  recours  aux  mines ,  il  s'y  étoit  oppofé  par  les  rai- 
fons  qu'on  vient  d'entendre.  Au  refte ,  il  jugeoit  que  plus  on 
avoit  rafTemblé  de  bois  dans  un  endroit,  plus  il  feroitaifé  que 
le  feu  y  prît ,  &c  qu'il  agiroit  même  avec  d'autant  plus  de  vio. 
lence, qu'il  trouveroit  plus  de  matière  propre  à  s'enflammen 


4îo  HISTOIRE 

-  Là-deiîus  îl  fait  tirer  un  nouveau  folTé  le  long  de  la  rivière  5 

Henri  il  y  place  un  détachement  pour  s'oppofer  aux  forties  •  6c 
III.  ayant  fait  palier  fon  canon  de  l'autre  côté  du  fleuve  contre 
1  î8o.  ^a  Porte  de  derrière  du  fort,  il  y  fit  porter  des  faicines en- 
tourées d'étoupes  &  frotées  de  louffre  èc  de  poix.  Il  char- 
gea Staniflas  Koftka  du  foin  de  mettre  le  feu  à  la  tour  ^  &: 
pour  y  arriver  il  fit  marcher  des  foldats  un  à  un  avec  leur 
Loïau  pour  jetter  en  bas  le  gazon  ,  ôc  faciliter  l'approche  de 
la  tour.  On  combattit  long-tems  à  une  fenêtre  qui  y  avoir 
été  faite  autrefois ,  avant  qu'on  l'eût  revêtue  de  gazon.  On 
commença  alors  à  y  porter  des  torches  ardentes ,  que  Chrif- 
tophlè  Rofdrazewski  gouverneur  de  Larcie  ,  qui  corn- 
mandoit  en  l'abfence  de  Zamoski  ,  avoir  fait  préparer 
avec  une  extrême  diligence.  Les  Mofcovites  couverts 
de  cuirs  mouillés ,  &:  de  tout  ce  qu'ils  pouvoient  imaginer 
qui  pût  les  défendre  du  feu  ,  alloient  hardiment  audevanc 
de  ces  torches  3  &  Zamoski  le  trouvant  par  tout ,  le  com- 
bat le  foûtint  de  part  &c  d'autre  pendant  une  grande  partie 
du  jour  fans  qu'il  parût  d'incendie.  De  l'autre  côté  les  Hon- 
grois demandant  avec  de  grandes  inftances  la  permiffion 
d'attaquer,  &  Zamoski  étant  d'avis  qu'il  falloit  en  parler 
au  Roi  auparavant, les  Mofcovites  ayant  eu  quelque  foup- 
çon  de  leur  defTein  pointèrent  du  canon  de  ce  côté-là.  A 
la  fin  le  feu  prit  à  la  tour  ,  &  avec  d'autant  plus  de  vio- 
lence ,  qu'on  avcit  empêché  plus  long-tems  fon  a&ion  j  en 
forte  que  ceux  des  affiégés  qui  voulurent  entrer  dans  la  tour 
pour  l'éteindre ,  furent  à  Pinftant  étouffés  par  la  puanteur 
&  par  la  fumée.  Le  gazon  ne  pouvant  plus  réfifter ,  l'incen- 
die commença  à  s'étendre  -,  fur  les  neuf  heures  du  foir  le 
feu  avoit  déjà  gagné  l'églife  du  Sauveur ,  qui  étoit  la  plus 
près  du  fort  que  l'on  attaquoit  •  &:  fautant  de-li  fur  le  faite 
des  Eglifes  d'alentour, il  commençoit  à  embrafèr  les  toits 
des  maifons  contigues.  Alors  Zamoski  craignant  que  l'ar- 
mée ennemie ,  qui  n'étoit  pas  éloignée  ne  vînt  l'attaquer , 
fortifie  tous  fes  poftes  y  fait  avancer  des  corps  de  cavalerie 
au  de-là  des  retranchemens  des  Hongrois  &,  des  Polonois  ; 
il  met  toutes  fçs  troupes  en  bataille  au  milieu  de  fon 
camp  3  &  pour  empêcher  que  la  ville  ,  tant  de  provisions  de 
guerre  &  de  bouche  qui  étoient  dedans  >  tant  de  butin- 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.    £z*" 

deftiné  à  récompenfer  les  foldats ,  ne  pérît  par  le  feu,  il 
exhorte  les  afTiégés  à  fe  rendre  :  ils  le  vouloient  bien  -  mais  Henri 
ils  demandoient  des  conditions  aufïi  avantageufes  ,  qu'ils  au-  III. 
roient  pu  faire  au  commencement  du  fiége.  Zamoski  retint  i  58c, 
le  Prêtre  qui  étoit  venu  de  leur  part  faire  des  proportions, 
fk.  il  leur  envoya  Paul  Julan  &  Chriftophle  Diowie ,  pour 
leur  faire  envifager  l'état  où  étoit  leur  ville ,  &  que  le  feul 
parti  qu'ils  avoient  à  prendre  étoit  de  fe  remettre  entière- 
ment à  la  clémence  du  Roi.  Pendant  qu'on  diiputoit  fur  les 
conditions ,  le  lendemain  dès  le  point  du  jour  le  Roi  ac- 
compagné des  Sénateurs  vint  au  camp  fuivi  d'une  multi- 
tude confufe  de  valets ,  de  goujats ,  qui  s'efforçoient  de  mon- 
ter ïùr  le  rempart  pour  courir  au  butin.  Les  Hongrois  in- 
dignés que  cette  canaille  ,  qui  n'avoit  eu  aucune  part  aux 
travaux  &;  aux  dangers ,  allât  en  recueillir  tout  le  fruit  , 
crioient  tout  haut  qu'il  étoit  enfin  tems  de  punir  les  Mof- 
covites ,  6c  de  venger  dans  leur  fang  la  mort  d'un  fi  grand 
nombre  de  foldats  de.  leur  nation  ,  &c  d'autres  qu'ils  avoient 
fait  périr  par  les  tourmens  les  plus  cruels  &  les  plus  extra- 
ordinaires. Après  quoi  ils  entrent  avec  furie  dans  la  ci- 
tadelle ,  &;  font  main  baffe  fur  tout  ce  qui  fe  rencontre  : 
\qs  Polonois  à  leur  exemple  en  font  autant.  Il  n'échapa  que 
trois  Officiers  avec  Jean  Wieskou.  Comme  ce  dernier  avoit 
le  fecret  de  fon  maître ,  Zamoski  le  queftionna  beaucoup.  Luki  pris  de 
Wieskou  perfuadé  qu'on  l'alloit  faire  mourir  dans  les  tour*  ' 
mens ,  comme  on  a  coutume  de  faire  chez  les  Mofcovites  , 
ayant  apperçu  George  Farenfbeck,  qu'il  avoit  connu  en 
Mofcovie ,  court  à  lui  ,  pour  le  fupplier  d'intercéder  en  fa 
faveur:  les  Hongrois  croyant  qu'il  vouloit  fe  fauver  le  tuèrent 
malheureufement. 

Pendant  ce  tems  là  le  feu  avoit  déjà  gagné  la  tour  où 
étoit  le  magafin  âçs  poudres  ,  &  le  foldat  occupé  à  piller 
ne  fongea  à  rien  moins  qu'à  l'éteindre  :  ainfî  le  feu  ayant 
pris  aux  poudres ,  la  tour  &:  tous  les  bâtimens  voifins  fau- 
tèrent avec  un  fracas  épouvantable ,  &.  enfevelirent  un  grand 
nombre  d'hommes  fous  leur  ruine  :  tous  les  canons,  toutes 
les  armes  que  les  Mofcovites  avoient  enlevées  autrefois  des 
dépouilles  de  la  Livonie ,  &:  qu'ils  avoient  entafTées  en  ces 
endroit,  furent  perdues  ou  gâtées.  Ceci  arriva  le  cinq  de 


4ii  HISTOIRE 

«gy     '    ?  Septembre.   On   donna  ordre    aux  goujats  d'enterrer  les 
He  nui    morts  ,  qu'on  trouva  entafTés  par  monceaux  fous  ces  ruines. 
III.       Le  Roi  fit  combler  la  tranchée  qu'on  avoit  faite  pour  Pat- 
1580.     caque  de  la  citadelle  ,  &  enfui  te  il  la  fit  rétablir  &  fortifier 
de  nouveau  ^  fans  quoi  il  ne  paroiiïoit  pas  poifible  de  gar- 
der le  pais  dont  on  s'étoit  rendu  maître.  On  chargea  de  ce 
foin  l'ingénieur  Dominique  Rodolfin  de  Camerino.  Il  rit  un 
plan  des  ouvrages  qu'il  falloit  faire  ,  &  le  Roi  les  partagea 
entre  les  Polonois  ,  les  Hongrois  &  les  Lithuaniens ,  ne  dou- 
tant pas  que  l'émulation  de  ces  trois  nations  ne  contribuât 
beaucoup  à  la  promptitude  de  l'exécution. 

L'armée  Mofcovite  étoit  toujours  à  Toropecz  fans  rien 
faire  ,  ayant  ordre  de  ne  point  rifquer  d'affaire  générale  , 
mais  de  le  contenter  de  prendre  ceux  qui  s'écarteroientaux 
fourrages ,  &  de  traverfer  les  deileins  des  ennemis.  Le  Roi 
envoya  contre  eux  Jean  Sbarafî  accompagné  de  George 
Barbel ,  &  d'Albert  Kirali.  Ces  trois  Généraux  à  la  tête 
d'un  détachement  de  Polonois,  de  Hongrois,  &  d'Allemans 
commandés  par  Farenfbeck,  parlèrent  la  rivière  à  Toropecz, 
attaquèrent  les  Mofco vîtes- ,  les  mirent  en  fuite,  leur  tuèrent 
cinq  cens  hommes  ,  &  firent  deux  cens  prifonniers ,  entre 
lefquels  étoient  Ceremûla&  Jean  Nafciokin  ,  dont  j'ai  par- 
lé ci-devant.  Dans  le  même  tems  Philon  Kimita  palatin  de 
Smolensko  faifoit  des  coudes  dans  ce  Palatinat  avec  un  gros 
détachement  de  cavalerie  légère  :  mais  l'armée  Mofcovite 
ayant  marché  à  lui ,  il  tua  fes  prifonniers  ,  encloùa  ion  ca- 
non ,  &  le  retira  à  Orfa.  Dans  le  tems  que  le  Roi  étoit  à 
Uf\viata,il  avoit  donné  ordre  à  Nicolas  Dorohaftaïski  pa- 
latin de  Poloczko  d'aller  fe  fiifîr  de  Newel  ,  parce  qu'il 
vouloit  prendre  cette  route  pour  retourner  dans  les  Etats. 
Prifede  Newel  eft  audeffus  de  Luki  du  côté  de  la  Lithuanie  vis- 

Newci.  à- vis  du  lac ,  d'où  fort  la  rivière  de  Newel.  Cette  ville  eft. 
renommée  par  la  bataille  qui  s'y  donna  du  tems  de  Sigifmond 
Augufte.  Comme  on  n'employoit  à  ce  fiége  que  les  nou- 
velles levées  de  Lithuanie,  il  n'étoitpas  fort  avancé.  Après  la 
prife  de  Luki,  le  Roi  y  envoyaBornemilîa  avec  les  troupes  de 
Hongrie ,  &  quelques  pièces  de  gros  canon  ;  il  continua  la 
tranchée  que  les  Lirhuaniens  avoient  commencée ,  &  la  pouf 
fajufqu'au  foiïe  qui  entourojt  le  château  du  côté  de  la  terre 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  L'XXII.     415 

ferme ,  &  s'avançant  à  îa  fappe ,  il  avoir  rencontré  un  pilous  ■"■ • 

compofé  de  groiîès  poutres  enfoncées  6c  liées  enfemble  par  Henri 
d'autres  qu'on  avoit  mifes  en  travers.  Cette  charpente  éle-  III. 
vée  de  dix  pieds  6c  couverte  de  terre  depuis  le  bas  jufqu'en  j  r  g0# 
haut  avoit  été  faite  par  les  Mofcovites,  pour  fervir  de  rem- 
part au  foffé.  Bornemïflà  faiiànt  travailler  fans  relâche  à 
coups  de  haches ,  avoit  enfin  ruiné  cette  charpente ,  6c  écar- 
té tout  le  bois  avec  un  11  grand  firence ,  que  les  aiîiégés  ne 
s'en  appercurent  que  lorfque  les  foldats  qu'il  avoit  envoyés 
pour  brûler  les  murailles  de  la  forterelfe  commencèrent  à  • 
y  mettre  le  feu  :  la  garnifon  en  fut  iî  effrayée,  que  malgré 
les  remontrances  de  ïès  Officiers  elle  fe  rendit  fur  le  champ. 
Le  feu  fut  incontinent  éteint.  C'eft  ainfi  que  ce  fort  fans  être 
endommagé  fut  réduit  fous  la  puiiTance  du  roi  de  Poloo-ne. 
Ce  Prince  prêt  à  quitter  ce  pais  avoit  une  inquiétude  :  il 
prévoyoit  que  les  garnifons  de  Toropecz  6c  de  Savolocze 
troubleraient  fa  nouvelle  conquête  -,  qu'il  ne  devoit  pas 
compter  fur  la  fidélité  des  peuples  de  la  campagne  qui  ve~ 
noient  de  changer  de  maître  3  que  la  garnifon  de  Lukï 
étant  féparée  de  la  Lithuanie  par  de  vaffes  folitudes,  6c 
ayant  toujours  fur  les  bras  les  troupes  Mofcovites  qui  fe- 
raient dans  Toropecz  6c  dans  Savolocze  ,  ferait  pour  ainfî 
dire  toujours  inveftie  ^  6c  que  n'ayant  aucun  fecours  à  eipé- 
rer ,  elle  fe  trouverait  réduite  à  de  grandes  extrémités.  D'ail- 
leurs la  conquête  de  Pleskow  faifant  partie  du  projet  qu'il 
avoit  formé  ,  Savolocze  qui  fe  trouvoit  fur  fon  paifage  l'em- 
barrafToit  :  car  cette  ville  eft  fîtuée  dans  une  ifle  formée  par 
un  lac ,  d'où  fort  la  rivière  de  Welica  ,  qui  ayant  pafîè  à. 
Opolzka ,  enfuite  à  Oftrow  6c  à  Pleskow  ,  va  tomber  un  peu 
audeflbus  dans  le  lac  Peybas  ;  de  forte  que  Savolocze  eft  à 
proprement  parler  à  la  tête  du  chemin  de  Pleskow  ,  où  le 
Roi  avoit  defléin  d'aller,  &;  il  y  avoit  apparence  que  le  fîége 
de  Savolocze  l'arrêterait  long-tems ,  la  place  étant  forte,  6c 
la  faifon  avancée  :  car  les  brouillards  6c  les  pluies  commen- 
cent en  ces  païs-là  des  la  fin  de  Septembre  j  &;  les  pluies 
d'automne  étoient  d'autant  plus  à  craindre  cette  année,  que 
l'été  avoit  été  fort  fec.  Cependant  il  donna  ordre  à  Zamos- 
ki  de  marcher  de  ce  côté-là  ,  6c  de  prendre  fon  parti,  fui- 
vant  qu'il  trouveroit  les  chofes  difpolées  ?de  former  le  fiége 


4«-4  HISTOIRE 

s'il  voyoir  quelque  efpérance  de  réuflîr  j  &:  s'il  défefpéroit 
H  en  ki  dufuccès,de  prendre  fa  route  par  les  hauteurs  qui  font 
III.  fur  la  droite,  &  de  fe  retirer  en  Lithuanie.  Il  renforça  fon 
i  5S0.  armée  de  cinq  cens  fantaffins  Hongrois,  &  d'une  compa- 
gnie de  cavalerie  ,  commandée  par  Gabriel  Bekes  frère  de 
Gafpard  mort  Tannée  d'auparavant. 

Lorfque  la  citadelle  de  Luki  fut  en  état,  &C  qu'elle  eut  été 
bien  garnie  de  troupes ,  d'artillerie  &c  de  vivres ,  le  R.oi  en 
donna  le  gouvernement  à  Philon  Kimita ,  &c  s'étanc  mis  en 
chemin  il  arriva  en  trois  jours  de  marche  à  Newel. 

Les  ambafTadeurs  Mofcovites  ayant  enfin  reçu  de  .leur 
maître  des  lettres  d'une  longueur  énorme  les  préfentérent 
au  roi  de  Pologne  le  onze  d'Octobre.  Après  une  longue  ôc 
ennuieufè  répétition  de  tout  ce  qui  étoit  contenu  dans  les 
dépêches  précédentes  ,  le  Czar  qui  voyoit  bien  que  le  roi 
de  Pologne  vouloit  avoir  la  Livonie  en  entier,  tâchoit  de 
prouver  que  c'étoit  à  lui  qu'elle  devoit  appartenir  -y  pour  cela 
il  fe  faifoit  defeendre  d'un  certain  Swentoflas ,  fils  de  Mi- 
ciflas  :  ce  Swentoflas  ,  difoit-il ,  s'appelloit  Jurg  ,  avant  qu'il 
£e  fût  fait  Chrétien  &  qu'il  eût  été  baptifé  •  c'efi  ce  Jurg  fé- 
lon lui ,  qui  a  fondé  la  ville  ou  la  forterefle  de  Jurg-Horod, 
que  les  Allemans  appellent  Derpt ,  &  c'en:  par-là  que  la  Li- 
vonie lui  appartient  comme  étant  l'unique  héritier  de  ce 
Miciflas  ,  dont  il  eft  ifTu  par  une  fuite  de  defeendans  fort 
longue ,  mais  en  même  tems  fort  certaine.  Ce  Prince  qui 
donnoit  aux  rois  de  Pologne  ,  prédécelleurs  du  roi  régnant, 
le  titres  de  frères,  n'avoit  jamais  donné  à  celui-ci  que  le  titre 
de  voifin  :  mais  depuis  il  mit  entre  les  conditions  qu'il  pro- 
pofoit  pour  la  paix ,  qu'à  l'avenir  il  le  traiteroit  de  frère. 
Etienne  lui  répondit  qu'il  fe  foucioit  fort  peu  qu'il  lui  don- 
nât le  nom  de  frére$  pourvu  qu'il  lui  donnât  la  Livonie  ,  qui 
étoit  le  fujet  de  la  guerre  entre  eux.  Dans  ces  dernières 
lettres  non-feulement  il  lui  donnoit  le  titre  de  frère  -y  mais 
il  déclaroit  qu'il  l'appelleroit  toujours  ainfî  ,  quand  même 
il  ne  le  voudroit  pas.  Les  autres  conditions  qu'il  propofoit, 
étoient  de  partager  le  titre  de  la  Livonie  avec  le  roi  de  Po- 
logne ,  &  de  lui  céder  dans  cette  Province  quatre  forterefîes, 
entre  lefquellcs  feroit  Kockenhaus ,  pourvu  que  le  roi  de 
Pologne  confentît  à  lui  rendre  Luki ,  Welilch  àc  Newei 

qui 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIL       415 

qui  étoient  de  l'ancien  domaine  des  princes  de  Mofcovie.  Les  ~ L ! 

Ambafîàdeurs  ayant  fait  entendre  qu'ils  avoient  des  ordres  Henri 
encore  plus  étendus ,  on  leur  donna  audience  le  lendemain,       III. 
&  aux  quatre  forterellès  déjà  offertes  ils  en  ajoutèrent  encore      1580, 
iïx  autres,  entre  lefquelles  étoient  Rommeberg  ,  les  cinq 
autres  n'étoient  que  des  bicoques. Comme  ils  ne  failoient  point 
voir  d'autres  ordres ,  &  qu'on  n'étoit  pas  content  de  leurs 
proportions ,  la  conférence  fut  rompue  ;  on  leur  permit  feu- 
lement de  fuivre  le  Roi  en  Lithuanie,  &  de-là  en  Pologne, 
en  attendant  qu'ils  reçuifent  de  nouveaux  ordres  de  Molcou. 

Après  la  prife  de  Luki  6c  de  Newel  il  nereftoit  plus  de  Prife  de 
ce  coté-là  qu'Azierzijcie  ,  le  palatin  de  Vilna  s'étant  pré-  Saw0;0CZCî 
fente  devant  cette  ville ,  la  garnifon  fe  rendit  avant  que  le 
Roi  fût  forti  de  Newel.  Pendant  ce  tems-là  Zamoski  s'é- 
tant approché  de  Sawolocze  ,  la  garnifon  mit  le  feu  à  la 
ville  ,  6c  coupa  le  pont  par  où  elle  tenoit  à  la  citadelle ,  qui 
eft  au  milieu  d'un  lac.  C'en:  la  rivière  de  XY^elika ,  qui  en  fe 
débordant  forme  ce  lac,  qui  eft  toujours  plein  d'eau,  ôc  il 
large,  qu'à  l'endroit  le  plus  étroit  il  a  plus  de  trois  cens  pas. 
Zamoski  en  ayant  bien  examiné  le  circuit ,  trouva  que  du 
côté  du  Midi  il  y  avoit  dans  le  même  lac  une  autre  ifle 
vis-à-vis  de  la  citadelle  ,  que  ce  pofte  étoit  très-fort ,  étant 
défendu  de  plusieurs  côtés  par  le  lac  même ,  Se  dans  le  refte 
de  fon  circuit  par  les  débordemens  de  la  rivière ,  qui  for,- 
xnent  comme  un  fotfè  naturel ,  &  que  de-là  à  la  citadelle  le 
trajet  étoit  fort  petit.  Il  crut  donc  que  s'il  y  faifoit  pafTèr 
fon  armée  ,  il  auroit  en  même  tems  deux  avantages ,  le  pre- 
mier d'être  campé  dans  un  lieu  très-fort  par  ion  affrète , 
&  l'autre  d'y  faire  très- commodément  le  fiége  de  la  cita- 
delle. Cette  réfolution  prife  ,  le  lendemain  ayant  rangé  fon 
armée  fur  le  plus  grand  terrain  qu'il  put  ,  pour  donner  à 
l'ennemi  une  grande  idée  du  nombre  de  fes  troupes ,  il  pafla 
dans  Tifle ,  enfeignes  déployées  ,  de  s'y  retrancha.  Il  y  avoit 
de  ce  côté-là  trois  efpéces  de  baftions ,  qui  n'étoient  pas 
revêtus  de  gazon ,  mais  couverts  légèrement  d'argiile  à  l'an- 
cienne manière  ;  ce  qui  fit  croire  à  Zamoski  que  lorfqu'on 
auroit  fait  tomber  cet  enduit ,  le  bois  fec  qu'il  couvroit , 
prendroit  aifément  feu  ,  &  que  ce  prodigieux  a/Temblage 
de  bois  étant  une  fois  allumé  feroit  un  incendie  effroyable* 

Tome  FUI.  H  h  h 


4ié  HISTOIRE 

?^?^!^  qui  fe  communiquèrent  bientôt  à  tout  le  refte.  Ce  qui  for- 
Henui  tifioit  encore  Ton  efpérance ,  étoit  la  conduite  que  tenoit 
III.       Sabourow  Gouverneur  de  la  place,vieux  Capitaine  fort  ex- 
1580.     périmenté  :  car  pour  ménager  la  poudre  &:  les  troupes ,  il  fe 
tenoit  à  couvert  dans  fon  ïort ,  fans  faire  le  moindre  bruit} 
ce  qui  marque  ordinairement  parmi  les  Mofcovites  que  l'é- 
pouvante  eft  grande.  Cependant  à  l'arrivée  des  Polonois 
quelques  fourragenrs  étant  tombés  entre  les  mains  ,  il  les 
avoit  fait  mettre  en  pièces,  de  avoit  fait  jetter  leurs  corps 
ainfi  hachés  du  haut  de  la  citadelle  en  bas  pour  intimider 
les  Polonois  par  cette  barbarie. 

Zamoski  le  difpofant  à  attaquer  la  citadelle  chargea 
Nicolas  Vrovecz  de  faire  faire  un  radeau ,  &  il  rit  pointer 
tout  fon  canon  à  l'endroit  où  le  lac  étoit  le  plus  étroit  5  de 
manière  qu'il  battoit  tout  autour  de  la  place  en  droite  ligne, 
&  que  les  Mofcovites  ne  pouvoient ,  ni  faire  de  forties ,  ni 
même  paroître  fur  leurs  ouvrages.  Toutes  ces  difpofitions 
étant  faites,  il  commença  l'attaque.  La  citadelle  étoit  bâtie 
fur  une  hauteur  ,  où  l'on  montoit  par  une  pente  douce  ; 
tout  le  terrain  qui  s'étendoit  depuis  le  bas  juîqu'au  foffé  de 
la  place ,  avoit  été  fortifié  par  les  Mofcovites ,  d'abord  d'une 
paliiïade  de  pieux  très-hauts ,  &  enfuite  de  deux  rangées  de 
gros  pieux  fourchus  très-pointus,  entre  lefquels  ils  avoient 
laifTé  un  petit  efpace  vuide.  Zamoski  de  Ion  coté  ayant  ra- 
maflTé  tout  ce  qu'il  put  de  couvertures  &  de  houfles  de  che- 
vaux ,  il  en  emplit  des  facs,  &  il  recommanda  aux  foldats 
que  dès  qu'ils  lèroient  pafîes  dans  Pille  de  la  citadelle  ,  ils 
ne  manquaient  pas  de  jetter  ces  fies  fur  ces  pieux  four- 
chus ,  afin  qu'étant  à  couvert  là  deiîbus  ,  ils  puffent  fe  re- 
trancher ,  repoufler  l'ennemi ,  5c  mettre  le  feu  à  leurs  ou- 
vrages de  bois.  On  fit  enfuite  avancer  le  radeau  avec  des 
perches  j  mais  il  fe  trouva  trop  court ,  en  forte  qu'il  fallut  le 
retirer:  pendant  ce  tems-là  il  fallut  efluyer  un  combat,  où 
Chriftophle  Rozdrazowski  fut  tué  d'un  coup  d'arquebufe 
qu'il  reçut  audeiîus  de  l'œil  droit.  Le  radeau  étant  racom- 
modé  Vrovecz  fe  chargea  de  le  conduire  avec  un  détache- 
ment  de  troupes  choifies.  Dès  qu'on  Peut  pouffe  jufqu'à  l'au- 
tre bord  ,  les  foldats  couverts  de  leurs  facs  re  jettent  i 
terre  ,  attaquent   &   culbutent   la   garde   ennemie   qu'ils 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.      427 

trouvèrent  fur  le  bord  ,  6c  les  Hongrois  ayant  fauté  en  bas  * 

du  pont  du  radeau  ,  coupent  à  coups  de  haches  la  première  H  E  m  r.  1 
haye  de  pieux  qui  étoit  iur  le  bord  du  lac.  Après  ce  pre-       III. 
mier  fuccès  ne  voulant  point  perdre  de  tems,  parce  que  la      j  cg0c 
faifon  commençoit  à  être  fâcheufe,  au  lieu  de  jetter  leurs  lacs 
fur  les  pieux  fourchus  &;  de  fe  retrancher ,  fuivant  l'ordre 
que  leur  en  avoit  donnéHeur  Générales  vont  témérairement 
mettre  le  feu  aux  ouvrages  des  ennemis, fans  attendre  que  l'en- 
duit d'argille  eût  été  jette  en  bas  :  mais  comme  cela  ne  fe 
fit  pas  avec  toute  la  vigueur  qu'ils  avoient  montrée  d'abord  , 
les  Mofcovites  qui  avoient  été  effrayés  au  commencement 
de  la  promptitude  avec  laquelle  ils  sétoient  avancés  ^épri- 
rent courage  ,  6c  fortant  par  toutes  les  portes  qui  étoient 
de  l'autre  côté  de  la  citadelle  ,  ils  reviennent  tous  frais 
fondre  fur  les  Polonois ,  dont  le  froid  6c  la  gelée  avoient 
engourdi  les  bras  ,  6c  avec  des  faux  emmanchées  à  revers 
6c  des  javelines  ils  les  repoufTent,  6c  les  mettent  tellement 
en  défordre,  qu'une  partie  fut  tuée  fur  la  place ,  6c  que  le 
relie  s'embarraflant  dans  la  fuite  tomba  dans  le  lac  ,  àc  s'y 
noya. 

Quoique  ce  malheur  auquel  on  ne  s'attendoit  pas  eût 
fort  abbattu  le  courage  des  Polonois  ,  Zamoski  n'en  fut 
point  ébranlé  ,  de  fon  exemple  affermit  les  autres  chefs  dans 
la  réfolution  de  continuer  le  fiége.  Il  envoyé  à  l'inftanc 
George  Sibrik  au  Roi  avec  une  lettre,  par  laquelle  il  prioit 
S.  M.  de  ne  point  faire  attention  à  ce  contre-tems ,  qui  n'é- 
toit  arrivé  que  par  la  trop  grande  précipitation  des  foldats$ 
6c  de  ne  lui  point  ordonner  de  lever  le  lîége  ^  qu'il  y  avoit 
bien  des  chofes  qui  lui  faifoient  efpérer  que  le  fuccès  en 
feroit  heureux  -,  que  tous  les  autres  Généraux  penioient 
comme  lui  là-deiïùs  ;  6c  qu'il  ne  croyoit  pas  qu'il  fût  né- 
cefïàire  que  le  Roi  reftât  pour  cela  à  Newel.  Quoique  le  Roi 
fût  très-fâché  du  malheur  arrivé  il  à  contre-tems  par  la 
faute  de  fes  troupes ,  il  fe  fentit  fort  foulage ,  quand  il  vit 
que  Zamoski  étoit  réfolu  de  continuer  le  fiége  ,  fans  qu'il 
fût  néceffaire  que  S.  M.  demeurât  plus  long-tems  dans  ce 
païs-là  :  car  outre  les  incommodités  de  la  faiion ,  la  maladie 
contagieufe  qui  ravageoit  toute  l'Italie  ,  PEfpagne,  ôc  la 
France ,  étoit  paffée  jufque  dans  fon  armée ,  6c  avoir  attaqué 

Hhhij 


4iS  HISTOIRE 

■  non-feulement  les  foldats;  mais  le  Roi  même  à  Poloczko; 
Henri  II  revint  donc  à  Vilna  ,  d'où  il  envoya   à  Zamoski  mille 
III.       chevaux  Polonois,  &:  mille  fantaffins  Hongrois  fous  la  coo. 
ï  580»      duite  d'Etienne   Charle.  Zamoski  ayant  refait  fon  radeau 
beaucoup  plus  fort  qu'auparavant ,  &  ayant  trouvé  là  une 
barque ,  où  il  pouvoit  tenir  quatre- vingt  hommes ,  que  les 
moines  du  lieu,  à  qui  elle  appartenoft ,  avoient abandonnée, 
parce  qu'elle  étoit  toute  pleine  de  crevafïès ,  il  la  fit  radou- 
ber ,  &  la  couvrit  de  fàcs  des  deux  côtés  ,  après  quoi  il  fît 
battre  avec  fon  artillerie  les  trois  ouvrages  qui  étoient  de- 
vant lui ,  tant  pour  faire  tomber  l'enduit  d'argille  dont  ils 
étoient  couverts  ,   que  pour  faire  des  ouvertures  dans  les 
poutres,  afin  que  le  feu  y  prît  plus  aifément  ;  &  comme  fon 
infanterie  n'avoit  ni  allez  de  courage  ,  ni  aifez  de  force  pour 
qu'on  pût  s'y  fier ,  les  nobles  Polonois  à  l'envi  l'un  de  l'autre 
demandèrent  à  fervir  à  pied  &c  à  monter  à  l'afïàut  ,  &;  la 
noblefTe  Allemande  qui  fervoit  dans  le  régiment  de  Farenf. 
beck  s'offrit  de  partager  avec  eux  le  péril  &;  la  gloire.  Za- 
moski mit  au  milieu  des  troupes  deftinées  pour  l'attaque 
ceux  qui  portoient  des  torches  allumées  pour  mettre  le  feu 
aux  murs  de  bois ,  &;  il  plaça  à  leur  droite  vis-à-vis  l'ou- 
vrage d'en  haut  les  Polonois  &:  les  Allemans ,  &  à  la  gauche 
&  vis-à-vis  du  fécond  ouvrage  les  Hongrois  j  en  forte  que 
ceux  qui  étoient   chargés  de  mettre  le  feu  à  la  citadelle 
avoient  leurs  flancs  couverts  par  ces  deux  corps.  Vroveck 
commandoit  les  Polonois ,  &  avoitpour  Lieutenant  André 
Orekowski  5  Farenfbeck  mit  à  la  tête  de  {es  Allemans 
Othon-Uxecel.  Le  radeau  ayant  avancé  jufqu'à  l'autre  bord,, 
malgré  le  feu  continuel  des  ennemis,  il  arriva  une  chofe  qui 
releva  beaucoup  le  courage  des  affiégeans  ^  ce  fut  qu'après 
des  pluies  continuelles  le  ciel  devint  tout  d'un  coup  fore 
ferein.  Tout  étant  prêt  pour  l'afTaut  ,  l'artillerie  foudroyant 
les  ouvrages ,  6c  les  torches  allumées  avançant  de  toutes 
parts, les  affiégés  réclamèrent  les  lettres  du  roi  de  Pologne. 
Zamoski  en  qualité  de  Chancelier  ,  dont  il  faifoit  encore 
là  les  fondions  ,  avoit  écrit  peu  auparavant  aux  aiîiégés  que 
le  Roi  lui  avoit  ordonné  de  pourfuivre  le  liège  de  Sawo- 
locze  avec  toute  l'ardeur  poffible ,  &:  de  faire  tous  les  ef- 
forts pour  forcer  la  place  :  Que  cependant  fi  la  garnifon  fe 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.     429 

rcndoic  d'elle-même  ;  ce  Prince  vouloic  qu'on  ufât  de  clé- 
mence ,  de  qu'on  ne  lui  fît  aucun  mal  ^  &  que  S.  M.  avoir  en-  Henri 
voyé  un  de  fes  Chambellans  pour  faire  exécuter  religieufe-  III. 
ment  cette  parole  qu'il  leur  donnoit.  Les  Mofcovites  n'a-  x  e$0t 
voient  d'abord  fait  aucun  état  de  ces  lettres  3  mais  effrayés 
du  péril  où  ils  Ce  trouvoient  alors,  ils  les  réclamèrent  avec 
de  grands  cris,  6c ils  envoyèrent  des  Officiers  pour  en  de- 
mander incefîamment  l'exécution.  Zamoski  leur  fcella  ces 
lettres  ,  6c  pour  leur  marquer  qu'il  ne  vouloir  point  les 
tromper,  il  envoya  avec  eux  J.  Tho.  Drojevic  gouverneur 
de  Premiflie  (1)  pour  prendre  pofTefiion  de  la  citadelle  ,  6c 
pour  lui  amener  tous  les  palatins  Mofcovites.  Ils  ne  vouloient 
pas  y  venir  $  mais  leurs  propres  rroupes  les  y  forcérenr.  On 
leur  rinr  parole  en  rour ,  de  on  leur  rendit  même  quelques 
Dames  qu'on  avoit  fait  prifonniéres  à  Luki.  Zamoski  crai- 
gnant que  dans  une  fi  longue  marche  qu'il  avoit  à  faire  , 
Se  dans  la  licence  où  vivoit  le  foldat  leur  pudeur  ne  fût  ex- 
pofée ,  leur  rendit  la  liberté.  Les  Mofcovites  qui  ignoroienc 
le  motif  de  Zamoski ,  furent  extrêmement  étonnés  de  fa  gé- 
nérofité  ,  6c  avouèrent  d'eux-mêmes  qu'ils  n'auroienr  pas 
rendu  aux  Polonois  des  femmes  auiTi  jeunes  6c  aufîi  belles 
que  celles-là  :  mais  quand  ilsfçurenr  pourquoi  il  l'avoir  fait, 
ils  direnr  hauremenr  qu'ils  ne  s'éronnoienr  plus  que  hs 
mœurs  des  deux  nations  étant  fi  différentes,  leur  fortune 
le  fût  aufîi. 

Après  la  réduction  d'une  citadelle  fî  importante  ,  de  dans 
une  faifon  fi  conrraire  ,  Zamoski  prévoyanr  que  ce  ferok 
de  ce  côré  -  là  qu'on  agiroir  la  campagne  prochaine  ,  y 
laifîa  rour  fon  canon  ,  6c  y  mie  pour  gouverneur  George 
Sibrik  avec  une  partie  des  troupes  Hongroifes  :  il  détacha 
enfuite  Farenfbeck  avec  mille  chevaux  ,  6c  il  lui  ordonna  de 
faire  un  grand  circuit  ,  de- s'approcher  d'Opolzka  pour  fon- 
der les  gués  de  la  rivière  de  Welika ,  6c  de  marcher  après 
cela  fur  la  gauche  par  Nifcierda,  pour  le  revenir  joindre  à 
Poloczko.  Pour  lui,  après  avoir  vilité  les  lacs  d'Ufcia  6c  de 
Drifîà ,  de  le  cours  des  rivières  qui  en  fortent ,  il  fe  rendit 
auprès  du  Roi  à  Vilna. 

(0  Ville  fitue'e  dans  le  palatinat  de  Rufîie,  nous  l'appelions  aujourd'hui 
PremiUa1*'. 

Hhhiij 


430  HISTOIRE 

Sur  ces  entrefaites   on  reçut  la  nouvelle    que  Jean  duc 

Henui  de  Mofcovie  avoit   répudie  la   femme,  ce  que  l'ufage  du 

III.      païs  l'autorife  à  faire  autant  de  fois  qu'il  veut,  &  qu'ayant 

1580.     ordonné  qu'on  fît  un  choix  de  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  plus 

Jean  duc  de    belles  filles ,  il  en  avoit  epoufé  une,  qui  étoit  fa    fixiéme 

Mofcovieré-  femme .  voici  ce  qui  s'obferve  en  cette  occafion.  Le  Prince 

pudie  la  tem-  l.  ...  ,  ,  .         _  1     «      » 

me,  &  en  fait  un  Edit ,  par  lequel  il  ordonne  a  tous  les  Grands  &  a 
époute  une  tous  ies  Gentilshommes  ,  qui  ont  des  filles  nubiles  allez 
belles,  de  les  lui  amener  à  un  jour  marqué.  On  les  fait  tou- 
tes alîembler  dans  une  maifon  fpacieufe ,  préparée  exprès , 
où  il  y  a  plufieurs  chambres  à  douze  lits  chacune  ,  après 
quoi  le  Roi  accompagné  feulement  d'un  vieillard  va  vifîter 
toures  ces  chambres,  &  à  mefure  qu'il  y  entre,  il  s'afîied  fur 
un  trône  qu'on  lui  a  drelîe.  Toutes  ces  filles  qui  ont  grande 
envie  de  plaire  à  leur  Souverain  ,  &c  de  parvenir  à  l'hon- 
neur de  l'epoufer ,  viennent  l'une  après  l'autre  parées  de  leur 
mieux ,  fe  profterner  à  fes  genoux  avec  des  geftes  bien  étu- 
dies :  èc  ayant  jette  à  {qs  pieds  leur  mouchoir  ,  leurs  perles, 
leurs  pierreries  &;  quelque  étoffe  d'or ,  elles  fe  retirent.  Le 
Prince  époufe  celle  qui  lui  plaît  le  plus ,  &  après  avoir  don- 
né aux  autres  quelque  fomme  d'argent  ou  des  terres,  il  les 
renvoyé. 

De  Vilna  le  roi  de  Pologne  fe  rendit  à  Grodno  •  &  pen- 
dant que  la  diète  s'y  tenoit ,  pour  profiter  de  ce  tems ,  il 
fongea  aux  moyens  de  trouver  de  l'argent  à  emprunter  pour 
continuer  la  guerre.  Il  fit  faire  là-defliis  de  nouvelles  propor- 
tions à  George  Frédéric  duc  de  Prufîè  feudataire  de  la  cou- 
*  Aus;ufte.  ronne  de  Pologne,  &aux  électeurs  de  Saxe*  &c  de  Brande- 
**  Jean-  bourg  ,  *  *  &  il  donna  audience  aux  députés  de  Riga.  C'é- 
George.  toic  une  des  conditions  aufquelles  cette  petite  République 
s'étoit  mife  fous  la  protection  de  Sigifmond  Augufte  roi  de 
Pologne  :  mais  au  fond  les  articles  qui  tendoient  à  af- 
foiblir  les  droits  de  la  Royauté,  &:  qui  paroifïbient  relever 
l'éclat  de  cette  ville  ,  ne  lui  étoient  guère  avantageux ,  & 
le  Roi  gagnoit  plus  à  les  avoir  pour  alliés  que  pour  fes  fu- 
jets.  On  adoucit  depuis  les  conditions ,  de  le  Roi  y  envoya 
Jean  Demetrius  Solikouski,  qui  fut  depuis  archevêque  de 
Leopol  dans  la  RiuTie  Polonoife  ,  &  Venceflas  Agrippa, qui 
recurent  la  ville  à  i'obeïflance  du  Roi  à  des  conditions 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.      431 

moins  ïnjurieufes  à  la  niajefté  Royale.  On  y   établit  une  

Douane ,  dont  le  Roi  par  une  bonté  finguliére  voulut  bien  Henri 
que  le  revenu  fe  partageât  entre  lui  6c  la  ville  ,  en  forte  qu'il  III. 
en  auroit  les  deux  tiers,  6c  la  ville  un  autre  tiers  pour  l'en-  1  çg0j 
tretien  de  Ton  port  6c  de  toute  fa  rade.  Il  y  eut  plus  de  difficul- 
té pour  le  rempart  que  la  ville  avoit  élevé  contre  la  citadelle, 
6c  pour  les  biens  de  l'Archevêque  5  la  décifion  de  cette  af- 
faire fut  remife  jufqu'à  l'arrivée  du  Roi.  Il  y  a  des  gens  qui 
ont  écrit  que  Jean  Tafty ,  un  des  députés  de  la  ville  de  Ri- 
ga ,  n'alla  pas  droit  dans  cette  négociation  ,  6c  qu'après 
leur  retour,  lorfqu'au  nom  de  fes  Collègues  il  rendit  compte 
au  Sénat  du  fuccès  de  leur  députation  ,  il  eut  l'adreilé  de 
diïîlmuler  que  le  Roi  avoit  demandé  qu'on  donnât  une 
églife  aux  Catholiques,  6c  qu'on  reçût  les  Jéfuites  dans  la 
ville  :  quoique  les  habitans  eulïènt  demandé  fur  toutes  chofes 
qu'on  ne  touchât  point  à  la  Religion.  Il  ne  dit  point  non 
plus  qu'on  eût  remis  à  l'arrivé  du  Roi  l'affaire  du  rempart 
6c  des  biens  de  l'Archevêque  3  ce  qui  donna  dans  la  fuite 
occafîon  à  de  grands  troubles  ,  &  fut  funefte  à  Tafty  lui- 
même. 

Le  Roi  alla  enfuite  àWarfovie  où  la  diète  fe  tenoit  -,  6c  ^£  *c 
après  avoir  exhorté  tous  les  ordres  à  poulfer  leurs  conquêtes, 
6c  à  fonger  moins  à  fe  réjouir  de  la  victoire  qu'à  en  profiter; 
il  leur  infinue  que  la  fortune  femble  leur  offrir  tout  l'empire 
des  Mofcovites  ,  de  qu'ils  pourroient  s'en  rendre  maîtres 
s'ils  fçavoient  profiter  de  leurs  avantages:  »  Mais  11  vous 
55  croyez, leur  dit-il,  que  vous  ne  puiffiez  pas  porter  jufque- 
55  là  vos  defirs  ni  vos  elpérances ,  demeurez  au  moins  armes, 
55  jufcju'à  ce  que  vous  ayez  ajouté  à  l'empire  Polonois  la  LL 
»5  vonie ,  qui  eft  le  fujet  de  cette  guerre,  6c  dont  la  conquête 
55  fera  dans  la  poftérité  un  monument  de  votre  valeur,  ce  II 
leur  repréfenta  enfuite  que  c'étoit  un  grand  inconvénient 
qu'il  fût  obligé  de  revenir  tous  les  ans  dans  le  Royaume  , 
tenir  les  diètes  pour  avoir  des  fubfidcs  :  Que  ces  longues 
marches  ruinoient  fes  troupes  ,  donnoient  le  moyen  à 
(es  ennemis  de  refpirer  •  6c  que  ce  teins  qu'on  employoit 
à  folliciter  des  fubfïdes  faifoit  perdre  des  occafions  deciiives: 
Que  pour  y  remédier  en  quelque  forte  ,  il  ferok  à  propos 
qu'ils  accordaient  un  fubfide  pour  deux  ans.  Les  Etats  y 


43  2  HISTOIRE 

■=  confentirent  :  mais  ce  ne  fat  pas  fans  peine  ,  &:  encore  ajoû- 
Henri  ta-t  on  la  condition  ^  que  ii  la  paix  le  faiioic  pendant   ce 
III.       tems-là  ,  l'impôt  cefleroit  à  l'inflant.  A  la  fin  cependant  ils 
i*5 oo,     ^e  relâchèrent  fur  cet  article. 

Les  ambafladeurs  Mofcovites  avoient  fuivi  jufque-là  le 
Roi  au  travers  de  la  Pologne ,  où  il  fembloit  qu'il  les  me- 
nât en  triomphe  :  enfin  on  leur  donna  encore  une  audience; 
mais  comme  ils  s'en  tenoient  toujours  à  leurs  proposions 
de  Newel  en  y  ajoutant  feulement  quelques  châteaux  ,  &; 
que  le  Roi  avoit  déclaré  nettement  que  fi  leur  maître   ne 
lui  cédoic  toute  la  Livonie ,  ii  n'y  avoit  point  de  paix  à 
efpérer  ,  la  conférence  fut  rompue ,  ôc  la  diète  fe  fépara  , 
fans  qu'on  eût  rien  conclu  là-deflus  -y  il  fut  feulement  réfo- 
lu.  qu'en  conféquence  du  tribut  de  deux  ans  qu'on  avoit  ac- 
cordé ,  le  Roi  s'engageroit  à  ne  point  faire  de  paix  avec  les 
Mofcovites   qu'ils  n'eufïènt  cédé  aux  Polonois  toute  la  Li- 
vonie. On  reconnut  dans  cette  diète  par  un  exemple  remar- 
quable qu'autant  que  les  bornes    qu'on  met   à  l'autorité 
Royale  font  utiles  pour  maintenir  la  liberté  du  peuple, au- 
tant font- elles  préjudiciables  aux  entreprifes  qu'on  fait  con- 
tre les  étrangers ,  parce  qu'elles  diminuent  la  force  de  l'Em- 
pire y  &  que  le  Roi  ne  pouvant  rien  décider  fans  confulter 
les  Etats,  il  eft  au  pouvoir  d'un  petit  nombre  de  perfonnes 
de  renverfer  par  l'autorité  publique  des  projets  qui  auroient 
infailliblement  réùïïi ,  fî  l'exécution  avoit  dépendu  d'un  feul 
Remontrance  homme.  C'eft.  ce  qui  arriva  dans  cette   occafion  :  car  plu- 
dt  P?weurs    freurs  Gentilshommes  intervinrent  au  nom  de  la  République, 
mesPokmoîs.  &  prièrent  le  Roi  avec  infiance  de  vouloir  bien  terminer  la 
guerre  cette  campagne, repréfentant  que  la  NobleiTe ,  &c  fur- 
tout  les  païfans ,  dont  la  ruine  entraînoit  la  leur ,  étoient  lî 
épuiiés  par  les  impofitions    dont  ils  avoient    été  chargés 
jufqu'à  lors ,  qu'ils  n'étoient  pas  en  état  d'en  fupporter  de 
nouveaux.  Le  Roi  répondit  à  cela  que  c'étoit  ici  une  guerre 
abfolument  nécefFaire  ,  &c  que  ce  n'étoit  point  lui  qui  cher- 
choit  à  la  continuer.  Cependant  il  leur  remontra  par  un  dif. 
cours  allez  long  que  la  paix  ne  fçauroit  leur  procurer  ce 
îoifir  &:  cette  tranquillité  ,  qu'ils  demandent ,  fi  elle  ne  fe 
fait  à  des  conditions  aiuTi  honorables,  qu'utiles  à  la  Répu- 
blique. On  a  cru  que  ces  remontrances  d'une  partie  de  \sl 

NobleiTe 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.    LXXII.     433 

NobleiTe  étant  venues  à  la  connoifîance  du  duc  de  Mofcovie, 
l'avoient  rendu ,  malgré  fa  foiblelTe  ,  inflexible  fur  les  con-  Henri 
dirions  qu'il  avoit  offertes  ,  dans   Pefpérance  qu'en   tirant       III. 
la  guerre  en  longueur,  les  Polonois  ennuyés  de  payer  des     1  ego 
fubfides  obligeroient  enfin  le  Roi  à  faire  la  paix  malgré 
lui. 

Sur  la  fin  de  l'année  ,  Philon  Kimita  commandant  de 
Luki  voulant  exercer  {qs  foldats ,  ordonna  à  Martin  Curtz, 
<5c  à  Gabriel  Holubecon  de  marcher  du  côté  de  Chelm  , 
château  qui  appartient  aux  Mofcovites  ,  de  qui  eft   fitué  Kimita  s"en«- 

audelTus  de  Lowat.  Ils  apprirent  de  quelques  prifonniers  Pareduchâ- 

»m    c  ri  1       xr  r      -  •        1    m  '  reau  dt 

quils  rirent  lur  la  route ,  que  les  Mofcovites  avoient  brûle  chelm. 

la  ville  fuivant  leur  coutume  ,  &  qu'ils  n'y  avoient  laiflé 
qu'une  maifon  pour  y  tenir  leur  corps-de-garde  :  fur  cet 
avis  les  Polonois  s'avancent  à  la  faveur  de  la  nuit  ,  fur- 
prennent  les  troupes  qui  y  étoient  en  garde ,  &:  leur  ayant 
coupé  le  pafîage  pour  fe  retirer  dans  la  citadelle  ,  ils  y 
entrent  &.  s'en  emparent.  Sibrick  fit  la  même  chofe  du  côté 
.de  Sawolocze,  ayant  rebâti  un  château  auprès  de  "V^oro- 
noez.  Cette  ville  qui  eft  au  Nord  de  fon  gouvernement, 
eft  iituée  fur  la  rivière  de  Soiika  qui  tombe  dans  celle  de 
Velika  ,  avec  laquelle  elle  fe  jette  audelTous  de  Pleskow 
dans  le  lac  de  Peibas ,  &  de-là  dans  le  golfe  de  Finlande. 
La  fituation  avantageufe  de  cette  ville  l'a  rendue  très-peu- 
plée &;  très-florilTante  par  le  commerce.  Sibrick  ayant  en- 
fuite  joint  fes  troupes  avec  celles  de  Kimita ,  ils  firent  des 
courles  dans  l'ancienne  Rulîie  jufqu'à  Novogorod  ;  qui  eft 
une  grande  ville  riche  par  le  produit  de  (es  falines  &;  par 
fon  commerce  -y  &  comme  il  n'y  avoit  aucune  fortification  , 
ils  la  prirent ,  la  pillèrent  &  s'en  retournèrent  chargés  de 
butin. 

Quelque  tems  auparavant ,  dans  le  tems  que  le  roi  de 
Pologne  étoit  encore  fur  la  frontière  de  Mofcovie  ,  le  roi  de 
Suéde  (  1  )  avoit  envoyé  une  flote  à  Narva  :  mais  comme 
l'affaire  de  la  guerre  de  Mofcovie  n'étoit  pas  encore  dé- 
cidée ,  elle  fe  contenta  de  brûler  quelques  maifons  fur  la 
côte ,  &;  s'en  retourna  fans  rien  entreprendre.  Quelque  tems 
après ,  c'eft-à-dire ,  dans  le  tems  que  la  diète  fe  tenoit ,  ce 

(1)  Jean  III. 

Tome  VIII.  IH 


434  HISTOIRE 

-  même  Prince  écrivit  au  roi  de  Pologne  pour  le  prier  de 

Henri   lui  faire  fçavoir  de  quel  côté  il  porteroit  la  guerre  la  cam- 

1 1 1-       pagne  fuivante.  Etienne   qui  fe   fouvenoit  que  le   roi   de 

15S0.     Suéde  l'avoit  fort  exhorté  à  entreprendre   cette  guerre   , 

crut  qu'en  confidération  de  leur  amitié,  il  ne  devoit  pas  lui 

en  faire  un  myftére  :  ainfl  il  lui  déclara  que  fon  deflèin  étoic 

d'aller  d'abord  à  Pieskow. 

Durant  tout  le  cours  de  cette  année ,  la  Hongrie  ,  la 
Traniilvanie ,  la  Moldavie ,  &  les  autres  provinces  voiflnes 
de  l'empire  Ottoman  demeurèrent  en  paix  :  mais  le  bâcha 
de  TemifVar  voyant  la  guerre   allumée  entre  les  Polo- 
nois  èc  les  Mofcovites ,  &:  ayant  quelque  inquiétude  fur  les 
grands  préparatifs  qui  fe  faifoient  de  part  &;  d'autre ,  en- 
voya un  ambalTadeur  au  camp  du  roi  de  Pologne.  Il  eut 
audience  le  treize  de  Novembre  ,  &  après  avoir  félicité  le 
Roi  fur  les  avantages  qu'il  avoit  remportés  contre  les  Mof. 
co vîtes,  il  ajouta  que  fon  maître  avoit  reçu  avis  du  bâcha 
de  Bude  que  l'Empereur  prenoit  des  mefures  à  Nuremberg 
avec  les  Electeurs  pour  déclarer  la  guerre  aux  Turcs  :  Que 
le  Grand  Seigneur  fouhaitoit  que  le  roi  de  Pologne  fît  ce 
qu'il  pourroit  pour  l'en  détourner  ,  &:  qu'il  empêchât  auffi 
les  Colàques  de  faire  des  courfes  dans  la,Wralaquie  &  dans 
la  Traniilvanie.  Après  ce  difcours  il  préfenta  les  lettres  de 
l'Empereur  fon  maître ,  &  il  fe  retira  à  l'initant  fuivant  la 
Ambaffade  coutume  de  fa  nation.  Après  l'ambafTadeur  du  Turc ,  cè- 
des Turcs  &  lui  du  Kan  des  Tartares  vêtu  d'une  robe  de  foye  vint  à 
envoyée^"    l'audience  du  Roi.  Il  commença  par  dire  que   le  grand 
roi  de  Po-     duc  de  Mofcovie  follicitoit  fort   le   Kan  de  déclarer  la 
**  guerre  aux  Polonois  :  mais  que  fi  le  Roi  vouloit  faire  en- 

core une  campagne,  fon  maître  aimeroit  mieux  joindre  fes 
forces  aux  Polonois  qu'aux  Mofcovites.  Après  ces  mots , 
il  mit  fon  épaule  gauche  au  defïbus  de  l'épaule  droite  du 
Roi ,  ce  qui  eft  chez  les  Tartares  une  marque  de  foumif- 
fion  &  de  refpecT: ,  &  il  fit  préfent  au  Roi  de  botines,  d'arcs, 
de  flèches  ,  d'un  carquois  doré ,  &:  de  deux  chevaux  d'amble 
parfaitement  beaux.  Les  Turcs  voyant  qu'on  ne  parloir 
que  de  guerre  dans  toute  la  Hongrie ,  6c  qu'on  faifoit  par- 
tout âes  levées  ,  craignirent  qu'on  ne  lfongeât  à  quelque 
autre  entreprife  que  celle  qu'on  publioit  hautement  :  c'eil 


qm 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXII.     435 

ce  qui  les  engagea  à  envoyer  cette  ambaflade  au  roi  de  = 
Pologne  avec  des  ordres  vagues  :  mais  au  fond  ce  n'étoit  Henri 
que  pour  découvrir  fous  ce  prétexte ,  quels  pouvoient  être       III. 
les  defleins  de  ce  Prince ,  parce  que  les  principales  forces      1  c  8  a, 
de  l'empire  Ottoman  étoient  depuis  quelques  années  occu- 
pées à  faire  la  guerre  en  Perfe  ,  où  elles  ne  firent  rien  de 
confidérable ,  ni  cette  année  ,  ni  celle  d'après ,  parce  qu'on 
y  avoit  envoyé  un  nouveau  Général 


Fin  du  Livre  foixantc-douz,iéme. 


11  îj 


43^  HISTOIRE 

Q  c*«Hfroc*-H*a  c4H*#o  HM-tt*  c#*#o  c#*#o  c^"Hh>  dM-tt*  c*+#°  £> 

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HISTOIRE 

DE 

JAC  QJJE    AUGUSTE 

DE   T  H  O  U 


LIVRE  SOIXANTE-TKEISIEME. 


E  S  ennemis  de  Muftapha  l'avoient  décrié  dans  l'efprit 
T  TNTRI    ■    v  d'Amurath.  On  difoic  que  ce  Général  avoit  horrible- 
mène  fatigué  Ion  armée  ,  employé  des  Tommes  immenfes , 
1  5^°*     &:  confommé  une  infinité  de  provifions  à  des  entreprifes  , 
Affaires  de  dont  on  n'avoit  tiré  aucun  avantage  j  que  profitant  de  la 
Turquie.        diftance  des  lieux ,  il  erflok  les  moindres  luccès ,  &  qu'il 
ofoit  envoyer  de  faufïes  nouvelles  à  fon  Prince  :  Que  d'ail- 
leurs il  s'étoit  rendu  infupportable  à  tout  le  monde  ,  &  que 
fon  orgueil  &  fa  cruauté  lui  avoient  attiré  la  haine  de  tous 
ceux  qui  fervoient  fous  lui.  Amurath  fatigué  des  plaintes 
continuelles  de  l'armée  ,  fe  rendit  enfin  ,  &  le  rappella  s 
mais  Muftapha  ne  fe  preflbit  point  de  venir  à  la  Cour  ;  ce 
qui  obligea  l'Empereur  d'envoyer  un  Capigi  Bachi ,  qui  eut 
bien  de  la  peine  à  engager  ce  Générai  à  livrer  le  Caifîier  èc 
le  Tréforier  de  l'armée ,  qui  lui  avoient  aidé  à  voler  l'ar- 
gent des  troupes ,  comme  nous  l'avons  dit  ailleurs.  Enfin  les 
préfens ,  qui  ont  un  grand  pouvoir  fur  l'efprit  des  Barbares» 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.     437 

ayant  radouci  le  Sultan ,  ou  du  moins  ce  Prince  le  laiflànt  "■ 

croire,  Muftapha  prit  la  route  de  Conftantinople  ,  6c  y  ar-  Henri 
riva  le  neuf  d'Avril.  Il  s'attacha  d'abord  à  gagner  les  rem-  III. 
nies  du  Serrail  par  des  largeffes  immenfes ,  6c  il  fît  fi  bien  ,  1580, 
que  fon  Caiffier  6c  fon  Treforier  furent  mis  en  liberté  ,  & 
qu'il  parut  avoir  du  crédit  à  la  cour  du  Sultan  ,  quoiqu'il 
n'eût  pas  encore  la  liberté  de  le  voir,  ni  de  lui  parier.  De- 
puis long-tems  Muftapha  avoit  à  la  Porte  un  ennemi  dé- 
claré en  la  perfonne  de  Sinan  Bâcha  ,  en  qui  on  remar- 
quoit  un  caractère  un  peu  moins  dur  que  dans  le  premier, 
mais  encore  plus  de  vanité  6c  d'arrogance  -y  6c  toutes  les 
fois  qu'il  arrivoit  de  mauvaifes  nouvelles  de  Perfe  ,  ce  der- 
nier ne  manquoit  jamais  d'enchérir  fur  tout  ce  qu'on  en 
difoit  j  6c  il  publioit  hautement  que  fi  on  lui  donnoit 
le  commandement  de  cette  armée  ,  il  iroit  jufqu'au  cœur 
de  la  Perfe  arrêter  le  Roi  dans  Cafbin  ,  6c  qu'il  l'enver- 
roit  prifonnier  à  Conftantinople. 

Amurath  fut  ravi  d'apprendre  que  Sinan  tînt  ces  difcours, 
&  il  lui  ordonna  de  fe  tenir  prêt  à  partir ,  parce  qu'il  avoit 
réfolu  de  l'envoyer  dans  peu  commander  en  Perfe.  Sinan 
profitant  de  fa  faveur ,  la  pouflà  jufqu'au  bout ,  6c  il  fit  fî 
bien  par  le  crédit  de  la  Sultane  ,  que  l'Empereur  lui  donna 
parole  que  s'il  effeduoit  ce  qu'il  avoit  promis ,  il  le  feroic 
grand  Vifir.  Muftapha  étant  donc  revenu  à  Conftanti- 
nople, comme  je  viens  de  le  dire,  Sinan  en  fortit  le  vingt- 
cinq  d'Avril  :  mais  avant  que  de  partir ,  il  alla  avec  un  fabre 
de  grand  prix  baifer  la  main  du  Sultan ,  fuivant  l'ufage  de 
ceux  qui  prennent  congé  de  fa  Hautefîe.  Amurath  lui  min 
entre  les  mains  l'étendart  de  Général  ,  6c  lui  fit  préfent 
d'un  très-beau  cheval.  Sinan  prit  fa  route  par  Amafie ,  ôc 
s'étant  rendu  à  Sebaftopolis ,  que  l'on  appelle  aujourd'hui 
Sivas ,  il  s'y  arrêta  comme  dans  un  lieu  commode  pour  re- 
cevoir les  troupes  qui  venoient  le  joindre  de  toutes  parts. 

Mehemet  Chodabendes  empereur  des  Perfes  qui  étoit  à 
Cafbin  ,  ayant  eu  avis  de  la  marche  de  Sinan ,  tâchoit  de 
fe  mettre  en  état  de  défenfe.  Chodabendes  aimoitle  repos,6c 
l'ifTuë  de  cette  guerre  lui  donnoit  beaucoup  d'inquiétude  : 
mais  les  deffeins  turbulens  du  plus  jeune  de  (es  fils ,  qui  ten- 
doient ,  à  ce  qu'il  eroyoit,  à  une  révolte  manifefte,l'agitoient 

Iii  iij 


438  HISTOIRE 

encore  davantage.  Ce  jeune  Prince  s'appelloic  Abaslvliriz  , 
Henri  de  c'eft  lui  qui  a  fuccédé  à  fon  père.  Dans  le  tems  donc  nous 
III.  parlons ,  il  écoit  Viceroi  de  Heri ,  vafte  province  du  côté  de 
1580.  Cabul  ,  qui  eft  l'ancienne  Aracofie.  Sa  jeunefTe  ,  Tes  forces  , 
les  vaffaux  lui  ayant  enflé  le  cœur,  il  déféroit  peu  aux  or- 
dres de  fon  père  ,  6c  il  avoit  refufé  les  années  précédentes 
de  faire  des  levées  6c  de  les  lui  envoyer  ;  il  avoit  même  em- 
pêché que  tous  les  Officiers  de  fon  canton, à  qui  l'Empe- 
reur avoit  mandé  de  joindre  l'armée,  n'obéïflènt  aux  ordres 
de  leur  Souverain.  A  cette  occafion  Miriz  Salmas  Chan  pre- 
mier Miniftre  ,  6c  ennemi  particulier  d'Abas  Miriz  ,  cher- 
choit  à  le  perdre.  Ce  Miniftre  ambitieux  à  qui  le  Roi  ne  re- 
fufoit  rien ,  avoit  de  fon  confentement  marié  fa  fille  à  Emir- 
Hamze  l'aîné  de  ^qs  enfans ,  Se  comme  il  craignoit  que  le  ca- 
det Prince  entreprenant  ne  dépouillât  fon  frère  du  droit 
qu'il  avoit  à  la  c  ouronne^  il  le  décrioit  continuellement  dans 
Tefprît  de  Chodabendes,  comme  un  criminel  d'Etat,  comme 
un  rebelle  ,  qui  du  vivant  de  fon  père  ôc  de  fon  frère  aîné  fè 
difpofoit  à  envahir  le  trône  des  Perfans.  Pour  irriter  encore 
plus  l'efprit  du  Roi ,  il  le  fit  fouvenir  qu'ayant  envoyé  ordre 
l'année  précédente  aux  gouverneurs  de  Coran  êc  de  Safj^ar, 
villes  du  païs  des  Parthes ,  6c  de  la  dépendance  de  Heri,  de 
fe  rendre  avec  leurs  troupes  à  Cafbin  ,  ces  deux  Officiers 
avoientfait  réponfe,  qu'Abas  Miriz  le  leur  avoit  défendu. 
Le  Roi ,  Prince  crédule  ,  6c  qui  ne  s'occupoit  guère  que  de 
fon  ferrail  ,  feachant  par  IuLmême  la  vérité  de  cette  der- 
nière circonftance ,  croyoit  de  même  fon  Miniftre  fur  tous  les 
faux  rapports  qu'il  lui  faifoit  fans  ceffè  contre  Abas,  6c  il  y 
a  beaucoup  d'apparence  que  ce  Roi  fe  feroit  porté  à  quelque 
violence  contre  fon  fils  ,  fi  le  confeil  fage  des  autres  Grands 
de  fa  Cour  ne  l'en  avoit  détourné  ,  en  lui  repréfentant  qu'il 
devoit  cacher  pour  quelque  tems  ces  maux  domeftiques  ,  èc 
difîimuler  fon  chagrin.  Ainfî  il  ne  fongea  plus  qu'à  fbutenir 
les  efforts  des  Turcs  :  mais  en  s'y  préparant ,  il  ne  voulutpas 
qu'on  put  lui  reprocher  d'avoir  négligé  les  moyens  de  pro- 
curer la  paix  entre  les  deux  Empires.  Outre  qu'il  n'avoit  pas 

l'humeur  gaierriére ,  deux  autres  motifs  l'engag-eoient  à  fou- 

1        •  .  • 

haicer  ardemment  la  paix^  premièrement, l'envie  qu'il  avoit 

de  remédier  aux  défordres  de  fa  propre  maifon  j  en  fécond 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIIÎ.     439 

lieu ,  le  penchant  qu'il  voyoic  aux  Géorgiens  à  fe  déclarer 
ouvertement  pour  les  Turcs  ,  &;  la  défiance  qu'il  avoit  de  Henri 
Leventogli  dont  nous  avons  parlé  ci-defîùs ,  &  qui  s'étoit  te-       III. 
nu  jufqu'alors  dans  une  efpéce  de  neutralité.  1  ego 

Entre  les  feigneurs  de  fa  Cour  il  choifitpour  cette  négo-  Maxud-chan 
dation  Maxud-Chan ,  par  le  confeil  de  Leventogli  &  du  mi-  nommé  Ani- 
mitre  Salmas,  qui  aimoit  bien  mieux  raire  la  guerre  au  pui-  Pottc 
né  des  çnfans  du  Roi ,  qu'à  l'empereur  des  Turcs.  On  allb- 
ciaàMaxud  un  Prêtre  de  la  maifon  de  Leventogli ,  &:  on 
leur  donna  ordre  de  fe  rendre  au  camp  de  Sinan ,  de  lui  dé- 
clarer la  commiflïon  dont  ils  étoient  chargés ,  de  lui  deman- 
der  des  guides  pour  les  conduire  à  Conftantinople ,  àc  de 
conclure  bientôt  la  paix  avec  Amurath  ,  s'il  vouloit  le  con- 
tenter de  Cars  &  de  Terlis. 

L'Envoyé  étant  parti  de  Cafbin  paiTa  par  Sultanie,  &:  par 
Zanga  ville  de  Medie  ,  par  Miana  ville  d'Arménie  ,  &  par 
la  Turcomanie  ,  d'où  il  le  rendit  à  Tauris  3  &  ayant  laiifé  fur 
la  gauche  Chiulfal,  Nafïîvan  que  quelques-uns  croyent  être 
l'ancienne  Artaxata  &;  Reivan ,  il  palfa  à  Coy  &  à  Van,où  il 
prit  des  guides ,  qui  lui  furent  donnés  par  le  bâcha  Cicala, 
Se  qui  le  conduisirent  à  Cars.  On  ne  fçauroit  dire  combien 
l'arrivée  de  cet  Ambafladeur  fit  de  plaifir  aux  garnifons 
Turques.  Cicala  envoya  en  pofte  en  donner  avis  au  Sultan. 
De  Cars,  Maxud-Chan  palTa  par  le  château  de  Haflanchalafî, 
Se  fe  rendit  à  Erzerum  ,  où  il  prit  des  guides  pour  Amafiej 
il  fe  rendit  enfuite  à  Sivas ,  où  Sinan  ctoit  campé ,  &  il  lui 
expofà  tout  ce  qu'il  avoit  à  propofer  à  Amurath.  Dans  le 
defTein  de  prouver  à  ce  Générai  la  juitice  de  fes  demandes  , 
il- lui  repré fente  que  les  deux  Princes  étant  de  la  même  Re- 
ligion ,  il  eu:  raifonnable  qu'ils  vivent  en  paix  ,  &  qu'au  lieu 
d'employer  leurs  forces  à  fe  ruiner  l'un  l'autre  ,  ils  feront 
bien  mieux  de  les  réunir  contre  les  Chrétiens  leurs  ennemis 
communs ,  &:  de  leur  enlever  les  plus  grandes  &  les  plus 
Confiantes  villes  de  l'Europe ,  dont  ils  font  en  poiïèffion: 
Que  les  points  qui  les  divifent  fur  la  Religion  ne  font  pas 
afîèz  importans  pour  fe  faire  la  guerre  à  toute  outrance,  & 
pour  ruiner  tant  de  peuples  &  tant  de  riches  Provinces; 
Qu'ainfi  Amurath  doit  leur  accorder  la  paix  à  des  condi- 
tions raifonnables  3  &  il  finit  par  prier  Sinan  d'employer  [on. 
crédit  pour  la  leur  faire  obtenir. 


440 


HISTOIRE 


Sinan  ayant  fait  à  l'AmbaflTadeur  un  accueil  auffi  poli,  que 
H  e  nu  i  le  permettent  fon  naturel  fauvage,  lui  dit  qu'il  loùoit  ie  par- 
III.  ti  qu'avoit  pris  Mehemet ,  de  préférer  la  paix  à  la  guerre  , 
i  v8o.  &  d'envoyer  des  Ambafladeurs  pour  la  demander  à  Amu- 
rath  ;  qu'il  s'employeroit  volontiers  pour  leur  procurer  un 
heureux  fuccès ,  &  qu'il  lui  donneroit  un  homme  pour  le 
conduire  au  Sultan  :  mais  qu'il  étoit  bien  aife  de  l'avertir 
qu'il  n'obtiendroit  rien  d'Amurath,s'il  ne  lui  faifoit  des  offres 
très-avantageufes  :  Que  tout  ce  qu'on  avoit  conquis  depuis 
trois  ans  par  la  valeur  des  troupes  Ottomanes  ,  en  forçant 
des  paflàges  inaccefîïbles  ,  des  montagnes  très-rudes  ,  des 
abîmes ,  des  fleuves,  des  précipices  ,  6c en  affrontant  tour  à 
tour  des  chaleurs  6c  des  froids  également  infupportables , 
tout  cela  appartenoit  de  droit  à  leur  Empire  :  Qu'ainfi  le  roi 
de  Perfe  devoir  compter  qu'il  n'y  avoit  point  de  paix  pour 
lui ,  s'il  ne  cédoit  toute  la  Medie ,  toute  Plberie  ,  &  géné- 
ralement tous  les  pais  où  la  cavalerie  Turque  avoit  mis  le 
pied  depuis  cette  guerre. 

Sur  ce  difeours  ,  Maxud  -  Chan  penfoit  à  retourner  en 
Perfe,  au  lieu  d'avancer  davantage  :  cependant  comme  il  fe 
voyoit  entre  les  mains  de  Sinan,  qui  d'ailleurs  paroifïbit  favo- 
rable à  la  paix  ,  &  que  d'un  autre  côté  Chodabendes  auroit 
pu  trouver  mauvais  qu'il  n'eût  pas  tenté  au  moins  l'affaire 
dont  il  étoit  chargé ,  il  prit  des  guides  pour  continuer  fa 
route  5  6c  ayant  laifTé  Cogni  ,  6c  Angori  fur  la  gauche  ,  il 
pafla  a  Céfarée  de  Cappadoce,6c  vint  à  Ifnie  (i)  ville  de  Bi- 
thynie  ,  fituée  fur  le  lac  d'Afconia  ,  d'où  s'étant  rendu  à  Cal- 
cédoine ,  que  les  Turcs  appellent  Scutari ,  il  pafla  le  détroit 
qui  fépare  l'Afie  de  l'Europe  ,  &  arriva  à  Conftantinople. 

Tous  les  Bâchas  ,  6c  Muftapha  lui-même  le  reçurent  avec 
de  grands  honneurs.  Amurath  lui  ayant  donné  audience ,  il 
répéta  avec  beaucoup  de  confiance  tout  ce  qu'il  avoit  dit  à 
Sinan,mais  en  termes  plus  choifîs.Il  dit  que  depuis  queMehe- 
met  étoit  monté  fur  le  trône,  il  n'avoit  rien  eu  plus  à  cœur 
que  d'étendre  la  religion  de  Mahomet  •  6c  que  comme  il 
çtoit  perfuadé  que  ce  grand  Prophète  plein  de  tendrefle 
pour  Tes  fectateurs  n'approuvoit  pas  qu'on  prodiguât  leur 
fâng  ,  il  avoit  toujours  eu  un  foin  extrême  d'obferver 
0)  Nicée  ,  où  s'eft  tenu  le  premier  Concile  ge'ne'ral. 

religieufement 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.     441 

religieufement  la  paix  conclue  encre  Tocmaces  &:  Soliman    ■'  bb — » 
ayeul  d'Amurath,  &  d'entretenir  l'amicié  qui  uniiîbit  les  deux  Henri 
Empires  -y  qu'il  avoit  donné  d'affez  bonnes  preuves  de  fes  fèn-        j  j  j 
timens ,  en  lui  envoyant  le  Sultan  Tocmaces  3  que  fi  Ifmael,  „ 

dans  le  peu  de  tems  qu'il  avoit  été  fur  le  trône  avoit  violé  ' c 
les  loix  de  l'amitié  j  que  s'il  avoit  eu  envie  de  fe  rendre  maî- 
tre de  Babylone  ,  &c  de  former  des  projets  propres  à  trou- 
bler la  paix ,  il  n'étoit  pas  jufte  d'imputer  à  Mehmet  des 
defïèins  aufquels  il  n'avoit  eu  aucune  part  :  Qu'Ifmael  s'étoic 
conduit  en  jeune  homme  fans  expérience ,  ou  comme  ces 
prifonniers  ,  qui  tous  fiers  de  fe  voir  fortis  de  leurs  chaînes, 
vont  faire  l'ellai  de  leur  puifïànce  en  infultant  leurs  voifîns: 
Que  ce  Prince  au  refte  avoit  été  bien  puni  de  fa  témérité 
par  une  mort  prématurée  ,  à  laquelle  fes  peuples  avoienc 
contribué  ,  pour  fe  délivrer  d'un  gouvernement  tyrannique  : 
Que  Mehmet  fouhaitoit  donc  la  continuation  de  cette  an- 
cienne paix ,  de  qu'il  falloit  arracher  du  fein  des  fidèles  Mu- 
fulmans  les  armes  qui  y  étoient  déjà  enfoncées  ,  pour  en  per- 
cer les  Chrétiens  leurs  ennemis  communs. 

Après  l'audience ,  Amurath  afFe&a  de  paroître  fort  con- 
tent de  l'arrivée  de  l'AmbafTadeur  ,  &  il  le  renvoya  au  grand 
Vifir.  L'affaire  ayant  été  examinée  dans  le  Divan  ,  on  per- 
iifta  à  demander  que  les  Perfans  cédafïènt  tout  le  païs  que 
Sinan  avoit  marqué  ,  fans  quoi  Amurath  ne  confentiroit 
point  à  la  paix.Maxud-Chan  déclara  là  de/Tus  qu'il  n'avoit 
point  d'autre  ordre  que  d'abandonner  aux  Turcs  tout  ce 
qu'ils  avoient  pris  en-deçà  de  l'Araxe  depuis  cette  dernière 
guerre  :&  comme  ce  fage  vieillard  voyoit  peu  d'apparence 
a  la  paix  ,  &  que  les  difeours  de  quelques  miniftres  de  la 
Porte  lui  faifoient  appréhender  que  fans  avoir  égard  à  fon 
caradéred'Ambaifadeur  ,  on  ne  le  traitât  comme  un  efpion 
envoyé  par  le  Roi  fon  maître  ;  il  trouva  un  expédient  pour 
fè  tirer  d'embarras  :  ce  fut  de  ne  rien  promettre  au-delà  de 
fes  pouvoirs  ^  mais  de  donner  des  efpérances  que  lorfqu'il 
feroit  de  retour  à  la  cour  de  Perfe,  il  fçauroit  profiter  de 
l'averfion  que  Mehmet  avoit  pour  la  guerre  ,  &  de  l'inquic- 
tude  que  lui  donnoient  les  mouvemens  du  plus  jeune  de  {es 
enfans ,  pour  l'engager  à  confentir  à  la  paix  aux  conditions 
que  fouhaitoit  Amurath.  Bien  des  gens  ont  cru  qu'il  fe  laifla 

Tome  VI II,  Kkk 


44*  HISTOIRE 

corrompre  par  Sînan  ,  &;  qu'ayant  pris  dès-lors  le  parti  dont 
Henri  il  voulut  fe  juftifier  depuis,  fous  prétexte  qu'il  y  avoit  été 
III.      forcé ,  il  n'agit  pas  de  bonne  foi  dans  cette  affaire.  Ce  qui 
j  çg0      eft,  certain,  c'eft  qu'on  le  congédia  avec  beaucoup  démar- 
ques d'amitié  ,  ôc  qu'il  fut  très-bien  reçu  par  tout  où  il  pafïa 
en  s'en  retournant  :  ce  qui  fit  foupçonner  un  traité  fecret  avec 
Amurath  ,  par  lequel  il  s'étoit  engagé  de  trahir  les  intérêts 
de  fon  maître ,  d'autant  plus  que  les  Turcs  n'ont  pas  cou- 
tume de  traiter  ainfi  les  ambalFadeurs  de  Perfe  ,  lorfqu'ils 
s'en  retournent  fans  avoir  rien  conclu ,  comme  nous  le  ver- 
rons par  l'exemple  d'un  autre  Ambafïadeur  envoyé  au  même 
Amurath  ,  qui  non-feulement  demeura  en  prifon  pendant 
un  tems  considérable ,  mais  qui  courut  grand  rifque  de  la 
vie. 

Maxud-Chan  ayant  pris  congé  du  Sultan  s'en  retourna 
par  le  même  chemin  qu'il  avoit  iuivi  pour  arriver  à  Conf- 
tantinople  j&  ayant  trouvé  Sinan  à  Erzerum  il  le  fuivitjuf- 
qu'à  Cars ,  &;  de-là  il  fut  conduit  très- honorablement  par 
le  bâcha  Cicala  jufqu'aux  frontières  de  la  Perfe. 

Le  deffein  de  Sinan  ,  en  attendant  la  paix ,  étoit  de  for- 
tifier Tomanis,  ville  d'Arménie  ,  appartenante  aux  Géor- 
giens ,  &  dont  la  Situation  eft  très-avantageufe  pour  fe  ren- 
dre maître  des  défilés  &;  des  paflages  par  où  l'on  entre  dans 
le  païs  :  il  vouloit  aufïï  jetter  des  vivres  &  des  troupes  dans 
Tefiis  qui  manquoit  de  tout  à  caufe  des  ravages  que  les  Per- 
fans  avoient  faits  dans  tous  les  environs  j  6c  il  fouhaitoit  ex- 
trêmement de  faire  quelque  coup  d'éclat  ,  pour  avoir  un 
prétexte  honnête  de  quitter  fon  emploi  ,  qu'il  avoit  moins 
recherché  par  l'efpérance  de  finir  la  guerre ,  qu'en  vue  de 
renverfer  la  fortune  de  Muftapha  fon  rival ,  en  l'expofant  à 
la  mauvaife  humeur  &  à  la  haine  d'Amurath. 
Préparatifs  Mehmet  de  fon  coté  ne  derneuroit  pas  oifîf,  &;  en  at- 
<tesPeifaas.  tendant  le  retour  de  Maxud-Chan  ,  il  envoya  ordre  à  tous 
les  Gouverneurs  de  provinces  de  le  venir  joindre ,  &  il  prit 
le  parti  d'aller  fe  mettre  à  la  tête  de  l'armée  avec  Emir- 
Hamze  fon  fils  aîné ,  pour  gagner  l'affection  de  fes  fujets  , 
&  fe  faire  cette  forte  de  réputation  ,  qui  eft  d'un  fi  grand 
poids  dans  la  guerre  ,  &:  qui  influe  beaucoup  fur  le  fuccès 
des  affaires.  Il  partit  donc  de  Cafbin ,  &  s'en  vint  à  Sultanie, 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.    445 

où  il  vifita  les  maufolées  de  Tes  ancêtres  :  de-là  il  marcha 
à  Zanga  6c  à  Miana  5  6c  ayant  laiifé  à  fa  gauche  le  château  Henri 
de  Guvergi  qui  eft  au  milieu  d'un  lac ,  ôc  à  fa  droite  Ar-       j  1 1# 
dovil ,  qui  eft  une  ville  de  Medie  où  les  rois  de  Perfe  fai-  « 

foient  leur  réfïdence ,  il  entra  dans  la  Turcomanie ,  6c  de-là  ' 
en  quatre  journées  de  marche  il  vint  à  Tauris ,  où  il  avoit 
donné  rendez-vous  aux  nouvelles  levées  qu'il  avoit  fait  faire. 
Il  y  tint  confeil  avec  Cqs  Généraux  fur  ce  que  l'on  pour- 
roit  entreprendre  :  on  y  parla  d'une  manière  allez  embar-. 
ralfée ,  parce  qu'on  fçavoit  que  le  deflein  du  Roi  n'étoit 
pas  tant  de  faire  la  guerre,que  d'empêcher  les  Turcs  de  con- 
tinuer leurs  conquêtes  :  ainfi  la  résolution  des  Perfans  dé- 
pendoit  abfolument  du  parti  que  prendroit  Sinan  3  6c  com- 
me on  ne  fçavoit  encore  rien  de  certain  là-delTus ,  il  ne  faut 
pas  s'étonner  qu'il  y  eût  tant  d'incertitude  dans  les  avis  des 
Confeillers  de  Mehmet.  L'armée  Perfanne  étoit  très-nom- 
breufe  ,  &  capable  non-feulement  d'attendre  celle  des  Turcs, 
mais  de  l'aller  chercher  6c  de  faire  des  entreprifes  confidé- 
rables ,  Ci  elle  avoit  eu  un  Général  :  mais  le  parti  que  l'on 
prit  fut  qu'elle  s'avanceroit  de  Tauris  à  Caracach  -y  qu'elle 
choiiiroit  un  camp  litué  avantageufement  pour  couvrir  Tau- 
ris, &  pour  empêcher  les  Turcs  d'entrer  dans  le  Sirvan  , 
6c  qu'elle  s'y  retrancheroit.  On  fit  enfuite  un  détachement 
de  dix  mille  hommes,  qu'on  envoya  du  côté  de  Teflis  pour 
s'oppofer  au  fecours  que  Sinan  étoit  obligé  d'y  envoyer,  6c 
on  en  donna  le  commandement  à  Tocmaces,  qui  s'étoit  ac- 
quis de  la  réputation  la  campagne  dernière  ,  6c  qui  con- 
noifïbit  parfaitement  les  lieux.  Mehmet  lui  recommanda 
fort  de  convenir  avec  Simon  Prince  Géorgien  ,  qui  s'étoit 
fait  Mahometan  depuis  peu,  d'un  tems  6c  d'un  lieu  ,011  ils 
pufTent  fe  raflembler  fans  bruit ,  aufîitôt  qu'ils  auroient  ap- 
pris que  l'armée  Turque  -feroit  décampée  de  Cars  ,  afin 
qu'ils  prifTent  enfemble  des  mefures  pour  empêcher  Sinan 
de  jetter  du  fecours  dans  TefTis  ;  6c  il  le  chargea  de  plus  de 
lui  faire  fçavoir  d'heure  en  heure  tout  ce  qu'il  apprendroit 
des  delfeins  des  ennemis. 

Ces  mefures  prifes  ,  Tocmaces  renforça  fon  détachement 
d'un  corps  de  trois  mille  Géorgiens  ,  6c  dès  qu'il  eut  ap- 
pris que  Sinan  étoit  parti  d'Erferum ,  6c  qu'il  marchoit  à  Cars, 

Kkkij 


444 


H  I  S  T  O  I   RE 


»    il  s'avança  du  côté  de  Gengue  par  un  chemin  que  tiennent 
Henri  ordinairement  les  voleurs  Tartares,  mais  qui  étoit  abfolu- 
III.       ment  inconnu  aux  Turcs.  Gengue  eft  au  milieu  de  cam- 
1580.     pagnes    très-vaftes  entourées   jufqu'à  Tauris    de   villes    6c 
de  châteaux  ,  dont  les  habitans    font ,  ouïujets ,  ou  alliés 
de  la  Perfe.  Dès  qu'il  y  fut  arrivé  ,  il  écrivit  à  Simon  le  dé- 
part de  Sinan ,  &  la  route  qu'il  tenoit ,  &  lui  demanda  de 
la  part  de  Mehmet  de  fe  rendre  à   Grin  ,    6c  de  venir  le 
joindre  5  6c  que  lorfqu'ils  feroient  enfembie ,  ils  prendroient 
leur  parti  fuivant  l'occafion. 
Maxud-  Maxud-Chan  étoit  de  retour  auprès  du  roi  de  Perfe  ,  & 

Chan  parte     en  lui  rendant  compte  de  fa  négociation ,  il  lui  déclara  qu'il 

chez  les        ne  p0uvoic  efpérer  cle  paix  avec  Amurath  ,  qu'en  lui  cédant 
Turcs.  r  r.  r  »~i  , 

tout  le  Sirvan  julqu  a  Demircapi,  6c  que  ce  Prince  pretendoit 

que  tout  ce  que  les  troupes  avoient  conquis  jufqu'alors  ,  ap- 
partenoit  de  plein  droit  à  l'empire  Ottoman.  »  Pour  moi  , 
55  ajoûta-t'il ,  je  n'ai  point  voulu  paflTer  mes  pouvoirs  •  ce  qui 
)5  a  mis  ma  vie  en  grand  péril ,  parce  que  les  Bâchas  me  me- 
n  naçoient  que  11  la  négociation  n'avoit  point  de  lieu  ,  on 
>a  me  traiteroit  comme  un  efpion  ,  &  non  comme  un  Am- 
»  balîàdeur  :  &;  ce  n'a  été  qu'à  force  de  prières ,  6c  en  pro- 
55  mettant  aux  Turcs  que  V.  M.  leur  enverroit  un  autre  Am- 
55  barTadeur  avec  des  pouvoirs  plus  étendus ,  que  j'ai  obtenu 
53  la  permiffion  de  revenir  en  Perfè. 

Il  parut  après  l'audience  que  Mehmet  étoit  content  de 
la  conduite  de  Maxud-Chan ,  6c  qu'il  étoit  bien  aife  de  le 
voir  de  retour:  il  lui  donna  même  pour  récompenfe  un  pe- 
tit gouvernement  dans  la  province  de  Reivan  ^  mais  Maxud 
qui  croyoit  que  Ces  fervices  méritoient  quelque  chofe  de 
plus,  s'exeufa  honnêtement  de  l'accepter  ^  6c il  réfolut d'at- 
tendre de  la  libéralité  cle  (on  Roi ,  quelque  emploi  qui  pût 
le  dédommager  des  dépenfes  confidérables  qu'il  avoit  faites 
dans  fon  ambarîade.  En  effet  Mehmet  lui  donna  peu  de 
tems  après  la  charge  de  Tréforier  de  la  caiiîe  de  Tauris  5 
&  comme  le  Gouverneur  de  cette  place  étoit  fon  ennemi 
mortel ,  au  lieu  d'en  faire  lui-même  les  fondions ,  il  la  fie 
exercer  par  un  autre ,  6c  i[  fe  retira  à  Cafîangre  petite  ville 
d'Arménie  qui  lui  appartenoit.  Emir-Chan  qui  cherchoit  à 
le  perdre  dans  l'efprit  du  Roi ,  fut  ravi  d'avoir  trouvé  cette 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Lif.  LXXIII.     44? 

occafion  :  «  Car,  difoit-il, pourquoi  Maxud- Ch  an  a~t'il  refufé j  .  '  r 

«un  gouvernement  fore  honorable  ?  Pourquoi  fous  prétexte  Henri 

«d'une  prétendue  inimitié  ,n'à-rïl  pas  voulu  exercer  par  lui-        III. 

>5  mêmela charge  de  Tréforier  d'une  des  plus  grandes  villes      1580. 

»  du  Royaume?  Pourquoi  s'eft- il  retiré  de  la  ville  à  l'approche 

»  des  ennemis  ?  Une  telle  conduite  n'eft-elle  pas  un  aveu  de 

»  tous  les  foupçons  que  l'on  a  conçus  contre  lui ,  à  l'occafion 

»  de  cette  belle  ambaffade  qu'il  nous  vante  tant  ?  Je  fuis  per- 

«  fuadé  qu'il  a  donné  fa  parole  aux  Turcs ,  &  qu'il  eft  déjà 

»  leur  efcîave.  C'eft  là  fans  doute  la  raifon  qui  lui  a  fait  re- 

53  jetter  les  dignités  &  les  emplois  qu'on  lui  a  voulu  donner 

)î  en  Perfe  ^à  moins  que  par  ce  refus  orgueilleux  d'exercer 

55  des  charges  publiques,  il  n'ait  été  bien  aife  de  forcer  le  Roi 

33  à  lui  donner  quelque  grand  gouvernement ,  qu'il  aura  loin 

33  de  remettre  bientôt  entre  les  mains  des  Turcs.  Auiîi,  dit- 

33  on  ,  qu'il  eft  convenu  fecrétement  avec  Amurath  de  lui  li- 

>3  vrer  le  Sirvan  ,  dont  il  a  tant  d'envie. 

Ces  difeours  qui  venoient  d'un  ennemi  déclaré  ,  dévoient 
être  fufpe&s  3  néanmoins  comme  ils  s'accordoient  avec  les 
bruits  publics ,  ils  firent  une  grande  impreffion  fur  l'efprk 
du  Roi,  qui  étoit  déjà  indifpofé  contre  Maxud ,  &  qui  re- 
gardoit  comme  une  infulte  le  refus  que  ce  mauvais  courti- 
ian  avoit  fait  d'un  gouvernement  offert  par  fon  Souverain, 
Il  ordonna  donc  qu'on  le  fît  venir  pour  fe  justifier ,  &.  il  char- 
gea Emir-Chan  de  l'amener  à  la  Cour  de  gré  ou  de  force, 
Emir-Chan  fçavoit  bien  que  Salmas  favoriibit  Maxud  3  & 
il  craignoit  que  fl  on  le  mettoit  en  juftice  réglée  ,  il  ne  fe 
juftifîât  de  tout  ce  qu'on  lui  reprochoit ,  &;  que  la  calom- 
nie ne  fût  mife  au  grand  jour.  Ainfî  il  ne  fut  pas  fâché  qu'on 
fçût  l'ordre  qu'il  avoit  du  Roi,  &  que  cette  nouvelle  allât 
jufqu'à  Àiaxud  3  perfuadé  que  ce  Seigneur  effrayé  du  péril 
auquel  il  alloit  être  expofi-,  fe  fiuveroit  chez  les  ennemis, 
&  confirmeroit  par  la  fuite  tout  ce  qu'on  mettoit  fur  fon 
compte.  En  effet  Maxud  ne  fut  pas  plutôt  informé  des  def- 
feins  de  la  Cour,  que  ,  foie  par  crainte  d'être  convaincu  de 
trahifon ,  foie  par  dépit  de  fe  voir  livré  à  fon  ennemi  ,  il 
difpofa  tout  pour  fe  fauver.  Il  ne  fut  pas  long-tems  à  trou- 
ver un  honnête  prétexte  pour  exécuter  fon  deflèimcar  Emir- 
Chan  ayant  envové  quinze  hommes  pour  l'amener ,  ou  pour 

Kkkiij 


44^  HISTOIRE 

l_  l'arrêter  j  Maxud  ravi  en  apparence  de  les  voir  ,  leur  fit  un 

Henri  feflin  magnifique  y  de  lorfqu'ils  furent  tous  yvres  de  bien  en- 
III.       dormis,  il  les  enferma  dans  une  citerne.  Aullîtôc  il  fait  pré- 
1580.     parer  des  voitures  pour  fes  femmes  ,  fes  efclaves,&  fes au- 
tres domeftiquesj  il  prit  fes  pierreries,  fon  or,  de  fon  argent, 
&:  s'enfuit.  Il  marcha  jour  de  nuit,  Se  arriva  enfin  à  Salmas, 
de  de-là  à  Van  ,  où  Cicala  Bâcha  le  reçut  avec  des  honneurs 
extraordinaires.  Il  fut  reçu  dé  même  à  Erzerum  par  Sinan, 
qui  le  fit  mener  à  Amurath.  Il  fuivit  depuis  les  Bâchas  , 
Ferhat  de  Ofman ,  qui  commandèrent  tour  à  tour  l'armée 
Turque  après  Sinan.  Lorfque  la  guerre  de  Perfe  fut  finie  , 
Amurath  lui  ayant  donné  le  gouvernement  d'Alep  ,  il  s'y 
tranfporta  avec  toute  fa  famille ,  de  il  y  parla  le  refte  de  fa 
vie. 
sinan  grand       Sinan  étant  arrivé  d'Erzerum  à  Cars  y  féjourna  huit  jours, 
v,fir*  après  lefquels  il  marcha  du  côcé   d'Archele  pour  gagner 

Tomanis.  Ce  fut  dans  cette  marche  qu'il  reçut  l'agréable 
nouvelle  qu'on  l'avoit  fait  grand  Vilir.  Il  y  a  cependant 
des  auteurs  qui  ont  écrit  que  cette  charge  lui  avoit  été  don- 
née dès  Conftantinople ,  mais  que  le  fceau  impérial  ne  lui 
fut  remis  entre  les  mains  qu'en  ce  tems  -  ci  ,  de  par  le 
*c*eftlechef  Capigi  Bachi  *  qui  fut  chargé  de  le  lui  porter.  Mechmet, 
des  pomers.  dont  j'ai  fouvent  parlé  dans  les  livres  précédens  ,  avoit  été 
long  tems  revêtu  de  cette  dignité  ,  de  il  en  avoit  fait  les  fonc- 
tions avec  une  grande  réputation  de  prudence  de  de  fidélité 
fous  Soliman  ,  Selim  ,  de  même  fous  Amurath  :  de  ce  qui  efl 
fort  rare  dans  cette  Cour,  fon  crédit  s'y  étoit  toujours  fou- 
tenu  j  mais  il  avoit  été  tué  depuis  un  an  par  un  accident 
funefte  ,  de  qui  mérite  d'avoir  ici  fa  place. 

Mechmet  avoit  de  fon  autorité  abfolùecarTé  un  foldat, 
fans  qu'on  ait  fçû  pourquoi ,  de  il  avoit  donné  fa  place  de  fa. 
folde  à  un  autre.  Ce  malheureux  au  défefpoir  d'avoir  perdu 
tout  à  la  fois  fa  fubfiftance  de  fon  honneur  ,  réfolut  de  s'en 
venger.  Pour  y  réuffir ,  il  contrefit  le  fou ,  de  fe  fit  Dervis  j 
c'effc  une  forte  de  religieux  qui  font  comme  nos  Hermites. 
Le  nouveau  Dervis  affedoit  un  grand  mépris  de  toutes  les 
chofes  de  la  terre ,  de  paroiflbit  n'avoir  l'efprit  rempli  que 
de  celles  du  ciel.  C'elt.  la  coutume  chez  les  Turcs  que  cette 
efpéce  de  Prêtres  fe  rendent  tous  les  jours  au  Divan  ,  où 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.     44.7 

l'on  rend  la  juftice ,  pour  faire  la  révérence  aux  Grands  de  la  j ; 

Cour,  6c  que  pour  en  tirer  quelque  aumône,  ils  récitent  Henri 
d'une  voix  peu  intelligible  leurs  mauvaifes  prières  dans  l'efprit  III. 
de  PAlcoran.  Suivant  cet  ufage,  l'Hermite  venoit  tous  les  ï  ego. 
matins  chez  Mechmet ,  êc  infenfiblement  il  s'étoit  11  fort  fa- 
miliarifé  avec  lui ,  6c  avec  toute  fa  maifon  ,  que  quoique  ce 
Vifir  fût  toujours  entouré  d'une  Cour  nombreufe ,  le  Dervis 
l'approchoit  quand  il  vouloit ,  fans  que  perfonne  s'y  oppofât. 
Enfin  cet  homme  croyant  que  l'occafionétoit  venue  d'aiîbu- 
vir  fa  vengeance  êc  fa  haine ,  que  ni  le  tems ,  ni  les  libéralités 
du  Vifir  n'avoient  pu  adoucir ,  ii  met  un  poignard  dans  la 
manche ,  6c  s'en  vient  au  Divan.  Là ,  après  avoir  fait  fes  priè- 
res à  l'ordinaire  devant  toute  PafTemblée,  il  fe  jette  fur  Mech- 
met ,  dans  le  tems  qu'il  lui  donnoit  l'aumône ,  lui  porte  deux 
coups  de  poignard  dans  le  fein  avant  qu'on  le  pût  fecourir ,  6c 
renverfe  ce  vieillard  par  terre.  On  faifit  Paîraffin ,  on  le  lie 
&;  on  le  mène  à  Amurath  ,  devant  qui  il  demande  à  compa- 
roître.  Le  Sultan  qui  craignoit  que  ce  malheureux  ne  fût 
que  Pinftrument  des  Grands  de  fa  Cour,  qui  auroient  eu  def- 
fèin  de  perdre  le  Vifir  pour  avoir  fa  place ,  interrogea  lui- 
même  le  Dervis.  Mais  ayant  reconnu  qu'il  n'avoit  point 
de  complices ,  6c  que  cet  afiafiin  n'avoit  eu  pour  but  que  fa 
propre  vengeance  ,  il  le  livra  aux  domeftjques  de  Mechmet, 
qui  exercèrent  contre  ce  miférable  les  tourmens  les  plus  af- 
freux 6c  les  plus  propres  à  venger  la  mort  d'un  maître  qui  les 
avoit  comblés  de  biens. 

La  charge  fut  donnée  à  Achmet,  qui  tenoit  le  premier 
rang  à  la  Cour  après  lui  5  mais  il  ne  la  remplit  pas  long-tems  ^ 
car  il  mourut  de  maladie  quelques  mois  après ,  èc  laifïà  va- 
cante cette  grande  place  ,  qui  futdifputée  entre  deux  rivaux 
fameux  ,  Sinan  6c  Muftapha.  Ce  dernier  qui  avoit  été  pré- 
cepteur de  Selim  IL  &l  qui  s'étoit  rendu  illuitre par  la  con- 
quête de  Pifle  de  Chypre  ,  la  regardoit  comme  une  récom- 
penfe  ducàfeslongsècimportans  fervices.  Mais  Sinan  pré- 
tendoit  que  les  fiens  étoient  beaucoup  au-deflus  de  ceux  de 
Muitapha,  parce  qu'étant  pafïè  dans  un  païs  auffi  éloigne 
que  l'Afrique  avec  une  flote  peu  confidérable  ,  il  avoit  fou- 
rnis en  peu  de  mois  la  Goulette,  forterefTe  des  Chrétiens, 
qui  pafibit  pour  imprenable  ,  où  il  y  avoit  une  grofie  garnifon 


448  HISTOIRE 

-'  de  troupes  Efpagnoles ,  &  qui  par  fa  Situation  étoic  à  por- 
Henri  tée  de  recevoir  à  tout  moment  du  lècours.  Qu'avoir  fait 
III.  Muftapha  de  comparable  à  cette  conquête  ?  Il  lui  avoit  fallu 
1580.  deux  ans  pour  prendre  deux  villes  dans  une  Ifle  fîcuée  au 
milieu  des  Etats  de  l'empire  Ottoman  ;  &;  pour  en  venir  à 
bout ,  il  avoit  pref  que  entièrement  ruiné  une  des  plus  grandes 
armées  que  les  Turcs  euftent  mife  fur  pied  depuis  long-tems. 
Sinan  alléguoit  encore  en  fà  faveur ,  l'expédition  des  Arabes 
révoltés ,  qu'il  avoit  entreprife  &  achevée  avec  autant  de 
prudence  que  de  bonheur  3  au  lieu  que  Muftapha  avoit  re- 
rufé  de  s'en  charger,  parce  qu'il  y  trouvoit  trop  de  difficul- 
tés. Mais  ce  qui  nui  fît  le  plus  à  Muftapha ,  fut  fon  rappel 
de  Perlé  ,  &  Amurath  ne  croyoit  pas  qu'il  convînt  de  mettre 
à  la  tête  de  tout  l'Empire  un  homme  qu'il  avoit  jugé  inca- 
pable de  conduire  cette  guerre.  D'ailleurs  la  Sultane  qui 
avoit  beaucoup  de  crédit  fur  l'efprit  de  fon  mari ,  le  follicitoic 
vivement  en  faveur  de  Sinan.  »  Muftapha,  difoit-elle,  n'eft-il 
»  pas  allez  récompenfé  de  fes  fervices ,  par  l'impunité  de  tant 
"  de  crimes  dont  il  a  été  chargé,  6v  par  la  liberté  qu'on  a  ren- 
»  duc  à  la  considération  au  Tréibrier  &  au  Caiffier  de  fon  ar- 
«  mée ,  accufés  d'avoir  volé  l'argent  deftiné  pour  les  troupes  ? 
»Ne  doit-il  pas  encore  regarder  comme  une  récompenfé  que 
»  depuis  la  vacance  de  cette  dignité  ,  on  lui  ait  laiffé  le  pre- 
»  mier  rang  à  la  Porte ,  par  la  feule  prérogative  de  l'âge  ?  Il  eft 
»  donc  jufte ,  ajoûtoit-elle ,  de  mettre  dans  cette  grande  place 
»  un  homme  fans  reproche  ,  qui  a  toujours  bien  fervi  l'Etat, 
"  &.  qu'on  envoyé  à  une  guerre  de  la  dernière  importance,par 
«  la  confiance  qu'on  a  qu'il  s'en  tirera  heureuïement  ? 

Muftapha  fe  voyant  déchu  d'un  honneur  qu'il  fouhaitoit 
paffionnement ,  &:  qu'il  dévoroit  en  efpérance ,  ne  put  furvi- 
vre  à  fa  difgrace  :  &  on  prétend  que  le  chagrin  qu'il  en  eut , 
ou  peut  -  être  la  crainte  d'être  convaincu  d'avoir  fuppri- 
mé  plufieurs  ambaflades  que  le  roi  de  Perfe  envoyoit  à  la 
Porte,  l'engagèrent  à  avancer  fa  mort ,  en  mangeant  avec 
excès  du  melon  ,  qu'il  avoit  mis  tremper  dans  de  l'eau  ,  où  il 
avoit  fait  fondre  quantité  de  fuccre.  Mais  on  tenoit  pour 
confiant  à  la  Cour,  qu' Amurath  Pauroit  fait  étrangler,  s'il 
n'eût  pas  prévenu  fes  ordres.  Jamais  homme  au  refte  ne  mé- 
rita mieux  d'être  lui-même  fon  bourreau.  La  cruauté  horrible 

que 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.    449 

que  ce  monflre  exerça   contre  les  Chrétiens ,  &c  particu-  <^>^^»>^m 
lierement  contre  Antoine  Bragadin  ,  après  la  priiè  de Fama-  Henm 
goufte,  le  rendoit  digne  d'un  pareil  fort.    Ses  biens  furent      III. 
portés  au  tréfor  public,  6c  l'on  en  réferva  quelque  portion      1  5S0. 
pour  (es  petits  -  fils ,  qui  furent  mis  dès  leur  enfance  au  fer- 
vice  du  Grand  Seigneur. 

Sinan  au  comble  de  fes  vœux  depuis  Ion  élévation ,  èc 
croyant  que  la  mort  de  fon  rivai  l'ailuroit  dans  fa  nouvelle 
dignité  ,  ne  fongea  plus  qu'à  agir  contre  les  Perfàns.  D'abord 
il  rit  draflèr  par  des  Ingénieurs  habiles  le  plan  des  fortifica- 
tions qu'il  vouloit  faire  à  Tomanis  j  mais  à  peine  les  put-il  com- 
mencer ,  à  caufe  d'une  pluye  épouvantable  ,  qui  continua 
pendant  huit  jours ,  &  qui  renveria  tout  ce  que  les  foldats 
avoient  fait.  Le  fecours  qu'il  falloit  jetter  dans  Terlis ,  lui 
donnant  beaucoup  d'inquiétude ,  il  marcha  de  ce  côté-là  ,  &C 
il  fît  prendre  les  devants  à  Talogli  Aga  des  Janniiîaires  de 
Damas ,  &  à  Homar  Sangiac  de  SafTet.  Mais  Simon  feigneur 
Géorgien ,  qui  connoifîbit  le  païs ,  leur  drefla  des  embûches , 
les  tailla  en  pièces ,  &  Talogli  fut  redevable  de  la  vie  à  la 
vitciTe  de  fon  cheval.  Sinan  ayant  eu  avis  de  cet  échec ,  ne 
laiiîa  pas  de  continuer  fa  marche,  &  en  deux  jours  il  arriva 
devant  Terlis.  La  mort  de  Muîtapha  n'ayant  pas  encore 
aflbuvi  la  haine  qu'il  portoit  à  cet  infortuné ,  il  réfolut  de 
montrer  la  vanité  de  ce  Général ,  qui  pour  faire  valoir  fes 
fervices  avoit  écrit  à  Amurath ,  que  Terlis  étoit  auffi  grande 
&  auiîi  peuplée  que  Damas.  Ainfi  il  ordonna  à  quelques  Offi- 
ciers de  faire  le  tour  de  la  place  &:  de  l'examiner,  afin  qu'ils 
puiîent  un  jour  rendre  témoignage  à  Amurath  du  véritable 
état  de  cette  ville.  Ayant  enfuite  diftribué  de  l'argent  à  la 
garnifon  ,  &>fait  remplir  les  greniers,  il  alièmbla  les  foldats 
qui  étoient  dans  la  ville-  &  après  avoir  loiié  leur  fidélité  ,& 
la  confiance  qu'ils  avoient  montrée  ,  en  ne  vivant  pendant 
un  tems  confidérabie  que  de  chiens  &  de  rats  ,il  les  confo- 
la ,  &  leur  fit  efpérer ,  qu'on  auroit  foin  qu'ils  ne  fuiTent  plus 
expofés  à  de  pareilles  extrémités  •  qu'Amurath  auroit  égard 
à  leurs  fervices -,  &  que  pour  lui  il  employeroit  volontiers  fon 
crédit  pour  leur  procurer  la  récompenfe  qu'ils  méritoient. 

La  garnifon  ayant  porté  fes  plaintes  contre  le  Gouverneur 
de  la  place ,  qui  s'étoit  approprié  l'argent  de  la  caille  militaire, 
Tome  VI IL  LU 


4so  HISTOIRE 

_  Sinan  fie  examiner  cette  affaire  :  l'Officier  fut  convaincu  de 

Henri  malverfation  ,  de  condamné  à  rendre  les  fommes  qu'il  avoit 

III.       prifes,  de  qui  furent  diftribuées  aux  foldats  :  après  quoi  il  le 

i  S  S  o.     ca£&  de  mit  à  la  place  un  Géorgien ,  nommé  Joieph  ,  qu'il  ne 

jugea  digne  de  ce  pofte  ,  que  parce  qu'il  étoit  ennemi  juré  de 

Simon.  C'eft-là  pour  les  Barbares  le  gage  le  plus  fur  de  la 

fidélité  de  ceux  qu'ils  employent  5  &c'eftà  ce  titre  que  Sinan 

confia  à  Jofeph  Bey  la  garde  d'une  place  dont  la  défenfe  avoit 

coûté  jufque-là  tant  de  travaux  ,  tant  de  veilles ,  tant  de  fouf- 

frances  de  tant  de  fan  g.  • 

Après  avoir  donné  ordre  aux  affaires  de  cette  ville  ^ 
Sinan  fe  difpofoit  à  partir ,  lorqu'il  reçut  une  ambaiîade  de 
Leventogli ,  autre  feigneur  Géorgien  ,  qui  envoya  lui  offrir 
{es  fervices.  Jufque-là  Leventogli  avoit  gardé  la  neutralité 
entre  les  Turcs  de  les  Perfans ,  les  exhortant  tour  à  tour  à  la 
paix  j  de  comme  il  craignoit  fur-tout  la  puiffance  des  Turcs, 
il  avoit  fouvent  envoyé  des  vivres ,  de  d'autres  provifîons  à 
Terlis  ;  mais  il  ne  s'étoit  point  encore  déclaré  contre  Meh- 
met ,  qu'il  refpectoit  comme  un  voifin  puiffant.  Les  envoyés 
de  Leventogli  Fexcuférent  de  n'être  pas  venu  lui-même,  fur 
ce  qu'il  étoit  malade.  Sinan  paroiflant  content  de  cette  rai- 
fon  ,  leur  fît  bon  accueil ,  leur  donna  des  veftes  d'étoffes  d'or, 
de  les  renvoya  avec  des  prefens  pour  leur  maître,  entre  lef- 
quels  il  y  avoit  une  maiTe  d'or  (i) ,  &  un  fabre  garni  d'or  de 
de  pierreries ,  de  les  chargea  d'ordres  fecrets  qui  portoient , 
qu'ayant  été  neutre  jufque-là  entre  les  deux  Princes  ennemis, 
il  fît  tous  {es  efforts  pour  procurer  la  paix  entr'eux  ,  de  qu'il 
n'épargnât  pour  cela  ni  foliieitations ,  ni  prières. 

Sinan  s'étant  enfuite  mis  en  marche ,  parla  le  fécond  jour 
le  défilé  de  Tomanis.  Ce  fut  alors  que  Muftaffade  bâcha 
d' Alep ,  qu'il  eftimoit  beaucoup  ,  lui  fit  entendre  qu'il  y  avoit 
dans  le  voifinage  quantité  de  provifîons ,  de  beaucoup  de  gros 
de  de  menu  bétail ,  qui  n'étoit  gardé  que  par  un  fort  petit 
nombre  de  Géorgiens  ,  de  qui  feroit  fort  utile  tant  pour  l'ar- 
mée que  pour  les  garnifons  d'alentour  ^  qu'on  pourroit  aifé- 
ment  s'en  rendre  maître ,  fi  on  vouloir  y  envoyer  un  déta- 
chement de  bonnes  troupes  ,  de  qu'il  s'offroit  de  les  conduire. 
Sinan  crut  que  l'occafion  n'étoit  pas  à  négliger  5  mais  comme 

(1)  Efpéce  de  lingot  fait  en  rond, 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.    451 

il  n'avoit  pas  encore  oublié  ce  qui  étoic  arrivé  à  Talo^li  &:  à 
Homar  ,  il  craignit  que  Ton  ami  ne  lui  eût  demandé  trop  peu  Henri 
de  troupes  :  ainii  il  lui  donna  dix  miile  hommes  effectifs ,  ians      III. 
compter  les  valets  &  les  goujats.  C'écoic  une  amorce  que     T  ,.o« 

«-n  •  T         '  -r>  o     M     »  '  r-         *  l\  ou. 

Tocmaces  avoit  prelentee  aux  Turcs ,  6c  il  s  etoit  eniuite  em. 
bufqué  avec  Simon  dans  tous  les  lieux  des  environs  qui  étoienc 
propres  pour  fon  defîein.  Les  Turcs  maîtres  du  butin  l'a- 
voient  déjà  chargé  fur  leurs  chevaux ,  6c  ils  n'étoient  plus 
occupés  que  du  foin  de  l'emmener ,  lorfque  Tocmaces  forçant 
couc  d'un  coup  de  fon  embufeade ,  les  chargea  brufquement , 
6c  en  fîc  un  carnage  épouvancable ,  fans  prefque  crouver  de 
réfiftance.  Il  leur  cua  autour  de  fept  mille  hommes ,  fît  quan- 
cicé  de  prifonniers,  6c  emmena  un  grand  nombre  de  mulecs6c 
de  bêces  de  fomme.  Muftaffade  s'écoic  fauve  des  premiers. 

Sinan  chagrin  de  cecce  nouvelle  ,  fîc  marcher  de  ce  côcé- 
la  le  bâcha  de  Caramanie  avec  un  gros  décachemenc  ,  6c  il 
le  fuivic  avec  le  refte  de  l'armée  3  mais  ils  arrivèrent  trop  tard, 
les  Perfans  s'écoienc  déjà  recirés  dans  des  moncagnes  inac- 
cefîîbles  &  dans  des  bois  impénécrables.  Sinan  qui  vouloit 
venger  l'affront  qu'il  venoit  de  recevoir ,  ne  laifTa  pas  de  les 
pourfuivre  ,  6c  il  arriva  enfin  au  haut  d'une  montagne  très- 
efearpée,  d'où  il  découvrit  les  Perfans  ,  qui  fatigués  des 
marches  précédentes ,  cherchoient  à  fe  fortifier  dans  des 
poftes  avancageux.  AiuTicôc  le  Général  Turc  s'avança  pour 
les  combaccre.  Mais  les  Perfans  qui  ne  vouloienc  pas  hazar- 
der  une  affaire  décifîve,  prirenc  leparcide  fe  recirer.  Quel- 
que diligence  qu'ils  fiffenc ,  ils  ne  purenc  pourcanc  pas  empê- 
cher que  leur  arriére-garde  nefûcencamée,  6c  ils  perdirent 
environ  cinquance  hommes ,  donc  les  Turcs  coupérenc  les 
têtes  ,  fuivanc  leur  coutume  j  6c  pendant  une  marche  de  plu- 
Heurs  jours ,  ils  les  portèrent  comme  en  triomphe  au  bout  de 
leurs  javelines. 

Sinan  ayant  évité  toutes  les  embufeades  des  ennemis  arri- 
va àTrialc,  ville  d'Arménie,  fameufè  par  le  grand  nombre 
de  fes  Eglifes.  Il  y  reçut  plufieurs  avis  que  le  roi  de  Perfe  étoit 
forti  de  Tauris  avec  toute  fon  armée  ,  6c  qu'il  venoit  pour  le 
combattre.  Sur  cette  nouvelle ,  il  fit  publier  dans  le  camp 
qu'on  fe  difpofât  à  marcher  à  Tauris  ;  &  pour  avoir  moins 
d'embarras,  il  envoya  fes  gros  bagages  à  Ardachan ,  6c  n'en 

LU  ij 


45*  HISTOIRE 

garda  que  ce  qu'il  falloir  pour  porter  des  provifions  pour 
Henri  quelques  jours.  Par-là  ce  Général,  le  plus  vain  qui  fut  ja- 
III.  mais,  vouloir  faire  croire  que  c'écoitlui  qui alloit chercher 
i  çSo.  les  ennemis  :  mais  en  même  tems  il  rit  dire  fecretement  au 
roi  de  Perfe ,  campé  près  de  Caracach ,  qu'il  pou  voit  envoyer 
des  Amballàdeurs  pour  la  paix  j  6c  il  efpéroit  que  cette  nou- 
velle fufpendroit  la  marche  de  ce  Prince.  Pour  mieux  per- 
suader que  l'ordre  qu'il  avoit  donné  de  marcher  à  Tauris 
étoit  férieux ,  il  defeendit  dans  des  plaines  encore  teintes  du 
iang  des  troupes  de  Muftapha  ,  qui  y  avoient  été  taillées 
en  pièces  3  c'étoient  les  plaines  de  Chelilen  :  il  y  rangea  fon 
armée  en  bataille,  6c  embrafla  un  vafte  terrain  pour  faire 
parade  de  Ces  forces.  Après  en  avoir  fait  la  revue ,  il  difpofa 
tout  comme  s'il  alloit  donner  bataille  :  il  plaça  à  la  tête  de 
l'armée  cinq  cens  pièces  de  campagne,  qui  étoient  gardées 
par  trois  bataillons  de  Janniflàires.  Il  avoit  pris  fon  pofte 
derrière  cette  artillerie ,  6c  il  avoit  rangé  tout  le  refte  de  fon 
armée  à  droit  6c  à  gauche  en  forme  d'un  croiiïant  qui  embraf- 
foit  une  grande  &  vafte  plaine  ,  où  la  cavalerie  ôc  l'infante- 
rie ,  les  arquebusiers,  les  archers  &  les  piquiers  étoient  mê- 
lés les  uns  avec  les  autres.  Les  bêtes  de  fomme  6c  les  bagages 
qu'on  avoit  pris  pour  le  befoin,  étoient  à  la  queue  fous  la 
garde  d'un  corps  de  huit  mille  hommes ,  commandé  par  deux 
Bâchas.  L'armée  étant  rangée  de  la  manière  que  je  viens  de 
l'expliquer,  il  fit  fortir  des  montagnes  voi fines  quelques  corps 
de  ies  propres  troupes ,  qui  eurent  ordre  de  faire  mine  de  le  ve- 
nir attaquer.  Dès  qu'ils  parurent ,  l'artillerie  commence  à 
tirer,  les  arquebu fiers  6c  les  archers  font  ufage  chacun  de  leurs 
armes  ,  les  tambours ,  les  clairons ,  les  trompettes  fonnent  la 
charge ,  comme  il  l'on  eût  été  férieufement  aux  mains  3  6c 
les  foldats  ayant  enluite  tirés  leurs  labres  qu'on  voyoit  bril- 
ler de  loin  aux  rayons  du  foleil ,  on  perdit  toute  la  journée  à 
ce  fpedacle  comique.  On  recommença  la  même  chofe  le 
lendemain  6c  le  jour  iuivant  3  ce  qui  expofa  Sinan  aux  raille- 
ries 6c  au  mépris  de  tout  le  monde.  Les  foldats  en  murmiu 
roient ,  6c  diioient  tout  haut  :  pourquoi  ne  nous  méne-t'il  pa3 
à  Taurjs  ?  L'ennemi  eft  à  deux  pas  de  nous ,  6c  l'on  nous  amu- 
fe  ici  à  des  combats  de  théâtre  :  Eft-ce  pour  ce  fpe&acle  ctu'ob 
a  rafïemblé  tan:  de  braves  guerriers  ? 


DEJ.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.    453 

Pendant  ce  tems-là  Mehmet  envoya  Haicier  en  qualité  s 
d'Ambaflàdeur.  Il  renouvella  les  proportions  que  Maxud-  Henri 
Chan  avoit  déjà  faites  •  c'eft-à-dire ,  que  le  roi  de  Perfe  ce-      III. 
deroit  Cars  ôcTeflis,  6c  qu'il  cultiveroit  religieufement  l'a-     x  /g0j 
initié  du  Grand  Seigneur.  Qu'il  conjuroit  Sinan  de  faire  con- 
clure la  paix  à  ces  conditions ,  6c  d'empêcher  que  deux  Prin- 
ces de  la  même  Religion  ne  s'acharnafïent  à  fe  ruiner  l'un 
l'autre  par  une  guerre  lans  fin. 

Sinan  reçut  très  -  gracieufement  Haider  ,  lui  promit  de 
s'employer  pour  obtenir  ce  qu'il  demandoit,  6c  l'aiTùra  qu'il 
efpéroit  que  la  chofe  réùffiroit ,  pourvu  qu'on  envoyât  à  la 
Porte  un  homme  diflingué  ,  fage  6c  capable  de  manier  une 
affaire  de  cette  importance.  Haider  aulfitôt  alla  joindre  le 
Roi ,  qui  étoit  retourné  à  Tauris ,  pour  lui  rendre  compte  de 
fa  négociation.  Il  lui  dit ,  que  Sinan  faifoit  efpérer  que  fi  la 
Perfe  envoyoit  un  nouvel  Ambafiàdeur ,  la  paix  pourroit  fe 
conclure  aifément ,  6c  que  le  Générai  Turc  paroifîoit  la  fou- 
haiter.  Le  Roi  y  donna  les  mains ,  &  fit  fçavoir  là  réfolutioa 
à  Sinan. 

Le  Grand  Vifir  ne  longeant  plus  alors  à  fa  marche  vers 
Tauris ,  fe  retira  du  côté  de  Cars ,  comme  s'il  fè  rut  préfenté 
quelque  occafion  qui  l'y  rappellât  ;  6c  il  y  demeura  un  mois 
entier  fans  rien  faire  ,  au  grand  étonnement  des  Turcs  ,  qui 
s'entredemandoient  ce  qu'ils  étoient  venus  faire  fi  loin  j  û 
c'étoit  pour  combattre  ,  ou  pour  voir  le  païs  -,  pour  être  fpec- 
tateurs  de  pièces  de  théâtre ,  ou  pour  les  repréîènter  eux-mê- 
mes. De  Cars,  Sinan  retourna  à  Erzerum,  où  il  fépara  fon 
armée  ,  parce  que  l'hyver  étoit  déjà  avancé  3  6c  chaque  Com- 
mandant de  place  y  mena  en  quartier  d'hyverles  troupes  qui 
étoient  fous  fes  ordres.  Il  envoya  enfuite  à  Amurath  le  Ca- 
pigi  Bachi  pour  l'informer  des  fuccès  de  la  campagne ,  du 
fecours  qu'on  avoit  fait  entrer  dans  Teflis  ,  des  ouvrages 
qu'on  avoit  commencés  à  Tomanis  ,  6c  de  la  parole  que  le  roi 
de  Perfe  avoit  donnée,  d'envoyer  un  nouvel Ambafladeur 
à  la  Porte.  Il  ajoûtoit,  qu'il  y  avoit  dans  cette  guerre  tant 
d'incommodités  iefïuyer,  èc  tant  d'obftaclesà  ïurmonter , 
que  fi  l'on  ne  faifoit  de  plus  grands  efforts  que  par  le  pafie  , 
on  ne  devoit  plus  fe  flater  de  la  conquête  de  la  Perfe  :  qu'il 
falloit  bien  ûqs  chofes  pour  une  fi  grande  entreprife ,  6c  qu'il 

Uliij 


454  HISTOIRE 

j :  étoit  néceflàire  qu'il  s'abouchât  là-dedlis  avec  l'Empereur.. 

Henri  Toute  la  campagne  fuivante  fe  paila  à  attendre  l'ambaflà- 
III.  deur  Perfan  ,  &;  il  ne  fe  fit  rien  de  confidérable  ,  à  caufè  de  la 
1580.  difette  affreufe  qui  régnoit  dans  le  camp  de  fur  la  frontière, 
jufque-là  que  les  troupes  étoient  extrêmement  dégoûtées  de 
cette  guerre,  &  que  chacun  faifoit  tous  £qs  efforts  pour  fe 
difpenfer  d'y  aller.  Sinan  lui-même  s'en  ennuyoit beaucoup, 
&  fongeoit  à  la  porter  en  Europe,  afin  de  revenir  à  la  Cour , 
&  d'y  jouir  des  honneurs  de  la  place  qu'il  occupoit.  Afin  de 
réiiiîir  dans  ce  deflein ,  il  mettoit  tout  en  œuvre  pour  avancer 
la  paix  de  Perfe  3  ce  qui  lui  fourniroit  un  prétexte  honnête 
d'abandonner  ces  provinces  fans  déplaire  à  l'Empereur  :  il 
envoyoit  lettres  fur  lettres ,  &  couriers  fur  couriers  ,  pour 
obtenir  fon  rappel.  Il  avoit ,  difoit-il ,  des  chofes  delà  der- 
nière conféquence,dont  il  étoit  important  que  l'Empereur  fût 
inftruit ,  &  fur  lefquelles  il  ne  pourroit  ni  s'expliquer  dans  une 
lettre  ,  ni  fe  confier  fûrement  à  quelqu'homme  que  ce  fut. 
Enfin  les  follicitations  vives  &  continuelles  de  la  Sultane , 
qui  l'avoit  déjà  fait  Grand  Vifir,  obtinrent  du  Sultan  fon 
rappel. 

Aulîîtôt  le  Général  Turc  établit  deux  Gouverneurs,  avec 
un  Tréforier ,  &  un  Intendant  à  Sumachia  &:  à  Batino ,  gou- 
vernemens  de  peu  d'importance  3  &  fans  avoir  rien  fait  de 
confidérable  ,  après  avoir  même  reçu  deux  échecs  &  perdu 
quelques  pièces  de  canon,  il  fe  mit  en  marche  pour  s'en  retour- 
ner ,  &c  entra  vers  la  mi-Juillet  dans  Conftantinople  avec  un 
équipage  fuperbe ,  &  au  milieu  d'une  foule  de  grands  Officiers 
de  la  Cour  ,  qui  étoient  allés  à  fa  rencontre. 
Troubles  II  y  eut  quelques  troubles  en  Afrique.  Comme  les  efprits 
que'  des  Mores  font  changeans  &  très-avides  des  nouveautés ,  les 
habitans  de  Tunis ,  ou  par  haine  pour  les  Turcs ,  ou  par  in- 
clination pour  Amida  leur  ancien  maître ,  qui  étoit  alors  à 
Malte  ,  &c  qui  les  follicitoit  de  le  faire  revenir  ,  conjurè- 
rent contre  la  garnifon  àt  la  paiTérent  au  fil  de  l'épée.  Amu- 
rath  inftruit  âe  cq  carnage  y  envoya  Ulucciali  Capitan- 
bacha ,  avec  foixante  galères.  Cette  commifïion  lui  fît  naître 
l'envie  de  bâtir  un  fort  vers  le  détroit ,  &  de  le  mettre  en  bon 
état,  s'afîiirant  que  par  ce  moyen  non-feulement  il  empê- 
cheroit  les  troubles  du  royaume  de  Tunis  3  mais  qu'ayant  en 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.     455 

quelque  forte  mis  des  entraves  aux  deux  côtés  de  la  Maurita- 
nie, il  pourroit  dans  la  fuite  former  des  projets  plus  impor-  He  nri 
tans.  Achmet  roi  de  Maroc,  qui  venoit  de  faire  un  traité  d'al-  III. 
liance  avec  Philippe  II.  crut  qu'il  ne  devoit  pas  négliger  cette  1580, 
affaire  qui  mettoit  fès  Etats  en  péril.  Ainfi  fous  prétexte  de 
l'alliance  dont  je  viens  de  parler  ,  il  écrivit  à  Ulucciali ,  &  le 
pria  inftamment  de  renoncer  à  ce  projet ,  parce  que  fi  les 
Turcs  vouloient  attaquer  le  roi  d'Efpagne ,  avec  qui  Amurath. 
même  venoit  de  conclure  une  trêve,  ilferoit  obligé  de  le  fe- 
courir ,  &  de  joindre  fes  troupes  à  celles  de  ce  Prince.  Uluc- 
ciali qui  étoit  trop  foible  pour  réfîfter  à  deux  Rois  réunis ,  &: 
même  pour  tenir  contre  l'un  des  deux  avec  une  flote  telle  que 
la  fienne ,  fongea  à  la  retraite  •  mais  pour  cacher  fa  honte  ,  il 
fit  courir  le  bruit  qu'on  le  rappelloit  à  Conftantinople  pour 
d'autres  affaires ^  &  après  avoir  mis  une  nouvelle  garnifon 
dans  Tunis ,  d'où  les  conjurés  s'étoient  fauves ,  il  fe  retira  à 
petit  bruit. 

Pendant  ce  tems-Ià ,  on  faifoit  en  Pologne  des  préparatifs  Affaires  ie 
contre  les  Mofcovites ,  &  le  Roi  s'étant  rendu  à  Grodno  avoit  Jol?Pr  & 
donné  ordre  à  Zamoski  de  lever  des  troupes.  Ce  Général 
défirant  extrêmement  d'avoir  une  bonne  infanterie  .engagea 
Vroveck  à  licencier  fa  compagnie  de  cavalerie  ,  pour  en  for- 
mer une  d'infanterie  toute  compofée  de  Gentilshommes,  6c 
il  chargea  Farensbeck  de  faire  faire  des  levées  en  Allemagne, 
Le  Roi  de  fon  côté  écrivit  au  prince  de  Tranfylvanie  fon  frè- 
re ,  de  lui  faire  en  Hongrie  de  nouvelles  levées  d'infanterie 
6c  ce  cavalerie.  Les  fuccès  de  la  campagne  dernière,  qui  en 
promettoient  encore  déplus  confidérables,attiroient  toute 
la  jeunefle ,  &c  l'emprefTement  étoit  fi  grand ,  que  l'on  venoit 
en  foule  au  rendez-vous ,  fans  avoir  reçu  un  denier  pour  l'en- 
gagement. Mais  cette  joye  générale  fut  troublée  par  la  mort  Mort  du 
de  Chriftophle  prince  de  Tranfylvanie ,  qui  après  avoir  fouf-  TranfylTaini 
fert  long-tems  des  douleurs  de  la  goûte ,  mourut  enfin  cette 
année ,  laifïànt  un  fils  nommé  Sigifmond  ,  qui  du  confente- 
ment  des  Etats  avoit  été  nommé  pour  fuccéder  à  fon  père 
avant  que  le  Roi  fe  rendît  à  Varfovie  pour  la  diète.  Ainfî 
Etienne  n'eut  pas  grand  mouvement  à  faire  pour  établir  fon 
neveu  dans  cette  Principauté.  Il  fe  contenta  d'envoyer  à  la 
Porte  J.  Tho.  Droiou  avec  des  ordres ,  qui  portoient ,  que  la- 


456  HISTOIRE 

"".:  Tranfylvanie  étant  tributaire  du  Grand  Seigneur,  cet  Envoyé 
Henri  fupplieroitAmurath  de  trouver  bon  que  Sigiimond  la  pofTécLk 
III.      aux  mêmes  conditions  que  Ces  prédécefleurs  ^  6c  de  Faire  en- 
1580.      tendre  à  cette  Cour  que  fi  on  y  prenoit  d'autres  mefures,  le 
roi  de  Pologne  ne  manqueroit  pas  de  venir  au  fecours  de  fa 
patrie  6c  de  là  famille.  On  chargea  encore  Drojou  de  fe  plain- 
dre des  injuftices  de  Janicola  vaivode  de  Valaquie  ,  de  de  de- 
mander qu'on  le  dépofledât ,  6c  qu'on  rétablit  Pierre  l'ancien 
Vaivode  :  que  le  roi  de  Pologne  ne  s'accommodoit  pas  du 
voifinage  de  Janicola ,  de  qu'il  ne  pouvoit ,  ni  ne  devoit  fouf. 
frîr  plus  long-tems  les  maux  qu'il  faifoit  à  fes  fujets.  Amu- 
rath  accorda  volontiers  le  premier  article ,  à  la  confidération 
du  roi  de  Pologne  :  il  ne  refufa  pas  abfolument  le  fécond  ; 
mais  il  en  remit  l'exécution  à  un  autre  tems. 

La  mort  du  prince  de  Tranfylvanie  fit  croire  au  duc  de 
Mofcovie,  que  le  roi  de  Pologne  confentiroit  fins  peine  aux 
conditions  de  paix  qu'il  avoit  propofées  l'année  précédente, 
ou  du  moins  que  cet  événement  lui  donneroit  le  tems  de  réf. 
pirer.  Il  avoit  fait  dire  par  Ces  AmbafTadeurs  quelque  tems 
auparavant ,  qu'il  étoit  prêt  de  céder  la  Livonie  a  la  réferve 
.de  Nar\ya,  de  Newfchlos,  de  Derpt,  d'Adawa,6cde  No- 
vogorod  de  Livonie.  Le  Roi  avoit  toujours  répondu  qu'il  ne 
vouloit  point  entendre  parler  de  paix ,  fî  on  ne  lui  cédoit  tou- 
te la  Livonie  j  qu'il  prétendoit  garder  Welifch ,  &  -qu'il  de- 
mandoit  la  démolition  de  Siebis ,  forterefTe  appartenante 
aux  Mofcovkes  ;  mais  qui  étoit  enclavée  dans  fes  Etats  :  6c 
il  donnoit  parole  que  de  fon  côté  il  feroit  démolir  Drifta 
qui  appartenoit  à  la  Pologne ,  &c  qui  fe  trouvoit  au  milieu  de 
la  Mofcovie.  Il  demandoit  encore  que  le  Duc  lui  payât  qua- 
tre cens  mille écus  d'or  pour  les  frais  delà  guerre.  Mais  à  la 
nouvelle  de  la  mort  du  prince  de  Tranfylvanie ,  le  duc  de 
Mofcovie  changea  abfolument,  comme  il  parut  par  les  let- 
tres dont  il  chargea  Chrifrophle  Dirfac ,  que  le  Roi  avoit  en- 
voit  envoyé  à  Mofcou.  Après  une  longue  répétition  de  tou- 
tes les  propofitions  qui  s'étoient  faites  pour  parvenir  à  ]a 
paix,,  6c  qui  n'avoient  produit  aucun  fruit  j  le  Grand  Duc 
difoit  beaucoup  de  chofes  pour  en  faire  retomber  la  haine 
fur  le  Roi:  Qu'il  n'avoit  pas  voulu  s'en  tenir  aux  conditions 
de  NeweJ ,  6c  qu'il  demandoit  i  prefent  la  démolition  de 

Sieois„ 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.    457 

Siebis ,  6c  une  grande  fomme  d'argent  fous  prétexte  de  dé- ■ 

dommagemens  pour  les  frais  de  la  guerre.  Là-defllis  le  Mof.  Henri 
covite  déclaroic  qu'il  ne  vouloit  point  être  fon  tributaire  j  III. 
que  les  Princes  n'avoient  pas  coutume  de  compter  ainfi  les  i  cg  1. 
dépenfes  6c  d'exiger  de  l'argent  :  Que  Siebis  avoit  été  bâti 
dans  fon  enfance  ,  dans  le  tems  que  les  Polonois  tenoient  Po- 
loczko ,  &  que  Sigifmond  étoit  maître  de  la  Pologne  6c  de  la 
Lithuanie  -y  en  un  mot,  que  Siebis  ayant  toujours  appartenu 
aux  Mofcovites,  il  ne  pouvoit  confentir  à  fa  démolition.  Il 
fe  plaignoit  enfuite  avec  aigreur  que  le  Roi  ne  lui  eût  point 
envoyé  d'Ambafïadeurs  •  &  il  ailûroit  qu'il  fe  paiïeroit  bien 
quarante  6c  cinquante  ans  avant  que  de  fon  côté  il  en  fît 
partir  aucun  pour  la  Pologne.  A  ces  reproches  le  Duc  joi- 
gnoit  des  chofes  très-piquantes  contre  le  Roi  y  que  ce  prince 
n'étoit  pas  i{Tu  d'une  famille  Royale  ;  qu'il  avoit  laifTé  impu- 
nis des  excès  énormes  commis  par  les  gens ,  qui  avoient  pouf 
fé  la  cruauté  jufqu'à  tirer  de  la  graifîe  du  corps  d'un  homme  -y 
enfin  qu'il  avoit  brûlé  Solockavec  des  boulets  rouges  :  exem- 
ple d'inhumanité  ,  difoit-il ,  inoiii  jufqu'aiors. 

Le  Roi  ayant  examiné  ces  lettres,  fit  dire  aux  Ambalîa^ 
deurs  qui  attendoient  la  réponfe  ;  que  fuivant  le  droit  des 
gens  ,  il  pouvoit  les  traiter  comme  des  ennemis ,  qui  fous  pré- 
texte de  paix ,  fe  conduifoicnt  en  véritables  efpions  dans  fon 
Royaume  3  que  néanmoins  il  ne  s'écarteroit  point  des  régies 
d'humanité  qu'il  avoit  gardées  jufqu'aiors  -,  qu'ils  pouvoienc 
donc  s'en  retourner ,  6c  qu'il  feroit  réponfe  par  un  homme 
à  lui  aux  lettres  que  leur  Maître  lui  avoit  écrites. 

Quelque  tems  auparavant  le  Duc  avoit  écrit  à  l'Empereur 
èc  au  Pape ,  qu'il  étoit  prêt  de  leur  envoyer  du  fecours  contre 
le  Turc ,  l'ennemi  commun  des  Chrétiens.  Les  Polonois  re- 
gardèrent cette  démarche  comme  une  rufe  du  Mofcovite ,  qui 
vouloit  engager  le  Pape  àfe  rendre  médiateur  de  la  paix  en- 
tre lui  6c  le  Roi  de  Pologne.  Car  il  n'y  avoit  pas  d'apparen- 
ce que  le  duc  de  Mofcovie  envoyât  fes  troupes  contre  les 
Turcs ,  tandis  qu'il  auroit  la  guerre  avec  les  Polonois ,  Se 
qu'il  verroit  leurs  troupes  dans  fon  pais.  Les  Ambaiïadeurs 
qu'il  envoya  à  Rome  eurent  bien  de  la  peine  à  fe  déterminer 
à  aller  baifer  les  pieds  de  fa  Sainteté ,  parce  qu'ils  font  atta- 
chés à  PEglife  d'Orient.  Lorfqu'ils  s'en  retournèrent,  le 
Tome  VIII.  M  m  m 


458  HISTOIRE 

Pape  chargea  Antoine  PofTevin  de  les  accompagner  :  c'efl  ce 
HtNRi  Jéiuire ,  homme  habile  pour  la  négociation ,  qui  avoit  engagé 
III.  le  Czar  à  envoyer  cette  ambafTade.  Les  Mofcovites  lui  ayant 
i  5  8  i .  %nif]é  ,  qu'ils  ne  vouloient  point  s'en  retourner  par  la  Polo- 
gne 5  mais  qu'ils  iroient  d'abord  à  Lubeck ,  6c  de  là  à  Narwaj 
PofTevin  alla  trouver  le  Roi ,  comme  le  Pape  le  lui  avoit  or- 
donné. Il  obtint  la  liberté  des  officiers  Mofcovites ,  qui 
avoient  été  pris  à  Welifch  -,  enfuite  il  alla  rejoindre  les  Am- 
baflàdeurs ,  &.  les  fuivit  à  Mofcou. 

Le  roi  de  Pologne  ayant  traverfé  avec  beaucoup  de  peine 
les  forêts  qui  le  trou  voient  fur  fa  route ,  arriva  enfin  à  Sawo- 
locze  :  il  y  tint  confeil  -,  èc  quoique  la  fituation  des  lieux  de- 
mandât qu'on  s'avançât  d'abord  vers  Pleskow,  il  y  eut  des 
avis  pour  commencer  par  Novogorod ,  parce  qu'on  y  peut 
aller  commodément  de  Luki  fur  le  fleuve  Lowat.  D'autres 
vouloient  qu'on  attaquât  Derpt,  puifqu'on  vouloit  avoir  la 
Livonie ,  où  cette  place  eft  fîtuée ,  d'autant  plus  qu'une  partie 
de  la  garnifon  s'étoit  retirée  à  Pleskow, où  les  Mofcovites 
étoient  perfuades  que  le  Roi  iroit  d'abord  3  mais  la  pluralité 
fut  pour  commencer  par  Pleskow  5  èc  comme  c'étoitla  pre- 
mière place  qui  bornât  les  conquêtes  du  Roi ,  la  raifon  vou- 
loit qu'on  l'attaquât  la  première.  On  balança  feulement  fur 
quelques  forts ,  qui  étoient  à  droit  &  à  gauche ,  &:  on  agita 
(1  l'on  devoit  s'en  rendre  maître  avant  que  d'attaquer  Plef- 
kow.  Les  Mofcovites ,  fuivant  leur  coutume ,  avoient  déjà 
brûlé  celui  de  Crafnihorod ,  que  les  Cofaques  avoient  incon- 
tinent rétabli  &  fortifié  3  ce  qui  mettoit  l'armée  à  couvert 
des  garnifons  des  autres  châteaux ,  fçavoir  Siebis ,  Opolzka  5 
Oftrow  &;  Velia.  Mais  les  Mofcovites  avoient  auffi  brûlé  ce 
dernier. 

Le  Roi  chargea  Kimita  de  fe  joindre  à  Michel  Haraburda 
commandant  desTartares  de  Lithuanie,  qui  avoient  été  au- 
trefois établis  dans  cette  province  par  le  duc  Vitold ,  comme 
nous  l'avons  dit  fur  l'année  1  574.  avec  ordre  de  harceler 
les  ennemis  ,&  de  venger  par  le  ravage  deleurpaïs,lescour_ 
fes  qu'ils  faifoicnt  fur  les  terres  de  Pologne.  Avant  que  de 
fortir  de  Sawolocze ,  il  envoya  un  courier  à  Mofcou  avec  des 
lettres ,  qui  portoient  en  fubftance ,  que  quoiqu'il  y  eût  peu  de 
grandeur  d'ame  à  dire  des  chofes  dures  à  fon  ennemi ,  quand 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.     459 

on  a  les  armes  à  la  main  ,  il  n'avoit  pas  voulu  néanmoins  laif-  ■ 

fer  fa  lettre  fans  réponfe,  de  peur  que  ion  filencenele  rendît  Henri 
encore  plus  fier  :  Que  s'il  ne  s'étoit  pas  tenu  aux  conditions  de  III. 
Newel,  c'efl  que  la  prife  de  Sawolocze  avoit  changé  l'état  1  58  1. 
des  choies  3  qu'à  l'égard  des  frais  de  la  guerre ,  comme  il  ne 
l'avoit  entreprife  qu'après  y  avoir  été  forcé  par  des  injures 
atroces  ,  il  ne  faifoit  en  les  demandant,  que  fuivre  l'exemple 
de  tous  les  princes  Chrétiens.  »  A  l'égard  de  Siebis,ajoûtoit-il, 
»  cette  fortereilè  eft  conftamment  fituée  dans  le  domaine  de 
»  Pologne  ,  puifqu'elleeffcen  deçà  delaDwine^  &;  les  Mofco- 
»  vites  l'ont  bâtie  fur  un  terrain  qui  n'etoit  pas  à  eux.  Vous 
»  avez  tort ,  difoit-il ,  de  vous  plaindre  que  je  ne  vous  aye 
«  pas  envoyé  d'AmbafTadeurs.  En  effet ,  y  a-t'il  quelque  loi 
»  qui  y  oblige  ?  Et  chaque  Prince  a-t'il  à  cet  égard  d'autre 
»  régie ,  que  fa  volonté  &:  fes  intérêts  >  Vous  me  menacez  de 
»  ne  m'en  point  envoyer  dans  quarante  ans  :  je  le  croi ,  l'efpa- 
>j  ce  eft  bien  long  pour  notre  vie ,  &  vous  ne  m'en  enverrez 
»  fûrement  ni  dans  quarante,  ni  dans  cinquante  ans^  mais 
»  peut-être  ferez- vous  contraint  de  m'en  envoyer  plutôt.  « 
Il  vient  enfuite  aux  reproches  perfonnels ,  &c  il  dit  :  qu'il  n'eft 
pas  fâché  de  n'être  pas  né  Roi  j  qu'il  eft:  ravi  d'avoir  été 
jugé  digne  de  l'être ,  &  d'avoir  été  choiil  par  les  fuffrages 
d'une  infinité  de  Noblefïe  pour  gouverner  un  des  plus  grands 
Royaumes  de  la  Chrétienté.  Il  ajouta  ,  qu'il  ne  portoit 
point  d'envie  à  ce  Duc  ,  de  ce  que  cen'étoit  ni  fon  mérite ,  ni 
le  fuffrage  des  hommes  qui  l'avoient  mis  fur  le  trône  de  Mof- 
covie ,  mais  le  ventre  de  la  fille  de  Glinski ,  fameux  pour 
avoir  trahi  autrefois  le  roi  Sigifmond.  A  l'égard  de  la  graillé 
tirée  d'un  cadavre,  il  répond  premièrement,  qu'il  n'y  a  eu 
aucune  part  :  fecondement,  qu'il  ne  voit  rien  dans  cette  ac- 
tion qui  bleilè  ni  l'humanité  ,  ni  la  piété  Chrétienne  j  qu'on 
difléque  tous  les  jours  des  morts  par  ordre  des  Médecins , 
pour  trouver  moyen  de  remédier  aux  maux  des  vivansjôc 
que  rien  au  fond  n'étoitplus  ridicule  que  la  prétendue"  pitié 
de  ce  Prince ,  qui  pendant  qu'il  fait  mourir  les  vivans  par  la 
tourmens  les  plus  cruels  ,  s'intéreffe  fi  fort  pour  les  cadavres 
des  morts  :  Que  pour  les  boulets  rouges  tirés  contre  Solock , 
qu'il  regarde  comme  une  infulte  inoiiie  ,  il  falloit  qu'il  s'inf 
iruisît  des  belles  découvertes  qu'on  avoit  faites  depuis  peu 

Mmm  ij 


4<5o  HISTOIRE 

1    ll1111     dans  l'art  de  la  guerre.   Il  finit  par  lui  offrir  un  combat  fin- 

Henri  gulier.   Cette  réponfe  au  refte  a  beaucoup  plus  d'étendue 

III.      dans  la  lettre  qui  fut  publiée  alors  en  langue  Rufle  &;  en 

i  581,     Latin.  Le  Roi  joignoit  à  fa  lettre  un  livre  qui  contenoitla 

vie  du  Duc,  qu'on  nommoit  Jean  Bafîlowitz.  Ce  livre  a  été 

imprimé  depuis  :  mais  comme  il  a  été  fait  plutôt  pour  décrier 

ce  Prince  ,  que  pour  raconter  fon  hiftoire,  peut-être  n'eft-il 

pas  fort  digne  que  la  poffcérité  y  ajoute  foi. 

Le  Roi  étant  allé  de  Sawolocze  à  Woronocz ,  y  drefïà  de 
l'avis  des  Seigneurs  de  nouveaux  réglemens ,  pour  la  difci- 
pline  militaire  j  &  fur  la  prière  qu'ils  lui  firent  de  nommer  un 
Grand  Général  fuivant  leur  ancien  ufage,  pour  maintenir 
la  difcipline  dans  l'armée,  il  choifit  Zamoski.  Quoique  ce 
choix  fît  grand  plaifir  à  ce  Seigneur ,  il  s'excufa  pourtant  avec 
modeftie  de  l'accepter ,  &  il  apporta  beaucoup  de  raifons 
pour  juftifier  fon  refus  ^  mais  le  Roi  n'y  eut  pas  d'égard  ,  & 
Zamoski  fe  laiffa  vaincre. 

Le  Roi  apprit  alors  avec  chagrin  ,  que  pendant  qu'il  étoit 
occupé  dans  le  païs  ennemi ,  le  roi  de  Suéde  fon  allié ,  &;  qui 
l'avoit  porté  à  entreprendre  cette  guerre  ,  attaquoit  fes  der- 
rières. Car  il  avoit  envoyé  en  Livonie  une  armée  fous  le  com- 
mandement de  Pontus  de  la  Gardie, gentilhomme  de  Lan- 
guedoc ,  qui  avoit  époufé  un  fille  naturelle  de  ce  Monarque  : 
&  employoit  contre  cette  province  des  troupes  qu'il  avoit  pro- 
mis par  un  traité  de  faire  marcher  contre  les  Mofcovites.  La 
Gardie ,  qui  étoit  un  bon  Officier  ,  s'empara  de  plufïeurs  forts 
qui  font  fur  la  côte  &:  qui  dépendent  d'Ofel  -y  &:  Jean  Her- 
bort  gouverneur  de  Sanock  ,  auffi-bien  que  Laurent  Goflicie , 
le  prièrent  inutilement  de  ne  point  entreprendre  fur  la  Li- 
vonie. Quoique  le  roi  de  Pologne  fût  vivement  piqué  de  ce 
manque  de  foi ,  il  crut  cependant  devoir  diflimuler  pour  un 
tems. 

Les  Mofcovites  travailloient  pendant  ce  tems-là  à  mettre 
Pleskow  en  état  de  défenfe ,  en  réparant  les  murs  anciens , 
en  y  ajoutant  de  nouveaux  ouvrages ,  &:  en  y  faifant  venir  des 
troupes  de  toutes  les  places  voifines. 

Zamoski  bien  content  de  fa  nouvelle  dignité  ,  régla  avec 
le  Roi  la  marche  de  fon  armée  •  &  après  en  avoir  fait  la  re- 
vue ,  il  ordonna  aux  Lithuaniens  de  marcher  fur  la  droite  > 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.     461 

êc  il  mit  avec  eux  les  troupes  qui  avoient  fervi  contre  Dan-  . i 

zick  fous  la  conduite  de  Jean  Sborowski  ,ôc  qui  dansl'abfen-  Henri 
ce  de  ce  Général  étoient  alors  commandées  par  Chriftophle  1 1  F? 
Nifkie.  Il  fit  prendre  les  devants  à  un  autre  corps  comman-  1  5  8  1. 
dé  par  Staniflas  Tarnow  petit-  fils  de  Jean  Tarnow ,  ce  grand 
Capitaine  ,  qui  avoit  eu  autrefois  la  charge  dont  Zamoski 
venoit  d'être  revêtu  :  il  lui  ordonna  de  marcher  vers  OL 
trow  ,  &  de  choifir  un  lieu  propre  pour  un  camp.  Zamoski 
le  fuivit ,  &:  alla  camper  au-deflous  fur  la  Welika.  Oflrow  eft 
dans  une  ifle  que  forme  cette  rivière ,  &  c'eft  ce  que  lignifie 
fon  nom  en  langue  Efclavone.  Elle  a  une  très-grande  citadel- 
le ,  fortifiée  de  baftions  à  la  moderne  :  il  y  en  a  un  qui  couvre 
le  côté  qui  regarde  le  Nord ,  &  un  autre  celui  du  Levant  j 
le  troifiéme  ,  qui  regarde  le  Couchant ,  étoit  courbé  infenfî- 
blement  en  forme  de  croiflant  3  de  forte  que  l'artillerie  ne 
pouvoir  battre  à  plomb  fur  toute  cette  face ,  &:  que  les  fol- 
dats  par  conféquent  n'y  avoient  rien  à  craindre  du  canon. 
On  dreffa  donc  la  batterie  contre  les  baftions  du  Midi  :  ceux 
qui  les  défendoient  en  ayant  été  chaffés ,  de  tout  le  côté  qui 
regardoit  le  Couchant  n'ayant  point  encore  été  entamé, on 
efpéra  que  les  troupes  pourroient  monter  à  l'afîaut  fans  beau- 
coup de  danger  :  l'artillerie  commandée  par  Weier  ayant 
fait  une  large  brèche,  les  Hongrois  fe préparèrent  à  l'atta- 
quer 3  mais  la  garnifon  battit  la  chamade  &  fe  rendit. 

Le  Roi  marcha  de  là  à  Pleskow.  Baltazar  neveu  du  roi 
André  à  la  tête  des  Hongrois,  &  le  Palatin  de  Breflaw  à  la  tête 
des  Polonois  faifoient  l'avant-garde.  Dhs  qu'ils  furent  arri- 
vés au  fleuve  Werecha ,  qui  fe  jette  dans  la  Welika  du  côté 
du  Levant ,  quelques  Hongrois  ayant  paiTé  de  l'autre  côté  de 
ce  fleuve  ,  fe  féparérent  en  trois  corps ,  &  s'embarquèrent  en 
trois  endroits  difFérens ,  après  quoi  ils  envoyèrent  quelques 
loldats  pour  attirer  les  gardes  avancées  des  ennemis.  Les 
Mofcovites  qui  fe  défioient  de  quelque  embufeade ,  après 
avoir  poufTé  les  premiers ,  fongeoient  à  fe  retirer  3  mais  s'é- 
tant  appercus  que  les  féconds  qui  fortoient  du  lieu  de  l 'em- 
bufeade étoient  en  trop  petit  nombre  pour  tenir  contre  eux  , 
ils  s'avancèrent  plus  loin ,  &  les  pourfuivant  fans  ordre  ,  ils 
tombèrent  dans  la  troifiéme  embufeade ,  qui  les  chargea  6c 
les  mit  en  fuite.  Les  Hongrois  prirent  trois  Boïards  ou 

M  m  m  iij 


461  HISTOIRE 

■J —    ...^  nobles  Mofcovites,  par  lefquels  on  apprit  ce  qu'il  y  avoic 

Henri  de  croupes  dans  la  ville  ,  &  ce  qu'on  y  penfoic  du  liège.  Sigifc 

III.      niond  Rofnie  capitaine  des  vieilles  bandes  Polonoifes ,  amena 

o         auiîî  quelques  prifonniers ,  qui  confirmèrent  ce  que  les  pre- 

^      '     miers  avoient  dit. 

situation  se       Pleskow  eft  fitué  au  confluent  de  deux  rivières  dans  une 

antiquités  de  plaine  fort  étendue ,  très-agréable  &  entourée  de  collines  en 

Pleskow.         r  ,  .  r  j  •  '  \  '     r     ' 

pente  douce,  qui  font  couvertes  de  genièvres  plantes  11  ré- 
gulièrement ,  que  depuis  >^oronocz  jufqu'à  Pleskow,  il  fem- 
ble  que  ce  ne  Toit  qu'un  jardin.  Il  y  a  autour  de  la  ville  plus 
de  quarante  Couvents  bâtis  de  pierre  &  très-beaux.  Elle  eft 
plus  longue  que  large,  6c  elle  va  en  s'étréciflant  du  côté  du 
Couchant  :  laW^elika  baigne  Tes  murs  du  côté  du  Midi  >  ôc 
après  s'être  conlîdérablement  augmentée  par  les  rivières 
qu'elle  a  reçues ,  elle  va  fe  jetter  à  deux  lieues  de  là  dans  le  lac 
Peibas.  Pleskow  a  au  Nord  une  rivière  nommée  auiîiPles- 
kow ,  qui  a  fa  fource  auprès  de  Novogorod ,  &  qui  pafte  au 
milieu  de  la  ville  ,  féparée  en  trois  parties ,  qui  ont  chacune 
leurs  murailles.  La  citadelle  qui  eft  au  milieu ,  eft  aufli  féparée 
en  trois  parties  -y  celle  qui  eft  extérieure ,  ôc  qui  regarde  le 
Midi  &  la  \^elika,  s'appelle  Kerfemnow  -y  la  féconde  fe  nom- 
me Domantow  >  la  troifîéme  ,  le  château  du  milieu ,  non  par 
rapport  à  la  citadelle  ,  mais  à  la  ville  ,  dans  le  centre  de 
laquelle  il  eft  placé.  Le  côté  du  Nord ,  qui  eft  fortifié  d'une 
muraille  de  pierre ,  eft  le  plus  étendu  ,  ci  il  a  environ  trois 
lieues  de  long.  Outre  ce  mur  de  pierre ,  les  Mofcovites  en 
avoient  fait  un  autre  en  dedans  formé  de  deux  rangées  de 
poutres ,  entre  lefquelles  il  y  avoit  un  efpace  ,  qu'ils  avoient 
rempli  de  terre.  Toute  la  place  eft  entourée  de  bons  ba, 
ftions  de  pierre  :  mais  comme  leurs  diftances  n'avoient  pas 
été  allez  bien  compaiTées  pour  qu'ils  fe  défend iifent  récipro- 
quement ,  on  avoit  tiré  de  leurs  angles  des  murailles,  qu'on 
avoit  revêtues  de  gazon  fort  haut ,  &  dans  lefquelles  on  avoic 
fait  des  ouvertures  en  faillies ,  placées  à  une  diftance  égale  les 
unes  des  autres  :  &;  pour  fuppléer  au  peu  d'étendue"  des  ba- 
ftions ,  &  les  rendre  plus  forts ,  on  y  avoit  ajouté  des  tours  de 
bois  pour  foûtenîr  l'efForc  du  canon. 

Les  annales  de  Ruflie  fonc  la  ville  de  Pleskow  fore  an- 
cienne :  ils  prétendent  qu'elle  fut  bâtie  l'an  641  2.  du  monde* 


ijBi. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.    463 

fuivant  leur  manière  de  calculer  ;  &  que  Thori ,  fils  de  Ruric 
prince  de  Rufîie ,  époufa  une  fille  de  Pleskow,  nommée  Olga,  Henri 
dont  il  eut  un  fils  nommé  Swentoflas.  Cette  ville  eut  dans  III. 
la  fuite  plusieurs  guerres  avec  les  peuples  voifins,&  fur-tout 
avec  lesIcoles,dont  le  nom  &:  l'Empire  font  abolis  depuis  long- 
tems  j  avec  les  Suderes ,  où  efl  aujourd'hui  Derpt  j  &  avec  les 
Germains  qui  habitoient  dans  la  Livonie.  Les  mêmes  annales 
racontent,  que  Pleskow  fut  pris  par  les  Germains  3  3  8.  ans 
après  fa  fondation  j  &  qu'Alexandre  fils  de  Jaroflas  ,  de  la 
race  de  Monomaque ,  étant  parti  quelque  tems  après  des 
Etats  de  Battis  prince  desTartares,  défit  les  Livoniens,  reprit 
par  compofition  la  ville  de  Pleskow  ,  &  la  mit  en  liberté  ^  que 
depuis  ce  tems-là  cette  ville  avoit  été  très-florhTante ,  gou- 
vernée par  un  Sénat  refpe&able ,  &  par  de  très-fages  loix  j  & 
qu'elle  avoit  pouffé  fes  conquêtes  fi  loin ,  que  la  grande  Luki , 
lfbore,  Se  tout  leur  territoire  étoient  fournis  àfapuifTance  y 
que  c'étoit  le  Sénat  qui  gouvernoit  ces  provinces  par  des  Pa- 
latins j  que  le  prince  du  Sénat  étoit  le  chef  de  tous  les  Ma- 
gistrats avec  un  pouvoir  limité  ,  &  que  par  un  ufage  nouveau 
&  inconnu  chez  les  autres  peuples,  ils  prenoient  ce  Prince 
dans  les  maifons  des  ducs  de  Ruffie  ou  de  Lithuanie  :  que 
c'eft  ainfî  qu'ils  eurent  des  Lithuaniens  l'an  du  monde  6774. 
le  prince  Timothée  après  qu'il  eut  reçu  le  Baptême  ,  &  en- 
fuite  David  fon  fils ,  &;  depuis  encore  le  fils  d'Olgerde  qui 
fut  appelle  André  à  fon  Baptême  :  Que  dans  la  fuite  ils  trai- 
tèrent avec  les  princes  de  Ruffie  ,  de  promirent  de  les  recon- 
noître  à  certaines  conditions  •  &;  que  depuis  ce  tems-là  ils 
avoient  toujours  eu  des  Princes  de  cette  Nation,  qui  les  ont 
gouvernés  fuivant  les  loix  du  païs  :  Qu'enfin  l'an  7018.  Ba- 
ille père  de  Jean  qui  régnoit  alors ,  dépouilla  cette  ville  de  fa 
liberté 3  &  qu'il  y  entra  le  24.  dejanvier  jour  defainte  Oxime, 
fous  le  nom  de  laquelle  il  fit  depuis  confacrer  une  Eglifè  en 
mémoire  du  grand  fuccès  remporté  ce  jour-là.  Ce  fuccès 
fut ,  qu'étant  defeendu  dans  la  ville  pour  voir  les  principales 
Eglifes ,  il  fit  déclarer  par  l'évêque  de  Colum ,  que  la  ville 
étoit  prife  •  &:  là-deffus  il  la  pilla ,  fit  mettre  en  prifon  le  Sé- 
nat &  prefque  toute  la  Nobleffe ,  &  les  emmena  enfuite  avec 
lui  en  Mofcovie ,  après  avoir  fait  venir  des  colonies  nou- 
velles pour  repeupler  cette  ville  infortunée. 


4^4  HISTOIRE 

.■  i Les  Commandans  de  la  cicadelle  étoient  Bafile  &  le  fils 

HENRi.de  Jean  Suiski ,  iiïu  de  la  maifon  des  ducs  de  Sufdal ,  &  frère 
III.  de  ce  Pierre  Suiski ,  qui  fut  défait  autrefois  fur  le  fleuve  Ula 
i  5  3  r .  par  N.  Radzewil  j  6c  après  eux  André  Corofcin  6c  Pleskiow. 
La  ville  étoit  défendue  par  fept  mille  hommes  de  pied  ,  ôc  en 
comptant  les  compagnies  compofées  de  la  Bourgeoifie,il  y 
en  avoit  cinquante  mille  ,  6c  environ  autant  d'autres  habi- 
tans.  Les  Coîàques  de  Nicolas  Circaffie  étoient  venus  outre 
cela  offrir  leurs  fervices  :  leur  emploi  étoit  de  prendre  les 
maraudeurs  qui  s'écartoient  dans  les  campagnes,  6c  de  drefc 
fer  des  embûches  aux  pillards.  Mais  Suiski  ayant  eu  occa- 
ilon  de  les  inviter  à  un  grand  fefUn  ,  les  fit  relier  dans  la  place. 
Lorfqu'on  eut  été  informé  de  tout  ce  détail ,  6c  qu'on  eut 
bien  reconnu  la  (ituation  du  lieu ,  on  jugea  que  le  liège  d'une 
ville  Ci  fpacieufe ,  fi  peuplée  ,  Ci  bien  fournie  de  troupes  6c  de 
tout  ce  qui  eft:  nccellaire  pour  défendre  une  place,  étoit  une 
entreprife  très-difficile  :  on  fe  repentit  d'abord  de  l'avoir  for- 
mée ,  6c  on  fongeoit  à  aller  afliéger  Novogorod ,  ou  quelques 
châteaux  des  environs,  mais  comme  on  avoit  fait  courir  le 
bruit  qu'on  marchoit  à  Pleskow ,  &  qu'il  y  alloit  de  l'honneur 
du  Roi  de  ne  pas  faire  connoître  aux  ennemis  que  les  diffi- 
cultés lui  faifoient  peur ,  ou  qu'il  fe  défioit  de  la  valeur  de 
fes  troupes,  on  réfolut  de  demeurer,  6c  d'attaquer  la  place 
du  côté  du  Levant.  Là-deflus  le  Roi  paila  au-delà  du  Cze- 
recha  ,  6c  y  campa  avec  une  partie  de  l'armée.  Parce  que  ce 
pofte  étoit  environné  de  collines  qui  le  mettoient  à  couvert 
du  canon  des  ennemis.  D'ailleurs ,  l'angle  que  formoient  en 
cet  endroit  les  murs  de  la  ville  qui  venoient  s'y  réunir ,  pou- 
voit  faciliter  le  fuccès  de  quelque  tentative  de  côté-là. 

Surces  entrefaites  arrivaFarenfbeckavec  les  levées  qu'il  avoit 
faites.  Elles  étoient  prefque  toutes  compofées  de  foldats  qui 
avoient  fervi  en  Flandre-  mais  le  nombre  n'en  étoit  pas  grandj 
d'autant  plus  que  les  habitans  de  Lubek  s'étoient  oppofés  fous- 
main  à  ces  levées  ,  foit  à  l'infligation  du  roi  de  Suéde ,  foit  de 
crainte  d'irriter  les  Mofcovites  contre  eux.  Les  autres  foldats 
nouvellement  enrôlés  fe  rendirent  au  camp  en  même  tems  que 
les  troupes  que  le  duc  de  Curlandeyenvoyoit  fous  la  conduite 
de  Barthelemi  Bulder.  Il  y  vint  encore  quelques  volontaires  , 
Pruffiens  6c  Siléliens ,  les  premiers  commandés  par  Fabien 

baron 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.    465 

baron  de  Dhona ,  qui  mena  quelques  années  après  un  corps 
de  troupes  auxiliaires  en  France  ,  &  les  autres  par  Reder. 

Les  Hongrois  prirent  leurs  quartiers  à  la  droite ,  le  long 
de  la  ^elika  3  les  Lithuaniens  plus  haut ,  fur  le  chemin  qui 
mène  à  Porchow  -,  &  les  Polonois  entre  deux ,  après  avoir 
fortifié  leur  camp  de  trois  rangées  de  chariots  des  deux  côtés 
d'un  ruiflèau  qui  pafle  en  cet  endroit.  On  donna  ce  qui  reftoit 
de  terrain  aux  Allemans. 

Pendant  qu'on  faifoit  tous  ces  préparatifs ,  on  vit  arriver 
un  vénérable  vieillard  avec  titre  d'Ambafladeur  de  la  part 
d'Amurath  :  voici  à  quelle  occafion.  Denlet  Chierei  dernier 
prince  des  Tartares  de  Precop,  avoit  laiiîe  plufieurs  enfans  : 
l'un  d'entr'eux  nommé  Mahomet  lui  fuccéda  ,  &  c'eft  lui  qui 
eft  encore  aujourd'hui  furie  trône.  Ce  Prince  ou  par  crain- 
te ,  ou  par  pitié  ,  ne  fuivit  pas  la  pratique  de  ces  Souverains , 
qui  ont  coutume  d'immoler  tous  leurs  frères  à  leur  fureté. 
Ainfi  non-feulement  il  ne  fît  pas  mourir  Abdel ,  homme  d'un 
grand  courage  ôc  d'une  haute  réputation  chez  ces  peuples  > 
mais  même  il  le  nomma  Galga ,  c'eft  le  premier  Magiftrat 
du  pais,  Se  comme  l'héritier  préfomptif  de  la  Principauté. 
Ce  jeune  Prince  ayant  été  pris  par  les  Perfans ,  de  tué  par  la 
conjuration  des  feigneurs  de  la  Cour  ,  Mahomet  donna  la 
même  dignité  à  Hali  fon  autre  frère  ,  &  chercha  à  fe  l'atta- 
cher ,  en  lui  faifant  efpérer  qu'il  le  nommeroit  pour  fon  fuc- 
ceflèur.  Mais  Sadit  fils  de  Mahomet  étant  devenu  grand,  le 
père  qui  préféroit  fon  fils  à  fon  frère,  &  qui  fouhaitoit  paf- 
lionnément  de  lui  laiffer  fon  Etat ,  ôta  la  charge  de  Galga  à 
Hali ,  &  la  donna  à  Sadit.  Craignant  alors  qu'Hali  irrité  de 
l'injure  qu'il  lui  faifoit ,  ne  confpirât  avec  un  frère  plus  jeune 
qu'il  avoit ,  nommé  Salomet ,  il  crut  ne  pouvoir  fe  difpenfer 
d'en  venir  au  parricide  dont  il  avoit  eu  horreur  jufque-là  ,  &C 
il  commença  à  prendre  dès  mefures  pour  fe  défaire  de  fes 
deux  frères.  La  peur  qu'ils  en  eurent  leur  ayant  fait  prendre 
la  fuite,  ils  errèrent  long-tems  fur  la  frontière,  où  ilsvL 
voient  de  pillage  :  étant  enfin  tombés  entre  les  mains  des  Co- 
faques  ,  on  les  mena  à  Michel  Wifnowecie  gouverneur  de 
Circaffie,  qui  les  gardoit  pour  l'arrivée  du  Roi,  fuivant  les 
ordres  qu'il  avoit  de  S.  M.  L'Ambafîàdeur  Turc  étoit  venu 
pour  les  redemander  comme  transfuges,  en  vertu  de  l'alliance 

Tome  FUI.  Nnn 


4.66  HISTOIRE 

qui  étoic  entre  les  Turcs  6c  les  Polonois.  On  lui  fît  réponfe 

Henri  que  le  Roi  ne  les  avoit  point  encore  vus,  qu'il  examineroit 

III.       cette  affaire  lorfqu'il  feroit  de  retour  en  Pologne ,  6c  qu'il 

1581.      feroit  ce  qu'il  croiroit  jufte.  Avant  que  de  renvoyer  l'am- 

bafTadeurTurc ,  on  le  promena  par  tout  le  camp  ,  où  l'armée 

ctoit  en  bataille  -,  il  confidéroit  tout  ce  qu'il  voyoit  avec  une 

avidité  que  tout  le  monde  remarqua  ;  il  admiroit  la  beauté 

des  chevaux ,  la  magnificence  de  leurs  harnois ,  6c  en  générai 

la  bonne  mine  de  tons  ces  foldats  ;  6c  dans  le  transport  où  il 

étoit:  53  Plût  à  Dieu,  s'écria-t'il ,  que  ces  deux  Princes  (  c'eft 

?3  Etienne  de  Amurath  qu'il  vouloit  dire  )  fuiTent  bien  unis  • 

>3  tout  le  refte  de  la  terre  ne  feroit  pas  capable  de  réilfter  à 

»  leur  puifïanee. 

Les  Hongrois  s'étant  avancés  à  deflein  de  choifir  un  lieu 
pour  camper,  la  garnifon  fit  une  fortie  fur  eux  ;  mais  après 
un  léger  combat ,  elle  fut  obligée  de  rentrer  dans  la  ville. 
Les  Hongrois  poullerent  leur  tranchée  vers  la  tour  de  Por- 
chow ,  le  long  de  la  rivière  de  W^elika ,  6c  les  Polonois  pouf- 
férent  la  leur  auprès  d'eux ,  mais  du  côté  de  la  tour  de  Sui- 
nie ,  6c  après  s'être  couverts  avec  des  gabions  qu'ils  avoient 
placés  allez  près  les  uns  des  autres  dans  les  endroits  où  il  en 
falloit.  On  n'y  perdit  que  Pierre  Kendi ,  jeune  homme  d'un 
grand  courage. 

Le  canon  commença  à  battre  les  murs  de  tous  côtés ,  6c 
comme  la  brèche  fe  trouva  faite  vis-à-vis  de  l'attaque  des 
Hongrois ,  ils  demandoient  à  monter  à  l'affaut.  Mais  l'avis  de 
Zamoski  étant,  qu'il  falloit  attendre  qu'il  y  eût  une  brèche  du 
côté  des  Polonois.,  on  délibéra  pendant  quelque  temsj  6c 
comme  chacun  fbûtenoit  fon  avis ,  la  peur  qu'on  eut  que  les 
ennemis  ne  profitaient  de  ce  retardement  pour  fe  retran- 
cher ,  6c  pour  faire  un  nouveau  fofîé  en  dedans  de  la  place, 
fit  qu'on  réfolut  de  tenter  l'afTaut.  Auffitôt  Zamoski  s'étant 
avancé  vers  la  place  ,  commanda  aux  Allemans  de  marcher 
avec  les  Polonois,  6c  Bornemiflà  fèmit  à  la  tête  des  Hon- 
grois. Les  Allemans  marchèrent  les  premiers ,  6c  on  ordon- 
na aux  Polonois  de  les  foûtenir.  Dès  que  les  Allemans  furent 
fur  le  bord  du  foiTé ,  un  brave  foldat  François  nommé  la  Ga- 
ronne ,  monta  le  premier  à  la  brèche  -y  mais  ayant  été  cul- 
buté par  les  ennemis ,  le  refte  prévenu  que  la  brèche  n'étoic 


N 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.    467 

pas  afïèz  large ,  refta  en  un  peloton  fur  le  bord  du  foffé.  Les  "jl- 

Polonois  au  défefpoir  de  ne  rien  faire  ,  s'ouvrent  le  paflage  Henri 
au  milieu  de  ces  Ailemans  ;  ils  chaffentles  ennemis  d'une  tour  III. 
de  bois,  qui  étoit  proche  j  ils  montent  au  haut  avec  beau-  1  ç8r6 
coup  de  peinej  &:  Vibranowski  6c  Sirnei  qui  étoient  à  la  tête, 
y  arborent  leurs  drapeaux.  Le  Roi  qui  atcendoit  lefuccès 
fur  l'autre  bord  de  la  rivière,  ayant  en  même  tems  donné  le 
lignai  aux  Hongrois ,  ils  en  font  autant  de  leur  côté  ,  6c  Tho- 
mas Dercen  avec  Mathias  Kerkefy  font  auffi  floter  leurs  dra- 
peaux fur  la  tour  qui  étoit  devant  eux.  Bekefy  animé  par 
leur  exemple ,  fait  marcher  de  la  cavalerie  qu'il  avoit  fous 
fes  ordres,  6c  s'avance  au  lieu  où  étoit  l'attaque.  Déjà  les 
aiîiégés  effrayés  de  voir  leurs  troupes  chalîëes  des  forts 
qu'elles  gardoient ,  6>C  les  drapeaux  ennemis  arborés  en  dit- 
ferens  endroits  ,  ne  fongeoient  plus  qu'à  mettre  leur  vie  en 
fureté  par  la  fuite,  lorfque  Suiskî  arrive  monté  fur  un  cheval 
blefTé,6c  courant  de  côté  6c  d'autre  pour  ranimer  fes  gens ,  em- 
ployant tour  à  tour  les  prières  ,  les  menaces ,  6c  les  difcours 
les  plus  capales  d'émouvoir.  L'Evêque  accourut  de  fon  côté 
faifànt  porter  devant  lui  ce  que  la  Religion  a  de  plus  refpec- 
table.  Pendant  ce  tems- là  ,  les  troupes  qui  attaquoient  fu- 
rent arrêtées  par  le  folle  intérieur  5  ce  qui  donna  le  tems  aux 
Mofcovites  de  revenir  de  leur  frayeur  ,  6c  de  fe  mettre  en  dé- 
fenfe.  Auffitôt  ils  commencèrent  à  canoner  6c  à  attaquer  à 
coups  de  pierres  ceux  qui  étoient  au  bas  de  la  brèche  j  puis 
à  porter  de  la  poudre  fous  la  tour  pour  la  faire  fauter  au  be- 
foin.  Les  Polonois  ne  pouvant  tenir  contre  le  feu  des  enne- 
mis ,  6c  ayant  leurs  flancs  expofés  aux  coups  d'arquebufes 
qu'on  leur  tiroit  du  baftion  qui  étoit  fur  la  W'elika ,  prirent 
le  parti  de  fe  retirer.  Ainfl  tout  l'effort  tomba  fur  les  Hon- 
grois, qui  voyant  que  la  nuit  approchoit  6c  qu'il  étoit  im~ 
poffible  d'emporter  les  ouvrages  qui  étoient  devant  eux , 
après  avoir  demeuré  long-tems  dans  le  pofte  qu'ils  occu- 
poient,  fe  retirèrent  auffi  j  mais  ils  ne  le  rirent  qu'après  avoir 
enlevé  leurs  morts.  Il  y  eut  du  côté  des  Polonois  plus  de 
quarante  Gentilshommes  tués ,  àc  environ  autant  de  Hon- 
grois ,  6c  entr'autres  Gabriel  Bekefy.  Les  Mofcovites  y  per- 
dirent auffi  beaucoup  de  monde  ;  6c  de  ce  nombre  fut  N, 
Circaffie  commandant  des  Cofaques. 

N  n  n  i  j 


468  HISTOIRE 

—      Après  cet  échec  Zamoski  voulant  donner  le  tems'à  fes 


Henri  troupes  de  reprendre  haleine  ,  ordonna  à  George  Mniski 
III.  gouverneur  de  Sanock  ,  qui  n'avoir  point  encore  combattu  , 
i  5  8  i .  ^e  garder  les  tranchées  ;  &  il  envoya  auflitôt  des  gens  pour 
aller  chercher  de  nouvelles  troupes  &  de  la  poudre ,  parce 
qu'on  Apprit  par  des  lettres  interceptées  que  le  ennemis 
croient  fort  concernés  5  d'où  l'on  jugea  qu'il  y  avoit  lieu 
d'efpérer  que  la  fin  du  fiége  feroitheureufe,  pourvu  qu'on 
voulût  le  continuer.  Pour  cela  on  réfolut  de  conftruire  des 
forts  autour  de  la  place,  pour  empêcher  qu'on  n'y  portât  des 
vivres  &  des  munitions.  On  travailla  aufli  à  des  mines  ^  mais 
on  n'en  tira  pas  grand  avantage.  Cependant  fur  l'avis  qu'on 
eut  qu'il  devoit  venir  du  fecoiirs  aux  affiégés  par  le  lac  de 
Peibas ,  &  par  la  rivière  de  Velika  ,  Zamoski  rafïèmbla  des 
navires ,  &  les  ayant  rangés  d'un  côté  à  l'autre  de  la  rivière, 
il  attacha  tous  les  mats  enfemble  avec  des  crampons  de  fer 
qu'il  fit  enfoncer  dans  chacun  de  ces  mats,  &  danslefquels 
il  pafTa  enfuite  des  chaînes  :  il  en  attacha  d'autres  de  même 
fur  le  bord  oppofé  du  côté  d'en-haut  de  la  rivière  par  où 
le  fecours  devoit  arriver ,  afin  que  fi  les  vaifleaux  ennemis 
alloient  le  chercher  ,  on  pût  les  empêcher  de  rentrer  :  il 
en  fit  aufli  difpofer  d'autres  du  côté  d'en- bas  vers  la  ville , 
afin  que  quand  ils  feroient  arrivés  jufque-là  ,  leurs  vaifTeaux 
ne  puflent  s'échapper  ni  d'un  côté  ni  de  l'autre. 

Cette  difpofition  faite,  il  met  fur  ces  navires  les  Allemans 
commandés  par  Vrovec.  Cette  précaution  ne  fut  pas  inu- 
tile j  car  les  ennemis  s'étant  mis  fur  la  rivière,  &s'étant  ap- 
prochés fans  bruit ,  ils  tombèrent  dans  l'embufcade,&  après 
un  premier  choc  il  fejettérent  à  terre  :  mais  lorfque  le  jour 
commença  à  paroître  ,  ils  furent  pris  &  conduits  au  camp  au 
nombre  de  200.  tous  Bojars.  Il  partit  une  autre  troupe  de 
Derpt  :  mais  elle  fe  retira  avant  que  de  rencontrer  les  Alle- 
mans. Nicolas  Coffcow  s'étoit  chargé  d'en  amener  une  par 
terre  ,  &  de  la  faire  entrer  dans  la  ville  :  il  marcha  dans 
cette  vue  par  des  lieux  impraticables  &;  par  des  folitudes 
couvertes  de  bois  -y  mais  (es  gens  ayant  été  informés  que  le 
premier  fecours  avoit  été  enlevé  par  les  ennemis ,  fe  fau- 
vérent  pendant  la  nuit ,  chacun  où  il  put.  Leur  chef  aban- 
donné demeura  quelque  tems  caché  dans  des  herbes ,  près 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.     469 

d'un  beau  monaftére ,  qui  eft  audefTus  du  chemin  de  Sua-  *""***** 
tohorn.  Les  Lithuaniens  l'ayant  apperçu  au  point  du  jour,  Henri 
le  prirent  &  l'emmenèrent.  Daniel  Iftenove  qui  menoit  Ton       III. 
avant-çarde ,  ayant  eu  foin  d'éviter  tous  les  endroits  où  il      T  cq  r 
voyoït  des  reux  allumes ,  arriva  dans  la  ville  avec  un  petit 
nombre  de  foldats  :  un  autre  détachement  de  cent  cinquante 
hommes  commandé  par  Théodore  Mifceddove  fut  taillé  en 
pièces  par  les  troupes  du  Roi,  &  il  y  en  eut  foixante  qui 
furent  faits  prifonniers. 

Le  flége  de  Pleskow  n'étoit  pas  le  feul  embarras  du  roi 
de  Pologne  ,  il  étoit  beaucoup  plus  inquiet  des  progrès  de 
l'armée  Suédoife  en  Livonie.  Jean  III.  roi  de  Suéde  fe  fou- 
ciant  peu  des  avis  qu'Etienne  lui  avoit  donnés  de  ne  point 
attaquer  la  Livonie,  qui  appartenoit  aux  Polonois ,  6c  de  ne 
point  venir  recueillir  le  fruit  d'une  vi&oire  qu'un  autre  avoit 
remportée,  envoya  en  Livonie  une  armée,  qui  prit  d'abord 
Wefenberg  au  Nord  de  cette  Province.  Les  Suédois  s'en 
étant  approchés  par  les  glaces  du  Golfe  de  Finlande ,  les 
Ruiles  rendirent  cette  forterefïe  le  quatre  de  Mars,  à  con- 
dition d'avoir  la  vie  fauve,  6c  d'emporter  leurs  effets.  Quatre 
jours  après  Tolfbourg  qui  n'étoit  qu'à  une  lieue  de  là ,  fe 
rendit  aux  mêmes  conditions.  Tout  le  canton  de  Wicke 
long  d'environ  cinq  lieues  et  large  de  quatre,  fe  fournit  en 
même  tems  aux  Suédois  commandés  par  le  prince  Charle 
frère  du  Roi ,  6c  la  forte  place  de  Lode  fut  prife  le  vingt- 
deux  de  Juillet  n'ayant  tenu  que  quatre  jours  ,  au  grand 
étonnement  de  tout  le  monde  ^  mais  on  eil  periuadé  que 
ce  fut  par  la  trahifon  du  Gouverneur  ,  qui  a  fervi  depuis 
ce  tems-là  dans  les  troupes  de  Suéde.  Quelque  tems  après 
la  garnifon  de  Wîchela  abandonna  la  place ,  &  y  mit  le  feu 
pour  fe  retirer  à  Parnaw.  Les  Suédois  marchèrent  de  là  à 
Leale,  6c  ayant  ruiné  la  porte  avec  des  boulets  rouges ,  ils 
entrèrent  dans  la  ville,6c  prirent  le  château  par  compolition. 

La  garnifon  Mofcovite  de  Hapfel  fe  défendit  quelque  tems 
avec  courage ,  6c  même  elle  tua  beaucoup  de  monde  aux 
Suédois  j  mais  voyant  enfin  que  le  canon  âes  alîiégeans  fou- 
droyoit  la  place ,  6c  qu'elle  n'avoit  point  de  fecours  à  eipé- 
rer,elle  capitula  le  onze  de  Juillet.  Delà  Pontus  delaGardie 
s'avança  du  côté  de  Narwa.   Cette  ville  tire  fon  nom  du 

N  n  n  iij 


47o  HISTOIRE 

■—-  fleuve  Narwa  fur  lequel  elle  eft  fituéede  Narwa  &  la  Welika 
H  2  n  r.  i  fonda  même  rivière  j  elle  s'appelle  Welika  jufqu'à  l'endroit 
III.  où  elle  Te  jette  dans  le  lac  de  Peibas  j  lorfqu'elle  en  fort  elle 
1  <"8  1,  prend  le  nom  de  Narwa,  6c  elle  va  tomber  dans  la  mer  à 
douze  lieué's  au  deflous.  Depuis  le  lac  jufqu'à  la  mer  fan  ca- 
nal effc  fi  profond,  que  les  plus  gros  batimens  marchands 
abordent  aifément  à  Narwa ,  &  pourroient  même  remonter 
jufqu'à  Pleskow,  s'il  ne  fe  trouvoit  audefïiis  du  lac  de  Pei- 
bas du  côté  de  Pleskow  des  chûtes  d'eau  d'environ  vingt- 
cinq  coudées  de  haut  qui  empêchent  que  les  vaifTèaux  ne 
puiiîent  remonter  plus  loin. 

Jean  duc  de  Mofcovie  avoit  bâti  de  l'autre  côté  du  fleuve 
de  Narwa  une  autre  ville  ,  qu'il  appella  de  ion  nom  Juano- 
gorod  :  elles  étoient  fî  proches  l'une  de  l'autre  qu'on  pou- 
voir les  joindre  par  un  pont  ,  êc  pouffer  un  javelot  de 
l'une  à  l'autre.  Sa  nouvelle  ville  lui  ayant  donné  le  moyen 
de  fe  rendre  maître  de  Narwa  ,  il  y  établit  un  port  libre 
pour  le  commerce  des  Allemans ,  6c  des  peuples  qui  habitent 
au-delà  de  la  mer  ou  du  côté  de  l'Occident.  Dans  le  tems 
que  Narwa  appartenoit  aux  Chevaliers  Livoniens ,  le  com- 
merce fe  faifoit  à  Derpt.  Le  grand  Duc  avoit  tiré  une  partie 
des  garnifons  de  Derpt  '&  de  Narwa  pour  les  faire  venir 
à  Pleskow,  qui  étoit  plus  expofé  :  ainfi  il  ne  fut  pas  difficile 
aux  Suédois  de  s'emparer  de  la  ville  qui  eh:  en-deçà  du  fleu- 
ve Narwa,  quoiqu'on  y  eût  fait  paffer  toute  l'artillerie  de 
la  nouvelle  Narwa  ou  Juanogorod  ;  6c  lorfqu'ils  furent 
maîtres  de  l'ancienne ,  &  qu'ils  fe  mirent  en  devoir  d'atta- 
quer la  nouvelle  fous  la  conduite  de  Jérôme  Cagnolo,  qui 
étoit  au  fervice  du  roi  de  Suéde  avec  un  régiment  Italien  ; 
les  habitans,qui  n'avoient  plus  de  canon,  fe  rendirent  fur  le 
champ.  Dans  cette  confternation  générale  les  châteaux  de 
Jammahrot  6c  de  Coporio,  qui  etoient  aux  environs  delà  , 
ouvrirent  leurs  portes^  les  Suédois  étant  entrés  dans  le  cœur 
du  païs  pour  attaquer  quelques  places  que  les  Mofcovites  y 
tenoient,  le  château  deNY^eiilènftein  très-bien  fortifié  par  l'art 
6c  par  la  nature  fe  rendit  à  composition:  l'armée  alla  enfuite 
camper  devant  Parnaw. 

Le  duc  Magnus  (  1  )  prit  auiTi  plusieurs  places  au  nom  du  roi 
(1)  Troifîeme  fils  de  Chriilieme  III.  roi  de  Dannemarck. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIÏI.    471 

de  Pologne,  £c  encre  autres  Kiremps,  ScFabiano  qu'on  avoir, 
fortifie  à  la  hâte  :  Biring  prit  Pirckel ,  Thomas  d'Embden  Henri 
prit  Salis,  6c  Dembins  força  Lenewart'  &  Askerod  fitués       III. 
l'un  &  l'autre  fur  la  Duina.  La  ville  de  Riga  à  qui  le  voi-      1  581. 
iînage  des  garnifons  Mofcovites  étoit  à  charge,lui  fournit  de 
l'infanterie  pour  cette  expédition ,  6c  il  garda  outre  cela  un 
détachement  d'Ecofîois  qui  alloient  joindre  le  gros  de  l'ar- 
mée :  on  ne  doute  pas  qu'il  n'eût  pris  Kockenhaus ,  s'il  l'eût 
attaqué  dans  ce  torrent  de  proipérités. 

Du  côté  des  Polonois  Radzewil  fuivi  deKimita,6c  des 
Tartares  Lithuaniens  ayant  eu  ordre  de  faire  des  courfes 
dans  le  païs  ennemi ,  s'avança  jufqu'à  Salefa  au-delà  de  To- 
ropecz  ,  &c  combattit  les  Mofcovites.  Ogniski  &  Gabriel 
Holubeckon  fe  diftinguérent  beaucoup  dans  cette  adion^  les 
Mofcovites  furent  mis  en  déroute,  6c  pourfuivis  ilx  lieues 
durant  par  les  troupes  d'Holubeckon.  Radzewil  s'avança  juC 
qu'à  Reïowa  ,  &  s'étant  campé  fur  le  Wolga ,  il  détacha 
Halimbeck  avec  fes  Tartares ,  Se  lui  ordonna  de  marcher  le 
long  de  la  rivière  du  côté  de  Sturicie  ,  où  le  grand  Duc 
étoit  venu  en  perfonne  pour  y  attendre  l'événement  du 
fiége  de  Pleskow  ,  6c  de  répandre  par-tout  la  terreur  du 
nom  Polonois ,  en  ravageant  6c  brûlant  tout  le  païs  :  ils  le 
firent ,  mais  il  y  en  eut  quelques-uns  qui  furent  pris  parles 
Mofcovites  du  côté  d'Ocomecz. 

Daniel  Murfa  un  des  Officiers  de  la  table  du  grand  Duc 
déferta  ,  6c  vint  trouver  Radzewil ,  à  qui  il  rendit  compte 
du  petit  nombre  de  troupes  que  ce  Prince  avoit  à  Sturicie. 
Malgré  cet  avis  Radzewil  jugeant  qu'il  n'étoit  pas  allez 
fort  pour  aller  attaquer  un  corps  ,  à  qui  un  auffi  puiflànc 
Prince  que  le  duc  de  Mofcovie  confioit  la  garde  de  fa  per- 
fonne ,  fe  retira  d'abord  à  Duna ,  6c  enfui  te  à  Dubda  ,  6c  ef- 
fuya  de  grandes  difficultés  dans  fa  marche:  il  fit  en  chemin 
une  tentative  inutile  fur  Toropecz  ,  en  conféquence  d'un 
faux  avis  qu'on  lui  avoit  donné  que  la  ville  manquoit  de 
vivres.  De  là  il  vint  à  Chelm ,  6c  enfuite  à  Stara  Rufîà  (1). 

Les  Cofaques  que  l'on  avoit  envoyés  au  commencement 
du  lîége  pour  occuper  les  avenues  de  Novogorod  eurent  auiîi 

(  1  )  Stara  Ruflà,  ou  l'ancienne  Euffa  efl  une  ville  fituée  fur  le  lac  Ilmcn  du  côte" 
duMid;. 


47*  HISTOIRE 

occafion  de  combattre  j  les  Tartares  Mofcovîces  firent  fur 

H  £  n  iu  eux  quelques  prifonniers.  D'un  autre  côté  lorfque  Radzewil 
III.      fut  de  retour  au  camp,  Tes  Tartares  eurent  quelque  avan- 
1581.     tage  mr  les  Mofcovites,  de  prirent  Opatinski  &:  quelques 
Bojars. 

Cependant  le  P.  Pofïèvin  Jéfuite  revint  trouver  le  roi  de 
Pologne  ,  &  lui  dit  que  le  grand  Duc  étoit  réfolu  de  ne  pro- 
pofer  point  d'autres  conditions  que  celles  qu'il  avoit  offertes 
à  Poloczko  :  c'eft  qu'il  comptoit  que  la  rigueur  de  l'hyver , 
qui  eft  terrible  en  ce  païs-là  ,  forceroit  bientôt  l'armée  Po- 
lonoife  à  entrer  en  quartier  ,  àc  que  le  Roi  feroit  obligé  de 
retourner  en  Pologne  pour  afiifler  à  la  diète ,  comme  il  avoit 
fait  les  années  précédentes  ;  que  par  ce  moyen  Pleskow  fe- 
roit  délivré  du  fiége ,  &  la  Mofcovie  des  troupes  du  roi  de 
Pologne  ,  &  qu'avant  qu'elles  fufîent  de  retour  ,  il  trouve- 
roit  moyen  de  fe  mettre  en  état  de  foutenir  la  guerre.  Le 
Roi  répondit  à  PofTevin  qu'il  ne  fe  retirerait  point  de  de- 
vant Pleskow  qu'il  ne  s'en  fût  rendu  maître, ou  que  le  duc 
deMofcovieneluieûtcédé  toute  laLivoniejquefa  réfolution 
étoit  prife ,  èc  que  l'hyver  le  plus  terrible  ne  le  feroit  pas 
changer.  PoiTevin  le  pria  de  lui  donner  quelque  tems  pour, 
écrire  au  Duc  &  pour  le  prefTer  d'envoyer  des  Ambaflà- 
deurs  pour  la  paix.  Le  Roi  y  confentit.  Pofîevin  manda  à 
ce  Prince  la  réponfe  du  roi  de  Pologne,  &  combien  les  Mof- 
covites fe  trompoient  -y  &:  il  l'exhorta  à  fonger  férieufement 
à  la  paix  ,  &  à  envoyer  des  Ambaffadeurs  dans  un  lieu  com- 
mode pour  la  traiter  j  que  le  Roi  avoit  agréé  qu'on  entrât 
en  négociation  avec  eux. 

Le  duc  auffi-tôt  fit  réponfe  aux  lettres  de  PofTevin,  &  la  lui 
envoya  par  un  courier  :  il  marquoit  pour  lieu  d'aflëmblée 
le  bourg  de  Sapolia  diftant  d'environ  trente- cinq  lieues  de 
Pleskow.  C'eft-là  qu'on  donne  des  pafleports  à  ceux  qui  veu- 
lent voyager  en  Mofcovie.  Il  donnoit  parole  qu'il  y  enver- 
roit  inceiTamment  fes  Ambafïadeurs,&:  il  demandoit  un  fauf- 
conduit  pour  eux.  Le  Roi  agréa  le  lieu ,  &  envoya  le  fauf- 
conduit. 

Cependant  l'armée  qui  afTiégeoit  Pleskow  commençoit  à 
foufTrir  beaucoup  de  froid,  <k.  il  y  avoit  des  Seigneurs  qui 
ennuyés  de  ce  fïége  étoient  d'avis  qu'on  fe  relâchât  un  peu 

fur 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.    473 

fur  la  Livonie  pour  faciliter  la  paix  ,  &  qui  exhortoient  —  ' 

PofTevin  à  prier  le  Roi  au  nom  du  Pape  d'adoucir  les  con-  Henri 
dirions  qu'il  avoit  exigées  jufque-là.  Comme  ils  fçavoienc        jjj 
que  le  Roi,  6c  Zamoski  furtout,  qui  étoit  prefque  ion  uni-  ~ 

que  confeil ,    étoient  fort  éloignés  d'y  confentir,  ils  vou-        ' 
loienc  qu'on  affjmblât  le  Sénat,  &  qu'on  demandât  les  avis 
en  préfsnce  de  Pofîevin. 

Le  Roi  fut  indigné  au-delà  de  tout  ce  qu'on  peut  dire, 
;  de  ce  qu'on  vouloir  ainfï  le  forcer  :  il  étoit  d'ailleurs  vivement 
piqué  des  bruits  qu'on  faifoit  courir,  que  fon  deflein  étoit 
de  partager  la  Livonie  entre  fes  neveux  ,  6c  les  feigneurs 
Hongrois,  &  qu'il  n'en  reviendroir  rien  à  la  république  de  Po- 
logne ,  quoique  ce  fut  avec  le  fang  des  Polonois  qu'on  en 
faifoit  la  conquête. 

Zamoski  s'oppofoit  de  tout  fon  pouvoir  à  cette  manœuvre, 
Se  il  prioit  avec  toure  l'inftance  pofîible  les  Gentilshommes, 
quifervoient  en  qualité  de  volontaires,  6c  qui  avoient  déjà 
_  demandé  leur  congé ,  de  ne  pas  renverfer  par  une  retraite 
précipitée Pefpérance indubitable  d'une  victoire  prochaine, 
ou  d'une  paix  glorieufe  }  &  en  public  il  marquoit  alîèz  qu'il 
n'y  avoit  rien  à  quoi  il  ne  fe  déterminât  plutôt  que  de  for- 
tir  du  lieu  où  il  etoit ,  fans  avoir  pris  la  ville ,  ou  fans  avoir 
fait  une  paix  ,  telle  que  le  Roi  l'avoit  promife  à  la  dernière 
diète  :  Qu'à  l'égard  d'introduire  PoiTevin  dans  le  Sénat ,  c'é- 
toit  renverfer  les  maximes  de  leurs  ancêtres,qui  avoient  tou- 
jours cru  qu'il  étoit  dangereux  de  faire  entrer  les  étrangers 
dans  les  affaires  publiques ,  ou  de  leur  donner  quelque  au- 
torité dans  les  délibérations.  On  tint  confeil ,  6c  on  propo- 
fa  deux  manières  de  relier  -y  l'une  de  demeurer  dans  le  camp 
qui  étoit  bien  fortifié,  &  de  continuer  le  fiége  j  l'autre  de 
bâtir  des  forts  tout  autour  de  la  ville ,  &  de  l'obliger  à  fe 
rendre  en  l'affamant  :  mais  la  rigueur  de  l'hy  ver  ne  permet- 
toit  ni  de  demeurer  dans  le  camp  fous  des  tentes  pendant 
un  froid  G.  terrible,  ni  de  conftruire  des  forts  pendant  que 
la  terre  étoit  fi  dure  que  le  hoiau  ne  pouvoit  pas  l'enta- 
mer. 

Là-deiTus  les  Lithuaniens  préfentérent  au  Roi  une  re- 
quête ,  par  laquelle  ils  demandoient  que  pour  les  délivrer 
des  incommodités  des  quartiers  d'hyver  ,  on  fît  hyverner 

Tome  VIII*  O  o  o 


474  HISTOIRE 

ji"  '  '         les  troupes  dans  le  païs  ennemi  3  &:  ils  marquoîent  un  terme, 
Henri  au  bout  duquel  il  feroit  permis    à  chacun  de  s'en  retour- 
III.      ner  chez  foi,  il  la  paix  n'etoit  pas  faite.  Comme  toutes  ces 
iî8ic     délibérations  étoient  publiques,  il  étoit  impoffible  que  le 
duc  de  Mofcovie  n'en  fut  pas  inflruit  3  ce  qui  nuifoit  beau- 
coup aux  affaires ,  6c  empêchoit  qu'on  ne  les  finît  d'une  ma- 
nière avantageufe  ou  par  la  force  ,  ou  par  la  négociation. 

Zamoski  élevé  depuis  peu  à  la  première  dignité  de  la 
guerre  étoit  regardé  avec  un  œil  de  jaloufie  par  tous  les 
Grands ,  qui  croy oient  que  la  faveur  avoit  plus  contribué 
à  Ion  élévation  que  fbn  mérite  3  quoiqu'il  ait  bien  fait  voir 
depuis  qu'il  étoit  très-capable  de  foutenir  cette  place  :  ain- 
iî  il  n'ignoroit  pas  qu'ii  avoit  bien  des  ennemis ,  6c  il  étoit 
informé  de  tous  les  difcours  que  l'on  tenoit  à  fbn  fujet.»  C'eft, 
53  difoit-on  ,  un  homme  de  lettres,  élevé  dans  les  Académies 
»  d'Italie  3  engagé  par  fa  charge  à  vivre  dans  le  repos  de  la 
«  robe ,  plutôt  que  parmi  le  tumulte  de  la  guerre ,  il  va  rui- 
53  ner  l'armée  par  fes  confeils  6c  par  fon  opiniâtreté  3  puis  il 
>3  laifTera  un  Lieutenant  dans  le  païs  ennemi  ,  expofé  à 
33  toutes  les  rigueurs  d'un  hyver  affreux ,  tandis  qu'il  retour- 
33  neraen  Pologne  avec  le  Roi  pour  y  tenir  la  diète  à  fonaifè, 
33  6c  bien  loin  des  périls  de  la  guerre  6c  de  la  faîfon. 

C'efr.  ce  même  Zamoski  qui  huit  ans  auparavant  en  qua- 
lité de  Chancelier  du  Royaume  ,  avoit  été  nommé  parmi 
les  AmbalTadeurs  qui  apportèrent  à  Henri  III.  le  décret  fl 
honorable  de  fbn  élection  à  la  couronne  de  Pologne  :  ce  fut 
lui  qui  le  proclama  Roi  à  Paris  dans  une  cérémonie  publi- 
que ,  6c  qui  s'acquit  chez  nous  une  grande  réputation  d'é- 
rudition ,  d'éloquence  èc  de  fagefîe;  qui  y  fut  regardé  comme 
un  efprit  qui  fentoit  beaucoup  plus  la  douceur  de  l'air  d'Ita- 
lie que  la  rigueur  du  ciel  des  Sarmates ,  &  qui  par  fa  bonne 
mine  ,  &  par  tout  fon  extérieur  fembloit  avoir  été  toute  fa 
vie  à  la  cour  de  France.  Ce  fut  à  lui  que  Fr.  Baudoin  ,  ce 
grand  Jurifconfulte  ,  dédia  l'ouvrage  qu'il  fit  fur  cette  amba£ 
fade,  où  il  parle  de  ce  Chancelier,  comme  s'il  eût  été  l'au- 
teur d'un  livre  qui  avoit  paru  fur  le  Sénat  Romain,  comme 
je  l'ai  dit  ci-deiïus. 

Le  Roi  avoit  ordonné  une  aflemblée  de  la  NoblefTe ,  par- 
ce qu'il  appréhendoit  que  s'il  convoquoit  une  diète ,  on  ne 


DE  J.  A.  DE  THOU,Liv.  LXXIII.    475 

le  forçât  ou  de  ramener  l'armée  en  Pologne  ,  ou  au  moins  -_ 
de  lever  le  fiége  de  Pleskow.  Cependant  dans  la  crainte  Henri 
que  les  Etats  ne  fe  contentaiïent  pas  d'une  aflemblée  de  la        II I. 
NoblefTe ,  il  avoit  à  tout  événement  envoyé  des  lettres  pour      1  5  8  1 . 
convoquer  la  diète.  Les  Grands   s'imaginèrent  encore  que 
tout  cela  étoit  une  rufe  de  Zamoski ,  qui  vouloit  à  toute 
force  autorifer  fes  conleils  inflexibles  par  la  préfence  du  Roi 
qu'il  retcnoit  au  camp;  &:  cela  fit  qu'ils  fe  déchaînèrent  avec 
plus  de  fureur  contre  lui  ,  jufqu'à  faire  courir  des  vers  fab- 
riques ,  où  ils  lui  reprochoient  d'avoir  paifé  fa  vie  dans  la 
poufliére  de  l'école ,  ôt  non  dans  l'exercice  des  armes.  Son 
zélé  pour  maintenir  la  difeipline  militaire  augmentoit  en- 
core la  haine  qu'on  lui  portoît  d'ailleurs:  car  pour  mainte- 
nir fon  autorité  ,ii  étoit  extrêmement  fevére  non-feulement 
à  l'égard  des  foldats ,  mais  même  «à  l'égard  des  Seigneurs, 
parce  que  plus  ils  étoient  élevés  ,  plus  l'exemple  de  leurs 
fautes    étoit  dangereux  ,  de  plus  aufîï   leur   punition  étoic 
capable   de  retenir  ceux  qui  étoient    d'une    condition  au 
deflous  de  la  leur.  Mais  Zamoski  ou   par  amour  pour  la 
patrie ,  ou  par  prudence  méprifa  tous  ces  bruits,  de  peur 
qu'on  ne  le  regardât  comme  un  homme  à  qui   la  fortune 
avoit  fait  tourner  la  tête,  fi  dans  le  commencement  de  fon 
élévation  à  la  première  dignité  de  la  guerre,  il  vengeoit  fes 
Injures  particulières,  fous  prétexte  de repouiîèr  celles  qu'on 
faifoit  à  l'autorité  publique  en  fa  perfonne  •  &  il  voulut  qu'on 
fut  perfuadé  qu'il  facrifîoit  tout  au  falut  de  l'Etat:  cepen- 
dant il  n'oublioit  rien  pour  réfuter  toutes  les  calomnies  de 
fes  adverfaires,non  par  des  paroles ,  mais  par  des  faits.  Ain- 
fi  ayant  été  informé  que  les  foldats  vétérans  qui  avoient  fer- 
vi  à  Dantzik,  tenoient  des  aflemblées  à  l'occalîon  de  la  paye 
qui  leur  étoit  due ,  il  fit  une  ordonnance ,  qui  portoit  que 
tous  ceux  qui  auroient  fait  des  afTemblées  particulières ,  Ce- 
roient  déclarés  coupables  du  violement  de  la  difeipline  mi- 
litaire ,  &  qu'ils  feroient  punis  fuivant  les  loix  de  la  guerre  -, 
ôc  que  s'ils  avoient  quelque  chofe  à  demander  ,  ils  dévoient 
s'adrefïer  à  lui.  Ils  vinrent  en  effet  en  grand  nombre  à  fa 
tente,  &  Zamoski  leur  ayant  dit  d'abord  que  le  rréfor  mi- 
litaire étoit  prefque  épuifé ,  les  pria  de  facrifier  à  l'amour 
de  la  patrie  ôc  à  l'honneur  de  la  République  l'incommodité 

Ooo  ij 


47^  HISTOIRE 

■  que  leurcaufoit  le  défaut  dépave.  Après  ce  préliminaire  II 

Henri  déclara  qu'il  ne  laifleroit  point  de  Lieutenant  à  l'armée  , 

III.       mais  qu'il  y  demeureroit  lui-même  ,  tant  que  le  fîége  du- 

i  ï8i.     rer°ic-  Ses  amis  lui  ayant  dit  de  prendre  garde  à  quoi  il 

s'engageoit  ;  qu'outre  que  l'entreprife  étoit  très-perilleufe  , 

il  elle  tournoit  mal  ,  il  alloit   ternir   la  gloire  de  toutes  Tes 

actions  pallées ,  6c  s'attirer  la  haine  de  tout  le  monde  ,  il  ne 

leur  repondit  que  ce  mot  :  »  Un  bon  Général ,  6c  un  bon  cî- 

"  toven  ne  doivent  penfer  qu'à  la  gloire  de  l'Ecat  ,  fans  fe 

»  mettre  en  peine  de  la  leur  :  fî  l'intérêt  de  l'Ecat  veut  que 

«  nous  nous  retirions  fans  avoir  rien  fait  ,  j'aime  mieux  que 

>j  l'infamie  en  retombe  fur  moi  que  fur  le  Roi  ou  lur  la  Ré- 

»  publique. 

Cependant  Les  Mofcovites  avoient  réparé  leurs  brèches 
6c  conitruit  un  nouvel  ouvrage  ,  fur  lequel  ils  avoient  placé 
des  canons  de  foixante  6c  dix ,  6c  de  quatre-vingts  livres  de 
baie  ,  qui  perçoient  d'un  ièul  coup  trois  gabions  rangés  les 
uns  derrière  les  autres.  Les  Hongrois  6c  les   Polonois  ne 
laiflerent  pas  de  fe  maintenir   dans   leurs   tranchées  :  6c 
comme  les  aifiéeeans  6c  les  affrétés  fe  faifoient  une  guerre 
continuelle  avec   toutes   fortes  de   feux    d'artifice    6c   de 
machines   de  guerre  ,    que  l'attaque  6c  la  défenfe  étoient 
égales,  ils  demeuroient  les  uns  6c  les  autres  dans  le  même  état. 
Enfin  on  cefla  les  attaques  de  la  ville  pour  s'emparer  des 
poftes  des  environs  ^  la  première  entrepriie  fut  contre  le  mo- 
naftére de  Petzuri ,  c'eit-à-dire  du  fepulcre ,  frcué  à  douze 
lieues  de  Pleskov  ,  fur  le  chemin  delà  Livonie  6c  de  Riga. 
Les  Mofcovites  ont  en  grande  vénération  ce  monaftére  qui 
eft  confacré  à  la  fainte  Vierge  ,  6c  ils  y  confervent  une  fi- 
gure de  bois  qui  la  repréfente ,  6c  qu'ils  reipectent  beaucoup. 
On  dit  dans  le  païs  qu'on  Ta  trouvée  auprès  de-là  dans  un 
arbre,  où  elle  s'etoit  formée  d'elle-même.  Ce  monaftére  eft 
fort  riche,  6c  on  y  a  attache  des  revenus  conildérables,  qu'on 
a  ôres  a  la  ville  de  Novogrodeck  en  Livonie.  On  y  avoit 
mis  une  groile  garnifon  qui  tomboit  à  tout  moment  fur  les 
fourrageurs  Polonois.  On  y  envoya  Farenfbeck,  qui  amorcé 
par  un  petit  avantage  lur  un  corps  de  Mofcovites  qu'il  trou- 
va fur  fa  route ,  entreprit  de  fe  rendre  maître  de  ce  pofte  i 
&  dès  qu'il  eut  fait  brèche  à  la  tour,  il  tenta  l'efcalade, 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.     477 

Guillaume  Ketler  neveu  du  duc  deCurlande,avec  les  deuxTi-  ■ 
fenhaufen  Gafpard  &  Reinold  montèrent  les  premiers  :  mais  Henri 
les  échelles  ayant  cafïè  fous  eux ,  ils  tombèrent ,  &  furent  III. 
pris  faute  de  fecours.  Le  Roi  ayant  appris  cet  accident ,  leur  1  j  S  1 . 
envoya  un  renfort  de  cinq  cens  Hongrois  conduits  par  Bor- 
nemillà  ,  avec  quelques  pièces  de  gros  canon.  Une  partie  de 
la  muraille  ayant  été  renverfée  ,  Thomas  Solandi  pour  faire 
diverfion ,  alla  avec  une  troupe  de  goujats  &  de  Cofaques 
Polonois  tenter  l'efcalade  à  une  tour  oppofee  à  celle  que  les 
Allemans  &;  les  Hongrois  attaquoient  :  mais  il  fut  repouiîe 
comme  les  autres.  Depuis  que  Zamoski  avoit  été  nommé 
Généralifîime ,  tout  fe  faifoit  avec  beaucoup  de  confufion, 
par  la  jalouile  de  (es  ennemis  qui  fe  retiroient  du  camp,  les 
uns  fous  un  prétexte ,  les  autres  fous  un  autre  j  ce  qui  étoit 
caufe  qu'il  n'y  avoit  jamais  d'attaque  générale,  &  que  les 
ennemis  pouvoient  réunir  toutes  leurs  forces  pour  défendre 
le  côté  attaqué.  Cet  exemple  fit  voir  que  la  négligence  dans 
le  liège  d'une  mauvaife  place  effc  auffi  capable  d'empêcher 
le  fuccès ,  que  les  difficultés  qui  fe  trouvent ,  quand  on  en 
attaque  une  bonne  3  parce  que  dans  celle-ci  la  grandeur  du 
péril ,  &  la  crainte  qu'il  caufe  réveille  l'activité  5  dans  l'au- 
tre au  contraire  comme  il  fe  trouve  peu  de  difficultés ,  le 
foin  &  l'attention  fe  relâchent  aifément. 

Le  projet  d'aflèmbler  la  Noblelfe  ayant  échoué  ,  le  Roi  ■ 
fe  trouva  obligé  de  fe  rendre  à  la  diète  :  mais  avant  que  de 
partir  il  nomma  deux  plénipotentiaires  pour  la  paix  3  fça- 
voir ,  Sbarafi  palatin  de  Braflaw  pour  la  Pologne ,  &  Albert 
Radzevil  Maréchal  de  la  cour  de  Lithuanie  pour  le  grand 
Duché  de  Lithuanie.  Il  leur  donna  pour  adjoint  &  pour  Se- 
cretaire  Michel  Haraburda ,  qui  connoifïbit  parfaitement 
l'état  des  affaires  de  Mofcovie  j  &  il  lailfa  à  "Zamoski  un 
plein  pouvoir  de  conclure  la  paix  ,  comme  11  lui-même  eût 
été  préfent. 

Le  Roi  partit  donc  avec  les  volontaires  &  tous  les  Offi- 
ciers de  fa  Cour ,  laiifant  au  camp  Baltazar  fon  neveu  fils 
d'André  Battori  Ion  frère  -y  &  ayant  pafle  la  Dwina  à  Dune- 
bourg  il  vint  à  Vilna.  Les  troupes  foudoyées ,  tant  celles  qui 
avoient  toujours  été  au  camp,  que  celles  qui  y  étoient  re- 
venues depuis  peu  après  la  courie  qu'elles  avoient  faite  du 

O  o  o  iij 


478  HISTOIRE 

côté  de  Sturîcîe  fous  la  conduite  de  Radzewil,  demeurèrent 
Henri  avec  Zamoski  devant  Pleskow ,  6c  c'étoit-là  toute  Ton  ar- 
III.  mée.  Ce  Général  écoit  d'autant  plus  attentif  à  empêcher 
1581.  que  ta  négligence  &  le  relâchement  de  la  dilcipline  ne  fut 
caufe  de  quelque  déiordre  en  l'abfence  du  Roi  j  qu'il  fçavoit 
que  les  yeux  de  fes  ennemis  étoient  ouverts  fur  toutes  fes. 
démarches,  6c  que  s'il  faifoit  une  faute, il  n'auroit perfonne 
fur  qui  il  pût  la  rejetter ,  ni  qui  voulue  prendre  fon  parti. 
Il  commença  par  choifir  fix  des  principaux  Officiers,  avec  qui 
il  pût  conférer  des  affaires  fecretes-deux  Sénateurs,qui  étoient 
Jean  Tarnow ,  6c  Etienne  Grudzinski^  6c  quatre  Chevaliers  , 
fçavoir  Erneft  ViTeier ,  Martin  Cafenove,  Jean  Lefnovolski , 
6c  Sigifmond  Rofnie.  Ayant  fçû  par  les  priionniers  ce  qu'il  y 
avoit  d'hommes  &  de  vivres  dans  la  ville,  il  calcula  que  s'il 
pouvoit  empêcher  qu'il  n'y  entrât  des  vivres ,  ce  qu'ils  en 
avoient  fèroit  entièrement  confommé  au  mois  de  Mai  -y 
qu'ainflils  feroient  forcés  de  fe  rendre,  6c  qu'en  attendant  ce 
terme  ,  il  pouvoit  diftribuer  (qs  foldats  dans  les  châteaux  des 
environs,  6c  les  garantir  du  froid  horrible  qui  fè  faifoit  fentir. 
Il  eut  foin  en  même  tems  de  mettre  des  troupes  en  embuf- 
cade  dans  différens  endroits  j  6c  il  y  eut  de  tems  en  tems 
quelques  combats  contre  des  détachemens  de  la  garnifon 
qui  fortoient  pour  aller  chercher  du  fourrage  ,  6c  qui  étoient 
prefque  toujours  battus. 

Enfin  les  ambafïadeursMofcovites  arrivérent^c'étoit  Démé- 
trius  fils  de  Pierre  Ileski  ,Romain  Olfironi,  6c  Nicolas  Baflb- 
reckpour  Secrétaire.  PofTevin  alla  audevant  d'eux,  6c  les  am- 
bafïadeurs  de  Pologne  les  fuivirent  de  près.  On  commença 
donc  à  entrer  en  négociation ,  6c  la  première  chofe  que  l'on 
propofa  fut  de  comprendre  le  roi  de  Suéde  dans  le  traité. 
Quelque  mécontent  que  le  roi  de  Pologne  fût  de  ce  Prince , 
qui  malgré  la  prière  qu'il  lui  avoit  faite  de  ne  point  attaquer 
la  Livonie ,  n'avoit  pas  laifïè  d'y  envoyer  une  armée  qui 
avoit  envahi  une  partie  de  cette  Province  pendant  que  les 
Polonois  étoient  occupés  ailleurs  contre  l'ennemi  communj 
cependant  il  fe  rendit  à  la  follicitation  de  fa  femme  feeur 
du  roi  de  Suéde  ,  6c  il  accorda  cet  article. 

Les  ordres  donnés  aux  ambaiTadeurs   Mofcovites  por- 
toient  ,   à  ce   qu'on   apprit    d'un  Transfuge  ,   que  fî   les 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.    479 

Polonois  fe  retiroient  de  devant  Pleskow  ,  ils  rompiiïènt  à  ^!!=^= 
l'iiiftant  la  négociation  ;  mais  que   s'ils   y  demeuroient  ,  Henri 
ils  traitaflènt  cette  affaire  férieufement ,  &  que  fi  le  Roi       III. 
vouloit  rendre  Luki  ,  &;  les  autres  places  qu'il  avoit  prifes      1581. 
durant  cette  guerre  ,  à  la  réferve  de  Welifch  &  du  ter- 
ritoire de  Poloczko  ,  ils  lui  cédafîent  toute  la  Livonie. 

Comme  les  Mofcovites  voyoient  que,malgré  le  départ  du 
Roi,le  fiége  fe  continuoit  vigoureufement,  ils  entamèrent  la 
négociation  dans  le  defîèin  de  la  conclure. Cependant  comme 
ilsïçavoient  qu'il  y  avoit  beaucoup  de  mécontens  à  l'armée, 
&  qu'ils  efpéroient  toujours  que  la  rigueur  du  froid  ferok 
lever  le  fiége  ,  ils  tiroient  les  chofes  en  longueur  ■  &:  fur  les 
moindres  incidens  ils  demandoient  la  permiiîion  d'en  écrire 
à  leur  Prince. 

Ce  fut  vers  ce  tems-là  qu'on  apprit  par  quelques  prifon- 
niers  faits  par  Jourdain  Spitkon,  Officier  fameux  par  le  com- 
bat de  Derfaw ,  que  Jean ,  l'aîné  des  fils  du  duc  de  Mofco- 
vie,  étoit  mort.  Ce  jeune  Prince  ,  à  ce  qu'ils  difoient ,  ayant 
répondu  à  fon  père  ,  qui  lui  étaloit  la  grandeur  de  {qs  ri- 
cheflès  èc  de  fes  tréfors ,  que  la  vertu  Se  le  courage  étoit  un 
tréfor  plus  précieux  que  tout  ce  qu'il  venoit  de  voir ,  &  que 
celui  qui  pofTédoit  ce  dernier  n'auroit  pas  grande  peine 
à  le  dépouiller  de  fon  or  &  de  fon  argent  ;  le  duc  irrité  de 
cette  réponfe,  ou  de  ce  que  le  jeune  Prince  faifoit  de  grandes 
infiances  pour  qu'on  lui  permît  d'aller  combattre  les  enne- 
mis ,  lui  donna  un  coup  de  bâton  fur  la  tête  ,  qui  lui  caufa 
une  épilepfie  dont  il  mourut  peu  de  tems  après  :  accident 
d'autant  plustrifte  pour  ce  père,  que  Théodore  fon  autre 
fils  étant  imbécille  ,  fe  trouvoit  incapable  de  régner ,  ni  de 
rien  faire  de  férieux. 

On  étoit  à  la  fin  de  l'année,où  le  froid  à  coutume  d'être  af- 
freux en  ces  cantons,  ce  qui  eft  marqué  par  une  efpéce  de  pro- 
verbe de  la  langue  Mofcovite ,  qui  pour  défigner  un  très- 
grand  froid ,  fe  fert  de  l'exprelfion  de  froid  de  faint  Nicolas  ^ 
ou  de  froid  de  Jefus-Chrifi  3  car  quoique  la  Mofcovie  fok 
prefque  toute  fituée  vers  le  Pôle ,  il  n'y  a  cependant  point 
d'endroit  où  l'hy  ver  foit  fi  rude  qu'autour  de  Pleskow  $  & 
c'eft  pour  cela  que  les  animaux ,  qui  par  tout  ailleurs  font 
noirs  ou  bruns,comme  les  corbeaux, les  gelinotes,  ks  perdrix, 


4$o  HISTOIRE 

les  lagopes  (  i  )  ,  les  ours  &;  les  lièvres  font  tous  blancs 
Henri  en  ce  païs-là.  Les  nuits  d'ailleurs  font  fi  longues  en  hyver 
III»  que  le  jour  ne  dure  pas  plus  de  cinq  heures  3  en  forte  que 
1  j  8  1»  les  gardes  ne  fe  faifoient  qu'avec  beaucoup  de  peine  &;  de 
périls ,  &  à  peine  un  foldat  avoit-il  mis  le  pied  hors  de  fa 
tente  ,  que  tous  ies  membres  croient  gelés  ,  &  fur-tout  ceux 
qui  ne  font  pas  couverts ,  comme  le  nez  ,  les  oreilles ,  le  vi- 
fage.  La  moindre  fièvre  dans  ces  circonftances  devenoic 
mortelle  :  ôc  ce  que  bien  des  gens  racontent  de  ce  païs-là 
comme  une  merveille,  qu'en  répandant  de  l'eau  elle  gelé, 
plufieurs  le  virent  par  expérience.  Comme  dans  le  commen- 
cement on  faifoit  la  garde  à  découvert ,  il  y  eut  beaucoup 
de  foldats  qui  perdirent  des  membres.  Celui  qui  a  écrit  la 
relation  de  ce  fiége  en  rapporte  un  exemple  mémorable. 
Il  dit  qu'un  cavalier  de  la  compagnie  de  Rofnie ,  ayant  les 
deux  jambes  mortes  de  froid ,  &;  avec  cela  la  fièvre  &  le 
tranfport  ,  le  médecin  lui  fit  couper  les  deux  jambes  fans 
qu'il  le  fentît  -,  enforte  que  la  connoiflance  lui  étant  revenue, 
il  demanda  à  ceux  qui  étoient  autour  de  lui  ce  qu'étoient 
devenues  Ces  jambes ,  comme  il  auroit  pu  demander  ce  qu'é- 
toient devenus  fes  habits.  Pour  remédier  à  ces  triftes  acci- 
dens  ,  Zamoski  faifoit  changer  les  gardes  quatre  fois  la  nuit, 
èc  y  envoyoit  peu  de  monde  :  &:  ce  n'étoit  pas  même  de  ceux 
qui  aur oient  pu  repoufier  les  forties  de  la  garnifon  :  il  fuk, 
fîfoit  qu'ils  fuiïènt  capables  d'en  donner  avis ,  &;  il  faifok 
demeurer  fes  meilleurs  foldats  armés  dans  leurs  tentes ,  où 
ils  étoient  à  couvert  du  grand  froid. 
Conférence      Je  dois  mettre  au  rang  des  affaires  de  Pologne  la  con- 

entre  Je  Pa-       C'  •     >  '       •  ..  1  -r 

marche  de    *erence  °iul  s  ecolt  tenue  long-tems  auparavant  entre  Jere- 
Conftantino-  mie  Patriarche  de  Conltantinople  &;  les  Théologiens  de 
Thé?  leS     ^  ^co^e  de  Tubinge  -y  conférence  qui  ne  fut  publiée  que  cette 
de  Tubmge.   année ,  &  qui  donna  matière  à  bien  des  écrits.  Huit  ans  au- 
paravant ,  Jacque  Andréas  prévôt  de  l'églife  de  Tubinge ,  8c 
chancelier  de  l'Académie  (  ce  font  les  titres  qu'il  fe  donne  ) 
ôc  Martin  Crufius  profefleur  des  langues  Greque  &  Latine 
dans  la  même  Académie  ,avoient  envoyé  au  Patriarche  les 


(1)  Lagope  ,  oifeau  gros  comme  un 
pigeon  ,  &  tout  blanc  ,  qu'on  trouve 
dans  les  Alpes,  &  qu  on  appelle  Lagope 


parce  qu'il  a  les  pieds  couverts  de  poi!> 
comme  les  lièvres. 

principaux 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXÏII.    481 

principaux  articles  de  la  confefiion  d'Aufbourg  traduits  en  ' 

grec  depuis  long-tems  par  Paul  Dorfcius  de  Piawen.  Leur  Henki 
deilein  étoit ,  à  ce  qu'ils  ont  écrit  depuis ,  de  juftifier  leur  foi      III. 
contre  les  calomnies  que  l'on  répandoit  dans  tout  l'Orient,     1581. 
où  on  les  traitoit  de  ïectaires  •  Se  pour  me  fervir  de  leurs 
termes ,  ils  ne  croyoient  pas  devoir  tenir  plus  long-tems  fous 
le  boiiîeau  la  lampe  de  la  parole  divine  ,  ils  vouloient  la 
placer  fur  le  chandelier.  Le  Patriarche  leur  répondit  avec 
beaucoup  de    modération   &;  de  politelle    par  une  lettre 
du  15.  de  Mai  1576  ,  où  il  réfute  les  points  qui  étoienc 
contraires  aux  fentimens  de  l'églife  Greque. 

Lorfqu'on  eut  reçu  la  réponfe  du  Patriarche ,  Luc  O fian- 
der,  au  nom  d'Andréas  &  Crufius,  lui  envoyèrent  un  nou- 
vel écrit  le  premier  d'Octobre  de  l'année  fuivante.  C'étoit 
un  abrégé  de  la  Théologie  de  Herbrand  traduit  en  grec 
par  Crufius ,  où  l'on  traitoit  de  la  régie  qu'il  falloit  obier- 
ver  dans  l'interprétation  de  l'Ecriture  fainte,  &c  de  la  pro- 
çeifion  du  faint  Efprit.  Le  Patriarche  y  répondit  en  1  579  •> 
ôt  le  jour  de  faint  Jean  -  Baptifte  de  l'année  fuivante,  les 
Théologiens  de  Wirtemberg  lui  firent  une  troifiéme  ré- 
ponfe qu'ils  envoyèrent  à  Conftantinople.  Le  6.  de  Juin 
1  5  8  1 .  le  Patriarche  répliqua  à  ce  nouvel  écrit ,  8c  les  Théo- 
logiens finirent  enfin  cette  difpute  par  des  remercîmens 
qu'ils  lui  firent.  Les  ades  de  cette  difpute  furent  fupprimés 
pour  lors  par  ces  Théologiens  en  partie ,  difent-ils  ,  pour 
ménager  le  Patriarche ,  qui  avoit  été  dépofé  par  les  Turcs, 
&:  qui  étoit  en  danger  de  (à  vie  ^  &  en  partie  parce  qu'ils  ne 
voyoient  pas  de  quelle  utilité  pouvoit  être  à  PEglife  la  pu- 
blication de  ces  actes.  Mais  Staniflas  Sokolowski,  Théolo- 
gien du  roi  de  Pologne,  pria  inftamment  un  Abbé  d'un  mo- 
naftére  Grec  qu'il  trouva  à  Lcopol  capitale  de  la  Ruilie  Po- 
lonoife  ,  de  lui  envoyer  ces  actes  dès  qu'il  feroit  retourné 
dans  fon  païs  :  l'Abbé  n'y  manqua  pas.  Sokolowski  aufïï- 
tôt  les  traduifit  en  latin,  &  les  fit  paroître  pendant  le  cou- 
rant de  l'année  dont  nous  parlons  fous  le  titre  de  cenfure 
de  l'églife  Greque.  Cette  traduction  eft  accompagnée  de 
notes  ,&;  dédiée  à  Grégoire  XIII.  Le  but  du  traducteur  a 
été  de  montrer  que  les  Théologiens  de  Wirtemberg  ,  & 
tous  ceux  de  leur  Communion  voyant  que  leur  doctrine  ne 

Tome  Vlll>  Ppp 


HISTOIRE 

peut  s'accommoder  avec  celle  de  l'églife  Catholique  d'Oc* 
H  E  nr.  i   cidenc  ,  avoient  eu  recours  aux  évoques  Orientaux  ,  comme 
III.      autrefois  les  Pélagiens ,  fuivant  le  reproche  que  leur  en  fait 
1581.     laine  Auguftin  5  mais  qu'ils  avoient  encore  reconnu  que  la 
doctrine  de  l'églife  d'Orient  étoit  bien  différente  de  la  leur. 
Les  Théologiens  de  Wirtemberg  inftruits  de  cette  édi- 
tion rirent  imprimer  trois  ans  après  dans  cette  dernière  ville, 
les  mêmes  actes  en  grec  £c  en  latin  avec  une  préface,  contre 
laquelle  un  Jurifconiultc  nommé  Fikler,  compofa  un  écrit 
fous  le  titre  à' Eponge  ,  &  Solokowski  lui-même  leur  fit  une 
réponfe  à  laquelle  il  joignit  la  fentence  définitive  du  Pa- 
triarche ,  avec  un  écrit  fous  le  nom  d'Antidote  ,  pour  réfu- 
ter la  réponfe  de  ces  Théologiens  à  la  cenfure  que  ce  Pa- 
triarche avoit  faite  de  quelques  articles  de  la  confefTion 
d'Aufbourg.  Jacque  Gorski  fe  joignit  à  lui ,  6c  donna  fur  fon 
antidote  quelques  remarques  qu'il  intitula  Crujzus. 
Affaires dTf-       Pendant  qu'Etienne  faiibit  des  conquêtes  en  Mofcovie  , 

pagne  &  de-.,.,.  tt>  •  r  rr  •  r»  i 

Portugal.  Philippe  II.  n  avançoit  pas  moins  les  affaires  en  Portugal. 
Le  teins  approchoit  qu'il  devoit  fe  rendre  àTomar  pour  écou- 
ter les  Procureurs  des  Cours  (  1  )miais  il  voulut  en  parlant  ren- 
dre une  vifite  de  civilité  à  Catherine  femme  du  duc  de  Bra- 
gance  ,  qui  avoit,  comme  nous  l'avons  dit,  le  droit  le  plus 
apparent  à  la  couronne  de  Portugal.  Elle  étoit  venue  de  Vil- 
laviciofa  à  Boino.  Philippe  y  demeura  un  jour  entier  ,  &  eut 
plufleurs  entretiens  familiers  avec  elle.  Il  envoya  Philippe 
de  Cordouë  d'Arragon  pour  aller  aufh  complimenter  de  fa 
part  le  duc  de  Bragance.  Le  Roi  étant  revenu  de-là  à  El- 
vas,  fe  mit  en  chemin  pour  Tomar  j  tout  le  monde  y  étoit 
dans  l'attente  du  nouveau  Monarque.  Philippe  y  parut  avec 
un  vifage  ferein ,  recevant  parfaitement  bien  tous  ceux  qui 
l'abordoient ,  leur  parlant  avec  bonté ,  &;  répondant  gra- 
cieufement  à  toutes  leurs  demandes  •  en  forte  que  du  côté 
de  l'extérieur  &  des  paroles  ,  ils  n'eurent  rien  à  délirer. 
Quand  il  fut  queftion  de  grâces  ,  de  bienfaits ,  de  récom- 
penfes ,  ils  eurent  lieu  de  fè  plaindre  de  fa  lenteur.  On  ne 
feauroit  dire  pourtant  il  ce  fut  par  la  faute  du  Prince  ou  de 
fes  miniftres ,  ou  même  par  le  concours  importun  de  ceux 

(O  Ces  Cours  ou  cortes  font  des  de'pute's  de  tous  les  Ordres,à  peu  près  comme 
nos  Etats  Généraux. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.     485 

qui  demandoient ,  &;  qui  fe  croifoient  les  uns  les  autres,  il  , 

fe  contenta  pour  lors  de  confirmer  la  charge  de  Connétable  H  e  n  k  i 
du  Royaume  au  duc  de  Bragance,  &;  de  lui  donner  la  toi-  III. 
fon.  Pendant  qu'on  difoit  la  méfie ,  ce  Seigneur  étoit  auprès  1  5  8  1. 
du  Roi  derrière  un  rideau  :  en  un  mot  il  n'y  avoit  point 
d'honneur  qu'on  ne  lui  accordât  j  mais  rien  qui  put  augmen- 
ter ni  fa  fortune  ni  fa  puiflànce.  Avant  l'aflemblée ,  le  Roi 
commença  par  prêter  ferment ,  8t  le  reçut  enfuite  de  tout 
le  monde  avec  beaucoup  plus  de  pompe  ,  &  moins  de  tu- 
multe que  cette  cérémonie  ne  s'étoit  pratiquée  fous  le  roi 
Henri  (1)5  parce  que  ce  fut  dans  l'aflemblée  des  Cours 
qu'Henri  fut  reconnu  ,  &  que  le  peuple  n'étoit  pas  bien 
difpofé  pour  ce  Prince  :  mais  ici  tout  fe  pafla  avec  beau- 
coup de  folemnité.  L'archevêque  de  Brague  ,  qui  efb  regar- 
dé en  Portugal  comme  le  Primat  des  Efpagnes,  les  arche- 
vêques de  Lifbonne  &  d'Evora  ,  les  évêques  de  Coimbre, 
de  Portalegre  &c  de  Leyria  fe  trouvèrent  à  l'aflemblée  avec 
les  Grands  du  Royaume.  Philippe  de  Mora  fecretaire  des 
Etats  prononça  le  premier  les  paroles  du  ferment ,  &  Phi- 
lippe ayant  la  main  fur  la  croix  ,les  répéta  après  lui.  Mora 
récita  enfuite  la  formule  de  celui  que  dévoient  prêter  les 
Etats  :  ôc  incontinent  le  duc  de  Bragance  ôc  le  duc  de  Bar- 
cellos  fon  fils  le  prêtèrent  fur  les  Evangiles  ^  &  après  eux 
les  Grands  du  Royaume,  &  enfuite  les  Prêtres ,  &  les  Syn- 
dics des  villes. 

Philippe  Prince  de  bonne  mine,  avoit  pris  ce  jour- là  un 
air  fi  gracieux ,  qu'il  fembloit  s'être  dépouillé  de  l'humeur 
des Caiïillans,  pour  prendre  celle  des  Portugais.  La  magni- 
ficence de  fon  manteau ,  qui  étoit  d'étoffe  d'or ,  &  le  con- 
cours d'une  infinité  de  perfonnes  qui  l'environnoient  ren- 
dirent cette  cérémonie  très- brillante  -,  &l'on  y  publia  enfin 
cette  amniftie  générale  qu'on  attendoit  avec  tant  d'impa- 
tience. Mais  la  fin  répondit  mal  à  l'attente  de  la  nation  z 
car  on  en  exclut  Antoine  Prieur  de  Crato  ,  François  de  Por- 
tugal ,  comte  de  Vimiofo ,  &  Jean  fon  frère  évêque  de  Guar- 
da  ,  avec  cinquante  autres  Seigneurs  de  la  faction  contraire, 
&  en  général  tous  les  moines  ,  &  tous  ceux  qui  avoient 

(1)  Henri  cardinal  de  Tortugal  8c  depuis  Roi.  H  fuccéda  au  roi  Sebaflien  tui 
en  Afrique  en  157^. 


484  HISTOIRE 

?  fuivi  le  parti  d'Antoine  ;  &;  on  les  déclara  incapables  de  pofl 


Henri  féder  aucune  charge  publique. 

III.  Cette  exception  irrita  bien  des  gens ,  qui  fouhaitoientque 

1  5  8  1.  touc  Ie  pafïc  fût  mis  en  oubli ,  èc  qui  s'en  étoient  fiâtes  ^  mais 
quelques  prières  qu'on  fît  là-deflùs~à  Philippe,  on  n'en  put 
rien  obtenir:  on  cita  fur  le  champ  tous  ceux  qui  avoient 
été  exceptés  de  l'amniftie  ,  &c  on  informa  rigoureufement 
contre  eux. 

Il  ne  fe  trouva  point  de  Caftillans  à  cette  cérémonie  $ 
Philippe  les  en  exclut  pour  faire  plaiflr  aux  Portugais  -}  mais 
afin  que  cette  exclufion  leur  fût  moins  fenflble,  il  l'étendit 
jufqu'au  cardinal  Albert  qu'il  avoit  amené  avec  lui ,  &  à  qui 
il  donna  peu  de  tems  après  le  gouvernement  du  Royaume^ 
&  il  lui  défendit ,  aufîî-bien  qu'aux  feigneurs  Caftillans,  de 
paroître  en  public  ce  jour-là. 

Enfin  l'afîemblée  des  Etats  fe  tint  le  dix-neuf  d'Avrih 
Antoine  Pineyro  évêque  de  Leyria  parla  devant  le  Roi  pour 
l'autorité  des  Etats  •  il  dit  que  c'étoit  parla  grâce  duïaint 
Efprit  que  ces  aiîemblées  avoient  été  établies ,  afin  que  les 
Rois  puiilent  communiquer  à  leurs  fujets  ce  qu'ils  penfent 
fur  les  affaires  qui  intéreilent  l'Etat  $  que  Philippe  fe  con- 
formant à  une  coutume  fi  louable  ,  fbuhaicoit  qu'ils  lui  ex- 
pofaiTent  ïlncérement  tout  ce  qu'ils  jugeroient  avantageux 
à  la  République  avec  la  même  prudence,  la  même  fidélité, 
le  même  amour  pour  la  patrie  ,  qu'ils  l'avoient  fait  jufqu'a- 
lors.  Il  exagéra  enfiiite  la  grâce  que  le  Roi  venoit  d'accor- 
der :  mais  que  ce  n'étoit,  pour  ainfi  dire,  que  les  prémices  de 
la  clémence  &  de  la  bonté  de  ce  Prince ,  qui  leur  annon- 
çaient pour  l'avenir  des  bienfaits  plus  fîgnalés ,  de  véritable- 
ment dignes  de  leur  fidélité  6c  de  leur  obéïïlànce. 

Damien  de  Aguiar  ,  un  des  Syndics  de  Lifbonne,  répon- 
dit à  ce  difeours  :  il  remercia  le  Roi  au  nom  de  la  ville  de 
la  convocation  des  Cours,  &  de  l'amniftie  qu'il  avoit  accor- 
dée. Il  fît  enfuite  quelques  demandes  de  peu  d'importance, 
qui  avoient  été  concertées  avec  la  Cour  -y  &:  le  Roi  pour 
gagner  les  peuples  ,  accorda  fur  le  champ  tout  ce  qu'il  de- 
mandoit  ^  èc  il  ratifia  prefque  tous  les  points  que  le  duc 
d'Oiïbne  avoit  promis  en  fon  nom  aux  adminiftrateurs  du 
Royaume ,  excepté  pourtant  ce  qui  eoncernoit  les  garnifons. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.     485 

le  commerce  de  PAmerique  de  des  Indes  Occidentales ,  Pé-  ^55 
galité  entre  les  Caftillans  de  les  Portugais  pour  tous  lesem-  Henri 
plois  qui  dépendoient  de  Philippe  :  de  le  Roi  demanda  du      III. 
tems  pour  en  conférer  avec  les  feigneurs  de  Caftille.  M  8  1  r 

Les  Syndics  des  villes  préfentérent  un  autre  mémoire  à 
Philippe,  par  lequel  ils  demandoient  qu'il  époulat  une  Por- 
tugailè  j  que  le  Prince  fut  élevé  en  Portugal  3  que  les  domai- 
nes de  tout  ce  qui  appartenoit  à  la  couronne  de  Portugal  fût 
feparé  de  ce  qui  appartenoit  à  celle  de  Caftille  j  que  les  Por- 
tugais euffent  une  monnoye  particulière  y  qu'on  diminuât  les 
impôts  -y  qu'on  retirât  les  garnifons ,  de  qu'on  établît  un  or- 
dre de  Juftice.  Le  Roi  refuià  nettement  la  plupart  de  ces  de- 
mandes ,  &  éluda  les  autres  par  des  réponfes  ambiguës ,  qu'il 
mit  à  la  marge  du  mémoire. 

L'ordre  de  la  Noblelîe  avoit  nommé  trente  Députés ,  qui 
ayant  une  haute  idée  de  leurs  fervices,  s'imaginoient  qu'on 
leur  devoit  de  grandes  récompenfes.  Ils  demandoient  une 
jurifdiction  abfoluë  fur  leurs  vaiiaux ,  de  que  ceux  qui  avoient 
été  dans  la  Magiftrature  ne  pullént  être  jugés  que  par  des 
Nobles  y  que  le  Roi  ne  pût  donner  la  noblelîe  à  perfonne  que 
pour  des  fervices  éclatans  -y  de  qu'elle  ne  pût  pafler  aux  def- 
cendans  de  ceux  qui  feroient  ennoblis, que  pour  des  fervices 
femblables  •  enfin  que  les  grandes  dignités  de  toutes  les  char- 
ges publiques  ne  pufïènt  être  exercées  que  par  des  Nobles. 
Toutes  ces  demandes  furent  refufees,  comme  contraires  à 
l'ufage  établi  y  ce  qui  fit  beaucoup  murmurer  la  Noblefïè. 

On  crut  que  le  Roi  avoit  eu  defTein  d'abolir  l'Univerlitc 
de  Coïmbre  y  de  bien  des  gens  fe  perfuadoient  que  ce  Prince 
habile  ne  manqueroit  pas  de  le  faire ,  parce  que  dans  un 
Royaume  nouveau  ,  de  qui  n'eft  pas  encore  bien  affermi ,  il 
paroiffoit  dangereux  de  laifler  dans  une  ville  quatre  mille  jeu- 
nes gens  ,  indépendans  en  quelque  forte  de  la  jurifdidion 
Royale ,  de  dont  la  liberté  effrénée  étoit  capable  d'exciter 
des  féditions  dans  le  Royaume  le  plus  tranquille  y  que  ce  fe- 
roit  une  pépinière  de  brouillons  payés  pour  conjurer  contre 
le  gouvernement  :  qu'il  réfulteroit  encore  un  autre  avantage 
de  l'abolition  de  cette  Ecole,  en  ce  que  lajeunefle  Portugaise 
iroit  étudier  dans  les  Univerfités  de  Caftille  y  qu'elle  fe  lieroic 
infenfiblement  avec  les  Caftillans  ^  qu'elle  prendroit  leurs 

Ppp  iij 


4*6  HISTOIRE 

■_ manières,  &  qu'elle  fe  déferoit  peu  à  peu  de  l'averfïon  natu- 

Henri  relie  qu'elle  avoit  pour  eux.  Une  autre  raifon  femblok  encore 
III.  devoir  l'y  déterminer ,  c'eft  que  dans  le  tems  que  le  roi  Henri 
i  S  8  r .  penchoit  pour  le  duc  de  Bragance,  lesjurifconfultes  de  Coïm- 
bre  avoient  foutenu  vivement  le  droit  de  ce  Duc  -y  &.  que  félon 
les  partifans  de  Philippe  ,  ils  avoient  au  moins  donné  un  faux 
fens,&des  interprétations  forcées ,  non-feulement  aux  loix 
Impériales  ,  mais  aux  Canons  même  de  l'Eglife  :  ce  qui  mé- 
ritoit ,  félon  eux ,  un  châtiment  exemplaire. 

Ces  raifons  ment  imprefîion  fur  les  Portugais  même,  qui 
étoient  dans  les  intérêts  de  Philippe ,  &:  ils  ie  perfuadoient 
que  la  jeuneiTe  du  Royaume  ne  fèroit  jamais  bien  entre  les 
mains  de  tels  maîtres.  Cependant  l'Univerfité  fubfifta  ^  ôc 
non-feulement  Philippe  en  conferva  les  droits  ,  les  privilèges 
&;  les  franchi  (es  ;  mais  il  fît  du  bien  à  ceux  même  qui  avoienc 
écrit  contre  lui,  ôc  il  augmenta  leur  honoraire. 

Le  Pape  avoit  voulu  entrer  dans  les  affaires  de  Portugal , 
&  s'en  rendre  tellement  l'arbitre ,  que  le  pofTeiTeur  lui  fût  re- 
devable de  cette  Couronne  j  mais  l'affaire  ayant  fini  fans  lui  $ 
il  envoya  un  Nonce  pour  féliciter  Philippe  fur  ce  nouveau 
Royaume ,  de  lui  faire  quelque  exeufe  de  ce  que  pour  remplir 
fes  devoirs  de  Père  commun  il  avoit  voulu  entrer  dans  cette 
affaire  ,  par  la  crainte  qu'il  avoit  qu'elle  n'excitât  une  guerre 
funefte  entre  les  Princes  qui  prétendoient  à  la  Couronne.  Sa 
Sainteté  obtint  du  Roi  à  cette  occafion  des  titres  d'hon- 
neur ,  &  des  emplois  pour  Jacque  Buoncompagno  fon  bâ- 
tard ,  qu'il  avoit  déjà  égalé  aux  Princes  par  la  dignité  donc 
il  l'avoit  revêtu  ,  &:  qu'il  cherchoit  à  élever  de  plus  en  plus 
par  les  honneurs  dont  il  le  combloittous  les  jours.  Et  en  re- 
coin penfe  il  permit  à  Philippe  de  faire  juger  fans  appel  les 
caufes  des  rebelles,  par  GeorgeTayda-ancien  évêque  deVifeo. 
Sur  cette  permiffion ,  Antoine  prieur  de  Crato  ôc  l'evêque  de 
Guarda  furent  cités  •  &  comme  ils  ne  comparurent  point , 
ils  furent  déclarés  contumaces ,  èc  dépouillés  de  leurs  digni- 
tés Ecclefiaftiques. 

Les  Vénitiens  envoyèrent  de  leur  côté  Jérôme  Lippomano 
êc  Vincent  Trono  ,  pour  féliciter  Philippe  fur  fon  nouveau 
Royaume.  Ce  Prince  nomma  en  même  tems  à  la  Viceroyau- 
£ç  des  ifles  de  la  mer  Atlantique ,  qui  appartenoient  à  la 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.    487 

couronne  de  Portugal ,  François  de  Mafcarenas  chevalier 
d'Evora  ,à  la  place  du  comte  de  laToguia  mort  depuis  peu.  En  Henri 
attendant  que  le  nouveau  Viceroi  arrivât ,  Hernand  Tellez      III. 
de  Sylva  gouverna  ces  ifles  avec  autant  d'intégrité  que  de     1581. 
prudence. 

Cependant  on  cherchoit  le  prieur  de  Crato  (  1  )  -f  car  il  étoit 
encore  caché  en  Portugal ,  &:  fes  partifans  lui  furent  fi  fidè- 
les ,  que  quelques  récompenfes  que  promît  le  roi  d'Efpagne  , 
ôc  quelques  recherches  que  fUIent  les  eipions  de  Jérôme  de 
Mendoze  &  d'Emmanuel  de  Portugal  oncle  paternel  du 
comte  de  Vimiofo,  qui  vouloient  fous  prétexte  d'un  pour- 
parler  fe  faifir  de  lui ,  &  le  livrer  aux  Efpagnols ,  on  ne  put 
jamais  découvrir  où  il  étoit.  Il  avoit  envoyé  le  comte  de  Vi- 
miofo en  France  &  en  Angleterre ,  pour  implorer  le  fecours 
de  ces  deux  Puiiîances  contre  leur  ennemi  commun.  Il  dé- 
pêcha auffi  Emmanuel  Sylva  comte  de  TorresVedras  vers  le 
duc  d'Anjou ,  qui  étoit  pour  lors  à  Cambray. 

Tout  cela  inquiétoit  le  nouveau  Roi  :  plus  les  Portugais 
marquoient  de  fidélité  &  d'attachement  pour  Antoine,  plus 
Philippe  craignoit  qu'il  n'arrivât  quelque  foulévement.  Il  fe 
voyoit  obligé  d'entretenir  de  fortes  garnifons  dans  les  places , 
&  une  fîote  à  l'embouchure  de  la  rivière  de  Lifbonne ,  au 
grand  mécontentement  des  peuples ,  qui  reconnoifïbient  en- 
fin ,  mais  un  peu  trop  tard ,  qu'ils  étoient  affiégés  par  les 
Caitillans  ,  &  qui  fe  reprochoient  les  uns  aux  autres  de  n'a- 
voir pas  réuni  toutes  leurs  Forces  pour  fe  défendre  contre 
eux,  ou  du  moins  pour  obtenir  de  Philippe  des  conditions 
honorables ,  &  conferver  la  liberté  6c  les  droits  de  leur 
patrie. 

Antoine  afîuré  de  la  fidélité  de  fon  parti,difpofoit  tout  pour    Fuite  Faos 

fc  •         ti      r         *■  *\t*/i  •       >         t      t  toi  ne  ds  l'or-* 

a  fuite.  Il  01a  même  venir  a  Lifbonne,  quoiqu  un  Junlcon-  tUfTaL 

fuite  ,  nommé  P.  Alpoc  ,  y  eût  été  arrêté  quelque  tems  au- 
paravant ,  parce  qu'il  étoit  dans  les  intérêts ,  &  qu'il  eût  été 
condamné  au  dernier  fupplice  &  exécuté.  Cet  accident  re- 
tarda fon  départ ,  &:  lui  ht  prendre  le  parti  de  fe  retirer  à 
Sétubal.  Là  il  trouva  un  bâtiment  Hollandois  de  la  ville 
d'Enchuyfen ,  commandé  par  Corneille  d'Egmond,  fur  lequel 

(1)  C'eft  celui  qui  a  été  connu  enjtugal,  ôt  qui  a  porté  quelque  tçmsîs- 
Europe  fous  le  nom  d'Antoine  de  Por-  [  nom  de  Roi, 


488  HISTOIRE 

il  s'embarqua,  moyennant  cinq  cens  écus  d'or,  avec  un  Cor- 

Henki  délier  ,  Emmanuel  Sylva ,  Thomas  Cachiero  ,  Diego  Roy  s , 
III.  Conftantin  de  Brico ,  Diego  de  Carefma  5  &  quelques  autres , 
i  ^  8  i .  fur  la  fidélité  defquels  il  comptoit ,  &  vint  aborder  à  Calais , 
après  avoir  été  caché  en  Portugal  depuis  le  mois  d'Octobre 
i  580.  qu'il  fortit  de  Viana ,  jusqu'au  mois  de  Juin  1  581. 
Antoine  fut  redevable  de  fa  retraite  à  l'adrefïe  d'une  femme 
nommée  Beatrix  de  Gonfalve ,  comme  il  l'a  raconté  lui- 
même  dans  un  écrit  qu'il  a  publié  depuis.  Beatrix  avoit  un 
frère  nommé  Dominique  ,  qui  fuivic  ce  Prince  en  France. 
Philippe  inftruit  que  c'étoit  cette  femme  qui  avoit  caché  le 
prieur  de  Crato  ,  la  fit  pendre  en  effigie  ,  n'ayant  pu  faire  da- 
vantage ,  parce  qu'elle  fe  fauva  de  bonne  heure. 

Les  Cours  ayant  été  congédiées,  Philippe  après  avoir  fé- 
journé  foixante  6c  dix  joursàThomar,vintà  Santaren&à  Al- 
merino,  où  l'on  voit  un  palais  magnifique.  Il  vouloit  fe  rendre 
promptement  à  Lifbonne  :  mais  comme  les  préparatifs  qui 
îè  faifbient  pour  ion  entrée ,  n'étoient  pas  achevés,  il  alla  , 
en  attendant ,  à  Almada ,  fur  l'autre  rive  du  Tage.  Comme 
ce  lieu  n'étoit  point  commode  pour  loger  toute  fa  fuite ,  le 
2  9.  de  Juin  ,  fête  de  faint  Pierre  ,il  monta  fur  les  galères  que 
*Alvarode  \q  marquis  de  Sainte  Croix*  lui  avoit  amenées,  ôcalladef- 
cendre  à  un  pont  de  bois  préparé  pour  cela  ,  fans  attendre 
que  les  préparatifs  fiiffent  achevés.  Ce  fut-là  qu'il  fut  com- 
plimenté au  nom  de  la  ville  par  Hector  de  Pina,un  des  pre- 
miers Officiers  de  Juftice  de  la  Chambre.  L'Orateur  entre 
autres  chofesdit  à  Philippe  :Que  Lifbonne  étant  la  plus  gran- 
de ville  de  l'Univers ,  il  lui  falloit  le  plus  grand  Roi  du  mon- 
de. Et  après  avoir  exeufé  la  lenteur ,  ou  pour  mieux  dire  ,  la 
parefïe  de  fes  concitoyens  à  rendre  leurs  hommages  à  ce 
Prince,  il  parla  de  Ferdinand  de  Pina  fon  parent,  qui  fut 
tué  par  Antoine  de  Portugal ,  comme  nous  l'avons  dit  en 
ion  lieu.  A  cette  occafion  ,  il  ajouta,  que  comme  Lifbonne 
étoit  la  première  ville  du  Royaume  ,  elle  étoit  aufli  la  pre- 
mière qui  eut  verfé  du  fang  pour  les  intérêts  de  Philippe.  Enfin 
il  s'efforça  de  rejetter  la  médiocrité  des  préparatifs  fur  les 
malheurs  publics  que  la  ville  avoit  efîuyés  -y  de  il  finit  cette 
pièce  d'éloquence  en  difant ,  que  les  Portugais  avoient  tant 
de  confiance  en  la  bonté  de  leur  nouveau  Roi,  qu'au  lieu 

de 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.    4S9 

de  regarder  leur  Couronne  comme  unie  à  celle  de  Caftille,  ■'     " 

ils  regardoienc  au  contraire  tous  les  Royaumes  de  Philippe ,  Henri 
comme  incorporés  à  celui  de  Portugal.  III. 

Delà,  Philippe  fut  conduit  fous  un  dais  à  la  cathédrale  1581. 
avec  une  pompe  magnifique  :  6c  après  y  avoir  fait  fa  prière , 
il  fe  rendit  au  palais ,  fuivi  d'une  grande  foule  de  Noblefle  à 
pied  ,  &  d'une  multitude  de  peuple ,  qui  par  fa  légèreté  na- 
turelle ,  faifoit  ce  jour-là  pour  Philippe  les  mêmes  réjoûiflan. 
ces  &  les  mêmes  acclamations  qu'ils  avoient  faites  quelque 
tems  auparavant  pour  Antoine  ^  mais  les  plus  fages  plai- 
gnoient  le  fort  de  ce  Royaume ,  qui  avoit  eu  cinq  efpéces 
de  Rois  dans  l'efpace  de  deux  ans.  Ils  déploroient  cette  vi- 
ciflituded'événemens  funeftes  •  la  témérité  du  roi  Sebaftien  j 
l'incertitude  Se  l'imprudence  de  Henri  ^  la  divifion  des  Admi- 
nistrateurs j  la  tyrannie  d'Antoine  ;  enfin  les  armes  6c  la  puiC 
fance  de  Philippe  ,  qui  étoient  autant  de  fléaux  dont  la  co- 
lère divine  s'étoit  fervie  pour  châtier  ce  peuple,  que  l'abon- 
dance avoit  rendu  infolent ,  6c  le  réduire  dans  une  mifére 
extrême. 

Les  Grands  prelToient  le  Roi  de  partager  entr'eux  les  ti- 
tres, les  commanderies  &  les  emplois  qui  vaquoient  :  mais  Phi- 
lippe, grand  temporifeur  de  fon  naturel ,  éludoit  autant  qu'il 
pouvoit  toutes  leurs  demandes.  Cependant  pour  donner 
quelque  chofe  à  leurs  follicitations ,  il  fit  comtes  François 
de  Saa,  un  des  adminiftrateurs  du  Royaume ,  auffi-bien  que 
Ferrand  Nororïa  •  il  nomma  gentilshommes  de  la  Chambre , 
Chriftophle  de  Mora ,  avec  Pierre  Alcaçova  •  6c  il  remit  ce 
dernier  dans  tous  les  honneurs  dont  il  avoit  été  dépouillé 
par  le  roi  Henri.  Du  refte ,  comme  il  fe  voyoit  accablé  par 
un  nombre  infini  de  placets ,  Se  que  la  multitude  6c  la  diver- 
sité des  confeils  qu'on  lui  donnoitle  jettoit  dans  un  embarras 
dont  il  lui  étoitimpofîible  de  fe  retirer ,  il  renvoya  tous  ceux 
qui  demandoient  des  récompenfes  à  Antoine  de  Pineyro 
évêque  de  Leyria,  6c  Chriftophle  de  Mora.  Le  premier ,  hom- 
me âgé  ,  d'un  efprit  fain  ,  6c  qui  n'avoit  point  de  parens.,  étoit 
fort  en  état  d'examiner  fans  paflion  le  mérite  de  ceux  qui 
demandoient.  Le  fécond ,  qui  avoit  été  élevé  à  la  Cour  de 
Philippe  6c  fous  [qs  yeux,  paiïbit  pour  un  homme  droit 6c 
intégre. 

Tome  VIII.  QiH 


^o  ^HISTOIRE 

.■_  '   .      Cependant  pour  appaifer  les  murmures  des  Portugais ,  qui 

Henri  éclatoient  de  toutes  parts ,  on  leur  fit  efpérer  qu'on  leur  don- 
III.      neroit  pour  Gouvernante  l'impératrice  Marie  d'Autriche  (  t  ) 
i  58  i.     fœur  de  Philippe  ,  qui  étant  venue  d'Allemagne  en  Italie, 
étoit  parlée  en  Efpagne  fur  Pefcadre  de  Jean  André  Doria  : 
&;  on  ne  doutoit  pas  que  cette  Princeile  fi  refpe&able  par  fa 
dignité  ,  &  qui  étoit  née  d'une  princeile  de  Portugal ,  ne  ga- 
gnât à  fon  frère  les  coeurs  de  toute  la  Nation. 
Tentatives       Les  affaires  du  Portugal  ayant  été  réglées  autant  que  la 
de  Philippe    brièveté  du  tems  le  put  permettre ,  Philippe  étoit  fort  in- 

fur  les  ifles  .  1        -n         a    1         •  t-1  j  •  11 

Atlantiques,  quiet  pour  les  nies  Atlantiques.  Il  ne  doutoit  pas  que  les  ha- 
bitans  aidés  des  fecours  de  France  &  d'Angleterre ,  qu'An- 
toine y  avoit  envoyés ,  ne  perfifbafïènt  dans  leur  révolte  y  ôc 
il  craignoit  que  leur  exemple  ne  fe  communiquât  aux  autres 
fujetsde  la  couronne  de  Portugal.  Il  avoit  envoyé  à  Pi  fie  de 
Tercere,  Pedro  de  Valdes  avec  des  pouvoirs  très-amples  ; 
mais  on  ne  voulut  pas  l'y  recevoir  ,  ni  écouter  fes  propor- 
tions. Ainfi  il  fe  tint  fur  les  côtes  des  ifles  voifines  avec  ies  trou- 
pes,  en  attendant  quelque  occafion  favorable.  Il  avoit  avec 
lui  Louis  de  Baçan  ,  D.  Juan  de  Monfalve ,  Diego  de  Caftro  , 
Valladares  Sarmiento ,  D.  Louis  de  Ribeïra  &  Diego  de 
Valdes.  Quelque  tems  après  ,  Philippe  envoya  d'autres 
troupes  fous  la  conduite  de  Lope  de  Figueroa  ,  avec  ordre  de 
fe  joindre  à  Valdes ,  &  de  fe  rendre  maître- de  cette  ifle. 

Pendant  que  Figueroa  étoit  en  chemin ,  Valdes  y  fit  quel- 
ques defeentes  pour  prendre  dû  raifln  ,  ôc  ayant  remarqué 
que  la  garde  ne  s'y  faifoit  pas  avec  beaucoup  d'exactitude  ,  la 
crainte  qu'il  eut  que  Figueroa  ne  lui  enlevât  une  partie  de 
la  gloire  qu'il  comptoit  d'acquérir,  6c  les  inftances  de  Diego 
de  Valdes ,  l'engagèrent  par  une  fotte  vanité  à  précipiter 
l'attaque  de  cette  ifle.  Il  fit  donc  avancer  {qs  chaloupes  le 
jour  de  faintjacque  entre  Angra  &  la  Praïa  ;  qui  eft  le  feul  en- 
droit par  ou  elle  eft  abordable  ,  tout  le  refte  étant  entouré 
de  rochers  affreux.  Les  Portugais  avoient  élevé  quelques 
retranchemens  de  ce  côté-là ,  &  avoient  mis  quatre  canons 
en  batterie  fur  une  hauteur  voifine  de  la  côte.  Valdes  cul- 
bute d'abord  les  troupes  qui  gardoient  le  retranchement ,  &c 
s'empare  du  canon  3  mais  pendant  qu'il  fe  fortifie  dans  ce 

(0  Elle  avoit  e'ponfé  l'empereur  Maximilien  II.  mort  en  1576.. 


BEJ.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXÎÎÎ.    491 

pofte,  on  donne  l'alarme  dans  la  ville,  &  le  peuple  s'étant  ■■■ '  ■ 

aflèmblé  au  fon  des  cloches  ,  on  marche  aux  ennemis ,  6c  on  H  enhi 
les  enveloppe.  Il  y  avoir  dans  la  ville  un  Officier  nommé  Jean  III. 
de  Betencour ,  iliu  de  ce  fameux  Betencour,  qui  découvrir  x  5 8  ï. 
le  premier  les  Açores ,  6c  qui  les  vendit  aux  Portugais ,  com- 
me nous  l'avons  dit  ci- devant.  Celui-ci  qui  étoit  dans  le  parti 
des  Efpagnols,  avec  une  centaine  d'habitans,  s'étoit  imagi- 
né que  dès  qu'il  auroit  crié  Vive  Philippe  ,  la  plupart  des 
liabitans  des  montagnes  viendroient  fe  ranger  auprès  de  lui 
&  s'enrôler  au  fervice  de  ce  Prince  ,  comme  Tes  complices  le 
lui  avoient  fait  efpérer.  Comptant  donc  fur  leur  parole  ,  6c 
perfuadé  que  s'il  devenoit  maître  de  la  ville ,  il  rendroic 
un  grand  fervice  à  Philippe ,  il  en  forme  le  deflein  ,  6c 
commence  à  crier  de  toute  fa  force  dans  toutes  les  rués  : 
Vive  Philippe,  Mais  le  peuple  au  lieu  de  prendre  les  armes . 
l'enveloppe  de  toutes  parts,  le  maltraite  avec  ceux  de  fa  fuite, 
qui  étoient  en  petit  nombre ,  6c  le  met  en  prifon.  Il  fe  trouva 
même  heureux  que  l'on  n'attentât  pas  à  fa  vie. 

Il  y  avoit  déjà  près  de  deux  mille  Portugais  en  armes. 
Cebrian  de  Figueredo  gouverneur  de  Pille,  rafliiré  par  ce 
corps  de  troupes ,  marche  aux  Efpagnols ,  dont  il  ignoroit  les 
forces  j  mais  afin  de  les  tromper  &  de  pouvoir  le  mettre  à 
-couvert  par  une  efpéce  de  rampart  fortuit ,  il  ufa  d*un  ftrata- 
gême  qui  lui  fur  fuggeré  par  un  Hermite  de  la  régie  de  faint 
Auguftin.  Cétoit  une  chofe  allez  ordinaire  pendant  la  licen- 
ce de  ces  guerres,  de  voir  des  Moines  quitter  leurprofeffion 
pour  prendre  le  métier  des  armes.  Ce  fut  cet  Hermitequi 
confeiliaau  Gouverneur  de  rafïembler  des  bœufs ,  dont  cette 
ifle  eft  remplie  ,  6c  de  les  pouffer  à  coups  d'éguillon  du  côté 
des  ennemis.  Ces  animaux  ainfi  attroupés  firent  une  pouiïïé- 
re  fi  horrible  ,  que  les  Efpagnols  ne  purent  voir  diftinclement 
les  Portugais  qui  marchoient  derrière  :  6c  comme  ils  avoienr 
employé  tout  ce  qu'ils  avoient  de  poudre  &  de  baies  dans 
leurs  premières  efearmouches  contre  les  Infulaires,  6c  qu'ils 
ctoient  d'ailleurs  fatigués  &  mal  armés ,  ils  ne  fongérent  qu'à 
regagner  leurs  chaloupes.  Mais  la  mer  fe  trouva  fi  agitée  qu'ils 
ne  purent  approcher  de  la  côte  :  il  fallut  donc  fe  jetter  à 
l'eau,  6c  comme  ils  en  avoient  jufqu'au  menton,  6c  que  les 
Portugais  faifoîenc  un  feu  continuel  fur  eux ,  leur  perte  fut 


49*  HISTOIRE 

■  i  '  confldérable.  Il  y  en  eut  beaucoup  de  tués  &  de  noyés  :  & 
Henri  les  efprits  étoient  fi  irrités ,  moins  parce  qui  venoic  d'arriver ,. 
III.  que  par  la  haine  ancienne  des  deux  Nations,  qu'on  ne  fie 
i  58  i.  point  de  quartier.  Les  Efpagnols  y  perdirent  plus  de  quatre 
cens  hommes,  &  entr'autres  Diego  de  Valdes ,  qui  avoic 
confeillé  cette  attaque  ,  Louis  de  Baçan ,  Philippe  Artal 
brave  capitaine ,  qui  fit  ce  jour-là  des  prodiges ,  &c  prefque  tous 
les  Officiers  j  on  n'épargna  pas  même  les  morts  :  les  goujats 
&  les  valets  leur  coupoient  la  tête,  les  bras,  les  jambes  j&  après 
les  avoir  ainfi  mutilés ,  on  les  reporta  comme  en  triomphe 
dans  la  ville  en  danfant  &  en  chantant.  Les  Chapitres  même 
allèrent  au  devant  de  ces  infolens  vainqueurs  :  &  non  con- 
tens  de  fe  repaître  d'un  fi  affreux  fpectacle ,  ils  voulurent  em- 
ployer le  fer  contre  ces  reftes  de  cadavres ,  &;  fouiller  leurs 
mains  du  fang  de  ces  malheureux.  On  dit  qu'il  y  en  eut  qui 
eurent  la  cruauté  de  leur  arracher  le  cœur  du  ventre  &  d'en 
manger.  Les  Jéfuites  furent  les  feuls  qui  ne  vinrent  point  à, 
ce  fpectacle  :  &c  comme  ils  étoient  foupçonnés  de  favorifer 
Philippe,  ils  n'oférent  fortir  de  leur  maifon.  Après  cette  ex- 
pédition ,  Figueredo  ramafîa  les  dépouilles ,  mit  les  armes 
fur  des  chariots ,  &  entra  triomphant  dans  la  ville  $  &  ayant 
fait  déchirer  les  drapeaux  des  ennemis ,  il  en  fema  les  lam- 
beaux dans  les  rues. 

Valdes  échapé  du  combat  s'embarqua  aufTitôt ,  &  plus- 
heureux  dans  fa  navigation ,  qu'il  ne  l'avoit  été  à  l'attaque 
de  l'ifle ,  il  arriva  bientôt  à  Lifbonne ,  où  il  porta  la  premiers 
nouvelle  de  fa  défaite.  Philippe  étoit  alors  occupé  à  fortifier 
le  château  de  Saint  Julien  •  &  pendant  qu'on  y  travailloit , 
il  avoit  pofté  des  troupes  en  dirîérens  endroits  de  la  côte ,  &: 
entre  les  rivières  de  Minho&deDuero.  Cette  nouvelle  lui 
fit  connoître  qu'il  ne  devoit  plus  fe  flater  de  ramener  ces  In- 
fulaires  par  la  douceur  :  les  peuples  de  Portugal  étoient  mal 
difpofés  à  fon  égard  ;  il  avoit  congédié  les  Italiens  &  les  AL 
îemans  -y  &:  les  Efpagnols  étoient  tellement  diminués  parles 
maladies  6c  par  d'autres  accidens ,  qu'à  peine  lui  reftoit-il 
cinq  mille  hommes  ,  dont  il  venoit  d'en  donner  mille  à  Figue- 
roa  qui  partoit  pour  les  lues.  Ce  qui  augmentoit  encore  fon 
inquiétude,  étoit  qu'il  n'avoit  point  de  nouvelles  certaines 
de  la  flote  Portugaife  qui  venoit  des  Indes  Orientales,  du 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIIL    493 

Brefîl ,  de  l'iile  de  Saine  Thomas  &;  du  Cap-vert  :  car  11  cette  V 
flote  abordoit  à  l'ifle  de  Tercere  ,  il  étoit  indubitable  qu'elle  Henri 
iroit  trouver  le  roi  Antoine  en  Angleterre  ,  6c  qu'elle  fortifie-      III. 
roit  autant  fon  parti,  qu'elle  afFoibliroit  celui  de  Philippe.     1  çg  » 
A  l'égard  de  la  flote  des  Indes  Orientales ,  comme  elle  n'é- 
toit  partie  de  Lifbonne  que  dans  l'interrègne  qui  fuivit  la 
mort  du  roi  Henri ,  il  y  avoit  grande  apparence  que  Louis 
de  Atayde  viceroi  des  Indes ,  qui  étoit  un  homme  fage  ,  ne 
rifqueroit  rien ,  6c  qu'il  ne  feroit  point  partir  la  flote  qu'il 
n'eût  des  nouvelles  de  ce  oui  auroit  été  décidé  fur  la  fuccef- 
lion  du  Royaume.  D'autres  foûtenoient  qu'il  n'y  avoit  rien  à 
craindre,  que  les  Indes  6c  toutes  les  Ifles  quiappartenoient 
aux  Portugais  ne  fçauroient  fe  pafler  des  ports  d'Efpagne , 
6c  qu'auflitôt  que  les  Commandans  de  la  flote  6c  les  Négo- 
ciants auroient  appris  que  Philippe  étoit  maître  du  Portu- 
gal ,  ils  viendroient  droit  à  Lifbonne  -r  ôc  ils  ne  le  trompè- 
rent pas  :  car  Atayde  n'eût  pas  plutôt  été  informé  de  ce  qui 
s'étoit  fait  en  Portugal ,  par  les  lettres  que  Philippe  lui  en 
écrivit ,  que  fans  délibérer  davantage ,  6c  fans  avoir  aucun 
égard  pour  toutes  les  lettres  6c  pour  les  promeflès  d'Antbine , 
il  fît  partir  la  flote ,  6c  lui  donna  ordre  d'aller  droit  à  Lifbon- 
ne. Elle  s'approcha  en  paflànt  de  Tercere  :  mais  comme  elle 
ne  put  feavoir  au  vrai  de  quel  parti  étoient  les  habitans , 
ils  eurent  beau  l'inviter  à  entrer  dans  le  port ,  tous  ceux  qui 
étoient  fur  les  vaiflèaux  ayant  leurs  femmes ,  leurs  enfans  6c 
leurs  effets  à  Lifbonne ,  ce  fut-la  qu'ils  voulurent  aborder. 
Quoique  Valdes  après  fa  défaite  eût  pris  la  même  route 
pour  fe  retirer  en  Portugal ,  ils  ne  le  rencontrèrent  point  -} 
mais  feulement  Figueroa ,  qui  confirma  le  Général  de  la 
flote ,  déjà  bien  inftruit  de  tout,  dans  la  réfolution  qu'il  avoit 
prife  de  fe  rendre  à  Lifbonne.   Il  lui  donna  de  l'eau  6c  d'au- 
tres provifions  dont  il  avoit  befoin ,  ôc  il  lui  fit  entendre 
qu'il  n'y  avoit  rien  qu'il  ne  pût  efpérer  en  s'attachant  au 
nouveau  Monarque.  Plus  on  avoit  douté  qu'il  arrivât,  plus 
on  eut  de  joye  de  le  voir  3   car  il  y  avoit  bien  des  gens , 
6c  Philippe  même  étoit  de  ce  nombre  ,  qui  voyant  qu'il 
tardoit  ne  doutoient  prefque  pas  qu'il  ne  fût  paifé  en  An- 
gleterre. 

Cependant  Figueroa  arriva  â  la  vue  de  l'ifle  de  Tercere ,  U 


494  HISTOIRE 

comme  il  vie  que  les  habitans  n'étoient  pas  difpofés  à  le 
Henri  recevoir ,  il  réioiut  de  fonder  fi  en  promettant  de  grands 
III.      privilèges  &:  des  grâces  à  ceux  d'Angra  ,  ils  ne  feroient  poinc 
ï  *  8  ! ,     tentés  de  fe  foûmettre  à  Philippe.  Mais  ce  peuple  qui  fen- 
toit  bien  qu'il  n'avoit  pas  mérité  ces  récompenfes ,  6c  qui  ne 
comptoit  pas  beaucoup  fur  la  clémence  du  roi  d'Efpagne , 
répondit  fièrement  au  Général  Efpagnol ,  que  de  quelque 
côté  qu'il  tentât  la  defeente  ,  ils  lui  ouvriraient  le  chemin. 
Sur  cette  réponfe  ,  comme  la  fiaifon  étoit  avancée,  il  s'en  re- 
tourna en  Portugal  fans  avoir  rien  entrepris,  emmenant  avec 
lui  Valdes  qu  il  avoit  enfin  rencontré  fur  fa  route.  Le  Roi  fit 
conduire  en  prifon  ce  malheureux  3  mais  comme  ii  juftifia  par 
la  teneur  des  ordres  qu'on  lui  avoit  donnés ,  qu'il  lui  étoit  per- 
mis de  combattre ,  on  lui  rendit  la  liberté. 
d.  Antoine      Vers  le  commencement  d'Octobre  ,  Antoine  de  Portugal 
4e  Portugal       ff    j'Ano-leterre  à  Dieppe ,  d'où  il  fe  rendit  d'abord  à 

arrive  en  r  c>  il* 

jrance.  Rouen ,  puis  à  Mante.   Ce  fut  dans  cette  ville  qu'Anne  de 

Joyeufe  ,  qui  avoit  le  plus  de  crédita  la  Cour, vint  le  com- 
plimenter de  la  part  du  Roi.  Antoine  fe  rendit  enfuite  à 
Paris ,  où  il  vit  S.  M.  On  lui  fit  les  plus  magnifiques  promet. 
les ,  à  la  recommandation  de  la  Reine  mère ,  qui  par  vanité  , 
ou  par  une  légèreté  naturelle  à  fon  fexe  ,  s'étoit  déjà  fait  de 
grandes  idées  fur  ce  nouveau  Royaume.  La  nouvelle  de  la 
défaite  de  Valdes  à  l'ille  de  Tercere  étant  arrivée  fur  ces 
entrefaites ,  Antoine  fut  ravi  que  la  renommée  vînt  fi  à  pro- 
pos féconder  fes  efpérances.  Bientôt  après ,  quelques  vaif- 
îèaux  ayant  été  furpris  dans  les  ports  de  cette  ifle  ,  on  ap- 
porta en  France  toutes  les  marchandifes  dont  ils  étoient 
chargés.  Antoine  fit  valoir  le  plus  qu'il  put  ce  nouvel  avan- 
tage ,  pour  fe  donner  du  relief  en  France ,  &  il  vint  à  bouc 
d'attacher  fur  lui  les  yeux  avides  des  courtifans  3  èc  ces  in- 
fatiables  harpyes  fe  crurent  pendant  quelque  teins  maî- 
tres de  toutes  les  pierreries  de  i'Orient.  Mais  lorfqu'il  eut 
donné  quelques  bijoux  précieux  qu'il  avoit,  &  qu'il  en  eut 
engagé  d'autres ,  il  fentit  à  fon  tour  qu'on  l'a  voit  jolie  juf- 
qu'alors  3  &  devenu  la  rifée  de  tout  le  monde  ,  il  recon- 
nut que  ces  courtifans,  qui  avoient d'abord  paru  fi  touchés 
de  fa  difgrace  5  n'étoient  au  fond  que  des  perfides  &  des 
ingrats. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.     49  y 

Pendant  ce  tems-là  les  Jéfuites  de  l'ifle  de  Tercere ,  qui 


1  ha  m 


srécoienc  attiré  la  haine  de  tout  le  Clergé  féculier  6t  régulier,  Henri 
demeuroient  toujours  renfermés  dans  leur  maifon  :  mais  dans      1 1  ï. 
le  deflein  de  prouver  aux  Efpagnols  par  quelque  coup  d'é-      j  r 
clat  l'attachement  qu'ils  avoient  pour  eux  ,  ils  ouvrent  tout 
d'un  coup  les  portes  de  leur  Eglife ,  6c  pour  Te  faire  un  rempart 
contre  la  fureur  du  peuple ,  ils  placent  à  l'entrée  le  Saint 
Ciboire,  où  l'on  a  coutume  de  garder  le  Saint  Sacrement  -r 
prennent  l'air  de  gens  qui  menacent  de  faire  une  fortie ,  6c  ils 
excitent  une  efpece  de  fédition.    Le  Magiftrat  auiîitôt  s'y 
tranfporte  ,  6c  leur  demande  ce  que  cette  nouveauté  lignifie,, 
ils  répondent  hardiment,  que  s'ils  ont  fait  quelque  faute  y 
ils  font  prêts  à  en  fouffrir  la  punition  ^  mais  que  s'ils  font 
fufpe&s ,  ils  demandent  la  permiffion  de  s^en  retourner  en 
Portugal. 

Le  peuple  fut  extrêmement  irrité  de  cette  infulte  •  les 
uns  diîoient  qu'il  falloit  leur  faire  leur  procès,  comme  à  des 
traîtres  qui  vendoient  leur  patrie  3  les  autres ,  qu'il  falloit 
mettre  le  feu  à  leur  maifon ,  6c  les  brûler  comme  des  ennemis 
publics ,  ck.  comme  des  gens  livrés  aux  Caftillans.  Enfin  on 
les  renferma  de  nouveau  chez  eux  3  &;  dans  le  même  tems, 
le  vicaire  général  de  l'Evêque  de  l'ifle  de  Saint  Michel,  qui 
faifoit  les  fondions  Epifcopales  dans  l'ifle  de  Tercere,  qui  efb 
de  l'évêché  de  Saint  Michel ,  étant  foupçonné  de  favorifer 
les  Caftillans ,  fut  dépofé  j  6c  le  Magiftrat  en  mit  un  autre  à 
fa  place. 

Philippe  ayant  reçu  ces  nouvelles,  ne  fut  pas  fans  inquié- 
tude à  la  vue  de  toutes  les  difficultés  qui  venoient  traverfer 
le  cours  de  fes  proipérités  :  car  il  apprit  en  même  tems  que 
fes  affaires  alloient  mal  dans  les  Pars-bas,  6c  que  le  prince 
d'Orange  avoit  engagé  les  Etats  à  renoncer  à  ion  obéïflan- 
ee  ,  &:  à  choifir  le  duc  d'Anjou  pour  leur  Prince.  On  lui  fit 
entendre  que  ce  Duc  avoit  contracté  un  mariage  fecret  avec 
la  reine  d'Angleterre  3  ce  qui  le  mettroit  en  état  de  ruiner 
entièrement  les  affaires  de  l'Efpagne  en  Flandre.  Il  fçavok 
d'ailleurs ,  qu'Antoine  de  Portugal  avoit  été  très-bien  reçu 
en  France  ;  6c  Iorfque  fon  Ambaifadeur  portoit  fes  plaintes 
fur  tout  cela ,  le  Roi  répondoit  qu'à  l'égard  du  mariage  de 
fon  frère  avec  la-  reine  d'Angleterre  ,  il  s'y  étoit  toujours 


496  HISTOIRE 

il.      ■  oppofé  à  caute  de  la  différence  de  Religion-,  &  qu'il  avoit  fait 

Henri  tout  ce  qu'il  avoit  pu  pour  en  détourner  le  duc  d'Anjou  -, 
III.  mais  que  tes  remontrances  n'ayant  rien  produit ,  il  y  avoit 
i  58  1.  enfin  donné  fon  contentement  5  parce  que  Ton  frère  te  trou- 
vant appuyé  par  un  parti  puiffant ,  il  aimoit  mieux  l'avoir 
pour  ami ,  que  pour  ennemi  :  Qu'il  l'a  voit  prié  inftamment 
<le  ne  point  entrer  en  Flandre,  &de  rejetterles  conditions 
que  Iqs  Etats  lui  offroient  :  Qu'il  avoit  défendu  par  plufieurs 
Edits  de  faire  des  levées  dans  fon  Royaume ,  êc  à  toute  la 
NoblefTe  d'aller  tervir  dans  les  païs  étrangers  fans  fa  permit 
•fion  5  mais  que  toutes  ces  précautions  avoient  été  inutiles  -, 
&  qu'enfin  l'expérience  des  guerres  civiles  &;  des  troubles 
pafTés  lui  avoit  appris  qu'il  ne  pouvoit  s'empêcher  d'avoir  la 
guerre  dans  fon  Royaume ,  s'il  ne  permettoit  à  tes  fujets  de 
l'aller  faire  dehors  :  Qu'il  avoit  donc  été  forcé  malgré  tes 
répugnances ,  de  laiiler  agir  fon  frère  èc  la  NoblefTe  de  fon 
Royaume  :  Qu'à  l'égard  de  la  retraite  qu'il  a  donnée  en 
France  à  Antoine  élu  roi  de  Portugal ,  il  n'avoit  pu  la  réfuter 
aux  defirs  &  aux  prières  de  fa  mère ,  à  qui  il  avoit  de  fi  gran- 
des obligations  3  qif  elle  croyoit  que  fans  violer  l'alliance  qui 
efl  entre  la  France  &l'Eipagne,  elle  pouvoit  foutenir  les  droits 
•qu'elle  a  fur  la  couronne  de  Portugal  j  &:  qu'en  ayant  été 
dépouillée  par  force ,  &  non  par  un  jugement  rendu  dans 
les  régies  ,  elle  ne  penfoit  pas  qu'on  fût  en  droit  de  te 
plaindre  de  ce  qu'elle  s'unifToit  à  ceux  qui  s'atrribuoient  un 
droit  pareil  au  lien ,  &  qui  en  avoient  été  dépouillés  comme 
elle. 

Ces  répontes  étoîent  folides  5  mais  elles  ne  fatîsfai-foient 
pas  Philippe  :  &  quoiqu'il  fçût  bien  que  le  Roi  ne  con- 
îentoit  qu'avec  peine  aux  defïeins  ambitieux  du  duc  d'An- 
jou &  de  la  Reine  la  mère  qui  troubloient  les  douceurs  de 
ce  repos  qu'il  aimoit  tant  3  le  Monarque  Efpagnol  crut  qu'il 
étoit  de  fon  honneur  de  te  venger  de  la  France.  Ainfi  non- 
feulement  il  s'affermit  dans  le  deffein  qu'il  avoit  toujours  eu 
<l'y  exciter  des  troubles  3  mais  ajoutant  à  cette  difpofition 
une  haine  irréconciliable  contre  le  nom  François ,  il  n'a  perdu 
aucune  occaiîon  de  travailler  à  la  ruine  de  ce  Royaume  flo- 
rilîant ,  dont  la  puiffance  excitoit  fa  jaloufie. 

-Cette  année  Jean-JBaptifte  Antonelli,  dont  j'ai  parlé  dans 

les 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIII.     497 

les  livres  précédens ,  ayant  fait  efpérer  qu'il  rendroit  le  Tage  55? 

•         Il        '      r        i  \     T-i      11  i       i      m   •  Il 


navigable  jnfqu'à  Tolède,  commença  ce  grand  deflein  par  Henri 

un  ouvrage  aufli  admirable ,  qu'utile  à  ces  provinces  ^  &  par       III. 

un  travail  de  dix  ans ,  il  eft  venu  à  bout  de  réunir  par  le  com-      1581. 

merce,  &  par  la  navigation  d'une  rivière  commune,  deux   LeTa^er™. 

K.oyaumes  qui  avoient  été  iufque-là  auffi.  féparés  d'inclina-  du,  ":visablc 
*•    ;  >-i    i>  '     ♦  1        1  n     1  1  •    i»^u a  lo- 

tions ,  qu  ils  1  etoient  par  les  obitacles  que  la  nature  avoit  iede» 

mis  à  leur  union. 


Fin  du  Livre  foixante  &  treizième 


Tome  VUL 


Rrr 


49  8 


HISTOIRE 


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HIST 


D  E 


JAC  QJJE    AUGUSTE 

DE   T  H  O  U- 


Henri 
III. 

1 580. 

Affaires  des 
Tais- bas. 


LIVRE  S  01  XANT  E-JgVATORZ  1 EME. 


p 


Endant  que  cela  fe  palToit  en  Efpagne ,  la  face  des  af- 
faires écoic  bien  différente  en  Flandre  &  dans  les  Pro- 
vinces voifînes.  George  de  Lalain  comte  de  Renneboure 
écoic  occupé  dans  la  Friie  au  fiége  de  Sceenvick,  qu'il  avoic 
commencé  dès  l'année  précédente.  Il  y  avoic  déjà  long- 
cems  que  les  afîiégés  murmuroienc  de  la  licence  du  foldac  > 
ôc  qu'ils  écoient  prêcs  à  excicer  quelque  fédition  :  enfin  ils  en 
écoiencvenus^malgré  les  remontrances  de  Cornput&de  Be- 
renbroek  ,  jufqu'à  faire  un  décret  fuivant  lequel  ils  envoyé- 
renc  Théodore  Conrad  à  Noritz  commandant  des  Anglois 
pour  lui  dire  qu'il  choisît ,  ou  d'atcaquer  les  ennemis  avec 
fes  croupes  j  ou  s'il  ne  le  pouvoic  pas ,  d'introduire  dans  la 
place  un  fecours  de  mille  hommes ,  afin  qu'ils  puffent  faire 
des  forcies  fur  les  affiégeans. 

Vers  ce  même  cems  Sonnoi  vinc  avec  de  fore  belles  crou- 
pes de  la  Northol lande  à  Blockziel ,  qui  n'eu:  qu'à  un  mille 
de  Sceenvick  ,  8c  il  y  bâtie  un  fore ,  dont  le  voilînage  fut 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.     499 

d'un  grand  fecours  aux  affiégés.  Il  y  eut  auffî  quelque  tumulte  ! 
dans  les  troupes  du  roi  d'Efpagne  :  les  foldats  fatigués  du  Henri 
froid  &  des  attaques  continuelles  qu'ils  ayoient  à  efluyer  ,fe  III. 
mutinèrent  &c  demandèrent  leur  paye.  Rennebourg  rut  ic8i. 
obligé  de  s'abfenter  quelques  jours  pour  fe  tirer  du  péril. 
Il  employa  ce  tems-là  à  ramalTer  de  l'argent  de  tous  côtés  y 
&  étant  revenu  au  camp  il  paya  une  partie  de  ce  qui  étoit 
dû  aux  troupes ,  &  appaiia  un  peu  le  tumulte  ^  il  envoya 
enfuite  un  trompette  avec  des  lettres  de  Sckcnck  6c  de  Streuf 
pour  iommer  la  garnifon  de  fe  rendre.  Elle  refufa  de  le  faire, 
&;  la  chofe  fe  palîa  en  injures  réciproques.  Les  Efpagnols  de- 
mandèrent plufieurs  fois  aux  affiégés  s'ils  n'avoient  pas  en- 
core mangé  tous  leurs  chevaux.  Ceux-ci  au  lieu  de  répon- 
dre, montèrent  tout  ce  qu'ils  en  avoient  ,  fortircnt  de  la 
place  ,  attaquèrent  le  camp  ennemi ,  &  après  l'avoir  mis  en 
défordre ,  ils  leur  crièrent  :  »  Vous  voyez  bien  que  nous 
»î  avons  encore  des  chevaux ,  èc  que  nous  ne  manquons  ni 
53  de  cœur  ni  de  vivres  «  :  ils  rentrèrent  dans  la  place  ,  fans 
avoir  perdu  un  feul  homme. 

Ils  palTérent  le  tems  de  carnaval  à  s'envoyer  des  lettres 
de  part  &  d'autre.  Rennebourg  y  joignit  un  libelle  écrit  en 
François  par  Chriftophle  d'AiTonville ,  où  l'on  avoit  inféré 
des  lettres  interceptées  du  prince  d'Orange  au  duc  d'An- 
jou avec  des  notes  à  la  marge.  Le  Prince  s'étoit  déjà  juftu 
fié  fur  ces  lettres  dans  fon  apologie.  Cependant  le  peuple 
s'étant  imaginé  que  l'on  traitoit  des  conditions  aufquelles 
la  place  fe  rendroit ,  commença  à  fe  mutiner.  On  eut  bien 
de  la  peine  à  appaiier  le  tumulte,  &:  peu  s'en  fallut  qu'il 
n'en  coûtât  la  vie  à  Cornput.  Enfin  après  toutes  ces  contef- 
tations  peu  férieufes  ,  on  en  vint  tout  de  bon  aux  armes  ; 
Thomas  commandant  des  Albanois&bon  Officier,  envoya 
à  Noritz  un  cartel.  Les  loix  de  la  guerre  défendant  à  No- 
ritz  ,  qui  commandoit  les  Anglois ,  d'accepter  le  défi  ,  Ro- 
ger Guillaume  fon  Lieutenant  l'accepta  :  les  conditions  du 
combat  réglées,  ils  s'avancèrent  entre  les  deux  armées ,  ôc 
après  plufieurs  coups  portés  &  parés  de  part  Se  d'autre  ^ils 
finirent  le  combat  fans  être  bleiTes:mais  avant  que  de  fe  fépa- 
rer,  non-feulement  ils  fe  firent  des  remercîmens  réciproques 
avec  la  politefTe  ordinaire  entre  Officiers  5  mais  ils  burent  à  la 
fanté  l'un  de  l'autre,  R  r  r  ij 


'5oo  HISTOIRE 

-  Enfin  le  dix-fept  de  Janvier  Norirz  follicicé  concmuel- 

Henri  lemenc  par  Théodore  Conrad ,  qui  étoit  avec  lui  à  Gie- 
III.  thorn ,  penfa  fërieufèment  à  jeccer  du  fecours  dans  Steen- 
I  58  i.  wick.  Dans  ce  deffein  il  réfoluc  d'attaquer  Sceenwickenvold 
avec  fon  régiment ,  ceux  de  Naflau  &  de  Caulier,  &c  quel- 
ques compagnies  de  ceux  de  Hageman  &  de  Stuper  :  mais 
l'affaire  échoua ,  parce  que  l'air  ïe  trouva  Ci  obfcur ,  que  les 
foldacs  de  la  garnifon  de  Steenwick  qui  forcirent  à  l'heure 
marquée,  ne  pouvant  diftinguer  les  objets ,  s'écartèrent  les 
uns  des  autres ,  &c  qu'il  y  en  eut  beaucoup  de  tués  •  &  No- 
riez  lui-même  ayant  été  long-tems  expofé  au  canon  de  Ren~ 
nebourg  qui  avoir  fçu  fon  deiïein  ,  fut  obligé  de  le  re- 
tirer à  Blocziel ,  où  Sonnoi  l'attendoit.  Il  jugea  à  propos  d'y 
attendre  un  renfort  considérable  qu'on  devoit  lui  envoyer 
de  Frife  :  d'autant  plus  qu'on  Tavoit  allure  que  la  ville  n'étoic 
pas  fi  dépourvue  de  vivres  qu'on  le  publioit.  Pendant  qu'il 
étoit  arrêté  au  monaftére  de  faint  Jean  de  Camps ,  Renne- 
bourg  y  arrive  tout  à  coup, l'y  affiege  et  le  réduit  à  une  fi 
grande  extrémité, que  fes  foldats  font  obligés  de  manger  leurs 
chevaux  :  mais  Sonnoi  qui  étoit  à  Blockiel ,  leur  donna  quel- 
ques rafraichifîemens  •  et  Wigbolt  de  Eufùm  fleur  de  Nie- 
norc,&  Hadrien  Mennino-  lieutenant  de  Merode  étant  venus 
à  leur  fecours  ,  le  premier  avec  fix  compagnies  de  fon  régi- 
ment ,  dt  le  fécond  avec  un  pareil  nombre  des  troupes  de 
Frife ,  et  leur  ayant  amené  un  convoi ,  Rennebourg  qui  les 
tenoit  afîiégés,  fut  à  fon  tour  obligé  de  s'en  aller  fans  bruit, 
&:  de  faire  une  retraite  qui  refTembloit  fort  à  une  fuite  ,  laif- 
fant  beaucoup  de  proviiîons  dans  fon  camp  ,  &;  beaucoup 
des  fîens  fur  la  place  :  en  fe  retirant  il  mit  le  feu  au  vil- 
lage de  Giethorn  -y  et  comme  il  prévit  que  fes  troupes  al- 
loientfe  révolter,  il  les  appaifa  en  leur  donnant  quelque 
argent. 

Le  trente -un  de  Janvier  Norîtz  étant  venu  à  Older- 
mac  à  un  mille  de  la  place  affiégée ,  Rennebourg  abandon, 
na  fes  tentes ,  fe  retira  dans  fes  retranchemens  ,  &.  travail- 
la à  en  faire  de  nouveaux.  Les  afîiégés  voyant  que  les  enne- 
mis avoienc  bouché  touces  leurs  porces  par  des  ouvrages  qu'ils 
avoienc  élevés  devant ,  en  ouvrent  une  nouvelle  encre  celles 
de  Walt  &  d'Oofter  3  &  ils  la  nomment  la  porte  de  Cornput, 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.      501 

parce  que  cet  Officier  avoir  confeillé  dès  le  commencement    ■       '.Ji-u 
du  fiége  d'en  faire  une  en  cet  endroit.  Henri 

Peu  de  jours  après ,  trois  perdrix  vinrent  dans  ia  ville  j  foit       III. 
qu'elles  fuilènt  au  bout  de  leur  vol,  ou  que  quelque  oifèau      1  «8i«, 
de  proye  les  pouriuivît ,  elles  étoient  fi  lailes  qu'on  les  prit 
à  la  main.  Cornput  regarda  cet  événement  comme  un  heu- 
reux préfage ,  le  Seigneur  ayant  autrefois  envoyé  de  la  nour- 
riture aux  Ifraëlites  dans  le  défert  pour  leur  marquer  fa  pro- 
tection j  il  prétendit  que  ces  perdrix  que  Dieu  avoit  envoyées 
aux  habitans  de  Steemvick  étoient  un  gage  du  fecours  qu'il 
leur  donneroit  dans  peu  ,  èc  fur  le  nombre  de  ces  oifeaux, 
il  prédit  que  le  fecours  viendroit  dans  trois  femaines.  L'évé- 
nement confirma  fon  explication  :  le  quatre  de  Février  fui- 
vant ,  Noritz  ,  Nienort ,  Caulier ,  Ifelffcein  ,  Hegeman  ,  6c 
Stuper  à  la  tête  de  quarante- fîx  compagnies  de  cavalerie  , 
vinrent  camper  dans  la  forêt  de  Steenwick  auprès  du  village 
de  Hiddingueberg  ,  qui  n'en:  qu'à  une  petite  lieue  de  Steen- 
wick. De-là  ils  furent  apperçus  par  les  habitans ,  parce  qu'il 
n'y  avoit  entre  la  ville  éc  leur  camp  que  des  plaines  ,  des 
prairies,des  bruyeres,&  des  marécagesdes  ennemis  quiavoienc 
fait  une  enceinte  avec  les  chariots ,  fe  rangèrent  en  bataille 
derrière  ce  retranchement,  &  les  troupes  des  Etats  allèrent 
les  attaquer  j  mais  comme  elles  ne  s'attendoient  pas  à  trou- 
ver cet  obftacle  ,  le  combat  fut  fangîant ,  &  elles  y  perdirent 
le  général  Snater.  Dans  le  même  tems  les  affiégés  ayant  fait 
une  fortie  vigoureufe ,  battirent  ce  qui  fe  trouva  devant  eux 
&;  rirent  un  butin  confidérable.   Le  combat  recommença 
plufieurs  fois ,  &  Rennebourg  fit  un  nouveau  retranchement 
entre  la  ville  éc  les  troupes  du  fecours.  Les  vivres  ne  man- 
quoient  pas  encore  aux  affiégés ,  &  s'ils  fe  mutinoient  quel- 
quefois,  ce  n'étoit  pas  tant  la  difette  préiente  qui  caufoit 
leurs  murmures ,  que  la  crainte  pour  l'avenir.  En  effet  dans 
une  recherche  très- exacte  qui  avoit  été  faite  depuis  peu ,  on 
trouva  dans  les  greniers  de  quelques  citoyens  aufîî  ennemis 
de  leur  propre  falut  que  de  la  liberté  publique,de  quoi  nourrir 
toute  la  ville  pendant  deux  mois.  Cependant  l'incertitude 
du  fecours  excitoit  fouvent  des  troubles.  Dans  cet  embarras 
Cornput ,  homme  inventif,  imagina  une  manière  de  faire 
tenh  des  lettres  au  camp ,  &;  d'en  recevoir  les  réponfes  ;  il 

R  r  r  ii  j 


502  HISTOIRE 

■**^-^-»—  fît  fondre  des  baies  de  plomb  de  deux  livres,  dans  lefquelles 
Henri  il  y  avoir,  deux  trous  •  dans  l'un  il  mettoit  une  lettre ,  6c  dans 
III.     l'autre  une  matière  combuitible,afin  que  la  fumée  qui  fortiroit 
I  58  i.     de  ces  baies  les  fît  aifément  appcicevoir.  Par  ce  moyen  les 
affiégés,  6c  le  fecours  ayant  un  commerce  continuel  entre 
eux,  Noritz  les  aflura  que  dans  quinze  jours  au  plûtard  il 
feroit  entrer  un  convoi  dans  la  ville  ,  6c  qu'en  attendant  il 
alloit  travailler  fans  relâche  à  fe  fortifier  contre  Rennebourg. 
Comme  il  faifoit  un  froid  exceflif ,  de  que  la  terre  étoit  ex- 
trêmement dure  ,  l'ouvrage  n  avançoit  pas  autant  qu'il  l'ait- 
roit  voulu  :  mais  deux  jours  après ,  le  tems  s  étant  adouci , 
Noritz  fit  un  nouveau  fort  lur  l'ancienne  rivière  d'Aa.  Les 
troupes  de  Rennebourg  s'étant  miles  en  devoir  d'empêcher 
cet  ouvrage ,  il  y  eut  une  action  fort  vive  ,  de  pendant  ce 
tems-là  on  fit  entrer  quelques  provisions  dans  la  place. 

Après  bien  des  inftances  Cornput  avoit  enfin  engagé  ces 
habitans  peu  dociles ,  à  conftruire  de  nouveaux  ouvrages 
dans  la  partie  de  la  ville  qui  eft  au  Couchant ,  de  à  jetter  un 
pont  fur  l'Aa.  Les  fortifications  que  faifoit  Noritz  n'étoient 
éloignées  de  celles  de  la  ville  que  de  890.  pas  ,  6c  Renne- 
bourg fe  trouvoit entre  deux  ,  n'étant  pas  à  770.  pas  de  la 
place  ,  de  forte  qu'on  étoit  continuellement  aux  mains.  Les 
afîiégés  commençant  à  fe  défier  du  fuccès ,  tâchoient  de 
conduire  leur  artillerie  6c  leurs  provifîons  au-delà  du  fleuve, 
où  ils  croyoient  qu'elles  feroient  plus  en  fureté.  Enfin  le 
vingt  trois  de  Février  Noritz  attaqua  les  ennemis  avec  toute 
la  vigueur  poffible  ,  6c  la  garnifon  ayant  fait  une  fortie  dans 
le  même  tems,  de  chargé  les  afîiégeans  de  tous  côtés,  elle 
fut  à  la  fin repoullée  par  la  cavalerie,  mais  fans  perte,  parce 
qu'elle  fe  retira  par  des  lieux  marécageux  ,  où  il  fut  impof- 
fible  à  la  cavalerie  ennemie  de  la  fuivre. 

Après  un  long  combat,  avant  même  qu'il  finît,  l'infan- 
terie de  Rennebourg  ennuyée  d'être  toujours  aux  mains  corn- 
mença  à  fe  mutiner  :  elle  demanda  fa  paye  dans  ces  circonf- 
tances  peu  favorables  ,  fort  à  contre-tems,  de  d'un  ton  me- 
naçant •  6c  malgré  les  efforts  que  fit  la  cavalerie  pour  la  re- 
tenir ,  elle  fe  retira.  Il  étoit  environ  trois  heures  après  midi, 
A  peine  ils  fongeoient  à  prendre  un  peu  de  nourriture  de  de 
repos ,  que  les  habitans  firent  une  nouvelle  fortie  pour  prêter 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.      503 

la,  main  aux  troupes  auxiliaires  qu'ils  voyoient  s'avancer  vers  ' 

la  ville  3  6c  ayant  porté  quantité  de  claies  de  l'autre  côté  de  Henri 
la  rivière,  ils  introduiiirent  un  convoi  confidérable  qu'on       III. 
leur  avoît  amené.  Cependant  Cornput  toujours  alerte  atta-     1  58  1, 
qua  le  fort  de  Rennebourg,  &  y  jetta  fans  celTe  de  la  paille 
allumée  6c  des  cercles  de  fer  tout  rouge ,  il  incommodoit 
extrêmement  les  troupes  qui  défendoient  courageufement 
ce  pofte. 

Le  combat  qui  dura  jufqu'à  la  nuit,fut  fanglant  Se  funefte;    Levéc  dlî 


non ,  6c  donna  ordre  à  {es  troupes  de  plier  bagage  à  la  fa- 
veur de  la  nuit,  &  laiilant  toutes  Ces  provisions  qui  furent 
le  lendemain  portées  dans  la  ville ,  il  tourna  fa  marche  du 
côté  de  Weflwick  dans  un  fl  grand  filence  ,  que  ni  les  af- 
liégés  ni  les  troupes  auxiliaires  ne  s'apperçurent  point  de  fa 
retraite.  Lorfque  le  jour  parut ,  Noritz  voulut  d'abord  le 
pourfuivre  :  mais  il  changea  auflitôt  d'avis.  On  fit  entrer  à 
loifir  le  convoi  qu'on  avoit  amené  -,  6c  la  ville  après  quatre 
mois  de  fiége  ,  ie  trouva  délivrée  précifément  au  tems  que 
Cornput  l'avoir  prédit  :  mais  la  joye  des  habitans  ne  fut  pas 
de  longue  durée.  L'infection  des  corps  morts  leur  amena  la 
pefte,  &  fit  périr  prefque  tout  ce  qui  reftoit  dans  la  ville  ; 
en  forte  que  ce  lieu  étant  demeure  défert  ,  les  troupes  du 
Roi  s'en  faifîrent ,  6c  fe  mirent  fans  aucune  peine  en  poffef- 
fîon  de  tous  les  biens  que  ces  malheureux  habitans  avoient 
confervés  avec  beaucoup  plus  de  foin  que  leur  vie  même. 

Cornput  &  OltholfF  furent  très-mal  payés  par  les  Etats 
des  ferviecs  qu'ils  avoient  rendus  pendant  le  fiége  avec  tant 
de  courage  &L  de  fidélité  -y  ils  ne  purent  rien  obtenir,  parce 
qu'ils  n'etoient  pas  étrangers  j  on  fe  contenta  de  payer  les 
Allemans  de  Stuper  6c  de  Berembroeck  ,  à  qui  on  n'avoit 
pas  grande  obligation. 

Pendant  le  llége  ,  S.iunoi  prit  par  composition  le  château 
de  Wollenhove  que  Pvennebourg  avoit  fortifié  depuis  peu, 
Une  Egiife  que  les  Efpagnols  avoient  auffi  fortifiée  fut  prife 
en  même  tems  par  un  détachement  de  François,  d'Anglois, 
&  de  foldats  du  régiment  d'Ifelflein  qu'on  envoyoic  au 


P4  HISTOIRE 

<i  Kainder.  Lemmer  6c  Sloten  fe  rendirent  après  une  Câno-: 

Henri  nade  fore  vive ,  après  quoi  on  envoya  les  Anglois  6c  les  Ecof- 
III.  fois  dans  leurs  quartiers  d'hy  ver.  Nienort  ayant  pris  la  route 
i  îS  r.  ^es  Omelandes  délivra  à  fon  arrivée  le  fort  de  Winfom  , 
qui  étoit  affiégé  par  les  habitans  de  Groningue  -y  6c  ayant 
mis  garnifon  dans  ce  château ,  dans  celui  de  Warfum ,  6c 
dans  quelques  autres  pofles  circonvoifîns  ,il  tira  de  grandes 
contributions  dupais.  Pendant  ce  tems-là  quelques  coureurs 
des  compagnies  de  Renoi  6c  de  W^erken  s'étant  retirés  dans 
une  églife  qu'ils  avoient  fortifiée  du  coté  de  Middeflum  ,  6c 
y  ayant  été  affîégés  en  l'abfence  de  leurs  Colonels  par  les 
troupes  de  Rennebourg ,  ils  fe  rendirent  auflitôt ,  à  condi- 
tion qu'ils  auroient  vie  6c  bagues  fauves. 

Oyenbrug  ,  à  qui  on  imputoit  la  défertion  de  Ren- 
nebourg ,  vint  dans  ce  même  tems  à  Zalland  ,  6c  fe  rendit 
maître  du  château  de  Boxbourg,  où  ayant  fait  un  grand 
butin,  il  fortifia  Goor  6c  quelques  autres  poftes  des  en- 
virons. 

Ce  fut  à  peu  près  dans  ce  tems ,  que  le  prince  d'Orange 
fe  rendit  â  Amflerdam ,  après  avoir  appaifé  au  mois  de  Mars 
unefédition  que  la  garnifon  EcofToife  de  Wilworde  avoit 
excitée ,  6>c  avoir  fait  la  même  chofe  à  NY^illebroeck  6ç  à 
Bergopfom  ,  où  il  ne  put  réduire  les  mutins  qu'avec  du  ca- 
non qu'il  fit  venir  d'Anvers.  Les  Etats  de  Hollande  l'allérent 
joindre  pour  délibérer  avec  lui  fur  le  projet  de  nommer  le 
duc  d'Anjou  Prince  6c  protecteur  des  Païs-bas. 

Le  Prince  alla  enfuite  en  Frife  au  mois  d'Avril ,  6>c  ayant 
vifîté  la  Province  ,  il  donna  ordre  à  Sonnoi  d'afïïéger  le  châ- 
teau de  Staveren  ,  où  Rennebourg  avoit  une  garnifon  de 
cent  foixante  èc  dix  hommes  commandés  par  Reiner  De- 
kema.  Sonnoi  obéît  avec  plai/ir ,  6c  dès  qu'il  fut  devant  la 
place ,  il  éleva  un  fort  avec  un  parapet ,  d'où  il  fit  un  feu 
fi  terrible  fur  les  ennemis  ,  qu'ils  n'oférent  plus  fe  mon- 
trer fur  leurs  murailles  ;  auflitôt  il  fit  mettre  quatre  pièces 
de  canon  en  batterie  par  les  foins  de  Thomas  Bothe  ,  6c  rui- 
na les  parapets  du  château  ,  6c  toutes  les  claies  6c  les  ga- 
bions dont  la  garnifon  fe  couvroit  :  puis  fes  mineurs  ayant 
comblé  le  folle  ,  il  fit  travailler  à  la  fappe.  Les  ennemis  s'en 
apoer curent  ,    6c    demandèrent  à    parlementer.   Dekema 

voulant 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.      505 

voulant  s'y  oppofer  ,  ils  le  livrèrent  avec  dix-huit  foldats  de  "\ 

Frife ,  &  fe  rendirent.  Henri 

Sonnoi  fe  voyant  maître  du  château  fit  rafer  les  murs  qui  III. 
le  feparoient  de  la  ville ,  &  fît  travailler  en  diligence  à  la  for-  r  5  8  1 . 
tifier.  Le  mois  fuivant  un  détachement  des  troupes  de  Ren- 
nebourg  revenant  du  grand  Auwaert  s'empara  de  Reedyep, 
&  bâtit  un  fort  fur  l'eau ,  pour  empêcher  Nienort  d'y  entrer: 
mais  Sonnoi  étant  arrivé  fur  ces  entrefaites  ,  les  furprit ,  les 
tailla  en  pièces  ,  &:  leur  prit  quelques  drapeaux.  AurTitôt 
Nienort  ayant  reçu  deux  mois  de  paye  pour  fes  troupes  ,  al- 
la mettre  le  fiége  devant  le  grand  Auwaert ,  &:  fit  appro- 
cher fon  canon  de  l'Abbaye.  Les  Royaliftes  qui  étoient  à 
Middelflum  accourent  au  fecours  au  nombre  de  trois  cens 
chevaux ,  &  pafTent  la  rivière  de  Reedyep  auprès  de  Gronin- 
gue.  Nienort  penfa  d'abord  à  fe  retirer  :  mais  raflTuré  par  Ces 
troupes  ,  il  fe  met  en  état  de  recevoir  les  ennemis ,  &  place 
imprudemment  parmi  les  foldats  qui  étoient  à  la  tête ,  des 
payfans  de  la  Province,qui  n'avoient  aucun  ufage  des  armes. 
Des  qu'ils  apperçurent  l'ennemi ,  avant  même  qu'il  fe  fût 
approché ,  ils  fe  fervirent  de  leurs  longs  bâtons  ferrés ,  les 
feules  armes  qu'ils  euflent ,  pour  fauter  les  fofïës  qui  étoient 
devant  eux ,  &  s'enfuyant  de  toutes  leurs  forces ,  ils  entraî- 
nèrent tout  le  refte.  Les  ennemis  prirent  les  drapeaux  d'Hanf. 
plomp  Se  de  Berembroeck,  &;  deux  des  principaux  officiers, 
Stuper  èc  Wifcher  :  il  n'y  eut  pourtant  pas  beaucoup  de 
fang  de  répandu.  Les  fuyards  fe  retirèrent  à  Auverderziel  : 
les  Royaliftes  qui  les  pourfuivoient,  attaquèrent  incontinent 
ce  pofte  -,  mais  ayant  été  repoufiès ,  ils  firent  venir  du  canon, 
emportèrent  la  place  à  la  troifîéme  attaque,  &  tuèrent  tout 
ce  qu'ils  rencontrèrent ,  entre  autres  le  colonel  Jarges ,  qui 
par  une  alliance  rare  parmi  les  militaires ,  joignoit  à  la  valeur 
de  grandes  connoiiTances. > 

Pour  réparer  cette  perte,  la  Province  fournit  fur  le  champ 
avec  beaucoup  de  zèle  des  troupes  &c  de  l'argent  à  Nienort  5 
celui-ci  marcha  en  diligence  à  Winfum  qu'il  avoit  fortifiée 
depuis  peu  :  mais  Rennebourgy  étant  arrivé  prefque  en  mê- 
me tems  avec  fes  troupes  vi&orieufes ,  la  place  fe  rendit ,  Se 
l'effroi  s'étant  répandu  dans  tout  ce  canton ,  tous  les  portes 
des  environs  capitulèrent  avec  Rennebourg ,  qui  fans  tirer 
'fomç  FUI,  S  f( 


5o6  HISTOIRE 

l'épée  fetrouva  maître  de  tous  les  forts  du  païsjufqu'àDoe- 
Henri  çum.   L'arrivée  de  Noritz  avec  huit  compagnies  de  Son- 
III.       noi ,  &  quelques  autres  troupes  arrêtèrent  un  peu  les  pro- 
i  5  8  i,      gr^s  de  ce  Général.  Le  capitaine  Schal  prit  fur  lui  le  fore 
de  Momickerziel ,  &  le  faccagea  ;  6c  les  Royaliftes  ayant  en 
même  tems  abandonné  Grypikerke,  le  régiment  de  Son- 
noi  les  pourfuivit  de  fî  près  dans  leur  retraite,  qu'on  en  vint 
aux  mains  le  neuf  de  juillet  :  les  troupes  de  Rennebourg  y 
perdirent  plus  de  fept  cens  hommes  3  le  reffce  fe  retira  à  Gro- 
ningue.  Noritz  vainqueur  alla  camper  près  de  cette  place, 
£c  s'empara  des  monafléres  du  grand  Auwert  6c  de  Selwert.. 
Le  vingt- trois  du  même  mois  Rennebourg  mourut  d'une 
purifie  caufée,à  ce  qu'on  difoit,  par  le  chagrin.  Il  fut  prefque 
également  regreté  des  deux  partis  :  c'étoit  un  homme  doux, 
poli,  zélé  pour  la  difeipline  militaire,  brave,  libéral,  magni- 
fîque,même  au-delà  de  les  forces,  ennemi  de  la  violence,de  la 
cruauté  6c  de  l'yvrognerie,  vice  qui  eft  prefque  toujours  accom- 
pagné d'orgueil  &  de  férocité ,  comme  on  peut  le  remarquer 
dans  toutes  les  nations  qui  y  font  fu jettes.  D'ailleurs  il  étoit 
très-verfé  dans  les  lettres,  entendoit  bien  le  grec  6c  le  latin, 
&  aimoit  extrêmement  les  Mathématiques  6c  la  muilque.  Sa 
fœur  Cornelie  l'avoit  en  quelque  forte  forcé  par  fes  impor- 
tunités  à  quitter  le  fervice  des  Etats ,  en  lui  faifant  efpérer 
qu'il  épouïeroit  Marie  de  Brimeu  comtefTe  de  Meghen,  com- 
me je  l'ai  dit  ailleurs  :il  s'en  repentit  toujours,  6c  on  l'en- 
tendit peu  avant  fa  mort  maudire  le  jour  qu'il  étoit  venu  à 
Groningue.  Depuis  ce  tems-là  il  eut  une  telle  averfion  pour 
fa  fœur  ,  qui  lui  défendit  abfolument  de  paroître  devant  lui. 
Le  prince  de  Parme  nomma  gouverneur  de  Frife  à  fa  place 
François  Verdugo  Efpagnol,  qui  époufa  dans  la  fuite  une 
bâtarde  d'Erneft  comte  de  Mansfeld  ,  6c  qui  juftifia  par  plu- 
fieurs  belles  actions  le  choix  du  Viceroi.  Son  coup  d'eflai  fut 
contre  le  fort  de  Reeding  îltué  dans   une  prefqu'ifle  que 
forme  la  rivière  d'Ems  ,  vis-à-vis  d'Embden.  Il  y  avoit  peu 
de  jours  qu'Egbert  de  Beveland  avec  quatre  compagnies  en 
avoit  charTé  les  Royaliftes  -y  mais  Noritz  ayant  levé  le  fiége 
de  Groningue ,  Verdugo  reprit  fans  peine  Reeding  le  dix- 
huit  du  mois  d'Août,  à  la  honte  des  Commandans  ,   qui 
fans  être  aucunement  preiTés  rendirent  une  place  de  cette 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.      507 

importance  ,  utuée  très-avantageufement  pour  envoyer  par  ■"  ■ 

mer  des  troupes  5c  des  convois  par  tout  où  Ton  en  auroit  Henri 
befoin.  Ces  Commandans  étoient  Ifaac  de  Wicringhe  &  Jean        III. 
Crom ,  qui  furent  condamnés  à  mort  -,  mais  ils  fe  dérobèrent      1  c  S  1 . 
au  fupplice  par  la  fuite.  Le  capitaine  Cater  qui  s'opiniàtra  à 
défendre  cette  place,  y  perdit  la  vie. 

Cependant  Ifelftein  alla  attaquer  Goor ,  où  Simon  de 
Limbourg  étoit  en  garnifon  avec  800  hommes  de  pied  ,  & 
fix-vingts  chevaux  :  il  s'étoit  déjà  rendu  maître  d'un  fort , 
&  battoit  l'autre  vigoureufement ,  lorfque  Martin  Sckenk 
arrivant  tout  d'un  coup  avec  un  corps  confidérable  ,  rin- 
veftit  de  toutes  parts 5  ôc  quoique  le  prince  d'Orange,  fans 
l'avis  duquel  Ifelftein  avoit  fait  cette  entreprife  ,  lui  eût  en- 
voyé du  fecours,  il  fut  obligé  de  fe  rendre  faute  de  vivres. 
Wermelo  ,  Conrad ,  Efcheda ,  &  les  Bourgmeftres  de  De- 
venterôc  de  l'Overiiïel  qui  luiavoient  fuggéré  ce  projet  té- 
méraire ,  furent  pris  6c  menés  prifonniers  à  Blimbecke  :  on 
renvoya  les  foldats  fans  rien  exiger  d'eux ,  finon  que  de  trois 
mois  ils  ne  porteroient  les  armes  contre  le  roi  d'Efpagne  : 
mais  on  manqua  de  fidélité  pour  ceux  qui  fe  rendirent  $  on 
en  dépouilla  beaucoup  ,  on  en  tua  même  quelques-uns,  mal- 
gré Sckenck  ,  qui  non-feulement  s'y  oppofa ,  mais  qui  perça 
de  fa  main  quelques  foldats  indociles  ,  afin  qu'on  ne  pût  pas 
lui  reprocher  d'avoir  violé  la  parole  qu'il  avoit  donnée. 

Après  une  aflemblée  qui  fut  tenue  à  Leuwaerden  le  fept 
de  Septembre,  Noritz  eut  ordre  d'aller  en  Frife  pours'op- 
pofer  à  Verdugo.  Il  fe  mit  en  marche  le  trente  du  mois  avec 
onze  compagnies  Angloifes  commandées  par  Morgan,quatre 
de  Nafîàu  ,  neuf  de  Sonnoi ,  £c  quatre  de  Nienort ,  qui  toutes 
enfemble  faifoient  à  peine  trois  mille  fantaflïns.  Il  avoit 
outre  cela  environ  cinq  cens  chevaux  commandés  par  les 
iîeurs  de  Goor ,  d'Eldenborn  &  d'Eeck.  Il  traverfà  les  lignes 
de  Niewel ,  &  vint  à  Northorn  à  la  vue  des  Royaliftes.  Ver- 
dugo qui  avoit  à  combatte  contre  la  pefte  ,  la  famine,  6c  le 
mauvais  tems ,  auroit  bien  voulu  trouver  un  moyen  honnête 
de  fe  retirer  fans  combat  •  mais  ne  le  pouvant ,  voici  le  parti 
qu'il  prit.  Après  avoir  prié  Dieu  à  la  tête  de  (es  troupes  de 
bénir  les  prémices  de  fon  adminiftration  ,  il  fe  mit  en  bataille 
à  l'abry  de  fes  retranchemens  où  il  y  avoit  de  bons  parapets. 

Sff  ij 


5o3  HISTOIRE 

_  Il  plaça  au  milieu  de  fa  bataille  les  deux  régimens  de  Ren- 
Henri  nebourg  ,  6c  de  Billy  ou  de  Frife  ^  le  premier  commandé  par 
III.      Monceau  ,  &  Rrinfwoude  fon  Lieutenant  -y  6c  le  fécond  par 
i  f8i.     Jean-Baptifte  Taxis  -,  6c  il  jetta  fur  les  ailes  quelques  com- 
pagnies d'infanterie  de  fon  régiment  Wallon.  Du  côté  de 
l'armée  des  Etats,  tout  étoit  en  défordre:on  y  comptoit 
tellement  fur  la  vidoire  ,  qu'on  ne  prenoit  aucune  précau- 
tion. Ainfî  toute  l'infanterie  s'avança  en  un  peloton  pêle- 
mêle ,  6c  fans  diflinction  de  nation  ,  les  drapeaux  au  milieu; 
Se  la  cavalerie  légère  à  la  tête  &  fur  les  ailes.  Roger  Guil- 
laume avec  fa  cavalerie  Angloife,  &  le  lieutenant  d'Elden- 
born  avec  la  fîenne  chargèrent  viçoureufement  deux  efca- 
drons  Royaliftes,  les  défirent  6e  les  pourfuivirent  jufqua 
Northorn ,  où  ils  s'enfuirent  honteufement.  Là  cinq  com- 
pagnies d'infanterie  de  troupes   de  Verdugo   s'étant  mifes 
en  devoir  de  repoufler  les  vainqueurs  furent  encore  mifes  en 
déroute  par  \Feingarten ,  qui  fe  fit  jour  au  travers  de  l'ar- 
mée ennemie  pour  fècourir  la  cavalerie  de  fon  parti.  Jufque- 
là  les  troupes  de  Noritz  étoient  victorieufes  :  mais  la  fortune 
changea  bientôt  par  l'imprudence  du  foldat ,  qui  regardant 
la  bataille  comme  gagnée ,  commença  à  courir  de  côté  6e 
d'autre ,  à  fe  débander  6c  à  piller  avec  la  dernière  infolence. 
D'ailleurs  la  cavalerie  pourfuivant  les  fuyards  avec  trop  d'ar- 
deur s'engagea  dans  des  défilés ,  6c  des  chemins  coupés  de 
quantité  de  fofTés, pendant  que  l'infanterie  s'amufoit  au  pil- 
lage j  en  forte  que  Verdugo ,  qui  s'étoit  tenu  jufque-là  dans 
(es  lignes  avec  un  corps  de  réferve  qu'il  gardoit  comme  une 
dernière  refïburce ,  voyant  les  ennemis  débandés  vint  tout 
d'un  coup  fondre  fur  eux ,  &  les  mit  en  déroute.  Le  vain- 
queur les  pourfuivit  au  petit  pas  avec  un  efeadron  de  cava- 
lerie jufqu'au  fort  de  Nieuzel  ,  6c  les  diffipa  entièrement. 
Ils  perdirent  dans  ce  combat  la  moitié  de  leur  infanterie , 
une  bonne  partie  de  leur  cavalerie  6c  plufieurs  étendars. 
Weingarten  lieutenant  de  Sonnoi  y  fut  tué  ^  fa  place  fut 
donnée  à  Cornput.  Les  autres  morts  de  confi  dération, font  les 
braves  George  Robert,  Schal  lieutenant  de  NafTau,  le  ca- 
pitaine Wynart  d'Ommeren ,  Gerts ,  Entens  &  Loewefchen: 
ces  trois  derniers  étoient  du  régiment  de  Nienort.  Du  côté 
des  Anglois,  Coton  ,  Bifchop  6c  Fitz-\Tilliam  furent  tués^ 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXlV.     509 

Henri  d'Eck  &  Itellewin  lieutenant  d'Eldenborn  ,  &  quelques 
autres  eurent  le  même  fort.  Entre  les  prifonniers  on  compte  Henri 
Donaw  lieutenant  de  Nienort ,  Bruin  Guillaume  Henriellon ,       III. 
Pierre  Berenftein ,  George  d'Edimbourg ,  &  d'autres  Capitai-      1581, 
nés  fort  braves.    Noritz  y  fut  blefTé  d'une  baie  qui  lui  entra 
dans  la  main  5  Nafîau  y  reçut  piufîeurs  coups  d'arquebufe 
dont  fes  armes  le  garantirent  ;  Nifbeth  reçut  un  coup  à  la 
tête  dont  il  mourut  quelques  jours  après.  Du  coté  deVerdugo 
il  y  eut  peu  de  morts ,  &perfonne  de  remarque  même  entre 
les  blefTés,  fi  ce  n'eft  Wolf  Prenger  qui  reçut  un  coup  dange- 
reux à  la  tête. 

Verdugo  enflé  de  cette  vi&oire  à  laquelle  il  ne  s'attendok 
pas,  ne  fcut  pas  en  profiter  :  il  pafTa  cependant  le  marais 
avec  toutes  fès  troupes  &  vint  camper  près  de  Griskerke  èc 
de  Vifuliet ,  où  il  fe  mit  à  conffcruire  de  petits  forts  fur  le 
canal  au-deflbus  des  murs  de  Niewelj  &  pour  empêcher  qu'il 
n'entrât  des  vivres  &  des  munitions  dans  la  place ,  il  ferma 
le  canal  avec  des  chaînes  Se  de  longues  barques,  qu'il  avoit 
fait  remplir  de  terre  3  mais  il  s'y  prit  trop  tard.  Cnop  s'y  étoit 
jette  par  ordre  des  Etats  avec  des  vivres  &c  deux  pièces  de 
canon  de  fonte.  La  garnifon  étoit  compofée  des  compagnies 
de  Stein  de  Malfem  Danois,  de  Gérard  CorneluTe  Schey  ,  de 
Reiner  Jetfen  &  de  Scheltema.  Dès  que  l'armée  de  Ver- 
dugo parut ,  les  habitans  rompirent  les  éclufes  &  les  digues , 
&  inondèrent  toute  la  campagne  jufqu'à  Emmentrel  3  &les 
pluyes  étant  furvenucs,  peu  s'en  fallut  que  le  camp  de  Ver- 
dugo ne  fût  fubmergé.  Ces  accidens  forcèrent  ce  Général 
victorieux  à  lever  le  fiége  le  2  3.  d'Octobre,  &:  à  fe  retirer  en 
vaincu.  Les  habitans  le  poursuivirent  dans  fa  retraite  mal- 
traitèrent fort  fon  arriére-garde,  &  le  mirent  lui-même  en 
grand  danger.  Les  Etats  donnèrent  un  collier  d'or  à  Stein 
de  Malfem  pour  récompenfe  des  fervices  qu'il  avoit  rendus 
en  cette  occafîon ,  &;  ils  le  firent  lieutenant  de  Merode , 
Grand-Bailly  de  la  province. 

Pendant  que  tout  cela  fe  pafïbit  du  côté  de  la  Frife ,  il     Nourenux 
y  eut  de  grands  mouvemensà  Bruxelles.  La  confpiration  du  «oubies  a 
comte  d'Egmond  ,  dont  j'ai  parlé  dans  le  dernier  Livre,  celle 
de  Butkens  ,  d'Anderlech  8c  de  Jean  de  Coby  Anglois,  qui  fut 
éclartelé,n'étoit  pas  encore  effacée  de  l'efprit  des  Proteftans^ 

Sff  iij 


5io  HISTOIRE 

.;  &  comme  ils  fe  trouvèrent  les  plus  forts ,  ils  firent  met- 
Henri  tre  en  prifon  d'Auxy  &:  fa  femme  ,  fille  de  Liedekerke. 
III.  D'Auxy  ayant  été  foupçonné  d'avoir  eu  part  a  la  conjuration 
j  c  g  i  t  de  Hefe  ,  à  qui  le  prince  de  Parme  fit  couper  la  tête ,  fe  retira 
dans  fon  château  de  Liedekerke  ,  auprès  de  Bruxelles  ^  mais 
comme  il  ne  s'y  croyoit  pas  en  iùrete ,  il  livra  ce  château 
aux  Etats.  Le  même  d'Auxy,  qui  fe  laiffoit  gouverner  par 
fa  femme ,  ayant  depuis  donné  quelques  marques  de  légère- 
té ,  il  devint  fufpect  aux  Etats  ,  &;  on  lui  auroitfait  un  mau- 
vais parti ,  fi  Olivier  Tempel  gouverneur  de  Bruxelles ,  qui 
avoit  époufé  fa  feeur ,  ne  l'eût  fauve.  A  fa  considération  les 
Etats  rendirent  la  liberté  à  d'Auxy ,  mais  à  condition  qu'il 
iroit  en  France  trouver  le  duc  d'Anjou.  Les  troubles  n'en 
demeurèrent  pas  là.  Frère  Antoine  de  Ruyskenweldt  Domi- 
nicain ,  chaiîé  depuis  peu  de  Gand  ,  etoit  paiTé  à  Bruxelles  ; 
èc  craignant  qu'on  ne  l'y  traitât  comme  on  avoit  fait  à  Gand , 
il  infpira  la  même  crainte  à  tous  les  Catholiques,  &  les  ani- 
ma fi  bien  par  fes  difeours  véhémens  ,  qu'ils  vinrent  un  jour 
en  grand  nombre  inveflir  la  maiion  du  Gouverneur,  criant 
de  toutes  leurs  forces  ,  qu'ils  ne  fouffriroient  pas  qu'on 
chaffat  leur  Prédicateur  de  la  ville ,  &:  qu'il  n'y  avoit  point 
de  péril  auquel  ils  ne  fuflènt  prêts  de  s'expofer  pour  l'em- 
pêcher. 
Ordonnan.  Ce  tu multe ,  qui  fut  bientôt  appaifé,  donna  occafion  à 
fufSrIaUe  une  Ordonnance  du  Sénat,  où  après  un  long  &.  ennuyeux; 
l'exercice  de  préambule  fur  les  abominations  du  culte  des  reliques  Se  des 
la  Religion  jmagcs ,  fer  Pavarice  infatiable  des  Prêtres  ,  qui  pour  abufer 
le  peuple  crédule ,  lui  difoient  faulfement  qu'il  couloit  du 
fang  d'une  parcelle  d'hoftie  confacrée  -y  fur  les  chafTes  de 
Waure  &  de  Saint  Antoine  j  &:  fur  mille  autres  puérilités  de 
cette  nature  :  (  ce  font  les  termes  de  l'Ordonnance)  puérili- 
tés défendues  ôç  condamnées  par  le  Concile  de  Trente  mê- 
me 5  fur  tant  de  reliques  des  Saints  qu'on  fait  adorer  aux  peu- 
ples contre  la  doctrine  de  l'Eglife  Romaine  j  fur  des  mor- 
ceaux du  fépulchre  de  la  Sainte  Vierge  ;  fur  le  crâne  de  Saint 
Michel ,  fur  des  têtes  de  featues  de  Saints ,  où  l'on  avoit  fait 
des  trous  par  où  des  Ecclehaftiquesimpofteursfailoient  cou- 
ler de  l'Huile  ou  queiqu'autre  liqueur,  afin  qu'il  parût  que 
ççs  têtes  pleuroient  ou  fuoient  ;  il  étoit  dit  enfin ,  que  pour 


DE  J.   A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.     511 

abolir  des  "  fuperftitions  fi  déteftables ,  pour  étouffer  l'avari-  - 
ce  des  Prêtres  j  pour  ces  caufes  &  plufieurs  qu'on  ne  jugeoit  Henri 
à  propos  de  publier  alors  5  6c  afin  d'afîurer  la  concorde  6c       III. 


>as  a 


la  tranquillité  publique,  le  Sénat  ordonnoitque  Ruysken-  1  581. 
weldc  6c  Tes  complices  fortiroient  inceflamment  de  Bruxel- 
les $  que  les  Egliiés  èc  les  Monaftéres  feroient  fermés  5  que 
les  ftatuës  &  les  images  en  feroient  enlevées ,  afin  de  faire 
cefîer  le  fcandale  ;  qu'on  mettroit  à  part  tout  ce  qu'il  y  au- 
roit  de  bon  ,  6c  qu'on  en  feroit  le  plus  d'argent  qu'on  pour- 
roit 
6c 
1 

6c  que  les  inimitiés  6c  lesdivifions  qui  l'agitoient  fuflènt  en- 
tièrement aflbupies.  Cette  Ordonnance  fut  publiée  6c  affi- 
chée dans  la  place  le  premier  de  Mai. 

On  fit  la  même  chofe  à  Anvers ,  où  treize  Corps  d'artifans 
&  fix  Jurés  préfentérent  une  requête  aux  Magiftrats  de 
concert  avec  eux  ,  pour  demander  qu'il  leur  fût  permis  d'en- 
lever les  plus  beaux  tableaux  des  Autels  5  ce  qui  leur  fut  ac- 
cordé, à  condition  néanmoins  qu'on  laifïeroit  les  Autels.  Mais 
dans  la  fuite  les  Colonels  &  les  Capitaines  de  la  ville  crai- 
gnant que  les  Catholiques  ne  s'y  attroupafTent  fous  prétex- 
te de  dévotion ,  6c  ne  conjuraffent  contre  les  Proteftans  ,  de- 
mandèrent enfin  que  l'on  défendît  l'exercice  de  l'ancienne 
Religion.  Le  Sénat  fit  d'abord  quelque  difficulté  j  mais  il  y 
confentit  enfin,  &  l'Ordonnance  fut  dreffëe  le  premier  de 
Juillet.  Cependant  on  laiffa  une  liberté  entière  aux  habitans 
pour  les  baptêmes ,  les  mariages ,  la  confolation  des  malades , 
pour  les  enterremens  même  ,  pourvu  qu'ils  fe  fifïent  fans  pom- 
pe &  fans  concours  :  on  leur  abandonna  pour  cela  deux  Cha- 
pelles ^  mais  on  ne  donna  pas  la  même  liberté  aux  étrangers. 
On  nomma  fix  Prêtres  ,  à  qui  l'on  donnoit  le  nom  de  Pdcifî- 
ques ,  pour  célébrer  la  Me&  dans  les  Chapelles  qu'on  avoic 
accordées  aux  Catholiques. 

En  exécution  de  cette  même  Ordonnance  ,  un  grand 
nombre  d'Ecclefiafliques  6c  d'autres  perfonnes  chaflès  de 
cette  ville,  quelques-uns  des  Païs-bas  ,  ou  qui  ne  demeu- 
roient  à  Anvers  que  depuis  quatre  ans ,  curent  ordre  d'en 
fortir ,  excepté  les  commerçons  étrangers  3  &  il  fut  défendu 


512  HISTOIRE 

—  à  tous  généralement  de  porter  des  armes. 

Henri  Cependant  Je  prince  de  Parme  viceroi  des  Païs-bas ,  forma 
III.  le  deilèin  de  furprendre  Fleffingue.  Ce  fut  Bernardin  de 
j  j  g  j  p  Mendoze  ambaflàdcur  d'Efpagne  à  la  cour  d'Angleterre  ,  qui 
luienfuggéra  l'idée.  Un  certain  Bocchart, autrefois  Avocat 
de  la  ville,  &  qui  en  avoit  été  banni,  fît  ce  qu'il  put  pour 
corrompre  les  Commandans.  Ils  en  donnèrent  avis  au  prin- 
ce d'Orange ,  qui  leur  confeilla  de  traiter  avec  Mendoze , 
d'en  tirer  le  plus  d'argent  qu'ils  pourroient ,  $c  de  lui  don- 
ner même  un  otage  s'il  le  falioit.  Bocchart  ayant  payé  comp- 
tant fix  mille  florins ,  on  lui  donna  en  otage  un  des  fils  de 
l'un  des  Commandans ,  qui  fut  mené  à  Londre  ,  &  mis  en- 
tre les  mains  de  Mendoze.  Le  jour  pris,  la  garnifon  fe  diC 
pofa  à  bien  recevoir  les  Efpagnols.  Cependant  le  prince  d'O- 
range qui  n'étoit  pas  fans  inquiétude  au  fujet  de  l'otage  y 
envoyé  en  Angleterre  Chriftian  Huighem  Ion  Secrétaire , 
pour  tirer  l'otage  des  mains  de  Mendoze  de  gré  ou  de  force. 
Il  s'acquitta  exactement  de  fa  commiflïon  ,  &:  ayant  vii  le 
jeune  homme  à  la  porte  de  cet  Ambafladeur  ,  il  l'enleva  &  le 
mit  en  lieu  de  fureté.  Farnefe  de  f on  côté  voyant  que  la  femme 
d'Auxy  ,  qui  fçavoit  le  complot,  avoit  été  arrêtée,  &  crai- 
gnant qu'elle  n'eût  tout  découvert ,  n'envoya  point  les  trou- 
pes au  jour  marqué. 

Cependant  les  Efpagnols  s'emparèrent  au  mois  de  Juin  de 
Baerle  auprès  de  Hoeftrate  &  de  Tournhout ,  qui  eft  une  allez 
bonne  place ,  entourée  d'eau.  Elle  eft  fituée  dans  la  Campine 
fur  le  chemin  de  Breda.  Dès  qu'ils  en  furent  les  maîtres  ,  ils 
firent  venir  des  païfans  pour  y  faire  de  nouveaux  ouvrages, 
Stakenbroeck  gouverneur  de  Breda  ,  en  ayant  été  informé 
fe  mit  en  chemin  pour  s'y  oppofer,  &;  ayant  fait  venir  du 
canon  ,  il  commença  à  battre  la  place ,  mais  fans  fuccès.  Les 
Etats  y  envoyèrent  un  Colonel  François ,  nommé  la  Gar- 
de, avec  fa  compagnie  de  cavalerie,  èc  quatre  cens  hom- 
mes de  pied.  La  Garde  l'ayant  inveftie  fur  le  champ  ,  s'en. 
rendit  maître  par  compoiition  ,  &;  aufîitôt  il  marcha  à 
Hoeftrate  :  (on.  canon  fit  un  effet  fl  terrible,  que  la  garni- 
fon fut  obligée  de  capituler.  Les  garnifons  voifines  ef- 
frayées de  ce  progrès  abandonnèrent  Baerle  ,  après  y  avoir 
mis  le  feu.  La  Garde  continuant  les  conquêtes ,  s'empara 

dç 


DE  J.  A.  DE  THOU,   Liv.  LXXIV.     513 

de  Loon-opt-land  (1)  de  d'Ofterhout ,  de  y  ayant  mis  des  • 

troupes,  il  réfoluc  de  faire  une  tenrative  fur  Eindove  &  fur  H  e  n  iu 
Bolduc.    Il  y  avoit  du  tumulte  dans  cette  dernière  place  ^       j  t  j 
le  Viceroi  craignant  qu'il  n'eût  des  fuites ,  v  envoya  Cl.  de  0 

Barlaymont  feigneur  de  Haultepenne  de  M.  Sckenck ,  avec 
un  détachement  de  cavalerie.  A  leur  arrivée  la  Garde  fe  Breda 
retira  du  côté  de  Tournhout  après  quelques  efearmouches ,  furpris. 
&  fa  retraite  facilita  la  furpriiè  de  Breda.  Barlaymont  de 
Sckenck  en  avoient  formé  le  deiTein  :  s'étant  donc  mis  en 
campagne  fous  prétexte  de  pourvoir  à  la  fureté  de  Bolduc  , 
ils  changèrent  tout  d'un  coup  de  route ,  de  tombant  à  l'im- 
provifte  fur  Breda ,  ils  s'en  rendirent  maîtres.  Stakenbroeck 
à  qui  le  prince  d'Orange  avoit  donné  ce  gouvernement, 
étoit  avec  un  petit  nombre  de  foldats  dans  un  château  de 
ce  prince ,  confirait  aux  portes  de  la  ville,  dans  un  lieu  très- 
agréable  j  car  c'étoit  moins  une  citadelle  ,  qu'une  maifon  de 
plaifance  que  la  maifon  de  NafTau  avoit  bâtie  de  magnifi- 
quement ornée.  Il  y  a  voit  un  fort  belarfenal,  où  l'onavoic 
mis  cinquante- deux  pièces  de  canon  d'un  ouvrage  admira- 
ble ,  de  dont  l'empereur  Frédéric  avoit  fait  préfent  aux 
princes  d'Orange ,  comme  les  inferiptions  en  faifoient  foi. 
Mais  le  duc  d'Albe  en  avoit  enlevé  une  partie  ,  de  fait  con- 
duire le  refbe  en  d'autres  villes.  Les  habitans  de  cette  ville 
étant  fort  attachés  à  la  maifon  de  Nalîàu,  le  prince  d'O- 
range avoit  ordonné  à  Stakenbroeck  de  fe  fervir  d'eux 
pour  faire  la  garde, de  fur-tout  dans  fon  château.  Cet  avis 
étoit  falutaire  -y  mais  Stakenbroeck  ne  le  jugea  pas  néceilaire 
de  ne  le  fuivit  pas.  Charle  de  Gaure  ieigneur  de  Frefin ,  frère 
du  fieur  d'Inchy  qui  livra  au  duc  d'Anjou  la  citadelle  de 
Cambrai  par  le  confeil  des  Etats ,  avoit  été  Intendant  des 
vivres  dans  l'armée  des  Provinces-Unies  ;  mais  quelques  let- 
tres interceptées,  dans  lefquelles  il  marquoit  que  c'étoit  à 
contre -cœur  qu'il  fervoit  dans  leurs  troupes  ,  l'ayant  rendu 
fufpecl ,  ii  hit  arrêté  de  mis  prifonnier  au  château  de  Bre- 
da. On  croit  que  ce  fut  lui  qui  corrompit  quelques  foldats 
de  la  garnifon  ,  de  qui  engagea  Barlaymont  à  tenter  l'entre- 
prife.  Barlaymont  ïè  mit  en  marche  la  nuit  du  vingt-huit  de 
Juin  avec  un  détachement  de  gens  choifîs,  de  s'étant  approché 

(i)  C'eft-à-dire ,  Loo  fur  les  fables ,  bourg  entre  Breda  &  Bolduc. 
Tome  VIU.  Ttt 


jï4  HISTOIRE 

1  '  :  du  château  par  l'endroit  le  moins  efcarpé ,  Se  où  les  murs 
Henri  étoient  tout  en  ruine ,  il  y  fut  introduit  par  les  conjurés ,  qui 
III.  amufoient  les  autres  à  jouer  aux  dez.  Aufîltôt  il  fit  main- 
j  r  g  r#  baile  fur  la  garnifon  &;  attaqua  la  ville  le  lendemain  matin  , 
par  la  porte  du  château.  Les  habitans  en  cette  extrémité 
ne  perdirent  pas  courage  j  6c  quoiqu'ils  fe  viiTent  invertis  fu- 
bitement,  ils  fe  défendirent  avec  beaucoup  de  vigueur  cinq 
heures  durant  :  ils  élevèrent  même  à  la  hâte  des  retranche- 
mens  qui  retardèrent  quelque  tems  les  efforts  des  ennemis  j 
mais  le  canon  du  château  ayant  commencé  à  les  foudroyer,  il 
fallut  reculer ,  &ils  furent  mis  en  déroute.  Une  compagnie 
de  jeunes  gens ,  qui  n'étoient  point  entrés  dans  la  conjura- 
tion ,  fe  défendit  avec  une  valeur  extraordinaire  3  mais  elle 
fut  enfin  taillée  en  pièces ,  à  la  réferve  d'un  très-petit  nom- 
bre. Godefroi Montens  bourgmeftre  de  la  ville,  le  fauva  à 
cheval  :  Stakenbroeck  trouva  aufïï  moyen  d'échaper  5  mais 
fa  femme  &:  fa  fille  étant  refiées  dans  le  château ,  elles  furent 
traitées  de  la  manière  du  monde  la  plus  indigne  parles  vain- 
queurs. On  croit  que  la  douleur  qu'en  refTentit  Staken- 
broeck contribua  beaucoup  à  fa  mort  prefque  fubite,  qui 
arriva  peu  de  tems  après.  La  ville  fut  faccagée  avec  beau- 
coup de  cruauté  3  &;  tout  cela  fe  fit  avec  tant  de  filence  &  de 
promptitude,  que  la  Garde  qui  étoit  à  Tournhout  n'en  fçut 
rien  qu'après  que  l'affaire  fut  confommée. 

Les  Eipagnols  firent  venir  à  Breda  Jean  Linden  évêque  de 
Ruremonde  ,  pour  y  rétablir  la  religion  Catholique.  Barlay- 
mont  marcha  de  là  à  Gertruydemberg  ,  qu'il  voulut  furpren- 
dre  par  efealade  3  mais  il  fut  repoufîé  avec  perte.  Il  ne  fut 
pas  plus  heureux  au  château  de  Heufden ,  qui  étoit  très-bien 
fortifié ,  &;  fourni  de  toutes  fortes  de  munitions. 

La  perte  de  Breda  fut  très-fenfibleau  prince  d'Orange  & 
aux  Etats  3  &  comme  elle  arriva  dans  le  tems  qu'on  délibé- 
roit  à  Anvers  fur  l'abolition  de  l'exercice  delà  religion  Ro- 
maine ,  on  croit  qu'elle  fut  caufe  que  le  Sénat ,  qui  s'étoit 
oppofé  jufque-là  aux  demandes  des  corps  des  Artifans ,  &  de 
quelques  autres  compagnies ,  leur  accorda  enfin  ce  qu'ils  de- 
mandoient,  ne  voyant  point  d'autre  moyen  de  mettre  la 
ville  en  fureté.  Les  Etats  penférent  de  l'autre  côté  à  faire 
une  tentative  fur  Bolduc  à  l'inftigation  du  chevalier  Jean 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.      515 

Junius  bourgmeftre  d'Anvers  3  mais  les  bruits  qui  en  coururent 
&  la  lenteur  de  la  cavalerie ,  rirent  échouer  l'affaire  :  cepen-  H  t  n  a  1 
dant  ceux  qui  s'étoient  chargés  de  l'entreprife  ayant  été  in-       III. 
formés  en  chemin  par  un  habitant  d'Eindove  ,  qu'ils  rencon-      1  5  8  1 . 
trérent  par  hazard,  de  l'état  où  étoit  la  place,  réfolurent 
pour  ne  pas  perdre  tout-à-fait  leur  peine  ,  d'y  aller  fur  le 
champ  3  6c  s'étant  rendus  maîtres  de  la  ville ,  ils  prirent  le 
Gouverneur  de  la  citadelle  ,  6c  le  poignard  fur  la  gorge  ,  ils 
le  forcèrent  d'engager  la  garnifon  à  le  rendre.  On  y  tailla 
en  pièces  une  compagnie  d'Italiens  &  trois  autres  compa- 
gnies d'infanterie ,  dont  il  fe  fauva  peu  de  foldats.  De  là ,  les 
troupes  des  Etats  marchèrent  à  Helmont ,  6c  s'emparèrent 
de  la  ville  3  mais  ils  ne  purent  prendre  la  citadelle. 

Le  comte  de  Hohenlo  étant  arrivé  fur  ces  entrefaites  avec 
un  corps  de  troupes  auxiliaires ,  les  Etats  prirent  quelques 
forts  aux  environs  de  Bolduc ,  après  quoi  ils  diftribuérent 
leurs  troupes  dans  les  places  de  guerre,  parce  qu'on  jugea 
néceflaire  d'envoyer  en  Flandre  Smart  6c  la  Garde  avec  leurs 
bandes  Ecoiîbifes  6c  Françoifes  pour  faire  tête  aux  Wallons 
Espagnols  3  ceux-ci  vouloient  s'oppofer  à  la  marche  du  duc 
d'Anjou,  qui  devoit  fe  rendre  à  Cambray.  Ils  ne  furent  pas 
plutôt  fortis  de  la  Campine,  que  Barlaymont  6c  Ch.  de  Mans- 
feld  allèrent  mettre  le  fiége  devant  Eindove.  Comme  on 
n'avoit  pas  eu  foin  de  pourvoir  la  place  des  choies  néceUai- 
tqs  ,  elle  fut  bientôt  réduite  à  une  fi  grande  extrémité ,  qu'elle 
fe  rendit  à  compofition. 

En  Flandre,  les  armes  des  Etats  éprouvèrent  des  fuccès 
différens.  Pendant  que  Villers  maréchal  général  voltigeoit 
avec  quelques  troupes  du  côté  d'Ipre  6c  de  Dixmude ,  Farnefe 
fortifioit  autour  de  Cambrai  Marquoin ,  Crevecœur  &:  Vau- 
celles ,  en  attendant  l'occafion  d'agir.  Mais  ayant  appris  que 
le  duc  d'Anjou  fe  difpofoit  à  fecourir  Cambray ,  il  abandon- 
na fes  fortifications  3  6c  comme  il  avoit  plus  de  cavalerie  que 
le  prince  d'Epinoi  (1),  qui  commandoit  l'armée  des  Etats, 
il  l'attaqua  6c  lui  tua  quelques  foldats  3  mais  le  prince  d'Epi- 
noi lui  fit  beaucoup  plus  de  mal ,  qu'il  n'en  avoit  reçu  :  car  de 
Tournai  dont  il  étoit  Gouverneur  ,  il  faifoit  continuellement 
des  courfes  dans  le  Hainaut ,  6c  défoloit  toute  la  province. 

(1)  Pierre  de  Melun  ,  frère  de  M,  de  Richcbourg. 

Ttt  ij 


5i6  HISTOIRE 

?  Le  Viceroi  de  Ton  côté ,  s'étoit  retranché  à  Hauterive ,  vil- 

Henri  lage  fitué  fur  l'Efcaut  encre  Tournai  6c  Oudenarde,  d'où  il 

III.       envoyoic  fouventdes  troupes  ravager  le  païs  ennemi.  Quatre- 

x  50  1,      vingt-dix  chariots  charges  de  toutes  fortes  de  marchandifes 

étant  fortis  en  ce  tems-là  de  Tournai  avec  une  fort  petite 

efcorte  pour  aller  à  Courtrai ,  Gand  6c  Anvers ,  les  Royalif- 

tes  en  prirent  une  vingtaine ,  qu'ils  emmenèrent  dans  leur 

camp. 

L'armée  des  Etats ,  compofée  de  trois  mille  fantaÏÏlns  &  de 
huit  cens  chevaux  ,  s'étant  poftée  avantageufement  dans  le 
bailliage  de  Veren  ,  avoit  fait  de  bons  retranchemens  avec 
un  folle.  Pour  les  en  chafïèr  ,  les  Efpagnols  fe  campèrent  à 
Roefbrughe  ,  6c  pendant  les  mois  de  Juin  &de  Juillet ,  ils  en 
vinrent  tous  les  jours  aux  mains  :  mais  les  Royaliftes  ayant 
fouvent  eu  du  pire,  décampèrent  après  avoir  perdu  plus  de 
trois  cens  hommes ,  6c  ils  prirent  la  route  de  Cambray ,  pour 
empêcher  le  fecours  du  duc  d'Anjou  d'entrer  dans  la  ville. 

Après  la  conférence  de  Fleix,  6c  le  rétabliflement  de  la 
paix  en  France,  le  duc  d'Anjou  tourna  toutes  fes  penfées  du 
côté  de  la  guerre  de  Flandre.  Mais  comme  il  fçavoit  que 
bien  des  gens  traverfoient  fes  defïeins,  que  peut-être  au/]/ 
il  vouloit  gagner  l'amitié  des  Efpagnols ,  ou  qu'il  redoutoit 
leur  puiffance  ^  il  publia  un  manifefte  ,  6c  l'envoya  avec  des 
lettres  à  tous  les  Parlemens  du  Royaume.  Il  y  déclare  fort 
au  long  la  réfolution  généreufe  &:  inébranlable  qu'il  avoit 
prifè  de  protéger  les  Païs-bas ,  6c  de  les  délivrer  d'un  joug 
étranger  :  6c  il  prouve  que  non-feulement  l'entreprife  eft  ho- 
norable pour  lui  j  mais  qu'elle  eft  falutaire  pour  le  Royaume , 
6c  glorieufe  pour  la  Nation. 

Le  Parlement  de  Paris  renvoya  fes  lettres  au  Roi  fans  les 

ouvrir  •  Chriftophle  de  Thou  confulté  dans  cette  occafion  , 

ayant  répondu  qu'il  n'étoit  pas  permis  de  lire  au  Parlement 

d'autres  lettres ,  que  celles  qui  lui  étoient  adrefTées  par  le  Roi, 

ou  par  le  Chancelier. 

Droits  de  la       Pendant  que  les  Etats  délibéroient  fur  l'élection  du  duc 

maifon  de      d'Anjou ,  le  duc  de  Nevers  ,  qui  avoit  époufé  Henriette  de 

ksTaïs  bas.    Cléve,  laquelle  prétendoit  depuis  long-tems  que  lepaïsde 

Limbourg ,  le  Brabant  6>c  la  ville  d'Anvers  lui  appartenoient , 

pour  ne  pas  préjudicier  par  fon  filence  au  droit  de  fa  femme  ? 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.     517 

publia  un  écrie  compofé  par  Jean  Chandon  de  Maçon  ,  mai.  jl  u. 

tre  des  requêtes ,  qui  par  bien  des  endroits  étoit  attaché  à  la  Henui 
maifon  de  Nevers.  L'écrit  portoit  en  fubftance  que  Philippe  III. 
furnommé  le  Hardi,  quatrième  fils  du  roi  Jean  qui  mourut  1581, 
en  Angleterre,  avoit  été  créé  en  1  361.  duc  de  Bourgogne 
par  ion  père  ,  à  qui  cette  province  étoit  revenue*  par  la  mort 
de  Philippe  de  Bourgogne  dernier  duc  de  la  première  bran- 
che ;  que  Philippe  le  Hardi  foûtenu  par  le  roi  Charle  V.  fon 
frère  avoit  époufé  Marguerite  de  Flandre  fille  de  Louis  III. 
comte  de  Flandre  6c  de  Marguerite  de  Brabant,  unique  hé- 
ritière de  Jeanne  fa  tante  Dame  de  Brabant ,  de  Limbourg 
&  d'Anvers ,  6c  par  confequent  héritière  de  prefque  tous  les 
Païs-bas  ;  que  le  mariage  avoit  été  célébré  à  Gand  le  19. 
de  Juin  de  l'année  1369.  avec  beaucoup  de  magnificence  & 
de  joye  ,  que  de  leur  mariage  étoient  fortis  trois  enfans  Jean  > 
Antoine  6c  Philippe  -y  6c  que  Jean  l'aîné  des  trois  avoit  en  ou- 
tre les  biens  qui  lui  appartenoient  du  chef  de  fon  père,  tous 
ceux  qui  avoient  appartenu  à  Louis  III.  fon  ayeul  maternel , 
6c  que  le  Brabant,  le  païs  de  Limbourg  6c les  feigneuries  de 
Lothier  &  d'Anvers  étoient  échus  à  Antoine ,  à  condition 
que  s'il  mouroit  fans  enfans  mâles ,  fa  part  retourneroit  par 
droit  de  fideicommis  à  Philippe  fon  cadet  :  Que  fur  cela  on 
avoit  fait  un  acte  en  forme  à  Bruxelles  le  29.  de  Septembre 
1 40  1 .  que  l'acte  fut  approuvé  6c  ratifié  par  les  Etats  du  Bra- 
bant 5  que  de  Jean  l'aîné  étoient  lortis  tous  les  ducs  de  Bour- 
gogne jufqu'a  Marie  fille  du  dernier  *  mariée  à  l'empereur  *  charle  h 
Maximilien  I.  de  la  maifon  d'Autriche,  dont  elle  eut  Phi-  temeraue- 
lippe  père  des  empereurs  Charle -Quint  6c  Ferdinand,  S<. 
ayeul  de  Philippe  II.  aujourd'hui  régnant  -,  qu'Antoine  6cfes 
deux  enfans  Jean  6c  Philippe  étant  morts  fans  poftérité  maC 
culine,  Philippe  frère  d'Antoine  avoit  fuccédé  dans  tous 
{qs  biens,  ainfi  qu'il  avoit  été  réglé  par  Philippe  le  Hardi 
6c  Marguerite  de  Flandre  leurs  père  6c  mère,  6c  qu'il  avoit 
laifTé  deux  fils  Charle  6c  Jean  :  Que  Charle  étant  mort  fans 
enfans,  ces  mêmes  biens  étoient  revenus  à  Jean  j  que  fon 
droit  qui  avoit  été  contefté  fut  confirmé  par  Ordonnance 
du  Roi  :  Qu'ayant  été  fait  prifonnier  par  Charle ,  dernier  duc 
de  Bourgogne  fon  parent  du  côté  paternel  ,  il  fut  obligé  de 
.renoncer  à  fon  droit  pour  recouvrer  fa  liberté  3  mais  qu'il 

T  t  t  iij 


5i8  HISTOIRE 

-■-_  protefta  contre  cette  renonciation  le  22.  Mars  de  l'année 

Henri  146  5.  Que  fa  proteftation  reçue  par  Jean  Bertold  qui  étoit 
III.  fon  Secrétaire ,  6c  en  même  tems  Garde  du  Iceau  Royal ,  fut 
1  5  8 1.  confirmée  deux  ans  après  par  l'autorité  de  Louis  XL  6c  que 
Lettres  Patentes  en  furent  drelTées  à  Paris ,  6c  envoyées  au 
Parlement  le  1  6.  de  Mai  ^  que  Jean  laiffa  deux  filles  ,Elifa- 
beth,  qui  époufajean  duc  de  Cleves^  6c  Charlotte,  qui  fut  ma- 
riée à  Jean  d'Albret  feigneur  d'Orval  j  qu'il  y  eut  de  gran- 
des difputes  pour  la  fucceffion  de  Jean  entre  fes  deux  filles  , 
6c  entre  leurs  enfans  3  mais  qu'elles  furent  enfin  terminées 
par  l'heureux  mariage  de  Marie  fille  de  Charlotte ,  avec  Jean 
de  Cleve,  petit -fils  d'Elifabeth  ,  puifqu'Engelbert  fon  père 
étoit  fils  de  Jean  de  Cleve  6c  d'Elifabeth  j  que  de  leur  ma- 
riage naquit  François  de  Cleve,  qui  époufa  Marguerite  de 
Bourbon  fœur  d'Antoine  roi  de  Navarre,  dont  il  eut  cinq 
enfans  j  deux  garçons ,  qui  furent  François  de  C levés  duc  de 
Nevers,  &Jacque  ;  6c  trois  filles,  Henriette,  Catherine  & 
Marie,dont  la  première  fut  mariée  à  Louis  de  Gonzague  frère 
du  duc  de  Mantouë ,  la  féconde  à  Henri  duc  de  Guife  ,  6c  la 
troifiéme  à  Henri  prince  de  Condé  3  que  François  6c  Jacque 
de  Cleves  étant  morts  fans  enfans ,  Henriette  leur  fœur  aînée 
avoit  fuccédé  à  tous  leurs  droits^  6c  que  quoiquejean  de  Bour- 
gogne petit-fils  de  Philippe  le  Hardi  y  eût  renoncé  pendant 
qu'il  étoit  prifonnier  de  Charle  le  téméraire  ,  il  étoit  évident 
que  la  proteftation  de  Bertold  les  avoit  confervés  en  leur  en- 
tier :  Que  le  traité  de  Madrid  ,  par  lequel  François  I.  renonça 
à  la  fouveraineté  de  Flandre  n'a  pu  préjudier  au  droit  d'un 
tiers  :  qu'à  la  vérité  Charles  V.  fit  porter  les  pièces  du  procès , 
du  Parlement  de  Paris  au  tribunal  fouverain  de  Flandre, 
qu'il  avoit  établi  à  Malines  h  mais  qu'on  en  fit  des  copies  au» 
tentiques  qui  ont  été  dépofées  par  l'autorité  du  Parlement 
dans  les  Archives  delà  Cour  ,  pour  fervir  à  la  poftérité. 

Cet  écrit  déplut  d'abord  au  duc  d'Anjou  ,  quoique  le  duc 
de  Nevers  lui  en  eût  fait  fes  excufes  ,  6c  lui  eût  protefté  que 
fa  femme  6c  lui  étoient  prêts  à  lui  céder  tous  leurs  droits  3 
mais  ce  prince  en  plaifanta  dans  la  fuite,  6c  dit  :  que  quand 
deux  Princes  puifïànts  difputoient  une  Couronne ,  il  paroifToit 
ridicule  qu'un  petit  Prince  fans  force  vînt  fe  mettre  entre 
deux. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.     519 
Ce  duc  avoit  donné  rendés-vous  à  fes  troupes  à  Château- 


Thierry.  De  là  ,  il  marcha  vers  la  frontière  ,  où  il  arriva  le  Henri 
1  5.  d'Août.  Il  avoit  environ  dix  mille  hommes  d'infanterie       III. 
&:  quatre  mille  de  cavalerie  ,  tous  de  la  première  Noblefïe  du     1  5  8  r . 
Royaume  ,  entre  lefquels  il  y  en  avoit  beaucoup  qui  étoient     Départ  du 
à  la  folde  du  Roi.   Guillaume  de  Hautemer  fieur  de  Ferva-  duc  d'Anjou. 
ques  lieutenant  général  de  cette  armée ,  avoit  fous  lui  quatre 
Maréchaux  de  camp  ,  Bellegarde ,  Bellefont ,  la  Trappe  6c 
Suraine.  La  cavalerie  légère  étoit  commandée  par  Cl.  de  la 
Châtre,  6c  l'infanterie  par  Antoine  de  Silly  comte  de  Ro~ 
chepot.    Il  y  avoit  outre  cela  plufieurs  grands  Seigneurs  5 
Charle  de  Lorraine  duc  d'Elbeuf,  Gui  comte  de  Laval, 
Claude  de  Beauvilliers  comte  de  Saint  Agnanjacque  deMon- 
gommery ,  Henri  de  la  Tour  vicomte  de  Turenne ,  Gilbert 
de  Levi  comte  de  la  Voûte  fils  de  Gilbert  duc  de  Ventadour , 
George  de  Villequier  vicomte  de  la  Guierche,  Droit  delà 
MauviiTiére  6c  Sandricourt. 

Cambray  étoit  réduit  à  une  grande  extrémité  :  comme  on 
n'avoit  pu  depuis  un  tems  considérable  y  rien  faire  entrer, 
on  n'y  vivoit  plus  que  de  chair  de  cheval ,  de  chats  6c  de 
loirs.  Une  vache  fè  vend  oit  deux  cens  florins ,  une  brebis  cin- 
quante ,  la  livre  de  beurre  vingt-quatre  fous ,  celle  de  fromage 
trente  fous ,  un  œuf  deux  fous ,  6c  une  once  de  ïèl  huit  fous. 
Et  le  fel  ayant  enfin  manqué  entièrement,  on  faifoit  bouillir 
toutes  les  matières  d'où  on  en  pouvoir  tirer,  6c  on  les  fai- 
foit cuire  6c  recuire  jufqu'à  ce  qu'il  s'en  formât  une  efpéce 
de  faumure,  ou  de  liqueur  falée.  Le  duc  d'Anjou  vint  à  pro- 
pos à  leur  fecours.  Turenne  6c  le  comte  delà  Voûte  couiîns 
germains  ayant  voulu  par  une  ardeur  de  jeunefTe  6c  par  l'en- 
vie d'acquérir  de  la  gloire ,  arriver  avant  les  autres ,  &c  fè 
jetter  dans  la  place  pour  relever  par  leur  préfence  le  cou- 
rage des  aiîiégés ,  furent  égarés  par  leurs  guides ,  ëc  pris  par 
les  troupes  du  Viceroi.   La  Voûte  s'étant  échapé  ,  Turenne 
en  fut  gardé  avec  plus  de  foin.  La  Reine  mère ,  dont  il  étoit 
proche  parent,  envoya  Pompone  de  Belliévre-pour  deman- 
der fa  liberté  3  mais  il  ne  l'obtint  que  l'année  fuivante  avec 
beaucoup  de  peine  ,  6c  en  payant  cinquante  mille  écus  d'or 
de  rançon. 

Des  que  le  duc  d'Anjou  fut  arrivé  ,  le  Viceroi  raiTembla- 


■jio  HISTOIRE 

=  toutes  Tes  forces ,  6c  le  1 7.  d'Août  les  deux  armées  demeuré- 


Henri  rent  quelque  tems  en  préfence  devant  la  ville.   Farnefè  dé- 

III.       campa  enfin  ,  6c  ayant  abandonné  fes  forts  &  diftribué  une 

1  î  8  1      partie  de  fes  troupes  dans  les  places  voifines  ,  il  vint  à  Valen- 

.    ,    "     ciennes.  Le  lendemain  le  duc  d'Anjou  entra  pompeufement 

Levée  du  .  J  r      .  r 

b'ocus  de  dans  la  ville  arme  de  pied  en  cap  ,  aux  acclamations  du  peu- 
Cambray.  p[e  qU{  ]c  nommoit  fon  Libérateur.  Deux  jours  après  il  prêta 
ferment,  d'abord  dans  l'Eglife  de  Notre-Dame,  &  enfuite 
à  l'Hôtel  de  ville,  6c  il  s'engagea  de  protéger  cette  ville  Im- 
périale 6c  fes  habitans ,  6c  de  la  gouverner  fuivant  [es  pri- 
vilèges ,  fes  loix  6c  Ces  franchisés.  Après  cette  cérémonie ,  il 
fit  jetter  de  l'argent  au  peuple. 

Le  lendemain  il  marcha  du  côté  d'Arleux  Se  de  l'Eclufe , 
d'où  il  chafla  les  ennemis.  Quelques  jours  après  il  inveft.it 
Cateau  Cambrefis,  maifon  de  l'Evêque  de  Cambray,  &:  fit 
fommer  Vordes  qui  y  commandoit.  Vordes  ayant  refufé  de  fe 
rendre  ,  on  fit  avancer  du  canon  ,  6c  la  place  ne  tarda  pas  à  fe 
rendre  à  diferétion.  On  permit  à  la  garnifon  compofée  de  trois 
cens  hommes  de  fe  retirer,à  condition  qu'ils  éteindroient  leurs 
mèches  j  on  vouloir,  par-là  engager  les  autres  à  imiter  leur 
exemple.  De  Beaune  vicomte  de  Tours  fut  tué  à  ce  fiége ,  6c 
Jean  de  Monluc  fîeur  de  Balagny  ,  à  qui  le  duc  d'Anjou  avoir 
donné  le  gouvernement  de  la  citadelle  de  Cambray  y  fut 
blelfé  à  la  cuilTe  d'un  coup  d'arquebufe. 

Après  ces  premiers  exploits ,  les  Etats  6c  le  prince  d'Orange 
follicitérent  vivement  le  duc  d'Anjou  de  paffer  au  travers  des 
troupes  ennemies  ,6c  de  pénétrer  dans  le  Brabant.  Ils  avoient 
envoyé  Stuart  &;  la  Garde  en  Flandre  pour  lui  ouvrir  le  paf- 
fage  ;  mais  il  s'exeufa  fur  ce  que  fon  armée  prefque  toute 
compofée  de  volontaires ,  ou  de  gens  à  la  folde  du  Roi ,  dimi- 
nuoit  tous  les  jours  par  la  retraite  de  plufieurs  3  d'ailleurs  qu'il 
y  avoit  de  la  divifïon  entre  les  principaux  Officiers  pour  le 
commandement.  Sur  ces  difficultés,  il  aima  mieux  faire  un 
voyage  en  Angleterre  ,  que  d'entrer  plus  avant  dans  le  païs. 
Deux  motifs  le  déterminoient  à  ce  parti.  Le  premier,  de 
tenir  autant  qu'il  étoit  en  lui  les  paroles  qui  avoient  été  don- 
nées fur  fon  mariage  avec  la  Reine.  Le  fécond,  afin  qu'à  fon 
retour  en  Flandre ,  il  parût  y  venir  foûtenu  de  toutes  les  for- 
ces de   cette  piulEante  Reine  ,  6c  après  avoir  obtenu  fon 


agrément, 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.      521 

agrément.  Il  croyoit  que  par  ce  moyen  il  pourroit  accepter  — 

avec  plus  de  dignité  8c  d'éclat  la  principauté  ,  que  les  peu-  Henri 

pies  du  païs  lui  déféroient  d'une  manière  il  honorable.  III. 

Cependant  les  troupes  des  Etats  prirent  en  Flandre  le  r  ?  g  r 
château  de  Varcoing,  qui  appartenoit  à  Lannoi ,  &:  brûlèrent 
Avelghem  :  de-là  ils  allèrent  attaquer  Hauterive  j  mais  après 
plufieurs  efforts  inutiles,  ils  prirent  le  chemin  de  Dunkerque, 
fous  prétexte  d'aller  audevant  du  duc  d'Anjou.  Le  Viceroi 
les  ayant  poufuivis  long-tems  dans  leur  retraite  fans  avoir 
pu  les  joindre,  marcha  du  coté  de  Tournai  fur  l'avis  qu'il 
eut  que  d'Efpinoi  Gouverneur  de  la  place,  en  étoit  forti  avec 
un  détachement  de  fa  garnifon  ,  &c  que  fa  femme  étoit  ref- 
téedans  la  place  avec  d'Eftrelles  fon  Lieutenant.  D'Efpinoi 
étoit  allé  à  fàint  Guilain,  &  s'en  étoit  rendu  maître  :  mais 
les  Espagnols  étant  accourus  avant  que  la  nouvelle  garnifon 
eût  eu  le  tems  de  fe  fortifier  ,  &  de  faire  venir  les  provifions 
dont  elleavoit  befoin,  ils  emportèrent  la  place. 

Le  vingt- fix  de  Juillet  les  Etats  Généraux  s'étant  af-  Renonda- 
femblés  à  la  Haye  firent  une  renonciation  folemnelle  à  l°^»s5S" 
l'obéïiîance  &  à  la  fidélité  qu'ils  avoient  jurée  à  Philippe  IL  fance  de  Phi" 
&;  en  ayant  dreffé  un  ade  revêtu  de  toutes  les  formalités,  lippe  n. 
ils  le  firent  publier.  L'acfe  portoit  en  fubfïance,  que  les  peu- 
ples ne  font  pas  nés  pour  les  Princes  ^  mais  que  Dieu  a  éta- 
bli les  Princes  pour  les  peuples  :  Qu'il  ne  peut  y  avoir  de  Prince 
fans  peuple  3  mais  que  le  peuple  peut  fubfïfter  fans  le  Prince: 
Que  le  devoir  du  Prince  effc  d'aimer  fes  fujets ,  comme  un 
père  aime  fes  enfans ,  comme  un  berger  aime  fon  troupeau  , 
tk.  de  les  gouverner  avec  une  égalité  parfaite  :  Que  fi  le 
Prince  en  ufe  autrement ,  ce  n'eft  plus  un  Prince ,  mais  un 
tyran ,  &  que  le  peuple  ne  lui  doit  plus  ni  obeïiTance  ni  fidé- 
lité :  Que  c'étoit  ce  qu'ils  éprouvoient  depuis  un  tems  infini: 
Qu'ils  fe  plaignoient  de  la  cruauté  des  Gouverneurs  qu'on 
envoyoit  aux  P  aïs-bas  :  Que  leurs  vœux ,  leurs  requêtes,  leurs 
plaintes  avoient  été  portées  jusqu'au  Roi  :  Que  fes  oreilles 
en  avoient  été  fatiguées ,  &  que  loin  de  rien  obtenir,  ils  n'a- 
voient  pu  le  détourner  du  defTèin  cruel  de  leur  impofèr  nn 
joug  infupportable  ,  fous  prétexte  de  protéger  la  religion 
Catholique  qu'ils  n'attaquoient  pas  :  Que  toutes  les  intrigues 
de    la  cour  d'Efpagne  ,  que  les  paroles  qu'on  leur  avoic 

Tome  VI IL  Vuu 


512  HISTOIRE 

données  cent  fois ,  &;  que  la  perfidie  des  miniftres  avoit  tou- 
Henri  jours  éludées ,  en  étoient  une  preuve  inconteftable  ;  Qu'à  ces 
III.       caufes,  les  Etats  Généraux  réduits  à  la  dernière  extrémité, 
i  5  8  i.      ont  déclaré  &;  déclarent ,  que  Philippe  roi  d'Efpagne  eft  dé- 
chu du  droit  qu'il  a  voit  à  la  Souveraineté  des  P  aïs- bas  :  Qu'ils 
défendent  aux  Magiftrats,  aux  Juges,  aux  Gouverneurs  ,  à 
tous  ceux  qui  font  en  charge  ,  aux  habitans  ,  aux  fujets  des 
Provinces-unies  d'employer  à  l'avenir  fon  nom  dans  les  actes 
publics ,  &  de  le  reconnoître  pour  leur  Souverain  :  Qu'ils 
les  délient  par  ce  décret  du  ferment  de  fidélité  -y  &;  que  les 
loix  divines  &;  humaines  violées  tant  de  fois  à  leur  égard 
par  les  hlpagnols  les  remettent  dans  leur  liberté  naturelle, 
&;  leur  donnent  pouvoir  d'élire  un  nouveau  Prince  pour  les 
gouverner  fuivant  leurs  privilèges ,  ieurs  libertés ,  leurs  fran- 
chifes  ,  pour  rendre  également  la  juftice  aux  peuples ,  pour 
les  protéger  Se  les  aimer  en  père  :  Que  comme  les  Etats  ont 
nommé  le  duc  d'Anjou  ;  &  que  l'Archiduc    Mathias  s'effc 
démis    dès    l'année    dernière    du    gouvernement    général 
qu'ils  lui  avoient  déféré  ^  il  ne  refte  plus  qu'à  établir  une 
forme  de  gouvernement,  en  attendant  l'arrivée  du  Prince 
élu  :  Que  leur  avis  eft  donc  que  l'on  établifle  un  Confeil  com- 
mun ,  où  tout  ce  qui  regarde  la  guerre  fera  réglé  -y  à  l'égard 
des  autres  affaires,  que  chaque  Province  ait  fon  confeil  par- 
ticulier pour  les  décider  ^  &:  que  jufqu'à  ce  que  le  Prince  ar- 
rive ,  la  Zélande  &;  la  Hollande  expédient  tous  les  ades 
publics  au  nom  du  prince  d'Orange. 

On  fongea  en  même  tems  à  de  nouveaux  fceaux  pour 
l'avenir  ,  &.  il  fut  réfolu  qu'on  ne  frapperoit  plus  dans  toutes 
les  Provinces  aucune  monnoye  qui  portâc  le  nom  &  les  ar- 
mes d'Efpagne  •>  on  ordonna  même  que  tous  les  Magiftrats  & 
les  Gouverneurs  déclareroient  publiquement  qu'ils  etoient 
déliés  du  ferment  fait  à  Philippe  ^  qu'ils  en  prêteroient  un 
nouveau  en  préfence  des  Etats  ou  de  leurs  Commillaires  •  & 
que  les  chofes  refteroient  ainfi  jufqu'à  l'arrivée  de  ion  Alteiïè. 
En  conféquence  de  ce  règlement ,  on  envoya  ordre  à  tous 
les  Magiftrats,  &  à  tous  les  Commandans  des  provinces  de 
renoncer  à  l'obéïllance  du  roi  d'Efpagne.  La  plupart  eurent 
avec  raifon  horreur  d'une  telle  démarche  rplufieurs  de  ceux 
mêmes  qui  haïiloien:  le  plus  les  Espagnols  furent  effrayés  à 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.     523 

la  vue  des  malheurs  où  ils  étoient  prêts  de  fè  précipiter.  »  Si  » 

>j  depuis  quelque  tems,  difoient-ils ,  nous  avons  fait  la  guerre  Henri 
»  à  notre  Souverain  ,  c'eft  une  conduite  qui  n'eft  pas  noiv       1 1  L 
•»  velle  ni  même  inexcufable,  puifqu'elle  n'eft  pas  fans  exem-      x  *  8  Ig 
»  pie  :  les  Pays-bas  ont  fouvent  éprouvé  de  pareilles  révoltes: 
»  Mais  aujourd'hui  il  s'agit  de  lecoiàer  entièrement  le  jou<* 
»î  d'un  ancien  maître,  &  de  s'en  faire  un  nouveau.  N'eft-ii 
m  pas  fort  à  craindre  qu'un  tel  changement  ne  caufe  la  ruine 
îj  des  Provinces  pour  le  falut  defquelles  on  prétend  travailler? 

Il  y  en  eut  donc  plufieurs  qui  ne  crurent  pas  pouvoir  en 
confcience  déférer  à  l'ordre  des  Etats.  Un  député  de  Frife, 
entre  autres,  nommé  Ralda,  fut  11  frappé  de  la  nouvelle 
formule,  qu'il  s'évanouit  lorfqu'on  la  lui  propofa,  &  qu'il 
mourut  quelque  tems  après  ,  fans  avoir  prêté  le  ferment 
qu'on  exigeoit.  Outre  les  motifs  de  confcience  ,  il  y  en  avoic 
bien  d'autres  qui  faifoient  redouter  ce  changement.  Les  plus 
fages  craignoient  que  Philippe  ne  prît  ce  prétexte  pour 
confiiquer  tous  les  vaiiTeaux  et  toutes  les  marchandifes  que 
les  habitans  des  P  aïs. bas  avoient  dans  les  ports  d'Efpagne  ^ 
&:  ils  ne  doutoient  pas  qu'il  ne  fût  en  droit  de  le  faire  :  il  le 
pouvoit  certainement  ;  mais  on  croit  que  ce  qui  l'en  empê- 
cha ,  fut  que  s'il  abolifîoit  ce  commerce ,  il  rendroit  inutile  la 
navigation  des  Indes ,  &  ruineroit  l'appui  le  plus  ferme  de 
fa  puiUance. 

L'Archiduc  Mathias  ,  qui  malgré  fon  abdication  étoic 
refté  dans  le  pais  ,  n'y  pouvant  plus  demeurer  avec  hon- 
neur après  une  démarche  liinjurieufe  à  la  maifon  d'Autriche, 
prit  congé  des  Etats ,  &  fortit  le  vingt-neuvième  du  mois 
d'Octobre.  On  lui  avoit  accordé  une  penfîon  de  iix-vinge 
mille  florins-  elle  lui  fut  payée  tant  qu'il  fut  prefent,  &:  lors 
même  qu'il  ie  retira,  on  lui  en  promit  une  de  cinquante 
mille.  Il  pafTa  d'abord  à  Cleves  ,  enfuite  à  Cologne ,  &;  de- 
là dans  fes  Etats.  Tout  le  fruit  qu'il  tira  de  fon  gouverne- 
ment des  Païs-bas ,  fut  d'être  haï  mortellement  de  Philippe, 
fans  être  eftimé  des  Etats  Généraux. 

Le  Viceroi ,  qui  s'étoit  approché  de  Tournai  en  l'abfence 
du  Gouverneur ,  inveftit  la  place  le  premier  d'Octobre.  Cette 
ville  eft  grande ,  riche ,  &  forte  par  fon  afîiette  ,  &  par  les 
ouvrages  qu'on  y  a  faits  :  elle  eft  la  métropole  du  Tournelis, 

V  u  u  i  j 


5i4  HISTOIRE 

1  qu'on  croit  être  le  païs  des  anciens  Nerviens.  Il  y  a  une  ci- 
Henri  tadelle  que  Henri  VIII.  roi  d'Angleterre  y  bâtit  ,  lorfqu'il 
III.  enleva  cette  ville  à  la  France  :  les  Anglois  l'ayant  rendue 
j  .  g  f  ^  dans  la  fuite ,  Henri  de  NafTau  s'en  empara.  Le  Viceroi  ayant 
mis  vingt-trois  pièces  de  canon  en  batterie  fit  faire  un  feu 
continuel  contre  les  murailles.  Les  habitans  prefque  tous 
Proteftans  fe  défendirent  d'abord  avec  beaucoup  de  cou- 
rage ,  fécondés  par  la  garnifon  de  la  citadelle.  Bientôt  les 
afiïégeans  vinrent  à  la  iappe  &  aux  mines  ,  6c  les  afliegés 
contreminérent  de  leur  coté,  6c  firent  de  fréquentes  forties, 
où  le  Viceroi  perdit  beaucoup  de  monde  ,  entre  autres  le 
jeune  Glaïon  ,  Maximilien  de  Longueval ,  baron  de  Vaux 
que  Philippe  avoit  fait  depuis  peu  comte  de  Buquoi ,  &  Pon- 
tus  de  Noyelle  fleur  de  Bours ,  qui  avoit  fervi  auparavant 
dans  les  troupes  des  Etats,  6c  qui  avoit  beaucoup  contribué 
à  la  prife  de  la  citadelle  d'Anvers.  Montigny  ,  le  marquis  de 
Varambon,&Billy  y  furent  blelTésjmais  comme  il  y  avoit  trop 
peu  de  troupes  dans  une  ville  fi  fpacieufepour  y  faire  la  garde 
néceflàire  pendant  la  nuit  ,  6c  combattre  continuellement 
pendant  le  jour,  les  Catholiques,  à  l'inftigation  d'un  Cor- 
délier  nommé  frère  Gery  ,  commencèrent  à  parler  de  fe 
rendre  3  d'ailleurs  le  retardement  du  fecours ,  6c  le  peu  d'e£ 
pérance  qu'on  avoit  d'en  recevoir,  découragea  beaucoup  les 
afîîégés.  Ils  s'étoient  fiâtes  d'abord  que  le  duc  d'Anjou  al- 
loit  venir  les  délivrer  -,  mais  lorfqu'ils  fcurent  qu'il  vouloit 
palier  en  Angleterre,  ils  furent  confternés  •  6c  quoique  le 
prince  d'Efpinoi  6c  le  prince  d'Orange  même  n'oubliaflent 
rien  pour  les  rafîdrer ,  l'arrivée  de  Prefton  colonel  Ecofîois 
avec  quelques  foldats ,  qu'on  envoyoit  pour  leur  relever  le 
courage,  ne fervit  au  contraire  qu'à  le  leur  faire  perdre  en- 
tièrement. Cet  homme  fuivi  d'une  troupe  de  volontaires  qui 
faifoient  la  guerre  pour  eux ,  fans  fe  foucier  des  ordres  ni  du 
prince  d'Orange  ni  des  Etats,  forma  le  deflèin  defurpren- 
dre  Bourbourg,  place  qui  appartient  au  roi  de  Navarre,  & 
qui  eft-  proche  de  Graveline.  Cette  entreprife  dans  laquelle 
il  s'étoit  engagé  par  la  feule  avidité  du  butin  ,  ôc  fans  con- 
fulter  les  Etats  ,eut  des  fuites  facheufes.  Le  prince  d'Orange 
&  Salinas  Gouverneur  de  la  place  étoient  convenus  fecréte- 
ment  de  iè  réconcilier  5  6c  ils  en  cherchoient  l'occafîon  5 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.       515 

lorfque  cette  troupe  de  volontaires  vient  paiîèr  la  rivière  a  ,_ 

gué ,  &  fans  attendre  la  plus  grande  partie  de  leurs  com-  Henri 
pagnons ,  que  l'obfcurité  afFreule  de  la  nuit  avoir  empêchés       III. 
de  trouver  un  gué ,  ils  plantent  leurs  échelles  &  fautent  dans      1  <  S  1 . 
la  ville  :  Salinas  qui  ne  s'attendoit  à  rien  moins, lé  défend  avec 
vigueur  ,  &  Valentin  Pàrdieu  fieur  de  la  Motte  gouverneur 
de  Graveline,  qui  étoit  par  hazard  à  Bourbourg  fe  joint  à 
lui.  Ceux  qui  étoient  entrés  ne  fe  trouvant  point  foutenus 
comme  ils  l'avoient  efpéré ,  font  tués ,  pris ,  ou  mis  en  fuite. 
Du  côté  de  la  ville,  on  perdit  lecapitaine  Bochard  &  Salinas 
lui-même.  Sa  mort  ôta  entièrement  aux  Etats  l'efpérance 
de  reprendre  cette  place.  Prefton  içavoit  le  traite   qu'on 
avoit  fait  pour  y  rentrer  :  mais  voyant  que  la  chofe  avoit 
mal  réiiffi ,  il  s'éloigna  de  la  place  ,  prit  avec  lui  trois  cens 
hommes  qui  étoient  fortis  de  Menin  ,  força  quelques  corps- 
de-garde  ,  &;  quelques  polt.es  d'Allemans,  &,  ayant  taille  en 
pièces  un  corps  de  cavaliers ,  où  étoit  la  compagnie  du  prince 
de  Chimai ,  &c  en  ayant  fait  prilbnniers  plus  de  trente  ,  il  en- 
tra victorieux  dans  Tournai.  Les  aiiiégés  ayant  fçû  par  lui 
que  le  duc  d'Anjou   ne  viendroit  pas  ,  &  que  l'entreprife 
fur  Bourbourg  étoit  manquée ,  furent  plus  découragés  par 
ces  mauvaifes  nouvelles  ,  qu'ils  ne  furent  raffiirés  par  le  fe- 
cours  qu'il  leur  amenoit  -y  ils  fe  déterminèrent  donc  à  écou- 
ter des  offres  allez  raifonnables  qui  leur  étoient  faites  de 
la  part  du  Viceroi ,  qui  de  fon  côté  avoit  beaucoup  à  fouf- 
frir  par  l'incommodité  de  la  faifon-  ainlila  capitulation  fut 
bientôt  conclue*  par  l'entremife  de  RafTeghem  ,  à  condition 
que  la  ville  payeroit  deux  cens  mille  florins  pour  le  racheter 
du  pillage  :  Qu'il  feroit  permis  aux  Proteftans ,  &;  en  géné- 
ral à  tous  ceux  qui  voudroient  fe  retirer,  d'emporter  avec 
eux  leurs  effets  ,  &  s'ils  vouloient  s'établir  dans  des  lieux 
neutres,  de  garder  leurs  l>iens,  d'en  jouir,  &:  de  \qs  faire 
valoir  par  tels  Catholiques  qu'ils  voudroient  :  Que  la  garni- 
fon  fortiroit  avec  armes  &  bagages ,  &:  enfeignes  déployées  -y 
&;  qu'avant  fa  fo"tie  la  ville  lui  payeroit  trente  mille  florins 
pour  fa  folde.  La  femme  du  prince  d'Efpinoi ,  fœur  d'Em- 
manuel de  Lalain  fieur.de  Montigny  qui  fervoit  dans  l'ar- 
mée du  roi  d'Efpagne,  eut  permilfion  de  fe  retirer  où   bon 
lui  femblerok  avec  toute  fa  maifon ,  fes  effets,  &c  les  jcyaux  : 

Vuu  iij 


5±6  HISTOIRE 

Ton  frère  &  le  marquis  de  Richebourg  frère  de  fon  mari  lui 
firent  toutes  fortes  de  politeflès  ,  6c  la  prièrent  inftammenc 
de  vouloir  bien  demeurer  dans  la  ville  :  mais  cette  Dame 
pleine  de  courage  s'excufa  d'accepter  leurs  offres  ,  &  aima 
mieux  fuivre  la  fortune  de  fon  mari.  C'eftainfî  que  Tournai 
fut  pris  par  ks  Espagnols  le  trente  de  Novembre  jour  de  S. 
André.  Le  prince  de  Parme  y  mit  unegarnifon  confîdérable, 
Ôc  y  établit  pour  évêque  Maximilien  de  Morillon  prévôt 
d'Aire.  Il  avoit  été  auparavant  grand  Vicaire  du  cardinal 
de  Granvelle,  &  ce  fut  à  fa  recommandation  qu'il  eut  cet 
Evêché.  Peu  de  tems  après,  ce  même  Cardinal  le  démit  de 
l'Archevêché  de  Malines  en  faveur  de  Jean  d'Auchin, 

Rochepot  ayant  été  détaché  par  le  duc  d'Anjou  qui  pafl 
foit  en  Angleterre,  fe  glilfa  avec  un  corps  de  troupes  le  long 
de  la  mer  dans  le  tems  que  la  marée  étoit  balle  -,  6c  ayant 
marché  depuis  Calais  jufqu'au  de-là  de  Graveline,il  vint 
jufqu'à  Dunkerque,  mais  trop  tard:  car  Tournai  étoit  dé- 
jà rendu.  La  perte  de  cette  place  fit  fonger  à  renforcer  la 
garnifon  d'Oudenarde ,  qui  n'en  eft  pas  éloignée.  Manfart 
Gouverneur  de  la  ville  promit  au  prince  d'Orange  de  faire 
ce  qu'il  voudroit  :  mais  les  Habitans ,  foit  imprudence ,  foit 
penchant  pour  PEfpagne  ,  ne  voulurent  pas  recevoir  les 
troupes  qu'on  y  envoyoitj  6c  peu  s'en  fallut  que  Manfart 
ne  pérît  dans  une  émotion  qui  s'excita  à  ce  fujet.  Le  Vi- 
ceroi  ayant  eu  avis  de  ce  qui  fe  paffoit  leur  envoya  une 
compagnie  de  cavalerie ,  6c  leur  fit  offrir  fa  protedion  :  ils 
la  rejettérent  avec  fierté  j  ce  qui  l'irrita  tellement  qu'il  réfo- 
lut  de  mettre  le  fîége  devant  cette  place ,  dès  qu'il  trouve- 
roit  l'occafion  favorable. 
Remomran-  ^e  princ^  d'Orange  voyanr  que  les  affaires  de  Flandre 
ces  du  prince  alloient  en  décadence ,  &c  qu'on  en  rejettoit  la  faute  fur  lui, 
d'Orange.      s>en  a|ja  je  Qanc[  a  Anvers  pour  y  établir  à  l'ordinaire  les 

Magiftrats  6c  le  Sénat;  6c  le  premier  de  Décembre  il  leur 
donna  fon  avis  par  écrit.  Il  y  déclaroit  que  leur  fécurité  6c  leur 
négligence  étoient  la  caufe  de  tous  leurs  malheurs  :  Qu'il  les 
avoit  avertis  depuis  long-tems  qu'ils  avoient  befoin  de  trou- 
pes étrangères  pour  arrêter  les  progrès  de  leurs  ennemis: 
Qu'il  auroit  fallu  lever  trois  mille  chevaux ,  &  deux  bons 
régimens  d'infanterie  3  mais  qu'il  n 'avoit  parlé  jufque-là  qu'à 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.     517 

des  hommes  peu  touchés  du  bien  public  ,  6c  feulement  oc- 
cupés de  leurs  intérêts  particuliers.  Il  ajoute  que  du  fuccès  Henri 
de  la  guerre  prelente  qui  regarde  toutes  les  Provinces ,  dé-  III. 
pend  leur  lalut ,  leur  liberté  ,  leur  fortune  :  Que  i'ifluë  n'en  1  5  8  1. 
peut  être  heureule  ,  Se  qu'il  eft  même  impoffible  de  la  faire 
îàns  argent ,  puifque  l'argent  en  eft  le  principal  nerf:  Qu'ils 
ont  donc  commis  une  faute  énorme,  en  epuifant  les  fonds 
publics  pour  les  befoins  des  Provinces, &  quelquefois  même 
pour  ceux  des  particuliers.  A  quoi  fervoit  ce  confeil  public 
qu'ils  avoient  établi  depuis  peu  ,  fi  il  étoit  fans  pouvoir  6c 
fans  autorite  ,  fi  faute  de  paye  le  foldat  etoit  fansdifeipline, 
fi  l'argent  fe  diitribuoit  ians  économie,  fi  les  affaires  fe  ju- 
geoient  fans  équité  ,  en  un  mot  fi  dans  le  gouvernement 
on  ne  gardoit  plus  aucun  ordre:  Qu'ils  dévoient  f  Ravoir  que 
jamais  il  n'avoit  voulu  fe  mêler  de  Padminiftration  des  fi- 
nances ,  ni  manier  les  deniers  publics  :  Que  tout  le  monde  le 
feavoit  :  Que  cependant  des  elprits  pervers  ofoient  le  ca- 
lomnier fur  cet  article:Que  c'étoitlà  la  fource  des  grandes  ca- 
lamités qu'ils  avoient  éprouvées  juf  que-là,  6c  qu'ils  couroienc 
rifque  d'éprouver  dans  la  fuite  :  Que  Tournai  étoit  au  pou- 
voir des  ennemis ,  ôc  que  Cambrai  auroit  fubi  le  mçme  fort, 
ians  l'heureufe  arrivée  du  duc  d'Anjou  à  qui  après  Dieu  ils 
dévoient  leur  délivrance  :  Qu'après  tant  de  confeils  inutiles, 
ils  dévoient  enfin  rentrer  en  eux-mêmes  6c  contribuer  avec 
plaifiraux  dépenfes  nécefîaires  pour  lever  des  troupes  étran- 
gères :  Qu'il  prenoit  Dieu  6c  eux-mêmes  à  témoin  qu'on  ne 
pourroit  lui  imputer  les  malheurs  qui  arriveroient  :  Qu'il  les 
avoit  avertis  de  leur  devoir  ^  mais  qu'il  leur  declaroit  de 
nouveau  ,  que  fi  on  n'etabliiloit  pas  un  meilleur  ordre  dans 
les  affaires  ,il  ne  vouloit  pas  qu'on  lui  continuât  la  charge 
de  Gouverneur  général, qui  devoit  expirer  au  mois  de  Jan- 
vier fuivant. 

Cet  écrit  ayant  été  rendu  public, les  fentimens  des  Etats 
fe  trouvèrent  partagés  j  les  uns  vouloient  qu'on  donnât  au 
prince  d'Orange  un  pouvoir  abfolu ,  6c  les  autres  qu'on  at- 
tendît l'arrivée  du  duc  d'Anjou.  Ce  Prince  avoit  abordé  en 
Angleterre  le  premier  Novembre  avec  François  de  Bourbon 
Monpenfier  ,  qu'on  appelloit  le  prince  Dauphin  ,  Gui  de 
Laval ,  Claude  de  Beauvilliers  comte  de  faine  Aignan  , 


r*$  HISTOIRE 

Fervaque  comte    de  Grancé  ,  &  les  chevaliers  Martel  de 
Henri  Baqueville,  Breton  ,  Odct  deTeligny   fils  de  la  Noue  que 
III.       les  Efpagnols  tenoient  prifonnier  ,  Sorbiers  fieur  des  Pru- 
i  5  8  r .     neaux  &  quelques  autres,  fainte  Aldegonde  Juftin  de  Nafïàu, 
6c  d'Inchy  ,  auparavant  gouverneur  de  la  citadelle  de  Cam- 
brai. Les  Etats  y  envoyèrent  outre  cela  Dohain  &  Junius 
pour  prefler  ce  Prince   de  repalTer  dans  les  Païs-bas.   Le 
prince  d'Orange  accompagné  du  prince  d'Efpinoi  s'en  alla 
en  Zélande  avec  la  pcrmiiiion  des  Etats  pour  y  attendre  le 
duc  d'Anjou,  &  difpofer  tout  ce  qui -étoit  néceflaire  pour 
continuer  la  guerre. 
Emreprife        Pendant  ce  tems-là  ,  le  fieur  de  Haultepenne  gouverneur 
furBergop-    de  Breda  forma  le  defîein  de  Surprendre  Bergoplôm.  Il  s'en 
ouvrit  auparavant  a  \\Aten  de  Beriele,  qui  ayant  e poule  la 
fille  de  Merode  fieur  de  Peterfem  avoit  été  fait  marquis  de 
Bergopfom.   Ce  Peterfem  avoit  époufé  la  fille  unique  du 
marquis  de  Berghe ,  qui  étoit  allé  en  Efpagne  avec  Florent 
de  Monmorency  :  Montigny  y  avoit  été  condamné  à  mort 
&  exécuté  il  y  avoit  environ  quinze  ans.  Berfele  s'étoit  tenu 
jufque-là  dans  fon  château  de  Wouve  auprès  de  Bergop- 
fom fans  prendre  de  parthmais  de  concert  avec  Haultepenne, 
il  fît  entrer  dans  la  ville  le  cinq  de  Novembre  quatre  cens 
hommes  par  le  trou  d'une  herfe ,  £c  cela  s'exécuta  avec  tant 
de  filence  que  le  corps-de-garde  ne  s'éveilla  point.  Enfin  un 
foldat  ayant  entendu  du  bruit  cria  aux  armes  :  auffirôt  on 
ferma  l'ouverture, Se  on  fépara  ceux  qui  étoient  entrés  d'a- 
vec ceux  qui  les  fuivoient:  cependant  lesfoldats  de  Haulte- 
penne gagnèrent  la  place  ,  &  s'y  mirent  en  bataille  avec 
beaucoup  d'ordre  &  de  préfence  d'efprit ,  &  de-là  ils  allèrent 
à  la  porte  de  Wouve  qu'ils  rompirent  à  coups  de  hache.  La 
Garde  qui  étoit  en  garnifon  dans  la  ville  accourt  avec  fa 
compagnie  Françoife ,  &  fécondé  parles  colonels  d'Allens, 
de  Meetkerke  &  Durant,  il  arrête  les  ennemis  >  enfuiteil  fait 
lever  le  pont  levis ,  &  empêche  ceux  qui  étoient  dans  la  ville 
de  faire  entrer  ceux  qui  les  fuivoient.  Enfin  après  un  combat 
de  peu  de  durée  ,  où  un  des  habitans  nommé  la  PJviére  fut 
tué  ,  les  Efpagnols  voyant  qu'il  n'y  avoit  plus  rien  à  cfpérer 
fe  difperiérent  de  coté  <k  d'autre  :  il  y  en  eut  une  partie  qui 
fe  jetta  du  haut  du  rempart  en  bas  :  on  en  tua  environ 

foixante 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.     525, 

foixante  &  dix ,  Se  on  en  prie  une  centaine  ,  du  nombre  def-  =sa 
quels  étoit  Paul  Boboca.  Quoique  Berfele  eue  manqué  ion  Henri 
coup  ,  comme  il  s'étoit  découvert ,  il  ne  put  plus  demeurer      III. 
neutre.  Ainfi  il  parla  ouvertement  du  côté  des  Efpagnols.    .      1  5  8  1 . 

Il  y  eut  cette  année  des  troubles  à  Aix-la-Chapelle  à  caufe  Trouble  à 
de  la  Religion.  Cette  ville  enclavée  dans  le  pais  de  Ju-  A»-k'Çh*- 
liers,  entre  la  Meufe  6c  le  Rhin ,  eft  fkuée  dans  un  terrain 
bas ,  &  entourée  de  tous  côtés  de  montagnes.  Il  y  a  appa- 
rence qu'on  l'a  bâtie  en  cet  endroit  à  caufe  des  eaux  médi- 
cinales qui  s'y  trouvent ,  6c  qui  lui  ont  donné  le  nom.  Il  y  a 
de  très-beaux  bains  chauds  -y  les  uns  font  appelles  les  bains 
Royaux ,  &  les  autres  hs  bains  Cornelis.  Comme  ils  font 
aiTez  éloignes  les  uns  des  autres  ,  ils  ont  auffi  des  qualités 
fort  différentes.  Charlemagne  fondateur  de  l'Empire  d'Oc- 
cident ,  fe  plaifoit  beaucoup  en  ce  lieu  ,  foit  à  caufe  du  voi- 
iinage  de  l'Allemagne,  foit  parce  qu'il  étoit  très-commode 
pour  la  chalfe:&  comme  la  ville  avoit  été  ruinée  par  les  Huns, 
il  la  rebâtit  entièrement ,  6c  y  fît  un  palais  magnifique  5  fa  fé- 
pulture ,  &  le  facre  des  Empereurs  qui  y  vont  prendre  la 
couronne  Impériale  l'ont  rendue  célèbre.  Quelques  fçavans 
ont  cru  que  c'étoit  la  Vettera  de  Ptolomée.  Il  y  avoit  dans 
cette  ville  beaucoup  deProteftans  de  la  confefTion  Helvétique 
ou  de  Genève  ,  qui  prenoient  de  loin  leurs  mefures  pour 
faire  nommer  à  l'aflemblée  prochaine  des  Bourgmeftres  de 
leur  parti.  L'empereur  Rodolfe  en  ayant  eu  avis  avoit  écrit 
dès  l'année  dernière  aux  habitans ,  6c  leur  avoit  fait  des  re- 
proches fur  cette  nouveauté.  Ils  lui  répondirent  le  treize  de 
Décembre ,  qu'ils  demeureroient  conftamment  attachés  à 
la  religion  Catholique ,  6c  ils  lui  promirent  de  lui  envoyer 
une  députation  folemnelle  qui  lui  donneroit  fur  cela  des  af- 
iûrances  plus  pofitives.  En  attendant  l'Empereur  chargea 
Erneft  de  Bavière  qui  venoit  d'être  nommé  à  l'évêché  de 
Liège ,  6e  Guillaume  duc  de  Cleves,  de  négocier  avec  les  ha- 
bitans ,  6c  de  faire  en  forte  qu'à  la  prochaine  afTemblée  qui 
devoit  fe  tenir  le  jour  de  faint  Urbain,  on  nommât  des  Bourg- 
meftres ,  qui  ne  filîent  aucun  changement  dans  la  Re- 
ligion ;  cependant  il  fut  arrêté  ,  que  les  deux  partis  au- 
roient  un  nombre  égal  de  voix  dans  i'aiîemblée.  Les  deux 
Catholiques  qui  furent  nommés  Bourgmeftres  ,  furent 
Tome  VIII,  X  x  x 


J3o  HISTOIRE 

confirmés  par  les  commiffaires  Impériaux  :  mais  les  deux 
Henri    Proteftans  ayant  demande  que  leur  nomination  fût  pareil- 
III.      lement  confirmée  ,  &  ne  l'ayant  pas  obtenu  ,  ils  iè  faifhTent 
1 581.     ^es  c^s  ^e  ^a  v*^e  '■>  ^  ÏÏnftant  tout  le  peuple  fe  fouleve  j 
les  Proteftans  mettent  les  chaînes  dans  les  rues ,  prennent 
les  armes  ,  fè  rendent  maîtres  de  la  place  publique  6c  de  \x 
maifon  de  ville ,  font  amener  du  canon  $  6c  fe  fortifient  aux 
portes  &c  dans  les  tours ,  6c  pour  fe  reconnoître  au  befoin , 
ils  mettent  du  papier  blanc  à  leurs  chapeaux.  Les  Catho- 
liques s'étant  mis  en  devoir  de  leur  réfifter  ,  on  en  vint  aux 
mains  5  mais  les  deux  partis  perdirent  peu  des  leurs.  Enfin 
le  trente  &;  un  de  Mai  ils  vinrent  tous  enfemble  au  Sénat , 
êc  nommèrent  des  CommiiTaires  pour  travailler  à  rétablir  la 
concorde. 

L'Empereur  informé  de  ces  troubles  écrivit  au  Sénat  le 
vingt  6c  un  de  Juin.  Sa  lettre  portoit  qu'il  pardonnoit  aux 
habitans  rémotion  qu'ils  avoient  excitée,  à  condition  qu'ils 
vivroient  en  paix  :  Qu'ils  ne  feroient  aucun  changement  dans 
la  Religion  :  Qu'ils  chaiïeroient  les  Prédicateurs  6c  les  fédi- 
tieux  ,  6c  qu'ils  rétabliroient  les  Catholiques  dans  la  ville 
6c  dans  leurs  biens. 
*  Augufte  D'un  autre  côté  les  électeurs  de  Saxe  *  êc  de  Brande- 

**jean-  bourg  **  écrivirent  à  l'Empereur,  moins  pour  exeufer  l'en. 
George.  treprifè  des  Proteftans  3  que  pour  fupplier  S.  M.  I.  d'empê- 
cher par  fa  prudence  que  ce  tumulte  ne  fournît  un  pré- 
texte à  quelque  Prince  voifin  de  s'emparer  de  cette  ville  , 
ce  qui  feroit  très-préjudiciable  à  l'Empire.  On  vit  bien  qu'ils 
défïgnoient  les  Efpagnols.  Par  leurs  lettres  datées  du  vingt- 
neuf  de  Juillet ,  ils  offrent  leurs  fervices  à  l'Empereur  pour 
mettre  cette  ville  à  couvert  contre  ceux  qui  entreprendroient 
de  l'attaquer  ,  6c  ils  le  fupplient  refpeetueufement  de  pren- 
dre en  bonne  part  ce  qu'ils  lui  représentent  :  mais  l'Empe- 
reur ne  le  prit  pas  ainii ,  Se  dans  la  réponfe  qu'il  leur  fit  le 
fept  d'Août ,  il  traite  fort  mal  les  habitans  d'Aix.  Il  die 
qu'ils  ne  fe  font  pas  contentés  de  violer  la  formule  ordi- 
naire du  ferment ,  6c  de  contrevenir  à  l'ufage  ancien  des  élec- 
tions y  en  'vue  de  changer  la  Religion  :  mais  qu'après  tous 
ces  attentats ,  ils  ont  affecté  de  publier  les  chofes  autrement 
qu'elles  n'étoient ,  6c  de  chercher  des  protecteurs  pour  la, 


DE  J.  A.  DE  THOU.Liv.  LXXIV.      531 

caufè  du  mondera  plusinjufte.  Il  déclare  donc  qu'il  ne  re- 
voie point  leurs  excules  3  tk  le  treizième  d'Août ,  il  leur  en-  Henri 
voya  ordre  d'exécuter  fur  le  champ  fes  décrets  ,  &  de  fin-  III. 
former  inceiîamment  de  leur  obéïlïance.  Quelques  villes  Im-  1  5  S  1. 
pénales  voulurent  intercéder  pour  eux,  mais  il  fut  inflexible: 
d'autant  plus  que  les  catholiques  d'Aix  le  prioient  avec  de 
grandes  inftances  d'ordonner  que  les  miniftres  François  for- 
tifient inceffamment  de  la  ville,  fans  quoi  ils  fe  joindroient 
bientôt  à  ceux  d'Allemagne ,  &:  troubleroient  infailliblement 
tout  l'Empire. 

Ce  fut  vers  ce  tems-là  que  mourut  Jacque  d'Eltz  arche- 
vêque &  électeur  de  Trêves.  Il  tomba  malade  le  vingt-fix 
de  Mai ,  &c  il  mourut  le  trois  de  Juin.  On  mit  à  fa  place  Jean 
de  Schomberg  partifan  zélé  des  Jéfuites. 

Le  vingt-fix  de  Janvier  l'édit  de  Fleix  en  Périgord,  qui     Affaires 
avoit  été  fait  par  l'entremife  du  duc  d'Anjou  ,  comme  je  l'ai  d'EfPagnc- 
dit  ,  fut  enrégiffcré  au  Parlement  ,  où  il  trouva  beaucoup 
d'oppofition ,  parce  que  la  plupart  des  membres  de  cette 
compagnie  s'imaginoient  fort   mal  à  propos  que  la  guerre 
dont  la  Guienne  étoit  embrafée  ,  ne  les  regardoit  point  : 
mais  le  préfîdent  de  Pibrac  en  fît  voir  l'utilité  par  un  dif- 
cours  très-éloquent  qu'il  fît  à  la  prière  de  Chriftophle  de 
Thou  premier  Préfîdent  toujours  ami  de  la  paix.   L'édit 
ayant  donc  été  publié  ,  la  France  joiiit  pendant  près  de  cinq 
ans  d'une  paix  profonde ,  foit  parce  que  la  guerre   étran- 
gère avoit  détourné  la  caufe  de  nos  maux ,  loit  parce  que 
la  Cour  n'étoit  occupée  que  de  fes  plaiiîrs  :  mais  les  vices  y 
étant  montés  à  leur  comble  ,  ce  feu  que  l'on  croyoit  éteint, 
caufa  enfin  un  grand  incendie  ,  par  la  lâche  diffimulation  de 
ceux  qui  étoient  dans  le  miniflére ,  &  peu  s'en  fallut  qu'il 
n'embrafât  tout  le  Royaume  :  car  le  Roi  qui  ne  vouloit  point 
interrompre  fes  plaiiîrs  ,  étoit  réfolu  de  diilîmuler  èc  de  four- 
nir tout  plutôt  que  de  prendre  les  armes  3  &  il  avoit  permis 
à  (on  frère  qui  fe  difpoioit  à  entrer  dans  lesPaïs-bas,  de 
lever  une  armée  ,  dont  les  défordres  &  la  licence  caufoient 
un  grand  préjudice  au  Royaume  ,  &  un  plus  grand  encore 
à  la  majefte  Royale.  D'ailleurs  le  Roi  follicité  par  la  Reine 
famére  avoit  enfin  confenti  qu'on  envoyât  une  ambailade 
en  Angleterre  pour  terminer  le  mariage  de  la  Reine  avec  le 

X  x  x  ij 


Henri 
III. 
i  5S1. 

*  Anus. 


552  HISTOIRE 

duc  d'Anjou.  Le  chef  de  l'ambaflade  écoit  le  prince  Dau- 
phin ,  &;  on  lui  donna  pour  adjoints  le  maréchal  de  Colle* 
comte  de  Secondigny ,  Lanfac ,  le  Veneur  de  Carrouge  gou- 
verneur de  Roiien  ,  la  Motte  Fenelon  qui  avoit  déjà  été  Am- 
baiïàdeur  en  cette  Cour,  Biiflon  nommé  depuis  peu  pré- 
sident au  Parlement  à.  la.  place  de  Pompone  de  Belliévre , 
Michel  de  Caftelnau  fleur  de  la  Mauvifîîére  ,  &  Claude  Pi- 
nart  fecretaire  d'Etat ,  tous  personnages  d'une  grande  con- 
sidération. Pierre  Claulïe  Ceur  de  Marchaumont ,  & Jacque 
de  Vrai  fecretaire  du  duc  d'Anjou  y  allèrent  en  même  tems 
de  la  part  de  ce  Prince.  Ils  s'embarquèrent  tous  à  Calais 
au  mois  d'Avril ,  de  paiTérent  en  Angleterre ,  où  la  Reine 
leur  fit  de  grands  honneurs.  On  leur  bâtit  exprès  à  Weit- 
minfler ,  un  hôtel  qu'on  meubla  avec  une  magnificence  vrai- 
ment Royale.  Le  comte  d'Arondel ,  Windf'or,  Sidney ,  &c 
Grevill ,  pour  divertir  des  hôtes  de  cette  importance,  pu- 
blièrent un  tournoi ,  où  ils  tiendroient  contre  tous  ,  ôc  ils 
firent  pour  cela  des  préparatifs  qui  coûtèrent  des  fommes 
immeniès. 

Lorfqu'il  fut  queftion  de  drefTer  les  articles  du  contrat ,. 
la  Reine  chargea  de  ce  foin  G.  Cecil  grand  tréforier  d'An- 
gleterre  ,  Edouard  Clinton  comte  de  Lincoln  ,  Th.  Rateliff 
comte  de  Suflèx  ,  Fr.  RuiTel  comte  de  Betfort ,  Rob.  Dudley 
comte  de  Leycefter ,  tous  chevaliers  de  la  Jartiére ,  &.  elle  y 
joignit  Chriflophle  Hatton  ,  &  Fr.  de  Valfingham.  Le  pre- 
mier article  fut  que  le  duc  d'Anjou,  &  tous  ceux  de  fa  maifon, 
qui  n'étoient  point  fujets  de  la  Reine ,  auroient  liberté  en- 
tière de  confeience,  de  quelque  nation  qu'ils  fuflèntj  &  qu'en 
quelque  endroit  du  Royaume  que  ce  Prince  fe  trouvât,  on 
lui  alîigneroit  un  lieu  pour  y  faire  l'exercice  de  la  religion 
Catholique  ,  pourvu  qu'on  n'y  laiflât  entrer  ni  Anglois,  ni 
Hollandois ,  ni  aucuns  habitans  des  ifles  qui  appartiennent 
à  la  couronne  d'Angleterre  :  Qu'après  le  mariage  fait  &  ct>n- 
fommé  le  duc  d'Anjou  porteroit  le  titre  de  Roi ,  &  en  au- 
roit  tous  les  honneurs  tant  que  dureroit  ce  mariage  ^  mais 
que  la  difpofition  des  bénéfices ,  des  charges ,  des  terres ,  des 
impôts,  en  un  mot  ,de  tous  les  revenus  du  Royaume,  fèroit 
réiervée  à  la  Reine,  qui  ne  pourroit  les  donner  à  aucun  étran- 
ger, mais  feulement  à  des  Anglois  naturels  :  Que  tous  les 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.     533 

a&es  qui  regarderaient  les  affaires  de  l'Etat  feroient  faits  en  » 

Anglois  &  par  des  Anglois  :  Que  la  .Reine  obtiendroic  du  Henri 
Parlement  pour  le  duc  d'Anjou  la  permifîion  de  porter  la      III. 
couronne  Royale  •  èc  de  jouir  de  cet  honneur ,  non-ïeulement     1  5  8  1 , 
pendant  la  vie  de  la  Reine  :  mais  après  fa  mort ,  s'il  reftoit 
de  leur  mariage  des  enfans  en  bas  âge  ,  pendant  la  minori- 
té defquels  le  gouvernement  du  Royaume  appartiendroit  au 
duc  d'Anjou  :  Que  toutes  les  ordonnances,  &  tous  les  actes 
publics  s'expédieroient  au  nom  du  duc  d'Anjou  &  de  la  Reine, 
de  la  même  manière  que  cela  s'étoit  pratiqué  du  tems  du 
roi  Philippe  èc  de  la  reine  Marie  :  Que  le  duc  d'Anjou  au- 
roit  fur  le  tréfor  d'Angleterre  une  penfion  qui  le  mît  en  état 
de  faire  une  dépenfe  convenable  à  ion  rang  ,  &  que  la  pen- 
fion feroit  autorifée  par  le  Parlement  :  Que  le  Duc  feroit  à 
la  Reine  un  douaire  de  quarante  mille  écus  d'or  par  an  af. 
ligné  fur  le  Duché  de  Berry  ,  &  que  le  roi  de  France  rati- 
fieroit  cet  article  :  Que  ii  le  Duc  mouroit  le  premier  ,  la 
Reine  jouirait  de  ce  douaire  tant  qu'elle  vivroit ,  &  qu'elle 
auroit  la  difpofîtion  entière  des  bénéfices ,  des  charges,  &  des 
revenus ,  comme  l'avoit  le  duc  d'Anjou  :  Qu'au  cas  qu'il  vînt 
plu  (leurs  enfans  de  ce  mariage ,  afin  de  prévenir  les  divifions 
qui  pourroient  naître  entre  eux ,  &c  troubler  le  fruit  qu'on  ef- 
père  de  l'union  des  couronnes  de  France  &  d'Angleterre, il 
feroit  arrêté  du  confentement  des. Etats  des  deux  Royaumes, 
que  pour  ce  qui  regardoit  les  biens  de  la  mère ,  leurs  enfans 
mâles  ou  femelles  y  fuccéderoient  également  fuivant  les 
loix  &  les  coutumes  d'Angleterre  j  de  que  s'il  arrivoit  que  le 
droit  de  fuccéder  au  royaume  de  France  échût  au  duc  d'An- 
jou &  à  fes  enfans  mâles ,  l'aîné  en  ce  cas ,  s'il  y  avoit  deux 
ou  plusieurs  enfans,  auroit  le  royaume  de  France  y  èc  le  le- 
cond ,  ou  les  enfans  qui  naîtraient  de  lui ,  celui  d'Angleterre- 
&  qu'il  n'y  auroit  que  fes  enfans ,  ou  à  leur  défaut  les  frères 
&  fecurs  qui  puflent  y  fuccéder  ,  l'aîné ,  &  toute  fa  poftéri- 
té  en  demeurant  exclus  :  Que  s'il  ne  naiiïbit  qu'un  fils  de  leur 
mariage  ,  comme  il  feroit  héritier  des  deux  Royaumes ,  tant 
paternel  que  maternel ,  il  fuccéderoit  à  l'un  ôc  à  l'autre,  à 
condition  qu'il  iroit  de  tems  en  tems  en  Angleterre  j  qu'il  y  fe- 
roit quelque  féjour  •  qu'il  gouvernerait  fuivant  les  loix  du 
pais ,  &  qu'il  y  paiîèroit  huit  mois  tous  les  deux  ans  :  Que  fi 

X  x  x  iij 


534  HISTOIRE 

•-..-  ...  .__  ce  Prince  venoît  à  avoir  deux  enfans ,  le  fécond  auroit  le 
Henri  Royaume  d'Angleterre  ,  6c  fes  enfans  après  lui  ,  excluant 
III.  toujours  l'aîné  &  là  poftérité  :  Que  fi  ce  Roi  des  deux 
i  s  8  i.  Royaumes  avoic  un  fils  &  des  filles ,  ion  fils  fuccéderoitàla 
couronne  de  France,  ôcles  filles  fclon  leur  rang  à  celle  d'An- 
gleterre ,  à  l'exclufion  de  leur  frère.  Si  le  Duc  furvit  à  la 
Reine ,  &  qu'il  y  ait  des  enfans  en  bas  âge  ,  c'eft-à-dire,  qui 
n'ayent  pas  dix-huit  ans  accomplis  pour  les  mâles ,  &  quinze 
pour  les  filles  ,  ou  que  les  filles  n'ayent  pas  été  mariées  du 
vivant  de  la  Reine  à  un  homme  qui  ait  plus  de  dix-huit 
ans  ,  qu'en  ce  cas  le  gouvernement  des  Royaumes  de  la  fuc- 
cefTion  maternelle  ,  la  tutelle  des  enfans ,  &  leur  éducation 
feroit  déférée  au  père  :  mais  qu'il  ne  pourroit  pendant  tout 
le  tems  de  fon  adminiftration  conférer  aucune  dignité  ci- 
vile ou  facrée  à  d'autres  qu'à  des  Anglois  naturels ,  ni  rien 
innover  au  droit  public  ou  particulier  ,  ni  aux  coutumes  du 
Royaume  ,  ni  rien  faire  enfin  qui  pût  y  préjudicier  :  Que  tan- 
dis que  fubfiftera  le  mariage  ,  le  Duc  ne  pourra  emmener  la 
Reine  hors  d'Angleterre  ,  à  moins  qu'elle  ne  le  demande 
elle-même  ,  ni  y  faire  élever  leurs  enfans  j  mais  qu'il  permet- 
tra qu'ils  foient  nourris  &  élevés  dans  le  païs ,  Se  dans  Pefpé- 
rance  de  la  fucceffion  qui  leur  efl  deftinée  -}  à  moins  qu'on 
ne  juge  à  propos  de  prendre  un  autre  parti ,  ce  qui  ne  pour- 
ra fè  faire  que  du  confentement  de  la  Reine ,  &  de  l'avis 
des  Grands  du  Royaume  :  Qu'après  la  diiïblution  du  ma- 
riage, s'il  n'y  a  point  d'enfans ,  le  duc  d'Anjou  ne  pourra 
prétendre  aucun  droit  fur  le  Royaume  ,  &  confentira  qu'il 
paflè  à  ceux  à  qui  il  appartient  de  droit,  l uivant  les  loix  du 
païs  :  Qu'il  n'en  emportera  point  les  joyaux  :  Qu'il  n'en  alié- 
nera rien  :  Qu'il  n'en  fera  rien  tranfporter  ailleurs  ,  &  qu'il 
ne  permettra  pas  que  fès  gens  en  uiurpent  rien  :  Qu'à  l'oc- 
cafion  de  ce  mariage  il  n'engagera  point  le  Royaume  dans 
des  guerres  étrangères  :  Qu'il  obfervcra  réligieufement  la 
paix  avec  tous  les  alliés  de  l'Angleterre  ,  &  qu'il  ne  fouf- 
frira  pas  qu'on  la  viole  ou  qu'on  la  rompe,  fi  ce  n'eft  pour  des 
caufes  légitimes  :  Qu'il  fera  fait  entre  la  France  &  l'Angle- 
terre une  paix  &:  une  union  ferme  de  durable  :  Que  le  traité 
qui  fera  conclu  à  Toccafion  de  ce  mariage,  fera  enrégifbré  , 
&  publié  dans  toutes  les  cours  des  deux  Royaumes.  Enfin 


DE  J,  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.     535- 

il  fut  réglé  conformément  à  la  proteflation  du  duc  d'An-  ■■- '■■■—■ 

joli  ,  que  par  ce  traité  il  ne  perdroit  aucun  des  droits,  pri-  Henri 
viléges ,  6c  a&ions  qui  pouvoient  lui  appartenir  ,  tant  fur  le      III. 
royaume  de  Fance  ,  que  fur  d'autres  pais ,  en  quelque  en-      1581, 
droit  qu'ils  fuffent  fltués. 

Le  contrat  étant  fait ,  mais  non  encore  flgné  ,  parce  qu'il 
falloit  que  le  Roi  le  ratifiât  auparavant ,  les  Ambaffadeurs 
s'en  retournèrent.  Indépendamment  du  contrat  ,  on  étoit 
convenu  de  faire  une  ligue  offenfive  6c  défenfive  entre  les 
deux  Couronnes ,  &  après  le  départ  de  nos  AmbafTadeursla 
Reine  envoya  conclure  ce  traité  par  Somer  fecreta:re  du 
Confeil  privé.  Le  Roi  ne  lui  répondit  autre  chofe,  finon  qu'il 
ratirîoit  tout  ce  qui  avoit  été  arrêté  par  les  AmbaiTadeurs  , 
6c  qu'il  ne  s'agiflbit  plus  que  de  célébrer  inceffamment  le 
mariage.  Somer  le  preflant  de  fe  déclarer  fur  la  ligue ,  Ôt 
ioûtenant  que  cet  article  devoit  être  réglé  avant  que  le  ma- 
riage fe  confommât,on  envoya  Valiingham  pour  négocier 
cette  affaire  conjointement  avecCobham  Ambailadeur  ordi- 
naire d'Angleterre  à  la  cour  de  France.  Ils  dirent  que  la  Reine 
n'avoit  penië  à  fe  marier, que  pour  contenter  fes  peuples,  qui 
la  prioient  inftamment  d'affermir  la  fucceilion  à  la  Couronne: 
Qu'entre  tous  ceux  qui  afpiroient  à  fon  alliance ,  elle  n'avoic 
pas  héflté  à  choifir  le  duc  d'Anjou  pour  fon  mérite  perfon- 
nel  de  pour  la  fplendeur  de  fa  naifïance  :  Qu'elle  le  portoit 
toujours  dans  fon  cœur  j  mais  qu'elle  ne  pouvoit  confentir 
à  terminer  abfblument  ,  avant  que  d'être  aiîiirée  du  fuf- 
frage  de  fes  peuples  :  Que  dans  une  affaire  de  cette  impor- 
tance ,  elle  ne  devoit  rien  précipiter ,  parce  que  fi  elle  ve- 
noit  à  fe  repentir ,  ce  qu'elle  ne  croyoit  pourtant  pas ,  le  mal 
feroit  fans  remède  :  Qu'il  étoit  arrivé  bien  des  contre-tems 
depuis  que  l'affaire  avoit  été  propofée  ^  une  guerre  inteftine 
en  France  ^  le  duc  d'Anjou  mal  avec  le  Roi  fon  frère, fans 
avoir  mérité  fa  difgrace  -y  6c  l'oppoficion  des  Anglois  à  ce 
mariage  :  Que  la  vivacité  avec  laquelle  on  en  preiloit  la  con- 
clufion  n'étoit  donc  pas  raifonnable,  fur-tout  pendant  que 
le  jeune  Prince  avoit  fur  les  bras  un  auiîî  puiilànt  ennemi 
que  Philippe  ,  èc  qu'il  s'engageoit  dans  une  guerre  ,  qu'il  ne 
pouvoir  prefque  ni  faire,ni  abandonner,  fans  rifquer  fon  hon- 
neur, fans  incommoder  les  deux  Royaumes, 6c fans  expofer 


53<S  HISTOIRE 

=-  les  Païs-bas  à  une  ruine  entière,  parce  que  la  puilîànce  6c 


Henri  les  forces  de  l'Efpagnc  augmentaient  de  jour  en  jour  :  Que 
III.  il  les  Anglois  ,  donc  le  faluc  6c  le  bonheur  faifoient  toujours 
r  ?  8  i  ^€s  premiers  foins  de  la  Reine  ,  avoient  cane  fouhaité  qu'elle 
fe  mariât ,  c'étoit  pour  affermir  la  paix  chez  eux  ,  6c  non 
pour  porter  la  guerre  chez  les  étrangers  :  Qu'ainfi  elle  a  voit 
lieu  de  craindre  qu'en  l'état  où  étoient  les  ehofes ,  ils  ne 
montraient  autant  d'averfion  ,  qu'ils  avoient  d'abord  té- 
moigné de  vivacité  pour  ce  mariage  :  Qu'elle  croyoit  qu'il 
en  falloit  fufpendre  la  célébration  jufqu'à  ce  que  le  duc  d'An- 
jou fe  fut  debarraflé  d'une  guerre  fi  dangereufe,  &  que  la 
ligue  offenfive  6c  défenfive  entre  la  France  6c  l'Angleterre 
fût  fignée  :  Que  c'étoit-là  ce  que  la  Reine  fouhaitoit  ,&  ce 
qu'elle  demandoit ,  avant  que  de  terminer  cette  grande  af- 
faire. 

A  l'égard  de  la  ligue  défenfive,  le  Roi  répondit  qu'il  étoic 
prêt  à  la  figner  ^  mais  que  pour  l'offenfive  il  n'en  vouloic 
pas  entendre  parler,  que  le  mariage  ne  fût  confommé.  Ainfi 
Je  Roi  ne  voulant  point  entrer  dans  une  ligue  offenfive 
contre  l'Eipagne,que  le  mariage  ne  fût  fait  5  6c  la  Reine  ne 
voulant  point  le  faire,  que  la  France  n'eût  déclaré  la  guerre 
à  l'Efpagne  ;  Vaifingham  6c  Somer  ,  après  bien  des  difputes 
s'en  retournèrent  en  Angleterre,  fans  avoir  rien  terminé  :  en 
forte  qu'il  parut  que  cette  propoficion  d'une  ligue  offenfive 
n'avoit  été  qu'un  prétexte",  dont  le  Roi  s'étoit  iervi  pour  ne 
point  avoir  la  guerre  avec  l'Efpagne ,  &;  la  Reine  pour  ne 
point  époufer  le  duc  d'Anjou  ^  6c  qu'ils  furent  tous  deux 
contens  :  le  Roi ,  d'avoir  adouci  Ion  frère  qu'il  craignoit,  en 
lui  procurant ,  autant  qu'il  éroit  en  lui  7  un  mariage  fi  avan- 
tageux-la Reine,  d'avoir  donné  de  la  jaloufie  6c  de  la  crainte 
aux  Efpagnols ,  qui  travailloient  toujours  à  exciter  des  trou- 
bles dansfon  Royaume, en  leur  faifant  voir  ce  mariage  qu'il 
étoit  en  fon  pouvoir  de  conclure. 
Voyage  du       Peu  de  tems  après  ,1e  duc  d'Anjou  s'étant  approché  de 

duc  d  Anjou    cambrai ,  en  fit  lever  le  fiége  ,  6c  parla  en  Angleterre  avec 

en  Ans:  le-  '  ^  rr-  • 

terre.  un  grand  cortège  de  Nobleffe  ±  6c  le  vingt-deux   de  No- 

vembre il  ratifia  &.  confirma  le  traité  qui  avoit  été  fait  en 
fon  nom  3  mais  qui  demeura  fans  exécution.  Le  Prince  6c  la. 
Reine  fe  donnèrent  réciproquement  des  bagues  pour  gage 

de 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.      537 

de  leur  foi  en  préfence  d'un  grand  nombre  de  Seigneurs  6c  - 

de  Noblefle  qui  les  complimentèrent  avec  de  grands  ap-  HhNR.i 
plaudiflemens.  La  nouvelle  en  ayant  été  portée  en  Flandre,       III. 
les  villes  de  Gand ,  d'Anvers  6c  de  Bruxelles  firent  des  feux      .1  5  8  r, 
de  joye,  tirèrent  le  canon  ,  &  ordonnèrent  des  réjoiiiffances 
publiques.  Du  côté  de  l'Angleterre  ,  il  y  eut  bien  des  mur- 
mures. On  difoit  que  la  caufe  de  la  Religion ,  le  repos  du 
Royaume,  6c  le  falut  delà  Reine  étoient  également  trahis. 
Le  comte  de  Leyceftre  foutenu  de  Valfingham  6c  de  Hatton, 
6c  les  femmes  du  Palais  que  Leyceftre  avoit  mifes  dans  fon 
parti ,  parlèrent  hautement  contre  ce  mariage. 

Le  lendemain  vingt-trois  de  Novembre.la  Reine  vint  trou- 
ver le  duc  d'Anjou.  Après  quelques  reproches  de  part  èc 
d'autre  ^  chofe  allez  ordinaire  entre  les  Amans ,  le  Duc  ren- 
dit à  la  Reine  la  bague  qu'elle  lui  avoit  donnée,  &  reprit 
la  fîenne  ^  6c  après  avoir  jette  quelque  mot  fur  la  légèreté 
des  femmes,  6c  fur  l'inconftance  des  Infulaires,  il  fe  retira 
dans  fon  apartement  fort  rêveur.  La  Reine  n'étoit  guère 
plus  tranquille  que  lui  ,  quoiqu'on  ait  allure  qu'elle  avoit 
pris  ion  parti  depuis  long -tems,  6c  qu'elle  avoit  réfolu  dans 
ion  cœur  de  ne  fe  jamais  marier,  perfuadée  qu'elle  étoic 
qu'il  lui  étoit  bien  plus  ailé  defoûtenir  la  gloire  qu'elle  s'é- 
toit  acquife  ,  èc  d'aflùrer  la  tranquillité  publique  en  demeu- 
rant dans  le  célibat,  qu'en  fe  mariant.  Cette  femme  qui  ai- 
moit  la  véritable  gloire  ,  ne  pouvoit  confentir  qu'un  mari 
partageât  jamais  les  éloges  que  la  douceur  de  fon  gouver- 
nement iui  avoit  attirés.  D'ailleurs  fur  qui  pouvoit  tomber  fon. 
choix  ?  fur  un  de  fes  fujets  ?  Elle  le  feroit  avilie  6c  deshono- 
rée. Edouard  IV.  le  premier  qui  depuis  la  conquête  des  Nor- 
mans  avoit  pris  une  femblable  alliance,  s'en  étoit  mal  trou- 
vé. Sur  un  Prince  étranger  ?  C'étoit   fe  mettre  elle  èc  fon 
Royaume  fous  le  joug ,  6c  expofer  la  Religion  à  un  péiîl  évi- 
dent. On  n'avoit  pas  encore  oublié  tous  les  maux  qu'avoit 
faits  au  Royaume  le  mariage  funefte  de  Marie  fa  fœur  avec 
Philippe  IL  Elle  étoit  de  plus  effrayée  du  danger  où,  com- 
me je  l'ai  déjà  dit  ,  des  médecins  &l  quelques  femmes  Jui 
avoient  annoncé  qu'elle  le  trouveroit ,  û  elle  avoit  des  en, 
fans. 

Ceux  au  contraire  qui  cherchoient  l'avantage  public  s 
Tome  Vilh  Y  y  y 


538  HISTOIRE 

g  ■'  comme  Cecill  &  Suffex  l'exhortoient  à  conclure  avec  le  duc 
Henri  d'Anjou.  Il  eft  vrai  qu'ils  avoienc  autrefois  approuvé  que  la 
III.  Reine  gardât  le  célibat ,  dans  un  tems  où  elle  le  pouvoir 
If§Ii  fans  péril  •  mais  les  choies  ayant  changé  de  face ,  ils  avoienc 
changé  d'opinion,  comme  font  les  gens  fages.  Ils  foûtenoient 
que  la  ligue  ofFenfive ,  fur  laquelle  on  preifoit  tant  la  France, 
ne  pouvoit  reuflir,  que  le  mariage  ne  tàt  terminé  :  Que  ce- 
pendant la  Reine  feule  n'étoit  pas  en  état  de  réiifter  à  la 
puiifance  formidable  de  Philippe  IL  Que  ce  Prince  toujours 
intriguant ,  toujours  en  action  ,  offroit  ia  fille  au  roi  d'Ecofle: 
Que  lî  ce  dernier  étoit  encore  fortifié  de  cette  alliance,  il  lui 
feroit  aifé  d'attirer  dans  ion  parti  tous  Içs  catholiques  d'An- 
gleterre,qui  étoienten  grand  nombre,les  fugitifs,les  rebelles, 
hs  gens  obérés, qui  n'ont  point  d'autre  reiïburce  que  la 
guerre  civile: avec  ce  renfort  qu'eft  ce  que  le  roi  d'Ecoflè 
ne  pourroit  pas  entreprendre  ?  Qu'y  auroit-il  ci'impoflible  à 
Philippe  ?  Que  pendant  ce  tems-là  les  gens  de  bien  per- 
droient  l'efpérance  du  fecours  que  ce  mariage  préfentoit, 
&  de  l'heureufe  tranquillité  dont  ils  le  flatoicnt  pour  l'ave- 
nir ,  s'il  venoit  des  enfans  qui  puflént  fucccder  à  la  Reine  : 
Que  pluiieurs  de  ceux  même  qui  étoient  fournis  au  gouver- 
nement préfent ,  n'efpérant  plus  de  fuccefîeur  du  mariage  de 
la  Reine,  fe  tourneroient  vers  quelqu'un  des  Pietendans. 
D'ailleurs  pouvoit  on  douter  que  le  roi  de  France  &  le  duc 
d'Anjou  ne  fe  tinfîent  très  ofrenfés  qu'après  tant  de  déli- 
bérations ,  tant  d'Ambaflades  éclatantes,  tant  d'argent  ré- 
pandu avec  profufïon  ,  ils  n'eufîent  remporté  qu'un  refus  ? 
N'etoit-il  pas  à  préfumer  qu'ils  chercheroient  l'occafîon  de 
fe  venger  d'une  injure  fi  atroce  ?  Que  le  duc  d'Anjou  difîi- 
muloit  alors,  parce  qu'il  avoit  befoin  de  la  Reine  pour  fès 
projets  des  Païs-bas  :  mais  que  la  vue  d'une  grâce  fi  légère 
ne  lui  feroit  jamais  oublier  une  ofTeniè  mortelle,  &:  qu'il  s'en 
iouviendroit ,  dès  qu'il  pourroit  s'en  venger.  «Et qui  fçait , 
«  ajoûtoient-ils,  fi  Philippe  qui  eft  fi  animé  contre  la  Reine, 
>3  n'ira  point,  aveuglé  par  la  colère,  offrir  de  lui  même  fa  fille 
»  au  duc  d'Anjou  ,  pour  réunir  leurs  forces,  &  aflouvir  leur 
«  haine  contre  Elifàbeth  frappée  des  foudres  de  Rome?  Si  ce- 
»  la  arrive ,  le  peuple  accablé  de  miféres  condamnera  l'im- 
»  prudence  de  la  Reine,  qui  préfère  fonpenchant  particulier 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.      539 

«  aux  befoins  publics,  &  maudira  l'infidélité  de  fes  Miniflres  ;   - 
«  qui  par  difïimulation  ou  par  fiaterie  ,  ne  fe  font  pas  efforcés  Henri 
m  de  détourner  un  péril  dont  on  les  a  tant  avertis. «Ces  raifons       III. 
firent  imprefïîon  fur  l'efprit  d'une  Princeffe,  qui  avoittoû-      1581. 
jours  plus  cherché  à  plaire  au  peuple ,  qu'à  affermir  ion  au- 
torité i  <k  qui  dans  toute  fa  conduite  n'avoit  point  d'autre  ob- 
jet que  Ton  intérêt  &  fa  réputation. 

Il  parut  alors  un  écrit  fanglant,  intitulé  G oufre  pour  en- 
gloutir l'Angleterre  par  un  mariage  François.  On  y  traitoit 
tous  ceux  qui  avoient  négocié  cette  affaire  de  traitres  &c 
d'ingrats  envers  la  Reine  3  &c  parmi  quelques  éloges  flateurs 
qu'on  lui  donnoit ,  on  l'accufoit  elle-même  d'inconftancej 
on  déchiroit  le  duc  d'Anjou  de  la  manière  du  monde  la 
plus  indigne  $  on  difoit  contre  la  nation  Françoife  les  choies 
les  plus  injurieufes  -,  &  l'on  traitoit  ce  mariage  entre  per- 
fonnes  de  différente  Religion ,  de  profane  ,  de  pernicieux  à 
l'Eglife,  &de  funeffceàla  République  j  àc  l'on  alléguoit  pour 
le  prouver  des  textes  de  l'Ecriture ,  à  qui  l'on  donnoit  des 
interprétations  forcées. 

Cet  écrit  fit  fur  la  Reine  un  effet  très-différent  de  celui 
qu'en  avoient eïpéré  lesauteurs:car  elle  feperfuada  que  l'écri- 
vain n'avoit  point  eu  d'autre  intention  que  de  la  rendre 
odieufe  à  les  peuples,  6c  de  préparer  la  voye  à  quelque  noir 
complot  3  parce  qu'après  avoir  vomi  tant  d'injures,  il  ne 
difoit  pas  un  mot  des  vrais  intérêts  de  la  Reine,  ni  de  la 
fureté  publique  ,  ni  des  remèdes  que  l'on  pouvoit  apporter 
aux  malheurs  qu'il  annoncoit^  quoiqu'il  fut  confiant  que  tous 
les  ordres  du  Royaume  avoient  repréfenté  fortement  à  Eli- 
fabeth  que  le  moyen  unique  de  prévenir  tous  ces  maux  , 
étoit  qu'elle  fe  mariât.  Ainfî  la  Reine  irritée  au  dernier  point 
de  ce  libelle,  donne  un  édit  par  lequel  elle  condamne  l'au- 
teur, comme  un  féditieux  ,  &  un  boutefeu  ^  &  après  avoir 
loiié  les  fentimens  que  le  duc  d'Anjou  avoit  marqués  pour 
elle  èc  pour  fa  Religion  ,  elle  fe  plaint  de  l'injure  qu'on  a 
faite  à  ce  Prince ,  dont  elle  a  tout  lieu  de  fe  louer ,  &  qui 
n'avoit  jamais  demandé  qu'on  fît  aucun  changement  ,  ni 
dans  le  gouvernement  politique,  ni  dans  l'exercice  de  la  Re- 
ligion dominante.  Elle  relevé  en  même  tems  la  prudence  & 
la  rnodeftie  de  Simié  favori  du  Prince,  qu'une  infinité  de 

Y  y  y  ij 


540  HISTOIRE 

.  gens  prenoient  à  tache  de  calomnier.  Elle  finît  par  dire  au 

Henri  peuple  que  cet  écrit  effc  de  l'invention  de  quelques  traîtres, 

III.      qui  veulent  la  rendre  odieufe  aux  étrangers ,  &  exciter  Tes 

i  58  i.     peuples  à  la  révolte 3  &  elle  ordonne  aux  Magiftrats  de  le 

condamner  au  feu. 

Les  difputes  que  cet  ouvrage  avoir  excitées  rendirent 
l'affaire  publique  •  &  l'on  foupçonnoit  les  Puritains  dont  la 
faction  fe  fortifioit  de  jour  en  jour  ,  d'en  être  les  auteurs  , 
&  d'avoir  faifl  cette  occafîon  de  montrer  leur  zélé  pour  la 
Religion  qui  paroifToit  être  en  péril.  La  Reine  n'eut  pas  de 
peine  à  le  perluader  que  cet  écrit  monftrueux  étoit  forti  de 
leur  plume  :  elle  ne  Les  avoir  jamais  aimés ,  mais  elle  les  aima 
encore  moins  depuis  ce  te  m  s- Là.  Enfin  après  une  recherche  fort 
exa&e ,  on  découvrit  au  bout  de  quelques  jours ,  que  Jean 
Stubbe  profefTeur  du  droit  municipal  à  Lincoln  en  étoit  l'au- 
teur :  Qu'il  avoit  été  imprimé  par  Singleton  :  Que  c'étoit  G. 
Page  qui  i'avoit  diftribué  ,  &  que  Cortwright  chef  des  Pu- 
ritains qui  avoit  époufé  lafœur  de  Stubbe,  avoit  engagé  ce 
Docteur,  qui  au  fond  n'étoit  pas  remuant,  à  compoler  ce  li- 
belle. On  renouvella  à  cette  occafîon  la  loi  faite  fous  le  régne 
de  Philippe  &L  de  Marie  contre  les  auteurs  des  libelles  diffa- 
matoiresj  de  l'on  rendit  une  fentence  qui  condamna  Stubbe  de 
G.  Page  à.  avoir  la  main  droite  coupée.  Pour  le  Libraire,  il 
ne  fut  pas  pourfuivi. 

Quelques  Jurifconfultes  ayant  repréfenté  que  cette  loi 
n'avoit  été  que  pour  un  tems  ,  &  qu'elle  avoit  cefTé  à  la  mort 
de  Marie ,  Dalton  qui  le  foûtenoit  hautement  fut  mis  en 
prifon ,  &.  Monfon  un  des  Confeillers  de  la  cour  des  Plaids 
communs,  fut  dépouillé  de  fa  charge  :  cependant  il  parut 
une  grande  agitation  dans  les  efprits  ,  lorîqu'on  exécuta  la 
fentence.  Ce  fupplice  parut  une  chofe  nouvelle  ôc  fans 
exemple,  6c  lorfqu'on  eut  amené  les  coupables  fur  l'écha- 
faut  ,  &  que  le  bourreau  leur  eut  coupé  la  main  droite  , 
Stubbe  ayant  ôté  fon  chapeau  avec  la  gauche  en  criant  vive 
la  Rei,.e ,  on  remarqua  que  la  populace, qui  a  coutume  de 
répéter  cent  fois  ces  cris  de  vive  la  Reine  ,  demeura  muette, 
Si  ce  fut  l'horreur  du  fpeclacle  ,  ou  la  compaïïïon  qu'elle 
eut  pour  un  homme  généralement  efb'mé,  ou  enfin  la  haine, 
de  ce  mariage  ,  que  bien  des  gens  regardoient  comme 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.      541 

funefle  à  la  Religion ,  qui  caufa  ce  morne  filence  ,  c'eft  ce  " 

qu'on  ne  fçauroit  dire.  Henri 

Depuis  ce  tems-là  on  ne  parla  plus  du  mariage.  Le  due       III. 
d'Anjou  paila  crois  mois  de  l'hy ver  à  Londre  parmi  les  fêtes     T  r  g  ît 
&  les  tournois ,  &  y  vécut  dans  une  grande  familiarité  avec    Troubles  en 
Elifabeth  -y  &c  la  haine  même  que  les  difputes  fur  la  Reli-  Ansleterre' 
gion  avoient  excitées  entre  les  différens  partis ,  parut  tout- 
à-fait  ailoupie ,  ce  qui  fit  croire  à  bien  des  gens  que  ce  ma- 
riage auroit  pu  guérir  les  défiances  ,  àc  ouvrir  une  voye  pour 
rétablir  la  concorde  générale. 

Ce  fut  à  peu  près  dans  le  même  tems  que  fur  les  nou- 
velles qu'on  recevoir  de  toutes  parts  des  troubles  qui  s'éle- 
voient ,  &c  des  confpirations  que  les  Prêtres  tramoient  par 
un  faux  zélé  pour  la  Religion ,  on  commença  à  rechercher 
en  Angleterre  les  perfonnes  fufpectes ,  avec  d'autant  plus  de 
rigueur, que  les  Proteftans  des  Pais  -  bas  prenoient  plus  de 
foin  d'exagérer  les  choies  pour  diminuer,  ce  que  la  démarche 
qu'ils  venoient  de  faire  pouvoit  avoir  d'odieux  (1). 

La  Reine  craignant  d'être  aflaflinée  avoit  envoyé  au  fé-     EmifTaire? 
minaire  Anglois  de  Reims  quelques  jeunes  gens  de  confiance,  r^^  S&» 
pour  l'informer  de  ce  qui  s'y  pafloit.  C'étoit  le  cardinal  de  Rome. 
Lorraine  qui  avoit  fondé  cette  maifon  5  &  le  cardinal  de 
Guife  l'avoit  augmentée  depuis  considérablement,  pour  faire 
plaiiir  à  la  reine  d'Ecofle  ,  dont  ces  Princes  étoient  parens; 
Ces  efpions ,  dont  les  uns  fe  difoient  chaiTés  d'Angleterre,  & 
les  autres  qu'ils  s'en  étoient  bannis  eux-mêmes ,  ayant  été 
admis  dans  le  Séminaire  ,  tâchoient  de  découvrir  tout  ce 
qu'on  y  fçavoit  de  plus  fecret ,  &  ils  avoient  foin  d'en  in- 
former la  Reine ,  &  de  lui  marquer  le  nom  des  Chefs  des 
conjurés,  &  de  leurs  complices.  Elle  en  avoit  envoyé  d'au* 
très  à  Rome ,  où  l'on  méditoit  contre  elle  des  delïèms   où 
il  entroit  déplus  grands  reiïbrts.  Sur  les  lumières  qu'on  eut 
par  le  moyen  de  ces  émiffaires  ,  on  arrêta  le  trente-un  de 
Juillet  un  Prêtre  nommé  Evrard  Hanfey  ,  &:  on  lui  fit  cou- 
per la  tête.  Ce  fut  aufïï  par  eux  que  l'on  fçut  que  trois  Jé- 
fuites,  Edmond  Campian  de  Londre  ,  Skerwin  ,  &  Briant r 
étoient  entrés  en  Angleterre  à  la  perfuafion  de  Th.  Godweli 
évêque  de  faint  Afaph  ,  qui  à  l'âge  de  quatre-vingts  ans  : 

(1)  La  renonciation  à  l'obéïiTance  de  Philippe, 

Y  y  y  "jj 


54*  HISTOIRE 

- i  -,J-  '-  étoit  venu  de  Rome  en  France  pour  conduire  cette  intrigue. 

Henri  Campian  fut  pris  peu  de  tems  après  par  Ja  trahifon  de  George 

III.      Eliot ,  &  les  deux  autres  furent  trouvés  en  deux  différens  en- 

1581.     droits.  Ils  furent  appliques  à  la  queftion,  &  condamnés  à  mort 

Jéfaites  ar-  comme  criminels  d'Etat ,  &  exécutés  le  premier  de  Dé- 

fomats'k*'   cemDre-  ^s  moururent  avec  beaucoup  de  fermeté.  Les  chefs 

mort  d'accufation  contre  eux  étoient  d'avoir  tramé  des  conspira- 

tions contre  la  vie  de  la  Reine  dans  les  païs  d'outremer; 
d'avoir  formé  le  delTein  de  la  détrôner ,  d'avoir  voulu  cor- 
rompre des  perfonnes  du  peuple  &  quelques  Gentilshommes: 
Eliot ,  Crodoc ,  Sledey,  Mondey  &  Hilley  furent  les  témoins 
qu'on  produifît  contre  eux.  Ils  dépofércnt  que  les  conjurés 
avoient  arrêté  entre  eux  qu'on  choifiroit  cinquante  hommes, 
qui  porteroient  des  armes  cachées  ious  leurs  habits ,  &  pren- 
droient  le  tems  que  la  Reine  iroit  par  divertifTemenc  vifiter 
quelque  partie  de  fon  Royaume  pour  alFaiTiner  cette  Prin- 
cefiTe  ,  avec  Dudley  comte  de  Leyceffcer  ,  Cecill  grand  Tré- 
forier ,  àc  Valfingham  fecretaire  d'Etat  -,  &c  qu'après  l'exécu- 
tion un  homme  de  grande  confidération ,  dont  on  ne  difoit 
point  le  nom  ,  crieroit  auffitôt  :  vive  La  Reine  Marie.  Ils 
ajoûtoient  que  tous  ces  projets  avoient  été  formés  à  Reims 
&  à  Rome. 

Campian  interrogé  féparément  nia  confbamment  tous  ces 
chefs ,  &.  il  protefta  qu'il  n'avoit  jamais  pafTé  un  jour  fans 
prier  Dieu  pour  la  Reine  ôc  fa  confervation  ,  &  qu'il  étoit 
encore  prêt  à  le  faire.  Comme  cette  déclaration  fe  faifoit 
devant  bien  des  gens ,  &c  que  les  auditeurs  en  paroiflbient 
touchés,  Charle  Howard  qui  étoit  préfent,  lui  demanda 
pour  quelle  Reine  il  prioit  :  fi  c'étoit  pour  Elifabeth  ,  ou  pour 
une  autre  ?  Je  prie  pour  Elifabeth  ma  Reine  &  la  vôtre  ,  s'é- 
cria le  Jefuite  ;  auffitôt  on  fit  éloigner  le  tombereau  ,  &  la 
corde  qu'il  avoit  au  col  l'étrangla.  Telle  fut  la  fin  de  ces  trois 
Jefuites  qui  furent  punis  de  même  fupplice  pour  être  entrés 
dans  le  même  complot.  On  arrêta  en  même  tems  fept  autres 
Prêtres,  comme  complices  du  même  crime:  ce  furent  Kir. 
bey  ,  Cottam  ,  Richarfon  ,  Jonfon,  Ford,  Shert  &;  Filbey  : 
ils  furent  pendus  au  mois  de  Mai  de  l'année  fui  vante.  Un 
mois  auparavant,  c'eft-à-dire,le  deuxième  AvrilJeanPayne 
avoit  été  décapité  pour  le  même  fujet. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.      543 

Les  Apologiftes  de  la  conduite  delà  Reine  ,  difent  qu'elle  ■ 

n'uia  de  cette  rigueur  qu'à  la  dernière  extrémité:  Que  dans  Henri 
les  troubles  qui  s'étoient  élevés  vers  le  Nord  d'Angleterre.,      III. 
à  peine  en  dix  ans  on  avoit  fait  mourir  cinq  Catholiques  :      1  cgi. 
Qu'ayant  pour  maxime  qu'on  ne  devoit  point  gêner  les 
conkiences  ,  elle  avoit  toujours  eu  beaucoup  de  répugnance 
à  verfer  le  fang  de  Tes  fujets  :  mais  que  s'étant  convaincue 
que  les  fa&ieux  abufoient  de  la  Religion  j  qu'il  ne  s'agiiToic 
plus  de  la  liberté  de  confcience ,  mais  qu'on  vouloit  déta- 
cher les  fujets  de  l'obeïiîance  qu'ils  dévoient  à  leurs  Princes, 
&  les  délier  du  ferment  de  fidélité  5  qu'enfin  par  des  con- 
jurations formées  fous  le  fceau  de  la  confefîion  ,  on  ou- 
vroit  aux  Efpagnols  le  chemin  pour  envahir  l'Angleterre  ; 
elle  crut  qu'il  falloit  les  prévenir,  &  recourir  à  la  fevérité  des 
loix. 

La  Reine  en  effet  ,  fuivant  les  mêmes  Apologiftes  ,  fut 
informée  que  les  Prêtres  qu'on  envoyoit  des  Séminaires  n'a- 
voient  pas  tous  le  fëcret  de  la  conjuration  :  mais  que  ceux 
qui  en  etoient  dépositaires  abufoient  de  la  Religion  pour  en- 
gager leurs  inférieurs  dans  le  même  complot  :  Que  les  chefs 
de  l'intrigue  avoient  du  Pape  la  permiflion  de  porter  l'épée^ 
&  qu'en  cet  équipage  ils  alloient  fecrétement  dans  toutes 
les  maifons  des  Catholiques,  où  ils  exécutoient  avec  zélé 
les  ordres  du  pontife  Romain  :  Que  Perfon  homme  hardi 
êc  entreprenant,  étoit  à  la  tête  des  conjurés,  &  qu'il  pré- 
fcrivoitaux  autres  avec  autorité  ce  qu'ils  avoient  à  faire.  Les 
chefs  de  la  faction,  félon  les  mêmes  avis,  virent  bien  qu'on 
avoit  précipité  l'affaire ,  &  qu'il  falloit  attendre  qu'on  eût 
préparé  tout  ce  qui  étoit  nécefîàire  pour  mettre  à  exécution 
le  décret  de  Rome  contre  Elifabeth.  Ils  fe  croyoient  pour- 
tant obligés  en  confcience  de  s'y  foûmettre  :  mais  ils  prièrent 
le  Pape  de  l'adoucir  à  leur  égard  ,  foit  en  l'interprétant,  foit 
en  différant  l'exécution  d'un  projet ,  que  les  circonftances 
prelentes  rendroient  très-dangereufe.  Le  Pape  avoit  répon- 
du que  le  décret  obligeoit  toujours  Elifabeth  &  les  héré- 
tiques :  Que  pour  les  Catholiques ,  ils  n'y  feroient  tenus  qu'au- 
tant qu'ils  le  pourroient  mettre  à  exécution  fans  danger. 
Cette  décifion,  à  ce  qu'on  prétendoit,  avoit  été  faite  à  Rome 
le  1  5.  d'Avril  de  l'année  dernière,  fur  Iqs  inftanccs  d'Olivier 


/44  HISTOIRE 

?  Mavarée.  On  ajoûtoit  que  quand   on  demandoîc  à  ceux 

Henri  qu'on  avoir  arrêtés ,  s'ils  fe  foumettoient  au  décret  de  Pie 
III.       V.  qui  ordonnoic  de  détrôner  la  Reine ,  qui  délioit  Tes  fu- 
i  j8  i.     jets  du  ferment  de  fidélité  ,  qui  leur  permettoit  de  prendre 
les  armes  contre  elle  -y  qu'enfin  quand  on  les  interrogeoit  fur 
ce  qu'ils  penfoient  du  fentiment  de  Sanderus  (1)  &  de  Brif- 
toy  au  fujet  de  ce  décret ,  s'ils  y  adhéroient ,  ou  s'ils  recon- 
noifToient  Elifabeth  pour  leur  légitime  Souveraine  ?  les  uns 
répondoient  d'une  manière  ambiguë,  plufieurs  avec  unein- 
folence  extrême,  d'autres  enfin  ne  répondoient  rien  •  en  forte 
que  tous  fe   jouoient  ouvertement  de  l'autorité  de  leurs 
juges,  &que  l'on  voyoit  clairement  qu'il  fe  tramoit  quelque 
complot  également  terrible  6c  criminel  :  Que  Jean  Bishop 
Catholique  zélé  ,  mais  bon  citoyen ,  s'étoit  cru  obligé,  tanc 
il  étoit  perfuadé  de  la  vérité  du  complot  ,  d'écrire  nette- 
ment que  le  concile  de  Latran  ,  furie  trente-troifiéme  canon 
duquel  les  Papes  fondent  leur  droit  de  dépofer  les  Princes, 
&  de  donner  leurs  couronnes  à  d'autres,  n'a  jamais  été  re- 
çu en  Angleterre  :  Que  la  multitude  de  Prêtres  ,  qui  arri- 
voient  continuellement  dans  ce  Royaume  ,  qui  tenoient  des 
aflemblées  fecretes  ,  àc  qui  y  prêchoient  une  doctrine  nou- 
velle, augmentoit  encore  les  foupçons  :  Qu'on  leur  enten- 
doit  fouvent  dire  ,  qu'on  ne  doit  pas  obéir  à  un  Prince  ex- 
communié ,  &  qu'il  faut  lui   ôter  la  couronne  -y  qu'il  n'y 
avoit  en  Angleterre  aucun  Magiftrat  légitime  ,  &  que  les 
Eccléfiaftiques  ne    font  point  fujets  à  la  jurifdiction    des 
Princes,  ni  obligés  d'obéir  à  leurs  loix ,  quoiqu'ils  le  puifîentj 
&  qu'ils  ne  doivent  à  la  majefté  Royale  qu'un  refpe&  de 
bienféance^  &  que  le  Pape  a  fur  tous  les  hommes  un  pouvoir, 
&c  un  empire  fouverain ,  tant  pour  le  lpirituel  que  pour  le 
temporel. 

Les  Catholiques  qui  avoient  le  fecret  de  toute  cette  af- 
faire ,  voyant  que  les  aceufations  intentées  contre  eux ,  les 
rendroient  extrêmement  odieux,  publièrent  une  longue  Apo- 
logie, pour  réfuter  tout  ce  qu'on  leur  imputoit  fur  cette 
naatiére.  Ils  foûtiennent  que  les  pourfuites  que  l'on  faifoic 

(i)  Nicolas  Sandcr  ou  Sanderus  étoit  '  Irlande,  ou  Gre'goire  XIII.  l'avoir,  en- 
Anglois  :  il  a  beaucoup  e'erit  en  faveur  voyé  pour  foulever  le  Royaume  contre 
-de  la  puifiance  du  Pape,  Il  mourut  en ,  Elifabeth. 

contre 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXI  V.     545 

contre  eux ,  étoient  l'effet  des  calomnies  d'un  certain  Jean 

Nicolas  qui  fut  arrêté  à  Rouen  dans  la  fuite,  &  qui  avoua  Henri 
tout  :  Que  fur  les  dénonciations  de  ce  fourbe ,  on  avoit  em-       III. 
prifonné  6c  fait  mourir  beaucoup  d'innocens ,  qui  n'étoient     1  5  8  r , 
venus  en  Angleterre  que  pour  donner  quelque  confolation 
à  ceux  de  leurs  concitoyens  qui  profefTbient  la  même  Reli- 
gion qu'eux  :  mais  qu'ils  n'avoient  attenté  ni  contre  la  vie  de 
la  Reine ,  ni  contre  le  repos  du  Royaume,  comme  leurs  en- 
nemis le  publioient  faulîèment  :  Que  c'étoit  l'artifice  ordi- 
naire des  Hérétiques,  qui  dans  la  vue  de  ruiner  la  véritable 
Religion  ,  imputent  aux  gens  de  bien  des  deflcins  dont  ils 
font  eux-mêmes  coupables  :.Que  c'étoit  ainfi  qu'ils  avoient 
voulu  exclure  du  trône  Marie  ,  6c  Elifabeth  même,  fous 
Edoiiard  V  I. 

Voilà  la  caufe  des  édits  qui  avoient  été  publiés  quelque 
tems  auparavant  en  Angleterre  contre  les  Jéfuites  6c  les  Sé- 
minariftes  :  on  ne  fe  contentoit  pas  de  proîcrire  les  Jéfuites 
6c  les  Séminariftes ,  comme  criminels  de  léze-Majefté  5  mais 
on  rappelloit  tous  les  Anglois  qui  étudioient  chez  eux  ,  6c  on 
décernoit  de  grandes  peines  contre  tous  ceux  qui  donne- 
roient  retraite  à  des  Jéfuites, des  Séminariftes, des  Prêtres  fai- 
feurs  de  méfiés,  (  ce  font  les  termes  de  l'édit  )  qui  les  loge- 
roient,ou  qui  ne  les  découvriroient  pas  en  quelque  endroit 
qu'ils  fuiTent  cachés.  Les  troubles  d'Irlande  qui  g.ignoient  in- 
leniiblement  avoient  donné  lieu  à  ce  dernier  article. 

Ces  édits  traitant  ces  Prêtres  de  perturbateurs  du  repos 
public,  Guillaume  Alain  de  Lancaftre  ,  qui  fut  mis  fix  ans 
après  au  nombre  des  Cardinaux  par  Sixte  V.  publia  une  fé- 
conde Apologie  pour  défendre  l'innocence  de  fes  conci- 
toyens •  et  comme  on  leur  faifoit  un  crime  de  leur  féjour  dans 
les  pais  étrangers,  &;  fur-tout  à  Rome,  il  expofe  pourquoi  ils 
y  ont  demeuré  ,  6c  les  raifons  qui  ont  porté  Grégoire  XIII. 
à  inftituer  des  Séminaires  Anglois  tant  à  Rome  qu'à  Reimsj 
après  avoir  fait  l'éloge  de  la  difeipline  de  ces  Ecoles  de 
piété,  il  parle  des  motifs  qui  engagent  le  {aine  Siège  à 
envoyer  tant  de  Jéfuites  6c  tant  d'autres  Prêtres  dans  les 
Etats  d'Elifabeth  :  c'eil ,  dit-il ,  pour  ramener  à  l'unité  de 
l'Eglife  ceux  qui  s'en  font  fépares ,  6c  non  pour  troubler  la 
tranquillité  publique.  Il  finit  en  confolant  les  Catholiques 
Tome  y  III.  Z  z  z 


î46  HISTOIRE 

qui  font  perfécutés  pour  leur  ferme  attachement  à  la  vén- 
Henri  table  Religion. 

III.  Cependant  Elifabeth  n'étoit  pas  fans  inquiétude  fur  les  af- 

i  58  1.  faires  d'Ecoffe.  Au  commencement  de  l'année  elle  avoit  en- 
voyé dans  ce  Royaume  Th.  Randolph  pour  travailler  à  y 
établir  la  Religion  ,  à  affermir  de  plus  en  plus  une  union  fo- 
lide  entre  l'Angleterre  &  l'EcoiTe  ,  &  à  foûtenir  les  intérêts 
de  Morton.  Comme  pour  y  réuffir  il  n'y  avoit  point  de  meil- 
leur moyen  que  d'éloigner  de  la  Cour  le  comte  de  Lenox, 
elle  ne  recommanda  rien  tant  à  Randolph  que  de  mettre  tout 
en  œuvre  pour  fortifier  tellement  la  faction  Angloife  contre 
Lenox ,  que  les  Seigneurs  de  ce  parti  pulfent  forcer  le  Roi 
à  le  faire  fortir  d'Ecoffe. 

Randolph  s'employa  vivement  pour  Morton  ,  &  fît  valoir 
en  fa  faveur  les  grands  fervices  qu'il  avoit  rendus  au  Roi;  la 
recommandation  d'Elifabeth,qui  feroit  très-fâchée  d'efïuyer 
un  refus  dans  une  demande  fi  jufte  3  &:  jufqu'à  la  haine  même 
de  fes  accufateurs  ,  il  en  fit  ufage  pour  fon  ami.  Le  Roi  lui 
répondit  que  la  reine  d'Angleterre  lui  avoit  donné  trop  de 
preuves  de  fon  amitié  ,  pour  pouvoir  en  douter,  &  qu'il  n'y 
avoit  rien  qu'il  ne  voulût  faire  pour  elle  :  mais  qu'il  ne  pou- 
voit  empêcher  qu'on  ne  jugeât  un  homme ,  qui  étoit  accu- 
fé  du  crime  de  leze-Majefté  $  qu'il  promettoit  d'avoir  toute 
l'attention  pofhble  afin  que  tout  fe  pafTât  dans  les  régies  ,  & 
conformément  aux  loix  j  &  qu'il  feroit  connoître  à  Morton 
que  fi  ks  ennemis  avoient  la  liberté  de  l'accufer ,  il  auroit 
de  fon  côté  tous  les  fecours  nécefTaires  pour  juftifier  fon  in- 
nocence. 

Randolph  ayant  été  admis  à  l'afîemblée  des  Etats,  leur 
fît  un  grand  difcours  fur  les  fervices  qu'Elifabeth  avoit  ren- 
dus au  Roi  &  au  Royaume.  »  Ce  font  les  Anglois,difoit-il , 
»  qui  au  prix  de  leur  fang  ont  délivré  l'EcofTe  du  joug  de  la 
55  France  5'  ils  ont  foûtenu  le  Roi  &c  la  Religion,  fans  avoir 
w  jamais  penfé  à  s'emparer  d'un  pouce  de  terre  ,  quoique  les 
55  occafions  ne  leur  eufTent  pas  manqué  ,  &  qu'il  leur  eût  été 
55  facile  de  fubjuguer  tout  le  pais,  pendant  que  le  Roi  étoit  au 
îj  berceau ,  fa  mère  exilée  en  Angleterre  ,  aies  Grands  divi- 
55  fés  :  au  contraire  ils  n'ont  rien  eu  plus  à  cœur  que  la  confer- 
>■>  vation  de  ce  jeune  Prince  qui  tenoit  à  leur  Souveraine  par 


DE  J.   A.  DE  THOU,  Liv.   LXXIV.      547 

»  les  liens  de  la  parenté  &  de  la  Religion.Ceft  dans  cette  vue  _——u.— 
»  qu'ils  ont  toujours  agi  de  concert  avec  les  Vicerois,  6c  qu'ils  Henri 
»  ont  entretenu  une  amitié  étroite  avec  eux  au  grand  avan-       III. 
»>tagede  l'un  6c  de  l'autre  Royaume.  Ce  concerta  fubfiflé      ic8r. 
"julqu'à  l'arrivée  d'Aubigny  de  Lenox  enEcolTe.  Il  n'y  fut 
»j  pas  plutôt  entré, qu'il  s'empara  de  la  perfonne  du  Roi,l'indi£ 
»  pofa  contre  l'Angleterre,  6c  le  fît  pencher  du  côté  des  Fran- 
»  çois  qui  ne  l'avoient  pas  encore  reconnu  pour  Roi.  Il  éloi- 
»  gna  enfuite  de  la  Cour  Tes  plus  fidèles  Miniftres  3  il  en  éta- 
blit d'autres  à  leur  place  5  il  décria  dans  l'efprit  du  Prince 
»  les  Paffceurs  qui  prêchoient  la  parole  de  Dieu,  6c  les  fit  paf- 
«  fer  pour  feditieux  ,  6c  il  ne  fe  mit  aucunement  en  peine  de 
î»  faire  rendre  lajuftice  fur  les  limites  des  deux  Royaumes.  « 
Mais  comme  il  vit  que  les  harangues  6c  les  follicitations  pu- 
bliques en  faveur  de  Morton  ne  faifoient  pas  grand  effet ,  6c 
que  fes  déclamations  contre  Lenox  en  faifoient  encore  moins; 
il  crut  parvenir  plus  efficacement  à  fes  vues,  en  produifànt 
des  lettres  fecretes  de  ce  Seigneur.  Cette  reffource  fut  en- 
core infruchieufe ,  6c  il  fut  foupçonné  de  mettre  fur  le  compte 
de  Lenox  des  lettres  qu'il  avoit  fabriquées  lui  même.  Sa  der- 
nière tentative  fut  de  négocier  fecrétement  avec  les  parens 
6c  les  amis  de  Morton  ,  6c  avec  les  ennemis  6c  les  rivaux  de 
Lenox.  Ainfi  après  avoir  déploré  devant  eux  l'état  malheu- 
reux de  l'Ecoffe  ,  il  leur  remit  devant  les  yeux  les  périls  dont 
le  Roi ,  l'Etat  6c  eux-mêmes  étoient  menacés.  Ilfe  plaignoit 
de  l'ingratitude  qu'on  avoit  marquée  pour  la  reine  d'Angle- 
terre ,  du  peu  d'égard  qu'on  avoit  pour  fa  recommandation. 
Il  ajouta  qu'il  ne  voyoit  point  d'autre  remède  à  ces  maux  , 
que  de  défendre  par  les  armes  leur  liberté ,  qu'ils  ne  pou- 
voient  maintenir  par  les  voyes  ordinaires  de  la  jufbice  :  Qu'E- 
lifabeth  leur  offroit  de  i'aro-ent  6c  tous  les  fecours  dont  ils 
avoient  befoin  pour  faire  la  guerre. 

Il  avoit  déjà  entraîné  les  comtes  d'Argy le  ,  de  Montrofs, 
de  Marre,  6c  d'Angus  neveu  de  Morton  ,  Glencarn  ,  Ruth- 
wen  6c  de  Lindfey  ,  avec  plufieurs  autres  Gentilshommes. 
Le  duc  de  Lenox  6c  le  comte  d'Aran  jugeant  qu'il  falloit 
les  prévenir  allèrent  trouver  le  Roi ,  lui  repréfentérent  les 
intrigues  de  la  faction  Anglicane,  èc  lui  firent  entendre  qu'il 
étoit  de  la  dernière  importance  de  juger  Morton,  avant 

Z  z  z  ij 


548  HISTOIRE 

que  les  troupes  Angloifes  parurent  fur  la  frontière.  Le  Roi 
Henri  étant  encré  dans  leurs  vues,  ils  agirent  auprès  de  ceux  que 
III.       Randolph  avoit  déjà  gagnés ,  ils  font  fi  bien  à  force  de  pro- 
j  ,$  I#      niellés  6c  de  menaces,  qu'ils  les  empêchent  de  fe  liguer  en- 
femble.  Il  n'y  eut  que  les  comtes  de  Marre  6c  d'Angus  qui 
perfiftérent  dans  le  parti  qu'ils  avoient  pris ,  Se  qui  le  mon- 
trèrent difpofés  à  tout  entreprendre  contre  Lenox  en  faveur 
de  Morton.  Mais  leur  deilèin  ayant  été  découvert  par  Wit- 
tingham  plutôt  qu'ils  necroyoient,  Randolph  qui  craignoit 
d'être  arrêté ,  fe  retira  en  diligence  à  Barwick  après  avoir 
fait  avertir  les  comtes  de  Marre  6c  d'Angus  de  longer  à  leur 
fureté  :  mais  le  Roi  ne  leur  en  donna  pas  le  tems  ;  d'Angus 
eut  ordre  d'aller  fe  confKtuer  prifonnier  au-delà  de  la  ri- 
vière de  Spée ,  &  le  comte  de  Marre,  de  livrer  la  citadelle  de 
Sterlin.  Peu  de  tems  après, on  précipita  le  jugement  de  Mor- 
ton,qui  fut  condamné  à  mort  Se  décapité.  On  dit  qu'il  avoua 
dans  la  prifon  que  Botwell  Se  Archambaud  de  Duglas  lui 
avoient  confeillé  de  tuer  le  Roi  $  mais  que   dans  l'agita- 
tion où  étoient  alors  toutes  les  affaires,  il  n'avoit  vu  per- 
ionne  à  qui  il  pût  confier  un  pareil  fecret  :  Que  depuis  il 
avoit  été  ami  intime  de  Duglas,  6c  qu'il  s'étoit  engagé  par 
écrit  àBotwell  de  le  défendre,  fi  quelqu'un  l'accufoit.  In- 
terrogé fi  Botwell  avoit  parlé  à  Murrai  du  deflein  de  tuer  le 
Roi ,  il  affûra  jufqu'à  la  fin  qu'il  n'en  fçavoit  rien  :  mais  qu'il 
n'y  avoit  guère  d'apparence  que  deux  hommes  qui  s'accor- 
doient  fi  mal,  eufTentpu  prendre  des  mefures  enfemblepour 
un  deiïein  aufîi  périlleux  ,  6c  d'une  auffi  grande  importance. 
Affaires  des       Après  l'exécution  deMorton,les  comtes  de  Marre  6e  d' An- 
villes  Han-    gus  ayant  été  proferits  cherchèrent  un  afyle  en  Angleterre, 
fcauques.       Pendant  que  le  duc  d'Anjou  y  étoit  encore  ,  il  envoya  un 
AmbaiTadeur  à  Lubeck  offrir  aux  villes  Hanféatiques  fon 
amitié ,  6c  fa  médiation  pour  accommoder  leurs  différens 
avec  la  reine  d'Angleterre  fon  alliée  ,  6e  qu'il  devoitmême 
époufèr  dans  peu  j  6c  il  leur  demandoit  à  fon  tour  d'être 
compris  dans  l'alliance  qui  étoit  entre  ces  villes  6e  la  cou- 
ronne d'Angleterre.  Pour  les  y  engager,  il  les  allure  qu'il 
ne  fe  départira  jamais  de  cette  union  ,  6c  qu'il  fera  toujours 
prêt  à  les  fecourir  au  befoin.  Ces  villes  le  remercièrent  des. 
marques  de  fa  bienveillance  6c  de  ^qs  offres ,  6c  l'afFiuérent 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.     549 

que  s'il  pouvoit  par  fa  protection  les  réconcilier  avec  la  reine  - 

d'Angleterre,  &  leur  obtenir  la  confirmation  de  leurs  privi-  Henri 
léges ,  qu'ils  follicitoient  en  vain  depuis  vingt-deux  ans ,  ils       II I. 
lui  en  auroient  une  obligation  éternelle.  1  581. 

11  fe  tenoit  alors  une  aflèmblée  des  quatre  Métropoles  de 
la  fociété  Hanféatique ,  des  villes  Vandaliques  &:  de  Bremen, 
pour  fonger  aux  moyens  d'empêcher  les  monopoles  des  An- 
glois en  Allemagne ,  &  de  recouvrer  la  liberté  du  commerce 
avec  Londre.  Cette  aflèmblée  avoit  commencé  dès  le  mois 
d'O&obre  dernier:  mais  l'Empereur  voulut  que  l'affaire  fût 
xenvo4yée  à  la  diète  de  l'Empire,  pour  y  être  plus  amplement 
examinée  :  de  comme  le  négoce  de  ces  villes  pouvoit  louf- 
frir  de  ce  retardement,  elles  demandoient  que  les  décrets 
qui  avoient  été  faits  l'année  précédente  à  Lunebourg  contre 
les  Anglois ,  fuirent  exécutés  par  proviiîon  ,  &:  qu'il  leur  fut 
permis  d'agir  en  juftice  contre  Ezard  comte  d'Embden. 

Elifabeth  vouloit  bien  fufpendre  l'exécution  de  (es  édits 
contre  les  villes  Hanféatiques  ,  pourvu  qu'auparavant  elles 
révoquaient  les  décrets  qu'elles  avoient  faits  contre  les  An- 
glois à  i'aflemblée  de  Lunebourg.  Pendant  cette  contef- 
ration  ,  l'ambaflàdeur  du  duc  d'Anjou  arriva  3  6c  ayant  réùf- 
fi  à  faire  fufpendre  tout  ce  qui  s'étoit  paflè  départ  &  d'autre 
de  contraire  à  l'alliance ,  l'affaire  demeura  ailbupie  pendant 
quelque  tems. 

Cependant  on  avertit  la  ville  d'Elbïng  de  ne  point  ac- 
corder de  maifon  ,  ni  de  privilèges  aux  Anglois ,  qui  contre 
les  décrets  de  la  fociété  voudroient  y  établir  leur  monopole. 
On  parla  enfuite  dans  l'aflemblée  de  la  néceffité  d'une  con- 
tribution décuple ,  11  l'on  vouloit  relever  les  affaires  de  la 
fociété.  La  ville  de  Lubeck  offroit  mille  écus  5  mais  les  au- 
tres députés  ayant  déclaré  qu'ils  n'avoient  aucun  ordre  de 
leurs  villes  à  ce  fujet ,  l'affaire  fut  remife  à  une  aflèmblée 
plus  nombreufe.  Enluite  on  réfolut  d'envoyer  une  députa- 
tion  au  roi  de  Pologne  ^  *  Se  on  en  chargea  les  villes  de  Co-  *  Etréoai 
logne,  de  Danzick  &  de  Roftock  :  mais  la  ville  de  Cologne 
s'en  étant  exeufée  ,  les  deux  autres  refuférent  de  s'en  char- 
ger fans  elle.  Après  quoi  les  matelots  s'étant  plaints  que  de- 
puis peu  on  les  accabloit  en  Portugal  d'exa&ions  extraordi- 
naires ,  les  villes  furent  d'avis  de  profiter  du  nouveau  régne 

Zzz  ii j 


Bactori, 


550  HISTOIRE 

—  de  Philippe  II.  pour  arrêter  le  mal  dans  fa  naiiîànce  :  Se  elles 

Henri  envoyèrent  à  leur  Conful  de  Liibonne  des  lettres  pour  ce 
III.       Prince  ,  par  lefquclles  elles  le  fupplioient  de  les  décharger 
i  5  8  i.     de  ces  nouvelles  importions ,  6c  d'ordonner  que  les  titres  de 
leurs  privilèges  qui  étoient  dépofés  dans  une  Chapelle  de 
Lifbonne ,  leur  feroient  remis  en  original,  ou  du  moins  qu'on 
leur  en  fourniroit  des  copies  munies  du  fcéau  de  l'autorité 
publique. 
Affaires  Je       En  France  le  Roi  vivoic  dans  une  entière  fécurité  j  6c  oc- 
France,  cupé  de  fes  feuls  plaifirs  ,  il  continuoit  Tes  profuiions  ordi- 
naires ;  mais  comme  fes  finances  n'y  fumToient  pas  malgré  la 
multiplication  des  impôts,  il  fallut  avoir  recours  aux  inven- 
tions pernicieufes  dQs  Italiens ,  ou  autres  gens  exercés  com- 
me eux  dans  l'art  funefte  d'écorcher  les  peuples.  C'étoit  tous 
les  jours  nouvelles  magistratures  ,  nouvelles  charges ,  nou- 
veaux tributs,  6c  nouveaux  édits  par  conféquent  à  l'enre- 
giffcrement  defquels  le  Parlement  s'oppofoit  toujours.  Le  Roi 
fut  donc  obligé  d'y  venir  le  quinze  de  juillet ,  &  il  y  fît  en- 
regiftrer  pour  un  feul  jour  vingt-fept  édits  burfaux  ,  par  l'un 
defquels  il  créoit  vingt  nouvelles  charges  de  Confeillers.  Par 
là  s'accrut  encore  la  haine  qu'on  avoit  déjà  pour  fon  gou- 
vernement }  le  peuple  en  murmuroit  hautement ,  6c  les  fages 
tout  bas.  Comme  ils  voyoient  que   ces  édits  caufoient  un 
bouleverfement  total  dans  le  Royaume  :  Que  tout  l'argent 
qu'on  droit  par  cette  voye  ,  étoit  diilipé  par  le  luxe,  ou  em- 
ployé à  des  ufages  infâmes  :  Que  tout  étoit  vénal  jufqu'aux 
magiftratures  de  aux  gouvernemens  :  Que  plus  les  impots 
augmentaient ,  plus  le  tréfor  de  l'épargne  fe  trouvoit  épuifé: 
Que  lamajefté  Royale  s'avilifToit  de  jour  en  jour  :  Qu'on  éle- 
voit  aux  premières  places  des  enfans  fans  capacité  ^  comme 
ils  voyoient  enfin  que  la  vertu  n'avoit  aucune  récompenfe  à 
attendre  ,  6c  que  tout  fe  donnoit  à  la  faveur ,  qu'on  n'ac- 
quéroit  que  par  les  fervices  les  plus  infâmes  ,  ils  n'avoient 
que  de  trilles  preflentimens  au  fujet  du  Roi ,  6c  des  affaires 
de  l'Etat, 
Mariage  de      Dans  ces  circonftances ,  ce  qui  occupoit  le  Roi  férieufe- 
Joyeufe  avec  menc  étoit  le  mariage  de  joyeufe  6c  de  la  Valette.  îoyeufe 

iaiœurdela  .       r    ,  ,  ,     »  ->     '  .         .      X,V 

Reine.  avoit  ete  accorde  en  France  avec  Marguerite  de  Chabot, 

fille  6c  principale  héritière  de  Eleonor  de  Chabot  comte  de 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.     551 

Charny.   Mais  le  cœur  de  ce  Favori  s'élevant  à  mefure  que  . _._■ 

fa  faveur  croifToit ,  il  rompit  ce  premier  engagement ,  malgré  Henri 
les  honneurs  &  les  grands  biens  de  la  maifon  de  Chabot ,  &  III. 
il  époufa  Marguerite  de  Lorraine  fceur  delà  Reine (1)  fem-  1  c8  ï 
me  du  Roi.  Henri  de  Mefmes  alla  en  pofte  la  demander  au 
nom  du  Roi  au  duc  Charle  de  Lorraine^car  Nicolas  prince  de 
Vaudemont  père  de  la  Princelîeétoit  mort  quatre  ans  aupa- 
ravant. Malgré  la  mifére  du  peuple ,  ce  mariage  fe  fît  à  Pa- 
ris, avec  une  magnificence  plufque  Royale.  Le  Roi  afîîgna 
à  la  mariée  ,  quoique  étrangère ,  une  dot  de  trois  cens  mille 
écus  d'or,  comme  on  la  donne  aux  filles  de  France  ,&  il  en 
donna  autant  au  marié.  Quelques  odieufes  que  fuflènt  ces 
profuflons  ,  celles  que  l'on  fît  pour  les  noces  le  furent  bien 
davantage  ;  en  tournois ,  caroufels ,  fpect-acles  ôc  fêtes  de 
nuit ,  combat  naval  ,  préfens ,  &  autres  profitions  fembla- 
bles ,  on  dépenfà  douze  cens  mille  écus  d'or.  Le  duc  de  Lor- 
raine s'y  trouva  ,  &c  y  fît  auffi  de  grandes  dépenfes  j  mais  il 
comptoit  bien  tirer  de  notre  folie  un  avantage  préfent,& un 
beaucoup  plus  grand  à  l'avenir  de  la  ruine  du  Royaume  ,  qu'il 
prévoyoit.  A  Ton  exemple  ,  le  cardinal  de  Bourbon  allié  de 
Joyeufe  ,  fe  diffcingua  aufîî  beaucoup  par  la  dépenfe. 

Pour  donner  un  relief  à  ce  mariage  ,  le  Roi  quelque  teins 
auparavant  avoit  fait  Joyeufe  Duc  &  Pair,  par  un  Edit  du 
mois  d'Août  enregiftré  au  Parlement  le  7.  de  Septembre.  La 
noblelle  des  comtes  de  Joyeufe  ,  honorés  autrefois  de  l'allian- 
ce de  nos  Rois ,  n'y  étoit  pas  oubliée.  En  effet  Jean  de  Bour- 
bon comte  de  Vendôme  eut  plufieurs  filles ,  qui  furent  ma- 
riées •  fçavoir,  Jeanne  l'aînée, au  duc  de  Bourbon  ,  èc  enfuice 
à  Jean  de  la  Tour  comte  de  Boulogne  3  Catherine ,  à  Gilbert 
de  Chabane  comte  de  Carton  5  une  autre  Jeanne  ,  à  Louis 
vicomte  de  Joyeufe  -  &;  Charlotte  la  quatrième,  à  Engilbert 
de  Cleve  duc  de  Nevers.  La  dignité  de  Duc  &  Pair  fut  don- 
née à  Joyeufe  ,  à  condition  qu'il  auroit  le  premier  rang  en 
France  après  les  princes  du  Sang  ,&  les  defcendans  des  mai- 
fons  de  Savoye  ,  de  Lorraine ,  de  Cleve  &  de  Longueville ,  & 
qu'il  précéderoit  tous  les  autres  Ducs ,  quoique  plus  anciens  , 
au  facre  des  Rois  ,  au  Parlement ,  au  Confeil  du  Roi ,  &  dans 
toutes  les  cérémonies  publiques. 

(1)  Louife  de  Lorraine  de  Vaudemont. 


55i  HISTOIRE 

55       La  Valette  reçut  dans  le  même  tems ,  les  mêmes  çraces  6c 


Henri  la  même  dot  :  car  il  étoit  au  même  degré  de  faveur  que 
III.  Joyeufe.  Ce  Prince  qui  les  aimoit  tous  deux  éperdument, 
i  j  8  i .  quoique  peu  maître  de  lui  d'ailleurs ,  avoit  une  attention  in- 
finie à  leur  partager  également  fes  bienfaits ,  de  crainte  que 
la  moindre  inégalité  n'excitât  entr'eux  de  la  jaloufîe  :  mais 
il  n'étoit  pas  aife  de  l'empêcher^  l'envie  de  les  voir  unis  l'in- 
quiétoit  beaucoup  plus,  que  le  repos  6c  la  tranquillité  de 
Ion  Royaume.  Il  reftoit  encore  une  fœur  de  la  Reine ,  nom. 
mée  Chriftine  j  mais  comme  elle  n'étoit  pas  nubile,  on  fe 
contenta  de  la  fiancer  à  la  Valette  ,  qui  abandonna  par  ce 
moyen  Jeanne  de  Mou  y ,  fille  du  marquis  de  Mouy ,  qui  avoic 
été  fiancée  avec  lui  avant  qu'il  fut  parvenu  au  degré  de  fa- 
veur où  il  étoit  alors.  Elle  époufa  depuis  Claude  de  Saint 
Sauveur ,  frère  d'Anne  de  Joyeufe. 

Quoique  le  mariage  de  la  Valette  fut  remis  à  caufe  de 
l'âge  de  la  Princefle,  la  dot  lui  fut  payée  argent  comptant  -y 
on  lui  fit  les  préfens  de  noces  :  6c  afin  qu'il  n'y  eût  point  de 
fujet  de  jaloufîe  entre  les  deux  Favoris ,  le  Roi  fe  hâta  d'a- 
cheter auprès  de  Chartres ,  Epernon  ,  qui  étoit  du  domaine 
du  royaume  de  Navarre  ;  èc  par  un  Edit  donné  au  mois  de 
Novembre  ,  il  l'érigea  en  Duché-Pairie  pour  la  Valette ,  avec 
les  mêmes  prérogatives  qu'il  avoit  accordées  à  Joyeufe. 
L'Edit  fut  enregistré  le  27.  de  Novembre,  6c  ce  même  jour 
le  duc  de  Joyeufe  fut  reçu  au  Parlement ,  6c  y  prêta  ferment 
avec  les  cérémonies  ordinaires.  Cet  Edit  fait  remonter  la 
noblefle  du  jeune  Nogaret  jufqu'à  ce  Guillaume  deNogaret 
qui  fit  pour  la  liberté  du  Royaume  une  adion  bien  célèbre 
dans  l'hiffcoire  •  car  il  arrêta  à  Anagnia,avec  le  fecours  de 
Sciarra  Colonne,  le  pape  Boniface  VIII.  qui  prétendoit  que 
la  couronne  de  France  étoit  feudataire  du  Saint  Siège.  Ce 
fut  vers  l'an  1303.  Ce  fait  y  eft  remarqué  comme  une  de-s 
plus  glorieufes  actions  de  cette  famille  ,  6c  comme  un  témoi- 
gnage illuftre  du  courage  de  fes  ancêtres ,  &c  de  leur  zélé  pour 
le  lervice  de  la  patrie.  Enfin  le  1 1 .  de  Décembre  François 
de  Luxembourg  qui  avoit  été  nommé  duc  avant  Epernon , 
fut  créé  duc  de  Piney  6c  pair  de  France  ,  6c  le  même  jour  il 
prêta  ferment  au  Parlement.  Ce  qui  ne  fut  que  l'efFet  de  la 
faveur  pour  les  deux  autres ,  fut  donné  à  lafplendeur  d'une 

des 


DEJ.  A.  DETHOU,Liv.  LXXIV.     555 

âes  plus  illuftres  familles  de  la  Chrétienté  ;  mais  ce  ne  fut  pas  ss 
avec  la  prérogative  accordée  à  Epernon ,  ce  qui  attira  depuis  Henri 
de  grandes  affaires  6c  de  grands  procès  à  ce  Duc  ,  non-feu-       III. 
Jement  avec  le  duc  de  Piney  ,  mais  avec  tous  ceux  dont  les     1  ?8r. 
Duchés  étoient  plus  anciens  que  celui  d'Epernon. 

Jufque-  là  toutes  les  tentatives  du  Pape  6c  de  (bs  Nonces 
avoient  échoué  dans  la  demande  qu'ils  faifoient  de  la  publi- 
cation du  concile  de  Trente.  Enfin  les  Guifes  trouvèrent  un 
expédient  pour  fatisfaire  en  partie  6c  pour  un  tems  aux  defirs 
du  S.  Père.  C'étoit  de  célébrer  des  Conciles  provinciaux  , 
où  l'on  recevroit  ce  Concile  peu  à  peu  6c  par  parties.  Celui 
qui  commença  fut  Charle  de  Bourbon  cardinal ,  archevêque 
de  Rouen  6c  primat  de  Normandie.  Ce  qu'il  fit  àl'inftiga- 
tion  de  Claude  de  Saintes  évêque  d'Evreux,  théologien 
célèbre  ,  élevé  autrefois  dans  la  maifon  du  cardinal  de  Lor- 
raine. Les  Guifes  s'étoient  empare  de  l'eiprit  du  cardinal  de 
Bourbon ,  depuis  la  mort  de  Louis  de  Minterne  abbé  de 
Chaftrice  ,  qui  le  gouvernoit  entièrement ,  6c  qu'ils  n'a.  •  :nt 
pu  gagner.  Mais  ils  vinrent  bientôt  à  bout  de  corromt 
celui  qui  fuccéda  à  fa  faveur.  C'étoit  Antoine  de  Bourbon 
Rubembré  premier  chambellan  de  ce  Cardinal ,  &c  qui  def- 
cendoit  d'un  bâtard  de  cette illuftre  maifon,  Le  duc  de  Guiiè 
ayant  eu  entrée  chez  le  cardinal  de  Bourbon  par  le  moyen 
de  ce  nouveau  Favori ,  fçut  fi  bien  ménager  (on  esprit ,  en 
lui  faifant  efpérer  qu'on  le  feroit  Roi ,  fi  Henri  III.  &  le  duc 
d'Anjou  mouroient  fans  enfans  mâles,  6c  lui  fafeina  telle- 
ment les  yeux  par  fes  carefTes  6c  par  fes  fouplefies,  que  ce  vieil- 
lard perdit  tout  d'un  coup  l'averfion  qu'il  avoit  eue  jufque- 
là  pour  les  Lorrains,  6c  commença  à  s'éloigner  des  Princes 
de  fon  fang.  H  tint  donc  un  Concile  à  Rouen ,  à  l'indication  Concile  de 
des  Guifes  ^  &  il  invita  par  fon  exemple  tous  les  autres  Arche-  Rouen- 
vêques  6c  Primats  à  l'imiter  ,  quoique  par  d'autres  vues. 

Depuis  que  le  duc  d'Anjou  étoit  entré  dans  les  Païs-bas, 
le  Roi  délivré  de  l'inquiétude  que  fa  préfence  lui  donnoit , 
fongea  à  exécuter  les  Edits  de  pacification ,  6c  en  même-tems 
à  mettre  un  obftacle  aux  entreprifes  du  roi  de  Navarre.  Dans 
cette  vue  il  fit  revenir  Biron  delaGuienne,  6c  y  envoya  le 
maréchal  de  Matignon,  qui  avoit  aluégé  6c  pris  la  Fere  l'année 
précédente.  Comme  le  roi  de  Navarre  en  étoit  Gouverneur, 
Tome  FUI.  A  A  a  a 


554  HISTOIRE 

— l.  Matignon  y  alla  en  qualité  de  Lieutenant  général.  L'or- 

Henri  dre  qu'on  donna  à  ce  Maréchal ,  fut  de  pacifier  par  fa  fa- 

III.       gefTe  &  par  fa  préfence  cette  grande  province ,  où  fe  for- 

1581»     moient  toutes  les  grandes  tempêtes ,  qui  venoient  enfuite 

retomber  fur  le  relte  du  Royaume. 

Quelque  tems  auparavant  ,  c'efb-à-dire,  vers  la  fin  de  Juil- 
let ,  la  NoblefTe  du  Périgord  &  des  environs  fatiguée  par  les 
courfes  continuelles  des  garnifons  Proteftantes ,  engagea  les 
Commandans  des  troupes  du  Roi  à  fe  failir  de  Perigueux. 
Ils  furprirent  cette  ville  la  nuit ,  ôc  ils  la  traitèrent  avec  tant 
de  barbarie ,  qu'ils  fembloient  vouloir  venger  celle  que  le 
baron  de  Langoiran  y  avoit  exercée  fix  ans  auparavant ,  lors- 
qu'il fe  rendit  maître  de  la  ville.  Le  roi  de  Navarre  en  ayant 
porté  fes  plaintes  au  Roi ,  il  n'en  reçut  pour  toute  fatisfa&ion 
que  des  excufes ,  fa  Majefté  lui  ayant  répondu ,  qu'après  tant 
d'outrages  de  la  part  des  Proteftans,  elle  ne  pouvoit  pas  leur 
faire  rendre  une  place  dont  les  Catholiques  étoient  maîtres. 
Ainfî  au  lieu  de  Perigueux  on  leur  donna  pour  place  de  fure- 
té Puymirol ,  bicoque  près  d'Agen. 

Peu  de  tems  après,  en  exécution  de  l'onzième  article  de 
la  conférence  de  Fleix  ,  on  envoya  des  CommifTaires  du  Par- 
lement de  Paris ,  le  président  Seguier  à  la  tête  ,  pour  connoî- 
tre  des  cauiès  des  Proteftans ,  à  la  place  de  la  Chambre  mi- 
partie  ,  tirée  trois  ans  auparavant  du  Parlement  de  Bour- 
deaux  &  établie  à  Agen.  J'étois  du  nombre  des  CommifTai- 
res en  qualité  de  confeiller  Clerc.  Les  CommifTaires  furent 
reçus  des  peuples  avec  de  grandes  marques  de  joye.  L'année 
fui  vante  ils  s'afTemblérent  dans  un  couvent  de  Dominicains  5 
enfuite  à  Agen,  puis  à  Perigueux,  &;  enfin  à  Saintes,  6c  ils 
rendirent  trois  ans  durant  la  juftice  en  tous  ces  endroits  avec 
une  intégrité  qui  fut  applaudie  de  tout  le  monde  ,6c  qui  mit 
la  paix  dans  la  province  :  car  après  la  prudence  de  Matignon , 
c'eft  à  l'équité  de  ces  excellens  Juges  qu'elle  en  eut  la  princi- 
pale obligation. 
Affaires  du  Après  la  mort  de  Bellegarde ,  il  s'éleva  des  troubles  dans 
marejuifat  de  ]e  marquifat  de  SalufTe  :  &  le  Roi  craignoit  extrêmement 
qu'il  ne  fe  trouvât  des  gens  qui  reprifTent  les  intrigues  que 
d'autres  avoient  commencées  avec  les  émifTaires  du  roi 
d'Efpagne.    On  y  envoya  d'abord  Bernard  de  Nogaret  la 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.      555 

Valette,  qui  ayant  trouvé  une  partie  des  poftes  occupés  par         "        » 
les  reftes  de  cette  fa&ion  ,  avoit  voulu  par  l'entremife  du  duc  Henri 
de  Savoye  engager  les  Commandans  à  le  foûmettre ,  moyen-       III. 
nant  quelque  iatisfa&ion  qu'on  leur  donneroit.    Mais  ce     ic8i. 
deiïèin  ayant  échoué ,  6c  Lafin  qui  tenta  la  chofe  au  nom 
du  duc  d'Anjou ,  n'ayant  pas  mieux  réiifli ,  on  y  envoya  le 
maréchal  de  Retz  *  avec  un  plein  pouvoir.  On  efpéra  qu'il     *  Albert  de 
réuiîiroit  mieux ,  parce  qu'on  croyoit  que  fa  fœur  qui  avoit  Goadl* 
époufé  le  comte  de  Pancallier  ,  6c  qui  avoit  été  chargée  de 
l'éducation  du  duc  de  Savoye  ,  avoit  un  grand  crédit  en  cette 
Cour.   Le  fïeur  d'Anfelme  gentilhomme  Provençal ,  homme 
également  hardi ,  feelerat  6c  ancien  confident  de  Bellegar- 
de,  fe  hâtoit  de  fortifier  Cental,  &  il  avoit  de  groilès  gar- 
nirons dans  Saint  Damien,  Dragonniére  6c  Venafque.  Com- 
me il  s'étoit  fait  bien  des  ennemis  pendant  les  troubles  pré- 
cédens ,  il  difoit  qu'il  avoit  une  grande  répugnance  à  re- 
tourner à  la  vie  privée ,  &  il  demandoit  une  retraite  fûre  ,où 
il  pût  être  à  couvert  de  fes  ennemis  6c  fervir  fidèlement  le 
Roi.   Le  maréchal  de  Retz  trouvant  que  ce  qu'il  deman- 
doit étoit  raifonnable ,  lui  fit  donner  pour  retraite  au  nom 
du  Roi  6c  du  duc  d'Anjou  ,  6c  à  la  prière  du  duc  Savoye ,  la 
ville  de  Tarafcon  fur  le  Rhône ,  au-deflus  d'Arle  ,  avec  deux 
compagnies  de  cavalerie  defbinées  pour  la  garde  de  Roque- 
Maure  ,  ou  de  Valbergue ,  6c  payées  par  le  Roi ,  pourvu  qu'il 
obtînt  l'agrément  du  duc  de  Monmorency  gouverneur  de 
Languedoc.    On  lui  promit  encore  dix  mille  écus  d'or  pour 
les  dépenfes  qu'il  avoit  faites  à  Cental ,  2c  pour  les  munitions 
de  guerre  6c  de  bouche  qu'il  devoit  remettre  5  èc  outre  cela 
le  Roi  donna  l'abbaye  de  Mont-Majour  à  fon  frère. 

En  attendant  que  le  Roi  eût  ratifié  le  traité ,  les  poftes 
qu'il  devoit  évacuer  furent  mis  entre  les  mains  du  duc  de 
Savoye  :  toutes  ces  conventions  furent  arrêtées  le  premier 
Février.  Le  duc  de  Savoye,  la  Valette 6c  Anfelme  écrivirent 
au  duc  de  Monmorency  pour  le  prier  de  trouver  bon  que  la 
cavalerie  d'Anfelme  fût  reçue  dans  Roque-Maure  ou  dans 
Valbergue  ,  fuivant  l'ordre  du  Roi.  Là-defTus  Anfelme  fe 
rendit  à  Tarafcon ,  &c  quelque  tems  après  étant  allé  à  Aix , 
il  y  fut  tué  dans  une  querelle,  par  ordre,  à  ce  qu'on  croit, 
du  bâtard  d'Angoulême  gouverneur  de  Provence. 

AAaa  ij 


55^  HISTOIRE 

— ■.      '  Roger  Trironio  abbé  de  Pignerol ,  qui  nous  a  donné  la 

Henri  vie  du  cardinal  Lauro ,  allure  que  lorique  Bellegarde  eut 
III.  chafle  Birague  du  marquifàt  de  SaluiTè  ,  le  Pape  qui  fçavoit 
i  58  i.  <îue  cette  expédition  s'écoic  faire  à  l'infligation  du  duc  de 
Savoye ,  6c  qui  prévoyoic  que  cette  affaire  pourroit  bien  dans 
la  fuite  allumer  la  guerre  entre  la  France  6c  la  Savoye,  en- 
voya extraordinairement  Vincent  Lauro  évêque  de  Mondo* 
vi,  au  duc  Charle,  qui  venoit  de  fucceder  à  Philbert  fou 
père, &:  qui  après  la  mort  de  Bellegarde,  s'étoit  emparé  de 
la  fortereîïè  de  Carmagnole  ,  où  il  y  avoit  bonne  garnifon  , 
fous  prétexte  d'empêcher  que  les  Proteftans  ne  s'en  faifiilent. 
Comme  Lauro  connoiflbic  le  jeune  Duc  pour  un  efprit  bouil- 
lant 6c  ambitieux ,  il  lui  repréfenta ,  dit  Tritonio  ,  que  l'af- 
faire de  Carmagnole  étoit  délicate ,  6c  qu'il  devoit  s'y  con- 
duire avec  beaucoup  de  prudence  ;  que  s'il  vouloit  rendre 
cette  place  au  Roi,  il  devoit  le  faire  de  manière  qu'il  parût  que 
c'étoit  par  un  motif  de  juflice,  &;  non  par  crainte,  &  qu'il 
pût  en  faveur  de  cette  reftitution  obtenir  quelque  avantage 
du  Roi  :  6c  Lauro  prit  ce  parti  comme  le  plus  fur.  Mais  il 
dit  en  même  teins  à  ce  Prince  que  s'il  vouloit  garder  cette 
place,  il  examinât  bien  les  forces  -,  que  la  France  ne  fouffri- 
roitpas  cette  ufurparion,  6c  qu'il  pouvoit  compter  qu'il  n'étoic 
pas  en  état  de  repoulier  les  efForts  des  François ,  s'il  n'étoit 
appuyé  du  fecours  du  Pape  6c  des  Efpagnols.  Tritonio  ajou- 
te que  le  Duc  répondit  qu'il  étoit  réiolu  de  garder  Carma» 
gnole ,  6c  qu'il  demanda  même  l'avis  du  Pape  -y  mais  que 
depuis ,  la  crainte  de  s'attirer  les  forces  delà  France  l'avoir 
fait  changer ,  6c  que  non-ièulement  il  avoit  rendu  Carmagno- 
le j  mais  que  c'étoit  lui  qui  avoit  engagé  Anfelme  à  accepter 
les  offres  que  le  Roi  lui  faiibit.  La  raifon  de  ce  changement  y 
ajoute  cet  Auteur,  étoit  que  ce  Duc  qui  cherchoit  à  fe  ren- 
dre maître  de  Genève  ,  étoit  bien-aife  d'être  en  bonne  intel- 
ligence avec  le  Roi  ,  6c  de  ne  pas  trouver  les  François  en  fon 
chemin.  Il  dit  même  ,  que  le  maréchal  de  Retz  lui  promit 
par  un  écrit  ligné  en  forme ,  que  la  France  ne  s'y  oppoferoit 
point.  Je  ne  fçaurois  dire  11  ce  récit  eft  vrai  ou  faux  -y  mais 
comme  l'Auteur  croit  fecretaire  de  Lauro  ,  j'ai  cru  que 
fon  témoignage  eroir  de  quelque  imporrance  pour  connoî- 
tre  les  deïïeins  des  Princes  de  ce  tems-là,  6clesdifpolîtions 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.     557 

réciproques  des  uns  à  l'égard  des  autres ,  de  qu'ainfî  je  ne  de-  *• 

vois  pas  le  pafler  fous  fllence.  Henri 

Peu  s'en  fallut  qu'un  deffein  fecret  formé  cette  année  con-       III. 
tre  la  ville  de  Strafbourg  ne  réiifsît  j  mais  il  fut  découvert      1*81. 
par  ceux  dont  on  le  craignoit  le  moins.  Robert  Heu  Maleroi     v        •/• 
jeune  nomme  fort  brave  ,  de  bonne  maiion ,  de  ce  qui  lui  fur  straf- 
donnoit  un  grand  relief,  beau-frére  de  Claude- Antoine  de  bour§- 
Vienne  de  Clervant ,  étoit  ami  intime  de  François  de  Quin- 
quempoix  fleur  de  Mais,  comte  de  Vignori.  Ilsavoient  été 
compagnons  de  guerre  dans  leurs  premières  campagnes  :  ain- 
fi  il  n'y  avoit  rien  que  Maleroi  ne  crût  pouvoir  entreprendre 
fur  l'avis  de  avec  la  faveur  d'un  homme  de  cette  importance. 
Vignori  bon  Officier,  de  qui  par  fes  liaifons  avec  le  duc  de 
Guife,  avoit  formé  de  grands  projets,  perfuada  aifément  à 
Maleroi  d'efîàyer  de  lurprendre  quelque  place  fur  la  frontiè- 
re d'Allemagne ,  fous  la  promellé  qu'on  lui  en  donneroit  le 
gouvernement,  ou  du  moins  le  commandement  de  la  garni- 
fon.  Il  avoit  Ces  vafîàux  à  Metz,  ville  de  l'Empire  :  ainfi  il 
étoit  très-connu  dans  la  contrée  3  de  comme  il  profeilbit  la. 
religion  Proteftante  ,  on  ne  pouvoit  foupçonner  qu'il  eût  un 
pareil  deffein.  Pendant  qu'il  cherchoit  l'occafîon  d'exécuter 
ce  qu'il  avoit  promis  ,  Vignori  fut  tué  devant  la  Fere  :  cepen- 
dant le  projet  dont  -le  duc  de  Guife  de  le  duc  de  Lorraine 
même ,  à  ce  qu'on  croit ,  avoient  connohTance ,  fubfiftoit  tou- 
jours.  Le  retardement  même  au  lieu  de  rallentir  l'ardeur  de 
ce  jeune  homme  plein  d'ambition  ,  ne  faifoit  que  l'enflamer 
davantage  ,  de  le  duc  de  Guife  avoit  foin  d'entretenir  ce  feu , 
en  lui  envoyant  de  tems  en  tems  des  couriers ,  6c  des  lettres 
en  chiffres ,  avecpromefle  qu'il  n'y  auroit  aucun  changement 
pour  la  Religion  dans  la  place  qu'on  lui  livreroit.    On  ne 
fçavoit  fur  quelle  ville  on  devoit  faire  cette  tentative  3  mais 
enfin  on  convint  de  tomber  fur  Strafbourg ,  où  la  garde  fe  fai- 
foit avec  d'autant  plus  de  négligence,  que  la  ville  étoit  mieux 
fortifiée  par  l'art  6c  par  la  nature.  Il  ctoit  doncaifé  de  la  fur- 
prendre,  &  plus  aifé  encore  de  la  garder  lorfqu'on  en  feroit 
maître.  On  ne  pouvoit  trouver  une  fîtuacion  plus  avantageufè 
pour  tenir  en  bride  les  places  du  Rhin  ,  de  pour  entrepren- 
dre tout  ce  qu'on  voudrok  :  c'étoit  comme  une  citadelle  qui 


commandoit  l'Allemagne  de  ce  côté-là. 


AAaa  iii 


558  HISTOIRE 

Les  Etats  de  Hollande  faifoient  faire  alors  des  levées  en 
Henri  Allemagne ,  6c  le  rendez-vous  de  ces  nouvelles  troupes  étoic 
III.  dans  les  plaines  des  environs  de  Strafbourg.  A  la  recom- 
i  j8  i.  mandation  de  Clairvant ,  il  n'avoic  pas  été  difficile  au  prin- 
ce d'Orange  d'engager  les  habitans  à  permettre  à  Male- 
roi  de  lever  quatre  mille  fantaflins  en  Alface ,  &  de  s'appro- 
cher enfuite  de  la  ville  pour  acheter  des  armes  6c  tout  ce  qui 
étoit  néceïïiire  pour  équiper  ces  foldats.  Maleroi  y  venoit 
tous  les  jours  avec  des  Officiers  ,  avoit  des  conférences  avec 
les  Bourgmeftres  ,  6c  viiitoit  à  tout  moment  les  folles  i  les 
remparts,  les  ouvrages.  Le  duc  de  Guife  s'étoit  avancé  en 
même  tems  vers  la  frontière  de  Lorraine  avec  un  grand  nom- 
bre de  Gentilshommes  de  Ces  amis.  L'approche  de  ce  Duc 
ayant  donné  quelque  défiance  ,  le  Sénat  fongea  à  prendre 
des  mefures  -y  mais  la  ville  avoit  tant  de  confiance  en  Maleroi , 
qu'ils  le  prièrent  de  vouloir  bien  aflifterà  leurs  Confeils  j6c 
ils  rendoient  grâce  à  la  Providence ,  qui  avoit  permis  qu'il 
eût  un  corps  de  troupes  auprès  de  Strafbourg  ,  pendant 
qu'un  Prince  auffi  redoutable  que  le  duc  de  Guiïe  étoit  dans 
leur  voifinage.  Ils  le  confultoient  fur  les  moyens  de  mettre 
leur  ville  en  fureté ,  &;  ne  faifoient  aucune  difpofition  de 
troupes  que  par  fon  avis.  Guife  cependant  preffoit  extrême- 
ment Maleroi  d'agir,  6c  lui  faifoit  dire  tous  les  jours  que  le 
moindre  délai  étoit  capable  de  renverfer  l'entreprife  :  ce- 
pendant Maleroi  temporifa  tant,  qu'on  reçut  à  Strafbourg 
des  avis  fecrets  de  la  cour  de  France ,  qui  les  avertifToient  de 
fe  donner  de  garde  du  duc  de  Guife  ,  de  ne  recevoir  aucunes 
troupes  dans  leur  ville,  6c  de  faire  fortir  au  plutôt  de  leur 
voifinage  celles  qu'on  y  avoit  afïemblées. 

Le  Roi  avoit  extrêmement  aimé  les  princes  Lorrains  dans 
fon  enfance  -y  6c  comme  ils  s'étoient  fort  attachés  à  lui  pen- 
dant la  vie  de  Charle  IX.  fon  frère  ,  il  s'étoit  toujours  dé- 
claré pour  eux  contre  les  Monmorencis  j  mais  il  changea  dès 
qu'il  fut  Roi ,  car  il  vouloit  la  paix  ,  de  il  voyoit  que  ces  Prin- 
ces doués  de  qualités  néceffaires  pour  commander,  mais  qui 
n'avoient  pas  reçu  de  la  fortune  de  quoi  les  employer ,  cher- 
choient  de  tous  côtés  des  matières  de  guerre,  pour  avoir 
occafion  d'exercer  leurs  talens.  Ainfi  prévoyant  que  s'ils 
étoient  maîtres  de  Strafbourg ,  l'une  des  meilleurs  places 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.      559 

d'Allemagne  ,  ils  étaleroient  bientôt  leur  puiflànce  au  Pape  s™* ,ijmMUm. 
ôc  au  roi  d'Efpagne  ,  avec  lefquels  ils  avoient  déjà  de  grandes  Henri 
liaifons  ,  fous  le  faux  prétexte  de  la  Religion  •  qu'ils  y  lève-       III. 
roient  l'étendart  de  la  révolte  ,  &  donneroient  le  lignai  aux      1  5  8  1 . 
peuples  crédules  de  France  pour  prendre  les  armes  contre 
leur  Roi ,  il  crut  pour  l'intérêt  de  la  tranquillité  publique 
devoir  réprimer  l'ambition  effrénée  de  ce> Princes,  en  fai. 
fant  avorter  leur  defTein. 

Quoique  le  Sénat  de  Strafbourg  ne  fe  défiât  aucunement 
de  Maleroi ,  cependant  il  ne  négligea  pas  un  avis  qui  ve- 
noit  d'un  endroit  fi  refpedable  5  &  après  avoir  fait  un  com- 
pliment de  politefTe  à  cet  Officier  fur  fon  mérite  &:  fur  fa 
probité ,  ils  lui  dirent  de  faire  fortir  fur  le  champ  fes  troupes 
de  leurs  terres.  Dès  que  la  trahifon  eut  été  découverte,  la 
Nobleflè ,  qui  en  avoit  été  inftruite  ,  6c  qui  ne  fe  foucioit  plus 
de  ménager  ceux  qui  l'avoient  tramée,  en  nommoit  hau- 
tement les  auteurs,  &;  publioit  fur  toute  la  frontière,  que 
Maleroi  gagné  par  le  duc  de  Guife  étoit  à  la  tête  de  cette  con- 
ipiration  :  ce  qui  le  rendit  odieux  à  tous  (es  amis ,  &:  fufpecfc 
aux  Proteflans  d'Allemagne  &;  de  France.  Clervant  fon 
beau-frère  lui  en  marqua  vivement  fon  chagrin  :  car  il  l'a- 
voit  en  quelque  forte  engagé  fans  le  fçavoir  (  1  )  dans  cette 
entreprife  aufîi  déteftable ,  que  téméraire.  En  un  mot,  cette 
tentative  porta  un  coup  li  terrible  à  la  réputation  de  ce  jeune 
homme,  que  malgré  une  infinité  de  marques  de  repentir  qu'il 
donna  depuis ,  il  lui  a  été  impoffible  de  regagner  la  confiance 
des  Allemans.  Et  lorfquela  guerre  fut  rallumée  chez  nous  , 
Clervant  à  qui  il  faifoit  compafîion ,  l'ayant  amené  à  la  Ro- 
chelle pour  le  préfenter  au  roi  de  Navarre,  il  ne  put  l'excu- 
fèr  autrement  qu'en  difant,  que  ce  jeune  homme  un  peu 
trop  crédule  ,  avoit  été  trompé  par  des  fourbes  plus  fins  que 
lui  :  Qu'on  lui  avoit  fait  entendre  que  l 'entreprife  étoit  pour 
l'avantage  &:  pour  la  gloire  de  la  France  5  qu'elle  fe  faifoit 
de  l'aveu  du  Roi  :  mais  qu'il  ne  s'étoit  pas  déclaré  ;  parce  que 
fi  elle  échoùoit ,  il  auroit  été  fâché  d'avoir  choqué  les  Alle- 
mans, fans  en  tirer  aucun  fruit.  Le  roi  de  Navarre  feignit 
d'être  content  de  cette  exeufe.   Maleroi  lui  ayant  offert  fes 

(1)  C'étoit  à  la  recommandation  de  '  avoient  eu  tant  d  égards  pour  Maleroi. 
Clervant,  que  les  habitans  de  Strasbourg  j 


5*o  HISTOIRE 

fervices ,  il  le  fît  partir  pour  le  Languedoc ,  où  le  maréchal 
Henri  de  Monmorency  lui  donna  de  l'emploi ,  ôc  l'envoya  comman- 
III.       der  l'artillerie  au  fïége  d'une  petite  ville ,  près  du  Pont-Saint- 
i  s  8  i       £iprit.  Maleroi  y  fut  blefle  ,  6c  mourut  de  fa  blefllire. 
Troubi  *v         Je  ^°*s  metcre  au  ran§  ^es  affaircs  de  France ,  les  troubles 
Malte.  '    arrivés  cette  année  à  Malte  ,  par  la  fadion  des  Efpagnols  : 
car  les  étincelles  de  la  Ligue  qui  a  ruiné  la  tranquillité  pu- 
blique chez  nous  ,  commençoient  à  s'allumer  au  loin.  Elles 
avoient  déjà  porté  le  feu  en  Italie,  6c  dans  des  lieux  encore 
plus  éloignés ,  &  elles  ne  demeurèrent  chez  nous  cachées 
tous  la  cendre ,  que  tant  que  le  duc  d'Anjou  vécut.  Les  Efpa- 
gnols qui  cherchoient  à  allumer  le  feu  ,  commencèrent  par 
l'ifle  de  Malte  ,  6c  foulevérent  contre  le  Grand-Maître  ce 
fameux  Mathurin  de  l'Efcut  de  Romegas ,  grand  homme  de 
mer  ,  dont  le  nom  feul  faifoit  trembler  tout  l'Orient,  en  le 
fktant  de  l'efpérance  de  la  Grande  Maîtrife.   Ce  n'étoit  pas 
leur  deflein  ;  car  pourquoi  dépouiller  un  François  de  cette 
dignité  pour  la  donner  à  un  autre  François  ?  Cependant 
Romegas  aveuglé  par  fon  ambition  ,  donna  dans  le  piège. 
Leur  but  véritable  étoit  de  divifer  les  chevaliers  François ,  &c 
de  les  mettre  aux  mains ,  afin  que  pendant  leurs  querelles  les 
Efpagnols ,  qui  étoient  tous  bien  unis ,  s'emparaflent  du  gou- 
vernement. 

Jean  l'Evêque  fleur  de  la  Caffiére  Auvergnat,  étoit  alors 
Grand-Maître.  Il  étoit  parvenu  à  cette  dignité  par  {es  fer- 
vices  ,  6c  par  l'idée  qu'on  avoit  de  fa  piété  6c  de  fa  prudence. 
Les  fa&ieux  l'accufoient  de  négliger  les  affaires  delà  Répu- 
blique ,  d'en  difflper  les  fonds ,  &;  d'avoir  des  intelligences 
avec  les  ennemis  du  nom  Chrétien  :  ce  qui  étoit  le  fouverain 
degré  de  la  calomnie  6c  de  l'impudence.  Ils  pouflérent  Pau- 
dace  6c  la  fureur  jufqu'à  s'attrouper  contre  lui ,  6c  à  Penve- 
loper  de  toutes  parts.  Il  les  reçut  avec  un  vifage  intrépide  , 
malgré  leurs  menaces  ^  il  ne  fit  rien  qui  fut  indigne  de  fon 
rang  6c  de  fa  dignité  j  6c  il  leur  reprocha  même  en  face  leur 
révolte  6c  leur  perfidie.  On  l'arrêta  enfin ,  on  le  mit  en  prifon 
au  château  Saint  Ange, 6c  on  nomma  Romegas  Lieutenant  Gé- 
néral de  l'Ordre.  Une  adionfl  indigne  6c  fl  hardie  ne  demeu- 
ra pas  long-tems  cachée  :  comme  tous  les  Chevaliers  étoient 
divifés,  le  bruit  de  leur  méfintelligence  fe  répandit  bientôt 

à 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.     56i 

a  Rome  6c  enfuite  en  France.  Le  Roi  comprit  d'abord  que 
c'étoit  les  Efpagnols  qui  avoienc  pouffé  Romegas  à  cet  atten-  Henri 
tat  j  &  ce  Prince  fi  indolent  fur  les  maux  de  fon  Etat ,  crut  ne  III. 
pas  devoir  négliger  ceux  de  l'ordre  de  Malte.  Il  fit  donc  par-  i  ç  8  i 
tir  aufïïtôt  le  commandeur  de  Chafte ,  parent  de  Joyeufe. 
C'étoit  un  homme  d'un  vrai  mérite  ,6c  plein  de  zélé  pour  la 
gloire  du  nom  François.  Dès  qu'il  fut  à  Rome,  il  pria  le 
Pape  d'accommoder  cette  affaire  3  6c  après  s'être  abouché 
avec  le  cardinal  d'Eft,  auffi  recommandable  par  fon  amour 
pour  la  France  ,  par  fa  fidélité  6c  par  fa  vertu ,  que  par  la  di- 
gnité dont  il  étoit  revêtu ,  il  fit  entendre  que  fi  on  laifîbic 
traîner  cette  affaire  à  Rome  ,  le  Roi  étoit  réfolu  de  confif. 
quer  tous  les  biens  que  l'ordre  de  Malte  poflédoit  en  France , 
6c  de  les  donner  à  l'ordre  du  Saint  Efprit,  que  S.  M.  avoit  inf- 
titué  depuis  peu.  Cet  éguillon  réveilla  la  cour  de  Rome ,  6c 
força  le  Pape  à  venger  l'injure  faite  à  un  autre  ,  pour  fe  ga- 
rantir de  celle  dont  il  étoit  menacé.  De  Chafte  alla  enfiiite 
à  Malte  ,  de  porta  au  Sénat  les  ordres  menaçans  dont  le  Roi 
fon  maître  l'avoit  chargé.  Pendant  ce  tems-là,le  Grand-  0- 
Maître  après  avoir  protefté  contre  la  révolte  des  féditieux  , 
avoit  appelle  au  Pape  de  l'outrage  qu'il  avoit  reçu.  Les  Che- 
valiers ayant  appris  l'arrivée  de  l'ambafladeur  du  Roi ,  vont 
tous  unanimement,  jufqu'à  ceux  quis'étoient  engagés  dans 
la  faction  Efpagnole  ,  trouver  le  Grand-Maître  prifonnier, 
lui  témoignent  leur  repentir ,  le  fupplient  inftamment  de  re- 
prendre les  marques  de  fa  dignité  de  d'oublier  tout  le  paffé. 
Mais  cet  homme  qui  avoit  montré  tant  de  fermeté  pour  fouf- 
frir  fon  injure  particulière  ,  en  montra  beaucoup  davantage 
pour  en  pourfuivre  la  vengeance  publique ,  6c  il  refufi  de  for- 
tir  de  prifon  avant  que  le  légat  du  Pape,  qu'on  difoit  être 
en  chemin ,  fût  arrivé,  C'étoit  Gafpar  Vifcomti  auditeur  de 
Rote ,  qui  montra  les  ordres  de  fa  Sainteté  ,  par  lefquels  le 
Grand-Maître  étoit  cité  à  Rome.  Ce  Vieillard  octogénaire 
ayant  fait  équiper  quatre  galères  s'embarqua  auffi-tôt  avec 
trois  cens  Chevaliers ,  parla  à  Naples ,  6c  enfuite  à  Rome  j  de 
il  fut  reçu  par-tout  avec  des  honneurs  extraordinaires.  Lorf. 
qu'il  approcha  de  la  ville,  huit  cens  Chevaliers  allèrent  au. 
devant  de  lui.  Il  fe  rendit  d'abord  chez  le  cardinal  d'Ef}:,  qui 
avoit  fait  préparer  des  logemens  pour  lui  6c  pour  les  trois  cens 
Tome  FUI.  BBbb 


56i  HISTOIRE 

j.  Chevaliers  qui  Paccompagnoient.  Les  curieux  remarquèrent 

Henri  qu'il  y  avoic  alors  plus  de  mille  perfonnes  logées  dans  le  pa- 
III.  lais  de  ce  Cardinal ,  le  plus  magnifique  Seigneur  de  ion  fié- 
i  5  8  i .  c^e-  I^s  Y  demeurèrent  pendant  tout  le  tems  que  le  Grand- 
Maître  fut  à  Rome ,  &;  y  furent  traités  honorablement,  cha- 
cun félon  leur  condition.  Le  Grand-Maître  fe  rendit  enfuite 
auVaticanavec  lemême  cortège  qui  Pavoitaccompagné  dans 
fon  voyage  ;  &  à  juger  par  la  foule  du  peuple  qui  ih  préienta 
fur  fon  pafTage,  fa  marche  avoit  plus  Pair  d'un  vainqueur  qui 
entre  en  triomphe ,  que  d'un  coupable  qui  va  fubir  fon  ju- 


gement. 


Ce  fut  avec  cette  pompe  que  le  Cardinal  d'Eft  le  préfenta 
au  Pape.  Le  Grand-Maître  s'étant  mis  à  genoux  ,  baifa  les 
pieds  de  fa  Sainteté  ,  &  lui  parla  ainfî  :  »  Je  rends  grâces  au 
»Dieu  tout-puiiïant  de  ce  que  dans  un  âge  où  j'avoîs  perdu 
35  Pefpérance  de  revoir  jamais  le  lieu  facré  où  repofent  les 
>j  corps  des  Apôtres  faint  Pierre  &:  faint  Paul ,  il  a  permis 
"  qu'avant  ma  mort ,  je  fiiïe  encore  le  voyage  de  Rome  dans 
53  une  fanté  parfaite.   Il  eft  trille  pour  moi  que  j'y  vienne  en 
33  criminel ,  fî  pourtant  on  peut  appel  1er  ainfî  un  homme  qui 
35  foûtenu  du  témoignage  de  fa  conicience  ne  craint  point  de 
33  paroître  devant  iès  Juges.   J'ai  fouhaité  ,  j'ai  demandé  de 
33  me  préfenter  devant  vous  ,  auffitôt  que  mes  ennemis  m'ont 
33  attaqué  j  &:  dès  que  vos  ordres  m'ont  été  montrés ,  à  Pin- 
33  fiant  fans  avoir  égard  à  ma  foibleiïe ,  je  me  fuis  mis  en  che- 
w  min ,  perfuadé  que  mon  innocence  triomphera  de  la  mali- 
>3  ce  de  ceux  qui  m'attaquent.  Si  je  vous  parle,  &  à  tout  le 
5>  genre  humain  par  vous ,  ce  n'eft  pas  pour  me  juftifier  des 
33  crimes  dont  on  m'accufe.   Simple  Gentilhomme ,  puis  Che- 
3>  valier ,  j'ai  toujours  vécu  fans  reproche  ,  &;  après  avoir 
3»  paiTé  par  tous  les  degrés  de  la  plus  honorable  milice  qu'il 
»  y  ait  dans  l'Univers,  fans  avoir  jamais  donné  prife  ni  du 
35  côté  de  l'intégrité  ,  ni  du  côté  de  la  vertu  militaire ,  je  me 
53  fuis  vu  nommer  Grand-Maître  de  mon  Ordre  par  des  fuf- 
55  frages  que  je  n'ai  point  mendiés.  C'eft  à  vous ,  Saint  Père , 
33  c'eft  à  votre  fageffe  &  à  votre  équité  à  juger  ,  s'il  y  a  appa- 
35  rence  qu'on  puifTe  reprocher  avec  quelque  fondement  à  un 
53  Vieillard  octogénaire  ,  qui  eft  prêt  d'aller  rendre  compte 
35  de  toute  fa  vie  ?  des  crimes  infâmes  dont  on  ne  l'a  jamais 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  L  X  X  I  V.     563 

»s  accufé  dans  fon  enfance  ,  dans  fa  jeuneflè  ,  dans  la  force, 
»  6c  dans  le  déclin  de  fon  âge.  Mon  crime ,  Saint  Père  ,eft  Henm 
"  de  vivre  encore  j  ma  longue  vie  qui  m'en:  à  charge  à  moi-  III. 
"  même,  retarde  trop  long-tems  l'eipérance ,  ou  pour  mieux  1581, 
«  dire  l'avidité  de  mes  .accufateurs  :  ce  qui  m'a  mis  en  l'état 
»  où  je  fuis ,  c.'eft  la  faction  ,  &  non  pas  mes  crimes  :  ces  che- 
»  veux  blancs  devroient  fuffire  pour  en  écarter  le  foupcon  : 
»  mais  ce  n'eft  pas  à  ma  perfonne  qu'on  en  veut ,  c'eff.  à  n*& 
»  place  j  6c  c'eft  un  crime  horrible  d'y.  vouloir  parvenir  fans 
»  attendre  qu'elle  vaque  :  mais  ce  n'eft  pas  le  feul  dont  ils 
»?  foient  coupables  -y  la  divifion  que  leurs  intrigues  ont  mife 
"  parmi  les  chevaliers  François  ,  fi  unis  auparavant ,  ouvre 
»  une  belle  porte  aux  Turcs  nos  ennemis  éternels,  non-feu- 
»  lement  pour  attaquer  Malte ,  mais  pour  envahir  6c  ravager 
»  toute  l'Italie.  C'eft  afTez  parlé  pour  moi  devant  le  tribu- 
»  nal  fuprême  de  la  juftice  5  je  laifle  à  la  prudence  de  V.  S. 
»  le  foin  de  rétablir  l'union  Ci  néceflaire  à  notre  Ordre ,  de 
>'  d'affermir  la  lùreté  publique  liée  étroitement  à  ma  caufe, 
»  contre  la  confpiration  déteftable  de  quelques  e/prits  fac- 
»  deux ,  6c  de  venger  avec  une  févérité  digne  du  fouverain 
»  Pafteur  l'injure  qu'on  m'a  faite.  Votre  falut ,  Saint  Père, 
m  &  celui  de  toute  la  Chrétienté  en  dépend  :  mais  je  dois 
»  beaucoup  à  mon  malheur  j  il  m'a  procuré  un  avantage  que 
»  je  fouhaitois  infiniment ,  c'étoït  d'avoir  le  bonheur  de  vous 
"  voir  ,  de  vous  parler ,  de  recevoir  votre  bénédiction  :  je  n'ai 
«  plus  de  regret  de  mourir  ,  puifqu'il  meft  permis  de  dépo- 
>5  fer  ma  vie  dans  le  fein  paternel  de  V.  S.  ci  En  fmifTint  il  ré- 
cita le  Cantique  de  faint  Simeon. 

Le  Pape  parut  fort  content  de  l'application  qu'il  en  fai- 
foit ,  6c  en  fe  tournant  vers  lui ,  il  lui  dit  avec  un  air  gra- 
cieux j  qu'il  étoit  ravi  de  le  voir  5  qu'il  n'avoit  jamais  ajouté 
foi  à  tous  les  crimes  dont  fes  ennemis  l'accuioient  j  6c  qu'il 
avoit  toujours  été  perfuadé  que  non-feulement  il  s'en  jufti- 
iieroit  pleinement,  mais  qu'il  confirmèrent  par  fa  préfence 
la  grande  opinion  que  tout  le  monde  avoit  de  fa  vertu  6c 
de  fa  probité.  Il  le  confola ,  le  pria  de  ne  fe  point  affliger , 
6c  l'ayant  fait  relever  par  ks  Clercs  de  chambre  ,  il  le  fit  afl 
feoir  après  les  quatre  premiers  Cardinaux  des  douze  qui  fe 
trouvèrent  à  fon  audience.   La  converfation  roula  enfuite 

B  B  b  b  ij 


5<>4  HISTOIRE 

. fur  fon  voyage;  après  quoi  il  prie  congé  du  Pape  ,  &  retour- 

Henri  na  au  palais  du  cardinal  d'Eft,  fuividu  même  cortège  qui 
III.  l'avoit  fuivi  au  Vatican.  Romegas  étoit  venu  quelque  tems  p 
i  5  8  i .  auparavant  à  Rome  :  mais  ion  action  y  étoit  fi  déteftée ,  non- 
feulement  des  perfonnes  de  la  Cour ,  mais  même  du  peu- 
ple ,  qu'il  fè  trouva  abandonné  de  tout  le  monde.  Cette  fo- 
litude  lui  fit  fentir  toute  l'énormité  de  fon  crime  -,  réduit  à 
cîiercher  pour  lui  &:  pour  ies  gens  un  logement  particulier, 
il  vit  bien  qu'il  n'étoit  plus  ce  qu'il  avoit  été.  Cette  foule 
de  peuple  qui  l'entouroit  auparavant,  lorfqu'il  marchoit  dans 
les  rues  de  Rome  ,  ne  le  regardoit  pas  alors  :  il  en  eut  un 
chagrin  très-grand  j  mais  ce  qui  l'augmenta  beaucoup  *  fut 
l'ordre  que  le  Pape  lui  fît  fignifier  de  ne  point  venir  à  fon 
audience  ,  qu'il  n'eût  rendu  fes  devoirs  à  fon  Souverain. 
Ce  coup  fut  fi  terrible  pour  lui,  qu'il  en  mourut  de  chagrin 
peu  de  jours  après,  c'eft-à-dire  le  quatre  de  Novembre.  Il 
rut  enterré  à  Féglife  de  la  Trinité  avec  plus  de  pompe  qu'il 
n'étoit  venu,  &c  le  Grand  Maître  ne  lui  furvécut  pas  de  beau- 
coup ,  car  il  mourut  fur  la  fin  de  l'année,environ  deux  mois 
après. 

Ces  deux  morts  ayant  terminé  ce  fameux  procès,  tirèrent 
la  cour  de  Rome  d'un  grand  embarras  :  car  la  fadion  d'EC 
pagne  qui  y  étoit  très-puiflante  ,  êc  qui  entroit  bien  avant 
dans  cette  affaire ,  faifoit  craindre  avec  raifon  que  le  Pape 
ne  jugeât  pas  fuivant  les  lumières,  de  peur  de  choquer  les  Es- 
pagnols. 

Après  la  mort  du  Grand  Maître ,  le  Pape  craignant  que 
l'élection  ne  caufât  de  nouveaux  troubles,  leur  nomma  quatre 
Chevaliers  pour  en  choifîr  un.  Ils  élurent  unanimement  le 
douze  de  Janvier  Hugue  Loubenx  de  Verdale  de  la  langue 
de  Provence ,  qui  fut  fait  Cardinal  fix  ans  après.  Le  nou- 
veau Grand  Maître  rendit  à  fon  prédéceffeur  tous  les  hon- 
neurs qu'il  méritoit  3  &  il  ne  voulut  point  prendre  pofTe/îîon, 
qu'on  n'eût  remisa  cet  illuflre  mort,  malgré  fa  dépofition  , 
la  couronne  &  les  autres  ornemens  de  cette  dignité.  Le  car- 
dinal d'Eft  les  ayant  fait  mettre  fur  le  corps ,  le  renvoya  à 
Malte  avec  un  cortège  fort  honorable  ,  &  il  en  ufa  envers  lui 
après  fa  mort  avec  la  même  magnificence  avec  laquelle  il 
l'avoit  reçu  pendant  qu'il  vivoit. 


DE  j.  A.  DE  THOU,Liv,  LXXIV.      565 

CXK        Le  trois  de  Septembre  de  cette  même  année,  Jacque  de _j 

(T.    Billy  de  Prunay ,  Abbé  de  faint  Michel  en  PHerm  ,  mourut  Henri 
*      à  Paris  d'une  mort  prématurée.  C'étoit  un  homme  recom-      III. 
mandable  non-feulement  par  fa  noblefîè,  mais  par  fa  ver-     1  581. 
tu ,  fa  fainteté  fa  fcience  ,  fa  modeflie  ,  de  par  la  connoif-     Mort  <i:s 
fance  parfaite  qu'il  avoit  de  la  langue  Greque  ,  dont  il  a  fait  scns  dcIet" 
ùfage  pour  travailler  à  éclaircir  les  pères  Grecs.  Les  dou- 
leurs de  la  goûte  l'ayant  fort  afïbibli ,  il  mourut  avec  autant 
de  tranquillité  &  de  piété  qu'il  avoit  vécu  ,  de  pour  ainfî 
dire  au  milieu  de  fa  courfe  ,  car  il  ne  faifoit  que  d'entrer  dans 
fa  quarante-feptiéme  année. 

Après  la  mort  de  Billy  ,  je  rapporterai  celle  d'un  homme 
qui  ne  lui  refTembioit  guère  du  côté  de  la  piété  de  de  l'efprit, 
mais  qui  peut  lui  être  comparé  du  côté  de  la  réputation  j 
c'eft  Guillaume  Poftel,né  deparensobfcurs  dans  un  village 
de  Normandie  nommé  Barenton.  Il  s'appliqua  d'abord  à  la 
Philofophie  de  aux  Mathématiques  :  s'etant  mis  enfuite  à 
voyager  ,  il  apprit  plufieurs  langues ,  de  fur-tout  les  langues 
Orientales.  Il  compofa  depuis  divers  ouvrages  d'un  goût 
étranger ,  qu'il  publia  en  Italie  ,  en  Allemagne ,  6c  même  en 
France.  Enfin  étant  à  Venife ,  de  y  ayant  lié  une  amitié  étroite 
avec  une  vieille  fille  ,  il  tomba  dans  une  erreur  également 
extravagante  de  déteffcable  ,  foûtenant  que  la  réparation  des 
femmes  n'étoit  pas  encore  achevée  (1).  De  retour  à  Paris  , 
il  enfeigna  cette  erreur  dans  les  leçons  publiques  qu'il  don- 
noit  ^  mais  fur  la  dénonciation  des  Théologiens  ,  les  Ma- 
giftrats  l'interdirent  de  fa  chaire.  La  demangeaifon  de  don- 
ner des  leçons  publiques  l'engagea  à  fe  rétracter  en  1  5  64. 
par  un  livre  qu'il  adreiîa  à  la  Reine  mére  :  mais  on  peut  dire 
qu'au  lieu  d'y  avouer  {çs  erreurs ,  il  ne  cherche  qu'à  les  pal- 
lier par  des  interprétations  forcées ,  de  par  des  fens  fanati- 
ques qu'il  y  donne  :  de  lôrfqu'il  recommença  à  donner  des 
leçons  de  Mathématiques  fuivant  la  permiffion  qu'il  en  avoit 
obtenue  ,  il  y  glifla  encore  fes  principes  j  ce  qui  le  fit  abfo- 
lument  interdire  pour  l'avenir ,  de  on  l'enferma  au  Prieuré 
de  faint  Martin  à  Paris ,  où  il  mourut  le  fept  de  Septembre 
âgé  de  près  de  cent  ans ,  ayant  toujours  gardé  la  Virginité, 

0)11  difoit  que  ce  feroit  fon  amie,qu'il  appelle  vhgoVcntta  qui  achevèrent  cette 
réparation. 

B  B  b  b  iij 


566  HISTOIRE 

ej!l_ iiyijg  à  ce  qu'il  difoit  ^  &  c'eft  à  cette  vertu  qu'il  attribuent  la  fan- 

H  £  nr.  i   té  robufte  dont  il  avoit  joiii  toute  la  vie. 

III.  Je  ne  dois  pas  oublier  Hubert  Languet  natif  de  Viteaux 

ï  5  8  i.  en  Bourgogne ,  homme  également  fçavant  &  poli ,  fort  in- 
ftruit  des  affaires  d'Allemagne,  &  grand  ami  de  Camérarius. 
Je  l'ai  vu  en  Allemagne ,  où  je  liai  avec  lui  une  amitié  fort 
étroite.  S'étant  attache  à  l'électeur  de  Saxe  ,  il  fit  long- 
tems  à  cette  Cour  la  fonction  de  chef  du  Confeil  :  mais  étant 
foupçonné  d'avoir  eu  part  à  l'explication  de  la  cène  du  Sei- 
gneur fuivant  la  confefïïon  de  Genève  ,  qui  fut  publiée  par 
Peucer ,  &  par  quelques  autres  de  cette  fecte,  il  fe  retira  de 
cette  Cour  ,  vint  joindre  le  prince  d'Orange,  qui  l'employa 
dans  les  plus  grandes  affaires.  L'afTiduité  du  travail  l'ayant 
épuifé  ,  il  mourut  à  Anvers  le  trente  de  Septembre  dans  fon 
année  clima&érique. 
Y,  La  mort  de  Languet  fut  précédée  de  celle  d'André  Pa-r. 

pius  de  Gand ,  grand  Poëte  ,  grand  Muficien ,  Se  très-ha- 
bile dans  les  langues  Greque  &  Latine,  comme  on  peut  le 
voir  par  le  petit  nombre  d'ouvrages  qu'il  a  laiffés.  Il  étoit 
fils  d'une  fœur  de  Levinus  Torrentius ,  homme  également 
illufbre,  &  par  fon  érudition,  de  par  fa  dignité.  Papius  qui 
étoit  chanoine  de  Liège,  s'étant  allé  baigner  la  nuit  durant 
la  canicule  ,  fe  fatigua  Ci  fort  à  nager  dans  la  Menfe  ,  qu'il 
en  mourut  à  la  fleur  de  fon  âge.  Il  fut  enterré  trois  jours 
après  dans  la  Cathédrale:  Janus  Guiielmus  Chanoine  de  la 
même  églile  fit  fon  éloge ,  &  lui  donna  des  larmes  très-fin- 
céres. 

Je  vais  parler  à  préfent  de  P.  Ciaconiusde  Tolède  ,  qui 
mourut  à  Rome  Te  vingt  fix  d'Octobre  âgé  de  cinquante-îix 
ans.  Il  fut  enterré  dans  l'églife  de  faint  Jacque  ,  à  laquelle 
il  légua  fa  riche  bibliothèque.  C'étoit  un  homme  vraiment 
iiluftre  ,  qui  avoit  fait  de  grandes  recherches  en  tout  genre 
de  feience,  de  qui  avoit  une  connoiflance  parfaite  de  l'anti- 
quité de  des  belles  lettres  •  en  un  mot  c'eff,  prefque  le  ïeul 
de  tous  les  fçavans  de  notre  fiécle  que  je  vouluffe  com- 
parer à  notre  Aymar  de  Rançonneticar  il  n'a  prefque  rien  mis 
au  jour ,  non  plus  que  lui  ;  de  le  peu  qu'on  en  a  ,  a  été  donné 
par  Cqs  amis  après  fa  mort  :  mais  il  en  eft  parlé  fi  fouvent , 
de  avec  de  fi  grands  éloges  dans  des  écrits  d'auteurs  célèbres , 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.     567 

que  nous  ne   pouvons  douter   que  ce   ne  fût  un  homme  ss 
d'une  érudition  exacte  &  profonde,  tel  que  Rançonnée  a  Henri 
été  parmi  nous.  III. 

Parlons  aux  fçavans  d'Italie.  Je  commencerai  par  Jean  B.  1  5  g  1. 
Camotio  né  d'une  ancienne  famille  d'Afolo  petite  ville  de 
la  marche  Trevifane  II  étoit  très-habile  dans  les  langues 
Orientales,  &  il  fçavoit  parfaitement  le  Grec  :  il  s'appliqua 
d'abord  à  la  Médecine  $  mais  il  abandonna  cette  profeffion 
fous  Jule  III.  &  il  enfeigna  publiquement  la  Philofophie 
dans  le  collège  des  Efpagnols  de  Boulogne  ^  enfin  fous  Paul 
IV.  il  alla  l'enfeisner  à  Macerata  dans  la  Marche  d'Ancone: 
depuis  ayant  été  appelle  à  Rome  par  Pie  IV.  il  travailla  à 
la  tradu&ion  des  pères  Grecs,  &;  il  y  en:  mort  cette  année 
le  vingtième  de  Mars  dans  la  loixante-fîxième  année  de  fon  / 
âge,  laiflànt  un  nls  nommé  Timothée.  lia  beaucoup  écrit: 
mais  on  n'a  publié  pendant  fa  vie  que  quelques  harangues 
qu'il  a  faites  de  tems  en  tems ,  àcs  commentaires  Grecs  fur 
la  Métaphyfique  de  Theophrafte ,  &  quelques  traductions 
d'auteurs  Grecs.  Il  y  a  plulieurs  autres  ouvrages  de  lui  qui 
n'ont  point  vu  le  jour  :  on  m'en  a  envoyé  le  catalogue  d'I- 
talie 3  mais  il  eft  trop  long  pour  l'inférer  ici. 

Sa  mort  fut  fuivie  de  celle  de  Hubert  Foglietta  Génois, 
qui  étant  mort  à  Rome  dans  fon  année  climaétérique ,  fut 
enterré  dans  l'églife  de  faint  Sauveur  del  lauro.  Il  écrivoit 
parfaitement  bien  en  Latin  ,  &  parmi  les  amufemens  de  l'é- 
tude il  montra  toujours  beaucoup  d'élévation  d'efprit.  A 
l'occaflon  de  quelques  broiiilleries  qui  s'élevèrent  dans  fa  Pa- 
trie ,  il  compofa  en  Italien  deux  dialogues  fur  la  diftindion 
des  familles  Nobles  de  plébéiennes,  où  il  propofe  un  fenti- 
nient  nouveau  •  mais  fort  raifonnable  au  jugement  des  per- 
fonnes  équitables.  On  ne  fçauroit  dire  combien  la  Noblefîè 
lui  en  a  voulu  pour  cet  ouvrage.  On  en  a  beaucoup  d'autres 
de  lui ,  écrits  avec  autant  d'élégance  que  de  jugement  -s  il  en 
a  fait  imprimer  de  fon  vivant  une  partie ,  le  refte  a  été  don- 
né après  fa  mort  par  Paul  Foglietta  fon  frère.  Le  public  a 
intérêt  qu'on  les  réunifie ,  &  qu'on  les  réimprime  tous  en- 
femble.  C'étoit  le  feul  homme  de  notre  fiécle  qui  fût  ca- 
pable d'écrire  l'hifloire  de  fon  tems  à  l'exemple  de  Paul 
Jove  ,  comme  il  l'avoit  fait  efpérer  :  mais  je  crois  que  fon 


5a  HISTOIRE 

•"■*  '  '■  but  étoit  plutôt  d'en  donner  des  morceaux  détachés,qu,une 
Henri  fuite  entière  ^  &  véritablement  ce  que  nous  avons  de  lui  eft 
III.  fî  diffus  ,  que  s'il  avoit  écrit  une  hiftoire  générale  dans  ce 
i  581.  goût-là,  ç'auroit  été  un  ouvrage  immenfe.  Comme  j'aiin- 
iéré  dans  le  mien  plusieurs  choies  que  j'ai  tirées  de  lui ,  & 
fouvent  dans  fes  propres  termes  (  car  il  m'auroit  été  diffi- 
cile d'en  trouver  de  meilleurs)  je  me  fuis  fait  un  devoir  non- 
feulement  de  l'avouer  ingénûment,mais  de  parler  de  lui  avec 
Ja  reconnoifTance  qu'il  mérite. 

Peu  de  tems  après  la  mort  de  Foglietta ,  Luc  Peto  Ju- 
rifconfulte  ,  né  à  Rome  d'une  famille  fort  honnête ,  y  mou- 
rut le  huit  d'Octobre  âgé  de  foixante-neuf  ans.  11  fut  en- 
terré dans  la  chapelle  de  fa  famille,  qui  eft  dans  l'églife  de 
3 ,  faint  Nicolas  in  c  arc  ère.  Il  pafla  pour  avoir  fait  fervir  la  con- 
noiflance  qu'il  avoit  de  la  bonne  antiquité  8c  des  belles 
lettres  à  l'intelligence  du  droit  civil-:  cependant  il  a  fait  peu 
de  chofe  en  ce  genre ,  ôc  il  eft  fort  inférieur  à  nos  Jurifcon- 
fultes  François.  * 

Je  joins  à  Peto,  Fichardus ,  qui  étudia  à  Fribourg  en  Brif 
gaw  fous  un  fameux  Jurifconïulte  Allemand,  nommé  Vlric 
Zazius ,  &:  qui  depuis  enfeigna  le  droit  à  Padouë  ôc  à  Bou- 
logne :  étant  retourné  à  Francfort  fa  patrie ,  il  y  a  exercé 
pendant  quarante-quatre  ans  la  charge  de  Syndic  avec  au- 
tant de  fagefîe  ,  que  de  fidélité  ;  &  il  y  eft  mort  âgé  de  foi- 
xante  ôc  dix  ans.  Il  a  écrit  les  vies  des  anciens  Jurifcon- 
fultes  depuis  Bernardin  Rutilius  jufqu'à  Zazius.  Le  foin 
qu'il  s'eft  donné  de  tirer  de  l'oubli  les  noms  de  tant  d'il- 
luftres  perfonnages  mérite  bien  qu'on  ne  paile  pas  le  lien  fous 
filence. 

Cette  même  année  a  vu  mourir  François  Portus ,  qui  a 
fait  honneur  à  la  Grèce.  Il  étoit  de  l'ifle  de  Candie,  l'une 
des  plus  confidérables  de  la  Méditerranée  ,  &:  qui  appar- 
tient aux  Vénitiens.  Il  fut,  pour  ainfi  dire,  élevé  dans  la  mai- 
fon  de  Renée  de  France  fille  de  Louis  XII.  ôc  femme  d'Her- 
cule II.  duc  de  Ferrare  ,  &  il  enfeigna  le  Grec  dans  cette 
ville:  mais  après  la  mort  du  Duc  'Renée  étant  revenue  en 
France,  Portus  quitta  l'Italie,  ôc  le  retira  à  Genève  pour 
avoir  la  liberté  de  profefTer  ouvertement  la  Religion  qu'il 
avoir  fucée  des  l'enfance  dans  la  maifon  de  la  duchelïe  de 

Ferrare 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.     569 

Ferrare.  Il  a  enfèigné  le  Grec  à  Genève  jufqu'à  l'âge  de  5 
foixante  &  dix  ans,  expliquant  les  auteurs  de  cette  langue  Henri 
&  de  vive  voix  &  par  écrit.  Théodore  de  Beze  ,  avec  qui       III. 
il  a  vécu  dans  une  grande  union,  a  fait  ion  épitaphe  en     1581. 
vers. 

François  Venier  patrice  Vénitien  mourut  les  derniers  jours 
de  l'année.  Comme  il  s'etoit  nourri  des  fa  plus  tendre  jeu- 
nefle  des  préceptes  de  la  Philofophie ,  il  publia  de  bonne 
heure  quelques  traités  en  langue  vulgaire  fur  la  volonté ,  fur 
Pâme ,  fur  le  deflin  •  ayant  été  depuis  appelle  au  gouverne- 
ment de  la  République ,  il  s'acquitta  des  plus  grands  em- 
plois avec  beaucoup  d'intégrité  &  de  prudence  j  il  travailla 
dans  fa  vieillelîè  par  ordre  du  Sénat  à  réformer  l'univerfité 
de  Padouë  -,  il  mourut  cette  année  ,  après  avoir  donné  au 
public  un  ouvrage  qu'il  avoit  compofé  fur  la  génération. 


Fin  du  Livre  foixante  &  quatorzième* 


Tome  VIII. 


CC  ce 


570 


HISTOIRE 


mm  m* 


HISTOIRE 


D  E 


J  A  C  Q_U  E    AUGUSTE 

DE    T  H  O  U 


Henri 
III. 

1582. 

Affaires  de 
fiance. 


LIVRE  SOIXANTE- QUINZIEME. 

LE  commencement  de  l'année  fuivante  ,  mémorable 
d'ailleurs  par  plufieurs  grands  événemens ,  fut  funefte 
à  la  France  par  la  perte  du  maréchal  de  CofTé ,  un  des 
premiers  Capitaines  de  fonilécîe.  Il  avoit  fait  Tes  premières 
armes  fous  le  maréchal  de  BrifTac  fon  frère  que  les  guerres 
de  Piémont  ont  rendu  fi  célèbre.  CoiTé  mourut  à  Gonnor 
en  Anjou  le  dix  de  Janvier,  âgé  de  plus  de  foixante  &  dix 
ans.  Il  avoir,  été  gouverneur  d'Orléans ,  de  Blois,  d'Anjou, 
de  Touraine,  du  Maine  ,  &  du  pais  Chartr'ain  :  mais  il  y 
avoit  cinq  ans  que  la  Touraine  ,  le  Maine ,  &.  l'Anjou  étoient 
féparées  de  ce  gouvernement,  parce  que  le  Roi  avoit  donné 
ces  Provinces  à  fon  frère  par  accroifîement  d'appanage ,  & 
que  le  duc  d'Anjou  avoit  nommé  pour  chacune  un  Gouver- 
neur particulier.  Après  la  mort  du  Maréchal  le  gouverne- 
ment, d'Orléans,  de  Blois,  du  païs  Chartraîn  &  de  Lou- 
dun  fut  donné  à  Phil.  Hurault  de  Chiverny  Garde  des 
Sceaux. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.      57r 

Il  refloit  encore  quelques  troubles  en  Dauphiné  ,  6c  il 
étoit  à  craindre  que  ce  mal  négligé  ne  s'étendît  plus  loin.  Henri 
On  y  envoya  le  duc  de  Mayenne  *,  celui  de  tous  les  princes       III. 
Lorrains  en  qui  le  Roi  trouvoit  plus  de  modération  &  de      1582. 
juflïce.  Dans  la  nécefîîté  où  il  étoit  de  les  employer ,  il  laif-    *  châtie. 
ioit  le  duc  de  Guife  *  dont  l'ambition  lui  étoit  iulpede ,  6c    *  Henri, 
il  regardoit  comme  un  fecret  de  fa  politique    de  mettre 
Mayenne  à  la  tête  de  fes  armées.  Il  craignoit  pourtant  que 
l'emploi  qu'il  lui  donnoit  n'excitât  des  troubles  dans  les  au- 
tres Provinces  •    &;  comme  fi  Mayenne  n'eût   été  envoyé 
que  pour  renverfer  les  édits  de  pacification  au  lieu  de  les 
affermir ,  le  vingt-huit  de  Juin   on  donna  un  édit  a  faint 
Maur-les-FofTés ,  par  lequel  le  Roi  déclare  qu'il  veut  que  les 
édits  faits  en  faveur  des  Proteftans  foient  obfervés  :  Que  tout 
le  monde  vive  en  paix ,  &  qu'on  n'excite  point  de  troubles 
fous  prétexte  de  craintes  frivoles. 

Il  alla  enfuite  à  Fontainebleau  ,  pendant  que  le  Clergé  /fTcm^léeda 
étoit  aflèmblé  à  Paris  par  fa  permiffion.  L'alfembléelui  dé-  clerSc' 
puta  Renaud  de  Beaune  archevêque  de  Bourge  de  primat 
d'Aquitaine,  avec  Arnaud  de  Pontac  évêque  de  Bazas  ,  6c 
Claude  d'Angenne  évêque  de  Noyon.  De  Beaune  qui  avoic 
du  fçavoir6c  de  l'éloquence  ,  fit  au  Roi  le  dix-fept  de  Juillet 
un  difcours  plein  de  force,  par  lequel  il  lui  recommanda  le 
Clergé,  6c  l'exhorta  à  imiter  la  piété  de  les  ancêtres  :  Que 
les  Rois  ne  pouvoient  être  heureux ,  s'ils  n'étoient  pieux  en- 
vers Dieu  ,  de  bienfaifans  envers  l'Eglife  de  fes  Miniftres  : 
Que  ce  qui  étoit  arrivé  à  Philippe  le  Bel,  qui  avoit  attaqué 
ou  aboli  les  privilèges  du  Clergé  en  étoit  une  preuve  écla- 
tante j  6c  que  l'extinction  de  fa  poftérité  mafeuline  n'avoit 
point  eu  d'autre  caufe  j  au  lieu  que  la  maifon  de  Valois  qui 
lui  a  fuccédé  ,  6c  qui  a  comblé  l'églife  de  bienfaits ,  a  tou- 
jours régné  très-heureufement.  11  le  prefla  fort  d'ordon- 
ner la  publication  du  Concile  de  Trente,  célébré  en  pré- 
fence  6c  a  la  prière  des  Ambailadeurs  de  l'Empereur  6c  de  tous 
les  Princes  delà  Chrétienté  ^  il  ajouta  que  l'Ambaffadeur  de 
France  en  particulier  avoit  juré  au  nom  du  Roi  de  le  faire 
obferver  religieufement ,  6c  que  de-là  dépendoit  l'afTermif 
fement  de  la  Religion  de  de  la  difeipline  -y  mais  qu'il  ne  fuf- 
fîfoit  pas  qu'il  y  eût  de  bonnes  loix,  s'il  n'y  avoit  de  bons 

C  C  c  c  ij 


57i  HISTOIRE 

'  ■     -j  Magiftrats  pour  les  mettre  en  vigueur  :  Que  les  Evêques 

Henri  étoient  les  Magiftrats  de  l'Eglife  :  Qu'ils  dévoient  donc  être 
III.  ïaints  ,  mais  que  ce  n'étoit  pas  allez  ,  &  qu'il  falloit  qu'à  la 
1582.  fainteté  ils  joignaient  la  fcience  ,  la  fagefîè  ,  la  connoiiïance 
des  langues ,  &  le  talent  de  la  parole  ,  afin  de  pouvoir  inf- 
truire  les  peuples ,  &  leur  parler  avec  fruit  :  Qu'il  falloit  abo- 
lir ces  infâmes  trafics ,  qu'un  ufage  déteftable ,  Se  la  licence 
àcs  guerres  avoient  introduits  dans  les  bénéfices,  ces  fimo- 
niés ,  ces  confidences ,  ces  penfions  impofées  par  une  auto- 
rité privée ,  de  cent  autres  monftres  femblables  qui  défigu- 
roient  l'Eglife  :  Que  le  moyen  le  plus  court  pour  y  remédier 
étoit  que  le  Roi  voulût  bien  rendre  au  premier  Ordre  la 
liberté  des  élections ,  6c  de  renoncer  à  fon  droit  de  nomi- 
nation :  Qu'ils  lui  demandoient  humblement  cette  grâce  au 
nom  de  tout  le  clergé  du  Royaume  :  Que  Louis  IX.  ce 
grand  ,  ce  faint  Roi ,  en  avoit  vu  la  conféquence ,  puifque  le 
Pape  lui  ayant  envoyé  une  bulle,  par  laquelle  il  lui  accor- 
doit  le  droit  de  nommer  aux  Evêchés  ;  droit  que  (es  ancê- 
tres s'étoient  attribué  depuis  long-tems  ,  non-feulement  il 
refufa  de  l'accepter  3  mais  il  fit  à  la  honte  du  Pape  déchi- 
rer &  brûler  fa  bulle,  ajoutant  qu'il  ne  vouloit  point  fe  mê- 
ler de  juger  ceux-  que  Dieu  avoit  établis  juges  de  fon  ame 
&  de  fa  confeience  ,  &;  qui  n'étoient  jufticiables  que  de  Dieu 
&;  de  l'Eglife.  Il  déplora  enfuite  le  malheur  du  Clergé  qui 
étoit  expofé  au  pillage ,  &  fupplia  le  Roi  de  le  décharger 
du  fardeau  de  la  nouvelle  décime  qu'on  lui  avoit  impofée 
depuis  peu  ,  &  du  payement  folidaire  qu'on  en  exigeoit  :  fans 
quoi  il  feroit  impoffible  qu'il  fatisfît  à  l'engagement  con- 
tracté avec  le  Roi  ,  &:  la  ville  de  Paris  pour  cet  énorme 
tribut  annuel ,  &  les  Curés  feroient  obligés  d'abandonner 
leurs  troupeaux  &  leur  miniftére.  Il  finit  par  prier  le  Roi  de 
ne  donner  jamais  à  perfonne  les  bénéfices  des  vivans  pour 
caufe  de  maladie  ,  ou  fous  quelqu'autre  prétexte  que  ce  fût, 
de  crainte  qu'on  ne  fouhaitât  la  mort  des  titulaires. 
■  Ces  demandes  faites  avec  autant  d'éloquence  que  d'étendue, 
&  prononcées  par  un  homme  fage  &  élevé  à  la  Cour, furent 
reçues  très  différemment  par  ceux  qui  l'entendirent.  Ceux 
qui  fe  flatoient  que  le  Roi  n'ayant  aucun  égard  à  ces  re- 
montrances, en  deviendront  plus  odieux  ,  &  que  ce  mépris 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.       573 

leur  fourniroit un  prétexte  ipécieux  pour  troubler  l'Etat,  &t 
pour  foulever  le  Clergé  contre  le  Prince ,  élevoient  ce  dif-  Henri 
cours  jufqu'au  ciel.  D'autres  au  contraire  furent  fcandalifes  III. 
que  ce  Prélat  eût  attribué  l'extinction  delà  poftérité  mai'-  1*82, 
culine  de  Philippe  le  Bel ,  de  le  malheur  de  la  maifon ,  au 
violement  des  privilèges  6c  des  immunités  du  Clergé  ,  ils 
difoient  que  la  France  n'avoit  jamais  eu  un  Roi  plus  pru- 
dent, ni  qui' eût  combattu  avec  plus  de  courage  pour  les  li- 
bertés de  l'Eglife  Gallicane ,  6c  pour  la  dignité  de  la  cou- 
ronne. D'ailleurs,  que  c'étoit  contre  la  bonne  foi  que  l'O- 
rateur ,  pour  montrer  qu'on  devoit  publier  le  Concile  de 
Trente  ,  avoit  avancé  que  les  Ambailàdeurs  de  France  s'y 
étoient  obligés  avec  ferment ,  puifqu'il  cfb  certain  au  con- 
traire qu'ils  proteftérent  contre  cette  publication  ,  6c"  que  s'é- 
tant  retirés  à  Venife  après  la  proteftation ,  le  Roi  ratifia  ce 
qu'ils  avoient  fait ,  6c  que  depuis  ils  ne  retournèrent  point 
à  Trente  :  Que  pendant  ce  tems-là  le  cardinal  de  Lorraine, 
pour  faire  plaifir  au  Pape ,  qui  s'étoit  déclaré  trop  tôt ,  fit 
ôter  quelques  articles  que  les  légats  du  Pape  avoient  pro- 

Î>ofés ,  parce  que  ces  articles  choquoient  trop  ouvertement 
es  libertés  de  l'Eglife  Gallicane  6c  les  droits  du  Roi ,  6c  qu'il 
fit  mettre  à  la  place  une  claufe  générale,  qui  renfermoit  in- 
directement la  même  chofe ,  6c  que  le  Concile  fe  termina 
ainfi ,  fans  que  la  proteftation  de  nos  Ambaffadeurs  ait  ja- 
mais été  révoquée. 

Dans  cette  diverflté  d'intérêts  6c  de  jugemens  fur  ce  dif- 
cours  ,  il  y  en  eut  qui  foûtinrent  ,  que  ce  n'étoit  ni  la  fidé- 
lité ,  ni  la  droiture  qui  avoient  manqué  à  l'archevêque  de 
Bourge,  mais  qu'il  avoit  été  forcé  de  parler  ainfî  -y  6c  c'en: 
par-là  qu'ils  prétendirent  l'excufer.  Le  Roi  répondit  en  pré- 
îence  de  la  Reine  mère  ,  des  cardinaux  de  Bourbon  ,  de 
Guife  ,  de  Birague,en  même  tems  Chancelier  &  Cardinal, 
des  ducs  de  Monpenfler  ,  de  Guife  ,  de  Mayenne  ,  de  Mer- 
cœur  ,  ôc  de  Joyeufe ,  6c  du  fieur  de  Chiverny  Garde  des 
Sceaux,  qu'il  auroit  à  l'avenir,  ainfi  qu'il  avoit  toujours  eu, 
tous  les  égards  poffibles  pour  le  Clergé ,  6c  qu'il  répondroit 
inceffamment  à  leurs  demandes.  En  effet  cinq  jours  après 
il  donna  audience  à  leurs  députés,  6c  après  un  difeours  pré- 
liminaire fur  l'épuifement  de  Çqs  finances  6c  fur  les  befoins 

C  C  c  c  iij 


574  HISTOIRE 

■  de  l'Etat ,  il  déclara  que  pour  cette  année  ,  il  ne  ponvoït  (e 
H  e  n  R.  i  palier  de  la  décime  impofée  ;  mais  qu'à  l'avenir  ils  dévoient 
III.       tout  efpérer  de  fa  bonté  :  Qu'à  l'égard  de  la  publication  du 
i  s  8  i       Concile  ,  cette  affaire  regardoit  furtout  le  Parlement ,  èc 
qu'il  le  confulteroit.  Il  y  eut  quelque  altercation  au  fujet  de 
l'éle&ion.  Comme  le  Roi  s'excufoit  de  déférer  aux  demandes 
du  Clergé ,  &  que  les  députés  infiftoient  vivement  au  nom 
de  l'aflemblée  -y  fur  cet  article  le  Roi  leur  répondit  avec  émo- 
tion :  »  Si  les  éledions  avoient  eu  lieu ,  il  y  a  beaucoup  de 
>j  ceux  qui  les  demandent  avec  tant  d'inftance  ,  qui  ne  fe- 
>j  roient  jamais  parvenus  à  l'Epifcopat  D  &  qui  ne  paroîtroient 
»  pas  aujourd'hui  parmi  vous. 

Il  renvoya  enfuite  les  députés  ,  de  ne  voulut  recevoir 
aucune  exeufe  fur  le  payement  de  la  décime.  Comme  elle 
ne  fuffifoit  pas  encore  pour  les  profusions  de  fès  favoris ,  il 
fallut  trouver  d'autres  moyens  de  tirer  de  l'argent  :  on  en- 
voya donc  divers  édits  au  Parlement  ,  à  la  chambre  des 
Comptes  ,  &  à  la  cour  des  Aides ,  &:  à  force  de  lettres  de 
juffion,  on  fit  enfin  enregistrer  ces  édits  au  grand  mécon- 
tentement, &  à  la  ruine  du  peuple  &  de  tous  les  ordres  de 
l'Etat  :  mais  le  Roi  qui  dépenfoit  déjà  beaucoup  pour  fes 
plaifirs  ,  avoit  encore  à  foûtenir  la  guerre  de  Flandre,  quoi- 
qu'entreprife  malgré  lui  par  fon  frère,  &;  de  plus  un  projet 
fur  le  royaume  de  Portugal  formé  à  la  follicitation  de  fa  mère 
témérairement,  de  fans  avoir  rien  de  prêt  pour  l'exécuter. 
Affaires  de  Avant  que  de  parler  outre,  l'ordre  des  chofes  dont  j'ai  à 
de  Portugal.  parjer  ^  fembJe  exiger  de  moi  que  je  traite  de  ce  qui  regarde 
cet  Etat.  Philippe  qui  étoitpaffé  des  l'année  précédente  en 
Portugal,  s'étoit  emparé  de  ce  Royaume  ians  beaucoup  de 
peine.  Il  travailloit  alors  à  établir  de  l'ordre  dans  les  affaires; 
&  parce  qu'il  étoit  accablé  de  demandes  tant  de  la  part  des 
Etats  que  des  particuliers,  il  renvoya  leurs  requêtes  à  l'é- 
vêque  de  Leyria  &  à  Chriftophle  Mora.  Il  y  avoit  d'ailleurs 
un  grand  nombre  de  Gentilshommes  de  d'Officiers,  qui  pour 
récompenfe  de 'leurs  fervices  attendoient  des  charges  &  des 
dignités ,  &  qui  le  fatiguoient  par  leurs  importunites.  On  ne 
voyoit  que  mémoires  préfentés  par  des  gens  qui  en  appel- 
loient  à  la  foi  du  Prince,&  à  la  parole  de  lès  Miniftrcs.  Pour 
s'en  débarraffer  une  bonne  fois ,  il  les  renvoya  tous  à  la  table 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.      57? 

de  confcience  3  c'eft  une  efpéce  de  confeil  de  confcience  où         '    "    : 
l'on  examine  les  affaires  de  Religion  j  &:  par  cette  rineflè  peu  Henri 
digne  d'un  grand  Roi ,  il  trouva  moyen  d'éluder  l'attente       III. 
de  ces  hommes  avides,  qui  mefuroient  leurs  efpérances fur     icg^, 
l'idée  qu'ils  avoient  de  leur  mérite. 

Les  juges  de  ce  tribunal  procédoient  de  la  forte.  Ces  de- 
mandeurs s'étoient  attachés  à  Philippe  ou  par  principe  de 
confcience  ,  6c  dans  la  perfuafion  que  le  Royaume  lui  ap- 
partenoit  fuivant  les  loix  divines  &:  humaines  ^  ou  quoiqu'ils 
ruflènt  convaincus  du  droit  des  autres  ,  l'efpérance  des  ré- 
compenfes ,  &la  crainte  de  ce  Monarque  les  avoient  déter- 
mines contre  leur  confcience ,  à  le  fervir  dans  {es  armées  y 
ou  de  quelqu'autre  manière.  Au  premier  cas  ,  le  Roi  ne  leur 
devoit  rien ,  d'autant  plus  que  le  tréfor  ayant  été  entiè- 
rement épuifè  par  les  calamités  paffées  ,  on  ne  pouvoit  ia- 
tisfaire  à  toutes  ces  demandes  fans  fouler  extraordinaire- 
ment  le  peuple ,  dont  le  foulagement  doit  faire  le  premier 
foin  d'un  bon  Prince.  D'ailleurs  ,  s'il  fe  trouvoit  quelque 
argent,  il  étoit  bien  plus  naturel  de  l'employer  àrepouffèr 
les  ennemis  dont  on  étoit  environné ,  qu'à  ailouvir  l'avidi- 
té des  particuliers.  Au  fécond  cas,  non-feulement  le  Roi  n'é- 
toit  pas  obligé  de  tenir  ce  qu'on  leur  avoit  promis  ;  mais  en 
confcience  il  ne  pouvoit  récompenfer  des  traitres  et  des  per- 
fides qui  avoient  déclaré  la  guerre  à  leur  patrie  en  faveur 
d'un  Prince  ,  qu'ils  refardoient  comme  un  ufurpateur.  Voilà 
comment  ces  infortunés  Portugais  furent  le  joiiet  de  ces 
juges  de  confcience,  qui  les  renvoyèrent  tous  honteufement, 
comme  convaincus  ou  de  trahifon  ,  ou  d'avidité.  Il  y  en  eue 
pourtant  quelques-uns  à  qui  Philippe  donna  des  fiefs ,  des 
bénéfices ,  &  quelques  autres  récompenfès  femblables  pour 
s'attirer  leur  amitié  par  cet  adoucifîèment  de  l'arrêt  émané 
du  tribunal  de  confcience:  mais  cette  conduite  lui  réufîît  mal  -y 
premièrement ,  parce  que  le  nombre  des  heureux  étoit  fore 
petit  3  en  fécond  lieu ,  parce  qu'on  fe  perfuada  que  c'étoit 
moins  une  récompenfe  accordée  à  leurs  fervices  ,  qu'un 
moyen  dont  les  Caflillans  fe  fervoient  pour  divifer  les  Por- 
tugais, &  former  divers  partis  dans  le  Royaume.  Ceux  qui 
n'avoient  rien  reçu  &:  qui  faifoient  le  plus  grand  nombre , 
étoient  moins  fâchés  du  refus  qu'ils  avoient  efluyé ,  que  de 


57^  HISTOIRE 

'==  '""  "'"—  la  préférence  qu'on  avoic  donnée  aux  autres:  c'efl-là  le  gé- 
Henri  nie  des  Portugais  ,  l'envie  du  bonheur  d'autrui  les  tourmente 
III.      plus,  que  le  fentiment  de  leurs  propres  maux. 
1582.         Au  refbe ,  Philippe  qui  fe  voyoit  maître  abfolu  du  Portu- 
Defcription  ga^  méprifoit  les  plaintes  des  mécontens  :  ce  qui  l'inquiétoit 
des  Açoks,     véritablement  c'étoient  les  ifles  ,  6c  les  provinces  des  Indes, 
l  qui  font  la  principale  richefïè  du  Portugal ,  &;  fur-tout  les 

Açores.  Ce  font  neuf  ifles  fîtuées  depuis  le  trente-feptiéme 
degré  de  latitude  jufqu'au  trente-neuvième.  On  les  appelle 
Acores ,  c'efl-à-dire  ,  ifles  des  épreviers.  Ce  fut  un  Fran- 
çois nommé  Betancourt  qui  les  découvrit  le  premier  ,  et  qui 
les  vendit  aux  Portugais  avant  que  Chriflophle  Colomb 
eût  palTé  dans  le  nouveau  monde  (1  )  ,  comme  je  l'ai  dit  ail- 
leurs. La  première  s'appelle  l'ifle  de  fainte  Marie.  Elle  efl 
fort  petite, &:  diflante  du  Cap  faint  Vincent  de  142.  lieuê's. 
A  quinze  lieues  au  defïus  efl  l'ifle  de  faint  Michel ,  de  figure 
oblongue  &  qui  a  environ  trente-fept  lieues  de  tour.  C'en; 
la  plus  grande  des  neuf,  èc  c'efl-là  que  l'Evêque  de  ces  ifles 
fait  fa  réfîdence.  A  trente  lieues  du  côté  du  Couchant  on 
trouve  la  Tercere ,  ainfi  nommée  parce  qu'en  venant  d'Es- 
pagne ,  c'efl  la  troifiéme  qu'on  rencontre  :  elle  a  feize  à  dix- 
fept  lieues  de  circuit  j  elle  efl  fort  fertile  en  blés  de  en  fruits, 
&:  il  y  vient  même  du  vin.  Il  y  croît  beaucoup  de  garence, 
qui  efl  une  racine  dont  on  fe  fèrt  pour  teindre  les  draps.  La 
ville  capitale  de  l'ifle  s'appelle  Angra  :  fa  fîtuation  efl  très- 
avantageufe ,  étant  bâtie  fur  un  golfe  qui  efl  à  l'abri  du  Cap 
de  Brezil  :  ce  Cap  fert  comme  de  boulevard  à  la  place.  La 
quatrième  efl  l'ifle  de  faint  George  éloignée  de  huit  lieues 
de  Tercere.  A  quatre  lieues  de  celle  de  faint  George  en  ti- 
rant vers  le  Nord ,  on  trouve  l'ifle  qu'on  nomme  Gratieufe , 
parce  qu'en  effet  elle  ell  très-agréable.  Celle  de  Fayalainfl 
appellée,  parce  qu'elle  efl  pleine  de  hêtres ,  efl  du  côté  du 
Couchant ,  aufïl  bien  que  celle  du  Pic ,  qui  tire  fon  nom  de 
cette  fameufe  montagne  du  Pic,  qui  a  trois,  mille  pas  de  hau- 
teur, Se  qui  efl  pleine  de  cavernes,  d'où  il  fort  quelquefois 
des  flammes,  comme  du  Gibel.  La  plus  petite  de  toutes  efl 
celle  del  Çuervo  ,  ou  du  corbeau ,  à  trente-cinq  lieues  du  Pic} 

(1)  Betancourt  n'a  point  découvert  |  dit  aux  Caftillans  ,  8c  non  auxPortu- 
les  Agores ,  mais  les  Canaries;qu  il  ven- 1  gais ,  Marûiol  >  Botero ,  &c. 

& 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.      577 

6c  la  dernière  eft  celle  des  Flores  diftante  de  deux  lieues  s 


6c  demie  de  celles  del  Cuervo.  Ces  deux-ci  font  les  plus  oc-  Henri 
cidentales  de  toutes.  Les  vaifTeaux  qui  reviennent  des  Indes      III. 
vont  d'ordinaire  toucher  à  ces  ifles ,  avant  que  d'aller  à  Lif.     1581* 
bonne  ou  à  Cadis  j  ainfî  on  les  regarde  comme  très-impor- 
tantes pour  la  navigation  des  Indes.  On  raconte  quelque 
chofe  d'étonnant  ,  qui  ne  manque  jamais  d'arriver   lorf. 
qu'on  paflèaux  Açores.  On  prétend  que  dès  que  les  vaifleaux 
qui  vont  d'Efpagne  en  Amérique  ,  font  au-delà  de  ces  ifles  j 
tout  ce  qu'il  y  a  de  poux  ,  de  puces ,  de  punaifes ,  6c  de  quel- 
que vermine  que  ce  foit ,  parmi  les  équipages ,  meurt  aufîi- 
tôt ,  6c  qu'on  en  eft  abfolument  délivré. 

L'évêque  de  faint  Michel  avoit  confervé  cette  ifle  au  roi 
d'Efpagne  ,  mais  celle  de  Tercere  tenoit  pour  le  roi  Antoine. 
Celui  qui  peut  être  maître  de  ces  deux ,  eft  maître  de  toutes 
les  autres.  Après  l'échec  que  les  Efpagnols  avoient  reçu  à 
la  Tercere  quelques  mois  auparavant ,  Cyprien  de  Figueredo 
qui  y  commandoit  en  chef  pour  Antoine  ,  craignant  quel- 
que émotion  du  peuple,  6c  fur-tout  des  Prêtres  6c  des  Moines, 
tâchoit  de  maintenir  tout  en  paix  ,  èc  de  porter  tout  le 
monde  à  la  modération.  Ce  fut  dans  cet  efprit  qu'il  confeilla 
aux  habitans  d'Angra  de  traiter  avec  plus  de  douceur  les 
Jéfuites  qu'on  tenoit  étroitement  renfermés  chez  eux  ,  6c 
Jean  de  Betancourt ,  qui  étoit  fufpect  au  parti  d'Antoine  : 
mais  ces  efprits  turbulens  au  lieu  de  profiter  d'un  avis  fi 
raifonnable  ,  s'imaginèrent  que  c'étoit  faute  de  zélé  qu'il 
parloit  ainfî ,  &  qu'en  fecret  il  favorifoit  le  parti  des  Caftil- 
lans.  Cette  défobéïflance  du  peuple  6c  fon  infolence  ayant 
dégoûté  Figueredo ,  il  écrivit  au  roi  Antoine  qui  étoit  en 
France,  pour  l'inftruire  du  véritable  état  des  chofes  3  ajou- 
tant qu'il  prévoyoit ,  que  s'il  ne  venoit  inceflamment  lui- 
même  ,  fes  affaires  feroient  bientôt  ruinées  par  la  conduite 
infenfée  de  certaines  gens ,  qui  croyoient  que  tout  devoit 
aller  fuivant  leurs  paffions.  Ces  petits  frères  féditieux ,  donc 
j'ai  parlé  ci-devant,écri  virent  de  leur  côté,6cpar  le  moyen  de 
leurs  émiiTaires  ils  firent  dirent  à  Antoine  tout  ce  qu'ils  vou- 
lurent pour  rendre  Figueredo  fufpect.  à  ce  malheureux  Prince. 
Sur  leurs  accufations ,  6c  fur  l'avis  de  quelques  Portugais  qui 
étoient  en  France, Antoine  prit  le  parti  d'envoyer  a  la  Tercere 
Tome  VIII.  D  D  d  d 


578  HISTOIRE 

Emmanuel  de  Sylva  ion  favori ,  qu'il  venoic  de  nommer 
He  nui  comte  de  la  Torres  Vedras.  Il  donna  des  ordres  très-amples 
III.      parlefquels  il  dépofoit  Figueredo,  ôc  nommoit  Sylva  Gou- 
1582.     verneur  général  de  toutes  ces  ifles. 

ligueredo        H  y  eut  une  cno^e  qlu  fortifia  les  foupçons  des  mutins  con- 
dépofé,      tre  Figueredo  ,  c'eft  qu'un  vaifîeau  chargé  de  farine  deftinée 
pour  le  Brefil ,  ayant  mis  à  la  voile  avant  l'arrivée  de  Sylva  y 
au  lieu  de  prendre  la  route  du  Brefil,  alla  droit  à  Lifbonne , 
comme  s'il  y  avoit  été  entraîné  par  le  vent  contraire.  Ce  faic 
ayant  achevé  de  perfuader  que  Figueredo  avoit  des  intelli- 
gences fecretes  avec  Philippe  ,  il  fut  dépofé  auilkôt  que  Syl- 
va fut  arrivé.  Le  nouveau  Gouverneur,  qui  à  la  rélèrve  de 
quelques  Portugais  nouvellement  enrôlés,  n'avoit  avec  lui 
que  trois  cens  François  commandés  par  le  fieur  de  Caries  de 
Bourdeaux  ,  ôc  autant  d'Anglois  ,  qu'Antoine  avoit  envoyés 
depuis  peu  dans  cette  ifle  ,  ne  faifoit  dans  fon  gouvernement 
que  ce  que  vouloient  les  habitans. 
Armement       Pendant  ce  tems-là,  on  faifoit  de  grands  préparatifs  en 
naval  des  Ef  Efpagne ,  &  il  y  eut  de  longues  conteflations  dans  le  Confeii 
pagnos.        ^e  Philippe,  pour  fçavoir  fi  l'on  devoit  envoyer  cette  an- 
née une  rlote  à  la  Tercere.  Les  uns  foûtenoient  que  l'en- 
treprife  étoit  difficile  ,  ôc  qu'il  ne  falloit  pas  expofer  fa  répu- 
tation :  Qu'il  valoit  mieux  attendre  que  les  François ,  qu'on 
difoit  armer  ,  fe  fufîènt  un  peu  refroidis ,  ôc  qu'alors  on  feroic 
un  grand  effort  avec  plus  d'apparence  de  fuccès.  Les  autres 
au  contraire  difoient,  qu'il  falloit  tout  hazarder  avant  que 
les  François  Ôc  les  Anglois  eulïènt  eu  le  tems  de  fe  fortifier 
dans  ces  ifles  ,  fi  avantageufement  fituées  pour  la  navigation 
des  Indes  ,  ôc  qu'il  y  auroit  beaucoup  de  danger  à  différer. 
Ce  fentiment  l'ayant  emporté ,  on  donna  aufïitôt  commiffion 
au  grand-prieur  Ferdinand  de  Tolède  bâtard  du  duc  d'Albe, 
de  faire  des  levées  dans  les  provinces  entre  le  Douro  ôc  le 
Minho.  Le  marquis  de  Sainte  Croix  alla  à  Séville  pour  armer 
la  flote  ,  ôc  on  envoya  ordre  à  dix-huit  vaifïèaux  de  Bifcaye 
de  le  venir  joindre.  En  même  tems  on  manda  au  viceroi  de 
Naples  ôc  au  gouverneur  du  Milanez  de  lever  quatre  mille 
hommes  de  pied ,  ôc  on  en  leva  dix  mille  en  Allemagne. 
Mais  pour  donner  le  change ,  on  fit  courir  le  bruit  que  ces 
quatorze  mille  hommes  étoient  deftinés  pour  les  Païs-bas, 


DE  J.  A.  DE  TROU,  Liv.  LXXV.       579 

Ambroifè  d'Aguiar  commandoic  dans  l'ifle  de  Saint  Michel,  _ 
&  il  avoicun  gros  vaifleau  pour  la  garder.  Philippe  envoya  Henri 
à  fon  fecours  P.  Peixoto  avec  cinq  navires ,  qui  y  abordèrent  III. 
peu  de  tems après.  Antoine  de  Portugal  avoit  obtenu  delà  1582. 
Reine  une  flote  auxiliaire,  &  l'on  en  avoit  donné  le  com- 
mandement à  Ph.  Strozzi ,  homme  d'honneur,  très-zélé 
pour  la  gloire  du  nom  François  ,  6c  qui  avoit  hérité  de  fon 
père  beaucoup  de  haine  pour  les  Efpagnols ,  n'ayant  jamais 
oublié  l'injure  qu'il  en  avoit  reçue  par  la  mort  de  Ph.  Strozzi 
fon  ayeul ,  qui  périt  par  leur  trahifon.  La  fleur  de  la  No- 
blefle  &  de  la  jeuneile  Françoife  prit  parti  fur  cette  flote 
qu'on  équipoit  à  Bourdeaux  -y  mais  en  attendant  qu'elle  fût 
en  état ,  la  Reine  craignant  que  les  Infulaires  ne  fe  décou- 
rageaflent ,  leur  envoya  Ch.  Rouhauld  fleur  de  Landereau , 
avec  neuf  vahTeaux  6c  huit  cens  hommes  de  débarquement. 
J'ai  déjà  parlé  plufleurs  fois  de  ce  Général ,  qui  entendoit 
très-bien  la  marine.  A  fon  arrivée  à  la  Tercere ,  il  trouva  les 
affaires  dans  un  grand  défordre.  Depuis  que  Sylva,  cet  hom- 
me plein  de  hauteur ,  avoit  dépouillé  Figueredo  de  fon  em- 
ploi, tout  fefaifoit  avec  violence  :  le  peuple,  les  Moines  & 
les  Prêtres ,  tous  également  furieux ,  ne  gardoient  aucune 
mefure.  Landereau  craignant  les  fuites  de  ces  emportemens , 
avertit  Sylva  de  contenir  ces  furieux  ,  &:  de  fe  préparer  à  fe 
bien  défendre  $  que  les  Efpagnols  alloient  arriver  avec  une 
grande  flote  ;  qu'ils  tomberoient  tout  d'un  coup  fur  l'ifle  j 
&  que  dans  la  confufion  générale  où  elle  fe  trouvoit ,  le  parti 
d'Antoine  feroit  accablé  avant  l'arrivée  de  la  flote  Françoi- 
fe. Qu'il  falloit  donc  travailler  fans  relâche  à  fortifier  la  Ter- 
cere, Se  attaquer  l'ifle  de  Saint  Michel, ou  étoit  tout  ce  que 
les  Efpagnols  avoient  de  forces  aux  Açores.  Sylva  regar- 
dant ce  difeours  non  pas  comme  un  confeil  d'ami ,  mais  com- 
me une  réprimende  d'un  homme  qui  prétendoit  dominer  : 
»  Je  fçai  mon  devoir,  dit-il  à  Landereau,  6c  je  le  ferai.  Pour 
»  vous ,  contentez-vous  de  remplir  les  engagemens  de  votre 
»  place.  Sçachez  au  refte  que  vous  n'êtes  chargé  que  des 
»  troupes  que  vous  avez  amenées  ^  au  lieu  que  moi ,  j'ai  droit 
»  fur  toutes  les  troupes  &  fur  vous-même. 

Cette  altercation  donna  lieu  à  des  broiiilleries  ,aufquelles 
on  impute  tous  les  malheurs  qui  arrivèrent  depuis.    Sylva 

DDdd  ij 


5S0  HISTOIRE 

'-  réfolu  de  perdre  fon  rival ,  joignit  la  mauvaife  foi  à  fa  vanité 
Henri  ordinaire ,  &  non  content  de  parler  avec  mépris  des  forces 
III.  des  Efpagnols ,  il  lit  encore  courir  le  bruit ,  que  Pifle  de  Saint 
1582.  Michel ,  où  il  y  avoit  un  bon  corps  de  troupes ,  n'étoit  gardée 
que  par  une  garnifon  très-foible.  Ainfi  ious  prétexte  de  fe 
rendre  à  l'avis  de  Landereau  ,  il  réfolut  d'attaquer  Saint  Mi- 
chel ,  moins  dans  l'efpérance  de  s'en  rendre  maître,  que  de 
fe  défaire  du  Général  François,  6c  de  fes  troupes  ,  en  les  ex~ 
pofant  a  un  danger  manifefbe,  qui  pourroit,  ou  les  faire 
périr,  ou  du  moins  les  éloigner.  Landereau  attaqua  donc 
cette  ifle  avec  fix  de  fes  bâtimens  j  car  Sylva  en  avoit  gardé 
trois  à  laTercere  ,  qu'il  étoit  convenu  d'envoyer  au  fecours 
des  autres ,  lorfqu'il  en  fèroit  tems.  Peixoto  qui  étoit  arrivé 
depuis  peu ,  ayant  fa  petite  flote  à  l'ancre ,  apperçut  nos  vaif- 
feaux  en  mer,  mais  il  n'en  voyoit  que  trois  j  car  les  autres 
étoient  cachés  par  la  côte.  Malgré  le  petit  nombre  des  en- 
nemis ,  Peixoto  fe  tint  dans  fon  pofte.  Mais  Landereau  ayant 
fait  avancer  le  fieur  de  Crené  fon  Lieutenant ,  celui-ci  atta- 
qua un  des  vaiflèaux  Efpagnols ,  6c  le  combat  fut  fort  vif. 
Ambroife  d'Aguiar  eût  bien  voulu  ne  rien  hazarder  ^  cepen- 
dant comme  le  falut  de  fon  ifle  dépendoit  de  celui  de  la  flote 
de  Peixoto  ,  il  envoya  deux  cens  de  fes  foldats  pour  relever 
ceux  qui  étoient  hors  de  combat.  Ce  fecours  empêcha  fa 
défaite,  &  l'on  fe  fépara  à  peu  près  à  perte  égale.  Crené  fut 
tué  dans  l'action  ,  êc  il  y  eutplufieursdenos  jeunes  Gentils- 
hommes qui  y  furent  dangereusement  blefTés. 

Avant  que  Landereau  fût  arrivé  à  la  Tercere ,  Sylva  avoit 
envoyé  deux  vaiflèaux  Anglois  fommer  Pifle  de  Saint  Michel. 
Nos  François  crurent  que  ce  Portugais  n'avoit  eu  d'autre 
but  que  de  donner  avis  aux  Efpagnols  de  notre  arrivée.  Ce 
foupçon  aigrit  encore  les  efprits ,  6c  les  chofes  allèrent  fi  loin , 
que  Landereau  dit  à  Sylva  clans  les  termes  les  plus  ofFenfàns , 
que  par  fon  ignorance ,  6c  peut-être  par  fa  perfidie ,  il  trahiffoit 
la  caufe  de  Ion  Roi ,  &  de  ceux  qui  combattoient  pour  lui. 

Sylva  ayant  payé  quelques  mois  de  folde  aux  Officiers 
François,  fongea  à  mettre  la  divifion  entr'eux  -,  6c  voici  com- 
me il  y  réunit.  Il  fit  courir  le  bruit, que  le  deffein  de  Landereau 
&  de  fes  troupes ,  étoit  de  piller  Pifle  de  de  fe  retirer.  Ceux 
des  François  qui  ne  vouloient  pas  qu'on  pût  les  foupçonner 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.        581 

d'une  pareille  lâcheté  ,  fe  détachèrent  de  Landereau.   Ce- . 

lui-ci  abandonné  d'une  partie  des  fiens ,  le  tenoit  avec  ce  Henri 
qui  lui  étoit  refté  dans  des  lieux  fortifiés  par  la  nature,  &      III. 
n'étoit  occupé  que  du  foin  de  fe  mettre  à  couvert  des  em-     i^z, 
bûches  des  Portugais  ;  car  non  contens  d'avoir  fuborné  plu- 
fleurs  afTaffins  pour  le  tuer ,  ils  tâhérent  encore  de  l'empoi- 
fonner. 

Les  dix-huit  vaiiïèaux  de  Bifcaye  étant  arrivés  à  Lisbon- 
ne, on  en  fît  partir  quatre  pour  les  Açores  avec  cinq  cens 
hommes  de  débarquement.  Ils  abordèrent  à  l'ifle  de  Saint 
Michel  peu  de  tems  après  le  combat  de  Landereau.  Le  Con- 
feil  de  Philippe  n'avoit  pas  encore  pris  fa  dernière  réfolution 
fur  les  forces  qu'on  avoit  fur  pied  ;  parce  qu'on  ignoroit  la 
deftination  des  préparatifs  qu'on  faifoit  en  France.  Les  plus 
fages  de  ce  Confeil  ne  doutoient  pas  que  ce  ne  fût  pour  la 
Flandre;  parce  qu'ils  voy oient  bien  que  c'étoit  notre  véritable 
intérêt.  L'expédition  du  Portugal,  difoient-ils,  n'eft  qu'un 
voile  ,  fous  lequel  la  France  cache  fes  defleins  :  elle  veut  obli- 
gé Philippe  à  partager  fes  forces,  afin  de  l'accabler  enfuite 
plus  aifèment.  Ces  réflexions  avoient  retardé  le  départ  de  la 
flote  ,  qui  ne  mit  à  la  voile  que  le  1  o.  de  Juillet,  fous  les  or- 
dres du  marquis  de  Sainte  Croix.  Elle  étoit  compofée  de 
vingt  vaifTeaux  d'Andaloufie ,  de  douze  galères ,  de  trente  èc 
un  gros  bàtimens  &  de  cinq  petits  afTez  mal  fournis.  Parmi 
ces  vaifTeaux  il  y  en  avoit  quelques-uns  de  Bifcaye ,  comman- 
dés par  Michel  Oquenda  bon  homme  de  mer ,  &;  quelques 
Flamans ,  qu'on  avoit  enlevés  de  force  aux  marchands  ,  &c 
qu'on  avoit  frétés  pour  ce  voyage.  Il  y  avoit  fur  la  flote  fîx 
mille  Efpagnols ,  commandés  par  Lope  de  Figueroa ,  Antoine 
de  Bovadilla  &  Antoine  Moreno  -y  cinq  cens  Allemans  du  ré- 
giment du  comtejde  Lodron  ,  &  plufleurs  Gentilshommes , 
entr'autres  P.  de  Tolède,  Huguo  de  Moncade  marquis  delà 
Fabara ,  &  quelques  autres  Seigneurs ,  mais  fans  comman- 
dement. 

Cependant  on  équipoit  à  Bourdeaux  la  flote  Françoi/ê, 
qui  étoit  compofée  de  cinquante-cinq  bàtimens  de  toute  eù 
péce  ,  fur  lefquels  on  devoit  embarquer  cinq  mille  hommes. 
Celui  qui  la  commandoit  en  chef  étoit  Philippe  Strozzi  , 
Capitaine  plus  brave  que  prudent.  Charle  de  Coflè  comte 

DDdd  iij 


582  HISTOIRE 

1111  de  Brifîac,  jeune  homme  puifîamment  riche ,  ôc  illuilre  par 
H  e  n  ki  le  nom  du  maréchal  de  Brifîac  Ton  père ,  fî  connu  par  les 
III.  guerres  de  Piémont ,  &  par  celui  de  ion  frère  aîné  ,  comman- 
1581.  doit  ^ous  Strozzi.  Les  principaux  Officiers  après  ceux-là, 
étoient  Jean  de  Beaumont  maréchal  de  camp  général ,  Jo- 
feph  Doineau  de  Sainte  Soline,  le  fleur  de  Bourdas  d'Aix, 
Léon  Fumée  ,  Antoine  Scalin ,  quelques  autres  Gentilshom- 
mes ,  èc  un  grand  nombre  de  lajeu  ne  Nobleflè.  Strozzi  me- 
noit  avec  lui  François  de  Portugal  comte  de  Vimiofo,  hom- 
me vain  &;  fuperbe ,  à  l'infligation  duquel  cet  armement 
s'étoit  fait.  Il  bravoit  le  péril,  mais  il  trompoit  Strozzi 
par  mille  faufTetés  qu'il  inventoit  tous  les  jours.  Il  afîûroit 
hardiment  que  la  flote  d'Efpagne  ne  paroîtroit  point ,  & 
que  les  peuples  de  ces  ifles ,  qui  dans  leur  cœur  favorifoient 
tous  le  parti  d'Antoine ,  fe  foûmettroient  dès  que  notre  flote 
feroit  arrivée.  Ces  difeours  étoient  d'autant  plus  pernicieux 
que  Strozzi  de  fon  naturel  étoit  fort  négligent  &  très-dif. 
pofé  à  méprifer  fon  ennemi.  C'étoit-là  Pefprit  de  notre  flo- 
te. Il  ne  fèmbloit  pas  qu'ils  allafTent  à  un  combat ,  mais  à  un 
voyage  de  plaifîr  ,  ou  pour  voir  leurs  amis ,  tant  il  paroillbic 
de  tranquillité  ôc  de  nonchalance  dans  nos  troupes.  La  Rei- 
ne, fous  les  aufpicesde  laquelle  fe  faifoit  l'entreprife ,  avoit 
fur-tout  recommandé  à  Strozzi  d'aller  droit  aux  ifles,  &; 
d'éviter  de  combattre  fur  la  route  5  parce  qu'elle  croyoit  les 
ennemis  plus  forts  que  lui  ;  que  c'étoit  d'ailleurs  un  moyen 
pour  juffcifîer  cette  expédition,  êtdefoûtenir  qu'elle n'avoit 
rien  de  contraire  au  traité  qui  étoit  entre  la  France  6c  l'Es- 
pagne :  car  elle  prétendoit  qu'elle  avoit  droit  fur  le  Portu- 
gal ,  &  qu'il  lui  étoit  permis  de  fècourir  fon  Allié. 

Les  efprits  étoient  difpofés  bien  différemment  en  France 
&  en  Efpagne.  Les  Caftillans  étoient  aufîi  inquiets  que  fila 
guerre  eût  été  dans  leur  païs ,  &  que  le  Royaume  eût  été  en 
danger.  Si  cette  compagne  tournoit  mal ,  ils  comptoient  que 
le  royaume  de  Portugal ,  qui  leur  tenoit  tant  au  cœur ,  &la 
flote  des  Indes ,  qui  faifoit  leur  principale  refTource,  étoient 
abfolument  perdus.  Nos  François  penfoient  tout  différem- 
ment ,  ils  regardoient  cette  expédition  ,  comme  une  entre- 
prife  qu'ils  faifoient  de  gayeté  de  cœur ,  &  dont  ils  n'atten- 
doient  d'autre  récompenfe  que  de  la  gloire ,  &  comme  ils 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.       5S3 

alloient  faire  la  guerre  loin  de  leur  patrie ,  ils  comptoient  ' 
que  le  feul  de  leurs  biens  qui  pût  courir  quelque  rifque  dans  Henri 
un  combat,  étoit  leur  réputation,  &  que  dans  ce  genre  de       III. 
péril,  la  condition  des  Efpagnols  étoit  beaucoup  plus  mau-     1582. 
vaife  que  la  leur ,  parce  que  les  affaires  d'Efpagne  ne  le  foû- 
tiennent  que  par  une  proîpérité  continuelle  ;  au  lieu  que  les 
François  après  des  revers  confidérables  fe  font  toujours  rele- 
vés, &  n'en  ont  pas  moins  eu  de  courage  pour  rétablir  leur 
réputation. 

Ce  qui  augmentoit  encore  l'inquiétude  des  ennemis,  étoit 
cette  joye  de  nos  troupes  6c  cette  promptitude  apparente 
avec  laquelle  on  travaiJloit  à  armer  pour  fecourir  Antoine, 
Là-defTus  ils  fe  rappelloient  ce  qui  étoit  arrivé  autrefois  à 
Alfonfe  V.  roi  de  Portugal ,  qui  étant  pafle  en  France  pour 
demander  dufecours  à  Louis  XI.  contre  Ferdinand  roi  d'Ar- 
ragon  ,  avoit  eu  le  chagrin  de  s'en  retourner  fans  avoir  rien 
obtenu.  Ainfi  ils  étoient  fort  étonnés ,  que  pendant  que  le 
duc  d'Anjou  emmenoit  tant  de  troupes  dans  les  Païs-bas, 
la  France  fiit  en  état  de  faire  un  fi  grand  armement  pour  fe- 
courir Antoine. 

Pendant  qu'on  raifonnoit  ainfi  ,  notre  flote  aborda  le  1  5. 
de  Juillet  à  l'ifle  de  Saint  Michel ,  &  ayant  jette  l'ancre  au- 
près de  Laguna,  elle  mit  deux  mille  hommes  à  terre.  Cet 
endroit  pillé  ,  on  avança  plus  loin  pour  chercher  un  nouveau 
butin.  L'ifle ,  comme  je  l'ai  dit ,  a  environ  trente-deux  lieues 
de  tour  :  on  y  compte  plufieurs  villes  ^  mais  les  deux  princi- 
pales font  Ville-franche  &;  Santa  Delgada.  Ambroife  d'A- 
guiar ,  qui  en  étoit  Gouverneur  ,  étant  mort  depuis  peu ,  fon 
beau-fils  prétendoit  lui  fuccéder  j  mais  Peixoto  de  Sylva ,  s'y 
oppofa  ,  &  fon  droit  fut  jugé  le  meilleur.  Sainte  Croix  crai- 
gnant qu'on  ne  perdît  cette  ifle ,  &  fâché  de  voir  que  les 
Efpagnols  agilîbient  à  leur  ordinaire  avec  beaucoup  de  len- 
teur ,  avoit  chargé  Michel  de  Oquendo  avant  la  mort  d'A- 
guiar  de  choifir  entre  les  vaifTeaux  de  Bifcaye ,  qu'il  avoit 
amenés ,  quatre  des  meilleurs  ^  d'embarquer  defTus  fîx  cens 
hommes ,  fous  le  commandement  de  Jean  d'Ochoa  fon  Lieu- 
tenant ,  &  de  les  envoyer  à  l'ifle  de  Saint  Michel.  Oquendo 
choifit  les  vaifTeaux  d'Ochoa ,  de  Th.  Arriola  natif  de  Deva , 
de  Martin  Arriola  de  Saint  Sebaftien ,  &  celui  de  Dominique 


5$4  HISTOIRE 

-'"■"■'  Adurriaga  d'Orio.    Ils  eurent  le  vent  fï  favorable ,  qu'en 

Henri   quatre  jours  ils  arrivèrent  aux  cotes  de  Pifle. 
III.  Les  habitans  encouragés  par  ce  renfort,  fe  mettent  en 

1582.     campagne  au  nombre  de  deux  mille ,  fous  la  conduite  de  Lau- 
Défaite  des  renc  Noguera  Efpagnol  &  de  Peixoto  Portugais.  Nos  trou- 
Efpagnols.      pes  qui  avoient  crû  trouver  la  ville  déferte ,  parce  que  dans 
le  premier  effroi  les  habitans  avoient  gagné  les  montagnes , 
s'étoient  écartés  du  chemin.  Noguera  qui  craignoit  de  fon 
côté  que  les  François ,  après  s'être  rendus  maîtres  de  la  ville, 
ne  s'emparaflènt  de  toute  Pifle  fans  combat,  s'écarta  auiîî 
du  chemin  ordinaire,  à  la  prière  de  Pévèque  D.  Pedro  del 
CafHllo ,  pour  aller  à  la  rencontre  des  François  ;  &  après 
avoir  exhorté  les  troupes  à  bien  faire ,  il  les  attaqua.  Mais 
le  fuccès  ne  fut  pas  heureux ,  malgré  la  valeur  avec  laquelle 
il  combattit.  Car  les  Infulaires  l'ayant  abandonné  ,  il  perdit 
un  grand  nombre  d'Efpagnols  :  &.  étant  lui  -  même  percé 
de  coups ,  il  fe  retira  à  la  citadelle  avec  huit  cens  hommes 
feulement.   Noguera  étant  mort  prefque  fur  le  champ  de 
£cs  bleflures  ,  Jean  del  Caftillo  frère  de  l'Evêque  ,  lui  fuccéda 
dans  fon  emploi.    Peixoto ,  qu'on  avoit  regardé  jufque-là 
comme  un  bon  Officier ,  comptant  Pifle  perdue  ,  s'embarqua 
la  nuit  fur  un  vaiffeau  pour  aller  joindre  la  flote  :  tk.  il  arriva 
à  Lifbonne  avant  qu'elle  eût  mis  à  la  voile.  Rien  n'étoit  plus 
heureux  que  ces  commencemens  :  mais  la  fécurité  ou  l'im- 
prudence de  nos  chefs  ,   les  empêcha  d'en  profiter.   S'ils 
avoient  emporté  la  citadelle ,  les  Efpagnols  ne  pouvoient 
plus  aborder  &  n'avoient  point  de  retraite.  Nos  François  au 
contraire ,  pouvoient  fans  être  forcés  de  rifquer  une  bataille  , 
s'emparer  de  toutes  ces  ifles,&  peut-être  même  de  la  flote 
des  Indes,  ce  qui  étoit  le  point  capital. 

Le  roi  Antoine  étoit  fur  la  flote.  Après  cette  vidoire  il  fe 
rendit  à  la  ville  ,  prit  fon  logement  à  PEglife  defaint  Roch , 
auprès  de  la  citadelle ,  &  fut  proclamé  Roi  par  le  peuple  : 
comme  il  étoit  fort  vain  ,  il  s'imagina  être  rétabli  fur  le  trô- 
ne -,  &  ayant  eu  avis  que  la  garnifon  du  fort  manquoit  d'eau , 
il  ne  voulut  pas  qu'on  employât  la  force  pour  réduire  les 
ennemis ,  &:  il  fe  contenta  de  fommations  de  de  menaces.  Par 
ce  moyen  on  perdit  fix  jours ,  &  les  Efpagnols  eurent  le  tems 
de  fe  reconnoître  &  de  fe  mettre  en  état  d'attendre  le 

fecours , 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.      ps 

fecours ,  qui  parut  en  effet  dès  le  lendemain.   Sainte  Croix  '" 

avoit  détaché  la  veille  le  capitaine  d'Aguirre  avec  une  cor-  PI  e  n  r  i 
vette^  &;  lui  avoit  donné  des  lettres  pour  Aguiar,  dont  il  III. 
ignoroit  la  mort ,  et  pour  Peixoto.  Il  leur  mandoit  de  lui  faire  158?, 
içavoir  le  plutôt  qu'ils  pourroient  l'état  de  rifle  &  de  notre 
ilote,  &  en  quel  endroit  elle  étoit  :  car  il  ne  pouvoit  s'imagi- 
ner qu'elle  fût  déjà  dans  les  mouillages  de  l'ifle.  Comme 
nos  bâtimens  étoient  couverts  par  des  caps  &  des  golphes ,  où. 
ils  s'étoient  enfoncés,  il  étoit  impoffible  que  la  flote  d'Efpa- 
gne  ,  qui  étoit  en  pleine  mer,  pût  les  appercevoir.  La  cor- 
vette d'Aguirre  ayant  été  prife  avec  les  lettres  du  marquis 
de  Sainte  Croix,  on  apprit  par-là  que  les  vaiflèaux  d'Anda- 
loufîe  n'étoient  pas  encore  arrivés,  qu'il  s'en  étoit  écarté 
quelques-uns  en  route,  &  que  d'autres avoient  été  pris.  Là- 
deflus  nos  Généraux  tinrent  confeii  :  notre  flote  manquoit 
de  vivres ,  parce  qu'Antoine  &  Vimiofo ,  qui  en  prefloient  le 
départ ,  avoient  répondu  que  tout  fe  fbûmettroit  dès  que 
nos  vaiflèaux  paroîtroient ,  et  qu'on  leur  fourniroit  des  vivres 
en  abondance.  Strozzi  qui  avoit  beaucoup  plus  de  courage 
que  de  prévoyance  ,  ne  trouvant  pas  les  chofes  comme  on  les 
lui  avoit  promifes  ,  et  fentant  le  péril  d'un  retardement ,  eue 
bientôt  pris  fon  parti  -y  &t  ravi  de  fevoir  dans  la  néceflité  de 
combattre  contre  les  ordres  précis  que  la  Reine  lui  avoic 
donnés,  il  exhorta  fes  troupes  à  bien  faire.  L'eau  même 
manquoit  fur  nos  vaiflèaux ,  et  depuis  huit  jours  qu'on  étoit 
dans  cette  ifle,  fans  rien  faire, on  n'avoitpas  penfé  à  y  en 
porter. 

Le  défordre  n'étoit  pas  moindre  du  côté  des  ennemis  j  8c 
leur  Général  qui  avoit  été  très-furpris  de  trouver  notre  flote , 
tint  confeii  avec  D.  Pedro  de  Tolède ,  Lope  deFigueroa, 
Chriftoval  d'Erafto,  D.  Pedro  de  Taxis  Intendant  de  la  flote, 
&t  Antoine  de  Bovadilla.  Il  fut  réfolu  qu'on  hazarderoit  un 
combat  dès  qu'on  en  trouveroit  l'occafion ,  parce  que  la  re- 
traite n'étoit  ni  fûre,  ni  honorable  :  qu'il  falloit  fur- tout 
t«acherde  gagner  le  deflus  du  vent,  malgré  la  difficulté  qu'on 
trouvoit  à  y  réu(îir,parce que  leurs  vaiflèaux  étoient  beaucoup 
plus  pefans  que  les  nôtres.  Les  deux  armées  le  trouvant  dans 
la  néceflité  de  combattre  ,  la  nôtre  fe  prefloit  d'autant  plus 
qu'elle  manquoit  de  tout,  ôc  que  d'ailieurs  toute  la  flote 

Tome  J  m.  EEee 


5S6  HISTOIRE 

d'Efpagne  n'étant  pas  encore  arrivée ,  il  lui  feroit  plus  aîfé  de 

Henri  remporter  la  victoire.  Le  marquis  de  Sainte  Croix  avoit  jette 

III.       l'ancre  au  cap  de  Morre  ,  6c  le  lendemain  2  2. de  Juillet,  il 

1582.     s'approcha  de  Ville  -  franche  ,  pour  ranger   fon  armée  en 

bataille. 

Au  côté  droit  du  S.  Martin,  qui  étoit  l'Amiral,  du  port 
de  fix  cens  tonneaux ,  il  plaça  le  S.  Matthieu  ,  gros  vaiilèau 
commandé  par  Figueroa  3  &  au  côté  gauche  ,  le  S.  Pierre, 
commandé  par  Bovadilla  ,  6c  fourni  de  bonnes  troupes.  Le 
relie  des  vaiflèaux  au  nombre  de  vingt-quatre,  fut  mis  fur 
les  deux  aîles.   Chriftoval  d'Erafto  qui  commandoit  un  gros 
vaiiTeau  ,  lequel  avoit  été  endommagé  par  la  mer,  eut  ordre 
de  refter  derrière.   Cependant  il  ne  le  pafla  rien  ce  jour-là. 
Les  Efpagnols  tirèrent  feulement  quelques  coups  de  canon 
de  fort  loin ,  comme  s'ils  euflènt  défié  les  François.  Le  len- 
demain les  deux  armées  fe  trouvèrent  encore  en  préfènce  : 
mais    quoique  nos  troupes  montraient  beaucoup  d'ardeur 
pour  le  combat,  &  que  les  ennemis  ne  l'évitaflènt  point ,  le 
vent  fe  trouva  fi  foible,  qu'on  ne  put  rien  faire.  Les  Efpa- 
gnols s'avancèrent  du  côté  de  l'ifle  de  Sainte  Marie ,  qui  efl 
à  quinze  lieues  de  celle  de  Saint  Michel  vers  le  Midi. 
Bataille  des       Enfin  les  François  déterminés  à  donner  bataille  le  lende- 
A$ores.      main  au  point  du  jour,  détachèrent  le  foir  dix  vaiflèaux, 
avec  ordre  de  ralêr  la  côte ,  afin  que  lorfqu'ils  attaqueroient 
avec  le  refte  le  front  de  l'armée  ennemie  ,  ces  dix  vaiflèaux 
venant  tout  d'un  coup  fondre  par  derrière ,  elle  fe  trouvât 
envelopée.    Mais  le  vent  n'étant  pas  encore  bon ,  on  fe  ca- 
nona  feulement  de  loin  ,  &:  il  y  eut  un  de  nos  vaiflèaux  fi  mal- 
traité ,  qu'il  faifoit  eau  de  tout  côté ,  ôc  qu'on  eut  de  la  pei- 
ne à  le  fauver  lorfque  la  flote  eut  pris  le  large. 

Sainte  Croix ,  à  qui  la  lenteur  ou  la  nonchalance  de  nos 
Généraux  avoit  donné  aflez  de  tems  pour  prendre  toutes  les 
précautions  dont  il  avoit  befoin  ,  rélolut  de  voguer  du  côté 
de  l'ifle  de  Saint  Michel ,  afin  qu'ayant  le  vent  arriére ,  il 
pût  le  lendemain  jour  de  faintjacque,  la  grande  fête  d'Ef- 
pagne ,  venir  fondre  fur  notre  flote.  Pour  exécuter  ce  projet , 
il  fit  appareiller  durant  la  nuit ,  &:  pour  nous  cacher  la  route 
qu'il  tenoit,  il  n'alluma  point  contre  l'ufage  ordinaire  le  fa- 
nal de  l'Amiral  5  mais  il  ordonna  à  tous  les  autres  vaiflèaux 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.       587 

de  le  fuivre  au  fignal  d'un  coup  de  canon ,  qu'on  tireroic  fur  — —— —■ 
le  minuic,  &  défaire  même  route  que  l'Amiral.  Tout  cela  H  en  ai 
s'exécuta  avec  exa&itude  6c  fans  bruit  3  il  n'y  eut  que  deux      III. 
vaiflèaux  Flamans,  fur  lefquels  il  y  avoit  quatre  cens  Aile-     I^îv 
mans ,  qui  fe  féparérent  de  la  flote. 

Tout  avoit  réufli  jufque-là  ^  mais  au  point  du  jour  le  mât 
du  vaifleau  de  Chriftoval  d'Erafto  ayant  été  brifé  par  le  ca- 
non ,  on  perdit  tant  de  tems  à  en  remettre  un  autre ,  que  nos 
Généraux  s'étant  apperçus  du  deflein  des  ennemis ,  les  de- 
vancèrent ,  &c  reprirent  le  delTus  du  vent.  Tout  fe  pafla  encore 
ce  jour-là  en  canonades.  Le  lendemain  16.  de  Juillet ,  jour 
de  iainte  Anne ,  les  deux  flores  n'étant  éloignées  que  d'en- 
viron une  lieuë  l'une  de  l'autre,  6c  environ  de  deux  lieues  6c 
demie  de  i'ifle  de  Saint  Michel  $  Strozzi  qui  brûloit  d'envie 
d'en  venir  à  un  combat ,  quitta  pour  l'engager  l'Amiral ,  qui 
lui  fembloit  trop  pefant ,  6c  étant  monté  fur  le  vaifleau  de 
Beaumont ,  qui  étoit  plus  léger  6c  plus  vite  ,  il  fe  mit  à  pour- 
fuivre  les  Efpagnols.  Après  avoir  fait  environ  trois  lieues 
6c  demie ,  il  les  joignit  à  une  pareille  diftance  de  I'ifle  de  Saint 
Michel.  Son  vaiffeau  fur  lequel  étoit  le  comte  de  Vimiofo , 
étoit  fuivi  de  celui  du  comte  de  Briflac  Lieutenant  Général , 
de  de  trois  autres  vaiflèaux  Anglois  très-bien  armés.  Le  refte 
de  la  flote  fuivoit  à  quelque  diflance.  Du  côté  des  ennemis, 
le  vaifleau  de  Bovadilla  ,  qui  marchoit  à  la  tête  ,  étoit  fuivi 
du  S.  Martin  ,  que  montoit  Sainte  Croix  ,  de  qui  remorquoic 
celui  d'Erafto.  Le  S.  Matthieu  commandé  par  Figueroa  ve- 
noit  enfuite.  Ces  quatre  vaiflèaux  qui  étoient  fort  grands  6c 
qui  paroiflbient  dans  la  mer  comme  des  citadelles ,  faifoient 
le  front  de  la  bataille,  6c  étoient  fuivis  de  tout  le  refte  delà 
flote.  Le  premier  qui  fut  attaqué  fut  celui  de  Figueroa.  No- 
tre Amiral ,  le  vaifleau  de  Cofle ,  6c  trois  autres ,  fondirent 
deflus.  L'Amiral  l'attaqua  du  côté  de  la  proue  ,  fans  lui  prê- 
ter le  côté  ,  pour  ne  pas  efluyer  les  bordées  de  ces  batimens 
Efpagnols ,  qui  étoient  beaucoup  plus  grands  que  les  nôtres. 
Deux  de  nos  vaiflèaux  en  ayant  été  fort  maltraités  ,  prirent 
le  large  $  en  forte  que  Figueroa  n'eut  plus  à  faire  qu'à  trois 
de  nos  vaiflèaux  ,  l'Amiral ,  celui  de  Coflè  6c  un  autre.  Mais 
quoiqu'on  envoyât  fans  celle  avec  des  barques  de  nouveaux 
hommes  à  la  place  de  ceux  qui  étoient  fatigués ,  6c  que  le 

EEee  ij 


58S  HISTOIRE 

feu  que  nos  foldats  avoient  jette  dans  le  vaifleau  eût  pris  en 
Henri  pluficurs  endroits,  ce  grand  Capitaine,  conlerva  tout  fon 
III.  îàng  froid  •  &  malgré  toutes  les  difficultés  qu'il  eut  à  fur- 
i  ç8i  monter,  il  fe  défendit  deux  heures  durant  avec  une  valeur 
extrême.  Enfin  un  vaifleau  de  Bifcaye  commandé  par  Pe 
de  Garagarça  étant  venu  à  fon  fecours  avec  deux  compagnies 
d'Efpagnols ,  il  reprit  une  nouvelle  vigueur.  Sainte  Croix  qui 
avoit  paflé  devant  lui,  ne  pou  voit  le  fecourir,  quelque  tou- 
ché qu'il  fût  du  péril  où  il  le  voyoit.  Car  ayant  le  vent  con- 
traire ,  il  lui  étoit  impoflible  de  reculer  qu'en  louvoyant  ;  6c 
il  avoit  trop  d'habileté  pour  ne  pas  comprendre  que  ce  parti 
étoit  dangereux ,  6c  que  les  autres  vaifîeaux  prenant  cette 
manœuvre  pour  une  fuite,  ne  manqueroient  pas  de  fe  dif. 
perfer.  D'ailleurs  il  étoit  auffi  dans  la  mêlée,  &  il  avoit  à 
combattre  contre  deux  de  nos  plus  gros  vailïeaux,  mais  la 
grofïè  artillerie  du  S.  Martin  6c  du  vaifleau  de  Bovadilla  mal- 
traita tellement  les  deux  nôtres  ,  qu'un  d'eux  fut  prefque 
coulé  à  fonds.  Bovadilla  combattit  long-tems  contre  quatre 
des  nôtres  3  enfin  il  les  obligea  de  s'écarter  après  les  avoir 
fort  endommagés  avec  fon  canon.  Bufly  colonel  d'un  régi, 
ment  François  y  fut  blefle  dangereufement,  &  en  mourut  à 
la  Tercere  peu  de  tems  après.  Enfin  Sainte  Croix  s'étant 
débarrafle  des  deux  vailïeaux  qui  l'attaquoient,  revira  de 
bord  ,  6c  alla  au  fecours  du  Saint  Matthieu  qui  étoit  en  péril. 
Par  ce  moyen,  la  féconde  ligne  devint  la  première,  èc  ce 
changement  de  difpofition  en  fit  un  grand  dans  l'état  du  com- 
bat. Oquendo  ,  Villaviciofa ,  Yera  6c  Benefa ,  vinrent  fondre 
avec  leurs  vailïeaux  fur  celui  de  Briflac,  qui  étoit  gouverné 
par  Nipeville  de  Harfleur,  excellent  Pilote  8>c  très- bon  Of- 
ficier j  mais  ce  vaifleau  endommagé  par  le  canon  des  enne- 
mis,  commençoit  à  faire  eau.  Enfin  s'étant  décroché  avec 
beaucoup  de  peine,  il  fe  retiroit  de  la  mêlée.  Le  jeune  Villa- 
viciofa qui  l'attaquoit  par  la  prouë,  y  fut  tué  en  combattant 
avec  beaucoup  de  valeur.  Oquendo  fut  plus  heureux  :  car  fes 
gens  montèrent  à  l'abordage  ,  entrèrent  dans  le  vaifleau,  &c 
après  avoir  pris  quelques  drapeaux  ,  fait  des  prifonniers,  6c 
pillé  une  partie  de  ce  bâtiment ,  ils  comptoient  en  être  maî- 
tres ,  lorfque  fon  vaifleau  ayant  été  percé  par  notre  canon  y 
&  celui  de  Briflac  ayant  reçu  du  fecours ,  il  fut  obligé  de  fe 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.      589 

retirer.  Le  nôtre  en  fit  de  même  :  mais  en  regagnant  Tille  de  ..» 

Saint  Michel,  il  coula  à  fond.    Briflac  5c  Nipeville  s'étant  Henri 
jettes  dans  un  petit  bâtiment  fe  fauvérent  avec  beaucoup  de       III. 
peine.  Tout  l'effort  du  combat  tomba  alors  fur  notre  Amiral,     1582. 
le  refte  de  la  rlote  le  regardant  fans  ie  mettre  en  devoir  de 
le  fecourir,  parce  que  nos  vaifleaux  étoient  trop  foibles  pour 
réfifter  au  canon  des  ennemis.   Il  n'y  eut  qu'un  navire  Bif- 
cayen ,  monté  par  Miguel  de  Cardonne  &  par  P.  de  Pardo , 
qui  accrocha  un  des  nôtres  6c  le  pilla  ,  mais  il  ne  lailTà  pas  de 
s'échapper.    Le  vieux  Villaviciofa ,  qui  avoit  fur  fon  bord 
la  compagnie  de  Guerara  ,  combattit  contre  un  autre  de  nos 
vaifleaux  ,  6c  l'endommagea  fort  :  mais  il  ne  put  pas  le  pren- 
dre.  Les  deux  qui  avoientattaqué  l'Amiral  des  ennemis ,  fu- 
rent coulés  à  fond  par  fon  canon. 

Il  ne  reftoit  plus  que  notre  Amiral ,  qui  fut  long-tems  Défaite  de 
aux  prifes  avec  l'Amiral  Espagnol  :  maïs  étant  envelopé  de  Strozzi* 
toutes  parts  par  la  flote  ennemie ,  6c  abandonné  par  la  nôtre , 
il  ne  put  réfifter.  Baftida  6c  le  capitaine  Bivero  Bifcayen ,  qui 
commandoit  la  Sainte  Catherine,  étant  montés  à  l'abordage , 
tuèrent  environ  trois  cens  des  nôtres  :  mais  ayant  été  arrê- 
tés par  la  Noblellè  qui  s'étoit  rangée  autour  de  Strozzi , 
il  s'y  pafla.  une  nouvelle  action  très  vive  ,  où  le  brave  Beau- 
mont  fut  tué.  Enfin  Sainte  Croix ,  fuivi  de  Marolin  6c  de  Ro- 
drigue de  Vargas  fè  préfentant  par  -  tout  pour  animer  Ces 
foldats ,  Strozzi ,  qui  avoit  fait  tout  enfemble  le  devoir  de 
capitaine  6c  de  foldat,  tomba  enfin  couvert  de  blefîures  mor- 
telles. Vimiofo  percé  de  plusieurs  coups  étoit  auffi  hors  de 
combat,  6c  l'Etendart  général  ayant  été  pris  par  un  Antoine 
de  Seville ,  qui  eut  un  bras  emporté  d'un  coup  de  canon , 
nos  foldats  fe  voyant  fans  Commandans  demandèrent  quar- 
tier. Mais  les  Ef  pagnols  naturellement  cruels  &  animés  par 
la  vengeance ,  firent  maîn-bafle  fur  tout  ce  qui  fe  préfenta. 
La  NoblefTe  qui  avoit  échapé  à  la  première  furie ,  ou  qui  s'é- 
toit retirée  du  combat  à  caufe  de  fes  blefîures,  fut  prife& 
réfervée  à  une  mort  plus  funefte.  Strozzi  fut  pris  en  même 
tems  •  mais  foit  par  grandeur  d'ame ,  foie  par  l'état  où  fes 
blefîures  l'avoient  réduit,  il  ne  demanda  aucun  quartier  j 
6c  comme  on  le  menoit  au  Général  ennemi,  il  expira  fans 
prononcer  un  feul  mot.  Pour  la  probité  ,  la  bonne  foi  6c  la 

EEee  iij 


■UJJI.II.IW 


59°  HISTOIRE 

■sî  généroflté ,  Strozzi  étoit  comparable  à  ceux  quiont  poiTé- 
Henri  dé  ces  vertus  dans  le  degré  le  plus  parfait.  D'ailleurs  il  etoit 
III.      fï  brave  ,  qu'il  n'y  avoit  point  de  péril  qu'il  ne  fût  toujours 
1582.     prêt  d'affronter  :  mais  Ion  défaut  étoit  le  manque  de  pré- 
voyance ,  6c  quelquefois  trop  de  fécurité.  Il  étoit  hls  de  Pier- 
re de  Strozzi  Maréchal  de  France  ,  mort  quatorze  ans  aupa- 
ravant au  flége  de  Thionville,  6c  qui  ayant  réiini  la  beauté 
du  génie  avec  la  fermeté ,  la  bravoure  &  l'activité  ,  fut  regar- 
dé comme  un  des  plus  grands  Capitaines  de  fon  fiécle. 

Le  comte  de  Vimiolo  ayant  été  pris  par  un  volontaire 
Crémonois,  nommé  Mondenaro,  &;  mené  à  Sainte  Croix 
fon  parent ,  en  fut  allez  bien  traité ,  fî  l'on  en  croit  les  Efpa- 
gnols  :  mais  deux  jours  après  il  mourut  de  fes  bleflures.  Les 
Efpagnols  ont  encore  envié  la  gloire  de  fa  prife  à  un  Italien  : 
car  c'efl:  l'ordinaire  de  cette  Nation  de  vouloir  pofléder  feule 
tous  les  honneurs ,  6c  de  n'en  faire  part  à  perfonne.  Ils  pré- 
tendent donc  que  ce  fut  un  Alfonfe  Pérès  brave  foldat  de  la 
compagnie  de  Gambra  Capitaine  dans  le  régiment  de  Fi- 
gueroa,  qui  eut  l'honneur  de  prendre  Vimiolo  ,6c  qu'il  eue 
pour  cette  action  une  récompeniè  du  roi  d'Efpagne.  Les  vaif- 
ieaux  Efpagnols  qui  eurent  le  plus  de  part  à  cette  victoire 
furent ,  l'Amiral  éc  ceux  de  Figueroa  ,  de  Bovadilla.,  d'Erafto 
ôc  d'Oquendo  :  6c  ceux  qui  montrèrent  le  plus  de  courage  en 
cette  journée  après  les  Chefs  furent,  D.  Pedro  de  Tolède 
qui  commandoit  le  château  d'Avant  fur  l'Amiral,  Miguel  de 
Cardonne  ,  Paz ,  Santiflevart ,  de  Bolanos  6c  Bivero.  Les  Ef- 
pagnols ,  fî  l'on  en  croit  leurs  relations ,  n'y  eurent  de  tués 
qu'environ  deux  cens  hommes  &  cinq  cens  blelTés.  Pour  nous, 
nous  y  perdîmes  plus  de  deux  mille  hommes  ôc  huit  de  nos 
vaifTeaux  3  les  ennemis  pouvoient  même  en  prendre  davan- 
tage ,  s'ils  eufîent  eu  des  Pilotes. 

Tel  fut  le  fuccès  de  ce  combat ,  un  des  plus  fameux  qui 
fe  foient  donnés  fur  l'Océan  :  car  dans  tous  ceux  qu'on  a 
vus  depuis  vingt  ans  fur  les  côtes  des  Païs-bas ,  on  a  prefque 
toujours  combattu ,  ou  dans  des  canaux  ,  ou  à  l'embouchure 
des  rivières  :  mais  ici ,  c'étoit  au  milieu  de  la  mer  6c  très-loin 
du  continent  que  les  deux  plus  belliqueufes  Nations  de  l'Eu- 
rope combattoient  pour  un  Royaume  très  -  riche  :  car  le 
Portugal  étoit  le  prix  du  vainqueur  5  6c  le  vaincu  n'avoit  plus 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.       591 

rien  à  y  efpérer.  C'en:  ce  qui  a  fait  tant  vanter  cette  victoire  ■■■"  —  "  ■  " 
par  les  Efpagnols  ^  parce  qu'ils  comptent  qu'elle  a  affermi  le  Henri 
nouveau  Royaume  qu'ils  venoient  d'acquérir ,  6c  qu'elle  leur       III. 
a  allure  la  polTeiîion  de  toutes  les  richefles  des  Indes ,  qui     1  5  S  2.,. 
dépendoit  du  fuccès  de  cette  journée. 

Sainte  Soline  prit  le  large  avec  neuf  vaiflèaux  fans  avoir 
combattu  ,  6c il  le  retira  à  l'ille  dei  Fayal  ou  des  hêtres,  qu'il 
pilla  :  c'eft  ce  qui  fit  foupçonner  à  quelques  efprits  légers  6c 
crédules  du  parti  d'Antoine  qu'il  avoit  été  gagné  par  les 
Efpagnols ,  6c  on  croit  que  ce  fut  pour  cela  qu'Antoine  fie 
depuis  couper  la  tête  à  Edouard  de  Caftro ,  comme  prin- 
cipal auteur  de  cette  trahifon  :  mais  d'autres  prétendent  que 
ce  fut  parce  qu'après  cette  bataille  il  eut  des  intelligences 
avec  Philippe  ,  6c  qu'il  fut  convaincu  d'avoir  tué  Antoine 
Barache  qui  avoit  le  premier  proclamé  Antoine  Roi ,  de  qui 
étoit  en  grande  faveur  auprès  de  lui.  Il  eft  vrai  que  Briflàc 
qui  revint  en  France  avec  dix-huit  vaiflèaux ,  &c  qui  y  ap- 
porta la  première  nouvelle  de  la  défaite  de  notre  fiote ,  ac- 
eufa  Sainte  Soline  devant  la  Reine  qui  regrettoitfort  StrozzL 
L'accuie  étant  revenu  en  France  ,  6c  ayant  été  pris  igno- 
minieufement  par  la  maréchaufTée  de  Poitiers  ,  de  amené 
à  la  Cour ,  courut  grand  rifque  de  la  vie  :  mais  enfin  il  rue 
mis  en  liberté  à  la  follicitation  de  fes  amis ,  qui  firent  paC 
fer  pour  lâcheté  ce  qu'on  appelloit  trahifon» 

Les  Efpagnols  fe  font  trompés '}  6c  après  eux  Jérôme  de 
Franchi  Coneftagio  ,  qui  d'ailleurs  a  écrit  cette  hiïtoire  avec 
beaucoup  de  bonne  foi ,  de  prudence  èc  de  liberté ,  lorfqu'ils 
attribuent  àLandereau  cette  action  de  fainte  Soline.  Lande- 
reau  qui  étoit  brouillé  alors  avec  Sylva,ne  fe  trouva  point  à  la 
bataille  •  il  étoit  malade  du  poifon  qui  lui  avoit  été  donné 
par  les  Portugais ,  à  ce  qu'il  croyoit  3  ôc  fes  vaiflèaux  étoienc 
allés  au  Cap-Verd. 

La  veille  du  combat  le  roi  Antoine  s'embarqua ,  èc  pafl 
fa  de  l'ille  faint  Michel  à  la  Tercere  5  6c  comme  s'il  eût  pré- 
fagé  fon  malheur ,  lorfqu'il  fut  à  Angra  au  lieu  de  faire  fon 
entrée  par  defTous  les  arcs  de  triomphe  qu'on  lui  avoit  éle- 
vés ,  il  pafTa  avec  peu  de  fuite  fur  un  petit  pont  de  bois ,  6C 
entra  ainfî  dans  la  ville.  Lorfqu'il  apprit  le  fuccès  du  combat, 
il  en  fut  extrêmement  affligé,6c  il  fit  défendre  à  Sainte  Soline 


MJUftl 


j9*  HISTOIRE 

5?  d'aborder  dans  l'ifle  j  au  lieu  qu'il  reçut  très-favorablement 

Henri  les  dix -huit    vailleaux   que   Brillac   y  amena,  les   regar- 

III.       dant    comme  une   dernière   refTource   fî  fainte   Croix  ve- 

1582.     nolz  l'attaquer  :  mais  ce  Général  au  lieu  de  pourfuivre  fa 

victoire  ,  s'en  alla  à  l'ifle  de  fainr.  Michel ,  où  il  reçut  à  com- 

pofîtion  les  habitans  des  ifles  de  fainte  Marie  ,  &  de  Flores, 

Cruauté  des  qui  demandèrent  pardon  du  pa-fle. 

Efpagnolsen-       Il  fit  enfuite  crier  par  un  trompette  qu'on  lui  amenât  tous 

vers  les    rri-    1  •  /■*         •  *1>  •  1      •    o    •  • 

fonuiers  *es  pnionniers  :  il  s  y  trouva  vingt- huit  Seigneurs  ,  cinquante 
Gentilshommes  ,  6c  en  tout  environ  trois  cen*  hommes  , 
qu'il  condamna  tous  à  mort ,  fous  prétexte  qu'ils  avoient 
violé  la  paix  confirmée  par  ferment  entre  le  roi  très-Chré- 
tien ,  6c  le  roi  Catholique  3  qu'ils  avoient  donné  fecours  à 
Antoine  prieur  de  Crato,  qui  s'étoitmis  en  embufeadepour 
furprendre  la  flote  des  Indes  ;  qu'ils  étoient  venus  piller  les 
ifles  du  roi  d'Efpagne  &  en  particulier  l'ifle  de  faint  Michel } 
&  qu'ils  avoient  attaqué  fa  flote.  Ainfi  ils  furent  livrés  au 
juge  Criminel ,  afin  que  pour  le  bien  des  deux  Couronnes  il 
les  fît  exécuter  comme  perturbateurs  du  repos  public  de  du 
commerce  ,  ennemis  du  roi  d'Efpagne ,  &  Coriaires  infâmes; 
ce  font  les  termes  de  leur  fentence  prononcée  par  le  mar- 
quis de  Sainte  Croix.  On  drefla  pour  cela  un  grand  échaf- 
faut  dans  la  place  publique  de  Ville-franche,  Ce  fpe&acle 
caufa  de  grands  murmures  parmi  les  foldats ,  foit  qu'ils  crai- 
gnifTent  les  repréfailles ,  ou  qu'ils  fuifent  fâchés  qu'on  leur 
fît  perdre  le  profit  qu'ils  efpéroient  de  la  rançon  des  prifon- 
niers.  Ils  s'attroupèrent  autour  du  Général  Efpagnol  pour 
demander  la  vie  de  ces  malheureux.  »  Quel  crime  ont-ils 
»  fait ,  difoient-ils  ?  puifqu'ils  font  échapés  du  combat ,  pour- 
»  quoi  ne  les  pas  renvoyer  ?  La  fortune  des  armes  eft  11  chan- 
»  géante ,  6c  quelquefois  elle  fe  plaît  à  livrer  le  vainqueur 
m  à  la  merci  du  vaincu.  Cette  paix ,  dont  on  parle  ,  n'eft  pas 
55  fî  religieufe  entre  les  deux  Rois ,  qu'il  n'y  ait  entre  eux 
»  une  guerre  véritable  dans  les  P aïs-bas.  Toute  la  terre  fçaic 
»  en  quel  endroit  le  duc  d'Anjou  attaque  le  roi  d'Efpagne 
55  avec  les  forces  de  la  France.  C'cfl.  au  nom  de  la  Reine 
»  mère  6c  fous  fon  autorité,  que  ces  prifonniers  font  venus 
>5  ici.  On  voit  par  leurs  com millions  que  c'cfl:  par  ordre  du 
»Roi   que  les  levées  fe  font  faites,  6c  qu'on  a  équipé  cette 

flote 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.      595 

m  flote.  Cette  affaire  va  nous  rendre  l'horreur  de  toutes  les  i 

«nations.  «  Là-defTus  ils  fuppliérent  leur  Général   qu'on  Henri 
adoucît  la  fentence ,  &;  qu'on  traitât  les  prifonniers  fuivant       III. 
le  droit  de  la  guerre.  1581* 

Sainte  Croix  répondit  qu'en  cela  il  ne  faifoit  rien,  que  de 
jufte ,  &  conforme  aux  intérêts  du  roi  T.  C.  qu'il  fcavoit 
ies  intentions  3  que  c'étoit  malgré  lui  que  Tes  fujets  alloient 
faire  la  guerre  dans  les  paï's  étrangers ,  de  qu'il  étoit  ravi 
qu'on  les  punît  :  d'ailleurs  qu'il  avoit  des  ordres  précis  du 
Roi  Ion  maître -,  &  que  quoiqu'il  eût  beaucoup  de  répugnance 
à  traiter  comme  des  brigands  des  Officiers  dont  il  connoif. 
foitla  valeur,  cependant  il  étoit  forcé  de  le  faire  ,  &  de  le 
faire  promptement. 

Ce  dif cours  ayant  un  peu  calmé  fes  foldats ,  il  donna  ordre 
à  Bovadilla  de  mettre  des  Gardes  autour  de  l'échaffaut,  de 
il  fit  amener  les  prifonniers ,  entre  lefquels  étoit  Vivonne 
delà  Cliataigneraye.  On  les  remit  au  bourreau  des  troupes 
Allemandes,  qui  les  fît  mourir  quatre  à  quatre.  La  cruauté 
d'un  pareil  fupplice  ternit  extrêmement  l'éclat  de  cette 
grande  victoire.  On  a  dit  qu'ils  avoient  traité  de  même  les 
corps  de  Strozzi&  de  Vimiofb  :  mais  les  Elpagnols  qui  n'ont 
rapporté  dans  leurs  relations  que  ce  qu'ils  ne  pouvoient  ca- 
cher ,  ne  parlent  point  de  ce  fait. 

La  nouvelle  de  ce  combat  étant  arrivée  en  Efpagne,  Vi- 
vonne de  faint  Goard  notre  Ambafiadeur  en  cette  Cour  , 
craignant  quelque  chofe  de  femblable  à  ce  que  je  viens  de 
raconter ,  part  en  diligence  de  Madrid  ,  de  va  joindre  le  Roi 
pour  lui  demander  la  vie  des  prifonniers.  Ce  Prince  qui  ne 
fçavoit  pas  encore  le  détail  lui  fit  une  réponfe  ambiguë  ,  Se 
le  congédia:  mais  lorfqu'il  en  eut  été  inftruit,  ii  voulut ex- 
eufer  l'action  fur  ce  qu'on  n'avoit  pas  fçu  que  ces  prifon- 
niers fu fient  des  perfonnès  d'une  fî  grande  diftinction. 

Emmanuel  Sylva  qui  étoit  a  Angra  ,  n'eut  pas  plutôt  ap- 
pris le  fuccès  du  combat ,  qu'il  écrivit  au  marquis  de  Sainte 
Croix  ,  pour  le  prier  d'en  ufer  bien  avec  les  prifonniers  ,  de 
pour  lui  offrir  leur  rançon  :  mais  lorfqu'il  eut  appris  ce  qu'il 
avoit  fait ,  il  détcfla  fa  barbarie  3  de  comme  il  étoit  fier  de 
colère  ,  il  ne  tint  pas  à  lui  qu'on  ne  traitât  de  même  un  pa- 
reil nombre  de  Caffillans  qui  croient  dans  les  priions  de  la 
Tome  FUI.  F  F  f  £ 


594 


HISTOIRE 


■  ville.  Il  le  propofa  à  Antoine  :  mais  quoique  ce  Prince  fût 

Henri  vivement  touché  de  ce  qui  étoit  arrivé  a  Strozzi ,  à  Vimio- 
III.  fo  &  à  tant  de  Gentilshommes  François  ^  cependant  en  Fc- 
T  -  o  ,  tac  malheureux  où  étoient  &s  affaires,  il  crut  qu'il  devoit 
moins  longer  a  la  vengeance  qu  a  la  propre  lurete  ;  &  com, 
me  il  manquoit  fur-tout  d'argent ,  il  s'attacha  àfaire  frapper 
de  nouvelles  monnoyes ,  &  à  en  augmenter  le  prix.  Il  fe  fai- 
foit  prêter  de  gré  ou  de  force  j  en  un  mot  il  droit  de  l'ar- 
gent de  tous  côtés  à  quelque  prix  que  ce  fût.  Ses  princi- 
paux Confeillers  en  cette  affaire  étoient  Emmanuel  Sylva  y 
&:  un  Génois  nommé  Vivalde,  homme  habile  en  ce  genre. 

Jamais  le  parti  d'Antoine  n'avoittant  fait  d'extravagances 
que  depuis  la  défaite  de  notre  flote ,  fur-tout  les  Moines  de 
les  Prêtres:  car  ayant  entièrement  oublié  la  gravité  de  la 
modeftie  de  leur  état  ,  non  -  feulement  ils  fe  permettoient 
tournais  ils  voulaient  que  tout  fût  permis  àAntoine  leur  Roi. 

Sur  ces  entrefaites  Martinès  de  Recalde ,  officier  de  Ma- 
rine qui  avoit  de  la  réputation ,  arriva  aux  Açores  avec  les 
galères  de  le  refte  de  la  flote  d'Andaloufîe,  fort  inquiet  de 
l'état  des  illes ,  parce  qu'on  i'avoit  allûré  fur  la  route  que  la 
flote  d'Efpagne  avoit  été  battue  :  mais  en  ce  cas  il  étoit  ré- 
folu  de  rifquer  une  leconde  bataille.  Sainte  Croix  ravi  de 
fon  arrivée,  &  ne  voyant  plus  rien  à  craindre  ,  lailla  dans 
Fille  Auguftin  Iniguez  de  Zarate  avec  deux  mille  Efpagnols^ 
beaucoup  de  canon  de  des  munitions  de  guerre  en  abon- 
dance ,  ëc  il  mit  à  la  voile  pour  aller  audevant  de  la  flote 
des  Indes  qu'il  attendoit  comme  le  prix  de  fa  victoire.  Com- 
me elle  palToit  à  la  vûë  de  l'iile  del  Fayal ,  Sainte  Soline  qui 
s'y  étoit  retiré,  lui  fit  tirer  quelques  volées  de  canon  :  elle 
étoit  commandée  par  Hernan  Tellez  de  Sylva ,  qui  après 
la  mort  du  comte  de  la  Toquia  avoit  fait  les  fondions  de 
Viceroi  aux  Indes.  Malgré  les  follicitations  d'Antoine  ,  il 
avoit  contenu  le  païs  dans  FobéïiTance  de  Philippe  j  de  il 
avoit  eu  la  précaution  d'envoyer  par  terre  en  Efpagne  Jé- 
rôme de  Lima  pour  affûrer  le  Roi  de  fon  attachement  de  de 
fa  fidélité.  Il  avoit  pris  ce  parti ,  parce  qu'outre  l'incertitude 
de  la  mer ,  il  croyoit  que  le  voyage  par  terre  leroit  plus 
court.  Lima  s'étant  embarqué  à  Goa,  vint  aborder  à  Ormus 
ville  du  golfe  Perfique  appartenante  aux  Portugais.  DeAà 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.      59T 

il  fe  mie  dans  une  Caravane  de  quantité  de  chameaux  &;  de  — -  ! 

voyageurs  qui  fe  réunifient  pour  parler  les  déferts  &  pour  fe  Henri 
défendre  contre  les  voleurs ,  àc  après  avoir  eflliyé  de  grandes       III. 
difficultés  il  arriva  à  Bagdat,  et  y  ayant  paflë  PEuphrate  ,      1581. 
il  vint  à  Alep ,  puis  à  Damas  j  il  pafla  enfuite  le  Jourdain  , 
6c  fe  rendit  à  Jerufalem  pour  voir  les  fiiints  lieux.  De-là  il 
vint  à  Tripoli  de  Syrie,  où  il  s'embarqua  pour  Malte  ou  pour 
la  Sicile ,  d'où  il  parla  en  Efpagne ,  ôc  réjouit  beaucoup  le 
Roi  par  cette  nouvelle  à  laquelle  il  ne  s'attendoit  pas.  Ce 
voyage  fit  connoître  qu'on  pouvoir  aller  aux  Indes  Orien- 
tales par  terre. 

Tellez  ayant  rencontré  Sainte  Croix  le  reçut  avec  beau- 
coup de  politeffe  &;  de  marques  d'amitié  :  cependant  par  ce 
fond  de  jaioufîe  qui  fe  trouve  toujours  entre  les  Caftillans 
&:  les  Portugais ,  il  ne  bailla  point  pavillon  devant  lui.  Sainte 
Croix  regarda  ce  procédé  comme  un  outrage  j  mais  il  crut 
devoir  diiîimuler ,  aimant  mieux  relâcher  quelque  chofe  de 
fon  droit ,  que  de  choquer  un  homme  de  cette  importance, 
&  de  s'expofer  à  le  détacher  du  parti  de  Philippe. 

Lorfque  la  flote  des  Indes  eut  quitté  celle  d'Eipagne  pour 
fe  rendre  à  Lifbonne  ,  le  marquis  de  Sainte  Croix  délibéra 
avec  fon  Confeil  comment  il  puniroit  les  Pilotes  de  ces 
vaifïèaux  Flamans ,  qui  ne  s'étoient  point  trouvés  à  la  ba- 
taille. Il  fut  réfolu  que  les  navires  feroient  conhYqués  ,  &C 
l'équipage  condamné  aux  galères.  Les  foldats  Allemans  qui 
étoient  dcfTus ,  furent  remis  au  comte  de  Lodron  pour  les  pu- 
nir comme  il  le  jugeroit  à  propos. 

La  flote  ayant  enfuite  pailè  à  la  vue  de  Tille  Tercere , 
Don  Antoine  eut  grand  peur  ,  quoiqu'il  eut  encore  dix-fept 
bâtimens  François  3  mais  comme  il  ne  fe  fioit  point  aux  In- 
fulaîres,  il  appréhendoît  qu'ils  ne  fuivifïent  le  torrent:  dans 
cette  inquiétude  il  fit  venir  un  vaiifeau  tout  prêt  pour  s'en- 
fuir en  cas  de  befoin.  La  retraite  de  Sainte  Croix  le  railurao 
Ce  Général  fins  rien  entreprendre  davantage  s'en  retour- 
na triomphant  en  Efpagne  ,  Se  arriva  le  dix  de  Septembre  à 
Lifbonne  avec  fa  flote  en  bon  état.  Il  y  reçut  du  Roi  des 
honneurs  extraordinaires,  6c  il  obtint  de  ce  Prince  plein  de 
fàgeiTe  des  récompenses  magnifiques  pour  tous  ceux  qui 
avoienc  bien  fervi  dans  cette  expédition. 

FFffij 


596 


HISTOIRE 


■  Antoine  rafîuré  par  le  départ  de  la  flote  d'Efpagne  ne 

Henri  fît  pas  de  Ces  malheurs  Pufage  qu'il  devoit  :  mais  il  fe  pion- 
III.  gea  dans  le  dérèglement  6c  dans  les  plaifirs  avec  tant  d'ex- 
1582.  c^s  ^*il  fembloit  vouloir  infulter  à  fa  mauvaife  fortune.  Il 
débauchoit  tous  les  jours  de  jeunes  filles ,  follicitoit  les  fem- 
mes ,  en  viola  quelques-unes ,  &  ne  refpe&a  pas  même  les 
Vierges  confacrées  à  Dieu  ^  il  y  en  eut  plufieurs  avec  les- 
quelles il  vécut  dans  une  familiarité  criminelle.  Sur  la  fin  de 
l'année  il  délibéra  tantôt  feul ,  tantôt  avec  Sylva  ,  s'il  de- 
voit refier  à  la  Tercere ,  ou  repaffer  en  France  :  enfin  il  fe  dé- 
termina à  ce  dernier  parti  5  &  quoiqu'il  craignît  avec  raifon 
d'être  méprifé  parmi  nous  en  l'état  malheureux  où  il  étoit^ 
cependant  il  compta  beaucoup  fur  le  naturel  impétueux  de 
la  Reine  mère  ,  qui  touchée  comme  elle  étoit ,  de  la  more 
de  Strozzi  fon  coufin  >  &:  de  tant  de  Seigneurs  François,  fem- 
bloit tout  mettre  en  œuvre  pour  en  tirer  vengeance.  A  la 
prière  d'Antoine  Landereau  étoit  refté  dans  Pille  ,  après  la 
défaite  de  Strozzi ,  pour  la  défendre  en  cas  d'attaque  :  mais 
dès  que  Sainte  Croix  fut  parti  ,  comme  on  ne  fçavoit  pas 
encore  fi  Antoine  y  refteroit  ou  non  ,  il  prit  congé  de  lui ,  èc 
retourna  en  France.  Dès  qu'il  y  fut  arrivé,il  écrivit  à  la  Reine, 
6c  lafupplia  de  Pexcufer  de  ce  qu'il  n'alloït  pas  à  la  Cour  lui 
rendre  compte  de  l'état  où  étoient  les  affaires ,  ajoutant  que 
c'étoit  fa  mauvaife  fan  té  qui  l'en  empêchoit  :  il  lui  propofoit 
divers  moyens  pour  venger  la  mort  indigne  de  tant  de  braves 
Officiers,  6c  pour  troubler  de  nouveau  les  affaires  du  Por- 
tugal. Mais  Ces  exeufes  furent  mal  reçues ,  6c  on  ne  jugea  pas 
à  propos  de  lui  confier,  comme  il  le  demandoit ,  la  conduite 
d'une  entreprife  de  cette  importance  pour  laquelle  il  avoit 
montré  fi  peu  de  zèle  pendant  cette  campagne.  L'affaire 
ayant  été  remife  à  l'année  fuivante  ,  il  fut  réfblupar  le  crédit 
de  Joyeufe  qu'on  en  chargeroit  le  commandeur  de  Chaffe, 
proche  parent  de  ce  favori ,  6c  d'ailleurs  homme  également 
recommandable  parla  probité  6c  par  fa  valeur,  6c  dont  on 
ne  doit  jamais  parler  qu'avec  éloge. 
Antoine  Antoine  partit  de  rifle  de  Tercere  au  commencement 
iTncc/11  ^'Octobre  •  il  y  laiffa  quelques  vaiffeaux  François  &  Anglois 
avec  un  capitaine  Florentin  nommé  Batifbe  ,  6c  le  fîeur  de 
Carie  qui  y  étoic  venu  depuis  environ  un  an  avec  quatre 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.      597 

compagnies  Françoifes.  Ce  Prince  avoic  eu  defîein  de  faire  ± 


en  s'en  retournant  une  tentative  fur  Madère  ;  mais  fes  vaif-  Henri 
féaux  Anglois  s'étant  égarés  -;  il  n'y  penfa  plus ,  &  il  s'en  vint       III. 
droit  en  France ,  où  il  trouva  ,  malgré  ie  défordre  de  Tes  af-     x  c  3  2r 
faires,  l'afyle  que  les  Princes  malheureux  y  ont  toujours  eu. 
On  lui  fie  même  efpérer  qu'on  enverroit  l'année  fuivante 
un  renfort  aux  troupes  qu'il  avoit  dans  l 'i fie  de  Tercere. 

Hernan  Tellez  étant  arrivé  heureufement  avec  la  rîote  des 
Indes, fut  reçu  de  Philippe  avec  tout  i'acciieil  auquel  il  dévoie 
s'attendre.  Outre  la  nouvelle  de  la  victoire  de  fa  ilote,  ce 
Prince  avoit  encore  appris  par  les  lettres  d'Antoine  Man- 
rique  que  la  rlote  du  Pérou  &  de  la  nouvelle  Efpagne,  dont 
il  étoit  inquiet ,  n'avoit  rien  à  craindre  :  mais  fa  joye  fuG 
troublée  par  la  mort  prématurée  de  l'Infant  D.  Diego  fon 
fils  aîné, qui  mourut  le  vingt-un  de  Novembre  à  l'âge  de  neuf 
ans.  Avec  tant  de  Royaumes ,  il  fe  voyoit  prefque  fans  héri- 
tier, parce  que  Philippe  qui  lui  reftoit,  étoit  foible  &  dé- 
licat. 

On  ne  fçauroit  dire  11  la  mort  du  duc  d'Albe  qui  arriva  Mortdu<3a«. 
dans  ce  même  tems  doit  être  mifeau  nombre  des  malheurs  d'Albe- 
qu'éprouva  ce  Prince,  à  caufe  de  la  haine  qu'il  eut  toujours 
pour  ce  grand  Capitaine  depuis  qu'il  fut  retourné  en  Es- 
pagne ,  après  avoir  domté  plutôt  que  pacifié  les  peuples  des 
Païs-bas.  Il  fut  un  des  plus  grands  Généraux  de  fon  fiécle> 
de  l'aveu  même  de  fes  ennemis  ,  plus  heureux  que  fon  père 
Garfia  ,  qui  étoit  péri  il  y  avoit  foixante  &  douze  ans  à  î'ifle 
des  Gerbes ,  êc  plus  grand  que  Frideric  fon  ayeul,  qui  contre 
l'ordre  de  la  nature  ,  furvécut  à  fon  fils  ,  &c  qui  deux  ans 
après  fa  mort  ,  conquit  fans  combat  la  Navarre.  Le  duc 
d'Albe  fon  petit  fils  a  fervi  l'Empereur  Charle  V.  &.  le  roi 
Philippe  II.  dans  toute  l'Europe,  à  la  tête  des  plus  grandes 
armées  qu'ils  ayent  eues  fur  pié ,  en  Allemagne ,  en  Italie ,  en 
Flandre ,  &:  en  dernier  lieu  en  Portugal  :  mais  il  femble  qu'il 
ait  manqué  quelque  chofe  à  fa  gloire,  &  il  le  difoit lui-mê- 
me ,  c'étoit  de  voir  une  armée  Turque  rangée  en  bataille 
devant  lui.  Il  étoit  meilleur  pour  la  guerre,  que  pour  la  paix^ 
la  grandeur  de  fes  fervices  le  rendoit  fier  &l  ambitieux  -,  il 
aimoit  à  rabaifïer  le  mérite  des  autres ,  Se  par  un  vice  na- 
turel à  fon  pais ,  il  regardoit  avec  mépris  toutes  les  autres- 

FFffiij 


î98  HISTOIRE 

nations  :  d'ailleurs  excelîîvement  impérieux  ,  &  d'une  févé- 


Henri  rite  outrée,  perfuadé  qu'un  Empire  s'affermit  mieux  par  la 
III.  terreur ,  que  par  l'amour.  C'eft  pour  cela  qu'on  lui  impute  la 
i  ^82.  détention  injurieufe  du  Prince  de  HelTe  contre  la  foi  don~ 
née  ,  le  fupplice  de  plusieurs  grands  Seigneurs  desPaïs-bas,  de 
la  mort  indigne  qu'on  fit  fouffrir  aux  prifonniers  François 
dans  l'ide  de  faint  Michel.  On  a  prétendu  que  tout  cela  s'é- 
toit  fait  de  ion  avis  :  mais  on  peut  dire  que  tels  confeils  ont 
été  préjudiciables  à  ceux  qui  les  ont  fuivis,  Ôc  que  la  cruauté 
qu'il  leur  a  infpirée ,  a  rait  une  grande  tache  à  leur  gloire. 
On  attribue  encore  à  fa  jaloufie  l'injuftice  que  Charle-Quint 
fit  à  Ferdinand  de  Gonzague  :  malgré  les  grands  fervices 
qu'il  avoit  rendus  à  l'Empereur,il  fut  dépouillé  du  gouverne- 
ment du  Milanez  8c  de  toutes  les  charg-es ,  d'une  manière 
fi  injurieufe  ,  &;  avec  une  ingratitude  fi  marquée ,  que  ne 
voyant  aucune  efpérance  de  rentrer  en  grâce,  il  en  mourut 
de  douleur.  Malgré  tous  ces  défauts  le  duc  d'Albe  parvint 
aux  plus  grands  honneurs  ïous  ces  deux  Princes  j  mais  Phi- 
lippe l'aima  moins  que  fon  père  5  il  le  relégua  même  dans 
fes  terres  pour  un  fujet  allez  léger  ,  &  ce  ne  fut  qu'à  la  der- 
nière extrémité  qu'il  l'employa  dans  la  guerre  du  Portugal, 
qui  a  mis  le  comble  à  toutes  fes  victoires  :  car  elle  le  reconcilia 
avec  fon  Prince ,  &:  lui  fit  donner  un  logement  dans  le  pa- 
lais du  Roi ,  où  il  eflmort,  pour  ainfi  dire  ,  entre  fes  bras.  On 
peut  compter  encore  pour  un  dernier  bonheur  que  ce  foit 
le  P.  Louis  de  Grenade  Dominicain,  d'unefprit  admirable  , 
&:  d'une  éloquence  vraiment  Chrétienne,  qui  l'ait  affifté  à  la 
mort ,  qui  l'ait  confolé  pendant  tout  le  cours  de  fa  maladie, 
&  qui  lui  ait  donné  le  Viatique.  Il  mourut  le  douze  de  Dé- 
cembre âgé  de  foixante  &  dix-feptans.  Sanche  d'Avilaavoic 
été  élevé  dans  fa  maifon  Se  fous  {qs  yeux  j  il  avoit  fait  fous 
lui  fon  apprentilîàge  dans  le  métier  des  armes.  Le  nom  d'A- 
viia  lui  fut  donné  à  caufe  du  lieu  de  fa  naiflance  :  car  fa  fa- 
mille n'étoit  pas  iliultrej  mais  d'Avila  l'cir.  devenu  par  fa  bra- 
voure ,  &£  par  le  bonheur  qui  l'a  toujours  accompagné.  Il  fui- 
vit  de  fort  près  fon  maître,  c'eft  ainfi  qu'il  appelloit  le  duc 
d'Albe  :  mais  fa  fin  eut  quelque  chofe  de  funefte  5  car  cet 
homme  qui  s'étoit  trouvé  en  tant  d'occafions  périlleufes ,  à 
tant  de  fiéges  èc  de  combats ,  &;  qui  avoit  été  impénétrable 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.      599 


à  tous  les  traits  des  ennemis,  ayant  reçu,  un  coup  de  pié  de 1 

cheval ,  négligea  d'abord  la  plaie  :  enfuite  au  lieu  de  cher-  Henri 
cher  dans  la  nature  des  remèdes  pour  la  guérir  ,  il  eut  re-       lll. 
cours  à  des  paroles  fuperftitieufes  &:  à  des  enchantemens ,  ôc  o 

il  tomba  enfin  dans  une  maladie  férieufe,dont  il  mourut  quel- 
ques mois  après  fort  regreté. 

On  mit  à  la  place  du  duc  d'Albe  pour  commander  en 
chef,  Cefar  de  Borgia  duc  de  Gandie  ,  homme  qui  avoit  des 
mœurs ,  mais  qui  pour  les  vertus  militaires  étoit  bien  au- 
defTous  de  fon  prédécelfeur. 

Philippe  voyant  qu'il  n'étoit  point  encore  maître  des 
Açores,  fit  des  préparatifs  pour  achever  cette  conquête  l'an- 
née fuivante.  Le  duc  d'OiTone  ,  qu'il  venoit  de  nommer 
Viceroi  de  Naple  ,  lui  avoit  envoyé  deux  énormes  galéafTes: 
ces  batimens  font  d'un  grand  ufage  dans  la  Méditerranée  ; 
mais  comme  ils  font  trop  plats  pour  réfîffcer  aux  vagues  de 
l'Océan  ,  le  Roi  les  fit  élever  ,  &  leur  fit  mettre  des  quilles 
plus  cambrées.  Il  fongea  enfuite  à  retourner  en  Caftille  : 
mais  avant  que  de  quitter  le  Portugal ,  il  accorda  une  am- 
nistie plus  étendue  que  la  précédente ,  &c  réduiflt  à  dixper- 
fonnes  le  grand  nombre  de  ceux  qu'il  avoit  exceptés  dans 
la  première,  fans  rien  changer  néanmoins  à  l'égard  des  Ec- 
cléfiaftiques.  Comme  ils  s'étoient  déclarés  contre  lui  avec  le 
plus  de  fureur  ,  non-feulement  il  ne  leur  pardonna  jamais  -y 
mais  il  donna  à  tout  le  monde  la  liberté  de  les  punir  &  de 
les  tuer  •  &  lorfqu'à  la  fin  de  la  guerre  on  compta  ceux  qu'il 
avoit  fait  périr  par  le  fer  ou  autrement,  on  en  trouva  deux 
mille  j  ce  nombre  s'eft  trouvé  en  effet  dans  le  bref  d'abfo- 
lution  que  le  Pape  lui  accorda  pour  cette  faute.  L'amniftïe 
fut  publiée  à  Tomar  au  commencement  de  Décembre. 

On  fit  enfuite  les  obféques  des  deux  derniers  Rois  de  Por- 
tugal ,  Sébafrien  &  Henrf ,  &;  leurs  corps  furent  portés  d'Al- 
merin  au  couvent  de  Belen.  Sébaftien  y  fut  loué  modéré- 
ment ,  &  Henri  jufqu'au  dégoût.  La  plus  grande  partie  de 
l'afTemblée  entendit  avec  plus  deplaifir  le  récit  de  fa  mort, 
que  l'éloge  de  Philippe.  On  attendoit  les  Procureurs  &  les 
Syndics  des  villes  pour  prêter  le  ferment  :  mais  comme  ils 
n'arrivèrent  pas  affez  tôt ,  on  remit  la  cérémonie  au  mois  de 
Février  fuivant ,  ôc  Philippe  différa  jufque-là  fon  départ» 


£oo  HISTOIRE 

— -*  Pendant  qu'il  étoit  occupé  a  dépouiller  Antoine  du 
Henri  royaume  de  Portugal ,  le  duc  d'Anjou  travailloit  vivement 
III.  à  lui  enlever  les  Païs-bas  qu'il  avoir  hérités  de  Ces  ancêtres, 
1*82.  ^e  Pr^nce  avoir  paiîé  Phyveren  Angleterre, à  des  tournois, 
AftaircsJcs  6c  à  des  bals ,  dans  l'efperance  de  confommer  ion  mariage 
Pais-bas.  avec  ja  Reine  :  mais  fur  les  difficultés  qui  furvinrent ,  il  prit 
congé  de  cette  Princefïè,  ôc  après  de  grandes  marques  d'ami- 
tié départ  &  d'autre,  il  partit  de  Londre.  La  Reine  lere- 
conduifit  jufqu'à  Cantorbery ,  6c  lui  donna  de  l'argent  6c 
des  troupes.  Il  s'embarqua  à  Douvre  le  neuf  de  Février , 
avec  une  fuite  nombreufe  de  feigneurs  Anglois.  Il  y  avoir  R. 
Dudley  comte  de  Leycefler  ,  Ch.  Howard  amiral  d'Angle- 
terre ,  &  Hunfdon  ,  qui  tous  trois  étoient  Chevaliers  de  la 
Jartiére  6c  du  Confeil  de  S.  M.  VTillougby  ,  Windfor,  & 
ShefFeld  étoient  auffi  du  voyage  ,  avec  les  chevaliers  Sidney, 
Shirley,  Perrot,  RufTel,  Drury  &  Brucher  frères  de  l'Amiral, 
trois  enfans  de  Hunfdon  ,  6c  environ  cent  autres  Gentils- 
hommes. Deux  jours  après,  le  duc  d'Anjou  étant  arrivé  à 
Fleffingue ,  le  prince  d'Orange  lui-même  accompagné  du 
prince  d'Epinoi  fe  mit  dans  une  barque ,  &  alla  audevant  de 
lui.  On  fit  dans  ce  moment  une  fi  furieufe  décharge  de  ca- 
non que  le  bruit  en  fut  entendu  jufqu'à  Calais.  Le  prince 
d'Orange  fe  jetca  refpectueufement  à  fes  genoux  ,  6c  après 
l'avoir  félicité  avec  les  autres  Seigneurs  fur  fon  heureux 
voyage  ,  il  lui  dit  qu'il  étoitravi  de  voir  enfin  ce  jour  heu- 
reux ,  ce  jour  qu'il  fouhaitoit  depuis  fi  long-tems,  où  il  pût 
avoir  le  bonheur  de  rendre  fes  devoirs  à  fon  Airelle  ,  &  de 
lui  confacrer  fa  vie  ,  fes  biens  &  fes  talens  :  Qu'il  elpéroir  que 
fa  préfence  ,  fon  courage  ,  &  fon  fecours  délivreroient  les 
Païs-bas  de  toutes  les  calamités  dont  ils  étoient  accablés 
depuis  fi  long-tems,  6c  que  ces  Provinces  autrefois  les  plus 
puiilantes  6c  les  plus  floriflantes  de  l'Europe  ,  mais  alors  rui- 
nées 6c  défolées  par  la  fureur  des  guerres  ,  alloient  enfin 
fous  fon  gouvernement  reprendre  leur  ancien  éclat ,  6c  for- 
mer fous  les  aufpices  d'un  fi  grand  Prince  une  union  formi- 
dable à  leurs  ennemis.  Le  duc  d'Anjou  qui  avoit  l'efprit  dé- 
lié 6c  poli  répondit  à  ce  compliment  en  peu  de  mots ,  mais 
d'une  manière  tout  à  fait  convenable  j  6c  les  Seigneurs  s'é- 
tant  jettes  à  genoux  pour  lui  marquer  leurs  refpe&s,  il  les 

xelev% 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.      éoi 

releva  &  les  embraflà  avec  beaucoup  de  tendrelTe.  On  lui  ■ 

avoit  préparé  dans  l'hôtel  de  ville  un  logement  où  il  pafîa  Henri 
la  nuit.  Le  lendemain  il  le  rendit  à  Middelbourg  à  pie  ,  &  il  III. 
n'y  avoit  guère  moyen  d'y  aller  autrement,  toute  la  terre  1582, 
étant  couverte  de  glace  &  le  froid  excefhf.  Il  rencontra  de- 
vant la  porte  les  Etats  de  Hollande  ,  qui  le  félicitèrent  fur 
fon  heureufe  arrivée  ,  fur  la  paix  qu'il  avoit  rétablie  en 
rrance,  fur  la  levée  du  fiége  de  Cambray,  Se  fur  le  voyage 
qu'il  avoit  fait  en  Angleterre  exprès  pour  le  falut  des  Pro- 
vinces. Enfin  fur  le  loir  on  le  conduisit  de  la  porte  de  la  ville 
au  logis  qu'on  lui  avoic  préparé ,  au  travers  d'une  clôture 
en  forme  de  haye,  dont  tout  le  haut  étoit  couvert  d'illumi- 
nations, entre  dix  compagnies  bourgeoifes  très-bien  armées 
êc  très-bien  équipées ,  Se  au  milieu  du  bruit  des  trompettes 
&  du  canon  de  la  ville  Se  des  vaûTeaux  qui  droit  fans  âif- 
continuer.  On  lui  donna  enfuite  un  repas  magnifique  à  l'hô- 
tel de  ville  ,  &  on  le  pria  de  relier  quelques  jours ,  en  at- 
tendant que  les  préparatifs  que  l'on  faifoit  à  Anvers  pour  le 
recevoir  fuflènt  achevés.  Il  pafla  ce  tems-là  à  considérer , 
£c  à  admirer  la  magnificence  de  cette  ville  ,  ornée  de  mai- 
fons  Se  de  places  fuperbes ,  Se  qui  étant  fituée  dans  une  auiîî 
petite  ifle  que  celle  deValkeren,  n'étoit  éloignée  que  d'un 
quart  de  lieue  de  trois  autres  places  coniîdérables.  Ayant 
enfuite  vifité  laflotecompofée  de  cinquante-quatre  vaifîeaux 
défîmes  à  le  conduire  à  Anvers  par  PEfcaut ,  il  s'embarqua 
le  dix-neuf  Février  ,  &  arriva  le  lendemain  à  Lillo  ,  fort  11- 
tué  très-avantageufement  dans  un  endroit  où  le  fleuve  fe 
refïèrre  Se  fait  plufieurs  détours.  Il  y  pafla  la  nuit,  Se  le  lende- 
main matin  étant  arrivé  auprès  d'Anvers,  il  rafa  cette  ville  du 
côté  de  la  citadelle ,  précédé  Se  fuivi  d'une  grande  quan- 
tité de  vaiiîeaux  qui  l'efcortoient ,  Se  au  milieu  de  plus  de 
vingt  mille  hommes  en  armes ,  qui  bordoient  les  quais  Se  le 
rivage.  Enfin  il  defeendît  de  fon  vaiiîeau  au  bruit  du  canon 
de  la  flote  Se  de  la  ville  ,  Se  il  fut  reçu  avec  toute  la  magni- 
ficence poffible  par  les  Etats  de  Brabant ,  Se  par  le  Sénat  ac- 
compagné des  trompettes,  Se  des  autres  Officiers  de  la  \11\q 
tous  montés  fuperbement.  On  lui  avoit  dreflé  un  tribunal 
avec  un  lîége  d'or  ,  entouré  de  vingt  compagnies  d'infante- 
rie bourgeoife  ,  Se  de  quelques  compagnies  de  cavalerie» 
Tome  FUI,  GGgg 


6o2  H  S  I  T  O  I  R  E 

i  Lorfqu'il  y  fut  arrivé  fuivi  de  tous  les  Seigneurs ,  de  îa  No- 
Henri  blefle  de  des  députés  des  Etats ,  le  Docteur  Heflels  le  ha- 
III.  rangua  au  nom  de  toute  l'auemblée.  Après  avoir  remercié 
1582.  Dieu  ,  de  enfuite  S.  A.  il  l'aflura  que  tout  le  peuple  étoit  ra- 
vi de  voir  le  Prince  qu'ils  avoient  pris  pour  leur  protecteur, 
en  renonçant  pour  de  bonnes  raifons  à  l'obeïflance  de  Phi- 
lippe. Il  ajouta  qu'ils  étoient  tous  difpofés  à  lui  rendre  les 
refpccts  qui  lui  étoient  dûs ,  de  à  fe  foumettre  à  Tes  ordres. 
Le  Prince  répondit  d'une  manière  très-gracieufe  à  ce  com- 
pliment, &  il  remercia  les  Etats  de  la  manière  honorable  avec 
laquelle  ils  s'étoient  mis  fous  fa  protection ,  afin  qu'il  les  dé- 
livrât de  la  tyrannie  des  Efpagnols,  de  qu'il  les  gouvernât 
félon  leurs  loix ,  leurs  ufages ,  leurs  privilèges  de  leurs  fran- 
chifes  3  il  dit  que  ce  n'étoit  pas  feulement  la  juftice  de  leur 
caufe  qui  l'avoir  engagé  à  le  charger  de  cette  entreprife  , 
quoique  ce  fut  un  motif  fort  puiliant  pour  lui  5  mais  qu'il 
avoit  été  infiniment  touché  des  honneurs  qu'ils  iui  avoient 
rendus ,  Se  des  marques  de  zélé  &;  d'amitié  qu'ils  lui  avoient 
données  :  Qu'il  étoit  prêt  à  fon  tour  de  facrifier  pour  les  dé- 
fendre ce  qu'il  avoit  de  biens  ,  les  fecours  du  Roi  fon  frère, 
ceux  de  la  Reine  d'Angleterre  ,  en  un  mot  fon  fan  g  de  fa 
vie  même. 

On  lut  enfuite  en  Allemand  de  en  François  les  articles  de 
ce  qu'on  appelloit  Joyeux  avènement»  Théodore  Liefweld 
chancelier  de  Brabant  tenant  le  livre  des  Evangiles  ,  les  lut, 
de  le  duc  les  répéta.  Après  quoi  il  prêta  aux  Grands  de  l'E- 
tat ,  à  la  Noblefîè  ,  6c  aux  villes  un  fécond  ferment ,  par  le- 
quel il  promettait  de  fe  conduire  en  Prince  équitable,  de  de, 
ne  pas  gouverner  le  païs  fuivant  fon  caprice,  mais  conformé- 
ment aux  loix  de  à  leurs  privilèges. 
leciucdAn-  On  apporta  enfuite  une  longue  robe  de  velours  pourpre 
J.ou  Proc'amé    doublée  d'hermine,  &  la  couronne  ducale  ou  le  diadème.  Le 

duc  de  Bra-  .  l5.~  ,  \       .    ,  ,  .  t-.. 

banc  prince  d  Orange  lui  mit  la  robe  ,  en  priant  Dieu  que  cette 

cérémonie  tournât  au  bonheur  des  peuples ,  de  il  dit  au  Duc: 
Voici  le  manteau  de  notreP rince  ;  attachez-le  fi  bien  fur  vous, 
que  perfonne  ne  puifîè  vous  l'arracher  3  puis  lui  ayant  mis 
la  couronne  ducale  fur  la  tête,  il  le  proclama  duc  de  Bra- 
bant. Après  le  prince  d'Orange  ,  tous  les  Seigneurs  lui  prê- 
tèrent ferment  fuivant  la  formule  que  le  Chancelier  leur 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.      603. 

di&oit.  Après  quoi  Jean  VanderAY^ecke  penfionnaire  de  Ja  . 
ville  adreila  la  parole  au  peuple  en  préfence  6c  par  ordre  du  Henri 
Magiftrat,  &;  déclara  que  le  Duc  alloit  prêter  ferment  de       III. 
fidélité  à  la  ville  ,  6c  au  Marquifat  du  faint  Empire.  On  lut      1  <$i, 
enfuite  le  ferment  dans  la  langue  du  Brabant ,  6c  le  duc  le 
prêta  entre  les  mains  du  fieur  de  Straien  Conlul  de  la  ville  ; 
à  l'infbint  Straien  tira  la  clef  dorée,  6c  la  mit  entre  les  mains 
du  Duc,  comme  une  marque  de  leur  obéïfiance.  Le  Duc 
l'ayant  prife,  la  rendit  auffitôt  à  Straien,  6c  lui  en  confia  la 
garde.  Alors  un  héraut  le  proclama  tout  haut  duc  de  Bra- 
bant, de  Limbourg  ôc  de  Lothier  ,  au  fon  des  trompettes , 
£c  aux  acclamations  de  toute  la  ville.  On  jetta  enfuite  de  la 
monnoye  au  peuple,  parmi  laquelle  il  y  avoit  des  pièces  d'or 
ôc  d'argent,  qui  avoient  d'un  côté  la  tête  de  François  de 
Valois  ,  avec  le  titre  de  duc  de  Brabant  •  £c  de  l'autre  fa  de- 
vife,  qui  étoit  un  foleil  qui  diffine  les  nuées  ,  6c  qui  ré- 
chauffe la  terre  avec  ces  mots,  fovet  &  difcutit,  il  échauffe  ôc 
il  diffipe. 

Cette  cérémonie  étant  achevée,  le  nouveau  duc  de  Bra-  Entre'e(ja 
banc  monca  fur  un  cheval  magnifiquement  enharnaché  ,  6c  duc  d'Anjou 
fit  fon  entrée  par  la  porte  Impériale,  précédé  des  Officiers  aAnvers« 
d^  la  milice  bourgeoife  ,  des  Huifîiers ,  6c  des  trompettes  de 
la  ville  ,  &c  des  commerçans  de  diverfes  nations,  furtout  des 
Allemans  èc  des  Ançrlois  habillés  chacun  à  la  manière  de 
leur  païs.  Pour  les  negocians  Efpagnols  6c  Italiens,  il  y  avoic 
quelque  cems  qu'ils  s'écoient  retirés  pour  la  plupart.  Cette 
première  troupe  étoit  fuivie  des  premiers  Officiers  de  la  ville, 
des  Magiilrats ,  des  trompettes ,  des  Seigneurs ,  6c  des  dé- 
putés des  Etats.  La  Nobleiîe  de  Brabant  marchoit  enfuite  fui- 
vie  du  Chancelier  de  la  province,  6c  de  Lamoral  d'Egmond, 
frère  du  comte  d'Egmond  qui  avoit  quitté  le  fervice  des 
Etats.  Les  cardes  Suiilès\  <k  les  feiVncurs  François  &c  An- 
glois  fermoient  la  marche.  Le  gouverneur  d'Anvers  qui  a  le 
titre  de  Margrave  ou  de  Marquis ,  marchoit  immédiatement 
devant  le  Prince  ,  la  tête  nue ,  6c  le  bâton  de  jiulice  à  la 
main  :  il  avoit  à  côté  de  lui  le  baron  de  Merode ,  qui  faifoic 
îa  fon&ion  de  maréchal  de  Brabanc.  Le  Duc  marchoic  au 
milieu  de  fes  gardés  François  ,  6c  des  compagnies  d'Arque- 
bufiers  6c  d'Arbalétriers  de  la  ville  ,  où  il  y  a  plusieurs  de 

GGggij 


6o4  HISTOIRE 

.  ces  fortes  de  confrairies.  Lorfqu'il  fut  fous  la  porte ,  fix  Con- 

Henri  feillers  de  la  ville  l'y  reçurent  avec  un  dais  de  drap  d'or 
III.  frifé  ,  fous  lequel  il  commença  à  marcher  3  &:  à  quelque  pas 
1582.  de-là  il  rencontra  un  char  de  triomphe,  dans  lequel  étoic 
une  jeune  fille  qui  repréfen:oit  la  ville  d'Anvers.  Il  conti- 
nua ià  marche  du  coté  du  Palais ,  panant  de  tems  en  tems 
fous  des  arcs  de  triomphe  qu'on  lui  avoit  élevés  avec  une 
magnificence  extraordinaire.  Le  jour  commençant  à  bailler, 
Ja  cérémonie  s'acheva  aux  flambeaux ,  il  y  en  avoit  une  lî 
grande  quantité  ,  &  dans  un  li  bel  ordre  ,  que  cette  nuk 
fut  aufîî  claire  que  le  plus  beau  jour. 

La  pompe  étoit  fermée  par  une  troupe  de  trois  cens  cri- 
minels condamnés  au  fupplice  ,  qui  tous  attachés  à  une 
longue  corde  &  la  tête  nue  imploroient  avec  une  voix 
lamentable  la  miféricorde  du  nouveau  Prince  ,  6c  lui  de- 
mandoient  leur  grâce.  Il  la  leur  accorda.  Le  canon  pendant 
ce  tems-là  tiroit  fans  celle ,  &  ce  n'étoit  dans  toute  la  ville 
que  îpe&acles ,  6c  que  cris  de  Vive  le  duc  de  Brabant, 

Le  vingt-deux  de  Février,  qui  étoit  un  Jeudi,  il  fe  ren- 
dit à  l'hôtel  de  ville ,  6c  s'étant  affîs  fur  un  trône  qu'on  lui 
avoit  préparé  ,  il  prêta  ferment  entre  les  mains  du  Bourg- 
meftre ,  qui  à  Ion  tour  fit  au  Prince  le  ierment  de  fidélité 
ôc  d'obéïfïànce  fuivant  une  formule  di&ée  par  le  Penfion- 
naire ,  6c  qu'un  Magiftrat  la  main  levée  en  l'air  répétoic 
tout  haut  au  peuple  ,  à  qui  l'on  jettoit  de  l'argent  com- 
me on  avoit  fait  la  veille  ,  6c  toujours  au  bruit  des  trom- 
pettes. La  cérémonie  entière  fut  terminée  par  un  repas  très- 
magnifique  ,  qu'on  avoit  préparé  à  l'hôtel  de  ville  pour  le 
Duc  ,  6c  pour  les  feigneurs  François  6c  Anglois  qui  l'avoient 
fuivi. 

Le  lendemain  les  feigneurs  Anglois  prirent  congé  de  ce 
Prince  ,  après  lui  avoir  recommandé,  auffi-bien  qu'aux  Etats, 
les  intérêts  de  leur  Reinede  duc  de  fon  côté  leur  fit  de  grands 
remercîmens ,.  6c  les  renvoya  comblés  d'honneurs. 

Le  prince  d'Orange  lui  préfenta  en  particulier  les  dépu- 
tés des  Proteftans ,  qui  après  les  complimens  ordinaires  lui 
recommandèrent  leur  caufe  :  ils  lui  témoignèrent  qu'ils  ne 
doutoient  pas  ,  que  fous  {es  aufpices  les  Provinces  affligées 
ne  jouûTent  à  l'avenir  d'un  fort  plus  heureux ,  comme  elles- 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.     605 

l'avoient  éprouvé  autrefois  fous  les   ducs  de  Bourgogne  ,    ■      M  ■'"» 
qui  étoient  comme  lui  de  la  maiion  de  France  ,  la  plus  il-  H  en  rî 
luftre  qui  fût  dans  l'univers.  Ils  le  prièrent  d'imiter  les  ver-       III. 
tus  de  ces  Princes ,  de  prendre  lous  la  prote&ion  les  lettres      j  r  g  u 
Ôc  ceux  qui  les  en  feignent ,  6c  de  les  honorer  à  l'exemple  de 
François  I.  ion  ayeul  ^  parce  que  c'efb  l'honneur  qu'on  rend 
aux  arts,  qui  les  fait  fleurir ,  6c  que  la  gloire  efb  un  puiflànt 
motif  pour  exiter  à  l'étude.  Enfin  après  lui  avoir  fbuhaité 
toutes  fortes  de  profpérités ,  ils  prièrent  Dieu  ,  le  Roi  des 
Rois ,  6c  le  Seigneur  des  Seigneurs ,  de  lui  donner  le  courage 
&  la  juftice  de  David  ,  la  fageiîe  de  Salomon  ,  6c  le  zèle  re- 
ligieux d'Ezechias.  Le  Duc  ayant  parlé  de  lui-même  avec 
beaucoup  de  modeftie ,  6c  ayant  fait  l'éloge  de  l'union  des 
Provinces,  leur  promit  d'avoir  un  foin  particulier  des  Pro^ 
teftans ,  de  protéger  les  gens  de  lettres ,  6c  de  faire  tous  fes 
efforts  pour  répondre  à  l'opinion  qu'ils  avoient  de  lui ,  &c 
pour  gouverner  le  païs  de  manière  que  perfonne  n'eût  lieu 
de  fe  plaindre.  Ils  prirent  là-deflus  congé  de  lui  fort  contens 
de  la  parole  qu'il  leur  avoit  donnée. 

Il  ne  reitoit  plus  qu'à  contenter  les  Catholiques  ,  à  qui  Exercice  Je 
l'on  avoit  défendu  de  s'alîembler  ,  &  tout  exercice  de  leur  c^Uaw 
Religion  ^  6c  cela  paroiflbit  d'autant  plus  raifonnable ,  qu'il  permis, 
faifoit  profeiîîon  de  la^même  Religion  qu'eux.  Il  en  avoit 
déjà  parlé  au  prince  d'Orange  ^  &  comme  il  étoit  l'homme 
du  monde  le  plus  équitable  6c  le  plus  prudent ,  il  avoit  trou- 
vé que  cette  proposition  étoit  raifonnable  ,  6c  que  c'étoit 
même  un  moyen  de  diminuer  la  haine  que  leur  avoient  at- 
tirée les  changemens  arrivés  à  cette  occafion.  On  fît  donc 
une  ordonnance  qui  cafToit  celle  qui  avoit  interdit  l'exer- 
cice de  la  religion  Catholique,  &  le  quinze  du  mois  de  Mars 
elle  fut  publiée. Elle  donnoit  aux  Catholiques  l'églifè  de  faint 
Michel  pour  y  faire  l'Office  ,  &  elle  permettoit  à  certain 
nombre  de  Prêtres,  qui  feroient  choifîs  par  le  Duc,  d'y  al- 
ler célébrer ,  à  condition  qu'ils  renonceroient  à  l'obéïflance 
du  roi  d'Efpagne ,  6c  qu'ils  prêteroient  ferment  à  S.  A.  6c  à 
la  ville  d'Anvers ,  fans  quoi  la  porte  de  l'Eglife  leur  feroic 
fermée  ^  6c  dans  la  crainte  que  ibus  prétexte  de  cette  per- 
miflîon  il  ne  fe  gliilat  quantité  d'étrangers  dans  la  ville ,  6c 
que  ce  ne  fut  une  occafion  de  troubles,  l'ordonnance portoic 

GGggiij 


6oG  HISTOIRE 

i  que  ce  privilège  ne  regardoic  que  les  habitans  établis  dans 

Henri  la  ville  au  moins  depuis  trois  ans.  Elle  défendoit  aulîi   de 

III.      venir  en  armes  à  l'Eglife  ,  6c  fous  peine  de  la  vie ,  6c  de  la 

1582.     confifcation  des  biens  ,  d'infulter  perfonne  de  paroles  5  ni  par 

voie  de  fait  à  caufe  de  la  Religion  ,  dans  les  corps-de-garde, 

dans  les  patrouilles,  ni  en  aucun  autre  endroit. 

Comme  par  cette  ordonnance  il  étoit  enjoint  aux  Catho- 
liques de  renoncer  à  l'obéïiîance  de  Philippe,  6c  de  prêter 
ferment  au  duc  d'Anjou,leurs  Députés  s'étantailemblésdans 
le  parvis  de  l'Eglife  qu'on  leur  avoit  accordée,  il  y  en  eut 
beaucoup  qui  aimèrent  mieux  renoncer  à  l'exercice  de  leur 
Religion,  qu'ils  avoient  fouhaicé  avec  tant  d'ardeur  ,  qu'à 
l'obéïflance  de  leur  Roi ,  foie  par  amour  pour  lui ,  foit  par 
la  crainte  des  fuites  5  6c  il  ne  venoit  guère  à  cette  Eglife  que 
des  femmes.  On  publia  le  onze  d'Avril  une  autre  ordon- 
nance qui  condamnoit  à  deux  cens  florins  d'amende  ceux 
qui  n'obéïroient  pas  ,  6c  qui  chargeoit  les  Magistrats  de  les 
y  contraindre  :  mais  ce  moyen  n'ayant  pas  réufîi ,  on  les  ci- 
ta tous  chacun  devant  leur  juge,  de  on  les  condamna  à  être 
bannis  ,  fi  dans  trois  jours  ils  ne  prêtoient  pas  le  ferment 
qu'on  leur  demandoit. 

On  traita  enfuite  avec  les  députés  des  Etats  fur  les  affaires 
publiques,  de  en  premier  lieu  comment,  dans  le  défordre 
où  étoient  toutes  les  affaires  ,  6c  fur-tout  les  finances  ,  on 
pourroit  fournir  par  mois  les  deux  cens  mille  florins  promis 
au  duc  d'Anjou  ^  fatisfaire  aux  autres  befoins  de  l'Etat ,  6c 
remédier  fi  bien  aux  maux  préfens ,  qu'on  pût  réfuter  à  tous 
les  efforts  des  ennemis ,  6c  établir  enfin  une  paix  folide  6c 
fûre  dans  toutes  les  Provinces  :  car  jufque  -  là  le  Brabanc 
avoit  entretenu  les  garnifons  de  Lierre ,  de  Malines  ,  de 
Bruxelles,  d'Herentals,  de  Dieu:,  de  Vilvorde  ,  d'Hocftrate, 
de  Weflerlo,  de  Margrit,  de  Willbroeck,  6c  même  en  partie 
celle  de  Bergopfom.  Les  Etats  de  Flandre  fè  plaignoient  aufîi 
d'être  furchargés  :  car  ils  avoient  à  payer  la  folde  de  cent 
trente  compagnies  d'infanterie,  de  de  vingt  compagnies  de 
cavalerie  :  6c  en  payant  deux  cens  mille  florins  par  mois  au 
duc  d'Anjou  ,  il  Se  chargeoit  de  toute  cette  dépenfe  :  mais 
comme  la  fomme  ne  fuffifoit  pas  pour  foûtenir  la  fplendeur 
de  fon  rang  6c  de  fa  dignité ,  6c  pour  payer  tant  de  troupes, 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXXV.     607 

la  guerre  ne  fe  faifoit  pas  avec  autant  de  vigueur  &:  de  vi-  .? 

vacité  ,qu'il  eût  été  nécefTaire.  Henri 

La  garnifon  de  Menin  furprit  en  ce  tems-là  plufieurs  per-  III. 
fonnes  confidérables  du  parti  du  roi  d'Efpagne  ,  mit  en  dé-  1  *  g  i, 
route  auprès  de  Worcum  deux  cens  chevaux  Albanois,& 
prit  leurs  chevaux  &c  leurs  bagages.  Le  capitaine  Brave  s'em- 
para en  même  tems  de  Lens  en  Artois.  Montigny  en  ayant 
eu  avis  y  accourut  aufîitôt ,  êc  ayant  reconnu  la  place,  il 
l'inveftit  avec  de  la  cavalerie ,  croyant  que  les  François 
étonnés  de  fe  voir  fi-tôt  affiégés  abandonnèrent  ce  pofte  > 
où  ils  n'étoient  pas  encore  bien  affermis  :  mais  il  ié  trompa, 
&  l'infanterie  qui  lui  étoit  nécefTaire  n'étant  pas  venue  aufîi 
promptement  qu'il  l'avoit  cfpéré  ,  il  fut  obligé  de  fe  reti- 
rer :  nos  troupes  étant  forties  de  la  place  le  repoufïèrent  vi- 
goureufement ,  &  le  menèrent  battant  jufqu'aux  portes 
de  Douai.  Cependant  les  affiégés  ne  fe  fentant  pas  en  état 
de  fe  maintenir  dans  ce  pofte  mal  fortifié  firent  leur  traité 
avec  les  ennemis ,  qui  fe  difpofoient  à  venir  les  affiéger  de 
nouveau,  &;  ils  abandonnèrent  la  place  le  premier  d'Avril. 

L'année  précédente  le  Viceroi  après  la  prife  de  Tournai 
avoit  diftribué  ce  qui  lui  reftoit  de  milices  du  païs  aux  en- 
virons de  cette  place.  Ces  troupes  ne  fe  contentant  pas  de  • 
fe  nourrrir  pi  s  délicatement  que  la  difcipline  militaire  ne 
le  permet,  &  d'être  par-là  fort  à  charge  à  leurs  hôtes ,  exi- 
geoient  encore  d'eux  de  grandes  fommes  d'argent.  On  en 
avoit  fouvent  porté  des  plaintes  non-feulement  au  Viceroi, 
mais  même  aux  Etats  d'Artois  £c  de  Hainaut.  Cela  fournit 
un  prétexte  au  prince  de  Parme  pour  rapeller  les  troupes 
étrangères  qu'il  avoit  renvoyées  à  la  prière  des  Etats.  Il  leur 
repréienta  dans  un  Confeil  où  ils  furent  appelles,  combien 
cette  milice  volontaire  accoutumée  à  la  licence  ,  &peu  foû- 
mife  aux  ordres  des  Officiers,  étoit  à  charge  aux  Provinces 
par  des  exadions  continuelles  qui  les  ruinoient  :  Qu'il  voyoit 
avec  douleur  qu'au  lieu  de  faire  la  guerre  aux  ennemis  ,  ils 
ne  fongeoient  qu'à  piller  les  amis.  »  Il  n'eft  pas  poffible  ,leur 
«dit-il  ,  ni  d'arrêter  leur  licence,  ni  de  facisfaire  aux  juftes 
«  plaintes  des  habitans ,  fans  faire  revenir  des  troupes  étran- 
55  gères  qui  fçachent  obéir  à  leur  Officiers,  &;  combattre  avec 
m  courage  contre  les  ennemis.  Profitez  ,    ajouta  - 1  -  il ,  de 


SoS  HISTOIRE 

^uiiiLj^jum—  ,3  l'exemple  des  Provinces-Unies  ,  qui  Te  défiant  de  leurs 

Henri  »  forces ,  ont  imploré  le  fecours  des  François  vos  anciens 

III.       »  ennemis  :  mon  avis  efl:  donc  que  vous  envoyiez  inceilàm- 

i  y  8  i      "  mène  en  Efpagne  une  dépuration  de  perfonnes  d'une  ridé- 

»  lité ,  &  d'une  prudence  confommée  ,  afin  de  prendre  des 

)>  mefures  avec  le  R.oi  pour  aiîurer  les  fonds  de  la  guerre , 

»  &  de  faire  les  préparatifs  néceflaires  pour  la  continuer  avec 

»  vigueur. 

Les  Seigneurs  &:  les  Etats  ennuyés  de  la  longueur  de  cette 
guerre  confentirent  fans  peine  à  là  propofition,  &  nommè- 
rent pour  leur  député  J.  Sarazin  abbé  de  faint  Van:.  Son  ar- 
rivée fit  d'autant  plus  de  plaiiir  à  Philippe  ,  que  perfonne 
dans  les  commencemensne  s'étoit  plus  déchaîné  contre  les 
Efpagnols  que  cet  Abbé,  &  qu'il  avoit  même  fait  contre 
eux  un  difeours  qui  a  été  rendu  public.  En  fe  chargeant  de 
cette  dépuration  c'étoit  avouer  fa  faute ,  &  en  marquer  du 
repentir.  Philippe  qui  étoit  ravi  dans  fon  coeur  qïre  le  Vice- 
roi  eût  ménagé  fi  habilement  l'occafion  de  faire  revenir  des 
troupes  Efpagnoles  en   Flandre  ,  reçut  Sarazin  avec   de 
grandes  marques   de  bonté  3  ayant  réfolu  de  faire  partir 
fur  le  champ  deux  régimens  Efpagnols  ôc  deux  Italiens  , 
il  afiigna  pour  cette  dépenfe  un  fond  de  fept  cens  mille 
écus  d'or,  de  pour  gagner  l'amitié  des  Seignc-irsdu  païs ,  il 
leur  accorda  des  titres  illuftres ,  comme  il  en  avoir  accordé 
depuis  peu  au  comte  de  Melun  frère  du  prince  d'Epinoi. 
On  attente  à       Mais  pendant  qu'on  fe  difpofoit  à  agir  à  force  ouverte  , 
prince  cTO-    on  ne  négîigeoit  pas  la  voie  des  embûches.  Depuis  la  pro- 
range, feription  du  prince  d'Orange  ,  Jean  deYfunca  Bifcaïen  na- 
tif de  la  ville  de  Virroria ,  qui  avoit  été  autrefois  Commif- 
faire  des  vivres  aux  Païs- bas  ,  cherchoit  conrinuellement 
quelque  moyen  d'avancer  fa  fortune.  Pendant  qu'il  étoic 
occupé  de  cette  penfée  ,  il  apprit  que  Gafpard  Arïaftro  fon 
compatriote  qui  faifoit  depuis  long-tems  la  banque  à  An- 
vers, étoit  fur  le  point  de  faire   banqueroute.   Il  crut  que 
dans  le  défordre  où  étoient  les  affaires, il  ne  feroit  pas  dif- 
ficile de  l'engager  à  quelque  coup  hardi.  Il  y  avoit  environ 
dix  mois  qu'il  lui  avoit  écrit  de  Lifbonne,  èc  il  l'avoit  de- 
puis fait  follicirer  par  fes   émifïàires   à  entreprendre  une 
chofe  qui  lui  feroit  9  difoit-il,  auili  honorable  qu'utile  j  qui 

tourneroiw 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.      609 

tourneroit  à  la  gloire  de  Dieu  que  le  prince  d'Orange  at-  -■■|,?,!5!?!1^' 
taquoit  par  Ton  hc  éfîe,  de  à  la  tranquillité  des  Païs-bas,  Henri 
qu'il  troubloit  par  fa  révolte.  Et  pour  l'encourager ,  il  lui  en-  III. 
voya  un  brevet  du  Roi,  qui  lui  promettait  après  l'action  1  <8z. 
quatre-vingt  miile  ducats  argent  comptant ,  une  Comman- 
derie  de  faint  Jacque  ,  &:  une  fortune  éclatante.  Anaftro 
effrayé  du  péril  auquel  il  s'expoferoit,  balança long-tems  5 
mais  enfin  les  malheurs  augmentant  tous  les  jours  ,  il  prend 
confeil  de  fon  défefpoir ,  s'ouvre  à  fon  caifîier  nommé  Ve- 
nero  qui  étoit  de  Bilbao  3  de  après  lui  avoir  découvert  le 
mauvais  état  de  fes  affaires  3  il  lui  communiqua  la  propo- 
rtion d'Yfunca.  Il  fondoit  en  larmes  en  lui  parlant ,  de  Ve- 
nero touché  du  malheur  de  fon  maître,  laiflà  au/fi  tomber 
des  larmes.  Cependant  la  propofition  lui  fit  horreur  ,  foie 
parla  vue  du  péril ,  foit  par  un  motif  de  confeience.  Anaftro 
voyant  que  Venero  ne  s'offroit  point  à  le  fervir  ,  lui  de- 
manda s'il  croyoie  que  Jaureguy  fût  difpofé  à  entreprendre 
un  coup  pareil.  Ce  Jaureguy  qui  fervoit  à  la  banque ,  étoit 
un  jeune  homme  d'environ  vingt  ans  d'un  caractère  fombre 
de  opiniâtre  3  ce  qui  faifoit  juger  à  fon  maître  que  s'il  fe 
déterminoit  une  fois  ,  il  ne  reculeroit  pas.  Venero  lui  en  fit 
un  fcrupule ,  de  lui  demanda  fî  en  confeience  il  pouvoit  ex- 
pofer  un  jeune  étourdi  à  une  mort  certaine?  Mais  Anaftro 
îoûtint  que  le  prince  d'Orange  ayant  été  déclaré  criminel 
de  léze-Majefté ,  de  proferit  par  le  Prince,  qui  a  droit  de 
fuppléer  à  la  loi  3  il  étoit  permis  à  tout  le  monde  de  le  tuer, 
comme  un  homme  juftement  condamné  :  Qu'il  avoit  con- 
fulté  les  Théologiens  d'Efpagne,  de  qu'ils  lui  avoient  répon- 
du qu'il  n'y  avoit  point  de  difficulté  3  qu'ainfi  il  ne  lui  reftoic 
aucun  fcrupule  fur  cet  article.  Aiiffitôt- ayant  renvoyé  Ve- 
nero ,  il  fait  venir  Jaureguy  ,  de  jettant  un  grand  foupir  à 
fon  abord  :  >?  Si  je  ne  connoiiîbis  ,  dit-il ,  votre  fidélité  ,  votre 
»  confiance ,  de  votre  piété  fïncére  3  je  ne  m'adrefferois  pas 
»  à  vous  dans  l'état  malheureux  où  font  les  affaires  publi- 
"  ques  de  les  miennes.  Vous  voyez  encore  mes  yeux  tout 
»  rouges ,  de  baignés  de  pleurs ,  de  je  crois  que  vous  n'en 
5s  ignorez  pas  la  caufe  :  car  je  remarque  depuis  long-tems 
5>  que  vous  êtes  fenfible  aux  outrages  que  l'on  fait  à  notre 
v  Souverain, de  que  quoique  vous  fbyez  né  en  Efpagne  au/îî 
Tome  FUI.  H  H  h  h 


éio  HISTOIRE 

■l,  »  bien  que  moi ,  vous  ne  laiflez  pas  d'être  touché  des  maux 

Henri  »  de  ces  Provinces ,  qui  font  à  notre  égard  comme  une  fecon- 

III.      "  de  patrie.  J'ai  vu  d'ailleurs  que  vous  plaigniez  fincérement 

1*82.  "  mon  ^ort  y  &  clue  vous  étiez  touché  de  me  voir  réduit  à 
'5  un  état  fi  malheureux  par  la  faute  ôc  par  le  malheur  d'au- 
«  trui.  Il  y  a  long-rems  que  je  cherche  quelque  moyen  de  me 
55  rirer  de  l'abîme  où  je  fuis  :  mais  enfin  voici  une  occafion 
55  que  m'offre  la  Providence  :  Vous  pouvez  fi  vous  avez  du 
55  courage ,  délivrer  votre  Roi ,  votre  patrie  &  votre  maître. 
53  Considérez  qui  eft  la  caufe  &:  l'auteur  de  tous  nos  maux  : 
53  c'eft  fans  doute  le  prince  d'Orange ,  qui  après  avoir  violé 
53  la  foi  qu'il  devoit  à  Dieu  ,  vient  de  renoncer  hautement 
35  à  celle  qu'il  avoit  jurée  à  fon  Roi.  Quoique  proferit ,  com- 
53  me  il  le  méritoit ,  il  a  eu Tinfolence  de  publier  un  écrit 
35  injurieux  ,  où  il  ofe  attaquer  le  nom  êclamajefté  de  fon 
53  Prince  :  ôc  pour  comble  d'arrenrar ,  après  avoir  fafeiné  les 
33  efprirs  par  fès  manières  populaires ,  il  vienr  de  donner  aux 
33  habitans  du  pays  un  Prince  étranger  pour  Souverain.  No- 
55  tre  Roi  l'a  donc  juftemenr  condamné  à  morr.  C'eft  de  cet 
33  homme  qu'il  faur  nous  défaire,  fi  nous  voulons  nousac- 
33  quitter  de  ce  que  nous  devons  à  Dieu  ,  au  Roi  &  à  la  parrie. 
33  Le  Roi  promer  de  grandes  récompenfes ,  mais  j'en  fuis 
53  moins  touché  ,  quoiqu'elles  puilfent  être  utiles  pour  mes  af- 
53  faires  &;  pour  les  vôtres ,  que  du  devoir  que  notre  confeien- 
33  ce  nous  impofe  ^  il  me  femble  qu'elle  nous  reproche  notre 
33  lâcheté,  difons  plus,  notre  perfidie,  fi  nous  laifTons  vivre 
33  plus  long-tems  un  ryran ,  ennemi  de  Dieu  &  des  hommes, 
3p  &:  qui  eft  né  pour  le  malheur  &  pour  la  ruine  des  ces 
33  Provinces. 

En  parlant  ainfi  il  fondoit  en  larmes  ;  &  jugeant  à  la 
mine  du  jeune  homme,  &  à  fon  regard  fixe ,  qu'il  entroit 
dans  [es  vues ,  il  fe  jetta  à  fon  col  ,  &  l'embrafla  étroite- 
ment. Jaureguy  auflitôt  lui  répondit  avec  un  air  intrépi- 
de :  '3  Je  fuis  tout  prêt ,  me  voilà  affermi  dans  un  deiTein 
33  que  je  méditois  depuis  long-rems  :  je  méprife  le  péril  & 
33  les  conditions  -,  je  n'en  veux  aucune  ,  &  je  fuis  réfolu  à  mou- 
35  rir.  Voyez  feulement  de  quelle  arme  je  dois  me  fervir: 
33  comme  je  n'ai  pas  l'ufage  des  armes  à  feu  ,  je  ferai  plus  fur 
»  avec  le  fer.   Je  ne  vous  demande  qu'une  grâce  ,  c'eft  de 


DE  J.  A.  DE  TKOU,  Liv.  LXXV.       Cn 

»  prier  Dieu  pour  moi ,  de  d'obtenir  du  Roi  qu'il  faflè  du  ■"■■■■■■«M— 
îî  bien  à  mon  père ,  de  qu'il  ne  laifïe  pas  mourir  ce  vieillard  Henri 
»  dans  la  mifére.  Je  loue  votre  réfolution  de  votre  fermeté ,      III. 
«  interrompit  Arïaitro  j  mais  il  faut  que  vous  ayez  une  meil-     Mg2 
n  leure  idée  du  fuccès  :  j'efpére  que  vous  vivrez ,  de  que  vous 
»  jouirez  de  la  gloire  qu'une  fi  belle  action  vous  promet. 
»  Comptez  fur  l'efficacité  des  prières  de  des  vœux  dont  je 
»  vais  vous  montrer  des  copies. 

Aufîitot  il  remplit  fes  tablettes  d'enchantemens  de  de 
billets  fuperftitieux ,  conçus  en  forme  de  prières  -y  mais  fur- 
tout  il  y  glifïè  un  écrit ,  fur  lequel  il  comptoit  beaucoup  plus , 
que  fur  les  prétendus  fecrets  de  la  magie ,  de  il  eut  loin  de 
le  difpofer  de  manière  qu'on  ne  pouvoit  s'empêcher  de  le 
lire  dès  qu'on  tenoit  les  tablettes.  Par  cet  écrit,  on  promet- 
toit  au  nom  du  Roi ,  que  fi  le  Magiflrat  de  quelque  ville  que 
ce  fût ,  traitoit  bien  celui  qui  auroit  tué  le  prince  d'Orange  , 
cette  ville  obtiendroit  du  Roi  toutes  les  grâces  qu'elle  vou- 
droit  demander.  Anaftro  qui  craignoit  quelque  remord  de 
la  part  de  ce  jeune  furieux ,  dès  qu'il  feroit  de  fang  froid  , 
étoit  bien  ai fe  de  lui  faire  efpérer  l'impunité.  Cette  rufe  lui 
réiiffit,  de  Jaureguy  perfiftant  dans  fa  réfolution ,  entreprit 
de  l'exécuter  un  Dimanche  i  8.  de  Mars. 

Anaftro  étoit  forti  de  la  ville  le  Mardi  d'auparavant  : 
ayant  pafTé  à  Bruges ,  à  Dunkerque  de  à  Graveline  ,  il  s'étoit 
rendu  à  Tournai.  Le  jour  que  Jaureguy  avoit  pris  étant 
arrivé  ,  il  fe  confefTa  à  un  Dominicain,  nommé  Antoine Ti- 
merman,  qui  avoit  coutume  de  dire  la  Mefîe  en  fecret  dans 
la  maifon  d'Anaftro,  de  de  faire  des  conférences  de  piété 
pour  lui  6c  fes  domeftiques.  A  la  fin  de  fa  confefîion ,  ce  force- 
né ajouta  ,  qu'il  avoit  réfolu  de  tuer  le  prince  d'Orange  ,  pour 
délivrer  les  Païs-bas  de  la  tyrannie  de  de  l'héréfie.  Timerman 
approuva  ce  defTein ,  pourvu  que  ce  ne  fut  point  l'avarice  qui 
conduisît  fa  main miais  lagloiredcDieu,leferviceduRoi  de  le 
bien  de  fâ  patrie.  A  cette  condition  il  fut  abfous  de  Ces  péchés, 
&e  après  la  Méfie  il  reçut  l'Euchariitie.  Jaureguy  ditenfuite 
a  Venero  qu'il  alloit  exécuter  fon  projet.  Il  but  un  coup  d'un 
vin  étranger  ,  de  fe  rendit  à  la  citadelle  ,  où  logeoit  le  prince 
d'Orange  ,  qui  après  avoir  affilié  au  prêche  du  matin  ,  venoit 
de  fe  mettre  à  table  avec  fes  enfans,  les  comtes  de  Laval  de 

H  H  h  h  ij 


ttrï  HISTOIRE 

se.  de  Hohenlo  ,  Jean  de  NaiTau  ,  Goufîer  de  Bonnîvec ,  Sor- 

ti £  n  r  i  biers  fîeur  des  Pruneaux ,  &  quelques  autres.  Lorfqu'on  fut 
III.       iorti  de  table ,  le  Prince  s'en  alloic  dans  fa  chambre  au  milieu 
1582.     de  toute  fa  compagnie,  lorfque  Jaureguy  qui  s'étoit  gliifé 
parmi  la  foule ,  lui  tira  un  coup  de  piftolet  j  c'étoit  l'arme 
qu'il  avoit  choiiîe.  La  baie  entra  par  delfous  l'oreille  droite , 
paflà  par  le  palais  fous  la  mâchoire  fupérieure  ,  &  fortit  par 
la  joué"  gauche.  Le  Prince  fut  étourdi  du  coup,&  il  a  dit  depuis 
qu'il  avoit  crû  que  c'étoit  un  des  appartenons  de  la  maifon 
qui  tomboit.    Un  moment  après  il  lui  prit  une  foiblefle  ,  &il 
feroit  tombé  fî  on  ne  l'avoit  foutenu.  Lorfque  revenu  à  lui- 
même  ,  il  entendit  le  murmure  de  ceux  qui  étoient  autour  de 
lui ,  &  qu'il  vit  du  feu  à  fes  cheveux ,  il  foupçonna  ce  que 
c'étoit ,  Se  pria  qu'on  ne  tuât  point  l'arTa/Tin  3  ajoutant  qu'il 
lui  pardonnoit  de  tout  fon  cœur.  Mais  tous  ces  Gentilshom- 
mes qui  étoient  dans  la  chambre  n'ayant  pas  été  maîtres  du 
premier  mouvement ,  l'avoient  percé  de  pluileurs  coups  3  &; 
les  Gardes  du  Corps  l'avoient  achevé.  Dans  le  tems  qu'on 
menoit  le  Prince  dans  fa  chambre ,  il  jetta  les  yeux  fur  la 
Nobleiîe  Françoife  qui  l'accompagnoit ,  &  on  l'entendit  re- 
péter plufîeurs  fois  :  »j  Le  duc  de  Brabant  perd  un  bon  fer- 
»  viteur.  « 

Le  bruit  de  cet  afîaiîînat  s'étant  auiïitôt  répandu  dans  la 
ville,  y  caufa  de  grands  troubles  3  peu  s'en  fallut  même  qu'il 
n'y  eût  une  fédition  :  le  peuple  couroit  de  tous  côtés  dans 
les  rues ,  ôc  demandoit  des  armes  ,  comme  fi  l'ennemi  eût  été 
dans  la  place.  On  tendit  les  chaînes  3  les  milices  Bourgeoifes 
fe  rendirent  à  leurs  poftes  fous  leurs  Commandans ,  &  ce  fut 
ce  qui  appaifa  le  tumulte  qui  commençoit.  Il  fut  en  quelque 
forte  plus  grand  dans  la  maifon  du  Prince  :  on  publioit  parmi 
ces  efprits  légers  &  crédules,  que  les  François  &  les  Gardes 
mêmes  avoient  eu  connoiiîance  du  complot,  &  que  s'ils 
avoient  tué  le  meurtrier  ,  ce  n'étoit  pas  par  un  mouvement 
de  colère ,  mais  de  fang  froid ,  pour  empêcher  qu'il  ne  dé- 
couvrît le  véritable  auteur  du  crime  :  &.  fur  cette  imagination 
les  domeftiques  du  prince  d'Orange  craignoient  que  ce  qui 
avoit  été  manqué  par  un  des  conjurés ,  ne  fût  achevé  par  les 
autres.  Ainfî  la  première  attention  que  l'on  eut,  fut  de  met- 
tre à  la  porte  de  la  maifon,  des  Gardes  dont  on  fût  afiurér 


DE  J.  A.  £>E  THOU,Liv.  LXXV.       613 

Hohenlo  fe  chargea  de  ce  foin  et  fit  fortir  toute  la  foule  inu-  ■ 

tile  ,  ceux-là  fur-tout  dont  on  avoit  quelque  défiance.  Henri 

LeducdeBrabantétoitîogé,au  couvent  de  Saint  Michel,  III. 
où  il  fe  difpofoit  à  célébrer  le  jour  de  fa  naifîànce.  On  avoit  1582» 
préparé  à  cet  effet  des  courfes  ,  des  caroufels ,  des  tournois , 
èc  un  bal  pour  le  foir.  Mais  dès  qu'il  eut  appris  cet  accident, 
il  en  fut  extrêmement  confterné,  &  il  craignit  qu'on  ne  le 
foupçonnât ,  comme  le  bruit  en  couroit  déjà.  Ainii  il  fit  cefTer 
tous  les  préparatifs  de  la  fête  ,  &  il  envoya  au  prince  d'Oran- 
ge des  perfonnes  de  confiance.  Ce  Prince  perfuadé  qu'il  étoit 
blefTé  à  mort ,  déploroit  le  malheur  des  Provinces-Unies ,  & 
du  duc  de  Brabant  même  ,  qui  alloit  avoir  de  terribles  diffi- 
cultés à  furmonter. 

Pendant  ce  tems-là  Maurice  de  Naffaufils  du  Prince  blef- 
le ,  de  d'Anne  de  Saxe  fille  de  l'Electeur  de  Saxe ,  morte  de- 
puis peu  ,  qui  n'étoit  encore  qu'un  enfant ,  mais  qui  avoit 
déjà  une  prudence  au-deflus  de  fon  âge ,  fouilla  avec  foin  le 
meurtrier  de  fon  père  ,  ôc  trouva  d'abord  un  piilolet ,  puis 
quelques  papiers  ,  un  paquet  de  lettres,  &  des  tablettes, 
011  l'on  trouva  ces  vœux  éc  ces  enchantemens  fuperftiticux 
fur  la  foi  defquels  Jaureguy  trompé  par  Anaffcro  s'étoit  fla- 
té  ,  qu'il  s'échaperoit  après  qu'il  auroit  tué  le  Prince.  On 
publia  toutes  ces  pièces ,  &  comme  elles  étoient  en  Efpa- 
gnol  ,  les  François  furent  pleinement  juft-ifiés.  Sainte  Al- 
degonde  fut,  pour  ainfi  dire,  le  médiateur  de  leur  juitifica- 
tion  ,  &  il  fe  donna  de  grands  mouvemens  pour  éclaircir  cette 
affaire. 

La  tranquillité  étant  rétablie  dans  la  maifon  du  Prince, 
il  ne  fut  plus  queftion  que  d'approfondir  le  fait.  Pour  cela 
on  mit  le  corps  du  meurtrier  debout,  fur  un  échaffaut  qu'on 
drefïa  dans  la  place  publique,  afin  que  tout  le  monde  pût  le 
voir.  Dès  qu'on  fut  allure  que  c'étoit  un  des  domefliques 
d'Anaflro ,  on  courut  à  la  maifon  ,  &  on  arrêta  Venero  ,  qui 
y  étoit  demeuré  en  attendant  le  fuccès  de  l'entreprife.  On 
prit  aurli  Timerman  ,  parce  qu'on  fçut  qu'il  fréquentoit  cette 
maifon,  &  que  ce  jour-là  même  il  y  avoit  dit  la  Meffe.  Venero 
nia  d'abord  qu'il  içût  rien  ^  mais  ayant  été  convaincu  par  des 
lettres  qu'Anaftro  lui  écrivoit  de  Bruges,  il  avoua  tout.  Ti- 
merman chargé  par  fa  dépofition  avoua  qu'il  avoit  penié 

HHhh  iij 


6i4  HISTOIRE 

d'abord,  que  depuis  la  profcription  du  prince  d'Orange,  il 
Henri  étoic  permis  en  confcience  à  tout  le  monde  de  le  tuer  ^  mais 
III.  qu'ayant  depuis  examiné  la  chofe  avec  plus  d'attention ,  il 
1582.  reconnoifToit  que  c'étoit  une  erreur,  6c  qu'il  en  demandoit 
pardon  au  Sénat  ;  6c  il  fouhaita  que  cette  déclaration  fût 
ajoutée  à  fa  confelfion ,  6c  qu'on  ne  publiât  point  la  première 
fans  la  féconde.  Il  fut  condamné  à  mort  aufli-bien  que  Ve- 
nero.  Le  prince  d'Orange  avoit  demandé  que  fioniescon- 
damnoit  à  mort ,  on  la  leur  fît  fubir  la  plus  douce  qu'il  fe 
pourroit  :  ainfî  on  les  étrangla  fur  l'échafaut ,  puis  on  coupa 
leurs  corps  en  quatre  quartiers,  6c  on  planta  leurs  têtes  6C 
ces  quartiers  aux  portes  de  la  ville  6c  furies  boulevards.  On 
les  en  ôta  quatre  ans  après  par  le  confeil  de  quelques  Catho- 
liques ,  lorfque  la  ville  fut  retournée  à  l'obéïiTance  du  roi 
d'Efpagne  :  6c  alors  après  leur  avoir  rendu  publiquement  un 
culte  religieux  ,  on  les  inhuma. 

Le  prince  d'Orange  qui  étoit  robufte ,  Se  d'un  bon  tempé- 
rament, parut  au  commencement  reprendre  fes  forces.  Les 
veines  coupées  par  la  baie  avoient  été  relTërrées  par  le  feu 
qu'on  y  avoit  mis  ,  6c  il  s'étoit  formé  une  efpéce  de  cicatrice 
qui  avoit  arrêté  le  fang.  Mais  le  dixième  jour ,  la  croûte 
tomba  ,  6c  le  fang  recommença  à  fortir  avec  tant  d'abon- 
dance ,  qu'on  défeipéra  de  pouvoir  l'arrêter.  Enfin  tous  les  re- 
mèdes ordinaires  ayant  été  inutilement  employés  ,  Léonard 
Botal  de  la  ville  d'An:  (  1  )  ,  Médecin  du  duc  de  Brabant ,  con- 
feilla  de  boucher  la  playe  avec  le  pouce ,  6c  de  faire  fuccéder 
continuellement  des  hommes  les  uns  aux  autres  pour  la  fer- 
mer de  cette  manière.  On  le  fit  ;  on  arrêta  par  ce  moyen  le 
fang  qui  avoit  réfifté  à  tous  les  autres  remèdes  -y  la  playe  fe 
ferma  au  bout  de  quelques  jours  contre  Pefpérance  de  tout  le 
monde  5  le  Prince  recouvra  la  fanté ,  6c  le  fécond  jour  de  Mai , 
il  alla  au  Temple  pour  rendre  grâces  à  Dieu.  Depuis  cet  ac- 
cident, la  confternarion  générale  avoit  été  Ci  grande,  qu'on 
eût  dit  qu'ils  avoient  perdu  le  Père  de  la  patrie  6c  leur  Libé- 
rateur. On  fit  des  prières  publiques ,  6c  on  ordonna  plufieurs 
jeûnes  pour  obtenir  fa  guérifon.  Catherine  de  NalTau  fa  feeur, 
femme  du  comte  Schwartzembourg,  ne  l'abandonna  point,  6c 
lui  rendit  tous  les  fervices  dont  elle  étoit  capable.  Charlotte 
(j)  Ville  de  Piémont  à  cinq  licuës  de  Turin. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.       61 5 

de  Bourbon  -  Monpenfîer  fa  femme ,  avoic   été  extrême-  -  '     - 
ment  frappée  de  ce  malheur  imprévu  :  6c  la  douleur  oc  les  Henri 
veilles  fe  joignant  à  la  frayeur  ,  elle  tomba  dans  une  grande       III. 
maladie,  dont  elle  mourut  le  5.  de  Mai,  très- regrettée  de      1582. 
tout  le  monde  ,  6c  principalement  de  fon  mari ,  qu'elle  ai- 
moit  tendrement.  On  la  porta  quatre  jours  après  à  la  Cathé- 
drale avec  une  pompe  magnifique,  où  il  fe  trouva  plus  de 
douze  cens  perfonnes  en  deuil ,  6c  elle  y  fut  inhumée  dans 
la  Chapelle  de  la  circonciiion. 

Aîïaftro  s'étoit  rendu  à  Tournai  auprès  du  prince  de  Par- 
me ,  6c  l'avoit  allure ,  au  premier  bruit  de  l'aiîaiîinat  du  prin- 
ce d'Orange,  que  fa  blelTure  étoit  mortelle.  Le  Viceroi  à 
fon  inftigation  écrivit  le  2  5.  de  Mars  aux  villes  d'Anvers ,  de 
Gand,  de  Bruges,  d'Ipres,  6c  à  quelques  autres,  pour  les 
porter  à  fe  réunir  6c  à  fe  foûmettre  au  roi  d'Efpagne,  delà 
clémence  duquel  il  leur  répondoit  :  Que  le  prince  d'Oran- 
ge, l'auteur  de  tous  les  troubles,  étant  mort,  il  n'y  avoit 
plus  de  difficulté  à  prendre  ce  parti.  Anaflro  de  fon  côté 
écrivit  le  même  jour  à  Denis  6c  Laurent  de  Meurs  qui  étoient 
à  Gand.  Mais  comme  les  Etats  eurent  foin  en  même  tems 
d'informer  toutes  les  villes ,  que  la  playe  du  prince  d'Orange 
alloit  bien ,  rien  ne  branla  ;  au  contraire  les  peuples  irrités 
de  la  noirceur  de  cet  attentat ,  6c  d'un  exemple  11  pernicieux , 
fe  préparèrent  à  la  guerre  avec  plus  d'ardeur  que  jamais. 

Les  François  commencèrent  par  une  tentative  fur  Namur, 
où  étoit  Marguerite  d'Autriche  duchefîè  de  Parme  mère 
du  Viceroi.  On  s'étoit  flaté  qu'on  s'emparerok  facilement 
de  la  place  en  l'abfence  de  Gille  comte  de  Barlaymont ,  qui 
en  étoit  Gouverneur.  Dans  cette  idée  on  prépara  des  échel- 
les pliantes ,  teintes  en  noir,  afin  qu'on  les  vît  moins  j  mais 
les  Chefs  de  Pentreprife  n'étant  pas  d'accord,  6c  le  Viceroi 
ayant  beaucoup  de  cavalerie  de  ce  côté-là,  on  jugea  Pentre- 
prife fi  périlleufe ,  qu'on  fe  retira  fans  rien  faire. 

Le  Viceroi  de  fon  côté,  informé  que  Montigny  avoit  re- 
pris Lens  fur  les  François ,  entra  en  Flandre  avec  ion  armée, 
faifant  mine  d'en  vouloir  à  Menin  3  mais  il  tomba  tout  d'un 
coup  fur  Oudenarde  ,  petite  ville  fur  l'Efcaut,  allez  forte 
par  fon  afliéte.  Les  habitans  prétendent  qu'on  Pappelloit 
autrefois  Nervie  ,  6c  que  c'eft-là  qu'habitoient  les  anciens- 


'GiS  HISTOIRE 

Nerviens.  Frideric  de  Borgt  commandoit  dans  la  place  ,  de-' 
Henri  puis  que  les  habitans  avoient  challé  Maniàrd ,  qui  vouloit  y 
III.  faire  entrer  des  troupes.  Le  Viceroi  avoit  fait  dreifer  une 
i  î  8  2 .  batterie  de  gros  canon  ,  qui  battit  la  place  rudement  ;  6c  com- 
me la  garnifon  6c  les  habitans  ne  fe  fentoient  pas  allez  forts 
pour  foûtenir  un  afïaut ,  ils  lâchèrent  les  éciufes  &  noyèrent 
le  païs.  Mais  le  Viceroi  qui  entendoit  bien  la  guerre  ,  avoit 
fortifié  fon  camp  de  manière ,  qu'il  avoit  laiflè  un  chemin 
libre  pour  fes  convois,  qu'il  tiroît  de  Tournai  ;  en  forte  que 
l'inondation  ne  caufoit  aucune  incommodité  à  fon  armée  , 
6c  qu'elle  fermoit  au  contraire  le  chemin  aux  fecours  qu'on 
pourroit  envoyer  à  la  ville  :  car  les  EfpagnoLs  avec  des  bateaux 
plats  fe  promenoient  fur  l'inondation,  6c  par  des  attaques  con- 
tinuelles fatiguoient  extrêmement  les  affiégés,  quife  défendi- 
rent d'abord  allez  bien.  Il  y  eut  une  action  très-vive  au  baftion 
de  la  porte ,  où  les  deux  partis  perdirent  beaucoup  de  monde. 
Bernoeille  d'Anvers  y  fut  tué  du  côté  des  habitans.  Cette  perte 
abattit  entièrement  leur  courage,déja  refroidi  par  les  veilles  6c 
les  travaux  continuels.  Et  la  divifion  étant  furvenuë  entr'eux, 
comme  ils  virent  qu'il  n'y  avoit  point  de  fecours  à  attendre  , 
ou  du  moins  qu'il  ne  viendroit  de  long-tems ,  ils  firent  leur 
traité  à  condition  que  la  garnifon  compofée  à  peine  de  cin- 
quante hommes  (  car  ils  n'en  avoient  pas  voulu  recevoir  da- 
vantage )  fortiroit  avec  {çs  armes  6c  ^es  drapeaux  ,  &  que  la  ' 
ville  payeroit  trente- lîx  mille  florins.  On  donna  aux  Protef. 
tans  un  an  pour  fe  déterminer  ,  ou  à  fe  faire  Catholiques ,  ou 
à  fortir  de  la  ville.  La  prife  du  château  de  Gaure  iuivit  de 
près  celle  d'Oudenarde. 

Pendant  que  le  Viceroi  étoit  dans  fon  camp  ,  Se  que  le  duc 
de  Brabant  n'étoit  pas  allez  fort  pour  l'y  attaquer,  on  fit  quel- 
ques tentatives  fur  diverfes  places  ;  6c  tandis  que  le  comte  de 
Rochepot  marchoit  à  Courtrai ,  les  troupes  d'Anvers  pri- 
rent la  route  d'Arfchot,  afin  d'obliger  les  ennemis  à  parta- 
ger leurs  forces ,  en  voulant  fecourir  ces  places. 

Cependant  Tiant  gouverneur  de  Ninove ,  le  (leur  de  Tem- 
pel  gouverneur  de  Bruxelles, 6t  la  Garde  colonel  d'infante- 
rie ,  ayant  fait  un  corps  des  garnifons  voiflnes,  fe  rendirent 
le  i  3 .  d'Avril  devant  Aloft  fur  les  dix  heures  du  foir.  Le  fieur 
de  Mouqueron  y  commandoit  en  chef,  6c  fous  lui  Liede  Kerke 

avec 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.       617 

avec  quelques  foldats.  Celui-ci  réveillé  par  le  bruit,  crie  î 
aux  armes.  Auffitôt  les  habitans  courent  en  foule  à  l'endroit  Henri 
le  pius  foible.  Nos  troupes  qui  l'avoient  prévu,  firent  leur  III. 
attaque  du  côré  de  la  porte  de  Bruxelles,  qui  étoit  l'en-  1582. 
droit  le  mieux  fortifié  y  &c  s'en  étant  approchées  avec  des 
charretes  6c  des  planches  ,  elles  plantèrent  leurs  échelles 
dans  le  fofïe.  La  plupart ,  pour  y  arriver,  fe  mirent  dans 
l'eau  jufqu'aux  ailîèlles ,  portant  dans  leurs  bouches  leurs 
arquebufes ,  leurs  mèches  &  leur  poudre ,  de  peur  que  l'eau 
ne  les  mît  hors  d'état  de  fervir  ^  6c  tenant  l'épée  nuë  delà 
main  droite,  ils  montèrent  ainfi  fur  la  muraille.  Un  foldat 
fort  brave ,  nommé  le  Roi ,  qui  monta  le  premier  fut  renver- 
fé  d'un  coup  d'arquebufe  ,  fans  que  les  autres  en  fuflent  inti- 
midés. Il  y  en  eut  environ  deux  cens  qui  franchirent  la  mu- 
raille ,  2>c  qui  commencèrent  par  tuer  tous  ceux  qui  étoient 
de  garde  ;  après  quoi  ils  firent  battre  quantité  de  tambours 
qu'ils  avoient  apportés  avec  eux ,  afin  de  jetter  la  terreur 
dans  toute  la  ville.  Les  habitans  accourant  au  bruit  tirè- 
rent deux  coups  de  canon  fur  les  afTaillans  •  mais  fans  beau- 
coup d'effet.  Nos  troupes  trouvèrent  beaucoup  plus  de 
réfîitance  dans  la  place  ,  où  elles  furent  repoufïees  jufqu'à 
deux  fois  :  mais  les  Officiers  s'étant  mis  à  leur  tête ,  ils  rirent 
une  troifiéme  charge,  repouilerent  les  habitans  de  la  porte 
de  Bruxelles  6c  la  rompirent.  Auffitôt  la  cavalerie  Françoife 
étant  entrée  ,  la  garnifon  compofée  de  cent  dix  foldats  6c 
la  Bourgeoilie  armée  ,  fe  retirèrent  vers  l'Hôtel  de  ville  :  il  y 
en  eut  environ  deux  cens  de  tués  dans  les  rues,  entre  lefl 
quels  on  trouva  dix-fept  Prêtres.  Le  refte  fe  fauva  à  la  fa- 
veur des  ténèbres  6c  fauta  par-defliis  les  murs.  Enfin  après 
une  demi  heure  de  combat  à  coups  d'arquebufes ,  la  ville  fe 
rendit.  Mouqueron  6c  Aloy  abbé  de  Ninove  furent  faits  prL 
fonniers.  L'Abbé  donna  quatre  mille  florins  pour  fa  rançon , 
6c  pour  celle  de  quelques  Religieux  de  fon  Abbaye.  Nous  y 
perdîmes  vingt -cinq  hommes.  Le  Duc  mit  dans  la  place 
Tiant  de  Merode  avec  une  garnifon  Françoife.  Les  Efpa- 
gnols  fe  dédommagèrent  de  cette  perte  par  la  prife  du  fort 
de  Gaefbeck.  Pour  yréiiffir ,  quelques-unes  de  leurs  compa- 
gnies eurent  recours  à  un  combat  limulé:6cen  s'entrecho- 
cruant  elles  arrivèrent  jufque  fous  les  murs  de  la  citadelle. 
Tome  VIII.  1 1  i  i 


€i%  HISTOIRE 

Ceux  qui  fuyoient  fe  difant  chargés  du  butin  de  la  ville  d'A- 

Henri  loffc  qu'ils  venoient  de  piller ,  prièrent  inftamment  qu'on  leur 

III.       ouvrît  les  portes ,  de  la  garnifon  fut  arTez  crédule  pour  les 

1582,     laifTer  entrer  dans  la  place  ,  dont  ils  furent  bientôt   les 

maîtres. 

Quelque  teins  après ,  vers  le  commencement  du  mois  de 
Mai ,  les  habirans  de  Dieft  de  d'Herentals  pillèrent  Tille- 
mont.  La  garnifon  fut  fi  effrayée ,  qu'au  lieu  de  défendre  la 
ville,  elle  alla  s'enfermer  dans  un  Monaftére  entouré  de  pa- 
lifTades ,  où  elle  demeura  fans  faire  aucun  mouvement ,  juf- 
qu'à  ce  que  les  ennemis  fe  fuflent  retirés  avec  leur  butin. 

Vers  ce  même  tems,  Charle  Mansfeld ,  qui  avoit  depuis 
peu  quitté  le  fervice  des  Etats  pour  s'attacher  au  roi  d'Efpa- 
gne ,  arriva  à  Dunkerque  avec  quinze  cens  chevaux  Alle- 
mans ,  de  quelques  compagnies  Françoifes ,  qui  avoient  été 
levées  fur  la  frontière  par  des  Officiers  du  parti  des  Guifes  , 
mais  pourtant  avec  une  permiffion  tacite  du  Roi ,  qui  étoit 
bien  aife  qu'on  crût  qu'il  n'approuvoit  pas  entièrement  l'en- 
treprife  du  duc  d'Anjou.  Rochepot  envoya  contre  lui  un 
détachement  auquel  il  joignit  les  troupes  deftinées  pour  faire 
lever  le  fiége  d'Oudenarde.  Le  Viceroi  qui  venoit  de  s'en 
rendre  maître ,  ayant  eu  avis  de  cette  démarche,  va  en  di- 
ligence de  ce  côté-là ,  &;  fe  campe  le  premier  d'Août  fous 
Berg-Saint-Vinox  ,  fort  près  de  Dunkerque.  Les  François  y 
campèrent  aufîî ,  de  fe  retranchèrent  en  forte  que  les  deux  ar- 
mées n'étoient  féparées  que  par  un  ruifTeau.  Rochepot  qui 
ctoit  malade  à  Berg ,  fe  rit  porter  fur  le  rempart ,  d'où  ayant 
confîdéré  la  fituation  du  camp  des  ennemis ,  il  fit  fortir  le 
troifléme  d'Août  deux  mille  cinq  cens  arquebufiers  choifis , 
&  donna  ordre  aux  autres  de  demeurer  dans  leur  camp.  Les 
ennemis  qui  étoient  fupérieurs ,  s'étoient  déjà  emparés  des 
fofTés  de  des  hayes  3  en  forte  qu'ils  paroidbient  avoir  un  grand 
avantage  fur  nos  troupes  :  mais  nos  arquebufiers  les  chargè- 
rent avec  tant  de  vigueur,  qu'ils  leur  enlevèrent  tout  ce 
qu'ils  avoient  pris.  A  l'inftant  le  baron  de  Balenfon  s'avança 
par  ordre  du  Viceroi  avec  fa  cavalerie  légère  de  quelques 
arquebufiers  pour  repouffer  nos  gens  -y  mais  il  fut  reçu  vigoo- 
reufement  par  un  corps  de  piquiers  Anglois  ,  qui  le  rirent 
prifonnier  avec  fonEnfeigne.  Enfin  après  un  combat  long  & 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.       619 

opiniâtre ,  on  fè  retira  de  part  Se  d'autre  fans  que  la  victoire    ■  ■ 

fe  fut  déclarée  :  mais  la  perte  des  ennemis  fut  beaucoup  plus  Henri 
grande  que  la  nôtre.  III. 

La  veille  de  ce  combat ,  Lierre  petite  ville ,  mais  bien  for-      1  c  8  1. 
tifîée ,  qui  n'eft  qu'à  une  bonne  lieuë  d'Anvers  ,  fut  furprife     rtïçe  dc 
très-adroitement  par  les  Eipagnols.  Un  des  Confeiliers  du  Lierre  par  les 
Sénat  d'Anvers  y  commancloit  avec  une  garnifon  compofée  ErPaSaoIs- 
de  plufïeurs  compagnies  d'infanterie  ,  &:  entr'autres  d'une 
compagnie  Ecofïbife,  commandée  par  Guillaume  Semple. 
Cet  Officier  voulant  fe  venger  d'une  injuffcice  que  les  Etats 
lui  avoient  faite ,  comme  il  l'a  publié  depuis  pour  exeufer  fa 
trahifon  ,  traita  fecretement  avec  le  Viceroi  pour  lui  livrer 
la  place.   Eetveldt ,  homme  fimple  ôc  crédule ,  &  qui  n'avoic 
aucune  défiance  de  Semple,  étant  un  jour  à  boire  avec  lui, 
cet  Ecofïbis  lui  demande  la  permiflion  d'eflayer  défaire  quel- 
ques prifonniers  fur  les  ennemis  pour  ravoir  par  échange  un 
de  [es  foldats  qu'ils  ne  vouloient  point  lui  rendre ,  quelque 
fomme  d'argent  qu'on  leur  offrît.  Eetveldt  y  confent.  Sem- 
ple fait  part  de  fon  defïèin  à  ion  frère  qu'il  laiflbit  dans  Lier- 
re :  &;  il  fort  aufïîtôt  par  la  porte  de  Louvain   avec  vingt 
hommes  de  fa  compagnie  &c  fept  autres  foldats  &;  un  tam- 
bour qu'Eetveldt  y  joignit.   A  trois  quarts  de  lieues  de  Lier- 
re ,  il  fait  entrer  ion  détachement  dans  l'Eglife  d'un  village , 
&  leur  dit  de  fe  repofer.  La  trahifon  commença  à  fe  découvrir 
en  cet  endroit  :  car  les  Ecofïbis  lièrent  brutalement  par  ordre 
de  Semple  les  huit  hommes  qu'Eetveldt  lui  avoit  donnés  :  & 
un  moment  après ,  Claude  de  Barlaymont  de  Haultepenne 
arriva  avec  un  détachement  de  foldats  choifis  tirés  des  gar- 
nifons  voifines  ,  &  il  fè  mêla  avec  ces  Ecofïbis ,  qui  prirent  le 
chemin  de  Lierre  ,  comme  des  gens  qui  reviennent  d'une 
courfe ,  avant  au  milieu  d'eux  les  foldats  d'Eetveldt  enchaî- 
nés.  Les  autres  Ecofïbis  qui  étoient  reftés  dans  la  ville  avec 
le  frère  de  Semple  ,  fon  Lieutenant  Se  fon  Enfeigne ,  &  deux 
compagnies  deftinées  à  faire  la  garde  pendant  la  nuit  ,  fè 
rafîèmblérent  tous  avant  trois  heures  du  matin  fur  l'efpla- 
nade.  Dans  le  même  tems  Semple  fe  préfenta  à  la  porte  avec 
fes  Ecofïbis  &  les  foldats  que  Haultepenne  lui  avoit  amenés , 
&  demanda  qu'on  le  fit  entrer.  A  l'inffcant  fon  frère  coure  à 
l'Hôtel  de  ville,  demande  que  le  Capitaine  des  patrouilles 

Ilii  ij 


Sio  HISTOIRE 

! apporte  les  clefs  ,  &  qu'on  fafïè  entrer  Semple  &c  Tes  foldats  ,. 

Hen  ri  qui  reviennent  chargés  de  butin.  C'étoit  Corneille  Criec- 
III.  kaert  qui  corfrftiandoit  la  patrouille  cette  nuit-là  :  il  fut  d'à- 
i  f8i.  v*s  clu'on  fît  entrer  Semple,  &  il  s'achemina  vers  la  porte 
avec  fa  garde.  Il  y  avoit  quatre  guichets  à  palier  avant  que 
d'arriver  à  la  porte  :  à  mefure  qu'ils  les  paiîbient ,  ceux  qui 
reftoient  dans  la  ville ,  les  fermoient  après  eux ,  &c  y  met- 
toient  les  barres.  Dès  que  Crieckaert  eut  fait  entrer  Semple 
fur  le  rempart,  le  traître  qui  fçavoit  bien  que  les  guichets 
étoient  fermés  derrière  eux  ,  donne  un  coup  d'épée  au  por- 
tier qui  avoit  fuivi  Crieckaert  ,  èc  blefîe  Crieckaert  lui- 
même.  Dans  cette  confuiion ,  un  de  ces  huit  foldats  dont 
j'ai  parlé  ,  nommé  Antoine  Grey  ,  fe  débarraffe  de  fes liens, 
6c  étant  couru  à  la  tour  de  Fralman  y  donne  Pallarme.  Ce 
fut  alors  que  les  EcofTois  de  la  ville,  qui  n'avoient  point  bran- 
lé jufque-là,  fe  déclarèrent  ^  car  étant  accourus  en  cet  en- 
droit ,  &;  ayant  arraché  ies  clefs  aux  habitans ,  ils  rompirent 
les  portes  avec  des  inflrumens  qu'ils  avoient  préparés ,  & 
firent  entrer  les  ennemis ,  qui  s'avancèrent  d'abord  fans  bruit  : 
mais  dès  qu'ils  eurent  pailé  ce  qu'on  appelle  le  Haut-pont , 
le  tumulte  commença.  Un  bourgeois  nommé  Adrien  Bui- 
ten ,  ne  doutant  point  de  la  trahifon  ,  mit  l'épée  à  la  main ,  de 
il  fut  blefîe  par  Semple.  Auffitôt  les  trompettes  commen- 
cent à  fonner,  Barlaymont  arrive,  &  les  ennemis  s'empa- 
rent des  places  ,  de  peur  que  les  habitans  ne  s'y  raiTemblent, 
La  garnifon  &  la  bourgeoifle  fe  difperfent  •  plufîeurs  fautent 
par-deflus  les  murs ,  èc  patient  les  foffés  à  la  nage.  Pendant  ce 
tems-là,  les  ennemis  pillèrent  la  ville,  &  traitèrent  avec  la 
dernière  cruauté  les  femmes  &  les  enfans ,  en  tuèrent  plus  de 
deux  cens ,  &:  n'épargérent  pas  même  les  Religieufes ,  ni 
l'Abbeilè. 

Après  cette  indigne  a&ion  ,  Semple  alla  trouver  le  Viceroï 
à  Namur ,  qui  l'envoya  auffitôt  au  roi  d'Efpagne  avec  des 
lettres  de  recommandation  ,  pour  lui  procurer  la  récompen- 
fe  de  fa  trahifon  ,  ou  du  moins  pour  le  mettre  à  couvert  du 
reiTentiment  de  ceux  qu'il  avoit  trahis. 

Le  peuple  d'Anvers  conflerné  de  la  prife  de  Lierre  ,  rafa 
fur  le  champ  une  magnifique  Abbaye  de  S.  Bernard ,  qui 
étoit   dans  le  voifinage  ,  crainte  que  les  ennemis  ne  s'en 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.       6n 

emparafTent  :  6c  l'on  fit  dans  la  ville  des  levées  de  cavalerie  6c  — ? 

d'infanterie  pour  le  mettre  en  état  de  défenfe.  Henri 

Jufqu'ici  le  nouveau  duc  de  Brabant  n'avoit  prefque  pris  III. 
aucune  réfolution  pour  tout  ce  qui  regardoit  les  affaires  pu-  1582. 
bliques,  que  de  l'avis  du  prince  d'Orange  6c  des  Seigneurs  5 
il  avoit  fait  des  loix  pour  éviter  les  fraudes  6c  les  impoftures 
à  l'égard  des  prifonniers ,  6c  il  avoit  interdit  toute  forte  de 
communication  avec  les  ennemis.  Après  avoir  fait  ces  régie  - 
mens ,  il  fe  difpofa  à  partir  pour  la  Flandre  ,  afin  d'aller 
prendre  poiTeflion  de  cette  province  ,  la  plus  confidérable  des 
Païs-bas.  Il  fortit  d'Anvers  le  14.  de  Juillet  accompagné  du 
prince  d'Orange ,  du  prince  d'Epinoi ,  6c  de  tous  les  Officiers 
de  fà  Cour,  èc  s'étant  rendu  d'abord  à  FleiTingue,  il  arriva 
deux  jours  après  à  l'Eclufe.  Le  lendemain  fur  le  loir  il  fit  fon 
entrée  à  Bruges,  où  on  lui  avoit  élevé  quantité  d'arcs  de 
triomphe  avec  une  magnificence  extraordinaire.  Il  pafïa  en- 
tre des  hayes  de  foldats  qui  bordoient  les  rues,  &  au  milieu 
d'une  quantité  prodigieufè  de  flambeaux  ,  dont  toute  la 
ville  étoit  illuminée,  &  il  fut  proclamé  comte  de  Flandre , 
aux  acclamations  d'un  peuple  innombrable. 

Ce  fut  alors  qu'on  découvrit  par  hazard  la  conjuration  Conjuration 
de  Salzede  fleur  d'Auvillars ,  la  plus  importante  6c  la  plus  de  salzede. 
terrible  qui  ait  jamais  été.  Mais  par  un  aveuglement  fatal ,. 
Henri  III.  uniquement  occupé  de  ihs  Favoris ,  n'y  fit  pas  l'at- 
tention qu'il  devoit ,  dans  la  penfée  qu'elle  ne  regardoit  que 
le  duc  d'Anjou  6c  (es  partifans.  Elle  envelopa  bientôt  néan- 
moins le  Roi  6c  tout  le  Royaume  ,  &  les  jetta  dans  une  guerre 
de  dix  ans ,  qui  a  mis  l'Etat  à  deux  doigts  de  fa  perte.  Ce 
Nicolas  Salzede  étoit  fils  de  Pierre  Salzede  Efpagnol ,  qui 
étant  Gouverneur  de  Vie  6c  de  Marfal  au  pais  Meifin,  avoit 
excité  dix-fept  ans  auparavant  la  guerre  Cardinale  ,  6c  qui 
pour  cette  raifon  avoit  été  tué  au  mafïàcre  de  Paris ,  comme 
nous  l'avons  dit  en  fon  lieu.  Mais  en  même  temsil  étoit  allié 
du  duc  de  Mercœur  (i) ,  parce  que  fa  mère  6c  la  mère  de 
Marie  de  Luxembourg  femme  du  Duc  ,  étoient  toutes  deux 
de  la  maifon  de  Beaucaire  Peguillon.  Cette  alliance  avoit 
fait  oublier  à  Nicolas  le  refîentiment  du  meurtre  de  fon 
père  j   en  forte  qu'il  étoit  en   fecret  attaché  aux  princes 

(0  Philippe  Emmanuel  de  Lorraine, 

Un   nj 


6n  HISTOIRE 

» .  l'i  Lorrains,  qui  de  leur  côté  ne  laiflbient  échaper  aucune  occa- 

Henri  fîon  de  le  gagner  à  force  de  bienfaits.  Us  le  connoiiïbienc 

III.       déterminé  aux  plus  grands  attentats ,  èc  ils  avoient  beloin 

1582.     d'un  homme  de  ce  caractère.  Il  avoit  été  accufé  depuis  peu 

de  «fauHe  monnoye,  &:  comme  il  refufa  de  comparoître ,  il 

fut  condamné  à  Rotien  par  contumace  :  mais  le  Roi ,  qui 

étoit  le  Prince  du  monde  le  plus  indulgent,  lui  accorda  fa 

*  charle.    grâce  à  la  prière  du  duc  de  Lorraine  *.  C'étoit  une  nouvelle 

obligation  pour  lui  de  ne  rien  refufer  ni  aux  ordres ,  ni  aux 

prières  des  Princes  de  cette  maiion. 

Après  la  mort  de  Jean  d'Autriche ,  le  roi  d'Efpagne  qui 
n'étoit  pas  fâché  d'être  débarrafTé  de  ce  Prince ,  ordonna 
qu'on  fît  une  recherche  exa&e  de  tous  fes  papiers ,  &  qu'on 
les  lui  envoyât ,  parce  qu'il  avoit  eu  des  foupçons ,  qu'il  étoit 
bien  aife  d'approfondir.  Il  trouva  en  les  examinant ,  qu'il 
avoit  fait  une  ligue  avec  Henri  duc  de  Guife,  qui  étoit  re- 
gardé en  France  comme  le  Chef  de  cette  maifon  ,  quoique 
le  duc  de  Mercœur  fut  de  la  branche  aînée.  Si  Jean  d'Autri- 
che eût  vécu ,  cette  ligue  étoit  également  pernicieufe  à  la 
France  &;  à  l'Efpagne  :  mais  comme  il  n'étoit  plus ,  Philippe 
jugea  qu'elle  pouvoit  déformais  être  auffi  avantageufe  à  l'Efl 
pagne ,  que  funeffce  à  la  France  -,  c'eft  ce  qui  porta  ce  Prince 
à  la  renouveller  fecretement ,  &  à  condition  de  fournir  au 
duc  de  Guife  cinquante  mille  écus  d'or  par  an. 

On  coloroit  cette  Ligue  du  prétexte  de  la  Religion  ,  qui 
s'afFoibliiloit  tous  les  jours  par  la  moleiïè  du  Roi ,  unique- 
ment occupé  de  fes  plaifirs ,  de  par  la  facilité  avec  laquelle  il 
toleroic  deux  Religions  dans  fes  Etats:  d'où  il  arrivoit  que 
l'héréfie  prenoit  de  nouvelles  forces  $  &  il  étoità  craindre  y 
difoit  Philippe,  qu'elle  ne  gagnât  enfin  l'Italie  &  l'Efpagne, 
comme  elle  avoit  fait  les  Païs-bas.  Ainfi  il  prefToit  le  duc  de 
Guife  ,  dont  les  Ancêtres  avoient  témoigné  tant  de  zèle  pour 
la  Foi ,  de  s'en  déclarer  le  Protecteur  en  France  ,  où  elle 
alloit  périr  pour  le  malheur  de  ce  Royaume  floriflant ,  &:  de 
tous  les  païs  voifins  :  Qu'il  y  étoit  d'autant  plus  obligé  ,  que 
le  roi  de  France,  malgré  tous  les  avis  qu'il  avoit  reçus  du 
fouverain  Pontife  bc  de  lui ,  fomentoit  le  mal  en  négligeant 
d'y  remédier  :  Que  le  duc  de  Guife  tenant  un  rang  11  confi- 
dérable  dans  l'Etat ,  pouvoit  fans  fcrupule  fe  déclarer  pour 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.      613 

«me  fi  bonne  caufe  ,  6c  faire  tous  Tes  efforts  ,  même  par  des  . 
ligues  au  dedans  6c  au  dehors  du  Royaume ,  pour  mettre  la  Henri 
Religion  de  fes  Ancêtres  à  couvert  du  péril  dont  elle  étoit  me-       III. 
nacée  par  les  progrès  de  Phéréfie.    Philippe  autorifoit  ce     1581, 
fentiment  par  les  décidons  des  Théologiens ,  dont  on  ne 
manquoit  point  en  Efpagne  ,  6c  dont  les  réponfes  étoient 
toujours  conformes  aux  defirs  du  Prince. 

Le  duc  de  Guife  naturellement  plein  d'ambition, &  qui 
fembloit  avoir  hérité  de  celle  du  cardinal  de  Lorraine  fon 
oncle ,  n'eut  pas  de  peine  à  entrer  dans  ces  vues ,  d'autant 
plus  qu'il  étoit  déjà  comme  engagé  par  la  Ligue  qu'il  avok 
faite  avec  Jean  d'Autriche ,  6c  qu'il  étoit  ravi  de  fe  voir  dans 
une  efpéce  de  néceffité  d'exciter  des  troubles  dans  le  Royau- 
me. II  étoit  afîtiré  de  la  faveur  du  Clergé  6c  du  fecours  em- 
preiTé  de  certains  Religieux ,  qui  après  avoir  fafeiné  l'efprit 
du  peuple  par  des  queftions  embarrafîees ,  6c  l'avoir  peu  à  peu 
détaché  de  l'obéïflance  du  Prince  6c  des  Magittrats ,  le  por- 
taient ouvertement  à  la  révolte.  L'indolence  du  Roi  favo- 
rifoit  (es  defïejns.  Livré  à  fes  plaifîrs ,  infenfible  aux  maux  de 
l'Etat,  tranquille  fur  l'avenir,  enyvré  des  flateries  de  Con- 
seillers fcélérats,  que  fes  profusions  enrichifToient,  ce  Prince 
faifoit  tout  ce  qu'il  falloit  pour  fe  rendre  méprifable  6c  odieux 
à  tout  le  monde.  D'ailleurs  la  réputation  6c  la  puiflance  des 
Guifes  augmentoient  de  jour  en  jour,moins  par  leur  mériteper- 
fonnel ,  que  par  les  fautes  du  gouvernement.  On  ne  connoif. 
foit  point  d'autre  crédit  que  le  leur  5  le  roi  de  Navarre  haï  à 
caufe  de  fa  Religion,  étoit  comme  relégué  au  fond  du  Bearn,  à 
l'extrémité,  ou  pour  mieux  dire,  hors  du  Royaume.  Le  prince 
de  Condé,6c  tous  les  autres  Princes  de  lamaifonde  Bourbon, 
qui  étoient  reftés  à  la  Cour ,  n'y  joùoient  pas  un  grand  rôle  , 
foit  qu'ils  manquaient  d'argent  ,  foit  qu'ils  fentilfent  leur 
foiblelTe.  Car  depuis  la  mort  de  Minterne  dont  j'ai  parlé  > 
le  cardinal  de  Bourbon  flatté  de  l'efpérance  de  régner,  à 
l'exclufion  du  roi  de  Navarre ,  s'étoit  entièrement  livré  aux 
émiiTaires  des  Guifes  j  6c  après  s'être  dépouillé, pour ainfi 
dire ,  de  tout  ce  qu'il  avoit  d'amitié  pour  les  Princes  de  fa 
maifon ,  il  s'étoit  entièrement  déclaré  pour  les  féditieux. 

Ces  fondemens  pofés ,  il  n'étoit  pas  difficile  d'élever  l'é- 
difice de  la  rébellion.  Le  feul  duc  d'Anjou  pouvoir  traverser 


6i\  HISTOIRE 

1        '  ■-  les  projets  des  Guifes^  parce  qu'il  avoir  emmené  avec  lui 

Henri  prefque  toute  la  Nobleile  du  Royaume,  qui  fait  un  parti 

III.       très  -  puiiîant  -y  6c  qu'en  tranfportant  la  guerre   dans  les 

1582.  Pais  -  bas ,  il  avoir  iailïë  en  France  une  paix  ,  qui  paroifïbit 
devoir  durer  Ions;  -  tems.  D'ailleurs  il  haïiloir  morrelle- 
ment  cous  les  Lorrains  :  il  impucoic  à  leurs  intrigues  la  hai- 
ne que  Tes  deux  frères  Charle  I  X.  Ôc  Henri  III.  avoienc 
marquée  pour  lui ,  6c  l'efpéce  de  prifon  qu'on  lui  avoit  fait 
efïîiyer. 

Philippe  ,  grand  politique  ,  6c  qui  devoir  fournir  aux  frais 
du  parri ,  fentoit  bien  qu'il  n'auroit  jamais  la  paix  dans  les 
Païs-bas ,  tant  qu'il  n'y  auroit  point  de  guerre  en  France  ; 
ainfi  il  prelToit  les  Guifes  de  prendre  les  armes.  Ilsyétoienc 
fort  portés  par  inclination  ,  6c  par  l'envie  qu'ils  avoiént  de 
tenir  la  parole  donnée  au  roi  d'Efpagne  ;  mais  ils  défefpé- 
roienc  d'y  réuflir  ,  s'ils  ne  crouvoient  moyen  de  le  défaire  du 
duc  d'Anjou ,  qui  mertoit  un  obftacle  invincible  à  toutes  leurs 
mefures.  Le  duc  de  Guife  perfuadé  que  Salzede  étoit  propre 
à  les  tirer  de  cet  embarras ,  écrit  au  duc  de  Lorraine ,  qu'il 
avoit  fait  entrer  dans  la  Ligue  avec  l'Efpagne ,  6c  le  prie  de 
faire  tenir  à  Salzede  une  lettre  pleine  de  cémoignages  d'a- 
mitié ,  &  de  lui  enjoindre  d'aller  trouver  les  Guiiès.  Ce 
fcélérac  ,  qui  avoir  obrenu  fa  grâce  par  le  moyen  du  duc  de 
Lorraine  beau-frére  du  Roi ,  n'avoir  cependanr  ofé  demeu- 
rer dans  le  refTorr  du  Parlemenr  de  Roiien ,  parce  que  les 
lerrres  de  grâce  n'y  avoienr  poinr  éré  publiées ,  6c  il  s'éroic 
renu  caché  en  Champagne  chez  Meilleurs  de  Courfbn  fes 
parens.  Dès  qu'il  eur  reçu  la  lerrre  du  duc  de  Lorraine ,  il 
vinr  à  la  Cour.  Le  duc  de  Guife  lui  flr  de  grandes  promettes , 
pour  l'engager  au  crime  qu'il  méditoit.  Un  des  principaux 
motifs  qu'il  employa  fut,  que  Salzede  originairement  Espa- 
gnol ,  n'avoit  pas  en  France  une  fortune  convenable  à  fa  naiC 
lance  &  à  fon  mérite  ;  6c  que  s'il  vouloit  exécuter  ce  qu'il  lui 
propofoir,  Philippe  lui  donneroir  en  Efpagne  un  rang  6C 
des  emplois  proporrionnés  à  un  iî  grand  ièrvice.  »  Vous 
s?  voyez ,  dir-il ,  comment  on  fe  gouverne  en  France  ,  6c  que 
3)  l'héréile  s'y  fortifie  tous  les  jours  ,  parce  qu'on  néglige 
»  d'en  arrêter  les  progrès.  Sans  le  duc  d'Anjou,  qui  défor- 
n  mais ,  fi  nous  voulons  l'en  croire  ,  va  s'appeller  duc  de 

Brabant, 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv,  LXXV.      tif 

s;  Brabant,  on  pourrait  y  remédier  ;  mais  ce  Prince  y  mettra  —«■■"»——* 
?j  toujours  un  obiiacle  invincible.  Ainfi  ii  efl  de  la  dernière  H  en  r.i 
»  importance  pour  le  roi  d'Efpagne ,  qui  eft  aujourd'hui  Tu-       III. 
»  nique  défenfeur  de  la  Foi  de  nos  Ancêtres ,  6c  pour  la  Fran-      1582» 
>3  ce  même ,  de  s'oppofer  à  fes  mauvais  defîèins. 

Salzede  abîmé  de  dettes ,  6c  pourfuivi  fans  celle  par  l'idée 
de  Tes  crimes,  qui  lui  faifGient  craindre  pour  fa  vie,  répon- 
dit qu'il  étoit  prêt  à  tout  entreprendre.  Là-defïus,  on  con- 
vint que  les  princes  Lorrains  léveroient  à  leurs  dépens  un 
régiment  de  foldats  d'élite ,  dont  on  le  feroit  Colonel  $  qu'il 
païFeroit  par  le  camp  des  Efpagnols  ^  qu'il  iroit  trouver  le  duc 
d'Anjou  pour  lui  offrir  (es  fervices  &;  ceux  de  fes  amis,  6c  pour 
lui  demander  la  permiffion  de  lever  un  régiment,  avec  promef 
fe  que  les  foldats  qu'il  lui  ameneroit  demeureraient  plufîeurs 
mois  au  drapeau.  Ils  étoient  perfuadés  que  le  duc  d'Anjou  nou- 
vellement établi  dans  fa  Principauté,  qui  devoit  être  dans  une 
défiance  continuelle  des  habitans  du  païs,qui  d'ailleurs  voyoic 
fes  troupes  déferter  tous  les  jours  faute  de  paye  ,  accepterait 
fes  offres  avec  joye. 6c  lui  confieroit  apparemment  une  des  meil- 
leures places  qu'il  eût  dans  le  Païs-bas,  ou  qu'il  réferveroit  lbn 
régiment  pour  fa  garde  ;  di  que  dans  l'un  ou  l'autre  de  ces 
deux  cas,  il  auroitune  belle  occafion  d'exécuter  leur  defTein. 

Le  duc  de  Guife  ne  doutoït  point  que  cet  artifice  ne 
réufsît,  Si  que  le  duc  d'Anjou  qui  fe  rappellerait  la  guerre 
Cardinale  ,  6c  la  mort  de  Pierre  de  Salzede  tué  au  mafTacre 
de  Paris  par  les  émiffaires  des  princes  Lorrains ,  ajouterait 
aifément  foi  à  tout  ce  que  lui  dirait  Salzede.  En  effet  Sal- 
zede  étant  arrivé  à  Bruges,  6c  ayant  afîiiré  le  duc  de  Bra- 
bant  que  fon  régiment  leroit  bientôt  fur  la  frontière  ,  il  fut 
reçu  de  ce  Prince  avec  beaucoup  de  diftin&ion  &  de  mar- 
ques d'amitié.  Mais  comme  le  crime  manque  preique  tou- 
jours de  prudence,  Salzede  en  venant  de  Lorraine  avoit 
paflë  par  le  païs  ennemi ,  6c  il  étoit  même  refté  dans  le  camp 
du  Viceroi.  Il  difoit  à  la  vérité  ,  qu'il  avoit  eu  deffein  de  re- 
connoître  l'état  de  leur  armée.  Mais  le  prince  d'Orange ,  qui 
avoit  l'efprit  fin  6c  pénétrant ,  de  qui  fe  défioit  de  tout ,  en 
prit  occafion  d'examiner  de  près  la  conduite  de  les  defîèins 
de  cet  étranger,  Efpagnol  d'origine,  de  noirci  d'un  crime 
<qui  l'avoit  fait  condamner  à  mort.  Le  Prince  avoit  auprès 

Tome  VI JI.  KKkk 


c— —  sxrsnra-a 


62S  HISTOIRE 

de  lui  Larnoral  d'Egmond  ,  qu'il  aimoit  tendrement ,  parce 
Henri  que  la  mère  qui  venoit  de  mourir  le  lui  avoit  fort  recomman- 
III.  dé.  Il  remarqua  que  ce  jeune  Seigneur,  d'un  efprit  aifez  lé- 
i  ?  8  2.  ger  >  avoit  quitté  le  logement  qu'il  avoit  près  de  fa  maifon , 
&  qu'il  en  avoit  pris  un  autre  près  de  Salzede.  Il  le  prit  en 
particulier ,  &  lui  demanda  d'un  air  irrité  ,  quelle  affaire  il 
poftvcit  avoir  avec  ce  nouveau  venu  ?  Larnoral  après  des 
raifons  vagues  &  tirées  de  loin,  lui  dit  enfin  qu'il  avoit  fait 
amitié  avec  Salzede,,  pour  fe  fervir  de  lui  dans  l'Alqui- 
mie  (1) ,  parce  qu'il  y  étoit  très-habile.  Le  prince  d'Orange 
ibupçonnant  dans  ce  commerce  quelque  motif  moins  inno- 
cent ,  confeilla  à  Larnoral  d'être  en  garde  contre  une  feience 
qui  avoit  trompé  bien  des  gens ,  &  contre  un  homme  dont 
la  réputation  étoit  fort  mauvaife  3  mais  en  même  tems  ,il  le 
pria  de  ne  point  parler  à  Salzede  de  l'avis  qu'il  lui  donnoit. 
Auffitôt  le  prince  d'Orange  va  trouver  le  duc  de  Brabant , 
auquel  il  communique  (es  foupçons.  Il  ajoute  qu'il  fçait 
d'ailleurs  ,  que  Salzede  n'efl  venu  le  trouver  ,  qu'après  avoir 
pris  des  engagemens  avec  le  prince  de  Parme ,  dans  l'armée 
duquel  il  a  paflë  ,  &  de  qui  il  a  reçu  deux  confidens  de  leur 
complot  3  que  s'il  vouloit  le  faire  arrêter ,  on  pourroit  ap« 
prendre  bien  des  choies  fur  les  deflèins  fecrets  des  ennemis, 
Le  Duc  ne  négligea  pas  cet  avis  3  il  avoit  déjà  feu  que  Sal- 
zede s'étoit  réconcilié  avec  les  Guifes  ,  ce  qu'il  avoit  ignoré 
d'abord.  On  l'arrêta  donc  dans  la  maifon  même  du  Duc,, 
&  on  le  lui  préfenta.  Il  étoit  venu  accompagné  de  François 
Baza  de  Breflé  ,  qui  avoit  fervi  autrefois  fous  Ferdinand  de 
Gonzague,  èc  d'un  Flamand ,  nommé  Nicolas  Hugue  delà 
Borde  3  c'étoient  les  deux  hommes  que  le  Viceroi  lui  avoit 
donnés.  Baza  attendoit  hors  du  palais  que  Salzede  fortît5 
&  comme  il  tardoit  long-terns  ,  il  en  demanda  des  nouvelles, 
Là-defïus  on  le  fit  arrêter  3  mais  la  Borde  fe  fauva,  Ceci  fe 
paffa  le  2  1 .  de  Juillet. 

Au  premier  interrogatoire ,  Salzede  laîflà  plutôt  entrevoir 

Ccmfeiïkm    quelque  complot  fecret,  qu'il  ne  l'avoiia.  Le  lendemain  on 

de  Salzede.     ie  rarnena  encore  devant  le  duc  de  Brabant ,  5c  après  qu'on 

eut  exigé  le  ferment  ordinaire ,  voici  la  confeiîion  qu'il  fit  de 

lui  -  même,  fans  aucun  motif  de  crainte,  ni  de  violence  , 

(1)  Art  de  transformer  les  me'raux ,  autrement  la  Pierre  Philofophale, 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.       fzf 

comme  le  porte  le  mémoire  qu'il  écrivit  de  fa  propre  main,  ^ell" "«. 

îl  commence  par  avouer  la  faute  qu'il  a  commile  contre  le  Roi  Henri 
&  contre  le  Duc  fon  frère  -,  &  après  en  avoir  demandé  par-       III. 
don,  il  déclare  que  l'année  dernière  le  fleur  d'AufTonville     1582. 
agent  du  duc  de  Lorraine  à  la  cour  de  France ,  lui  avoit  fait 
tenir  des  lettres  de  ce  Prince,qui  lui  enjoignoient  d'aller  trou- 
ver le  duc  de  Guife  :  Que  fur  cet  ordre,  il  s'étoit  auffitôn 
xendu  à  Paris ,  &:  que  le  duc  de  Guife  par  les  raifons  que  j'ai 
rapportées,  l'avoit  engagé  a  lui  rendre  fervice  :  Qu'il  étoic 
allé  par  fon  ordre  en  Normandie,  pour  voir  la  fiote  qu'on 
équippoit  à  Dieppe  ,  &  que  Strozzi  devoit  mener  à  la  Ter- 
cere  :  Qu'à  fon  retour ,  il  avoit  rendu  compte  au  duc  de  Guî- 
iè  de  ce  qu'il  avoit  vu  :  Que  ce  Duc  inftruit  du  nombre  des 
vaifîeaux  6c  de  la  quantité  de  vivres  qu'on  embarquoit ,  en 
avoit  donné  avis  à  J.  B.  Taxis  amballadeur  d'Efpagne  en 
France  ,  qui  fur  le  champ  avoit  dépêché  fon  petit -fils  au 
prince  de  Parme.  Il  ajouta  que  le  duc  de  .Guife  l'avoit  en- 
fuite  envoyé  en  Lorraine  avec  des  lettres  pourChriftophle 
de  BafTompierre  ,  pour  Chrétien  de  Savigny  de  Romy ,  pour 
Eleonor  Chabot  comte  de  Charny,  lieutenant  général  du 
gouvernement  de  Bourgogne  ,  &  pour  Rochebaron  àc  Cler- 
mont  :  Qu'après  que  le  duc  de  Mayenne  fut  de  retour  du 
Dauphiné,  on  lui  écrivit  en  Champagne,  où  il  étoitavec 
Meffieurs  de  Courfon  Ces  coufins  ,  <k  Claude  des  Efforts  de 
Sautour  ,  qui  ne  fça  voient  rien  de  ce  qui  fe  tram  oit ,  &  qu'en- 
iuite  on  l'avoit  fait  venir  à  Paris  pour  la  troifiéme  fois  ;  Qu'à 
fon  arrivée  on  le  mena  fur  le  foir  chez  le  duc  de  Guife ,  avec 
qui  Mayenne  &.  Villeroi  étoienten  conférence  fecréte  :  Que 
Villeroi  lui  avoit  parlé  long-tems ,  &  qu'il  l'avoit  fort  exhor- 
té à  bien  fervir  les  Guifes  &  le  roi  d'Efpagne  :  Que  pendant 
que  Villeroi  lui  parloit,  Guife  &  Mayenne  fe  promenoient 
dans  la  chambre  :  Qu'ils  recevoient  tour  à  tour  des  papiers 
des  mains  de  Villeroi,  dont  on  lui  montra  quelques-  uns  : 
Qu'après  qu'il  en  eut  pris  la  lecture ,  Villeroi  lui  demanda 
s'il  ne  trouvoit  pas  cette  afraire  en  bon  train  ?  Ajoutant,  que 
ces  deux  Princes  avoient  prefque  toute  la  Noblefle  à  eux  : 
Que  le  duc  d'Aumale  étoit  fiir  de  la  Picardie  :  Que  les  ducs 
de  Guife  &  de  Mayenne  étoient  maîtres  de  la  Noblefle  de 
Champagne  £c  de  Bourgogne  :  Que  les  Seigneurs  de  ces  deux 

KKkkij 


6i$  HISTOIRE 


-  Provinces  a  voient  déjà  engagé  leur  parole  à  Chabot  :  Que 


Henri  Jean  de  Mouy  fîcur  de  la  Meilleraye  follicitoit  la  Nobleiîe 
III.       du  pais  de  Caux  :  Que  Matignon  tenoit  pour  eux  Granville 
1582.     &  Cherbourg  dans  le  Cotantin  :  Que  tous  les  ports  de  Bre- 
tagne étoient  entre  les  mains  de  leurs  partifans ,  entr'autres 
Brefc,  dont  Crené  étoit  maître  :  Que  ces  fortereffes ,  dont 
la  mer  étoit  bordée  ,  fermoient  l'entrée  de  toute  cette  côte 
au  duc  d'Anjou  :  Que  de  l'autre  côté ,  Lyon  étoit  ouvert 
au  fccours  que  l'on  attendoit  d'Italie  :  Que  c'etoit  par-là 
que  viendroient  les  troupes  du  Pape,  qui  dévoient  joindre 
l'armée  du  duc  de  Savoye,  commandée  par  le  duc  de  Ne- 
*  Jacque.   mours  *  fon  parent.  Que  les  Efpagnols  defcendroient  en 
France  par  le  Bearn, pendant  que  Mendoze  parent  deSal- 
zede  feroit  une  irruption  par  le  païs  de  Lourde ,  du  côté  de 
Bigorre  avec  les  troupes  de  Bifcaye  :  Qu'enfin  la  Hilliere 
commandant  delà  Province  étoit  d'intelligence  avec  lui. 

Les  ducs  de  Guife  &;  de  Mayenne  ayant  dit  alors  à  Ville- 
roi  d'aller  dans  la  chambre  cacheter  le  paquet  qu'ils  en- 
voyoient  au  prince  de  Parme  ,  ils  lui  avoient  propofé  ,  ajou- 
toit-il ,  de  porter  à  ce  Prince  ces  lettres  de  créance  ^  de  lui 
faire  des  excu/es  fur  ce  qu'ils  avoient  été  fi  long-tems  à 
exécuter  leurs  promellès  3  de  l'afïilrer  qu'ils  n'avoient  point 
perdu  de  tems  ,  &  que  tout  étoit  difpofé  pour  mettre  le  Roi 
en  cage  :  Qu'il  y  avoit  dans  le  paquet  un  double  d'un  mé- 
moire qu'il  falloir  envoyer  en  Efpagne ,  afin  que  Philippe  vît 
l'état  de  leurs  forces  ,  &  la  puiiïance  de  leur  parti.  Qu'après 
cela  les  Guifes  lui  avoient  ordonné  de  dire  à  Farnefe  de  tenir 
quelque  tems  fon  armée  en  repos,  &  de  s'approcher infen- 
iiblement  de  Calais,  pour  s'en  faifir  quand  il  feroit  tems, 
parce  que  le  Roi  effrayé  de  cette  nouvelle  les  mettroit  au/lu 
tôt  à  la  tête  de  fes  troupes,  A  mon  égard  ,  ajoute  Salzede, 
ils  me  dirent  de  demander  au  duc  d'Anjou  la  permiUion  de 
lever  un  régiment  pour  fon  fervice ,  &  de  l'équiper  à  mes 
dépens,  avec  promeffe  qu'il  feroit  bientôt  fur  la  frontière  $ 
&  de  faire  en  ibrte  d'obtenir  de  lui  le  commandement  de 
Dunkerque,  parce  qu'il  leur  étoit  important,  difoient-iis  r 
d'avoir  un  port  en  cet  endroit ,  &:  qu'il  y  avoit  tout  lieu  d'ef- 
pérer  que  tout  réuffiroit ,  fi  Farnefe  s'approchoit  de  Dun- 
kerque j  parce  que  le  Duc  prellë  d'un  côté,  &;  invité  de 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.      629 

l'autre  par  la  proximité  d'un  bon  régiment  qui  fèroit  fous  fà 

main  ,  ne  manqueroit  pas  de  le  faire  entrer  dans  la  place.  Henhï 

»  Après  tous  ces  difcours  ,  dit-il  encore,  Villeroi  étant  ren-       III, 

»  tré  dans  le  cabinet  ,avec  le  paquet  cacheté  ,  je  le  pris ,  6c     x  ç&iv 

»  après  avoir  encore  juré  fidélité  aux  deux  frères  ,  je  par- 

>j  tis  pour  la  Lorraine  ,  &:  lorfque  je  fus  à  Nancy  ,  j'y  reçus 

»  ordre  du  duc  de  Guife  de  n'en  point  partir  ,  fans  avoir  re- 

»  çû  de  nouvelles  inftru&ions,  que  l'on  devoit  bientôt  m'en- 

»  voyer.  Quelques  jours  après,  il  arriva  un  petit  Efpagnoi 

55  borgne  qui  m'apporta  des  lettres  du  duc  de  Guife,  par  lef- 

55  quelles  il  m'étoit  ordonné  d'aller  trouver  Farnefe.  L'Efpa- 

>5  gnol  fe  mit  en  chemin  de  fon  côté  le  vingt- quatre  de  Juin 

55  jour  de  faine  Jean  ,  pour  porter  au  Pape  êc  au  roi  d'Eipagne 

55  des  lettres  de  ce  Duc.  Pour  moi,  je  partis  le  même  jour  pour 

55  la  Flandre  j  de  lorfque  je  fus  arrivé  au  camp  de  Farnefe  ,  il 

55  meprefîà  extrêmement  d'obtenir  du  duc  d'Anjou  une  coin- 

»5  miffion  pour  lever  un  régiment,  afin  de  me  rendre  maître 

«  de  quelque  port  de  Flandre  ,  comme  on  en  étoit  convenu 

55  avec  le  duc  de  Guife.  Lorfque  je  fus  arrivé  à  la  Cour  du  duc 

55  d'Anjou,j'eus  quelques  conférences  fecretes  avec  le  fieur  de 

55  Com  belle ,  dont  le  réfultat  fut ,  qu'il  a  voit  à  fes  ordres  trois 

55  mille  arquebufîers,avec  lefquels  il  étoit  prêt  de  s'engager 

»  au  fervice  d'un  autre  Prince. 

Voici  maintenant  les  noms  de  ceux  qui  avoient  parc  à 
cette  conjuration ,  fuivant  qu'il  l'avoit  appris  des  créatures 
des  Guifes.  Le  maréchal  d'Aumont  * ,  les  deux  Villequiers  *jcan. 
frères  Claude  &  René  ,  &  George  fils  de  Claude  la  Châtre 
gouverneur  de  Bourge  ,  Mandelot  gouverneur  de  Lyon  , 
Jean  de  Mouy  de  la  Meilleraie  gouverneur  du  pais  de  Caux, 
Gérard  Mauleon  de  Gourdan  gouverneur  de  Calais ,  Cor- 
boran  de  Cardillac  de  Sarlaboz  gouverneur  du  Havre  3 
René  de  Tournemine  de  la  Hunaudaie  gouverneur  de  Bre- 
tagne. Il  y  joignoit  Louis  de  Gonzague  duc  de  Nevers  3 
Charie  de  Lorraine  duc  d'Elbceuf ,  Jean  de  Leomont  de 
Puygaillard,  Gui  de  faint  Gelais  de  Lanfac ,  François  de 
Caiillac  de  Seflac  Lieutenant  de  la  compagnie  de  cavalerie 
du  duc  de  Guife  ,  Foucaud  de  Joyeufe  comte  de  Grancipré, 
François  de  Baliàc  d'Entraînés  lieutenant  eénéral  d'Orléa- 
nois ,  &  Charie  de  Balzac  fon  frère ,  Cicogne  gouverneur 

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'<?3o  HISTOIRE 

de  Dieppe,  Aufïbnville  Se  Barlemont.  Il  ajoute  que  les  Lor- 
Henri  rains  le  vantoient  que  le  fleur  d'Arqués,  (  c'en:  le  nom  qu'ils 
III.  donnoient  à  Anne  de  Joyeufe  )  étok  en  fecret  dans  leurs  in- 
j  N-g2>  térêts,  malgré  la  faveur  du  Roi  laquelle  il  partageoit  avec 
Epernon  :  Qu'à  l'égard  de  Paris  ,  ils  avoient  pour  garans  de 
fon  zèle  Nicolas  le  Gendre  (i  )  père  de  Villeroi ,  6c  Nicolas 
Hochman ,  de  famille  bourgeoife ,  mais  très-accrédité  dans 
la  ville  ,  Se  fort  riche  :  Que  lorfqu'il  quitta  Farnefe ,  on  en- 
voya avec  lui  un  Italien ,  qui  avoit  ordre  d'aller  trouver 
Gourdan  gouverneur  de  Calais  ,  Se  de  traiter  avec  lui  de 
la  reddition  de  fa  place.  Il  nomma  encore  parmi  les  Con- 
jurés François  d'O  difgraeié  depuis  peu ,  Se  qui  s'étoit  reti- 
ré dans  fon  gouvernement  du  Co  tan  tin  en  baffe  Norman- 
die ,  &;  Jean  d'O  Heur  de  Manou  fon  frère  capitaine  des 
Gardes  du  Corps;  Laurent  de  Maugiron  Lieutenant  général 
du  Dauphiné ,  frère  de  la  Beaume,  comte  de  la  Suze,  Se 
Philibert  de  la  Guiche  Commandant  de  l'Artillerie.  Enfin  il 
difoit  que  l'Agent  qui  négocioit  pour  cette  ligue  auprès  du 
Pape,  étoit  le  cardinal  de  Pellevé  :  Que  le  projet  des  con- 
jurés étoit  de  mettre  le  Roi  en  prifon  ^  de  poufïèr  à  bout  le 
-duc  d'Anjou  -y  d'exterminer  la  famille  Royale ,  Se  de  mettre 
le  royaume  de  France  entre  les  mains  du  roi  d'Efpagne  : 
Que  Henri  duc  de  Brunfwick  beau  -  frère  du  duc  de  Lor- 
raine, qui  étoit  au  fervice  des  Efpagnols ,  promettoit  de  le- 
ver pour  l'exécution  de  ce  projet  de  grandes  troupes  de  ca- 
valerie &:  d'infanterie  Allemande.  Salzede  écrivit  cette  con- 
fefîion  en  préfence  de  Sorbiers  fleur  des  Pruneaux  ,  de  Ma- 
thurin  Charrier  ,  &  de  Hugue  de  Lavergne  capitaine  des 
Gardes  du  duc  d'Anjou. 

Quelques  jours  après,  ce  prifonnier  fit  rendre  une  lettre 
au  duc  d'Anjou  ,  dans  laquelle  il  ajoûtoit  à  fa  dépofirion  fur 
certains  chefs ,  retranchoit  en  d'autres ,  adoucifloit  Parfaire, 
s'exeufoit ,  Se  demandoit  grâce.  Outre  les  conjurés  de  la 
province  de  Normandie  qui  étoient  compris  dans  fon  pre- 
mier écrit,  il  nommoit  encore  de  Chanteloup  Se  Bellanger,6c 
confirmoit  de  nouveau  ce  qu'il  avoit  dit  du  duc  de  Nevers, 
de  la  Rocheguïon ,  de  Com belle  ,  du  deflein  fur  Calais ,  Se 

(i)  Nicolas  de  Neufville  ,  il  prit  le  J  fon  grand  oncle  maternel  qui  leur  avoit 
nom  &;  les  armes  de  Pierre  le  Gendre  i  donne'  fes  b,iens  à  cette  condition. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV        63r 

de  l'efpérance  qu'avoient  les  Guifes  qu'après  la  prife  de  Ca-  - 
lais ,  le  Roi  épouvanté  leur  donneroic  le  commandement  gé-  Henri 
néral  de  toutes  les  forces  du  Royaume.  Il  ajoûtoit  qu'il  n'*é-  III. 
toit  point  venu  à  Anvers.pour  attenter  à  la  vie  du  duc  d'An-  I,g1 
jou  :  Que  jamais  une  adion  il  déteftable  ne  lui  étoit  venue 
dans  l'efprit  ,  6c  que  perfonne  ne  l'avoit  follicité  à  l'entre- 
prendre :  Qu'il  n'avoit  point  eu  d'autre  deiîèin  que  de  fe 
rendre  maître  de  Cambrai  6c  de  Dunkerque-  de  chercher 
à  débaucher  quelques  Colonels ,  6c  d'inftruire  les  Guifes  de 
l'état  de  fes  affaires ,  afin  qu'ils  l'écrivifTent  au  prince  de 
Parme ,  qui  en  rendroit  compte  à  Philippe  ^  6c  tout  cela  en 
vue  d'obtenir  que  Louis  de  Figneroa  fon  oncle  maternel  lui 
remît  le  patrimoine  de  les  ancêtres  dont  il  s'étoit  emparé; 
Que  les  Guifes  eux-mêmes  n'avoient  point  eu  d'autre  def* 
fein,quede  fermer  au  duc  d'Anjou  l'entrée  de  la  Picardie, 
6c  les  ports  de  Bretagne  3  en  un  mot  l'empêcher  de  rentrer 
en  France.  Il  demandoit  enfuite  qu'on  le  confrontât  avec  les 
trois  perfonnes  qu'il  avoit  nommées  dans  fa  première  dépo- 
sition :  Que  la  confiance  qu'il  avoit  en  Dieu  lui  faifoit  croire 
fermement  qu'aucun  d'eux  ne  defavoiieroit  ce  qu'il  avoit 
avancé.  Il  finilïbit  par  demander  grâce  au  Duc ,  qu'il  fup- 
plioit  d'avoir  égard  à  fa  jeunefîè ,  6c  de  ne  le  pas  regarder 
comme  un  affaiîin ,  ou  comme  un  autre  Maurevel  (  1  ) ,  6c  dé- 
faire réflexion  que  ce  n'étoit  point  comme  François  qu'il 
avoit  formé  ce  defTein  ,  mais  comme  un  Efpagnol  dont  les 
ancêtres  avoient  rendu  fervice  aux  rois  d'Efpagne  dans  leurs 
plus  importantes  affaires.  Il  finifToit  en  proteftant  que  s'il 
vouloit  lui  faire  grâce  ,  6c  lui  donner  la  vie  ,  il  fe  feroit  un 
devoir  &  un  honneur  de  la  facriiier  pour  fa  confervation  6c 
pour  fa  gloire. 

Le  Duc  faifi  d'horreur  à  ce  récit ,  6c  confîdérant  que  le 
péril  ne  regardoit  pas  moins  le  Roi  fon  frère  que  lui ,  fait 
partir  aufTi-tôt  le  fieur  de  Dammartin  avec  des  lettres  de 
confiance,  6c  une  copie  de  la  confeflion  de  Salzede,  pour 
rendre  compte  à  S.  M.  de  cette  affaire.  Il  fupplie  le  Roi  d'y 
faire  toute  l'attention  qu'elle  mérite,  de  l'examiner  à  fond, 
èc  de  ne  pas  préférer  fes  amufemens  au  ialut  de  l'Etat  6c  au 

(1)  Qui  en  1569.  afiafllna  Louis  de  I  tenta  à  la  vie  de  l'Amiral  de  Chatil- 
Vaudrai  fieur  de  Moui  ;  &  en  \tfz.  at-  '  Ion, 


*jï  HISTOIRE 

...  lien  propre  :  Qu'il  y  avoit  long-cems  que  les  intrigues  des 

Henri  Lorrains  lui  étoientfufpecta  :  Que  ces  radieux  abuioient  de 

111.      la  bonté  de  S.  M.  Que  l'impunité  les  rendoit  capables  de 

i  ï  S  2  tout  »  ^  °Iue  comme  ^s  ne  mettoient  plus  de  bornes  à  leur 
ambition,  il  ne  falloir  laiiîer  palier  aucune  occafion  de  les 
abailîer  :  Qu'il  étoit  nécefïaire  de  s'oppofer  au  mal  naiflànt, 
parce  que  fi  l'on  attendoit  que  la  fa&ion  fe  fût  fortifiée ,  le 
remède  qu'on  y  voudroit  apporter ,  viendroit  peut-être  trop 
tard. 

Pendant  que  Dammartin  faifoit  fon  voyage  ,  François 
Baza  qui  avoit  été  arrêté  avec  Salzede  ,  ayant  trouvé  un 
couteau  fe  tua  le  trente  de  Juillet ,  ou  pour  fê  délivrer  de 
fes  remords  de  confcience  ,  ou  pour  fe  garantir  des  tourmens 
de  la  queflion.  On  prononça  la  Sentence  à  ion  cadavre ,  qui 
fut  écartelé ,  Se  les  quartiers  attachés  à  un  gibet ,  avec  ces 
mots,  pour  avoir  entrepris  de  faire  périr  par  le  fer  ou  par  Le 
poifon  le  duc  de  Brabant  &  le  prince  d' Grange. 

A  la  première  nouvelle  de  cette  confpiration  ,  le  Roi  en  fut 
frappé  auffi  vivement  que  leDucfon  frére,&  dès  qu'il  eut  ren- 
voyé Dammartin  ,  il  fit  venir  de  Belliévre  dont  il  effcimoit 
la  probité  ,  il  le  prit  en  particulier  ,  &:  d'un  air  trifte  5c  em- 
barralTé ,  il  lui  parla  en  ces  termes  :  »  Je  fuis  fort  inquiet  du 
95  fuccès  de  l'entreprife  de  Strozzi  :  vous  fçavez  combien  je 
î3  m'y  fuis  oppofé  ;  combien  j'ai  eu  de  difputes  avec  ma  mère 
55  à  cette  occafïon  ,  &:  que  je  n'ai  donné  mon  confentement, 
55  que  parce  que  je  n'ai  pu  tenir  contre  fes  prières  :  j'en  augure 
95  fort  mal  -y  mais  Dieu  en  décidera  à  fa  volonté  ,  ou  pour 
55  mieux  dire ,  il  en  a  déjà  décidé.  J'ai  une  autre  inquie- 
ts tude  beaucoup  plus  grande  à  l'occa/îon  des  nouvelles  que 
55  je  viens  de  recevoir  de  mon  frère.  Vous  fçavez  qu'on  a 
m  arrêté  à  Bruges  Salzede  ce  faux  monnoyeur  que  le  Par- 
»i  lement  de  Roiien  avoit  condamné  à  mort  ,  &  à  qui  j'ai 
53  accordé  la  grâce  à  la  prière  du  duc  de  Lorraine  mon  beau- 
55  frère.  A  fon  interrogatoire  il  a  déclaré  des  chofês  épouvan- 
tables. Voici  la  copie  de  fa  déposition  ,  voyez  û  vous 
35  pouvez  la  lire  fans  être  faifi  d'horrcur.«  Belliévre  ayant  pris 
l'écrit  commença  à  le  parcourir  ;  &  le  Roi  qui  examinoit 
fa.  contenance  voyant  que  fon  vifage  changeoit  à  tout  mo- 
ment :  53  Vous  êtes  ému ,  lui  dit-il ,  &  vous  avez  raifon  :car 

quoiqu'il 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.       633 

sî  quoiqu'il  y  aie  bien  des  chofes  dans  cette  dépofition,qui  en  — — 

>s  diminuent  l'autorité  dans  mon  efprit  •  cependant  comme  le  Henri 
»  fondement  en  eft  réel ,  je  crois  qu'un  Prince  obligé  de  veil-  III. 
»  1er  non-feulement  à  fa  propre  fureté  ,  mais  encore  à  celle  1582. 
»  d'une  infinité  de  perfonnes  que  Dieu  lui  a  confiées ,  ne  peut 
«  pas  en  honneur  &  en  confeience  négliger  de  pareils  avis. 
»  C'eft  pour  cela  que  je  vous  ai  choifi  entre  tous  ceux  qui 
»  compofent  mon  confeil,pourvous  faire  part  de  ce  myftére, 
«  &  pour  vous  charger  d'en  approfondir  la  vérité.Je  fçais  les 
»  liens  d'amitié  &  d'alliance  qui  vous  attachent  à  Villeroi  -y 
»  mais  la  fidélité  que  vous  devez  à  votre  Souverain  ,  &c  l'in- 
»  térêt  de  votre  patrie  ,  font  des  liens  encore  plus  forts  pour 
»  un  homme  comme  vous.  D'ailleurs  ce  qui  eft  dit  ici  fur 
»  le  compte  de  Villeroi  m'effc  fufpecfc  par  bien  des  endroits.Je 
»  crois  avoir  des  preuves  indubitables  de  fa  fidélité  ,  par  la 
î3  manière  dont  il  m'a  fervi  dans  des  affaires  très-impor- 
»  tantes.  Mon  intention  eft  donc  que  vous  alliez  fur  le  champ 
»  trouver  mon  frère  avec  Brulart  (  c'étoit  un  des  trois  Se- 
crétaires d'Etat  &  qui  avoit  le  département  de  Flandre  ) 
»  &  de  mon  côté  j'en  parlerai  à  la  Reine  ma  mère.  Je  ne 
55  veux  point  que  vous  en  fafîîez  myftére  à  Villeroi ,  de  peur 
55  qu'il  ne  paroiffe  que  je  me  défie  de  fa  fidélité.  Vous  fe- 
55  rez  entendre  à  mon  frère,  que  je  fuis  dans  une  inquiétude 
>5  extrême  fur  cette  affaire,  <k  vous  mettrez  tout  en  œuvre 
55  pour  obtenir  de  lui  que  le  coupable  foit  envoyé  en  France 
55  fous  bonne  garde  ,  après  que  vous  l'aurez  interrogé.  Si 
si  mon  frère  y  confent ,  je  verrai  que  l'accufationeft  férieufe, 
55  &  que  ce  n'eft  point  une  calomnie  :  mais  s'il  le  refufe ,  je 
55  compterai  que  tout  ceci  n'eft  qu'une  fable  inventée  par 
55  quelques  perfonnes  de  fa  fuite,  qui  cherchent  à  nous  broiiiL 
55 1er  enfemble,  &:  à  troubler  le  repos  de  ma  vie. 

Belliévre  £c  Brulart  ayant  reçu  ces  ordres  fe  rendirent  à 
Bruges  ,  le  duc  d'Anjou  leur  fit  de  grands  honneurs  &  leur 
permit  d'interroger  Salzede.  L'acculé  répéta  tout  ce  qu'il 
avoit  dit.  Belliévre  ayant  demandé,  enfuite  que  l'accufé  fut 
conduit  en  France  ,  le  duc  d'Anjou  n'en  fit  aucune  difficultéj 
on  amena  le  coupable  qu'il  remit  entre  leurs  mains  :  mais  il 
écrivoit  de  tems  en  tems  au  Roi  fon  frère  ,  de  faire  bien 
examiner  cette  affaire ,  qui  étoit  de  la  dernière  importance, 
Tome  VI IL  L  L 11 


634  HISTOIRE 

—y"—"*»  &  de  ne  rien  donner  ni  à  la  faveur  ,  ni  à  la  prévention  dans 
Henri  le  parti  qu'il  prendroit ,  parce  que  s'il  en  prenoic  un  mau- 
III.       vais ,  il  n'y  auroic  plus  lieu  au  repentir. 
1582.  Saizede  fut  conduit  d'abord  au  château  de  Vincenne  à 

une  lieue*  de  Paris ,  où  le  Roi  l'entendit  en  préfence  de  la 
Reine  fa  mère  ,  du  Chancelier  Birague ,  de  Chiverny  Garde 
des  Sceaux  ,  de  Belliévre  Se  de  Brulart.  Il  y  appella  auffi 
Chriftophle  de  Thou  premier  Préfîdent ,  &  la  Guelle  pro- 
cureur Général.  Saizede  ne  convint  plus  de  rien  :  il  dit  que 
des  Pruneaux  ,  Lavergne  èc  Chartier  lui  avoient  dicté  fa 
confefiion,  &  qu'ils  l'avoient  forcé  de  l'écrire.  Là-deflus  le 
Roi  l'interrompant  :»  Pour  quoi  donc,  lui  dit-il ,  avez-vous 
«  répété  la  même  choie  à  Belliévre,  en  l'abfence  de  ces  gens 
»  qui  vous  ont  fait  violence  «  ?  Saizede  répondit  que  les  me- 
naces de  Belliévre  l'avoient  intimidé ,  &:  que  tant  qu'il  avoit 
été  dans  la  maifon  du  duc  d'Anjou ,  ii  avoit  toujours  été 
faifi  d'effroi.  Belliévre  homme  d'ailleurs  fort  patient ,  ôc  ac- 
coutumé à  ces  complaisances  il  ordinaires  à  la  Cour  ,  ne  put 
pas  fe  contenir,  &  il  s'écria  que  Saizede  étoit  un  calomnia- 
teur. De  Vincenne  il  fut  mené  à  la  Baftille  ,  où  Birague  l'in- 
terrogea en  préfence  du  Roi  ,  &  des  autres  perfonnes  qui 
s'étoient  trouvées  à  l'interrogatoire  de  Vincenne.  Il  dit  en- 
core  que  c'etoit  par  force  qu'on  lui  avoit  arraché  la  dépo- 
iition  qu'il  avoit  écrite.  Là-defïus  on  examina  le  parti  qu'il 
étoit  à  propos  de  prendre  à  l'égard  d'un  aceufé  ,  qui  fai- 
foit  des  déclarations  directement  oppofées  :  les  avis  furent 


partages. 

De  Thou  ayant  eut  ordre  de  parler  le  premier  ,  dit  que 
la  vie  d'un  pareil  fcélérat  n'étoit  pas  allez  de  conféquence 
pour  qu'on  pût  regarder  fon  fupplice  comme  une  vengeance 
proportionnée  à  lès  crimes  :  Qu'il  étoit  donc  d'avis  de  le 
laifièr  en  vie  pour  intimider  les  complices,  ii  la  conjuration 
étoit  réelle ,  &  pour  avoir  de  quoi  les  convaincre  au  befoin  : 
Que  fi  cette  conjuration  n'étoit  qu'une  calomnie  inventée 
par  des  perfonnes  turbulentes  &  mal  intentionnées ,  la  vie 
du  criminel  pourroit  fèrvir  à  juftifier  l'innocence  de  ceux 
qu'il  avoit  aceufés.  Tel  fut  l'avis  de  ce  Magifhrat  qui  opi- 
noit  ordinairement  en  peu  de  mots.  Ce  fage  vieillard  péné- 
tré jufqu'au  fond  du  cœur  de  voir  le  Roi  courir  à  fa  perte  > 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv,  LXXV.       635 

jugeoit  qu'il  n'y  avoit  que  la  crainte  d'un  malheur  prochain,  _ 
qui  put  retenir  ce  Prince  dans  les  juft.es  bornes  d'une  do-  Henri 
mination  légitime  3  &  mettre  un  frein  à  la  licence  affreufe,      III. 
qui  lui  faifoit  tout  làcrifier  pour  contenter  Tes  pafîions  h  ain-     x  ,  g  lt 
fi  il  croyoit  qu'il  étoit  important  de  l'intimider  &  d'arrê- 
ter par-là  l'impetuofité  de  fon  naturel  :  Que  tant  que  Sal- 
zede  vivroit,  &:  feroit  pour  ainfî  dire  devant  Tes  yeux  ,  le  fou- 
venir  du  péril  dont  il  avoit  été  menacé  ,  Te  préfenteroit  fans 
celte  à  fon  efprit  trop  porté  à  l'indolence  &  à  la  fécurité  j 
&;  que  c'étoit  d'ailleurs  un  moyen  de  tenir  les  conjurés  en 
bride,  par  la  crainte  qu'il  ne  les  dénonçât. 

Les  autres  foûtenoient  au  contraire  que  fi  la  conjuration 
étoit  vraie ,  le  fupplice  de  Salzede  épouvanteroit  Tes  com- 
plices ,  au  lieu  que  fî  on  le  laiilbit  vivre  ,  le  defefpoir  les 
pourroit  jetter  dans  quelque  parti  violent  :  Que  fi  elle  étoit 
îaufïè ,  il  falloit  par  la  mort  du  calomniateur  donner  à  l'inno- 
cence acculée  la  fatisfa&ion  qui  lui  étoit  duc  ;  qu'autrement 
il  pourroit  arriver,  fl  on  laifïbit  vivre  Salzede,  que  ces  in- 
nocens  irrités  de  fé  voir  injuftement  foupçonnes  ,  pren- 
droient  imparti  qui  les  rendroit  vraiment  coupables. 

Le  Roi  fut  de  ce  dernier  avis,  tant  par  l'impatience  qu'il 
avoit  de  fe  délivrer  de  cet  embarras ,  que  parce  que  le  pre- 
mier Préfident  ,  qui  étoit  Chancelier  du  duc  d'Anjou  lui 
étoit  devenu  fufped  ,  comme  il  avoit  paru  quelques  mois 
auparavant  :  voici  à  quelle  occasion.  De  Thou  avoit  pris  la 
liberté  de  confeiller  à  ce  Prince  de  ne  plus  tant  faire  d'é- 
dits  burfaux ,  fans  quoi  il  fe  croyoit  obligé  de  lui  dire  qu'il 
verroit  bientôt  éclôre  des  révoltes  dans  tout  le  Royaume. 
Le  Roi  jugeant  de  cet  avis  plein  de  candeur  ,  non  par  la  pro- 
bité de  celui  qui  le  donnoit ,  mais  par  la  difpofition  d'ef- 
prit  où  il  fe  trouvoit  lui-même ,  non-feulement  n'eut  aucun 
égard  à  la  remontrance  ;  mais  fé  tournant  vçrs  une  foule  de 
flateurs  qui  étoient  autour  de  lui ,  il  dit  avec  un  air  de  mé~ 

Eris  que  le  bon  homme  radotoit.  Au  refte  de  Thou  ,  vraiment 
omme  de  bien  ,  aufïï  zélé  pour  l'intérêt  public  ,  qu'indif- 
férent pour  le  fîen  propre  ,  oublia  fur  le  champ  cet  affront: 
mais  la  compaffion  qu'il  avoit  pour  ce  Prince  aveuglé  ,  &  qui 
ne  prenoit  que  de  mauvais  confeils ,  le  jetta  dans  un  cha- 
grin qui  le  conduifit  enfin  au  tombeau.   Car  l'affaire  de 

LLllij 


€$6  HISTOIRE 

Sâlzede  ayant  été  renvoyée  au  Parlement,  de  Thou  qui  jugea 
H  £  n  Ri   que  c'étoit-là  le  préliminaire  des  maux  qu'il  avoit  prédits, 
I II.        fut  à  l'inftant  attaqué  d'une  fièvre  lente ,  qui  dégénéra  bien- 
1582.     rot  en  double  tierce.  Cette  indifpofition  ne  l'empêcha  pour- 
tant point  de  venir  au  Parlement,  de  peur  qu'on  ne  le  foup- 
çonnât  de  vouloir  éloigner  le  jugement ,  6c  il  y  préfida  jufl 
qu'à  l'arrêt, qui  fut  prononcé  le  vingt-cinq  d'Odobre,  6cqui 
Jugement  de   portoit  que  Salzede  convaincu  du  crime  de  léze-Majefté  , 
*aze  e*         ieroit  tiré  à  quatre  chevaux  6c  écartelé  ,    &  que  les  quar- 
tiers feroient  attachés  chacun  à  un  gibet ,  6c  mis  aux  quatre 
principales  portes  de  Paris  :  Que  fa  tête  feroit  portée  à  An- 
vers pour  être  expofée  dans  le  lieu  qui  feroit  ordonné  par 
le  Magiftrat  :  Que  les  confelîions  ,  les  lettres  particulières 
qu'on  lui  avoit  trouvées ,  les  déclarations  qu'il  avoit  faites 
depuis  que  Ion  procès  avoit  été  commencé  ,  feroient  brû- 
lées 6c  mifes  en  cendre  ,  comme  malignement  6c  calom- 
nieufement  inventées  contre  l'honneur  de  plufieurs  Princes, 
Seigneurs ,  Se  autres  perfonnes  •  6c  qu'avant  que  d'être  con- 
duit au  fupplice ,  il  Ieroit  appliqué  à  la  queftion  extraordi- 
naire. Il  avoua  de  nouveau  ce  qu'il  avoit  confefïe  des  le  com- 
mencement :  mais  comme  on  le  remenoit  au  cachot  par  un 
efcalier  obicur ,  un  certain  prêtre  Jéfuite  lui  confeilla  de  ré- 
tracler  encore  tout  ce  qu'il  avoit  confellè.  Le  fcélérat  le  fit 
en  effet  ,  6c  perfifta  jufqu'à  la  mort  dans  fa  rétractation  , 
criant  fans  celle  que  les  Princes  Lorrains  étoient  des  gens 
de  bien ,  6c  qu'ils  étoient  innocens  de  tous  les  crimes  dont 
on  les  chargeoit.  Lorfqu'il  fut  mis  à  la  queftion ,  le  Roi  y 
aiîifta  caché  derrière  un  rideau  5  il  alla  même  à  l'hôtel  de 
ville  pour  le  voir  écarteler.  11  y  eut  bien  des  gens  qui  trou- 
vèrent qu'un  pareil  fpedacle  ne  convenoit  guère  à  la  dignité 
Royale. 
Mort  du  pte-       De  Thou  n'affifta  pas  à  la  queftion  de  Salzede ,  êc  ne  figna 
mier  Préfi-    pas  l'arrêt  qui  lui  fut  prononcé.  Sa  maladie  étoit  fi  aug- 
Thou  C         mentée  ,  6c  ies  forces  tellement  affoiblies ,  qu'il  ne  put  faire 
ni  l'un  ni  l'autre.  Enfin  le  mal  empirant  toujours  ,  il  mou- 
rut le  premier  de  Novembre  ,  fept  jours  après  la  condamna- 
tion de  Salzede  ,  âgé  de  foixante  6c  quatorze  ans  deux  mois 
6c  cinq  jours.  Sa  mort  fut  iincérement  pleurée ,  non-feule- 
ment par  le  peuple  de  Paris,  mais  par  les  Grands,  6c  par 


DE  J.  A.  DE  THOU,Liv.  LXXV.     637 

tous  les  ordres  du  Royaume.  Lorfqu'il  vie  approcher  fa  der- 
nière heure,  il  montra  la  même  fermeté  qui  avoit  paru  dans  H  e  n  r.  i 
toute  la  conduite  de  fa  vie  5  6c  après  avoir  fait  un  aiTez  long  III. 
difeours  fur  la  providence  de  Dieu ,  6c  l'avoir  remercié  avec  1  j  8  r. 
une  grande  humilité  de  tous  les  bienfaits  dont  il  l'avoit  com- 
blé j  après  avoir  recommandé  fa  femme  6c  fa  famille  au  Roi, 
qui  envoyoit  fouvent  fçavoir  de  les  nouvelles ,  il  fit  à  Dieu 
devant  tout  le  monde  la  même  prière  que  lui  lit  autrefois 
faine  Martin;  Seigneur  ,  fi je  fuis  nécejfaire  à  votre  peuple  ,  il 
n'y  a  point  de  "travail  que  je  ne  fupporle  volontiers.  Enfin  il 
vint  à  parler  fur  les  affaires  publiques ,  &  prévoyant  le  mal- 
heur ,  dont  le  Royaume  étoit  menacé  ,  il  dit  qu'il  plai- 
gnoit  le  fort  de  ceux  qui  reffcoient  après  lui ,  6c  qu'il  crai- 
gnoit  beaucoup  que  Salzede  ne  reffemblât  à  Caifandre,  en 
ce  que  l'un  6c  l'autre  auroient  prédit  la  ruine  de  leur  païs? 
fans  être  crus  de  leurs  citoyens  qu'après  l'événement.  Ce 
furent  les  dernières  paroles  qu'il  dit  à  {es  amis.  Après  quoi 
ayant  reçu  le  faint  Viatique,  il  ne  fongea  plus  qu'à  fe  recueil- 
lir^ à  prier  Dieu  tout  basj  il  mourut  dans  une  douce  agonie. 
Telle  fut  la  fin  de  cet  homme  illuftre,  qui  avoit  une  grande 
connoilfance  de  tout  ce  qui  regarde  la  Religion,  le  Droit  an- 
cien, 6c  le  Droit  François  ;  qui  joignoit  à  une  véritable  piété 
beaucoup  de  prudence, de  grandeur  d'ame  6c  de  candeu^  une 
gravité  tans  affectation  ,  un  amour  tendre  pour  fa  patrie , 
une  jufticc  à  toute  épreuve  ,  de  beaucoup  d'humanité  pour 
tout  le  monde  }  au  deffus  de  toute  envie  ,  comme  de  toute 
avarice,jamais  perfonnene  déteftaplus  véritablement  que  lui 
ce  dernier  vice.  Malgré  fon  éloignementpour  la  fuperftition 
de  l'efprit  de  cabale ,  deux  puifTans  refforts  dont  fe  fervent 
les  ambitieux  pour  gagner  le  peuple  crédule ,  fa  conduite 
toujours  égale  ,  de  fa  probité  reconnue  de  tout  le  monde  le 
firent  tellement  refpeder ,  qu'on  le  regardoit  comme  le  maî- 
tre abfolu  de  tous  les  ordres  de  la  ville  :  de  plufieurs  ont  cru 
que  fi  ces  complots  fecrets  ,  qui  fe  tramoient  dès  fon  vi- 
vant^ qui  ont  enfin  abouti  à  une  révolte  ouverte  ,  n'ont 
pas  éclaté  avant  fa  mort ,  c'eft  au  crédit  qu'il  avoit  fur  le 
peuple  qu'il  faut  l'attribuer.  Les  perfonnes  les  plus  fenfées 
difent  encore  aujourd'hui ,  à  l'honneur  de  fa  mémoire  ,  que 
s'il  eut  vécu  fix  ans  après ,  lorfque  la  ville  dominée  par  la 

L  L 1 1  hj 


$3*  HISTOIRE 

lu l_  fureur  fe  révolta  hautement  contre  Ton  Souverain  j  fa  pré- 

Henri  fence  auroit  été  capable  d'arrêter  les  troubles  :  Que  cet  hom- 
III.      me  plem  de  refpecl;  pour  la  Majefté  Royale  ,  6c  de  tendrellè 
o         pour  fa  patrie,  avec  un  courage  fondé  fur  l'innocence ,  6c 
*    2"     une  grandeur  d'ame  qui  le  faiibit  refpe&er  ,  n'auroit  pas 
manqué  de  fe  montrer  en  public 3  6c  que  tandis  que  la  frayeur 
empêchoit  les  autres  de  fe  montrer ,  il  auroit  été  au  travers 
de  ces  cris  féditieux  fe  préfenter  avec  un  air  intrépide  à  cette 
multitude  forcenée.  Le  Roi  qui  avoit  marque  une  efpéce 
d'averfion  pour  ce  grave  Magiftrat  dont  les  remontrances 
continuelles  l'importunoient,  le  regréta  ,  6c  le  pleura  après  fa 
mort  :  6c  lorfque  les  troubles  commencèrent ,  6c  qu'il  cher- 
choit  inutilement  un  Chancelier  de  l'Hôpital ,  ou  un  Fran- 
çois de  Monmorency  ,  on  lui  entendit  ibuvent  dire ,  qu'il 
ctoit  afTûré  que  Paris  ne  fe  feroit  jamais  révolté  ,  fi  de  Thou 
avoit  été  à  la  tête  du  Parlement. 

Soit  pour  effacer  de  l'efprit  du  peuple  l'idée  dans  laquelle  il 
étoit  que  la  Cour  avoit  été  caufe  de  la  mort  du  premier  Pré- 
sident j  foit  qu'en  effet  ce  Prince  fe  repentît  de  l'avoir  mal- 
traité ,  il  ordonna  qu'on  lui  fît  de  magnifiques  funérailles. 
Ainfi  malgré  l'inclination  de  ce  grand  Magiftrat,  naturel- 
lement ennemi  du  fafte  6c  de  l'oftentation ,  fa  pompe  funèbre 
fut  des  plus  fuperbes.  Sa  mort  étant  tombée  dans  les  va- 
cances ,  le  Roi  ordonna  qu'on  remît  la  cérémonie  après  la 
faint  Martin  3  6c  comme  il  ne  pouvoit  pas  y  aiîifber ,  il  fè  mit 
à  fes  fenêtres  avec  les  deux  Reines  pour  voir  palier  le  con- 
voi :  prefque  tout  le  Parlement ,  les  Princes  ,  les  Grands 
qui  étoient  à  la  Cour,6c  tous  lesOrdres  de  la  ville  y  aiîiitérent 
en  habit  de  deuil  3  on  ferma  les  boutiques ,  6c  tout  le  peuple 
répandu  dans  les  ruè's  honora  fa  pompe  avec  un  filence  pro- 
fond ,  marque  certaine  de  la  douleur  publique.  L'oraifon  fu- 
nèbre fut  prononcée  par  Jean  Prévôt  Théologien  célèbre, 
Curé  6c  Archiprêtre  de  faint  Severin.  Le  corps  fut  porté 
dansl'églife  de  faint  André,  6c enterré  dans  la  chapelle  de  fa 
famille.  Quantité  de  Sçavans  non-feulement  de  France,  mais 
d'Italie  6c  d'Allemagne  lui  rirent  des  épitaphes  en  vers,  qui 
immortaliferont  à  jamais  fa  mémoire  6c  fes  vertus ,  lefquelles 
dureront  plus  long-tems  que  le  tombeau  de  marbre  ,  qui  lui 
a  été  élevé  par  Jacqueline  Tulleu  fa  femme  ,   6c  par  fes 


Henri 
III. 

1581. 

Achille  de 
re- 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXV.       639 

héritiers.  Il  pafla  cinquante  ans  avee  cette  digne  époufe ,  fans 
que  jamais  leur  union  &;  leur  amitié  fe  foit  démentie. 

Le  Roi  nomma  à  fa  place  Achille  de  Harlay ,  qui  avoit 
époufé  Catherine  de  Thou  fa  fille.  Ce  grand  Magiftrat  vrai- 
ment digne  de  cette  place  importante  ,  étoit  alors  à  Cler- 
mont  en  Auvergne    pour  y  tenir  les  grands  jours ,  &  il  y  fit  Harlai  p,^ 

r  •  r       •       *V  1      r       1    7  r        i &  '  t  ;  mier  Préfî 

taire  un  iervice  iolemnel  pour  ion  beau-pere.  Le  nouveau  dent, 
duc  de  Brabant  de  retour  à  Anvers  y  reçut  la  trifte  nou- 
velle de  cette  mort  qui  l'affligea  extrêmement.  Il  perdoit 
en  effet  un  excellent  ami ,  fur  la  fidélité  duquel  il  pouvoit 
compter  ,  &;  qui  en  cas  que  le  Roi  vînt  à  mourir  ,  pouvoit 
contenir  dans  le  devoir  la  ville  &;  le  peuple  de  Paris ,  &  à 
fon  exemple  toutes  les  autres  villes  du  Royaume.  Comme 
il  perdoit  encore  fon  Chancelier ,  il  nomma  à  cette  place 
Gui  du  Faur,  dont  j'ai  fait  une  mention  honorable  en  plu- 
fieurs  endroits  de  cette  hiftoire ,  &  qui  étoit  très-ami  de 
celui  qui  venoit  de  mourir.  Il  étoit  auiîi  alors  abfent  de  la 
Cour  ,  ayant  pris  le  tems  des  vacances  pour  faire  un  voyage 
à  fa  terre  de  Pibrac  auprès  de  Touloufe. 


Fi/t  du  Livre  foixante  &  quinzième. 


64-o  HISTOIRE 


wr  *rav  "fasr  ^sv  *(w  *  wr  "w  to 

HISTOIRE 

D  E 

JACQUE    AUGUSTE 

DE    T  H  O  U 

LIVRE   SO IX  A  N  TE  -  SEIZIEME. 


LE  duc  d'Anjou  ayant  changé  le  fénat  de  Bruges  vint  à 
Gand  accompagné  du  prince  d'Orange  ,  &  fît  fon  en- 
111.      tree  c-ians  cette  ville  avec  une  pompe  vraiment  Royale.  L'ar- 
1581.     mée  qui  étoit  à  Loo  &  à  Dunkerque  l'y  vint  joindre  :  mais 
gïïq  fe  trouva  fort  diminuée.  Comme  les  Anglois  ne  s'ac- 
commodoient  pas  de  Jean  Norits  leur  Colonel ,  la  plupart 
prirent  parti  dans  les  troupes  ennemies  j  en  forte  que  l'armée 
du  duc  d'Anjou  étoit  réduite  à  quatre  mille  hommes  au  plus. 
Combat  fous   Elle  étoit  campée  dans  une  bourgade  aux  environs  de  Gand. 

]es  murs  de      T  •.  j      r»  •    >      •      r^     '   •  1  :    c 

£and#  Le  prince  de  Parme  qui  etoit  luperieur  en  nombre,  mror-' 

mé  d'ailleurs  que  la  garde  fe  faiibit négligemment,  réfolut 
de  les  attaquer.  Il  laiiîa  donc  fes  bagages  pour  faire  plus  de 
diligence,  &  marcha  de  côté-là ^  mais  nos  troupes  averties 
de  ion  deiïèin  fe  préparèrent  à  le  bien  recevoir.  Le  ileur  de 
la  Pierre  Maréchal  de  Camp  ayant  donné  ordre  au  Colo- 
nel Seiîeval  de  prendre  fon  régiment  avec  les  Gardes  du 
duc  d'Anjou  ,  &  d'efcarmoucher  avec  les  ennemis  pour  les 

amufer 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVI.     £41" 

amufer  pendant  qu'il  raflembleroit  fes  troupes  ,  6c  qu'il  met-  ■ 


troit  en  fureté  Ces  bagages,  rangea  promptemenc  l'armée  en  Hen  r.x 
bataille  &c  marcha  vers  Gand.  Il  avoit  placé  au  front  qui  III- 
regardoit  l'ennemi  un  régiment  Anglois  avec  quelques  ef-  1581. 
cadrons  Allemans  3  ils  étoient  fuivis  du  régiment  du  Colo- 
nel Beuck,  bc  de  Noritz  qui  avoit  fous  fes  ordres  trois 
efcadrons  Anglois ,  &  quatre  François.  Ce  n'étoit  que  de  la 
cavalerie  légère ,  qui  voltigeant  à  la  tête  ,  efcarmouchoit 
comme  font  ordinairement  les  Volontaires.  Après  eux  mar- 
choient  trois  compagnies  de  Gendarmes  François  avec  le  ré* 
giment  de  Fouqueroles  frère  du  fleur  de  la  Pierre  ,  &:  quel- 
ques compagnies  de  Flamans  &:  d'Ecofîbis  qui  formoient 
une  ligne.  SefTeval  fermoit  la  marche  avec  le  régiment  An- 
glois dont  j'ai  parlé  ,  &  un  gros  corps  de  piquiers.  Il  y  avoit 
à  la  première  ligne  du  prince  de  Parme  environ  quatre  mille 
fantafîlns  &  mille  chevaux  ,  qui  furent  fort  maltraités  par 
nos  troupes  que  Beuck  &  Fouqueroles  avoient  mifes  en  em- 
bufcade  en  plufieurs  endroits,  d'où  elles  fortoient  à  propos 
pour  charger  les  ennemis  :  ce  qui  troubla  beaucoup  leur 
marche ,  &c  empêcha  qu'ils  ne  pufFent  attaquer  notre  ar- 
mée tous  enfemble  :  ainfî  elle  arriva  à  Gand  fans  autre 
perte  que  de  quelques  Capitaines.  Dès  qu'elle  parut ,  Roche- 
pot  qui  avoit  été  malade  ,  &  qui  n'étoit  pas  encore  bien  réta- 
bli,fort  de  la  ville,fe  fâifit  de  la  colline  &  des  moulins  qui  font 
auprès  de  la  porte  Lie  vin  ,  &£  fe  met  en  bataille  en  face  des 
ennemis  qui  marchoient  avec  beaucoup  de  confiance  &  de 
fierté.  En  même  tems  il  détache  quatre  compagnies  d'in- 
fanterie avec  la  cavalerie  de  Noritz  ,  &  quelques  piquiers 
Anglois ,  &  leur  ordonne  de  les  charger  ,  èc  de  faire  en  forte 
de  les  attirer  vers  les  murs ,  &  pour  cela  de  fe  retirer  irjièru 
iiblement,  dès  qu'ils  verroient  le  combat  échauffé  ,  afin  qu'il 
pût  faire  jouer  alors  l'artillerie  de  la  ville.  Leduc  d'Anjou, 
le  prince  d'Orange ,  &  le  prince  d'Epinoi  étoient  affis  fur  le 
rempart  pour  voir  le  fuccès.  Le  choc  fut  rude  ,  &;  il  y  eut 
beaucoup  de  monde  tué  de  part  &  d'autre.  Nos  troupes 
qui  avoient  rompu  leurs  rangs  pour  fe  retirer  fe  remirent 
en  bataille  fous  les  murs  de  la  place  ,  &  l'on  fit  un  feu  ter- 
rible de  canon  ^  qui  incommoda  beaucoup  les  ennemis.  Ce- 
pendant leur  Général  s'étant  avancé  avec  le  gros  de  fon 
Tome  Vlll,  H  M  m  rn 


$4*  HISTOIRE 

■ armée ,  ils  demeurèrent  deux  heures  en  bataille  ,  harcelant 

Henri  en  vain  nos  troupes  par  de  légères  efcarmouches.  Le  prince 
III.       d'Orange  foupçonnant  que  le  deflein  du  prince  de  Parme 
1582.     pou  voit  bien  être  de  palier  l'Efcaut  ,  &  d'entrer  dans    le 
païs  de  W^aes ,  où  il  trouveroit  des  vivres  en  abondance  y 
en  avertit  le  duc  d'Anjou ,  qui  fît  aufîitôt  rentrer  la  cava- 
lerie ,  biffant  feulement  trois  efcadrons  avec  ion  infanterie. 
Le  prince  de  Parme  s'en  étant  apperçu  fit  charger  notre  infan- 
terie, qui  n'avoit  prefque  plus  de  cavalerie  pour  la  foûtenir: 
l'action  fut  encore  fort  vive  ,  6c  il  y  eut  beaucoup  de  monde 
de  tué,  tant  des  ennemis  que  des  nôtres.  Octave  de  Gon« 
zague  y  fut  dangereufement  blefle  -y  Mondragon  eut  un  che- 
val tué  fous  lui  j  il  y  eut  bien  deux  cens  hommes  de  tués 
du  côté  des  Espagnols ,  &  a  peu  près  autant  du  nôtre.  Sur 
le  foir  le  prince  de  Parme  fit  enterrer  (es  morts  6c  mettre 
£es  bielles  fur  des  chariots ,  6c  fongea  à  la  retraite.  Beau- 
coup de  gens  crurent  qu'il  auroit  pu  tirer  un  avantage  confî- 
dérable  en  cette  occaîion  ,  s'il  avoit   fait  plus  de  diligence. 
Le   duc   d'Anjou  ayant  laifTé  à  Gand  le  prince  d'Epi- 
noi ,  avec  fon  infanterie  6c  fa    cavalerie  ,  partit  le  lende- 
main pour  Tenremonde  ,  où  on  lui  fit  une  réception  ma- 
gnifique. De-là  il  fe  rendit  à  Anvers  le  deuxième  de  Sep- 
tembre ,  après  avoir  diiperfé  les  troupes  qui  l'avoient  fuivi , 
afin  de  leur  donner  le  tems  de  fe  refaire.  Sur  la  fin  de  Sep- 
tembre d'Epinai  faint  Luc  fe  mit  en  marche  avec  deux  mille 
hommes  de  pié  &  cinq  cens  chevaux  ,  fuivi  des  colonels 
Tempel  6c  SefTeval  pour  aller  aux  ennemis.  Il  tira  quelques 
canons  d'Anvers ,  &c  vint  à  Bruxelles  :  mais  à  la  prière  des 
Prifede      habitans  il  attaqua  le  fort  de  Gaefbeck  ,  où  il  n'y  avoit 
Gaefbeck.       qU'une  compagnie  d'infanterie  ,  &  la  moitié  d'un  efeadron 
de  Wallons  confédérés  qui  incommodoient  beaucoup  cette 
ville.  Il  perdit  beaucoup  de  tems  à  tranfporter  fon  canon  tan- 
tôt d'un  côté,  tantôt  de  l'autre  ,  parce  que  le  parapet  s'étoit 
trouvé  beaucoup  plus  élevé  qu'il  n'avoit  cru.  La  garnifon 
parlementa  enfin  ,  6c  on  la  laifîa  aller  la  vie  fauve  avec  le 
bâton  blanc  à  la  main.  Saint  Luc  détacha  enfuite  SefTeval 
avec  cinq  efeadrons  de  cavalerie  légère  pour  fommer  le  châ- 
teau de  Touloufe }  qui  fe  rendit  aux  mêmes  conditions  que 
Gaefbeck. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVI.      645 
Rochepot  voulant  inquiéter  la  ville  de  Lierre  ,  fit  ap. 


procher  deux  pièces  de  canon  du  château  d'Eckoven  qui  Henri 
n'en  en:  qu'à  une  demie  lieuë  -y  mais  la  garnifon  Te  rendit  fans       III. 
attendre  que  le  canon  tirât  :  on  la  laiiTa  forcir  la  vie  fauve  ,      1582, 
&  le  bâton  blanc  à  la  main.  Il  attaqua  enfuite  le  château  de 
Rofl  fur  le  Demer  près  de  Hoecht  :  la  place  fe  rendit  après 
trois  jours  de  réiiftance.  Rochepot  6c  le  colonel  la  Garde  y 
furent  blefTés.  DufFel  fuivit  l'exemple  de  ces  places  6c  fe  fou., 
mit.  Le  duc  d'Anjou  attendoit  de  nouvelles  troupes  que  le 
duc  de  Monpenfier  lui  amenoit.  C'eft.  ainfî  qu'on  apelloic 
alors  le  prince  Dauphin  d'Auvergne,  Loiiis  de  Bourbon  fon 
père  étant  mort  le  vingt-trois  de  Septembre ,  à  Champigny 
en  Touraine. 

Le  prince  de  Parme  informé  de  fa  marche  fongea  à  met- 
tre la  frontière  à  couvert ,  6c  à  augmenter  ion  armée  pour  fe 
tenir  entre  les  forces  que  nous  avions  dans  le  païs ,  6c  celles 
qui  étoient  en  marche  pour  s'y  rendre  ,  afin  d'empêcher 
leur  jonction.  Il  avoit  reçu  fur  la  fin  de  l'été  quarante  6c  une 
compagnies  d'infanterie  Efpagnole  qui  venoient  d'Italie  ,  6c" 
qui  faif oient  environ  cinq  mille  Fantafïïns  commandés  par 
deux  Colonels ,  Mondragon  l'aîné ,  6c  Pacheco  ^  6c  un  pareil 
nombre  d'Italiens  en  feize  compagnies,  fous  les  ordres  de 
Mario  Cardoino  ,  6c  de  Camillo  del  Monte,  avec  quantité 
d'Allemans,  de  Bourguignons ,  6c  de  mineurs  Bohémiens.  Il 
lui  étoic  encore  arrivé  un  régiment  nouveau  de  Bourguignons 
commandé  par  le  marquis  de  Varambon,  6c  fixrégimens  Al- 
lemans  dont  les  Colonels  étoient  Robert  de  Simberg,Charle 
comte  d'Aremberg,le  comte  de  Barlaymont,Jean  Manrique, 
le  comte  Charle  de  Mansfeld  ,  &c  Floris  de  Barlaymont  fïeur 
de  Floyon,  de  neufrégimens  Flamans  fous  autant  de  Colo- 
nels ,  qui  étoient  Lalain  de  Montigny  ,  Philippe  d'Egrnond, 
Gabriel  de  Liques ,  Pontus  de  Noyelle  fieur  de  Bours,  qui 
mourut  vers  ce  tems.là,  le  baron  d'Aubigny  ,  le  fieur  de 
Manvy,  de  Claude  de  Barlaymont  de  Haultepenne.  Il  fut  en- 
core joint  par  les  troupes  de  Valentin  de  Pardieu  iieur  de 
la  Motte  ,  qui  étoient  compofées  de  toutes  fortes  de  nationsj 
par  les  régimens  de  Robles  de  Billy,d'Anholt  baron  de  Frife, 
&  de  François  Verdugo  j  enfin  par  vingt  -  fept  efeadrons 
Italiens  &c  Efpagnols,  6c  douze  Flamans  qui   ne  failoient 

M  M  m  m  i j 


£44  HISTOIRE 

que  quatre  mille   chevaux.   Toutes  ces   troupes  ,  y  com- 
Henri  pris   les  garniions    des  places   frontières  ,   faifoient   envi- 
III.       ron  ioixante  mille  hommes  •  &;  en  Supputant  la  dépenfe  de 
i  s  8  2.     ^eur  entrecicn  ,  on  trouva  que  la  folde  coûtoit  par  mois ,  ta  ne 
au  roi  d'Efpagne  qu'aux  provinces  des  Pais- bas ,  fix  cens  foi- 
xante  èc  onze  mille  huit  cens  cinquante-fept  écus  d'or,  outre 
les  clépenfes  de  l'artillerie ,  des  mineurs  ,  des  pionniers ,  & 
autres  femblables,  qu'on  évalué"  d'ordinaire  au  tiers  de  la 
dépenie  des  troupes.  Malgré  ce  grand  nombre,  le  prince  de 
Parme  Ce  plaignoit  qu'il  ne  pouvait  pas  mettre  en  campagne 
ime  armée  de  trente  mille  hommes  ,  la  moitié  étant  em- 
ployée à  la  garde  des  places. 

Le  premier  exploit  qu'il  fît  avec  ces  troupes  fut  fur  l'E- 
clufe ,  petite  ville  auprès  de  Cambrai ,  que  nous  avions  com- 
mencé à  fortifier.  Dès  qu'il  en  eut  fait  approcher  ion  canon, 
la  ville  fè  rendit.  Cateau  Cambrefis  fit  de  même  ^  la  garni- 
fon  compofée  de  cent  cinquante  foldats  fortit  avec  fes  armes.. 
Il  prit  plusieurs  autres  portes  des  environs  par  comportions 
&;  au  commencement  de  Novembre  il  invertit  Ninove  :  la 
ville  étant  trop  éloignée  pour  être  fecouruë  fe  rendit  auffi- 
tôt.  Les  forts  de  Liedekerke  &:  de  Gaefberg  qui  font  auprès 
de  Bruxelles  fuivirent  le  torrent.  La  rapidité  de  Cqs  fuccès 
lui  fit  naître  l'envie  de  faire  une  tentative  fur  Bruxelles^ôc 
s'il  ne  pouvoir  l'emporter  par  la  force,d'eiîayer  de  la  réduire 
par  la  famine.  Mais  comme  la  ville  étoit  bien  garnie  d'hom- 
mes &  de  provillons  j  qu'il  y  avoir  deux  mille  Anglois  à  la 
folde  des  Etats  ,  deux  compagnies  d'infanterie  Françoife  ,  &: 
quatre  efeadrons  de  vieilles  troupes ,  il  Ce  contenta  de  dif 
perfer  fon  armée  au  loin  ,  &  de  s'emparer  de  toutes  les  ave- 
nues. Mais  comme  le  Hainaut  &  l'Artois  étoient  ruinés  ,  & 
qu'on  ne  lui  apportoit  rien  de  France,  il  Ce  trouva  bientôt 
dans  une  extrême  difette  :  ainfî  il  abandonna  ce  projet,  & 
réfolut  de  s'aller  porter  dans  le  pais  de  Waes ,  qui  eft  un 
pais  abondant  entre  Gand,  Anvers  &;  Bruxelles  ,  &;  qui  ju£ 
qu'alors  n'avoit  point  été  pillé  ,  ni  ruiné  par  les  troupes.  Ce 
projet  ne  réufïït  pas  mieux  que  le  premier.  Leduc  d'Anjou. 
le  prévint  en  rompant  les  chemins  &  les  digues  -,  en  forte 
que  fon  armée  Ce  trouvant  attaquée  tout  à  la  fois  par  le 
froid ,  par  la  faim  ,  &  par  les  eaux  débordées ,  il  perdoit 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVI.      645 

'tous  les  jours  quantité  de  foldats,  qui  m ouroient  de  maladie 
&:  de  mifére  ^  ce  qui  lui  fit  d'autant  plus  de  peine  ,  que  non-  Henri 
feulement  il  fut  contraint  de  renvoyer  fon  armée  dans  les       III. 
places ,  mais  qu'il  laifTa  dans  ces  cantons,  èc  furtout  aux  en-      j  5$  z, 
virons  de  Bruxelles ,  plus  de  fept  cens  malades  tant  Italiens 
qu'Efpagnols ,  qui  relièrent  dans  les  digues  expofés  ou  à  la 
cruauté ,  ou  à  la  pitié  des  païfans. 

Les  troupes  du  duc  d'Anjou  fe  fentirent  pendant  tout  l'hy- 
ver  d'une  lernblable  difette  -,  leur  folde  n'étant  point  payée3 
la  mifére   caufa  parmi  les  foldats  une  efpéce  de  maladie 
épidemique ,  &  en  réduifit  un  grand  nombre  à  demander 
l'aumône ,  à  la  honte  du  nom  François.  Enfin  les  fecours  ar- 
rivèrent fur  la  frontière  ious  les  ordres  du  duc  de  Monpen- 
fier:  il  avoit  fous  lui  le  maréchal  de  Birondéja  fort illuftre 
par  la  gloire  qu'il  s'étoit  acquife  dans  les  guerres  précédentes, 
&  qui  le  devint  encore  plus  dans  la  fuite.  Comme  le  repos 
Jui  étoit  infupportable ,  il  n'eut  pas  de  peine  à  fe  rendre  aux 
foilicitations  du  duc  d'Anjou,  6l  il  accepta   d'autant  plus 
volontiers  cet  emploi ,  que  le  Roi  y  donnoit  les  mains  , 
&;  que  la  Reine  mère  le  lui  avoit  deftiné.  Il  amenoit  trois 
mille  SuiiTes  ,  quatre  mille  fancaffins  François  &  quelques 
efcadrons  ^  il  étoit  accompagné  des  comtes  de  Laval  &  de 
iaint  Aignan  qui  étoient  allés  depuis  peu  en  France ,  pour 
hâter  la  marche  de  ces  troupes ,  aufquelles  il  s'étoit   joint 
beaucoup  de  Nobleiîe  Françoife.L'armée  marcha  par  le  Bou~ 
lonois ,  èc  ayant  paiïe  à  la  vue  de  Calais  &  de  Graveline , 
elle  fe  rendit  à  Dunkerque ,  où  on  la  fépara  pour  la  diftri- 
buer  dans  les  places  voifines,  à  Tenremonde,  à  Dixmude  ôC 
dans  quelques  autres.  Il  y  eut  des  détachemens  qui  eurent 
ordre  d'aller  plus  loin,  èc  qui  fe  cantonnèrent  à  Eckeloo  6c 
dans  le  païs  de  Waes.  Le  duc  d'Anjou  prit  encore  à  fon  fer- 
•vice  quelque  cavalerie  Allemande  que  Mansfeld  avoit  licen- 
ciée. Après  cet  arrangement,  Monpenfier ,  Biron  ,  ôc  les  au- 
tres officiers  Généraux  fe  rendirent  à  Anvers  où  il  étoit  alors, 
pour  délibérer  avec  lui  fur  l'ouverture  de  la  campagne  pro- 
chaine. Ce  Prince  étant  à  la  tête  d'une  fi  belle  armée,  H 
fembloit  qu'il  n'y  eût  rien  d'impofiible  à  la  valeur  Françoifè; 
&  le  fuccès  étoit  indubitable ,  fi  les  mauvais  confeillers  qu'il 
avoit  auprès  de  lui,ne  lui  eufTencinfpiré  une  envie  prématurée 

MMmmiij 


é4S  HISTOIRE 

de  fe  rendre  Souverain  ,  &  ne  l'eurent  engagé  à  employer 
Henr.1  pour  fa  ruine  des  forces ,  qui  pouvoienc  lui  ailurer  une  for- 
III.       tune  aufli  brillance  que  folide. 
o  Les  Turcs  ayant  appris  que  les  Païs-bas  s'étoient  mis  fous 

la  protection  de  la  France ,  le  Sultan  envoya  des  Ambafla- 
deurs  au  duc  d'Anjou  pour  lui  propofer  de  faire  d'Anvers 
la  place  de  tout  le  commerce  des  Turcs  avec  tous  les  peu- 
ples de  l'Europe  ;  ils  demandoient  qu'on  accordât  aux  com- 
merçans  de  Turquie  la  permiflion  de  demeurer  dans  la  ville, 
ils  en  fixoient  le  nombre  à  dix-huit  chez  qui  feroit  le  dépôt 
de  toutes  les  marchandifes  que  les  Turcs  enverroient  de  l'A- 
fie  &  de  la  Grèce  ,  d'abord  à  Marfeille  par  la  Méditerra- 
née ,  de-là  à  Bourdeaux  par  terre ,  6c  de  Bourdeaux  à  An- 
vers par  les  mers  de  France  6c  d'Angleterre.  Mais  il  n'y  eut 
rien  de  conclu  ,  6c  les  Ambafladeurs  furent  renvoyés  avec 
les  prefens  ordinaires.  D'Anvers  ils  parlèrent  fur  les  côtes  de 
la  mer  Baltique,  d'où  étant  entrés  en  Pologne ,  ils  fe  ren- 
dirent à  Lublin ,  6c  de-là  à  Conftantinople. 
verdugo  af-       La  guerre  continuoit  dans  les  Provinces  éloignées.  Fran- 
fïége  oiHem-  çois  Verdugo  qui  étoit  pour  lors  gouverneur  de  Frife,avoic 
k°fié*.leVe    inverti  le  vingt-quatre  de  Janvier  Oldemborn,  6c  en  faifoic 
le  fiége.  Verdugo  étoit  de  la  plus  baiTè  nauTance  j  il  avoic 
été  palefrenier  du  comte  de  Mansfeid  fon  ancien  maître. 
Les  (orties  fréquentes  de  la  garnifon  d'Oldemborn  lui  ayant 
fait  perdre  bien  du  monde ,  il  leva  le  fiége  -,  mais  fa  retraite 
fut  difficile  :  Nienort  qui  le  fuivoit  harcelant  fans  celle  fon 
arriére- garde,  lui  tua  beaucoup  de  foldats,  en  prit,  6c  en 
dépouilla  beaucoup  d'autres.  La  révolte  des  villes  de  Bron- 
chons 6c  de  Keppel ,  qui  abandonnèrent  dans  ce  même  tems 
le  parti  des  Etats  le  dédommagèrent  en  quelque  forte  de  ce 
qu'il  avoit  perdu  :  mais  les  Anglois  6c  les  troupes  de  Nie- 
nort ayant  aurlitôt  arTiégé  ces  deux  places ,  èc  y  ayant  reliés 
jufqu'à  ce  que  le  froid  eût  glacé  l'inondation  ,  ils  les  prirent 
d'affaut. 
Martin  Le  quatre  d'Avril  Martin  Schenck,  jeune  Officier  vigou- 

Schenck  quit-  reux  6c  habile  qui  commandoit  dans  Blienbeck  6c  dans  queL 
Efpa|ucis.       °iues  petits  forts  des  environs ,  6c  qui  traverioit  la  naviga- 
tion des  Hollandois  fur  le  Rhin,  fut  furpris  à  Santen  (i)  % 
(i  )  Petite  ville  à  deux  portées  de  fufil  du  Rhin  du  côté  de  Cleves, 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVÏ.     647 

&  emmené  prifonnier  par  Hooghfaxen  Commandant  d'un 
petit  fort  de  la  Gueldre.  Il  avoit  été  pris  deux  ans  aupara-  Henri 
vant  de  la  même  manière  par  Curtsback  5  mais  il  avoit  trou-       III. 
vé  moyen  de  tromper  fès  Gardes  &  de  fe  fauve r.  Il  follici-      1582. 
toit  alors  vivement  fa  liberté  3  mais  piqué  de  ce  que  les  Ef- 
pagnols  ne  fè  remuoient  pas  beaucoup  pour  la  lui  faire  ren- 
dre ,  il  quitta  leur  parti ,  6c  s'engagea  au  fervice  des  Etats. 

Dans  ce  même  tems  Verdugo  afiîégea  Lochem  fur  la  ri-  siégcdela* 
viére  de  Bekel  dans  le  voifinage  deZutpben.  La  place  étoit  chera' 
aux  abois,  lorfque  Guillaume  de  Naflau  fils  aîné  de  Jean 
arriva  avec  un  grand  convoi  qu'il  fit  entrer  dans  la  ville. 
Verdugo  jugeant  que  de  long-tems  il  ne  pourroic  affamer  lç$ 
habitans  ,  fit  reculer  {qs  troupes  j  6c  ayant  élevé  quelques 
forts  de  terre  autour  de  la  place  ,  il  fe  contenta  d'empêcher 
par  des  courfes  aux  environs  ,  qu'on  ne  pût  y  amener  des 
vivres ,  6c  les  réduiflt  bientôt  à  une  difette  pareille  à  celle 
qu'ils  avoient  déjà  éprouvée.  Les  comtes  de  Hohenlo  6c  de 
Naffau  inftruits  du  péril  où  la  ville  fe  trouvoit  ramafTérenc 
à  la  hâte  ce  qu'ils  purent  de  troupes  j  c'eft-à-dire ,  environ 
deux  mille  fantafîins  6c  mille  chevaux ,  6c  ils  fe  mirent  en 
marche  avec  quelques  pièces  de  canon  pour  eflayer  de  fe- 
courir  la  place.  Dès  qu'ils  furent  arrivés ,  ils  attaquèrent  les 
ennemis  avec  tant  de  vigueur,  que  Verdugo  fut  obligé ,  pour 
fauver  fa  vie ,  de  gagner  à  la  hâte  une  montagne  qui  étoic 
derrière  ces  forts.  Il  s'y  retrancha  avec  toute  la  diligence 
poflible  :  mais  trois  jours  après  ,  le  fîeur  d'Allens  gentilhom- 
me du  côté  d'Arle  6c  très-bon  Officier  ,  attaqua  avec  fon 
régiment  un  dss  forts  qui  étoient  au  bas  de  la  montagne. 
En  même  tems  la  garnifon  fit  une  fortie,  s'empara  de  celui 
qui  étoit  devant  la  porte  des  moulins ,  èc  tua  quatre-vingts 
hommes  aux  ennemis.  Pendant  qu'on  étoit  aux  mains  dans 
ces  deux  endroits  ,  on -rétablit  le  pont  que  les  afîîégeans 
avoient  ruiné  ,  6c  on  fît  entrer  un  grand  convoi  dans  la  ville. 
La  nuit  fuivante  on  prit  les  deux  autres  forts  :  mais  la  cava- 
lerie des  Etats  marchant  avec  un  peu  trop  de  négligence 
contre  l'ennemi  qu'elle  tenoit  comme  dans  un  filet ,  Verdu- 
go rappelle  fa  valeur,  les  charge,  les  diffipe  ,  èc  les  met  en 
déroute  avec  un  grand  carnage  -,  le  régiment  du  fîeur  d'Al- 
lens ,  les  trois  fils  du  comte  de  Berg ,  6c  toute  la  Nobleûe 


*4*  HISTOIRE 

*- —i^=  de  Gueldre  fe  retira  dans  Lochem  -y  le  refte  fe  fauva  à  De^ 

Henri  venter.  N 

1 1 1.  Verdugo  enflé  de  ce  fuccès ,  6c  jugeant  que  ce  qu'on  avoir 

1582.  jeccé  de  vivres  dans  la  place,  ne  iuffiroit  pas  pour  nourrir 
long-tems  tout  ce  qui  s'y  étoit  retiré  dans  la  déroute ,  affiége 
de  nouveau  cette  ville  :  mais  les  (orties  continuelles  des  affié- 
gés  lui  emportant  beaucoup  de  monde ,  Mansfeld  &  Haulte- 
penne  vinrent  le  joindre  avec  cinq  cens  chevaux  6c  quinze 
cens  hommes  de  pied.  Verdugo  fier  de  ce  renfort,  fait  aux 
afliégés  des  menaces  terribles  s'ils  ne  le  rendent  :  mais  quoi- 
qu'ils fulîènt  dans  une  grande  difette ,  6c  que  depuis  vingt 
jours  ils  ne  vécuiïènt  que  de  chair  de  cheval,  ils  répondirent 
avec  hauteur  à  fes  menaces.  Hohenlo  de  ion  côté  fonçeoic 
à  les  fecourir  :  6c  étant  couru  à  Zutphen ,  puis  a  Anvers ,  Se 
ayant  obtenu  du  duc  d'Anjou  deux  mille  cinq  cens  fantaf- 
iins ,  quinze  cens  chevaux  ,  6c  trois  compagnies  de  cavalerie 
Angloife  ,  commandées  par  Noritz  ,  il  revint  en  trois  jours 
à  Lochem.  Son  arrivée  jetta  l'épouvante  dans  le  camp  des 
Efpagnols.  Mansfeld ,  pour  fecourir  Verdugo ,  quitta  avec 
quelque  défordre  le  lieu  qu'il  avoit  marqué  pour  fon  camp  , 
6c  pafla  de  l'autre  côté  de  la  rivière.  Hohenlo  va  auffitôt  fe 
pofter  dans  le  camp  qu'il  venoit  d'abandonner,  6c  il  y  eut 
une  action  très-vive  auprès  d'un  fort ,  qui  étoit  vis-à-vis  de 
la  place,  Hohenlo  ayant  tué  beaucoup  de  monde  aux  enne- 
mis ,  6c  fe  trouvant  iupérieur  en  nombre ,  fait  un  retranche- 
ment entre  deux  des  forts  des  ennemis  •  6c  après  s'être  ainfî 
couvert ,  il  jette  un  pont  fur  la  rivière  par  où  les  foldats6c 
les  fourageurs  des  afîiégés  entroient  librement  dans  la  ville, 
6c  en  fortoient  de  même,  fans  que  les  ennemis  pufTent  leur 
faire  aucun  mal  ,  6ç  il  bâtit  enfuite  un  fort  fur  l'ouvrage  qui 
couvroit  fon  pont. 
Levée  du  Les  affiégeans  voyant  qu'il  entroit  tous  les  jours  des  vivres 
chem. C  °  dans  la  ville  ,  6c  que  s'ils  s'opiniâtroient  à  continuer  un  îiége 
qui  paroifToit  devoir  être  long,  ils  pourroient  fe  trouver  enve- 
lopés,  abandonnèrent  leurs  lignes  le  24.  d'Août ,  &c  fe  retirè- 
rent en  bataille  3  Verdugo  à  Grolle ,  6c  Mansfeld  6c  Haulte- 
penne  en  Brabant. 

Le  lendemain  on  fit  entrer  dans  Lochem  toutes  les  pro- 
yiiions  donc  elle  avoit  befoin .  6c  on  rafa  les  forts  que  les 

ennemis 


DE  J.  A.  DE  T HOU,  Liv.  LXXVÏ,     649 

ennemis  avoienc  élevés  autour  de  la  place.  Un  baron  de  Guel- 
dre,  nommé  Anholt,  qui  avoic  extrêmement  follicité  Ver-  Henri 
dugo  à  entreprendre  ce  fiége ,  y  fut  tué  d'un  coup  d'ar-       III. 
quebufe.  •  ;  ^  I5g2. 

Verdugo ,  qui  étoit  a&if ,  voulant  réparer  le  tems  que  la 
malheureufe  expédition  de  Lochem  lui  avoit  fait  perdre,  f  Stecn*  lck 
après  avoir  tenté  plufieurs  fois  ,&  toujours  inutilement  de 
fè  rendre  maître  par  force  de  Stecnwick ,  réfolut  d'em- 
ployer la  rufe.  Il  le  fervit  d'un  païfan  qui ,  foit  par  haine 
pour  les  habitans,  foit  parce  qu'on  ne  l'avoit  pas  payé  d'un 
ouvrage  qu'il  avoit  fait ,  réfolut  de  fe  venger.  Dans  le  foilé 
de  la  ville  qui  étoit  plein  d'eau  &  très-profond  par-tout  ,  on 
avoit  laiMe  un  gue  pour  le  befoin.  Ce  païfan  le  montra  à 
Verdugo.  Les  Efpagnols  ayant  obfervé  le  tems  que  la  plus 
grande  partie  de  la  garnifon  étoit  fortie  de  la  place  pour 
attaquer  les  affiégeans  à  la  faveur  d'une  nuit  très-obfcurc , 
parlèrent  par  ce  gué  avec  des  échelles ,  efealadérent  les  murs, 
maiîacrérent  fans  quartier  les  corps- de-garde  qu'ils  trouvè- 
rent ,  &;  fe  rendirent  maîtres  de  la  place  le  1  5.  de  Novembre. 
Cette  conquête  ne  parut  pas  confidérable  ;  car  la  pefte  avoic 
tellement  affligé  cette  malheureufe  ville ,  qu'il  n'y  avoit  pref 
que  plus  d'habitans  -y  &:  comme  il  fe  trouvoit  quantité  de 
bonnes  places  aux  environs ,  la  perte  de  celle-ci  ne  faifoit  pas 
grand  mal  aux  Etats. 

Après  avoir  parlé  des  affaires  de  Portugal  &  des  Païs-bas  Affaires  ^ 
que  j'ai,  pour  ainfi  dire,  confondues  cette  année  avec  les  France. 
nôtres,  parce  que  les  intérêts  font  communs,  rapprochons- 
nous  ,  &  voyons  ce  qui  fe  paiTe  a  la  Cour.  Deux  rudes  coups 
avoient  frappé  le  Roi  en  même  tems  :  mais  ce  Prince  d'un 
caradére  à  oublier  aifément  le  paffé  ,  à  fe  mettre  peu  en 
peine  de  l'avenir-,  &à  ne  s'occuper  que  du  préfent  ,  crut 
après  l'événement  n'avoir  plus  rien  à  craindre  pour  la  fuite. 
Il  regardoit  la  conjuration  de  Salzede  comme  l'ouvrage  de 
fon  frère  &  de  fes  partifans,  qui  avoient  inventé  toute  cette 
intrigue  pour  inquiéter  &  rendre  fufpeclzs  tous  les  Grands 
du  Royaume  6c  les  Miniftres ,  dans  la  vue*  de  les  faire  chafler 
de  la  Cour,  de  le  mettre  lui-même  dans  l'embarras,  &  de 
l'obliger  à  recourir  au  duc  d'Anjou.  De  Thou  qui  avoit 
opiné  tout  haut  fur  cette  affaire  en  préfence  du  Roi ,  lui  avoit 

Tome  V l IL  NN  nn 


6$o  HISTOIRE 

i^iij11"1" !  donné  avis  en  fecret  y  de  ne  pas  croire  tout  ce  que  Salzede 

Henri  avoit  die  de  plufieurs  perfbnnes  qu'il  avoit  nommées  ;  mais 
III.  aufli  de  ne  pas  négliger  cette  conjuration  :  Que  les  auteurs 
1582.  en  étoient  connus,  &  qu'il  étoit  confiant  qu'ils  avoient  eu 
defîein  d'exécuter  ce  qu'ils  avoient  projette  :  Qu'il  y  avoit 
grande  apparence  qu'entre  ceux  que  Salzede  avoit  nommés 
comme  complices  de  cette  conjuration  ,  il  s'en  trouvoit  beau- 
coup qui  n'y  avoient  eu  aucune  part  ^  mais  que  les  conjurés 
en  avoient  ufé  de  la  forte ,  en  partie  pour  rendre  ces  perfon- 
nes  fufpectes  ,  en  partie  pour  faire  valoir  leur  faction  & 
l'accréditer  ,  parce  que  les  hommes  penchent  toujours  vers 
le  parti  que  la  fortune  femble  favorifer.  Ce  Vieillard  ref- 
pectable  donna  cet  avis  &  beaucoup  d'autres  femblables  au 
Rci ,  de  les  lui  repétoit  fouvent  en  particulier  ,  pour  les  rai- 
fons  que  j'ai  dites  :  mais  le  Roi  le  regardant  lui-même  com- 
me fuipecl: ,  fit  peu  de  cas  de  tout  ce  qu'il  lui  difoit.  D'ail- 
leurs Joyeufe,  qui  étoit  allé  voir  fon  père  en  Languedoc 5 
étant  revenu  fur  ces  entrefaites ,  employa  fon  crédit  pour 
faire  précipiter  le  jugement  •  &;  Villeroi ,  qui  avoit  été  nom- 
mé parmi  les  conjurés,  eut  beau  demander  qu'on  le  retar- 
dât ,  afin  qu'il  put  fe  juftifier  ,  il  ne  put  rien  obtenir. 

Pour  la  défaite  de  Strozzi ,  dont  la  nouvelle  arriva  prefque 
dans  le  même  tems,  cette  perte  qui  de  voit  accabler  le  Roi, 
ne  le  toucha  que  foiblement ,  parce  que  fon  efprit  étoit 
alors  préoccupé  de  la  crainte  de  la  conjuration  de  Salzede  5 
&  dbs  que  cette  crainte  fut  diiîîpée  ,  la  mémoire  du  malheur 
de  Strozzi ,  qui  intéreiîbit  extrêmement  l'honneur  de  la  Na- 
tion ,  fut  bientôt  effacée  de  Teiprit  de  ce  Prince ,  qui  ne  fe 
foucioit  que  du  préfent.  Une  partie  des  courtifans,  unique- 
ment attentifs  à  leurs  intérêts ,  lui  déguifoient  les  chofes  ; 
les  autres  ,  livrés  à  une  lâche  &  honteufe  fkterie  ,  enfe- 
veliiîbient  dans  un  criminel  filence  tout  ce  qui  intérefToit  fa 
réputation. 

Cependant  les  chefs  de  la  faction  ne  fe  tenoient  point 
oîiifs  j  &  pour  diffiper  la  crainte  préfente  par  une  autre,  ils 
faifoient  répandre  par  leurs  émifîàires  ,  dont  ils  avoient  rem- 
pli les  villes ,  la  NoblefTe ,  la  Cour  ,  ôt  tout  le  Royaume ,  que 
les  Proteflans  fe  préparoient  à  nouvelle  guerre  civile.  Les 
Prédicateurs ,  qui  ont  dans  la  fuite  fi  bien  fervi  les  Ligueurs ■, 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVI.       65i 

commencèrent  à  déclamer  contre  Plié  rc  fie,  6c  à  lever  pour  ~^^-'-^ 
ainfî  dire  Pétendart  de  la  révolte.  La  Religion  ,  à  lesenten-  Henri 
dre,  étoit  à  deux  doigts  de  fa  perte }  on  le  pubiioit  dans  les  III. 
chaires ,  dans  les  écoles ,  dans  ks  cercles ,  6c  dans  le  Tribu-  r  -  g  z 
nal  même  de  la  pénitence  5  on  l'infinuoit  aux  perfonnes  fim- 
pies  6c  crédules  >  on  les  exhortoit  à  faire  dts  affociations  -, 
on  recommandoit  aux  peuples  les  Princes  Lorrains ,  zélés 
défenfeurs  de  la  Religion  de  leurs  Ancêtres  5  on  élevoit  juf 
qu'au  Ciel  leur  foi  àc  leur  piété  ,  6c  fouvent  on  aceufoit  in- 
diredement  de  diffimulacion  6c  de  lâcheté  les  perfonnes  les 
plus  refpe&ables  du  Royaume  ,  qui  ne  penfoient  pas  comme 
eux.  Leur  but  étoit  d'accréditer  les  Guifes  ,  &c  de  faire  haïr 
&c  méprifer  le  Roi  ,  auffi-bien  que  tous  les  Princes  du  fang 
Royal.  Le  Roi  le  fçavoit  ;  mais  pour  y  remédier ,  il  eût  fallut 
fortir  delà  léthargie.  D'ailleurs  ceux  qui  Pobfédoientavoient 
pour  principe,  qu'il  valoit  mieux  tout  fouffrir,  que  de  rien  faire 
qui  pût  divifer  les  Catholiques.  La  Reine  mère  qui  n'aimoit 
pas  le  roi  de  Navarre  ,  6c  qui  penchoit  entièrement  vers  le 
duc  de  Lorraine  fon  autre  gendre  ,  qui  avoit  beaucoup  d'en- 
fans  de  Claude  de  Valois  fa  fille,  favorifoit  dès-lors  le  parti 
des  Guifes  ,  &  elle  infinuoit  au  Roi  qu'il  devoit  méprifer 
cette  licence  des  Prédicateurs  j  que  la  même  chofe  lui  étoit 
arrivée  à  elle  -  même  dans  le  tems  qu'elle  gouvernoit  pen- 
dant la  minorité  de  Charle  IX.  Que  les  Prédicateurs  dans 
leurs  fermons ,  6c  la  populace  dans  fes  difeours  la  déchiroient 
continuellement  :  Que  ces  invectives  méprilées  s'oublioient 
bien  vîte  ^  au  lieu  qu'on  les  accréditeroit  en  les  relevant. 

Ainfî  le  Roi  perfuadé  que  la  tranquillité  du  Royaume  ne 
pouvoir  être  troublée  que  par  les  Proteftans  ,  laiffa  aux  Lor- 
rains la  liberté  de  tout  entreprendre  ,  6c  aux  Prédicateurs 
celle  de  tout  dire  en  faveur  de  cette  fa&ion  :  6c  pour  montrer 
combien  il  avoit  d'amour  pour  la  Religion ,  6c  de  haine  pour 
l'hérefie  ,  il  réfolut  dès  ce  moment  de  ruiner  les  Proteftans , 
&c  de  les  dépouiller  de  leurs  dignités ,  de  leurs  charges,  6c 
de  toute  l'autorité  qu'ils  avoient  :  6c  comme  il  fentoit  bien 
qu'il  auroit  de  la  peine  à  y  réuflir  par  la  force,  il  réfolut 
d'employer  la  rufe  6c  l'artifice.  Le  cinquante  neuvième  arti- 
cle de  l'Edit  qui  leur  avoit  été  accordé  cinq  ans  auparavant 
leur  donnoit  huit  villes  de  fureté ,  à  condition  qu'ils  les 

NNnn  i j 


*5*  HISTOIRE 

remettroient  au  Roi  dans  fîx  ans  ^  le   tems  de  les  rendre 
Henri  n'étarft  pas  éloigné  ,  il  les  fit  redemander  au  roi  de  Navarre 
III.       par  des  perfonnes  qu'il  envoya  exprès. 

1582..  Après  les  grands  objets  dont  je  viens  de  parler ,  le  pre- 
mier foin  qui  occupa  ce  Prince  fut  l'acceptation  de  la  réfor- 
me du  Calendrier  par  le  Pape ,  6c  la  publication  de  ce  Règle- 
ment dans  tout  le  Royaume.  Comme  c'eft  un  événement 
mémorable ,  je  crois  qu'il  eft  à  propos  que  je  m'étende  un 
peu  fur  cet  article. 
Réformedu  :  L'ancienne  année  des  Romains  n'étoit  pas  de  dix  mois, 
Calendrier  comme  l'ont  prétendu  Junius  Gracchus,  Fulvius  ,  Varron, 
xinGre§°irC  Ovide  6c  Suétone,  mais  de  douze,  comme  l'ont  cru  Licinius 
Macer  ,  6c  Feneflelle,  ainfî  que  nous  l'apprenons  de  Cenfo- 
rin.  Le  premier  de  ces  douze  mois  é  toit  Mars,  2c  Février  le 
dernier:  Mars,  Mai,  Juillet  &  Odobre,  avoient  chacun 
trente  &  un  jours  ^  les  autres  n'en  avoient  que  vingt-neuf,  6c 
Février  même  n'en  avoit  que  vingt- huit.  L'année  entière 
n'étoit  que  de  trois  cens  cinquante-cinq  jours  :ainfi  l'année 
Romaine  étoit  de  dix  jours  moindre  que  celle  des  Egyptiens* 
Pour  remédiera  cet  inconvénient,  on  eut  recours  à Tinterca- 
lation ,  6c  voici  comme  on  la  faifoit.  Tous  les  deux  ans,  entre  la 
î'ète.  du  Dieu  Terme ,  &  celle  de  l'expulfion  des  Rois  on  inter- 
caloit  vinp-t-deux  6c  vingt-trois  jours  alternativement  :  le3 
vingt-deux  jours  s'intercaloient  après  le  vinçt-deuxiéme  de 
Février  5  6c  les  vingt-trois  ,  après  le  vingt-troifiéme  :  ainfi  ce 
mois  avoit  toujours  (es  vingt-huit  jours  entiers  après  l'inter- 
calation ,  6c  les  vingt-deux  ou  vingt- trois  qui  précédoient 
ne  lui  appartenoient  point  :  c'étoit  une  efpéce  de  mois  ex- 
traordinaire,  qui  s'appelloit  Mercedonius,  au  rapport  de 
Plutarque.  Les  Pontifes  faifoient  la  cérémonie  de  cette  in- 
tercalation  dans  la  Cour  Calabre  (  1  )  tous  les  deux  ans  ,  fans 
interruption,  il  ce  n'eft  après  vingt-quatre  ans  qu'on  omet- 
toit  la  douzième  intercalation ,  qui  devoit  être  de  vingt- 
trois  jours  }  car  alors  ils  comptoient  que  la  période  étoit 
complette,  6c  que  l'année  étoit  revenue  au  même  point  où 


(1)  Cette  Cour  Calabre  e'toït  dans 
le  Capitole  :  c'e'toit  un  bâtiment  cou- 
vert de  chaume  ,  oh  le  Sacrificule  ,  ou 
Intendant  des  facrifices  ,  affembloit  le 
Se'nar  ôc  le  peuple  ,  pour  les  avertir  des 


fêtes  8c  des  facrifices.  On  l'appelloit 
Calabra  de  Caîare ,  qui  veut  dire  ap- 
peller ,  afTembler,  mot  qui  venoit  du 
Grec  %*Miy, 


N      DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVI.       653 

elle  étoic  vingt-quatre  ans  auparavant:  car  vingt-quatre  fois  — 
trois  cens  cinquante-cinq  jours ,  avec  fîx  fois  vingt-deux,  êc  Henri 
cinq  fois  vingt-trois ,  font  en  tout  huit  mille  fept  cens  foi-  II I. 
xante-fept  jours  :  mais  il  y  en  a  un  de  trop  ,  parce  que  vingt-  1582, 
quatre  années  du  Calendrier  réformé  par  Jule  Cefar  ne  font 
que  huit  mille  fept  cens  foixante-fîx  jours.  Ainfî  l'intercala- 
tion  étant  déjà  vicieufe  en  elle-même  ,  le  vice  fut  encore 
augmenté  par  l'irrégularité  des  intercalations  :  car  les  Pon- 
tifes qui  étoient  les  maîtres  de  l'intercalation ,  la  faifoient 
tantôt  plutôt ,  tantôt  plus  tard,  fur-tout  quand  ils  vouloient 
faire  de  la  peine  à  quelques  Magiftrats  qui  leur  déplaifoienc. 
Le  dérangement  monta  à  un  tel  point ,  qu'en  l'année  qua- 
rante-fept  avant  la  naiflancë  de  Notre-Seigneur  Jeius-Chrift , 
le  premier  jour  de  l'an  tomboit  dans  le  mois  d'Octobre  de 
l'année  Julienne  (1  ) ,  ce  qui  troubla  extrêmement  l'ordre  des 
tems  6c  des  affaires  civiles.  Jule  Cefar  Grand  Pontife  entre- 
prit d'y  remédier  ,  lorfqu'il  fut  Conful  pour  la  troisième  fois 
avec  M.  Emilius  Lepidus ,  &  s'appliqua  à  la  correction  des 
fades.  En  effet ,  Dion  nous  apprend  au  liv.  43.  de  fon  His- 
toire, que  Cefar  étant  à  Alexandrie  ,  où  il  y  avoit  grand 
nombre  d'habiles  Aflronomes ,  prit  d'eux  de  nouvelles  ins- 
tructions, èc  confulta  encore  Fofigene  5  qu'enfin  après  beau- 
coup de  difcufllons  &;  de  difputes  entre  les  Sçavans  de  cette 
prorefïion ,  on  fe  réunit  à  admettre  l'année  folaire  de  trois 
cens  foixanté-cinq  jours  ôc  un  quart ,  comme  elle  avoit  été 
réglée  par  Caîippe  de  Cyxique  &  par  Ariflarque  de  Samos  : 
ce  quart  reftant  faifoit  au  bout  de  quatre  ans  un  jour  entier  : 
ainfî  chaque  quatrième  année  devoit  être  de  trois  cens  foi- 
xante-fix  jours. 

L'année  de  la  réforme  de  Cefar  ,  qui  eft  justement  la. 
quarante  -  cinquième  avant  l'Ere  Chrétienne  ,  eft  appellée 
Vannée  de  conf'ujion.  Lexycle  de  la  Lune  étoit  treize,  &  celui 
du  Soleil  vingt ,  &:  cette  année  fut  de  quatre  cens  quarante- 
quatre  jours,  comme  on  le  voit  dans  les  Auteurs  anciens. 
Si  de  ce  nombre  vous  en  ôtez  trois  cens  foixante  &  cinq  jours , 
qui  font  l'année  Julienne  ,  il  reftera  foixante  Se  dix  -neuf, 
lefquels  comptés  depuis  le  dernier  Décembre  en  reculant  s 

(0  On  appelle  ainfî  les  années  du  Calendrier  reforme' par  Jule  Cefar,  qui 
a  fubfîûe'  jufquen  15  3î, 

NNnn  iij 


6j4  HISTOIRE 

m  Tombent  au  quatorze  d'Odobre.  Ain  fi  les  Calendes  de  Jan- 


Henri  vier  fe  trouvoient  le  quatorze  d'Odobre ,  lorfque  Cefar  en- 
III.  treprit  de  régler  l'année  ^  &  parce  qu'il  falloir  intercaler  cet- 
ï  582,  te  année-là  vingt-trois  jours,  on  plaça  après  le  23.  de  Fé- 
vrier l'intercalation  du  jour  qui  revient  de  quatre  en  qua- 
tre ans,  &;  qui  eft  formé  de  ce  quart ,  lequel  excède  les  trois 
cens  foixante  &  cinq  jours  de  Tannée  Julienne.  Par  confé- 
quent  la  première  année  Julienne  eut  pour  cycle  folaire 
vingt-un,  &;  pour  cycle  lunaire  quatorze.  Cefar  ayant  été 
tué  la  féconde  année  Julienne ,  lorfqu'il  fut  queftion  d'in- 
tercaler un  jour  après  la  quatrième  année  révolue ,  les  Pon- 
tifes ne  comprenant  pas  l'efprit  &  le  fens  de  fonEdit ,  inter- 
calèrent un  jour  après  le  vingt- troifïéme  jour  de  chaque 
quatrième  mois  de  Février  depuis  la  réforme  ,  au  lieu  qu'il 
ne  falloit  l'intercaler  que  dans  chaque  cinquième.  Ainfi  au 
bout  de  trente-fîx  ans ,  au  lieu  de  neuf  jours  qui  dévoient 
avoir  été  intercalés  ,  il  s'en  trouva  douze.  Sur  cela  Augufte 
fit  un  Edit ,  par  lequel  il  ordonna  qu'on  laifïèroit  palier  dou- 
ze ans  fans  intercalation ,  à  commencer  à  la  trente-feptiéme 
année  Julienne,  jufqu'à  la  quarante-huitième  révolue.  De 
cette  manière ,  l'intercalation  n'a  commencé  à  fê  faire  ré- 
gulièrement que  dans  la  quarante-neuvième  année  Julien- 
ne, qui  eft  la  quatrième  de  l'Epade  Chrétienne  -y  &  depuis 
ce  tems-là ,  il  n'y  a  plus  eu  d'interruption.  Cette  intercala- 
tion  s'appelle  biflexte ,  parce  que  le  24.  Février  eft  le  6.  des 
Calendes  de  Mars  :  Se  comme  ce  jour  le  compte  deux  fois , 
il  s'appelle  biflexte.  Le  premier  de  ces  deux  jours  s'appelle 
le  fixiéme  des  premières  Calendes  de  Mars ,  de  le  fécond , 
le  fixiéme  des  fécondes  Calendes.  Cette  année  Julienne 
étant  fort  commode ,  elle  fut  adoptée  de  toutes  les  Nations  : 
cependant  on  reconnut  dans  la  fuite  qu'elle  n'étoit  pas  en- 
core parfaitement  correde  5  car  dans  l'efpace  de  cent  trente- 
trois  ans,  il  fe  trouve  un  jour  de  trop,  parce  que  le  quart 
de  jour  qui  refte  au  bout  des  trois  cens  foixante-cinq  jours 
de  chaque  année  n'eft  pas  entier ,  il  s'en  faut  douze  mi- 
nutes. 

Les  opinions  des  anciens  ont  été  fort  différentes  fur  Je 
tems  de  la  durée  de  l'année  naturelle.  Ptolomée  qui  vivoit 
à  Alexandrie  environ  cent  quatre-vingts  ans  après  Jule 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXIV.      65 j 

Cefar  a  rapporté  fort  au  long  ces  fentimens  dans  fon  traité  m- 
de  la  grande  confbru&ion.  Ces  douze  minutes  ont  dans  la  Henri 
fuite  des  tems  caufé  un  dérangement  confiderable,  qui  a  III. 
été  encore  augmenté  par  Peccentrique  du  Soleil,  &:  parla  1582. 
mobilité  de  fon  apogée  :  car  l'équinoxe  arrivant  aujourd'hui 
l'onzième  du  mois  de  Mars ,  il  faut  qu'il  fe  foit  trouvé  au 
vingt-trois  ,  ou  au  vingt- quatre  de  Mars  du  tems  de  Céfar, 
&:  au  vingt-un  du  tems  de  Conftantin  :  Se  comme  la  fête  de 
Pâque  doit  fe  célébrer  le  Dimanche  d'après  la  pleine  Lune , 
les  Pérès  du  concile  de  Nicée  réglèrent ,  que  la  pleine  Lune 
qui  fuivroit  le  vingt  èc  un  de  Mars  feroit  le  terme  qui  fixe- 
roit  Pâque  ,  &.  que  le  Dimanche  qui  fuivroit  immédiatement 
ce  terme  ,  feroit  le  Dimanche  de  la  Réfurrection.  Mais  il  y 
a  eu  depuis  beaucoup  de  confufion  dans  les  équinoxes  :  &c 
l'année  526.  l'erreur  étant  déjà  fort  fenfible ,  Denis  fur- 
nommé  le  Petit ,  y  remédia  ,  mais  pour  quelques  années 
feulement. 

Il  y  a  environ  cent  ans  que  le  Pape  Innocent  VIL  fit  venir 
à  Rome  un  grand  Aftronome ,  nommé  Jean  de  Royau- 
mont  (  1  ) ,  pour  réformer  le  Calendrier.  Les  enfans  de  Geor- 
ge de  Trebizonde  fâchés  de  voir  un  Allemand  infiniment  plus 
habile  que  tous  leurs  Grecs,  trouvèrent  moyen  de Pempoi- 
fonner  :  ainfî  il  ne  put  fatisfaire  au  defir  du  Pape  :  mais  les 
écrits  qu'il  nous  a  laïfTes  nous  donnent  allez  à  connoître  ce 
qu'il  étoit  capable  de  faire  en  ce  genre. 

Il  y  a  beaucoup  d'Auteurs  qui  ont  écrit  fur  la  manière 
de  régler  Tannée  folaire,  entr'autres  le  cardinal  d'Ailly  évê- 
que  de  Cambrai ,  le  cardinal  Cufa ,  Robert  évêque  de  Lin- 
coln, &;  Paul  de  Mildebourg  évêque  de  Foilembron  ,  qui  a 
dédié  à  l'EmpereurMaximilien  I.  un  grand  ouvrage  qu'il  a  voie 
compofé  fur  cette  matière.  Depuis  ce  tems-là  ,  &;  fur-tout 
depuis  le  concile  de  Trente  ,  plusieurs  habiles  gens  ont  traité 
ce  fujet ,  entr'autres  Jean  Gines  de  Sepulveda  de  Cordôuë  , 
Jean-François  Spinola  Milanois,  Benoît  Maggiorino ,  Luc 
Gaurico  attaché  à  Paul  III.  &  P.  Pittato  Veronois,  quia 
compofé  un  livre  exprès  ,  dans  lequel  il  réfute  Gaurico. 
Mais  depuis   la   publication   du  concile  de  Trente,  cette 

(1)  Comme  il  croit  Allemand  ,  fon  I  veut  dire  la  même  chofe  que  Royau- 
îiompounoit  bien  être  Conigsberg ,  qui  |  mont, 


6]6  HISTOIRE 

■—  réformation,  qui  avoir  été  demandée  &:  tentée  plusieurs  fois, 

Henri  fut  enfin  entreprife  par  Grégoire  XIII.  qui  s'y  appliqua  avec 
III.  d'autant  plus  d'empreiîèment ,  qu'il  craignoit  que  les  Empe- 
ij'Sz.  reurs  ne  lui  en  enîevaiïenr  la  gloire,  èc  ne  regardalTenc 
cette  affaire  comme  étant  du  refiTort  de  la  jurifdi&ion  Im- 
périale. Il  confulta  tout  ce  qu'il  y  avoitde  plus  habile  dans 
les  Académies  d'Italie.  Il  écrivit  au  Sénat  de  Venife  pour 
le  prier  d'engager  les  Sçavans  de  l'Univerilté  de  Padouc  à 
donner  fur  cela  leurs  avis  -,  il  chargea  de  cette  négociation 
Jofeph  Moletio  MeiTinois  ,  qui  a  donné  depuis  deux  ans  les 
tables  Grégoriennes. 

Lorfque  l'on  compara  tous  ces  avis ,  ils  fe  trouvèrent  très- 
différens  pour  les  raifons  que  j'ai  dites  :  ils  difoient  que  la  ré- 
formation de  Jule  Cefar ,  ou  mal  faite ,  ou  mal  interprétée 
par  les  Pontifes  avoit  été  la  fource  de  la  confufion  qui  étoic 
arrivée  depuis  ,  &  quiétoit  telle  que  l'équinoxe  du  printems 
qui  tomba  du  tems  de  Notre- Seigneur  au  ving-quatre  de 
Mars ,  étoit  déjà  reculé  de  trois  jours  du  tems  du  concile  de 
Nicée,  &  retombé  au  vingt  &:  un,  &  que  ce  dérangement  étoic 
arrivé  à  caufe  de  l'inégalité  des  années  qui  n'avoir  pas  été 
bien  obfervée.  Que  depuis  Ptolomée,  Muhamed  Albategny 
d'Arac  ayant  fupputé  avec  plus  d'exactitude  que  ceux  qui 
avoient  travaillé  avant  lui ,  &c  ayant  réfuté  les  vidons  d'Hip- 
parque  &:  de  Ptolomée,  avoit  donné  à  l'année  folaire  trois 
cens  foixante-cinq  jours  cinq  heures  quarante-flx  minutes 
&  vingt  -  quatre  iècondes.  Suivant  ce  calcul  ,  il  faudroic 
omettre  l'intercalation  d'un  jour  tous  les  cent  fix  ans  $  car 
il  difoit  que  depuis  le  tems  de  Ptolomée  jufqu'au  lien ,  l'é- 
quinoxe avoit  reculé  de  près  de  fept  jours  :  Que  depuis  ce 
tems-là  Alfonfe  X.  roi  d'Arragon  ,  de  l'avis  defes  Agrono- 
mes, avoit  fixé  l'année  au  même  nombre  de  jours  que  lui, 
mais  qu'il  avoir  penfé  autrement  fur  l'excédant  ^  car  Alfonfe 
ne  le  fait  que  de  cinq  heures  quarante-neuf  minutes  &:  feize 
fécondes  •  en  ibrte  que  l'intercalation  ne  devroit  être  omife 
que  tous  les  cent  trente-quatre  ans  (i)  :  Qu'enfin  Copernic , 

(i)  L'année  d' Alfonfe  fait  l'excé-^.  minutes  16.  fécondes,  ont  plutôt 
dantplus  fort  que  celle  de  Muhamed ,  j  fait  un  jour  que  J.  heures  46.  minutes 


par  confe'quent  l'intercalation  devroit  :  &  24.  fécondes. 
celTer  plus  fréquemment  ;  car  5.  heures  j 


obfervateur 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVL     657 

obfervateur  très-exact  des  mouvemens  céleftes ,  avant  com- 
paré tes  obfervations  avec  celles  des  Anciens ,  avoic  décou-  Henri 
vert  qu'il  y  avoic  de  l'inégalité  dans  les  années  folaires  :       III. 
Que  cette  inégalité  avoit  été  confidérable  en  certains  fié-     1582, 
clés ,  moindre  dans  d'autres  ,  &:  moindre  encore  en  quel- 
ques-uns ,  ce  qui  avoit  donné  lieu  aux  difFérens  fentimens 
qu'on  a  eus  fur  cette  matière.  Que  fur  ce  principe  Speronius 
qui  avoit  confervé  dans  fa  vieilleiTe  toute  la  force  de  Ton  ju- 
gement &;  toute  la   pénétration  de  Ton  efprit,  prétendoic 
qu'il  ne  falloit  régler  dans  le  cours  de  l'année  que  certains 
points  fixes  j  que  comme  les  équinoxes  &  les  folftices  fe  pou- 
voient  connoître  certainement ,  on  pouvoit  auffi  marquer 
certainement  le  tems  de  célébrer  la  fête  de  Pâque ,  qui  fe 
trouveroit  par-là  le  vingt-cinquième  de  Mars ,  ou  la  veille  , 
gu  le  lendemain. 

D'autres,  comme  Matthieu  Macini,  &  Moletio  lui-mê- 
me ,  ont  jugé  qu'il  falloit  quelque  chofe  de  plus  pour  réfor- 
mer en  même  tems  l'année  naturelle  &  l'année  civile,  6c 
que  la  fête  de  l'Annonciation ,  ou  de  l'Incarnation  de  Notre- 
Seigneur  Jefus-Chrift  ayant  été  autrefois  célébrée  le  vingt- 
cinq  Mars,  &;  fe  trouvant  aujourd'hui  entre  le  onze  &  le 
douze  du  même  mois ,  il  falloit  tout  d'un  coup  retrancher 
quatorze  jours,  &;  compter  le  dix  pour  vingt-quatre,  &  le 
onze  pour  vingt-cinq.   Les  fentimens  ont  auffi  été  partagés 
fur  cette  réduction  :  les  uns  vouloient  qu'elle  ne  fe  Fît  qu'en 
deux  ans  y  que  pour  cela  on  réduiroit  les  fept  mois  qui  ont 
trente  de  un  jours ,  à  trente  jours  pendant  deux  ans  5  d'autres 
prétendoient  qu'il  feroit  encore  plus  commode  d'omettre 
l'intercalation  pendant  cinquante-fîx  ans.    Moletio,  que  le 
Sénat  de  Venife  avoit  chargé  de  cette  affaire  ,  étoit  d'avis, 
ou  de  commencer  le  mois  de  Janvier  au  dix-huitiéme  de 
Décembre  ,  ou  de  commencer  celui  de  Mars  au  quinze  de 
Février  ,  &  d'établir  pour  l'avenir  quelque  habile  Aftrono- 
me  ,  qui  auroit  foin  d'obferver  avec  la  dernière  exactitude  l'é- 
quinoxe  du  printems.  Qu  a  l'égard  de  la  fête  de  Pâque  ,  il 
falloit  la  célébrer  le    premier  Dimanche   après  la  pleine 
Lune  j  mais  que  fî  la  pleine  Lune  tomboit  au  Dimanche ,  il 
faudroit  remettre  la  fête  de  Pâque  à  la  pleine  Lune  fuivante, 
afin  de  ne  la  pas  célébrer  le  même  jour  que  les  Juifs. 

Tome  VIII.  O  O  0  o 


65S  HISTOIRE 

Junctin  ayant  été  confulté  par  le  Pape,  dit,  qu'il  falloit 

Henri  ôter  dix  jours  de  l'année, &  enfuice  en  ôter  un  tous  les  cent 

III.      trente  ans.  Albert  Léonin  publia  en  cetems-là  un  livre  dans 

1582.     lequel  il  approuvoit  le  retranchement  d'onze  jours  ;  mais  il 

foûtenoit  que  chaque  cent  cinquantième  année, il faudroit 

retrancher  un  jour. 

Pour  faire  plaifir  au  Pape,  François  Marie  ducd'Urbin, 
confulta  Gui  Ubalde  de  l'illuftre  famille  des  marquis  del 
Monte,  l'un  des  grands  Aftronomes de  ce  tems-là.  Il  donna 
fa  réponfe  par  écrit ,  mais  fans  s'écarter  en  aucune  manière 
de  la  correction  faite  par  les  Pérès  du  concile  de  Nicée. 

Le  Pape  ayant  écrit  au  Roi  fur  ce  fujet ,  on  confulta  Fran- 
çois de  Foix  deCandale  ,  Seigneur  illuflre  par  fanaiflance, 
(puifqu'il  étoit  ou  parent,  ou  allié  de  prefque  tous  les  Prin- 
ces du  monde  )  mais  qui  ne  l'étoit  pas  moins  par  les  admi- 
rables connoiflances  qu'il  avoit  acquifes  dans  ces  feiences 
fublimes.  Son  avis  étoit  d'aller  jufqu'à  la  fource  de  l'erreur  , 
de  calculer  exactement  le  cours  du  Soleil ,  de  régler  l'année 
dans  la  dernière  précifîon  fur  ce  calcul ,  6c  de  fixer  pour  cela 
les  termes  des  équinoxes. 

Le  Pape  perfaadé  qu'il  étoit  de  l'honneur  du  Saint  Siège 
que  cette  affaire  fut  réglée  à  Rome,  ne  laiflà  pas  de  consul- 
ter les  Princes  de  l'Europe  3  mais  il  vouloit  que  la  décifion 
de  quelque  côté  qu'elle  vînt,  parût  venir  de  lui.  Dans  cette 
vue  il  adopta  la  correction  faite  autrefois  par  le  frère  d'un 
Médecin,  nommé  Antoine  Lilio  ,  6c  dont  le  plan  expliqué 
dans  un  écrit  fuccint ,  avoit  été  approuvé  par  François  Lau- 
ro  évêque  de  Mondovy  ,  pour  qui  le  Pape  avoit  beaucoup 
d'eftime.  Sa  Sainteté  en  envoya  des  copies  à  tous  les  Princes 
Chrétiens ,  Se  à  toutes  les  Universités  de  l'Europe ,  afin  qu'u- 
ne affaire  où  tout  le  monde  étoit  intéreffé  ,  pût  être  réglée 
d'une  manière  approuvée  de  tous. 

Voici  la  réformation  propofée  par  Lilio.  On  retranchait 
dix  jours  de  l'année  -?  6c  comme  l'année  folaire  cft  de  trois 
cens  foixante-cinq  jours  ,  6c  la  lunaire  de  trois  cens  cinquan- 
te-quatre, èc  qu'ainfi  la  différence  de  ces  deux  années  ef! 
d'onze  jours  ,  ce  qui  s'appelle  cpatfe.  L'épa&e  de  la  première 
année  étant  d'onze  jours,  l'épadefuivante  doit  être  de  deux 
fois  onze  jours,  c'eft-à-dire  de  vingt- deux, 6c la  troifième 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVI.      659 

de   trois  fois  onze,  c'eft-à-dire  de  trente- trois  jours.    Mais  '  1  » 

alors  il  faut  ôter  de  trente-trois  le  mois ,  qui  eft  de  trente  Henri 
jours  •  ainfî  il  refiera  trois  d'épa&e  ,  qu'il  faudra  l'année  fui-       III. 
vante  augmenter  d'onze,  ce  qui  fera  quatorze,  èc  ainfî  de     1581, 
fuite,  en  obfervant  toujours  ,  que  àbs  quel'épacte  aura  plus 
de  trente  jours ,  il  faudra  retrancher  trente  ,  &  compter  le 
furplus  pour  l'épadie  ,  en  continuant  ainfî  jufqu'à  la  dix- 
neuviéme  année  :  car  le  cycle  de  la  Lune  eft  de  dix-neuf 
ans,  comme  celui  du  Soleil  eft  de  quatre  fois  fept ,  c'eft-à- 
dire  vingt-huit  ans.  Ce  cycle  de  dix-neuf  ans  eft  ce  que  nous 
appelions  nombre  d'or.    Cenforin  l'appelle  l'année  Metoni-* 
que  (1) ,  au  bout  de  laquelle  on  croit  que  la  Lune  revient 
par  rapport  au  Soleil  au  même  point  où  elle  étoit  dix-neuf 
ans  auparavant. 

Lilio  ayant  retranché  ces  dix  jours ,  que  notre  année  avoic 
de  plus  que  l'année  folaire ,  retrancha  aufîî  dix  jours  des 
épacles.  De  plus  comme  dans  la  fupputation  de  l'année  fo- 
laire ,  il  n'y  a  que  trois  bifTextes ,  ou  trois  bifïextiles  à  re- 
trancher en  quatre  cens  ans  ^  Lilio  fuit  Pittato  ,  &  retranche 
un  biiTexte  à  chacune  des  trois  premières  centaines  ,  bif- 
fant la  quatrième  centaine  fans  retrancher  le  biiTexte,  &c 
continue  à  retrancher  la  cinquième  centaine.  Mais  bien  des 
gens  ont  rejette  ce  calcul  comme  vicieux  ,  par  rapport  au 
Soleil  &  à  la  Lune  ,  étant  fondé  fur  les  cycles  &c  lunaires 
&  folaires  ^  qui  ne  font  pas  juftes ,  de  forte  qu'en  le  fuivant , 
il  arriveroit  infalliblement  qu'on  célébreroit  quelquefois  la 
fête  de  Pâque  à  contretems ,  &;  qu'on  tomberoit  dans  l'er- 
reur des  Quarrodecimans ,  qui  célébroient  la  fête  de  Pâ- 
que dans  la  pleine  Lune,  comme  l'a  démontré  fort  au  long 
Jofeph  Scaliger,  le  plus  içavant  homme  de  ce  fiécle,dans 
ion  livre  de  la  correction  des  tems ,  ouvrage  admirable ,  & 
qui  vivra  autant  que  le  monde. 

Meftlin  de  Gceppinghen  profeiTeur  de  PUniverfité  de  Tu- 
binge  a  publié  deux  écrits  contre  le  calcul  de  Lilio,  ôc  Cla- 
vius  célèbre  Jéfuite  qui  étoit  profeiTeur  à  Rome  ,  acompofé 
pour  ce  calcul  une  grande  apologie  dédiée  à  l'empereur  Ro- 
dolfe ,  où  il  réfute  les  deux  ouvrages  de  Meftlin.  Il  corn- 
pofa  depuis  un  autre  ouvrage ,  où  il  tâche  de  réfuter  les 

(1)  Parce  que  ce  cycle  fut  inventé  par  un  Agronome  nommé  Meton. 

O  O  o  o  ij 


66o  HISTOIRE 

tables  de  la  période  Julienne  données  par  Scalîger. 


Henri  Hugolin  Martelli  évêque  de  G  lande  ve  a  donné  fur  la 
III.  même  matière  un  ouvrage  intitulé  la  Jufiif cation  des  temsfa- 
1581,  cr^s  ->  &  un  autre  fous  le  nom  de  Clef  du  Calendrier  Grégorien. 
Et  chez  nous,  François  Viete  deFontenai  en  Poitou,  maître 
des  Requêtes,  homme  très-vcrfè  dans  ce  genre  defcience, 
a  propofé  fous  le  règne  de  Henri  IV.  &  long-tems  après  la 
réception  du  calendrier  Grégorien,  une  nouvelle  manière 
de  régler  l'année  fol aire 5  il  a  fait  même  des  tables  confor- 
mes à  l'ufage  de  l'églife  Romaine  }  mais  il  ne  les  a  pas  pu- 
bliées ,  parce  qu'il  vouloir  auparavant  en  communiquer  avec 
le  nouveau  Nonce  deftiné  pour  la  France ,  &c  qu'on  atten- 
doit  de  jour  en  jour. 

Cependant  Grégoire  qui  avoit  dès  l'année  précédente 
donné  une  Bulle  à  Frefcati  datée  du  vingt-quatre  Février 
pour  la  publication  de  Ion  nouveau  Calendrier  ,  envoya  le 
cardinal  de  Madrucci  évêque  de  Trente  à  l'Empereur  Ro- 
dolfe  pour  le  faire  recevoir.  L'Empereur  fe  rendit  à  Aufbourg 
pour  la  première  diète  qui  s'y  tint  depuis  la  mort  de  Maxi- 
milien  II.  fon  père  ,  &  qui  commença  le  vingt- fèpt  de  Juin. 
*  Angafte  L'éledeur  de  Saxe* ,  le  duc  de  Mekelbourg  &:  quelques  au- 
tres Princes  du  cercle  de  Saxe  l'y  joignirent.  On  y  parla  de 
lever  de  l'argent  pour  défendre  la  frontière  contre  le  Turc: 
mais  les  Députés  déclarèrent  qu'ils  n'y  entendroient  point 
jufqu'à  ce  qu'on  leur  eût  donné  fatisfadion  fur  leurs  griefs. 

Dès  le  mois  d'Avril ,  l'Empereur  avoit  aiïèmblé  à  Pref- 
bourg  les  Etats  du  royaume  de  Hongrie ,  &  il  y  avoit  mis 
trois  chofes  en  délibération  5 1  °.  l'impôt  des  trois  Hongres  (  1  ) 
qui  fe  le  voit  fur  chaque  maifon  •  20.  lesmefures  qu'il  falloit 
prendre  pour  faire  fubfifler  les  garnifons  des  places,  &;  les 
troupes  qui  étoient  fur  la  frontière  ^  30.  de  nommer  Maxi- 
milien  fon  frère  viceroi  de  Hongrie.  Le  Sénat  &  les  Etats 
firent  de  leur  côré  des  demandes  au  Roi ,  &  l'on  convint  de 
tout  fans  difficulté  :  mais  les  Proteftans  fe  plaignoient  de  ce 
que  l'Archiduc  Charle  oncle  de  Rodolfe ,  après  avoir  ac- 
cordé aux  Proteftans  du  païs  un  temple  à  Gratz  pour  s'af- 
fembler ,  avoit  défendu  au  Sénat ,  &  à  la  bourgeoise  d'y  en- 
trer ,  jufque-là  même  qu'il  en  avoit  fait  mettre  quelques 
(i)  Hongre ,  monnoie  d  or  un  peu  plus  pcfante  que  notre  e'cu  d'or» 


DE  J.   A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVI.      6Ci 

uns  en  prifon  pour  n'avoir  pas  obéi*  à  Tes  ordres,  6c  qu'il  _"  » 

leur  avoir  fait  payer  de  groflès  amendes.  Henri 

L'Empereur  demanda  aux  Princes  aflèmblés  à  la  diète  III. 
d'Aufbourg  ce  qu'ils  penfoient  du  nouveau  Prince  que  tes  j  <g2-> 
Etats  s'étoient  donnés  dans  les  P  aïs-bas,  6c  s'ils  ne  trouvoienc 
pas  que  cette  conduite  fût  préjudiciable  à  l'Empire.  Il  n'ou- 
blia rien  pour  intéreilèr  le  corps  Germanique  dans  une  in, 
jure  qui  ne  regardoit  que  la  maifon  d'Autriche  :  mais  on  ne 
prit  fur  cet  article  aucune  réfolution.  Sur  La  fin  de  la  diète, 
on  parla  du  nouveau  calendrier^l'éle&eur  de  Saxe  quil'avoic 
prévu ,  avoir  écrit  à  cette  occafion  fort  au  long  au  Landgrave 
de  HeiTe  ,  qui  s'étoit  acquis  une  grande  autorité  parmi  les 
Proteftans  par  fa  prudence  6c  fon  amour  pour  la  jultice  ;  6c 
ce  qui  eft  rare  dans  un  homme  de  ce  rang,  par  jfon  habileté 
dans  l'Affcronomie.  Il  fit  réoonfeà  l'Electeur  ,  qu'il  ne  s'aeif- 
foit  pas  tant  de  délibérer  fur  la  chofe  ,  que  fur  le  moyen  de 
l'exécuter  iQue  l'autorité  6c  l'honneur  de  l'Empire  y  étoient 
intérefTés  :  Que  le  Pape  y  donnant  fans  celle  quelque  atteinte 
par  toutes  fortes  d'artifices  6c  d'intrigues  ,  ils  dévoient  de 
leur  côté  prendre  des  mefures  pour  éviter  les  reproches  de  ' 
négligence  dans  une  affaire  qui  regarde  la  dignité  &c  la  ma- 
jefté  de  l'Empire  :  Que  l'année  que  tout  le  monde  fuivoit  alors 
étoit  celle  du  calendrier  réforme  par  Jule  Cefar:  Que  Char- 
lemagne  fondateur  de  l'Empire  d'Occident  avoit  dans  la) 
fuite  donné  à  la  nation  Germanique  ,  le  calendrier  6c  les 
noms  des  mois  en  langue  Teutone  :  Que  le  canon  du  Con- 
cile de  Nicée  qui  régie  la  célébration  de  la  fête  de  Pâque,. 
n'avoit  point  été  fait  par  l'autorité  du  Pontife  Romain  ,  qui 
étoit  bien  éloigné  alors  d'avoir  l'autorité  qu'il  prétend  au- 
jourd'hui :  mais  par  un  décret ,  tant?  de  l'Empereur  qui  pré- 
fida  au  Concile  ,  que  des  Pérès  qui  s'y  trouvèrent  :  Que  c'é- 
toient  les  Empereurs  Romains,  6c non  les  Papes,  qui  indi- 
quoient  alors  les  Conciles  :  Que  celui  de  Confiance  même 
qui  s'eft  tenu  prefque  de  nos  jours ,  fut  convoqué  par  l'em- 
pereur Sigifmond  :  Que  le  droit  d'infh'tuer  des  Evêquespourr 
l'Allemagne  ,  &  le  Pontife  Romain  même,  avoit  toujours  ap- 
partenu aux  Empereurs  ,  avant  6c  depuis  Charlemagne,  jus- 
qu'à Othon  I.  6c  depuis  encore  jufquà  Grégoire  VII.  Qu'ils, 
ce  voient  bienprendre  garde  que  fous  prétexte  de  réformatioa 

OOoo  iij 


66i  HISTOIRE 

d'un  calendrier  ,  donc  tout  le  monde  Sentoit  la  néceffi- 
Henri  té ,  le  Pape  ne  s'attribuât  une  juriSdiélion  nouvelle  Se  in- 
III.  connue  fur  la  majefté  de  l'Empire  &  Sur  l'Empereur  ,  Se  qu'il 
2  c§Zt  ne  prétendît  pouvoir  commander  dans  les  Etats  de  l'Em- 
pire ,  d'autant  plus  que  le  Pape  avoit  entrepris  une  affaire 
de  cette  conséquence  ,  fans  confulter  ni  l'Empereur,  ni  les 
Princes  de  l'Empire  :  Qu'étant  très-important  pour  le  com- 
merce que  toutes  les  nations  Saiviflènt  la  même  forme  d'an- 
née ,  ils  dévoient  délibérer  avant  toutes  chofes,  à  qui  il  ap- 
partient de  réformer  le  calendrier,  ôt  d'en  publier  la  réfor- 
mation -y  qu'après  ce  préliminaire ,  le  fond  de  la  queftion , 
fur  lequel  il  ne  penfoit  pas  comme  Lilio  ,  ne  feroitpas  diffi- 
cile à  décider. 

L'électeur  de  Saxe  plein  de  ces  raifons ,  fît  un  grand  dis- 
cours à  ce  Sujet,  &c  s'oppofa  à  la  réception  du  calendrier. 
Toutes  les  Provinces  &  tous  les  Etats  de  la  confeflîon  d'AuS- 
bourg  en  ayant  fait  autant ,  l'Empereur  remit  l'affaire  à  un 
autre  tems ,  ôc  ordonna  qu'on  continuât  d'obServer  la  forme 
du  calendrier  ancien  dans  les  jugemens  de  la  chambre  Im- 
périale. 

De  notre  côté  l'affaire  ne  fut  nullement  examinée.  Le  Roi 
étoit  dans  la  plus  grande  Sécurité  à  cet  égard,  &  Son  Con- 
Seil  ne  s'y  intérelSoit  pas  davantage,  Sur-tout  depuis  la  mort 
du  premier  Président  de  Thou  qui  avoit  parlé  au  Roi  avec 
beaucoup  de  vivacité  fur  cet  article.  S'il  eût  vécu  encore 
quelques  années,  on  eft  perSuadé  qu'ayant  une  très-grande 
autorité  dans  le  Parlement,  il  auroit  empêché  la  publica- 
tion de  ce  calendrier  :  mais  de  Thou  étant  mort ,  &  Achille 
de  Harlai  abSent  ,  le  Roi  donna  le  trois  de  Novembre  un 
édit  qui  fut  apporté  au  Parlement  après  la  faint  Martin,  en- 
registré fans  oppofition,  &:  publié  en  conSéquence.  Il  fut  donc 
ordonné  qu'on  ôteroit  dix  jours ,  &  que  le  jour  qui  devoit 
être  le  dixième  de  Décembre  feroit  compté  pour  le  vingtiè- 
me. Par  ce  moyen  il  arriva  que  la  fête  de  Noël  fût  célébrée 
cette  année-là  le  quinze  de  Décembre. 

A  l'imitation  du  Roi,  le  duc  de  Brabant  Son  frère  aidé 
du  prince  d'Orange,  engagea  les  Etats  Généraux  à  recevoir 
le  nouveau  calendrier.  Il  étoit  bien  aife  de  gagner  par-là  les 
bonnes  grâces  du  Pape.  Cela  s'exécuta  Sur  le  champ  dans  la 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXXVI.    66$ 

Hollande,  dans  la  Frife  Occidentale,  &  dans  routes  les  au-  ■*«"»* 
très  Provinces  ,  à  la  réferve  de  celles  d'Ucrecht  &  de  la  H  p.  n  k  i 
Gueldre,où  l'on  fuit  encore  l'ancien  calcul,  parce  que  les       III. 
Etats  de  ces  deux  Provinces  n'avoient  pas  encore  fait  pu-      i  cgi. 
bjier  le  nouveau  au  tems  de  la  mort  du  duc  de  Brabant. 

Dans  ce  même  mois  de  Novembre  Antoine  Prévôt  arche- 
vêque de  Bourdcaux  &  frère  du  fameux  Sanfac  ,  tint  fon 
Concile  Provincial.  Les  évêques  d'Agen  ,  de  Poitiers ,  d'An- 
goulême,  de  Saintes, &  de  Sarlatfes  fufFragans,  y  affilièrent, 
Bc  lignèrent  les  décrets  qui  y  furent  faits. 

Le  Roi  renouvella  cette  année  le  traité  d'alliance  avec  les  Trairi  rc_ 
Suiiîes.  Les  CommifTaires  pour  la  France  furent  François  de  nouvelle  avec 
Mandelot  Gouverneur  du  Lyonnois  ,  Jean  de  Belliévre  lcs  Saxi1^' 
fleur  de  Hautcfort  premier  Président  du  Parlement  de  Gre- 
noble ,  Henri  de  Claude  fieur  de  Fleuri  notre  Ambafîàdeur 
en  Suiffe  ,  6c  Jean  Grangier  fieur  de  Piverdy  Réfident  de 
France  dans  le  paï's  des  Grifons.  Le  traité  qui  contenoit  vingt- 
cinq  articles  fut  arrêté  &figné  à  Soleurre  le  vingt-deux  de 
Juillet.  Ce  n'eit.  qu'une  répétition  des  traités  précédens ,  à 
quelque  petite  différence  près  ,  &  on  y  donne  au  Roi  tes 
titres  de  duc  de  Milan ,  de  feigneur  de  Gènes ,  &;  de  comte 
d'Ail ,  comme  on  les  donna  à  François  I.  au  traité  de  i  5  1  G, 
le  premier  qui  ait  été  fait  entre  la  France  èc  les  Suides.  Le 
Roi  ayant  ratifié  celui-ci,  fe  rendit  le  deux  de  Décembre 
dans  l'églife  de  Notre-Dame  avec  les  Députés  des  cantons  5 
&il  y  jura  fur  les  faints  Evangiles  l'obfervation  du  nouveau 
traité. 

Il  arriva  cette  année  un  événement  qui  pafTeroit  pour  in-  £nfantpétrï- 
croyable  chez  la  poflérité  ,  d  l'on  n'en  avoit  des  preuves  in-  fié« 
conteflables.  Comme  j'en  fuis  parfaitement  inflruit ,  j'ai  cru 
devoir  en  rendre  témoignage  ,  &  en  établir  la  certitude. 
Dans  la  ville  de  Sens  métropole  de  la  Gaule  Celtique,  une 
femme  nommée  Colombe  Chary ,  mariée  à  un  tailleur  ap- 
pelle Louis  Carita ,  étant  parvenue  jufqu'à  l'âge  de  trente- 
huit  ans  en  bonne  fanté  ,  &;  fans  avoir  eu  d'enfans ,  eut  des 
indices  de  grofrefTe  par  la  fuppreffion ,  qui  en  eft  la  marque 
ordinaire  :  elle  fentoit  des  mouvemens  fréquens  j  fon  ventre 
groffiiîbit  de  jour  en  jour  ,  fes  mammelles  même  fe  rem- 
plifToient  de  lait  5  enfin  au  bout  de  neuf  mois  elle  éprouva 


664  H  î  S  I  T  O     RE 

des  douleurs  très-vives  ,&:  les  tranchées  d'une  femme  en  tra- 
Henri  vail.  Pendant  quelques  jours  elle  eut  une  fuppreflion  d'urine , 
III.  qui  forcit  enfin  comme  un  torrent.  Les  médecins  jugèrent 
î  ç§  i  qu'elle  ne  venoit  pas  de  la  veffie  ,  mais  de  la  matrice  ,  dont 
la  tunique  le  rompit ,  &:  donc  il  forcit  avec  le  délivre  une 
malle  qui  avoic  la  figure  d'un  turbot.  Depuis  ce  tems-là  fa 
gorge  diminua  ;  elle  ne  fentit  prefque  plus  remuer  clans  fon 
ventre  ,  èc  lés  douleurs  furent  très-médiocres.  Après  cet  ac- 
couchement monftrueux  ,  elle  fut  alitée  trois  ans  durant , 
fè  plaignant  continuellement  de  fa  mauvaife  fanté  ,  de  la 
dureté  ôc  de  l'enflure  de  Ion  ventre,des  tranchées  qu'elle  fen- 
toit,&  d'un  poids  incommode  qui  fe  jettoit  tantôt  d'un  cô- 
té tantôt  de  l'autre  fuivant  les  différentes  lituations  de  fon 
corps.  Ces  accidens  durèrent  jufqu'à  fa  mort.  Ses  voifins  fe 
moquant  d'elle  ,&:  traitant  fa  grofièfTe  de  vifion  :  »  Attendez 
-»  quelque  tems,leur  difbit-elle  allez  gaiement,  l'enfant  dont 
53  je  fuis  grolîè  viendra  quelque  jour,mais  il  en  coûtera  la  vie 
>3  à  fa  mère.  «  Elle  mourut  enfin  après  avoir  porté  ce  fardeau 
vingt-iept  ans.  On  l'ouvrit,  &;  on  lui  trouva  la  matrice  ri- 
dée, de  diverfes  couleurs, -ôc  dure  comme  de  la  terre  cuite. 
On  tenta  d'ouvrir  cette  dureté  j  mais  il  fe  trouva  comme  une 
maiTe  de  plâtre  ,  qui  réfifta  long-tems  au  rafoir  3  on  en  vint 
pourtant  à  bout,  éc  on  en  tira  un  enfant  très-bien  formé  ,  ô£ 
dans  la  fituatïon  ordinaire  ,  mais  prefque  entièrement  pé- 
trifié ,  11  ce  n'efl  que  les  os  de  fa  tête  étoient  tranfparans 
comme  de  la  corne  :  à  l'égard  des  parties  incernes,  comme 
le  cerveau,  le  cœur,  les  inteffcins ,  ils  écoient  prefque  à  l'ordi- 
naire, excepté  qu'ils  fe  trouvèrent  plus  durs,  moins  pourtant 
que  les  parties  externes.  Ce  petit  corps  fe  garde  à  Sens,  où.  les 
paflans  vont  le  voir  par  curiofité.  Ileftencier  ,  &  les  vers  ni 
la  pourriture  ne  l'ont  point  endommagé.  Il  y  a  deux  fameux 
médecins  qui  ont  écrit  fur  ce  prodige ,  Jean  d'Alibour  d'Au- 
tun,qui  a  été  depuis  premier  médecin  de  Henri  IV.  &  Simon 
de  Provencheres  de  Langre.  Ils  ont  recherché  les  caufes  de 
la  formation  de  cette  maiTe ,  &  de  cette  pécrificacion  faice 
après  la  mort  de  l'enfant ,  Se  qui  devoit  plutôt  être  fuivie  de 
putréfaction  :. mais  je  laifle  cet  examen  à  ceux  qui  s'appli- 
quent à  l'étude  des  chofes  naturelles.  J'ajouterai  feulement 
que  depuis  quelques  années  il  efc  arrivé  à  Paris  quelque  chofè 

de 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVI.    '6-6 5 

&q  femblàble  à  une  femme  de  condition  :  mais  au  bouc  de  \ 

cinq  ans  l'enfant  fut  tiré  par  morceaux  ,  partie  par  des  me-  H  e  n  b.  i 
dicamens ,  partie  par  des  ferremens  ^  Se  il  y  a  beaucoup  d'ap-       III. 
parence  qu'il  feroit  devenu  comme  celui  de  Sens  avec  le     1582. 
tems  j  puifqu'il  commençoit  déjà  à  le  pétrifier. 

Cette  année  mémorable  par  divers  accidens  funeftes  ,  Mort  des 
l'a  été  encore  par  la  mort  de  plulieurs  perfonnes  iliuftres.  fgbrg°€ncs-CCr 
Jacque  Pelletier  du  Mans  médecin ,  célèbre  non-feulement 
dans  la  feience  dont  il  faifoit  profeffion,  mais  dans  la  Poëfie 
&  dans  les  Mathématiques ,  fur  lefquelies  il  a  publié  des  ou- 
vrages qui  ont  fort  éclairci  cette  feience,  mourut  au  mois 
d'Août  à  Paris ,  où  il  s'étoit  retiré  pour  fe  repofer  dans  fa 
vieilleffe  après  avoir  paflé  la  meilleure  partie  de  fa  vie  à  voya- 
ger dans  des  païs  très-éloignés.  Sa  mort  fut  fuivie  de  celle  de 
Laurent  Jobert  de  la  même  profeffion,  &:  difcipledu  fameux 
Rondelet,  qui  s'acquit  une  Ci  grande  réputation  dans  cet 
art.  Jobert  Chancelier  de  l'Univerfité  de  Monpellier,  où  il  y 
a  une  école  célèbre  de  médecine ,  ayant  été  attiré  à  la  Cour 
par  Marguerite  de  Valois  femme  du  roi  de  Navarre  ,  y  mit 
au  jour  un  ouvrage  fur  les  erreurs  populaires  qui  lui  a  fait 
beaucoup  d'honneur.  Quelques  affaires  l'ayant  obligé  de  re- 
tourner à  Monpellier  il  y  mourut  le  vingt-neuf  d'Octobre 
dans  un  âge  peu  avancé  ;  car  il  ne  faifoit  que  d'entrer  dans 
fa  cinquante- quatrième  année. 

Un  mois  auparavant,  c'eft-à-dire  le  vingt-huit  de  Sep- 
tembre ,  mourut  George  Buchanan  ,  âgé  de  plus  de  foixante 
&:  feize  ans.  C'étoit  un  des  premiers  hommes  de  notre  fiécle 
pour  la  beauté  &  la  facilité  de  l'efprit ,  comme  le  prouvent 
les  ouvrages  dignes  de  l'immortalité ,  de  l'aveu  même  de  fes 
ennemis.  Il  étoit  né  en  Ecoffe  dans  la  province  de  Lenox  fur 
le  Vlan  •  mais  il  étoit  François  d'inclination  ,  6c  la  France 
l'avoit  en  quelque  forte  adopté  ,  auffi-bien  qu'Antoine  Go- 
vea  Portugais  fon  ami  intime ,  qui  fe  faifoit  un  plaifir  de  paf. 
fer  pour  François.  Pour  Buchanan  ,  après  avoir  appris  dans 
fon  païs  les  premiers  principes  des  deux  langues ,  il  vint  en 
France ,  où  il  pafla  prefque  tout  le  refte  de  fa  vie.  Il  enfei- 
gna  les  Humanités  à  Paris ,  &  enfuite  à  Bourçjeaux  dans  le 
collège  de  Guienne:  de-là  André  Govea  l'emmena  en  Por- 
tugal avec  Nicolas  de  Grouchy ,  Guillaume  de  Guerente  r 
Tome  FUI,  P  Ppp 


666  HISTOIRE 

■_  Jacque  Tevio,  Elie  Vinec ,  &  Patrice  Ton  Frère.  Buclianan 

Hïnm  enfeigna  la  jeuneilèà  Coimbre  ,  &  c'cft-là  qwli&t  fa  belle 
III.  paraphrafe  iiir  les  Pfeaumcs  :  mais  il  s'attira  des  affaires  en 
1582.  Portugal  par  une  fatyre  un  peu  trop  libre  contre  les  Corde- 
liers.  11  la  compofa  par  l'ordre  de  Jacque  V.  roi  d'EcofTe  , 
qui  cherchoic  à  le  venger  de  ces  religieux  ,  parce  qu'il  étoic 
convaincu  qu'ils  a  voient  trempé  dans  une  conjuration  que 
quelques  Nobles  avoient  tramée  contre  lui.  Buclianan  étanc 
revenu  en  France  s'attacha  à  Timoleon  de  Collé  fils  du  ma- 
réchal de  Briffa c  ,  avec  qui  il  demeura  cinq  ans,  jufqu'en 
l'année  1  560.  que  toute  la  France  étant  en  feu  par  la  guerre 
civile  ,  il  la  quitta  i  &;  retourna  en  EcofTe.  Il  n'y  fut  pas  plu- 
tôt, qu'il  em brada  la  religion  Proteflante  j  &c  après  que  Ma- 
rie reine  d'Ecoffe  eut  été  dépouillée  du  Royaume  ,  il  fut 
précepteur  de  Jacque  VI.  fils  de  cette  PrincefTe,  &il  confa- 
cra  le  repos  de  fa  vieillefïe  à  écrire  l'hiftoire  de  Ion  pais.  Il 
y  abufe  un  peu  de  la  liberté  naturelle  à  fa  nation ,  &  il  n'y 
ménage  pas  affez  la  majefté  Royale  :  mais  d'ailleurs  elle  eft 
écrite  avec  tant  d'efprit ,  de  fageffe  &  d'élégance,  qu'on  ne 
croira  jamais  qu'elle  ait  été  compofée  par  un  homme  éle- 
vé dans  la  poufliére  du  collège  ^  mais  qu'on  la  prendra  pour 
l'ouvrage  d'un  fçavant  qui  a  vécu  dans  le  plus  grand  monde, 
&:  qui  a  été  employé  toute  fa  vie  dans  les  négociations  les 
plus  importantes.  La  beauté  de  Ton  efprit ,  &  la  grandeur 
de  fon  courage  l'avoient  élevé  au  deflus  de  l'obfcuriré  de  fa 
naiilance  ,  &:  de  la  médiocrité  de  fa  fortune  3  en  forte  qu'il 
avoit  les  talens  nécefîàircs  pour  juger  fagement  des  affaires, 
&pour  les  traiter  avec  dignité.  Je  me  fouviens  que  Pierre 
Ronfard  ,  homme  d'un  grand  fens,  &  qui  malgré  l'éclat  de 
fa  famille  ,  avoit  paffé  toute  fa  vie  dans  le  repos  que  de- 
mandent hs  Mufes,  avoit  coutume  de  dire  en  parlant  de 
Buclianan,  deTurnebe  ,  de  Govca ,  de  de  Muret  ,  fes  amis 
particuliers,  que  ces  quatre  hommes  n'avoient  du  collège 
que  ,  la  robe  &  le  bonnet.  Ce  jugement  a  d'autant  plus  de 
poids  que  Ronfard  étoit  prévenu  contre  tous  les  gens  de 
collège  j  &  il  s'étoit  perfuadé  que  la  fottife  du  pédanrifme 
eft  incorrigible .  Se  que  le  mauvais  caractère  qu'il  imprime 
ne  peut  jamais  s'effacer  dans  le  cours  même  de  la  plus  longue 
nie.. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVI.     667 

Il  y  eut  cette  année  des  troubles  en  Allemagne  à  l'occa-  —        ,     ; 
fîon  de  l'archevêque  de  Cologne.  Cette  ville  qui  fut  bâtie   Ht  n  r.i 
du  tems  d'Augufte  pour  arrêter  les  courfes  des  Sueves ,  des       III. 
Ufipetes ,  &  des  Tenchteres ,  eft  fituée  fur  le  bord  du  Rhin      T  ,  g  z 
du  côté  des  Gaules.  Elle  s'agrandit  peu  à  peu  fous  les  tim-      Affij. "  ■ 
pereurs  Romains,jufqu'à  ce  que  Childeric  fondateur  de  l'Em*  d'Allemagne. 
pire  François  la  leur  enleva  l'an  463.  de  J.  C.  Mais  l'an 
949.  Othon  I.  ayant  tranfporté  l'Empire  d'Occident  aux 
Germains,  il  fournit  Cologne  à  fa  nation  ^  ou  plutôt  ce  fut 
Louis  IL  fils  de  Louis  le  débonnaire  ,  qui  rît  cette  conquête 
dès  l'année  870.  Depuis  ce  tems-là  Cologne  eft  au  nombre 
des  villes  libres  de  l'Empire  ,  entre  lefquclles  elle  tient  le 
premier  rang  j  &  dans  les  diètes ,  c'efb  elle  qui  donne  la  pre- 
mière fon  fuffrage.  Elle  a  un  liège  Epifcopal  fondé  vers  l'an 
96.  de  J.  C.  par  faint  Materne  difciple  de  fiiint  Pierre,  fui- 
vant  les  annales  de  cette  Eglife  >  &  depuis  faint  Materne  juf- 
qu  a  Agilolphe  qui  en  a  été  le  premier  Archevêque ,  il  s'eil 
écoulé  647.  ans  j  enfin  l'an  mil  trois  on  joignit  à  la  digni- 
té d'Archevêque  celle  d 'Electeur  de  l'Empire  avec  une  jurif- 
dicHon  très-  étendue,  èc  Frideric  I.  y  ajouta  encore  la  princi- 
pauté de  Yv^eftphalie  ,  dont  il  venoit  de  dépouiller  Henri 
Léon.  Vers  l'an  356.  les  Goths  y  établirent  un  Evêque  Pho- 
tinien  nommé  Euphrata,  qui  voulut  y  répandre  PArianifme: 
mais  les  évêques  d'Allemagne  s'étantallemblés  ledépofèrent 
fous  le  Pontificat  de  Jule  I.  Depuis  ce  tems-là  il  n'y  eut  au- 
cun trouble  dans  cette  Eglife  au  fujet  de  la  Religion ,  juC 
qu'au  tems  de  l'héré fie  de  Luther. 

Herman  ,  de  la  famille  des  comtes  de  W^îed  ,  qui  en  étoit 
alors  Archevêque ,  faifoit  parade  de  beaucoup  de  zélé  pour 
la  réforme  des  abus  qui  s'étoient  gliffés  dans  l'Eglife  j  mais 
comme  un  affaire  fi  importante  à  la  Religion,  qu'il  croyoit 
en  péril ,  n'alloit  pas  aiùTi  vite  qu'il  l'auroit  fouhaité  ,  <k  qu'il 
imputoit  ce  retardement  à  l'ambition  de  certaines  perfonnes, 
il  parut  favorifèr  les  Proteflans.  On  prétend  que  ce  fut  Mar- 
tin Bucer  qui  le  fit  pencher  de  ce  côté-là.  Il  fut  donc  accu- 
fé  d'héréfie,  &  quoiqu'il  put  fe  maintenir  dans  fon  fiége 
par  les  forces  de  fon  parti,  il  aima  mieux  fe  démettre  6c 
perdre  fa  place,  que  d'exciter  la  guerre  dans  le  païs  ^  &;  de- 
puis il  ne  longea  plus  qu'à  mener  une  vie  tranquille ,  comme 

P  P  p  p  ij 


tfrtf  HISTOIRE 

1  je  l'ai  dit  en  Ton  lieu.  Adolphe  de  Scevembourg  ayant  payé 

Henri  d'ingratitude  les  fervices  que  ce  vieillard  lui  avoit  rendus,  tue 
III.  mis  à  fa  place ,  6c  eut  pour  fucceffeur  Antoine  de  Scevenu 
1582.  Dourg  fon  frère.  J.  Gebbard  de  Mansfeld  fuccéda  à  An- 
toine ,  6c  fut  remplacé  par  Frideric  de  la  même  famille 
qu'Herman.  Salentin  de  la  maifon  des  comtes  d'Iflembourg 
fuccéda  à  Frideric  -y  mais  Salentin  qui  outre  l'archevêché 
de  Cologne  avoit  encore  révêché  de  Paderborn  après  dix 
ans  d'Epifcopat ,  fe  démit  de  l'un  &  de  l'autre  pour  époufer  la 
feeur  du  comte  d'Aremberg  ,  qui  étoit  parfaitement  belle  , 
fans  avoir  fait ,  ni  même  voulu  faire  aucun  changement  dans 
la  Religion.  Comme  il  fe  trouvoit  beaucoup  de  prétendans 
à  cet  Eleclorat ,  6c  entre  autres  Ernefl  fils  d'Albert  duc  de 
Bavière ,  le  Chapitre  ,  à  la  follicitation  du  comte  de  Newe- 
nar ,  lui  préféra  Gebbard  Truchfes  de  l'iliuftre  famille  des 
feigneurs  de  Walbourg  en  Suabe  ,.&  neveu  d'Othon  car- 
dinal  dAufbourg.  Gebbard  fut  iacré  le  huit  de  Mai  1  577. 
Ce  dernier  n'avoit  pas  moins  d'envie  de  fe  marier  que  Sa- 
lentin j  mais  il  crut  pouvoir  prendre  une  femme  fans  quitter 
l'Ele&orar.  Il  avoit  déjà  jette  les  yeux  fur  Agnès  de  Manf- 
feld,  religieufe  au  monaftére  de  Gerisheim  ,  lorfqu'il  eut  oc- 
casion de  la  voir  dans  un  voyage  qu'elle  fit  à  Cologne  pour 
accompagner  Marie  fa  feeur ,  qui  devoitépoufer  le  baron  de 
Créange.  La  facilité  qu'il  eut  par  ce  moyen  de  la  voir ,  6c 
de  converfer  tous  les  jours  avec  elle ,  l'en  rendit  éperdûment 
amoureux.  Le  Baron  après  fon  mariage  faifoit  de  fréquens 
voyages  dans  fes  terres  de  Thuringe  avec  fa  femme  &  Agnès 
fa  belle  fœur,  &  enfuite  revenoit  à  Cologne  :  mais  en  route 
ils  couchoient  fouvent  dans  les  châteaux  de  Gebbard  qui 
trouvoit  par-là  lieu  d'entretenir  fes  premiers  feux. Enfin  Ernefr. 
de  Mansfeld  ,  frère  d'Agnès  prefla  vivement  l'Electeur  d'ac- 
complir la  parole  qu'il  avoit  donnée  à  fa  fœur,  6c  de  i'épou- 
fer  folemnellement ,  pour  difllper  les  bruits  qui  couroient  fur 
i'a^T a^e  dC  ^eur  commerce.  H  l'époufa  donc  à  Bonne  :  mais  en  fecret  , 
de  Cologne!  &  en  préfence  feulement  d'Erneft  6c  de  Marie  de.  Mansfeld: 
ce  fut  au  commencement  de  l'année.  Comme  il  n'avoit  pas 
de  grands  biens ,  6c  qu'il  cherchoit  un  moyen  degarder  fon 
Archevêché  avec  fa  femme  ;  les  comtes  de  Newenar  6c 
de  Solms  avec  qui  il  étoit  très  -  lié  ,   lui    confeiilérenc. 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Li<r.  LXXVÏ.     66$ 

d'engager  fous  main  les  Proteftans  à  demander  au  Magiftrat  t 

le  libre  exercice  de  leur  Religion  dans  fon  Electorat.  Il  le  fie,  Henri 
&  en  conféquence  les  Proteftans  préfentérent  une  longue       IIL< 
requêce  ,  par  laquelle  ils  demandoient  la  liberté  de  s'aiTem-      j  ^3  iv 
bler.  Et  comme  on  pouvoir  leur  objecter  que  fous  prétexte 
d'admettre  la  confefîîon  d'Aufbourg,  on  vouloit  introduire 
dans  le  Diocéfe  toutes  fortes  de  feétes  ,  &:  ruiner  par  ce 
moyen  l'autorité  des  Magiftrats  5  ils  répondirent  que  fi  on- 
leur  accordoit  leur  demande ,  ils  feroient  auflïcôt  connoître 
à  tout  le  monde  qu'ils  ne  fuivoient  point  d'autre  doctrine 
que  celle  qui  étoit  renfermée  dans  la  confeilion  d'Aufbourg,; 
expliquée  dans  l'Apologie  de  Luther  ,  &  approuvée  dans 
plusieurs  diètes  de  l'Empire:  Que  cet  exercice  loin  d'affoL 
blir  l'autorité  des  Magiftrats,  la  rendroit  plus  refpedable  à 
des  peuples  altérés  de  la  parole  divine ,  comme  on  en  pou- 
voit  voir  des  exemples  à  Francfort ,  à  Spire  ,  à  Worme ,  à 
Ratifbonne  ,  à  Aufbourg  ,  ôc  dans  beaucoup  d'autres  villes 
de  l'Empire. 

Le  Magiftrat  au  lieu  de  répondre  à  cette  Requête  ,  fk 
iignifler  à  ceux  qui  l'avoient  lignée  un  ordre  de  fe  rendre 
en  prifon:  teleft  l'ufage  à  Cologne  où  jamais  on  n'emprifonne 
un  habitant  malgré  lui,  à  moins  qu'il  n'y  ait  des  caufes  très- 
graves.  Quelques  jours  après  Melchior  Bruin  Pafteur  Catho- 
lique du  collège  des  Apôtres  donna  une  requête  contraire , 
dans  laquelle  il  examine  &  réfute  tous  les  articles  de  celle 
des  Proteftans.  On  envoya  de  part  &  d'autre  des  Députés  à 
Aufbourg  pour  plaider  la  caufe  en  cette  dicte  ,  à  laquelle 
on  en  avoit  déjà  renvoyé  une  femblable  pour  la  ville  d'Aix-- 
la-Chapelle j  mais  les  Proteftans  n'attendirent  ni  la  réponfe 
de  l'Empereur  ,  ni  celle  de  leurs  Députés  •  &  comptant  qu'ils 
avoient  fatisfait  par  leur  requête  à  tout  ce  qu'ils  dévoient 
au  Magiftrat  :  follicités-  d'ailleurs  par  les  comtes  de  Solmsâ: 
de  Newenar  •  ils  s'aïlemblérent  le  fept  de  Juillet  au  bourg 
de  Mechteren  qui  appartenoit  à  ce  Seigneur  ,  &  ils  y  enten- 
dirent la' prédication  de  ZacharieUriin  miniftre  Silefien,  qui 
leur  fut  envoyé  par  Cafimir  ,  frère  de  l'élecieur  Palatin. 

Le  Magiftrat  allarmé  de  cette  entreprife  v,fït  fermer  les> 
portes  le  Dimanche  fuivant  :  fa  conduite  fut  diversement 
interprétée  5  car  il  y  avoit  des  gens  qui  foûtenoient  que- 

B  P  p  p  iij  ; 


6yo  HISTOIRE 

Newenar  avoit  pu  faire  ce  qu'il  avoic  fait,  fans  violer  les  loïx 

Henri  de  l'Empire  :  Que  le  bourg  de  Mechteren  lui  appartenoic  , 

III.      &  que  par  conléquent  on  ne  pouvoir  pas  y  défendre  l'exer- 

i  5  Si.     cice  d'une  Religion  ,  qui  étoit  approuvée  par  l'Empire.  On 

répondoit  qu'à  la  vérité  Mechteren  étoit  de  la  dépendance 

de  Newenar  ;  mais  qu'étant  fîtué  dans  la  juriidiction  d'un 

Seigneur  fupérieur  dont  il  relevoit,  il  n'étoit  pas  permis  d'y 

innover  fur  la  Religion  fans  une  conceffion  du  Seigneur   Su- 

zerain.  Gcbbard  d'un  autre  coté  étoit 'bien  aile  qu'on  crue 

que  Newenar  avoit  agi  fans  fa  participation  -y  6c  Solms  nioic 

qu'il  en  eût  jamais  rien  fçu  5  quoique  dans  le  fond  ce  fût  lui 

qui  eut  donné  ce  confeil  de  concert  avec  Newenar. 

Comme  ces  afFemblées  recommençoient  de  tems  en  tems, 
le  Magiftrat  crut  devoir  employer  la  force,  Se  il  commença 
par  faire  abbattre  les  arbres  qui  empéchoient  qu'on  ne  pût 
appercevoir  de  la  ville  le  lieu  où  l'on  s'aiFembloit.  Il  fit  en- 
fuite  élever  une  batterie  de  gros  canon ,  &c  ordonna  de  ti- 
rer fur  l'endroit  même  :  la  niaifon  fut  percée  par  les  boulets, 
6c  peu  s'en  fallut  que  Newenar  n'y  fut  tué.  Le  comte  de 
Solms  s'écant  juftifié  auprès  du  Magiftrat ,  comme  je  viens 
de  le  dire,  avoit  reçu  ics  ordres,  qu'il  étoit  allé  communi- 
quer à  Newenar,  lorfque  le  canon  commença  à  tirer.  Solms 
étant  retourné  dans  la  ville  fans  avoir  rien  ga^né ,  tout  ferru 
bloit  tendre  à  une  fédition  •  mais  à  la  follicitation  du  Cha- 
pitre,les  deux  partis  nomxnérent  des  Députés  pour  accommo- 
der cette  affaire  :  ils  eurent  ordre  de  fe  rendre  à  Mulheim,  &C 
Gebbard  s'y  trouva.  Comme  il  exhortoit  Newenar  à  ne  plus 
tenir  de  prêche  à  Mechteren ,  ce  Seigneur  montrant  le  bou- 
let qui  l'avoit  penfé  tuer  fe  plaignit  hautement  de  cette  in- 
jure. Il  confentit  enfin  à  ce  qu'on  demandoit  de  lui  3  mais  il 
déclara  que  c'étoit  à  la  confidération  de  l'Archevêque,  6c 
non  du  Chapitre  qu'il  le  faifoit. 

Gebbard  fe  diipofant  à  fe  rendre  à  la  diète  ,  les  Cha- 
noines craignirent  qu'il  ne  formât  quelque  projet  contre  eux 
avec  les  Députés  des  princes  Protcftans  :  ainfi  ils  y  envoyè- 
rent de  leur  coté  Frideric  de  Saxe  ,  qui  étoit  membre  de 
leur  Chapitre.  Voilà  l'origine  de  la  haine  qui  éclata  depuis 
entre  Gebbard  &  Frideric ,  5c  qui  a  été  funefle  à  l'un  &: 
£  l'autre.  Ce  fut  aufîi  à  l'occafîon  de  leur  querelle   que 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVI.      671 

Guillaume  duc  de  Cleves  promit  au  Sénat  ôcau  Chapitre  de 
leur  donner  du  fecours  contre  les  Novateurs ,  &;  qu'Alexan-  Henri 
dre  Farnefe  Généralilïime  des  troupes  du  roi  d'Efpagne  dans       III. 
les  Païs.bas ,  leur  offrit  de  lui-même  tout  ce  qui  étoit  en      1  «&# 
ion  pouvoir.  Le  Sénat  rafTuré  par  ces  offres  réfolut  de  cou- 
per la  racine  à  toutes  les  aflemblées  féditieufes ,  &  aux- trou- 
bles qui  fe  formoient  de  jour  en  jour  $  &  il  fit  publier  une 
ordonnance  par  laquelle  il  étoit  enjoint  à  tous  ceux  qui  iui- 
voient  une  autre  Religion  que  la  Catholique,  6c  qui  ayant 
été  chafTés  de  la  ville  feize  ans  auparavant ,  y  avoient  été 
reçus  depuis ,  d'en  fortir  dans  un  mois. 

Dans  ce  même  temsles  députés  des  Proteflans  obtinrent 
des  députes  des  Princes  de  leur  communion ,  qui  étoient  à 
la  diète  d'Aufbourg  ,  des  lettres  de  recommandation  pour 
le  fénat  de  Cologne.  Ces  lettres  portoient  qu'ils  avoient 
ordre  de  leurs  maîtres  de  prendre  fait  &  caufe  pour  hs  Pro- 
teflans de  Cologne,  &:  de  prier  le  Sénat  de  leur  part  de  les 
traiter  avec  la  même  bonté  qu'on  les  traitoit  dans  les  autres 
païs  de  l'Empire  3  de  ne  les  point  retrancher  de  leurs  corps 
comme  indignes  d'en  pofleder  les  dignités  3  mais  d'obferver 
au  contraire  à  leur  égard  la  pacification  publiée  fept  ans  au- 
paravant, pacification  qui  devoit  être  regardée  comme  le 
plus  folide  lien  de  la  tranquillité  publique  3  en  confcquencc 
de  leur  lai  (Ter  la  liberté  de  faire  profeflion  de  leur  religion- 
&;  que  c'etoit  l'unique  moyen  de  maintenir  l'union  ,  qui  étoic 
plus  néceilàire  que  jamais. 

Ces  lettres  ayant  été  rendues  au  Sénat ,  les  Proteflans 
drefîerent  une  requête  3  mais  au  lieu  de  la  préfenter  au  Cha- 
pitre ,  ils  la  donnèrent  à  Gebbard  le  dix-huit  de  Septembre, 
parce  qu'ils  fçavoient  qu'il  les  favorifoit.  En  même  tems  ils 
lui  remirent  des  lettres  de  recommandation  écrites  par  les 
mêmes  députés  de  la  diète  d'Aufbourg  ,  qui  prioient  cet 
Archevêque  de  permettre  aux  Proteflans  de  tenir  des  aflem- 
blées dans  Cologne. 

Gebbard  s'etoit  mis  en  chemin  comme  pour  fe  rendre  <L 
la  dicte ,  &L  il  étoit  déjà  dans  la  Hefle  :  mais  ayant  appris  que 
la  diétc  avoir  été  fuf  pendue  pour  des  raifons  indifpenfables, 
&:  ayant  reçu  des  ordres  de  l'Empereur  de  n'aller  pas  plus. 
lion,  il  retourna  à  Weflphalie.. 


Çjt  HISTOIRE 

m_      ■  Les  députés  du  Chapitre  fçachant  certainement  que  Geb~ 

JH.e  n  m  bard  ne  viendroit  pas  à  la  diète  ,  ne  laifTérenc  pas  de  pu- 
III.      blier  qu'il  arriveroit  bientôt  ,  6c  qu'il  l'avoir  promis.  Leur 
;i  y  8  z.     deiïein  étoit  de  le  rendre  odieux  aux  autres  Ordres  de  l'Em- 
pire par  l'inexécution  de  cette  promefle. 

Su;*  la  fin  de  la  diète  parurentles  députés  de  Gebbard, le 
.comte  de  Solms  6c  Swart.  Ils  firent  les  excufes  du  Prélat  fur 
ce  qu'il  n'y  étoit  pas  venu  lui-même.  Ils  avoient  ordre  de 
renter  11  l'on  pouvoit  obtenir  pour  les  Princes  Eccléfiafliques 
Ja  liberté  de  fuivre  la  Religion  qu'ils  vaudraient ,  6c  de  fe 
•marier  fans  perdre  leurs  dignités  :  il  courut  là-deflus  des 
bruits  vagues ,  mais  fans  nom  d'auteur  ,  5c  fans  être  avoués 
de  perfonne  ,  6c  chacun  en  jugea  fuivant  les  fentimens  dont 
il  étoit  prévenu  d'ailleurs.  Enfin  la  diète  fe  féparafur  la  fia 
.de  Septembre ,  fans  avoir  rien  décidé  qui  mérite  que  l'on 
«n  faûe  mention 

Cependant  Gebbard  voyant  que  le  Chapitre  6c  le  Sénat 
faifoient  des  préparatifs  contre  lui  ou  pour  l'attaquer ,  ou 
au  moins  pour  fe  défendre ,  commença  à  lever  des  troupes 
fous  prétexte  de  mettre  les  frontières  à  couvert  des  trou- 
pes du  roi  d'Efpagne  ,  6c  de  celles  des  Etats  :  mais  il  déclara 
nettement  dans  la  fuite  qu'il  fçavoit  de  bonne  parr  que  le 
Chapitre  avoit  de  mauvais  deiTeins  contre  lui.  Les  Chanoines 
l'ailurérent  qu'ils  ne  vouloient  rien  faire  contre  la  fidélité 
qu'ils  lui  dévoient  ;  mais  que  de  fon  côté  il  devoit  prendre 
garde  de  ne  rien  faire  qui  fût  indigne  de  fon  rang ,  6c  de  la 
dignité  facrée  dont  il  çtoit  revêtu;  Que  le  bruit  couroit, 
qu'il  vouloit  fe  marier  6c  changer  de  reïigiomQue  il  ces  bruits 
fe  trouvoient  appuyés  fur  quelque  réalité  ,  il  ne  devoit  at- 
tendre d'eux  ni  fidélité  ni  fecours.  Gebbard  répondoit  que 
ç'étoit  par  leur  faute  que  la  difcipline  du  Clergé  étoit  ren- 
yerfée  :  mais  qu'il  enverroit  bientôt  des  Théologiens  diftin- 
gués  pour  la  rétablir,  6c  qu'il  en  drefTeroit  la  formule.  Per- 
luadé  qu'il  en  avoit  afîéz  fait  pour  fe  jufKfier  fur  les  foup- 
ç_ons  qu'on  avoit  contre  lui  j  il  prit  la  route  de  Bonne ,  après 
s'être  fait  précéder  par  Gafpard  Heien  Capitaine  de  fes 
gardes ,  avec  des  lettres  pour  Ekius  qui  commandoit  dans 
cette  ville.  Il  le  chargeoit  d'engager  le  Sénat  à  lui  faire  une 
réception  honorable  ,  6c  à  marquer  des  logemens  commodes 

pour 


3MMH 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVL     ^73 

pour  toute  fa  maifon  ,  parce  qu'il  y  vouloit  féjourner  quel-  ; 

ques  jours.  Henri 

Il  étoit  alors  à  Sibourg  ,  où  il  dîna  ^  après  quoi  il  Ht  paf       III. 
fer  le  Rhein  à  fes  troupes ,  6c  s'avança  pour  encrer  par  la     1582. 
porte  de  Cologne.  La  vue  de  tous  ces  loldats  caufa  du  trou-    Gebbard  fc 
ble  dans  la  ville ,  oc  l'on  ordonna  de  fermer  les  portes.  Mais  faille  de  Bon- 
les  gens  qui  lui  étoient  attachés  les  rirent  ouvrir,  oc  il  y  fut  ne* 
reçu  avec  toute  fa  fuite.  Auffitôt  il  chargea  Ekius  6c  Heien 
d'aller  faire  fes  exeufes  au  Sénat ,  de  ce  qu'il  étoit  venu  en 
armes.  Il  leur  fit  dire  qu'on  lui  avoit  drefle  des  embûches 
fur  fa  route  ,  6c  que  la  guerre  étrangère  qui  étoit  à  leurs 
portes  l'avoit  mis  dans  la  nécefîité  de  lever  des  troupes  pour 
mettre  le  pais  à  couvert  en  attendant  qu'on  fût  mieux  in- 
formé des  deffèins  des  ennemis  ^  qu'il  avoit  réfolu  pour  cet 
effet  de  faire  quelque  féjour  dans  leur  ville,6c  qu'il  vouloit  que 
{qs  troupes  y  fufTent  logées  commodément ,  ôc  auprès  de  lui. 

Le  Sénat  fit  réponfe  qu'il  avoit  été  ravi  de  l'arrivée  de 
fon  Prince  ;  mais  qu'il  auroit  mieux  aimé  le  voir  en  habit  de 
paix ,  qu'avec  les  appareils  de  la  guerre.  A  l'égard  du  lo- 
gement des  troupes,  il  fupplia  Gebbard  d'en  décharger  la 
ville ,  ôc  de  les  envoyer  dans  les  villages ,  êc  dans  les  châ- 
teaux des  environs  :  Que  fi  S.  A.  ne  pouvoit  pas  les  éloigner 
de  fa  perfonne  ,  elle  eût  la  bonté  de  les  diftribuer  dans  les 
couvens ,  6c  dans  les  maifons  des  Eccléfiaftiques  :  Que  fi  leurs 
maifons  ne  fuffifoient  pas ,  il  y  avoit  des  hôtelleries  où  elles 
pouvoient  loger  6c  vivre  de  leur  folde.  Le  Sénat  fe  déchargea 
ainfi  de  cette  corvée  furie  Clergé,  6c  le  Greffier  de  la  ville 
fit  un  état  des  logemens,qui  fut  donné  au  maréchal  des  Logis. 

Gebbard  ayant  fait  préparer  le  dîner  dans  une  hôtelle- 
rie, y  invita  les  Bourgmeftres  :  au  fortir  de  table  on  parla 
du  logement  des  troupes,  &  enfuite  des  clefs  de  la  ville.  Geb- 
bard ne  demandoit  pas  d'abord  qu'on  les  lui  remît  pour  en 
difpofer  abfolument  •  il  vouloit  nommer  des  perfonnes  qui 
partageaffent  avec  le  Sénat  la  garde  de  la  ville  6c  des  clefs: 
mais  le  Sénat  s'y  oppofa  fortement ,  déclarant  que  ces  clefs 
lui  avoient  été  confiées  dans  le  tems  que  Gebbard  fut  facré,6C 
qu'on  ne  pouvoit  ni  ne  devoit  lui  en  ôter  la  garde  fans  lecon- 
fentement  du  peuple.  Auffitôt  l'hôtel  de  ville  fut  entouré  d'un 
grand  nombre  d'habitans  qui  paroifToient  déterminés  à 
Tome  VIII.  QSLW 


674  HISTOIRE 

! !  défendre  le  Sénat ,  fi  on  vouloit  lui  faire  quelque  violence  : 

Henri  cependant  la  préfence  des  foldats,qui  n'ayant  pas  encore  leurs 
III.       logemens,  étoient  en  armes  dans  la  place,  les  tint  en  refpec"h 
i  f8  2.  Sur  Ie  ^oir  Gebbard  étant  allé  à  Rofenthal  où  demeuroic 

Agnès  de  Mansfeld  avec  la  Baronne  de  Créange  fa  fceur ,  iL 
y  manda  les  Sénateurs  qu'il  jugea  à  propos ,  &:  il  leur  dit  qu'il 
ctoit  bien  vrai  qu'ils  avoient  la  garde  des  clefs  ,  èc  par 
conféquent  des  murs  &  des  portes  de  la  ville  :  mais  que 
le  Prince  étoit  en  droit  de  les  demander  dans  une  néceflité 
preilante  ,  &  dans  un  tems  où  fa  vie  étoit  en  danger  :  Qu'il 
leur  ordonnoit  donc  de  les  lui  apporter  fur  le  champ,  & 
de  venir  recevoir  des  ordres  plus  amples  qu'il  avoit  à  leur 
communiquer.  Après  leur  avoir  parlé  ainfî ,  il  s'en  alla  à  fon 
Palais.  Toute  la  nuit  fe  parla  en  menaces  d'un  côté ,  &  en 
inquiétude  de  l'autre.  Gebbard  étoit  outré  de  la  réfiflance 
du  Sénat, Sciés  amis  eurent  bien  de  la  peine  à  l'empêcher 
d'en  venir  aux  dernières  extrémités.  Le  lendemain  cinquième 
de  Novembre,  Newenar  &;  le  comte  de  Solmsfe  rendirent 
au  Sénat,  où  ils  parlèrent  avec  une  très -grande  modéra- 
tion 3  &;  après  avoir  répété  en  peu  de  mots  tout  ce  qui  s'é- 
toit  palïè  la  veille  à  l'occafion  de  la  garde  des  clefs  &  de 
la  ville  ,  ils  conjurèrent  les  Sénateurs  de  n'avoir  aucune  dé- 
fiance de  leur  PrinceiQu'iln'avoit  point  eu  d'autre  intention, 
en  demandant  les  clefs,que  d'éprouver  l'obéïfîance  &:  la  fidé- 
lité des  habitans.-Que  s'ils  vouloient  lui  donner  les  clefs,il  étoic 
réfolu  de  les  remettre  à  l'inftant  entre  les  mains  du  Sénat,&  de 
lui  confier  avec  de  nouvelles  formalités  la  garde  de  la  ville  3 
à  condition  pourtant  que  quelques  perfonnes  de  fa  m  ai  fon  fè- 
roient  aflbciées  au  Sénat  pour  cette  fonction  ,  comme  il  l'a- 
voit  demandé  d'abord  :  Qu'ils  les  prioient  donc  de  ne  pas 
refufer  ces  clefs  à  leur  Prince  j  de  donner  ordre  à  la  bour- 
geoise de  mettre  bas  les  armes  h  de  défendre  de  s'affembler 
pour  faire  des  feftins  ,  parce  que  fi  les  efprits  étoient  une 
fois  échauffés  par  le  vin ,  il  feroit  bien  difficile  d'empêcher 
le  défordre.  Le  Prince  demanda  de  plus  qu'on  lui  marquât 
par  écrit  ce  qui  fe  pratiquoit  pour  la  garde  des  portes,&  pour 
l'établiilement  des  corps-de-garde. 

La  réponfe  du  Sénat  ne  fut  pas  fi  modérée  :  car  après  avoir 
protefté  qu'ils  feroient  toujours  fidèles  à  leur  Archevêque , 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVI.     67S 

ils  renvoyèrent  à  la  décifion  du  Chapitre  l'afFaire  de  la  dé-  - 

livrance  des  clefs  ,  déclarant  qu'il  ne  pouvoit  rien  ffcatuer  Henri 
à  cet  égard  fans  avoir  pris  fon  avis  :  Que  la  bourgeoise  s'é-  III. 
tant  mile  fous  les  armes  fans  leur  en  demander  permiiîîon  ,  1582. 
il  y  avoit  lieu  de  croire  qu'elle  n'obéïroit  pas  ,  s'ils  lui  or- 
donnoient  de  les  quitter:  mais  qu'ils  étoient  perfuades  que 
û  le  Prince  vouloit  renvoyer  les  troupes  qu'il  avoit  fait  en- 
trer dans  la  ville,  les  habitans  rentreroient  furie  champ  dans 
le  calme  &  dans  la  tranquillité.  Pour  adoucir  un  peu  la  du- 
reté de  cette  réponfe  ,  ils  l'alFurérent  qu'ils  garderoient  les 
portes  avec  tout  le  foin  &  toute  la  fidélité  qu'il  pouvoit  fouhai- 
ter  ,  &  qu'ils  lui  donneraient  pour  la  garde  de  fa  perfonne 
un  corps  de  milice  bourgeoife.  Après  bien  des  difputes  on 
convint  enfin  de  quelques  articles  que  Ton  mit  par  écrit. 
Voici  les  principaux  :  Que  le  Sénat  demeureroit  en  poffef- 
fion  des  clefs  &  de  la  garde  des  portes  :  Qu'Ekius  commande- 
roit  dans  la  place  :  Que  Gebbard  n'augmenteroit  point  la 
garnifon  qu'il  y  avoit  fait  entrer  ,  à  moins  qu'il  n'y  eut  une 
néceffité  preflante.  Mais  Ekius  qui  étoic  un  homme  pacifique, 
s'étant  brouillé  avec  les  deux  partis  par  toutes  les  allées  &: 
venues  qu'il  avoit  faites  pour  tâcher  de  les  concilier ,  fe  dé- 
mit de  lui-même  du  gouvernement ,  èc  l'on  mit  à  fa  place 
"W^erner  Schenck. 

Le  bruit  de  ce  qui  venoit  d'arriver  à  Bonne  s'étant  ré- 
pandu de  toutes  parts,  on  ne  douta  pas  dans  la  diviiîon  où 
étoient  les  efprits ,  qu'on  n'en  vînt  bientôt  à  une  guerre  ou- 
verte. Gebbard  avoit  écrit  à  Farnefe  pour  le  prier  de  ne 
point  ajouter  foi  aux  calomnies  que  fes  ennemis  publioient 
contre  lui ,  &  il  l'afTuroit  que  jamais  il  ne  feroit  rien  contre 
fon  devoir.  Malgré  cette  proteftation ,  le  GénéraliOime  per- 
fuadé  que  Gebbard  fe  préparoit  à  la  guerre  ,  &C  qu'il  com- 
ptait beaucoup  fur  les  (ecours  du  duc  de  Brabant ,  offrit  au 
Chapitre  &  au  magiftrat  de  Cologne  fa  protedion  ,  &  toutes 
les  forces  que  l'Elpagne  avoit  dans  les  P  aïs-bas.  L'Arche- 
vêque de  Ion  côté  voulant  prévenir  les  furprifes,  chargea 
Louis  Kump  de  Hontfelaer  de  lui  faire  des  levées  dans  le 
voifinage  ^  mais  comme  l'approche  de  ces  troupes  jettoit 
l'allarme  dans  la  ville ,  on  les  mit  en  garnifon  à  Dietkirc- 
icen  ,  où  il  y  aune  Abbaye  de  filles  :  6c  dans  les  châteaux  de 


é7S  HISTOIRE 

—„..„■■■■—..  Poppclfdorf,de  Godefberg,&:  deKefTenick  qui  appartiennent 

Henru  l'archevêque  de  Cologne. 

III.  Cependant  le  comte  de  Solms ,  Vinnemberg  ,  &  le  baron 

1582.  de  Créange  allèrent  à  Cologne  rejoindre  les  Chanoines 
de  la  Cathédrale.  Newenar  qui  étoit  refté  avec  l'Arche- 
vêque à  Bonne  ,  lui  confèilla  d'écrire  à  la  bourgeoilie ,  pour 
la  mettre  dans  les  intérêts  :  il  le  fit  le  vingt-deux  de  No- 
vembre. Dans  cette  lettre  il  commence  par  le  juftifîer  fur  les 
levées  qu'il  a  faites  3  il  palTe  enfuite  aux  raifons  qu'il  a  de  fe 
plaindre  ;  il  dit  que  le  Sénat  arme  contre  lui,  qu'il  fuit  les 
conieils  de  gens  mal  intentionnés  ,  qui  ne  cherchent  qu'à 
exciter  des  troubles  dans  le  pais  j  qu'il  fait  tous  {qs  efforts 
pour  anéantir  l'autorité  de  l'Archevêque  ,  &  pour  renver- 
ser fes  droits  ^  et  que  pour  rcuihr  dans  les  entreprifes  contre 
une  autorité  légitime  ,  il  foule  les  peuples  par  des  dépenfes 
aufîi  inutiles  qu'elles  font  ruineufes. 

Gebbard  le  rlatoit  que  cette  lettre  armeroit  le  peuple 
contre  le  Sénat  :  mais  le  contraire  arriva.  Les  compagnies 
bourgeoifes  qui  l'avoient  recûë,  la  portèrent  fur  le  champ 
au  Chapitre  &c  au  Sénat.  Ces  deux  corps  aflurés  des  fe- 
cours  du  duc  de  Cleves  &  du  prince  de  Parme  répondirent 
avec  hauteur  à  cette  lettre ,  mais  au  nom  du  peuple  ,  à  qui 
elle  étoit  adreiîèe.  Après  s'être  juftiriés  fur  les  reproches 
qu'il  leur  fait ,  d'armer  contre  lui  ,  d'attaquer  fon  autorité 
fk  les  droits  de  fa  dignité  d'Ele&eur  •>  ils  expofent  à  leur  tour 
leurs  griefs.  Ils  acculent  Gebbard  d'avoir  ïollîcité  des  peu- 
ples fournis  à  une  autre  juriididtion  que  la  fienne  3  de  les  avoir 
pris  fous  fa  protection  à  l'inlçû.  et  malgré  le  Magiftrat  donc 
ils  dépendoient  -y  d'avoir  troublé  la  tranquillité  publique  par 
des  libelles  diffamatoires  qu'il  a  fait  répandre  de  tous  côtés; 
de  gouverner  fon  Etat  contre  les  loix  ,  l'équité  ,  &.  le  re- 
pos du  corps  Germanique,  contre  les  décrets  &  les  confli- 
tutions  de  l'Empire  3  enfin  contre  les  traités  conclus  entre 
les  Archevêques  &  la  ville  de  Cologne  :  &  ils  lui  font  enten- 
dre que  les  Bourgmeftres ,  les  Sénateurs  ,  &.  les  quarante- 
quatre  principaux  bourgeois  de  la  ville  étoient  réfolus  de 
porter  leurs  plaintes  fur  tous  ces  chefs  à  l'Empereur,  &t  aux 
Princes,  &  Etats  de  l'Empire  ,  pour  demander  juftice  du  mé- 
pris que  leur  Archevêque  avoit  pour  eux  ,  &  des  injures , 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVI.     677 

&  des  outrages  qu'il  leur  faifoic  continuellement.  » 

Gebbard  connut  par  cette  réponfe  qu'il  avoit  entrepris  Henri 
une  grande  affaire,  <k  d'autant  plus  fâcheufe,  qu'il  n'avoit       III. 
point  d'argent  :  mais  comme  il  étoit  trop  avancé  pour  re-     1582. 
culer ,  il  iongea  tout  de  bon  à  fe  mettre  en  état  de  la  foûte- 
nir.  Il  commença  par  envoyer  des  perfonnes  de  confiance 
à  Bruel ,  quieft  la  forterefle  des  Archevêques ,  où.  font  leurs 
bijoux  ,  Se  tout  ce  qu'ils  ont  de  plus  précieux  -y  il  donna  ordre 
a  ces  gens  d'ouvrir  les  coffres  &  les  armoires ,  &  d'appor- 
ter à  Bonne  toutes  les  richeifes  qu'elles  renfermoient.   Il 
fit  en  même  tems  compter  quelque  peu  d'argent  à  Théodore 
Knipenberg  pour  lever  un  corps  de  troupes  capable  de  met- 
tre à  couvert  le  canton  de  Recklinchufèn. 

Dans  cet  embarras  Gebbard  renvoya  tous  fes  Confeii- 
lers ,  &.  ne  retint  après  de  lui  que  des  gens  de  guerre.  On 
ne  voyoit  à  fa  Cour  que  des  Envoyés  de  princes  Proteftans, 
del'évêquede  Brème,  de  Jean  Cafimir,  du  prince  d'Orange, 
&;  de  tous  les  Princes  de  iamaifon  de  NafTau. 

Pendant  ce  tems-là  ,  le  Chapitre  envoya  fecrétement  à 
Rome  informer  le  Pape  de  tout  ce  qui  fe  paifoit.  Grégoire  en 
futallarméj  &  quoiqu'il  n'ignorât  pas  de  quelle  importance 
étoit  cette  affaire  ,  &  quel  changement  elle  étoit  capable 
d'apporter  à  la  Religion  du  pais ,  fi  on  la  négligeoit  -y  ce- 
pendant la  considération  qu'il  avoit  pour  le  cardinal  d'Auf. 
bourg  oncle  de  Gebbard  ,  qui  avoit  rendu  de  très-grands 
fervices  au  faint  Siège,  l'empêcha  de  rien  précipiter.  Il  fe 
contenta  donc  d'envoyer  un  Légat  en  Allemagne  ,  &  choi- 
sît pour  cette  légation  le  cardinal  Madrucci.  Le  Légat  avant 
que  de  partir  envoya  Minuccio  Minucci  avec  des  lettres  du 
Pape  aux  électeurs  de  Trêves  &  de  Mayence,afin  qu'il  pût 
être  informé  par  le  moyen  des  amis  qu'ils  avoient  à  Cologne, 
de  la  véritable  fituation  des  chofes. 

Les  bruits  qui  couroient  fur  les  projets  de  Gebbard  allant 
toujours  en  augmentant ,  le  Pape  lui  écrivit  le  cinq  de  Dé- 
cembre j  &  après  lui  avoir  parlé  de  la  fplendcur  de  fa  fa- 
mille ,  &  des  vertus  par  lefquelles  le  cardinal  d'Aufbourg 
fon  oncle  avoir  rendu  fa  mémoire  fi  refpe&able,  il  lui  donne 
avis  de  penfer  de  bonne  heure  à  mettre  fa  réputation  &:  fon 
falut  à  couvert  >  s'il  s'eft  trop  avancé  ,  qu'il  fonge  à  fe  retirer. 

QSUlV1') 


67S  HISTOIRE 

au  plutôt  j  fi  tout  ce  qu'on  a  dit  contre  lui  efl  faux,  qu'il  dé- 
H  e  n  r  i  clare  nettement  quels  font  les  fentimens  ,  &  qu'il  rafle  de 
III.      férieufes  réflexions  fur  ce  qu'il  doit  au  faint  Siège ,  à  fa  pa- 
1582.     tr*e  •>  2-  ta  Chrétienté  ,  à  lui-même  5  en  un  mot  qu'il  prenne 
des  mefures  pour  empêcher  que  les  ennemis  par  leurs  mau- 
vais difcours ,  ne  faifent  une  tache  éternelle  à  la  gloire  de 
fa  famille ,  &  à  l'honneur  du  Clergé. 

Après  ces  avis  paternels  ,  il  lui  marque  qu'il  a  envoyé 
ordre  à  l'archevêque  de  Trêves  de  l'aller  trouver,  6c  de  lui 
parler  au  nom  du  fàint  Siège.  L'empereur  Rodolfe  s'entre- 
mit auffi  de  cette  affaire ,  à  la  prière  du  Pape ,  &  il  envoya 
un  homme  avec  caractère  pour  en  parler  à  Gebbard. 

D'un  autre  coté  il  lui  arrivoit  des  Envoyés  de  tous  les  prin- 
ces Proteftans  j  il  y  vint  même  quantité  de  Seigneurs,  &  entre 
autres  Jean  de  NafTau  frère  du  prince  d'Orange  ,  avec  fon  fils 
aulîî  nommé  Jean  5  Albert  de  NafTau  de  Sarwerde^  Herman  de 
W^eyde  ,  Charle  de  Mansfeld ,  les  deux  comtes  de  Solms  , 
Erneft&;  Conrad j  Adolphe  de  Solms  chanoine  de  Colognej 
Adolphe  Newenar  3  Charle  Truchfes  père  de  Gebbard  ,  & 
Ferdinand  Truchfes  fon  frère,  à  qui  on  venoit  de  donner  une 
place  dans  ce  Chapitre^les  comtes  de  Veinnenberg,de  Bruck, 
de  Girolfeck  &  d'Oberftein  ,  &  Louis  de  Witgenftein  s'y 
rendirent  auffi  j  &;  pour  l'affermir  dans  la  réfolution  qu'il 
avoit  prife  ,  ils  lui  promirent  tous  de  le  foutenir  de  tout  leur 
pouvoir.  Ces  promefîès  l'encouragèrent  tellement,qu'il  parut 
déformais  auffi  tranquille  &:  aufli  gai  qu'on  l'avoir  vu  aupa- 
ravant inquiet  &  embarrafTe.  Sa  maifon  ,  qui  jufque  là  avoit 
été  remplie  de  Colonels,de  Capitaines  &;  d'autres  Omxiers,& 
qui  retentilfoit  continuellement  du  bruit  des  armes,changea 
entièrement  de  face  :  les  danfes  ,  les  bals ,  les  fpecfacles  fuc- 
cédérent  au  tumulte  militaire,  &  on  n'y  entendit  plus  que 
des  cris  de  joye.  On  ne  s'y  déguifà  plus  3  on  y  parla  du  Pape, 
&i  à  table  &  dans  les  converfations  familières ,  avec  une  li- 
cence qui  ne  gardoit  plus  de  mefures  3  en  forte  qu'on  ne 
pouvoit  plus  douter  des  fentimens  de  Gebbard. 

Dans  ces  circonfbances  ,  un  de  fes  domefliques  l'avertit 
que  plufîeurs  de  ceux  même  qui  lui  étoient  attachés,  avoient 
un  fcrupule  fur  fon  compte  ,  c'eft  qu'on  affùroit  que  non- 
feulement  il  vouloit  garder  l'Archevêché  &.  l'Eleètorat  en 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVI.     679 

changeant  de  Religion,  de  en  Te  mariant^  mais  qu'il  prétendoic 
le  rendre  héréditaire,  &  le  faire  paflèr  à  les  enfans  &  à  leur  Henri 
poftérité  :  Que  c'étoit-là  le  trait  le  plus  puiilànt  que  les  en-  III. 
nemis  puflent  lancer  contre  lui  :  Qu'il ecoit  d'une  grande  1582. 
importance  pour  le  bien  de  Ces  affaires  qu'il  le  repouisàt  par 
un  témoignage  public,  6c  qu'il  le  fît  retomber  fur  eux.  Il 
donna  à  cecte  occafîon  une  ordonnance  le  même  mois,  dans 
laquelle  il  prenoitDieuôcles  hommes  à  témoin,  que  depuis 
que  la  divine  providence  l'avoit  retiré  des  ténèbres  de  la  Pa- 
pauté (  ce  font  Ces  termes  )  6c  lui  avoit  fait  la  grâce  d'éclai- 
rer fes  yeux  par  la  lumière  de  fa  parole ,  il  n'avoit  fouhake 
autre  chofe  que  de  pouvoir  refter  dans  la  vocation ,  y  rem- 
plir Ces  devoirs  félon  fa  confeience,  &  permettre  aux  peu- 
ples confiés  à  Ces  foins ,  de  fuivre  la  doctrine  la  plus  pure , 
&  l'ufage  légitime  des  facremens  :  mais  qu'il  ne  vouloir  point 
contraindre  les  confeiences ,  6c  que  fon  intention  étoit  que 
chacun  pût  fuivre  à  fon  gré  celle  qui  lui  plairoit  le  plus  des 
deux  Religions  autorifées  dans  les  diètes  de  l'Empire  :  Qu'au 
refte  il  n'avoit  jamais  prétendu  priver  le  Chapitre  de  fon  droit 
d'élection,  ni  rien  faire  contre  fes  privilèges  ,  fes  immuni- 
tés ,  6c  Ces  contributions  j  de  forte  que  s'il  venoit  à  mourir 
ou  bientôt ,  ou  après  un  tems  confidérable,  ou  fi  les  con- 
jonctures des  tems  Pengageoient  à  abdiquer,  il  entendoit  que 
l'élection  fut  dévolue  au  Chapitre  de  plein  droit. 

Jufque-là  le  Sénat  n'avoit  point  répondu  aux  lettres  que 
les  députés  des  princes  Protefbans  lui  avoient  écrites  d'Auf- 
bourg  j  ce  fut  un  prétexte  pour  Jean  de  Bavière  duc  de 
Deuxponts  de  fe  rendre  à  Cologne  avec  les  députés  de  l'é- 
lecteur Palatin*, de  Jean  Cafîmir  6c  de  Richard  ,  Princes  *ioiïis. 
de  la  maifon  Palatine  ,  afin  de  s'aboucher  avec  le  Chapitre 
ôc  avec  le  Sénat.Je  parlerai  plus  amplement  de  l'ambaffade  de 
cePrincelorfque  j'écrirai  ce  qui  s'eftpaffé  dans  l'année  1  583. 

Gebbard  qui  vouloit  abfolument  être  maître  de  Bonne  > 
produifît  pendant  l'abfence  d'Ekius  des  lettres  du  Chapitre 
apparemment  fuppofées ,  en  vertu  defquelles  il  demanda  les 
clefs  avec  tantd'inftance,  que  le  Bourgmeftre,6c  douze  Com- 
miifaires  nommés  par  le  Sénat  les  Importèrent.  Ils  s'en  re- 
pentirent ,  mais  trop  tard  ,  lorfqu'on  leur  apporta  depuis  de 
la  part  du  Chapitre  des  lettres  qui  étoient  véritablement 


6îo  HISTOIRE 

'  i  m  de  ce  corps ,  &  qui  leur  défendoient  de  remettre  les  clefs  de 
Henri  la  ville  à  l'Archevêque. 
III.  Lorfque  Gebbard  les  eut  en  fa  poffèflîon ,  il  défendit  à  la 

i  sSi  bourgeoise  de  faire  la  garde,  &  confia  les  portes  à  desfol- 
dats  étrangers.  Il  fit  même  ôcer  les  armes  à  tous  les  habi- 
tans  qui  lui  étoient  fufpe&s,  &  défendit  qu'on  emportât  rien 
hors  de  la  ville ,  &  bientôt  la  licence  &  le  défordre  des  nou- 
veaux hôtes  qu'il  y  avoit  introduits  allèrent  fi  loin  ,  que  la 
plupart  des  anciens  habitans  furent  obligés  de  tranfporter 
ailleurs  leur  établifTement.  Il  ordonna  même  aux  Francifcains 
dont  il  fe  défioit ,  d'abandonner  leur  couvent ,  6c  d'empor- 
ter leurs  effets.  Le  Sénat  de  le  Chapitre  allarmés  de  tout  ce 
qu'ils  voyoient ,  écrivirent  à  toute  la  Nobleilè  des  environs 
èc  aux  Gouverneurs  des  places ,  de  travailler  à  prévenir  les 
maux  que  ces  troubles  pouvoient  cauferà  l'Etat:  Se  comme 
ils  n'avoient  rien  obtenu  de  Gebbard  par  l'entremife  des 
électeurs  de  Mayence  &  de  Trêve  ,  qui  lui  avoient  envoyé 
des  Députés ,  ils  s'adrefTérent  aux  Confeillers  des  pais  fitués 
fur  le  Rhin  ,  qui  écrivirent  de  leur  côté  à  Gebbard,  &  l'ex- 
hortèrent à  la  paix ,  en  lui  faifant  fentir  qu'il  alloit  fe  jetter 
dans  un  labyrinthe  dont  il  auroit  peut-être  bien  de  la  peine 
à  fe  tirer.  Le  Chapitre  &  le  Sénat  écrivirent  encore  à  la 
Nobleiïè,  &  lui  ordonnèrent  de  fe  rendre  à  Cologne  après 
la  fête  de  Noël  pour  prendre  des  mefures  fur  les  conjonc- 
tures préfentes.  Gebbard  ayant  fçu  qu'on  les  avoit  convo- 
qués ,  leur  écrivit  de  fon  côté;&  après  s'être  déchaîné  contre 
Pinfolence  du  Chapitre ,  il  leur  déclare  que  cette  afTemblée 
étant  contre  les  régies ,  ils  doivent  feulement  écouter  ce  qui 
s'y  propofera  de  la  part  du  Chapitre  ,  fans  rien  accorder  qui 
puiffe  préjudicier  ni  au  Prince  ni  à  l'Etat. 

Cette  année  vit  Pextin&ion  de  l'illuitxe  maifon  des  comtes 
de  Hoie  fur  le  Wefer ,  par  la  mort  d'Othon  le  dernier  de 
fept  fils  qu'avoit  eu  Jofle  II.  Il  y  avoit  quatre  cens  cin- 
quante ans  qu'elle  fubfiftoit ,  c'eft-à-dire  ,  depuis  l'empereur 
Lotaire  le  Saxon.  Pour  Jean  d'Hoye  fon  coufin  germain,  qui 
fut  évêque  de  Munfter ,  &  l'un  des  plus  grands  ornemens 
de  cette  famille,  il  étoit  mort  neuf  ans  auparavant ,  com- 
me je  Pai  dit  en  fon  lieu.  Le  duc  de  Brunfwick  ,  &;  le 
Landgrave  de  Hefle  partagèrent  les  biens  de  cette  Maifon  , 

qui 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVI.    éSi 

qui  leur  étoient   dévolus  en    vertu   de  leurs  fiefs. 

Pendant  qu'une  partie  de  l'Allemagne  étoit  agitée ,  la  Henri 
Pologne  commençait  à  refpirer  par  la  paix  qui  fut  conclue       III. 
avec  les  Mofcovices  au  commencement  de  cette  année.  Le     ï  cg2. 
Pape  fe  donna  de  grands  mouvemens  pour  cette  affaire  :  c'é-     Affaires  de 
toit  Antoine  Poilevin  qu'il  avoit  chargé  de  la  négocier  dans  P°'0gnc- 
la  vue  d'engager  le  Grand  duc  de  Mofcovie  à  tenir  la  pa- 
role qu'il  avoit  donnée  d'attaquer  les  Turcs.  On  avoit  mê- 
me quelque  efpérance  que  ce  Prince,  qui  avoit  de  grandes 
obligations  au  Pape,  pourroit  fe  reunir  avec  l'Egiiiè  Ro- 
maine. 

Cependant  l'armée  Polonoife  qui  afïïégeoït  Pleskow  (i) 
avoit  à  combattre  contre  le  froid  extrême  qui  iè  fit  fentir 
cet  hy  ver  ,  &  contre  beaucoup  d'autres  incommodités.  Za- 
rnoski  y  avoit  remédié  autant  qu'il  avoit  pu,  comme  je  l'ai 
dit  :  mais  comme  les  corps-de-garde  des  Polonois  étoient 
éloignés  les  uns  des  autres,  6ccompofés  des  plus  mauvailès 
troupes ,  Zuiski  Gouverneur  de  la  place  voulant  ajouter 
à  la  gloire  de  l'avoir  fauvée ,  celle  d'avoir  forcé  le  camp 
des  Polonois  ,  &  taillé  en  pièces  leur  armée ,  réfolut  de  les 
attaquer  le  quatre  de  Janvier.  Dans  ce  deiïein  il  raifemble 
environ  fept  cens  chevaux  qui  lui  reftoient  dans  la  ville,  de 
les  donne  aux  plus  braves  de  fa  garniion.  Les  Polonois  n'a- 
voient  que  deux  corps-de-garde  ,  l'un  au-delà  du  fleuve  Ve- 
lika  fur  le  chemin  qui  va  à  Petzur ,  &  l'autre  en-deçà  de  la  ri- 
vière &  au  deilus  du  camp.  Zuiski  envoya  trois  cens  chevaux 
contre  le  corps  qui  étoit  fur  le  chemin  de  Petzur $  mais  com- 
me la  rivière  étoit  glacée  ,  il  jugea  que  les  Polonois  qui 
étoient  poftés  de  l'autre  côté  pourroient  paffer  fur  la  glace 
pour  fecourir  leurs  gens.  Il  réfolut  de  faire  une  fortie  vigou- 
reufe  avec  ce  qu'il  avoit  de  meilleures  troupes ,  de  d'atta- 
quer leur  camp  où  ils  étoient  en  petit  nombre.  C'étoit  la  com- 
pagnie de  Sborowski  commandée  par  Thomas  Orinski  qui 
raiioit  la  garde  ce  jour-là  au-delà  du  fleuve  3  &  Laurent  Scar- 
beck  gardoit  l'autre  côté.  Ils  avoient  ordre  l'un  &  l'autre, 
fi  l'ennemi  paroifToit ,  de  ne  point  en  venir  aux  mains ,  & 
de  faire  un  certain  circuit  pour  fe  retirer  vers  le  camp  ,  parce 
qu'il  feroit  plus  ailé  de  les  fecourir  de  près  que  de  loin ,  & 

(1)  Ville  fie  Duché  appartenant  au  Czar ,  du  côte'  delà  Livonie. 
Jome  VIII.  rlRrr 


6Si  HISTOIRE 

j-^"^1" :  que  l'ennemi  qui  feroit  obligé  de  s'éloigner  de  la  ville  pour 

Henri  les  pourfuivre ,  combattroit  avec  moins  d'avantage.  Orinski 
III.  fe  retira  fuivant  Tordre  qu'il  en  avoic  reçu ,  6c  Scarbeck  mar- 
1582.  cna  pour  le  joindre,  6c  fut  iuivi  par  Zamoski  lui-même 
avec  un  bon  détachement.  Zuiski  ayant  envoyé  contre 
eux  une  partie  de  ion  infanterie  ,  &  croyant  que  le  camp 
étoit  défert ,  fait  faire  une  fortie  pour  l'attaquer  :  mais  une 
troupe  de  foldats  choifïs  qui  étoient  en  embufeade  fous  la 
conduite  de  Jean  Cretkow  ,  6c  de  Sarnack,  Lieutenans  des 
fieurs  Erempski  6c  Goftomski ,  étant  tout  d'un  coup  fortis  de 
leurs  tentes  où  ils  étoient  cachés  ,  chargèrent  les  Mofco- 
vites  avec  tant  de  vigueur  ,  qu'ils  leur  tuèrent  trois  cens 
hommes  ,  firent  foixante  prisonniers,  6c repoullérent le refte 
dans  la  ville  :  pour  eux ,  ils  y  perdirent  Piçtkw  ,  Orinski  èc 
Grodeski  gentilshommes  Polonois  ,8c  deux  colonels  Hon- 
grois ,  qui  étoient  Kobor,  &  Barabba  Balog. 

On  crut  que  les  Mofcovites ,  qui  ont  un  foin  particulier 
d'enterrer  les  morts  ,  reviendroient  pour  enlever  ceux  des 
leurs  qui  étoient  reftés  fur  la  place ,  6c  on  s'étoit  difpofé  à 
les  bien  recevoir  ^  mais  ils  s'en  doutèrent ,  6c  ne  firent  au- 
cun mouvement  :ainfi  deux  jours  après,  on  leur  permit  de  ve- 
vir  les  enlever.  A  cette  occasion  les  Polonois  qui  regardoient 
cet  intervalle  comme  une  efpéce  de  trêve  ,  allèrent  fe  pro- 
mener le  long  des  murs  de  la  ville  ,  bien  montés  6c  bien 
équipés  j  mais  on  leur  tira  des  coups  de  carabine  fous  prétexte 
qu'ils  venoient  pour  reconnoître  l'état  de  la  place  ,  6c  Saviflà 
auroit  été  tué,  fi  ks  armes  n'avoient paré  le  coup.  Staniflas 
Solkiewi,  jeune  homme  d'un  efprit  excellent ,  6c  qui  étoit 
d'un  grand  fecours  à  Zamoski  dans  les  affaires  les  plus  épi- 
neufes ,  fit  tourner  bride ,  Ôc  fe  retira  dans  le  camp. 

Pour  fe  venger  de  cette  infulte,  les  Polonois  employè- 
rent une  rufe  indigne  de  braves  gens  ,  qui  avoit  déjà  été 
propolée  par  un  nommé  Jean  Oftromene ,  mais  toujours  con- 
damnée par  Zamoski  :  néanmoins  pour  repouffer  la  fraude 
par  la  fraude,  il  crut  pouvoir  la  permettre  alors.  Oftromene 
avoit  préparé  un  coffre  de  fer,  dans  lequel  il  avoit  mis  douze 
canons  d'arquebufe ,  fi  menus  que  le  moindre  effort  étoit 
capable  de  les  rompre  :  il  avoit  enfermé  le  tout  dans  un 
coffre  de  bois.  Au  fond  6c  au  couvercle  de  ce  coffre  étoient 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVÎ.     683 

attachées  des  cordes  qui  répondoient  à  ces  canons  ;  en  forte 
qu'on  ne  pouvoit  tirer  le  coffre  de  fer  de  la  caille  de  bois ,  Henri 
fans  tirer  les  cordes  en  même  tems.  Les  cordes  mettoient  en       III. 
mouvement  une  roue  ,  qui  faifoit  fortir  du  feu  d'un  pierre  dif-     T  ,  g  2 
pofée  de  manière  qu'il  fe  communiquoic  à  l'initant  aux  ca- 
nons. Comme  ils  étoient  fort  minces ,  ils  ne  pouvoient  man- 
quer de  fe  brifer  ,  &  de  mettre  en  pièces  tout  ce  qui  fe  trou- 
veroit  aux  environs. 

On  porta  ce  coffre  à  Zuiski  de  la  part  de  Jean  Moller, 
qui  feignant  de  vouloir  déferter ,  étoit  bien  aife  de  mettre 
en  fureté  ce  coffre,  qu'il  difoit  plein  d'or,  de  pierreries  de 
de  choies  très-précieufes.  La  rufe  réiuTit  en  partie  ^  mais 
comme  Zuiski  ne  fe  trouva  pas  chez  lui  ,  André  Choroftin, 
iécond  Palatin  de  la  ville ,  &  rival  de  Zuiski ,  fe  hâta  de  faire 
ouvrir  ce  coffre.  Kofeki  ôc  lui  furent  tués  à  l'ouverture  ;  plu- 
fieurs  autres  que  la  curiofité  y  avoit  attirés ,  furent  eftropiés , 
&c  il  y  eut  même  une  partie  du  toit  de  la  maifon  qui  fut  ren- 
verfée.  Là-deffus  Zuiski  publia  un  écrit  très-injurieux  contre 
Zamoski ,  Se  il  en  vint  jufqu'à  Pappeller  en  duel  :  mais  com- 
me de  part  6c  d'autre  ils  avoient  peu  d'envie  de  fe  battre,  la 
chofe  n'eut  point  de  fuite. 

Pendant  ce  tems-là,  les  Plénipotentiaires  des  deux  Na-  Pal*  entre 
tions  étoient  aiTemblés  àZapolie,  où  ils  travailloient  férieu-  ^i^^o, 
fement  à  la  conclufion  de  la  paix.  Il  fut  queftion  de  la  Li-  vices. 
vonie ,  &  de  rendre  de  part  8c  d'autre  les  fortereflès  dont  on 
s'étoit  emparé.  Il  y  eut  de  grandes  contestations  fur  cet  ar- 
ticle 5  les  Mofcovites  ne  pouvoient  fe  déterminer  à  rendre 
une  Province  dont  ils  étoient  maîtres  depuis  vingt-neuf  ans, 
&  dans  laquelle  il  étoit  né  depuis  ce  tems-là  une  infinité  de 
Mofcovites.  On  convint  enfin  de  tous  les  articles  à  la  réfer- 
ve  de  Derpt  &  de  Novogorod  fur  lefquels  on  s'échauffa  vi- 
vement :  mais  l'arrivée  de  Poffevin  termina  les  difputes.  Les 
Mofcovites  voyant  que  leurs  affaires  alloient  mal  du  côté 
de  Pleskow,  confentirent  à  abandonner  laLivonie  &  à  cé- 
der Derpt  &  Novogorod ,  à  condition  qu'il  leur  feroic  per- 
mis d'en  emporter  tous  les  vafes  facrés ,  ôc  qu'on  ne  feroic 
aucun  mauvais  traitement  à  leur  Evêque,  ni  à  leurs  Prêtres. 
Etienne  roi  de  Pologne  rendit  de  fon  côté  Luki ,  Sawoloc- 
ze ,  Newel ,  &  quelques  autres  forts ,  qui  avoient  été  pris  les 

R  R.  r  r  ij 


'6*4  HISTOIRE 

années  dernières  j  mais  à  condition  que  les  territoires  de  We- 
Henri  liich  &  de  Poloczko  demeureroient  aux  Polonois. 

III.  11  y  eut  encore  des  difficultés  pour  Narwa,  &:  quelques 

1  S  8  z.  autres  forterefïès,  qui  étoient  entre  les  mains  des  Suédois.  Les 
Polonois  prétendoient  que  les  retardemens  affectés  des  Mof- 
covites  en  étoient  la  caufè  ^  ôtles  Molcovites  foutcnoient  au 
contraire ,  qu'on  ne  pouvoir  leur  demander  aucune  garantie. 
Enfin  hs  droits  de  la  Pologne  fur  ces  lieux  étant  en  fureté, 
on  régla  ce  qui  regardoit  les  prifonniers  &  les  frais  de  la  guer- 
re, &.  l'on  fît  la  paix  pour  dix  ans.  Chacun  s'applaudit  de 
cette  paix  limitée  :  le  Mofcovite  étoit  ravi  de  s'être  confer- 
vé  le  droit  &:  l'efpérance  de  reconquérir  un  jour  ce  qu'il  ve- 
noit  de  perdre  :  le  roi  de  Pologne  charmé  d'avoir  reconquis 
la  Livonie,  6c  ravagé  une  grande  étendue  du  païs  ennemi , 
qui  ne  pouvoit  fe  rétablir  de  plufîeurs  années ,  le  flatoit  que 
fi  les  Mofcovites  recommençoient  la  guerre ,  il  pourroit  pouf, 
fer  plus  loin  fès  conquêtes. 

On  envoya  enfuite  des  AmbafTadeurs  de  part  &:  d'autre 
pour  faire  ratifier  le  traité  par  les  Souverains  des  deux  Royau- 
mes. Les  Polonois  elTuyérent  quelque  conteflation  fur  la  ma- 
nière de  dreiTer  le  traité  j  parce  que  le  Mofcovite  vouloir 
ajouter  à  fes  anciens  titres ,  celui  de  Czar  de  toute  la  Ruffie 
&:  des  royaumes  Tartares  d'Afïracan  &  de  Cafàn ,  qu'il  avoit 
incorporés  aux  Etats  qu'il  avoit  reçus  de  Ion  père.  Les  Polo- 
nois tinrent  bon ,  &  refuférent  abfolument  au  Grand  Duc 
ce  qu'il  fouhaitoit  fi  ardemment. 

Le  fix  de  Février  l'armée  Polonoife  fe  retira  de  devant 
Pleskow.  Sa  marche  étoit  fermée  par  vingt-quatre  mille  che- 
vaux Polonois  bien  équipés ,  &  qui  marchoient  en  fi  bonne 
contenance ,  que  les  Mofcovites  ne  purent  refufer  leur  admi- 
ration. Zamoski  tourna  vers  Sekel ,  &.  mit  l'armée  en  quar- 
tiers au-deflus  de  Derpt ,  de  manière  qu'elle  pouvoit  fe  raf- 
fembler  aifément ,  fi  les  Mofcovites  faifoient  quelque  infrac- 
tion au  traité ,  &  marcher  au  fecours  de  Parnow  ,  en  cas  que 
Pons  de  la  Gardie  ne  levât  pas  le  fiége  de  cette  place.  De  là , 
il  entra  dégnifé  à  Novogorod  ,  &  ordonna  au  Commandant 
de  fortir  du  château  que  le  Grand  Dnc  venoit  de  céder.  Il 
paflà  enfuite  à  Derpt ,  &  le  Gouverneur  s'exeufant  de  fortir 
îùrce  qu'il  n'avoic  point  de  voitures  pour  emmener  les  gens 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVI.     685 

Se  fes  effets ,  Zamoski  fe  retira  dans  l'Abbaye  voiflne.  Quel- 
que tems  après ,  cette  place  lui  fut  remife  par  les  Mofcovites ,  Henri 
qui  en  étoient  en  pofîèfîion  depuis  vingt-neuf  ans.  Leshabi-       III. 
tans ,  6c  fur-tout  les  femmes  jettoient  de  grands  cris ,  6c  cou-     1  ç  g  u 
joient  en  larmes  autour  des  tombeaux  de  leurs  proches  j 
car  c'en:  la  Nation  du  monde  la  plus  fuperftitieufe  fur  le 
refpeèt  qu'on  doit  aux  morts.  Ils  ne  les  enterrent  pas  d'abord 
comme  nous  :  mais  après  les  avoir  mis  dans  leurs  cercueils, 
ils  les  gardent  pendant  un  an  dans  des  lieux  bien  voûtés , 
s'imaginant  par   cette  cérémonie  confèrver  une  efpéce  de 
commerce  avec  eux ,  ou  du  moins  n'en  être  pas  entièrement 
privés. 

Olfrow  ,  Luki ,  Newel  &:  Sawolocze  furent  rendus  aux 
Mofcovites.  Ainfl  finit  la  guerre  de  M  ofco  vie,  où  le  prince 
Jean  foutint  mal  la  réputation  de  (es  Ancêtres ,  &  la  fienne 
propre  :  car  depuis  Nieper  jufqu'à  Czernickow,  6c  depuis  la 
Duinejufqu'à  Staricie,  Novogorod  &  le  lac  de  Lahod ,  le 
païs  des  Mofcovites  fut  entièrement  ruiné.  Il  y  perdit  plus 
de  trois  cens  mille  hommes ,  6c  il  y  en  eut  environ  quarante 
mille  emmenés  en  captivité.  Ce  qui  fit  des  déferts  des  païs 
de  Luki,  Sawolocze,  Novogorod  6c  Pleskowj  parce  que 
toute  la  jeunefle  périt  dans  cette  guerre ,  &  que  les  plus  âgés 
ne  biffèrent  point  depofférité. 

Pour  fe  faire  honneur  de  cette  grande  victoire,  les  Polo- 
nois  ajoutent,  que  le  Mofcovite  perdit  par  cette  guerre  tous 
les  ports  qu'ils  avoit  fur  la  mer  Baltique,  6c  que  les  Turcs 
lui  ayant  déjà  ôté  la  navigation  du  Nieper  S>c  de  la  mer  Noi- 
re, il  ne  lui  reftoit  que  la  mer  Glaciale ,  où  il  y  a  peu  de 
ports,  6c  où  la  navigation  efr.  très-périlleufe  3  en  forte  qu'é- 
tant exclus  par  ce  moyen  de  tout  le  commerce  de  l'Occi- 
dent 6c  du  Midi ,  il  fe  trouvoit  en  quelque  forte  relégué  dans 
la  Ruffie  intérieure ,  avec  des  entraves  qui  l'empêchoient  de 
s'écarter  d'aucun  côté. 

La  Pologne  n'eut  pas  plutôt  terminé  fes  différens  avec  \e^     Différend 
Mofcovites,  qu'elle  en  eut  d'autres  avec  le  roi  de  Suéde.  Ce  *mre  ,a  I)°* 
Prince  ayant  tait  courir  le  bruit ,  que  le  roi  de  Pologne  vou-  Sucde ,  au  r«- 
loit  partager  la  Livonie  aux  Hongrois  qu'il  avoit  avec  lui ,  jet  dc  la  Li- 
publia  un  Edit  par  lequel  il  promettoit  de  faire  rendre  aux 
Livoniens  les  biens  qui  leur  appartenoient ,  ou   que  leurs 

IlKrr  iij 


vome. 


6Î6  HISTOIRE 

Ancêtres  avoient  pofledés  à  titre  de  fief,  afin  de  les  engager 
Henri  à  fe  révolter  contre  la  Pologne.  Parnaw  étoit  extrémemenr 
III.  prefTé ,  &  il  n'y  avoit  pas  d'apparence  que  la  place  pût  tenir 
1582.  long-tems.  Cependant  le  roi  de  Pologne  dirîimula,6c  Lau- 
rent de  Cagnolo ,  qui  avoit  rendu  de  grands  fervices  à  la  priie 
de  Narva  ,  étant  venu  avec  des  lettres  de  Pons  de  la  Gardie , 
gentilhomme  de  Languedoc,  pour  engager  Zamoski  à  écri- 
re au  duc  de  Mofcovie,  le  Général  Polonois  s'exeufa  de  le 
faire  ,  fur  ce  qu'il  n'avoit  point  ordre  du  Roi  fon  maître. 

Depuis  la  conclufion  de  la  paix,  Etienne  Batthori  roi  de  Po- 
logne s'étant  rendu  à  Riga  le  1  2.  de  Mars ,  demanda  au  Sé- 
nat une  Eglife  pour  les  Jéfuites ,  &  il  obtint  celle  de  faint 
Jacque  par  l'entremife  de  Gotthard  de  Vellingen  fyndic  de 
la  ville  6c  de  Jean  Tait.  Ce  fut  en  vain  que  le  duc  de  Curlande 
s'y  oppofa,  6c  que  les  habitans  réclamèrent  la  parole  que  le 
Roi  leur  avoit  donnée,  de  ne  rien  innover  fur  la  Religion. 
Mais  pour  les  adoucir,  ce  Prince  leur  accorda  de  fon  côté 
la  plus  belle  Eglife  de  la  ville ,  &  déclara  depuis  par  un  A<fte 
public  que  c'etoit  du  confentement  du  peuple  qu'on  lui 
avoit  donné  celles  de  faint  Jacque  &  de  fainte  Madelaine. 

Il  y  eut  auffi  quelque  négociation  entamée  avec  le  Sénat 
Se  le  peuple ,  fur  les  fortifications  que  l'on  avoit  élevées  en- 
tre la  ville  &  la  citadelle ,  dans  le  tems  qu'on  étoit  en  guerre 
avec  les  Mofcovites  ;  &  ce  fut  encore  par  l'entremife  du  Syn- 
dic Se  de  Taft ,  que  l'on  convint  que  le  retranchement  qui 
tenoit  aux  murs  de  la  ville  demeureroit  en  fon  entier  ,  6c 
que  le  Roi  en  éleveroit  un  autre  de  pareille  hauteur  du  côté 
de  la  citadelle  ^  6c  qu'il  lui  feroit  permis  de  faire  ouvrir  du 
côté  de  la  citadelle  une  nouvelle  porte  à  la  ville  ,  par  laquelle 
lui  &  Ces  Officiers  pourroient  entrer  quand  bon  lui  femble- 
roit,  même  la  nuit,  s'il  étoit  nécefiaire  ,  ou  d'ouvrir  une 
nouvelle  porte  fur  le  rempart  vis-à-vis  de  la  porte  de  la  ci- 
tadelle ,  6c  de  jetter  un  pont  fur  le  fofiTé  qui  étoit  entre  deux  , 
pour  communiquer  d'une  porte  à  l'autre. 

Le  Roi  donna  au  Syndic  une  penfion  fur  les  péages  pour 
les  fervices  qu'il  avoit  rendus  à  lui  6c  aux  Jéfuites ,  &  il  aban- 
donna à  Taft  quelques  familles  de  païfans. 

Avant  que  de  quitter  Riga,  Etienne,  qui  fêmbloit  avoir 
oublié  l'injure  qu'il  prétendoit  avoir  reçue  du  roi  de  Suéde , 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVI.     6Z7 

lui  envoya  Dominique  Alamanni  Florentin.  Il  crut  que  cet  - 

Ambafïàdeur  feroit  d'autant  mieux  reçu  de  ce  Prince,  que  Henri 
c'étoit  lui  qui  avoit  négocié  fon  mariage  avec  la  reine  Ca-  HE 
therine  (  i  ).  Il  lui  fit  redemander  avec  hauteur  la  partie  de  la  1582, 
Livonie  dont  il  venoit  de  fe  rendre  maître.  Elle  avoit  plus 
de  quarante  milles  de  longueur  le  long  delà  côte  de  la  mer 
Baltique  depuis  l'embouchure  de  la  rivière  de  Narwa  jufqu'à 
Parna\v,en  prenant  par  Tolibou^WeirTemberg  ,  Revel, 
Padis,  VTeiflènftein  à  Hapfel.  Alamanni  commença  par  fe 
plaindre  de  l'injure  que  le  roi  de  Suéde  avoit  faite  au  roi  de 
Pologne ,  en  s'emparant  de  Narwa ,  Ôc  de  plufieurs  autres 
forterefTes  de  la  Livonie,  pendant  que  l'armée  de  Pologne 
étoit  occupée  au  fiége  de  Pleskow.  Enfin  il  réduifît  Ces  pré- 
tentions à  un  feul  point  -y  c'étoit  qu'en  attendant  que  les 
deux  Rois  filTent  régler  leurs  différens  par  des  amis  com- 
muns ,  Narwa  ,  qui  avoit  été  le.fujet  de  la  guerre ,  fût  remi- 
se au  roi  de  Pologne ,  qui  s'engageroit  de  la  rendre  au  roi  de 
Suéde ,  fi  l'on  ne  venoit  pas  à  bout  d'accommoder  leurs  dif- 
férens j  auquel  cas  le  roi  de  Pologne  chercheroit  d'autres 
moyens  pour  fe  faire  rendre  juftice  :  qu'autrement  il  étoic 
à  craindre  que  pendant  qu'ils  difputeroient  à  qui  refteroic 
Narwa ,  les  Mofcovites  ne  vinffent  à  s'en  rendre  maîtres. 
Le  roi  de  Suéde  indigné  d'une  demande  qu'il  trouvoit  in- 
jufte,  lui  répondit  en  colère,  que  pendant  qu'on  devoit  à 
lui ,  à  fa  femme ,  &:  à  (es  enfans ,  non-feulement  la  dot  qui 
avoit  été  promife  à  la  Reine,  &:  une  fomme  considérable  qu'il 
avoit  prêtée  au  roi  Sigifmond  j  mais  encore  la  portion  hé- 
réditaire des  biens  paternels  &;  maternels  de  la  Reine  fa  fem- 
me ,  ôc  d'autres  biens  ,  tant  en  meubles ,  qu'en  fonds  du  patri- 
moine Royal  de  Pologne  &:  de  Lithuanie,  qu'il  follicitoit 
en  vain  depuis  vingt  ans  avec  beaucoup  de  dégoût  6c  de  dé- 
penfe,  il  étoit  bien  étonnant  que  le  roi  de  Pologne  ,  au  lieu 
de  payer  ce  qui  lui  étoit  légitimement  dû ,  vînt  demander 
avec  hauteur  un  bien  qui  appartenoit  à  la  Suéde ,  &:  fur  le- 
quel la  Pologne  n'a  voit  pas  le  moindre  droit  :  Que  cette  pré- 
tention lui  paroifToit  extraordinaire,  &  tout-à-fait  contraire 
aux  loix  de  l'alliance  &  de  l'amitié  qui  étoit  entre  les  deux 
Rois  :  mais  que  puifque  PAmbafïàdeur  n'avoit  pas  un  plein 
(1)  Fille  d€  Sigifmond  Augufte  roi  de  Pologne. 


63  8  HISTOIRE 

l pouvoir  ,  &  qu'il  lui  parloit  d'amis  communs  pour  terminer 

Henri  leurs  différens ,  il  vouloic  bien  qu'il  en  fût  nommé  de  parc 
III.  &c  d'autre ,  pour  examiner  tous  les  chefs  conteftés ,  &  les 
1582,  décider  :  Quant  à  ce  que  le  roi  de  Pologne  difoit,  que  pendant 
qu'il  étoit  arrêté  au  fîége  de  Pleskow ,  les  Suédois  étoient  ve- 
nus par  derrière  s'emparer  de  la  Livonie ,  qu'il  n'avoit  qu'une 
choie  à  répondre  5  c'eft  qu'il  n'étoit  point  venu  attaquer  les 
Mofcovites ,  leurs  ennemis  communs ,  par  derrière  &  par 
furprife,  mais  de  front  &  à  découvert  :  Que  non-feulement 
il  avoit  écrit  au  roi  de  Pologne  fon  allié  ,  mais  qu'il  lui  avoit 
encore  fait  dire  par  les  AmbaiTadeurs,  que  tout  ce  qui  feroic 
pris  appartiendroit  à  celui  qui  Pauroit  conquis ,  &,  qu'il  pré- 
tendoit  garder  (bs  conquêtes  avec  d'autant  plus  dejuftice, 
que  la  Suéde  avoit  foûtenu  feule  &  avec  des  depenfes  immen^ 
(és^  tout  le  poids  de  cette  guerre,  long-tems  avant  qu'E- 
tienne fongeât  à  attaquer  les  Adofcovites  :  Que  pendant  que 
les  Polonois  afïiégeoient  Poiocz  (  1) ,  il  avoit  aflîégé  Narwa, 
comme  il  Pavoit  fait  en  d'autres  tems ,  fans  que  jamais  Etien- 
ne lui  eût  marqué  par  une  iimple  lettre ,  qu'il  eût  aucune 
prétention  fur  cette  place  :  Qu'au  contraire ,  il  avoit  écrit 
à  Pons  de  la  Gardie  pour  lui  faire  compliment  fur  la  prife 
de  Vi^eyfemberg  èc  deTolfborg  ,  dont  il  s'étoit  rendu  maî- 
tre l'année  dernière  ,  &c  qu'il  avoit  cette  lettre  entre  les 
mains  :  Que  pour  la  fortereiTe  &:  le  bailliage  de  Weiiïènftein  , 
le  roi  de  Pologne  fçavoit  bien  qu'ils  avoient  été  engagés 
au  roi  de  Suéde,  en  payement  de  la  dot  promife  à  la  Reine  , 
&c  que  la  province  de  W  icke  avoit  anciennement  appartenu 
à  la  couronne  de  Suéde  :  Que  comme  le  roi  de  Pologne  n'avoit 
point  confulte  le  roi  de  Suéde  fur  ce  que  les  Polonois  dévoient 
garder  pour  leur  tenir  lieu  de  la  Livonie  ou  de  la  grande 
Ruffie  ,  le  roi  de  Suéde  n'avoit  pas  cru  être  obligé  de  con- 
sulter le  roi  de  Pologne  fur  ce  qu'il  de  voit  preue.  rje  en  Livo- 
nie :  Qu'il  n'y  avoit  que  Dieu  à  qui  il  fût  tenu  de  rendre 
compte  de  fes  actions  :  Que  d'ailleurs  il  ne  lui  feroit  pas 
difficile  de  prouver  par  des  raifons  très-folides ,  que  les  Sué- 
dois avoient  autant  de  droit  fur  la  Livonie,  qufcles,  Polonois, 
Après  cette  réponfe  Alamanni  partit  pour  s*çn  retourner , 
&  il  fut  bientôt  relevé  par  Chriftophle  Agaric  wicz  avec  d^s 

(j)  Ville  de  Lithuanie. 

lettres 


DE  J,  A.  DE  THOÙ,  Liv.  LXXVI.     689 

lettres  de  la  reine  Anne  (1) ,  pour  Catherine  reine  de  Suéde  _ 

fa  feeur.    Il  trouva  le  roi  de  Suéde  à  Upfal  3  &:  lui  ayant  fait  Henri 

les  mêmes  proportions  qu'Alamanni  ,il  en  eut  la  même  ré-       III. 

ponfe.    Les  lettres  que  le  roi  de  Suéde  lui  remit  étoient  da-     1582» 

tées  du  8.  Juillet ,  &:  elles  contenoient  en  fubftance  :  Qu'il  ne 

pouvoit  confentir  à  céder  au  roi  de  Pologne  la  principauté 

d'Eften  ,  qu'il  demandoit  :  Que  puifque  les  Polonois  faifoient 

fi  peu  de  cas  de  la  couronne  de  Suéde ,  il  leur  feroit  voir 

dans  peu  ,  qu'il  en  faifbit  encore  moins  de  la  leur  :  Qu'en 

attendant  il  demandoit  une  prompte  fatisfaction  :  Qu'il  fal- 

loit  que  le  roi  de  Pologne  lui  en  donnât  des  aiîurances  par 

écrit  ou  par  Envoyé.  «  S'il  le  refufe  ,  ajoûtoit-il ,  on  ne  doit 

»  point  être  fiirpris  11  je  prens ,  quoiqu'à  regret ,  un  parti  con- 

»  venable  à  ma  dignité.  « 

A  ces  lettres ,  la  Reine  joignit  les  fiennes ,  pour  s'excufèr 
auprès  de  fa  feeur ,  de  n'avoir  pu  raire  agréer  au  Roi  fon  mari 
les  demandes  des  Polonois ,  qu'elle  trouvoit  en  effet  dures 
&  injuftes;  &  elle  exhortoit  le  roi  Ion  beau- frère  à  en  faire 
de  plus  raifonnables. 

Pendant  qu'Etienne  étoit  à  Riga  ,  Poflèvin  revint  de  Mo£ 
cou  après  avoir  eu  beaucoup  de  peine  6c  de  fatigues  a  elïuyer 
dans  ce  voyage.  Il  avoit  agité  avec  le  Grand  Duc  ,  les 
moyens  de  terminer  le  fchifme,  &  de  réunir  la  Mofcovie  à 
l'Eglife  Romaine.  Il  avoit  encore  fait  quelques  proportions 
d'une  ligue  avec  la  Pologne  contre  les  Tartares ,  pour  le 
bien  commun  de  la  Chrétienté.  Enfin  il  l'avoit  fondé  fur  la 
guerre  contre  le  Turc  :  mais  il  n'en  put  tirer  que  des  répon- 
ses ambiguës.  A  l'égard  des  Tartares ,  il  lui  fit  entendre 
qu'il  venoit  de  faire  la  paix  avec  eux.  Poflèvin  amena  avec 
lui  deux  ambafîadeurs  Mofcovites ,  l'un  pour  la  cour  de 
Vienne,  &:  l'autre  pour  Rome.  Il  y  en  avoit  un  troifiéme 
qui  étoit  parti  pour  Conftantinople ,  &:  qui  portoit ,  à  ce 
que  difent  les  Polonois  ,  des  préfens  au  patriarche  Grec  ,  pour 
obtenir  en  faveur  du  duc  de  Mofcovie,  l'abfolution  du  meur- 
tre de  fon  fils. 

Il  arriva  dans  le  même  tems  des  ambafîadeurs  de  Maho- 
met Chirei  Kan  des  Tartares  de  Precop.  Ils  demandèrent 
que  les  Polonois  lui  envoyaient  les  préfens  ordinaires  :  Qu'ils 

{i)  Anne  Jagellon  fille  de  Sigifmond  Augyfte,  ôc  femme  d'Etienne  BatthorL 
Tome  VI II.  S  S  CC 


69o  HISTOIRE 

lui  donnaient  fatisfa&ion  fur  les  courfes  que  les  Cofaques 
Henri  avoient  faites  fur  les  bords  de  la  mer  Noire ,  &;  qu'ils  empê  - 
III.  chaffent  ces  courfes  à  l'avenir.  Le  Kan  affectoit  d'exagérer 
i  f  8  z  ^es  ravages  °iue  ^es  Cofaques  faifoient  dans  ies  Ecats ,  afin  que 
la  nécellité  de  défendre  iès  propres  Ecats  ,  lui  fervît  de  pré- 
texte pour  ne  point  aller  fervir  en  Perle  ,  où  Amurat  lui  avoit 
ordonné  démarcher  avec  fes  troupes.  Etienne,  qui  etoit  un 
Prince  courageux  ,  fut  indigné  de  l'infolence  de  ces  Ambaf. 
fadeurs  •  &  dans  les  premiers  mouvemens  d'une  jufte  colère  , 
il  fe  tourna  vers  les  Seigneurs  qui  étoient  avec  lui ,  &:  leur 
dit  :  w  Je  ne  veux  plus  payer  de  tribut  à  cette  bête  féroce,  ce 
Cependant  il  fe  radoucit  un  moment  après ,  ôc  ne  voulant 
point  dans  les  circonftances  préfentes  s'attirer  de  nouveaux 
ennemis  ,  il  leur  fit  réponfe  qu'on  donneroit  les  préfens  ac- 
coutumés, &  qu'on  obferveroit  la  paix  avec  le  Kan  fuivant 
les  traités.  A  l'égard  des  Cofaques ,  que  c'étoit  un  peuple 
ramafle  de  toutes  fortes  de  Nations ,  &:  en  quelque  forte  in- 
dépendant :  que  néanmoins  il  n'oublieroit  rien  pour  faire 
cefler  leurs  piilages. 

Etienne  partit  aufîitôt  de  Riga ,  laiiîant  dans  la  citadelle 
George  de  Radzewil  évêque  de  Vilna.  Il  fe  rendit  d'abord 
à  Vilna  ,  èc  enfuite  à  Grodno ,  où  il  fit  quelque  féjour  ,  8c  au 
mois  d'Août  il  alla  tenir  la  diète  à  Varfovie.  Il  y  reçut  la 
nouvelle  de  la  prife  de  Jankoia  vaivode  de  Valaquie,&:  l'en- 
nemi perpétuel  de  la  Pologne.  Jankoia  étoit  un  cle  ces  Sa- 
xons qui  fe  font  établis  en  Tranfylvanie,  homme  de  néant; 
mais  qui  fe  donnant  pour  defeendant  des  Defpotes,  chofe 
allez  ordinaire  en  ces  païs-là  ,  avoit  trouvé  moyen  de  s'élever 
à  la  dignité  de  Vaivode  parla  faveur  du  Grand  VifirAch- 
met.  Après  la  mort  de  ce  Vifir,  les  chofes  changèrent  de 
face  j  on  lui  envoya  un  fuccefïèur ,  £c  on  lui  ordonna  de  fe 
rendre  à  Conftantinople.  Jankoia  au  lieu  d'obéïr,  s'étoit 
mis  à  piller  la  province  ,  &  ayant  fait  un  butin  confidéra- 
ble  ,  il  avoit  réfolu  de  fe  retirer  en  Hongrie  avec  une  troupe 
de  gens  attachés  à  fes  intérêts ,  &  de  fe  mettre  fous  la  pro- 
tection de  l'Empereur.  Comme  il  étoit  perfuadé  que  les 
Tranfylvains  ne  manqueroient  pas  de  l'attendre  fur  les  che~ 
mins  ;  pour  les  éviter  ,  il  marcha  par  des  routes  détournées, 
en  tirant  vers  la  Pokucie, petite  province  de  Pologne.  Mais 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVL     691 

en  voulant  forcer  les  paiïages ,  il  fut  pris  par  Nicolas  Sofle- 

wicz  gouverneur  de  Siniarin  ,  £c  conduit  à  Leopold ,  ou  il  fut  Henri 

condamné  à  mort  &  exécuté  par  ordre  du  roi  de  Pologne.       III. 

Ses  biens  furent  conrifqués ,  &  mis  au  tréfor  public  par  Me-      1  *  8  z. 

lodfewicz  tréforier  de  la  Cour.   L'on  donna  à  la  veuve  6c  à 

les  enfans  une  penfion  pour  leur  fubfiftance. 

Enfin  la  diète  commença  ;  6c  Zamoski  chancelier  du  Dicte  de 
Royaume  harangua  l'ailemblée  au  nom  du  Roi ,  fuivant  le  Varfovie. 
droit  de  fa  charge.  Il  propofa  les  points  fur  lefquels  le  Roi 
vouloit  qu'on  délibérât.  C'étoit  qu'à  l'avenir  on  établît  une 
formule  rixe  6c  certaine  pour  l'élection  des  Rois  :  Qu'on  tra- 
vaillât à  affermir  la  concorde  3  à  établir  une  juftice  égale 
pour  tous  les  membres  de  l'Etat  5  à  empêcher  les  injures  6c 
les  reproches  violens  ^  à  ôter  toute  femence  de  haine  6c  de 
divifïon  -y  à  retrancher  toute  la  chicane  des  tribunaux  de  la 
Juftice ,  &c  à  remédier  aux  mrprifes  dont  certaines  gens  fça- 
voient  adroitement  faire  ufage.  Il  parla  enluite  de  la  Livonie^ 
des  Commiflaires  que  le  Roi  avoit  envoyés  pour  vifiter  ce  pais- 
se de  ce  qu'il  avoit  réglé  avec  le  Grand  Duc  de  Moicovie 
par  rapport  à  cette  province  :  puis  il  vint  à  la  manière  inju- 
rieufe  dont  le  roi  de  Suéde  en  avoit  ûfc  avec  la  Pologne.  Son 
deffein  étoit  de  perfuader  aux  Etats  afTemblés,  qu'ils  ne  dé- 
voient pas  fouffrir  qu'aucun  Prince  voifin  fe  fortifiât  en  Li- 
vonie  :  Qu'il  n'y  avoit  guéres  de  fociété  durable  entre  des 
Souverains  :  Que  c'étoit  manquer  aux  régies  delà  prudence 
que  de  donner  entrée  à  un  Prince  dans  un  païs  qui  eft  de  la 
même  Nation  èc  qui  parle  la  même  langue  que  lui ,  fur- tout 
quand  les  affaires  de  celui  à  qui  ce  païs  appartient,  n'y  font 
pas  folidement  établies ,  6c  que  les  inclinations  6c  les  efprits 
des  peuples  font  encore  rlotans  :  Enfin  que  ceux  qui  avoient 
fait  la  faute  d'y  laiflèr  entrer  un  autre  Prince,  n'avoient  gué- 
res tardé  à  s'en  repentir.  Il  parla  enfuite  des  menaces  des 
Tartares,  à  caufe  des  ravages  des  Cofaques  h  de  la  juridic- 
tion ordinaire  qu'on  avoit  remifè  au  Roi  pour  un  tems ,  6c  de 
la  folde  des  troupes.  Il  s'étendit  beaucoup  pour  faire  valoir 
les  fervices  qu'il  avoit  rendus  fur  cet  article  5  il  en  parla  mê- 
me avec  aigreur ,  6c  d'une  manière  odieufe  $  car  il  rit  fentir 
l'inhumanité  de  la  Nobleffe  envers  des  troupes  aufquelles 
elle  avoit  tant  d'obligation  j  &  il  parut  qu'en  affedant  de 

S  S  ff  ij 


Cç)-l  HISTOIRE 

lotier  les  foldats  dont  il  avoir  été  le  Général ,  il  avoir  cherché 

Henri  à  fe  faire  honneur  à  lui-même.  Il  y  eut  encore  une  chofe  qui 

III.      piqua  l'Aflemblée  -y  c'eft  qu'en  parlant  de  ceux  qui  fe  plai- 

1582.     îoient  à  parler  mal  du  gouvernement,  il  dit,  qu'il  voyoit 

déjà  des  Petilius  dans  la  République  ,  6c  qu'il  craignoit  fort 

qu'il  n'y  eût  bientôt  des  Catilina.   On  prit  ce  trait  pour  une 

infulte,  6c  l'on  en  murmura  hautement. 

On  délibéra  fur  l'élection ,  &  fur  les  autres  points  propofés 
par  le  Chancelier  :  mais  on  fut  fi  partagé  qu'il  n'y  eut  pref. 
que  rien  d'arrêté.  On  examina  enfuite  avec  de  grands  débats 
la  caufé  de  Staniflas  Carnkowski.  Le  Roi  vouloit  en  con- 
noîcre,  6c  l'accufé  prétendoit  qu'il  devoit  être  renvoyé  à  fes 
Juges  naturels. 

Après  la  mort  de  Sophie  fceur  deSigifmond  Augufte  roi 
de  Pologne,  6c  femme  de  Henri  duc  de  Brunfwick,  Anne 
reine  de  Pologne,  6c  Catherine  reine  de  Suéde  fes  nièces, 
difputérent  fa  Tucceflion.  Mais  on  découvrit  dans  la  fuite  que 
la  poiTeilion  des  biens  qu'elle  laiiloit,  ne  devoit  point  être 
réglée  fuivant  la  loi  ordinaire  des  fucceflions ,  mais  qu'elle 
appartenoitau  Roi  6c  à  la  République  de  Pologne  ,  en  vertu 
des  contrats  où  cette  difpofition  avoit  été  ainfiftipulée.  En 
conféquence  Sigifmond  Augufte  avoit  envoyé  de  ion  vivant 
Carnkowski  en  Allemagne ,  avec  les  actes  àc  les  contrats 
pour  juftifîer  fon  droit.  Carnkowski  ne  les  ayant  pasrappor- 
tés  au  tréfor,  Laurent  Gofleck  qui  fut  envoyé  après  lui  en 
Allemagne,  penfa  perdre  fa  caufe  ,  faute  de  pouvoir  établir 
fa  demande  fur  des  preuves  fuffliantes ,  parce  que  Carn- 
kowski refufa  de  lui  remettre  les  pièces  originales  ,  malgré 
les  ordres  qu'on  lui  avoit  donnés  de  le  faire.    Ce  fut-là  le 
premier  chef  d'accufation  contre  Carnkowski.  Il  yen  avoit 
encore  un  autre  plus  grave  -  c'eit  qu'il  s'étoit  fait  nommer 
par  le  Pape  coadjuteur  de  jacque  Vehanski  archevêque  de 
Gnefne,  fans  en  avoir  parle  au  Roi,  6c  qu'il  avoit  même  em- 
ployé la  recommandation  des  Princes  étrangers,  pour  en- 
gager le  Pape  à  lui  accorder  fa  demande  j  6c  en  vertu  de  fon 
titre  de  Coadjuteur  ,  il  s'étoit  emparé  par  force  de  Snena, 
place  qui  appartient  a  l'Archevêque.  Enfin  malgré  la  viva- 
cité des  conreilations ,  il  fut  condamné  à  rendre  les  actes 
qu'il  avoit  retenus,  6c  déclaré  déchu  de  la  Coadjutorerk 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVI.     693 

qu'il  avoit  demandée  contre  les  loix  du  Royaume  :  <k  pour  la  . 

pofTefîion  violente  de  Snena ,  il  fut  renvoyé  aux  tribunaux  Henri 
ordinaires  de  laNobleffe.  Après  quoi  PAflèmblée  fe  fépara      III. 
tumultueufement ,  malgré  les  remontrances  de  Zamoski  ,     j^1( 
qui  leur  réprefentoit  que  c'étoit  abandonner  la  Livonie  de 
la  Ruffie  ,  &  les  livrer  par  cette  précipitation  aux  Tartares 
Se  aux  Mofcovites ,  qui  étoient  difpofés  à  venir  fondre  fur 
ces  Provinces. 

Il  étoit  venu  à  la  diète  des  ambaffadeurs  de  Mofcovie, 
pour  faire  jurer  la  paix  au  roi  de  Pologne  :  cette  cérémonie 
fe  fit  avec  beaucoup  de  pompe  au  milieu  de  l'AiTemblée  de 
tous  les  ordres  du  Royaume.  On  éleva  à  cet  effet  un  Autel , 
&;  après  la  lecture  du  traité  ,  l'Archevêque  prononça  la  for- 
mule du  ferment,  &;  le  Roi  la  repéta  après  lui. 

On  parla  enfuite  de  rechange  des  prifonniers ,  &  on  mit 
en  liberté  un  certain  nombre  de  Boïards  en  faveur  des  Li- 
voniens.  Enfin  le  Roi  après  avoir  congédié  la  diète,  tra- 
vailla avec  le  Sénat  de  Livonie  ,  &:  employa  quelques  jours  à 
régler  les  affaires  de  cette  Province.  Il  obtint  des  Etats  qu'on 
établiroit  un  Evêque  à  NSTenden  ,  pour  prendre  foin  des  af- 
faires delà  Religon  dans  ce  païs-là  ,  parce  que  l'Archevêché 
de  Riga  avoit  été  fupprimé,  pour  abolir  les  conteftations 
anciennes  fur  la  prefféance.  On  fit  beaucoup  d'autres  régie- 
mens  fur  les  affaires  publiques  3  mais  prefque  tous  contre  la 
volonté  des  Etats. 

Toutes  ces  affaires  étant  terminées,  comme  je  viens  de 
le  dire  ,  le  Roi  informé  des  grands  préparatifs  de  guerre 
que  faifoient  les  Tartares  de  Precop,  alla  à  Cracovie.  Il  y 
trouva  en  arrivant  un  ambafîadeur  Tartare ,  qui  venoit  hn 
déclarer  la  guerre ,  s'il  ne  fatisfaifoit  fur  le  champ  aux  de- 
mandes du  Kan.  Il  lui  apportoit  outre  cela  une  lettre  du 
Grand  Vifir  Sinan  ,  qui  portoit  que  le  Grand  Seigneur  étoit 
réfolu  de  fbûtenir  le  prince  Tartare ,  s'il  entroit  en  guerre 
avec  la  Pologne.  Zamoski  eut  ordre  de  marcher  contre  hû 
avec  l'armée  de  la  Couronne,  &c  dès  qu'il  fut  fur  la  frontiè- 
re ,  Conftantin  duc  d'Oftrog  (  1  ) ,  vint  le  joindre  avec  un  bon 
corps  de  troupes  compofé  defes  vafTàux. 

On  avoit  tenu  à  ComVfbero-  au  commencement  d'Avril 

(1)  Ville  force  darrs  la  haute  Volhinie  avec  titre  de  Duché. 

S  S  ((  iij 


HMMWW 


6?4  HISTOIRE 

l'ailembléc  des  Etats  de  la  Prune  Royale,  qui  appartient  à 
Henri  [a  Pologne  ,  6c  dont  George-Fredcric  de  Brandebourg  avoit 
III.       l'adminiitration  en  qualité  de  Curateur.   On  y  fît  mention 
1581.      des  revenus  de  révêché  de  Samland  ,  non  pas  pour  les  con- 
AfFairesde    îïlquer  &  hs  porter  au  tréfor  Royal  -y  mais  pour  les  donner 
PruiTe.       à  quelque  Pafteur  capable  de  fervir  l'Eglife  fui  van  t  la  formu- 
le arrêtée  feize  ans  auparavant.    On  y  parla  auflî  d'établir 
une  Académie  à  Conigfberg  5  de  revoiries  ftatuts  de  Culm  , 
qui  font  les  loix  de  ce  païs-là,  6c  de  les  faire  imprimer  j  de 
remettre  aux  feuls  Pruiïïens  l'adminiitration  de  toutes  hs 
affaires  publiques,  &  de  s'en  tenir  au  fouverain  Sénat  com- 
pofé  feulement  de  quatre  Confeillers ,  fans  y  mêler  aucun 
étranger  ■  de  faire  d'utiles  réglemens  au  fujet  du  tribunal  de 
la  Cour  -y  d'en  diminuer  les  dépenfes  •  de  régler  la  monnoye } 
d'aiTiirer  la  liberté  de  la  navigation  j  d'abolir  les  impôts  éta- 
blis en  Lithuanie,  6c  fur  la  Viftule  contre  les  privilèges  Pruf. 
fiens,6c  de  faire ôter  par  Pentremife  du  Prince  ceux  qu'on 
paye  au  paflage  du  Sund. 

Ils  propoférent  tous  ces  articles  au  Roi ,  fans  pouvoir  rien 
terminer  •  en  forte  que  les  efprits  n'en  furent  que  plus  aigris 
de  part  &  d'autre  ,  6c  qu'il  fallut  beaucoup  de  tems  pour  les 
adoucir. 

Il  s'en  fallut  peu  que  la  guerre  ne  fe  rallumât  cette  année 
en  Hongrie  :  voici  à  quelle  occafion.  Le  Sangiac  de  Zol- 
nock ,  qui  depuis  a  été  appelle  bâcha  de  Safîwar  ou  de  Ziget , 
fit  une  irruption  fubite  dans  le  comté  de  Cepufeavec  fix  mil- 
le Turcs ,  à  deflèin  de  ravager  le  pais.  Il  s'empara  d'une  bi- 
coque nommée  Onody  •  6c  après  l'avoir  pillée,  il  la  brûla. 
Outre  le  butin  qui  fut  confïdérable ,  il  emmena  captifs  un 
grand  nombre  de  Chrétiens.  Les  Officiers  des  troupes  Chré- 
tiennes irrités  de  cette  infulte,  attendirent  les  Turcs  du  côté 
d'A gria.  Les  Chrétiens  quoique  fort  inférieurs  en  nombre, 
tombèrent  fur  ces  pillards  chargés  de  butin.  Le  combat 
fut  quelque  tems  douteux  ^  mais  les  Chrétiens  ayant  reçu 
un  renfort  de  deux  mille  Hulîards  ,  on  fe  battit  avec 
plus  de  vigueur  ,  les  Turcs  comptant  fur  leur  nombre  j 
6c  les  Chrétiens  fur  leur  courage.  Malgré  ce  fecours  , 
v  la  victoire  reftoit  encore  incertaine ,  lorfque  l'arrivée  d'un 

corps   d'arquebufiers    Allemans   la   fit  déclarer  pour   les 


DE  J.  A.  DE  THOU,  Liv.  LXXVI.     695 

Chrétiens.  Ce  nouveau  renfort  ayant  pris  les  Turcs  en  — -^j— i«» 
flanc,  rompit  leurs  rangs  à  coups  d'arquebufes,  &  les  mie  Henri 
en  défordre.  Il  y  en  eut  un  fort  grand  nombre  de  tués  &c  III. 
prefque  autant  de  prifonniers  :  tous  les  captifs  furent  déli-  1582. 
vrés,  &  tout  le  butin  repris.  Il  eft  difficile  d'exprimer  com- 
bien la  nouvelle  de  cette  défaite  irrita  les  Turcs.  Le  Grand 
Vifir  Sinan,  ennemi  juré  des  Chrétiens ,  paroifîoit  furieux  , 
&:  faifoit  les  menaces  des  plus  terribles.  Déjà  même  la  plu- 
part des  Bâchas  inclinoient  pour  rompre  la  trêve ,  &  por- 
ter la  guerre  en  Hongrie,  lorfqu'on  amena  au  Divan  un  des 
Sangiacs  de  Hongrie  pour  l'interroger  fur  cette  affaire.  Le 
Sangiac  ne  balança  pas  à  donner  le  tort  aux  Turcs.  Il  dit 
qu'ils  étoient  entrés  à  main  armée  fur  les  terres  de  l'Em- 
pereur, fans  qu'on  leur  en  eût  donné  aucun  fujet  :  Qu'ils 
avoient  emmené  avec  eux  un  nombre  infini  de  captifs  j  & 
qu'en  s'en  retournant  chargés  de  tout  ce  qu'ils  avoient  pris , 
ils  avoient  été  attaqués  &  taillés  en  pièces  parles  Chrétiens. 
La  vérité  du  fait  fe  trouvant  encore  confirmée  de  toutes  parts, 
les  Turcs  dont  les  forces  étoient  occupées  ailleurs ,  fe  radou- 
cirent ,  &:  réfolurent  de  traiter  avec  le  roi  de  Hongrie  ,  & 
de  prolonger  la  trêve,  qui  étoitfurle  point  d'expirer.  On 
croyoit  cependant  que  Sinan  l'empêcherait ,  mais  heureufe- 
ment  il  fut  dépofé  quelque  tems  après ,  comme  nous  le  di- 
rons en  fon  lieu. 

Fin  dn  huitième  Volume, 


\s>*  v^f  ^tëS  v^f  V^  <^f  "^>*  ^.sf  *^y  ^  Asf  "^>*  ^âT  "V1-1*  v  cf  >5^  ^Os?  "#S  w^r  *'Jr 
J^"«â  Jfe**s&  i&w"«£L  2&ayw£L  i^v*^  JVv#l  i^Wu  J&j* vrsd  ^ v^jl  w£L 
%     cjl^     c/S^l»     e/L^s)     Jl^     <îJïJ(s     eK^     or^-Hs     cJfe>H«)     «R  <yï 

RESTITUTIONS, 

DIFFERENTES    LEÇONS, 

b 
0  U 

VARIANTES, 

NOTES     ET     CORRECTIONS 

DU   HUITIEME   VOLUME- 

EXPLICATION    DES    MARQJVES 

dont  on  s'ejlfervi  pour  défigner  les  endroits  d?  oit  font  prifes 
les  Reftitutions  quifuivent. 

P  *.  Signifie  que  le  paflagereftitué  étoit  dans  l'e'dition  de  PatifTon ,  in  folio 

MS.  Reg.      Veut  dire  que  le  partage  reftituéou  la  variante  eft  dans  le  Manufcrit 
de  la  Bibliothèque  du  Roi ,  qui  eft  celui  de  l'Auteur  même. 

MS.  Samm.  Fait  entendre  la  même  chofe  du  Manufcrit  de  Meilleurs  de  Sainte- 
Marthe. 

P.  Défigne  les  variantes  prifes  de  l'e'dition  de  Patiflbn. 

P.  Dénote  les  variantes  prifes  de  l'édition  des  Drouarts.  La  lettre  (f) 

marque  l'édition  des  Drouarts  in  folio,  (o)  la  même  in  oftavo , 
(d)  la  même  in  douze. 

Put.  Signifie  que  la  note  ,  ou  la  correction  cil  de  Meilleurs  Dupuy. 

Rig.  Que  la  note ,  ou  correction  eft  de  Rigault. 

Ç.  Que  la  note ,  ou  correction  eft  de  l'Editeur  Anglois. 

Èâfc  Angl.  De'figne  l'édition  d'Angleterre. 

Ind.  Tlw.an.  L'index  des  noms  propres  qui  font  dans  I'Hiftoire  de  M.  de  Thou. 
Tout  ce  qui  n'eft  précédé  ni  fuivi  d'aucune  marque ,  eft  de  nous. 


LIVRE     SOIXANTE-SEPTIEME. 

PA  G  E  2.  ligne  1 5".  Le  Tigre ,  not.  Pas  un  n'eft  d'accord 
de  ton  nom  aujourd'hui.  Caftaldo  le  nomme  Tegily 
Pinet,  Sit.  V.  Ortel.  Eut. 
Pag.  3-1.  3  5".  Mehedie,  lif.  Mehedin, 
Pag.  4. 1.  3  j.  Cufa,  lif.  Cafa, 

Tome  VUL  Tttt 


6cpg  RESTITUTIONS, 

Pag.  $.  I.7.  Les  Mauroprovates  &  les  Afproprovates ,  not, 
Ceft- à-dire  les  familles  du  mouton  noir  &  du  mouton 
blanc. 

Pag.  7.I.  14.  Le  Kilan,///7  le  Sirvan,  ou  Chirvan. 
L.i-j.  Le  Tabareftan,  /*/I  le  Mafandran. 
1.  16.  Ou,///:  &. 
IW.  La  Parthie ,  /*/!  la  Parthide. 
I.35*.  Chourdes ,  ///7  Chiourdes ,  not.  Minadoi  les  nom- 
me Cure  ht. 

Pag.  12.I.  19.  Le  premier  des  Sultans,  lif  le  Grand  Vifir. 

Pag.  i6A.àj.  D'avancer,  otez  contre  le  fentiment  unanime 
de  tous  les  chrétiens. 

Pag.  20. 1.  dern.  Balfara ,  lif  Baflora. 

Pag.  2.6. 1.  8.  Maucchiar ,  lif.  Manucchiar ,  &  ailleurs. 

Pag.  28.I.  15?.  Monts  Gordiens  ,  not.  P.  Giilius  les  nomme, 
la  montagne  des  Nuages.  Put. 

1.  24.  ZagriuSj,  ou  Semirami. 

Pag.  2p.  I.3.  Comagene,  eu  Azar. 
1.  13.  D'Hire,  lif  d'Heri. 

Pag.  30.I.  \6.  A  fes  yeux,  lif.  à  leurs  yeux. 

Pag.  33.I.  31.  Ecbatane,  not.  M.  Demie  a  fait  voir  dans  fa 
Carte  de  la  retraite  des  dix  mille ,  &  dans  le  difeours  qu'il 
lut  au  fujet  de  cette  Carte  à  l'Académie  des  Sciences ,  & 
qui  eft  imprimé  dans  l'Hiftoire  de  cette  Académie,que  Tau- 
ris  ne  pouvoit  pas  être  Ecbatane ,  mais  plutôt  Gabris  :  & 
que  la  îituationd' Ecbatane,  étant  ce  que  les  anciens  nous 
en  ont  dit ,  convenoit  fort  bien  à  Amadan  grande  ville  de 
Perfe  entre  Tauris  &  Ifpahan.  C. 

Pag.  48. 1.  2 1 .  De  Corfune ,  not.  Les  Turcs  la  nomment ,  San- 
germen ,  fortereife  jaune. 

Pag.  5*  5T.  1.  9.  Monts  Riphées ,  ou  Monts  Obi. 

Pag.  65A.  9.  Niiîlvan,  lif  Nallivan. 

«  1  1       1     1        1  1       i         1  ■ 

LIVRE     SOIXANTE-HViTIE  ME. 

Pag.  78. 1.  3  j.  Cependant  il  ne  s'y  étoit  point  rendu,  lif  Ce- 
pendant de  Gordes  étant  mort  dans  cet  intervalle ,  le  Maré- 
chal ne  s'étoit  point. trouvé  au  lieu  marqué  pour  l'cntre- 
vûë,  &  s'étoit  retiré  &c* 


CORRECTIONS.k  tjfô 

3?ag.  7p.  1.  i.  Et  à  quelques  autres  déterminés  comme  eux ,  lif 
&  à  quelques  autres  perdus  comme  lui  de  débauche,  Ôc 
qui  &c.  MS.  Samm.  Put.  &  Rig. 

Pag.  8i.l.  21.  Carmagnol ,  lif.  Carmagnole ,  &  ailleurs. 

1.  28.  A  traiter  avec  les  ennemis  de  la  France ,  lif.  à 
traiter  avec  Philippe  II.  Roi  d'Efpagne  ennemi  &  rival  de 
la  France.  Ce  Prince  promit  à  Bellegarde  de  lui  faire  tou- 
cher cinquante  mille  écus  par  mois  tant  que  la  guerre  du- 
reroit  5  &  le  Maréchal  s'engagea  de  fon  côté  à  fe  fervir  des 
forces  des  Proteftans,  fous  ombre  de  vouloir  foutenir  leur 
parti ,  tandis  que  cependant  toutes  fcs  conquêtes  feroient 
au  profit  de  l'Efpagne.  Ce  que  je  rapporte  ici.  &c.  MS. 
Samm.  Put.  &  Rig. 

1.  38.  La  vallée,  lif.  les  vallées. 

Pag.  84. 1.  27.  Qu'à  la  paix  ,  ajout.  Ville quier  le  miniftre  & 
l'arbitre  des  plaifirs  de  la  Cour  s'étoit  aufîi  rendu  à  cette 
entrevue.  1/  et  oit  chargé  d'ordres  fecreîs  pour  la  Reine-mer  e  ; 
&  ce  fut  pour  lui  une  occafon  de  venir  partager  les  libérali- 
tés ,  que  le  Duc  de  Savoy  e  faifoit  aux  dépens  de  Philippe }  dont 
il  fe  fervoit  habilement ,  pour  mettre  dans  f es  intérêts  la  plu* 
part  des  Seigneurs  de  la  Cour.  Au  refte  Viilequier  abufant 
de  la  faveur  du  Roi ,  dont  le  cara&ere  étoit  bon  d'ailleurs , 
mais  qu'ils  avoit  corrompu  par  les  plaifirs ,  voulut  encore 
fur  ces  entrefaites  ajouter  à  tous  fes  autres  défauts  un  trait 
des  plus  marqués  de  la  dernière  infoîence ,  en  engageant  ce 
Prince  à  l'élever  à  des  honneurs  qui  étoient  fort  au-deflus 
de  lui ,  &  dont  toute  fa  conduite  paiïee  l'avoit  rendu  ab- 
folument  indigne.  La  France  venoit  de  perdre  François  de 
Montmorency  chef  de  cette  maifon  une  des  plus  illuftres 
du  Royaume  ,  &  ce  grand  homme  laiffoit  vacant  par  fa 
mort  le  gouvernementale  Paris  &  de  Tille  de  France ,  que 
fes  fervices  &  ceux  de  fcs  ancêtres  lui  av oient  mérité.  Viile- 
quier ofa  le  demander  au  Roi  ;  &  il  l'obtint  à  la  honte  ,  <5c 
malgré  les  murmures  de  tous  les  gens  de  bien ,  qui  difoient 
hautement ,  que  Viilequier  devoit  fe  contenter  de  fes  vices, 
que  perfonne  ne  lui  envioit;  qu'il  avoit  feu  affez  habi- 
lement les  mettre  à  profit  pour  fe  rendre  maître  de  la  con- 
fiance du  meilleur  de  tous  les  Rois  ;  qu'uniquement  oc- 
cupé à  fatisfaire  fon  avance,  on  ne  l'empcchoit  point  de 

T  t  t  t  ij 


7oo  RESTITUTIONS; 

s'engraiffer  des  dons ,  dont  ce  Prince  prodigue  l'accabloit 
chaque  jour  ;  mais  qu'il  devoit  laiifer  à  d'autres  les  récom- 
penfes  dues  au  mérite  &  à  la  vertu.  Ce  qui  augmentent  en- 
core l'indignation ,  c'étoit  le  parallèle  odieux  que  l'on  fai- 
foit  du  prédeceiieur  &  de  celui  qu'on  nommoit  pour  rem- 
plir fa  place.  En  effet  François  de  Montmorency  étoit  de 
tous  les  courtifans  ôcc.  MSS.  Put.  &  Rig.  Ce  pajfage  fi  trou- 
pe aujfi  dans  le  MS.  de  fainte  Marthe ,  à  P  exception  de  ce 
que  nous  avons  marqué  en  Italique  ,  qui  y  eft  omis }  parce  qriil 

.    fi  trouve  répété  un  peu  plus  bas. 

Pag.  8y. 1.  25".  L'avoit  envoyé,  ajout,  avec  Pomponede  Bel- 
lièvre.  MS.  Samm. 

Pag.  87.I.  20.  De  Cornuffe,  lif.  de  Cornuflon. 

Pag.  p  1. 1.  4.  Le  Comte  ,  ajout.  Sans  que  ceux-là  puffent  fe 
pourvoir  en  juftice ,  parce  qu'ils  n'ignoroient  pas  que  Mont- 
foreau  n'avoit  agi  que  de  concert  avec  le  Roi  ;  cette  ini- 
mitié pana  &c.  MSS.  Samm.  Put.  &  Rig. 

Pag.  p 2.1.  4.  La  Ferté,  lif.  Fere. 

1.  13.  Gennes,  lif.  de  Germes. 

Pag.  p4. 1.  2.  Affranchi,  lif  franchi. 

Pag.  p 8.1.  1.  Ce  qui  pourroit,  lif.  ce  qui  ne  pourroit» 

Pag.  1 1 8. 1.  8.  Malafpina ,  lif  Malefpina. 

1.  14.  De  Landria ,  lif.  Landriano. 

Pag.  13 1.I.30.  Empêcher,  lif  en  chaner. 

Pag.  13^.1.35.  Collet,  lif  Uliet. 

Pag.  137.I.  11.  Franicker,  lif  Franeker. 

Pag.  140.I.20.  Rolle,  lif.  Rolte. 

Pag.  143.I.  12.  Benghen ,  lif  Berghem 

Pag.  145. 1.  16.  Carry,  lif.  Ker. 

Pag.  147.I.  33.  Six  Comtés  ,  ou  fuivant  r édition  de  Londres, 
fept  Comtés. 

Pag.  148. 1.  5.  Le  pais  du  Miih ,  lif.  le  pais  de  Meath. 
1.  ip.  Clancarre,  lif.  Clan-carty. 
1.  2p.  Maréchal,  lif  Lieutenant  du  Maréchal  G 

Pag.  14p.  1.  6.  Dans  une  maifon,  lif.  dans  fon  lit.  C. 

1.  13.  Ne  pouvoit  plus  fervir,  lif  ne  pouvoit  plus 
leur  fervir. 

I.23.  Typporre ,  lif.  Tipperary. 

1.2  5.  Du  Bourg,  ///?Burgh,  &  ailleurs. 


CORRECTIONS  ,&c;  7°*! 

Pag.  iyo.l.  2p.  Devon,  lif.  Devonshire. 
Pag.  1$  1.I.20.  Requely,  ///^  Rekel. 
Pag.  152.1.25.  Petham,  /*/!  Pelham. 
Pag.  154.L  24.  En  Autriche,  //£  dans  la  haute  Hongrie. 


LIVRE     SOIXANTE-NEUVIEME. 

Pag.  15-8.1.  56^.  Les  Mofco vîtes  l'avoient  flaté,  lif.  le  Mofco-j 
vite  l'avoit  flaté. 

Pag.  16 ï.  1.  32.  La  Valachie,  lif.  la  Volhinie. 

Pag.  178.L  3  1.  Zamoski,///7  Zamoyski,  cb°  ailleurs. 

Pag.  205. 1.  20.  Léonard ,  lif  Edouard. 

Pag.  211.  L  11.  En  même-tems  le  Pape,  lif  En  même  -  temS 
fuivant  l'ufage  de  la  Cour  Romaine,  accoutumée  à  ne  man- 
quer jamais  toutes  les  oCCafions  qui  fe  préfentent  de  pro- 
fiter des  divifions  des  Princes  chrétiens ,  pour  augmenter 
fa  puiflance ,  le  Pape  ordonna  &c.  MS.  Samm. 

Pag.  212. 1.  p.  Le  long  du  Tage,  not.  C'eft:  ce  que  les  Efpa- 
gnols  appellent  Grilla  de  Tajo  :  les  Portugais  difent  Aquen* 
Tajo. 

Pag.  2  ip.  1.  3.  De  deux  jours.  L 'Editeur  Anglois  croit  qu'il  faut 
mettre  de  trois  jours. 

Pag.  221. 1.  dern.  L'Eftramadure ,  not.  Carpentanih  c'eft  Caftil- 
lia  la  nue  va  &  le  Royaume  de  Tolède  5  mais  en  cet  en« 
droit  Herrera  &  Coneftaggio  mettent  PEjlremadura.  Put, 


LIVRE     SOIXANTE-DIXIEME. 

Pag.  228.I.  1.  Guadaloupe,  lif  Guadalupe. 

Pag.  232.I.  ip.  Du  fort  de  S.  Julien  >  not.  Les  Efpagnols  Ici 

nomment  San-Gean. 
Pag.  234. 1.  23.  Réitéra  fa  parole,  lif  retira  fa  parole, 
Pag.  236".  1.  25.  Donara ,  lif  Douara. 
Pag.  23p.  1.  13.  Léonard  de  Cafl.ro,  lif  Edouard. 
Pag.  242. 1.  3.  Par  témérité  ,  lif  par  timidité. 
Pag.  243. 1.  dern.  Olivencia ,  lif  Olivença. 
Pag.  244. 1.  1 6.  Tratino ,  lif  Fratino. 


702  RESTITUTIONS, 

Pag.  247.I.  13.  Il  lui  fit  efperer,  Uf  il  le  rui  fit  efperer; 
Pag.  25-0. 1.  11.  Dom  Saa ,  Uf.  Dom  François  de  Saa. 
Pag.  25? $.  1.  4.  Kefri ,  Uf  Kerry. 
Pag.  2_p (5.1. 15:.  Muskeroye,  ///7  Muskerry. 

1.  23.  Wram  de  S.  Léger,  Uf  Warham  S.  Léger. 

1.  27.  Carcagh,  Uf  Cork. 

1.  38.  George  Bourchelier,  Uf.  Bourchier. 
Pag.  2p8.1.  11.  Gravingel,  Uf.  Glaningelly. 

I.34.  Zouchey,  Uf  Zouch. 
Pag.  2pp.  1.  22.  Jean  Chec  ,  Uf.  Cheeke. 
Pag.  300.I.22.  Inquiets  de  leur  fort,  Uf  inquiettes. 
Pag.  302. 1.  3.  Magohiganores ,  Uf  Magohigans. 

1.  1 6.  Nogent  Baron  de  Fifch ,  Uf  Nugent  Baron 
de  l'Echiquier. 
Pag.  30(5. 1. 2.  Ordinairement,  Uf  naturellement. 


LIVRE     SOIXANTE-ONZIEME. 

Pag.  308.I.  iy.  L'Ifle  verte,  Uf.  l'Ifle  de  Mayo  une  des  Ifles 

du  Cap-vert. 
Pag.  30p.  1.  3  5.  Thomas  Doughtie  ,  Uf  Doughtey, 
Pag.  3  10. 1.  31.  Saint  Jaque,  ou  San-Jago. 
Pag.  3  1 1. 1.  11.  De  linge,  Uf.  de  toiles. 

1.  17.  Cockles,  ou  de  Canno. 
Pag.  3  14.I.  3.  Serra-Lione  ,  Uf  Sierra-Leona, 
Pag.  32 j.  1.  21.  Hoatschoten  ,  Uf  Hontschoten. 

1.  dern.  De  Glimas,  Uf  de  Glimes. 
Pag.  325. 1.  2.  Sckenok,  Uf.  Schenck. 
Pag.  331.I.  10.  Le  Lis,  Uf  la  Lys,  &  ailleurs. 
Pag.  333. 1.  2.  Halon,  Uf.  Halen. 
Pag.  3  35".  1.  33.  Le  fept  de  Septembre ,  Uf  le  cinq. 
Pag.  3  3 7. 1.  3  1.  Avant  le  2 1 .  de  Juin,  Uf.  dès  le  2 1 .  de  Juin. 
Pag.  3  38. 1.  dern.  Du  iîeur  d'Eitelles,  not.  Meteren  le  nomme 

le  fieur  d'Eftrelles. 
Pag.  341. 1.  24.  De  Brimen,  Uf  de  Brimcu. 
Pag.  342.  t.  22.  Seuge,  Uf  le  Capitaine  Scaghen. 
Pag.  343. 1.  6.  La  Baille,  Uf  Baylie  fon  Secrétaire,  &  aill. 
Vzg-  345".  1-  4-  Hildebrand ,  Uf  Hellebrand. 


CORRECTIONS,^  703 

Pag.  34p.  1.  1  j.  A  l'embouchure  du  Wecht,  ou  Swarte-water. 
Ibid.  Dans  un  golfe  de  la  mer  Germanique ,  lif  dans 
le  Zuyder-zée. 

1.  35.  Kunigam,  lif.  Cuningham. 
1.  37.  Oldezel,  lif  Oldenzel. 
Pag.  3  j  1. 1.  33.  Pelfziel,  lif  Deflziel. 
Pag.  3;  2.1.  12.  Doecumerziel ,  lif  Doccumerziel. 

1.  3  6.  Le  vingt-un  de  Juillet ,  lif.  le  vingt-neuf. 
Pag.  3  j  3 . 1.  28.  Tergaës ,  lif  Tergoés. 
Pag.  3^4. 1.  2(5".  Vrancwort,  lif  Branckevoort. 
Pag.  3 5 5*.  1.  1.  Cette  place,  lif  Eeck  jeune  officier  diftinguc 
par  fa  bravoure  commandoit  dans  cette  place.  Elle  eit  à 
cinq  milles  de  Coevorden ,  &  à  llx  de  D éventer  .,  6c  eft  af- 
fez  fpatieufe. 

I.27.  Battembourg ,  lif.  Jacob  van  Bronchorft  & 
Battenborgh  fils  d'Anholt. 
Pag.  356. 1.  1.  Dotekom,  ///7  Dotechem,  o«  Deutechum. 
1.  10.  Bans-Mon ,  lif  Hans,  ou  Jean  Mon. 
1.  32.  La  porte  d'Oofter  &c.  lif  la  Oofter-poorte  * 
la  Ommer-poorte ,  &  la  Gafthuys-poorte. 

I.35.  La  porte  de  Walt,  ou  la  Walt-poorte. 
Pag.  3  ;  7.I.  21.  De  Raoul  de  Langue  ,  lif  de  RoelofF  vart 

Langen. 
Pag.  35-8.1.  28.  Floten ,  lif.  Sloten. 

Pag.  3j<?.  1.  ip.  Gedeon  Pameren.  Meteren  met  Van  Rome- 
ren. 

1.  20.  Michman  ,  ///T  Wiclimans. 
1.  37.  Il  y  avoit  trois  ans ,  not.  Ce  ne  furent  pas  les 
habitans  de  Dantzick  qui  fe  fervirent  de  boulets  rouges 
contre  le  Roi  de  Pologne ,  mais  ce  fut  ce  Prince  qui  par 
le  moyen  des  boulets  rouges,  réduifit  en  cendres  leur  Fort 
bâti  à  l'embouchure  de  la  Viitule. 
Pag.  3  cTi .  1.  6.  Othon  de  Sanche,  lif.  de  Saut. 

1.  30.  Hattem,  lif  Hattum,  &  ailleurs. 
1.  3  1.  Guillaume  de  Monfort.  Meteren  P  appelle  t  Louis 
de  Montfort. 

1.  33.  Le  Capitaine  Foucker.  Meteren  le  nomme,  le 
Sergeant  Foncheco. 


704.  RESTITUTIONS, 

Pag.  365X12.  Jean  de  Willelmi,  lif.  Jean  Willelms,  &  ail* 

leurs, 
Pag.  371.1. 5;.  Le  dix  Septembre,  lif.  le  dix-fept. 

Z/r^£     S0IXJNTE-D0VZ1&ME. 

Pag.  374. 1.  p.  Etre  préparé ,  #/W.  Un  fuj et  très-léger  en  appa- 
rence ,  mais  qui  clans  les  circonfcances  préfentes ,  où  cha- 
que parti  aigri  par  les  malheurs  pafles ,  étoit  fur  fes  gardes 
Se  attentifs  aux  moindres  démarches  de  fes  ennemis,  ne 
pouvoit  manquer  de  les  mettre  aux  mains ,  la  ralluma  cet- 
te année  dans  le  Royaume.  Philippe  Strozzi ,  qui  étoit  allié 
de  fort  proche  à  la  Reine-mere ,  homme  de  bien ,  des  plus 
zélés  pour  la  gloire  &  pour  la  tranquilité  de  la  nation ,  fon- 
geoit  à  fe  marier.  Dans  cette  vue  il  avoit  jette  les  yeux  fur 
Madelaine  de  la  Tour  veuve  d'Honoré  de  Savoye  Comte 
de  Tende.  La  ComtelTe  étoit  elle-même  alliée  à  la  Reine- 
mere  ,  &  ce  parti  étoit  très-convenable  à  Strozzi  ;  mais  pour 
ce  mariage  il  avoit  befoin ,  &  du  confentement  de  la  Corn- 
tefTe ,  &  de  l'agrément  du  Vicomte  de  Turenne  fon  frère. 
Ainfi  dans  le  deffein  de  l'obtenir  ,  il  prit  le  parti  de  fe 
rendre  auprès  du  Roi  de  Navarre  ,  que  ce  Seigneur  ne 
quittoit  point  ,  &  dont  il  avoit  alors  toute  la  confiance. 
Toute  la  conduite  palfée  de  Strozzi  ne  devoit  point  le 
rendre  fufped  au  Roi.  Cependant  de  peur  que  fon  éloi- 
gnernent  de  la  Cour  ne  donnât  quelque  ombrage  à  ce 
Prince ,  qui  comme  il  ne  l'ignoroit  pas ,  avoit  plus  d'une 
raifon  de  fe  défier  du  Roi  de  Navarre,  il  lui  fit  part  de  fon 
deffein ,  &  le  fupplia  de  lui  permettre  d'entrer  dans  une  al- 
liance ,  qui  lui  faifoit  honneur,  &  qui  lui  étoit  fi  avantageu- 
fe  ;  fur  quoi  le  Roi  lui  répondit  qu'il  en  parleroit  à  la  Reine- 
mere.  Henri  avoit  de  la  peine  à  confentir  à  ce  mariage. 
Quelque  perfuadé  qu'il  fût  de  rattachement  de  Strozzi, 
il  appréhendoit  que  le  Vicomte  de  Turenne  ne  profitât 
habilement  de  cette  conjoncture  pour  le  mettre  dans  les 
intérêts  du  Roi  de  Navarre.  Cependant  comme  il  trou- 
yoit  d'ailleurs  dans  la  proposition  qu'il  venoit  de  lui  faire 

une 


C  O  R  H  C  T  I  O  N  S,  k  ^o? 

une  occafion  favorable  pour  brouiller  la  maifon  de  ce 
Prince ,  il  réfolut  de  ne  la  pas  manquer.  Nous  avons  déjà 
dit  que  la  Reine  Marguerite  étoit  ennemie  déclarée  du 
Roi  fon  frère.  Au  contraire  elle  étoit  fort  liée  avec  le  Duc 
d'Anjou,  avec  qui  elle  entretenoit  toujours  un  commerce 
fort  étroit.  Cette  conduite  de  la  Reine  de  Navarre  fortifioit 
le  parti  du  Roi  fon  époux ,  &  mettoit  en  même-tems  un 
obftacle  invincible  à  tous  les  delïeins  de  Henri,  qui  ne 
foupiroit  qu'après  le  repos  &  les  plaifîrs.  Ce  Prince  crut 
avoir  enfin  trouvé  le  moyen  de  fe  délivrer  de  cette  inquié- 
tude. Par  le  projet  qu'il  imaginoit ,  il  rompoit  l'intelligen- 
ce que  le  Roi  de  Navarre  entretenoit  avec  le  Duc  d'An- 
jou ,  en  brouillant  la  Reine  Marguerite  qui  en  étoit  le  lien  ; 
avec  le  Roi  fon  époux  ;  il  éloignoit  de  ce  Prince  fon  ennemi 
le  Vicomte  de  Turenne ,  dont  il  redoutoit  le  génie  &  la 
valeur,  &  il  empêchoit  en  même-tems  le  mariage  de  Stroz- 
zi.  Il  ne  balança  donc  point  d'accorder  à  ce  dernier  l'a- 
grément qu'il  fouhaitoit  5  feulement  il  le  chargea  en  partant 
d'une  lettre,  qu'il  avoit  écrite  au  Roi  de  Navarre  àl'infçu 
de  la  Reine-mere ,  &  il  lui  recommanda  fortement  de  ne  la 
remettre  qu'à  lui-même.  Sur  ces  entrefaites  Strozzi  ayant 
pris  congé  du  Roi ,  &  perfuadé  que  ce  Prince  agréoit  fon 
mariage ,  partit  pour  la  Guyenne  ;  &  comme  il  ignoroit  par- 
faitement ce  que  contenoit  la  lettre  ,  dont  il  étoit  porteur, 
il  s'acquitta  fidèlement  de  fa  çommifïion.  Or  Henri  aver- 
tilloit  le  Roi  de  Navarre  de  fe  défier  du  Vicomte  de  Tu- 
rene ,  parce  que,  difoit-il,  il  fçavoit,  à  n'en  pouvoir  dou- 
ter ,  que  ce  Seigneur  de  concert  avec  la  Reine  fon  époufe , 
travaillent  à  le  deshonorer.  Par  malheur  on  étoit  alors  dans 
des  circonftances ,  où  le  Roi  de  Navarre  ne  crut  pas  de- 
voir ajouter  foi  à  cet  avis.  Ce  Prince  le  regarda  comme  un 
artifice  de  Henri  pour  lui  rendre  la  Princeflfe  fufpecte  ,  afin 
de  rompre  par  le  même  moyen  l'union  qui  étoit  entre  lui  <Sc 
le  Duc  d'Anjou  ,  dont  il  droit  alors  beaucoup  d'avantages , 
Ôc  pour  éloigner  de  lui  en  même-tems  le  Vicomte  de  Tu- 
renne  ,  qui  lui  rendoit  de  très-grands  fervices  dans  toutes 
fes  affaires,  &  dans  la  guerre  qu'il  avoit  à  foutenir.  Aufli 
pour  montrer  combien  il  étoit  éloigné  de  s'abandonner 
aux  foupcons  qu'on  vouloit  lui  infpker,  il  communiqua 
Tome  Vlll,  Vuuu 


70*  RESTITUTIONS, 

cette  lettre  d'abord  à  Ton  époufe ,  &  enfuite  an  Vicomte. 
Un  Ci  indigne  procédé  redoubla  leur  animofité  contre 
le  Roi  ,  &  ils  ne  trouvèrent  point  de  meilleur  moyen 
de  fe  venger  d'un  Prince  }  qui  fe  déclaroit  leur  ennemi 
mortel ,  que  de  mettre  tout  en  œuvre  pour  rallumer  la 
guerre  civile  dans  le  Royaume.  C'étoit  en  effet ,  comme  ils 
en  étoient  bien  inftruits,  ce  que  Henri  appréhendoit  le  plus. 
A  cela  contribuèrent  encore  les  avis  réitérés ,  que  le  Duc 
d'Anjou  envoyoit  au  Roi  de  Navarre,  de  concert  avec  la 
Reine  Marguerite  fa  fœur,  de  prendre  inceflamment  les 
armes ,  &  de  prévenir  par  fa  vigilance  un  danger  que  le 
moindre  retardement  pouvoit  rendre  funefte  à  fa  perfonne 
&  à  tout  le  parti  Proteftant.  Le  dellein  du  Prince  en  brouil- 
lant de  nouveau  le  Royaume ,  étoit  de  forcer  le  Roi  Son 
frère  ,  qui  s'étoit  toujours  oppofé  jufques-là  à  la  réfolution 
qu'il  avoit  prife  de  porter  la  guerre  en  Flandres ,  de  l'ap- 
puyer dans  cette  entreprife  ;  &  il  étoit  perfuadé  que  Henri , 
qui  ne  fouhaitoit  que  la  paix,  ne  verroit  pas  plutôt  la  guerre 
allumée  en  France  ,  qu'il  fe  prêteroit  à  tout  ce  qu'on  vou- 
droit  exiger  de  lui  ,  pourvu  qu'on  l'aflurât  de  le  laiffer 
tranquille»  Pour  animer  encore  davantage  le  Roi  de  Na- 
varre ,  ce  Prince  non  content  de  lui  faire  appréhender  le 
danger  auquel  le  moindre  retardement  l'expoferoit ,  ne 
manquoit  pas  de  lui  repréfenter  encore ,  que  cette  guerre 
ne  pouvoit  lui  être  qu'avantageufe  ;  Que  par  là  il  mettroit 
îe  Roi  dans  la  néceffité  de  lui  accorder  à  lui  &  à  fon  parti 
toutes  les  fùretés  qu'ils  voudroient  exiger  5  Que  pour  avoir 
la  paix,  Henri  iroit  même  jufqu'à  redemander  à  l'Efpagne 
la  reftitution  de  l'a  Navarre ,  que  fes  ancêtres  avoient  pof- 
fedée ,  &  qu'il  l'appuyeroit  de  toutes  fes  forces  pour  cette 
expédition  5  Que  il  au  contraire  le  Roi  fe  mettoit  en  de- 
voir d'oppofer  la  force  à  la  force ,  il  fe  rendroit  le  média- 
teur de  leur  différend  ,  &  feauroit  bien  terminer  cette 
guerre,  dès  qu'on  verroit  les  affaires  tourner  autrement 
qifon  ne  fouhaitoit  ;  Qu'ainfi  il  ne  devoit  pas  balancer  à 
fe  déclarer  5  Qu'il  n'avoit  de  refiburce  que  dans  la  pointe 
de  fon  épée ,  &  qu'il  fe  chargeoit  de  l'événement.  Tant 
d'inftances  réitérées  de  la  part  du  Duc  d'Anjou  &  de  la 
Reine  Marguerite ,  la  crainte  des  malheurs  qu  on  faifoit 


CORRECTIONS,  &c.  707 

appréhender  au  Roi  de  Navarre ,  la  vûë  des  avantages 
qu'il  pouvoit  trouver  dans  la  continuation  de  la  guerre , 
tout  cela  contribua  à  déterminer  ce  Prince.  Après  cela  il 
ne  fut  pas  difficile  de  mettre  en  mouvement  les  Proteftans, 
qui  n'entrant  guéres  dans  ces  intérêts  particuliers  des  Prin- 
ces, ne  voyoient  d'un  côté  que  le  danger  qui  les  mena- 
çoit ,  &  de  l'autre ,  les  fruits  qu'ils  pouvoient  efpérer  d'uue 
révolution  dans  l'Etat.  Ainfi  l'artifice  dont  le  Roi  s'étoit  fer- 
vi ,  produifit  un  effet  tout  différent  de  celui  dont  il  s'étoit 
flaté.  Il  cherchoit  à  éviter  la  guerre ,  &  par  là  il  fe  préci- 
pita lui-même  dans  de  nouveaux  troubles.  Il  eft  vrai  qu'il 
réuffit  à  empêcher  le  mariage  de  Strozzi  ;  car  quoi  qu'il  eut 
rendu  fort  innocemment  la  lettre  de  Henri  au  Roi  de  Na- 
varre ,  le  Vicomte  de  Turenne  ne  le  lui  pardonna  jamais. 
Du  refte  ce  n'étoit  pas-là  ce  que  Henri  fouhaitoit  le  plus. 
Quoi  qu'il  en  foit ,  comme  cette  guerre  s'alluma  fans  raifort 
6c  fort  mal -à- propos,  elle  finit  de  même  d'une  manière 

Ï>eu  avantageufe  &  peu  honorable  pour  ceux  qui  en  étoient 
es  auteurs.  Cette  réfolution  prife  &c.  MS.  Samm.  Put.  & 
Rig. 
Pag.  379.  1.  32.  Marvejol ,  lif.  Marueges,  &  ailleurs. 
Pag.  382.I.  3.  Fort  mal  habillé,  lif.  en  habit  déguifé. 
Pag.  3  8  j .  1.  6.  Au  quinze  d'Avril,  lif.  au  vingt  -  cinq.  MS* 

Samm. 
Pag.  38p.  1.  1.  Brigueux,  lif.  Brigneux. 
Pag.  3po.  1.  11.  De  Montefan ,  lif.  de  Montefpan. 
Pag. 404. 1.  2p.  Des  factieux,  lif.  de  la  faction  des  Guifes* 

MS.  Samm. 
Pag.  40(5".  1.  19.  Smolenko,  lif  Smolensko. 
I.30.  Mikta,/{/7  Mikita. 

L31.  Enftoche  Woloninski ,  lif  Euftache  Wolo* 
wicz. 
Pag.  40p.  1.  5*.  Vehanski ,  lif  Uchanski. 
Pag-  41  S- 1-4-  Par  ^e  Prince  de  Radzevil ,  lif.  par  Nicolas 
Radzivil. 

1.  13.  Tartares  Nogaiski,  lif  Tartares  Nogaïs. 
1.  20.  Polona  ,  lif  Polota. 
Pag.  425-.  1.  12.  Azierziicie,  lif.  Ozierziifcie. 
Pag.  433.I.  34.  Narva,  If.  Nerva,  &  ailleurs. 

Y  u  u  u  ij 


7o8  RESTITUTIONS, 

Pag.  434. 1.  p.  Traniîivanie  ,  ajout,  la  Valachie. 
1.  11.  Temifwar,  ou  Temefwar. 
1.  22.  Valaquie,  lif.  Valachie,  &  ailleurs. 

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LIVRE    SOIXANTE -TREIZIEME. 

Pag.  437. 1.  3  1.  Sebaftopolis ,  ///7  Sebafte. 

1.  34.  Empereur  des  Perfes,  lif.  Roi  de  Perfe. 

Pag.  438. 1.  23.  A  Casbin  ,  ajout,  pour  parler  de  là  dans  le 
Sir  van  à  la  fuite  d'Emir-Hamfe. 

Pag.  43p.  1.  16.  Zanga,  lif.  Zange,  &  ailleurs. 

-    1.  ip.  Artaxata  &  Reivan,  /{/T  Artaxate  &  Erivan,. 
e^  ailleurs. 

Pag.  441.I.  1.  Tocmaces,  lif.  Tocrnas  ou  Thamas, 
1.  7.  Babylone ,  lif  Bagdad» 

Pag.  446. 1.  1 6.  Archele ,  lif  Archichelec. 

Pag.  45'2. 1.  11.  Chelilen  ,  lif  Chielder. 

Pag.  45-4. 1.  22.  Un  Intendant,  lif  un  Chancelier. 

Pag- 4T 7-1-  l8«  Solock,  lif.  Sokol. 

Pag.  4;  8.1.  14.  Novogorod ,  lif.  Novogrod, 

Pag.  460.  1.  22.  De  Languedoc,  not.  Il  y  a  dans  M.  de  Thou 
Petrocoriana ,  de  Perigord  ;  c'eft  une  faute.  La  Gardie  & 
Perigoux ,  ou  Peyregoux ,  font  deux  châteaux  fitués  entre 
Caftres  &  l'Albigeois ,  proches  l'un  de  l'autre.  La  Gardie 
eft  ruiné.  Ce  Pontus,  qui  fut  en  Suéde,  étoit  cadet  de  la 
maifon ,  dont  les  aînés  font  encore  dans  le  pais.  L'erreur 
peut-être  eft  venue  de  ce  que  dans  le  mémoire  baillé  à 
M.  de  Thou,  il  y  avoit  Pons  de  la  Gardie  ,  Seigneur  de 
Perigoux ,  qu'il  a  pris  pour  gentilhomme  de  Perigord.  Put» 

Pag.  461.I.  28.  Werecha,  lif  Czereka,  &  ailleurs. 

Pag.  464. 1.  38.  Bulder,  lif.  Budler. 

Pag.  46J.I.  17.  Abdel  ,  lif.  Abdilchiraï ,  not.  Heidenftenius 
1.  4.  le  nomme  Adleum  Chiereium  5  c'eft  peut-être  l'Abdil- 
chiraï ,  dont  il  eft  parlé  au  livre  67.  de  cette  Hiftoire.  Put. 

Pag.  470.I.  37.  Parnaw,  lif.  Pernaw. 

Pag.  471.I.  3.  Dembens,  lif  Debinski. 

Pag.  472.I.  1.  De  combattre,  ajout,  proche  d'Opolska. 

Pag.  474. 1. 3 6,  Le  Sénat  Romain,  ajout.  oc  qui  dans  le  fond 


CORRECTIONS,  &c.     70^ 

ëtoit  de  Charles  Sigonius  ,  comme  je  le  feus  de  Sigonius 
même  lorfque  j'étois  à  Boulogne,  ainii  que  je  l'ai  dit  ci-def- 
fus.  Auiîi  y  a-t'il  beaucoup  d'apparence ,  que  pour  fe  foire 
quelque  réputation ,  il  ne  dédaigna  pas  alors  de  fe  fervir 
de  la  plume  d'autrui ,  puifqu'il  a  bien  pu  dans  la  fuite  pren- 
dre un  nom  emprunté  pour  publier  lui-même  fes  propres 
louanges.  Car  fi  je  ne  me  trompe ,  cette  hiftoire  de  la  guer- 
re de  Mofcovi-e ,  qui  eft  écrite  avec  tant  de  pureté  &  d'é- 
légance ,  &  qui  a  paru  fous  le  nom  d'un  certain  Heidenf- 
tein  Secrétaire  de  la  Cour ,  auteur  qui  nous  eft  abfolument 
inconnu ,  eft  ou  de  Zamoyski  lui-même ,  ou  plutôt  de  quel- 
que autre  qui  fçavoit  parfaitement  le  Latin ,  &  à  qui  Za- 
moyski l'aura  dictée  ,  ou  qui  du  moins  l'aura  tirée  de  fes 
mémoires.  Je  ferois  même  fort  tenté  de  croire ,  que  cet 
Auteur  eft  ce  Jean-Michel  Brutus  Vénitien ,  que  nous  avons 
vu  longtems  en  France  mener  une  vie  fort  pauvre  &  fort 
obfcure.  Après  l'élévation  d'Etienne  Battory  fur  le  trône 
de  Pologne ,  Zamoyski  qui  avoit  connu  Brutus  en  Italie 
&  enfui  te  à  Paris,  avoit  confeillé  à  ce  Prince  de  le  faire 
venir  auprès  de  lui  avec  toute  fa  famille ,  pour  écrire  fon 
hiftoire  &  lui  fervir  de  Secrétaire  ;  &  comme  il  mourut  de- 
puis dans  cette  Cour  aiuTi  pauvre  qu'il  avoit  vécu  ,  fans 
qu'il  fe  trouvât  perfonne  en  Pologne  fort  jaloux  de  con- 
ferver  la  gloire  d'un  Etranger  comme  lui ,  il  fut  fort  aifé  à 
Zamoyski  de  faire  paroître  fous  tel  nom  qu'il  voulut  un 
ouvrage ,  que  ce  fçavant  homme  avoit  compofé  à  fon  hon- 
neur. Le  Roi  avoit  ordonné  &c,  MS.  Samm. 


LIVRE   SOIXANTE  -  QVATORZIEME. 

Pag.  5*00.  L4.  Steenwickenvold  ,  lif  Steenwickerwoldt. 

1.  6.  Hageman ,  lif  Hegheman. 

I.13.  Blocziel ,  1.  20.  Blockiel,  lifez  partout  Block- 
ziel. 

I.33.  Oldermac ,  lif  Oldermarc  ou  Oldermarch» 
Pag.  5:04. 1.  1.  Kainder,  lif  Kuynder. 

1.  10.  Middeftum,  lif  Middelftum» 

I.30.  Dekema,  lif  Dekama. 


7I0  RESTITUTIONS, 

Pag.  506. 1.  4.  Schal,  lif  Seul,  ou  Schul. 

1.  5.  Momickerzicl,  lif.  Monickerziel. 
I.28.  Qui  lui.,  lif  qu'il  lui. 
I.37.  Reeding,  lif  Reide. 
Pag.  5  07. 1.  17.  Blimbecke,  lif  Bleyenbeeck. 
Pag.  508. 1.  3.  Rrinfwoude  ,  lif.  Rinfwoude. 

1.  dern.  Bifchop  ,  ///.  Bishop. 
Pag.  5 (59.I.  3.  HenriefTon,  lif  Hendrickfen.1 
1. 14.  Griskerke  ,  lif  Griipskercke, 
1.  15.  Vifuliet,  lif  Vifvliet. 
1.25*.  Emmentrel,  lif.  Emmentiel. 
1.  dern.  Eclartelé  ,  lif  Ecartelé. 
Pag.  ;io.  1.  5.  Liedekerke ,  lif  Leidecker  ,  ou  Leidekercke. 

1.  14.  Ruyskenweldt ,  lif  Ruiskenfveldt. 
Pag.  5 12. 1.  1 6".  Huighem ,  lif.  Huyghens. 

1.  2;.  ôcl.  36.  Hoeftrate,  lif  Hoocftrate  ,  ou  Hoog- 
ftraten. 
Pag.  5 1 6. 1.  r  r.  Ver  en ,  lif  Wuren. 
Pag.  5  1 8. 1.  2.  Reçue ,  lif.  faite. 
Pag.  5  19. 1.  1 6.  Drou  de  la  Mauvifïlere  3  lif  Drou ,  de  la  Mau- 

vhîiere  &c.  Ce  font  deux  perfonnes. 
Pag.  540.L  17.  Cortwright,  lif  Cartwright. 
Pag.  541.I.  34.  Hanfey.  L'Editeur  Anglois  le  nomme  Hance, 
aliàs  Ducket. 

I.37.  Godwell,  lif  Goldwel. 
Pag.  542.I.  4.  A  la  queftion,  not.  M.  de  Thou  femble  avoir 
pris  cette  circonftance  de  ce  qu'on  appelle  les  a&es  du 
martyre  d'Edmond  Campien  ,  &  des  autres  Catholiques 
exécutés  en  Angleterre  ,  fous  le  règne  d'Elizabeth,  non 
pas  en  haine  de  la  religion  ,  mais  pour  avoir  travaillé  à  fou- 
lever  les  fujets  de  cette  Princefle,  &  s'être  par  là  rendus 
coupables  du  crime  de  haute  trahifon.  Or  il  eft  certain  que 
les  auteurs  de  ces  a&es  n'ont  eu  rien  moins  en  vûë  que 
de  rapporter  la  vérité  des  faits ,  &  qu'ils  n'ont  travaillé  que 
pour  leur  propre  gloire  3  en  travaillant  à  rendre  leurs  adver- 
saires odieux.  Quoi  qu'il  en  foit ,  M.  de  Thou  fe  trompe 
manifeftement  dans  cet  endroit.  En  effet ,  la  queftion  n'a 
jamais  été  en  ufage  en  Angleterre.  Les  Anglois  naturel- 
lement éloignes  de  tout  ce  qui  a  l'air  de  cruauté }  &;  jaloux 


CORRECTIONS/&C.  7iî 

plus  qu'aucune  autre  nation  du  monde  de  leur  liberté,  de 
leurs'  privilèges ,  <5c  de  leurs  droits ,  ne  regardent  point  cette 
manière  de  procéder  contre  les  coupables,  comme  un 
moyen  fur  de  découvrir  le  crime ,  ôc  ceux  qui  s'en  font 
rendus  complices  ;  mais  plutôt  comme  un  infiniment  dans 
la  main  des  Princes ,  &  de  ceux  de  leurs  Miniftres  ,  qui 
aveuglés  par  leurs  reflentimens  perfonnels,  veulent  abufer 
de  l'autorité  dont  ils  font  revêtus,  propre  à  opprimer  la  li- 
berté publique  >  à  extorquer  des  confeffions ,  ou  abfolu- 
ment  fauiles ,  ou  du  moins  fort  équivoques  ,  &  à  tendre 
des  pièges  à  l'innocence.  C. 

Pag.  542. 1.  ii.  Eliot,  Crodoc,  Sledey,  Mondey,  &  Hilley, 
lif.  Elliot,  Gradock,  Sied,  Mundy,  &  Hill.  Edit.  Angl. 

1.  35".  Kirbey  &c.  lif  Kirby,  Cotton,  Richardfon, 
Johnfon ,  Ford ,  Shert ,  &  Filbie.  Edit.  Angl. 

Pag.  <y  4 3. 1.  24.  Perfon ,  lif.  Parfons. 

Pag.  544. 1.  1.  Mavarée ,  lif  de  Manours ,  ou  Manareo.' 
1.  6.  Briftoy ,  lif  Briftow. 

Pag.  J4J.1.  27.  Alain,  lif  Allyn  ou  Alan  natif  de  Roflal  dans 
la  Province  de  Lancaftre ,  ou  Lancashire.  Edit.  Angl. 

Pag.  548.I.  10.  Barwick,  ou  Berwick. 

Ibid.  Sterlin ,  de  Marre  ,  Spée  ,  Duglas ,  Botwel , 
Murrai,  lif  Sterling,  de  Marr,  DouglaiT,  Spey,  Bothwel, 
Murray.  Edit.  Angl. 

Pag.  5 49. 1.  20.  Lunebourg,  lif.  Lubeck. 

Pag.  5 5*0. 1.  3 6.  De  l'Etat,  ajout.  Anne  de  Joyeufe,  appelle 
communément  d'Arqués,  fils  de  Guillaume  Vicomte  de 
Joyeufe  ,  Lieutenant  pour  le  Roi  dans  la  Province  de  Lan- 
guedoc ,  &  Jean  Louis  de  Nogaret  fieur  de  la  Valette  fils 
du  célèbre  Jean  de  Nogaret ,  qui  s'étoit  diftingué  dans  nos 
armées ,  &  dont  j'ai  fi  fouvent  parlé  dans  le  cours  de  cette 
hiftoire,  étoient  alors.cn  règne  à  la  Cour.  Eux  feuls  pofle- 
doient  alors  le  coeur  &  toute  la  faveur  du  Monarque ,  & 
avoient  écarté  tous  les  autres  favoris.  François  d'O ,  qui 
après  Villequier  fon  beaupere ,  avoit  été  comme  le  Surin- 
tendant des  plaifirs  du  Roi,  venoit  d'etre  difgracié  •■>  &  Fran- 
çois d'Epinay  fieur  de  S.  Luc ,  s'étoit  depuis  peu  enfui  de 
la  Cour.  Voici ,  difoit-on ,  quel  étoit  le  motif  fecret  de  fa 
retraite. 


7i2  RESTITUTIONS, 

Hîftoire  de  Le  Roi  fe  rendoit  fort  fouvent  chez  d'O ,  fuivi  de  fes 

la  Sarbacane.  mignons  j  car  ils  étoient  plufieurs  au  commencement.  Là 
ce  Prince  avoit  fait  faire  dans  une  falle  fort  vafte  plufieurs 
cabinets  féparés  feulement  par  des  cloifons  de  fapin.  C'étoit- 
là  qu'on  pallbit  la  nuit ,  après  les  débauches  de  la  journée. 
S.  Luc  étoit  alors  un  de  ceux  qui  étoient  admis  aux  plaifirs 
fecrets  de  Henri ,  &  ce  Prince  venoit  de  lui  procurer  un 
très-riche  parti ,  en  lui  faifant  époufer  Jeanne  de  Colle ,  fille 
du  fameux  Maréchal  Charles  de  Briflac.  Cette  Dame  qui 
.à  un  grand  cœur ,  joignoit  un  efprit  poli  &  orné  ,  piquée 
d'ailleurs  d'un  peu  de  jalouiie ,  dont  les  femmes  les  plus 
vertueufes  ne  font  pas  exemtes ,  s'ennuya  bien-tôt  de  la  vie 
honteufe ,  que  menoit  fon  mari.  Elle  lui  en  dit  fon  fenti* 
ment 5  &  à  force  de  menaces,  à  force  de  lui  reprefenter 
qu'il  fe  deshonoroit,  elle  obtint  enfin  de  ce  jeune  Seigneur; 
qui  d'ailleurs  aimoit  la  gloire ,  qu'il  fongeât  à  changer  de 
conduite. 

Il  ne  s'agiflbit  plus  que  d'exécuter  cette  réfolution.  Mais 
un  obftacle  arrêtoit  S.  Luc.  Il  appréhendoit  qu'en  cenànt 
de  vivre  avec  le  Roi  à  fon  ordinaire ,  il  ne  perdît  en  même- 
tems,  &  fes  bonnes  grâces,  &  l'efperance  d'une  fortune 
brillante ,  que  la  faveur  du  Prince  fembloit  lui  promettre. 
Cette  crainte  le  tenoit  encore  en  balance  ;  il  differoit  à 
prendre  fon  parti ,  lorfque  Madame  de  S.  Luc  leva  à  propos 
cette  difficulté.  "  Je  ne  condamne  point  votre  crainte ,  dit 
*  cette  Héroïne  à  fon  époux  :  elle  eft  julte  &  bien  fondée  j 
»  mais  je  crois  y  avoir  trouvé  un  remède.  En  prenant  des  me- 
»  fures  pour  ménager  votre  fanté  &  votre  honneur,  qui  vous 
»  empêche  de  travailler  en  même-tems  à  procurer  au  Roi 
»  les  mêmes  avantages  ?  Si  vous  pouvez  venir  à  bout  de 
»  le  retirer  de  fes  débauches ,  y  a-t'il  lieu  de  douter  que 
a>  par  là  vous  ne  méritiez  de  lui  une  faveur  bien  plus  folide 
»  &  plus  durable,  que  celle  à  laquelle  vous  prétendez  par- 
»  venir  par  les  infâmes  fervices  que  vous  lui  rendez  ,  &  en 
»  applaudiffant  honteufement  à  fes  défordres  ?  Or  j'imagine 
3>n  moyen  d'y  réuffir.  Vous  connoiflez  le  génie  du  Roi. 
»  omme  il  s'abandonne  aux  plaifirs  fans  ménagement, 
»  auffi  lorfque  Tcpuifement  lui  en  a  donné  du  dégoût ,  vous 
»  fcavez  qu'il  cil:  quelquefois  fujet  aux  remors  de  cbnfçience 

les 


CORRECTIONS.k  713 

»  les  plus  vifs  &  les  plus  fenfibles.  Voluptueux  jufqu'à  l'ex- 
»  ces ,  &  dévot  jufqu'à  la  fuperftition,  fon  cœur  également 
»  partagé  entre  la  dévotion  &  les  plaifirs ,  lui  faifant  fans 
*>  celle  chercher  dans  l'une  l'expiation  des  autres  ,  ôc  fa 
»  piété  fervant  elle-même  d'aliment  à  fes  défordres,  parce 
*>  que  par  là  il  s'imagine  avoir  pleinement  fatisfait  à  Dieu , 
»  que  fes  déreglemens  ont  outragé  ;  à  peine  a-t'il  rétabli  fa 
»fanté,  &  fait  quelques  pratiques  extérieures  de  religion, 
»  qu'il  fe  livre  de  nouveau  avec  plus  d'emportement  que 
»  jamais  à  fes  débauches.  Sur  ce  pié-là ,  voulez-vous  venir  à 

•  bout  de  le  changer  ?  Imitez  un  habile  général,  qui  dans 
»  un  fiége  attaque  toujours  le  côté  le  plus  foible  de  la  pla- 
r>  ce.  Le  foible  du  Roi  eft  la  dévotion  ;  c'eft  par  cet  endroit- 

•  là  que  vous  devez  l'attaquer.  Faites-lui  peur  des  jugemens 
»  de  Dieu.  Lorfque  fatigué  des  plaifirs  &  des  excès  de  la 
»  journée ,  il  fe  fera  retiré  dans  fon  cabinet  pour  y  prendre 
»  quelque  repos ,  il  faut  trouver  moyen  à  la  faveur  d'une 
x  Sarbacane ,  ou  de  quelqu'autre  invention ,  de  lui  faire 
»  entendre  une  voix  comme  venant  du  Ciel ,  qui  l'aver- 

•  tifle  de  changer  de  vie ,  s'il  veut  conferver  fa  perfonne 
*>  &  fon  royaume  ,  <5c  qui  le  menace ,  s'il  ne  fe  corrige , 
33  de  toute  la  vengeance  divine.  *> 

S.  Luc  fut  charmé  du  moyen  que  fa  femme  avoit  imagi- 
né 5  &  dans  l'efperance  de  pouvoir  changer  de  vie  ,  fans 
perdre  cependant  la  faveur  de  Henri ,  il  réfolut  de  faire 
ufage  de  ce  projet.  Voici  comme  il  l'exécuta.  Tout  le  mon- 
de  étoit  enféveli  dans  le  fommeil  ,  lorfque  S.  Luc  ayant 
épié  le  moment  où  le  Roi  lui-même  s'étoit  endormi,  fit 
couler  à  la  ruelle  de  fon  lit  une  Sarbacane ,  par  le  moyen  de 
laquelle,  fuivant  ce  qui  avoit  été  projette,  il  lui  fit  enten- 
dre d'un  ton  foible ,  mais  capable  cependant  de  porter  la 
frayeur  dans  l'âme  de  ce  Prince ,  les  menaces  du  Ciel  les 
plus  terribles.  Henri  éveillé  au  fon  de  cette  voix ,  prit  d'a- 
bord cet  avertitTement  pour  un  fonge.  Il  fe  rendormit  en- 
fuite  -■>  mais  ayant  entendu  les  mêmes  menaces  à  différen- 
tes fois ,  &  s'étant  bien  allure  qu'il  ne  revoit  point ,  il  en 
fut  fort  épouvanté.  Après  avoir  paffé  le  relie  de  la  nuit  dans 
des  agitations  terribles ,  il  fe  leva  de  très-grand  matin ,  fort 
trjftp ,  &  avec  un  filence  qui  témoignoit  la  peine  fecrette 
Tome  FIIL  X  x  x  x 


7i4  RESTITUTIONS, 

dont  il  étoit  troublé.  Les  mignons  étonnés  de  cet  accueil 
extraordinaire  ,  &  d'un  changement  (i  fubit ,  fe  regardoient 
l'un  l'autre,  «5c  fe  demandoientà  l'oreille,  quelle  pouvoir 
en  être  la  caufe.  S.  Luc  lui-même  charmé  que  la  rufe  eût 
réuïTi ,  étoit  le  premier  à  marquer  fa  furprife ,  &  à  deman- 
der ce  qui  étoit  arrivé  de  nouveau.  Enfuite  il  s'approcha 
du  Roi  d'un  air  trifte  &  interdit ,  &  le  prenant  en  particu- 
lier ,  il  lui  dit,  qu'il  avoit  fait  la  nuit  un  rêve  terrible  ;  qu'il 
avoit  cru  voir  un  Ange  lui  apparoiiïant  avec  un  vifage  irri- 
té ,  qui  le  menaçoit  de  la  part  de  Dieu  d'une  perte  iné- 
vitable ,  s'il  ne  renonçoit  à  fcs  dércglemens ,  &  s'il  n'enga- 
geoit  le  Roi  à  changer  de  conduite.  Henri  ajouta  foi  d'a- 
bord à  ce  que  S.  Luc  lui  difoit.  A  fon  tour  il  lui  raconta  ce 
qui  lui  étoit  arrivé  la  même  nuit ,  l'avertiflant  du  refte  de 
garder  fur  cela  un  profond  filence ,  &  lui  promettant  de 
profiter  des  avertiflemens  du  Ciel.  En  effet,  depuis  ce  tems- 
îà  il  parut  s'éloigner  de  tous  les  autres  jeunes  Seigneurs, 
qui  n'étoient  point  du  fecret ,  &  n'alla  plus  palier  la  nuit 
avec  eux  à  fon  ordinaire. 

D'O  étoit  encore  alors  à  la  Cour.  C'étoit  un  courtifan 
confommé ,  qui  fans  avoir  de  religion,  fçavoit  parfaitement 
en  contrefaire  tous  les  dehors.  Il  réfolut  de  pénétrer  ce 
myftere.  Il  tira  infenfiblement  le  fecret  du  Roi  i  &  dès  qu'il 
fçut  de  quoi  il  s'aghToit ,  il  découvrit  aufli-tôt  à  ce  Prince 
l'artifice,  dont  S.  Luc  s'étoit  fervi.  Il  lui  fit  entendre  que 
c'étoit  une  invention  de  Madame  de  S.  Luc  >  femme  haute 
&  impérieufe,  qui  n'avoit  pu  voir  fans  jaloufie  l'attache- 
ment de  fon  mari  pour  S.  M.  Il  reprefenta  ce  favori  comme 
un  ingrat ,  qui  comblé  des  bontés  de  fon  maître ,  avoit  ofé 
fe  jouer  avec  tant  d'impudence  de  la  crédulité  de  fon  bien- 
faiteur. Il  alla  pour  preuve  de  ce  qu'il  avançoit,  jufqu'à 
faire  voir  au  Roi  la  Sarbacane ,  qu'il  difoit  avoir  été  trou- 
vée dans  le  cabinet  de  S.  Luc.  Ces  difcours  ébranlèrent 
Henri.  Après  quelques  jours  d'une  dévotion  pailagere ,  l'a- 
mour du  plaifir  commençoit  déjà  à  reprendre  le  defïus  dans 
le  cœur  de  ce  Monarque.  Dans  ces  difpofitions  il  ne  fut 
pas  difficile  à  d'O  de  le  replonger  dans  fes  premiers  dé- 
sordres. A  l'égard  de  S.  Luc ,  il  fut  exclus  de  toutes  les 
parties  ;  &  le  Roi  moins  fenfible  à  fes  fages  avis ,  qu'à  la 


CORRECTIONS,^  71? 

hardiefie  qu'il  avoit  eûë  d'abufer  de  fa  crédulité ,  réfolut 
à  la  follicitation  des  autres  mignons,  non -feulement  de 
l'éloigner  ;  mais  même  de  retirer  de  lui  tous  les  bienfaits , 
dont  il  l'avoit  comblé. 

Brouage  en  Saintonge  eft  un  pofte  avantageux  pour  con- 
tenir toute  cette  Province ,  &  que  ces  riches  falines  ren- 
dent important.  Il  y  avoit  quatre  ans  que  le  Roi  avoit  repris 
cette  place  fur  les  Proteftans ,  &  en  avoit  donné  le  gou- 
vernement à  Gui  de  S.  Gelais  fieur  de  Lanfac,  alors  Amiral 
de  France.  Lanfac  étoit  un  homme  ambitieux ,  aimant  la 
dépenfe ,  &  qui  après  avoir  épuifé  fes  revenus,  profita  de 
Fufage ,  que  par  un  pernicieux  exemple  ,  le  Roi  lui-même 
avoit  introduit,  de  faire  un  trafic  honteux  des  charges  même 
militaires  ;  il  céda  fon  gouvernement  de  Brouage  à  S.  Luc, 
moyennant  une  fomme  très-confidérable ,  qui  fut  payée  par 
Henri  lui-même.  Ce  Prince  craignant  donc,  que  dans  le 
défefpoir  de  fe  voir  difgracié ,  S.  Luc  ne  profitât  de  l'a- 
vantage de  ce  pofte  pour  en  tirer  vengeance ,  &  ne  s'unît 
aux  Proteftans ,  qui  font  très-puiflans  dans  cette  Province, 
réfolut  de  le  lui  enlever.  Dans  cette  vue  il  fit  partir  en  pof- 
te pour  la  Saintonge  Jacque  Savary  de  Lencome ,  Colonel 
du  régiment  de  Picardie  ,  &  fils  de  Jacqueline  foeur  de 
Villequier,  homme  du  refte  d'une  brutalité  achevée ,  avec 
ordre  de  faire  prêter  ferment  au  nom  du  Roi  aux  trou- 
pes qui  étoient  en  garnifon  dans  Brouage ,  6c  d'en  fermer 
les  portes  à  S.  Luc.  Mais  ce  favori  en  ayant  été  averti  à 
tems  par  le  Duc  de  Guife  ,  qui  ne  laiubit  échapper  aucune 
occadon  de  femer  la  diviiion  parmi  les  Seigneurs  de  la 
Cour,  monta  auftï-tôt  à  cheval,  ôc  à  la  faveur  des  relais 
il  fit  tant  de  diligence ,  qu'il  arriva  à  Brouage  une  heure 
avant  Lencome  ,  qui  étoit  obligé  de  s'arrêter  à  chaque  pof- 
te ,  &  il  fe  trouva  en  état  de  lui  en  défendre  l'entrée.  Ce  dé- 
part précipité  de  S.  Luc,  donna  occafion  à  beaucoup  de  rai- 
fonnemens  politiques.  Chacun  imagina  à  fon  gré  differens 
motifs  de  cet  éloignement,  &  pour  en  cacher  la  véritable  rai- 
fon,  qui  devint  alors  un  myftere  pour  le  public,  le  Roi  de  con- 
cert avec  ceux  qui  l'environnoient,  en  inventèrent  plufieurs 
autres ,  aufquelles  ils  furent  bien-aifes  de  donner  cours. 

Il  arriva  peu  de  tems  après  un  autre  accident ,  qui  ne 

Xxxx  ij 


7i<?  RESTITUTIONS, 

■Aflkflïnatde  contribua  pas  peu  à  augmenter  le  trouble  ,  que  l'aventure 
S.  Megnn.  ^e  S.  Luc  avoit  déjà  jette  dans  l'ame  de  Henri.  On  comp- 
toit  alors  au  nombre  des  mignons,  Paul  Stuart  de  Caulïa- 
de ,  Comte  de  S.  Megrin.  C'étoit  un  jeune  gentilhomme 
de  Saintonge  bienfait,  &  qui  n'avoit  pas  moins  de  grandeur 
d'ame  que  de  bonne  grâce.  Le  Roi  ne  l'aimoit  pas  feu- 
lement, parce  qu'il  étoit  de  toutes  fes  débauches  :  il  avoit 
encore  fçû  plaire  à  ce  Prince  par  le  commerce  qu'il  en- 
tretenoit,  difoit-on,  avec  une  Dame  de  la  (a)  première 
condition,  qui  avoit  époufé  un  Seigneur  de  la  Cour  à  qui 

(  a  )  Dans  le  manufcrit  de  Rigault ,  on  trouve  à  la  marge  de  cet  en- 
droit de  M.  de  Thon ,  les  particularités  fui  van  tes  écrites  de  la  propre 
main  de  Char  le  Maurice  le  Tellier  Archevêque  de  Rheims ,  qui  les  a  cru 
dignes  d'être  tranfmifes  a  lapofterité.  Cette  Dame  de  la  première  con- 
dition, étoit  Catherine  de  Cleves  époufe  du  Duc  de  Guife.  Non- 
feulement  on  la  foupçonnoic  d'entretenir  un  commerce  de  galante- 
rie avec  S.  Megrin  \  on  difoit  même  aflèz  hautement  à  la  Cour ,  qu'un 
Courtifan  ,  dont  on  taifoit  le  nom  ,  avoit  furpris  un  jour  ces  deux 
amans  dans  la  chambre  &  fur  le  lit  même  de  la  Reine-mere.  Ce 
bruit  devint  Ci  public ,  que  le  Cardinal  de  Guife  &  le  Duc  de  Mayen- 
ne, crurent  que  le  Duc  de  Guife  leur  frère  ne  devoit  pas  être  le  feul 
'  à  l'ignorer;  &  comme  il  n'avoit  point  d'ami  plus  intime  que  Chrifto- 
phle  de  Baflbmpierre ,  que  c'étoit  le  confident  de  tous  Ces  Cecrets ,  ce 
fut  lui  aufli  qu'ils  chargèrent  de  l'en  inftruire.  BafTompierre  connoif- 
foit  le  génie  &  le  caractère  du  Duc  de  Guife  ;  auffi  n'accepta-t'il  la 
commifîion  qu'avec  peine  Se  malgré  lui.  Il  demanda  même  qu'on  lui 
donnât  trois  jours  pour  penfer  aux  moyens  d'infinuer  adroitement  au 
Duc  une  nouvelle  aufli  défagréable.  Il  l'aborda  enfin  d'un  air  trifre 
&  rêveur  ;&  le  Duc  lui  ayant  demandé  ce  qui  le  rendoit  fi  chagrin. 
»  Il  y  a  quelques  jours  ,  lui  répondit  BalTompierre  ,  qu'une  perfonne 
»>  m'a  confulré  fur  la  manière,  dont  elle  devoit  s'y  prendre  pour  in- 
»  ftruire  un  ami  du  dérangement  de  fa  femme  ,  qui  le  deshonore, 
»  fans  que  de  fa  part  il  ait  aucun  foupçon  de  Ces  galanteries.  La  queftion 
«  m'a  paru  Ci  embaralTàntc ,  que  jufqu'ici  je  n'ai  pu  encore  y  répon- 
*>  dre.  Voilà  quelle  eft  la  caufe  de  ce  chagrin  ,  que  je  n'ai  pu  vous 
»  cacher.  Inquiet  fur  la  réponfe  que  je  dois  faire,-  je  rêve  inutilement 
»>  pour  la  trouver  -,  mais  puifque  l'occafion  s'offre  fi  naturellement  de 
»  vous  en  parler,  je  ferois  bien-aife  de  fçavoir  de  vous-même  quel 
»  confeil  je  dois  donner  à  mon  ami  fur  une  queftion  fi  délicate.»  A 
ce  difeours  le  Duc  de  Guife  comprit  parfaitement  de  quoi  il  s'agif- 
foir,  cependant  il  ne  patut  point  embaralTé.  «  Quel  que  foit  celui, 
>*dont  vous  me  parlez  ,  dit-il,  à  BalTompierre,  fi  c'eft  un  ami,  ou 


C  O  R  R  E  C  T  I  O  N  S  ,  &c.  717 

Henri  ne  vouloit  pas  de  bien.  Ce  Seigneur  étoit  très-puif- 
fant  ;  <Sc  le  Monarque  fe  croyoit  bien  vengé  des  outrages 
qu'il  en  avoit  reçus,  par  la  revanche  qu'en  prenoit  S.  Me- 
grin  en  le  deshonorant ,  &  par  les  railleries  qu'il  faifoit  lui- 
même  de  cette  intrigue,  lorfqu'il  fe  trouvoit  avec  fes  fa- 
voris. Celui  qui  devoit  naturellement  paroître  le  plus  fen- 
iible  à  cet  affront,  étoit  occupé  de  projets  trop  importans, 
pour  fe  mettre  en  peine  d'y  faire  la  moindre  attention. 
Charle  de  Lorraine  Duc  de  Mayenne ,  qui  avoit  avec  lui 
des  liaifons  fort  étroites ,  fut  celui  qui  crut  devoir  fe  char- 
ger de  le  venger.  Dans  cette  vue  il  apofta  quelques  affaf- 
iins  pour  tuer  S.  Megrin  à  la  première  occafion  qui  fe  pré- 
fenteroit.  Ce  gentilhomme  ne  tarda  pas  à  être  inftruit  du 
deflein  du  Duc  de  Mayenne  :  le  Roi  lui-même  en  étoit  in- 
formé 5&  S.  Megrin  voulant  fe  retirer  un  foir  fort  tard,  ce 
J?rince  lui  fit  toutes  les  inftances  pofïibles  pour  l'obliger  à 
coucher  au  Louvre.  Mais  les  prières  du  Monarque,au  lieu  de 
fléchir  le  courage  de  ce  jeune  Seigneur  naturellement  haut, 
&  que  fa  faveur  rendoit  encore  plus  fier ,  ne  fervirent  qu'à 
l'animer  davantage, à  méprifer  le  danger  &  à  courir  à  fa  per- 
te. Il  répondit  d'un  air  de  mépris,  que  fi  ces  Eunuques,  c'eft 
ainfi  qu'il  appeîioit  les  Lorrains,ofoient  feulement  l'attaquer, 
il  fçauroit  bien  leur  faire  fentir  qu'il  étoit  homme.  A  ces  mots 

»>  même  s'il  veut  le  paroître  ,  qu'il  fe  charge  lui-même  de  venger  l'af- 
»  front  fait  à  fon  ami.  Mais  d'apprendre  en  pareil  cas  à  un  mari  ce 
»  qu'il  ignore  ,  c'eft,  à  mon  avis,  prendre  une  peine  inutile,  &  join- 
»  dre  même  un  nouvel  outrage  au  premier.  Pour  moi ,  continua  le 
»  Duc,  Dieu  m'a  donné  une  époufe  auflï  fage  qu'on  puifle  le  fouhai- 
»  ter  \  &  grâces  au  Ciel ,  je  n'ai  pas  lieu  de  me  défier  de  fa  vertu.  Si 
»  cependant  elle  avoit  jamais  le  malheur  de  fe  déranger  ,  &  qu'un 
»  homme  fût  afTez  hardi  pour  me  le  dire;  vous  voyez  ce  fer ,  ajouta- 
»  t'il ,  en  mettant  la  main  fur  la  garde  de  fon  épée  ;  la  vie  de  cet 
»  imprudent  ami  me  répondroit  fur  le  champ  de  fa  folle  témérité.  » 
Baflbmpierre  remercia  le  Duc  de  (es  avis.  De  là  il  alla  rendre  compte 
au  Duc  de  Mayenne  &  au  Cardinal  de  la  converfation  qu'il  avoit  eue.; 
&  ces  deux  Seigneurs  ne  voulant  pas  laiffcr  impuni  un  ^affront  auquel 
le  Duc  leur  frère  paroiflbit  Ci  peu  fenfiblc,  prirent  pour  le  venger  les 
moyens  que  chacun  fçait.  Je  tiens  cette  anecdote  de  François  de  Baf- 
fompierre,  Maréchal  de  France  ,  fils  de  Chriftophle  ,  &  j'ai  crû  qu'elle 
méritoit  d'avoir  place  dans  cette  Hiftoire.  Edit.  Angl. 


7i8  RESTITUTIONS, 

il  fortit  du  Louvre  5  &  à  peine  avoit-ilfait  quelques  pas .  qu'il 
fe  vit  chargé  par  les  aiiàfiins ,  qu'on  avoit  apoftés  pour  le  per- 
dre. Un  page,  qui  portoit  devant  lui  un  flambeau,fut  d'abord 
écarté.  Pour  lui  il  fut  percé  de  plufieurs  coups  mortels ,  ôc 
laiflc  pour  mort  fur  la  place.  De  là  on  le  tranfporta  à  {on 
Hôtel ,  où  il  expira  au  bout  de  quelques  heures.  Son  corps 
fut  enfuite  porté  à  S.  Paul,  &  inhumé  auprès  de  Caylus  ôc 
de  Maugiron ,  qui  avoient  été  tués  trois  ans  auparavant.  Le 
Roi  lui  fit  faire  des  obféques  magnifiques  >  &  Arnaud  Sor- 
bin ,  à  qui  ce  Prince  avoit  donné  depuis  peu  l'Evêché  de 
Nevers,  &  qui  par  là  même  devoit  lui  être  attaché,  fut 
chargé  de  l'oraifon  funèbre  du  favori.  Ce  Prélat  s'en  acquit- 
ta en  courtifan  habile.  Il  fit  un  éloge  flateur  de  la  naifiànce , 
du  caractère ,  &  des  vertus  du  défunt  5  mais  il  n'eut  garde 
de  parler  contre  les  auteurs  de  ralïàiîinat ,  dont  il  étoit  par* 
tifan  fecret. 

Henri  comprit  parfaitement  que  ce  coup  n'étoit  qu  un 
prélude  par  ou  on  vouloit  tenter  jufqu'où  pourro.it  aller  fa 
patience.  Cependant  fa  paillon  pour  les  plaifirs ,  &  les  mau- 
vais confeils  de  ceux  qui  l'approchoient,  lui  firent  encore 
difiîmuler  cet  affront.  Par  une  malheureufe  politique ,  fes 
Miniitres  lui  faifoient  entendre  ,  que  quoi  qu'il  en  pût  coû- 
ter à  l'autorité  royale,  il  devoit  fermer  les  yeux  fur  tout, 
plutôt  que  d'en  venir  à  aucune  violence  contre  ceux  ,  qui 
fous  le  titre  fpécieux  qu'ils  fe  donnoient  de  défenfeurs  de  la 
religion  y  ne  travaillojent  dans  le  fond  qu'à  entretenir  l'ef> 
prit  de  révolte  &  de  parti  dans  le  Royaume ,  &  à  fappqr 
infenfiblement  par  leurs  fourdes  pratiques  l'autorité  du  Sou- 
verain. Mais  cette  molieiTe  bien -loin  d'adoucir  le  mal, 
comme  ces  lâches  confeillers  fe  l'étoient  faulTement  ima- 
giné, &  comme  ils  l'avoient  perfuadé  à  ce  Prince  ,  qui  ne 
foupiroit  qu'après  le  repos,  ne  fervit  au  contraire  qu'à  en- 
hardir à  tout  ofer  ceux  qui  étoient  attentifs  à  profiter  de 
toutes  les  occafions  qui  fe  prefentoient  de  brouiller  l'Etat. 

Cependant ,  tandis  que  le  peuple  furchargé  d'impôts  gé« 
mifibit  fous  le  poids  de  l'autorité  du  Souverain ,  &  que  la 
nation  frémiftbit  de  voir  les  premiers  emplois  partagés  entre 
des  hommes  nouveaux  &  fans  mérite  ,  Henri  n'oppofoit  à 
la  haine  ôc  à  l'indignation  publique ,  que  des  dehors  atlec- 


CORRECTIONS,&c,  714 

tés  de  religion  Contenus  de  quelques  fpectacîes  nouveaux 
&  extraordinaires,  jamais  dévotion  ne  pouvoit  être  plus  dé- 
placée. En  effet,  tandis  qu'on  faifoit  parade  d'une  piété  mal- 
entendue  ,  tout  étoit  cependant  vénal  à  la  Cour.  Ces  of- 
fices de  nouvelle  création  ,  dont  j'ai  parlé  ,  étoient  donnés 
en  payement  par  Joyeufe  &  par  la  Valette  à  des  parfumeurs, 
à  des  traiteurs ,  à  des  marchands  de  foye ,  à  quiconque  à  la 
faveur  des  folles  dépenfes  que  faifoient  ces  deux  favoris , 
fiers  de  la  faveur  d'un  maître ,  qui  n'avoit  jamais  fçû  leur 
rien  refufer,  étoit  devenu  leur  créancier.  Ces  charges  paf- 
foient  enfuite  dans  le  commerce  5  &  ceux  qui  vouloient  en 
être  pourvus,  étoient  obligés  de  les  acheter  de  ces  hom- 
mes de  néant  à  un  prix  excefîlf ,  au  grand  fcandale  des  gens 
de  bien ,  à  la  honte  de  la  magiitrature ,  &  au  préjudice  de 
la  tranquilité  publique  5  parce  que  le  mépris  que  ce  hon- 
teux négoce  attiroit  aux  Magiftrats  ,  ne  manquoit  pas  de 
retomber  fur  le  Prince  même. 

D'un  autre  côté  on  faifoit  paroître  fur  la  fcene  des  Ca- 
pucins, des  Feuillans,  &  je  ne  fçai  combien  d'autres  fan- 
tômes de  religion ,  qui  femblent  n'avoir  été  imaginés  que 
pour  épouvanter  les  vieilles.  Les  Capucins  faifant  profef- 
fion  d'obferver  à  la  lettre  la  régie  de  François  d'Alïife, 
étoient  regardés  du  peuple  comme  des  Saints  à  caufe  de 
leur  habit  grolïier ,  &  de  la  vie  auftere  qu'ils  menoient.  Cet 
Ordre  au  refre  étoit  allez  nouveau  dans  FEglife.  Ce  fut  en 
1J27.  qu'un  François  Matthieu  BaiTo  gentilhomme  originai- 
re d'une  petite  ville  de  l'Ombrie  fur  la  rivière  de  Marida,  en 
fonda  ou  renouvella  l'inftitut.  Quelques-uns  cependant  at- 
tribuent cet  établiflement  à  un  certain  Paul  de  Chioggia. 
Quoi  qu'il  en  foit ,  les  Capucins  redevables  de  leur  agran- 
dilfement  à  Bernardin  Ochin  ,  dont  j'ai  fouvent  parlé,  com- 
mençoient  déjà  à  prendre  le  delïus  en  Italie  fur  tous  les 
autres  Moines  de  S.  François,  qui  paroiflbi^nt  fuivre  une 
difcipline  plus  relâchée  5  &  il  y  avoit  (a)  douze  ans  qu'ils 
s'étoient  introduits  dans  le  Royaume  à  la  faveur  du  Cardinal 
de  Lorraine.  A  fon  retour  de  Rome  après  la  S.  Barthelemi , 
ce  Prélat  grand  amateur  de  toutes  les  nouveautés  ,  avoit 
amené  ce  nouvel  Ordre  en  France ,  &  lui  avoit  procure 

(a)  Il  n'y  avoit  que  neuf  ans  depuis  la  S.  Barthelemi  arrivée  en  ij?i. 


72o  RESTITUTIONS, 

quelques  établhTemens ,  qui  n'avoient  pas  manqué  d'exciter 
la  jaloufîe  de  tous  les  autres  Religieux  de  S.  François.  A 
l'égard  des  Feuillans,  ils  av oient  pris  ce  nom  d'un  Monade- 
re  de  l'Ordre  de  Citeaux ,  ïitué  dans  le  Diocéfe  de  Toulou- 
fe.  C'étoit  une  efpece  de  Moines  ,  qui  par  la  nouveauté 
de  leur  initiait ,  dont  l'aufterité  fembloit  être  au-delïïis  des 
forces  de  la  nature ,  par  un  chant  fans  méthode ,  ôc  qui  ce- 
pendant n'avoit  rien  de  défagréable ,  avoient  fçû  s'attirer 
l'admiration  de  tout  le  monde.  Ils  avoient  à  leur  tête  le 
Supérieur  même  du  Monaftere ,  dont  je  viens  de  parler. 
C'étoit  un  bon  homme,  d'ailleurs  fort  ignorant ,  qui  empor- 
té par  une  efpece  d'enthoufiafme  approchant  beaucoup  du 
fanatifme ,  à  force  de  s'agiter  en  chaire ,  &  d'affe&er  en 
prêchant  des  mouvemens  extraordinaires  de  la  bouche,  des 
yeux  &  des  bras ,  étoit  devenu  l'oracle  de  tout  ce  qui  s'ap- 
pelle le  petit  peuple.  Après  avoir  amufé  le  peuple  par  cette 
efpece  de  comédie ,  le  Roi  lui-même  voulut  paroître  fur  la 
feene  avec  toute  fa  Cour.  Ce  fut  lui  en  effet  qui  établit 
en  France  les  confréries  des  Pénitens.  Il  y  en  avoit  de  bleus, 
de  blancs  &  de  noirs.  Depuis  longtems  ils  étoient  connus 
en  Italie ,  à  Avignon,  &  dans  quelques  villes  de  la  Proven- 
ce ,  ou  le  voifinage  les  avoit  introduits.  Du  refte  l'Eglife 
Gallicane  ne  connoillbit  point  encore  ces  dévotions  parti- 
culières., lorfque  à  la  follicitation  de  quelques  perfonnes, 
qui  n'avoient  rien  de  mieux  à  faire ,  le  Roi  en  inititua  une 
confrérie  à  Paris.  Enfin  ce  Prince  fonda  au  château  de  Vin- 
cennes  un  Couvent  de  Jéronimites.  Là  il  tenoit  de  tems 
en  tems  des  affemblées  fecrétes  ,  où  on  n  admettoit  que 
ceux  oui  étoient  dans  les  bonnes  grâces  du  Monarque. 

Tels  furent  les  remèdes ,  que  la  Cour  oppofa  alors  à  la 
haine  publique.  Henri  crut  ne  pouvoir  rien  imaginer  de 
plus  propre  pour  fe  faire  aimer  ;  il  fe  trompa.  Ces  dévotions 
ridicules  ne  fervirent  qu'à  hâter  fa  perte  &  la  ruine  de  la 
France.  Il  éioit  odieux  ;  il  devint  méprifable;&  le  mépris 
du  Souverain  eft  de  tous  les  maux  le  plus  funefle  à  un  Etat. 
Non  content  de  prêter  la  main  à  tous  ces  nouveaux  éta- 
blillemens,  les  Guifes  étoient  les  premiers  à  y  applaudir; 
tandis  que  par  le  filence  le  plus  criminel ,  ceux  des  Minières 
qui  approuvoient  le  moins  toutes  ces  démarches,  avoient 

la 


CORRECTIONS5&c.  y2r 

îa  lâcheté  de  n'ofer  ouvrir  les  yeux  au  Roi  fur  le  précipice 
qu'il  creufoit  fous  fes  pas ,  foit  pour  ne  pas  s'attirer  par  des 
avis  falutaires  la  difgrace  d'un  Prince  accoutumé  dès  l'en- 
fance à  fe  voir  flaté  ,  foit  pour  favorifer  par  cette  détectable 
politique  l'ambition  des  Guifes ,  qui  travaill oient  à  affer- 
mir &  à  accréditer  leur  parti  fur  les  ruines  du  refpetl  dû  à 
l'autorité  royale.  Cependant  Henri ,  qui  par  ces  beaux  de- 
hors s'imaginoit  avoir  arrêté  le  cours  de  la  haine  publique  ; 
croyant  avoir  par  là  affermi  fou  pouvoir ,  n'étoit  plus  oc- 
cupé que  du  foin  d'enrichir  fes  favoris ,  &  dans  cette  vue  il 
n'y  avoit  rien  qu'il  ne  mît  en  ufage  pour  amaiier  de  l'argent 
par  les  voyes  les  plus  criantes.  De  là  ce  nombre  infini  d'£- 
dits  burfaux.  Les  Guifes  eux-mêmes  étoient  les  premiers 
à  tirer  leur  part  de  ces  exactions  ;  &  tout  l'odieux  en  re- 
tomboit  fur  le  Prince  ,  tandis  que  fes  ennemis  mortels 
étoient  les  feuls  à  en  profiter.  Dans  ces  circonitances  &c. 
MSS.  Samm.  Put.  &  Rig. 

Pag.  ?;  1.I.30.   Chabane  Comte  de  Carton,  Uf  Chabanes 
de  Curton. 

Pag.  55*2.1.  19.  Anagnia,  Uf.  Anagni. 

1.  30.   Qui  prétendoit ,  ajout,  par  une  impudence 
étonnante.  MS.  Samm.  Put.  &  Rig. 

Pag.  5 j 3.I.  itf.  Du  Cardinal  de  Bourbon,  Uf  de  ce  volup- 
tueux vieillard.  MS.  Samm.  Put.  &  Rig. 

I.15».  N'avoient  pu  gagner,  ajout.  Soit  par  une  con- 
viction intime  de  la  foibleiTe  de  fon  maître,  foit  comme 
on  le  difoit  dans  le  parti  oppofé,  dans  la  vue  de  mainte- 
nir fon  crédit,  Minterne  avoit  toujours  eu  un  foin  extrême 
d'empêcher  les  Guifes  d'approcher  du  Cardinal.  C'eft  ce 
qui  lui  fut  reproché  un  jour  en  ma  prefence  par  une  per- 
fonne  attachée  à  la  Maifon  de  Lorraine ,  &  je  me  fou  viens 
que  dans  cette  oeçafion ,  Minterne  qui  connoiffuit  allez 
le  manège  de  la  Cour,  fe  juftifia  d'abord  fort  modéré- 
ment de  l'odieux  qu'on  vouloit  faire  tomber  fur  lui ,  en  dé- 
criant ainfi  fa  conduite  ;  enfuite  il  ajouta  avec  beaucoup 
de  liberté  ,  que  fi  après  fa  mort  fon  maître  avoit  le  malheur 
de  fe  livrer  aux  Guifes ,  il  prévoyoit  qu'ils  ne  manqueroient 
pas  de  le  brouiller  avec  tous  les  Princes  de  fa  maifon,  <5c 
d'engager  enfuite  ce  vieillard  crédule  dans  des  démarches, 
Tome  FUI,  Yyyy 


722  RESTITUTIONS, 

qui  ne  deviendroient  pas  moins  funeftes  à  fa  perfonne  qu'à 
l'Etat;  Qu'il  connoiiîbit  l'ambition  &  les  intrigues  des  Lor- 
rains î  Qu'il  les  avoit  étudiés  depuis  longtems ,  c'eft- à-dire 
depuis  la  prédiction  funefte  de  François  I.  Qu'il  étoit  de 
même  intimement  convaincu  de  la  légèreté  &  de  la  foiblef- 
fe  de  fon  maître ,  &  qu'il  en  avoit  toujours  fort  mal  auguré. 
Il  finit  en  priant  le  Ciel  la  larme  à  l'œil  de  détourner  l'effet 
d'un  fi  trifte  preflentiment.  Ses  conjectures  ne  fe  trouvè- 
rent que  trop  véritables.  A  peine  Minterne  eut  les  yeux 
fermés,  que  les  Guifes  vinrent  bien-tôt  à  bout&c.  MSS. 
Samm.  Put.  &  Rig. 

Pag.  5-5  3. 1.  26.  Et  lui  fafcina,  lif.  par  fes  carefles  &  fes baffefies 
même  il  fafcina  tellement  l'efprit  de  ce  vieillard  crédule ,  qui 
pour  avoir  été  élevé  parmi  les  Moines,  n'en  étoit  pas  moins 
voluptueux ,  que  ce  Prince  perdit  tout  d'un  coup  l'averfion 
qu'il  avoit  eue  jufques-là  pour  les  Lorrains ,  qu'il  regardoit 
auparavant  comme  les  ennemis  mortels  de  fa  maifon ,  & 
que  par  une  inhumanité  &  une  imprudence  égales ,  il  com- 
mença au  contraire  à  haïr  tous  ceux  qui  étoient  de  fon  fang. 
Il  tint  donc  &c.  MSS.  Samm.  Put.  &  Rig. 

Pag.  <)6<y.\.  19.  Orientales ,  not.  Il  rapporta  de  Tes  voyages  plu- 
fieurs  manufcrits  Arabes ,  entr' autres  l'Hiftoire  de  Ciafer 
Perfan,  contenant  l'hiftoire  des  Ifmaëlites  jufqu'à  l'an  800. 
de  leur  origine  ,  &  la  Cofmographie  d'Abelfeden  Prince 
de  Méfopotamie.  Il  ne  nous  refte  aujourd'hui  de  cet  ex- 
cellent ouvrage  que  la  partie  Orientale  de  l' Afie ,  que  cet 
auteur ,  à  l'imitation  de  Ptolemée ,  a  décrite  fuivant  les  lon- 
gitudes &  les  latitudes.  Ce  travail  a  été  d'une  grande  uti- 
lité pour  tout  l'Occident.  Les  manufcrits  originaux  de  ces 
livres  &  de  beaucoup  d'autres,  fe  trouvent  dans  la  biblioté- 
que  du  Séréniiïime  Duc  de  Bavière,  parce  qu'en  1549, 
le  même  Poftel  les  engagea  à  Othon  Henri  alors  Duc  de 
Bavière ,  pour  une  fomme  de  deux  cens  écus.  Put, 

Pag.  568. 1.  19.  Fichardus,  ou  Fichard. 

Pag.  569.1.  6.  Venier,  ou  Veniero. 


CORRECTIONS,  Sec.  72  j 


LIVRE    SOIXANTE -QUINZIEME. 

Pag.  £76.1.  10.  Des  épreviers,  not.  Açor  en  Efpagnol,  c'eft 
un  Autour.  Put. 

Ibid.  Ce  fut  un  François,  not.  Lifez,  ce  furent  les 
Flamans,  ou  félon  d'autres,  les  Portugais,  qui  les  décou- 
vrirent les  premiers  l'an  1507.  M.  de  Thou  s'eft- abufé  > 

-  car  ce  fut  Bethencourt  qui  découvrit  les  Canaries,  &  non 
point  les  Açores  découvertes  depuis  par  les  Flamans ,  ou 
Portugais,  l'an  1  yo?.  félon  Marmol  5  &  ce  Bethencourt  ne 
vendit  point  les  Canaries  aux  Portugais  :  mais  bien  fes  héri- 
tiers les  vendirent  aux  Caftillans.  Put. 

1.  3  2.  De  Hêtres ,  not.  Le  Hêtre  fe  nomme  Paya,  en 
Efpagnol.  Put. 

Pag-  577- 1-  24-  Betancourt,  lif  Bethencourt. 

Pag.  578.I.  2.  De  la  Torres,  lif  de  Torres. 

Pag.  j8 1.I.30.  Bovadilla,  ou  Bobadilla. 

Pag.  $"82.1.  33.  Compagne,  lif  Campagne. 

Pag.  jpo.  1. 26.  Santiftevart ,  lif.  Santiftevan,  oh  San-Eftevan» 

Pag.  5<?4. 1.  30.  Hernan,  *   Ferdinand. 
1.  3  1.  Toquia,  ou  Toguia. 

Pag.  <;9$.\.  32.  Venir,  lif  tenir. 

Pag.  tfoo.l.  15".  Sheffeld,  lif  Sheffield. 
î.  16.  Brucher,///^  Bourchier. 

Pag.  603.1.  1.  Vander-Wecke ,  lif  Vanden-Wercke. 

Pag.  604. 1.  1.  Confrairies ,  lif  Compagnies. 

Pag.  608.I.  3  j.  Les  affaires,  lif  fes  affaires. 

Pag.  61  1.I.26.  A  un  Dominicain  nommé  Antoine  Timer- 
man  ,  lif  à  Antoine  Timerman ,  qui  avoit  été  autrefois  Do- 
minicain. 

Pag.  623. 1.  1  £.  De  certains  Religieux ,  If  des  nouveaux  Or- 
dres Religieux ,  fur-tout  des  Pères  Jéfuites ,  qui  après  avoir 
fafeiné  l'efprit  du  peuple  par  les  quefhons  embarraflees 
qu'ils  propofoient  à  leurs  Pénitens  dans  le  fecret  de  la  con- 
fefTion ,  &  l'avoir  détaché  infenfiblement  de  l'obcilîànce 
due  au  Prince  &  aux  Magiflxats  ,  le  portoient  ouvertement 
à.  la  révolte.  Toutes  ces  pratiques  fe  faifoient  de  concert 

Y  y  y  y  ij 


724  DESTITUTIONS, 

avec  le  Pape.  Les  émiflaires  du  parti  étoient  continuelle- 
ment à  la  Cour  de  Rome ,  d'où  ils  revenoient  charges  de 
Brefs  &  de  Bulles  fecrétes ,  adreffées  aux  chefs  de  la  fac- 
tion ,  &  capables  d'allumer  de  plus  en  plus  le  feu  de  la  fédi- 
tion  dans  le  Royaume.  La  funefte  indolence  dans  laquelle 
vivoit  Henri,  favorifoit  encore  les  defleins  des  rebelles. 
Livré  à  fes  plaifirs  &c.  AISS.  Samm.  Put.  &  Rig. 
Pag.  623. 1.  20.  De  Confeillers  feelerats ,  Uf  de  mauvais  Con- 
feillers. 

1.  33.  Le  Cardinal  de  Bourbon,  ajout,  toujours  en- 
vironné de  Moines.  MS.  Samm.  Put.  &  Rig. 
Pag.  626. 1. 5?.  Alquimie  ,  ou  Alchymie. 

I.28.  Hugues  de  la  Borde  ,  Uf  Hugot  dit  de  la 
Borde. 
Pag.  627.  1. 4.  D'Auflbnville ,  Uf.  d'Aflbnville.  Et  ainfi  dans  la 
fuite. 

1.  ip.  Rofny ,  Uf  Rofné. 
Pag.  628.I.  14.  Lourde,  Uf  Lapourdan. 
Pag.  630.I.  1.  Barlemont,  ou  Berlaymont. 

1.  8.  Fort  riche ,  Uf  qu'on  croyoit  fort  riche  ;  &  qui 
cependant  mourut  dans  une  extrême  pauvreté.  MS.  Samm. 
Put.  &  Rig. 


LIVRE    SOIXANTE  -  SEIZIEME. 

Pag.  640. 1.  6.  Norits ,  Uf  Norris. 

Pag.  641. 1.  25-.  Lievin,  Uf.  de  S.  Lievin. 

Pag.  642. 1.  30.  Une  compagnie  d'infanterie,  &  la  moitié  d'un 
efeadron ,  Uf  un  régiment  d'infanterie ,  &  la  moitié  d'une 
compagnie  de  cavalerie  &c.  Cohors  régiment  :  Turma  com- 
pagnie ou  enfeigne  :  c'eft  pour  l'infanterie.  Ala  compagnie 
ou  cornette  :  c'eft  pour  la  cavalerie ,  qui  n'étoit  point  en- 
core alors  diftribuée  en  régiment.  On  difoit  aufli  Legio , 
pour  marquer  un  régiment  d'infanterie  5  fur-tout  lorfqu'iî 
s'agiffoit  de  ces  troupes  de  Province ,  qu'on  appelloit  les 
Legionaires  de  telle  ou  telle  Province.  Bataillon  ,  corps 
d'infanterie  compofé  d'un  ou  plufieurs  compagnies.  Efea- 
dron t  corps  de  cavalerie  compofé  de  plufieurs  compagnies» 


CORRECTIONS,  &c.  72? 

Mais  on  ne  fe  fert  de  ces  deux  expreffions ,  que  lorfque  ces 
corps  font  ranges  en  bataille ,  ou  pour  un  combat ,  ou  dans 
une  rencontre.  Toutes  les  fois  qu'on  trouvera  le  mot  Efca- 
dron  employé  dans  un  autre  fens ,  il  faut  lire ,  Compagnie  ou 
Cornette. 

Pag.  643.I.  6.  Hoecht,  lif  Haeght. 

1.  21.  Pacheco.  D'autres  hifioriens  P  appellent  t  D.  Pe- 
dro de  Paz. 

1.  27.  Simberg,  lif.  Gimberg. 

Pag.  647. 1.  p.  Bekel,  lif.  Berckel. 

Pag.  6^0. 1.  3  8.  A  nouvelle ,  lif  à  une  nouvelle. 

Pag.  653  A.  16.  Cyxique,  lif  Cyzique. 

Pag.  65 4.I.  28.  &  2p.  Le  fixiéme  des,  ou  le  fixiéme  avant 
les. 

Pag.  6<y$.\.  18.  Innocent  VII.  lif  Innocent  VIII. 

1.  ip.  De  Royaumont,  ou  de  Koenigsberg ,  plus 
connu  fous  le  nom  de  Regiomontanus  :  car  la  manie  des 
Savans  de  ce  tems-là ,  étoit  de  prendre  des  noms  Latins. 
1.2p.  Foffembron,  lif  Foflbnbrone. 

Pag.  <5^8. 1.  2.  Dix  jours,  ou  fuivant  l'édition  de  Londres ,  onze 
jours. 

Pag.  663 . 1.  16.  Piverdy ,  lif  Liverdis. 

1.  27.  Nouveau  traité,  ajout.  Il  me  refte  à  rappor- 
ter quelques  faits  domeftiques,  que  le  bien  public  m'o- 
blige de  ne  pas  omettre.  Il  y  avoit  environ  un  an  que  Jean 
Poéfle  Confeiller  au  Parlement  de  Paris ,  avoit  été  aceufé 
de  concuflfion.  Poëfle  étoit  un  homme  ,  qui  a  la  faveur  des 
troubles  dont  le  Royaume  étoit  agité ,  avoit  Cçu  s'acquérir 
beaucoup  de  crédit  parmi  les  factieux.  Egalement  hardi  à 
tout  dire  &  à  tout  entreprendre ,  l'impunité  de  fes  crimes> 
paffés ,  &  des  injuftices  criantes  qu'il  avoit  exercées  contre 
les  perfonnes  les  plus  innocentes ,  lui  avoit  infpiré  tant  de 
confiance  ,  qu'il  le  faifoit  un  jeu  d'attaquer  les  plus  gens 
de  bien,  &  de  leur  fufeiter  des  affaires,  où  Couvent  il  n'y 
alloit  de  rien  moins  que  de  la  perte  de  leur  bien  «Se  de  leur 
vie.  Il  avoit  même  eu  le  front  après  la  S.  Barthélémy  ,  arri- 
vée huit  ans  avant  le  tems  dont  je  parle ,  de  demander  à 
Charle  IX.  alors  régnant,  qu'il  lui  fut  permis  d'informer 
contre  Jean  de  Morvilliers  chef  du  Confeil,  6c  Sebaftien 


7i6  RESTITUTIONS, 

de  l'Aubépine  Eyêque  de  Limoges,  comme  étant  fufpe&s, 
difoit-il,  de  favorifer  fous  main  les  Proteftans ,  quoi  qu'il 
n'y  eut  rien  de  plus  faux.  Il  y  avoit  donc  déjà  plufieurs 
années  qu'il  exerçoit  dans  le  Parlement  une  efpéce  de  ty- 
rannie, lorfqu'un  fujet  fort  léger  fit  naître  le  procès,  dont 
il  eft  ici  queition.  L'accufateur  fut  (a)  René  Rouiller  Con- 
ieiller-Clerc  au  Parlement.  C'étoit  un  jeune  Magiftrat,  qui 
avoit  tous  les  fentimens  d'honneur  qu'on  peut  fouhaiter 
dans  ceux  qui  occupent  ces  fortes  de  places.  Poëfle  avoit 
acheté  autrefois  la  terre  de  Torfy  appartenante  au  Domai- 
ne, de  la  manière  qu'on  peut  acheter  ces  fortes  de  biens, 
c'eft-à-dire  en  qualité  d'Engagifte  ;  &  fous  prétexte  de  vou- 
loir maintenir  les  droits  du  Roi, il  avoit  intenté  procès  à 
toute  la  noblelfe  &  à  tous  les  habitans  du  voifinage.  Fati- 
gués de  fes  vexations ,  &  voulant  fe  délivrer  d'un  voifin 
auiTi  importun ,  ils  fe  réunirent ,  &  retirèrent  de  fes  mains 
la  terre  de  Torfy ,  en  lui  rendant  le  prix  qu'il  en  avoit  payé  > 
mais  ce  qui  jufqu'alors  avoit  été  inoùi,  ce  chicaneur  fe 
réfeiva  en  même-tems  le  droit  de  pourfuivre  tous  les  pro- 
cès qu'il  avoit  commencés.  Ainfi  comme  il  continu  oit  de 
chagriner  les  habitans  de  Lagny  fur  Marne ,  Roullier  qui 
en  étoit  Abbé,  intervint  au  procès.  La  première  difficulté 
qui  s'offrit,  fut  au  fujet  du  choix  qu'on  devoit  faire  des  Ju- 
ges. On  prit  querelle  à  cette  occasion  5  de  la  difpute  on  en 
vint  aux  injures  5  Poëfle  traita  Roullier  de  chicaneur  en 
préfence  du  Procureur  général  >  Roullier  à  fon  tour  traita 
fon  adverfaire  de  fripon.  Aufli-tôt  procès  intenté  entr'eux. 
Poëfle  demanda  réparation  d'une  fi  noire  calomnie  ;  Roul- 
lier foutint  de  fon  côté  ce  qu'il  avoit  avancé,  <5c  fe  porta 
pour  dénonciateur.  Alors  l'affaire  fut  mife  en  règle.  On  in- 
ftruifit  le  procès  3  &  parce  que  fur  le  moindre  incident  il 
falloit  aflembler  les  Chambres ,  à  force  d'appellations  & 
de  récufations ,  les  parties  retardèrent  long-tems  le  Juge- 
ment. Cependant  Roullier  s'abftint  d'aller  au  Parlement , 
ce  qui  donna  lieu  à  la  Cour  de  défendre  de  même  à  Poëfle 
d'y  paraître.  Enfin  cette  année  au  rapport  de  Matthieu 
Charrier,  Magiftrat  d'une  probité  &  d'une  droiture  recon- 
nues, &  de  Germain  du  Val,  Bernard  Prévôt  de  Morfan 

(a)  Le  Journal  de  Henri  III.  l'appelle  Pierre. 


'CORRECTIONS,  &c.  727 

préfidant  à  ce  Jugement ,  après  un  mur  examen  de  toutes 
les  preuves ,  l'accufé  ayant  été  oui  dans  fes  défenfes  ,  la 
Cour  rendit  contre  lai  un  Arrêt ,  par  lequel  ledit  Poëfle 
fut  condamné  à  faire  amende  honorable ,  &  à  demander 
pardon  à  Dieu  ,  au  Roi ,  &  à  la  Juftice  ,  privé  de  fon  Etat 
de  Confeiller,  &  déclaré  incapable  d'exercer  aucune  au- 
tre charge  de  Judicature  ,  banni  de  la  Prévôté  de  Paris 
pour  (a)  fept  ans  ,  &  condamné  à  une  amende  &  aux 
dépens.  Le  ip.  de  Mai  le  criminel  fut  conduit  de  la  Con- 
ciergerie à  la  Grand'  Chambre.  Là  en  prefence  des  Cham- 
bres aifemblées ,  Poëfle  tête  nuë  &  à  genoux ,  fit  amende 
honorable  félon  la  formule  qui  lui  fut  prefcrite  par  le  Gref- 
fier criminel  5  après  quoi ,  pour  marque  que  la  Cour  l'avoit 
dégradé,  on  le  dépouilla  de  fa  robe.  Cependant  au  milieu 
d'une  cérémonie  fi  humiliante ,  ce  malheureux  ne  perdit 
rien  de  fon  effronterie  ordinaire.  A  peine  fut -il  relevé, 
que  fe  tournant  fièrement  vers  fes  Juges ,  comme  s'il  eût 
été  innocent  ;  celui,  dit-il ,  qui  met  toute  fa  confiance  dans 
le  Seigneur ,  ne  fera  point  confondu.  Enfuite  marchant  la 
tête  haute  &  d'un  air  effronté ,  il  fortit  par  la  porte  de  der- 
rière ,  malgré  les  cris  de  l'Huifïier  qu'on  lui  avoit  donné 
pour  l'accompagner.  Il  auroit  dû  en  effet  fe  retirer  par  la 
grande  porte;  mais  il  fentit  bien  qu'il  alloit  être  expofé  aux 
huées  de  ceux  qui  s'étoient  attroupés  pour  le  voir  paffer.  En- 
fin comme  il  étoit  obligé  de  rentrer  en  prifon  jufqu'à  ce  qu'il 
eût  payé  les  deux  amendes,  il  y  retourna  avec  tant  d'impu- 
dence ,  qu'il  fembloit  plutôt  mener  fon  Huiflier  en  prifon, 
qu'être  conduit  prifonnier  lui-même,  C'eft-là  prefque  l'uni- 
que exemple  de  féverité ,  dont  nous  aypns  été  témoins  dans 
le  fiécle  corrompu  où  nous  vivons  ;  encore  doit-on  moins 
l'attribuer  à  un  zèle  pour  la  réformation  des  mœurs,  qu'à 
la  haine  fecréte  du  Roi  &  du  Duc  d'Epernon  pour  les  Gui- 
fes.  Poëfle  à  l'exemple  de  tous  les  factieux  avoit  embralTé 
leur  parti ,  &  c'étoit  de  leur  nom  qu'il  fe  fervoit  pour  au- 
torifer  tous  fes  crimes. 

Il  arriva  vers  le  même-tems  un  accident  qui  fut  d'un 
funefle  augure  pour  la  fuite.  Un  jeune  homme  d'Etampes, 

(a)  Le  Journal  de  Henri  III.  met  feulement  pour  cinq  ans. 


728  RESTIT  UT  IONS, 

nomme  Claude  Tonnart ,  domeftique  d'un  homme  {a  )  qui 
tenoit  un  certain  rang  dans  Paris ,  ayant  eu  un  enfant  de  la 
fille  de  fon  maître  ,  appellée  Artitre ,  en  conféquence  d'un 
mariage  clandeftin  qu'ils  avoient  contracté  enfemble ,  fut 
arrêté,  &  condamné  à  mort  le  28.  Septembre  par  la  Tour- 
nelle.  Dans  la  confrontation ,  la  jeune  fille  qui  étoit  éprife 
des  charmes  de  Tonnart,  &  de  la  beauté  de  fon  efprit,  ôc 
qui  ne  cherchoit  qu'à  le  fouftraire  à  la  Juftice,  avoit  foutenu 
constamment  en  préfence  des  Magiftrats,  qu'elle  11' avoit 
point  été  féduite ,  qu'au  contraire  c'étoit  elle  qui  avoit  fol- 
îicité  le  jeune  homme  à  tout  ce  qui  s'étoit  palTé  entr'eux. 
Cette  circonftance  tranfpira  dans  le  public.  Bien  des  gens 
eurent  compaffion  du  fort  du  criminel  ;  le  plus  grand  nom- 
bre étoit  indigné  de  la  rigueur  de  ce  Jugement.  Aufïï  lors- 
qu'on 1?  conduisit  au  fupplice  ,  il  y  eut  un  concours  de 
peuple  extraordinaire.  Déjà  les  émiflaires  fecrets  du  parti 
ténébreux  qui  fe  formoit  dans  l'Etat ,  avoient  préparé  les 
efprits  à  la  révolte.  Cependant  le  malheureux  jeune  hom- 
me étoit  fur  le  point  d'être  exécuté;  le  fatal  cordeau  alloit 
trancher  le  fil  de  fes  jours ,  lorfque  tout  le  peuple  courut  à 
fa  défenfe.  L'émeute  commença  par  les  Clercs  du  Palais, 
qui  ne  font  qu'en  trop  grand  nombre  à  Paris.  Ils  chargè- 
rent d'abord,  &  mirent  en  fuite  les  Sergens  du  Châtelet, 
&  autres  gens  femblables  prépofés  pour  efeorter  les  crimi- 
nels. A  ceux-là  fe  joignirent  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  fcé- 
lérats  préfens  à  l'exécution  5  le  nombre  des  mutins  aug- 
menta 5  on  renverfa  le  bourreau  du  haut  de  l'échelle  où 
il  étoit  monté.  En  même-tems  une  nourrice  ,  ou  plutôt  un 
homme  déguifé  en  nourrice ,  prit  la  place  de  l'exécuteur , 
délia  le  patient,  &  coupa  la  corde  qui  le  tenoit  attaché 
au  gibet.  L'heureux  Tonnart  ainfi  délivré  ôc  caché  dans 
un  manteau ,  paffa  au  travers  de  la  foule  qui  favorifoit  fon 
.évalion ,  &  fut  conduit  dans  un  lieu  fur ,  où  on  lui  tenoit 
un  cheval  prêt  pour  fe  retirer.  Il  profita  de  ce  fecours ,  ôc 
par  fa  fuite  mit  fa  vie  à  couvert.  Du  nombre  de  ceux  qui 
^  'iiiurcnt  s'oppofer  à  la  rébellion,  il  y  en  eut  (b)  quatre 
de  tués ,  &  plufiçurs  autres  blefl.es  très-dangereufement,  A 

[a)  Le  Journal  de  Henri  III.  le  nomme  Baillif,  Président  des  Comptes. 
( y  j  Le  même  Journal  ne  maroue  que  deux  Sergens  de  tués. 

peine 


C  O  R  R  E  C  T  I  O"  N  S,  k  71$ 

peine  même  le  bourreau  put -il  échapper  à  la  fureur  des 
mutins,  qui  du  même  pas  traînèrent  à  la  rivière  la  cha- 
rette ,  l'échelle  &  la  potence. 

Un  attentat  aufïi  marqué  contre  l'autorité  du  Roi  &  des 
Magiftrats,  qui  le  reprefentent ,  fut  d'un  très -pernicieux 
exemple  j  &  tous  les  gens  fages  le  regardèrent  comme  un 
échantillon  de  ce  que  pourroit  ofer  un  jour  cette  même 
populace ,  lorfqu'elle  verroit  un  chef  à  fa  tête.  Ce  qui  aug- 
menta l'audace  des  mutins  ,  c'eft  qu'après  avoir  informé 
contre  les  auteurs  de  la  fédition ,  on  ne  les  punit  cepen- 
dant point  comme  ils  l'auroient  mérité.  Le  peuple  ne  man- 
qua pas  de  regarder  la  diilimulation ,  dont  onavoit  jugé  à 
propos  d'ufer  dans  une  conjondure  fi  délicate  ,  comme 
un  aveu  tacite  que  le  gouvernement  faifoit  de  fa  foibleflè. 
A  l'égard  du  coupable ,  échappé  à  un  fi  grand  danger ,  il 
montra  dans  la  fuite  qu'il  n'étoit  pas  indigne  du  fecours 
inefpéré  ,  que  la  fortune  lui  avoit  offert.  Retiré  auprès  de 
M.  de  FEfdiguiéres ,  il  donna  à  ce  Seigneur  tant  de  preuves 
de  fon  zélé ,  de  fon  habileté  ,  &  de  fa  valeur ,  qu'à  fa  re- 
commandation il  obtint  fa  grâce  du  Roi  Henri  IV.  &  fit 
même  réhabiliter  fa  mémoire.  Il  arriva  cette  année  &ç, 
MSS.  Samm.  Put.  &  Rig. 

Pag.  66$.  1.  iy.  Jobert,  ou  Joubert. 

1.  3  1.  Le  Ulan,  lif.  le  Blane.  Edit.  Angl. 

Pag.  666.1.  38.  La  plus  longue  vie ,  ajout.  Buchanan  étoitau 
lit  de  la  mort ,  &  le  Roi  Jacques  fon  élevé  le  preiToit  de 
retraclier  publiquement ,  ce  qu'il  avoit  écrit  de  trop  libre  au 
fujet  de  la  Reine  Marie  fa  mère,  &  de  réparer  par  quel- 
que témoignage  éclatant  le  tort  que  fon  hiftoire  avoit  fait 
à  la  réputation  de  cette  Princeiie  5  mais  ce  grand  homme  le 
contenta  de  lui  répondre ,  que  dans  peu  S.  M.  feroit  fatis- 
faite.  Enfin  après  plufieurs  infcances  réitérées ,  que  le  Roi  lui 
fit  faire  fur  le  même  fujet ,  tout  ce  que  l'on  put  tirer  de  lui', 
fut,  qu'il  ne  lui  étoit  pas  pofîible  de  rétrader,  ce  qu'en 
confeience ,  &  fuivant  fes  lumières  ,  il  avoit  cru  devoir 
écrire  pour  rendre  témoignage  à  la  vérité  5  Qu'au  relie, 
lorfqu'il  ne  feroit  plus,  Sa  Majefté  feroit  la  maîtrelîe  de 
difpofer  à  fon  gré  de  tous  fes  écrits  ;  Qu'il  la  fupplioit  feule- 
ment, avant  que  de  prendre  aucun  parti  là-defius,  d'y  pen^ 
Tome  VllL  Zzzz 


73o  RESTITUTIONS, 

fer  férieufement  avec  fa  prudence  ordinaire ,  &  de  fe  fou- 
venir,  que  fi  rien  n'eft  impoflible  aux  Rois,  lorfqu  ils  ne 
veulent  mettre  aucunes  bornes  à  la  puiiîance  que  la  provi- 
dence divine  leur  a  confiée  ,  le  pouvoir  de  la  vérité ,  qui  ti- 
re fa  force  de  Dieu  même ,  eft  autant  fupérieur  à  toute  l'au- 
torité des  Rois ,  que  cet  être  fuprême  eft  élevé  au-deflus  de 
la  foibleffe  humaine.  MSS.  Samm.  Put.  &  Rig. 

Pag.  667.  1.  7.  463.  Ou  fuivant  l'édition  de  Londres ,  vers  462. 

Pag.  66S.I.  1.  Scevembourg,  ou  Schavenbourg. 

1.  24.  Creange ,  lif  Crehange ,  ou  Kreickingen ,  en 
Allemand. 

Pag.  669. 1.  3  3.  Au  bourg ,  lif.  au  village. 

Pag.  671. 1.  dern.  A  Weftphalie  ,  lif.  en  Weftphalie. 

Pag.  572. 1.  37.  Ekius,  ou  Eik. 

Pag.  #7$.  1.  32.  Du  duc  de  Brabant,  not.  François  duc  d'An- 
jou nommé  par  les  Etats  duc  de  Brabant. 

Pag.  6"]-].  1.  7.  Bruel ,  ou  Broel. 

1.  13.  Recklinchufen ,  lif.  Recklingshaufen. 

Pag.  678.I.  17.  Weyde,  lif  Wied,  ou  Wedden. 
1.  22.  Girolfeck  ,  lif  Gerolfeck. 

Pag.  681.I.  14.  Zamoski ,  l fez  partout  3  Zamoyski. 

Pag.  682.1.  14.  Pietkw,  lif  Piontkow. 

I.33.  Oftromene,  lif  Oftromeski. 

Pag.  683.I.  3  £.  Novogorod,  ou  Novogrodeck. 

Pag.  684. 1.  3 5-.  Pons,  lif  Pontus. 

Pag.  68;.  1.  16.  Depuis  Nieper,  lif  depuis  le  Nieper, 
I.26.  Qu'ils,  lif.  qu'il. 

Pag.  687.I.  8.  Weiflemberg,  lif  Wefenberg. 
I.5?.  WeifTenftein ,  lif  Wittenftein. 

Pag.  68p.  1.  37.  Kan  des  Tartares  de  Precop,  lif.  Prince  des 
petits  Tartares  Precop.  Edit.  Angl. 

Pag.  692. 1.  32.  Vehanski,  lif.  Uchanski. 

Pag.  6p 3.I.  16.  Boïards,  lif  Bojares. 

Pag.  6^4. 1.26.  Cepufe,  lif  Scepus,  ou  Zepû*. 


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