Skip to main content

Full text of "Histoire universelle de l'Église Catholique"

See other formats


i  .v«! 


>^^ 


w    ^i 


ù  à 


^r 


*f*%. 


>'  ^,1 


^%t 


,.^.    > 


^ . 


•77 


L/  Ci"— 


**. 


HISTOIRE  UNIVERSELLE 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


TOME  QUINZIÈME 


■•"^*"^-^"n!f*m  nréintftrix-'*'-'^** 


PROPRIÉTÉ. 


CET  OUVRAGE  SE  TROUVE  AUSSI  : 


A  Besamçon, 

chez  Turbergue,  libraire. 

Lyon, 

— 

Girard  et  Josserand,  libraires. 

— 

— 

Périsse  frères,  libraires. 

— 

— 

Bauchu,  libraire. 

Montpellier, 

— 

Séguin  fils,  libraire. 

— 

— 

Malavialle,  libraire. 

Angers, 

— 

Laine  frères,  libraires. 

— 

— 

Barassé,  libraire. 

Nantes, 

— 

Mazeau  frères,  libraires. 

Metz, 

— 

Bousseau-Pallez,  libraire. 

— 

— 

Mme  Constant  Loiez,  libraire. 

Lille, 

— 

Lefort,  libraire. 

Dijon, 

— 

Hémery,  libraire. 

BODEM, 

— 

Fleury,  libraire. 

Arras, 

— 

Théry,  libraire. 

Nancy, 

— 

Thomas,  libraire. 

— 

— 

Vagner,  imprimeur-libraire. 

TODLODSE, 

— 

Léopold  Cluzon,  libraire. 

Le  Mans, 

— 

Gallienne,  imprimeur-libraire. 

Clermont-Ferrand, 

— 

Veysset,  imprimeur-libraire. 

Reims, 

— 

Bonnefoy,  libraire. 

Rome, 

— 

Merle,  libraire. 

Milan, 

— 

Dumolard,  libraire. 

— 

— 

Boniardi-Pogliani,  libraire. 

Tdrin, 

— 

Marietti  (Hyacinthe),  libraire. 

— 

— 

Marietti  (Pierre),  libraire. 

Madrid, 

— 

BaiUy-Baillière,  libraire. 

— 

— 

J.  L.  Poupart,  libraire. 

Londres, 

— 

Bums  et  Lambert,  libraires,    Portman 
Portman  square. 

Genève, 

— 

Marc-Mehling,  libraire. 

Bruxelles, 

— 

H.  Goemaere,  libraire. 

GêNES , 

— 

Fassi-Como ,  libraire. 

Street, 


—  CoBBEiL,  typographie  de  Cbéte. 


3% 

77 

Pî^  HISTOIRE  UNIVERSELLE 

\?5  7 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


l'abbé  rohrbagher 

PRÉCÉDÉE  D'UKE  notice  BIOGRAPHIQUE  ET  LITTÉRAIRE  PAR  CHARLES  SAINTE-FOI 

AUGMENTÉE  DE  NOTES   INÉDITES   DE  L'AUTEDR 

COLLIGÉES  PAR  A.   MDRGIER ,   ANCIEN   ÉLÈVE  DE  L'ÉCOLE  DES  CHARTES 

ET  SUIVIE   d'un    ATLAS   GÉOGRAPHIQUE   SPÉCIALEMENT  DRESSÉ   POUR   L'OUVRAGE 

PAR  A.  K.  DUFOUR 

Àpx,^  irocvTwv  £<iTiv  X  xafloXHcvi  xal  à-yta  ÉxxXviata. 
S.  Epiphane  ,1. 1,  c.  5,  Contre  les  hérésies. 

Ubi  Petrus,  ibi  Ecclesia. 
S.  Ahbhos.,  in  psalm.  40,  n.  30. 


3®    ÉDITION 

TOME    QUINZIÈME 


PARIS 


UME  FRERES   ET   J.   DUPREY 

LIBRAIRES-EDITEURS 

BUE  CASSETTE,  4 

1858 

<»IBUE^       Droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés. 


D501 


ff\  /^.AAA/vvv\^c/^/\/\/^/u\A/u^/\J\AJX^J^A/v^/^^^ 


HISTOIRE  UNIVERSELLE 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


LIVRE  SOIXANTE-SEPTIEME. 

DE  LA  MORT   DE  HENRI  IV,    EX-ROI,   EX-EMPEREUR  D'ALLEMAGNE, 

H  06,  A  LA  MORT  DE  SON  FILS  HENRI  V,  ET  A  L^EXTINCTION 

DE  LEUR  DYNASTIE,    1125. 

lies  Papes  continuent  à  défendre  la  chrétienté  an  dedans  et  au 
dehors.  —  Commencements  de  saint  Bernard. 

La  chrétienté  est  cette  grande  famille  de  peuples  et  d'individus 
chrétiens,  unis  entre  eux  par  les  liens  d'une  même  foi,  d'une  même 
espérance,  d'une  même  charité,  d'un  même  culte,  sous  le  gouver- 
nement religieux  d'un  même  chef,  d'un  même  père  ou  Pape,  le  vi- 
caire de  Jésus-Christ.  Cette  grande  famille  s'est  manifestée  au  monde 
dans  toute  sa  force,  lorsque,  à  la  voix  de  son  chef,  plus  d'un  million 
de  combattants  se  sont  enrôlés  sous  l'étendard  de  la  croix;  car  cette 
grande  famille  de  Dieu  a  souvent  ou  plutôt  sans  cesse  à  combattre. 
Sans  cesse  elle  est  menacée,  attaquée  et  au  dedans  et  au  dehors  :  au 
dedans,  par  des  hérésies,  par  des  divisions  intestines,  par  des  pas- 
sions antichrétiennes;  au  dehors,  par  des  puissances  ou  des  nations 
antichrétiennes.  Mais  aussi,  après  Dieu  et  sous  sa  main,  sans  cesse 
elle  est  avertie  et  défendue,  et  au  dedans  et  au  dehors,  par  son  chef 
le  Pape,  avec  les  évoques,  les  princes,  les  peuples,  les  individus  qui 
le  secondent.  Le  souvenir  intelligent,  le  récit  intelligent  de  ces  com- 
bats, telle  est  la  véritable  histoire  de  l'Éghse  catholique. 

Bien  des  hommes  et  des  historiens  n'y  ont  rien  compris.  Fleury 
peut  être  mis  de  ce  nombre.  11  n'a  rien  compris  à  ces  longs  combats 
que  la  chrétienté,  pour  maintenir  sa  liberté  et  son  indépendance,  a 

XV.  i 


2  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVII.  —  De  IIOG 

soutenus  par  les  Papes  :  d'un  côté,  contre  le  despotisme  antichrétien 
des  empereurs  teutoniques,  qui  voulaient  Tasservir  et  la  corrompre 
par  le  dedans  ;  d'un  autre  côté,  contre  les  puissances  ou  les  nations 
antichrétiennes  du  mahométisme,  qui  voulaient  Tasservir  et  la  cor- 
rompre par  le  dehors.  Ne  voyant  jamais  de  l'Eglise  que  son  enfance, 
Fleury  voudrait  toujours  la  retenir  au  maillot.  Parce  que  dans  les 
premiers  siècles  il  n'y  avait  point  de  nations  chrétiennes,  encore 
moins  une  chrétienté,  mais  seulement  des  individus  chrétiens,  qui 
devaient  se  laisser  égorger  plutôt  que  de  mettre  en  péril  le  gouverne- 
ment tel  quel  du  peuple  dont  ils  faisaient  partie,  Fleury  prétend  qu'il 
doit  toujours  en  être  de  même.  Il  prétend  ou  suppose  que  les  nations 
chrétiennes,  encore  que  d'après  leurs  lois  fondamentales  elles  ne 
puissent  être  gouvernées  que  par  un  souverain  catholique,  et  que 
celui  qui  reste  dans  l'excommunication  plus  d'un  an  perde  par  là 
même  tous  ses  droits,  doivent  néanmoins  se  laisser  tyranniser  ou 
égorger  par  le  roi  qu'elles  ont  choisi,  dès  qu'il  plaira  à  ce  roi  de 
se  faire  tyran.  11  prétend  ou  suppose  que  la  chrétienté  entière  doit  se 
laisser  tyranniser  et  asservir  par  un  roi  allemand,  dès  qu'il  plaira  à  ce 
roi  de  faire,  défaire  et  asservir  à  son  gré  le  Pontife  romain,  le  vicaire 
du  Christ,  le  chef  unique  de  la  chrétienté  entière.  Et  parce  que  les 
nations  chrétiennes,  et  parce  que  la  chrétienté  du  moyen  âge  n'a  pas 
pris  pour  règle  de  pareilles  idées,  Fleury  voit  en  cela  seul  la  source 
de  tous  les  maux.  Il  ne  voit  partout  que  les  tristes  résultats  des  en- 
treprises de  Grégoire  VII. 

La  Providence  a  voulu  donner,  de  nos  jours,  une  grande  leçon  à 
certains  catholiques  qui,  comme  Fleury,  se  permettent  de  censurer 
ce  que  l'Église  de  Dieu  a  fait  pendant  tant  de  siècles.  Elle  a  réfuté 
leurs  accusations  téméraires  par  la  bouche  des  hérétiques.  Les  plus 
doctes  protestants,  auxquels  on  pourrait  ajouter  des  incrédules 
mêmes,  publient  hautement,  dans  leurs  ouvrages,  que  les  résultats 
des  efforts  de  Grégoire  VII  et  des  Papes  qui  lui  ressemblent,  ont 
été  finalement  :  dans  l'ordre  spirituel,  la  liberté  de  l'Église,  la  ré- 
pression de  la  simonie  et  du  concubinage  des  clercs  ;  dans  l'ordre 
temporel,  la  civilisation  des  rois,  l'affranchissement  des  peuples,  le 
salut  du  genre  humain. 

Écoutons  le  ministre  protestant  Coquerel  :  Le  pouvoir  papal,  dis- 
posant des  couronnes,  empêchait  le  despotisme  de  devenir  atroce  ; 
aussi,  dans  ces  temps  de  ténèbres,  ne  voyons-nous  aucun  exemple 
de  tyrannie  semblable  à  celle  des  Domitien  à  Rome.  Un  Tibère  était 
impossible  :  Rome  l'eiàt  écrasé.  Les  grands  despotismes  arrivent 
quand  les  rois  se  persuadent  qu'il  n'y  a  rien  au-dessus  d'eux  ;  c'est 
alors  que  l'ivresse  d'un  pouvoir  illimité  enfante  les  plus  atroces  for- 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  » 

faits  *.  Écoutons  un  ministre  du  roi  de  Prusse,  le  publiciste  protes- 
tant Ancillon  :  Dans  le  moyen  âge,  où  il  n'y  avait  pas  d'ordre  social, 
la  papauté  seule  sauva  peut-être  TEurope  d'une  entière  barbarie  ; 
elle  créa  des  rapports  entre  les  nations  les  plus  éloignées  ;  elle  fut  un 
centre  commun,  un  point  de  ralliement  pour  les  États  isolés;  elle  se 
plaça  entre  le  tyran  et  la  victime  ;  et,  rétablissant  entre  les  nations  en- 
nemies des  rapports  d'intérêts,  d'alliance  et  d'amitié,  elle  devint  une 
sauvegarde  pour  les  familles,  les  peuples  et  les  individus  2.  Écou- 
tons le  presbytérien  Robertson,  cité  par  le  ministre  protestant  de 
Joux  :  La  monarchie  pontificale  apprit  aux  nations  et  aux  rois  à  se 
regarder  mutuellement  comme  compatriotes,  comme  étant  tous  éga- 
lement sujets  au  sceptre  divin  de  la  religion  ;  et  ce  centre  d'unité 
religieuse  a  été,  durant  des  siècles  nombreux,  un  vrai  bienfait  pour 
le  genre  humain  ^.  Écoutons  le  protestant  Sismondi  de  Genève  :  Au 
milieu  de  ce  conflit  de  juridictions  (entre  les  seigneurs),  le  Pape  se 
montrait  le  seul  défenseur  du  peuple,  le  seul  pacificateur  des  dis- 
cordes des  grands.  La  conduite  des  Pontifes  inspirait  le  respect, 
comme  leurs  bienfaits  méritaient  la  reconnaissance  *.  Écoutons  le 
savant  Jean  de  MuUer  :  Sans  les  Papes,  Rome  n'existerait  plus.  Gré- 
goire, Alexandre,  Innocent  opposèrent  une  digue  au  torrent  qui  me- 
naçait toute  la  terre  ;  leurs  mains  paternelles  élevèrent  la  hiérarchie, 
et  à  côté  d'elle  la  liberté  de  tous  les  États  ^.  Écoutons  Leibnitz,  le  plus 
vaste  génie  qui  ait  paru  parmi  les  protestants  :  Quelques  raisons 
qu'apporte  M.  l'abbé  de  Saint-Pierre,  les  plus  grandes  puissances  ne 
seront  pas  fort  disposées  à  se  soumettre  à  une  espèce  d'empire  nou- 
veau. S'il  pouvait  les  rendre  tous  romains  et  leur  faire  croire  à  l'in- 
faillibilité du  Pape,  il  ne  faudrait  pas  d'autre  empire  que  celui  de  ce 
Vicaire  de  Jésus-Christ.  Ailleurs  il  dit  que,  si  les  Papes  reprenaient 
l'autorité  qu'ils  avaient  au  temps  de  Nicolas  I"  ou  de  Grégoire  VII, 
ce  serait  le  moyen  d'assurer  la  paix  perpétuelle  et  de  nous  ramener 
au  siècle  d'or  ^. 

Enfants  de  l'Église  catholique,  écoutons  bien  ce  qu'en  disent  les 
protestants  !  apprenons  des  étrangers  à  honorer  notre  mère  et  à  ne 
plus  lui  faire  un  opprobre  de  ses  bienfaits  ! 

Un  bienfait  signalé  de  l'Église  et  des  Papes,  c'est  d'avoir  préservé 
l'Europe  catholique  de  la  domination  des  Mahométans.  Lorsque, 
peu  avant  la  première  croisade,  l'empereur  grec  Alexis  Comnène 
implora  le  secours  des  princes  d'Occident,  les  Turcs,  d'un  côté,  les 

^  Essai  sur  Vhist.  du  Christian.,  p.  76.  —  2  ancillon,  Tableau  des  révolu- 
tions, etc.,  Inliocl.,p.  133  et  157.—  s  Lettres  sur  l'Italie,  par  P.  de  Joux,  p.  380. 
—  ''  Hist.  des  répub.  ital.,  t.  1,  p.  130.  —  ^  Voyages  des  Papes,  1782.  —  «  Pen- 
sées de  Leibnitz,  t.  2,  p,  410. 


4  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

Petchenègues  ou  Cosaques^  de  Tautre,  menaçaient  chaque  jour 
Constantinople  ;  Tempereur,  suivant  ses  propres  expressions,  ne  fai- 
sait plus  que  fuir  devant  eux  de  ville  en  ville.  Constantinople  une 
fois  en  leur  pouvoir,  rien  n'empêchait  les  Turcs  de  se  jeter  sur  l'Al- 
lemagne divisée  contre  elle-même,  et  dont  le  chef  s'occupait  depuis 
quarante  ans  à  faire  la  guerre,  non  point  aux  infidèles,  mais  à  l'E- 
glise et  à  ses  propres  sujets.  Qu'aurait  pu  faire  alors  la  France,  dont 
le  roi  s'amollissait  dans  les  bras  de  la  volupté?  l'Angleterre,  dont  le 
roi  songeait  plus  à  rançonner  ses  sujets  et  les  églises  qu'à  les  défen- 
dre contre  l'ennemi  ?  qu'aurait  pu  faire  l'Espagne,  où  une  nouvelle 
irruption  de  Sarrasins  venus  d'Afrique  s'emparait  de  Saragosse 
en  1106?  Les  Turcs  d'Asie,  arrivés  par  l'Allemagne,  les  Sarrasins 
d'Afrique,  arrivés  par  l'Espagne,  st)  seraient  rencontrés  dans  la 
France,  pour  de  là  marcher  sur  l'Italie  et  faire  manger  l'avoine  à 
leurs  chevaux  sur  le  tombeau  de  saint  Pierre  de  Rome,  comme  me- 
naça, plus  tard,  de  le  faire  un  de  leurs  chefs. 

Mais  après  la  première  croisade,  qui  se  fit  par  le  peuple  seul  et  les 
princes  de  second  ordre,  sans  qu'aucun  roi  y  prît  part,  les  Chrétiens 
étaient  maîtres  de  Tarse  en  Cilicie,  d'Édesse  en  Mésopotamie,  d'An- 
tioche  en  Syrie,  de  Jérusalem,  de  Joppé,  de  Césarée,  de  Ptolémaïs 
en  Palestine;  l'empereur  de  Constantinople,  qui  auparavant  se  voyait 
menacé  dans  sa  capitale  par  les  Turcs  campés  sur  les  rives  du  Bos- 
phore, put  leur  faire  la  guerre  plus  au  loin,  les  battre  en  plus  d'une 
rencontre,  leur  reprendre  plus  d'une  ville,  plus  d'une  province. 
Après  sa  mort,  arrivée  en  1118,  son  fils,  Jean  Comnène,  put  conti- 
nuer ces  avantages,  vaincre  successivement  les  Turcs,  les  Petchenè- 
gues, les  Bulgares,  les  Serviens.  Pour  ne  jamais  succomber  aux 
coups  des  infidèles,  il  ne  manquait  à  l'empire  grec  que  d'être  plus 
sincèrement  uni  au  centre  de  l'unité  chrétienne  ;  car,  chose  bien  re- 
marquable, jamais  nation  sincèrement  catholique  n'a  succombé  sans 
retour  sous  la  domination  des  Mahométans  :  témoin  l'Espagne,  qui, 
réduite  par  les  Sarrasins  dans  les  montagnes  des  Asturies,  en  puni- 
tion d'un  essai  de  schisme  avec  l'Église  romaine,  sortit  de  là  catho- 
lique fidèle  et  triompha  de  ses  vainqueurs  dans  un  combat  de  huit 
siècles. 

Quant  aux  colonies  chrétiennes  de  Syrie,  de  Mésopotamie  et  de 
Palestine,  fondées  par  l'épée  des  croisés,  elles  se  soutenaient,  s'é- 
tendaient même  dans  une  alternative  de  succès  et  de  revers.  Au 
printemps  de  l'année  1104,  Bohémond,  prince  d'Antioche,  Tancrède, 
alors  seigneur  de  Laodicée  et  d'Apamée,  Baudouin  du  Bourg,  comte 
d'Édesse,  et  son  cousin  Joscelin  de  Courtenai,  seigneur  de  Turbes- 
sel,  se  réunirent  pour  passer  l'Euphrate  et  pour  mettre  le  siège  de- 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  5 

vant  la  ville  de  Charan  ou  Carrhes,  occupée  par  les  infidèles.  Cette 
ville  avait  été  le  séjour  de  Tharé,  père  d'Abraham.  Déjà,  après 
quinze  jours  de  siège,  cette  ville  avait  capitulé  ;  les  Chrétiens  n'at- 
tendaient, pour  y  faire  leur  entrée,  que  de  savoir  qui  en  serait  le 
maître,  de  Baudouin  ou  de  Bohémond.  Les  deux  princes  se  dispu- 
taient encore  leur  conquête,  quand  une  armée  musulmane  survient 
de  Mossoul.  Les  Chrétiens,  en  punition  de  leur  fol  orgueil,  sont  frap- 
pés de  stupeur  et  prennent  la  fuite  dès  la  première  attaque.  Bau- 
douin et  Joscelin  sont  faits  prisonniers;  Bohémond  et  Tancrède 
échappent  presque  seuls. 

Après  ce  désastre,  Bohémond  restait  enfermé  dans  Antioche, me- 
nacé à  la  fois  par  les  Grecs  et  par  les  Turcs.  N'ayant  plus  ni  trésors 
ni  armée,  il  tourna  ses  dernières  espérances  vers  l'Occident,  et  réso- 
lut d'intéresser  à  sa  cause  les  princes  de  la  chrétienté.  Après  avoir 
fait  répandre  le  bruit  de  sa  mort,  il  s'embarqua  au  port  Saint-Siméon, 
et,  caché  dans  un  cercueil,  il  traversa  la  flotte  des  Grecs,  qui  se 
réjouissaient  de  son  trépas  et  maudissaient  sa  mémoire.  En  arrivant 
en  Italie,  Bohémond  va  se  jeter  aux  pieds  du  souverain  Pontife  ;  il 
se  plaint  des  malheurs  qu'il  a  éprouvés  en  défendant  la  religion  ;  il 
invoque  surtout  la  vengeance  du  ciel  contre  Alexis,  qu'il  représente 
comme  le  plus  grand  fléau  des  Chrétiens.  Le  Pape  l'accueille  comme 
un  héros  et  comme  un  martyr  ;  il  loue  ses  exploits,  écoute  ses  plain- 
tes, lui  donne  l'étendard  de  saint  Pierre,  et  lui  permet,  au  nom  de 
l'Église,  de  lever  en  Europe  une  armée  pour  réparer  ses  malheurs  et 
venger  la  cause  de  Dieu. 

Bohémond  se  rend  en  France.  Ses  aventures,  ses  exploits  avaient 
partout  répandu  son  nom.  Il  se  présente  à  la  cour  de  Philippe  P', 
qui  le  reçoit  avec  les  plus  grands  honneurs  et  lui  donne  sa  fille  Con- 
stance en  mariage.  Au  milieu  des  fêtes  de  la  cour,  tour  à  tour  le  plus 
brillant  des  chevaliers  et  le  plus  ardent  des  orateurs  de  la  croix,  il 
fait  admirer  son  adresse  dans  les  tournois  et  prêche  la  guerre  contre 
les  ennemis  des  Chrétiens.  En  passant  à  Limoges,  il  déposa  des 
chaînes  d'argent  sur  l'autel  de  saint  Léonard,  dont  il  avait  invoqué 
l'appui  dans  sa  captivité  ;  de  là  il  se  rendit  à  Poitiers,  où,  dans  une 
grande  assemblée,  il  embrasa  tous  les  cœurs  du  feu  de  la  guerre 
sainte.  Les  chevaliers  du  Limousin,  de  l'Auvergne  et  du  Poitou  se 
disputaient  l'honneur  de  l'accompagner  en  Orient.  Encouragé  par 
ces  premiers  succès,  il  traverse  les  Pyrénées  et  lève  des  soldats  en 
Espagne  ;  il  retourne  en  Italie,  et  trouve  partout  le  même  empresse- 
ment à  le  suivre.  Les  préparatifs  achevés,  il  s'embarque  à  Bari  et  va 
descendre  sur  les  terres  de  l'empire  grec,  menaçant  de  se  venger  de 
ses  plus  cruels  ennemis,  mais  au  fond  poussé  par  l'ambition  bien 


VK' 


6  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

plus  que  parla  haine.  Le  prince  d'Antioche  ne  cessait  d'animer  par 
ses  discours  Fardeur  de  ses  nombreux  compagnons  :  aux  uns,  il 
représentait  les  Grecs  comme  les  alliés  des  Musulmans  et  les  ennemis 
de  Jésus-Christ  ;  aux  autres,  il  parlait  des  richesses  d'Alexis  et  leur 
promettait  les  dépouilles  de  Fempire.  Il  était  sur  le  point  de  voir  ses 
brillantes  espérances  s'accomplir,  lorsqu'il  fut  tout  à  coup  trahi  par 
la  fortune,  qui,  jusque-là,  n'avait  fait  pour  lui  que  des  prodiges.  La 
ville  de  Durazzo,  dont  il  avait  entrepris  le  siège,  résista  longtemps  à 
ses  efforts  ;  les  maladies  ravagèrent  son  armée  ;  la  plupart  des  guer- 
riers qui  l'avaient  suivi  désertèrent  ses  drapeaux  ;  il  fut  obligé  de 
faire  une  paix  honteuse  avec  l'empereur  qu'il  voulait  détrôner. 
C'était  en  1108.  Trois  ans  après,  c'est-à-dire  en  Hll,  Bohémond 
mourut  dans  la  principauté  de  Tarente,  laissant  un  fils  de  quatre 
ans,  lorsqu'il  se  disposait,  dit-on,  à  porter  encore  dans  l'empire  grec 
la  terreur  de  son  nom.  Michaud,  dans  son  Histoire  des  croisades, 
pense  à  tort  que  Bohémond  mourut  de  désespoir. 

Tancrède,  qui  gouvernait  toujours  Antioche,  fut  attaqué  plusieurs 
fois  par  les  Barbares  accourus  des  bords  de  l'Euphrate  et  du  Tigre, 
et  ne  put  leur  résister  qu'avec  le  secours  du  roi  de  Jérusalem.  Josce- 
lin  et  Baudouin  du  Bourg,  qui  avaient  été  conduits  à  Bagdad,  n'é- 
taient revenus  dans  leurs  États  qu'après  cinq  ans  d'une  dure  captivité. 
Tancrède  et  Baudouin  du  Bourg  eurent  de  vives  contestations.  Le 
premier  prétendait  que  le  comte  d'Édesse  devait  lui  être  soumis  et 
lui  payer  tribut.  Le  roi  de  Jérusalem,  dont  on  invoqua  la  jus- 
tice, condamna  Tancrède  et  lui  dit  :  Ce  que  tu  demandes  n'est  pas 
juste;  tu  dois,  par  la  crainte  de  Dieu,  te  réconcilier  avec  le  comte 
d'Édesse  ;  si,  au  contraire,  tu  persistes  dans  ton  association  avec  les 
païens,  tu  ne  peux  demeurer  notre  frère.  Ces  paroles  touchèrent 
le  cœur  de  Tancrède,  et  ramenèrent  la  paix  parmi  les  princes 
chrétiens. 

Dans  l'année  1408,  Bertrand,  fils  de  Raymond,  comte  de  Saint- 
Gilles,  vint  en  Orient  avec  soixante-dix  galères  génoises.  Elles  de- 
vaient l'aider  à  conquérir  plusieurs  villes  de  la  Phénicie  ;  on.  com- 
mença par  Byblos,  qui,  après  quelques  assauts,  ouvrit  ses  portes  aux 
Chrétiens;  on  alla  ensuite  assiéger  la  ville  de  Tripoli.  Le  roi  Baudouin 
de  Jérusalem  vint  à  ce  siège  avec  cinq  cents  chevaliers.  La  ville, 
n'ayant  pas  reçu  de  secours,  se  rendit  aux  Chrétiens,  à  la  condition 
que  chacun  serait  libre  de  sortir  avec  ce  qu'il  pourrait  emporter,  ou 
de  rester  dans  la  cité  en  payant  un  tribut.  Tripoli,  avec  les  villes 
de  Tortose,  d'Archas,  de  Gibel,  forma  un  quatrième  État  dans  la 
confédération  des  Francs  au  delà  des  mers.  Bertrand,  fils  de  Ray- 
mond de  Saint-Gilles,  en  prit  possession  immédiatement  après  la 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  7 

conquête,  et  prêta  serment  de  fidélité  au  roi  de  Jérusalem,  dont  il 
devint  le  vassal. 

Plusieurs  mois  après  la  prise  de  Tripoli,  le  roi  Baudouin  réunit 
ses  forces  devant  Beyrouth,  Tancienne  Béryte.  Elle  résista  pendant 
deux  mois  aux  attaques  des  Chrétiens,  mais  enfin  fut  obligée  de  se 
rendre.  Les  Musulmans  ne  possédaient  plus  sur  la  côte  de  Syrie  que 
trois  villes  :  Ascalon,  Tyr  et  Sidon.  Jusque-là  la  ville  de  Sidon  n'avait 
conservé  la  paix  qu'à  force  de  soumissions  et  de  présents  ;  chaque 
année,  elle  reculait  l'heure  de  sa  ruine  en  prodiguant  ses  trésors  ; 
mais  le  temps  approchait  où  son  or  ne  pourrait  plus  la  sauver. 

Comme  le  roi  de  Jérusalem  revenait  d'une  expédition  sur  les 
rives  de  l'Euphrate,  il  apprit  que  Sigur,  fils  de  Magnus,  roi  de  Nor- 
wége,  avait  débarqué  à  Joppé;  Sigur  était  accompagné  de  dix  mille 
Norwégiens,  qui,  depuis  trois  ans,  avaient  quitté  le  nord  de  l'Europe 
pour  visiter  la  terre  sainte.  Baudouin  se  rendit  à  Joppé,  au-devant 
du  prince  de  Norwége,  et  le  pressa  de  combattre  avec  lui  pour 
l'agrandissement  du  royaume  de  Jésus-Christ.  Sigur  accéda  à  la 
prière  du  roi  de  Jérusalem,  et  ne  demanda  pour  prix  de  son  zèle 
qu'un  morceau  du  bois  de  la  vraie  croix.  Lorsqu'il  arriva  dans  la 
ville  sainte,  entouré  de  ses  guerriers,  les  Chrétiens  contemplèrent 
avec  une  surprise  mêlée  de  joie  les  énormes  haches  de  bataille  et  la 
haute  stature  des  pèlerins  du  Nord.  On  résolut,  dans  le  conseil  du 
roi,  d'assiéger  Sidon.  Bientôt  la  flotte  de  Sigur  parut  devant  le  port 
de  cette  ville,  tandis  que  Baudouin  et  le  comte  de  Tripoli  dressaient 
leurs  tentes  sous  les  remparts.  Après  un  siège  de  six  semaines,  l'émir 
et  les  principaux  habitants  offrirent  de  remettre  les  clefs  de  la  ville 
au  roi  de  Jérusalem,  et  ne  demandèrent  que  la  liberté  de  sortir  de 
la  place  avec  ce  qu'ils  pourraient  porter  sur  leurs  têtes  et  sur  leurs 
épaules.  Cinq  mille  Sidoniens  profitèrent  du  traité;  les  autres  restè- 
rent et  devinrent  les  sujets  du  roi.  Sigur  quitta  la  Palestine  au  milieu 
des  bénédictions  du  peuple  chrétien  ;  il  s'embarqua  pour  retourner 
en  Norwége,  emportant  avec  lui  le  morceau  de  la  vraie  croix  qu^on 
avait  promis  à  ses  services,  et  qu'il  déposa,  à  son  retour,  dans  une 
ville  du  royaume. 

Les  Norvsrégiens  ne  furent  pas  le  seul  peuple  du  Nord  qui  prit  part 
au  siège  de  Sidon  ;  il  était  arrivé  en  Palestine  des  pèlerins  de  la 
Frise  et  de  l'Angleterre,  qui  combattirent  avec  les  guerriers  de  Bau- 
douin. Nous  lisons  dans  une  chronique  de  Brème  qu'on  fit  alors 
dans  tout  l'empire  germanique  une  grande  levée  d'hommes  pour  la 
guerre  sainte  d'outre-mer.  Plusieurs  Brémois,  au  signal  de  leur  ar- 
chevêque et  conduits  par  deux  consuls  que  nomme  la  chronique, 
partirent  pour  l'Orient  et  se  distinguèrent  à  la  prise  de  Beyrouth  et 


8  HISTOIRE  UNIVERSELLE.        [Liv.  LXVII.  —  De  11 

,de  Sidon.  Au  retour  de  leur  pèlerinage,  ils  n'avaient  perdu  que  deux 
de  leurs  compagnons  ;  ils  furent  reçus  en  triomphe  par  leurs  conci- 
toyens, et  des  armoiries  accordées  à  la  ville  de  Brème  par  Tempe- 
reur  d'Allemagne  attestèrent  les  services  qu'ils  avaient  rendus  à  la 
cause  de  Jésus-Christ  dans  la  terre  sainte.  C'est  sans  doute  une 
chose  merveilleuse  de  voir  ces  peuples  du  Nord,  naguère  si  terribles 
pour  les  Chrétiens  eux-mêmes,  traverser  les  mers,  non  plus  pour 
ravager  les  églises,  mais  pour  aller  se  prosterner  devant  le  tombeau 
du  Christ,  en  baiser  la  poussière  et  consacrer  leurs  armes  à  sa 
défense. 

En  1112,  Antioche  eut  à  pleurer  la  mort  de  Tancrède.  Toute  l'É- 
glise des  saints,  dit  Guillaume  de  Tyr  *,  reconnaîtra  à  jamais  les 
œuvres  charitables  et  les  libéralités  du  héros  chrétien.  Pendant  le 
temps  qu'il  gouverna  Antioche,  il  s'associa  de  cœur  et  d'âme  à  toutes 
les  souffrances  de  ses  peuples.  Raoul  de  Caen  nous  dit  qu'au  milieu 
d'une  disette  qui  désola  sa  principauté,  il  jura  de  ne  plus  boire  de 
vin  et  de  se  réduire,  pour  la  table  et  les  vêtements,  à  la  condition 
des  pauvres,  tant  que  durerait  la  misère  pubUque.  A  la  guerre,  Tan- 
crède se  montrait  toujours  comme  le  père  de  ceux  qui  combattaient 
sous  les  drapeaux  ;  il  avait  coutume  de  dire  :  Ma  fortune  et  ma  gloire, 
ce  sont  mes  soldats.  Que  la  richesse  soit  leur  partage;  pour  moi,  je 
me  réserve  les  soins,  les  périls,  la  fatigue,  la  grêle  et  la  pluie.  Quoi- 
que le  plus  brave,  il  était  le  plus  humble.  Dans  une  expédition,  il  fit 
promettre  avec  serment  à  son  écuyer  de  ne  rien  dire  de  ce  qu'il  lui 
avait  vu  faire,  parce  que  ces  exploits  tenaient  du  prodige.  Lorsqu'il 
approchait  de  sa  dernière  heure,  Tancrède  avait  auprès  de  lui  .sa 
femme  Cécile,  fille  de  Philippe  P%  roi  de  France,  et  le  jeune  Pons, 
fils  de  Bertrand,  comte  de  Tripoh  ;  il  leur  fit  promettre  de  s'unir 
après  sa  mort  par  les  liens  du  mariage  :  promesse  qui  fut  dans  la 
suite  accomplie.  Il  nomma  pour  son  successeur  Roger,  fils  de  Ri- 
chard, son  cousin,  à  la  condition  expresse  que  celui-ci  remettrait  la 
principauté  d'Antioche,  en  entier  et  sans  difficulté,  à  son  prince  légi- 
time, le  fils  de  Bohémond,  retenu  alors  auprès  de  sa  mère  en  Italie. 
L'illustre  Tancrède  fut  enseveli  à  Antioche,  sous  le  portique  de 
l'église  du  prince  des  apôtres,  l'an  de  l'Incarnation  1112. 

L'année  suivante,  des  hordes  innombrables  de  Turcs  venus  de  la 
mer  Caspienne,,  du  Khorassan,  du  pays  de  Mossoul,  se  jetèrent  dans 
la  Galilée.  Le  roi  Baudouin  marcha  contre  eux;  et,  trompé  par  une 
ruse  de  ces  barbares,  il  engagea  imprudemment  le  combat.  L'armée 
chrétienne,  le  royaume,  le  roi,  tout  faillit  périr  en  cette  journée.  Ce- 

1  L.  II,  c.  18. 


à  1125  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  '^ 

pendant,  vers  la  fin  de  Fêté,  cette  guerre  d^abord  si  terrible  et  si 
menaçante  se  termina  tout  à  coup  sans  combat,  et  la  multitude  des 
ennemis  s^éloigna  comme  un  orage  emporté  par  les  vents. 

Alors  les  colonies  chrétiennes  et  toutes  les  provinces  de  la  Syrie 
furent  en  butte  à  d'autres  calamités.  Des  nuées  de  sauterelles  ve- 
nues de  TArabie  achevèrent  de  ravager  les  campagnes  de  la  Pales- 
tine. Une  horrible  famine  désolait  le  comté  d'Édesse  et  la  principauté 
d'Antioche.  Un  tremblement  de  terre  se  fit  sentir  depuis  le  mont 
Taurus  jusqu'aux  déserts  de  Tldumée  :  plusieurs  villes  de  Cilicie 
n'étaient  plus  que  des  monceaux  de  ruines.  Les  Chrétiens,  attribuant 
ce  fléau  à  leurs  péchés,  en  firent  une  pénitence  publique.  Tout  le 
peuple  d'Antioche  priait  jour  et  nuit,  se  couvrait  du  cilice,  couchait 
sur  la  cendre.  Les  femmes  et  les  hommes  allaient  séparément  de 
place  en  place,  d'église  en  église,  nu-pieds,  la  tête  rasée,  se  frappant 
la  poitrine  et  répétant  à  haute  voix  :  Seigneur,  épargnez-nous  !  Ce 
ne  fut  qu'après  cinq  mois  que  le  ciel  se  laissa  toucher  par  leur  re- 
pentir, et  que  les  tremblements  de  terre  cessèrent  d'effrayer  les 
cités. 

Le  roi  Baudouin,  n'ayant  plus  à  combattre  les  Turcs  de  Bagdad 
ni  ceux  de  la  Syrie,  tourna  ses  regards  vers  les  contrées  situées  au 
delà  du  Jourdain  et  de  la  mer  Morte.  Il  traversa  l'Arabie  Pétrée  et 
s'avança  dans  la  troisième  Arabie,  appelée  par  les  chroniqueurs  Syrie 
de  Sobal;  il  y  trouva  une  haute  colline  qui  dominait  une  terre  fé- 
conde, et  cet  emplacement  lui  parut  propice  pour  la  construction 
d'une  forteresse.  La  cité  nouvelle  fut  confiée  à  la  garde  de  fidèles 
guerriers,  et  reçut  le  nom  de  Montréal. 

L'année  suivante  1116,  Baudouin,  prenant  avec  lui  des  hommes 
qui  connaissaient  parfaitement  les  lieux,  franchit  les  déserts  de  l'A- 
rabie, descendit  vers  la  mer  Rouge,  et  pénétra  jusqu'à  Hellis,  ville 
très-antique,  jadis  fréquentée  par  le  peuple  d'Israël,  et  bâtie  au  lieu 
où  l'Écriture  place  les  douze  fontaines  et  les  soixante-dix  palmiers. 
Lorsque  le  roi  et  ceux  qui  l'accompagnaient  eurent  examiné  à  loisir 
la  ville  d'Hellis  et  les  rivages  de  la  mer,  ils  se  rendirent  à  Montréal, 
et  revinrent  ensuite  à  Jérusalem.  A  leur  retour  dans  la  ville  sainte, 
on  ne  se  lassait  point  d'écouter  les  récits  de  leur  voyage  à  la  mer 
Rouge  et  vers  le  désert  de  Sinaï.  On  admirait  surtout  des  coquilles 
marines  et  certaines  pierres  précieuses  qu'ils  avaient  rapportées. 
Foucher  de  Chartres  nous  dit  qu'il  adressa  beaucoup  de  questions 
aux  compagnons  de  Baudouin,  et  qu'il  leur  demanda,  entre  autres 
choses,  si  la  mer  Rouge  était  douce  ou  salée,  si  elle  formait  un  étang 
ou  un  lac,  si  elle  avait  une  entrée  et  une  sortie  comme  la  mer  de 
Galilée,  ou  si  elle  était  fermée  à  son   extrémité  comme  la  mer 


10  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

Morte.  Ce  qui  montre  combien  les  connaissances  géographiques 
étaient  imparfaites  à  cette  époque. 

Tandis  que  la  mer  Rouge  et  ses  merveilles  occupaient  ainsi  le  peu- 
ple chrétien,  Baudouin  avait  une  autre  pensée  et  cherchait  un  che- 
min qui  pût  le  conduire  en  Egypte.  Vers  le  mois  de  février  4118,  il 
rassembla  Télite  de  ses  guerriers,  traversa  le  désert,  surprit  et  livra 
au  pillage  Pharamia,  située  à  quelques  lieues  des  ruines  de  Tanis  et 
de  Péluse.  Albert  d'Aix  nous  dit  que  les  guerriers  francs  se  baignè- 
rent dans  les  eaux  du  Nil  et  qu^ils  prirent  quantité  de  poissons  en  les 
frappant  avec  leurs  lances;  tout  ce  qu'ils  voyaient  sur  cette  terre  si 
fertile  de  TÉgypte,  qui  semblait  promise  à  leurs  armes,  les  remplis- 
sait de  surprise  et  de  joie. Mais  cette  ivressede  la  victoire  devaitbientôt 
se  changer  en  affliction  :  tout  à  coup  le  roi  Baudouin  tomba  malade; 
il  éprouva  de  vives  douleurs  dans  les  entrailles  :  une  blessure  qu'il 
avait  reçue  autrefois  se  rouvrit  :  dès  lors  on  ne  songea  plus  qu'à 
retourner  à  Jérusalem.  Les  Chrétiens  avaient  à  traverser  le  désert 
qui  sépare  l'Egypte  de  la  Syrie.  Baudouin,  porté  dans  une  litière  faite 
avec  des  pieux  de  tentes,  était  arrivé  avec  peine  à  El-Arisch,  petite 
ville  située  sur  le  bord  de  la  mer  et  chef-lieu  de  ces  Vastes  sohtudes. 
Là,  il  sentit  qu'il  était  près  de  sa  fin;  les  compagnons  de  ses  victoires 
laissaient  voir  leur  profonde  tristesse  ;  lui  les  consolait  par  ses  dis- 
cours :  Pourquoi  pleurez-vous  ainsi?  leur  disait-il;  songez  que  je  ne 
suis  qu'un  homme  que  beaucoup  d'autres  peuvent  remplacer  ;  ne 
vous  laissez  point  abattre  comme  des  femmes  par  la  douleur;  n'ou- 
bliez point  qu'il  faut  retourner  à  Jérusalem  et  combattre  encore  pour 
l'héritage  de  Jésus-Christ,  comme  nous  l'avons  juré. 

Lui-même  prescrivit  à  ses  serviteurs  comment  ils  devaient  em- 
baumer son  corps  après  en  avoir  ôté  les  entrailles,  afin  qu'il  pût 
être  transporté  à  Jérusalem  et  enterré  auprès  de  son  frère  Godefroi. 
Puis  il  s'occupa  de  sa  succession  au  trône  de  Jérusalem;  il  recom- 
manda aux  suffrages  de  ses  compagnons  son  frère  Eustache  de  Bou- 
logne, ou  Baudouin  du  Bourg,  comte  d'Édesse  ;  enfin  il  rendit  le 
dernier  soupir,  fortifié  par  la  confession  et  le  sacrement  de  l'eucha- 
ristie. Ses  entrailles  furent  inhumées  dans  le  voisinage  d'El-Arisch, 
et  son  corps  transporté  à  Jérusalem,  où  ses  compagnons  arrivèrent 
le  dimanche  des  Rameaux.  Ce  jour-là,  selon  l'antique  usage,  tout 
le  peuple  chrétien,  précédé  du  patriarche,  descendait  en  procession 
du  mont  des  Olives,  portant  des  branches  de  palmier  et  chantant 
des  cantiques  pour  célébrer  l'entrée  de  Jésus  dans  Jérusalem.  Tan- 
dis que  la  procession  traversait  la  vallée  de  Josaphat,  le  cercueil  de 
Baudouin,  porté  par  ses  compagnons,  parut  tout  à  coup  au  milieu 
de  ce  peuple  qui  chantait  des  hymnes  ;  aussitôt  un  morne  silence. 


à  H25  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATIIÛLIQUI':.  il 

puis  de  lugubres  lamentations  succèdent  aux  chants  de  TÉglise  ;  les 
dépouilles  mortelles  de  Baudouin  entrèrent  par  la  porte  Dorée,  et  la 
procession  les  suivit.  Latins,  Syriens,  Grecs,  tout  le  monde  pleurait; 
les  Sarrasins  eux-mêmes,  dit  Foucher  de  Chartres,  pleuraient  aussi. 
Dans  le  même  temps,  Baudouin  du  Bourg,  qui  avait  quitté  Édesse 
pour  célébrer  les  fêtes  de  Pâques  dans  la  ville  de  Jésus-Christ,  arri- 
vait par  la  porte  de  Damas  ;  averti  par  cette  affliction  universelle  de 
la  mort  de  Baudouin,  son  seigneur  et  son  parent,  il  se  mêla  à  tout 
le  peuple  en  deuil  et  suivit  le  convoi  funèbre  jusqu^au  Calvaire.  Là, 
les  restes  du  roi  défunt  furent  déposés  en  grande  pompe,  et  ensevelis 
dans  une  tombe  de  marbre  blanc,  près  du  mausolée  de  Godefroi. 

Baudouin  vécut  et  mourut  au  milieu  des  camps,  toujours  disposé 
à  combattre  les  ennemis  des  Chrétiens.  Pendant  son  règne,  qui  dura 
dix-huit  ans,  les  habitants  de  Jérusalem  entendirent  chaque  année  la 
grosse  cloche  qui  annonçait  l'approche  des  infidèles  ;  ils  ne  virent 
presque  jamais  dans  le  sanctuaire  le  bois  de  la  vraie  croix,  qu'on 
avait  coutume  de  porter  à  la  guerre  ;  le  frère  et  le  successeur  de 
Godefroi  vit  plus  d'une  fois  son  royaume  en  péril,  et  ne  le  conserva 
que  par  des  prodiges  de  valeur  ;  il  perdit  plusieurs  batailles  par  sa 
bravoure  imprudente  ;  mais  son  activité  extraordinaire,  son  esprit 
fécond  en  ressources  le  sauvèrent  toujours  des  dangers. 

La  puissance  chrétienne  en-Orient  s'accrut  pendant  le  règne  de 
Baudouin  :  Arsur,  Césarée,  Ptolémaïs,  TripoH,  Byblos,  Beyrouth, 
Sidon  firent  partie  de  l'empire  fondé  par  les  croisés.  Plusieurs  places 
fortes  s'élevèrent  pour  la  défense  du  royaume,  non-seulement  dans 
l'Arabie,  mais  dans  les  montagnes  du  Liban,  dans  la  Galilée,  dans 
le  pays  des  Philistins,  et  sur  toutes  les  avenues  de  la  ville  sainte. 
Baudouin  ajouta  plusieurs  dispositions  au  code  de  son  prédéces- 
seur. Ce  qui  honore  le  plus  son  règne,  c'est  le  soin  qu'il  prit  de 
repeupler  Jérusalem  :  il  offrit  un  asile  honorable  aux  Chrétiens  dis- 
persés dans  l'Arabie,  dans  la  Syrie  et  l'Egypte.  Les  fidèles,  persé- 
cutés et  accablés  d'impôts  par  les  Musulmans,  accoururent  en  foule 
avec  leurs  femmes,  leurs  enfants,  leurs  richesses  et  leurs  troupeaux  ; 
Baudouin  leur  distribua  les  terres,  les  maisons  abandonnées,  et  Jé- 
rusalem commença  à  redevenir  florissante.  Ajoutons  qu'il  dota  ri- 
chement les  églises,  surtout  celle  de  Eethléhem,  qu'il  fit  ériger  en 
évêché,  et  que  plusieurs  établissements  religieux  lui  durent  leur 
origine. 

Pour  donner  plus  d'éclat  à  sa  capitale,  il  obtint  du  Pape  que 
toutes  les  villes  conquises  par  ses  armes  sur  les  infidèles  ressorti- 
raient  de  l'église  patriarcale  de  Jérusalem  :  Nous  concédons,  ré- 
pondit le  pape  Pascal,  nous  concédons  à  l'église  de  Jérusalem  toutes 


12  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

les  villes  et  les  provinces  conquises  par  la  grâce  de  Dieu  et  par  le 
sang  du  très-glorieux  roi  Baudouin  et  de  ceux  qui  ont  combattu  avec 
lui  ^.  On  voit  par  ces  paroles  que  les  Papes  appréciaient  les  géné- 
reux sacrifices  de  ces  princes^  dont  l'autorité  était  un  sacerdoce  mili- 
taire, un  véritable  apostolat  armé  du  glaive. 

Bernard^  patriarche  latin  d'Antioche,  qui  avait  succédé  l'an  1100 
au  patriarche  grec  Jean  IV,  se  plaignit  au  Pape  de  ce  privilège  ac- 
cordé à  Féglise  de  Jérusalem,  comme  portant  préjudice  aux  droits 
de  la  sienne.  Pascal  II,  pour  le  rassurer,  lui  écrivit  une  lettre  où  il 
relève  la  dignité  de  Téglise  d'Antioche,  honorée  comme  celle  de 
Rome  par  la  présence  de  saint  Pierre,  et  ajoute  :  Si  par  hasard  nous 
avons  écrit  quelque  chose  autrement  qu'il  ne  fallait  à  Féglise  d'An- 
tioche  ou  à  celle  de  Jérusalem,  touchant  les  hmites  des  diocèses,  il 
ne  faut  l'attribuer  ni  à  la  légèreté  ni  à  la  malice,  ni  exciter  du 
scandale  pour  ce  sujet;  car  le  grand  éloignement  et  le  changement 
des  anciens  noms  des  villes  et  des  provinces  nous  ont  apporté  beau- 
coup d'incertitude  ou  d'ignorance.  Mais  nous  avons  souhaité  et  sou- 
haitons encore  donner  à  nos  frères  une  occasion,  non  pas  de  scan- 
dale, mais  de  paix,  et  conserver  à  toutes  les  églises  quelconques  leur 
dignité  et  leur  honneur  ^.  Bernard  d'Antioche  était  un  digne  pontife. 
Dans  une  seconde  lettre  au  même  patriarche,  le  Pape  termine  ces 
débats  en  déclarant  qu'il  ne  voulait  point  rabaisser  la  dignité  de 
l'Église  au  profit  des  princes,  ni  mutiler  le  pouvoir  des  princes  au 
profit  de  la  dignité  del'Éghse  ^. 

Le  patriarche  Daimbert  de  Jérusalem  eut  quelques  difficultés  avec 
le  roi  Baudouin,  principalement  par  les  intrigues  d'Arnoulfe  de 
Rohes,  qui  s'était  déjà  fait  nommer  précédemment  patriarche  pro- 
visoire^ et  qui  aspirait  toujours  à  l'être  en  titre.  Ces  difficultés  allè- 
rent si  loin,  que,  l'an  1104,  Daimbert  vint  en  Occident  avec  Bohé- 
mond,  se  plaindre  au  Pape  de  ce  que  le  roi  Baudouin  l'avait  chassé 
et  mis  à  sa  place  un  prêtre  nommé  Ébremar.  Pascal  II  retint  Daim- 
bert plus  de  deux  ans,  pour  voir  si  ceux  qui  l'avaient  chassé  allé- 
gueraient des  causes  raisonnables  de  leur  conduite.  Mais  comme 
personne  ne  comparut  et  qu'il  ne  se  trouvait  autre  chose  contre  lui, 
sinon  qu'il  avait  été  chassé  par  la  pure  violence  du  roi,  il  fut  renvoyé 
à  son  siège  avec  des  lettres  du  Pape,  qui  témoignaient  qu'il  était 
dans  ses  bonnes  grâces.  Il  passa  en  Sicile  et  fut  obligé  de  séjourner 
à  Messine  pour  attendre  l'occasion  de  s'embarquer  ;  mais  il  y  tomba 
malade,  et  mourut  le  27  juin  1107,  ayant  tenu  le  siège  de  Jérusalem 
pendant  sept  ans. 

.0.>  Labbe,  t.  10,  p.  648,  epùt.  18  et  19.  —  ^  Ibid.,  epist.  20.— .3  Epist.  S8. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  rS' 

Ébremar,  qui  avait  été  intrus  à  sa  place,  ayant  appris  qu'il  reve- 
nait avec  Tapprobation  du  Pape  et  ne  sachant  pas  encore  sa  mort, 
résolut  d'aller  à  Rome  se  justifier  et  représenter  comment  on  l'avait 
mis  malgré  lui  sur  le  siège  de  Jérusalem  ;  mais,  arrivé  à  Rome,  il 
ne  put  obtenir  autre  chose,  sinon  qu'on  envoyât  avec  lui  un  légat 
pour  prendre  sur  les  lieux  plus  ample  connaissance  de  l'affaire.  On 
y  envoya  Gibelin,  archevêque,  homme  fort  avancé  en  âge.  Arrivé  à 
Jérusalem,  il  y  assembla  un  concile  des  évêques  du  royaume  et  y 
examina  pleinement  la  cause  d'Ébremar.  Il  reconnut  par  des  témoins 
au-dessus  de  tout  reproche  que  Daimbert  avait  été  chassé  sans 
cause  légitime,  par  la  faction  d'Arnoulfe  et  la  violence  du  roi,  et 
qu'Ébremar  avait  usurpé  le  siège  d'un  évêque  vivant.  C'est  pourquoi 
il  le  déposa  du  patriarcat  par  l'autorité  du  Pape  ;  mais,  en  considé- 
ration de  sa  piété  et  de  sa  simplicité,  il  lui  donna  l'église  de  Césarée, 
qui  était  vacante.  Ensuite,  comme  le  clergé  et  le  peuple  contestaient 
sur  l'élection  d'un  patriarche  de  Jérusalem,  on  prit  jour  pour  traiter 
cette  affaire  à  la  manière  accoutumée  ;  et,  après  une  grande  délibé- 
ration, ils  s'accordèrent  tous  à  choisir  le  légat  Gibelin,  et  l'instal- 
lèrent dans  le  siège  patriarcal.  On  prétendit  que  c'était  encore  un 
artifice  d'Arnoulfe,  de  mettre  en  cette  place  un  vieillard  qui,  par  son 
grand  âge,  ne  pouvait  vivre  longtemps.  Gibelin,  toutefois,  tint  le 
siège  de  Jérusalem  pendant  cinq  ans.  Ce  fut  sous  son  pontificat  que 
le  roi  Baudouin  obtint  du  Pape  que  toutes  les  villes  conquises  par 
ses  armes  dépendraient  de  l'église  de  Jérusalem  *. 

Gibelin,  étant  mort  l'an  H12,  eut  enfin  pour  successeur  l'archi- 
diacre Arnoulfe,  surnommé  Mal  couronné,  qui  aspirait  depuis  long- 
temps à  ce  siège.  Le  nouveau  patriarche  maria  sa  nièce  à  Eustache 
Grener,  seigneur  de  Sidon  et  de  Césarée,  et  lui  donna  le  meilleur 
domaine  de  son  église,  savoir  :  Jéricho  et  ses  dépendances.  Sa  vie  ne 
fut  pas  moins  scandaleuse  dans  son  pontificat  qu'auparavant;  mais, 
pour  en  diminuer  le  reproche,  il  introduisit  des  chanoines  réguliers 
dans  l'église  de  Jérusalem.  Conon,  évêque  de  Prèneste,  y  était  alors 
en  qualité  de  légat  du  Saint-Siège. 

Dès  l'an  1115  le  pape  Pascal,  bien  informé  de  la  vie  scandaleuse 
du  nouveau  patriarche,  envoya  en  Syrie  l'évêque  d'Orange  en  qua- 
lité de  légat.  Il  assembla  les  évêques  de  tout  le  royaume,  obligea 
Arnoulfe  d'y  comparaître  et  le  déposa  de  son  siège  comme  il  le  méri- 
tait. Mais  Arnoulfe,  se  fiant  à  ses  artifices,  auxquels  presque  personne 
ne  résistait,  passa  la  mer,  vint  à  Rome  ;  et,  par  ses  flatteries  et  les  pré- 
sents qu'il  répandit  abondamment,  il  gagna  si  bien  le  Pape  et  tout 

1  GuiU.  deTyr,  1. 11.  Labbe,  t.  10,  p.  752.        ' 


14  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

son  concile,  qu'il  fut  rétabli  dans  son  siège  et  revint  à  Jérusalem. 
Suivant  Guillaume  de  Tyr,  il  y  vécut  avec  la  même  licence  qu'au- 
paravant. Enfin,  il  mourut  l'an  il  18,  et  eut  pour  successeur  un 
homme  simple  et  craignant  Dieu,  nommé  Gormond,  natif  de  Pic- 
quigny,  au  diocèse  d'Amiens. 

Au  reste,  les  démêlés  du  roi  Baudouin  et  du  patriarche  Daimbert 
eurent  moins  pour  prétexte  ou  pour  cause  d'ambitieuses  rivalités 
que  l'extrême  besoin  d'argent  où  se  trouvait  souvent  réduit  le  suc- 
cesseur de  Godefroi.  Ce  fut  ce  besoin  d'argent,  ainsi  que  le  mauvais 
conseil  du  patriarche  Arnoulfe,  qui  lui  donna  la  coupable  pensée 
d'épouser  une  seconde  femme  lorsque  la  première,  qui  était  de- 
meurée à  Édesse,  vivait  encore.  Le  roi,  nous  dit  Guillaume  de  Tyr, 
avait  appris  que  la  comtesse  Adélaïde  de  Sicile,  veuve  de  Roger, 
était  fort  riche  et  qu'elle  avait  toutes  choses  en  abondance;  lui,  au 
contraire,  était  fort  pauvre  et  si  dénué  de  ressources,  qu'il  avait  à 
peine  de  quoi  suffire  à  ses  besoins  de  tous  les  jours  et  à  la  solde  de 
ses  frères  d'armes.  Comme  la  nouvelle  reine  arrivait  avec  d'immenses 
richesses,  avec  une  flotte  chargée  de  grains,  d'huile,  de  vins,  d'armes, 
tout  le  monde  se  crut  enrichi  par  cet  hymen  et  ferma  les  yeux  sur 
le  scandale;  mais,  en  l'année  1117,  Baudouin,  étant  tombé  malade 
et  se  croyant  sur  le  point  d'aller  rendre  compte  à  Dieu,  renvoya  la 
princesse  siciUenne  :  ce  qui  lui  attira,  à  lui  et  à  tout  le  royaume,  une 
haine  immortelle  du  comteRoger,  depuis  roi  de  Sicile,  fils  d'Adélaïde. 

Aussitôt  que  le  roi  Baudouin  fut  inhumé,  le  clergé  et  le  peuple  de 
Jérusalem,  selon  l'expression  des  chroniques,  se  croyant  orphe- 
lins, songèrent  à  se  donner  un  appui  et  commencèrent  à  s'occuper 
de  l'élection  d'un  roi.  Divers  avis  furent  proposés  :  les  uns  disaient 
que  la  couronne  appartenait  à  Eustache,  frère  de  Baudouin;  d'au- 
tres pensaient  qu'au  milieu  des  périls  on  ne  pouvait  attendre  un 
prince  qui  était  si  loin,  et  proposaient  le  comte  d'Edesse,  parent  du 
roi,  et  alors  présent  dans  la  ville  sainte.  A  la  suite  d'un  éloquent 
discours  de  Joscelin  de  Courtenai,  prince  de  Tibériade,  tous  les  suf- 
frages se  réunirent  en  faveur  du  comte  d'Edesse,  Baudouin  du 
Bourg.  Le  jour  de  Pâques,  le  nouveau  roi  fut  proclamé  dans  l'église 
de  la  Résurrection,  en  présence  de  tous  les  fidèles;  il  rassembla 
ensuite  les  grands  dans  le  palais  de  Salomon;  il  régla  avec  eux  l'ad- 
ministration du  royaume,  et  rendit  la  justice  à  son  peuple  d'après 
les  Assises  établies  par  Godefroi;  le  comté  d'Edesse  fut  transmis  à 
Joscelin  de  Courtenai. 

Cependant  on  avait  envoyé  des  seigneurs  à  Eustache,  comte  de 
Boulogne,  pour  l'inviter  à  venir  prendre  la  couronne  après  ses  frères. 
Ils  eurent  peine  à  lui  persuader  de  partir;  enfin  ils  l'amenèrent  jus- 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  15 

qu'en  Apulie.  Là,  il  apprit  que  l'on  avait  couronné  le  comte  d'É- 
desse.  Aussitôt  il  s'écria  :  Dieu  me  garde  d'apporter  du  trouble 
dans  un  royaume  où  ma  famille  a  rétabli  la  paix  de  Jésus-Christ,  et 
pour  la  tranquillité  duquel  mes  frères  ont  donné  leur  vie  et  acquis 
une  gloire  immortelle  !  Et  sans  délai,  quoi  qu'on  pût  lui  dire,  il  re- 
tourna sur  ses  pas  et  revint  chez  lui. 

Tandis  que  le  royaume  de  Jérusalem  célébrait  en  paix  l'avènement 
de  Baudouin  II,  la  principauté  d'Antioche  se  trouvait  de  nouveau 
exposée  à  tous  les  fléaux  de  la  guerre.  Les  Musulmans  de  la  Perse, 
de  la  Mésopotamie  et  de  la  Syrie  jurèrent  d'exterminer  la  race  des 
Chrétiens,  et  marchèrent  vers  l'Oronte,  conduits  par  Ylgazy,  le  plus 
farouche  des  guerriers  de  l'islamisme.  Le  nouveau  prince  d'Antio- 
che,  Roger,  fils  de  Richard,  avait  appelé  à  son  secours  le  roi  de  Jéru- 
salem, les  comtes  d'Édesse  et  de  Tripoli  ;  mais,  sans  attendre  leur  ar- 
rivée, il  eut  l'imprudence  de  livrer  une  bataille ,  où  il  fut  lui-même 
tué  et  son  armée  mise  dans  une  déroute  complète.  Les  Musulmans 
firent  un  grand  nombre  de  prisonniers.  Gauthier  le  Chancelier,  qui 
fut  lui-même  chargé  de  chaînes,  nous  peint  les  tourments  et  les 
supplices  qu'on  fit  souffrir  aux  captifs,  mais  il  n'ose  pas  dire  tout 
ce  qu'il  a  vu,  dans  la  crainte,  ajoute-t-il,  que  les  Chrétiens,  appre- 
nant ces  excès  de  barbarie,  ne  soient  portés  un  jour  à  les  imiter  *. 

C'était  en  1120.  L'armée  victorieuse  d'Ylgazy  se  répandit  dans 
toutes  les  provinces  chrétiennes.  Ce  fut  au  milieu  de  la  désolation 
générale  que  le  nouveau  roi  de  Jérusalem  arriva  dans  Antioche. 
Cette  ville  avait  perdu  ses  plus  braves  défenseurs;  des  clercs  et  des 
mornes  gardaient  les  tours,  et  veillaient,  sous  le  commandement  du 
patriarche,  à  la  sûreté  de  la  place;  car  on  se  défiait  de  la  population 
grecque  et  arménienne,  qui  supportait  avec  peine  le  joug  des  Latins. 
La  présence  du  roi  de  Jérusalem,  à  qui  on  donna  l'autorité  suprême 
rétablit  l'ordre  et  dissipa  les  alarmes.  Après  avoir  pourvu  à  la  dé- 
fense de  la  ville,  il  visita  les  églises  à' Antioche  en  habit  de  deuil. 
Son  armée  reçut  à  genoux  la  bénédiction  du  patriarche,  et  sortit  de 
la  ville  pour  aller  à  la  poursuite  des  Musulmans.  Le  roi,  ainsi  que 
ses  chevaliers  et  ses  barons,  marchait  les  pieds  nus  au  milieu  d'une 
foule  immense  qui  invoquait  pour  eux  l'appui  du  Dieu  des  armées. 

Les  Chrétiens  allèrent  camper  sur  la  montagne  de  Danitz,  où  les 
Musulmans  vinrent  les  attaquer.  Ceux-ci  étaient  pleins  de  confiance 
dans  leur  multitude  ;  mais  les  Chrétiens  mettaient  leur  espoir  dans 
la  puissance  divine,  et  surtout  dans  la  présence  de  la  croix  véritable, 
que  Baudouin  avait  apportée  de  Jérusalem.  Après  un  combat  san- 
glant, les  infidèles  furent  vaincus  et  dispersés  :  Ylgazy  et  le  chef  des 

1  Gauter  Cancell.  apud  Bongais.,p.  449etseqq. 


16  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVII.  —  De  H06 

Arabes,  Dobais,  avaient  pris  la  fuite  pendant  la  bataille.  Cette  vic- 
toire répandit  Teffroi  dans  Alep  et  jusque  dans  les  murs  de  Mossoul. 
tandis  que  la  vraie  croix,  reportée  avec  pompe  dans  la  ville  sainte, 
annonça  aux  habitants  les  miracles  qu'elle  avait  produits  au  milieu 
des  soldats  du  Christ.  Baudouin,  après  avoir  donné  la  paix  à  An- 
tioche,  revint  dans  sa  capitale  ;  et,  pour  qu'il  ne  manquât  rien  aux 
victoires  des  Chrétiens,  Dieu  permit  alors  que  le  redoutable  chef  des 
Turcomans,  Ylgazy,  terminât  sa  carrière,  frappé  par  une  mort  su- 
bite et  violente.  C'était  en  1121. 

L'année  suivante,  1122,  Balac,  neveu  et  successeur  d'Ylgazy,  ré- 
pandait la  terreur  sur  les  rives  de  TEuphrate  ;  et,  semblable  au  lion 
de  l'Écriture,  qui  rôde  sans  cesse  pour  chercher  sa  proie,  il  réussit 
à  surprendre  Joscelin  de  Courtenai  et  son  cousin,  Galeran,  qu'il  fit 
conduire  chargés  de  chaînes  vers  les  confins  de  la  Mésopotamie. 
Cette  nouvelle  étant  parvenue  à  Jérusalem,  le  roi  Baudouin  II  ac- 
courut à  Édesse,  soit  pour  consoler  les  habitants,  soit  pour  chercher 
l'occasion  et  les  moyens  de  briser  les  fers  des  princes  captifs  ;  mais, 
se  confiant  trop  à  sa  bravoure  et  victime  de  sa  générosité,  il  tomba 
lui-même  dans  les  embûches  du  sultan  Balac,  et,  conduit  dans  la 
forteresse  de  Quart-Pierre,  il  devint  le  compagnon  d'infortune  dé 
ceux  qu'il  voulait  délivrer.  Cinquante  braves  d'Arménie  se  dévouent 
pour  la  délivrance  des  princes  chrétiens.  Sous  divers  déguisements, 
ils  s'introduisent  dans  la  forteresse,  en  massacrent  la  garnison,  et 
rendent  la  liberté  aux  prisonniers;  mais  la  forteresse  est  investie  par 
l'armée  musulmane  :  Joscelin  s'en  échappe  pour  chercher  du  se- 
cours; à  travers  mille  dangers,  il  arrive  à  Jérusalem,  il  dépose  sur 
le  saint  sépulcre  les  chaînes  qu'il  a  portées  chez  les  Turcs,  et  repart 
à  la  tête  des  braves  de  Jérusalem  et  d'Édesse,  pour  délivrer  le  mo- 
narque captif.  Il  s'avançait  vers  l'Euphrate,  lorsqu'il  apprit  que  les 
Musulmans  étaient  entrés  dans  la  forteresse,  que  les  cinquante 
braves  Arméniens  avaient  couronné  du  martyre  leur  héroïque  dé- 
vouement, et  que  le  roi  de  Jérusalem  avait  été  emmené  captif  dans 
la  forteresse  de  Haran  en  Mésopotamie. 

Les  Sarrasins  d'Egypte  cherchèrent  à  profiter  de  la  captivité  du 
roi  de  Jérusalem  ;  ils  se  rassemblèrent  dans  les  plaines  d'Ascalon, 
avec  le  dessein  de  chasser  les  Francs  de  la  Palestine.  De  leur  côté, 
les  Chrétiens  de  Jérusalem  et  des  autres  villes  du  royaume,  se  con- 
fiant dans  leur  courage  et  dans  la  protection  de  Dieu,  se  préparent 
à  défendre  leur  territoire,  et  ils  s'y  préparent  en  Chrétiens.  Le  peuple 
et  le  clergé  de  la  terre  sainte  suivent  l'exemple  des  habitants  de 
Ninive,  et  cherchent  d'abord  à  fléchir  la  colère  du  ciel  par  une  péni- 
tence rigoureuse.  Un  jeûne  fut  ordonné,  pendant  lequel  les  femmes 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  «► 

refusèrent  le  lait  de  leurs  mamelles  à  leurs  enfants  au  berceau;  les 
troupeaux  mêmes  furent  éloignés  de  leurs  pâturages  et  privés  de  leur 
nourriture  accoutumée. 

La  guerre  fut  ensuite  proclamée  au  son  de  la  grosse  cloche  de 
Jérusalem.  L^armée  chrétienne,  dans  laquelle  on  comptait  à  peine 
trois  mille  combattants,  était  commandée  par  Eustache  d^Agrain, 
comte  de  Sidon,  nommé  régent  du  royaume  en  Fabsence  de  Bau- 
douin. Le  patriarche  de  la  ville  sainte  portait  à  la  tête  de  l'armée  le 
bois  de  la  vraie  croix.  Derrière  lui,  dit  Robert  du  Mont,  marchait 
Ponce,  abbé  de  Clugni,  portant  la  lance  avec  laquelle  on  avait  percé 
le  flanc  du  Sauveur. 

Au  moment  où  les  guerriers  chrétiens  sortirent  de  Jérusalem,  les 
Egyptiens  assiégeaient  Joppé  par  terre  et  par  mer.  A  Fapproche  des 
Francs,  la  tlotte  musulmane,  pleine  d'effroi,  s'éloigne  du  rivage. 
L'armée  de  terre  attendait  avec  inquiétude  l'armée  chrétienne.  Enfin 
les  deux  troupes  sont  en  présence;  au  milieu  du  combat,  une  lu- 
mière semblable  à  celle  de  la  foudre  brille  dans  le  ciel,  et  tout  à  coup 
éclate  dans  les  rangs  des  infidèles.  Ceux-ci  restent  comme  immobiles 
de  terreur;  les  Chrétiens,  armés  de  leur  foi,  redoublent  de  courage  ; 
les  ennemis  sont  vaincus,  et  les  débris  de  leur  armée,  qui  était  deux 
fois  plus  lïombreuse  que  celle  des  Clirétiens,  se  réfugient  avec  peine 
dans  les  murs  d'Ascalon.  Les  Francs,  victorieux  et  chargés  de  butin, 
revinrent  à  Jérusalem  en  chantant  les  louanges  de  Dieu. 

Quoique  l'armée  des  Francs  eût  triomphé  ainsi  des  Sarrasins, 
toujoprs  occupée  de  la  défense  des  villes  et  des  frontières  sans  cesse 
menacées,  elle  ne  pouvait  sortir  du  royaume  pour  faire  des  con- 
quêtes. Les  guerriers,  qu'on  retenait  dans  les  cités  chrétiennes  après 
une  si  grande  victoire,  s'affligeaient  de  leur  inaction  et  semblaient 
encore  placer  leur  espoir  dans  les  secours  de  l'Occident.  Ce  fut  alors 
qu'il  arriva  sur  les  côtes  de  Syrie  une  flotte  vénitienne  commandée 
par  le  doge  de  Venise.  Avec  ce  secours  venu  si  à  propos,  on  assiégea 
par  terre  et  par  mer  l'antique  ville  de  Tyr.  Des  Musulmans  partis 
de  Damas  pour  secourir  les  assiégés  s'avancèrent  jusque  dans  le 
voisinage  de  la  ville.  Une  armée  égyptienne  sortie  en  même  temps 
d'Ascalon  ravagea  le  pays  de  Naplouse  et  menaça  Jérusalem.  Toutes 
ces  tentatives  ne  purent  ralentir  l'ardeur  des  Chrétiens,  ni  retarder 
les  progrès  du  siège.  Bientôt  on  apprit  que  Balac,  le  plus  redoutable 
des  sultans  turcs,  avait  péri  devant  les  murs  de  Maubeg.  Josceiin, 
qui  l'avait  tué  de  sa  propre  main,  en  fit  donner  la  nouvelle  à  toutes 
les  villes  clirétiennes.  La  tête  du  farouche  ennemi  des  Francs  fut 
portée  en  triomphe  devant  les  murs  de  Tyr,  où  ce  spectacle  redoubla 
l'enthousiasme  belliqueux  des  assiégeants. 


18  HISTOIRE  UxNlVERSELLE         [Liv.  LXVII.  -  De  110& 

Enfirij  Fan  4125^  les  Musulmans,  sans  espoir  de  secours,  furent 
obligés  de  se  rendre  après  un  siège  de  cinq  mois  et  demi.  Les  dra- 
peaux du  roi  de  Jérusalem  et  du  doge  de  Venise  flottèrent  ensemble 
sur  les  murailles  de  Tyr;  les  Chrétiens  firent  leur  entrée  triomphante 
dans  la  ville,  tandis  que  les  habitants,  d'après  la  capitulation,  en 
sortaient  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfants.  Le  jour  où  Ton  reçut 
à  Jérusalem  la  nouvelle  de  la  conquête  de  Tyr  fut  une  fête  pour  tout 
le  peuple  de  la  ville  sainte.  Au  bruit  des  cloches,  on  chanta  le  Te 
Deum  en  action  de  grâces;  des  drapeaux  furent  arborés  sur  les  tours 
et  les  remparts  de  la  ville,  des  branches  d'olivier  et  des  bouquets 
de  fleurs  étaient  semés  dans  les  rues  et  sur  les  places  publiques,  de 
riches  étoffes  ornaient  les  dehors  des  maisons  et  les  portes  des 
églises.  Les  vieillards  rappelaient  dans  leurs  discours  la  splendeur 
du  royaume  de  Juda,  et  les  jeunes  vierges  répétaient  en  chœur  les 
eantiques  dans  lesquels  les  prophètes  avaient  célébré  la  ville  de  Tyr. 

Les  victoires  des  Chrétiens  répandirent  la  confusion  et  la  dis- 
corde parmi  les  Musulmans  de  Syrie.  Baudouin,  le  roi  captif  de 
Jérusalem,  en  profite  pour  traiter  de  sa  rançon  et  recouvrer  sa 
liberté.  A  peine  est-il  sorti  de  prison,  qu'il  rassemble  quelques 
guerriers  et  marche  contre  la  ville  d'Alep.  Le  chef  des  Arabes,  Do- 
bais,  etquelques  émirs  delà  contrée  se  réunirent  à  l'armée  chrétienne; 
bientôt  les  habitants  se  trouvèrent  réduits  aux  dernières  extrémités, 
et  la  ville  était  près  de  se  rendre,  lorsque  le  sultan  de  Mossoul  ac- 
courut à  la  tête  d'une  armée.  Baudouin  II,  obligé  d'abandonner  le 
siège,  retourna  enfin  dans  sa  capitale,  où  tousles  chevaliers  chrétiens 
remercièrent  le  ciel  de  sa  délivrance  et  vinrent  se  ranger  sous  ses 
drapeaux.  Ils  trouvèrent  bientôt  l'occasion  de  signaler  leur  valeur. 
Les  Turcs,  qui  avaient  passé  l'Euphrate  pour  secourir  Alep,  dévas- 
taient alors  la  principauté  d'Antioche.  Baudouin,  impatient  de  tenir 
sa  promesse,  se  met  à  la  tête  de  ses  intrépides  guerriers,  attaque  vi- 
goureusement les  infidèles  et  les  force  d'abandonner  les  terres  des 
Chrétiens.  A  peine  rentré  triomphant  dans  Jérusalem,  il  donne  de 
nouveau  le  signal  de  la  guerre  et  met  en  fuite  l'armée  de  Damas,  près 
du  lieu  où  Saul  avait  entendu  ces  paroles  :  Saul,  pourquoi  me  per- 
sécutez-vous ?  Les  guerriers  chrétiens,  dans  ces  campagnes  rapides, 
avaient  fait  un  butin  immense,  et  les  trésors  de  l'ennemi  servirent  à 
racheter  les  otages  que  le  roi  de  Jérusalem  avait  laissés  entre  les 
mains  des  Turcs.  C'est  ainsi  que  les  Francs  réparaient  leurs  reversa 
force  de  bravoure,  et  qu'ils  acquittaient  leurs  proipesses  par  des 
victoires. 

Chose  étrange  !  depuis  trois  siècles  et  plus,  dans  les  écoles  publi- 
ques des  royaumes  chrétiens,  on  ne  cesse  de  rappeler  à  la  jeunesse 


à  1123  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  4« 

chrétienne  les  temps  héroïques  et  fabuleux  de  la  Grèce  et  de  Rome 
païenne  comme  ce  qu^il  y  a  de  plus  admirable  dans  Thistoire  de 
l'humanité;  en  même  temps  on  lui  laisse  ignorer  les  temps  et  les 
faits  héroïques  de  Thumanité  chrétienne,  dont  la  glorieuse  réalité 
surpasse  même  l'ancienne  Fable.  Et  cette  ignorance  est  allée  si  loin, 
que,  dans  la  patrie  de  Godefroi  et  de  Tancrède,  Ton  a  demandé  si  la 
piété  ne  nuisait  point  à  la  valeur  guerrière  ! 

Tandis  que  les  héros  de  la  France  chrétienne  défendaient  la  chré- 
tienté en  Orientcontre  le  despotisme  mahométan,  lechef  de  la  chré- 
tienté venait  en  France  même  pour  chercher  de  quoi  la  défendre 
contre  le  despotisme  allemand.  Après  la  mort  de  Tex-empereur 
Henri  IV  d'Allemagne,  son  fils  Henri  V  réclama  le  droit  de  donner, 
par  la  crosse  et  l'anneau,  l'investiture  des  dignités  ecclésiastiques  : 
ce  qui,  d'après  l'expérience,  équivalait  au  droit  de  vendre  les  évê- 
chés  et  les  abbayes,  de  réduire  l'Église  de  Dieu  à  une  éternelle  ser- 
vitude, et  de  rendre  incurables  la  simonie  et  l'incontinence  des  clercs. 

Le  pape  Pascal  H  avait  résolu  de  passer  en  Allemagne,  suivant  la 
prière  que  lui  en  avaient  faite  les  députés  de  l'assemblée  de  Mayence 
au  nom  de  toute  la  nation.  S'étant  donc  mis  en  route,  il  vint  à  Flo- 
rence et  y  tint  un  concile.  Venu  de  Florence  à  Guastalle  en  Lom- 
bardie,  il  y  tint  un  autre  concile  au  mois  d'octobre  1 106. 11  s'y  trouva 
un  grand  nombre  d'évêques,  tant  de  deçà  que  de  delà  les  monts,  et 
une  grande  multitude  de  clercs  et  de  laïques,  même  les  ambassa- 
deurs de  Henri,  roi  d'Allemagne,  et  la  princesse  Mathilde  en  per- 
sonne. On  y  ordonna  que  la  province  entière  d'Emilie,  avec  ses  villes, 
savoir  :  Plaisance,  Parme,  Reggio,  Modène  et  Rologne,  ne  serait 
plus  soumise  à  la  métropole  de  Ravenne.  On  le  fit  pour  humilier 
cette  éghse,  qui,  depuis  environ  cent  ans,  s'était  élevée  contre  l'Église 
romaine  et  en  avait  usurpé  non-seulement  les  terres,  mais  le  siège 
même,  par  l'antipape  Guibert.  En  ce  concile,  le  roi  Henri  fit  deman- 
der au  Pape  de  lui  confirmer  sa  dignité,  lui  promettant,  de  son  côté, 
fidélité  et  obéissance  filiale. 

Vers  la  fin  du  concile,  on  lut  les  passages  des  Pères  touchant  la 
ré<îonciUation  de  ceux  qui  ont  été  ordonnés  hors  de  l'Église  catho- 
lique, savoir,  delà  lettre  de  saintAugustin  à  Boniface,  de  saint  Léon 
aux  évêques  de  Mauritanie,  et  le  troisième  canon  du  concile  de 
Carthage.  Sur  quoi  l'on  forma  le  décret  suivant  :  Depuis  plusieurs 
années,  le  royaume  teutonique  a  été  séparé  de  l'unité  de  la  Chaire 
apostolique,  d'où  il  est  arrivé  qu'il  s'y  trouve  peu  d'évêques  et  de 
clercs  catholiques.  Comme  il  est  donc  nécessaire  d'userd'indulgence 
à  l'exemple  de  nos  pères,  nous  recevons  à  leurs  fonctions  les  évêques 
de  ce  royaume  ordonnés  dans  le  schisme,  pourvu  qu'ils  ne  soient 


20  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVII.  —  De  1 106 

ni  usurpateurs,  ni  simoniaques,  ni  coupables  d^autres  crimes.  On 
fit  un  second  décret  qui  porte  que,  les  auteurs  du  schisme  n'é'.ant 
plus  au  monde,  l'Église  catholique  doit  rentrer  dans  son  ancienne 
liberté.  Pour  retrancher  les  causes  des  schismes,  on  renouvelle  les 
défenses  faites  aux  laïques  de  donner  les  investitures,  sous  peine 
d'excommunication  pour  les  laïques  et  de  déposition  pour  les  clercs. 
En  ce  concile,  Févêque  Herman  d'Augsbourg  fut  accusé  de  si- 
monie par  son  clergé.  Comme  il  ne  présentait  point  de  légitime  dé- 
fense, il  allait  être  déposé,  lorsque  Févêque  Guebhard  de  Constance 
remontra  que  la  déposition  se  ferait  mieux  à  Augsbourg  même, 
quand  le  Pape  y  serait.  On  prononça  donc  seulement  une  suspense 
contre  l'évêque.  En  attendant,  le  Pape  publia  une  lettre,  adressée  à 
Guebhard,  évêque  de  Constance,  Oderic,  de  Passau,  et  à  toute  la 
nation  teutonique,  où  il  reprend  le  zèle  excessif  de  ceux  qui  vou- 
laient quitter  le  pays  pour  éviter  les  excommuniés,  et  permet  de  re- 
cevoir à  la  communion  de  TÉglise  ceux  qui  n'ont  communiqué  avec 
les  excommuniés  que  malgré  eux,  par  la  nécessité  du  service  et  de 
l'habitation  commune.  Sur  quoi  il  cite  la  constitution  de  saint  Gré- 
goire VII  1. 

Les  Allemands,  réjouis  de  la  condescendance  du  Pape  pour  la 
pacification  de  leur  pays,  tenaient  pour  assuré  qu'il  viendrait  célé- 
brer à  Mayence  la  fête  de  Noël,  avec  le  nouveau  roi  et  tous  les  sei- 
gneurs du  royaume.  Le  peuple  s'en  réjouissait  d'avance.  Le  roi, 
l'ayant  attendu  quelque  temps  à  Augsbourg  et  en  d'autres  lieux  de 
la  haute  Allemagne,  passa  la  fête  à  Ratisbonne  avec  les  légats.  Mais 
le  souverain  Pontife,  par  le  conseil  des  siens,  avait  changé  de  des- 
sein; il  craignait  la  férocité  des  Allemands,  dont  il  avait  eu  une 
preuve  à  Vérone,  pendant  une  sédition.  On  lui  disait  que  cette  na- 
tion n'était  guère  disposée  à  recevoir  le  décret  si  absolu  contre  les 
investitures,  et  que  l'esprit  fier  du  jeune  roi  n'était  pas  encore  assez 
docile.  C'est-à-dire  que  ce  prince,  voyant  sa  puissance  affermie  par 
la  mort  de  son  père,  croyait  n'avoir  plus  besoin  du  Pape  :  c'est  la 
morale  de  ceux  qui  n'en  ont  d'autre  que  leurs  intérêts.  Par  toutes 
ces  considérations,  le  souverain  Pontife  dit  en  soupirant,  que  la  porte 
ne  lui  était  pas  encore  ouverte  en  Allemagne,  et  prit  son'  chemin 
par  la  Bourgogne,  pour  passer  en  France.  Le  sujet  de  ce  voyage 
était  de  consulter  le  roi  Philippe,  le  prince  Louis,  son  fils,  déjà 
désigné  roi,  et  l'église  gallicane,  sur  quelques  nouvelles  difficultés, 
touchant  l'investiture  ecclésiastique,  qui  lui  étaient  faites  par  le 
roi  Henri;  prince  inhumain,  qui  avait  cruellement  persécuté  son 

'  'î'iabbe,  t.  10,  p.  645,  epist.  12. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  21 

père,  et,  le  tenant  en  prison,  l^avait  forcé,  à  ce  que  Ton  disait,  à 
lui  céder  le  royaume  et  les  insignes  impériaux.  Ce  sont  les  paroles 
de  Tabbé  Suger,  auteur  du  temps.  On  décida  donc  à  Rome,  à  cause 
de  la  perfidie  des  Romains,  faciles  à  corrompre,  qu^il  était  plus  sûr 
de  délibérer  en  France  sur  ces  questions.  Ainsi  le  souverain  Pontife 
vint  à  Clugni,  accompagné  de  beaucoup  d^évêques,  d'abbés  et  de 
nobles  romains  :  il  y  célébra  la  fête  de  Noël  1106.  Il  fut  reçu  par- 
tout avec  les  plus  grands  honneurs,  comme  étant  vraiment  le  disci- 
ple du  Christ,  le  vicaire  des  apôtres,  le  légitime  envoyé  du  ciel:  ce 
sont  les  paroles  d'un  auteur  contemporain  d'Allemagne.  De  Clugni 
il  se  rendit  à  la  Charité,  dont  il  dédia  solennellement  l'église,  avec 
une  grande  assemblée  d'archevêques,  d'évêques,  d'abbés  et  de  moi- 
nes. Là  se  trouvèrent  les  plus  grands  seigneurs  du  royaume,  entre 
autres  le  comte  Gui  de  Rochefort,  sénéchal  du  roi  de  France,  envoyé 
de  sa  part  pour  servir  le  Pontife  par  tout  le  royaume,  comme  son 
père  spirituel  *. 

Pascal  II  célébra  le  quatrième  dimanche  de  carême,  24°"^  de 
mars  1107,  à  Saint-Martin  de  Tours;  il  y  porta  la  tiare  pontificale, 
suivant  l'usage  de  Rome.  Ensuite  il  vint  à  Saint-Denis  en  France,  où 
il  fut  reçu  par  l'abbé  Adam  avec  les  honneurs  convenables.  Mais  ce 
qu'il  y  eut  de  mémorable,  ajoute  Suger,  qui  était  présent,  c'est  que, 
contre  la  coutume  des  Romains,  il  ne  désira  ni  l'or,  ni  l'argent,  ni 
les  pierreries  de  ce  monastère,  comme  on  le  craignait  :  il  ne  daigna 
pas  même  les  regarder.  Il  se  prosterna  humblement  devant  les  reli- 
ques, priant  avec  larmes,  et  demanda  quelque  petite  partie  des  or- 
nements épiscopaux  de  saint  Denis,  teizits  de  son  sang,  en  disant  : 
Ne  faites  pas  difficulté  de  nous  rendre  quelque  peu  des  vêtements  de 
celui  que  nous  vous  avons  envoyé  gratuitement  pour  apôtre. 

A  Saint-Denis,  le  roi  Philippe  et  le  prince  Louis,  son  fils,  vinrent 
trouver  le  Pontife  et  se  prosternèrent  à  ses  pieds  comme  les  rois 
avaient  coutume  de  se  prosterner  devant  le  tombeau  de  saint  Pierre. 
Le  Pape  les  releva  de  sa  main  comme  les  fils  très-dévoués  des  apô- 
tres, et  conféra  familièrement  avec  eux  des  affaires  de  l'Église,  les 
priant  avec  tendresse  de  la  protéger  à  l'exemple  de  Charlemagne 
et  des  autres  rois,  ses  prédécesseurs;  de  résister  hardiment  aux 
tyrans,  aux  ennemis  de  l'Église,  en  particulier  au  roi  Henri.  Les 
deux  rois,  car  le  prince  en  avait  déjà  le  titre,  lui  promirent  amitié, 
aide  et  conseil,  et  lui  offrirent  leur  royaume.  Et,  comme  il  devait 
aller  à  Châlons-sur-Marne  conférer  avec  les  ambassadeurs  du  roi 
d'Allemagne,  ils  lui  donnèrent,  pour  l'accompagner  en  ce  voyage, 

1  Suger,  Vita  Ludov.,  abb.  Ursp.,  an.  IIOG. 


22  ^  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVII.  —  De  H06 

des  archevêques/ des  évêqnes  et  Tabbé  de  Saint-Denis^  avec  lequel 
était  Suger. 

Le  Pape  attendit  quelque  temps  à  Châlons  les  ambassadeurs  du 
monarque  allemand.  C'étaient  l'archevêque  de  Trêves,  l'évêque  de 
Halberstadt,  Févêque  de  Munster,  plusieurs  comtes  et  le  duc  Guelfe, 
qui  faisait  toujours  porter  une  épée  devant  lui,  et  qui,  d'ailleurs, 
était  déjà  terrible  par  la  hauteur  et  la  grosseur  de  sa  taille  et  par  le 
ton  éclatant  de  sa  voix.  Tous  ces  ambassadeurs  semblaient  être  venus 
plutôt  pour  intimider  que  pour  raisonner. 

Ils  laissèrent  à  leur  logis  le  chancelier  Albert,  en  qui  le  roi,  son 
maître,  avait  une  entière  confiance,  et  vinrent  à  la  cour  du  Pon- 
tife, en  grande  troupe  et  avec  un  grand  appareil.  L'archevêque  de 
Trêves,  le  plus  éloquent  et  le  plus  poli  de  tous,  et  qui  parlait  bien 
français,  porta  la  parole,  salua  le  Pape  et  la  cour  romaine,  avec 
offres  de  services  de  la  part  du  roi,  son  maître,  sauf  le  droit  de  sa 
couronne.  Puis  il  ajouta  :  Telle  est  la  cause  du  roi,  notre  maître,  pour 
laquelle  nous  sommes  envoyés.  Dès  le  temps  de  vos  prédécesseurs, 
hommes  saints  et  apostoliques,  de  saint  Grégoire  le  Grand  et  des  au- 
tres, le  droit  de  l'empereur  est  que,  avant  que  l'élection  d'un  évêque 
soit  publiée,  elle  doit  être  portée  à  sa  connaissance;  si  la  personne 
est  convenable,  il  y  donne  son  consentement;  puis  l'élection  faite 
par  le  clergé,  sur  la  demande  du  peuple,  est  rendue  publique,  et 
l'élu,  étant  sacré  librement  et  sans  simonie,  revient  à  l'empereur 
pour  recevoir  l'investiture  des  régales  par  la  crosse  et  l'anneau,  et 
lui  porte  foi  et  hommage.  Et  il  ne  faut  pas  s'en  étonner;  car  il  ne 
doit  point  posséder  autrement  les  villes,  les  châteaux,  les  péages  et 
les  autres  droits  qui  appartiennent  à  la  dignité  impériale.  Si  le  Pape 
le  souffre,  le  royaume  et  l'Église  demeureront  heureusement  unis 
pour  la  gloire  de  Dieu.  Ce  que  l'on  nomme  ici  régales,  ce  sont  les 
biens  et  les  droits  temporels  que  l'Église  avait  acquis  aux  mêmes 
titres  que  d'autres  pouvaient  les  acquérir. 

Après  que  l'archevêque  de  Trêves  eut  ainsi  parlé,  l'évêque  de 
Plaisance  répondit  au  nom  du  Pape  :  Que  l'Église,  rachetée  par  le 
sang  de  Jésus-Christ  et  mise  en  liberté,  ne  doit  plus  être  remise  en 
servitude;  qu'elle  serait  esclave  du  prince,  si  elle  ne  pouvait  choisir 
un  prélat  sans  le  consulter;  que  c'est  un  attentat  contre  Dieu,  si  le 
prince  donne  l'investiture  par  la  crosse  et  l'anneau,  qui  appartien- 
nent à  l'autel;  qu'enfin  les  prélats  dérogent  à  leur  onction,  s'ils  sou- 
mettent leurs  mains  consacrées  par  le  corps  et  le  sang  de  Notre-Sei- 
gneur  aux  mains  d'un  laïque  ensanglantées  par  l'épée.  A  ce  discours, 
les  ambassadeurs  teutoniques  murmuraient  avec  emportement;  ils 
n'eussent  épargné  ni  les  injures  ni  les  mauvais  traitements,  si,  impu- 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  S8 

nément,  ils  eussent  pu  le  faire.  Ils  se  contentèrent  de  dire  :  Ce  ne 
sera  pas  ici,  mais  à  Rome,  que  cette  question  se  décidera,  et  à  coups 
d'épée.  Mais  le  Pape  envoya  au  chancelier  plusieurs  personnes  de 
confiance  et  de  capacité,  pour  s'expliquer  avec  lui  paisiblement  et 
le  prier  instamment  de  travailler  à  la  paix  du  royaume.  C'est  ainsi 
que  Suger  rapporte  cette  conférence  de  Châlons.  Les  Allemands  s'y 
montrèrent  plus  en  Turcs  qu'en  Chrétiens.  Un  de  leurs  auteurs  ajoute 
que  Henri,  ne  voulant  pas  que  l'on  décidât  rien  sur  cette  question 
dans  un  royaume  étranger,  obtint  un  délai  de  toute  l'année  sui- 
vante pour  aller  à  Rome  et  y  examiner  l'afiaire  dans  un  concile 
général  *. 

Dans  ce  temps-là  même,  ainsi  que  déjà  nous  l'avons  vu,  saint  An- 
selme de  Cantorbéri  écrivait  au  souverain  Pontife  que  le  roi  Henri 
d'Angleterre  avait  renoncé  aux  investitures  par  la  crosse  et  l'anneau, 
et  qu'il  ne  disposait  point  des  églises  par  sa  seule  volonté,  mais  s'en 
rapportait  entièrement  au  conseil  des  personnes  sages  et  pieuses. 
Le  souverain  Pontife,  de  son  côté,  avait  envoyé  au  saint  archevêque 
une  lettre  par  laquelle  il  lui  permettait  de  promouvoir  aux  ordres 
sacrés  les  enfants  des  prêtres  qui  seraient  recommandables  par  leur 
science  et  leur  vertu,  attendu  la  grande  multitude  d'hommes  de  cette 
naissance  qui  se  trouvaient  en  Angleterre.  Ce  que  le  Pape  n'accor- 
dait, toutefois,  qu'à  cause  de  la  nécessité  du  temps  et  pour  l'utilité  de 
l'Église,  sans  préjudice  de  la  discipline  pour  l'avenir.  En  général,  il 
permet  à  saint  Anselme  d'accorder  pour  ces  mêmes  causes  toutes  les 
dispenses  qu'il  jugera  nécessaires,  suivant  la  barbarie  de  la  nation. 
Ce  sont  ses  termes  2. 

C'est  qu'en  Angleterre  l'incontinence  des  clercs  continuait;  en  sorte 
que  plusieurs  prêtres  gardaient  leurs  femmes  ou  se  mariaient  de 
nouveau.  Pour  y  porter  remède,  le  roi  assembla,  aux  fêtes  de  la 
Pentecôte,  1108,  les  seigneurs  et  les  évêques,  avec  saint  Anselme  à 
leur  tête.  Ce  concile  ordonne  aux  prêtres,  aux  diacres  et  aux  sous- 
diacres  de  vivre  dans  la  chasteté,  et  de  n'avoir  chez  eux  d'autres 
femmes  que  leurs  proches  parentes,  suivant  le  décret  du  deuxième 
concile  de  Nicée.  Ceux  qui  n'ont  pas  observé  la  défense  du  premier 
concile  de  Londres  (c'est  celui  de  1102),  s'ils  veulent  encore  célébrer 
la  messe,  quitteront  leurs  femmes,  et  ne  pourront  plus  leur  parler  que 
hors  de  leurs  maisons  et  en  présence  de  deux  témoins  sûrs.  Que  s'ils 
aiment  mieux  renoncer  au  service  de  l'autel  (|u'à  leurs  femmes,  ils 
seront  interdits  de  toutes  fonctions,  privés  de  tout  bénéfice  ecclésias- 
tique et  déclarés  infâmes.  Les  archidiacres  et  les  doyens  jureront  de 

1  Uisperg.  —  2  Epist.  102. 


2  4  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

ne  point  tolérer  de  prêtres  concubinaires  dans  leurs  fonctions  *.  On 
voit  sans  cesse,  au  milieu  des  révolutions  politiques  et  des  passions 
humaines,  combien  il  faut  de  fermeté  et  de  patience  à  TÉglise  de 
Dieu,  pour  inculquer,  rappeler,  faire  observer  aux  peuples  et  aux 
rois,  souvent  à  ses  propres  ministres,  leurs  devoirs  les  plus  saints. 
Dans  le  même  temps,  on  parla  d'ériger  un  nouvel  évêché  au  dio- 
cèse de  Lincoln,  qui  était  trop  étendu;  et  le  roi,  Farchevêque  et  les 
seigneurs  jugèrent  à  propos  d'en  mettre  le  siège  dans  le  monastère 
d'Éli;  mais  saint  Anselme,  que  l'affaire  regardait  plus  que  tout  au- 
tre, sachant,  dit  Eadmer,  que  nulle  part  on  ne  peut  ériger  canoni- 
quement  un  nouvel  évêché  sans  l'autorité  du  Pontife  romain,  en  écri- 
vit à  Pascal  II,  lui  marquant  les  motifs  de  cette  érection,  le  consen- 
tement du  roi,  des  évêques  et  des  seigneurs,  en  particuUer  de  l'évê- 
que  de  Lincoln,  à  qui  l'on  donnait  un  dédommagement  convenable. 
Le  Pape  accorda  cette  érection,  mais  elle  ne  fut  exécutée  qu'après 
la  mort  de  saint  Anselme  ^. 

Cependant  Turgot,  moine  de  Dunelm,  ayant  été  élu  évêque  de 
Saint-André,  en  Ecosse,  ne  pouvçiit  être  sacré  par  son  métropolitain, 
Thomas,  archevêque  d'York,  qui  n'était  pas  encore  sacré  lui-même. 
Sur  quoi  Tévêque  de  Dunelm  proposa  de  sacrer  Turgot  à  York,  en 
présence  de  Thomas  et  des  évêques  d'Ecosse  et  des  Orcades;  mais 
saint  Anselme  s'y  opposa,  et  soutint  qu'il  n'y  avait  que  lui  qui  pût 
le  sacrer,  tant  que  les  choses  seraient  en  cet  état.  Ensuite  il  pressa 
Thomas  de  se  faire  sacrer;  et,  sachant  qu'il  envoyait  à  Rome  pour 
demander  le  pallium  par  avance,  il  écrivit  au  souverain  Pontife  pour 
le  prier  de  ne  le  lui  pas  accorder  qu'il  ne  fût  sacré  auparavant;  car 
il  croirait,  dit-il,  pouvoir  me  refuser  Tobéissance  qu'il  me  doit 
comme  à  son  primat;  ce  qui  serait  un  schisme  en  Angleterre.  Il 
ajoute  :  Notre  roi  se  plaint  que  vous  souffrez  que  le  roi  d'Allemagne 
donne  les  investitures  des  églises  sans  l'excommunier;  c'est  pour- 
quoi il  menace  de  recommencer  aussi  à  les  donner.  Voyez  donc  in- 
cessamment ce  que  vous  devez  faire  pour  ne  pas  ruiner  sans  ressource 
ce  que  vous  avez  si  bien  établi;  car  notre  roi  s'informe  soigneuse- 
ment de  ce  que  vous  faites  à  l'égard  de  ce  prince.  Pascal  II  assura 
saint  Anselme,  par  sa  réponse,  qu'il  ne  ferait  rien  au  préjudice  de 
l'église  de  Cantorbéri.  Quant  à  ce  que  vous  me  dites,  ajoute-t-il,  que 
quelques-uns  sont  scandalisés  de  ce  que  nous  souffrons  au  roi  d'Al- 
lemagne de  donner  les  investitures,  sachez  que  nous  ne  l'avons  ja- 
mais souffert  ni  ne  le  souffrirons.  Il  est  vrai,  nous  attendons  que  la 
éro  cité  de  cette  nation  soit  domptée;  mais  si  le  roi  continue  le  mau- 

1  Labbe,  t.  10,  p.  7i»^.  -  2  Eadmer,  1.  a. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  25 

vais  chemin  de  son  père,  il  sentira  indubitablement  le  glaive  de  saint 
Pierre,  que  nous  avons  déjà  commencé  de  tirer  ^ 

Les  prophètes  ont  comparé  les  nations  diverses  qui  devaient  entrer 
dans  rÉglise  de  Dieu  à  une  multitude  d'animaux  plus  ou  moins  fé- 
roces: le  loup  devait  y  habiter  avec  Tagneau,  l'ours  avec  le  petit  de 
la  chèvre,  le  lion  avec  la  génisse.  Le  chef  de  cette  grande  ménagerie 
des  nations,  le  Pape,  devait  être  ainsi  un  grand  dompteur,  un  grand 
conciliateur  d'animaux  sauvages  et  d'animaux  domestiques,  pour  en 
faire  un  seul  et  même  bercail.  Ce  ne  sera  pas  l'affaire  d'un  jour  ni 
d'un  siècle.  Dans  cette  besogne  humainement  impossible,  le  maître 
recevra  plus  d'une  égratignure  de  ses  terribles  élèves  ;  mais  avec  le 
temps,  avec  la  patience,  surtout  avec  l'aide  de  Dieu,  la  besogne  avan- 
cera malgré  tous  les  obstacles,  à  tel  point  que  les  aveugles  mêmes 
finiront  par  s'en  apercevoir. 

Thomas,  archevêque  élu  de  Cantorbéri,  différait  toujours  son 
sacre,  se  laissant  séduire  aux  mauvais  conseils  de  ses  chanoines. 
Ceux-ci,  jugeant  que  saint  Anselme  n'avait  plus  guère  à  vivre,  à 
cause  de  son  grand  âge  et  de  sa  mauvaise  santé,  lui  écrivirent  que 
l'église  d'York  était  égale  à  celle  de  Cantorbéri,  et  défendirent  à 
Thomas,  de  la  part  du  Pape,  de  lui  promettre  obéissance.  Enfin, 
l'affaire  traînant  en  longueur,  saint  Anselme,  qui  sentait  sa  maladie 
augmenter  de  jour  en  jour,  écrivit  à  Thomas  en  ces  termes  :  Je  vous 
déclare,  en  la  présence  du  Dieu  tout-puissant  et  de  sa  part,  que  je 
vous  interdis  de  toute  fonction  de  prêtre,  et  vous  défends  de  vous 
ingérer  au  ministère  pastoral,  jusqu'à  ce  que  vous  cessiez  de  vous 
révolter  contre  l'église  de  Cantorbéri,  et  que  vous  lui  promettiez 
obéissance,  comme  ont  fait  vos  prédécesseurs  Thomas  et  Girard. 
Oue  si  vous  persévérez  dans  votre  révolte,  je  défends,  sous  peine 
d'anathème  perpétuel,  à  tous  les  évêques  de  la  Grande-Bretagne  de 
vous  imposer  les  mains,  ou  de  vous  reconnaître  pour  évêque  et  de 
vous  recevoir  à  leur  Communion,  si  vous  vous  faites  ordonner  par 
des  étrangers.  11  envoya  cette  lettre  à  tous  les  évêques  d'Angleterre, 
leur  en  recommandant  l'exécution  en  vertu  de  la  sainte  obéissance  ^. 

La  maladie  de  saint  Anselme  était  un  dégoût  de  toute  espèce  de 
nourriture,  qui  lui  tint  environ  six  mois;  et,  quoiqu'il  se  fît  violence 
pour  manger,  ses  forces  diminuaient  insensiblement.  Ne  pouvant 
plus  marcher,  il  se  faisait  porter  tous  les  jours  au  saint  sacrifice, 
pour  lequel  il  avait  une  dévotion  singulière.  Ceux  qui  le  servaient, 
voyant  que  ce  mouvement  le  fatiguait  extrêmement,  voulaient  l'en 
détourner  ;  mais  à  peine  purent-ils  l'obtenircinq  jours  avant  sa  mort. 

1  Epist.  44.  —  2  Eadmer.,  Novor.,l.  4,  n.  33. 


26  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

Le  mardi  de  la  semaine  sainte,  vers  le  soir,  il  perdit  la  parole  :  la 
nuit,  pendant  qu'on  chantait  matines  à  l'église,  on  lui  lut  la  Passion 
qu'on  devait  lire  à  la  messe  :  pendant  cette  lecture,  comme  on  vit 
qu'il  allait  passer,  on  le  tira  de  son  lit,  et  on  le  mit  sur  le  cilice  et 
la  cendre.  Il  rendit  ainsi  l'esprit  au  point  du  jour,  le  mercredi  saint, 
2|me  d^avril  1 109,  la  seizième  année  de  son  pontificat  et  la  soixante- 
seizième  de  sa  vie.  Il  mourut  à  Cantorbéri  et  fut  enterré  dans  sa  ca- 
thédrale, près  du  bienheureux  Lanfranc,  son  prédécesseur.  Il  se  fit 
plusieurs  miracles  à  son  tombeau.  L^Église  honore  sa  mémoire  le  jour 
de  sa  mort.  Sa  vie  fut  écrite  aussitôt  par  son  ami,  le  moine  Eadmer  *. 

Peu  de  jours  après,  arriva  en  Angleterre  un  cardinal  envoyé  par 
le  pape  Pascal,  avec  le  palliura  pour  l'archevêque  d'York,  mais 
qu'il  était  chargé  de  remettre  à  saint  Anselme,  afin  d'en  disposer 
suivant  son  avis.  A  la  Pentecôte  suivante,  13™^  de  juin  1109,  le  roi, 
tenant  sa  cour  plénière  à  Londres,  fit  examiner  l'affaire  de  l'arche- 
vêque d'York.  On  lut  la  dernière  lettre  que  saint  Anselme  lui  avait 
écrite  ;  et  onze  évêques  qui  étaient  présents  résolurent  d'y  obéir, 
quand  ils  devraient  être  dépouillés  de  leurs  dignités.  Ils  firent  venir 
Samson,  évêque  de  Worchester,  dont  l'archevêque  Thomas  était  fils 
légitime  ;  Samson  déclara  qu'il  était  du  même  avis,  et  qu'il  voulait 
pareillement  obéir  à  la  défense  de  saint  Anselme.  Le  roi  fut  du  même 
sentiment,  et  déclara  à  Thomas  qu'il  promettrait  à  l'église  de  Cantor- 
béri la  même  obéissance  que  ses  prédécesseurs,  ou  qu'il  renoncerait 
à  l'archevêché.  Il  se  soumit  et  fut  sacré  le  dimanche  27"*  de  juin, 
parle  premier  suffragant  de  Cantorbéri, Richard, évêque  de  Londres, 
qui  lui  fit  auparavant  prêter  ce  serment  :  le  cardinal  lui  donna  en- 
suite le  pallium  ;  mais  Thomas  eut  regret  toute  sa  vie  de  n'avoir  pas 
été  sacré  de  la  main  de  saint  Anselme  ^. 

Les  ambassadeurs  du  roi  Henri  d'Allemagne,  que  nous  avons 
laissés  avec  le  Pape  à  Châlons-sur-Marne,  étant  retournés  en  leur 
pays,  le  souverain  pontife  Pascal  II  alla,  vers  l'Ascension,  1107,  tenir 
le  concile  qu'il  avait  convoqué  à  Troyes.  Nous  n'en  avons  plus  les 
actes,  et  l'on  sait  seulement  en  général  que  le  Pape  y  fit  des  règle- 
ments pour  maintenir  la  liberté  des  élections,  et  contre  les  laïques 
qui  donnaient  les  dignités  ecclésiastiques  ou  qui  violaient  la  trêve  de 
Dieu  pendant  la  croisade  ;  qu'il  suspendit  l'archevêque  de  Mayence 
pour  avoir  établi  Yidon  sur  le  siège  de  Hildesheim  sans  le  consente- 
ment de  cette  église,  et  ordonné  Rothard  évêque  de  Halberstadt 
contre  les  canons.  Il  excommunia  aussi  plusieurs  évêques  allemands, 
pour  ne  s'être  pas  rendus  au  concile  ^. 

1  Âcta  SS.,  21  april.  —  2  Eadmer.,  Novor.,  1.  4,  n.  38.  —  ^  Labbe,  t.  10 
p.  764. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  87 

Pendant  le  concile,  le  Pape  reçut  des  envoyés  de  l'église  de  Dol 
en  Bretagne,  qui  le  prièrent  d'obliger  Vulgrin,  chancelier  de  l'église 
de  Chartres,  qu'ils  avaient  élu  pour  leur  évêque,  d'accepter  cette  di- 
gnité. Vulgrin  était  au  concile,  où  il  était  député  du  bienheureux 
Yves  de  Chartres,  qu'une  fluxion  dans  la  tête  avait  empêché  de  s'y 
rendre.  Le  Pape  approuva  fort  ce  choix;  mais  Vulgrin  s'opiniâtra  à 
refuser,  et  il  pria,  à  son  retour  du  concile,  Yves  de  Chartres  de  re- 
présenter au  Pape  sa  répugnance,  et  de  le  conjurer  de  ne  pas  lui 
ordonner  d'accepter  l'épiscopat.  Yves  écrivit  aussi  au  clergé  de  Dol 
et  au  comte  Etienne,  pour  les  avertir  que,  s'ils  ne  veulent  pas  faire 
une  autre  élection,  ils  doivent  s'adresser  au  Pape,  qui  seul  a  le  droit 
d'obliger  à  accepter  l'épiscopat  ceux  qui  le  refusent  ^  Le  Pape  ne 
voulut  pas  faire  violence  à  l'humilité  de  Vulgrin.  Ainsi  le  clergé  et 
le  peuple  de  Dol  furent  obligés  de  procéder  à  une  nouvelle  élection. 
Ils  élurent  Balderic  ou  Baudri,  abbé  de  Bourgueil,  qui  n'eut  garde 
de  refuser.  C'était  un  homme  de  lettres,  et  nous  avons  de  lui  un 
grand  nombre  de  poésies.  Le  Pape  lui  donna  même  le  pallium,  mais 
à  sa  personne  et  non  au  siège,  pour  ne  pas  autoriser  les  prétentions 
des  Bretons  touchant  la  métropole  de  Dol  2. 

Après  le  concile  de  Troyes,  le  Pape  reprit  la  route  d'Italie,  aussi 
mécontent  des  Allemands  qu'il  élait  satisfait  des  Anglais  et  des  Fran- 
çais. Le  roi  Philippe  de  France  ne  songeait  plus  qu'à  expier  les  fautes 
qu'il  avait  à  se  reprocher,  et  il  voulait  même  embrasser  l'état  mo- 
nastique, pour  mieux  fléchir  la  colère  de  Dieu,  qu'il  avait  irrité  par 
tant  de  péchés.  C'est  ce  que  nous  apprenons  par  une  lettre  que  saint 
Hugues,  abbé  de  Clugni,  lui  écrivit.  Ce  saint  abbé,  après  avoir  mar- 
qué à  ce  prince  la  joie  qu'il  ressent  de  voir  qu'il  est  sérieusement  ré- 
solu de  s'adonner  au  bien,  lui  parle  ainsi  :  Vous  n'avez  pas  oublié  ce 
que  vous  m'avez  demandé,  s'il  y  avait  quelque  roi  qui  se  fût  fait 
moine.  Quand  nous  ne  serions  certains  d'aucun  autre  que  de  saint 
Gontran,  l'exemple  de  ce  roi  de  France,  qui  renonça  à  toutes  les  va- 
nités du  siècle  pour  embrasser  l'état  monastique,  devrait  vous  suf- 
fire. Imitez-le,  ce  sera  le  moyen  d'être  véritablement  roi.  Que  la  mort 
funeste  de  deux  princes  vos  voisins,  de  Guillaume,  le  roi  d'Angle- 
terre, et  de  l'empereur  Henri  IV,  vous  inspire  une  salutaire  frayeur. 
Hélas  !  qui  peut  savoir  ce  qu'ils  souffrent  à  présent  ?  C'est  pourquoi, 
aimable  prince,  prenez  une  bonne  résolution,  changez  de  vie,  cor- 
rigez vos  mœurs  et  faites  une  sincère  pénitence.  Mais  où  la  ferez- 
vous  mieux  que  dans  l'état  monastique  ?  Saint  Pierre  et  saint  Paul, 
ies  juges  des  empereurs  et  des  rois,  sont  prêts  à  vous  recevoir  dans 

1  Epist.  176  et  178.  -.  2  Longueval,  I.  23. 


38  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVIL  —  De  1106 

leur  maison  (c'est-à-dire  à  Clugni).  Nous  vous  y  traiterons  en  roi  ; 
nous  prierons  le  Seigneur  que  si,  pour  son  amour,  de  roi  vous  vous 
faites  moine,  il  daigne  de  moine  vous  faire  roi,  pour  régner  avec 
lui,  non  dans  un  coin  de  la  terre,  mais  dans  la  vaste  étendue  des 
cieux  1.  On  voit  par  cette  lettre  l^heureux  changement  que  la  grâce 
avait  déjà  fait  dans  le  cœur  du  roi  Philippe.  Au  reste,  saint  Hugues 
se  trompe  quand  il  avance  que  le  roi  Contran  se  fit  moine  sur  la  fin 
de  sa  vie.  Un  historien  anglais,  qui  a  assuré  la  même  chose  du  roi 
Philippe,  s'est  pareillement  trompé.  Les  sentiments  de  piété  et  de 
pénitence  que  Philippe  fit  paraître  les  dernières  années  de  sa  vie  ont 
pu  doimer  lieu  à  Terreur.  Dieu  voulait  par  là  le  disposer  à  la  mort_, 
qui  n'était  pas  éloignée. 

Le  roi  Philippe  I"  mourut  àMelun,le  28  de  juillet,  Fan  1118,  dans 
la  cinquante-septième  année  de  son  âge  et  la  quarante-huitième  de 
son  règne.  Il  avait  les  qualités  propres  à  devenir  un  grand  roi  ;  mais 
sa  passion  pour  les  femmes  les  rendit  inutiles  et  ternit  sa  gloire  : 
car  Tabbé  Suger  remarque  qu'il  ne  fit  plus  rien  d'éclatant  et  de  di- 
gne de  la  majesté  royale  depuis  qu'il  se  fut  livré  à  l'amour  de  Ber- 
trade,  qu'il  avait  épousée  contre  toutes  les  règles.  L'abbé  Guibertde 
Nogent  ajoute  que  ses  péchés  lui  firent  perdre  le  don  de  guérir  les 
écrouelles,  qui  avait  été  accordé  à  ses  prédécesseurs  2.  Les  obsè- 
ques du  roi  Philippe,  où  assista  Louis  VI,  son  fils  et  son  successeur, 
se  firent  d'abord  dans  l'église  Notre-Dame  de  Melun.  Ensuite  son 
corps  fut  porté  avec  grande  pompe,  sur  les  épaules  des  seigneurs 
français,  au  monastère  de  Saint-Benoît-sur-Loire,  le  roi  Louis  sui- 
vant le  convoi,  tantôt  à  pied,  tantôt  à  cheval,  et  soutenant  lui-même 
le  cercueil,  pour  soulager  ceux  qui  le  portaient.  PhiUppe  avait  choisi 
sa  sépulture  en  ce  monastère,  disant  qu'il  n'avait  ni  assez  bien  vécu 
ni  assez  bien  servi  l'ÉgUse  pour  mériter  d'être  enterré  à  Saint-Denis 
avec  ses  prédécesseurs. 

Le  roi  Louis,  surnommé  le  Gros,  voulant  prévenir  les  troubles 
qu'on  avait  à  craindre  de  la  part  de  quelques  esprits  factieux,  prit 
la  résolution  de  se  faire  sacrer  incontinent  après  la  mort  du  roi  Phi- 
lippe, son  père.  Manassès,  archevêque  de  Reims,  était  mort,  et  Ra- 
dulphe  le  Vert,  qui  lui  avait  succédé,  s'était  fait  ordonner  sans 
l'agrément  de  la  cour,  La  légitimité  de  son  élection  était  même 
contestée.  Ainsi  le  jeune  roi,  ne  jugeant  pas  à  propos  de  recevoir 
l'onction  royale  de  la  main  d'un  prélat  qu'il  ne  voulait  pas  recon- 
naître, résolut,  par  l'avis  du  bienheureux  Yves  de  Chartres,  de  se 
faire  sacrer  à  Orléans,  parce  que  c'était  la  ville  la  plus  proche  de 

1  D'Acheri,  Spicileg.,  t.  2,  p.  401.  —  2  De  pignoribus  sanctorum,  1.  1,  c.  I. 


à  1126  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  29 

Saint-Benoît-sur-Loire,  où  il  venait  de  rendre  les  derniers  devoirs 
au  roi,  son  père.  Daimbert,  archevêque  de  Sens,  accompagné  de  ses 
suflFragants  de  Paris,  d'Orléans,  de  Chartres,  de  Meaux,  d'Auxerre 
et  de  Nevers,  donna  l'onction  royale  à  Louis  le  jour  de  l'Invention  de 
saint  Etienne,  lui  ceignit  l'épée,  lui  mit  la  couronne  et  lui  donna  le 
sceptre  et  la  main  de  justice  *. 

A  peine  Tarchevêque  avait-il  quitté  ses  habits  pontificaux  après 
la  cérémonie,  qu^il  arriva  des  députés  de  l'archevêque  de  Reims 
pour  défendre  à  l'archevêque  de  Sens,  par  l'autorité  apostolique,  de 
faire  le  sacre  du  roi.  Ils  disaient  que  c'était  un  droit  que  l'église  de 
Reims  avait  toujours  possédé  depuis  que  saint  Rémi  avait  baptisé 
Clovis,  et  que  c'était  encourir  l'excommunication  que  de  vouloir 
donner  atteinte  à  cette  prérogative.  Les  envoyés  de  Reims  se  propo- 
saient, s'ils  étaient  arrivés  à  temps,  ou  d'empêcher  le  sacre  du  roi, 
ou  du  moins  de  regagner  ses  bonnes  grâces  à  leur  archevêque  Ra- 
dulphe,  qui  les  avait  perdues. 

Yves  de  Chartres,  qui  avait  reconnu  les  prérogatives  de  l'église  de 
Reims  dans  une  lettre  qu'il  écrivit  pour  montrer  qu'il  appartenait  à 
l'archevêque  de  Reiras  de  marier  le  roi  Philippe,  changea  alors 
d''avis,  et  il  écrivit  une  lettre  à  l'Église  romaine  et  aux  autres  églises, 
moins  encore  pour  combattre  les  prétentions  de  l'archevêque  de 
Reims  sur  le  sacre  des  rois  de  France,  que  pour  justifier  le  sacre 
qu'on  avait  fait  exceptionnellement  à  Sens.  Sache  la  sainte  EgHse 
romaine,  dit-il,  sachent  toutes  les  églises  auxquelles  parviendrait  le 
murmure  du  clergé  de  Reims,  que  dans  la  consécration  de  Louis, 
roi  des  Francs,  nous  n'avons  nullement  cherché  notre  intérêt,  mais 
que  nous  avons  veillé  avec  délibération  à  l'utilité  du  royaume  et  du 
sacerdoce.  Car  il  y  avait  certains  perturbateurs  du  royaume  qui 
visaient  par  tous  les  moyens  soit  à  transférer  le  royaume  à  une  autre 
personne,  soit  à  le  diminuer  notablement.  Afin  que  cela  n'eût  pas 
Ûeu,  nous  avons  pris.  Dieu  aidant,  et  pour  l'intégrité  du  royaume  et 
pour  la  tranquillité  des  églises,  toutes  les  précautions  possibles.  Il 
faut  donc  attribuer  à  la  jalousie  ou  à  l'orgueil  si  quelqu'un  déroge 
à  une  action  utile  et  honnête  qu'il  ne  peut  ni  blâmer  par  la  raison, 
ni  infirmer  par  la  coutume,  ni  condamner  par  la  loi.  Car  si  nous  con- 
sultons la  raison,  on  a  légitimement  sacré  roi  celui  auquel  le  royaume 
revenait  par  droit  héréditaire,  et  que  le  commun  consentement  des 
évêques  et  des  grands  avait  choisi  depuis  longtemps  ^.  On  voit  par 
ces  paroles  que,  dans  la  pensée  d'Yves  de  Chartres,  comme  dans 

1  Sugerin  Vitâ  Ludovici .  —  2  Si  enim  rationem  comulimus,  jure  in  regem 
est  consecratus,  oui  jure  hœreditario  regnum  competebat,  et  quem  communiât 
consensus  episcoporum  et  procerum  jàm  pridem  elegerat.  Epist.  189. 


39  HlSTOmE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVII,  —  De  1106 

Celle  d'Adalbéron  et  de  Hincmar  de  Reims,  le  droit  héréditaire  ne 
suffisait  point,  mais  qu'il  y  fallait  encore  le  suffrage  des  électeurs  du 
royaume.  Quant  à  la  consécration  et  à  la  proclamation  royale,  l'évêque 
de  Chartres  fait  voir,  par  l'histoire  de  France,  qu'elle  s'est  faite  bien 
des  fois  ailleurs  qu'à  Reims.  Au  fond,  il  s'agissait  moins  d'un  droit 
formel  que  d'un  ancien  usage.  Radulphe  le  Vert,  qui  était  arche- 
vêque de  Reims,  ne  soutint  pas  avec  opiniâtreté  ses  prétentions. 
Yves  de  Chartres  le  servit  auprès  du  roi  et  obtint  de  ce  prince  que 
ce  prélat  viendrait  le  saluer  à  Orléans.  Le  roi  le  reconnut  pour  arche- 
vêque, à  la  charge  qu'il  lui  prêtât  serment  de  fidélité.  Radulphe 
était  cet  ami  de  saint  Bruno  dont  nous  avons  parlé,  et  il  fut  un  digne 
prélat. 

L'église  de  France  avait  alors  dans  presque  toutes  ses  provinces 
de  saints  et  savants  évêques  en  état  de  la  défendre  et  de  lui  faire 
honneur.  Yves  de  Chartres  et  Gualon  de  Paris  faisaient  la  gloire  de 
la  province  de  Sens.  Marbœuf  de  Rennes  et  Baudri  de  Dol  éclairaient 
la  Bretagne.  Hildebert  du  Mans  illustrait  le  Maine  par  l'éclat  de  ses 
vertus  et  de  son  érudition.  Pierre  de  Poitiers  soutenait  l'Aquitaine 
par  l'intrépidité  de  son  zèle.  Saint  Godefroi  d'Amiens,  Lambert 
d'Arras,  Baudri  de  Noyon  étaient  la  gloire  de  l'épiscopat  dans  la 
seconde  Belgique.  Saint  Bertrand  de  Comminges  illustrait  par  ses 
vertus  la  province  d'Auch  ou  la  Novempopulanie. 

Ce  saint  évêque  était  depuis  longtemps  le  père  et  l'exemple  de 
son  peuple.  Né  d'une  illustre  famille,  il  dut  moins  son  illustration 
à  l'épiscopat  et  à  sa  noblesse  qu'à  sa  piété  et  à  ses  talents.  Il  était 
fils  d'Otton  Raymond  et  d'une  sœur  de  Guillaume  Taillefer,  comte 
de  Toulouse.  Il  ne  s'occupa,  pendant  un  long  épiscopat,  que  du  soin 
de  procurer  le  bien  spirituel  et  même  le  bien  temporel  de  la  ville, 
-qu'il  fit  rebâtir  sur  la  colline.  Il  tint  le  siège  jusqu'à  l'an  1120,  et  il 
fut  mis  solennellement  au  nombre  des  saints  par  le  pape  Clément  V, 
qui  avait  été  évêque  de  Comminges.  Cette  ville,  par  reconnaissance 
des  bienfaits  qu'elle  avait  reçus  de  saint  Bertrand,  en  a  pris  le 
nom  1. 

Marbode  ou  Marbœuf  était  un  des  hommes  les  plus  éloquents  de 
son  temps.  Il  avait  enseigné  longtemps  la  rhétorique  à  Angers  avec 
une  grande  réputation,  et  il  gouverna  quatorze  ans  l'école  de  cette 
ville.  Il  fut  ensuite  promu  à  la  charge  d'archidiacre,  qu'il  exerça  avec 
honneur  sous  trois  évêques.  Enfin  il  fut  élevé  sur  le  siège  de  Rennes 
et  ordonné  par  Urbain  II  à  Tours,  durant  le  concile  que  ce  Pape  y  ' 
tint  l'an  1096. 

1  Acta  S  S.,  Xbodob. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISF:  CATHOLIQUE.  31 

Baudri,  évêqiie  de  Noyon  et  de  Tournai^  se  rendit  aussi  fort  cé- 
lèbre par  ses  ouvrages.  Il  était  issu  d'une  noble  famille  du  territoire 
de  Thérouanne.  Il  fut  secrétaire  de  Gérard  t"  et  de  Lietbert^  évêques 
de  Cambrai  et  d'Arras;  et^  comme  il  était  fort  versé  dans  Fhistoire,  il 
composa  celle  de  ces  deux  églises  ;  mais  sa  modestie  l'empêchait  de 
la  publier.  C'est  pourquoi  Rainald  d'Angers^,  qui  fut  dans  la  suite 
promu  à  l'archevêché  de  Reims,  lui  écrivit  pour  le  presser  de  faire 
part  au  public  d'un  ouvrage  qui  pouvait  faire  honneur  à  son  auteur 
et  aux  deux  églises  dont  il  contient  l'histoire.  Baudri  avait  aussi  com- 
posé la  chronique  de  Thérouanne,  et  on  assure  qu'elle  fut  conservée 
dans  cette  église  jusqu'à  ce  que  le  cardinal  Philippe  de  Luxembourg, 
évêque  de  Thérouanne  et  du  Mans,  se  fit  apporter  le  manuscrit  au 
Mans,  où  il  paraît  qu'il  a  été  perdu. 

Dès  que  saint  Godefroi  eut  été  élu  évêque  d'Amiens,  il  écrivit  à 
Baudri,  alors  évêque  de  Noyon,  la  lettre  suivante  :  Le  Seigneur,  tout 
indigne  que  je  suis,  m'a  élevé  à  la  dignité  de  pasteur,  afin  que  je 
fasse  quelque  chose  de  digne  de  la  piété  de  mon  troupeau.  C'est  pour- 
quoi, comme  il  y  a  dans  ce  diocèse  plusieurs  anciennes  églises  qui 
tombent  en  ruine,  pour  empêcher  qu'on  n'en  perde  la  mémoire  et 
pour  exciter  de  plus  en  plus  le  zèle  à  étendre  le  culte  de  Dieu,  je  vous 
prie  instamment  d'écrire  l'histoire  de  notre  diocèse  et  de  notre  église 
comme  vous  avez  fait  de  celles  de  Cambrai  et  de  Thérouanne.  N'en- 
fouissez pas  dans  la  terre  le  talent  que  vous  avez  reçu.  La  lettre  est 
du  mois  de  mai  1408.  Baudri  n'entreprit  pas  cet  ouvrage.  Une  autre 
affaire  vint  l'occuper  tout  entier.  Les  habitants  de  Tournai  travaillèrent 
à  obtenir  du  Pape  le  rétablissement  de  leur  évêché,  uni  depuis  le  temps 
de  saint  Médard  à  celui  de  Noyon,  Si  les  deux  villes  avaient  été  du 
même  royaume,  il  n'y  aurait  pas  eu  de  difficulté.  Mais  Noyon  appar- 
tenait à  la  France,  et  Tournai  au  royaume  de  Lorraine,  et  par  suite 
à  l'empire  d'Allemagne.  Comme  la  France  était  très-dévouée  au 
Saint-Siège,  et  l'Allemagne  plus  ou  moins  hostile,  le  Pape  crut  de- 
voir attendre  des  circonstances  favorables,  et  l'évêché  de  Tournai 
ne  fut  rétabU  que  quarante  ans  plus  tard  *. 

Quant  au  saint  évêque  de  Chartres,  le  bienheureux  Yves,  il  ter- 
mina sa  glorieuse  et  pénible  carrière,  suivant  l'époque  la  plus  pro- 
bable, le  23  décembre  4115,  après  vingt-trois  ans  d'épiscopat. 
En  1570,  le  saint  pape  Pie  V  permit  à  tous  les  chanoines  réguliers  de 
dire  un  office  en  son  honneur,  le  20  de  mai.  Il  est  nommé  en  ce 
jour  dans  le  martyrologe  de  cet  ordre,  approuvé  par  Benoît  XIV.  On 
fait  sa  fête  dans  le  diocèse  de  Chartres,  et  l'on  garde  dans  le  trésor 

1  Longueval,  1.23. 


32  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVII.  —  De  U06 

de  la  cathédrale  une  grande  châsse  qui  renferme  ses  reliques,  et  que 
l'on  expose  à  la  vénération  du  peuple  fidèle. 

Les  ouvrages  du  bienheureux  Yves  sont  :  1°  Son  Décret,  ou  collec- 
tion du  droit  canonique,  divisé  en  dix-sept  parties  ;  2°  la  Panormie, 
qui  est  un  abrégé  Aw  Décret;  3°  des  lettres,  au  nombre  de  288  ;  4°  des 
sermons,  dont  il  nous  en  reste  24,  où  Ton  voit  que  le  saint  évêque 
était  très-versé  dans  la  connaissance  des  voies  intérieures  de  la 
piété.  5°  Enfin  on  a  découvert  qu'il  est  Tauteur  du  Micrologue, 
qui  se  trouve  dans  le  dix-huitième  tome  de  la  Bibliothèque  des  Pères, 
mais  pas  aussi  complet  que  dans  un  ancien  manuscrit.  C'est  une 
des  meilleures  expUcations  des  cérémonies  de  la  messe,  des  fêtes  de 
Tannée  et  des  heures  canoniales  *. 

D'après  les  Recherches  critiques  d'Augustin  Theiner,  savant  orato- 
riende  Rome,  sur  les  principales  collections  de  canons  et  de  décré- 
tales,  Yves  de  Chartres  ne  serait  pas  l'auteur  du  Décret  qui  porte  son 
nom,  mais  seulement  de  la  Panormie.  Ce  dernier  ouvrage  est  un  ré- 
sumé bien  fait  de  Burchard  de  Worms,  de  saint  Anselme  de  Lucques 
et  de  l'immense  Collection  tripartite,  avec  un  prologue  du  bienh^- 
reux  Yves.  Comme  cet  abrégé  ne  parut  pas  assez  complet  à  des 
contemporains,  on  en  fit  deux  éditions  augmentées,  avec  le  prologue 
et  le  nom  de  l'évêque  de  Chartres.  L'auteur  de  la  première  édition 
est  inconnu.  L'auteur  de  la  seconde  est  le  bienheureux  Hildebert, 
évêque  du  Mans,  puis  archevêque  de  Tours,  qui  la  termina  vers  Tan 
1120,  suivant  une  lettre  à  Gildebert,  évêque  de  Limerick,  en  Irlande, 
auquel  il  promet  d'envoyer  un  exeni plaire.  Car,  dans  ces  siècles  que 
nous  taxons  d'ignorance  et  de  barbarie,  les  bons  évêques  avaient  à 
cœur  de  suivre,  dans  leur  gouvernement,  les  règles  de  l'Église,  et 
pour  cela  de  les  connaître.  Une  troisième  édition  fut  le  Décret,  faus- 
sement attribué  à  Yves.  On  n'y  retrouve  nullement  l'ordre,  la  clarté, 
laméthodedela  /*aworm/e.  C'est  une  masseinforme  etindigeste,  com- 
pilée sans  ordre  destravaux  authentiques  et  bien  faits  d'Yves  de  Char- 
tres, d'Anselme  de  Lucques  et  de  Burchard  de  Worms.  Malgré  ces  dé- 
fauts, on  en  fit  bientôt  un  abrégé  ;  il  s'en  trouve  également  plusieurs  de 
la  Panormie,  entre  autres  un  par  Haimon,  évêque  de  Châlons-sur- 
Marne  :  tant  on  avait  d'ardeur  alors  pour  l'étude  du  droit  ecclésias- 
tique 2. 

Saint  Hugues,  abbé  de  Clugni,  était  depuis  longtemps  la  gloire  et 
le  modèle  de  Tordre  monastique,  lorsque  Dieu  l'appela  à  la  récom- 
pense. Saint  Godefroi,  évêque  d'Amiens,  étant  en  Italie  pour  les  af- 

1  Godescard,  ÎO  mai.  Henri  Warthon  in  Âuctuarioad  Usserium  de  Scri^tu- 
ris,  etc.,  p.  359.  —  ^  Augustin!  Theineri  Disquisitiones  criticœ  inprœcipuas  ca- 
nonum  et  decretalium  collectiones.  ^omae,  18dG. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  3* 

faires  de  son  diocèse,  eut  une  vision  où  il  lui  parut  qu'il  était  à  Clu- 
gni,  et  qu'on  l'invitait  à  donner  l'extrême-onction  au  saint  abbé.  Il 
connut,  à  son  retour  en  France,  que  saint  Hugues  était  mort  en  effet 
le  même  jour  qu'il  avait  eu  cette  vision. 

Saint  Hugues  était  parvenu  à  une  extrême  vieillesse,  sans  rien  di- 
minuer de  ses  mortifications  et  sans  rien  perdre  de  son  autorité,  qui 
le  faisait  respecter,  non-seulement  de  ses  religieux,  mais  encore  des 
évêques  et  de  presque  tous  les  princes  de  l'Europe.  Saint  Pierre, 
patron  de  Clugni,  apparut  à  un  laboureur  du  voisinage,  et  le  char- 
gea d'avertir  le  saint  abbé  que  sa  mort  était  prochaine.  Hugues  reçut 
cette  nouvelle  avec  reconnaissance,  quoique  ses  infirmités  et  son 
grand  âge  l'eussent  déjà  averti  qu'il  ne  pouvait  plus  vivre  longtemps. 
Il  jeûna  encore  le  carême  de  1109,  à  son  ordinaire;  mais  le  diman- 
che des  Rameaux  il  se  trouva  si  faible,  qu'il  ne  put  aller  à  la  pro- 
cession. 

Le  jeudi  saint,  ce  saint  abbé  s'étant  rendu  au  chapitre,  ses  reli- 
gieux le  prièrent  de  faire  l'absoute.  Il  répondit  :  Hélas  !  pourrai-je  vous 
absoudre,  moi  qui  suis  lié  par  tant  de  péchés  ?  Il  ne  laissa  pas  de  leur 
donner  l'absolution  et  de  leur  laver  les  pieds.  Il  eut  encore  assez  de 
force  pour  officier  le  jour  de  Pâques  ;  mais,  le  soir,  il  tomba  malade, 
et,  le  mardi  de  Pâques,  il  eut  unesi  grande  défaillance,  qu'il  parut 
avoir  perdu  l'Usage  de  ses  sens.  On  se  pressa  de  lui  apporter  le  saint 
viatique,  et,  en  lui  présentant  l'hostie,  on  lui  demanda  s'il  recon- 
naissait la  chair  vivifiante  du  Seigneur.  Il  répondit  par  ces  mots  :  Je 
la  reconnais  et  je  l'adore.  Après  qu'il  eut  reçu  le  viatique,  on  lui  pré- 
senta la  croix,  qu'il  adora  avec  respect.  Il  vécut  encore  quelques 
jours.  Quand  on  vit  qu'il  était  près  d'expirer,  on  le  porta  dans  l'é- 
glise de  la  Vierge,  et  on  l'étendit  sur  la  cendre  et  le  cilice.  Il  mourut 
sur  le  soir,  le  29  avril  1109,  dans  la  quatre-vingt-cinquième  année 
de  son  âge,  la  soixante-dixième  de  son  entrée  en  reHgion,  et  la 
soixantième  depuis  qu'il  avait  été  élu  abbé.  L'Église  honore  sa  mé- 
moire le  jour  de  sa  mort  *. 

Dans  le  temps  que  l'état  monastique  perdait  une  de  ses  lumières 
en  France,  il  y  en  voyait  briller  une  autre.  C'était  saint  Bernard  de 
Tiron,  natif  du  Ponthieu,  au  territoire  d'Abbeville.  Il  étudia  avec 
succès  la  grammaire  et  la  dialectique.  Mais  le  désir  de  mener  une  vie 
plus  parfaite  le  porta  à  quitter  son  pays  et  sa  famille  pour  se  retirer 
au  monastère  de  Saint-Cyprien,  dans  le  Poitou,  sous  la  conduite  de 
l'abbé  Raynauld.  Il  ne  tarda  pas  à  s'y  distinguer  par  toutes  les  ver- 
tus qui  peuvent  entretenir  la  paix  et  la  régularité  dans  une  commu- 

i  Acta  SS.,2d  april. 

XV.  3 


34  HISTOIEE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

nauté.  Bernard  regardait  tous  ses  frères  comme  ses  supérieurs  :  il 
les  aimait  tous;  il  ne  jugeait  personne,  et  ne  parlait  mal  de  personne. 
Jamais  il  ne  lui  échappa  une  parole  de  murmure  ou  de  colère,  la 
sérénité  de  son  visage  marqua  toujours  la  paix  de  son  cœur.  Un 
moine  de  Saint-Cyprien,  nommé  Gervais,  ayant  été  élu  abbé  de  Saint- 
Savin,  ne  voulut  point  accepter  cette  charge,  à  moins  qu'on  ne  lui 
donnât  Bernard  pour  prieur,  et  pour  partager  avec  lui  les  soins  du 
gouvernement.  Mais  ils  se  brouillèrent  bientôt  au  sujet  d'une  église 
que  Gervais  voulait  acquérir  au  monastère  ;  à  quoi  Bernard  s'opposa, 
parce  qu'il  craignait  la  simonie.  L'abbé  Gervais  abandonna  son  mo- 
nastère et  se  retira  à  Saint-Cyprien,  d'où  étant  parti  pour  le  pèleri- 
nage de  Jérusalem  il  fut  dévoré  par  un  lion  dans  la  Palestine. 

Les  moines  de  Saint-Savin,  ayant  appris  la  mort  de  Gervais,  élu- 
rent Bernard  pour  leur  abbé.  Il  prit  la  fuite  et  se  retira  dans  la  cellule 
d'un  saint  ermite  nommé  Pierre  des  Etoiles,  qui  fonda  dans  la  suite 
le  monastère  de  Font-Gombauld.  Pierre  des  Étoiles  le  conduisit  dans 
la  forêt  de  Craon,  sur  les  confins  du  Maine  et  de  la  Bretagne,  où 
Robert  d'Arbrissel,  Yital  de  Mortain  et  Raoul  de  la  Futaye  menaient 
alors  la  vie  solitaire.  Pour  mieux  se  cacher,  Bernard  changea  de 
nom  et  se  fit  appeler  Guillaume.  Il  édifia  fort  ces  saints  ermites  par 
sa  douceur  et  son  humilité.  Pour  prévenir  l'ennui  et  les  dangers  de 
la  vie  solitaire,  il  apprit  à  tourner.  Pendant  ce  temps-là,  ayant  eu 
nouvelle  que  les  moines  de  Saint-Savin,  qui  le  cherchaient  de  toutes 
parts,  avaient  découvert  sa  retraite,  il  résolut  de  passer  la  mer,  et  il 
se  cacha  dans  une  île  proche  de  Coutances.  Il  y  passa  quelque  temps 
sans  compagnons,  et  destitué  de  toutes  les  choses  nécessaires  à  la 
vie.  Mais  Pierre  des  Étoiles  alla  l'y  trouver,  et  l'obligea  de  revenir 
se  rejoindre  aux  ermites  de  la  forêt  de  Craon,  l'assurant  que  les 
moines  de  Saint-Savin  avaient  élu  un  autre  abbé.  Il  retourna  donc 
dans  sa  première  solitude,  et,  en  peu  de  temps,  l'éclat  de  sa  sainteté 
se  répandit  au  loin. 

Raynauld,  abbé  de  Saint-Cyprien,  qui  l'avait  reçu  religieux,  alla 
le  voir;  et,  usant  d'une  ruse  innocente,  il  le  ramena  à  son  monas- 
tère, où  les  moines  le  reçurent  avec  joie,  lui  ôtèrent  ses  haillons  et 
lui  coupèrent  la  barbe,  qu'il  portait  longue  comme  les  ermites.  L'abbé, 
qui  voulait  faire  de  Bernard  son  successeur,  pria  Pierre,  évêque  de 
Poitiers,  de  lui  défendre  d'abandonner  dans  la  suite  son  monastère. 
Le  saint  évêque  le  fit.  Quatre  mois  après,  Raynauld,  étant  au  lit  de 
la  mort,  dit  à  ses  religieux  :  Quoiqu'il  ne  m'appartienne  pas  de  dé- 
signer mon  successeur,  cependant,  si  vous  voulez  m'en  croire,  je 
vous  conseille  de  choisir  Bernard,  que  le  Seigneur  vous  a  rendu 
depuis  peu. 


à  1125  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  4b 

Bernard  fut  en  effet  élu,  et,  malgré  sa  répugnance,  il  fut  contraint 
d'accepter  cette  charge.  Mais  il  trouva  bientôt  un  prétexte  d'y  re- 
noncer. Les  moines  de  Clugni  prétendirent  que  le  monastère  de 
Saint-Cyprien  leur  était  soumis,  et  ils  obtinrent  des  lettres  du  pape 
Pascal  II,  par  lesquelles  il  interdisait  des  fonctions  de  sa  charge 
Tabbé  de  Saint-Cyprien,  s'il  refusait  de  se  soumettre  à  celui  de 
Clugni.  Bernard  aima  mieux  abdiquer  sa  charge  que  de  trahir  les 
droits  d'une  église  qu'il  avait  trouvée  libre  ;  et  il  se  joignit  à  Robert 
d'Arbrissel  et  à  Vital  de  Mortain,  qui,  étant  sortis  de  leur  solitude, 
faisaient  des  excursions  apostoliques  dans  les  diverses  provinces  des 
Gaules.  Ces  trois  saints  apôtres  firent  partout  de  grands  fruits.  En- 
suite, pour  multiplier  la  récolte,  ils  se  séparèrent.  Bernard  prêcha 
dans  la  Normandie  et  combattit  particulièrement  le  concubinage  des 
prêtres,  dont  la  plupart  étaient  mariés  publiquement.  Car,  dit  l'au- 
teur contemporain  de  la  Vie  de  saint  Bernard  de  Tiron,  c'était  en  ce 
temps-là  la  coutume  dans  toute  la  Normandie  que  les  prêtres  épou- 
sassent pubhquement  des  femmes,  et  laissassent,  par  droit  d'héri- 
tage, leurs  églises  à  leurs  enfants.  Quand  ils  mariaient  même  leurs 
filles,  faute  d'autres  biens,  ils  leur  donnaient  leurs  bénéfices  pourdot; 
et  quand  ils  épousaient  une  femme,  ils  faisaient  serment,  en  présence 
de  tous  ses  parents,  qu'ils  ne  la  quitteraient  jamais,  s'obligeant,  par 
là,  à  profaner  toujours  le  corps  et  le  sang  de  Jésus-Christ. 

Bernard  déploya  son  éloquence  et  son  zèle  pour  combattre  un 
abus  si  criant.  Il  retira  quelques  prêtres  de  ce  désordre  ;  mais  le 
plus  grand  nombre  de  ces  concubinaires  demeurèrent  opiniâtres. 
Les  femmes  des  prêtres,  qui  craignaient  que  leurs  maris  ne  les 
abandonnassent,  étaient  les  plus  irritées.  Elles  cherchaient  les  moyens 
de  le  faire  mourir,  et  elles  animaient  les  prêtres,  leurs  maris,  à  faire 
insulte  au  prédicateur.  Un  jour  que  Bernard  prêchait  à  Coutances, 
un  archidiacre,  qui  avait  femme  et  enfants,  alla  l'aborder,  suivi  d'un 
grand  nombre  de  prêtres  et  de  clercs,  et  lui  demanda  par  quelle  au- 
torité, lui,  qui  était  moine  et  mort  au  monde,  il  s'ingérait  de  venir 
les  prêcher.  Bernard  lui  répondit  en  présence  de  tout  le  peuple:  Mon 
cher  frère,  n'avez- vous  jamais  lu  dans  l'Ecriture  que  Samson,  avec 
la  mâchoire  d'un  âne  mort,  a  défait  ses  ennemis  ?  Est-il  surprenant 
que  Dieu  daigne  se  servir  de  mon  ministère  pour  confondre  les 
siens  ?  Saint  Martin  et  saint  Grégoire  étaient  moines  :  la  profession 
monastique  n'est  donc  pas  une  raison  qui  me  rende  indigne  de  la 
prédication. 

Bernard  fit  jusqu'à  deux  fois  le  voyage  de  Rome  pour  soutenir  la 
liberté  de  son  monastère  contre  les  prétentions  des  moines  de  Clugni. 
Chaque  fois  le  Pape  lui  ordonna  de  gouverner  son  monastère  comme 


36  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.LXVII.  —  De  1106 

auparavant;  mais  le  saint  abbé^  qui  soupirait  après  la  solitude, 
obtint,  avec  bien  de  la  peine,  la  permission  d'abdiquer  sa  cbarge. 
Le  Pape,  en  la  lui  accordant,  le  chargea  de  prêcher  la  pénitence, 
d'entendre  les  confessions  et  de  faire  les  aiïtres  fonctions  de  la  vie 
apostolique. 

Bernard,  au  comble  de  ses  vœux,  se  retira  d'abord  dans  son  an- 
cienne île,  auprès  de  Coutances,  où  il  ne  put  demeurer  longtemps. 
Il  vint  ensuite  s'établir  dans  la  forêt  de  Fougères,  avec  quelques  dis- 
ciples qui  vivaient  comme  lui  du  travail  de  leurs  mains;  mais  Ra- 
dulphe,  seigneur  de  Fougères,  qui  avait  entouré  cette  forêt  dé 
murailles  pour  mieux  conserver  les  bêtes  fauves,  pria  ces  solitaires 
de  passer  dans  la  forêt  de  Savigni,  qui  lui  appartenait  également. 
Ils  y  trouvèrent  Vital  de  Mortain,  qui  y  bâtit  le  monastère  appelé 
plus  tard  de  ce  nom.  C'est  pourquoi  Bernard  envoya  deux  de  ses 
disciples  prier  Rotrou,  comte  du  Perche,  de  leur  céder  quelques 
terres  pour  s'établir.  Le  comte  les  reçut  avec  bonté,  et  leur  assigna 
un  lieu  nommé  Tiron. 

Bernard  s'y  étant  rendu  avec  ses  disciples  pour  bâtir  son  monas- 
tère, les  habitants  du  pays  furent  surpris  de  voir  des  hommes  ha- 
billés si  bizarrement,  et  le  bruit  se  répandit  que  ce  n'étaient  pas  des 
moines,  mais  des  Sarrasins,  qui  étaient  venus  dans  le  Perche  par 
des  souterrains,  pour  s'emparer  de  la  province.  On  accourait  de 
toutes  parts  pour  examiner  la  vérité  ;  mais  quand  on  vit  que  les 
nouveaux  hôtes  ne  bâtissaient  ni  tours  ni  châteaux,  mais  seulement 
de  petites  cellules  de  bois,  et  qu'ils  ne  s'occupaient  qu'à  chanter  des 
psaumes,  on  reconnut  qu'on  s'était  trompé,  et  la  défiance  se  chan- 
gea en  respect  et  en  vénération.  Yves,  qui  était  alors  évêque  de 
Chartres,  célébra  la  première  messe  dans  le  monastère  de  Tiron,  le 
jour  de  Pâques  de  Fan  1109.  Cependant,  comme  les  moines  de  No- 
gent  prétendirent  que  ce  monastère  était  situé  sur  des  terres  qui 
leur  devaient  la  dîme,  et  qu'ils  avaient  droit  d'enterrer  ceux  qui  y 
mouraient,  Bernard  le  rebâtit  auprès,  sur  une  terre  qu'il  obtint  des 
chanoines  de  Chartres,  et  il  le  dédia  en  l'honneur  de  la  Vierge. 

Le  saint  abbé  mena  dans  cette  nouvelle  demeure  une  vie  angélique 
qui  édifia  toute  la  province.  Il  ne  buvait  que  de  l'eau,  et  mortifiait 
continuellement  sa  chair.  Dans  les  maladies,  il  n'eut  jamais  recours 
aux  remèdes,  pas  même  à  la  saignée.  Louis  le  Gros,  roi  de  France, 
Henri  P%  roi  d'Angleterre,  David,  roi  d'Ecosse,  firent  de  grandes 
libéralités  à  son  monastère.  Henri  le  pria  de  venir  le  voir  en  Nor- 
mandie, et  lui  demanda  une  colonie  de  ses  moines,  auxquels  il  fit 
bâtir  un  monastère  en  Angleterre.  David,  roi  d'Ecosse,  fils  de  saint 
Malcolm  et  de  sainte  Marguerite,  en  fit  autant,  et  vint  de  son  pays  à 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  87' 

Tiron  pour  avoir  la  consolation  de  voir  ce  saint  abbé;  mais  il  le 
trouva  mort.  En  peu  de  temps  le  monastère  de  Tiron  eut  jusqu'à 
cent  prieurés  ou  celles,  qui  dépendaient  de  lui  et  qui  furent  habitées 
par  des  colonies  sorties  de  son  sein.  Les  moines  de  Tiron,  pour  se  dis- 
tinguer de  ceux  de  Clugni,  étaient  habillés  de  gris  ;  ce  qui  les  fit  nom- 
mer les  Moines  gris.  Saint  Bernard  mourut  à  Tiron  vers  Van  1H7  *. 

Vital  de  Mortain,  dont  nous  avons  parlé,  fut  d'abord  chapelain  du 
comte  Robert  de  Mortain  et  chanoine  de  Saint-Évroul,  de  la  même 
ville.  Après  avoir  mené  quelque  temps  la  vie  érémitique  et  s'être 
adonné  aux  fonctions  de  la  vie  apostolique  avec  Robert  d'Arbrissel 
et  Bernard  de  Tiron,  il  se  retira  dans  la  forêt  de  Savigni;  et,  par  les 
libéralités  de  Radulphe  de  Fougères,  il  y  bâtit  un  monastère  en 
l'honneur  de  la  sainte  Trinité,  où  il  assembla  un  grand  nombre  de 
fervents  religieux.  Il  n'établit  pas  dans  sa  communauté  les  obser- 
vances de  Clugni;  mais  il  y  introduisit  des  usages  particuliers  et  fort 
austères,  qui  mirent  le  monastère  de  Savigni  en  grande  réputation  : 
en  sorte  qu'un  grand  nombre  de  prieurés  et  d'abbayes  embrassèrent 
cette  réforme.  Yital,  étant  tombé  malade,  commença  par  se  confes- 
ser et  se  faire  administrer  le  saint  viatique.  Ensuite,  consultant  plus 
son  courage  que  ses  forces,  il  voulut  assister  à  l'office  ;  mais  il  expira 
dans  l'église  même,  après  avoir  donné,  selon  la  coutume,  la  béné- 
diction à  celui  qui  devait  dire  une  leçon.  On  rapporte  sa  mort  à  l'an 
4122,  et  la  fondation  de  Savigni  environ  à  l'an  1112  2. 

Trois  mois  après  la  mort  de  saint  Hugues,  abbé  de  Clugni,  que  le 
roi  de  Castille,  Alfonse  VI,  aimait  comme  son  père,  ce  prince  mourut 
aussi  le  1"  juillet  1 109.  L'année  précédente,  le  30  mai,  ses  généraux, 
ayant  livré  bataille  aux  Sarrasins,  essuyèrent  une  défaite  désastreuse  : 
Sanche,  fils  unique  du  roi  Alfonse,  y  fut  tué  avec  sept  généraux  ;  sept 
villes  tombèrent  entre  les  mains  des  infidèles.  Pour  venger  la  mort 
de  son  fils  et  la  défaite  de  ses  troupes,  x\lfonse  VI,  malgré  son  grand 
âge,  rassemble  une  nouvelle  armée,  attaque  la  ville  de  Cordoue  :  le 
gouverneur  de  la  place,  ayant  fait  une  sortie,  est  pris  et  livré  aux 
flammes  avec  vingt-deux  émirs;  Cordoue  se  rend  aux  Chrétiens, 
Séville  leur  paye  tribut.  Alfonse  VI  pensait  à  se  rendre  maître  aussi 
de  Séville,  lorsqu'il  mourut  très-âgé,  le  dernier  jour  de  juin  1109  ^. 

Sous  son  règne,  Bernard,  archevêque  de  Tolède,  revenant  de  Rome, 
emmena  d'Aquitaine  le  bienheureux  Gérald,  et  le  fit  grand  chantre 
dans  sa  métropole.  L'église  de  Brague  étant  venue  à  vaquer,  Gérald 
fut  élu  d'une  voix  unanime  pour  en  occuper  le  siège,  et  sacré  par 
Bernard.  Gérald,  dans  un  voyage  qu'il  fit  exprès  à  Rome,  obtint  de 

1  Acta  SS.,  25  april.  —  «  Order.  Vit..  1.  8.  —  '  Pagi,  an.  1108  et  1109. 


38  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVII.  —  De  il06 

Pascal  II  le  rétablissement  de  la  dignité  métropolitaine  pour  son 
église.  Etant  mort  en  1140^  il  eut  pour  successeur  Maurice  Bourdin. 
C'était  un  moine  d'Uzerche,  dans  le  Limousin,  que  Tarchevêque  Ber- 
nard avait  également  amené  en  Espagne,  en  considération  de  son 
esprit  et  de  ses  talents.  Il  le  fit  d'abord  son  archidiacre,  puis  évêqu^ 
de  Conimbre.  Maurice  fit  le  pèlerinage  de  Jérusalem  vers  Tan  H08, 
et  passa  à  Constantinople,  où  il  fut  chéri  des  grands  et  de  Fempereur 
Alexis.  Après  avoir  employé  trois  ans  à  ce  voyage,  il  revint  en  Por- 
tugal, où  il  fut  élu  pour  succéder  à  saint  Gérald  en  1110.  Pour  faire 
confirmer  sa  translation  et  recevoir  le  pallium,  il  se  rendit  à  Rome, 
où  le  pape  Pascal  II  lui  accorda  l'un  et  l'autre.  Maurice  soutint  vi- 
goureusement la  dignité  de  son  siège  contre  l'archevêque  de  Tolède, 
qui  voulait  l'assujettir  à  sa  primatie  et  qui  se  prévalait  contre  lui  de 
son  autorité  de  légat  en  Espagne.  Bourdin  alla  à  Rome,  en  1145, 
implorer  le  secours  de  Pascal  II,  qui,  après  avoir  plusieurs  fois  averti 
Bernard  de  cesser  ses  vexations,  lui  déclara  enfin  qu'il  le  déchargeait 
de  sa  légation  sur  la  province  de  Brague,  afin  que  Bourdin  pût  exer- 
cer plus  librement  sa  juridiction.  Nous  verrons  quelle  fut  la  recon- 
naissance de  Bourdin  pour  le  Pape  et  pour  l'Église  romaine  *.  * 
Après  la  mort  d'Alfonse  VI,  les  Sarrasins  d'Afrique  repassèrent  éii* 
Espagne,  et  reprirent  tout  ce  qu'ils  avaient  perdu  précédemment  : 
les  Chrétiens  eussent  même  abandonné  Tolède,  si  l'archevêque  Ber- 
nard n'avait  défendu  cette  ville  par  son  courage.  Il  est  surprenant 
que  les  Sarrasins  n'aient  pas  mieux  profité  des  dissensions  qui  s'éle- 
vèrent parmi  les  Chrétiens  d'Espagne  après  la  mort  d'Alfonse  VI. 
Sa  fille  unique,  la  princesse  Urraque,  avait  épousé  en  premières  noces 
le  comte  Raymond  de  Galice,  dont  elle  eut  un  fils  nommé  Alfonse; 
elle  épousa  en  secondes  noces  Alfonse  I",  dit  le  Batailleur,  roi  de 
Navarre  et  d'Aragon,  qui,  à  la  mort  de  son  beau-père,  se  trouvait 
tout  ensemble  roi  d'Aragon,  de  Navarre,  de  Galice,  de  Castille  et  de 
Léon.  La  réunion  de  tous  ces  royaumes  sur  une  même  tête  pouvait 
singulièrement  augmenter  les  forces  et  les  succès  des  Chrétiens;  il 
n'y  manqua  que  l'union.  La  reine  Urraque  était  d'un  caractère  hau- 
tain et  difficile.  Après  la  mort  de  son  père,  elle  se  brouilla  avec  son 
second  mari  ;  elle  se  brouillera  plus  tard  avec  son  fils  Alfonse.  Ces 
brouilleries  mirent  la  division  parmi  les  Chrétiens;  dans  les  royaumes 
de  Léon  et  de  Castille,  les  uns  tenaient  pour  la  reine,  les  autres  pour 
le  roi  Alfonse  VII;  les  autres,  pour  l'infant  Alfonse,  qui  fut  plus  tard 
Alfonse  VIIL  Cette  dissension  en  vint  jusqu'à  une  bataille,  où  les 
partisans  du  roi  l'emportèrent  sur  ceux  de  la  reine  ^. 


1  Pagi,  Baluz.  —  2  Pagi,  an.  1109. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  39 

Cependant  les  Sarrasins  firent,  en  1108,  une  irruption  dans  le 
comté  de  Barcelone,  brûlant  les  églises,  portant  partout  le  fer  et  le 
feu.  Ils  n'étaient  plus  qu'à  cinq  journées  de  chemin  des  frontières 
de  France.  Le  comte  et  l'évêque  de  Barcelone,  avec  les  principaux 
habitants,  résolurent  d'implorer  le  secours  du  roi  de  France,  Louis 
le  Gros.  L'évêque  fut  chargé  de  l'ambassade.  Le  comte  Raymond  de 
Barcelone,  aidé  des  Français,  remporta  plusieurs  victoires  sur  les  in- 
fidèles dans  les  années  IHI  et  1H2.  En  1114,il  se  rendit  maître  de 
l'île d'Iviça,  aidé  parles  Pisans,  que  le  pape  Pascal  II  avait  engagés 
à  cette  entreprise,  afin  de  purger  la  Méditerranée  des  pirates  musul- 
mans. Les  Pisans  avaient  à  leur  tête  Pierre,  leur  archevêque,  ainsi 
que  le  cardinal-légat  Boson.  L'année  suivante,  1115,  les  Pisans  pri- 
rent l'île  de  Majorque  et  y  délivrèrent  un  grand  nombre  de  captifs 
chrétiens.  Gomme  ces  captifs  racontaient  avoir  été  traités  avec  hu- 
manité, on  traita  de  même  les  Musulmans.  Leur  reine,  avec  une  par- 
tie de  sa  famille,  se  rendit  de  son  plein  gré  à  Pise  et  y  embrassa  le 
christianisme  *. 

Le  comte  de  Barcelone,  aidé  des  Pisans,  avait  assiégé  l'île  de  Ma- 
jorque dès  l'an  1114;  mais  il  fut  contraint  de  lever  le  siège  pour 
secourir  Barcelone  même,  que  les  Sarrasins  pressaient  de  leur  côté. 
L'évêque  de  Barcelone  avait  été  tué  dans  cette  guerre  contre  les  Sar- 
rasins de  Majorque.  On  élut  pour  lui  succéder  saint  Oldegaire,  né  à 
Barcelone  même.  Son  père  et  sa  mère  l'avaient  offert  dès  l'enfance  à 
l'église  de  Sainte-Eulalie,  dont  il  fut  chanoine  et  ensuite  prévôt; 
l'acte  de  son  oblation  est  de  l'an  1076,  le  ^^"^  de  mai.  Il  passa  au 
monastère  des  chanoines  réguliers  de  Saint-Ruf,  près  d'Avignon, 
dont  on  l'avait  choisi  abbé;  cette  maison  était  alors  en  réputation  de 
grande  régularité.  Oldegaire  eut  soin  d'en  faire  confirmer  les  biens 
et  les  privilèges  par  une  bulle  du  pape  Pascal  II.  Aussitôt  que  le  bien- 
heureux Oldegaire  apprit  son  élection  à  l'évêché  de  Barcelone,  il 
prit  la  fuite  et  se  retira  en  Provence.  Le  comte  de  Barcelone,  à  la 
sollicitation  du  clergé  et  du  peuple,  envoya  des  députés  à  Rome  au 
pape  Pascal,  qui  obligea  Oldegaire  d'accepter  l'épiscopat.  La  même 
année,  l'église  de  Tarragone  étant  devenue  vacante  par  la  mort  de 
Bérenger,  Oldegaire  en  fut  fait  archevêque,  sans  quitter  toutefois 
l'évêché  de  Barcelone,  parce  que  Tarragone  était  ruinée  et  déserte. 
Le  comte  Raymond  lui  donna,  à  lui  et  à  ses  successeurs,  la  ville  et 
son  territoire,  avec  la  liberté  de  la  peupler  et  de  la  gouverner  selon 
les  lois.  Oldegaire  fit  le  voyage  de  Rome  dans  le  dessein  de  faire 
confirmer  cette  donation,  qui  est  du  13  janvier  1117.  Gélase  II  la 

1  Pagi,  an.  1115. 


.skW 


40  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

confirma  par  une  bulle  du  21  mars  H 18  ;  accorda  le  pallium  à  Olde- 
gaire,  avec  tous  les  droits  de  métropolitain,  et  l'évêché  de  Tortose, 
si  les  Chrétiens  la  reprenaient  sur  les  Maures,  jusqu'à  ce  que  cette 
ville  pût  avoir  un  évêque  particulier.  A  peine  était-il  de  retour  à  Bar- 
celone, qu'il  fut  obligé  de  retourner  en  Italie  pour  assister  au  concile 
deLatran,  assemblé  en  11 23  pour  procurer  du  secours  aux  princes 
chrétiens  dans  la  terre  sainte  contre  Tinvasion  des  Sarrasins.  Olde-* 
gaire,à  la  sollicitation  du  comte  de  Barcelone,  profita  de  cette  occa- 
sion pour  l'aider  aussi  à  chasser  les  mêmes  Sarrasins  de  l'Espagne. 
Ce  concile  accorda  des  subsides;  et  le  pape  Calixte  II,  pour  en  fa- 
ciliter l'exécution,  fit  Oldegaire  son  légat  en  Espagne  *.  Le  comte 
Raymond  de  Barcelone  avait  demandé  au  pape  Pascal  II  de  le  rece- 
voir en  la  protection  spéciale  du  Saint-Siège,  lui,  sa  femme  et  ses 
enfants;  ce  que  ce  Pontife  lui  accorda  très-volontiers  par  une  bulle 
du  23  mai  1116  2. 

Le  roi  Alfonse  d'Aragon  et  de  Castille,  dans  un  moment  de  con- 
corde entre  les  Castillans  et  les  Aragonais,  pressait  les  Sarrasins  de 
son  côté  et  s'avançait  vers  Saragosse.  Les  Français  venaient  en 
grand  nombre  à  son  aide.  Rotrou,  comte  du  Perche,  enleva  aux 
Sarrasins,  en  IIU,  la  ville  de  Tudéla,  et  Alfonse  la  lui  donna  en 
propriété,  ne  se  réservant  que  les  droits  desouverain.  L'an  1118, les 
Chrétiens  livrèrent  une  grande  bataille  près  de  Saragosse; l'armée 
innombrable  des  Sarrasins  comptait  plusieurs  rois,  entre  autres  celui 
de  Maroc.  A  l'exception  d'un  seul,  tous  furent  pris  et  tués.  La  ville 
de  Saragosse  se  rendit  le  11  décembre,  et  ensuite  plusieurs  autres. 
Le  roi  Alfonse  fit  sa  capitale  de  Saragosse,  et  la  donna,  sous  la  ré- 
serve de  certains  droits,  à  Gaston,  vicomte  de  Béarn,  qui  avait  con- 
tribué puissamment  à  cette  conquête.  Le  pape  Gélase  II  avait  accordé 
des  indulgences  à  tous  ceux  qui  aideraient  à  cette  expédition,  savoir  : 
indulgence  plénière  à  ceux  qui,  ayant  reçu  la  pénitence,  mourraient 
en  cette  entreprise  ;  puis,  à  tous  ceux  qui  travailleraient  au  rétablis- 
sement de  cette  église  et  donneraient  pour  la  subsistance  du  clergé, 
une  indulgence  à  la  discrétion  des  évêques,  à  proportion  de  leurs 
bonnes  œuvres.  Même  avant  la  prise  de  Saragosse  on  avait  élu 
Pierre  Librane  pour  en  être  archevêque,  et  le  pape  Gélase  l'avait  sacré 
de  sa  main.  La  ville  ayant  donc  été  prise,  et  Pierre  établi  dans  son 
siège,  il  envoya  son  archidiacre,  avec  des  lettres  souscrites  par  lui, 
par  trois  autres  évêques  et  par  le  cardinal-légat  Boson,  adressées  à 
tous  les  fidèles,  afin  de  donner  des  indulgences  et  recueillir  des  au- 
mônes pour  le  rétablissement  de  son  église.  Saragosse  avait  été  près 
de  quatre  cents  ans  au  pouvoir  des  infidèles  ^. 

^Acta  SS.,  6  mart.  —  «  Pagi,  an.   1  f  16,  n.  8.  — s  Baron,  Pagi,  an.  1 118. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  44 

Vers  ce  temps,  la  religion  chrétienne  n'était  pas  encore  éteinte  en 
Afrique.  En  l^année  11 44,  des  religieux  du  Mont-Cassin,  revenant 
de  Sardaigne,  furent  pris  par  des  pirates  musulmans  et  conduits  en 
Afrique.  L'abbé  du  Mont-Cassin  envoya  aussitôt  pour  les  racheter; 
mais  ses  envoyés  furent  contraints  par  les  vents  d'aborder  en  Sicile. 
Le  comte  Roger  de  Sicile,  ayant  su  le  motif  de  leur  voyage,  envoya 
aussitôt,  pour  l'amour  de  saint  Benoît,  au  roi  sarrasin  de  la  ville  de 
Calame,  pour  l'engager  à  délivrer  ces  captifs,  s'il  voulait  jouir  de  sa 
paix  et  de  son  amitié.  Le  roi  de  Calame  acquiesça  sans  délai  à  la 
demande  et  remit  les  moines  captifs  à  l'envoyé  du  comte;  mais, 
dans  l'intervalle,  leur  doyen,  nommé  Azon,  était  mort  et  avait  été 
enterré  à  Calame,  dans  l'église  de  la  Sainte-Vierge,  devant  l'autel. 
Il  s'y  passa  des  choses  miraculeuses.  Une  lampe  suspendue  sur  son 
tombeau  et  qu'on  éteignait  le  soir  se  rallumait  d'elle-même  la  nuit. 
Le  roi  sarrasin  de  Calame,  en  ayant  été  informé,  pensa  que  c'était 
un  artifice  des  Chrétiens;  il  envoya  des  Sarrasins  éteindre  la  lampe 
et  en  ôter  l'huile;  le  lendemain  ils  trouvèrent  la  lampe  allumée  et 
l'eau  brûlant  comme  de  l'huile.  Le  roi  fit  éteindre  la  lampe  une  se- 
conde fois  et  commanda  des  Sarrasins  pour  garder  l'église  jour  et 
nuit  et  empêcher  les  Chrétiens  d'y  entrer.  Au  milieu  de  la  nuit,  les 
Sarrasins  qui  montaient  la  garde,  levant  les  yeux  au  ciel,  aperçoi- 
vent une  étoile  qui  abaissait  ses  rayons  sur  la  lampe.  Aussitôt  ils  ou- 
vrent l'église  et  voient  la  lampe  allumée.  Le  roi  ne  crut  pas  même 
au  témoignage  des  siens;  il  fit  éteindre  la  lampe  et  garder  l'éghse 
de  nouveau,  et  alla  lui-même  dans  la  maison  du  calife,  qui  joignait 
l'égUse.  La  nuit  venue,  il  leva  les  yeux  au  ciel  et  vit  une  étoile 
rayonnant  sur  la  lampe  et  l'allumant  de  son  rayon.  Aussitôt  il  en- 
voya des  Sarrasins  à  l'église,  qui  trouvèrent  la  lampe  allumée.  Dès 
lors  il  permit  aux  Chrétiens  d'entrer  dans  l'église  en  liberté.  Voilà 
ce  que  rapporte,  dans  son  Histoire  du  Mont-Cassin,  ¥\evve,  diacre  et 
religieux  de  ce  monastère,  qui  écrivait  dans  le  temps  même  que  les 
religieux  captifs  revinrent  d'Afrique  i. 

Pagi  soupçonne  que  le  nom  de  calife,  qui,  chez  les  Musulmans, 
désigne  le  chef  de  la  religion,  est  ici  donné  à  l'évêque  chrétien  dont 
la  maison  joignait  l'égHse.  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  conjecture, 
toujours  est-il  que,  dans  les  commencements  du  douzième  siècle,  la 
religion  chrétienne  se  conservait  encore  sur  la  terre  d'Afrique  ^. 

Cependant,  après  le  concile  de  Troyes  en  Champagne,  l'an  1107, 
le  pape  Pascal  II  reprit  la  route  d'Italie,  aussi  mécontent  des  Alle- 
mands qu'il  était  satisfait  des  Français,  des  Anglais  et  des  Espagnols. 

1  Chron.  Cass..  1.  4,  c.  50  et  51.  —  «  Pagi,  an,  1114. 


42  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

Il  fut  reçu  à  Rome  avec  une  joie  aussi  incroyable  que  s'il  fût  ressus- 
cité d'entre  les  morts.  Le  7  mars  1 14  0,  il  tint  un  concile  dans  Féglise 
de  Latran,  où  il  renouvela  les  décrets  contre  les  investitures,  et  les 
canons  qui  défendent  aux  laïques  de  disposer  des  biens  des  églises. 
On  y  excommunia  aussi,  comme  des  brigands  et  des  homicides,  ceux 
qui  pilleraient  les  biens  des  naufragés  *. 

Au  mois  de  juillet,  le  Pape  sortit  de  Rome  et  se  rendit  en  Apulie, 
où  il  assembla  le  duc,  le  prince  de  Capoue  et  les  comtes  du  pays,  et 
leur  fit  promettre  de  l'aider  contre  le  roi  Henri  d'Allemagne,  s'il  en 
était  besoin  et  s'ils  en  étaient  requis.  Il  revint  ensuite  à  Rome,  où  il 
fit  faire  le  même  serment  à  tous  les  grands.  C'est  qu'il  savait  la  réso- 
lution du  roi  de  venir  en  Italie,  et  qu'il  en  prévoyait  les  suites  2. 

En  effet,  dès  l'année  précédente,  le  roi  lui  avait  envoyé  les  arche- 
vêques de  Cologne  et  de  Trêves,  avec  d'autres  princes,  pour  traiter 
de  sa  venue  en  Italie  et  de  la  couronne  impériale.  Pascal  II  avait 
répondu  qu'il  le  recevrait  avec  la  tendresse  d'un  père,  pourvu  que, 
de  son  côté,  il  se  montrât  fils  cathoMque,  défenseur  de  l'Église  et 
amateur  de  la  justice  ^.  Dès  le  jour  de  l'Epiphanie  de  l'année  sui- 
vante, 1110,  le  roi  tint  avec  les  seigneurs  une  conférence  à  Ratis- 
bonne,  où  il  leur  déclara  son  dessein  de  passer  les  Alpes  pour  aller 
recevoir  la  couronne  impériale  de  la  main  du  souverain  Pontife,  dans 
la  ville  de  Rome,  capitale  du  monde,  réunir  l'Italie  à  l'Allemagne, 
suivant  les  anciennes  lois,  et  se  montrer  prêt  à  défendre  l'Eglise  se- 
lon l'indication  du  Père  apostohque.  La  proposition  fut  très-bien 
reçue;  les  seigneurs  promirent  de  suivre  le  roi,  et  se  préparèrent  au 
voyage,  nonobstant  la  terreur  que  jeta  dans  les  esprits  une  comète 
qui  parut  le  6"^*  de  juin.  Le  roi  commença  à  marcher  vers  le  mois 
d'août,  suivi  d'une  armée  immense  et  accompagné  de  gens  de  let- 
tres capables  de  soutenir  ses  droits,  entre  autres  d'un  Écossais  nommé 
David,  qui  avait  gouverné  les  écoles  de  Wurtzbourg,  et  dont  le  roi, 
à  cause  de  sa  vertu,  avait  fait  son  chapelain.  Il  écrivit  la  relation  de 
ce  voyage,  mais  plus  en  panégyriste  qu''en  historien  *. 

Voici  quel  était  le  vrai  fond  de  l'aff'aire.  Les  empereurs  francs,  à 
commencer  par  Charlemagne,  se  souvenant  qu'ils  n'étaient  empe- 
reurs que  pour  la  défense  de  l'Église  et  par  le  choix  de  son  chef,  se 
faisaient  une  gloire  de  seconder  l'Église  et  son  chef  de  tout  leur 
pouvoir;  et  l'Église,  dans  sa  reconnaissance  maternelle,  les  aimant 
comme  des  fils  dévoués,  leur  laissait  une  assez  grande  latitude  dans 
les  affaires  ecclésiastiques  :  c'était  la  mère  et  le  fils  aîné  de  la  famille 

1  Labbe,t.  10, p.  764.  —  ^  Chron.  Cass.,\.  4,  c.  35.—  ^  Annal.  Hildesh.  apud 
Leibnitz.  —  *  Ursperg.  Guill.  Malmesb.,  l.  5,  p.  166. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  43' 

conspirant  ensemble  pour  le  bien  de  la  famille  entière.  Les  empereurs 
allemands,  au  contraire,  oubliant  peu  à  peu  Vorigine  et  la  nature 
chrétiennes  de  la  dignité  impériale  en  Occident,  au  lieu  de  seconder 
l'Église  et  son  chef,  prétendaient  dominer  Tun  et  Tautre;  ils  se  don- 
naient moins  pour  les  successeurs  de  Charlemagne  que  pour  ceux  de 
César,  d'Auguste,  de  Tibère,  de  Néron,  ne  reconnaissant  d'autre 
loi  que  leur  bon  plaisir,  et,  comme  tels,  prétendant  dominer  non- 
seulement  sur  l'Église  de  Jésus-Christ,  mais  encore  sur  tous  les  rois 
et  sur  tous  les  peuples  de  la  terre.  Voici  comment  Godefroi  de  Viterbe, 
auteur  dutemps  et  notaire  de  l'empereur,  fait  parler  la  cour  impériale 
danscette  contestation:  «L'empereur  est  la  loi  vivante  qui  commande 
aux  rois;  sous  cette  vivante  loi  sont  tous  les  droits  possibles;  c'est 
cette  loi  qui  les  châtie,  les  dissout,leslie.  L'empereur  est  le  créateur 
de  la  loi  et  ne  doit  pas  y  être  tenu  ;  c'est  parce  qu'il  veut  bien,  qu'il 
s'y  soumet.  Tout  ce  qui  lui  plaît  sera  un  droit  par  là  seul.  Dieu,  qui 
lie  et  délie  tout,  l'a  préposé  à  l'univers.  La  puissance  divine  a  partagé 
l'empire  avec  lui  :  elle  a  donné  les  cieux  aux  immortels,  tout  le  reste 
à  l'empereur  *.  »  On  voit,  par  ce  témoignage  du  notaire  impérial, 
quelle  était  la  pensée  intime  des  empereurs  allemands.  Ce  n'était 
pas  simplement  d'asservir  l'Église  chrétienne,  mais,  avec  elle  et  par 
elle,  tous  les  rois  et  tous  les  peuples  de  la  terre;  de  ne  reconnaître 
dans  le  monde  entier  d'autre  souverain  que  l'empereur  allemand, 
d'autre  loi  que  sa  volonté.  Nous  en  verrons  encore  d'autres  preuves 
à  mesure  que  nous  avancerons.  Ceci  est  un  point  capital  de  l'histoire. 
Les  historiens  n'y  ont  pas  pris  garde,  du  moins  que  nous  sachions. 
Moins  historiens  que  complaisants  avocats  des  empereurs  contre  les 
Papes,  ils  n'ont  pas  vu  que,  dans  ces  grandes  querelles,  les  Papes 
défendaient  et  maintenaient  contre  les  empereurs  non-seulement  la 
liberté  et  l'indépendance^de  TÉgUse,  mais  encore  la  liberté  et  l'indé- 
pendance de  tous  les  rois  et  de  tous  les  peuples. 

Et,  pour  mieux  asservir  l'Église,  les  empereurs  allemands  abu- 
saient contre  elle  de  la  condescendance  qu'elle  avait  eue  pour  les 

*  Gotfred.  Viterb.  CA?'o«.,  part.  17. 

Csesar  lex  viva  stat  reglbus  imperativa, 
Legeque  sub  vivâ  sunt  omnia  jura  dativa  ; 

Lex  ea  castigat,  solyit  etipsa  ligat. 
Conditor  est  legis  neque  débet  lege  teneri, 
Sed  sibi  complacuit  sub  lege  libenter  haberi . 

Quldquid  ei  placuit  juris  ad  instar  erit. 
Qui  ligat  ac  solvit  Deus  ipsum  prœtulit  orbi. 
Divisit  regnum  divina  potentia  secum  : 

Astra  dédit  superis,  caetera  cuncta  sibi. 


44:  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  4106 

empereurs  français  qui  travaillaient  pour  elle.  Il  s'agissait  donc  de 
savoir  si  FÉglise  de  Dieu^  si  Tunivers  entier,  serait  l'esclave  d'unrbi 
tudesque;  ou  bien  si  FÉglise  continuerait  à  être  libre  par  la  grâce  de 
Dieu,  et  avec  elle  tous  les  rois  et  tous  les  peuples  chrétiens  de  la 
terre.  Les  rois  de  France  et  d'Angleterre,  qui  n'avaient  pas  ces  pré- 
tentions de  despotisnie  universel,  avaient  renoncé  facilement  aux 
investitures  des  dignités  ecclésiastiques  par  la  crosse  et  l'anneau, 
pour  se  contenter  d'un  simple  hommage  ;  mais  les  derniers  rois  tu- 
desques,  qui,  dans  le  fond,  aspiraient  à  être  souverains  Pontifes 
comme  Caligula  et  Néron,  tenaient  par  là  même,  avec  une  sauvage 
opiniâtreté,  à  donner  la  crosse  et  l'anneau  pastoral. 

Le  roi  Henri  d'Allemagne  entra  donc  en  Lombardie.  La  ville  de 
Novare  n'ayant  pas  voulu  se  rendre  à  ses  prétentions,  il  fit  livrer  aux 
flammes  cette  malheureuse  ville  et  raser  ses  murailles;  ce  spectacle 
de  cruauté,  dès  son  entrée  en  Italie,  devait  inspirer  la  terreur  à  tous 
les  autres  peuples.  Il  traita  de  même  tous  les  châteaux  et  toutes  les 
terres  qui  n'obéirent  pas  ponctuellement  à  ses  ordres.  La  seule  com- 
tesse Mathilde  lui  inspirait  quelque  appréhension  :  elle  eut  la  pru- 
dence de  ne  point  venir  à  sa  cour,  pour  ne  point  s'exposer  à  quel- 
que violence;  beaucoup  de  princes  et  de  seigneurs  d'au  delà  des 
monts  allèrent  la  visiter,  pour  connaître  en  elle  une  personne  supé- 
rieure à  son  sexe  et  de  si  grande  renommée  et  influence  par  toute 
FEurope.  La  paix  se  négocia  par  messages  entre  elle  et  Henri.  Elle 
lui  promit  fidélité  envers  et  contre  tous,  excepté  le  Pontife  romain; 
Henri,  de  son  côté,  lui  confirma  tous  ses  États  et  droits  *.  En  pas- 
sant les  Apennins,  Henri  perdit  beaucoup  d'hommes  et  de  chevaux 
par  les  pluies.  La  terre  de  Pontemole  ayant  voulu  faire  quelque  ré- 
sistance, il  s'en  empara  de  force  et  la  dévasta. 

Arrivé  à  Florence,  il  y  célébra  avec  une  pompe  merveilleuse  la 
fête  de  Noël  1110.  Toutes  les  villes  de  Toscane  ne  tardèrent  point 
à  lui  envoyer  des  ambassadeurs  et  des  tributs.  Était-ce  de  bon  gré  ou 
malgré  elles?  Pandolfe  dePise,  auteur  contemporain,  appelle  Henri 
l'exterminateur  de  la  terre,  envoyé  en  Italie  par  la  colère  de  Dieu  : 
il  ajoute  que,  dans  son  chemin,  il  ruiiia  beaucoup  de  villes  et  de 
châteaux  par  artifice,  et  en  affichant  la  paix  ;  qu'il  ne  cessa  de  dé- 
truire les  églises,  de  prendre  les  hommes  les  plus  religieux  et  les 
plus  catholiques,  ou  bien  de  les  chasser  de  chez  eux,  s'il  ne  pouvait 
les  prendre  ^. 

Dodechin, auteur  allemand,  confirme  le  témoignage  de  Pandolfe  ; 
voici  ses  paroles  :  L'an  1110,  le  roi  entre  avec  une  puissante  armée 

>  Domnizo,  Vitn  Math.,  1.  2,  c.  18.  —  ^  In  Vitâ  Pasc.  IL 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  4è 

en  Italie  ;  il  en  ravage  les  cités,  les  châteaux,  les  municipes,  par  la 
rapine  et  l'incendie*.  Arrivé  dans  la  ville  d'Arezzo  au  commence- 
ment de  l'année  suivante  Hll,  il  y  trouva  le  clergé  et  le  peuple  di- 
visés. La  cathédrale  était  hors  de  la  ville,  et  le  peuple  voulait  qu'elle 
fût  au  dedans  comme  ailleurs,  et  la  démolit.  Henri  prit  parti  pour  le 
clergé,  mais  il  le  prit  en  barbare  ;  car  il  fît  abattre  les  murailles  et 
les  tours  de  la  ville,  et  raser  une  grande  partie  des  maisons.  C'est 
avec  ces  préliminaires  que  le  roi  tudesque  s'avançait  vers  Rome. 

Il  y  avait  envoyé  des  députés  pour  régler  avec  ceux  du  Pape  les 
conditions  de  son  couronnement.  Ils  s'assemblèrent  le  5"^  de  fé- 
vrier 1114,  et  convinrent  des  articles  suivants  :  L'empereur  renon- 
cera par  écrit  à  toutes  les  investitures  des  églises  entre  les  mains  du 
Pape,  en  présence  du  clergé  et  du  peuple,  le  jour  de  son  couronne- 
ment. Et,  après  que  le  Pape  aura  de  même  renoncé  aux  régales, 
l'empereur  jurera  de  laisser  les  églises  libres  avec  les  oblations  et  les 
domaines  qui  n'appartenaient  pas  manifestement  au  royaume  avant 
que  l'Église  les  possédât  ;  et  il  déchargera  les  peuples  des  serments 
faits  contre  les  évêques.  Il  restituera  les  patrimoines  et  les  domaines 
de  saint  Pierre,  comme  ont  fait  Charles,  Louis,  Henri  et  les  autres 
empereurs,  et  aidera,  selon  [son  pouvoir,  à  les  garder.  Il  ne  contri- 
buera, ni  de  son  fait  ni  de  son  conseil,  à  faire  perdre  au  Pape  le' 
pontificat,  la  vie  ou  les  membres,  ou  à  le  faire  prendre  méchamment 
par  soi-même  ou  par  quelque  personne  interposée.  Et  cette  pro- 
messe comprend  non-seulement  le  Pape,  mais  ses  fidèles  serviteurs 
qui  auront  promis  sûreté  à  l'empereur  en  son  nom,  c'est-à-dire 
Pierre  de  Léon,  avec  ses  enfants  et  les  autres  qu'il  déclarera  à  l'em- 
pereur; et  si  quelqu'un  leur  fait  du  tort,  l'empereur  les  secourra  fidè- 
lement. L'empereur  donnera  au  Pape,  pour  médiateurs,  Frédéric, 
son  neveu,  et  d'autres  seigneurs,  qui  sont  nommés  au  nombre  de 
douze.  Ils  jureront  au  Pape  qu'il  sera  en  sûreté,  et  demeureront  près 
de  lui  pour  otages  de  l'observation  de  ces  conditions.  C'est  ce  qui 
fut  promis  de  la  part  du  roi  Henri. 

La  convention  de  la  part  du  Pape  fut  telle  :  Si  le  roi  observe  ce 
qu'il  a  promis,  le  Pape  ordonnera  aux  évêques  présents,  au  jour  de 
son  couronnement,  de  laisser  au  roi  tout  ce  qui  appartenait  à  la 
couronne  du  temps  de  Louis,  de  Henri  et  de  ses  autres  prédéces- 
seurs ;  et  il  défendra  par  écrit,  sous  peine  d'anathème,  qu'aucun 
d'eux,  soit  des  présents,  soit  des  absents,  n'usurpe  les  régales,  c'est- 
à-dire  les  villes,  les  duchés,  marquisats,  comtés,  monnaies,  marchés, 
avoueries  et  terres  qui  appartenaient  manifestement  à  la  couronne, 

Dodech.,an.  11 10. 


46  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVII.  -  De  1106 

les  gens  de  guerre  et  les  châteaux,  et  qu'on  n'inquiète  plus  le  roi  à 
ce  sujet.  Le  Pape  recevra  le  roi  avec  honneur,,  le  couronnera  comme 
ses  prédécesseurs  et  lui  aidera  à  se  maintenir  dans  le  royaume. 
Pierre  de  Léon  promit  de  demeurer  auprès  du  roi,  si  le  Pape  n'oh- 
servait  pas  ces  conventions,  et,  en  attendant,  de  donner  pour  otages 
son  fils  Gratien  et  le  fils  de  Hugues,  son  autre  fils.  C'est  ce  qui  fut 
convenu  à  Rome  de  part  et  d'autre  le  5""*  de  février. 

On  peut  s'étonner  avec  justice  pourquoi,  dans  cette  convention, 
on  n'adopta  pas  Taccord  plus  simple  que  Tinvestiture  ne  se  donne- 
rait plus  par  la  crosse  et  Panneau  pastoral,  mais  que  les  prélats  fe- 
raient simplement  hommage  au  prince  des  fiefs  qu'ils  tenaient  de 
l'Empire.  Comme  cet  accord  avait  été  adopté  par  les  rois  de  France 
et  d'Angleterre,  et  que  le  Pape  lui-même  le  leur  avait  proposé,  il  est 
impossible  qu'il  ne  l'ait  pas  proposé  également  au  roi  d'Allemagne. 
Si  donc  il  ne  fut  point  adopté  dans  cette  occasion,  si  l'on  y  substitua 
un  arrangement  plein  de  difficultés,  qui  commençait  par  bouleverser 
l'état  présent  des  choses,  en  ôtant  brusquement  aux  églises  des 
biens  dont  elles  étaient  en  possession  depuis  longtemps,  on  ne  peut 
point,  équitablement,  en  soupçonner  le  Pape  ;  mais  comme,  avant 
et  après,  le  roi  d'Allemagne  avait  l'habitude  de  joindre  la  ruse  à  1§l 
violence,  on  peut  croire  sans  témérité  que,  de  sa  part,  c'était  un 
acte  prémédité  de  cette  nature. 

Les  députés  du  roi  lui  en  ayant  apporté  la  nouvelle,  il  s'avança 
jusqu'à  Sutri,  où,  le  O^^du  même  mois,  il  fit,  en  présence  des  dé- 
putés du  Pape,  le  serment  dont  on  était  convenu,  à  condition  que  le 
Pape  accomplirait  sa  promesse  le  dimanche  suivant.  Dix  seigneurs 
et  le  chancelier  Albert  firent  le  même  serment  pour  la  sûreté  du 
Pape.  Ces  précautions  marquaient  une  grande  défiance  de  part  et 
d'autre,  et  ce  n'était  pas  sans  fondement. 

Le  roi  arriva  près  de  Rome  le  11"*  de  février.  Les  Romains  lui 
demandèrent  ,de  confirmer  par  serment  l'honneur  et  la  liberté  de 
leur  ville.  Le  roi,  pour  les  jouer,  jura  eii  allemand  ce  qu'il  voulut. 
Les  Romains  crièrent  à  la  fraude  et  rentrèrent  dans  Rome.  Le  len- 
demain, qui  était  le  dimanche  de  la  Quinquagésime,  le  Pape  envoya 
au-devant  de  lui  divers  officiers  de  sa  cour,  avec  plusieurs  sortes 
d'enseignes,  des  croix,  des  aigles,  des  lions,  des  loups,  des  dragons. 
Il  y  avait  cent  religieuses  portant  des  flambeaux,  avec  une  multitude 
infinie  de  peuple  portant  des  palmes,  des  rameaux  et  des  fleurs. 
Hors  la  porte  de  la  cité  Léonine,  il  fut  reçu  par  les  Juifs,  et,  dans  la 
porte,  par  les  Grecs,  qui  chantaient.  Là,  par  ordre  du  Pape,  se 
trouva  tout  le  clergé  de  Rome,  et,  le  roi  étant  descendu  de  cheval, 
ils  le  menèrent  avec  des  acclamations  de  louange  aux  degrés  de 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  *7 

Saint-Pierre.  Les  ayant  montés,  le  roi  trouva  le  Pape  quiTattendait, 
accompagné  de  plusieurs  évêques,  des  cardinaux-prêtres,  diacres 
et  sous-diacres,  et  du  reste  des  chantres.  Le  roi  se  prosterna  et  baisa 
les  pieds  du  Pape,  puis  ils  s'embrassèrent  et  se  baisèrent  trois  fois  ; 
et  le  roi,  tenant  la  main  droite  du  Pape,  selon  la  coutume,  vint  à  la 
porte  d'Argent,  avec  de  grandes  acclamations  du  peuple.  Là,  il  lut 
dans  un  livre  le  serment  ordinaire  des  empereurs,  et  le  Pape  dési- 
gna Henri  empereur,  le  baisa  encore,  et  Tévêque  de  Lavici  ditsur 
lui  la  première  oraison. 

Le  roi  ne  voulut  entrer  dansTéglise  que  quand  il  la  vit  occupée 
par  ses  soldats,  ainsi  que  tous  les  postes  du  voisinage.  Y  étant  entré 
avec  le  Pape,  ils  s'assirent  dans  la  salle  appelée  la  Roue-de-Porphyre, 
à  cause  du  pavé  figuré  en  rond.  Là,  le  Pape  demanda  que  le  roi 
rendît  à  l'Église  ses  droits,  qu'il  renonçât  aux  investitures  et  accom- 
plît les  autres  choses  qu'il  avait  promises  par  écrit.  Le  roi  se  retira  à 
part  vers  la  sacristie  avec  les  évêques  et  les  seigneurs  de  sa  suite,  où 
ils  conférèrent  longtemps.  Avec  eux  étaient  trois  évêques  lombards. 
Comme  le  temps  se  passait,  le  Pape  envoya  demander  au  roi  l'exé- 
cution de  la  convention.  Dans  l'intervalle,  les  évêques  d'au  delà  des 
Alpes  se  prosternèrent  aux  pieds  du  Pape,  qui  les  relevait  et  leur 
donnait  le  baiser.  Quelque  temps  après,  les  familiers  du  [roi  commen- 
cèrent à  dévoiler  peu  à  peu  leurs  artifices,  en  disant  :  Que  l'écrit  qui 
avait  été  fait  ne  pouvait  subsister,  comme  étant  contraire  à  l'Évan- 
gile, qui  ordonne  de  rendi'e  à  Cés?ir  ce  qui  est  à  César,  et  au  pré- 
cepte de  l'Apôtre,  que  celui  qui  sert  Dieu  ne  s'engage  point  dans  les 
affaires  du  siècle.  On  leur  répondit  par  d'autres  autorités  de  l'Écri- 
ture et  des  canons  ;  mais  ils  demeurèrent  aheurtés  dans  leurs  pré- 
tentions frauduleuses.  Ce  sont  les  paroles  mêmes  des  actes  *. 

En  même  temps,  pour  circonvenir  le  Pape,  le  roi  lui  dit  :  Je  veux 
que  la  division  qui  est  entre  vous  et  Etienne  le  Normand  finisse  à 
l'instant  même.  Cet  Etienne  avait  subi  bien  des  périls  pour  la  cause 
du  roi.  Le  Pape  répondit  :  La  plus  grande  partie  du  jour  est  passée 
et  l'office  sera  long  ;  commençons,  s'il  vous  plaît,  par  ce  qui  vous 
regarde.  Aussitôt  un  de  ceux  qui  étaient  venus  avec  le  roi  se  leva 
et  dit  :  A  quoi  bon  tant  de  discours  ?  Sachez  que  l'empereur,  notre 
maître,  veut  recevoir  la  couronne  comme  l'ont  reçue  Charles,  Louis 
et  Pépin.  Le  Pape  ayant  déclaré  qu'il  ne  pouvait  la  donner  ainsi,  le 
roi  entra  en  colère  ;  et,  par  le  conseil  d'Albert,  archevêque  de 
Mayence,  et  de  Burcard,  évêque  de  Saxe,  il  fit  environner  le  Pape 
de  gens  armés. 

1  Baron.,  an.  1111. 


48  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVII.  —  De  llÔe 

C'était  précisériient  le  dimanche  où  se  lisait  à  la  messe  cet  évan- 
gile :  Jésus  prit  à  part  ses  douze  disciples  et  leur  dit  :  Voilà  que  nous 
montons  à  Jérusalem,  et  tout  ce  qui  est  écrit  du  Fils  de  Thomme 
s'accomplira.  Il  sera  livré  aux  nations,  il  sera  bafoué,  flagellé  et 
conspué.  Comme  ces  choses  se  sont  accomplies  dans  le  Christ,  elles 
s'accomplissent  de  même  dans  son  vicaire.  Ainsi  parle  l'auteur  des 
actes,  qui  étaitprésent.  Pandolfede  Pise  fait  le  même  rapprochement*. 

Comme  le  jour  baissait  déjà,  les  évêques  et  les  cardinaux  con- 
seillèrent au  Pape  de  couronner  l'empereur  le  jour  même  et  de 
remettre  au  lendemain  l'examen  du  reste.  Mais  les  Allemands  reje- 
tèrent encore  cette  proposition.  Le  Pape  et  tous  ceux  qui  l'accompa- 
gnaient étaient  toujours  gardés  par  des  soldats  en  armes.  A  peine 
purent-ils  monter  à  l'autel  de  Saint-Pierre  pour  entendre  la  messe, 
et  à  peine  put-on  trouver  du  pain,  du  vin  et  de  l'eau  pour  la  célébrer. 
Après  la  messe,  on  fit  descendre  le  Pape  de  sa  chaire  ;  il  s'assit  en 
bas  avec  les  cardinaux,  devant  la  confession  de  Saint-Pierre,  et  y  fut 
gardé  jusqu'à  la  nuit  close  ;  puis  on  le  conduisit  à  un  logement  hors 
de  l'enceinte  de  l'église.  Les  Allemands  pillèrent,  dans  le  tumulte> 
tous  les  meubles  précieux  exposés  pour  honorer  l'entrée  du  roi.  On 
prit  avec  le  Pape  une  grande  multitude  de  clercs  et  de  laïques,  dés 
enfants  et  des  hommes  de  tout  âge,  qui  avaient  été  au-devant  dé 
l'empereur  avec  des  palmes  et  des  fleurs.  L'empereur  fit  tuer  les 
uns,  dépouiller,  battre  ou  emprisonner  les  autres.  Jean,  évêque  de 
Tusculum,  et  Léon  d'Ostie,  voyant  le  Pape  prisonnier,  se  retirèrent 
à  Rome,  habillés  en  laïques. 

Quand  les  Romains  eurent  appris  que  le  Pape  était  arrêté,  ils  en 
furent  tellement  indignés,  qu'ils  commencèrent  à  faire  main-basse 
sur  tous  les  Allemands  qui  se  trouvèrent  dans  Rome,  pèlerins  ou 
autres.  Le  lendemain,  ils  sortirent  de  la  ville,  attaquèrent  les  gens 
du  roi  Henri,  en  tuèrent  un  grand  nombre  dont  ils  prirent  les  dé- 
pouilles; et,  revenant  à  la  charge,  ils  pensèrent  les  chasser  de  la 
galerie  de  Saint-Pierre,  abattirent  le  roi  de  son  cheval  et  le  blessè- 
rent au  Visage.,  Otton,  comte  de  Milan,  lui  donna  son  cheval  pour  le 
faire  sauver;  mais  il  fut  pris  lui-même  par  les  Romains,  qui,  l'ayant 
mené  dans  la  ville,  le  hachèrent  en  pièces  et  le  laissèrent  manger 
aux  chiens.  Le  combat  dura  jusqu'à  la  nuit,  et  les  Romains  eurent 
l'avantage.  Les  Allemands  furent  tellement  eff'rayés  de  ce  succès, 
que,  s'étant  retirés  dans  leur  camp,  ils  restèrent  deux  jours  sous  les 
armes.  *  ^ 

Vers  la  nuit,  l'évêque  Jean  de  Tusculum  assembla  le  peuple  rè- 

*  Baron,  et  Pagi. 


à  liaSdel'èrechr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  49 

main  et  dit  :  Mes  chers  enfants,  quoique  vous  n'ayez  pas  besoin 
qu'on  aiguillonne  votre  courage,  considérez  que  vous  combattez 
pour  votre  vie  et  votre  liberté,  pour  la  gloire  et  la  défense  du  Saint- 
Siège.  Qui  veut  la  paix,  doit  être  prêt  à  la  guerre.  Vos  enfants  sont 
mis  aux  fers  contre  toute  sorte  de  droit;  Téglise  de  Saint-Pierre, 
respectée  de  toute  la  terre,  est  pleine  d'armes,  de  sang  et  de  cada- 
vres. Quelle  somme  de  maux  ce  commencement  n'annonce-t-il  pas  ! 
De  quel  plus  grand  désastre  a-t-on  jamais  ouï  parler?  Le  Pontife  du 
Siège  apostolique  est  aux  fers  entre  les  mains  d'hommes  barbares  : 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  dans  l'Église  est  condamné  à  la  prison 
et  aux  ténèbres;  les  ministres  du  Seigneur  sont  dans  les  pleurs,  les 
saints  autels  sont  arrosés  de  larmes  ;  l'Église,  votre  mère,  gémit  et 
implore  votre  secours,  elle  supplie  ses  enfants  de  la  délivrer  de  si 
grands  désastres.  Employez-y  donc  toutes  vos  forces  :  s'ils  trouvent 
de  la  résistance,  les  ennemis  sont  plus  disposés  à  s'enfuir  qu'à  tenir 
ferme.  Enfin,  pour  vous  encourager  à  venger  un  tel  crime,  parla 
confiance  que  nous  avons  en  la  miséricorde  de  Dieu  et  des  bien- 
heureux apôtres  Pierre  et  Paul,  nous  vous  donnons  l'absolution  de 
tous  vos  péchés.  Les  Romains,  encore  plus  animés  par  ce  discours, 
s'engagèrent  par  serment  à  résister  au  roi  Henri,  et  résolurent  de 
tenir  pour  leurs  frères  tous  ceux  qui  les  y  aideraient. 

Le  roi,  ayant  appris  cette  disposition  des  Romains,  quitta,  la 
même  nuit,  avec  précipitation,  l'église  de  Saint-Pierre,  s'enfuit  avec 
toute  son  armée,  au  point  d'abandonner  non-seulement  ses  bagages, 
mais  encore  un  grand  nombre  de  ses  soldats  dans  leurs  logements. 
En  revanche,  il  emmenait  prisonnier  le  souverain  Pontife.  Deux  jours 
après,  il  le  faisait  dépouiller  de  ses  ornements  sacrés  et  lier  avec  des 
cordes  ;  il  en  fit  lier  de  même  plusieurs  autres,  tant  du  clergé  que  du 
peuple,  que  l'on  traînait  avec  le  Pape.  Il  ne  permettait  à  personne 
des  Latins  de  parler  au  Pontife,  qui  eut  pour  geôliers  les  seigneurs 
allemands,  à  la  tête  desquels  était  Ulric,  patriarche  d'Aquilée. 

Toutefois,  parmi  les  évêques  qui  accompagnaient  le  roi  d'Alle- 
magne, il  y  en  eut  un  qui  eut  le  courage  de  parler  et  d'agir  en  évê- 
que  :  ce  fut  Conrad,  archevêque  de  Salzbourg.  Il  avait  succédé  à 
saint  Thiemon,  qui,  après  avoir  souffert  treize  ans  de  persécution  de 
Henri  le  père,  pour  la  cause  de  l'Église,  avait  été  pris  par  les  Sar- 
rasins dans  le  pèlerinage  de  Jérusalem,  et  mis  à  mort  pour  la  foi  de 
Jésus-Christ  dans  la  ville  de  Corozaïm.  Conrad,  illustre  par  sa  nais- 
sance, sa  doctrine  et  ses  mœurs,  le  remplaça  dignement  en  1106,  et 
fut  le  modèle  de  toute  l'Allemagne.  Il  accompagnait  le  roi  Henri  V 
dans  son  voyage  de  Rome,  lorsque  ce  prince,  par  le  conseil  de  quel- 
ques scélérats,  fit  prisonnier  le  souverain  Pontife,  à  cause  des  élec- 


50,  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVII.— De  1106 

tions  et  des  investitures  épiscopales.  Conrad,  enflammé  du  zèle  de 
Dieu,  blâma  hautement  cet  attentat.  Un  officier  du  roi  tira  son  épée 
et  le  menaça  de  la  mort.  Conrad  tendit  aussitôt  la  gorge,  aimant 
mieux  mourir  que  de  dissimuler  son  horreur  pour  un  pareil  crime. 
Par  cette  fermeté  vraiment  épiscopale,  il  encourut  la  haine  de  l'em- 
pereur et  de  ses  partisans,  à  tel  point  que  tout  le  royaume  d'Alle- 
magne semblait  conjuré  contre  lui,  et  que,  comme  autrefois  saint 
Athanase,  il  ne  trouvait  de  sécurité  nulle  part.  Il  resta  caché  six 
mois  dans  une  caverne  de  montagne,  seize  semaines  dans  une  cave  ; 
il  passa  une  journée  entière  enfoncé  dans  un  marais  jusqu'au 
menton.  Enfin  il  se  réfugia  secrètement  auprès  d'Adilgoz,  arche- 
vêque de  Magdebourg,  et  ne  revint  à  son  siège  qu'après  neuf  ans 
d'exil  et  de  persécution  *. 

Cependant  Févêque  Jean  de  Tusculum  ne  cessait  point  d'écrire 
des  lettres  de  tous  côtés,  pour  exciter  les  fidèles  à  secourir  l'Eglise. 
Malheureusement  le  duc  Roger  de  Calabre  et  le  prince  de  Tarente, 
Bohémond,  étant  morts  l'un  après  l'autre,  les  Normands,  occupés 
chez  eux,  n'osèrent  marcher  contre  l'empereur  ;  le  prince  de  Capoue 
sollicita  la  paix  avec  ce  prince.  Chaque  jour  l'empereur  pillait  donc 
les  terres  des  Romains,  et  s'efforçait  de  les  gagner  eux-mêmes  par 
argent  et  par  divers  artifices  ;  mais  jamais,  tant  Dieu  leur  donna  de 
constance,  il  n'en  put  rien  obtenir,  même  en  leur  promettant  la  li- 
berté du  Pape  et  des  cardinaux.  Henri  ne  savait  plus  quel  parti 
prendre  ;  car,  avec  la  conscience  de  son  crime,  il  sentait  bien  qu'il  n'y 
avait  plus  de  sûreté  pour  lui  chez  un  tel  peuple  ',  il  jura  donc  que, 
si  le  Pontife  ne  se  rendait  à  sa  volonté,  il  lui  ferait  souffrir,  à  lui  et 
aux  autres  prisonniers,  la  mort  ou  du  moins  la  mutilation  de  ses 
membres.  Comme  ces  menaces  ne  purent  vaincre  la  constance  du 
Pape,  il  se  résolut  de  les  délivrer  tous,  pourvu  que  le  Pontife  lui 
relâchât  les  investitures,  assurant  qu'il  ne  prétendait  donner  ni  les 
droits  ni  les  fonctions  de  l'Église,  mais  seulement  les  régales,  c'est- 
à-dire  les  domaines  et  les  droits  dépendants  de  la  couronne. 

Le  Pape  résista  longtemps,  protestant  qu'il  aimait  mieux  perdre 
la  vie  que  de  donner  atteinte  aux  droits  de  l'Église.  Mais  on  lui  re- 
présenta la  misère  des  prisonniers  qui  étaient  aux  fers,  hors  de  leur 
patrie,  séparés  de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfants  ;  la  désolation 
de  l'Église  romaine,  qui  avait  perdu  presque  tous  ses  cardinaux  ;  le 
péril  du  schisme,  dont  toute  l'Église  latine  était  menacée.  Enfin  le 
Pontife,  vaincu  par  leurs  larmes  et  fondant  en  larmes  lui-même  :  Je 
suis  donc  contraint,  s'écria-t-il,  de  faire,  pour  la  paix  et  la  délivrance 

1  Canis.,  Lect.  ant.,  t.  5,  inf.,y.  441.  Vita  S.  Gebeh. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  61 

de  rÉglise,  ce  que  j'aurais  voulu  éviter  au  prix  de  tout  mon  sang. 
On  dressa  le  traité,  portant  que  le  Pape  accordait  les  investitures  à 
Fempereur  et  lui  en  donnerait  ses  lettres;  puis  on  ajouta  :  Le  Pape 
n'inquiétera  point  le  roi  Henri  pour  ce  sujet,  ni  pour  l'injure  qui  lui 
a  été  faite,  à  lui  et  aux  siens,  et  ne  prononcera  jamais  d'anathème 
contre  le  roi;  il  ne  sera  point  en  demeure  de  le  couronner,  et  l'ai- 
dera de  bonne  foi  à  conserver  son  royaume  et  son  empire.  Cette 
promesse  fut  souscrite  par  seize  cardinaux,  dont  les  premiers  étaient 
les  évêques  de  Porto  et  de  Sabine. 

La  promesse  de  l'empereur  portait  :  Je  mettrai  en  liberté,  mer- 
credi ou  jeudi  prochain,  le  seigneur  pape  Pascal,  les  évêques,  les 
cardinaux,  tous  les  prisonniers  et  otages  qui  ont  été  pris  à  cause  de 
lui  et  avec  lui.  Je  ne  prendrai  point  ceux  qui  demeurent  fidèles  au 
seigneur  Pape,  et  je  garderai  au  peuple  romain  la  paix  et  la  sûreté. 
Je  rendrai  les  patrimoines  et  les  domaines  de  l'Église  romaine  que 
j'ai  pris,  je  l'aiderai  de  bonne  foi  à  recouvrer  et  à  posséder  tout  ce 
qu'elle  doit  avoir,  etj'obéirai  au  seigneur  pape  Pascal,  sauf  l'honneur 
du  royaume  et  de  l'Empire,  comme  les  empereurs  catholiques  ont 
obéi  aux  Papes  catholiques.  Cette  promesse  fut  jurée  par  quatre 
évêques  et  sept  comtes,  et  datée  du  11""'  d'avril H14  *.  Avantque  de 
délivrer  le  Pape,  l'empereur  voulut  avoir  la  bulle  dont  il  lui  avait 
extorqué  la  promesse  touchant  les  investitures,  sans  attendre  qu'il 
fût  rentré  dans  Rome,  où  le  sceau  pontifical  était  demeuré.  Le 
lendemain  donc,  on  fit  venir  de  la  ville  un  secrétaire,  qui  écrivit 
cette  bulle  pendant  la  nuit,  et  le  Pape  y  souscrivit,  quoique  bien  à 
regret.  Elle  portait  :  Nous  vous  accordons  et  confirmons  la  préro- 
gative que  nos  prédécesseurs  ont  accordée  aux  vôtres,  savoir  :  que 
vous  donniez  l'investiture  de  la  crosse  et  de  l'anneau  aux  évêques  et 
aux  abbés  de  votre  royaume  élus  librement  et  sans  simonie,  et 
qu^aucun  ne  puisse  être  consacré  sans  avoir  reçu  de  vous  l'inves- 
titure. Car  vos  prédécesseurs  ont  donné  de  si  grands  biens  de  leur 
domaine  aux  églises  de  votre  royaume,  que  les  évêques  et  les  abbés 
doivent  contribuer  les  premiers  à  sa  défense,  et  votre  autorité  doit 
réprimer  les  dissensions  populaires  qui  arrivent  dans  les  élections. 
Si  quelque  personne  ecclésiastique  ou  séculière  ose  contrevenir  à 
cette  présente  concession,  elle  sera  frappée  d'anathème  et  perdra  sa 
dignité.  C'est  par  cette  concession  extorquée  que  le  souverain 
pontife  Pascal  II  et  un  grand  nombre  de  Romains  recouvrèrent  leur 
liberté,  après  avoir  été  près  de  deux  mois  dans  les  fers. 

Le  lendemain  9  avril,  dimanche  de  Quasimodo,  leur  geôlier  et 

1  Baron,  et  Pagi,  an.  llll. 


52  -  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.—  De  1106 

leur  bourreau,  Henri  d'Allemagne,  fut  couronné  empereur  par  le 
Pape,  sa  victime,  dans  la  même  église  de  Saint-Pierre,  où  il  l'avait 
arrêté  par  un  odieux  sacrilège,  contre  la  foi  jurée,  d'une  manière 
plus  digne  d'un  chef  de  brigands  que  d'un  empereur  chrétien.  L'in- 
digne empereur  sentait  lui-même  l'indignité  de  sa  conduite;  comme 
honteux  de  lui-même,  il  voulait  être  couronné  clandestinement, 
toutes  les  portes  de  Rome  étant  fermées,  afin  que  personne  ne  pût 
assister  à  la  cérémonie.  A  la  messe,  le  Pape,  en  étant  venu  à  la  frac- 
tion de  l'hostie,  en  prit  une  partie  et  donna  l'autre  à  l'empereur,  en 
disant  :  Comme  cette  partie  du  corps  vivifiant  est  séparée,  ainsi  soit 
séparé  du  royaume  de  Jésus-Christ  celui  qui  violera  ce  traité.  D'après 
un  autre  monument,  il  dit  ces  paroles  :  Seigneur  empereur  Henri, 
nous  vous  donnons  ce  corps  du  Seigneur  en  confirmation  d'une  vé- 
ritable paix  et  concorde  entre  vous  et  moi.  Ainsi  soit-il  !  Sitôt  que  la 
messe  fut  finie,  le  roi  retourna  à  son  camp  ;  et  le  Pape,  enfin  délivré, 
avec  les  évêques  et  les  cardinaux,  rentra  dans  Rome,  où  le  peuple 
vint  au-devant  de  lui  avec  un  tel  empressement,  qu'il  ne  put  arriver 
que  le  soir  à  son  logis. 

Mais  si  le  peuple  était  ravi  de  la  délivrance  du  Pape,  bien  des  car- 
dinaux étaient  inquiets  pour  la  liberté  et  l'indépendance  de  l'Église, 
comme  fortement  compromises  par  les  derniers  événements.  Les  car- 
dinaux qui  étaient  demeurés  à  Rome  pendant  la  prison  du  Pape,  et 
beaucoup  d'autres  prélats,  condamnèrent  ouvertement  la  concession 
des  investitures,  qu'il  avait  donnée  à  l'empereur,  comme  contraire 
aux  décrets  de  ses  prédécesseurs.  Le  Pape  étant  donc  sorti  de  Rome, 
ils  s'assemblèrent  avec  Jean,  évêque  de  Tusculum,  et  Léon  de  Ver- 
ceil,  et  firent  un  décret  contre  le  Pape  et  contre  sa  bulle.  Le  Pape, 
en  ayant  eu  avis,  leur  écrivit  de  Terracine,  le  5""^  de  juillet,  repre- 
nant l'indiscrétion  de  leur  zèle,  et  promettant  toutefois  de  corriger 
ce  qu'il  n'avait  fait  que  pour  éviter  la  ruine  de  Rome  et  de  toute  la 
province.  Une  lettre  aussi  prudente  prévint  le  schisme  qui  menaçait 
de  se  former  *. 

Un  autre  chef  de  ceux  qui  blâmaient  la  conduite  du  Pape  était 
saint  Brunon,  évêque  de  Segni  et  abbé  du  Mont-Cassin.  Il  avait  avec 
lui  deux  évêques  et  plusieurs  cardinaux;  et,  tous  ensemble,  ils  pres- 
saient le  Pape  de  casser  sa  bulle  et  d'excommunier  l'empereur.  Ceux 
qui  avaient  été  prisonniers  avec  le  Pape  étaient  partagés  :  les  uns  di- 
saient qu'ils  n'avaient  point  changé  de  sentiment,  et  qu'ils  condam- 
naient les  investitures  comme  auparavant;  les  autres  s'efforçaient  de 
soutenir  ce  qui  avait  été  fait.  Saint  Brunon  ayant  appris  qu'on  l'avait 

1  Apud  Baron. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  63 

dénoncé  au  Pape  comme  chef  de  cette  division^  lui  dit  dans  un  mo- 
ment opportun  :  Mes  ennemis  vous  disent  que  je  ne  vous  aime  pas 
et  que  je  parle  mal  de  vous,  mais  ils  mentent.  Je  vous  aime  comme 
mon  père  et  mon  seigneur,  et  ne  veux  point  avoir  d'autre  Pape  de 
votre  vivant,  comme  je  vous  Tai  promis  avec  plusieurs  autres;  mais 
je  dois  aimer  plus  encore  celui  qui  nous  a  faits,  vous  et  moi.  Je  n'ap- 
prouve point  ce  traité  si  honteux,  si  forcé,  si  contraire  à  la  religion; 
et  j'apprends  que  vous  ne  l'approuvez  pas  vous-même.  Qui  peut,  en 
effet,  approuver  un  traité  qui  ôte  la  liberté  de  l'Église,  qui  ruine  le 
sacerdoce,  qui  ferme  l'unique  porte  pour  y  entrer,  et  en  ouvre  plu- 
sieurs autres  pour  y  faire  entrer  les  voleurs  ?  Nous  avons  les  canons 
depuis  les  apôtres  jusqu'à  vous;  c'est  le  grand  chemin  dont  il  ne  faut 
point  se  détourner.  Les  apôtres  condamnent  tous  ceux  qui  obtien- 
nent une  église  par  la  puissance  séculière  ;  car  les  laïques,  quelque 
pieux  qu'ils  soient,  n'ont  aucun  pouvoir  de  disposer  des  églises. 
Votre  constitution  condamne  de  même  tous  les  clercs  qui  reçoivent 
l'investiture  de  la  main  d'un  laïque.  Ces  constitutions  sont  saintes,  et 
quiconque  y  contredit  n'est  pas  catholique.  Confirmez-les  donc,  vé- 
nérable Père,  et,  par  l'autorité  apostolique,  condamnez  l'erreur 
contraire,  que  vous  avez  souvent  vous-même  qualifiée  d'hérésie  ; 
vous  verrez  aussitôt  l'Église  paisible  et  tout  le  monde  à  vos  pieds, 
vous  obéissant  avec  joie  comme  à  leur  père  et  à  leur  seigneur.  Ayez 
pitié  de  l'Église  de  Dieu,  ayez  pitié  de  l'épouse  du  Christ,  et  qu'elle 
récupère,  par  votre  prudence,  la  liberté  qu'elle  paraît  avoir  perdue 
par  vous.  Pour  moi,  je  fais  peu  de  cas  du  serment  que  vous  avez 
fait;  et,  quand  vous  l'auriez  violé,  je  ne  vous  en  serais  pas  moins 
soumis  *. 

Pascal  II  ne  laissa  pas  d'être  piqué  de  cette  lettre  et  de  craindre 
que  Brunon  ne  voulût  le  faire  déposer  ;  c'est  pourquoi  il  résolut  de 
lui  ôter  l'abbaye  du  Mont-Cassin,  qui  lui  donnait  un  grand  crédit. 
C'était  la  quatrième  année  qu'il  la  gouvernait  :  car,  après  qu'il  fut 
revenu,  l'an  1106,  de  sa  légation  en  France,  il  rentra  dans  ce  mo- 
nastère ;  et  l'abbé  Otton  étant  mort  le  1"  d'octobre  1107,  il  fut  élu 
par  les  moines  pour  lui  succéder.  Pascal  II,  étant  venu  ensuite  au 
Mont-Cassin,  dit  en  plein  chapitre  que  Brunon  n'était  pas  seulement 
digne  de  remplir  cette  place,  mais  d'être  à  la  sienne  dans  le  Saint- 
Siège.  Toutefois,  ayant  reçu  sa  lettre  touchant  les  investitures,  il  lui 
écrivit  qu'il  ne  pouvait  plus  souffrir  qu'il  fût  tout  ensemble  évêque 
et  abbé;  car  saint  Brunon  était  toujours  évêque  de  Segni,  et,  quelque 
instance  qu'il  eût  faite  pour  être  déchargé  de  cette  église,  le  Pape 

1  Apud  Baron.,  an.  llli. 


S4  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIL—  De  1106 

n'avait  jamais  voulu  admettre  sa  renonciation.  Pascal  II  écrivit  aussi 
aux  moines  du  Mont-Cassin,  et  chargea  de  la  lettre  Léon,  évêque 
d'Ostie,  tiré  de  ce  monastère,  leur  défendant  de  plus  obéir  à  Bru- 
non,  et  leur  ordonnant  d'élire  un  autre  abbé.  Alors  Brunon  assembla 
leur  communauté,  et  voulut  leur  donner  pour  abbé  un  de  leurs  con- 
frères, nommé  Pérégrin,  son  compatriote;  mais  ils  lui  dirent  :  Tant 
que  vous  voudrez  nous  gouverner,  nous  vous  obéirons  comme  à 
notre  père  ;  mais  si  vous  voulez  nous  quitter,  laissez-nous  l'élection 
libre.  Brunon  crut  pouvoir  se  faire  obéir  par  force,  et  fit  venir  des 
gens  armés  qui  surprirent  les  moines  comme  ils  entraient  à  la  messe, 
demandant  en  furie  qui  étaient  ceux  qui  ne  voulaient  pas  faire  la 
volonté  de  Tabbé.  Les  moines,  indignés,  les  mirent  dehors;  et 
Tabbé,  l'ayant  appris,  assembla  les  frères  et  leur  dit  :  Je  ne  veux  pas 
être  la  cause  d'un  scandale  entre  vous  et  l'Église  romaine  ;  c'est 
pourquoi  je  vous  rends  le  bâton  pastoral  que  vous  m'avez  donné. 
Aussitôt  il  le  remit  sur  l'autel  ;  et,  prenant  congé  des  moines,  il  re- 
tourna à  son  évêché,  où  il  passa  les  quatorze  ans  qu'il  vécut  encore. 
Il  avait  gouverné  l'abbaye  du  Mont-Cassin  trois  ans  et  dix  mois,  et 
son  successeur  fut  Girard,  qui  la  gouverna  onze  ans.  Il  existe  un 
grand  nombre  d'ouvrages,  principalement  des  commentaires  sur 
l'Ecriture,  de  saint  Brunon  de  Segni  ^. 

Léon,  évêque  d'Ostie,  que  Pascal  II  employa  dans  cette  affaire, 
était  de  Marsique,  en  Campanie,  et  entra  dès  l'enfance  au  Mont-Cassin, 
où  il  embrassa  la  vie  monastique.  S'y  étant  distingué  par  sa  doctrine 
et  par  sa  vertu,  il  devint  bibliothécaire  et  doyen  du  monastère. 
L'abbé  Orderise,  des  comtes  deMarsi,  lui  ordonna  d'écrire  la  vie  du 
bienheureux  abbé  Didier,  son  prédécesseur,  qui  fut  le  pape  Victor  III. 
Lui  ayant  demandé  quelque  temps  après  s'il  l'avait  fait,  Léon  lui 
avoua  qu'il  n'avait  pas  même  commencé,  et  lui  représenta  que  di- 
verses occupations  l'en  avaient  détourné.  Orderise  promit  de  lui 
donner  du  loisir,  et  lui  ordonna  d'écrire  l'histoire  entière  du  Mont- 
Cassin  depuis  saint  Benoît,  marquant  non-seulement  la  suite  des 
abbés  et  leurs  actions,  mais  les  acquisitions  des  domaines  du  mo- 
nastère par  les  donations  des  empereurs  et  des  princes,  ou  par  d'au- 
tres voies.  Léon  exécuta  cet  ordre  avec  beaucoup  de  gravité  et  de 
candeur,  se  servant  de  quelques  mémoires  grossièrement  écrits  par 
les  moines  précédents  ;  des  histoires  des  Lombards,  ainsi  que  de 
celles  des  empereurs  et  des  Papes,  avec  les  anciens  titres  du  mo- 
nastère, qu'il  rechercha  soigneusement.  De  tous  ces  matériaux,  il 
composa  la  Chronique  du  Mont-Cassin.  Il  la  divisa  en  trois  livres, 

*  Chron.  Cassin.,  1.  4,  c.  42. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  55 

dont  le  premier  commence  à  saint  Benoît,  le  second  à  l'abbé  Ali- 
gerne,  vers  Tan  950  ;  le  troisième  ne  contient  que  l'histoire  de  l'abbé 
Didier.  En  HOl,  Léon  de  Marsique  fut  tiré  du  Mont-Gassin  par  Pas- 
cal II,  qui  le  fit  cardinal-évêque  d'Ostie  ;  il  vécut  au  moins  jusqu'en 
1115,  et  eut  pour  successeur  Lam.bert  de  Fagnan,  depuis  Pape  sous 
le  nom  d'Honorius  II.  La  Chronique  du  Mont-Cassin  fut  continuée, 
après  la  mort  de  Léon,  par  le  diacre  Pierre,  bibliothécaire  du  même 
monastère,  né  à  Rome,  de  la  première  noblesse,  et  offert  à  la  mai- 
son dès  l'âge  de  cinq  ans,  en  1115.  Il  ajouta  un  quatrième  livre,  qui 
va  de  1087  à  1138;  mais  son  travail  n'est  pas  aussi  bien  que  celui 
de  Léon. 

En  France,  l'évêque  Gérard  d'Angoulême,  qui  avait  été  nommé 
légat  du  Saint-Siège  en  Aquitaine,  ayant  appris  ce  qui  s'était  passé 
entre  l'empereur  et  le  Pape,  se  rendit  aussitôt  à  Rome  pour  aller  au 
Secours  de  l'Église,  et  pour  conférer  avec  les  cardinaux  sur  ce  qu'il 
y  avait  à  faire  dans  ces  circonstances.  Quoiqu'il  voyageât  à  grandes 
journées,  il  trouva  déjà  le  Pape  tenant  le  grand  concile  qu'il  avait 
indiqué.  C'était  celui  de  Latran.  Il  s'y  trouva  environ  cent  évêques, 
dont  deux  français,  savoir  :  Galon,  évêque  de  Laon,  député  de  l'ar- 
chevêque de  Bourges,  et  Gérard,  évêque  d'Angoulême.  Le  concile  se 
trouvait  très-embarrassé.  Le  Pape  reconnaissait  qu'il  avait  mal  fait 
de  céder  les  investitures  à  l'empereur  ;  mais,  comme  il  avait  promis 
avec  serment  de  ne  pas  l'excommunier  pour  cela,  il  ne  voulait  point 
revenir  sur  salpromesse,  et  déclara  que,  si  l'on  ne  trouvait  pas  d'autre 
remède,  il  abdiquerait  la  papauté  et  se  retirerait  dans  les  îles  Pon- 
tiennes.  Vainement  on  avait  cherché  ce  remède,  lorsque  l'évêque 
Gérard,  ayant  été  interrogé  là-dessus,  fit  voir  qu'on  pouvait  très- 
bien  révoquer  les  investitures  sans  toucher  au  serment  que  le  Pape 
avait  fait  de  ne  pas  excommunier  l'empereur  pour  cela.  Son  avis 
parut  une  inspiration  du  ciel  et  fit  grand  plaisir  à  tout  le  concile. 
Voilà  ce  que  rapporte  l'historien  contemporain  des  évêques  et  des 
€omtes  d'Angoulême  *. 

Un  autre  écrivain  du  même  temps,  Godefroi  de  Viterbe,  secrétaire 
de  l'empereur,  confirme  ce  fait.  Il  dit  en  effet  que,  le  concile  étant 
assemblé,  le  Pape,  voulant  se  faire  justice  à  lui-même  et  se  punir  de 
la  faute  qu'il  avait  faite,  déclara  qu'il  était  prêt  à  renoncer  au  ponti- 
ficat, qu'il  quitta  en  effet  la  chape  et  la  mitre,  en  priant  les  Pères 
d'ordonner  de  lui  ce  qu'il  leur  plairait  ;  mais  que  les  Pères  du  con- 
cile le  pressèrent  de  reprendre  les  ornements  de  sa  dignité,  et  se 
contentèrent  de  déclarer  que  le  privilège  des  investitures,  ayant  été 

;    1  Labbe,  Biblioth.  nova,  t.  2,  p.  259. 


56  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  — Dell06 

extorqué  par  violence,  était  nul  et  abusif,  et  Terapereur  Henri  V 
ennemi  de  l'Église  comme  son  père  *. 

Le  concile  commença  le  IS""^  jour  de  mars  1142.  Le  quatrième 
jour  on  parla  des  guibertins,  qui  faisaient  leurs  fonctions,  nonob- 
stant leur  interdit,  prétendant  en  avoir  la  permission  du  Pape.  Le 
Pape  dit  :  Je  n'ai  point  absous  généralement  les  excommuniés, 
comme  disent  quelques-uns  ;  car  il  est  certain  que  personne  ne  peut 
être  absous  sans  pénitence  et  satisfaction.  Je  n'ai  point  rétabli  les 
guibertins;  au  contraire,  je  confirme  la  sentence  que  l'Église  a  pro- 
noncée contre  eux. 

Le  cinquième  jour,  le  Pape  raconta  à  tout  le  concile  comment  il 
,  avait  été  pris  par  le  roi  Henri,  avec  des  évêques,  des  cardinaux  et 
"^  beaucoup  d'autres  personnes;  et  comment  il  avait  été  forcé,  contre 
sa  résolution,  pour  la  délivrance  des  prisonniers,  pour  la  paix  du 
peuple  et  la  liberté  de  l'Église,  de  donner  au  roi,  par  écrit,  une  con- 
cession des  investitures,  qu'il  avait  lui-même  souvent  défendues. 
J'ai  fait  jurer,  ajouta-t-il,  par  les  évêques  et  les  cardinaux,  que  je 
n'inquiéterais  plus  le  roi  à  ce  sujet,  et  que  je  ne  prononcerais  point 
d'anathème  contre  lui.  Or,  quoique  le  roi  Henri  ait  mal  observé  son 
serment,  toutefois  je  ne  l'anathématiserai  jamais,  et  ne  l'inquiéterai 
jamais  au  sujet  des  investitures;  lui  et  les  siens  aurontDieu  pour  juge 
d'avoir  rejeté  nos  avertissements.  Mais  quant  à  l'écrit  que  j'ai  fait  par 
contrainte,  sans  le  conseil  de  mes  frères  et  sans  leurs  souscriptions, 
je  reconnais  qu'il  a  été  mal  fait,  et  je  désire  qu'il  soit  corrigé,  lais- 
sant la  manière  de  la  correction  au  jugement  de  cette  assemblée,  afin 
que  l'Église  ni  mon  âme  n'en  souffrent  aucun  préjudice.  Tout  le 
concile  résolut  que  les  plus  sages  et  les  plus  savants  d'entre  eux 
délibéreraient  mûrement  sur  ce  sujet,  pour  rendre  leur  réponse  le 
lendemain. 

Le  sixième  jour  du  concile,  qui  fut  le  dernier,  le  Pape  commença 
par  se  purger  du  soupçon  d'hérésie,  dont  on  accusait  ceux  qui  approu- 
vaient les  investitures,  et,  pour  cet  effet,  il  fit  sa  profession  de  foi  en 
présence  de  tout  le  concile.  Il  y  déclara  qu'il  recevait  toutes  les 
saintes  Écritures,  tant  de  l'Ancien  que  du  Nouveau  Testament,  les 
quatre  premiers  conciles  généraux  et  le  concile  d'Antioche,  les  dé- 
crets des  Papes,  et  principalement  de  Grégoire  VH  et  d'Urbain  H. 
J'approuve,  ajoute-t-il,  ce  qu'ils  ont  approuvé,  je  condamne  ce  qu'ils 
ont  condamné,  je  défends  tout  ce  qu'ils  ont  défendu,  et  je  persévé- 
rerai toujours  dans  ces  sentiments. 
Ensuite  Gérard  d'Angoulême  se  leva  au  milieu  de  l'assemblée;  et, 

1  Baron.,  1112. 


à  1125  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  57 

avec  l'approbation  du  Pape  et  du  concile,  lut  la  sentence  suivante  : 
Nous  tous,  assemblés  en  ce  saint  concile,  condamnons,  de  l'autorité 
de  l'Église,  par  une  censure  canonique  et  par  le  jugement  de  TEsprit- 
Saint,  le  privilège  que  la  violence  de  Henri  a  extorqué  du  Pape,  et 
qui  est  moins  un  privilège  qu'un  pravilége.  Nous  défendons,  sous 
peine  d'excommunication,  de  lui  donner  aucune  force  ni  aucune 
autorité.  Nous  le  condamnons  ainsi,  parce  qu'il  est  défendu  dans  ce 
privilège  de  consacrer  celui  qui  a  été  canoniquement  élu  par  le  peu- 
ple et  par  le  clergé,  à  moins  qu'il  n'ait  auparavant  reçu  l'investiture 
du  roi  :  ce  qui  est  contraire  au  Saint-Esprit  et  aux  règlements  des 
canons. 

Après  cette  lecture,  tout  le  monde  s'écria  :  Amen  !  Amen!  Ainsi 
soit-il  !  Ainsi  soit-il  !  Ce  décret  fut  souscrit  par  tous  les  assistants. 
Deux  évêques,  saint  Brunon  de  Segni  et  Jean  de  Tusculum,  et  deux 
cardinaux,  quoiqu'ils  fussent  à  Rome,  n'assistèrent  pas  au  concile; 
mais  ensuite,  ayant  lu  la  condamnation  du  privilège,  ils  y  souscrivi- 
rent comme  les  autres.  L'évêque  d'Angoulême,  avec  un  cardinal,  fut 
chargé  de  demander  à  l'empereur  la  renonciation  aux  investitures, 
et,  en  cas  de  refus,  de  lui  notifier  la  sentence  du  concile.  Gérard  exé- 
cuta sa  commission  avec  une  éloquence  et  une  intrépidité  merveilleu- 
ses :  le  chancelier  lui  servit  d'interprète  devant  l'empereur  ;  toute  la 
cour  impériale  en  fut  dans  le  tumulte  ;  l'archevêque  de  Cologne,  chez 
qui  logeait  Gérard  et  qui  avait  été  son  disciple  en  France,  craignait 
pour  sa  vie,  et  lui  dit  :  Maître,  vous  avez  causé  un  grand  scandale 
dans  notre  cour.  A  vous  le  scandale,  répliqua  Gérard,  à  moi  l'Evan- 
gile !  Cependant  l'empereur  finit  par  congédier  l'évêque  Gérard  avec 
de  grands  présents  *. 

Il  est  probable  que  ce  fut  par  ces  deux  légats  que  le  Pape  envoya 
une  lettre,  adressée  à  l'empereur  Henri  et  à  ses  successeurs,  où  il 
dit  :  La  loi  divine  et  les  saints  canons  défendent  aux  évêques  de  s'oc- 
cuper d'affaires  séculières  ou  d'aller  à  la  cour,  si  ce  n'est  pour  déli- 
vrer les  condamnés  et  les  autres  qui  souffrent  oppression.  Mais  dans 
votre  royaume,  on  contraint  les  évêques  et  les  abbés  mêmes  à  porter 
les  armes;  ce  qui  ne  se  fait  guère  sans  commettre  des  pillages,  des 
sacrilèges,  des  incendies  et  des  homicides.  Les  ministres  de  l'autel 
sont  devenus  les  ministres  de  la  cour,  parce  qu'ils  ont  reçu  des 
rois  des  villes,  des  tours,  des  duchés,  des  marquisats,  des  droits  de 
monnaie  et  d'autres  biens  appartenant  à  l'État  ;  d'oii  est  venue  la 
coutume  de  ne  point  sacrer  les  évêques  qu'ils  n'aient  reçu  l'investi- 
ture de  la  main  du  roi.  Même  du  vivant  des  évêques,  on  a  donné 

»  Labbe,  Biblioth.  nova,  t.  2,  p.  269. 


58  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

Finvestiture  à  d^autres.  Ces  désordres  et  d'autres  en  grand  nombre 
ont  excité  nos  prédécesseurs,  Grégoire  et  Urbain  II,  d'heureuse  mé- 
moire, à  condamner  en  plusieurs  conciles  ces  investitures  par  la 
main  laïque,  sous  peine  de  déposition  pour  ceux  qui  les  reçoivent, 
et  d'excommunication  pour  ceux  qui  les  donnent,  et  cela  d'après  ce 
canon  des  apôtres  :  Si  quelqu'un,  se  servant  des  puissances  du  siècle, 
obtient  par  elles  une  église,  il  sera  déposé  et  excommunié,  ainsi  que 
tous  ceux  qui  communiquent  avec  lui.  Nous  donc,  marchant  sur 
leurs  traces,  nous  confirmons  leur  sentence  dans  le  concile  des  évê- 
ques.  En  conséquence,  nous  avons  ordonné  qu'on  vous  laissât,  à 
vous,  notre  cher  fils  Henri,  qui  êtes  maintenant,  par  notre  ministère, 
empereur  romain,  et  à  votre  royaume,  tous  les  droits  royaux  qui 
manifestement  appartenaient  au  royaume  du  temps  de  Charles,  de 
Louis,  d'Otton  et  de  vos  autres  prédécesseurs.  Nous  défendons  aussi 
aux  abbés  d'usurper  les  droits  royaux,  ni  de  les  exercer  que  du  con- 
sentement des  rois  ;  mais  les  églises,  avec  leurs  oblations  et  leurs 
domaines,  demeureront  libres,  comme  vous  avez  promis  à  Dieu  au 
jour  de  votre  couronnement.  Le  Pape  raconte  ensuite  la  manière 
dont  il  fut  arrêté  par  les  gens  de  l'empereur;  mais  la  lettre  ne  nous 
est  pas  parvenue  entière  *. 

Dans  le  même  temps,  on  tint,  dans  les  différentes  parties  de  l'É- 
glise, plusieurs  autres  conciles,  où  l'on  procéda  avec  plus  de  vigueur  ; 
non  content  de  déclarer  abusif  le  privilège  que  l'empereur  avait  extor- 
qué au  Pape,  on  anathématisa  l'empereur  lui-même.  Conon,  qui 
était  alors  légat  en  Palestine,  se  distingua  le  plus  par  son  zèle  à  venger 
les  outrages  faits  à  l'Église  en  la  personne  de  son  chef.  Il  avait  été 
un  des  premiers  solitaires  ou  chanoines  de  la  forêt  d'Arouaise.  Son 
mérite  le  fit  ensuite  élever  à  l'évêché  de  Préneste,  et  Pascal  l'avait 
envoyé  comme  légat  dans  le  royaume  de  Jérusalem.  Dès  qu'il  eut 
appris  ce  qui  s'était  passé  à  Rome,  la  perfidie  avec  laquelle  le  Pape 
avait  été  trahi,  les  indignes  traitements  qu'avaient  soufferts  les  cardi- 
naux, etles  violences  qu'on  avait  exercées  contre  la  noblesse  romaine, 
il  assembla  un  concile  à  Jérusalem,  où,  d'après  l'avis  de  cette  église, 
il  prononça  une  sentence  d'excommunication  contre  l'empereur,  au- 
teur de  ces  attentats  ;  puis,  volant  au  secours  de  l'Église,  il  se  mit  en 
marche  pour  retourner  à  Rome,  et,  sur  la  route,  il  assembla  des  con- 
ciles en  Grèce,  en  Hongrie,  en  Saxe,  en  Lorraine  et  en  France  2. 

Gui,  archevêque  de  Vienne  et  légat  du  Saint-Siège,  tint  à  ce  même 
sujet  un  concile,  où  se  trouvèrent,  entre  autres  évêques,  saint  Hugues 
de  Grenoble  et  saint  Godefroi  d'Amiens.  On  y  porta  le  décret  sui- 

1  Epist.  Tl.  Labhe,  t.  10.  —  2  Uisperg.,  an.  1116. 


à  1125  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  ,   59 

vant  :  Nous  jugeons,  suivant  l'autorité  de  l'Église  romaine,  que  Tin- 
vestiture  des  évêchés,  des  abbayes  et  de  tous  les  biens  ecclésiastiques, 
de  la  main  laïque,  est  une  hérésie.  Nous  condamnons,  par  la  vertu 
du  Saint-Esprit,  l'écrit  ou  le  privilège  que  Henri,  roi  des  Teutons,  a 
extorqué  par  violence  au  seigneur  pape  Pascal  ;  nous  le  déclarons 
nul  et  odieux.  Nous  excommunions  ce  roi  qui,  venant  à  Rome  sous 
ombre  d'une  paix  simulée,  après  avoir  promis  au  seigneur  Pape, 
par  serment,  la  sûreté  de  sa  personne  et  la  renonciation  aux  inves- 
titures, après  lui  avoir  baisé  les  pieds  et  la  bouche,  l'a  pris  en  tra- 
hison, comme  un  autre  Judas,  dans  la  Chaire  apostolique,  devant  le 
corps  de  saint  Pierre,  avec  les  cardinaux,  les  évêques  et  plusieurs 
autres  nobles  romains  ;  qui,  l'ayant  emmené  dans  son  camp,  l'a  dé- 
pouillé des  ornements  pontificaux,  traité  avec  mépris  et  dérision,  et 
a  extorqué  de  lui,  par  violence,  cet  écrit  détestable.  Nous  Tanathé- 
matisons  et  le  séparons  du  sein  de  l'Église,  jusqu'à  ce  qu'elle  re- 
çoive de  lui  une  pleine  satisfaction.  Saint  Hugues  de  Grenoble  fut  le 
principal  auteur  de  cette  excommunication. 

Ce  coup  était  d'autant  plus  hardi,  que  Vienne,  à  cause  du  royaume 
■de  Bourgogne,  appartenait  à  Henri,  et  que  ses  ambassadeurs  se 
trouvaient  au  concile  avec  des  lettres  favorables  du  Pape  ;  de  plus. 
Gui  de  Vienne  était  parent  de  l'empereur.  Ce  nonobstant,  le  concile 
écrivit  au  Pape  en  ces  termes  :  «  Nous  nous  sommes  assemblés  à 
Vienne,  suivant  l'ordre  de  votre  sainte  Paternité;  et  là,  aidés  par  la 
grâce  de  l'Esprit-Saint,  nous  avons  soigneusement  traité  des  inves- 
titures, de  la  capture  de  votre  personne  et  des  vôtres,  des  parjures 
du  roi  et  de  ce  très-mauvais  pacte  ou  privilège  qu'il  a  extorqué  de 
Votre  Majesté.  Il  s'y  est  trouvé  des  députés  du  roi,  avec  des  lettres 
adressées  à  lui,  de  votre  part,  où  vous  lui  témoignez  désirer  la  paix  et 
l'union  avec  lui  ;  et  le  roi  disait  qu'elles  lui  avaient  été  envoyées,  de 
votre  part,  depuis  le  concile  que  vous  avez  tenu  à  Rome  au  carême 
dernier.  Quoique  nous  en  fussions  surpris,  toutefois,  nous  sou- 
venant des  lettres  que  vous  nous  aviez  adressées,  à  votre  légat  Gé- 
rard d'Angoulême,  et  à  notre  humilité,  touchant  la  persévérance 
dans  la  justice  pour  éviter  la  ruine  de  l'Église  et  de  notre  foi,  nous 
avons  procédé  canoniquement.  En  conséquence,  sous  la  dictée  de 
l'Esprit-Saint,  nous  avons  jugé  que  toute  investiture  d'une  chose  de 
l'Église,  par  la  main  laïque,  est  une  hérésie.  Nous  avons  condamné 
cet  écrit  que  le  roi  a  extorqué  de  votre  simplicité.  Enfin,  nous  avons 
nommément,  solennellement  et  unanimement  anathématisé  le  roi 
lui-même, 

«  Et  maintenant,  seigneur  Père,  nous  supplions  Votre  Majesté  de 
confirmer  solennellement,  par  l'autorité  apostolique,  ce  que  nous 


60  HISTOIRE  DNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.— De  1106 

avons  fait  pour  la  foi  de  la  sainte  Église,  pour  Thonneur  de  Dieu  et 
le  vôtre.  Daignez  nous  en  envoyer  des  preuves  par  des  lettres  pa- 
tentes, que  nous  puissions  nous  faire  passer  les  uns  aux  autres,  afin 
que  notre  joie  soit  complète.  Et  parce  que  la  plupart  des  seigneurs 
du  pays  et  presque  tout  le  peuple  sont  de  notre  sentiment,  enjoi- 
gnez-leur, pour  la  rémission  de  leurs  péchés,  de  nous  prêter  secours, 
s^il  est  besoin.  Nous  représentons  encore  à  Votre  Piété,  avec  le  res- 
pect convenable,  que,  si  vous  confirmez  notre  décret,  et  si  vous  vous 
abstenez  désormais  de  recevoir  de  ce  cruel  tyran,  ou  de  ses  envoyés, 
des  lettres  ou  des  présents,  et  même  de  leur  parler,  nous  serons, 
comme  nous  devons,  vos  fils  et  vos  fidèles  serviteurs.  IWais  si,  ce 
que  nous  ne  croyons  nullement,  vous  prenez  un  autre  chemin,  ce 
sera  vous.  Dieu  nous  en  préserve  !  qui  nous  rejetterez  de  votre 
obéissance.  »  Nonobstant  cette  menace,  le  Pape  confirma  les  décrets 
du  concile  de  Vienne  par  une  lettre  du  âO""^  d^octobre,  où  il  dit  ces 
paroles  :  Quand  la  tête  est  affligée  de  quelque  maladie,  tous  les 
membres  doivent  unir  tous  leurs  efforts  pour  Ten  délivrer  entiè- 
rement 1. 

Jean  ou  Josceran,  archevêque  de  Lyon,  successeur  de  Hugues, 
tint,  sur  le  même  sujet,  un  concile  dans  la  ville  d'Anse,  dont  nous 
n'avons  pas  les  actes.  Il  y  invita,  en  qualité  de  primat,  les  évêques 
de  la  province  de  Sens.  Mais  Tarchevêque  de  cette  ville,  qui  avait 
toujours  de  la  peine  à  reconnaître  la  primatie  de  Lyon,  principale- 
ment à  cause  que  Lyon  était  du  royaume  de  Bourgogne,  et  Sens  du 
royaume  de  France,  convoqua  séparément  ses  sutfragants;  et  ils 
adressèrent  une  lettre  synodique  à  l'archevêque  de  Lyon,  pour 
s'excuser  de  ce  qu'ils  ne  se  rendaient  pas  à  son  concile. 

Vous  nous  avez  invités,  disent-ils,  en  vertu  du  droit  de  votre  pri- 
matie, de  nous  trouver  à  votre  concile  d'Anse,  pour  y  traiter  de  la 
foi  et  des  investitures.  Ce  n'est  point  par  mépris  que  nous  ne  nous 
y  rendons  pas.  Nous  craignons  de  passer  les  bornes  marquées  par 
nos  pères.  Car  il  est  contre  les  anciennes  règles,  que  l'évêque  d'un 
premier  siège  invite  les  évêques  d'un  autre  à  un  concile  hors  de  leur 
province;  à  moins  que  le  Pape  ne  l'ordonne,  ou  qu'une  des  éghses 
de  la  province  n'en  appelle  au  primat  pour  une  cause  qui  n'aurait 
pu  être  terminée  dans  la  province.  D'ailleurs,  vous  voulez,  dans  ce 
concile,  traiter  des  investitures,  que  quelques-uns  mettent  au  nombre 
des  hérésies.  Par  là,  vous  découvrirez  plutôt  la  honte  de  votre  père, 
que  vous  ne  pourrez  la  couvrir  en  jetant  un  manteau  dessus.  Car  ce 
que  le  Pape  a  fait  pour  éviter  la  ruine  du  peuple,  la  nécessité  l'y  a 

<  Labbe.t.  10,  p.  784-786 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  61 

contraint,  et  la  volonté  n'y  a  point  eu  de  part.  Ce  qui  paraît  en  ce 
qu'aussitôt  après  être  sorti  du  danger  il  a  continué  de  défendre  ce 
qu'il  avait  défendu,  et  d'ordonner  ce  qu'il  avait  ordonné  auparavant, 
ainsi  qu'il  l'a  écrit  à  quelques-uns  de  nous,  quoique  le  danger  lui  ait 
fait  accorder  quelque  mauvais  écrit  à  des  hommes  pervers. 

C'est  ainsi  que  saint  Pierre  a  expié  la  faute  qu'il  avait  faite  en  re- 
niant son  Maître,  et  le  pape  Marcellin,  celle  qu'il  avait  commise  en 
donnant  de  l'encens  aux  idoles.  Que  si  le  Pape  ne  traite  pas  encore 
le  roi  des  Allemands  avec  la  sévérité  qu'il  mérite,  il  en  use  ainsi  par 
économie  et  suivant  l'avis  de  personnes  sages,  qui  conseillent  de 
courir  un  moindre  danger  pour  en  éviter  un  plus  grand.  Nous 
croyons  encore  qu'il  ne  convient  pas  que  nous  nous  trouvions  à  des 
conciles  où  nous  ne  pouvons  juger  et  condamner  les  personnes  dont 
il  s'agit.  Nous  voulons  nous  abstenir  de  parler  contre  le  Pape.  Si,  en 
accordant  les  investitures  au  roi  d'Allemagne,  il  paraît  avoir  fait 
quelque  chose  contre  ses  décrets  et  contre  ceux  de  ses  prédécesseurs, 
la  charité  filiale  nous  porte  à  l'excuser,  puisqu'il  l'a  fait  par  subrep- 
tion  et  par  nécessité. 

Quant  à  ce  que  quelques-uns  nomment  les  investitures  une  hé- 
résie, ils  se  trompent,  puisqu'il  n'y  a  pas  d'hérésie  qui  ne  soit  une 
erreur  dans  la  foi .  Or  l'investiture,  dont  on  fait  tant  de  bruit,  est 
dans  l'action,  dans  les  mains  de  celui  qui  donne  ou  qui  reçoit.  Les 
mains  peuvent  bien  faire  le  bien  ou  le  mal  ;  mais  elles  ne  peuvent 
croire  ni  errer  dans  la  foi.  Cependant,  si  un  laïque  était  assez  insensé 
pour  croire  qu'en  donnant  le  bâton  pastoral  il  donne  un  sacrement 
ou  une  chose  sacramentelle,  nous  le  jugeons  hérétique,  non  à  cause 
de  l'investiture  manuelle,  mais  à  cause  de  sa  présomption.  Néan- 
moins, si  nous  voulons  appeler  les  choses  par  leur  nom,  on  peut 
dire  que  l'investiture  donnée  par  les  laïques  est  une  usurpation  sa- 
crilège des  droits  de  l'Eglise.  Il  faut  retrancher  ces  abus,  quand  on 
le  peut  sans  faire  un  schisme.  Quand  on  ne  le  peut  point  sans  causer 
un  schisme,  il  faut  souffrir  en  réclamant  avec  discrétion  *. 

Cette  lettre  fut  écrite  au  nom  de  Daimbert  de  Sens,  d'Yves  de 
Chartres,  de  Gualon  de  Paris,  de  Jean  d'Orléans  et  des  autres  évê- 
ques  de  la  métropole  de  Sens.  On  y  reconnaît  le  style  et  les  senti- 
ments d'Yves  de  Chartres  touchant  les  investitures. 

L'archevêque  de  Lyon  fit  à  cette  lettre  une  réponse  qu'il  adressa 
à  Daimbert  de  Sens.  Il  lui  marque  d'abord  qu'il  n'a  point  prétendu 
l'appeler  hors  de  sa  province,  puisque  le  concile  était  indiqué  dans 
la  première  Lyonnaise,  qui  n'est  point  une  province  étrangère  aux 

1  Labbe,  t.  10,  p.  786. 


62~  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

autres  Lyonnaises;  que  les  primats  ont  droit  de  convoquer  des  con- 
ciles dans  rétendue  de  leur  primatie,  comme  les  métropolitains  dans 
le  district  de  leurs  provinces. 

Il  ajoute  :  Nous  ne  pouvons  assez  admirer  par  quelle  raison  vous 
prétendez  soustraire  plusieurs  personnes  au  jugement  de  TÉglise. 
Si  vous  mettez  de  ce  nombre  les  rois  et  les  empereurs,  nous  vous 
renvoyons  au  grand  Constantin.  Blâmez-vous  la  conduite  de  saint 
Ambroise,  qui  a  excommunié  l'empereur  Théodose?  Faites-vous  le 
procès  à  Grégoire  VII,  qui  a  condamné  le  roi  Henri  pour  ses  crimes? 
Vous  avez  tort  de  craindre  que  nous  ne  découvrions  la  honte  de  no- 
tre père  ;  mais  plût  à  Dieu  qu'il  souffrît  lui-même  que  nous  cachas- 
sions cet  opprobre,  ainsi  que  nous  le  voudrions  bien.  Vous  dites 
que  les  temps  sont  fâcheux,  que  les  ennemis  de  TÉglise  sont  en  grand 
nombre,  pour  en  conclure  qu'il  ne  faut  rien  faire  !  C'est  comme  si 
vous  nous  exhortiez  à  être  courageux  contre  les  lâches  et  à  être  ti- 
mides contre  ceux  qui  résistent,  à  être  hardis  dans  la  paix  et  à  fuir 
dans  la  guerre. 

Quant  à  ce  que  vous  trouvez  mauvais  qu'on  compte  les  investitu- 
res au  nombre  des  hérésies,  vous  ne  me  paraissez  pas  assez  bien 
prouver  ce  que  vous  avancez  à  ce  sujet  :  car,  quoique  la  foi  catholique 
et  l'erreur  en  matière  de  foi  soient  dans  le  cœur,  cependant  nous 
ne  laissons  pas  de  distinguer  le  catholique  de  l'hérétique  par  les 
œuvres  ;  et  quoique,  à  proprement  parler,  l'investiture  extérieure  ne 
soit  pas  une  hérésie,  il  est  indubitable  que  c'en  est  une  de  croire  et 
de  soutenir  que  les  investitures  soient  licites  ^. . 

Geoffroi,  abbé-cardinal  de  Vendôme,  ayant  appris  ce  qui  s'était 
passé,  écrivit  au  Pape  avec  une  grande  liberté.  Vous  savez.  Saint 
Père,  lui  dit-il,  que  la  barque  de  Pierre  a  porté  en  même  temps  Pierre 
et  Judas;  et  que,  tandis  qu'elle  a  eu  Judas,  elle  a  toujours  été  tour- 
mentée de  la  tempête,  et  n'a  joui  du  calme  qu'en  rejetant  Judas  de 
son  sein.  Or,  puisqu'un  autre  Judas  s'élève  de  nos  jours  contre  l'E- 
glise pour  lui  enlever  sa  foi,  sa  chasteté  et  sa  liberté,  il  faut  que  la 
foi  de  saint  Pierre,  qui  n'est  point  sujette  à  se  tromper,  brille  encore 
dans  son  Siège  et  défende  sa  barque  du  naufrage.  Ensuite,  après  un 
bel  éloge  du  courage  de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul,  qui  sont,  dit- 
il,  à  présent  dans  la  gloire,  où  ils  attendent  leurs  successeurs,  l'abbé 
de  Vendôme  ajoute  :  Que  celui  qui  est  aujourd'hui  assis  sur  leur 
Siège,  et  qui,  faute  d'imiter  leur  courage,  s'est  rendu  indigne  de  leur 
honneur,  efface  ses  péchés  par  ses  larmes,  comme  un  autre  Pierre  ; 
qu'il  corrige  ce  que  la  crainte  de  la  mort  et  la  faiblesse  de  la  chair  lui 

1  Labbe,  t.  10,  p.  790. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  63 

ont  fait  faire.  S'il  dit  qu'il  n'a  rien  fait  que  pour  sauver  la  vie  de  ses 
enfants,  c'est  une  vaine  excuse,  puisque,  loin  de  les  sauver,  il  a  mis 
obstacle  à  leur  salut.  Geoffroi  ajoute  que  celui  qui  accorde  ou  com- 
mande les  investitures  détruit  la  foi,  la  chasteté  et  la  liberté  de  l'É- 
glise ;  et  que,  s^il  ne  se  corrige,  il  ne  doit  pas  être  regardé  comme  un 
membre  du  corps  de  l'Église,  fût-il  un  pasteur.  C'était  dire  au  Pape 
que,  s'il  ne  révoquait  le  privilège  des  investitures,  on  le  regarderait 
comme  un  membre  retranché  de  l'Église  *. 

Hildebert,  évêque  du  Mans,  écrivit  avec  un  zèle  plus  respectueux 
et  fit  paraître,  à  Toccasion  de  la  détention  du  Pape  et  de  ce  qui  s'é- 
tait ensuivi,  son  tendre  attachement  pour  le  Saint-Siège.  Dès 
qu'il  eut  appris  que  Pascal  était  prisonnier,  il  écrivit  en  ces  termes 
à  un  de  ses  amis  :  Que  les  yeux  de  ceux  que  la  charité  rend  sensibles 
à  la  douleur  de  leur  chef  versent  des  larmes.  La  pourpre  des  mar- 
tyrs orne  encore  l'Église  dans  sa  vieillesse.  La  fureur  des  persé- 
cuteurs renaît,  et,  par  la  mort  précieuse  des  enfants  de  Dieu,  elle 
semble  vouloir  éteindre  les  restes  du  monde.  Rome  et  le  Siège  apo- 
stolique sont  en  proie  au  pillage  et  à  la  cruauté  des  Allemands.  Le 
Pape  est  conduit  en  captivité,  et  la  tiare  pontificale  est  foulée  aux 
pieds  des  méchants  ;  la  Chaire  de  la  sainteté,  à  laquelle  toutes  les  na- 
tions étaient  soumises,  est  renversée  ;  notre  chef  est  coupé,  et  les  au- 
tres membres  du  corps  ne  se  dessèchent  point  de  douleur  !  Le  géné- 
ral de  l'armée  du  Christ  est  prisonnier  :  comment  le  soldat  tiendra-t-il 
ferme  ?  Bon  Jésus,  où  est  la  vérité  de  votre  promesse,  si  vous  ne  de- 
meurez pas  éternellement  avec  votre  Église,  ou  qu'a  servi  votre  prière, 
si  la  foi  de  Pierre  vient  à  défaillir  ?  Confirmez,  Seigneur,  confirmez 
la  foi  de  votre  Église,  pour  laquelle  vous  avez  prié. 

Hildebert,  parlant  dans  la  même  lettre  de  l'empereur  Henri,  dit 
que  ce  prince  a  rendu  son  nom  fameux  par  deux  grands  prodiges, 
ou  plutôt  par  deux  grands  crimes,  qu'on  n'a  jamais  vus  réunis  que 
dans  lui  seul  :  car,  ajoute-t-il,  où  trouver  quelque  autre  qui  ait  fait 
prisonnier  et  son  père  spirituel,  et  son  père  selon  la  chair  ?  Heureux 
le  pape  Pascal,  qui  a  si  dignement  gouverné  le  Siège  apostolique, 
qu'il  a  mérité  de  souffrir  comme  les  apôtres  !  On  n'est  pas  membre 
d'un  tel  chef,  on  n'est  pas  fils  d'un  tel  père  quand  on  ne  souffre  pas 
avec  lui  et  qu'on  ne  ressent  pas  les  outrages  qui  lui  sont  faits  2. 

Ce  saint  évêque  du  Mans  n'en  demeura  pas  là.  Ayant  appris  que 
plusieurs  catholiques  se  soulevaient  contre  le  pape  Pascal  au  sujet 
des  investitures  qu'il  avait  accordées,  il  écrivit  une  apologie  pour  la 
défense  du  souverain  Pontife.  Après  avoir  donné  de  grandes  louanges 

'  L.  1,  epist.  7,  t.  3.  Opéra  Sirmond.  — '  L.  2,  epist.  21. 


64  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIL—  De  1106 

à  Pascal,  il  ajoute  :  Mais  comme  le  monde  n'est  que  malice  et  qu^il  y 
a  des  esprits  envieux  et  des  cœurs  pleins  d'amertume,  on  ne  man- 
quera pas  de  me  dire  :  Vous  élevez  jusqu'au  ciel  celui  que  nous 
avons  vu  trembler  avant  le  combat,  se  rendre  plutôt  que  de  donner 
son  sang,  faire  un  traité  honteux  avec  l'ennemi,  déserter,  quitter  les 
armes  et  aller  se  cacher.  Le  courageux  athlète,  qui  ne  sait  ni  com- 
battre ni  vaincre  !  Tâchons  de  confondre  les  ennemis  de  la  justice,  qui 
tiennent  ces  discours.  Si  le  pape  Pascal  s'est  hvré  aux  impies  pour 
la  justice  et  pour  l'Église,  s'il  a  présenté  sa  tête  au  glaive,  qu'a-t-il 
pu  faire  de  plus  saint  et  de  plus  courageux?  A-t-on  jamais  accusé 
un  capitaine  de  lâcheté,  parce  qu'il  s'est  exposé  aux  coups  pour  ses 
soldats  ?  Si  le  Pape  a  cédé  dans  la  suite  ;  s'il  a  paru  fuir,  afin  d'arrê- 
ter la  main  levée  pour  frapper  ses  citoyens  ;  s'il  a  suspendu  ses  coups 
en  accordant  ce  qu'on  demandait,  en  faisant  une  trêve  jusqu'à  ce 
qu'il  eût  réparé  les  murs  de  la  ville  et  dressé  ses  machines,  qu'y 
a-t-il  de  plus  prudent?  Hildebert  loue  ensuite  le  Pape  de  ce  qu'ayant 
voulu  renoncer  au  souverain  pontificat  il  n'avait  remonté  sur  son 
Siège  qu'après  y  avoir  été  contraint  par  les  prières  et  les  larmes  du 
clergé  et  du  peuple  romains.  Touchant  les  investitures  accordées  par 
Pascal,  il  dit  qu'il  est  de  la  prudence  de  celui  qui  gouverne  de  por- 
ter ou  d'abroger  les  lois  selon  les  conjonctures;  que  nous  devons  in- 
terpréter en  bonne  part  ce  que  font  les  supérieurs,  quand  nous  ne 
savons  pas  pourquoi  ils  le  font;  que  ce  n'est  point  aux  brebis  à  re- 
prendre le  pasteur  ;  qu'après  tout^  le  pape  Pascal  a  annulé,  dès  qu'il 
a  été  libre,  ce  qu'il  avait  fait  par  force  dans  les  fers,  et  qu'il  avait 
paru  comme  un  athlète,  lequel,  après  avoir  reçu  quelques  blessures, 
retourne  au  combat  avec  plus  de  courage  et  plus  de  précaution  *. 

Yves  de  Chartres  écrivit  aussi  au  Pape  une  lettre  pour  lui  marquer 
la  part  qu'il  prenait  aux  outrages  qu'il  avait  reçus,  et  l'assurer  qu'il 
n'avait  cessé  de  s'adresser  à  celui  qui  avait  soutenu  Pierre  marchant 
sur  les  flots,  et  délivré  Paul  trois  fois  du  naufrage,  pour  le  prier  de 
calmer  au  plus  tôt  la  violente  tempête  qui  s'était  élevée  contre  la 
barque  de  saint  Pierre  ^. 

L'épiscopat  tout  entier  se  levait  ainsi  comme  un  seul  homme,  en 
Italie  et  en  France,  pour  venger  l'Église  et  son  chef  contre  les  ou- 
trages du  roi  des  Allemands.  En  Allemagne  même  on  vit  quelque 
chose  de  plus  surprenant  encore. 

L'homme  qui  avait  toute  la  confiance  de  l'empereur  Henri  V,  et 
qui,  plus  que  tout  autre,  l'avait  poussé  à  persécuter  l'Église  romaine 
et  à  jeter  le  Pape  dans  les  fers,  c'était  le  chancelier  Albert.  En  1 H  J , 

1  L.  2,  epist.  22.  —  «  Yvon.  epist.  227. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  6S 

il  reçut,  pour  salaire  de  son  iniquité,  l'archevêché  de  Mayence  ;  mais, 
en  lu 2,  voyant  que  le  privilège  extorqué  au  Pape  était  condamné 
de  tout  le  monde,  et  l'empereur  excommunié  par  Tarchevêque  de 
Vienne  et  par  la  plupart  des  autres  évêques,  Albert  devint  tout  à 
coup  un  autre  homme.  Il  se  déclara  pour  TÉglise  contre  Pempereur. 
Celui-ci,  l'ayant  découvert,  le  fit  arrêter  dès  la  même  année,  et  le 
retint  trois  ans  dans  une  étroite  et  dure  prison. 

A  la  Toussaint  1115,  l'empereur  indiqua  une  cour  plénière  à 
Mayence.  Les  citoyens,  profitant  de  l'occasion,  vinrent  tout  d'un 
coup  en  armes  environner  le  palais  ;  quelques-uns  même  se  jetèrent 
dans  la  cour  en  ■  furie,  et  tous  demandèrent  avec  de  grands  cris  la 
liberté  de  leur  prélat.  L'empereur  fut  obligé  de  leur  promettre  ce 
qu'ils  demandaient  et  d'en  donner  des  otages,  puis  il  sortit  de  la 
ville.  Peu  de  jours  après,  il  rendit  la  liberté  à  l'évêque,  qui  était  si 
exténué  des  mauvais  traitements  qu'il  avait  soufferts  dans  sa  prison, 
qu'il  ne  lui  restait  que  la  peau  et  les  os.  Albert  se  rendit  à  Cologne, 
pour  être  sacré  par  le  légat  Dietrich  ;  mais  ce  prélat  étant  mort  en 
chemin,  il  fut  sacré  au  même  lieu,  le  jour  de  Saint-Étienne,  26  dé- 
cembre 1115,  par  saint  Otton,  évêque  de  Bamberg*. 

La  Grèce  elle-même  prit  fait  et  cause  pour  le  chef  de  l'Église. 
L'empereur  Alexis  de  Constantinople,  ayant  appris  ce  qui  s'était 
passé  entre  le  Pape  et  l'empereur  Henri,  envoya  à  Rome  une  am- 
bassade de  personnes  considérables,  pour  témoigner  qu'il  était 
sensiblement  affligé  de  la  détention  du  Pape  et  des  mauvais  traite- 
ments qu'il  avait  soufferts.  Il  louait  et  remerciait  les  Romains  d'avoir 
résisté  à  Henri,  et  ajoutait  que,  s'il  les  trouvait  aussi  bien  disposés 
qu'on  le  lui  avait  mandé,  il  irait  à  Rome  lui-même,  ou  son  fils  Jean, 
recevoir  la  couronne  de  la  main  du  Pape,  comme  les  anciens  empe- 
reurs. Les  Romains  lui  mandèrent  par  ses  ambassadeurs  qu'ils  étaient 
prêts  à  le  recevoir  ;  et  au  wois  de  mai  de  la  même  année  1412,  ils 
choisirent  environ  six  cents  hommes,  qu'ils  envoyèrent  à  l'empereur 
pour  le  conduire.  Avec  eux  l'abbé  du  Mont-Cassin,  où  ils  se  réuni- 
rent, envoya  ses  députés  pour  offrir  à  Fempereur  ses  services  et  la 
communauté  de  prières.  L'empereur  de  Constantinople  le  mit  dès 
lors  au  nombre  de  ses  amis,  et  lui  manda  de  venir  à  sa  rencontre 
jusqu'à  Durazzo,  pour  l'accompagner  à  Rome,  lorsqu'il  irait  y  rece- 
voir la  coOTonne  impériale  2.  :   ' 

On  ne  voit  pas  que  cette  négociation  ait  eu  aucune  suite.  Seule- 
ment l'empereur  Alexis  demeura  en  communion  de  prières  avec  les 
religieux  du  Mont-Cassin,  auxquels  il  envoyait  souvent  des  présents  en 


»  Ursp.,  an.  1115.  —2  Chron.  Cass.,  1.  4,  c.  48. 

XV. 


i 


6ô  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIl.  —  De  1106 

rhonneur  de  saint  Benoît.  Il  étendait  même  ses  libéralités  sur  beau- 
coup d'autres  églises  d'Occident,  même  dans  les  Gaules.  Dans  le 
nombre  était  lede  monastère  Clugni,  auquel  il  soumit  le  monastère 
de  Civitot  dans  la  Bithynie.  On  voit,  par  tous  ces  faits,  que  l'empe- 
reur Alexis  Comnène  était  sincèrement  catholique  et  dans  la  com- 
munion de  rÉglise  romaine.  On  doit  en  dire  autant  de  Jean  Comnène, 
son  fils  et  son  successeur  ;  car  il  existe  une  lettre  où  Tabbé  de  Clugni 
le  reçoit  en  communion  de  prières  et  de  bonnes  œuvres  de  sa  con- 
grégation, à  l'égal  des  rois  de  France,  d'Angleterre,  d'Espagne,  de 
Germanie,  de  Hongrie,  et  des  empereurs  romains  eux-mêmes  *. 

L'empereur  Alexis,  dans  plus  d'une  occasion,  montra  un  grand 
zèle  pour  la  vraie  foi.  Depuis  longtemps  une  nouvelle  secte  de  ma- 
nichéens répandait  le  venin  de  son  hérésie  dans  l'empire  grec.  Leur 
chef  était  Basile,  Bulgare  de  nation.  Sa  secte  prenait  le  nom  debo- 
gomiles,  qui,  dans  la  langue  slavonne,  qu'on  parlait  en  Bulgarie, 
désignait  ceux  qui  implorent  la  miséricorde  de  Dieu,  parce  qu'ils 
murmuraient  toujours  quelque  prière.  Ils  rejetaient  les  livres  de 
Moïse  et  le  Dieu  dont  il  y  est  parlé  ;  cependant  ils  avaient  pour- le 
psautier  une  grande  estime.  Quoique,  pour  séduire  les  simples,  ils 
feignissent  de  croire  au  Père,  au  Fils  et  au  Saint-Esprit,  ils  ne  con- 
fessaient la  Trinité  que  de  paroles,  attribuant  au  Père  seul  tous  les 
trois  noms,  et  disant  que  le  Fils  et  le  Saint-Esprit  n'existaient  que 
depuis  l'an  du  monde  5500.  Selon  eux,  le  Père  avait  engendré  le 
Fils,  le  Fils  le  Saint-Esprit,  et  le  Saint-Esprit  Judas  le  traître  et  les 
onze  apôtres.  Outre  ce  fils,  Dieu  en  avait  eu  auparavant  un  autre, 
nommé  Satanaël,  qui,  s'étant  révolté  contre  Dieu  avec  les  anges,  fut 
chassé  du  ciel  ;  il  fit  un  second  ciel  pour  lui  servir  de  demeure,  créa 
le  firmament  et  le  reste  des  créatures  visibles,  trompa  Moïse,  le  peuple 
juif,  et  lui  donna  la  loi  :  c'est  ce  Satanaël  dont  Jésus-Ghrist  est  venu 
détruire  la  puissance  ;  il  l'a  en  effet  renfermé  dans  l'enfer,  et,  ayant 
retranché  une  syllabe  de  son  nom,  qui  était  angélique,  il  a  voulu 
qu'il  s'appelât  Satanas.  Les  bogomiles  disaient  que  l'incarnation  du 
Verbe,  sa  vie  sur  la  terre,  sa  mort,  sa  résurrection  n'avaient  été 
qu'en  apparence  et  un  jeu  pour  tromper  Satanaël  ;  c'est  pourquoi 
ils  avaient  la  croix  en  horreur.  Ils  rejetaient  aussi  l'Eucharistie,  l'ap- 
pelant le  sacrifice  des  démons,  et  ne  reconnaissaient  d'autre  commu- 
nion que  de  demander  le  pain  quotidien  en  disant  le  Pater.  Ils  ne 
recevaient  point  d'autre  prière,  traitant  tout  le  reste  de  multitude  de 
paroles  qui  ne  sied  qu'aux  païens.  Ils  condamnaient  tous  les  temples 
matériels,  disant  que  c'était  l'habitation  des  démons,  à  commencer 

*  Apud  Baron.,  an.  1118  et  1119. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  «7 

par  le  temple  de  Jérusalem:  aussi  ne  priaient-ils  jamais  dans  les 
églises.  Ils  rejetaient  les  saintes  images  et  les  traitaient  d^idoles  ; 
comptaient  pour  réprouvés  les  évoques  et  les  Pères  de  l'Église, 
comme  adorateurs  de  ces  idoles  ;  traitaient  de  faux  prophètes  saint 
Basile,  saint  Grégoire  de  Nazianze  et  les  autres.  Entre  les  empereurs, 
ils  ne  tenaient  pour  orthodoxes  que  les  iconoclastes,  particulière- 
ment Copronyme. 

Ils  traitaient  tous  les  catholiques  de  pharisiens  et  de  saducéens,  et 
les  gens  de  lettres  de  scribes,  à  qui  il  ne  fallait  pas  communiquer 
leur  doctrine.  Les  deux  démoniaques  qui  habitaient  dans  des  sépul- 
cres signifiaient,  selon  eux,  les  deux  ordres  du  clergé  et  des  moines, 
logés  dans  les  églises  où  Ton  garde  les  os  de  morts,  c'est-à-dire  les 
reliques.  Les  moines  étaient  encore,  selon  eux,  les  renards  qui  ont 
leurs  tanières  ;  et  les  stylites,  logés  en  Tair  sur  des  colonnes,  étaient 
les  oiseaux  qui  ont  leurs  nids,  et  que  Dieu  nourrit  :  car  c'est  ainsi 
que  les  bogomiles  prouvaient  leur  doctrine  par  des  passages  de 
l'Ecriture  tournés  en  allégories  arbitraires.  Fondés  sur  ces  paroles  : 
Sauvez  votre  vie  par  toute  sorte  de  moyens,  qu'ils  avaient  ajoutées 
à  l'Évangile,  ils  se  croyaient  permis  tout  ce  qui  pouvait  la  sauver, 
par  conséquent  de  dissimuler  leur  mauvaise  doctrine  ;  ce  qui  les  ren- 
dait très-difficiles  à  découvrir.  Leur  habit,  semblable  à  celui  des 
moines,  servait  encore  à  les  cacher  et  leur  donnait  moyen  de  s'insi- 
nuer plus  facilement  pour  communiquer  leurs  erreurs.  Ils  condam- 
naient le  mariage  et  défendaient  l'union  des  sexes,  comme  s'ils  n'a- 
vaient point  eu  de  corps.  Us  défendaient  de  manger  de  la  chair  ni 
des  œufs,  ordonnaient  de  jeûner  tous  les  mercredis  et  les  vendredis  ; 
mais  quand  quelqu'un  les  invitait  à  manger  ces  jours-là,  ils  man- 
geaient et  buvaient  comme  des  éléphants  :  ce  qui  faisait  juger  qu'ils 
n'étaient  pas  plus  retenus  dans  le  reste.  La  princesse  Anne  Comnène 
dit  qu'elle  eût  voulu  exposer  leur  hérésie,  mais  que  la  pudeur  et  la 
bienséance  de  son  sexe  l'en  empêchent,  pour  ne  pas  souiller  sa 
langue  *. 

Son  père,  l'empereur  Alexis,  voulut  s'en  instruire  par  lui-même 
et  en  arrêter  les  progrès.  Il  se  fit  amener  plusieurs  bogomiles.  Tous, 
ils  lui  dirent  que  leur  chef  était  Basile,  qui,  suivi  de  douze  disciples 
qu'il  nommait  ses  apôtres,  et  de  quelques  femmes,  allait  partout 
semant  sa  doctrine.  Suivant  Zonare,  il  avait  été  quinze  ans  à  la  com- 
poser, et  l'enseignait  depuis  cinquante-deux  ans.  L'empereur  le  fit 
si  bien  chercher,  qu'on  le  trouva  enfin,  et  il  lui  fut  présenté.  C'était 
un  vieillard  de  grande  taille,  le  visage  mortifié,  la  barbe  claire,  vêtu 

^^^  Âxm.Comn.,  A lexîas. 


68-,  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

en  moine  comme  les  autres.  L^empereur  se  leva  de  son  siège  pour  le 
recevoir,  le  fit  asseoir  et  même  manger  à  sa  table,  feignant  de  vou- 
loir être  son  disciple,  lui  et  son  frère  Isaac  Comnène,  et  disant  qu'ils 
recevraient  tous  ses  discours  comme  des  oracles,  pourvu  qu'il  voulût 
bien  prendre  soin  du  salut  de  leurs  âmes.  Basile,  très-exercé  à  dissi- 
muler, résista  d'abord  ;  mais  il  se  laissa  surprendre  aux  flatteries  des 
deux  princes,  qui  jouaient  ensemble  cette  comédie.  Il  commença 
donc  à  expliquer  sa  doctrine  et  à  répondre  à  leurs  questions.  C'était 
dans  un  appartement  reculé  du  palais  ;  et  Tempereur  avait  placé, 
derrière  un  rideau,  un  secrétaire  qui  écrivait  tout  ce  que  disait  le 
vieillard.  Il  ne  dissimula  rien  et  expliqua  à  fond  toutes  ses  erreurs. 

Pendant  que  l'hérésiarque  triomphait  d'étaler  tant  d'impiétés, 
l'empereur  lève  le  masque  ;  et,  quittant  le  rôle  de  catéchumène,  il 
ouvre  la  porte  au  patriarche  Nicolas,  aux  principaux  du  clergé  et 
du  sénat,  qui  s'étaient  rendus  sans  bruit  dans  une  salle  voisine.  Ils 
entrent  avec  la  garde  impériale.  L'empereur  fait  lire  à  haute  voix 
toutes  les  horreurs  que  Basile  venait  de  débiter.  L'hérésiarque,  se 
voyant  pris  sur  le  fait,  cherche  sa  ressource  dans  l'impudence  ;  il  en- 
treprend de  justifier  ses  dogmes,  et  proteste  que,  pour  les  soutenir, 
il  est  prêt  à  souffrir  la  mort  la  plus  cruelle.  C'était  un  des  articles  de 
foi  des  bogomiles,  qu'ils  n'avaient  rien  à  craindre  des  plus  rigou- 
reux suppUces,  et  que,  fussent-ils  au  miheu  des  flammes,  les  anges 
s'empresseraient  de  les  en  délivrer  comme  les  trois  enfants  de  la 
fournaise  de  Babylône.  Basile  demeura  donc  inflexible,  malgré  les 
exhortations  des  catholiques,  de  ses  propres  disciples  et  de  l'empe- 
reur, qui  le  faisait  souvent  venir  de  la  prison  pour  lui  parler.  Ce 
prince  fit  chercher  partout  les  disciples  de  l'hérésiarque,  principa- 
lement ses  douze  apôtres,  et  s'efforça  de  les  convertir,  mais  inutile- 
ment ;  seulement  on  découvrit  que  le  mal  s'étendait  loin,  et  qu'il 
avait  infecté  de  grandes  maisons  et  beaucoup  de  peuple.  Enfin  l'em- 
pereur les  condamna  tous  au  feu. 

Mais  entre  ceux  qui  avaient  été  pris  comme  bogomiles,  un  grand 
nombre  niaient  qu'ils  le  fussent,  et  détestèrent  cette  hérésie.  C^'est 
pourquoi  l'empereur,  qui  connaissait  leur  dissimulation,  s'avisa  d'un 
stratagème  pour  découvrir  les  vrais  catholiques.  Dans  une  des  plus 
grandes  places  de  Constantinople,  il  s'assit  sur  son  trône,  accom- 
pagné du  sénat,  du  clergé  et  des  plus  estimés  d'entre  les  moines. 
Puis  il  fit  amener  tous  ceux  que  l'on  accusait  d'être  bogomiles,  et 
dit  :  Il  faut  allumer  aujourd'hui  deux  bûchers  :  devant  l'un  on  plan- 
tera une  croix,  et  celui-là  sera  pour  ceux  qui  se  prétendent  catho- 
Uques,  car  il  vaut  mieux  qu'ils  meurent  innocents  que  de  vivre  avec 
la  réputation  d'hérétiques  et  de  causer  du  scandale  ;  l'autre  bûcher 


à  1125de  l'èiechr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  69 

sera  pour  ceux  qui  se  confessent  bogomiles.  L'empereur  parlait 
ainsi,  parce  qu'il  savait  que  les  bogomiles  avaient  la  croix  en  hor- 
reur. Les  deux  bûchers  furent  allumés,  et  il  accourut  un  grand 
peuple  à  ce  spectacle.  Les  accusés^  croyant  qu'il  n'y  avait  pas  moyen 
d'échapper,  prirent  chacun  leur  parti,  et  le  peuple  murmurait  contre 
l'empereur,  dont  il  ne  connaissait  pas  l'intention.  Maison  arrêta,  par 
son  ordre,  tous  ceux  qui  se  présentaient  devant  le  bûcher  de  la 
croix,  et  il  les  renvoya  avec  beaucoup  de  louange.  Il  fit  mettre  en 
prison  les  autres,  et  les  apôtres  de  Basile  séparément;  chaque  jour 
il  en  faisait  venir  quelques-uns  pour  les  instruire,  soit  par  lui-même, 
soit  par  des  ecclésiastiques  choisis.  Il  y  en  eut  qui  se  convertirent 
et  furent  mis  en  liberté;  d'autres  moururent  en  prison,  obstinés  dans 
leur  hérésie. 

Basile,  comme  hérésiarque  et  impénitent,  fut  jugé  digne  du  feu 
par  le  clergé,  les  moines  choisis  et  le  patriarche  même.  L'empereur 
y  consentit;  et,  après  lui  avoir  encore  parlé  plusieurs  fois  inutile- 
ment, il  fît  allumer  un  grand  bûcher  au  milieu  de  l'hippodrome. 
On  planta  une  croix  de  l'autre  côté,  et  on  donna  le  choix  à  Basile 
de  s'approcher  de  l'un  ou  de  l'autre.  Quand  on  l'eut  amené  et  qu'il 
vit  le  bûcher  de  loin,  il  s'en  moquait  et  disait  que  les  anges  l'en 
retireraient.  Il  citait  ces  paroles  du  psaume  :  Il  n'approchera  pas 
de  toi,  seulement  tu  le  verras  de  tes  yeux.  Mais  quand  il  vit  de  plus 
près  cette  flamme  horrible  s'élever  aussi  haut  que  l'obélisque  de 
l'hippodrome,  et  quand  il  sentit  la  chaleur,  il  commença  à  trembler 
de  tous  ses  membres,  se  pliant  et  se  redressant  tour  à  tour,  battant 
des  mains,  se  frappant  la  cuisse,  tournant  les  yeux  en  arrière;  mais, 
dès  qu'il  apercevait  la  Croix,  il  les  retournait  vers  le  bûcher,  ayant 
plus  d'horreur  de  la  croix  que  du  supplice.  L'empereur  voulut  pro- 
fiter de  son  effroi  pour  amollir  la  dureté  de  son  cœur;  il  lui  fit  en- 
core promettre  sa  grâce,  si,  dans  ce  moment  terrible,  il  abjurait  ses 
erreurs.  Mais  Basile,  comme  hors  de  sens,  était  sourd  à  ses  instances 
salutaires,  levant  quelquefois  la  face  vers  le  ciel,  comme  attendant 
les  anges  qui  devaient  le  secourir.  On  lui  arracha  son  manteau, 
qu'on  jeta  au  feu;  et,  quoiqu'il  eût  été  consumé  aussitôt,  l'illusion 
de  ce  malheureux  était  si  étrange,  qu'il  s'écria  :  Le  voyez-vous  qui 
s'envole  au  ciel  sans  avoir  reçu  aucune  atteinte?  Alors  l'empereur 
le  fit  jeter  dans  les  flammes,  qui  le  dévorèrent  en  un  instant.  Comme 
on  avait  tiré  de  prison  ses  sectateurs  pour  les  rendre  témoins  du  sup- 
plice, le  peuple  demandait  à  grands  cris  qu'on  les  traitât  comme 
leur  maître.  Quelques  assistants  même  mettaient  déjà  la  main  sur 
eux  et  les  traînaient  au  bûcher.  L'empereur  arrêta  cette  violence 
et  les  fit  reconduire  dans  leurs  prisons,  où  il  ne  cessa  de  leur  fournir 


70  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.LXVII.  —  De  1106 

libéralement  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  la  vie.  Pour  étouffer  cette 
erreur,  il  fît  composer  par  un  moine  fort  savant,  nommé  Euthymius 
Zigabène,  un  ouvrage  dans  lequel,  après  une  réfutation  de  toutes 
les  hérésies  depuis  le  commencement  de  l'Église,  l'auteur  combat 
celle  des  bogomiles.  Ce  livre,  sous  le  titre  de  Panoplie  dogmatique, 
s'est  conservé  jusqu'à  nos  jours  *. 

Le  patriarche  Nicolas  ne  survécut  pas  longtemps  à  la  condamna- 
tion de  Basile.  11  mourut  l'année  suivante,  Hll,  dans  une  grande 
vieillesse,  après  vingt-sept  ans  de  patriarcat.  L'empereur  l'honora 
de  magnifiques  funérailles,  et  lui  donna  pour  successeur  le  diacre 
Jean  de  Chalcédoine,  ainsi  nommé  parce  qu'il  avait  vécu  longtemps 
dans  cette  ville,  dont  son  oncle  paternel  était  évêque.  Il  tint  le  siège 
de  Constantinople  vingt-trois  ans.  11  était  fort  versé  dans  les  lettres 
sacrées  et  profanes.  Ce  fut  l'empereur  qui  le  nomma  et  l'intronisa 
lui-même  dans  l'église  de  Sainte-Sophie. 

Outre  les  bogomiles,  l'empereur  Alexis  s'appliqua  encore,  sur  la 
tin  de  son  règne,  à  rechercher  et  à  convertir  d'autres  hérétiques 
semblables.  C'étaient  les  pauliciens,  que  l'empereur  Jean  Zimiscès 
avait  autrefois  transportés  d'Asie  en  Thrace,  aux  environs  de  Philip- 
popolis,  pour  défendre  cette  frontière  contre  les  incursions  des 
Scythes.  Mais  ces  manichéens,  nourris  dans  l'indépendance,  revin- 
rent bientôt  à  leur  naturel.  Ils  pervertissaient  les  catholiques  du 
pays,  les  pillant  et  les  tyrannisant,  et  il  s'y  mêla  encore  d'autres 
hérétiques,  arméniens  et  jacobites.  L'empereur  Alexis  ayant  soumis 
les  pauliciens,  partie  de  for  ce,  partie  sans  combat,  entreprit  de  les 
convertir.  Il  conférait  avec  eux  depuis  le  matin  jusqu'au  soir,  et 
quelquefois  bien  avant  dans  la  nuit,  accompagné  d'Eustrate,  évêque 
de  Nicée,  et  de  celui  de  PhiUppopolis  :  le  césar  Nicéphore  Bryenne, 
gendre  de  l'empereur,  assistait  à  ces  disputes.  Plusieurs  de  ces  ma- 
nichéens se  convertirent  et  se  firent  baptiser;  mais  leurs  trois  chefs, 
Couléon,  Cousin  et  Pholus,  ne  se  rendaient  point  et  reprenaient  la 
dispute  l'un  après  l'autre.  L'empereur,  désespérant  de  les  persua- 
der, les  envoya  à  Constantinople,  oii  il  les  fit  enfermer.  Cependant 
il  demeurait  sur  les  lieux,  où  il  en  convertissait  tantôt  cent  par  jour, 
tantôt  davantage,  et  enfin  des  villes  et  des  villages  entiers.  11  donna 
aux  habitants  les  plus  considérables  des  emplois  dans  ses  troupes, 
et,  pour  le  petit  peuple,  il  le  rassembla  dans  une  ville  qu'il  fonda 
de  nouveau,  et  il  leur  donna  des  terres  à  cultiver.  Quand  il  fut  de 
retour  à  Constantinople,  il  recommença  à  disputer  avec  les  trois 
chefs  des  pauliciens  :  Couléon  se  convertit,  les  deux  autres  demeu- 

1  Euihym.  Zigab.,  Panop/.,  tit.  23.  Ann.  Comn.,  1.  15.  Zonar.,  1.  16. 


à  1125  de  l'ère  Chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  H 

rèrent  opiniâtres,  et  furent  condamnés  à  une  prison  perpétuelle  *. 

Nous  avons  plusieurs  constitutions  d'Alexis  Comnène  touchant 
les  matières  ecclésiastiques.  La  première,  du  mois  de  septembre  1086, 
par  laquelle  il  confirme  celle  de  l'empereur  Isaac  Comnène,  son 
oncle,  qui  réglait  le  droit  canonique  des  évêques  et  les  droits  d'or- 
dination; car,  chez  les  Grecs,  la  simonie  était  légalisée  et  Test  en- 
core. On  appelait  droit  canonique,  l'estimation  des  prémices  que, 
chez  les  Grecs,  les  laïques  doivent  à  l'évêque  chaque  année,  et  elle 
est  ainsi  taxée  pour  un  village  de  trente  feux  :  Une  pièce  d'or  et 
deux  d'argent,  un  mouton,  six  boisseaux  d'orge,  six  de  farine,  six 
mesures  de  vin  et  trente  poules  ;  pour  les  villages  moindres,  à  pro- 
portion. Pour  les  ordinations,  l'évêque  prenait  sept  pièces  d'or,  une 
pour  faire  un  homme  simple  clerc  ou  lecteur,  trois  pour  le  diaconat 
et  trois  pour  la  prêtrise.  On  taxe  aussi  le  droit  de  l'évêque  pour  les 
mariages. 

Une  autre  constitution  du  mois  de  mai  1087  fut  faite  en  présence 
d'un  concile.  Elle  est  remarquable;  car  elle  déclare  qu'il  est  permis 
à  l'empereur  d'ériger  en  métropoles  les  évêchés  ou  les  archevêchés, 
et  de  régler,  suivant  sa  volonté,  ce  qui  regarde  l'élection  et  la  dis- 
position de  ces  églises,  sans  préjudice  des  anciens  droits  du  métro- 
politain sur  une  église  élevée  à  une  nouvelle  dignité  ^.  Par  cette 
étrange  constitution,  l'église  grecque  abdiquait  sa  liberté  et  son  in- 
dépendance, et  se  déclarait  Téternelle  esclave  de  tous  les  despotes 
présents  et  à  venir,  sultan  des  Turcs,  czar  des  Moscovites. 

En  Occident,  les  empereurs  teutons  visaient  à  imposer,  sous  le  nom 
d'investitures,la  même  servitude  aux  églises  d'Allemagne  et  d'Italie; 
mais  là,  ces  conseils,  cette  politique,  ces  efforts  impies,  autrement 
ces  portes  de  l'enfer,  viendront  se  briser  contre  cette  pierre  contre 
laquelle  il  ne  leur  est  pas  donné  de  jamais  prévaloir.  Malheur  aux 
églises  qui,  comme  les  égUses  photiennes,  se  détachent  de  cette 
pierre  fondamentale,  de  ce  centre  vivant  de  l'unité,  de  la  force  et  de 
l'indépendance  catholiques  !  Comme  les  églises  photiennes,  elles  de- 
viendront immanquablement  le  jouet  du  dernier  prince,  du  dernier 
bourgmestre.  Témoin  les  églises  luthériennes,  calvinistes  et  autres 
semblables,  si  tant  est  qu'on  puisse  leur  donner  le  nom  d'églises. 
C'est  une  des  plus  grandes  leçons  que  l'histoire  présente  à  qui  sait 
la  lire  et  l'entendre. 

Tandis  que  les  manichéens  répandaient  leurs  impiétés  dans  la  Bul- 
garie et  dans  la  Grèce  avec  une  espèce  d'ensemble,  des  hérétiques 
isolés  essayèrent  de  semer  en  Occident  et  dans  les  Gaules  des  im- 

*  Zonar.,  1. 14.  Ann.  Comn.,1.  14.  —  2  Jus  Grœcor.,  I.  2,  p.  121-130. 


72  H1ST0IP.E  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

piétés  semblables.  Ainsi,  un  laïque  nommé  Tanquelin  ou  Tanquelme 
prêcha  dans  la  Belgique  les  erreurs  les  plus  monstrueuses.  Il  ensei- 
gnait que  les  sacrements  de  l'Église  catholique  étaient  des  abomina- 
tions; que  les  prêtres,  les  évêques  et  le  Pape  même  n'étaient  rien  et 
n'avaient  rien  de  plus  que  les  laïques  ;  que  l'Église  n'était  renfermée 
que  dans  ses  disciples  à  lui,  et  qu'il  ne  fallait  pas  payer  la  dîme.  II 
s'appliqua  d'abord  à  gagner  les  femmes,  et,  par  leur  moyen,  il  sé- 
duisit bientôt  les  maris.  Le  libertinage  le  phis  honteux  était  le  fruit 
et  souvent  l'amorce  de  la  séduction;  car  les  personnes  du  sexe  qu'il 
avait  gagnées  devenaient  bientôt  les  victimes  de  sa  passion,  et  se 
croyaient  fort  honorées  de  l'amour  du  prétendu  prophète.  Les  esprits 
étaient  tellement  fascinés,  que  ce  malheureux  abusait  des  filles  en 
présence  dejeurs  mères,  et  des  femmes  en  présence  de  leurs  maris, 
sans  que  les  unes  ni  les  autres  parussent  le  trouver  mauvais.  Il  ne 
prêcha  d'abord  que  dans  les  ténèbres  et  en  secret,  dans  l'intérieur 
des  maisons  ;  mais  quand  il  eut  formé  une  secte  qui  pouvait  le  met- 
tre en  état  de  ne  rien  craindre  des  puissances,  il  parut  en  public, 
escorté  de  trois  mille  hommes  armés,  qui  le  suivaient  partout.  Il 
était  superbement  habillé,  et  avait  l'équipage  d'un  roi.  Quand  il 
prêchait,  il  faisait  porter  son  étendard,  et  ses  gardes  avaient  l'épée 
nue.  Cet  appareil  frappait  les  yeux  du  peuple  stupide,  qui  écoutait 
comme  un  ange  de  Dieu  cet  ange  de  Satan. 

Ces  succès  inspirèrent  tant  d'orgueil  à  Tanquelin,  qu'il  s'égala  à 
Jésus-Christ.  Il  disait  que  si  Jésus-Christ  était  Dieu,  parce  qu'il  avait 
le  Saint-Esprit,  lui  aussi  devait  être  reconnu  pour  Dieu,  puisqu'il 
avait  reçu  la  même  plénitude  de  FEsprit-Saint.  Quelques-uns  l'ado- 
rèrent en  effet  comme  un  Dieu;  et  il  donnait  lui-même  l'eau  dans 
laquelle  il  s'était  baigné  à  boire  aux  malades,  comme  un  remède 
salutaire  au  corps  et  à  l'âme.  Les  peuples  séduits  donnaient  de  gran- 
des sommes  à  cet  imposteur.  Cependant,  comme  elles  ne  suffisaient 
pas  pour  satisfaire  son  avarice,  il  eut  recours  à  un  stratagème  aussi 
impie  qu'insensé.  Prêchant  un  jour  à  une  grande  foule  de  peuple,  il 
fit  mettre  à  côté  de  lui  un  tableau  de  la  sainte  Vierge,  et,  mettant 
sa  main  sur  celle  de  l'image,  il  eut  l'impudence  de  dire  à  la  mère  de 
Dieu  :  Vierge  Marie,  je  vous  prends  aujourd'hui  pour  mon  épouse. 
Puis,  se  tournant  vers  le  peuple  :  Voilà,  dit-il,  que  j'ai  épousé  la 
sainte  Vierge  ;  c'est  à  vous  à  fournir  aux  frais  des  fiançailles  et  des 
noces.  En  même  temps,  ayant  fait  placer  à  côté  de  l'image  deux 
troncs,  l'un  à  droite  et  l'autre  à  gauche  :  Que  les  hommes,  dit-il, 
mettent  dans  l'un  ce  qu'ils  veulent  me  donner,  et  les  femmes  dans 
l'autre.  Je  connaîtrai  par  là  lequel  des  deux  sexes  a  plus  d'amitié 
pour  moi  et  pour  mon  épouse.  Les  femmes  l'emportèrent  en  libéra- 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  73 

lité  sur  les  hommes,  et  elles  s^arrachaient  leurs  colliers  et  leurs  pen- 
dants d'oreilles,  pour  les  mettre  dans  le  tronc.  Cet  imposteur  fit  de 
grands  ravages  dans  la  Zélande,  à  Utrecht  et  dans  plusieurs  autres 
villes  de  Flandre,  et  nommément  à  Anvers.  11  n'y  avait  dans  cette 
dernière  ville  qu'un  prêtre,  et  il  était  marié  à  sa  propre  nièce.  Un 
ministre  de  ce  caractère  n'était  pas  fort  propre  à  faire  respecter  son 
ministère;  aussi  Tanquelin  vint  aisément  à  bout  de  séduire  le  peuple 
d'Anvers,  qui  était  depuis  longtemps  sans  instruction. 

Un  serrurier  nommé  Manassès,  disciple  de  Tanquelin,  voulut  aussi 
devenir  chef  de  parti.  Il  s'associa  douze  compagnons  qu'il  nomma 
ses  apôtres,  et  il  leur  donna  une  femme  avec  eux  qu'il  appela  Marie. 
Un  prêtre  nommé  Everwacker,  se  rangea  aussi  sous  l'étendard  de 
Tanquelin,  et  le  suivit  à  Rome,  où  cet  imposteur  osa  aller,  après 
s'être  revêtu  d'un  habit  de  moine.  A  son  retour,  il  fut  pris  par  Fré- 
déric, archevêque  de  Cologne,  et  enfermé  dans  les  prisons  de  l'ar- 
chevêché, avec  Manassès  et  Everwacker,  les  deux  plus  dangereux  de 
ses  disciples.  Le  clergé  d'Utrecht,  ayant  appris  la  détention  de  ces 
hérétiques,  écrivit  à  Frédéric  pour  le  conjurer  de  ne  pas  les  mettre 
en  liberté;  et,  à  cette  occasion,  il  fit  à  ce  prélat  le  détail  des  impiétés 
et  des  débauches  de  Tanquelin,  telles  que  nous  les  avons  rapportées. 
Tanquelin  ne  laissa  pas  de  trouver  le  moyen  de  s'échapper  de  la  pri- 
son; mais  il  fut  tué  peu  de  temps  après  par  un  prêtre,  l'an  1145. 
Son  hérésie  ne  mourut  pas  avec  lui  *. 

On  découvrit  à  Yvois,  au  diocèse  de  Trêves,  d'autres  hérétiques 
qui  enseignaient  presque  les  mêmes  erreurs  dans  des  conventicules 
secrets.  Un  autre  hérétique,  nommé  Pierre,  infectait  en  même  temps 
de  diverses  erreurs  la  Provence.  Il  porta  plusieurs  personnes  à  se  faire 
rebaptiser;  il  voulait  qu'on  ôtât  les  croix  de  nos  temples;  et  il  en- 
seignait qu'on  ne  devait  point  dire  de  messe  ^. 

Un  imposteur,  nommé  Henri,  profita  de  l'absence  d'Hildebert, 
évêque  du  Mans,  pour  pervertir  son  diocèse.  Hildebert  avait  été  dé- 
livré de  prison  après  la  mort  de  Guillaume  le  Roux,  roi  d'Angleterre; 
mais  il  fut  bientôt  exposé  à  de  nouvelles  persécutions  de  la  part  de 
Henri,  successeur  de  Guillaume.  Ce  saint  évêque,  fatigué  par  toutes 
ces  traverses,  prit  la  résolution  d'aller  à  Rome  demander  au  Pape  la 
permission  d'abdiquer  l'épiscopat  pour  se  faire  moine  à  Clugni  ;  mais 
l'absence  du  pasteur  mit  le  troupeau  en  grand  péril.  Hildebert  étant 
sur  son  départ,  le  séducteur  Henri,  qui  avait  tout  l'extérieur  de  la 
piété,  envoya  deux  de  ses  disciples  pour  lui  demander  la  permission 
de  prêcher  la  pénitence  dans  son  diocèse.  Ils  portaient  à  la  main  de 

1  Epist.  Traject.  ad  Frid.  Vita  S.  Norberti.  —  2  Longueval,  1.  22. 


74  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

grands  bâtons  terminés  par  une  croix  de  fer,  et  ils  avaient  des  habits 
de  pénitents.  Le  saint  évêque,  qui  craignit  de  priver  son  peuple  d'un 
zélé  missionnaire,  ne  se  donna  pas  le  temps  de  connaître  ce  séduc- 
teur, et  il  accorda  à  ses  envoyés  la  permission  qu'ils  demandaient 
pour  lui.  Il  recommanda  même  à  ses  archidiacres  de  le  protéger 
dans  le  cours  de  ses  missions;  après  quoi,  il  partit  pour  Rome.  C'é- 
tait un  loup  ravissant  couvert  de  la  peau  de  brebis  que  le  pasteur 
enfermait  dans  la  bergerie. 

Henri,  sous  un  habit  d'ermite,  portait  les  cheveux  courts  et  me- 
nait, en  apparence,  une  vie  fort  austère,  marchant  toujours  nu-pieds, 
même  dans  le  fort  de  l'hiver.  Il  paraissait  avoir  un  grand  zèle  pour 
annoncer  la  parole  de  Dieu,  et  il  avait  une  éloquence  naturelle,  sou- 
tenue d'un  beau  talent  et  d'une  belle  voix  ;  mais  ses  mœurs  et  sa 
doctrine  étaient  également  corrompues,  et,  sous  les  dehors  spécieux 
d'une  vie  pénitente,  il  cachait  les  plus  honteux  désordres  et  les  er- 
reurs les  plus  pernicieuses.  Il  travaillait  surtout  à  s'attacher  les  fem- 
mes, à  l'exemple  de  tous  les  hérétiques,  ses  prédécesseurs;  et  il  y 
réussissait  aisément.  Il  était  jeune  et  bien  fait;  et  sa  morale,  qui  pa- 
raissait sévère,  le  leur  faisait  paraître  comme  un  prophète  envoyé  du 
ciel,  comme  un  autre  Daniel. 

Henri,  s'étant  rendu  au  Mans  après  le  départ  de  l'évêque,  y  fut 
reçu  comme  un  apôtre.  Son  air  de  prophète,  son  austérité  appa- 
rente, sa  physionomie  heureuse,  son  éloquence  insinuante,  tout  con- 
tribua à  prévenir  les  Manceaux  en  sa  faveur.  Bientôt  les  églises  fu- 
rent trop  petites  pour  la  foule  des  auditeurs,  et  l'on  fut  obligé  d'ériger, 
dans  les  rues  et  dans  les  places,  des  tribunes  d'où  le  nouveau  pré- 
dicateur se  faisait  entendre  à  un  auditoire  infini  ;  car  il  avait  une  voix 
de  tonnerre.  Ce  qui  fit  le  plus  goûter  au  peuple  le  prétendu  prophète, 
c'est  qu'il  déclamait  dans  ses  sermons  contre  les  vices  des  ecclésias- 
tiques. Ces  satires  plaisaient  fort  aux  laïques,  et  elles  rendirent  en 
peu  de  temps  le  clergé  du  Mans  si  odieux  et  si  méprisable,  que  le 
peuple  insultait  publiquement  les  ministres  des  autels,  et  les  pour- 
suivait à  coups  de  pierres  dès  qu'ils  osaient  paraître  dans  les  rues. 
On  aurait  même  pillé  et  abattu  leurs  maisons,  si  le  comte  du  Mans 
n'eût  employé  la  force  pour  réprimer  ces  violences.  Trois  des  prin- 
cipaux du  clergé  du  Mans  entreprirent,  pour  confondre  l'imposteur, 
de  disputer  publiquement  contre  lui  ;  mais  ils  coururent  grand  ris^ 
que  de  leur  vie  :  car  le  peuple,  voyant  qu'ils  attaquaient  la  doctrine 
du  prétendu  prophète,  se  jeta  sur  eux,  les  frappa  et  les  couvrit  de 
boue.  C'est  la  solution  que  le  nouveau  docteur  faisait  donner  aux 
objections  qu'on  osait  lui  proposer. 

Personne  n'eut  plus  assez  de  hardiesse  pour  entrer  en  lice  avec 


à  1125  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  76 

lui.  Cependant  les  chanoines  du  Mans,  voulant  faire  cesser  ce  scan- 
dale, prirent  le  parti  d'écrire  une  lettre  à  ce  malheureux,  par  la- 
quelle, après  lui  avoir  reproché  les  séditions  qu'il  excitait,  ils  lui 
signifièrent  un  interdit  en  ces  termes  :  Par  l'autorité  de  la  sainte  Tri-; 
nité,  de  l'Église  universelle,  de  la  sainte  Vierge,  de  saint  Pierre,  de 
son  vicaire,  le  pape  Pascal,  et  par  celle  de  notre  évêque  Hildebert, 
nous  vous  défendons,  à  vous  et  à  vos  fauteurs,  de  prêcher,  ni  pu- 
bliquement ni  en  particulier,  dans  toute  l'étendue  du  diocèse  du 
Mans;  et  si,  au  mépris  de  cette  défense,  vous  continuez  à  répandre 
le  venin  de  vos  dogmes  pervers,  nous  vous  excommunions  en  vertu 
de  la  même  autorité,  vous,  vos  complices  et  vos /auteurs. 

Henri  refusa  de  recevoir  cette  lettre  ;  mais  un  chanoine,  s'étant 
fait  accompagner  par  un  officier  du  comte,  eut  le  courage  d'aller  lui 
en  faire  lecture  :  à  quoi  cet  imposteur  ne  répondit  autre  chose  qu'en 
répétant  à  chaque  article  :  Vous  en  avez  menti.  Comme  il  était  sou- 
tenu par  le  peuple,  il  continua  ses  assemblées  sacrilèges  dans  deux 
églises.  Il  prêchait,  entre  autres  choses,  que  les  femmes  qui  n'avaient 
pas  vécu  chastement  devaient,  pour  expier  leurs  péchés,  se  dépouil- 
ler toutes  nues  dans  l'église  et  brûler  ensuite  tous  leurs  habits  avec 
leurs  cheveux.  On  vit  un  grand  nombre  de  femmes  ne  pas  rougir  de 
se  dépouiller  ainsi  publiquement.  Alors  le  prétendu  prophète  les 
revêtait  de  nouveaux  habits  qu'il  achetait  de  l'argent  qu'on  lui  ap- 
portait de  toutes  parts.  Ces  femmes  croyaient  que,  par  cette  cérémo- 
nie et  ce  changement  extérieur,  tous  leurs  péchés  étaient  effacés  et 
leur  intérieur  renouvelé. 

Un  autre  point  de  la  morale  de  ce  faux  docteur,  c'était  qu'on  ne 
devait  ni  donner  ni  recevoir  de  dot  pour  se  marier,  et  qu'il  fallait  peu 
se  soucier  si  la  femme  qu'on  voulait  épouser  avait  été  chaste  ou  non. 
Cette  doctrine  lui  attacha  toutes  les  femmes  débauchées,  et  toutes 
les  filles  qui,  n'ayant  pas  de  dot,  voulaient  cependant  se  marier  ;  il 
leur  trouva  des  maris,  et  fit  en  peu  de  temps  un  grand  nombre  de 
ces  mariages.  Les  esprits  étaient  fascinés  à  un  point,  que  les  plus 
grandes  infamies  n'alarmaient  plus  la  pudeur  ;  car,  pour  contracter 
publiquement  ces  mariages,  Henri  voulait  que  l'époux  et  l'épouse 
fussent  entièrement  nus,  et,  après  la  cérémonie,  il  leur  donnait  quel- 
ques vils  habits.  C'est  ainsi  que  le  fanatisme  a  bientôt  éteint  tout 
sentiment  de  pudeur. 

Ce  séducteur  demeura  au  Mans  presque  tout  le  temps  que  l'évê- 
que  fut  absent.  Dès  qu'il  apprit  qu'il  était  sur  le  point  d'arriver,  il  se 
retira  à  Saint-Calais,  où  il  continua  à  dogmatiser  et  à  se  plonger  dans 
ses  infâmes  débauches.  Il  fut  même  surpris  profanant  le  saint  jour 
de  la  Pentecôte  par  un  adultère.  Mais  tous  ces  désordres  ne  purent 


7-6  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

détromper  les  Manceaux,  qui  le  regardaient  comme  un  saint.  Ils  at- 
tribuèrent à  la  jalousie  du  clergé  tout  le  mal  qu'on  publiait  de  ce 
prétendu  prophète,  et  ceux  qui  l'auraient  surpris  dans  le  crime  en 
auraient  à  peine  cru  leurs  propres  yeux. 

Le  saint  évêque  Hildebert,  en  arrivant  au  Mans  de  son  voyage  de 
Rome,  où  le  Pape  avait  refusé  d'agréer  sa  démission,  fut  bien  étonné 
de  trouver  ses  diocésains  si  changés  à  son  égard.  Tls  dirent  avec  in- 
solence qu'ils  ne  voulaient  pas  de  ses  bénédictions,  et  qu'ils  avaient 
un  autre  pasteur  plus  saint  et  plus  savant;  que  le  clergé  n'en  dé- 
cria;it  la  doctrine  que  parce  qu'il  dévoilait  les  vices  des  ecclésiasti- 
ques. Hildebert  eut  compassion  de  la  folle  prévention  d'un  peuple 
séduit,  et  il  travailla  à  l'en  guérir.  Il  alla  voir  le  docteur  fanatique  à 
Saint-Calais,  pour  tâcher  de  le  gagner  lui-même.  Le  saint  évêque 
lui  parla  avec  bonté,  et  l'invita  à  réciter  avec  lui  le  petit  office  de  la 
Vierge.  Mais  cet  imposteur,  qui  se  disait  diacre,  ne  savait  pas  où  s'y 
prendre,  et  il  parut  qu'il  ne  récitait  pas  l'office  divin.  Il  fut  contraint 
d'avouer  son  ignorance,  et  Tévêque  lui  ordonna  de  sortir  incessam- 
ment de  son  diocèse  ;  ce  qu'il  fit  enfin,  mais  pour  aller  infecter  d'au- 
tres provinces,  comme  la  suite  le  fera  voir. 

Hildebert  s'appliqua  ensuite  à  détromper  son  peuple.  Il  publia 
une  lettre  contre  un  hérétique  qu'il  ne  nomme  pas,  mais  qu'on  a 
lieu  de  croire  être  ce  Henri  dont  on  vient  de  parler.  Il  l'accuse  de 
renouveler  l'erreur  de  Vigilance,  et  de  combattre  comme  lui  l'invo- 
cation des  saints,  sous  prétexte  qu'ils  ignorent  dans  le  ciel  ce  qui  se 
passe  sur  la  terre.  L'évêque  se  borne,  dans  cette  lettre,  à  prouver 
qu'on  doit  honorer  les  saints  et  les  invoquer,  parce  qu'ils  connais- 
sent nos  besoins  et  s'y  intéressent.  Il  détrompa  ceux  de  ses  clercs 
qui  avaient  eu  le  malheur  de  s'attacher  à  cet  infâme  hérétique;  et, 
pour  qu'on  ne  leur  reprochât  pas  une  faute  qu'ils  avaient  expiée,  il 
leur  donna  une  lettre  adressée  à  tous  les  archevêques  et  évêques,  où 
il  leur  rend  témoignage  qu'ils  ont  abjuré  leurs  erreurs.  Les  Man- 
ceaux  eurent  bientôt  honte  de  la  séduction  et  du  fanatisme  où  ils 
avaient  donné;  et  Hildebert  regagna  en  peu  de  temps  leur  confiance 
et  leur  estime  *. 

Tandis  que  des  imposteurs,  inspirés  par  l'enfer,  cherchaient  à  sé- 
duire et  à  corrompre  les  peuples,  les  enfants  de  saint  Bruno,  les  soli- 
taires de  la  Chartreuse,  continuaient  à  les  édifier.  Cette  édification 
était  si  grande,  qu'on  voulait  avoir  de  leurs  saintes  colonies  en  plu- 
sieurs provinces  de  France.  Cependantcetordreii'avait  encore  aucune 
règle  écrite.  L'esprit  de  saint  Bruno,  qui  animait  ces  saints  religieux, 

^  Acta  ep.  Cenom.  apud  Mabillon,  Analect.,  t.  3,  p.  312. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  77 

leur  en  tenait  lieu.  On  craignait  néanmoins  que  la  ferveur  venant  à 
diminuer,  on  ne  se  relâchât  des  observances  que  le  saint  instituteur 
avait  établies.  Cest  pourquoi  saint  Hugues,  évêque  de  Grenoble,  qui 
s^intéressait  toujours  à  la  conservation  d'un  établissement  auquel  il 
avait  tant  contribué,  pria  Guigues,  cinquième  prieur  de  la  grande 
Chartreuse,  de  mettre  par  écrit  les  usages  de  son  ordre.  Guigues  le 
fit  par  un  recueil  qui  contient  quatre-vingts  chapitres,  et  qui  est  adressé 
à  Bernard,  prieur  de  la  Chartreuse-des-Portes;  à  Humbert,  prieur 
de  celle  de  Saint-Sulpice;  et  à  Milon,  prieur  de  Majorève.  Les  six 
premiers  chapitres  renferment  les  observances  touchantroffice  divin. 
Voici  un  précis  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable  dans  les  autres. 

Tous  les  samedis,  après  none,  les  frères  s'assembleront  dans  le 
cloître  pour  vaquer  à  la  lecture  ou  faire  d'autres  choses  qui  leur  pa- 
raîtront nécessaires,  et  ils  se  confesseront  ce  jour-là  au  prieur  ou  à 
ceux  que  le  prieur  aura  marqués.  Le  dimanche,  après  prime,  on 
tiendra  le  chapitre.  Après  quoi,  les  frères  étant  retournés  dans  leurs 
cellules,  on  sonnera  la  messe,  à  moins  que  le  prêtre  n'ait  quelque 
empêchement  qui  le  fasse  différer  jusqu'à  l'heure  de  tierce.  Après 
none,  ils  s'assembleront  dans  le  cloître  pour  s'entretenir  de  choses 
utiles,  et,  pendant  ce  temps-là,  ils  demanderont  au  sacristain  de 
l'encre,  du  parchemin,  des  plumes,  du  cra.yon  et  des  livres,  soit  pour 
les  transcrire,  soit  pour  les  lire.  Ils  recevront  aussi  du  cuisinier  des 
légumes,  du  sel  et  les  autres  choses  nécessaires,  et,  après  souper,  on 
leur  donnera  à  chacun  un  pain  bis  comme  à  des  pauvres  de  Jésus- 
Christ. 

On  ne  rasera  les  frères  que  six  fois  Fan,  et  ils  garderont  le  silence 
pendant  qu'on  les  rasera.  On  ne  laissera  entrer  dans  le  chœur  de 
l'église  que  les  hôtes  qui  sont  religieux,  avec  lesquels  il  est  permis  de 
parler  dans  le  cloître.  Quand  un  frère  est  à  l'extrémité,  la  commu- 
nauté s'assemble  pour  le  visiter.  Le  prêtre,  en  entrant,  jette  de  l'eau 
bénite,  et  il  dit  :  La  paix  à  cette  maison!  ensuite  le  malade  se  con- 
fesse. Après  quoi  l'on  récite  les  psaumes  pénitentiaux,  et,  après 
chaque  psaume,  on  lui  fait  une  onction  de  l'huile  des  malades.  Ensuite 
on  lui  essuie  la  bouche,  et  tous  les  frères  viennent  lui  donner  le  baiser 
pour  lui  dire  adieu.  Il  reçoit  ensuite  le  viatique,  pendant  que  les  as- 
sistants chantent  une  antienne.  Dès  qu'il  entre  en  agonie,  la  com- 
munauté se  rassemble,  à  moins  qu'on  ne  soit  actuellement  à  l'office. 
En  ce  cas,  le  prieur  et  quelques  religieux  qu'il  nommera  se  rendront 
auprès  du  mourant,  le  mettront  à  terre  sur  la  cendre  bénite,  et  ré- 
citeront les  litanies.  Le  jour  qu'on  enterre  un  mort,  les  frères,  pour 
se  procurer  quelque  consolation,  mangeront  ensemble  et  ils  feront 
deux  repas,  à  moins  que  ce  ne  soit  un  jour  de  jeûne  d'Église.  Touïes 


78  HISTOIRE  DNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

les  semaines  on  dira  une  messe,  tant  pour  les  bienfaiteurs  que  pour 
ceux  qui  demeurent  en  ce  lieu,  et  généralement  pour  tous  les  fidèles 
trépassés. 

Le  prieur  doit  être  prêtre,  ou  en  état  d^être  promu  à  la  prêtrise.  Il 
est  élu  par  toute  la  communauté,  après  un  jeûne  de  trois  jours.  Pour 
donner  Texemple  à  tous,  après  avoir  passé  quatre  semaines  en  sa 
cellule  dans  le  cloître  des  moines,  il  doit  en  passer  une  cinquième 
dans  ïa  maison  des  frères  lais  ;  mais  il  ne  doit  pas  sortir  des  limites 
du  désert.  On  recevra  les  hôtes  avec  charité,  et  on  leur  donnera  des 
mets  et  des  lits  semblables  à  ceux  qu^on  donne  aux  moines.  Nous 
ne  souffrons  pas  que  les  femmes  entrent  dans  retendue  des  hmites 
de  la  maison.  Nous  ne  recevons  pas  d'enfants  dans  le  monastère,  ni 
de  novices  qui  n'aient  au  moins  vingt  ans.  La  plupart  des  moines  de 
la  Chartreuse  s'occuperont  à  transcrire  des  livres,  afin,  dit  Guignes, 
que,  ne  pouvant  plus  prêcher  la  parole  de  Dieu  de  vive  voix,  ils  le 
fassent  en  quelque  sorte  de  la  main.  On  donnait  à  chacun  tous  les 
instruments  nécessaires  pour  écrire  ou  pour  faire  quelque  autre 
métier,  aussi  bien  que  les  ustensiles  pour  faire  sa  cuisine  dans  sa  cel- 
lule, et  on  lui  fournissait  le  bois  nécessaire  pour  se  chauffer. 

Le  lundi,  le  mercredi  et  le  vendredi,  on  ne  mangeait  que  du  pain 
avec  du  sel,  et  on  ne  buvait  que  de  l'eau.  Le  mardi,  le  jeudi  et  le 
samedi,  chaque  religieux  pouvait  se  cuire  des  légumes,  et  le  jeudi 
le  cuisinier  leur  donnait  du  fromage,  des  œufs  et  du  poisson.  On  ne 
mangeait  en  avent  ni  œufs  ni  fromage;  on  mêlait  toujours  de  l'eau 
au  vin  qu'on  leur  donnait,  et  il  n'était  pas  permis  d'en  boire  de  pur. 

Quand  il  survient  quelque  affaire  importante,  le  prieur  assemble 
la  communauté,  écoute  tous  les  avis,  et  fait  ensuite  ce  qu'il  juge  con- 
venable. Nous  nous  servons  rarement,  dit  G uigues,  de  médicaments, 
excepté  de  cautères  et  de  la  saignée.  Nous  sommes  saignés  cinq  fois 
l'an;  et,  toutes  les  fois  que  nous  sommes  saignés,  nous  faisons  deux 
repas  trois  jours  de  suite,  et  le  premier  jour  nous  nous  assemblons 
pour  conférer  ensemble.  Nous  ne  nous  servons  pas  à  l'autel  d'orne- 
ments ni  de  vases  d'or  ou  d'argent,  excepté  le  calice  et  le  chalumeau 
pour  prendre  le  sang  du  Seigneur. 

Guignes  ajoute  ensuite,  pour  les  frères  convers,  des  règles  qui 
sont  peu  différentes  de  celles  des  moines  ;  et  il  marque  qu'il  n'y  avait 
à  la  Chartreuse  que  treize  religieux  de  chœur  ;  que  le  nombre  des 
convers  était  fixé  à  seize  ;  mais  qu'il  y  en  avait  alors  un  plus  grand 
nombre,  parce  que  plusieurs  étaient  vieux  et  infirmes.  Guigues  n'a- 
vait donné  à  ces  règlements  que  le  nom  de  coutumes  ou  d'obser- 
vances ;  mais  on  leur  donna  dans  la  suite  le  nom  et  l'autorité  de 
statuts,  et  ils  ont  servi  de  fondements  à  tous  ceux  qu'on  a  dressés 


à  H25  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  79 

dans  la  suite,  pour  rappeler  à  l'ancien  esprit  de  l'ordre  les  chartreux 
qui  paraissaient  s'en  être  écartés.  Il  nous  reste  de  Guigues  quelques 
lettres  pleines  d'une  tendre  piété,  et  des  méditations  qu'on  peut  voir 
dans  la  Bibliothèque  des  Pères  ^. 

On  n'avait  vu  jusqu'alors,  à  proprement  parler,  que  deux  sortes 
de  religieux  :  les  uns  qui,  réunissant  les  fonctions  de  la  vie  cléricale 
avec  les  exercices  de  la  vie  cénobitique,  étaient  destinés  à  travailler 
au  salut  du  prochain  et  à  leur  propre  perfection  ;  les  autres  qui, 
faisant  profession  de  la  vie  monastique  sous  divers  instituts,  devaient, 
par  leur  état,  s'ensevelir  dans  la  retraite  et  s'y  dévouer  aux  austérités 
de  la  pénitence,  uniquement  occupés  à  se  connaître  eux-mêmes,  à 
fuir  le  monde  et  à  chanter  les  louanges  de  Dieu.  Le  pape  Pascal  II 
érigea.  Tan  1113,  un  nouvel  ordre,  qui  est  en  même  temps  religieux 
et  militaire,  et  dans  lequel  on  vit  Talliance  de  la  piété  et  de  la  bra- 
voure, de  Thumilité  chrétienne  et  de  la  fierté  martiale,  des  exercices 
de  la  charité  et  de  ceux  de  la  guerre.  Les  sujets  qui  le  composent 
font  profession  d'être  tout  à  la  fois  de  fervents  religieux  et  de  géné- 
reux guerriers;  mais  ils  ne  sont  destinés  par  leur  institut  qu'à  com- 
battre les  ennemis  du  nom  chrétien.  Nous  voulons  parler  de  l'ordre 
militaire  des  chevaliers  de  Saint-Jean  de  Jérusalem.  En  voici  l'origine. 

Dès  avant  la  conquête  de  Jérusalem,  des  marchands  d'Amalfi, 
ville  d'Italie,  faisant  leur  négoce  en  Egypte,  obtinrent  du  sultan  la 
permission  d'établir  un  hôpital  à  Jérusalem,  pour  y  recevoir  les  pè- 
lerins chrétiens  et  leur  épargner  par  là  une  partie  des  avanies  et  des 
mauvais  traitements  qu'ils  avaient  à  essuyer  des  Sarrasins  et  même 
des  Grecs  schismatiques.  Ils  firent  bâtir,  en  l'honneur  de  la  sainte 
Vierge,  une  église  proche  du  saint  sépulcre,  où  ils  mirent  des  moines, 
et  cette  église  fut  nommée  Sainte-Marie-la-Latine. 

On  établit  tout  auprès  deux  hôpitaux,  un  pour  les  hommes  pè- 
lerins, dédié  en  l'honneur  de  saint  Jean-Baptiste,  et  un  autre,  en 
l'honneur  de  sainte  Magdeleine,  pour  les  femmes  qui  venaient  visiter 
les  saints  lieux.  Le  bienheureux  Gérard,  natif  de  Martigues  en  Pro- 
vence, personnage  d'une  grande  prudence  et  d'une  grande  vertu, 
était  directeur  de  l'hôpital  de  Saint- Jean,  quand  les  Chrétiens  se  ren- 
dirent maîtres  de  la  ville  sainte.  Godefroi  de  Bouillon,  charmé  de 
la  piété  de  ceux  qui,  sous  la  conduite  de  Gérard,  s'étaient  dévoués 
au  service  des  malades  et  des  pèlerins,  fit  de  grands  biens  à  l'hôpital. 
Son  frère  Baudouin,  qui  lui  succéda,  reconnut  aussi  l'utilité  de  cet 
établissement,  et  lui  accorda  sa  protection.  Comme  plusieurs  croisés, 
édifiés  de  la  charité  de  ceux  qui  desservaient  l'hôpital,  se  consa- 

^Consuetud.  Guig.fi.^.  Annal.  Carthus. 


80  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIL—  De  1106 

crèrent,  eux  et  leurs  biens,  au  même  exercice  de  piété,  les  frères 
hospitaliers  furent  en  état  non-seulement  de  loger  les  pèlerins,  mais 
encore  de  les  défendre  et  de  les  escorter  contre  les  avanies  des  Sar- 
rasins. C'étaient  de  braves  guerriers,  à  qui  la  piété  et  la  cause  pour 
laquelle  ils  combattaient  inspiraient  une  nouvelle  valeur.  Fiers  et 
redoutables  ennemis  des  Sarrasins  hors  de  Jérusalem,  ils  étaient, 
dans  l'intérieur  de  Fhôpital,  d'humbles  serviteurs  des  malades. 
Austères  à  eux-mêmes  et  pleins  d'une  généreuse  charité  pour  les 
autres,  ils  ne  mangeaient  que  du  pain  fait  de  son  et  de  la  plus  gros- 
sière farine,  réservant  la  plus  pure  pour  la  nourriture  des  malades  et 
des  pèlerins. 

Pour  perpétuer  ce  pieux  établissement,  Gérard  crut  qu'il  fallait 
fixer  les  frères  hospitaliers  par  des  vœux.  Le  patriarche  de  Jérusalem 
ayant  fort  goûté  cette  proposition,  Gérard  et  ses  compagnons  firent, 
entre  les  mains  de  ce  prélat,  les  trois  vœux  de  religion.  Le  pape 
Pascal  approuva  cet  institut  par  une  bulle,  où  il  marque  qu'il  met 
sous  la  protection  spéciale  du  Siège  apostolique  et  de  saint  Pierre 
l'hôpital  de  Saint-Jean-Baptiste  de  Jérusalem,  aussi  bien  que  les 
maisons  qui  en  dépendent  dans  les  diverses  parties  du  monde;  et  il 
nomme  pour  la  France  la  maison  de  Saint-Gilles  et  celle  de  Bar.  Il 
confirme  toutes  les  donations  faites  à  l'hôpital,  et  ordonne  qu'après 
la  mort  de  Gérard  le  supérieur  ne  pourra  être  élu  que  par  les  frères 
profès  de  l'hôpital.  La  bulle  est  datée  de  Bénévent,  le  15  de  février, 
l'an  4113. 

Les  hospitahers  prirent  l'habit  noir  avec  une  croix  blanche  de 
linge  terminée  par  huit  pointes.  Le  bienheureux  Gérard  ne  leur  donna 
d'autre  règle  que  des  leçons  et  des  exemples  d'humilité  et  de  charité; 
mais  après  sa  mort,  arrivée  vers  l'an  1118,  Raymond  du  Puy,  de  la 
province  de  Vienne,  ayant  été  élu  grand  maître,  fit  pour  son  ordre 
les  statuts  suivants  : 

«  Au  nom  du  Seigneur,  ainsi  soit-il  !  Moi,  Raymond,  serviteur  des 
pauvres  de  Jésus-Christ  et  supérieur  de  l'hôpital  de  Jérusalem,  de 
l'avis  de  tout  le  chapitre,  des  frères,  clercs  et  laïques,  j'ai  dressé  ces 
statuts  dans  la  maison  de  l'hôpital  de  Jérusalem.  J'ordonne  d'abord 
que  tous  les  frères  qui  se  dévouent  au  service  des  pauvres  observent 
les  trois  vœux  qu'ils  font  à  Dieu,  savoir  :  la  chasteté,  l'obéissance  et 
la  pauvreté,  c'est-à-dire  le  vœu  de  vivre  sans  avoir  rien  en  propre, 
et  qu'ils  n'exigent  rien  comme  leur  étant  dû,  si  ce  n'est  du  pain,  de 
l'eau  et  le  vêtement  qu'on  leur  promet;  et  que  leur  habillement  soit 
vil,  parce  que  les  pauvres,  desquels  nous  nous  faisons  gloire  d'être 
les  serviteurs,  ne  sont  couverts  que  de  vieux  haillons,  et  qu'il  est 
honteux  que  les  serviteurs  soient  mieux  vêtus  que  les  maîtres.  » 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  81 

Raymond  prescrit  ensuite  divers  règlements  dont  voici  le  précis. 

«  Que  les  frères  se  comportent  avec  modestie  et  décence  dans  Té- 
glise;  que  les  clercs  servent  à  l^autel  revêtus  d'aubes;  que  le  prêtre 
soit  assisté  d'un  diacre,  d'un  sous-diacre,  et,  s'il  est  nécessaire,  d'un 
autre  clerc,  et  qu'il  y  ait  jour  et  nuit  du  luminaire  dans  l'église  ;  que 
le  prêtre  soit  revêtu  de  l'aube,  lorsqu'il  visite  les  malades  et  qu'il 
leur  porte  le  corps  du  Seigneur;  qu'il  soit  précédé  par  un  diacre  ou 
un  sous-diacre,  ou  un  acolyte,  portant  de  l'eau  bénite  et  un  cierge 
dans  une  lanterne. 

«  Quand  les  frères  feront  voyage,  qu'ils  n'aillent  point  seuls,  mais 
qu'ils  aient  toujours  un  ou  deux  compagnons,  qui  leur  seront  assi- 
gnés par  le  maître,  et  qu'ils  se  comportent  avec  tant  de  circon- 
spection, qu'ils  ne  fassent  rien  qui  puisse  scandaliser;  qu'ils  s'ob- 
servent les  uns  les  autres,  pour  conserver  leur  chasteté,  surtout 
quand  ils  seront  dans  un  lieu  où  il  y  a  des  femmes.  Ils  ne  souffriront 
pas  que  les  femmes  leur  lavent  le  visage  ou  les  pieds,  ni  qu'elles 
fassent  leurs  lits. 

«  Quand  on  les  enverra  recueillir  des  aumônes  pour  les  pauvres, 
on  associera  ensemble  des  frères  clercs  et  des  frères  laïques.  Ils 
demanderont  l'hospitalité  à  quelque  honnête  personne,  par  charité. 
Si  on  la  leur  refuse,  ils  pourront  acheter  quelque  chose  pour  se 
nourrir  ;  mais  ils  n'achèteront  qu'une  sorte  de  mets.  En  recueillant 
les  aumônes,  ils  ne  recevront  ni  gages,  ni  terres;  et  ce  qu'on  aura 
donné,  ils  l'enverront  au  maître,  qui  le  fera  remettre  aux  pauvres 
de  l'hôpital.  De  toutes  les  obédiences,  le  maître  aura  le  tiers  du  pain, 
du  vin  et  des  autres  nourritures;  et  ce  qui  lui  rCvStera,  il  le  joindra 
aux  aumônes  qu'il  enverra  à  Jérusalem.  Il  n'y  aura  que  ceux  qui 
auront  été  choisis  par  le  maître  et  par  le  chapitre  qui  iront  recueillir 
les  aumônes.  En  quelque  obédience  qu'ils  aillent,  ils  y  logeront  et 
mangeront  comme  les  autres  frères.  Qu'ils  ne  soient  jamais  dans  les 
ténèbres,  et,  en  quelque  maison  qu'ils  logent,  qu'ils  aient  de  la  lu- 
mière devant  eux.  Nous  défendons  aux  frères  de  porter  des  habits 
peu  convenables  à  notre  ordre,  tels  que  des  peaux  de  bêtes  fauves. 
Ils  ne  feront  que  deux  repas  par  jour  ;  le  mercredi  et  le  samedi,  ils 
ne  mangeront  pas  de  chair,  non  plus  que  depuis  la  Septuagésime 
jusqu'à  Pâques. 

«  Quand  quelqu'un  des  frères  aura  commis  quelque  faute  contre 
la  pureté,  si  son  péché  est  secret,  il  fera  une  pénitence  secrète  et 
convenable,  telle  qu'on  la  lui  imposera;  mais  si  le  péché  a  éclaté, 
on  le  punira  dans  le  lieu  où  il  a  péché;  et  le  dimanche,  quand  le 
peuple  sort  de  la  messe,  on  le  dépouillera  de  ses  habits,  et,  à  la  vue 
de  tout  le  monde,  il  sera  fustigé  par  le  maître,  ou  par  le  frère  à  qui 

XV.  6 


82  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIL  —  De  1106 

le  maître  aura  ordonné  de  le  faire.  S'il  promet  de  se  corriger,  on  le 
recevra  dans  la  maison  ;  mais  on  le  traitera  comme  un  étranger 
pendant  un  an,  après  lequel  les  frères  feront  ce  qu'ils  jugeront  con- 
venable. Pour  les  autres  fautes  moins  grièves,  on  ordonne  de  jeûner 
au  pain  et  à  Teau,  et  de  manger  à  terre  pendant  quarante  jours.  Si 
un  frère  paraît  incorrigible,  le  grand  maître  ordonne  qu'on  le  lui 
envoie  à  pied,  afin  qu'il  le  corrige. 

«  On  gardera  le  silence  à  table.  Personne  ne  boira  après  les  com- 
piles, et  les  frères  ne  parleront  point  quand  ils  seront  couchés.  Si 
on  trouve  que  quelqu'un  des  frères  ait  quelque  argent  en  propre 
qu'il  ait  caché  au  maître,  on  lui  attachera  cet  argent  au  cou,  et  le 
maître  le  fera  fustiger  très-rudement  en  présence  de  tous  les  frères. 
De  plus,  il  le  condamnera  à  quarante  jours  de  pénitence,  pendant 
lesquels  il  jeûnera  le  mercredi  et  le  vendredi  au  pain  et  à  l'eau. 
Quand  un  frère  meurt  dans  une  obédience,  tous  les  frères  offriront 
pour  lui  à  la  messe  un  cierge  et  un  écu  qui  sera  pour  les  pauvres. 
On  chantera  pour  lui  trente  messes.  Les  clercs  réciteront  pour  lui  le 
psautier,  et  les  laïques  diront  cent  cinquante  Pater.  Tous  les  frères, 
en  l'honneur  de  Dieu  et  de  la  sainte  croix,  porteront  des  croix  sur 
leur  chape  et  leur  manteau,  afin  que  Dieu,  par  la  vertu  de  cet  éten- 
dard, nous  délivre  des  embûches  du  démon  *.  » 

Tels  furent  les  premiers  statuts  de  l'ordre  militaire  des  chevaliers 
de  Saint-Jean  de  Jérusalem,  appelés  depuis  chevaliers  de  Rhodes, 
et  enfin  chevaliers  de  Malte.  Les  chevaliers  de  Saint-Jean  de  Jéru- 
salem furent  dans  la  suite  la  plus  ferme  défense  de  la  terre  sainte, 
et  même  de  la  chrétienté  entière  contre  la  puissance  des  Musulmans. 
Cette  société  religieuse  et  militaire  comprenait  trois  classes  de 
frères  :  les  frères  ecclésiastiques  pour  les  secours  spirituels,  les 
frères  laïques  pour  les  services  corporels,  et  les  chevaliers  d'armes, 
chargés  de  protéger  les  pèlerins.  En  1259,  le  pape  Innocent  IV  con- 
féra à  leur  chef  le  titre  de  grand  maître. 

Dans  le  même  temps  que  les  peuples  chrétiens  de  l'Europe  s'u- 
nissaient en  grande  commune  ou  en  république,  sous  la  direction 
spirituelle  du  chef  de  la  chrétienté,  pour  se  défendre  contre  l'invasion 
ou  la  domination  de  la  barbarie  mahométane,  il  se  formait  dans 
plusieurs  pays  de  l'Europe,  sous  la  direction  temporelle  des  rois, 
de  petites  républiques  ou  des  communes,  pour  se  défendre  contre 
l'oppression  des  seigneurs  particuliers.  Voici  les  principales  causes 
et  les  principales  circonstances  de  cet  événement.  Lorsque  les  Francs 
entrèrent  dans  les  Gaules,  c'était  une  armée  d'hommes  libres,  ayant 

»  Longueval,  1.  23.  Vertot,  Eist.  des  chev.  de  Malte.  Jacques  de  Vitri,  etc. 


% 


à  1125  de  l'ère  chr,]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  8$ 

son  général  en  chef  sous  le  nom  de  roi,  ses  généraux  divisionnaires 
sous  le  nom  de  ducs,  ses  colonels  sous  le  nom  de  comtes,  ses  capi- 
taines sous  le  nom  de  barons.  Cette  armée,  s'étant  répandue  et  fixée 
dahs  le  pays,  y  établit  naturellement  sa  hiérarchie  militaire,  pour 
mieux  le  gouverner  et  le  défendre.  Les  hommes  libres  restèrent 
subordonnés  aux  barons,  les  barons  aux  comtes,  les  comtes  aux 
ducs,  les  ducs  au  roi.  C'est  ce  qu'on  appelle  système  féodal,  qui  au 
fond  n'est  que  la  subordination  militaire  implantée  dans  le  sol.  Aussi 
l'expression  d'anarchie  féodale,  qui  se  trouve  dans  des  auteurs  mo- 
dernes, nous  paraît-elle  une  contradiction  dans  les  termes;  car  l'idée 
première  de  féodalité  est  la  subordination,  ou  l'opposé  d'anarchie. 
Mais  pour  que  la  subordination  se  maintienne  dans  une  armée,  il 
faut  que  le  chef  ait  de  la  tête.  Ainsi,  quand  le  chef  réel  de  l'armée 
ou  de  la  nation  des  Francs  se  nommait  Charles-Martel,  Pépin  le  ' 
Bref,  Charlemagne,  cette  armée,  cette  nation  marchait  comme  un 
seul  homme  ;  mais  quand  ce  chef  s'appelait  Louis  le  Débonnaire, 
Lothaire  I",  Charles  le  Chauve,  les  liens  de  la  subordination  mili- 
taire et  territoriale  se  relâchèrent  de  plus  en  plus.  L'invasion  des 
Normands  y  porta  le  dernier  coup.  Charles  le  Chauve,  ne  se  trouvant 
plus  en  état  de  défendre  lui  seul  toute  la  France,  autorisa  expressé- 
ment chaque  ville,  chaque  seigneur  à  se  défendre  soi-même.  C'est  là 
une  circonstance  capitale  que  les  historiens  modernes  ont  trop  sou- 
vent oubliée  ;  car  elle  nous  fait  comprendre  que,  si  les  seigneurs 
particuliers  se  regardaient  à  peu  près  comme  indépendants  du  roi, 
c'était  moins  encore  l'effet  de  leur  ambition  que  la  suite  naturelle 
des  circonstances,  et  que  l'anarchie,  les  guerres  particuUères  qui  en 
furent  le  résultat,  ne  venaient  pas  de  ce  que  la  féodalité  régnait 
trop,  mais  précisément  de  ce  qu'elle  ne  régnait  pas  assez.  La  subor- 
dination au  chef  de  la  hiérarchie  féodale  n'existait  plus  que  dans  le 
souvenir.  Cet  état  de  choses  dura  jusqu'aux  croisades,  environ 
deux  siècles. 

Dans  l'intervalle,  le  nombre  des  hommes  libres  s'était  considéra- 
blement accru,  principalement  dans  les  villes.  Les  serfs  étant  admis 
dans  le  clergé  par  l'affranchissement,  plusieurs  d'entre  eux  étant 
même  devenus  évêques,  non-seulement  ils  affranchirent,  mais  en- 
core anoblirent  leurs  familles.  Les  seigneurs  qui  entraient  dans  le 
clergé,  ou  même  dans  le  cloître,  affranchissaient  presque  toujours 
leurs  esclaves  ou  du  moins  amélioraient  leur  sort.  Les  serfs,  les  co- 
lons des  monastères  se  trouvaient  généralement  si  bien  de  leur  état, 
que  bien  des  hommes  libres  se  donnaient  aux  monastères,  eux  et 
leur  famille,  pour  en  dépendre  aux  mêmes  conditions.  L'esprit  de 
fraternité  chrétienne,  qui  fit  naître  les  croisades,  augmenta  encore 


84  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.LXVII.  —  De  1106 

beaucoup  cette  heureuse  tendance.  Bien  des  seigneurs,  en  partant 
pour  la  guerre  sainte,  affranchissaient  leurs  serfs  ou  même  les  em- 
menaient avec  eux,  comme  leurs  compagnons  d'armes  ;  les  mêmes 
périls,  les  mêmes  souffrances,  les  mêmes  combats  soutenus  ensemble 
pour  la  même  cause,  pour  le  même  Dieu,  établirent  insensiblement 
entre  le  maître  et  le  serviteur  une  espèce  d'égalité  chrétienne.  Ainsi 
les  esclaves,  qui,  sous  le  paganisme,  ne  comptaient  pas  pour  des 
hommes  et  formaient  cependant  les  trois  quarts  du  genre  humain, 
devinrent  peu  à  peu,  sous  le  christianisme  et  par  le  christianisme, 
ce  que  nous  appelons  maintenant  le  peuple,  c'est-à-dire  cette  mul- 
titude d^hommes  libres  et  capables  de  l'être,  qui  vivent  sous  les 
mêmes  lois  et  le  même  gouvernement. 

Dans  cette  régénération  lente,  mais  incessante,  du  genre  humain 
par  le  christianisme,  il  y  a  eu  bien  des  obstacles,  des  retards  parti- 
cuhers.  Par  exemple,  au  temps  même  de  la  première  croisade,  tous 
les  seigneurs  ne  ressemblaient  pas  au  duc  Godefroi  de  Lorraine, 
au  vaillant  et  pieux  Tancrède.  Tandis  que  ces  nobles  héros  versaient 
leur  sang,  exposaient  leur  vie  en  Orient  pour  la  défense  de  la  chré- 
tienté entière,  d'autres  seigneurs,  moins  généreux,  restés  en  France, 
sortaient  de  leurs  châteaux  pour  piller  et  tyranniser  les  populations 
du  voisinage.  Ainsi,  vers  Tan  HIO,  un  seigneur  du  Puiset  ravageait 
les  environs  de  Paris  et  de  Chartres.  Comme  la  subordination  féodale 
des  seigneurs  à  l'égard  du  roi  n'existait  presque  plus  que  de  nom  et 
de  souvenir,  le  roi  se  trouvait  hors  d'état  de  réprimer  par  lui-même 
leurs  violences  et  leurs  guerres  particuhères.  C'est  ce  qui  donna 
naissance  aux  communes  ou  confédérations  d'hommes  libres  sous  la 
direction  temporelle  du  roi. 

Pour  réprimer  la  tyrannie  des  brigands  et  des  séditieux,  dit  un 
auteur  du  temps,  Orderic  Vital,  le  roi  Louis  le  Gros  fut  forcé  de  de- 
mander les  secours  des  évêques  dans  toute  la  Gaule;  alors  la  com- 
munauté populaire  fut  établie  en  France  par  les  prélats,  pour  que  les 
prêtres  accompagnassent  le  roi  dans  les  sièges  et  les  combats,  avec 
leurs  bannières  et  tous  leurs  paroissiens  *.  Un  autre  écrivain  de  cette 
époque,  l'abbé  Suger  de  Saint-Denis,  rapporte  qu'en  effet  les  com- 
munes des  paroisses,  ayant  leurs  curés  à  leur  tête,  aidèrent  le  roi 
Louis  au  siège  du  château  du  Puiset,  et  que  ce  fut  même  un  des  curés 
qui  contribua  le  plus  puissamment,  par  son  adresse  et  son  courage, 
à  prendre  le  château  ^.  Ainsi,  d'après  le  témoignage  de  deux  auteurs 
contemporains,  les  premières  communes  de  France  furent  étabhes, 
sur  la  demande  du  roi,  par  les  évêques,  pour  aider  le  roi  et  défendre 

1  Order.  Vit.,  1.  11,  c.  836.  —  ^  Suger,  Vita  Ludov.  Gros.,  c.  18. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  85 

le  peuple  contre  les  violences  de  quelques  mauvais  seigneurs.  Ainsî^ 
par  son  origine  et  son  but^  la  chose  était  bonne. 

Mais  en  quoi  précisément  consistait  alors  une  commune?  Voici 
la  réponse  que  fait  un  troisième  auteur  contemporain,  Guibert  de 
Nogent,  qui,  pour  des  ressentiments  personnels,  n'aimait  pas  ces 
nouveaux  établissements  :  Une  commune  consiste  en  ceci  :  que  les 
tributaires  ne  sont  plus  obligés  à  payer  qu\me  fois  par  année,  à  leurs 
maîtres,  la  dette  accoutumée  de  la  servitude;  que  s'ils  commettent 
quelque  faute,  ils  en  sont  punis  par  une  amende  fixée  par  les  lois, 
et  qu'ils  sont  rendus  complètement  exempts  de  toutes  les  exactions 
de  tributs  qu'on  a  coutume  d'infliger  aux  serfs  *.  Pour  bien  com- 
prendre cette  réponse,  il  faut  savoir  que  les  serfs  devenus  libres 
payaient  à  leurs  anciens  maîtres  un  certain  tribut,  que  les  mauvais 
seigneurs  exigeaient  d'une  manière  arbitraire.  Par  l'établissement 
d'une  commune  ou  d'une  bourgeoisie,  ces  droits,  ainsi  que  la  jus- 
tice ordinaire,  étaient  réglés  d'une  manière  fixe,  et  les  bourgeois 
s'en  garantissaient  l'observation  l'un  à  l'autre  par  serment;  ils  choi- 
sissaient pour  cela  un  maire,  avec  une  douzaine  au  moins  de  con- 
seillers ou  jurés.  Ainsi  les  communes,  déjà  bonnes  par  leur  origine 
et  leur  but,  étaient  encore  bonnes  dans  leur  constitution  ^.  Aussi  ver- 


1  Dom  Bouquet,  t.  12,  p.  260. 

2  «  Il  ne  faut  pas  confondre,  ditCantu,  les  communes  et  les  villes  du  moyen 
âge  avec  les  anciens  municipes.  Les  derniers  étaient  formés  par  les  anciens  colons 
venus  de  Rome,  qui,  soutenus  par  les  armes  de  la  métropole,  s'établissaient  sur  le 
territoire  conquis  pour  tenir  les  vaincus  sous  le  joug.  Dans  le  moyen  âge,  ce  sont 
ces  vaincus  eux-mêmes  qui  aspirent  à  conquérir  des  droits  comme  hommes  d'a- 
bord, puis  comme  citoyens.  Dans  la  commune  romaine,  le  père  de  famille  est, 
dans  sa  demeure,  magistrat  et  prêtre  ;  dans  la  nouvelle,  le  clergé  constitue  une 
classe  distincte  et  indépendante.  Dans  la  cité  romaine,  un  petit  nombre  de  riches, 
en  possession  de  la  plénitude  des  droits,  sont  entourés  d'une  foule  d'esclaves, 
aux  mains  desquels  ils  abandonnent  tous  les  genres  de  services  ;  dans  la  cité  nou- 
velle, l'industrie,  devenue  libre  pour  la  première  fois  dans  le  monde,  enfante  des 
richesses  et  des  libertés.  Sous  l'empire  romain,  les  citoyens  par  excellence  (optimi 
juris)  sont  réunis  dans  l'intérieur  de  la  ville,  la  campagne  n'étant  habitée  que  par 
des  esclaves.  Au  moyen  âge,  les  personnages  les  plus  puissants  résident  hors  des 
villes,  où  s'agglomère  la  population  industrieuse,  qui  s'affranchit  peu  à  peu  et  à 
force  de  travail.  Là,  en  un  mot,  il  y  a  aristocratie;  ici,  démocratie...  »  \Hist. 
univers.,  t.  10,  p.  357.)  —  L'organisation  des  communes,  si  elle  eut  ses  avanta- 
ges, eut  aussi  des  inconvénients.  Le  peuple  et  la  bourgeoisie  des  villes  y  gagnè- 
rent plus  de  liberté,  mais  la  France  se  trouva  fractionnée  en  un  grand  nombre  de 
petites  républiques.  L'écueil  redoutable  était  dans  la  rupture  de  l'unité  gouverne- 
mentale, et  il  serait  facile  de  montrer  dans  quelle  suite  de  maux  cette  institution 
a  jeté  plusieurs  pays.  Les  luttes  de  Venise,  de  Gênes  et,  en  Belgique,  celles  de 
Bruges  et  de  Gand  ont  fait  voir  les  dangers  des  rivalités  communales,  quand  elles 
ne  sont  pas  contre-balancées  et,  finalement,  dominées  par  une  autorité  supérieure. 


86  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

rons-nous  le  saint  évêque  Godefroi  d'Amiens  favoriser  de  tout  son 
pouvoir  l'établissement  d'une  commune  dans  sa  ville  épiscopale. 

Il  n'en  fut  pas  de  même  de  Gualderic,  évêque  de  Laon.  Après  la 
mort  d'Adalbéron-Ascelin,  prélat  d'un  grand  mérite,  mais  trop  in- 
trigant, l'église  de  Laon  fut  successivement  gouvernée  par  Gebuin, 
Léotheric  et  Hélinand.  Ce  dernier,  qui  n'avait  ni  science  ni  nais- 
sance, acheta  l'épiscopat  à  force  de  présents,  et  eut  pour  successeur 
Engelran  de  Couci,  qui  ne  montra  pas  plus  de  zèle.  11  approuva 
même  le  concubinage  honteux  d'Engelran  de  Boves,  son  parent,  le- 
quel avait  enlevé  la  femme  du  comte  deNamur.  Après  la  mort  de  cet 
évêque,  ce  siège  ayant  vaqué  deux  ans,  on  élut  enfin  Gualderic,  à  la 
recommandation  du  roi  d'Angleterre,  dont  il  avait  été  chancelier. 
Anselle  ou  Anselme,  qui  était  alors  la  gloire  de  l'église  de  Laon  et  le 
plus  habile  professeur  qu'il  y  eût  en  France,  s'opposa  tant  qu'il  put 
à  cette  élection,  et  la  suite  justifia  son  opposition.  Gualderic  avait  des 
goûts  etdes  mœurs  militaires,  était  emporté  et  arrogant,  et  aimait  par- 
dessus tout  à  parler  de  combats  et  de  chasse,  d'armes,  de  chevaux 
et  de  chiens.  Il  avait  à  son  service  un  de  ces  esclaves  noirs  que  les 
grands  seigneurs,  revenus  de  la  première  croisade,  venaient  de 
mettre  à  la  mode,  et  souvent  il  employait  cet  esclave  à  infliger  des 
tortures  aux  malheureux  qui  lui  avaient  déplu.  L'un  des  premiers 
actes  de  l'épiscopat  de  Gualderic  fut  de  punir  de  mort  un  bourgeois 
qui  avait  censuré  sa  conduite  ;  puis  il  fit  crever  les  yeux,  dans  sa 
propre  maison,  à  un  homme  suspect  d'amitié  pour  ses  ennemis; 
enfin,  l'an  1109,  il  se  rendit  complice  d'un  meurtre  commis  dans 
l'église  cathédrale.  En  voici  l'histoire  : 

Gualderic,  ayant  quelque  différend  avec  Gérard  de  Kiersi,  un  des 
plus  braves  guerriers  de  cette  province,  conspira  avec  les  principaux 
de  la  ville  de  Laon  pour  faire  assassiner  ce  seigneur  ;  et,  afin  de  mieux 
cacher  sa  perfidie,  il  fit  le  voyage  de  Rome,  espérant  que,  si  cet  at- 
tentat s'exécutait  pendant  son  absence,  on  ne  pourrait  l'en  soupçon- 
ner. Pendant  l'octave  de  l'Epiphanie,  Gérard  s'étant  rendu  dès  le 
matin  à  la  cathédrale  de  Laon,  à  cheval,  avec  plusieurs  cavaliers,  il 
mit  pied  à  terre  et  s'arrêta  pour  faire  sa  prière  devant  le  crucifix. 


En  France,  ce  fut  la  royauté  qui  s'interposa  comme  médiatrice  entre  les  communes. 
Elle  les  soumit,  au  treizième  siècle,  à  une  règle  uniforme.  Saint  Louis  fixa  les  con- 
ditions de  l'élection  des  maires  et  de  la  comptabilité  communale.  Mais  les  succes- 
seurs de  ce  roi,  ayant  voulu  soumettre  les  communes  à  des  impôts  dont  elles 
avaient  jusqu'alors  été  exemptes,  des  révoltes  s'ensuivirent  au  siècle  suivant.  L'or- 
ganisation était  devenue  abusive  ;  elle  disparut,  mais  la  bourgeoisie  avait  conquis 
son  émancipation;  nous  la  verrons  former  un  des  corps  les  plus  puissants  du 
royaume  :  le  Tiers-État. 


à  1125  de  l'ère  ehr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  87 

tandis  que  plusieurs  de  ses  compagnons  se  dispersèrent  en  diverses 
chapelles  de  Téglise.  On  alla  avertir  à  Tévêché  qu'il  était  à  l'église; 
et,  comme  il  priait  les  mains  jointes,  appuyé  contre  un  pilier,  il  fut 
poignardé  par  Rorigon,  frère  de  l'évêque,  et  par  l'économe  de  Té- 
vêché.  On  appela  à  Laon  Hubert,  évêque  de  Senlis,  pour  réconcilier 
l'église  polluée  par  ce  meurtre.  Guibert  de  Nogent,  qui  nous  raconte 
longuement  toute  cette  histoire,  fut  chargé  par  le  maître  Anselle, 
doyen  de  la  cathédrale,  et  par  le  chapitre,  de  faire  un  sermon  au 
peuple  sur  cet  attentat,  à  la  fin  duquel  il  prononça,  par  ordre  du 
chapitre,  une  excommunication  contre  les  meurtriers  et  leurs  com- 
phces  1. 

Pendant  ce  temps-là,  l'évêque  Gualderic,  ayant  appris  la  mort  de 
Gérard,  partit  de  Rome  avec  joie.  Le  roi  Louis  le  Gros,  qui  le  croyait 
coupable  de  ce  meurtre,  fit  piller  sa  maison  épiscopale,  et  lui  fit  dé- 
fense d'entrer  dans  Laon.  Mais  les  intrigues  et  les  présents  de  Gual- 
deric apaisèrent  le  roi,  et  cet  évêque  porta  la  passion  jusqu'à  excom- 
munier tous  ceux  qui  avaient  poursuivi  les  meurtriers  de  Gérard. 
Toute  la  ville  fut  bientôt  dans  la  plus  étrange  confusion.  Ce  n'étaient 
partout  que  violences  et  qu'un  brigandage  pubUc.  Cependant  la  re- 
nommée de  la  commune  de  Noyon,  étabhe  dans  cette  ville  par 
l'évêque  Baldric,  en  1108,  s'était  répandue  au  loin;  on  ne  parlait  que 
de  la  bonne  justice  qui  se  faisait  dans  cette  ville  et  de  la  bonne  paix 
qui  y  régnait.  On  crut  à  Laon  qu'une  commune  y  produirait  les 
mêmes  effets.  Pour  arrêter  les  désordres,  le  clergé  et  les  seigneurs 
déclarèrent  aux  habitants  que,  s'ils  voulaient  payer  une  somme  d'ar- 
gent, on  leur  donnerait  la  permission  d'établir  une  commune  et  de  se 
gouverner  par  des  autorités  de  leur  choix.  Les  conditions  furent  ac- 
ceptées, et  la  commune  fut  établie.  Mais  l'évêque,  qui  était  alors 
absent,  voulut  la  rompre  à  son  retour.  On  le  gagna  par  argent; 
moyennant  une  grosse  somme  qu'il  tira  encore  des  bourgeois,  il  ap- 
prouva cette  association,  et  jura  d'en  observer  les  conditions,  selon 
ce  qui  avait  été  fait  à  Noyon  et  à  Saint-Quentin.  Dans  cette  dernière 
ville,  la  commune  avait  été  établie  par  le  comte  de  Vermandois. 
Ayant  ainsi  obtenu  le  consentement  de  leur  seigneur  immédiat,  qui 
était  l'évêque,  les  bourgeois  de  Laon,  pour  qu'aucune  espèce  de  ga- 
rantie ne  manquât  à  leur  commune,  sollicitèrent  la  sanction  de  l'au- 
torité royale.  Ils  envoyèrent  à  Paris,  auprès  du  seigneur  souverain, 
qui  était  le  roi,  des  députés  porteurs  de  riches  présents,  et  obtinrent, 
moyennant  une  rente  annuelle,  la  ratification  de  leur  charte  com- 
munale. 

*  Guib.,  De  vitâ  suâ,  1,  3. 


*»*'  *'  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

Les  choses  allèrent  paisiblement  près  de  trois  ans.  Toutefois, 
révêque,  qui  avait  droit  de  battre  monnaie,  faisait  faire  de  la  fausse 
monnaie  et  la  changeait  sans  cesse  :  il  commit  encore  d'autres 
violences.  Le  pape  Pascal,  en  ayant  été  informé,  l'interdit  de  ses 
fonctions  épiscopales.  Cependant,  tout  interdit  qu'il  était,  il  ne  laissa 
pas  de  dédier  une  éghse;  après  quoi  il  fit  le  voyage  de  Rome,  et  y 
obtint  son  absolution. 

A  son  retour,  l'évêque  de  Laon,  de  concert  avec  les  nobles  de  la 
ville,  prit  la  résolution  d'abolir  la  commune.  Les  uns  et  les  autres 
avaient  dépensé  l'argent  qu'ils  avaient  reçu  pour  la  permission  de 
rétablir,  et  se  voyaient  empêchés,  par  la  charte  communale,  de 
recommencer  leurs  exactions  arbitraires  comme  autrefois.  Ils  réso- 
lurent de  commencer,  à  la  fin  du  carême  1112,  l'exécution  de  leur 
dessein.  L'évêque  engagea  le  roi  Louis  le  Gros  à  venir  passer  à 
Laon  les  fêtes  de  Pâques.  Le  roi  y  arriva  la  veille  du  jeudi  saint, 
avec  une  grande  compagnie  de  courtisans  et  de  chevaliers.  Le  jour 
même  de  sa  venue,  l'évêque  se  mit  à  lui  parler  de  l'affaire  qui  l'oc- 
cupait, et  lui  proposa  de  retirer  le  consentement  qu'il  avait  donné  à 
la  commune.  Tout  entier  à  cette  négociation,  durant  toute  la  journée 
et  le  lendemain,  il  ne  mit  pas  le  pied  dans  l'église,  ni  pour  la  con- 
sécration du  saint  chrême,  ni  pour  donner  l'absoute  au  peuple.  Les 
conseillers  du  roi  firent  d'abord  quelque  difficulté,  parce  que  les 
bourgeois  de  Laon,  avertis  de  ce  qui  se  tramait,  leur  avaient  offert 
quatre  cents  livres  d'argent,  et  plus,  s'ils  l'exigeaient.  L'évêque  se 
vit  donc  obligé  d'enchérir  par-dessus  ces  offres  et  de  promettre  sept 
cents  livres,  qu'il  n'avait  pas,  mais  qu'il  comptait  lever  sur  les  bour- 
geois quand  il  n'y  aurait  plus  de  commune.  Cette  proposition  dé- 
termina les  courtisans  à  prendre  parti  contre  la  liberté  de  la 
ville. 

Le  roi,  qui  était  bon,  mais  non  pas  inaccessible  à  l'avarice,  s'y  laissa 
entraîner  lui-même.  En  conséquence  du  traité  que  le  roi  et  ses  cour- 
tisans conclurent  alors  avec  l'évêque,  celui-ci,  de  son  autorité  pon- 
tificale, les  délia  et  se  délia  lui-même  de  tout  serment  prêté  aux 
bourgeois.  La  charte,  scellée  du  sceau  royal,  fut  déclarée  nulle  et  non 
avenue;  et  l'on  publia,  de  par  le  roi  et  l'évêque,  l'ordre  à  tous  les 
magistrats  de  la  commune  de  cesser  dès  lors  leurs  fonctions,  de  re- 
mettre le  sceau  et  la  bannière  de  la  ville,  et  de  ne  plus  sonner  la 
cloche  du  beffroi,  qui  annonçait  l'ouverture  et  la  clôture  de  leurs 
audiences.  Cette  proclamation  causa  tant  de  rumeur,  que  le  roi 
jugea  prudent  de  quitter  l'hôtel  où  il  logeait  et  d'aller  passer  la  nuit 
dans  le  palais  épiscopal,  qui  était  ceint  de  bonnes  murailles.  Le  len- 
demain matin,  au  point  du  jour,  il  partit  en  grande  hâte,  avec  tous 


à  1125  de  l'ère  chr,]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  89 

ses  gens,  sans  attendre  la  fête  de  Pâques,  pour  la  célébration  de  la- 
quelle il  avait  entrepris  ce  voyage. 

Tout  fut  en  trouble  à  Laon  pendant  les  fêtes  ;  quatre  cents  habi- 
tants conjurèrent  la  mort  de  Tévêque  et  des  seigneurs.  Le  jeudi 
d'après  Pâques,  tandis  que  Tévêque  traitait  avec  son  archidiacre  des 
taxés  qu'il  voulait  imposer  sur  les  habitants,  pour  leur  faire  payer  à 
eux-mêmes  l'abolition  de  leur  commune,  après  leur  en  avoir  fait 
payer  l'établissement,  on  entendit  tout  à  coup  un  grand  tumulte  de 
gens  qui  criaient  :  La  commune  !  la  commune  !  A  ces  cris,  les  autres 
bourgeois,  s'étant  armés  et  attroupés,  allèrent  droit  à  la  maison  de 
l'évêque.  Les  seigneurs  y  accoururent  aussitôt  pour  le  défendre; 
mais  la  plupart  furent  mis  à  mort  avant  qu'ils  y  pussent  entrer.  De 
ce  nombre  fut  le  beau-frère  de  Guibert  de  Nogent,  qui  se  montre 
très-sensible  à  cette  perte.  L'évêque,  voyant  qu'il  ne  pouvait  résister 
à  une  populace  mutinée,  prit  l'habit  d'un  de  ses  esclaves  et  se  réfugia 
dans  la  cave,  où  il  se  cacha  dans  un  tonneau.  Il  fut  trahi  par  un 
de  ses  gens,  et,  ayant  été  tiré  par  les  cheveux  hors  du  Heu  où  il 
s'était  caché,  il  fut  percé  de  mille  coups  ;  après  quoi  on  dépouilla 
son  cadavre  et  on  le  jeta  nu  dans  le  cloître  des  chanoines.  Une  autre 
partie  du  peuple,  poursuivant  les  seigneurs,  mit  le  feu  à  la  maison 
du  trésorier.  La  flamme  gagna  bientôt  la  cathédrale,  qui  fut  réduite 
en  cendres.  On  n'en  sauva  que  les  tables  d'autel,  qui  étaient  d'or,  avec 
les  châsses  des  saints.  La  maison  de  l'évêque  fut  aussi  brûlée,  avec 
le  monastère  de  Saint-Jean,  dont  l'église,  aussi  bien  que  celle  de 
la  Vierge  et  celle  de  Saint-Pierre,  fut  consumée  par  le  feu.  Il  y 
avait  autrefois  sept  éghses  dans  ce  monastère,  et  il  en  restait  encore 
alors  cinq,  dont  trois  furent  brûlées  avec  plusieurs  autres;  en  sorte 
qu'on  compta  jusqu'à  douze  églises  qui  furent  brûlées.  Le  doyen 
Anselme  fit  enterrer,  le  lendemain,  l'évêque  dans  l'église  de  Saint- 
Vincent;  mais  on  ne  récita  aucune  prière.  Radulphe  le  Vert,  arche- 
vêque de  Reims,  ayant  appris  ce  qui  était  arrivé  à  Laon,  se  rendit 
en  cette  ville,  célébra  un  service  solennel  pour  l'évêque,  et  fit  un 
scEmon  sur  ces  paroles  de  saint  Paul  :  Serviteurs,  obéissez  à  vos 
maîtres.  C'était  à  propos  pour  calmer  les  passions  populaires;  mais, 
dans  la  vérité,  et  cela  d'après  le  récit  non  suspect  de  Guibert  de  No- 
gent, hostile  à  la  commune,  c'était  le  parjure  du  roi,  de  l'évêque  et 
des  nobles  qui  avait  soulevé  ces  passions. 

Les  habitants  de  Laon,  craignant  la  juste  punition  de  leurs  excès, 
mais  surtout  la  vengeance  de  leurs  ennemis,  appelèrent  à  leur 
secours  Thomas  de  Marie,  fils  d'Engelran  de  Boves.  Thomas  était 
encore  plus  méchant  que  son  père  ;  et  on  rapporte  de  lui  des  cruau- 
tés qui  font  horreur.  Il  désespéra  pourtant  de  garder  la  place  contre 


90  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

les  forces  du  roi;  et  il  emmena  à  Marie  ceux  des  bourgeois  de  Laon 
qui  avaient  le  plus  sujet  de  craindre  le  châtiment.  La  ville  demeura 
exposée  au  pillage,  et  l'impunité  y  autorisa  tous  les  crimes.  Les  no- 
bles, ayant  pris  le  dessus,  égalèrent,  pour  le  moins,  les  cruautés  des 
bourgeois.  Presque  tous  les  émigrés  de  Laon,  pris  par  les  troupes 
du  roi,  furent  mis  à  mort,  laissés  sans  sépulture,  en  proie  aux  chiens 
et  aux  oiseaux.  Toutefois,  en  Tannée  4 128,  seize  ans  après  le  meurtre 
de  révêque  Gualderic,  la  crainte  d'une  seconde  explosion  de  la  fu- 
reur populaire  engagea  son  successeur  à  consentir  à  rétablissement 
d'une  nouvelle  commune,  sous  le  nom  d'Institution  de  la  Paix,  et 
sur  les  bases  anciennement  établies.  Le  roi  Louis  le  Gros  en  ratifia 
la  charte  dans  une  assemblée  tenue  à  Compiègne  *. 

Quand  les  troubles  de  1112  furent  un  peu  apaisés,  le  clergé  de 
Laon  songea  à  rebâtir  la  cathédrale  ;  mais  on  manquait  des  fonds 
nécessaires  à  une  si  grande  entreprise.  Pour  exciter  les  fidèles  à  con- 
tribuer à  la  bonne  œuvre,  et  amasser  de  quoi  rebâtir  l'église,  les 
chanoines  de  Laon  portèrent  par  toute  la  France,  et  même  en  Angle- 
terre, les  principales  reliques  qu'on  avait  sauvées  de  l'incendie.  Ces 
sortes  de  quêtes  avec  les  reliques  étaient  alors  fort  en  usage.  Il  se 
fit,  à  cette  occasion,  plusieurs  miracles  attestés  par  les  auteurs  du 
temps  2. 

Peu  après  les  troubles  de  Laon,  le  saint  évêque  Godefroi  d'A- 
miens, de  concert  avec  les  habitants,  établit  gratuitement  une  com- 
mune ou  bourgeoisie  dans  sa  ville  épiscopale.  Le  gouvernement  de 
cette  commune,  composé  de  vingt-quatre  échevins  sous  la  prési- 
dence d'un  maire,  fut  installé  sans  aucun  trouble  au  milieu  de  la  joie 
populaire  ;  mais  la  ville  d'Amiens  était  partagée  entre  quatre  sei- 
gneurs :  l'évêque,  le  vidame,  le  châtelain  ou  propriétaire  d'une 
grosse  tour,  et  enfin  le  comte,  qui  était  Engelran  de  Boves,  père  de 
Thomas  de  Marie.  Le  vidame  donna  son  approbation  à  la  commune, 
moyennant  certaines  conditions  ;  mais  le  châtelain  et  le  comte  n'y 
voulurent  rien  entendre.  De  là  une  guerre  entre  eux  et  les  bourgeois. 
Ceux-ci  eurent  recours  au  roi  Louis  le  Gros,  et,  par  l'entremise  de 
leur  évêque,  obtinrent,  à  prix  d'argent,  l'approbation  royale  de  leurs 
règlements  municipaux.  Dans  cette  guerre,  on  vit  Thomas  de  Marie 
attaquer  la  commune  d'Amiens,  tandis  qu'il  soutenait  celle  de  Laon. 
Ce  ne  fut  qu'au  bout  de  deux  ans  que  le  châtelain  rendit  la  grosse 
tour,  qui  fut  aussitôt  démolie  par  ordre  du  roi  et  de  l'évêque  ^. 


*  Scriptores  rerum  Francicarum,  t.  12,  p.  250  et  seqq.,  et  t.  13,  p.  511.  -- 
2  Herman,  apud  Guibeit.  —  s  Guibert,  apud  Script,  rer.  Franc,  t.  12,  p.  260  et 
seqq. 


I 


à  1125  de  l'ère  chv.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  91 

La  désolation  où  ces  guerres  mirent  dans  Tintervalle  la  ville  et  le 
diocèse  d'Amiens,  et  les  crimes  dont  elles  furent  la  cause,  donnèrent 
tant  de  chagrins  à  saint  Godefroi,  qu'il  résolut  d'abdiquer  l'épisco- 
pat  et  de  se  retirer  à  la  Chartreuse  de  Grenoble  avec  les  saints  soli- 
taires dont  la  réputation  s'était  déjà  répandue  dans  toute  la  France. 
Guignes,  le  prieur,  reçut  le  saint  évêque  avec  joie,  et  lui  assigna  une 
cellule,  sans  cependant  oser  le  recevoir  au  nombre  de  ses  religieux, 
dans  la  crainte  que  le  Pape  ne  le  trouvât  mauvais.  Godefroi  ne  son- 
gea, dans  ce  désert,  qu'à  réunir  les  douceurs  de  la  contemplation 
aux  rigueurs  de  la  pénitence.  Ayant  su  que  Conon,  légat  du  Saint^ 
Siège,  devait  tenir  un  concile  à  Beauvais,  il  y  envoya  sa  renonciation 
à  l'épiscopat. 

Le  concile  étant  assemblé,  les  citoyens  d'Amiens  y  envoyèrent 
aussi  des  députés  pour  se  plaindre  de  ce  que  leur  évêque  les  avait 
abandonnés,  et  pour  demander  la  permission  d'en  élire  un  autre. 
Radulphe,  archevêque  de  Reims,  leur  dit  :  De  quel  front  osez-vous 
nous  porter  cette  plainte,  vous  qui,  par  votre  indocilité,  avez  chassé 
de  son  siège  un  homme  orné  de  toutes  sortes  de  vertus  ?  L'avez- 
vous  jamais  vu  attaché  à  son  intérêt  ou  à  son  plaisir?  Les  députés 
ayant  témoigné  tout  le  contraire  :  Allez  donc  le  chercher,  reprit  l'ar- 
chevêque, et  ramenez-le  avec  vous  ;  car  je  prends  à  témoin  le  Sei- 
gneur Jésus-Christ,  que,  tant  que  Godefroi  vivra,  vous  n'aurez  point 
d'autre  évêque.  Au  même  temps  arrivèrent  les  députés  de  saint  Go- 
defroi, avec  des  lettres  par  lesquelles  il  déclarait  qu'il  avait  renoncé 
à  l'évêché,  et  exhortait  ses  diocésains  à  chercher  un  autre  pasteur, 
assurant  qu'il  ne  reviendrait  plus,  et  qu'il  se  sentait  incapable  des 
fonctions  de  l'épiscopat  ;  qu'à  la  vérité,  il  les  avait  instruits  par  ses 
discours,  mais  qu'il  les  avait  perdus  par  son  mauvais  exemple.  A  la 
lecture  de  cette  lettre  si  humble,  les  évêques  du  concile  ne  purent 
s'empêcher  de  répandre  des  larmes.  Cependant  ils  remirent  à  statuer 
sur  cette  affaire  dans  le  concile  qu'ils  devaient  tenir  à  Soissons  à 
l'Epiphanie  de  l'année  suivante  1115. 

Il  y  fut  résolu  qu'on  enverrait  au  saint  évêque  deux  députés  au 
nom  du  roi,  avec  des  lettres  du  concile,  qui  lui  ordonnaient  de  venir 
reprendre  son  siège.  Godefroi,  ayant  reçu  ces  lettres,  se  jeta  aux 
pieds  de  ses  bien-aimés  chartreux,  en  les  conjurant  avec  larmes  de 
ne  pas  permettre  qu'on  l'arrachât  d'avec  eux.  Ils  pleurèrent  avec  lui  ; 
mais  ils  répondirent  qu'ils  ne  pouvaient  résister  à  l'autorité  du  roi 
et  à  celle  des  évêques.  Ainsi  ils  le  congédièrent  malgré  eux  et  mal- 
gré lui.  Il  demeura  dans  la  Chartreuse  depuis  la  fête  de  Saint-Nicolas, 
6"^  de  décembre,  jusqu'au  commencement  du  carême.  Avant  que  de 
se  rendre  à  Amiens,  il  alla  à  Reims,  où  le  légat  Conon  tenait  un 


92  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  -  De  1106 

nouveau  concile.  L^archevêque  Radulphe  présenta  Godefroi  aux 
prélats  assemblés.  On  fut  surpris  de  voir  Tétat  où  les  macérations 
rayaient  réduit  ;  car  il  était  si  exténué  par  ses  austérités,  qu'à  peine 
pouvait-il  se  soutenir.  Le  légat,  qui  présidait  au  concile,  lui  fit  une 
réprimande  assez  vive  sur  ce  qu'il  avait  quitté  son  siège,  et  lui  or- 
donna d'y  retourner  incessamment.  Godefroi  obéit  avec  humilité.  Il 
fui  reçu  dans  Amiens  avec  de  grandes  démonstrations  de  joie;  mais, 
peu  de  temps  après,  comme  il  retournait  à  Reims  consulter  son  ar- 
chevêque, il  mourut  le  S'"^  de  novembre  de  la  même  année  4115. 
L'Eglise  honore  sa  mémoire  le  jour  de  sa  mort  *. 

Tandis  que  les  communes  locales  se  formaient  ainsi  en  France 
pour  se  défendre  contre  les  violences  particulières,  comme  la  grande 
commune  de  la  chrétienté  se  défendait  contre  les  Turcs,  les  Sarra- 
sins, les  Maures,  les  Arabes;  les  lettres  elles-mêmes  commencèrent 
à  refleurir  en  France,  particulièrement  à  Paris,  où  l'école  qui  y 
était  établie  depuis  longtemps  devenait  de  jour  en  jour  plus  célèbre, 
tant  par  la  réputation  des  maîtres  qui  y  enseignaient,  que  par  le 
nombre  des  écoliers  qui  venaient  y  prendre  leurs  leçons.  Le  fameux 
Abailard  était  alors  le  plus  célèbre  des  professeurs  de  cette  acadé- 
mie; mais  il  avait  plus  d'esprit  que  de  conduite,  plus  d'orgueil  que 
de  science,  et  plus  de  réputation  que  de  vrai  mérite,  quoiqu'il  n'en 
manquât  pas. 

Abailard  était  natif  de  Palais,  à  quelques  lieues  de  Nantes,  vers 
l'orient.  Son  père,  Bérenger,  avait  étudié  avant  que  de  porter  les 
armes  :  ce  qui  était  alors  fort  rare  aux  gens  de  guerre  ;  et  il  conserva 
tant  d'amour  pour  les  sciences,  qu'il  voulut  que  ses  enfants  se  ren- 
dissent habiles  dans  les  lettres  avant  que  d'apprendre  le  métier  de  la 
guerre,  à  quoi  il  les  destinait.  Mais  Abailard  prit  tant  de  goût  à  l'é- 
tude, qu'il  renonça  à  la  guerre,  et  céda  même  son  droit  d'aînesse  et 
sa  succession  à  ses  autres  frères.  Bérenger  embrassa  dans  la  suite  la 
vie  monastique,  et  Luce,  sa  femme,  l'imita.  Abailard,  ayant  fait  quel- 
ques progrès  dans  les  sciences,  surtout  dans  la  dialectique,  où  il  se 
rendit  fort  habile,  quitta  la  Bretagne  et  parcourut  diverses  provinces 
pour  s'exercer  à  la  dispute.  Il  se  rendit  enfin  à  Paris  pour  y  perfec- 
tionner ses  talents  et  les  y  faire  connaître.  Il  alla  prendre  les  leçons 
de  Guillaume  de  Champeaux,  qui  occupait  alors  la  première  chaire, 
et  qui  avait  la  plus  grande  réputation.  Abailard  gagna  d'abord  son 
amitié;  maisil  ne  la  conserva  pas  longtemps.  Il  combattit  avec  trop 
de  chaleur  les  sentiments  de  son  maître,  et,  comme  il  était  fort  versé 
dans  toutes  les  subtilités  de  la  dialectique,  il  l'embarrassait  souvent. 

1  Surius  et  Godescard,  8  novemb. 


à  U25  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  93 

Guillaume,  qui  n'avait  reçu  jusqu'alors  que  des  applaudissements, 
ne  pardonna  pas  à  son  disciple  la  réputation  qu'il  acquérait  aux 
dépens  de  la  sienne.  C'est  du  moins  ce  que  dit  Abailard  dans  l'his- 
toire qu'il  a  faite  de  sa  propre  vie. 

Abailard,  de  son  côté,  enflé  des  premiers  succès  qu'il  avait  eus,  se 
crut  en  état,  malgré  sa  jeunesse,  d'ouvrir  à  Melun  une  école,  qu'il 
transféra  ensuite  à  Corbeil,  pour  se  rapprocher  de  Paris.  Un  grand 
nombre  de  disciples  allèrent  y  prendre  ses  leçons  et  désertèrent  l'é- 
cole de  Guillaume  :  ce  qui  fut  un  nouveau  sujet  de  jalousie  pour  cet 
ancien  maître.  Mais  le  succès  animant  Abailard,  il  s'appliqua  à  l'étude 
avec  si  peu  de  modération,  qu'il  en  tomba  dangereusement  malade. 
Il  fut  obligé,  pour  se  rétablir,  d'aller  respirer  son  air  natal.  Il  de- 
meura quelques  années  en  Bretagne,  et  son  absence  servit  à  le  faire 
désirer  plus  ardemment.  Pendant  ce  temps-là,  Guillaume  de  Cham- 
peaux  se  fit  chanoine  régulier  à  Saint-Victor  ;  cependant,  après  quel- 
que interruption,  il  continua  de  tenir  son  école  à  l'ordinaire. 

Abailard,  étant  de  retour  à  Paris,  voulut  se  réconcilier  avec  Guil- 
laume et  prendre  de  lui  des  leçons  de  rhétorique.  Mais  le  nouveau 
rhétoricien  en  revenait  toujours  à  la  dialectique,  et  il  ne  pouvait 
s'empêcher  de  combattre  les  opinions  de  son  maître,  particulière- 
ment sur  les  universaux.  Car  Guillaume  enseignait  qu'il  y  avait  une 
nature  universelle,  à  parte  rei,  comme  parle  l'école  ;  et  Abailard 
combattit  si  bien  ce  sentiment,  qu'il  obligea  son  maître  d'y  renon- 
cer :  ce  qui,  au  dire  d'Abailard,  décrédita  tellement  Guillaume,  que, 
se  voyant  abandonné  de  la  plupart  de  ses  disciples,  il  quitta  sa  chaire 
qui  était  celle  de  l'église  de  Paris,  et  la  fit  donner  à  un  autre  profes- 
seur qui  la  céda  à  Abailard  ;  mais  Guillaume  ne  souffrit  pas  que  son 
rival  occupât  une  place  si  honorable  :  ainsi  Abailard  fut  obligé  de 
retourner  à  Melun.  Il  revint  peu  de  temps  après  à  Paris,  et  ouvrit 
une  école  hors  de  la  ville  sur  la  montagne  de  Sainte-Geneviève. 
Guillaume,  de  son  côté,  en  ouvrit  une  dans  son  monastère  de  Saint- 
Victor  ;  et  les  disputes  recommencèrent  entre  les  deux  professeurs. 
Abailard  fut  obligé  de  faire  un  second  voyage  en  Bretagne,  parce 
que  son  père  s'était  fait  moine,  et  que  sa  mère  était  sur  le  point  de 
se  faire  religieuse.  Quand  il  eut  terminé  ses  affaires  de  famille,  il 
alla  étudier  la  théologie  sous  Anselme,  doyen  de  Laon,  qui  était  un 
ancien  professeur  fort  estimé  ;  mais  Abailard  ne  trouva  pas  que  son 
mérite  répondît  à  sa  réputation,  et  il  ouvrit,  pour  le  combattre,  une 
école  à  Laon,  où  il  entreprit  d'interpréter  Ézéchiel.  Anselme  lui  fit 
défendre  d'expUquer  l'Écriture.  Ainsi  il  revint  à  Paris,  où  on  lui 
offrait  la  chaire  que  Guillaume  de  Champeaux  avait  remplie  ;  car  ce 
savant  professeur  avait  été  élevé  sur  le  siège  de  Châlons-sur-Marne. 


94  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVII— De  1106 

Abailardy  continua  son  exposition  d'Ézéchiel  avec  un  concours  et 
un  applaudissement  extraordinaires;  mais  le  succès  Fenivra,  et  une 
passion  honteuse,  à  laquelle  il  eut  la  faiblesse  de  se  livrer,  devint  la 
punition  de  son  orgueil  et  la  source  de  ses  humiliations  et  de  ses 
malheurs. 

Dans  le  temps  qu^Abailard  jouissait  de  la  plus  florissante  réputa- 
tion, il  conçut  un  amour  criminel  pour  une  jeune  personne  nommée 
Héloïse,  nièce  d'un  chanoine  de  Paris  appelé  Fulbert,  chez  qui  elle 
demeurait.  C^était  une  fille  de  beaucoup  d^esprit,  et  qui  avait  un 
goût  rare  pour  les  langues  et  pour  les  sciences,  à  quoi  son  oncle  Pa- 
vait appliquée  de  bonne  heure.  Abailard  lia  d'abord  avec  elle  un 
commerce  de  lettres,  et  il  croyait  n'aimer  en  elle  que  son  érudition 
et  ses  talents  ;  mais  il  aimait  déjà  Héloïse  même,  qui  ne  se  défiait  de 
rien,  et  qui  ne  voyait,  dans  les  empressements  d'Abailard,  que  des 
marques  de  zèle  pour  son  avancement  dans  ses  études.  Cependant  le 
professeur,  occupé  de  sa  passion,  pour  en  voir  plus  souvent  l'objet, 
pria  Fulbert  de  le  recevoir  en  pension  chez  lui,  sous  prétexte  qu'il 
serait  plus  proche  de  son  école.  Le  chanoine,  qui  voulait  que  sa 
nièce  se  perfectionnât  dans  les  sciences,  reçut  avec  plaisir  Abailard, 
en  lui  recommandant  de  servir  de  maître  à  Héloïse.  Abailard,  chargé 
de  lui  cultiver  l'esprit,  lui  corrompit  le  cœur,  et  en  fit  la  victime  de 
sa  passion.  Le  chanoine  fut  le  dernier  à  s'apercevoir  du  déshonneur 
de  sa  famille.  Dès  qu'on  lui  eut  fait  ouvrir  les  yeux,  il  chassa  son 
hôte;  mais  celui-ci,  plus  passionné  que  jamais,  enleva  Héloïse  et  la 
conduisit  en  Bretagne  chez  sa  sœur,  où  elle  accoucha  d'un  fils  qu'il 
nomma  Astrolabe.  Ils  revinrent  ensuite  à  Paris;  et,  pour  apaiser 
Fulbert,  Abailard  lui  promit  d'épouser  celle  qu'il  avait  séduite.  Hé- 
loïse, pour  l'honneur  d' Abailard,  qui  était  clerc  et  chanoine  de  Sens, 
ne  voulait  pas  consentir  à  ce  mariage.  Ils  prirent  le  parti  de  le  con- 
tracter secrètement,  en  présence  seulement  de  Fulbert  et  de  quel- 
ques personnes  de  la  famille. 

Les  nouveaux  époux  faisaient  mystère  de  leur  mariage.  Fulbert, 
au  contraire,  le  publiait  partout;  ce  qui  exposait  Abailard  aux  rail- 
leries de  ses  disciples,  et  faisait  un  très-grand  tort  à  sa  réputation. 
Pour  faire  cesser  ces  bruits,  Abailard  se  détermina  à  envoyer  sa 
femme  dans  le  monastère  des  religieuses  d'Argenteuil,  où  il  lui  fit 
prendre  l'habit,  sans  vouloir  cependant  qu'elle  reçût  le  voile,  afin 
d'être  en  état  de  la  rappeler  quand  il  le  jugerait  à  propos. 

Le  chanoine  Fulbert  fut  si  outré  de  cette  nouvelle  démarche,  dont 
il  ne  pénétrait  pas  les  motifs,  qu'il  fit  prendre  et  mutiler  honteu- 
sement Abailard,  pendant  la  nuit  et  dans  le  moment  qu'il  dormait. 
Cet  attentat,  commis  sur  un  homme  aussi  célèbre,  fit  un  grand  éclat. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  95 

Abailard  reconnut  les  justes  jugements  de  Dieu,  qui  le  punissait  par 
où  il  avait  péché.  Ne  pouvant  plus  supporter  la  honte  qui  lui  en  reve- 
nait, il  se  fit  moine  dans  Tabbaye  de  Saint-Denis.  Héloïse  prit  le  voile 
à  Argenteuil.  Ce  fut  l'évêque  de  Paris  qui  le  bénit  et  le  mit  sur  Tau- 
tel.  Héloïse,  sortant  du  chœur  pour  aller  le  prendre  et  le  mettre  elle- 
même  sur  sa  tête,  fut  arrêtée  par  plusieurs  personnes  de  qualité,  qui 
essayèrent  de  la  détourner  de  ce  dessein;  mais  elle  ne  se  laissa  point 
ébranler  ;  et,  malgré  les  larmes  qui  coulaient  de  ses  yeux  et  les  sou- 
pirs qu'exhalait  son  cœur,  elle  accomplit  son  sacrifice,  en  récitant  les 
vers  de  la  Pharsale  où  Lucain  représente  Cornélie  déplorant  la  mort 
du  grand  Pompée,  son  époux,  s'accusant  de  l'avoir  rendu  malheu- 
reux et  déclarant  qu'elle  va  s'en  punir. 

Abailard  ne  tarda  pas  à  se  brouiller  avec  l'abbé  et  les  moines  de 
Saint-Denis,  parce  que,  si  nous  l'en  croyons,  il  ne  pouvait  s'em- 
pêcher de  leur  reprocher  la  vie  licencieuse  qu'ils  menaient.  D'un 
autre  côté,  ses  anciens  écoliers  le  pressaient  de  reprendre  le  cours 
de  ses  leçons  et  de  faire  pour  Dieu  ce  qu'il  avait  fait  auparavant  pour 
la  gloire  et  pour  l'intérêt.  Il  obtint  donc  la  permission  d'Adam,  son 
abbé,  de  se  rendre  à  Provins  dans  un  prieuré,  pour  y  ouvrir  une 
école.  Il  s'y  fit  un  si  grand  concours  d'écoliers,  que  la  ville  de  Pro- 
vins n'avait  ni  assez  de  bâtiments  pour  les  loger,  ni  assez  de  provi- 
sions pour  les  nourrir.  Abailard  crut  qu'il  était  plus  convenable  à  sa 
nouvelle  profession  d'enseigner  la  théologie.  Il  donnait  cependant 
quelques  leçons  de  la  dialectique,  se  servant,  comme  il  s'exprime, 
de  la  philosophie  comme  d'un  hameçon  pour  attirer  ses  auditeurs  à 
l'étude  de  la  religion.  Telle  était,  dit-il,  la  méthode  du  grand  Origène. 

Cependant  un  homme  s'élevait  en  France,  qui  surpassait  Abailard 
de  beaucoup,  et  pour  la  beauté  du  génie,  et  pour  la  sagesse  de  la 
conduite,  et  pour  la  sainteté  de  la  vie;  un  homme  qui  devait  faire  la 
gloire  de  son  ordre,  la  gloire  de  la  France,  la  gloire  de  l'Église  entière. 

Le  nouvel  institut  de  Cîteaux,  que  nous  avons  vu  fonder  par  saint 
Robert  de  Molême,  en  i  092,  quoiqu'il  fût  renommé  par  l'austérité 
de  sa  réforme,  demeura  plusieurs  années  sans  faire  de  progrès  sen- 
sibles. C'était  un  arbre  qui  jetait  de  profondes  racines  avant  que  de 
s'élever  et  d'étendre  ses  branches.  Mais  quand  cet  ordre  eut  demeuré 
quelque  temps  obscur,  content  de  servir  Dieu  par  rhumilité  et  la 
pauvreté.  Dieu  sembla  prendre  plaisir  à  l'exalter  et  à  le  glorifier  par 
tout  ce  que  la  vertu  peut  avoir  déplus  éclatant  aux  yeux  des  hommes. 
Depuis  l'établissement  du  monastère  de  Citeaux  par  saint  Robert, 
on  avait  toujours  été  édifié  de  la  piété,  de  la  solitude  de  ses  saints 
religieux;  mais  on  était  encore  effrayé  de  leur  austérité  et  de  la  ri- 
goureuse pauvreté  qu'ils  observaient,  lorsque,  l'an  1H3,  année  bien 


96  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

glorieuse  à  la  religion  et  en  particulier  à  Fordre  monastique,  un  jeune 
seigneur  nommé  Bernard  alla  s'y  consacrer  à  toutes  les  rigueurs  de 
la  pénitence,  avec  trente  compagnons  qu'il  avait  gagnés  à  Dieu,  et 
qu^il  conduisit  à  Cîteaux  comme  de  précieuses  dépouilles  qu'il  enle- 
vait au  monde  en  le  quittant. 

Bernard  naquit  en  1091,  à  Fontaines  en  Bourgogne,  à  une  demi- 
lieue  de  Dijon,  d'une  famille  distinguée  par  sa  noblesse.  Il  était  fils 
de  Tescelin,  seigneur  de  ce  lieu,  et  d'une  dame  nommée  Aleth  ou 
Alix,  de  la  maison  de  Montbar.  Le  père  et  la  mère  avaient  l'un  et 
l'autre  une  grande  piété.  Aussi  Dieu  versa-t-il  les  plus  grandes  béné- 
dictions sur  leur  mariage.  Us  eurent  sept  enfants,  six  garçons  et  une 
fille. 

La  mère  les  offrit  tous  à  Dieu  de  ses  propres  mains,  aussitôt 
après  leur  naissance,  et  voulut  les  nourrir  tous  elle-même,  afin  qu'ils 
suçassent  d'elle,  avec  son  lait,  son  amour  pour  la  vertu.  Étant  en- 
ceinte de  Bernard,  le  troisième  de  ses  enfants,  elle  eut  un  songe  où 
il  lui  parut  qu'elle  portait  dans  son  sein  un  petit  chien  qui  commen- 
çait à  aboyer.  Ce  songe  l'effraya;  mais  un  saint  homme  la  rassura, 
en  lui  prédisant  que  l'enfant  qu'elle  mettrait  au  monde  serait  un  chien 
fidèle  de  la  maison  du  Seigneur,  qui  ne  cesserait  d'aboyer  contre  les 
loups,  et  qu'il  aurait  un  talent  rare  pour  annoncer  la  parole  de  Dieu. 
La  pieuse  dame,  consolée  par  cette  prédiction,  non-seulement  offrit 
cet  enfant  à  Dieu  comme  les  autres,  mais  le  consacra  spécialement  à 
son  service,  le  fit  élever  avec  un  grand  soin,  et  le  donna  à  des  ecclé- 
siastiques de  Châtillon-sur-Seine.  Comme  Bernard  avait  l'esprit  ex- 
cellent, il  avança  bientôt  au  delà  de  son  âge  et  passa  de  loin  ses  com- 
pagnons. Il  aimaitdès  lors  la  retraite,  méditait  beaucoup,  parlait  peu, 
était  simple,  doux  et  singulièrement  modeste.  Il  demandait  à  Dieu 
de  conserver  sa  jeunesse  dans  la  pureté,  et  étudiait  les  lettres  hu- 
maines pour  mieux  entendre  les  Écritures  divines.  Quelque  jeune 
qu'il  fût,  il  donnait  aux  pauvres  tout  l'argent  qu'il  pouvait  avoir.  Dieu 
se[communiqua  à  lui  dès  son  enfance,  comme  autrefois  à  Samuel, 
par  des  faveurs  singulières.  Une  nuit  de  Noël  qu'il  attendait  à  l'église 
que  l'on^commençât  l'office,  il  pencha  un  peu  la  tête  et  s'endormit. 
Il  eut  alors  une  vision  dans  laquelle  l'enfant  Jésus  lui  apparut.  Sa 
beauté  [toute  divine  le  charma  tellement,  que,  depuis  ce  jour-là,  il 
se  sentit  enflammé  de  la  plus  tendre  dévotion  pour  le  mystère  du 
Verbe  incarné;  et  toutes  les  fois  qu'il  avait  occasion  d'en  parler,  c'é- 
tait avec  tant  de  douceur  et  d'onction,  qu'il  semblait  se  surpasser  lui- 
même.  Il  était  encore  enfant,  quand  un  violent  mal  de  tête  l'obligea 
à^garder  le  lit  :  on  lui  fit  venir  une  femme  qui  prétendit  le  guérir  par 
des  charmes.Mais,  sitôt  qu'il  s'en  aperçut,  il  la  repoussa  avec  de  grands 


à  1125  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  97 

cris  qui  marquaient  son  indignation,  et  aussitôt  il  se  leva  parfaite- 
ment guéri. 

A  l'âge  de  dix-neuf  ans,  il  perdit  sa  vertueuse  mère.  Alix  était  re- 
gardée dans  le  monde  comme  une  sainte,  à  cause  de  ses  abondantes 
aumônes,  de  son  zèle  à  visiter  les  hôpitaux  et  à  servir  les  malades, 
de  la  rigueur  et  de  la  continuité  de  ses  jeûnes,  et  de  son  ardeur  pour 
la  pratique  de  toutes  sortes  de  bonnes  œuvres.  Elle  avait  une  grande 
dévotion  poursaint  Ambroise,  et  elle  avait  coutume  d'inviter  le  clergé 
de  Dijon  à  venir  célébrer  sa  fête  avec  elle  au  château  de  Fontaines. 
La  veille  de  cette  fête  de  l'année  HIO,  elle  fut  prise  de  la  fièvre.  Le 
lendemain,  elle  reçut  Textrême-onction  et  le  viatique;  on  lui  récita 
ensuite  les  prières  des  agonisants,  auxquelles  elle  répondit  avec  au- 
tant de  ferveur  que  de  présence  d'esprit;  puis,  ayant  fait  le  signe  de 
la  croix,  elle  expira  tranquillement. 

Bernard,  alors  de  retour  au  château  de  Fontaines,  était  maître  de 
ses  actions.  Son  père,  occupé  de  ses  affaires  et  obligé  d'être  à  l'ar- 
mée, ne  pouvait  veiller  sur  sa  conduite.  Il  parut  dans  le  monde  avec 
tout  ce  qui  peut  flatter  un  jeune  homme  de  qualité  et  le  faire  aimer. 
Un  esprit  vif  et  cultivé,  une  prudence  peu  commune,  une  modestie 
naturelle,  des  manières  affables,  un  caractère  doux  et  complaisant, 
une  conversation  agréable  lui  gagnaient  les  cœurs  de  tous  ceux  qui 
avaient  à  vivre  avec  lui.  Mais  tous  ces  avantages  pouvaient  devenir 
des  pièges.  Il  avait  d'abord  beaucoup  à  craindre  de  la  part  de  ceux 
qui  se  disaient  ses  amis,  et  qui,  sous  ce  prétexte,  cherchaient  à  l'as- 
socier à  leurs  parties  de  plaisir,  où  souvent  Dieu  était  grièvement  of- 
fensé. A  la  lumière  de  la  grâce,  il  découvrit  leurs  desseins,  et  réso- 
lut de  s'éloigner  pour  toujours  de  la  corruption  d'un  monde  perfide. 

La  beauté,  même  avec  la  vertu,  est  encore  unécueil;  celle  de  Ber- 
nard mit  sa  chasteté  à  des  épreuves  bien  délicates.  Il  logea  un  jour 
chez  une  dame  qui  conçut  pour  lui  une  passion  criminelle  :  elle  porta 
l'impudence  jusqu'à  venir  la  nuit  à  son  lit.  Le  pieux  jeune  homme, 
l'ayant  aperçue,  ne  lui  répondit  qu'en  criant  de  toutes  ses  forces  : 
Au  voleur  !  au  voleur  !  de  sorte  que  ses  cris  réveillèrent  toute  la  mai- 
son. La  dame  se  retira  couverte  de  confusion  ;  mais  elle  He  se  rebuta 
point,  et  sa  passion,  plus  forte  que  la  honte,  la  fit  revenir  jusqu'à 
trois  fois  pour  solliciter  Bernard.  Il  ne  lui  répondit  qu'en  criant  tou- 
jours :  Au  voleur!  parce  que  cette  femme  voulaitlui  enlever  le  précieux 
trésor  de  la  virginité.  Bernard  le  conservait  avec  tant  de  soin,  qu'ayant 
arrêté  un  jour  les  yeux  trop  attentivement  sur  une  femme,  il  alla  aus- 
sitôt, pour  s'en  punir,  se  plonger  dans  un  étang  voisin,  dont  l'eau 
était  comme  glacée,  et  y  demeura  jusqu'à  ce  qu'il  eût  éteint  la  der- 
nière étincelle  du  feu  impur  dont  il  avait  ressenti  quelque  impression. 


98  HISTOIRE  DNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

Depuis  ce  temps-là,  il  fit  un  pacte  avec  ses  yeux  de  ne  jamais  regar- 
der en  face  une  personne  du  sexe. 

Il  n'est  pas  sûr  d'habiter  longtemps  avec  un  serpent  :  Bernard  le 
comprit  et  songea  à  fuir.  Il  voyait  le  monde  et  le  prince  de  ce  monde 
lui  offrir  de  grandes  choses  et  des  espérances  plus  grandes  encore, 
mais  toutes  trompeuses.  Il  entendait  la  vérité  même  lui  disant  au 
fond  du  cœur  :  Venez  à  moi,  vous  tous  qui  travaillez  et  êtes  accablés, 
et  je  vous  soulagerai  ;  prenez  mon  joug  sur  vous,  et  vous  trouverez 
le  repos  de  vos  âmes.  Résolu  à  quitter  le  monde,  Bernard  se  mit  à 
chercher  où  il  trouverait  plus  sûrement  le  repos  de  son  âme  sous  le 
joug  du  Christ.  Le  nouvel  institut  de  Gîteaux  s'offrit  à  sa  recherche  ; 
la  vie  et  la  pauvreté  y  étaient  si  austères,  qu'à  peine  quelqu'un  avait- 
il  le  courage  d'y  entrer.  Ce  fut  précisément  ce  qui  décida  Bernard; 
il  espérait  y  être  tout  à  fait  caché  dans  le  secret  de  Dieu,  loin  des 
hommes,  surtout  n'y  avoir  point  à  craindre  la  vanité,  ni  du  côté  de 
sa  noblesse,  ni  du  côté  de  son  génie,  ni  même  du  côté  de  la  sainteté. 
Quand  ses  frères,  qui  l'aimaient  beaucoup,  comprirent  par  ses  dis- 
cours qu'il  pensait  à  quitter  le  monde,  ils  mirent  tout  en  œuvre  pour 
le  détourner  de  son  dessein  et  l'attacher  plus  étroitement  au  siècle 
par  l'étude  des  lettres  et  l'amour  des  sciences  humaines.  Bernard 
avoua,  depuis,  que  leurs  discours  l'avaient  presque  ébranlé  ;  mais  le 
souvenir  de  sa  sainte  mère  lui  revenait  sans  cesse  à  l'esprit;  il  lui  sem- 
blait souvent  la  voir  qui  lui  faisait  des  reproches  et  lui  rappelait  qu'elle 
ne  l'avait  pas  élevé  avec  une  si  tendre  sollicitude  pour  de  pareilles 
bagatelles.  Enfin,  un  jour  qu'il  allait  voir  ses  frères  qui  étaient  avec 
le  duc  de  Bourgogne  au  siège  de  Grancey,  ses  perplexités  ayant  aug- 
menté sur  la  route,  il  entra  dans  une  église,  y  pria  Dieu,  avec  beau- 
coup de  larmes,  de  lui  faire  connaître  sa  volonté  et  de  lui  donner  le 
courage  de  la  suivre.  Sa  prière  finie,  il  se  trouva  tellement  confirmé 
dans  sa  vocation,  que  toutes  ses  inquiétudes  cessèrent;  et  il  ne  son- 
gea plus  qu'à  embraser  les  autres  du  feu  qui  le  brûlait  lui-même,  feu 
semblable  à  un  incendie  qui,  de  proche  en  proche,  embrase  les  forêts 
et  les  montagnes. 

Bernard  commença  par  ses  frères,  qu'il  entreprit  de  gagner  tous  à 
Dieu,  excepté  le  dernier,  qui  était  encore  trop  jeune,  et  qu'il  jugea  à 
propos  de  laisser  dans  le  monde  pour  consoler  son  père  dans  sa  vieil- 
lesse. Gualderic,  son  oncle,  seigneur  de  Touillon,  qui  était  un  brave 
guerrier,  fut  le  premier  qui  se  rendit  à  ses  exhortations.  Barthélemi, 
frère  cadet  de  Bernard,  et  qui  n'était  pas  encore  en  âge  de  porter  les 
armes,  se  laissa  gagner  le  même  jour.  André,  qui  était  aussi  frère 
cadet  de  Bernard  et  qui  faisait  alors  sa  première  campagne,  avait 
beaucoup  de  peine  à  se  rendre,  lorsqu'il  s'écria  tout  à  coup  :  Je  vois 


à  1123  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  99 

ma  mère  !  Car  elle  lui  apparut  visiblement,  souriant  avec  tendresse 
et  applaudissant  à  la  résolution  de  ses  fils.  André  ne  balança  plus  à 
renoncer  à  la  milice  du  siècle  pour  se  faire  soldat  du  Christ.  Il  ne  fut 
pas  seul  à  voir  sa  mère  dans  la  joie  :  Bernard  confessa  qu^il  la  vit  de 
même. 

Gui,  l'aîné  des  frères,  était  déjà  marié  :  c'était  un  homme  consi- 
dérable et  plus  engagé  dans  le  monde  que  les  autres.  Il  hésita  un  peu 
d'abord  ;  mais  ensuite,  y  ayant  fait  réflexion,  il  promit  d'embrasser 
la  vie  monastique,  si  sa  femme  y  consentait;  ce  qu'il  semblait  à  peu 
près  impossible  d'espérer  d'une  jeune  dame  qui  avait  des  petites 
filles  qu'elle  nourrissait.  Bernard,  comptant  fermement  sur  la  misé- 
ricorde de  Dieu,  promit  qu'elle  consentirait  ou  qu'elle  mourrait  bien- 
tôt. Comme  elle  continuait  de  résister,  son  mari  résolut,  sans  la 
quitter,  de  mener  une  vie  pauvre  à  la  campagne  et  de  vivre  du  tra- 
vail de  ses  mains.  Elle  tomba  grièvement  malade,  fit  venir  Bernard, 
le  pria  de  lui  pardonner,  et  fut  la  première  à  demander  la  sépara- 
tion ;  puis  elle  se  fit  religieuse  à  Larrey,  près  de  Dijon. 

Le  second  des  frères  était  Gérard,  homme  de  mérite,  aimé  de  tout 
le  monde  pour  sa  valeur,  sa  prudence  et  sa  bonté.  Il  résistait  forte- 
ment, et  traitait  de  légèreté  la  facilité  de  ses  frères  à  prendre  un  tel 
engagement.  Mais  Bernard,  transporté  du  zèle  qui  l'animait  :  Je  sais, 
dit-il,  je  sais  qu'il  n'y  aura  que  de  l'affliction  qui  vous  rendra  sage;  et 
portant  le  doigt  à  son  côté,  il  ajouta  :  Le  jour  viendra,  et  bientôt, 
qu'une  lance,  perçant  ce  côté,  fera  passer  à  votre  cœur  le  conseil  sa- 
lutaire que  vous  méprisez  ;  vous  craindrez,  mais  vous  n'en  mourrez 
pas.  Peu  de  jours  après,  Gérard,  enveloppé  par  ses  ennemis,  fut  pris 
et  blessé  d'une  lance  au  même  endroit.  Se  croyant  près  de  mourir, 
il  criait  :  Je  suis  moine,  je  suis  moine  de  Cîteaux  !  Il  fut  jeté  dans 
une  prison  souterraine  et  mis  aux  fers.  Ayant  guéri  contre  toute  es- 
pérance, il  ne  rétracta  point  son  vœu  ;  la  captivité  seule  l'empêchait 
de  l'accomplir.  Bernard  vint  pour  obtenir  sa  délivrance,  mais  n'y  réus- 
sit point  ;  on  ne  lui  permit  pas  même  de  le  voir.  Bernard  lui  cria  par 
la  porte  de  la  prison  :  Mon  frère  Gérard,  sachez  que  nous  entrerons 
bientôt  dans  le  monastère.  Pour  vous,  si  vous  ne  pouvez  pas  nous 
suivre,  soyez  ici  moine,  et  que  votre  prison  soit  votre  monastère. 

Quelques  jours  après,  comme  Gérard  s'en  inquiétait  de  plus  en 
plus,  il  entendit  pendant  le  sommeil  ces  paroles  :  Aujourd'hui  tu  se- 
ras délivré  !  C'était  pendant  le  saint  temps  de  carême.  Vers  le  soir, 
comme  il  pensait  aux  paroles  qu'il  avait  entendues,  il  toucha  les  fers 
dont  il  était  garrotté.  Les  fers  se  rompirent  en  partie,  de  manière 
qu'il  pouvait  marcher  quelque  peu.  Mais  que  faire?  La  porte  était  fer- 
mée à  clef,  et  il  y  avait  devant  la  porte  une  multitude  de  pauvres.  Il 


100  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

se  leva  toutefois  ;  et  moins  dans  l'espoir  de  s^évader  que  pour  la  cu- 
riosité du  fait,  il  s'approcha  de  la  porte  de  son  cachot.  Dès  qu'il  eut 
touché  le  verrou,  la  serrure  se  brisa  tout  entière  dans  sa  main,  et  la 
porte  resta  ouverte.  Il  en  sortit  pas  à  pas,  comme  un  homme  qui 
avait  encore  les  entraves  aux  pieds,  et  se  dirigea  vers  Téglise.  où  l'on 
chantait  Toffice  du  soir.  Les  pauvres  qui  stationnaient  devant  la  mai- 
son s'enfuirent  de  frayeur,  mais  sans  pousser  un  cri.  Gérard  appro- 
chait de  l'église,  lorsque  le  frère  de  celui-là  même  qui  le  retenait  pri- 
sonnier en  sortait,  qui  lui  dit  :  Vous  venez  bien  tard  ;  cependant  hâ- 
tez-vous, et  vous  entendrez  encore  quelque  chose  ;  et  il  lui  donna  le 
bras  pour  lui  aider  à  monter  les  degrés.  Ce  ne  fut  qu'en  entrant  à  l'é- 
glise que  cet  homme  comprit  ce  qui  se  passait.  Il  voulut  retenir  Gé- 
rard, mais  il  ne  le  put  ;  l'église  étant  un  asile  inviolable,  le  prisonnier 
y  était  libre.  Voilà  comment  Gérard,  converti  et  délivré,  put  accomplir 
son  vœu  avec  les  autres. 

Bernard,  ayant  gagné  à  Dieu  tous  ses  frères  et  son  oncle,  entreprit 
une  semblable  mission  auprès  des  jeunes  seigneurs  ses  amis  et  ses 
parents.  La  conquête  de  Hugues  de  Mâcon  lui  coûta  beaucoup.  C'é- 
tait un  jeune  homme  d'une  grande  noblesse,  qui  avait  de  grands  ta- 
lents, et  dont  le  monde  avait  conçu  de  grandes  espérances.  Il  était 
ami  particulier  de  Bernard,  et,  quand  il  apprit  sa  conversion,  il  ne 
put  s'empêcher  de  le  pleurer  comme  un  ami  qu'il  perdait  et  qui  mou- 
rait au  monde  ;  tandis  que  Bernard,  de  son  côté,  pleurait  Hugues 
comme  un  ami  qui  voulait  se  perdre  avec  le  monde  dont  il  paraissait 
enchanté.  Bernard  l'étant  allé  voir,  ils  ne  purent  se  parler,  en  s'abor- 
dant,  que  par  les  larmes  qu'ils  versèrent,  et  qui  avaient  des  motifs 
bien  différents;  mais  enfin,  Bernard,  ayant  parlé,  triompha.  Hugues, 
cédant  aux  mouvements  de  la  grâce  et  aux  sentiments  de  l'amitié, 
s'engagea  à  suivre  son  ami  dans  la  retraite  ;  et  Bernard  s'en  retourna 
comblé  de  la  plus  sensible  consolation.  Mais  Hugues  perdit  bientôt 
sa  vocation,  et  il  ne  résista  pas  à  quelques  railleries  qu'il  eut  à  essuyer 
sur  le  pieux  dessein  qu'il  avait  formé.  Bernard,  qui  en  fut  averti,  re- 
tourna pour  lui  reprocher  son  inconstance .  Il  le  trouva  obsédé  par  une 
foule  de  faux  amis  qui,  craignant  que  Bernard  ne  le  regagnât,  les  ob- 
servaient pour  ne  pas  les  laisser  seuls.  Dieu  y  pourvut.  Comme  ils 
étaient  tous  ensemble  assis  à  la  campagne,  il  survint  tout  à  coup  une 
grosse  pluie.  Aussitôt  tous  ces  jeunes  seigneurs  se  dispersèrent  pour 
se  mettre  à  couvert.  Hugues  voulait  aussi  s'en  aller  ;  mais  Bernard, 
le  retenant,  lui  dit  :  Vous  essuierez  ici  l'orage  avec  moi;  et  il  lui  parla 
ensuite  avec  tant  de  force,  qu'il  fit  renaître  dans  son  cœur  les  senti- 
ments que  le  respect  humain  y  avait  étouffés.  Hugues  suivit  avec 
tant  de  courage  sa  vocation,  qu'il  fut  choisi  pour  être  le  premier 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  101 

abbé  de  Pontigni,  d'où  il  fut  ensuite  tiré  pour  être  élevé  sur  le  siège 
d'Auxerre. 

Bernard  parlait  en  public  et  en  particulier  pour  gagner  les  âmes  ; 
TEsprit-Saint  donnait  à  ses  discours  une  telle  efficace,  qu'on  ne  pou- 
vait lui  résister.  La  chose  alla  si  loin,  que  les  mères  cachaient  leurs 
enfants,  lesfemmes  retenaient  leurs  maris,  les  amisdétournaientleurs 
amis,  de  peur  qu'il  ne  les  portât  à  se  faire  moines.  Comme  dans  la 
primitive  Église,  ceux  qu'il  avait  rassemblés  n'étaient  qu'un  cœur  et 
qu'une  âme;  ils  demeuraient  ensemble  dans  une  maison  qu'ils  avaient 
à  Châtillon  ;  et  à  peine  quelqu'un  osait-il  y  entrer,  s'il  n'était  de  leur 
compagnie.  Si  quelque  autre  venait,  il  glorifiait  Dieu  de  ce  qu'il  voyait 
et  se  joignait  à  eux,  ou  il  se  retirait  en  déplorant  sa  misère  et  les  es- 
timant heureux.  Ils  demeurèrent  environ  six  mois  en  habit  séculier, 
depuis  leurpremière résolution,  attendant  qu'ilsfussent  en  plus  grand 
nombreet  que  quelques-uns  d'entre  eux  eussentterminéleurs  affaires. 
Enfin,  parun  miracle  singulier  de  la  grâce,  Bernard,  à  l'âge  de  vingt- 
deux  ans,  vint  à  bout  de  s'associer,  pour  entrer  ensemble  à  Cîteaux, 
plus  de  trente  compagnons  d'entre  ses  parents  et  ses  amis,  dont  la 
plupart  étaient  de  la  principale  noblesse. 

Enfin,  le  jour  d'accomplir  leur  vœu  étant  arrivé,  Bernard  et  ses 
quatre  frères  allèrent  demander  la  bénédiction  de  leur  vieux  père. 
En  sortant  de  la  maison,  l'aîné  d'entre  eux  trouva  le  plus  jeune  de 
tous,  Nivard,  qui  était  encore  enfant  et  qui  jouait  dans  la  place  pu- 
blique avec  des  enfants  de  son  âge,  et  il  lui  dit  :  Mon  frère  Nivard, 
nous  vous  laissons  tous  nos  biens  ;  la  succession  paternelle  vous  re- 
garde uniquement.  C'est-à-dire,  répondit  Nivard,  que  vous  me  lais- 
sez la  terre  et  que  vous  prenez  le  ciel  pour  vous;  le  partage  n'est  pas 
égal.  Nivard  demeura  alors  avec  son  père  ;  mais  dès  qu'il  fut  en  âge, 
rien  ne  put  l'arrêter,  et  il  suivit  l'exemple  de  ses  frères.  Tescelin, 
leur  père,  et  Hombeline,  leur  sœur,  embrassèrent  pareillement, 
dans  la  suite,  la  vie  religieuse. 

Etienne  était  alors  abbé  de  Cîteaux,  et  il  voyait  avec  peine  que, 
malgré  ses  soins,  le  nombre  de  ses  religieux  n'augmentait  pas,  lorsque 
Bernard,  suivi  de  plus  de  trente  compagnons,  vint  lui  demander  d'y 
être  reçu,  l'an  1 113,  la  quinzième  année  depuis  la  fondation  de  Cî- 
teaux. Le  saint  abbé  reçut  avec  une  joie  sensible  une  si  nombreuse 
et  si  florissante  recrue  *. 

Saint  Etienne,  surnommé  Harding  ou  Hardinge,  troisième  abbé  de 
Cîteaux,  naquit  en  Angleterre,  de  parents  nobles  et  riches.  Il  fut  élevé 

1  Acta  SS.  20  aug.  —  Voy.  aussi  pour  toute  l'histoire  de  saint  Bernard  le  tra- 
vail de  M.  l'at)bé  Ratisbonne,  que  nous  indiquons  plus  loin  et  dont  nous  avons 
quelquefois  profité. 


102  HISTOIRE  TJNI\ERSELLE  [Liv.  LXVIL— De  1166 

dans  le  monastère  de  Sherbourne,  au  comté  de  Dorset.  Les  maîtres 
auxquels  il  fut  confié  le  formèrent  tout  à  la  fois  aux  sciences  et  à  une 
piété  solide.  Il  sut  de  bonne  heure  réprimer  ses  passions,  et  il  vint  à 
bout  d'établir  dans  son  âme  un  calme  inaltérable.  C'était  de  ce  calme 
que  provenait  l'aimable  sérénité  qu'on  remarquait  toujours  sur  son 
visage.  Le  désir  d'avancer  de  plus  en  plus  dans  la  perfection  lui  fit 
prendre  le  parti  de  quitter  le  monastère  ;  il  en  sortit  donc  avec  un  de 
ses  amis  qui  avait  les  mêmes  sentiments  et  les  mêmes  inclinations. 
Ils  passèrent  l'un  et  l'autre  en  Ecosse_,  où  se  trouvaient  alors  plusieurs 
rares  modèles  de  piété  ;  de  là,  ils  se  rendirent  à  Paris,  puis  à  Rome. 
Leur  recueillement  ne  souffrit  point  de  ces  voyages;  et,  pour  s'entre- 
tenir dans  l'esprit  d'oraison,  ils  récitaient  chaque  jour  tout  le  psautier. 

Etienne,  à  son  retour  de  Rome,  entendit  parler  à  Lyoa  des  vertus 
et  des  austérités  que  l'on  pratiquait  au  monastère  de  Molême,  qui 
venait  d'être  fondé  par  saint  Robert  ;  il  résolut  aussitôt  d'aller  s'y  con- 
sacrer à  Dieu.  Il  suivit  Robert  à  Cîteaux,  lorsqu'il  fonda  ce  nouveau 
monastère  parles  libéralités  d'Eudes,  duc  de  Bourgogne.  Le  duc  ve- 
nait souvent  s'y  édifier  ;  il  se  fit  même  bâtir  un  palais  dans  le  voisi- 
nage, et  voulut  être  enterré  dans  l'éghse  des  solitaires;  plusieurs  de 
ses  successeurs  y  choisirent  aussi  leur  sépulture.  Henri,  son  second 
fils,  porta  la  ferveur  encore  plus  loin  ;  il  se  mit  au  nombre  des  dis- 
ciples du  bienheureux  Albéric,  deuxième  abbé  de  Cîteaux,  prit  l'ha- 
bit monastique,  et  mourut  à  Cîteaux  de  la  mort  des  justes. 

Après  la  mort  du  bienheureux  Albéric,  saint  Etienne  fut  choisi 
pour  lui  succéder  dans  la  charge  d'abbé.  Son  premier  soin  fut  d'en- 
tretenir dans  ses  rehgieux  l'esprit  de  retraite  et  de  pauvreté.  Il  em- 
ploya de  sages  précautions  pour  empêcher  les  visites  trop  fréquentes 
des  étrangers.  11  n'y  avait  que  le  duc  de  Bourgogne  qui  eût  permis- 
sion d'entrer  dans  le  monastère  ;  encore  le  pria-t-on  de  ne  point  tenir 
sa  cour  à  Cîteaux,  comme  il  avait  coutume  de  faire  aux  grandes  so- 
lennités. On  supprima  dans  l'église  les  croix  d'or  et  d'argent,  et  on 
leur  en  substitua  d'autres  qui  étaient  de  bois  peint.  On  bannit  l'usage 
des  chandeliers,  et  il  fut  arrêté  qu'il  n'y  en  aurait  plus  qu'un,  lequel 
serait  de  fer.  Il  fut  encore  décidé  qu'on  ne  se  servirait  point  de  ca- 
lices d'or,  mais  seulement  d'argent  doré.  Les  chasubles,  les  étoles, 
les  manipules  et  autres  ornements  devaient  être  d'étoffes  communes; 
il  ne  devait  y  entrer  ni  soie,  ni  or,  ni  argent.  Mais  en  même  temps 
que  l'église  de  Cîteaux  n'offrait  rien  que  de  pauvre,  elle  était  tenue 
avec  une  propreté  et  une  décence  dignes  de  la  maison  de  Dieu  ;  sa 
simplicité  même  lui  donnait  quelque  chose  de  majestueux  qui  annon- 
çait la  grandeur  du  maître  qu'on  y  adorait. 

Les  moines  de  Cîteaux  donnaient  plusieurs  heures  du  jour  au  tra- 


à  11-25  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  103 

vail  des  mains  ;  ils  avaient  aussi  des  moments  marqués  pour  lire  et 
pour  copier  des  livres.  Ce  fut  dans  ces  moments  que  saint  Etienne, 
avec  Taide  de  ses  religieux,  fit  une  copie  de  la  Bible  latine  à  l'usage 
de  son  monastère.  Il  se  servit,  pour  la  rendre  exacte,  d'un  très-grand 
nombre  de  manuscrits.  Il  consulta  aussi  des  Juifs  habiles,  qui  lui  ex- 
pliquèrent le  texte  hébreu,  et,  par  là,  le  mirent  en  état  de  corriger 
les  endroits  où  le  sens  de  l'original  n'était  pas  bien  rendu.  Cette  di- 
versité dans  les  exemplaires  de  la  Bible  venait  des  fautes  qui  s'y  étaient 
glissées  par  l'ignorance  ou  la  négligence  des  copistes.  L'exemplaire 
manuscrit  de  la  Bible,  copié  sous  saint  Etienne  en  1109,  s'est  gardé 
à  Cîteaux  jusque  dans  ces  derniers  temps. 

Quelque  grande  qu'eût  paru  jusqu'alors  la  vertu  de  saint  Etienne, 
elle  brilla  cependant  d'un  nouvel  éclat  dans  les  épreuves  par  les- 
quelles Dieu  la  fit  passer.  Le  duc  de  Bourgogne,  offensé  de  ce  qu'on 
ne  voulait  plus  lui  permettre  de  tenir  sa  cour  à  Cîteaux,  en  marqua 
son  ressentiment;  il  priva  le  monastère  de  sa  protection,  et  cessa  de 
fournir  aux  besoins  de  ceux  qui  l'habitaient.  Les  religieux  se  sentirent 
bientôt  de  la  privation  des  aumônes  du  prince  ;  et,  leur  travail  n'é- 
tant point  suffisant  pour  les  faire  entièrement  subsister,  ils  ne  tar-, 
derent  point  à  se  voir  réduits  à  une  nécessité  extrême.  Etienne,  qui 
manquait  de  tout,  ainsi  que  sa  communauté,  sortit  du  monastère  et 
alla  mendier  de  porte  en  porte.  Il  donna  une  preuve  de  son  désinté- 
ressement et  de  sa  confiance  en  Dieu,  en  refusant  les  aumônes  d'un 
prêtre  simoniaque.  Il  est  vrai  que  la  règle  de  Cîteaux,  attentive  à  écar- 
ter tout  ce  qui  pourrait  préjudicier  à  l'esprit  de  retraite  et  de  recueil- 
lement, défend  de  mendier  à  ceux  qui  la  professent;  mais  il  est  des 
cas  extraordinaires,  tels  que  celui  d'une  nécessité  extrême,  qui  doivent 
dispenser  de  la  loi  générale.  Au  reste,  le  saint  abbé  et  ses  religieux 
se  réjouissaient  de  leur  pauvreté,  et  les  incommodités  qui  en  sont  la 
suite  furent  pour  eux  une  occasion  de  pratiquer  les  plus  héroïques 
vertus.  Dieu  les  consola  plusieurs  fois  par  des  marques  sensibles  de 
sa  protection. 

A  l'épreuve  dont  nous  venons  de  parler,  en  succéda  une  autre  qui 
n'était  pas  moins  délicate.  La  maladie  emporta,  dans  les  années  Mil 
et  11  12,  la  plus  grande  partie  des  religieux  de  Cîteaux.  Le  saint  abbé 
ressentit  vivement  ce  coup.  Ce  qui  l'affligeait  surtout,  c'était  la  crainte 
de  ne  pouvoir  laisser  de  successeurs  de  sa  pénitence  et  de  sa  pauvreté. 
En  effet,  on  attribuait  la  mort  de  tant  de  religieux  à  l'austérité  de  la 
règle,  qu'on  accusait  d'être  excessive,  et  Ton  en  concluait  que  Dieu 
n'approuvait  pas  le  nouvel  institut.  Cette  raison,  qui  avait  quelque 
chose  de  spécieux,  ébranlait  l'esprit  de  plusieurs  et  faisait  que  per- 
sonne ne  se  présentait  au  monastère  pour  y  être  reçu .  Cependant  le 


104  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIL—  De  1106 

saint  abbé  adressait  au  ciel  de  ferventes  prières^  et  lui  recommandait 
avec  larmes  son  petit  troupeau.  Les  grâces  qu'il  avait  obtenues  jus- 
qu'alors lui  donnaient  une  sorte  de  droit  à  la  protection  du  Seigneur. 
Sa  foi  fut  à  la  fin  récompensée,  lorsque  Dieu  lui  envoya  saint  Bernard 
avec  ses  trente  compagnons  *. 

Comme  parmi  ceux-ci  il  y  en  avait  plusieurs  qui  avaient  été  mariés 
et  que  leurs  femmes  avaient  également  fait  vœu  d'embrasser  la  vie 
religieuse,  saint  Etienne  fit  bâtir  pour  elles  le  monastère  de  Juilli,  au 
diocèse  de  Langres,  et  le  mit  sous  la  conduite  de  l'abbé  de  Molême. 
Quant  à  la  maison  de  Cîteaux,  elle  était  encore  très-peu  connue.  Aussi 
Bernard  y  entra-t-il  à  dessein  de  se  cacher  et  de  se  faire  oublier  des 
hommes,  comme  un  vase  perdu;  mais  Dieu  avait  d'autres  pensées, 
et  voulait  en  faire  un  vase  d'élection  non-seulement  pour  fortifier  et 
dilater  l'ordre  monastique,  mais  pour  porter  son  nom  devant  les  rois 
et  les  peuples,  et  jusqu'aux  extrémités  de  la  terre.  Lui,  qui  ne  son- 
geait à  rien  de  pareil,  s'excitait  sans  cesse  à  la  ferveur,  et  se  disait 
souvent  à  lui-même  :  Bernard,  Bernard,  qu'es-tu  venu  faire  ici  ? 
Quand  il  eut  commencé  à  goûter  la  douceur  de  l'amour  divin,  il  crai- 
gnait tellement  d'être  détourné  de  ce  sentiment  intérieur  par  les  sens, 
qu'il  leur  permettait  à  peine  ce  qui  était  nécessaire  pour  converser 
avec  les  hommes.  Il  s'en  fit  une  habitude  qui  tourna  comme  en  na- 
ture; en  sorte  que,  tout  absorbé  en  Dieu,  il  voyait  sans  voir,  enten- 
dait sans  entendre,  et  goûtait  sans  savourer.  Il  avait  passé  un  an  dans 
la  chambre  des  novices,  et  en  sortit  sans  savoir  si  le  plafond  en  était 
lambrissé  ou  non.  Il  fut  longtemps  sans  s'apercevoir  qu'il  y  avait  trois 
fenêtres  au  chevet  de  Téglise,  où  il  entrait  plusieurs  fois  le  jour  ;  il 
croyait  qu'il  n'y  en  eût  qu'une.  Il  avait  tellement  fait  mourir  en  lui 
toute  curiosité, qu'il  ne  remarquait  point  ces  sortes  de  choses,  ouïes 
oubliait  aussitôt. 

Son  beau  naturel,  aidé  de  la  grâce,  lui  faisait  trouver  un  goût  mer- 
veilleux dans  la  contemplation  des  choses  spirituelles.  Et  comme  ses 
passions  n'étaient  ni  violentes  ni  fortifiées  par  de  mauvaises  habitudes, 
la  chair  n'était  point  rebelle  à  l'esprit  ;  au  contraire,  l'esprit  prenait 
tellement  le  dessus,  que  la  chair  succombait  sous  le  poids  des  austé- 
rités. Si  jeune  qu'il  fût,  il  veillait  dès  lors  au  delà  des  forces  de  la  na- 
ture, comptant  pour  perdu  le  temps  du  sommeil,  et  croyant  dormir 
assez,  pourvu  qu'il  ne  veillât  pas  toute  la  nuit.  Il  ne  mangeait  que 
par  la  crainte  de  tomber  en  défaillance  :  la  seule  pensée  de  la  nour- 
riture le  rassasiait,  et  il  s'en  approchait  comme  d'un  supplice.  Aussi, 
dès  son  noviciat,  la  délicatesse  de  sa  complexion,  ne  pouvant  suppor- 

^ActaSS.,  17  april. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  105 

ter  Taustérité  de  sa  pénitence,  lui  causa  un  vomissement  qui  lui  dura 
toute  la  vie  ;  mais  il  eut  toujours  autant  de  vigueur  d'esprit  et  de  fer- 
veur que  de  faiblesse  de  corps;  il  ne  voulut  jamais  aucune  indulgence 
ni  aucune  dispense,  soit  du  travail,  soit  des  autres  observances,  disant 
qu'il  était  novice  et  imparfait  _,  et  qu'il  avait  besoin  de  toute  la  ri- 
gueur de  la  discipline. 

Sa  ferveur  était  admirable  dans  tous  ses  exercices,  mais  surtout 
dans  l'accomplissement  des  choses  les  plus  communes.  Lorsque  les 
autres  travaillaient  des  mains  à  un  ouvrage  que  lui  ne  savait  pas 
faire,  il  le  compensait  en  bêchant  la  terre,  en  coupant  du  bois,  en 
portant  des  fardeaux  sur  ses  épaules.  Pendant  la  moisson,  le  supé- 
rieur lui  ayant  ordonné  de  s'asseoir  et  de  se  reposer,  comme  étant 
trop  faible  et  trop  peu  habile,  il  en  fut  extrêmement  affligé  et  pria 
Dieu  avec  larmes  de  lui  accorder  la  grâce  de  moissonner  avec  ses 
frères.  Il  l'obtint  aussitôt,  et  il  se  félicitait  depuis,  avec  un  saint  en- 
jouement, d'être  plus  habile  moissonneur  que  les  autres.  Le  travail 
extérieur  n'interrompait  point  sa  prière  intérieure,  son  union  et  ses 
entretiens  avec  Dieu.  Tout  en  travaillant,  il  priait,  il  méditait  VÉ- 
criture  sainte  :  il  disait  depuis,  que  c'était  principalement  dans  les 
champs  et  dans  les  forêts  qu'il  en  avait  appris  les  sens  spirituels,  et 
que  ses  maîtres  avaient  été  les  hêtres  et  les  chênes.  Dans  les  intervalles 
du  travail,  il  était  continuellement  occupé  à  prier,  à  lire  ou  à  mé- 
diter. Il  étudiait  l'Écriture  sainte,  en  la  lisant  avec  simplicité,  de 
suite,  et  en  la  relisant  plusieurs  fois;  il  disait  qu'il  ne  trouvait  rien 
qui  la  lui  fît  mieux  comprendre  que  ses  propres  paroles,  et  que  toutes 
les  vérités  qu'elle  enseigne  ont  plus  de  force  dans  la  source  que 
dans  les  discours  des  interprètes.  Il  ne  laissait  pas  de  lire  avec  hu- 
milité et  soumission  les  explications  des  docteurs  catholiques,  et  de 
suivre  fidèlement  leurs  traces. 

Bernard  tomba  cependant  dans  deux  fautes,  mais  qui  servirent  à 
augmenter  sa  ferveur  et  sa  vigilance.  Il  avait  coutume  de  réciter  tous 
les  jours  les  sept  psaumes  pour  l'âme  de  sa  mère;  il  lui  arriva  une 
fois  de  les  omettre.  Saint  Etienne,  auquel  Dieu  avait  révélé  cette 
omission,  lui  dit  le  lendemain  matin:  Frère  Bernard,  à  quidonnâtes- 
vous  hier  commission  de  réciter  pour  vous  les  sept  psaumes  ?  Le  no- 
vice, surpris  que  l'on  connût  ce  qu'il  n'avait  découvert  à  personne, 
fut  pénétré  de  confusion  ;  il  se  jeta  aux  pieds  de  son  abbé,  avoua  sa 
faute  et  demanda  pardon.  Il  fut  toujours  depuis  très-exact  à  ses 
exercices  particuliers.  Voici  l'autre  faute  qu'il  commit.  Des  séculiers 
de  ses  parents  étant  venus  le  voir,  il  obtint  de  son  abbé  la  permission 
de  s'entretenir  avec  eux,  et  prit  quelque  plaisir  à  entendre  les  ques- 
tions et  les  réponses  qu'ils  lui  faisaient.  Il  s'aperçut  de  sa  faute,  par 


'?. 


i06  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

la  sécheresse  où  son  cœur  se  trouva  ensuite.  Pour  s^en  punir,  il  pria 
longtemps,  prosterné  en  corps  et  en  esprit  devant  Fautel  ;  et  il  n'y 
eut  que  le  retour  des  consolations  spirituelles  qui  fit  cesser  ses  larmes 
et  ses  gémissements.  Il  s'observa  si  bien  dans  la  suite,  que,  quand  il 
était  obligé  de  s'entretenir,  avec  les  étrangers,  il  ne  perdait  jamais  le 
recueillement  intérieur  *. 

A  peine  Bernard  et  ses  compagnons  étaient  arrivés  à  Gîteaux,  que 
Tabbé  Etienne,  voyant  son  monastère  trop  petit  pour  contenir  le 
nombre  des  postulants  qui  y  venaient  tous  les  jours,  résolut  d'éta- 
blir un  nouveau  monastère.  Gautier,  évêque  de  Ghâlon-sur  Saône, 
parcourut  avec  lui  tout  son  diocèse,  pour  trouver  un  lieu  propre. 
Deuxcomtes  du  pays,  Gauderic  et  Guillaume,  leur  otfrirentun  endroit 
fort  solitaire  sur  la  Grone.  L'abbé  Etienne  l'accepta,  et  il  y  envoya 
douze  de  ses  religieux  sous  la  conduite  de  Bertrand.  Les  édifices  fu- 
rent achevés  en  peu  de  temps,  ce  qui  montre  qu'ils  n'étaient  pas 
magnifiques  ;  et  l'église  fut  dédiée  par  l'évêque  de  Châlon,  en  pré- 
sence des  deux  fondateurs,  l'an  1113,  le  dimanche  18  de  mai.  Ce 
nouveau  monastère,  appelé  la.  Ferté,  fut  la  première  fille  de  Cîteaux  ; 
car  c'est  ainsi  qu'on  a  nommé  les  colonies  qui  en  sont  sorties. 

L'année  suivante,  Hildebert,  chanoine  d'Auxerre,  forma  aussi  la 
résolution  de  fonder  un  monastère  de  cet  institut  dans  une  terre  qui 
lui  appartenait,  nommée  Pontigni.  Il  alla,  pour  ce  sujet,  à  Cîteaux; 
et  l'abbé  Etienne,  ayant  agréé  la  fondation,  envoya  à  Pontigni  une 
nouvelle  colonie  de  douze  moines,  auxquels  il  donna  pour  abbé  Hu- 
gues de  Mâcon,  qui  était  un  des  compagnons  de  saint  Bernard,  et 
qui  n'avait  pas  encore  une  année  de  profession.  Il  fut  étabh  abbé 
par  Humbald,  évêque  d'Auxerre,  auquel  il  promit  obéissance,  selon 
la  règle  de  Saint-Benoît.  Pontigni  fut  la  seconde  fille  de  Cîteaux  ; 
Clairvauxfut  la  troisième. 

Saint  Bernard  était  depuis  deux  ans  caché  dans  la  solitude  de 
Cîteaux,  comme  une  lumière  sous  le  boisseau.  Dieu  ne  tarda  pas  à 
le  mettre  sur  le  chandelier,  pour  éclairer  toute  l'Église.  Il  inspira  donc 
à  l'abbé  Etienne  le  dessein  d'établir  encore  un  nouveau  monastère 
de  son  ordre.  Dès  que  Hugues,  comte  de  Champagne,  le  sut,  il  offrit 
à  Etienne  un  lieu  solitaire  dans  le  diocèse  de  Langres,  appelé  la 
vallée  d'Absynthe,  qui  avait  longtemps  servi  de  retraite  à  des  bri- 
gands. Après  qu'on  y  eut  bâti  à  la  hâte  quelques  cabanes  pour  cel- 
lules, l'abbé  y  envoya  douze  moines,  auxquels  il  donna  Bernard  pour 
abbé.  Ils  y  arrivèrent  en  procession,  y  menèrent  une  vie  angélique, 
et  ils  firent  de  cette  caverne  de  voleurs  une  maison  d'oraison  et  un 

1  Exord.  Cisterc. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  107 

temple  du  Dieu  vivant  ;  ce  qui  fit  qu'on  changea  le  nom  de  la  vallée 
d'Absynthe,  qui  fut  appelée  dans  la  suite  la  vallée  Illustre,  ou  Clair- 
vaux,  Clara  Vallis. 

Josceran,  évêque  de  Langres,  à  qui  il  appartenait  de  donner  la  bé- 
nédiction abbatiale  à  Bernard,  était  alors  absent.  On  prit  le  parti 
d'envoyer  le  nouvel  abbé  à  Châlons-sur-Marne,  pour  la  recevoir  des 
mains  de  Guillaume  de  Champeaux,  ce  savant  professeur  qui  avait 
été  depuis  peu  élevé  sur  le  siège  de  cette  ville.  Bernard  y  alla  avec  un 
moine  de  Cîteaux,  nommé  Elbedon.  Lorsqu'on  vit  entrer  dans  la  mai- 
son de  Pévêque  un  jeune  moine  mal  habillé,  qui  n'avait  que  la  peau 
sur  les  os  et  qui  paraissait  tout  mourant,  accompagné  d'un  moine  âgé 
et  robuste,  on  ne  douta  pas  que  ce  ne  fût  ce  dernier  qui  était  désigné 
abbé;  mais  l'évêque  en  jugea  autrement.  Il  connut,  dès  le  premier 
entretien,  tout  le  mérite  de  Bernard  ;  et  il  ne  pouvait  plus  se  lasser  de 
converser  avec  lui,  comme  Bernard,  de  son  côté,  ne  pouvait  assez 
admirer  la  piété  et  l'érudition  de  ce  saint  évêque.  Depuis  ce  temps- 
là,  Guillaume  de  Champeaux  et  Bernard  n'eurent  plus  qu'un  cœur 
et  qu'une  âme. 

Saint  Bernard,  étant  retourné  à  Clairvaux,  en  fit  une  nouvelle 
Thébaïde,  et  y  renouvela  toutes  les  austérités  des  anciens  solitaires. 
Le  monastère  était  fort  pauvre  ;  mais  les  religieux  étaient  contents. 
En  manquant  de  tout,  ils  croyaient  ne  manquer  de  rien,  parce  qu'ils 
ne  désiraient  rien  ;  et  ils  ne  trouvaient  rien  de  trop  pénible,  en  voyant 
leur  abbé  en  faire  plus  qu'il  n'en  exigeait  d'eux.  Leurs  mets  n'avaient 
d'autre  goût  que  celui^  que  la  faim  et  l'amour  de  la  mortification 
pouvaient  leur  donner  ;  et  il  arriva  quelquefois  qu'on  ne  leur  servait 
pour  leur  réfection  que  des  feuilles  de  hêtre  cuites.  Le  pain  était 
d'orge,  de  millet  et  de  vesce.  Un  religieux  étranger,  à  qui  l'on  avait 
servi  un  de  ces  pains  dans  la  chambre  des  hôtes,  en  fut  touché  jus- 
qu'aux larmes,  et  l'emporta  secrètement  pour  le  montrer  partout  et 
faire  admirer  que  des  hommes  pussent  vivre  d'un  tel  pain,  et  des  hom- 
mes de  ce  mérite.  Le  chœur,  le  travail  des  mains,  la  prière,  le  silence 
et  les  veilles  étaient  tout  leur  exercice .  Bernard  surtout  ne  prenait  pres- 
que point  de  repos.  Il  avait  coutume  de  dire  que  le  temps  qu'il  re- 
grettait le  plus  et  qu'il  regardait  comme  perdu  était  celui  qu'il  était 
obligé  de  donner  au  sommeil  ;  et  quand  il  trouvait  un  de  ses  reli- 
gieux profondément  endormi,  il  disait  qu'il  doi-mait  comme  un  sé- 
culier. La  santé  la  plus  robuste  aurait  succombé  à  ces  austérités  : 
celle  de  Bernard,  qui  était  déjà  fort  délicate,  n'y  put  résister.  Il 
tomba  dangereusement  malade  peu  de  temps  après  avoir  été  établi 
abbé. 
Guillaume  de  Champeaux,  évêque  de  Châlons,  l'ayant  appris,  en 


108  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

fut  si  affligé,  qu'il  se  rendit  en  diligence  à  Clairvaux  pour  le  visiter  et 
tâcher  de  le  soulager.  Comme  il  reconnut  sans  peine  que  les  austé- 
rités de  Bernard  étaient  Tunique  source  de  son  mal,  il  le  pria  instam- 
ment de  les  modérer,  et  d'avoir  plus  de  soin  de  sa  santé.  Ne  l'ayant 
pas  trouvé  docile  sur  cet  article,  parce  qu'il  ne  croyait  jamais  en 
faire  assez,  il  se  rendit  de  Clairvaux  à  Cîteaux,  et  pria  qu'on  convo- 
quât le  chapitre;  ce  que  l'abbé  Etienne  fit  aussitôt  ;  mais  il  fut  bien 
surpris  lorsque,  le  chapitre  étant  assemblé,  l'évêque  de  Châlons  se 
prosterna  devant  lui  et  devant  quelques  abbés  qui  étaient  alors  à  Cî- 
teaux, demandant  humblement  qu'on  le  constituât  supérieur  de  Ber- 
nard, et  qu'on  obligeât  ce  saint  abbé,  qui  devenait  homicide  de  lui- 
même,  à  lui  obéir  en  tout  ce  qu'il  lui  ordonnerait.  On  fut  édifié  de 
l'humilité  et  de  la  charité  de  l'évêque,  et  on  lui  accorda  ce  qu'il  de- 
mandait. Guillaume  s'en  retourna  aussitôt  à  Clairvaux  avec  plein 
pouvoir;  et  il  ordonna  à  Bernard  de  lui  obéir  en  tout  ce  qui  regardait 
sa  santé.  L'évêque  fit  faire  une  petite  maison  hors  du  monastère,  où 
il  plaça  le  saint  abbé,  lui  défendant  de  se  mêler  en  rien  du  gouverne- 
ment de  sa  communauté,  jusqu'à  ce  qu'il  fût  rétabli.  L'évêque  avait 
de  bonnes  intentions  ;  mais  il  mit,  pour  avoir  soin  du  malade,  une 
espèce  de  médecin  grossier  et  rustique,  qui  promettait  de  le  guérir, 
et  auquel  on  avait  ordonné  à  Bernard  d'obéir. 

Guillaume,  abbé  de  Saint-Thierri,  qui  a  écrit  la  vie  de  saint  Ber- 
nard du  vivant  de  ce  saint  abbé,  étant  venu  à  Clairvaux  dans  ces  cir- 
constances, lui  rendit  visite  dans  la  petite  cabane  qu'on  lui  avait  bâtie 
hors  de  Tenceinte  du  monastère.  Il  fut  si  édifié  de  ses  vertus,  qu'il 
aurait  voulu  passer  le  reste  de  sa  vie  à  le  servir.  Nous  lui  demandâmes, 
dit-il,  ce  qu'il  faisait  et  comment  il  vivait  dans  cette  cellule.  Fortbien, 
nous  dit-il  en  souriant  avec  cet  air  de  noblesse  qui  lui  est  naturel  : 
moi  à  qui  des  hommes  raisonnables  obéissaient  auparavant,  on  m'a 
ordonné  d'obéir  à  un  animal  sansraison.il  parlait  du  médecin  paysan 
qu'on  lui  avait  donné  ;  et,  en  effet,  Guillaume  ajoute  qu'ils  furent  in- 
dignés de  la  manière  dont  ce  prétendu  médecin  traitait  son  malade. 

Cependant  la  santé  de  Bernard  se  rétablit  un  peu,  et  il  reprit  bientôt 
le  gouvernement  de  sa  communauté.  Il  avait  sous  sa  direction  tous 
ses  frères.  Tescelin,  son  père,  vint  aussi,  dans  sa  vieillesse,  se  rendre 
moine  à  Clairvaux.  Il  ne  restait  plus  dans  le  monde  que  sa  sœur 
Hombeline,  qui  était  mariée,  et  qui  était  assez  mondaine.  Dieu  lui 
inspira  d'aller  rendre  visite  à  son  frère.  Elle  vint  au  monastère  su- 
perbement parée  et  avec  une  suite  nombreuse  ;  mais  Bernard,  ayant 
appris  le  faste  avec  lequel  elle  venait  le  visiter,  refusa  de  lavoir  :  ses 
autres  frères  en  firent  autant.  Elle  trouva  seulement,  à  la  porte  du 
monastère,  André  qui  lui  fit  des  reproches  de  la  magnificence  de  ses 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  109 

habits, et  la  nomma  un  fumier  paré.  La  honte  et  la  componction  lui 
firent  verser  des  larmes.  Elle  dit  :  Quoique  je  sois  une  pécheresse, 
Jésus- Christ  est  mort  pour  moi  ;  et  c'est  parce  que  je  suis  pécheresse 
que  je  viens  chercher  de  bons  conseils.  Si  mon  frère  méprise  mon 
corps,  que  le  serviteurde  Dieu  ne  méprise  pas  mon  âme.  Qu'il  vienne, 
qu'il  ordonne  :  je  suis  prête  à  obéir. 

Sur  cette  promesse,  Bernard  vint  la  voir  avec  tous  ses  frères. 
Comme  il  ne  pouvait  la  séparer  d'avec  son  mari,  il  se  contenta  de 
lui  interdire  le  luxe  des  habits  et  toutes  les  vanités  mondaines,  lui 
donnant  pour  modèle  la  vie  de  sa  mère.  Hombeline  retourna  chez 
elle  tellement  changée  qu'elle  vécut  deux  ans  dans  sa  maison  comme 
dans  un  cloître.  Au  bout  de  ce  temps-là,  elle  obtint  de  son  mari  la 
permission  de  se  faire  religieuse,  et  elle  entra  au  monastère  de  Juilli, 
où  elle  mourut  saintement.  Ce  monastère  avait  été  fondé  pour  les 
femmes  de  ceux  qui  avaient  suivi  saint  Bernard  à  Clairvaux. 

La  réputation  du  saint  abbé  attirait  à  Clairvaux  un  grand  nombre 
de  novices  ;  il  leur  disait  en  les  admettant  :  Si  vous  voulez  entrer  ici, 
laissez  à  la  porte  le  corps  que  vous  avez  apporté  du  siècle,  et  qu'il 
n'y  ait  que  l'esprit  qui  entre  avec  vous.  Il  voulait  dire,  comme  il 
s'expliquait  lui-même,  qu'il  fallait  laisser  à  la  porte  du  monastère  la 
concupiscence  et  renoncer  à  toutes  les  passions  en  entrant  en  religion. 
Bernard  avait  une  si  grande  idée  de  la  vie  religieuse,  que,  dans  les 
commencements  de  son  gouvernement,  il  exigeait  de  ses  frères  une 
pureté  de  cœur  et  de  corps  dont  la  fragilité  humaine  n'est  pas  ca- 
pable, et  il  leur  proposait  une  perfection  si  sublime,  qu'il  les  décou- 
rageait plutôt  qu'il  ne  les  animait.  Quand  il  les  confessait  et  qu'il  les 
entendait  accuser  de  quelque  illusion  ou  de  quelques  pensées  peu 
chastes,  il  paraissait  étonné  de  les  trouver  encore  des  hommes,  au 
lieu  qu'il  supposait  qu'ils  dussent  être  des  anges.  Mais  Dieu  lui  fit 
connaître  qu'il  se  trompait;  et  le  saint  abbé  sut,  dans  la  suite,  se  pro- 
portionner aux  faiblesses  de  l'humanité  et  conduire  à  la  perfection 
ses  reUgieux  par  des  routes  différentes,  selon  les  différentes  mesures 
de  grâce  qu'il  reconnaissait  en  eux.  Au  lieu  de  réprimander  avec 
une  sévérité  de  maître,  il  se  mit  à  exhorter,  à  reprendre  avec  une 
tendresse  de  mère.  Ceux  qui  avaient  été  tentés  de  découragement 
coururent  dès  lors  avec  une  sainte  allégresse  dans  les  voies  de  la 
perfection.  Clairvaux  fut  un  paradis.  On  y  vit  jusqu'à  sept  cents 
moines  voler  au  moindre  signal  de  la  volonté  de  saint  Bernard,  et  lui 
obéir  comme  à  un  ange  du  ciel.  De  ce  nombre  étaient  un  fils  du  roi 
de  France,  un  roi  de  Sardaigne  et  beaucoup  d'autres  princes  et  sei- 
gneurs. 

La  plupart  étaient  frères  convers,  occupés  au  travail  des  mains  ou 


110  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

à  garder  des  troupeaux;  on  en  découvrit  même  un  qui,  pour  expier 
une  faute  commise  à  la  guerre,  se  jugeant  indigne  d'être  admis 
parmi  les  religieux,  s'était  loué  pour  garder,  sous  les  frères  convers, 
les  pourceaux  d'une  ferme.  Tels  étaient  les  sentiments  d'humilité 
que  Dieu  inspirait  à  des  grands  du  siècle. 

En  descendant  la  montagne  pour  entrer  à  Clairvaux,  on  voyait,  au 
premier  aspect,  que  Dieu  habitait  dans  cette  maison,  par  la  simplicité 
et  la  pauvreté  des  bâtiments.  La  vallée  était  pleine  d'hommes,  chacun 
occupé  du  travail  qui  lui  était  prescrit;  cependant,  au  milieu  même 
du  jour,  on  trouvait  le  silence  delà  nuit;  on  n'entendait  que  le  bruit 
du  travail  ou  les  louanges  de  Dieu,  quand  les  moines  chantaient  l'of- 
fice. Ce  silence  imprimait  un  tel  respect  aux  séculiers,  qu'ils  n'o- 
saient eux-mêmes  tenir  en  ce  lieu  aucun  discours,  non-seulement 
mauvais  ou  inutile,  mais  qui  ne  fût  pas  à  propos.  Les  moines  ne 
laissaient  pas  d'être  solitaires  dans  leur  multitude,  parce  que  l'unité 
d'esprit  et  la  loi  du  silence  conservaient  à  chacun  la  solitude  du 
cœur.  A  peine  pouvaient-ils,  par  un  rude  travail,  tirer  leur  nourriture 
de  cette  terre  stérile,  et  cette  nourriture  n'avait  d'autre  goût  que  ce- 
lui que  la  faim  ou  l'amour  de  Dieu  leur  donnait  :  encore  trouvaient- 
ils  que  c'était  trop,  et  leur  première  ferveur  leur  faisait  regarder 
comme  un  poison  tout  ce  qui  causait  quelque  plaisir  en  mangeant. 
Par  les  soins  de  leur  saint  abbé,  ils  étaient  arrivés  à  souffrir  non-seu- 
lement sans  murmures,  mais  avec  joie,  ce  qui  auparavant  leur  eût 
paru  insupportable.  Cette  joie  même  leur  causait  du  scrupule,  scru- 
pule d'autant  plus  dangereux  qu'il  paraissait  plus  spirituel,  et,  pour 
les  en  délivrer,  il  fallut  l'autorité  du  saint  et  savant  évêque  de  Châ- 
lons.  C'est  ainsi  que  Guillaume  de  Saint-Thierri,  témoin  oculaire, 
représente  ce  qu'il  appelle  le  siècle  d'or  de  Cîteaux. 

Quant  à  saint  Bernard,  le  patriarche  de  cette  merveilleuse 
Thébaïde,  il  en  était  la  plus  grande  merveille.  Après  qu'il  eut  passé 
une  année  sous  l'obéissance  de  l'évêque  de  Châlons,  pour  sa  santé, 
il  revint  à  ses  premières  austérités  avec  un  nouveau  zèle,  comme  un 
torrent  longtemps  retenu  par  une  digue,  et  comme  pour  récupérer 
le  temps  perdu.  Il  priait  debout  jour  et  nuit,  jusqu'à  ce  que  ses  ge- 
noux affaiblis  et  ses  pieds  enflés  ne  pussent  plus  le  soutenir.  Il  porta 
longtemps  un  cilice  sur  sa  chair,  et  il  ne  le  quitta  que  quand  il  s'a- 
perçut qu'on  le  savait.  Sa  nourriture  était  du  pain  avec  du  lait,  du 
bouillon  de  légumes  ou  de  la  bouillie.  Les  médecins  admiraient  qu'il 
pût  vivre  et  travailler  en  forçant  ainsi  la  nature,  et  disaient  que  c'é- 
tait mettre  un  agneau  à  la  charrue.  Ses  vomissements  devinrent  si 
fréquents,  qu'il  fut  réduit  à  s'abstenir  de  l'office  public.  Avec  toutes 
ces  infirmités,  il  ne  laissa  pas  de  vivre  soixante-trois  ans,  de  fonder 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  111 

un  grand  nombre  de  monastères,  de  prêcher,  d'écrire  plusieurs  ou- 
vrages excellents,  d'être  employé  aux  affaires  les  plus  importantes 
de  l'Église,  et  de  faire  pour  cela  de  grands  voyages. 

Quand  ses  infirmités  le  réduisirent  à  se  séparer  pour  un  temps  de 
la  communauté,  ce  fut  la  première  occasion  aux  personnes  du  monde 
de  le  connaître  et  de  venir  le  trouver.  Ils  venaient  en  grand  nombre, 
et  de  son  côté  il  les  recevait  plus  facilement  et  leur  prêchait  les  vé- 
rités de  la  religion.  Quand  l'obéissance  l'obligeait  à  s'éloigner  du 
monastère  pour  les  affaires  de  l'Eglise,  quelque  part  qu'il  allât,  de 
quelque  sujet  qu'il  fût  question,  il  ne  pouvait  s'empêcher  de  parler 
de  Dieu  :  ce  qui  le  fit  bientôt  connaître  dans  le  monde,  et  dès  lors  la 
grâce  divine  se  rendit  en  lui  plus  sensible  par  le  don  de  prophétie  et 
les  miracles. 

Le  premier  miracle  fut  en  la  personne  d'un  gentilhomme  de  ses 
parents,  nommé  Josbert  de  la  Ferté,  qui  perdit  tout  d'un  coup  la 
parole  et  la  connaissance.  Son  fils  et  ses  amis  étaient  sensiblement 
affligés  de  le  voir  mourir  sans  confession  et  sans  viatique.  On  envoya 
avertir  le  saint  abbé,  qui  le  trouva  au  même  état  depuis  trois  jours. 
11  dit  au  fils  et  aux  assistants  :  Vous  savez  que  cet  homme  a  offensé 
Dieu,  principalement  en  faisant  tort  aux  églises  et  en  opprimant  les 
pauvres.  Si  vous  me  croyez,  on  rendra  aux  églises  ce  qu'il  leur  a 
ôté,  et  on  remettra  les  redevances  injustes  dont  il  a  chargé  les  pau- 
vres ;  alors  il  recouvrera  la  parole,  il  se  confessera  et  recevra  les  sa- 
crements. Toute  la  famille  le  promit  avec  joie  et  l'accomplit.  Mais 
Gérard,  frère  du  saint  abbé,  et  Gualderic,  son  oncle,  étonnés  et 
alarmés  de  la  promesse  qu'il  avait  faite,  le  tirèrent  à  part  et  l'en  re- 
prirent durement.  Il  leur  répondit  avec  simplicité  :  Il  est  facile  à  Dieu 
de  faire  ce  qu'il  vous  est  difficile  de  croire.  Il  pria  en  secret,  puis  alla 
offrir  le  saint  sacrifice  ;  il  était  encore  à  l'autel,  quand  un  homme 
vint  dire  que  Josbert  parlait  librement  et  demandait  avec  empresse- 
ment le  saint  abbé.  Après  la  messe  il  y  alla  :  le  malade  se  confessa  à 
lui  avec  larmes,  reçut  les  sacrements  et  vécut  encore  deux  ou  trois 
jours,  pendant  lesquels  il  donna  ordre  à  ses  affaires,  restitua  le  bien 
mal  acquis,  et  répara  les  torts  qu'il  avait  faits. 

Un  jour,  comme  saint  Bernard  revenait  des  prés,  une  femme  ve- 
nue de  loin  lui  apporta  son  enfant  qui  avait  une  main  sèche  et  le  bras 
contourné  depuis  sa  naissance.  Le  saint  abbé,  touché  des  larmes  et 
des  prières  de  cette  femme,  lui  dit  de  mettre  son  enfant  à  terre.  Après 
avoir  prié  quelque  temps,  il  fit  le  signe  de  la  croix  sur  la  main  et 
sur  le  bras  de  l'enfant,  puis  il  dit  à  la  mère  de  l'appeler.  L'enfant 
accourut,  embrassa  sa  mère  des  deux  bras,  et  fut  dès  lors  entière- 
ment guéri.  Les  frères  et  les  disciples  de  Bernard  regardaient  avec 


112  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liy.  LXVII.  —  De  1106 

étonnement  ces  merveilles  ;  mais  ils  n'en  tiraient  pas  une  vaine  gloire 
humaine,  comme  auraient  fait  des  hommes  ordinaires;  au  contraire, 
ralBfection  spirituelle  qu'ils  lui  portaient  leur  faisait  craindre  pour  sa 
jeunesse  et  la  nouveauté  de  sa  conversion.  Les  deux  personnes  que 
ce  zèle  animait  le  plus  étaient  Gualderic,  son  oncle,  et  Gui,  son  frère 
aîné.  Ils  n'épargnaient  point  les  paroles  dures  pour  fatiguer  sa  mo- 
destie ;  ils  le  chicanaient  même  sur  ce  qu'il  faisait  de  bien,  ils  rédui- 
saient à  rien  ses  miracles;  et,  comme  il  ne  se  défendait  point,  ils  le 
poussaientsouvent,  par  leurs  reproches,  jusqu'à  lui  faire  verser  des 
larmes.  Enfin  il  arriva  que  son  oncle  Gualderic  tomba  lui-même  ma- 
lade d'une  grosse  fièvre.  Pressé  par  la  douleur,  il  pria  son  saint  neveu 
d'avoir  pitié  de  lui  et  de  ne  pas  lui  refuser  le  secours  qu'il  donnait 
aux  autres.  Le  saint  abbé,  usant  de  sa  douceur  ordinaire,  lui  rappela 
d'abord  les  fréquents  reproches  qu'il  lui  avait  faits  sur  ce  sujet,  et  lui 
demanda  s'il  ne  parlait  point  ainsi  pour  le  tenter.  Gualderic  persis- 
tant dans  sa  prière,  il  lui  imposa  les  mains,  commanda  à  la  fièvre 
de  se  retirer,  et  elle  se  retira  *. 

Tandis  que  saint  Bernard  illustrait  la  France  par  ses  vertus  et  ses 
miracles,  car  il  continua  d'en  faire  un  grand  nombre,  l'Irlande  ad- 
mirait un  nouvel  apôtre,  dont  Bernard  lui-même,  son  ami  et  son 
admirateur,  a  écrit  la  vie  avec  une  merveilleuse  élégance.  Saint  Ma- 
lachie,  qui  veut  dire  l'ange  du  Seigneur,  vint  au  monde  l'an  1094, 
dans  la  ville  d'Armagh  en  Irlande.  Né  dans  un  pays  barbare,  on  ne 
vit  jamais  rien  de  plus  poli.  Ses  parents  étaient  de  la  première  no- 
blesse et  des  plus  puissants  de  la  province.  Sa  mère,  dont  la  vertu 
surpassait  encore  la  naissance,  lui  apprit  d'abord  la  loi  de  Dieu;  elle 
la  mettait  bien  au-dessus  de  la  science  séculière.  Le  jeune  enfant 
avait  de  l'aptitude  pour  l'une  et  pour  l'autre.  Il  apprit  les  lettres  à 
l'école,  la  piété  à  la  maison  ;  ses  progrès  satisfaisaient  tout  ensemble 
et  ses  maîtres  et  sa  mère.  Il  était  doux,  modeste,  docile,  et  se  faisait 
aimer  de  tout  le  monde.  Profitant  des  leçons  et  des  exemples  de  sa 
mère,  chaque  jour  il  croissait  en  prudence  et  en  sainteté.  Enfant 
par  les  années,  vieillard  par  les  mœurs,  il  n'avait  rien  de  puéril.  Ad- 
miré, respecté  de  tout  le  monde,  il  n'en  était  que  plus  humble  et 
plus  prompt  à  obéir.  Instruit  par  l'onction  intérieure,  il  surpassa 
bientôt  ses  condisciples  dans  la  littérature,  ses  maîtres  mêmes  dans  la 
vertu.  Il  s'appliquait  surtout  aux  choses  divines,  cherchait  la  retraite, 
mangeait  peu,  veillait  beaucoup,  méditait  la  loi,  priait  souvent. 
Comme  l'étude  ne  lui  permettait  pas  de  fréquenter  l'église,  et  qu'il 
n'osait  faire  paraître  de  l'affectation,  il  levait  les  mains  et  le  cœur  au 

1  VitaS.Bernard.  Acta  SS.,ÎO  aug. 


4Mr 


à  1125  de  l'ère  chr.]      •    DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  113 

ciel,  dans  tous  les  lieux  où  il  le  pouvait  sans  être  vu  de  personne. 
Car  dès  lors  il  évitait  la  vaine  gloire,  comme  le  poison  de  toutes  les 
vertus.  Près  de  la  ville  où  il  étudiait,  est  un  village  où  son  maître 
avait  coutume  d'aller;  le  jeune  étudiant,  qui  seul  l'accompagnait 
s'arrêtait  de  temps  à  autre,  et,  à  la  dérobée,  levant  les  mains  au 
ciel,  faisait  une  prière  jaculatoire.  L'accroissement  de  l'âge  ne  dimi- 
nua rien  de  la  pureté  de  son  âme  ni  de  la  simplicité  de  son  cœur.  Il 
vécut  toujours  dans  la  même  innocence.  Il  avait  un  discernement 
au-dessus  de  l'homme  ;  il  voyait  la  différence  entre  l'esprit  dont  il  se 
sentait  animé,  et  l'esprit  du  monde,  qui  n'est  que  corruption  et  té- 
nèbres. Il  comprit  que  c'était  l'esprit  de  Dieu  qui  le  rendait  sobre 
pieux  et  chaste,  lui  faisait  aimer  la  justice  et  la  vérité.  Considérant 
qu'il  portait  ce  trésor  dans  un  vase  fragile,  il  chercha  les  moyens  les 
plus  sûrs  pour  n'en  perdre  point  l'huile  céleste. 

Près  de  l'église  d'Armagh  était  un  saint  homme  enfermé  dans  une 
cellule,  où  il  passait  les  jours  et  les  nuits  à  jeûner,  à  prier,  à  châtier 
son  corps.  Malachie  alla  demander  une  règle  de  vie  à  celui  qui  s'était 
enterré  vivant  dans  ce  tombeau.  Quand  le  bruit  de  sa  retraite  se  fut 
répandu  dans  la  ville,  les  uns  s'affligeaient  de  voir  un  jeune  homme  si 
aimable  et  si  délicat  se  condamnera  une  vie  aussi  dure,  les  autres  crai- 
gnaientqu'il  nel'eût  entrepris  à  la  légère  et  qu'il  n'y  persévérât  point- 
d'autres  l'accusaient  de  témérité  pour  avoir  tenté  une  chose  au-dessus 
de  son  âge  etdesesforces.  Lui,  cependant,  ne  le  faisait  pas  sans  conseil- 
il  avait  appris  du  prophète  :  Il  est  bon  à  l'homme  d'avoir  porté  le  joug 
depuis  sa  jeunesse.  Assis  donc  aux  pieds  d'Imar,  car  tel  était  le  nom 
du  pieux  solitaire,  il  apprenait  l'obéissance,  le  silence,  la  mortifica- 
tion, ou  plutôt  il  montraitque  déjà  il  l'avait  appris.  Jusqu'alors  cette 
vie  paraissait  admirable,  mais  non  pas  imitable.  L'exemple  du  jeune 
Malachie  en  engagea  plusieurs  autres  à  l'imiter.  Celse,  archevêque 
d'Armagh,  de  l'avis  d'Imar,  le  promut  malgré  lui  à  l'office  de  diacre. 
II  en  rempUt  avec  beaucoup  de  zèle  toutes  les  fonctions  ;  celle  qu'il 
affectionnait  le  plus,  c'était  d'ensevelir  les  pauvres,  tant  par  humilité 
que  par  humanité.  Sa  sœur,  qui  regardait  ce  ministère  comme  indi- 
gne de  sa  naissance,  lui  en  faisait  continuellement  des  reproches,  et 
disait  :  Insensé,  laisse  les  morts  ensevelir  les  morts.  Malheureuse,  lui 
répliqua  son  frère,  tu  sais  les  mots  de  cette  divine  parole,  mais  tu 
en  ignores  la  vertu.  Et  il  continua  de  remplir  avec  un  zèle  infatigable 
le  ministère  qu'il  avait  reçu  malgré  lui.  A  l'âge  de  vingt-cinq  ans,  il 
fut  ordonné  prêtre  sans  qu'il  pût  s'en  défendre.  L'archevêque  l'é- 
tablit même  son  vicaire,  pour  prêcher  au  peuple  la  parole  de  Dieu 
et  déraciner  les  abus  qui  défiguraient  horriblement  l'église  d'Irlande. 
Malachie  remplit  sa  commission  avec  autant  de  zèle  que  de  succès  : 

XV.  8 


m 


114  HISTOIRE  UNIVERSELLE        {Liv.  LXVII.  —  De  1106 

les  vices  furent  coTrigés,  les  coutumes  barbares  détruites,  les  super- 
stitions bannies,  et  Ton  vit  revivre  partout  la  pureté  des  mœurs  avec 
celle  de  la  foi.  11  établit  dans  toutes  les  églises  les  sanctions  aposto- 
liques, les  décrets  des  saints  Pères,  mais  surtout  les  coutumes  de  la 
sainte  Église  romaine.  On  y  chanta  dès  lors  les  heures  canoniales, 
comme  par  tout  Tunivers;  car  auparavant,  depuis  Finvasion  des 
Danois,  on  ne  le  faisait  pas  même  dans  la  ville  épiscopale.  Pour  lui, 
il  avait  appris  le  chant  dans  son  premier  âge,  et  il  faisait  chanter 
dans  son  monastère,  lorsqu'il  n'y  avait  encore  personne  qui  sût  ou 
voulût  chanter,  soit  dans  la  ville,  soit  dans  le  diocèse.  Il  rétablit 
enfin  la  pratique  salutaire  de  la  confession,  le  sacrement  de  confir- 
mation, la  règle  dans  les  mariages,  toutes  choses  que  Ton  ignorait  ou 
que  Ton  négligeait. 

Comme  son  zèle  pour  la  réforme  des  mœurs  et  de  la  discipUne 
était  très-grand,  mais  aussi  très-circonspect,  il  craignit  d'introduire 
quelque  chose  qui  ne  fût  pas  conforme  au  rite  de  l'Église  universelle. 
Pour  s'en  instruire  parfaitement,  il  résolut,  avec  la  bénédiction  de 
son  évêque  et  de  son  directeur,  d'aller  trouver  Malc,  évêque  de  Les- 
mor  en  Moumonie,  l'un  des  royaumes  d'Irlande.  Malc  avait  vécu 
longtemps  en  Angleterre,  dans  le  monastère  de  Winchester.  Il  était 
fort  âgé  et  célèbre  non-seulement  par  sa  doctrine  et  sa  vertu,  mais 
encore  par  ses  miracles.  Malachie  demeura  auprès  de  lui  plusieurs 
années. 

Cependant  une  révolution  éclata  dans  le  royaume  de  Moumonie. 
Le  roi  Cormac,  détrôné  par  son  frère,  vint  se  réfugier  auprès  de  l'é- 
vêque  Malc.  L'évêque  s'apprêtait  à  le  recevoir  avec  les  honneurs 
convenables;  mais  le  roi  déclara  qu'il  aimait  mieux  être  comme  un 
des  pauvres  frères  qui  entouraient  l'évêque,  mener  une  vie  pauvre 
comme  eux,  attendre  en  paix  la  volonté  de  Dieu,  que  de  recouvrer 
son  royaume  par  la  force,  et  de  verser  pour  cela  une  goutte  de  sang 
qui  pût  un  jour  crier  contre  lui.  Émerveillé  d'aussi  saintes  disposi- 
tions, l'évêque  assigna  au  roi,  suivant  son  désir,  une  pauvre  maison 
pour  sa  demeure,  Malachie  pour  son  directeur,  et  pour  sa  nourri- 
ture du  pain  avec  du  sel  et  de  l'eau.  Le  bon  roi  s'affectionna  telle- 
ment à  une  vie  si  humble  et  si  austère,  que,  la  Providence  lui  ayant 
facilité  les  moyens  de  remonter  sur  le  trône,  il  ne  put  s'y  résoudre, 
et  encore  avec  peine,  que  sur  l'ordre  de  l'évêque  et  de  Malachie,  dont 
il  respectait  les  avis  comme  des  oracles.  Dans  la  prospérité,  il  con- 
serva pour  saint  Malachie  la  tendre  et  sainte  amitié  qu'il  avait  conçue 
pour  lui  dans  l'adversité,  l'honora  toujours  comme  son  père,  et 
écoutait  volontiers  ses  conseils. 

Pendant  que  Malachie  était  à  Lesmor,  sa  sœur,  dont  il  a  été  parlé. 


1*: 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  118 

vint  à  mourir.  Il  avait  fait  serment  de  ne  pas  la  voir  de  sa  vie,  à 
cause  de  sa  conduite  trop  mondaine  :  il  la  vit  après  sa  mort.  Une 
nuit,  pendant  le  sommeil,  il  entendit  une  voix  qui  lui  disait  que 
sa  sœur  attendait  dans  le  cimetière,  avec  douleur,  et  qu'elle  avait 
été  trente  jours  sans  nourriture  spirituelle.  A  son  réveil,  il  réfléchit 
à  cette  parole,  et  trouva  qu'il  y  avait  précisément  trente  jours  qu'il 
avait  cessé  de  prier  pour  le  repos  de  son  âme.  Comme  il  ne  haïssait 
dans  sa  sœur  que  le  péché,  il  se  remit  à  prier  pour  elle,  et  dit  ou  fit 
dire  tous  les  jours  la  sainte  messe  à  son  intention.  Ce  ne  fut  pas  en 
vain.  Peu  de  temps  après,  il  la  vit  à  la  porte  de  l'église,  mais  sans 
pouvoir  y  entrer  et  vêtue  d'habits  noirs.  Une  seconde  fois,  il  Ja  vit 
avec  un  habit  blanchâtre,  admise  dans  l'intérieur  de  l'église,  mais 
sans  qu'il  lui  fût  encore  permis  d'approcher  de  l'autel.  Enfin  il  la  vit 
mêlée  à  la  multitude  de  ceux  qui  étaient  vêtus  de  blanc,  vêtue  elle- 
même  d'une  robe  blanche.  Yoilà  ce  que  saint  Bernard  rapporte  de 
saint  Malachie,  qui,  sans  doute,  le  lui  avait  appris  de  sa  propre 
bouche. 

Cependant  l'évêque  Celse  et  le  solitaire  Imar,  ne  pouvant  plus  sup- 
porter l'absence  de  Malachie,  le  rappelèrent  à  Armagh.  Dieu  lui  ré- 
servait une  œuvre  pour  la  gloire  de  son  nom.  La  fameuse  abbaye  de 
Bangor  était  depuis  longtemps  dans  un  état  déplorable.  Elle  avait 
été  fondée  par  saint  Congall,  vers  l'an  555.  On  dit  qu'il  s'y  trouva 
jusqu'à  trois  mille  moines  à  la  fois.  Il  en  sortit  au  moins  de  nom- 
breuses colonies  qui  fondèrent  plusieurs  monastères  en  Ecosse  et 
en  Irlande.  Saint  Colomban,  religieux  de  cette  maison,  en  porta  la 
règle  en  France  et  en  Italie.  Les  pirates  danois  en  détruisirent  les 
bâtiments,  et  massacrèrent  neuf  cents  moines  en  un  jour.  Depuis  ce 
temps,  ce  n'étaient  plus  que  des  ruines.  La  place  et  les  biens  y  atte- 
nants appartenaient  à  un  homme  puissant  et  riche.  Tout  d'un  coup 
cet  homme,  inspiré  de  Dieu,  donne  le  tout  à  saint  Malachie,  avec  sa 
personne  même.  C'était  l'oncle  même  du  saint.  Par  ordre  du  bien- 
heureux Imar,  Malachie  rebâtit  le  monastère,  qui  devint  de  nouveau 
une  école  de  savoir  et  de  piété.  Le  serviteur  de  Dieu  le  gouverna 
quelque  temps;  il  y  fut,  par  sa  conduite,  la  règle  vivante.  Les  aus- 
térités de  la  communauté  ne  suffisaient  point  à  sa  ferveur  ;  il  en  pra- 
tiquait [de  particulières,  dont  il  dérobait  la  connaissance  autant  que 
possible.  Plusieurs  guérisons  miraculeuses  ajoutèrent  à  la  réputa- 
tion de  sainteté  dont  il  jouissait  ;  mais  sa  vie,  dit  saint  Bernard,  fut 
le  plus  grand  de  ses  miracles. 

Peu  de  temps  après,  il  fut  élu  évêque  de  la  ville  de  Connerth, 
dont  le  siège  semblait  être  abandonné  par  une  longue  vacance.  Il 
résista  longtemps  ;  mais  enfin  les  ordres  d'Imar  et  du  métropolitain 


116  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

le  contraignirent  à  se  soumettre.  Il  avait  trente  ans  lorsqu^il  fut 
sacré  évêque.  Dès  qu'il  se  fut  mis  à  Tœuvre,  il  reconnut  qu'on  l'avait 
engagé  à  conduire  des  bêtes  plutôt  que  des  hommes;  car  il  n'avait 
encore  rien  vu  de  pareil  dans  les  lieux  les  plus  barbares,  pour  le 
libertinage  des  mœurs,  la  brutalité  des  coutumes,  l'aversion  des  lois 
et  de  toute  discipline,  le  débordement  effroyable  des  vices  les  plus 
honteux.  Ils  étaient  Chrétiens  de  nom,  païens  de  fait;  ne  connaissant 
ni  dîmes,  ni  prémices,  ni  mariages  légitimes,  ni  confessions;  per- 
sonne à  demander  la  pénitence,  personne  à  la  donner  :  de  prêtres  très- 
peu.  Et  qu'auraient  fait  un  plus  grand  nombre?  Ce  peu  n'avaient 
presque  rien  à  faire  parmi  les  laïques.  Ils  ne  voyaient  aucun  fruit  à 
leurs  travaux  dans  ce  peuple  abruti.  On  n'entendait  dans  les  églises 
ni  la  voix  du  prédicateur,  ni  le  chant  des  cantiques.  Que  fera  l'a- 
thlète du  Seigneur?  Ou  fuir  avec  honte,  ou  combattre  avec  péril.  Se 
sentant  pasteur  et  non  mercenaire,  il  est  prêt  à  donner  sa  vie  même 
pour  le  salut  de  son  troupeau.  Il  demeure  intrépide  au  milieu  de 
ces  loups,  et  met  tout  en  œuvre  pour  les  changer  en  brebis.  Il  ins- 
truit en  public,  il  reprend  en  particulier,  il  pleure  sur  chacun;  s'il 
ne  réussit  pas  encore,  il  offre  pour  eux  un  cœur  contrit  et  humilié. 
Il  passe  des  nuits  entières  en  oraison.  S'ils  ne  veulent  pas  venir  à 
l'église,  il  va  les  trouver  dans  les  rues  et  sur  les  places,  pour  les 
gagner  à  Dieu.  Il  parcourt  avec  la  même  ardeur  les  campagnes  et 
les  villages,  accompagné  de  quelques  disciples  fidèles  qui  ne  le 
quittent  jamais.  Il  va,  distribuant  le  pain  de  vie,  même  aux  plus  in- 
grats; il  va,  toujours  à  pied,  comme  les  apôtres,  supportant  avec 
une  inaltérable  douceur  les  affronts  et  les  maux  qu'il  avait  à  endurer. 
Sa  persévérance  triompha  enfin  d'un  peuple  si  rebelle.  Il  s'adoucit 
peu  à  peu,  s'accoutuma  à  écouter  les  corrections  de  son  pasteur,  et 
se  rendit  susceptible  de  discipline.  Les  lois  barbares  furent  abolies 
et  remplacées  par  les  lois  romaines,  les  coutumes  de  l'Église  furent 
substituées  aux  coutumes  contraires,  des  églises  furent  bâties  et  des 
clercs  ordonnés  pour  les  desservir  ;  on  commença  à  se  confesser,  à 
fréquenter  les  offices  divins;  un  mariage  honorable  remplaça  le 
concubinage  ;  enfin,  tout  fut  changé  en  mieux. 

L'Irlande  obéissait  alors  à  quatre  ou  cinq  petits  rois  de  mœurs 
fort  différentes.  Celui  qui  régnait  dans  la  partie  septentrionale  de 
l'île  vint  fondre,  quelques  années  après,  sur  le  diocèse  de  saint  Ma- 
lachie,  et  ruina  sa  ville  épiscopale.  Le  saint,  chassé  de  la  sorte,  se 
retira  avec  cent  vingt  de  ses  religieux  dans  les  terres  de  Cormac,  ce 
même  roi  qu'il  avait  vu  à  Lesmor.  Ce  pieux  prince,  se  souvenant  de 
leur  amitié,  lui  offrit  toute  l'assistance  qui  était  en  son  pouvoir.  Il 
lui  donna  un  fonds  de  terre  avec  une  somme  d'argent  considérable. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  117 

pour  bâtir  un  monastère  et  y  loger  tous  ses  religieux.  Il  y  fit  même 
diverses  retraites,  comme  s'il  eût  encore  été  son  disciple. 

Cependant  Celse,  archevêque  d'Armagh,  étant  tombé  malade  et 
se  voyant  près  de  sa  fin,  déclara,  par  une  espèce  de  testament,  pour 
son  successeur  saint  Malachie,  qu'il  avait  ordonné  diacre,  prêtre  et 
évêque,  ne  connaissant  personne  de  plus  digne  d'être  mis  à  la  tête  du 
clergé  d'Irlande.  Il  le  recommanda  à  tout  le  monde,  par  l'autorité 
de  saint  Patrice,  notamment  aux  deux  rois  de  Moumonie  et  aux 
seigneurs  du  pays.  Saint  Patrice,  l'apôtre  de  l'Irlande,  y  était  en  si 
grande  vénération,  que  non-seulement  le  clergé,  mais  les  rois  et  les 
princes  obéissaient  à  son  successeur  dans  le  siège  métropolitain 
d'Armagh.  Or,  peut-être  par  suite  de  cela  même,  il  s'était  établi  une 
très-mauvaise  coutume,  que  ce  siège  était  devenu  héréditaire,  et 
qu'on  n'y  souffrait  point  d'archevêque,  sinon  d'une  certaine  famille 
qui  était  en  possession  depuis  près  de  deux  cents  ans.  S'il  ne  se 
trouvait  point  d'ecclésiastiques  de  cette  race,  on  y  mettait  des  laï- 
ques ;  et  il  y  en  avait  déjà  eu  huit  avant  Celse,  qui  étaient  mariés, 
n'avaient  reçu  aucun  ordre,  mais  étaient  toutefois  lettrés.  De  là 
venait  ce  relâchement  de  la  discipline,  cet  oubli  de  la  religion,  cette 
barbarie  dans  toute  l'Irlande;  car  on  y  changeait  et  on  y  multipUait 
les  évêchés  sans  règle  et  sans  raison,  suivant  la  fantaisie  du  métro- 
politain ;  en  sorte  que  l'on  mettait  des  évêques  presque  dans  chaque 
église.  Profondément  affligé  de  ces  maux  et  d'autres,  car  il  était 
homme  de  bien  et  craignant  Dieu,  Celse  voulut  de  toute  manière 
avoir  Malachie  pour  successeur.  Il  avait  confiance  qu'il  pourrait 
extirper  cette  pernicieuse  succession,  parce  qu'il  était  aimé  de  tout 
le  monde  et  que  le  Seigneur  était  avec  lui. 

Son  espérance  ne  fut  pas  trompée  ;  car,  après  sa  mort,  Malachie 
fut  mis  à  sa  place,  mais  pas  tout  de  suite  ni  facilement.  Car  un 
nommé  Maurice,  de  cette  méchante  famille  qui  avait  pour  ainsi  dire 
confisqué  ce  siège,  s'en  empara  et  s'y  maintint  par  force  pendant 
cinq  ans.  C'était  un  tyran  et  non  un  évêque.  D'un  autre  côté,  tous 
les  gens  de  bien  pressaient  Malachie  de  s'établir  dans  Armagh,  selon 
l'intention  de  Celse  ;  mais  lui  profita  de  l'occasion  pour  refuser  cette 
dignité,  représentant  qu'il  était  trop  faible  pour  abolir  un  abus  si 
invétéré  et  contre  une  famille  si  puissante,  que  l'usurpateur  ne 
pourrait  être  chassé  sans  effusion  de  sang  ;  enfin,  qu'il  était  lié  à 
une  autre  église.  Entre  ceux  qui  le  sollicitaient  plus  puissamment, 
étaient  deux  évêques,  le  bienheureux  Malc  de  Lesmor,  et  Gilbert 
de  Limerick,  qui  fut  le  premier  légat  du  Pape  en  Irlande.  Il  y  avait 
déjà  trois  ans  que  Maurice  profitait  de  son  usurpation,  lorsque  ces 
deux  prélats,  ne  pouvant  voir  plus  longtemps  l'église  d'Armagh 


118  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

ainsi  déshonorée,  firent  assembler  les  évêqueset  les  grands  du  pays, 
et^allèrent  tous  ensemble  trouver  saint  Malachie  dans  son  monastère 
d'Ibrac,  pour  le  contraindre  d'accepter  l'archevêché  d'Armagh,  s'il 
ne  le  faisait  volontairement.  Il  ne  céda  que  sur  la  menace  de  Tex- 
communication,  disant  que,  puisqu'on  le  menait  à  la  mort,  il  y 
allait  dans  l'espérance  de  souffrir  le  martyre  ;  mais,  ajouta-t-il, 
c'est  à  la  condition  que,  si  les  choses  tournent  comme  vous  désirez, 
j'aurai  la  permission,  quand  la  paix  sera  rétablie,  de  retourner  à  ma 
première  épouse  et  à  ma  pauvreté  bien-aimée.  La  condition  ayant 
été  acceptée,  il  commença  d'exercer  les  fonctions  d'archevêque  dans 
toute  la  province.  Il  ne  les  exerça  cependant  pas  dans  la  ville  d'Ar- 
magh,  où  il  ne  voulut  point  entrer  tant  que  vécut  Maurice,  de  peur 
d'exciter  une  sédition.  Celui-ci  mourut  deux  ans  après,  sans  se  re- 
connaître, puisqu'il  nomma  Nigel,  son  parent,  pour  lui  succéder; 
mais  le  roi  Cormac  et  les  évêques  de  la  province  installèrent  Malachie, 
qui  fut  reconnu  pour  le  seul  métropolitain  légitime  d'Irlande,  en 
1133,  la  trente-huitième  année  de  son  âge  *. 

En  Angleterre,  après  la  mort  de  saint  Anselme,  arrivée  l'an  1109, 
le  siège  de  Cantorbéri  resta  vacant  jusqu'en  1114.  Le  roi  Henri,  à 
l'exemple  du  roi  Guillaume,  son  frère,  s'était  mis  en  possession. 
de  tous  les  biens  de  cet  archevêché,  à  la  réserve  de  la  mense  mo- 
nacale. C'était  Raoul,  évêque  de  Rochester,  qui  faisait  à  Cantorbéri 
les  fonctions  épiscopales.  Enfin  le  roi  Henri,  pressé  par  les  admoni- 
tions du  Pape,  ainsi  que  par  les  prières  des  moines  de  Cantorbéri  et 
de  plusieurs  autres  personnes,  assembla  les  évêques  et  les  seigneurs 
d'Angleterre  à  Windsor,  pour  les  consulter  sur  le  choix  d'un  arche- 
vêque. Raoul  ou  Radulfe,  évêque  de  Rochester,  fut  élu  avec  une 
approbation  générale,  le  26°"^  d'avril  1114,  et  prit  possession  à  Can- 
torbéri, le  17""^  de  mai  ^. 

Il  était  né  en  Normandie,  et,  étant  moine  à  Saint-Etienne  de 
Caen,  avait  étudié  sousLanfranc.  Ensuite,  il  fut  abbé  de  Saint-Martin 
de  Séez;  et,  à  l'occasion  d'un  différend  qu'il  eut  avec  Robert,  sei- 
gneur de  Bellesme,  il  passa  en  Angleterre,  où  il  s'attacha  à  saint 
Anselme,  qui  le  fit  évêque  de  Rochester  en  1108.  Il  était  déjà  vieux 
et  valétudinaire  quand  il  fut  élevé  sur  le  siège  de  Cantorbéri,  qu'il 
remplit  pendant  huit  ans.  Ses  mœurs  étaient  sans  reproche  ;  on  l'ac- 
cusait seulement  d'aimer  trop  la  plaisanterie.  Au  mois  de  no- 
vembre 1114,  il  envoya  trois  députés  à  Rome  pour  demander  sa 
confirmation  au  Pape,  ainsi  que  le  pallium.  Le  bienheureux  Yves  de 
Chartres  écrivit  égaleipent  en  sa  faveur.  Les  députés  anglais  por- 

1  S.  Bernard,  Vita  S.  Malach.  —  ^  Eadmer,  Novor.,  1. 5. 


à  1125  de  i'ère  chr.J         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  119 

taient  au  Pape  des  lettres  du  roi,  de  Tarchevêque,  du  monastère  de 
Cantorbéri  et  de  presque  tous  les  évêques  d^Angleterre  *. 

Arrivés  à  Rome,  ils  y  demeurèrent  quelque  temps  sans  obtenir  de 
réponse  favorable,  et  ne  savaient  à  qui  s'adresser.  Il  y  avait  à  Rome 
un  neveu  de  saint  Anselme,  nommé  Anselme  comme  lui,  et  aimé  du 
Pape,  qui  Tavait  fait  abbé  de  Saint-Sabas.  Il  avait  demeuré  long- 
temps en  Angleterre,  du  vivant  de  son  oncle,  et  il  y  était  aimé 
comme  s^il  eiit  été  du  pays.  Quand  il  sut  les  députés  à  Rome,  il  vint 
les  trouver  au  palais  de  Latran,  et  leur  rendit  tous  les  offices  d'un 
véritable  ami.  Il  leur  concilia  tellement  le  Pape  et  ceux  de  son  con- 
seil, qu'on  leur  accorda  gratuitement  ce  qu'ils  demandaient,  et  le 
Pape  leur  donna  Anselme  lui-même  pour  porter  de  sa  part  le  pal- 
lium  à  Cantorbéri.  Les  députés  prirent  les  devants,  et,  arrivés  en 
Normandie,  ils  rendirent  compte  au  roi  du  succès  de  leur  voyage, 
et  attendirent  auprès  de  lui  le  légat  Anselme,  qui  fut  reçu  avec  hon- 
neur et  passa  avec  eux  en  Angleterre  ^. 

Il  apporta  au  roi  une  lettre  du  Pape,  qui  se  plaignit  de  lui  en  ces 
termes  :  Comme  vous  avez  abondamment  reçu  de  la  main  de  Dieu 
Thonneur  des  richesses  et  la  paix,  nous  en  sommes  d'autant  plus 
étonné  et  peiné  de  voir  que,  dans  votre  royaume  et  puissance,  le 
bienheureux  Pierre,  et  en  lui  le  Seigneur  même,  ait  perdu  son 
honneur  et  ses  droits  ;  car  les  nonces  ou  les  lettres  du  Siège  aposto- 
hque  ne  sont  point  reçus  dans  vos  États  sans  l'ordre  de  votre  Ma- 
jesté. Il  n'en  vient  aucune  plainte  ni  aucune  affaire  pour  être  jugée 
par  le  Siège  apostolique  ;  c'est  pourquoi  il  se  fait  chez  vous  beaucoup 
d'ordinations  illicites,  et  ceux-là  pèchent  impunément  qui  devraient 
corriger  les  autres.  Nous  avons  patienté  jusqu'ici,  espérant  que  votre 
sagesse  y  porterait  remède.  Car  en  quoi  serait-ce  diminuer  votre 
honneur,  votre  opulence,  votre  dignité,  que  de  garder  à  saint  Pierre, 
dans  votre  royaume,  le  respect  qui  lui  est  dû?  Ces  choses  sont  d'au- 
tant plus  indignes  de  vous,  que  nous  savons  que  votre  royaume, 
sous  les  anciens  rois,  était  plus  attaché  au  Siège  apostolique.  Nous 
lisons  en  effet  que  les  rois  eux-mêmes  ont  visité  les  tombeaux  des 
apôtres,  et  y  sont  demeurés  jusqu'à  la  mort.  Nous  lisons  que  plu- 
sieurs évêques  et  docteurs  ont  été  envoyés  spontanément  d'ici  chez 
vous  par  les  Pontifes  romains.  Pour  traiter  et  corriger  ces  choses, 
nous  envoyons  à  votre  Excellence  notre  fils  Anselme,  votre  familier, 
aujourd'hui  abbé  de  Saint-Sabas;  par  lui  encore  nous  satisfaisons  à 
votre  demande  et  à  celle  des  évêques  touchant  l'archevêque  de  Can- 
torbéri, quoiqu'elle  soit  contre  l'autorité  du  Siège  apostolique,  es- 

1  Malmesb.  Pontifie,  l.  1.  Yvon.  epist.  258.  —  ^  Eadmer,  Novor.,  1.  5. 


120  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

pérant  que,  de  votre  côté,  vous  satisferez  ce  même  Siège  dans  les 
droits  de  sa  dignité.  Autrement,  si  vous  ôtez  à  saint  Pierre  ses  droits, 
il  vous  ôtera  aussi  ses  bienfaits.  Ce  qui  n'est  point  assez  marqué  dans 
la  lettre,  vous  sera  expliqué  de  vive  voix  par  le  légat.  Que  le  Dieu 
tout-puissant  vous  protège  par  sa  droite,  et  vous  perfectionne  dans 
son  amour.  L'aumône  de  saint  Pierre,  ainsi  que  nous  l'apprenons, 
a  été  levée  si  mal  et  si  frauduleusement,  que  l'Église  romaine  n'en 
a  pas  reçu  la  moitié.  On  vous  impute  tout  cela,  aussi  bien  que  le 
reste,  parce  qu'on  présume  qu'il  ne  se  fait  rien  dans  votre  royaume 
contrairement  à  votre  volonté.  Nous  voulons  donc  que  vous  la  fassiez 
recueillir  avec  plus  de  soin,  et  que  vous  l'envoyiez  par  le  présent 
nonce  *.  Telle  fut  la  lettre  du  Pape  au  roi.  Il  y  en  avait  une  autre  à 
l'église  de  Cantorbéri,  où  le  Pape  se  plaint  de  la  translation  de  l'é- 
vêque  de  Rochester.  Ce  qui  ne  devait,  dit-il,  autrement  se  faire  à 
notre  insu  et  sans  notre  consentement,  suivant  les  décrets  des  saints 
Pères,  toutefois  nous  le  tolérons  à  cause  du  mérite  de  la  personne  2. 

L'archevêque  Raoul  reçut  solennellement  le  pallium  le  dimanche 
27me  (jg  jjjjjj  4145^  QQ  quj  gg  g^  (jg  j^  manière  suivante.  Les  évo- 
ques, les  abbés  et  les  nobles  s'assemblèrent  dans  l'église  métropo- 
litaine de  Cantorbéri,  avec  une  multitude  innombrable  de  peuple. 
Le  légat  Anselme,  apportant  le  pallium  dans  un  vase  d'argent,  fut 
reçu  à  la  porte  de  la  ville  par  les  deux  communautés  de  moines  de 
l'église  métropolitaine  et  de  Saint-Augustin.  L'archevêque  vint  au- 
devant,  accompagné  des  évêques  et  revêtu  de  ses  ornements,  mais 
les  pieds  nus.  Le  pallium  fut  mis  sur  l'autel,  où  l'archevêque  le  prit, 
après  avoir  fait  serment  de  fidélité  et  d'obéissance  au  Pape.  Il  fit 
baiser  son  pallium  à  tous  les  assistants,  et,  s'en  étant  revêtu,  il  fut 
intronisé  dans  la  chaire  primatiale  d'Angleterre  ^. 

La  même  année,  le  roi  d'Angleterre  ordonna  à  tous  les  évêques  et 
à  tous  les  seigneurs  de  se  rendre  à  sa  cour  ;  ce  qui  fit  courir  le  bruit 
que  l'archevêque  devait  tenir  un  concile  général  en  présence  du 
légat  et  y  publier  de  nouveaux  règlements  pour  la  réformation  de 
l'Église.  L'assemblée  se  tint  en  effet,  le  ll""^  de  septembre,  à  West- 
minster ;  mais  ce  ne  fut  point  un  concile.  Seulement  le  légat  Anselme 
y  présenta  une  lettre  du  Pape  au  roi  et  aux  évêques  d'Angleterre, 
et  conçue  en  ces  termes  : 

Pascal,  évêque,  serviteur  des  serviteurs  de  Dieu,  à  notre  cher  fils 
Henri,  roi  illustre,  et  aux  évêques  du  royaume  anglais,  salut  et  bé- 
nédiction apostolique.  De  quelle  manière  l'Église  de  Dieu  a  été  fon- 
dée, nous  n'avons  pas  à  le  rappeler  pour  le  moment  :  les  textes  de 

1  Pascal.,  epist.  105.  —  *  Epist.  106.  —  »  Eadmer,  1.  5. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  121 

l'Évangile  et  les  lettres  des  apôtres  le  disent  assez  ;  mais  de  quelle 
manière  Tétat  de  l'Église  persévère  avec  l'aide  du  Seigneur,  voilà  ce 
que  nous  avons  à  considérer  et  à  faire  voir;  car  TEsprit-Saint  a  dit  à 
l'Église  :  Des  fils  vous  sont  nés  à  la  place  de  vos  pères,  vous  les  éta- 
blirez princes  sur  toute  la  terre.  Au  sujet  de  quoi  l'apôtre  saint  Paul 
a  fait  ce  commandement  :  N'imposez  promptement  les  mains  à  per- 
sonne, et  ne  participez  point  au  péché  d'autrui.  Ce  que  saint  Léon 
explique  en  ces  termes  :  Qu'est-ce  à  dire,  imposer  promptement  les 
mains,  si  ce  n'est,  avant  l'âge  de  la  maturité,  avant  le  temps  de 
l'examen,  avant  le  mérite  du  travail,  avant  l'expérience  de  la  disci- 
pline, conférer  l'honneur  sacerdotal  à  des  sujets  non  éprouvés? 
Comment  donc  pouvons-nous  accorder  la  confirmation  de  l'honneur 
sacerdotal  aux  évêques  d'Angleterre,  de  qui  nous  ne  connaissons  la 
vie  et  la  science  par  aucune  probation  ?  Le  chef  même  de  l'Église, 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  quand  il  confia  l'Église  au  premier  pas- 
teur, l'apôtre  Pierre,  lui  dit  :  Pais  mes  brebis,  pais  mes  agneaux.  Les 
brebis  sont  les  prélats  des  églises,  qui,  par  la  grâce  de  Dieu,  doivent 
lui  engendrer  des  enfants.  Comment  donc  pouvons-nous  paître  soit 
des  agneaux,  soit  des  brebis,  que  nous  ne  connaissons  ni  n'avons  vus, 
que  nous  n'entendons  pas  et  par  qui  nous  ne  sommes  point  enten- 
du? Comment  remplirons-nous  à  leur  égard  ce  précepte  du  Seigneur 
à  saint  Pierre  :  Confirme  tes  frères?  Car  Notre-Seigneur  a  distribué 
le  monde  entier  à  ses  disciples,  mais  il  a  spécialement  confié  l'Europe 
à  Pierre  et  à  Paul.  Ce  n'est  pas  seulement  par  leurs  disciples  et  leurs 
légats,  mais  encore  par  ceux  de  leurs  successeurs,  que  l'Europe  en- 
tière a  été  convertie  et  confirmée.  Delà,  jusqu'à  nous  qui  tenons  leur 
place,  quoique  nous  en  soyons  indigne,  est  venue  cette  coutume  : 
que  par  les  vicaires  de  notre  Siège  soient  décidées  ou  revues  les 
affaires  les  plus  importantes  des  églises  dans  les  provinces. 

Vous,  cependant,  sans  nous  consulter,  vous  terminez  même  les 
affaires  des  évêques,  tandis  que  le  saint  pape  Victor  dit  :  Quoiqu'il 
soit  permis  aux  évêques  comprovinciaux  d'examiner  la  cause  d'un 
évêque  accusé,  il  ne  leur  est  cependant  pas  permis  de  la  terminer 
sans  consulter  le  Pontife  romain.  Le  pape  Zéphyrin  dit  de  même  : 
Les  jugements  des  évêques  et  les  causes  majeures  doivent  être  ter- 
minés par  le  Siège  apostolique,  et  non  par  un  autre.  Vous  enlevez 
aux  opprimés  l'appellation  au  Siège  apostolique,  quoiqu'il  soit  sanc- 
tionné dans  les  conciles  et  lés  décrets  des  saints  Pères,  que  tous  les 
opprimés  peuvent  appeler  à  l'Église  romaine.  Vous  célébrez  des  con- 
ciles à  notre  insu,  tandis  que  saint  Athanase  écrit  :  Nous  savons  que, 
dans  le  grand  concile  de  Nicée  des  trois  cent  dix-huit  Pères,  il  a  été 
statué  par  tout  le  monde,  qu'on  ne  devait  point  célébrer  de  concile. 


122  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

à  Tinsu  du  Pontife  romain  :  ce  que  les  saints  Pontifes  ont  confirmé 
par  leurs  écrits,  où  ils  déclarent  nuls  les  conciles  tenus  autrement. 
Vous  voyez  donc  que  vous  avez  beaucoup  empiété  sur  l'autorité  du 
Siège  apostolique,  que  vous  avez  enlevé  beaucoup  de  sa  dignité,  et 
qu'il  est  de  notre  devoir  d'exiger  des  preuves  touchant  ceux  à  qui 
nous  conférons  la  dignité  sacerdotale,  de  peur  que,  si  nous  imposons 
trop  promptement  les  mains,  contre  le  précepte  de  TApôtre,  nous  ne 
participions  aux  péchés  d'autrui;  car,  suivant  la  sentence  de  saint 
Léon,  c'est  se  faire  à  soi-même  un  grand  préjudice,  d'élever  à  la 
dignité  un  indigne.  Vous  osez  encore,  sans  notre  autorité,  faire  des 
mutations  d'évêques,  ce  que  nous  savons  qui  est  défendu,  sans  l'au- 
torité et  la  permission  du  très-Saint-Siége  de  Rome.  Si  donc  vous 
voulez  garder  en  tout  cela  au  Siège  apostolique  sa  dignité  et  son  res- 
pect, nous  vous  gardons  la  charité  qui  est  due  à  des  frères  et  à  des 
fils  ;  et  ce  qui  doit  vous  être  concédé  par  l'Église  apostolique,  nous 
vous  le  concédons,  par  la  grâce  du  Seigneur,  avec  bienveillance  et 
affection.  Mais  si  vous  êtes  d'avis  de  persister  dans  votre  obstination, 
nous,  suivant  la  parole  de  l'Évangile  et  l'exemple  de  l'Apôtre,  nous 
secouerons  sur  vous  la  poussière  de  nos  pieds,  et  nous  vous  Uvrerons 
au  jugement  de  Dieu,  comme  des  gens  qui  se  séparent  de  l'Église 
catholique,  et  cela  d'après  la  parole  du  Seigneur  :  Qui  n'amasse  point 
avec  moi  dissipe,  et  qui  n'est  point  avec  moi  est  contre  moi.  Que  le 
Dieu  tout-puissant  vous  accorde  d'être  avec  nous  en  lui,  et  d'amas- 
ser en  lui  avec  nous,  afin  de  parvenir  à  son  éternelle  unité,  qui  de- 
meure toujours  la  même.  Donné  au  palais  de  Latran,  aux  calendes 
d'avril,  indiction  huitième  *. 

Cette  lettre  de  Pascal  II  est  remarquable;  elle  résume  en  peu  de 
mots  l'éternelle  constitution  de  l'Église  de  Dieu.  Vicaire  de  Jésus- 
Christ,  successeur  de  saint  Pierre,  le  Pontife  romain  est  le  chef  de 
l'Église  par  toute  la  terre,  mais  spécialement  en  Europe.  Par  toute  la 
terre,  mais  spécialement  en  Europe,  le  Pontife  romain  doit  confirmer 
ses  frères;  paître  les  agneaux  et  les  brebis  du  Christ,  les  fidèles  et  les 
pasteurs.  Par  toute  la  terre,  mais  spécialement  en  Europe,  les  causes 
majeures,  les  affaires  les  plus  importantes  doivent  lui  être  déférées; 
notamment  l'examen  et  la  confirmation  des  nouveaux  évêques,  les 
translations  d'un  siège  à  l'autre,  le  jugement  définitif  des  évêques 
accusés,  la  tenue  des  conciles.  Pascal  II  cite  à  ce  sujet  deux  lettres 
apocryphes  des  papes  Victor  et  Zéphyrin  ;  mais  il  aurait  pu  citer 
plusieurs  lettres  très-authentiques  des  saints  papes  Jules,  Innocent, 
Gélase  et  autres,  qui  disent  la  même  chose;  il  aurait  pu  citer  le  té- 

1  Epist.  107. 


à  1125  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  123 

moignage  non  suspect  des  deux  historiens  grecs,  Socrate  et  Sozo- 
mène,  qui  rapportent  que,  dans  le  quatrième  siècle,  sous  le  ponti- 
ficat du  pape  Jules,  c'était  déjà  une  ancienne  loi  de  l'Église,  qu'on 
ne  devait  nulle  part  terminer  aucune  affaire,  tenir  aucun  concile, 
sans  l'assentiment  du  Pontife  romain. 

Cette  lettre  de  Pascal  II  ayant  été  lue  dans  l'assemblée  de  West- 
minster, le  roi  Henri  d'Angleterre  consulta  les  évêques  sur  ce  qu'il 
devait  répondre  au  Pape  là-dessus,  ainsi  que  sur  quelques  autres 
sujets  de  mécontentement;  car,  quelque  temps  auparavant,  le  légat 
Conon,  tenant  ses  conciles  en  France,  avait  suspendu  et  excommunié 
les  évêques  de  Normandie  pour  n'avoir  pas  voulu  y  venir  après  avoir 
été  appelés  trois  fois.  Le  roi  avait  été  extrêmement  choqué  de  cette 
excommunication,  principalement  parce  qu'il  lui  semblait  que  le 
Pape  violait  les  privilèges  accordés  par  l'Église  romaine  à  son  frère 
et  à  lui,  quoiqu'il  n'eût  pas  mérité  ce  traitement.  Il  résolut  donc, 
par  le  conseil  des  évêques,  d'envoyer  des  députés  à  Rome,  pour 
s'expliquer  plus  sûrement  avec  le  Pape.  On  choisit  pour  cette  négo- 
ciation Guillaume  de  Varelvas,  évêque  d'Excester,  quoiqu'il  eût 
perdu  la  vue,  parce  qu'il  était  fort  connu  du  Pape,  vers  lequel  il  avait 
été  envoyé  plusieurs  fois  du  temps  de  saint  Anselme,  et  le  roi  était 
assuré  de  son  habileté  et  de  sa  fidélité.  On  ne  voit  point  au  juste  quel 
fut  le  résultat  de  cette  ambassade. 

L'année  suivante  1116,  vers  le  mois  d'août,  le  même  Anselme, 
neveu  du  saint  archevêque,  revint  de  Rome,  et  apporta  des  lettres 
du  Pape, qui  l'établissaient  légat  en  Angleterre.  La  nouvelle  en  ayant 
été  portée  dans  le  royaume,  les  évêques  et  les  seigneurs  s'assem- 
blèrent à  Londres  en  présence  de  la  reine,  et  on  résolut  que  l'arche- 
vêque de  Cantorbéri,  que  cette  affaire  regardait  principalement, 
irait  trouver  le  roi  alors  en  Normandie,  lui  exposerait  l'ancienne 
coutume  et  la  liberté  du  royaume  ;  et,  si  le  roi  en  était  d'avis,  il  irait 
à  Rome  pour  faire  abolir  ces  nouveautés.  L'archevêque,  qui  désirait 
faire  le  voyage  de  Rome  par  dévotion,  embrassa  volontiers  cette  ré- 
solution ;  il  passa  la  mer  avec  une  nombreuse  suite  et  un  équipage 
magnifique,  ayant  entre  autres  avec  lui  le  savant  Eadmer,  disciple  de 
saint  Anselme,  qui  a  écrit  cette  histoire.  L'archevêque  trouva  le  roi 
d'Angleterre  à  Rouen,  où  était  aussi  le  légat  Anselme,  attendant  la 
permission  de  passer  en  Angleterre  pour  y  exercer  sa  légation;  mais 
le, roi  le  retenait  pour  ne  pas  porter  préjudice  aux  coutumes  de  son 
royaume,  etcependantle  défrayaitlibéralement.  L'archevêque  Raoul, 
ayant  expliqué  au  roi  le  sujet  de  son  voyage,  prit,  par  son  avis,  le 
chemin  de  Rome.  Arrêté  à  Lyon  par  sa  propre  maladie,  à  Plaisance 
par  celle  de  l'évêque  Hébert  de  Norwich,  qui  l'accompagnait  en  qualité 


124  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  — De  1106 

d'envoyé  du  roi,  il  n'arriva  à  Rome  que  dans  les  commencements 
de  1117,  lorsque  le  Pape  était  à  Bénévent.  Pascal  II  répondit  à  ses 
lettres  et  à  ses  députés,  par  une  lettre  du  24  mars  1117,  adressée 
aux  évêques  et  au  roi  d'Angleterre,  où  il  déclare  qu'il  ne  veut  dimi- 
nuer en  rien  la  dignité  de  l'église  de  Cantorbéri,  mais  la  conserver 
suivant  l'institution  de  saint  Grégoire  et  la  possession  d'Anselme,  de 
sainte  mémoire  *. 

Au  fond  de  cette  affaire,  il  y  avait  quelque  chose  qu'on  ne  di- 
sait pas  tout  haut.  Tant  que  l'Angleterre  fut  gouvernée  par  des  rois 
anglais,  et  l'Angleterre  et  ses  rois,  convertis  au  christianisme  par  les 
missionnaires  de  Rome,  conservaient  pour  Rome  une  affection  et 
une  docilité  filiales.  Plusieurs  de  ces  rois  anglais,  comme  Alfred  le 
Grand  et  saint  Edouard,  étaient  en  quelque  sorte  des  apôtres  :  on  en 
vit  plus  d'un  quitter  le  trône  pour  le  cloître,  plus  d'un  se  retirer  à 
Rome,  auprès  du  tombeau  de  saint  Pierre.  Plusieurs  des  archevêques 
de  Cantorbéri  y  avaient  été  envoyés  de  Rome  par  les  Papes.  Dans 
cet  état  de  choses,  il  était  naturel  que  les  Pontifes  romains  eussent 
une  grande  confiance  dans  les  archevêques  de  Cantorbéri  et  dans  les 
rois  d'Angleterre,  et  qu'ils  les  considérassent  comme  les  légats  et  les 
vicaires  habituels  du  Saint-Siège  pour  la  réforme  des  abus  ;  mais, 
depuis  la  conquête  de  l'Angleterre  par  les  Normands,  les  choses  y 
avaient  bien  changé.  Les  Normands  regardaient  comme  leur  con- 
quête non-seulement  les  villes  et  les  comtés,  mais  encore  les  évêchés 
et  les  abbayes.  Ces  dignités  n'étaient  que  pour  les  Normands  :  les 
Anglais  en  étaient  exclus.  Voici  ce  que  dit  à  ce  sujet  le  contemporain 
Eadmer.  Comme  il  était  sur  le  point  de  passer  d'Angleterre  en  Nor- 
mandie, le  roi,  par  le  conseil  des  évêques  et  de  ses  princes,  pourvut 
d'abbés  tous  les  monastères  qui  depuis  longtemps  manquaient  de 
pasteurs.  Que  si  quelques-uns  d'entre  eux  furent  moins  des  pasteurs 
que  des  loups,  il  est  permis  de  croire  que  telle  n'était  pas  l'intention 
du  roi  ;  et  pourtant  cela  serait  plus  croyable,  s'il  en  eût  pris  au  moins 
quelques-uns  parmi  les  indigènes  du  pays;  mais  si  vous  étiez  Anglais, 
aucun  degré  de  vertu  ou  de  mérite  ne  pouvait  vous  mener  au  moin- 
dre emploi;  tandis  que  l'étranger  de  naissance  était  jugé  digne  de 
tout^.  Voilà  comment  s'exprime  Eadmer,  écrivain  très-calme  et  très- 
modéré. 

On  comprend  qu'avec  un  pareil  régime  il  devait  s'introduire  bien 
des  abus,  que  les  évêques  normands  n'étaient  guère  disposés  à  cor- 
riger, et  que  les  Anglais,  pour  le  bien  de  l'Angleterre,  devaient  beau- 
coup désirer  un  légat  apostolique  qui  ne  fût  pas  un  Normand. 

1  Eadmer,  1.  5.  —  ^  Hist.  nov.,  I.  5,  p.  86,  col.  2. 


à  1123  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  125 

Vers  Tannée  1115,  Alexandre,  roi  d'Ecosse,  écrivit  à  Tarchevêque 
Raoul  de  Cantorbéri,  pour  lui  notifier  la  mort  de  Turgod,  évêque  de 
Saint-André,  et  lui  demander  conseil  sur  le  choix  d'un  successeur. 
Il  lui  rappelle  que,  dans  les  anciens  temps,  les  évêques  de  Saint- 
André  n'étaient  sacrés  que  par  le  Pontife  romain  ou  par  l'archevêque 
de  Cantorbéri,  et  proteste  ne  pas  vouloir  souffrir  qu'ils  le  fussent  par 
l'archevêque  d'York,  comme  Lanfranc  avait  jugé  à  propos  de  le  per- 
mettre. Cinq  ans  après,  c'est-à-dire  en  1120,  Tarchevêque  Raoul, 
étant  revenu  de  Rome  et  de  Normandie  en  Angleterre,  reçut  une 
députation  du  même  roi  Alexandre  d'Ecosse,  avec  une  lettre  où  il  le 
priait  de  lui  envoyer  le  moine  Eadmer  pour  remplir  le  siège  épiscopal 
de  Saint- André,  qui  était  encore  vacant.  L'archevêque  crut  que 
cette  vocation  venait  de  Dieu,  sachant  bien  qu'Eadmer  n'y  avait 
aucune  part;  car  il  avait  été  assidûment  à  son  service, comme  à  celui 
de  saint  Anselme  ;  et,  avec  la  permission  du  roi  d'Angleterre,  il  l'en- 
voya au  roi  d'Ecosse.  A  son  arrivée,  il  fut  élu  évêque  de  Saint-André 
par  le  clergé  et  le  peuple  du  pays,  du  consentement  du  roi,  sans 
toutefois  recevoir  de  lui  la  crosse  ni  Tanneau,ni  lui  faire  hommage. 
Mais  le  lendemain,  quand  il  dit  au  roi  qu'il  voulait  retourner  à  Can- 
torbéri, se  faire  sacrer  par  Tarchevêque,  à  cause  de  la  primauté  de 
cette  église  sur  toute  la  Grande-Bretagne,  le  roi  le  quitta  en  colère, 
ne  voulant  point  que  Téglise  de  Saint-André  fût  soumise  à  celle  de 
Cantorbéri,  et  ordonna  à  Guillaume,  moine  de  Saint-Edmond,  de 
continuer  à  gouverner  le  temporel  de  Tévêché,  comme  pendant  la  va- 
cance, dépouillant  ainsi  Eadmer  qu'il  venait  d'en  investir.  Toutefois, 
un  mois  après,  il  le  remit  en  possession  de  Tévêché  et  du  gouverne- 
ment de  Téglise  d'Ecosse,  et  alors  Eadmer  prit  la  crosse  sur  Tautel, 
comme  de  la  main  de  Dieu.  Mais  de  nouvelles  difficultés  étant  sur- 
venues, et  Eadmer  voyant  qu'il  n'y  pourrait  faire  aucun  bien,  il  rendit 
au  roi  l'anneau  qu'il  en  avait  reçu,  remit  la  crosse  sur  Tautel  où  il 
l'avait  prise,  quitta  l'Ecosse  et  revint  à  Cantorbéri,  où  il  fut  reçu  à 
bras  ouverts  par  Tarchevêque  et  les  moines  *. 

Vers  ce  temps  arriva  au  roi  d'Angleterre  un  événement  désas- 
treux. Sans  compter  plusieurs  enfants  naturels,  il  avait  un  filslégitime 
nommé  Guillaume.  Les  barons  normands  l'avaient  reconnu  pour  son 
successeur,  et,  d'avance,  lui  avaient  juré  fidélité.  Guillaume  n'ai- 
mait pas  les  Anglais,  quoique  sa  mère  Mathilde  fût  Anglaise.  On 
l'entendait  dire  publiquement  que  si  jamais  il  venait  à  régner  sur 
ces  misérables  Saxons,  il  leur  ferait  tirer  la  charrue  comme  à  des 
bœufs.  L'an  1120,  monté  dans  un  beau  navire,  avec  un  de  ses  frères 

^  Eadmer,  Novor.,  1.  5. 


126  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

naturels  et  une  sœur,  ainsi  qu'un  brillant  cortège/ il  partait  de  Nor- 
mandie, à  la  suite  de  son  père,  lorsque  son  navire,  poussé  à  force  de 
rames  par  des  matelots  à  moitié  ivres,  donna  contre  un  écueil,  s'en- 
tr'ouvrit  au  milieu  de  la  nuit,  non  loin  du  navire  de  son  père,  et 
s'engloutit  avec  tous  les  passagers,  dont  il  ne  resta  qu'un  seul,  qui 
était  un  boucher  de  Rouen. 

L'empereur  d'Allemagne,  Henri  V,  qui  avait  épousé  une  sœur 
du  prince  englouti  dans  la  mer,  devait  lui-même  être  le  dernier  de 
sa  race  et  finir  sans  postérité.  Il  avait  porté  la  main  sur  le  Vicaire  du 
Christ,  pour  lui  arracher  de  force  le  privilège  abusif  des  investitures 
par  la  crosse  et  l'anneau,  asservir  et  corrompre  ainsi  les  églises  de 
ses  États. 

En  punition  de  cet  attentat  sacrilège,  il  avait  été  excommunié, 
non  par  le  Pape,  qui  lui  avait  promis  forcément  de  ne  pas  le  faire, 
mais  par  un  grand  nombre  de  conciles  en  France,  en  Italie,  en 
Grèce  et  en  Orient.  Cette  réprobation  unanime  des  conciles  fit  une 
profonde  impression  en  Allemagne.  Dès  l'an  lUS,  le  principal 
confident  de  l'empereur,  le  chancelier  Albert,  archevêque  élu  de 
Mayence,  se  détacha  de  l'empire  et  se  réunit  à  l'Église.  Il  fut  jeté 
dans  une  étroite  prison  ;  mais,  en  1115,  les  habitants  de  Mayence 
forcèrent  l'empereur  à  lui  rendre  la  liberté.  En  1113,  l'empereur 
célébra  la  fête  de  Noël  à  Bamberg,  mais  sans  aucune  solennité  reli- 
gieuse :  le  saint  évêque  de  cette  ville,  Otton,  refusait  de  fréquenter 
la  cour  impériale  à  cause  de  ces  nouveaux  scandales  ;  l'empereur  le 
tenait  donc  pour  suspect  ;  mais  le  saint  évêque  sut  vaincre  ses  soup- 
çons à  force  de  bien  faire.  L'exemple  du  chancelier  Albert  fut  suivi 
de  plusieurs  seigneurs,  notamment  de  ceux  de  la  Saxe,  qui  battirent 
les  partisans  de  l'empereur,  et  appelèrent  au  milieu  d'eux  le  car- 
dinal Dietrich,  qui  menait  de  remplir  une  légation  dans  les  Panno- 
nies.  Le  cardinal  ayant  publié  les  décrets  du  concile  de  Latran  et 
l'excommunication  de  l'empereur,  l'archevêque  de  Magdebourg  et 
les  autres  évêques  furent  réconciliés  au  Saint-Siège.  La  division 
augmentait  dans  l'Empire.  Pour  y  remédier,  l'empereur  indiqua  une 
assemblée  générale  à  Mayence  pour  le  1"^  de  novembre  1115,  pro- 
mettant de  faire  droit  à  tous  les  griefs.  L'assemblée  fut  très-peu 
nombreuse.  Les  habitants  de  Mayence  profitèrent  de  l'occasion  pour 
obliger  l'empereur  à  rendre  la  liberté  à  leur  archevêque.  Sorti  de 
prison,  l'archevêque  Albert  convoqua  une  assemblée  générale  à  Co- 
logne pour  les  fêtes  de  Noël  de  la  même  année,  afin  d'y  apprendre 
les  ordres  du  Pape  et  se  faire  sacrer.  Il  s'y  trouva  un  grand  nombre 
d'archevêques  etd'évêques  et  de  grands  du  royaume.  L'empereur  en 
fut  bien  contrarié,  d'autant  plus  que  dans  cette  assemblée  on  devait 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  mS 

faire  connaître  son  excommunication.  Il  y  envoya  de  Spire,  où  il 
célébra  Noël  avec  peu  de  monde,  Tévêque  de  Wurtzbourg  ;  mais  cet 
évêque  ne  fut  reçu  en  audience  et  à  la  communion  à  Cologne,  qu'a- 
près avoir  été  réconcilié  à  TÉglise  ;  et,  de  retour  auprès  de  l'empe- 
reur, il  refusa  de  communiquer  avec  lui  :  Tempereur  le  força,  sous 
peine  de  la  vie,  de  célébrer  la  messe  en  sa  présence;  Tévêque,  affligé 
jusqu'à  la  mort  de  cette  violence,  quitta  secrètement  la  cour,  et 
obtint  de  nouveau  la  communion  catholique  avec  beaucoup  de 
larmes.  Depuis  ce  moment,  il  ne  vit  plus  l'empereur  et  perdit  ses 
bonnes  grâces.  L'empereur,  irrité,  donna  à  Conrad,  son  neveu,  le 
duché  de  Franconie,  qui  jusqu'alors  appartenait  à  l'évêque  de  Wurtz- 
bourg; et,  pour  éviter  l'effet  du  mécontentement  des  seigneurs,  il 
passa  en  Lombardie,  d'où  il  envoya  au  Pape  des  ambassadeurs, 
pour  terminer  les  différends  entre  le  sacerdoce  et  l'Empire.  Le  chef 
de  cette  ambassade  était  Pons,  abbé  de  Clugni,  que  l'on  disait  parent 
du  Pape,  et  qui  travailla  à  cette  grande  affaire  avec  beaucoup  d'ap- 
plication ^. 

En  conséquence,  la  même  année  1116,  6"*^  de  mars,  Pascal  II 
tint  dans  l'église  de  Latran  un  concile  qui  est  qualifié  d'universel, 
parce  qu'il  s'y  trouva  des  évoques,  des  abbés,  des  seigneurs  et  des 
députés  de  divers  royaumes  et  de  diverses  provinces.  Les  deux  pre- 
miers jours  on  s'occupait  d'affaires  particulières,  lorsqu'un  évêque 
se  leva  et  dit  :  Notre  seigneur  père  le  Pape  se  doit  souvenir  pourquoi 
ce  concile  si  nombreux  a  été  assemblé  avec  tant  de  périls  par  terre 
et  par  mer,  et  considérer  qu'au  lieu  d'affaires  ecclésiastiques  on  y 
en  traite  de  séculières.  Il  faut  premièrement  expédier  le  principal 
sujet  qui  nous  assemble,  afin  que  nous  sachions  quel  est  le  sentiment 
du  Seigneur  apostolique  et  ce  qu'à  notre  retour  nous  devons  ensei- 
gner dans  nos  églises.  Alors  le  Pape  expliqua  le  tout  en  ces  termes  : 
Après  que  le  Seigneur  eut  fait  de  son  serviteur  ce  qu'il  voulut,  et 
m'eut  livré,  avec  le  peuple  romain,  entre  les  mains  du  roi,  je  voyais 
commettre  tous  les  jours  des  pillages,  des  incendies,  des  meurtres 
et  des  adultères.  C'est  pour  délivrer  de  ces  maux  l'Église  et  le  peuple 
de  Dieu  que  j'ai  fait  ce  que  j'ai  fait.  Je  l'ai  fait  comme  homme, 
parce  que  je  ne  suis  que  poussière  et  que  cendre.  J'avoue  que  j'ai 
failli  ;  mais  je  vous  prie  tous  de  prier  Dieu  qu'il  me  le  pardonne. 
Pour  ce  maudit  écrit  qui  a  été  fait  dans  le  camp,  et  qui,  pour  son 
caractère  dépravé,  est  appelé  pravilége,  je  le  condamne  sous  un 
anathème  perpétuel,  afin  que  la  mémoire  en  soit  à  jamais  odieuse, 
et  je  vous  prie  tous  d'en  faire  de  même.  Alors  tous  s'écrièrent: 

1  Uraperg. 


128  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

Ainsi  soit-il  !  Ainsi  soit-il  !  Saint  Brunon  de  Segni  ajouta  :  Rendons 
grâces  à  Dieu  de  ce  que  nous  avons  ouï  le  seigneur  pape  Pascal  con- 
damner de  sa  propre  bouché  ce  privilège,  qui  contenait  une  chose 
mauvaise  et  une  hérésie.  A  quoi  quelqu'un  répliqua  :  Si  ce  privilège 
contenait  une  hérésie,  celui  qui  Ta  fait  était  hérétique.  Alors  Jean, 
évêque  de  Gaëte,  dit  avec  émotion  à  Tévêque  de  Segni  :  Appelez- 
vous  le  Pontife  romain  hérétique,  ici,  en  ce  concile,  en  notre  pré- 
sence ?  L'écrit  qu'il  a  fait  était  mauvais,  mais  ce  n'était  pas  une  hé- 
résie. Un  autre  ajouta  :  On  ne  doit  pas  même  l'appeler  mauvais, 
puisqu'il  a  été  fait  pour  un  bien,  afin  de  délivrer  le  peuple  de  Dieu. 
Ce  nom  horrible  d'hérésie  mit  à  bout  la  patience  du  Pape.  Il  fit 
signe  de  la  main  et  dit  :  Mes  frères  et  mes  seigneurs,  écoutez.  Cette 
ÉgUse  n'a  jamais  eu  d'hérésie  ;  au  contraire,  c'est  ici  que  toutes  les 
hérésies  ont  été  brisées.  C'est  pour  cette  Église  que  le  Fils  de  Dieu 
a  prié  dans  sa  passion,  en  disant  :  Pierre,  j'ai  prié  pour  toi,  afin  que 
ta  foi  ne  défaille  point. 

Cela  se  passait  le  mardi.  Le  jeudi  suivant,  le  Pape  ne  vint  point 
au  concile  ;  il  en  fut  empêché  par  plusieurs  affaires,  principalement 
celle  de  l'empereur,  qu'il  traitait  avec  l'abbé  de  Clugni,  Jean  de 
Gaëte,  Pierre  de  Léon,  préfet  de  Rome,  et  les  autres  qui  soutenaient 
le  parti  de  ce  prince.  Le  vendredi,  Conon,  évêque  de  Prèneste,  vout 
lut  expliquer  l'excommunication  de  l'empereur  ;  mais  Jean  de  Gaëte, 
Pierre  de  Léon  et  les  autres  partisans  de  ce  prince  lui  résistaient  en 
face  et  l'interrompirent  plusieurs  fois.  Alors  le  Pape  apaisa  le  mur- 
mure du  geste  et  de  la  voix,  et  dit  :  L'Église  primitive  du  temps  des 
martyrs  a  été  florissante  devant  Dieu  et  non  devant  les  hommes. 
Ensuite  les  empereurs  et  les  rois  se  sont  convertis  et  ont  honoré  l'É- 
glise, leur  mère,  en  lui  donnant  des  terres,  des  domaines,  des  digni- 
tés sècuhères,  les  droits  et  les  ornements  royaux,  comme  Constantin 
et  les  autres  princes  fidèles.  Alors  l'Église  a  commencé  à  être  floris- 
sante, tant  devant  les  hommes  que  devant  Dieu.  Elle  doit  donc  con- 
server ce  qu'eUe  a  reçu  des  rois  et  des  princes,  et  le  dispenser  à  ses 
enfants  comme  elle  le  juge  à  propos.  Ensuite  le  Pape,  voulant  cas- 
ser le  privilège  qu'il  avait  accordé  à  l'empereur  dans  le  camp,  re- 
nouvela la  défense  prononcée  par  Grégoire  VII,  sous  peine  d'ana- 
thème,  de  donner  ou  de  recevoir  l'investiture. 

Alors  le  cardinal  Conon,  évêque  de  Prèneste,  rendit  ainsi  compte 
au  Pape  de  sa  légation,  pour  réprimer  ceux  qui  troublaient  la  déli- 
bération de  cette  aff'aire  :  Seigneur  Père,  si  j'ai  été  véritablement 
votre  légat,  et  si  vous  voulez  ratifier  ce  que  j'ai  fait,  déclarez-le,  s'il 
plaît  à  votre  Majesté,  en  présence  de  ce  concile,  afin  que  tout  le 
monde  sache  que  c'est  vous  qui  m'avez  envoyé.  Le  Pape  répondit  : 


à  1125  de  l'ère  chr.l  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  m 

Oui,  vous  avez  été  véritablement  notre  légat,  et  tout  ce  que  vous  et 
nos  autres  frères,  lesévêques  et  légats,  avez  fait,  confirmé  et  approuvé 
par  l'autorité  de  notre  Siège,  je  l'approuve  et  je  le  confirme  ;  tout 
ce  qu'ils  ont  condamné,  je  le  condamne.  L'évêque  de  Préneste  expli- 
qua donc  qu'étant  légat  à  Jérusalem  il  avait  appris  la  perfidie  avec 
laquelle  le  roi  Henri,  nonobstant  ses  serments,  ses  otages  et  ses  bai- 
sers, avait  pris  et  maltraité  le  Pape  et  les  cardinaux,  tué  ou  empri- 
sonné de  nobles  Romains  et  fait  un  massacre  du  peuple,  ajoutant 
que,  pour  ces  crimes,  de  l'avis  de  l'église  de  Jérusalem,  il  avait  pro- 
noncé sentence  d'excommunication  contre  le  roi,  et  qu'il  avait  con- 
firmé cette  sentence  en  Grèce,  en  Hongrie,  en  Saxe,  en  Lorraine  et 
en  France,  dans  cinq  conciles,  de  Favis  de  ces  églises.  Enfin  il  de- 
manda que  le  concile  de  Latran  approuvât  sa  légation,  comme  le 
Pape  avait  fait.  L^archevêque  de  Vienne  demanda  la  même  chose  par 
ses  députés  et  par  ses  lettres.  Quelques-uns  en  murmurèrent,  mais 
la  plus  saine  partie  se  rendit  à  la  vérité  et  à' la  raison  *. 

Quinze  jours  après  la  fin  du  concile,  le  dimanche  des  Rameaux, 
26"»^  de  mars  de  la  même  année  1 116,  Pierre,  préfet  de  Rome,  étant 
mort,  quelques  séditieux  élurent  pour  son  successeur  son  fils,  qui 
était  encore  très-jeune.  Le  jeudi  saint,  comme  le  Pape  commençait 
la  messe  et  en  était  à  la  première  oraisoa,  ils  le  lui  présentèrent  entre 
son  trône  et  l'autel,  demandant  qu'il  le  confirmât  dans  la  charge  de 
préfet.  Gomme  le  Pape  ne  leur  répondait  point  et  continuait  l'office, 
ils  s'irritèrent,  et,  criant  à  haute  voix,  ils  prirent  Dieu  à  témoin  que, 
s^il  ne  leur  répondait  favorablement,  il  verrait  le  jour  même  des  ac- 
cidents funestes.  Le  Pape  leur  dit  enfin  :  Vous  demandez  que  nous 
confirmions  un  préfet  que  vous  ne  pouvez  demander  honnêtement, 
ni  honnêtement  nous  donner  aujourd'hui,  car  les  funérailles  de  son 
père  vous  empêchent  d'assembler  les  comices,  et  nous,  les  fonctions 
de  cette  sainte  journée  nous  empêchent  de  vaquer  à  une  pareille  af- 
faire 3  attendez  que  nous  ayons  fini,  et  nous  vous  ferons  une  réponse 
convenable.  Les  séditieux  reprirent  :  Nous  en  ferons  à  notre  volonté, 
et  ils  se  retirèrent  en  tumulte.  / 

Le  lendemain,  qui  était  le  vendredi  saint,  comme  le  peuple,  sui- 
vant l'ancienne  coutume,  allait  nu-pieds  visiter  les  lieux  saints  et  les 
cimetières  des  martyrs,  ces  séditieux,  armés,  engagèrent  par  ser- 
ment, dans  leur  faction,  le  simple  peuple,  et  continuèrent  le  sa- 
medi saint,  et  encore  plus  le  jour  de  Pâques.  Le  lundi,  qui  était  le 
3""^  d^avril,  comme  le  Pape  allait  à  Saint-Pierre,  où  est  la  station  de 
ce  jour-là,  le  jeune  homme  se  présenta  à  lui  avec  sa  troupe,  près  du 

1  Labbe,  t.  10,  p.  806. 

XV.  9 


130  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

pont  d'Adrien^  et  demanda  sa  confirmation.  NeTayant  pas  obtenue, 
il  attaqua  la  famille  du  Pape  qui  suivait,  prit  les  uns  et  maltraita  les 
autres. 

Au  retour^  le  Pape  revenant  couronné  suivant  la  coutume  et  pré- 
cédé des  cardinaux,  ces  séditieux  les  attaquèrent  du  haut  du  Ca- 
pitole,  poussant  de  grands  cris  et  jetant  des  pierres.  Ils  envoyèrent 
même  après  le  Pape;  et,  avant  qu^il  ôtât  ses  ornements,  il  fallut 
leur  promettre  que  le  vendredi  suivant  il  délibérerait  sur  cette  con- 
firmation ;  mais  le  jeune  homme  n'étant  pas  content  de  ce  délai, 
fit  accomplir  ce  jour-là,  par  ceux  de  qui  il  put  Tobtenir,  les  céré- 
monies qui  restaient  à  faire  pour  le  déclarer  préfet.  Le  vendredi  il  fit 
abattre  les  maisons  de  ceux  qu'il  n'avait  pu  révolter  contre  le  Pape; 
et  celui-ci,  prévoyant  qu'on  ne  pouvait  résister  à  ces  séditieux  sans 
répandre  beaucoup  de  sang,  se  retira  dans  Albane.  Leur  fureur  tomba 
principalement  sur  la  maison  et  les  tours  de  Pierre  de  Léon.  Le  Pape 
ayant  gagné  quelques  seigneurs  romains  par  ses  largesses,  il  y  eut 
un  combat  où  les  séditieux  furent  battus;  mais  la  plupart  de  ceux 
qui  avaient  fait  serment  au  Pape  l'abandonnèrent,  à  l'exemple  de 
Ptolémée,  qui  en  était  le  chef.  Tout  le  pays  se  souleva  contre  lui,  et 
la  guerre  civile  ne  se  ralentit  que  par  les  travaux  des  moissons  et  les 
chaleurs  de  l'été  ^. 

L'empereur  Henri  était  toujours  en  Lombardie,  faisant  négocier 
sa  paix  avec  le  Pape,  qui  disait  :  J'ai  gardé  ma  parole,  quoique 
donnée  par  force  ;  je  ne  l'ai  point  excommunié  ;  mais  il  l'a  été  par 
les  principaux  membres  de  l'ÉgUse,  et  je  ne  puis  lever  cette  excom- 
munication que  par  leur  conseil,  dans  un  concile  où  les  parties 
soient  entendues.  Je  reçois  tous  les  jours  des  lettres  des  ultramon- 
tains  qui  m'y  exhortent,  principalement  l'archevêque  de  Mayence. 
La  négociation  traînait  de  cette  manière,  quand  l'empereur  apprit 
ce  qui  se  passait  à  Rome,  et  la  sédition  qui  avait  obligé  le  Pape  à  se 
retirer.  Il  en  eut  bien  de  la  joie,  et  il  envoya  des  présents  considé- 
rables au  nouveau  préfet  et  aux  Romains,  leur  mandant  qu'il  irait 
lui-même  à  Rome. 

Il  y  vint  en  effet  avec  une  armée  l'année  suivante  1117.  Le  Pape 
ne  l'attendit  pas,  mais  il  se  retira  au  Mont-Cassin,  où,  à  la  prière  de 
toute  la  communauté,  il  rétablit  Landulphe  archevêque  deBénévent, 
déposé  précédemment  pour  insubordination  ;  puis,  passant  par  Ca- 
poue,  il  arriva  à  Bénévent.  Cependant  l'empereur  entra  dans  Rome, 
où  il  attira  dans  son  parti  les  consuls,  les  sénateurs  et  les  grands, 
les  uns  par  présents,  les  autres  par  promesses.  Il  donna  en  mariage 

1  Baron.,  an.  ni6.  Chron.  Cass.,  1.  4.  Petr.  Pisan.,  n.  17. 


à  1125  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  131 

sa  fille  Berthe  à  Ptolémée,  fils  du  consul  Ptolémée,  et  qui  venait  de 
trahir  le  Pape  pour  se  mettre  à  la  tête  du  parti  allemand.  L'empe- 
reur lui  fit  de  grands  présents,  et  lui  confirma  tout  ce  qu'avaient  eu 
son  aïeul  Grégoire  et  ses  autres  parents.  L'empereur  célébra  à 
Rome  la  fête  de  Pâques,  qui,  cette  année  H 17,  fut  le  âS™*  de  mars. 
Il  alla  à  Saint-Pierre  et  demanda  la  couronne  au  clergé  de  Rome, 
disant  qu'il  était  venu  pour  la  recevoir  de  la  main  du  Pape,  dont  il 
regardait  l'absence  comme  un  malheur  pour  lui,  ne  désirant  que 
de  rétablir  l'union  entre  eux.  Le  clergé  de  Rome  répondit  que  la 
conduite  de  l'empereur  ne  répondait  pas  à  ses  discours,  puisqu'il 
était  venu  en  armes  et  faisait  autour  de  Rome  toutes  sortes  d'actes 
d'hostilité,  prenant  la  protection  de  l'abbé  de  Farfe  et  de  Ptolémée, 
tous  deux  excommuniés. 

Sur  ce  refus  du  clergé  fidèle,  l'empereur  s'adressa  à  Maurice 
Bourdin,  archevêque  de  Brague,  qui  était  auprès  de  lui  en  qualité 
de  légat  du  Pape  pour  traiter  de  la  paix,  et  qui,  dans  cette  occasion, 
trahit  le  Pape  comme  un  autre  Judas  ;  car  l'empereur  reçut  de  sa 
main  la  couronne  impériale  devant  le  corps  de  saint  Grégoire,  dans 
l'église  de  Saint-Pierre.  Le  Pape  et  l'empereur  envoyaient  de  part 
et  d'autre  pour  traiter  de  la  paix;  mais  ils  ne  purent  s'accorder,  et 
l'empereur,  craignant  les  chaleurs  de  l'été,  se  retira,  avec  promesse 
de  revenir  quand  la  saison  serait  adoucie.  Depuis  l'an  1115,  l'Église 
romaine  avait  perdu  son  plus  ferme  et  plus  fidèle  soutien,  la  fa- 
meuse comtesse  Mathilde,  l'héroïne  de  son  siècle,  morte  à  l'âge  de 
soixante-neuf  ans.  L'empereur  allemand  s'était  emparé  de  ses  do- 
maines, au  mépris  de  la  donation  qu'elle  en  avait  faite  au  Saint- 
Siège.  Le  Pape  engagea  le  prince  de  Capoue  et  les  autres  Normands 
d'Italie  à  défendre  la  cause  de  l'Église  contre  l'empereur  allemand 
et  son  gendre  Ptolémée.  Mais  celui-ci,  avec  les  troupes  que  lui  avait 
laissées  son  beau-père,  repoussa  les  premières  attaques  des  Nor- 
mands. Le  Pape,  cependant,  tint  un  concile  à  Bénévent  au  mois 
d'avril,  où  il  excommunia  l'archevêque  Bourdin  de  Brague,  et  no- 
tifia son  excommunication  aux  évêques  d'Espagne,  avec  ordre  d'en 
élire  un  autre  à  sa  place  *. 

Après  ce  concile,  le  pape  Pascal,  étant  en  Campanie,  tomba  ma- 
lade pendant  l'automne,  et  vint  à  Anagni,  où  les  médecins  désespé- 
rèrent de  sa  vie.  Il  revint  toutefois  en  assez  bonne  santé  pour  faire 
à  Préneste  la  dédicace  d'une  église.  Il  célébra  à  Rome  la  fête  de 
Noël,  et  fit  l'office  de  l'octave  de  l'Epiphanie.  Il  congédia  les  ambas- 
sadeurs de  l'empereur  de  Constantinople,  qu'il  y  avait  reçus.  Il  in- 

1  Baron.,  Labbe,  t.  10,  p.  812. 


132  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

timida  tellement^  par  sa  présence,  Ptolémée  et  le  nouveau  préfet, 
qu^ils  lui  demandèrent  la  paix  les  premiers,  et,  craignant  de  ne  pas 
Tobtenir,  ils  quittèrent  leurs  maisons  pour  se  cacher  dans  Rome. 
Le  Pape  faisait  faire  des  machines  et  les  autres  préparatifs  nécessai- 
res pour  les  réduire  par  la  force,  quand  il  tomba  malade  de  fatigue 
par  les  mouvements  qu'il  s'était  donnés.  Se  voyant  à  l'extrémité,  il 
assembla  les  cardinaux,  et  leur  recommanda  de  se  tenir  en  garde 
contre  l'artifice  des  guibertins  et  la  violence  des  Allemands,  et  de 
demeurer  unis  entre  eux.  Ensuite,  ayant  reçu  l'extrême-onction, 
fait  sa  confession  et  satisfait  aux  autres  devoirs  de  la  piété,  il  mourut 
à  minuit,  le  18"*  de  janvier  1118,  après  avoir  tenu  le  Saint-Siège 
dix-huit  ans  cinq  mois  et  sept  jours.  Les  cardinaux  eux-mêmes  le 
portèrent  à  Saint-Jean  de  Latran,  où  il  fut  enterré  dans  un  tombeau 
de  marbre  artistement  travaillé  *. 

Après  la  mort  de  Pascal  II,  Pierre,  évêque  de  Porto,  qui  depuis 
longtemps  tenait  la  première  place  après  le  Pape,  et  avec  lui  tous  les 
cardinaux,  prêtres  et  diacres,  commencèrent  à  délibérer  sur  le  choix 
d'un  successeur.  Ils  jetèrent  principalement  les  yeux  sur  Jean  de 
Gaëte,  chancelier  de  l'Église  romaine,  et  envoyèrent  au  Mont-Cas- 
sin,  où  il  était,  le  prier  de  venir  incessamment.  Il  partit  sans  savoir 
ce  qu'ils  avaient  fait  entre  eux,  monta  sur  sa  mule  et  vint  prompte- 
ment  à  Rome.  Le  lendemain,  les  cardinaux  s'assemblèrent  au  nom- 
bre de  quarante-six,  lui  compris,  savoir  :  les  évêques  de  Porto,  de 
Sabine,  d'Albane  et  d'Ostie,  vingt-trois  prêtres  et  dix-huit  diacres  ; 
Nicolas,  primicier,  avec  le  corps  des  chantres  ;  tous  les  sous-diacres 
du  palais,  plusieurs  archevêques,   grand  nombre  d'ecclésiastiques 
d'un  moindre  rang;  quelques-uns  des  sénateurs  et  des  consuls  ro- 
mains. Pour  éviter  les  scandales  assez  fréquents  dans  ces  élections, 
ils  s'assemblèrent  en  un  lieu  très-sûr,  et,  après  avoir  longtemps  déli- 
béré, ils  s'accordèrent  tous  à  élire  le  chancelier.  Ils  le  prirent  aussi- 
tôt, le  nommèrent  Gélase,  et  l'intronisèrent  malgré  sa  résistance. 
Il  était  né  à  Gaëte,  de  parents  nobles,  qui  le  firent  étudier  dès 
son  enfance  ;  puis,  Odérise,  abbé  du  Mont-Cassin,  le  leur  ayant  de- 
mandé, ils  le  donnèrent  à  ce  monastère,  où  il  se  distingua  par  ses 
progrès  dans  les  arts  libéraux  et  dans  l'observance  régulière.  Il  était 
encore  jeune  quand  le  pape  Urbain  II  le  tira  du  Mont-Cassin  la  pre- 
mière année  de  son  pontificat,  et  le  fit  cardinal-diacre  de  l'Eglise  ro- 
maine, et,  peu  de  temps  après,  chancelier,  afin  de  rétablir  dans  le 
Saint-Siège  l'ancienne  élégance  du  style,  presque  perdue,  comme 
dit  Pandolfe  d'Alatri,  auteur  du  temps.  Après  la  mort  d'Urbain,  le 

1  Petr.  Pisan . ,  apud  Baron. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  133 

chancelier  Jean  de  Gaëte  fut  toujours  attaché  au  pape  Pascal  avec 
une  affection  singulière  ;  il  lui  aida  à  supporter  toutes  ses  afflictions 
et  fut  son  bâton  de  vieillesse.  A  sa  recommandation,,  ce  Pape  promut 
à  la  dignité  de  cardinaux-prêtres  plusieurs  de  ses  écrivains  et  de  ses 
chapelains;,  entre  autres  Pierre  de  Pise,  Hugues  d'Alatri,  Saxon 
d'Anagni  et  Grégoire  de  Gaëte.  Jean  fit  de  grandes  libéralités  à  son 
titre  de  Sainte-Marie  en  Cosmedin,  tant  en  argenterie  qu'en  orne- 
ments d'église^,  qu'en  fonds  de  terre,  et  fut  toujours  le  protecteur  du 
Mont-Cassin.  Tel  était  le  chancelier  Jean  de  Gaëte,  quand  il  fut  élu 
Pape  et  nommé  Gélase  II. 

Cencio  Frangipane,  dont  la  maison  était  proche  du  lieu  de  l'élec- 
tion, l'ayant  appris,  accourut  aussitôt  l'épée  à  la  main  et  frémissant 
de  colère;  car  il  tenait  le  parti  de  l'empereur.  Il  rompit  les  portes, 
entra  dans  l'église,  prit  le  Pape  à  la  gorge,  le  frappa  à  coups  de 
poing  et  de  pied,  jusqu'à  l'ensanglanter  de  ses  éperons  ;  puis,  le  traî- 
nant par  les  cheveux  et  par  les  bras,  il  le  mena  chez  lui,  l'y  enchaîna 
et  l'y  enferma.  On  eût  dit  les  satellites  de  Caïphe,  de  Pilate  et  d'Hé- 
rode,  garrottant,  bafouant,  crucifiant  de  nouveau  le  Sauveur.  Les 
cardinaux,  le  clergé  et  plusieurs  laïques  assemblés  pour  l'élection 
furent  arrêtés  par  les  satellites  de  Cencio;  on  les  jetait  à  bas  de  leurs 
chevaux  et  de  leurs  mules,  on  les  dépouillait,  on  les  maltraitait; 
quelques-uns  gardèrent  leurs  maisons,  demi-morts  ;  et  malheur  à 
qui  ne  put  s'enfuir.  Au  bruit  de  cette  violence,  les  Romains  s'as- 
semblèrent; Pierre,  préfet  de  Rome,  Pierre  de  Léon  avec  les  siens, 
et  plusieurs  nobles  avec  leurs  gens  ;  le  peuple  de  tous  les  quartiers 
prend  les  armes;  on  accourt  à  grand  bruit  au  Capitole,  on  envoie  dé- 
putés sur  députés  aux  Frangipanes,  pour  redemander  le  Pape. 
Aussitôt,  épouvantés,  les  Frangipanes  le  rendent  ;  Léon,  l'un  d'entre 
eux,  se  jette  à  ses  pieds,  lui  demande  pardon,  et  s'échappe  ainsi  du 
péril  qui  le  menaçait. 

Le  nouveau  Pape,  ainsi  délivré,  fut  couronné,  mis  sur  une  ha- 
quenée  blanche  et  mené  par  la  rue  Sacrée  à  Saint-Jean  de  Latran, 
précédé  et  suivi  des  bannières,  suivant  la  coutume.  Son  pontificat 
paraissait  assuré  et  paisible  ;  les  comtes  et  les  barons  le  visitaient, 
il  donnait  audience  à  ceux  qui  venaient  pour  quelque  affaire,  et 
les  renvoyait  avec  sa  bénédiction.  Ceux  qui  étaient  sortis  de  Rome 
y  rentraient  ;  on  s'assemblait  pour  délibérer  quand  le  Pape  devait 
être  ordonné  et  sacré  ;  car  il  n'était  encore  que  diacre.  Mais  cette 
paix  ne  fut  pas  longue  :  il  y  avait  un  empereur  allemand,  et  une 
nuit  le  Pape  fut  averti  que  l'empereur  Henri  était  en  armes  à  Saint- 
Pierre.  En  effet,  sur  la  nouvelle  de  la  mort  de  Pascal  et  de  l'élection 
de  Gélase,  l'empereur  était  venu  en  diligence  et  avait  mandé  au 


1:34  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIL  —  De  1106 

nouveau  Pape  :  Si  vous  voulez  confirmer  le  traité  que  j'ai  fait  avec 
Pascal,  je  vous  reconnaîtrai  pour  Pape  et  vous  ferai  serment  de 
fidélité  ;  sinon,  j'en  ferai  élire  un  autre  et  le  mettrai  en  possession. 
On  voit  que  le  sultan  tudesque  regardait  TÉglise  romaine,  et  par  là 
même  la  chrétienté  entière,  comme  un  fief  mouvant  de  son  royal 
caprice  *. 

Gélase,  ayant  donc  appris  que  Tempereur  allemand  était  si  pro- 
che, se  leva,  quoiqu'il  fût  nuit  ;  et,  s'étant  fait  mettre  à  cheval  malgré 
son  grand  âge  et  ses  infirmités,  il  se  retira  chez  un  citoyen  nommé 
Bulgamin,  où  il  demeura  caché  le  reste  de  la  nuit.  Le  lendemain 
matin,  le  Pape  et  les  siens  se  trouvèrent  fort  embarrassés.  Il  n'y  avait 
pas  de  sûreté  pour  eux  de  demeurer  à  Rome,  et  ils  ne  pouvaient 
s*enfuir  parterre,  parce  que  les  Allemands  tenaient  les  chemins.  Ils 
résolurent  donc  de  gagner  la  mer,  et  s'embarquèrent  sur  le  Tibre, 
en  deux  galères  qui  les  menèrent  jusqu'à  Porto.  Là,  il  fallut  s'ar- 
rêter à  cause  du  mauvais  temps,  de  la  pluie,  du  tonnerre,  de  la 
tempête  qui  agitait  la  mer  et  le  fleuve  ;  car  c'était  au  mois  de  février. 
Les  Allemands  étaient  sur  le  rivage,  qui,  pareils  aux  plus  féroces 
des  sauvages,  tiraient  sur  eux  des  flèches  empoisonnées,  et  mena- 
çaient de  les  poursuivre  jusque  dans  l'eau,  s'ils  ne  rendaient  le  Pape. 
La  nuit  et  la  tempête  les  arrêtèrent.  Dans  l'intervalle,  le  cardinal 
Hugues  d'Alatri  prit  le  Pape  sur  ses  épaules,  et  l'emporta,  à  la  fa- 
veur de  la  nuit,  au  château  de  Saint-Paul  d'Ardée.  Le  matin,  les 
Allemands  revinrent  à  Porto;  on  leur  jura  que  le  Pape  avait  fui,  et 
ils  se  retirèrent.  Mais  on  ramena  le  Pape  pendant  la  nuit  :  il  s'em- 
barqua avec  les  siens  ;  le  troisième  jour,  ils  abordèrent  à  Terracine, 
demi-morts,  et  le  quatrième  à  Gaëte. 

Ils  y  furent  très-bien  reçus  :  aussi  était-ce  la  patrie  du  Pape  ;  et 
quand  la  nouvelle  de  son  arrivée  fut  répandue  dans  le  pays,  un 
grand  nombre  d'évêques  s'y  rendirent.  L'empereur  envoya  encore  à 
Gaëte,  prier  le  Pape  de  revenir  se  faire  sacrer  à  Rome,  témoignant 
désirer  ardemment  d'assister  à  cette  cérémonie  et  de  l'autoriser  par 
sa  présence,  et  que,  s'ils  conféraient  tous  deux  ensemble,  ce  serait 
le  meilleur  moyen  de  rétablir  l'union.  On  croirait  entendre  le  croco- 
dile, ayant  manqué  sa  proie,  contrefaire  la  sirène  pour  la  ressaisir. 
Le  pape  Gélase,  qui  avait  été  pris  par  ce  même  empereur,  avec 
Pascal  II  et  mis  aux  fers,  ne  pouvait  s'y  fier.  Il  répondit  donc  qu'il 
allait  se  faire  sacrer  incessamment,  et  qu'ensuite  l'empereur  le  trou- 
verait prêt  pour  la  négociation,  partout  où  il  lui  plairait.  En  effet, 

1  Vita  Gelasii  Ilper  Pandulf.  apud  Baron.  Chron.  Cass.,  I.  4,  c.  46.  Ursperg, 
an. 1118. 


à  1126  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  135 

sans  sortir  de  Gaëte,  le  Pape  fut  ordonné  prêtre,  puis  sacré  évêque 
en  présence  d'un  grand  nombre  de  prélats,  ainsi  que  de  Guillaume, 
duc  d'Apulie,  de  Robert,  prince  de  Capoue,  et  de  beaucoup  d'au- 
tres seigneurs,  qui  tous  lui  prêtèrent  serment  de  fidélité.  Il  fut  sacré 
dans  la  fin  de  février,  passa  tout  le  carême  à  Gaëte  et  alla  célébrer 
à  Capoue  la  fête  de  Pâques,  qui,  cette  année  1118,  fut  le  14"^  d'avril. 
Cependant  l'empereur  Henri,  irrité  de  la  réponse  prudente  de 
Gélase,  résolut  de  faire  un  antipape,  comme  il  l'en  avait  menacé. 
Au  fond,  on  croirait  que  les  empereurs  allemands  ne  savaient  faire 
que  cela  ;  Henri  IV  en  avait  fait  ou  essayé  d'en  faire  cinq  ou  six; 
Henri  V  n'en  fit  qu'un  :  ce  fut  l'excommunié  Bourdin,  qui  avait  trahi 
Pascal  II  l'année  précédente.  Le  pape  Gélase  était  encore  à  Gaëte 
quand  il  apprit  cette  nouvelle  ;  aussitôt  il  écrivit  la  lettre  suivante  : 
Gélase,  serviteur  des  serviteurs  de  Dieu,  aux  archevêques,  évêques, 
abbés,  clercs,  princes  et  autres  fidèles  de  Gaule,  salut  et  bénédic- 
tion apostolique.  Comme  vous  êtes  des  membres  de  l'Église  romaine, 
nous  avons  soin  de  mander  à  votre  charité  ce  qui  s'y  est  passé  der- 
nièrement. Après  notre  élection,  le  seigneur  empereur  est  venu  fur- 
tivement et  inopinément  à  Rome,  ce  qui  nous  a  obligé  d'en  sortir. 
Il  a  demandé  ensuite  la  paix  par  menaces,  disant  que,  si  nous  ne  l'en 
assurions  par  serment,  il  userait  de  son  pouvoir.  Nous  avons  ré- 
pondu que  nous  étions  prêt  à  terminer  le  différend  entre  l'Église  et 
le  royaume,  soit  à  l'amiable,  soit  par  justice,  dans  le  lieu  et  le  temps 
convenables,  à  Milan,  à  Crémone,  à  la  Saint-Luc  prochaine  ;  et  cela 
par  le  conseil  de  nos  frères,  que  Dieu  a  établis  juges  dans  l'Église. 
Mais  lui  aussitôt,  c'est-à-dire  le  quarante-quatrième  jour  après 
notre  élection,  il  a  intrus  dans  l'Église  Maurice,  évêque  de  Brague, 
excommunié  l'année  passée  par  le  pape  Pascal  au  concile  de  Béné- 
vent,  et  qui,  autrefois,  en  recevant  le  pallium  par  nos  mains,  avait 
fait  serment  de  fidélité  au  même  Pape  et  à  ses  successeurs,  dont  je 
suis  le  premier.  En  cette  entreprise,  grâce  à  Dieu,  le  seigneur  empe- 
reur n'a  eu  personne  du  clergé  romain  pour  complice;  mais  seule- 
ment des  guibertins.  Nous  vous  ordonnons  donc,  qu'après  en  avoir 
délibéré  en  commun,  vous  vous  prépariez  comme  il  convient  à  ven- 
ger l'Église,  votre  mère  *.  Gélase  écrivit  aussi  à  Bernard,  archevêque 
de  Tolède,  et  aux  évêques  d'Espagne,  d'élire  un  autre  archevêque  de 
Brague  à  la  place  de  Malirice;  enfin,  il  écrivit  au  clergé  et  au  peuple 
de  Rome  de  l'éviter  comme  un  excommunié.  Il  tint  ensuite  un  con- 
cile à  Capoue,  où  il  excommunia  l'empereur  et  son  antipape,  ou  son 
idole,  comme  disent  les  auteurs  du  temps  2. 

*  Epist.  I .  —  2  Labbe,  t.  10,  p.  823,  ex  Ursperg. 


136  HISTOIKE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

L^usurpateur  Bourdin  était  cependant  à  Rome,  où  il  demeura  tout 
le  reste  de  Fannée.  Le  jour  de  la  Pentecôte,  il  mit  la  couronne  sur  la 
tête  de  Fempereur  allemand,  qui  se  retira  quelque  temps  après  en 
Ligurie,  et  delà  en  Allemagne.  Quand  le  pape  Gélase  eut  appris  que 
l'empereur  s'était  retiré,  il  revint  à  Rome  secrètement  et  se  cacha 
dans  une  petite  église  nommée  Sainte-Marie-du-Second-Cierge,  en- 
tre les  maisons  d'Etienne  Pandulfe  le  Normand  et  de  Pierre  Latron, 
qui  le  protégeaient.  Le  jour  de  Sainte-Praxède,  ai""*  de  juillet>  il 
résolut  d'officier  dans  l'église  de  cette  sainte,  par  le  conseil  du  cardi- 
nal Didier,  qui  en  était  titulaire,  contre  l'avis  de  plusieurs,  qui  repré- 
sentaient que  cette  église  était  dans  la  forteresse  des  Frangipanes. 
L'office  n'était  pas  encore  fini,  quand  les  Frangipanes  vinrent  avec 
une  troupe  de  gens  armés,  à  pied  et  à  cheval,  attaquer  le  Pape  et  les 
siens  à  coups  de  pierres  et  de  flèches.  Etienne  le  Normand  et  Cres- 
cence  Gaétan,  neveu  du  Pape,  résistèrent  vigoureusement,  quoique 
leur  troupe  fût  beaucoup  moindre  :  il  y  eut  un  rude  combat,  qui 
dura  une  partie  du  jour.  Le  Pape  s'enfuit,  faisant  compassion  aux 
femmes,  qui  le  voyaient,  demi-vêtu  de  ses  ornements,  courir  seul 
par  les  champs,  autant  que  son  cheval  pouvait  aller.  Son  porte-croix 
tomba  en  le  suivant,  et  une  pauvre  femme,  l'ayant  trouvé,  le  cacha 
jusqu'au  soir  avec  sa  croix  et  son  cheval. 

Le  combat  durait  encore,  quand  Etienne  le  Normand  dit  aux  Fran- 
gipanes: Que  faites-vous?  Le  Pape,  à  qui  vous  en  voulez,  s'est  sauvé; 
voulez-vousnousperdre  nous-mêmes?  Nous  sommes  Romains  comme 
vous  et  même  vos  parents;  retirons-nous  de  part  et  d'autre,  nous 
sommes  assez  fatigués.  Ils  se  retirèrent  en  effet,  et  on  trouva  le  Pape 
dans  la  campagne,  près  de  l'église  de  Saint-Paul,  las  et  gémissant. 
Le  lendemain,  ses  amis  tinrent  conseil,  et  le  Pape  parla  ainsi,  après 
tous  les  autres  :  Mes  frères  et  mes  enfants,  comme  le  mal  n'est 
pas  loin,  il  ne  faut  pas  un  long  discours;  suivons  l'exemple  de  nos 
pères,  on  ne  peut  rien  faire  de  mieux  ;  suivons  le  précepte  même 
de  l'Evangile '.Puisque  nous  ne  pouvons  vivre  dans  cette  ville,  fuyons 
dans  une  autre  ;  fuyons  Sodome,  fuyons  l'Egypte,  fuyons  la  nouvelle 
Babylone,  fuyons  la  ville  de  sang.  Il  viendra  un  jour,  croyez-moi, 
où,  par  la  faveur  divine,  nous  reviendrons,  soit  tous,  soit  ceux  que 
le  Seigneur  voudra,  et  il  y  aura  des  temps  meilleurs.  Pour  moi,  je 
le  dis  devant  Dieu  et  devant  l'Église,  j'aimerais  mieux,  si  jamais  il 
était  possible,  avoir  un  seul  empereur,  que  d'en  avoir  un  si  grand 
nombre  ;  un  méchant,  au  moins,  perdrait  les  autres  plus  méchants, 
jusqu'à  ce  qu'il  sentît  lui-même  la  justice  du  souverain  empereur. 
Tous  approuvèrent  hautement  l'avis  du  Pape,  et  aussitôt  il  distribua 
ses  commissions  pour  le  gouvernement  de  l'Église  pendant  son 


f 


^w 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  i37 

absence.  Il  fit  son  vicaire  Pierre,  évêque  de  Porto,  et  lui  donna 
quelques  cardinaux  pour  Taider;  il  donna  la  garde  de  Bénévent 
à  Hugues,  cardinal  des  Saints-Apôtres;  à  Nicolas,  la  conduite  des 
chantres;  il  laissa  la  préfecture  de  Rome  à  Pierre,  qui  l'avait  prise 
malgré  le  pape  Pascal;  mais  il  donna  Tétendard  de  la  garde  de  la 
ville  à  Etienne  le  Normand,  qui  était  le  plus  considérable  du  parti 
catholique  *. 

'  \Le  pape  Gélase  était  encore  à  Rome  le  1"  de  septembre,  comme 
on  le  voit  par  une  bulle  donnée  en  faveur]  de  Gautier,  archevêque 
de  Ravenne,  lequel,  ayant  été  tiré  malgré  lui  d'entre  les  chanoines 
réguUers,  avait  été  élu  unanimement  pour  remplir  ce  siège,  et 
sacré  par  le  Pape.  Depuis  Guibert,  cette  église  avait  été  dans  le 
schisme,  occupée  par  des  évêques  que  l'empereur  avait  choisis;  c'est 
pourquoi  les  Papes  avaient  soustrait  à  la  juridiction  de  Ravenne  les 
églises  de  Plaisance,  de  Parme,  de  Reggio  et  de  Bologne.  Par  cette 
bulle,  le  pape  Gélase,  en  faveur  de  la  réunion  à  TÉglise  romaine, 
rend  à  celle  de  Ravenne  ses  droits  sur  ces  quatre  églises  et  sur 
toutes  les  autres  qui  y  sont  énoncées,  et  accorde  à  Gautier  le  pal- 
lium  2. 

Gélase  II  partit  donc  de  Rome  le  second  jour  de  septembre  H 18. 
Il  était  accompagné  de  deux  cardinaux-prêtres,  Jean  de  Crème  et 
Gui  de  Sainte-Balbine,  et  de  quatre  cardinaux-diacres,  dont  le  pre- 
mier était  Pierre  de  Léon,  avec  deux  nobles  romains  et  leur  suite. 
Ils  furent  reçus  à  Pise  avec  grand  honneur,  et  le  Pape  y  fit  un  ser- 
mon très-éloquent.  Quelques  jours  après,  il  se  rembarqua  et  arriva 
en  Provence,  au  port  de  Saint-Gilles,  où  il  fut  reçu  par  Tabbé  Hu- 
gues et  sa  communauté,  et  défrayé  libéralement  pendant  un  assez 
long  séjour  qu'il  y  fit.  Là,  tous  les  évêques  du  pays,  grand  nombre 
de  moines,  quantité  de  noblesse  et  de  peuple  se  rendirent  auprès  du 
Pape  et  lui  offrirent  leurs  services.  Pons,  abbé  de  Clugni,  entre  au- 
tres présents,  donna  au  Pape  trente  chevaux,  et  l'abbé  de  Saint- 
Gilles  dix,  dont  il  se  servit  pour  voyager  dans  le  pays.  De  Saint-Gilles, 
le  Pape  se  rendit  à  Maguelonne,  où  il  reçut  Suger,  depuis  abbé  de 
Saint-Denis,  que  le  roi  de  France,  Louis  le  Gros,  lui  envoyait  pour 
\e  saluer  de  sa  part  et  lui  offrir  des  présents,  qui  étaient  comme  les 
prémices  de  son  royaume.  Le  Pape  fut  fort  sensible  à  cet  honneur, 
et  il  marqua  un  jour  où  il  priait  le  roi  de  se  rendre  à  Vézelai,  pour 
conférer  ensemble  ^. 

Gélase  députa  aussi  au  roi  d'Angleterre,  qui  était  alors  en  Nor- 
mandie, pour  s'assurer  de  sa  protection.  Conrad,  qui  était  l'envoyé 

1  Landulf.,  n.  12,  apud  Baron,  an.  1118.  —  ^  Episf.  4.  —  s  Baron.,  Pagi. 


138  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

du  Pape^  assista  à  un  concile  des  évêques  et  des  abbés  de  Norman- 
die,  qui  se  tenait  alors  à  Rouen  en  présence  du  roi  Henri.  Ce  prélat 
y  parla  avec  beaucoup  d'éloquence  contre  les  violences  de  l'empe- 
reur et  sur  rintrùsion  de  l'antipape  Bourdin  ;  et,  après  avoir  exposé 
les  persécutions  souffertes  par  Gélase,  qui  avait  été  obligé  de  se  ré- 
fugier en  France,  il  demanda  à  l'église  de  Normandie  un  secours  de 
prières  et  d'argent  pour  le  Saint-Siège  *. 

Dans  le  temps  même  que,  pour  échapper  à  la  persécution  de  l'em- 
pereur d'Allemagne,  le  chef  de  l'Église  catholique  était  contraint  de 
se  réfugier  en  France,  Dieu  suscitait,  à  la  cour  et  dans  la  parenté 
même  de  cet  empereur,  un  nouvel  apôtre  à  son  Église  persécutée. 
Nous  voulons  parler  de  saint  Norbert.  Il  naquit  en  1080,  dans  la  pe- 
tite ville  de  Santen,  au  duché  de  Clèves.  Héribert,  son  père,  comte 
de  Genep,  était  parent  des  derniers  empereurs;  et  Hadwige,  sa  mère, 
sortait  de  la  maison  de  Godefroi  de  Bouillon.  Sa  mère  était  aussi 
pieuse  que  noble.  Durant  les  douleurs  de  sa  grossesse,  une  voix  lui 
fit  entendre  que  le  bienheureux  enfant  accordé  par  le  ciel  à  ses  vœux 
serait  un  jour  une  éclatante  lumière  et  un  grand  archevêque,  qui  sou- 
tiendrait l'Église  par  sa  doctrine  et  l'édifierait  par  ses  vertus.  Tant 
que  le  jeune  Norbert  demeura  dans  la  maison  paternelle,  il  ne  dé- 
mentit point  les  espérances  que  cet  oracle  avait  fait  concevoir  de  sa 
sainteté.  Il  avait  une  constitution  robuste,  à  l'épreuve  des  travaux, 
un  air  également  agréable  et  majestueux,  une  taille  avantageuse,  un 
esprit  pénétrant,  une  âme  grande  et  héroïque,  une  piété  tendre,  un 
cœur  docile  aux  vérités  de  la  foi,  une  ardeur  merveilleuse  pour  les 
sciences,  un  génie  heureux,  de  l'antipathie  pour  les  divertissements, 
dans  un  âge  que  le  monde  considère  comme  la  saison  des  plaisirs. 
Ses  parents,  touchés  du  naturel  heureux  qui  ne  laissait  presque  rien 
à  faire  à  l'éducation  et  à  la  vertu,  comprirent  qu'ils  ne  pouvaient, 
sans  résister  aux  volontés  de  Dieu,  le  soustraire  à  ses  autels.  Ils  l'y 
engagèrent  par  l'ordre  du  sous-diaconat,  qu'il  reçut  des  mains  de 
Frédéric,  archevêque  de  Cologne,  et  par  le  canônicat,  dont  il  fut 
pourvu  dans  l'église  de  Santen. 

Mais  tout  à  coup,  la  réputation  de  sa  doctrine  l'ayant  enlevé  du 
sein  de  ses  parents,  il  fut  obligé  de  suivre  la  cour  de  son  archevêque. 
Ce  nouvel  engagement  troubla  d'abord  la  délicatesse  de  sa  conscience. 
Mais  peu  à  peu  il  prit  les  manières  et  l'esprit  du  courtisan  ;  il  sut  se 
procurer  un  nouveau  canônicat  dans  la  métropole  de  Cologne,  et 
cumula  plusieurs  bénéfices  sans  rendre  aucun  service  à  l'Église.  Ces 
dignités,  quoique  considérables,  ne  bornèrent  pas  ses  désirs.  La  cour 

»  Labbe,  t.  10,  p.  824. 


à;H25  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  139 

de  Frédéric  n'eut  pas  assez  de  charmes  pour  arrêter  un  homme  enflé 
déjà  des  avantages  de  la  fortune,  et  que  Tidée  de  sa  noblesse  rem- 
plissait d'espérances  plus  vastes.  Il  quitta  son  archevêque  pour  s'at- 
tacher au  service  de  l'empereur  Henri  V.  Ce  nouveau  maître,  pré- 
venu en  faveur  du  jeune  ecclésiastique,  qui  d'ailleurs  était  son  parent, 
lui  donna  bientôt  sa  confiance  et  son  amitié,  l'admit  dans  ses  con- 
seils et  le  nomma  aumônier  de  son  palais.  En  1411,  Norbert  fut  de 
ce  voyage  de  Rome  où  le  pape  Pascal  II  fut  si  indignement  traité 
par  l'empereur  allemand.  Tout  courtisan  qu'il  était,  Norbert  ne  put 
s'empêcher  d'en  gémir  dans  son  cœur.  Il  alla  secrètement  trouver  le 
Pape,  se  jeta  à  ses  pieds,  y  condamna  les  violences  de  l'empereur,  et 
lui  demanda  pardon  pour  le  malheur  qu'il  avait  eu  d'être  présent  à 
ces  sacrilèges.  A  son  retour  d'Italie,  l'empereur  lui  offrit  l'évêché  de 
Cambrai,  vacant  par  la  mort  de  l'évêque  Odon.  Norbert  refusa,  soit 
parce  qu'il  ne  voulut  pas  recevoir  l'investiture,  après  la  condamna- 
tion que  le  concile  de  Latran  venait  d'en  faire,  soit  plutôt  parce  que 
la  vie  nécessairement  plus  grave  d'évêque  lui  plaisait  moins  que  la 
vie  molle  et  voluptueuse  de  courtisan. 

C'était  en  1114.  Norbert  ne  pensait  qu'aux  choses  du  monde,  à  s'a- 
muser, à  parvenir  aux  honneurs  et  aux  richesses.  Les  pensées  de  la 
vie  future  lui  semblaient  des  songes  et  des  fables.  Allant,  un  jour,  à 
une  partie  de  plaisir,  bien  monté,  vêtu  de  soie  et  suivi  d'un  seul  do- 
mestique, il  traversait  une  agréable  prairie.  Tout  à  coup  survinrent 
un  grand  orage,  des  éclairs,  des  tonnerres  effroyables.  Le  domes- 
tique s'écrie  d'épouvante  :  Où  allez-vous,  seigneur?  Que  prétendez- 
vous  faire  ?  Retournez,  car  la  main  de  Dieu  est  armée  contre  vous, 
déjà  sa  colère  commence  d'éclater.  A  peine  a-t-il  achevé  ces  paroles, 
qu'une  voix  adressée  à  Norbert  lui  dit  du  haut  du  ciel  :  Norbert, 
Norbert,  pourquoi  me  persécutes-tu  ?  Est-ce  ainsi  que  tu  réponds 
aux  desseins  de  ma  providence  et  que  tu  fais  servir  aux  projets  de 
ton  orgueil  les  richesses  et  l'esprit  que  je  t'ai  donnés  pour  servir  aux 
projets  de  ma  gloire?  Je  t'avais  mis  au  monde  pour  le  salut  et  l'édi- 
fication de  mon  Église,  et  voilà  que  tu  es  devenu  la  perdition  des 
fidèles  par  tes  scandales!  Arrête,  et  reconnais  que  tu  attaques  ma 
puissance,  en  te  révoltant  contre  les  décrets  de  ma  sagesse.  A  ces 
mots,  la  foudre  tombe  aux  pieds  de  son  cheval,  brûle  l'herbe,  ouvre 
la  terre  de  la  hauteur  d'un  homme,  et  répand  une  odeur  de  soufre. 
Norbert  demeure  étendu  d'un  côté,  le  cheval  de  l'autre,  et  le  valet 
épouvanté.  Norbert  parut  mort  pendant  une  heure,  après  laquelle  il 
revint  comme  d'un  profond  sommeil,  et  s'écria  :  Seigneur,  que  vou- 
lez-vous que  je  fasse?  Dès  lors  ce  fut  un  autre  homme. 

Au  lieu  de  retourner  à  la  cour,  il  se  rendit  à  Santen,  où  était  son 


140  fflSTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.— De  1106 

canonicat.  Sa  maison  fut  le  premier  lieu  de  sa  retraite.  Ce  fut  là 
qur-il  repassa  dans  Famertume  de  son  cœur  ses  anciens  égarements, 
ses  jours  vides,  donnés  tout  entiers  au  monde  et  perdus  pour  l'éter- 
nité. Se  livrant  ensuite  à  sa  ferveur,  il  punit  son  corps  par  le  jeûne, 
et  les  plaisirs  de  sa  jeunesse  par  le  cilice.  Il  ne  quitta  pourtant  pas 
ses  magnifiques  vêtements,  qui  convenaient  si  peu  à  la  modestie  de 
son  état.  La  grâce,  qui  conduisait  ce  nouveau  converti  dans  les  voies 
de  la  pénitence  avec  une  espèce  de  ménagement,  le  détachait  peu 
à  peu  des  vanités  du  monde,  et  réservait  à  une  occasion  d'éclat  ce 
renoncement  public  aux  pompes  de  la  cour.  Après  ces  premières 
épreuves,  il  se  mit  sous  la  direction  spirituelle  de  l'abbé  Conon,  qui 
conduisait  alors  le  monastère  de  Siegberg  avec  édification,  et  qui 
gouverna  depuis,  avec  le  même  succès,  Févêché  de  Ratisbonne.  Sous 
la  conduite  de  ce  saint  directeur,  Norbert,  sans  être  moine,  embrassa 
toutes  les  rigueurs  de  la  vie  monastique.  Son  âme  fut  alors  tout  à 
fait  changée.  Il  commença  à  devenir  un  véritable  Chrétien,  au  lieu 
qu'il  n'avait  été,  jusqu'alors,  qu'un  honnête  homme  selon  le  monde. 
L'humilité  de  la  croix  lui  parut  plus  aimable  que  toute  la  gloire  du 
siècle;  le  néant  des  richesses,  la  vanité  des  plaisirs  se  dévoilèrent  à 
ses  yeux.  Il  se  persuada  sans  peine  qu'il  n'y  avait  rien  déplus  grand 
que  le  mépris  des  grandeurs  mortelles. 

Sorti  de  la  retraite  de  Siegberg,  Norbert  fonda  le  monastère  de 
Wurstemberg,  qu'il  mit  sous  la  conduite  du  saint  abbé  Conon.  Wur- 
stemberg  était  une  montagne  près  de  Santen,  qui  appartenait  à  un 
chanoine  de  Cologne,  nommé  Henri  d'Alpheim.  Norbert,  qui  était 
son  confrère  et  son  ami,  la  lui  demanda  lui-même  et  la  lui  fit  deman- 
der par  Frédéric,  leur  archevêque,  pour  y  bâtir  un  monastère. 
Henri,  qui  était  un  ecclésiastique  pieux,  en  écouta  avec  plaisir  la 
proposition;  et,  pour  avoir  part  à  l'honneur  de  la  fondation  d'une 
abbaye,  il  céda  volontiers  ce  territoire.  Norbert  en  jeta  les  fonde- 
ments. Héribert,  son  frère,  comte  de  Genep,  se  joignit  à  lui  pour 
l'exécution  de  ce  saint  ouvrage,  et  tous  deux  ils  l'enrichirent  de  leurs 
biens.  Le  diplôme  d'Arnold,  archevêque  de  Cologne,  expédié  l'an 
1114,  rappelle  ce  monument  de  la  piété  de  Norbert,  omis  par  son 
biographe. 

Après  deux  ans  de  pénitence,  Norbert  se  sentit  appelé  à  quelque 
chose  de  plus.  Il  vint  trouver  Frédéric,  son  archevêque,  et  lui  dé- 
couvrit la  résolution  qu'il  avait  prise  de  se  faire  ordonner  prêtre.  La 
nouvelle  surprit  l'archevêque.  Il  connaissait  la  vie  profane  de  Nor- 
bert, mais  il  ignorait  sa  conversion.  Il  savait  le  refus  qu'il  avait  fait 
de  révêché  de  Cambrai;  mais,  au  lieu  de  lui  en  faire  honneur,  il  at- 
tribuait au  libertinage  l'éloignement  qu'il  avait  témoigné  pour  les 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  lU 

dignités  de  TÉglise.  Son  étonnement  redoubla,  lorsque  Norbert  le 
pria  de  lui  conférer,  dans  un  même  jour,  le  diaconat  et  la  prêtrise. 
Les  canons  étaient  contraires  à  sa  demande  ;  d'ailleurs,  la  dissipa- 
tion d'une  vie  mondaine,  dont  l'idée  était  encore  toute  récente,  le 
rendait  indigne  d'une  faveur  que  l'Église  n'accordait  qu'à  une  vertu 
éprouvée.  Pappus  ordonna,  pendant  une  messe,  saint  Épiphane  dia- 
cre et  prêtre  tout  à  la  fois,  et  saint  Épiphane  lui-même  conféra  ces 
deux  ordres  dans  un  seul  jour  à  Paulinien.  Mais  dans  tous  ces  cas 
singuliers,  le  mérite  des  ordinands,  la  pureté  de  leur  vie,  les  mar- 
ques d'une  vocation  extraordinaire  justifiaient  la  dispense  de  l'Église, 
au  lieu  que  Frédéric  n'apercevait  dans  Norbert  ni  dans  sa  conduite  ^ 
aucun  de  ces  motifs  qui  pût  autoriser  sa  prière.  L'équipage  superbe 
dans  lequel  il  se  présentait,  l'indifférence  qu'il  avait  témoignée  jus- 
qu'alors pour  le  sacerdoce,  l'attachement  qu'il  avait  à  la  cour  de 
l'empereur,  avec  lequel  Frédéric  était  brouillé,  étaient  autant  de  rai- 
sons qui  lui  faisaient  combattre,  quoiqu'à  regret,  la  proposition  de 
son  ancien  ami.  Alors  Norbert,  fondant  en  larmes,  se  jette  à  ses 
pieds,  lui  expose  avec  confiance  les  causes  de  sa  vocation,  les 
miracles  de  la  divine  miséricorde  sur  sa  personne,  et  le  genre 
de  vie  qu'il  avait  résolu  d'embrasser.  Frédéric  ne  douta  plus  à 
passer  par-dessus  les  règles  ordinaires  en  faveur  d'une  vocation 
toute  céleste. 

Le  samedi  saint  de  l'année  1115,  Norbert  vint  à  l'église  métro- 
politaine avec  ses  habits  pompeux,  et  se  mêla  à  la  troupe  des  ordi- 
nands. Le  sacristain  lui  donna  les  ornements  sacrés  en  présence  d'une 
infinité  de  spectateurs  qui  étaient  accourus  à  la  nouvelle  de  cette  or-  ' 
dination.  Le  saint,  inspiré  de  Dieu,  voulut  réparer  le  scandale  qu'il 
avait  donné  par  son  luxe.  Il  appela  donc  un  de  ses  domestiques,  qu 
l'accompagnait  dans  cette  cérémonie,  lui  demanda  l'habit  qu'il  ca- 
chait sous  le  manteau  ;  et,  après  s'être  dépouillé  de  ses  vêtements 
magnifiques,  il  se  couvrit  d'une  robe  de  peau  d'agneau,  se  ceignit 
d'une  corde,  et  prit  ensuite  les  ornements  sacrés. 

Après  son  ordination,  il  se  rendit  au  monastère  de  Wurstemberg, 
pour  se  préparer  aux  fonctions  de  ses  ordres  dans  le  recueillement 
et  la  retraite.  Il  y  passa  quarante  jours,  sous  la  direction  de  l'abbé 
Conon,  jeûnant  tous  les  jours,  ne  vivant  que  de  pain  et  d'eau,  étu- 
diant avec  assiduité  les  devoirs  de  son  ministère,  mais  goûtant  les 
douceurs  du  paradis  dans  la  contemplation  des  vérités  de  la  foi. 
Venu  ensuite  à  son  église  collégiale  de  Santen,  le  doyen  et  le  chapi- 
tre vinrent  le  féliciter  sur  sa  dignité  nouvelle,  et  le  prièrent  de  chan- 
ter la  messe  le  lendemain,  en  présence  de  ses  confrères.  Norbert  y 
consentit  et  la  dit  avec  une  telle  abondance  de  larmes,  que  ceux  qui 


142  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIl.  —  De  1106 

y  assistèrent  eurent  peine  à  retenir  les  leurs.  Son  visage  exténué,  ses 
manières  modestes  inspiraient  de  la  piété. 

Après  que  le  premier  évangile  eut  été  chanté,  Norbert,  brûlant 
d'un  feu  céleste,  se  tourna  vers  le  peuple  et  prononça  un  discours  sur 
la  fragilité  des  biens  de  ce  monde,  sur  le  néant  des  grandeurs,  sur  la 
vanité  des  plaisirs.  Que  la  fascination  des  hommes  est  prodigieuse, 
disait-il,  de  poursuivre  une  gloire  qui  échappe,  de  s'entêter  de  gran- 
deurs qui  nous  affligent,  de  chercher  des  richesses  qui  nous  appau- 
vrissent, de  se  livrer  à  des  joies  fugitives  que  les  douleurs  terminent; 
d'aimer  un  monde  où  Ton  vit  sans  sécurité,  où  Ton  ne  goûte  point 
de  repos  sans  alarmes,  où  la  prospérité  n'est  jamais  sans  disgrâces, 
les  plaisirs  sans  épines,  l'abondance  sans  disette,  et  les  jours  les  plus 
tranquilles  sanschagrin.il  adressa  ensuite  laparole  aux  chanoines;  et, 
pour  ne  scandaliser  personne  par  une  censure  trop  directe,  il  attaqua 
leur  conduite  en  général,  il  troubla  le  calme  de  leurs  fausses  conscien- 
ces par  la  crainte  du  jugement  à  venir;  il  leur  remontra  avec  force  les 
devoirs  de  leur  profession,  il  leur  fit  appréhender  la  sévérité  de  la  jus- 
tice de  Dieu,  qui  punit  sans  miséricorde  les  profanations  du  sanctuaire . 

Cette  prédication  véhémente,  animée  du  zèle  d'un  second  Jean- 
Baptiste,  eut  le  sort  de  la  semence  évangélique.  Norbert  ne  se  rebuta 
point  de  la  dureté  et  des  railleries  de  la  plupart  de  ses  auditeurs.  Dès 
le  lendemain  il  recommença  de  prêcher;  et,  lorsque  tous  les  cha- 
noines furent  assemblés  dans  le  chapitre,  il  prit  en  main  la  règle  de 
Saint-Grégoire  et  de  Saint-Isidore.  Il  représenta  au  doyen,  avec  une 
éloquence  merveilleuse,  que,  par  les  devoirs  de  sa  charge,  il  était 
obligé  de  maintenir  l'observance  de  cette  règle  qu'ils  avaient  reçue 
de  leurs  ancêtres,  et  que  tout  le  chapitre  avait  solennellement  juré 
de  garder  ;  que,  s'il  souffrait  qu'on  violât  impunément  les  constitu- 
tions des  saints  Pères,  il  serait  lui-même  coupable  des  prévarications 
de  ses  inférieurs;  et  que,  s'il  différait  davantage  de  ramener  les  cha- 
noines dans  le  premier  esprit  de  leur  état,  il  serait  convaincu  d'avoir 
fomenté  le  désordre  qu'il  aurait  négligé  de  réparer  *. 

Les  anciens  qui  entendirent  ce  discours  en  furent  extrêmement  at- 
tendris. Ils  regardaient  Norbert  avec  des  yeux  d^admiration;  ils  ne 
doutaient  pas  qu'il  ne  fût  envoyé  de  Dieu  pour  le  rétablissement  de 
la  discipline,  et  ils  étaient  disposés  à  seconder  ses  pieuses  intentions. 
Les  jeunes  chanoines,  au  contraire,  attachés  aux  douceurs  de  la  vie 
molle,  prirent  feu  à  ses  remontrances,  se  scandalisèrent  de  sa  liberté 
apostolique,  l'attribuèrent  à  l'enthousiasme  d'une  dévotion  indis- 
crète; et,  si  des  considérations  humaines  n'eussent  réprimé  leur  in- 

.    ^  Vita  S.  Norberti.  Acta  SS.,  6  )'unu. 


à  1125  de  l'ère  chr.}         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  143 

solénce,  ils  allaient  éclater  en  injures.  Comme  ils  ne  pouvaient  im- 
poser silence  au  prédicateur,  ni  soutenir  plus  longtemps  une  exhor- 
tation si  vive,  ils  se  retirèrent  brusquement  du  chapitre. 

Norbert  ne  fut  pas  offensé  de  ce  mépris.  La  miséricorde,  qui  l'a- 
vait converti  lui-même,  le  sollicitait  sans  cesse  à  procurer  la  conver- 
sion des  autres,  persuadé  d'ailleurs  que,  si  la  dureté  de  leurs  cœurs 
rendait  inutiles  les  desseins  de  la  grâce.  Dieu  ne  laisserait  pas  de  lui 
tenir  compte  de  son  zèle.  Dans  cette  vue,  il  continua,  avec  la  même 
ardeur,  les  devoirs  de  la  correction  fraternelle;  dispensé  des  ména- 
gements qu'il  avait  gardés  jusqu'alors  pour  ne  pas  aigrir  les  esprits, 
il  marqua  dans  un  détail  exact  les  fautes  des  particuUers,  il  dévoila 
leur  conduite  et  leurs  intrigues, il  n'épargna  aucun  de  ces  séditieux, 
dans  la  persuasion  qu'il  avait  que  c'était  le  seul  moyen  de  les  gagner 
tous  à  Dieu.  Les  anciens  penchaient  déjà  pour  le  parti  de  la  réforme, 
mais  les  jeunes  s'emportèrent  comme  des  frénétiques  contre  le  mé- 
decin qui  voulait  les  guérir.  Un  clerc  d'une  condition  obscure,  gagné 
par  les  promesses  d'une  récompense  modique,  s'offre  à  être  le  mi- 
nistre de  leur  conspiration.  Il  insulta  Norbert,  il  éclata  contre  lui 
en  injures,  enfin  illui  cracha  au  visage,  Norbert  ne  réphqua  pas  d'un 
mot,  mais  s'essuya  le  visage  et  bénit  le  Seigneur  de  lui  avoir  fait  part 
des  ignominies  de  sa  passion. 

Dieu  préparait  son  serviteur,  par  ces  rudes  épreuves,  à  de  plus 
rudes  combats.  Après  avoir  exercé  sa  patience,  il  voulait  tenter  sa 
foi.  Norbert  allait  souvent  chercher  dans  le  silence  de  la  retraite  des 
consolations  et  des  forces  contre  les  persécutions  de  ses  confrères. 
Tantôt  il  se  transportait  à  Siegberg,  auprès  de  son  directeur  Conon  ; 
tantôt  il  allait  se  recueillir  auprès  d'un  saint  ermite  nommé  Ludolfe, 
qui  menait  la  vie  solitaire  sous  l'habit  clérical;  quelquefois  ^il  visitait 
les  religieux  de  Glosterrath,  au  diocèse  de  Cologne,  non  loin  de  San- 
ten.  Dans  ce  dernier  monastère,  il  y  avait  une  grotte  souterraine 
consacrée  par  le  sang  de  quelque  martyr.  Norbert  aimait  à  y  dire  la 
messe.  Un  jour  il  arriva,  par  accident,  qu'une  grosse  araignée 
tomba  dans  le  précieux  sang  à  l'élévation  du  calice.  Le  saint  frémit 
à  la  vue  de  ce  malheur.  Il  voyait  la  mort  inévitable,  s'il  avalait  le 
poison  ;  sa  foi  l'accusait  d'irrévérence,  si,  comme  la  rubrique  le  per- 
met, il  retirait  l'araignée  et  perdait  quelques  gouttes  du  sang  de 
Jésus-Christ.  Il  ne  balança  pas  longtemps  ;  plein  de  foi,  il  avala  l'in- 
secte avec  le  sang  du  Sauveur,  et,  résigné  à  la  mort,  il  l'attendit  au 
pied  des  autels.  Mais  au  moment  qu'il  croyait  mourir,  il  éternua,  et 
l'araignée  lui  sortit  vivante  par  le  nez.  Sa  foi,  qui  lui  avait  fait  exposer 
sa  vie,  se  trouvait  ainsi  récompensée.  Aussi  la  foi  fut  comme  le  carac- 
tère qui  le  distingua  des  saints  qui  vécurent  de  son  temps.  La  charité. 


144  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIL— De  1106 

disait-on,  excelle  dans  Bernard,  rhumilité  dans  Milon,  et  la  foi,  dans 
Norbert.  Milon,  disciple  de  saint  Norbert,  puis  évêque  de  Thérouanne, 
fut  un  des  plus  saints  et  des  plus  illustres  prélats  de  son  siècle. 

Les  ennemis  de  Norbert,  non  contents  de  l'avoir  accablé  d^op- 
probres  dans  son  pays,  s'avisèrent  de  décrier  sa  conduite  auprès  des 
supérieurs  ecclésiastiques.  Conon,  évêque  de  Préneste  et  légat  du 
pape  Gélase  II,  était  venu  en  Allemagne  pour  y  maintenir  les  églises 
dans  Tobéissance  du  Saint-Siège.  Il  assembla  un  concile  à  Fritzlar, 
pour  y  renouveler  l'excommunication  contre  l'empereur  Henri  V, 
qui  venait  de  faire  un  antipape  et  un  schisme.  Plusieurs  évêques 
d'Allemagne  se  rendirent  à  cette  assemblée,  les  églises  particulières 
y  envoyèrent  leurs  députés,  celle  de  Santen  fit  partir  les  siens,  et 
Norbert  y  fut  mandé  en  personne.  Sitôt  que  le  saint  eut  comparu 
dans  le  concile,  les  archevêques,  les  évêques  et  les  abbés  le  dénon- 
cèrent au  légat  comme  un  homme  d'un  esprit  inquiet,  ambitieux, 
entreprenant,  qui  s'était  ingéré  dans  le  ministère  de  l'Évangile  sans 
mission  légitime,  qui  s'érigeait  sans  autorité  en  réformateur  de  la 
discipline,  qui  affectait,  par  les  dehors  d'une  vie  pénitente,  de  re- 
noncer au  monde,  tandis  qu'il  se  conservait  la  propriété  de  ses 
biens,  incompatible  avec  les  vœux  de  religion,  et  qu'il  se  couvrait 
d'habits  grotesques  et  bizarres  qui  ne  convenaient  ni  à  la  noblesse 
de  sa  naissance  ni  à  la  profession  d'un  chanoine  séculier. 

Ces  reproches  ne  troublèrent  pas  la  sérénité  de  Norbert.  Il  les 
écouta  avec  patience  et  les  réfuta  avec  sagesse.  Si  vous  êtes  en  peine, 
leur  dit-il,  de  savoir  quelle  est  la  religion  que  je  professe,  apprenez 
que  ma  religion  est  celle  dont  parle  l'Apôtre.  Elle  se  propose  pour 
objet  l'assistance  des  pupilles,  le  soulagement  des  veuves,  la  conso- 
lation des  affligés  et  l'intégrité  des  mœurs.  Voilà  la  religion  de  tous 
les  Chrétiens,  et  voilà  celle  que  je  me  fais  gloire  de  suivre.  Si  vous 
me  faites  un  crime  du  zèle  que  j'ai  pour  la  prédication  de  l'Évangile, 
Jésus-Christ,  qui  nous  promet,  par  la  bouche  de  son  Apôtre,  la  ré- 
mission de  nos  péchés,  si  nous  avons  été  les  coopérateurs  de  sa 
grâce  dans  la  conversion  des  pécheurs,  Jésus-Christ  justifie  le  zèle 
de  mon  apostolat.  Si  vous  êtes  curieux  de  savoir  de  qui  je  tiens  ma 
mission,  je  vous  déclare  que  je  l'ai  reçue  en  recevant  le  sacerdoce, 
et  que  les  mains  qui  m'ont  communiqué  le  pouvoir  de  consacrer, 
m'ont  aussi  communiqué  le  pouvoir  de  dispenser  la  parole.  Enfin,  si 
mes  habillements  vous  scandalisent,  l'apôtre  saint  Pierre,  qui  nous 
enseigne  que  les  habits  magnifiques  ne  sont  pas  ce  qui  est  agréable 
à  Dieu,  saint  Jean-Baptiste,  qui  ne  se  couvrait  que  de  peaux  de  cha- 
meau, sainte  Cécile,  qui  se  faisait  honneur  de  porter  le  cilice,  le 
premier  homme,  à  qui  Dieu  ne  donna  pour  tout  vêtement  qu'une 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  145 

tunique  de  peau,  tous  ces  saints  condamnent  par  leurs  exemples  le 
scandale  de  votre  luxe  et  l'injustice  de  vos  plaintes. 

On  ne  répondit  rien  à  ce  discours.  Norbert  eut  permission  de 
sortir  de  rassemblée.  Il  alla  se  prosterner  aux  pieds  de  son  crucifix. 
11  passa  toute  la  nuit  en  oraison  et  demanda  à  Dieu  de  vouloir  être 
son  asile  dans  cet  abandon  des  créatures.  Il  continua  ses  prières 
pendant  tout  le  jour,  et  il  se  proposait  de  les  continuer  durant  la 
nuit  suivante  ;  mais,  le  sommeil  l'ayant  surpris,  il  s'endormit  jus- 
qu'au point  du  jour.  Alors  le  démon,  qui  ne  pouvait  supporter  des 
sentiments  si  chrétiens  dans  un  homme  qui  ne  faisait  que  commen- 
cer à  servir  Dieu,  vint  interrompre  son  repos.  Il  jeta  des  pensées  de 
découragement  dans  son  esprit  et  lui  reprocha  d'un  air  moqueur 
l'accablement  où  l'adversité  l'avait  réduit.  Eh  quoi  !  lui  dit-il,  tu 
succombes  sous  le  poids  d'une  première  affliction  ?  Je  te  trouve 
abattu  par  le  sommeil,  toi  qui  devais  vaincre  tous  les  obstacles  et 
tout  entreprendre  pour  la  gloire  de  ton  Dieu  ?  Comment  pourras-tu 
tenir  ferme  contre  les  maux  que  je  te  prépare,  si  tu  n'as  pas  eu  assez 
de  force  pour  résister  au  sommeil?  Norbert,  réveillé,  aperçut  un 
spectre  horrible.  Il  comprit  que  c'était  le  démon,  il  repoussa  ses 
railleries  et  le  chargea  lui-même  de  confusion. 

Le  saint,  mettant  à  profit  les  reproches  de  ses  ennemis  mêmes, 
hommes  et  démons,  alla  trouver  l'archevêque  de  Cologne,  son  pré- 
lat, résigna  entre  ses  mains  tout  ce  qu'il  avait  de  bénéfices  et  de 
revenus  ecclésiastiques,  qui  étaient  considérables.  Il  vendit  ses  pa- 
lais, ses  terres,  ce  qu'il  possédait  de  patrimoine;  il  en  distribua'le 
prix  aux  pauvres,  ne  se  réservant  que  dix  marcs  d'argent,  une  cha- 
pelle pour  dire  la  messe,  une  mule  pour  le  porter  dans  le  cours  de 
ses  voyages  ;  et,  de  tout  le  nombreux  domestique  qu'il  entretenait,  il 
ne  garda  que  deux  valets,  plutôt  pour  être  les  compagnons  de  ses 
travaux  que  pour  le  servir  dans  les  fatigues  de  sa  mission.  Sa  réso- 
lution était  d'annoncer  désormais  la  parole  divine,  non  plus  à]  ses 
confrères,  qui  s'y  montraient  insensibles,  mais  au  pauvre  peuple,  qui 
en  était  avide,  et  d'aller  pour  cela  faire  autoriser  sa  mission  par  le 
chef  même  de  l'Église. 

Déchargé  du  fardeau  de  ses  richesses,  il  se  mit  en  route.  Le  monde 
le  plus  idolâtre  de  la  fortune  ne  pouvait  refuser  son  admiration  au 
mépris  que  Norbert  faisait  de  ses  caresses.  Les  villes,  à  son  passage, 
applaudissaient  à  sa  vertu  ;  il  n'y  eut  que  Norbert  qui  ne  fût  pas 
content  de  soi.  Les  dix  marcs  d'argent  qu'il  s'était  réservés  pour  les 
besoins  du  voyage  lui  parurent  contraires  à  l'esprit  de  pauvreté  ;  il 
les  regarda  comme  l'effet  d'une  prévoyance  timide,  qui  semblait  se 
défier  des  soins  de  la  providence  de  Dieu.  Ainsi,  étant  arrivé  à  Huy 

XV.  10 


Î46  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

et  faisant  de  sérieuses  réflexions  sur  la  pauvreté  du  Sauveur^  qu'il 
s'était  proposée  pour  le  modèle  de  la  sienne,  il  distribua  cet  argent 
aux  pauvres  et  ne  retint  que  sa  chapelle.  Il  poursuivit  son  chemin 
dans  ce  dépouillement  parfait,  exposé  aux  injures  des  saisons,  aux 
disgrâces  de  la  mendicité,  marchant  pieds  nus  pendant  le  froid  des 
hivers  et  les  chaleurs  de  Tété,  couvert  d'une  grosse  soutane,  négligé 
de  telle  sorte  qu'il  semblait  un  de  ces  misérables  vagabonds  dont  la 
figure  a  quelque  chose  d'affreux  et  de  bizarre  tout  ensemble.  C'est 
dans  cet  état  qu'il  arriva  à  Saint-Gilles,  en  Provence,  où  était  le  Pape. 

Dès  son  arrivée,  il  eut  audience  de  Gélase.  Il  exposa  au  Saint-Père 
les  motifs  de  son  voyage,  le  zèle  qu'il  sentait  pour  le  salut  des  âmes 
et  le  dessein  qu'il  avait  pris  de  travailler,  sous  son  autorité,  à  la  con- 
version des  pécheurs.  Gélase,  informé  de  la  naissance  de  Norbert  et 
ravi  de  sa  conversation,  tâcha  de  l'engager  à  demeurer  auprès  de  sa 
personne.  Il  prétendait  s'en  servir  dans  les  besoins  de  l'Église.  Mais 
l'humble  serviteur  de  Dieu,  à  qui  la  seule  pensée  de  la  cour  et  des 
honneurs  était  un  supplice,  se  défendit  des  instances  du  souverain 
Pontife.  Il  lui  remontra  qu'ayant  eu  le  malheur  de  vivre  dans  les 
cours  des  princes  et  des  empereurs,  il  était  temps  qu'il  expiât  par  la 
pénitence  les  désordres  d'une  vie  mondaine.  Il  ajouta  que  sa  jeu- 
nesse et  le  défaut  d'expérience  le  rendaient  incapable  des  emplois 
dont  Sa  Sainteté  voulait  l'honorer,  et  que,  quand  il  en  serait  capable, 
sa  vie  déréglée  l'en  rendrait  indigne.  Que  si  elle  lui  ordonnait  de  re- 
prendre la  vie  canoniale  qu'il  avait  quittée,  ou  d'embrasser  la  vie  mo- 
nastique, pour  laquelle  il  n'avait  nul  attrait,  oti  enfin  de  passer  le 
reste  de  ses  jours  en  pèlerinage,  il  obéirait  aveuglément  à  ses  ordres; 
mais,  qu'à  l'égard  de  la  place  qu'elle  lui  offrait  à  sa  suite,  il  la  sup- 
pliait de  ne  point  le  forcer  à  s'y  soumettre  ;  que  toute  la  grâce  qu'il 
venait  lui  demander,  c'était  de  lui  pardonner  la  faute  qu'il  avait  com- 
mise en  recevant  deux  ordres  majeurs  dans  un  jour.  Que  si,  après  lui 
avoir  pardonné  cette  faute,  elle  le  trouvait  propre  à  la  dispensation 
de  l'Évangile,  il  accepterait  avec  joie  l'honneur  d'un  si  saint  ministère . 

Le  Pape,  voyant  sa  fermeté  et  son  zèle,  et  sachant  la  persécution 
qu'il  avait  soufferte  à  cause  de  sa  prédication,  lui  donna  le  pouvoir 
de  prêcher  la  parole  de  Dieu  non-seulement  dans  les  lieux  où  il  l'a- 
vait prêchée,  mais  partout  où  il  voudrait;  il  lui  en  donna  même  un 
ordre  exprès,  avec  défense  à  ceux  qui  avaient  voulu  s'y  opposer 
d'empêcher  le  simple  peuple  de  profiter  de  ses  instructions.  Et,  afin 
que  personne  ne  pût  en  douter,  il  lui  en  fit  expédier  une  bulle  en 
forme. 

Norbert,  muni  de  si  amples  pouvoirs,  sortit  de  Saint-Gilles,  con- 
tent d'avoir  évité  les  honneurs  de  la  cour,  mais  plus  content  encore 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  147 

de  la  bénédiction  et  des  marques  de  tendresse  que  le  souverain  Pon- 
tife lui  donna  à  son  départ.  Les  neiges  qui  couvraient  la  terre  ren- 
daient les  chemins  impraticables;  mais  la  charité  qui  embrasait  le 
cœur  de  Thomme  apostolique  lui  faisait  surmonter  les  rigueurs  de  la 
saison.  Il  traversa  pieds  nus  de  vastes  pït)vinces,  sans  adoucir  sa  pé- 
nitence, sans  relâcher  Faustérité  de  sa  vie  quadragésimale  et  la  du- 
reté de  ses  vêtements.  Il  enfonçait  dans  la  neige  quelquefois  jus- 
qu'aux genoux;  souvent,  abattu  de  lassitude,  il  était  contraint  de 
prendre  un  peu  de  repos  sur  la  glace.  Cependant  il  ne  voulut  jamais 
se  servir  de  sa  monture.  Il  passait  les  jours  dans  les  fatigues  et  pres- 
que toutes  les  nuits  en  oraison. 

Il  arriva  enfin  à  Orléans,  au  commencement  du  carême  de  Tan 
1148.  Là,  un  sous-diacre,  touché  de  ses  exemples,  se  mita  le  suivre 
et  embrassa  le  même  genre  de  vie.  Ce  fut  la  première  conquête  de 
son  apostolat  et  le  premier  enfant  de  ses  douleurs,  qui  partagea  avec 
lui  les  travaux  de  sa  mission.  Avec  ce  renfort,  il  continua  son  che- 
min, répandant  dans  les  lieux  de  son  passage  Todeur  de  sa  sainteté. 
Ils  arrivèrent  à  Valenciennes  la  veille  des  Rameaux.  La  conjoncture 
était  favorable  au  zèle  de  Norbert;  mais,  comme  il  savait  peu  de 
français,  il  ne  put  profiter  d'une  si  heureuse  circonstance.  Sa  charité 
souffrait.  Il  eut  recours  à  la  prière,  pour  attirer,  par  ses  vœux,  sur 
Valenciennes,  les  grâces  qu'il  ne  pouvait  lui  communiquer  par  la 
parole.  Pendant  Toraison,  il  se  souvint  qu'autrefois  le  Saint-Esprit 
donna  aux  apôtres  le  don  des  langues  pour  la  conversion  des  peu- 
ples. Il  lui  demanda  la  même  grâce  pour  le  salut  de  la  ville  où  il  était, 
ou  du  moins  il  pria  le  Seigneur  que,  pour  l'honneur  de  l'apostolat 
dont  il  l'avait  chargé  et  pour  la  gloire  de  l'Évangile  dont  il  était  le 
ministre,  il  donnât  à  ses  auditeurs  ce  qu'il  avait  accordé  aux  apôtres, 
qu'une  langue  étrangère  fût  entendue  de  tous  ceux  qui  assisteraient 
à  son  sermon.  Le  Saint-Esprit  exauça  la  prière  de  son  serviteur.  Le 
lendemain  il  monte  en  chaire,  il  prêche  en  langue  teutonique,  et  ses 
auditeurs,  à  qui  elle  était  étrangère,  l'entendirent  aussi  parfaitement 
que  sielle  leur  eût  été  naturelle.  Le  miracle  opéra  des  conversions 
admirables  dans  Valenciennes.  Le  peuple,  frappé  d'étonnement  et  pé- 
nétré de  componction,  venait  en  foule  consulter  Norbert.  Les  pé- 
cheurs, eflrayés,  accouraient  à  lui  pour  se  réconcilier  par  le  sacrement 
de  pénitence.  Toute  la  ville,  sensible  au  bonheur  qu'elle  possédait 
et  affligée  par  la  seule  pensée  de  son  départ,  prenait  déjà  des  me- 
sures pour  le  retenir. 

Norbert,  qui  avait  dessein  de  retourner  à  Cologne,  résistait  à  leurs 
prières  et  se  disposait  à  partir,  lorsque  la  maladie  de  ses  trois  com- 
pagnons l'obligea  d'accepter  le  séjour  qu'il  avait  refusé.  Il  ne  voulut 


148  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVII.  —  De  1166 

confier  qu'à  sa  vigilance  le  soin  de  ses  chers  malades.  Il  nettoyait  de 
ses  mains  les  ulcères  que  les  neiges  leur  avaient  causés.  Il  leur  pré- 
parait leurs  repas,  et  leur  servait  les  mets  qu'il  avait  mendiés,  ou 
qu'il  recevait  de  la  charité  des  fidèles.  Il  les  essuyait  dans  l'accès 
de  la  fièvre,  mais  il  avait  soin  surtout  de  leurs  consciences,  et  sa 
principale  occupation  était  de  les  exhorter  à  souffrir  en  Chrétiens 
et  à  mourir  chrétiennement.  Il  rendait  tous  ces  services  à  ses  com- 
pagnons étant  incommodé  lui-même.  Il  plut  au  Seigneur,  dont  les 
jugements  sont  adorables,  d'abréger  les  exercices  pénibles  de  la 
charité  de  Norbert,  en  couronnant  d'une  mort  précieuse  les  mérites 
de  ses  chers  enfants.  Ses  deux  domestiques,  qui  étaient  devenus  ses 
collègues  par  les  liens  d'une  profession  commune,  furent  enterrés 
dans  le  collatéral  gauche  de  l'église  de  Saint-Pierre,  et  le  sous- 
diacre,  dans  la  grande  éghse  de  Sainte-Marie,  à  Valenciennes. 

Tandis  que  Norbert  rendait  les  derniers  devoirs  à  ses  trois  pre- 
miers disciples,  la  Providence,  qui  l'avait  affligé,  le  consola.  Bur- 
card,évêque  de  Cambrai,  passa  à  Valenciennes.  Norbert,  qui  avait 
eu  avec  lui  d'étroites  liaisons  dans  la  cour  de  l'empereur,  rendit  visite 
à  l'évêque.  Hugues,  qui  était  chapelain  de  ce  dernier,  se  trouva,  par 
occasion,  à  la  porte,  et  l'introduisit  auprès  de  Burcard,  qui  mécon- 
nut d'abord  Norbert.  Son  visage  livide,  ses  vêtements  grossiers,  son 
corps  décharné,  son  air  pénitent  ne  rappelaient  point  à  l'évêque  l'i- 
dée d'un  courtisan  magnifique  et  enjoué.  Mais  après  quelques  mo- 
ments de  conversation,  Burcard  reconnut  son  ancien  ami,  et,  dans 
un  transport  d'admiration,  il  s'écria  :  0  Norbert  !  qui  aurait  jamais 
cru  ce  changement  ?  Quoi  donc  !  êtes-vous  celui  que  j'ai  vu  comblé 
de  gloire  et  de  richesses?  que  les  empereurs  honoraient  de  leur 
amitié,  dont  les  courtisans  enviaient  le  bonheur,  et  à  qui  je  dois 
mon  élévation?  Les  larmes  qui  se  mêlèrent  à  ces  démonstrations  de 
tendresse  jetèrent  Hugues  dans  l'inquiétude.  Comme  il  n'entendait 
pas  l'allemand,  il  y  conjecturait  du  mystère,  mais  il  ne  pouvait  en 
trouver  le  dénoûment.  Il  prit  la  liberté  d'interroger  l'évêque  sur  le 
sujet  de  ses  caresses  et  de  ses  pleurs.  Alors  Burcard,  redoublant  ses 
soupirs,  lui  dit  que  cet  homme,  qui  paraissait  en  si  mauvais  équipage, 
avait  été  le  favori  de  l'empereur,  les  délices  de  sa  cour;  que  c'était 
un  seigneur  distingué  par  sa  naissance  et  considéré  par  ses  emplois; 
qu'il  avait  refusé  l'évêché  de  Cambrai,  et  que,  pour  lui,  il  ne  le  te- 
nait que  de  son  refus. 

Le  récit  de  cette  histoire  jeta  des  semences  de  salut  dans  le  cœur 
de  Hugues.  Il  ne  put  contenir  ses  larmes,  à  la  vue  de  celles  que  ver- 
sait son  évêque.  La  grâce,  qui  sollicitait  depuis  quelques  années  ce 
vertueux  ecclésiastique  à  la  retraite,  réveilla  ses  anciennes  inclina- 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  149 

lions  à  Taspect  de  Norbert.  Il  ne  s'en  expliqua  pourtant  pas  alors. 
Mais  le  saint  étant  tombé  malade,  il  lui  fit  de  fréquentes  visites,  il 
étudia  son  esprit  et  ses  maximes,  il  s'informa  de  ses  desseins,  il 
goûta  sa  conduite  et  n'attendait,  pour  se  déclarer  disciple,  que  le 
rétablissement  de  la  santé  du  maître.  Dès  les  premiers  jours  de  sa 
convalescence,  Hugues  lui  ouvrit  son  cœur  et  lui  demanda  la  grâce 
de  l'associer  à  sa  compagnie.  A  cette  proposition,  Norbert,  levant 
les  mains  au  ciel,  loua  le  Seigneur  de  lui  avoir  suscité  un  disciple 
pour  succéder  au  zèle  et  à  la  vertu  de  ceux  que  la  mort  venait  de  lui 
ravir. 

Après  quelques  jours,  pendant  lesquels  Norbert  acheva  d'instruire 
son  nouveau  et  unique  compagnon,  ils  sortirent  tous  deux  de  Va- 
lenciennes,  sans  autre  provision  qu'une  chapelle  et  un  bréviaire. 
Dieu  bénit  les  prémices  de  leur  mission.  Dans  tous  les  villages  où  ils 
annoncèrent  FÉvangile,  ils  firent  des  conversions  extraordinaires.  Les 
ennemis  les  plus  irréconciUables,  frappant  leurs  poitrines,  venaient 
déposer  aux  pieds  de  Norbert  leurs  désirs  de  vengeance.  Les  pé- 
cheurs invétérés,  troublés  par  la  crainte  des  jugements  de  Dieu,  re- 
nonçaient à  leurs  désordres.  La  moisson  fut  si  abondante,  que  les 
ouvriers  ne  pouvaient  y  suffire.  Les  prodiges  étaient  si  publics,  que 
les  villes  voisines,  à  l'approche  des  deux  apôtres,  sortaient  au-devant 
d^eux,  pour  les  inviter  à  les  honorer  de  leur  présence  :  ceux  qui  ne 
pouvaient  les  posséder  dans  leurs  maisons,  les  priaient  d'accepter 
quelques  effets  de  leur  libérahté.  Norbert,  qui  avait  tout  quitté  pour 
l'Évangile,  n^avait  garde  de  trafiquer  des  fonctions  apostoliques.  Il 
refusa  l'argent  qu'on  lui  offrait.  Tout  ce  que  l'on  put  gagner  sur  son 
esprit,  ce  fut  de  lui  faire  recevoir  les  oblations  que  l'on  apportait  sur 
l'autel  pendant  le  sacrifice  ;  encore  voulut-il  les  distribuer  sur  l'heure 
même  aux  pauvres,  de  crainte  qu'il  ne  passât  pour  mercenaire  dans 
la  dispensation  d'un  emploi  qui  doit  être  gratuit.  Il  accepta  l'hospi- 
talité que  Jésus-Christ  permettait  à  ses  apôtres  dans  leur  mission, 
mais  il  n'interrompait  point  les  règles  de  pénitence  qu'il  s'était 
prescrites.  La  terre  lui  servait  de  chaise,  et  ses  genoux  de  table  du- 
rant ses  repas  ;  ses  mets  n'étaient  assaisonnés  que  de  sel,  l'eau  était 
sa  boisson  ordinaire,  et  ce  genre  de  vie  était  uniforme  dans  toutes 
les  saisons,  si  ce  n'est  lorsqu'il  mangeait  à  la  table  des  archevêques 
et  des  évêques. 

Il  choisissait  pour  le  sujet  de  ses  prédications  les  grandes  vérités 
du  christianisme.  Il  parlait  du  sacrement  de  pénitence  et  des  dispo- 
sitions nécessaires  pour  le  recevoir.  Il  enseignait  aux  gens  mariés  les 
obligations  de  la  société  conjugale,  il  instruisait  les  riches  des  moyens 
de  sanctifier  leurs  richesses  et  de  se  sanctifier  eux-mêmes  au  milieu 


ISO  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

de  leur  abondance.  Il  apprenait  aux  pauvres  Tusage  qu^ils  devaient 
faire  de  la  pauvreté^  quels  étaient  les  desseins  de  Dieu  dans  les  ad- 
versités qu'il  envoyait  aux  hommes  ;  et,  proportionnant  ses  expres- 
sions à  la  capacité  de  ses  auditeurs,  tantôt  il  s'abaissait  jusqu'au  lan- 
gage des  paysans,  et  tantôt  il  élevait  les  esprits  par  la  noblesse  de  ses 
pensées  et  par  la  force  de  cette  haute  éloquence  qui  persuade,  qui 
touche  et  qui  entraîne. 

Cette  prudence  apostolique  le  faisait  rechercher  également  par  les 
évoques  et  par  les  peuples.  Il  entretenait  les  prélats,  en  particulier, 
sur  les  devoirs  de  leur  charge,  et  il  entrait  dans  les  chapitres  pour 
enseigner  aux  chanoines  les  obligations  de  leur  état.  Ses  prédications 
étaient  suivies  de  conférences,  dans  lesquelles  chacun  lui  proposait 
ses  doutes  sur  l'observance  des  règles  ecclésiastiques,  sur  la  conduite 
qui  convient  aux  prélats,  sur  l'obéissance  qu'on  doit  aux  supérieurs, 
sur  les  sacrements  de  l'Église,  sur  la  béatitude  des  saints,  sur  les 
afflictions  des  justes.  Les  uns  lui  faisaient  des  demandes  captieuses 
pour  le  surprendre  dans  ses  paroles;  les  autres,  des  questions  em- 
barrassantes pour  éprouver  sa  capacité,  et  quelques-uns  pour  s'in- 
struire de  leurs  devoirs.  Norbert,  qui  éventait  les  desseins  les  plus 
secrets,  leur  répondait  avec  force  ;  et,  sans  épargner  les  qualités  des 
personnes,  il  prêchait  contre  leurs  désordres.  Les  miracles  qui  ac- 
compagnaient sa  parole  relevaient  la  dignité  de  son  ministère,  et 
l'exemple  de  ses  vertus  fortifiait  la  liberté  de  ses  discours.  Les  peu- 
pleSj  avides  de  ses  sermons,  le  suivaient  en  foule  dans  ses  voyages, 
pour  goûter  plus  longtemps  le  plaisir  de  l'entendre  ;  en  sorte  qu'il 
était  souvent  obligé,  pour  satisfaire  à  leur  dévotion ,  de  demeurer 
dans  les  places  publiques  et  d'y  coucher.  Il  aimait  mieux  souffrir 
l'incommodité  des  saisons,  que  de  faire  souffrir  personne  par  la  dif- 
ficulté qu'on  aurait  eue  de  trouver  accès  dans  la  maison  des  seigneurs 
où  il  était  invité  à  loger. 

Nos  deux  apôtres,  qui  avaient  parcouru  le  diocèse  de  Cambrai,  ju- 
gèrent qu'il  était  temps  de  répandre  la  parole  dans  leur  propre  pays. 
Le  diocèse  de  Liège  se  présentait  le  premier  sur  leur  route  ;  ils  s'y 
arrêtèrent,  et  commencèrent  leur  mission  à  Fosse,  endroit  natal  de 
Hugues.  L'austérité  de  leur  vie,  le  succès  de  leurs  prédications,  pu- 
blièrent aussitôt  leur  arrivée  dans  la  province  et  leur  attirèrent  de 
toutes  parts  des  auditeurs.  Les  ecclésiastiques,  qui  apprirent  les  fruits 
que  Dieu  opérait  par  Norbert,  vinrent  profiter  de  ses  discours.  Ils 
reconnurent  que  le  vertueux  missionnaire  avait  le  talent  de  remuer 
les  cœurs,  et  surtout  de  réconcilier  les  ennemis.  Ils  le  prièrent  de 
vouloir  être  le  médiateur  d'une  paix  que  Fon  avait  jusqu'alors  inuti- 
lement tenté  de  rétablir  entre  deux  familles  irréconciliables.  Déjà 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE,  151 

plus  de  soixante  personnes  avaient  péri  par  le  fer^  et  l'on  continuait 
tous  les  jours  les  meurtres  de  part  et  d'autre,  sans  que  l'autorité  du 
magistrat  ni  les  prières  des  gens  de  bien  eussent  pu  désarmer  les 
furieux. 

Pendant  qu'on  racontait  à  Norbert  l'histoire  de  tant  de  massacres, 
un  jeune  homme,  dont  le  frère  avait  été  tué  dans  la  semaine  et  dont 
il  allait  venger  la  mort,  passa  devant  le  saint;  on  l'en  avertit.  Alors 
le  missionnaire  pria  le  jeune  homme  d'approcher,  il  l'embrassa  avec 
tendresse,  et  lui  parla  de  la  sorte  :  Je  suis  un  voyageur  nouvellement 
arrivé  dans  votre  ville,  je  n'ai  encore  rien  demandé  ni  rien  reçu  de 
personne  depuis  mon  séjour;  vous  êtes  le  premier  à  qui  je  m'a- 
dresse pour  vous  prier  d'une  grâce;  vous  me  paraissez  d'un  caractère 
trop  obUgeant  pour  me  refuser  une  faveur  qui  dépend  de  vous,  et 
que  je  vous  conjure  de  m'accorder.  A  ces  mots,  le  cœur  du  jeune 
homme  fut  attendri,  et  les  larmes  aux  yeux  :  Commandez,  dit-il, 
mon  père,  je  suis  prêt  à  obéir.  Eh  bien,  lui  répliqua  Norbert,  je 
vous  demande  grâce  pour  le  meurtrier  de  votre  frère.  A  ces  mots,  le 
cavalier,  brisant  ses  armes,  sacrifie  sa  vengeance  au  commandement 
de  Norbert. 

Ce  n'était  point  assez  d'avoir  calmé  un  furieux,  il  fallait  faire 
mettre  bas  les  armes  à  plusieurs  autres  qui  devaient  s'assembler  à 
Mourtier,  à  deux  lieues  de  Namur,  pour  vider  la  querelle  le  samedi 
suivant.  Norbert  y  alla.  Les  peuples  voisins,  qui  savaient  le  sujet  de 
son  voyage,  le  suivirent.  A  son  arrivée,  il  donna  ses  premières 
heures  à  la  prière,  qu'il  avait  coutume  de  faire  précéder  par  la  pré- 
dication. Comme  l'ouvrage  qu'il  méditait  était  difficile,  il  s'y  prépara 
par  de  plus  longues  oraisons.  Le  peuple,  qui  l'attendait  avec  impa- 
tience, se  plaignit  de  leur  longueur.  On  supplia  Hugues  d'avertir  le 
saint  qu'il  était  près  de  midi,  et  qu'il  lassait,  par  ses  retardements, 
la  patience  du  peuple  assemblé.  Norbert,  comme  s'il  fût  sorti  d'un 
long  ravissement,  lui  répondit  que  l'heure  n'était  pas  encore  venue; 
qu'il  appartenait  à  Dieu  de  prescrire  le  temps  de  parler  aux  hommes, 
et  non  pas  aux  hommes  de  prévenir  les  ordres  de  Dieu.  Il  continua 
sa  prière  jusqu'à  ce  que  le  Saint-Esprit  lui  eût  fait  connaître  qu'il 
était  temps  de  travailler  au  salut  des  pécheurs. 

Sur-le-champ  Norbert  sortit  de  sa  retraite,  le  visage  rayonnant 
comme  un  autre  Moïse.  Il  entra  dans  l'église.  Comme  c'était  un  sa- 
medi, jour  qui  dès  longtemps  était  dédié  à  Marie,  il  dit  la  messe  en 
l'honneur  de  la  sainte  Vierge.  Ensuite  il  en  recommença  une  autre 
pour  le  repos  des  âmes  de  ceux  dont  la  mort  avait  allumé  la  guerre 
dans  la  province.  Après  qu'il  eut  achevé  la  seconde  messe,  il  monta 
en  chaire.  Quoique  la  plupart  de  ceux  qui  étaient  accourus  pour  l'en- 


152  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVII.  —  De  U06 

tendre  se  fussent  dissipés  et  répandus  dans  la  ville  pour  prendre 
quelque  nourriture,  le  saint  ne  laissa  pas  de  prêcher.  Sa  voix,  que  le 
jeûne  avait  rendue  si  languissante,  qu'on  pouvait  à  peine  l'entendre 
dans  l'auditoire,  retentit  avec  tant  d'éclat  jusque  dans  les  maisons  les 
plus  éloignées,  que  chacun,  étonné  de  ce  prodige,  abandonna  le  soin 
du  corps  pour  se  rassasier  du  pain  de  la  parole. 

Le  retour  du  peuple  dans  le  lieu  saint  ranima  le  zèle  du  prédica- 
teur ;  il  parla  de  la  sorte  à  l'assemblée  :  Vous  savez,  mes  frères,  que 
Jésus-Christ  ordonna  à  ses  disciples  d'annoncer  la  paix  en  tous  les 
lieux  où  ils  iraient  annoncer  l'Évangile.  Il  a  promis  que,  si  le  fils  de 
la  paix  habitait  dans  ces  lieux,  la  paix  qu'il  y  aurait  annoncée  y  de- 
meurerait. Nous  avons  l'honneur,  mes  chers  frères,  par  un  pur  effet 
de  la  grâce,  et  non  point  pour  la  récompense  de  nos  mérites,  d'être 
les  héritiers  du  ministère  de  Jésus-Christ.  Nous  venons  aujourd'hui, 
à  leur  exemple,  vous  apporter  la  paix.  C'est  là  le  motif  qui  m'a  con- 
duit dans  votre  ville  et  qui  vous  rassemble  dans  votre  église.  Dieu 
me  commande  de  vous  l'offrir  de  sa  part,  et  il  vous  ordonne  de  l'ac- 
cepter. Vous  opposerez-vous  à  un  bien  qui  doit  être  la  source  de  votre 
félicité  en  ce  monde  et  en  l'autre  ?  Ah  !  craignez,  mes  frères,  qu'en 
refusant  la  grâce  que  je  vous  présente,  vous  n'irritiez  la  colère  d'un 
juge,  après  avoir  méprisé  la  miséricorde  d'un  père. 

Les  assassins,  qui  étaient  présents  à  ce  discours,  joignant  leur  voix 
à  celle  de  toute  l'assemblée,  crièrent  tous  ensemble  qu'ils  étaient  prêts 
à  recevoir  la  paix  aux  conditions  qu'il  lui  plairait  de  prescrire.  Aus- 
sitôt Norbert  sortit  de  l'église,  appela  les  deux  partis,  et  les  enga- 
gea à  ratifier  leur  promesse  par  un  traité  solennel.  Il  fit  apporter  les 
reliques  sur  lesquelles  on  jura  une  réconciliation  éternelle  *. 

C'est  par  ces  prodiges  et  plusieurs  autres  semblables,  que  saint 
Norbert  travaillait  au  salut  des  âmes  dans  le  pays  de  Liège,  sous  l'au- 
torité de  Gélase  II,  quand  il  apprit  la  mort  de  ce  Pontife.  Gélase,  ayant 
passé  par  Vienne  et  par  Lyon,  se  rendit  à  Mâcon,  oii  il  tomba  ma- 
lade d'une  pleurésie.  Il  en  guérit  assez  pour  se  rendre  à  Clugni,  où 
il  fut  reçu,  avec  tous  les  siens,  selon  qu'il  convenait  à  sa  dignité  et  à 
Fopulencede  ce  monastère.  Le  roi  et  les  princes  l'y  visitèrent,  soit 
en  personne,  soit  par  leurs  ambassadeurs,  comme  s'il  eût  été  Pierre 
lui-même.  Il  commençait  à  respirer  et  à  donner  ses  ordres  pour  le 
soulagement  de  ceux  qu'il  avait  amenés  et  de  ceux  qu'il  avait  laissés 
à  Rome.  Il  indiqua  même  un  concile  à  Reims,  pour  terminer  le  dif- 
férend entre  le  Saint-Siège  et  l'empereur  d'Allemagne.  Mais  il  retomba 
malade,  et  se  trouva  bientôt  réduit  à  l'extrémité. 

1  Vita  S,  Norbert.  Acta  SS.,  6  Junii.  Vie  de  saint  Norbert,  par  Hugo,  abbé 
d'Étival. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  m 

Alors  il  fit  appeler  les  cardinaux  qui  étaient  à  sa  suite,  et  leur  pro- 
posa pour  successeur  Conon,  évêque  de  Préneste  ou  Palestrine.  Co- 
non  s'en  excuse,  en  disant  :  A  Dieu  ne  plaise  que  je  me  charge  de 
ce  fardeau,  indigne  et  misérable  que  je  suis  !  vu  principalement  que, 
de  notre  temps,  le  Siège  apostolique,  étant  sous  la  persécution,  a  be- 
soin, pour  se  soutenir,  de  richesses  et  de  puissance  temporelle.  Si 
vous  voulez  croire  mon  conseil,  nous  élirons  l'archevêque  de  Vienne, 
qui,  outre  la  piété  et  la  prudence,  a  encore  la  puissance  et  la  noblesse 
séculières  ;  car  nous  espérons  qu'il  délivrera  le  Siège  apostolique  de 
cette  longue  vexation.  Ce  discours  fut  approuvé  du  Pape  malade  et 
des  cardinaux  présents,  et  aussitôt  on  envoya  chercher  l'archevêque 
de  Vienne.  Mais,  pendant  qu'il  était  en  route,  le  Pape,  sentant  appro- 
cher sa  fin,  fit  sa  confession  devant  un  grand  nombre  de  personnes, 
reçut  le  corps  et  le  sang  de  Notre-Seigneur,  se  fit  coucher  à  terre  sur 
la  cendre,  suivant  l'usage  des  moines,  et  rendit  ainsi  l'esprit  le  29  de 
janvier  1119,  après  un  pontificat  d'un  an  et  quelques  jours.  Il  est 
compté  parmi  les  saints  dans  quelques  martyrologes.  Le  roi  Louis 
de  France  apprit  sa  mort  comme  il  était  en  chemin  pour  aller  con- 
férer avec  lui  à  Vézelay  *. 

Il  se  fit  un  grand  concours  de  seigneurs  et  de  prélats  à  Clugni, 
pour  honorer  les  funérailles  de  Gèlase.  Comme  les  besoins  de  l'Eglise 
étaient  pressants  à  cause  du  schisme  de  l'antipape  Bourdin,  et  que 
la  plupart  des  cardinaux  avaient  suivi  Gèlase  en  France,  la  célébrité 
de  l'assemblée  les  détermina  à  élire  incessamment  un  nouveau  Pape. 
Ils  convinrent  que,  dans  ces  conjonctures,  la  barque  de  saint  Pierre 
avait  besoin  d'un  pilote  ^jui  eût  de  la  force,  de  l'expérience  et  de  la 
protection,  et  tous  les  suftrages  se  réunirent  en  faveur  de  Gui,  arche- 
vêque de  Vienne,  qui  était  alors  à  Clugni,  prélat  également  distingué 
par  sa  sagesse,  par  son  courage  et  par  sa  noblesse.  Il  était  fils  de 
Guillaume,  comte  de  Bourgogne,  parent  de  l'empereur  et  oncle  d'A- 
délaïde, reine  de  France.  Ce  choix  causa  en  même  temps  de  la  sur- 
prise et  de  la  joie  à  la  France.  Gui,  plus  surpris  que  tous  les  autres, 
refusa  fortement  de  consentir  à  son  élection,  jusqu'à  ce  qu'elle  eût 
été  ratifiée  par  les  Bomains. 

Les  cardinaux  qui  étaient  à  Clugni  envoyèrent  donner  part  de  la 
mort  de  Gèlase  et  de  l'élection  de  Calixte  II,  nom  du  nouveau  Pape, 
àPierre,  évêque  de  Porto,  que  Gèlase  y  avait  laissé  son  vicaire.  Pierre 
monta  aussitôt  au  Capitole  et  fit  lire  les  lettres  en  présence  des  Bo- 
mains. Tous,  unanimement,  ils  approuvèrent  l'élection  de  Calixte  et 
louèrent  Dieu  de  leur  avoir  donné  un  Pape  d'un  si  grand  mérite.  L'é- 

*■  Pandulfe  et  Suger,  apud  Baron.,  1119. 


J 


\ 


154  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  --  De  1106 

vêque  de  Porto  écrivit,  ces  nouvelles  au  cardinal  Hugues,  légat  à  Bé- 
névent,  et  à  Landulfe^  archevêque  de  cette  ville.  Aussitôt  celui-ci  as- 
sembla le  clergé  et  le  peuple,  publia  l'élection  de  Calixte,  qui  fut  so- 
lennellement approuvée,  et  les  citoyens  jurèrent  fidélité  au  nouveau 
Pape.  Cependant  Calixte  II  fut  couronné  solennellement  à  Vienne, 
par  Lambert,  évêque  d'Ostie,  et  plusieurs  autres,  le  dimanche  de  la 
Quinquagésime,  neuvième  jour  de  février  1119.  Son  élection  fut  pu- 
bliée partout,  particulièrement  en  Allemagne,  dans  la  diète  qui  se 
tenait  à  Tribur,  et  dont  voici  Toccasion: 

L'empereur  Henri  était  encore  en  Italie  quand  il  apprit  que  Conon, 
évêque  de  Préneste  et  légat  du  pape  Gélase,  avait  publié  Texcommu- 
nication  contre  lui  dans  les  conciles  de  Cologne  et  de  Fritzlar,  et  que 
les  seigneurs,  peu  de  temps  après,  avaient  indiqué  une  diète  à  Wurtz- 
bourg,  où  ils  voulaient  que  l'empereur  se  trouvât,  ou  qu'il  fût  déposé 
du  royaume.  Henri,  furieusement  irrité  de  cette  nouvelle,  laissa  ses 
troupes  en  Italie  avec  l'impératrice  son  épouse,  et  vint  en  Allemagne 
lorsqu'on  l'y  attendait  le  moins.  Et  comme  sa  présence  y  excita  de 
nouveau  les  violences  et  les  actes  d'hostilité,  il  fut  obligé,  par  les 
évêques  et  les  princes  de  tout  le  royaume,  de  convoquer  une  assem- 
blée générale  à  Tribur,  où  il  promit  de  satisfaire  sur  tous  les  chefs 
dont  on  l'accusait.  Dans  cette  assemblée,  on  établit  une  paix  générale  ; 
mais  elle  ne  fut  pas  solide.  Il  s'y  trouva  des  députés  de  Rome,  de 
Vienne  et  de  plusieurs  autres  églises,  qui  confirmèrent  la  nouvelle  de 
l'élection  du  pape  Calixte.  Tous  les  évêques  d'Allemagne  lui  promi- 
rent obéissance  et  approuvèrent  la  convocation  du  concile  qu'il  de- 
vait tenir  vers  la  Saint-Luc,  et  l'empereur  lui-même  promit  de  s'y 
trouver  pour  la  réunion  de  l'Église  universelle  1. 

En  attendant  ce  concile,  qui  devait  setenir  à  Ileims,le  pape  Calixte 
en  tint  un  à  Toulouse,  composé  des  cardinaux  de  sa  suite,  des  évêques 
et  des  abbés  de  la  Provence,  du  Languedoc,  de  la  Gascogne  et  de  la 
petite  Bretagne.  On  y  voyait,  entre  autres,  saint  Oldegaire,  arche- 
vêque de  Tarragone.  On  y  fit  dix  canons,  dont  le  plus  remarquable 
est  le  troisième,  conçu  en  ces  termes  :  Quant  à  ceux  qui,  feignant 
une  apparence  de  religion,  condamnent  le  sacrement  du  corps  et  du 
sang  de  Notre-Seigneur,  le  baptême  des  enfants,  le  sacerdoce  et  les 
autres  ordres  ecclésiastiques,  ainsi  que  les  mariages  légitimes,  nous 
les  condamnons  et  les  chassons  de  l'Église  comme  hérétiques,  et  or- 
donnons qu'ils  soient  réprimés  par  les  puissances  séculières..  Nous 
soumettons  à  la  même  peine  ceux  qui  les  protègent,  à  moins  qu'ils 
ne  viennent  à  résipiscence.  Les  hérétiques  dont  il  est  ici  question 

lUrsperg,  1119. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  1S5 

étaient  une  espèce  de  manichéens,  sectateurs  de  Pierre  de  Bruis  et 
de  Henri,  son  disciple,  que  nous  verrons  repulluler  sous  d'autres 
noms  et  en  d^'autres  temps.  Le  cinquième  et  le  sixième  canon  du 
même  concile  portent  :  Aucune  puissance  ecclésiastique  ou  séculière 
ne  mettra  en  servitude  des  hommes  libres,  clercs  ou  laïques,  et  aucun 
clerc  ne  sera  obligé  de  rendre  quelque  servitude  aux  laïques  à  rai- 
son des  bénéfices  ecclésiastiques  *. 

Pour  préparer  la  paix  qui  devait  se  traiter  au  coneile  de  Reims,  le 
Pape  avait  député  vers  Tempereur  Henri,  Guillaume  de  Champeaux, 
évêque  de  Châlons-sur-Marne,  et  Pons,  abbé  de  Clugni.  L'empereur, 
qu'ils  trouvèrent  à  Strasbourg,  leur  demanda  conseil  sur  les  moyens 
de  faire  cette  paix  sans  diminution  de  son  autorité.  L'évêque  répon- 
dit :  Seigneur,  si  vous  désirez  avoir  une  paix  véritable,  il  faut  que 
vous  renonciez  absolument  à  l'investiture  des  évêchés  et  des  abbayes. 
Et  pour  vous  assurer  que  vous  n'en  souffrirez  aucune  diminution  de 
votre  autorité  royale,  sachez  que,  quand  j'ai  été  élu  dans  le  royaume 
de  France,  je  n'ai  rien  reçu  de  la  main  du  roi,  ni  avant  ni  après  mon 
sacre  ;  et,  toutefois,  à  raison  des  tributs,  de  la  milice  et  des  autres 
droits  qui  appartenaient  à  la  chose  publique  et  ont  été  anciennement 
donnés  à  l'Église  par  les  rois  chrétiens,  je  le  sers  aussi  fidèlement 
que  vos  évêques  vous  servent  dans  votre  royaume,  en  vertu  de  l'in- 
vestiture qui  a  attiré  cette  discorde  et  l'anathème  sur  vous.  L'empe- 
reur, levant  les  mains,  répondit  :  Eh  bien,  soit  !  je  n'en  demande 
pas  davantage.  L'évêque  reprit  :  Si  vous  voulez  donc  renoncer  aux 
investitures,  rendre  les  terres  aux  églises  et  à  ceux  qui  ont  travaillé 
pour  l'Église,  et  leur  accorder  une  véritable  paix,  nous  essayerons, 
avec  l'aide  de  Dieu^  de  terminer  ce  différend.  L'empereur,  ayant  pris 
conseil  des  siens,  promit  de  le  faire,  s'il  trouvait  de  la  part  du  Pape 
de  la  fidéhté  et  de  la  justice,  et  si  on  lui  rendait,  à  lui  et  aux  siens, 
une  vraie  paix  avec  les  terres  qu'ils  avaient  perdues  en  cette  guerre. 
L'évêque  en  demanda  quelque  assurance,  afin  que  leur  travail  ne  fût 
pas  inutile  ;  et  l'empereur  fit  serment  par  la  foi  chrétienne,  entre  les 
mains  de  l'évêque  et  de  l'abbé,  d'observer  sans  fraude  ces  articles. 
Après  lui,  l'évêque  de  Lausanne,  le  comte  palatin  et  les  autres  qui 
l'accompagnaient,  tant  clercs  que  laïques,  firent  le  même  serment. 

Avec  cette  assurance,  l'évêque  et  l'abbé  retournèrent  vers  le  Pape, 
qui,  après  avoir  parcouru  toute  la  France,  se  trouvait  à  Paris  le  6"®  d'oc- 
tobre. Il  approuva  la  négociation  et  dit  :  Plût  à  Dieu  que  la  chose 
fût  déjà  faite,  si  elle  pouvait  se  faire  sans  fraude  !  Ayant  pris  conseil 
des  évêques  et  des  cardinaux,  il  renvoya  à  l'empereur  les  mêmes  dé- 

1  Labbe,  t.  10,  p.  856. 


156  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

pûtes,  et,  avec  eux,  l'évêque-cardinal  d'Ostie  et  le  cardinal  Grégoire. 
Ils  avaient  ordre  d'examiner  soigneusement  ces  articles,  de  les  arrê- 
ter par  écrit,  de  les  signer  de  part  et  d'autre,  et,  si  l'empereur  voulait 
les  exécuter,  de  lui  donner  jour  avant  la  fin  du  concile.  Ils  le  rencon- 
trèrent entre  Verdun  et  Metz,  et  lui  dirent  que  le  Pape  le  recevrait 
volontiers  aux  conditions  convenues.  L'empereur  en  témoigna  de  la 
joie  et  jura  de  nouveau,  entre  les  mains  des  quatre  députés,  ce  qu'il 
avait  juré  à  Strasbourg,  savoir  :  Que,  le  vendredi  24;'°«  d'octobre,  il 
exécuterait  à  Mouson,  en  présence  du  Pape,  la  convention  que  l'on 
avait  rédigée  par  écrit.  Voici  en  quels  termes  était  conçue  la  promesse 
de  l'empereur  :  Moi,  Henri,  par  la  grâce  de  Dieu,  empereur  auguste 
des  Romains,  pour  l'amour  de  Dieu,  de  saint  Pierre  et  du  seigneur 
pape  Calixte,  je  renonce  à  toute  investiture  des  églises  et  j'accorde 
une  vraie  paix  à  tous  ceux  qui,  depuis  le  commencement  de  cette  dis- 
corde, ont  été  ou  sont  encore  en  guerre.  Je  restitue  les  biens  que  j'ai 
des  églises  et  de  ceux  qui  ont  travaillé  pour  l'Église.  Quant  aux  biens 
que  je  n'ai  point,  j'en  procurerai  la  restitution.  Que  s'il  naît  là-des- 
sus quelque  procès,  les  causes  ecclésiastiques  seront  terminées  par 
un  jugement  canonique,  et  les  causes  civiles,  par  un  tribunal  séculier. 
Le  Pape,  de  son  côté,  faisait  à  l'empereur  une  pareille  promesse, 
dont  voici  la  teneur  :  Moi,  Calixte  II,  par  la  grâce  de  Dieu,  évêque 
universel  de  l'Église  romaine,  je  donne  une  vraie  paix  à  Henri,  em- 
pereur auguste  des  Romains,  et  à  tous  ceux  qui  ont  été  ou  sont  en- 
core avec  lui  contre  l'Église.  Je  restitue  les  biens  qu'ils  ont  perdus 
dans  cette  guerre  et  que  j'ai,  et  ceux  que  je  n'ai  point,  je  les  aiderai 
à  les  recouvrer.  S'il  naît  là-dessus  quelque  procès,  les  causes  ecclé- 
siastiques seront  terminées  par  un  jugement  canonique,  et  les  causes 
civiles,  par  un  tribunal  séculier  *. 

Les  conditions  de  l'accord  ayant  été  ainsi  réglées,  et  le  jour  de  la 
conférence  entre  l'empereur  et  le  Pape  arrêté,  les  envoyés  revinrent 
à  Reims,  où  le  Pape  s'était  déjà  rendu  pour  tenir  le  concile.  Il  s'y 
trouva  des  évêques  d'Italie,  d'Allemagne,  d'Espagne,  de  France,  de 
Bretagne,  d'Angleterre,  des  autres  îles  de  l'Océan  et  de  toutes  les 
provinces  de  l'Occident.  On  y  compta  quinze  métropolitains,  plus  de 
deux  cents  évêques  et  un  pareil  nombre  d'abbés.  L'archevêque  Adal- 
bert  de  Mayence  s'y  rendit  avec  sept  prélats  allemands,  que  la  crainte 
de  l'empereur  avait  obligés  à  se  faire  accompagner  de  cinq  cents 
chevaliers.  Le  Pape,  fort  joyeux  de  leur  arrivée,  envoya  au-devant 
d'eux,  avec  des  troupes,  Hugues,  comte  de  Troyes. 

Henri,  roi  d'Angleterre,  en  permettant  aux  évêques  de  son  royaume 

1  Labbe,  t.  10,  p.  872. 


à  1125  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  157 

d'aller  au  concile  de  Reims,  leur  défendit  d'y  faire  aucune  plainte 
contre  personne  ;  car,  leur  dit-il,  je  rendrai  bonne  justice  dans  l'éten- 
due de  mon  royaume  à  ceux  qui  me  porteront  leurs  plaintes.  Je  fais 
payer  exactement  chaque  année  toutes  les  redevances  accordées  au 
Saint-Siège  par  mes  prédécesseurs;  mais  je  maintiens  les  privilèges 
qui  m'ont  été  accordés.  Allez  donc  et  saluez  bien  de  ma  part  le  Pape, 
écoutez  avec  humilité  ses  ordres;  mais  ne  rapportez  pas  de  ce  concile 
de  nouveaux  règlements  pour  les  introduire  dans  mon  royaume. 
Thurstan,  élu  archevêque  d'York,  demanda  au  roi  la  permission 
d'aller  au  concile  de  Reims  ;  le  roi  la  lui  donna,  à  condition  qu'il  ne 
se  ferait  pas  ordonner  par  le  Pape,  au  préjudice  de  l'archevêque  de 
Cantorbéri,  à  qui  il  appartenait  de  le  sacrer.  Ce  prince  chargea  même 
son  ambassadeur  de  prévenir  le  Pape  là-dessus,  et  l'on  assure  qu'il 
promit  de  ne  rien  faire  contre  les  droits  de  l'archevêque  de  Cantor- 
béri. Cependant,  quand  il  eut  entendu  les  raisons  de  Thurstan,  il  le 
sacra  le  dimanche  19  octobre,  malgré  les  protestations  de  quelques 
Anglais.  Le  roi  d'Angleterre  en  fut  si  irrité,  qu'il  fit  défense  à  Thur- 
stan de  rentrer  en  Angleterre  et  même  en  Normandie.  Toutefois,  le 
Pape  concilia  plus  tard  cette  affaire. 

Le  lundi  20"^  d'octobre  Calixte  ou  Calliste  II  fit  l'ouverture  du  con- 
cile, qui  se  tint  dans  la  cathédrale.  On  plaça  les  sièges  des  prélats 
devant  le  crucifix  et  on  éleva  un  trône  fort  haut  pour  le  Pape  devant 
la  porte  de  l'église.  Après  qu'il  eut  célébré  la  messe,  il  alla  s'y  placer. 
Au  premier  rang,  vis-à-vis  du  Pape,  étaient  Conon  de  Préneste,  Roson 
de  Porto,  Lambert  d'Ostie,  Jean  de  Crème  et  Atton  de  Viviers;  car, 
comme  ils  étaient  fort  habiles,  ils  furent  choisis  pour  discuter  les 
affaires  qui  seraient  proposées,  et  rendre  les  réponses  convenables. 
Le  diacre  Chrysogone,  revêtu  de  la  dalmatique,  était  débouta  côté 
du  Pape,  tenant  en  main  le  livre  des  canons,  pour  lire  ceux  dont  on 
aurait  besoin.  Six  autres  ministres  en  tunique  et  en  dalmatique  en- 
touraient le  trône  du  Pape,  et  ils  étaient  chargés  de  faire  faire  silence  * . 

Tout  le  monde  ayant  pris  sa  place,  on  récita  les  litanies  et,  après, 
les  autres  prières  usitées  pour  l'ouverture  des  conciles.  Le  Pape  fit 
en  latin  un  discours  fort  éloquent  sur  les  tempêtes  dont  le  vaisseau 
de  l'Église  était  battu,  et  que  le  Seigneur,  qui  commande  aux  vents 
et  à  la  mer,  apaise  quand  il  le  juge  à  propos.  Ensuite  le  cardinal 
Conon  parla  avec  beaucoup  de  force  sur  les  devoirs  des  premiers 
pasteurs. 

Le  Pape  reprit  ensuite  la  parole  et  dit  :  Seigneurs,  pères  et  frères, 
voici  le  sujet  pour  lequel  nous  vous  avons  appelés  de  si  loin.  Vous 

1  Labbe,  t.  10,  p.  866.  Mansi,  t.  21.  Baron., -an.  U19. 


Ib8  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

savez  combien  de  temps  TÉglise  a  combattu  contre  les  hérésies  et 
comment  Simon  le  Magicien,  chassé  de  l^Église  de  Dieu,  a  péri  par 
le  jugement  de  TEsprit-Saint  et  le  ministère  du  bienheureux  Pierre, 
à  qui  le  Seigneur  a  dit  spécialement  :  J'ai  prié  pour  toi,  Pierre,  afin 
que  ta  foi  ne  défaille  point  ;  quand  tu  seras  converti,  affermis  tes 
frères.  Le  même  Pierre  n'a  pas  cessé  jusqu'à  nos  jours,  par  ceux 
qui  tiennent  sa  place,  d'extirper  de  l'EgUse  de  Dieu  les  sectateurs  de 
Simon  le  Magicien;  et  moi,  qui  suis  son  vicaire,  quoique  indigne,  je 
désire  ardemment  et  par  tous  les  moyens,  avec  le  secours  de  Dieu, 
chasser  de  sa  sainte  Église  l'hérésie  de  Simon,  qui  a  été  renouvelée 
principalement  par  les  investitures.  C'est  pourquoi,  pour  vous  in- 
struire de  l'état  où  en  est  cette  affaire,  écoutez  le  rapport  de  nos 
frères  qui  ont  porté  des  paroles  de  paix  au  roi  de  Germanie,  et 
donnez-nous  conseil  sur  ce  que  nous  devons  faire,  puisque  la  cause 
est  commune.  L'évêque  d'Ostie,  qui  avait  été  envoyé  à  l'empereur, 
fit  en  latin  le  rapport  de  ce  qui  s'était  fait  ;  et,  quand  il  eut  cessé, 
l'évêque  de  Châlons,  en  faveur  des  laïques,  fit  le  même  rapport  en 
français.  On  proposa  ensuite  plusieurs  articles,  dont  la  décision  fut 
remise  à  la  fin  du  concile. 

Le  roi  de  France  s'était  rendu  à  Reims^.  Il  entra  au  concile  avec 
les  principaux  seigneurs  français,  et,  étant  monté  au  trône  du  Pape, 
il  prononça  un  discours  contre  le  roi  d'Angleterre.  Je  viens,  dit-il,  à 
cette  sainte  assemblée,  avec  mes  barons,  pour  vous  demander  con- 
seil, seigneur  Pape  ;  et  vous,  messieurs,  écoutez-moi,  je  vous  prie. 
Le  roi  d'Angleterre,  qui  a  été  fort  longtemps  mon  allié,  a  fait,  et  à 
moi  et  à  mes  sujets,  plusieurs  injures.  Il  s'est  emparé  par  force  de  la 
Normandie,  qui  est  de  mon  royaume,  et  il  a  traité  le  duc  Robert 
contre  toute  justice  et  d'une  manière  qui  fait  horreur;  car,  quoique 
Robert  fût  mon  vassal,  son  frère  et  son  seigneur,  il  l'a  outragé  de 
toute  manière  et  le  retient  depuis  longtemps  prisonnier.  Voici  avec 
moi  le  prince  Guillaume,  qu'il  a  dépouillé  du  duché  de  Robert,  son 
père.  Je  l'ai  souvent  requis,  par  le  ministère  des  évêques  et  des  ma- 
gistrats, de  me  remettre  le  duc  qu'il  garde  dans  les  fers  ;  mais  je 
n'ai  pu  rien  obtenir.  Au  contraire,  il  a  fait  prisonnier  le  comte  de 
Bellesme,  mon  ambassadeur  à  sa  cour,  et  il  le  retient  encore  dans 
un  noir  cachot.  Le  comte  Thibauld,  mon  vassal,  par  la  suggestion 
du  même  roi  d'Angleterre,  son  oncle,  s'est  méchamment  révolté 
contre  moi,  et,  soutenu  par  les  armes  de  ce  prince,  il  a  osé  me  faire 
une  guerre  atroce.  Il  a  pris  et  tient  encore  captif  Guillaume,  comte 
de  Nevers,  que  vous  connaissez  pour  un  seigneur  d'une  singulière 

1  Orderic  Vital.,  1. 12.  Labbe,  t.  10,  p,  866. 


à  1125  de  l'ère  chr.j  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  159 

probité  et  d'une  jare  piété,  lorsqu'il  revenait  d'assiéger  le  château 
d'un  brigand  excommunié  qui  avait  fait  de  cette  place  une  caverne 
de  voleurs  et  un  antre  du  diable.  Je  parle  de  Thomas  de  Marie,  que 
les  prélats  m'ont  ordonné  d'assiéger  comme  un  ennemi  public  et 
comme  le  brigand  de  toute  la  province.  C'est  au  retour  de  cette 
expédition  que  Guillaume  a  été  fait  prisonnier  par  Thibauld,  qui  n'a 
jamais  voulu  lui  rendre  la  liberté,  quoique  plusieurs  seigneurs  l'en 
aient  requis  de  ma  part,  et  que  son  comté  ait  été  anathématisé  par 
les  évêques*. 

Tous  les  Français  qui  étaient  présents  applaudirent  à  la  harangue 
du  roi  et  à  la  justice  de  ces  plaintes.  Alors  Geoffroi,  archevêque  de 
Rouen,  se  leva  avec  les  évoques  et  les  abbés  de  Normandie,  et  tâcha 
de  justifier  la  conduite  du  roi  d'Angleterre,  son  maître.  Mais  il  se  fit 
un  grand  murmure  qui  l'obligea  de  se  taire. 

Hildegarde,  comtesse  de  Poitiers,  entra  avec  les  dames  de  sa  suite 
et  réclama  la  justice  du  concile.  Elle  se  plaignit  d'être  répudiée  par 
le  comte  Guillaume,  son  mari,  qui  avait  épousé  la  femme,  ou,  sui- 
vant quelques  auteurs,  la  fille  du  vicomte  de  Châtellerault.  Le  Pape 
demanda  si  le  comte  de  Poitiers  s'était  rendu  au  concile  selon  ses 
ordres.  Guillaume,  évêque  de  Saintes,  se  leva  avec  plusieurs  évêques 
et  abbés  d'Aquitaine,  et  ils  tâchèrent  d'excuser  le  comte,  en  assurant 
qu'il  s'était  mis  en  chemin  pour  se  rendre  au  concile,  mais  qu'une 
maladie  l'avait  obligé  de  s'arrêter.  Le  Pape  reçut  cette  excuse  et 
marqua  un  terme  au  comte  pour  venir  à  Rome  se  justifier. 

Audin  le  Barbu,  évêque  d'Évreux,  se  plaignit  d'Amauri  de  Mont- 
fort,  disant  que  ce  seigneur  l'avait  honteusement  chassé  de  son  siège 
et  avait  brûlé  l'évêché.  Un  chapelain  d'Amauri  se  leva,  et,  l'inter- 
pellant devant  toute  l'assemblée  :  Ce  n'est  pas  Amauri,  dit-il,  c'est 
votre  méchanceté  qui  est  la  cause  de  votre  expulsion  et  de  l'incendie 
de  l'évêché  ;  car  votre  malice  ayant  engagé  le  roi  d'Angleterre  à 
dépouiller  Amauri  du  comté  d'Évreux,  il  a  recouvré  sa  dignité  par 
sa  valeur  et  par  la  force  de  ses  armes.  Le  roi  d'Angleterre  étant  venu 
ensuite  assiéger  la  ville,  c'est  par  votre  ordre  qu'il  y  a  mis  le  feu, 
lequel  abrûlé  les  églises  et  l'évêché.  Que  le  saint  concile  juge  lequel 
d'Audin  ou  d'Amauri,  est  coupable  de  l'incendie  des  églises. 

Dans  ce  concile  de  Reims,  on  voit  comme  les  grandes  assises  de 
l'Europe  chrétienne  :  ces  assises  sont  présidées  par  le  chef  de  la 
chrétienté  entière  ;  les  causes  des  empereurs,  des  rois  et  autres  prin- 
cipaux personnages  y  sont  plaidées  pour  et  contre,  souvent  par  les 
parties  elles-mêmes;  elles  sont  ainsi  plaidées  devant  les  députés  de 

1  Orderic  Vital,  L  12.  Labbe,t.  10,  p.  866. 


160  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

toutes  les  provinces  chrétiennes  de  TEurope.  Cette  publicité  seule 
était  bien  puissante  pour  réprimer  l'iniquité  la  plus  audacieuse  et 
encourager  la  vertu  la  plus  timide  ;  si  le  président  du  tribunal,  si  le 
Pontife  romain  ne  prononçait  pas  toujours  la  sentence  sur  le  mo- 
ment, il  donnait  des  avertissements  qui  valaient  des  sentences  :  ce 
grand  juge  de  paix  de  l'Europe  et  du  monde  renvoyait  souvent  les 
causes  à  huitaine,  pour  opérer  une  conciliation  dans  l'intervalle. 
C'est  ce  que  fit  le  pape  Calixte  II  au  concile  de  Reims. 

La  cause  de  l'évêque  d'Évreux  et  du  comte  de  Montfort  y  occa- 
sionna une  contestation  très-vive  :  les  Normands  étaient  pour  le  pre- 
mier, les  Français  pour  le  second.  Le  Pape,  ayant  fait  faire  silence, 
prit  ainsi  la  parole  :  Ne  veuillez  pas,  mes  bien-aimés,  disputer  inuti- 
lement par  la  multiplicité  des  paroles,  mais,  comme  des  enfants  de 
Dieu,  cherchez  la  paix  de  tous  vos  efforts;  car  c'est  pour  la  paix 
que  le  Fils  de  Dieu  est  descendu  du  ciel.  Si,  dans  sa  clémence,  il  a 
pris  un  corps  humain  dans  le  sein  de  l'immaculée  Vierge  Marie,  c'est 
pour  apaiser  miséricordieusement  la  guerre  mortelle  née  du  péché 
de  notre  premier  père,  c'est  pour  être  le  médiateur  de  la  paix  entre 
Dieu  et  l'homme,  c'est  pour  réconcilier  la  nature  angélique  et  la  na- 
ture humaine.  C'est  lui  que  nous  devons  suivre  en  toutes  choses, 
nous  qui  sommes  ses  vicaires  indignes  parmi  son  peuple.  Appli- 
quons-nous à  procurer  de  toutes  manières  la  paix  et  le  salut  à  ses 
membres,  car  nous  sommes  les  ministres  et  les  dispensateurs  des 
mystères  de  Dieu.  J'appelle  membres  du  Christ  le  peuple  chrétien 
qu'il  a  racheté  lui-même  au  prix  de  son  sang.  Le  Pape,  ayant  ensuite 
développé  les  maux  de  la  guerre  et  les  avantages  de  la  paix,  tant 
pour  le  temporel  que  pour  le  spirituel,  ordonne  la  trêve  de  Dieu, 
comme  le  pape  Urbain  l'avait  établie  au  concile  de  Clermont,  dont 
il  confirme  tous  les  décrets;  puis  il  ajoute  :  L'empereur  des  Alle- 
mands m'a  mandé  d'aller  à  Mouson  faire  la  paix  avec  lui  pour  l'uti- 
lité delà  sainte  Église,  notre  mère.  Je  mènerai  l'archevêque  de  Reims, 
celui  de  Rouen  et  quelques  autres  de  nos  frères  les  évêques  que  j'es- 
time les  plus  nécessaires  à  cette  conférence.  J'ordonne  à  tous  les 
autres  d'attendre  ici,  où  je  reviendrai  au  plus  tôt.  Priez  pour  le  bon 
succès  de  notre  voyage.  A  mon  retour,  j'écouterai  vos  plaintes  et 
vos  raisons,  et.  Dieu  aidant,  je  vous  renverrai  en  paix  chacun  chez 
vous;  ensuite  j'irai  trouver  le  roi  d'Angleterre,  mon  filleul  et  mon 
parent,  et  je  l'exhorterai,  lui  et  le  comte  Thibauld,  son  neveu  (c'était 
le  comte  de  Champagne),  et  les  autres  qui  sont  en  différend,  à  se 
faire  justice  et  à  se  donner  la  paix,  à  eux  et  à  leurs  sujets;  mais  je 
frapperai  d'un  terrible  anathème  ceux  qui  ne  voudront  pas  m'écouter 
et  s'opiniâtreront  à  troubler  la  tranquillité  publique. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  BE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  161 

Le  Pape  parlait  ainsi  le  mardi,  SI"*  d'octobre,  second  jour  du 
concile,  et  c'était  par  Tavis  des  évêques  qu'il  avait  résolu  d'aller  à  la 
conférence  avec  l'empereur.  Il  leur  recommanda,  pendant  son 
absence  et  principalement  le  jour  de  la  conférence  même,  d'offrir  à 
Dieu  des  prières  et  des  sacrifices,  et  d'aller  en  procession,  pieds  nus, 
de  l'église  métropolitaine  à  Saint-Remi.  Il  partit  le  lendemain  mer- 
credi, et  arriva  le  jeudi  au  soir  à  Mouson,  très-fatigué.  Le  vendredi, 
il  fit  assembler  dans  sa  chambre  les  prélats  qui  l'accompagnaient,  et 
leur  fit  lire  la  promesse  de  l'empereur  et  la  sienne.  Ils  firent  quelques 
remarques  sur  certains  termes  dont  l'empereur  pourrait  abuser,  s'il 
n'agissait  pas  avec  sincérité  ;  et  Ton  prit  des  précautions  contre  les 
abus  qu'on  pourrait  en  faire.  Après  quoi  le  Pape  envoya  au  camp 
de  l'empereur  l'évêque  d'Ostie,  le  cardinal  Jean,  l'évêque  de  Viviers, 
l'évêque  de  Châlons  et  l'abbé  de  Clugni.  Ils  présentèrent  à  ce  prince 
les  écrits  dont  ils  étaient  convenus  avec  lui. 

L'empereur,  en  ayant  ouï  la  lecture,  dit  qu'il  n'avait  rien  promis 
de  tout  cela  ;  mais  l'évêque  de  Châlons,  animé  du  zèle  de  Dieu  et 
armé  du  glaive  de  la  parole,  dit  :  Seigneur,  si  vous  voulez  désavouer 
cet  écrit  que  nous  tenons  en  main,  je  suis  prêt  à  jurer  sur  les  reli- 
ques ou  sur  l'Évangile  que  vous  êtes  tombé  d'accord  avec  moi  sur 
ces  articles.  L'empereur,  se  voyant  convaincu  par  le  témoignage  de 
tous  ceux  qui  étaient  présents,  fut  contraint  d'avouer  ce  qu'il  avait  nié. 

A  la  mauvaise  foi  il  joignit  les  mauvaises  raisons,  et  se  plaignit  de 
ce  qu'on  l'avait  engagé  à  promettre  ce  qu'il  ne  pouvait  tenir  sans 
donner  atteinte  aux  droits  de  sa  couronne.  L'évêque  lui  répondit  : 
Prince,  vous  nous  trouverez  fidèles  en  toutes  nos  promesses  ;  car  ie 
Pape  ne  prétend  pas  diminuer  les  droits  de  votre  couronne,  ainsi  que 
des  esprits  brouillons  tâchent  de  vous  le  persuader.  Au  contraire,  il 
déclare  à  toths  vos  sujets  qu'ils  doivent  vous  obéir  pour  le  service  de 
la  guerre  et  pour  tous  les  autres  services  qu'ils  ont  rendus  et  à  vous 
et  à  vos  prédécesseurs.  Si  vous  cessezde  vendre  les  évêchés,  ce  n'est 
pas  là  ce  qui  diminuera  votre  puissance,  c'est  plutôt  ce  qui  servira 
à  l'augmenter. 

Ces  dernières  paroles  indiquent  le  point  capital  de  l'affaire  des  in- 
vestitures :  c'était,  entre  les  mains  de  l'empereur  allemand,  le  trafic 
des  évêchés  et  des  abbayes,  pour  asservir  et  séculariser  l'Église. 
L'empereur  Henri,  n'ayant  rien  à  répondre,  commença  à  parler  plus 
doucement  et  à  demander  un  délai  du  moins  jusqu'au  lendemain, 
disant  qu'il  voulait  en  conférer  cette  nuit  avec  ses  barons,  pour  les 
porter,  s'il  était  possible,  à  consentir  à  l'exécution  de  cette  promesse, 
et  qu'il  en  rendrait  réponse  dès  le  grand  matin.  Ce  qu'il  cherchait, 
au  vrai,  dans  toutes  ces  tergiversations  et  ces  délais  affectés,  c'était 

XV.  11 


162  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

de  s'emparer  de  la  personne  du  pape  Calixte,  comme  il  s'était  em- 
paré précédemment  de  Pascal  II.  Après  les  dernières  paroles  de  l'em- 
pereur, ses  gens  parlèrent  aux  envoyés  du  Pape  touchant  la  manière 
dont  leur  maître  serait  réconcilié  avec  l'Église  ;  et  ils  demandèrent 
si  on  l'obligerait,  comme  il  se  pratiquait  communément,  de  venir 
nu-pieds  recevoir  l'absolution.  Les  envoyés  répondirent  qu'ils  tâche- 
raient d'engager  le  Pape  à  absoudre  l'empereur  en  particulier  et 
sans  qu'il  eût  les  pieds  nus. 

Le  Pape,  ayant  appris  ces  tergiversations,  désespéra  de  la  paix  de 
l'Église,  et  voulait  partir  sur-le-champ  pour  retourner  à  Reims. 
Mais,  afin  d'ôter  tout  prétexte  à  l'empereur,  il  attendit  encore,  et 
lui  renvoya,  le  samedi  matin,  l'évêque  de  Châlons  et  l'abbé  de  Glugni, 
pour  savoir  ce  qu'il  avait  déterminé.  L'empereur  entra  en  colère  et 
demanda  du  temps,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  tenu  une  assemblée  générale 
de  la  nation.  Le  Pape  partit  sur-le-champ  de  Mouson  et  se  retira 
dans  un  château  du  comte  de  Troyes.  L'empereur  l'envoya  prier 
d'attendre  jusqu'au  lundi.  Le  Pape  répondit  :  J'ai  fait  pour  l'empe- 
reur ce  que  je  ne  sache  pas  qu'aucun  de  mes  prédécesseurs  ait  ja- 
mais fait.  J'ai  quitté  un  concile  général  pour  traiter  avec  lui  ;  je  ne 
l'attendrai  plus,  il  faut  que  je  retourne  à  mes  frères.  Si  Dieu  veut 
nous  accorder  la  paix,  je  serai  toujours  prêt  à  recevoir  ce  prince,  soit 
dans  le  concile,  soit  après  le  concile. 

Le  Pape  partit  le  dimanche,  avant  le  jour,  et  fit  tant  de  diligence, 
qu'il  arriva  à  Reims,  après  avoir  fait  vingt  lieues,  assez  à  temps  pour 
célébrer  la  messe,  où  il  sacra  Frédéric,  élu  évêque  de  Liège.  Le  len- 
demain, les  séances  du  concile  recommencèrent';  mais  le  Pape  était 
si  fatigué  de  tout  ce  qu'il  avait  fait  la  veille,  qu'à  peine  y  put-il  venir. 
Il  se  contenta  d'y  faire  exposer  le  résultat  de  son  voyage.  Ce  fut  Jean 
de  Crème,  prêtre-cardinal,  qui  en  fit  la  relation  en  ces  termes  :  Vo- 
tre Sainteté  n'ignore  pas  que  noiis  avons  été  à  Mouson  ;  mais,  par 
malheur,  nous  n'y  avons  rien  fait  qui  vaille.  Nous  y  sommes  allés 
promptement,  nous  en  sommes  revenus  plus  promptement  encore  ; 
car  l'empereur  y  est  venu,  comme  pour  combattre,  avec  une  armée 
de  près  de  trente  mille  hommes.  Ce  qu'ayant  vu,  nous  avons  tenu  le 
Pape  enfermé  dans  cette  place,  qui  appartient  à  l'archevêque  de 
Reims,  et  nous  l'avons  empêché  d'en  sortir.  Quant  à  nous,  allant  à 
la  conférence  convenue,  nous  avons  demandé  plusieurs  fois  à  parler 
à  l'empereur  en  particulier  ;  mais  sitôt  que  nous  le  tirions  à  part, 
nous  nous  trouvions  environnés  d'un  nombre  infini  des  gens  de  sa 
suite,  qui  nous  intimidaient  en  branlant  leurs  lances  et  leurs  épées. 
Car  nous  étions  venus  sans  armes,  non  pour  combattre,  mais  pour 
traiter  la  paix  de  l'Église.  L'empereur  nous  parlait  artificieusement. 


à  1125  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  16^ 

usant  de  divers  détours,  et  attendait  que  le  Pape  vînt  en  sa  présence 
pour  le  prendre;  mais  nous  eûmes  grand  soin  de  le  lui  cacher,  nous 
souvenant  comment  il  avait  pris  à  Rome  le  pape  Pascal.  La  nuit  nous 
sépara;  craignant  qu'il  ne  nous  arrivât  pis  encore  et  que  ce  tyran  ne 
nous  poursuivît  avec  ses  troupes,  nous  sommes  revenus  au  plus  vite. 
Voilà  pour  ce  qui  est  de  cette  affaire.  Une  autre,  plus  agréable,  c'est 
que  l'archevêque  de  Cologne  a  envoyé  des  députés  et  des  lettres  au 
Pape,  lui  a  promis  obéissance,  a  fait  sa  paix  avec  lui,  et,  en  preuve 
d'affection,  lui  a  rendu  gratuitement  le  fils  de  Pierre  de  Léon,  qu'il 
avait  en  otage. 

Aussitôt  le  cardinal  montra  du  doigt  le  jeune  homme,  qui  venait 
d'entrer  dans  le  concile.  Il  était  richement  vêtu,  mais  noir,  pâle  et  de 
si  mauvaise  mine,  qu'il  avait  plus  l'air  d'un  Juif  ou  d'un  Sarrasin 
que  d'un  Chrétien.  Les  Français  et  plusieurs  autres  en  firent  des 
risées,  et  le  chargèrent  d^imprécations,  à  cause  de  son  père  qui 
avait  été  Juif  et  était  encore  odieux  pour  ses  usures. 

Le  mardi  âS*"'  d'octobre,  le  Pape  se  trouva  si  mal,  qu'il  ne  put 
venir  au  concile.  Le  mercredi,  il  vint  vers  les  neuf  heures  du  matin, 
reçut  diverses  plaintes  et  traita  plusieurs  affaires,  jusqu'à  trois  heu- 
res; après  quoi  il  fit  lire  les  décrets  du  concile.  Il  y  en  avait  cinq. 
Le  premier,  contre  la  simonie  ;  le  second,  contre  les  investitures  des 
évêchés  et  des  abbayes,  qui  sont  défendues  sous  peine  d'anathème 
et  de  perte  de  la  dignité  ainsi  reçue,  sans  espérance  de  retour.  Le 
troisième  est  contre  les  usurpateurs  des  biens  d'ÉgUse,  et  renouvelle 
les  peines  prononcées  par  le  saint  pape  Symmaque;le  quatrième  dé- 
fend de  laisser  les  bénéfices  comme  par  droit  héréditaire,  et  de  rien 
exiger  pour  le  baptême,  les  saintes  huiles,  la  sépulture,  la  visite  ou 
l'onction  des  malades  ;  enfin  le  dernier  est  pour  la  continence  des 
clercs.  On  fit  aussi  dans  ce  concile  un  grand  décret  pour  l'observation 
de  la  trêve  de  Dieu.  L'article  des  investitures  avait  d'abord  été  conçu 
en  termes  plus  généraux,  comprenant  toutes  les  églises  et  tous  les 
biens  ecclésiastiques;  mais  il  excita  un  si  grand  murmure  de  tous  les 
laïques  et  de  quelques  clercs,  que  cette  dispute  fit  durer  la  séance 
jusqu'à  la  nuit.  Car  il  leur  semblait  que,  par  cet  article,  le  Pape  vou- 
lait ôter  auxlaïques  les  dîmes  et  les  autres  biens  ecclésiastiques  qu'ils 
possédaient  depuis  longtemps.  Le  Pape  ne  put  donc  terminer  le  con- 
cile ce  jour-là,  comme  il  avait  résolu,  et  remit  au  lendemain  pour 
régler  cet  article  et  les  autres  d'un  commun  accord. 

Le  dernier  jour  du  concile  fut  le  jeudi  30"®  d'octobre  1119.  Après 
que  l'on  eut  chanté  le  Vent,  Creator,  le  Pape  fit  un  sermon  sur  les 
dons  du  Saint-Esprit,  particulièrement  sur  la  sagesse  et  la  charité, 
exhortant  tous  les  assistants  à  la  concorde,  et  donnant  liberté  de  se 


164  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

retirer  à  ceux  qui  ne  voudraient  pas  se  soumettre  à  Tautorité  de  TÉ- 
glise.  Enfin  il  parla  si  efficacement,  que  tous  convinrent  du  canon  des 
investitures,  qu'il  restreignit  toutefois  aux  évêchés  et  aux  abbayes. 
Les  cinq  canons,  approuvés  par  tout  le  concile,  furent  dictés  par  le 
cardinal  Jean  de  Gréme,  écrits  par  le  moine  Jean  de  Rouen,  et  récités 
publiquement  par  le  cardinal-diacre  Chrysogone.  Le  concile  fit  des 
prières  pour  le  cardinal  de  Tusculum  et  le  jeune  comte  de  Flandre, 
neveu  du  Pape,  desquels  on  venait  d'apprendre  la  mort.  L'évêque  de 
Barcelone,  saint  Oldegaire,  parla  doctement  sur  la  dignité  royale  et 
sur  la  dignité  sacerdotale.  Après  quoi  on  apporta  quatre  cent  vingt- 
sept  cierges  allumés,  qu'on  distribua  aux  évêques  et  aux  abbés  portant 
crosse.  Tous  ces  prélats  étant  debout,  le  cierge  à  la  main,  on  récita 
les  noms  d'un  grand  nombre  que  le  seigneur  Pape  s'était  proposé 
d'excommunier  solennellement.  Les  premiers  qui  furent  nommés  et 
excommuniés  avec  beaucoup  d'autres,  furent  le  roi  Henri  et  l'usur- 
pateur de  l'Église  romaine,  Bourdin.  Le  seigneur  Pape,  par  l'autorité 
apostolique,  délia  aussi  tous  les  sujets  de  Henri  de  leur  serment  de 
fidélité,  à  moins  qu^il  ne  vînt  à  résipiscence  et  qu'il  ne  satisfît  à  l'É- 
glise. Cela  fait,  il  donna  l'absolution  et  la  bénédiction  à  tout  le  monde, 
et  permit  à  chacun  de  retourner  chez  soi.  Telles  sont  les  paroles  d'un 
témoin  oculaire  *. 

L^abbé  Fleury  et  le  jésuite  Longueval  ont  cru  devoir  supprimer  ce 
qui  regarde  l'absolution  du  serment.  Comme  l'historien  est  à  la  fois 
témoin,  juré  et  juge,  nous  avons  cru  devoir,  sous  ce  triple  rapport, 
consigner  fidèlement  une  circonstance  aussi  importante  ;  car  elle  nous 
montre  ce  que  les  évêques  d'Italie,  d'Espagne,  de  France,  d'Angle- 
terre et  d'Allemagne  pensaient  alors  sur  cette  grave  question.  Que 
dis-je?  elle  nous  montre  que  le  roi  et  les  seigneurs  de  France,  qui 
assistaient  à  ce  concile,  ne  trouvaient  point  à  redire  que  le  Pape 
excommuniât  l'empereur  d'Allemagne  et  qu'il  déliât  ses  sujets  du 
serment  de  fidélité,  à  moins  qu'il  ne  vînt  à  résipiscence.  Pour  bien 
juger  un  homme  ou  un  siècle,  il  faut  savoir  avant  tout  ce  qu'il  croit 
et  ce  qu'il  fait. 

Au  mois  de  novembre,  peu  après  le  concile  de  Reims,  le  pape 
Calixte  vint  en  Normandie  conférer  de  la  paix  avec  le  roi  Henri  d'An- 
gleterre; ce  fut  à  Gisors.Le  roi  reçut  avec  toute  sorte  d'honneurs  le 
Pape,  qu'il  reconnaissait  pour  le  pasteur  de  l'Église  universelle  et 
pour  son  parent.  Il  se  prosterna  humblement  à  ses  pieds  :  le  Pape 
le  bénit  au  nom  du  Seigneur,  le  releva  avec  tendresse,  et  ils  s'em- 
brassèrent tous  deux  avec  grande  joie.  Le  Pape  dit  alors  :  Au  concile 

1  Labbe,  t.  10,  p.  878. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQCE.  165 

de  Reims,  j'ai  promis  de  travailler  pour  la  paix;  c'est  pour  cela, 
très-glorieux  fils,  que  je  suis  venu  ici  promptement  :  je  supplie  la 
clémence  divine  de  bénir  nos  efforts  et  de  les  faire  tourner  à  Tutilité 
générale  de  toute  son  Église.  Je  vous  prie,  de  votre  côté,  de  me  se- 
conder pieusement,  et  d'accorder  la  paix  à  vos  ennemis  qui  vous  la 
demandent  par  nous.  Le  roi  promit  d'obéir  de  bon  cœur  à  tout  ce 
qu'ordonnerait  le  Pape,  qui  reprit  ainsi  :  La  loi  de  Dieu,  pour  le  bien 
de  tous,  ordonne  que  chacun  possède  son  droit  légitimement,  mais 
qu'il  ne  convoite  pas  le  bien  d'autrui,  ni  ne  fasse  à  un  autre  ce  qu'il 
ne  veut  pas  qu'on  lui  fasse  à  lui-même.  Le  concile  général  des  fi- 
dèles est  donc  d'avis  et  vous  prie  humblement,  grand  roi,  que  vous 
rendiez  la  liberté  à  Robert,  votre  frère,  que  vous  tenez  en  prison 
depuis  longtemps,  et  que  vous  lui  restituiez,  et  à  son  fils,  le  duché 
de  Normandie.  Très-saint  Père,  répondit  le  roi,  comme  je  l'ai  pro- 
mis, j'obéirai  raisonnablement  à  vos  ordres.  Toutefois  je  vous  prie 
d'écouter  attentivement  ce  que  j'ai  fait.  Je  n'ai  point  dépouillé  mon 
frère  de  la  Normandie;  mais  j'ai  délivré  cette  province,  qui  est  l'hé- 
ritage de  mon  père,  et  qui  était  misérablement  ravagée  par  des 
voleurs  et  des  sacrilèges.  On  n'y  rendait  aucun  honneur  aux  prêtres 
et  aux  autres  serviteurs  de  Dieu;  on  y  avait  presque  ramené  le  paga- 
nisme. Les  monastères  fondés  par  nos  ancêtres  étaient  ruinés,  et  les 
religieux  dispersés  faute  de  subsistance.  On  pillait  les  églises,  on  les 
brûlait  la  plupart,  et  on  en  tirait  ceux  qui  s'y  cachaient  :  les  gens 
du  peuple  se  tuaient  l'un  l'autre,  ou  demeuraient  sans  défense.  La 
Normandie  a  été  près  de  sept  ans  dans  ce  triste  état;  j'en  recevais 
des  plaintes  fréquentes,  et  les  gens  de  bien  me  priaient  de  venir  au 
secours  du  peuple  affligé.  J'y  suis  venu,  et  j'ai  vu  qu'il  était  impos- 
sible de  le  faire  autrement  que  par  les  armes,  parce  que  mon  frère 
était  le  protecteur  des  méchants  et  suivait  les  conseils  de  ceux  qui 
le  rendaient  méprisable  et  dominaient  sous  son  nom.  J'ai  donc  été 
obligé  de  faire  la  guerre.  Dieu,  favorisant  mes  bons  desseins,  m'a 
donné  la  victoire,  et  j'ai  rétabli  les  lois  et  la  tranquillité  publique. 
Pour  la  conserver,  il  a  fallu  arrêter  mon  frère  ;  mais  il  est  traité 
selon  que  sa  dignité  le  demande,  et  si  l'on  ne  m'avait  pas  enlevé  son 
fils,  je  le  ferais  élever  avec  le  mien.  De  tous  les  maux  que  j'ai  rap- 
pelés, j'ai  pour  témoins  les  champs  restés  sans  culture,  les  maisons 
brûlées,  les  villages  dévastés,  les  éghses  ruinées,  les  peuples  affligés 
du  meurtre  de  leurs  amis  et  du  ravage  de  leurs  biens.  Voilà,  seigneur 
Pape,  ce  que  Votre  Sainteté  voudra  bien  considérer  dans  sa  sagesse, 
afin  de  donner  un  conseil  utile  et  à  ceux  qui  gouvernent  et  à  ceux 
qui  sont  gouvernés  *. 
1  Order.  Vital,  1.  12. 


166  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

Suivant  un  historien  normand,  le  Pape  se  montra  satisfait.  Dans 
le  fond,  le  duc  Robert,  héros  sur  le  champ  de  bataille,  comme  on 
Ta  vu  dans  la  première  croisade,  était  incapable  de  gouverner  un 
État  quelconque,  et  même  sa  propre  maison.  Le  Pape  proposa  en- 
suite les  plaintes  particulières  du  roi  de  France,  contre  lequel  le  roi 
d'Angleterre  fit  aussi  les  siennes  ;  mais  enfin,  par  la^  médiation  du 
Pontife,  la  paix  fut  rétablie  entre  les  deux  rois,  à  la  grande  satisfac- 
tion des  peuples  ruinés  par  tant  d'attaques  réciproques.  Les  châ- 
teaux qui  avaient  été  pris  de  part  et  d'autre,  soit  par  force,  soit  par 
fraude,  furent  rendus  à  leurs  seigneurs  ;  tous  les  prisonniers  enfin 
furent  mis  en  liberté,  et  rentrèrent  joyeusement  dans  leurs  familles. 
Le  roi  de  France  reçut  Thommage  que  lui  fit  Guillaume,  fils  du  roi 
d'Angleterre,  pour  le  duché  de  Normandie.  C'est  ce  même  Guillaume 
qui  périt  peu  après  en  traversant  la  mer.  Quant  à  Guillaume,  fils  du 
duc  Robert,  le  roi  Louis  lui  donna  un  comté  en  France,  et  plus  tard 
le  comté  de  Flandre. 

Dans  la  conférence  de  Gisors,  Calixte  II  pria  aussi  le  roi  d'Angle- 
terre de  rendre  ses  bonnes  grâces  à  Turstain,  archevêque  d'York, 
que  le  Pape  avait  sacré  à  Reims.  Henri  se  montra  fort  difficile.  Ce- 
pendant il  y  consentit,  à  condition  que  Turstain  ferait  sans  délai  sa 
soumission  à  l'archevêque  de  Cantorbéri.  Comme  Turstain  ne  se 
pressa  pas  de  le  faire,  il  eut  défense  de  demeurer  dans  les  terres  du 
roi.  Mais  plus  tard,  le  Pape  ayant  envoyé  en  Angleterre  des  lettres 
qui  ordonnaient  que  Turstain  fût  mis  en  possession  de  son  arche- 
vêché, sous  peine  d'excommunication  contre  le  roi  et  de  suspense 
contre  l'archevêque  de  Cantorbéri,  le  roi  lui  permit  de  revenir  en 
Angleterre  et  d'aller  droit  à  York,  à  condition  qu'il  ne  ferait  aucune 
fonction  hors  de  son  diocèse,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  satisfait  à  l'église 
de  Cantorbéri.  L'historien  Eadmer,  moine  de  Cantorbéri,  et  qui  ne 
voit  dans  tout  ceci  que  son  église  et  son  archevêque,  ne  paraît  pas 
toujours  impartial  envers  celui  d'York  *. 

Geoffroi,  archevêque  de  Rouen,  étant  de  retour  du  concile  de 
Reims,  tint  un  synode  des  prêtres  de  son  diocèse  pour  leur  notifier 
les  canons  du  concile,  et  nommément  celui  qui  leur  défendait  d'a- 
voir des  femmes  ou  des  concubines.  Plusieurs  prêtres  de  Normandie, 
malgré  tant  de  canons,  s'étaient  maintenus  dans  la  possession  où 
ils  étaient  depuis  longtemps  de  se  marier.  Quand  l'archevêque  leur 
eut  déclaré  qu'il  leur  interdisait  tout  commerce  avec  leurs  femmes 
sous  peine  d'anathème,  il  s'éleva  dans  l'assemblée  un  grand  mur- 
mure, et  les  prêtres  se  plaignirent  de  la  pesanteur  du  joug  qu'on 

*  Eadmer,  Novor.,  l.  5  et  6. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  167 

leur  imposait.  L'archevêque,  qui  était  Breton,  n'aimait  pas  les  Nor- 
mands et  n'en  était  pas  aimé.  C'était  un  prélat  brusque  et  qui  ne 
voulait  pas  être  contredit.  Un  jeune  prêtre  nommé  Anselme  ayant 
osé  lui  répliquer,  il  le  fit  enlever  du  synode  et  traîner  en  prison. 
Voyant  ensuite  que  les  autres  murmuraient  de  ce  traitement  fait  à  un 
de  leurs  confrères,  il  sortit  comme  un  furieux  de  l'église  où  se  tenait 
le  synode,  et  appela  ses  domestiques  et  ses  satellites,  lesquels  étant 
entrés  aussitôt  dans  l'église,  armés  de  bâtons  et  d'épées,  frappèrent 
tous  les  prêtres  qu'ils  trouvèrent  et  dissipèrent  le  synode.  Les  curés 
se  sauvèrent  comme  ils  purent  et  allèrent  raconter  ces  violences 
leurs  concubines,  en  leur  montrant  les  blessures  qu'ils  avaient  re- 
çues à  leur  occasion.  Après  cette  expédition,  l'archevêque  alla  ré- 
concilier l'église  qui  avait  été  polluée  par  le  sang  des  prêtres  qu'il 
avait  fait  verser.  On  se  plaignit  amèrement  au  roi  Henri  de  cette 
violence  ;  mais  les  autres  affaires  qui  l'occupaient  alors  l'empêchèrent 
d'en  faire  justice.  Ce  procédé  de  l'archevêque,  tout  irrégulier  qu'il 
était,  fut  plus  efficace  que  les  canons  pour  intimider  les  prêtres 
concubinaires  *. 

Saint  Norbert  travaillait  à  la  réforme  du  clergé  et  du  peuple  par 
des  moyens  plus  apostoliques.  Ayant  appris  la  mort  de  Gélase  II  et 
l'élection  de  Calixte,  il  vint  trouver  celui-ci  au  concile  de  Reims, 
pour  faire  renouveler  la  permission  qu'il  avait  obtenue  de  prêcher. 
Mais  le  Pape  était  si  accablé  d'affaires,  qu'il  ne  put  en  obtenir  d'au- 
dience. S'étant  donc  présenté  plusieurs  fois  inutilement  pendant 
trois  jours,  il  prit  la  résolution  de  sortir  de  Reims  et  de  s'en  retour- 
ner. A  quelque  distance  de  la  ville,  il  rencontra  Barthélemi,  évêque 
de  Laon,  qui  allait  au  concile.  Ce  prélat,  soit  par  curiosité,  soit  par 
inspiration  divine,  aborda  les  trois  pèlerins,  Norbert,  Hugues,  son 
disciple,  et  un  clerc  anglais  qui  venait  de  se  joindre  à  eux,  les  salua 
et  demanda  qui  ils  étaient  et  où  ils  allaient.  Norbert  lui  répondit 
qu'il  était  de  Lorraine;  qu'ayant  renoncé  à  ses  biens,  à  ses  parents 
et  au  siècle,  il  avait  résolu  d'embrasser  la  vie  apostolique  ;  qu'il  était 
venu  à  Reims  pour  obtenir  la  confirmation  du  Pape,  mais  que  la 
foule  des  personnes  riches  ne  lui  avait  pas  permis  de  l'approcher. 
Barthélemi  l'exhorta  à  retourner  à  Reims  avec  lui,  lui  promettant 
de  lui  procurer  une  audience.  Norbert  y  consentit,  etl'évêque  ayant 
fait  descendre  de  cheval  un  de  ses  gens,  y  fit  monter  Norbert,  dont 
il  apprit  l'histoire  plus  en  détail,  et  engagea  sans  peine  le  Pape  à  lui 
donner  audience. 

Calixte  reçut  le  saint  missionnaire  avec  bonté,  et  lui  promit  qu'a- 

1  Labbe,  t.  lO,  p.  883.  Order.  Vital,  1.  12. 


168  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIL—  De  1406 

près  le  concile  il  irait  à  Laon  et  Técouterait  à  loisir.  Il  le  recom- 
manda particulièrement  à  l'évêque  de  Laon,  qui  le  retint  toujours 
auprès  de  lui  pendant  le  concile.  Les  évêques  et  les  abbés  assem- 
blés à  Reims  accueillirent  Norbert  avec  grande  joie.  Ils  admiraient 
la.  force  de  ses  discours,  la  sagesse  de  ses  réponses  et  la  rigueur  de 
sa  pénitence;  car  il  marchait  toujours  pieds  nus,  quoique  Thiver 
commençât  à  se  faire  sentir  :  plusieurs  l'exhortaient  à  modérer  ses 
austérités,  mais  inutilement.  Après  le  concile,  Tévêque  Barthélemi  le 
reconduisit  à  Laon,  où  il  attendit  ^arrivée  du  Pape,  qui  s'y  rendit  en 
effet  quelques  jours  après  la  fin  du  concile. 

Il  y  avait,  hors  de  la  ville  de  Laon,  une  église  où  Vévêque  de  Laon 
avait  placé  quelques  chanoines  réguliers.  Ayant  délibéré  avec  le  Pape 
sur  les  moyens  de  retenir  le  nouvel  apôtre  dans  son  diocèse,  il  offrit 
cette  éghse  à  Norbert.  Celuj-ci  ne  Faccepta  que  par  obéissance  pour 
le  Pape  et  à  condition  que  ces  chanoines  embrasseraient  son  genre 
de  vie  ;  mais  la  seule  vue  de  sa  personne  leur  fit  peur,  et  ils  décla- 
rèrent qu'ils  ne  voulaient  pas  d'un  tel  réformateur.  Norbert,  de  son 
côté,  témoigna  à  l'évêque  qu'il  aimait  mieux  demeurer  dans  quelque 
soUtude  propre  au  recueillement.  Eh  bien  !  reprit  l'évêque,  je  vous 
montrerai  dans  mon  diocèse  plusieurs  endroits  solitaires,  et  je  vous 
donnerai  celui  qui  vous  agréera. 

Le  saint  évêque  le  fit  aussitôt  que  le  Pape  fut  parti  de  Laon.  Il 
conduisit  saint  Norbert  en  divers  lieux  de  son  diocèse.  Il  lui  montra 
la  forêt  de  Thierrache  et  le  conduisit  à  Foigni,  en  lui  faisant  remar- 
quer la  solitude  et  les  commodités  de  ce  lieu.  Norbert,  s'étantmisen 
prière,  dit  à  l'évêque  que  ce  n'était  pas  le  lieu  que  Dieu  lui  avait 
destiné.  L'évêque  le  mena  donc  dans  un  autre  lieu  de  la  même  forêt, 
où  Norbert,  s'étant  mis  aussi  en  prière,  dit  que  ce  n'était  pas  encore 
là  ce  que  Dieu  lui  destinait.  Alors  l'évêque  le  mena  au  fond  de  la 
forêt  de  Couci.  C'était  un  petit  vallon  devenu  comme  un  marais  flot- 
tant par  les  eaux  qui  tombaient  des  montagnes;  l'accès  en  était 
difficile  :  les  bois  épais,  les  montagnes  et  les  rochers  y  laissaient  pé- 
nétrer à  peine  la  lumière  du  soleil.  Ce  vallon  se  nommait  dès  lors 
Prémontré.  Le  séjour  en  était  si  malsain,  le  terroir  si  stérile,  que  les 
paysans,  pour  qui  on  y  avait  bâti  une  chapelle  dédiée  à  saint  Jean- 
Baptiste,  l'avaient  abandonné.  Barthélemi  etNorbert  entrèrent  dans 
cette  chapelle  pour  y  faire  oraison.  L'évêque,  ayant  fini  sa  prière, 
se  leva  et  dit  à  Norbert  de  finir  la  sienne,  parce  qu'il  se  faisait  tard 
et  qu'il  n'y  avait  pas  en  ce  lieu  de  quoi  les  loger.  Norbert,  revenu 
un  peu  de  son  extase,  pria  l'évêque  de  lui  laisser  passer  la  nuit  en 
prière.  Ainsi,  l'évêque  remonta  seul  à  cheval  et  gagna  Avisi.  Le 
lendemain,  il  retourna  dès  le  matin  à  Prémontré  et  demanda  à 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  169 

Norbert  ce  qu'il  pensait  de  ce  lieu.  Il  lui  répondit,  transporté  de  joie  : 
C'est  ici  le  lieu  de  mon  repos  et  le  port  de  mon  salut;  c'est  ici  que 
je  dois  chanter  les  louanges  du  Seigneur  avec  de  fidèles  serviteurs 
que  le  ciel  rassemblera  autour  de  moi  pour  y  publier  ses  miséri- 
cordes. Cependant  cette  chapelle  ne  sera  pas  l'église  principale  du 
monastère  ;  il  y  en  aura  une  autre  qui  sera  bâtie  au  delà  de  la 
montagne.  J'ai  vu  en  esprit,  pendant  l'oraison,  une  troupe  de  pèle- 
rins vêtus  de  robes  blanches,  portant  en  main  des  croix  et  des  en- 
censoirs, et  qui  m'indiquaient  la  place  où  Dieu  souhaitait  que  nous 
élevassions  un  temple  à  son  honneur. 

Ainsi,  Norbert  se  fixa  à  Prémontré  avec  ses  deux  compagnons. 
Ce  lieu  dépendait  du  monastère  de  Saint- Vincent  de  Laon  ;  l'évê- 
que,  en  arrivant  à  la  ville,  manda  l'abbé  et  lui  donna  une  autre  terre 
en  échange,  afin  que  Norbert  ne  fût  plus  inquiété  dans  son  nouvel 
étabhssement.  Il  ne  manquait  au  saint  fondateur  que  des  compa- 
gnons :  la  Providence  ne  tarda  pas  à  lui  en  envoyer.  Il  alla  à  Laon 
pour  en  gagner  à  Dieu;  et,  étant  entré  dans  l'école  de  Radulfe,  qui 
avait  succédé  à  son  frère  Anselme,  il  fit  aux  écoliers  un  discours  si 
pathétique,  que  sept  jeunes  gens  de  quahté,  arrivés  tout  récemment 
de  Lorraine,  le  suivirent  à  Prémontré  pour  embrasser  son  genre  de 
vie.  La  joie  qu'il  ressentit  de  la  conquête  des  sept  Lorrains  fut  bientôt 
troublée  par  Tapostasie  du  clerc  anglais.  Ce  malheureux,  à  qui  Nor- 
bert avait  confié  leur  argent,  l'emporta  la  nuit  et  s'enfuit  du  mo- 
nastère. Le  saint  patriarche,  craignant  pour  ses  novices  l'effet  d'un 
pareil  scandale,  les  rassura  par  ses  discours.  Il  leur  représenta  que 
les  sociétés  les  plus  saintes  étaient  exposées  aux  plus  grandes  tenta- 
tions; qu'il  était  sorti  du  collège  des  apôtres  le  plus  avare  des 
hommes  ;  que  les  hiérarchies  des  anges  avaient  été  déshonorées  par 
la  désertion  du  plus  élevé  d'entre  les  esprits;  qu'ils  ne  devaient  pas 
s'étonner  qu'un  perfide,  qui  s'était  laissé  corrompre  comme  Judas 
par  l'avarice,  et  séduire  dans  le  paradis  terrestre  comme  Eve,  eût 
vécu  parmi  eux. 

Ce  fut  par  ces  considérations  et  autres  semblables  que  Norbert 
fortifia  ses  disciples  contre  les  dangers  de  la  tentation.  Il  employa 
tout  l'hiver  à  les  accoutumer  aux  pratiques  de  la  pauvreté  et  de  la 
pénitence.  Dès  que  le  printemps  commença  de  rendre  les  chemins 
praticables,  il  se  mit  seul  en  campagne  pour  prêcher  l'Évangile  et 
réunir  ses  disciples,  laissant  à  Hugues  la  conduite  de  ceux  qui  étaient 
déjà  à  Prémontré.  Il  vint  à  Cambrai  pendant  le  carême  1121,  il  y 
prêcha,  et,  à  son  premier  sermon,  il  gagna  Évermode.  C'était  un 
homme  de  qualité,  d'un  esprit  pénétrant,  d'une  piété  exemplaire,  qui 
devint  dans  la  suite  évêque  de  Ratzboug  et  travailla  efficacement  à 


170  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

la  conversion  des  Vandales  encore  païens.  A  Nivelle,  où  Norbert  se 
rendit  avec  son  nouveau  disciple,  un  jeune  homme  nommé  Antoine 
s'offrit  à  se  joindre  à  eux.  Plusieurs  suivirent  son  exemple;  de 
sorte  qu'avant  la  fin  du  carême,  Norbert  retourna  à  Prémontré  avec 
treize  compagnons.  La  troupe  étant  ainsi  grossie,  il  pensait  sérieuse- 
ment'à  lui  donner  un  plan  de  vie  régulière  et  uniforme  ;  le  démon  le 
teaversa  de  bien  des  manières,  mais  il  triompha  du  démon  par  la  foi 
et  la  patience,  et  le  chassa  de  plusieurs  possédés. 

Quelques  personnes  lui  conseillaient  la  vie  érémitique,  d'autres 
Tobservance  de  Cîteaux,  qui  commençait  à  fleurir.  Il  recommanda 
à  ses  disciples  de  s'adresser  à  Dieu  pour  connaître  la  volonté  de  Dieu 
et  la  suivre  une  fois  connue.  Ils  s'appliquèrent  donc  pendant  plu- 
sieurs jours  à  de  ferventes  prières,  ils  redoublèrent  leurs  mortifica- 
tions pour  implorer  les  lumières  du  Saint-Esprit,  Norbert,  qui  était 
à  leur  tête,  les  animait  par  ses  exemples,  et  enfin.  Dieu  exauçant  les 
vœux  de  ses  fidèles  serviteurs,  ils  se  trouvèrent  tous  d'accord  sur  le 
choix  de  la  vie  canonique.  Saint  Augustin,  que  Norbert  vit  en  esprit 
dans  l'ardeur  de  ses  oraisons,  fortifia  leur  choix.  Alors  le  saint  ne 
douta  plus  que  désormais  il  devait  s'attacher  à  la  règle  de  ce  saint 
docteur.  Tous  s'y  soumn-ent  d'autant  plus  volontiers,  que  de  qua- 
rante religieux  qui  étaient  à  Prémontré,  il  n'y  en  avait  pas  un  qui, 
dans  le  siècle,  n'eût  fait  profession  delà  vie  canonique. 

Sur  ce  principe,  il  commença  le  plan  de  son  ordre.  Il  donna  pour 
fin  à  ses  enfants  de  vaquer,  avec  la  grâce  de  Dieu,  au  salut  et  à  la 
perfection  de  leurs  âmes.  Il  joignit  à  cette  fin  l'emploi  de  la  prédi- 
cation et  le  soin  de  sanctifier  le  prochain,  persuadé  que  rien  ne 
contribue  plus  à  notre  sanctification  que  de  nous  dévouer  nous- 
mêmes  au  salut  des  âmes,  et  que  rien  ne  nous  rend  plus  propres  à 
sauver  les  âmes  que  de  nous  sanctifier  nous-mêmes.  Il  rassembla 
dans  son  institut  le  silence  et  les  austérités  de  la  vie  monastique  avec 
les  fonctions  de  la  vie  cléricale.  Il  prit  de  la  première  l'oraison,  la 
retraite,  l'abstinence  de  chair,  le  chant  de  l'office  divin.  Il  tira  de  la 
seconde  tout  ce  qui  peut  aider  au  salut  et  à  la  perfection  du  pro- 
chain, les  prédications,  les  missions  parmi  les  infidèles  et  les  héréti- 
ques, l'administration  des  cures,  l'étude  de  l'Écriture  sainte  et  de  la 
théologie,  sans  laquelle  on  ne  peut  s'acquitter  du  ministère  de  l'É- 
vangile. Sur  ce  projet,  il  dressa  le  formulaire  de  leur  profession, 
qu'ils  firent  tous  avec  lui  le  jour  de  Noël  de  l'année  1121  *. 

Dieu  donna  tant  de  bénédictions  à  cet  institut  naissant,  qu'en  peu 
de  temps  il  fut  répandu  par  tout  le  monde  chrétien;  en  sorte  que 

^  Vita  s.  Norb.ActaSS.,ejunii.It.ll\ièO. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  171 

trente  ans  après  sa  naissance,  il  y  avait  déjà  au  chapitre  général  de 
Prémontré  près  de  cent  abbés  de  Tordre.  Barthélemi,  évêque  de 
Laon,  fonda  seul  jusqu'à  cinq  monastères  de  cet  institut  dans  son 
diocèse.  Parmi  les  personnages  illustres  qui  embrassèrent  l'institut 
de  saint  Norbert,  on  vit  le  comte  Godefroi  de  Namur,  frère  convers 
dans  le  monastère  de  Floreff,  fondé  par  sa  femme,  la  comtesse 
Ermesende.  Le  comte  Godefroi  de  Cappenberg,  qui  descendait  de 
Charlemagne  et  de  Vitikind,  se  donna  à  Norbert  avec  tous  ses  do- 
maines, et  transforma  son  château  en  monastère,  où  il  fit  profession 
avec  Atton,  son  frère,  parrain  de  Te mpereur  Frédéric  Barberousse. 
La  vie  du  bienheureux  comte  Cappenberg  est  un  tissu  de  patience, 
de  prodiges  et  de  zèle.  Il  consacra  ses  mains  au  soulagement  des  lé- 
preux, il  s'employa  à  la  prédication  du  royaume  de  Dieu,  il  fit  servir 
sa  noblesse  et  ses  grands  biens  à  la  protection  et  au  soulagement 
des  pauvres;  enfin  il  passa  toute  sa  vie  dans  une  obéissance  parfaite 
aux  ordres  de  Norbert,  dont  il  fut  le  disciple  fidèle.  L'Église  célèbre 
sa  fête  le  13  janvier,  et  l'ordre  de  Prémontré  le  regarde  comme  un  de 
ses  plus  grands  saints  *. 

Son  exemple  toucha  tellement  ThibauldlV,  comte  de  Champagne, 
qu'il  voulut  l'imiter.  Il  alla  trouver  saint  Norbert  pour  le  consulter 
sur  son  salut  ;  et,  encore  plus  touché  après  l'avoir  entendu  parler,  il 
se  mit  entièrement  à  sa  disposition,  lui  et  tous  ses  biens.  Le  saint 
homme,  voyant  avec  quelle  noblesse  de  cœur  le  prince  faisait  cette 
offrande,  demanda  du  temps  pour  consulter  Dieu.  Il  considéra  que 
Thibauld  avait  plusieurs  grandes  terres,  savoir  :  les  comtés  de  Blois 
et  de  Chartres,  d'un  côté,  et,  de  l'autre,  ceux  de  Meaux  et  de 
Troyes.  Or,  il  n'était  pas  facile  de  détruire  ces  seigneuries  et  leurs 
châteaux  pour  les  donner  à  une  congrégation  religieuse,  tant  pour 
l'intérêt  du  royaume,  qui  en  aurait  été  affaibli,  que  pour  celui  de 
quantité  de  seigneurs  vassaux  de  ce  prince.  Norbert  savait  d'ailleurs 
qu'il  était  très-libéral  à  faire  l'aumône,  à  bâtir  des  églises  et  des  mo- 
nastères ;  qu'il  était  le  protecteur  des  orphelins,  des  veuves  et  de  tous 
les  misérables.  Il  crut  donc  que  ce  serait  aller  contre  l'ordre  de  Dieu 
que  de  tirer  ce  prince  de  l'exercice  des  bonnes  œuvres  où  il  l'avait 
appelé.  Quand  le  temps  de  rendre  réponse  fut  venu,  le  comte  s'at- 
tendait qu'il  lui  conseillerait  de  renoncer  à  tout.  Mais  le  saint  homme 
lui  dit  :  Il  ne  sera  point  ainsi  ;  vous  porterez  le  joug  du  Seigneur 
avec  la  société  conjugale,  et  votre  postérité  possédera  vos  grands 
États  avec  la  bénédiction  de  vos  pères.  Le  comte  se  soumit  ;  et,  par 
les  soins  de  Norbert,  il  épousa  Mathilde,  fille  du  duc  de  Carinthie, 

1  Acta  SS.,  13  fan. 


172  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

dont  il  eut  plusieurs  enfants.  Il  était  lui-même  fils  d'Etienne,  comte 
de  Blois,  que  nous  avons  vu  dans  la  première  croisade,  et  d'Adèle, 
fille  de  Guillaume  le  Conquérant,  laquelle  fut  de  son  côté  un  modèle 
de  piété  et  de  bonnes  œuvres. 

Non  content  d'avoir  formé  à  l'Église  de  saints  religieux,  Norbert 
voulut  encore  lui  consacrer  de  saintes  religieuses.  Ricuvère,  veuve 
de  Raymond  de  Clastre,  fut  une  des  premières  et  des  plus  illustres. 
Ermengarde,  comtesse  de  Roussi  ;  Agnès,  comtesse  de  Braine  ;  Gude, 
comtesse  de  Bonnebourg  ;  Béatrix,  vicomtesse  d'Amiens;  Anastasie, 
duchesse  de  Poméranie;  Hadev^^ige,  comtesse  de  Clèves,  et  Ger- 
trude,  sa  fille  ;  Adèle  de  Montmorenci,  fille  de  Bouchard,  connéta- 
ble de  France,  suivirent  l'exemple  de  Ricuvère.  La  bienheureuse 
Ode,  touchée  de  leurs  vertus,  imita  leur  retraite.  Les  règles  que  Nor- 
bert prescrivit  à  ces  saintes  filles,  paraissent  au-dessus  de  la  fai- 
blesse de  leur  sexe*  cependant  elles  n'étaient  pas  encore  proportion- 
nées à  la  grandeur  de  leur  courage.  Jamais  elles  ne  sortaient  de  leur 
clôture,  elles  s'étaient  interdit  tout  commerce  avec  les  gens  du 
monde,  elles  ne  parlaient  à  leurs  plus  proches  parents  qu'en  pré- 
sence de  deux  religieuses;  elles  s'habillaient  d'étoffes  blanches,  mais 
communes  ;  leur  voile  était  d'un  gros  drap  noir,  leur  nourriture  n'a- 
vait ni  délicatesse  ni  abondance,  leur  jeûne  était  rigoureux,  leur 
abstinence  de  chair  perpétuelle,  leur  oraison  fréquente.  Ces  austéri- 
tés, qui  auraient  dû  éloigner  du  nouvel  institut  les  personnes  de  qua- 
lité les  attiraient  de  toutes  parts.  Le  nombre,  en  moins  de  quinze 
années,  s'accrut  si  prodigieusemeat,  qu'on  en  compta  plus  de  dix 
mille  répandues  en  différents  royaumes  *. 

Nous  avons  vu  que  la  ville  d'Anvers  avait  été  entièrement  perver- 
tie par  l'hérésiarque  Tanquelin,  et  qu'on  y  avait  aboli  presque  tous 
les  exercices  du  christianisme.  La  séduction  persévéra  après  la  mort 
de  cet  imposteur.  Quoique  Burcard,  évêque  de  Cambrai,  eût  en- 
voyé douze  ecclésiastiques  dans  Anvers  au  secours  du  seul  prêtre  qui 
desservait  l'égHse  de  Saint-Michel,  les  fruits  ne  répondaient  pas  au 
zèle  du  prélat  et  au  travail  des  ouvriers.  Les  missionnaires,  voyant 
l'opiniâtreté  du  peuple  d'Anvers  dans  l'hérésie,  jugèrent  qu'il  n'y 
avait  que  Norbert  qui  pût  la  vaincre,  L'évêque,  qui  était  son  ami,  le 
supplia  de  venir.  Norbert,  étant  arrivé  avec  deux  de  ses  disciples, 
déploya  toute  son  habileté  et  la  douceur  de  son  éloquence  pour  dé- 
tromper les  esprits  que  l'amour  du  libertinage  avait  entraînés  dans 
l'erreur.  Je  sais,  leur  disait-il,  que  l'ignorance  a  plus  de  part  à  votre 
désertion  que  l'attachement  au  mensonge.  Vous  vous  êtes  livrés  à 

1  Vie  de  S.  Norbert,  par  Hugo. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  173 

rhérésie  sans  la  connaître,  et  je  viens  vous  annoncer  la  vérité  que 
vous  ne  connaissez  pas.  Je  suis  persuadé  que  vous  aurez  le  même 
empressement  à  l'embrasser,  aussitôt  que  je  vous  Taurai  proposée, 
que  vous  avez  témoigné  d'ardeur  à  suivre  lesjimpostures  qui  vous  ont 
déguisé  Terreur  sous  les  apparences  de  la  vérité. 

Ainsi  Norbert,  bien  loin  d'insulter  par  des  invectives  au  malheur 
de  ces  peuples,  excusait  leur  surprise  avec  tant  de  bonté,  qu'il  leur 
épargnait  la  honte  que  Ton  a  d'ordinaire  à  confesser  Terreur  que  Ton 
déteste.  Dans  ses  prédications,  il  avait  soin  d'allier  la  douceur  avec 
la  force  de  la  conviction.  Il  sut  tempérer  si  bien  Tune  par  Tautre, 
que  les  chefs  du  parti  abjurèrent  leur  hérésie  entre  les  mains  de 
Norbert.  Les  disciples,  qui  n'y  étaient  retenus  que  par  l'exemple  des 
maîtres,  imitèrent  leur  conduite,  de  sorte  que  la  ville  changea  tout 
à  coup  de  créance  et  de  mœurs.  Ceux  qui  gardaient  depuis  cinq  ou 
six  ans  le  corps  de  Jésus-Christ  dans  des  lieux  immondes,  pour  le 
faire  servir  à  leurs  profanations,  le  rapportèrent  à  Norbert,  condam- 
nant, par  leurs  gémissements,  les  excès  de  leur  impiété.  Les  concu- 
binaires  et  les  incestueux,  qui  avaient  vécu  dans  un  dérèglement 
public,  renoncèrent  pour  jamais  à  leur  commerce  infâme.  Les  tem- 
ples furent  réparés,  les  croix  redressées,  le  sacerdoce  rétabli,  l'eu- 
charistie honorée  ;  la  religion  ressuscita,  et  Ninive  la  pécheresse 
devint  une  Ninive  pénitente.  Pour  y  affermir  et  y  continuer  le  bien, 
Norbert  y  établit  une  communauté  de  ses  religieux,  à  la  demande 
de  Tévêque. 

Il  fit  une  autre  bonne  œuvre  à  Anvers.  Il  amassa,  par  le  moyen 
des  aumônes  qu'il  avait  reçues,  un  fonds  suffisant  pour  nourrir  six- 
vingts  pauvres;  car  c'était  une  année  de  famine  en  France,  et  la 
misère  y  faisait  croître  chaque  jour  le  nombredes  mendiants.  Durant 
cette  famine,  on  nourrissait  tous  les  jours  à  Prémontré  cinq  cents 
pauvres.  Norbert  parut  désapprouver  cette  charité  de  ses  disciples, 
laquelle  lui  parut  excessive,  et  il  craignit  que  les  fonds  n'y  pussent 
suffire  ;  mais,  pour  se  punir  de  sa  défiance,  il  ordonna  qu'on  y  en 
ajoutât  encore  six-vingts  qui  seraient  nourris  aux  dépens  de  Tabbaye, 
et  dont  sept  mangeraient  au  réfectoire  avec  les  religieux.  Il  régla 
même  qu'en  certains  jours  qu'il  désigna  on  distribuerait  des  habits 
aux  pauvres.  L'abbaye  de  Prémontré  n'avait  pas  des  revenus  suffi- 
sants pour  fournir  aux  dépenses  que  la  charité  de  Norbert  l'obligeait 
de  faire;  mais  Tabstinence  de  ses  religieux  et  les  libéralités  des  fidèles 
étaient  pour  lui,  ou  plutôt  pour  les  pauvres,  une  ressource  abon- 
dante. 

Le  comte  Thibauld  de  Champagne,  dont  il  a  été  parlé,  fournissait 
abondamment  à  saint  Norbert  et  à  saint  Bernard  de  quoi  soulager  la 


174  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIl.  —  De  4106 

misère  de  tant  de  malheureux,  surtout  pendant  la  famine  qui  affligea 
la  France  Fan  H  25.  Ce  seigneur  voulut  avoir  dans  son  palais  deux 
religieux,  qu'il  chargea  de  parcourir  les  bourgs  et  les  villages  de  son 
domaine,  pour  y  secourir  les  pauvres.  Il  s'adressa  d'abord  à  saint 
Bernard,  qui  craignit  que  ses  religieux,  étant  destinés  à  la  solitude, 
ne  se  dissipassent  à  la  cour.  Le  comte  eut  donc  recours  à  saint  Nor- 
bert, qui  lui  en  envoya  deux  des  siens.  Le  comte  les  constitua  ses 
aumôniers,  et  il  donna  ordre  à  ses  officiers  de  leur  fournir  tout  ce 
qu'ils  demanderaient  pour  les  pauvres,  argent,  provisions,  habits*. 
Tandis  que  saint  Norbert  sanctifiait  ainsi  le  monde  par  le  prodige  de 
ses  vertus  et  la  vertu  de  ses  prodiges,  un  seul  homme  en  disait  du 
mal  :  cet  homme  est  Abailard.  Ce  vaniteux  sophiste  en  parle  avec 
mépris,  jusqu'à  le  représenter  comme  un  hypocrite  qui  tâchait  de  sé- 
duire les  peuples  par  de  faux  miracles.  Il  ne  parle  pas  avec  plus  d'es- 
time de  saint  Bernard.  Il  était  naturellement  jaloux  de  tous  les  grands 
hommes  qu'il  voyait  plus  estimés  que  lui,  et  sa  vanité  ne  lui  permet- 
tait guère  de  dire  du  bien  que  de  lui-même.  Mais  il  avait  un  intérêt 
personnel  à  tâcherf  de  décréditer  saint  Bernard  et  saint  Norbert, 
qui  combattaient  les  pernicieuses  nouveautés  qu'il  débitait  dans 
son  école,  et  auxquelles  la  réputation  du  maître  donnait  de  la 
vogue. 

En  effet,  Abailard  continuait  d'enseigner  à  Provins  avec  un  succès 
qui  l'aurait  consolé  de  ses  anciennes  disgrâces,  s'il  avait  eu  la  pru- 
dence de  ne  pas  s'en  attirer  de  nouvelles.  Il  ne  voyait  plus  personne 
qui  pût,  dans  sa  profession,  lui  disputer  la  palme.  Anselme  de  Laon 
et  Guillaume  de  Champeaux  qui  avaient  été  ses  maîtres  et  qu'il  re- 
gardait comme  ses  rivaux,  étaient  morts  Vun  et  Fautre  :  Anselme 
en  1117,  Guillaume  en  1121.  Dès  lors  Abailard  pouvait  passer  pour 
le  plus  habile  maître  qu'il  y  eût  en  France.  Sa  réputation  croissait 
tous  les  jours,  mais  sa  vanité  croissait  avec  sa  réputation,  et  ses 
succès  lui  firent  bientôt  plus  d'ennemis  que  son  mérite  ne  lui  avait 
fait  d'admirateurs  de  ses  talents.  L'estime  où  il  était  réveilla  la  ja- 
lousie des  autres  professeurs,  qui  examinèrent  ses  écrits  avec  cette 
attention  critique  qui  ne  pardonne  rien.  Abailard  ne  justifia  que  trop 
leurs  soupçons,  et  son  amour  pour  la  nouveauté  lui  attira  de  nou- 
velles humiliations  :  l'orgueil  même  en  est  seul  une  source  féconde 
pour  les  esprits  superbes. 

Abailard,  enivré  des  louanges  qu'on  donnait  à  la  pénétration  de 
son  génie,  se  crut  en  état  de  comprendre  les  mystères  les  plus  su- 
bUmes  et  de  les  faire  comprendre  aux  autres.  Pour  faciliter  à  ses  dis- 

1  Vie  de  S.  Norbert.  Acta  SS.,  ejunii,et  Hugo. 


à  U25  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  175 

ciples  rétude  de  la  théologie,,  il  publia  un  traité  intitulé  :  Introduction 
à  la  théologie.  Après  avoir  exposé,  dans  la  préface,  les  motifs  qui 
l'ont  engagé  à  entreprendre  cet  ouvrage,  il  déclare  que,  si  dans  ses 
expressions  ou  ses  sentiments  il  s'est  écarté  en  quelque  chose  delà 
vérité,  il  sera  toujours  prêt  à  se  corriger  quand  on  le  reprendra,  afin 
que,  s'il  ne  peut  éviter  la  honte  de  l'ignorance,  il  ne  tombe  pas  du 
moins  dans  le  crime  de  Thérésie,  qui  ne  consiste  que  dans  l'opiniâ- 
treté à  soutenir  Terreur.  Nous  verrons  bientôt  que  penser  de  cette 
protestation. 

Dès  que  cet  ouvrage  parut,  il  excita  un  grand  bruit  par  les  éloges 
et  les  critiques  qu'on  en  fit.  Abailard  y  accusait  quatre  professeurs 
de  France  de  plusieurs  erreurs.  Les  professeurs  usèrent  de  repré- 
sailles et  décrièrent  partout  son  livre  comme  un  ouvrage  pernicieux. 
Deux  professeurs  de  Reiras,  Albéric  et  Rotulfe,  anciens  disciples 
d'Anselme  de  Laon  et  de  Guillaume  de  Champeaux,  quoiqu'ils  ne 
fussent  pas  de  ceux  dont  Abailard  avait  relevé  les  erreurs,  dénoncè- 
rent son  livre  à  Radulfe,  archevêque  de  Reims,  et  le  pressèrent  de 
porter  Conon,  légat  du  Saint-Siège  en  France,  à  condamner  cet  ou- 
vrage dans  un  concile. 

Il  fut  en  effet  condamné  dans  un  concile  de  Soissons,  Abailard 
obligé  de  le  jeter  au  feu,  et  ensuite  de  se  rendre  en  prison  au  mo- 
nastère de  Saint-Médard  de  la  même  ville.  Or,  si  l'on  veut  en  croire 
Abailard,  le  mérite  de  son  livre  en  a  fait  tout  le  crime,  et  il  n'y  a  que 
les  yeux  de  l'envie  qui  y  ont  découvert  des  erreurs  ;  le  légat  Conon 
était  un  homme  faible  et  entièrement  ignorant  des  vérités  de  la  re- 
ligion. En  tout  ceci,  Abailard  ne  fait  que  répéter  ce  que  disent  tous 
les  novateurs  contre  ceux  qui  les  condamnent.  Qu'il  en  soit  ainsi, 
nous  en  avons  un  témoin  irrécusable,  le  livre  même  d'Abailard,  qui 
est  venu  à  nous  presque  tout  entier.  Avec  une  connaissance  super- 
ficielle des  principaux  dogmes  de  la  foi  chrétienne,  on  y  trouve  plu- 
sieurs choses  équivoques,  inexactes,  et  quelques  erreurs  graves,  en- 
tre autres  une  de  celles  qu'on  lui  reprochait,  comme  nous  le  verrons 
plus  tard. 

En  quoi  l'on  ne  peut  refuser  à  Abailard  une  entière  créance,  c'est 
en  ce  qu'il  dit  de  son  désespoir  après  avoir  été  condamné  à  Soissons. 
L'abbé  et  les  moines  de  Saint-Médard,  dit-il,  croyant  que  je  demeu- 
rerais toujours  avec  eux,  me  reçurent  avec  une  très-grande  joie  et 
s'efforcèrent  de  me  consoler  par  les  soins  qu'ils  prenaient  de  bien  me 
traiter;  mais  ce  fut  en  vain.  Vous  savez.  Seigneur,  avec  quelle 
amertume  de'cœur  je  m'en  prenais  à  vous-même,  avec  quelle  fureur 
je  vous  accusais.  Je  ne  puis  exprimer  quels  étaient  ma  douleur,  ma 
confusion,  mon  désespoir.  Si  Abailard  s'emportait  ainsi  contre  Dieu 


176  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

quand  son  amour-propre  était  humilié,  on  peut  bien  croire  qu'il  ne 
s'emportait  pas  moins  contre  les  hommes  *. 

Cependant  le  pape  Calixte  II,  après  avoir  procuré  la  paix  entre  la 
France  et  l'Angleterre,  s'acheminait  vers  l'Italie,  réglant  plusieurs 
affaires  sur  sa  route.  En  Bourgogne,  à  la  prière  de  saint  Etienne, 
abbé  de  Cîteaux,  il  confirma  les  règlements  de  cet  ordre.  A  Autun, 
où  il  célébra  la  fête  de  Noël  1119,  il  reçut  avec  bonté  l'archevêque 
Brunon  de  Trêves,  auquel  il  accorda  l'indulgence  de  ses  péchés  et  la 
confirmation  des  privilèges  de  son  église.  Calixte,  voulant  orner  de 
quelque  privilège  l'église  de  Vienne,  qui  avait  été  son  premier  siège, 
lui  accorda  la  primatie  sur  sept  provinces.  Comme  dans  ces  pro- 
vinces il  y  avait  déjà  deux  archevêques,  celui  de  Narbonne  et  celui 
de  Bourges,  qui  avaient  le  titre  de  primat,  l'archevêque  de  Vienne 
prit  occasion  de  se  quahfier  primat  des  primats;  mais  ce  ne  fut  jamais 
guère  qu'un  titre. 

Le  pape  Calixte,  ayant  passé  les  Alpes,  entra  dans  la  Lombardie. 
Les  peuples,  accourant  de  toutes  parts,  le  reçurent  avec  une  grande 
dévotion,  comme  le  vrai  pasteur  de  l'Eglise  universelle.  A  Lucques, 
la  miUce  vint  à  sa  rencontre,  et  il  fut  conduit,  par  le  clergé  et  le 
peuple,  à  l'église  et  au  palais.  A  Pise,  il  fut  reçu  de  même  en  pro- 
cession, et  dédia  solennellement  la  grande  église.  La  nouvelle  de  son 
arrivée  étant  venue  à  Rome,  toute  la  ville  en  eut  une  grande  joie  et 
un  grand  désir  de  le  recevoir  :  ce  qui  épouvanta  les  schismatiques, 
lesquels  y  tenaient  le  parti  de  l'empereur.  L'antipape  Bourdin,  ne 
se  trouvant  plus  en  sûreté,  s'enfuit  à  Sutri,  qu'il  avait  ôté  à  Pierre 
de  Léon,  et  s'enferma  dans  la  forteresse,  attendant  le  secours  de 
l'empereur,  qui  ne  devait  pas  venir.  La  milice  de  Rome  vint  jusqu'à 
trois  journées  au-devant  du  pape  Calixte.  Quand  il  approcha  de  la 
ville,  les  enfants,  portant  des  branches  d'arbre,  le  reçurent  avec  des 
acclamations  de  louanges.  Il  entra  couronné  dans  la  ville,  dont  les 
rues  étaient  tapissées.  Les  Grecs  et  les  Latins  chantaient  de  concert, 
les  Juifs  mêmes  y  applaudissaient.  Les  processions  étaient  si  nom- 
breuses, qu'elles  durèrent  depuis  le  matin  jusqu'à  quatre  heures 
après  midi  ;  enfin,  au  milieu  des  chants  d'acclamations,  le  Pape  fut 
conduit  par  les  magistrats  au  palais  de  Latran,  suivant  la  coutume. 
C'était  le  3'°''  de  juin  1120,  et  le  Pape  demeura  à  Rome  le  reste  du 
mois,  recevant  tout  le  monde  avec  une  affabilité  et  une  grâce  dignes 
de  sa  naissance  ^. 

Mais  comme  il  avait  besoin  de  troupes  pour  forcer  l'antipape  à  se 

1  Labbe,  t.  10,  p.  885.  Abœlard.  epist.  9.  r-  2  Pandulf.,  apud  Baron.,  an. 
1J20. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  177 

soumettre,  il  se  rendit  en  Apulie  pour  chercher  le  secours  des  Nor- 
mands. Il  vint  premièrement  au  Mont-Cassin,  où  il  fut  défrayé  libé- 
ralement par  l'abbé,  non-seulement  tant  qu'il  y  fut,  mais  pendant 
deux  mois  environ  qu'il  demeura  dans  le  pays.  De  là,  il  passa  à  Bé- 
névent,  où  Guillaume,  duc  d' Apulie  et  de  Calabre,  vint  le  trouver  et 
lui  fit  hommage  hge,  comme  Robert  Guiscard,  son  aïeul,  et  Roger, 
son  père,  l'avaient  fait  aux  Papes  précédents;  et  Calixte  lui  donna 
l'investiture  de  tout  le  pays  par  l'étendard.  Le  Pape  demeura  long- 
temps à  Bénévent,  sans  pouvoir  revenir  à  Rome,  parce  qu'il  n'y  avait 
pas  de  sûreté  :  les  schismatiques  arrêtaient  même  ceux  qui  allaient 
le  voir,  et  les  tuaient  ou  les  maltraitaient.  Enfin  il  retourna  à  Rome 
par  mer  et  y  célébra  la  fête  de  Pâques  de  l'année  1121  *. 

Après  la  fête,  il  envoya  contre  Sutri  une  grande  armée,  avec  Jean 
de  Crème,  cardinal-diacre,  et  le  suivit  de  près  lui-même.  Les  habi- 
tants de  Sutri,  voyant  battre  leurs  murailles,  prirent  l'antipape 
Bourdin  et  le  livrèrent  aux  soldats  de  Calixte.  Les  soldats,  après  l'a- 
voir chargé  d'injures,  le  firent  monter  sur  un  chameau  à  rebours, 
lui  faisant  tenir  la  queue  au  lieu  de  bride,  et  lui  mirent  sur  le  dos 
une  peau  de  mouton  sanglante,  voulant,  par  cette  dérision,  repré- 
senter le  Pape  vêtu  d'une  chape  d'écarlate  et  monté  sur  un  grand 
cheval.  Ils  firent  entrer  Bourdin  dans  Rome,  pour  intimider  ceux 
qui  oseraient  à  l'avenir  usurper  le  Saint-Siège  ;  et  le  peuple  l'aurait 
fait  mourir,  si  le  pape  Calixte  ne  l'eût  délivré  de  leurs  mains  et  en- 
voyé au  monastère  de  Cave  pour  faire  pénitence.  Sitôt  qu'il  fut  pris, 
Calixte  en  écrivit  à  tous  les  évêques  et  à  tous  les  fidèles  des  Gaules, 
et  sans  doute  aussi  à  ceux  des  autres  nations  ^. 

Calixte  II  rétablit  à  Rome  la  paix  et  la  sûreté  publiques.  Il  dé- 
molit les  tours  de  Cencio  Frangipane  et  des  autres  petits  tyrans,  et 
soumit  quelques  comtes  qui  pillaient  les  biens  de  l'Église.  Les  che- 
mins étaient  libres  pour  aller  à  Rome,  et  personne  n'insultait  aux 
étrangers  quand  ils  y  étaient  arrivés.  Auparavant,  les  offrandes  de 
saint  Pierre  étaient  pillées  impunément  par  les  plus  puissants  des 
Romains,  devant  lesquels  les  précédents  Papes  n'osaient  ouvrir  la 
bouche.  Calixte  fit  revenir  ces  offrandes  à  sa  disposition,  pour  les 
employer  à  l'utilité  de  l'Église.  Ce  n'est  pas  qu'il  fût  intéressé  ;  au 
contraire,  il  conseillait  aux  Anglais  d'aller  en  pèlerinage  à  Saint-Jac- 
ques plutôt  qu'à  Rome,  à  cause  de  la  longueur  du  chemin,  et  il 
donnait  la  même  indulgence  à  ceux  qui  y  allaient  deux  fois  que  s'ils 
avaient  été  à  Rome. 

En  Allemagne,  tout  se  disposait  à  la  guerre  civile,  lorsque  tout 

*  Chronic.  Cass.,  etc.,  apud  Baron,  et  Pagi.  —  «  Labhc,  t.  \0,  p.  SîH.    'W'- 
XV  .  12 


178  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

aboutit  à  la  paix.  L^an  1121,  l'empereur  Henri,  résolu  de  réduire 
Mayence  révoltée  contre  lui,  envoya  ses  ordres  de  toutes  parts  pour 
en  faire  le  siège.  L'archevêque  Albert,  de  son  côté,  remua- toute  la 
Saxe,  où  il  s'était  retiré,  et  qui  s'était  détachée  de  l'empereur  tout 
entière.  Et  comme  Albert  était  depuis  longtemps  légat  du  Pape,  il 
employa  son  autorité  pour  assembler  souvent  les  évêques  et  les  sei- 
gneurs de  la  province,  et  se  servit  de  son  éloquence  pour  animer  tous 
les  catholiques  à  la  défense  de  Mayence,  métropole  de  toute  la  Ger- 
manie. Comme  on  avait  élu  canoniquement  des  évêques  pour  les 
églises  vacantes  de  Saxe,  on  se  proposait  aussi  de  rétablir  dans  leurs 
sièges  l'évêque  de  Spire,  l'évêque  de  Worms  et  les  autres  qui  en 
avaient  été  chassés  parce  qu'ils  étaient  fidèles  au  Pape.  Vers  la  fin 
de  juin,  les  armées  étaient  en  campagne,  l'une  dans  la  Saxe,  l'autre 
dans  l'Alsace.  On  faisait  dans  toutes  les  églises  des  jeûnes,  des  pro- 
cessions et  des  prières.  Elles  furent  exaucées.  Déjà  les  armées  étaient 
en  présence,  lorsque  Dieu  toucha  les  cœurs  des  seigneurs.  On  envoya 
de  part  et  d'autre  ceux  qui  avaient  le  plus  de  sagesse  et  de  piété, 
pour  traiter  un  accommodement.  Ils  firent  tant,  par  leurs  raisons  et 
leurs  prières,  que  l'empereur  consentit  à  s'en  rapporter  aux  seigneurs. 
On  en  nomma  onze  de  chaque  côté,  et  on  indiqua  une  assemblée 
générale  à  Wurtzbourg  pour  la  Saint-Michel.  Après  s'être  touché 
dans  la  main  pour  assurance  de  cette  convention,  ils  se  séparèrent  *. 

Environ  trois  mois  après,  on  s'assembla  à  Wurtzbourg,  comme 
on  était  convenu.  On  y  traita  de  la  manière  de  finir  le  schisme  et  de 
rétablir  l'union  entre  l'Empire  et  le  sacerdoce.  On  établit  première- 
ment une  paix  très-ferme  pour  toute  l'Allemagne,  sous  peine  de  la 
vie,  avec  restitution  de  toutes  les  terres  usurpées  sur  l'Église,  sur  le 
prince  ou  sur  les  particuliers.  Quant  à  l'excommunication,  qui  était 
la  source  de  presque  toutes  les  difficultés,  on  s'en  remit  au  jugement 
du  Pape,  et  on  nomma  deux  députés,  savoir  :  Brunon,  évêque  de 
Spire,  et  Arnoulphe,  abbé  de  Fulde,  pour  aller  à  Rome  et  prier  Sa 
Sainteté  d'indiquer  un  concile  général  où  cette  grande  affaire  fût 
terminée.  En  attendant,  on  envoya  saint  Otton,  évêque  de  Bamberg, 
et  le  duc  Henri  aux  seigneurs  de  Bavière,  qui  n'avaient  pu  se  trouver 
à  Wurtzbourg,  et  qui,  s'étant  assemblés  à  Ratisbonne  au  1"  de  no- 
vembre, approuvèrent  les  résolutions  communes. 

L'évêque  de  Spire  et  l'abbé  de  Fulde,  députés  à  Rome  pour  la 
paix,  revinrent  en  Allemagne,  amenant  avec  eux  trois  cardinaux- 
légats  du  Pape  :  Lambert,  évêque  d'Ostie  ;  Saxon,  prêtre,  et  Gré- 
goire, diacre,  que  le  Pape  avait  envoyés  par  le  conseil  des  cardinaux 

*  Ursp.,  an.  1121. 


à  H25  de  l'ère  clir.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  1î;9 

et  de  tous  les  évêques  d'Italie.  On  avait  indiqué,  pour  traiter  avec 
eux,  une  diète  à  Wurtzbourg;  mais  Tabsence  de  l'empereur  empê- 
cha de  la  tenir.  Enfin  elle  se  tint  à  Worms,  au  mois  de  septem- 
bre H22,  à  la  Nativité  de  la  Vierge;  et,  après  plus  d'une  semaine 
de  conférences,  la  paix  fut  conclue.  La  grande  difficulté  était  de  con- 
cilier les  droits  et  les  usages  de  l'Empire  avec  les  droits  et  la  liberté 
de  l'Eglise.  Les  princes  regardaient  comme  un  droit  héréditaire  de 
donner  l'investiture  par  la  crosse  et  l'anneau  ;  mais,  depuis  long- 
temps, ils  abusaient  de  cette  cérémonie  pour  confisquer  à  leur  profit 
la  liberté  des  élections.  On  trouva  ce  moyen  terme.  L'empereur 
renonçait  à  l'investiture  par  la  crosse  et  l'anneau,  il  laissait  les  élec- 
tions et  les  consécrations  libres  ;  mais  l'évéque  ou  l'abbé,  librement 
élu  et  sacré,  recevra  de  lui  l'investiture  des  régales  par  le  sceptre,  et 
lui  rendra  tous  les  devoirs  attachés  à  ces  régales  ou  droits  royaux. 
L'accord  se  fit  à  ces  conditions,  dans  la  confiance  que  le  Pape  ne 
manquerait  pas  de  le  ratifier;  car,  comme  lui  écrivit  l'archevêque 
de  Mayence,  tout  fut  réservé  à  sa  décision  finale. 

On  dressa  deux  écrits,  l'un  au  nom  de  l'empereur,  l'autre  au  nom 
du  Pape.  L'empereur  disait  le  premier  :  Moi  Henri,  par  la  grâce  de 
Dieu,  empereur  auguste  des  Romains,  pour  l'amour  de  Dieu,  de  la 
sainte  Église  romaine  et  du  seigneur  pape  Calixte,  et  pour  le  salut 
de  mon  âme,  je  remets  à  Dieu,  à  ses  saints  apôtres  Pierre  et  Paul  et  à 
la  sainte  Éghse  catholique,  toute  investiture  par  l'anneau  et  la  crosse, 
et  j'accorde,  dans  toutes  les  églises  de  mon  royaume  et  de  mon  em- 
pire, les  élections  canoniques  et  les  consécrations  libres.  Je  restitue 
à  l'Église  romaine  les  terres  et  les  régales  de  saint  Pierre,  qui  lui  ont 
été  ôtées  depuis  le  commencement  de  cette  discorde,  soit  du  temps 
de  mon  père,  soit  de  mon  temps,  et  que  je  possède,  et  j'aiderai 
fidèlement  à  la  restitution  de  celles  que  je  ne  possède  pas.  Je  resti- 
tuerai de  même  les  domaines  des  autres  églises,  des  seigneurs  et  des 
particuliers.  Je  donne  une  vraie  paix  au  seigneur  pape  Calixte,  à  la 
sainte  ÉgUse  romaine  et  à  tous  ceux  qui  sont  ou  ont  été  de  son  côté. 
Et  quand  l'Église  romaine  me  demandera  secours,  je  le  lui  prêterai 
fidèlement  et  je  ferai  une  due  justice  à  ses  plaintes. 

Le  Pape  disait  dans  l'autre  écrit  :  Moi  Galixte,  serviteur  des  servi- 
teurs de  Dieu,  j'accorde  à  vous,  mon  cher  fils  Henri,  par  la  grâce  de 
Dieu,  empereur  auguste  des  Romains,  que  les  élections  des  évêques 
et  des  abbés  du  royaume  teutonique  soient  faites  en  votre  présence, 
sans  violence  ni  simonie,  afin  que,  s'il  arrive  quelque  division,  vous 
donniez  votre  consentement  et  votre  protection  à  la  plus  saine  partie, 
suivant  le  jugement  du  métropolitain  et  des  comprovinciaux.  L'élu 
recevra  de  vous  les  régales  par  le  sceptre,  excepté  ce  qui  appartient 


180  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

à  rÉglise  romaine,  et  vous  en  fera  les  devoirs  qu'il  doit  faire  de  droit. 
Celui  qui  aura  été  sacré  dans  les  autres  parties  de  l'Empire  recevra 
de  vous  les  régales  dans  six  mois.  Je  vous  prêterai  secours,  selon  le 
devoir  de  ma  charge,  quand  vous  me  le  demanderez.  Je  vous  donne 
une  vraie  paix,  ainsi  qu'à  tous  ceux  qui  sont  ou  ont  été  de  votre  côté 
du  temps  de  cette  discorde. 

La  date  de  ces  deux  écrits  est  du  23  de  septembre  11 22.  Ils  furent 
lus  et  échangés  dans  une  plaine  sur  les  bords  du  Rhin,  à  cause  de  la 
nombreuse  assemblée.  On  rendit  solennellement  à  Dieu  des  actions 
de  grâces;  Pévêque  d'Ostie  célébra  la  messe,  il  y  reçut  l'empereur 
au  baiser  de  paix,  et  lui  donna  la  communion  en  signe  de  réconcilia- 
tion parfaite.  Les  légats  donnèrent  aussi  l'absolution  à  toute  l'armée 
de  l'empereur  et  à  tous  ceux  qui  avaient  eu  part  au  schisme.  Ainsi 
cette  assemblée  de  Worms  se  sépara  avec  une  joie  infinie  *.  A  la 
Saint-Martin,  l'empereur  en  tint  une  autre  à  Bambergavec  les  sei- 
gneurs qui  n'avaient  point  assisté  à  la  première.  Entre  autres  choses, 
il  y  nomma  des  ambassadeurs  pour  aller  à  Rome  avec  un  des  légats 
du  Pape  et  lui  porter  des  présents.  Le  Pape,  ayant  reçu  cette  ambas- 
sade, écrivit  à  l'empereur  une  lettre  du  13  décembre,  où  il  le  félicite 
de  s'être  soumis  à  l'obéissance  de  l'Église,  et  témoigne  s'en  réjouir 
particulièrement  à  cause  de  la  parenté  qui  les  unit  ensemble.  Il  le 
prié  de  renvoyer  au  plus  tôt  les  autres  légats,  à  cause  du  concile 
dont  le  temps  est  proche  ^. 

En  effet,  le  pape  Calixte  tint  ce  concile  à  Rome  pendant  le  carême 
de  l'année  suivante  1123,  et  on  le  compte  pour  le  neuvième  concile 
œcuménique  et  le  premier  de  Latran.  Il  s'y  trouva  plus  de  trois  cents 
évêques  et  plus  de  six  cents  abbés,  en  tout  près  de  mille  prélats. 
Le  Pape  y  ratifia  et  promulgua  solennellement  la  paix  conclue  entre 
l'empereur  et  l'Eglise.  Pour  consolider  cette  paix  et  en  étendre  les 
avantages,  le  concile  publia  vingt-deux  canons,  dont  la  plupart  ne 
font  que  renouveler  les  anciens  contre  la  simonie,  le  concubinage 
des  clercs  et  l'infraction  de  la  trêve  de  Dieu.  L'important  n'est  pas 
de  faire  des  règlements  nouveaux,  mais  de  tenir  à  ce  qu'on  observe 
ceux  qui  sont  faits.  Voici  les  canons  du  concile  qui  ont  quelque  chose 
de  particulier. 

Dans  le  sixième,  on  déclare  nulles  les  ordinations  faites  par  l'anti- 
pape Bourdin  depuis  qu'il  a  été  condamné  par  l'Église  romaine,  et 
celles  faites  par  les  évêques  qu'il  a  ordonnés  depuis  ce  temps.  Dans 
iè  huitième,  on  défend  l'usurpation  des  biens  de  l'Église  romaine,  et 
particulièrement  de  la  ville  de  Bénévent,  sous  peine  d'anathème. 

>  Labbe,  t.  10,  p.  889.  —  ^  Ibid.,  p.  894. 


à  1125  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  181 

Dans  le  onzième,  le  concile  dit  :  Nous  accordons  à  ceux  qui  vont  à 
Jérusalem  pour  la  défense  des  Chrétiens  la  rémission  de  leurs  pé- 
chés; nous  prenons  leurs  maisons,  leurs  familles  et  tous  leurs  biens 
sous  la  protection  de  saint  Pierre  et  de  TÉglise  romaine,  et  quicon- 
que osera  s'emparer  de  leurs  biens  pendant  qu'ils  seront  en  ce  voyage 
sera  excommunié.  Quant  à  ceux  qui  ont  pris  des  croix  sur  leurs  ha- 
bits pour  le  voyage  de  Jérusalem  ou  d'Espagne,  et  les  ont  quittées, 
nous  leur  ordonnons,  par  l'autorité  apostolique,  de  les  reprendre 
depuis  Pâques  prochain  jusqu'au  suivant,  autrement  nous  les  ex- 
communions et  interdisons  tout  service  divin  dans  leurs  terres,  hors 
le  baptême  des  enfants  et  la  pénitence  des  mourants.  Nous  défen- 
dons aux  laïques,  sous  peine  d'anathème,  est-il  dit  dans  le  quator- 
zième canon,  d'enlever  les  offrandes  des  autels  de  Saint-Pierre,  du 
Sauveur,  de  Sainte-Marie  de  la  Rotonde  et  des  autres  églises,  ou 
des  croix;  nous  défendons  aussi  de  fortifier  les  églises  comme  des 
châteaux,  pour  les  réduire  en  servitude.  11  est  porté  dans  le  quin- 
zième, qu'on  séparera  de  la  société  des  fidèles  ceux  qui  fabriquent 
de  la  fausse  monnaie  et  ceux  qui  en  débitent  sciemment,  comme 
étant  des  hommes  maudits,  des  oppresseurs  des  pauvres  et  des  per- 
turbateurs de  la  cité.  Le  seizième  est  conçu  en  ces  termes  :  Si  quel- 
qu'un ose  prendre,  dépouiller  ou  vexer  de  nouveaux  péages  les  pèle- 
rins qui  vont  à  Rome  ou  à  d'autres  lieux  de  dévotion,  il  sera  privé 
de  la  communion  chrétienne  jusqu'à  ce  qu'il  ait  satisfait  pour  sa  faute. 
Le  dix-huitième  ordonne  auxévêques  de  mettre  des  prêtres  dans  les 
églises  paroissiales  pour  avoir  soin  des  âmes.  Le  vingt-deuxième  dé- 
clare nulles  toutes  les  aliénations  des  biens  d'églises,  faites  par  les 
évêques  ou  les  abbés,  légitimes  ou  intrus,  sans  le  consentement  du 
clergé  ou  par  simonie  ;  en  particulier,  les  aliénations  des  biens  de 
l'exarchat  de  Ravenne  faites  par  Otton,  Gui,  Jérémie  ou  Philippe. 
C'étaient  les  quatre  évêques  schismatiques  qui  avaient  succédé  à 
l'antipape  Guibert  *. 

Ainsi,  la  défense  de  la  chrétienté  contre  les  infidèles,  tant  en 
Orient  qu'en  Espagne,  l'union  de  toutes  les  parties  de  l'Église  avec 
son  chef,  le  bon  accord  de  l'ÉgUse  et  de  l'Empire,  la  vie  édifiante  du 
clergé,  la  présence  du  pasteur  dans  chaque  paroisse,  la  répression 
des  guerres  particulières,  la  sûreté  des  voyageurs,  la  bonne  foi  dans 
le  commerce,  voilà  ce  qui  occupa  le  pape  Calixte  II  et  le  premier 
concile  général  de  Latran,  autrement  dit  les  premiers  états  généraux 
de  la  chrétienté  en  Occident;  car,  outre  les  mille  prélats,  il  y  avait 
desjaïques  sans  nombre,  de  tout  rang  et  de  toute  condition.  Suger, 

1  Labbe,  t.  10,  p.  886. 


t82  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

abbé  de  Saint-Denis,  y  assista  au  nom  de  Louis  le  Gros,  roi  de 
France. 

On  y  vit  Adalbéron,  nouvel  archevêque  de  Brème,  qui  venait  de 
succéder  à  Frédéric,  mort  le  30  janvier  de  la  même  année  1123. 
Ayant  été  canoniquement  élu,  Adalbéron  vint  à  Rome,  où  le  Pape 
le  reçut  avec  honneur,  le  sacra  lui-même,  et,  de  l'avis  du  concile, 
lui  donna  le  pallium  que  ses  deux  prédécesseurs  avaient  perdu  par 
leur  négligence  et  qui  avait  été  transféré  aux  Danois.  Il  lui  accorda 
de  plus  le  pouvoir  de  prêcher  TÉvangile  jusqu'à  l'Océan.  Comme  il 
avait  amené  avec  lui  un  pieux  ecclésiastique,  le  Pape  l'ordonna 
évêque  pour  les  Suédois  ;  et,  à  son  départ,  il  le  fit  accompagner  d'un 
cardinal,  pour  notifier  au  nom  du  Pape  à  tous  les  évêques  de  Da- 
nemark qu'ils  eussent  à  lui  obéir  comme  à  leur  métropolitain. 
Adalbéron  vint  à  Brème,  après  avoir  été  reçu  par  l'empereur  avec  la 
plus  grande  distinction  :  toutes  les  assemblées  de  la  province  le  re- 
çurent de  même  solennellement^. 

Le  roi  Henri  d'Angleterre,  ayant  perdu  sa  femme  et  son  fils,  réso- 
lut de  se  remarier.  Il  épousa  en  secondes  noces  Adélaïde,  fille  du 
duc  de  Lorraine,  comte  de  Louvain,  qui  était  nièce  du  Pape  aussi 
bien  que  la  reine  de  France.  Il  espérait  qu'en  considération  de  cette 
alliance  le  Pape  aurait  plus  d'égard  pour  lui  ;  mais  Henri^  de  son 
côté,  n'en  avait  guère  pour  le  Pape.  Il  reçut  avec  honneur  le  légat 
que  Calixte  lui  avait  envoyé,  le  fit  venir  jusqu'à  Londres;  mais^ 
après  lui  avoir  parlé,  il  le  renvoya  par  le  même  chemin,  sans  lui 
laisser  la  liberté  de  faire  aucune  fonction  de  sa  légation  pour  tra- 
vailler au  rétablissement  de  la  discipline. 

Le  roi  de  France  était  bien  éloigné  d'en  agir  de  la  sorte.  Il  croyait, 
au  contraire,  que  sa  couronne  ne  serait  jamais  plus  brillante  que 
quand  les  abus  qui  déshonoraient  l'Église  de  son  royaume  en  au- 
raient été  retranchés.  C'est  dans  cette  persuasion  qu'il  donnait  toute 
liberté  aux  légats  du  Saint-Siège  dans  l'étendue  de  son  royaume. 
Le  Pape  envoya,  l'an  H23,  une  nouvelle  légation  de  deux  cardi- 
naux, savoir  :  Pierre  de  Léon  et  Grégoire  de  Saint-Ange,  qui,  entre 
autres,  allèrent  visiter  saint  Etienne  de  Grammont  ou  de  Muret,  peu 
de  jours  avant  sa  mort. 

Calixte  II  avait  soumis  le  métropolitain  de  Sens  à  la  primatie  de 
celui  de  Lyon;  mais,  sur  les  remontrances  du  roi  Louis,  la  chose  fut 
sans  exécution  :  la  grande  raison,  c'est  que  Sens  était  du  royaume 
de  France,  et  Lyon  du  royaume  de  Germanie.  Le  même  Pape  conféra 
à  Gérard,  évêque  d'Angoulême,  la  légation  du  Saint-Siège  dans  les 

1  Annalista  sax.,  an.  1123.  Mansi,  t.  21,  p.  296. 


à  1125  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  188 

provinces  d'Aquitaine.  Il  donna  le  même  pouvoir  à  saint  Oldegaire, 
archevêque  de  Tarragone,  par  rapport  aux  armées  chrétiennes,  qui 
combattaient  en  Espagne  contre  les  Maures.  Il  érigea  Compostelle  en 
archevêché,  en  Fhonneur  de  saint  Jacques.  A  Rome,  il  rétablit  en 
peu  de  temps  la  paix  et  le  bon  ordre,  comme  dans  toute  TEglise  ;  il 
fit  amener  de  l'eau  dans  cette  ville,  et  y  répara  plusieurs  ouvrages 
publics.  Oncle  des  rois  de  France  et  d'Angleterre,  proche  parent  de 
Tempereur,  plein  de  piété,  de  courage  et  de  prudence,  on  pouvait 
tout  espérer  de  son  gouvernement,  lorsqu^il  mourut  assez  prompte- 
ment  de  la  fièvre,  le  12  décembre  1124,  après  un  pontificat  de  cinq 
ans  et  dix  mois.  Son  nom  se  trouve  dans  un  martyrologe*. 

Après  sa  mort,  tous  les  cardinaux  et  les  laïques  les  plus  puissants, 
principalement  Pierre  de  Léon,  dont  le  fils  était  cardinal,  et  Léon 
Frangipane,  convinrent  qu'on  ne  parlerait  point  d'élection  jusqu'au 
troisième  jour.  Ce  que  Frangipane  faisait  pour  avoir  le  temps  de  faire 
réussir  l'élection  de  Lambert,  évêque  d'Ostie,  qu'il  méditait  depuis 
longtemps;  car  tout  le  peuple  demandait  pour  Pape  Saxon  d'Ana- 
gni,  cardinal  de  Saint-Étienne  au  mont  Cœlius  ;  et  Léon  Frangipane 
feignait  de  le  désirer  aussi  pour  mieux  tromper  le  peuple.  Le  soir, 
il  fit  dire  à  chacun  des  chapelains  des  cardinaux,  séparément,  de 
venir  de  grand  matin  avec  une  chape  rouge  sous  la  chape  noire,  et 
cela  de  concert  avec  leurs  maîtres  :  ce  qu'il  faisait  afin  que  chacun 
des  cardinaux  espérât  qu'il  le  ferait  élire  Pape,  ou  du  moins  qu'ils 
vinssent  sans  crainte  ;  car  ils  se  souvenaient  de  ce  qui  s'était  passé, 
environ  sept  ans  auparavant,  à  l'élection  de  Gélase. 

Les  évêques  et  les  cardinaux  s'assemblèrent  donc  le  lendemain 
pour  faire  un  Pape,  dans  la  chapelle  de  Saint-Pancrace,  à  Saint- 
Jean  de  Latran.  Et,  après  quelques  discours,  Jonathas,  cardinal- 
diacre,  du  consentement  de  tous,  revêtit  de  la  chape  rouge  Thibauld, 
cardinal-prêtre  de  Sainte-Anastasie,  le  nommant  pape  Célestin.  On 
commença  à  chanter  le  Te  Deum,  et  Lambert,  évêque  d'Ostie,  chan- 
tait comme  les  autres  ;  mais  on  n'était  pas  encore  à  la  moitié,  quand 
Robert  Frangipane  et  quelques  autres,  même  de  la  cour  du  Pape, 
crièrent  :  Lambert,  évêque  d'Ostie,  Pape  !  et  l'habillèrent  aussitôt  de- 
vant l'oratoire  de  Saint-Silvestre.  II  y  eut  d'abord  un  grand  tumulte; 
mais  Célestin  céda  le  même  jour,  et  tous  consentirent  à  l'élection  de 
Lambert,  sous  le  nom  d'Honorius  II.  Toutefois,  parce  que  son  élec- 
tion n'avait  pas  été  assez  canonique,  sept  jours  après  il  quitta  la 
tiare  et  la  chape  en  présence  des  cardinaux,  et  se  retira.  Les  cardi- 
naux, voyant  son  humilité  et  craignant  d'introduire  quelque  nou- 

*  Baron.,  Pagi,an.  1I24. 


184  HISTOIRE  UNIVERSELLE.        [Liv.  LXVII.  -  De  1106 

veautédansTÉglise  romaine,  réhabilitèrent  ce  qui  avait  été  mal  fait; 
et,  ayant  appelé  Lambert,  ils  se  prosternèrent  à  ses  pieds  et  lui  pro- 
mirent obéissance  comme  Pape.  Il  se  nommait  Lambert  de  Fagnan, 
et  il  était  né  de  parents  d'une  condition  médiocre  dans  le  comté  de 
Bologne,  dont  il  fut  archidiacre.  Comme  il  était  fort  habile  dans  les 
lettres,  le  pape  Pascal  le  fit  venir  à  Rome  et  lui  donna  Tévêchéd^Os- 
tie.  Honorius  II  tint  le  Saint-Siège  cinq  ans  et  environ  deux  mois  *. 

Ce  fut  par  son  autorité  que  saint  Otton,  évêque  de  Bamberg,  alla 
travailler  à  la  conversion  des  peuples  de  Poméranie.  Depuis  vingt 
ans  que  ce  saint  prélat  gouvernait  son  église,  il  avait  rempli  avec 
édification  tous  les  devoirs  d'un  digne  pasteur.  Il  favorisait  tellement 
la  vie  religieuse,  que  Ton  compte  jusqu'à  quinze  monastères  et  six 
prieurés,  qu'il  fonda  tant  dans  son  diocèse  qu'en  plusieurs  autres 
d'Allemagne.  Et  comme  quelques-uns  se  plaignaient  de  la  multitude 
de  ces  fondations,  il  répondit  :  Qu'on  ne  peut  bâtir  trop  d'hôtelleries 
pour  ceux  qui  se  regardent  comme  voyageurs  en  ce  monde.  Lui- 
même,  étant  tombé  dangereusement  malade,  appela  un  saint  abbé 
qui  avait  toute  sa  confiance  et  lui  demanda  d'être  reçu  parmi  ses  re- 
ligieux. L'abbé,  qui  joignait  beaucoup  de  prudence  à  beaucoup  de 
piété,  reçut  aussitôt  son  vœu  d'obéissance,  mais  différa  de  lui  donner 
l'habit.  Quand  il  le  vit  revenu  en  santé,  il  lui  ordonna,  en  vertu  de 
la  sainte  obéissance,  de  continuer  à  gouverner  son  peuple  en  qualité 
l'évêque.  Dès  lors  Otton  se  livra  avec  plus  d'ardeur  que  jamais  à 
toutes  sortes  de  bonnes  œuvres.  Une  longue  stérilité  ayant  amené  la 
famine  et  la  mortalité,  il  transforma  tout  son  évêché  en  aumônes  et 
en  hôpitaux,  visitant  lui-même  les  malades,  nourrissant  lui-même 
les  affamés,  ensevelissant  lui-même  les  morts,  ou  les  faisant  enseve- 
lir. A  l'approche  de  la  moisson,  qui  fut  abondante,  il  fit  faire  des 
milliers  de  faucilles,  les  distribua  aux  pauvres,  avec  une  pièce  d'ar- 
gent à  chacun,  et  leur  dit  :  Voici,  mes  chers  enfants,  que  les  jours 
de  l'affliction  sont  passés  :  le  pays  tout  entier  est  devant  vous  ;  allez 
faire  la  moisson.  Et  ils  s'en  allèrent  pleins  de  joie. 

Comme  le  saint  évêque  était  connu  en  Pologne  par  le  long  séjour 
qu'il  y  avait  fait  en  sa  jeunesse,  le  duc  Boleslas,  qui  avait  subjugué 
la  Poméranie  et  voulait  y  établir  la  religion  chrétienne,  lui  écrivit  en 
ces  termes  :  A  son  seigneur  et  bien-aimé  père,  Otton,  vénérable 
évêque;  Boleslas,  duc  des  Polonais,  l'humble  dévotion  d'une  filiale 
obéissance.  Comme  je  me  souviens  qu'en  ma  jeunesse  vous  vous 
êtes  conduit  auprès  de  mon  père  de  la  manière  la  plus  honorable, 
et  que  maintenant  le  Seigneur  est  avec  vous,  vous  fortifiant  et  vous 

1  Baron.,  an.  1124. 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  185 

bénissant  dans  toutes  vos  voies,  j'ai  résolu,  si  cela  ne  déplaît  à  votre 
dignité,  de  renouveler  avec  vous  les  anciennes  amitiés,  et  de  me 
servir  de  votre  conseil  et  de  votre  secours  pour  procurer  la  gloire  de 
Dieu,  moyennant  sa  grâce.  Vous  savez,  je  pense,  comment  la  sau- 
vage barbarie  des  Poméraniens,  humiliée  non  par  ma  vertu,  mais 
par  celle  de  Dieu,  a  demandé  à  être  admise  à  la  société  de  FÉglise 
par  le  baptême.  Mais  depuis  trois  ans  que  j'y  travaille,  je  ne  puis 
engager  à  cette  œuvre  aucun  des  évêques  ou  des  prêtres  de  mon 
voisinage  qui  en  sont  capables.  C'est  pourquoi,  comme  j'apprends 
que  Votre  Sainteté  est  toujours  prête  à  toute  bonne  œuvre,  je  vous 
prie,  bien-aimé  Père,  de  ne  pas  refuser,  assuré  de  notre  concours, 
d'entreprendre  ce  travail  pour  la  gloire  de  Dieu  et  l'accroissement 
de  votre  béatitude.  Moi,  le  dévot  serviteur  de  Votre  Paternité,  je  ferai 
tous  les  frais  du  voyage;  je  vous  donnerai  une  escorte,  des  inter- 
prètes, des  prêtres  pour  vous  aider  et  tout  ce  qui  sera  nécessaire  ; 
seulement,  très-saint  Père,  daignez  venir  *. 

Otton  reçut  cette  lettre  comme  une  voix  du  ciel,  et  rendit  grâces 
à  Dieu  de  ce  qu'il  voulait  bien  se  servir  de  son  ministère  pour  une 
telle  entreprise.  Il  prit  conseil  de  son  chapitre  et  de  son  clergé,  et 
envoya  à  Rome  pour  obtenir  la  permission  et  la  bénédiction  du  pape 
Calixte.  Les  ayant  reçues,  il  communiqua  l'affaire  à  l'empereur  et 
aux  seigneurs,  dans  une  diète  qui  se  tint  à  Bamberg  au  mois  de  mai 
i  124.  La  cour  et  toute  l'assemblée  y  consentirent  avec  joie  ;  il  n^y 
eut  que  l'église  de  Bamberg  qui  pleura  son  pontife,  comme  s'il  eût 
déjà  été  mort.  Il  se  prépara  donc  au  voyage.  Or,  il  savait  que  la  Po- 
méranie  était  une  contrée  opulente,  qu'il  ne  s'y  trouvait  point  de 
pauvres;  que  les  pauvres  y  étaient  même  fort  méprisés,  au  point 
que  quelques  serviteurs  de  Dieu  y  étant  entrés  dans  cet  état  n'avaient 
pas  été  écoutés,  parce  qu'on  les  regardait  comme  des  misérables 
qui  ne  cherchaient  qu'à  soulager  leur  indigence.  Tout  cela  bien  con- 
sidéré, saint  Otton  crut  devoir  paraître  en  ce  pays  non-seulement 
comme  n'étant  pas  pauvre,  mais  comme  étant  riche,  pour  montrer 
aux  Barbares  qu'il  ne  cherchait  point  à  profiter  de  leurs  biens,  mais 
à  gagner  leurs  âmes  à  Dieu.  Il  prit  donc  avec  lui  des  ecclésiastiques 
capables,  avec  des  provisions  suffisantes  pour  le  voyage  ;  il  prit  des 
missels  et  d'autres  livres,  des  calices,  des  ornements  et  tout  ce  qui 
était  nécessaire  au  service  de  l'autel,  et  qu'il  savait  bien  qu'on  ne 
trouverait  pas  chez  les  païens  ;  il  prit  des  robes,  des  étoffes  pré- 
cieuses et  d'autres  présents  convenables,  pour  les  principaux  de  la 
nation. 

1  Vita  S.  Ottonis.  Acia  SS.,  2  julii. 


48-6  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIl.  —  De  1106 

Après  ces  préparatifs,  il  partit  le  lendemain  de  Saint-Georges, 
24"*  d'avril  1125,  et,  ayant  traversé  la  Bohême,  il  entra  en  Pologne 
et  arriva  à  Gnesen,  qui  en  était  alors  la  capitale.  Il  fut  reçu  partout 
en  procession,  comme  un  homme  apostolique  ;  et  le  duc  de  Pologne, 
avec  tous  les  grands,  vinrent  nu-pieds  au-devant  de  lui,  à  deux  cents 
pas  de  la  ville.  Le  duc  le  retint  pendant  sept  jours,  et  lui  donna  pour 
raccompagner  des  hommes  qui  savaient  les  deux  langues,  la  polo- 
naise et  la  teutonique,  trois  de  ses  chapelains  et  un  capitaine  nommé 
Pauhcius,  capable  de  l'aider  même  dans  sa  prédication.  Après  avoir 
traversé  à  grand'peine  pendant  six  jours  une  forêt  immense,  ils  s'ar- 
rêtèrent sur  le  bord  d'une  rivière  qui  séparait  la  Pologne  de  la  Po- 
méranie.  Le  duc  de  Poméranie,  averti  de  leur  venue,  était  campé 
de  l'autre  côté  avec  cinq  cents  hommes.  Il  passa  la  rivière  avec  peu 
de  suite,  et  vint  saluer  l'évêque,  plus  par  ses  gestes  que  par  ses  pa- 
roles, et  ils  demeurèrent  longtemps  embrassés  ;  car  ce  prince  était 
Chrétien,  mais  encore  caché,  par  la  crainte  des  païens.  Pendant  qu'ils 
s'entretenaient  tous  les  deux  à  part  avec  Paulicius,  qui  leur  servait 
d'interprète,  les  Barbares  qui  accompagnaient  le  duc,  voyant  les 
clercs  étonnés,  prenaient  plaisir  à  augmenter  leur  crainte,  tirant  des 
couteaux  pointus  dont  ils  faisaient  semblant  de  vouloir  les  écorcher 
ou  du  moins  couper  leurs  couronnes,  ou  de  les  enterrer  jusqu'à  la  tête 
et  de  les  tourmenter  de  plusieurs  autres  manières  ;  en  sorte  que  les 
pauvres  ecclésiastiques  se  préparaient  tout  de  bon  au  martyre.  Mais 
le  duc  les  rassura  bientôt,  en  leur  faisant  entendre  que  lui  et  tous 
ceux  qui  étaient  là  étaient  Chrétiens;  et  cette  vaine  frayeur  se  tourna 
de  part  et  d'autre  en  risée.  Le  saint  évêque,  entre  autres  présents 
qu'il  fit  au  duc,  lui  donna  une  canne  d'ivoire,  sur  laquelle  le  prince 
s'appuya  aussitôt  avec  reconnaissance,  disant  à  ses  soldats  :  Voyez 
quel  père  Dieu  nous  a  donné  et  quels  présents  ce  père  nous  fait  ! 
Jamais  présent  ne  m'a  fait  plus  de  plaisir.  Il  ordonna  de  recevoir 
l'évêque  par  toutes  les  terres  de  son  obéissance,  et  lui  fournit  abon- 
damment toutes  choses,  lui  donnant  des  guides  et  des  gens  pour  le 
servir.  Saint  Otton  et  ceux  de  sa  suite  passèrent  donc  la  rivière  et 
entrèrent  avec  confiance  en  Poméranie. 

Ils  marchèrent  d'abord  à  Piritz,  et,  sur  le  chemin,  ils  trouvèrent 
quelques  bourgades  ruinées  par  la  guerre.  Le  peu  d'habitants  qui  y 
restaient,  interrogés  s'ils  voulaient  être  Chrétiens,  se  jetèrent  aux 
pieds  de  l'évêque,  le  priant  de  les  instruire  et  de  les  baptiser.  Il  en 
baptisa  trente,  qu'il  compta  pour  les  prémices  de  sa  moisson.  Ap- 
prochant de  Piritz,  ils  virent  de  loin  quatre  mille  hommes  qui  s'y 
étaient  assemblés  de  toute  la  province  pour  une  fête  païenne,  qu'ils 
célébraient  par  des  réjouissances  très-bruyantes.  Comme  il  était  tard. 


à:  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  187 

Otton  et  les  siens  ne  jugèrent  pas  à  propos  de  s'exposer  pendant  la 
nuit  à  cette  multitude  échauffée  par  la  joie  et  la  débauche.  Le  len- 
demain matin,  Paulicius  et  les  députés  du  duc  Vratislas  de  Pomé- 
ranie  allèrent  trouver  les  principaux  de  la  ville,  pour  leur  annoncer 
la  venue  de  l^évêque  et  leur  ordonner,  de  la  part  du  duc  de  Pomé- 
ranie  et  de  celui  de  Pologne,  de  bien  le  recevoir  et  de  Técouter  avec 
respect,  ajoutant  que  c'était  un  homme  considérable,  riche  chez  lui, 
qui  ne  leur  demandait  rien  et  qui  n'était  venu  que  pour  leur  salut; 
qu'ils  se  souvinssent  de  ce  qu'ils  avaient  promis  et  de  ce  qu'ils  ve- 
naient de  souffrir,  et  ne  s'attirassent  pas  de  nouveau  la  colère  de 
Dieu  ;  que  tout  le  monde  était  chrétien  et  qu'ils  ne  pouvaient  résister 
seuls  à  tous  les  autres. 

Les  païens,  embarrassés,  demandèrent  du  temps  pour  délibérer, 
attendu  l'importance  de  l'affaire.  Mais  Paulicius  et  les  députés, 
voyant  que  c'était  un  artifice,  leur  dirent  qu'il  fallait  se  déterminer 
promptement,  que  l'évêque  était  arrivé,  et  que,  s'ils  le  faisaient  at- 
tendre, les  ducs  se  tiendraient  offensés  de  ce  mépris.  Les  païens, 
surpris  que  l'évêque  fût  si  proche,  se  déterminèrent  aussitôt  à  le  re- 
cevoir, disant  qu'ils  ne  pouvaient  résister  à  ce  grand  Dieu  qui  rom- 
pait toutes  leurs  mesures,  et  qu'ils  voyaient  bien  que  leurs  dieux 
n'étaient  pas  des  dieux.  Ils  communiquèrent  cette  résolution  au 
peuple,  qui  était  encore  assemblé,  et  tous  crièrent  à  haute  voix  que 
l'on  fît  venir  l'évêque,  afin  qu'ils  pussent  le  voir  et  l'entendre  avant 
de  se  séparer  .«Otton  vint  donc  avec  toute  sa  suite,  et  campa  dans  une 
grande  place  qui  était  à  l'entrée  de  la  ville.  Les  Barbares  vinrent  au- 
devant  en  foule,  regardant  ces  nouveaux  hôtes  avec  grande  curiosité, 
et  ils  leur  aidèrent  avec  beaucoup  d'humanité  à  se  loger. 

Cependant  l'évêque,  revêtu  de  ses  habits  pontificaux,  monta  sur 
un  Ueu  élevé  et  parla  par  interprète  à  ce  peuple,  très-avide  de  l'en- 
tendre. Bénis  soyez-vous,  disait-il  de  la  part  de  Dieu,  pour  la  bonne 
réception  que  vous  nous  avez  faite.  Vous  savez  peut-être  déjà  la 
cause  qui  nous  a  fait  venir  de  si  loin  :  c'est  votre  salut  et  votre  féli- 
cité; car  vous  serez  éternellement  heureux,  si  vous  voulez  recon- 
naître votre  Créateur  et  le  servir.  Comme  il  exhortait  ainsi  ce  peuple 
avec  simplicité,  ils  déclarèrent  tout  d'une  voix  qu'ils  voulaient  rece- 
voir ses  instructions.  Il  employa  sept  jours  à  les  catéchiser  soigneu- 
sement, avec  ses  prêtres  et  ses  clercs  ;  puis  il  leur  ordonna  de  jeûner 
trois  jours,  de  se  baigner  et  de  se  revêtir  d'habits  blancs  pour  se 
préparer  au  baptême.  Il  fit  faire  trois  baptistères  :  l'un  où  il  devait 
baptiser  lui-même  les  jeunes  garçons;  dans  les  deux  autres,  des 
prêtres  devaient  baptiser  séparément  les  hommes  et  les  femmes. 
Ces  baptistères  étaient  de  grandes  tonnes  enfoncées  en  terre,  de  telle 


l'iTS  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

sorte  que  leur  bord  vînt  environ  au  genou  de  ceux  qui  étaient  de- 
hors>  et  qu'il  fût  aisé  d'y  descendre  quand  elles  étaient  pleines  d'eau. 
Elles  étaient  entourées  de  rideaux  soutenus  de  petites  colonnes,  et, 
à  l'endroit  où  devait  être  le  prêtre  avec  ses  ministres,  il  y  avait  en- 
core un  linge  soutenu  d'un  cordon,  afin  de  pourvoir  en  tout  à  la 
modestie,  et  pour  qu'en  cette  action  si  sainte  il  ne  se  passât  rien  qui 
pût  choquer  la  bienséance,  ni  en  détourner  les  personnes  les  plus 
honnêtes. 

Quand  donc  ce  peuple  vint  pour  recevoir  le  baptême,  l'évêque  fit 
une  exhortation  convenable  ;  puis,  ayant  mis  les  hommes  à  droite  et 
les  femmes  à  gauche,  il  leur  fit  l'onction  des  catéchumènes  et  les 
envoya  aux  baptistères.  Chacun  y  venait  avec  son  parrain  seul,  à  qui, 
en  entrant  sous  le  rideau,  il  donnait  son  cierge  et  l'habit  dont  il  était 
revêtu,  que  le  parrain  tenait  devant  son  visage  jusqu'à  ce  que  le 
baptisé  sortît  de  l'eau.  Le  prêtre,  de  son  côté,  sitôt  qu'il  apercevait 
que  quelqu'un  était  dans  l'eau,  détournait  un  peu  le  rideau  et  bap- 
tisait le  catéchumène,  en  lui  plongeant  trois  fois  la  tête  ;  puis  il  lui 
faisait  l'onction  du  saint  chrême,  lui  présentait  l'habit  blanc,  et  lui 
disait  de  sortir  de  l'eau  ;  après  quoi  le  parrain  le  couvrait  de  l'habit 
qu'il  tenait,  et  remmenait.  En  hiver,  le  baptême  se  donnait  avec  de 
l'eau  chaude,  dans  des  étuves  parfumées  d'encens  et  d'autres  odeurs; 
et  c'est  ainsi  que  l'on  baptisait  par  immersion,  gardant  en  tout  l'hon- 
nêteté et  la  modestie  chrétiennes. 

Otton  et  ses  disciples  demeurèrent  à  Piritz  environ  trois  semaines, 
instruisant  les  néophytes  de  tous  les  devoirs  de  la  religion  :  de  l'ob- 
servation des  fêtes,  du  dimanche  et  du  vendredi,  des  jeûnes  du  ca- 
rême, des  Quatre-Temps  et  des  vigiles.  Ne  pouvant  si  promptement 
bâtir  une  église,  il  se  contenta  de  dresser  un  sanctuaire  et  d'y  consa- 
crer un  autel,  où  il  ordonna  de  célébrer  la  messe  en  attendant,  leur 
donnant  un  prêtre  avec  des  livres,  un  calice  et  les  autres  meubles 
nécessaires.  Ce  que  les  nouveaux  fidèles,  qui  étaient  environ  sept 
mille,  reçurent  avec  une  joie  et  une  dévotion  merveilleuses,  reje- 
tant toutes  leurs  anciennes  superstitions.  Avant  que  de  les  quitter,  le 
saint  évêque  leur  fit  un  sermon,  où  il  les  exhorta  à  demeurer  fermes 
dans  la  foi,  sans  jamais  retourner  à  l'idolâtrie.  Il  leur  expliqua  som- 
mairement la  doctrine  des  sept  sacrements,  qu'il  met  en  cet  ordre  : 
le  baptême,  la  confirmation,  l'onction  des  malades,  l'eucharistie,  la 
pénitence,  le  mariage,  l'ordre.  Il  recommande  de  faire  baptiser  les 
enfants  par  les  mains  des  prêtres,  au  temps,  c'est-à-dire  à  Pâques  et 
à  la  Pentecôte,  parce  que  quiconque  meurt  sans  baptême  est  privé 
du  royaume  de  Dieu  et  souffre  éternellement  la  peine  du  péché  ori- 
ginel. Il  recommande  d'entendre  souvent  la  messe  et  de  communier 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  189 

au  moins  trois  ou  quatre  fois  Fannée.  A  l'occasion  du  mariage,  il  dé- 
fend la  pluralité  des  femmes,  qui  était  en  usage  parmi  ces  peuples, 
ainsi  que  de  tuer  les  enfants;  car,  quand  il  leur  venait  trop  de  filles, 
ils  les  faisaient  mourir  au  berceau  :  crime  que  nous  avons  vu  non- 
seulement  autorisé,  mais  commandé  même  par  les  plus  fameux  lé- 
gislateurs de  Tantiquité païenne.  Il  les  exhorte  enfin  à  donner  de  leurs 
enfants  pour  les  faire  étudier,  pour  avoir  des  prêtres  et  des  clercs  de 
leur  langue  comme  les  autres  nations. 

De  Piritz,  Otton  passa  à  Gamin,  où  il  trouva  la  duchesse  de  Pomé- 
ranie,  qui,  étant  déjà  Chrétienne  dans  le  cœur,  le  reçut  avec  une 
extrême  joie.  Il  y  demeura  environ  six  semaines,  et  y  baptisa  tant 
de  peuple,  que,  bien  qu'il  fût  aidé  par  ses  prêtres,  souvent,  dans  cette 
fonction,  son  aube  était  trempée  de  sueur  jusqu'à  la  ceinture  ;  mais 
ce  travail  le  comblait  de  consolation.  Le  duc  Vratislas  y  vint  lui- 
même,  renonça  publiquement  à  vingt-quatre  concubines  qu'il  entre- 
tenait, outre  la  duchesse,  suivant  l'usage  de  la  nation;  et  plusieurs 
suivirent  son  exemple. 

Mais  le  saint  évêque  ne  fut  pas  reçu  de  même  à  Wollin,  ville  alors 
célèbre  et  de  grand  commerce,  dans  l'île  de  Julin,  qui  en  a  pris  le 
nom,  à  l'embouchure  de  l'Oder.  Les  habitants  étaient  cruels  et  bar- 
bares; et,  quoique  l'évêque  avec  sa  suite  se  fût  logé  dans  la  maison 
du  duc,  ils  vinrent  l'y  attaquer  en  furie.  Ceux  qui  l'accompagnaient 
étaient  affligés  et  consternés;  mais  lui  se  réjouissait,  croyant  aller 
souffrir  le  martyre.  Enfin  il  se  sauva  à  l'aide  de  Paulicius,  après  avoir 
reçu  quelques  coups  et  être  tombé  dans  la  boue;  et  les  habitants  de 
Julin  convinrent  de  faire  ce  que  feraient  ceux  de  Stettin,  qui  était, 
comme  elle  est  encore,  la  capitale  de  toute  la  Poméranie.  L'évêque 
y  passa  donc;  et  Paulicius,  avec  les  députés  des  deux  ducs,  alla  trou- 
ver les  premiers  de  la  ville  pour  leur  proposer  de  le  recevoir.  Ils  ré- 
pondirent :  Nous  ne  quitterons  point  nos  lois,  nous  sommes  contents 
de  notre  religion.  On  dit  qu'il  y  a  chez  les  Chrétiens  des  voleurs  à 
qui  l'on  coupe  les  pieds  et  on  arrache  les  yeux;  on  y  voit  toutes  sortes 
de  crimes  et  de  supplices  :  un  Chrétien  déteste  un  autre  Chrétien. 
Loin  de  nous  une  telle  religion  ! 

Ils  demeurèrent  deux  mois  dans  cette  obstination.  Dans  l'inter- 
valle, on  convint  de  part  et  d'autre  d'envoyer  des  députés  au  duc  de 
Pologne.  Les  Stettinois  donnèrent  l'espoir  d'embrasser  la  religion 
chrétienne,  si  le  duc  leur  accordait  une  paix  stable  et  une  diminution 
de  tribut.  En  attendant,  l'évêque  et  les  prêtres  prêchaient  deux  fois 
par  semaine,  c'est-à-dire  les  jours  de  marché,  dans  la  place  publi- 
que, revêtus  de  leurs  ornements  et  portant  une  croix;  et  cette  nou- 
veauté attirait  surtout  les  habitants  de  la  campagne,  qui  écoutaient 


190  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

volontiers  la  parole,  mais  aucun  n'osait  croire.  Enfin  deux  beaux  ado- 
lescents, d'une  noble  et  puissante  famille,  vinrent  trouver  l'évêque 
et  le  prièrent  de  les  instruire.  Le  saint  apôtre  le  fit  avec  une  effusion 
de  bonté  et  de  tendresse,  les  regardant  comme  les  prémices  d'une 
moisson  nouvelle.  Il  les  baptisa,  et  les  garda  près  de  lui  les  huit  jours 
qu'ils  portèrent  les  habits  blancs.  Leur  mère,  ayant  appris  que  ses 
enfants  avaient  reçu  le  baptême,  en  ressentit  une  joie  indicible.  Elle 
appela  un  de  ses  domestiques,  et  lui  dit  :  Allez  dire  à  monseigneur 
l'évêque  que  je  viens  le  voir,  lui  et  mes  enfants.  A  cette  nouvelle,  le 
saint  évêque  sortit  de  sa  maison,  s'assit  en  plein  air,  sur  une  pelouse, 
entouré  de  ses  prêtres  et  ayant  à  ses  pieds  les  deux  adolescents  vêtus 
de  robes  blanches.  Quand  ils  virent  arriver  leur  mère,  ils  se  levèrent 
modestement,  s'inclinèrent  devant  l'évêque,  et  allèrent  au-devant 
d'elle.  Quand  elle  aperçut  ses  fils  vêtus  de  blanc,  elle  fut  saisie  d'une 
joie  si  grande,  qu'elle  fondit  en  larmes  et  tomba  à  terre.  L'évêque 
accourt,  ainsi  que  ses  clercs  :  ils  la  relèvent,  la  soutiennent  et  la  con- 
solent; car  ils  pensaient  que  c'était  l'excès  de  la  douleur  qui  l'avait 
fait  tomber  en  défaillance.  Elle,  respirant  de  nouveau,  s'écria  :  Je 
vous  bénis.  Seigneur  Jésus-Christ,  auteur  de  toute  espérance  et  de 
toute  consolation,  de  ce  que  je  vois  mes  enfants  régénérés  par  vos 
sacrements  et  éclairés  par  la  vérité  de  votre  foi;  car  vous  savez.  Sei- 
gneur Jésus-Christ,  ajouta-t-elle  en  embrassant  ses  deux  fils,  que, 
dans  le  secret  de  mon  cœur,  j'ai  toujours  recommandé  ceux-ci  à 
votre  miséricorde,  vous  priant  de  leur  faire  ce  que  vous  leur  avez  fait. 
Puis,  se  tournant  vers  l'évêque  :  Bénie,  s'écria-t-elle,  bénie  soit  votre 
entrée  dans  cette  ville,  seigneur  et  révérendissime  Père  ;  car  vous 
avez  ici  un  grand  peuple  à  conquérir  au  Seigneur  par  votre  persévé- 
rance. Que  le  retard  ne  vous  fatigue  pas;  car  moi-même,  que  vous 
voyez  devant  vous,  encouragée  par  la  grâce  de  Dieu  et  par  votre  pré- 
sence, ô  Père  !  appuyée  surtout  du  secours  de  ces  chers  enfants,  je 
me  confesse  Chrétienne  :  ce  que  je  n'osais  jusqu'à  présent. 

On  sut  alors  que  cette  dame,  étant  toute  jeune,  avait  été  enlevée 
d'un  pays  chrétien,  et  qu'étant  noble  et  belle  elle  avait  été  unie  à 
un  seigneur  riche  et  puissant,  dont  elle  avait  eu  ses  deux  fils.  Le  saint 
évêque,  bénissant  Dieu,  la  fortifia  par  ses  exhortations,  et  lui  donna 
une  pelisse  de  grand  prix.  Dès  ce  moment  elle  se  mit  à  prêcher  et 
à  convertir  tous  ses  domestiques,  ses  voisins,  ses  amis,  avec  leurs 
familles.  Ses  deux  fils  reçurent  de  l'évêque  des  tuniques  brodées 
d'or,  avec  une  ceinture  d'or,  et  des  chaussures  peintes.  Revenus 
auprès  des  jeunes  gens  de  leur  âge,  ils  racontèrent  ce  qu'ils  avaient 
vu  auprès  de  l'évêque,  où  ils  étaient  restés  huit  jours  :  la  pureté,  la 
régularité  de  sa  vie,  sa  douceur,  sa  charité,  sa  munificence.  Pour 


à  1125  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  191 

preuve,  disaient-ils,  voyez  de  quelles  robes  il  nous  a  vêtus  après  tous 
ses  bienfaits,  voyez  de  quelles  ceintures  d'or  il  nous  a  honorés.  Il 
rachète  de  son  argent  les  captifs  qui  pourrissaient  dans  les  fers;  il 
les  nourrit,  les  habille  et  les  met  en  liberté.  A-t-on  jamais  vu  ou 
entendu  rien  de  semblable  en  Poméranie  ?  Aussi  plusieurs  de  nos 
concitoyens  ont-ils  pensé  que  c'était  un  dieu  visible  et  descendu 
parmi  les  hommes;  mais  lui  proteste  qu'il  n'est  pas  un  dieu,  mais 
seulement  le  serviteur  du  Dieu  très-haut,  qui  nous  l'a  envoyé  pour 
notre  salut.  La  jeunesse  païenne,  prêchée  par  eux,  suivit  leur  exem- 
ple :  les  deux  néophytes  revenaient  à  l'évêque  comme  des  colombes 
qui  en  amènent  d'autres.  La  vieillesse  suivit  bientôt  les  leçons  et  les 
exemples  de  la  jeunesse.  La  ville  entière  fut  émue  et  entraînée. 

Domuslas,  le  père  des  deux  jeunes  néophytes,  était  absent  pen- 
dant leur  conversion  et  leur  baptême.  Quand  il  les  sut  Chrétiens, 
ainsi  qu'une  grande  partie  de  sa  famille,  il  entra  en  fureur  et  jura  de 
persécuter  l'évêque.  Mais,  apaisé  par  les  prières  de  sa  femme,  tou- 
ché par  la  grâce  de  Dieu,  il  vint  trouver  le  saint  évêque,  se  prosterna 
à  ses  pieds,  fondant  en  larmes,  lui  confessa  qu'il  avait  reçu  le  bap- 
tême en  Saxe,  mais  que  les  richesses  que  lui  avait  offertes  le  paga- 
nisme l'avaient  empêché  de  se  montrer  Chrétien.  Après  cette  hum- 
ble confession,  il  fut  l'apôtre  de  la  foi  qu'il  avait  reniée  et  persécutée. 

Pendant  que  ces  choses  se  passaient  à  Stettin,  les  députés  qu'on 
avait  envoyés  au  duc  de  Pologne  en  apportèrent  une  lettre  qui  leur 
accordait  la  diminution  des  tributs  et  l'assurance  de  la  paix  qu'ils 
demandaient.  Ainsi,  par  délibération  publique,  ils  se  soumirent  à 
recevoir  l'Évangile.  L'évêque  les  prêcha  et  leur  persuada  d'abattre 
même  leurs  idoles.  Mais  comme  la  crainte  les  empêchait  de  le  faire 
de  leurs  propres  mains,  Otton  lui-même  y  marcha  avec  ses  prêtres, 
et  commença  à  faire  détruire  les  temples  des  faux  dieux.  Les  païens, 
voyant  qu'il  ne  leur  en  arrivait  aucun  mal,  conçurent  du  mépris 
pour  ces  dieux  qui  ne  pouvaient  se  défendre,  et  achevèrent  eux- 
mêmes  de  ruiner  les  temples.  Le  principal  contenait  de  grandes  ri- 
chesses, qu'ils  voulurent  donner  à  l'évêque  et  à  ses  prêtres.  Mais  il 
dit  :  A  Dieu  ne  plaise  que  nous  nous  enrichissions  chez  vous  !  nous 
avons  chez  nous  une  abondance  de  tous  ces  biens  :  prenez  plutôt  ceci 
pour  votre  usage.  Et,  ayant  tout  purifié  par  l'eau  bénite  et  le  signe 
de  la  croix,  il  le  fit  partager  entre  eux.  Il  retint  seulement  une 
idole  à  trois  têtes,  qu'il  envoya  au  Pape  comme  le  trophée  de  sa 
victoire.  11  demeura  encore  trois  mois  à  Stettin,  pour  instruire,  bap- 
tiser et  établir  la  religion.  Ceux  qui  les  premiers  avaient  reçu  la  foi 
et  le  baptême  instruisaient  les  autres;  on  faisait  le  catéchisme  dans 
les  rues  et  sur  les  places  publiques,  on  érigeait  des  croix,  on  adorait 


192  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVII.  —  De  1106 

le  crucifix,  tout  le  monde  était  occupé,  soit  à  enseigner,  soit  à  ap- 
prendre la  foi  chrétienne. 

Saint  Otton  revint  ensuite  à  Wollin,  dont  il  trouva  les  habitants 
parfaitement  disposés  à  recevoir  TÉvangile  ;  car,  tandis  qu'il  était  à 
Stettin,  ils  avaient  envoyé  secrètement  des  hommes  intelligents  pour 
observer  ce  qui  s'y  passait,  et  ils  leur  rapportèrent  qu'il  n'y  avait  ni 
imposture  ni  artifice  dans  la  conduite  de  ces  Chrétiens  ;  que  leur  doc- 
trine était  bonne  et  pure,  et  qu'elle  avait  été  reçue  unanimement 
à  Stettin.  L'évêque  fut  donc  reçu  par  ceux  de  Wollin  avec  une  joie 
incroyable,  et  ils  s'efforcèrent  de  réparer  en  toutes  manières  les 
mauvais  traitements  du  premier  voyage.  A  peine  put-on  suffire, 
pendant  deux  mois  d'un  travail  continuel,  à  baptiser  tous  ceux  qui 
se  présentaient.  Comme  Wollin  était  au  milieu  de  la  Poméranie,  les 
deux  ducs  résolurent  d'y  établir  le  siège  épiscopal,  pour  la  commodité 
d'y  prendre  le  saint  chrême  et  le  reste  de  ce  que  l'évêque  doit  don- 
ner. Otton  passa  ensuite  à  Colberg  et  à  d'autres  villes,  particulière- 
ment à  Belgrade,  aujourd'hui  Belgart,  où  il  mit  le  terme  de  son 
voyage  ;  car  c'était  l'hiver,  et  il  était  pressé  de  retourner  à  Bamberg. 
Il  repassa  toutefois  aux  lieux  où  il  avait  prêché,  dédia  les  églises 
bâties  en  son  absence,  donna  la  confirmation  et  même  le  baptême  à 
plusieurs  qui  n'étaient  pas  chez  eux  à  son  premier  passage.  Comme 
on  savait  qu'il  était  sur  son  départ,  les  peuples  accouraient  en  foule, 
estimant  malheureux  ceux  qui  ne  recevaient  pas  sa  bénédiction.  Ils 
faisaient  tous  leurs  efforts  pour  le  retenir  et  lui  persuader  d'être  leur 
évêque,  lui  promettant  une  entière  soumission  ;  et  il  l'avait  résolu 
lui-même,  mais  son  clergé  l'en  détourna.  Il  vint  par  la  Pologne, 
dont  le  duc  lui  donna,  pendant  tout  ce  voyage,  tous  les  témoignages 
possibles  d'amitié  ;  le  même  duc  nomma  pour  évêque  de  Poméranie, 
Albert,  un  des  trois  chapelains  qu'il  avait  envoyés  avec  Otton.  Enfin 
le  saint  évêque,  après  une  absence  de  près  d'un  an,  revint  à  Bam- 
berg, comme  il  s'était  proposé,  avant  le  dimanche  des  Rameaux, 
qui,  cette  année  1126,  était  le  4°'®  d'avril.  Ce  récit  est  tiré  de  sa  Vie, 
écrite  par  un  de  ceux  qui  l'accompagnaient  dans  ce  voyage  *.  Puis- 
sent les  habitants  de  la  Poméranie  revenir  à  la  foi  de  leurs  pères  et  à 
la  source  d'où  elle  leur  est  venue  ! 

On  voit  par  cet  exemple  que,  si  les  empereurs  d'Allemagne,  au 
lieu  de  vouloir  asservir  l'Église,  s'étaient  toujours  concertés  avec  son 
chef  et  avec  ses  évêques  pour  la  conversion  et  la  civilisation  des 
nations  infidèles,  ils  eussent  rendu  un  service  immense  à  l'Église  et  à 
l'humanité.  Mais  jamais  ils  ne  comprirent  leur  devoir,  ni  pourcon- 

*  Acta  SS.,  2  Juin. 


■t 


à  1125  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  193 

vertir  les  infidèles  de  l'Occident,  ni  pour  défendre  la  chrétienté  con- 
tre ceux  de  l'Orient.  On  pouvait  espérer  que  Tempereur  Henri  V, 
réconcilié  à  TÉglise,  réparerait  le  mal  par  le  bien,  lorsqu'il  mourut 
à  Utrecht,  le  23  mai  H25.  En  lui  finit  la  maison  de  Franconie,  qui 
était  montée  sur  le  trône  impérial  en  d024,  et,  dans  l'espace  de  cent 
et  un  ans,  eut  quatre  empereurs  :  Conrad  le  Salique,  Henri  HI, 
Henri  IV  et  Henri  V.  Le  meilleur  fut  le  second. 


13 


HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LX VIII.—  De  1125 


LIVRE   SOIXANTE-HUITIEME, 

DE  l'an   1125   A  L'AN   1153. 


li'esprit    qui   anime    l'Égalise   catholique    se    personnifie    en 
saint  Bernard. 


I-. 


SAINT  BERNARD  RÉFORME  LES  MOEURS  CLÉRICALES  ET  MONASTIQUES^    EN 
QUOI  IL  EST  SECONDÉ  PAR  PLUSIEURS  SAINTS  PERSONNAGES. 

Un  homme  qui  n'est  pas  du  monde,  et  qui  est  comme  l'âme  du 
monde  ;  un  homme  retiré  du  monde,  et  qui  est  en  relation  avec  tout 
le  monde,  avec  les  Papes  et  les  empereurs,  avec  les  rois  et  les  reines, 
avec  les  princes  et  les  évêques,  avec  les  moines  et  les  soldats,  avec 
les  savants  et  les  ignorants,  avec  les  peuples  des  villes  et  avec  les  ana- 
chorètes du  désert,  avec  l'Occident  et  avec  l'Orient  ;  un  homme,  un 
moine  qui  ne  respire  que  la  solitude,  et  qui  gouverne  le  monde  et 
l'Église  par  l'attrait  de  sa  parole,  l'ascendant  de  son  génie,  le  prodige 
de  ses  vertus  et  la  vertu  de  ses  prodiges  ;  un  homme,  le  plus  doux 
des  hommes  et  le  plus  ferme,  qui,  par  la  douceur  de  sa  fermeté  et 
la  fermeté  de  sa  douceur,  dompte  les  caractères  les  plus  indompta- 
bles, apaise  les  guerres  civiles  et  les  dissensions  religieuses;  un 
homme  qui  rappelle  à  tout  le  monde  son  devoir  et  qui  est  aimé  de 
tout  le  monde  :  cet  homme  est  saint  Bernard  ;  le  siècle  qui  sut  ainsi 
honorer  le  génie  et  la  vertu,  est  le  douzième  siècle. 

Nous  avons  vu  comment,  en  l'année  1113,  à  l'âge  de  vingt-deux 
ans,  Bernard  enrôla  pour  le  ciel  trente  hommes  du  monde,  jeunes  et 
nobles  ;  nous  l'avons  vu,  en  1115,  défrichant  la  vallée  d'Absynthe, 
la  retraite  des  voleurs,  et  la  transformant  en  vallée  de  grâce  et^de 
bénédiction,  en  pépinière  de  saints.  Son  vieux  père  Tescelin  vint  l'y 
rejoindre  en  1118,  ainsi  que  son  petit  frère  Nivard.  Une  multitude 


à  1153  de  l'ère  chr.J         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  195 

d'hommes  du  siècle  les  précédèrent,  les  accompagnèrent  et  les  sui- 
virent. Voici  comment  l'un  d'entre  eux,  Pierre  de  Roya,  parle  de  la 
vallée  d'Absynthe,  transformée  en  la  Claire  Vallée. 

a  Quoique  la  maison  de  Clairvaux  soit  située  dans  une  vallée,  elle 
a  toutefois  ses  fondements  sur  les  montagnes  saintes.  C'est  là  que 
Dieu  se  rend  admirable  et  opère  des  choses  extraordinaires,  à  la 
gloire  de  son  nom  ;  c'est  là  que  les  insensés  recouvrent  la  sagesse  ; 
c'est  là  que  l'homme  intérieur  se  renouvelle  en  même  temps  que 
l'homme  extérieur  se  détruit  ;  là  les  superbes  deviennent  humbles, 
les  riches  se  rendent  pauvres,  les  ignorants  requièrent  la  science,  et 
les  ténèbres  du  péché  se  dissipent  sous  l'action  de  la  lumière.  Là  il 
n'y  a  qu'un  cœur  et  qu'une  âme  parmi  la  multitude  d'hommes  qui 
se  sont  réunis  de  tant  de  pays  différents.  Ils  y  goûtent  sans  cesse  une 
joie  spirituelle,  dans  l'espérance  de  l'éternelle  béatitude  qu'ils  pres- 
sentent déjà  en  cette  vie.  On  peut  apercevoir,  èPleur  vigilance  dans 
la  prière,  à  leur  recueillement  et  à  l'humble  attitude  de  leur  corps, 
quelle  est  leur  ferveur  et  la  pureté  d'âme  avec  laquelle  ils  parlent  à 
Dieu,  et  quelle  est  l'union  intime  qu'ils  contractent  avec  lui.  Les 
longues  pauses  qu'ils  font  dans  l'office,  au  milieu  de  la  nuit,  la  ma- 
nière dont  ils  récitent  lespsaumeset  dont  ils  s'appliquent  à  la  lecture 
des  livres  sacrés,  le  profond  silence  dans  lequel  ils  se  tiennent  pour 
écouter  Dieu  qui  les  instruit  au  fond  de  leurs  cœurs,  tout  cela  té- 
moigne assez  quelles  douceurs  ils  ressentent.  Mais  qui  ne  les  admi- 
rerait quand  ils  s'exercent  aux  travaux  des  mains  ;  car,  lorsque  toute 
la  communauté  se  rend  au  travail  ou  en  revient,  ils  marchent  avec 
simplicité,  les  uns  après  les  autres,  ainsi  qu'une  armée  rangée  en 
bataille,  couverts  des  armes  de  l'humilité  ;  ils  sont  serrés  les  uns 
contre  les  autres  par  les  liens  de  la  paix  et  de  la  charité  fraternelle, 
qui  est  la  joie  des  anges  aussi  bien  que  la  terreur  des  démons. 
L'Esprit-Saint  les  soutient  tellement  dans  leurs  travaux,  par  l'onction 
de  sa  grâce,  qu'encore  qu'ils  aient  beaucoup  de  peines  et  de  fatigues, 
ils  les  supportent  toutefois  avec  tant  de  patience,  qu'ils  semblent 
n'en  éprouver  aucune. 

a  II  y  en  a  parmi  eux  qui,  autrefois,  tenaient  dans  le  monde  un 
rang  fort  distingué  et  qui  étaient  environnés  d'éclat  par  l'éminence 
de  leur  savoir,  lesquels  maintenant  s'abaissent  et  s'humilient  d'au- 
tant plus  profondément,  qu'ils  étaient  naguère  plus  élevés.  Lorsque 
je  les  vois  dans  les  champs,  la  bêche  à  la  main,  maniant  la  fourche 
et  le  râteau,  ou  bien  dans  la  forêt,  portant  la  cognée  ;  lorsque  alors 
je  pense  à  ce  qu'ils  ont  été  et  à  ce  qu'ils  sont  présentement,  ils  me 
paraissent,  si  je  jugeais  par  les  yeux  de  la  chair,  des  fous  et  des 
insensés  privés  de  la  langue  et  de  la  parole,  et  rien  autre  chose  que 


496  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LX\'Iir.  —  De  1125 

Topprobre  des  hommes  et  la  raillerie  des  peuples.  Mais  lorsque  je 
les  considère  des  yeux  de  la  foi,  je  les  regarde  comme  des  hommes 
dont  la  vie  est  cachée  en  Dieu,  avec  Jésus-Christ,  et  qui  ne  vivent  que 
pour  le  ciel.  C'est  parmi  eux  que  je  remarque  un  Godefroi  de  Pé- 
ronne,  un  Guillaume  de  Saint-Omer,  et  tant  d'autres  grands  per- 
sonnages que  j'ai  autrefois  connus  dans  le  monde,  et  qui  aujour- 
d'hui ne  laissent  plus  apercevoir  la  moindre  trace  de  leur  ancien 
état  ;  car,  au  lieu  qu'autrefois  ils  portaient  leur  tête  haute,  quoiqu'ils 
ne  fussent  alors  que  des  sépulcres  blanchis,  pleins  d'ossements  de 
morts,  ils  sont  à  présent  des  vases  sacrés  qui  renferment  le  trésor 
de  toutes  les  vertus  chrétiennes  *.  »    . 

Cependant,  quelque  saints  que  fussent  les  solitaires  de  Clairvaux, 
ou  plutôt  parce  qu'ils  étaient  saints  et  pour  qu'ils  le  devinssent  en- 
core davantage.  Dieu  les  mit  plus  d'une  fois  à  l'épreuve.  Dès  la  pre- 
mière année,  occupés  sans  relâche  à  la  construction  du  monastère, 
ils  étaient  dans  l'impossibilité  de  gagner  leur  pain  par  leurs  tra- 
vaux ;  et,  comme  leur  étabhssement  s'était  fait  après  la  saison  des 
semailles,  la  terre  ne  leur  donnait  rien.  Ce  fut  avec  des  peines  in- 
croyables qu'ils  se  procurèrent  quelque  peu  d'orge  et  de  millet,  dont 
ils  faisaient  du  pain,  n'ayant  pour  se  nourrir  que  des  feuilles  de 
hêtre  cuites  dans  l'eau  et  du  sel.  L'hiver  vint  ajouter  de  nouvelles 
rigueurs  à  cette  triste  situation,  et  Clairvaux  eut  à  subir  des  maux 
de  tous  genres. 

Un  jour,  raconte  un  pieux  chroniqueur,  le  sel  même  vint  à  man- 
quer. Bernard  appelle  l'un  de  ses  frères  et  lui  dit  :  Guibert,  mon 
fils,  prends  l'âne  et  va  acheter  du  sel  au  marché.  Le  frère  répHqua  : 
Mon  père,  me  donnerez-vous  de  quoi  payer  ?  —  Aie  confiance,  ré- 
pondit l'homme  de  Dieu  ;  car,  pour  de  l'argent,  je  ne  sais  quand 
nous  en  aurons  ;  mais  là-haut  est  celui  qui  a  ma  bourse  et  qui  pos- 
sède le  dépôt  de  mon  trésor.  Guibert  sourit,  et,  regardant  Bernard, 
il  lui  dit  :  Mon  père,  si  je  m'en  vais  les  mains  vides,  je  crains  fort 
de  revenir  les  mains  vides.  Va  toujours,  reprit  Bernard,  et  va  avec 
confiance  ;  je  te  le  répète,  celui  qui  possède  nos  trésors  sera  avec  toi 
en  chemin  et  te  fournira  ce  qui  sera  nécessaire.  Sur  cela,  le  frère, 
ayant  reçu  la  bénédiction  du  révérend  abbé,  sella  son  âne  et  se 
rendit  au  marché. 

Guibert,  ajoute  le  pieux  chroniqueur,  avait  été  incrédule  plus 
qu'il  n'est  permis  :  néanmoins  le  Dieu  de  toute  consolation  lui  pro- 
cura un  secours  inattendu  ;  car,  non  loin  du  bourg  voisin,  il  ren- 
contra un  prêtre,  qui  le  salua  et  lui  demanda  d'où  il  venait.  Guibert 

1  BihUoth.  PP.  Cisterc,  1.  1. 


à  11S3  del'èrechr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  197 

lui  confia  l'objet  de  sa  mission  et  la  pénurie  de  son  couvent  :  ce  qui 
toucha  tellement  le  charitable  prêtre,  qu'il  lui  fournit  en  abondance 
toutes  sortes  de  vivres.  L'heureux  Guibert  revint  en  hâte  au  mo- 
nastère, et,  se  jetant  aux  pieds  de  Bernard,  raconta  ce  qui  lui  était 
arrivé  en  chemin.  Alors  le  père  lui  adressa  ces  paroles  avec  dou- 
ceur :  Je  te  le  dis,  mon  fils,  il  n'est  rien  de  plus  nécessaire  au  Chré- 
tien que  la  confiance  :  ne  la  perds  jamais,  et  tu  t'en  trouveras  bien 
tous  les  jours  de  ta  vie  ^ 

Toutefois,  ces  secours  et  plusieurs  autres  ressources  qui  leur 
avaient  été  présentées  d'une  manière  non  moins  merveilleuse  s'é- 
taient épuisés,  et  Clairvaux  retomba  dans  toutes  les  horreurs  d'une 
complète  indigence  ;  les  religieux,  en  proie  à  la  faim,  au  froid  et  à 
des  privations  presque  insupportables,  s'abandonnèrent  au  décou- 
ragement, et  manifestèrent  hautement  le  désir  de  retourner  à  Cî- 
teaux.  Bernard  lui-même  était  accablé  d'une  si  profonde  tristesse,  à 
la  vue  des  souffrances  de  ses  enfants,  qu'il  manqua  de  force  pour  les 
soutenir,  au  point  qu'il  cessa  même  de  leur  rompre  le  pain  de  la  pa- 
role :  Et  ainsi,  dit  l'annaliste  de  Cîteaux,  les  religieux  furent  privés  à 
la  fois  du  pain  du  corps,  à  cause  de  leur  pauvreté  extrême,  et  du  pain 
de  l'âme,  à  cause  du  silence  du  saint  abbé  ^. 

Cet  état  de  choses,  qui  avait  commencé  dès  la  fin  de  l'année  4115, 
se  prolongea  durant  l'hiver  de  l'année  suivante,  et  l'on  ne  saurait  dire 
ce  que  Bernard  eut  à  souffrir  pendant  ces  seize  ou  dix-sept  mois, 
pour  empêcher  la  dissolution  de  Clairvaux,  et  pour  faire  tourner  à 
l'avantage  des  frères  l'épreuve  terrible  qui,  dans  les  desseins  de  Dieu, 
dut  affermir  à  jamais  leur  vertu,  leur  confiance,  leur  foi,  leur  pa- 
tience, leur  abandon  à  la  Providence. 

Un  jour  Bernard,  baigné  de  larmes,  était  prosterné  sur  les  marches 
de  l'autel  avec  ses  frères,  gémissant  et  implorant  à  haute  voix  la  mi- 
séricorde du  Sauveur,  auquel  ils  s'étaient  voués  dans  la  simplicité  de 
leur  cœur.  Dans  ce  moment,  ils  entendirent  tous  un  bruit  de  voix 
étrange  qui  paraissait  venir  du  ciel.  Les  frères,  étonnés,  prêtent  une 
oreille  attentive,  et  sont  frappés  de  cette  parole  qui  retentit  fortement 
dans  l'église  :  Bernard,  lève-toi,  ta  prière  est  exaucée  ^.  Les  frères 
étaient  encore  tout  stupéfaits  de  cette  voix  surhumaine,  quand  il 
arriva  au  monastère  deux  hommes  inconnus  qui  déposèrent  aux  pieds 
de  saint  Bernard  des  offrandes  considérables.  Des  voitures  chargées 
de  provisions  arrivèrent  peu  après  de  la  ville  de  Châlon;  et  le  désert 
de   Clairvaux,  arrosé  des  sueurs  de  ces  pieux  cénobites  et  fécondé 

1  Joan.  Eremita,  Vitaquarta,  l.  2,  n.  3,  p.  1303,  MabilL  —  «  Hist,  de  Cit., 
t.  3, 1.  2,  c.  3.  —  3  76îrf.,  p.  99.  —  Voir  aussi  VHistoire  de  saint  Bernard  et  de 
son  siècle,  par  l'abbé  T.  M.  Ratisbonne,  4*  édit.,  p.  138  et  suiv. 


198  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.—  De  1125 

pai*  leur  travail,  commença  également  à  produire  quelques  res- 
sources régulières  et  à  subvenir  aux  nécessités  les  plus  urgentes. 

Bernard,  tranquille  désormais  sur  le  soin  des  choses  temporelles, 
et  voyant  fleurir  dans  ses  enfants  la  paix  et  les  vertus  divines,  put 
s'absenter  du  monastère  et  se  rendre  aux  invitations  fréquentes  de 
révêque  de  Châlon,  qui  le  chargeait  de  prêcher  dans  les  églises  de 
son  diocèse.  Ces  missions  exerçaient  la  plus  salutaire  influence;  les 
populations  accouraient  pour  entendre  Thomme  de  Dieu  dont  la  pa- 
role puissante  opérait  des  merveilles  ;  des  ecclésiastiques,  aussi  bien 
que  des  laïques  illustres,  non  contents  de  réformer  leur  vie,  s'atta- 
chèrent étroitement  au  jeune  abbé  et  le  suivirent  à  Clairvaux  pour 
embrasser  la  règle  monastique.  «  Combien  de  gens  savants,  écrit 
l'un  des  biographes  de  saint  Bernard,  combien  d'orateurs,  que  de 
nobles  et  de  grands  dans  le  monde,  que  de  philosophes  ont  passé, 
des  écoles  et  des  académies  du  siècle,  à  Clairvaux,  pour  s'adonner  à 
la  méditation  des  choses  célestes  et  pratiquer  la  morale  divine  *  !  » 

«  Un  jeune  cousin  de  Bernard,  nommé  Robert,  avait  été  consacré 
à  Dieu  dès  sa  naissance,  et  ses  parents  l'avaient  destiné  et  promis  à 
l'abbaye  de  Clugni.  Mais,  s'étant  attaché  à  saint  Bernard  et  ayant  en 
quelque  sorte  identifié  son  âme  avec  la  sienne,  il  le  suivit  à  Cîteaux, 
quoiqu'il  n'eût  pas  atteint  encore  sa  quatorzième  année.  Ne  pouvant 
vivre  séparé  de  lui,  il  obtint  la  faveur  de  demeurer  dans  le  monastère, 
sans  prendre  l'habit  et  sans  même  être  admis  au  nombre  des  novi- 
ces, à  cause  de  sa  trop  grande  jeunesse.  Ce  fut  deux  ans  plus  tard, 
lors  de  la  fondation  de  Clairvaux,  qu'à  force  de  prières  et  d'instances, 
Robert,  à  peine  âgé  de  seize  ans,  prononça  ses  vœux  solennels  entre 
les  mains  du  saint  abbé.  Ce  moine  adolescent,  modèle  de  pureté  et 
de  douceur,  fleurissait  comme  le  lis  dans  la  vallée  de  bénédiction, 
et  les  plus  anciens  religieux  le  comparaient  à  cet  enfant  évangélique 
que  le  Seigneur  présenta  aux  apôtres  comme  le  modèle  de  la  per- 
fection chrétienne.  Aussi  était-il  pour  saint  Bernard  un  objet  de  pré- 
dilection et  de  tendresse  particulière. 

«  Le  choix  que  Robert  avait  fait  de  l'ordre  de  Citeaux  offensait  de- 
puis longtemps  les  religieux  de  Clugni,  qui  croyaient  avoir  des  droits 
sur  cet  enfant.  De  plus,  Robert  était  riche,  et  son  héritage  excitait  la 
c  nvoitise  de  ces  moines  dégénérés.  Ils  cherchèrent  donc  l'occasion 
de  le  gagner;  profitant  de  l'absence  de  Bernard,  les  émissaires  de 
l'abbé  Ponce  de  Clugni  se  rendirent  auprès  du  jeune  moine,  lui  per- 
suadèrent que  son  père  spirituel  le  tyrannisait  par  des  excès  d'aus- 
térité, lui  parlèrent  de  la  vie  plus  douce  et  plus  commode  que  l'on 

*  Vtta  S.  Bern.,  \.  2,  auct,  Ernlado.  Prœfat, 


à  1153  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  199 

menait  à  Clugni,  et  enfin  ils  réussirent  à  l'emmener  avec  eux  à  Clu- 
gni,  où  il  fut  reçu  comme  en  triomphe.  Pour  autoriser  cette  transla- 
tion furtive  et  rassurer  la  conscience  du  transfuge,  on  obtint  un  dé- 
cret subreptice  du  Pape,  auquel  on  fit  entendre  que  le  religieux  en 
question  avait  été  offert  à  Clugni  dès  son  enfance. 

«  Saint  Bernard  ressentit  une  douleur  d'autant  plus  vive,  qu'il  ai- 
mait davantage  le  moine  fugitif.  Après  avoir  attendu  quelque  temps, 
il  lui  écrivit  la  lettre  suivante,  qui  est  regardée,  à  bon  droit,  comme 
un  chef-d'œuvre  de  tendresse  et  d'éloquence. 

«  J'ai  assez  attendu,  mon  cher  fils  Robert,  et  peut-être  ai-je  at- 
tendu trop  longtemps  que  Dieu  daignât  toucher  ton  cœur  et  le  mien, 
en  t'inspirant  le  regret  de  ta  faute  et  en  me  donnant  la  consolation 
de  ton  repentir.  Mais,  puisque  mon  attente  est  vaine,  je  ne  puis  plus 
cacher  ma  tristesse  ni  retenir  ma  douleur.  C'est  pourquoi,  tout  mé- 
prisé que  je  suis,  je  viens  rappeler  celui  qui  me  méprise,  et  je  de- 
mande grâce  à  celui  qui  devrait  me  demander  grâce  le  premier.  Une 
affliction  extrême  ne  délibère  point,  ne  rougit  point,  ne  raisonne 
point,  ne  craint  point  de  s'avilir;  elle  ne  suit  ni  conseil,  ni  règle,  ni 
ordre,  ni  mesure  :  tout  l'esprit  n'est  occupé  que  des  moyens  d'adou- 
cir le  mal  qu'on  endure  et  de  recouvrer  le  bien  qui  peut  vous  rendre 
heureux.  Mais,  diras-tu,  je  n'ai  méprisé,  je  n'ai  offensé  personne  ! 
C'est  moi,  au  contraire,  qui  suis  l'offensé.  Je  n^ai  fait  que  m'éloigner 
d'un  homme  qui  me  maltraitait  de  mille  manières.  Est-ce  faire  une 
injure  que  de  l'éviter?  Ne  vaut-il  pas  mieux  céder  que  résister,  parer 
le  coup  que  de  le  rendre?  Cela  est  vrai,  j'en  conviens.  Mon  dessein 
n'est  pas  de  contester,  mais  de  finir  nos  contestations.  Oui,  l'on  doit 
rejeter  les  torts  sur  celui  qui  persécute,  et  non  pas  sur  celui  qui 
fuit  la  persécution.  J'en  tombe  d'accord.  J'oublie  le  passé;  je  ne 
rappelle  point  le  motif  et  les  circonstances  de  ce  qui  s'est  fait;  je 
n'examine  point  qui  de  nous  deux  a  sujet  de  se  plaindre;  j'en  veux 
effacer  jusqu'au  souvenir.  Ces  éclaircissements  sont  plus  propres  à 
rallumer  qu'à  éteindre  la  discorde.  Je  ne  parle  que  de  ce  qui  m'afflige 
uniquement,  malheureux  que  je  suis  de  ne  plus  te  voir,  d'être  privé 
de  toi,  de  vivre  sans  toi  !  toi  pour  qui  la  mort  me  serait  une  vie,  et 
sans  lequel  la  vie  m'est  une  mort  !  Je  ne  demande  pas  pourquoi  tu  es 
parti,  je  me  plains  seulement  de  ce  que  tu  n'es  pas  revenu.  Reviens, 
je  te  prie,  et  tout  sera  en  paix  ;  reviens,  et  je  serai  heureux,  et  je 
chanterai  avec  allégresse  :  Il  était  mort,  et  il  est  ressuscité  ;  il  était 
perdu,  et  il  est  retrouvé  *. 

c(  Je  veux  que  ta  sortie  soit  de  ma  faute  ;  oui,  j'étais  trop  rigide, 

1  Luc,  16,  32. 


200  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.— De  1125 

trop  sévère  ;  je  ne  ménageais  pas  assez  un  jeune  homme  tendre  et 
délicat.  C'était  là,  si  je  m'en  souviens,  le  sujet  de  tes  murmures 
pendant  que  tu  demeurais  ici,  et  c'est  encore,  comme  je  l'apprends, 
la  raison  dont  tu  te  sers  pour  décrier  ma  conduite.  Je  prie  Dieu  de 
ne  vous  l'imputer  pas.  Je  pourrais  peut-être  alléguer,  pour  ma  jus- 
tification, que  je  devais  user  de  fermeté  pour  réprimer  les  saillies 
d'une  jeunesse  bouillante,  pour  former  à  la  vertu  un  adolescent  no- 
vice, et  l'habituer  à  la  discipline,  suivant  ces  avis  de  l'Écriture  :  Châ- 
tiez votre  fils,  et  vous  sauverez  son  âme  *.  Le  Seigneur  corrige  celui 
qu'il  aime,  et  châtie  celui  qu'il  reçoit  au  nombre  de  ses  enfants  2. 
Les  châtiments  d'un  ami  sont  plus  salutaires  que  les  caresses  d'un 
ennemi  ^.  Mais,  encore  une  fois,  je  consens  à  passer  pour  coupable, 
de  peur  que,  si  je  conteste  sur  ta  faute,  tu  ne  diffères  trop  longtemps 
à  la  réparer.  Du  moins,  après  l'aveu  que  je  fais  et  le  regret  que  je 
témoigne,  tu  es  seul  dans  le  tort,  si  tu  n'as  quelque  indulgence  pour 
moi.  J'avoue  que,  malgré  ma  tendresse,  j'ai  pu  quelquefois  être  sé- 
vère jusqu'à  l'indiscrétion  ;  mais  mon  indiscrétion  passée  ne  doit  pas 
t'alarmer  pour  l'avenir;  je  suis  aujourd'hui  tout  autre,  parce  que  je 
présume  que  tu  l'es.  Changé,  tu  me  trouveras  changé  moi-même  ; 
et,  au  lieu  d'un  maître  que  tu  craignais  auparavant,  tu  embrasseras 
en  toute  sécurité  un  frère.  : 

«  0  mon  fils  !  considère  par  quelle  voie  j'essaye  de  te  rappeler!  Ce 
n'est  pas  en  t'inspirant  la  crainte  d'un  esclave,  mais  l'amour  d'un 
fils  qui  se  jette  avec  confiance  dans  les  bras  de  son  père  ;  et,  au  lieu 
d'employer  la  terreur  et  les  menaces,  je  ne  me  sers  que  de  tendresse 
et  de  prières  pour  gagner  ton  âme  et  guérir  ma  douleur.  D'autres 
peut-être  tenteraient  une  autre  voie  ;  ils  croiraient  devoir  t'effrayer 
par  l'image  de  ton  péché,  par  la  crainte  des  jugements  d'un  Dieu 
vengeur.  Ils  te  reprocheraient  sans  doute  l'horrible  apostasie  qui  t'a 
fait  préférer  un  habit  fin,  une  table  délicate,  une  maison  opulente, 
aux  vêtements  grossiers  que  tu  portais,  aux  simples  légumes  que  tu 
mangeais,  à  la  pauvreté  que  tu  avais  embrassée.  Mais,  sachant  que 
tu  es  plus  accessible  à  l'amour  qu'à  la  crainte,  je  n'ai  pas  cru  opportun 
de  presser  celui  qui  s'avance  de  lui-même,  d'épouvanter  celui  qui 
tremble  déjà,  de  confondre  celui  qui  est  déjà  confondu,  qui  prend  sa 
raison  pour  guide,  sa  conscience  pour  juge,  et  sa  pudeur  naturelle 
pour  règle  de  sa  conduite. 

«Au  reste,  s'il  est  étrange  qu'un  jeune  religieux  plein  de  retenue 
et  de  modestie  ait  osé  violer  ses  vœux  et  quitter  le  lieu  de  sa  profes- 
sion, contre  la  volonté  de  ses  frères  et  le  consentement  de  ses  su- 

1  Prov.,  23,  13.  —  2  Héb.,  12,  6.  —  3  Prov.,  27,  6. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  201 

périeurs,  combien  est-il  plus  étrange  que  David  ait  succombé  malgré 
sa  sainteté,  Salomon  malgré  sa  sagesse,  Samson  malgré  sa  force  ! 
Est-il  surprenant  que  celui  qui  eut  le  secret  de  corrompre  nos  pre- 
miers parents  au  sein  du  paradis,  ait  séduit  un  jeune  homme  au 
milieu  d'un  affreux  désert  ?  Encore  n^a-t-il  pas  été  séduit  par  la 
beauté,  comme  les  vieillards  de  Babylone  ;  suborné  par  l'avarice, 
comme  Giézi  ;  aveuglé  par  l'ambition,  comme  Julien  l'Apostat.  Il 
n'est  tombé  que  pour  s'être  abandonné  à  la  lueur  éblouissante  d'une 
fausse  vertu  et  par  les  conseils  de  quelques  hommes  d'autorité. 
Vous  demandez  comment?  Le  voici. 

«  Un  supérieur  fameux  est  envoyé  ici  de  la  part  du  général  de  son 
ordre;  c'est  une  brebis  au  dehors,  un  loup  ravisseur  au  dedans;  les 
gardes  y  sont  trompés.  Geloup,  hélas!  est  admis  seul  à  seule  auprès 
d'une  petite  brebis,  qui  ne  le  fuit  pas,  faute  de  le  connaître.  Elle  se 
laisse  bientôt  entraîner  aux  flatteuses  douceurs  d'un  homme  qui  lui 
prêche  un  Évangile  nouveau,  qui  vante  la  bonne  chère  et  décrie 
l'abstinence,  qui  traite  de  misère  la  pauvreté  volontaire,  qui  appelle 
extravagance  les  jeûnes,  les  veilles,  le  silence,  le  travail  des  mainSj 
qui  donne  les  beaux  noms  de  contemplation  à  l'oisiveté,  de  prudence 
et  de  discrétion  à  la  gourmandise,  à  la  loquacité,  à  la  curiosité  et  à 
toute  sorte  d'intempérance.  Eh  quoi  !  lui  dit-il.  Dieu  se  plaît-il  dans 
nos  souffrances?  L'Écriture  commande-t-elle  d'abréger  nos  jours  ? 
Observances  ridicules,  de  bêcher  la  terre,  de  couper  du  bois,  de 
porter  du  fumier  !  N'est-ce  pas  une  sentence  de  la  vérité  même  : 
J'aime  la  miséricorde  et  non  pas  le  sacrifice  *?  Je  ne  désire  point  la 
mort  du  pécheur,  mais  qu'il  se  convertisse  et  qu'il  vive  ^.  Bienheu- 
renxles  miséricordieux,  parce  qu'ils  obtiendront  miséricorde  ^.  D'ail- 
leurs, pourquoi  Dieu  crée-t-il  les  viandes,  s'il  défend  d'en  user  ? 
Pourquoi  nous  donne-t-il  un  corps,  s'il  n'est  pas  permis  de  le  nourrir? 
Enfin,  à  qui  est  bon  celui  qui  ne  l'est  pas  à  soi-même  *?  Quel  est 
Thomme  sensé  qui  haïsse  sa  propre  chair  ?  Tels  furent  les  discours 
spécieux  qui  séduisirent  un  jeune  moine  trop  crédule.  Égaré  par  le 
séducteur,  il  se  laisse  mènera  Clugni.  Là,  on  lui  coupe  les  cheveux, 
on  le  rase,  on  le  lave,  on  lui  ôte  ses  habits  grossiers  et  usés,  on  lui 
en  donne  de  neufs  et  de  grand  prix  ;  ensuite  on  le  reçoit  au  nombre 
des  religieux.  Mais  de  quels  honneurs,  de  quelle  pompe  n'est  pas 
accompagnée  sa  réception  !  On  le  distingue  de  ses  nouveaux  frères  ; 
on  le  loue  dans  son  désordre,  comme  on  loue  un  héros  après  la  vic- 
toire ;  on  le  place  au-dessus  des  autres,  on  lui  donne  même  la  pré- 
séance sur  beaucoup  de  vieillards;  toute  la  communauté  lui  applau- 

1  Matth.,  9,  3.  -  2  Ézéch.,  18,  13.  —  »  Matth.,  6,  7.—  *  Ézéch.,  >4,  5. 


202  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIIL—  De  1125 

dit,  le  félicite  et  triomphe  comme  d^une  victoire  dont  elle  possède  le 
butin.  0  doux  Jésus  !  que  n'a-t-on  pas  fait  pour  perdre  une  pauvre 
âme  !  Et  comment  n'eût-elle  pas  été  amollie  par  tant  de  flatteries, 
exaltée  par  tant  de  prévenances  !  Pouvait-elle  alors  rentrer  en  elle- 
même,  écouter  la  conscience,  connaître  la  vérité,  demeurer  dans 
l'humilité  ? 

«  Cependant  on  envoie  pour  lui  à  Rome,  on  sollicite  l'autorité 
apostohque,  et,  pour  que  le  Pape  ne  refuse  pas  son  assentiment,  on 
lui  insinue  que  les  parents  du  jeune  homme  l'ont  offert  dès  son  en- 
fance au  monastère  de  Clugni.  Personne  ne  réplique,  on  n'en  donne 
pas  même  le  temps,  l'on  prononce  contre  des  absents  hors  d'état  de 
se  défendre;  l'injustice  est  autorisée,  ceux  à  qui  elle  est  faite  sont 
condamnés,  le  coupable  est  impunément  absous;  et  cette  absolution 
trop  facile  est  confirmée  par  une  cruelle  dispense  du  vœu  de  stabiUté, 
laquelle  rassure  les  incertitudes  d'un  esprit  chancelant  et  achève  de 
le  jeter  dans  une  fausse  et  dangereuse  sécurité.  Voici  en  deux  mots 
ce  qui  fut  ordonné  par  ces  lettres  :  Que  le  jeune  religieux  demeure 
à  ceux  qui  l'ont  enlevé,  et  que  ceux  à  qui  il  a  été  enlevé  gardent  le 
silence.  Faudra-t-il  donc  qu'une  âme  rachetée  par  le  sang  de  Jésus- 
Christ  périsse,  parce  qu'il  plaît  ainsi  aux  religieux  de  Clugni  ?  On  lui 
fait  faire  une  nouvelle  profession  et  de  nouveaux  vœux,  qu'il  n'ob- 
servera jamais;  en  lui  faisant  violer  ses  premières  promesses,  on  le 
rend  doublement  prévaricateur,  on  lui  fait  accumuler  péché  sur 
péché. 

«  Il  viendra,  oui,  il  viendra,  celui  qui  jugera  de  nouveau  ce  qui  a 
été  mai  jugé,  qui  condamnera  les  promesses  illicites,  fera  justice  aux 
opprimés  et  défendra  la  cause  des  faibles.  Un  jour  viendra,  où, 
selon  la  menace  du  prophète,  il  jugera  les  justices  mêmes  *,  com- 
bien plus  l'injustice  !  Il  viendra  le  jour  du  jugement,  où  le  cœur  droit 
et  simple  triomphera  de  la  langue  artificieuse,  où  la  bonne  conscience 
sera  plus  puissante  que  tous  les  trésors,  parce  que  ce  juge  incor- 
ruptible ne  se  laissera  point  séduire  par  les  discours,  ni  gagner  par 
les  présents.  C'est  à  votre  tribunal.  Seigneur  Jésus,  que  j'en  appelle; 
c'est  à  vous  que  je  réserve  le  jugement  de  ma  cause,  ô  Seigneur  Dieu 
des  armées,  juge  équitable,  qui  sondez  les  reins  et  les  cœurs,  qui 
êtes  incapable  de  tromper  ni  d'être  trompé.  Vous  discernez  ceux  qui 
se  cherchent  eux-mêmes  d'avec  ceux  qui  ne  cherchent  que  vous. 
Vous  savez  avec  quelle  tendresse  je  l'ai  soutenu  dans  ses  tentations, 
combien  de  soupirs  redoublés  j'ai  poussés  vers  vous  en  sa  faveur, 
quelles  afflictions  cuisantes  m'ont  causées  ses  troubles,  ses  dégoûts, 

»  Psalm.,  74. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGUSE  CATHOLIQUE.  203 

tout  ce  qui  mettait  son  salut  en  quelque  danger.  Maintenant,  je  crains 
que  ce  ne  soit  inutilement.  J^ai  trop  d'expérience  pour  ignorer  le 
péril  que  court  un  jeune  homme  ardent  et  hautain,  lorsqu'on  traite 
son  corps  avec  délicatesse  ou  qu'on  flatte  son  cœur  par  la  vanité. 
Prononcez  donc  pour  moi,  ô  Jésus  !  mon  souverain  juge,  dont  les 
lumières  sont  infaillibles.  Jugez  lequel  des  deux  engagements  est  le 
plus  indispensable,  ou  celui  du  père  qui  voue  son  fils,  ou  celui  du 
fils  qui  se  voue  lui-même,  et  qui,  en  se  vouant,  s'engage  à  quelque 
chose  de  plus  parfait. 

«  Et  vous,  serviteur  du  même  Dieu,  Benoît,  notre  législateur,  jugez 
s'il  est  plus  juste  de  suivre  la  destination  qu'on  a  faite  de  nous,  lors- 
que nous  étions  enfants  et  incapables  d'aucun  choix,  ou  d'accomplir 
un  vœu  que  nous  avons  prononcé  nous-mêmes  après  une  mûre  dé- 
libération, quoique,  d'ailleurs,  il  soit  évident  que  ses  parents  l'ont 
seulement  promis,  mais  non  pas  offert  ;  car  il  ne  paraît  pas  qu'ils 
aient  jamais  postulé  pour  lui,  comme  il  est  porté  par  la  règle;  qu'on 
ait  enveloppé  les  mains  de  l'enfant  de  la  nappe  de  l'autel,  qu'on  l'ait 
offert  selon  les  formalités  ordinaires  et  en  présence  d'un  certain 
nombre  de  témoins.  Que  si  l'on  prouve  cette  prétendue  oblation  par 
le  don  qu'on  leur  fît  alors  d'un  fonds  de  terre,  qu'ils  possèdent  encore 
aujourd'hui,  pourquoi  prirent-ils  l'un  sans  l'autre  ?  Envisageaient-ils 
donc  plus  leur  intérêt  que  celui  de  l'enfant?  Estimaient-ils  donc  plus 
la  terre  que  l'âme?  Autrement,  si  l'enfant  a  été  donné  au  monastère, 
que  faisait-il  dans  le  monde  ?  Devant  être  élevé  pour  Dieu,  pourquoi 
restait-il  exposé  aux  attaques  du  démon?  Pourquoi  la  brebis  du 
Christ  fut-elle  laissée  en  proie  à  la  dent  meurtrière  du  loup  ?  Car, 
cher  cousin,  je  te  prends  toi-même  à  témoin,  c'est  du  siècle  et  non 
pas  de  Clugni  que  tu  es  venu  à  Cîteaux.  On  te  laissa  postuler,  sol- 
liciter, frapper;  bien  malgré  toi,  on  différa  deux  ans  à  te  recevoir,  à 
cause  de  la  déUcatesse  de  ta  complexion.  Enfin,  après  une  si  longue 
épreuve,  après  beaucoup  de  prières  et  de  larmes  même,  si  je  m'en 
souviens,  on  céda  à  tes  empressements,  on  te  reçut;  et,  après  avoir 
dignement  rempli,  selon  la  règle,  une  année  entière  d'un  noviciat 
rigoureux,  tu  fis  profession  avec  une  pleine  liberté  et  tu  dépouillas 
l'habit  séculier  que  tu  portais  encore,  pour  prendre  celui  de  la  religion. 

G  Jeune  insensé,  qui  t'a  fasciné  jusqu'à  être  rebelle  à  tes  vœux?  Ne 
sera-ce  pas  sur  tes  paroles  que  tu  seras  justifié  ou  condamné?  Pour- 
quoi t'inquiéter  des  promesses  de  ton  père,  dont  tu  n'es  pas  respon- 
sable, et  oublier  les  vœux  sortis  de  ta  propre  bouche,  et  dont  tu 
rendras  compte  à  Dieu?  En  vain  tu  te  flattes  d'en  être  absous  par  la 
dispense  de  Rome,  tu  es  lié  par  la  parole  de  Dieu  même.  Quiconque, 
dit-il,  met  la  main  à  la  charrue  et  regarde  ensuite  derrière  soi,  n'est 


204  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

point  propre  au  royaume  de  Dieu  ^  ;  à  moins  que  ceux  qui  te  retien- 
nent ne  te  fassent  accroire  que  ce  n'est  pas  regarder  derrière  toi  que 
de  les  suivre.  Garde-toi  bien^  mon  cher  fils,  de  prêter  l'oreille  aux 
flatteries  des  méchants,  ne  crois  pas  à  tout  esprit.  De  tant  de  gens 
qui  te  font  amitié,  choisis  un  sage  directeur  entre  mille.  Evite  les 
pièges  d'une  trompeuse  douceur,  interroge-toi  et  te  consulte  toi- 
même  :  on  se  connaît  mieux  que  personne.  Après  avoir  sondé  ton 
cœur  et  démêlé  tes  intentions,  fais  répondre  ta  conscience  sur  la 
cause  de  ta  sortie;  demande-lui  pourquoi  tu  as  abandonné  ta  règle, 
ta  demeure,  tes  frères,  moi-même  enfin,  qui  te  suis  uni  selon  la  chair, 
et  beaucoup  plus  selon  l'esprit.  Que  si  tu  n'es  sorti  d'ici  que  pour 
mener  une  vie  plus  austère,  plus  parfaite,  demeure  en  assurance  ; 
glorifie-toi  avec  l'Apôtre  d'oublier  ce  qui  est  derrière  toi,  pour  avancer 
vers  le  but  de  la  félicité  à  laquelle  Dieu  nous  destine  2.  Mais  si  cela 
n'est  pas,  rougis  et  tremble  ;  car  n'est-ce  pas  regarder  en  arrière, 
n'est-ce  pas  être  prévaricateur  et  apostat  (souflfre  que  je  tranche  le 
mot),  que  de  dégénérer  de  ce  que  tu  as  promis  et  observé  chez  nous, 
d^en  dégénérer,  soit  par  la  table  et  les  habits,  soit  par  une  manière 
de  vivre  oisive,  dissipée,  vagabonde  et  licencieuse  ? 

«  Je  ne  dis  pas  cela  pour  te  confondre,  mais  pour  t'instruire  comme 
un  fils  que  j'aime  avec  tendresse;  car,  aurais-tu  plusieurs  maîtres, 
tu  n'as  pourtant  d'autre  père  que  moi.  Oui,  qu'il  me  soit  permis  de 
le  dire  !  c'est  moi  qui  t'ai  engendré  à  la  religion,  par  mes  leçons  et 
mon  exemple;  c'est  moi  qui  t'ai  nourri  de  lait,  prêt  à  te  donner  une 
nourriture  plus  forte,  si  tu  avais  eu  toi-même  plus  de  force.  Mais, 
hélas  !  tu  t'es  sevré  loi-même  avant  le  temps,  et  maintenant  j'ap- 
préhende que  tout  ce  que  j'ai  ménagé  par  mes  complaisances,  for- 
tifié par  mes  exhortations,  soutenu  par  mes  prières,  ne  se  perde  et 
ne  se  dissipe  !  Et  à  quoi  suis-je  réduit?  Je  déplore  moins  l'inutilité  de 
mes  peines  que  le  malheur  d'un  fils  qui  se  perd  ;  je  me  plains  de  ce 
qu'un  étranger  me  dérobe  la  gloire  de  t'avoir  formé,  sans  qu'il 
lui  en  coûte  aucune  douleur  ;  malheureux  comme  cette  femme  doïit 
Tenfant  fut  enlevé  pendant  qu'elle  dormait  et  mis  par  sa  compagne  à 
la  place  du  sien,  qu'elle  avait  étouffé  !  Tel  est  l'outrage  qu'on  m'a 
fait  en  t'arrachant  de  mon  sein;  telle  est  la  perte  que  je  pleure;  tel 
est  le  bien  que  je  redemande.  Et  pourrais-je  oublier  mes  propres  en- 
trailles? Pourrais-je  ne  pas  sentir  les  déchirements  les  plus  cruels, 
lorsqu'on  me  sépare  de  la  moitié  de  moi-même  ? 

«  Mais  d'où  vient  que  mes  amis,  dont  les  mains  sont  toutes  san- 
glantes, ont  entrepris  de  me  percer  le  cœur  ?  Pourquoi  ont-ils  aiguisé 

'  Luc,  9,  62.  —  2  Philipp.,  3,  13. 


à  1163  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  205 

leurs  dents  comme  des  flèches  et  leur  langue  comme  une  épée,  pour 
me  porter  ce  coup  mortel?  Ah  !  si  je  les  ai  jamais  offensés  (ce  que  je 
ne  pense  pas),  ils  se  sont  vengés  avec  usure;  car  je  puis  dire  avec 
vérité  qu'ils  m'ont  non-seulement  arraché  l'os  de  mes  os  et  la  chair 
de  ma  chair,  mais  qu'ils  m'ont  enlevé  les  délices  de  mon  cœur,  le 
fruit  de  mes  travaux,  et,  pour  exprimer  ce  que  je  sens,  un  autre  moi- 
même.  Et  dans  quelle  vue  l'ont-ils  fait?  Est-ce  qu'ils  ont  eu  pitié  de 
toi,  et  qu'indignés  de  ce  qu'un  aveugle  se  mêlait  d'en  guider  un  au- 
tre, ils  t'ont  pris  sous  leur  conduite  pour  te  sauver  ?  Cruelle  charité 
qui  ne  saurait  te  procurer  le  salut  qu'en  ine  persécutant,  te  donner 
la  vie  qu'en  me  l'ôtant  !  Et  plaise  au  ciel  que  vous  viviez  aux  dépens 
de  ma  vie  !  Mais  quoi  !  Le  salut  ne  se  trouve-t-il  que  dans'la  pro- 
preté des  habits  et  dans  la  bonne  chère  ?  La  sainteté  consiste-t-elle  à 
porter  des  fourrures,  des  étofles  de  prix,  de  longues  manches  et  une 
ample  capuce;  à  avoir  de  bonnes  couvertures  et  un  bon  lit?  Si  cela 
est,  pourquoi  m'arrêté-je  ici?  Que  ne  vais-je  vous  rejoindre?  Mais 
toutes  ces  délicatesses  conviennent  à  des  malades  qui  cherchent  à  se 
soulager,  et  non  pas  à  des  soldats  qui  ne  demandent  qu'à  combattre. 
Il  n'appartient  qu'à  ceux  qui  habitent  les  palais  des  rois  d'être  mol- 
lement vêtus.  Les  mets  d'une  table  exquise,  les  liqueurs  et  les  ra- 
goûts qu'on  y  sert  affaiblissent  l'âme,  pendant  qu'ils  fortifient  le 
corps.  J'en  atteste  ces  pieux  solitaires  d'Egypte,  qui  n'usaient  pas 
même  de  poisson.  Après  tout,  il  n'est  pas  possible  que  le  poivre,  le 
gingembre  et  mille  sortes  d'épiceries  flattent  le  goût,  sans  irriter  la 
concupiscence.  Comment  donc  croiras-tu  ta  jeunesse  en  sûreté? 
Songe,  au  contraire,  que  ces  divers  mélanges  d'une  infinité  d'ingré- 
dients n'ont  été  inventés  que  pour  exciter  la  gourmandise  ;  qu'un 
homme  sobre  qui  attend  la  faim  pour  manger  n'a  besoin  pour  tout 
ragoût  que  de  sel  et  d'appétit. 

«  Mais,  diras-tu,  présentement  que  je  suis  accoutumé  à  ces  déli- 
catesses, quel  moyen  de  reprendre  mes  premières  austérités?  Fais 
du  moins  quelque  effort,  dégourdis  tes  mains  appesanties  par  l'oisi- 
veté, donne-toi  quelque  mouvement.  Bientôt  l'exercice  rendra  à  ce 
que  tu  manges  l'assaisonnement  que  la  paresse  lui  ôte.  Ce  qui  te  pa- 
raît insipide  dans  le  repos,  te  deviendra  savoureux  après  le  travail. 
Le  travail  réveille  l'appétit,  et  l'appétit  donne  un  goût  délicieux  aux 
légumes,  aux  fèves,  à  la  bouillie,  au  pain  le  plus  grossier,  à  l'eau 
pure.  Si  la  rudesse  de  nos  tuniques  te  fait  de  la  peine,  soit  pour  l'hi- 
ver, soit  pour  l'été,  rappelle-toi  ce  que  tu  as  lu  :  Celui  qui  craint  les 
frimas,  gèlera  de  froid  *.  Si  tu  appréhendes  les  veilles,  les  jeûnes  et  le 

1  Job,  6,  16. 


206  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

travail  des  mains,  médite  les  feux  éternels,  et  tout  cela  te  deviendra 
léger.  Le  souvenir  des  ténèbres  et  des  prisons  de  Fenfer  fera  que  tu 
n'auras  plus  horreur  de  la  solitude.  Lorsque  tu  penseras  au  compte 
exact  qu'il  faut  rendre  des  paroles  oiseuses,  le  silence  ne  te  déplaira 
point.  Les  larmes  et  les  grincements  de  dents  dont  il  est  parlé  dans 
rÉvangile,  pour  peu  que  tu  y  songes,  te  rendront  égaux  la  natte  et  le 
lit  de  plume.  Enfin,  sois  fidèle  à  te  lever  la  nuit  pour  chanter  les 
psaumes  comme  la  règle  le  prescrit,  et  le  lit  sera  bien  dur  si  tu  n'y 
reposes  pas  tranquillement.  Sois  assidu  au  travail  des  mains  dont  tu 
as  fait  profession,  et  ce  qu'on  te  servira  à  table  aura  bien  peu  de 
goût  si  tu  ne  le  manges  avec  plaisir. 

a  Allons,  soldat  du  Christ,  lève-toi,  secoue  ta  poussière,  retourne 
au  combat  et  fais  oublier  par  un  redoublement  de  courage  la  honte 
de  ta  défaite  !  Il  y  a  beaucoup  de  combattants  qui  persévèrent  jus- 
qu'à la  victoire  ;  mais  il  en  est  peu  qui,  après  avoir  lâché  le  pied, 
retournent  dans  la  mêlée.  Puis  donc  que  la  rareté  donne  du  prix  à 
toutes  choses,  quelle  joie  serait-ce  pour  moi  de  te  voir  d'autant  plus 
brave  qu'il  en  est  peu  qui  en  soient  capables  !  Après  cela,  si  tu  man- 
ques de  courage,  d'où  vient  que  tu  crains  là  où  rien  n'est  à  craindre, 
et  que  tu  ne  crains  pas  là  où  il  faudrait  craindre  tout  ?  Espères-tu  par 
la  fuite  échapper  à  l'ennemi?  Déjà  ta  maison  est  investie,  déjà  l'en- 
nemi s'est  saisi  des  dehors  ;  il  monte  à  l'assaut,  il  pénètre  jusqu'à  toi, 
et  tu  dors  !  Et  tu  te  crois  plus  en  assurance  tout  seul  au  milieu  de  ta 
compagnie  !  sans  armes,  que  revêtu  de  ton  armure  !  Réveille-toi  ; 
hâte-toi,  rejoins  ceux  que  tu  as  quittés,  et  tu  seras  invincible.  Pour- 
quoi, soldat  lâche  et  délicat,  crains-tu  le  poids  et  la  dureté  de  ton 
casque  et  de  ton  bouclier  ?  A-t-on  le  loisir  d'en  sentir  la  pesanteur, 
quand  l'ennemi  nous  presse  et  que  les  traits  volent  de  toutes  parts  ? 
On  ne  peut,  il  est  vrai,  passer  de  la  fraîcheur  de  l'ombre  aux  ardeurs 
du  soleil,  du  repos  à  la  fatigue,  sans  que  ce  passage  soudain  coûte 
un  peu  de  peine  ;  mais  la  peine  s'adoucit  par  l'habitude,  et  l'habitude 
fait  trouver  facile  ce  qui  semblait  impossible.  Les  plus  braves  trem- 
blent au  premier  signal  du  combat  ;  mais  bientôt  l'espérance  de 
vaincre  et  la  honte  d'être  vaincus  les  rend  intrépides.  Viens  donc 
combattre  hardiment,  tu  ne  peux  manquer  de  remporter  la  victoire, 
entouré  de  tes  frères,  assisté  des  anges,  précédé  du  Christ.  C'est  lui 
qui  combat  à  notre  tête  ;  c'est  lui  qui  nous  crie  :  Ayez  confiance, 
j'ai  vaincu  le  monde  *  !  Et,  si  le  Christ  est  pour  nous,  qui  sera  contre 
nous  ?  Oh  !  l'heureuse  guerre  qu'on  fait  pour  Jésus,  avec  Jésus  !  Là, 
ni  les  blessures,  ni  les  défaites,  ni  la  mort,  rien  enfin,  hors  une  fuite 

1  Joan.,  16,  33. 


h  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  207 

honteuse,  ne  peut  te  ravir  la  victoire  !  Tu  la  perds  en  fuyant,  tu  ne 
la  perds  pas  en  mourant.  Heureux  si  tu  succombes  les  armes  à  la 
main  :  tu  ne  meurs  que  pour  être  couronné!  Malheureux  si  tu  aban- 
donnes, en  fuyant,  et  la  victoire  et  la  couronne  !  Dieu  te  préserve  de 
ce  malheur,  bien-aimé  fils.  Dieu  t'en  préserve,  lui  qui  au  jugement 
te  condamnera  d'autant  plus  sur  ces  lettres  que  je  t'écris,  s'il  ne 
trouve  pas  qu'elles  aient  servi  à  ton  amendement  *  !  » 

Cette  lettre  si  belle  et  qui  fait  connaître  si  bien  l'esprit,  l'âme,  le 
cœur,  le  style  de  saint  Bernard,  et  que  nous  avons  citée  pour  cela 
tout  entière,  fut  accompagnée  d'un  miracle.  Pour  la  dicter  plus  se- 
crètement, Bernard  était  sorti  du  monastère  et  s'était  assis  en  plein 
air  avec  le  religieux  qui  écrivait  sous  sa  dictée  :  il  survint  tout  à 
coup  une  grande  pluie  ;  le  secrétaire  voulut  serrer  le  parchemin  sur 
lequel  il  écrivait,  mais  Bernard  lui  dit  :  C'est  l'œuvre  de  Dieu,  écri- 
vez hardiment.  Il  continua  donc  d'écrire  ;  et,  quoiqu'il  plût  partout 
à  l'entour,  la  lettre  ne  fut  point  mouillée.  Guillaume, abbé  de  Saint- 
Thierri  de  Reims,  ami  et  biographe  de  saint  Bernard,  proteste  avoir 
appris  ce  fait  du  religieux  même  qui  servait  de  secrétaire  ^.  Cette 
lettre,  écrite  en  1119,  ne  produisit  point  d'effet  sous  le  gouvernement 
de  l'abbé  Ponce,  qui  peut-être  n'en  donna  pas  même  connaissance 
à  Robert.  Mais  Pierre  le  Vénérable,  ayant  succédé  à  Ponce,  en  1122, 
le  renvoya  à  Clairvaux  dès  la  première  année  de  son  administration. 
Nous  apprenons,  par  une  de  ses  lettres,  que  non-seulement  il  lui 
tenait  à  cœur  d'accomplir  cet  acte  de  justice,  mais  que,  de  plus, 
l'estime  particulière  qu'il  professait  pour  saint  Bernard  le  portait  à 
lui  envoyer  encore  plusieurs  religieux  de  Clugni,  qui  désiraient  pas- 
ser dans  le  monastère  de  Clairvaux  ^.  Après  son  retour,  Robert  vécut 
soixante-cinq  ans  dans  une  régularité  parfaite,  selon  le  témoignage 
de  Jean  l'Ermite,  biographe  contemporain  de  saint  Bernard,  et, 
dans  la  suite,  il  fut  choisi  pour  gouverner  l'abbaye  de  Maison-Dieu, 
dans  le  diocèse  de  Besançon  *. 

Ponce,  abbé  de  Clugni,  était  un  homme  de  qualité  qui  avait  un 
grand  crédit  au  dehors,  et  il  défendait  avec  vigueur  les  droits  et  les 
biens  de  son  monastère,  lesquels  étaient  considérables.  Mais  il  s'em- 
barrassait peu  de  l'intérieur  de  sa  communauté  et  du  maintien  de  la 
discipline  domestique,  dont  il  laissait  tout  le  soin  à  son  prieur.  Pour 
lui,  il  était  presque  toujours  hors  du  monastère;  et  il  marchait  avec 
un  train  si  superbe,  qu'on  assure  qu'en  allant  visiter  le  monastère 
de  Saint-Bertin,  il  avait  jusqu'à  cent  mulets  pour  porter  son  bagage  •^; 

i  S.  Bernard,  epist.  l,  —  «  Vita  S.  Bernard.,  c.  2.  —  ^  Petr.  Cluniac,  1.  6, 
epist.  35.  —  *  Joan.  Eremita,  Vita  S.  Bern.,  1.  1,  n.  5,  et  VHist.  de  S.  Bernard, 
par  l'abbé  Ratisbonne,  loc.  cit.,  p.  165  et  suiv.  —  ^  Mabill.,  t.  5,  Annal.,  p.  580. 


208  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.—  De  1125 

un  général  d'armée  n'en  aurait  pas  eu  tant.  Mais  Tabbé  de  Clugni 
croyait  pouvoir  mesurer  sa  dépense  sur  ses  revenus;  et,  content  de 
jouir  des  avantages  de  la  supériorité,  il  négligeait  d'en  remplir  les 
obligations,  surtout  celle  de  donner  bon  exemple  à  ses  inférieurs, 
de  leur  faire  observer  la  règle  et  de  l'observer  lui-même. 

Les  moines  de  Clugni,  qui  jusqu'alors  avaient  été  gouvernés  par 
de  saints  abbés,  furent  scandalisés  du  luxe  de  l'abbé  Ponce  et  de 
l'usage  qu'il  faisait  des  biens  du  monastère.  Ils  se  contentèrent  long- 
temps d'en  murmurer  entre  eux;  mais  enfin  les  murmures  éclatèrent 
au  dehors.  Ils  écrivirent  une  lettre  au  pape  Calix,te,  peu  de  temps 
avant  sa  mort,  pour  lui  en  porter  leurs  plaintes  et  en  demander  le 
remède. 

Ponce  était  alors  à  Rome  et  sur  le  point  de  revenir  en  France, 
lorsque,  étant  allé  prendre  congé  du  Pape,  il  fut  fort  surpris  des  avis 
que  Sa  Sainteté  lui  donna,  en  lui  montrant  les  plaintes  qu'il  avait 
reçues  de  sa  conduite.  Cet  abbé,  qui  avait  de  la  hauteur,  ne  prit  pas 
la  peine  de  se  justifier.  Il  répondit  qu'il  aimait  mieux  abdiquer  sa 
charge  que  de  gouverner  des  moines  mécontents  de  son  administra- 
tion. Le  Pape  fit  d'abord  quelque  difficulté  d'admettre  sa  démission; 
mais,  voyant  que  Ponce  y  persistait,  il  la  reçut  avec  plaisir.  Ponce 
se  retira  dans  la  Pouille,  et  de  là  à  Jérusalem,  où  il  disait  qu'il  vou- 
lait passer  le  reste  de  sa  vie. 

Le  Pape  envoya  ordre  aux  moines  de  Clugni  de  procéder  à  l'élec- 
tion d'un  nouvel  abbé.  Ils  élurent  Hugues,  prieur  de  Marcigni,  qui 
parut  propre  à  réparer  la  négligence  de  Ponce.  Mais  à  peine  le  nou- 
vel abbé  avait-il  gouverné  cinq  mois,  qu^il  mourut,  et  les  moines 
élurent,  pour  lui  succéder,  Pierre  Maurice,  que  sa  sagesse  et  sa 
vertu  firent  dans  la  suite  surnommer  le  Vénérable.  Il  n'était  âgé 
que  de  trente  ans,  et  avait  déjà  été  prieur  de  Vézelay,  et  ensuite 
de  Domère,  au  diocèse  de  Grenoble.  Il  était  de  la  famille  de  Mont- 
boissiers,  une  des  plus  anciennes  et  des  plus  illustres  d'Auvergne, 
Il  descendait  de  Hugues,  fondateur  du  monastère  de  Saint-Michel  de 
l'Écluse.  Son  père  se  nommait  Maurice,  et  sa  mère  Reingarde.  Ils 
eurent  de  leur  mariage  deux  filles  et  huit  garçons,  dont  Pierre  était 
le  dernier.  Quatre  embrassèrent  la  vie  monastique  ;  un  cinquième, 
nommé  Héraclius,  fut  chanoine  et  ensuite  archevêque  de  Lyon.  La 
mère  se  fit  religieuse  à  Marcigni,  avec  deux  de  ses  petites-filles.  Pierre 
augmenta  bientôt  le  nombre  des  exemples  édifiants  qu'il  trouvait 
dans  sa  famille.  Il  fut  offert  dès  son  enfance,  par  ses  parents,  au  mo- 
nastère de  Clugni,  et  il  fit  sa  profession  entre  les  mains  de  saint 
Hugues,  les  dernières  années  de  la  vie  de  ce  saint  abbé. 

On  ne  se  trompa  point  dans  les  espérances  qu'on  avait  conçues 


à.H53  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  209 

de  la  prudence  et  de  la  piété  de  Pierre,  en  le  choisissant  pour  abbé  de 
Chigni.  Il  rétablit  bientôt  la  paix  et  Tordre  dans  ce  monastère;  mais 
Ponce  ne  tarda  pas  à  se  repentir  de  son  abdication.  Il  repassa  en 
France  de  Jérusalem,  et  vint  à  Clugni  avec  main-forte  pour  en  re- 
prendre le  gouvernement  :  Tabbé  Pierre  était  absent.  Le  prieur  fit 
fermer  les  portes  à  Ponce,  mais  Ponce  les  fit  enfoncer,  et  entra  dans 
le  cloître  avec  une  troupe  de  gens  armés  et  de  femmes.  Une  partie 
des  moines  étaient  pour  lui,  et  il  y  eut  une  guerre  civile  au  dedans, 
et  bien  des  violences  au  dehors.  Ponce,  s'étant  rendu  maître  de  Clu- 
gni, emprisonna  ou  chassa  les  moines  qui  refusaient  de  le  recon- 
naître pour  abbé.  Il  s'empara  des  croix  d'or,  des  chandeliers  et  des 
encensoirs  d'or;  il  n'épargna  ni  les  châsses  des  reliques,  ni  les  ca- 
lices. Il  en  fit  une  somme  considérable  d'argent,  dont  il  se  servit 
pour  soudoyer  les  troupes  avec  lesquelles  il  alla  assiéger  les  châ- 
teaux et  les  métairies  du  monastère.  Il  exerça  ses  violences  depuis 
le  commencement  du  carême  de  l'an  1125  jusqu'au  premier  jour 
d'octobre. 

Le  pape  Honorius  II,  ayant  appris  ce  grand  scandale,  envoya  en 
France  le  diacre  Pierre,  cardinal,  pour  y  porter  remède  conjointe- 
ment avec  Humbald,  archevêque  de  Lyon.  Le  légat  excommunia 
Ponce  et  ses  partisans.  Ensuite,  le  Pape  ordonna  aux  deux  préten- 
dants de  se  rendre  à  Rome,  afin  qu'il  pût  prononcer  après  les  avoir 
entendus.  Pierre  obéit,  et  fut  accompagné  d'un  grand  nombre  de 
prieurs  de  son  ordre,  qui  le  reconnaissaient  pour  leur  légitime  su- 
périeur. Ponce  s'y  rendit  aussi  avec  quelques-uns  de  ses  partisans  ; 
mais,  comme  il  avait  été  excommunié,  le  Pape  lui  envoya  ordre  de 
se  justifier  avant  que  de  paraître  à  son  audience.  Ponce  reçut  cet 
ordre  avec  mépris  et  insolence.  Il  répondit  qu'il  ne  pouvait  être 
excommunié  par  personne  sur  la  terre,  et  qu'il  n'y  avait  que  saint 
Pierre  qui  en  eût  le  pouvoir  dans  le  ciel.  Le  Pape,  irrité  d'une  ré- 
ponse si  insolente,  persista  à  ne  pas  vouloir  admettre  Ponce  à  son 
audience,  que  l'excommunication  ne  fût  levée.  Ainsi,  il  fit  dire  aux 
moines  qui  accompagnaient  Ponce,  qu'ils  eussent  à  venir  défendre 
sa  cause,  s'ils  ne  voulaient  pas  être  condamnés  avec  lui.  Ils  répon- 
dirent qu'ils  obéiraient. 

.  Ils  se  rendirent  nu-pieds  au  palais  du  Pape,  et  commencèrent  par 
se  reconnaître  coupables  et  excommuniés,  demandant  l'absolution 
des  censures,  laquelle  leur  fut  accordée  ;  après  quoi  ils  plaidèrent 
la  cause  de  Ponce.  Matthieu,  qui  fut  depuis  cardinal,  et  qui  était 
alors  prieur  de  Saint-Martin-des-Champs  de  Paris,  plaida  celle  de 
l'abbé  Pierre.  Le  Pape,  ayant  ainsi  entendu  les  deux  parties,  se  re- 
tira avec  son  conseil  pour  déUbérer  sur  la  sentence.  Il  fut  fort  long- 

XV.  14 


210  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

temps  à  discuter  cette  affaire.  Enfin,  étant  rentré  quelques  heures 
après,  il  ordonna  à  l^évêque  de  Porto  de  prononcer  la  sentence  dont 
il  était  convenu.  Elle  portait  que  FÉglise  romaine  déclarait  Ponce 
usurpateur,  sacrilège  et  schismatique,  le  déposant  de  toute  dignité 
ecclésiastique,  et  rendant  à  Tabbé  Pierre  le  monastère  de  Clugni  et 
tout  ce  qui  en  dépendait.  Dès  que  la  sentence  fut  prononcée,  les 
moines  partisans  de  Ponce  se  réunirent  aux  autres  avec  tant  de  cor- 
dialité, qu'on  eiit  dit  qu'il  n'y  avait  jamais  eu  de  division,  et  en  un 
moment  cette  plaie  si  funeste  fut  si  bien  fermée,  qu'on  n'en  vit  pas 
même  de  cicatrice.  Le  Pape  fit  enfermer  Ponce  dans  une  tour,  où 
cet  abbé  mourut  peu  de  temps  après.  Honorius  en  écrivit  la  nou- 
velle à  l'abbé  Pierre,  et  lui  marqua  que,  quoique  Ponce  eût  refusé 
de  faire  pénitence,  cependant,  par  considération  pour  le  monastère 
de  Clugni,  il  l'avait  fait  enterrer  avec  honneur,  c'est-à-dire  en  terre 
sainte.  Il  fut  inhumé  à,  Saint-André,  sans  grand  appareil,  puisqu'un 
auteur  du  temps  dit  qu'il  fut  enterré  comme  un  pauvre  et  un  pri- 
sonnier *. 

Vers  ce  temps,  saint  Bernard  reçut  des  solitaires  de  la  grande 
Chartreuse  une  lettre  de  sainte  amitié,  à  laquelle  il  répondit  en  ces 
termes  : 

«  Frère  Bernard  de  Clairvaux  souhaite  le  salut  éternel  à  ses  très- 
vénérables  pères  et  ses  très-chers  amis,  Guigues,  prieur  de  la 
Chartreuse,  et  tous  les  saints  religieux  de  sa  communauté.  La 
lettre  de  votre  Sainteté  m'a  donné  d'autant  plus  de  joie,  que  je 
souhaitais  depuis  longtemps  d'en  recevoir.  A  mesure  que  je  la 
lisais,  j'ai  senti  dans  mon  âme  un  feu  qui  s'allumait  et  qui  m'a  paru 
un  rayon  de  celui  que  le  Seigneur  a  apporté  sur  la  terre.  Oh  !  que 
doit  être  le  feu  de  la  charité  divine  dont  Dieu  consume  vos  cœurs 
puisque  les  étincelles  qui  en  jaillissent  sont  si  ardentes  !  Oui,  je  l'a- 
voue sincèrement,  j'ai  été  si  pénétré  des  paroles  enflammées  de  votre 
salutation,  que  je  crus  que  ce  n'étaient  pas  des  hommes  qui  me  sa- 
luaient, mais  Dieu  même;  car,  j'en  suis  convaincu,  ce  n'est  pas  une 
salutation  de  pure  civilité,  telle  qu'on  en  fait  en  passant  ;  mais  cette 
bénédiction  si  douce  et  si  peu  attendue,  je  le  sens,  émane  des  en- 
trailles mêmes  de  la  charité.  Soyez  bénis  du  Seigneur  d'avoir  eu  la 
bonté  de  m'écrire  les  premiers  et  de  me  donner  la  hardiesse  de  vous 
écrire  à  mon  tour!  Je  n'aurais  jamais  osé  commencer,  quelque 
grande  envie  que  j'en  eusse.  J'appréhendais  de  troubler  votre  saint 
repos,  de  suspendre  vos  secrets  entretiens  avec  Dieu,  d'interrompre 
ce  perpétuel  et  sacré  silence  qui  vous  environne,  de  distraire  enfin, 

1  Baron,  et  Mabillon. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  211 

par  d'inutiles  paroles,  des  oreilles  toujours  attentives  à  la  voix  du 
ciel...  Mais  la  charité  est  plus  hardie  que  moi.  Cette  mère  des  ten- 
dres amitiés  frappe  à  la  porte  d'un  ami_,  sans  craindre  d'être  rebutée  • 
et,  pour  vous  parler  de  ses  propres  affaires,  elle  n'hésite  pas  à  in- 
terrompre votre  repos,  si  agréable  qu'il  vous  soit.  Elle  sait  tantôt 
vous  élever  dans  le  sein  de  Dieu,  tantôt  vous  en  faire  descendre, 
non-seulement  pour  m'écouter  quand  je  parle,  mais  encore  pour  me 
faire  parler  quand  je  n'ose  ouvrir  la  bouche.  Quelle  bonté!  quelle 
honnêteté  !  mais  je  loue  et  j'admire  surtout  ce  zèle  si  pur  qui  vous 
fait  bénir  le  Seigneur  et  vous  glorifier  de  mon  prétendu  progrès  dans 
la  vertu.  Il  m'est  glorieux  d'être  estimé  des  serviteurs  de  Dieu;  il 
m'est  doux  d'en  être  aimé,  tout  indigne  que  je  me  sens  de  cette  es- 
time et  de  cet  amour. 

«  Ma  gloire,  ma  joie,  les  délices  de  mon  cœur,  c'est  de  n'avoir 
pas  vainement  porté  mes  regards  vers  ces  montagnes,  d'où  me  vient 
un  si  puissant  secours.  Il  en  a  coulé  sur  nos  vallons,  et  il  en  coulera 
désormais,  comme  je  l'espère,  une  eau  douce  et  féconde  qui  leur 
fera  porter  des  fruits  en  abondance.  Aussi  compterai-je  parmi  mes 
jours  les  plus  solennels  et  célébrerai-je,  par  une  éternelle  mémoire, 
le  jour  fortuné  où  je  vis  et  reçus  cet  homme  qui,  depuis,  m'a  intro- 
duit dans  vos  cœurs.  Vous  me  marquez,  il  est  vrai,  que  j'y  avais 
place  auparavant  ;  mais  j'ai  bien  senti  que  j'étais  redevable  de  l'é- 
troite amitié  que  nous  avons  liée  ensemble  aux  rapports  avantageux 
qu'il  vous  fit  alors,  plutôt  selon  son  opinion  qîie  selon  sa  connais- 
sance. Je  n'oserais  croire  qu'un  Chrétien  et  un  religieux  ait  parlé 
contre  sa  pensée.  Je  vois  en  moi  l'accomplissement  de  cette  parole 
du  Sauveur  :  Celui  qui  reçoit  le  juste  en  qualité  de  juste  aura  la  ré- 
compense du  juste  *.  J'ai  reçu  le  juste  que  vous  m'avez  envoyé,  et 
je  dis  que  j'en  reçois  la  récompense  en  passant  pour  juste  dans  votre 
esprit.  S'il  a  dit  de  moi  quelque  chose  de  plus,  il  a  parlé  moins  selon 
la  vérité  que  selon  la  droiture  de  son  cœur.  Vous  l'avez  entendu, 
vous  l'avez  cru,  vous  vous  êtes  réjouis  d'apprendre  ce  qu'il  vous  di- 
sait, et  vous  m'avez  écrit  pour  m'en  témoigner  votre  joie.  De  votre 
part  vous  m'en  avez  causé  une  très-sensible,  non-seulement  à  cause 
des  marques  que  vous  m'y  donnez  d'une  amitié  toute  particulière, 
mais  encore  parce  que  j'y  ai  reconnu  clairement  la  pureté  et  la  droi- 
ture de  vos  cœurs,  et  vu  en  peu  de  mots  quel  esprit  vous  anime  2,  » 

Après  ces  préliminaires,  dont  il  est  impossible  de  rendre  toute 
la  suavité  dans  une  traduction,  saint  Bernard  traite  de  l'amour  di- 
vin et  des  différents  degrés  par  lesquels  on  s'y  élève.  Le  monde  ne 

1  Matth.,  10,  41.  —  2  S.  Bernardi  epist.  11. 


212  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

soupçonne  même  pas  cette  sainte  et  ineffable  dilection  qui  unit  les 
esprits  et  les  cœurs  dans  la  paix  et  dans  la  joie  de  Dieu. 

Vers  la  fm  de  Tannée  1123,  Bernard  profita  d'un  voyage  que  les 
intérêts  de  son  monastère  Tobligeaient  de  faire,  pour  se  rendre  à 
Grenoble,  où  l'évêque  saint  Hugues  le  reçut  comme  un  envoyé  du 
ciel.  Ce  prélat,  vénérable  par  sa  sainteté  autant  que  par  son  extrême 
vieillesse,  se  prosterna  devant  Tabbé  de  Clairvaux,  qui  alors  était 
dans  la  trente-deuxième  année  de  son  âge;  et  ces  deux  enfants  de 
lumière,  dit  le  bienheureux  Guillaume  de  Saint-Thierri,  s'unirent 
de  telle  sorte,  qu'ils  ne  formèrent  plus  dans  la  suite  qu'un  cœur  et 
qu'une  âme,  s'étant  liés  et  attachés  par  les  liens  indissolubles  de  la 
charité  de  Jésus-Christ.  Ils  éprouvèrent  tous  deux  les  sentiments  de 
la  reine  de  Saba  dans  le  jugement  qu'elle  fit  de  Salomon,  chacun 
d'eux  étant  ravi  de  trouver  beaucoup  plus  que  ce  que  la  renommée 
avait  publié  de  l'un  et  de  l'autre  *. 

a  Le  serviteur  de  Dieu,  accompagné  de  plusieurs  moines,  ne  tarda 
point  à  gravir  les  rochers  et  les  sauvages  montagnes  sur  la  cime  des- 
quelles les  chartreux  avaient  planté  leur  croix  et  leurs  cellules.  Sa 
visite  y  causa  une  impression  de  joie  si  profonde  qu'aujourd'hui 
encore,  dit-on,  le  souvenir  y  reste  tout  vivant  et  que  les  siècles  n'ont 
pu  en  effacer  les  traces. 

c(  Cependant  il  y  eut  un  chartreux  qui  se  montra  scandalisé  du  bril- 
lant équipage  de  saint  Bernard.  Celui-ci,  en  effet,  arriva  sur  un  cheval 
richement  caparaçonné  ;  et  ce  luxe  avait  péniblement  affecté  le 
bon  religieux,  qui  ne  comprenait  pas  une  pareille  ostentation  dans 
un  moine  qui  passait  pour  saint  et  faisait  profession  de  pauvreté.  Le 
chartreux,  ne  pouvant  dissimuler  sa  pensée,  s'en  ouvrit  à  un  moine 
de  la  compagnie  de  saint  Bernard.  Mais  le  saint  abbé  de  Clairvaux, 
ayant  appris  la  chose,  demanda  aussitôt  à  voir  l'équipage  sur  lequel 
il  était  venu,  avouant  avec  ingénuité  qu'il  n'y  avait  fait  aucune  atten- 
tion, et  qu'il  l'avait  accepté  pour  sa  route  tel  qu'un  moine  de  Clugni 
le  lui  avait  prêté.  »  Cette  naïve  explication,  qui  montre  à  quel  point 
il  avait  mortifié  ses  sens,  réjouit  grandement  la  pieuse  communauté 
et  fut  pour  elle  un  sujet  d'édification. 

L'ordre  de  Clugni,  jusque-là  si  justement  renommé  dans  toute 
l'Église,  commençait  à  pencher  vers  sa  décadence  :  l'ordre  de  Cî- 
teaux  était  dans  sa  première  ferveur.  De  là  une  rivalité  facile  à  com- 
prendre. Les  cisterciens  ou  religieux  de  Citeaux,  qui  menaient  une 
vie  bien  régulière,  censuraient  vivement  certains  usages  ou  abus  des 
clunistes.  Ceux-ci  rejetèrent  la  cause  de  ce  différend  sur  saint  Ber- 

1  GuilL,  L  3,  c.  2.  Ratisbonne,  Hist.  de  S.  Bernard,  p.  188. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  213 

nard.  Ses  amis  rengagèrent  à  se  justifier  de  ce  reproche,  nommé- 
ment Tabbé  Guillaume  de  Saint-Thierri,  qui  le  pria  de  rétablir  l'u- 
nion entre  les  deux  ordres,  mais  en  signalant  ce  qu'il  jugerait  digne 
de  correction  dans  les  pratiques  de  Glugni.  Saint  Bernard  divisa  son 
apologie  en  deux  parties  :  dans  la  première,  il  reprend  fortement  les 
cisterciens  de  ce  que,  à  cause  de  l'austérité  de  leur  vie,  ils  mépri- 
saient les  clunistes,  dont  les  mœurs  étaient  moins  austères  ;  dans  la 
seconde,  il  rapporte  les  abus  qui  déshonoraient  l'ancienne  obser- 
vance de  Clugni. 

Il  proteste  à  Guillaume,  à  qui  l'ouvrage  est  adressé,  que  lui  et 
les  siens  sont  très-éloignés  de  blâmer  un  ordre  religieux  tel  que  celui 
de  Clugni,  où  il  y  avait  de  saints  personnages,  et  assez  éclairés  pour 
qu'on  les  regardât  comme  les  flambeaux  de  l'univers.  S'il  nous  arri- 
vait, dit-il,  de  nous  élever  par  un  orgueil  pharisaïque  au-dessus  de 
ceux  qui  sont  meilleurs  que  nous,  à  quoi  nous  serviraient  notre  abs- 
tinence, nos  jeûnes,  nos  veilles,  le  travail  des  mains  et  les  autres 
austérités  de  notre  vie  ?  N'y  avait-il  pas  un  genre  de  vie  plus  com- 
mode pour  aller  aux  enfers?  Qui  m'a  jamais  entendu  parler  mal  de 
cet  ordre,  en  secret  ou  en  public  ?  Est-il  aucun  de  ceux  qui  en  sont 
membres  que  je  n'aie  reçu  avec  joie,  avec  honneur,  avec  respect?  Il 
fait  l'éloge  de  cet  ordre,  de  la  vie  pure  que  l'on  y  mène,  de  la  charité 
que  Ton  y  exerce  envers  les  étrangers,  comme  il  l'avait  éprouvé  lui- 
même,  et  donne  pour  preuve  de  l'estime  qu'il  en  faisait  le  refus  qu'il 
avait  fait  à  plusieurs  clunistes  de  les  recevoir  à  Clairvaux,  ajoutant 
que  de  ce  nombre  étaient  deux  abbés,  de  ses  amis,  auxquels  il  per- 
suada de  garder  le  régime  de  leurs  monastères. 

Il  montre  que  la  variété  des  ordres  religieux  ne  doit  en  aucune 
façon  rompre  le  hen  de  l'unité  et  de  la  charité.  La  raison  qu'il  en 
donne,  c'est  que  l'on  ne  trouverait  jamais  un  repos  assuré,  si  chacun 
de  ceux  qui  choisissent  un  ordre  particulier  méprisait  ceux  qui  vi- 
vent autrement,  ou  croyait  en  être  méprisé,  puisqu'il  n'est  pas  pos- 
sible qu'un  même  homme  embrasse  tous  les  ordres,  ni  qu'un  seul 
ordre  renferme  tous  les  hommes.  Il  compare  les  divers  ordres  dont 
se  compose  l'Eglise  à  la  tunique  de  Joseph,  qui,  quoique  de  diffé- 
rentes couleurs,  était  une,  en  signe  de  la  charité  qui  doit  régner  dans 
tous  ces  ordres.  Je  les  loue  tous,  ajoute-t-il,  et  je  les  aime,  pourvu 
qu'ils  vivent  avec  piété  et  justice  dans  l'Église,  en  quelque  endroit 
de  la  terre  qu'ils  se  trouvent  ;  et,  si  je  n'en  embrasse  qu'un  seul  par 
la  pratique,  je  les  embrasse  tous  par  la  charité,  qui  me  procurera, 
je  le  dis  avec  confiance,  le  fruit  des  observances  que  je  ne  pratique  pas. 

S'adressant  ensuite  aux  moines  de  son  ordre,  il  leur  demande  qui 
les  avait  établis  juges  des  autres,  et  pourquoi  en  se  glorifiant  d'ob- 


Mi  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

server  la  règle,  ils  y  contrevenaient  en  médisant  d'autrui  ?  Il  convient 
avee-fiux  que  les  cluriistes  ne  vivaient  pas  conformément  à  la  règle, 
dans  les  habits,  dans  la  nourriture,  dans  le  travail  ;  qu'ils  portaient 
des  fourrures,  qu^ils  mangeaient  de  la  viande  ou  de  la  graisse  en  santé, 
qu^ils  négligeaient  le  travail  des  mains  et  plusieurs  autres  exercices  ; 
mais  il  soutient  que  le  royaume  de  Dieu  étant  au  dedans  de  nous  ^, 
selon  que  le  dit  l'Écriture,  à  laquelle  la  règle  de  Saint-Benoît  n'est 
pas  contraire,  l'essentiel  de  cette  règle  ne  consiste  ni  dans  les  vête- 
ments, ni  dans  les  aliments  extérieurs  du  corps,  mais  dans  les  vertus 
de  l'homme  intérieur;  qu'en  vain  l'on  mène  une  vie  dure  et  pénible, 
si  le  cœur  est  plein  d'orgueil,  et  l'âme  dépouillée  d'humilité.  Ce 
n'est  pas  que  saint  Bernard  regarde  les  observances  de  la  vie  monas- 
tique comme  inutiles  ou  de  peu  de  conséquence;  au  contraire,  il  en 
ordonne  la  pratique,  mais,  en  les  observant,  il  veut  qu'on  s'applique 
aussi  à  orner  son  âme  des  vertus  chrétiennes  et  religieuses.  Les  repro- 
ches de  médisance  que  saint  Bernard  fait  dans  cette  première  partie 
à  ceux  de  son  ordre  ne  peuvent  tomber  sur  les  moines  qu'il  avait  à 
Clairvaux  sous  sa  discipline,  puisqu'il  dit  au  commencement  qu'ils 
étaient  très-éloigués,  lui  et  les  siens,  de  blâmer  aucun  ordre  religieux. 
Dans  la  seconde  partie,  il  parle  des  pratiques  de  Clugni  que  les 
cisterciens  des  autres  monastères  censuraient  indiscrètement,  puis- 
qu'ils n'étaient  pas  en  droit  de  juger  les  serviteurs  d'autrui,  saint 
Paul  l'ayant  défendu  expressément  2.  Saint  Bernard  avoue  sans  peine 
que  les  instituteurs  de  l'ordre  de  Clugni  en  ont  tellement  réglé  la  dis- 
cipline, qu'un  plus  grand  nombre  peut  y  trouver  le  salut;  et  il  se 
garde  bien  de  mettre  sur  leur  compte  toutes  les  vanités  et  toutes  les 
superfluités  que  quelques  particuliers  avaient  introduites.  J'admire, 
dit-il,  d'où  a  pu  venir  entre  des  moines  une  si  grande  intempérance 
dans  les  repas,  tant  d'excès  dans  les  habits,  les  lits,  les  montures,  les 
bâtiments;  et  comment,  plus  on  s'y  laisse  aller,  plus  on  dit  qu'il  y  a 
de  religion  et  que  l'ordre  est  mieux  observé  ^.  Venant  au  détail,  il 

1  Luc,  n.  21.  —  2  f.  Cor.,  4,  5.  Rom.,  14,  4. 

3  «  Miror  etenim  unde  inter  monachos  tanta  intemperantia  in  comessationibus 
et  potationibus,  in  vestimentis  et  lectisterniis,  et  equitaturis,  et  construendis  œdi- 
ficiis  inolescere  potuit;  qualenùs  ubi  hœc  studiosiùs,  voluptuosiùs  alque  effusiùs 
flunt,  ibi  ordo  meliùs  teneri  dicatur,  ibi  major  puletm"  religio.  Ecce  enim  paruitas 
putatm"  avaritia,  sobrietas  austeritas  creditm',  silentium  trislitia  reputatur.  E  con- 
tra remissio  discretlo  dlcitur  ;  effusio,  liberalitas;  loquacitas,  affabi'àtas;  cachlnna- 
tio,  jucundilas;  mollilies  vestimentorum  et  equorum  fastus,  honestas;  lectorum 
superfluus  cultus,  munditia.  Cumque  hœc  alterutrum  impendimus,  charitas  ap- 
pellatur.  Ista  charitas  destruit  charitatem,  hœc  discretio  discretionem  confundit. 
Talis  mlsericordia  crudelitate  plena  est,  qua  videlicet  ita  corpori  servitur,  ut  ani- 
ma juguletur,  etc..  »  {S.Bernardi  opéra,  édit.  Gaume,  t.  I,  col.  1235.) 


à  1153derèrechr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  215 

blâme  la  profusion  des  repas  que  Ton  donnait  aux  étrangers  ;  et^  com- 
parant la  façon  de  les  recevoir  avec  ce  qui  se  passait  à  cet  égard  du 
temps  de  saint  Antoine,  il  dit  :  Lorsqu'il  arrivait  à  ces  moines  de  se 
rendre  des  visites  de  charité,  ils  étaient  si  avides  de  recevoir  les  uns 
des  autres  le  pain  des  âmes,  qu'ils  oubliaient  le  pain  nécessaire  à  la 
vie  du  corps,  et  passaient  souvent  le  jour  entier  sans  manger,  unique- 
ment occupés  des  choses  spirituelles;  mais  maintenant  il  ne  se  trouve 
personne  qui  demande  le  pain  céleste,  personne  quiledonne.  On  ne 
s'entretient  ni  des  divines  Écritures,  ni  de  ce  qui  regarde  le  salut  de 
Pâme;  ce  ne  sont,  pendant  le  repas,  que  des  discours  frivoles  dont 
on  repaît  l'oreille,  à  mesure  que  la  bouche  se  remplit  d'aliments.  Il 
passe  des  superfluités  de  la  table  au  luxe  des  habits.  La  règle  de  Saint- 
Benoît  ordonne  qu'ils  seront  faits  de  l'étoffe  qui  se  trouvera  à  meil- 
leur marché.  On  ne  s'en  tient  pas  là  :  les  moines  se  font  tailler  un 
froc  de  la  même  pièce  d'étoffe  qu  un  chevalier  prend  un  manteau; 
en  sorte  que  les  plus  qualifiés  du  siècle,  fussent-ils  rois  ou  empe- 
reurs, ne  dédaigneraient  pas  de  se  servir  des  habits  des  moines,  s'ils 
étaient  d'une  forme  convenable  à  leur  état. 

C^était  aux  abbés  à  réprimer  les  désordres,  mais  ils  en  étaient 
eux-mêmes  coupables.  Celui-là  ne  reprend  pas,  qui  est  lui-même  ré- 
préhensible.  Saint  Bernard  leur  reproche  la  magnificence  de  leurs 
équipages,  souvent  si  nombreux  en  hommes  et  en  chevaux,  que  la 
suite  d'un  abbé  aurait  pu  suffire  à  deux  évêques.  C'est  de  Suger,  abbé 
de  Saint-Denis,  qu'il  parle, lorsqu'il  dit  :  J'en  ai  vu  un  qui  avait  plus  de 
soixante  chevaux.  Saint  Bernard  ne  souffre  même  qu'avec  peine  la 
somptuosité  dans  les  églises  des  monastères,  soit  par  rapport  à  leur 
étendue,  soit  par  rapport  aux  ornements  dont  on  les  décore  et  les 
peintures  que  Ton  y  applique  sur  les  murailles,  disant  qu'en  excitant 
la  curiosité  des  fidèles  elles  les  empêchaient  d'être  attentifs  à  leurs 
prières,  et  nous  rappellent  en  quelque  sorte  les  rites  anciens  des 
Juifs  *;  mais  il  s'élève  avec  force  contre  les  peintures  grotesques  que 
l'on  mettait  dans  les  cloîtres  des  monastères,  aux  lieux  mêmes  où 
les  moines  faisaient  ordinairement  leurs  lectures,  des  combats,  des 
chasses,  des  singes,  des  hons,des  centaures  et  autres  monstres,  dont 
la  vue  ne  pouvait  que  leur  causer  des  distractions  et  les  apph- 
quer  peut-être  plus  que  les  livres  qu'ils  avaient  en  main.  Si  ces  im- 


1  La  lecture  du  passage  suivant  explique  la  sévérité  du  jugement  de  saint  Ber- 
nard sur  les  excès  de  ces  décorations  introduites  dans  les  églises  :  «  0  vanilas  va- 
nitatum,  sed  non  vanior  quam  insanior!  Fulget  ecclesia  in  parietibus,  et  in  paupe- 
ribus  eget.  Sucs  lapides  induit  auro,  et  suos  filios  nudos  deserit.  De  sumptibus 
egenorum  servitur  oculis  divitum.  Inveniunt  curiosi  quo  sustententur...  » 


916  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVIIL— De  1125 

pertinences,  ajoute-t-il,  ne  font  point  de  honte,  que  Ton  craigne  au 
moins  la  dépense*. 

Saint  Bernard  aurait  pu  relever  divers  autres  abus  dans  Tordre  de 
Clugnij  mais  l'impatience  où  était  le  frère  Oger  de  porter  cette  apo- 
logie à  Guillaume  de  Saint-Thierri  l'obligea  à  finir  en  cet  endroit, 
surtout  après  qu'il  eut  fait  réflexion  que  peu  de  remontrances, 
faites  avec  douceur  et  dans  la  paix,  sont  plus  utiles  qu'un  plus  grand 
nombre,  faites  avec  hauteur  et  avec  scandale.  Et  plût  à  Dieu,  disait- 
il,  que  le  peu  que  j'ai  écrit  ne  scandalise  personne  !  car,  en  reprenant 
les  vices,  je  sais  que  j'offenserai  les  vicieux;  peut-être  aussi  que,  par 
la  volonté  de  Dieu,  ceux  que  je  crains  d'avoir  irrités  me  sauront  bon 
gré,  s'ils  changent  de  conduite.  Il  finit  en  disant  à  l'abbé  de  Saint- 
Thierri,  qu'il  regardait  comme  étant  de  l'ordre  ou  de  l'observance  de 
Clugni  :  Je  loue  et  je  publie  ce  qu'il  y  a  de  louable  dans  votre  ordre; 
s'il  y  a  quelque  chose  de  répréhensible,  je  vous  conseille  de  le  cor- 
riger :  c'est  aussi  l'avis  que  j'ai  coutume  de  donner  à  mes  autres 
amis.  Je  vous  prie  d'en  agir  de  même  à  mon  égard  ^. 

De  son  côté,  Pierre  le  Vénérable,  abbé  de  Clugni,  fit  de  son  ordre 
une  apologie  qu'il  adresse  à  saint  Bernard  lui-même,  pour  lequel  il 
témoigne  autant  d'estime  que  d'amitié.  Entrant  dans  le  détail  des 
reproches  qu'on  faisait  aux  clunistes  :  On  nous  accuse,  dit-il,  de  re- 
cevoir des  novices  à  profession  sans  épreuves,  et  sans  observer  Tan- 
née de  noviciat,  ainsi  que  la  règle  le  prescrit;  mais  quand  le  Sauveur 
dit  au  jeune  homme  riche  :  Si  vous  voulez  être  parfait,  allez,  vendez 
ce  que  vous  avez  et  donnez-le  aux  pauvres,  lui  accorda-t-il  un  an 
pour  penser  à  sa  conversion?  En  disant  à  saint  Pierre  de  quitter  ses 
filets  et  à  saint  Matthieu  de  quitter  son  bureau,  ne  les  a-t-il  pas  faits 
apôtres  dans  le  moment  ?  En  promettant  l'observation  de  la  règle  de 
Saint-Benoît,  avons-nous  promis  de  ne  pas  observer  l'Évangile?  Nous 
ne  faisons  même  rien  contre  cette  règle,  puisque  nous  agissons  selon 
les  règles  de  la  charité,  en  recevant,  sans  l'épreuve  de  Tannée  en- 

1  Ces  impertinences  sont  des  réminiscences  du  paganisme  condamnées  à  bon 
droit  :  «  Cœterum  in  claustris  coram  legentibus  fratribus  quid  facit  illa  ridicula 
monatruositas,  mira  quœdam  deformis  formositas  ac  formosa  deformitas  ?  Quid 
immundœ  simiœ?  Quid  feri  leones?  Quid  monstruosi  centauri?  Quid  semi-homi- 
nes?  Quid  maculosaj  tigrides?  Quid  milites  pugnantes?  Quid  venatores  tubicinan- 
tes?  Videas  sub  uno  capite  multa  corpora,  et  rursus  in  uno  corpore  capita  multa... 
Tam  multa  denique,  tamque  mira  diversarum  formarum  ubique  varietas  apparet, 
ut  magis  légère  libeat  in  marmoribus,  quam  in  codicibus,  totumque  diem  occu- 
pare  singula  ista  mirando,  quam  in  lege  Dei  meditando.  Proh  Deo  !  si  non  pudet 
ineptiarum,  cur  vel  non  piget  expensarum?  »  (S.  Bernardi  opéra,  t.  I ,  col.  1243-4, 
édit.  Gaume.) 

^  Opem  S.  Bernardi,  édit.  Mab.,  p.  524  et  seqq.  Ceillier,  t.  22. 


:-*-'# 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  217 

tière,  quelques  novices,  de  peur  de  leur  faire  perdre  leur  vocation 
et  de  les  exposer  à  retourner  dans  le  monde,  s'ils  n'étaient  arrêtés 
par  la  pensée  de  leur  engagement.  Il  ajoute  que,  encore  que  l'année 
d'épreuve  soit  prescrite  par  la  règle,  saint  Benoît  laisse  néanmoins  à 
l'abbé  le  pouvoir  de  régler  tout,  de  façon  que  les  âmes  soient  sau- 
vées; et  que  la  discipline  de  l'Église  ayant  varié  suivant  les  différentes 
circonstances,  il  ne  devait  pas  être  surprenant  que  la  discipline 
monastique  eût  aussi  ses  changements. 

On  nous  demande,  continue  Pierre  de  Clugni,  par  quelle  autorité 
nous  permettons  les  fourrures  dont  la  règle  ne  dit  rien.  Nous  répon- 
dons à  cela,  qu'elle  ne  les  défend  pas,  et  qu'elle  permet  en  général 
d'habiller  les  frères  selon  les  saisons  et  les  climats.  Elle  n'a  rien  fixé 
sur  les  habits,  laissant  le  tout  à  la  prudence  de  l'abbé.  Il  donne  la 
même  raison  pour  les  autres  habits  de  dessous,  la  garniture  des  lits 
et  l'augmentation  de  la  nourriture  des  moines. 

Nous  recevons,  dit-on,  les  fugitifs  au  delà  des  trois  fois  marquées 
par  la  règle  ;  cela  est  vrai.  Mais  Jésus-Christ  n'a-t-il  pas  pardonné  à 
saint  Pierre?  Ne  l'a-t-il  pas  chargé  du  soin  du  troupeau  et  constitué 
chef  et  prince  des  apôtres,  même  depuis  qu'il  l'eut  renié  trois  fois  ? 
La  porte  de  la  miséricorde  ne  doit-elle  pas  être  ouverte  aux  pécheurs 
jusqu'à  leur  dernier  soupir?  La  règle  même  ne  défend  pas  de  rece- 
voir au  delà  de  trois  fois  celui  qui,  par  sa  faute,  sort  du  monastère  ; 
elle  dit  seulement  qu'il  doit  savoir  qu'après  trois  sorties  la  porte  lui 
sera  fermée;  mais  non  qu'on  ne  pourra  plus  la  lui  ouvrir. 

A  l'égard  des  jeûnes  qu'on  nous  accuse  d'avoir  changés  ou  réduits 
presque  à  rien,  nous  ne  croyons  point  nous  être  écartés  de  la  règle 
de  Saint-Benoît,  si  ce  n'est  peut-être  les  mercredis  et  les  vendredis 
depuis  la  Pentecôte  jusqu'au  13  de  septembre,  où  l'on  ne  doit,  ce 
semble,  manger  qu'à  none,  et  les  autres  jours  à  sexte  ou  à  midi; 
mais  la  disposition  de  ces  heures  est  encore  laissée  à  la  prudence  de 
l'abbé.  C'est  en  vain  qu'on  nous  reproche  de  négliger  le  travail  des 
mains,  la  règle  ne  l'a  ordonné  que  pour  éviter  l'oisiveté.  Or,  nous 
l'évitons  en  nous  occupant  de  saints  exercices,  de  la  prière,  de  la 
lecture,  de  la  psalmodie.  Pierre  de  Clugni  prétend  que  saint  Maur, 
envoyé  en  France  par  saint  Benoît,  voyant  que  le  monastère  qu'il 
avait  bâti  dans  le  diocèse  d'Angers  était  pourvu  suffisamment  des 
choses  nécessaires  à  la  vie,  sans  que  les  moines  fussent  obligés  de  se 
les  procurer  par  le  travail  de  leurs  mains,  ne  leur  prescrivit  que  des 
exercices  spirituels.  Cet  exemple  est  tiré  de  la  vie  apocryphe  de  ce 
saint. 

Pierre  rejette,  comme  une  puérilité,  le  reproche  que  des  cister- 
ciens faisaient  aux  clunistes  de  ne  pas  se  prosterner  devant  les  hôtes 


218  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

à  leur  arrivée  et  à  leur  départ,  et  de  ne  pas  leur  laver  les  pieds.  Si 
cette  pratique,  dit-il,  ne  pouvait  s'omettre  sans  risque  de  salut,  comme 
le  disent  ceux  qui  nous  font  ce  reproche,  il  serait  nécessaire,  ou  que 
la  communauté  fût  toujours  dans  la  chambre  des  hôtes,  ou  que 
ceux-ci  fussent  reçus  dans  le  cloître  et  dans  les  officines  du  monastère. 
Mais  il  suivrait  de  là,  à  cause  de  la  grande  quantité  des  hôtes,  que  les 
moines  ne  seraient  plus  moines  et  qu'ils  n'en  mèneraient  plus  la  vie, 
obligés  de  se  trouver  continuellement  avec  des  séculiers  de  toutes 
conditions,  même  avec  des  femmes.  Il  s'ensuivrait  encore'que  l'on  de- 
vrait faire  cesser  l'office  et  tous  les  autres  exercices  monastiques, 
pour  vaquer  au  lavement  des  pieds.  Nous  faisons  à  cet  égard  ce  que 
nous  pouvons,  continue  l'abbé  Pierre;  et,  pour  ne  pas  négliger  ce 
point  de  la  règle,  chaque  moine,  à  commencer  par  l'abbé,  lave  tous 
les  ans  les  pieds  à  trois  hôtes,  et  leur  présente  du  pain  et  du  vin.  Les 
infirmes  seuls  sont  dispensés  de  cet  exercice. 

Selon  la  règle  de  Saint-Benoît,  Fabbé  doit  avoir  un  mémoire  des 
outils  et  des  ustensiles  du  monastère,  et  manger  à  une  même  table 
que  les  étrangers;  les  religieux  qui  ne  se  trouvent  point  à  l'office 
commun  doivent  le  réciter  où  ils  se  trouvent,  et  faire  les  mêmes  gé- 
nuflexions qu'ils  feraient  au  chœur;  lorsque  les  frères  se  rencontrent, 
le  plus  jeune  doit  demander  la  bénédiction  à  son  ancien  ;  on  doit 
mettre  à  la  porte  du  monastère  un  ancien  qui  soit  sage,  et  qui  ré- 
ponde Deo  gratias  à  tous  les  survenants.  Rien  de  tout  cela  ne  se  fai- 
sait chez  les  clunistes;  et,  quoique  la  règle  ne  parle  que  d'un  seul 
vœu  de  stabilité,  de  conversion  et  d'obéissance,  ils  le  renouvelaient 
chaque  fois  qu'ils  changeaient  de  monastère.  Pierre  répond  que 
l'abbé,  ne  pouvant  tout  faire  par  lui-même,  est  autorisé  par  la  règle 
à  se  décharger  sur  d'autres  d'une  partie  de  ses  obligations,  et  que 
c'est  pour  cela  qu'elle  lui  ordonne  de  choisir  des  doyens  ;  qu'il  est 
bien  censé  manger  avec  les  hôtes,  quand  ils  sont  nourris  de  la 
substance  du  monastère  ;  qu'il  y  aurait  de  l'indécence  à  faire  manger 
au  réfectoire  indistinctement  tous  les  étrangers,  ou  que  l'abbé  quittât 
ses  religieux  pour  aller  manger  avec  les  hôtes,  sans  aucune  distinc- 
tion ;  que  l'usage  de  Clugni  est  qu'il  mange  au  réfectoire,  sinon  en 
cas  de  maladie,  ou  que  la  condition  des  hôtes  soit  telle,  que  l'abbé 
doive  leur  faire  compagnie  ;  que  les  religieux  de  cette  congrégation, 
quand  ils  sont  en  campagne,  n'omettent  pas  les  génuflexions  ordi- 
naires, si  ce  n'est  en  mauvais  temps,  et  qu'alors  ils  disent,  pour  y 
suppléer,  un  miserere  ;  que  les  jeunes  religieux,  quand  ils  se  rencon- 
trent avec  les  anciens  hors  des  lieux  réguliers,  leur  demandent  de  vive 
voix  la  bénédiction  ;  mais  que,  dans  l'intérieur  du  cloître,  ils  ne  la 
demandent  que  par  une  profonde  inclination,  en  gardant  le  silence; 


à  1153  de  l'ère  clir.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  219 

que  si  l'on  ne  met  pas  toujours  un  ancien  à  la  porte,  on  a  soin  d'y 
mettre  des  personnes  sages  et  fidèles  ;  que  les  portes  du  monastère 
n'étant  point  fermées  pendant  le  jour,  il  n'est  point  nécessaire  de 
frapper  pour  les  faire  ouvrir,  ni  au  portier  de  crier  Deo  grafias;  que 
les  moines  peuvent,  sans  inconvénient,  renouveler  leur  vœu  de  sta- 
bilité en  changeant  de  maison,  puisque  la  règle  le  permet  à  un  moine 
étranger. 

Pour  répondre  aux  plaintes  que,  dans  Tordre  de  Clugni,  l'on  re- 
cevait des  moines  d'un  autre  monastère,  sans  la  permission  de  l'abbé 
respectif  et  sans  lettre  de  recommandation,  Pierre  dit  qu'on  ne  doit 
point  recevoir  un  moine  dans  un  autre  monastère  sans  l'agrément 
de  son  abbé,  tant  que  cet  abbé  remplit  à  l'égard  de  ce  moine  les  de- 
voirs de  pasteur,  et  qu'il  a  soin  de  pourvoir  à  sa  subsistance  corpo- 
relle, sans  laquelle  l'âme  ne  peut  se  sauver  ni  le  corps  se  soutenir  ; 
mais  que,  si  ce  moine  ne  peut  ni  se  sauver  ni  avoir  de  quoi  fournir 
aux  nécessités  corporelles,  il  peut  quitter  son  abbé  sans  sa  permis- 
sion ;  que,  pour  cette  raison,  l'abbaye  de  Clugni  a  obtenu  du  Saint- 
Siège  un  privilège  de  recevoir  tous  les  moines  contraints  de  sortir 
de  leur  monastère  pour  l'une  ou  l'autre  de  ces  raisons. 

Vous  ne  voulez  pas,  disaient  les  cisterciens  aux  clunistes,  avoir 
d'évêque  propre,  contre  l'usage  de  toute  l'Église.  D'où  aurez-vous 
donc  le  saint  chrême,  les  ordres  sacrés,  la  consécration  de  vos 
églises,  la  bénédiction  de  vos  cimetières  et  tout  ce  qui  ne  peut  se 
faire  canoniquement  sans  Tévêque  ou  sans  son  ordre?  L'abbé  de 
Clugni  répond  :  Nous  avons  un  évêque  propre,  qui  est  le  Pape,  le 
premier  et  le  plus  digne  de  tous  les  évéques  ;  c'est  à  lui  seul  que 
nous  obéissons  spécialement,  et  ce  n'est  que  de  lui  seul  que  nous 
pourrions,  si  le  cas  l'exigeait,  être  interdits,  suspens,  excommuniés. 
Il  n'a  point  ôté  l'église  de  Clugni  à  un  autre  évêque  qui  en  fût  en  pos- 
session, mais  il  l'a  gardée,  à  la  prière  des  fondateurs,  pour  lui  être 
soumise  à  lui  seul  pour  toujours,  ainsi  qu'ils  l'ont  réglé.  Le  Pape, 
trop  éloigné  pour  nous  donner  les  saintes  huiles,  les  ordres,  et  faire 
chez  nous  les  autres  fonctions,  nous  a  permis  de  nous  adresser,  pour 
toutes  ces  choses,  à  tout  évêque  catholique.  Ainsi  nous  ne  nous  éloi- 
gnons en  rien  des  usages  des  autres  moines  ni  des  Chrétiens.  Il  cite 
diverses  exemptions  accordées  aux  moines  par  les  Papes,  pour  em- 
pêcher les  évêques  de  troubler  le  repos  des  monastères,  ou  de  dis- 
poser de  leurs  revenus  et  de  leurs  sujets.  D'où  il  conclut  que  les 
Papes  antérieurs  à  la  fondation  de  Clugni,  ayant  exempté  en  partie 
la  plupart  des  monastères  de  la  dépendance  des  évêques,  leurs  suc- 
cesseurs ont  pu  les  en  affranchir  totalement. 

Par  quelle  raison,  par  quelle  autorité,  continuaient  les  cisterciens, 


220  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  il25 

possédez-vous  les  biens  des  églises  paroissiales,  des  prémices  et  des 
dîmes?  Elles  n^appartiennent  pas  aux  moines,  les  canons  les  don- 
nent aux  clercs.  Si  toutes  ces  choses,  répond  Tabbé  Pierre,  sont  don- 
nées aux  ecclésiastiques  à  cause  de  la  prédication  et  de  l'administration 
des  sacrements,  pourquoi  les  moines  n'en  jouiraient-ils  pas  à  cause 
des  prières,  du  chant  des  psaumes,  des  aumônes  et  des  autres  bon- 
nes œuvres  qu'ils  font  pour  le  salut  du  peuple  ?  Vous  possédez,  dit- 
on,  des  châteaux,  des  villages  et  des  serfs  de  l'un  et  de  l'autre  sexe; 
vous  tirez  des  péages,  des  tributs  ;  vous  faites  même  les  fonctions 
d'avocat,  sans  faire  attention  qu'en  cela  vous  sortez  de  votre  état. 
Toute  la  terre  étant  au  Seigneur,  dit  l'abbé  de  Clugni,  nous  recevons 
indifféremment  toutes  les  oblations  des  fidèles,  et  en  cela  nous  ne 
faisons  rien  contre  la  règle,  qui  permet  au  novice,  avant  de  s'enga- 
ger par  la  profession,  de  donner  tout  son  bien  aux  pauvres  ou  d'en 
faire  solennellement  une  donation  au  monastère.  Elle  n'excepte  au- 
cune sorte  de  biens;  elle  suppose  donc  que  les  moines  peuvent  les 
posséder  tous,  châteaux,  villages,  fonds,  meubles,  serfs  de  toute  con- 
dition. Il  appuie  sa  réponse  de  divers  exemples  tirés  de  la  vie  de 
saint  Grégoire  le  Grand  et  de  quelques  autres  saints.  Puis  il  ajoute 
qu'en  accordant  aux  moines  la  possession  des  biens  temporels,  c'est 
une  conséquence  de  leur  permettre  de  les  défendre  en  justice  con- 
tre les  usurpateurs,  n^y  ayant  aucune  loi  qui  défende  aux  moines 
de  plaider  dans  leur  propre  cause. 

Sur  la  fin  de  sa  lettre,  l'abbé  Pierre  distingue  deux  sortes  de  com- 
mandements de  Dieu  :  les  uns  éternels  et  immuables,  les  autres 
sujets  au  changement,  selon  les  temps  et  les  circonstances.  On  n'a 
jamais  dispensé  des  premiers,  comme  du  précepte  d'aimer  Dieu  de 
tout  son  cœur  et  le  prochain  comme  soi-même.  Mais  les  autres,  qui 
ont  eu  pour  auteurs  ou  les  saints  Pères,  ou  les  conciles,  ou  les  saints 
fondateurs  d'ordres,  peuvent  et  doivent  changer,  lorsque  la  charité 
le  demande  ;  les  supérieurs  sont  en  droit  d'en  disposer.  C'est  sur 
ce  principe  qu'il  excuse  les  changements  faits  dans  Clugni  à  l'égard 
des  habits,  de  la  nourriture  et  de  quelques  autres  observances  mo- 
nastiques. Il  fonde  encore  la  nécessité  de  dispenser,  sur  ce  que  la 
nature  humaine  était  beaucoup  affaiblie  depuis  le  siècle  de  saint  Be- 
noît, où  elle  était  plus  forte  et  plus  robuste.  De  là  il  conclut  que  les 
cisterciens,  refusant  à  leurs  frères  les  soulagements  nécessaires  à  la 
conservation  de  la  santé,  manquaient  de  charité  et  péchaient  contre 
la  règle  de  Saint-Benoît,  qui  ne  respire  que  charité  *. 

Les  principes  généraux  que  l'abbé  Pierre  allègue  dans  son  apolo- 

1  s,  Petr.  Venerab.,  1.  1,  epist.  2S.  Biblioth.  Patrum,  t.  22. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  221 

gie  sont  en  eux-mêmes  vrais  et  justes;  mais  ce  n'était  pas  précisé- 
ment la  question .  Il  s'agissait  de  l'application  abusive  qu'en  faisaient 
les  abbés  et  les  moines  de  Clugni.  La  récente  et  très-juste  condam- 
nation de  l'abbé  Ponce  fait  assez  voir  que  les  plaintes  n'étaient  pas 
sans  quelque  fondement.  Lorsque  Pierre  donne  pour  cause  que, 
depuis  saint  Benoît,  la  nature  humaine  était  affaiblie,  cela  prouve  seu- 
lement qu'à  Clugni  surtout,  ce  qu'il  y  avait  de  plus  faible,  ce  n'était 
pas  la  nature,  mais  la  volonté  et  la  ferveur.  Aujourd'hui,  quatorze 
siècles  après  saint  Benoît,  la  nature  se  trouve  encore  la  même  dans 
ses  disciples,  lorsque  la  volonté  et  la  ferveur  y  sont  les  mêmes. 
Témoin  les  enfants  de  saint  Bruno,  les  vénérables  chartreux;  témoin 
les  vrais  enfants  de  saint  Bernard,  les  cisterciens  de  nos  jours,  les 
trappistes  :  trappistes  et  chartreux  qui,  comme  une  semence  que  le 
Seigneur  a  bénie,  se  propagent  avec  édification  par  toute  la  terre, 
attirent  partout,  sans  la  demander,  l'estime  et  la  vénération  du 
monde  même  ;  tandis  que  les  religieux  qui,  comme  autrefois  les 
moines  de  Clugni,  pour  capter  la  bienveillance  et  l'estime  du  monde, 
croyaient  devoir  se  plier  à  ses  goûts  et  à  ses  maximes,  n'ont  recueilli 
que  l'indifférence  et  le  mépris,  ont  succombé  sans  gloire  et  sans 
.  postérité  au  jour  de  l'épreuve,  ne  laissant  autour  de  leurs  monas- 
tères en  ruine  qu'une  réputation  plus  ruinée  encore  que  leurs  mo- 
nastères. 

A  la  vue  de  ce  différend  entre  l'abbé  de  Clairvaux  et  l'abbé  de 
Clugni,  le  monde,  les  jugeant  d'après  lui,  les  suppose  ennemis  l'un 
de  l'autre.  C'est  qu'il  ignore  la  piété  et  l'amitié  véritables.  Jamais  on 
ne  vit  peut-être  deux  hommes  unis  d'une  amitié  plus  intime.  Voici 
comment  saint  Bernard  écrira,  l'an  1146,  au  pape  Eugène:  Ce  paraît 
être  une  chose  extravagante  de  vous  recommander  le  seigneur  de 
Clugni,  de  vouloir  servir  de  patron  à  celui  dont  tout  le  monde  re- 
cherche le  patronage.  Mais  si  ma  lettre  est  superflue,  je  satisfais 
mon  propre  cœur  ;  grâce  à  cette  lettre,  je  voyage  avec  un  ami  que 
je  ne  puis  suivre  de  corps.  Est-il  rien  qui  soit  capable  de  nous 
séparer?  La  hauteur  des  Alpes,  les  neiges  qui  les  couvrent^  la  lon- 
gueur du  chemin,  rien  ne  me  détachera  de  lui.  Je  suis  présent,  je 
l'assiste  partout,  il  ne  peut  être  nulle  part  sans  moi.  Je  lui  suis  re- 
devable de  cette  grâce,  et  c'est  elle  qui  m'acquitte  de  ce  que  je  lui 
dois,  par  le  penchant  que  j'ai  à  le  suivre,  même  malgré  moi.  Je 
supplie  Votre  Sainteté  d'honorer, dans  ce  grand  homme,  un  illustre 
membre  de  Jésus-Christ,  un  vase  d'honneur,  plein  de  grâce  et  de 
vérité,  comblé  de  bonnes  œuvres.  Qu'elle  nous  le  renvoie  aussi  satis- 
fait de  ses  bontés,  qu'il  satisfera,  par  son  retour,  une  infinité  de  per- 
sonnes. Qu'elle  verse  ses  grâces  sur  lui  avec  profusion,  afin  qu'il  les 


222  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIIL  —  De  1125 

répande  sur  nous;  car,  si  vous  Tignorez,  c^est  lui  qui  assiste  les  pau- 
vres de  notre  congrégation,  qui  leur  fournit  de  quoi  subsister  des 
biens  de  son  abbaye,  autant  qu'il  le  peut,  sans  donner  lieu  de  mur- 
murer à  ceux  de  son  ordre.  Il  n'est  rien  que  Votre  Sainteté  ne  doive 
lui  accorder  de  tout  ce  qu'il  demandera  au  nom  de  Jésus.  Je  dis  au 
nom  de  Jésus  ;  car  s'il  vous  demande,  comme  j'en  ai  quelque  soupçon, 
d'être  déchargé  du  gouvernement  de  son  monastère,  est-il  personne, 
pour  peu  qu'il  le  connaisse,  qui  croie  qu'il  vous  le  demande  au  nom 
de  Jésus?  Ou  je  me  trompe,  ou  bien,  tout  dévot  qu'il  est,  il  est  de- 
venu d'une  conscience  encore  plus  délicate  depuis  qu'il  a  eu  l'hon- 
neur de  vous  voir.  Cependant,  à  peine  fut-il  abbé,  qu'il  eut  le  zèle 
de  réformer  son  ordre  en  beaucoup  de  points,  comme  dans  l'obser- 
vance du  jeûne,  du  silence,  dans  le  retranchement  des  étoffes  de 
prix  et  d'une  propreté  trop  recherchée  *. 

On  voit,  par  cette  lettre,  que  Pierre  le  Vénérable  pensait  au  fond 
comme  saint  Bernard.  Il  tint  entre  autres  un  chapitre  général  pour 
abolir  la  plupart  des  abus  que  saint  Bernard  avait  signalés  dans  son 
apologie.  Il  fit  pour  cela  d'excellents  statuts,  qui  sont  rappelés  dans 
la  bibliothèque  de  Clugni  et  dans  l'historien  Orderic  Vital,  moine 
de  Saint-Évroui,  qui  assista  lui-même  à  ce  chapitre  2.  Bernard  mande 
au  Pape  que  Pierre  voulait  abdiquer  les  fonctions  d'abbé  :  c'était 
pour  se  retirer  à  Clairvaux,  y  vivre  simple  religieux  sous  l'obéis- 
sance de  son  ami.-  On  le  voit  par  la  lettre  suivante,  que  Pierre  lui 
écrivit  en  1149  : 

A  la  brillante  et  solide  colonne  de  l'ordre  monastique  ou  plutôt 
de  l'Église,  le  seigneur  Bernard,  abbé  de  Clairvaux  ;  Pierre,  humble 
abbé  de  Clugni,  souhaite  le  salut  que  Dieu  promet  à  ceux  qui  l'ai- 
ment. S'il  était  permis,  si  la  Providence  ne  s'y  opposait  pas,  si  la 
voie  de  l'homme  était  en  sa  puissance,  j'aimerais  mieux  m'attacher 
inséparablement  à  votre  très-chère  Béatitude,  que  de  dominer  ou 
de  régner  nulle  part  parmi  les  mortels.  En  effet,  toutes  les  cou- 
ronnes du  monde  peuvent-elles  égaler  le  prix  d'une  compagnie  que 
les  hommes  désirent  avec  passion,  que  les  anges  mêmes  recherchent? 
Car  je  puis  dire,  sans  mentir,  que  ces  esprits  célestes  vous  regardent 
déjà  comme  leur  concitoyen,  quoique  vous  ne  jouissiez  point  encore 
du  bienheureux  séjour  que  vous  espérez.  Pour  moi,  j'espérerais  d'y 
vivre  avec  vous  éternellement,  si  j'avais  le  bonheur  de  vivre  avec 
vous  ici-bas  jusqu'à  mon  dernier  soupir.  Pourrais-je  ne  pas  courir 
après  vous,  attiré  par  le  parfum  de  vos  vertus  ?  Du  moins,  puisqu'il 
ne  m'est  pas  permis  d'y  être  toujours,  que  ne  puis-je  vous  voir  sou- 

1  S.  Bernard,  epist.  277.  —  ^  Order.  Vital,  1.  3,  ad  ann.  1132. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  223 

vent  !  Ou,  si  cela  ne  se  peut  encore,  que  n'ai-je  le  plaisir  de  voir 
souvent  des  personnes  qui  me  viennent  de  votre  part  !  Comme  ce 
bonheur  m'arrive  rarement,  je  prie  votre  Sainteté  de  me  visiter  d'ici 
à  peu  dans  la  personne  du  religieux  Nicolas,  et  de  passer  avec  moi 
les  fêtes  de  Noël.  Comme  il  vous  aime,  qu'il  a  beaucoup  de  part  à 
votre  confiance  et  qu'il  a  la  mienne  tout  entière,  je  vous  verrai,  mon 
saint  frère,  je  vous  entendrai  par  lui,  je  vous  ferai  confidence  par  lui 
de  quelques  secrets  que  j'ai  à  communiquer  à  votre  Sagesse.  Je  me 
recommande,  moi  et  les  nôtres,  avec  toute  l'instance  et  la  dévotion 
possibles,  à  votre  sainte  âme  et  aux  saints  qui  servent  le  Seigneur 
sous  votre  gouvernement  *. 

Suger,  abbé  de  Saint-Denis  et  ministre  du  roi  Louis  de  France, 
donnait  lieu,  plus  que  personne,  aux  abus  que  saint  Bernard  avait 
relevés  dans  les  moines  de  Clugni.  Suger  entendit  parler  de  l'écrit 
du  saint  homme,  il  voulut  le  lire  par  lui-même  ;  il  en  profita,  non 
moins  que  Pierre  le  Vénérable,  pour  la  réforme  de  sa  personne  et  de 
son  monastère.  Bernard  lui  écrivit  alors  en  ces  termes  : 

«  On  publie  dans  notre  pays  une  nouvelle  édifiante  ;  ceux  qui  crai- 
gnent Dieu  s'en  réjouissent  et  sont  charmés  d'un  changement  si 
miraculeux.  On  fait  partout  votre  éloge,  et  les  âmes  pieuses  en  té- 
moignent leur  joie.  Ceux  mêmes  à  qui  votre  nom  est  inconnu  ne  peu- 
vent apprendre  ce  que  vous  êtes  et  ce  que  vous  étiez  sans  admirer  les 
effets  de  la  grâce  et  sans  en  bénir  l'auteur.  Mais  ce  qui  nous  comble 
de  joie  et  signale  le  prodige  de  votre  conversion,  c'est  que  vous  avez 
poussé  votre  zèle  jusqu'à  faire  part  à  vos  religieux  des  sentiments 
que  le  ciel  vous  inspire,  et  à  pratiquer  ce  qui  est  écrit  :  Que  celui  qui 
m'écoute,  invite  les  autres  à  m'écouter  ;  dites  dans  la  lumière  ce  que 
je  vous  dis  dans  les  ténèbres,  et  prêchez  sur  le  haut  des  maisons  ce 
qu'on  vous  aura  dit  à  l'oreille  ^.  Ainsi  un  général  d'armée,  aussi 
vaillant  qu'affectionné  pour  ses  soldats,  les  voit-il  qui  reculent  et 
que  le  fer  de  l'ennemi  taille  en  pièces?  il  aime  mieux  mourir  avec  eux 
que  de  leur  survivre  avec  honte,  quoiqu'il  sache  qu'il  est  le  seul  qui 
puisse  échapper.  Il  demeure  ferme  sur  le  champ  de  bataille,  il  se  bat 
avec  courage,  il  court  de  tous  côtés  au  travers  des  épées  nues,  il 
perce  le  gros  des  escadrons,  il  se  jette  au  plus  fort  de  la  mêlée  et  où 
le  danger  est  le  plus  pressant,  et,  de  la  voix  et  de  l'épée,  il  effraye 
autant  qu'il  peut  l'ennemi  et  encourage  les  siens.  Il  s'oppose  à  celui 
qui  frappe,  il  défend  celui  qui  va  périr  ;  en  un  mot,  désespérant  de 
les  sauver  tous,  il  est  prêta  mourir  pour  chacun.  Mais  tandis  qu'il 
s'efforce  d'arrêter  les  progrès  du  vainqueur,  pendant  qu'il  relève  ceux 

1  s.  Bemardi  epist.  264.—  2  Apoc.,22,  17.  iMalth.,  10,  27. 


22i  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIIl.  —  De  1125 

qui  tombent  et  rallie  ceux  qui  fuient,  souvent  il  arrive  que  sa  valeur 
produit,  contre  toute  attente,  une  révolution  heureuse.  A  son  tour, 
il  dissipe  les  forces  des  ennemis,  il  triomphe  quand  ceux-ci  allaient 
vaincre,  et  ses  guerriers,  dont  la  défaite  semblait  certaine,  se  repo- 
sent avec  joie  dans  le  sein  de  la  victoire. 

«  Mais  pourquoi  relever  une  action  chrétienne  par  des  exemples 
profanes,  comme  si  la  religion  même  ne  m'en  fournissait  pas  ?  Moïse 
doutait-il  de  ce  que  Dieu  lui  avait  promis,  que,  quand  tout  le  peuple 
qu^il  commandait  serait  exterminé,  il  l'établirait  le  chef  d'un  peuple 
encore  plus  nombreux  ?  Néanmoins,  quelle  tendresse  n  Vt-il  pas  pour 
lui  !  avec  quel  zèle  ne  s'oppose-t-il  point  à  la  colère  de  Dieu  !  avec 
quelle  ardeur  ne  prie-t-il  pas  pour  les  rebelles  !  Ah  !  Seigneur,  dit-il, 
si  vous  me  faites  grâce,  faites-leur  grâce  aussi,  sinon  effacez-moi  de 
votre  livre  *.  Zélé  médiateur,  dont  le  désintéressement  désarme  la 
justice  de  Dieu  !  charitable  conducteur,  qui,  uni  à  son  peuple  parles 
liens  d'un  tendre  amour,  tâche  de  sauver  un  corps  dont  il  est  comme 
la  tête,  qui  en  doit  être  inséparable,  ou  se  détermine  à  périr  avec  lui  ! 
Jérémie,  fortement  attaché  à  ses  concitoyens,  sacrifie  ses  inclinations 
à  sa  tendresse,  préfère  l'exil  et  la  servitude  aux  douceurs  de  sa  patrie 
et  de  sa  liberté,  aime  mieux  être  captif  avec  ses  frères  que  de  les 
abandonner  dans  le  besoin,  bien  qu'il  soit  son  maître  de  rester  en 
Judée.  Paul,  animé  du  même  esprit,  désire  d'être  anathème  pour 
ses  frères,  parce  qu'il  sent  que  l'amour  est  aussi  puissant  que  la 
mort.  Voilà  les  modèles  que  vous  avez  suivis.  J'y  joins  l'exemple  de 
David,  qui  m'avait  presque  échappé.  Ce  grand  saint,  touché  des  ra- 
vages que  la  peste  causait  dans  son  peuple,  court  au-devant  de  l'ange 
exterminateur,  et  il  le  supplie  de  décharger  toute  la  vengeance  de 
Dieu  sur  lui  seul  et  sur  sa  famille. 

«  Qui  donc  vous  a  inspiré  tant  de  perfection  ?  Je  souhaitais,  je  vous 
l'avoue,  mais  je  n'espérais  pas  entendre  dire  de  vous  de  si  grandes 
choses.  Comment  s'imaginer,  en  effet,  que  vous  montassiez  tout  d'un 
coup  au  plus  haut  degré  de  la  vertu  et  au  comble  du  mérite  ?  Mais  à 
Dieu  ne  plaise  que  je  mesure  ses  bontés  infinies  par  la  petitesse  de 
ma  foi  et  de  mon  espérance  !  Il  fait  tout  ce  qu'il  veut,  indifféremment 
dans  toutes  sortes  de  personnes,  indépendamment  du  temps  et 
malgré  tous  les  obstacles.  Les  saints  censuraient  vos  désordres,  mais 
ils  ne  touchaient  pas  à  vos  refigieux  ;  ils  étaient  indignés  de  vos  excès 
et  non  pas  des  leurs.  Vos  confrères  murmuraient  contre  vous,  et  non 
pas  contre  votre  communauté;  ils  n'attaquaient  que  vous  seul;  vous 
n'aviez  qu'à  changer,  et  leur  critique  n'avait  plus  de  prise.  Votre 

1  Exod.,  32,  32. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  22^ 

changement  seul  faisait  cesser  tout  à  coup  leurs  mécontentements  et 
leurs  reproches.  La  seule  chose  qui  nous  révoltait,  c'était  de  vous 
voir  marcher  en  public  dans  un  habit  et  un  équipage  trop  superbes. 
C'était  assez  de  renoncer  à  ce  faste  et  de  changer  d'habit,  pour  faire 
cesser  nos  justes  reproches.  Mais,  non  content  de  les  apaiser,  vous 
méritez  même  nos  applaudissements.  Est-il,  en  effet,  rien  de  plus 
grand  et  de  plus  glorieux  que  ce  que  vous  venez  de  faire  ?  Un  chan- 
gement si  soudain  et  si  rare  ne  doit-il  pas  être  considéré  comme  l'ou- 
vrage du  Très-Haut?  Le  ciel  se  réjouit  de  la  conversion  d'un  seul 
pécheur  ;  combien  plus  de  la  conversion  de  toute  une  maison  re- 
ligieuse, et  d'une  maison  telle  que  la  vôtre! 

«  Cette  maison,  que  son  antiquité  et  la  faveur  des  rois  rendent  si 
célèbre,  était  le  théâtre  de  la  chicane  et  de  la  guerre.  On  y  rendait  à 
César  ce  qui  lui  est  dû,  mais  Dieu  n'y  était  pas  servi  de  même.  Je 
n'ai  pas  vu,  mais  j'ai  ouï  dire,  que  le  cloître  était  encombré  de  sol- 
dats, rempli  d'intrigants  et  de  plaideurs  ;,  que  tout  y  retentissait  du 
bruit  turiiultueux  des  affaires  du  monde,  et  que  les  femmes  mêmes 
y  entraient  librement.  Dans  cette  confusion,  quel  moyen  de  se  rem- 
plir de  saintes  pensées  et  de  s'occuper  de  Dieu  ?  Aujourd'hui  l'on  est 
absorbé  en  lui  ;  on  s'y  applique  à  conserver  la  chasteté,  à  faire  fleurir 
la  discipline  régulière,  à  se  nourrir  de  lectures  spirituelles;  un  silence 
continuel,  un  recueillement  profond  élèvent  l'esprit  au  ciel.  Le  doux 
chant  des  hymnes  et  des  psaumes  délasse  des  rigueurs  de  l'abstinence 
et  des  exercices  laborieux  de  la  vie  religieuse.  La  honte  du  passé 
adoucit  les  amertumesdu  présent,  et  les  fruits  de  la  bonne  conscience, 
qu'on  goûte  déjà,  produisent  l'amour  des  biens  à  venir,  qui  ne  sera 
point  frustré,  et  une  espérance  qui  ne  peut  jamais  être  trompeuse. 
La  crainte  des  jugements  de  Dieu  n'est  plus  le  motif  de  l'amour  fra- 
ternel qui  y  règne,  la  parfaite  charité  l'en  a  bannie.  L'ennui  et  le 
dégoût  en  sont  éloignés  par  la  variété  des  saintes  observances  que 
l'on  y  pratique.  Je  ne  dépeins  ici  l'état  présent  de  votre  maison  que 
pour  bénir  l'auteur  de  ces  merveilles  et  pour  louer  celui  qui  en  est 
l'instrument  et  le  coopérateur.  Dieu  n'avait  pas  besoin  de  votre  aide; 
mais,  pour  partager  avec  vous  la  gloire  de  ce  grand  ouvrage,  il  en 
a  voulu  partager  les  soins  *.  » 

Henri,  archevêque  de  Sens,  suivit  l'exemple  de  Suger  et  réforma 
sa  vie  mondaine.  Il  écrivit  à  saint  Bernard  pour  lui  demander  une 
instruction  sur  les  devoirs  de  l'épiscopat.  «  Qui  suis-je,  s'écria  le  saint 
homme,  pour  oser  instruire  un  évêque  ?  et  qui  suis-je,  d'ailleurs, 
pour  oser  lui  désobéir?  La  même  raison  m'invite  à  accorder  et  à  re- 


1  S.  Bernard,  epist.  78. 


XV. 


15 


M} 


226  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

fuser;  il  y  a  du  péril  des  deux  côtés,  mais  il  y  en  a  bien  plus  à  dé- 
sobéir. 

a  Depuis  que  vous  avez  reçu  de  Dieu  les  clefs  du  royaume  du  ciel, 
et  qu'à  Texemple  de  la  femme  forte,  vous  avez  mis  la  main  à  des 
choses  difficiles,  j'ai  eu  du  chagrin  lorsque  j'apprenais  que  vous 
manquiez  à  votre  devoir,  et  je  vous  ai  plaint  quand  j'ai  su  qu'on  vous 
faisait  de  la  peine.  Je  me  rappelais  alors  ces  paroles  du  prophète  : 
Ceux  qui  s'embarquent  sur  mer  pour  y  travailler  au  milieu  des  flots 
sont  exposés  à  des  tempêtes  qui  tantôt  les  portent  jusqu'aux  nues, 
et  tantôt  les  font  descendre  jusqu'aux  abîmes.  Au  milieu  de  tant  de 
maux,  leur  âme  sèche  de  douleur,  ils  sont  troublés  comme  un  homme 
ivre,  la  tête  leur  tourne  et  toute  leur  sagesse  les  abandonne  *.  Dans 
cette  pensée,  au  lieu  de  juger  de  votre  état  comme  le  commun  des 
hommes,  j'en  avais  même  compassion.  Hélas  !  disais-je,  si  la  vie  des 
autres  hommes  est  une  tentation  continuelle,  à  combien  de  périls  la 
vie  d'un  évêque  n'est-elle  point  en  butte,  lui  qui  est  chargé  du  soin 
de  son  troupeau  !  Je  suis  caché  dans  une  grotte,  je  suis  une  lampe 
qui  fume  plutôt  qu'elle  ne  luit  sous  le  boisseau  ;  et,  dans  cet  état,  je 
ne  suis  point  à  l'abri  de  l'impétuosité  des  vents,  je  suis  tourmenté 
incessamment,  je  suis  agité  çà  et  là,  comme  un  fragile  roseau,  par  le 
souffle  de  la  tentation.  Que  sera-ce  de  celui  qui  est  élevé  sur  une  mon- 
tagne et  placé  sur  le  chandelier?  Je  n'ai  que  moi  à  garder;  cepen- 
dant jie  me  suis  un  sujet  de  chute  et  d'ennui  à  moi-même,  je  me  suis 
à  charge,^  je  suis  réduit  à  me  mettre  souvent  en  colère  contre  Tintem- 
pérarice  de  ma  bouche,  contre  l'indiscrétion  d'un  œil  qui  me  scan- 
dalise. Eh  !  de  combien  de  soucis  est  consumé,  à  combien  d'attaques 
est  exposé  celui  qui,  étant  chargé  du  soin  d'autrui,  outre  ses  propres 
tentations,  n'est  jamais  sans  combats  au  dehors  et  sans  frayeurs 
au  dedans  ! 

«  Mais  ce  qui  me  rassure  pour  vous,  c'est  l'agréable  nouvelle  qui 
s'est  répandue  de  votre  province  jusqu'ici,  nouvelle  qui  eff'ace  les 
mauvais  bruits  de  votre  conduite  passée,  et  que  je  tiens,  non  pas  de 
gens  peu  croyables,  mais  du  vénérable  évêque  de  Meaux,  prélat 
d'une  sincérité  reconnue.  Il  y  a  quelque  temps  que,  m'informant  de 
vous,  il  me  répondit  d'un  air  content  et  comme  assuré  de  la  vérité  de 
ce  qu'il  allait  me  dire.  Je  pense,  me  dit-il,  qu'il  se  conduira  désor- 
mais par  le  conseil  de  l'évêque  de  Chartres.  Cette  nouvelle  me  fit 
plaisir,  parce  que  je  suis  certain  que  ce  prélat  est  d'un  très-bon  con- 
seil. Il  ne  pouvait  pas  me  donner  une  plus  forte  preuve  de  vos  bonnes 
intentions,  ni  une  plus  solide  espérance  de  votre  progrès  dans  la 

^  Psalm.  106,  23, 


à  1153  de  l'ère  chr.J         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  297 

vertu.  Confiez  hardiment  à  ces  deux  évêques  et  votre  personne  et 
votre  diocèse;  sous  une  telle  conduite,  votre  réputation  et  votre 
conscience  sont  en  sûreté. 

«  Au  reste,  vous  pensez  sagement  quand  vous  croyez  que  la  charge 
de  pasteur  et  d'évêque,  que  vous  occupez,  ne  se  peut  remplir  digne- 
ment sans  conseil.  La  sagesse  même,  cette  mère  des  bons  conseils, 
dit  en  parlant  de  soi  :  Qu^elle  habite  dans  le  conseil  *.  Mais,  est-ce 
indifféremment  dans  toutes  sortes  de  conseils?  J'assiste,  ajoute-t-elle 
aux  conseils  réglés  par  la  prudence  ^,  De  plus,  elle  vous  avertit  par 
la  bouche  du  sage  de  vous  précautionner  contre  les  conseils  infidèles  : 
Communiquez  vos  affaires  à  votre  ami,  dit-elle,  et  ne  révélez  point 
votre  secret  à  des  étrangers  ^.  Elle  vous  avertit  encore  par  la  bouche 
d'un  autre  sage  :  Ayez  beaucoup  d'amis,  mais  choisissez  votre  con- 
seiller entre  mille  *,  pour  vous  prouver  qu'il  est  rare  d'en  trouver  un 
bon,  quoiqu'il  soit  nécessaire  d'en  avoir.  Après  cela.  Dieu  ne  vous 
fait-il  pas  une  faveur  singulière  en  vous  donnant,  ce  qui  est  si  rare 
dans  le  monde,  non  pas  un,  mais  deux  habiles  conseillers  pleins  de 
prudence  et  d'amitié;  en  vous  les  faisant  trouver  dans  votre  province, 
pour  les  avoir  près  de  vous,  et  parmi  vos  suffragants,  afin  d'avoir  le 
droit  de  vous  en  servir?  Avec  de  tels  directeurs,  vous  ne  serez  point 
précipité  dans  vos  jugements,  ni  violent  dans  vos  punitions,  trop  lâ- 
che à  reprendre,  trop  sévère  à  pardonner,  trop  faible  à  tolérer  le  dé- 
sordre, somptueux  dans  votre  table,  singulier  dans  vos  habits,  léger 
à  promettre,  lent  à  exécuter  votre  parole,  prodigue  dans  vos  bien- 
faits. On  ne  verra  plus  régner  dans  votre  diocèse  ce  vice  ancien  et 
que  la  cupidité  renouvelle  tous  les  jours,  la  simonie  et  l'avarice,  cette 
espèce  d'idolâtrie  qui  en  est  la  mère.  En  un  mot,  assisté  d'un  tel 
conseil,  vous  honorerez  votre  ministère,  comme  l'Apôtre  ^.  Je  dis 
votre  ministère,  pour  montrer  que  vous  devez  servir  et  non  pas  do- 
miner. J'ajoute  que  vous  l'honorerez,  et  non  pas  vous-même  ;  car 
celui  qui  cherche  ses  propres  intérêts,  c'est  soi-même  qu'il  veut  ho- 
norer, et  non  pas  son  ministère. 

«  Mais  gardez-vous  bien  de  faire  consister  cet  honneur  dans  la 
pompe  de  vos  habits,  dans  la  magnificence  de  vos  équipages  et  dans 
la  somptuosité  de  vos  palais;  mais  plutôt  dans  l'innocence  de  vos 
mœurs,  dans  l'application  à  vos  devoirs  et  dans  l'exercice  des  bonnes 
œuvres.  Hélas  !  combien  y  en  a-t-il  qui  font  le  contraire  !  qui  parent 
superbement  leur  corps  et  qui  ne  se  soucient  point  d'embellir  leur 
âme  !  Ne  se  fâcheront-ils  pas  contre  moi,  si  je  leur  applique  l'in- 
struction que  l'Apôtre  donne  au  sexe  le  plus  faible  et  aux  personnes 

1  ProY.,  8,  12.-2  l/jjd.—^  Pi-ov.,  25,  9.  —  *  F-ccli.,  G,  6.—  •'  Rom.,  11,  13. 


228  HISTOIRE  UNIVERSELLE      [Liv.  LXVIII.  -  De  U25 

du  plus  bas  ordre  de  l'Église  :  Ne  vous  distinguez  point  par  des  ha- 
bits plus  précieux  ^  ?  Comme  si  le  médecin  n'employait  pas  le  même 
fer  à  guérir  les  rois  et  le  bas  peuple;  comme  si  Ton  faisait  injure  à 
la  tète  d'en  couper  les  cheveux  avec  les  mêmes  ciseaux  dont  on  se 
coupe  les  ongles.  Après  tout,  s'ils  sont  fâchés  de  ce  que  je  les  mets 
au  rang  des  femmes,  de  ce  que  l'Apôtre,  plutôt  que  moi,  les  enve- 
loppe dans  la  même  condamnation,  que  ne  sont-ils  encore  plus  fâ- 
chés d'être  enveloppés  dans  le  même  défaut?  Qu'ils  soient  confus  de 
faire  consister  leur  gloire,  non  pas  dans  leurs  bonnes  œuvres,  mais 
dans  quelques  ouvrages  de  femmes,  dans  des  étoffes  tissues  ou  des 
fourrures  travaillées  de  leurs  mains.  Qu'ils  aient  horreur  de  couvrir 
de  peaux  d'hermine  teintes  en  rouge  des  mains  dévouées  au  service 
deDieu et  avec  lesquelles  ils  consacrentlesredoutables  mystères;  d'en 
embelUr  leur  poitrine,  que  la  sagesse  seule  doit  orner;  d'en  entourer 
leur  cou,  qu'il  leur  est  plus  glorieux  et  plus  doux  de  plier  sous  le 
joug  de  Jésus-Christ.  Ce  ne  sont  point  là  les  marques  d'un  Dieu  souf- 
frant, qu'ils  devraient  porter  à  l'exemple  des  martyrs;  ce  sont  d'in- 
dignes parures  pour  lesquelles  les  femmes  sont  si  curieuses  et  si 
prodigues,  parce  qu'elles  ne  sont  occupées  que  des  choses  du  monde 
et  des  moyens  de  lui  plaire. 

«  Mais  vous,  prêtre  du  Très-Haut,  à  qui  avez- vous  envie  déplaire? 
Au  monde,  ou  à  Dieu?  Si  c'est  au  monde,  pourquoi  êtes- vous  prê- 
tre? Si  c'est  à  Dieu,  pourquoi  ne  vous  distinguez-vous  point  des  laï- 
ques ?  Si  vous  voulez  plaire  au  monde,  pourquoi  vous  faire  prêtre  ? 
On  ne  peut  servir  deux  maîtres.  Vouloir  être  ami  du  monde,  c'est  se 
déclarer  ennemi  de  Dieu  ^.  Ceux  qui  ont  voulu  plaire  aux  hommes, 
dit  le  Prophète,  ont  été  détruits  et  confondus,  et  Dieu  s'est  ri  de  leur 
vanité  ^.  Si  je  plaisais  aux  hommes,  dit  l'Apôtre,  je  ne  serais  point 
serviteur  du  Christ  *.  Ainsi,  dès  que  vous  voulez  plaire  aux  hommes, 
vous  cessez  de  plaire  à  Dieu;  et  dès  que  vous  cessez  de  lui  plaire, 
vous  n'êtes  plus  en  état  de  l'apaiser.  Pourquoi  donc  êtes-vous  prêtre  ? 
Que  si  vous  voulez  plaire  à  Dieu,  pourquoi  vous  conformez-vous  aux 
manières  du  monde?  Car,  enfin,  si  le  prêtre  est  le  pasteur,  si  le  peu- 
ple est  le  troupeau,  est-il  raisonnable  qu'il  n'y  ait  entre  eux  aucune 
différence?  Si  mon  pasteur  m'imite,  moi  qui  suis  une  de  ses  brebis; 
s'il  marche  comme  moi  courbé  vers  la  terre,  le  visage  rampant  et 
les  yeux  baissés,  cherchant  à  remplir  son  ventre  pendant  que  son 
âme  languit  de  faim,  en  quoi  se  distingue-t-il  de  moi  ?  Malheur  au 
troupeau,  si  le  loup  vient  !  Il  n'y  aura  personne  qui  le  prévienne, 
qui  l'arrête,  qui  lui  arrache  sa  proie.  Convient-il  au  pasteur  d'assou- 

1  1.  Tim.,  2,  9.  —  2  Jac,  4,4.-3  Psalm.,  52,  6.  —  *  Galat,  1,  10. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  229 

vir  ses  appétits  comme  une  bête,  de  ramper  dans  la  boue,  de  s'atta- 
cher à  la  terre,  au  lieu  de  vivre  en  homme,  la  tête  haute,  les  yeux 
élevés,  au  lieu  de  chercher  et  de  goûter  les  choses  du  ciel? 

«  Au  reste,  ce  pasteur  que  je  reprends  est  indigné  contre  moi 
quand  j'ose  ouvrir  la  bouche;  il  m'impose  silence,  il  crie  qu'il  n'ap- 
partient pas  à  un  moine  de  s'ériger  en  censeur  des  évêques.  Plût  à 
Dieu  qu'il  me  fermât  les  yeux,  pour  ne  pas  voir  ce  qu'il  me  défend 
de  condamner  !  Est-ce  donc  une  présomption  si  grande  à  moi,  qui 
ne  suis  qu'une  brebis,  si,  voyant  fondre  sur  mon  pasteur  deux  bêtes 
féroces,  la  vanité  et  la  curiosité,  j'ose  pousser  quelques  cris  pour 
qu'on  vienne  à  son  secours,  qu'on  l'arrache  de  leurs  gueules  san- 
glantes, sur  le  point  d'être  dévoré?  Que  ne  me  feraient-elles  pas,  à 
moi  qui  ne  suis  qu'une  faible  brebis,  elles  qui  se  jettent  avec  tant 
de  fureur  sur  le  pasteur  même?...  Après  tout,  quand  je  m'abstien- 
drais de  murmurer  de  son  luxe,  quand  je  ne  dirais  mot,  aurait-il 
moins  sujet  d'en  rougir?  Chacun  n'a-t-il  pas  la  voix  de  sa  conscience  ? 
Que  diraient  ces  prélats,  si  quelque  autre  plus  hardi  que  moi  leur 
citait,  pour  les  confondre,  non  pas  l'autorité  de  l'Apôtre,  comme  je 
viens  de  faire,  ni  celle  de  l'Évangile,  d'un  prophète  ou  d'un  Père  de 
l'Eglise,  mais  d'un  poète  païen  *  :  Dites-nous,  ô  pontifes,  que  fait 
l'or,  je  ne  dis  pas  dans  le  temple,  mais  sur  les  harnais  de  vos  chevaux? 
Combien  plus  serait-il  tolérable  dans  le  temple  !  J'ai  beau  me  taire 
sur  ce  désordre,  la  cour  a  beau  le  dissimuler,  la  misère  du  pauvre, 
la  faim  où  il  est  réduit  est  une  voix  publique  qui  crie  et  se  fait 
entendre  partout.  Le  monde  n'en  dit  mot,  parce  qu'il  ne  peut  vous 
h?iïr.  Et  comment  réprimerait-il  le  péché,  lui  qui  loue  le  pécheur  et 
applaudit  au  méchant?  , 

«  Les  pauvres,  qui  manquent  de  tout  et  que  la  faim  presse,  crient, 
se  lamentent  et  disent  tout  haut  :  Dites-nous,  ô  pontifes,  que  fait 
l'or  dans  les  brides  ?  Ces  brides  dorées  nous  mettent-elles  à  couvert 
du  froid  ou  de  la  faim?  Tandis  que  nous  souffrons  misérablement  de 
la  faim  et  du  froid,  que  font  tant  de  housses  et  de  couvertures  entas- 
sées dans  vos  garde-meubles?  C'est  à  nous  ce  que  vous  prodiguez, 
c'est  à  nous  que  vous  arrachez  avec  inhumanité  ce  que  vous  sacrifiez 
à  la  vanité.  Nous  aussi  avons  été  rachetés  par  le  sang  du  Christ. 
Nous  sommes  donc  vos  frères.  Jugez  ce  que  c'est  que  de  refuser  à 
des  frères  leur  portion  pour  en  repaître  vos  yeux.  Notre  vie  va  gros- 
sissant votre  abondance  superflue.  Vous  retranchez  à  nos  besoins 
pour  ajouter  à  votre  faste.  Ainsi,  votre  cupidité  fait  un  double  mal  : 
vous  périssez  en  dissipant  notre  bien  ;  vous  nous  faites  périr  en  nous 

1  Perse,  sat.  1. 


230  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIIL  — De  1125 

le  ravissant.  Vos  chevaux  marchent  chargés  de  pierreries^  nous 
allons  pieds  nus.  Vos  mulets  sont  richement  caparaçonnés^  brillants 
de  boucles^  de  chaînettes^  de  sonnettes,  de  longes  de  cuir  semées  de 
clous  d'or  et  d^une  infinité  d'autres  ornements  aussi  éclatants  que 
précieux;  et  vous  refusez  impitoyablement  à  vos  frères  de  quoi 
couvrir  leur  nudité.  De  plus,  tout  ce  que  vous  possédez  n'est  pas  le 
fruit  de  votre  négoce  ou  de  votre  travail,  il  n'est  point  l'héritage  de 
vos  pères,  à  moins  que  vous  ne  disiez  dans  votre  cœur  :  Possédons 
par  hérédité  le  sanctuaire  de  Dieu  *.  Tels  sont  les  murmures  que  les 
pauvres  poussent  vers  Dieu,  à  qui  parlent  les  cœurs  ;  mais  ils  s'élè- 
veront un  jour  avec  hardiesse  contre  ceux  qui  les  oppriment  :  le  père 
des  orphelins  et  le  juge  des  veuves  se  déclarera  pour  eux.  Autant  de 
fois,  vous  dira-t-il,  que  vous  aurez  manqué  d'assister  le  moindre  de 
ces  petits,  vous  avez  refusé  de  m'assister  moi-même  2. 

«  Pour  vous,  révérendissime  père,  gardez-vous  bien  de  mettre 
dans  le  luxe  et  dans  le  faste  la  gloire  de  votre  ministère.  Ces  dehors 
pompeux  n'ont  rien  de  beau  que  pour  l'œil,  qui  ne  s^arrête  qu'aux 
apparences.  Ce  qui  est  intérieur  et  caché  n'éblouit  pas  les  yeux,  mais 
il  n'en  est  pas  moins  éclatant;  il  ne  flatte  pas  le  goût,  mais  il  n'en 
est  pas  moins  sublime.  La  chasteté,  la  charité,  l'humilité,  pour 
n'être  pas  sensibles,  ne  sont  pas  moins  belles;  leur  beauté  a  tant  de 
charmes,  qu'elle  attire  les  regards  de  Dieu  3.  »  Dans  la  suite  de  sa 
lettre,  saint  Bernard  s'étend  sur  ces  trois  vertus,  comme  les  princi- 
paux ornements  du  sacerdoce  et  de  l'épiscopat. 

Ce  que  dit  saint  Bernard  sur  le  faste  de  certains  évêques  regar- 
dait particulièrement  Etienne  de  Senlis,  évêque  de  Paris.  C'était  un 
homme  de  cour,  ami  particulier  du  roi  Louis  le  Gros,  qui  le  com- 
blait de  faveurs  pour  le  retenir  auprès  de  sa  personne.  Etienne,  ce- 
pendant, fat  touché  des  discours  et  des  écrits  de  saint  Bernard. 
L'exemple  de  Suger  et  de  l'archevêque  de  Sens  acheva  de  le  con- 
vertir. 11  quitta  la  cour  pour  ne  s'occuper  désormais  que  du  soin  de 
son  troupeau.  Le  roi,  qui  était  bon,  mais  irascible,  fut  blessé  de  cette 
retraite  inopinée.  11  changea  en  haine  l'amitié  qu'il  avait  portée  à 
'évêque.  Quelques  clercs,  quel'évêque  avait  mécontentés  parle  ré- 
tablissement de  la  discipline,  achevèrent  d'indisposer  le  roi  contre 
lui.  L'évêque  Etienne  fut  dépouillé  de  ses  biens  et  courut  même 
risque  de  la  vie.  Il  jeta  un  interdit  sur  tout  son  diocèse,  et  se  retira 
auprès  de  l'archevêque  de  Sens,  son  métropolitain.  Les  deux  prélats 
se  rendirent  ensemble  à  Cîteaux,  où  se  trouvait  alors  réuni  le  grand 
chapitre  des  abbés  de  l'ordre.  11  y  exposèrent  leurs  griefs  contre  le 

»  Psalm.  82,  13.  —  2  Matth.,  25,  40.  —  »  S.  Bernard.,  epist.  42. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  231 

roi,  lequel,  aussi  bien  que  les  deux  évêques,  avait  obtenu  de  ces 
saints  religieux  des  lettres  de  fraternité.  Saint  Bernard  rédigea  une 
adresse  conçue  en  ces  termes  : 

«  Au  très-illustre  roi  des  Français,  Louis  :  Etienne,  abbé .  de  Ci- 
teaux,  et  le  chapitre  général  des  abbés  et  des  religieux  de  la  même 
congrégation;  le  salut,  la  santé  et  la  paix  en  Jésus-Christ.  Le  Sou- 
verain de  Punivers  vous  fait  régner  ici-bas;  et,  si  vous  êtes  un  roi 
juste  et  sage,  il  vous  fera  régner  dans  le  ciel.  Nous  le  supplions  avec 
ardeur  que  votre  règne  présent  soit  si  fidèle,  que  vous  méritiez  un 
jour  un  règne  heureux  et  sans  fin.  Mais,  après  tout,  qui  vous  a  con- 
seillé de  vous  opposer  avec  tant  d'aigreur  à  l'effet  de  nos  prières, 
vous  qui  avez  eu  l'humilité  de  les  rechercher  autrefois  avec  tant 
d'empressement?  De  quel  front  lèverons-nous  nos  mains  pour  vous 
vers  répoux  de  l'Église,  vous  qui  l'affligez  inconsidérément  et  sans 
raison  ?  Elle  se  plaint  fortement  contre  vous  à  son  époux  et  à  son 
Seigneur,  de  ce  que  vous  l'attaquez  au  lieu  delà  défendre.  Vous  voyez 
par  là  de  qui  vous  vous  attirez  la  haine  :  ce  n'est  pas  de  l'évêque  de 
Paris,  c'est  du  Seigneur  du  ciel,  d'un  Dieu  terrible,  qui  peut  humi- 
lier les  plus  grands  princes,  et  qui  déclare  qu'offenser  ses  ministres, 
c^est  l'offenser  lui-même  *. 

a  Nous  vous  donnons  librement  cet  avis;  nous  vous  aimons  trop 
pour  ne  pas  vous  avertir  et  vous  prier,  par  l'amitié  dont  vous  nous 
honorez,  par  l'association  fraternelle  que  vous  avez  voulu  faire  avec 
nous,  et  que  vous  violez  en  cette  rencontre,  de  faire  cesser  au  plus 
tôt  un  si  grand  mal.  Que  si  nous  avons  le  malheur  de  n'être  pas 
écoutés,  si  vous  méprisez  les  avis  de  ceux  que  vous  traitez  de  frères 
et  d'amis,  qui  prient  Dieu  tous  les  jours  pour  vous,  pour  vos  enfants, 
pour  votre  royaume,  nous  ne  pouvons  nous  dispenser  de  vous  dire 
que  nous  sommes  obligés  de  servir,  selon  notre  petit  pouvoir,  l'E- 
glise de  Dieu  et  son  ministre,  dans  la  personne  du  vénérable  évêque 
de  Paris,  notre  père  et  notre  ami.  Il  implore  de  pauvres  religieux 
contre  un  roi  puissant,  et  il  nous  prie,  par  le  droit  de  fraternité  qui 
nous  He  avec  lui,  d'écrire  au  seigneur  Pape  en  sa  faveur.  Mais  nous 
jugeons  à  propos  de  nous  adresser  auparavant  à  Votre  Excellence, 
d'autant  plus  que  l'évêque  offre  de  s'accommoder  avec  vous,  par 
Fentremise  des  religieux  de  notre  congrégation,  pourvu  qu'on  lui 
restitue  par  avance  ce  qu'on  lui  enlève  injustement  :  ce  qui  est  selon 
toutes  les  règles  de  la  justice.  Nous  avons  différé  de  nous  employer 
pour  lui  jusqu'à  ce  que  nous  ayons  su  vos  intentions.  Si  Dieu  vous 
inspire  de  suivre  nos  conseils  et  d'accepter  notre  médiation  pour  vous 

1  Psalm.  75,  12.  Luc,  10,  16. 


232  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

réconcilier  à  votre  évêque,  ou,  pour  mieux  dire,  à  Dieu  même,  nous 
sommes  prêt  à  essuyer  pour  cela  toutes  les  fatigues  et  à  nous  rendre 
où  il  vous  plaira.  Que  si  nous  ne  gagnons  rien  auprès  de  vous,  il 
est  de  notre  devoir  d'assister  un  ami  et  d'obéir  à  un  évêque  *.  » 

Cette  lettre  n'adoucit  pas  l'esprit  du  roi.  Les  évêques  de  la  pro- 
vince de  Sens  allèrent  avec  saint  Bernard  et  quelques  autres  abbés 
trouver  ce  prince  à  Paris.  Ils  se  jetèrent  à  ses  pieds,  pour  le  conjurer 
de  rendre  ses  bonnes  grâces  à  Tévêque  Etienne.  Le  roi  ne  les  écouta 
point;  mais  saint  Bernard  retourna  le  lendemain  lui  faire  de  vifs 
reproches  à  ce  sujet,  et  il  lui  dit  :  Seigneur,  votre  opiniâtreté  sera 
punie  par  la  mort  de  Philippe,  votre  fils  aîné  2. 

Ce  qui  rendait  le  roi  inflexible,  c'est  que  le  pape  Honorius,  à  qui 
il  avait  porté  ses  plaintes,  venait  de  lever  l'interdit  jeté  sur  le  diocèse 
de  Paris  par  l'évêque  Etienne  et  par  les  autres  évêques  de  la  pro- 
vince. Saint  Bernard  s'en  plaignit  au  Pape  lui-même,  et  lui  écrivit 
la  lettre  suivante  : 

Au  souverain  pontife  Honorius  :  les  abbés  des  pauvres  du  Christ, 
Hugues  de  Pontigni  et  Bernard  de  Clairvaux;  tout  ce  que  peut  l'o- 
raison des  pécheurs.  Nous  ne  pouvons  vous  déguiser  ce  qui  fait 
gémir  les  évêques  ou  plutôt  toute  l'Église  dont  nous  sommes  les  en- 
fants, si  toutefois  nous  en  sommes  dignes.  Nous  disons  ce  que  nous 
avons  vu;  car  la  pressante  nécessité  nous  a  arrachés  de  nos  cloîtres, 
et  alors  nous  avons  vu  ce  que  nous  disons.  Nous  l'avons  vu  avec 
douleur,  nous  le  disons  avec  douleur  :  l'honneur  de  l'Église,  grande- 
ment lésé  au  temps  d'Honorius,  Déjà  l'humilité  ou  plutôt  la  con- 
stance des  évêques  avait  fléchi  la  colère  du  roi,  quand,  hélas  !  l'au- 
torité du  souverain  Pontife  a  redoublé  la  fierté  de  ce  prince  et  abattu 
le  courage  des  prélats  qui  résistaient.  Il  est  vrai  qu'on  a  surpris  votre 
religion,  on  le  connaît  par  votre  lettre,  et  l'on  s'est  servi  du  men- 
songe pour  vous  faire  lever  un  interdit  si  juste  et  si  nécessaire.  Mais 
présentement  que  le  mensonge  est  découvert,  l'iniquité  aura-t-elle 
menti  impunément,  surtout  a  une  si  haute  Majesté  ?  Après  tout, 
nous  sommes  fort  étonnés  de  ce  qu'on  a  jugé  en  faveur  d'une  partie 
sans  écouter  l'autre.  Nous  n'avons  pas  la  témérité  de  le  blâmer  ; 
mais,  avec  un  amour  filial,  nous  représentons  au  cœur  de  notre  Père 
combien  l'impie  en  triomphe  et  le  pauvre  en  souffre.  Au  reste,  il 
ne  nous  appartient  pas  de  vous  prescrire  jusqu'à  quel  point  vous 
devez  supporter  les  méchants  et  compatir  aux  malheureux  ;  là-dessus> 
bien-aimé  Père,  consultez  plutôt  votre  cœur.  Portez-vous  bien  -K 

1  S.  Bernard,  epist.  45.  —  2  Gaufrid.  VHa  S.  Bern.,  h  4,  c.  2.  —  »  S.  Bern. 
epist.  46. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  233 

Saint  Bernard  écrivit  une  autre  lettre  au  pape  Honorius  sur  le 
même  sujet,  au  nom  de  Geofifroi,  évêque  de  Chartres.  Ce  prélat  lui 
marque  qu'étant  allé  voir  le  roi  avec  les  autres  évêques  de  la  pro- 
vince pour  le  prier  de  restituer  ses  biens  à  l'évêque  de  Paris,  ils  n'en 
avaient  rien  obtenu;  que  cependant  le  roi,  voyant  qu'ils  voulaient  se 
servir  des  armes  de  l'Église,  avait  promis  de  réparer  tous  les  dom- 
mages; mais  que,  dans  le  moment,  ayant  reçu  des  lettres  de  Sa  Sain- 
teté, qui  levaient  l'interdit,  il  refusa  d'exécuter  ce  qu'il  avait  promis^. 

Quelque  temps  après,  le  prince  Philippe,  que  son  père  Louis  le 
Gros  avait  fait  sacrer  roi  le  jour  de  Pâques  1129,  traversait  les  rues 
de  Paris  :  un  pourceau,  s'échappant  de  chez  un  boucher,  se  jette 
entre  les  jambes  de  son  cheval  ;  l'animal,  effrayé,  se  cabre  et  ren- 
verse son  cavalier  contre  une  borne.  Philippe,  horriblement  blessé, 
fut  transporté  dans  la  maison  la  plus  voisine,  où  il  expira  la  nuit 
suivante,  13  octobre  1131,  à  l'âge  de  seize  ans.  Il  fut  vivement  re- 
gretté de  tous  les  Français,  parce  qu'il  annonçait  un  excellent 
prince  ^.  Ainsi  s'accomplit  la  prédiction  que  saint  Bernard  avait 
faite  au  père,  qui,  accablé  de  ce  coup  funeste,  ne  tarda  point  à  se 
réconcilier  avec  l'évêque  de  Paris. 

Tandis  que  le  roi  Louis  le  Gros  inquiétait  cet  évêque,  ainsi  que 
quelques  autres,  il  lui  survint,  l'an  1127,  des  affaires  d'État  qui 
l'empêchèrent  de  se  mêler  plus  qu'il  ne  devait  des  affaires  de  l'E- 
glise. Charles  le  Bon,  comte  de  Flandre,  son  parent,  fut  cruellement 
assassiné  à  Bruges,  dans  l'église  de  Saint-Donatien,  par  la  faction 
de  quelques  rebelles.  Le  roi  marcha  avec  une  puissante  armée  pour 
punir  cet  attentat;  et  il  donna  le  comté  de  Flandre  à  Guillaume 
Cliton,  fils  de  Robert  de  Normandie,  à  qui  il  fit  épouser  une  sœur 
d'Adélaïde,  reine  de  France,  à  la  place  de  la  fille  du  comte  d'Anjou, 
de  laquelle  les  papes  Calixte  II  et  Honorius  II  l'avaient  obligé  de  se 
séparer  pour  cause  de  parenté. 

Charles,  comte  de  Flandre,  surnommé  le  Bon,  remplit  toute  l'é- 
tendue d'un  nom  si  glorieux,  et  il  mérita,  comme  son  père  et  son 
cousin,  de  recevoir  la  couronne  du  martyre  de  la  part  de  quelques 
sujets  rebelles.  Il  était  cousin  du  martyr  saint  Canut,  roi  des  Obo- 
trites  et  duc  de  Sleswig.  Il  était  fils  de  saint  Canut,  roi  de  Danemark, 
et  d'Adèle,  fille  de  Robert  le  Frison  et  petite-fille  de  Robert,  roi  de 
France.  Adèle,  après  la  mort  cruelle  de  Canut,  son  mari,  revint  en 
Flandre  auprès  du  comte  Robert,  son  père,  et  fut  mariée  depuis  à 
Roger,  duc  de  Sicile.  Le  jeune  Charles  alla  faire  l'apprentissage  du 
métier  de  la  guerre  contre  les  Sarrasins  de  la  Palestine,  et  il  se  dis- 

1  S.  Bern.  epist.  47.  —  «  Suger.  Vita  Ludov.  Grossi,  p.  59.  Orderic  Vital,  1. 12^ 


234  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

tingua  ensuite  dans  la  Flandre  sous  les  comtes  Robert  le  Jeune  et 
Baudouin,  qui  lui  donna  le  château  d'Encre.  Baudouin,  voyant  qu'il 
ne  pouvait  se  guérir  d'une  blessure  qu'il  avait  reçue  au  front,  prit 
rhabit  monastique,  et  donna  son  comté  à  Charles^  qui  avait  épousé 
Marguerite,  fille  de  Rainald,  comte  de  Glermont. 

La  jalousie  des  seigneurs  voisins  suscita  bien  des  guerres  au  nou- 
veau comte  de  Flandre.  Le  duc  de  Louvain,  le  comte  de  Mons,  le 
comte  de  Saint-Paul,  celui  d'Hesdin  et  Thomas  de  Couci  tâchèrent 
de  lui  enlever  la  Flandre  ;  mais  il  rendit  inutiles  tous  leurs  efforts, 
et  sut  les  faire  repentir  de  leur  témérité. 

Il  profita  de  la  paix  qu'il  s'était  procurée  par  sa  valeur,  pour  tra- 
vailler à  déraciner  les  abus  qui  s'étaient  introduits  dans  ses  États. 
Afin  de  les  mieux  connaître,  et  même  de  commencer  la  réforme  par 
lui-même,  il  donnait  une  entière  liberté  aux  prélats  et  aux  simples 
clercs  de  lui  donner  les  avis  qu'ils  croyaient  convenables.  Il  se  re- 
gardait comme  le  père  de  tous  ses  sujets,  et  particulièrement  comme 
celui  des  pauvres.  Dans  la  famine  qui  affligea  la  France  Fan  1125,  il 
envoya  les  pauvres  par  centaines  dans  les  différentes  terres  de  son 
domaine,  pour  y  être  nourris  ;  et  il  les  mettait,  pour  ainsi  dire,  en 
garnison  chez  ses  receveurs.  Il  en  avait  lui-même  un  si  grand  nombre 
auprès  de  lui,  qu'il  distribua  un  jour,  à  Ypres,  sept  mille  huit  cents 
pains  en  aumône.  Durant  cette  famine,  il  défendit  qu'on  fît  de  la 
bière,  afin  de  ménager  le  grain,  qui  serait  mieux  employé  à  faire  du 
pain.  Quand  il  n'avait  plus  ni  pain  ni  argent  à  donner  aux  pauvres, 
il  se  dépouillait  quelquefois  de  ses  habits  précieux  pour  les  en  re- 
vêtir. Il  commençait  toujours  la  journée  par  distribuer  lui-même 
l'aumône  aux  pauvres;  et,  par  respect  pour  Jésus-Christ  qu'il  hono- 
rait en  leurs  personnes,  il  la  faisait  pieds  nus,  baisant  avec  humilité 
la  main  du  pauvre  en  y  mettant  l'aumône  *. 

Il  avait,  dit  une  ancienne  chronique,  continuellement  en  sa  com- 
pagnie trois  notables  religieux,  docteurs  en  théologie,  lesquels  jour- 
nellement, après  souper,  lui  lisaient  et  expliquaient  un  chapitre  ou 
deux  de  la  Bible.  Il  fit  défense  à  chacun,  sur  peine  de  perdre  un 
membre,  de  jurer  par  le  nom  de  Dieu,  ni  par  chose  qui  touchât  à 
Dieu  ou  à  ses  saints,  et,  quand  quelqu'un  de  sa  maison  était  trouvé 
en  cette  faute,  il  le  faisait  en  outre  jeûner  quarante  jours  au  pain  et 
à  l'eau.  Il  était  merveilleusement  sévère  et  rigoureux  contre  les  sor- 
cières, enchanteurs,  nécromanciens  et  autres  gens  de  cette  espèce. 
Il  chassa  et  bannit  de  Flandre  tous  les  Juifs  et  usuriers,  lesquels  y 
avaient  vécu  auparavant  sans  tribut,  disant  qu'il  ne  les  voulait  souf- 

<  Acta   SS.,    2  mart. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  235 

frir  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  satisfait  et  amendé  le  meurtre  par  eux 
commis  sur  le  fils  de  leur  Seigneur  *. 

Quand  le  pieux  comte  voyait  paraître  dans  son  palais  des  évêques, 
des  abbés  ou  des  ecclésiastiques,  il  faisait  expédier  sur-le-champ 
les  affaires  qui  les  y  avaient  amenés,  afin  qu'ils  ne  demeurassent  pas 
longtemps  à  la  cour,  où  il  n'aimait  pas  à  les  voir,  s'ils  n'avaient  des 
charges  qui  les  retinssent.  Ayant  vu,  un  jour  de  l'Epiphanie,  un 
abbé  dans  son  palais,  il  lui  dit  :  Seigneur  abbé,  qui  chantera  au- 
jourd'hui la  grand'messe  dans  votre  monastère?  L'abbé  lui  répondit  : 
Prince,  j'ai  cent  religieux,  et  on  ne  manquera  pas  d'officiants.  Le 
comte  lui  répliqua  :  Mais,  à  une  si  grande  solennité,  il  fallait  vous 
trouver  au  chœur  et  au  réfectoire  avec  vos  religieux,  les  édifier  et  les 
récréer;  c'est  pour  cela  que  nos  ancêtres  vous  ont  donné  tant  de 
biens.  C'est  la  nécessité,  dit  l'abbé,  qui  m'a  obligé  de  venir  ici  ;  car 
nous  sommes  opprimés  par  un  seigneur.  Il  suffisait,  dit  le  comte, 
de  m'écrire  ou  de  m'envoyer  quelqu'un.  C'est  à  moi  de  vous  dé- 
fendre, et  à  vous  de  prier  pour  moi.  Ensuite,  le  comte  ayant  fait 
venir  ce  seigneur  et  ayant  trouvé  qu'il  avait  tort,  il  lui  dit  :  Si  j^en- 
tends  encore  des  plaintes  de  vous,  je  vous  ferai  bouillir  comme  mon 
prédécesseur  a  fait  bouillir  celui  qui  opprimait  une  veuve  ^. 

Charles  le  Bon  était  tellement  estimé  des  étrangers,  qu'on  lui  offrit 
le  royaume  de  Jérusalem  pendant  la  captivité  de  Baudouin  II,  et 
l'empire  d'Occident  après  la  mort  de  Henri  V;  mais  il  refusa  l'un  et 
l'autre. 

Cependant  son  amour  pour  les  pauvres  et  pour  la  justice  lui  attira 
la  haine  des  méchants.  Bertoulphe,  prévôt  de  Bruges,  archichapelain 
et  chancelier  de  la  cour  de  Flandre,  avait  amassé  de  grandes  ri- 
chesses sous  les  comtes  précédents  :  il  possédait  de  grandes  terres 
et  avait  quantité  de  parents,  d'amis  et  de  vassaux  ;  en  sorte  que, 
bien  que  sa  famille  fût  originairement  de  condition  servile,  il  allait 
de  pair  avec  les  plus  grands  seigneurs,  et  était  le  plus  puissant  après 
le  comte.  Pour  s'appuyer  davantage,  il  avait  marié  ses  nièces  à  des 
gentilshommes.  Durant  la  famine,  il  avait  accaparé  des  blés  dans  des 
magasins;  le  comte  les  fit  ouvrir  de  force  et  distribuer  le  blé,  à  un 
prix  raisonnable,  aux  habitants  de  Bruges.  Les  parents  du  prévôt  en 
montrèrent  du  ressentiment;  leurs  maisons  furent  abattues  ou 
brûlées.  L'un  des  gentilshommes  qui  avaient  épousé  les  nièces  de 
Bertoulphe,  ayant  un  différend  avec  un  autre  noble,  l'appela  en 
duel  judiciaire  devant  le  comte,  suivant  l'usage  du  temps.  L'autre 

i  Oudegherst,  Annales  et  Chroniques  de  Flandre,  c.  64-65. —  -  Yperius,  apud 
Acta  SS.,  2  mart. 


236  HISTOIBE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIIL— De  1125 

refusa  de  se  battre  avec  un  homme  qui  avait  perdu  sa  noblesse  en 
épousant  une  femme  de  condition  servile;  car  telle  était  la  loi  du 
pays.  Ce  fut  donc  une  occasion  de  rechercher  la  condition  du  prévôt 
et  de  toute  sa  famille,  que  le  comte  prétendait  être  serfs  et  de  son 
domaine. 

Le  prévôt_,  depuis  longtemps  en  possession  de  sa  liberté,  ne  put 
dévorer  cet  affront,  et  traitait  Charles  d'ingrat,  disant  que,  sans  lui, 
il  n'aurait  jamais  été  comte  de  Flandre.  Enfin  sa  haine  vint  à  un  tel 
point,  que,  le  comte  étant  venu  à  Bruges,  il  tint  pendant  la  nuit  un 
conseil  avec  sa  famille,  où  la  mort  du  prince  fut  résolue.  Le  lende- 
main, après  avoir  distribué  ses  aumônes  ordinaires,  le  comte  alla  à 
l'église  de  Saint-Donatien.  Tandis  que  ses  chapelains  y  chantaient 
prime  et  tierce,  il  se  mit  en  prière  devant  l'autel  de  la  Sainte-Vierge; 
et,  après  de  fréquentes  géinuflexions,  il  se  prosterna  sur  le  pavé 
pour  dire  les  sept  psaumes  dans  un  livre,  ayant  auprès  de  lui  des 
pièces  de  monnaie  que  son  chapelain  y  avait  mises,  selon  sa  cou- 
tume, pour  donner  l'aumône  même  pendant  sa  prière. 

Les  conjurés  étant  avertis  que  le  comte  était  à  l'église,  Burcard, 
neveu  du  prévôt,  y  vint  avec  six  autres,  portant  des  épées  nues 
sous  leurs  manteaux.  S'étant  approché  du  comte,  il  le  toucha  d'a- 
bord légèrement  de  son  épée,  afin  de  lui  faire  lever  la  tête,  comme 
il  fit,  pour  voir  ce  que  c'était.  Alors  Burcard  lui  donna  un  si  grand 
coup  sur  le  front,  qu'il  lui  fit  sauter  la  cervelle  sur  le  pavé;  et, 
quoique  ce  premier  coup  ne  fût  que  trop  suffisant,  les  autres  lui  en 
donnèrent  encore  plusieurs,  et  lui  coupèrent  le  bras  qu'il  étendait 
pour  donner  l'aumône  à  une  pauvre  femme.  C'était  le  second  jour 
de  mars  1127.  On  voulut  emporter  le  corps  à  Gand  ;  mais  le  clergé 
et  le  peuple  de  Bruges  s'y  opposèrent,  d'autant  plus  qu'un  boiteux 
fut  guéri  subitement  en  touchant  le  cercueil.  On  l'enterra  d'abord 
sans  cérémonie  au  lieu  même  où  il  avait  été  tué  ;  mais  on  fit  le  ser- 
vice dans  une  autre  église,  parce  que  celle  de  Saint-Donatien  était 
profanée  par  le  meurtre.  Le  roi  Louis  le  Gros,  appelé  par  les  sei- 
gneurs de  Flandre,  alla  à  main  armée  soumettre  les  séditieux.  Il 
prit  les  principaux  auteurs  du  crime,  et  les  fit  périr  dans  de  terri- 
bles supplices.  La  vie  du  bienheureux  comte  fut  écrite  quelques 
mois  après  par  ordre  de  saint  Jean,  évêque  de  Thérouanne  :  elle  le 
fut  encore  par  Gualbert,  syndic  de  Bruges,  et  par  le  moine  Elnath, 
tous  deux  contemporains.  Le  bienheureux  Charles  le  Bon  a  toujours 
été  depuis  révéré  dans  le  pays  comme  saint.  Il  ne  laissa  point  d'en- 
fants, et  le  comté  de  Flandre  passa  à  Guillaume,  fils  de  Robert,  duc 
de  Normandie  *. 

i  Acta  SS.,  2  mart. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  237 

Cependant  saint  Bernard  était  de  nouveau  tombé  malade.  Son 
ami,  Tabbé  Guillaume  de  Saint-Thierri,  malade  lui-même,  alla  le 
rejoindre  pour  jouir  de  ses  entretiens  et  mourir  en  sa  compagnie, 
supposé  que  son  heure  fût  venue.  Souffrants  tous  les  deux,  ils  se 
servaient  d'infirmiers  l'un  à  l'autre,  surtout  pour  les  besoins  spiri- 
tuels. Bernard  expliquait  à  son  ami  plusieurs  choses  du  Cantique  des 
cantiques  :  Guillaume  les  écrivait  chaque  jour.  Outre  ces  entretiens, 
Bernard  profita  de  sa  convalescence  pour  composer  son  opuscule 
De  la  grâce  et  du  libre  arbitre,  \oici  à  quelle  occasion.  Il  s'entrete- 
nait un  jour  avec  ses  frères  sur  les  merveilleux  effets  de  la  grâce, 
et  ajoutait,  avec  l'accent  de  la  reconnaissance,  que  la  grâce  l'avait 
prévenu  dans  le  bien,  que  c'était  elle  qui  donnait  au  bien  son  com- 
mencement, son  progrès  et  sa  perfection.  A  ces  paroles,  l'un  des 
auditeurs  lui  dit  :  Si  c'est  la  grâce  qui  fait  tout,  quelle  sera  notre 
récompense,  où  sont  nos  mérites,  ou  est  notre  espérance?  Saint 
Bernard  répondit  avec  saint  Paul  :  Dieu  nous  a  sauvés,  non  par  les 
œuvres  de  justice  que  nous  avons  faites  nous-mêmes,  mais  par  sa 
miséricorde  *.  Eh  quoi!  continua-t-il,  pensiez-vous  être  l'auteur  de 
vos  mérites  et  vous  sauver  par  votre  justice  propre,  vous  qui  ne  pou- 
vez pas  seulement  prononcer  le  nom  de  Jésus  sans  la  grâce  du  Saint- 
Esprit  ?  Avez-vous  oublié  la  parole  de  celui  qui  a  dit  :  Vous  ne  pou- 
vez rien  faire  sans  moi  2;  et  ailleurs  :  Cela  n'est  ni  de  celui  qui  veut 
ni  de  celui  qui  court,  mais  de  Dieu  qui  fait  miséricorde  ^  ?  Mais,  me 
répondrez-vous,  que  devient  alors  le  libre  arbitre  ?  Ma  réponse  sera 
courte  :  Il  fait  son  salut. 

Saint  Bernard  remarque,  en  second  lieu,  que,  lorsque  la  grâce 
opère  en  nous  le  salut,  le  libre  arbitre  coopère,  en  donnant  son 
consentement,  en  obéissant  à  Dieu,  qui  commande,  en  ajoutant  foi 
à  ses  promesses,  en  lui  rendant  grâce  de  ses  bienfaits.  Le  libre  ar- 
bitre *  est  appelé  libre,  à  cause  de  la  volonté,  et  arbitre,  à  cause  dé 
la  raison.  Il  y  a  trois  sortes  de  liberté  :  la  liberté  de  la  nature,  la  li- 
berté de  la  grâce,  la  liberté  de  la  gloire.  Nous  avons  reçu  la  première 
par  la  création  :  elle  nous  exempte  de  la  nécessité;  la  seconde  par 
la  régénération  :  elle  nous  délivre  du  péché;  la  troisième,  qui  ne 
nous  sera  accordée  qu'avec  la  possession  de  la  gloire  éternelle,  nous 
assurera  la  victoire  sur  la  corruption  et  sur  la  mort.  Saint  Bernard 
développe  ces  trois  idées,  soumettant  le  tout  à  la  correction  de  l'abbé 
Guillaume,  à  qui  l'opuscule  est  adressé  ^.  Cependant  on  ne  voit  pas 


1  Tit.,  3,  5.  —  2  Joan.,  15,  5.  —  s  Rom.,  9,  IG.  —  *  De  gratiâ  et  libero  arbitrio. 
—  8  Cantic,  5,3. 


238  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

que  saint  Bernard  y  distingue  d'une  manière  aussi  nette  et  précise 
qu'ont  fait  depuis  saint  Thomas  et  l'Église  catholique,  la  nature  et 
la  grâce,  Tordre  naturel  et  le  surnaturel;  distinction  qui  éclaircit  bien 
des  doutes  et  concilie  bien  des  difficultés.  Car  on  conçoit  aussitôt, 
avec  l'Ange  de  l'école,  que,  dans  l'ordre  naturel,  l'homme  déchu 
peut  encore,  même  sans  la  grâce,  quelque  bien,  mais  qu'il  ne  peut 
ni  n'a  jamais  pu,  sans  la  grâce,  aucun  bien  surnaturel. 

Le  saint  abbé  de  Clairvaux,  encore  malade,  avait  à  peine  repris 
ses  fonctions  d'abbé,  qu'il  fut  appelé  à  un  concile  qui  devait  s'ouvrir 
à  Troyes  au  commencement  de  Tannée  1128.  Le  différend  de  Té- 
vêque  de  Paris  avec  le  roi,  et  diverses  autres  nécessités  de  l'église  de 
France,  avaient  déterminé  le  pape  Honorius  à  réunir  les  prélats 
français,  sous  la  présidence  de  son  légat,  le  cardinal  Matthieu,  évêque 
d'Albane.  Le  cardinal  voulut  que  saint  Bernard  assistât  au  concile, 
et  lui  écrivit  pour  le  presser  de  s'y  rendre.  Le  saint  homme,  encore 
bien  souffrant,  lui  répondit  en  ces  termes  : 

«  Mon  cœur  était  prêt  à  vous  obéir,  mais  mon  corps  ne  Tétait  pas 
de  même  ;  car  ma  chair,  brûlée  par  les  ardeurs  d'une  fièvre  vio- 
lente, épuisée  de  sueurs,  était  trop  faible  pour  seconder  l'esprit,  qui 
est  prompt.  Il  n'a  donc  pas  tenu  à  moi,  mais  la  maladie  s'est  oppo- 
sée à  mes  désirs.  Que  nos  amis  jugent  si  cette  excuse  est  légitime, 
eux  qui,  sans  en  agréer  aucune,  se  servent  des  liens  de  Tobéissance 
dont  je  suis  enlacé,  pour  m'arracher  tous  les  jours  à  mon  cloître  et 
me  rejeter  dans  le  monde.  Qu'ils  fassent  réflexion  que  je  n'invente 
point  de  faux  prétextes  pour  me  débarrasser  ;  mais  que  la  maladie 
dont  Dieu  m'afflige  leur  fasse  sentir  qu'il  n'est  point  de  conseil  qui 
puisse  résister  au  sien.  Ils  se  seraient  sans  doute  indignés  contre 
moi,  si  je  leur  avais  répondu  :  J'ai  quitté  ma  tunique,  comment  me 
résoudrai-je  à  la  reprendre?  J'ai  lavé  mes  pieds,  pourquoi  les  salir 
encore  ? 

«Mais,  présentement,  il  faut  qu'ils  trouvent  à  redire  aux  ordres 
de  Dieu,  ou  bien  qu'ils  s'y  soumettent;  c'est  lui  qui  m'a  mis  dans 
l'impossibilité  de  sortir,  quand  même  je  le  voudrais.  C'est,  disent- 
ils,  ime  affaire  importante,  une  pressante  nécessité  qui  nous  oblige 
à  vous  appeler.  Pourquoi  donc  ne  jeter  pas  les  yeux  sur  un  homme 
capable  des  grandes  affaires?  Si  on  m'estime  tel,  pour  moi  je  n'en 
crois  rien  et  je  sais  tout  le  contraire.  Au  reste,  quelles  que  soient  ces 
soi'tes  d'affaires,  elles  ne  me  regardent  point.  En  effet,  ces  affaires 
dont  vous  vous  empressez  si  fort  de  charger  votre  ami,  aux  dépens 
même  de  son  repos  et  de  son  cher  silence,  ces  affaires  sont  ou  faciles 
ou  difficiles.  Si  elles  sont  faciles,  on  les  terminera  bien  sans  moi  ; 
si  elles  sont  difficiles,  je  ne  suis  point  capable  d'en  venir  à  bout,  à 


à  11S3  de  l'ère  chr.]  M  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  239 

moins  que  je  ne  sois  dans  une  si  haute  réputation,  qu'on  me  réserve 
ce  qu'il  y  a  de  considérable  et  même  d'impossible,  et  qu'on  ne  s'ima- 
gine que  je  puis  ce  que  le  reste  des  hommes  ne  peut  pas.  Si  cela 
est,  comment,  ô  mon  Dieu  !  ne  vous  êtes-vous  jamais  trompé  que 
dans  le  jugement  que  vous  avez  fait  de  moi  ?  Pourquoi  avez-vous 
mis  sous  le  boisseau  la  lumière  qu'il  fallait  placer  sur  le  chandelier? 
ou,  pour  parler  plus  exactement,  pourquoi  m'avez-vous  fait  moine? 
Pourquoi  avez-vous  caché  sous  votre  tente,  dans  ces  temps  de  trou- 
bles et  de  désordres,  un  homme  nécessaire  au  monde,  et  dont  les 
évéques  mêmes  ne  peuvent  se  passer?  Mais  je  m'aperçois  qu'en  me 
plaignant  de  mes  amis,  je  me  mets  en  mauvaise  humeur,  je  parle 
avec  émotion  à  un  homme  dont  le  souvenir  seul  me  ramène  la  séré- 
nité et  la  joie.  Sachez  cependant,  je  parle  à  vous,  mon  père,  que  je 
ne  suis  pas  ému,  mais  prêt  à  suivre  vos  ordres.  C'est  à  votre  indul- 
gence de  m'épargner  dans  les  occasions  où  vous  jugerez  devoir  le 
faire*.» 

Le  cardinal  Matthieu,  issu  de  parents  nobles,  dans  le  pays  de 
Reims,  était  moine  et  prieur  à  Clugni,  quand  Pierre  le  Vénérable, 
son  abbé,  Femmena  à  Rome  pour  plaider  sa  cause  contre  Tex-abbé 
Ponce.  Matthieu  ne  pensait  qu'à  revenir  après  le  jugement  de  la  cause 
qu'il  avait  très-bien  soutenue,  lorsque  le  pape  Honorius  le  créa  car- 
dinal et  évêque  d'Albane.  Le  nouveau  cardinal  ne  changea  rien  à 
ses  observances  monastiques.  On  conçoit  que  saint  Bernard  dûtFai- 
mer  beaucoup. 

MalgTé  sa  charmante  lettre,  peut-être  même  à  cause  d'elle,  Ber- 
nard reçut  l'invitation  formelle  de  se  trouver  au  concile.  Il  partit 
donc  pour  Troyes,  au  milieu  de  l'hiver.  Ce  fut  sous  son  inspiration 
que  cette  vénérable  assemblée  régla  les  différends  de  l'église  de 
France,  et  fit,  pour  la  réforme  des  mœurs  cléricales,  phisieurs  ca- 
nons qui  ne  sont  pas  venus  jusqu'à  nous,  mais  dont  les  auteurs  con- 
temporains vantent  beaucoup  l'énergie  et  la  sagesse  2. 

Au  concile  se  trouvait,  entre  autres,  Hugues  des  Païens,  maître 
de  la  nouvelle  milice  du  Temple,  avec  cinq  de  ses  confrères.  Ce 
nouvel  ordre  militaire  avait  commencé  à  Jérusalem  neuf  ans  aupa- 
ravant, c'est-à-dire  l'an  1118.  Quelques  chevaliers,  hommes  nobles 
et  craignant  Dieu,  se  dévouèrent  à  son  service  entre  les  mains  du 
patriarche,  et  promirent  de  vivre  perpétuellement  dans  la  chasteté, 
l'obéissance  et  la  pauvreté,  comme  des  chanoines.  Les  deux  princi- 
paux étaient  Hugues  des  Païens  et  Geoffroi  de  Saint-Aldemar.  Et 
comme  ils  n'avaient  ni  égUse  ni  habitation  certaine,  le  roi  de  Jéru- 

*  S.  Bernard,  epist.  21. —  2  Anno.L  Cistcrc.,t.  1,  p.  184, 


240  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVm.  —  De  1125 

salem  leur  donna  un  logement  dans  le  palais  qu'il  avait  près  du  tem- 
ple ;  de  là  leur  vint  le  nom  de  Templiers.  Les  chanoines  du  temple 
leur  donnèrent  une  place  dans  ce  palais  pour  y  bâtir  les  lieux  régu- 
liers; le  roi  et  les  seigneurs,  le  patriarche  et  les  prélats  leur  donnè- 
rent quelque  revenu  de  leurs  domaines  pour  leur  nourriture  et  leur 
vêtement.  Leur  première  promesse  et  le  premier  devoir  qui  leur  fut 
imposé  par  le  patriarche  et  les  autres  évêques,  pour  la  rémission  de 
leurs  péchés,  fut  de  garder  les  chemins  contre  les  voleurs  et  les  par- 
tisans, principalement  pour  la  sûreté  des  pèlerins. 

Ils  n'étaient  encore  que  neuf  quand  ces  six  d'entre  eux  se  présen- 
tèrent au  concile  de  Troyes,  où  le  Pape  les  avait  adressés,  et  y  expo- 
sèrent, autant  que  leur  mémoire  leur  put  fournir,  l'observance  qu'ils 
avaient  commencé  de  garder  en  ce  nouvel  ordre  militaire.  Le  con- 
cile jugea  bon  de  leur  donner  une  règle  par  écrit,  afin  qu'elle  fût 
plus  fixe  et  mieux  observée,  et  ordonna  qu'elle  serait  dressée  par 
l'autorité  du  Pape  et  du  patriarche  de  Jérusalem.  On  en  donna  la 
commission  à  saint  Bernard,  qui  la  fit  écrire  par  un  nommé  Jean  de 
Saint-Michel.  Nous  avons  la  règle  qui  porte  ce  nom,  divisée  en 
soixante  et  douze  articles,  mais  dont  plusieurs  ont  été  ajoutés  depuis 
la  multiplication  de  l'ordre,  et  même  longtemps  après.  Après  cette 
règle,  le  pape  Honorius  et  le  patriarche  Etienne  leur  ordonnèrent 
l'habit  blanc;  car  jusque-là  ils  n'en  avaient  pas  de  particulier. 

Voici  les  articles  de  leur  règle  qui  paraissent  les  plus  primitifs. 
Les  chevaliers  du  Temple  entendront  l'office  divin  tout  entier  du  jour 
et  de  la  nuit;  mais,  quand  leur  service  militaire  les  empêchera  d'y 
assister,  ils  réciteront  treize  Pater  pour  matines,  sept  pour  chacune 
des  petites  heures,  et  neuf  pour  vêpres.  Pour  chacun  des  confrères 
morts,  ils  diront  cent  Pa^fer  pendant  sept  jours,  et  pendant  quarante 
jours  on  donnera  à  un  pauvre  la  portion  du  mort.  Ils  mangeront 
gras  trois  fois  la  semaine,  le  dimanche,  le  mardi  et  le  jeudi  ;  les 
quatre  autres  jours  ils  feront  maigre,  et  le  vendredi  en  aliments  de 
carême,  c'est-à-dire  sans  œufs  ni  laitage.  Chaque  chevalier  pourra 
avoir  trois  chevaux  et  un  écuyer.  Ils  ne  chasseront  ni  à  l'oiseau  ni 
autrement.  Tels  furent  donc  les  commencements  de  l'ordre  des 
Templiers,  le  second  des  ordres  militaires  ;  car  celui  de  Saint-Jean 
de  Jérusalem  avait  été  établi  précédemment.  Au  reste,  la  règle 
des  Templiers  se  résume  dans  la  formule  du  serment  que  les  cheva- 
hers  prononçaient  au  moment  de  leur  profession.  La  voici  telle 
qu'on  la  trouve  dans  les  annales  de  Cîteaux  : 

Je  jure  que  je  défendrai  par  mes  paroles,  par  mes  armes,  par 
toutes  les  voies  qui  me  seront  possibles,  et  par  la  perte  même  de  ma 
vie,  les  mystères  de  la  foi,  les  sept  sacrements,  les  quatorze  articles 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  241 

de  foi,  le  symbole  des  apôtres  et  celui  de  saint  Athanase  ;  TAncien 
et  le  Nouveau  Testament,  avec  les  explications  des  saints  Pères,  re- 
çues parrÉglise  ;  Tunité  de  la  nature  divine  et  la  trinité  des  personnes 
en  Dieu  ;  la  virginité  de  la  Vierge  Marie,  avant  et  après  avoir  mis  son 
Fils  au  monde.  De  plus,  je  promets  obéissance  au  grand  maître 
de  Tordre,  et  soumission,  selon  les  statuts  de  notre  bienheureux 
père  Bernard.  J'irai  combattre  outre-mer,  toutes  les  fois  qu^il  y  aura 
nécessité.  Je  ne  fuirai  jamais  devant  trois  infidèles,  quand  même  je 
serais  seul.  J'observerai  une  chasteté  perpétuelle.  J'assisterai,  par  mes 
paroles,  mes  armes  et  mes  actions,  les  personnes  religieuses,  et  prin- 
cipalement les  abbés  et  les  religieux  de  l'ordre  de  Cîteaux,  comme 
étant  nos  frères  et  nos  amis  particuliers,  avec  lesquels  nous  avons 
une  association  spéciale.  En  témoignage  de  quoi,  je  jure  volontaire- 
ment que  je  garderai  tous  ces  engagements.  Ainsi,  que  Dieu  me  soit 
en  aide  et  ses  saints  Évangiles  *. 

Hugues  des  Païens  et  les  autres  Templiers  avaient  été  envoyés  en 
Occident  par  le  roi  de  Jérusalem,  Baudouin  II,  et  les  seigneurs  de 
son  royaume,  pour  exhorter  les  peuples  à  venir  au  secours  de  la 
terre  sainte,  principalement  au  siège  de  Damas,  qu'ils  avaient  ré- 
solu. Ils  revinrent  l'année  suivante  1129,  et  amenèrent  un  grand 
nombre  de  noblesse. 

Etienne,  patriarche  de  Jérusalem,  qui  confirma  la  règle  des  Tem- 
pliers, succéda,  cette  année  1128,  à  Gormond,  qui,  assiégeant  un 
château  près  de  Sidon,  gagna  la  maladie  dont  il  mourut,  après  avoir 
tenu  le  siège  de  Jérusalem  environ  douze  ans.  Etienne,  qui  lui  suc- 
céda, était  du  pays  de  Chartres,  noble  et  parent  du  roi  Baudouin. 
Quoiqu'il  eût  étudié  dans  sa  jeunesse,  il  porta  les  armes,  et  fut 
vicomte  de  Chartres  ;  ensuite  il  se  rendit  moine  à  Saint-Jean-de-la- 
Vallée,  en  la  même  ville,  et  en  fut  abbé.  Étant  venu  en  pèlerinage  à 
Jérusalem,  il  attendait  l'occasion  de  repasser  en  France,  quand  il  fut 
élu  patriarche  de  Jérusalem,  d'un  commun  consentement  du  clergé 
et  du  peuple.  Il  était  de  bonnes  mœurs,  mais  haut,  jaloux  de  ses 
droits  et  ferme  dans  ses  résolutions.  Dès  qu'il  fut  sacré,  il  commença 
à  avoir  des  différends  avec  le  roi,  prétendant  que  la  ville  de  Joppé 
lui  appartenait,  et  même  Jérusalem,  depuis  la  prise  d'Ascalon;  mais 
sa  mort  termina  promptement  ces  disputes,  car  il  ne  tint  le  siège  de 
Jérusalem  que  deux  ans  ^. 

L'ordre  des  Templiers  s'accrut  en  peu  de  temps  d'une  manière 
prodigieuse.  Hugues,  leur  grand  maître,  pria  plusieurs  fois  saint 

1  Annal.  Cisterc,  t.  1,  p.  187.  —  Ratisbonne,  loc.  cit.  —  2  Guill.  de  Tyr,  1.  13 
c.  25. 

XV.  -16 


242  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.—  De  1125 

Bernard  de  leur  adresser  une  exhortation  par  écrit.  Le  saint  le  fit 
dans  un  livre  où  il  fait  un  grand  éloge  de  ce  nouvel  ordre,  ou^ 
comme  il  dit,  de  ce  nouveau  genre  de  milice  inconnu  aux  siècles 
précédents  ;  il  fonde  cet  éloge  sur  le  double  combat  qu'on  y  livre 
aux  ennemis  corporels  et  aux  ennemis  spirituels,  et  sur  les  motifs 
qui  animent  les  chevaliers  du  Temple  dans  la  guerre  contre  les  en- 
nemis de  la  religion.  Ils  n'agissent  par  aucun  mouvement  de  colère, 
d'ambition,  de  vaine  gloire  ou  d'avarice  :  bien  différents  de  ceux 
qui  sont  engagés  dans  la  milice  séculière,  où  souvent  celui  qui  tue 
pèche  mortellement,  et  celui  qui  est  tué  périt  éternellement.  Ils  font 
la  guerre  du  Christ,  leur  Seigneur,  sans  craindre  de  pécher  en  tuant 
leurs  ennemis,  ou  de  périr,  s'ils  sont  tués  eux-mêmes;  car,  soit 
qu'ils  donnent  le  coup  de  la  mort  aux  autres,  soit  qu'ils  le  reçoivent 
eux-mêmes,  ils  ne  sont  coupables  d'aucun  crime  ;  au  contraire,  il 
leur  en  revient  beaucoup  de  gloire.  S'ils  tuent,  c'est  le  profit  du 
Christ  ;  s'ils  sont  tués,  c'est  le  leur.  Le  Chrétien  est  glorifié  dans  la 
mort  d'un  païen,  parce  que  le  Christ  y  est  glorifié  lui-même.  Il  ne 
faudrait  pas  néanmoins,  dit  saint  Bernard,  tuer  même  les  païens,  si 
l'on  pouvait  les  empêcher,  par  quelque  autre  voie,  d'insulter  aux 
fidèles  ou  de  les  opprimer.  Mais,  dans  le  cas  présent,  il  est  plus  expé- 
dient de  les  mettre  à  mort,  afin  que  la  verge  des  pécheurs  ne  frappe 
pas  les  justes.  On  voit  que  saint  Bernard  n'approuve  la  guerre  contre 
les  infidèles  que  pour  la  défense  de  la  chrétienté  :  aussi  ne  la  fait-on 
que  pour  cela.  Mais  il  pense  que,  dans  les  combats  ordinaires,  le 
guerrier  met  son  âme  en  danger,  si  la  cause  de  la  guerre  n'est  pas 
juste,  et  s'il  n'a  lui-même  une  intention  droite,  en  sorte  que  ce  ne 
soit  ni  la  colère  ni  la  vengeance  qui  l'animent.  Il  ne  croit  pas  même 
qu'on  puisse  appeler  bonne  la  victoire  de  celui  qui,  sans  aucune 
envie  de  se  venger,  tue  uniquement  pour  sauver  sa  vie. 

Saint  Bernard  décrit  ensuite  la  vie  des  chevaliers  du  Temple,  soit 
dans  leurs  maisons,  soit  à  la  guerre.  En  tout  lieu,  leur  règle  c'est 
l'obéissance.  Toutes  leurs  démarches  sont  réglées  par  celui  qui  pré- 
side. C'est  par  ses  ordres  qu'on  leur  distribue  la  nourriture  et  le  vête- 
ment ;  dans  l'une  et  dans  l'autre,  on  évite  toute  superfluité,  on  ne 
consulte  que  la  nécessité.  Ils  vivent  en  commun,  dans  une  société 
agréable,  mais  modeste  et  frugale,  n'ayant  ni  femmes,  ni  enfants,  ni 
rien  en  propre,  pas  même  leur  volonté  ;  mais  ils  ont  grand  soin  de 
conserver  entre  eux  l'union  et  la  paix  ;  aussi  dirait-on  que  tous  ne 
sontqu'un  cœur  et  qu'une  âme.  Jamais  oisifs  ni  répandus  au  dehors: 
quand  ils  ne  vont  pointa  la  guerre,  ce  qui  est  rare,  ils  raccommodent 
leurs  armes  et  leurs  habits,  ou  font  tout  ce  qui  leur  est  commandé 
par  le  supérieur,  et  ce  qui  concerne  le  bien  de  la  communauté.  Sans 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  243 

acception  de  personnes  ni  de  noblesse,  on  rend  Hionneur  au   plus 
digne.  On  n'entend  parmi  eux  ni  murmure  ni  parole  indécente  ;  le 
coupable  ne  demeurerait  pas  impuni.  Ils  détestent  les  échecs  et  les 
dés,  ont  en  horreur  la  chasse,  et  ne  se  donnent  pas  même  le  plaisir 
de  la  fauconnerie.  Ils  rejettent  les  spectacles  et  tout  ce  qui  y  a  quel- 
que rapport  ;  ils  se  coupent  les   cheveux,  prennent  rarement  de^s 
bains,  et  sont  ordinairement  couverts  de  poussière  etbrùlés  du  soleil. 
Lorsque  l'heure  du  combat  approche,  ils  s'arment  de  foi  au  dedans  et 
de  fer  au  dehors  ;  et,  après  s'être  préparés  à  l'action  avec  soin,  quand 
il  est  temps  de  donner,  ils  chargent  vigoureusement  l'ennemi,  met- 
tent toute  leur  confiance  au  Dieu  des  armées,  à  l'exemple  des  Ma- 
chabées.  Chose  admirable  !  on  les  voit  tout  ensemble  et  plus  doux 
que  les  agneaux  et  plus  féroces  que  les  lions,  et  l'on  peut  dire  qu'ils 
sont  tout  à  la  fois  moines  et  soldats,  parce  qu'ils  ont  la  mansuétude 
des  premiers,  la  force  et  la  valeur  des  seconds.  Saint  Bernard  ajoute 
que  ce  qu'il  y  a  de  plus  consolant  dans  ce  nouvel  ordre,  c'est  que  la 
plupart  de  ceux  qui  s'y  engagent  étaient  auparavant  des  scélérats 
livrés  à  toutes  sortes  de  crimes;  qu'ainsi  leur  conversion  produit  deux 
biens  :  l'un  de  délivrer  le  pays  de  ceux  qui  l'opprimaient  et  le  rava- 
geaient, l'autre  de  fournir  du  secours  à  la  terre  sainte  *.  Tout  ce  que 
dit  ici  saint  Bernard  était  certainement  vrai  ;  mais  un  grand  nombre 
de  pareilles  vocations  exposaient  terriblement  le  nouvel  ordre  à  dé- 
générer. Une  autre  raison  de  la  décadence  de  l'ordre  fut,  comme 
nous  aurons  occasion  de  le  dire,  l'affluence    de  leurs  richesses.  La 
renommée  de  ces  chevahers  était  grande  dans  toute  l'Europe,  et  il 
n'était  guère  de  ville,  même  de  village  qui  ne  contribuât  de  ses  dons 
à  la  subsistance  et  à  la  prospérité  de  l'ordre.  Avec  le  temps,  ils  purent 
prendre  rang  parmi  les  plus  grands  propriétaires  de  l'Europe.  Mat 
thieu  Paris  rapporte  qu'au  commencement  du  douzième  siècle,  les 
Hospitaliers  possédaient  dix-neuf  mille  domaines  ou  tenures  dans 
toute  la  chrétienté  ;  les  Templiers  en  avaient  neuf  mille,  sans  comp- 
ter d'autres  revenus  issus  de  la  libéralité  des  frères,  des  patrons,  des 
fidèles.  La  discipline  se  relâcha  en  conséquence  ;  aussi  saint  Ber- 
nard trente  ans  à  peine  après  qu'il  leur  eut  donné  leur  règle,  gour- 
mandait-il  ainsi  les  Templiers:  a  Vous  couvrez  vos  chevaux  de  soie  ; 
vous  revêtez  vos  cuirasses  de  je  ne  sais  quelles  étoffes   flottantes  ; 
vous  peignez  vos  lances  ;  vous  ornez  d'or,   d'argent,  de  pierreries, 
boucliers,  selles,  freins,  éperons;  or,  il  convient  au  guerrier  d'être 
vaillant,  adroit,  prudent,  agile  à  courir,  prompt  à  frapper;  vous 
gênez  votre  vue  par  une  chevelure  ondoyante  ;  vous  embarrassez 

1  S.  Bernard.  Op.,  p.  544  et  seqq. 


244  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.—  De  1125 

VOS  pas  dans  de  longues  tuniques  ;  vous  cachez  vos  mains  délicates 
sous  de  longues  manches.  Parmi  vous  s'élèvent  la  colère  insensée, 
et  le  vain  amour  de  la  gloire,  et  la  soif  des  biens  terrestres  !  » 

En  Allemagne,  après  la  mort  de  Henri  V,  arrivée  le  23  mai  1125, 
les  évêques  et  les  seigneurs  de  Germanie  s'assemblèrent  à  Mayence 
pour  l'élection  d'un  nouveau  roi.  On  vit  à  cette  diète  jusqu'à  soixante 
mille  hommes.  Il  y  avait  deux  légats  du  Saint-Siège,  ainsi  que  Suger, 
abbé  de  Saint-Denis  en  France.  Dans  cette  grande  multitude,  on  dé- 
signa dix  électeurs  de  chacune  des  quatre  provinces,  la  Bavière,  la 
Souabe,  la  Franconie,  la  Saxe,  et  on  promit  de  s'en  rapporter  à  leur 
choix.  Les  princes  qui  avaient  le  plus  de  chances  étaient  Lothaire, 
duc  de  Saxe  ;  Léopold,  margrave  d'Autriche  ;  Charles  le  Bon,  comte 
de  Flandre  ;  Conrad,  duc  de  Franconie,  et  son  frère  Frédéric,  duc 
de  Souabe.  Les  trois  premiers  refusèrent.  Alors  Frédéric  de  Souabe, 
qui  était  venu  avec  trente  mille  hommes,  se  regardant  comme  sûr  de 
son  élection,  montra  beaucoup  de  fierté  et  de  hauteur;  ce  qui  lui 
uliéna  les  suffrages.  Le  peuple  se  met  à  crier  :  Vive  le  roi  Lothaire  ! 
Enfin  les  sufïrages  des  électeurs  se  portèrent  de  nouveau  sur  Lothaire 
de  Saxe,  qui  fut  élu  à  Mayence,  le  30""*  d'août  de  la  même  année 
1 125,  couronné  à  Aix-la-Chapelle,  le  dimanche  13""^  de  septembre, 
par  Frédéric,  archevêque  de  Cologne,  en  présence  des  légats  du  pape 
Honorius.  Il  régna  douze  ans,  sous  le  nom  de  Lothaire  II. 

Conrad  de  Franconie  et  Frédéric  de  Souabe  étaient  neveux  de 
l'empereur  Henri  V,  par  sa  sœur  Agnès.  Ces  deux  princes,  pour  se 
venger  de  la  préférence  qu'on  avait  donnée  sur  eux  à  Lothaire,  cau- 
sèrent dans  la  suite  beaucoup  de  troubles  dans  l'Empire.  Dès  la  même 
année  1125,  Conrad  prit  le  titre  de  roi  à  Spire,  et  alla  se  faire  cou- 
ronner à  Milan,  l'année  1127,  par  l'archevêque  Anselme,  que  le  pape 
Honorius  excommunia  pour  cette  raison,  comme  il  avait  déjà  excom- 
munié les  deux  princes.  Ces  troubles  durèrent  jusqu'en  1135,  où 
Conrad  se  soumit  à  l'empereur  Lothaire  *. 

L'an  1126,  le  roi  Lothaire,  ayant  battu  les  deux  princes  rebelles, 
était  rentré  dans  Spire  et  y  tenait  sa  cour.  Dans  le  même  temps,  y 
arriva  saint  Norbert,  déjà  célèbre  en  Allemagne  par  ses  miracles  et 
ses  prédications.  Il  venait  de  faire  le  pèlerinage  de  Bome,et  d'obte- 
nir du  pape  Honorius  II  la  confirmation  de  son  institut,  ainsi  que 
du  grand  nombre  de  monastères  que  déjà  il  avait  établis.  Il  allait 
dans  ce  moment^,  comme  envoyé  du  comte  Thibauld  de  Champagne, 
au-devant  de  sa  nouvelle  épouse,  qui  était  tombée  malade  en  route. 
Le  roi  Lothaire,  qui  connaissait  le  saint  par  la  renommée,  eut  une 

1  Baron.,  Pagi  et  Mansi. 


à  1153  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQDE.  245 

grande  joie  de  le  voir.  Il  souhaita  de  l'entendre  prêcher,  et  de  con- 
férer avec  lui  sur  les  besoins  de  rÉghse  et  de  TEmpire.  Le  peuple  de 
la  ville  témoigna  un  empressement  pareil  à  l'entendre. 

Il  y  avait  à  la  cour  de  Lothaire  deux  légats  du  pape  Honorius,  le 
cardinal  Gérard,  depuis  Pape  sous  le  nom  de  Lucius,  et  le  cardinal 
Pierre,  du  titre  de  Saint-Marcel.  Albéron,  primicier  de  la  cathédrale 
de  Metz,  qui  fut  plus  tard  archevêque  de  Trêves,  s'y  trouvait  aussi 
pour  les  intérêts  de  son  église.  Né  en  Lorraine,  il  fut  un  des  plus 
sages  et  des  plus  zélés  prélats  de  son  siècle.  Il  fonda  plusieurs  ab- 
bayes, entre  autres  celle  de  Belchamp  ou  Béchamp,  près  de  Luné- 
ville.  Son  désintéressement  alla  si  loin,  qu'il  refusa  l'évêché  d'Hal- 
berstadt,  et  qu'il  ne  put  se  résoudre  d'accepter  l'archevêché  de 
Trêves  que  quand  il  s'y  vit  contraint  par  l'autorité  de  ren)pereur 
Lothaire  et  par  le  commandement  exprès  du  pape  Innocent  II. 

Les  chanoines  de  Magdebourg  y  avaient  en  même  temps  leurs 
députés  pour  terminer  les  différends  qui  troublaient  leur  église. 
Rudger,  leur  archevêque,  successeur  d'Adelgot,  venait,  par  sa  mort, 
de  laisser  son  chapitre  dans  la  confusion.  Il  y  eut  trois  factions  parmi 
les  électeurs  ;  chacune  s'appuyait  sur  le  crédit  de  ses  partisans,  et 
pas  une  n'était  autorisée  des  canons.  Le  tumulte  allait  dégénérer  en 
guerre  civile.  Pour  prévenir  un  si  grand  mal,  on  proposa  aux  trois 
partis  de  remettre  l'élection  de  leur  archevêque  au  choix  des  légats 
du  Saint-Siège  et  à  la  décision  du  roi.  Si  échauffés  que  fussent  les 
esprits,  tous  consentirent  néanmoins  à  cette  voie  pacifique.  On  en- 
voya donc  à  Spire,  pour  faire  accepter  le  compromis  aux  légats  et 
pour  le  faire  approuver  de  Lothaire. 

Dans  ces  circonstances,  Norbert  fut  invité  à  prêcher,  ou  plutôt  il 
y  fut  forcé  par  les  prières  du  roi  et  du  peuple.  Il  prit  pour  matière 
de  son  discours  le  sujet  même  qui  occupait  la  diète.  Il  prêcha  sur 
les  devoirs  des  princes,  sur  l'obéissance  des  sujets,  sur  le  gouver- 
nement des  églises,  sur  l'élection  des  pasteurs  ;  et  il  parla  avec  tant 
d'éloquence,  que  Lothaire,  qui  n'avait  pas  encore  étouffé  les  senti- 
ments de  sa  première  indignation,  oublia  tout  à  fait  le  crime  des 
rebelles.  Les  peuples,  à  qui  Norbert  fit  sentir  l'injustice  de  leur  ré- 
volte, condamnèrent  hautement  leur  désertion  et  jurèrent  une  obéis- 
sance inviolable  à  leur  légitime  souverain.  Les  divisions  entre  les 
envoyés  de  Magdebourg  cessèrent.  Tous  se  réunirent  dans  un  esprit 
de  paix  et  de  concorde  ;  et  chacun,  à  l'issue  de  la  prédication,  se 
trouva  rempli  de  zèle  pour  le  service  de  Dieu  et  d'admiration  pour 
son  ministre. 

Norbert,  ayant  satisfait  aux  désirs  du  roi  et  du  peuple,  se  dispo- 
sait à  partir  pour  Ratisbonne,  où  s'était  arrêtée  la  future  comtesse 


246  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIIL  -  De  1125 

de  Champagne  ;  mais  Dieu,  qui  avait  d'autres  vues,  persuada  à  Lo- 
thaire  de  le  retenir  encore  quelques  jours  auprès  de  sa  personne, 
pour  profiter  de  ses  conseils  dans  les  affaires  de  PÉglise.  Le  troi- 
sième jour  n'était  pas  fini,  que  Ton  agita  l'affaire  de  Magdebourg. 
Les  députés  ratifièrent,  au  nom  de  leur  chapitre,  leur  premier  en- 
gagement, et  remirent  à  la  prudence  des  légats  le  soin  de  leur  don- 
ner un  bon  pasteur.  On  procéda  donc  à  l'élection  d'un  archevêque. 
Les  suffrages  se  partagèrent  entre  trois  personnes  :  saint  Norbert, 
fondateur  de  Prémontré  ;  Albéron,  primicier  de  Metz,  et  un  troi- 
sième qui  n'est  pas  connu. 

Ce  concours  embarrassa  quelques  moments  les  électeurs.  Ils  hési- 
taient auquel  des  trois  ils  devaient  s'arrêter.  Norbert,  présent  à  l'as- 
semblée, mais  qui  ignorait  ce  qui  en  faisait  le  sujet,  se  tenait  caché 
au  fond  de  la  salle,  tout  absorbé  en  Dieu.  Albéron,  qui  lut  sur  le  vi- 
sage des  légats  la  cause  de  leur  doute,  s'écria  tout  à  coup,  comme 
par  inspiration  :  Qu'inutilement  on  délibérait  sur  une  affaire  arrêtée 
dans  le  ciel;  qu'il  ne  fallait  pas  balancer  à  donner  la  préférence  à 
l'homme  de  Dieu,  qui  cherchait,  par  son  humilité,  à  se  dérober  aux 
desseins  que  le  Saint-Esprit  avait  formés  sur  lui  pour  la  gloire  de 
Dieu  et  de  son  Église;  que  la  dignité  devait  échoir  à  Norbert,  si  l'on 
suivait  dans  l'élection  les  règles  canoniques  et  les  décrets  de  la  sa- 
gesse éternelle.  A  cette  voix  se  joignit  une  acclamation  universelle. 
Les  députés  de  Magdebourg,  sans  donner  à  Norbert  le  temps  de  se 
reconnaître,  le  tirent  du  milieu  de  l'assemblée  ;  et,  au  bruit  des  ap- 
plaudissements, l'enlèvent  de  force,  publiant  que  c'est  l'archevê- 
que qu'ils  ont  reçu  du  ciel,  qu'ils  reconnaissent  pour  leur  pasteur  et 
qu'ils  honorent  comme  leur  père. 

Cet  enlèvement  tumultueux  étourdit  si  étrangement  Norbert,  qu'il 
en  perdit  la  parole.  Il  ne  savait  si  c'était  un  songe  ou  une  réalité. 
Cependant  on  le  transporte  à  l'église.  Il  se  défend  ;  mais  la  force 
l'entraîne.  Il  se  récrie  contre  l'entreprise  qu'on  fait  sur  sa  personne  ; 
mais  sa  voix  se  confond  avec  les  acclamations  qui  retentissent  de 
toutes  parts.  Il  demande  un  peu  de  temps  pour  se  consulter;  mais, 
de  crainte  qu'il  n'échappe,  on  ne  veut  pas  lui  accorder  un  moment 
de  réflexion.  Il  tâche  d'intéresser  les  légats  à  sa  défense  ;  mais  les 
légats  désapprouvent  les  résistances  de  son  humilité.  Enfin,  malgré 
ses  oppositions  et  ses  plaintes,  on  l'oblige  de  se  soumettre  aux  vo- 
lontés de  Dieu  et  de  recevoir  la  consécration. 

Après  la  cérémonie  du  sacre,  Norbert,  commençant  de  sentir  lé 
poids  et  le  péril  de  sa  grandeur  nouvelle,  se  plaignit  à  Dieu  de  la 
violence  que  lui  avaient  faite  ses  ministres.  Il  conjura  ses  électeurs, 
les  larmes  aux  yeux,  de  pourvoir  l'église  de  Magdebourg  d'un  sujet 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  VÛ 

plus  propre  que  lui  à  porter  le  fardeau  de  l'épiscopat.  Il  leur  dit  que 
plus  il  examinait  les  qualités  nécessaires  pour  former  un  saint  évêque, 
plus  il  se  croyait  incapable  d'en  remplir  le  ministère  ;  que  c'était  en- 
gager un  pilote  sans  expérience  sur  une  mer  orageuse,  que  de  lui 
confier  le  gouvernement  d'un  peuple  qu'il  ne  connaissait  pas  et  du- 
quel il  n'était  pas  connu  ;  qu'étant  destiné  par  le  ciel  à  conduire  un 
ordre  qu'il  avait  fait  naître  pour  le  bien  de  FÉglise,  il  ne  pouvait, 
sans  manquer  aux  desseins  de  Dieu,  abandonner  le  troupeau  qu'il 
avait  rassemblé  dans  la  solitude,  pour  se  charger  d'un  autre  auquel 
il  n'était  pas  envoyé  avec  les  assurances  d'une  mission  aussi  cer- 
taine. Toutes  ces  excuses  confirmèrent  les  légats  de  pins  en  plus 
dans  leur  résolution.  Ils  usèrent  de  toute  leur  autorité,  et  Lothaire  de 
son  pouvoir,  pour  le  faire  obéir  sans  délai.  Norbert  fut  donc  obligé 
de  suivre  la  vocation  de  Dieu,  qui  se.  déclarait  par  tant  de  signes.  On 
ne  voulut  pas  lui  permettre  de  retourner  à  Prémontré,  ni  de  pour- 
suivre son  chemin  à  RatisbOnne.  Il  fallut  qu'un  de  ses  religieux  ac- 
ceptât la  commission  du  comte  de  Champagne,  et  que  Norbert  se 
mit  en  devoir  de  partir  pour  Magdebourg. 

On  le  livra  aux  envoyés  de  cette  ville,  qui  préparèrent  un  cortège 
digne  d'un  archevêque;  mais  jamais  ils  ne  purent  y  obtenir  son  con- 
sentement. Le  nouvel  archevêque  de  Magdebourg  partit  de  Spire 
couvert  d'une  mauvaise  soutane,  pieds  nus,  monté  sur  un  âne,  sans 
cortège,  le  visage  exténué,  l'esprit  abattu.  Les  villes  qu'il  traversa.le 
reçurent  avec  des  honneurs  d'autant  plus  grands,  qu'on  les  lui  voyait 
mépriser  davantage.  On  entendait  partout  les  peuples  féliciter  Mag- 
debourg d'avoir  reçu  un  pasteur  si  saint  et  si  propre  à  sanctifier  ses 
ouailles.  Norbert  seul  versait  des  larmes  à  la  pensée  de  ses  obliga- 
tions. Il  tomba  presque  en  défaillance  aux  approches  de  sa  ville  épi- 
scopale.  Le  clergé  et  le  peuple  vinrent  au-devant  de  lui.  L'idée  qu'ils 
avaient  conçue  de  sa  sainteté  ne  leur  laissa  rien  oublier  de  tout  ce 
qui  pouvait  rendre  son  entrée  magnifique.  Ils  le  conduisirent  par  la 
ville  au  milieu  des  acclamations,  tandis  que  Norbert,  d'une  conte- 
nance modeste  et  mortifiée,  gémissait  sur  son  sort  et  sur  celui  de  son 
peuple.  Il  vint  d'abord  descendre  à  la  cathédrale,  pour  y  consacrer 
à  Dieu  les  prémices  de  sa  charge  et  lui  demander  la  grâce  d'en  sou- 
tenir le  poids  avec  courage  et  avec  fidélité. 

On  le  mena  ensuite  au  palais  archiépiscopal.  Le  portier  laissa  d'a- 
bord entrer  les  personnes  de  qualité  qui  ouvraient  la  marche.  Mais 
voyant  après  eux  un  homme  nu-pieds  et  pauvrement  vêtu,  il  lui 
refusa  l'entrée  et  le  repoussa,  en  disant  :  Il  y  a  longtemps  que  les 
autres  pauvres  sont  entrés!  tu  ne  devrais  pas  t'cmpresser  et  incom- 
moder ces  seigneurs.  Ceux  qui  suivaient  crièrent  au  portier  :  Que 


248  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

fais-tu^  misérable!  c'est  notre  évêque  !  c'est  ton  maître!  C'était  en 
effet  saint  Norbert.  Le  portier  s'enfuit  de  honte  pour  se  cacher.  Mais 
Norbert  le  rappela,  et  lui  dit  en  souriant  :  Ne  craignez  rien,  mon 
frère  :  vous  me  connaissez  mieux  que  ceux  qui  me  forcent  d'entrer 
dans  ce  grand  palais  qui  ne  me  convient  point. 

Dès  que  le  nouvel  archevêque  eut  pris  possession  de  son  église,  il 
tourna  ses  premiers  soins,  selon  le  précepte  de  l'Apôtre,  au  règle- 
ment de  sa  maison.  Il  était  convaincu  qu'il  ne  pouvait  réformer  les 
mœurs  de  son  peuple,  s'il  n'était  lui-même  un  exemple  public  de 
piété  et  de  réforme.  Il  bannit  de  chez  lui  la  magnificence  des  meubles 
et  des  équipages;  il  régla  sa  table  sur  les  principes  de  la  frugalité 
et  de  la  pénitence.  Il  se  regardait  comme  un  homme  comptable  à  la 
justice  de  Dieu  de  ses  propres  péchés  et  des  péchés  de  son  peuple. 
Il  établit  une  discipline  si  édifiante  parmi  ses  domestiques,  que  son 
palais  ressemblait  plutôt  à  un  monastère  qu'à  une  cour.  C'était  l'a- 
sile des  pauvres  et  des  ecclésiastiques.  Sa  charité  lui  faisait  recevoir 
les  premiers  comme  ses  frères,  et  le  respect  lui  faisait  honorer  les 
seconds  comme  les  coadjuteurs  de  son  sacerdoce. 

Pour  établir  ainsi  l'ordre  dans  sa  maison,  il  appela  tous  ses  offi- 
ciers, et  leur  demanda  quels  étaient  les  revenus  de  la  mense  épi- 
scopale,  et  par  qui  ils  étaient  administrés.  Quand  on  eut  tout  compté 
et  mis  par  écrit,  avec  les  dépenses  que  l'on  devait  en  tirer,  à  peine 
se  trouva-t-il  de  quoi  subsister  quatre  mois.  L'archevêque,  fort  sur- 
pris, demanda  si  cette  égUse  avait  été  autrefois  plus  riche,  et  si  ses 
prédécesseurs  en  avaient  négligé  les  droits.  On  lui  répondit  que 
quelques-uns  d'entre  eux  avaient  donné  ou  prêté  des  terres  de  l'é- 
glise à  leurs  parents,  que  d'autres  en  avaient  donné  en  fief  ou  n'a- 
vaient pas  eu  la  force  de  résister  aux  usurpateurs. 

Alors  l'archevêque  envoya  de  tous  côtés  dénoncer  à  tous  ceux  qui 
possédaient  des  terres  de  son  église,  qu'ils  ne  fussent  pas  assez  hardis 
pour  les  retenir  plus  longtemps,  à  moins  qu'ils  ne  fissent  voir  qu'elles 
leur  venaient  de  leurs  ancêtres.  Grandes  furent  la  surprise  et  l'indi- 
gnation des  usurpateurs  de  recevoir  un  ordre  si  absolu  de  la  part 
d'un  homme  pauvre  et  désarmé,  qui  était  venu  monté  sur  un  âne  : 
ils  crurent  d'abord  que  ce  serait  une  menace  sans  exécution  ;  mais 
le  saint  archevêque  les  excommunia.  Par  là  ils  se  virent  réduits  à 
une  condition  fâcheuse;  car  la  loi  du  pays  et  du  temps  voulait  que 
ceux  qui  étaient  demeurés  un  an  dans  l'excommunication  fussent 
réputés  infâmes,  et  que  toute  audience  leur  fût  refusée  dans  les  tri- 
bunaux. Ils  quittèrent  donc  une  grande  partie  de  ce  qu'ils  avaient 
usurpé  sur  l'église  de  Magdebourg;  mais  ce  fut  bien  malgré  eux,  et 
ils  conservèrent  une  haine  mortelle  contre  l'archevêque. 


à  li53  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  249 

Le  saint  prélat  usa  de  la  même  sévérité  à  l'égard  des  clercs  incon- 
tinents. Leur  vie  licencieuse,  que  la  vigueur  des  canons  et  les  ordon- 
nances des  souverains  Pontifes  n'avaient  pu  réprimer,  se  croyait  à 
l'abri  des  foudres  de  l'Église,  sous  l'ombre  de  la  prescription.  La 
lâcheté  des  archevêques  précédents  les  avait  rendus  fiers  et  incor- 
rigibles. Enfin,  leur  mal  paraissait  aussi  incurable  qu'il  était  ancien. 
Mais  Norbert,  qui  ne  mesurait  jamais  le  succès  de  ses  entreprises 
par  les  règles  de  la  prudence  humaine,  espéra,  avec  le  secours  de 
la  grâce,  exterminer  le  désordre  de  son  clergé. 

Il  employa  d'abord  la  force  de  la  parole,  qui  toucha  le  cœur  de 
quelques-uns,  mais  qui  révolta  les  autres.  Il  fit  succéder  les  menaces 
aux  remontrances,  et  l'excommunication  aux  menaces.  Il  dépouilla 
des  droits  et  des  honneurs  de  la  cléricature  ceux  qui  s'opiniâtraient 
à  vivre  dans  le  libertinage.  La  persécution  s'alluma,  les  impies  se 
liguèrent  pour  arrêter  le  courage  et  réprimer  le  zèle  de  leur  arche- 
vêque. Mais  lui,  s'élevant  au-dessus  des  dangers  de  la  mort,  pour- 
suivit avec  intrépidité  l'ouvrage  de  Dieu,  et  rétablit  heureusement  la 
continence,  qui  semblait  bannie  de  son  diocèse. 

Pour  travailler  plus  efficacement  encore  à  la  réforme  du  clergé  et 
à  la  sanctification  du  peuple,  Norbert  établit  une  communauté  de 
ses  religieux  à  Magdebourg.  Près  de  son  palais  était  une  église  col- 
légiale de  douze  chanoines  :  cette  église  était  pauvre,  les  chanoines 
peu  édifiants.  L'archevêque,  d'accord  avec  le  roi  Lothaire,  les  dis- 
tribua en  d'autres  églises  ou  leur  assigna  des  pensions,  et,  à  leur 
place,  mit  de  ses  religieux,  le  29  octobre  1129,  comme  on  le  voit 
par  deux  chartes,  l'une  de  l'archevêque,  l'autre  du  roi.  L'église  se 
nommait  Sainte-Marie.  Pour  donner  encore  plus  de  solidité  à  son 
ouvrage,  Norbert  obtint  des  lettres  confirmatives  du  pape  Honorius. 

Cette  maison  de  Dieu,  sous  la  direction  d'Évermode,  un  des  pre- 
miers disciples  du  saint,  commença  bientôt  à  fleurir  en  piété  et  en 
doctrine.  Brûlant  du  même  zèle  que  son  archevêque,  ils  prirent  en- 
semble les  mesures  les  plus  propres  à  faire  revivre  la  pureté  des 
mœurs  et  de  la  discipline,  anéantie  dans  le  clergé  et  parmi  le  peuple. 
Comme  ce  désordre  avait  sa  source  dans  le  dérèglement  des  pas- 
teurs, il  confia  à  ses  religieux  l'administration  des  six  paroisses  de 
la  ville  épiscopale,  et  il  en  distribua  quatorze  autres  en  différentes 
églises  de  la  campagne.  Ces  sages  pasteurs  servirent  de  modèles  aux 
autres  ecclésiastiques  et  firent  renaître  la  piété  par  leurs  prédications 
dans  le  diocèse,  pendant  que  d'autres  missionnaires  que  l'arche- 
vêque avait  envoyés  en  Esclavonie  embrasaient  cette  grande  pro- 
vince du  feu  de  l'Évangile.  La  foi  y  était  obscurcie  par  la  superstition, 
la  barbarie  et  l'ignorance  avaient  éteint  le  flambeau  des  vérités  ce- 


250  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

lestes,  à  peine  y  voyait-on  quelque  trace  de  la  religion  chrétienne, 
lorsque  les  nouveaux  apôtres  allèrent  y  rétablir  le  royaume  du  Christ. 

Norbert  recueillait  ainsi  les  fruits  de  ses  travaux,  lorsque  le  démon 
souleva  des  impies  qui  s'efforcèrent  d'en  arrêter  les  progrès.  Une 
troupe  de  scélérats  conspira  contre  la  vie  du  saint  archevêque  et 
engagea  un  clerc,  par  Tespérance  d'un  salaire  modique,  à  être  le 
ministre  de  leur  fureur.  Il  convint  avec  eux  du  jour  et  du  genre  de 
meurtre,  il  épia  le  moment  favorable  à  l'exécution  de  son  parricide; 
enfin,  c'était  le  jeudi  saint,  il  entre  dans  le  palais  épiscopal,  travesti 
en  pénitent  et  cachant  le  poignard  sous  le  manteau;  il  se  présente  à 
la  porte  de  la  chapelle,  où  Norbert  était  occupé  à  entendre  les  con- 
fessions; il  prie  le  portier  de  lui  permettre  d'entrer,  pour  se  confesser 
à  son  pasteur.  Le  portier,  inspiré  d'en  haut,  refuse  la  porte  au  clerc 
et  va  donner  avis  à  l'archevêque,  avant  que  de  l'introduire.  Norbert, 
à  qui  Dieu  avait  révélé  la  conspiration,  fait  attendre  le  meurtrier  à  la 
porte.  Après  que  tous  les  pénitents  furent  confessés,  l'archevêque, 
qui  se  faisait  garder  par  un  domestique,  fit  venir  l'assassin;  il  étudia 
ses  mouvements,  il  examina  sa  contenance  et  lui  défendit  d'appro- 
cher. Il  ordonne  à  un  domestique  de  lever  le  manteau  du  traître, 
sous  lequel  on  vit  le  poignard. 

A  cette  vue,  Norbert  lui  demanda  d'un  visage  tranquille,  comme 
autrefois  Jésus-Christ  à  Judas  :  Mon  ami,  quel  dessein  vous  amène  ? 
Ces  paroles  si  pleines  de  douceur  jetèrent  le  trouble  dans  l'âme  du 
parricide.  La  conviction  de  son  crime  lui  fit  appréhender  le  supplice, 
et  la  présence  du  domestique  l'empêchait  de  consommer  son  attentat. 
Il  n'eut  donc  plus  d'autre  parti  à  prendre  que  de  recourir  à  la  clé- 
mence de  son  archevêque.  Il  se  jette  à  ses  pieds,  il  lui  déclare  en 
pleurant  le  secret  de  la  conspiration,  et  lui  en  découvre  les  complices. 

Au  bruit  qu'ils  entendent  dans  la  chapelle,  quelques  domestiques 
accoururent.  Ils  sont  bien  surpris  d'apprendre,  de  la  bouche  même 
du  meurtrier,  que  ceux  qui  avaient  le  plus  de  part  à  la  confiance  de 
Norbert  étaient  les  auteurs  de  cette  conspiration,  et  que  leur  chef 
était  l'archidiacre  Atticus,  que  le  saint  venait  d'associer  au  gouver- 
nement de  son  diocèse.  Le  vertueux  archevêque,  qui  remarqua  l'é- 
tonnement  peint  sur  le  visage  des  spectateurs,  leur  parla  de  la  sorte  : 
De  quoi  vous  étonnez-vous,  mes  frères?  Jésus-Christ,  mon  Seigneur 
et  mon  modèle,  va  être  livré  cette  nuit  entre  les  mains  de  ses  ennemis 
par  un  de  ses  disciples;  devais-je  être  plus  privilégié  que  mon 
maître?  Oh!  que  je  serais  heureux,  si, dans  le  temps  qu'il  expira 
pour  nous,  je  mourais  pour  lui  par  les  mains  de  ceux  que  je  comp- 
tais au  nombre  de  mes  amis  !  C'est  dans  ce  jour  que  la  miséricorde 
ouvre  son  sein  pour  y  recevoir  les  plus  grands  pécheurs,  et  qu'en 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  251 

mourant  il  donne  la  vie  aux  morts.  Que  n'ai-je  donc  été  assez  heu- 
reux pour  mourir  dans  ce  jour  de  faveur  !  j'aurais  espéré  de  la  misé- 
ricorde la  rémission  de  mes  péchés.  Mais,  puisque  je  n'ai  pas  été  jugé 
digne  de  cette  grâce  et  qu'il  a  plu  au  Seigneur  de  me  laisser  encore 
sur  la  terre,  soumettons-nous  à  ses  ordres  et  ne  haïssons  pas  ceux 
qui  ont  voulu  abréger  nos  peines  en  nous  procurant  la  mort.  C'é- 
taient nos  amis,  il  est  vrai  ;  deviendront-ils  nos  ennemis?  Non.  Il 
ne  sied  pas  à  un  Chrétien  de  se  venger,  en  considérant  Jésus-Christ, 
qui  ne  s'est  pas  encore  vengé.  Prions  plutôt,  à  son  exemple,  pour 
ceux  qui  nous  persécutent;'  bénissons  ceux  qui  nous  calom- 
nient. 

Il  allait  renvoyer  l'assassin  sur  l'heure  même,  si  ses  domestiques 
ne  lui  eussent  représenté  qu'il  serait  utile  au  salut  de  ses  complices 
de  le  renfermer  pendant  quelques  jours,  afin  que  sa  détention  les  fît 
rentrer  en  eux-mêmes.  Ce  ne  fut  qu'avec  répugnance  que  l'arche- 
vêque consentit  à  cette  espèce  de  punition.  Son  cœur,  qui  était  sans 
amertume,  ne  put  se  résoudre  qu'avec  peine  à  faire  souffrir  au  cou- 
pable un  châtiment  qui  était  plutôt  la  correction  d'un  père  que  la 
sentence  d'un  juge. 

Cet  excès  de  douceur,  qui  aurait  dû  désarmer  ses  ennemis^  les 
enhardit  au  crime.  Sûrs  de  la  clémence  de  Norbert,  ils  renouvelèrent 
la  persécution  contre  lui.  Dans  la  crainte  qu'il  n'échappât  à  leur 
cruauté,  ils  intéressèrent  dans  leur  dessein  un  clerc  qui  avait  l'hon- 
neur de  manger  à  sa  table  et  de  loger  dans  son  palais.  Ce  perfide, 
contre  tous  les  sentiments  de  la  nature  et  les  devoirs  de  la  recon- 
naissance, se  ligua  avec  l'archidiacre  Atticus  et  quelques  chanoines 
mécontents,  qui  ne  pouvaient  s'accoutumer  au  joug  de  la  conti- 
nence ;  car  rien  n'est  si  cruel  que  l'esprit  impur.  Ils  tinrent  plusieurs 
assemblées  secrètes  ;  ils  proposèrent  divers  moyens,  mais  tous  éga- 
lement barbares,  pour  se  défaire  de  leur  pasteur.  Le  plus  prompt  et 
le  plus  efficace  fut  de  le  poignarder  de  nuit,  dans  un  passage  par  où 
il  allait  à  l'église. 

Le  clerc  qui  s'était  chargé  de  consommer  le  parricide  attendit 
l'archevêque  dans  le  défilé,  lorsqu'il  passerait,  à  minuit,  pour  se 
rendre  à  matines  ;  il  se  mit  en  embuscade  vers  la  porte,  le  poignard 
à  la  main,  et  laissa  passer  la  suite  du  prélat,  jusqu'au  dernier,  qui 
la  fermait.  Persuadé  que  c'était  l'archevêque,  il  se  jette  sur  lui  et  le 
perce  du  poignard.  Le  chapelain,  renversé  et  nageant  dans  son  sang, 
poussa  un  grand  cri.  L'assassin  reconnut  son  erreur  à  la  voix  du 
blessé,  lui  fit  des  excuses  et  se  sauva. 

On  allait  le  poursuivre.  Norbert  l'empêcha  par  son  autorité.  Lais- 
sons, dit-il,  laissons  échapper  en  paix  ce  malheureux,  et  ne  lui  ren- 


252  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

dons  pas  le  mal  pour  le  mal.  Mon  heure  n^est  pas  encore  venue,  at- 
tendons-la avec  patience.  Ceux  qui  ont  armé  la  main  de  mon  clerc 
contre  moi  n^ont  pas  perdu  Fenvie  de  me  donner  la  mort,  ne  per- 
dons pas  la  volonté  de  mourir.  Si  Dieu  juge  à  propos  de  me  délivrer 
de  leur  fureur,  je  ne  dois  pas  appréhender  les  conseils  de  leur  ma- 
lice; mais,  s'il  veut  que  je  périsse  par  leurs  mains,  réjouissons-nous 
d'être  la  victime  de  Jésus-Christ. 

Ce  fut  toute  la  vengeance  que  lui  permit  sa  charité,  plus  grande 
que  la  rage  de  ses  ennemis.  Ce  péril,  évité  par  une  protection  spé- 
ciale de  la  Providence,  redoubla  son  zèle  pour  la  défense  des  droits 
de  son  église.  Le  seigneur  d'un  village  s^était  approprié  un  cens  de 
vin,  affecté  par  les  bienfaiteurs  au  sacrifice.  Norbert,  faisant  la  visite 
dans  cette  contrée,  vint  trouver  le  gentilhomme  et  le  pria  de  resti- 
tuer à  l'église  le  bien  dont  il  l'avait  dépouillée.  L'usurpateur,  qui 
s'était  endurci  i^âme  par  mille  brigandages,  demeura  insensible  aux 
prières  et  aux  menaces  de  ^archevêque.  Il  lui  répondit  fièrement 
qu'il  ne  craignait  ni  ses  anathèmes  ni  la  colère  de  saint  Maurice,  dont 
il  voulait  l'effrayer.  Eh  bien,  lui  répUqua  l'archevêque,  je  vous 
prédis  qu'avant  la  fin  de  cette  année  vous  serez  chassé  du  bien  que 
vous  possédez  injustement  ;  et  que  Dieu,  vengeant  par  lui-même  la 
cause  de  ses  autels,  vous  fera  voir  combien  il  est  dangereux  de  porter 
la  main  sur  le  patrimoine  du  Christ.  L'effet  suivit  de  près  la  prédic- 
tion. Peu  de  temps  après,  ce  malheureux,  qui  avait  fait  la  guerre  à 
Dieu,  périt  en  la  faisant  aux  hommes. 

Ce  châtiment  public,  loin  d'intimider  les  usurpateurs  des  revenus 
ecclésiastiques,  envenima  leur  haine  contre  Norbert.  Ils  se  disaient  les 
uns  aux  autres  que,  s'il  continuait  de  rechercher  avec  la  même  sévé- 
rité les  biens  aliénés  de  l'église,  bientôt  un  prêtre  effacerait  la  gran- 
deur des  princes  et  obscurcirait  les  maisons  les  plus  illustres  ;  qu'il 
ne  fallait  pas  souffrir  plus  longtemps  un  homme  d'un  esprit  inquiet, 
qui  ne  s'étudiait  qu'à  désoler  le  clergé  par  les  rigueurs  de  ses  ordon- 
nances, et  à  opprimer  la  noblesse  en  la  dépouillant  de  ses  seigneu- 
ries. Ces  murmures  séditieux  se  répandaient  dans  les  maisons,,  ils  se 
débitaient  dans  les  places  publiques;  on  disposait  ainsi  le  peuple  à  la 
révolte  contre  son  pasteur.  Un  acte  des  plus  solennels  de  la  religion 
fut  le  prétexte  qui  fit  éclater  leur  funeste  dessein. 

La  cathédrale  avait  été  polluée  par  des  impudiques,  qui  avaient 
consommé  le  crime  jusqu'au  pied  du  sanctuaire.  Cette  profanation 
vint  aux  oreilles  de  l'archevêque.  Non  content  de  gémir,  il  crut  qu'il 
fallait,  selon  les  maximes  canoniques,  réconcilier  l'église.  Il  proposa 
cette  nécessité  au  chapitre.  Les  chanoines,  par  ignorance  ou  par  es- 
prit de  contradiction,  résistèrent  au  sentiment  de  l'archevêque,  et 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  2S3 

conclurent  quMl  était  inutile  de  faire  cette  expiation.  Norbert^  préfé- 
rant les  règles  de  l'Église  à  l'entêtement  de  ses  chanoines,  invita  les 
évêques  de  Havelberg  et  de  Meissen,  ses  suffragants,  à  se  trouver  à 
Magdebourg  le  30"*  de  juin,  pour  faire  la  bénédiction  de  sa  métro- 
pole. Il  donna  avis  au  peuple  du  jour  qu'il  avait  pris,  et  des  raisons 
qui  l'avaient  obligé  à  ne  point  déférer  au  sentiment  du  chapitre. 

Pendant  le  discours  de  l'archevêque,  un  murmure  s'éleva  parmi 
les  chanoines.  Ce  tumulte  lui  fit  comprendre  que  la  solennité  qu'il  se 
proposait  de  faire  avec  éclat  ne  se  passerait  pas  sans  émeute.  Il  ré- 
solut de  faire  la  cérémonie  de  nuit.  Ses  ennemis  en  eurent  connais- 
sance. Sitôt  qu'il  sortit  de  son  palais  avec  ses  deux  suffragants,  les 
sentinelles  apostées  par  les  chanoines  donnèrent  l'alarme  dans  tous 
les  quartiers  de  la  ville,  excitèrent  la  populace  à  la  défense  du  sanc- 
tuaire; accusant  Norbert  de  briser  les  autels,  d'enfoncer  le  tabernacle, 
de  piller  le  trésor,  d'emporter  les  reliques,  et  de  méditer  la  retraite, 
après  qu'il  se  serait  chargé  des  richesses  de  son  église. 

La  consécration  était  achevée  lorsque  la  populace,  ameutée  par  les 
chanoines,  investit  la  cathédrale  les  armes  à  la  main  et  avec  des  cla- 
meurs effrayantes.  Le  saint  archevêque  voulut  sortir  de  l'église  pour 
apaiser  le  tumulte;  mais  on  l'obligea  de  se  retirer,  avec  ses  deux  col- 
lègues, dans  une  tour  bâtie  en  forme  de  forteresse.  A  minuit  sonnant, 
ils  y  chantèrent  les  matines  de  saint  Paul,  dont  l'Église  faisait  ce  jour- 
là  l'office.  Dès  que  le  jour  parut,  les  séditieux  escaladèrent  la  tour  et 
se  rendirent  maîtres  de  la  forteresse.  Dans  cette  extrémité,  Norbert 
s'avance  lui  seul  vers  les  soldats  et  leur  dit  :  Vous  n'en  voulez  qu'à 
un  seul  homme;  pourquoi  en  attaquez-vous  plusieurs?  C'est  moi  que 
vous  cherchez;  arrachez-moi  la  vie,  et  conservez-la  aux  autres.  Il  pro- 
nonça ces  paroles  avec  la  majesté  et  les  habits  de  pontife.  Elles  furent 
pour  les  soldats  comme  un  coup  de  foudre.  Les  conjurés  se  jetèrent 
à  ses  genoux,  lui  demandèrent  pardon,  et  lui  offrirent  le  secours  de 
leurs  armes  pour  le  garantir  du  danger  de  la  mort. 

La  sédition  s'apaisa  pour  le  moment;  mais  les  meneurs  la  rallu- 
mèrent quelques  jours  après,  en  distribuant  du  vin  parmi  la  popu- 
lace. Norbert,  d'après  les  conseils  et  les  instances  des  siens,  sortit  de 
la  ville  et  se  retira  dans  le  monastère  de  Pétersberg,  à  deux  lieues  de 
Hall,  et  à  neuf  lieues  de  Magdebourg.  On  sentit  bientôt  dans  cette 
ville  la  perte  qu'on  avait  faite.  Les  auteurs  du  trouble  furent  les  pre- 
miers à  proposer  le  rappel  du  saint  archevêque.  On  lui  envoya  une 
ambassade  solennelle,  pour  lui  donner  toutes  les  satisfactions  qu'il 
jugerait  à  propos.  La  ville  entière  alla  le  chercher  en  procession  jus- 
qu'au monastère  de  Pétersberg.  Rentré  dans  sa  cathédrale,  il  parla 
au  peuple  en  ces  termes  : 


254  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

Mes  frères,  je  vous  avais  quittés  avec  tristesse,  mais,  par  la  miséri- 
corde de  Dieu,  voilà  que  je  reviens  à  vous  avec  joie.  L'ennemi  de  la 
paix,  qui  se  plaît  à  semer  la  discorde  dans  le  monde,  avait  excité  le 
schisme  parmi  nous.  Ce  cruel,  qui  a  jeté  les  fondements  de  son  em- 
pire par  la  division,  ne  s'étudie  qu'à  le  perpétuer  et  à  l'étendre  par 
la  discorde,  afin  d'enlever  le  pasteur  au  troupeau  et  le  troupeau  au 
pasteur,  et  de  laisser  ainsi  les  brebis  errantes  sous  la  conduite  d'un 
mercenaire,  qui  les  précipite  dans  l'abîme.  C'est  sans  doute  par  ce 
motif,  mes  chers  frères,  que  le  démon,  jaloux  de  l'unité  qui  régnait 
entre  nous,  a  troublé  la  bonne  intelligence  si  nécessaire  pour  votre 
salut,  si  essentielle  pour  le  succès  de  mon  ministère  et  pour  notre 
commun  bonheur.  Il  a  réussi  dans  son  fatal  dessein,  vous  le  savez, 
mes  frères,  et  je  dus  céder  à  l'orage,  après  l'avoir  inutilement  con- 
juré. Mais  grâces  soient  rendues  au  Dieu  de  la  paix.  Jésus-Christ,  qui 
semblait  dormir  durant  la  tempête,  s'est  enfin  éveillé  à  nos  cris.  Il  a 
commandé  aux  vents  et  à  la  mer,  et  le  calme  nous  est  revenu.  Con- 
servons-le, et  entretenons  cette  paix  précieuse  que  le  démon  nous 
avait  ravie,  que  le  monde  ne  pouvait  nous  redonner,  et  que  le  Sau- 
veur nous  a  rendue  par  un  effet  de  sa  grâce.  Réunissons  nos  cœurs 
dans  le  lien  de  la  charité,  et  que  cette  unanimité  admirable,  qui 
régnait  parmi  les  premiers  fidèles,  revive  pour  jamais  parmi  nous.  Ne 
craignez  pas,  mes  frères,  que  les  peines  que  vous  avez  cru  me  faire 
aient  altéré  la  tendresse  que  je  vous  dois  et  que  je  n'ai  pas  perdue  un 
seul  moment.  Quand  j'aurais  eu  envie  de  venger,  non  pas  ma  per- 
sonne, mais  le  caractère  dont  Dieu  m'a  honoré,  la  réparation  que 
vous  venez  de  lui  faire  doit  tenir  lieu  d'une  satisfaction  surabon- 
dante, qui  a  effacé  jusqu'au  souvenir  des  troubles  passés.  Il  ne  me 
reste  donc  plus  qu'à  prier  le  Dieu  de  toute  consolation  et  de  toute 
paix  d'affermir  la  tranquillité  qu'il  vient  de  nous  accorder  :  joignez 
vos  prières  aux  miennes,  et  eftbrçons-nous  de  mériter,  par  nos  bonnes 
oeuvres,  la  persévérance  dans  notre  vocation,  afin  que  le  Père  des 
miséricordes  soit  glorifié  par  nous  et  pendant  cette  vie  et  dans  les 
siècles  des  siècles.  Ainsi  soit-il  ! 

Le  clergé  et  le  peuple  ne  purent  refuser  des  larmes  à  un  discours 
animé  de  tout  le  zèle  d'un  apôtre  et  de  toute  la  tendresse  d'un  père. 
Les  grâces  et  l'onction  qui  étaient  répandues  sur  ses  lèvres  firent  une 
si  vive  impression  sur  ses  auditeurs,  que  depuis  on  ne  vit  jamais  un 
peuple  si  attaché  à  son  évêque  *. 

Outre  le  saint  archevêque  de  Magdebourg,  l'Allemagne  se  glori- 


1  Voir  la  Vie  de  saint  Norbert  dahs  les  Acta  SS.,  mais  surtout  satie  plus  com- 
plète par  Hugo,  qui  a  pu  mettre  à  profit  beaucoup  de  documents  inédits. 


à  1153  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  255 

fiait  d'un  second  apôtre,  saint  Otton,  évêque  de  Bamberg,  Nous  Pa- 
vons vu,  en  4124,  avec  la  bénédiction  du  pape  Calixte,  quitter  pour 
un  temps  sa  chère  église,  se  rendre  en  Poméranie  et  en  gagner  à  Jé- 
sus-Christ les  peuples  encore  païens.  En  1127,  avec  la  bénédiction 
du  pape  Honorius  et  l'agrément  du  roi  Lothaire,  il  quitta  de  nouveau 
Bamberg  et  se  rendit  de  nouveau  en  Poméranie,  et  cela  pour  les 
raisons  que  voici  : 

Lorsqu'en  11 25,  dans  la  ville  de  Julin,  on  brûlait  publiquement  les 
idoles,  quelques  insensés  en  dérobèrent  des  plus  petites  et  les  ca- 
chèrent chez  eux.  Plus  tard,  au  retour  d'une  ancienne  fête  d'idoles, 
comme  le  peuple  se  livrait  à  des  festins  et  à  des  réjouissances,  ces 
insensés  lui  montrèrent  les  idoles  qu'ils  avaient  cachées  ;  ce  qui,  au 
milieu  de  la  dissolution  des  plaisirs  publics,  suffît  pour  ramener  le 
paganisme.  Mais  la  punition  ne  tarda  pas.  La  population  était  encore 
occupée  de  jeux  et  de  danses  païennes,  quand  le  feu  du  ciel  tomba 
sur  la  ville  et  y  alluma  un  incendie  tel,  que  les  habitants  purent  à 
peine  sauver  leurs  personnes  par  la  fuite.  L'église  dédiée  à  saint  Adal- 
bert  de  Prague,  et  qui  n'était  que  de  bois,  devint  elle-même  la  proie 
des  flammes  ;  mais  le  sanctuaire,  qui  n'était  séparé  de  la  nef  que  par 
un  rideau,  et  qui  n'était  couvert  que  de  chaume,  demeura  entière- 
ment intact  au  milieu  de  cette  fournaise.  A  la  vue  de  ce  miracle,  tout 
le  peuple  confessa  que  le  Christ  était  le  vrai  Dieu,  appela  les  prêtres, 
fit  pénitence  publique,  abjura  les  idoles  sans  retour,  et  rebâtit  la 
ville  1. 

Dans  la  ville  de  Stettin,  capitale  de  la  Poméranie,  il  y  avait  deux 
églises,  l'une  sous  le  nom  de  Saint-Adalbert,  l'autre  sous  celui  de 
Saint-Pierre.  Les  prêtres  des  idoles,  qui  voyaient  avec  chagrin  dimi- 
nuer leurs  offrandes,  cherchaient  une  occasion  pour  ramener  le  peu- 
ple à  l'idolâtrie.  Une  mortalité  survint.  Les  prêtres  des  faux  dieux, 
consultés  par  le  peuple,  répondirent  que  ce  malheur  n'arrivait  que 
parce  qu'on  avait  rejeté  les  idoles,  et  que  tout  le  monde  mourrait  su- 
bitement, si  on  n'apaisait  les  anciens  dieux  par  des  présents  et  des 
sacrifices.  Aussitôt  on  s'assemble,  on  se  consulte  ;  on  reprend  la  su- 
perstition du  paganisme  ;  on  détruit  les  églises  chrétiennes,  mais 
seulement  à  moitié.  La  populace,  en  fureur,  étant  arrivée  au  sanc- 
tuaire, n'osa  aller  plus  avant,  et  dit  au  grand  pontife  des  idoles  : 
Voilà,  nous  avons  fait  notre  partj  c'est  à  vous  de  faire  le  reste  et 
d'abattre  le  sanctuaire  du  Dieu  des  Allemands.  Il  saisit  alors  une 
hache,  la  brandit  en  l'air  ;  mais  son  bras  devint  aussitôt  roide,  il 
tomba  lui-même  à  la  renverse,  en  poussant  des  cris  de  douleur.  Il 

1  Âcta  SS.,  2  juin.  Ebbon,  Vita  S.  Otton.,  1.  3,  c.  I. 


25ê*  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

conseilla  au  peuple  de  bâtir  à  leur  dieu  particulier  un  temple  à  côté 
decelui  du  Dieu  des  Allemands,  et  d'honorer  également  Tun  et 
Fautre,  de  peur  que  celui-ci,  qui  venait  de  se  montrer  si  puissant,  ne 
détruisît  leur  ville  de  fond  en  comble.  Le  peuple  suivit  ce  conseil. 

Saint  Otton  de  Bamberg,  ayant  appris  cet  état  de  choses,  résolut 
d'aller  au  secours  de  ses  chers  néophytes.  Ayant  donc  obtenu  la  bé- 
nédiction du  pape  Honorius  et  l'agrément  du  roi  Lothaire,  il  fit  tous 
les  préparatifs  convenables,  non-seulement  pour  n'être  point  à  charge 
aux  populations  qu'il  allait  visiter,  mais  encore  pour  exercer  envers 
elles  la  libéralité  la  plus  généreuse.  C'était  le  jeudi  saint  1127. 

Après  avoir  béni  le  saint  chrême  et  célébré  la  messe  solennelle,  il 
se  mit  en  route,  revêtu  de  ses  habits  pontificaux.  Au  lieu  de  passer 
par  la  Bohême  et  la  Pologne,  il  voulut  passer  par  la  Saxe,  afin  d'é- 
vangéliser  les  populations  de  Poméranie,  qu'il  n'avait  pu  voir  dans 
son  premier  voyage.  Arrivé  àMagdebourg,  il  y  fut  reçu  avec  grand 
honneur  par  saint  Norbert.  Entré  dans  le  diocèse  de  Havelberg,  il  le 
trouva  tellement  ravagé  par  les  païens,  qu'il  y  restait  à  peine  quelques 
traces  de  christianisme.  Les  habitants  célébraient  précisément,  avec 
grande  pompe,  la  fête  d'une  idole.  Saint  Otton  refusa  pouf  cela  d'en- 
trer dans  leur  ville,  les  prêcha  devant  la  porte,  et  leur  persuada,  sans 
beaucoup  de  peine,  de  renoncer  à  cette  sacrilège  superstition.  Ayant 
traversé  ensuite  une  immense  forêt  pendant  cinq  jours,  il  rencontra 
une  peuplade  barbare,  qui,  ayant  su  qui  il  était,  demanda  d'elle- 
même  d'être  instruite  dans  la  foi.  Il  lui  répondit  avec  bonté,  qu'il  lui 
fallait  aller  d'abord  chez  les  nations  qui  lui  étaient  spécialement  com- 
mises ;  mais  qu'après  cela,  s'ils  persistaient  dans  leur  bonne  volonté, 
il  viendrait  à  eux  de  grand  cœur,  par  l'autorité  et  la  permission  du 
Pape,  et  avec  le  consentement  de  l'archevêque  Norbert,  à  la  pro- 
vince duquel  ils  appartenaient  *. 

Arrivé  à  Témin,  ville  de  la  Poméranie,  il  la  trouva  sous  les  armes 
et  en  guerre  avec  les  Lutices.  Mais  cette  nuit-là  même,  le  duc  de  Po- 
méranie, Vratislas,  devait  venir  au  secours  de  la  ville.  En  effet,  le 
lendemain  on  vit  tout  le  pays  des  Lutices  en  feu  ;  le  duc  arriva  au 
soir,  avec  un  immense  butin,  et  non  moins  charmé  de  la  venue  de 
l'évêque  que  du  succès  de  la  guerre.  On  partagea  les  dépouilles, 
ainsi  que  les  captifs;  il  y  eut  bien  des  cris  et  des  pleurs  lorsque  la 
femme  se  vit  séparée  de  son  mari,  le  mari  de  sa  femme,  les  parents 
de  leurs  enfants.  Ils  étaient  tous  païens;  cependant  l'évêque,  toujours 
compatissant  pour  la  misère  humaine,  ne  put  retenir  ses  larmes. 
Le  duc,  pour  lui  faire  plaisir,  rendit  la  liberté  à  quelques-uns  des 

'     ^  Ebhon,  Vita  S.  Ottonis,n.  13. 


à  1153  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  257 

plus  jeunes  et  des  plus  faibles,  et  ordonna  de  laisser  ensemble  ceux 
qui  ne  pouvaient  être  séparés  sans  douleur.  L'évêque  racheta  lui- 
même  un  grand  nombre,  qu'il  instruisit  dans  la  foi  chrétienne  et 
baptisa,  et  laissa  ensuite  aller  en  liberté  *. 

De  Témin,  Otton  se  rendit  dans  la  ville  d'Uznoïm,  où  il  y  avait  déjà 
quelques  Chrétiens,  convertis  par  les  missionnaires  qu'il  avait  laissés 
dans  le  pays.  Le  duc  y  convoqua,  pour  le  jour  de  la  Pentecôte,  une 
assemblée  générale  des  seigneurs  et  des  magistrats,  et  leur  parla  lui- 
même  en  ces  termes  :  Vous  voyez  comment  ce  saint  Pontife,  pour 
votre  salut,  a  laissé  toute  la  gloire  et  toutes  les  richesses  qu'il  avait 
parmi  les  siens,  et  s'est  avancé  dans  des  contrées  lointaines  et  incon- 
nues, n'épargnant  ni  ses  biens  ni  ses  amis  pour  l'amour  de  Dieu; 
mais,  exposant  sa  vie  à  la  mort  pour  vous  rappeler  de  la  mort  à  la 
vie,  il  n'a  pas  hésité  d'entreprendre  un  voyage  aussi  difficile.  Beau- 
coup d'autres  ont  déjà  précédemment  annoncé  la  parole  de  Dieu  dans 
ces  quartiers;  mais, dans  votre  malice,  vous  les  avez  mis  à  mort.  Ré- 
cemment encore,  vous  en  avez  crucifié  un.  Les  chapelains  de  mon 
seigneur,  ayant  recueilli  ses  ossements,  les  ont  ensevelis  avec  crainte 
et  respect.  De  pareils  outrages,  vous  ne  devez  ni  ne  pouvez  les  faire 
à  mon  bien-aimé  père  et  seigneur,  l'évêque  que  voilà  ;  car  il  est  l'en- 
voyé du  seigneur  Pape  et  de  l'invincible  roi  Lolhaire.  Vous  saurez 
donc  que,  si  vous  lui  faites  quelque  déplaisir  ou  quelque  chicane, 
ceux  qui  l'ont  envoyé  le  regarderont  comme  fait  à  eux-mêmes,  et 
qu'ils  vous  extermineront,  vous  et  votre  terre.  Il  ne  m'appartient  pas 
de  vous  contraindre  à  cette  religion;  car,  comme  je  l'ai  appris  de  la 
bouche  de  l'évêque.  Dieu  ne  veut  point  de  serviteurs  forcés,  mais  vo- 
lontaires. C'est  pourquoi  assemblez-vous  en  commun,  considérez  l'af- 
faire de  votre  salut,  et,  si  vous  recevez  la  parole  de  Dieu  et  l'ambas- 
sadeur de  cette  parole,  décrétez-le  d'un  commun  accord. 

Après  ce  discours,  les  princes  et  les  anciens  s'assemblèrent  dans 
un  lieu  convenable.  La  délibération  fut  longue  et  longtemps  dou- 
teuse, surtout  parce  que  les  prêtres  des  idoles,  dans  des  vues  d'in- 
térêt, s'y  opposaient  de  toutes  leurs  forces.  Mais  la  partie  la  plus  saine 
du  conseil  soutenait  qu'il  était  d'une  infinie  démence,  lorsque  tout 
le  monde  romain  et  les  nations  circonvoisines  avaient  subi  le  joug 
delà  foi  chrétienne,  de  s'éloigner  volontairement,  comme  des  avor- 
tons, du  giron  de  la  sainte  mère  Église;  qu'il  était  juste  d'aimer  le 
Dieu  des  Chrétiens,  qui  depuis  tant  d'années  les  supportait  rebelles, 
attendant  avec  patience  leur  conversion  ;  qu'ils  avaient  trop  à  craindre, 
s'ils  continuaient  à  repousser  son  joug,  que  le  ciel  n'exerçât  sur  eux 

1  Sefrid.  Vita  S.  Ottonis,  1.  3,  c.  1. 

XV.  17 


2&8  HISTOIRE  DNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

une  effroyable  vengeance.  Enfin,  par  l^efïet  de  la  clémence  divine,  ik 
rejetèrent  unanimement  le  culte  des  idoles,  et  commencèrent  à  de- 
mander la  grâce  du  baptême.  A  cette  nouvelle,  le  bon  pasteur,  pleu- 
rant de  joie,  se  mit  à  genoux  et  rendit  grâces  à  Dieu. 

Bientôt,  ayant  baptisé  dans  cette  ville  tous  les  princes,  il  envoya 
de  ses  prêtres,  deux  à  deux,  dans  les  autres  villes  devant  lui,  afin 
d'annoncer  au  peuple  la  conversion  des  princes  et  sa  prochaine  ar- 
rivée. Deux  de  ces  prêtres,  dont  Tun  était  Udalric,  de  la  bouche  de 
qui  le  biographe  Ebbon  apprit  toutes  ces  particularités,  se  rendirent 
dans  une  ville  très-opulente,  nommée  Hologast,  où  ils  furent  reçus 
avec  honneur  parla  femme  du  premier  magistrat  de  la  ville  :  elle  leur 
lava  les  pieds  avec  une  humble  dévotion,  dressa  la  table  et  leur  servit 
abondamment  à  manger.  Ils  étaient  dans  un  étonnement  extrême 
de  trouver  dans  le  royaume  du  diable  une  telle  grâce  d'humilité  et 
d'hospitalité.  Après  le  repas,  l'un  d'eux,  nommé  Albuin,  la  prit  à 
part,  lui  apprit  le  motif  de  leur  arrivée,  et  comment,  dans  l'assem- 
blée d'Uznoïm,  tous  les  princes  avaient  rejeté  les  idoles  et  embrassé 
la  foi  du  Christ.  A  cette  nouvelle,  la  bonne  femme  fut  si  épouvantée, 
qu'elle  tomba  à  terre  et  resta  longteiups  demi-morte.  Lorsqu'elle  fut 
revenue  à  elle,  Albuin  lui  demanda  pourquoi  elle  abhorrait  à  ce 
point  la  grâce  de  Dieu,  tandis  qu'elle  devait  se  réjouir  de  ce  que  Dieu 
visitait  son  peuple. 

Ce  n'est  pas  là  ce  qui  m'épouvante,  dit-elle;  mais  mon  cœur  a 
tremblé  de  la  mort  qui  vous  menace  d'un  moment  à  l'autre;  car  les 
magistrats  de  cette  ville  ont  résolu,  avec  tout  le  peuple,  que,  si  vous 
paraissez  quelque  part,  on  vous  mette  à  mort  à  l'instant,  et  ma  maison 
que  voici,  jusque-là  si  tranquille  et  si  pacifique,  qui  a  toujours  été 
ouverte  au  voyageur,  sera  profanée  par  votre  sang;  car  si  un  des 
magistrats  vient  à  savoir  que  vous  êtes  entrés  ici,  à  l'heure  même 
ma  maison  sera  assiégée,  et  moi,  malheureuse,  si  je  ne  vous  livre, 
je  serai  brûlée  avec  tous  les  miens.  Montez  donc  dans  le  haut  de  ma 
maison  et  cachez-vous-y,  et  -moi,  j'enverrai  mes  domestiques,  avec 
votre  bagage  et  vos  chevaux,  dans  les  plus  éloignées  de  mes  fermes, 
afin  que,  si  les  inquisiteurs  viennent,  je  puisse  vous  excuser,  en  ce 
qu'on  ne  trouvera  chez  moi  ni  vos  vêtements  ni  vos  chevaux.  Eux, 
rendant  grâces  à  sa  pieuse  prévoyance,  firent  comme  elle  leur  avait 
enseigné.  A  peine  étaient-ils  cachés  et  les  chevaux  partis,  que  le 
peuple,  en  fureur,  se  jeta  dans  la  maison,  la  bouleversa  dans  tous  les 
sens,  demandant  avec  des  cris  de  mort  les  étrangers  qui  y  étaient 
entrés.  La  dame  leur  dit  :  Ils  sont.entrés  chez  moi,  il  est  vrai,  mais, 
après  avoir  mangé,  ils  sont  partis  à  la  hâte  :  je  n'ai  pu  découvrir 
d'où  ils  venaient  ni  où  ils  allaient.  Suivez-les,  vous  les  atteindrez 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  259 

peut-être.  S'ils  sont  partis,  répondit  la  populace,  il  est  inutile  de  les 
poursuivre;  qu'ils  continuent  leur  chemin  !  Mais  s'ils  reviennent  ici, 
ils  doivent  s'attendre  à  une  mort  certaine.  Voilà  comment  la  Provi- 
dence fît  cesser  leur  recherche  ;  et  les  serviteurs  de  Dieu  restèrent 
cachés  sous  le  toit  de  cette  matrone,  comme  d'une  autre  Rahab. 

La  cause  de  cette  inquisition  et  de  ce  tumulte  fut  un  prêtre  d'i- 
doles. Ayant  entendu  parler  de  la  nouvelle  prédication,  il  employa 
cette  ruse.  Vêtu  du  manteau  et  des  insignes  d'une  idole  très-connue, 
il  sortit  secrètement  de  la  ville,  entra  dans  une  forêt  du  voisinage,  et 
se  montra  tout  à  coup  à  un  paysan.  Celui-ci,  croyant  voir  son 
dieu,  se  prosterna  contre  terre,  et  lui  entendit  prononcer  ces  paroles  : 
Je  suis  le  dieu  que  tu  adores.  Ne  crains  pas,  mais  lève-loi,  et  va  dans 
la  ville  dire  aux  magistrats  et  au  peuple  de  ma  part  :  Si  les  disciples 
du  séducteur  qui  demeure  à  Uznoïm  avec  le  duc  Vratislas  viennent 
à  se  montrer  chez  vous,  mettez-les  à  mort  sans  délai,  autrement  la 
ville  périra  avec  ses  habitants.  Le  paysan  s'étant  empressé  de  faire  la 
commission,  lescitoyensrésolurentunanimementd'exécuter  les  ordres 
de  leur  dieu;  mais  la  divine  providence  sauva  ses  serviteurs,  comme 
il  a' été  dit;  et,  le  lendemain,  Tévêque  étant  survenu  avec  le  duc, 
ils  sortirent  de  leur  cachette. 

Mais,  ce  jour-là  même,  il  y  eut  encore  une  aventure.  Vers  le  soir, 
quelques-uns  des  compagnons  de  l'évêque,  voulant  considérer  le 
temple  de  la  ville,  s'avançaient  sans  assez  de  précaution.  Ce  que 
voyant  quelques-uns  des  habitants,  ils  s'imaginèrent  qu'ils  voulaient 
mettre  le  feu  au  temple.  Aussitôt  il  se  forma  une  émeute,  qui  vint 
au-devant  d'eux  en  tumulte.  Le  prêtre  Udalric  dit  à  ceux  qui  l'ac- 
compagnaient :  Ce  n'est  pas  pour  rien  que  ces  gens  se  rassemblent  : 
sachez  que  nous  sommes  trahis.  Sur  quoi  ses  compagnons  rebrous- 
sèrent chemin,  et  s'enfuirent;  mais  un  clerc,  nommé  Dietrich,  qui 
s'était  avancé  jusqu'aux  portes  du  temple,  ne  sachant  où  se  réfugier, 
entra  hardiment  dans  le  temple,  saisit  un  bouclier  d'or  appendu  à 
la  muraille  et  consacré  au  dieu  de  la  guerre,  puis  s'avança  au-devant 
des  séditieux.  Ceux-ci,  gens  d'une  simplicité  extrême,  croyant  voir 
arriver  sur  eux  leur  dieu  Gérowit,  retournèrent  sur  leurs  pas  et  se 
jetèrent  parterre.  Dietrich,  voyantleur  imbécinité,jelale  bouclier  et 
s'enfuit,  bénissant  Dieu  de  l'avoir  délivré  de  la  main  de  ses  ennemis. 

L'apôtre  de  la  Poméranie  employa  sept  jours  à  prêcher  et  à  bap- 
tiser dans  cette  ville,  y  laissa  ensuite  le  prêtre  Jean,  et  s'en  alla  dans 
une  autre  ville  nommée  Cozegow.  Les  habitants  lui  offrirent  de 
l'argent,  pour  qu'il  laissât  debout  un  temple  magnifique  qu'ils  ve- 
naient de  bâtir;  mais  le  saint  homme  craignit  que  ce  ne  fût  pour 
eux  une  occasion  d'apostasie.  Le  temple  fut  donc  abattu,   et  une 


260  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

église  chrétienne  bâtie  en  place.  Le  prince  de  la  ville,  nommé  Mizlas, 
qui  avait  déjà  reçu  le  baptême  àUznoïm,  étant  venu  pour  la  dédicace 
de  la  nouvelle  église,,  le  saint  pontife  lui  dit  :  Très-cher  fils^  que  j^ai 
engendré  au  Christ  par  l^Évangile,  cette  dédicace  extérieure  demande 
la  dédicace  intérieure  de  votre  cœur  ;  car  vous  êtes  le  temple  de 
Dieu,  dans  lequel  le  Christ  daigne  habiter  par  la  foi.  Si  donc  vous 
voulez  orner  la  maison  de  votre  cœur  de  telle  sorte  qu'elle  soit  pour 
Dieu,  qui  en  est  ^inspecteur,  une  demeure  agréable,  je  pourrai  faire 
cette  dédicace  extérieure  avec  une  joie  spirituelle.  Touché  de  ces 
paroles,  le  prince  dit  d'une  voix  attendrie  :  Que  faut-il  donc  que  je 
fasse  pour  que  Dieu  daigne  habiter  la  maison  de  mon  cœur?  Voici 
ce  que  je  vous  recommande,  répondit  Févêque  :  examinez  les  secrets 
de  votre  conscience;  si  vous  avez  enlevé  quelque  chose  à  quelqu'un 
par  violence,  restituez-le  dignement.  Si  vous  avez  fait  des  prisonniers 
pour  de  l'argent,  renvoyez-les  pour  l'honneur  de  Dieu.  Je  n'ai  fait 
de  violence  à  personne,  dit  le  prince,  mais  j'ai  beaucoup  de  prison- 
niers, qui  me  doivent  beaucoup.  Voyez,  dit  le  saint  évêque,  s'il  y  a 
des  Chrétiens  parmi  eux.  Le  prince,  y  ayant  regardé,  trouva  plusieurs 
Chrétiens  danois  ;  il  les  déchargea  de  toute  dette,  et  les  offrit  au  bien- 
heureux père.  L'homme  de  Dieu  le  félicita,  et  dit  :  Le  sacrifice  si 
agréable  à  Dieu  que  vous  avez  commencé,  rendez-le  parfait;  donnez 
également  la  liberté  aux  païens,  afin  qu'ils  se  soumettent  plus 
volontiers  au  joug  de  la  foi.  Pour  ceux-ci,  répliqua  le  prince,  ils 
sont  coupables  de  bien  des  crimes,  et  m'ont  fait  des  préjudices  into- 
lérables; mais,  bien-aimé  père,  ils  seront  délivrés,  selon  votre  parole. 
Le  pieux  Otton  lui  rendit  grâces  en  versant  des  larmes,  et  dit  :  C'est 
maintenant  que  cette  dédicace  sera  agréable  à  Dieu,  puisque  vous 
lui  avez  préparé  une  demeure  dans  votre  cœur.  Et  il  commença  la 
dédicace  solennelle. 

Mais,  par  la  permission  divine,  on  ne  trouva  plus  les  cendres  qu'on 
avait  préparées  pour  tracer  sur  le  pavé  de  l'église  l'alphabet  grec  et 
l'alphabet  latin,  ainsi  qu'il  est  marqué  dans  le  Pontifical.  Les  servants 
jurèrent  qu'ils  les  avaient  placées  depuis  longtemps  auprès  de  l'autel; 
cependant  on  n'en  découvrait  pas  la  moindre  trace.  Alors  le  prêtre 
Udalric,  comme  par  inspiration,  courut  dans  un  souterrain  où  l'on 
gardait  des  cendres.  Au  bruit  de  ses  pas,  un  prisonnier  qui  y  était 
caché  poussa  des  cris  plaintifs,  et  avança  la  main  hors  de  sa  cage. 
Udalric,  stupéfait,  s'approcha  pour  voir  ce  que  c'était,  et  il  vit  un 
jeune  homme  garrotté  de  chaînes  de  fer,  au  cou,  à  la  poitrine  et  aux 
pieds.  Ayant  fait  venir  un  interprète,  il  entendit  de  lui  ces  paroles  : 
Serviteur  de  Dieu,  ayez  pitié  de  moi,  et  faites  en  sorte  de  me  délivrer 
de  cette  dure  captivité.  Je  suis  fils  d'un  très-noble  prince  danois,  et 


à]153  del'èrechr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  261 

le  duc  Mizlas  me  tient  ici  enfermé  pour  cinq  cents  marcs  d'argent 
que  doit  lui  donner  mon  père.  A  ce  récit,  Udalric  alla  trouver  Tévêque 
et  lui  conta  secrètement  ce  qu'il  venait  de  découvrir,  ajoutant  que, 
sans  aucun  doute,  la  dédicace  ne  pourrait  se  parfaire,  si  ce  captif 
n'était  délivré  avec  les  autres.  L'évéque  répondit  :  Le  prince  nous  a 
déjà  fait  et  accordé  tant  de  choses,  que  je  n'ose  presque  pas  lui 
demander  davantage;  et  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  en  Allemagne 
aucun  prince  qui  cède  si  facilement  aux  prières  que  cet  étranger. 
Cependant  allez  le  trouver  en  secret  :  peut-être  acquiescera-t-il  à  vos 
paroles,  quoique  la  chose  soit  bien  difficile.  Udalric,  prenant  avec 
lui  Adelbert,  l'interprète  de  l'homme  de  Dieu  conduisit  le  prince 
Mizlas  hors  de  la  foule  ;  puis,  l'ayant  salué  d'abord  au  nom  de  Jésus- 
Christ,  Adelbert  lui  demanda  si  tous  ses  captifs  avaient  été  relâchés. 
Il  répondit  qu'ils  l'étaient  tous.  Pourquoi,  reprit  Adelbert,  voulez- 
vous  tromper  Jésus-Christ,  qui  ne  peut  pas  être  trompé?  Pourquoi 
contristez-vous  son  apôtre,  en  niant  et  en  dissimulant?  Voilà  que, 
par  votre  dissimulation,  vous  avez  mis  un  empêchement  à  cette  dé- 
dicace ;  car  les  cendres  qu'on  avait  préparées  hier  ont  disparu  par 
la  permission  divine  ;  et  lorsque  le  coopérateur  de  mon  seigneur, 
Udalric  ici  présent,  fut  allé,  non  par  hasard,  mais  par  la  disposition 
de  la  Providence,  chercher  d'autres  cendres,  il  a  trouvé  le  captif  que 
vous  avez  voulu  cacher  à  Dieu,  qui  voit  tout. 

Le  prince,  étrangement  surpris,  dit  alors  :  Pour  ce  prisonnier,  j'y 
tiens  plus  qu'à  tous  les  autres  ;  c'est  pourquoi  je  vous  prie  de  ne  pas 
divulguer  son  affaire,  mais  de  le  laisser  dans  son  cachot.  A  Dieu  ne 
plaise,  répondit  Udalric,  que  tant  d'œuvres  de  piété  que  vous  faites 
pour  l'amour  de  Dieu  et  qui  vous  ont  gagné  l'admiration  de  mon 
seigneur  l'évéque,  périssent  par  une  seule  cruauté  !  Mais,  reprit  le 
prince,  qu'en  sera-t-il  de  ces  cinq  cents  talents  que  devait  me  donner 
son  père  pour  m'indemniser  de  cet  incomparable  préjudice  ?  Le  Sei- 
gneur, répliqua  Udalric,  le  Seigneur  a  de  quoi  vous  le  rendre  au 
centuple.  Alors  enfin,  le  prince  Mizlas,  gémissant  et  frémissant  en 
lui-même,  s'écria  :  Je  prends  Dieu  à  témoin  que,  si  je  lui  consacrais 
mon  corps  par  le  martyre,  je  ne  ferais  pas  une  action  plus  pénible 
que  maintenant;  ce  captif,  auquel  je  tenais  plus  qu'à  tout  le  reste, 
ce  captif  que  j'avais  résolu  de  t\e  délivrer  jamais,  eh  bien,  malgré 
moi-même,  pour  l'honneur  du  Dieu  tout-puissant  et  pour  l'amour 
de  mon  seigneur  l'évéque,  je  lui  rends  la  liberté.  Aussitôt  il  envoya 
le  tirer  de  son  cachot,  le  plaça  de  ses  propres  mains  sur  l'autel,  l'of- 
frit à  Dieu  comme  un  holocauste  d'agréable  odeur,  et  fit  rompre  ses 
fers,  tous  les  assistants  pleurant  de  joie  et  bénissant  Dieu  de  la 
grande  dévotion  du  prince.  Le  saint  pontife  acheva  dès  lors  la  dédi- 


262  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.-  De  1125 

cace  avec  plus  d'allégresse  qu'il  n'avait  commencé.  Peu  après,  il 
réconcilia  les  habitants  de  la  province  avec  le  duc  de  Pologne,  leur 
suzerain,  qu'ils  avaient  offensé  et  qui  se  disposait  à  leur  faire  la 
guerre  *. 

Non  loin  delà  ville  d'Uznoïm,  où  demeuraient  alors  le  ducMizlas 
et  l'évêque  Otton,  à  une  journée  de  navigation,  se  trouvait  l'île  de 
Rugen,  nommée  alors  Véranie.  Les  habitants  en  étaient  extrême- 
ment barbares  et  féroces.  Ayant  entendu  parler  de  la  prédication  du 
saint  homme,  ils  menaçaient  de  le  mettre  à  mort,  s'il  osait  venir 
parmi  eux.  Lui,  au  contraire,  plus  on  lui  apprenait  de  leurs  menaces, 
plus  il  avait  le  désir  d'aller  chez  eux,  dans  l'espérance  du  martyre. 
Comme  ses  familiers,  ainsi  que  le  duc,  l'en  dissuadaient  à  cause  de 
l'imminence  du  péril,  il  avisait  au  moyen  de  s'y  rendre  à  leur  insu; 
mais  eux,  ayant  remarqué  son  dessein,  l'observaient  continuellement, 
pour  ne  pas  lui  en  laisser  l'occasion.  Le  saint  homme,  de  son  côté, 
leur  reprochait  leur  peu  de  foi  et  de  courage.  Enfin  le  prêtre  Udalric, 
voyant  que  cela  lui  tenait  si  fort  au  cœur,  s'offrit  généreusement  à  y 
aller  lui-même.  Ayant  donc  reçu  la  bénédiction  du  saint  évêque,  trois 
fois  il  se  mit  en  mer,  mais  trois  fois  une  tempête  le  força  de  regagner 
le  rivage.  Le  saint  comprit  alors  que  les  Rugiens  n'étaient  pas  encore 
dignes  de  recevoir  la  grâce  de  l'Évangile  ^. 

Après  cela,  ayant  distribué  de  ses  compagnons  en  divers  endroits 
de  la  province,  pour  achever  l'œuvre  commencée,  il  proposa  d'aller 
lui-même  à  Stettin,  pour  ramener  les  habitants  de  leur  apostasie; 
mais  les  clercs  qui  le  devaient  accompagner,  sachant  les  Stetlinois 
barbares  éternels,  craignaient  pour  lui  et  pour  eux.  Ils  mirent  tout 
en  œuvre  pour  l'en  détourner.  Fatigué  de  leurs  instances,  il  leur  dit  : 
Je  le  vois,  nous  ne  sommes  venus  que  pour  les  délices;  tout  ce  qui 
se  présente  d'âpre  et  de  difficile,  nous  jugeons  devoir  l'éviter.  Soit; 
car,  comme  je  ne  veux  forcer  personne  à  la  gloire  du  martyre,  de 
même  je  voudrais  vous  y  exhorter  tous,  s'il  était  possible.  Mais,  je 
vous  prie,  si  vous  ne  voulez  pas  m'aider,  au  moins  ne  m'empêchez 
pas.  Que  chacun  ait  le  pouvoir  de  sa  vie  :  vous  êtes  libres,  et  moi 
aussi.  De  grâce,  messieurs,  laissez-moi.  Et,  les  ayant  fait  sortir  de  sa 
chambre,  il  se  mit  en  prière  jusqu'au  soir.  Alors  il  appela  son  valet 
de  chambre,  lui  ordonna  de  fermer  toutes  les  portes,  d'écarter  tout 
le  monde  et  de  ne  laisser  approcher  personne  à  son  insu. 

Cela  fait,  il  mit  secrètement  ses  habits  de  voyage,  plaça  les  orne- 
ments pontificaux  avec  le  livre  et  le  calice  dans  une  malle,  prit  le 
tout  sur  ses  épaules,  sortit  silencieusement  de  la  ville,  et,  sans  être  ac- 

1  Ebbon,  n.  83-88.  —  2  Sefrid.,  n,  147-150. 


mf 


à  1158  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  263 

compagne  de  qui  que  ce  fût,  prit  la  route  de  Stettin.  Se  voyant  tout 
seul,  il  bénissait  Dieu  de  son  stratagème,  et  commença  les  matines, 
s'empressant  d'arriver  à  Stettin  cette  nuit-là  même.  Vers  dix  heures, 
ses  clercs,  s'étant  relevés  pour  Toffice  de  la  nuit,  le  cherchèrent  vai- 
nement. A  force  de  questionner  ses  domestiques,  ils  devinèrent  ce 
qui  était  arrivé.  Aussitôt,  les  uns  à  pied,  les  autres  à  cheval,  ils  cou- 
rent dans  toutes  les  directions  pour  le  retrouver.  Vers  le  matin,  ceux 
qui  étaient  à  cheval  et  qui  s'étaient  dirigés  vers  la  mer,  l'atteignent 
au  momentqu'ilallait  monter  dans  un  navire.  Dès  qu'il  les  reconnut, 
il  éprouva  un  grand  trouble  et  dit  en  gémissant  :  Hélas!  Seigneur 
Jésus,  Fils  unique  de  Dieu,  fils  unique  de  la  Vierge,  doux  nom  de  mon 
espérance,  me  priverez-vous  de  mon  désir?  Faites,  je  vous  prie, 
que  ceux  qui  arrivent  s'en  viennent  avec  moi,  ou  que  du  moins  ils 
ne  m'empêchent  pas  d'exécuter  mon  dessein.  Eux,  arrivés,  se  proster- 
nent à  ses  pieds,  lui  se  prosterne  de  son  côté,  ils  pleurent  les  uns 
et  les  autres,  la  tristesse  les  empêche  longtemps  de  parler.  Enfin, 
après  bien  des  larmes,  Tévêqueleur  demanda  tristement  :  Que  ve- 
nez-vous faire  ?  De  grâce,  retournez  à  votre  logis,  et  moi  j'irai  mon 
chemin.  A  Dieu  ne  plaise  !  s'écrièrent  les  autres.  Ce  nous  est  assez  de 
cette  grande  confusion  ;  nous  ne  vous  quittons  plus  jamais.  Si  vous 
voulez  revenir,  nous  reviendrons  avec  vous  ;  si  vous  aimez  mieux 
aller  en  avant,  nous  avancerons  avecvous.  Mais  daignevotre  Sainteté 
agréer  notre  conseil.  Retournons  ensemble  à  nos  frères  et  à  nos  ser- 
viteurs aujourd'hui  ;  demain,  nous  le  disons  en  toute  sincérité,  nous 
vous  suivrons  tous  à  la  vie  et  à  la  mort. 

L'évêque,  étant  retourné  à  cette  condition,  repartit  le  lendemain 
avec  tout  son  monde  et  arriva  heureusement  à  Stettin.  Les  habitants 
de  la  ville  étaient  divisés  :  les  uns  persévéraient  encore  dans  la  foi  ; 
les  autres,  en  plus  grand  nombre,  étaient  retournés  au  paganisme.  Les 
premiers  se  réjouissaient  delà  venue  de  révêque,les  autresen  étaient 
troublés.  Il  se  logea  dans  une  église  qui  était  à  l'entrée  delà  ville  et 
qu'il  avait  dédiée  dans  son  premier  voyage.  Les  apostats,  ameutés  par 
les  prêtres  des  idolâtres,  la  vinrent  environner  en  armes  et  en  tu- 
multe, criant  qu'il  fallait  massacrer  tous  ceux  qui  étaient  dedans, 
principalement  le  chef.  L'évêque,  avide  du  martyre,  se  revêtit  de  ses 
habits  pontificaux,  fit  élever  la  croix  et  les  reliques,  et,  entonnant  des 
psaumes  et  des  hymnes,  recommandait  au  Seigneur  son  dernier 
combat.  Les  Barbares,  les  entendant  chanter,  furent  étrangement 
surpris  de  ce  que,  au  moment  de  mourir,  ces  hommes  pouvaient 
chanter  encore.  Ils  écoutaient,  ils  se  regardaient,  et,  comme  enchan- 
tés par  la  vertu  des  paroles,  ils  commencèrent  à  s'adoucir  et  à  se  dire 
entre  eux  que,  pour  recevoir  ou  repousser  des  choses  pareilles,  il 


"f^       ^ 

é 


S64  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

fallait  consulter  la  raison  plutôt  que  la  force.  Les  plus  sages  remon- 
traient en  particulier  aux  prêtres  des  idoles  que  leur  devoir,  à  eux, 
était  de  défendre  leur  religion  par  des  raisons  convenables.  En  chu- 
chotant ainsi  les  uns  avec  les  autres,  ils  se  retirèrent  peu  à  peu 
chacun  chez  soi.  C'était  le  vendredi  ;  l'évêque,  avec  les  siens,  em- 
ploya ce  jour  et  le  suivant  en  jeûnes  et  en  prières. 

Cependant  un  des  premiers  de  la  ville,  son  nom  était  Witsac,  ne 
cessait  de  prêcher  le  royaume  de  Dieu  et  la  foi  chrétienne,  soit 
dans  les  assemblées  du  peuple,  dans  les  places  publiques,  soit  dans 
les  maisons,  soutenant  que  les  traditions  chrétiennes  et  la  doctrine 
de  révêque  étaient  saintes  et  pleines  de  vérité.  Peu  auparavant,  cet 
homme,  faisant  la  piraterie  contre  les  païens,  avait  été  surpris  et 
fait  prisonnier,  après  avoir  perdu  beaucoup  des  siens.  Plongé  dans 
un  cachot,  chargé  de  fers,  il  pria  le  Seigneur  par  les  mérites  du  saint 
évêque  Otton,  qui  lui  avait  donné  le  baptême.  Le  saint  lui  apparut, 
fit  tomber  ses  chaînes  et  lui  donna  ses  ordres  pour  les  habitants  de 
Stettin.  Ainsi  miraculeusement  délivré  de  sa  prison,  Witsac  trouva 
de  même  sur  le  bord  de  la  mer  une  petite  barque  dans  laquelle  il 
arriva  heureusement  en  sa  patrie.  Il  suspendit  la  petite  barque  à  une 
des  portes  de  Stettin,  comme  un  témoignage  pubUc  de  sa  miraculeuse 
délivrance,  et  ne  manqua  pas  de  reprocher  à  ses  compatriotes,  au 
nom  de  son  saint  libérateur,  le  mélange  sacrilège  qu'ils  faisaient 
du  culte  des  idoles  avec  celui  du  vrai  Dieu.  Lors  donc  que  le  saint 
évêque  fut  arrivé  devant  la  ville,  Witsac,  qui  parlait  dès  lors  bien 
plus  hardiment  encore,  alla  le  trouver  avec  ses  parents  et  ses  amis, 
se  prosterna  à  ses  pieds,  lui  rendit  grâces,  lui  raconta  en  détail  l'his- 
toire de  sa  captivité  et  de  sa  délivrance,  l'exhorta  à  prêcher  cou- 
rageusement l'Évangile,  lui  promettant,  avec  tous  les  siens,  de  le 
soutenir  et  de  l'assister  en  tout. 

Le  dimanche  donc,  après  la  messe  solennelle,  le  saint  évêque, 
revêtu  de  ses  ornements  pontificaux,  entra  processionnellementdans 
la  ville.  Witsac  lui  fit  voir,  en  passant,  sa  petite  barque  suspendue  à 
un  poteau,  et  raconta  de  nouveau,  devant  tout  le  peuple,  l'histoire 
de  sa  délivrance.  L'évêque  monta  sur  une  estrade  pour  parler  à  la 
*'oule.  Witsac  lui  servait  de  héraut  pour  apaiser  le  bruit  et  faire  faire 
silence.  La  plupart  des  apostats  écoutaient  assez  volontiers,  lorsque 
le  pontife  des  idoles,  qui  cette  nuit-là  même  s'était  proposé  de  tuer 
l'évêque,  arrive  plein  de  fureur,  vomit  contre  lui  mille  injures, 
ameute  contre  lui  la  populace  païenne  ;  à  son  commandement,  tous 
les  apostats  brandissent  leurs  lances  pour  en  percer  le  saint  évêque  ; 
mais  leurs  bras  restent  suspendus  en  l'air  et  immobiles.  Le  pontife 
des  idoles,  ayant  voulu  leur  donner  l'exemple,  resta,  comme  eux,  le 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  265 

bras  et  la  lance  en  Tair,  à  l'égal  d'une  statue.  Les  fidèles  étaient  dans 
l'admiration  et  bénissaient  Dieu.  Vous  voyez,  mes  frères,  disait  l'é- 
véque,  quelle  est  la  puissance  du  Seigneur  ;  car,  comme  je  vois, 
c'est  Dieu  qui  vous  a  liés.  Pourquoi  ne  jetez-vous  pas  vos  lances? 
pourquoi  ne  retirez-vous  pas  vos  bras  ?  Jusqu'à  quand  resterez-vous 
dans  cette  posture?  Comme  ils  ne  répondaient  rien,  l'évêque  ajouta  : 
Voilà  vos  dieux  pour  qui  vous  combattez  ;  qu'ils  viennent  à  votre 
secours,  s'ils  peuvent  quelque  chose  !  Voilà  votre  prêtre  qui  a  causé 
ce  tumulte;  qu'il  invoque  maintenant  ses  dieux  sur  vous;  qu'il  vous 
donne  conseil  et  secours  !  S'il  sait  ou  peut  quelque  chose,  voici  le 
temps.  Le  prêtre  des  idoles,  aussi  bien  que  la  foule  des  apostats, 
demeura  muet  et  immobile. 

Enfin,  touché  de  compassion,  l'évêque  dit  tout  haut  :  Je  vous 
rends  grâces.  Seigneur  Jésus-Christ,  de  ce  que,  suivant  votre  cou- 
tume, vous  déployez,  quand  il  en  est  temps,  la  puissance  de  votre 
force,  pour  terrifier  vos  adversaires  et  protéger  vos  serviteurs.  Mais 
comme  vous  êtes  bon  et  miséricordieux,  pardonnez,  de  grâce  !  par- 
donnez à  l'ignorance  et  à  la  témérité  de  ce  peuple,  et,  selon  votre 
miséricorde  accoutumée,  rendez-leur  l'usage  de  leurs  corps,  duquel 
vous  les  avez  privés.  En  même  temps  il  fit  sur  eux  le  signe  de  la 
croix,  et  l'effet  suivit  la  prière.  Il  en  profita  pour  leur  faire  sentir 
leur  égarement,  leur  donna  sa  bénédiction,  les  renvoya  fort  ra- 
doucis, et  s'avança  lui-même  à  l'église  de  Saint-Adalbert,  dont 
il  n'existait  plus  que  le  chœur.  Il  la  rebâtit  tout  entière  à  ses 
frais. 

Un  jour  qu'il  s'y  rendait,  il  trouva  sur  la  place  une  troupe  d'en- 
fants qui  jouaient  ;  il  les  salua  dans  leur  langue,  et,  comme  prenant 
part  à  leurs  jeux,  il  les  bénit  du  signe  de  la  croix.  S'étant  avancé 
vers  l'église,  il  s'aperçut  que  ces  enfants,  quittant  leurs  jeux,  le 
suivaient  tous  ensemble,  curieux  de  regarder  sa  figure  et  son  cos- 
tume, comme  il  est  naturel  à  cet  âge.  Il  s'arrêta  au  milieu  d'eux;  et, 
leur  parlant  d'une  manière  caressante,  il  demanda  s'il  y  en  avait 
parmi  eux  qui  eussent  reçu  le  baptême.  Ils  se  regardèrent  l'un 
l'autre,  et  firent  connaître  ceux  qui  étaient  baptisés.  L'évêque  les 
prit  à  part,  et  leur  demanda  s'ils  voulaient  garder  la  foi  du  bap- 
tême. Ils  répondirent  avec  assurance  qu'ils  le  voulaient  de  grand 
cœur.  Eh  bien,  reprit  l'évêque,  si  vous  voulez  être  Chrétiens  et 
garder  la  foi  du  baptême,  vous  ne  devez  plus  admettre  à  votre  jeu 
ces  enfants  infidèles  qui  ne  sont  pas  baptisés.  Aussitôt,  suivant  la 
parole  de  l'évêque,  se  réunissant  avec  leurs  pareils,  les  enfants  bap- 
tisés commencèrent  à  repousser  ceux  qui  ne  l'étaient  pas,  et  ne 
communiquaient  plus  avec  eux  dans  aucun  jeu.  C'était  beau  de 


266  HISTOIRE  UNIVEllSELLE         [Liv,  LXVIII.  —  De  H2f> 

voir  les  uns,  glorieux  d'être  Chrétiens,  en  agir  familièrement  avec 
révêque,  le  regarder  et  Técouter  avidement,  même  au  milieu  de 
leurs  jeux;  tandis  que  les  autres,  honteux  et  confus  de  leur  infidé- 
lité, se  tenaient  au  loin.  Mais  le  bon  père,  avec  de  douces  paroles 
et  suivant  leur  capacité,  instruisit  plus  pleinement  de  la  foi  les  en- 
fants chrétiens;  et  en  même  temps  il  exhorta  si  bien  les  autres,  qu'ils 
finirent  tous  par  demander  à  être  baptisés  et  à  devenir  Chrétiens 
eux-mêmes*. 

Cependant  les  plus  anciens  et  les  plus  sages  de  la  ville  se  consul- 
taient fréquemment  et  longuement  ensemble  sur  le  meilleur  parti 
à  prendre  pour  le  salut  du  peuple  et  de  la  patrie.  Ils  considéraient 
avec  soin  toutes  les  paroles  et  toutes  les  actions  de  l'évêque,  son 
désintéressement,  ses  immenses  aumônes,  tant  de  captifs  rachetés, 
tant  d'églises  bâties  ou  rebâties  à  ses  frais.  Et  plus  ils  considéraient 
tout  cela,  plus  ils  concevaient  d'admiration  et  de  vénération  pour  sa 
personne.  Enfin,  après  une  délibération  qui  dura  depuis  le  matin 
jusqu'au  milieu  de  la  nuit,  ils  résolurent,  d'une  voix  unanime, 
d'extirper  complètement  l'idolâtrie  et  de  se  donner  entièrement  à  la 
religion  chrétienne.  Witsac,  qui  assistait  à  la  délibération,  vint  la 
nuit  même  informer  l'évêque  de  cette  heureuse  issue.  Le  lendemain, 
saint  Otton  trouva  le  peuple  disposé  à  tout;  les  apostats  se  soumirent 
à  la  pénitence  ;  on  brisa  les  idoles  et  leurs  temples,  on  restaura  les 
églises,  on  administra  le  baptême  à  ceux  qui  ne  l'avaient  pas  encore 
reçu.  Ce  n'est  pas  que  les  prêtres  des  idoles  no  cherchassent  encore 
plus  d'une  fois  à  tuer  le  saint  évêque;  mais  Dieu  protégeait  son  ser- 
viteur, et  punissait  ses  ennemis  d'une  manière  si  visible,  que  l'excès 
de  leur  malice  ne  faisait  qu'affermir  le  bien. 

Après  avoir  tout  réglé  à  Stettin,  il  se  rendit  à  Julin,  dont  les  ha- 
bitants, beaucoup  moins  coupables,  étaient  d'eux-mêmes  beaucoup 
mieux  disposés.  Ils  reçurent  avec  une  humble  soumission  ses  re- 
montrances paternelles,  et  réformèrent  tous  les  abus.  Dieu  y  fit,  par 
son  serviteur,  plusieurs  miracles,  et  entre  autres  rendit  la  vue  aune 
femme  aveugle.  Mais,  avec  les  miracles  de  bonté  envers  les  malheu- 
reux, il  y  eut  aussi  des  miracles  de  châtiments  envers  les  indociles. 
Le  jour  de  l'Assomption  de  la  sainte  Vierge,  le  prêtre  Bocétis  trouva 
un  paysan  et  sa  femme  moissonnant  du  blé.  Le  prêtre  leur  repré- 
senta que  ce  jour,  étant  une  fête  de  la  Vierge,  devait  être  chômé. 
Or,  c'était  un  lundi  :  ce  qui  convient  à  l'année  1127.  Le  paysan  ré- 
pondit :  Hier,  parce  que  c'était  dimanche,  il  n'était  pas  permis  de 
travailler;  aujourd'hui  encore  il  faut  ne  rien  faire.  Quelle  est  cette 

»  Sefrid.,  n.  161-164. 


îi  H53  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  267 

doctrine  qui  empêche  les  hommes  de  s'occuper  de  leurs  intérêts 
nécessaires?  Quand  est-ce  que  nous  verrons  nos  moissons  rentrées? 
Je  crois  bien  que  vous  êtes  envieux  de  notre  bien-être.  Il  allait  pro- 
férer quelque  blasphème  et  donnait  de  grands  coups  de  faucille  dans 
le  blé^  lorsqu'il  tomba  roide  mort,  tenant  sa  faucille  d'une  main, 
une  poignée  de  blé  de  Tautre,  mais  si  fortement,  qu'il  fut  impos- 
sible de  les  lui  ôter.  La  femme  ne  fut  pas  frappée  de  mort,  mais  ne 
resta  pas  impunie;  elle  suivit  le  corps  de  son  mari  à  l'église,  tenant 
elle-même  sa  faucille  d'une  main  et  une  poignée  de  blé  de  l'autre, 
sans  pouvoir  s'en  défaire,  jusques  après  l'enterrement  et  jusqu'à  ce 
que  tout  le  monde  fût  convaincu  qu'elle  était  punie  pour  une  action 
illicite. 

Les  Rugiens,  ayant  su  que  les  Steltinois  étaientrevenus  parfaitement 
au  christianisme,  leur  firent  la  guerre  ;  mais  ils  furent  eux-mêmes 
complètement  défaits  et  profondément  humiliés.  Saint  Otton  conçut 
de  nouveau  le  dessein  de  passer  chez  eux  ;  mais  on  lui  remontra 
que,  d'après  un  décret  du  seigneur  apostolique,  c'est-à-dire  du 
Pape,  l'île  deRugen  avait  été  recommandée  au  zèle  de  l'archevêque 
des  Danois.  Il  envoya  lui  demander  la  permission  d'y  prêcher  l'É- 
vangile. L'archevêque  différa  de  répondre,  parce  qu'il  voulait  con- 
sulter auparavant  les  princes  de  Danemark.  Sur  les  entrefaites,  le 
roi  Lothaire  et  les  autres  princes  d'Allemagne  mandèrent  à  Otton 
et  même  le  prièrent  de  revenir.  Il  revint  donc,  par  la  Pologne  et  la 
Bohême,  à  Bamberg,  la  veille  de  la  fête  de  l'apôtre  saint  Thomas, 
20  décembre,  à  la  grande  joie  de  son  peuple,  après  avoir  converti 
deux  fois  la  Poméranie,  la  première  fois  avec  la  bénédiction  du  pape 
Calixte,  la  seconde  avec  la  bénédiction  du  pape  Honorius  *. 

i  Voiries  Acta  SS.,  i  julii,  les  deux  Vies  de  saint  Otton  de  Bamberg,  écrites 
par  deux  auteurs  contemporains,  sur  le  récit  de  témoins  oculaires. 


■■Jj^P' 


268  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVÏIL— De  1125 

§  n. 

LA  PAPAUTÉ  TROUVE  DANS  SAINT  BERNARD  UN  PUISSANT  SOUTIEN. 

Durant  tout  son  pontificat,  qui  fut  de  cinq  ans  et  près  de  deux 
mois,  ce  dernier  Pape,  Honorius  II,  exerça  Fautorité  apostolique, 
sans  obstacle,  par  toute  la  chrétienté.  L'an  1125,  il  envoya  légat  ea. 
Angleterre  et  en  Ecosse,  Jean  de  Crème,  cardinal-prêtre  du  titre  de 
Saint-Chrysogone,  qui  avait  déjà  reçu  cette  légation  du  pape  Ca- 
lixte  II.  Le  roi  Henri  le  retint  en  Normandie  assez  longtemps,  et  lui 
permit  enfin  de  passer  en  Angleterre,  où  il  fut  reçu  avec  honneur 
par  toutes  les  églises.  De  concert  avec  Tarchevêque  Guillaume  de 
Cantorbéri,  il  indiqua  un  concile  à  Londres  pour  la  Nativité  de  la 
sainte  Vierge.  En  attendant,  il  parcourut  toute  TAngleterre,  alla 
jusqu'en  Ecosse,  eut  une  entrevue  avec  le  roi  David  ;  lui  remit  les 
lettres  du  Pape,  qui  le  priait  d'enjoindre  aux  évêques  du  pays  de  se 
rendre.au  concile  où  le  légat  les  convoquerait.  Ayant  rempli  sa  léga- 
tion en  Ecosse,  Jean  de  Crème  revint  tenir  le  concile  d'Angleterre, 
indiqué  à  Londres.  Il  s'ouvrit  à  Westminster,  le  9"^  de  sep- 
tembre 1125.  Le  légat  y  présidait  avec  les  deux  archevêques,  Guil- 
laume de  Cantorbéri  et  Turstan  d'York,  vingt  évêques  et  environ 
quarante  abbés.  On  y  fit  dix-sept  canons,  qui  ne  font  que  confirmer 
les  anciens,  particulièrement  contre  la  simonie,  l'incontinence  des 
clercs,  les  ordinations  sans  titre  et  la  pluralité  des  bénéfices.  On 
ordonne  aussi  privation  des  bénéfices  contre  ceux  qui  ne  veulent  pas 
se  faire  promouvoir  aux  ordres  pour  vivre  avec  plus  de  licence. 
Après  le  concile,  le  légat  emmena  à  Rome  les  deux  archevêques, 
Turstan  d'York  et  Guillaume  de  Cantorbéri,  pour  plaider  devant  le 
Pape  leur  différend  touchant  la  soumission  de  l'église  d'York  à  celle 
de  Cantorbéri.  On  ne  sait  pas  quelle  fut  la  sentence.  On  voit  seule- 
ment, par  Guillaume  de  Malmesburi,  que  le  pape  Honorius  établit 
l'archevêqueGuillaumelégatapostolique  en  Angleterre  et  en  Ecosse*. 

En  1129,  à  la  demande  des  rois  de  Danemark,  de  Suède  et  de 
Bohême,  le  même  Pape  envoya  dans  ces  pays,  comme  légat  apo- 
stolique, le  cardinal-diacre  Grégoire,  pour  y  réformer  les  abus  et 
rétablir  la  bonne  discipline  ^. 

*  Baron.,  Pagi,  Mansi,  an.  1125.  Labbe,  t.  10,  p.  919,  —  «  Baron.,  an.  1129. 
Labbe,  t.  10,  p.  909. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  269 

En  Orient,  les  Chrétiens  s'étaient  rendus  maîtres  deTyr,  ainsi  que 
nous  l'avons  vu,  le  29""*  de  juin  1124.  Ce  ne  fut  que  quatre  ans  après 
qu'on  y  mit  un  archevêque.  Le  roi  de  Jérusalem,  le  patriarche  et 
les  principaux  seigneurs  du  royaume  s'assemblèrent  à  Tyr  au  prin- 
temps 1127,  et  en  élurent  pour  archevêque  Guillaume,  prieur  du 
Saint-Sépulcre,  Anglais  de  nation,  recommandable  par  ses  mœurs. 
D'après  un  historien  du  temps  et  du  pays,  ils  différèrent  si  long- 
temps cette  élection  afin  d'avoir  le  loisir  de  disposer  des  églises  et 
des  autres  biens  qui  dépendaient  de  la  cathédrale,  et  de  n'en  laisser 
à  l'archevêque  que  ce  qu'il  leur  plairait.  Guillaume,  ayant  été  sacré 
par  Gormond,  patriarche  de  Jérusalem,  vint  à  Rome,  malgré  ce 
prélat,  demander  le  pallium,  et  le  reçut  du  pape  Honorius  avec  grand 
honneur.  Il  fut  accompagné,  à  son  retour,  de  Gilles,  évêque  de  Tus- 
culum,  légat  du  Pape,  chargé  d'une  lettre  par  laquelle  le  souverain 
Pontife  ordonnait  à  Bernard,  patriarche  d'Antioche,  de  rendre  à  la 
métropole  de  Tyr  les  églises  épiscopales  qui  en  dépendaient,  et  cela 
dans  quarante  jours,  sous  peine  de  suspense*. 

Quant  aux  Grecs,  ils  étaient  en  communion  avec  l'Église  romaine. 
On  le  voit  par  deux  lettres  de  Pierre  le  Vénérable,  abbé  de  Clugni  : 
l'une  à  l'empereur  Jean  Comnène,  l'autre  au  patriarche  de  Constan- 
tinople.  Après  leur  avoir  parlé  de  certaines  affaires,  il  se  recommande 
aux  prières  du  patriarche,  l'assure  des  siennes;  et  il  associe  l'empe- 
reur à  toutes  les  prières  et  bonnes  œuvres  de  Clugni,  à  l'égal  des 
rois  de  France,  des  rois  d'Angleterre,  des  rois  d'Espagne,  des  rois 
d'Allemagne,  des  rois  de  Hongrie,  et  même  des  empereurs  d'Oc- 
cident 2. 

En  Italie,  dans  la  partie  méridionale,  occupée  par  les  Normands, 
il  y  eut  un  moment  de  difficultés  politiques.  Guillaume,  duc  de 
Pouille,  mourut  sans  enfants  l'an  1127.  Ce  duché  pouvait  être  ré- 
clamé par  Bohémond  II,  prince  d'Antioche,  petit-fils  de  Robert 
Guiscard.  Roger,  comte  de  Sicile,  cousin  de  Guillaume,  se  présenta 
le  premier  pour  recueillir  la  succession. 

Le  Pape,  de  son  côté,  comme  seigneur  suzerain  de  toutes  les  pro- 
vinces normandes,  prétendait  en  disposer.  Roger  mit  tout  en  œuvre 
pour  traiter  avec  le  Pape  ;  cependant  il  y  eut  quelques  hostilités. 
Enfin,  l'an  1128,  les  armées  étant  en  présence,  l'arrangement  se 
conclut  :  le  pape  Honorius  donna  l'investiture  de  la  Pouille  et  de  la 
Calabre  à  Roger  de  Sicile,  qui  lui  prêta  foi  et  hommage  le  jour  de 
l'Assomption  ^. 

1  Guill.  de  Tyr,  1.  13.  —  2  Apud  Baron.,  an.  1119.  —  »  Baron.,  Pagi,  Mu- 
ra tori. 


^# 


270  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

Cependant,  au  milieu  de  cette  soumission  générale  des  nations 
chrétiennes  au  chef  spirituel  de  la  chrétienté,  au  vicaire  du  Christ, 
le  saint  archevêque  de  Magdebourg,  Norbert,  par  une  lumière  pro- 
phétique, prévoyait  une  persécution  générale  dans  l'Église  et  un 
certain  règne  de  l'Antéchrist.  Il  s'en  expliqua  dans  un  entretien  avec 
saint  Bernard,  qui  ne  fut  pas  convaincu  par  ses  raisons  *;  mais  les 
événements  qui  suivirent  la  mort  du  pape  Honorius  III  lui  firent 
comprendre  la  vérité  et  le  sens  de  la  prophétie. 

Au  temps  du  pape  saint  Léon  IX,  il  y  avait  un  juif  à  Rome  qui 
s'était  prodigieusement  enrichi  par  Tusure  et  d'autres  moyens  ju- 
daïques. Il  reçut  le  baptême,  et,  en  l'honneur  du  Pape,  prit  le  nom 
de  Léon.  Comme  l'argent,  suivant  ce  que  dit  un  auteur  du  douzième 
siècle,  Arnoulphe,  évêque  de  Lisieux,  règne  sur  le  monde,  donne  la 
noblesse  et  la  beauté  ^,  l'opulent  Juif  s'allia,  par  le  mariage  de  ses 
nombreux  fils  et  filles,  tous  les  nobles  de  Rome.  Un  de  ses  fils, 
appelé  Pierre  de  Léon,  du  nom  de  son  père,  augmenta  encore  ses 
richesses  et  ses  alliances.  Il  servit  même  puissamment  le  pape  Pas- 
cal II  dans  sa  lutte  contre  l'empereur  d'Allemagne,  Henri  V,  tou- 
chant les  investitures  :  ce  qui  augmenta  singulièrement  encore  son 
crédit.  Un  fils  de  Pierre  de  Léon,  portant  le  même  nom,  fut  destiné 
dès  l'enfance  à  l'état  ecclésiastique,  et  intentionnellement  à  la  pa- 
pauté. Envoyé  en  France  pour  ses  premières  études,  il  y  mena  une 
vie  assez  libertine  pour  être  regardé  par  ses  condisciples  comme  le 
futur  Antéchrist  et  comme  la  ruine  du  monde. 

Pour  faire  oublier  l'infamie  de  sa  première  jeunesse,  il  se  fit  moine 
à  Clugni.  Revenu  à  Rome,  il  fut  fait  cardinal  par  le  crédit  de  sa 
famille,  et  employé  en  diverses  légations,  où  il  scandalisa  plus  par 
ses  débauches,  qu'il  ne  put  édifier  par  les  règlements  qu'il  publiait. 
On  prétendit  qu'il  menait  avec  lui  une  fille  habillée  en  clerc,  pour 
satisfaire  sa  passion  avec  moins  de  scandale.  On  l'accusa  même  d'un 
mauvais  commerce  avec  sa  propre  sœur  Tropea,  et  d'être  en  même 
temps  le  père  de  ses  neveux  et  l'oncle  de  ses  enfants.  C'est  ce  que 
rapporte  un  auteur  contemporain,  Arnoulphe,  alors  archidiacre  de 
Séez,  et  depuis  évêque  de  Lisieux  ^. 

En  i  130,  le  pape  Honorius  II  étant  tombé  dangereusement  ma- 
lade, les  cardinaux  s'assemblèrent  dans  l'église  de  l'apôtre  saint 
André,  et  statuèrent  que  l'élection  du  Pontife  serait  commise  à  huit 
personnes  :  deux  cardinaux-évêques,  celui  de  Préneste  et  celui  de 
Sabine  ;  trois  cardinaux-prêtres,  Pierre  de  Pise,  Pierre  Rufus  et 

*  Bernard,  epist,  56.  —  '  Dùm.  genus  et  f'ormam  regina  pecunia  donat.  Ar- 
nulph.,  apud  d'Acheri,  t.  1,  p.  155,  c.  3,  in-fol.  —  s  Ihid. 


à  1153  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  871 

Pierre  de  Léon  ;  trois  cardinaux-diacres,  Grégoire  de  Saint-Ange, 
Jonathas  et  le  chancelier  Aimeric  :  en  sorte  que,  si  le  pape  Hono- 

rius,  qui  alors  était  à  Textrémité,  venait  à  mourir,  celui  qui  aurait 
été  élu  d'un  commun  accord  par  les  commissaires  ou  par  la  plus 

saine  partie  d'entre  eux,  serait  reconnu  par  tous  pour  souverain  et 
Pontife  de  Rome.  Le  cardinal-évêque  de  Préneste  décréta  de  plus, 
conjointement  avec  les  autres,  que  si  quelqu'un  s'opposait  à  l'élec- 
tion ainsi  faite,  il  serait  soumis  à  l'anathème,  et  que  si  quelqu'un 
attentait  d'en  élire  un  autre,  cette  élection  serait  nulle,  et  le  pré- 
tendu élu  incapable  d'obtenir  jamais  aucune  dignité  dans  l'Église  : 
ce  que  Pierre  de  Léon  lui-même  confirma  de  sa  propre  bouche, 
ajoutant  qu'on  ne  devait  pas  craindre  qu'à  son  occasion  il  s'élevât 
quelque  scandale  dans  l'Eglise,  parce  qu'il  aimait  mieux  être  en- 
glouti dans  l'abîme  que  d'être  une  occasion  de  scandale.  Il  fut  enfin 
statué  que  les  électeurs  s'assembleraient  le  lendemain.  Mais  Pierre 
de  Léon,  avec  Jonathas,  semblable  au  corbeau  de  l'arche,  se  sépa- 
rant de  ses  collègues,  ne  revint  plus  à  eux,  tint  des  conventicules  à 
part,  et  travaillait  à  élever  un  autel  de  malédiction.  La  chose  alla  si 
loin,  par  le  crédit  et  les  largesses  de  ses  proches,  et  par  les  intri- 
gues de  ses  émissaires,  que  ce  précurseur  de  l'Antéchrist  se  serait 
élevé  prématurément  au-dessus  de  tout  ce  qui  est  appelé  Dieu,  si  le 
pape  Honorius,  qu'ils  croyaient  déjà  mort,  ne  s'était  montré  au 
peuple  à  la  fenêtre.  Ces  particularités  importantes,  inconnues  à  Ba- 
ronius  et  à  Fleury,  et  qui  éclaircissent  si  bien  ce  point  d'histoire, 
nous  sont  attestées  par  une  lettre  de  Henri,  évêque  de  Lucques,  à 
saint  Norbert,  archevêque  de  Magdebourg,  qui  lui  avait  demandé 
comment,  au  juste,  les  choses  s'étaient  passées.  Cette  lettre  se  trouve 
dans  l'édition  des  conciles  par  Mansi,  archevêque  de  Lucques  *. 

A  la  vue  de  ces  trames,  ceux  de  qui  Dieu  avait  touché  le  cœur 
envisageaient  avec  effroi  le  péril  de  l'Église  et  les  flots  de  la  tempête 
qui  déjà  commençaient  à  se  soulever.  Le  pape  Honoiius,  étant  mort, 
fut  enterré  le  vendredi  après  les  Cendres,  lA  février  4130,  non  avec 
toute  la  solennité  usitée  en  pareil  cas,  mais  selon  la  nécessité  du 
heu  et  du  temps,  à  cause  de  la  calamité,  qui  était  imminente.  Aussi- 
tôt, sur  les  huit  électeurs  désignés  d'un  commun  accord,  les  quatre 
suivants,  l'évêque  de  Préneste,  l'évêque  de  Sabine,  le  cardinal- 
prêtre  Rufus  et  le  chancelier  Aimeric,  élurent  pour  Pape,  malgré 
lui,  le  cinquième,  le  cardinal-diacre  Grégoire  de  Saint-Ange,  avec 
l'approbation  des  évêques,  des  prêtres-cardinaux,  des  diacres  et  des 
sous-diacres  présents  2.  Le  Pontife  élu  résista  longtemps  à  leurs 

'  Mansi,  t.  2ï,  p.  435.  —  "- /éfrf. 


275  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

prières  et  à  leurs  larmes.  Deux  fois  il  repoussa  la  chape  rouge,  qu'on 
cherchait  à  lui  mettre  ;  la  seconde  fois  même  il  la  repoussa  avec 
tant  de  véhémence,  qu'elle  fut  déchirée.  Ses  pleurs  et  ses  sanglots 
étaient  si  violents,  il  était  si  abattu  des  efforts  qu'il  venait  de  faire, 
qu'on  craignit  qu'il  n'allât  expirer.  A  la  vue  d'une  nouvelle  chape,  il 
représenta,  d'une  voix  entrecoupée  par  les  sanglots  et  les  larmes, 
combien  il  était  indigne  et  incapable  d'une  si  haute  dignité,  surtout 
dans  des  conjonctures  aussi  difficiles.  L'assemblée  l'interrompit  par 
ces  paroles  : 

L'imminence  du  péril  et  la  nécessité  ne  permettent  point  d'excuse. 
Le  lion  (Léon)  est  prêt  à  se  jeter  sur  la  proie  qu'il  attend,  vous  le 
savez,  depuis  son  enfance.  Si  on  ne  prévient  son  irruption,  il  n'y  a 
plus  d'espérance  de  liberté,  plus  de  règle  pour  les  bonnes  mœurs  ; 
l'ancienne  dignité  de  l'Église  romaine  est  perdue,  sa  gloire  est  changée 
en  opprobre,  cette  puissance  si  formidable  aux  derniers  des  hommes 
devient  un  objet  de  mépris.  Jusqu'à  présent  l'ÉgHse  romaine  a  été  la 
tête  du  monde,  par  la  constance  dans  la  foi,  la  souveraineté  de  la 
puissance,  la  régularité  dans  les  mœurs,  la  sévérité  de  la  discipline, 
la  discrétion  dans  les  affaires,  l'exemple  notoire  de  la  piété  ;  jusqu'à 
présent,  elle  a  été  la  terreur  des  méchants,  le  soutien  des  bons,  le 
refuge  des  malheureux.  C'est  dans  son  intégrité  que  les  églises  infé- 
rieures puisaient  leurs  forces  ;  c'est  dans  la  santé  de  cette  tête  que 
les  membres  blessés  trouvaient  le  remède  à  leurs  souffrances.  Mais 
voici  que  s'approche  l'apostasie,  voici  que  s'approche  la  désolation 
de  cette  antique  puissance,  ainsi  que  de  tous  les  hommes  de  bien  ;  sa 
chute  s'annonce  manifestement,  en  ce  que  Thomme  de  péché,  le  fils 
de  perdition  se  révèle  pour  agir  en  adversaire,  pour  s'élever  au- 
dessus  de  tout  ce  qui  est  appelé  dieu  ou  honoré  comme  tel,  et  pour 
s'asseoir  dans  le  temple  de  Dieu,  comme  s'il  était  lui-même  Dieu. 
Par  ces  paroles  si  claires  de  l'Apôtre,  nous  voyons  que  celui  dont 
nous  parlons  est  l'Antéchrist  ou  son  précurseur  pour  lui  préparer 
les  voies.  Déjà  il  rassemble  les  auxiliaires  de  son  intrusion,  déjà  il 
convoque  dans  l'Église  de  Dieu  la  faction  sacrilège  qu'il  a  recrutée 
par  sa  famille,  sa  puissance,  ses  largesses,  ses  promesses.  Le  loup 
attaque  les  brebis  destituées  de  pasteur;  il  s'empresse  d'occuper  le 
premier  le  siège  vacant,  qu'il  n'oserait  peut-être  pas  envahir,  s'il  le 
voyait  occupé  par  un  pasteur  légitime.  C'est  à  vous  que  la  sainte 
Éghse  remet  ses  intérêts  suprêmes,  pour  être  gouvernée  par  votre 
prévoyance  et  délivrée  par  vos  soins.  C'est  elle  qui  vous  a  nourri  et 
élevé  dans  son  sein,  elle  qui  vous  a  prévenu  de  ses  faveurs  dans  un 
temps  où  elle  n'avait  aucun  besoin  de  vous.  Aujourd'hui  elle  réclame 
la  reconnaissance  de  ses  bienfaits  et  demande  que  vous  ne  l'abandon- 


à  1158  de  l'ère  chv.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  273 

niez  pas  dans  ses  besoins  extrêmes.  Est-ce  que  vous  n'écouterez 
point  les  cris  de  votre  mère?  Vous  refusez  sous  prétexte  de  votre  in^ 
dignité;,  comme  si  nous  ne  savions  pas  qui  vous  êtes  !  Certainement, 
si  vous  vous  en  jugiez  digne,  vous  en  seriez  indigne  par  là  même. 
Vous  redoutez^  par  une  modestie  louable,  Téminence  d'une  dignité 
qui  réunit  en  soi  ce  qu'il  y  a  de  plus  sublime  dans  la  royauté  et  le 
sacerdoce  ;  mais  ce  n'est  pas  à  l'honneur  que  nous  vous  invitons, 
c'est  plutôt  au  péril.  Nous  n'ignorons  pas  ce  que  l'adversaire  ma- 
chine contre  nous.  Déjà  il  tire  le  glaive,  déjà  il  aiguise  ses  flèches;  il 
ne  compte  parvenir  à  l'apostolat  que  par  Feffusion  de  notre  sang. 
Mais,  quelque  grand  que  soit  le  danger  de  mort  que  nous  courons, 
nous  aimons  mieux  attendre  de  la  main  de  Dieu  le  prix  de  notre  sang 
versé,  que  d'avoir  à  lui  rendre  compte  du  sang  de  l'Église.  Or,  dans 
cette  carrière  où  nous  courons  à  la  mort,  nous  voulons  vous  avoir, 
non-seulement  pour  compagnon,  mais  encore  pour  précurseur. 
Exposez-vous  donc  avec  nous,  comme  une  victime  qu'on  va  égorger. 
Il  n'est  pas  permis  de  refuser  sa  vie  à  qui  nous  l'a  donnée,  dès  qu'il 
la  redemande.  Si  donc  vous  êtes  sensible  à  la  calamité  d'une  mère 
désolée,  à  nos  larmes,  à  l'honneur,  aux  devoirs  de  l'obéissance, 
rendez-vous  à  nos  désirs.  Si  vous  y  acquiescez,  nous  vous  rendrons 
nos  soumissions  ;  si  vous  résistez,  vous  porterez  la  peine  de  votre  dé- 
sobéissance; car,  après  la  mort  du  Pape,  nous  avons  la  même  au- 
torité qu'il  avait  de  son  vivant  pour  commander  et  pour  punir,  jus- 
qu'à ce  qu'on  lui  ait  donné  un  successeur. 

Cela  dit,  les  cardinaux  se  préparaient  à  fulminer  contre  le  Pape 
élu  la  sentence  d'excommunication,  tout  en  lui  offrant  la  chape  rouge 
qu'on  avait  été  chercher.  Dans  cette  alternative,  l'humble  cardi- 
nal Grégoire  préféra  s'exposer  aux  embûches  de  Pierre  de  Léon, 
plutôt  que  d'encourir  l'anathème  de  ses  frères.  Il  accepta,  et  fut  pro- 
clamé Pape  sous  le  nom  d'Innocent  II  *.  C'était  le  14  février  1130,  à 
neuf  heures  du  matin.  Ces  détails  si  intéressants,  qui  nous  montrent 
l'assemblée  des  cardinaux  fidèles  comme  un  sénat  de  héros  chré- 
tiens, nous  ont  été  transmis  par  un  auteur  contemporain,  Arnoul- 
phe,  évêque  de  Lisieux,  qui  était  alors  en  Italie,  et  qui  les  écrivit  à 
Geoffroi,  évêque  de  Chartres. 

La  majorité  des  huit  cardinaux  électeurs,  de  concert  avec  le  reste 
du  clergé  de  Rome,  ayant  ainsi  élu  le  nouveau  Pape,  le  condusirent 
à  l'église  de  Latran,  entouré  d^une  multitude  de  fidèles,  l'intronisè- 
rent dans  le  Siège  suprême  et  lui  rendirent  leurs  hommages  avec 
une  infinité  de  personnes  pieuses.  De  là,  ils  montèrent  au  palais, 

1  Arnulph.,  apud  d'Acheri.t.  1,  p.  157  et  158,  in-fol. 

XV.  18 


274  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIIL—  De  1125 

achevèrent  les  cérémonies  d^usage  et  lui  remirent  tous  les  insignes 
pontificaux  de  ses  prédécesseurs.  Tout  était  canoniquement  terminé 
vers  l'heure  de  tierce  ou  neuf  heures  du  matin.  C'est  ce  que  mandent 
les  cardinaux  et  le  clergé  de  Romff  au  roi  Lothaire  *. 

Le  même  jour,  à  l'heure  de  sexte,  c'est-à-dire  à  midi,  Pierre  de 
Léon,  le  sixième  des  huit  cardinaux  électeurs,  se  fit  élire  par  les 
deux  restants,  le  septième  et  le  huitième,  et  par  d'autres  membres 
du  clergé  romain,  que  l'argent  de  sa  famille  avait  gagnés.  Cette  élec- 
tion de  l'antipape  se  fit  dans  l'église  de  Saint-Marc,  qui  n'était  pas 
loin  de  la  forteresse  de  ses  frères.  Le  lendemain,  il  se  rendit  en  armes 
à  l'église  de  Saint-Pierre,  l'environna  de  machines,  en  brisa  la  toi- 
ture et  les  murailles,  et,  à  travers  le  meurtre  et  le  sang,  entra  avec  ses 
satellites  dans  la  basilique  du  prince  des  apôtres.  Le  surlendemain, 
il  envahit  de  même,  par  le  fer  et  le  feu,  l'église  de  Latran,  brisa  le 
trône  pontifical,  pilla  le  trésor  de  Saint-Laurent.  Le  jour  d'après,  il 
attaqua  le  palais  où  logeait  le  pape  Innocent  avec  l'Église  catholique; 
mais  il  fut  repoussé  avec  perte  et  avec  honte.  Bientôt  on  ne  parla 
partout  que  des  déprédations  qu'il  avait  commises  dans  les  églises, 
du  trésor  de  Saint-Pierre  qu'il  avait  pillé,  des  pèlerins  de  Jérusalem 
et  de  Rome  qu'il  avait  dépouillés.  A  mesure  que  la  connaissance  de 
ces  faits  se  répandait  dans  les  provinces,  on  y  reconnaissait  Inno- 
cent II  pour  Pape  légitime,  on  lui  envoyait  des  députations;  tandis 
qu'on  rejetait  et  anathématisait  l'antipape  Pierre  de  Léon,  qui  se 
nommait  lui-même  Anaclet.  C'est  ce  que  mandent  au  roi  Lothaire 
les  cardinaux  fidèles,  dans  la  lettre  déjà  citée.  Gautier,  archevêque 
de  Ravenne,  et  Henri,  évêque  de  Lucques,  rapportent  les  mêmes 
faits  dans  leurs  lettres  à  saint  Norbert,  archevêque  de  Magdebourg^, 
qui  leur  en  avait  écrit  à  tous  les  deux,  et  qui  suivit  sans  retard  leur 
exemple  en  reconnaissant  le  Pape  légitime  et  en  prononçant  ana- 
thème  contre  l'antipape.  Dès  le  18  février,  quatre  jours  après  son 
élection,  n'étant  pas  sacré  encore.  Innocent  II  écrivit  aux  fidèles  de 
Germanie,  pour  leur  notifier  qu'il  confirmait  la  légation  du  cardinal 
Gérard  parmi  eux,  et  pour  les  engager  à  escorter,  l'année  suivante, 
le  roi  Lothaire  en  Italie,  lorsqu'il  viendrait  à  Rome  recevoir  la  cou- 
ronne impériale.  Il  écrit  la  même  chose  et  le  même  jour  à  Lothaire 
lui-môme  ^.  Dans  une  autre,  datée  de  Rome,  au  delà  du  Tibre,  le 
3  mai,  il  lui  raconte  en  peu  de  mots  l'histoire  de  son  élection,  ainsi 
que  celle  de  l'antipape,  telle  que  la  racontent  les  cardinaux  et  les  au- 
tres que  nous  avons  déjà  cités;  il  lui  annonce  que,  pour  l'instruire 

1  Conciles  de  Mansi,  t.  21,  p.  432  et  433.  —  «  Ibid.,  p.  433  et  435.  —  s  Ibid., 
p.  429  et  430. 


à  1153derèrechr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  275 

de  tout  plus  à  fond  et  concerter  avec  lui  plusieurs  choses,  il  lui  en- 
voie Tarchevêque  Gautier  deRavenne;  il  Fexhorte  enfin  à  bien 
remplir,  dans  ces  circonstances,  son  devoir  de  défenseur  de  l'É- 
glise*. 

Le  premier  évêque  des  Gaules  qui  suivit,  s'il  ne  précéda,  l'exemple 
de  saint  Norbert  de  Magdebourg  dans  la  condamnation  de  Tantipape, 
fut  saint  Hugues,  évêque  de  Grenoble.  Quelques  années  auparavant, 
ce  vertueux  prélat  avait  envoyé  des  députés  au  pape  Honorius,  pour 
lui  demander  la  permission  de  quitter  son  siège.  Ce  désir,  qu'il  avait 
eu  dès  le  commencement  de  son  épiscopat,  lui  dura  toute  sa  vie; 
mais  il  augmenta  avec  Tâge  et  les  infirmités.  Le  saint  vieillard  se  re- 
gardait comme  un  serviteur  inutile,  qui  occupait  la  place  d'évêque, 
en  recevait  les  honneurs  et  les  revenus,  sans  en  avoir  le  mérite  ni  en 
faire  les  fonctions.  Le  pape  Honorius  n'eut  toutefois  aucun  égard  à 
sa  demande,  et  renvoya  ses  députés  avec  des  lettres  de  consolation, 
où  il  l'encourageait  à  la  persévérance.  Saint  Hugues  ne  se  rebuta 
pas  ;  il  alla  lui-même  à  Rome,  et  conjura  le  Pape  qu'il  lui  permît 
d'achever  sa  vie  en  repos,  et  qu'il  donnât  un  meilleur  pasteur  à  l'é- 
glise de  Grenoble.  Mais  le  Pape  demeura  persuadé  que,  par  son  au- 
torité et  son  bon  exemple,  il  serait  plus  utile  à  son  troupeau  que  tout 
autre.  Il  lui  accorda  donc  tout  ce  qu'il  demandait  d'ailleurs,  le  con- 
sola autant  qu'il  put  et  le  renvoya  avec  honneur. 

Saint  Hugues  justifiait  bien  le  jugement  du  Pape.  Nous  avons  vu 
avec  quelle  vigueur  Tévêque  de  Grenoble  excommunia  son  propre 
souverain,  l'empereur  Henri  V,  lorsqu'il  eut  fait  prisonnier  le  pape 
Pascal  II  pour  lui  arracher  les  investitures.  Les  années  n'affaiblirent 
point  cette  vigueur  épiscopale.  Après  l'élection  du  pape  Innocent  II 
et  avant  que  ses  nonces  fussent  arrivés  en  France  pour  y  faire  con- 
damner le  schisme  de  l'antipape,  le  saint  évêque  de  Grenoble  se  rendit 
au  Puy  en  Vêlai  avec  d'autres  évêques,  nonobstant  ses  infirmités  et 
son  grand  âge  ;  car  il  avait  environ  soixante-dix-huit  ans.  Il  savait 
d'une  manière  certaine  que  Pierre  de  Léon  n'avait  point  été  élu 
Pape  par  son  mérite,  mais  par  le  crédit  de  sa  famille  et  par  la  vio- 
lence. C'est  pourquoi  il  n'eut  aucun  égard  aux  respects  et  aux 
bons  offices  que  Pierre  et  son  père  lui  avaient  autrefois  rendus; 
mais,  n'ayant  en  vue  que  la  justice  et  le  bien  de  l'Église,  il  l'excom- 
munia dans  ce  concile,  avec  les  autres  évêques,  comme  schisma- 
tique,  et  cette  excommunication  fut  d'un  grand  poids,  à  cause  de 
l'autorité  de  saint  Hugues. 

L'excommunication  de  l'antipape  Anaclet  fut  la  dernière  action 

1  Mansi,  t.  21,  p.  428. 


276  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIIL—  De  1125 

mémorable  du  saint  évêque  de  Grenoble.  Ses  infirmités  augmen- 
tèrent de  jour  en  jour,  et  il  fut  obligé  de  garder  le  lit  longtemps  avant 
sa  mort.  Il  perdit  même  entièrement  la  mémoire  de  toutes  les  choses 
temporelles  quMl  avait  faites  ou  vues  dans  le  monde.  Mais,  par  un 
prodige  assez  singulier,  il  n^oublia  rien  de  ce  qui  concernait  le  ser- 
vice de  Dieu,  et  il  récitait  tous  les  jours  par  cœur  les  psaumes  avec 
ses  clercs.  Les  moines  de  Calais,  monastère  qu^il  avait  fondé,  se  ren- 
dirent auprès  de  lui  pour  le  servir  pendant  sa  maladie,  et  ils  se 
crurent  bien  payés  de  leurs  services  par  l'édification  qu'ils  reçurent. 
Quand  Hugues  s'apercevait  que  la  douleur  lui  avait  arraché  quelques 
paroles  d'impatience,  il  s'en  accusait  avec  larmes,  et  il  ordonnait  à 
ceux  qui  le  servaient  de  lui  donner  la  discipline.  Mais,  comme  on  ne 
croyait  pas  devoir  lui  obéir  là-dessus,  il  fondait  en  larmes,  il  récitait 
plusieurs  fois  le  Confiteor,  pour  demander  pardon  à  Dieu.  Hugues, 
ayant  fait  écrire  les  chartreux  au  pape  Innocent  II  sur  le  triste  état 
où  il  était  réduit,  obtint  enfin  la  permission  de  faire  ordonner  à  sa 
place,  sur  le  siège  de  Grenoble,  un  saint  religieux  de  la  Chartreuse, 
nommé  aussi  Hugues.  Après  quoi,  il  ne  vit  plus  rien  à  désirer  sur  la 
terre,  et  il  ne  tarda  pas  d'aller  s'unir  à  son  Créateur.  Il  mourut  le 
1"  jour  d'avril  1132,  âgé  de  plus  de  quatre-vingts  ans. 

Le  pape  Innocent  II,  ayant  appris  la  vie  édifiante  et  la  sainte  mort 
de  Hugues,  le  mit  au  nombre  des  saints,  et  donna  ordre  à  Guignes, 
prieur  de  la  Chartreuse,  d'en  écrire  la  vie  ;  c'est  ce  qu'il  lui  manda 
par  la  lettre  suivante,  qu'on  peut  regarder  comme  le  décret  de  sa 
canonisation  : 

Innocent,  évêque,  serviteur  des  serviteurs  de  Dieu,  à  notre  très- 
cher  fils  Guignes,  prieur  de  la  Chartreuse,  salut  et  bénédiction  apo- 
stolique. Pour  correspondre  aux  bienfaits  de  Dieu,  nous  avons  d'abord 
rendu  grâces  à  sa  Majesté  en  apprenant  la  vie  sainte  du  bienheureux 
Hugues  et  les  miracles  qui  s'opèrent  par  ses  mérites.  Ensuite,  après 
avoir  pris  l'avis  des  archevêques,  des  évêques,  des  cardinaux  et  des 
autres  qui  étaient  avec  nous,  nous  avons  ordonné  qu'on  l'honorât 
comme  un  saint  et  qu'on  célébrât  le  jour  de  sa  mort.  Mais,  parce 
que  vous  avez  une  exacte  connaissance  de  sa  vie  et  de  ses  miracles, 
nous  vous  ordonnons,  par  l'autorité  de  saint  Pierre  et  la  nôtre, 
d'en  écrire  ce  que  vous  savez,  afin  que,  le  clergé  lisant  cette  Vie  et  le 
peuple  l'entendant,  ils  en  soient  édifiés  et  méritent  d'obtenir  la  ré- 
mission de  leurs  péchés  par  l'intercession  de  ce  saint  évêque.  Nous 
prions  pour  vous,  et  nous  donnons  notre  bénédiction  à  nos  chers  fils 
les  chartreux.  Pise,  le  22  d'avril. 

Guigues  écrivit  en  effet  la  Vie  de  saint  Hugues,  et  il  la  dédia  au 
pape  Innocent  II.  Personne  n'en  était  mieux  instruit  que  ce  pieux 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  277 

écrivain  ;  car  il  avait  longtemps  vécu  avec  saint  Hugues^  et  il  était 
son  ami  particulier  *. 

Le  roi  de  France,  Louis  le  Gros,  ayant  appris  ce  qui  s'était  passé 
à  Rome,  indiqua  un  concile  à  Étampes,  pour  examiner  lequel  des 
deux.  Innocent  ou  Anaclet,  avait  été  élu  le  plus  canoniquement. 
Saint  Bernard  fut  nommément  appelé  à  ce  concile  par  le  roi  et  par 
les  principaux  évêques,  et  il  se  mit  en  route  avec  grande  crainte, 
connaissant  le  péril  et  l'importance  de  l'affaire;  mais  il  fut  consolé 
par  un  songe,  où  il  vit  une  grande  église  dans  laquelle  on  chantait  de 
concertles  louanges  de  Dieu  :  ce  qui  lui  fit  espérer  fermement  lapaix^. 

Gérard,  évêque  d'Angoulême,  à  qui  le  pape  Honorius  avait  donné 
la  légation  d'Aquitaine,  n'ayant  pu  se  rendre  au  concile  d'Étampes, 
y  envoya  un  député  avec  des  lettres  scellées  de  son  sceau,  par  les- 
quelles il  témoignait  qu'il  connaissait  les  deux  compétiteurs,  et  qu'il 
avait  su  en  détail  la  manière  dont  ils  avaient  été  élus;  qu'il  n'y  avait 
aucun  lieu  de  douter  que  la  justice  ne  fût  du  côté  d'Innocent,  d'au- 
tant plus  que  c'était  un  prélat  de  mœurs  édifiantes  ;  qu'il  avait  été 
élu  le  premier  et  par  les  principaux  du  clergé  ;  qu'au  contraire,  Pierre 
de  Léon  avait  usurpé  le  Saint-Siège  à  la  faveur  de  son  crédit  et  de 
ses  richesses  ;  que,  d'ailleurs,  c'était  un  prélat  si  décrié  pour  ses 
mœurs,  que,  quand  même  son  élection  lui  donnerait  quelque  droit, 
sa  vie  infâme  et  scandaleuse  devait  l'exclure  de  la  papauté  ^. 

Au  concile  d'Étampes  se  trouvèrent  plusieurs  personnes  qui 
avaient  été  témoins  oculaires  de  ce  qui  s'était  passé  dans  les  deux 
élections.  De  plus,  on  avait  reçu  de  Rome  des  informations  juridi- 
ques, sur  lesquelles  on  procéda  à  la  décision  de  cette  grande  affaire. 
Après  les  prières  et  les  jeûnes,  le  roi  s'assit  avec  les  évêques  et  les 
seigneurs.  Tous  ils  convinrent,  d'un  commun  accord,  de  s'en  rap- 
porter là-dessus  à  saint  Bernard  et  d'en  passer  par  son  avis.  11  ac- 
cepta cette  commission  par  le  conseil  de  quelques  amis  fidèles,  mais 
en  tremblant.  Et,  ayant  soigneusement  examiné  la  forme  de  l'élec- 
tion, le  mérite  des  électeurs,  la  vie  et  la  réputation  de  celui  qui  avait 
été  élu  le  premier,  il  déclara  qu'Innocent  devait  être  reconnu  pour 
le  véritable  vicaire  de  Jésus-Christ.  Tout  le  concile  se  rangea  de  son 
avis  par  acclamation.  On  chanta  le  Te  Deum  en  action  de  grâces  : 
le  roi  et  tous  les  évêques  souscrivirent  à  l'élection  d'Innocent  et  lui 
promirent  obéissance  *. 

Gérard,  évêque  d'Angoulême,  fut  un  des  plus  empressés  à  té- 
moigner son  obéissance  au  pape  Innocent.  Cependant  l'intérêt  avait 

1  Acta  SS.,  1  april.  —  2  Ernald.  Vita  Bern.  Suger.  Vita  Ludov.  —  3  Arnulph. 
Sagiens.  apud  d'Acheri,  t.  1 ,  in-fol.,  p.  158,  c.  6.  —  *  Suger.  Vita  Lud.  Ernald. 
Vita  S.  Bern. 


278  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII,  —  DeH2& 

plus  de  part  à  son  empressement  que  le  devoir.  Ce  prélat  ambitieux 
voulait  qu'Innocent  lui  conservât  sa  légation  d'Aquitaine  ;  mais  on 
avait  reçu  tant  de  plaintes  de  sa  conduite,  que  le  nouveau  Pape  ne 
crut  pas  à  propos  de  lui  continuer  cette  importante  commission. 
Gérard  fut  si  outré  de  ce  refus,  qu'il  s'adressa  aussitôt  à  l'antipape 
Anaclet,  lequel  le  confirma  volontiers  dans  sa  légation,  pour  gagner 
un  prélat  qui  pouvait  lui  rendre  de  grands  services  en  France.  Gé- 
rard ne  suivit  que  trop  fidèlement  les  conseils  que  lui  suggéra  son 
dépit  contre  Innocent.  Il  n'omit  rien  pour  appuyer  en  France  le  parti 
de  l'antipape,  et  il  fut  la  cause  de  tous  les  maux  qu'y  fit  le  schisme, 
ainsi  que  nous  le  verrons. 

L'antipape  remuait  de  son  côté.  Il  écrivit  au  roi  de  Jérusalem  et  à 
l'empereur  de  Constantinople,  mais  sans  effet.  Il  écrivit  et  fit  écrire 
plusieurs  lettres  au  roi  Lothaire  d'Allemagne,  qui  ne  répondit  à  au- 
cune. Il  envoya  des  lettres  et  un  émissaire,  avec  le  titre  de  légat,  au 
roi  de  France,  qui  se  déclara  pour  le  Pape  légitime,  avec  tous  les 
évéques  de  son  royaume.  Il  n'y  eut  qu'un  prince  normand  auprès 
duquel  l'antipape  réussit,  Roger,  duc  de  Sicile.  Ce  prince  était  puis- 
sant, mais  il  avait  envie  de  l'être  encore  plus;  il  jouissait  du  titre  de 
duc,  mais  il  avait  envie  de  celui  de  roi.  Avisé  comme  un  Normand, 
il  profita  de  la  circonstance.  Un  antipape  de  race  juive  le  sollicitait  de 
le  reconnaître  pour  son  pape.  Le  Normand  y  consentit  anx  con- 
ditions suivantes.  L'antipape  lui  donna  sa  sœur  en  mariage;  avec  sa 
sœur,  il  lui  donna  encore  la  principauté  de  Capoue  et  la  seigneurie 
de  Naples,  et,  par-dessus  le  marché,  le  titre  de  roi  de  Sicile;  le  tout 
à  la  charge  de  faire  hommage  au  Pontife  romain  et  de  lui  payer  tous 
les  ans  six  cents  pièces  d'or.  Un  cardinal  de  l'antipape  fut  envoyé, 
qui  couronna  le  nouveau  roi  à  Palerme,  le  jour  de  Noël  H30.  C'est 
ce  que  rapportent  les  auteurs  du  temps,  Pierre,  diacre,  et  Falcon  de 
Bénévent  ^  Aussi  saint  Bernard  disait-il  que,  parmi  tous  les  princes, 
l'antipape  Anaclet  n'en  avait  pour  lui  qu'un  seul,  le  duc  de  Pouille, 
acheté  au  prix  ridicule  d'une  couronne  usurpée  2. 

A  Rome,  l'antipape  ayant  gagné  par  ses  largesses  et  la  population 
et  une  partie  des  grands,  le  Pape  légitime.  Innocent  II,  se  trouva  as- 
siégé de  toutes  parts  avec  les  siens;  en  sorte  qu'ils  n'osaient  sortir  et 
que  personne  ne  pouvait  venir  à  eux  sans  exposer  sa  vie.  En  cette 
extrémité,  le  pape  Innocent  résolut  de  sortir  de  Rome  et  de  se  retirer 
en  France.  Ayant  donc  fait  préparer  secrètement  deux  galères,  il 
s'embarqua  sur  le  Tibre  avec  tous  les  cardinaux  fidèles,  excepté 

1  Pet.  diac.  Chrome.  Cass.,  1.  4,  c.  97.  Falc.  Benev.,  ad  an.  1130,  apud  Mura- 
tori.  Script,  rer.  ital.,  t.  4,  p.  655.  —  '-  S.  Bernard,  epùt.  137. 


à  1153  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  279 

Conrad^  évêque  de  Sabine,  qu'il  laissa  à  Rome  en  qualité  de  son 
vicaire  ;  et,  par  l'embouchure  du  Tibre,  ayant  gagné  la  mer,  il  arriva 
heureusement  à  Pise.  Il  y  fut  reçu  avec  tous  les  honneurs  possibles, 
y  séjourna  quelque  temps  et  régla  avec  autorité  plusieurs  affaires, 
tant  dans  cette  ville  que  dans  le  reste  de  la  Toscane.  Ensuite  il  prit 
congé  des  Pisans,  les  remercia  de  leurs  bons  offices  ;  et,  s''étant  rem- 
barqué, il  passa  à  Gênes,  où  il  ménagea  une  trêve  entre  les  deux 
villes,  en  attendant  qu'à  son  retour  il  fît  la  paix  *. 

De  Gênes,  le  pape  Innocent  vint  aborder  à  Saint-Gilles  en  Pro- 
vence. Pierre  le  Vénérable,  abbé  de  Clugni,  ayant  appris  son  ar- 
rivée, lui  envoya  soixante  chevaux  ou  mulets,  avec  tout  réquipage 
convenable,  tant  pour  lui  que  pour  les  cardinaux  et  leur  suite.  Il  l'in- 
vita surtout  à  venir  à  Clugni  se  délasser  des  fatigues  du  voyage.  Le 
Pape  s'y  rendit  avec  plaisir  et  y  passa  onze  jours,  pendant  lesquels 
il  dédia  la  nouvelle  église  de  Saint-Pierre.  Cette  réception  à  Clugni 
donna  au  pape  Innocent  II  une  grande  autorité  dans  tout  l'Occident, 
quand  on  vit  que  ceux  de  Clugnil' avaient  préféré  à  Pierre  de  Léon, 
qui  avait  été  moine  chez  eux. 

De  Clugni,  le  Pape  alla  tenir  un  concile  à  Clermont,  où  il  excom- 
munia l'antipape  Anaclet,  et  fit  plusieurs  règlements  de  discipline. 
Il  y  reçut  Conrad,  archevêque  de  Salzbourg,  et  Héribert,  évêque  de 
Munster,  que  le  roi  Lothaire  lui  envoya  pour  l'assurer  de  son  obéis- 
sance. Le  roi  de  France  avait  prévenu  celui  d'Allemagne.  Le  Pape 
était  encore  à  Clugni,  lorsque  l'abbé  Suger  Vy  vint  saluer  de  la  part 
du  roi,  en  attendant  qu'il  pût  lui-même  lui  présenter  ses  respects  : 
ce  qu'il  ne  tarda  pas  à  faire.  Car  le  Pape  s'étant  avancé  à  Saint- 
Benoît-sur-Loire,  le  roi,  avec  la  reine  et  les  princes  ses  enfants,  alla 
lui  donner  des  marques  de  son  obéissance  ;  et,  pour  nous  servir  des 
termes  de  l'abbé  Suger,  il  abaissa  jusqu'à  ses  pieds  sa  tête  royale 
couronnée  tant  de  fois,  comme  il  aurait  fait  devant  le  tombeau  de 
saint  Pierre. 

Plusieurs  évêques  d'Angleterre  penchaient  pour  Anaclet;  et  le  roi 
Henri  attendait,  pour  prendre  son  parti,  que  les  évêques  de  son 
royaume  eussent  pris  le  leur.  Innocent  lui  députa  saint  Bernard,  qui 
était  à  sa  suite.  Ce  saint  abbé  trouva  ce  prince  fort  prévenu  contre 
Innocent.  Gérard  d'Angoulême  lui  avait  écrit  artificieusement  pour 
l'empêcher  de  le  reconnaître,  et  il  avait  séduit  plusieurs  évêques  an- 
glais et  normands.  Bernard,  voyant  que  le  roi  Henri  ne  voulait  pas 
se  rendre  à  ses  remontrances,  lui  dit  :  Prince,  que  craignez-vous 
donc  en  vous  soumettant  à  Innocent  ?  Je  crains,  dit  le  roi,  de  faire 

1  Muratori,  Annali  d'italia,  an.  1130. 


280  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

un  péché.  Si  c'est  là  ce  qui  vous  arrête,  reprit  Bernard^  ayez  la  con- 
science en  repos  là-dessus;  songezseulement  à  satisfaire  à  Dieu  pour 
vos^autres  péchés  ;  je  prends  sur  moi  celui-ci.  Aces  mots,  le  roi  se 
rendit,  et  sortit  des  terres  de  son  obéissance  pour  venir  à  Chartres 
trouver  le  Pape,  avec  une  grande  suite  d'évêques  et  de  seigneurs. 
Suivant  l'exemple  du  roi  de  France,  il  se  prosterna  aux  pieds  d'In- 
nocent, et  lui  promit  obéissance  filiale  pour  lui  et  pour  ses  sujets  : 
c'était  le  13"*  de  janvier  1131.  Il  le  mena  ensuite  à  Rouen,  où  il  lui 
fit  des  présents  considérables,  et  lui  en  fit  faire  par  les  seigneurs  et 
même  par  les  Juifs. 

Innocent  avait  envoyé  en  Allemagne,  vers  le  roi  Lothaire,  Gau- 
tier, archevêque  de  Ravenne,  son  légat.  Il  se  trouva  à  un  concile  de 
seize  évêques,  que  ce  prince  assembla  à  Wurtzbourg,  au  mois  d'oc- 
tobre 1130,  et  là  le  pape  Innocent  fut  élu  et  confirmé  par  le  roi  Lo- 
thaire et  tous  les  assistants,  comme  s'exprime  la  chronique  de  Mag- 
debourg  *.  Les  légats  du  Pape,  étant  donc  revenus  d'Allemagne,  lui 
apportèrent  des  lettres  par  lesquelles  le  roi  et  les  évêques  le  priaient, 
au  nom  de  toute  lanation,de  venir  les  honorer  de  sa  présence  ;  mais 
l'affection  et  la  dévotion  de  l'église  de  France  Ty  retinrent  quelque 
temps.  Après  l'avoir  visitée,  suivant  que  l'occasion  le  demandait,  il 
se  rendit  en  Lorraine  et  vint  à  Liège,  où  il  y  eut  une  assemblée  très- 
célèbre  d'évêques  et  de  seigneurs,  le  dimanche  avant  la  mi-carême, 
22™^  de  mars  1 1 31 .  Le  roi  Lothaire  y  était  avec  la  reine,  son  épouse  ; 
et,  comme  on  vint  en  procession  recevoir  le  Pape,  le  roi  s'avança  à 
pied  jusqu'à  l'entrée  de  la  place  devant  la  cathédrale,  tenant  d'une 
main  une  baguette  pour  écarter  le  peuple,  et  de  l'autre  la  bride  de 
la  haquenée  blanche  que  montait  le  Pontife,  auquel  il  servait  ainsi 
d'écuyer,  et  qu'il  soutint  à  sa  descente  de  cheval,  pour  faire  voir  à 
tout  le  monde  combien  grand  était  le  père  des  rois  et  des  peuples 
chrétiens. 

En  ce  concile  de  Liège,  Otton,  évêque  d'Halberstadt,  déposé  par 
le  pape  Honorius,  trois  ans  auparavant,  fut  rétabli,  à  la  prière  du  roi 
et  des  seigneurs.  Le  roi  Lothaire,  voulant  profiter  de  la  circonstance, 
pressa  le  Pape  de  lui  rendre  les  investitures  que  l'empereur  Henri, 
son  prédécesseur,  avait  cédées  avec  les  difficultés  que  nous  avons 
vues.  A  cette  proposition,  les  Romains  pâlirent,  croyant  avoir  trouvé 
à  Liège  un  plus  grand  péril  que  celui  qu'ils  avaient  évité  à  Rome.  Ils 
ne  savaient  quel  parti  prendre,  quand  saint  Bernard,  qui  était  pré- 
sent, s'opposa  hardiment  à  la  prétention  du  roi,  montra  la  malignité 
de  la  proposition  et  apaisa  le  différend  avec  une  autorité  mer- 
veilleuse 2. 

*  Apud  Mabill,,  Prœfat.  in  Bernard.,  n.  41.  —  2  Apud  Baron.,  1131. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  281 

Le  Pape  ne  demeura  pas  longtemps  à  Liège.  Il  repassa  en  France  ; 
et,  après  quelque  séjour  à  Aux  erre,  il  se  rendit  à  Tours  pour  s'as- 
surer de  Geoff roi-Martel,  comte  de  Touraine,  d'Anjou  et  du  Maine. 
Ensuite,  ayant  passé  par  Orléans  et  Étampes,  il  entra  dans  Paris,  aux 
acclamations  d'une  foule  innombrable  de  peuple  qui  vint  au-devant 
de  lui.  Il  alla  célébrer  la  fête  de  Pâques  à  Saint-Denis,  où  il  fut  reçu 
en  procession.  Le  jeudi  saint,  il  fit  de  somptueuses  largesses  au 
peuple  et  au  clergé,  selon  l'usage  de  Rome  ;  et,  le  jour  de  Pâques, 
dès  le  matin,  il  se  rendit  par  un  chemin  détourné  à  l'église  de  Saint- 
Denis  de  l'Étrée,  avec  les  cardinaux  de  sa  suite.  S'étant  revêtu  dans 
cette  église  de  ses  habits  pontificaux  et  ayant  la  tiare  en  tête,  il 
monta  sur  un  cheval  blanc  richement  enharnaché,  les  barons  et  les 
châtelains  de  Saint-Denis  marchant  à  ses  côtés  et  lui  servant 
d'écuyers.  Les  cardinaux  montèrent  aussi  à  cheval,  et  marchèrent 
deux  à  deux  en  procession,  chantant  des  hymnes,  jusqu'à  l'église  du 
monastère.  La  grande  rue  était  tendue  de  riches  tapisseries,  et  la 
foule  était  si  grande,  que,  pour  l'écarter  un  peu,  il  y  avait  des  of- 
ficiers qui  marchaient  devant  le  Pape,  jetant  de  l'argent  au  peuple  le 
plus  loin  qu'ils  pouvaient.  Le  Pape,  étant  arrivé  à  l'abbaye,  célébra 
avec  grande  solennité  la  messe  de  Pâques,  après  laquelle  il  trouva 
de  grandes  tables  dressées  dans  le  cloître,  où  lui  et  les  cardinaux  de 
sa  suite  mangèrent  l'agneau  pascal,  couchés  sur  des  lits  à  la  romaine; 
mais  ils  mangèrent  assis  à  l'ordinaire  les  autres  mets  du  repas  splen- 
dide  qu'on  leur  servit. 

Trois  jours  après  Pâques,  le  Pape  retourna  à  Paris.  Divers  corps 
allèrent  le  saluer  le  long  du  chemin.  Les  Juifs  établis  à  Paris  y  vin- 
rent aussi,  et  présentèrent  à  Sa  Sainteté  un  exemplaire  de  la  loi  sainte, 
écrit  en  un  rouleau  et  couvert  d'un  voile.  Le  Pape,  en  recevant  ce 
présent,  leur  dit  :  Que  le  Dieu  tout-puissant  ôte  le  voile  qui  couvre 
les  yeux  de  votre  cœur  ^  ! 

Le  Pape,  étant  à  Paris,  fut  informé  d'un  miracle  éclatant  arrivé 
récemment  dans  cette  ville  par  l'intercession  de  sainte  Geneviève  ; 
et  il  ordonna  qu'on  en  célébrât  tous  les  ans  la  mémoire  en  action  de 
grâces.  Voici  le  sujet  de  ce  miracle,  que  la  plus  soupçonneuse  incré- 
dulité ne  pourra  révoquer  en  doute. 

La  maladie  qu'on  nommait  le  feu  sacré  affligeait  la  France,  et  par- 
ticulièrement le  territoire  de  Paris,  l'an  1130.  Etienne,  évêque  de 
cette  ville,  indiqua  des  jeûnes  et  des  prières  pour  apaiser  la  colère 
de  Dieu.  Cependant  le  mal  croissait  tous  les  jours.  Les  malades  ve- 
naient en  si  grand  nombre  implorer  l'intercession  de  la  Mère  de  Dieu 

*  Suger,  in  Vit.  Ludov. 


282  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.— De  1125 

dans  Téglise  cathédrale,  qu'à  peine  les  chanoines  pouvaient-ils  y 
faire  l'office,  qui  fut  souvent  interrompu.  La  désolation  était  géné- 
rale. L'évêque  se  souvint  que  sainte  Geneviève  avait  souvent  déHvré 
la  ville  de  Paris  des  calamités  dont  elle  était  affligée  ou  menacée.  Il 
conçut  une  vive  confiance  que  cette  sainte  s'intéresserait  auprès  de 
Dieu  pour  une  ville  qui  l'honorait  comme  sa  patronne.  Plein  de  cette 
espérance,  il  alla  à  Sainte-Geneviève,  fit  assembler  les  chanoines  au 
chapitre,  c'étaient  alors  des  chanoines  séculiers,  et  il  les  pria  de  secou- 
rir la  ville,  en  faisant  une  procession  avec  la  châsse  de  sainte  Geneviève. 
Ils  y  consentirent  de  grand  cœur,  et  l'évêque  marqua  le  jour  pour  la 
procession,  et  ordonna  que  ce  jour-là  on  jeûnerait  dans  toute  l'é- 
tendue de  son  diocèse. 

Le  jour  de  la  procession  étant  arrivé,  on  descendit  la  châsse  du 
lieu  où  elle  reposait,  et  les  chanoines  de  cette  église  demeurèrent 
prosternés  en  prières  devant  les  reliques,  jusqu'à  ce  que  l'évêque  y 
arrivât  en  procession  avec  tout  son  clergé,  suivi  d'une  troupe  de  peu- 
ple innombrable  ;  car,  dit  l'auteur  contemporain  qui  a  écrit  cette  re- 
lation, c'est  une  coutume  inviolablement  observée,  que,  quand  on 
porte  la  châsse  de  sainte  Geneviève,  elle  ne  sorte  de  son  église  qu'a- 
vec pompe  et  solennité,  et  qu'elle  y  soit  reconduite  avec  les  mêmes 
cérémonies.  La  foule  du  peuple  retarda  la  procession,  qui  pouvait  à 
peine  passer  par  les  rues.  Tous  les  malades  étaient  dans  l'église  ca- 
thédrale :  l'évêque  les  fit  compter,  et  l'on  en  trouva  cent  trois.  Au 
moment  où  la  châsse  de  sainte  Geneviève  entra  dans  cette  église, 
ils  furent  tous  guéris,  excepté  trois,  qui  manquèrent  de  confiance  ;  et 
la  contagion  cessa  dans  tout  le  royaume.  A  la  vue  d'un  miracle  si 
éclatant,  la  cathédrale  retentit  des  cris  redoublés  du  peuple,  en  sorte 
que  le  clergé  ne  put  chanter  des  hymnes  en  l'honneur  de  la  sainte. 
Le  peuple  s'écria  même  qu'il  fallait  retenir  la  châsse  dans  l'église  ca- 
thédrale. Les  chanoines  de  Sainte-Geneviève  craignirent  la  violence, 
et,  entourant  la  châsse  pour  la  garder,  ils  s'en  retournèrent  le  plus 
tôt  qu'il  leur  fut  possible  ;  ils  ne  purent  cependant  arriver  chez  eux 
que  bien  avant  dans  la  nuit. 

Le  pape  Innocent,  étant  donc  venu  à  Paris  peu  de  temps  après,  or- 
donna qu'on  célébrât  tous  les  ans  la  mémoire  de  ce  miracle;  et,  en 
reconnaissance  de  cette  protection  si  marquée  de  sainte  Geneviève, 
on  fit  bâtir  une  nouvelle  église  en  son  honneur,  laquelle  fut  nommée 
Sainte-Geneviève  des  Ardents,  en  mémoire  de  la  guérison  de  ceux 
qui,  étant  atteints  de  la  contagion  nommée  le  feu  sacré,  étaient  ap- 
pelés les  ardents,  parce  qu'ils  étaient  comme  brûlés  par  cette  cruelle 
maladie.  L'historien  qui  nous  a  fait  la  relation  de  ce  miracle  paraît 
ien  digne  de  foi.  Que  personne,  dit-il,  ne  doute  de  ce  que  nous  écri- 


à  1153  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  283 

vons  ;  car  nous  ne  rapportons  pas  ce  que  nous  avons  appris,  mais 
ce  que  nous  avons  vu  *. 

Le  Pape,  ayant  passé  quelques  jours  à  Paris,  en  partit  pour  aller 
visiter  diverses  églises  du  royaume.  Après  quoi  il  fixa  sa  demeure  à 
Compiègne,  en  attendant  le  temps  du  concile  indiqué  à  Reims  pour 
la  Saint-Luc  de  Fan  1131.  Toute  la  France  était  dans  la  joie  de  pos- 
séder dans  son  sein  un  Pape  si  digne  de  sa  place;  mais  cette  joie  fut 
bientôt  troublée  par  un  des  plus  funestes  accidents  qui  pût  arriver, 
la  mort  du  fils  aîné  du  roi,  le  prince  Philippe,  que  saint  Bernard 
avait  prédite  à  son  père.  Le  Pape,  ayant  appris  un  si  funeste  acci- 
dent, envoya  le  cardinal  Matthieu,  évêque  d'Albane,  ancien  prieur 
de  Saint-Martin  des  Champs,  et  Geoffroi,  évêque  de  Châlons-sur- 
Marne,  en  faire  au  roi  des  compliments  de  condoléance.  Les  sei- 
gneurs français  conseillèrent  au  roi  de  profiter  de  la  circonstance  du 
concile  de  Reims  et  de  la  présence  du  Pape,  pour  faire  sacrer  à 
Reims  le  prince  Louis,  son  second  fils.  Le  roi  suivit  ce  conseil  ;  et, 
comme  le  jour  marqué  pour  ce  concile  approchait,  il  se  rendit  à 
Reims  avec  la  reine,  les  princes  ses  enfants  et  toute  la  noblesse 
française. 

Le  concile  avait  été  indiqué  pour  la  Saint-Luc,  18  d'octobre,  qui 
était  cette  année  un  dimanche.  Il  ne  commença,  à  proprement  par- 
ler, que  le  lundi  19,  selon  Tancienne  coutume  de  commencer  les 
conciles  en  ce  jour  de  la  semaine.  II  s'y  trouva,  de  toutes  les  parties 
du  monde  chrétien,  treize  archevêques  et  deux  cent  soixante-trois 
évêques,  outre  un  grand  nombre  d'abbés,  de  clercs  et  de  moines. 
Nous  avons  perdu  les  actes  de  ce  concile,  et  il  ne  nous  en  reste  que 
les  canons,  dont  nous  parlerons  bientôt  ;  mais  divers  monuments 
nous  font  connaître  ce  qui  s'y  passa  de  plus  remarquable. 

Les  premiers  jours  du  concile  ayant  été  employés  à  fulminer  des 
censures  contre  Tantipape  Anaclet,  et  à  dresser  des  canons  de  disci- 
pline, le  roi  songea  à  exécuter  le  dessein  pour  lequel  il  était  venu  au 
concile  de  Reims.  Il  entra  au  concile  le  samedi  24;  d'octobre,  avec 
Radulfe,  comte  de  Vermandois,  son  cousin  et  maire  de  son  palais,  et 
plusieurs  autres  seigneurs;  et,  étant  monté  sur  l'estrade  où  était 
placé  le  trône  du  Pape,  il  lui  baisa  les  pieds.  Puis,  s'étant  assis  au- 
près de  lui,  il  fit  au  concile,  sur  la  mort  de  son  fils,  un  discours  qui 
tira  les  larmes  des  yeux  de  tous  les  Pères  du  concile.  Ensuite  le  Pape, 
lui  adressant  la  parole,  lui  dit  : 

«  Excellent  roi,  vous  qui  gouvernez  la  très-noble  nation  des  Fran- 
çais, il  faut  élever  les  yeux  de  votre  esprit  jusqu'à  la  majesté  de  ce 

1  Acia  SS.,  Z  jan. 


284  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

souverain  maître  par  qui  les  rois  régnent,  et  adorer  en  tout  sa  sainte 
volonté  ;  car,  comme  il  a  créé  toutes  choses,  il  les  gouverne  toutes  : 
rien  n'échappe  à  sa  connaissance  ;  il  ne  fait  rien  d'injuste,  et  il  ne 
veut  pas  qu'on  fasse  aucune  injustice,  quoiqu'il  s'en  commette  plu- 
sieurs. Plein  de  bonté,  le  Seigneur  a  coutume  de  consoler  ses  plus 
fidèles  serviteurs  par  la  prospérité,  et  de  les  éprouver  par  l'adver- 
sité. Il  frappe  et  il  guérit,  il  châtie  les  enfants  qu'il  aime  ;  et  il  en 
use  ainsi,  de  peur  que  l'homme,  créé  à  son  image,  n'aime  le  Ueu  de 
son  exil  et  n'oublie  sa  patrie  :  car  nous  ne  sommes  que  des  voyageurs 
sur  la  terre,  nous  n'y  avons  pas  de  demeure  fixe  ;  mais  nous  soupi- 
rons après  la  céleste  Jérusalem,  la  cité  sainte,  où  ceux  qui  ont  vaincu 
leurs  passions  jouissent  avec  Dieu  d'un  bonheur  éternel. jVotre  fils, 
dans  un  âge  dont  la  simplicité  et  l'innocence  sont  l'apanage,  a  passé 
dans  cette  heureuse  cité  ;  car  le  royaume  des  cieux  appartient  aux 
personnes  de  ce  caractère. 

«  David,  le  modèle  des  bons  rois,  pleura  amèrement,  tandis  que 
son  fils  était  malade.  Quand  on  lui  en  eut  annoncé  la  mort,  il  se 
leva  de  dessus  la  cendre  et  le  cilice  où  il  était  couché,  changea  d'ha- 
bits, se  lava  les  mains  et  invita  sa  famille  à  un  festin.  Ce  saint  roi, 
plein  de  l'Esprit  de  Dieu,  savait  combien  il  se  serait  rendu  coupable, 
s'il  s'était  opposé  aux  ordres  de  la  justice  divine.  Quittez  donc  cette 
tristesse  mortelle  que  vous  avez  dans  le  cœur,  et  qui  rejaillit  sur 
votre  visage.  Le  Dieu  qui  vous  a  enlevé  un  fils  pour  le  faire  régner 
avec  lui  vous  en  a  laissé  plusieurs  qui  pourront  régner  après  vous. 
Vous  devez,  prince,  vous  consoler  et  nous  consoler  nous-mêmes  par 
là.  Nous  qui  sommes  des  étrangers  chassés  de  leurs  sièges,  vous 
nous  avez  le  premier  reçus  dans  votre  royaume  pour  l'amour  de 
Dieu  et  de  saint  Pierre;  vous  nous  avez  comblés  d'honneurs  et  de 
bienfaits  :  que  Dieu,  grand  roi,  vous  en  rende  une  récompense  éter- 
nelle dans  cette  cité  où  sont  une  vie  sans  crainte  de  la  mort,  une 
éternité  sans  tache  et  une  joie  sans  fin.  » 

Ces  paroles,  prononcées  avec  une  tendresse  paternelle,  séchèrent 
les  larmes  du  roi  et  adoucirent  considérablement  l'amertume  de  sa 
douleur.  Le  Pape,  se  levant  aussitôt,  récita  l'Oraison  dominicale  et 
fit  l'absoute  pour  le  prince  Philippe.  Ensuite  il  ordonna  à  tous  les 
prélats  qui  composaient  l'assemblée  de  se  trouver,  le  lendemain  di- 
manche, 25""°  d'octobre,  à  l'église  cathédrale,  revêtus  de  leurs  ha- 
bits pontificaux,  pour  assister  au  sacre  du  prince  Louis. 

Ce  jour,  dit  un  historien  de  ce  temps- là,  le  soleil  parut  plus  bril- 
lant qu'à  l'ordinaire,  et  il  sembla  que  le  ciel  voulût  orner  la  fête 
par  sa  sérénité.  Le  Pape  se  rendit,  dès  le  matin,  avec  les  officiers  de 
sa  cour,  à  l'église  de  Saint-Remi,  où  le  roi  avait  pris  son  logement 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  285 

avecle  prince  son  fils.  Les  moines  le  reçurent  en  procession.  En- 
suite le  Pape,  s'étant  revêtu  de  ses  habits  pontificaux,  alla  à  l'église 
cathédrale  avec  le  prince  Louis,  entouré  d'une  multitude  presque  in- 
finie d'ecclésiastiques,  de  noblesse  et  de  peuple.  Le  roi,  les  princi- 
paux seigneurs,  les  archevêques,  quelques  évêques  et  abbés,  les 
chanoines  attendaient  le  Pape  et  le  prince  à  la  porte  de  l'église.  Le 
Pape  étant  entré  avec  le  prince  Louis,  il  le  présenta  à  l'autel  et  lui 
donna  ensuite  l'onction  royale  avec  la  sainte  ampoule.  Le  roi  fut  si 
consolé  de  voir  son  fils  couronné  avec  les  applaudissements  sincères 
de  tous  ses  sujets,  qu'il  parut  oublier  pour  un  temps  la  mort  du 
prince  Philippe,  et  il  s'en  retourna  plein  de  joie  reprendre  le  soin  des 
affaires  de  son  royaume. 

Le  lendemain  du  sacre, saint  Norbert,  archevêque  de  Magdebourg, 
vint  au  concile  et  apporta  au  Pape  des  lettres  par  lesquelles  le  roi 
Lothaire  lui  promettait  d'aller,  à  la  tête  de  son  armée,  chasser  l'an- 
tipape. Hugues,  archevêque  de  Rouen,  en  apporta  aussi  du  roi 
d'Angleterre,  pleines  d'assurances  de  son  obéissance  et  de  son  dé- 
vouement. Alphonse,  roi  d'Aragon  et  de  Navarre,  Alphonse,  roi  de 
Castille,  envoyèrent  à  Reims  de  semblables  témoignages  de  leur  sou- 
mission, par  les  évêques  de  leurs  royaumes,  et  ils  demandèrent  au 
Pape  du  secours  contre  les  Maures  d'Espagne. 

Mais  ce  qui  fit  le  plus  de  plaisir  au  souverain  Pontife,  ce  fut  une 
lettre  que  lui  écrivirent  les  solitaires'de  la  Chartreuse.  L'abbé  de  Pon- 
tigni  l'apporta,  et  Geoffroi  de  Vendôme  en  fit  la  lecture  en  plein 
concile. 

Ces  saints  religieux  ne  prennent  d'autre  qualité  que  celle  de  pau- 
vres de  la  Chartreuse.  Ils  marquent  au  Pape  qu'ils  se  disposaient  à 
lui  écrire  en  faveur  de  l'église  de  Grenoble,  contraints  par  les  in- 
stances du  clergé  et  surtout  par  celles  de  l'évêque  même,  leur  très- 
digne  père,  lequel,  étant  accablé  de  vieillesse  et  d'infirmités,  ne  pou- 
vait plus,  par  rapport  aux  fonctions  épiscopales,  être  mis  au  nombre 
des  vivants,  lorsque  l'abbé  de  Pontigni,  les  étant  venu  visiter,  s'était 
chargé  d'exposer  de  vive  voix  à  Sa  Sainteté  ce  qu'ils  avaient  à  lui 
demander.  Ils  ajoutent  :  Puisque  nous  avons  eu  la  présomption  de 
parler,  nous  qui  ne  sommes  rien,  nous  vous  prions  humblement  et 
nous  vous  conjurons  de  ne  pas  vous  laisser  efirayer  par  tout  ce  que 
l'Eglise  romaine  fait  ou  souffre  de  votre  temps.  Rassurez-vous  plutôt 
sur  la  toute-puissance  de  Dieu,  et  revêtez-vous  des  armes  invincibles 
que  l'Apôtre  offre  aux  soldats  du  Roi  du  ciel,  savoir  :  du  bouclier  de 
la  foi,  du  casque  du  salut  et  du  glaive  de  l'esprit,  qui  ne  blesse  point 
les  corps,  mais  qui  coupe  les  racines  des  vices  et  des  erreurs.  Ensuite, 
après  avoir  parlé  avec  force  contre  Pierre  de  Léon  et  contre  Gérard 


286  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.—  De  1125 

d'Angoulême,  ils  ajoutent  :  Prosternés  humblement  aux  pieds  de 
votre  Majesté^  nous  prions  pour  tous  les  Chrétiens,  pour  les  nouveaux 
ordres  religieux^  pour  celui  de  Cîteaux,  pour  celui  de  Fontevrault  et 
pour  le  monde  entier  ;  car  votre  diocèse  n'est  pas  une  partie  de  la 
terre,  c'est  tout  l'univers.  Comme  il  n'y  a  qu'un  Dieu,  qu'un  mé- 
diateur, qu'un  monde  et  qu'un  soleil,  il  n'y  a  qu'un  vicaire  de  saint 
Pierre,  c'est-à-dire  qu'un  Pape,  et  il  ne  peuty  en  avoir  qu'un.  C'est 
pourquoi  vous  devez  à  tout  l'univers  la  vigueur  de  la  discipline,  la 
rectitude  de  la  justice  et  le  modèle  de  l'innocence  que  vous  exprimez 
jusque  par  votre  nom  *. 

Bernard,  évêque  d'Hildesheim,  s'était  rendu  au  concile  de  Liège, 
tenu  avant  celui  de  Reims,  et  il  avait  lu  dans  le  concile  la  Vie  de 
saint  Godehard,  un  de  ses  prédécesseurs,  pour  obtenir  du  Pape  sa 
canonisation.  Le  Pape  lui  avait  répondu  que,  la  coutume  de  l'Église 
romaine  étant  de  canoniser  les  saints  dans  un  concile  général,  il 
attendrait  celui  qui  était  indiqué  à  Reims,  pour  faire  la  cérémonie 
avec  plus  d'éclat.  Bernard  arriva  à  Reims,  avec  saint  Norbert,  quel- 
ques jours  après  le  commencement  du  concile  ;  et,  quand  on  eut 
terminé  les  affaires  les  plus  pressées,  il  produisit  des  preuves  de  la 
sainteté  et  des  miracles  de  celui  dont  il  poursuivait  la  canonisation. 
Le  bienheureux  Oldegaire,  qu'on  avait  obligé  de  prendre  l'adminis- 
tration de  l'archevêché  de  Tarragone  avec  l'évêché  de  Barcelone, 
dont  il  était  en  possession,  fit  un  discours  sur  l'ordre  qu'il  fallait 
observer  pour  la  translation  ou  l'élévation  des  reliques  de  saint  Go- 
dehard ;  et  le  Pape  donna,  pour  la  canonisation  de  ce  saint  évêque, 
une  bulle  datée  de  Reims,  le  29  d'octobre.  C'est  par  où  finit  le  con- 
cile. On  y  dressa  dix-sept  canons,  dont  voici  le  précis. 

Quiconque  aura  acquis  un  bénéfice  par  simonie,  en  sera  privé  : 
l'acheteur  et  le  vendeur  seront  déclarés  infâmes.  Les  évêques  et  les 
clercs  ne  porteront  que  des  habits  conformes  à  la  sainteté  de  leur 
état,  et  ils  n'en  auront  pas  de  couleur  qui  puisse  scandaliser  ceux 
qu'ils  doivent  édifier.  Défenses,  sous  peine  d'excommunication,  de 
piller  les  biens  des  évêques  à  leur  mort.  Ces  biens  doivent  être  ré- 
servés pour  l'église  ou  pour  les  successeurs  des  prélats.  On  décerne 
la  même  peine  contre  ceux  qui  pillent  les  biens  des  prêtres  ou  des 
autres  clercs  aussitôt  qu'ils  sont  morts.  Le  sous-diacre  qui  est  marié 
ou  qui  a  une  concubine  sera  privé  de  tout  office  ou  bénéfice  ecclé- 
siastique. Pour  se  conformer  aux  décrets  des  papes  Grégoire  VII, 
Urbain  II  et  Pascal  II,  défenses  à  tous  d'entendre  la  messe  d'un 
prêtre   qu'on  saura  certainement   être  marié   ou    concubinaire. 

i  In  Chrome.  Mauriniacensi. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  287 

Défense  aux  moines  ou  aux  chanoines  réguliers  d'apprendre,  après 
leur  profession,  les  lois  civiles  et  la  médecine  pour  gagner  de  l'ar- 
gent, parce  qu'il  est  honteux  que  des  religieux  veuillent  se  rendre 
habiles  dans  les  chicanes  du  barreau,  et  qu'il  est  dangereux  qu'en 
voulant  se  mêler  de  guérir  les  corps  ils  voient  des  objets  qui  font 
rougir  la  pudeur.  Les  évêques  ou  les  abbés  qui  souffriront  que  leurs 
chanoines  ou  leurs  religieux  s'appliquent  désormais  à  ces  études 
seront  déposés. 

On  renouvelle  les  ordonnances  portées  pour  l'observation  de  ce 
qu'on  nommait  la  trêve  de  Dieu.  Les  prêtres,  les  clercs,  les  moines, 
les  paysans  qui  vont  et  viennent  doivent  toujours  être  en  sûreté,  aussi 
bien  que  les  laboureurs  et  les  animaux  avec  lesquels  ils  labourent 
la  terre.  On  ne  doit  jamais  faire  aucune  violence  à  ces  sortes  de  per- 
sonnes. La  trêve  doit  durer  depuis  le  mercredi  au  soleil  couché 
jusqu'au  lundi  au  soleil  levé,  depuis  Ta  vent  jusqu'à  l'octave  de  l'E- 
piphanie, depuis  la  Quinquagésime  jusqu'à  l'octave  de  la  Pentecôte, 
sous  peine  d'excommunication,  qui  doit  être  confirmée  par  tous  les 
évêques.  On  défend  les  assemblées  et  les  foires,  où  les  gens  de  guerre 
se  donnent  des  rendez-vous  et  se  battent  pour  montrer  leur  adresse 
et  leurs  forces.  C'étaient  des  espèces  de  tournois.  Si  quelqu'un  est 
tué  dans  ces  combats,  il  est  défendu  de  lui  donner  la  sépulture  ec- 
clésiastique, quoiqu'on  doive  lui  accorder  la  pénitence  et  le  viatique, 
s'il  les  demande.  Si  quelqu'un,  à  l'instigation  du  diable,  porte  la 
main  sur  un  clerc  ou  sur  un  moine,  qu'il  soit  excommunié  ;  qu'aucun 
évêque  n'ait  la  présomption  de  l'absoudre,  jusqu'à  ce  qu'il  se  soit 
présenté  devant  le  Pape  pour  faire  ce  qu'il  lui  ordonnera.  C'est  ici 
un  des  premiers  exemples  bien  marqués  d'un  cas  réservé  au  Pape 
par  un  concile. 

Le  dernier  canon  regarde  les  incendiaires.  On  tâche  d'inspirer 
l'horreur  qu'un  Chrétien  doit  avoir  de  ce  crime.  Celui  qui  aura  mis 
le  feu  à  quelque  maison  est  excommunié.  S'il  meurt,  on  défend  de 
lui  donner  la  sépulture;  et,  s'il  demande  l'absolution,  on  défend  de 
la  lui  donner,  à  moins  qu'il  n'ait  réparé  le  dommage,  et  on  lui  im- 
posera pour  pénitence  de  servir  un  an  contre  les  Turcs  en  Palestine, 
ou  contre  les  Maures  en  Espagne.  On  ajoute  que,  si  un  archevêque 
ou  un  évêque  se  relâche  sur  quelqu'un  de  ces  articles,  il  payera  le 
dommage  fait  par  l'incendiaire,  et  que,  de  plus,  il  demeurera  un  an 
interdit  de  ses  fonctions  *. 

Le  pape  Innocent  II,  étant  à  Reims,  confirma  la  permission  que 
les  papes  Pascal  II  et  Honorius  II,  ses  prédécesseurs,  avaient  donnée 
à  un  reclus  du  diocèse  de  Cambrai,  nommé  Aibert  d'entendre  les 

1  Labbe,  t.  lo.  Mansi,  t.  21. 


288  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIIL— De  1125 

confessions  de  ceux  qui  venaient  le  visiter.  C^était  un  saint  homme, 
qui. édifiait  toute  la  province  par  Faustérité  de  sa  pénitence.  Il  était 
natif  d'Espein,  au  territoire  de  Tournai,  et,  dès  sa  plus  tendre  jeu- 
nesse, il  montra  un  grand  attrait  pour  la  piété.  Ayant  un  jour  en- 
tendu un  jongleur  qui  chantait  les  actions  de  saint  Thibauld  de  Pro- 
vins, il  en  fut  si  touché  qu^il  résolut  de  l'imiter,  en  menant,  comme 
lui,  la  vie  érémitique.  Il  se  joignit  à  un  saint  religieux  de  Crépin,  qui, 
avec  la  permission  de  Rainier,  son  abbé,  s'était  retiré  dans  un  petit 
ermitage  en  une  sohtude  sanctifiée  autrefois  par  saint  Domitien, 
compagnon  de  saint  Landelin.  Aibert  y  souffrit  beaucoup  de  la  faim 
et  de  la  rigueur  de  l'hiver.  Il  racontait  lui-même  qu'il  était  quel- 
quefois si  transi  de  froid,  qu'il  était  obligé  de  se  couvrir,  en  servant 
la  messe,  de  la  robe  que  le  prêtre  avait  quittée  pour  se  revêtir  des 
habits  sacerdotaux. 

Ce  saint  homme,  ayant  passé  quelque  temps  dans  cette  solitude, 
fit  un  voyage  à  Rome  avec  l'abbé  de  Crépin  ;  et,  au  retour,  il  em- 
brassa la  vie  religieuse  dans  ce  monastère,  où  il  vécut  vingt-cinq 
ans,  après  lesquels  il  retourna  dans  son  premier  ermitage.  Il  s'y  livra 
à  toutes  les  austérités  de  la  pénitence.  Son  lit  était  une  planche,  son 
habit  un  cilice,  et  sa  nourriture  des  herbes.  Il  passa  vingt-deux  ans 
sans  manger  de  pain,  et  vingt  ans  sans  boire.  Il  ne  mangea  pendant 
tout  ce  temps-là  que  des  herbes  cuites  à  l'eau,  qui  lui  servaient  de 
boisson  et  de  nourriture.  Burcard,  évêque  de  Cambrai,  lui  conféra 
Tordre  de  prêtrise,  afin  qu'il  pût  être  plus  utile  à  ceux  qui  venaient 
le  visiter.  Le  saint  ermite  disait  tous  les  jours  deux  messes,  l'une 
pour  les  vivants  et  l'autre  pour  les  morts.  Il  récitait  tous  les  jours 
cent  cinquante  A?;e  Maria,  partie  à  genoux,  partie  prosterné  en  terre. 
Outre  cela,  saint  Aibert  avait  coutume  de  chanter  les  vigiles  des 
morts  à  neuf  leçons,  et  de  dire  à  chaque  nocturne  cinquante  psaumes  : 
en  sorte  qu'il  récitait  tout  le  psautier  dans  les  trois  nocturnes. 

On  venait  de  toutes  les  provinces  pour  voir  un  homme  qui  n'avait 
pas  bu  depuis  un  grand  nombre  d'années,  et  on  le  regardait  comme 
le  prodige  de  son  siècle.  Les  plus  grands  pécheurs  avaient  la  dévo- 
tion de  se  confesser  à  lui.  Il  les  renvoyait  communément  à  leurs 
évêques,  et  leur  faisait  promettre  qu'ils  iraient  humblement  leur  dé- 
couvrir les  plaies  de  leurs  âmes.  Cependant,  quand*  il  en  trouvait 
qui  montraient  de  la  répugnance  à  se  confesser  à  leur  évêque,  il  en- 
tendait leurs  confessions  et  leur  donnait  l'absolution  ;  mais  il  avait 
coutume  alors  de  leur  imposer  une  pénitence  beaucoup  plus  rude. 
Il  y  avait  quelquefois  une  si  grande  foule  de  pénitents  autour  de  sa 
cellule,  que  plusieurs,  désespérant  de  pouvoir  se  confesser  en  parti- 
culier, lui  déclaraient  leurs  péchés  tout  haut. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  289 

Malgré  le  bien  que  faisait  Aibert,  quelques  personnes  trouvaient 
mauvais  qu'il  s'ingérât  ainsi  d'administrer  la  pénitence.  Mais  le  saint 
homme  avait  une  permission  expresse  de  trois  Papes.  Celle  d'Inno- 
cent II  est  datée  de  Reims,  le  21  octobre,  c'est-à-dire  le  troisième 
jour  du  concile  que  ce  Pape  tint  en  cette  ville  l'an  1131.  Saint  Aibert 
vécut  encore  neuf  ans,  et  il  mourut  saintement,  le  jour  de  Pâques, 
Tan  1140,  qui  était  le  7"^  d'avril.  Sa  Vie  a  été  écrite  aussitôt  après  sa 
mort,  et  dédiée  à  Alvise,  évéque  d'Arras*. 

Madrid,  la  future  capitale  de  l'Espagne,  voyait  alors  un  pauvre 
laboureur,  qui  devait  un  jour  être  son  protecteur  dans  le  ciel.  Il  avait 
nom  Isidore,  était  né  de  parents  pauvres,  mais  catholiques  et  pieux. 
Nourri  par  eux  dans  la  crainte  de  Dieu,  il  pratiqua  dès  l'enfance  la 
piété,  la  charité,  la  patience,  l'humilité,  l'abstinence  et  les  autres 
vertus,  avec  une  certaine  gravité  virile.  Arrivé  en  âge  de  choisir  une 
industrie  pour  se  procurer  de  quoi  vivre,  à  lui  et  à  sa  famille,  il  né- 
gligea les  autres  professions,  et  s'adonna  à  l'agriculture,  comme  lui 
paraissant  plus  humble,  plus  laborieuse  et  plus  sûre.  Il  l'exerça  toute 
sa  vie,  de  telle  manière  que  jamais,  un  seul  jour,  il  ne  retrancha  rien 
des  exercices  de  dévotion  qu'il  s'était  une  fois  prescrits.  Jamais  il 
n'allait  à  la  charrue  qu'il  n'eût  auparavant  visité  les  églises,  entendu 
la  messe  et  prié  Dieu  et  la  sainte  Vierge  de  tout  son  cœur.  Dieu  fit 
connaître  combien  cette  dévotion  lui  était  agréable.  Isidore  s'était 
engagé  envers  un  chevalier  de  Madrid,  pour  labourer  une  de  ses 
fermes.  Des  voisins  l'accusèrent  auprès  du  maître,  qu'il  ne  venait  au 
travail  qu'après  tous  les  autres,  et  qu'il  faisait  à  peine  la  moitié  de  sa 
besogne.  Le  chevalier,  tout  en  colère,  prit  le  chemin  de  la  ferme  pour 
réprimander  Isidore.  Mais,  en  y  arrivant,  au  heu  d'une  charrue,  il 
en  vit  trois,  dont  Isidore  conduisait  celle  du  milieu,  et  deux  jeunes 
hommes  vêtus  de  blanc  les  deux  autres  :  ces  dernières  disparurent 
quand  il  fut  proche.  Le  chevalier  comprit  alors  ce  que  lui  disait  sou- 
vent Isidore,  que  le  temps  donné  à  Dieu  pour  la  dévotion  n'était  pas 
un  temps  perdu*  Une  autre  fois,  comme  il  priait  dans  l'église  de 
Sainte-Magdeleine,  on  vint  lui  dire  que  son  ânesse  allait  être  dévorée 
par  le  loup  s'il  n'y  courait  promptement.  Le  saint  homme  répondit 
sans  se  troubler  :  Allez  en  paix,  mes  enfants,  que  la  volonté  du  Sei- 
gneur soit  faite  !  Etant  sorti  de  l'église  après  sa  prière,  il  trouva  son 
ânesse  saine  et  sauve,  et  le  loup  mort  à  côté  d'elle. 

Isidore  aimait  son  prochain  comme  lui-même,  particulièrement 
les 'pauvres.  Quoiqu'il  n'eût  rien,  il  ménageait  chaque  jour  sur  son 
indigence  de  quoi  donner  à  de  plus  pauvres  que  lui.  Dieu  avait  sa 

1  Acta  SS.,  7  april, 

XV.  19 


290  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

charité  pour  si  agréable,  que  plus  d'une  fois  il  fit  un  miracle  pour 
que  son  serviteur  eût  de  quoi  donner.  Un  jour  qu'il  eut  tout  distri- 
bué aux  pauvres,  un  mendiant  survint,  demandant  Faumône.  Tout 
triste  de  le  laisser  repartir  à  jeun,  Isidore  dit  à  sa  femme  de  regarder 
dans  la  marmite  s'il  n'y  avait  plus  rien;  elle  y  regarda,  et  la  trouva 
vide.  Il  lui  dit  d'y  regarder  une  seconde  fois;  elle  le  fit  par  obéis- 
sance, et  la  trouva  pleine,  en  sorte  qu'il  y  avait  plus  qu'il  ne  fallait 
pour  rassasier  le  pauvre.  Isidore  étendait  sa  charité  jusqu'aux  ani- 
maux. Un  jour  d'hiver,  par  un  froid  rigoureux,  il  allait  au  moulin 
avec  un  sac  de  blé,  quand  il  aperçut  sur  les  arbres  une  troupe  de 
colombes  souffrant  la  faim,  parce  que  la  neige  couvrait  toute  la 
terre.  Touché  de  compassion,  il  nettoya  une  place  et  y  répandit 
assez  de  blé  pour  nourrir  les  colombes  affamées.  Son  compagnon 
l'en  blâma  fort,  mais  Dieu  l'en  récompensa,  car,  arrivé  au  mouUn, 
il  trouva  son  sac  aussi  rempli  que  s'il  n'en  avait  rien  donné. 

Marie,  sa  femme,  était  également  pleine  de  foi  et  de  piété.  Ils 
eurent  un  fils,  qui  mourut  jeune,  après  quoi  ils  gardèrent  tous  deux 
la  continence.  Il  mourut  lui-même  l'an  1170,  à  l'âge  de  près  de 
soixante  ans.  Sa  sainteté  ayant  été  attestée  par  un  grand  nombre 
de  miracles,  le  pape  Benoît  XIII  l'a  mis  au  nombre  des  saints,  et 
l'Église  honore  sa  mémoire  le  15  de  mai  *. 

Un  des  deux  rois  d'Espagne  qui  envoyèrent  leurs  ambassadeurs 
au  concile  de  Reims,  pour  assurer  de  leur  obéissance  le  pape  Inno- 
cent II,  et  lui  demander  du  secours  contre  les  Mahométans,  était 
Alphonse  P%roi  d'Aragon.  En  1118,  il  avait  pris  aux  Mahométans 
la  ville  de  .Saragosse,  qui  avait  été,  pendant  quatre  siècles,  sous 
leur  domination  ;  il  y  établit  sa  cour,  et  donna  plusieurs  quartiers  de 
cette  capitale  aux  seigneurs  français  et  aragonais  qui  l'avaient  aidé  à 
en  faire  la  conquête  ;  il  s'étendit  ensuite  au  delà  de  l'Èbre,  et  em- 
porta d'assaut  Tarazone  et  Catalayud.  Ardent  ennemi  des  Maures, 
ce  roi  guerrier  ne  cessa  de  les  poursuivre  ;  et,  ayant  formé  avec  le 
nouveau  roi  de  Castille,  Alphonse  VIII,  une  ligue  redoutable,  il 
remporta  plusieurs  avantages  considérables  sur  les  Musulmans  d'A- 
frique et  de  Grenade,  qui  s'étaient  avancés  vers  l'Aragon.  Entraîné 
par  le  succès  de  ses  armes,  Alphonse  pénétra  dans  les  royaumes  de 
Valence  et  de  Murcie,  et  porta  la  guerre  jusque  dans  les  environs  de 
Grenade,  où  il  fit  hiverner  ses  troupes,  se  trouvant  trop  éloigné  de 
ses  États. 

Ge  fut  alors  que  dix  mille  familles  de  Ghrétiens  mozarabes,  sachant 
qu'un  prince  chrétien  était  au  pied  des  Alpuxares,  descendirent  des 

1  ActaSS.,  ibmaii. 


à  1153  de  l'ère  chv.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  291 

montagnes  et  vinrent  se  ranger  sous  les  drapeaux  du  roi  d'Aragon. 
Ils  lui  apprirent  qu'ils  s'étaient  maintenus^  de  génération  en  généra- 
tioU;,  dans  ces  montagnes,  depuis  la  conquête  de  l'Espagne  par  les 
Musulmans,  c'est-à-dire  pendant  trois  siècles.  Les  seigneurs  français 
qui  avaient  accompagné  Alphonse  dans  cette  brillante  expédition 
l'abandonnèrent  à  son  retour,  mécontents  de  ce  qu'il  ne  leur  faisait 
point  partager  les  honneurs  et  les  récompenses  qu'il  accordait  à  ses 
propres  sujets.  Leur  départ  ayant  inspiré  une  nouvelle  audace  aux 
Maures,  ils  revinrent,  avec  des  forces  imposantes,  pour  attaquer  le 
roi  d'Aragon.  Ce  prince  se  hâta  de  rappeler  les  Français,  et  s'engagea 
par  serment  à  leur  donner  des  terres  et  des  dignités  dans  ses  propres 
domaines.  Revenus  aussitôt,  ils  contribuèrent  puissamment  à  la  vic- 
toire décisive  qu'Alphonse  remporta,  en  1126,  sur  les  Musulmans, 
qui  avaient  déjà  enveloppé  son  armée  dans  les  montagnes  du  royaume 
de  Valence.  Ce  succès  le  porta  à  mettre  le  siège  devant  Fraga,  place 
très-forte,  sur  les  confins  de  la  Catalogne.  Il  la  tenait  bloquée  depuis 
un  an,  et  refusait  à  la  garnison  une  capitulation  honorable,  lorsque 
parut  tout  "à  coup  une  armée  nombreuse  de  Maures  qui  lui  livrèrent 
bataille  et  le  vainquirent.  Deux  évêques,  un  grand  nombre  de  che- 
valiers français,  aragonais,  catalans,  navarrais,  et  presque  toute 
l'armée  restèrent  sur  la  place.  Alphonse,  suivi  de  dix  gardes  et 
blessé,  se  sauva  au  monastère  de  Saint-Jean  de  la  Pegna,  où  il  mou- 
rut, en  1134,  huit  jours  après  sa  défaite,  laissant  la  monarchie  ara- 
gonaise  de  deux  tiers  plus  étendue  qu'il  ne  l'avait  trouvée  à  son  avè- 
nement. Affable  et  libéral,  mais  plutôt  intrépide  que  roi  prévoyant 
et  sage,  Alphonse,  entraîné  par  sa  passion  pour  la  guerre,  se  vit 
arrêté  au  miUeu  de  ses  triomphes,  comme  la  plupart  des  conqué- 
rants. On  le  surnomma  le  Batailleur,  parce  qu^'il  s'était  trouvé  à 
vingt-neuf  batailles  rangées  *. 

L'autre  roi  Alphonse,  dont  les  ambassadeurs  assistaient  au  concile, 
était  Alphonse  VIII,  roi  de  Castille,  de  Léon  et  de  Galice,  fils  d'Ur- 
raque,  infante  de  Castille,  et  de  Raymond  de  Bourgogne,  comte  de 
Gahce.  Devenu  seul  possesseur  du  trône,  par  la  mort  de  sa  mère, 
arrivée  en  1126,  son  premier  soin  fut  d'apaiser  les  troubles  qu'avait 
occasionnés  le  mauvais  gouvernement  de  cette  princesse.  Il  soumit 
les  rebelles,  assura  la  paix  intérieure,  reprit  Burgos  et  les  autres 
places,  que  son  beau-père,  Alphonse  I",  roi  d'Aragon,  possédait  en- 
core en  Castille.  Les  états  du  royaume,  assemblés  à  Palencia  par  son 
ordre,  s'occupèrent  de  divers  règlements  sur  la  police  et  la  sûreté 
intérieures.  Après  avoir  ramené  la  paix  en  Castille,  Alphonse  envoya 

1  Biogr.  univ.,  t.  1. 


292  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  -  De  1125 

une  armée  contre  les  Maures  d'Afrique,  qui  désolaient  les  environs 
de  Tolède.  Les  Maures  furent  défaits,  et  Alphonse  marcha  ensuite 
en  personne  dans  ^Andalousie,  oii  il  obtint  de  nouveaux  succès  et 
reçut  la  soumission  de  plusieurs  petits  souverains  mahométans,  qui 
préféraient  le  joug  des  Chrétiens  au  despotisme  des  rois  de  Maroc. 
En  1134,  le  roi  de  Castille  marcha  au  secours  de  TAragon  et  de  la 
Navarre,  menacés  d'une  invasion  parles  Musulmans;  mais  la  pro- 
tection de  ses  armes  ne  fut  pas  désintéressée  ;  il  se  fit  donner  Sara- 
gosse,  et  exigea  du  roi  de  Navarre  qu'il  lui  fît  hommage  de  ses  États. 
Devenu  l'arbitre  de  toute  l'Espagne  chrétienne,  Alphonse  assembla 
les  états  à  Léon,  et  s'y  fît  couronner  solennellement  empereur  des 
Espagnes,  quoiqu'il  possédât  à  peine  un  tiers  de  la  Péninsule.  Mal- 
gré ce  titre  fastueux,  ce  prince  ne  se  montra  point  l'oppresseur  de  ses 
sujets;  il  leur  garantit,  au  contraire,  dans  les  états  assemblés  à  Léon, 
leurs  lois  et  leurs  privilèges.  On  régla  aussi,  dans  ces  mêmes  états, 
que  les  gouverneurs  des  places  frontières  feraient,  chaque  année, 
des  incursions  sur  le  territoire  des  Musulmans.  Alphonse,  voulant 
profiter  des  troubles  qui  agitaient  leurs  États  d'Afrique  et  d'Espagne, 
étouffa  tous  les  germes  de  discorde  qui  pouvaient  exister  entre  les 
princes  chrétiens,  en  se  montrant  généreux  envers  ses  anciens  alliés. 
Il  restitua  Saragosse  au  roi  d'Aragon,  et  accorda  la  paix  au  roi  de 
Navarre,  qui  s'était  imprudemment  ligué  contre  la  Castille.  Sûr  alors 
de  n'être  plus  inquiété,  il  marcha  contre  les  infidèles,  et,  après  di- 
vers succès,  il  prit  Calatrava,  Almérie  et  plusieurs  autres  places.  Il 
se  confédéra  ensuite  avec  les  autres  princes  chrétiens,  et  couronna 
ses  exploits  par  la  victoire  éclatante  qu'il  remporta,  en  1157,  près 
de  Jaen,  sur  les  Maures  d'Afrique.  Il  mourut  peu  après,  à  l'âge  de 
cinquante-un  ans. 

Après  le  concile  de  Reims,  le  pape  Innocent  II  demanda  au  roi 
de  France,  Louis  le  Gros,  son  agrément  pour  fixer  son  séjour  à 
Auxerre,  en  attendant  que  le  roi  Lothaire  d'Allemagne  fût  en  état 
de  le  rétabhr  sur  son  siège.  Le  roi  y  consentit  de  grand  cœur,  et  les 
évêques  et  les  abbés  de  France  se  firent  un  devoir  de  fournir  libéra- 
lement à  l'entretien  du  Pape  et  de  la  cour  romaine  pendant  cette 
espèce  d'exil.  Le  Pape  fut  reçu  dans  toutes  les  villes  où  il  passa  avec 
de  grandes  démonstrations  de  joie  et  de  respect.  Il  n'y  eut  qu'à 
Noyon,  où  il  essuya  quelques  insultes.  Mais  un  grand  incendie,  qui 
consuma,  peu  de  temps  après,  presque  toute  cette  ville  avec  l'église 
cathédrale,  fut  regardé  comme  une  vengeance  que  Dieu  tirait  de 
ces  outrages. 

Innocent  II  donna  la  légation  d'Allemagne  à  Matthieu,  évêque 
d'Albane,  qui  tint,  cette  même  année  1131,  un  concile  à  Mayence, 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  293 

OÙ  Brunoii;,  évêque  de  Strasbourg^,  fut  contraint  de  renoncer  à  son 
évêché.  Ce  prélat  en  avait  déjà  été  chassé  par  le  roi  Lothaire,  qui  le 
soupçonna  d'être  attaché  au  parti  de  Conrad,  son  compétiteur  pour 
l'empire  ;  mais  après  la  mort  d'Ébrard,  qui  avait  été  mis  en  sa  place, 
il  était  rentré  dans  son  siège  sans  les  formalités  requises.  C'est  la  rai- 
son pour  laquelle  il  fut  déposé.  Gébrard,  qui  fut  élu  évêque  de 
Strasbourg,  était  plus  propre  à  manier  l'épée  que  la  crosse. 

L'Aquitaine,  où  le  schisme  se  formait  par  les  intrigues  de  Gérard 
d'Angoulême,  attira  particulièrement  Fattention  du  Pape.  Il  députa 
Joscelin,  évêque  de  Soissons,  et  saint  Bernard  de  Clairvaux,  vers 
Guillaume  IX,  duc  d'Aquitaine  et  comte  de  Poitiers,  pour  détacher 
ce  prince  du  parti  de  l'antipape.  Guillaume  parut  respecter  la  sain- 
teté de  saint  Bernard  et  se  rendre  à  son  autorité.  Mais  Gérard  d'An- 
goulême lui  ayant  parlé  après  le  départ  des  députés  du  Pape,  ce 
prince  se  rengagea  de  nouveau  dans  le  schisme.  Saint  Bernard  lui 
écrivit  aussitôt  pour  lui  faire  des  reproches  de  son  inconstance  et  des 
violences  qu'il  avait  exercées  envers  les  chanoines  de  Saint-Hilaire. 
Mais  le  zèle  du  saint  abbé  ne  put  triompher  alors  de  l'entêtement 
du  duc.  Il  fut  plus  heureux  à  l'égard  d'un  grand  archevêque  qui 
différait  à  se  déclarer  contre  les  schismatiques. 

Hildebert,  qui  de  l'évêché  du  Mans  avait  été  transféré  à  l'arche- 
vêché de  Tours,  paraissait  suspendre  son  jugement  et  délibérer  en- 
core auquel  des  deux  partis  il  se  rangerait.  Saint  Bernard,  avec  le- 
quel il  avait  lié  depuis  peu  une  amitié  particuhère,  lui  écrivit  la  lettre 
suivante,  lui  souhaitant,  dans  la  salutation  même,  de  se  conduire 
et  d'examiner  toutes  choses  selon  l'esprit.  «  Pour  vous  parler  dans 
les  termes  d'un  prophète,  mes  yeux  ne  voient  rien  qui  me  console, 
parce  que  la  mort  met  la  discorde  entre  les  frères  *.  Car  quelques- 
uns,  comme  parle  Isaïe,  semblent  avoir  fait  un  pacte  avec  la  mort, 
et  un  complot  avec  l'enfer  2.  En  effet,  voici  Innocent,  le  Christ  du 
Seigneur,  placé,  comme  lui,  pour  la  ruine  et  pour  la  résurrection  de 
plusieurs.  Ceux  qui  sont  de  Dieu  se  joignent  à  lui  volontiers;  qui- 
conque lui  est  contraire,  ou  il  est  de  l'Antéchrist,  ou  il  est  l'Antéchrist 
même.  L'abomination  est  dans  le  lieu  saint,  on  y  met  le  feu  pour 
s'en  rendre  maître.  On  persécute  Innocent,  et,  avec  lui,  toute  inno- 
cence. Il  fuit  à  la  vue  du  lion  (Léon).  Et  qui  ne  serait  effrayé  de  son 
rugissement,  dit  un  prophète  ^  ?  H  fuit  pour  obéir  à  ce  précepte  du 
Seigneur  :  Si  l'on  vous  persécute  dans  une  ville,  fuyez  dans  une 
autre  *.  Il  fuit,  et,  en  imitant  les  apôtres,  il  fait  voir  qu'il  est  leur 
digne  successeur.  Paul  ne  rougit  pas  de  se  faire  descendre  dans  un 

1  Osée,  13,  14.  —  2  Isaïe,  14,  15.  —  3  Amos,  3,  8.  —  *  Matth.,  10,  23. 


294  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

panier  le  long  des  murs  de  Damas,  pour  échapper  à  ceux  qui  cher- 
chent sa  vie;  et  il  le  fait  moins  pour  se  sauver  que  pour  ne  pas  irriter 
ses  persécuteurs,  plutôt  pour  les  délivrer  de  la  mort  que  pour  s'en 
délivrer  lui-même.  N'est-il  pas  juste  que  celui  qui  marche  sur  les 
traces  de  cet  apôtre  en  occupe  la  place  dans  l'Église  ? 

«  Au  reste,  la  fuite  d'Innocent  n'est  pas  oisive;  elle  est  fatigante, 
mais  glorieuse  en  fruits.  Chassé  de  Rome,  il  est  reçu  par  l'univers. 
On  vient  des  extrémités  du  monde  lui  offrir  du  secours  :  il  n'est 
qu'un  Séméi,  Gérard  d'Angoulême,  qui  ne  cesse  pas  entièrement  de 
maudire  ce  David  fugitif.  Cependant,  malgré  les  factions  et  la  rage 
des  méchants,  il  est  honoré  dans  les  cours  des  rois,  il  est  partout 
couronné  de  gloire.  Est-il  un  prince  qui  ne  l'ait  reconnu  pour  le  vé- 
ritable élu  de  Dieu?  Les  rois  des  Français,  des  Anglais,  des  Espa- 
gnols, et  finalement  celui  des  Romains,  reçoivent  Innocent  pour  Pape 
et  pour  évêque  spécial  de  leurs  âmes.  Le  seul  Achitophel  ignore  en- 
core que  tous  ses  projets  sont  déjoués.  Vainement  ce  malheureux 
cabale  contre  le  peuple  de  Dieu,  contre  les  saints  qui  s'attachent 
inviolablement  au  saint,  et  qui  refusent  de  ployer  le  genou  devant 
Baal.  Jamais  ses  artifices  ne  procureront  au  rebelle  parricide  qu'il 
protège  le  royaume  d'Israël,  le  gouvernement  de  la  cité  sainte, 
rÉghse  du  Dieu  vivant,  la  colonne  de  la  foi,  le  fondement  de  la 
vérité.  Un  triple  hen,  dit  l'Écriture,  se  rompt  difficilement  ^.  Une 
élection  faite  par  les  meilleurs,  l'approbation  du  plus  grand  nom- 
bre, et,  ce  qui  est  encore  plus  fort,  la  sainteté  des  mœurs  :  ces  trois 
choses  recommandent  Innocent  auprès  de  tout  le  monde,  et  le  con- 
firment souverain  Pontife. 

«  Enfin,  mon  père,  l'on  attend  avec  une  extrême  impatience  que 
vous  vous  déterminiez  à  le  reconnaître.  Je  ne  désapprouve  pas  jus- 
qu'ici vos  délais  :  cette  lenteur  est  une  marque  de  sage  maturité, 
qui  ne  fait  rien  légèrement.  Marie  ne  répond  au  salut  de  l'ange  qu'a- 
près avoir  pensé  d'où  il  lui  venait.  Il  est  ordonné  à  Timothée  de 
n'imposer  pas  les  mains  avec  précipitation;  mais,  en  qualité  d'ami^ 
j'ose  vous  avertir  de  ne  rien  outrer,  et  de  n'être  pas  plus  sage  qu'il 
ne  faut.  J'ai  honte,  je  l'avoue,  de  ce  que  l'ancien  serpent,  par  une 
audace  nouvelle,  laissant  les  femmes  ignorantes,  ose  s'attaquer  à 
votre  cœur  si  ferme,  et  ébranler  une  pareille  colonne  de  l'Église. 
Nous  espérons  du  moins  que,  s'il  l'ébranlé,  il  ne  l'abattra  point, 
parce  que  l'ami  de  l'époux  est  attentif  à  sa  voix,  et  qu'il  se  plaît  à 
écouter  cette  voix  de  consolation  et  de  salut,  cette  voix  de  paix  et 
de  concorde  ^.  » 

1  EccL,  4, 12.  —  8  S.  Bern.  epist.  124. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  295 

Cette  lettre  de  saint  Bernard  à  Hildebert  de  Tours  ne  fut  pas  sans 
effet.  Ce  pieux  et  savant  prélat  demeura  attaché  au  pape  Innocent 
le  reste  de  sa  vie,  qui  ne  fut  pas  long;  car  il  mourut  peu  de  temps 
après,  le  18  de  décembre,  Fan  1131,  âgé  d'environ  quatre-vingts 
ans  ;  et  il  fut  enterré  dans  sa  cathédrale,  où  Ton  assure  qu'il  se  fit 
plusieurs  miracles  à  son  tombeau.  Aussi  plusieurs  auteurs  n'ont  pas 
fait  difficulté  de  lui  donner  le  titre  de  saint  ;  mais  ni  Téglise  du 
Mans,  dont  il  tint  le  siège  vingt-neuf  ans  et  six  mois,  ni  celle  de 
Tours,  qu'il  gouverna  près  de  sept  ans,  ne  lui  rendent  aucun  culte. 

Il  nous  reste  d 'Hildebert  un  grand  nombre  d'ouvrages  en  tout 
genre,  savoir  :  trois  livres  de  ses  lettres,  des  sermons  pour  tous  les 
dimanches  et  toutes  les  fêtes  de  l'année,  les  Yies  de  sainte  Rade- 
gonde  et  de  saint  Hugues,  abbé  de  Clugni,  divers  traités  sur  des 
matières  morales  et  théologiques,  savoir  :  un  traité  sur  les  combats 
de  la  chair  et  de  l'esprit,  un  autre  sur  l'utile  et  l'honnête  ;  un  troi- 
sième sur  la  foi,  lequel  est  un  précis  de  toute  la  théologie  ;  un  qua- 
trième sur  le  sacrement  de  nos  autels,  avec  une  exposition  des 
prières  et  des  cérémonies  de  la  messe  en  prose  et  en  vers  :  car  Hil- 
debert était  assez  bon  poëte,  et  nous  avons  un  grand  nombre  de 
poésies  de  sa  façon,  la  plupart  sur  des  sujets  de  piété. 

Le  style  d'Hildebert  est  poli  et  élégant,  surtout  dans  ses  lettres, 
où  l'on  trouve  de  l'érudition,  de  l'esprit,  du  sentiment  et  du  goût. 
Pierre  de  Blois  dit  qu'on  les  lui  avait  fait  apprendre  par  cœur  dans 
son  enfance  pour  lui  former  le  style.  On  peut  remarquer,  dans  les 
divers  écrits  d'Hildebert,  plusieurs  traits  qui  font  connaître  quelle 
était  la  discipline  de  son  temps,  ou  qui  nous  fournissent  des  preuves 
de  la  perpétuité  de  la  tradition  sur  les  principaux  mystères  de 
notre  foi. 

On  ne  peut  s'expliquer  avec  plus  de  précision  que  le  fait  Hilde- 
bert sur  la  présence  réelle  de  Jésus-Christ  dans  l'eucharistie.  Nous 
ne  devons  nullement  douter,  dit-il,  que,  par  les  sacrées  paroles  de 
la  bénédiction  du  prêtre,  le  pain  ne  soit  changé  au  vrai  corps  dû 
Seigneur,  en  sorte  que  la  substance  du  pain  ne  demeure  point. 
Cependant  le  Seigneur  a  voulu  que  la  couleur  et  la  saveur  du  pain 
demeurassent,  et  que  la  vraie  substance  de  son  corps  fût  cachée  sous 
cette  espèce  *,  Dans  un  autre  sermon,  pour  mieux  marquer  le  chan- 
gement ineffable  qui  s'opère  sur  nos  autels,  il  se  sert  du  mot  trans- 
substantiation; et  c'est  le  premier  des  écrivains  ecclésiastiques  qui  ait 
employé  ce  terme  si  propre  à  exprimer  ce  que  l'Église  a  toujours  cru 
de  ce  mystère.  Voici  ce  qu'il  en  dit,  en  parlant  der«  communions 

1  Serm.  38,  in  Cœn.  Dom.,  p.  422. 


296  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

sacrilèges  des  prêtres  impudiques  :  Si  je  suis  un  vase  d'incontinence 
et  un  prêtre  impudique,  je  place  sur  Tautel  le  fils  de  Vénus  auprès 
du  Fils  de  la  Vierge  ;  et  lorsque  je  prononce  le  canon  et  les  paroles 
delà  transsubstantiation,  ma  bouche  est  pleine  d'amertume,,  de  con- 
tradiction et  de  fraude  ;  car,  quoique  j'honore  alors  le  Sauveur,  des 
lèvres,  je  lui  crache  en  même  temps  au  visage  *. 

Hildebert  témoigne  une  tendre  dévotion  envers  la  Mère  de  Dieu. 
Il  établit  ou  insinue,  en  plusieurs  de  ses  écrits,  son  immaculée  con- 
ception ;  et  il  reconnaît,  en  termes  exprès,  qu'elle  a  été  enlevée  en 
corps  et  en  âme  au  jour  de  son  Assomption.  C'est,  ajoute-t-il,  pour 
le  marquer,  que,  dans  l'oraison  qu'on  chante  en  ce  jour,  il  est  dit 
(\\ji'elle  na  pu  être  retenue  par  les  liens  de  la  mort  ^.  Hildebert  dit, 
dans  un  autre  sermon,  que,  quand  on  prononçait  le  nom  de^Marie 
dans  les  prières  de  l'Église,  on  fléchissait  le  genou  par  respect  3. 

GeofFroi  de  Lorroux,qui  fut  depuis  archevêque  de  Bordeaux,  était 
alors  un  professeur  fort  célèbre,  à  qui  son  érudition  donnait  un 
grand  crédit.  Le  saint  abbé  de  Clairvaux  lui  écrivit  une  lettre  char- 
mante, pour  l'engager  à  employer  ses  talents  à  la  défense  de  l'É- 
glise. Dans  la  fleur,  dit-il,  on  cherche  la  bonne  odeur  ;  la  saveur, 
dans  le  fruit.  Charmés  par  la  bonne  odeur  de  votre  renommée,  nous 
désirons,  bien-aimé  frère,  vous  connaître  aussi  par  le  fruit  de  vos 
œuvres.  Ce  n'est  pas  nous  seulement,  c'est  Dieu  même  qui  exige 
que  vous  l'aidiez  dans  ce  moment,  lui  qui  n'a  besoin  de  personne. 
Quel  honneur  de  coopérer  à  ses  desseins  !  quel  crime  de  le  pou- 
voir et  de  ne  pas  le  faire  !  Vous  êtes  bien  vu  de  Dieu  et  des  hommes; 

1  Serm.  93,  p.  689.  —  ^  p.  527. 

s  Serm.  59,  p.  528.  —  On  a  accusé  Hildebert  de  condamner  les  appels  au  Pape  ; 
on  l'a  accusé  aussi  de  ménager  fort  peu  la  papauté  dans  ses  poèmes.  C'est  se  mé- 
prendre étrangement  sur  le  sens  de  deux  passages  que  l'on  cite  à  ce  sujet.  1°  Hil- 
debert n'a  pas  condamné  les  appels  ;  il  ne  s'est  opposé  qu'à  leur  extension  abusive, 
beaucoup  moins  fortement,  mais  avec  autant  de  raison  que  nous  le  verrons  faire 
à  saint  Bernard.  Hildebert  écrit  au  pape  Honorius  II...  :  «  Si  cette  nouveauté  vient 
à  s'établir,  et  que  l'on  reçoive  indifféremment  tout  appel,  la  censure  épiscopale 
périra  et  la  force  de  la  discipline  ecclésiastique  sera  entièrement  foulée  aux  pieds... 
Je  sais  quels  appels  l'Église  cisalpine  a,  jusqu'à  ce  jour,  approuvés,  et  quels  sont 
ceux  que,  sans  offenser  le  Siège  apostolique,  elle  a  rejetés.  Je  sais,  et  toute  l'Église 
indique  quels  appels  on  doit  permettre  à  ceux  sur  qui  pèse  un  jugement...  mais 
je  sais  aussi  qu'il  y  en  a  de  purement  dilatoires,  qu'on  ne  peut  accepter,  etc.  » 
Ceux  qui  accusent  Hildebert  n'ont  pas  remarqué  ces  distinctions  ou  se  sont  bien 
gardés  de  les  indiquer.  2o  H  est  également  faux  de  dire  qu'Hildebert  a  attaqué  la 
papauté  dans  ses  vers.  Ceux  que  l'on  cite  pour  prouver  ce  manque  de  déférence 
ne  s'appliquent  nullement  à  la  Rome  catholique,  mais  à  la  Rome  païenne.  Ceux 
qui  voudront  s'en  convaincre  feront  bien  de  lire  ce  que  le  savant  abbé  Gorini  a  dit 
à  ce  sujet  dans  sa  Défense  de  l'Église,  t.  2,  p.  2l0. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  297 

VOUS  avez  la  science,  Tesprit  de  liberté,  une  éloquence  vive,  persua- 
sive et  insinuante.  Avec  de  si  beaux  talents,  abandonnerez-vous  dans 
un  besoin  pressant  l'épouse  du  Christ,  si  vous  êtes  Tami  de  son 
époux  ?  C'est  dans  la  nécessité  qu^on  éprouve  les  vrais  amis.  Quoi  ! 
vous  demeurez  dans  un  lâche  repos,  pendant  que  l'Église,  votre 
mère,  est  dans  les  alarmes  ?  Le  repos  a  eu  son  temps  :  jusqu'ici  un 
saint  loisir  a  pu  vous  occuper  sans  scrupule  ;  mais,  à  présent,  il  est 
temps  d'agir  contre  ceux  qui  veulent  détruire  la  loi  de  Dieu.  La 
bête  de  l'Apocalypse,  qui  ne  vomit  que  des  blasphèmes,  qui  fait 
la  guerre  aux  saints  *,  cette  bête  s'est  assise  dans  la  Chaire  de 
saint  Pierre,  comme  un  lion  épiant  sa  proie.  Une  autre  bête, 
comme  le  lionceau  dans  son  antre,  rugit  encore  près  de  vous. 
Celle-là  plus  féroce,  celle-ci  plus  rusée,  se  liguent  ensemble  contre 
le  Seigneur  et  contre  son  Christ.  Rompons  leurs  liens,  secouons 
leur  joug. 

Nous  avons  travaillé  dans  nos  quartiers,  de  concert  avec  d'autres 
zélés  serviteurs  de  Dieu,  à  réunir  les  esprits  ;  nous  avons  engagé 
les  rois  à  dissiper  le  conseil  des  méchants  et  à  détruire  toute  hau- 
teur qui  s'élève  contre  la  science  de  Dieu,  et  ce  n'a  pas  été  sans  fruit. 
Les  rois  d'Allemagne,  de  France,  d'Angleterre,  d'Ecosse,  d'Espagne, 
de  Jérusalem,  avec  la  totalité  du  clergé  et  des  peuples,  favorisent  et 
appuient  le  seigneur  Innocent,  comme  des  fils  leur  père,  comme  des 
membres  leur  chef,  soigneux  de  conserver  l'unité  d'esprit  dans  le 
lien  de  la  paix.  Aussi  est-il  juste  que  l'Église  reçoive  celui  dont  la 
réputation  est  plus  illustre  et  l'élection  plus  sainte,  tant  pour  le  nom- 
bre que  pour  le  mérite  de  ceux  qui  l'ont  élu.  Pourquoi,  mon  frère, 
demeurez-vous  dans  l'indolence  ?  Quand  est-ce  que  le  dangereux 
serpent  qui  siffle  près  de  vous  vous  réveillera  de  votre  assoupisse- 
ment ?  Nous  savons  bien  que,  fils  de  la  paix,  vous  ne  vous  laisserez 
jamais  aller  à  rompre  l'unité.  Mais  ce  n'est  pas  assez  :  vous  devez  la 
défendre  et  combattre  de  toutes  vos  forces  ceux  qui  la  veulent  dé- 
truire. La  perte  de  votre  cher  repos  sera  dédommagée  par  la  nou- 
velle gloire  que  vous  acquerrez,  si  vous  apprivoisez  ou  si  vous  faites 
taire  la  bête  de  votre  voisinage,  et  si  Dieu  arrache,  par  votre  moyen, 
une  proie  très-considérable  de  la  gueule  du  lion  ;  je  veux  dire  si 
vous  gagnez  le  comte  du  Poitou  2. 

C'était  ce  comte  qui  autorisait  le  schisme  en  Aquitaine  et  qui  se 
prêtait  à  toutes  les  violences  de  Gérard  d'Angoulême.  Saint  Bernard 
n'omit  rien  pour  gagner  ce  prince,  qui  pouvait  faire  autant  de  bien  à 
l'Église  qu'il  lui  faisait  demal.  Il  engagea  Hugues,  duc  de  Bourgogne, 

*  Apoc,  13,  5.  —8  s.  Bernard,  epist.  125. 


298  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

parent  du  comte^  à  lui  écrire  la  lettre  suivante,  que  le  saint  abbé 
conjposa  : 

«  A  Guillaume,  par  la  grâce  de  Dieu,  illustre  comte  de  Poitou  et 
duc  d'Aquitaine  :  Hugues,  par  la  même  grâce,  duc  de  Bourgogne, 
souhaite  de  craindre  Celui  qui  est  terrible  et  qui  se  joue  des  princes. 

«  La  parenté  et  l'amitié  qui  nous  unissent  ne  permettent  pas  de 
garder  plus  longtemps  le  silence  sur  votre  égarement.  Un  particulier 
qui  s'égare  périt  seul  ;  mais  l'erreur  d'un  prince  entraîne  tous  ses 
sujets.  Cependant,  vous  le  savez,  nous  n'avons  pas  des  sujets  pour 
les  perdre,  mais  pour  les  conserver.  Celui  par  qui  régnent  les  rois 
nous  a  établis  sur  ses  peuples  pour  les  protéger,  non  pour  les  perver- 
tir ;  il  nous  a  établis  les  ministres,  non  les  seigneurs  de  son  Église. 
Vous  lui  avez  rendu  des  services  de  vous  et  de  votre  grand  pouvoir  ; 
comment  donc  vous  êtes-vous  laissé  surprendre  ?  comment  avez- 
vous  pu  vous  oublier  jusqu'à  abandonner  votre  mère  et  votre  souve- 
raine dans  son  affliction,  à  moins  que  votre  conseil  ne  vous  persuade 
que  toute  l'Eglise  se  réduit  à  la  famille  de  Pierre  de  Léon  ?  Mais  la  vé- 
rité même  confond  ces  imposteurs  et  l'Antéchrist,  leur  chef,  puis- 
qu'elle assure,  par  la  bouche  de  David,  que  l'Église  s'étend  à  tous 
les  confins  de  la  terre  et  à  toutes  les  familles  des  nations  *. 

«  Il  est  vrai  que  le  duc  de  la  Pouille  est  dans  son  parti,  mais  c'est 
le  seul  prince  ;  encore  l'a-t-il  gagné  par  le  ridicule  appât  d'une  cou- 
ronne usurpée.  Au  reste,  quelles  sont  les  belles  qualités  de  leur  pré- 
tendu Pape,  pour  nous  faire  pencher  de  son  côté  ?  Si  je  m'en  rap- 
porte au  bruit  commun,  il  n'est  pas  même  digne  de  gouverner  une 
bicoque.  Et  quand  ce  bruit  ne  serait  pas  vrai,  il  convient  à  un  chef 
de  l'Église  non-seulement  d'être  de  bonnes  mœurs,  mais  d'en  avoir 
la  réputation.  Ainsi,  mon  très-cher  cousin,  le  parti  le  plus  sûr  est  de 
reconnaître  pour  Pape  universel  celui  que  l'universalité  s'accorde  à 
reconnaîtrepour  tel,  celui  que  reconnaissent  tous  les  ordres  religieux 
et  l'universalité  des  rois.  Il  y  va  de  votre  honneur  et  de  votre  salut. 
Le  pape  Innocent  est  généralement  estimé,  ses  mœurs  sont  pures,  sa 
réputation  sans  reproche  et  son  élection  canonique.  Ses  ennemis 
mêmes  conviennent  des  premiers  points  ;  pour  son  élection,  ils  allè- 
guent des  faussetés  pour  en  contester  la  validité  ;  mais  le  très-chré- 
tien Lothaire  les  a  convaincus  depuis  peu  d'imposture  et  de  ca- 
lomnie 2.  » 

Saint  Bernard  écrivit  en  même  temps,  en  son  propre  nom,  une 
lettre  pathétique  auxévêques  d'Aquitaine,  et  nommément  à  ceux  de 
Limoges,  de  Poitiers,  de  Périgueux  et  de  Saintes,  pour  les  fortifier 

1  Psalm.,  21,  58.  —  *  S.  Bernard,  epist.  127. 


à  H 53  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  299 

contre  les  persécutions  de  Gérard  d'AngouIême,  et  fermer  tous  les 
faux-fuyants  des  schismatiques.  La  vertu,  leur  dit-il,  la  vertu  s'ac- 
quiert dans  la  paix,  s'éprouve  dans  l'adversité,  triomphe  dans  la  vic- 
toire. Voici  le  temps,  mes  très-révérends  pères,  de  signaler  la  vôtre. 
L'épée  qui  menace  tout  le  corps  mystique  de  Jésus-Christ  est  sur- 
tout levée  sur  vos  tètes  ;  plus  elle  est  près  de  vous,  plus  elle  est  à 
craindre,  plus  ses  coups  sont  dangereux  et  mortels.  Contraints  de  les 
repousser  continuellement,  vous  êtes  dans  la  nécessité,  ou  de  céder 
avec  infamie,  ou  de  résister  avec  une  vigueur  infatigable.  Le  nouveau 
Diotrèphes,  que  son  ambition  fait  aspirer  à  la  primauté,  refusant  de 
reconnaître  avec  vous  celui  qui  vient  au  nom  du  Seigneur,  et  qui  est 
reconnu  de  toute  l'Église,  reçoit  celui  qui  vient  en  son  propre  nom. 
Je  n'en  suis  pas  surpris;  son  ambition,  encore  bouillante  dans  une 
extrême  vieillesse,  le  fait  courir  après  un  titre  fastueux.  Si  je  le  soup- 
çonne de  cette  vanité,  ce  n'est  pas  sans  fondement  ;  je  n'en  juge  que 
par  ses  paroles.  N'écrivit-il  pas,  il  y  a  quelque  temps,  au  chancelier 
de  Rome,  pour  le  supplier  qu'on  l'honorât  du  titre  de  légat  et  qu'on 
lui  imposât  le  poids  de  cette  charge  ?  Plus  il  affecte  d'humilité  dans 
son  langage,  plus  il  paraît  de  bassesse  dans  sa  conduite.  Mais,  hélas  ! 
peut-être  que  son  ambition  eût  été  moins  nuisible,  si  elle  eût  été  sa- 
tisfaite. Il  n'eût  presque  fait  de  mal  qu'à  lui,  au  lieu  qu'il  fait  la  guerre 
à  toute  la  chrétienté.  Voyez  jusqu'où  va  l'amour  de  la  gloire  !  La 
fonction  de  légat  est  un  pesant  fardeau,  surtout  pour  un  vieillard  ; 
on  n'en  peut  douter.  Cependant  ce  vieillard  trouve  que  c'est  encore 
un  plus  rude  fardeau  de  couler  un  reste  de  vie  sans  en  être  chargé... 
Il  écrit  le  premier  ou  l'un  des  premiers  au  pape  Innocent,  il  lui  de- 
mande d'être  son  légat,  il  est  refusé  ;  piqué  de  ce  refus,  il  quitte  son 
parti,  il  se  range  dans  celui  de  son  concurrent,  et  il  se  glorifie  d'en 
être  le  légat. 

Saint  Bernard,  après  avoir  parlé  contre  l'ambition  de  Gérard, 
principal  auteur  du  schisme,  parle  ainsi  de  ses  violences.  Je  ne  puis 
le  dire  sans  verser  des  larmes  :  cet  ennemi  de  la  croix  a  l'audace  de 
chasser  de  leurs  églises  les  saints  qui  refusent  d'adorer  la  bête,  cette 
bête  qui  a  la  gueule  ouverte  pour  blasphémer  le  nom  du  Seigneur 
et  son  saint  tabernacle.  Il  s'efforce  d'élever  autel  contre  autel,  d'éta- 
blir de  nouveaux  abbés  et  de  nouveaux  évêques,  après  avoir  chassé 
les  anciens  ;  en  un  mot,  d'écarter  les  catholiques  et  de  promouvoir 
les  schismatiques  aux  dignités.  Malheur  à  ceux  qui  consentent  à 
être  promus  de  la  sorte  ! 

Voici  comment  saint  Bernard  parle  de  l'antipape  Anaclet  :  Quoi  qu'on 
fasse,  l'oracle  du  Saint-Esprit  s'accomplira,  la  défection  prédite  par 
les  Écritures  arrivera.  Mais  malheur  à  l'homme  par  qui  elle  arrive  ! 


300  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.LXVIII.  —  De  1125 

Il  vaudrait  mieux  pour  lui  qu'il  ne  fût  pas  né.  Et  quel  est  cet  homme, 
si  ce  n'est  cet  homme  de  péché,  qui,  malgré  l'élection  canonique  du 
chef  de  l'Église,  s'empare  du  lieu  saint,  non  parce  qu'il  est  saint, 
mais  parce  (ju'il  est  éminent  ;  qui  s'en  empare  les  armes  à  la  main  et 
à  force  d'argent;  qui  y  est  parvenu  sans  vertu  et  sans  mérite,  et  qui 
s'y  maintient  de  même?  La  prétendue  élection  qu'il  relève  si  fort,  ou, 
pour  parler  plus  juste,  la  faction  des  conjurés  qui  l'ont  élu,  n'a  servi 
que  de  prétexte  et  d'occasion  à  la  malignité  de  son  cœur,  et  il  faut 
être  un  imposteur  pour  lui  donner  le  nom  d'une  élection  véritable. 
En  effet,  la  règle  fondamentale  du  droit  canon  est,  qu'après  une  pre- 
mière élection,  il  ne  peut  y  en  avoir  une  seconde.  Il  y  en  avait  une  : 
donc  celle  qui  a  suivi  est  nulle.  Supposé  même  qu'il  eût  manqué  à 
la  première  quelqu'une  des  formalités  et  des  solennités  ordinaires, 
comme  les  auteurs  du  schisme  le  soutiennent,  fallait-il  procéder  à 
une  seconde  élection,  sans  avoir  examiné  les  défauts  de  la  première, 
et  sans  l'avoir  cassée  par  un  jugement  authentique  ?  C'est  pour  cette 
raison  que  ces  factieux,  qui,  contre  l'avis  de  l'Apôtre,  ont  été  si  pré- 
cipités à  imposer  les  mains  au  téméraire  usurpateur  de  la  papauté, 
doivent  être  regardés  comme  les  auteurs  du  schisme  et  les  principaux 
complices  de  la  malignité  de  leur  chef. 

Au  reste,  ils  demandent  présentement  que  l'affaire  soit  jugée,  ils 
acceptent  à  contre-temps  l'offre  qu'on  leur  a  faite  autrefois,  afin 
qu'en  cas  de  refus  ils  paraissent  avoir  raison,  et  que,  dans  le  cas  où 
l'on  en  demeure  d'accord,  ils  profitent  de  l'intervalle  de  la  contesta- 
tion pour  tramer  quelque  chose.  Sans  avoir  égard,  disent-ils,  à  ce 
qui  s'est  passé,  nous  demandons  à  être  écoutés;  ensuite,  nous  som- 
mes disposés  à  subir  le  jugement  qu'on  voudra.  N'est-ce  pas  une 
mauvaise  défaite  ?  Il  ne  vous  restait  plus  d'autre  biais  et  d'autre  res- 
source pour  séduire  les  simples,  pour  fournir  des  armes  aux  malin- 
tentionnés, pour  colorer  votre  méchanceté.  Vous  n'aviez  plus  d'autre 
langage  à  tenir  pour  vous  justifier.  Mais  Dieu  a  déjà  décidé  ce  que 
vous  prétendez  qu'on  juge  après  coup.  L'arrêt  qu'il  a  prononcé,  c'est 
l'évidence  du  fait  même.  Qui  sera  assez  hardi  pour  s'y  opposer?  qui 
oserait  appeler  de  son  jugement  ?  Il  a  été  reconnu  et  approuvé  par 
les  archevêques  Gautier  de  Ravenne,  Hildegaire  de  Tarragone,  Nor- 
bert de  Magdebourg,  Conrad  de  Salzbourg.  Il  a  été  accepté  par  les 
évêques  Équipert  de  Munster,  Hildebrand  de  Pistoie,  Bernard  de 
Pavie,  Landulphe  d'Asti,  Hugues  de  Grenoble  et  Bernard  de  Parme. 
Le  mérite  éminent  de  tant  de  prélats,  leur  autorité,  leur  sainteté, 
respectables  à  leurs  ennemis  mêmes,  m'ont  déterminé  à  les  choisir 
pour  guides,  moi  qui  suis  d'un  rang  et  d'un  mérite  infiniment  au- 
dessous  des  leurs.  Je  ne  parle  point  d'une  infinité  d'archevêques  et 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLTSE  CATHOLIQUE.  301 

d'évêques  de  la  Toscane,  de  la  Campagne  de  Rome,  de  la  Lombardie, 
de  TAUemagne,  de  TAquitaine,  de  la  France,  de  l'Espagne,  de  toute 
l'église  d'Orient.  Leurs  noms  sont  écrits  dans  le  livre  de  vie,  et  ne 
peuvent  être  contenus  dans  la  brièveté  d'une  lettre. 

Tous,  de  concert,  ont  rejeté  Pierre  de  Léon,  se  sont  déclarés  pour 
Grégoire,  sous  le  nom  du  pape  Innocent.  Ils  n'ont  été  ni  corrompus 
par  argent,  ni  séduits  par  adresse,  ni  engagés  par  des  liaisons  de  pa- 
renté, ni  forcés  par  la  terreur  d'une  puissance  séculière.  Ils  sont  en- 
trés dans  ce  parti  pour  obéir  à  l'ordre  de  Dieu  dont  ils  ont  été  con- 
vaincus et  qu'ils  n'ont  point  eu  la  faiblesse  de  dissimuler.  Je  ne 
nomme  ici  aucun  prélat  de  notre  France  :  le  nombre  en  est  trop 
grand,  et  si  j'en  désignais  quelques-uns  en  particulier  on  ne  man- 
querait pas  de  m'accuser  de  flatterie.  Mais  je  ne  dois  pas  passer  sous 
silence  tant  de  saints  religieux,  qui,  étant  morts  au  monde,  mènent 
une  vie  cachée  en  Jésus-Christ  ;  désoccupés  de  tout  autre  soin  que 
de  plaire  à  Dieu,  ils  étudient  sa  volonté  et  ils  croient  la  connaître. 
Les  religieux  camaldules,  ceux  de  Vallombreuse,  les  chartreux, 
ceux  de  ClugnietdeMarmoutier,mesfrèresde  Cîteaux,ceux  de  Saint- 
Étienne  de  Caen,  de  Tiron,  de  Savigni,  en  un  mot  tout  le  clergé  et 
tous  les  ordres  religieux  recommandables  par  leur  sainteté,  suivent 
leurs  évêques,  comme  les  brebis  suivent  leurs  pasteurs  ;  de  concert 
avec  eux,  ils  s'attachent  au  pape  Innocent,  ils  le  défendent  avec  zèle, 
ils  lui  obéissent  et  le  reconnaissent  pour  légitime  successeur  des 
apôtres. 

Que  dirai-je  des  rois  et  des  princes  de  la  terre  ?  Ne  s'accordent-ils 
pas  avec  leurs  peuples  à  révérer  Innocent  comme  l'évêque  de  leurs 
âmes  ?  Enfin,  est-il  quelqu'un  de  remarquable  par  sa  dignité  ou  par  sa 
vertu  qui  ne  fasse  pas  la  même  chose  ?  Après  cela,  il  y  a  encore 
des  chicaneurs  opiniâtres  qui  réclament  contre  cette  unanimité! 
Ils  font  le  procès  à  tout  l'univers;  leur  petit  nombre  voudrait  faire 
la  loi  à  la  chrétienté,  en  l'obligeant  de  confirmer,  par  un  second 
jugement,  une  élection  qu'elle  a  déjà  condamnée  !  Saint  Bernard 
conclut  sa  lettre  en  exhortant  les  évêques  d'Aquitaine  à  résister 
courageusement  aux  schismatiques,  surtout  à  l'évêque  d'Angou- 
lême  1. 

Ils  lui  résistèrent  en  effet,  et  eurent  beaucoup  à  souffrir.  Il 
chassa  plusieurs  évêques  de  leurs  sièges.  Il  déposa  Guillaume,  évê- 
que  de  Poitiers,  et  Eustorge,  évêque  de  Limoges,  et  mit  dans  leurs 
places  d'indignes  sujets.  La  plupart  des  chanoines  de  Poitiers  sui- 
virent leur  évêque  dans  son  exil,  et  presque  tout  le  diocèse  continua 

'  S.  Bernard,  epist.  126. 


302  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  -  De  1125 

de  reconnaître  Guillaume  pour  son  légitime  pasteur.  Eustorge  de 
Limoges  se  retira  dans  le  château  de  Saint-Martial,  à  la  porte  de  la 
vilte,  d'où  l'usurpateur  de  son  siège  pouvait  tous  les  jours  entendre 
les  cloches  qui  sonnaient,  tandis  qu'on  fulminait  l'excommunication 
contre  lui.  Gérard  retint  pour  lui  rarchevéché  de  Bordeaux,  sans 
quitter  l'évêché  d'Angoulême;  mais  il  ne  put  non  plus  rendre  son 
peuple  schismatique;  car,  dans  les  temps  de  troubles,  les  diocèses 
qui  ont  des  évêques  engagés  dans  le  parti  de  l'erreur  ne  sont  pas 
toujours  ceux  où  la  séduction  fait  le  plus  de  progrès  *. 

Guillaume,  évêque  de  Saintes,  manda  à  Vulgrin,  patriarche  de 
Bourges,  d'écrire  à  l'église  de  Bordeaux,  aux  évêques  d'Agen,  de 
Périgueux,  de  Poitiers  et  de  Limoges,  pour  leur  défendre  de  recon- 
naître Gérard,  et  leur  ordonner  de  l'excommunier.  Guillaume, 
évêque  de  Poitiers,  écrivit  aussi  à  ce  prélat  contre  les  violences  de 
Gérard.  Vulgrin,  en  qualité  de  primat  d'Aquitaine,  tâcha  de  secou- 
rir cette  église  ;  il  écrivit  des  lettres  pour  soutenir  les  évêques^  et 
il  cassa  la  prétendue  élection  que  le  clergé  de  Bordeaux  avait  faite 
de  Gérard  2. 

Le  pape  Innocent  II  étant  en  France,  où  toutes  les  villes  rivali- 
saient à  qui  le  recevrait  avec  plus  de  solennité,  voulut  visiter  par 
lui-même  le  monastère  de  Clairvaux,  accompagné  des  cardinaux, 
des  évêques  et  de  toute  sa  cour.  Voici  la  réception  que  lui  firent  les 
enfants  de  saint  Bernard,  suivant  le  récit  de  l'un  d'entre  eux.  Les 
pauvres  du  Christ  le  reçurent  avec  une  extrême  affection.  Ils  allè- 
rent au-devant  de  lui,  non  pas  ornés  de  pourpre  et  de  soie,  ni  avec 
des  Evangiles  couverts  d'or,  mais  vêtus  de  leurs  pauvres  habits, 
portant  une  chétive  croix  de  bois;  non  pas  au  bruit  des  fanfares, 
ni  avec  une  jubilation  tumultueuse,  mais  avec  un  chant  modeste. 
Les  évêques  pleuraient,  le  souverain  Pontife  pleurait  lui-même;  et, 
tous  admiraient  la  gravité  de  cette  communauté,  voyant  que,  dans 
une  joie  si  solennelle,  tous  avaient  les  yeux  fixés  à  terre,  sans  les 
tourner  de  côté  et  d'autre  par  curiosité,  en  sorte  qu'ils  ne  voyaient 
personne,  étant  regardés  de  tout  le  monde.  Les  Bomains  ne  virent 
rien  dans  cette  église  qui  excitât  la  cupidité,  il  n'y  avait  que  les 
murailles  toutes  nues.  Ces  moines  n'avaient  rien  qu'on  pût  ambi- 
tionner, si  ce  n'est  leurs  saintes  mœurs  ;  en  quoi  l'enlèvement  n'était 
point  préjudiciable  :  car,  prît-on  leur  piété  pour  modèle,  on  ne  la 
leur  ôtait  pas.  Tous  se  réjouissaient  dans  le  Seigneur;  mais  la  so- 
lennité consistait  en  de  grandes  vertus,  non  en  de  grands  banquets. 

1  Arnulph.  Sag.,  apud  d'Acheri,  t.  1.  —  2  LaLbe,  Biblioth.  nov.  in  Patriarch. 
Bituric,  c.  62. 


à  H5S  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  303 

Le  pain,  au  lieu  d'être  de  pure  fleur  de  froment,  était  de  farine  dont 
le  son  n'avait  pas  été  tiré  ;  il  y  avait  du  petit  vin  au  lieu  de  vin  doux, 
des  herbes  au  lieu  de  chair,  et  l'on  servait  des  légumes  pour  tenir 
lieu  de  toutes  espèces  de  viandes.  Si,  par  hasard,  il  se  trouvait 
quelque  poisson,  on  le  plaçait  devant  le  seigneur  Pape,  pour  être  vu 
plutôt  que  mangé  *. 

Innocent  II,  ayant  passé  à  Saint-Gilles  en  Provence,  entra  en 
Lombardie  par  les  montagnes  de  Gênes,  et  célébra  dans  la  ville 
d'Asti  la  fête  de  Pâques,  qui,  cette  année  1132,  était  le  10™^  d'avril. 
De  là  il  vint  à  Plaisance,  où  il  tint  un  concile  avec  les  évêques  et  les 
autres  prélats  de  Lombardie,  de  la  province  de  Ravenne  et  de  la 
Marche  d'Ancône.  Il  attendait  le  roi  Lothaire,  pour  marcher  sur 
Rome  ;  mais  Lothaire  était  occupé  en  Allemagne  à  pacifier  bien  des 
différends.  Il  aurait  voulu  amener  à  une  réconciliation  les  deux 
princes  de  Hohenstaufifen,  Frédéric,  duc  de  Souabe,  et  son  frère 
Conrad,  qui  s'était  déclaré  roi  et  demeurait  à  Milan;  mais  la  chose 
ne  put  se  faire  alors. 

Cependant  l'arrivée  soudaine  du  Pape  en  Italie  y  fit  une  grande 
sensation.  Le  roi  Conrad,  se  défiant  des  Italiens,  quitta  Milan  et 
retourna  en  Allemagne.  C'est  que  le  pape  Innocent  avait  avec  lui 
un  homme  qui  valait  plus  qu'une  armée  :  cet  homme  était  saint 
Bernard.  Les  villes  de  Pise  et  de  Gênes  étaient  en  guerre  l'une  contre 
Tautre.  Innocent  envoya  Bernard  à  Gênes  pour  être  le  médiateur  de 
la  paix.  Voici  comment  Bernard  lui-même  rappelle,  dans  une  lettre 
aux  Génois,  de  quelle  manière  il  fut  reçu  dans  leur  ville.  «  Oh  !  que 
de  consolations  j'ai  goûtées,  dans  le  peu  de  temps  que  j'ai  demeuré 
parmi  vous!  Non,  jamais  je  ne  t'oublierai,  peuple  dévot,  nation  ho- 
norable, illustre  cité  !  Et  le  soir  et  le  matin,  et  à  midi,  j'annonçais  la 
parole  de  Dieu,  et  toujours  votre  piété  affectueuse  vous  y  faisait  ac- 
courir en  foule.  J'apportais  la  paix;  et,  comme  vous  en  étiez  les  en- 
fants, notre  paix  s'est  reposée  sur  vous.  Je  répandais  la  semence, 
non  la  mienne,  mais  celle  de  Dieu,  et  cette  semence,  tombant  dans 
une  terre  fertile,  produisait  jusqu'au  centuple.  Je  restai  peu  de  temps, 
parce  que  j'étais  pressé;  mais  je  ne  trouvai  ni  retardements  ni  ob- 
stacles; j'eus  le  plaisir  de  semer  et  de  moissonner  presque  en  un 
même  jour  ;  de  rapporter  pour  fruit  de  ma  récolte,  aux  exilés  l'espoir 
de  leur  patrie,  aux  esclaves  et  aux  prisonniers  celui  de  leur  liberté, 
aux  ennemis  la  terreur,  aux  schismatiques  la  confusion,  enfin  la 
gloire  à  l'Église  et  la  joie  au  monde  chrétien.  Que  me  reste-t-il,  mes 
très-chers  amis,  sinon  à  vous  animer  à  la  persévérance,  vertu  qui 

1  Ernald.  Vita  S.  Bem.,  l.  2,  c.  1. 


304  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

couronne  toutes  les  autres  et  qui  fait  le  caractère  des  héros  *  !  » 

Le  pape  Innocent,  étant  venu  à  Pise,  y  manda  les  ambassadeurs 
des  Génois,  et  fit  la  paix  entre  eux  et  les  Pisans.  Pour  récompenser 
ces  deux  peuples,  desquels  il  avait  reçu  les  plus  grands  services,  il 
affranchit  Tévêque  Cyrus  de  Gênes  de  la  sujétion  à  Tarchevéque  de 
Milan,  en  lui  conférant  à  lui-même  la  dignité  archiépiscopale  et  en 
lui  soumettant  les  évêchés  de  Bobbio,  de  Brugneto  et  trois  autres 
dans  la  Corse.  Il  déclara  en  même  temps  primat  de  Sardaigne  Tar- 
chevêque  de  Pise,  et  lui  soumit  en  outre  l'évêché  de  Populonie, 
ainsi  que  trois  autres  dans  la  même  île  de  Corse;  ce  qui  contenta  les 
deux  peuples  2,  Le  nouvel  archevêque  de  Gênes,  par  estime  et  par 
reconnaissance  pour  saint  Bernard,  voulut  lui  céder  son  siège;  mais 
Bernard  s'y  refusa  jusqu'à  deux  fois,  comme  il  avait  déjà  refusé  plus 
d'un  évêché  en  France. 

Il  y  eut  aussi  quelques  mouvements  dans  l'Italie  méridionale.  Le 
duc  Roger  de  Sicile,  qui  avait  reçu  de  l'antipape  le  titre  de  roi,  vit 
des  insurrections  éclater  en  Campanie  et  en  Apuhe.  lien  réprima 
quelques-unes;  mais,  à  la  fin,  il  essuya  une  grande  défaite.  La  ville 
de  Bénévent  chassa  le  gouverneur  de  l'antipape,  et  se  déclara  pour 
le  Pape  légitime.  Innocent  II  ^. 

Sur  ces  entrefaites,  arriva  d'Allemagne  le  roi  Lothaire,  avec  une 
armée,  mais  si  petite,  qu'elle  excitait  la  risée  dans  quelques  endroits  : 
elle  comptait  à  peine  deux  millechevaliers.il  célébra  la  fête  de 
Noël  1132àMéduine,  dans  la  Marche  Trévisane.  Il  menait  avec  lui 
saint  Norbert,  qui  en  ce  voyage  fit  les  fonctions  de  chancelier  d'Ita- 
lie, parce  que  le  siège  de  Cologne  était  vacant.  Lothaire  tint  à  Bon- 
caille  une  assemblée  générale  avec  le  Pape  et  les  Lombards,  touchant 
l'état  de  l'Église  et  de  l'Empire.  Au  printemps  de  l'année  suivante 
H33,  il  eut  encore  une  conférence  avec  le  Pape  dans  la  ville  de 
Pise,  où  ils  convinrent  de  marcher  incessamment  à  Rome.  Ils  y  arri- 
vèrent le  1"  de  mai.  Le  Pape  logea  au  palais  de  Latran,  et  le  roi 
campa  sur  le  mont  Aventin.  Cependant  les  Pisans  et  les  Génois  vin- 
rent au  secours  du  pape  Innocent  avec  une  armée  navale,  et  lui 
soumirent  Civita-Vecchia  et  toute  la  côte.  Saint  Bernard,  qui  était 
avec  le  Pape,  écrivit  alors  au  roi  d'Angleterre,  auquel  il  marque 
l'état  des  choses,  pour  l'exciter  à  secourir  le  Pape,  qu'il  avait  re- 
connu de  si  bonne  grâce  *. 

Le  Pape  couronna  empereur  le  roi  Lothaire  et  la  reine  Richilde, 
son  épouse,  dans  l'église  du  Sauveur  à  Latran,  et  non  dans  l'église 

1  S.  Bernard,  epist.  129.3—  2  Gard.  Aragon,  in  Vit.  Inn.  H.  —  ^  Muratori, 
Annali  d'Italia,  an.  1132.  —  *  S.  Bern.  epist.  138.  Baron. ,  1133. . 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  305 

de  Saint-Pierre,  parce  que  l'antipape  Anaclet  en  était  le  maître. 
C'était  le  A'^"  de  juin  i  133,  Avant  le  couronnement,  Lothaire  fit  ser- 
ment au  Pape;  et  le  Pape  lui  donna,  contre  un  cens  annuel  de  cent 
marcs  d'argent,  l'usufruit  des  domaines  de  la  comtesse  Mathilde,  JJÉÉf- 
pour  lui,  pour  sa  fdle  et  son  gendre,  Henri,  duc  de  Bavière.  L'acte 
est  daté  du  8°"*  de  juin  *. 

L'empereur  Lothaire  écrivit  une  lettre  à  tous  les  rois,  les  évêques, 
les  princes,  et  généralement  à  tous  les  fidèles,  où  il  dit  en  substance  : 
Dieu  nous  ayant  établi  défenseur  de  la  sainte  Eglise  romaine,  nous 
sommes  allé  pour  la  délivrer,  accompagné  d'évêques,  d'abbés,  de 
princes  et  de  seigneurs.  Et,  allant  à  Rome,  nous  avons  souvent  reçu 
des  députés  du  schismatique  Pierre  de  Léon,  qui  prétendaient  qu'on 
ne  devait  pas  l'attaquer  à  main  armée,  puisqu'il  était  prêt  à  compa- 
raître en  jugement.  Nous  l'avons  fait  savoir  aux  évêques  et  aux 
cardinaux  qui  étaient  avec  le  seigneur  pape  Innocent  ;  et  ils  nous  ont 
répondu,  comme  étant  bien  instruits  des  canons,  que  l'Eglise  univer- 
selle ayant  déjà  prononcé  sur  ce  sujet  et  condamné  Pierre  de  Léon, 
aucun  particulier  ne  pouvait  s'en  attribuer  le  jugement.  Nous  avons 
donc  mené  glorieusement  à  Rome  notre  Père,  le  pape  Innocent,  et 
l'avons  rétabli  dans  la  Chaire  de  Latran.  Cependant  nous  campions 
sur  le  mont  Aventin,  où  Pierre  de  Léon  n'a  cessé  de  nous  solliciter, 
jusqu'à  nous  offrir  pour  sûreté  des  forteresses  et  des  otages.  Voulant 
donc,  sans  effusion  de  sang,  rétablir  la  paix  dans  l'Église,  nous  avons 
communiqué  ces  propositions  à  ceux  qui  étaient  avec  le  seigneur 
pape  Innocent.  Ceux-ci,  amateurs  de  la  paix  et  confiants  dans  la  jus- 
tice, nous  ont  offert  spontanément,  tant  leurs  personnes  que  leurs 
forteresses.  Alors  l'autre  parti,  voulant  gagner  du  temps,  nous  a 
amusé  quelques  jours  par  de  vaines  promesses;  mais,  comme  ils 
ne  les  accomplissaient  point,  après  avoir  été  avertis  plusieurs  fois, 
ils  ont  enfin  été  condamnés  comme  criminels  de  lèse-majesté  divine 
et  humaine,  par  les  seigneurs  de  notre  cour,  savoir  :  Norbert  de 
Magdebourg,  notre  chancelier;  Adalbéron  de  Brème,  et  les  autres 
qui  y  sont  nommés  ^. 

Comme  l'empereur  Lothaire  avait  avec  lui  peu  de  troupes,  et  que 
les  chaleurs  de  l'été  étaient  proches,  il  s'en  revint  en  Allemagne 
quelque  temps  après  son  couronnement.  La  hardiesse  de  son  expé- 
dition avec  si  peu  de  monde,  le  titre  d'empereur  qu'il  avait  eu  à 
Rome  lui  valurent  une  grande  prépondérance  en  Allemagne.  Les 
deux  princes  de  Hohenstauffen,  Frédéric  et  Conrad,  demandèrent  à 
rentrer  en  grâce.  Frédéric  trouva  des  médiateurs  dans  les  archevê- 

1  Baron.,  Pagi,  Otton  Frising.,  Cenni.  —  * D'Acheri,  Spicileg.,  t.  3,  p.  485,  in-fol. 
XV.  20 


306  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  — De  1125 

ques  de  Cologne  et  de  Mayence,  dans  les  évêques  de  Ratisbonne  et 
de  Spire,  et  enfin  dans  une  femme  qui  avait  une  tête  et  un  cœur 
d'homme,  l'impératrice  Richilde.  Mais  l'empereur  mettait  à  son  par- 
don des  conditions  humiliantes.  Il  exigeait  que  les  deux  frères  vins- 
sent, en  habits  de  pénitents,  devant  tous  les  grands  de  l'Empire,  se 
prosterner  au  pied  du  trône.  Les  deux  princes  reculèrent.  Un  homme 
vint  alors,  qui  concilia  tout  :  cet  homme  était  saint  Bernard,  envoyé 
par  le  pape  Innocent.  Par  l'intervention  du  saint  abbé  de  Clairvaux, 
l'empereur  reçut  en  grâce  les  deux  princes  :  le  duc  Frédéric,  le  17 
mars  4135,  dans  la  diète  de  Bamberg;  le  duc  Conrad,  qui  renonça 
au  titre  de  roi,  à  Mulhausen,  vers  la  Saint-Michel  de  la  même  année. 
L'empereur  Lothaire  leur  rendit  leurs  domaines  ;  il  honora  particu- 
lièrement Conrad,  le  nomma  porte-étendard  de  l'Empire,  et  lui 
donna  le  pas  sur  tous  les  autres  princes.  C'est  ainsi  que,  par  la  douce 
et  persuasive  médiation  de  Bernard,  la  paix  et  la  concorde  furent 
entièrement  rétablies  dans  l'empire  d'Occident  *. 

Médiateur  de  la  paix,  Bernard  était  en  même  temps  le  défenseur 
de  la  justice  et  le  vengeur  du  crime.  Revenu  d'Allemagne  à  Clair- 
vaux,  il  y  trouva  Etienne,  évêque  de  Paris,  Geofifroi,  évêque  de 
Chartres,  légat  du  Pape  en  France.  Deux  ecclésiastiques  venaient 
d'être  assassinés.  Thomas,  prieur  de  Saint-Victor  de  Paris,  homme 
de  confiance  de  son  évêque,  et  le  méritant  par  son  zèle  et  ses  ver- 
tus, avait  été  assassiné,  sous  ses  yeux,  par  les  neveux  d'un  archi- 
diacre de  Paris,  qu'on  accusait  de  leur  en  avoir  donné  l'ordre.  L'é- 
vêque,  accompagné  de  ce  saint  religieux,  revenait  tranquillement  du 
monastère  de  Chelles,  où  il  venait  d'établir  la  réforme.  C'était  un 
dimanche.  Aucun  de  ceux  qui  l'accompagnaient  n'avait  d'armes. 
Les  assassins,  sortant  tout  à  coup  d'une  embuscade,  massacrèrent 
Thomas  entre  les  bras  de  l'évêque,  le  menaçant  lui-même  de  mort, 
s'il  ne  se  retirait  promptement.  Mais  il  se  jeta  courageusement  au 
milieu  de  leurs  épées,  et  retira  de  leurs  mains  le  prieur  à  demi  mort 
et  horriblement  déchiré,  l'exhortant  à  se  confesser  et  à  pardonner  à 
ses  assassins.  Il  le  fit  de  grand  cœur,  demanda  la  rémission  de  ses 
péchés  avec  une  vive  componction,  reçut  le  viatique,  protesta  devant 
tout  le  monde  qu'il  mourait  pour  la  justice,  et  rendit  ainsi  l'esprit. 
C'était  le  20  août  1133. 

Suivant  un  auteur  contempqrain,  Orderic  Vital,  il  y  avait  à  ces 
meurtres  une  connivence  politique  de  la  part  de  Louis  le  Gros.  Nous 
avons  vu  que  ce  roi,  après  la  mort  de  PhiHppe,  son  fils  aîné,  ren- 
versé de  cheval  par  un  pourceau,  fit  sacrer  roi  son  second  fils,  Louis, 

*  Otton  Frising.,  Chron.,  1.  7,  c.  19.  Raumer,  Hist.  des  HoJienstauffen. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  307 

par  le  Pape  même,  au  concile  de  Reims.  Mais  il  paraît  que  la  chose 
se  fit  sans  les  formes  ordinaires  d'élection  ;  car  Orderic  Vital,  après 
avoir  parlé  de  ce  sacre  du  jeune  roi,  ajoute  ces  paroles  :  Mais  cette 
consécration  déplut  à  quelques  Français  de  l'un  et  de  Tautre  ordre. 
Car  quelques  laïques  espéraient  que  la  mort  du  prince  leur  donnerait 
occasion  d'augmenter  leurs  honneurs.  Quelques  ecclésiastiques  cher- 
chaient le  droit  d'élire  et  de  constituer  le  chef  du  royaume.  Pour  ces 
causes,  plusieurs  d'entre  eux  murmuraient  de  Tordination  de  ce 
jeune  homme,  et,  sans  aucun  doute,  ils  l'auraient  empêchée  s'ils 
avaient  pu.  Le  roi,  voyant  que,  par  des  efforts  inusités,  quelques-uns 
cherchaient  à  éloigner  ses  enfants  de  l'honneur  suprême  de  la  royau- 
té, conçut  le  désir  de  tirer  d'eux  une  vengeance  mortelle  :  les  mé- 
chants s'élancèrent  avec  plus  de  sécurité  dans  le  crime  ;  leur  malice 
coûta  la  vie  à  quelques-uns,  et  causa  une  profonde  douleur  aux  au- 
tres ;  car  Jean  III,  évêque  d'Orléans,  qui  était  fort  âgé,  ayant  quitté 
son  évêché,  Hugues,  doyen  de  la  même  église,  fut  élu  pour  lui  suc- 
céder; mais,  comme  il  revenait  de  la  cour  du  roi,  il  fut  tué  en  che- 
min par  quelques  téméraires.  Alors  encore,  Thomas,  chanoine  de 
Saint-Victor,  fut  tué  sous  les  yeux  mêmes  et  à  la  grande  douleur 
d'Etienne,  évêque  de  Paris  ;  car  les  licteurs  ne  respectèrent  point, 
dans  leur  rage,  le  Créateur  de  toutes  choses,  ni  l'évêque,  son  repré- 
sentant et  son  fidèle  ministre  *. 

Ainsi  donc,  s'il  est  permis  à  l'histoire  de  faire  des  rapprochements 
de  cette  nature,  ce  sont  les  oies  du  Capitole  qui  sauvent  les  destins 
de  Rome  contre  l'épée  des  Gaulois;  c'est  un  pourceau  de  Paris  qui 
change  la  constitution  politique  de  la  France,  qui,  de  plus  ou  moins 
élective  qu'était  la  royauté,  la  rend  de  plus  en  plus  héréditaire  ; 
mais,  à  vrai  dire,  si  un  accident  pareil  produit  un  pareil  changement, 
c'est  que  ce  changement  était  amené  par  l'état  des  choses.  La  nation 
des  Francs,  autrefois  nation  guerroyante  et  voyageuse,  s'étant  im- 
plantée dans  le  sol  et  le  cultivant  par  droit  héréditaire,  tendait  par 
là  même  à  être  gouvernée  héréditairement. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  considérations,  l'évêque  Etienne  de  Paris 
publia  un  mandement  adressé  à  ses  archiprêtres,  par  lequel  il  ex- 
communia les  meurtriers  du  prieur  Thomas,  leurs  complices,  ceux 
qui  leur  donneraient  retraite,  ou  qui  communiqueraient  avec  eux, 
s'en  réservant  à  lui  seul  l'absolution.  Ensuite,  frappé  de  l'horreur 
de  ce  meurtre  et  ne  se  croyant  pas  lui-même  en  sûreté,  il  se  retira 
à  Clairvaux,  d'où  il  écrivit  à  Geoftroi  de  Chartres,  légat  du  Saint- 
Siège,  une  lettre  où  il  lui  raconte  ce  funeste  accident,  le  priant  de 

1  Orderic  Vital,  1.  13,  p.  895  et  896. 


308  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

se  rendre  à  Clairvaux  pour  délibérer  ensemble  sur  les  moyens  d'en 
prévenir  les  suites.  Geofïroi  vint  à  Clairvaux  suivant  cette  lettre,  et, 
par  son  autorité  de  légat,  manda  aux  archevêques  de  Reims,  de 
Rouen,  de  Tours  et  de  Sens,  et  à  leurs  suffragants,  de  se  rendre  à 
Jouarre,  dans  le  diocèse  de  Meaux,  pour  y  tenir  un  concile.  Comme 
les  prélats  y  étaient  assemblés,  ils  reçurent  une  lettre  de  Hugues, 
évéque  de  Grenoble,  successeur  de  saint  Hugues,  et  de  Guigues, 
prieur  de  la  Chartreuse,  qui  les  exhortaient  à  faire  justice  du  meur- 
tre do  Thomas  ;  ce  qu'ils  firent,  en  frappant  d'excommunication  les 
coupables. 

Comme  on  eut  avis  que  Tarchidiacre  de  Paris,  accusé  de  ce  meur- 
tre, s'était  adressé  au  Pape,  prétendant  s'en  justifier,  saint  Rernard 
écrivit  au  Pape  deux  lettres,  l'une  en  son  nom,  l'autre  au  nom  de 
l'évêque  Etienne,  afin  qu'il  ne  se  laissât  pas  surprendre.  Jean,  sous- 
doyen  d'Orléans,  ayant  été  tué  vers  ce  temps  par  les  émissaires  de 
l'archidiacre  de  la  même  ville,  saint  Rernard  écrivit  au  Pape  de 
nouveau,  l'excitant  à  faire  une  sévère  justice  de  ces  meurtres  redou- 
blés. Pierre  le  Vénérable,  abbé  de  Clugni,  lui  écrivit  dans  le  même 
sens.  Le  pape  Innocent  le  fit  par  une  constitution  adressée  aux  ar- 
chevêques de  Reims,  de  Rouen,  de  Tours  et  à  leurs  suffragants,  où 
il  fait  mention  des  deux  meurtres  de  Thomas  et  d'Archambaud, 
confirme  ce  que  les  prélats  avaient  ordonné  dans  le  concile  de 
Jouarre,  et  ajoute  :  Mais,  parce  que  votre  sentence  nous  paraît  trop 
modérée,  nous  voulons  de  plus  que,  partout  où  les  meurtriers  se- 
ront présents,  on  ne  célèbre  point  l'office  divin,  et  que,  si  quelqu'un 
les  protège  et  les  favorise,  il  soit  excommunié.  Nous  ordonnons  en- 
core que  Thibaud  Notier  (l'archidiacre  de  Paris)  et  les  autres  soient 
privés  des  bénéfices  qu'ils  ont  acquis  ou  conservés  par  les  crimes  de 
leurs  parents*. 

Après  le  départ  de  l'empereur  Lothaire,  le  pape  Innocent,  ne  se 
trouvant  plus  en  sûreté  à  Rome,  était  revenu  à  Pise  ;  sur  quoi  saint 
Rernard  écrivit  à  cette  ville,  pour  la  féliciter  du  secours  et  de  la  re- 
traite qu'elle  donnait  au  Pape,  ce  qui  relevait  en  quelque  manière 
à  la  dignité  de  Rome  ^.  Innocent  II  convoqua  à  Pise  un  concile  gé- 
néral pour  le  commencement  de  l'année  1134;.  Saint  Rernard  y  fut 
nommément  appelé.  Il  se  mit  en  route;  mais  ce  ne  fut  pas  sans  peine 
qu'il  put  arriver  jusqu'à  cette  ville.  Le  long  du  chemin,  les  popula- 
tions l'arrêtaient  pour  l'entendre,  pour  le  voir,  pour  jouir  des  béné- 
dictions de  sa  présence.  Les  Milanais  surtout  recouraient  à  ses  con- 
seils. Abandonnés  de  Conrad,  qu'ils  avaient  reconnu  pour  roi  et 

1  Bernard.  episL  158,  159,  161.  Innocent,  epist.  17.  —  2  Bern.  epist.  130. 


à  1153  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  309 

encouragés  par  Texeniple  des  républiques  voisines,  ils  aspiraient  à 
se  réconcilier  avec  le  Pape  et  à  se  soumettre  à  Lothaire.  C'est  à  saint 
Bernard  qu'ils  confièrent  cette  double  mission  ;  mais  la  proximité 
du  concile  le  força  d'ajourner  son  voyage  à  Milan,  et  il  leur  écrivit 
la  lettre  suivante  :  A  ce  que  je  vois  par  vos  lettres,  ^e  jouis  cbez  vous 
de  quelques  sentiments  de  bienveillance.  Comme  je  n'ai  rien  qui  me 
les  fasse  mériter,  je  m'assure  que  c'est  Dieu  qui  vous  les  inspire.  Je 
suis  très-sensible  aux  bontés  d'une  ville  illustre  et  puissante,  et  je 
les  cbéris  infiniment,  surtout  dans  un  temps  où  je  la  vois  avec  sa- 
tisfaction renoncer  au  schisme  et  rentrer  dans  le  sein  de  sa  mère. 
Après  tout,  s'il  m'est  honorable,  à  moi  vil  et  abject,  d'être  choisi 
par  une  ville  fameuse  pour  être  le  médiateur  d'un  si  grand  bien,  il 
n'est  pas  moins  honorable  à  vous  de  vous  laisser  persuader  la  paix 
et  la  concorde  avec  vos  voisins,  par  un  tel  négociateur,  vous  que  tout 
le  monde  sait  avoir  été  attaqués  vainement  par  plusieurs  villes  con- 
fédérées. Je  vais  donc  en  diligence  assister  au  concile;  après  cela  je 
compte  repasser  chez  vous  et  vérifier  si  j'ai  auprès  de  vous  tout  le 
crédit  dont  vous  me  flattez.  Et  s'il  est  tel,  plaise  à  celui  qui  en  est 
l'auteur  de  me  donner  un  succès  favorable  *  ! 

Cependant  l'ouverture  du  concile  fut  retardée  par  des  causes  que 
l'histoire  n'a  point  éclaircies.  Il  s'éleva  quelque  mésintelligence  en- 
tre Innocent  II  et  le  roi  de  France,  Louis  le  Gros,  qui  empêcha  les 
évêques  de  son  royaume  de  se  rendre  à  Pise.  Pour  lever  ces  obsta- 
cles, saint  Bernard,  le  médiateur  universel,  écrivit  au  roi  en  ces 
termes  :  Les  royaumes  de  la  terre  et  leurs  droits  demeurent  saints  et 
intacts  à  leurs  maîtres,  alors  qu'ils  ne  résistent  point  aux  ordon- 
nances et  aux  dispositions  divines.  Pourquoi  donc,  seigneur,  votre 
fureur  s'allume-t-elle  contre  l'élu  de  Dieu,  celui-là  même  que  Votre 
Sublimité  a  choisi  de  préférence  pour  votre  père  à  vous-même,  et, 
de  plus,  pour  Samuel  à  votre  fils  ?  L'indignation  royale  s'arme,  non 
pas  contre  des  étrangers,  mais  contre  soi-même  et  contre  les  siens. 
Hélas  !  son  procédé  ne  prouve  que  trop  ce  que  dit  l'Écriture  :  La 
colère  de  l'homme  n'opère  point  la  justice  de  Dieu  2.  Elle  l'aveugle 
en  effet  jusqu'à  lui  ôter  la  vue  du  danger  où  tout  le  monde  voit 
qu'elle  expose  ses  intérêts,  sa  grandeur,  son  salut  ;  qu'elle  le  rend 
insensible  à  sa  perte.  On  assemble  un  concile.  Qu'y  a-t-il  en  cela  de 
préjudiciable  à  la  gloire  de  Votre  Majesté  et  au  bien  du  royaume  ? 
Au  contraire,  on  publiera  avec  éloge,  dans  cette  assemblée  générale 
de  l'Église,  son  zèle  ardent  pour  la  religion.  On  y  apprendra  que  le 
roi  de  France  est  le  premier  ou  l'un  des  premiers  qui  ait  eu  la  piété 

Bern.  epist.  133.  —  «  Jacob.,  1,  20. 


310  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

et  le  courage  de  défendre  sa  mère  contre  la  violence  de  ses  persécu- 
teurs. Là^  toute  la  chrétienté  réunie  vous  rendra  mille  actions  de 
grâces,  fera  mille  vœux  et  pour  vous  et  pour  les  vôtres.  Pour  peu 
qu'on  soit  sensible  aux  maux  de  l'Église,  on  ne  peut  ignorer  qu'un 
concile  soit  nécessaire  pour  y  remédier.  Mais,  dira-t-on,  les  cha- 
leurs sont  excessives,  nos  corps  sont-ils  de  glace  ?  disons  plutôt  que 
ce  sont  nos  cœurs.  Hélas  !  comme  dit  le  prophète,  nul  n'a  pitié  de 
la  désolation  de  Joseph  *.  Je  me  réserve  à  vous  en  entretenir  dans 
un  autre  temps,  A  l'heure  qu'il  est,  souffrez  que  le  dernier  de  vos 
sujets,  par  sa  condition,  non  pas  par  sa  fidélité,  vous  déclare  qu'il 
ne  vous  est  pas  avantageux  de  mettre  des  entraves  à  un  bien  néces- 
saire. J'ai  de  fortes  raisons  pour  le  dire  à  Votre  Excellence,  et  je  les 
rapporterais  ici,  si  je  ne  savais  qu'un  simple  ^avertissement  suffit  à 
l'homme  sage.  Après  tout,  si  Votre  Altesse  est  mal  satisfaite  de  la 
conduite  rigoureuse  que  le  Siège  apostolique  a  tenue  à  son  égard, 
vos  fidèles  serviteurs  qui  assisteront  au  concile  travailleront  à  faire 
révoquer  ce  qui  est  révocable,  ou  à  trouver  un  tempérament  conve- 
nable à  votre  dignité.  De  notre  côté,  nous  ne  nous  épargnerons  pas, 
si  nous  pouvons  quelque  chose  2. 

Le  simple  avertissement  de  saint  Bernard  eut  son  effet.  Les  évê- 
ques  français  vinrent  se  réunir  à  un  nombre  considérable  de  pré- 
lats de  tout  l'Occident,  et  le  concile  s'ouvrit  le  30  mai  4134.,  sous  la 
présidence  du  souverain  Pontife.  Malheureusement  nous  n'avons 
pas  les  actes  de  ce  concile  ;  on  sait  seulement  qu'il  s'y  trouva  des 
évoques  et  des  abbés  d'Espagne,  de  Gascogne,  d'Angleterre,  de 
France,  de  Bourgogne,  d'Allemagne,  de  Hongrie,  de  Lombardie  et 
de  Toscane.  Les  ambassadeurs  de  Léopold,  margrave  d'Autriche, 
y  offrirent  à  saint  Pierre  et  au  pape  Innocent  le  monastère  de  Clos- 
terneubourg,  que  leur  maître  venait  de  fonder  ^.  En  ce  concile,  on 
excommunia  de  nouveau  Pierre  de  Léon  et  on  déposa  ses  fauteurs, 
sans  espérance  de  rétablissement.  On  y  déposa  également  Alexandre, 
usurpateur  de  l'évêché  de  Liège,  qui  mourut  de  chagrin  peu  de 
temps  après  qu'il  eut  appris  cette  nouvelle.  Enfin  le  pape  Innocent 
y  confirma  la  déposition  d'Anselme  V,  archevêque  de  Milan,  déjà 
précédemment  excommunié  et  que  les  Milanais  avaient  chassé  l'année 
précédente  1133,  pour  reconnaître  le  Pape  légitime.  Le  concile  fit 
aussi  plusieurs  canons  *. 

L'âme  de  cette  assemblée  fut  saint  Bernard.  Il  assistait  à  toutes 
les  délibérations,  dit  son  biographe,  qui  était  présent.  Il  était  révéré 

1  Amos,  6,  6.  —  2  S.  Bernard,  epist.  255.-3  Conciles  de  Mansi,  t.  21,  p.  489 
et  490.  —  4  Baron,  et  Pad. 


à  Hb3  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLTSE  CATHOLIQUE.  -       311 

de  tout  le  monde,  et  on  voyait  les  évêques  attendre  à  sa  porte.  Ce 
n'était  pas  le  faste  qui  le  rendait  de  difficile  accès,  c'était  la  multi- 
tude de  ceux  qui  voulaient  lui  parler,  en  sorte  que,  malgré  son 
humilité,  il  semblait  avoir  toute  l'autorité  du  Pape  ^ 

Après  le  concile  de  Pise,  le  Pape  envoya  saint  Bernard  à  Milan, 
où  il  était  tant  désiré,  et  avec  lui  deux  cardinaux.  Gui,  évêque  de 
Pise,  et  Matthieu,  évêque  d'Albane,  pour  réconciher  à  l'Église  les 
Milanais  et  les  absoudre  du  schisme  où  leur  archevêque  Anselme  les 
avait  engagés.  Saint  Bernard  fit  trouver  bon  aux  deux  cardinaux  de 
mener  avec  eux  GeofFroi,  évêque  de  Chartres,  dont  il  avait  reconnu 
le  mérite  en  plusieurs  occasions. 

Ils  étaient  à  peine  descendus  des  Apennins,  rapportent  les  au- 
teurs de  cette  époque,  que  tout  Milan  se  leva  pour  aller  au-devant 
de  l'homme  de  Dieu;  les  nobles,  les  bourgeois,  les  uns  à  cheval,  les 
autres  à  pied,  les  riches,  les  pauvres  quittèrent  leurs  habitations, 
comme  s'ils  eussent  déserté  la  ville,  et,  marchant  par  troupes,  ils 
allaient  au-devant  du  serviteur  de  Dieu  avec  une  incroyable  révé- 
rence. Tous,  transportés  de  joie  à  son  aspect,  s'estimaient  heureux 
d'entendre  le  son  de  sa  voix.  Ils  lui  baisaient  les  pieds;  et,  bien 
qu'il  s'en  défendît  autant  que  possible,  il  ne  put  les  empêcher  en 
aucune  façon  de  se  jeter  à  ses  genoux  et  de  se  prosterner  devant 
lui.  Ils  arrachaient  les  fils  de  ses  vêtements  pour  servir  de  remèdes  à 
leurs  maux,  persuadés  que  toutes  les  choses  qu'il  avait  touchées 
étaient  saintes  et  pouvaient  contribuer  à  leur  sanctification. 

La  foule  qui  le  précédait,  comme  celle  qui  le  suivait,  dit  Ernald, 
faisait  retentir  l'air  de  cris  de  joie  et  d'acclamations  vives  et  conti- 
nuelles, jusqu'à  son  entrée  dans  la  ville,  où,  après  avoir  été  long- 
temps retenu  dans  la  presse,  il  parvint  enfin  au  logis  honorable 
qu'on  lui  avait  préparé. 

Mais  quand  on  en  vint  à  traiter  publiquement  de  l'affaire  pour  la- 
quelle le  serviteur  de  Dieu  et  les  cardinaux  s'étaient  rendus  à  Milan, 
la  ville  entière,  oubliant  ses  rancunes  et  ses  prétentions  anciennes,  se 
soumit  de  telle  sorte  au  saint  abbé,  qu'on  pouvait,  à  juste  titre,  lui 
appUquer  ces  vers  d'un  poëte  : 

Quand  il  parle,  tout  cède  et  se  rend  à  sa  voix. 
Nul  ne  peut,  nul  ne  veut  résister  à  ses  lois  2. 

La  paix  bientôt  est  affermie,  l'église  est  réconciliée,  et,  par  un 
traité  solennel,  la  concorde  est  rétablie  entre  les  peuples  divisés. 

1  Ernald.  Vita  S.  Bern.,  1.  2,  c.  2.  —  2  Jussa  sequi,  tam  velle  rnihi,  quamposse 
necesse  est. 


iCiJL 


312  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

Mais,  ces  affaires  étant  terminées,  il  en  survint  d'autres,  d'un  autre 
genre. 

Ere  démon  exerçant  sa  rage  dans  quelques  énergumènes,  on  lui 
opposa  Tétendard  de  Jésus-Christ;  et,  au  commandementdel'homme 
de  Dieu,  effrayés  et  tremblants,  les  mauvais  esprits  s'enfuirent  des 
demeures  qu'ils  possédaient,  chassés  par  une  force  et  une  puissatice 
supérieures.  C'était  un  nouvel  emploi  de  ce  saint  légat,  qui  n'avait 
point  reçu  d'ordre  de  la  cour  romaine  sur  ce  sujet,  mais  qui,  d'après 
les  lois  divines  et  les  règles  de  la  foi,  produisait,  en  témoignage  de  sa 
mission,  des  lettres  écrites  avec  le  sang  de  Jésus-Christ  et  scellées  du 
sceau  de  la  croix,  dont  la  figure  et  le  caractère  font  fléchir  toutes  les 
puissances  de  la  terre  et  des  enfers. 

Les  auteurs  du  temps  ajoutent  :  On  n'a  point  ouï  parler,  de  nos 
jours,  d'une  foi  pareille  à  celle  de  ce  grand  peuple,  ni  d'une  vertu 
comparable  à  celle  de  ce  grand  saint.  Entre  eux  il  n'y  avait  qu'une 
humble  et  religieuse  contestation,  le  saint  attribuant  la  gloire  des  mi- 
racles à  la  foi  vive  du  peuple,  et  le  peuple  reportant  cette  gloire  à 
l'éminente  sainteté  du  serviteur  de  Dieu,  tous  cependant  ayant  la 
ferme  créance  qu'il  obtenait  de  Dieu  tout  ce  qu'il  demandait. 

On  lui  amena  donc  une  femme  connue  de  tout  le  monde,  tour- 
mentée depuis  sept  ans  de  l'esprit  malin,  le  priant  de  la  délivrer.  Le 
saint  homme  était  confus  de  l'opinion  qu'on  avait  de  lui,  et  l'humilité 
lui  défendait  d'entreprendre  des  choses  extraordinaires;  d'un  autre 
côté,  il  rougissait  d'avoir  moins  de  foi  que  ce  peuple,  et  craignait 
d'offenser  Dieu  en  se  défiant  de  sa  toute-puissance  ;  enfin  il  s'aban- 
donna au  Saint-Esprit,  et,  s'étant  mis  en  prière,  il  chassa  le  démon 
et  rendit  la  femme  tranquille.  Les  assistants,  transportés  de  joie  et 
levant  les  mains  au  ciel,  rendirent  grâces  à  Dieu,  et,  le  bruit  s'en  étant 
répandu  par  la  ville,  la  mit  toute  en  mouvement;  on  s'assemblait  de 
tous  côtés,  les  travaux  étaient  suspendus,  on  ne  parlait  que  de 
l'homme  de  Dieu,  on  ne  pouvait  se  rassasier  de  le  voir  ou  de  l'en- 
tendre, on  s'empressait  pour  le  toucher  ou  recevoir  sa  bénédiction. 

Une  autre  fois,  on  lui  amena,  en  présence  d'un  grand  nombre  de 
personnes,  à  l'église  de  Saint-Ambroise,  une  dame  fort  âgée  et  d'une 
haute  distinction.  Le  démon,  qui  la  possédait  depuis  longtemps,  l'a- 
vait tellement  suffoquée,  qu'ayant  perdu  l'usage  de  la  vue,  de  l'ouïe 
et  de  la  parole,  grinçant  les  dents  et  étendant  la  langue  comme  la 
trompe  d'un  éléphant,  elle  semblait  plutôt  un  monstre  qu'une  femme. 
Ses  traits  hideux,  son  aspect  effrayant,  son  haleine  épouvantable  at- 
testaient l'impureté  de  l'esprit  qui  obsédait  son  corps  *. 

1  Ernald.  Vif  a  S.  Bern.,  1.  2,  c.  3. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  313 

Après  que  le  serviteur  de  Dieu  Teut  regardée,  il  connut  que  le 
diable  lui  était  profondément  attaché  et  incarné,  et  qu'il  ne  sortirait 
pas  facilement  d'une  maison  dont  il  était  depuis  si  longtemps  le 
maître.  C'est  pourquoi,  se  tournant  vers  le  peuple  qui  s'était  porté 
en  grande  foule  à  l'église,  il  recommanda  qu'on  priât  Dieu  avec  fer- 
veur ;  et,  environné  des  ecclésiastiques  et  des  religieux  qui  se  tenaient 
près  de  lui  au  bas  de  l'autel,  il  ordonna  de  faire  avancer  cette  femme 
et  de  la  tenir  d'une  main  ferme.  La  misérable  résistait;  poussée  par 
une  force  surhumaine  et  diabolique,  elle  se  débattait,  avec  d'horribles 
convulsions,  au  milieu  de  ceux  qui  la  regardaient,  leur  donnant  des 
coups  et  frappant  du  pied  le  serviteur  de  Dieu,  qui  demeura  calme 
et  doux,  sans  s'inquiéter  de  l'audace  du  démon.  11  monta  humble- 
ment à  l'autel  et  commença  la  célébration  du  saint  sacrifice.  Mais 
toutes  les  fois  qu'il  faisait  le  signe  de  la  croix  sur  l'hostie  consacrée, 
il  se  tournait  vers  la  femme  et  lui  appUquait  la  vertu  du  même  signe, 
et  chaque  fois  l'ennemi  témoignait  qu'il  ressentait  l'aiguillon  de  cette 
arme  puissante,  par  un  redoublement  de  fureur,  par  la  peine  et  la 
rage  qu'il  manifestait. 

L'Oraison  dominicale  étant  achevée,  le  saint  descend  les  marches 
de  l'autel  pour  combattre  plus  directement  l'ennemi  de  Dieu.  Met- 
tant le  corps  sacré  de  Notre-Seigneur  sur  la  patène,  et  le  tenant  sur 
la  tête  de  la  femme,  il  parle  en  ces  termes  :  Esprit  méchant,  voici 
ton  juge,  voici  la  puissance  souveraine  !  Résiste  maintenant,  si  tu 
peux  !  Le  voici  celui  qui,  devant  souffrir  la  mort  pour  notre  salut,  a 
dit  :  Le  temps  est  venu  où  le  prince  de  ce  monde  sera  jeté  dehors  *  ! 
Voici  le  corps  sacré  qui  a  été  formé  du  corps  de  la  Vierge,  qui  a  été 
étendu  sur  le  bois  de  la  croix,  qui  a  été  posé  dans  le  sépulcre,  qui 
est  ressuscité  des  morts,  qui  est  monté  au  ciel,  à  la  vue  des  disciples! 
C'est  par  la  puissance  terrible  de  cette  majesté  adorable  que  je  t'or- 
donne, esprit  malin,  de  sortir  du  corps  de  sa  servante,  et  de  n'avoir 
jamais  la  hardiesse  de  la  toucher  ! 

Le  démon,  forcé  de  la  quitter  et  ne  pouvant  demeurer  davantage, 
la  tourmenta  plus  cruellement,  faisant  paraître  d'autant  plus  de  fu- 
reur et  de  rage,  qu'il  lui  restait  moins  de  temps  pour  l'exercer.  Le 
saint  père,  retournant  à  l'autel,  acheva  la  fraction  de  l'hostie  salu- 
taire, et  donna  la  paix  au  diacre  pour  qu'il  la  transmît  au  peuple,  et, 
dans  le  même  instant,  la  paix  et  la  santé  furent  rendues  à  cette  femme. 
C'est  ainsi,  conclut  le  biographe  contemporain,  que  Satan  montra, 
non  par  son  témoignage  libre,  mais  par  sa  fuite  forcée,  quelles  sont 
la  vertu  et  l'efficacité  des  divins  mystères  ! 

*  Joan.,  11. 


314  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

La  femme  qui  venait  de  recouvrer  Tusage  de  sa  raison  et  de  ses 
sens  rendit  à  Dieu  de  publiques  actions  de  grâces,  et,  regardant  le 
saint  abbé  comme  son  libérateur,  elle  se  jeta  à  ses  pieds.  Grande  était 
la  clameur  qui  retentissait  dans  l'église;  les  fidèles  de  tout  âge,  de 
tout  sexe  exprimaient  leur  admiration  par  des  cris  de  joie  et  des 
chants  d'allégresse;  les  cloches  sonnaient,  le  Seigneur  était  béni 
d'une  voix  unanime,  et  la  ville  entière,  transportée  d'amour  pour 
saint  Bernard,  lui  rendait,  s'il  est  permis  de  le  dire,  des  honneurs 
au-dessus  de  la  condition  d'un  mortel  *. 

Le  bruit  de  ce  qui  se  passait  à  Milan  se  répandit  partout,  et  la  ré- 
putation de  l'homme  de  Dieu  courait  par  toute  l'Italie  ;  partout  on 
publiait  qu'il  s'était  élevé  un  grand  prophète,  puissant  en  œuvres  et 
en  paroles,  qui  guérissait  les  malades  et  délivrait  les  énergumènes 
par  la  vertu  de  Jésus-Christ. 

Comme  la  foule,  qui  se  tenait  depuis  le  matin  jusqu'au  soir  devant 
sa  porte,  l'incommodait  fort,  à  cause  de  la  grande  presse  qui  le  suf- 
foquait, il  se  mettait  aux  fenêtres  de  sa  maison,  et  de  là  élevait  ses 
mains  et  bénissait  le  peuple.  Il  était  venu  beaucoup  de  monde  des 
villes  et  des  bourgades  voisines;  tous,  les  étrangers  aussi  bien  que 
les  habitants,  couraient  sans  cesse  sur  les  pas  de  l'homme  de  Dieu, 
le  suivant  partout,  avides  de  l'entendre,  de  le  voir,  d'être  témoins  de 
ses  merveilles  2,  C'est  ce  que  dit  le  biographe  contemporain  Ernald. 

Un  jour,  dit  le  chroniqueur  Herbert,  comme  le  saint  abbé  se  trou- 
vait dans  une  vaste  salle,  entouré  d'une  multitude  de  personnes  qui 
se  pressaient  autour  de  lui,  un  homme  d'une  mise  recherchée  et  d'un 
extérieur  honorable  fit  de  singuliers  efforts  pour  l'approcher,  sans 
pouvoir  y  réussir.  Alors,  se  mettant  sur  ses  pieds  et  ses  mains,  tan- 
tôt rampant  à  terre,  tantôt  grimpant  par-dessus  les  épaules  de  ceux 
qui  étaient  devant  lui,  il  parvint  à  fendre  la  foule,  tomba  aux  genoux 
de  l'homme  de  Dieu  et  les  couvrit  de  baisers.  Le  vénérable  Rainald, 
qui  se  tenait  là  tout  près,  et  c'est  de  lui-même  que  je  tiens  ce  fait,  sa- 
chant la  peine  que  de  pareilles  démonstrations  causaient  à  Bernard, 
voulut  mettre  fin  à  cette  scène;  mais  l'homme,  toujours  prosterné, 
se  tourna  vers  lui  et  lui  dit  à  haute  voix  :  Laissez-moi,  laissez-moi 
contempler  et  toucher  ce  serviteur  de  Dieu,  cet  homme  vraiment 
apostolique  ;  car,  je  vous  le  dis  et  je  vous  l'atteste  dans  la  foi  chré- 
tienne, j'ai  vu  cet  apôtre  au  milieu  des  apôtres  de  Jésus-Christ.  Rai- 
nald,  frappé  d'admiration,  eût  désiré  de  connaître  plus  à  fond  cette 
vision  ;  mais  le  respect  que  lui  imposait  la  présence  de  saint  Bernard 
ne  lui  permit  pas  d'en  demander  davantage.  On  conçoit  cepen- 

1  Ernald,  L  2,  c.  3,  n.  13  et  14.  —  2  ibid.,  n.  15. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  315 

dant  quelle  impression  cet  incident  dut  laisser  à  la  multitude  *. 

Le  saint,  ajoute  Ernald,  ne  trouvait  plus  de  repos,  parce  que  tous 
ceux  qui  étaient  en  peine  trouvaient  leur  repos  dans  son  labeur  et 
dans  sa  lassitude.  Ceux  qui  sortaient  de  chez  lui  rencontraient  d'au- 
tres visiteurs  qui  venaient  le  voir,  et  c'était  une  succession  non  in- 
terrompue de  gens  qui  demandaient  des  grâces.  Il  rendit  la  santé  à 
une  foule  de  personnes  :  aux  uns,  en  leur  donnant  à  boire  de  l'eau 
bénite  ;  aux  autres,  par  son  seul  attouchement,  et,  dans  la  même 
ville,  en  présence  de  divers  témoins,  il  obtint  du  Père  des  lumières 
la  puissance  de  rendre  la  vue  à  des  aveugles,  en  faisant  sur  eux  le 
signe  de  la  croix  ^. 

Au  milieu  de  tant  de  merveilles,  ce  qu'il  y  avait  de  plus  merveil- 
leux, c'était  l'humilité  profonde  avec  laquelle  ce  saint  homme  exerça 
cette  sorte  de  toute-puissance  que  Dieu  lui  avait  conférée  pour  Vé- 
dification  de  son  Église.  11  semblait  complètement  inaccessible  à  la 
gloire,  aux  honneurs,  aux  respectsdont  les  témoignages  lui  arrivaient 
de  toutes  parts,  sourd  et  indifférent  au  bruit  des  applaudissements 
du  monde.  Il  ressentait  d'ailleurs  sans  cesse  dans  sa  chair  des  souf- 
frances aiguës;  il  les  chérissait,  parce  que  sans  cesse  elles  lui  rappe- 
laient la  commune  destinée  des  mortels,  et  qu'il  savait,  par  l'expé- 
rience du  grand  A  pôtre,  quela  vertu  se  perfectionne  dans  les  infirmités. 

Chose  admirable  !  ce  grand  saint,  depuis  son  entrée  dans  la  vie 
monastique,  était  toujours  à  la  veille  de  mourir,  et  chacune  de  ses 
actions  semblait  être  le  dernier  effort  d'une  vie  expirante.  Languis- 
sant et  presque  éteint,  c'est  pourtant  ce  corps  fragile  que  la  Provi- 
dence employait  à  son  gré  et  que  le  souffle  divin  faisait  mouvoir  nli- 
raculeiîsement,  en  quelque  sorte,  pour  régler  les  destinées  de  l'Eglise 
et  des  empires  ! 

Malgré  ses  visibles  infirmités,  saint  Bernard  eut  à  se  défendre  à 
Milan,  comme  à  Gênes,  comme  à  Reims,  contre  les  vœux  d'une  po- 
pulation entière,  qui  le  conjurait  d'accepter  la  charge  pastorale. 

«  Un  jour,  tous  les  fidèles,  les  magistrats  et  le  clergé  en  tête,  vin- 
rent processionnellement  jusqu'à  sa  demeure,  pour  le  conduire  for- 
cément au  siège  archiépiscopal.  Dans  cette  conjoncture,  la  résistance 
n^était  presque  pas  possible.  Il  chercha  un  expédient.  Demain,  leur 
dit-il,  je  monterai  à  cheval  et  m'abandonnerai  à  la  Providence.  Si  le 
cheval  me  porte  hors  de  vos  murailles,  je  me  regarderai  comme  libre 
de  tout  engagement;  mais  s'il  reste  dans  l'enceinte  de  la  ville,  je 
serai  votre  archevêque.  Le  lendemain,  en  effet,  il  monte  à  cheval,  et, 

1  Herbert,  L  2,  c.  18.  —  2  Ernald,  1.  2,  c.  3,  n.  18.  Voy.  aussi  Ratisbonne,  Hisi. 
de  S.  Bern.,   loc.  cit.,  p.  339  et  suiv. 


316  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVIII,  —  De  1125 

partant  au  galop,  il  s'éloigne  en  toute  hâte  des  murs  de  Milan  '.  » 

Suivant  les  ordres  du  pape  Innocent,  il  se  rendit  à  Pavie  et  à  Cré- 
mone, pour  réconcilier  ces  deux  villes.  Dans  la  première,  il  fut  reçu 
avec  la  même  dévotion  qu'à  Milan,  et  fit  encore  plusieurs  miracles. 
Mais  ceux  de  Crémone,  enflés  de  quelques  succès,  ne  voulurent  point 
profiter  de  sa  médiation.  Il  vint  une  seconde  fois  à  Milan,  pour  ache- 
ver le  bien  qu'il  y  avait  commencé.  Il  y  fit  tant  de  conversions,  qu'il 
y  eut  de  quoi  peupler  un  nouveau  monastère  de  son  ordre,  qui  fut 
fondé  dans  le  voisinage,  l'année  suivante  1135,  et  nommé  Caravalle 
ou  Chère-Vallée.  A  la  place  de  l'archevêque  Anselme,  schismatique 
et  déposé,  on  élut  Ribald  ou  Robald,  évêque  d'Albe,  dans  le  Mont- 
ferrat,  et  le  Pape  rendit  à  Milart  la  dignité  de  métropole,  qu'il  lui  avait 
ôtée.  Anselme,  voulant  rejoindre  l'antipape  Anaclet,  fut  pris  par 
les  catholiques,  et  mourut  vers  la  fin  de  l'année  2. 

Cependant  il  s'éleva  de  nouveau  quelque  nuage  entre  le  pape  In- 
nocent et  les  Milanais.  Ceux-ci  prétendaient  que,  comme  successeur 
de  saint  Ambroise,  leur  archevêque  ne  devait  point  prêter  serment 
d'obéissance  au  Pape,  ni  recevoir  le  pallium  de  sa  main.  Le  nouvel 
archevêque  prit  un  moyen  terme.  Étant  allé  à  Pise,  il  fit  serment 
d'obéissance,  mais  ne  voulut  pas  recevoir  le  pallium,  pour  ne  pas 
trop  indisposer  son  peuple.  Le  Pape,  mécontent,  penchait  à  user  de 
sévérité. 

Saint  Bernard,  l'ayant  remarqué  dans  une  de  ses  lettres,  lui  écrivit 
pour  excuser  le  nouvel  archevêque.  De  quel  côté,  disait-il,  se  tour- 
nera ce  prélat  infortuné,  banni  du  séjour  délicieux  de  la  ville  de  Cal- 
dée  (son  ancienne  ville  épiscopale),  condamné  à  vivre  avec  des  bêtes 
farouches?  Veut-il  vous  obéir?  il  est  exposé  à  des  hommes  cruels  qui 
le  menacent  de  le  dévorer,  S'accommode-t-il  au  temps  par  une  pru- 
dente dissimulation?  il  encourt  votre  colère,  plus  formidable  pour 
lui  que  la  rage  des  bêtes  les  plus  féroces.  Embarrassé  de  toutes  parts, 
il  lui  paraît  encore  plus  supportable  d'être  sans  diocésains  que  sans 
chef;  il  préfère,  avec  justice,  l'honneur  de  vos  bonnes  grâces  à  la 
chaire  de  Milan.  Saint  Bernard  conclut  en  priant  le  Pape  d'attendre 
encore  une  année,  pour  que  le  nouvel  archevêque  pût  disposer  peu  à 
peu  son  peuple.  Peut-être  que  la  ville  de  Milan  pleurera  son  péché 
et  fera  de  dignes  fruits  de  pénitence  ^. 

Après  avoir  ainsi  conseillé  au  Pape  la  douceur  et  la  patience,  il 
recommande  l'humilité  et  l'obéissance  aux  Milanais  par  la  lettre  sui- 
vante :  Dieu  vous  traite  en  père  et  l'Église  romaine  a  pour  vous  toute 

*  Annal.  Cisterc,  p.  265,  n.  7.  Landulph.  Junior,  Chronic.  Ratisbonne,  loc. 
cit.,  p.  351.  —  2  Pagi,  an.  1134.  —  3  s.  Bernard,  epist.  314. 


à  1153  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  317 

la  tendresse  d'une  mère.  Et  que  n'a-t-elle  pas  fait  pour  vous?  Vous 
avez  souhaité  qu'elle  vous  envoyât  des  députés  d'une  qualité  distin- 
guée, afin  de  faire  honneur  et  à  vous  et  «à  Dieu  même,  dont  ils  sont 
les  ministres;  elle  l'a  fait.  Qu'elle  confirmât  l'élection  unanime  de 
votre  archevêque;  elle  l'a  fait.  Qu'elle  vous  accordât  ce  que  les  ca- 
nons n'accordent  que  dans  une  extrême  nécessité,  d'ériger  votre  évê- 
ché  en  métropole  et  de  redonner  à  votre  ville  le  titre  d'archevêché, 
dont  elle  était  déchue;  elle  vous  l'a  accordé.  Qu'on  mît  en  liberté 
vos  prisonniers  de  guerre  qui  sont  à  Plaisance;  je  ne  peux  ni  ne  veux 
le  dissimuler,  elle  l'a  fait  encore.  Enfin,  dans  quelle  occasion  cette 
mère  affectionnée  a-t-elle  refusé  à  sa  fille,  un  seul  moment,  ce  qu'elle 
a  pu  raisonnablement  lui  accorder?  Pour  comble  de  bienfaits,  elle 
vous  envoie  le  pallium,  qui  est  la  plénitude  de  la  dignité  et  de  la  puis- 
sance ecclésiastiques.  Après  cela,  peuple  illustre  et  fameux,  souffrez 
que  je  vous  parle  en  ami  sincère  et  zélé  pour  votre  salut.  Si  Rome 
a  de  la  complaisance  pour  vous,  cette  complaisance  n'aff'aiblit  point 
son  pouvoir.  Croyez-moi,  n'abusez  pas  de  ses  bontés,  de  peur  d'être 
accablés  de  sa  puissance. 

Je  lui  rendrai,  me  direz- vous,  la  soumission  que  je  lui  dois;  mais 
je  n'irai  point  au  delà.  A  la  bonne  heure.  Si  vous  le  faites,  vous  lui 
rendrez  une  soumission  sans  bornes.  Rome  a  cette  prérogative  sin- 
gulière, qu'étant  le  siège  du  chef  des  apôtres  elle  a  la  plénitude  de 
puissance  sur  toutes  les  églises  du  monde,  en  sorte  que  c'est  résister 
à  l'ordre  de  Dieu  que  de  lui  résister.  Elle  peut,  quand  elle  le  juge  à 
propos,  créer  des  évêchés,  leur  donner  des  prééminences  ou  les  leur 
ôter  ;  ériger  un  simple  évêché  en  métropole,  réduire  une  métropole 
en  simple  évêché.  Elle  peut  citer  les  personnes  de  la  plus  haute 
dignité,  autant  de  fois  qu'elle  le  croit  nécessaire;  et,  s'il  s'en  trouve 
de  rebelles,  elle  a  des  armes  pour  les  châtier.  Vous  les  avez  éprou- 
vées. Qu'ont  produit  votre  rébellion  et  votre  résistance  ?  où  ont  abouti 
les  mauvais  conseils  de  vos  faux  prophètes  ?  quel  avantage  avez- vous 
tiré  d'un  procédé  dont  vous  rougissez  ?  Reconnaissez  enfin  une  puis- 
sance qui  vous  a  privés  si  longtemps  des  honneurs  de  l'archiépisco- 
pat.  Quels  défenseurs  trouvâtes-vous  contre  sa  juste  sévérité,  lorsque 
vos  excès  l'obligèrent  à  vous  dépouiller  de  vos  anciens  privilèges  et 
à  retrancher  à  votre  église  tous  ses  suffragants  ?  Vous  seriez  même 
aujourd'hui  un  corps  défectueux  et  difforme,  si  sa  clémence  n'avait 
modéré  son  pouvoir.  Et  qui  l'empêchera  de  redoubler  ses  coups,  si 
vous  l'irritez  encore?  Gardez-vous  bien  de  retomber  dans  sa  dis- 
grâce, de  peur  de  ne  retrouver  plus  les  mêmes  facilités  à  l'apaiser. 
Et  si  quelqu'un  vous  fait  accroire  que  votre  soumission  ne  se  doit 
point  étendre  à  toutes  choses,  ou  il  est  séduit,  ou  il  veut  vous  séduire. 


318  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

Vous  p/avez  que  trop  expérimenté  la  plénitude  et  l'étendue  de  l'au- 
torité du  Siège  apostolique.  Suivez  plutôt  mon  avis,  je  ne  suis  point 
un  séducteur.  Prenez  le  parti  de  l'obéissance  et  de  la  douceur.  Dieu 
se  communique  aux  humbles  ;  la  terre  est  le  partage  des  esprits  doux 
et  pacitîques.  Maintenant  que  vous  avez  recouvré  les  bonnes  grâces 
de  votre  maîtresse  et  de  votre  mère,  ménagez-les  avec  soin  et  méritez 
par  votre  attachement  qu'elle  vous  confirme  vos  privilèges  et  qu'elle 
vous  en  accorde  même  de  nouveaux  *. 

En  travaillant  à  xéconcilier  à  l'Église  toutes  les  villes  et  tous  les 
peuples  d'Italie,  le  pape  Innocent  et  saint  Bernard  avaient  encore 
pour  but  de  réconcilier  ces  villes  et  ces  peuples  entre  eux,  et  de  faire 
cesser  les  guerres  particulières  qui  compromettaient  la  sûreté  publi- 
que. Ainsi  plusieurs  prélats  de  France,  en  revenant  du  concile  de 
Pise,  furent  attaqués  et  maltraités  par  des  bandes  en  armes.  Pierre 
le  Vénérable,  abbé  de  Clugni,  qui  était  avec  eux,  s'en  plaignit  en  leur 
nom  au  Pape,  le  priant  d'exercer  en  cette  occasion  toute  la  sévérité 
de  sa  justice  2.  Quant  à  saint  Bernard,  il  revint  en  France  d'une  ma- 
nière bien  différente.  Comme  il  passait  les  Alpes,  les  pâtres  descen- 
daient du  haut  des  rochers  et  lui  demandaient  de  loin  sa  bénédic- 
tion ;  puis,  gravissant  les  montagnes,  ils  retournaient  à  leurs  trou- 
peaux, se  réjouissant  de  l'avoir  vu  et  de  ce  qu'il  avait  étendu  la  main 
sur  eux. 

Arrivant  à  Clairvaux,  il  fut  reçu  par  ses  frères  avec  une  joie  sainte 
qui  éclatait  sur  leurs  visages,  mais  sans  préjudice  de  la  gravité  et  de 
la  modestie  religieuses.  Il  ne  trouva  rien  de  dérangé  dans  sa  com- 
munauté après  une  si  longue  absence  :  ni  plaintes  à  écouter,  ni  diffé- 
rends à  apaiser;  l'union  s'y  était  conservée  parfaite. 

Le  monde,  qui  ne  voit  de  la  vie  religieuse  que  les  mortifications 
extérieures,  tel  qu'un  passant  qui  ne  verrait  d'un  parterre  que  la 
haie  d'épines  qui  l'entoure,  ne  soupçonne  même  pas  la  joie  sainte,  la 
mutuelle  et  surnaturelle  affection  qui  règne  dans  les  communautés 
ferventes.  Nous  en  avons  vu  la  preuve  dans  les  saints  religieux  de  la 
Chartreuse,  qui  eurent  tant  de  peine  à  supporter  l'absence  de  saint 
Bruno,  leur  père.  Il  semblait  qu'on  leur  eût  enlevé  leur  cœur  et 
leur  âme.  La  même  amitié  du  ciel  se  voit  entre  Bernard  et  ses  frères 
de  Clairvaux.  Lorsque  tant  d'églises  illustres  le  suppliaient  d'être 
leur  pasteur,  le  saint  n'y  acquiesçait  pas;  mais  il  ne  leur  résistait  pas 
non  plus  avec  insolence  ni  avec  dédain;  il  leur  disait  qu'il  n'était 
pas  maître  de  lui-même,  mais  attaché  au  service  de  ses  frères.  Et 
quand  les  frères  apprenaient  cette  réponse  du  saint,  ils  répondaient 

*  S.  Bern.  epist.  131.  —  2  Petr.  Clun.,  1.  ],epist.  27. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE.  319 

de  leur  côté  :  Nous  avons  vendu  tout  ce  que  nous  possédions  pour 
acheter  cette  perle  précieuse  que  nous  avions  trouvée;  aujourd'hui 
nous  ne  pouvons  plus  rentrer  dans  les  biens  que  nous  avons  vendus. 
Si  donc  nous  perdions  et  le  prix  que  nous  avons  donné  et  la  chose 
que  nous  avons  acquise,  si  nous  étions  privés  et  de  nos  biens  et  de 
notre  perle,  nous  serions  bien  déçus  dans  nos  espérances,  et,  comme 
les  vierges  folles,  après  avoir  répandu  notre  huile,  nous  serions  con- 
traints d'en  aller  mendier  ailleurs.  Les  bons  religieux  firent  plus,  ils 
obtinrent  une  lettre  du  souverain  Pontife,  pour  qu'on  ne  pût  leur 
ravir  l'objet  de  leur  joie,  et  pour  que  la  consolation  des  autres  ne 
devînt  pas  leur  affliction  *. 

Quand  Bernard  fut  revenu  à  Clairvaux,  ceux  dont  il  prenait  con- 
seil, savoir,  ses  frères  et  le  prieur  Geoffroi,  depuis  évêque  de  Lan- 
gres,  lui  représentèrent  que  le  monastère  ne  pouvait  plus  suffire  à 
une  communauté  si  nombreuse,  et  qu'il  était  bâti  dans  un  lieu  trop 
resserré  pour  pouvoir  l'étendre,  et  ils  lui  en  montraient  un  plus  com- 
mode. Le  saint  abbé  leur  dit  :  Vous  voyez  que  cette  maison  a  été 
bâtie  à  grands  frais;  si  nous  l'abattons,  les  gens  du  monde  nous  ac- 
cuseront de  légèreté,  ou  diront  que  les  richesses  nous  font  tourner 
la  tète,  quoique  nous  ne  soyons  pas  riches;  car  vous  savez  que  nous 
n'avons  point  d'argent,  et,  par  conséquent,  il  y  aurait  de  la  témérité, 
selon  l'Évangile,  à  entreprendre  un  bâtiment.  Ils  répondirent  :  Cela 
serait  bon,  si,  depuis  que  notre  maison  est  achevée.  Dieu  avait  cessé 
d'y  envoyer  des  habitants  ;  mais,  puisqu'il  augmente  tous  les  jours 
son  troupeau,  il  faut  chasser  ceux  qu'il  envoie,  ou  pourvoir  à  leur 
logement  ;  et  il  ne  faut  pas  douter  qu'il  n'en  prenne  soin  lui-même. 
L'abbé  se  rendit  ;  et,  le  projet  du  nouveau  bâtiment  étant  devenu 
public,  ThibaUd,  comte  de  Champagne,  donna  de  grandes  sommes 
pour  cet  efïet,  et  en  promit  encore  plus  ;  les  évéques  voisins,  les  no- 
bles, les  riches  marchands  y  contribuèrent  volontairement  et  avec 
joie  :  les  moines  travaillèrent  eux-mêmes  avec  les  ouvriers  à  tailler 
les  pierres,  à  maçonner,  à  couper  le  bois,  à  amener  Teau  de  la  ri- 
vière par  des  canaux  :  ainsi  ce  grand  ouvrage  fut  achevé  beaucoup 
plus  tôt  qu'on  ne  Fespérait  2. 

Saint  Bernard  ne  demeura  pas  longtemps  à  Clairvaux  après  son 
retour  d'Italie.  Geoffroi,  évêque  de  Chartres,  légat  du  pape  Innocent 
en  Aquitaine,  le  demanda  et  l'obtint,  pour  lui  aider  à  délivrer  cette 
province  du  schisme  où  Gérard  d'Angoulême  l'avait  engagée.  Ber- 
nard y  consentit,  et  promit  de  faire  ce  voyage  après  qu'il  aurait  établi 
Tabbaye  de  Buzai,  nouvellement  fondée  par  Ermengarde,  comtesse 

1  Ernald,  1.  2,  c.  4,  n.  27.  —  1  Ibid.,  c.  5. 


320  ■     HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIII.  —  De  3125 

de  Bretagne,  qui  s'y  fit  elle-même  religieuse.  Ainsi  que  nous  Tavons 
vu^  Bernard  avait  déjà  fait  un  premier  voyage  en  Aquitaine  avec  Jos- 
celin,  évêque  de  Soissons,  par  ordre  du  pape  Innocent,  lorsqu'il 
était  en  France,  c'est-à-dire  en  US!.  Ils  vinrent  jusqu'à  Poitiers 
pour  conférer  avec  le  duc  et  avec  l'évêque  d'Angoulême  ;  mais  cette 
entrevue  fut  sans  effet  ;  l'évêque  Gérard  s'emporta  contre  le  pape  In- 
nocent, et  anima  si  furieusement  son  clergé,  que  dès  lors  ils  commen- 
cèrent à  persécuter  ouvertement  les  catholiques  au  point  qu'après 
le  départ  de  saint  Bernard  le  doyen  de  Poitiers  brisa  l'autel  où  il 
avait  célébré  la  messe. 

Le  duc  d'Aquitaine,  seul  appui  du  schisme  de  deçà  les  Alpes,  était 
Guillaume,  neuvième  du  nom,  né  l'an  1099,  qui  succéda,  l'an  1127, 
à  Guillaume  VIII,  son  père.  Il  reconnut  d'abord  le  pape  Innocent, 
puis  il  se  laissa  entraîner  dansle  schisme  par  l'évêque  d'Angoulême. 
Il  était  violent,  mais  non  pas  sans  religion.  Ayant  insulté  les  moines 
de  Saint-Jean  d'Angely,  le  jour  de  la  Saint-Jean,  lorsqu'ils  célébraient 
l'office,  et  enlevé  les  offrandes,  il  leur  en  fit  réparation  en  plein  cha- 
pitre; puis,  en  leur  présence  et  en  celle  de  ses  barons,  il  alla  à  l'église, 
pieds  nus,  des  verges  à  la  main  ;  et,  prosterné  à  terre  devant  l'autel, 
il  se  reconnut  coupable,  et,  pour  réparation,  fit  au  monastère  une 
donation  considérable,  dont  l'acte  est  daté  de  l'an  1131,  et  du  ponti- 
ficat d'Anaclet.  Du  consentement  de  ce  prince,  Gérard  s'était  em- 
paré de  l'archevêché  de  Bordeaux,  sans  toutefois  quitter  l'évêché 
d'Angoulême  ;  mais  l'argent  qu'il  avait  distribué  à  ses  partisans 
venant  à  se  dissiper,  et  la  vérité  se  reconnaissant  de  plus  en  plus,  les 
seigneurs  commençaient  à  l'abandonner.  Il  demeurait  donc  dans  les 
lieux  où  il  se  croyait  le  plus  en  sûreté,  et  ne  se  trouvait  pas  volon- 
tiers aux  assemblées  publiques. 

Cependant  on  fit  savoir  au  duc,  par  des  personnes  qualifiées  qui 
l'approchaient  avec  plus  de  liberté,  que  l'abbé  de  Clairvaux, l'évêque 
de  Chartres,  d'autres  évêques  et  d'autres  hommes  pieux  demandaient 
à  conférer  avec  lui,  pour  traiter  de  la  paix  de  l'Eglise  ;  et  on  lui 
persuada  de  ne  pas  éviter  cette  entrevue,  parce  qu'il  pourrait  arri- 
ver que  ce  qu'on  croyait  impossible  deviendrait  facile.  On  s'assembla 
donc  à  Parthenai  ;  et  on  parla  si  fortement  sur  l'unité  de  l'Église  et 
sur  le  malheur  du  schisme,  que  le  duc  déclara  qu'il  pourrait  consen- 
tir à  reconnaître  le  pape  Innocent,  mais  qu'il  ne  pouvait  se  résoudre 
à  rétablir  les  évêques  qu'il  avait  chassés  de  leurs  sièges,  parce  qu'ils 
l'avaient  trop  offensé,  et  qu'il  avait  juré  de  ne  leur  jamais  accorder 
la  paix.  On  porta  plusieurs  paroles  de  part  et  d'autre  ;  et  comme  la 
négociation  tirait  en  longueur,  saint  Bernard  eut  recours  à  des  ar- 
mes plus  puissantes,  et  s'approcha  de  l'autel  pour  offrir  le  saint  sa- 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  321 

crifice.  Ceux  qui  pouvaient  y  assister,  c'est-à-dire  les  catholiques, 
entrèrent  dans  Téglise  :  le  duc,  comme  étant  d'une  autre  commu- 
nion, c'est-à-dire  schismatique,  attendait  à  la  porte. 

La  consécration  étant  faite  et  la  paix  donnée  au  peuple,  Bernard, 
poussé  d'un  mouvement  plus  qu'humain,  mit  le  corps  de  Notre- 
Seigneur  sur  la  patène,  le  prit  en  sa  main,  et,  ayant  le  visage  en- 
flammé et  les  yeux  étincelants,  il  s'avança  dehors,  non  plus  en  sup- 
pHant,  mais  en  menaçant,  et  adressa  au  duc  ces  paroles  terribles  : 
Nous  vous  avons  prié,  et  vous  nous  avez  méprisés  !  Voici  le  Fils  de 
la  Vierge  qui  vient  à  vous,  le  chef  et  le  Seigneur  de  l'Église  que  vous 
persécutez  !  Voici  votre  juge,  au  nom  duquel  tout  genou  fléchit  au 
ciel,  sur  la  terre  et  aux  enfers  :  votre  juge,  entre  les  mains  duquel 
votre  âme  viendra  !  Le  mépriserez- vous  aussi  ?  Le  mépriserez-vous 
comme  vous  avez  méprisé  ses  serviteurs  ? 

A  ces  mots,  tous  les  assistants  fondaient  en  larmes  et,  priant  avec 
ferveur,  attendaient  l'issue  de  cette  action,  dans  l'espérance  de  voir 
quelque  coup  du  ciel.  Le  duc,  voyant  l'abbé  s'avancer  transporté  de 
zèle  et  portant  en  ses  mains  le  corps  de  Notre-Seigneur,  fut  saisi  d'é- 
pouvante, et,  tremblant  de  tout  son  corps,  il  retomba  à  terre  comme 
hors  de  lui.  Ses  gentilshommes  l'ayant  relevé,  il  retomba  sur  le  vi- 
sage. Il  ne  parlait  à  personne,  ne  voyait  personne:  sa  salive  coulait  sur 
sa  barbe,  il  poussait  de  profonds  soupirs  et  semblait  frappé  d'épilepsie. 

Alors  le  serviteur  de  Dieu  s'approcha  plus  près  de  lui  ;  et,  le  pous- 
sant du  pied,  lui  commanda  de  se  lever,  de  se  tenir  debout  et  d'é- 
couter le  jugement  de  Dieu.  Voilà,  dit-il,  l'évêque  de  Poitiers  que 
vous  avez  chassé  de  son  église.  Allez  vous  réconcilier  avec  lui,  donnez- 
lui  le  baiser  de  paix,  et  reconduisez-le  vous-même  à  son  siège  ;  ré- 
tablissez l'union  dans  tous  vos  États,  et  soumettez-vous  au  pape  In- 
nocent, comme  fait  toute  l'Église.  Le  duc  n'osa  rien  répondre  ;  mais 
il  alla  aussitôt  au-devant  de  l'évêque,  le  reçut  au  baiser  de  paix,  et, 
de  la  même  main  dont  il  l'avait  chassé  de  son  siège,  il  l'y  remena,  à 
la  grande  joie  de  toute  la  ville.  Le  saint  abbé,  parlant  ensuite  au  duc 
plus  familièrement  et  plus  doucement,  Tavertit  en  père  de  ne  plus 
se  porter  à  de  telles  entreprises,  de  ne  plus  irriter  la  patience  de  Dieu 
par  de  tels  crimes,  et  de  ne  violer  en  rien  la  paix  qui  venait  d'être  faite. 

Ainsi  la  paix  fut  rendue  à  toutes  les  églises  d'Aquitaine  :  Gérard 
seul  persévéra  dans  le  mal  ;  mais  la  colère  de  Dieu  éclata  bientôt  sur 
lui.  Onle  trouva  mort  dans  son  lit,  le  corps  extrêmement  enflé,  et  il 
périt  ainsi  sans  confession  et  sans  viatique.  Ses  neveux  l'enterrèrent 
dans  une  église,  d'où  ensuite  l'évêque  de  Chartres  le  fit  tirer  et  jeter 
ailleurs.  On  chassa  aussi  de  l'éghse  de  Poitiers  ses  neveux,  qu'il  y 
avait  élevés  aux  dignités  ;   on  chassa   toute  sa  famille,   et  tous 

XV.  21 


l 


392  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVIII.-  De  112& 

allèrent  porter  leurs  plaintes  inutiles  dans  les  pays  étrangers  *. 

L'évêque  de  Chartres,  Geoffroi,  donna  des  preuves  singulières  de 
son  désintéressement  en  ce  voyage^  et,  pendant  tout  le  temps  de  sa 
légation,  qui  dura  plusieurs  années,  il  vécut  toujours  à  ses  dépens. 
Un  prêtre  lui  ayant  présenté  un  jour  un  esturgeon,  il  ne  voulut  l'ac- 
cepter qu'à  la  charge  d'en  rendre  le  prix,  que  le  prêtre  reçut  malgré 
lui  et  en  rougissant.  Geoffroi  étant  dans  une  ville,  la  dame  du  lieu 
lui  offrit,  par  dévotion,  un  essuie-main  avec  deux  ou  trois  assiettes 
fort  belles,  mais  qui  n'étaient  que  de  bois.  L'évêque  les  regarda 
quelque  temps  et  en  fit  l'éloge,  mais  on  ne  put  lui  persuader  de  les 
prendre  ^. 

Depuis  sa  réconciliation  avec  l'Église,  le  duc  Guillaume  d'Aqui- 
taine fut  un  autre  homme.  Il  s'appliqua  sérieusement  à  expier  ses 
fautes  passées.  Dans  son  testament,  qu'il  fit  en  présence  de  l'évêque 
de  Poitiers,  il  témoigne  un  grand  regret  de  ses  péchés,  s'abandonne 
entre  les  mains  de  Jésus- Christ,  et  déclare  qu'il  veut  le  suivre  en  re- 
nonçant à  tout  pour  son  amour  ;  il  recommande  ses  filles  au  roi  de 
France,  et  lui  offre  en  mariage,  pour  son  fils,  sa  fille  Éléonore,  avec 
l'Aquitaine  et  le  Poitou  pour  dot  ^.  Après  avoir  ainsi  réglé  ses  af- 
faires, le  duc  Guillaume  IX  fit  un  pèlerinage  à  Saint-Jacques  en  Ga- 
lice, et,  après  avoir  reçu  le  saint  viatique,  mourut  devant  l'autel  de 
Saint-Jacques,  le  vendredi  9™^  d'avril  1 137,  à  l'âge  de  trente-huit  ans*. 

Après  avoir  ainsi  pacifié  l'Allemagne,  l'Italie  et  la  France,  saint 
Bernard  retourne  àClairvaux,plein  de  joie.  Se  trouvant  alors  un  peu 
de  repos  et  de  loisir,  il  prend  d'autres  occupations.  Il  se  retire  seul 
dans  une  petite  loge  couverte  de  feuillages  de  pois,  résolu  de  s'em- 
ployer à  la  méditation  des  choses  divines.  Le  premier  sujet  qui  se 
présente  à  lui  est  le  Cantique  des  cantiques,  qui  ne  respire  que  Ta- 
mour  céleste  et  les  délices  des  noces  spirituelles.  Ses  méditations  sur 
ce  livre  divin. produisirent  les  sermons  qu'il  en  fit  à  ses  frères,  et 
qu'il  commença  pendant  l'A  vent  de  l'année  1435.  Il  les  continua 
l'année  suivante,  et  parlait  souvent  plusieurs  jours  de  suite  ;  mais  il 
était  souvent  interrompu  par  les  affaires  et  par  les  visites,  qui  l'obli- 
geaient même  à  finir  plus  tôt  qu'il  ne  voulait.  Il  prononçait  quel- 
quefois ces  sermons  sur-le-champ  :  les  novices  y  assistaient,  mais 
non  les  frères  convers,et  il  marque  souvent  que  ses  auditeurs  étaient 
instruits  des  saintes  Écritures.  L'heure  de  ces  sermons  était  le  matin 
avant  la  messe  et  le  travail  manuel,  ou  bien  le  soir.  Saint  Bernard 
fit  ainsi  les  vingt- trois  premiers  pendant  Tannée  H36  et  la  suivante, 

i  Ernald,  1.  2,  c.  6.  —  2  Bern.,  De  consid.,  1.  4,  c.  6,  n.  14.  —  *  Annal.  Cis- 
terc,  t.  1,  p.  305,  n.  4.  —  *  Orderic  Vital,  L  13,  an.  1137. 


à  11S3  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  323 

jusqu'à  son  troisièmevoyage  de  Rome.  Voici  comment  il  commence 
le  premier:  Il  vous  faut  dire,  mes  frères,  d'autres  choses  qu'aux  gens 
du  siècle,  ou  du  moins  d'une  autre  manière  ;  eux  ont  besoin  de  lait, 
suivant  l'Apôtre,  et  vous,  de  viande  solide.  Il  observe  ensuite  qu'ils 
sont  suffisamment  instruits  des  deux  autres  livres  de  Salomon,  les 
Proverbes  et  VEcclésiaste. 

Un  autre  Bernard,  chartreux  de  la  maison  des  Portes,   près  de 
Belley,  avait  demandé  au  saint  abbé  quelque  ouvrage  spirituel,  et  il 
s'en  défendait  depuis  longtemps,  craignant  de  ne  pouvoir  rien  faire 
qui  fût  digne  de  ce  pieux  solitaire.  Enfin  il  lui  promit  les  premiers 
de  ses  sermons  sur  le  Cantique,  par  une  lettre  où  il  lui  dit  entre 
autres  :  Vous  êtes  pressant  dans  vos  demandes,  je  suis  obstiné  dans 
mes  refus.  Mais  si  je  vous  refuse,  je  ne  vous  en  considère  pas  moins, 
je  cherche  seulement  à  ménager  ma  réputation.  Que  nesiiis-je  ca- 
pable de  quelque  production  digne  de  vous  !  Ah  !  pourrais-je  alors 
refuser  quelque  chose  à  une  personne  pour  qui  je   sacrifierais  ma 
propre  vie,  à  un  ami  intime,  à  un  cher  et  tendre  frère,  que  j'aime  en 
Jésus-Christ  de  toute  l'étendue  de  mon  cœur?  Mais  je  n'ai  ni  l'esprit 
ni  le  loisir  de  faire  ce  que  vous  voulez.  Il  ne  s'agit  pas  d'un  ouvrage 
aisé  et  qui  ne  coûte  aucun  travail.  Si  cela  était,  vous  auriez  moins 
d'empressement  à  me  le  demander,  vous  ne  m'en  écririez  pas  si  sou- 
vent dans  des  termes  vifs  et  pressants.  Tant  d'ardeur  et  de  vivacité 
m'ont  rendu  circonspect  à  m'engager.  Pourquoi  cela?  de  peur  de  mal 
payer  votre  attente  et  de  vous  donner  un  rien,  au  lieu  des  grandes 
choses  que  vous  attendez.  C'a  été  jusqu'ici  le  motif  de  ma  crainte  et 
de  mon  refus.  Peut-on  trouver  étrange  que  je  n'ose  donner  ce  que 
j'ai  honte  de  montrer  ?  Oui,  je  l'avouerai,  c'est  à  regret  que  je  donne 
cet  ouvrage,  persuadé  de  son  inutilité,  et  qu'il  n'est  propre  qu'à  faire 
voir  le  peu  de  génie  de  son  auteur.  Comment  se  résoudre  à  donner 
ce  qui  ne  peut  ni  faire  honneur  à  qui  donne,  ni  profiter  à  qui  re- 
çoit?... Mais  pourquoi  tant  de  raisons  ?  N'êtes-vous  pas  vous-même 
tout  disposé  à  m'excuser?  Je  consens  donc  que  vos  yeux  vous  con- 
vainquent, je  cède  à  vos  importunités  ;  et,  pour  vous  ôter  tout 
soupçon,  je  vous  fais  voir  ce  que  je  puis.  Après  tout,  c'est  un  ami  à 
qui  j'ai  affaire,  je  ne  garde  plus  de  mesure  ;  j'oublie,  pour  le  con- 
tenter, que  je  commets  une  espèce  de  folie.  Je  fais  donc  transcrire 
quelques  sermons  que  j'ai  composés  depuis  peu  sur  le  Cantique  des 
cantiques  ;  et,  quoique  je  ne  les  aie  point  encore  fait  paraître,  je  vous 
les  enverrai  au  premier  jour  *. 
Le  pape  Innocent  ayant  connu  le  mérite  de  Bernard  des  Portes, 

1  s.  Bernard,  epist.  153. 


324  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

le  choisit  pour  un  évêché  de  Lombardie.  Saint  Bernard  écrivit  à  ce 
sujet  au  Pape  la  lettre  suivante  :  J'ai  ouï  dire,  très-saint  Père,  que 
vous  appelez  aux  pénibles  fonctions  de  Tépiscopat,  Bernard  des 
Portes,  religieux  chéri  de  Dieu  et  des  hommes.  Je  le  crois  sans  peine. 
Il  est  digne  de  votre  apostolat  de  mettre  au  jour  une  lumière  cachée, 
de  ne  permettre  pas  qu'un  homme  capable  de  donner  la  vie  aux  au- 
tres se  contente  de  l'avoir  pour  lui.  Jusqu'à  quand  ce  flambeau  plein 
d'ardeur  et  de  lumière  sera-t-il  caché  sous  le  boisseau?  Qu'il  brille, 
qu'il  brille,  qu'il  soit  élevé  sur  le  chandelier  de  l'Église,  j'y  consens; 
mais  que  ce  soit  dans  un  lieu  où  les  vents  ne  soufflent  pas  avec  trop 
de  violence,  de  peur  qu'il  ne  s'éteigne.  Qui  n'a  pas  ouï  parler  de 
l'insolence  et  de  l'humeur  inquiète  du  peuple  de  Lombardie  ?  Qui  en 
est  instruit  comme  vous?  Vous  savez  mieux  que  moi  combien  le  dio- 
cèse où  vous  l'appelez  est  déréglé  et  difficile  à  gouverner.  Que  fera, 
je  vous  prie,  au  milieu  d'une  nation  farouche,  turbulente,  séditieuse, 
un  jeune  religieux  d'une  santé  déjà  usée,  accoutumé  au  repos  de  la 
solitude  ?  Comment  accommoder  tant  de  sainteté  avec  tant  de  mé- 
chanceté, tant  de  simplicité  avec  tant  de  duplicité?  Ayez  la  charité 
de  le  réserver  pour  un  lieu  plus  convenable,  pour  un  peuple  qu'il 
puisse  gouverner  utilement,  afin  de  ne  pas  perdre,  par  trop  de  pré- 
cipitation, le  fruit  qu'il  est  en  état  de  produire  dans  une  saison  plus 
propre  *. 

Le  Pape  suivit  le  conseil  que  le  saint  abbé  lui  donnait  d'une  façon 
si  charmante  dans  cette  lettre.  Bernard  des  Portes  fut  promu  à  l'é- 
vêché  de  Belley  ;  mais,  après  quelques  années,  il  le  quitta  pour  re- 
venir à  sabien-aimée  Chartreuse. 

En  ce  temps,  on  vit  un  exemple  mémorable  de  pénitence  dans  un 
gentilhomme  du  Languedoc.  Il  se  nommait  Pons,  seigneur  de  Laraze, 
château  imprenable,  dans  le  diocèse  de  Lodève.  Il  était  distingué 
par  sa  noblesse,  ses  richesses,  son  esprit,  sa  valeur;  mais,  n'ayant 
pour  règle  de  conduite  que  ses  passions,  il  était  incommode  à  plu- 
sieurs de  ses  voisins.  Il  surprenait  les  uns  par  ses  discours  artificieux, 
il  forçait  les  autres  par  les  armes,  et  dépouillait  de  leurs  biens  tous 
ceux  qu'il  pouvait,  n'étant  occupé  nuit  et  jour  que  de  brigandages. 
C'était  son  vice  dominant,  entre  plusieurs  autres.  A  la  fin,  touché 
de  Dieu,  il  rentra  en  lui-même  ;  et,  après  y  avoir  bien  pensé,  il  ré- 
solut de  quitter  le  monde  et  de  passer  le  reste  de  sa  vie  en  pénitence. 
Il  en  fit  confidence  à  sa  femme,  la  priant  instamment  d'en  faire  de 
même.  La  dame,  dont  le  cœur  était  aussi  noble  que  la  naissance,  y 
consentit  volontiers.  Seulement  elle  le  pria  de  pourvoir  à  leurs  en- 

*  S.  Bernard.  e/)î5f.  155. 


1153  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  •     32S 

fants;  car  ils  avaient  un  fils  et  une  fille.  Il  le  fit,  et  mit  la  mère  et  la 
fille  au  monastère  de  Drinone,  avec  une  grande  partie  de  son  bien, 
et  son  fils  à  Saint-Sauveur  de  Lodève. 

Ses  voisins  et  ses  amis,  surpris  de  sa  conduite,  étant  venus  le  trou- 
ver pour  en  apprendre  le  motif  et  le  but,  il  ne  leur  dissimula  rien. 
Il  fit  plus  :  comme  il  était  fort  éloquent,  quoique  sans  lettres,  il  pro- 
fita de  roccasion,  il  leur  parla  si  fort  du  mépris  du  monde  et  des 
avantages  de  la  pénitence,  que  quelques-uns  en  furent  touchés,  et 
que  six  d'entre  eux  se  joignirent  à  lui,  promettant  de  ne  s'en  séparer 
ni  à  la  vie  ni  à  la  mort.  Pons  de  Laraze,  ainsi  affermi  dans  sa  réso- 
lution, fit  publier  qu'il  mettait  en  vente  tous  ses  biens.  Il  y  vint  des 
acheteurs  de  toutes  sortes,  gentilshommes,  paysans,  clercs  et  laïques. 
Et  quand  ils  eurent  employé  tout  leur  argent,  comme  il  restait  encore 
bien  des  choses  à  vendre,  Pons  déclara  qu'il  prendrait  en  payement 
toutes  sortes  de  bestiaux  et  de  fruits,  dont  les  hommes  se  nourris- 
saient :  ainsi  il  en  amassa  une  grande  quantité.  Son  dessein  était  de 
les  donner  aux  pauvres  ;  mais  il  comprit  qu'il  fallait  commencer  par 
faire  restitution.  Il  envoya  donc  publier  par  tous  les  marchés  et  toutes 
les  éghses  de  la  province,  que  tous  ceux  à  qui  Pons  de  Laraze  devait 
quelque  chose  ou  avait  fait  quelque  tort,  se  trouvassent  au  village  de 
Pégueroles,  le  lundi  de  la  semaine  sainte  ou  les  deux  jours  suivants, 
et  que  chacun  serait  satisfait. 

Le  dimanche  des  Rameaux,  à  Lodève,  après  la  procession  et  la 
lecture  de  l'évangile,  l'évêque  et  son  clergé  étant  sur  une  estrade 
dressée  exprès  dans  la  place,  au  miUeu  du  peuple,  Pons  se  présenta 
avec  ses  six  compagnons;  il  était  en  simple  tunique  et  nu-pieds,  ayant 
une  hart  au  çou,  par  laquelle  un  homme  le  menait  comme  un  cri- 
minel, le  fustigeant  continuellement  avec  des  verges,  car  il  l'avait 
ainsi  ordonné.  Étant  arrivé  devant  l'évêque,  il  demanda  pardon  à 
genoux,  et  lui  donna  un  papier  qu'il  tenait  à  la  main,  et  où  il  avait 
fait  écrire  tous  ses  péchés,  priant  instamment  qu'on  le  lût  devant 
tout  le  peuple.  L'évêque,  voulant  lui  en  épargner  la  honte,  le  défen- 
dit d'abord;  mais  Pons  l'en  pressa  tant,  qu'il  l'obtint.  Pendant  qu'on 
lisait  sa  confession,  il  se  faisait  frapper  avec  des  verges,  demandant 
toujours  qu'on  frappât  plus  fort,  se  confessant  coupable  de  tous  ces 
crimes,  et  arrosant  la  terre  de  ses  larmes,  qui  attiraient  celles  de 
tout  le  peuple.  Tous  l'admiraient,  le  respectaient,  et  priaient  Dieu 
de  lui  donner  la  persévérance.  Sa  confession  fut  même  utile  à  plu- 
sieurs, qui,  par  mauvaise  honte,  avaient  caché  leurs  péchés,  et  qui, 
animés  par  son  exemple,  eurent  recours  à  là  pénitence. 

Le  lendemain  et  les  deux  jours  suivants,  beaucoup  de  personnes 
se  trouvèrent  à  Pégueroles,  pour  demander  ce  qu'elles  avaient  perdu. 


326  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.—  De  1125 

Pons,  se  jugeant  lui-même,  commençait  par  se  jeter  aux  pieds  de 
chacun  d'eux  et  leur  demander  pardon;  puis  il  leur  rendit  ce  qui 
leur  était  dû,  soit  en  bétail,  soit  en  argent  ou  en  autres  choses 
nécessaires  à  la  vie,  dont  il  avait  fait  provision  ;  en  sorte  qu'il  leur 
semblait  retrouver  les  choses  mêmes  qu'ils  avaient  perdues.  Ils  s'en 
retournaient  donc  chacun  chez  soi,  le  comblant  de  bénédictions,  au 
lieu  des  malédictions  dont  ils  le  chargeaient  autrefois.  Enfin,  voyant 
un  paysan  de  ses  voisins,  il  lui  dit  :  Qu'attends-tu  ?  Que  ne  dis-tu 
aussi  de  quoi  tu  te  plains?  Seigneur,  dit  le  paysan,  je  n'ai  aucune 
plainte  à  faire  contre  vous  ;  au  contraire,  je  vous  loue  et  vous  bénis, 
parce  que  vous  m'avez  souvent  protégé  contre  mes  ennemis  et  ne 
m'avez  jamais  fait  aucun  tort.  Non,  reprit  Pons,  je  t'ai  fait  tort;  mais 
peut-être  ne  l'as-tu  pas  su.  N'as-tu  pas  perdu  ton  troupeau  de  nuit, 
en  tel  temps?  C'est  moi  qui  le  fis  enlever  par  mes  gens.  Je  te  prie  de 
me  le  pardonner  et  de  prendre  ces  bêtes  qui  restent.  Le  paysan  les 
prit,  comme  venues  du  ciel,  et  s'en  retourna  avec  joie,  bénissant 
Pons,  qu'il  appelait  son  bienfaiteur. 

Après  ces  restitutions,  Pons  distribua  aux  pauvres  ce  qui  lui  res- 
tait de  bien,  et  partit  avec  ses  six  compagnons  la  nuit  du  jeudi  au 
vendredi  saint,  pour  aller  en  pèlerinage,  n'ayant  chacun  qu'un 
simple  habit,  un  bâton,  une  panetière,  et  marchant  nu-pieds.  Ils 
allèrent  d'abord  à  Saint-Guillaume  du  Désert,  par  un  chemin  très- 
rude.  Le  lundi  de  Pâques,  ils  partirent  pour  aller  à  Saint-Jacques 
en  Galice,  et  firent  ce  voyage,  vivant  d'aumônes,  sans  rien  garder 
pour  le  lendemain.  Là  ils  s'affermirent  dans  la  résolution  de  se  retirer 
dans  un  désert  et  d'y  vivre  du  travail  de  leurs  mains;  à  quoi  les 
encouragea  l'archevêque  de  Compostelle.  Il  voulait  d'abord  les  rete- 
nir dans  son  diocèse;  mais,  faisant  réflexion  qu'ils  feraient  peu  de 
fruit  dans  un  pays  dont  ils  ne  savaient  pas  la  langue,  il  leur  conseilla 
de  retourner  chez  eux,  les  exhortant  à  persévérer  dans  leur  sainte 
résolution.  Ils  allèrent  ensuite  au  Mont-Saint-Michel,  à  Saint-Martin 
de  Tours,  à  Saint-Martial  de  Limoges,  à  Saint-Léonard,  et  terminè- 
rent leur  voyage  à  Rodez. 

Adémar,  qui  en  était  évêque,  était  un  prélat  vertueux  et  libéral, 
qui,  vers  le  même  temps,  donna  des  biens  considérables  pour  la  fon- 
dation d'une  abbaye,  affiliée  à  l'ordre  de  Citeaux.  Il  reçut  les  sept 
amis  avec  joie  et  respect,  sachant  que  c'étaient  des  gentilshommes 
connus  et  voisins;  et  le  comte  de  Rodez,  apprenant  que  Pons  de 
Laraze,  son  ancien  ami,  était  à  l'évêché,  vint  le  voir  et  lui  offrit  tout 
ce  qui  dépendait  de  lui  pour  l'exécution  de  son  dessein.  L'évêqueet 
lui  offrirent  aux  sept  amis  des  villages  et  des  églises  abandonnées, 
pour  bâtir  un  monastère;  mais  eux  fuyaient  le  commerce  du  monde 


à  1153  de  l'ère  chr.J         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  327 

et  cherchaient  les  solitudes.  Ils  choisirent  donc  le  lieu  de  Salvanès, 
au  diocèse  de  Lavaur,  que  leur  donna  un  seigneur  nommé  Arnaud 
du  Pont;  et  ils  commencèrent  à  y  bâtir  des  cabanes  de  leurs  propres 
mains  et  à  défricher  la  terre.  Leur  réputation  vint  aux  oreilles  des 
évêques  voisins  de  Lodève  et  de  Béziers,  ainsi  que  du  peuple  de  ces 
diocèses,  d'où  plusieurs  personnes  venaient  les  visiter  et  leur  offrir 
des  présents. 

Le  pays  étant  affligé  d'une  grande  famine,  une  multitude  innom- 
brable de  pauvres  vinrent  à  Salvanès,  parce  que  ces  pieux  solitaires 
exerçaient  Faumône,  Thospitalité  et  toutes  les  autres  œuvres  de  mi- 
séricorde. Effrayés  de  cette  multitude,  ils  voulaient  s'enfuir;  mais 
Pons  les  retint,  et  leur  dit  :  Il  faut  vendre  nos  bestiaux  et  tout  ce  que 
nous  avons,  pour  assister  nos  frères,  et  mourir  ensuite  avec  eux, 
s'il  est  besoin.  Cependant  je  vais  demander  l'aumône  pour  eux  aux 
grands  du  siècle.  Ayant  ainsi  parlé,  il  partit,  monté  sur  un  âne,  un 
bâton  à  la  main.  Mais  Arnaud  du  Pont,  ayant  appris  que  les  soli- 
taires voulaient  tout  vendre  pour  les  pauvres,  ouvrit  ses  greniers  et 
donna  une  quantité  de  vivres,  qui  multiplia  de  telle  sorte,  qu'il  y  eut 
de  quoi  nourrir  tout  ce  peuple  jusqu'à  la  récolte.  Pons  revint  aussi 
avec  une  quête  abondante;  et,  le  jour  de  la  Saint-Jean,  il  donna  un 
repas  à  ceux  qui  s'y  trouvèrent,  puis  il  les  congédia  remplis  de 
reconnaissance. 

Peu  de  temps  après,  l'habitation  de  Salvanès  étant  augmentée  en 
biens  et  en  nombre  de  solitaires,  on  trouva  qu'on  pouvait  y  fonder 
une  abbaye  et  y  pratiquer  robservance  régulière.  La  question  fut 
quel  institut  on  devait  prendre,  des  chartreux  ou  de  Cîteaux  ;  et  on 
résolut  de  s'en  rapporter  au  jugement  des  chartreux.  Pons  alla  donc 
à  la  Chartreuse  consulter  le  prieur,  qui  était  encore  Guigues,  et  ses 
confrères.  Ils  conseillèrent  de  prendre  l'institut  de  Cîteaux  préféra- 
blementà  tous  les  autres,  et  de  s'adresser  à  l'abbaye  la  plus  proche. 
C'était  celle  de  Mas-Adam,  aujourd'hui  Mazan,  au  diocèse  de  Viviers. 
Pons  y  alla  ;  et,  étant  entré  au  chapitre,  il  donna  la  maison  de  Sal- 
vanès à  l'ordre  de  Cîteaux,  entre  les  mains  de  Pierre,  premier  abbé 
de  ce  monastère,  fondé  en  dll9.  L'abbé  envoya  des  hommes  choisis 
d'entré  ses  moines,  pour  préparer  les  lieux  réguliers,  et  fit  venir  les 
solitaires  de  Salvanès,  auxquels  il  fit  faire  une  année  de  noviciat.  Et, 
après  leur  avoir  donné  l'habit,  il  les  renvoya,  leur  donnant  pour  abbé 
un  d'entre  eux,  nommé  Adémar,  homme  sage  et  lettré.  Quant  à 
Pons  de  Laraze,  son  humilité  lui  fit  toujours  chercher  la  dernière 
place,  et  il  demeura  entre  les  frères  lais,  afin  de  pour\'oir  plus  libre- 
ment à  la  subsistance  de  la  maison.  Ainsi  fut  fondée  l'abbaye  de  Sal- 
vanès, l'an  1136  ;  et  elle  devint  si  célèbre,  qu'elle  reçut  des  présents 


328  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

des  plus  grands  princes,  au  près  et  au  loin,  savoir  :  du  comte  Tlii- 
baud  de  Champagne,  de  Roger,  roi  de  Sicile,  et  même  de  l'empe- 
reur de  Constantinople.  Cette  histoire  fut  écrite  environ  trente  ans 
après,  par  or<lre  de  Pons,  quatrième  abbé  *.  «     , 

Henri  I",  roi  d'Angleterre,  mourut  à  Lions  en  Normandie,  le 
dimanche  4^""  jour  de  décembre  1135,  après  avoir  régné  trente-cinq 
ans.  En  lui  finit  la  ligne  masculine  des  rois  normands.  Hugues,  arche- 
vêque de  Rouen,  qui  avait  assisté  ce  prince  à  la  mort,  écrivit  au 
pape  Innocent  en  ces  termes  :  Le  roi,  mon  maître,  étant  subitement 
tombé  malade,  nous  a  aussitôt  appelés  pour  le  consoler,  et  nous 
avons  passé  trois  jours  fort  tristes  avec  lui.  Il  confessait  ses  péchés, 
suivant  ce  que  nous  lui  disions,  frappait  sa  poitrine  et  renonçait  à 
toute  mauvaise  volonté.  Par  notre  conseil  et  celui  des  évêques,  il 
promettait  l'amendement  de  sa  vie  ;  et,  à  cause  de  cette  promesse, 
nous  lui  avons  donné  trois  fois  l'absolution  pendant  ces  trois  jours. 
Il  a  adoré  la  croix  de  Notre-Seigneur,  a  reçu  dévotement  son  corps 
et  son  sang,  et  ordonné  ses  aumônes,  en  disant  :  Que  l'on  acquitte 
mes  dettes,  que  l'on  paye  les  gages  que  je  dois,  et  qu'on  donne  le 
reste  aux  pauvres.  Enfin,  nous  lui  avons  proposé  l'autorité  de  l'É- 
glise touchant  l'onction  des  malades  ;  il  l'a  demandée,  et  nous  la  lui 
avons  donnée.  Ainsi  il  a  fini  en  paix  2. 

Ce  roi  normand  d'Angleterre  avait  plus  d'un  péché  à  expier.  Ce 
qu'il  eut  de  plus  louable,  ce  fut  la  sévérité  avec  laquelle  il  faisait  ren- 
dre la  justice.  Mais,  ajoute  un  historien  anglais,  on  observera  cepen- 
dant que  l'équité  et  l'humanité  du  roi  étaient  fort  douteuses.  Tant 
que  ses  propres  intérêts  n'étaient  touchés  en  rien,  il  ne  faisait  au- 
cune difficulté  de  réprimer  ou  de  punir  les  exactions  et  la  rapacité 
des  autres  ;  mais  dès  qu'il  était  question  de  son  propre  avantage,  il 
mettait  à  part  tout  scrupule,  foulait  aux  pieds  toute  considération  de 
justice,  et  se  jouait  de  la  fortune  et  du  bonheur  de  ses  sujets.  Il 
imposa  des  taxes  nouvelles  et  excessives,  qui  se  percevaient  d'une 
manière  tyrannique.  Les  collecteurs,  dit  Eadmer,  semblaient  n'avoir 
aucun  sentiment  d'humanité  ni  de  justice.  L'homme  qui  n'avait  point 
d'argent  était  jeté  en  prison  ou  forcé  de  fuir  de  son  pays;  on  vendait 
ses  biens,  on  enlevait  les  portes  de  sa  maison,  et  le  peu  qui  restait  de 
sa  propriété  était  à  la  merci  du  premier  venu.  L'homme  qui  avait 
quelque  argent  était  menacé  de  poursuites  pour  des  crimes  imagi- 
naires, jusqu'à  ce  qu'il  eût  abandonné  tout  ce  qu'il  possédait  ;  car 
personne  n'osait  entrer  en  discussion  avec  son  souverain,  ou,  en  re- 


1  Baluz.,  Miscellan.,  t.  3,  Narrât.,  p.  25.  —  ^  GuilL   Malm.,  Hist.  nov. 
p.  277.  Orderic  Vital,  1.  13,  p.  901. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  329 

fusant  de  payer  la  demande  actuelle,  on  s'exposait  à  la  perte  immé- 
diate de  toutes  ses  propriétés.  Cependant,  ajoute  le  même  Eadmer, 
beaucoup  de  gens  font  peu  d'attention  à  ces  énormités,  tant  nous  y 
avons  été  accoutumés  sous  les  deux  derniers  monarques  *. 

L'histoire  ecclésiastique  de  cette  époque,  continue  Lingard,  four- 
nit de  nombreux  exemples  de  la  rapacité  du  roi.  Dans  la  charte  qu'il 
publia  à  son  avènement,  il  s'engagea  solennellement  à  ne  point  ven- 
dre les  bénéfices  vacants,  à  ne  point  s'en  approprier  les  revenus.  Il 
viola  cette  promesse  dès  qu'il  put  le  faire  avec  impunité.  Afin  que  la 
couronne  pût  jouir  des  revenus  épiscopaux,  on  laissa  sans  prélats  les 
évêchés  de  Norwich  et  d'Ély  pendant  trois  ans,  et  ceux  de  Cantor- 
béri,  de  Durham  et  de  Herford  pendant  cinq  années.  A  son  couron- 
nement, il  avait  promu  au  siège  de  Winchester  son  chancelier  Guil- 
laume Gifford.  Bientôt  après,  il  extorqua  au  nouveau  prélat  une 
somme  de  huit  cents  marcs  ;  il  évalua  le  revenu  de  Lichfield  à  trois 
mille  marcs,  et  contraignit  à  les  payer  d'avance  celui  qu'il  voulait 
nommer  à  cet  évêché.  Gilbert,  évêque  de  Londres,  avait  la  réputa- 
tion d'un  prélat  riche  et  économe.  A  sa  mort,  tous  ses  trésors  furent 
confisqués  au  bénéfice  de  la  couronne.  La  manière  dont  tous  les 
écrivains  contemporains  parlent  de  ces  procédés  iniques  donne  lieu 
de  conclure  qu'ils  étaient  souvent  répétés  ^. 

Voici  un  trait  plus  remarquable  encore.  Nous  avons  vu  comment 
saint  Anselme,  dans  un  concile  de  Westminster,  avait  rappelé  et  pro- 
mulgué de  nouveau  l'ancienne  loi  du  célibat  ecclésiastique,  même 
pour  les  sous-diacres.  Des  courtisans  firent  entendre  au  roi  normand 
que  ce  canon  pouvait  devenir  une  nouvelle  source  de  revenus.  En 
conséquence,  on  nomma  une  commission  pour  s'enquérir  de  la  con- 
duite des  clercs  et  imposer  une  forte  amende  aux  coupables.  L'en- 
quête fit  voir  que  les  déUnquants  n'étaient  pas  en  assez  grand  nom- 
bre pour  que  la  somme  fût  tant  soit  peu  digne  du  prince.  Le  remède 
qu'il  y  trouva,  ce  fut  d'imposer  l'amende  sur  tous  les  ecclésiastiques 
des  paroisses,  sans  distinction  de  coupables  ou  d'innocents.  Ceux  qui 
ne  purent  ou  ne  voulurent  pas  payer  furent  mis  en  prison  et  à  la  tor- 
ture. Deux  cents  de  leurs  confrères,  revêtus  des  ornements  de  leurs 
ordres,  allèrent,  les  pieds  nus,  implorer  pour  eux  la  clémence  du 
roi.  C'était  dans  une  des  rues  de  Londres.  Le  roi  normand  se  dé- 
tourna d'eux  avec  l'expression  du  mépris.  Ils  allèrent  ensuite  im- 
plorer l'intercession  de  la  reine;  mais  elle  les  assura,  les  larmes  aux 
yeux,  qu'elle  n'oserait  intervenir  dans  cette  affaire. 
Voilà  sans  doute  pourquoi  ce  roi  normand  ne  pouvait  souffrir 

i  Eadmer,  83.-2  Lingard,  t.  2. 


330  HISTOIRE  UNIVERSELLE      [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

qu^un  légat  apostolique  envoyé  de  Rome  vînt  en  Angleterre  pour 
découvrir  et  réformer  de  pareils  abus.  Il  prétendait  que^,  d'après  l'an- 
cien usage  et  les  concessions  mêmes  des  Papes,  il  ne  pouvait  y  avoir 
de  légat  en  Angleterre  que  Tarchevéque  de  Cantorbéri.  Prétention 
démentie  par  l'histoire  du  vénérable  Bède,  où  l'on  voit  plus  d'un  lé- 
gat envoyé  de  Rome  pour  réformer  le  clergé  anglais  i. 

Henri  était  soupçonneux,  dissimulé,  vindicatif.  Jamais  il  n'oublia 
une  offense,  quoiqu'il  cachât  sa  haine  sous  le  masque  de  l'amitié. 
La  fraude,  la  perfidie  et  la  violence  furent  ses  armes  contre  ceux 
dont  il  pensait  avoir  à  se  plaindre,  et  leur  partage  ordinaire  fut  la 
mort,  la  privation  de  la  vue  ou  l'emprisonnement  perpétuel.  Après 
son  décès,  on  découvrit  que  son  cousin,  le  comte  de  Moretoil,  qu'il 
détenait  depuis  longtemps,  avait  eu  les  yeux  crevés.  Sa  dissimula- 
tion était  si  bien  connue,  que  ses  favoris  mêmes  se  méfiaient  de  lui. 
Quand  on  rapporta  à  Bloët,  évêque  de  Londres,  qui  avait  été  plu- 
sieurs années  un  de  ses  premiers  ministres,  que  le  roi  avait  parlé  de 
lui  dans  les  termes  de  la  plus  haute  estime  :  Alors,  répondit  l'évêque, 
je  suis  perdu  ;  car  jamais,  que  je  sache,  il  n'a  loué  un  homme  qu'il 
n'eût  l'intention  de  le  ruiner.  L'événement  justifia  ses  craintes. 

Guillaume  de  Malmesburi  a  donné  des  éloges  à  ce  roi  sur  sa  tem- 
pérance et  sur  sa  chasteté  ;  mais  ces  éloges  sont  plus  que  suspects. 
Plusieurs  écrivains  assurent  qu'il  mourut  par  voracité  en  mangeant 
un  plat  de  lamproies.  Sa  chasteté  est  encore  plus  équivoque,  car  il  eut 
plusieurs  concubines  et  une  foule  d'enfants  bâtards,  dont  sept  fils  et 
huit  filles  parvinrent  à  l'âge  de  puberté.  D'enfants  légitimes,  on  ne  lui 
connaît  qu'un  fils,  Guillaume,  qui  périt  en  traversant  la  Manche  ;  et 
une  fille  nommée'  Mathilde,  qui  épousa  en  premières  noces  l'empe- 
reur Henri  V,  et  en  secondes  noces  Geoffroi,  comte  d'Anjou,  sur- 
nommé Planta-Genêt,  parce  qu'il  avait  accoutumé  de  porter  un  ge- 
nêt fleuri  à  son  casque,  au  lieu  de  plume.  A  côté  de  sa  fille  Mathilde, 
le  roi  Henri  laissait  un  neveu,  Etienne,  comte  de  Boulogne,  fils  de 
sa  sœur  Alix  ou  Adèle,  et  d'Etienne,  comte  de  Blois  et  de  Cham- 
pagne. 

En  mourant,  le  roi  Henri  avait  désigné  sa  fille  pour  lui  succéder 
sur  le  trône  d'Angleterre  ;  mais  cette  désignation  donnait-elle  un 
droit  véritable  ?  Guillaume  le  Conquérant,  père  de  Henri,  s^était  mis, 
par  la  force  des  armes,  à  la  place  de  la  dynastie  anglaise,  dont  il  y 
avait  encore  des  rejetons.  Henri  lui-même  avait  supplanté  son  frère 
aîné  Robert,  et  pour  l'Angleterre,  et  pour  la  Normandie.  Si  l'Angle- 
terre était  un  héritage,  la  dynastie  anglaise  n'y  avait- elle  pas  plus 

1  Beda,  1.  4,  c.  18. 


1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  331 

de  droit  qu'une  famille  normande  ?  Si  l'Angleterre  était  un  royaume 
électif,  un  roi  mourant  pouvait-il  en  disposer  sans  le  concours  de  la 
nation  ?  A  vrai  dire,  il  n'y  avait  rien  de  bien  clair  ni  de  bien  fixe  à 
cet  égard. 

Le  comte  Etienne  de  Boulogne  profita  de  cet  état  de  choses.  Aus- 
sitôt après  la  mort  du  roi,  son  oncle,  il  alla  se  présenter  en  Angleterre 
comme  candidat  à  la  couronne.  Son  frère  Henri,  évéque  de  Win- 
chester, lui  aplanit  les  voies.' Un  petit  scrupule  les  embarrassait. 
Le  comte  Étiçnne,  et  beaucoup  d'autres  seigneurs,  pour  complaire 
au  roi  défunt,  avaient  fait  serment  de  fidélité  à  la  princesse  Mathilde. 
Un  bon  Normand  vint  les  tirer  d'embarras  ;  il  jura  que,  sur  son  lit 
de  mort,  Henri  avait  déshérité  sa  fille  et  laissé  sa  couronne  à  Etienne. 
En  conséquence,  le  comte  Etienne  de  Boulogne  fut  couronné  roi 
d'Angleterre,  le  dimanche  22"""  de  décembre  1135,  par  Guillaume, 
archevêque  de  Cantorbéri,  assisté  des  évêques  de  Salisburi  et  de 
Winchester. 

Le  roi  Etienne,  à  son  avènement  à  la  couronne,  promit  de  conser- 
ver les  libertés  de  l'église  d'Angleterre.  On  le  voit  par  une  charte 
donnée  à  Oxford  l'an  1136,  où  il  reconnaît  d'abord  qu'il  a  été  élu 
par  le  consentement  du  clergé  et  du  peuple,  et  ensuite  confirmé  par 
le  souverain  pontife  Innocent.  11  promet  de  ne  rien  faire  par  simonie 
dans  les  affaires  ecclésiastiques,  et  de  ne  rien  permettre  de  sembla- 
ble. La  juridiction  sur  les  personnes  ecclésiastiques  et  la  distribution 
des  biens  de  l'Église  demeureront  aux  évêques.  La  dignité  et  les  pri- 
vilèges des  églises,  ainsi  que  leurs  anciennes  coutumes,  seront  in- 
violablement  conservés.  Les  églises  posséderont  librement  et  sans 
trouble  tous  les  biens  dont  elles  ont  joui  au  temps  du  roi  Guillaume 
le  Conquérant.  Si  elles  ont  perdu  quelque  chose  de  ce  qu'elles  possé- 
daient alors  ou  de  ce  qu'elles  ont  acquis  depuis,  le  roi  Etienne  pro- 
met de  leur  en  faire  justice.  Il  conservera  les  dispositions  que  les  évê- 
ques, les  abbés  et  les  autres  ecclésiastiques  auront  faites  de  leurs  biens 
avant  leur  mort.  Pendant  la  vacance  du  siège,  tous  les  biens  de 
l'église  seront  à  la  garde  du  clergé  ou  de  personnes  de  probité  de  la 
même  église.  Toutes  les  exactions  et  les  injustices  introduites  par  les 
vicomtes  et  les  autres  officiers  seront  abolies.  C'est  ce  que  promit  le 
roi  Etienne  *.  De  leur  côté,  les  évêques  et  les  seigneurs  jurèrent  de 
lui  être  fidèles  aussi  longtemps  qu'il  le  serait  lui-même  à  ses  engage- 
ments. Cette  clause  se  trouvait,  soit  expressément,  soit  tacitement, 
dans  tous  les  contrats  de  cette  nature.  Les  lois  des  Anglo-Saxons  en 
parlent  comme  d'un  usage  commun  ^. 

»  Labbe,t.  10,  p.991.Mansi,  t.  21,  p.  495.  —  ^  Leg.  Sax.,  401.  Lingard,  t.  3. 


332  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  H25 

L'avénement  du  roi  Etienne  fut  pour  l'Angleterre  un  signal  de 
guerres  et  de  malheurs.  Les  Ecossais,  pour  soutenir  la  cause  de  Tim- 
pératrice  Mathilde,  nièce  de  leur  roi  David,  se  jetèrent  sur  les  pro- 
vinces du  Nord.  La  paix  fut  conclue,  mais  rompue  bientôt  après. 
Les  Ecossais  faisaient  la  guerre  avec  la  férocité  des  sauvages  ;  et  les 
écrivains  du  nord  de  TAngleterre  déplorent,  avec  les  expressions  de 
la  douleur  et  du  ressentiment,  la  profanation  des  églises,  Tincendie 
des  villages  et  des  monastères,  le  massacre  des  enfants,  des  vieillards 
et  des  personnes  sans  défense.  Dans  la  désolation  générale,  le  véné- 
rable archevêque  d'York,  Turstain,  déploya,  dans  un  corps  décré- 
pit, toute  rénergie  d'un  jeune  guerrier.  Il  rassembla  les  barons  du 
Nord,  les  exhorta  à  combattre  pour  leurs  familles,  leur  patrie  et  leur 
Dieu,  leur  assura  la  victoire  et  promit  le  ciel  à  ceux  qui  périraient 
pour  une  cause  si  sacrée.  A  l'époque  marquée,  ils  se  rendirent  à 
York  avec  leurs  vassaux,  et  furent  rejoints  par  les  curés,  accompa- 
gnés de  leurs  plus  braves  paroissiens.  Us  passèrent  trois  jours  dans 
les  jeûnes  et  les  prières  ;  au  quatrième,  Turstain  leur  fit  jurer  de  ne 
jamais  s'abandonner  l'un  l'autre,  et  leur  montra  la  route,  en  leur 
donnant  sa  bénédiction.  Il  était  trop  cassé  de  vieillesse  pour  pouvoir 
les  accompagner.  A  deux  milles,  ils  reçurent  avis  de  l'approche 
des  Ecossais.  Aussitôt  l'étendard,  qui  donna  son  nom  à  cette  ba- 
taille, fut  déployé  sur  un  mât  de  vaisseau  fortement  fixé  à  la  caisse 
d'un  chariot.  Au  centre  de  la  croix  qui  s'élevait  au  sommet,  se  trou- 
vait une  boîte  d'argent  qui  contenait  la  sainte  eucharistie,  et  au- 
dessus  flottaient  les  bannières  des  trois  patrons,  l'apôtre  saint 
Pierre,  saint  Wilfrid  et  saint  Jean  de  Beverley.  Au  pied  de  l'étendard, 
Walter  Espec,  guerrier  expérimenté,  harangua  ses  compagnons;  et, 
pour  terminer  son  discours,  présentant  sa  main  à  Guillaume  d'Al- 
bemarle,  il  s'écria  d'une  voix  éclatante  :  Je  te  piège  ma  foi,  vaincre 
ou  mourir  !  Ces  paroles  enflammèrent  ses  auditeurs  du  même  en- 
thousiasme, et  ce  serment  fut  répété  par  tous  les  chefs,  dans  la  con- 
fiance du  succès.  Les  Ecossais  approchèrent  alors  :  le  signal  fut 
donné  ;  les  Anglais  se  mirent  à  genoux  ;  l'évêque  des  Orcades,  te- 
nant la  place  de  l'archevêque  Turstain,  prononça  du  haut  du  char 
la  sentence  d'absolution.  Ils  répondirent  :  Amen  !  à  haute  voix,  et  se 
levèrent  pour  recevoir  le  choc  de  l'ennemi.  C'était  le  22  août  1138. 
Les  Ecossais  étaient  vingt-sept  mille  hommes;  près  de  la  moitié  périt 
sur  le  champ  de  bataille  ou  dans  la  fuite.  Cette  victoire  de  l'Éten- 
dard, car  ainsi  fut-elle  nommée,  suspendit  pour  un  temps  les  in- 
cursions des  Ecossais,  mais  ne  les  arrêta  pas  entièrement. 

Dans  l'Angleterre  méridionale,  le  roi  Etienne  se  brouillait  avec  les 
seigneurs  et  avec  les  évêques,  même  avec  son  frère  Henri,  évêque  de 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  333 

Winchester,  que  le  Pape  avait  nommé  son  légat.  Le  roi  semblait 
vouloir  oublier  ses  promesses  à  mesure  qu'il  se  croyait  plus  affermi. 
Il  commençait  à  usurper  les  propriétés  de  l'Église  et  à  mettre  la 
main  sur  la  personne  des  évêques.  Dans  ces  circonstances  arriva 
directement  de  Rome  un  légat  du  pape  Innocent  II,  pour  l'Angle- 
terre et  l'Ecosse.  C'était  Albéric,  évêque  d'Ostie.  Français  d'origine 
et  né  à  Eeauvais,  il  avait  été  moine  à  Clugni  et  prieur  de  Saint-Mar- 
tin des  Champs,  à  Paris,  et  le  Pape  venait  de  le  faire  cardinal- 
évêque  d'Ostie.  Arrivé  en  Angleterre,  il  montra  les  lettres  du  Pape, 
contenant  ses  pouvoirs  et  adressées  au  roi  d'Angleterre  et  au  roi 
d'Ecosse;  àTurstain,  archevêque  d'York,  car  le  siège  de  Cantorbéri 
était  vacant;  aux  évêques  et  aux  abbés  de  l'un  et  de  l'autre  royaume. 
Il  fut  donc  reçu  avec  grand  honneur.  Il  menait  avec  lui  l'abbé  de 
Molênie  et  plusieurs  autres  moines  de  deçà  la  mer  ;  et,  sitôt  qu'il  fut 
arrivé,  il  appela  auprès  de  lui  Richard,  abbé  de  Fontaines,  au  diocèse 
d'York,  de  l'ordre  de  Cîteaux,  homme  d'une  grande  autorité.  Avec 
cette  compagnie,  il  visita  presque  tous  les  évêques  et  les  monastères 
d'Angleterre.  Étant  entré  en  Ecosse,  il  trouva  à  Carlisle  le  roi  David 
avec  les  évêques,  les  abbés  et  les  seigneurs  du  pays,  qu'il  ramena 
parfaitement  à  l'obéissance  du  pape  Innocent  ;  car  ils  avaient  paru 
favoriser  le  parti  de  Pierre  de  Léon.  Il  demeura  trois  jours  avec  eux  ; 
et,  ayant  appris  que  Jean,  évêque  de  Glascow,  avait  abandonné  son 
siège  et  était  venu  secrètement  et  sans  congé  à  Tiron,  il  ordonna 
que  le  roi  lui  enverrait  un  courrier  avec  des  lettres  pour  le  rappeler, 
et  que,  s'il  n'obéissait,  on  rendrait  une  sentence  contre  lui,  ce  qui 
fut  exécuté.  Le  légat,  qui,  sur  sa  route,  avait  été  témoin  des  ravages 
commis  par  les  Écossais,  conjura  le  roi,  à  genoux,  de  consentir  à  la 
paix.  David  fut  inexorable  ;  mais,  par  respect  pour  le  légat,  il 
accorda  une  trêve  de  deux  mois,  promit  que  toutes  les  femmes  pri- 
sonnières qui  avaient  été  destinées  à  l'esclavage  en  Ecosse  seraient 
conduites  à  Carlisle  et  délivrées  à  la  fête  de  Saint-Martin;  enfin  le 
légat  lui  fit  donner  sa  parole,  ainsi  qu'à  tous  les  Écossais,  particu- 
lièrement aux  Pietés,  qui  étaient  les  plus  barbares,  que,  dans  les 
guerres  futures,  ils  ne  profaneraient  plus  les  églises,  qu'ils  épargne- 
raient les  femmes  et  les  enfants,  et  ne  tueraient  que  ceux  qui  oppo- 
seraient de  la  résistance.  C'est  ainsi  que  l'envoyé  du  Pontife  romain 
apprenait  aux  peuples  encore  demi-barbares  du  nord  de  la  Calé- 
donie  à  être  humains  dans  les  guerres  mêmes. 

Le  légat  Aibéric  partit  d'Ecosse  à  la  Saint-Michel,  et  revint  à  la 
cour  d'Etienne,  roi  d'Angleterre,  d'où  il  convoqua  tous  les  évêques 
et  les  abbés  du  royaume,  pour  se  trouver  à  Londres  à  la  Saint- 
Nicolas  et  y  célébrer  un  concile  général  ;  mais  il  ne  s'assembla  que 


334  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

le  13"^  de  décembre  de  cette  année  1138.  Le  légat  Albéric  y  pré- 
sida, et  il  s^y  trouva  dix-huit  évêques  et  environ  trente  abbés. 
Turstain,  archevêque  d'York,  était  malade  et  y  envoya  pour  dé- 
puté Guillaume,  doyen  de  son  église.  On  fit  en  ce  concile  dix-sept 
canons,  répétés  pour  la  plupart  des  conciles  précédents,  contre  la 
simonie,  contre  les  investitures  par  une  main  laïque,  contre  Théré- 
dité  des  bénéfices,  contre  Tincontinence  des  clercs,  contre  ceux  qui 
mettent  la  main  sur  les  personnes  ou  sur  les  biens  de  FÉglise.  En 
même  temps,  le  légat  négocia  si  bien,  que  la  paix  se  conclut  entre 
le  roi  d'Angleterï;e  et  celui  d'Ecosse,  au  commencement  de  Tannée 
suivante. 

En  ce  même  concile,  on  parla  de  remplir  le  siège  de  Cantorbéri, 
vacant  depuis  deux  ans  par  le  décès  de  Guillaume  de  Corbeil,  qui 
était  mort  en  1136,  après  quatorze  ans  de  pontificat.  On  élut  Thi- 
baud,  abbé  du  Bec,  du  consentement  de  Jérémie,  prieur  de  Téglise 
de  Cantorbéri;  et  il  fut  sacré  par  le  légat  au  commencement  de  H 39, 
incontinent  après  l'Epiphanie.  C'était  un  homme  d'une  prudence  et 
d'une  douceur  singulières,  et  il  tint  le  siège  vingt-deux  ans.  A  la  fin 
du  concile,  le  légat  invita  tous  les  évêques  d'Angleterre  et  plusieurs 
abbés  à  venir  à  Rome  pour  le  concile  que  le  pape  Innocent  devait 
tenir  à  la  mi-carême.  Pour  s'y  trouver  lui-même  à  temps,  il  partit 
aussitôt  après  l'octave  de  l'Epiphanie,  et  fut  suivi  par  le  nouvel  ar- 
chevêque Thibaud,  quatre  autres  évêques  et  quatre  abbés,  qui  allè- 
rent au  concile  de  Rome  pour  tous  les  prélats  d'Angleterre  ;  car  le 
roi  Etienne  ne  voulut  pas  qu'ils  y  allassent  en  plus  grand  nombre, 
à  cause  des  troubles  dont  le  royaume. était  agité  *. 

Ces  troubles  s'augmentèrent  par  la  faute  même  du  roi.  Etienne 
était  redevable  au  clergé  de  son  avènement  au  trône,  et  il  contribuait 
encore  à  l'y  maintenir.  Cependant  ce  prince  se  montrait  l'ennemi  du 
clergé.  Au  mois  de  juin  1139,  les  évêques  de  Salisburi  et  de  Lin- 
coln sont  arrêtés,  le  premier  dans  la  chambre  d'Etienne,  le  second 
dans  son  propre  logement  :  le  roi  s'empare  violemment  des  proprié- 
tés de  leurs  églises,  le  tout  sans  aucune  forme  de  jugement  canoni- 
que. Son  frère,  Henri,  èvêque  de  Winchester,  que  le  pape  Innocent  II 
venait  de  nommer  son  légat  en  Angleterre,  le  conjura,  à  diverses  re- 
prises, en  public  et  en  particulier,  d'offrir  satisfaction  aux  prélats 
outragés.  Etienne  fut  inexorable;  et  le  légat,  son  frère,  le  somma  de 
justifier  sa  conduite  devant  une  assemblée  d'évêques.  Le  concile  se 
tint  à  Winchester  le  20  août  de  la  même  année.  Après  deux  jours  de 
discussion,  l'avocat  du  roi  en  appela  au  Pape,  et  défendit  au  concile, 

*  Baronius  et  Pagi.  Orderic,  Gesta  reg.  Steph. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  335 

SOUS  peine  d'encourir  la  disgrâce  du  roi,  de  procéder  ultérieurement. 
A  ces  mots,  les  chevaliers  qui  le  suivaient  tirèrent  leurs  épées,  et  le 
légat  rompit  rassemblée.  Il  fît  néanmoins  une  dernière  tentative  ;  et 
accompagné  de  Thibaud,  le  nouvel  archevêque  de  Cantorbéri,  il  alla 
se  jeter  aux  pieds  de  son  frère.  Etienne  resta  inflexible,  mais  il  eut 
bientôt  lieu  de  se  repentir  de  son  obstination  *. 

.Le  concile  fut  dissous  le  l'*^  septembre  1139:  le  lendemain,  la 
princesse  Mathilde,  qui  déjà  s'était  emparée  de  la  Normandie,  dé- 
barqua sur  les  côtes  d'Angleterre.  Avec  une  faible  troupe  de  cent 
quarante  chevaliers,  elle  entreprit  de  conquérir  le  trône  de  son  père; 
mais  l'imprudence  du  roi  Etienne  lui  avait  préparé  les  voies.  L'An- 
gleterre fut  bientôt  livrée  à  toutes  les  horreurs  de  la  guerre  civile.  Le 
cours  de  la  justice  fut  suspendu  :  les  personnes  sans  défense  étaient 
alternativement  pillées  par  les  parties  adverses.  Le  2  février  ll^l,  le 
roi  Etienne  fut  fait  prisonnier  dans  une  bataille,  et  présenté  à  Ma- 
thilde, qui  le  fitchargerde  chaîneset  emprisonner  dans  une  forteresse. 

La  cause  de  l'impératrice  Mathilde  triomphait.  Le  propre  frère  du 
roi  Etienne,  l'évêque  Henri  de  Winchester,  la  reconnut  pour  souve- 
raine d'Angleterre,  et  jura  de  lui  être  fidèle  aussi  longtemps  qu'elle- 
même  serait  fidèle  à  ses  engagements.il  y  eut  déplus  cette  condition, 
que  son  accession  à  la  couronne  serait  ratifiée  par  l'Église.  Un  com- 
cile  fut  assemblé  le  8  avril  1442.  L'évêque  Henri  y  fît  remarquer  le 
contraste  qui  existait  entre  le  règne  turbulent  d'Etienne  et  la  tran- 
quillité dont  avait  joui  l'Angleterre  sous  le  gouvernement  de  Henri. 
Si  ce  prince  eût  laissé  un  héritier  mâle,  les  Anglais  pouvaient  encore 
être  heureux;  mais  la  fortune  l'avait  privé  de  son  fîls,  et  ils  avaient 
juré  fidélité  à  sa  fille  comme  à  leur  future  souveraine.  Le  hasard 
ayant  fait  qu'elle  fût  absente  à  la  mort  de  son  père,  l'Angleterre  avait 
été  jetée  dans  un  état  horrible  de  confusion  ;  et  la  nécessité  de  pour- 
voir à  la  tranquillité  publique  avait  forcé  la  nation  à  placer  la  cou- 
ronne sur  la  tête  d'Etienne;  mais  ce  monarque  infortuné  (c'était  avec 
honte  et  regret  qu'il  parlait  si  sévèrement  de  son  propre  frère)  avait 
trompé  toutes  les  espérances,  violé  toutes  ses  promesses,  négligé 
l'exécution  des  lois,  envahi  les  propriétés  et  détruit  les  libertés  de 
l'Église,  et,  par  son  indolence  et  sa  violence,  s'était  montré  indigne 
du  haut  rang  où  il  était  monté.  Dieu  avait  à  la  fin  prononcé  son  ju- 
gement contre  lui,  en  l'abandonnant  aux  mains  de  ses  ennemis,  et  il 
devenait  encore  nécessaire  de  pourvoir  à  la  tranquillité  du  royaume 
en  choisissant  une  autre  personne  pour  exercer  l'autorité  souveraine. 
C'est  pour  cette  raison  qu'au  nom  du  clergé,  dont  le  droit  est  prin- 

1  Orderic,  p.  919.  Gesta  reg.  Steph.,  p.  944.  Malmesb.,  Lingard,  Pagi,  Mansi. 


336  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

cipalement  d'élire  et  de  sacrer  les  rois,  et  par  la  volonté  de  la  majo- 
rité, exprimée  dans  leurs  délibérations  précédentes,  il  déclare  qu'on 
a  choisi  Mathilde,  la  fille  de  Henri,  pour  dame  souveraine  d'Angle- 
terre et  de  Normandie.  Quelques-uns  écoutèrent  ce  discours  en  si- 
lence, le  reste  l'approuva  par  de  vives  acclamations  *.  Les  habitants 
de  Londres  se  rangèrent  à  cette  déclaration  du  clergé. 

L'impératrice  Mathilde  ne  se  montra  pas  plus  sage  que  le  roi 
Etienne.  Elle  perdit  bientôt  tout  par  son  imprudence.  Naturellement 
hautaine  et  vindicative,  elle  s'abandonna  à  ces  passions  qu'elle  avait 
réprimées  tant  qu'elle  avait  pu  redouter  quelque  résistance.  Elle 
venait  d'être  reçue  à  Londres,  et  elle  avait  donné  des  ordres  pour  son 
couronnement;  mais,  dans  l'intervalle,  elle  s'ahéna  l'affection  de  ses 
amis  par  son  arrogance,  et  enflamma  la  haine  de  ses  ennemis  en 
multipliant  les  amendes  et  les  persécutions.  Elle  répondit  dans  des 
termes  personnellement  outrageants  aux  sollicitations  de  sa  cousine, 
la  reine,  femme  d'Etienne,  pour  obtenir  la  délivrance  de  son  mari  ; 
et  quand  le  légat  Henri  de  Winchester  lui  demanda  que,  d'après  la 
renonciation  solennelle  à  la  couronne  faite  par  son  frère,  les  comtés 
de  Boulogne  et  de  Moretoil  fussent  conférés  à  son  neveu  Eustache,il 
reçut  le  déni  le  plus  méprisant.  Elle  ne  fît  aucune  tentative  pour  se 
conciUer  l'esprit  chancelant  des  habitants  de  Londres.  Elle  leur  im- 
posa une  taxe  onéreuse  en  punition  de  leur  ancien  attachement  à 
Etienne,  et  refusa  dédaigneusement  la  requête  qu'ils  lui  présentè- 
rent pour  la  restauration  des  privilèges  dont  ils  avaient  joui  sous 
Edouard  le  Confesseur.  La  femme  du  monarque  captif  profite  de 
l'imprudence  de  sa  rivale.  Un  corps  de  cavalerie  paraît  sous  sa  ban- 
nière dans  la  partie  méridionale  de  la  ville  :  les  cloches  à  l'instant  son- 
nent l'alarme  ;  la  populace  court  aux  armes;  et  l'impératrice,  qui 
attendait  qu'on  lui  apportât  des  sacs  d'or  et  d'argent,  eût  été  faite 
prisonnière,  si,  en  s'élançant  de  table  et  montant  à  cheval,  elle  ne  se 
fût  sauvée  par  une  fuite  précipitée.  Ses  amis  les  plus  dévoués  l'accom- 
pagnèrent à  Oxford;  les  autres  se  retirèrent  dans  leurs  châteaux. 

Pour  se  venger  de  l'évêque  de  Winchester,  qui  avait  négligé  de 
venir  à  son  secours,  elle  assiégea  son  palais  épiscopal;  mais  bientôt 
elle  se  vit  assiégée  elle-même  par  des  troupes  venues  de  Londres. 
Elle  fut  réduite  une  seconde  fois  à  se  sauver  par  la  fuite  ;  mais  on  la 
poursuivit  :  tout  son  cortège  fut  pris  ou  tué;  elle  échappa  seule  avec 
un  chevalier  fidèle  :  son  frère,  le  duc  de  Glocester,  qui  tenait  le  roi 
dans  les  fers,  fut  fait  prisonnier  lui-même,  et  traité  par  la  reine  plus 
généreusement  qu'il  n'avait  traité  son  mari.  Après  quelques  négo- 

1  Malmesb.,  105. 


1 

à  1153  de  l'ère  chr.J       •  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  337 

dations,  on  convint  de  l'échanger  pour  le  roi,  qui  recouvra  ainsi  sa 
liberté  le  1"  novembre  1141. 

Depuis  cette  époque  jusqu'en  1154,  la  guerre  civile  ne  cessa  point 
en  Angleterre,  avec  des  alternatives  de  succès  et  de  revers  pour  les 
deux  partis.  Au  mois  de  décembre  1142,  le  roi  Etienne  assiégeait 
l'impératrice  Mathilde  à  Oxford  ;  il  était  même  sur  le  point  de  la 
prendre,  lorsqu'elle  eut  l'adresse  de  se  sauver  à  travers  l'armée  en- 
nemie, par  un  froid  extrême,  passa  la  Tamise  sur  la  glace,  et  gagna 
àpied  la  ville  d'Abingdon.  Elle  revint  en  Normandie  l'an  1137-  mais 
en  1152,  son  fils  Henri  Plantagenet  passa  en  Angleterre  avec  une 
petite  armée.  La  guerre  civile  continuait,  lorsque,  le  18  août  1153 
le  prince  Eustache,  fils  aîné  du  roi  Etienne,  fut  enlevé  par  une  mort 
subite.  L'archevêque  de  Cantorbéri  et  l'évêque  de  Winchester  pro- 
fitèrent de  ce  triste  événement  pour  concilier  les  deux  partis.  Ils  y 
réussirent.  Le  roi  Etienne  adopta  Henri  pour  son  fils,  le  nomma  son 
successeur,  et  lui  donnait  le  royaume  d'Angleterre  après  sa  mort 
pour  en  jouir  àjamais,  lui  et  ses  héritiers.  En  retour,  le  jeune  prince 
lui  rendit  hommage  et  lui  jura  fidélité.  Guillaume,  fils  survivant  du 
roi,  eut  toutes  les  terres  et  dignités  que  possédait  son  père  avant  de 
monter  sur  le  trône.  Après  cette  pacification,  les  deux  princes,  pour 
prouver  l'harmonie  dans  laquelle  ils  vivaient,  visitèrent  ensemble  les 
villes  de  Winchester,  de  Londres  et  d'Oxford,  et  furent  reçus  dans 
toutes  ces  places  en  procession  solennelle  et  avec  les  plus  vives  ac- 
clamations. Ils  se  séparèrent,  à  Pâques  1154,  avec  les  démonstra- 
tions de  l'amitié  la  plus  cordiale.  Henri  retourna  en  Normandie  au 
mois  d'octobre,  et  Etienne  mourut  quelques  mois  après  à  Cantorbéri. 
Il  avait  régné  dix-huit  ans,  et  il  fut  enterré  près  de  sa  femme  et  de 
son  fils,  à  Faversham,  couvent  qu'il  avait  fondé.  Jamais,  depuis  l'in- 
vasion des  Danois,  l'Angleterre  n'avait  tant  souffert  que  pendant  les 
guerres  civiles  qui  remplirent  tout  le  règne  de  cet  infortuné  mo- 
narque 1. 

Durant  tout  ce  temps,  la  France  était  généralement  tranquille. 
Deux  ans  après  la  mort  de  Henri  P"^,  roi  d'Angleterre,  c'est-à-dire 
en  1137,  le  roi  de  France,  Louis  le  Gros,  fut  attaqué  d'une  dyssen- 
terie  que  tout  l'art  des  médecins  ne  put  arrêter.  Ce  prince  fit  pa- 
raître beaucoup  de  piété  pendant  cette  longue  maladie.  Il  souhaitait 
même  d'être  en  état  de  se  faire  transporter  à  Saint-Denis,  pour  dé- 
poser sa  couronne  aux  pieds  des  saints  martyrs  et  prendre  l'habit 
de  Saint-Benoît  dans  cette  célèbre  abbaye  ;  mais  on  ne  jugea  pas 
qu'il  pût  supporter  la  fatigue  de  ce  voyage. 

1  Lingard,  Order.  Vital.  Gesta  reg.  Stephan.  Pagi,  Mansi,  Baronius. 

XV.  22 


338  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIIL  —  De  112& 

Leroij  voyant  son  mal  augmenter,  fit  assembler  mi  grand  nombre 
d'évêques,  d'abbés  et  de  prêtres,  et,  en  leur  présence,  il  fît  une  es- 
pèce de  confession  publique,  après  quoi  il  demanda  le  saint  viatique. 
Pendant  qu'on  était  allé  pour  le  lui  apporter  en  procession,  il  se  leva, 
tout  malade  qu'il  était,  s'habilla  et  s'avança  au-devant  de  son  Dieu; 
puis,  en  présence  du  clergé  et  des  seigneurs  laïques,  il  abdiqua  son 
royaume  et  en  donna  l'investiture  à  son  fils  par  l'anneau  royal, 
l'exhortant  à  défendre  l'Eghse  et  à  protéger  les  pauvres.  Il  déclara 
qu'il  donnait  aux  pauvres  toute  sa  vaisselle  d'or  et  d'argent,  tous  ses 
meubles  et  habits  royaux,  jusqu'à  ses  chemises,  et  qu'il  léguait  sa 
chapelle,  qui  était  fort  riche,  au  monastère  de  Saint-Denis.  Après 
s'être  ainsi  dépouillé  de  tout  ce  qu'il  possédait,  il  se  mit  à  genoux 
devant  le  corps  de  Notre-Seigneur,  qu'on  lui  apportait,  et,  avant  de 
le  recevoir,  il  tit  sa  profession  de  foi  en  ces  termes  : 

«  Moi  Louis,  pécheur,  je  confesse  un  seul  Dieu,  le  Père,  le  Fils  et 
le  Saint-Esprit.  Je  crois  que  le  Fils,  consubstantiel  au  Père,  s'est  in- 
carné dans  le  sein  de  la  bienheureuse  Vierge,  a  souffert,  est  mort  et 
ressuscité ,  que  cette  adorable  Eucharistie  est  le  même  corps  qui  a 
été  formé  dans  les  entrailles  de  la  Vierge,  et  que  ce  précieux  sang 
est  le  même  qui  a  coulé  du  côté  du  Sauveur  attaché  à  la  croix;  et  je 
souhaite  que  ce  saint  viatique  me  fortifie,  à  mon  passage,  contre 
toutes  les  puissances  de  l'enfer.  »  Après  quoi,  s'étant  confessé,  il 
reçut  avec  une  grande  dévotion  le  corps  du  Sauveur. 

Aussitôt  que  le  roi  eut  reçu  les  sacrements,  il  parut  se  porter 
mieux.  Étant  retourné  à  sa  chambre,  il  fit  ôter  de  son  lit  tout  ce  qui 
paraissait  superflu,  voulant,  par  un  esprit  de  pauvreté  et  de  morti- 
fication, qu'on  n'y  laissât  qu'un  simple  matelas.  Le  roi,  voyant  l'abbé 
Suger,  qui  était  auprès  de  lui,  fondre  en  larmes,  lui  dit  :  Mon  cher 
ami,  ne  pleurez  pas  sur  moi;  réjouissez-vous  plutôt  de  ce  que  le  Sei- 
gneur me  fait  la  grâce,  comme  vous  le  voyez,  de  me  préparer  à 
paraître  devant  lui.  Ce  prince  fut  bientôt  en  état  de  monter  à  cheval  et 
de  faire  quelques  pèlerinages;  il  eut  la  consolation  de  voir  sur  la  route 
les  peuples  lui  donner  mille  bénédictions,  et  témoigner  par  leurs 
vœux  et  leurs  acclamations,  combien  sa  conservation  leur  était  chère. 

Le  roi,  étant  près  de  Compiègne,  reçut  un  courrier  qui  lui  apprit 
que  Guillaume,  comte  de  Poitiers  et  duc  d'Aquitaine,  était  mort  en 
Espagne  ;  qu'il  avait  institué  sa  fille  Éléonore  héritière  de  ses  États, 
et  ordonné  qu'elle  épousât  le  prince  Louis,  héritier  présomptif  de  la 
couronne  de  France.  Le  roi  ne  pouvait  recevoir  une  nouvelle  plus 
avantageuse.  Il  fit  aussitôt  partir  le  jeune  prince,  son  fils,  avec  un 
nombreux  cortège  de  seigneurs,  pour  aller  épouser  la  princesse  d'A- 
quitaine, et  lui  dit  en  l'envoyant  :  Mon  cher  fils,  que  le  bras  de  Dieu, 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  339 

par  qui  régnent  les  rois,  vous  protège,  vous  et  vos  gens  !  Car  si,  par 
quelque  malheur,  je  venais  à  vous  perdre,  vous  et  les  seigneurs  que 
j'envoie  avec  vous,  je  ne  me  soucierais  plus  guère  de  ma  vie  ni  de 
moH'  royaume. 

Les  noces  se  firent  à  Bordeaux  avec  de  grandes  réjouissances  ;  et 
comme  le  prince  Louis  avait  déjà  été  couronné  roi,  la  princesse 
Éléonore,  en  Tépousant,  fut  couronnée  reine  de  France,  et  Louis, 
de  son  côté,  se  fit  couronner  comme  duc  d'Aquitaine.  Les  réjouis- 
sances au  sujet  de  cette  alliance  duraient  encore,  lorsqu'on  apprit  la 
mort  de  Louis  le  Gros. 

Les  grandes  chaleurs  de  Tannée  H37  avaient  fort  altéré  la  santé 
de  ce  prince.  Il  retomba  dangereusement  malade  de  la  dyssenterie^ 
sur  la  fin  de  juillet.  Il  manda  aussitôt  Etienne,  évêque  de  Paris,  et 
Gilduin,  abbé  de  Saint -Victor,  auquel  il  avait  accoutumé  de  se  con- 
fesser. Il  fit  de  nouveau  sa  confession,  et  reçut  encore  une  fois  le 
saint  viatique.  Il  voulait  se  faire  porter  à  Saint-Denis;  mais  son  mal 
ne  le  lui  permettant  pas,  il  se  fit  mettre  à  terre  sur  un  tapis  couvert 
de  cendre,  sur  lequel  il  expira  le  4"  jour  d'août  de  l'an  H37,  dans 
la  soixantième  année  de  son  âge  et  la  trentième  de  son  règne.  Il  fut 
enterré  à  Saint-Denis,  comme  il  l'avait  ordonné  *. 

Le  bienheureux  Oldegaire,  évêque  de  Barcelone  et  archevêque  de 
Tarragone,  mourut  la  même  année  1137,  et  faillit  avoir  pour  suc- 
cesseur Ranimire,  roi  d'Aragon.  Ce  prince  avait  embrassé  la  vie  mo- 
nastique dans  le  monastère  de  Saint-Pons,  lorsque,  pour  faire  cesser 
la  vacance  du  trône  et  la  guerre  civile,  on  l'obligea  d'être  roi  et  de  se 
marier.  Dès  qu'il  eut  une  fille  qui  pouvait  être  héritière  de  ses  États, 
il  la  maria,  quoiqu'elle  n'eût  environ  que  trois  ans,  à  Raymond  IV, 
comte  de  Barcelone,  qui  était  en  état  de  gouverner  et  de  défendre 
le  royaume,  après  quoi  il  renonça  généreusement  à  la  couronne  re- 
prit l'habit  monastique  et  voulait  retourner  à  son  monastère.  Mais, 
comme  les  sièges  de  Barcelone  et  de  Tarragone  étaient  vacants  par 
la  mort  du  bienheureux  Oldegaire,  on  s'efforça  de  le  retenir  en  Ca- 
talogne, et  il  fut  élu  pour  remplir  ces  deux  sièges.  Il  paraît  qu'il  con- 
sentit d'abord  à  cette  élection  ;  car  nous  avons  un  acte  de  lui,  où  il 
prend,  avec  le  titre  de  roi,  la  qualité  d'évêque  élu  de  Tarragone  et 
de  Barcelone.  Cependant  cette  élection  n'eut  point  de  suite,  et  Ra- 
nimire retourna  dans  son  monastère,  où  il  mourut.  C'est  ainsi  que  le 
comté  de  Barcelone,  qui  avait  été  si  longtemps  du  domaine  des  rois 
de  France,  et  qui  eut  ensuite  ses  comtes  particuliers,  fut  uni  au 
royaume  d'Aragon. 

1  Suger,  Vie  de  Louis  le  Gros. 


■340  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.—  De  1125 

Raymond,  à  qui  Ranimire  céda  ce  royaume  en  lui  donnant  sa 
fille,  ne  put  jamais  se  résoudre  à  prendre  le  titre  de  roi  ni  à  porter 
les  marques  de  la  royauté.  On  Ten  pressa  plusieurs  fois;  il  répondit  : 
Je  suis  né  comte,  et  je  ne  vaux  pas  mieux  que  mes  pères.  J^accepte 
cependant  le  royaume,  mais  je  n^en  prendrai  pas  le  titre  et  je  gar- 
derai celui  de  comte.  Et  d'ailleurs,  étant  maître  d'un  royaume,  aucun 
comte  ne  pourra  plus  me  le  disputer  en  richesse  et  en  gloire,  au  lieu 
que  je  serais  obligé  de  céder  en  cela  à  bien  des  rois.  J'aime  mieux 
être  le  premier  des  comtes  que  d'être  à  peine  le  septième  des  rois  *. 

Quelques  mois  après  le  roi  Louis  de  France,  mourut  en  Italie  l'em- 
pereur Lothaire.  Dès  l'an  1136,  voyant  toute  l'Allemagne  en  paix,  il 
passa  les  Alpes  avec  une  armée  nombreuse,  sur  les  instances  du 
Pape  et  de  saint  Rernard,  afin  de  mettre  fin  au  schisme  de  l'anti- 
pape, qui  n'était  plus  soutenu  que  par  le  Normand  Roger,  comte 
ou  roi  de  Sicile.  L'empereur  employa  le  reste  de  l'année  à  régler 
les  affaires  de  Lombardie. 

Outre  l'empereur  Lothaire,  le  pape  Innocent  II  appela  au  secours 
de  l'Eglise  un  autre  auxiliaire,  saint  Rernard.  Les  cardinaux  joigni- 
rent leurs  prières  aux  ordres  du  Pape  pour  le  déterminer  à  venir  ; 
en  sorte  qu'il  ne  put  se  dispenser  de  faire  un  troisième  voyage  en 
Italie.  Il  fallut  interrompre  ses  sermons  sur  le  Cantique,  et  ses  autres 
occupations.  En  partant,  il  assembla  ses  moines  de  plusieurs  en- 
droits, leur  représenta  l'état  de  l'Église  et  la  faiblesse  du  schisme, 
les  exhortant  à  prier  pour  achever  de  l'abattre,  et  à  conserver  la  ré- 
gularité pendant  son  absence.  Arrivé  en  Italie,  il  vint  trouver  le  Pape 
à  Viterbe,  où  il  pensa  perdre  son  frère  Gérard,  qui  l'avait  accompa- 
gné et  qui  fut  malade  à  la  mort.  Mais  il  obtint,  par  ses  prières, 
que  Dieu  le  lui  laissât  encore  quelque  temps  pour  lui  servir  de 
conseil  2.    • 

Le  Pape  et  les  cardinaux  ayant  communiqué  à  Rernard  leur  des- 
sein sur  l'affaire  présente,  il  fut  d'avis  de  la  conduire  par  une  autre 
voie,  ne  mettant  point  son  espérance  dans  la  force  des  armées.  Il 
s'informa,  par  diverses  conversations,  quelle  était  la  puissance  des 
schismatiques  et  la  disposition  de  leurs  protecteurs,  si  c'était  par 
erreur  ou  par  malice,  qu'ils  entretenaient  ce  mal.  Il  apprit  de  ceux 
qu'il  entretint  en  particulier  que  les  ecclésiastiques  attachés  à  l'anti- 
pape étaient  en  peine  de  leur  position  ;  qu'ils  reconnaissaient  bien 
leur  faute,  mais  qu'ils  n'osaient  revenir,  de  peur  de  se  voir  méprisés 
et  couverts  d'infamie,  aimant  mieux  demeurer  ainsi  sous  une  ombre 
d'honneur^  que  d'être  chassés  de  leurs  sièges  et  exposés  à  mendier 

1  Guillelm.  Neubric,  1.  2,  c.  10.  —  2  Emald.,  I.  2,  c.  7,  n.  41.  In  Cantic, 
serm.  26,  n.  14e 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  341 

publiquement.  Les  parents  de  Léon  disaient  que  personne  ne  se  fierait 
plus  à  eux,  s'ils  contribuaient  à  la  ruine  de  leur  maison  et  en  aban- 
donnaient le  chef.  Les  autres  s'excusaient  sur  le  serment  de  fidélité 
qu'ils  lui  avaient  prêté,  et  personne  ne  s'attachait  à  ce  parti  par  un 
vrai  motif  de  conscience. 

Bernard  leur  déclarait  que  les  conspirations  criminelles,  contraires 
aux  lois  et  aux  canons,  ne  pouvaient  être  autorisées  par  les  serments 
ni  soutenues  sous  prétexte  de  religion,  puisque  l'autorité  divine 
oblige  à  les  dissoudre.  Ces  discours  et  d'autres  du  saint  abbé  reti- 
raient plusieurs  personnes  du  parti  de  l'antipape,  qui  se  dissipait  de 
jour  en  jour;  l'antipape  lui-même  perdait  courage,  voyant  augmen- 
ter le  crédit  d'Innocent,  à  mesure  que  le  sien  diminuait.  L'argent 
lui  manquait;  on  voyait  fondre  sa  cour  et  ses  domestiques;  sa  table, 
peu  fréquentée,  n'était  plus  servie  que  de  viandes  communes  ;  ses 
officiers  n'avaient  plus  que  de  vieux  habits  ;  ceux  qu'il  tenait  à  ses 
gages  étaient  maigres  et  chargés  de  dette<s  ;  la  triste  image  de  sa 
maison  montrait  sa  ruine  prochaine  *. 

Après  avoir  eu  à  Viterbe  une  conférence  avec  l'empereur,  le  Pape 
s'approcha  de  Rome,  sans  toutefois  vouloir  y  entrer,  pour  ne  pas 
s'embarrasser  dans  les  affaires  des  Romains  ;  mais  il  soumit  à  son 
obéissance  la  ville  d'Albane  et  toute  la  Campanie.  Le  duc  Henri  de 
Bavière,  gendre  de  l'empereur  était  avec  lui,  et,  comme  ils  se  trou- 
vèrent près  du  Mont-Cassin,  ils  y  envoyèrent  Richard,  chapelain  du 
Pape  et  moine  de  cette  abbaye,  savoir  si  l'on  voulait  les  y  recevoir  et 
reconnaître  le  pape  Innocent  ;  auquel  cas,  ils  mettraient  leur  mo- 
nastère sous  la  protection  de  l'empereur.  L'abbé  Rainald,  qui  s'était 
livré  à  Roger  de  Sicile  et  à  l'antipape,  résista  d'abord  et  chassa  l'en- 
voyé du  Pape  ;  mais,  au  bout  de  onze  jours,  il  se  rendit  au  duc 
Henri,  et  reçut  dans  le  monastère  l'étendard  de  l'empereur.  Capoue 
se  rendit  ensuite  avec  toute  la  principauté  ,  et  le  prince  Robert, 
chassé  par  Roger,  y  fut  rétabli. 

Le  SS™*  de  mai,  le  Pape  et  le  duc  Henri  campèrent  près  de  Béné- 
vent,  où  le  Pape  envoya  le  cardinal  Gérard  proposer  un  accommo- 
dement. L'archevêque  Roscemin,  intrus  par  l'antipape  Anaclet,  s'y 
opposa,  et  excita  les  citoyens  à  se  défendre  ;  mais,  après  quelques 
combats  contre  les  Allemands,  la  ville  se  rendit.  Le  Pape  la  garantit 
du  pillage,  délivra  les  prisonniers  et  permit  aux  exilés  de  rentrer. 
L'archevêque  intrus  prit  la  fuite  ;  le  Pape  mit  à  Bénévent  le  cardinal 
Gérard.  Ensuite  il  alla  joindre  l'empereur  au  siège  de|Bari,  dont  il 
se  rendit  maître,  ainsi  que  de  toute  la  Pouille. 

Ernald,  L2,  c.  7,  n.  42. 


342  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVilI.  —  De  1125 

Alors  Tempereur  manda  à  Rainald,  abbé  du  Mont-Cassin,  de  se 
trouver  à  Melfi  pour  la  cour  qu'il  devait  y  tenir  à  la  Saint-Pierre. 
L'abbé  eut  peine  à  obéir.  C'est  que  le  Mont-Cassin  étant  situé  entre 
les  terres  de  l'Empire  et  celles  de  Roger  de  Sicile,  ce  monastère  avait 
à  craindre  de  la  part  de  ce  dernier,  qui  était  plus  près,  et  qui,  quand 
il  9vait  l'avantage,  se  montrait  souvent  fort  cruel.  De  plus,  après  la 
mort  de  l'abbé  Seignoret,  arrivée  le  4"^^  de  février  1437,  il  y  eut  une 
double  élection.  Les  deux  élus  avaient  nom  Rainald.  Les  partisans 
du  premier  voulaient  que  l'on  consultât  et  le  roi  Roger  et  le  pape 
Innocent;  les  partisans  du  second  n'y  voulurent  point  entendre,  et, 
malgré  leur  opposition,  mirent  leur  candidat  dans  la  chaire  de  saint 
Benoît.  Les  autres  écrivirent  secrètement  à  l'empereur  et  au  Pape, 
pour  les  informer  de  l'état  des  choses  et  les  prier  de  leur  donner  un 
abbé.  Le  second  Rainald,  de  son  côté,  se  fit  confirmer  secrètement 
l'abbaye  par  le  roi  Roger  et  par  l'antipape  Anaclet.  Voilà  pourquoi 
cet  abbé  Rainald  eut  tant  de  peine  à  venir  trouver  l'empereur  et  le 
Pape. 

Il  vint  pourtant,  mais  sur  des  ordres  réitérés.  Comme  le  Pape  lui 
demanda  avant  tout  une  satisfaction  canonique  qui  lui  parut  un 
peu  sévère,  il  répondit  qu'il  s'en  rapporterait  aux  conseils  de  l'em- 
pereur pour  les  conditions.  L'empereur  voulut  bien  être  l'arbitre  ou 
plutôt  le  médiateur.  11  écouta,  dans  cinq  séances,  les  raisons  de 
l'abbé  et  des  moines,  et  les  réponses  qu'y  faisait  le  cardinal  Gérard. 
La  cause  des  moines  était  défendue  par  l'un  d'entre  eux,  le  diacre 
Pierre,  qui  a  écrit  le  quatrième  hvrede  la  chronique  du  Mont-Cassin. 
Quoique  Pierre  ne  pût  pas  répondre  à  toutes  les  objections  du  car- 
dinal, l'empereur  fut  néanmoins  si  content  de  son  savoir,  qu'il  le  prit 
à  son  service.  Quant  au  fond  de  l'affaire,  l'empereur  pria  le  Pape 
d'user  d'indulgence. 

Le  Pape  se  rendit  aux  instances  du  prince,  et  consentit  à  par- 
donner aux  moines  et  à  l'abbé  du  Mont-Cassin.  En  conséquence,  le 
48™*  de  juillet,  l'empereur  envoya,  avec  l'abbé  Rainald  et  les  moines, 
son  gendre  Henri,  duc  de  Bavière,  et  plusieurs  autres  seigneurs  et 
prélats.  Quand  ils  approchèrent  de  la  tente  du  souverain  Pontife, 
quelques  cardinaux  vinrent  au-devant,  et  firent  faire  à  Rainald  un 
serment  par  lequel  il  renonçait  au  schisme,  à  Pierre  de  Léon  et  à 
Roger  de  Sicile,  et  promettait  obéissance  au  pape  Innocent  et  à  ses 
successeurs.  Les  moines  faisaient  difficulté  de  prêter  le  même  ser- 
ment; mais  Rainald  les  y  obligea  par  l'obéissance  qu'ils  lui  devaient. 
Alors,  ayant  été  absous  de  l'excommunication,  ils  entrèrent  les  pieds 
nus  et  se  jetèrent  aux  pieds  du  Pape,  qui  les  reçut  au  baiser  de  paix. 
Rainald  fut  ensuite  mené  à  l'empereur,  à  qui,  jusque-là,  il  ne  s'était 


à  1153  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  »48' 

point  présenté  ;  mais  alors  il  le  reçut  avec  grand  honneur^  et  le  mit 
au  nombre  de  ses  chapelains. 

L^empereur  Lothaire  marcha  dès  lors  à  Salerne,  avec  son  armée 
et  une  flotte  commandée  par  Guibald^  abbé  de  Stavelo.  La  ville  se 
rendit  à  composition  ;  ce  qui  causa  un  différend  entre  le  Pape  et 
Tempereur,  chacun  d'eux  prétendant  que  Salerne  lui  appartenait. 
Ils  furent  aussi  en  dissentiment  à  qui  établirait  un  duc  d'Apulie. 
Enfin,  du  consentement  de  Tempereur,  le  Pape  choisit  pour  ce  duché 
le  comte  Rainulfe,  et  ils  lui  donnèrent  tous  deux  Tétendard  publi- 
quement. Ils  vinrent  ensuite  à  Bénévent,  où  le  Pape  mit  un  arche- 
vêque nommé  Grégoire,  après  avoir  demandé,  en  présence  du  clergé 
et  du  peuple,  si  on  avait  quelque  chose  à  dire  contre  sa  personne  ou 
son  élection.  Comme  il  n'y  eut  aucune  opposition,  le  Pape  le  sacra 
le  dimanche  5"®  de  septembre  1137. 

Cependant  Tempereur  fut  averti  que  Tabbé  Rainald  du  Mont- 
Cassin  tenait  toujours  le  parti  du  roi  Roger,  et  qu'il  avait  même 
demandé  des  troupes  pour  défendre  le  monastère  contre  l'empe- 
reur. Sur  ces  avis,  il  fit  arrêter  Rainald,  et  vint  lui-même  au  Mont- 
Cassin,  où  il  entra  avec  l'impératrice  le  jour  de  la  Sainte-Croix, 
14""®  de  septem.bre,  et  ils  y  firent  l'un  et  l'autre  des  offrandes  magni- 
fiques d'ornements  et  d'argenterie.  Ensuite  l'empereur,  assis  dans 
le  chapitre  avec  les  seigneurs  et  les  prélats  de  sa  suite,  fit  examiner 
l'affaire  de  Rainald;  mais,  voyant  que  la  discussion  en  serait  longue, 
il  fit  convenir  les  parties  de  se  soumettre  à  ce  que  le  Pape  et  lui  en 
ordonneraient.  Cependant  le  Pape,  qui  était  à  San-Germano,  au  pied 
du  Mont-Cassin,  trouva  fort  mauvais  que,  lui  présent,  l'empereur  eût 
osé  faire  cet  examen  avec  les  seigneurs  de  sa  cour,  et  il  menaça  de 
déposer  les  prélats  qui  y  avaient  assisté.  L'empereur  répondit  qu'il 
n'y  entendait  aucune  finesse,  et  que  loin  de  vouloir  faire  injure  au 
Pape,  il  avait  tout  remis  à  sa  discrétion .  Le  Pape  envoya  donc  au 
Mont-Cassin  le  chancelier  Aimeric,  avec  d'autres  cardinaux  et  saint 
Bernard.  Ils  s'assirent  en  chapitre,  le  saint  abbé  fit  un  sermon  ;  puis 
les  cardinaux,  de  l'autorité  du  Pape,  déclarèrent  nulle  l'élection  de 
Rainald,  et  allèrent  à  l'église,  où,  en  présence  de  l'empereur  et  des 
seigneurs,  Rainald  remit  sur  le  tombeau  de  saint  Benoît  la  crosse, 
l'anneau  et  le  livre  de  la  règle,  qui  étaient  les  marques  de  sa  dignité. 

Les  moines,  s'étant  assemblés  pour  une  nouvelle  élection,  ne  pu- 
rent s'accorder,  et  résolurent  de  demander  un  abbé  de  la  suite  de 
l'empereur.  Le  Pape  leur  manda  qu'il  ne  souffrirait  point  que  leur 
monastère,  qui  avait  fourni  à  l'Église  tant  de  Papes  et  d'évêques,  eût 
pour  supérieur  un  étranger.  Malgré  cette  remontrance  du  Pape,  les 
moines  ne  purent  s'entendre,  et  allèrent  demander  un  abbé  à  l'em- 


#4  ■"  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

pereur.  Touché  jusqu^aux  larmes,  Fempereur  protesta  que,  pour  rien 
au  monde,  il  ne  consentirait  à  gêner  la  liberté  de  leur  élection.  Ils 
jetèrent  les  yeux  sur  Guibald,  abbé  de  Stavelo,  qui  commandait  la 
flotte  impériale.  Le  Pape,  l'ayant  su,  fit  dire  aux  moines  qu'ils  eus- 
sent à  choisir  un  homme  de  leur  congrégation,  qu'autrement  ils  n'au- 
raient point  la  permission  d'élire.  L'empereur  pria  le  Pape  de  leur 
laisser  une  entière  liberté,  autrement  il  n'y  aurait  plus  de  concorde 
entre  l'Empire  et  le  sacerdoce.  Sur  quoi  le  Pape  leur  permit  d'élire 
qui  ils  voudraient.  Ils  élurent  donc  Guibald,  Lorrain  de  naissance, 
qui,  dès  sa  jeunesse,  avait  embrassé  l'état  monastique  dans  l'abbaye 
de  Stavelo,  y  avait  appris  les  arts  libéraux  et  en  avait  été  fait  abbé 
par  l'empereur  Henri  V.  Il  eut  beaucoup  de  peine  à  consentir  à  son 
élection  pour  le  Mont-Cassin  *. 

Après  avoir  demeuré  huit  jours  en  ce  monastère,  l'empereur 
revint  avec  le  Pape  vers  Rome,  puis  il  passa  en  Toscane  et  reprit 
le  chemin  de  l'Allemagne.  Sa  glorieuse  expédition  lui  conciliait  beau- 
coup d'autorité  dans  tout  l'Empire.  Mais  il  tomba  malade  à  Trente, 
où  il  célébra  la  fête  de  saint  Martin.  Et  quoique  le  mal  augmentât 
tous  les  jours,  il  ne  laissa  pas  de  continuer  sa  marche  et  mourut 
dans  un  village,  à  l'entrée  des  Alpes,  le  4"*^  de  décembre  4137,1a 
treizième  année  de  son  règne  et  la  cinquième  de  son  empire.  Pierre, 
diacre,  décrit  ainsi  les  dévotions  qu'il  avait  vu  pratiquer  à  ce  prince 
pendant  qu'il  faisait  la  guerre  en  Italie.  Au  point  du  jour,  il  enten- 
dait une  messe  pour  les  morts,  puis  une  pour  l'armée,  et  enfin  la 
messe  du  jour  ;  ensuite,  avec  l'impératrice,  il  lavait  les  pieds  à  des 
veuves  et  à  des  orphelins,  et  leur  distribuait  abondamment  à  boire 
et  à  manger  ;  puis  il  écoutait  les  plaintes  des  églises,  et  enfin  il  s'ap- 
pliquait aux  affaires  de  l'Empire.  Il  était  toujours  accompagné  d'évê- 
ques  et  d'abbés,  pour  recevoir  leurs  conseils  ;  il  était  le  père  des 
pauvres  et  le  protecteur  de  tous  les  misérables;  il  veillait  beaucoup, 
priait  souvent  et  avec  larmes.  Son  corps  fut  porté  en  Saxe  et  enterré 
à  Lutère,  monastère  qu'il  avait  fondé  2. 

En  Italie,  sitôt  que  le  roi  Roger  eut  appris  que  l'empereur  Lo- 
thaire  s'était  retiré,  il  revint  de  Sicile,  entra  dans  la  Pouille,  mit  tout 
à  feu  et  à  sang,  reprit  la  plupart  des  villes,  entre  autres  Capoue, 
qu'il  ruina  par  le  fer  et  le  feu,  sans  épargner  les  églises.  Bénévent  se 
rendit  par  la  crainte  du  même  traitement,  et  reconnut  de  nouveau 
l'antipape.  Alors  le  pape  Innocent  envoie  saint  Bernard  pour  essayer 
de  moyenner  la  paix  entre  le  roi  de  Sicile  et  Rainulfe,  nouveau  duc 
de  Pouille.  Les  armées  étaient  en  présence.  Pendant  plusieurs  jours, 

1  Chronic.  Cassin.,  1.  4,  c.  124.  —  2  Ibid. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  345 

saint  Bernard  empêche  la  bataille,  disant  au  roi  que,  s'il  la  donnait, 
il  serait  vaincu  honteusement.  Le  roi,  qui  voyait  son  armée  beau- 
coup supérieure  en  nombre,  méprisa  cette  prédiction  et  attaqua  le 
duc  Rainulfe,  tandis  que  Bernard  priait  sur  une  montagne  voisine. 
Le  roi  est  complètement  battu,  son  armée  taillée  en  pièces.  Le  vic- 
torieux Rainulfe,  arrivé  au  pied  de  la  montagne,  saute  de  cheval,  et, 
prosterné  à  terre,  s'écrie  :  J'en  rends  grâces  à  Dieu  et  à  son  fidèle 
serviteur  ;  car  ce  ne  sont  pas  nos  forces,  mais  sa  foi  et  ses  prières, 
qui  nous  ont  valu  la  victoire  !  Puis,  remontant  à  cheval,  il  continua 
de  poursuivre  le  roi,  qui  fuyait  honteusement. 

Après  cet  échec,  Roger,  devenu  plus  traitable,  écouta  les  propo- 
sitions de  paix  et  convint,  avec  saint  Bernard,  qu'il  viendrait  trois 
cardinaux  du  parti  d'Innocent  et  de  ceux  qui  avaient  assisté  à  son 
élection,  et  trois  autres  du  parti  d'Anaclet,  afin  de  l'instruire  de  ce 
qui  s'était  passé  à  l'élection  de  l'un  et  de  l'autre  ;  après  quoi  le  roi 
prendrait  le  parti  qu'il  trouverait  le  plus  juste.  Car  il  savait  que  tout 
le  reste  de  la  chrétienté  reconnaissait  le  pape  Innocent,  à  l'exception 
de  lui  et  de  son  royaume. 

Ce  projet  fut  exécuté.  Le  pape  Innocent  envoya  à  Salerne,  qui 
était  la  résidence  du  roi,  deux  cardinaux,  le  chancelier  Aimeric  et 
Grégoire,  et  saint  Bernard  avec  eux;  l'antipape  y  envoya  trois  car- 
dinaux, entre  lesquels  Pierre  de  Pise,  qui  passait  pour  très-habile. 
Le  roi  examina  premièrement  l'élection  d'Innocent,  pendant  quatre 
jours,  depuis  le  matin  jusqu'au  soir,  avec  une  patience  merveilleuse, 
et,  les  quatre  jours  suivants,  il  examina  de  même  l'élection  d'Ana- 
clet. Ensuite  il  assembla  le  peuple  et  le  clergé  de  Salerne,  avec  les 
évêques  et  les  abbés  qui  s^y  trouvèrent,  et  leur  déclara  qu'il  ne  pou- 
vait seul  décider  cette  question.  C'est  pourquoi,  ajouta-t-il,  s'il  plaît 
à  ces  cardinaux,  ils  écriront  la  forme  de  l'une  et  de  l'autre  élection; 
et  de  chaque  côté  il  en  viendra  un  avec  moi  en  Sicile,  où  j'espère  cé- 
lébrer la  fête  de  Noël.  Là  j'assemblerai  les  évêques  et  les  autres 
hommes  sages,  par  le  conseil  desquels  j'ai  suivi  jusqu'ici  le  parti 
d'Anaclet,  et  je  terminerai  cette  aiîaire  par  leurs  avis.  Le  rusé  Nor- 
mand cherchait  beaucoup  moins  à  connaître  la  vérité  qu'à  profiter 
de  la  circonstance  pour  se  faire  confirmer  le  titre  de  roi  et  extorquer 
le  plus  de  privilèges  qu'il  pourrait  à  l'Église  romaine.  Le  cardinal 
Gérard  répondit  :  Sachez  que,  de  notre  part,  nous  n'écrirons  point 
rélection  du  pape  Innocent,  nous  vous  l'avons  suffisamment  expli- 
quée de  vive  voix;  mais  nous  voulons  bien  envoyer  avec  vous  en  Si- 
cile le  cardinal  Gui  de  Castel.  On  envoya  aussi  un  cardinal  du  côté 
d'Anaclet. 

Pendant  cette  négociation  de  Salerne,  saint  Bernard  eut  une  con- 


»  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIÏI.  —  De  1125 

férence,  en  présence  du  roi^  avec  le  cardinal  Pierre  de  Pise,  qui 
passait  pour  très-éloquent  et  très-savant  dans  les  lois  civiles  et  ecclé- 
siastiques. Aussi  le  roi  l'avait-il  demandé  nommément^  dans  l'espoir 
d'embarrasser  la  simplicité  de  l'abbé  de  Clairvaux.  Après  que  Pierre 
eut  parlé  en  faveur  d'Anaclet,  et  cité  à  l'appui  des  faits  de  l'histoire 
et  des  lois  canoniques,  Bernard  répondit  :  Je  sais  quelles  sont  votre 
capacité  et  votre  érudition,  etplûtàDieu  que  vous  eussiez  à  défendre 
une  cause  meilleure!  il  n'y  aurait  point  d'éloquence  qui  pût  vous 
résister.  Quant  à  nous  autres,  gens  rustiques,  plus  accoutumés  à 
manier  la  bêche  qu'à  plaider  des  causes  et  à  faire  des  harangues, 
nous  garderions  le  silence,  si  l'intérêt  de  la  foi  ne  nous  pressait.  Mais 
la  charité  nous  oblige  de  parler,  parce  que  la  tunique  du  Seigneur, 
que,  dans  le  temps  de  sa  passion,  ni  le  païen  ni  le  Juif  n'a  osé  rom- 
pre, Pierre  de  Léon,  soutenu  par  le  prince  que  voici,  la  rompt  et  la 
déchire.  Il  n'y  a  qu'une  foi,  qu'un  Seigneur,  qu'un  baptême;  nous 
ne  reconnaissons  ni  une  double  foi,  ni  deux  baptêmes,  ni  deux  Sei- 
gneurs. Et  pour  remonter  aux  origines  de  l'histoire,  il  n'y  eut  qu'une 
arche  au  temps  du  déluge.  Huit  personnes  s'y  sauvèrent;  tous  ceux 
qui  étaient  dehors  périrent.  Que  cette  arche  soit  la  figure  de  l'Église, 
personne  n'en  doute.  Or,  tout  récemment  on  a  fabriqué  une  arche 
nouvelle;  puisque  maintenant  il  y  en  a  deux,  nécessairement  l'une 
d'elles  est  fausse  et  destinée  à  être  engloutie.  Si  donc  l'arche  que 
gouverne  Pierre  de  Léon  est  de  Dieu,  celle  que  gouverne  Innocent 
doit  nécessairement  périr.  Ainsi  donc  périra  l'église  orientale,  périra 
tout  l'Occident,  périra  la  France,  périra  l'Allemagne;  les  Espagnols, 
les  Anglais,  les  royaumes  les  plus  reculés  seront  engloutis  dans  le 
fond  delà  mer.  Les  ordres  religieux  des  Camaldules,  des  Chartreux, 
de  Clugni,  de  Grand-Mont,  de  Cîteaux,  de  Prémontré,  et  une  infinité 
d'autres  compagnies  de  serviteurs  et  de  servantes  de  Dieu,  seront 
nécessairement,  par  le  même  naufrage,  précipités  dans  l'abîme.  Les 
évêques,  les  abbés  et  les  autres  princes  de  TÉglise,  le  gouffre  béant 
les  engloutira  avec  une  meule  de  moulin  au  cou.  Seul  de  tous  les 
princes  de  la  terre,  Roger  est  entré  dans  l'arche  de  Pierre  de  Léon  ; 
ainsi  tous  périront,  tous,  excepté  Roger  !  Roger  seul  sera  sauvé  !  A 
Dieu  ne  plaise  que  la  religion  de  l'univers  entier  périsse,  et  que  l'am- 
bition d'un  Pierre  de  Léon,  dont  tout  le  monde  sait  quelle  fut  la  vie, 
obtienne  le  royaume  des  cieux  ! 

A  ces  paroles,  les  assistants  ne  purent  se  contenir  davantage,  mais 
ils  détestèrent  et  la  vie  et  la  cause  de  l'antipape.  Quant  au  saint  abbé, 
il  prit  par  la  main  Pierre  de  Pise,  et  le  fit  lever,  et,  se  levant  avec  lui, 
il  lui  dit  :  Si  vous  m'en  croyez,  nous  entrerons  tous  deux  dans  l'arche 
la  plus  sûre.  En  même  temps,  comme  il  y  avait  pensé  d'avance,  il 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  347 

Ventreprit  par  des  avis  salutaires,  et,  la  grâce  de  Dieu  aidant,  lui 
persuada  aussitôt  de  s'en  retourner  à  Rome  et  de  se  réconcilier  avec 
le  pape  Innocent. 

La  conférence  finie,  le  roi  ne  voulut  pas  encore  obéir,  à  cause 
qu'il  avait  usurpé  le  grand  patrimoine  de  Saint-Pierre,  qui  était  dans 
la  province  de  Bénévent;  et  il  espérait  que,  par  ses  retards,  il 
obtiendrait  des  Romains  quelques  privilèges  pour  posséder  à  juste 
titre  ce  grand  héritage.  C'était  agir  plus  en  adroit  voleur  qu'en  prince 
chrétien. 

Il  ne  fut  pas  même  touché  d'un  miracle  que  saint  Bernard  fit 
pendant  son  séjour.  Il  y  avait  à  Salerne  un  homme  noble  et  très- 
connu,  dont  la  maladie  avait  épuisé  tout  l'art  des  médecins,  quoi- 
que cette  étude  fût  alors  cultivée  principalement  à  Salerne.  Le  ma- 
lade apprit  en  songe  qu'il  était  venu  en  cette  ville  un  saint  homme 
qui  avait  la  grâce  des  guérisons.  Il  eut  ordre  de  le  chercher  et  de 
boire  de  l'eau  dont  il  aurait  lavé  ses  mains.  Il  le  fit,  et  fut  guéri.  Ce 
miracle  se  sut  dans  toute  la  ville,  et  vint  aux  oreilles  du  roi  et  de 
toute  la  cour  *. 

Guibald,  abbé  du  Mont-Cassin,  voyant  le  roi  Roger  maître  du 
pays,  envoya  lui  demander  la  paix;  mais  le  roi  lui  répondit  qu'il  ne 
souffrirait  point  dans  ce  monastère  un  abbé  établi  par  l'empereur, 
et  que,  si  Guibald  tombait  entre  ses  mains,  il  le  ferait  pendre.  On 
voit  combien  il  eût  été  plus  sage  pour  les  moines  de  suivre  le  con- 
seil du  pape  Innocent  et  de  choisir  un  abbé  parmi  eux.  Guibald, 
voyant  que  sa  présence  ne  faisait  que  nuire  au  monastère  et  qu'il 
s'exposerait  inutilement  à  la  mort,  se  retira  secrètement  et  de  nuit, 
le  second  jour  de  novembre;  puis  il  écrivit  à  la  communauté  d'élire 
un  autre  abbé  à  sa  place,  et  revint  à  Stavelo,  sa  première  abbaye. 
Douze  jours  après  sa  sortie,  les  moines  du  Mont-Cassin  élurent  pour 
abbé  Rainald  de  Collemezzo,  le  compétiteur  de  Rainald  le  Toscan, 
qui  avait  été  déposé  parle  Pape.  Le  roi  Roger  lui  accorda  une  trêve; 
et  c'est  ici  que  finit  la  Chronique  du  Mont-Cassin,  commencée  par 
Léon  d'Ostie  et  continuée  par  Pierre,  diacre  et  bibliothécaire  de  ce 
monastère  ^. 

Au  commencement  de  l'année  suivante  4138,  l'antipape  Pierre 
de  Léon  fut  frappé  d'une  maladie  soudaine  ;  il  n'expira  pas  sur 
l'heure  :  trois  jours  lui  furent  encore  donnés  pour  se  repentir  ;  mais 
il  abusa  de  la  pénitence,  et  mourut  le  7  janvier,  désespéré  dans  son 
crime.  Il  fut  enterré  secrètement  et  sans  appareil,  pour  dérober  aux 
catholiques  la  connaissance  de  sa  sépulture.  Les  cardinaux  de  son 

»  Ernald.  Vita  S.Bern.,  1.  2,  cl.  —  ^  Chronic.  Cassin.,  L  4,  c,  127  et  128. 


348  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

parti,  de  concert  avec  ses  parents,  envoyèrent  au  roi  Roger  lui  donner 
avis  de  cette  mort,  et  savoir  s'il  lui  plaisait  qu'ils  élussent  un  autre 
Pape.  Il  le  leur  permit.  Quand  donc  ils  eurent  reçu  sa  réponse,  ils 
assemblèrent  ceux  de  leur  parti;  et,  à  la  mi-mars,  ils  élurent  Gré- 
goire, prêtre-cardinal,  qu'ils  nommèrent  Victor.  Toutefois  ils  ne  le 
faisaient  pas  tant  dans  l'intention  de  perpétuer  le  schisme  que  pour 
gagner  du  temps  et  se  réconcilier  plus  avantageusement  avec  le 
pape  Innocent  II.  En  effet,  les  frères  mêmes  de  l'antipape  Anaclet, 
ennuyés  de  ce  trouble,  rentrèrent  en  eux-mêmes  et  firent  leur  paix 
avec  Innocent,  qui,  à  ce  que  l'on  disait,  leur  donna  de  grandes 
sommes  d'argent.  Le  prétendu  Victor  vint  lui-même  de  nuit  trouver 
saint  Bernard,  qui,  lui  ayant  fait  quitter  la  chape  et  la  mitre  qu'il 
avait  portées  quelques  jours,  le  mena  aux  pieds  du  Pape.  Ainsi  finit 
le  schisme,  le  29""^  de  mai  1138.  Les  enfants  de  Pierre  de  Léon,  c'est- 
à-dire  les  frères  de  l'antipape  Anaclet,  vinrent  les  premiers  auprès 
du  Pape  véritable,  et  lui  firent  hommage  lige  ;  les  clercs  schisma- 
tiques  vinrent  ensuite  lui  promettre  obéissance  ;  grande  fut  la  joie 
parmi  le  peuple. 

Voici  comment  saint  Bernard  annonça  l'heureuse  nouvelle  au 
prieur  Geoffroi  de  Clairvaux.  Le  jour  de  l'octave  de  la  Pentecôte,  ce 
jour-là  même.  Dieu  a  rempli  nos  désirs  en  donnant  l'unité  à  l'Église 
et  la  paix  à  Rome;  car  ce  jour-là  tous  les  fils  de  Pierre  de  Léon  se  sont 
humiliés  aux  pieds  du  seigneur  Pape,  et,  devenus  ses  hommes  liges, 
lui  ont  juré  fidélité.  Les  clercs  qui  s'étaient  engagés  dans  le  schisme 
se  sont  également  humiliés  à  ses  pieds  avec  l'idole  qu'ils  avaient  éle- 
vée, et  lui  ont  juré  obéissance  avec  toutes  les  formalités  ordinaires. 
Grande  a  été  l'allégresse  parmi  le  peuple*  11  y  a  longtemps  que  je 
serais  allé  vous  rejoindre,  si  je  n'avais  été  comme  assuré  de  cette 
réunion,  quoique  je  dissimulasse  l'espérance  que  j'en  avais  conçue. 
Maintenant  il  n'est  plus  rien  qui  m'arrête  ici.  Je  fais  ce  que  vous  sou- 
haitez; au  lieu  de  dire  :  Je  partirai,  je  dis  présentement  :  Je  pars. 
Oui,  je  pars  incessamment,  et  j'emporte  pour  prix  de  mes  courses 
la  victoire  du  Christ  et  la  paix  de  TEglise.  Je  fais  partir  de  Rome,  le 
vendredi  d'après,  l'homme  qui  vous  rendra  ma  lettre  :  je  le  suivrai 
de  bien  près.  Voilà  de  bonnes  nouvelles  !  mais  les  choses  mêmes  sont 
encore  meilleures.  Je  pars  chargé  des  fruits  de  la  paix.  Il  faudrait 
être  insensé  ou  impie  pour  ne  pas  s'en  réjouir.  Portez-vous  bien  ^  ! 

Après  cette  pacification  complète,  le  pape  Innocent  reprit  dans 
Rome  l'autorité  tout  entière.  On  venait  le  visiter  de  tous  côtés,  les 
uns  pour  affaires,  les  autres  pour  lui  adresser  des  félicitations.  On 

*  S.  Bernard,  epist.sn. 


à  H53  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  349 

faisait  par  les  églises  des  processions  solennelles;  le  peuple,  ayant 
quitté  les  armes,  accourait  pour  entendre  la  parole  de  Dieu  :  la  sûreté 
et  l'abondance  se  rétablissaient.  Avec  le  temps,  le  Pape  rétablit  aussi 
le  service  des  églises  et  en  répara  les  ruines;  il  rappela  les  exilés  et 
repeupla  les  colonies  désertes.  Innocent  était  à  Rome  dès  le  premier 
jour  de  mai  ld38,  comme  on  le  voit  par  sa  bulle  donnée  en  faveur 
de  Baudouin,  qui,  cette  année  même,  fut  élevé  à  l'archevêché  de 
Pise,  et  à  qui  le  Pape  accorda  juridiction  sur  trois  évêchés  de  Tile 
de  Corse  et  sur  deux  de  Sardaigne,  avec  la  légation  en  celle-ci. 
Baudouin  était,  à  Pise  même,  moine  de  Cîteaux,  et  le  premier  de  cet 
ordre  qui  fût  cardinal.  Ce  fut  Innocent  qui  Télé  va  à  cette  dignité 
l'an  1130,  au  concile  de  Clermont;  et  Baudouin  honorait  tellement 
saint  Bernard,  que,  tout  cardinal  qu'il  était,  il  ne  dédaignait  pas  de 
lui  servir  de  secrétaire.  Le  saint  abbé,  de  son  côté,  écrivant  à  ses 
frères  de  Clairvaux,  dit  que  Baudouin  était  son  unique  consolation 
pendant  qu'il  était  éloigné  d'eux  ^. 

Cette  absence  lui  était  très-sensible,  comme  on  le  voit  par  les 
lettres  tendres  et  affectueuses  qu'il  leur  écrivait  d'Italie  pendant  ces 
voyages  qu'il  fut  obligé  d'y  faire  à  cause  du  schisme.  Jugez  de  ma 
peine  par  la  vôtre,  leur  disait-il  :  si  mon  absence  vous  en  fait,  ne 
doutez  pas  qu'elle  ne  m'en  fasse  encore  davantage.  Aussi  je  perds 
plus  que  vous.  En  me  perdant,  vous  ne  perdez  qu'une  personne,  au 
lieu  que  je  vous  perds  tous  tant  que  vous  êtes.  Il  n'en  est  pas  un  de 
vous  qui  ne  soit  pour  moi  un  sujet  particulier  d'inquiétude,  qui  ne 
me  fasse  gémir  de  mon  absence  et  craindre  tous  les  périls  où  elle 
vous  expose  :  deux  motifs  de  douleur  qui  ne  cesseront  que  quand  je 
me  réunirai  à  ce  que  je  chéris  le  plus  tendrement  2. 

C'est  ainsi  qu'aimait  saint  Bernard.  Aussi  revint-il  sitôt  que  la 
grande  affaire  du  schisme  fut  terminée.  Il  partit  de  Rome  cinq  jours 
après,  n'en  rapportant  que  des  reliques.  A  sa  sortie,  il  fut  reconduit 
par  le  clergé,  le  peuple  et  toute  la  noblesse,  car  on  le  regardait 
comme  l'auteur  de  la  paix.  Tout  le  monde  lui  demanda  sa  bénédic- 
tion, et  répandit  beaucoup  de  larmes.  Étant  de  retour  à  Clairvaux,  il 
reprit  l'exphcation  du  Cantique,  comme  on  le  voit  par  le  commen- 
cement du  sermon  vingt-quatrième. 

Peu  de  temps  après,  il  perdit  son  frère  Gérard,  dont  il  inséra  l'o- 
raison funèbre  dans  un  de  ses  sermons.  Il  avait  commencé  à  continuer 
l'explication  du  Cantique  ;  mais  il  ne  put  retenir  sa  douleur,  qu'il 
avait  dissimulée  pendant  les  funérailles  de  son  frère.  Ce  n'est  point 
ce  cher  frère  qu'il  plaint,  étant  persuadé  de  son  bonheur  :  il  se  plaint 

1  S.  Bernard.  Epist.  144.  —2  Epist.  143. 


350  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

lui-même  d'être  privé  de  son  secours  ;  car  Gérard,  quoique  sans  lit- 
térature, était  un  homme  d'un  grand  sens,  d'une  prudence  consom- 
mée et  d'une  habileté  singulière  pour  l'économie,  les  arts  et  les  affai- 
res :  en  sorte  qu'il  soulageait  son  frère  de  tous  les  soins  du  temporel, 
et  lui  procurait  du  loisir  pour  vaquer  à  la  prière,  à  l'étude  et  à  l'in- 
struction. Gérard  ne  laissait  pas  d'être  fort  intérieur  et  fort  avancé 
dans  la  spiritualité;  et,  en  cette  matière  même,  il  donnait  quelque- 
fois à  Bernard  des  avis  importants  :  comme  quand,  pour  l'humilier, 
il  le  reprit  d'avoir  promis  la  guérison,  qui  fut  son  premier  miracle. 
Au  reste,  Bernard  déclare  qu'il  ne  prétend  point  être  exempt  des 
sentiments  de  l'humanité  ;  et  il  autorise  ses  larmes  par  les  exemples 
de  Samuel,  de  David,  de  Jésus- Christ  même,  qui  non-seulement 
n'empêcha  point  les  autres  de  pleurer  Lazare,  mais  le  pleura  avec 
eux  1. 

Dans  le  même  temps,  il  survint  à  saint  Bernard  une  affaire  qui  ne 
lui  fut  guère  moins  sensible.  Guillaume  de  Sabran,  évêque  de  Lan- 
gres,  étant  mort  la  même  année  1138,  Hugues,  fils  du  duc  de  Bour- 
gogne, voulut  mettre  sur  ce  siège  un  moine  de  Glugni  qui  en  était 
très-indigne  ;  à  quoi  le  saint  abbé  s'opposa  de  toute  sa  force,  non- 
seulement  pour  l'intérêt  général  de  l'Eglise,  mais  pour  celui  du  mo- 
nastère de  Glairvaux  en  particulier,  situé  dans  le  diocèse  de  Langres 
et  entièrement  soumis  à  l'évêque.  Il  envoya  un  long  mémoire  au 
Pape,  lui  écrivit  plusieurs  lettres,  ainsi  qu'aux  évêques  et  aux  car- 
dinaux de  l'Église  romaine.  Pierre  le  Vénérable,  abbé  de  Glugni,  et 
Pierre,  archevêque  de  Lyon,  étaient  sur  cette  affaire  d'un  autre  sen- 
timent que  saint  Bernard.  Mais  enfin  le  Pape  cassa  l'élection.  Après 
quoi  l'on  élut  Geoffroi,  prieur  de  Glairvaux,  qui  occupa  dignement 
le  siège  de  Langres  plus  de  vingt  ans. 

En  Allemagne,  après  la  mort  de  l'empereur  Lothaire,  on  s'occupa 
de  lui  donner  un  successeur.  Deux  candidats  avaient  le  plus  de 
chances,  le  duc  Henri  et  le  duc  Conrad.  Henri  était  gendre  du  dernier 
empereur  et  avait  en  sa  possession  les  joyaux  de  l'Empire.  Il  était  à 
la  fois  duc  de  Bavière  et  de  Saxe,  jouissait  en  Italie  des  vastes  do- 
maines de  la  comtesse  Mathilde  et  d'autres  principautés.  Il  se  voyait 
ainsi  le  plus  riche  et  le  plus  puissant  prince  d'Allemagne  ;  mais  le 
surnom  de  Superbe,  que  lui  ont  donné  ses  contemporains  et  la  pos- 
térité, fait  entendre  que  son  orgueil  égalait  ses  richesses.  Il  se  croyait 
si  sûr  d'être  élu  à  la  place  de  son  beau-père,  qu'il  prit  dès  lors  des 
airs  de  hauteur  avec  les  autres  princes  :  c'est  ce  qui  le  perdit.  Plus 
d'un  se  disait  :  Si  dès  maintenant  il  est  si  hautain,  que  sera-ce  s'il 

^  InCant.,  serm.  2Q,ïi.Z. 


à  1153  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  351 

parvient  à  Tautorité  souveraine  ?  Il  vaut  mieux  prévenir  le  mal  que 
d'y  apporter  plus  tard  un  remède  aventureux.  Conrad,  duc  de  Fran- 
conie  et  frère  du  duc  Frédéric  de  Souabc,  avait  déjà  porté  le  titre 
de  roi;  depuis  sa  réconciliation  avec  Tempereur  Lothaire,  il  était 
porte-étendard  de  l'Empire.  Non  moins  brave  que  Henri,  il  était  plus 
affable  avec  les  évêques  et  les  autres  princes,  plus  humble  avec  le 
Pape.  Comme  le  roi  de  Germanie  était  destiné  à  la  dignité  d'empe- 
reur ou  défenseur  armé  de  l'Eglise  romaine,  dignité  que  le  Pape  seul 
pouvait  conférer,  il  s'ensuivait  naturellement  que  le  Pape  avait  et 
devait  avoir  une  grande  part  dans  l'élection  du  roi  de  Germanie.  In- 
nocent II,  après  avoir  bien  considéré  l'état  des  choses  et  le  mérite 
des  personnes,  inclina  pour  Conrad  et  envoya  le  cardinal  Théoduin 
avec  ses  pleins  pouvoirs.  Les  archevêques  de  Cologne  et  de  Trêves, 
ainsi  que  plusieurs  autres  évêques,  pensaient,  dans  cette  affaire, 
comme  le  chef  de  l'Église.  Le  siège  de  Mayence  était  vacant.  Enfin, 
dans  une  diète  partielle  des  princes,  réunie  à  Coblentz,  Conrad  fut 
élu  roi,  le  22  février  1138. 

Le  légat  Théoduin,  qui  était  présent,  promit  le  consentement  du 
Pape,  des  Romains  et  de  toutes  les  villes  d'Italie.  Ensuite  le  nouveau 
roi  vint  à  Aix-la-Chapelle,  et  y  fut  sacré  le  dimanche  IS""^  de  mars, 
parle  cardinal-légat,  assisté  des  archevêques  de  Cologne  et  de  Trêves 
et  des  autres  évêques.  L'archevêque  de  Cologne  aurait  dû  faire  cette 
cérémonie;  mais  il  n'avait  pas  encore  reçu  lepallium.  Le  roi  Conrad, 
troisième  du  nom,  célébra  à  Cologne  la  fête  de  Pâques,  qui,  cette 
année  1138,  était  le  3""®  d'avril.  Le  siège  de  Mayence  futrempUpeu 
de  temps  après  par  Albert,  comte  de  Sarrebruck,  parent  du  roi.  Ce- 
pendant le  duc  Henri,  ainsi  que  les  autres  princes  de  Bavière  et  de 
Saxe,  qui  n'avaient  été  ni  présents  ni  même  convoqués  aux  assem- 
blées de  Coblentz  et  d'Aix-la-Chapelle,  réclamèrenthautementcontre 
l'élection  de  Conrad,  et  la  traitaient  d'illégale.  Mais  la  chose  était 
faite  ;  Henri  s'était  aliéné  bien  des  esprits  par  sa  hauteur  ;  la  décla- 
ration du  légat,  que  l'Italie,  que  Rome,  que  le  souverain  Pontife 
étaient  pour  Conrad,  en  décida  beaucoup  qui  flottaient  encore.  Bref, 
à  la  fin  de  la  diète  que  le  roi  tint  à  Bamberg  pendant  les  fêtes  de  la 
Pentecôte,  il  ne  manqua  plus  que  le  duc  Henri,  qui  toutefois  rendit 
les  joyaux  de  l'Empire,  dans  l'espoir  de  conserver  ses  autres  avan- 
tages. Mais  Conrad  déclara  nettement  que  la  puissance  de  Henri  était 
trop  grande  et  trop  dangereuse  pour  le  bon  ordre  et  la  tranquillité 
du  royaume;  que,  d'après  les  anciennes  lois,  aucun  prince  ne  devait 
posséder  à  la  fois  deux  duchés;  en  conséquence,  il  lui  ôta  le  duché 
de  Saxe  et  le  donna  à  un  autre.  Comme  Henri  ne  se  soumettait  pas, 
il  le  mit  au  ban  de  l'Empire,  et  lui  ôta  même  la  Bavière,  qu'il  donna 


352  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIIl.—  De  1125 

à  son  demi-frère  le  margrave  Léopold  d'Autriche.  Dans  peu  de  temps, 
]a  puissance  si  formidable  de  Henri  fut  tellement  brisée,  qu'il  fut  ré- 
duit à  s'enfuir  en  Saxe,  accompagné  seulement  de  quatre  serviteurs 
fidèles.  Cependant  la  sévérité  de  Conrad  indisposait  les  esprits  à  son 
tour.  Henri  trouva  des  amis  puissants  et  fidèles,  il  récupéra  dans  peu 
presque  tout  ce  pays.  Conrad  marcha  contre  lui  avec  une  armée 
nombreuse.  C'étaiten  H39.  On  allait  en  venir  aune  bataille,  lorsque 
l'archevêque  Albéron  de  Trêves  ménagea  une  trêve  jusqu'à  la  Pen- 
tecôte de  l'année  suivante.  Pour  y  amener  et  amis  et  ennemis,  l'ha- 
bile médiateur  fit  valoir  non-seulement  les  malheurs  effroyables  de 
la  guerre  civile,  mais  encore  plusieurs  foudres  d'excellent  vin,  qu'il 
distribua  largement,  surtout  parmi  les  princes  de  Saxe,  et  qui  paru- 
rent non  moins  persuasifs  que  son  éloquence.  Le  duc  Henri,  maître 
de  presque  tout  ce  pays,  espérait  qu'à  la  prochaine  diète  on  lui  ren- 
drait encore  la  Bavière,  lorsqu'il  tomba  malade  et  mourut  inopiné- 
ment à  Quedlinbourg,  à  l'âge  de  trente-sept  ans,  et  fut  enterré  à 
côté  de  son  beau-père,  l'empereur  Lothaire  *. 

Le  duc  Conrad,  ainsi  devenu  roi,  écrivit  à  saint  Bernard  pour  le 
saluer  affectueusement  et  lui  faire  part  des  désordres  qu'il  trouvait 
à  corriger  ;  il  se  plaignait  surtout  des  atteintes  qu'on  avait  données  à 
la  dignité  royale.  Saint  Bernard  lui  répondit  en  ces  termes  :  J'ai  reçu 
vos  lettres  et  vos  salutations  avec  autant  de  reconnaissance  que  je 
les  mérite  peu;  je  dis  peu,  par  le  rang  que  j'occupe,  non  par  l'af- 
fection que  je  vous  porte.  Les  plaintes  du  roi  sont  nos  plaintes, 
principalement  celle  qui  regarde  l'invasion  de  l'Empire.  Jamais  je  n'ai 
voulu  ni  le  déshonneur  du  roi,  ni  la  diminution  de  la  royauté;  car 
j'ai  lu  ces  paroles  :  Que  toute  âme  soit  soumise  aux  puissances  supé- 
rieures, et  quiconque  résiste  à  la  puissance  résiste  à  l'ordonnance  de 
Dieu  2.  Sentence  que  jevous  souhaite  et  que  je  vous  exhorte  en  toutes 
manières  à  observer,  en  rendant  au  suprême  et  apostolique  Siège  et 
au  vicaire  du  bienheureux  Pierre  le  respect  que  vous  voulez  que 
vous  rende  tout  l'Empire.  Il  est  encore  d'autres  choses  que  je  n'ai 
pas  cru  devoir  écrire;  je  vous  les  communiquerais  peut-être  plus 
utilement  en  personne  ^. 

Cette  lettre,  dans  sa  brièveté,  renferme  le  secret  de  bien  des  évé- 
nements, de  bien  des  révolutions.  Chaque  prince,  chaque  roi  parti- 
culier veut  bien  qu'on  respecte  son  autorité  matérielle  et  locale; 
mais,  pour  l'autorité  spirituelle  et  universelle  du  chef  suprême  de 
l'Église  cathoUque,  plus  d'un  prince,  plus  d'un  roi  donne  à  ses  peu- 

1  Raumer,  Hist.  des  Eohenstauffen,  t.  1.  —  2  Rom.,  13.  —  »  S.  Bern.  epist-, 
183. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  353 

pies  l'exemple  de  la  révolte  et  du  mépris.  Avec  le  temps,  les  peuples 
suivent  cet  exemple  contre  ceux  mêmes  qui  le  donnent,  et  cela  d'au- 
tant plus  logiquement  que  le  chef  matériel  d'une  province  ou  d'une 
nation  particulière  est  plus  au-dessous  du  chef  spirituel  de  l'huma- 
nité entière.  La  lettre  de  saint  Bernard  insinuait  cette  grande  vérité  : 
la  famille  de  Conrad  l'oubliera  bien  vite,  et  provoquera  ainsi  sa 
ruine  et  celle  de  l'Empire. 

Cependant  le  pape  Innocent  II,  pour  extirper  plus  efficacement  les 
désordres  introduits  par  le  schisme,  convoqua  les  états  généraux  de 
la  chrétienté  à  Rome  pour  le  commencement  d'avril  il 39.  Le  con- 
cile s'assembla  au  palais  de  Latran  le  3  ou  le  4  du  mois  indiqué. 

Le  docte  Mansi  a  retrouvé  un  acte  de  Pierre,  abbé  de  Saint- André 
de  Rome,  qui  dit  expressément  s'être  présenté  au  concile  le  4""*  jour 
d'avril  *.  Il  est  probable  qu'il  s'était  assemblé  la  veille,  3  avril,  qui 
était  un  lundi,  jour  ordinaire  pour  ouvrir  les  conciles.  Jamais  on 
n'en  avait  vu  d'aussi  nombreux.  Il  s'y  trouva  environ  mille  évêques, 
entre  lesquels  trois  patriarches,  ceux  d'Antioche,  d'Aquilée  et  de 
Grade.  On  le  compte  pour  le  dixième  concile  général.  Et  le  Pape, 
dit  un  historien  français  de  ce  temps-là,  y  parut,  parmi  ces  prélats, 
le  plus  respectable  de  tous,  tant  par  l'air  de  majesté  qui  éclatait  sur 
son  visage  que  par  les  oracles  qui  sortaient  de  sa  bouche  ^. 

On  n'avait  qu'à  y  suivre  la  conduite  qui  avait  été  suivie  en  Aqui- 
taine pour  cimenter  la  réunion  partout  où  le  schisme  avait  gagné, 
et  c'est  ce  qu'on  y  statua  unanimement.  Le  Pape,  dans  l'éloquent 
discours  qu'il  fit  à  l'ouverture,  prévint  d'abord  ce  qu'une  fausse  com- 
passion ou  une  estime  mal  placée  pourrait  suggérer  de  favorable 
aux  schismatiques.  Notre  règle,  dit-il,  c'est  celle  de  saint  Augustin, 
qu'avec  des  gens  séparés  de  l'Église  cathoHque,  il  n'y  a  point  à  se 
retrancher  sur  la  régularité  de  leurs  mœurs,  qu'ils  sont  morts  à  la 
grâce  et  ennemis  de  Dieu,  dès-là  qu'ils  sont  détachés  de  l'unité  de 
Jésus-Christ.  Gardons-nous  donc  bien  de  laisser  impunie  leur  témé- 
rité à  conférer  ou  à  recevoir  les  ordres,  et  de  souffrir  dorénavant  que 
ces  sacrilèges  jouissent  illégitimement  du  crime  des  canons  enfreints 
et  de  la  juridiction  usurpée.  Tous  les  Pères  du  concile  entrèrent  dans 
les  vues  du  Pape;  tous  s'écrièrent:  Nous  annulons  ce  qu'a  fait  Pierre 
de  Léon  ;  nous  dégradons  ceux  qu'il  a  élevés  ;  nous  déposons  ceux 
qu'il  a  consacrés  ;  et,  pour  ce  qui  est  des  prêtres  et  autres  ministres 
ordonnés  par  Gérard  d'Angoulême,  nous  leur  interdisons,  par  l'au- 
torité apostolique,  l'exercice  de  toute  fonction  ;  nous  voulons  qu'ils 


1  Mansi,  Concil.,  t.  21,  p.  541.  —  2  Chron.  Mauriniac. 

XV.  23 


354  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

demeurent  perpétuellement  dans  le  grade  où  ils  sont^  et  leur  défen- 
dons de  monter  jamais  plus  haut. 

La  sentence  du  concile  fut  exécutée  dans  le  concile  même.  Le 
Pape  appela,  un  à  un,  par  leurs  noms,  les  évêques  ordonnés  dans  le 
schisme,  qui  étaient  présents  au  concile  ;  et,  après  leur  avoir  repro- 
ché leur  faute  avec  indignation,  il  leur  arracha  les  crosses  des  mains, 
les  anneaux  des  doigts  et  les  palliums  des  épaules.  Pierre  de  Pise 
ne  fut  pas  exempt  de  cette  rigueur,  et  le  Pape  le  priva  de  sa  dignité, 
quoiqu'il  la  lui  eût  rendue  quand  il  quitta  le  schisme,  à  la  persuasion 
de  saint  Bernard.  C'est  de  quoi  le  saint  abbé  se  plaignit  au  Pape  par 
une  lettre  très-vigoureuse,  où,  louant  son  zèle  contre  les  schismati- 
ques,  il  dit  que  la  peine  ne  doit  pas  être  égale  quand  la  faute  ne  l'est 
pas,  et  qu'il  importe  pour  sa  réputation  de  ne  pas  défaire  ce  qu'il  a 
fait  *.  L'annaliste  Manriquez  assure  que  le  Pape  se  rendit  aux  repré- 
sentations du  saint,  et  qu'il  rétablit  Pierre  de  Pise  dans  ses  hautes 
dignités. 

Le  concile  de  Latran  fit  ou  renouvela  trente  canons  de  discipline. 
Celui  qui  est  ordonné  par  simonie  sera  privé  de  toute  fonction.  On  ne 
donnera  rien  pour  les  bénéfices  ni  pour  les  choses  sacrées.  Un 
évêque  ne  recevra  point  quiconque  a  été  excommunié  par  un  autre. 
Les  clercs  incorrigibles  seront  privés  de  tous  bénéfices  ecclésias- 
tiques. On  ne  pillera  pas  les  biens  des  clercs  à  leur  mort.  Les  sous- 
diacres  mariés  ou  concubinaires  seront  privés  de  tout  office  et  de 
tout  bénéfice.  Les  moines  et  les  chanoines  réguliers  ne  s'applique- 
ront point  à  l'étude  des  lois  civiles  ni  de  la  médecine.  Les  laïques  ne 
retiendront  point  les  dîmes  et  les  églises.  On  observera  la  trêve  de 
Dieu,  sous  peine  d'excommunication.  On  assure  une  sécurité  perpé- 
tuelle aux  clercs,  aux  moines,  aux  pèlerins,  aux  marchands,  aux 
laboureurs  et  à  leurs  bestiaux.  Les  usuriers  sont  excommuniés  et 
déclarés  infâmes.  Les  hommes  de  guerre  ne  se  donneront  point  de 
rendez -vous  dans  les  foires,  pour  y  livrer  des  combats,  dans  la  vue 
démontrer  leur  adresse  et  leur  force.  Si  quelqu'un  en  meurt, on  ne 
lui  refusera  point  la  pénitence  et  le  viatique,  mais  il  sera  privé  de  la 
sépulture  ecclésiastique.  C'est  ce  qu'on  a  nommé  depuis  tournois. 
On  excommunie  celui  qui  frappe  un  clerc  et  celui  qui  met  la  main 
sur  quelqu'un  qui  s'est  réfugié  dans  une  église  ou  dans  un  cimetière. 
Nul  ne  cherchera  à  rendre  héréditaires  les  bénéfices  ecclésiastiques. 
On  défend  les  mariages  entre  parents.  On  excommunie  les  incendiai- 
res; on  les  prive  de  la  sépulture  chrétienne,  si  auparavant  ils  n'ont 
réparé  le  dommage.  Ceux  qui  se  convertissent  en  santé,  on  leur  donne 

S.  Bern.  epist.  213. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  355 

de  plus  pour  pénitence  de  servir  une  année  à  Jérusalem  ou  en  Es- 
pagne contre  les  infidèles.  L'évêque  qui  absout  un  incendiaire  sans 
ces  conditions  restituera  lui-même  le  dommage  et  s'abstiendra  un 
an  de  toute  fonction  épiscopale.  Le  concile  ne  conteste  pas  pour  cela 
aux  rois  et  aux  princes  la  faculté  de  faire  bonne  justice,  avec  le  con- 
seil des  archevêques  et  des  évêques.  Les  enfants  des  prêtres  ne  seront 
pas  admis  au  service  de  Tautel  s'ils  n'ont  vécu  religieusement  dans 
des  monastères  de  moines  ou  de  chanoines.  On  réprouve  la  fausse 
pénitence.  On  condamne  comme  hérétiques  et  on  recommande  aux 
puissances  séculières  de  réprimer  ceux  qui  rejettent  le  sacrement  du 
corps  et  du  sang  de  Notre-Seigneur,  le  baptême  des  enfants,  le  sa- 
cerdoce et  les  autres  ordres  ecclésiastiques,  ainsi  que  les  mariages 
légitimes.  Ces  hérétiques  étaient  les  nouveaux  manichéens.  On 
n'exigera  rien  pour  le  saint-chrême  ni  pour  la  sépulture.  Quiconque 
reçoit  d'une  main  laïque  un  bénéfice  ecclésiastique  en  sera  privé. 
On  condamne  certaines  femmes  qui,  sans  observer  la  règle  de  Saint- 
Benoît,  de  Saint-Basile  ni  de  Saint-Augustin,  et  sans  vivre  en  com- 
munauté, voulaient  passer  pour  rehgieuses,  demeurant  dans  leurs 
maisons  particulières,  où,  sous  prétexte  d'hospitalité,  elles  recevaient 
toutes  sortes  d'hôtes,  même  peu  vertueux.  On  défend  aussi  aux  re- 
ligieuses de  venir  chanter  dans  un  même  chœur  avec  des  chanoines 
ou  des  moines.  A  la  mort  des  évêques,  dit  le  concile,  comme  les 
sanctions  des  Pères  ne  permettent  pas  que  les  églises  restent  vacan- 
tes au  delà  de  trois  mois,  nous  défendons  aux  chanoines  de  la  cathé- 
drale, sous  peine  d'anathème,  d'exclure  de  l'élection  de  l'évêque  les 
hommes  religieux;  mais  l'élection  se  fera  de  leur  conseil,  ou  du 
moins  de  leur  consentement,  sous  peine  de  nullité.  Enfin  le  concile 
défend,  sous  peine  d'anathème,  aux  arbalétriers  et  aux  archers, 
d'exercer  leur  art  homicide  contre  les  Chrétiens  et  les  catholiques  *. 

Dans  le  concile  de  Latran,  et  de  l'avis  de  tous  les  Pères,  Innocent  II 
mit  au  nombre  des  saints  honorés  par  l'Église,  saint  Sturm,  premier 
abbé  de  Fulde,  dont  les  miracles  furent  attestés  en  plein  concile  par 
les  évêques  venus  d'Allemagne.  C'est  ce  que  dit  le  Pape  à  l'abbé  et 
aux  moines  de  Fulde,  dans  sa  lettre  du  19  avril  2. 

Dans  le  même  concile  général,  le  roi  Roger  de  Sicile,  qui  soute- 
nait le  reste  du  schisme,  fut  publiquement  excommunié  avec  tous 
ses  partisans.  Mais  à  peine  le  concile  était-il  fini,  que  mourut  le  duc 
Rainulfe  d'Apulie,  le  plus  ferme  soutien  des  catholiques  en  ces  con- 
trées. Aussitôt  Roger  part  de  Sicile,  arrive  à  Salerne  le  7  mai  1139, 
parcourt  l'Apulie,  dont  toutes  les  villes  se  soumettent,  à  l'exception 

Labbe,  t.  10.  Mansi,  t.  21,  p.  526.  —  2  ibid.,  p.  538. 


356  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIIL— De  1125 

de  Bari  et  de  Troie.  Le  Pape,  l'ayant  appris^,  sortit  de  Rome  avec  les 
troupes  qu'il  put  ramasser,  et  s'avança  jusqu'à  San-Germano,  au 
pied  du  Mont-Cassin.  On  envoya  des  députés  de  part  et  d'autre 
pour  négocier  la  paix.  Mais,  pendant  les  négociations,  le  fils  du  roi, 
à  la  tête  de  mille  chevaux,  surprit  le  Pape  et  l'amena  prisonnier  à 
son  père.  C'était  le  10"^  de  juillet.  On  pouvait  craindre  de  grands 
malheurs  pour  l'Église.  Il  en  fut  autrement.  Aussitôt  le  roi  Roger 
envoya  des  ambassadeurs  au  Pape,  son  prisonnier,  lui  demander  la 
paix  dans  les  termes  les  plus  soumis;  et  le  Pape,  se  voyant  aban- 
donné, sans  force  et  sans  armes,  y  consentit.  On  dressa  les  articles 
du  traité,  dont  les  principaux  furent  que  le  Pape  accordait  à  Roger 
le  royaume  de  Sicile,  à  un  de  ses  fils  le  duché  de  Pouille,  et  à 
l'autre  la  principauté  de  Capoue. 

Quand  on  fut  convenu  de  toutes  les  conditions  du  traité,  le  roi  et 
ses  deux  fils  vinrent  en  présence  du  Pape,  se  jetèrent  à  ses  pieds,  lui 
demandèrent  pardon  et  lui  promirent  obéissance.  Ils  lui  jurèrent 
fidélité,  à  lui  et  à  ses  successeurs,  et  aussitôt  le  Pape  donna  à  Roger 
l'investiture  du  royaume  de  Sicile  par  l'étendard.  C'est  ainsi  que  le 
prince  normand  se  fit  confirmer  ce  titre,  qu'il  avait  reçu  de  son 
beau-frère,  l'antipape  Anaclet.  Cette  paix  fut  jurée  le  jour  de  Saint- 
Jacques,  25™^  de  juillet  ;  et  le  Pape  en  fit  expédier  sa  bulle,  où,  sans 
parler  de  la  concession  de  l'antipape,  il  parle  des  services  rendus  à 
l'Église  par  Robert  Guiscard,  aïeul  du  nouveau  roi,  et  par  son  père 
Roger,  et  de  la  dignité  que  le  pape  Honorius  lui  avait  accordée  à  lui- 
même,  c'est-à-dire  le  titre  de  duc.  C'est  pourquoi,  dit-il,  nous  vous 
confirmons  le  royaume  de  Sicile,  avec  le  duché  de  Pouille  et  la  prin- 
cipauté de  Capoue,  à  vous  et  à  vos  successeurs,  qui  nous  feront 
hommage  lige,  à  la  charge  d'un  cens  annuel  de  six  cents  schifates. 
C'était  une  monnaie  d'or.  Tel  est  le  premier  titre  du  royaume  de 
Sicile,  depuis  de  Naples. 

Le  Pape  vint  ensuite  à  Bénévent,  où  il  fut  reçu  comme  si  c'eût  été 
saint  Pierre  en  personne.  Il  en  chassa  pour  la  seconde  fois  l'arche- 
vêque intrus  Rossiman,  sacré  par  l'antipape.  Le  second  jour  de  sep- 
tembre, il  retourna  à  Rome,  où  il  était  extrêmement  désiré.  Et 
comme  les  Romains  l'exhortaient  à  rompre  la  paix  qu'il  avait  faite 
avec  le  roi  Roger,  il  rejeta  ce  conseil  absolument,  et  dit  que  c'avait 
été  la  volonté  de  Dieu  que  sa  prise  fût  l'occasion  de  cette  paix. 
Aussi  fut-elle  approuvée  de  tout  le  monde. 

Pierre  le  Vénérable,  abbé  de  Clugni,  en  félicita  Roger  par  ses 
lettres.  Saint  Bernard  lui  écrivit  aussi,  moins  pour  le  féliciter  que 
pour  l'engager  à  rapporter  à  Dieu  seul  la  gloire  de  ses  succès.  Pierre 
avait  déjà  en  Sicile  un  monastère  de  sa  congrégation  ;  le  roi  Roger 


à  1153  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  357 

en  demanda  un  à  saint  Bernard  de  la  congrégation  de  Citeaux  :  il 
souhaitait  même  l'y  posséder  en  personne.  Bernard  lui  envoya  de  ses 
religieux,  avec  une  lettre  qui  commence  en  ces  termes  :  Si  vous  me 
cherchez,  me  voici,  et  moi  et  les  enfants  que  Dieu  m'a  donnés.  On 
dit  que  mon  humilité  a  trouvé  grâce  auprès  de  votre  Majesté,  au 
point  qu'elle  souhaite  me  voir.  Qui  suis-je,  pour  dissimuler  le  bon 
plaisir  du  roi  ?  J'accours,  moi  qu'on  désire  ;  me  voici,  non  dans  cette 
présence  infirme  du  corps,  dans  laquelle  Hérode  méprisa  le  Seigneur, 
mais  dans  mes  entrailles  :  car  qui  me  séparera  de  ceux  que  je  vous 
envoie?  Je  les  suis,  quelque  part  qu'ils  aillent;  vinssent-ils  à  demeu- 
rer aux  extrémités  de  la  mer,  ils  n'y  seront  pas  sans  moi.  Avec  eux, 
ô  prince,  vous  avez  la  lumière  de  mes  yeux,  vous  avez  mon  cœur  et 
mon  âme.  Qu'est-ce  que  cela  y  fait,  s'il  y  manque  la  portion  la  plus 
petite  de  nous-même?  Je  veux  dire  ce  chétif  corps,  ce  vil  esclave 
que  la  nécessité  retient,  lors  même  que  la  volonté  le  sollicite.  Il  ne 
saurait  suivre  l'âme  qui  vole,  infirme  comme  il  est  et  n'attendant 
plus  que  le  sépulcre.  Le  roi  de  Sicile  reçut  avec  une  munificence 
royale  les  chers  enfants  de  saint  Bernard,  qui  lui  en  témoigna  sa 
reconnaissance  par  une  troisième  lettre  *. 

1  S.  Bern.  epist.  207,  208  et  209. 


358  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  112& 


m. 


SAINT  BERNARD  MAINTIENT  CONTRE  DIVERSES  ERREURS  LA  PURETÉ  DE 
LA  FOI  CATHOLIQUE,  ILLUSTRÉE  PAR  LES  TRAVAUX  DE  PIERRE  DE 
CLUGNI,  DE  HUGUES  ET  RICHARD  DE  SAINT-VICTOR,  ET  DE  PLUSIEURS 
AUTRES  ÉCRIVAINS  REMARQUABLES. 

Le  concile  de  Latran  condamna  aussi  un  novateur  en  fait  de  doc- 
trine, Arnaud  de  Bresce.  Nous  avons  vu  que,  dans  la  querelle  des 
investitures,  les  avocats  de  Ferapereur  Henri  V  mettaient  en  avant 
cette  maxime  :  Que,  comme  les  biens  spirituels  appartiennent  à 
rÉglise,  ainsi  tous  les  biens  temporels  appartenaient  à  l'empereur, 
que  sa  volonté  seule  y  était  la  loi  suprême  ;  que  de  lui  dépendaient 
tous  les  royaumes,  toutes  les  seigneuries,  toutes  les  propriétés.  Ar- 
naud de  Bresce  fit  de  cette  maxime  un  système  pour  décrier  les  gens 
d'Eglise  et  gagner  les  séculiers. 

Il  était  simple  lecteur  et  avait  été  disciple  d'Abailard.  Il  ne  man- 
quait pas  d'esprit;  il  aimait  les  opinions  nouvelles  et  singulières;  il 
était  éloquent,  mais  d'une  éloquence  de  mots  qui  le  faisait  parler 
plus  facilement  que  solidement. 

Etant  revenu  en  Italie  après  avoir  longtemps  étudié  en  France,  il 
se  revêtit  d'un  habit  de  religieux,  pour  se  faire  mieux  écouter,  et 
commença  à  déclamer  contre  les  évêques,  sans  épargner  le  Pape, 
contre  les  clercs  et  les  moines,  ne  flattant  que  les  laïques.  Il  disait 
qu'il  n'y  avait  point  de  salut  pour  les  clercs  qui  avaient  des  biens  en 
propriété,  pour  les  évêques  qui  avaient  des  seigneuries,  ni  pour  les 
moines  qui  possédaient  des  immeubles;  que  tous  ces  biens  apparte- 
naient au  prince,  que  lui  seul  pouvait  les  donner,  et  seulement  à  des 
laïques;  que  le  clergé  devait  vivre  des  dîmes  et  des  oblations  volon- 
taires du  peuple,  se  contentant  de  ce  qui  suffit  pour  une  vie  frugale. 
On  disait,  d'ailleurs,  qu'il  n'avait  pas  de  bons  sentiments  du  saint 
sacrement  de  l'autel  et  du  baptême  des  enfants. 

Par  ses  discours,  il  troublait  l'église  de  Bresce,  sa  patrie  ;  et,  expli- 
quant malicieusement  l'Ecriture  sainte,  il  animait  les  laïques,  déjà 
mal  disposés  contre  le  clergé.  Car  le  faste  des  évêques  et  des  abbés, 
Ja  vie  molle  et  licencieuse  des  moines,  ne  lui  donnaient  que  trop  de 
matière;  mais  il  ne  se  tenait  pas  dans  les  bornes  de  la  vérité.  Ses 


à  1153  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  359 

discours  firent  un  tel  effet,  qu'à  Bresce  et  dans  plusieurs  autres  villes, 
le  clergé  tomba  dans  le  dernier  mépris  et  devint  l'objet  de  la  raille- 
rie publique.  Arnaud  fut  donc  accusé,  dans  le  concile  de  Latran,  par 
son  évêque  et  par  des  personnes  pieuses  ;  et  le  Pape  lui  imposa  si- 
lence. Il  s'enfuit  de  Bresce,  passa  les  Alpes  et  se  réfugia  à  Zurich,  oii 
il  s'arrêta,  recommença  à  dogmatiser,  et  en  peu  de  temps  infecta 
tout  le  pays  de  ses  erreurs  *. 

Pour  ce  qui  est  d'Abailard,  depuis  dix-huit  ans  qu'il  avait  été 
condamné  au  concile  de  Boissons,  il  avait  continué  d'enseigner, 
s'appliquant  principalement  à  la  théologie,  quoiqu'il  n'y  fût  pas  si 
versé  que  dans  les  arts  libéraux.  Aussi  répandait-il  plusieurs  erreurs 
dont  les  gens  de  bien  furent  alarmés.  Guillaume,  abbé  de  Saint- 
Thierri,  en  écrivit  ainsi  à  Geoffroi,  évêque  de  Chartres,  et  à  saint 
Bernard  :  Pierre  Abailard  recommence  à  enseigner  des  nouveautés 
et  à  en  écrire;  ses  livres  passent  les  mers  et  traversent  les  Alpes; 
ses  nouveaux  dogmes  se  répandent  dans  les  provinces,  on  les  publie, 
on  les  défend  librement,  jusque-là  qu'on  dit  qu'ils  sont  estimés 
même  à  la  cour  de  Rome.  Je  vous  dis,  votre  silence  est  dangereux 
tant  pour  vous  que  pour  l'Eglise  de  Dieu. 

Dernièrement  je  rencontrai  par  hasard  un  ouvrage  de  cet  homme, 
intitulé  :  Théologie  de  Pierre  Abailard.  J'avoue  que  ce  titre  excita 
ma  curiosité;  et,  comme  j'y  trouvai  plusieurs  choses  qui  me  frap- 
pèrent, je  les  marquai,  avec  les  raisons  pourquoi  elles  m'avaient 
frappé,  et  je  vous  les  envoie  avec  le  livre  :  vous  en  jugerez.  Je  n'ai 
trouvé  que  vous  à  qui  je  puisse  m'adresser  en  cette  occasion.  Il  vous 
craint  ;  fermez  les  yeux,  qui  craindra-t-il  ?  et  que  ne  dira-t-il  pas, 
s'il  ne  craint  personne  ?  Voici  donc  les  articles  que  j'ai  tirés  de  ses 
ouvrages  : 

1°  Il  définit  la  foi,  l'estimation  des  choses  qu'on  ne  voit  point. 
2°  Il  dit  qu'en  Dieu  les  noms  de  Père,  de  Fils  et  de  Saint-Esprit  sont 
impropres,  mais  que  c'est  une  description  de  la  plénitude  du  sou- 
verain bien.  3°  Que  le  Père  est  une  pleine  puissance,  le  Fils  une 
certaine  puissance,  et  que  le  Saint-Esprit  n'est  aucune  puissance. 
4°  Le  Saint-Esprit  n'est  pas  de  la  substance  du  Père  et  du  Fils, 
comme  le  Fils  est  de  la  substance  du  Père.  5°  Le  Saint-Esprit  est 
l'âme  du  monde.  6°  Nous  pouvons  vouloir  le  bien  et  le  faire,  par  le 
libre  arbitre,  sans  le  secours  de  la  grâce.  7°  Ce  n'est  pas  pour  nous 
délivrer  de  la  servitude  du  démon  que  Jésus-Christ  s'est  incarné  et 
a  souffert.  8°  Jésus-Christ,  Dieu  et  homme,  n'est  pas  une  troisième 
personne  dans  la  Trinité.  9°  Au  sacrement  de  l'autel,  la  forme  de 

1  Baron,,  an.  1139.  Otto  Frising.,  Gunth. 


360  HISTOIRE  UNIVERSELLE      [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

la  substance  précédente  demeure  en  Tair.  10"  Les  suggestions  du 
démon  se  font  dans  les  hommes  par  des  moyens  physiques.  41°  Nous 
ne  tirons  point  d^Adam  la  coulpe  du  péché  originel,  mais  seulement 
la  peine.  12°  11  n'y  a  péché  que  dans  le  consentement  au  péché  et  le 
mépris  de  Dieu.  13°  On  ne  commet  aucun  péché  par  la  concupis- 
cence, la  délectation,  ni  l'ignorance  :  ce  ne  sont  que  des  dispositions 
naturelles.  L'abbé  Guillaume  réfute  ensuite  ces  treize  articles  l'un 
après  Tautre,  rapportant  en  plusieurs  endroits  les  propres  paroles 
d'Abailard*. 

Saint  Bernard  répondit  ainsi  à  l'abbé  Guillaume  :  Votre  trouble 
me  paraît  raisonnable  et  nécessaire;  il  est  même  efficace  et  agissant, 
puisqu'il  vous  fait  mettre  la  main  à  la  plume  pour  confondre  et  ré- 
futer des  dogmes  impies.  Quoique  je  n'aie  pas  encore  lu  votre  livre 
avec  attention,  que  je  n'aie  fait  que  le  parcourir  à  la  hâte  et  super- 
ficiellement, je  le  goûte  extrêmement,  et  je  le  crois  assez  fort  pour 
renverser  et  détruire  les  impiétés  qu'il  attaque.  Mais  comme  je  n'ai 
point  la  coutume,  vous  le  savez,  de  m'en  rapporter  à  mon  propre 
jugement,  principalement  dans  une  affaire  de  cette  conséquence,  je 
crois  nécessaire  de  prendre  un  temps  commode  pour  nous  rendre 
en  un  lieu  et  conférer  ensemble  sur  ces  matières.  Il  me  semble  que 
cela  ne  se  peut  faire  avant  les  fêtes  de  Pâques,  de  peur  de  sortir  de 
l'esprit  d'oraison  et  du  recueillement  qui  convient  au  saint  temps  de 
carême.  Souffrez  que  je  me  taise  patiemment  jusque-là,  d'autant 
plus  que  je  n'ai  point  encore  assez  étudié  ces  questions.  Dieu  est 
assez  puissant  pour  accorder  à  vos  prières  la  sagesse  et  les  lumières 
que  vous  me  souhaitez  ^. 

Saint  Bernard,  voulant  corriger  Abailard  de  ses  erreurs,  sans  le 
confondre,  l'avertit  en  secret,  et  traita  avec  lui  si  modestement  et  si 
raisonnablement,  qu' Abailard  en  fut  touché  et  lui  promit  de  tout 
corriger  selon  qu'il  lui  prescrirait.  Mais  quand  saint  Bernard  l'eut 
quitté,  il  abandonna  cette  sage  résolution,  excité  par  de  mauvais 
conseils  et  se  fiant  à  son  esprit  et  au  grand  exercice  qu'il  avait  dans 
la  dispute.  Sachant  donc  qu'on  devait  bientôt  tenir  un  concile  nom- 
breux à  Sens,  il  alla  trouver  l'archevêque  et  se  plaignit  que  l'abbé  de 
Clairvaux  parlait  secrètement  contre  ses  livres.  Il  ajouta  qu'il  était 
prêt  à  les  défendre  en  public,  et  demanda  que  l'abbé  fût  appelé  au 
concile  pour  expliquer  ce  qu'il  pourrait  avoir  à  dire.  L'archevêque 
fit  ce  qu' Abailard  avait  demandé,  et  écrivit  au  saint  abbé  de  se 
trouver  au  concile  de  Sens.  Mais  il  s'excusa  d'y  aller,  et  écrivit  ainsi 
aux  évêques  qui  devaient  y  être  appelés  :  Un  bruit  court,  et  je  crois 

1  Bibl.  Cisterc,  t.  4,  p.  112.  S.  Bernard,  epist.  326.  —  ^  Ibid.,epist.  327.    ' 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  361 

qu'il  est  venu  jusqu'à  vous,  qu'on  m'appelle  pour  me  trouver  à  Sens 
à  l'octave  de  la  Pentecôte,  et  que  c'est  un  défi  afin  de  m'engager  à 
une  dispute  pour  la  défense  de  la  foi,  quoiqu'il  ne  convienne  pas  à 
un  serviteur  de  Dieu  de  disputer,  mais  d'user  de  patience  envers 
tout  le  monde.  Si  c'était  mon  affaire  propre,  je  pourrais,  et  peut- 
être  avec  fondement,  me  flatter  de  votre  protection  ;  mais  puisque 
c'est  aussi  votre  cause,  et  plus  la  vôtre  que  la  mienne,  j'ose  vous 
avertir  et  je  vous  prie  instamment  de  vous  montrer  amis  au  besoin  ; 
je  dis  amis,  non  pas  de  nous,  mais  de  Jésus-Christ,  dont  l'épouse 
réclame  votre  assistance,  accablée  qu'elle  est  d'une  infinité  d'héré- 
sies et  d'erreurs  qui  se  multiplient  à  l'abri  même  de  votre  nom. 
L'ami  de  l'époux  ne  saurait  hésiter  à  se  déclarer  pour  elle  dans  une 
si  belle  occasion.  Et  ne  vous  étonnez  pas  de  ce  que  nous  vous  invi- 
tons si  subitement  :  c'est  un  artifice  de  notre  adversaire  pour  nous 
prendre  au  dépourvu  * . 

Le  saint  abbé  céda  toutefois  ensuite  au  conseil  de  ses  amis,  qui, 
voyant  que  tout  le  monde  se  préparait  à  ce  concile  comme  à  un 
spectacle,  craignaient  que  son  absence  n'augmentât  le  scandale  du 
peuple  et  la  fierté  d'Abailard,  s'il  ne  se  trouvait  personne  pour  s'y 
opposer.  Saint  Bernard  se  rendit  donc  à  leur  avis,  mais  avec  une 
telle  répugnance  qu'il  en  versa  des  larmes,  et  il  se  trouva  au  lieu  et 
au  jour  marqués,  quoique  peu  préparé  à  la  dispute.  C'est  ce  qu'il 
témoigne  lui-même  dans  sa  lettre  au  pape  Innocent  ^. 

Le  concile  de  Sens  se  tint  au  jour  marqué,  qui  était  le  2  de  juin 
114.0.  Et  on  ne  peut  mieux  apprendre  ce  qui  s'y  passa  que  par  la 
lettre  synodale  que  saint  Bernard  en  écrivit  au  Pape  sous  le  nom 
des  évêques  de  France,  c'est-à-dire  de  la  province  de  Sens,  savoir  : 
Henri,  archevêque  de  Sens;  Geoffroi,  évêque  de  Chartres  et  légat  du 
Saint-Siège;  Élie,  évêque  d'Orléans;  Hugues  d'Auxerre  ;  Hatton  de 
ïroyes,  Manassès  de  Meaux.  Voici  cette  lettre  : 

Comme  tout  le  monde  reconnaît  que  ce  qui  a  été  décidé  par  le 
Siège  apostolique  est  si  incontestable,  qu'aucune  fausse  subtilité  n'en 
peut  affaiblir  le  jugement,  ni  aucune  passion  en  détruire  l'autorité, 
nous  croyons,  très-saint  Père,  qu'il  est  à  propos  de  vous  rendre 
compte]  de  ce  que  nous  avons  fait  dans  notre  dernière  assemblée, 
afin  que  vous  ayez  la  bonté  d'approuver  et  de  confirmer  à  jamais  ce 
que  nous  avons  jugé  nécessaire  de  déterminer  avec  plusieurs  per- 
sonnes pieuses  et  éclairées.  Il  n'y  avait  presque  aucun  endroit  en 
France,  ni  ville,  ni  bourgade,  ni  château,  où  l'on  n'entendît  disputer 
de  la  sainte  Trinité;  de  simples  écoliers  s'ingéraient  d'en  parler  jus- 

*  s.  Bern.  epist.  187.  — 2  Epist.  iS9. 


362  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  H25 

que  dans  les  places  publiques.  Non-seulement  les  personnes  de 
lettres  et  d'un  âge  avancé^  les  enfants  même  et  les  ignorants.  Que 
drs-je  ?  Les  sots  et  les  insensés  se  mêlaient  de  raisonner  sur  ce 
mystère,  et  avançaient  mille  propositions  absurdes,  extravagantes, 
tout  à  fait  contraires  à  la  foi  catholique  et  à  l'autorité  des  saints 
Pères.  En  vain  des  personnes  d'une  foi  pure  les  avertissaient,  les  re- 
prenaient, les  exhortaient  à  renoncer  à  des  dogmes  si  ridicules  :  ces 
gens,  fortifiés  par  l'autorité  de  leur  maître  Abailard,  par  son  livre 
intitulé  sa  Théologie,  et  par  d'autres  ouvrages  de  cet  auteur,  s'ani- 
maient encore  davantage,  et  s'obstinaient  à  défendre  des  nouveautés 
qui  faisaient  périr  une  infinité  d'âmes.  Alarmés  et  troublés  dans  cette 
conjoncture,  nous  n'osions  cependant  agir  et  remuer  des  questions 
si  délicates. 

Mais  l'abbé  de  Clairvaux,  entendant  parler  souvent  de  ces  sortes 
de  questions,  et  les  ayant  lues  par  hasard  dans  le  livre  de  Théologie  et 
dans  quelques  autres  écrits  d'Abailard,  il  se  donna  la  peine  de  les 
examiner,  et  il  se  crut  obligé  d'en  faire  une  réprimande  à  cet  auteur, 
la  première  fois  tête  à  tête,  ensuite  en  présence  de  deux  ou  trois 
témoins,  pour  observer  le  précepte  de  l'Évangile.  Il  lui  représenta 
avec  beaucoup  d'honnêteté  et  d'affection,  qu'il  devait  retrancher  ces 
propositions  de  ses  livres,  et  empêcher  que  ses  disciples  ne  les  sou- 
tinssent. Il  exhorta  même  plusieurs  de  ses  sectateurs  à  s'interdire  la 
lecture  de  ces  livres  empoisonnés,  et  à  avoir  pour  suspecte  une  si 
mauvaise  doctrine.  Dès  lors  maître  Pierre,  aigri  et  piqué  de  ces  re- 
montrances, nous  a  pressés  sans  relâche  d'ordonner  à  l'abbé  de  se 
rendre  à  Sens,  le  jour  de  l'octave  de  la  Pentecôte,  promettant  de  le 
convaincre  à  nos  yeux,  et  de  prouver  la  vérité  des  propositions  que 
cet  abbé  qualifiait  d'hérétiques.  L'abbé  répondit  qu'il  ne  viendrait 
point  au  jour  assigné,  et  qu'il  n'entrerait  point  en  dispute  avec 
Abailard.  Dans  cet  intervalle,  maître  Abailard  avertit  ses  disciples  de 
se  trouver  à  cette  conférence,  afin  d'y  appuyer  ses  opinions  et  sa 
doctrine.  L'abbé,  informé  de  toutes  ces  menées,  craignant  d'auto- 
riser par  son  refus  ces  sentiments  profanes,  ou  pour  mieux  dire  ces 
extravagances  dans  l'esprit  des  ignorants  et  de  ses  sectateurs,  poussé 
d'un  saint  zèle,  transporté  d'une  ardeur  toute  céleste,  se  présenta 
dans  notre  assemblée  au  jour  déterminé,  quoiqu'il  ne  se  fût  point 
engagé  à  s^y  trouver.  Tous  les  sutîragants  de  la  métropole  étaient 
venus  à  Sens  pour  y  célébrer  la  translation  des  saintes  reliques,  dont 
nous  avions  fixé  la  cérémonie  à  ce  même  jour. 

Étaient  présents,  le  glorieux  roi  de  France,  Louis  ;  le  religieux 
comte  de  Nevers  ;  Guillaume,  l'archevêque  de  Reims,  et  quelques-uns 
de  ses  sutfragants  ;  nous  et  les  nôtres,  excepté  celui  de  Paris  et  de 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  363 

Nevers,  avec  un  grand  nombre  de  saints  abbés,  de  sages  et  savants 
ecclésiastiques.  Alors  entra  Tabbé  de  Clairvaux^  et  maître  Abailard 
avec  ses  fauteurs.  Enfin,  le  seigneur  abbé  produisit  le  livre  de 
Théologie  de  maître  Abailard,  et  y  fit  la  lecture  des  propositions  ab- 
surdes et  hérétiques  qu'il  avait  notées,  afin  d'obliger  ledit  maître,  ou 
à  désavouer  qu'il  les  eût  écrites,  ou  bien,  s'il  les  avouait,  à  les  prouver 
ou  à  les  rétracter.  Maître  Abailard,  se  défiant  de  ses  forces,  chercha 
des  défaites  et  refusa  de  répondre,  quoiqu'il  fût  en  pleine  liberté  de 
parler,  dans  un  lieu  sûr,  devant  des  juges  équitables  ;  il  en  appela  à 
votre  tribunal,  et  sortit  de  l'assemblée  avec  ceux  de  sa  faction. 

Cet  appel  ne  paraissait  guère  canonique  ;  néanmoins,  par  une  dé- 
férence respectueuse  pour  le  Saint-Siège,  nous  n'avons  prononcé 
aucun  jugement  contre  sa  personne.  Mais,  parce  que  la  contagion  de 
sa  mauvaise  doctrine  avait  déjà  infecté  plusieurs  personnes  et  gagné 
jusqu'au  cœur  de  l'Église,  nous  avions  condamné  ses  propositions  le 
jour  précédent,  après  en  avoir  fait  plusieurs  fois  la  lecture  en  pleine 
audience,  et  après  avoir  montré  clairement  qu'elles  étaient  non-seu- 
lement fausses,  mais  hérétiques,  tant  par  de  solides  raisonnements 
que  par  les  passages  de  saint  Augustin  et  des  autres  Pères,  cités  par 
l'abbé  de  Clairvaux.  Comme  elles  entraînent  une  infinité  d'âmes  dans 
une  erreur  damnable  et  pernicieuse,  nous  vous  supplions  instam- 
ment tout  d'une  voix,  bien-aimé  seigneur  et  Père,  de  les  censurer  à 
jamais  par  votre  autorité,  et  de  punir  ceux  qui  s'obstineraient  à  les 
défendre.  De  plus,  si  Votre  Sainteté  jugeait  à  propos  d'imposer  silence 
audit  Abailard,  de  lui  interdire  le  pouvoir  d'enseigner  et  d'écrire,  de 
condamner  ses  livres  comme  remphs  de  dogmes  impies,  elle  arra- 
cherait les  épines  de  TÉghse  de  Dieu,  elle  la  verrait  fleurir,  fructifier, 
produire  une  ample  moisson.  Nous  vous  adressons,  vénérable  Père, 
un  extrait  de  quelques-unes  des  propositions  condamnées,  afin  que, 
par  là,  vous  jugiez  plus  facilement  du  reste  de  l'ouvrage  ^. 

Samson,  archevêque  de  Reims,  qui  avait  assisté  au  concile  de  Sens, 
écrivit  aussi  au  Pape  sur  ce  sujet,  avec  trois  de  ses  suffragants,  Jos- 
celin  de  Soissons,  Geoffroi  de  Châlons,  Alvise  d'Arras.  Dans  cette 
lettre,  dont  saint  Bernard  fut  le  rédacteur,  l'archevêque  de  Reims 
renvoie  à  celle  de  l'archevêque  de  Sens,  et  dit  en  parlant  d'Abailard  : 
Étant  pressé  par  l'abbé  de  Clairvaux,  en  présence  des  évêques,  il 
n'a  ni  confessé  ni  nié  ses  erreurs;  mais,  quoiqu'il  eût  choisi  lui-même 
et  le  lieu  et  le  juge,  quoiqu'il  n'eût  ni  lésion  ni  grief  à  alléguer,  il  a 
appelé  au  Sainl-Siége.  Les  évêques,  par  respect  pour  Votre  Sainteté, 
n'ont  rien  fait  contre  sa  personne  ;  ils  ont  seulement  condamné  les 

S.Bernard  epist.  327. 


364  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIIL— Dell25 

articles  extraits  de  ses  livres  et  déjà  condamnés  par  les  saints  PèreS, 
de  peur  que  le  mal  ne  s'étendît.  Parce  donc  que  cet  homme  entraîne 
une  grande  multitude  de  peuple  qui  a  créance  en  lui,  il  est  néces- 
saire que  vous  arrêtiez  ce  mal  en  y  apportant  un  prompt  remède  *. 

Saint  Bernard  écrivit  aussi  en  son  nom  propre  plusieurs  lettres  à 
Rome  sur  ce  sujet,  et  les  envoya  par  Nicolas,  moine  de  Clairvaux  et 
depuis  son  secrétaire,  qui  avait  été  présent  à  tout.  Il  écrivit  pre- 
mièrement au  Pape  une  grande  lettre,  où  il  réfute  les  erreurs  d'A- 
bailard,  et  une  plus  courte,  où  il  raconte  ce  qui  s'était  passé.  Après 
le  schisme  de  Pierre  de  Léon,  il  avait  espéré  quelque  repos;  il  avoue 
s'être  trompé,  les  nouvelles  erreurs  n'étant  pas  moins  pernicieuses 
à  l'Eglise  que  le  schisme.  Abailard,  dit-il,  a  fait  venir  d'ItaUe  Arnaud 
de  Bresce,  son  disciple,  pour  attaquer  de  concert  la  doctrine  catho- 
lique. Ils  ont  une  apparence  de  piété  dans  leur  habit  et  leur  manière 
de  vivre,  qui  leur  sert  à  séduire  plus  de  monde.  Abailard  relève  les 
philosophes  par  de  grandes  louanges,  pour  abaisser  les  docteurs  de 
l'Eglise;  il  préfère  leurs  inventions  et  les  siennes  à  la  doctrine  des 
Pères  ;  et,  comme  tout  le  monde  fuit  devant  lui,  il  veut  entrer  en 
combat  singulier  avec  moi,  qui  suis  le  moindre  de  tous.  Après  avoir 
marqué  ce  qui  s'était  passé  au  concile  de  Sens,  et  l'appellation  d'A- 
bailard,  il  ajoute:  C'est  à  vous,  quiètes  le  successeur  de  saint  Pierre, 
à  juger  si  celui  qui  attaque  la  foi  de  saint  Pierre  doit  trouver  un  asile 
dans  son  Siège.  Souvenez-vous  des  grâces  que  Dieu  vous  a  faites, 
et,  après  avoir  éteint  le  schisme,  réprimez  aussi  l'hérésie,  afin  qu'il 
ne  manque  rien  à  votre  couronne  ^. 

Les  autres  lettres  de  saint  Bernard  s'adressent  aux  principaux  pré- 
lats de  la  cour  de  Rome  ;  premièrement  aux  évêques  et  aux  cardi- 
naux en  général,  auxquels  il  dit  :  Lisez,  s'il  vous  plaît,  la  Théologie 
de  Pierre  Abailard,  vous  l'avez  en  main,  puisqu'il  se  vante  que  plu- 
sieurs la  lisent  à  Rome;  Usez  son  livre  des  Sentences  et  celui  qui  est 
intitulé  Connais-toi  toi-même,  et  voyez  combien  ils  contiennent  de 
sacrilèges  et  d'erreurs  ^.  Une  autre  lettre  s'adresse  au  chanceher 
Aimeric,  auquel  il  dit  qu'Abailard  se  glorifie  d'avoir  eu  pour  dis- 
ciples les  cardinaux  et  les  clercs  de  la  cour  de  Rome  ;  disant  que  ses 
livres  sont  entre  leurs  mains,  et  qu'ils  prendront  la  défense  de  sa 
doctrine  *.  Une  autre  lettre  est  adressée  au  cardinal  Gui  de  Castel, 
qui  fut  depuis  le  pape  Célestin  II.  Il  avait  été  disciple  d' Abailard, 
qui  comptait  principalement  sur  son  crédit.  Les  autres  à  qui  écrit 
saint  Bernard,  sont  :  le  cardinal  Yves,  qui  avait  été  chanoine  de 
Saint- Victor  à  Paris  ;  le  cardinal  Etienne,  évêque  de  Palestrine  ;  le 

*  S.  Bern.  epist.  191.  —  2  Epist.  189.  —  s  Ibid.,  188.  —  *  Ibid.,  338. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  365 

cardinal  Grégoire,  le  cardinal  Gui  de  Pise,  et  deux  autres  qui  ne  sont 
pas  nommés*. 

La  grande  lettre  de  saint  Bernard  au  pape  Innocent  est  plutôt  un 
traité  où  il  réfute  les  principales  erreurs  d'Abailard.  C'est  à  votre 
apostolat,  dit-il  qu'on  doit  s'adresser  quand  il  s'élève  des  périls  et 
des  scandales  dans  le  royaume  de  Dieu,  principalement  en  ce  qui  re- 
garde la  foi.  Elle  ne  saurait  en  effet  trouver  un  endroit  plus  propre 
à  réparer  ses  pertes  que  celui  où  elle  est  inaltérable.  C'est  la  préro- 
gative du  Siège  apostolique.  A  quel  autre  qu'à  Pierre  a-t-il  été  dit  : 
J'ai  prié  pour  toi,  afin  que  ta  foi  ne  défaille  point?  Il  faut  donc  exiger 
du  successeur  de  Pierre  ce  qui  est  dit  ensuite  :  Lors  donc  que  tu 
seras  converti,  affermis  tes  frères.  C'est  aujourd'hui,  bien-aimé 
Père,  qu'il  est  nécessaire  d'accomplir  cette  parole  ;  il  est  temps 
d'exercer  votre  principauté,  de  signaler  votre  zèle,  d'honorer  votre 
ministère.  Remplissez  les  devoirs  de  celui  dont  vous  occupezla  place, 
en  affermissant  la  foi  chancelante  des  fidèles,  en  exterminant  les  cor- 
rupteurs de  cette  foi. 

Il  s'est  élevé  en  France  un  homme  qui,  d'ancien  maître  ès-arts, 
s'est  fait  théologien  nouveau  ;  qui,  après  s'être  joué  dès  sa  jeunesse 
dans  l'art  de  la  dialectique,  sur  ses  vieux  jours  nous  débite  ses  rêve- 
ries sur  l'Écriture  sainte;  qui  réveille  des  erreurs  déjà  condamnées 
et  qui  en  enfante  de  nouvelles;  qui,  se  figurant  n'ignorer  rien  de  tout 
ce  qui  est  dans  le  ciel  et  sur  la  terre,  prononçant  sur  tout  sans  jamais 
hésiter,  s'élève  jusque  dans  le  sein  de  Dieu,  d'où  il  puise  des  secrets 
ineffables  qu'il  vient  nous  rapporter  ;  qui,  prêt  à  rendre  raison  de 
tout,  prétend  expliquer  même  ce  qui  est  au-dessus  de  la  raison,  et 
cela  contre  les  règles  de  la  foi  et  de  la  raison  même.  En  effet,  qu'y 
a-t-il  de  plus  contraire  à  la  raison  que  de  vouloir  surpasser  la  raison 
par  la  raison  ?  Qu'y  a-t-il  de  plus  contraire  à  la  foi  que  de  refuser  de 
croire  ce  que  la  raison  ne  saurait  atteindre  ?  Au  reste,  voici  le  sens 
qu'il  donne  à  ces  paroles  du  Sage  :  Celui  qui  croit  légèrement  est  un 
téméraire  ^.  Il  dit  que  croire  légèrement,  c'est  faire  marcher  la  foi 
avant  la  raison,  quoique  le  Sage  ne  parle  point  de  la  foi  que  nous 
devons  à  Dieu,  mais  seulement  d'une  trop  grande  facilité  à  croire  ce 
que  les  hommes  nous  disent;  car  le  pape  Grégoire  dit  que  la  foi  en 
Dieu  est  sans  mérite,  dès  que  la  raison  humaine  en  fournit  l'expé- 
rience. Et  il  loue  les  apôtres  d'avoir  suivi  le  Sauveur  dès  le  premier 
commandement  qu'il  leur  en  fit,  persuadé  qu'il  est  louable  d'obéir  à 
Dieu  avec  promptitude  ;  au  Heu  que  les  disciples  furent  blâmés  d'a- 
voir été  tardifs  et  trop  lents  à  croire.  Enfin  Marie  est  louée  d'avoir 

1  Epist.  102,  193,  331-335.  —  2  Eccl.,  19. 


366  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

prévenu  la  raison  par  la  foi  ;  Zacharie  est  puni  pour  avoir  éprouvé 
la  foi  par  la  raison  ;  Abraham  est  loué  pour  avoir  cru,  contre  toute 
espérance,  ce  qu'on  lui  faisait  espérer. 

Notre  théologien  parle  tout  autrement.  A  quoi  bon,  dit-il,  parler 
pour  enseigner,  si  Ton  ne  rend  pas  intelligible  ce  que  Ton  enseigne? 
Ainsi,  dans  Fespérance  qu^il  donne  à  ses  disciples  de  leur  faire  com- 
prendre ce  que  la  foi  a  de  plus  profond  et  de  plus  sublime,  il  établit 
des  degrés  dans  la  Trinité,  des  modes  dans  la  majesté  divine,  des 
nombres  dans  l'éternité.  Il  enseigne  que  Dieu  le  Père  est  la  pleine 
puissance,  que  le  Fils  est  une  certaine  puissance,  que  le  Saint-Esprit 
n'est  nulle  puissance.  Saint  Bernard  montre  en  détail  et  solidement 
ce  qu'il  y  a  d'ineptie  et  d'impiété  dans  des  propositions  pareilles;  en 
particulier,  combien  peu  Abailard  s'entend  lui-même  lorsque,  d'un 
côté,  il  confesse  que  le  Saint-Esprit  est  consubstantiel  au  Père  et  au 
Fils,  et  que,  d'un  autre  côté,  il  nie  que  le  Saint-Esprit  procède  de  la 
substance  de  l'un  et  de  l'autre. 

Après  tout,  s'écrie  saint  Bernard,  est-il  étrange  qu'un  homme  qui 
ne  s'inquiète  pas  de  ce  qu'il  dit  se  jette  sur  les  mystères  de  la  foi, 
envahisse  et  mette  en  pièces  les  trésors  cachés  de  la  piété,  lui  qui 
parle  de  la  foi  même  d'une  manière  si  peu  respectueuse  ?  Dès  les 
premières  lignes  de  son  extravagante  théologie,  il  définit  la  foi,  une 
opinion.  Comme  s'il  était  libre  à  chacun  de  dire  et  de  penser  ce  qui 
lui  plaît  ;  comme  si  les  mystères  de  notre  foi  dépendaient  du  caprice 
des  opinions  humaines,  au  lieu  qu'ils  sont  appuyés  sur  les  fonde- 
ments solides  et  inébranlables  de  la  vérité.  Si  notre  foi  est  douteuse, 
notre  espérance  est  vaine.  Nos  martyrs  sont  des  insensés,  eux  qui 
ont  essuyé  mille  tourments  pour  une  récompense  incertaine,  terminé 
de  longs  exils  par  une  mort  cruelle,  dans  la  vue  d'un  bonheur  dont 
ils  n'ont  pu  être  assurés.  A  Dieu  ne  plaise  que  nous  ayons  ces  idées 
de  la  foi  et  de  l'espérance.  Ce  que  la  foi  nous  propose  à  croire  est 
fondé  sur  la  vérité  même,  démontré  par  la  révélation,  vérifié  par  les 
miracles,  consacré  par  l'enfantement  d'urne  vierge,  scellé  du  sang  du 
Sauveur,  confirmé  par  la  gloire  de  sa  résurrection.  Tant  de  témoi- 
gnages sont  invincibles.  Enfin  le  Saint-Esprit,  pour  surcroît  de  cer- 
titude, rend  témoignage  à  notre  esprit,  que  nous  sommes  les  enfants 
de  Dieu.  Après  cela,  sera-t-on  assez  téméraire  pour  dire  que  la  foi 
est  une  simple  opinion,  à  moins  qu'on  n'ait  pas  encore  reçu  le  Saint- 
Esprit,  qu'on  n'ignore  l'Évangile  ou  qu'on  ne  l'estime  une  pure  fable  ? 
Je  sais  à  qui  j'ai  cru,  s'écrie  l'Apôtre,  et  je  suis  certain  i  ;  et  vous  me 
soufflez  aux  oreilles  :  La  foi  est  une  opinion  ?  Vous  me  proposez 

1  2.  Tim.,  1,  12. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  â67 

comme  douteux  ce  qu'il  y  a  au  monde  de  plus  certain  ?  Mais  saint 
Augustin  raisonne  tout  autrement.  La  foi^  dit-il,  n'est  point  une 
conjecture  ou  une  opinion  qui  naisse  dans  nos  cœurs  par  la  force  de 
nos  réflexions  ;  elle  est  une  science  certaine,  applaudie  par  la  con- 
science. Loin  de  la  foi,|ces  bornes  étroites  qu'on  prétend  lui  assigner  ! 
Laissons  ces  opinions  problématiques  aux  philosophes  académiciens, 
qui  se  font  un  principe  de  douter  de  tout  et  de  ne  savoir  rien.  Pour 
moi,  je  me  range  avec  confiance  dans  le  parti  du  Docteur  des  nations, 
et  je  m'assure,  avec  lui,  que  je  ne  serai  point  trompé.  J'aime,  je 
l'avoue,  sa  définition  de  la  foi,  quoiqu'il  semble  que  notre  docteur 
la  désapprouve  indirectement.  La  foi,  dit  cet  Apôtre,  est  le  fonde- 
ment des  choses  que  l'on  espère  et  une  preuve  certaine  de  ce  qui  ne 
se  voit  point  ^  Elle  est  donc  un  fondement,  et  non  pas  une  chimère 
et  l'effet  d'une  vaine  imagination.  Le  mot  de  fondement  (subsfantia) 
vous  marque  quelque  chose  de  fixe  et  de  certain  ;  il  resserre  votre 
esprit,  il  lui  prescrit  des  limites.  Ainsi  la  foi  est  une  certitude  et  non 
pas  une  opinion. 

Mais  veuillez  considérer  le  reste.  Je  passe  sous  silence  ces  propo- 
sitions qu'il  avance  :  Que  Notre-Seigneur  n'a  point  eu  l'esprit  de 
crainte  ;  que  la  crainte  pure  et  chaste  ne  subsistera  point  en  l'autre 
monde  ;  qu'après  la  consécration  du  pain  et  du  vin,  les  accidents 
demeurent  suspendus  en  l'air  ;  que  les  démons  se  servent  des  pierres 
et  des  herbes  pour  faire  des  impressions  sur  nos  sens  et  pour  réveil- 
ler nos  passions,  selon  que  leur  subtile  malignité  leur  fait  discerner 
dans  ces  choses  naturelles  une  vertu  propre  à  les  exciter  ;  que  le 
Saint-Esprit  est  l'âme  du  monde  ;  et  que  le  monde,  selon  Platon,  est 
un  animal  d'autant  plus  excellent,  qu'il  a  une  âme  plus  excellente.  Et 
c'est  en  cet  endroit  que,  s' efforçant  de  faire  un  Chrétien  de  Platon, 
il  se  déclare  païen  lui-même.  Je  passe  sous  silence  tous  ces  points  et 
beaucoup  d'autres  rêveries  qu'il  débite,  pour  m'arrêter  à  des  choses 
plus  importantes,  quoique  je  ne  prétende  pas  y  répondre  pleinement, 
cela  demanderait  de  gros  volumes.  Je  ne  dis  que  ce  que  je  ne  puis  taire. 

Ce  téméraire  scrutateur  de  la  majesté  divine  ose  attaquer  le  mys- 
tère de  notre  rédemption  dans  son  livre  des  Sentences  et  dans  son 
explication  de  l'Épître  aux  Romains.  J'ai  lu  ces  deux  traités,  où  il 
expose  d'abord  sur  ce  point  le  sentiment  unanime  des  Pères  ;  ensuite 
il  le  rejette  et  il  se  vante  d'en  avoir  un  meilleur,  sans  avoir  égard  à 
cet  avis  du  Sage  :  Ne  franchissez  pas  les  bornes  qu'ont  posées  nos 
pères  2.  Il  faut  savoir,  dit-il,  que  tous  nos  docteurs,  depuis  les  apô- 
tres, conviennent  que  l'homme  était  sous  l'empire  du  démon  et  qu^il 

1  Hebr.,  H,  1.  —  2  Prov.,  22, 18. 


368  HISTOIRE  UNIVERSELLE.        [Liv.  LXVIII.  -  De  1125 

lui  appartenait  justement,  parce  qu'il  s'était  volontairement  livré  à 
lui  par  un  abus'de  son  libre  arbitre,  suivant  la  maxime  que  le  vaincu 
devient  Tesclave  du  vainqueur.  C'est  pour  cette  raison,  ajoute-t-il, 
que,  selon  ces  mêmes  docteurs,  il  a  fallu  que  le  Fils  de  Dieu  s'in- 
carnât, à  cause  que  l'homme  coupable  ne  pouvait  être  délivré  du 
joug  du  démon  que  par  la  mort  de  l'homme  innocent.  Pour  moi, 
dit-il,  je  crois  que  le  démon  n'a  jamais  eu  de  pouvoir  sur  l'homme, 

^  qu'autant  que  Dieu  lui  en  a  donné,  comme  au  geôlier  de  la  prison  ; 

et  je  crois  aussi  que  le  Fils  de  Dieu  ne  s'est  point  incarné  pour  le 
délivrer.  Quoi  de  plus  insupportable  dans  ce  discours,  de  son  blas- 
phème ou  de  son  orgueil  ?  quoi  de  plus  criminel,  de  son  impudence 
ou  de  son  impiété  ?  Tout  le  monde  ne  devrait-il  pas  se  soulever  con- 
tre lui,  puisqu'il  ose  se  soulever  contre  tout  le  monde  ?  Tous  sont  de 
ce  sentiment,  dit-il,  et  moi  je  n'en  suis  pas  !  Quel  est  donc  le  vôtre  ? 
qu'avez-vous  de  meilleur  à  nous  dire  ?  qu'avez-vous  inventé  de  si 
subtil  ?  quelle  révélation  nouvelle  vous  vantez-vous  d'avoir,  que  les 
saints  et  les  sages  n'aient  point  connue  ?  Sans  doute  il  nous  donnera 
des  eaux  furtives  et  du  pain  dérobé. 

Mais,  quoi  qu'il  en  soit,  dites-nous,  je  vous  prie,ce  que  vous  pen- 
sez et  ce  que  nul  autre  n'a  pensé  avant  vous.  Le  Fils  de  Dieu  ne  s'est 
point  fait  homme  pour  délivrer  l'homme.  Vous  êtes  seul  de  votre 
sentiment;  où  l'avez-vous  puisé  ?  Ce  n'est  point  d'aucun  sage,  d'au- 
cun prophète  ni  apôtre,  ni  du  Seigneur  même.  Le  Docteur  des 
nations  ne  nous  apprend  que  ce  qu'il  a  appris  du  Seigneur  *. 
Le  docteur  de  tous  déclare  que  sa  doctrine  n'est  point  de  lui  et 
qu'il  ne  parle  point  de  lui-même  ;  mais  vous,  vous  parlez  de 
votre  fonds  ;  vous  vous  mêlez  de  nous  apprendre  ce  que  vous  n'avez 
appris  de  personne.  Le  menteur  tire  de  lui  ce  qu'il  dit;  gardez  donc 
ce  qui  est  à  vous.  Je  ne  veux  écouter  que  les  prophètes  et  les  apô- 
tres ;  je  prétends  suivre  l'Évangile,  mais  non  pas  celui  de  Pierre 
Abailard.  Vous  nous  fabriquez  un  Évangile  tout  nouveau  :  l'Église 
n'en  admet  point  un  cinquième.  Quelle  est  la  doctrine  que  la  loi,  les 
prophètes,  les  apôtres,  les  hommes  apostoliques   nous  enseignent  ? 

^      Celle  que  vous  seul  rejetez,  savoir,  que  Dieu  s'est  fait  homme  pour 
•l     délivrer  l'homme.  Si  un  ange  du  ciel  nous  annonce  un  autre  Évan- 
gile, qu'il  soit  anathème  ! 

Saint  Bernard  réfute  ensuite  la  nouveauté  d'Abailard  par  les  paro- 
les des  prophètes,  des  apôtres  et  de  Jésus-Christ.  Quant  à  la  conve- 

)i&        nance  de  l'incarnation  du  Fils  de  Dieu  et  de  sa  passion,  il   dit  entre 
autres  :  Une  telle  économie  convenait  aux  hommes,  aux  anges,  à 

»  l/Cor.,  11,23. 


à  1153  de  l'èie  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  369 

Dieu  même.  Aux  hommes,  afin  de  briser  les  fers  de  leur  esclavage; 
aux  anges,  pour  remplacer  leur  nombre  ;  à  Dieu  même,  pour  Tac- 
complissement  de  ses  décrets.  Au  reste,  le  bon  plaisir  de  Dieu  a  été 
la  règle  de  ses  actions.  Et  qui  ne  conviendra  pas  que  le  Tout-Puis- 
sant n^eût  mille  autres  moyens  de  nous  racheter,  de  nous  justifier  et 
de  nous  délivrer  ?  Cela  diminue-t-il  l'efficacité  du  moyen  qu'il  a 
choisi  ?  Peut-être  même  a-t-il  choisi  le  meilleur  et  le  plus  capable 
de  guérir  notre  ingratitude,  et  de  nous  rappeler  vivenient  la  gran- 
deur de  notre  chute  par  la  grandeur  des  peines  qu'il  en  coûte  à 
notre  Rédempteur.  D'ailleurs,  nul  homme  ne  sait  ni  ne  peut  savoir 
parfaitement  les  trésors  de  grâces,  les  convenances  de  sagesse,  les 
sources  de  gloire  et  les  remèdes  de  salut  qui  sont  cachés  dans  les 
profondeurs  incompréhensibles  de  cet  auguste  mystère,  à  la  vue  du- 
quel le  prophète  s'épouvante  d'admiration,  et  que  le  précurseur 
se  croit  indigne  de  pénétrer  ^ 

Saint  Bernard  conclut  son  admirable  lettre  par  ces  paroles  :  Voilà, 
très-saint  Père,  le  petit  opuscule  que  je  prends  la  liberté  de  vous 
présenter  contre  quelques  articles  d'une  hérésie  naissante  ;  quand 
même  vous  ne  feriez  autre  chose  que  d'approuver  les  effets  de  mon 
zèle,  j'aurais  du  moins  satisfait  à  ma  conscience.  Sensible  à  l'injure 
qu'on  fait  à  la  religion,  incapable  d'y  remédier  par  moi-même,  je 
crois  faire  beaucoup  que  d'avertir  celui  auquel  Dieu  a  donné  des 
armes  pour  exterminer  l'erreur,  pour  abaisser  toute  hauteur  qui  s'é- 
lève contre  la  science  de  Dieu,  et  pour  assujettir  tout  esprit  à  l'obéis- 
sance du  Christ.  On  trouve  dans  ses  autres  ouvrages  plusieurs 
propositions  également  mauvaises;  mais  ni  mon  loisir  ni  l'étendue 
d'une  lettre  ne  me  permettent  de  les  réfuter.  D'ailleurs,  je  ne  vois 
pas  que  cela  soit  nécessaire,  parce  qu'elles  sont  d'une  fausseté  si 
évidente,  que  les  raisons  les  plus  communes  de  notre  foi  suffisent 
pour  les  combattre.  Cependant  j'en  ai  fait  un  recueil,  que  j'adresse 
à  Votre  Sainteté  2, 

Et  dans  cette  lettre  et  dans  toute  cette  affaire,  saint  Bernard  se 
montre  un  vrai  Père  de  l'Église  ;  tandis  que,  avec  tout  son  esprit, 
Abailard  n'est  qu'un  sophiste  superficiel  et  vaniteux.  Quelque  temps  ^ 
après  la  condamnation  de  ses  erreurs  au  concile  de  Sens,  on  ré-  ~^, 
pandit  un  écrit  qui  contenait  dix-sept  articles  de  ces  erreurs,  comme 
extraites  de  ses  écrits  et  condamnées  dans  cette  assemblée.  Pour  se 
justifier,  de  ces  articles,  Abailard  composa  une  première  apologie 
adressée  à  tous  les  fidèles.  Il  eut  soin  d'en  tirer  plusieurs  copies  et 
de  les  répandre  dans  le  monde.  Il  y  déclare  :  1°  Qu'il  déteste  la  pro- 

1  Habacuc,  3,  2.  Joan.,  1,  27.  —  2  S.  Bern.  epist.  190. 

XV.  24 


370  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  H25 

position,  qu^on  lui  attribuait  malicieusement,  dit-il,  que  le  Père  est 
la  pleine  puissance,  le  Fils*  une  certaine  puissance,  et  que  le  Saint- 
Esprit  n^est  aucune  puissance  ;  qu'il  croit,  au  contraire,  que  le  Fils  et 
le  Saint-Esprit  sont  de  la  même  substance  que  le  Père,  qu'ils  sont 
une  même  puissance,  une  même  volonté.  2°  Qu'il  reconnaît  que  le 
Fils  de  Dieu  seul  s'est  fait  homme  pour  nous  racheter.  3°  Que  Jésus- 
Christ,  comme  Fils  unique  de  Dieu,  est  né  de  la  substance  du  Père 
avant  tous  les  siècles  ;  et  que  le  Saint-Esprit,  qui  est  la  troisième  per- 
sonne de  la  sainte  Trinité,  procède  du  Père  et  du  Fils.  4°  Que  la 
grâce  de  Dieu  est  tellement  nécessaire  à  tous  les  hommes,  que  ni  la 
nature  ni  le  libre  arbitre  ne  peuvent  suffire  pour  le  salut  :  parce  qu'en 
effet  c'est  la  grâce  qui  nous  prévient,  afin  que  nous  voulions  ;  qui 
nous  suit,  afin  que  nous  puissions  ;  qui  nous  accompagne,  afin  que 
nous  persévérions.  5°  Que  Dieu  ne  peut  faire  que  ce  qu'il  est  conve- 
nable qu'il  fasse,  et  qu'il  y  a  beaucoup  de  choses  qu'il  ne  fera  jamais. 
6°  Qu'il  y  a  des  péchés  d'ignorance,  surtout  quand  ils  sont  occa- 
sionnés par  la  négligence  à  nous  instruire  de  nos  devoirs.  7»  Que 
Dieu  empêche  souvent  le  mal,  soit  en  prévenant  l'effet  de  la  mau- 
vaise volonté,  soit  en  la  changeant  en  bien.  8°  Que  nous  avons  con- 
tracté la  coulpe  et  la  peine  du  péché  d'Adam,  et  que  ce  péché  a  été 
la  source  et  la  cause  de  tous  les  nôtres.  9°  Abailard  confesse  encore 
que  ceux  qui  ont  attaché  Jésus-Christ  à  la  croix  se  sont  rendus  cou- 
pables d'un  grand  péché.  10°  Que  la  perfection  de  la  charité,  qui 
n'exclut  point  une  crainte  chaste,  telle  que  les  anges  et  les  bienheu- 
reux l'ont  dans  le  ciel,  a  été  en  l'âme  de  Jésus-Christ.  11°  Que  la 
puissance  des  clefs  se  trouve  dans  tous  les  évêques  que  l'Église  re- 
connaît pour  tels.  12°  Que  tous  ceux  qui  sont  égaux  en  amour  de 
Dieu  et  du  prochain  le  sont  en  perfection  et  en  mérite.  13°  Qu'il  n'y 
a  aucune  différence  entre  les  trois  personnes  divines,  quant  à  la  plé- 
nitude du  bien  et  à  la  dignité  de  la  gloire.  14°  Il  proteste  qu'il  n'a  jamais 
pensé  ni  dit  que  le  dernier  avènement  du  Fils  pouvait  être  attribué 
au  Père.  15°  Qu'il  croit  que  l'âme  de  Jésus-Christ  est  réellement  et 
substantiellement  descendue  aux  enfers.  16°  Il  déclare  encore  qu'il 
n'a  jamais  dit  ni  écrit  que  l'action,  la  volonté,  la  cupidité,  le  plaisir 
ne  sont  pas  des  péchés,  et  que  nous  ne  devons  pas  souhaiter  l'extinc- 
tion de  cette  cupidité.  17°  Après  avoir  désavoué  le  livre  des  Sentences, 
que  l'on  faisait  passer  sous  son  nom,  quoiqu'il  ne  fût  pas  de  lui,  il 
prie  les  fidèles  de  ne  pas  noircir  son  innocence,  en  lui  imputant  des 
erreurs  qu'il  n'enseignait  pas,  et  de  donner  un  bon  sens  à  ce  qui  leur 
paraîtrait  douteux  dans  ses  écrits  *. 

1  Ceillier,  t.  22. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  371 

Telle  est  Tapologie  d'Abailard.  Pour  la  bien  apprécier,  il  suffît 
du  premier  article,  qui  est  le  plus  important.  Il  y  accuse  ses  adver- 
saires de  lui  attribuer  malicieusement  cette  proposition  :  Le  Père  est 
une  pleine  puissance,  le  Fils  est  une  certaine  puissance,  le  Saint- 
Esprit  n'est  aucune  puissance;  il  assure  que  ces  expressions  ne  sont 
jamais  sorties  de  sa  bouche,  et  qu'il  les  rejette  avec  horreur,  comme 
hérétiques  et  diaboliques.  Or,  et  cette  proposition  et  ces  expressions 
se  trouvent  équivalemment  dans  son  introduction  à  la  théologie,  et  lit- 
téralement dans  sa  Théologie  même  *.  De  quoi  Ton  peut  conclure  de 
deux  choses  Tune  :  ou  bien  Abailard  ne  savait  ce  qu'il  disait;  ou 
bien  il  mentait  à  lui-même  et  aux  autres.  En  tout  cas,  son  témoi- 
gnage est  nul.  Aussi  un  de  ses  disciples,  devenu  son  adversaire, 
Taccuse  formellement  de  mensonge  sur  cet  article  2. 

Abailard  écrivit  encore  une  espèce  d'apologie  à  sa  femme  Héloïse, 
qui  gouvernait  le  monastère  du  Paraclet,  dont  voici  l'origine. 

Après  avoir  été  condamné  une  première  fois  au  concile  de  Sois- 
sons,  Abailard  se  prit  de  querelle  avec  les  moines  de  Saint-Denis  au 
sujet  de  leur  patron.  L'abbé  Suger  lui  permit  de  se  retirer  dans 
quelque  solitude.  Il  choisit  un  endroit  près  de  Nogent-sur-Seine,  où, 
ses  écoliers  étant  venus  le  rejoindre,  ils  y  bâtirent  un  oratoire  avec 
des  cabanes  autour.  Abailard  nomma  ce  lieu  le  Paraclet,  parce  qu'il 
y  avait  trouvé  sa  consolation.  Il  avait  alors  tant  d'ennemis,  dit-il, 
que  souvent  il  se  proposait  de  quitter  le  pays  des  Chrétiens  et  de 
passer  chez  les  infidèles.  Dans  cet  état,  il  fut  élu  abbé  de  Saint-Gildas 
en  Bretagne,  au  diocèse  de  Vannes.  Abailard  accepta;  mais  bientôt 
il  se  brouilla  avec  les  moines  bretons,  qu'il  nous  peint  des  plus  noi- 
res couleurs  et  comme  n'observant  plus  aucune  règle.  Il  regretta 
d'avoir  quitté  le  Paraclet.  C'était  en  H29.  Héloïse,  de  son  côté,  gou- 
vernait, en  qualité  de  prieure,  le  monastère  d'Argenteuil.  Mais  ses 
religieuses  y  menaient  une  vie  si  peu  édifiante,  qu'on  les  en  chassa 
la  même  année.  Abailard  saisit  avec  empressement  cette  occasion 
pour  placer  Héloïse  au  Paraclet.  Quelques  religieuses  d'Argenteuil 
l'y  suivirent.  Elles  y  vécurent  d'abord  dans  une  grande  pauvreté  ;  mais, 
avec  le  temps,  Héloïse,  se  faisant  aimer  par  son  esprit,  sa  douceur 
et  sa  patience,  attira  les  bienfaits  des  prélats  et  des  seigneurs  du 
voisinage,  et  le  Paraclet  devint  une  abbaye  de  filles  considérable. 
Abailard  leur  composa  une  règle,  et  les  visitait  souvent  :  ce  qui  donna 
sujet  à  de  mauvais  bruits  et  à  l'accuser  d'avoir  encore  pour  Héloïse 
un  attachement  plus  humain  que  spirituel.  Elle,  de  son  côté,  n'en 

1  Pet.  Abœlard.  Theolog.,\.  4,  p.  1318.  Apud  Martenne,  Thesaur.  nov.  Anecdot., 
t.  5,  ibid.,  p.  1152  et  1153.  Item.  Introd.  ad  Theol.  inter  Op.  Abœlard.,  p.  991 
et  1085.  —  2  Bihlioth.  Cisterc,  t.  4,  p.  239. 


372  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXYIIL— De  U25 

avait  que  trop  pour  lui,  comme  il  paraît  par  ses  lettres  écrites  depuis 
ce  temps,  où  Ton  voit  plus  de  tendresse  que  de  modestie,  et  où  elle 
affecte  de  montrer  son  esprit  et  son  érudition.  Enfin  elle  avoue  fran- 
chement que  ce  n'est  pas  la  dévotion,  mais  sa  déférence  pour  lui, 
qui  Ta  engagée  dans  la  profession  monastique. 

Abailard,  ayant  donc  été  condamné  une  seconde  fois.  Tan  11-40,  au 
concile  de  Sens,  eut  grand  soin  de  rassurer  les  religieuses  du  Para- 
clet  contre  les  bruits  fâcheux  qui  se  répandaient  sur  sa  doctrine.  Il 
leur  envoya  pour  cet  effet  une  professions  de  foi  opposée  à  toutes  les 
erreurs  qu'on  lui  imputait.  On  jugera  de  ces  erreurs  par  le  désaveu 
qu'il  en  fait.  Je  déteste,  dit-il,  l'hérésie  de  Sabellius,  qui  soutenait 
que  le  Père,  le  Fils  et  le  Saint-Esprit  ne  sont  qu'une  même  personne, 
et  conséquemment  que  le  Père  a  été  crucifié;  d'où  est  venu  à  ses 
sectateurs  le  nom  de  patripassiens.  Je  crois  que  le  Fils  de  Dieu  s'est 
fait  homme,  en  unissant  la  nature  divine  et  la  nature  humaine  en  une 
même  personne,  et  qu'après  avoir  consommé  par  sa  mort  l'œuvre 
de  notre  rédemption  il  est  ressuscité  et  monté  au  ciel,  d'où  il  vien- 
dra juger  les  vivants  et  les  morts.  Je  confesse  que  tous  les  péchés 
sont  remis  par  le  baptême  ;  que  nous  avons  besoin  de  la  grâce,  soit 
pour  commencer,  soit  pour  achever  le  bien,  et  qu'après  être  tombés, 
nous  pouvons  nous  relever  par  la  pénitence.  Qu'est-il  besoin  de  parler 
de  la  résurrection  de  la  chair,  puisque,  si  je  ne  la  croyais  pas,  je  me 
flatterais  en  vain  d'être  Chrétien  ?  Il  condamne  encore  l'hérésie  d'Arius, 
se  déclare  pour  la  consubstantialité  du  Fils  et  du  Saint-Esprit  avec  le 
Père,  reconnaissant  que  le  Père,  le  Fils  etle  Saint-Esprit  ne  sont  qu'un 
seul  Dieu,  une  même  nature,  une  même  puissance  ^ 

Cependant  le  pape  Innocent  II,  ayant  reçu  les  lettres  des  évêques 
et  de  saint  Bernard  contre  Abailard,  avec  les  extraits  de  ses  ouvrages, 
qui  d'ailleurs  se  trouvaient  tout  entiers  à  Rome,  rendit  son  jugement 
par  la  lettre  suivante,  adressée  aux  archevêques  de  Sens  et  de  Reims, 
à  leurs  sufiragants  et  à  saint  Bernard  : 

Comme  il  n'y  a  qu'un  Seigneur,  il  n'y  a  aussi  qu'une  foi,  selon 
le  témoignage  de  l'Apôtre  '^,  et  c'est  l'unité  de  cette  foi  sur  laquelle 
est  fondée  la  fermeté  inébranlable  de  l'Église  catholique.  Le  prince 
des  apôtres  la  confessa  hautement.  Aussi  mérita-t-il  d'entendre  ces 
paroles  du  Sauveur  :  Tu  es  Pierre,  et  sur  cette  pierre  je  bâtirai  mon 
Église  3,  pour  nous  figurer,  par  la  fermeté  de  la  pierre,  cette  invio- 
lable solidité  de  la  foi  et  de  l'unité  catholiques.  Cette  foi  est  la  robe 
sans  couture  que  les  soldats  tirèrent  au  sort,  mais  qui  ne  fut  point 
divisée.  En  vain  les  peuples  se  sont  déchaînés  contre  elle  et  ont 

1  Abaelard.  eipist.  17.  —  a  Ephes.,  4,  5,  —  3  Matth.,  16,  18. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  373 

conjuré  sa  perte.  En  vain  les  rois  et  les  princes  ont  réuni  leurs  for- 
ces pour  la  détruire.  Les  apôtres,  ces  premiers  conducteurs  du 
troupeau  de  Jésus-Christ,  et  les  hommes  apostoHques  qui  sont  venus 
après  eux,  ont  porté  leur  zèle  et  leur  charité  jusqu'à  verser  leur  sang 
pour  la  soutenir  et  la  répandre.  Enfin,  l'orage  de  la  persécution 
cessa,  et  il  plut  au  Seigneur  de  donner  la  paix  à  son  Église. 

Mais  Tennemi  du  genre  humain,  qui  veille  toujours  à  sa  perte, 
suscita  les  hérétiques  pour  corrompre  la  pureté  de  cette  foi  par  le 
venin  de  l'erreur.  Alors  les  pasteurs  de  FEglise  eurent  soin  de  s'y 
opposer  avec  courage,  et  ils  condamnèrent  la  mauvaise  doctrine  et 
ceux  qui  en  furent  les  auteurs.  Ainsi  Thérétique  Arius  fut  condamné 
dans  le  concile  deNicée;  Manès,  dans  celui  de  Constantinople  ;  Nes- 
torius,  dans  celui  d'Éphèse  ;  Eutychès  et  ses  erreurs,  Dioscore  et  ses 
fauteurs,  dans  le  concile  de  Chalcédoine.  L'empereur  Marcien,  quoi- 
que laïque,  montra  son  zèle  pour  la  foi  catholique,  en  écrivant  sous 
le  pape  Léon,  l'un  de  nos  prédécesseurs,  pour  défendre  qu'on 
profanât  nos  mystères.  Que  nul,  dit-il,  soit  ecclésiastique,  soit 
homme  de  guerre  ou  de  quelque  condition  qu'il  puisse  être,  ne  se 
mêle  à  l'avenir  de  disputer  en  public  sur  la  religion  ;  car  c'est  faire 
injure  aux  décisions  du  saint  concile  que  de  renouveler  des  questions 
déjà  décidées  :  quiconque  osera  violer  cette  ordonnance,  sera  puni 
comme  sacrilège;  et  s'il  est  du  clergé,  il  sera  dégradé. 

Au  reste,  nous  apprenons  avec  douleur,  par  la  lettre  et  les  mé- 
moires que  vous  nous  avez  adressés,  que  dans  ces  derniers  temps,  si 
dangereux  à  l'Église,  la  pernicieuse  doctrine  de  Pierre  Abailard 
fait  revivre  les  hérésies  que  nous  venons  de  nommer,  et  d'autres 
dogmes  contraires  à  la  foi  catholique.  Mais  ce  qui  nous  console 
extrêmement  et  nous  oblige  de  rendre  grâces  à  Dieu,  c'est  que  nous 
voyons  qu'il  suscite  dans  vos  provinces  de  dignes  imitateurs  de 
leurs  pères,  des  pasteurs  zélés  à  combattre  les  nouveautés  de  cet 
hérétique  dans  les  jours  de  notre  apostolat,  et  à  maintenir  l'épouse 
de  Jésus-Christ  dans  son  ancienne  pureté.  Comme  nous  sommes  as- 
sis, quoique  indigne,  sur  la  Chaire  de  Saint-Pierre,  à  qui  le  Seigneur 
dit  autrefois  :  Quand  tu  seras  un  jour  converti,  affermis  tes  frères  *, 
après  avoir  communiqué  les  propositions  marquées  dans  votre  mé- 
moire à  nos  frères  les  évêques  et  les  cardinaux,  et  après  en  avoir 
délibéré  avec  eux,  nous  les  avons  condamnées  par  l'autorité  des 
saints  canons,  comme  toutes  les  autres  erreurs  de  Pierre  Abailard  ; 
nous  déclarons  cet  auteur  hérétique,  et,  en  cette  qualité,  nous  lui 
imposons  un  éternel  silence.  De  plus,  nous  entendons  qu'on  re- 

1  Luc,  22,  32. 


374  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIll.  —  De  H25 

tranche  du  corps  des  fidèles  et  qu^on  excommunie  tous  ceux  qui  sui- 
vront ou  favoriseront  ses  hérésies.  Donné  à  Saint-Jean  de  Latran,  le 
13""'  de  juillet  *. 

A  cette  lettre,  le  Pape  en  joignit  une  autre  datée  du  jour  précé- 
dent, et  adressée  aux  mêmes  archevêques,  en  ces  termes  :  Nous  vous 
ordonnons,  par  ces  présentes,  de  faire  enfermer,  séparément,  eu  des 
monastères  où  vous  jugerez  le  plus  à  propos,  Pierre  Abailard  et  Ar- 
naud de  Bresce,  auteurs  d'un  dogme  pervers  et  ennemis  de  la  foi 
catholique,  et  de  faire  brûler  les  livres  de  leur  erreur,  quelque  part 
qu'on  les  trouve.  Et  au-dessus  était  écrit  :  Ne  montrez  ces  copies  à 
personne,  jusqu'à  ce  que  les  lettres  aient  été  présentées  aux  arche- 
vêques dans  la  prochaine  conférence  de  Paris  ^. 

Après  le  concile  de  Sens,  Abailard  prit  le  chemin  de  Rome,  vou- 
lant poursuivre  son  appel.  Comme  il  passait  à  Clugni,  Pierre  le  Vé- 
nérable lui  demanda  où  il  allait.  Abailard  répondit:  Je  suis  persécuté 
par  des  gens  qui  me  traitent  d'hérétique,  nom  qui  me  fait  horreur  : 
c'est  pourquoi  je  veux  avoir  recours  au  Siège  apostolique.  Le  saint 
abbé  loua  son  dessein,  et  l'assura  que  le  Pape  ne  manquerait  pas  de 
lui  rendre  justice,  et  même  de  lui  faire  grâce,  s'il  était  besoin.  Dans 
l'intervalle,  l'abbé  de  Cîteaux  vint  à  Clugni,  et  traita  avec  l'abbé  de 
Clugni  et  avec  Abailard  de  sa  réconciliation  avec  saint  Bernard. 
L'abbé  de  Clugni  y  travailla  de  son  côté,  et  conseilla  à  Abailard 
d'aller  avec  l'abbé  de  Cîteaux.  Il  l'exhorta  de  plus  à  rétracter  et  à  ef- 
facer ce  qu'il  pouvait  avoir  dit  ou  écrit  qui  offensât  les  oreilles  ca- 
tholiques. Abailard  suivit  ce  conseil,  et,  étant  revenu  à  Clugni,  il  dit 
à  l'abbé  qu'il  avait  fait  sa  paix  avec  l'abbé  de  Clairvaux  par  la  mé- 
diation de  celui  de  Cîteaux. 

Ayant  su  ensuite  que  le  Pape  avait  confirmé  sa  condamnation,  il 
se  désista  de  son  appel,  et,  touché  des  avis  salutaires  de  l'abbé  de 
Clugni,  il  résolut  de  quitter  le  tumulte  des  écoles  et  de  passer  dans 
ce  monastère  le  reste  de  ses  jours;  et  l'abbé  y  consentit  avec  joie, 
sous  le  bon  plaisir  du  Pape,  croyant  que  cette  résolution  convenait  à 
la  vieillesse  d'Abailard  et  à  son  peu  de  santé,  et  que  sa  science  pour- 
rait être  utile  à  une  communauté  si  nombreuse.  11  en  écrivit  donc 
au  Pape,  à  la  prière  d'Abailard  lui-même,  demandant  qu'il  lui  fût 
permis  d'achever  en  repos  dans  cette  sainte  maison  une  vie  qu'on  ne 
jugeait  pas  devoir  être  longue.  Le  Pape  y  consentit,  et  Abailard  vécut 
encore  deux  ans,  édifiant  toute  la  communauté  de  Clugni  par  son 
humilité  et  sa  pénitence. 

Nous  apprenons  ces  dernières  particularités  par  une  lettre  de 


1  Inter  epist.  Bern.,  194,  Labbe,  t.  10,  Mansi,  t.  2Ï.  —  «  Ibid.,  p. 


565. 


à  1133  de  l'ère  chr.l  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  375 

Pierre  le  Vénérable  à  Héloïse.  Après  y  avoir  beaucoup  loué  cette  ab- 
besse  de  sa  piété  et  de  son  érudition,  il  vient  à  Abailard^,  et  dit  :  Je 
ne  me  souviens  pas  d'avoir  vu  son  semblable  en  humilité,  tant  pour 
Thabit  que  pour  la  contenance.  Je  l'obligeais  à  tenir  le  premier  rang 
dans  notre  nombreuse  communauté  ;  mais  il  paraissait  le  dernier  par 
la  pauvreté  de  son  habit.  Dans  les  processions,  comme  il  marchait 
devant  moi,  selon  la  coutume,  j'admirais  qu'un  homme  d'une  si 
grande  réputation  pût  s'abaisser  de  la  sorte.  Il  observait  dans  !a  nour- 
riture et  dans  tous  les  besoins  du  corps  la  même  simplicité  que  dans 
ses  habits,  et  condamnait,  par  ses  discours  et  par  son  exemple,  non- 
seulement  le  superflu,  mais  tout  ce  qui  n'est  pas  absolument  néces- 
saire. Il  lisait  continuellement,  priait  souvent,  gardait  un  perpétuel 
silence,  si  ce  n'est  quand  il  était  forcé  de  parler,  ou  dans  les  confé- 
rences, ou  dans  les  sermons  qu'il  faisait  à  la  communauté.  Il  offrait 
souvent  le  saint  sacrifice,  et  même  presque  tous  les  jours,  depuis  que, 
par  mes  lettres  et  mes  sollicitations,  il  eut  été  réconcilié  avec  le  Saint- 
Siège.  Enfin,  il  n'était  occupé  que  de  méditer  ou  d'enseigner  les  vé- 
rités de  la  religion  ou  de  la  philosophie. 

Après  qu'il  eut  ainsi  vécu  quelque  temps  à  Clugni,  voyant  que  ses 
infirmités  augmentaient,  je  l'envoyai  prendre  l'air  au  prieuré  de 
Saint-Marcel,  près  de  Chalon-sur-Saône,  qui  est  la  plus  agréable 
situation  de  la  Bourgogne.  Là,  continuant  ses  lectures  et  ses  exer- 
cices de  piété,  il  fut  attaqué  d'une  maladie  qui  le  réduisit  bientôt  à 
l'extrémité.  Tous  les  religieux  de  ce  monastère  sont  témoins  avec 
quelle  dévotion  il  fit  alors,  premièrement  sa  confession  de  foi,  puis 
celle  de  ses  péchés,  et  avec  quelle  sainte  avidité  il  reçut  le  viatique. 
C'est  ainsi  que  le  docteur  Pierre  a  fini  ses  jours.  Abailard  mourut  le 
âl""^  d'avril  1142,  âgé  de  soixante-trois  ans.  Son  corps  fut  porté  fur- 
tivement à  l'abbaye  du  Paraclet  ;  mais  l'abbé  Pierre  y  alla  lui-même 
en  faire  don  à  la  communauté.  Il  célébra  la  messe  le  16™^  de  no- 
vembre, puis  il  fit  un  sermon  aux  religieuses  en  chapitre.  C'est  ce 
qu'on  voit  par  la  lettre  de  remercîment  que  lui  en  écrivit  Héloïse  *. 

Guillaume,  abbé  de  Saint-Thierri  de  Reims,  qui  excita  saint  Ber- 
nard à  écrire  contre  Abailard,  et  qui  le  réfuta  lui-même,  écrivit  aussi 
un  traité  de  l'eucharistie,  qu'il  envoya  au  saint  abbé  de  Clairvaux, 
pour  l'examiner  et  le  corriger  avant  de  le  mettre  en  lumière.  Son 
dessein  était  de  comparer  les  autorités  des  Pères  sur  ce  sujet  et  de 
recueillir  leurs  passages,  principalement  ceux  de  saint  Augustin,  dont 
quelques  personnes  étaient  troublées.  Sur  quoi  il  lui  dit  entre  autres 
choses  :  Parce  que,  depuis  le  commencement  de  l'Église  presque 

^  Petr.  Clun,,  1.  4,  epist.  21. 


37t>  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

jusqu'à  notre  temps,  personne  n'a  touché  cette  question,  les  Pères 
ne  défendaient  point  ce  qui  n'était  point  attaqué  ;  seulement,  dans 
leurs  traités,  ils  en  disaient  ce  que  demandait  le  sujet  qu'ils  avaient 
entre  les  mains.  Et  comme  ils  ne  répondaient  pas  par  là  aux  ques- 
tions qui  n'étaient  pas  encore  émues,  ce  qu'ils  ont  dit  ne  paraît  pas 
maintenant  suffisant  pour  les  résoudre.  N'étant  pas  en  garde  contre 
ces  questions,  ils  ont  laissé  dans  leurs  écrits  plusieurs  choses  sur  ce 
sacrement,  qui  étaient  bien  dites  à  leur  place  et  selon  leur  sens, 
mais  qui,  étant  déplacées  par  ceux  qui  aiment  à'disputer  ou  à  s'éga- 
rer, semblent  avoir  un  autre  sens  que  dans  le  lieu  d'où  elles  sont 
prises  et  que  le  sens  de  l'auteur.  Ils  ont  aussi  laissé  plusieurs  expres- 
sions obscures,  parce  que,  n'étant  que  des  hommes,  ils  ne  pouvaient 
pas  prévoir  toutes  les  chicanes  des  hérésies  futures.  Ce  passage  est 
une  clef  importante  pour  la  controverse,  remarque  avec  beaucoup 
de  justesse  Fleury  *. 

L'abbé  Guillaume  composa  plusieurs  autres  ouvrages,  la  plupart 
de  piété  ;  et  l'affection  qu'il  avait  pour  saint  Bernard  et  pour  l'ordre 
de  Cîteaux  le  détermina  enfin  à  quitter  son  abbaye  pour  se  rendre 
simple  moine  à  Signi,  fille  de  Clairvaux,  fondée,  en  11 34,  dans  le 
diocèse  de  Reims  ;  et  il  y  mourut  en  1150,  du  vivant  de  saint  Ber- 
nard, dont  il  avait  commencé  d'écrire  la  vie.  Guillaume  était  origi- 
naire de  Liège  et  né  d'une  famille  noble. 

La  même  ville  avait  donné  naissance  à  un  autre  écrivain  non 
moins  pieux  que  savant  :  il  se  nommait  Alger.  Dès  l'enfance,  il  se 
donna  tout  entier  à  l'étude,  sous  les  grands  hommes  dont  la  science 
et  les  mœurs  ornaient  alors  cette  église.  Il  servit  d'abord  à  Saint- 
Barthélemi  en  qualité  de  diacre  et  de  chef  des  écoles  ;  de  là,  l'évêque 
Otbert  le  fit  passer  à  la  cathédrale,  où  il  servit  pendant  environ  vingt 
ans  sous  cet  évêque  et  sous  Frédéric,  qui  lui  succéda  l'an  1118.  Du- 
rant tout  ce  temps,  il  écrivit  pour  les  affaires  ecclésiastiques  plu- 
sieurs lettres  que  l'on  conservait  avec  grand  soin  ;  mais  elles  ne 
sont  pas  venues  jusqu'à  nous,  non  plus  qu'un  livre  de  poésies  et  le 
traité  historique  qu'il  avait  fait  des  antiquités  de  l'église  de  Liège. 

Nous  avons  d'Alger  un  petit  traité  sur  la  grâce  et  le  libre  arbitre. 
En  voici  le  résumé.  Adam,  avant  son  péché,  était  tellement  libre, 
qu'il  ne  pouvait  être  contraint  ni  pour  le  bien  ni  pour  le  mal.  Il  pou- 
vait tomber  de  lui-même  dans  le  péché,  et  ne  pouvait  se  soutenir 
dans  l'état  où  il  avait  été  créé  que  Dieu  ne  l'aidât  de  sa  grâce.  Se 
fiant  trop  à  ses  propres  forces,  il  consentit  librement  aux  mauvais 
conseils  du  démon.  Par  sa  chute,  tous  ses  descendants  en  devinrent 

*  Bibl.Cîsterc.,\.'t,  p.  131. 


à  1153  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  377 

les  esclaves,  et  ils  l'ont  été  jusqu'à  ce  que  le  Seigneur  nous  a  rétablis 
dans  notre  premier  degré  de  liberté.  La  prédestination  des  bons  à  la 
vie  éternelle  et  la  prescience  des  méchants  à  la  peine  éternelle  ne 
nuit  en  rien  à  notre  libre  arbitre.  Il  a  prévu  que,  par  son  secours, 
nous  serions  vertueux,  ou  que  de  nous-mêmes  nous  serions  mé- 
chants. Quel  inconvénient  y  a-t-il  que,  selon  les  divers  mérites  qu'il 
a  prévus,  il  ait  préordonné  les  uns  à  la  gloire,  les  autres  aux  suppli- 
ces ?  Sa  prévision  éternelle  n'impose  aucune  nécessité  aux  bons  ni 
aux  mauvais.  Aussi  l'on  ne  peut  douter  que  nous  ne  puissions,  par 
nos  mérites  et  par  nos  prières,  obtenir  une  place  parmi  les  prédesti- 
nés, parce  que  Dieu,  en  prédestinant  les  bons,  les  prédestine  de 
telle  sorte,  qu'ils  obtiennent  eux-mêmes,  par  leurs  mérites  et  leurs 
prières,  cette  prédestination.  Mais  il  faut  observer  que,  encore  que 
notre  libre  arbitre  soit  exempt  de  contrainte  extérieure,  il  peut  bien 
de  lui-même  vouloir  le  mal,  mais  non  pas  le  bien,  sans  l'inspiration 
de  la  grâce  *.  Dans  cet  opuscule,  Alger  ne  procède  que  par  voie  de 
raisonnement,  sans  alléguer  directement  aucune  autorité  ni  des  Pères 
ni  de  l'Ecriture. 

Il  fit  un  livre  plus  considérable  :  De  la  miséricorde  et  de  la  justice. 
Cet  ouvrage  est  divisé  en  trois  parties,  dont  la  première  traite  de  la 
miséricorde  prescrite  par  les  canons  envers  les  pécheurs.  Alger  exa- 
mine de  quelle  manière  on  doit  en  user,  et  jusqu'à  quel  temps.  La 
seconde  traite  de  la  justice  ;  l'auteur  y  fait  Voir  comment  et  en  quel 
ordre  elle  doit  se  rendre  dans  PÉglise  pour  le  maintien  de  la  disci- 
pline. Il  est  question  dans  la  troisième  des  diverses  hérésies,  en  quoi 
leur  doctrine  diffère  de  celle  de  l'Église  catholique,  et  en  quoi  elles 
sont  différentes  entre  elles.  Dans  cet  ouvrage,  Alger  n'avance  rien 
qu'il  ne  le  prouve  par  l'autorité  des  Papes,  des  Pères  et  des  conciles. 
Les  différentes  erreurs  que  l'on  répandait  de  son  temps,  et  les  schis- 
mes dont  l'Église  était  affligée  alors,  l'engagèrent  à  composer  cet 
écrit,  afin  que  les  fidèles  ayant  sous  les  yeux  les  règles  de  l'Église, 
les  bons  s'affermissent  dans  la  vérité,  et  que  les  méchants  ne  pussent 
se  refuser  à  l'autorité  évidente  des  canons.  Dans  les  deux  premières 
parties,  il  cite  quelques  fausses  décrétales  ;  il  n'en  cite  que  d'authen- 
tiques dans  la  troisième,  où  il  donne  la  différence  de  l'hérésie  d'avec 
lé  schisme.  L'hérésie  est  un  dogme  contraire  à  la  foi  catholique;  le 
schisme,  une  séparation  d'avec  l'Église  catholique.  Les  sacrements 
conférés  parles  schismatiques  sont  valides,  mais  inutiles  à  ceux  qui 
sont  dans  le  schisme;  s'ils  reviennent  à  l'Éghse,  on  ne  réitère  en 
eux  ni  le  baptême  ni  l'ordination,  on  se  contente  de  leur  imposer  les 

i  Pez.  Anecdot.,  I.  4. 


378  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

mains;  on  les  impose  à  ceux  qui^  ayant  été  baptisés  par  les  héréti- 
ques^ embrassent  la  foi  catholique,  pourvu  que  le  baptême  leur  ait 
été  conféré  au  nom  des  trois  personnes  de  la  sainte  Trinité. 

Alger  s^élève  fortement  contre  la  simonie.  Rétablit,  avec  le  pape 
saint  Gélase  et  par  ses  paroles  mêmes,  que  la  puissance  séculière  ne 
doit  pas  juger  des  choses  divines  ;  que,  quoiqu'il  y  ait  deux  puis- 
sances principales,  la  royauté  et  le  sacerdoce,  cependant,  comme 
les  prêtres  doivent  être  soumis  aux  rois  dans  les  choses  terrestres, 
les  rois  doivent  être  encore  plus  soumis  aux  prêtres  dans  les  choses 
divines  ;  que  le  Siège  apostoHque  est  le  chef  de  tous  les  prêtres  et  de 
toutes  les  églises  ;  que  la  puissance  d'une  cité  royale  ne  peut  rien 
changer  à  la  prérogative  de  la  dignité  ecclésiastique  ;  que  de  toutes 
les  églises  on  peut  appeler  au  Siège  apostolique,  mais  que  de  lui  on 
ne  peut  appeler  nulle  part,  ni  revenir  sur  son  jugement  ;  que  les  hé- 
rétiques sont  condamnés  et  doivent  être  rejetés  par  la  seule  autorité 
du  Siège  apostolique  ;  que,  sans  aucune  discussion  préalable  de 
concile,  le  Siège  apostolique  peut  et  condamner  et  rétablir  ceux  qu'il 
faut,  attendu  qu'il  a  le  droit  de  juger  de  tous,  et  que  personne  n'a  le 
droit  déjuger  de  lui  ^.  Voilà  ce  que  le  pieux  et  savant  Alger  établit 
dans  le  douzième  siècle,  non  par  aucune  fausse  décrètale,  mais  par 
les  décrètales  très-authentiques  du  pape  saint  Gélase,  qui  florissait  à 
la  fin  du  cinquième  siècle.  S'il  en  cite  quelques-unes  des  fausses  dans 
les  deux  premières  parties  de  son  livre,  elles  ne  regardent  que  l'es- 
prit d'équité  compatissante  qui  doit  présider  aux  jugements  ecclé- 
siastiques, et  les  formes  de  procédure  quidoivent  les  accompagner; 
formes  qui  ont  été  trouvées  si  sages  et  si  salutaires,  qu'elles  ont  passé 
dans  la  jurisprudence  de  toutes  les  nations  chrétiennes. 

X'ouvrage  qui  surtout  a  rendu  Alger  fameux  est  son  Traité  de 
r Eucharistie  contre  les  erreurs  qui  s'étaient  introduites  sur  cet  au- 
guste sacrement.  Caries  uns,  dit-il,  croient  que  le  pain  et  le  vin  ne 
sont  pas  changés,  non  plus  que  l'eau  du  baptême  ou  l'huile  du  saint 
chrême  ;  en  sorte  que  le  pain  et  le  vin  ne  sont  qu'en  figure  le  corps 
et  le  sang  de  Jésus-Christ.  D'autres  disent  que  Jésus-Christ  est  dans 
le  pain,  comme  le  Verbe  dans  la  chair  par  l'incarnation  :  c'est  ce 
qu'on  appelle  l'erreur  de  l'impanation.  Quelques-uns  enseignent  que 
le  pain  et  le  vin  sont  changés  à  la  chair  et  au  sang,  non  de  Jésus- 
Christ,  mais  de  tout  homme  qui,  par  la  sainteté  de  sa  vie,  est 
agréable  à  Dieu.  Il  y  en  a  qui  pensent  que  l'indignité  du  prêtre  est 
un  obstacle  au  changement  du  pain  et  du  vin  en  la  chair  et  au  sang 
du  Seigneur;  d'autres,  que  le  changement  se  fait  par  la  consécration, 

»  Martenne,  Thesaur.  anecdot.,  t.  5,  p.  1020  et  seqq. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  319 

mais  que  le  corps  de  Jésus-Christ  ne  demeure  pas  dans  ce  sacre- 
ment pour  ceux  qui  le  reçoivent  indignement^  et  qu'il  s'en  retourne 
en  ce  qu'il  était  auparavant,  c'est-à-dire  en  pain  et  en  vin.  La  der- 
nière erreur  est  de  ceux  qui  croient  que  le  corps  de  Jésus-Christ, 
lorsque  nous  l'avons  mangé,  est  sujet  aux  suites  ordinaires  des  au- 
tres aliments.  Alger  réfute  solidement  toutes  ces  erreurs  par  l'Écri- 
ture et  les  Pères,  et  traite  à  fond  toute  la  matière  de  l'Eucharistie  *. 
Ce  pieux  et  savant  écrivain  fut  toute  sa  vie  au-dessus  de  l'ambition 
et  de  l'avarice.  Plusieurs  évêques  de  Saxe  et  du  reste  de  l'Allemagne, 
sur  la  réputation  qu'il  avait  d'être  grand  philosophe  et  grand  théo- 
logien, lui  offrirent  des  revenus  et  des  dignités  considérables  ;  mais 
il  préféra  sa  vie  privée  et  sa  fortune  médiocre,  et  toutefois  commode. 
Enfin,  après  la  mort  de  Frédéric,  évêque  de  Liège,  arrivée  l'an  4121, 
il  quitta  encore  cette  vie  douce  et  vint  se  rendre  moine  à  Clugni.  Il 
y  fut  d'une  grande  édification  par  son  humilité,  la  pureté  de  sa  vie 
et  la  douceur  de  ses  mœurs,  et  y  mourut  saintement  la  dixième 
année,  c'est-à-dire  l'an  1131  2. 

Dans  le  même  temps,  la  même  église  de  Liège  produisait  un  autre 
docteur,  non  moins  pieux,  non  moins  savant,  et  plus  illustre  en- 
core :  un  docteur  à  qui  Bossuet  emprunte  plus  d'une  fois  ses  pensées 
et  ses  paroles,  comme  à  un  Père  de  l'Église,  pour  pénétrer  et  expli- 
quer les  mystères  de  la  piété  chrétienne  :  c'est  Rupert,  abbé  de  Tuy 
ou  de  Duits.  On  ne  connaît  ni  l'année  ni  le  lieu  de  sa  naissance  ;  mais 
il  y  a  lieu  de  conjecturer  qu'il  eut  Liège  pour  patrie,  ou  du  moins 
le  voisinage  de  cette  ville,  puisqu'il  fut  élevé  dès  son  enfance  dans 
le  monastère  de  Saint-Laurent,  sur  la  montagne  de  Liège,  y  ayant 
été  offert  à  Dieu  par  ses  parents.  Il  y  fit  ensuite  profession  de  la  règle 
de  Saint-Benoît,  sous  l'abbé  Bérenger,  qui  prit  soin  de  le  former 
dans  tous  les  exercices  de  la  vie  monastique.  Son  maître  dans  les 
belles-lettres  et  dans  les  autres  sciences  fut  Héribrand ,  successeur 
de  Bérenger.  Rupert  était  d'un  esprit  tardif  ;  et,  quoiqu'il  se  donnât 
beaucoup  de  soins  pour  surmonter  par  un  travail  opiniâtre  ce  défaut 
de  la  nature,  ses  progrès  étaient  lents  et  peu  considérables.  Dans  la 
peine  qu'il  en  ressentit,  il  eut  recours  à  la  mère  delà  sagesse  incréée; 
et,  s'étant  mis  à  genoux  devant  son  image  de  marbre,  que  l'on  voyait 
jusqu'à  ces  derniers  temps  dans  l'église  du  monastère  de  Saint-Lau- 
rent, à  Liège,  ses  prières  furent  suivies  d'une  intelligence  merveil- 
leuse des  livres  saints.  Il  raconte  lui-même  le  fait  dans  son  douzième 
livre  sur  saint  Matthieu.  A  ce  don  surnaturel  d'intelligence,  il  joignit 
la  connaissance  acquise  du  grec  et  de  l'hébreu. 

1  Biblioth.  PP.,  t.  31.  —  2  Petr.  Clun.,  1.  3,  epist.  2. 


380  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

Bérenger^  le  voyant  avancer  dans  la  vertu  et  dans  les  sciences, 
l'obligea  de  recevoir  la  prêtrise.  Rupert,  qui  s'en  croyait  indigne, 
objectait,  outre  ses  défauts  personnels,  la  discorde  que  le  schisme 
avait  jetée  dans  l'Église  et  le  danger  où  l'on  était  d'être  ordonné 
par  un  évêque  schismatique.  Enfin,  rassuré  par  des  avertissements 
surnaturels,  il  céda  aux  ordres  de  son  abbé.  Environ  trente  jours 
depuis  sa  promotion  au  sacerdoce,  il  se  sentit  si  rempli  de  l'esprit 
de  Dieu  et  de  la  connaissance  des  choses  divines,  qu'il  craignit  que 
son  âme  ne  se  séparât  de  son  corps.  Mais  ce  torrent  de  délices  spi- 
rituelles s'arrêta,  et  l'ardeur  de  l'amour  divin,  dont  il  était  embrasé, 
se  ralentit  insensiblement.  Dès  lors  il  commença  à  instruire  de  vive 
voix  et  par  écrit,  et  ne  cessa  de  le  faire,  ne  se  trouvant  pas  en  liberté 
de  se  taire. 

Son  premier  ouvrage  fut  le  Traité  des  offices  divins,  divisé  en 
douze  livres.  Il  le  composa  l'an  IIH,  mais  ne  le  rendit  public  qu'en 
1126.  Il  y  explique  l'institution  des  septheures  canoniales  et  le  temps 
où  elles  doivent  être  récitées  tous  les  jours  de  l'année.  Il  en  donne 
pour  raison  les  différentes  circonstances  de  la  vie  et  de  la  mort  de 
Jésus-Christ,  rapportées  dans  les  divines  Écritures.  Il  en  use  de 
même  à  l'égard  de  toutes  les  parties  de  l'office.  C'est  aussi  de  l'É- 
criture qu'il  prend  les  explications  mystiques  des  ornements  du  prêtre 
et  de  l'évêque,  de  ceux  des  églises  et  généralement  de  tout  ce  qui 
appartient  au  saint  ministère  ;  ensuite  de  l'avent  et  de  ses  quatre  di- 
manches, du  jeûne  des  Quatre-Temps  ;  puis  de  l'office  de  la  veille 
de  Noël,  du  jour  de  la  fête,  des  trois  messes  que  l'on  y  disait.  Dans 
ses  explications,  qui  sont  presque  toutes  morales  ou  mystiques  et 
fort  belles,  il  suit  la  disposition  de  la  liturgie  romaine.  Il  enseigne 
que  la  fête  et  l'office  de  la  sainte  Trinité  ont  été  fixés  au  dimanche 
d'après  la  Pentecôte,  parce  que,  aussitôt  après  la  descente  du  Saint- 
Esprit  sur  les  apôtres,  ils  allèrent  par  tout  le  monde  prêcher  la  foi 
à  ce  mystère.  Il  établit  à  cette  occasion  l'unité  de  substance  et  la 
trinité  des  personnes  en  Dieu,  par  l'autorité  de  l'Écriture  et  par  di- 
vers raisonnements  théologiques.  Puis,  reprenant  le  cours  des  di- 
manches d'après  la  Pentecôte,  il  en  explique  les  parties  de  l'office, 
surtout  de  la  messe.  Il  finit  par  des  remarques  sur  les  leçons  des 
offices  de  la  nuit,  tant  en  été  qu'en  hiver. 

Rupert  composa  ensuite  un  traité  de  la  Trinité  et  de  ses  œuvres  ; 
il  est  divisé  en  trois  parties.  La  première  embrasse  ces  œuvres  de- 
puis la  création  du  monde  jusqu'à  la  chute  du  premier  homme  ;  la 
seconde,  depuis  cette  chute  jusqu'à  l'incarnation  et  à  la  passion  du 
second  homme,  Jésus-Christ,  Fils  de  Dieu  ;  la  troisième,  depuis  ce 
temps  jusqu'à  la  consommation  des  siècles,  c'est-à-dire  jusqu'à  la 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  381 

résurrection  générale.  Rupert  attribue  au  Père  les  œuvres  de  la  pre- 
mière période  ou  de  la  création;  celles  de  la  seconde  ou  de  la  ré- 
demption, au  Fils  ;  celles  de  la  troisième  ou  de  la  sanctification,  au 
Saint-Esprit.  Le  travail  de  Rupert  comprend  quarante-deux  livres, 
savoir  :  trois  livres  de  commentaires  sur  les  trois  premiers  chapitres 
de  la  Genèse,  six  sur  le  reste  de  cette  histoire,  quatre  sur  l'Exode, 
deux  sur  le  Lévitique,  deux  sur  les  Nombres,  autant  sur  le  Deuté- 
ronome,  un  sur  Josué  et  un  sur  les  Juges,  cinq  sur  divers  endroits  des 
livres  des  Rois  et  des  Psaumes;  cinq  sur  Isaïe,  Jérémieet  Ézéchiel  ; 
un  sur  Daniel,  Zacharie  et  Malachie,  un  sur  quelques  passages  des 
quatre  Évangiles.  Les  neuf  derniers  livres  contiennent  une  explication 
de  plusieurs  endroits  détachés  de  l'Écriture,  au  choix  de  l'interprète. 
Le  but  et  le  mérite  de  Tabbé  Rupert  sont,  à  l'exemple  de  saint  Paul, 
d'étudier,  de  saisir  et  de  faire  voir  les  rapports  cachés  et  intimes 
entre  TAncien  et  le  Nouveau  Testament,  et  de  développer  ainsi  leur 
mystérieux  ensemble.  Et  presque  toujours,  c'est  l'Écriture  elle-même 
qui  lui  fournit  la  clef  de  ces  mystères. 

Vers  l'an  1 H  3,  l'abbé  Bérenger,  se  voyant  proche  de  sa  fin  et 
craignant  que  Rupert,  dont  il  avait  toujours  pris  le  parti  contre  ses 
envieux,  n'eût  plus  de  défenseur,  le  recommanda  à  Gunon,  abbé  de 
Siegberg.  Gunon  le  reçut  en  effet  dans  son  monastère  ;  mais  ceux 
qui,  avant  la  mort  de  Bérenger,  avaient  blâmé  Rupert  d'avoir  com- 
menté les  divines  Écritures,  expliquées  tant  de  fois  avant  lui  par  les 
saints  Pères  et  les  interprètes  catholiques,  lui  firent  les  mêmes  re- 
proches après  la  mort  de  cet  abbé.  Rupert  trouva  de  l'appui  dans 
Frédéric,  archevêque  de  Gologne,  et  dans  Guillaume,  évêque  de  Pre- 
neste,  légat  du  Saint-Siège.  Ges  deux  prélats  l'aimèrent  pour  sa 
vertu  et  son  savoir,  et  l'obligèrent,  malgré  sa  répugnance,  à  conti- 
nuer ses  ouvrages.  Après  la  mort  de  Marcward,  abbé  de  Tuy,  Ru- 
pert fut  mis  à  sa  place  vers  l'an  1120,  gouverna  ce  monastère  quinze 
ans,  et  y  mourut  saintement,  comme  il  avait  vécu,  le  4°"^  de 
mars  1135. 

Outre  ce  que  nous  avons  déjà  vu,  ce  docte  et  saint  personnage  fit 
encore  un  traité  en  neuf  livres.  De  la  gloire  de  la  Trinité  et  de  la  pro- 
cession du  Saint-Esprit.  Rupert  y  fait  voir,  contre  les  Juifs,  par  lés 
témoignages  de  la  loi  et  des  prophètes,  qu'il  y  a  trois  personnes  en 
un  seul  Dieu  ;  qu'il  appartenait  à  la  personne  du  Fils  de  s'incarner  ; 
que  Jésus-Ghrist  est  le  Messie,  et  qu'il  est  né  dans  le  temps  marqué 
par  les  prophètes,  nommément  parle  patriarche  Jacob.  L'abbé  Gunon 
de  Siegberg,  depuis  évêque  de  Ratisbonne,  s'étant  trouvé  avec  le  légat 
Guillaume  de  Preneste,  lui  montra  plusieurs  ouvrages  de  l'abbé  Ru- 
pert. Le  légat,  homme  studieux  et  savant,  demanda  s'il  n'avait  rien 


382  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.—  De  1125 

écrit  sur  la  procession  du  Saint-Esprit  ;  ayant  répondu  que  non, il  prit 
occasion  de  Tempressement  du  légat  pour  engager  l'abbé  à  écrire  sur 
cette  matière.  Rupert,  qui  travaillait  alors  au  traité  De  la  gloire  de 
la  sainte  Trinité,  y  joignit  ce  que  la  foi  nous  enseigne  du  Saint- 
Esprit.  C'est  la  matière  du  neuvième.  Depuis,  il  présenta  ce  travail 
au  pape  Honorius  II,  dans  un  voyage  qu'il  fit  en  Italie. 

Dès  avant  sa  prêtrise,  Rupert  avait  conçu  le  dessein  de  faire  quel- 
que traité  sur  l'incarnation,  et  d'en  prendre  occasion  par  un  com- 
mentaire sur  le  Cantique  des  cantiques.  Le  sujet  lui  paraissait  bien 
difficile.  Mais  la  sainte  Vierge  Marie,  en  laquelle  il  avait  la  plus  filiale 
dévotion  et  confiance,  l'y  encouragea  de  différentes  manières.  Il  fit 
donc  en  sept  livres  un  traité  de  l'Incarnation,  qui  est  un  entretien 
continuel  de  rauteur;avec  la  sainte  Vierge,  sur  le  Cantique  des  can- 
tiques. 

Un  autre  traité,  ayant  pour  titre  De  la  victoire  du  Verbe  de  Dieu, 
f\itfait  à  cette  occasion.  L'abbé  de  Siegberg,  étant  au  monastère  de 
Saint-Laurent  de  Liège,  s'entretenait  un  jour  avec  Rupert -sur  les 
quatre  grandes  bêtes  dont  il  est  parlédans  Daniel,  et  sur  les  royaumes 
qu'elles  signifient.  Cunon,  quittant  cette  matière,  demanda  à  Rupert 
pourquoi  l'on  rendait  dans  l'Église  le  même  culte  aux  Machabées 
morts  pour  la  défense  de  leurs  lois  et  de  leur  patrie,  qu'aux  martyrs, 
et  pourquoi  on  lisait  publiquement  leurs  actes  ou  leur  histoire.  La 
réponse  de  Rupert  fut  que  les  Machabées  avaient  combattu  pour  sau- 
ver le  peuple  béni  de  Dieu  en  Abraham  ;  que  c'était  par  leur  minis- 
tère que  le  Verbe  de  Dieu  avait  conservé  la  race  de  laquelle  il  s'était 
proposé  de  naître,  en  se  faisant  homme  pour  racheter  le  genre  hu- 
main. Sur  cela,  Cunon  dit  à  Rupert:  Écrivez-moi  un  livre  qui  ail 
pour  titre  De  la  victoire  du  Verbe  de  Dieu.  On  met  cet  écrit  vers 
l'an  H19,  dans  le  temps  que  Rupert  demeurait  à  Siegberg.  Il  suit 
d'âge  en  âge  tous  les  combats  du  peuple  de  Dieu  contre  les  impies, 
montre  que  c'est  le  Verbe  de  Dieu  qui  a  toujours  vaincu  dans  ceux  qui 
combattaient  pour  lui,  et  qu'il  vaincra  jusqu'à  ce  qu'il  mette  à  mort 
l'Antéchrist. 

L'abbé  Cunon  était  évêque  de  Ratisbonne  lorsque  Rupert  lui 
adressa  son  ouvrage  sur  saint  Matthieu,  sous  le  titre  De  la  gloire  et 
de  l'honneur  du  Fils  de  l'homme.  L'idée  de  cet  ouvrage  était  venue 
à  l'évêque  de  Ratisbonne,  des  paroles  de  saint  Paul  aux  Hébreux  : 
Vous  l'avez  couronné  de  gloire  et  d'honneur  ;  vous  lui  avez  donné 
l'empire  sur  les  œuvres  de  vos  mains.  Pour  remplir  cette  idée,  Ru- 
pert, dès  lors  abbé  de  Tuy,  explique  tout  ce  qui  est  dit  du  mystère 
de  l'Incarnation  dans  l'Évangile  de  saint  Matthieu,  de  la  naissance  du 
Sauveur,  de  ses  prédications,  de  ses  miracles,  de  sa  mort,  de  sa  ré- 


à  1153  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  383 

surrection,  de  sa  gloire  dans  le  ciel  et  de  son  pouvoir  sur  toutes  les 
créatures.  L'ouvrage  est  divisé  en  treize  livres. 

En  1128,  le  25"*  d'août,  il  y  eut  à  Tuy  un  incendie  si  considéra- 
ble, que  le  Rhin,  la  ville  de  Cologne  et  la  région  voisine  en  étaient 
éclairés.  C'était  pendant  la  nuit.  Les  moines  de  Saint-Laurent  couru- 
rent pour  aider  à  l'éteindre.  Un  d'eux  ayant  pris  dans  la  sacristie  un 
corporal  qui  avait  déjà  servi  au  sacrifice  de  la  messe,  l'attacha  à  une 
perche  et  l'opposa  aux  flammes,  dans  l'espoir  d'en  arrêter  l'impé- 
tuosité. Voyant  sa  tentative  inutile,  il  enfonça  le  corporal  au  milieu 
des  flammes.  11  l'en  retira  entier;  mais  la  perche  à  laquelle  il  était 
attaché  fut  brûlée  en  partie.  Par  une  troisième  tentative,  il  jeta  le 
corporal  seul  dans  le  feu  ;  mais  le  feu  le  rejeta'et  le  poussa  du  côté 
de  la  ville,  où  l'incendie  ne  devait  pas  pénétrer.  Comme  l'incendie 
croissait  toujours  à  cause  de  la  grande  quantité  de  blés  dont  on  ve- 
nait de  remplir  les  granges,  le  feu  prit  à  l'église  paroissiale  de  Saint- 
Martin,  voisine  du  monastère.  Rupert,  qui  en  était  abbé,  crut  bien 
qu'on  ne  pourrait  le  garantir  des  flammes.  Mais,  par  une  providence 
particulière,  il  n'y  eut  que  quelques  boutiques  extérieures  de  con- 
sumées. Dans  l'église  de  Saint-Martin,  il  y  avait  une  armoire  où  se 
trouvait  entre  autres  une  boîte  en  bois  avec  des  hosties  consacrées, 
et  une  autre  avec  des  hosties  qui  ne  l'étaient  pas.  Tout  fut  brûlé, 
excepté  la  boîte  où  se  trouvait  le  corps  de  Notre-Seigneur.  L'abbé 
Rupert,  témoin  oculaire  du  miracle,  le  rapporte  dans  la  relation  qu'il 
nous  a  laissée  de  cet  incendie.  Il  prit  le  corporal  et  la  boîte  que  le 
feu  avait  respectés;  et,  les  considérant  comme  des  reliques  très-pré- 
cieuses, il  les  transporta  au  grand  autel,  avec  une  inscription  com- 
mémorative.  Pendant  que  dura  l'incendie,  Rupert  fut  dans  de  grandes 
inquiétudes  au  sujet  de  ses  écrits,  dont  il  n'avait  point  envoyé  de  co- 
pies ailleurs  ;  mais  il  n'en  perdit  aucun.  L'incendie  fini,  il  bâtit  à  la 
porte  du  monastère  un  oratoire  en  l'honneur  de  saint  Laurent,  et  tout 
auprès  un  hôpital  pour  y  recevoir  les  pauvres,  à  l'exemple  du  saint 
martyr  *. 

Rupert  a  fait  encore  plusieurs  autres  ouvrages,  entre  autre  douze 
livres  de  commentaires  sur  l'Apocalypse.  Nous  ne  pouvons  les  résu- 
mer en  détail.  D'autres  savants  réclament  notre  attention,  et  pour 
eux  et  pour  leurs  œuvres;  car,  dans  les  siècles  d'ignorance,  comme 
nous  disons,  il  en  est  en  si  grand  nombre,  que  quand  on  vient  à  les 
connaître,  on  ne  saitcomment  parler  de  tous.  Pour  ce  qui  est  de  l'igno- 
rance même  dont  on  accuse  ces  siècles,  nous  ne  l'avons  aperçue  jus- 
qu'à présent  que  dans  les  accusateurs. 

»  Ceillier,  t.  22.  Ruperti  Opéra,  2,  inf.  Colonise,  1567. 


384  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

Vers  le  même  temps,  se  distinguait  Hugues  Metellus,  chanoine  ré- 
gulier de  Toul.  Né  en  cette  ville,  sur  la  fin  du  onzième  siècle,  d'une 
famille  honnête  et  opulente,  il  eut  Tiercelin  pour  maître  dans  les 
lettres  humaines,  et  s'y  rendit  habile.  Instruit  des  subtilités  de  la 
philosophie  d'Aristote,  il  fallait  être  sur  ses  gardes  lorsqu'il  argumen- 
tait; il  s'appliqua  aussi  avec  succès  à  la  grammaire,  à  la  rhétorique, 
à  la  musique,  à  l'arithmétique,  à  la  géométrie,  à  l'astronomie  et  à  la 
poésie.  Son  talent  pour  les  vers  était  tel,  qu'il  pouvait  en  composer 
mille  étant  debout  sur  un  pied;  et  il  avait  acquis  une  si  grande  facilité 
de  s'exprimer,  qu'il  dictait,  quand  il  voulait,  à  deux  ou  trois  scribes 
en  même  temps.  Aux  beaux-arts  il  joignit  l'étude  de  la  langue  grec- 
que, puis  il  alla  étudier  la  théologie  et  l'Écriture  sainte  à  Laon,  sous 
Anselme  et  Raoul,  son  frère,  qui  y  enseignaient  avec  réputation.  Il 
apprit  dans  leurs  écoles  à  résoudre  les  difficultés  qui  se  rencontrent 
dans  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament.  Appliqué  à  des  études  aussi 
sérieuses,  il  prit  du  dégoût  pour  le  monde;  et,  dans  le  dessein  de  va- 
quer plus  sûrement  à  son  salut,  il  se  fit  chanoine  régulier  dans  l'ab- 
baye de  Saint-Léon,  à  Toul,  sous  l'abbé  Siebaud.  Il  nous  apprend 
lui-même  quelle  était  sa  vie  avant  sa  conversion,  et  quelle  elle  fut 
depuis.  Dans  le  monde,  il  s'habillait  de  fourrures  précieuses,  se  nour- 
rissait de  ce  que  la  terre  et  Teau  produisent  de  plus  délicat,  et  ne 
buvait  que  les  vins  les  plus  exquis.  Etant  chanoine  régulier,  ilse  cou- 
vrit de  peaux  de  chèvre  et  de  brebis  ;  vécut  de  choux,  de  légumes 
sauvages,  de  fèves,  et  ne  but  que  de  l'eau  ou  une  hqueur  composée 
d'avoine  ;  car  on  vivait  ainsi  dans  le  monastère  de  ces  nazaréens 
blancs,  comme  illes  appelle,  parce  qu'ils  étaient  alorsvêtusde  blanc, 
comme  les  chanoines  réguliers  de  Sainte-Geneviève,  de  Saint-Victor, 
de  Paris  et  de  Murbach  en  Alsace.  Nous  avons  une  cinquantaine  de 
lettres  de  Hugues  de  Toul  à  plusieurs  personnages  de  son  temps,  tels 
que  saint  Bernard,  Abailard,  Héloïse.  Elles  sont  écrites  avec  esprit; 
mais  on  ne  trouve  ni  dans  son  style  ni  dans  sa  latinité  l'élégance 
ni  la  pureté  des  écrivains  du  siècle  d'Auguste,  dont  il  s'était  toutefois 
rendu  la  lecture  familière  dès  sa  jeunesse.  Il  semble  ne  se  plaire  que 
dans  des  jeux  de  mots  ^. 

Un  autre  Hugues,  d'une  science  bien  plus  complète  et  d'une  re- 
nommée bien  plus  grande,  était  né  dans  le  royaume  de  Lorraine,  à 
Ypres  en  Flandre;  car  la  Flandre  était  encore  comprise  dans  la  Lor- 
raine. Nous  parlons  de  Hugues,  chanoine  régulier  de  Saint-Victor. 
D'un  goût  décidé  pour  l'étude,  il  ne  négligea  aucune  des  connais- 
sances qui  forment  les  savants.  Il  s'informait  exactement  du  nom  de 

*  Ceillier,  t.  22.  Hugo,  Monumenta  sacr.  antiq.,  t.  2. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  385 

toutes  les  choses  qui  se  présentaient  à  ses  yeux,  disant  qu'il  n'était 
pas  possible  de  connaître  la  nature  des  chosesdont  on  ne  connaissait 
pas  le  nom.  Ce  fut  apparemment  ce  désir  d'apprendre  qui  lui  fit 
quitter  de  bonne  heure  sa  patrie,  pour  aller  s'instruire  sous  les  meil- 
leurs maîtres.  Dans  un  voyage  à  Marseille,  il  visita  le  tombeau  de 
saint  Victor,  et  obtint  de  celui  qui  gardait  ses  reliques  une  dent  et 
quelques  autres  parcelles.  Il  en  fit  présent  à  Gilduin,  abbé  de  Saint- 
Victor,  alors  près  de  Paris,  et  plus  tard  enfermé  dans  la  ville.  Cette 
abbaye,  qui  ne  faisait  que  de  naître,  était  en  réputation  de  grande 
régularité.  Hugues  demanda  à  y  être  admis,  et,  après  son  noviciat, 
il  prononça  ses  vœux  entre  les  mains  de  Gilduin.  C'était  en  1 115,  la 
dix-huitième  année  de  son  âge.  Après  s'être  perfectionné  dans  les 
études  de  philosophie  et  de  théologie  à  Saint-Victor,  il  y  enseigna 
lui-même  ces  deux  sciences,  avec  applaudissement.  On  voit,  par  ses 
ouvrages,  qu'il  n'ignorait  pas  l'hébreu.  Il  eut  parmi  ses  disciples  un 
grand  nombre  de  personnes  distinguées,  dont  plusieurs  devinrent 
évêques  et  même  cardinaux.  L'éminence  de  sa  doctrine  le  faisait  re- 
garder comme  un  des  plus  grands  théologiens  de  son  temps.  On 
l'appelait  un  second  Augustin,  ou  la  langue  de  ce  saint  docteur,  parce 
qu'il  s'était  appliqué  plus  particulièrement  à  la  lecture  de  ce  Père. 
Parmi  ces  ouvrages,  qui  sont  certainement  de  Hugues  de  Saint- 
Victor,  il  en  est  un  qu'on  appellerait  aujourdhui  Traité  des  études. 
Malgré  le  grand  nombre  d'étudiants  qu'il  y  avait  dans  les  écoles,  le 
docte  religieux  voyait  peu  de  savants.  Il  en  attribue  la  cause  à  ce  qu'on 
lisait  ou  étudiait  sans  ordre  et  sans  règle.  Son  ouvrage  est  fait  pour 
prévenir  cet  inconvénient.  Il  est  distribué  en  sept  livres.  Dans  le  pre- 
mier, il  remarque  qu'il  y  a  trois  choses  dans  la  lecture  :  ce  qu'il  faut 
lire,  dans  quel  ordre,  et  de  quelle  manière.  Les  préceptes  qu'il  donne 
sur  ces  trois  articles  regardent  également  et  les  ouvrages  qui  con- 
cernent les  arts  et  ceux  qui  conduisent  à  l'intelligence  de  l'Écriture 
sainte.  Dans  le  second  livre,  il  traite  des  arts,  tant  libéraux  que  mé- 
caniques, et  en  donne  des  notions  générales.  Dans  le  troisième,  il 
fait  connaître  les  inventeurs  des  arts,  ceux  auxquels  les  anciens  s'ap- 
pliquaient le  plus,  pour  parvenir  plus  facilement  à  la  pleine  connais- 
sance des  vérités  philosophiques.  C'étaient  les  sept  arts  libéraux.  Il 
traite,  dans  le  quatrième,  de  l'Écriture  sainte,  de  l'ordre  et  du  nombre 
des  livres,  de  leurs  auteurs;  du  rétablissement  des  Écritures  par  Es- 
dras  ;  du  canon  ou  plutôt  de  la  concordance  des  Évangiles,  inventée 
par  Ammonius;  des  canons  des  conciles  généraux,  nommément  des 
quatre  premiers;  des  écrits  des  Pères  ;  des  livres  apocryphes  de  l'An- 
cien et  du  Nouveau  Testament,  et  de  ceux  des  écrivains  ecclésiastiques 
que  l'Éghse  romaine  a  condamnés.  Il  exphque,  dans  le  cinquième, 

XV.  25 


386.  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVlIf.  —  De  1125 

les  divers  sens  de  rÉcriture  sainte,  et  donne,,  dans  le  sixième,  des 
règles  pour  la  lire  avec  fruit.  Cela  ne  peut  se  faire  qu'en  méditant  sé- 
rièusementsur  ce  qu^on  a  lu.  C'est  pourquoi  il  parle,  dans  le  septième 
livre,  de  la  méditation  par  laquelle  on  parvient  de  la  connaissance 
des  choses  visibles  à  la  connaissance  des  invisibles,  c'est-à-dire  de 
Dieu,  de  l'unité  de  sa  substance  et  de  la  trinité  des  personnes.  Dans 
cetouvrage,  Hugues  de  Saint- Victor  prend  pour  guide  l'illustre  Boëce, 
qui,  à  la  fin  du  cinquième  et  au  commencement  du  sixième  siècle, 
avait  résumé  et  traduit  en  latin  toutes  les  sciences  de  la  Grèce.  Ses 
notions  sont  justes  et  nettes. 

Voici  comme  il  distingue  l'astronomie  de  l'astrologie.  L'astrono- 
mie, suivant  la  force  même  du  mot,  traite  de  la  loi  des  astres;  des  con- 
versions du  ciel,  de  ses  régions  ;  du  cours,  du  lever  et  du  coucher 
des  étoiles.  L'astrologie,  au  contraire,  qui  veut  dire  discours  sur  les 
astres,  considère  les  astres  relativement  à  la  naissance,  à  la  mort  et 
à  d'autres  événements  ;  elle  est  en  partie  naturelle  et  en  partie  su- 
perstitieuse :  elle  est  naturelle,  quand  elle  se  borne  à  observer  les 
influences  variables  des  corps  supérieurs  sur  les  corps  inférieurs, 
telles  que  la  santé,  la  maladie,  la  tempête,  le  beau  temps,  la  fertilité, 
la  stérilité;  elle  est  superstitieuse,  quand  elle  prétend  connaître,  par 
les  astres,  les  événements  fortuits  et  ceux  qui  dépendent  du  libre 
arbitre  :  c'est  cette  partie  que  traitent  les  mathématiciens  ^. 

La  philosophie,  dit-il,  est  l'amour  de  cette  sagesse  qui  ne  manque 
de  rien,  qui  est  l'intelligence  vivante  et  la  seule  raison  première  des 
choses.  C'est  la  sagesse  divine,  qui,  en  effet,  ne  manque  de  rien,  ayant 
et  contemplant  tout  en  soi,  le  passé,  le  présent  et  l'avenir  :  intelli- 
gence vivante,  parce  qu'elle  n'oublie  jamais  rien;  raison  primordiale 
des  choses,  parce  que  tout  a  été  fait  à  sa  ressemblance  2.  Voici  com- 
ment Hugues  nous  apprend  à  nous  élever  par  degrés  à  cette  sagesse. 
Il  faut  savoir,  dit-il,  que  dansles  Ecritures  divines  non-seulement  les 
mots,  mais  encore  les  choses  ont  une  signification,  ce  qui  ne  se  trouve 
pas  ordinairement  dans  les  autres  écritures.  Le  philosophe  ne  con- 
naît que  la  signification  des  mots,  mais  la  signification  des  choses  est 
bien  plus  excellente  ;  celle-là  n'est  établie  que  par  l'usage,  celle-ci  est 
dictée  par  la  nature.  La  première  est  la  voix  de  l'homme,  la  seconde 
est  la  voix  de  Dieu;  l'une  périt  quand  on  la  profère,  l'autre  subsiste 
une  fois  créée.  Le  mot  est  un  faible  indice  du  sens;  la  chose  est  la 
ressemblance  de  l'idée  divine.  Ce  que  le  son  est  à  l'idée,  le  temps 
l'est  à  l'éternité .  L'idée  est  la  parole  intérieure,  qui  se  manifeste  par 
le  son  de  la  voix,  c'est-à-dire  parla  parole  extérieure  :  ainsi  la  sagesse 

*  Hugon.  Victorini  Opéra,  t.  1,  p.  9,  c.  11.  —  *  Ibid.,  p.  7,  c.  1 . 


à  1153  de  l'ère  chr.J  DE  L'EGLISE  CATHOLIQDE.  887 

invisible  de  Dieu  se  manifeste  par  les  créatures.  Ceci  nous  fait  entre- 
voir les  profondeurs  des  divines  Écritures  :  le  mot  y  conduit  au  sens, 
le  sens  à  la  chose,  la  chose  à  l'idée  divine,  celle-ci  à  la  vérité  su- 
prême *. 

Outre  cette  méthode  générale  pour  bien  étudier  les  sciences  hu- 
maines et  les  sciences  divines,  Hugues  de  Saint-Victor  a  fait,  sous  le 
titre  de  Somme  de  sentences,  un  corps  de  théologie  divisé  en  sept  trai- 
tés :  1°  Des  trois  vertus  théologales,  la  foi,  Fespérance  et  la  charité  ; 
de  la  très-sainte  Trinité  et  de  Tincarnation  du  Verbe;  2°  de  la  créa- 
tion et  de  Tétat  des  Anges;  3°  de  la  création  et  de  Tétat  de  Fhomme; 
4°  des  sacrements  en  général  et  des  commandements  de  Dieu  ;  5"  du 
baptême  ;  6°  de  la  confirmation,  de  l'eucharistie,  de  la  pénitence  et 
de  l'extrême-onction;  7°  du  sacrement  de  mariage. 

Non  content  de  ce  premier  travail,  Hugues  de  Saint- Victor  reten- 
dit et  le  compléta  sous  ce  titre  :  Des  sacrements  de  la  foi  chrétienne. 
C'est  le  plus  considérable  de  ses  ouvrages.  Il  est  divisé  en  deux  livres. 
Le  premier  commence  à  la  création  du  monde  et  va  jusqu'à  l'incar- 
nation du  Verbe;  le  second,  depuis  l'incarnation  jusqu'à  la  fin  et  à  la 
consommation  de  toutes  choses.  Il  y  a  douze  parties  dans  le  premier 
livre,  et  dix-huit  dans  le  second.  Il  est  plus  d'un  chapitre  sur  Dieu, 
que  l'on  dirait  que  Bossuet  et  Fénelon  ont  traduit  dans  leurs  plus 
beaux  ouvrages.  Abailard  ne  paraît,  à  côté  de  Hugues  de  Saint-Vic- 
tor, que  comme  un  rhéteur  superficiel  et  présomptueux,  à  côté  d'un 
pieux  et  profond  docteur.  Hugues  traite,  avec  beaucoup  d'ordre  et 
declarté,  une  foule  de  questions,  dont  quelques-unes  n'étaient  point 
encore  éclaircies  de  son  temps,  du  moins  autant  qu'elles  l'ont  été 
depuis.  Lorsque,  sur  une  question  particulière,  il  ne  se  trouve  aucune 
autorité  décisive  de  l'Écriture,  des  Pères  ou  des  conciles,  Hugues 
expose  le  pour  et  le  contre  avec  beaucoup  de  calme,  et  donne  son 
sentiment  avec  beaucoup  de  modestie.  Par  exemple,  sur  cette  ques- 
tion :  Si  Adam  n'avait  point  péché,  dans  quel  état  seraient  nés  ses 
enfants?  il  pense  qu'ils  naîtraient  sans  péché,  mais  aussi  sans  la  jus- 
tice originelle;  ou  que,  s'ils  naissaient  avec  cette  justice,  ils  seraient 
toutefois  soumis  à  l'épreuve  comme  leur  père  2.  Envisageant  la  reli- 
gion dans  tout  son  ensemble,  il  compare  les  justes  qui  ont  précédé 
l'incarnation  à  des  soldats  qui  précèdent  le  roi  qui  les  suit,  et  les 
justes  depuis  l'incarnation  jusqu'à  la  fin  du  monde  aux  soldats  qui 
suivent  le  roi  qui  les  précède  :  les  uns  et  les  autres  ne  font  qu'une 
armée  et  un  même  chef;  aussi,  dès  le  commencement,  il  y  a  eu  des 
Chrétiens,  si  ce  n'est  pas  de  nom,  au  moins  par  la  chose  ^. 

1  Hug.  Victorini  Opéra,  t.  \,  p.  29,  c.  3.  —  2  Hug.  Opéra,  t.  3,  p.  637,  c.  24. 
—  3  Undè  patet  quod  ab  initio  etsi  non  nomine,  re  tamen  Christiani  fuerunt, 
Ibid.,  p.  656,  c.  11. 


388  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

La  sainte  Église,  dit  Hugues  de  Saint-Victor,  est  le  corps  du  Christ, 
vivifiée  par  le  même  Esprit,  unie  et  sanctifiée  dans  la  même  foi.  Il 
y  a  deux  vies  :  Tune  terrestre,  Fautre  céleste  ;  l'une  corporelle,  l'autre 
spirituelle.  L'une,  dont  vit  le  corps  et  qui  vient  de  l'âme;  l'autre, 
dont  vit  l'âme  et  qui  vient  de  Dieu.  Chacune  a  son  bien  pour  s'ali- 
menter. La  vie  terrestre  s'alimente  des  biens  terrestres  ;  la  vie  spiri- 
tuelle se  nourrit  des  biens  spirituels.  A  la  vie  terrestre  appartient  tout 
ce  qui  est  terrestre;  à  la  vie  spirituelle,  tous  les  biens  spirituels.  Pour 
que  la  justice  soit  observée  et  l'utilité  promue  dans  l'une  et  dans  l'autre 
vie,  ceux  qui,  soit  par  nécessité,  sort  par  raison,  cherchent  spéciale- 
ment les  biens  de  l'une  des  deux,  ont  d'abord  été  distribués  en  deux 
parts;  ce  sont  les  laïques  et  les  ecclésiastiques,  formant  comme  deux 
peuples.  Ensuite,  d'autres  ont  été  chargés  de  dispenser  le  tout  équi- 
tablement,  afin  que  nul  ne  trompe  son  frère,  mais  que  la  justice  soit 
gardée  d'une  manière  inviolable. C'est  pourquoi,danslesdeux peuples, 
distribués  selon  les  deux  vies,  il  a  été  constitué  des  puissances.  Dans 
les  laïques,  auxquels  il  appartient  de  pourvoir  aux  choses  nécessaires 
de  la  vie  terrestre,  c'est  la  puissance  terrestre.  Dans  les  clercs,  dont 
le  devoir  est  de  veiller  aux  biens  de  la  vie  spirituelle,  c'est  la  puissance 
divine.  La  première  s'appelle  donc  puissance  séculière  ;  la  seconde, 
puissance  spirituelle.  Dans  l'une  et  l'autre  puissance,  il  y  a  divers 
degrés  et  ordres  de  pouvoir,  mais  distribués  de  part  et  d'autre  sous 
un  même  chef,  comme  découlant  d'un  même  principe  et  revenant  à 
la  même  fin.  La  puissance  terrestre  a  pour  chef  le  roi;  la  puissance 
spirituelle  a  pour  chef  le  souverain  Pontife.  A  la  puissance  du  roi  ap- 
partiennent toutes  les  choses  terrestres  et  qui  sont  faites  pour  la  vie 
de  la  terre  ;  à  la  puissance  du  souverain  Pontife  appartiennent  toutes 
les  choses  spirituelles  et  qui  regardent  la  vie  spirituelle.  Or,  autant  la 
vie  spirituelle  est  au-dessus  de  la  vie  terrestre,  l'esprit  au-dessus  du 
corps,  autant  la  puissance  spirituelle  surpasse  en  honneur  et  en  di- 
gnité la  puissance  terrestre  et  séculière  ;  car  il  appartient  à  la  puis- 
sance spirituelle  d'instituer  la  puissance  terrestre,  afin  qu'elle  soit,  et 
de  la  juger,  si  elle  n'est  pas  bonne.  Quant  à  la  puissance  spirituelle 
même,  elle  a  été  d'abord  instituée  de  Dieu,  et  quand  elle  dévie  elle 
ne  peut  être  jugée  que  par  Dieu  seul;  car  il  est  écrit  :  Le  spirituel 
juge  tout,  et  n'est  jugé  par  personne  *. 

Hugues  de  Saint-Victor  a  un  chapitre  remarquable  sur  la  manière 
dont  les  églises  possèdent  des  biens  de  la  terre.  Quant  aux  biens  ter- 
restres que  possèdent  des  prélats,  dit-il,  il  y  en  a  qui  ont  été  donnés 
aux  églises  par  la  dévotion  des  fidèles,  sauf  cependant  le  droit  de  la 

1  1.  Cor.,  2,  16,  p.  607,  c.  4, 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUK.  389 

puissance  terrestre  ;  car  voilà  ce  qui  est  raisonnable  et  ûon.  En  effet. 
Dieu  aime  la  paix,  et  la  vraie  justice  ne  peut  approuver  rien  de  dé- 
sordonné. Si  la  puissance  spirituelle  préside,  ce  n'est  pas  pour  faire 
aucun  préjudice  à  celle  de  la  terre  en  son  droit,  de  même  que  ce 
n'est  pas  sans  crime  que  la  puissance  terrestre  usurpe  ce  qui  appar- 
tient à  la  spirituelle.  Lors  donc  que  des  biens  de  cette  nature  sont 
donnés  aux  églises,  les  donateurs  ne  peuvent  leur  transférer  que  ce 
qu'ils  possèdent  eux-mêmes  ;  car  ni  les  sujets  ne  peuvent  transférer 
à  une  autre  puissance  ce  qu'ils  doivent  à  leurs  supérieurs,  ni  les  pré- 
lats ôter  à  des  sujets  ce  qu'ils  possèdent  légitimement,  pour  le  don- 
ner à  des  étrangers.  D'autres  fois,  les  princes  du  siècle  accordent  aux 
églises  sur  quelques-uns  de  leurs  domaines,  soit  les  droits  purement 
utiles,  soit  même  les  droits  de  puissance  temporelle. Dans  ce  dernier 
cas,  l'Église  ne  peut  exercer  la  justice  que  par  des  personnes  laïques, 
et  doit  toujours  au  roi.les  charges  inhérentes  à  la  terre,  suivant  ce  qui 
est  écrit  :  Rendez  à  César  ce  qui  est  à  César,  et  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu  *. 

On  voit  par  ce  chapitre  que  les  Chrétiens  du  moyen  âge,  en  subor- 
donnant la  puissance  terrestre  à  la  puissance  spirituelle,  suivant  leur 
nature  respective,  ne  confondaient  nullement  l'une  avec  l'autre, 
comme  les  en  accusent  bien  des  écrivains,  entre  autres  Fleury  dans 
ses  Discours. 

Hugues  de  Saint-Yictor  a  écrit  des  commentaires  ou  des  notes  sur 
le  Pentateuque,  sur  l'Ecclésiaste,  sur  les  Prophètes,  sur  leDécalogue; 
une  explication  de  la  règle  de  Saint-Augustin,  une  instruction  pour 
les  novices,  des  soliloques,  un  éloge  delà  charité  et  plusieurs  autres 
opuscules  où  respirent  tout  à  la  fois  et  une  grande  sagesse  et  la  piété 
la  plus  tendre.  Il  en  a  fait  d'autres  qui  ne  sont  pas  encore  imprimés; 
en  revanche,  on  lui  en  a  prêté  qui  ne  sont  pas  de  lui,  entre  autres 
deux  que  cite  Fleury,  pour  conclure  que  les  études  historiques  étaient 
alors  bien  imparfaites.  On  conclurait  tout  aussi  bien  que  la  critique 
de  Fleury  n'est  pas  toujours  bien  judicieuse  2. 

Hugues  de  Saint-Victor  mourut  comme  il  avait  vécu,  c'est-à-dire 
en  saint.  Il  mourut  en  1142,  la  même  année  qu'Abailard;  mais  autant 
la  vie  d'Abailard  avait  été  orageuse,  autant  celle  de  Hugues  fut  simple 
et  unie,  sans  relation  considérable  au  dehors,  sans  autre  emploi  au 
dedans  que  de  prier,  d'étudier  et  d'enseigner.  Il  profita  de  cet  heu- 
reux repos  pour  acquérir  une  tendre  union  avec  Dieu,  qu'il  préférait 
à  toutes  les  richesses  de  son  esprit  et  de  sa  plume.  Aussi  occupé  de 
son  intérieur  qu'il  l'était,  et  n'ayant  vécu  que  quarante-quatre  ans, 
on  ne  conçoit  pas  aisément  qu'il  ait  pu  tant  savoir  et  tant  composer; 
car  ce  qu'il  a  produit  est  profondément  réfléchi  et  bien  digéré.  Sa 

1  Malth.,  22.  Hug.,  t.  3,  p.  608,  c.  7.  —  ^  Ceillier,  t.  22. 


390  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIIL— De  1125 

mort,  qui  arriva  le  11  février,  eut  des  circonstances  édifiantes,  que 
nous  apprenons  de  son  infirmier  même,  dans  la  relation  qu'il  en  fit 
à  un  autre  chanoine  régulier. 

Je  ne  vous  manderai  pas  avec  quelle  vivacité  de  contrition  et  quelle 
abondance  de  larmes  le  maître  Hugues  se  confessa  au  seigneur  abbé 
et  à  moi,  ni  avec  quelle  effusion  de  cœur  il  remerciait  Dieu  de  sa 
maladie;  je  viens  à  ce  qu'il  a  fait  ou  dit  peu  avant  de  mourir.  La 
veille,  me  voyant  le  matin  chez  lui  et  m^'ayant  dit  que  tout  irait  bien 
pour  rame  et  pour  le  corps,  il  me  demanda  si  nous  n'étions  que 
nous  deux  dans  la  chambre.  Je  lui  répondis  que  j'étais  seul.  Avez- 
vous  célébré  aujourd'hui  la  messe  ?  continua-t-il.  Oui,  lui  dis-je. 
Soufflez-moi  donc  sur  la  bouche  en  forme  de  croix,  me  répliqua-t-il, 
afin  que  j'aspire  l'Esprit-Saint;  ce  qu'il  souhaitait  que  je  fisse  parla 
véhémence  de  sa  foi  sur  le  mystère  du  corps  et  du  sang  de  Jésus- 
Christ,  et  sur  la  puissance  promise  aux  prêtres  dans  l'Évangile.  Aussi- 
tôt, tout  rayonnant  de  joie,  il  se  répandit  en  actions  de  grâces  pour 
tous  les  biens  que  Dieu  lui  avait  faits  pendant  sa  vie,  particulière- 
ment ce  dernier,  puis  me  demanda  humblement  l'absolution.  Comme 
le  mal  augmenta  pendant  la  nuit,  je  lui  demandai  si  nous  lui  donne- 
rions l'extrême-onction;  et  il  me  pria  de  ne  pas  la  lui  différer,  d'au- 
tant que  la  Providence  avait  réuni  dans  sa  chambre  un  grand  nom- 
bre de  chanoines,  de  clercs,  de  religieux,  et  même  de  pieux  laïques. 
Quand  il  l'eut  reçue,  je  lui  demandai  encore  s'il  voulait  recevoir  le 
corps  du  Seigneur,  l'ayant  reçu  deux  jours  auparavant.  Mon  Dieu  ! 
me  répondit-il  avec  émotion,  vous  demandez  si  je  veux  recevoir 
mon  Dieu  !  Courez  vite  à  l'église  et  apportez-moi  promptement  le 
corps  de  mon  Seigneur.  Je  le  fis,  et,  m'approchant  de  son  lit,  le 
pain  de  la  vie  éternelle  dans  les  mains,  je  l'exhortai  à  le  reconnaître 
et  à  l'adorer.  J'adore,  dit-il,  en  se  levant  autant  qu'il  pouvait  et  en 
étendant  les  deux  mains,  j'adore  mon  Seigneur  devant  vous  tous,  et 
je  le  reçois  comme  mon  salut.  Il  pria  ensuite  qu'on  lui  donnât  la 
croix  qui  était  auprès;  il  la  baisa  tendrement  et  tint  sa  bouche  collée 
sur  les  pieds  du  crucifix,  paraissant  vouloir  sucer  le  sang  qui  y  était 
peint,  et  qu'il  se  représentait  coulant  de  ses  sacrées  plaies.  On  eût 
dit  que,  après  avoir  mangé  la  chair  du  Fils  de  l'homme,  il  voulait 
aussi  tâcher  de  boire  son  sang.  Ces  paroles  de  l'auteur  nous  mon- 
trent que  le  malade  n'avait  communié  que  sous  l'espèce  du  pain. 
Quelques  moments  après,  Hugues  dit  ces  paroles  du  Christ  mourant: 
Mon  Père,  je  recommande  mon  âme  entre  vos  mains  !  Il  ajouta  : 
Sainte  Marie,  priez  pour  moi  !  Il  invoqua  de  même  saint  Pierre  et 
saint  Yictor,  et  rendit  doucement  son  âme  à  Dieu  *. 

1  Op.  Hug.,ti.  VitaHug. 


à  )153  del'èrechr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  391 

Hugues  de  Saint-Victor  éttiit  en  relation  de  science  et  d'amitié 
avec  saint  Bernard,  de  qui  nous  tenons  un  opuscule  en  réponse  à 
une  consultation  de  Hugues  touchant  quelques  opinions  singulières 
d'un  personnage  qu'il  ne  nommait  point.  La  première  était  que  per- 
sonne n'avait  pu  être  sauvé  sans  le  baptême,  depuis  que  Jésus- 
Christ  en  eut  déclaré  la  nécessité  à  Nicodème.  A  quoi  saint  Bernard 
répond  qu'il  n'est  pas  croyable  que  Dieu  ait  voulu  obliger  tous  les 
hommes  à  un  précepte  positif,  du  moment  qu'il  a  été  dit  en  secret, 
mais  seulement  depuis  qu'il  a  été  publié  suffisamment  pour  venir  à 
la  connaissance  de  tout  le  monde.  Écoutons  le  Seigneur  lui-même  : 
Si  je  n'étais  pas  venu,  et  si  je  ne  leur  avais  point  parlé,  ils  ne  seraient 
point  coupables  *.  Il  ne  dit  pas  simplement  :  Si  jen'avais  point  parlé, 
mais  :  Si  je  ne  leur  avais  point  parlé,  pour  montrer  que  leur  déso- 
béissance'ne  devait  passer  pour  inexcusable  que  depuis  qu'il  leur  avait 
fait  connaître  sa  Volonté.  S'il  leur  avait  parlé  sans  leur  adresser  la 
parole,  l'ignorance  eût  pu  excuser  leur  mépris;  mais  après  leur 
avoir  parlé,  il  ne  resta  plus  de  raison  pour  justifier  leur  incrédulité. 
J'ai  parlé  en  public,  dit-il,  je  n'ai  rien  dit  en  secret  2.  Ce  n'est  pas 
qu'il  n'eût  fait  plusieurs  instructions  particulières  à  ses  disciples; 
mais  il  les  comptait  pour  rien,  et  il  n'attachait  à  ses  enseignements 
ni  peine  ni  récompense,  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  devenus  pubUcs. 
Il  dit  ailleurs  :  Ce  que  je  vous  dis  dans  les  ténèbres,  annoncez-le  en 
plein  jour  ^,  afin  que  cette  publication  lui  donne  droit  de  punir  le 
mépris  ou  de  récompenser  l'obéissance  de  ceux  qui  en  auraient  ouï 
parler.  Celui  qui  vous  écoute  m'écoute,  celui  qui  vous  méprise  me 
méprise  *;  comme  s'il  disait  :  Ce  n'est  pas  sur  ce  que  je  vous  aurai 
révélé  en  secret,  mais  ce  sera  sur  ce  que  vous  aurez  prêché  haute- 
ment, que  je  jugerai  ceux  qui  auront  été  fidèles  ou  incrédules. 

La  seconde  erreur  de  l'anonyme  était  qu'il  n'y  a  que  le  martyre 
qui  puisse  suppléer  au  baptême,  et  que  le  désir  ne  sert  de  rien.  Saint 
Bernard  réfute  cette  erreur,  et  prouve,  par  l'autorité  de  saint  Am- 
broise  et  de  saint  Augustin,  que  le  désir  du  baptême  peut  y  suppléer 
aussi  bien  que  le  martyre.  Il  soutient  encore,  contre  cet  anonyme, 
que  les  justes  de  l'Ancien  Testament  n'ont  pas  eu  une  connaissance 
aussi  claire  de  l'incarnation  et  des  autres  mystères  du  Nouveau  Tes- 
tament, que  celle  que  nous  en  avons  depuis  qu'ils  sont  accomplis. 
Enfin  il  montre,  contrôle  même,  qu'il  y  a  des  péchés  d'ignorance^. 

Un  illustre  disciple  et  confrère  de  Hugues  de  Saint- Victor,  fut  Ri- 
chard, né  en  Ecosse,  mais  qui  vécut  et  mourut  en  France,  dans  la 

1  Joan.,  15,  22.  —  «  Ibid.,  18,  20.  —  3  Matth.,  10,  27.  —  *  Luc,  10,  16.  — 
8  S.  Bernard,  epist.  11. 


392  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIII.  —De  1125 

même  abbaye  de  Saint-Victor,  à  Paris.  Il  y  fît  profession  sous  Tabbé 
Gilduin,  premier  abbé  de  ce  monastère,  et  y  reçut  les  leçons  du  cé- 
lèbre Hugues.  Sous-prieur  en  H59,  il  devint  prieur  en  1162,  et  s'ac- 
quitta fort  honorablement  d'une  fonction  que  les  circonstances  ren- 
daient difficile .  L'abbé,  qui  s'appelait  Ervise,  n'était  ni  un  moine  édifiant 
ni  un  vigilant  administrateur;  Alexandre  III,  dans  une  de  ses  lettres, 
en  parle  comme  d'un  autre  César,  qui  disposait  de  tout  selon  ses 
caprices,  qui  méprisait  les  statuts,  et  qui,  loin  de  profiter  des  répri- 
mandes pontificales  que  lui  avait  attirées  sa  négligence,  se  montrait 
de  plus  en  plus  incorrigible.  Alexandre  avait  été  témoin  de  ce  désor- 
dre, et  avait  eu  occasion  de  reconnaître,  dans  l'abbaye  de  Saint-Vic- 
tor, l'indignité  de  l'abbé  et  le  mérite  éminent  du  prieur. 

Richard  édifiait  ses  confrères  par  sa  piété;  il  les  éclairait  par  ses 
ouvrages,  dont  les  religieux  étrangers  lui  demandaient  avidement 
des  copies.  Guillaume,  prieur  d'Ourcamp,  ordre  de  Cîteaux,  écrit  à 
Richard  pour  lui  annoncer  qu'il  lui  en  renvoie  quelques-uns,  et  pour 
le  prier  de  lui  en  communiquer  un  autre,  savoir,  celui  qui  a  pour  su- 
jet le  songe  de  Nabuchodonosor.  Garin,  prieur  de  Saint- Alban,  désire 
avoir  une  liste  complète  de  ses  productions.  Jean,  sous-prieur  de 
Clairvaux,  supplie  Richard  de  composer  une  prière  au  Saint-Esprit  : 
«  Écrivez-la,  lui  dit-il,  selon  la  science  et  le  jugement  dont  l'Esprit- 
Saint  vous  a  doué;  qu'elle  ne  soit  ni  trop  courte  ni  trop  longue,  en 
sorte  que  je  puisse  l'apprendre  par  cœur  et  l'adresser  au  Saint-Esprit 
au  moins  une  fois  par  nuit  ou  par  jour.  »  D'autres  lettres  encore, 
écrites  à  Richard,  montrent  jusqu'à  quel  point  il  jouissait  de  l'estime 
de  ses  contemporains.  On  a  même  lieu  de  croire  que  saint  Bernard 
le  consulta  plus  d'une  fois. 

Entre  ses  divers  opuscules  imprimés  ou  manuscrits,  le  plus  impor- 
tant est  son  ouvrage  De  la  Trinité,  en  six  livres.  Voici  comme  il  s'en 
explique  dans  le  prologue. 

c<  Mon  juste  vit  de  la  foi  *  :  c'est  une  sentence  de  l'Apôtre  et  du 
Prophète.  Car  l'Apôtre  dit  ce  que  le  Prophète  prédit  :  que  le  juste 
vit  de  la  foi.  S'il  en  est  ainsi,  ou  plutôt  parce  qu'il  en  est  ainsi,  nous 
devons  studieusement  et  fréquemment  méditer  les  mystères  de  notre 
foi;  car  sans  la  foi  il  est  impossible  de  plaire  à  Dieu.  En  effet,  où 
n'est  pas  la  foi,  là  ne  peut  être  l'espérance;  car  il  faut  que  celui  qui 
approche  de  Dieu  croie  qu'il  est  et  qu'il  récompense  ceux  qui  le 
cherchent;  autrement,  quelle  espérance  y  aurait-il?  Or,  où  n'est  pas 
l'espérance,  la  charité  ne  saurait  y  être.  Qui,  en  effet,  aimera  celui 
dont  il  n'espère  aucun  bien?  C'est  donc  par  la  foi  que  nous  sommes 

1  Rom,,  1.  Habacuc,  2. 


à  U53  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  393 

promus  à  Tespérance,  et  par  l'espérance  que  nous  progressons  à  la 
charité.  Or,  si  je  n'ai  pas  la  charité,  il  ne  me  sert  de  rien.  Quel  est.le 
fruit  de  la  charité?  Vous  l'apprenez  de  la  bouche  même  de  la  vérité  : 
Si  quelqu'un  m'aime,  il  sera  aimé  de  mon  Père,  et  je  l'aimerai  aussi, 
et  je  me  manifesterai  à  lui  *.  De  la  dilection  vient  ainsi  la  manifes- 
tation, de  la  manifestation  la  contemplation,  de  la  contemplation  la 
connaissance  (intuitive).  Or,  quand  le  Christ  apparaîtra,  lui  qui  est 
notre  vie,  nous  apparaîtrons  aussi  avec  lui  dans  la  gloire,  et  nous 
lui  serons  semblables,  parce  que  nous  le  verrons  comme  il  est. 

«  Vous  voyez  d'où  et  comment  on  parvient  et  par  quels  degrés  on 
monte,  moyennant  l'espérance  et  la  charité,  de  la  foi  à  la  connais- 
sance divine,  et  par  la  connaissance  à  la  vie  éternelle.  Or,  dit-il,  la 
vie  éternelle,  c'est  de  vous  connaître,  vrai  Dieu,  et  celui  que  vous 
avez  envoyé,  Jésus-Christ  2.  Il  y  a  donc  une  vie  qui  procède  de  la  foi 
et  une  vie  qui  procède  de  la  connaissance.  De  la  foi  est  la  vie  inté- 
rieure, de  la  connaissance  est  la  vie  éternelle.  De  la  foi  est  cette  vie 
dont,  en  attendant,  nous  vivrons  bien  ;  de  la  connaissance  est  cette 
vie  dont  nous  vivrons  bienheureux  dans  l^avenir.  La  foi  est  ainsi  le 
commencement  et  le  fondement  de  tout  bien.  Quel  attachement  ne 
devons-nous  donc  pas  avoir  pour  la  foi,  de  qui  tout  bien  prend  et  sa 
base  et  son  affermissement? 

a  Mais  comme  dans  la  foi  est  le  commencement  de  tout  bien,  ainsi 
dans  la  connaissance  est  de  tout  bien  la  consommation  et  la  perfec- 
tion. Portons-nous  donc  à  la  perfection,  avançons-nous  par  tous  le^ 
degrés  possibles,  élevons-nous  delà  foi  à  la  connaissance,  afin  de 
comprendre  ce  que  nous  croyons.  Pensons  combien  se  sont  apphqués 
à  cette  étude  et  combien  y  ont  profité  les  philosophes  de  ce  monde, 
et  ayons  honte  de  leur  être  inférieurs  en  cela;  car  ce  qui  esiconnais- 
sable  de  Dieu  leur  est  manifeste,  suivant  l'Apôtre,  puisque,  ayant 
connu  Dieu,  ils  ne  l'ont  pas  glorifié  comme  tel  ^  :  ils  l'ont  donc  connu. 
Que  faisons-nous  donc,  nous  qui,  dès  le  berceau,  avons  reçu  la  tra- 
dition de  la  foi?  L'amour  de  la  vérité  doit  faire  en  nous  quelque 
chose  de  plus  que  n'a  pu  en  eux  l'amour  de  la  vanité;  il  faut  que 
nous  puissions  quelque  chose  de  plus,  nous  que  la  foi  dirige,  que 
l'espérance  entraîne,  que  la  charité  pousse.  Ce  doit  donc  nous  être 
peu  de  croire  de  Dieu  ce  qui  est  vrai;  appliquons-nous  à  concevoir 
ce  que  nous  croyons;  efforçons-nous  toujours  de  comprendre  par 
la  raison  ce  que  nous  tenons  par  la  foi  *.  » 

Après  s'être  ainsi  expliqué,  dans  son  prologue,  sur  le  but  et  l'en- 
semble de  son  œuvre,  Richard  de  Saint- Victor  commence  son  œuvre 
même  par  cette  observation  : 

»  Joan.,  14.  —  2  Ibid.,  11.  —  s  Rom.,  1.       *  Prolog. 


394  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIIL  —  De  1125 

«  Si  nous  voulons,  par  la  sagacité  de  Tesprit,  monter  à  la  science 
des  choses  sublimes,  il  faut  savoir  d'abord  de  quelles  manières  nous 
acquérons  ordinairement  la  connaissance  des  choses.  Si  je  ne  me 
trompe,  cela  se  fait  de  trois  manières.  Nous  prouvons  les  unes  par 
^expérience,  nous  en  concluons  d'autres  par  le  raisonnement,  d'au- 
tres enfin  nous  tenons  la  certitude  par  la  foi.  La  connaissance  des 
choses  temporelles,  nous  Tappréhendons  par  l'expérience  même; 
mais,  pour  les  choses  éternelles,  nous  nous  élevons  à  leur  connais- 
sance, tantôt  par  le  raisonnement,  tantôt  par  la  foi;  car,  parmi  celles 
qu'il  nous  est  ordonné  de  croire,  il  en  est  quelques-unes  qui  parais- 
sent non-seulement  au-dessus,  mais  contre  la  raison,  à  moins  qu'elles 
ne  soient  discutées  par  une  profonde  et  très-subtile  investigation,  ou 
plutôt  manifestées  par  une  révélation  divine.  Dans  la  connaissance 
et  l'assertion  de  ces  choses,  nous  avons  donc  coutume  de  nous  ap- 
puyer plus  sur  la  foi  que  sur  le  raisonnement,  plus  sur  l'autorité  que 
sur  l'argumentation,  suivant  ce  mot  du  prophète  :  Si  vous  ne  croyez 
pas,  vous  ne  comprendrez  point  *  ;  où  il  faut  bien  remarquer  que 
l'intelligence  de  ces  choses  nous  est  refusée,  non  pas  absolument, 
mais  çonditionnellement,  puisqu'il  est  dit  :  Si  vous  ne  croyez  pas, 
vous  ne  comprendrez  point.  Ceux-là  donc  qui  ont  l'intelligence 
exercée  ne  doivent  pas  désespérer  de  comprendre  ces  choses,  pourvu 
qu'ils  se  sentent  fermes  dans  la  foi  et  d'une  constance  inébranlable 
à  la  professer. 

«  Mais,  ajoute  Richard,  ce  qu'il  y  a  de  plus  merveilleux  en  ceci, 
c'est  que  tout  ce  que  nous  sommes  de  vrais  fidèles,  nous  ne  tenons 
rien  de  plus  certain,  de  plus  inébranlable  que  ce  que  nous  saisissons 
par  la  foi  :  car  ces  choses  ont  été  révélées  du  ciel  à  nos  pères;  elles 
ont  été  confirmées  de'  Dieu  par  des  prodiges  si  nombreux,  si  grands 
et  si  admirables,  que  ce  paraît  une  espèce  de  démence  d'y  avoir  le 
moindre  doute.  Ainsi  donc,  d'innombrables  miracles  et  d'autres 
choses  que  Dieu  seul  peut  opérer  font  ici  foi  et  ne  permettent  pas 
de  douter;  les  miracles  nous  y  servent  d'arguments,  les  prodiges 
d'expériences.  Ah  !  si  les  Juifs,  si  les  païens  voulaient  considérer 
avec  quelle  sécurité  de  conscience  sur  cet  article  nous  pourrons  nous 
présenter  au  jugement  divin  !  Ne  pourrons-nous  pas  dire  à  Dieu  en 
toute  confiance  :  Seigneur,  si  c'est  une  erreur,  c'est  vous  qui  nous 
avez  trompés  !  car  ces  choses  ont  été  confirmées  parmi  nous  par  tant 
de  signes  et  de  prodiges  qui  ne  peuvent  être  faits  que  par  vous.  En 
effet,  elles  nous  ont  été  transmises  par  des  hommes  de  la  plus  haute 
sainteté,  elles  ont  été  prouvées  par  les  témoignages  les  plus  authen- 

1  Isaïe,  7,  suivant  les  Septante  et  l'ancienne  Vulgate. 


à  1153  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  395 

tiques  et  les  plus  dignes  de  foi^  vous-même  y  coopérant  et  confir- 
mant leur  déposition  par  des  miracles  *.  » 

On  voit,  par  ces  citations,  que  la  théologie  de  Richard  de  Saint- 
Victor  est  tout  à  la  fois  haute,  profonde,  méthodique,  affectueuse, 
vivante,  et  qu'elle  mérite  beaucoup  d'être  étudiée,  surtout  dans  ses 
livres  De  la  Trinité,  où  il  s'attache  à  prouver  en  Dieu,  moins  par  des 
autorités  que  par  des  raisons  théologiques,  et  l'unité  de  substance  et 
la  trinité  des  personnes.  Vient  ensuite  un  opuscule  De  l'incarnation 
du  Verbe,  adressé  à  saint  Bernard,  à  Toccasion  d'un  texte  d'Isaïe 
dont  il  lui  avait  demandé  l'exphcation.  Dans  un  autre.  Du  pouvoir 
de  lier  et  de  délier,  Richard  examine  plusieurs  questions  qu'on  lui 
avait  proposées  à  cet  égard,  entre  autres  :  Quelle  est  la  part  de  Dieu 
et  de  son  ministre  dans  l'absolution  du  pécheur? 

On  a  de  lui  encore  divers  petits  commentaires  mystiques  sur  cer- 
taines parties  de  l'Écriture  sainte,  et  divers  traités  de  morale  ascé- 
tique :  1«  Desmoyens  d'extirper  le  malet  de  propager  le  bien;  S^'de 
l'état  de  l'homme  intérieur  ;  3°  de  l'instruction  de  l'homme  intérieur; 
4°  Benjamin  minor,  ou  préparation  de  l'âme  à  la  contemplation  ou 
à  la  connaissance  de  soi-même;  ^°  Benjamin  major ^  ou  la  contem- 
plation considérée  dans  l'arche  d'alliance.  Dans  tous  ses  ouvrages, 
Richard  de  Saint-Victor  a  pour  but  d'élever  l'âme  chrétienne  à  la 
vie  surnaturelle  et  divine,  et  de  lui  faire  commencer  son  paradis 
sur  la  terre. 

Vers  l'an  1140,  les  chanoines  de  Lyon  instituèrent  la  fête  de  la 
Conception  de  la  sainte  Vierge,  qui  se  célébrait  déjà  dans  quelques 
églises  particulières.  Il  paraît  que  les  chanoines  de  Lyon  instituèrent 
cette  fête  sans  aucune  participation  de  l'autorité  épiscopale  ni  du 
Siège  apostolique,  et  par  un  simple  acte  capitulaire.  Saint  Bernard, 
qui  se  faisait  gloire  d'appartenir  à  la  métropole  de  Lyon,  écrivit  aux 
chanoines  une  assez  longue  lettre,  où  il  blâme  leur  conduite  pour  trois 
raisons  :  parce  que  cette  fête  est  nouvelle,  parce  qu'il  n'y  voit  aucun 
fondement  légitime,  parce  qu'il  ne  fallait  point  la  célébrer  sans  con- 
sulter Rome.  Il  termine  sa  lettre  par  ces  mots  :  Toutefois,  ce  que 
j'ai  dit,  qu'il  soit  dit  sans  préjudice  de  qui  est  plus  éclairé.  Surtout 
je  réserve  et  cette  question  entière  et  toutes  les  autres  de  cette  na- 
ture à  l'autorité  et  à  l'examen  de  l'Église  romaine,  prêt  à  corriger, 
selon  son  jugement,  ce  que  j'y  aurais  pensé  dé  contraire  ^,  On  voit 

*  Nonne  cum  omni  confidentià  Deo  dicere  poterimus  :  Si  error  est ,  à  teipso 
decepti  sumus ,  etc.  ?  Richard.  Victorin.  De  Trinit.  1.  I,  c.  2.  —  ^  S.  Bern., 
epist.  174.  Quœ  autem  dixi,  absque  prsejudicio  sânè  dicta  sint  saniùs  sapientis. 
Romanœ  prœsertlm  Ecclesiae  auctoritati  atque  examini  totum  hoc,  sicut  et  caetera 
quse  ejusmodi  sunt,  universa  reservo  ;  ipsius,  si  quid  aliter  sapio,  paratus  judicio 
emendare. 


306  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

que  saint  Bernard,  s^il  vivait  encore,  partagerait  volontiers  la  croyance 
commune  des  fidèles  à  la  conception  immaculée  de  Marie  ;  car  l'É- 
glise romaine,  non-seulement  permet  cette  pieuse  croyance,  elle  la 
favorise  de  mille  grâces  spirituelles.  Elle  a  même  décidé  en  quelque 
sorte  la  question  dans  la  personne  du  pape  Grégoire  XVI,  qui  vient 
d^accorder  à  plusieurs  évêques  et  églises  de  France  la  permission 
d'ajouter  dans  la  préface  solennelle  de  cette  fête  le  mot  d'immaculée 
à  celui  de  conception.  Bossuet  a  deux  beiaux  sermons  en  faveur  de 
l'immaculée  conception  de  la  sainte  Vierge  ^.  Le  docte  Bergier^  dans 
son  Dictionnaire  théologique,  montre  des  traces  de  cette  pieuse 
croyance  dès  le  quatrième  siècle  ^. 

Ce  fut  vers  le  même  temps  que  saint  Bernard  fit  connaissance 
avec  saint  Malachie  d'Irlande.  Pour  rétablir  la  paix  et  le  bon  ordre 
dans  l'église  d'Armagh,  métropole  du  pays,  mais  opprimée  depuis 
longtemps  par  une  puissante  famille  qui  regardait  ce  siège  comme 
son  héritage,  Malachie  avait  quitté  son  évêché  de  Connor,  à  condi- 
tion que,  quand  la  paix  serait  rétablie  dans  Armagh,  il  serait  libre  de 
se  retirer.  Il  eut  beaucoup  à  faire  et  à  souffrir  pendant  trois  ans  ; 
mais  sa  patience  et  les  miracles  que  Dieu  opérait  par  son  ministère, 
finirent  par  triompher  de  tous  les  obstacles.  Ainsi,  la  peste  ravageant 
le  diocèse  d'Armagh,  Malachie  arrêta  ce  fléau  par  ses  prières.  Lors- 
qu'il eut  retiré  son  église  de  l'oppression,  rétabli  le  bon  ordre  et  la 
discipline,  il  ne  pensa  plus  qu'à  se  démettre,  et  sacra,  pour  le  rem- 
placer, un  vertueux  ecclésiastique  nommé  Gélase.  Il  retourna  ensuite 
à  son  premier  siège,  qui  était  uni  depuis  longtemps  à  celui  de  Down. 
Il  crut  qu'il  était  de  la  gloire  de  Dieu  de  les  diviser.  Il  sacra  un  évêque 
pour  gouverner  l'église  de  Connor,  et  réserva  pour  lui  le  diocèse  de 
Down,  qui  était  le  plus  petit  et  le  plus  pauvre.  Il  établit  une  com- 
munauté de  chanoines  réguliers,  auxquels  il  se  réunissait  pour  vaquer 
à  la  prière  et  à  la  méditation,  autant  que  ses  autres  devoirs  pouvaient 
le  lui  permettre.  Il  fit  encore  d'autres  règlements  très-utiles,  tant 
pour  son  diocèse  que  pour  ailleurs.  Personne  ne  pensait  à  lui  de- 
mander :  Par  quelle  autorité  faitesrvous  cela  ?  Car  tout  le  monde 
courait  à  lui  et  le  révérait  comme  un  apôtre. 

Lui,  cependant,  pour  faire  confirmer  par  le  Pape  tout  ce  qu'il 
venait  de  faire  de  bon,  résolut  de  faire  le  voyage  de  Rome.  Il  se 
proposait  encore  d'obtenir  le  pallium  pour  le  siège  d'Armagh,  et, 
pour  un  autre  siège  métropolitain,  celui  de  Tuam  peut-être. 
L'exécution  de  ce  projet,  déjà  formé  par  l'archevêque  Celse,  son 

*  Bossuet,  t.  16,  édit.  de  Versailles.  —  2  Bergier,  art.  Concept,  immaculée  de 
la  sainte  Vierge. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  397 

prédécesseur,  n'avait  point  eu  Fapprobation  du  Pape.  Le  siège 
d'Arojagh  était  depuis  longtemps  privé  du  palliurn,  par  la  négligence 
et  les  abus  qu'y  avaient  introduits  ceux  qui  s'en  étaient  emparés 
contre  les  règles.  Ce  fut  en  H39  que  Malachie  quitta  l'Irlande,  bien 
malgré  le  peuple,  qui  le  regardait  comme  sa  sauvegarde  contre  tous 
les  malheurs.  Il  passa  quelque  temps  à  York,  avec  un  saint  prêtre 
nommé  Sycar.  Etant  en  France,  il  visita  l'abbaye  de  Clairvaux,  où  il 
se  lia  d'une  étroite  amitié  avec  saint  Bernard.  Il  fut  si  édifié  des  grands 
exemples  de  vertu  dont  il  y  fut  témoin,  que,  s'il  en  avait  eu  la  li- 
berté, il  y  aurait  passé  le  reste  de  ses  jours.  Il  continua  malgré  lui  sa 
route  pour  aller  en  Italie.  Lorsqu'il  fut  à  Ivrée  en  Piémont,  il  rendit 
la  santé  à  un  enfant  qui  était  près  de  mourir.  Arrivé  à  Rome,  il  fut 
reçu  d'une  manière  très-favorable  par  le  pape  Innocent.  Il  lui  de- 
manda d'abord  avec  larmes  ce  qu'il  avait  le  plus  à  cœur,  savoir,  la 
permission  de  se  retirer  et  de  mourir  à  Clairvaux  ;  mais  le  Pape  ne 
le  lui  accorda  pas,  jugeant  qu'il  était  beaucoup  plus  utile  en  Irlande. 
Le  saint  évêque  demeura  un  mois  entier  à  Rome  à  visiter  les  saints 
lieux.  Pendant  ce  temps,  le  Pape  s'informa  soigneusement  et  de  lui 
et  de  ceux  qui  l'accompagnaient,  touchant  la  qualité  du  pays,  les 
mœurs  de  la  nation,  l'état  des  églises  et  des  grandes  choses  que  Dieu 
avait  faites  par  son  ministère.  Quand  il  fut  sur  le  point  de  partir,  le 
Pape  lui  donna  ses  pouvoirs  et  le  fit  son  légat  pour  toute  l'Irlande. 
Malachie  demanda  ensuite  la  confirmation  de  la  nouvelle  métropole, 
de  quoi  le  Pape  lui  donna  aussitôt  la  bulle.  Mais  quant  au  pallium, 
il  lui  dit  :  Il  faut  observer  plus  de  cérémonie  :  quand  vous  serez  en 
Irlande,  vous  assemblerez  un  concile  général,  et,  d'un  commun  con- 
sentement, vous  enverrez  demander  le  pallium,  qui  ne  vous  sera 
point  refusé.  Ensuite  le  Pape,  ôtant  la  mitre  de  sa  tête,  la  mit  sur 
celle  de  saint  Malachie  ;  il  lui  donna  pareillement  l'étoile  et  le  mani- 
pule dont  il  se  servait  à  l'autel,  et,  l'ayant  salué  par  le  baiser  de  paix, 
il  le  congédia  avec  sa  bénédiction. 

A  son  retour,  Malachie  fit  encore  quelque  séjour  à  Clairvaux,  bien 
affligé  de  ne  pouvoir  y  demeurer  ;  mais  il  y  laissa  quatre  de  ses  dis- 
ciples, pour  apprendre  l'institut  de  cette  maison.  On  les  éprouva,  ils 
furent  reçus  à  la  profession  ;  et  le  saint  évêque,  étant  retourné  en 
Irlande,  en  envoya  d'autres  qui  furent  reçus  de  même,  et  si  bien 
instruits  que,  deux  ans  après,  savoir  en  1141,  saint  Bernard  les  ren- 
voya, avec  quelques-uns  des  siens,  fonder  dans  le  diocèse  d'Armagh 
l'abbaye  de  Mellifont,  qui  en  produisit  cinq  autres  dans  la  suite. 

Arrivé  en  Irlande,  Malachie  fut  reçu  avec  d'autant  plus  de  joie 
qu'on  l'avait  vu  partir  avec  plus  de  peine.  Il  se  mit  à  exercer  sa  léga- 
tion, et  tint  plusieurs  conciles  en  divers  lieux,  pour  ramener  les  an- 


398  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

ciennes  traditions  abolies  par  la  négligence  des  évêques^  et  faire  de 
nouveaux  règlements.  Tout  ce  qu'il  ordonnait  était  reçu  comme  ve- 
nantdu  ciel^et  on  le  mettait  par  écrit  pouren  conserver  la  mémoire. 
C'estque  ses  paroles  étaientsoutenues  de  vertus  et  de  miracles.  Tout 
était  édifiant  en  sa  personne  ;  il  était  sérieux  sans  Faustérité,  gai 
sans  dissipation,  tranquille  sans  être  oisif,  ne  négligeant  rien,  quoi- 
qu'il dissimulât  plusieurs  choses  selon  Toccasion.  Il  n'avait  rien  en 
propre,  et  rien  n'était  assigné  pour  sa  mense  épiscopale  ;  il  était 
presque  toujours  à  visiter  son  diocèse  et  les  autres  églises,  et  faisait 
ces  visites  à  pied,  même  étant  légat;  il  logeait,  tant  qu'il  pouvait, 
dans  les  monastères  qu'il  avait  établis,  et  y  suivait  l'observance 
commune  sans  aucune  distinction.  C'est  saint  Bernard  qui  nous  ap- 
prend ces  particularités  de  la  vie  du  saint  prélat,  son  ami;  il  raconte 
aussi  en  détail  un  grand  nombre  de  ses  miracles,  des  prophéties,  des 
révélations,  des  punitions  d'impies,  des  guérisons  et  des  conversions 
miraculeuses  ;  mais  il  avoue  qu'il  s'arrête  plus  volontiers  sur  ce  qui 
est  imitable  que  sur  ce  qui  n'est  qu'admirable. 

Voici  un  fait  que  saint  Charles  Borromée  avait  coutume  de  rap- 
peler à  ses  prêtres.  Unhomme  noble  demeurait  dans  le  voisinage  du 
monastère  de  Bangor;  sa  femme  étant  tombée  très-dangereusement 
malade,  saintMalachie  futpriéde  venir  lui  donner  l'extrême-onction. 
Il  y  vint:  la  malade  en  eut  une  grande  joie,  dans  la  confiance  qu'elle 
guérirait.  L'évêque  s'apprêtait  à  lui  faire  les  onctions  saintes,  lors- 
que tous  les  assistants  jugèrent  qu'il  valait  mieux  différer  jusqu'au 
matin  ;  car  c'était  le  soir.  Malachie  se  rendit  à  leur  avis,  donna  sa 
bénédiction  à  la  malade,  et  sortit  avec  ceux  qui  l'accompagnaient  ; 
mais,  bientôt  après,  toute  la  maison  retentit  de  cris  et  de  pleurs  :  la 
femme  était  morte.  Malachie  accourt  auprès  de  la  malade,  il  la  trouve 
expirée.  Consterné  jusqu'au  fond  de  l'âme,  il  s'impute  à  lui-même  de 
ce  qu'elle  était  morte  sans  la  grâce  du  sacrement.  Levant  les  mains 
au  ciel  :  Seigneur,  s'écria-t-il,  j'ai  agi  en  insensé.  C'est  moi  qui  ai 
péché,  pour  avoir  différé  ;  ce  n'est  pas  elle,  puisqu'elle  voulait.  Et, 
disant  ces  paroles,  il  protesta  devant  toutle  monde  qu'il  ne  prendrait 
ni  consolation  ni  repos,  qu'il  n'eût  obtenu  de  restituer  la  grâce  qu'il 
avait  ôtée.  Il  se  mita  prier,  à  gémir,  à  pleurer  toute  la  nuit  ;  il  exhorta 
ses  disciples  à  en  faire  autant.  Dieu  l'exauça  au  matin.  La  morte 
ouvrit  les  yeux;  et,  comme  ceux  qui  se  réveillent  d'un  profond  som- 
meil, elle  se  frotta  le  front  et  les  tempes,  se  mit  sur  son  séant,  et, 
ayant  reconnu  Malachie, le  salua  dévotement  en  inclinant  la  tête.  Le 
deuil  fut  converti  en  joie;  tout  le  monde  était  saisi  d'étonnement.Le 
saint  lui  administra  l'extrême-onction,  sachant  que  ce  sacrement  re- 
met les  péchés  et  contribue  même  au  soulagement,  à  la  guérison  du 


à  1153  (le  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  399 

malade.  Cette  femme  recouvra  effectivement  la  santé,  passa  le  reste 
de  ses  jours  dans  la  pénitence,  et  mourut  depuis  de  la  mort  des 
justes*. 

Cependant  il  y  eut  en  France  quelques  troubles  pendant  la  jeu- 
nesse du  roi  Louis  VII.  Saint  Bernard  fit  de  son  mieux  pour  les  pa- 
cifier. En  voici  Toccasion.  L'archevêque  Albéric  de  Bourges  étant 
mort  Tan  1140,  les  chanoines,  dès  les  préliminaires  de  l'élection,  se 
trouvèrent  partagés  entre  deux  sujets.  Pierre  de  la  Châtre,  Tune  des 
meilleures  maisons  de  la  province,  et  un  autre  nommé  Cadurque, 
dont  on  ne  sait  autre  chose  sinon  qu'il  était  bon  courtisan  et  dans 
les  bonnes  grâces  du  roi.  Pierre  de  la  Châtre  était  cousin  du  cardi- 
nal Aimeric,  chancelier  de  l'Église  romaine.  Le  chapitre  paraissait 
pencher  à  l'élire  pour  archevêque.  Cadurque  en  eut  peur,  et  courut 
prévenir  le  roi  de  telle  sorte  contre  son  concurrent,  que,  quand  le 
prince  en  apprit  la  nomination,  il  refusa  de  la  ratifier.  Il  ordonna  au 
chapitre  de  procéder  à  une  seconde  élection,  où  il  lui  permettait  de 
nommer  tout  autre  que  Pierre  de  la  Châtre.  Le  chapitre  ne  s'y  crut 
pas  obligé,  et  persista  dans  la  nomination  déjà  faite.  Pierre  se  rendit 
à  Rome,  où  le  Pape,  trouvant  son  élection  canonique,  le  sacra  de 
ses  propres  mains.  Un  auteur  fait  dire  au  Pape,  dans  cette  circon- 
stance, que  le  roi  était  jeune  ;  qu'il  fallait  l'instruire  et  ne  le  pas  lais- 
ser sur  le  pied  de  se  permettre  ces  invasions  contre  la  hberté  ecclé- 
siastique. Sur  quoi,  comme  on  lui  eut  représenté  que,  dans  l'élection, 
'le  chapitre  avait  joui  d'une  liberté  entière,  si  ce  n'était  l'exclusion 
donnée  au  seul  Pierre  de  la  Châtre,  il  avait  ajouté  qu'un  seul  exclu 
empêchait  que  la  liberté  ne  fût  entière  ni  véritable.  Le  roi,  selon  lui, 
n'avait  de  parti  à  prendre  que  de  se  pourvoir  devant  le  juge  ecclé- 
siastique touchant  les  causes  d'exclusion;  auquel  cas  on  ne  pouvait 
luirefuser,  non  plus  qu'aux  autres,  de  l'écouter.  Voilàce  qu'un  chro- 
niqueur français,  Guillaume  de  Nangis,  fait  dire  au  pape  InnocentlI. 
Quoi  qu'il  en  soit  de  l'authenticité  de  ces  paroles,  le  roi  Louis  le  Jeune 
défendit  qu'on  admît  le  nouvel  archevêque  dans  Bourges,  ni  dans 
aucune  terre  de  ses  Etats.  L'archevêque  Pierre  se  retira  sous  la  pro- 
tection du  comte  Thibaud  de  Champagne.  Et  comme  ce  prince  avait 
de  grandes  terres  dans  le  Berri,  presque  toutes  les  églises  obéissaient 
à  l'archevêque.  Ce  prélat,  ou  le  Pape  même,  mit  en  interdit  tous  les 
domaines  du  roi,  et  l'interdit  fut  rigoureusement  observé. 

Une  autre  affaire  vint  envenimer  cette  brouillerie.  Raoul,  comte 
de  Vermandois  et  parent  du  roi,  était  marié  depuis  longues  années 
avec  une  nièce  du  comte  de  Champagne;  mais  la  reine  Eléonore  avait 


1  Vita  S.  Malach.f  cap.  24. 


400  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.LXVIII.  —  De  1125 

une  sœur  nommée  Pétronille.  Le  comte  de  Vermandois,  déjà  vieux, 
eut  envie  d'épouser  la  sœur  de  la  reine.  Pour  cela,  il  fallait  rompre 
son  mariage  avec  sa  première  femme.  Il  trouva  trois  évêques  com- 
plaisants, dont  l^m  était  son  frère,  les  deux  autres  ses  créatures, 
qui  jurèrent  qu^il  y  avait  parenté  entre  les  deux  époux,  et  déclarè- 
rent leur  mariage  nul.  Le  comte  de  Vermandois  renvoya  donc  sa 
femme,  nièce  du  comte  de  Champagne,  et  épousa  la  belle-sœur  du 
roi.  Par  ces  deux  faits  réunis,  il  est  aisé  de  voir  ce  que  seraient  de- 
venues et  la  liberté  de  l'Église  et  la  sainteté  des  mariages,  sous  un 
prince  capable  [de  devenir  un  bon  roi,  mais  trop  jeune  encore,  si 
une  autorité  plus  haute  n'y  eût  mis  obstacle. 

Le  comte  de  Champagne  porta  ses  plaintes  au  pape  Innocent  II. 
Saint  Bernard  lui  écrivit  pour  le  même  sujet  en  ces  termes  :  Il  est 
écrit:  Que  Thomme  ne  sépare  point  ce  que  Dieu  a  uni  *.  Il  s'est  élevé 
des  hommes  audacieux  qui  n^ont  pas  craint  de  séparer,  contraire- 
ment à  Dieu,  ceux  que  Dieu  avait  unis,  et,  par  un  second  crime, 
fc'  d'unir  ceux  qui  ne  doivent  point  l'être.  Hélas  !  on  foule  aux  pieds 

*  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré  dans  FÉglise  ;  on  déchire  la  robe  du  Christ, 

et,  pour  comble  de  douleur,  ce  sont  ceux-là  mêmes  qui  sont  obligés 
de  la  conserver  intacte.  Vos  amis,  ô  mon  Dieu,  se  sont  déclarés 
contre  vous;  les  prévaricateurs  de  vos  lois  sont  les  familiers  de  votre 
sanctuaire,  les  successeurs  de  ceux  à  qui  vous  dîtes  autrefois  :  Si 
vous  m'aimez,  gardez  nies  commandements  ^. 

Dieufavait  uni  le  comte  Raoul  et  sa  femme  par  le  ministère  de 
l'Église,  et  l'Église  par  Dieu  qui  lui  a  donné  ce  pouvoir.  Comment 
ceux  que  l'Église  a  unis  de  la  sorte,  une  chambre  les  sépare-t-elle  ? 
Il  n'y  a  qu'un  point  où  leur  conduite  me  paraît  judicieuse,  c'est  que 
cette  œuvre  de  ténèbres  a  été  faite  dans  les  ténèbres  ;  car  celui  qui 
fait  le  mal  hait  la  lumière  et  évite  le  grand  jour  pour  n'être  pas 
surpris  dans  sa  maUce.  Après  tout,  de  quoi  le  comte  Thibaud  est-il 
"w"  coupable  ?  Si  c'est  d'aimer  la  justice  et  de  haïr  l'iniquité,  il  l'est  en 
effet  ;  de  rendre  au  roi  ce  qui  est  au  roi  et  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu, 
iri'est  aussi  ;  d'avoir  reçu  l'archevêque  de  Bourges,  que  vous  aviez 
ordonné  de  recevoir,  c'est  là  sans  doute  le  plus  grand  de  ses  crimes. 
C'est  le  sujet  véritable  du  mauvais  traitement  qu'on  lui  fait.  Il  n'est 
en  butte  aux  méchants  que  pour  avoir  été  trop  homme  de  bien. 
C'est  pourquoi  Votre  Sainteté  est  fortement  sollicitée  par  une  infinité 
de  gens,  de  venger  l'injure  de  son  fils,  de  délivrer  l'Église  de  lop- 
^  pression,  de  réprimer  avec  une  fermeté  apostolique  les  auteurs  du 

^  crime,  et  de  faire  sentir  à  leur  chef  la  peine  que  mérite  la  licence 

1  Matth,,  19,  7.      2  joan.,  14,  |5. 


à  1153  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  <01 

qu'il  s'est  donnée  de  faire,  au  mépris  des  lois,  tout  ce  qu'il  a  voulu  *. 

Sur  ces  plaintes,  le  pape  Innocent  II  fit  excommunier  le  comte  de 
Vermandois  par  le  cardinal  Yves,  son  légat  en  France,  qui  avait  été 
chanoine  régulier  de  Saint-Victor  ;  les  terres  de  ce  comte  furent 
mises  en  interdit,  et  les  trois  évéques,  ses  complices,  furent  suspen- 
dus de  leurs  fonctions. 

Le  roi  Louis,  emporté  par  l'ardeur  inconsidérée  de  la  jeunesse  et 
par  de  mauvais  conseils,  avait  fait  le  serment  téméraire  de  ne  jamais 
reconnaître  l'archevêque  de  Bourges,  sacré  et  institué  par  le  Pape. 
Pour  punir  le  comte  de  Champagne  de  la  retraite  qu'il  donnait  à  ce 
prélat  persécuté,  pour  le  punir  surtout  de  la  plainte  qu'il  avait  portée 
au  chef  de  l'Église  sur  l'outrage  fait  à  sa  nièce  par  son  mari  le  comte 
de  Vermandois,  le  roi  lui  fit  la  guerre,  entra  sur  les  terres  de  Cham- 
pagne, y  mit  tout  à  feu  et  à  sang,  s'y  montra  plus  en  chef  de  Van- 
dales qu'en  roi  de  France.  Ainsi,  l'an  H42,  s'étant  rendu  m.aîtredu 
château  de  Vitry,  il  livra  tout  aux  flammes.  Treize  cents  personnes, 
hommes,  femmes,  enfants,  qui  s'étaient  réfugiées  dans  l'église,  fu- 
rent briilées,  avec  l'église,  de  la  manière  la  plus  barbare.  De  là  est 
resté  à  cette  ville  le  surnom  de  Vitry-le-Brûlé  ^. 

Le  comte  de  Champagne,  voyant  la  désolation  de  ses  peuples, 
sollicita  la  paix.  Le  jeune  roi,  pour  condition  première,  lui  fit  pro- 
mettre avec  serment  qu'il  insisterait  auprès  du  Pape  pour  faire  lever 
l'excommunication  contre  le  comte  de  Vermandois,  ainsi  que  l'inter- 
dit sur  ses  terres.  Le  traité  fut  conclu  par  la  médiation  de  saint  Ber- 
nard, de  Joscelin,  évêque  de  Soissons,  et  de  Suger,  abbé  de  Saint- 
Denis.  S'il  survenait  des  difficultés  pour  l'exécution,  les  trois  mé- 
diateurs devaient  en  être  les  arbitres.  Saint  Bernard  en  écrivit  au 
Pape  en  ces  termes  :  Nous  sommes  dans  l'affliction,  tout  le  royaume 
est  dans  le  trouble  et  la  consternation.  On  n'y  voit  de  tous  côtés  que 
sang  répandu,  que  pauvres  bannis,  que  riches  et  grands  emprison- 
nés. La  religion  y  est  foulée  et  méprisée,  la  bonne  foi  et  la  probité 
n'y  sont  plus  en  assurance,  enfin  on  n'ose  même  y  parler  de  paix. 
Peu  s'en  est  fallu  que  l'innocent  et  pieux  comte  Thibaud  n'ait  été 
livré  à  ses  ennemis,  et  n'ait  succombé  sous  leur  violence;  mais  Dieu 
l'a  soutenu,  et  il  s'estime  heureux  de  souffrir  pour  la  justice  et  pour 
l'obéissance  qu'il  vous  doit.  C'est  être  heureux  en  effet,  selon  l'Apô- 
tre, que  de  souiîrir  pour  la  justice  ;  et  l'Évangile  appelle  heureux 
ceux  qui  sont  persécutés  pour  elle  ^.  Hélas  !  infortunés  que  nous 
sommes,  nous  avons  pressenti  nos  maux  sans  pouvoir  les  éviter;  et, 

1  S.  Bernard,  epist.  216.  —  ^  G.  Nang. ,  apud  Pagi ,  1141,  n.  4.  —  3  1.  Petr., 
3,  H.Matlh.,  5,  10. 

XV.  26 


402  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

pour  prévenir  enfin  la  complète  désolation  du  pays  et  la  chute  du 
royaume  divisé  contre  lui-même^  votre  très-dévoué  fils,  ce  généreux 
délÉ'enseur  de  la  liberté  de  l'Église,  s'est  vu  contraint  de  jurer  qu'il 
ferait  lever  l'excommunication  fulminée  par  feu  votre  légat,  Yves, 
contre  le  pays  et  la  personne  du  tyran  adultère  qui  est  la  cause  et  le 
chef  de  tous  les  maux  et  de  toutes  les  douleurs,  et  contre  l'adultère 
qu'il  a  épousée.  Il  s'y  est  porté  parles  prières  et  les  conseils  de  gens 
sensés  et  fidèles,  qui  lui  ont  fait  entendre  que  vous  lui  accorderiez 
facilement  cette  grâce  sans  donner  atteinte  à  Fautorité  de  l'Eglise, 
étant  toujours  en  votre  pouvoir  de  rétablir  cette  juste  sentence  contre 
le  pécheur  incontinent,  et  de  le  déclarer  irrévocable.  Ce  serait  un 
vrai  moyen  pour  éluder  leurs  artifices,  rétablir  la  paix  et  priver  le 
méchant  des  avantages^ qu'il  se  promettait  de  son  injuste  puissance. 
J'aurais  beaucoup  d'autres  choses  à  vous  mander;  mais  celui  qui 
doit  vous  parler  en  est  pleinement  instruit,  et  il  pourra  vous  en  éclair- 
cir  plus  amplement  *. 

Ce  que  saint  Bernard  dit  de  l'état  déplorable  du  royaume  de 
France  pendant  les  premières  années  de  Louis  le  Jeune,  se  voit  con- 
firmé par  Otton  de  Frisingue,  qui  écrivait  son  excellente  chronique 
dans  ce  temps-là  même.  Il  dit  que  la  guerre  entre  le  roi  et  le  comte 
de  Champagne  occasionna  tant  de  pillages  et  d'incendies,  que,  si 
les  mérites,  les  prières  et  les  conseils  des  personnes  religieuses  n'y 
avaient  ramené  la  paix,  la  France  était  regardée  comme  perdue  ^. 

Pour  faciliter  cette  paix,  l'excommunication  contre  le  comte  de 
Vermandois  fut  provisoirement  levée.  Restait  encore  Tinterdit  jeté 
sur  les  terres  du  roi  parce  qu'il  refusait  de  reconnaître  l'archevêque 
de  Bourges.  Le  roi  avait  même  juré,  dans  la  colère,  qu'il  ne  le  re- 
connaîtrait jamais.  Saint  Bernard  s'efforçait  d'adoucir  les  esprits  de 
côté  et  d'autre.  Il  écrivait  à  Rome,  où  l'on  trouvait  que  sa  condes- 
cendance pour  le  jeune  roi  allait  un  peu  trop  loin.  Hélas  !  écrivait-il 
à  ce  sujet  aux  principaux  cardinaux  de  la  cour  romaine,  hélas  !  in- 
fortunés que  nous  sommes,  nous  déplorons  nos  maux  passés,  nous 
gémissons  des  maux  présents,  nous  en  craignons  pour  l'avenir.  Et, 
pour  comble  de  malheur,  les  affaires  sont  dans  une  situation  si  fâ- 
cheuse, que  les  coupables  refusent  de  s'humilier,  et  les  juges  d'être 
plus  traitables.  On  crie  à  ceux-là  :  Cessez  de  faire  le  mal,  reconnais- 
sez humblement  votre  faute;  ils  ne  vous  écoutent  pas,  tant  ils  sont 
obstinés  dans  leurs  désordres.  Nous  conjurons  ceux-ci,  qui  sont 
chargés  de  corriger  le  péché  en  ménageant  le  pécheur,  de  ne  briser 
point  le  roseau  déjà  froissé,  de  n'éteindre  pas  la  mèche  qui  fume 

»  S.  Bernard,  epist.  217.  —  ^  Otto  Fris,,  Chron.,  1.  7,  c.  21. 


à  1153  (le  l'ère  clir.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  403 

encore,  et  ils  n'en  sont  que  plus  inexorables.  Si,  avec  l'Apôtre,  nous 
dénonçons  aux  enfants  qu'ils  doivent  obéir  à  leurs  pères  en  toutes 
choses,  c'est  comme  si  nous  frappions  l'air.  Si  nous  avertissons  les 
pères  de  n'aigrir  point  leurs  enfants,  nous  nous  attirons  leur  indi- 
gnation. Ceux  qui  ont  manqué  à  leur  devoir  ne  peuvent  être  amenés 
à  reconnaître  leur  faute,  ni  ceux  qui  devraient  les  redresser,  à  user 
envers  eux  de  quelque  condescendance.  Chacun  est  entraîné  par  sa 
passion  et  partagé  en  des  factions  diverses. 

Hélas  !  la  plaie  de  l'Église  n'est  pas  encore  bien  fermée,  et  l'on  est 
sur  le  point  de  la  rouvrir,  de  crucifier  Jésus-Christ  de  nouveau,  de 
lui  percer  le  côté,  de  déchirer  ses  vêtements,  de  mettre  en  pièces, 
s'il  était  possible,  sa  tunique  sans  couture.  Pour  peu  que  vous  ayez 
le  cœur  sensible,  prévenez  de  si  grands  maux,  détournez  une  si  fu- 
neste division  d'un  royaume  où  vous  savez  que  les  divisions  étran- 
gères trouvent  leur  remède  et  leur  guérison.  Si  le  souverain  juge 
maudit  l'auteur  de  scandale,  quelle  source  abondante  de  bénédictions 
pour  ceux  qui  étoufferont  une  discorde  si  pernicieuse  ! 

On  ne  peut  excuser  le  roi,  premièrement  d'avoir  fait  un  serment 
illicite,  secondement  d'y  persister.  Mais  il  y  persiste  moins  par  incli- 
nation que  par  honte.  Vous  n'ignorez  pas  que  c'est  un  déshonneur 
chez  les  Français  de  violer  un  serment,  même  inconsidéré,  quoique 
tout  homme  de  bon  sens  soit  obligé  de  convenir  qu'il  ne  faut  point 
tenir  ce  qu'on  a  juré  contre  la  raison.  Aussi  ne  prétends-je  point 
justifier  le  roi  en  cela.  Je  cherche  moins  à  l'excuser  qu'à  vous  flé- 
chir. Voyez  vous-mêmes  si  la  passion,  la  jeunesse  du  roi,  sa  dignité 
ne  méritent  pas  quelque  indulgence.  Certainement,  pour  peu  que  la 
miséricorde  l'emporte  sur  la  justice,  vous  aurez  quelque  égard  pour 
un  roi,  et  pour  un  roi  si  jeune  encore  ;  vous  lui  ferez  grâce,  du  moins 
cette  fois,  à  condition  qu'il  ne  s'ingérera  plus  à  l'avenir  dans  une 
pareille  entreprise.  Cependant  je  ne  demande  cette  grâce  qu'au  cas 
qu'elle  ne  blesse  ni  la  liberté  de  l'Église  ni  le  respect  qu'on  doit  à 
l'archevêque  que  le  Pape  a  sacré.  Le  roi  même,  toute  l'Église  de 
France,  assez  affligée  d'ailleurs,  la  demandent  humblement.  Hélas  ! 
je  languis,  je  sèche  de  frayeur  à  la  vue  des  maux  dont  le  royaume 
est  menacé.  Il  y  a  un  an  que  je  vous  fis  la  même  prière;  mes  pé- 
chés furent  cause  que  j'aigris  votre  colère  au  lieu  de  l'adoucir,  et 
cette  colère  a  désolé  presque  tout  le  monde  chrétien.  S'il  m'échappa, 
par  un  excès  de  zèle,  quelque  chose  que  j'aurais  dû  supprimer  ou 
dire  en  d'autres  termes,  je  le  désavoue  et  vous  supplie  de  l'oublier. 
Si  je  parlai,  au  contraire,  comme  je  devais,  faites  en  sorte  que  je 
n'aie  point  parlé  inutilement  *. 

1  S.  Bernard,  epist.  219. 


404  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

L'excommunication  du  comte  de  Vermandois  avait  été  levée  pro- 
visoirement; mais,  comme  il  ne  rompait  point  son  mariage  adultère 
avec  la  sœur  de  la  reine,  le  Pape  menaçait  de  l'excommunier  de  nou- 
veau. Le  roi  s'en  plaignit  à  saint  Bernard,  et  lui  recommanda  de 
l'empêcher,  à  cause  des  maux  qui  en  pourraient  suivre.  Bernard 
répondit  au  roi  :  Je  me  suis  toujours  intéressé,  selon  mon  faible 
pouvoir,  à  la  gloire  de  votre  personne  et  au  bien  de  votre  royaume. 
Vous  me  faites  la  grâce  d'en  convenir,  et  votre  propre  conscience 
vous  en  rend  témoignage.  Je  lui  proteste  aussi  que  j'aurai  toujours 
les  mêmes  sentiments.  Mais  je  ne  sais  de  quelle  manière  je  puis  sa- 
tisfaire à  ses  sujets  de  plainte,  et  empêcher  que  le  Pape  n'excom- 
munie de  nouveau  le  comte  Raoul.  Vous  souhaitez  que  je  fasse  tous 
mes  efforts  pour  détourner  ce  coup  ;  vous  m'en  faites  appréhender 
les  suites  funestes.  Mais  je  ne  le  puis,  et,  quand  je  le  pourrais,  je  ne 
vois  pas  que  je  le  doive  raisonnablement  entreprendre;  je  suis  fâché 
du  mal  qui  en  arrivera,  mais  il  ne  faut  point  faire  un  mal  afin  qu'il 
en  arrive  un  bien.  Il  est  plus  sûr  d'abandonner  à  Dieu  l'événement 
de  cette  affaire  :  il  est  assez  puissant  pour  exécuter  et  maintenir  le 
bien  qu'il  a  résolu  de  faire,  pour  détourner  le  mal  que  les  méchants 
méditent,  ou  du  moins  pour  le  faire  retomber  sur  ceux  qui  en  sont 
les  auteurs. 

Ce  qui  m'afflige  le  plus,  c'est  que  Votre  Altesse  me  marque  dans 
sa  lettre  que  cette  affaire  est  un  obstacle  au  traité  de  paix  conclu 
entre  elle  et  le  comte  Thibaud.  Peut-elle  douter  qu'elle  n'ait  fait  une 
faute  considérable  d'avoir  forcé  ce  comte,  les  armes  à  la  main,  de 
jurer,  contre  toutes  les  lois  divines  et  humaines,  que  non-seulement 
il  solliciterait  le  Pape,  mais  qu'il  l'engagerait  à  absoudre  la  personne 
et  la  terre  du  comte  Raoul,  malgré  la  justice  et  la  raison?  Pourquoi 
voulez- vous  ajouter  un  péché  à  un  autre,  et  pousser  à  bout  la  pa- 
tience de  Dieu  ?  Qu'a  fait  le  comte  Thibaud  pour  encourir  une  se- 
conde fois  votre  disgrâce  ?  Ce  prince  s'est  employé  fortement  pour 
faire  absoudre  le  comte  Raoul  contre  les  règles  de  la  justice  ;  il  n'a 
fait  aucune  démarche  pour  le  faire  excommunier  de  nouveau,  selon 
le  serment  qu'il  en  avait  fait,  dans  la  crainte  de  vous  déplaire.  Ne 
veuillez  pas,  sire,  résister  si  ouvertement  à  votre  roi,  au  créateur  de 
l'univers,  et  cela  dans  son  royaume  et  dans  son  domaine  ;  n'ayez 
pas  la  témérité  d'étendre  la  main  si  souvent  contre  celui  qui  ôte  la 
vie  aux  princes  et  qui  est  terrible  aux  rois  de  la  terre.  Je  parle  forte- 
ment, parce  que  je  crains  pour  vous  de  plus  fortes  punitions;  je  ne 
les  craindrais  pas  tant,  si  je  vous  aimais  moins  *. 

1  S.  Bernard.  episL  220. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  405 

Le  jeune  roi  n'écouta  point  ces  conseils  pacifiques  de  la  sagesse. 
Il  aima  mieux  les  conseils  plus  flatteurs  de  quelques  courtisans,  qui 
voyaient  leur  profit  dans  les  troubles  de  la  France.  11  se  résolut  à  re- 
commencer la  guerre.  Alors  saint  Bernard  lui  écrivit  une  lettre  encore 
plus  forte  que  la  précédente.  Dieu  sait,  lui  dit-il,  combien  je  vous  ai 
aimé  du  moment  que  je  vous  ai  connu,  et  combien  j'ai  toujours  eu 
de  zèle  pour  votre  gloire;  vous-même  avez  vu.  Tannée  dernière,  mon 
application  infatigable  à  concerter  avec  vos  fidèles  les  moyens  de 
rétablir  la  paix  dans  votre  royaume.  Mais  je  crains  que  vous  ne  ren- 
diez mes  travaux  inutiles.  Il  parait  en  effet  que  vous  quittez  avec 
trop  de  légèreté  le  bon  parti  que  vous  aviez  pris,  et  qu'un  conseil 
inspiré  par  le  démon  vous  pousse  à  renouveler  les  maux  et  les  ra- 
vages que  vous  vous  repentiez  d'avoir  causés.  Quel  autre  que  le 
démon  vous  inspirerait  le  dessein  de  mettre  encore  tout  à  feu  et  à 
sang?  d'irriter  le  Père  des  orphelins  et  le  Juge  des  veuves,  et  de  le 
contraindre  à  prêter  l'oreille  aux  cris  des  pauvres,  aux  gémissements 
des  captifs  et  au  sang  des  morts  ?  Cet  ennemi  du  genre  humain  fut 
le  premier  homicide  '  :  de  telles  victimes  lui  sont  agréables. 

Après  tout,  ne  rejetez  point  votre  péché  sur  le  comte  de  Cham- 
pagne. Ce  prince  vous  déclare  qu'il  est  disposé  à  la  paix,  il  vous  la 
demande  instamment  aux  conditions  dont  vous  êtes  déjà  convenu; 
il  promet  d'exécuter  ponctuellement  tout  ce  qui  sera  arrêté  par  ceux 
qui  en  furent  les  médiateurs  ;  il  est  prêt  à  réparer,  sans  aucun  délai, 
toutes  les  contraventions  qu'ils  jugeront  avoir  été  faites  au  traité, 
au  cas  qu'il  Tait  violé,  ce  qu'il  ne  croit  pas.  Cependant  vous  n'écou- 
tez point  ces  propositions  de  paix,  vous  ne  gardez  point  la  foi  que 
vous  avez  donnée,  vous  n'acquiescez  point  à  des  conseils  salutaires; 
mais,  par  un  secret  jugement  de  Dieu,  vous  vous  formez  de  fausses 
idées  de  toutes  choses;  vous  regardez  comme  un  affront  ce  qui  vous 
est  honorable, comme  un  honneur  ce  qui  vous  déshonore;  vous  crai- 
gnez la  sécurité,  et  vous  méprisez  ce  qui  est  à  craindre.  On  peut 
vous  faire  le  reproche  que  Joab  faisait  au  saint  roi  David  :  Vous 
aimez  ceux  qui  vous  haïssent,  et  vous  haïssez  ceux  qui  vous  aiment. 
En  effet,  ceux  qui  vous  excitent  à  recommencer  la  guerre  contre  un 
prince  qui  n'a  rien  fait  pour  se  l'attirer  ne  cherchent  point  votre 
gloire,  mais  leur  intérêt,  ou  plutôt  la  volonté  du  démon.  Se  sentant 
trop  faibles  pour  assouvir  leur  ressentiment,  ces  ennemis  de  votre 
couronne,  ces  perturbateurs  manifestes  du  royaume,  y  font  servir 
votre  puissance  royale. 

Mais  quoi  qu'il  vous  plaise  de  faire  de  votre  royaume,  de  votre 

*  Joan.,  8,  44. 


406  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

âme  et  de  votre  couronne,  nous^  enfants  de  TÉglise,  nous  ne  pou- 
vons dissimuler  les  injures  de  notre  mère,  qui  est  méprisée,  foulée 
aux  pieds.  Nous  déplorons  ses  maux  passés,  nous  sommes  sensibles 
à  ses  maux  présents,  nous  craignons  ceux  dont  elle  est  menacée. 
Nous  demeurerons  fermes,  et  nous  combattrons  pour  elle  jusqu'à 
la  mort,  s'il  est  besoin;  au  lieu  de  boucliers  et  d'épées,  nous  em- 
ploierons les  armes  qui  nous  conviennent,  les  prières  et  les  larmes. 
Pour  moi,  outre  mes  prières  ordinaires  pour  vous  et  pour  votre 
royaume,  j'avoue  que  j'ai  encore  soutenu  votre  parti  auprès  du 
Siège  apostolique  par  mes  lettres  et  par  mes  agents,  presque  jusqu'à 
blesser  ma  conscience  et  jusqu'à  m' attirer,  je  n'en  dois  pas  discon- 
venir, la  juste  indignation  du  souverain  Pontife.  Eh  bien,  moi,  irrité 
enfin  de  vos  excès  continuels,  je  vous  dis  que  je  commence  à  me 
repentir  de  mon  imprudence  et  d'avoir  trop  excusé  votre  jeunesse. 
Désormais,  selon  mon  petit  pouvoir,  je  ne  manquerai  point  à  la  vé- 
rité. Je  ne  dissimulerai  plus  que  vous  cherchez  à  renouveler  alliance 
avec  les  excommuniés  ;  que  vous  conspirez  avec  les  scélérats  et  les 
brigands  pour  verser  le  sang,  brûler  les  maisons,  détruire  les  églises 
et  ruiner  les  pauvres  ;  que  vous  courez  au  pillage  avec  le  voleur,  et 
que  vous  faites  société  avec  l'adultère  *,  comme  si  vous  n'étiez  pas 
assez  puissant  par  vous-même  pour  faire  le  mal  sans  vous  associer 
à  d'autres.  Je  ne  dissimulerai  plus  que,  non  content  d'avoir  fait  un 
serment  illicite  et  maudit  contre  l'église  de  Bourges,  par  une  im- 
prudence qui  a  été  la  source  funeste  d'une  infinité  de  maux,  vous 
expiez  enfin  ce  péché,  en  défendant  que  l'on  donne  un  pasteur  à 
Châlons  aux  ouailles  de  Jésus-Christ  ;  en  permettant,  contre  les  lois 
delà  justice,  que  votre  frère  mette  ses  troupes  en  garnison  dans  les 
maisons  épiscopales,  que  les  biens  de  l'Eglise  soient  pillés  et  em- 
ployés à  des  usages  profanes  et  criminels.  Je  vous  le  dis,  si  vous 
continuez,  votre  péché  ne  sera  pas  longtemps  impuni.  C'est  pour- 
quoi, mon  seigneur  et  roi,  je  vous  exhorte  et  vous  conseille,  comme 
un  fidèle  ami,  de  vous  désister  promptement  de  cette  malice,  et  de 
vous  humilier,  à  l'exemple  du  roi  de  Ninive,  afin  de  prévenir  la 
main  déjà  levée  pour  vous  frapper.  Je  parle  durement,  parce  que  je 
crains  pour  vous  des  choses  plus  dures  encore  ;  mais  souvenez-vous 
de  ces  paroles  du  Sage  :  Les  blessures  d'un  ami  valent  mieux  que  les 
baisers  d'un  ennemi  2. 

Le  roi  écrivit  à  saint  Bernard,  pour  justifier  sa  conduite  par  di- 
verses raisons.  Le  saint  en  écrivit  aux  deux  principaux  conseillers 
du  roi,  JosceUn,  évéque  de  Soissons,  et  Suger,  abbé  de  Saint-Denis. 

1  Psalm.,  49, 18.  —  2  Prov.,  27,  6.  S.  Bern,  epist.  221. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  407 

J'ai  exposé  au  roi,  leur  dit-il,  les  désordres  qui  se  commettent  dans 
son  royaume,  et  qu'on  dit  même  qu'il  autorise.  Comme  vous  êtes 
de  son  conseil,  j'ai  jugé  à  propos  de  vous  communiquer  sa  réponse. 
Est-il  possible  qu'il  soit  persuadé  de  ce  qu'il  m'écrit?  et,  s'il  ne^  l'est 
point,  prétend-il  me  le  persuader,  à  moi  qui  suis,  comme  vous 
savez,  pleinement  instruit  de  tout  ce  qui  s'est  fait  pour  le  rétablisse- 
ment de  la  paix  ?  Afin  de  me  convaincre  qu'il  y  a,  de  la  part  du 
comte  de  Champagne,  une  contravention  au  traité,  voici  ses  propres 
termes  ;  vous  les  lirez  dans  sa  lettre  :  «  Les  évêques  sont  encore  sus- 
pens, mon  royaume  est  en  interdit.  »  Gomme  si  le  comte  Thibaud 
était  maître  de  faire  lever  un  interdit  ecclésiastique,  ou  qu'il  s'y  fût 
obligé.  «  On  s'est  joué,  dit-il,  du  comte  Raoul,  en  renouvelant  son 
excommunication.  »  En  quoi  cela  regarde-t-il  le  comte  Thibaud? 
N'a-t-il  pas  travaillé  de  bonne  foi  à  faire  réussir  ce  qu'il  a  promis? 
N'a-t-il  pas  pleinement  exécuté  sa  parole  ?  Le  comte  Raoul  a  été 
surpris  dans  sa  malice  ;  il  est  tombé  dans  la  fosse  qu'il  s'est  creusée. 
Est-ce  donc  là  une  raison  suffisante  pour  rompre  un  traité  solennel, 
un  motif  capable  d'enflammer  la  colère  du  roi  contre  Dieu  et  son 
Église,  au  préjudice  de  sa  propre  personne  et  de  son  royaume? 
Fallait-il  que  le  roi  s'oubliât  pour  un  sujet  si  léger,  jusqu'à  envoyer 
son  frère  à  la  tête  d'une  armée,  perdre  et  ravager  les  terres  d'un 
prince,  son  vassal,  sans  lui  avoir  déclaré  la  guerre,  ni  signifié  même 
les  raisons  de  cette  rupture  ?  Fallait-il,  de  plus,  qu'il  commençât 
cette  expédition  par  la  prise  de  Châlons,  au  préjudice  du  traité  par- 
ticulier qu'il  avait  fait  avec  ce  prince  au  sujet  de  cette  ville? 

Saint  Bernard,  après  avoir  réfuté  de  même  d'autres  prétextes 
allégués  par  le  roi,  s'adresse  aux  deux  conseillers  en  ces  termes  : 
Après  tout,  je  suppose  que  le  comte  de  Champagne  ait  tort;  pour- 
quoi s'en  prendre  à  l'Église  ?  Quel  mécontentement  a  donné  au  roi 
non-seulement  l'église  de  Bourges,  mais  celles  de  Châlons,  de  Reims, 
de  Paris?  Qu'il  se  fasse  justice  à  l'égard  du  comte;  mais  de  quel 
droit,  je  vous  prie,  pille-t-il  les  terres  et  les  biens  des  églises  ?  em- 
pêche-t-il  que  les  brebis  du  Christ  n'aient  des  pasteurs,  tantôt  en 
s'opposant  au  sacre  des  évêques  élus;  tantôt,  ce  qui  est  sans  exem- 
ple, en  ordonnant  qu'on  diffère  l'élection  jusqu'à  ce  qu'il  ait  con- 
sumé le  bien  des  églises,  dissipé  le  patrimoine  des  pauvres,  ravagé 
tout  le  diocèse?  Sont-ce  là  les  conseils  que  vous  lui  donnez?  D'un 
côté,  il  est  peu  croyable  qu'il  agisse  contre  votre  avis;  de  l'autre,  il 
est  encore  moins  croyable  que  vous  ayez  l'âme  assez  noire  pour  lui 
inspirer  de  si  mauvais  desseins.  Ce  serait  évidemment  vouloir  faire 
un  schisme,  se  révolter  contre  Dieu,  réduire  l'Église  en  servitude, 
anéantir  la  liberté  ecclésiastique.  Tout  Chrétien  zélé,  tout  digne  fils 


408  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIIL  — De  1125 

de  l'Église  s'opposera,  comme  un  mur,  pour  la  défense  de  la  maison 
de  Dieu.  Et  vous,  si  vous  êtes  enfants  de  la  paix,  si  vous  aimez  celle 
de  l'Église,  comment  pouvez-vous,  je  ne  dis  pas  traiter  de  telles 
affaires,  mais  assister  à  un  conseil  d'État  si  injuste  ?  On  a  droit  d'im- 
puter tout  le  mal  qu'un  jeune  roi  peut  commettre  à  des  ministres 
que  l'âge  et  l'expérience  rendent  inexcusables  *. 

L'évêque  de  Soissons  et  l'abbé  de  Saint-Denis  se  plaignirent  tous 
deux  à  saint  Bernard,  le  premier  surtout  avec  une  certaine  amer- 
tume, de  ce  qu'il  les  supposait  aimant  la  division  et  le  schisme  et 
fomentant  le  scandale.  Bernard  répondit  à  l'évêque  de  Soissons  qu'il 
ne  l'avait  ni  dit,  ni  écrit,  ni  pensé,  et  que,  toutefois,  il  lui  demandait 
pardon  de  cette  offense  prétendue,  voulant  ne  répondre  au  blâme 
que  par  des  prières.  Au  reste,  ajoute-t-il,  afin  que  vous  ne  pensiez 
pas  que  mes  soumissions  et  mes  excuses  m'ôtent  l'esprit  de  liberté, 
j'ai  vu,  je  l'avoue,  et  je  vois  encore  avec  douleur,  que  vous  manquez 
du  courage  qu'il  faudrait  pour  venger  les  outrages  du  Christ  et  pour 
défendre  la  liberté  de  l'Église.  Cette  douleur  m'a  contraint  de  vous 
dire  des  duretés,  mais  non  pas  celles  que  vous  me  reprochez.  Je 
croyais,  et  je  croirais  encore  si  je  n'appréhendais  de  vous  offenser, 
qu'il  ne  vous  suffit  pas  de  n'être  point  auteur  du  schisme;  que  vous 
devez,  de  plus,  résister  avec  fermeté  à  ceux  qui  le  font,  de  quelque 
qualité  qu'ils  puissent  être  ;  que  vous  devez  avoir  en  horreur  leur 
conseil  et  leur  cabale.  Je  croirais  qu'il  vous  serait  glorieux  de  pou- 
voir dire  avec  David  :  Je  déteste  l'assemblée  des  méchants,  je  ne 
veux  point  prendre  place  avec  les  impies  ^.  Ce  zèle  ne  convenait-il 
qu'au  prophète  ?  ne  sied-il  pas  au  prêtre  du  Seigneur,  lequel  doit 
dire  dans  un  même  esprit  :  Seigneur,  je  hais  ceux  qui  vous  haïssent, 
je  brûle  de  zèle  contre  vos  ennemis  ^  ? 

Plût  à  Dieu,  je  le  dis  sans  blesser  le  respect  que  je  vous  dois, 
plût  à  Dieu  que  vous  eussiez  fait  éclater  un  zèle  semblable  envers  un 
jeune  roi  qui,  emporté  par  une  passion  cruelle  plutôt  que  par  une 
légèreté  d'esprit  ordinaire  à  son  âge,  se  moque  de  vos  conseils  salu- 
taires et  de  la  parole  qu'il  a  donnée,  trouble  sans  aucun  motif  tout 
son  royaume,  s'attaque  au  ciel  et  à  la  terre,  ravage  l'Église,  profane 
le  sanctuaire,  favorise  les  méchants,  persécute  les  gens  de  bien,  fait 
mourir  les  innocents  !  Que  ne  gémissez-vous  de  tant  de  maux  !  que 
ne  tâchez-vous  d'en  arrêter  le  cours  !  Mais  je  n'ai  pas  la  témérité 
d'enseigner  un  docteur  consommé,  moins  encore  de  reprendre  un 
évêque,  à  qui  il  appartient  de  reprendre  celui  qui  pèche,  de  redres- 
ser celui  qui  s'égare  *. 

1  s.  Bern.  epist.  222.  —  2  Psalm.  25,  5.  —  3  Ihid.,  138,  21.  —  *  S.  Bernard, 
epist.  123. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  409 

Cependant  saint  Bernard  et  son  ami  Hugues,  évêque  d'Auxerre, 
faisaient  tous  leurs  efforts  pour  amener  une  réconciliation  entre  le 
roi  et  le  comte  de  Champagne,  et  mettre  un  terme  aux  maux  de  la 
guerre.  Il  y  eut  à  ce  sujet  une  conférence  à  Corbeil,  mais  sans  résul- 
tat. Les  deux  médiateurs  s'en  plaignirent  au  roi  même.  Nous  sommes 
depuis  longtemps  hors  de  chez  nous;  nous  abandonnons  nos  affaires 
pour  travailler  à  la  paix  de  votre  royaume.  Nous  le  faisons  avec 
toute  la  fidélité  possible,  Dieu  en  est  témoin.  Cependant  nous  déplo- 
rons le  peu  de  succès  de  nos  travaux.  Les  pauvres  ne  cessent  point 
de  crier  après  nous,  la  désolation  du  pays  augmente  de  jour  en  jour. 
De  quel  pays,  demandez-vous?  du  vôtre.  Tous  ces  désordres  arri- 
vent dans  le  sein  de  vos  propres  États,  et  en  causent  la  destruction; 
car,  amis  ou  ennemis,  ce  sont  vos  sujets  mêmes  que  cette  guerre 
appauvrit,  réduit  en  prison,  ruine  sans  ressource.  N'appréhendez- 
vous  pas  que  cette  parole  du  Sauveur  ne  se  vérifie  à  votre  égard  : 
Tout  royaume  divisé  contre  lui-même  sera  détruit  *?  Bien  plus,  ceux 
qui  le  divisent  et  le  désolent  vous  mettent  à  leur  tête,  comme  si  vous 
étiez  l'auteur  de  tous  ses  maux;  vous  qu'ils  devraient  redouter 
comme  le  défenseur  du  royaume  et  le  vengeur  de  ses  sujets.  Nous 
nous  flattions  d'abord  qu^enfin  Dieu  vous  avait  touché  et  éclairé; 
que,  convaincu  de  leur  malice  et  de  vos  égarements,  vous  étiez  résolu 
de  sortir  de  leurs  pièges,  d'embrasser  un  parti  plus  salutaire.  Mais, 
hélas  !  la  conférence  de  Corbeil  a  presque  fait  évanouir  nos  espé- 
rances ;  nous  filmes  renvoyés,  permettez-nous  de  le  dire,  d'une 
manière  peu  raisonnable.  Le  trouble  et  l'agitation  que  vous  fîtes 
paraître  nous  ôta  la  liberté  de  vous  éclaircir  sur  ce  qui  vous  avait 
choqué  dans  notre  discours.  Si  vous  aviez  daigné  nous  donner  une 
audience  paisible,  nous  nous  persuadons  que  vous  auriez  reconnu 
que,  dans  la  situation  où  sont  les  affaires,  on  ne  vous  proposait  rien 
que  d'honnête  et  de  raisonnable.  Votre  trouble  nous  jette  nous- 
mêmes  dans  le  trouble  et  la  consternation,  nous  rend  incertains  et 
irrésolus  sur  le  parti  que  nous  devons  prendre,  quelque  bien  inten- 
tionnés pour  vous  que  nous  puissions  être.  Voilà  ce  que  causent  des 
esprits  brouillons  et  peu  éclairés,  qui  vous  intipaident  par  de  faux 
bruits,  qui  confondent  le  bien  et  le  mal,  et  lui  font  prendre  l'un  pour 
l'autre.  Les  deux  négociateurs  finissent  par  envoyer  au  prince  une 
personne  de  confiance  pour  lui  expHquer  leurs  intentions  de  vive 
voix,  et  savoir  les  siennes  2. 

Saint  Bernard,  qui  avait  plaidé  si  vivement  la  cause  du  roi  auprès 
du  Pape,  voyant  que  le  prince  ne  tenait  point  ses  promesses,  se  crut 

1  Luc,  XI,  17.  —  2  S.  Bern.  epist.  226. 


410  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.— De  1125 

obligé  d'en  informer  le  chef  de  TÉglise.  Il  écrivit  donc  au  cardinal- 
évêque  de  Palestrine  :  Jérémie  se  plaint  de  ses  ennemis  en  ces 
'termes  :  Souvenez-vous^  Seigneur^  que  je  me  suis  présenté  à  vous 
pour  vous  parler  en  leur  faveur;  que  j'ai  tâché  de  détourner  d'eux 
votre  colère.  Et  il  conclut  :  Réduisez  donc  leurs  enfants  à  la  mendi- 
cité, donnez-les  en  proie  au  glaive  *.  Ce  sont  les  imprécations  du 
prophète.  Comme  je  me  trouve  dans  un  cas  semblable,  je  m'appli- 
que ce  passage,  et  je  le  cite  à  votre  Révérence;  car  vous  savez  avec 
quelle  chaleur  j'ai  soutenu  les  intérêts  du  roi  auprès  du  Pape,  absent 
de  corps,  mais  présent  en  esprit.  Je  l'ai  fait  sur  les  belles  promesses 
dont  il  m'a  flatté.  Aujourd'hui  qu'il  rend  le  mal  pour  le  bien,  je  suis 
obligé  de  me  dédire.  Je  suis  confus  de  m'être  leurré  par  de  vaines 
espérances,  je  vous  rends  grâces  de  m'avoir  refusé  ce  que  je  vous 
demandais  par  trop  de  simplicité.  Je  m'imaginais  avoir  de  la  défé- 
rence pour  un  roi  pacifique  ;  et  voilà  que  je  me  trouve  avoir  eu  une 
basse  complaisance  pour  le  plus  grand  ennemi  de  l'Église.  Hélas  !  on 
foule  aux  pieds  les  choses  saintes,  on  réduit  l'Église  à  une  honteuse 
servitude  ;  on  s'oppose  aux  élections  des  évêques,  et  si  le  clergé  ose 
en  éhre  quelqu'un,  on  lui  interdit  les  fonctions  de  l'épiscopat.  Paris 
languit  sans  pasteur,  nul  n'a  la  hardiesse  d'en  murmurer  et  de  s'en 
plaindre.  On  pille  les  maisons  épiscopales,  on  porte  des  mains  sacri- 
lèges sur  les  terres  et  les  vassaux  qui  en  dépendent,  on  se  saisit  des 
revenus  par  avance.  Il  y  a  déjà  longtemps  que  Châlons  s'est  élu  un 
évêque,  mais  il  n'en  a  que  le  nom.  Jugez  quel  dommage  en  souiîre 
le  troupeau  du  Seigneur.  Le  roi  substitue  son  frère  Robert  à  la  place 
de  l'évêque;  et  ce  prince,  exécutant  sa  commission  avec  rigueur, 
dispose  en  maître  absolu  des  biens  de  l'Église,  fait  retentir  tous  les 
jours  jusqu'au  ciel  la  voix  des  victimes  qu'il  immole,  les  cris  des 
opprimés,  les  larmes  des  veuves,  les  plaintes  des  orphelins,  les  gé- 
missements des  prisonniers,  le  sang  des  mourants.  Et  comme  si  sa 
fureur  trouvait  les  bornes  de  cet  évêché  trop  étroites,  il  l'étend  sur 
celui  de  Reims,  sur  ce  pays  des  saints,  sans  épargner  ni  prêtres,  ni 
moines,  ni  religieuses.  Ces  régions  fertiles,  ces  bourgs  si  populeux 
de  Sainte-Marie,  de  Saint-Remi,  de  Saint-Nicaise,  de  Saint-Thierri, 
ne  sont  presque  plus  qu'un  affreux  désert,  tant  il  y  a  répandu  de 
sang.  On  entend  dire  de  toutes  parts  :  Faisons  notre  héritage  du 
sanctuaire  de  Dieu  2.  C'est  ainsi  que  le  roi  répare  le  tort  qu'il  a  fait 
à  l'église  de  Rourges,  par  un  serment  aussi  cruel  que  celui  d'Hérode. 
Saint  Rernard  parle  ensuite  des  prétextes  que  le  roi  mettait  en  avant 
pour  rompre  la  paix  conclue  avec  le  comte  de  Champagne,  et  prie 

1  Jérém.,  18,  20.  —2  Psalm.  82. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  411 

l'évêque  de  Palestrine  d'exciter  le  Pape  à  réprimer  ces  désordres  *. 

Mais  le  pape  Innocent  II  mourut  avant  la  conclusion  de  cette 
affaire.  Lui-même  vit  des  troubles  semblables  à  Rome.  Depuis  long- 
temps il  avait  excommunié  les  Tiburtins,  et  tenait  leur  ville  assiégée  ; 
enfin  il  les  contraignit  à  se  rendre  à  des  conditions  raisonnables. 
Mais  les  Romains  n'en  furent  pas  contents,  se  souvenant  d'avoir  été 
battus  l'année  précédente  en  une  sortie  que  firent  les  assiégés.  Ils 
voulaient  donc  que  le  Pape  ne  pardonnât  aux  Tiburtins  qu'à  condi- 
tion d'abattre  leurs  murailles  et  de  sortir  tous  de  la  province  ;  et, 
irrités  de  ce  qu'il  les  avait  traités  humainement,  ils  firent  une  sédi- 
tion, s'assemblèrent  au  Capitole,  rétablirent  le  sénat  aboli  depuis 
longtemps,  prétendant  renouveler  ainsi  l'ancienne  dignité  de  Rome, 
et  recommencèrent  la  guerre  contre  les  Tiburtins.  Le  Pape  s'opposa 
autant  qu'il  put  à  leur  dessein^  employant  les  menaces  et  les  pré- 
sents ;  car,  dit  Otton  de  Frisingue,  il  prévoyait  que  l'Église  pourrait 
perdre  un  jour  par  là  l'autorité  temporelle  sur  Rome,  qu'elle  avait 
reçue  de  Constantin,  et  toujours  conservée  depuis.  Au  milieu  de  ces 
efforts  pour  ramener  le  peuple,  Innocent  II  tomba  malade  le  2.4™® 
de  septembre  114.3,  après  treize  ans  et  sept  mois  de  pontificat.  Deux 
jours  après,  on  élut  le  cardinal  Gui  de  Castel,  Toscan  de  nation,  qui 
fut  nommé  Célestin  II,  mais  ne  tint  le  Saint-Siège  que  cinq  mois  ^. 

Il  était  connu  en  France  pour  y  avoir  été  disciple  d'Abailard  dans 
sa  jeunesse,  et  depuis  légat  d'Innocent.  Un  annaliste  contemporain 
a  dit  de  lui  qu'il  avait  été  distingué  par  les  trois  sortes  de  qualités 
qui  contribuent  le  plus  à  la  réputation  d'un  homme  de  son  rang,  la 
naissance,  l'érudition  et  une  capacité  universelle  dans  les  emplois  ^. 
Son  élection  eut  quelque  chose  d'unique.  Le  peuple  de  Rome  était 
travaillé  d'une  révolution  politique.  Les  meneurs  cherchaient  à  se- 
couer la  souveraineté  temporelle  du  Pontife  romain.  L'élection  seule 
d'un  Pape  avait  souvent  donné  lieu  à  des  troubles  qui  agitaient  le 
monde  entier.  Une  élection  dans  des  conjonctures  pareilles  laissait  à 
craindre  des  troubles  bien  plus  graves.  Tout  le  contraire  arriva.  Au 
lieu  d'augmenter  l'agitation  existante,  l'élection  du  nouveau  Pape  la 
calma  tout  d'un  coup.  Les  cardinaux,  aux  acclamations  du  clergé  et 
du  peuple  de  Rome,  le  choisirent  d'une  voix  unanime.  C'est  ce  que 
lui-même  témoigne  dans  sa  lettre  du  6  novembre  à  Pierre  le  Véné- 
rable, abbé  de  Clugni,  qui  avait  déjà  appris  son  élection  d'ailleurs, 
et  la  regardait  comme  un  miracle  *. 

Célestin  II  était  à  peine  sur  le  Siège  de  Saint-Pierre,  qu'il  reçut  de 

1  S.  Bern.  epist.  224.  —  2  otto  Frising.,  Cht^on.,  1.  7,  c.  37.  —  *  Chron. 
Mauriniac.  *  Baron,  et  Pagi,  an.  1143.  Labbe,  t.  10.  Mansi,  t.  21. 


41.2  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.— De  1125 

France  deux  ambassades  :  l'une  du  roi  Louis  le  Jeune,  l'autre  du 
comte  Thibauld  de  Champagne.  Le  roi  le  priait  de  lever  l'interdit 
qui  pesait  depuis  deux  ans  sur  son  royaume  ;  le  comte,  appuyé  d'une 
lettre  de  saint  Bernard,  le  priait  de  ménager  sa  paix  avec  le  roi.  Les 
esprits  étaient  disposés  à  une  réconciliation  sincère.  Le  roi  consen- 
tait à  reconnaître  l'archevêque  de  Bourges,  et  à  rendre  aux  églises 
la  liberté  des  élections.  Toutes  les  clauses  ayant  été  réglées  d'avance, 
les  ambassadeurs  eurent  une  audience  publique;  ils  assurèrent  le 
Pontife  de  l'obéissance  du  roi,  et  le  prièrent  de  lever  l'interdit  qui 
avait  été  jeté  par  son  prédécesseur  sur  quelques  provinces  du 
royaume.  Le  Pape,  ayant  écouté  et  reçu  leur  prière,  se  leva  de  son 
siège;  puis,  se  tournant  vers  la  France,  et  étendant  la. main  de  ce 
côté  en  forme  de  bénédiction,  il  déclara  l'interdit  levé  et  les  peuples 
absous  *. 

La  réconciliation  du  roi  Louis  le  Jeune  avec  l'Église  fut  si  sincère, 
que,  pour  expier  les  fautes  de  sa  jeunesse,  nous  lui  verrons  entre- 
prendre le  voyage  de  la  terre  sainte.  Il  ne  se  réconcilia  pas  moins 
sincèrement  avec  le  comte  de  Champagne,  car  nous  lui  verrons  plus 
tard  épouser  une  de  ses  filles.  Quant  à  Pierre  de  la  Châtre,  arche- 
vêque de  Bourges,  il  se  montra  toujours  un  digne  prélat.  Il  sut  ga- 
gner jusqu'aux  bonnes  grâces  du  roi,  et  lui  faire  regretter  de  l'avoir 
connu  trop  tard.  Il  lui  rendit  même  d'importants  services,  en  qualité 
de  primat  d'Aquitaine  2. 

Célestin  II,  dont  il  est  encore  quelques  lettres  sur  des  affaires  par- 
ticulières, mourut  le  9"^  de  mars  H44.  Trois  jours  après,  le  diman- 
che 12"^  de  mars,  fut  élu  Pape  le  cardinal-prêtre  Gérard,  et  couronné 
sous  le  nom  de  Lucius  II.  Il  était  natif  de  Bologne  et  chanoine  régu- 
lier. Honorius  II  le  fit  cardinal  de  Sainte- Croix  et  bibliothécaire  de 
l'Eglise  romaine.  Innocent  II,  connaissant  son  mérite,  le  fit  chance- 
lier après  la  mort  d'Aimeric,  et,  en  mourant,  il  lui  confia  les  biens 
de  l'Église  romaine. 

Lucius  II,  dans  un  concile  ou  conseil  auquel  assistèrent  entre  au- 
tres Raimond,  archevêque  de  Tolède,  et  Henri,  évêque  de  Winches- 
ter, termina  le  différend  qui  durait  depuis  si  longtemps  entre  l'ar- 
chevêque de  Tours  et  l'évêque  de  Dol,  touchant  la  juridiction  sur  les 
évêques  de  Bretagne.  Le  pape  Urbain  II  l'avait  adjugée  à  l'archevêque 
de  Tours  cinquante  ans  auparavant.  Lucius  II  confirma  cette  sen- 
tence par  une  bulle  du  15  mai  HM;  avec  cette  restriction,  toutefois, 
que  l'évêque  Geoffroi  deDol,  tant  qu'il  gouvernerait  cette  église,  au- 
rait le  pallium  et  ne  serait  soumis  qu'au  Pape  ^.  Le  même  Pape 

1  Chron.  Maurin.,  apud  Pagi.  an.  1143,  n.  7.  —  ^  Acta  patriarch.  Biturig. 
Labbe.  Biblioth.  nov.,  t.  2.-3  Mansi,  t.  21,  p.  619. 


à  1153del'èrechr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  413 

confirma  la  primatie  déjà  donnée  à  l'église  de  Tolède  par  Urbain  II 
sur  toute  TEspagne,  cinquante-six  ans  auparavant  *. 

Cependant,  à  Rome,  le  parti  des  révolutionnaires,  imbu  des  maxi- 
mes subversives  d'Arnaud  de  Bresce,  remuait  de  nouveau  pour  ôter 
au  Pape  la  souveraineté  temporelle,  disant  qu'à  la  manière  des  an- 
ciens Pontifes  il  ne  devait  vivre  que  des  dîmes  et  des  oblations  des 
fidèles.  Ils  tâchèrent  de  mettre  dans  leur  parti  le  roi  d'Allemagne, 
Conrad,  qu'ils  appelaient  pompeusement  le  seigneur  de  Rome  et  de 
l'univers.  Lucius  II  lui  écrivit  de  son  côté .  Conrad  rejeta  les  proposi- 
tions des  rebelles;  et,  ayant  reçu  avec  honneur  les  légats  du  Pape,  il 
les  congédia  avec  l'assurance  qu'il  s'emploierait  toujours  pour  la 
défense  des  droits  du  Saint-Siège  '^. 

Tandis  que  des  rêveurs  politiques  voulaient  ôter  Rome  aux  Papes, 
sans  lesquels  Rome  n'eût  pas  même  existé,  sans  lesquels  Rome  ne 
pourrait  pas  plus  dominer  sur  le  nouvel  univers  que  Ninive  et  Baby- 
lone  qui  ne  sont  plus,  la  Providence  leur  montrait  que  la  gloire,  la 
puissance,  l'empire  de  Rome  chrétienne  ne  sont  et  ne  peuvent  être 
que  dans  le  successeur  de  saint  Pierre. 

L'an  1139,  Alphonse-Henriquez,  comte  de  Portugal,  remporte, 
le  25  juillet,  une  grande  victoire  sur  cinq  rois  maures.  Il  est  pro- 
clamé roi  sur  le  champ  de  bataille  par  ses  soldats.  Le  nouveau 
roi  de  Portugal  envoya  au  pape  Lucius  II  l'archevêque  de  Bretagne 
avec  la  charte  suivante  :  A  Lucius  II,  Alphonse,  roi  de  Portugal. 
Sachant  que  les  clefs  du  royaume  des  cieux  ont  été  données  au  bien- 
heureux Pierre  par  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  j'ai  voulu  l'avoir 
pour  patron  et  avocat  auprès  du  Dieu  tout-puissant,  afin  que,  dans 
la  présente  vie,  je  ressente  son  secours  et  conseil  dans  mes  besoins, 
et  que,  par  le  suffrage  de  ses  mérites,  je  puisse  parvenir  à  la  félicité 
éternelle.  C'est  pourquoi,  moi  Alphonse>  par  la  grâce  de  Dieu,  roi 
de  Portugal,  par  la  main  du  seigneur  Gui,  cardinal -diacre  et  légat  du 
Siège  apostolique,  j'ai  fait  hommage  à  mon  seigneur  et  Père,  le  pape 
Innocent,  et  j'offre  aussi  ma  terre  au  bienheureux  Pierre  et  à  la  sainte 
Église  romaine,  sous  le  cens  annuel  de  quatre  onces  d'or,  avec  cette 
clause  et  teneur,  que  ceux  qui  tiendront  ma  terre  après  ma  mort 
payeront  le  même  cens  au  bienheureux  Pierre  chaque  année,  et  que 
moi,  comme  étant  le  propre  soldat  de  saint  Pierre  et  du  Pontife  ro- 
main, j'obtiendrai,  tant  pour  ma  personne  que  pour  ma  terre  et  ce 
qui  peut  intéresser  sa  dignité  et  son  honneur,  la  protection  et  l'assis- 
tance du  Siège  apostolique,  et  que  je  ne  reconnaîtrai  jamais  dans  ma 
terre  l'autorité  d'aucune  puissance,  soit  ecclésiastique,  soit  séculière, 

1  Mansi,  t.  21,  p.  609.—  2  Otto  Fris.,  De  Gest.  Frider.,  \.  1,  c.  27. 


414  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.—  De  1155 

si  ce  n'est  celle  du  Siège  apostolique  ou  celle  de  son  légat.  Cette 
charte  d'oblation  et  d'assurance  a  été  faite  aux  ides  de  décembre^ 
ère  1180,  c'est-à-dire  le  43  décembre  1142.  Moi  Alphonse,  roi  de 
Portugal,  j'ai  fait  faire  cette  charte,  et,  de  grand  cœur,  je  la  confirme 
de  ma  main,  en  présence  de  témoins  légitimes.  C'étaient  les  évéques 
de  Brague,  de  Coïmbre  et  de  Portugal  ou  Porto  qui  souscrivirent 
après  le  roi.  Le  Pape  Lucius  II  accepta  le  renouvellement  de  cet 
hommage,  fait  au  nom  du  roi  par  l'évéque  de  Brague,  et  en  écrivit 
au  prince  une  lettre  que  nous  avons  encore  ^.  C'est  ainsi  que  le  fon- 
dateur du  royaume  de  Portugal  en  sanctifia  l'origine. 

On  voit  ici  en  quoi  consistaient  réellement  la  gloire,  la  grandeur  et 
la  puissance  de  Rome  chrétienne  :  c'est  dans  cette  soumission  vo- 
lontaire des  royaumes  chrétiens  à  son  autorité  protectrice,  même 
pour  le  temporel.  Ceux  des  Romains  qui  ne  voulaient  à  Rome  d'au- 
tre souverain  qu'un  roi  allemand,  qu'ils  appelaient  le  seigneur  de 
l'univers,  étaient  de  vrais  fous.  Si  Rome  n'avait  eu  d'autre  maître 
qu'un  roi  allemand,  elle  n'eût  pas  plus  été  la  capitale  de  l'empire,  et 
surtout  de  l'univers,  que  Hambourg  ou  Cracovie.  Au  lieu  de  conci- 
lier à  Rome  l'empire  du  monde  chrétien,  l'empire  de  l'univers  régé- 
néré, leurs  folles  prétentions  n'allaient  qu'à  le  lui  faire  perdre.  Il  fau- 
dra que  les  Papes  sauvent  Rome  contre  l'aveuglement  imbécile  de 
quelques  Romains,  comme  ils  Font  sauvée  contre  la  fureur  des 
Barbares. 

Tandis  que,  d'un  côté,  Lucius  II  était  tracassé  par  les  émeutiers 
de  Rome,  il  était  chagriné,  de  l'autre,  par  le  Normand  Roger,  pre- 
mier roi  de  Sicile,  qui,  oubliant  ses  obligations  envers  le  Saint-Siège, 
avait  recommencé  la  guerre  dans  Tltahe  méridionale. 

Le  Pape,  quoique  malade,  eut  une  entrevue  avec  lui,  et,  ne  pou- 
vant encore  faire  une  paix  durable,  conclut  au  moins  une  trêve.  C'est 
ce  que  le  Pape  écrit,  le  22  septembre  1144,  à  Pierre  le  Vénérable, 
abbé  de  Clugni,  en  lui  demandant  treize  de  ses  moines  pour  les  pla- 
cer à  Rome  dans  le  monastère  de  Saint-Sabas  2. 

Dans  l'Italie  septentrionale,  la  plupart  des  villes  étaient  ou  liguées 
ou  en  guerre  les  unes  contre  les  autres  :  Vérone  et  Vicence  contre 
Padoue  et  Trévise,  Pise  contre  Lucques,  Venise  contre  Ravenne. 

Le  pape  Lucius  II  travaillait  à  les  ramener  à  la  paix,  et  il  parvint, 
ce  semble,  à  réconcilier  les  Vénitiens  et  les  Pisans  ^.  Mais  ce  Pontife 
mourut  après  un  pontificat  de  onze  mois  et  quatorze  jours.  Suivant 
un  auteur,  il  avait  réduit  par  la  force  les  factieux  de  Rome;  suivant 

1  Mansi,  t.  21,  p.  616  et  616.  —  «  Ibid.,  p.  608.  —  »  Danul  ,  Chron.  rer. 
Italie,  t.  12. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  415 

d'autreSj  il  essaya  vainement  de  les  réduire  i.  Quoi  qu'il  en  soit,  il 
mourut  le  25  février  HiS. 

Le  27  du  même  mois,  les  cardinaux  élurent,  sous  le  nom  d'Eu- 
gène III,  Bernard  de  Pise,  moine  de  Clairvaux,  puis  abbé  de  Saint- 
Anastase,  à  Rome.  Il  fut  intronisé  le  même  jour  dans  la  chaire  pon- 
tificale de  Latran.  Il  devait  être  sacré  le  dimanche  d'après.  Mais, 
ayant  su  que  les  factieux  voulaient  profiter  de  la  circonstance  pour 
lui  faire  confirmer  leurs  entreprises  politiques,  il  sortit  secrètement 
de  Rome  avec  les  cardinaux,  et  fut  ordonné  dans  le  monastère  de 
Farfe,  le  4™"^  de  mars  2. 

Le  nouveau  Pape  était  à  Viterbe,  lorsqu'il  lui  vint  une  députation 
des  évêques  d'Arménie  et  de  leur  catholique  ou  patriarche,  qui  avait, 
suivant  eux,  plus  de  mille  évêques  sous  sa  juridiction.  Ils  avaient 
été  dix-huit  mois  à  faire  leur  voyage.  Arrivés  à  Viterbe,  ils  saluèrent 
le  Pape,  et  lui  offrirent  de  la  part  de  leur  église  une  soumission 
pleine  et  entière.  L'historien  Otton,  évêque  de  Frisingue,  était  pré-, 
sent  à  l'audience.  Les  députés  d'Arménie  venaient  consulter  l'Église 
romaine  et  se  rapporter  à  son  jugement  sur  les  différends  qu'ils 
avaient  avec  les  Grecs;  car  ils  ne  mettaient  point  d'eau  dans  le  vin 
pour  le  saint  sacrifice,  comme  font  les  Grecs  et  les  Latins,  quoiqu'ils 
y  emploientdu  pain  levé  comme  les  Grecs.  De  plus,  ils  ne  font  qu'une 
fête  de  Noël  et  de  l'Epiphanie.  Ils  venaient  donc  chercher  le  juge- 
ment de  l'Église  romaine  sur  ces  différends  et  autres,  et  demandaient 
encore  qu'on  leur  donnât  la  forme  du  sacrifice  suivant  l'usage  de 
Rome.  Le  Pape  les  reçut  avec  beaucoup  de  joie,  les  fit  assister  à  la 
messe,  de  manière  à  ce  qu'ils  pussent  voir  de  près  ce  que  le  saint  sa- 
crifice a  de  plus  secret,  et  il  leur  recommanda  d'observer  tout  exacte- 
ment. Un  des  députés,  qui  était  évêque,  assistant  ainsi  à  la  messe  le 
18°"®  de  novembre,  jour  de  la  dédicace  de  Saint-Pierre  de  Rome,  vit, 
sur  la  tête  du  Pape  officiant,  un  rayon  de  soleil  et  deux  colombes 
qui  montaient  et  descendaient,  sans  qu'il  pût  découvrir  par  où  en- 
traient ces  colombes  et  cette  lumière.  Convaincu  que  c'était  un  mi- 
racle, et  d'autant  plus  porté  à  rendre  obéissance  au  Saint-Siège,  il 
raconta  à  tout  le  monde  ce  qu'il  avait  vu.  Le  Pape,  bien  loin  d'attri- 
buer cette  merveille  à  ses  propres  mérites,  assurait  que  Dieu  l'avait 
accordée  à  la  foi  de  l'évêque  arménien,  afin  que  l'église  qui  l'avait 
envoyé  reconnût  encore  mieux  la  vertu  des  sacrements,  ainsi  que  le 
respect  et  la  forme  avec  lesquels  il  fallait  les  traiter.  Voilà  ce  que 
rapporte  l'historien  Otton  de  Frisingue,  qui  était  alors  présent  à  Vi- 
terbe ^. 

1  Gard.  Aragon,  in  Vit.  Lucii  IL  Gotefred.  Viterb.  in  Pantheo.  —  2  Pagi.  — 
3  Otto  Fris.,  Chron.,  1.  7,  c.  32. 


416  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.—  De  1125 

Le  Pape  Eugène  III,  né  à  Pise,  était  vidame  ou  premier  juge  de 
révêque  de  cette  ville,  quand  il  quitta  cette  dignité  et  le  monde 
même  pour  venir  à  Clairvaux  se  faire  moine  sous  la  discipline  de 
saint  Bernard.  Aussi  le  saint  abbé  le  regardait-il  et  Taimait-il  comme 
son  fils  et  son  élève.  Il  fut  bien  émerveillé  d^apprendre  qu'il  avait  été 
élu  Pape,  d'autant  plus  qu'il  n'était  point  cardinal.  Dans  Fétonne- 
ment  où  le  jetait  cette  nouvelle,  il  écrivait  ainsi  aux  cardinaux  : 

Dieu  vous  le  pardonne  î  qu'avez-vous  fait"?  Vous  avez  rappelé 
parmi  les  hommes  un  homme  qui  était  déjà  dans  le  tombeau.  Vous 
avez  replongé  dans  la  foule  et  dans  les  affaires  celui  qui  fuyait  les 
affaires  et  la  foule.  Du  dernier,  vous  avez  fait  le  premier,  et  voilà 
que  son  dernier  état  est  plus  dangereux  que  l'autre.  Celui  qui  était 
crucifié  au  monde,  vous  le  faites  revivre  au  monde;  celui  qui  avait 
choisi  d'être. un  rebut  dans  la  maison  de  son  Dieu,  vous  l'avez  choisi 
pour  le  seigneur  de  tout  le  monde.  Pourquoi  avez-vous  renversé  les 
desseins  du  pauvre,  les  résolutions  du  pénitent?  Il  courait  dans  la 
voie  du  ciel  :  d'où  vous  est  venue  la  pensée  d'environner  ses  sentiers 
d'épines,  de  le  détourner  de  son  chemin,  d'embarrasser  ses  pas? 
Comme  s'il  descendait  de  Jérusalem,  au  lieu  d'y  monter  de  Jéricho, 
il  est  tombé  aux  mains  des  larrons.  Après  s'être  arraché  aux  mains 
cruelles  du  démon,  aux  attraits  de  la  chair,  à  la  gloire  du  siècle,  il 
n'a  pu  échapper  à  vos  mains.  N'a-t-il  abandonné  Pise  que  pour  avoir 
Rom&?  N'a-t-il  cessé  d'être  vidame  d'une  église  particulière  que 
pour  recevoir  la  domination  dans  l'Église  universelle  ? 

Pour  quelle  raison,  par  quel  conseil  vous  êtes-vous  résolus,  après 
la  mort  dusouverain  Pontife,  à  vous  jeter  brusquement  surun  homme 
élevé  à  la  campagne,  à  l'arracher  de  sa  solitude,  à  lui  ôter  des  mains 
sa  bêche  et  sa  cognée,  à  le  traîner  au  palais  et  à  le  faire  asseoir  sur 
le  trône,  à  le  revêtir  delà  pourpre;  à  le  ceindre  du  glaive  pour 
exercer  la  justice  parmi  les  nations,  corriger  les  peuples,  enchaîner 
leurs  rois  par  des  entraves,  et  leurs  princes  par  des  menottes  de 
fer*?  N'aviez-vous  donc  point  parmi  vous  un  homme  sage  et  expéri- 
menté, à  qui  ces  choses  convinssent  mieux?  Ne  semble-t-il  pas  ridi- 
cule de  prendre  un  petit  homme  couvert  de  haillons  pour  présider 
aux  souverains,  commander  aux  évêques,  disposer  des  royaumes  et 
des  empires?  En  vérité,  cela  est  ou  ridicule  ou  miraculeux.  Je  ne 
saurais  nier  que  c'est  peut-être  l'ouvrage  de  Dieu,  qui  se  plaît  à  faire 
des  prodiges,  d'autant  plus  que  j'entends  dire  de  toutes  parts,  à  une 
foule  de  personnes,  que  c'est  le  Seigneur  qui  a  fait  cela.  Je  n'ai  pas 
oublié  qu'autrefois  le  même  Dieu  tira  plusieurs  d'une  vie  obscure  et 

1  Psalm.  149. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  *  417 

champêtre,  pour  en  faire  les  conducteurs  de  son  peuple.  Et,  pour 
n'en  rappeler  qu'un  exemple,  ne  choisit-il  pas  David,  son  serviteur, 
pour  de  berger  le  faire  roi  ?  Votre  Eugène  peut  donc  avoir  été  choisi 
par  un  coup  du  ciel. 

Cependant  je  ne  suis  pas  sans  inquiétude;  je  crains  qu'étant  mo- 
deste et  accoutumé  au  repos  il  ne  s'acquitte  pas  des  fonctions  pon- 
tificales avec  toute  l'autorité  nécessaire.  Quels  pensez-vous  que  soient 
maintenant  les  sentiments  d'un  homme  que  l'on  arrache  tout  d'un 
coup  du  secret  de  la  contemplation  et  de  la  solitude  du  cœur,  comme 
un  enfant  du  sein  de  sa  mère,  pour  le  produire  en  public  et  le 
mener,  comme  une  victime,  à  des  occupations  nouvelles  et  désa- 
gréables ?  Hélas  !  si  la  main  de  Dieu  ne  le  soutient,  il  succombera 
infailliblement  sous  un  fardeau  inaccoutumé,  formidable  aux  géants 
et  aux  anges  mêmes.  Mais  puisque  l'affaire  est  faite,  que  la  plupart 
croient  que  Dieu  s'en  est  mêlé,  vous  êtes  engagés,  mes  très-chers 
Pères,  à  maintenir  votre  propre  ouvrage  par  votre  zèle  et  votre  at- 
tachement*. 

Quelque  temps  après,  saint  Bernard  écrivit  au  Pape  même,  son 
ancien  disciple.  Voici  en  quels  ternies  :  Au  bienheureux  Père  et  sei- 
gneur, parla  grâce  de  Dieu,  souverain  pontife  Eugène,  Bernard,  dit 
abbé  de  Clairvaux,  offre  le  peu  qu'il  est.  Il  a  été  entendu  dans  notre 
terre,  on  a  publié  partout  ce  qu'a  fait  de  vous  le  Seigneur.  Jusqu'à 
présent  j'ai  retenu  ma  plume,  je  considérais  silencieusement  la  chose. 
J'attendais  vos  lettres,  j'attendais  à  être  prévenu  par  vous  dans  les 
bénédictions  de  la  douceur.  J'attendais  un  homme  fidèle,  venant  de 
votre  part,  qui  me  dît  en  détail  comment  tout  s'était  passé.  J'at- 
tendais qu'un  de  mes  fils  vînt  adoucir  la  douleur  du  père  et  lui  dire  : 
Joseph,  votre  fils,  est  encore  vivant,  et  c'est  lui  qui  règne  dans  toute 
la  terre  d'Egypte  2.  C'est  donc  malgré  moi  que  je  vous  écris;  cette 
lettre  m'a  été  extorquée  par  mes  amis,  à  qui  je  ne  puis  refuser  le  peu 
de  vie  qui  me  reste.  Il  me  reste  en  effet  peu  de  jours  à  vivre,  et  je 
n'attends  plus  que  le  tombeau.  Cependant,  puisque  j'ai  commencé, 
je  parlerai  à  mon  seigneur  ;  car  je  n'ose  plus  l'appeler  mon  fils,  parce 
que  le  fils  est  devenu  le  père,  et  le  père  est  devenu  le  fils.  Celui  qui 
est.  venu  après  moi  a  été  mis  au-dessus  de  moi.  Je  n'en  suis  point 
jaloux;  car  ce  qui  me  manquait,  j'espère  l'avoir  en  celui  qui  non- 
seulement  est  venu  après  moi,  mais  encore  par  moi.  Oui,  si  vous 
daignez  l'avouer,  c'est  moi  qui,  en  quelque  sorte,  vous  ai  engendré 
par  l'Evangile.  Quelle  est  donc  notre  espérance,  et  notre  joie,  et 
notre  couronne  de  gloire  ?  N'est-ce  pas  vous  devant  Dieu?  Enfin,  le 

1  S.  Bernard,  epist.  237.  —  2  Genèse,  45,  6. 

XV.  27 


418  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

fils  sage  est  la  gloire  du  père.  Désormais,  cependant,  vous  ne  serez 
plus  appelé  du  nom  de  fils,  mais  d'un  nom  nouveau  que  le  Seigneur 
lui-même  vous  a  donné.  La  main  du  Très-Haut  a  fait  ce  change- 
ment, et  beaucoup  s^'en  réjouiront.  Abram  fut  appelé  Abraham,  Ja- 
cob fut  appelé  Israël  ;  et,  pour  vous  citer  Fexemple  de  vos  prédé- 
cesseurs, Simon  fut  nommé  Pierre,  Saul  prit  le  nom  de  Paul.  Ainsi, 
par  un  changement  heureux  et  que  je  présume  devoir  être  utile  à 
rÉglise,  Bernard,  mon  fils,  se  nomme  Eugène  et  devient  mon  père. 
Le  doigt  de  Dieu  est  là,  qui  tire  de  la  poussière  celui  qui  est  indigent, 
qui  suscite  du  fumier  celui  qui  est  pauvre,  pour  le  mettre  au  rang 
des  princes  et  le  faire  asseoir  sur  le  trône  de  gloire. 

Après  ce  changement,  il  ne  vous  reste  qu'à  faire  changer  de  nom 
et  d'état  à  l'Église  que  Dieu  vous  confie,  en  sorte  qu'elle  se  nomme 
Sara,  et  non  plus  Saraï.  Comprenez  cette  énigme  ;  j'espère  que  Dieu 
vous  en  donnera  l'intelligence.  Si  vous  êtes  ami  de  l'époux,  n'ap- 
pelez point  son  épouse  ma  princesse,  mais  la  princesse.  Au  lieu  de 
vous  approprier  ce  qui  est  à  elle,  soyez  prêt  à  lui  sacrifier  votre 
propre  vie.  Si  c'est  le  Christ  qui  vous  envoie,  vous  penserez  que  vous 
êtes  venu,  non  pour  être  servi,  mais  pour  servir,  non-seulement  de 
ce  qui  est  à  vous,  mais  de  votre  vie  même.  Le  vrai  successeur  de 
Paul  doit  dire  avec  Paul  :  Nous  ne  dominons  point  sur  votre  foi, 
nous  ne  sommes  que  les  coopérateurs  de  votre  allégresse  *.  L'héritier 
de  Pierre  écoute  Pierre,  disant  :  Ne  dominons  point  sur  l'héritage 
du  Seigneur,  mais  soyons  les  modèles  du  troupeau  ^.  C'est  par  ce 
moyen  que  l'épouse,  devenue  libre  d'esclave  qu'elle  était,  méritera 
par  sa  beauté  les  doux  embrassements  de  son  époux.  De  quel  autre 
que  de  vous  attendra-t-elle  sa  liberté,  si,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise  !  vous 
cherchiez  dans  l'héritage  du  Christ  vos  propres  intérêts,  vous  qui 
avez  renoncé  précédemment,  je  ne  dis  pas  à  vos  propres  biens,  mais 
à  vous-même?  L'Église  des  saints  ose  donc  se  promettre  de  vous  ce 
qu'elle  n'a  point  attendu  depuis  longtemps  de  vos  prédécesseurs. 
Aussi  se  réjouit-elle  partout,  dans  le  Seigneur,  de  votre  exaltation, 
surtout  cette  portion  de  l'Église  qui  vous  a  formé  dans  son  sein  et 
nourri  de  son  lait.  Quoi  donc  !  serai-je  seul  qui  n'aurai  point  de 
part  à  cette  joie  universelle  ?  Oui,  j'en  ressens  ;  mais  ma  joie,  je  l'a- 
voue, est  tempérée  par  la  crainte.  Quoique  j'aie  perdu  le  titre  de 
père  à  votre  égard,  j'en  ai  les  frayeurs  et  les  inquiétudes,  j'en  con- 
serve les  sentiments  et  les  entrailles.  J'envisage  votre  élévation,  et  je 
tremble  pour  votre  chute.  Je  vous  vois  au  comble  de  la  grandeur,  et 
j'aperçois  l'abîme  ouvert  sous  vos  pieds.  Je  suis  ébloui  de  l'éclat  de 

1  2.  Cor,,  1,  23.  —2  1.  Petr.,6,  3. 


.^ 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  4Î9 

votre  dignité,  et  je  frémis  à  la  vue  du  danger  que  vous  courez.  Élevé 
dans  la  gloire,  dit  TÉcriture,  l'honimen'en  a  pas  eu  Tintelligence  *. 
Dansées  paroles,  elle  marque  la  cause  et  non  pas  le  temps;  comme 
si  elle  disait  :  Sa  gloire  a  absorbé  Tintelligence. 

Vous  aviez  choisi  d'être  abject  dans  la  maison  de  votre  Dieu,  d'être 
assis  à  la  dernière  place  dans  son  festin  ;  il  a  plu  à  celui  qui  vous  y 
avait  invité  de  vous  dire  :  Mon  ami,  montez  plus  haut  2,  Vous  êtes 
donc  monté;  mais,  bien  loin  de  vous  enorgueillir,  tremblez,  de  peur 
que  vous  ne  soyez  réduit  à  dire  avec  douleur  :  Vous  m'avez  élevé. 
Seigneur,  dans  votre  colère  ;  je  ne  suis  monté  que  pour  tomber  de 
plus  haut  3.  Il  vous  est  échu  un  lieu  plus  élevé,  mais  pas  plus  sûr. 
C'est  un  lieu  terrible  ;  c'est  une  terre  sainte.  C'est  la  place  de  Pierre, 
la  place  du  prince  des  apôtres,  où  ses  pieds  se  sont  arrêtés.  C'est  la 
place  de  celui  que  le  Seigneur  a  constitué  le  seigneur  de  sa  maison  et 
le  prince  de  tout  son  domaine.  Si  vous  vous  détourniez  de  la  voie  du 
Seigneur,  c'est  là  qu'il  est  enseveli  pour  rendre  témoignage  contre 
vous.  Il  était  juste  que  l'Église  naissante  fût  gouvernée  par  un  père 
et  un  pasteur  aussi  saint  ;  il  était  nécessaire  qu'elle  apprît,  par  ses 
instructions  et  sa  conduite,  à  fouler  aux  pieds  toute  la  pompe  du 
monde;  ses  mains  étaient  pures,  son  cœur  était  désintéressé.  Il  di- 
sait avec  assurance  :  Je  n'ai  ni  or  ni  argent  *. 

Saint  Bernard  parle  ensuite  d'une  affaire  particulière,  et  conclut 
ainsi  :  Qui  me  donnera,  avant  que  je  meure,  de  voir  l'Église  comme 
dans  les  anciens  jours,  quand  les  apôtres  tendaient  leurs  filets,  non 
pour  prendre  de  l'or  ou  de  l'argent,  mais  pour  prendre  des  âmes  ? 
Heureux  si  je  vous  entendais  dire  comme  celui  dont  vous  remplissez 
la  Chaire  :  Que  ton  argent  périsse  avec  toi  ^  !  Parole  foudroyante  ; 
parole  forte  et  terrible  :  puissent  en  être  confondus  et  renversés  tous 
les  ennemis  de  Sion  !  Ce  que  demande  de  vous  votre  mère,  ce  que 
désirent  ardemment  tous  ses  enfants,  c'est  que  toute  plante  que  n'a 
point  plantée  le  Père  céleste  soit  déracinée  par  vos  mains  ;  car  vous 
avez  été  constitué  sur  les  nations  et  les  royaumes,  pour  arracher  et 
détruire,  pour  édifier  et  planter.  Au  bruit  de  votre  exaltation,  plu- 
sieurs ont  dit  en  eux-mêmes  :  La  cognée  est  à  la  racine  de  l'arbre. 
Beaucoup  disent  dans  leur  cœur  :  Les  fleurs  commencent  à  paraître, 
la  saison  est  venue  de  tailler  la  vigne,  de  retrancher  le  bois  inutile, 
afin  que  celui  qui  reste  porte  plus  de  fruit.  Courage  donc.  Faites 
sentir  votre  pouvoir  à  vos  ennemis.  Maintenez-vous  avec  vigueur 
dans  la  possession  des  biens  que  le  Tout-Puissant  vous  a  donnés  par- 


1  Psalm.    48,  13.  -  2  Luc,    14,  10.  —  »  Psalm.    101,  il.  —  '►  Act.,  3,  6.  — 
s  Ibid.,  8,  20. 


420  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  -  De  1125 

dessus  vos  frères^  de  ces  dépouilles  qu'il  a  enlevées  des  mains  de 
Mmorrhéen.  Cependant  souvenez-vous  que  vous  êtes  homme,  ne 
perdez  jamais  de  vue  ce  Dieu  qui  ôte  le  souffle  des  princes.  Com- 
bien de  Pontifes  romains  sont  morts  en  peu  de  temps  à  vos  yeux  ! 
Vos  prédécesseurs  eux-mêmes  vous  avertissent  de  votre  prochain 
décès.  Leur  règne,  si  court,  vous  annonce  qu'il  en  sera  de  même 
du  vôtre.  C'est  pourquoi,  au  milieu  des  pompes  d'une  gloire  qui 
passe,  méditez  sans  cesse  votre  fin  dernière  ;  car  ceux  à  qui  vous 
avez  succédé  sur  la  chaire,  vous  les  suivrez  sans  aucun  doute  à  la 
mort  *. 

Le  pape  Eugène  III  avait  pour  chancelier  le  cardinal  Robert 
Pulius,  le  premier  cardinal  anglais  que  l'on  connaisse.  Le  chancelier 
de  l'Église  romaine  était  comme  le  principal  ministre  du  Pape.  Ro- 
bert PuUus  s'appliqua  de  bonne  heure  à  l'étude  des  belles-lettres  et 
des  beaux-arts,  puis  à  la  théologie  et  à  l'intelligence  des  livres  saints. 
L'académie  d'Oxford,  auparavant  si  célèbre  dans  toute  l'Europe, 
était  à  la  veille  de  sa  ruine.  Robert  entreprit  de  la  remettre  en  vi- 
gueur. Il  y  ouvrit  des  écoles  publiques,  enseigna  lui-même  les 
sciences  gratuitement, fit  venirdes  provinces  voisines  des  professeurs 
et  des  disciples,  en  défraya  une  partie  à  ses  dépens,  rendit  aux  au- 
tres tous  les  services  possibles,  et  se  déclara  hautement  le  protecteur 
des  gens  de  lettres.  Par  sa  candeur,  par  la  beauté  de  son  esprit,  par 
la  probité  de  ses  mœurs  et  par  son  savoir,  il  gagna  l'estime  et  l'a- 
mitié de  Henri  I",  roi  d'Angleterre.  L'amour  des  sciences  et  des 
lettres  le  fit  passerenFrance.il  était  à  Paris  en  1140,  ety  enseignait 
publiquement  la  théologie.  Sa  doctrine  était  saine.  Saint  Bernard  en 
fut  tellement  satisfait,  qu'il  pria  Tévêque  de  Rochester  de  ne  plus 
insister  sur  le  rappel  de  Pulius  en  Angleterre.  Le  pape  Innocent  II, 
ayant  connu  son  mérite,  l'appela  à  Rome  vers  l'an  1142.  Lucius  II 
le  fit  cardinal  du  titre  de  Saint-Eusèbe  en  1144,  et  chancelier  de 
l'Église  romaine.  Après  l'élection  d'Eugène  III,  il  écrivit  à  son  saint 
ami  Bernard,  qui  lui  répondit  de  la  manière  suivante  : 

La  lettre  de  votre  Dilection  m'a  fait  un  plaisir  d'autant  plus  sensi- 
ble que  j'aime  à  me  souvenir  continuellement  de  vous.  Je  vous  dé- 
clare que  vous  employez  vainement  la  recommandation  d'autrui 
pour  gagner  mon  amitié.  L'esprit  de  vérité,  cet  esprit  qui  répand  la 
charité  dans  nos  cœurs,  ne  vous  persuade-t-ilpas  intérieurement  que 
je  vous  aime  autant  que  vous  m'aimez  ?  Je  rends  grâces  au  Seigneur 
de  ce  qu'il  suscite  à  Eugène,  son  serviteur  et  notre  ami,  un  ministre 
intelligent,  capable  de  le  soulager  dans  les  pénibles  fonctions  de  sa 

1  S.  Bernard,  epist.  238. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  421 

charge.  Je  comprends  aujourd'hui  que,  au  lieu  de  le  punir  en  le  sé- 
parant d'un  tendre  ami  dont  la  présence  faisait  toutes  ses  délices,  il 
lui  préparait  un  sujet  de  consolation  ;  il  semblait  lui  dire  alors  : 
Vous  ne  savez  pas  ce  que  je  fais  maintenant,  vous  le  saurez  dans  la 
suite  1.  Entrez  donc  dans  les  desseins  de  Dieu,  mon  cher  ami,  soyez 
le  consolateur  et  le  conseil  de  celui  auquel  il  vous  attache  ;  usez  de 
la  sagesse  qu'il  vous  donne  pour  garantir  le  pontificat  d'Eugène  de 
tout  ce  qui  peut  le  déshonorer.  Pour  le  préserver  des  surprises  où  la 
foule  et  la  multiplicité  des  affaires  l'exposent  continuellement,  rem- 
plissez avec  honneur  la  place  que  vous  occupez  ;  ayez  un  zèle  mêlé 
de  fermeté  et  de  prudence,  un  zèle  qui  procure  la  gloire  de  Dieu, 
votre  salut,  le  bien  de  l'Église,  afin  de  pouvoir  dire  :  La  grâce  de 
Dieu  n'a  pas  été  infructueuse  en  moi 2.  Jusqu'à  présent  le  ciel  et  la 
terre  sont  témoins  des  savantes  leçons  que  vous  avez  données;  il  est 
temps  que  vous  défendiez  cette  même  loi  que  vous  avez  enseignée. 
Faites  réflexion  que  dans  le  dernier  poste  que  vous  occupez,  vous 
devez  être  tout  à  la  fois  un  serviteur  fidèle  et  prudent,  avoir  pour 
vous  la  simplicité  de  la  colombe,  et  pour  l'épouse  de  votre  Seigneur 
la  prudence  du  serpent,  afin  de  la  préserver  contre  les  ruses  empoi- 
sonnées de  l'ancien  serpent  qui  la  persécute,  et  de  glorifier  ainsi  le 
Seigneurdanstoutesvosactions.il  me  reste  encore  beaucoup  de 
choses  à  dire  ;  mais  la  vive  voix  suppléera  à  la  brièveté  de  ma  lettre. 
De  peur  de  dérober  un  moment  à  vos  occupations  et  aux  miennes,  les 
frères  que  j'envoie  vous  expliqueront  ce  que  je  n'ai  pas  le  loisir  d'é- 
crire. Ayez  la  bonté  de  les  écouter  corn  me  un  autre  moi-même  ^. 

Le  cardinal  Robert  Pullus  mourut  vers  l'an  1150.  Excellent  inter- 
prète, bon  théologien,  éloquent  orateur,  il  laissa  quantité  de  monu- 
ments de  son  esprit  et  de  son  savoir.  On  connaît  de  lui  un  ouvrage 
intitulé  Des  sentences,  divisé  en  huit  parties  ;  quatre  livres  sur  les 
paroles  remarquables  des  docteurs  ;  un  du  mépris  du  monde  ;  un  de 
ses  leçons  ;  un  de  ses  sermons  ;  des  commentaires  sur  quelques 
Psaumes  et  sur  l'Apocalypse  ;  mais,  de  tous  ce  s  écrits,  le  seul  qui  ait 
vu  le  jour  est  ce\m.^e&  Sentences.  C'est  un  corps  entier  de  théologie, 
divisé  en  huit  parties,  où  le  savant  cardinal  traite  Solidement  les  prin- 
cipales questions  qui  étaient  agitées  à  son  époque,  tant  sur  les 
mystères  que  sur  les  sacrements,  et  il  les  résout  par  l'autorité  de 
l'Écriture  sainte  et  des  Pères  de  l'Église  *. 

1  Joan.,  13,  7.  —  2  1.  Cor.,  15,  10.  —  3  S.  Bein,  epist.  394.  —  *  Opéra,  Rob. 
Pulli.  Paris,  1655,  in-fol.  Ceillier,  t.  22-.  —  L'université  d'Oxford,  qui,  dit-on,  célè- 
bre tous  les  ans  un  panégyrique  en  l'honneur  du  cardinal  Robert  Pullus,  son  fon- 
dateur ou  son  restaurateur,  ferait  bien  de  procurer  une  bonne  édition  de  toutes  ses 
ceuvres. 


422  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.LXVIII.  —  De  1125 

Pendant  que  le  pape  Eugène  III  demeurait  à  Viterbe_,  Thérétique 
Arnaud  de  Bresce  vint  à  Rome,  et  échauffa  la  révolte,  qui  n'était 
déjà  que  trop  allumée.  Comme  un  écolier  enthousiaste,  il  proposait 
au  peuple  les  exemples  des  anciens  Romains  qui,  par  les  conseils  du 
sénat,  la  valeur  et  la  discipline  de  leurs  armées,  avaient  soumis  toute 
la  terre  à  leur  domination.  Il  disait  qu'il  fallait  rebâtir  le  Capitole  et 
rétablir  la  dignité  du  sénat  et  l'ordre  des  chevaliers  ;  que  le  gouver- 
nement de  Rome  ne  regardait  point  le  Pape,  et  qu'il  devait  se  con- 
tenter de  la  juridiction  ecclésiastique.  Les  Romains  factieux,  avec 
Jourdain,  leur  patrice,  excités  par  ces  discours,  abolirent  la  dignité 
de  préfet  de  Rome,  et  contraignirent  les  principaux  des  nobles  et  des 
citoyens  à  se  soumettre  au  patrice.  On  croit  que  c'était  le  frère  de 
l'antipape  Anaclet.  Dans  le  même  temps,  ou  peut-être  plus  tard,  ils 
abattirent  non-seulement  les  tours  de  quelques  laïques  les  plus  dis- 
tingués, mais  encore  les  maisons  des  cardinaux  et  des  ecclésiastiques, 
et  firent  un  butin  immense.  Ils  fortifièrent  l'église  de  Saint-Pierre,  et 
y  contraignirent  les  pèlerins,  à  force  de  coups,  de  faire  des  offrandes 
pour  en  profiter;  ils  en  tuèrent  même  quelques-uns,  parce  qu'ils  le 
refusaient  1.  C'est  par  cet  ignoble  brigandage  que  les  mutins  préten- 
daient conquérir  l'univers  !  C'était  le  moyen  sûr  de  rendre  le  peuple 
romain  odieux,  méprisable  et  ridicule  aux  yeux  de  l'univers. 

Le  pape  Eugène,  pour  réduire  les  rebelles,  commença  par  excom- 
munier Jourdain,  leur  patrice,  avec  quelques-uns  de  ses  partisans. 
Ensuite  il  se  servit  des  troupes  des  Tiburtins,  anciens  ennemis  de 
ceux  de  Rome,  et  il  réduisit  ainsi  ces  derniers  à  lui  demander  la 
paix.  Il  ne  la  leur  accorda  qu'à  la  condition  d'abolir  le  patriciat,  de 
rétablir  le  prélat  en  sa  première  dignité,  et  de  reconnaître  que  les 
sénateurs  ne  tenaient  leur  autorité  que  du  Pape.  Il  rentra  ainsi  à 
Rome,  et  y  fut  reçu  avec  une  joie  singulière,  parce  qu'on  ne  s'at- 
tendait pas  à  l'y  voir  sitôt.  Le  peuple  vint  en  foule  au-devant  de  lui, 
avec  des  rameaux  à  la  main,  et  se  prosternait  à  ses  pieds  :  toutes  les 
compagnies  marchaient  avec  leurs  bannières,  que  suivaient  les  ma- 
gistrats ;  les  Juifs  eux-mêmes  y  vinrent  avec  le  livre  de  la  loi,  porté 
sur  les  épaules.  Le  Pape,  étant  ainsi  rentré  dans  Rome,  y  célébra  la 
fête  de  Noël  1145,  et  logeait  au  palais  de  Latran.  Mais  il  n'y  demeu- 
rera pas  longtemps;  car,  comme  les  Romains  le  sollicitaient  de  jour 
en  jour  de  ruiner  Tibur,  autrement  Tivoli,  il  fut  obligé,  pour  se 
soustraire  à  leurs  importunités,  de  passer  au  delà  du  Tibre,  c'est-à- 
dire,  comme  l'on  croit,  au  château  Saint-Ange. 


Otto¥ris.,Chron.,].l,  c.  31. 


à  1153  (le  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  423 

Saint  Bernard,  connu  et  respecté  à  Rome  pour  les  grandes  choses 
qu'il  y  avait  faites  pour  le  pape  Innocent,  écrivit  aux  Romains  pour 
les  ramènera  l'obéissance  du  pape  Eugène.  Il  s'excuse  d'abord  de 
ce  que,  étant  si  peu  considérable  par  lui-même,  il  s'adresse  à  un 
peuple  illustre  et  sublime  ;  mais,  dit-il,  c'est  la  cause  commune,  et, 
quand  le  chef  est  attaqué,  la  douleur  s'étend  à  tous  les  membres. 
Permettez-moi  donc  de  faire  éclater  ma  douleur  et  celle  de  toute 
l'Église.  Ne  l'entendez-vous  point  crier  de  toutes  parts,  et  se  plaindre 
que  sa  tête  est  malade?  Il  n'en  est  point  parmi  les  fidèles  qui  ne  le 
dise,  parce  qu'il  n'en  est  point  qui  ne  se  glorifie  d'avoir  pour  chet 
celui  que  Pierre  et  Paul,  ces  deux  princes  de  l'univers,  ont  élevé  par 
leur  triomphe  et  anobli  par  l'etfusion  de  leur  sang.  L'outrage  fait 
à  ces  deux  apôtres  rejaillit  sur  chaque  Chrétien;   comme  leur  voix 
s'est  fait  entendre  par  toute  la  terre,  toute  la  terre  est  sensible  à  l'in- 
jure qu'on  leur  fait.  A  quoi  pensez-vous  d'irriter  les  princes  du 
monde,  eux  qui  sont  spécialement  vos  patrons?  Pourquoi,  Romains 
insensés,  provoquer  contre  vous,  par  votre  rébellion,  le  Roi  de  l'u- 
nivers, le  Seigneur  du  ciel,  en  vous  efforçant,  par  une  audace  sacri- 
lège, de  détruire  les  privilèges  du  Siège  apostolique,  d'affaiblir  l'au- 
torité suprême  que  le  ciel  et  la  terre  lui  ont  accordée,  au  lieu  d'être 
les  premiers  et  les  plus  zélés  défenseurs  de  sa  dignité?  Etes-vous  si 
peu  de  bon  sens  que  de  déshonorer  votre  chef  et  celui  de  toute 
l'Église,  vous  qui  devriez,  s'il  était  nécessaire,  lui  sacrifier  vos  pro- 
pres vies? Vos  ancêtres  ont  rendu  votre  ville  la  maîtresse  du  monde  ; 
vous,  au  contraire,  vous  avez  hâte  de  la  rendre  la  fable  du  monde. 
Vous  chassez  de  son  siège  et  de  sa  ville  l'héritier  de  Pierre.  Vous 
dépouillez  de  leurs  biens  et  de  leurs  maisons  les  cardinaux  et  les 
évêques,  ministres  du  Seigneur.  Peuple  insensé,  colombe  séduite  et 
sans  intelligence  !  si  tu  formes  un  corps,  le  Pape  n'en  est-il  pas  la 
tête,  les  cardinaux  n'en  sont-ils  pas  comme  les  yeux?  Qu'est  donc 
Rome  aujourd'hui?  un  corps  sans  tête,  sans  yeux,  sans  lumière. 
Peuple  malheureux,  ouvre  tes  yeux  et  vois  la  désolation  qui  te  me- 
nace. Comment  l'éclat  de  ta  gloire  s'est-il  effacé  en  si  peu  de  temps? 
Comment  la  maîtresse  des  nations,  la  princesse  des  royaumes  est- 
elle  devenue  comme  veuve  ?  Hélas  !  ce  ne  sont  que  les  préludes  des 
calamités  que  nous  craignons.  Tu  es  près  de  ta  ruine,  si  tu  t'obstines 
dans  ce  que  tu  fais  *. 

Saint  Bernard  écrivit  sur  le  même  sujet  en  ces  termes  à  Conrad, 
roi  des  Romains,  et  par  là  même  candidat  à  l'empire.  La  royauté  et 
le  sacerdoce  ne  pouvaient  être  unis  ensemble  par  des  liens  plus  doux 

1  S.  Bern.  e^wf.  243. 


424  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIIL  —  Dell25 

et  plus  forts  qu'ils  l'ont  été  en  la  personne  de  Jésus-Christ,  lequel  est 
né  prêtre  et  roi,  est  descendu  des  deux  tribus  de  Lévi  et  de  Juda. 
De  plus,  il  a  réuni  Tun  et  l'autre  dans  son  corps  mystique,  qui 
est  le  plus  chrétien,  dont  il  est  le  chef.  En  sorte  que  cette  race 
d'hommes  est  appelée  par  l'apôtre  la  race  choisie,  le  royal  sacer- 
doce ^  ;  qu'en  un  endroit  tous  les  élus  sont  qualifiés  de  rois  et  de 
prêtres  ^.  Que  l'homme  donc  ne  sépare  point  ce  que  Dieu  a  uni  ! 
Qu'il  accomplisse,  au  contraire,  ce  que  la  loi  de  Dieu  a  sanctionné. 
Ceux  qui  sont  unis  par  leur  institution,  qu'ils  soient  pareillement 
unis  d'esprit  et  de  cœur;  qu'ils  s'entr'aident,  qu'ils  s'appuient,  qu'ils 
se  défendent  mutuellement.  Le  frère  aidant  le  frère^  dit  l'Écriture, 
ils  se  consoleront  mutuellement  ^.  Mais  aussi,  s'ils  se  divisent  et  se 
déchirent,  ils  tomberont  dans  la  désolation.  A  Dieu  ne  plaise  que 
j'approuve  ceux  qui  prétendent  que  la  paix  et  la  liberté  de  l'Église 
sont  nuisibles  aux  intérêts  de  l'Empire,  ou  que  la  prospérité  et  la 
grandeur  de  l'Empire  sont  contraires  aux  intérêts  de  l'Église  ;  car 
Dieu,  qui  les  a  institués  l'un  et  l'autre,  ne  les  a  pas  unis  pour  se 
détruire,  mais  pour  s'édifier  réciproquement. 

Si  vous  savez  cela,  jusqu'à  quand  dissimulerez-vous  un  affront, 
une  injure  qui  vous  est  connue?  Rome  n'est-elle  pas  la  capitale  de 
l'Empire,  comme  elle  est  le  Siège  apostolique  ?  Pour  ne  point  parler 
de  l'Eglise,  est-il  glorieux  au  roi  de  tenir  en  main  un  empire  sans 
tête?  Pour  moi,  j'ignore  ce  que  vous  conseilleront  vos  sages  et  les 
princes  du  royaume;  mais,  dans  mon  ignorance,  je  ne  puis  que  je 
ne  vous  dise  ma  pensée.  Depuis  sa  naissance,  l'Église  de  Dieu  a  souf- 
fert mille  persécutions,  et  toujours  elle  en  a  été  victorieuse.  On  m'a, 
dit^elle  par  le  prophète,  attaquée  bien  des  fois  dès  ma  naissance,  on 
ne  m'a  jamais  pu  vaincre.  En  vain  les  méchants  se  sont  efforcés  de 
me  perdre,  en  vain  ils  m'ont  suscité  des  persécutions  continuelles  *. 
Soyez  donc  certain,  ô  roi,  que  maintenant  encore  le  Seigneur  ne 
laissera  point  la  verge  des  méchants  sur  l'héritage  des  justes.  Son 
bras  n'est  point  raccourci  ni  devenu  impuissant  à  sauver.  Oui,  sans 
doute,  il  délivrera  maintenant  encore  son  épouse,  qu'il  a  rachetée  de 
son  sang,  dotée  de  son  esprit,  ornée  des  dons  célestes,  enrichie 
même  des  biens  de  la  terre.  Il  la  délivrera,  dis-je  ;  mais  si  c'est  par 
la  main  d'un  autre,  les  princes  du  royaume  diront-ils  que  c'est  un 
honneur  pour  un  roi,  un  profit  pour  le  royaume  ?  Assurément  ils 
auraient  tort. 

Armez-vous  donc  de  votre  glaive,  vous  dépositaire  de  la  puissance. 
Que  César  fasse  rendre  à  lui-même  ce  qui  est  à  César,  et  à  Dieu  ce 

^  l.Petr.,2,  {>.  —2  Apoc,  I,  6.  —  s  Prov.,  8,  19.  —  *  Psalm.  128,2  et  3. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  445 

qui  est  à  Dieu.  11  importe  également  à  César,  et  de  maintenir  sa 
propre  couronne,  et  de  défendre  l'Église  du  Christ.  L'un  convient 
au  roi,  l'autre  à  l'avocat  de  l'Église.  Du  reste,  nous  en  avons  la 
confiance,  la  victoire  est  dans  vos  mains.  La  superbe  et  l'arro- 
gance des  Romains  est  plus  grande  que  leur  force  et  leur  valeur. 
Quoi  donc!  est-il  quelque  grand,  quelque  puissant,  par  exemple  un 
empereur  ou  un  roi,  assez  téméraire  pour  entreprendre  une  infamie 
pareille  et  contre  l'Empire  et  contre  le  sacerdoce  ?  Mais  ce  peuple 
maudit  et  séditieux,  qui  ne  sait  ni  mesurer  ses  forces  ni  prévoir 
l'issue  de  ses  projets,  n'a  consulté  que  sa  fureur  pour  oser  com- 
mettre un  attentat  si  sacrilège.  A  Dieu  ne  plaise  qu'une  populace 
téméraire  puisse  tenir  un  seul  instant  devant  la  face  du  roi.  Voilà 
que  je  suis  devenu  insensé,  moi  qui,  vile  et  ignoble  personne,  me 
suis  ingéré,  comme  si  j'étais  quelque  chose  de  grand,  dans  les  con- 
seils d'une  grandeur  si  auguste  et  d'une  sagesse  si  haute,  et  cela  sur 
une  affaire  si  grande.  Mais  plus  je  suis  ignoble  et  méprisable,  plus 
je  suis  libre  de  dire  ce  que  la  charité  me  suggère.  Je  dirai  plus,  tou- 
jours comme  un  insensé  :  Si  quelqu'un  (ce  que  je  ne  saurais  croire) 
cherche  à  vous  persuader  autre  chose  que  ce  que  je  viens  de  dire, 
celui-là,  certainement,  ou  n'aime  pas  le  roi,  ou  comprend  peu  ce 
qui  sied  à  la  majesté  royale  ;  ou  bien  il  cherche  ses  propres  intérêts, 
et  montre  clairement  qu'il  ne  cherche  guère  les  intérêts  de  Dieu  ni 
du  roi  ^ 

Voici  donc  comment  saint  Bernard  entend  la  politique  ou  l'art  de 
gouverner  les  peuples.  Dieu  seul  est  proprement  souverain.  Le  Fils 
de  Dieu  fait  homme,  le  Christ  ou  Messie  à  été  investi  par  son  Père 
de  cette  puissance  souveraine.  Parmi  les  hommes,  il  n'y  a  de  puis- 
sance ou  droit  de  commander,  si  ce  n'est  de  Dieu  et  par  son  Verbe. 
Le  Fils  de  Dieu  fait  homme,  Jésus-Christ,  est  tout  à  la  fois  souverain 
pontife  et  roi  souverain;  il  réunit  en  sa  personne,  et  par  là  même 
dans  son  Église,  et  le  sacerdoce  et  la  royauté.  Mais  le  sacerdoce  est 
un,  comme  Dieu  est  un,  comme  la  foi  est  une,  comme  l'Église  est 
une,  comme  l'humanité  est  une  ;  la  royauté  est  multiple  comme  les 
nations;  la  royauté  est  fractionnée  en  rois  divers  et  indépendants 
les  uns  des  autres,  comme  l'humanité  est  fractionnée  en  nations  di- 
verses et  indépendantes  les  unes  des  autres.  Mais  ces  nations  si  diver- 
ses qui  fractionnent  l'humanité  sont  ramenées  et  à  l'unité  humaine 
et  à  l'unité  divine,  par  l'unité  de  la  foi  chrétienne,  par  l'unité  de 
l'Eglise  catholique,  par  l'unité  de  son  sacerdoce.  Le  devoir,  l'hon- 
neur, la  prérogative  du  premier  roi  chrétien,  tel  qu'était  l'empereur, 

*  s.  Bernard,  epist.  244. 


426  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.— De  1125 

c'est  d'être  le  bras  droit,  c'est  d'être  l'épée  de  la  chrétienté  pour 
défendre  tout  le  corps,  principalement  la  tête,  et  seconder  son  in- 
fluence civilisatrice  et  au  dedans  et  au  dehors.  Peu  de  rois  ont  com- 
pris, peu  de  rois  comprennent  cette  politique  vraiment  royale,  cette 
politique  à  la  fois  humaine  et  divine. 

Aujourd'hui  cependant,  1842,  il  en  apparaît  à  quelques  esprits 
une  ombre  vague,  sous  le  nom  de  politique  humanitaire.  Quelques 
âmes  généreuses  commencent  à  sentir  qu'au-dessus  de  l'intérêt  na- 
tional il  doit  y  avoir  l'intérêt  de  l'humanité,  et  qu'il  y  aurait  quelque 
gloire  pour  une  nation  de  le  bien  comprendre  et  d'agir  en  consé- 
quence. Il  y  a  quelques  années  déjà,  à  la  suite  de  révolutions  terri- 
bles, qui  avaient  brisé  ou  du  moins  ébranlé  tous  les  trônes,  et  me- 
nacé les  sociétés  purement  humaines  d'un  bouleversement  total,  les 
rois  de  l'Europe  avaient  étabh  entre  eux  et  juré  une  sainte  alliance, 
dont  le  christianisme  devait  être  la  règle.  C'était  une  vieille  réminis- 
cence de  la  politique  chrétienne  et  magnanime  de  Charlemagne, 
d'Alfred  le  Grand,  d'Edouard  le  Confesseur,  de  Henri  le  Saint;  mais 
une  réminiscence  vague,  qui  ne  reconnaissait  plus  ou  pas  encore, 
pour  règle  directive  dans  l'application,  la  loi  de  Dieu  interprétée  par 
l'Eglise  de  Dieu.  Peut-être  que  des  révolutions  nouvelles  feront  dé- 
couvrir aux  peuples  et  aux  rois  la  sagesse  totale  de  leurs  ancêtres. 

Saint  Bernard  la  développe  au  chef  de  la  chrétienté,  le  pape 
Eugène,  dans  ses  cinq  livres  De  la  considération,  ouvrage  que  le 
saint  pontife  Pie  V,  ainsi  que  d'autres  grands  Papes,  avait  en  telle 
estime,  que,  tous  les  jours,  il  le  faisait  lire  à  table.  Dans  le  premier 
hvre,  saint  Bernard  insiste  sur  l'importance  et  la  nécessité  pour  tout 
Chrétien,  mais  particulièrement  pour  le  chef  de  tous  les  Chrétiens,  de 
considérer  fréquemment  et  attentivement  ce  qu'il  doit  être  et  ce  qu'il 
doit  faire;  il  insiste  sur  l'importance  et  la  nécessité  d'avoir,  pour 
cela,  des  moments  libres  ;  il  déplore  avec  une  affectueuse  compas- 
sion la  multitude  infinie  d'affaires,  même  temporelles,  qui  venaient 
assaillir  le  Pape  de  toutes  les  parties  du  monde  ;  il  s'élève  avec  force 
contre  l'impudence  des  plaideurs  et  la  fourberie  des  avocats  qui 
remplissaient  la  cour  romaine,  et  il  conjure  le  Pape  de  remédier  à 
ces  abus,  autant  que  possible,  afin  de  pouvoir  considérer  mieux  ce 
qui  importait  au  bien  de  son  âme  et  au  bien  de  l'Église. 

Dans  le  second  livre,  il  définit  la  Considération,  une  recherche 
exacte  de  la  vérité,  la  distinguant  ainsi  de  la  contemplation,  qui  sup- 
pose une  vérité  déjà  connue.  Vous  avez  à  considérer  quatre  choses  : 
Vous-même,  ce  qui  est  au-dessous  de  vous,  ce  qui  est  autour  de 
vous,  ce  qui  est  au-dessus  de  vous.  Il  faut  commencer  par  la  con- 
naissance de  soi-même.  Cette  connaissance  est  de  trois  sortes  :  Vous 


à  1153  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  427 

avez  à  considérer  ce  que  vous  êtes,  qui  vous  êtes  et  quel  vous  êtes  ; 
ce  que  vous  êtes  dans  votre  nature,  qui  vous  êtes  en  votre  personne, 
et  quel  vous  êtes  dans  vos  mœurs.  Par  exemple,  ce  que  vous  êtes, 
un  homme;  qui  vous  êtes,  le  Pape  ou  le  souverain  Pontife;  quel 
vous  êtes,  doux,  gracieux  ou  autre  chose  semblable. 

Saint  Bernard  passe  légèrement  sur  la  nature  de  Thomme,  mais  il 
s^étend  sur  les  devoirs  du  Pape.  Ils  consistent,  comme  ceux  du  pro- 
phète, à  arracher  et  à  détruire,  à  édifier  et  à  planter.  La  papauté 
est  un  ministère  et  non  une  domination.  Le  Pape  est  assis  sur  une 
chaire  élevée,  mais  c'est  pour  voir  de  plus  haut  et  plus  loin  ;  l'inspec- 
tion qu'il  a  sur  toutes  les  églises  doit  plutôt  le  disposer  au  travail 
qu'au  repos.  Voilà  ce  que  Pierre  vous  a  laissé,  non  pas  de  l'or  ni  de 
l'argent.  Vous  pouvez  en  avoir  à  quelque  autre  titre,  mais  non  comme 
héritier  de  l'Apôtre,  puisqu'il  n'a  pu  vous  donner  ce  qu'il  n'avait  pas. 
Saint  Bernard  rapporte  les  passages  de  l'Écriture  qui  défendent  l'es- 
prit de  domination,  et  ajoute  :  Si  vous  vous  glorifiez,  ce  doit  être, 
comme  saint  Paul,  dans  les  travaux  et  dans  les  souffrances;  à  domp- 
ter les  loups,  et  non  pas  à  dominer  sur  les  brebis.  Votre  noblesse 
consiste  dans  la  pureté  des  mœurs,  dans  la  fermeté  de  la  foi  et  dans 
l'humilité,  qui  est  le  plus  bel  ornement  des  prélats  *. 

C'est  un  singe  sur  un  toit,  qu'un  roi  insensé  sur  le  trône.  Écoutez 
donc,  s'il  vous  plaît,  mon  refrain;  s'il  ne  vous  est  point  agréable,  au 
moins  vous  sera-t-il  salutaire.  C'est  une  chose  monstrueuse  qu'un 
rang  élevé  et  un  esprit  bas;  le  premier  des  sièges  et  la  dernière  des 
vies;  une  langue  magnifique  et  une  main  oiseuse;  beaucoupde  pa- 
roles et  point  de  fruit  ;  un  visage  grave  et  une  conduite  légère  ;  une 
immense  autorité  et  une  résolution  chancelante.  Je  vous  ai  présenté 
le  miroir.  Que  le  visage  difforme  s'y  reconnaisse.  Pour  vous,  réjouis- 
sez-vous de  ce  que  le  vôtre  ne  lui  ressemble  pas.  Mais  regardez-y 
toujours,  afin  d'y  remarquer  jusqu'aux  moindres  défauts. 

Vous  êtes  souverain  Pontife;  mais,  pour  cela,  êtes-vous  absolu- 
ment souverain  ?  Si  vous  vous  estimez  le  premier,  sachez  que  vous 
êtes  le  dernier  de  tous.  Voulez-vous  savoir  qui  est  véritablement 
souverain  ?  C'est  celui  à  qui  l'on  ne  peut  rien  ajouter  de  nouveau. 
Or,  vous  vous  trompez  lourdement,  si  vous  avez  ce  sentiment  de 
vous-même.  A  Dieu  ne  plaise  !  non,  non  :  vous  n'êtes  pas  de  ceux 
qui  pensent  que  les  dignités  soient  des  vertus  ;  vous  avez  connu  la 
vertu  par  expérience,  avant  les  honneurs.  Laissez  cette  opinion  aux 
césars  et  aux  autres  qui  n'ont  pas  craint  de  se  faire  rendre  les  hon- 
neurs divins;  par  exemple,  Nabuchodonosor,  Alexandre,  A ntiochus, 

1  L.  2,  c.  6. 


428  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

Hérode.  Pour  vous,  considérez  que,  si  l'on  vous  appelle  souverain, 
ce  n'est  point  que  vous  le  soyez  d'une  manière  absolue,  mais  par 
comparaison  seulement.  Et  quand  je  dis  par  comparaison,  j'entends 
par  comparaison  des  ministères  que  vous  êtes  obligé  de  remplir,  et 
non  pas  des  mérites  que  vous  ayez.  On  doit  donc  vous  regarder 
comme  le  ministre  de  Jésus-Christ  et  comme  le  souverain  de  tous 
les  ministres;  ce  que  j'ose  bien  dire  sans  préjudicier  à  la  sainteté  de 
qui  que  ce  soit  d'entre  eux  ^. 

Recherchons,  s'il  vous  plaît,  encore  plus  soigneusement  qui  vous 
êtes  et  quel  personnage  vous  représentez  aujourd'hui  dans  l'Église  de 
Dieu.  Qui  êtes-vous?  Le. grand  prêtre,  le  souverain  Pontife.  Vous 
êtes  le  prince  des  évêques,  l'héritier  des  apôtres;  vous  êtes  Abel  par 
la  primauté,  Noé  par  le  gouvernement,  Abraham  par  le  patriarcat, 
Melchisédech  par  l'ordre,  Aaron  par  la  dignité.  Moïse  par  l'autorité, 
Samuel  par  la  judicature,  Pierre  par  la  puissance.  Christ  par  l'onc- 
tion. Vous  êtes  celui  à  qui  l'on  a  donné  les  clefs  et  à  qui  l'on  a  confié 
la  garde  des  brebis.  A  la  vérité,  il  y  a  d'autres  portiers  du  ciel  et 
d'autres  pasteurs  de  troupeaux  ;  mais  vous  avez  hérité  l'une  et  l'autre 
qualité  avec  d'autant  plus  de  gloire  que  vous  les  possédez  d'une  ma- 
nière plus  différente  que  les  autres.  Eux  ont  les  troupeaux  qui  leur 
ont  été  assignés,  chacun  le  sien;  mais  tous  les  troupeaux  vous  ont 
été  confiés,  tous  un  à  un  seul.  Et  non-seulement  vous  êtes  le  pasteur 
des  troupeaux,  mais  encore  le  pasteur  unique  de  tous  les  pasteurs. 
Demandez-vous  d'où  je  tire  cette  preuve  ?  C'est  de  la  parole  du  Sei- 
gneur; car  auquel,  je  ne  dis  pas  des  évêques,  mais  des  apôtres 
mêmes,  a-t-on  donné  toutes  les  brebis  en  garde  d'une  manière  si  ab- 
solue et  si  indéfinie  :  Pierre,  si  tu  m'aimes,  pais  mes  brebis  ^7  Mais 
quelles  brebis  ?  sont-ce  les  peuples  de  telle  ou  telle  ville,  de  tel  ou  tel 
pays,  de  tel  ou  tel  royaume?  Mes  brebis,  dit- il.  A  qui  n'est-il  pas 
évident  qu'il  ne  lui  en  a  pas  désigné  quelques-unes  en  particulier, 
mais  toutes  en  général?  Où  il  n'y  a  pas  de  distinction,  il  n'y  a  pas 
d'exception.  Il  est  donc  vrai,  suivant  vos  canons,  que  les  autres  ont 
été  appelés  à  une  partie  de  la  sollicitude,  mais  vous  à  la  plénitude 
de  la  puissance.  Leur  pouvoir  est  restreint  dans  certaines  limites;  le 
vôtre  s'étend  sur  ceux-là  mêmes  qui  ont  reçu  l'autorité  sur  les  autres. 
En  effet,  n'est-il  pas  en  votre  pouvoir,  si  le  sujet  s'en  présente,  de 
fermer  le  ciel  à  un  évêché  et  même  de  le  livrer  à  Satan  ?  Votre  pri- 
vilège demeure  donc  inébranlable,  soit  dans  la  puissance  des  clefs, 
soit  dans  la  garde  des  ouailles  qui  vous  ont  été  commises  ^. 

Voilà  qui  vous  êtes;  mais  n'oubliez  pas  en  même  temps  ce  que 

1  L.  2,  c.  7.  —  2  Joan.,  21,  15.  —  »  L.  2,  c.  8. 


à  1153  de  l'ère  clir.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  429 

VOUS  êtes.  Considérez  que  vous  êtes  sorti  nu  du  sein  de  votre  mère  *  ; 
que  vous  êtes  un  homme  né  pour  le  travail  2_,  et  non  pas  pour  l'hon- 
neur; un  homme  né  d'une  femme,  et  partant  né  dans  le  crime;  qui 
a  peu  de  temps  à  vivre,  et  partant  toujours  dans  la  crainte;  qui  est 
rempli  d'une  infinité  de  misères  ^,  et  par  conséquent  toujours  dans 
les  larmes  et  les  sanglots. 

Saint  Bernard  exhorte  ensuite  le  pape  Eugène  à  examiner  quel  il 
est  depuis  qu'il  est  en  place.  S'il  est  plus  patient,  plus  doux,  plus 
humble,  plus  affable,  plus  courageux,  plus  sérieux,  plus  défiant  de 
lui-même;  ou  s'il  n'a  point  donné  dans  les  défauts  contraires.  Quel 
est  son  zèle,  son  indulgence,  sa  discrétion  pour  régler  l'un  et  l'autre. 
S'il  est  égal  dans  l'adversité  et  dans  la  prospérité  ;  si,  dans  le  repos, 
il  ne  se  laisse  point  aller  à  des  railleries  indécentes;  car,  dit-il,  ce 
qui  est  badinage  entre  les  séculiers,  est  un  blasphème  dans  la  bouche 
d'un  prêtre  :  il  vous  est  honteux  d'éclater  de  rire,  et  encore  plus 
d'y  exciter  les  autres.  Quant  à  l'avarice,  ajoute-t-il,  je  n'ai  rien  à 
vous  faire  considérer  :  car  on  dit  que  vous  regardez  l'argent  comme 
de  la  paille;  mais  donnez-vous  de  garde  de  l'acception  des  personnes 
et  de  la  facilité  à  croire  les  mauvais  rapports,  qui  est  le  vice  le  plus 
ordinaire  de  ceux  qui  sont  dans  les  hautes  dignités  *. 

Dans  le  troisième  livre,  saint  Bernard  représente  au  pape  Eugène 
les  choses  qui  sont  au-dessous  de  lui.  Il  n'est  pas  nécessaire  que  vous 
demandiez  quelles  sont  ces  choses-là;  peut-être  auriez-vous  plus 
sujet  de  me  demander  quelles  sont  celles  qui  n'en  sont  pas.  Il  fau- 
drait absolument  sortir  du  monde  pour  en  trouver  quelques-unes  qui 
n'appartiennent  point  à  vos  soins.  Vos  ancêtres  ont  été  destinés  à  la 
conquête,  non  pas  de  quelques  nations  particulières,  mais  de  l'uni- 
vers entier.  Allez  par  tout  l'univers  ^,  leur  a-t-on  dit.  Vous  leur  avez 
succédé  dans  leur  héritage  de  telle  sorte  que  vous  êtes  véritablement 
leur  héritier,  et  que  l'univers  est  votre  héritage.  Mais  de  quelle  ma- 
nière et  à  quelle  fin  ?  Pour  en  avoir  l'administration,  non  pour  le  pos- 
séder. C'est  Jésus-Christ  seul  qui  le  possède,  et  par  le  droit  de  la 
création,  et  par  le  mérite  de  la  rédemption,  et  par  la  donation  que 
son  Père  lui  en  a  faite.  En  effet,  à  quel  autre  a-t-il  été  dit  :  Demande- 
moi,  et  je  te  donnerai  les  nations  pour  ton  héritage,  et  pour  ta  pos- 
session les  confins  de  la  terre  ®?  Il  faut  donc  que  vous  lui  en  cédiez 
le  domaine  et  la  possession,  et  que  vous  vous  contentiez  d'en  prendre 
soin  :  c'est  la  part  que  vous  y  avez,  vous  ne  devez  pas  y  prétendre 
davantage. 


1  Job,  1,  21.  —2  Ibid.,  5,  7.  —3  Ibid.,  14,  11.  —  *  De  Consid.,  1.  2,  c.  Il 
13  et  14.  —  5  Matth.,  i6,  15.  —  «  Psalm.  2,  8. 


430  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

Une  ferme  n^est-elle  pas  dépendante  du  fermier?  Et  l^enfant  de  la 
maison  n^est-il  pas  soumis  à  son  gouverneur  ?  Cependant  ni  le  fer- 
mier n'est  point  seigneur  de  la  ferme,  ni  le  gouverneur  de  son  jeune 
maître.  Ainsi  vous  présidez  sur  le  monde  pour  lui  servir  de  conseil, 
pour  veiller  à  son  bien  et  pour  le  conserver  ;  vous  y  présidez  pour 
lui  être  utile  ;  vous  y  présidez  comme  un  serviteur  fidèle  et  prudent 
que  le  Seigneur  a  établi  sur  sa  famille  *.  Et  pourquoi?  Afin  de  lui 
donner  sa  nourriture  en  son  temps,  c'est-à-dire  pour  gouverner, 
mais  non  pas  pour  dominer  avec  empire.  Conduisez-vous  de  cette 
manière,  et  ne  cherchez  pas  la  domination  sur  les  hommes,  étant 
homme  comme  les  autres,  de  peur  que  l'iniquité  ne  vienne  à  do- 
miner sur  vous.  Il  n'y  a  ni  poison  ni  poignard  que  je  craigne  tant 
pour  vous  que  la  passion  de  dominer. 

Si  donc  vous  vous  reconnaissez,  non  pas  dominateur,  mais  débi- 
teur aux  sages  et  aux  fous,  vous  devez  employer  tous  vos  soins,  et 
considérer  avec  toute  l'exactitude  possible  comment  vous  pourrez 
faire  que  ceux  qui  ne  sont  pas  sages  le  deviennent,  et  que  ceux  qui 
se  sont  pervertis  reprennent  de  meilleurs  sentiments.  Or,  de  toutes 
les  folies,  il  n'en  est  point,  si  je  puis  parler  ainsi,  de  plus  extrava- 
gante que  l'infidélité  ;  et,  partant,  vous  êtes  redevable  aux  nations 
infidèles,  aux  Juifs,  aux  Grecs  et  aux  Gentils. 

C'est  pourquoi  il  est  de  votre  devoir  de  travailler  en  sorte  que  les 
mécréants  se  convertissent  à  la  foi;  qu'étant  convertis,  ils  ne  s'en 
retirent  point;  que,  s'en  étant  retirés,  ils  y  reviennent;  que  les  mé- 
chants soient  remis  dans  le  chemin  de  la  vertu  ;  que  les  dévoyés 
soient  rappelés  à  la  connaissance  de  la  vérité,  et  que  les  séducteurs 
soient  convaincus  par  des  raisons  invincibles,  afin  que,  s'il  est  pos- 
sible, ils  s'amendent  eux-mêmes,  sinon  qu'ils  perdent  l'autorité  et  le 
pouvoir  de  séduire  les  autres.  C'est  principalement  à  ce  genre  d'in- 
sensés que  vous  devez  prendre  garde  ;  j'entends  les  hérétiques  et  les 
schismatiques  qui  sont  séduits  et  séducteurs,  qui  déchirent  comme 
des  chiens  et  rusent  comme  des  renards.  C'est  envers  ceux-là  qu'il 
faut  employer  tous  vos  soins  pour  les  corriger,  de  peur  qu'ils  ne  pé- 
rissent, ou  pour  les  réprimer,  de  peur  qu'ils  ne  fassent  périr  les  au- 
tres. Je  tombe  d'accord  que  le  temps  vous  dispense  par  rapport  aux 
Juifs,  parce  qu'ils  ont  leur  temps  qu'on  ne  peut  prévenir;  mais  il 
faut  avancer  et  provoquer  la  conversion  des  Gentils. 

Et,  à  propos  de  Gentils,  qu'avez-vous  à  répondre  sur  ce  qui  les  re- 
garde? Quoi  !  nos  Pères  ont-ils  jugé  à  propos  de  donner  des  bornes 
à  l'Evangile,  et  de  suspendre  la  parole  de  la  foi  tant  que  l'infidélité 

i  Matth.,  24,46. 


à  1153  de  l'ère  chr.]        DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  431 

subsiste?  Quelle  raison  peut  arrêter  cette  parole  qui  court  avec  tant 
de  vitesse  *  ?  Qui  le  premier  en  a  interrompu  le  cours  si  salutaire? 
Peut-être  qu'ils  ont  eu  quelque  raison  ou  que  la  nécessité  y  a  mis 
obstacle.  Maisnous^  quel  sujet  avons-nous  de  dissimuler?  En  quelle 
sûreté  de  conscience  pouvons-nous  ne  pas  offrir  Jésus-Christ  à  ceux 
qui  ne  Tout  point?  N'est-ce  pas  retenir  la  vérité  de  Dieu  dans  Tin- 
justice  ?  J'y  ajoute  l'opiniâtreté  des  Grecs,  qui  sont  avec  nous  et  qui 
n'y  sont  pas,  puisqu'ilsnous  sont  unis  par  lafoi  et  qu'ils  sont  séparés 
de  nous  par  le  schisme.  Encore,  pour  ce  qui  regarde  la  foi  même, 
est-il  vrai  de  dire  qu'ils  se  sont  écartés  du  droit  chemin.  On  y  peut 
aussi  joindre  l'hérésie,  qui  se  glisse  en  cachette  presque  de  tous  cô- 
tés, et  qui  déploie  sa  fureur  ouverten\ent  en  quelques  endroits,  se 
hâtant  partout  et  en  public  d'engloutir  les  enfants  de  l'Église.  Vous 
demandez  où  cela  arrive.  Ceux  que  vous  envoyez  si  souvent  visiter 
les  contrées  du  Midi  le  savent  parfaitement  et  vous  en  pourront  dire 
des  nouvelles.  Ils  vont  et  viennent  parmi  eux,  et  passent  tout  proche 
de  leur  pays;  mais  nous  n'avons  pas  encore  appris  le  bien  qu'ils  y 
ont  fait.  Et  peut-être  l'aurions-nous  su,  s'ils  n'eussent  pas  fait  moins 
d'estime  du  salut  des  peuples  que  de  Tor  d^Espagne;  c'est  à  vous  de 
remédier  à  ce  mal. 

Les  hérétiques  dont  parle  ici  saint  Bernard  sont  les  nouveaux  ma- 
nichéens dans  le  midi  de  la  France. 

Il  signale  ensuite  au  Pape  deux  maux  dont  l'Église  était  désolée 
parmi  les  cathohques  mêmes,  l'ambition  et  l'intérêt.  N'est-ce  pas 
l'ambition  plus  que  la  dévotion  qui  attire  à  visiter  les  tombeaux  des 
apôtres  ?  N'est-ce  pas  de  ses  cris  que  retentit  continuellement  votre 
palais?  Toute  l'Italie  n'est-elle  pas  attentive  à  profiter  de  ses  dé- 
pouilles avec  une  avidité  insatiable  ?  A  l'occasion  de  cette  foule  de 
solliciteurs  qui  accouraient  à  Rome  de  toutes  parts,  il  parle  de  l'abus 
des  appellations.  Le  droit  d'appel  au  Pape  est  une  conséquence  na- 
turelle de  sa  primauté  divine  ;  car  il  est  naturel  d'appeler  de  l'infé- 
rieur au  supérieur.  Ce  droit  d'en  appeler  au  Pape  de  toutes  les  parties 
de  l'Église  est  d'ailleurs  une  chose  utile  et  nécessaire.  Nous  l'avons 
vu  dès  le  cinquième  siècle,  par  l'exemple  de  Cécilien  de  Carthage, 
de.  saint  Athanase  d'Alexandrie,  de  saint  Paul  de  Constantinople, 
et  de  plusieurs  autres  évêques  de  Thrace,  de  Célésyrie,  de  Phénicie, 
de  Palestine,  comme  l'atteste  le  pape  saint  Jules  auquel  ils  avaient 
appelé.  Aussi  saint  Bernard  dit-il  :  J'avoue  que  les  appellations  sont 
un  grand  bien  et  un  bien  général  pour  tout  le  monde,  et  même  un 
bien  aussi  nécessaire  que  le  soleil  l'est  aux  mortels;  car  c'est  un  soleil 


1  Psalm.  147,15. 


# 


432  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIIL  —  De  1125 

de  justice  qui  découvre  et  qui  réprouve  les  œuvres  de  ténèbres.  Il 
faut  absolument  les  conserver  et  les  maintenir  quand  la  nécessité  y 
recourt_,  mais  non  pas  quand  elles  servent  d'inventions  àla  fourberie 
et  à  la  mauvaise  foi  *.  licite  plusieurs  exemples  de  ces  appellations 
abusives  et  frivoles,  et  exhorte  le  Pape  à  y  remédier  avec  vigueur. 
Dès  le  cinquième  siècle,  le  concile  de  Sardique  avait  régularisé  ce 
droit  d'appeler  pour  les  évéques;  mais  ce  droit  n'était  pas  seulement 
pour  eux.  Nous  avons  vu  le  pape  saint  Gélase  n'en  excepter  personne 
dans  sa  lettre  de  49-4  auxévêques  de  Dardanie.Nous  avons  vu  que, 
dans  le  sixième  siècle,  le  pape  saint  Grégoire  le  Grand  reçut  l'appel 
d'Honorat,  archidiacre  de  Salone,  déposé  par  son  évêque;  que  Jean, 
prêtre  de  Chalcédoine,  condamné  comme  hérétique  par  Jean  le  Jeû- 
neur, patriarche  de  Constantinople,  appela  au  même  saint  Grégoire, 
qui  cassa  le  jugement  rendu  parles  députés  du  patriarche,  et  ren- 
voya Jean  de  Chalcédoine  absous. 

Lors  donc  que  Fleury,  dans  le  cinquième  numéro  de  son  qua- 
trième discours,  avance  que,  du  temps  de  saint  Bernard,  l'usage  des 
appels  au  Saint-Siège  était  nouveau  et  fondé  sur  des  pièces  fausses, 
sur  les  fausses  décrétales  qui  ne  parurent  que  dans  le  neuvième  siècle, 
ou  bien  il  oublie  les  faits  et  la  doctrine  des  siècles  précédents,  tels 
que  lui-même  les  rapporte;  ou  bien  il  se  moque  de  ses  lecteurs. 
Quant  aux  abus  des  appellations,  l'Éghse  n'a  cessé  d'y  apporter  re- 
mède, comme  on  peut  s'en  convaincre  par  le  droit  canon,  par  le 
concile  de  Trente  et  parles  bulles  des  Papes.  Pour  qu^il  n'y  ait  plus 
d'abus  possible  en  cette  matière,  non  plus  que  dans  les  autres,  il  faut 
attendre  que  les  hommes  ne  soient  plus  des  hommes. 

On  peut  en  dire  autant  des  exemptions.  Par  exemple,  le  monas- 
tère de  Clugni  était  exempt  de  la  juridiction  de  l'évêque  diocésain  et 
dépendait  immédiatement  du  Saint-Siège,  et  cela  d'après  la  stipu- 
lation de  son  fondateur.  Il  en  était  de  même  de  l'évêché  de  Bamberg, 
qui  ne  dépendait  pas  de  l'archevêque,  mais  du  Pape  seul.  Les  sou- 
verains Pontifes  accordèrent  ces  privilèges  à  d'autres  églises  et  à 
d'autres  monastères.  Le  grand  nombre  de  ces  exemptions  contribuait 
à  relâcher  les  liens  de  la  subordination  et  de  la  discipline.  Il  y  eut 
abus,  c'est-à-dire  usage  mauvais  d'une  chose  bonne.  Saint  Bernard 
réclame  contre  l'abus,  mais  il  respecte  la  chose  ;  car  voici  comment 
il  termine:  Voulez- vous  donc  m'empêcher  de  donner  des  dispenses? 
Nullement;  mais  bien  de  dissiper  mal  à  propos.  Je  ne  suis  pas  si 
ignorant  que  je  ne  sache  que  vous  êtes  établi  le  dispensateur  de  tous 
les  trésors  de  l'Église,  mais  pour  l'édification  et  non  pour  la  destruc- 

*  De  Consid.,l.  3,  c.2. 


■ïi* 


à  1153  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  433 

tion  *.  Enfin,  dit  l'Apôtre,  on  cherche  un  dispensateur  qui  soit  fi- 
dèle 2.  Quand  la  nécessité  presse,  la  dispense  est  excusable;  quand 
il  y  a  de  Futilité,  elle  est  louable  :  j'entends  l'utilité  publique  et  non 
Tutilité  particulière.  Où  il  n^y  a  rien  de  cela,  ce  n'est  pas  une  dis- 
pensation  fidèle,  mais  une  cruelle  dissipation.  Au  reste,  tout  le  monde 
sait  qu'il  y  a  certains  monastères  en  divers  évéchés  qui  relèvent  plus 
spécialement  du  Siège  apostolique  par  leur  fondation  et  suivant  l'in- 
tention des  fondateurs  ;  mais  autre  chose  est  ce  qui  donne  la  dévo- 
tion, autre  est  ce  qu'entreprend  une  ambition  qui  ne  peut  souffrir  de 
supériorité  ^. 

En  parlant  du  désintéressement  nécessaire  à  tout  homme  qui  est 
au-dessus  des  autres,  saint  Bernard  dit  au  pape  Eugène  :  Je  traite  ici 
de  l'avarice;  la  renommée  dit  assez  que  vous  en  êtes  exempt,  c'est 
à  vous  de  voir  si  cela  est  vrai.  Toutefois,  sans  parler  des  présents 
des  pauvres,  auxquels  vous  n'aviez  jamais  voulu  toucher,  nous  avons 
vu  des  sacs  teutoniques  d'argent  diminués,  non  pas  de  volume,  mais 
de  prix.  L'on  regardait  l'argent  comme  de  la  paille.  Les  mulets,  bien 
malgré  eux,  s'en  retournaient  en  Allemagne  aussi  chargés  qu'ils  en 
étaient  venus.  Chose  nouvelle.  Quand  est-ce  que  Rome,  jusqu'à  ce 
jour,  a  refusé  de  l'or?  Aussi  ne  croyons-nous  pas  que  cela  se  soit 
fait  par  le  conseil  des  Romains.  Deux  personnages,  tous  deux  riches 
et  tous  deux  coupables,  se  transportent  à  Rome.  L'un  était  de 
Mayence,  l'autre  de  Cologne.  On  fit  grâce  à  l'un  des  deux,  sans  rien 
prendre  de  lui;  l'autre,  apparemment,  ne  méritant  point  d'indul- 
gence, on  lui  dit  :  Vous  sortirez  de  la  ville  avec  le  même  habit  que 
vous  y  êtes  entré., 0  excellente  parole  !  parole  tout  à  fait  digne  de  la 
liberté  apostohque  !  et  de  vrai,  en  quoi  dififère-t-elle  de  cette  autre  : 
Périsse  ton  argent  avec  toi!  si  ce  n'est  que  l'une  témoigne  plus  de 
zèle,  et  l'autre  plus  de  retenue? 

Mais  vous  en  usâtes  d'une  manière  encore  plus  obligeante  à  l'en- 
droit d'un  pauvre  évêque,  lorsque  vous  lui  fournîtes  de  quoi  donner 
aux  autres^  de  peur  qu'il  ne  fût  taxé  d'être  peu  libéral.  Il  reçut  en 
cachette  ce  qu'il  distribua  en  public.  C'est  un  fait  que  vous  ne  pou- 
vez pas  cacher,  puisque  je  l'ai  su  de  bonne  part  et  que  je  connais  la 
personne.  Je  sais  bien  que  vous  ne  prenez  pas  plaisir  à  ce  récit; 
mais  je  le  publie  d'autant  plus  volontiers,  que  vous  avez  plus  de  ré- 
pugnance à  l'entendre  *. 

Dans  le  quatrième  livre,  saint  Bernard  propose  au  Pape,   pour 
objet  de  sa  considération,  ce  qui  est  autour  de  lui  :  son  clergé,  son||. 
peuple,  ses  domestiques.  Votre  clergé,  dit-il,  doit  être  parfaitement  ' 

'  2.  Cor.,  13,  JO.  —  2  1.  Cor.,  4,  2.  — «  De  Consid.,  1.  3,  c.  4.  — *  L.  3,  c.  3. 
XV.  28 


m 


4i 


434  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.— De  1125 

réglé,  puisqu^il  doit  être  la  règle  et  le  modèle  de  tous  les  autres. 
Quant  au  peuple,  qu'en  dirai-je?  C'est  le  peuple  romain.  Je  n'ai  pu, 
ni  en  moins  de  paroles,  ni  toutefois  mieux,  exprimer  ce  que  je  pense 
de  vos  diocésains.  Qu'y  a-t-il  de  plus  connu  dans  les  siècles  passés 
que  l'insolence  et  le  faste  des  Romains  ?  nation  inaccoutumée  à  la 
paix,  accoutumée  au  tumulte  ;  nation  farouche  et  intraitable  jusqu'à 
présent,  qui  ne  sait  se  soumettre  que  quand  elle  ne  peut  résister. 
Voilà  la  plaie,  c'est  à  vous  de  la  guérir,  vous  ne  pouvez  vous  en 
excuser.  Vous  riez  peut-être  de  ce  que  je  dis,  persuadé  qu'elle  est 
inguérissable.  N'ayez  pas  tant  de  défiance;  on  exige  que  vous  tra- 
vailliez à  sa  guérison,  et  non  pas  que  vous  la  guérissiez.  A  ce  sujet, 
saint  Bernard  déplore  que,  depuis  si  longtemps,  les  Papes  eussent 
cessé  d'instruire  eux-mêmes  leur  troupeau  particulier  et  de  lui 
adresser  la  parole.  D'où  les  Romains  s'habituaient  de  plus  en  plus  à 
faire  attention,  non  à  ce  que  le  Pape  dirait,  mais  à  ce  qu'il  leur  don- 
nerait. Donnez-moi,  je  vous  prie,  quelqu'un  dans  toute  cette  grande 
ville  qui  vous  ait  reconnu  pour  Pape,  sans  un  prix  quelconque  ou 
sans  espérance  d'en  avoir.  C'est  alors  principalement  qu'ils  veulent 
dominer,  quand  ils  ont  promis  de  servir.  Ils  jurent  fidélité  pour 
mieux  trouver  l'occasion  de  nuire  à  qui  s'y  fie.  Ils  veulent  dès  lors 
être  adm's  à  tous  vos  conseils,et  ne  peuvent  souffrir  qu'on  les  refuse 
à  une  porte.  Ils  sont  habiles  pour  faire  le  mal,  et  ne  savent  pas  faire  le 
bien.  Odieux  au  ciel  et  à  la  terre,  impies  envers  Dieu,  séditieux  entre 
eux,  jaloux  de  leurs  voisins,  inhumains  envers  les  étrangers,  ils  n'ai- 
ment personne  et  ne  sont  aimés  de  personne  :  voulant  se  faire  crain- 
dre de  tout  le  monde,  il  faut  qu'ils  craignent  tout  le  monde.  Ils  ne 
peuvent  se  soumettre,  et  ne  savent  pas  gouverner  ;  infidèles  à  leurs 
supérieurs,  insupportables  à  leurs  inférieurs ,  impudents  pour 
demander,  effrontés  à  refuser;  importuns  et  inquiets  jusqu'à  ce  qu'ils 
reçoivent,  et  ingrats  quand  ils  ontreçu.  Ils  ont  appris  à  dire  beaucoup 
de  choses  et  à  en  faire  très-peu  ;  grands  prometteurs  et  peu  d'exécu- 
tion ;  caressants  flatteurs  et  détracteurs  mordants  ;  ingénument  dis- 
simulés et  traîtres  avec  la  dernière  malice  *.  Tel  est  le  portrait  que 
saint  Bernard  fait  des  Romains  du  douzième  siècle. 

Le  temps  et  les  Papes  ont  si  bien  modifié  le  caractère  de  ce  peuple, 
que,  depuis  trois  siècles  au  moins,  lesRomains  paraissent  ne  mériter 
plus  aucun  des  reproches  que  leur  faisait  autrefois  saint  Bernard,  et 
qu'il  n'y  a  peut-être  pas  un  peuple  qui,  durant  le  même  temps,  ait 
tenu  une  conduite  aussi  honorable. 

C'est  en  grande  partie  à  saint  Bernard  que  Rome  et  l'Église  doi- 

1  L.  4,  c.  2. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  436 

vent  cette  heureuse  transformation  du  peuple  romain;  car  il  insiste 
beaucoup  auprès  du  pape  Eugène,  et  par  là  même   auprès  de  ses 
successeurs,  sur  l'obligation  de  travailler  à  la  conversion  de  ce  peu- 
ple. Souffrez  un  peu,  je  vous  prie,  et  supportez-moi,  dit-il.  Ou  plutôt 
pardonnez  à  qui  vous  dit  ces  choses  avec  plus  de  crainte  que  de 
témérité.  Je  sais  où  est  votre  habitation  :  des  incrédules  et  des  des- 
tructeurs sont  de  votre  compagnie.  Ce  sont  des  loups  et  non  pas  des 
brebis  ;  toutefois  vous  en  êtes  le  pasteur.  Ce  sera  sans  doute  une 
considération  fort  utile  que  celle  quivousfera,  s'il  est  possible,  trou- 
ver le  moyen  de  les  convertir,  de  peur  qu'ils  ne  vous  pervertissent. 
Pourquoi  nous  défions-nous  que  ceux  qui,  de  brebis  qu'ils  étaient, 
ont  pu  devenir  des  loups,  ne  puissent  encore  une  fois   devenir  des 
brebis?  C'est  ici,  c'est  ici  où  je  ne  veux  point  vous  épargner,  afin  que 
Dieu  vous  épargne.  Ou  désavouez,  ou  montrez  que  vous  êtes  le  pas- 
teur de  ce  peuple.  Vous  ne  le  désavouerez  pas,  de  peur  que  celui 
dont  vous  tenez  le  Siège  ne  vous  désavoue  pour  son  héritier.  Je  parle 
de  saint  Pierre,  que  l'on  n'a  jamais  vu  marcher,  ni  chargé  de  pier- 
reries, ni  vêtu  de  soie,  ni  couvert  d'or,  ni  porté  sur  une  haquenée 
blanche,  ni  environné  d'une  infinité  d'officiers.  Certainement,  il  a  cru 
que,  sans  tout  cet  appareil,  il  pouvait  aisément  accomplir  ce  comman- 
dement du  Sauveur  :  Si  tu  m^aimes,  pais  mes  brebis  *.  En  effet,  dans 
tout  cet  éclat,  vous  êtes  plutôt  le  successeur  de  Constantin  que  de 
«aint  Pierre.  Je  vous  conseille,  toutefois,  de  le  souffrir  pour  un  temps, 
mais  non  pas  de  le  rechercher  comme  une  chose  qui  vous  soit  abso- 
lument due.  Je  vous  exhorte  bien  plutôt  à  vous  acquitterparfaitement 
des  choses  qui  sont  de  votre  devoir. 

Mais,  me  dites-vous,  vous  m'exhortez  à  paître  des  dragons  et  des 
scorpions,  et  non  pas  des  brebis.  C'est  pour  cela  aussi  que  je  vous 
dis  qu'il  les  faut  entreprendre  plus  fortement  par  la  parole  que  par 
l'épée  ;  car  pourquoi  voulez-vous  encore  une  fois  vous  servir  de 
l'épée,  puisqu'on  vous  a  déjà  commandé  de  la  remettre  dans  le 
fourreau  ?  Cependant,  celui  qui  nierait  que  cette  épée  soit  à  vous  ne 
me  semblerait  pas  faire  assez  d^attention  à  cette  parole  du  Seigneur  : 
Remettez  votre  épée  dans  le  fourreau  2.  Elle  est  donc  vôtre  même, 
cett«  épée-là,  et  vous  la  pouvez  tirer  peut-être  selon  votre  volonté, 
mais  non  pas  de  votre  propre  main.  Autrement,  si  cette  épée-là  ne 
vous  appartenait  en  nulle  façon,  lorsque  les  apôtres  dirent  :  Voici 
deux  glaives,  le  Seigneur  ne  leur  eût  pas  répondu  :  C'est  assez  ^, 
mais  il  aurait  plutôt  dit  :  C'est  trop.  L'un  et  l'autre  sont  donc  à 
l'Église,  et  le  glaive  spirituel,  et  le  glaive  matériel  ;  mais  celui-ci  doit 

1  Joan.,  21,  1  G.  —  2  Joan.,  18,  11.  —  '  Luc,  22,  38. 


436  HISTOIKE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVIIL  —  De  1125 

être  tiré  pour  l'Église,  et  celui-là  par  l'Église.  Le  glaive  spirituel  doit 
être  tiré  par  la  main  du  prêtre,  et  le  matériel  par  la  main  du  soldat, 
mais  à  la  volonté  du  prêtre  et  au  commandement  de  l'empereur  *. 
•  Voilà  comment  saint  Bernard  nous  représente  les  rapports  naturels 
entre  les  deux  puissances,  entre  l'Église  et  la  royauté,  entre  la  chré- 
tienté et  le  premier  des  rois  chrétiens  ou  Fempereur. 

Après  avoir  parlé  du  peuple  romain,  il  vient  aux  cardinaux  qui 
sans  cesse  entourent  le  Pape  et  lui  sont  intimes.  Il  insiste  sur  l'im- 
portance de  leur  choix.  Il  est  de  votre  devoir,  à  l'exemple  de  Moïse, 
d'appeler  et  d^assembler  de  tous  côtés  des  vieillards  et  non  déjeunes 
têtes  :  des  vieillards,  non  pas  tant  par  l'âge  que  par  les  mœurs,  et 
que  vous  connaissiez  parfaitement  pour  être  de  vrais  anciens  du 
peuple.  Et  de  vrai,  ne  doit-on  pas  choisir  de  toutes  les  parties  du 
monde  ceux  qui  doivent  être  les  juges  de  tout  le  monde?  Il  ajoute 
qu'il  faut  choisir  les  plus  parfaits,  parce  qu'il  est  plus  aisé  de 
venir  bon  à  la  cour,  que  d'y  devenir  bon.  Ainsi  ne  choisissez  point 
ceux  qui  demandent  ni  ceux  qui  courent  ces  emplois,  mais  ceux  qui 
les  évitent  ou  qui  les  refusent.  Pour  ceux-ci,  obligez-les  d^entrer, 
contraignez-les-y  même.  Votre  esprit,  je  pense,  se  reposera  sûrement 
dans  des  hommes  qui  ne  soient  point  effrontés  et  qui  aient  de  l'hon- 
nêteté et  de  la  crainte,  mais  qui  ne  craignent  que  Dieu  et  n'espèrent 
rien  que  de  Dieu;  qui  ne  regardent  pas  aux  mains,  mais  aux  besoins 
de  ceux  qui  viennent  de  loin  ;  qui  soutiennent  fortement  la  cause  des 
affligés  et  jugent  avec  équité  la  cause  des  débonnaires;  qui  soient  bien 
réglés  dans  leurs  mœurs,  recommandables  parleur  sainteté,  disposés 
à  l'obéissance,  exercés  à  la  patience,  soumis  aux  règlements,  sévères 
à  la  censure,  catholiques  dans  la  foi,  fidèles  dans  leurs  ministères, 
unanimes  en  la  paix,  conformes  dans  l'unité;  qui  soient  droits  dans 
leursjugements,  prévoyants  dans  leurs  conseils,  discrets  dans  leurs  or- 
donnances, industrieux  dans  la  disposition  des  choses,  courageux 
dans  l'exécution,  modestes  dans  leurs  paroles,  constants  dans,  l'ad- 
versité, pieux  dans  la  prospérité,  modérés  dans  leur  zèle;  qui  ne 
soient  point  lâches  dans  la  compassion,  point  oisifs  dans  leur  repos, 
point  dissolus  dans  leur  maison,  point  emportés  dans  les  festins, 
point  chagrins  dans  le  soin  de  leur  domestique,  point  cupides  du 
bien  d'autrui,  point  prodigues  du  leur,  enfin  très-circonspects  en 
toutes  choses  et  en  tous  lieux;  qui  ne  refusent  ni  n'affectent  les 
légations,  toutes  les  fois  qu'il  est  nécessaire  d'agir  pour  les  intérêts 
de  Jésus-Christ;  qui  ne  refusent  point  par  opiniâtreté  les  choses  dont 
ils  s'excusent  par  modestie;  qui,  dans  leurs  missions,   ne  courent 

1  De  Consid.,  1.  4,  c.  3. 


à  1153  de  l'ère  chv.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  487 

point  après  Tor  et  l'argent,  mais  suivent  Jésus-Christ  avec  grande 
pureté  d'intention;  qui  ne  considèrent  point  la  légation  comme 
un  moyen  de  faire  de  grands  profits  et  n'y  cherchent  point  les 
présents,  mais  l'avancement  des  âmes;  qui,  dans  leur  personne, 
représentent  aux  rois  un  Jean-Baptiste,  aux  Égyptiens  un  Moïse, 
aux  fornicateurs  un  Phinées,  aux  idolâtres  un  Élie,  aux  avares  un 
Elisée,  aux  menteurs  un  saint  Pierre,  aux  blasphémateurs  un  saint 
Paul,  aux  gens  de  trafic  un  Jésus-Christ  :  qu'ils  instruisent  les  peu- 
ples sans  les  mépriser;  qu'ils  épouvantent  les  riches  sans  les  flatter; 
qu'ils  aient  soin  des  pauvres,  bien  loin  de  les  surcharger;  qu'ils 
méprisent  et  ne  craignent  point  les  menaces  des  princes  ;  qu'ils 
n'entrent  point  avec  tumulte  dans  les  assemblées,  et  n'en  sortent 
point  en  colère  ;  qu'ils  ne  dépouillent  point  les  églises,  mais  qu'ils 
travaillent  à  leur  réforme,  et  qu'au  lieu  d'épuiser  les  bourses,  [ils 
tâchent  de  soulager  les  cœurs  et  de  corriger  les  vices. 

Qu'ils  conservent  leur  réputation,  et  n'envient  point  celle  des 
autres;  qu'ils  fassent  estime  de  l'oraison  et  la  mettent  en  pratique, 
et  qu'en  toutes  choses  ils  se  confient  plus  en  la  prière  qu'en  leur 
industrie  et  en  leur  travail;  que  leur  entrée  soit  pacifique,  et  leur 
sortie  nullement  fâcheuse;  que  leurs  discours  soient  édifiants,  leur 
vie  juste,  leur  présence  agréable  et  leur  mémoire  en  bénédiction; 
qu'ils  se  rendent  agréables  par  leurs  œuvres  plutôt  que  par  leurs  pa- 
roles, et  qu'ils  s'attirent  le  respect  par  leurs  actions  vertueuses,  et 
non  par  leur  faste  et  leur  orgueil;  qu'ils  soient  humbles  avec  les 
humbles,  et  innocents  avec  les  innocents;  qu'ils  reprennent  sévère- 
ment les  endurcis,  répriment  les  méchants  et  rendent  aux  superbes 
ce  qu'ils  ont  mérité  ;  qu'ils  ne  soient  point  ardents  à  s'enrichir  ou  à 
enrichir  les  leurs  du  bien  des  veuves  et  du  patrimoine  du  Crucifié, 
donnant  gratuitement  ce  qu'ils  ont  reçu  de  même,  rendant  gratuite- 
ment justice  à  ceux  qui  souffrent  injure,  châtiant  les  nations,  répri- 
mandant les  peuples.  Qu'enfin,  à  l'exemple  des  Septante  de  Moïse,  ils 
fassent  connaître  à  tout  le  monde  qu'ils  ont  reçu  de  votre  esprit,  par 
lequel,  soit  absents,  soit  présents,  ils  s'eff'orcent  de  vous  plaire  et  de 
plaire  à  Dieu.  Qu'ils  retournent  auprès  de  vous,  fatigués  de  travaux 
et  non  pas  chargés  de  dépouilles;  se  glorifiant,  non  d'avoir  rapporté 
avec  eux  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux  et  de  plus  précieux  dans 
les  pays  étrangers,  mais  d'avoir  laissé  la  paix  aux  royaumes  où  ils 
ont  été,  la  loi  de  Jésus-Christ  aux  Barbares,  le  repos  aux  monas- 
tères, le  bon  ordre  aux  églises,  la  discipline  aux  clercs,  et  à  Dieu  un 
peuple  agréable  et  adonné  aux  bonnes  œuvres*. 

1  De  Consid.,  1.  4,  c.  4. 


438  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

Telles  sont  les  vertus  et  la  sagesse  que  saint  Bernard  exige  de  ceux 
qui  doivent  être  le  conseil  du  Pape,  ses  ambassadeurs  auprès  des 
peuples  et  des  rois,  le  sénat  du  monde  chrétien,  le  corps  électoral 
pour  lui  donner  un  chef.  Et  à  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  et  au 
commencement  du  dix-neuvième,  nous  avons  vu  les  cardinaux  de  la 
sainte  Eglise  romaine,  au  milieu  des  circonstances  les  plus  difficiles, 
se  montrer  tels  que  saint  Bernard  dit  qu'ils  doivent  être. 

De  son  temps,  on  pouvait  citer  de  même  plus  d'un  exemple.  11  est 
juste  de  rapporter  à  présent,  dit-il  au  pape  Eugène,  l'action  de  notre 
très-cher  ami  Martin,  d'heureuse  mémoire.  Vous  l'avez  sue,  mais 
j'ignore  si  vous  vous  en  souvenez.  Cardinal-prêtre,  il  avait  été 
quelque  temps  légat  en  Dacie  ;  il  en  revint  si  pauvre,  que,  manquant 
d'argent  et  de  chevaux,  il  eut  grand'peine  à  arriver  jusqu'à  Flo- 
rence, où  l'évêque  du  lieu  lui  donna  un  cheval  qui  le  porta  jusqu'à 
Pise,  où  nous  étions  pour  lors.  Le  lendemain,  l'évêque,  qui  avait 
avec  quelqu'un  une  affaire  qui  devait  se  juger  ce  jour-là,  y  vint  lui- 
même  et  sollicita  d'abord  ses  amis.  Il  en  vint  à  noire  légat  avec  beau- 
coup de  confiance,  ne  croyant  pas  qu'il  pût  avoir  déjà  oublié  le  ser- 
vice qu'il  lui  avait  rendu.  Mais  le  bon  cardinal  lui  dit  :  Vous  m'avez 
trompé,  je  ne  savais  pas  que  vous  aviez  une  affaire  à  juger.  Prenez 
votre  cheval,  le  voilà  dans  l'écurie,  et  il  le  lui  rendit  à  l'instant.  Saint 
Bernard  cite  des  traits  semblables  de  Geoffroi,  évêque  de  Chartres, 
légat  en  Aquitaine  *. 

Voici  comment  saint  Bernard  résume  son  quatrième  livre.  Premiè- 
rement, et  sur  toutes  choses,  considérez  que  la  sainte  Église  romaine, 
delaquelleDieuvousa  établi  chef,  est  la  mère  et  non  la  dominatrice  de 
toutes  les  églises,  et  que  vous,  en  votre  particulier,  vous  n'êtes  point 
le  seigneur  des  évêques,  mais  l'un  d'entre  eux,  comme  le  frère  de- 
ceux  qui  aiment  Dieu,  et  le  confrère  de  ceux  qui  le  craignent.  D'ail- 
leurs, faites  réflexion  que  vous  devez  être  la  règle  de  la  justice,  le 
miroir  de  la  sainteté,  le  modèle  de  la  piété,  le  soutien  de  la  vérité, 
le  défenseur  de  la  foi,  le  docteur  des  nations,  le  chef  des  Chrétiens, 
l'ami  de  l'époux,  le  paranymphe  de  l'épouse,  le  directeur  du  clergé, 
le  pasteur  des  peuples,  l'instituteur  des  ignorants,  le  refuge  des  op- 
primés, l'avocat  des  pauvres,  l'espérance  des  misérables,  le  tuteur 
des  orphehns,  le  juge  des  veuves,  l'œil  des  aveugles,  la  langue  des 
muets,  le  bâton  des  vieillards,  le  vengeur  des  crimes,  la  terreur  des 
méchants,  la  gloire  des  bons,  la  verge  des  puissants,  le  marteau  des 
tyrans,  le  père  des  rois,  le  modérateur  des  lois,  le  dispensateur  des 
canons,  le  sel  de  la  terre,  la  lumière  du  monde,  le  prêtre  du  Très- 

1  L.  4,  c.  5. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  439 

Haut,  le  vicaire  du  Christ,  le  Christ  du  Seigneur,  enfin  le  dieu  de 
Pharaon. 

Comprenez  ce  que  je  dis  :  Dieu  vous  en  donnera  Tintelligence. 
Lorsque  vous  verrez  la  puissance  jointe  à  la  mahce,  il  faut  que  vous 
preniez  des  sentiments  au-dessus  de  Thomme.  Il  faut  que  votre  pré- 
sence épouvante  les  méchants.  11  faut  que  celui  qui  ne  craint  point 
leshommesnileur  épée  redoute  l'esprit  de  votre  colère  ;  que  celui 
qui  a  méprisé  vos  remontrances  appréhende  les  prières  que  vous 
adresserez  à  Dieu  ;  que  celui  contre  qui  vous  vous  fâcherez  ne  croie 
point  que  ce  soit  un  homme  seulement,  mais  Dieu  même  qui  est 
irrité  contre  lui;  que  celui  qui  ne  vous  aura  point  écouté  tremble 
de  peur  que  Dieu  ne  vous  écoute  contre  lui  *. 

Dans  le  cinquième  livre  Be  la  Considération,  saint  Bernard  traite 
des  choses  qui  sont  au-dessus  de  l'homme.  Ce  n'est  pas  le  soleil 
ni  les  étoiles  :  ils  ne  nous  sont  supérieurs  que  par  leur  position,  et 
non  en  valeur  ni  en  dignité  ;  car  ils  ne  sont  que  des  êtres  purement 
corporels,  et  conséquemment  inférieurs  à  nous  par  rapport  à  notre 
âme,  qui  est  spirituelle,  mais  ils  servent  comme  d'échelle,  ainsi  que 
les  autres  créatures,  pour  nous  élever  plus  haut.  Ce  qui  est  vraiment 
au-dessus  de  nous,  c'est  Dieu  et  les  anges.  Dieu,  en  effet,  nous  est 
supérieur  par  nature,  les  anges  par  grâce  seulement,  puisque  la 
raison  nous  est  commune  avec  eux.  Il  commence  par  la  considération 
des  esprits  célestes,  et  en  rapporte  la  hiérarchie.  Ensuite  il  passe  à 
la  contemplation  de  Dieu,  de  son  essence,  et  des  mystères  de  la  Tri- 
nité et  de  l'Incarnation. 

La  divinité  par  laquelle  on  dit  que  Dieu  est  Dieu,  n'est  autre  chose 
que  Dieu  même.  Il  est  lui-même  sa  forme,  son  essence,  un,  simple, 
indivisible.  Il  n'est  point  composé  de  parties  comme  le  corps,  ni 
sujet  au  changement,  mais  toujours  le  même  et  de  la  même  ma- 
nière. Dieu  est  toutefois  trinité.  Mais,  en  admettant  la  trinité  en 
Dieu,  nous  ne  détruisons  pas  l'unité.  Nous  disons  le  Père,  nous  di- 
sons le  Fils,  nous  disons  le  Saint-Esprit;  néanmoins  ce  ne  sont  pas 
trois  dieux,  mais  un  seul  Dieu  2,  H  n'y  a  qu'une  substance,  mais 
trois  personnes.  Les  propriétés  des  personnes  ne  sont  autres  que  les 
personnes  mêmes,  et  les  personnes  ne  sont  autres  qu'un  Dieu,  une 
divine  substance,  une  divine  nature,  une  divine  et  souveraine  ma- 
jesté. Mais  comment  se  peuvent  rencontrer  la  pluralité  dans  l'unité  et 
l'unité  avec  la  pluralité?  Le  scruter,  c'est  témérité  ;  le  croire,  c'est 
piété;  le  connaître,  c'est  la  vie,  et  la  vie  éternelle.  Saint  Bernard 
distingue  diverses  sortes  d'unité  et  met  au  premier  rang  l'unité  de 

1  L.  4,  c.  7.  —  2  L.  5,  c.  6  et  7. 


440  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIIL  — De  1125 

Dieu  en  trois  personnes  *.  Passant  ensuite  au  mystère  de  Tlncarna- 
tion,  il  enseigne  que;,  dans  Jésus-Christ,  le  Verbe,  Tâme  et  la  chair 
ne  sont  qu'une  même  personne,  sans  confusion  des  essences  ou  des 
natures  ;  qu'ainsi  ces  trois  choses  demeurent  dans  leur  nombre,  sans 
préjudice  de  l'unité  de  la  personne  ^. 

Il  revient  une  seconde  fois  à  la  définition  de  Dieu,  et  dit  que,  quant 
à  l'universalité  des  choses,  c'est  la  fin  ;  que,  par  rapport  à  l'élection 
des  élus,  c'est  le  salut  ;  qu'à  l'égard  de  lui-même,  il  est  le  seul  qui 
le  sache  ;  que  c'est  une  volonté  toute-puissante,  une  vertu  parfaite, 
une  lumière  éternelle, une  raison  immuable,  la  souveraine  béatitude; 
qu'il  est  autant  le  supplice  des  superbes  que  la  gloire  des  humbles, 
et  que,  comme  il  récompense  les  bonnes  œuvres  par  sa  bonté,  il 
punit  les  crimes  par  sa  justice.  Ces  choses,  ce  n'est  pas  la  disserta- 
tion qui  les  comprend,  mais  la  sainteté,  si  toutefois  l'on  peut  com- 
prendre en  quelque  façon  ce  qui  est  incompréhensible  ^. 

Platon,  nous  l'avons  vu  dans  le  septième  livre  de  cette  Histoire, 
avait  conçu  l'idéal  d'un  gouvernement  parfait,  modelé  sur  le  gou- 
vernement divin;  la  Divinité  même  devait  en  être  la  base  et  la  règle; 
le  premier  devoir  des  magistrats,  c'était  de  bien  connaître  Dieu  et 
de  lui  devenir  semblables.  Platon  n'espérait  ce  gouvernement,  même 
pour  une  cité  particulière,  que  d'une  faveur  divine.  Dans  le  mémo- 
rial adressé  par  saint  Bernard  au  pape  Eugène,  nous  voyons  la  réa- 
lité de  ce  gouvernement,  et  une  réalité  plus  parfaite  que  l'idéal 
même.  Dieu  fait  homme,  sans  cesse  manifesté  aux  hommes,  en  est 
la  base  et  la  règle  vivante;  le  connaître,  l'aimer,  lui  devenir  sem- 
blable, se  dévouer  comme  lui  pour  la  gloire  de  Dieu  et  le  bonheur 
des  hommes,  tel  est  le  devoir  non-seulement  des  magistrats,  mais 
des  citoyens  mêmes.  Et  cette  société  vivante  et  divine  embrasse  dans 
la  même  foi,  la  même  espérance,  la  même  charité,  non  pas  une 
simple  cité,  mais  toute  la  terre.  Et  au  miUeu  des  imperfections  et 
des  misères  inséparables  de  la  condition  humaine,  la  puissance  et  la 
miséricorde  de  Dieu  s'y  manifestent  continuellement  par  des  vertus 
et  des  œuvres  au-dessus  de  l'homme. 

iC.  8.  — 2C.  9.  —  3  G.  11  et  12. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  441 

§IV. 

TRAVAUX   APOSTOLIQUES  DE  SAINT    BERNARD DEUXIÈME  CROISADE. 

—  VÉNÉRATION  DES  PEUPLES  POUR  LE  SAINT  ABBÉ  ;  SA  MORT. 

Dans  le  temps  même  que  saint  Bernard  adressait  ses  Considéra- 
tions au  pape  Eugène,  la  chrétienté  tout  entière  était  en  mouve- 
ment ;  et,  au  milieu  de  ce  mouvement  général  des  rois  et  des  peuples 
chrétiens,  Bernard  apparaissait,  et  par  ses  paroles  et  par  ses  œuvres, 
comme  le  plénipotentiaire  de  Dieu. 

L'évêque  de  Cabale  ou  Cibelet  en  Syrie  était  venu  à  Viterbe  de- 
mander du  secours  au  Pape  pour  l'église  d'Orient,  consternée  par 
la  perte  d'Édesse  ;  car  cette  ville  n'ayant  pas  été  secourue  contre  le 
Mahométan  Zengui,  qui  l'assiégeait  depuis  deux  ans,  il  la  prit  enfin 
le  jour  de  Noël  H44,  et  fit  un  grand  massacre  des  habitants,  qui 
tous  étaient  Chrétiens,  parce  que  cette  ville  n'était  jamais  tom- 
bée au  pouvoir  des  infidèles.  Les  églises  furent  profanées,  principa- 
lement celle  de  la  Sainte-Vierge  et  celle  où  étaient  les  reliques  de 
saint  Thomas.  L'évêque  de  Cabale  racontait  avec  larmes  ces  tristes 
nouvelles,  résolu  de  passer  les  Alpes  et  d'aller  demander  du  secours 
au  roi  des  Romains  et  au  roi  de  France  pour  les  Chrétiens  d'ou- 
tre-mer. 

Nous  avons  la  lettre  que  le  pape  Eugène  écrivit  à  ce  sujet  au  roi 
Louis  le  Jeune,  datée  du  1"  de  décembre,  à  Vétralle,  près  de  Vi- 
terbe.  Elle  est  une  nouvelle  preuve  de  l'élan  que  la  papauté  donna 
à  l'Europe  chrétienne  et  notamment  à  la  France,  pour  les  guerres 
saintes  d'Orient  :  «  Nous  savons,  par  l'histoire  des  temps  passés  et 
par  les  traditions  de  nos  pères,  combien  nos  prédécesseurs  ont  fait 
d'efforts  pour  la  délivrance  de  l'église  d'Orient.  Notre  prédécesseur 
Urbain,  d'heureuse  mémoire,  a  embouché  la  trompette  évangéhque 
et  s'est  occupé,  avec  un  zèle  sans  exemple,  d'appeler  les  peuples 
chrétiens  de  toutes  les  parties  du  monde  à  la  défense  de  la  terre 
sainte.  A  sa  voix,  les  intrépides  guerriers  du  royaume  des  Francs^ 
et  les  ItaUens,  enflammés  d'une  sainte  ardeur,  ont  pris  les  armes, 
ont  délivré,  au  prix  de  leur  sang,  cette  ville  où  notre  Sauveur  a 
daigné  souffrir  pour  nous,  et  qui  conserve  le  tombeau  monument 
de  sa  passion.  Par  la  grâce  de  Dieu  et  par  le  zèle  de  nos  pères,  qui 
ont  défendu  Jérusalem  et  cherché  à  répandre  le  nom  chrétien  dans 
ces  contrées  éloignées,  les  villes  conquises  en  Asie  ont  été  conservées 


442  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVIII.  —  De  H25 

jusqu'à  nos  jours,  et  plusieurs  villes  des  infidèles  ont  été  attaquées 
et  sont  devenues  chrétiennes.  Maintenant,  par  nos  péchés  et  par  ceux 
du  peuple  chrétien,  ce  que  nous  ne  pouvons  dire  sans  douleur  et 
sans  gémissement,  la  ville  d'Édesse  est  tombée  aux  mains  des 
ennemis  de  la  croix  ;  d'autres  villes  ont  eu  le  même  sort.  L'arche- 
vêque  d'Édesse  a  été  tué  avec  tout  son  clergé;  les  reliques  des  saints 
ont  été  outragées  et  dispersées  par  les  infidèles.  Le  plus  grand 
danger  menace  l'Église  de  Dieu  et  toute  la  chrétienté.  Nous  avons 
la  persuasion  que  votre  prudence  et  votre  zèle  éclateront  en  cette 
circonstance  ;  vous  montrerez  la  noblesse  de  vos  sentiments  et  la 
pureté  de  votre  foi.  Si  les  conquêtes  faites  par  la  valeur  des  pères 
sont  consacrées  par  la  valeur  des  fils,  j'espère  que  vous  ne  laisserez 
pas  croire  que  l'héroïsme  des  Francs  a  dégénéré. 

«  Nous  vous  avertissons,  nous  vous  prions,  nous  vous  recomman- 
dons de  prendre  la  croix  et  les  armes.  Nous  vous  ordonnons,  pour 
la  rémission  de  vos  péchés,  à  vous  qui  êtes  les  hommes  de  Dieu,  de 
vous  revêtir  de  la  puissance  et  du  courage,  et  d'arrêter  les  invasions 
des  infidèles,  qui  se  réjouissent  des  avantages  qu'ils  ont  eus  sur 
vous;  de  défendre  l'Église  d'Orient  délivrée  par  nos  ancêtres; 
d'arracher  des  mains  des  Musulmans  plusieurs  millions  de  prison- 
niers chrétiens  qui  gémissent  dans  les  fers.  Par  là  la  sainteté  du  nom 
chrétien  s'accroîtra  dans  la  génération  présente,  et  votre  valeur,  dont 
la  réputation  est  répandue  dans  tout  l'univers,  se  conservera  sans 
tache  et  brillera  d'un  nouvel  éclat.  Prenez  pour  exemple  ce  ver- 
tueux Matathias  qui,  pour  conserver  les  lois  de  ses  ancêtres,  ne  crai- 
gnit point  de  s'exposer  à  la  mort  avec  ses  fils  et  sa  famille,  n'hésita 
pas  à  abandonner  tout  ce  qu'il  avait  dans  le  monde,  et  qui,  avec  le 
secours  du  ciel,  après  mille  travaux,  triompha  de  ses  ennemis. 

«  Nous  qui  veillons  sur  l'Église  et  sur  vous  avec  une  sollicitude 
paternelle,  nous  accordons  à  ceux  qui  se  dévoueront  à  cette  entre- 
prise glorieuse,  les  privilèges  que  notre  prédécesseur  Urbain  avait 
accordés  aux  soldats  de  la  croix.  Nous  avons  aussi  ordonné  que  leurs 
femmes  et  leurs  enfants,  leurs  biens  et  leurs  possessions,  fussent  mis 
sous  la  sauvegarde  de  l'Église,  des  archevêques,  des  évêques  et  des 
autres  prélats.  Nous  ordonnons,  de  notre  autorité  apostolique,  que 
ceux  qui  auront  pris  la  croix  soient  exempts  de  toute  espèce  de 
poursuites  pour  leurs  biens  jusqu'à  leur  retour,  ou  jusqu'à  ce  qu'on 
ait  des  nouvelles  certaines  de  leur  mort;  nous  ordonnons,  en 
outre,  que  les  soldats  de  Jésus-Christ  s'abstiennent  de  porter  des 
habits  précieux,  de  soigner  leur  parure,  d'emmener  avec  eux  des 
chiens  de  chasse,  des  faucons,  et  rien  de  ce  qui  peut  amollir  les 
guerriers.  Nous  les  avertissons,  au  nom  de  Notre-Seigneur,  qu'ils 


à  1183  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  443 

ne  doivent  s'occuper  que  de  leurs  chevaux  de  bataille,  de  leurs 
armes,  et  de  tout  ce  qui  peut  servir  à  combattre  les  infidèles.  La 
guerre  sainte  appelle  tous  leurs  etîorts  et  toutes  les  facultés  qui 
sont  en  eux.  Ceux  qui  entreprendront  le  saint  voyage  avec  un  cœur 
droit  et  pur,  et  qui  auront  contracté  des  dettes,  ne  paieront  point 
d'intérêts.  Si  eux-mêmes  et  d'autres  pour  eux,  se  trouvaient  obligés 
de  payer  des  usures,  nous  les  en  dispensons  par  notre  autorité  apo- 
stolique. Si  les  seigneurs  dont  ils  relèvent  ne  peuvent  leur  prêter 
l'argent  nécessaire,  il  leur  sera  permis  d'engager  leurs  terres  et  pos- 
sessions à  des  ecclésiastiques  ou  à  tout  autre.  Comme  l'a  fait  notre 
prédécesseur,  par  l'autorité  du  Dieu  tout-puissant,  et  par  celle  du 
bienheureux  Pierre,  prince  des  Apôtres,  nous  accordons  l'absolu- 
tion et  la  rémission  des  péchés,  nous  promettons  la  vie  éternelle  à 
tous  ceux  qui  auront  entrepris  ou  terminé  le  saint  pèlerinage,  ou 
qui  mourront  pour  le  service  de  Jésus-Christ,  après  avoir  confessé 
leurs  fautes  d'un  cœur  contrit  et  humihé.  » 

Avant  que  cette  lettre  fût  apportée  en  France,  le  roi  avait  déjà  ré- 
solu de  se  croiser,  pour  accomplir  le  vœu  qu'avait  fait  Philippe,  son 
frère  aîné,  et  que  sa  mort  imprévue  l'avait  empêché  d'accomplir.  De 
plus,  le  roi  Louis  avait  fait  lui-même  le  vœu  de  se  rendre  à  la  terre 
sainte,  pour  expier  l'incendie  de  l'église  de  Vitry  et  des  treize  cents 
personnes  qui  y  avaient  été  brûlées.  Il  déclara  ce  dessein  à  quelques 
seigneurs  de  sa  cour,  qui  lui  conseillèrent  d'appeler  saint  Bernard  et 
de  le  consulter.  Le  saint  abbé  répondit  qu'il  ne  fallait  rien  résoudre 
sur  une  affaire  de  cette  importance,  sans  avoir  consulté  le  Pape.  Le 
roi  déclara  encore  son  dessein  aux  évêques  et  aux  seigneurs,  dans 
la  cour  qu'il  tint  à  Bourges  à  la  fête  de  Noël  1145.  Geoffroi,  évêque 
de  Langres,  y  parla  avec  tant  de  force  sur  la  prise  d'Edesse,  qu'il 
tira  les  larmes  des  assistants  et  les  exhorta  à  se  croiser  avec  le  roi,  qui 
les  y  excitait  assez  par  son  exemple.  Pour  cet  effet,  on  indiqua  une 
autre  assemblée  à  Vézelay  en  Bourgogne,  pour  la  fête  de  Pâques  pro- 
chain, afin  d'y  résoudre  la  croisade  plus  solennellement.  En  atten- 
dant, le  roi  envoya  au  Pape  pour  l'instruire  de  ce  qui  s'était  passé. 

Ayant  reçu  du  Pape  une  réponse  favorable,  le  roi  tint  son  parle- 
ment au  lieu  et  à  l'époque  indiqués.  Pâques  était,  l'an  1146,  le  Si  de 
mars.  Les  évêques  et  les  seigneurs  de  France  s'y  trouvèrent  en 
grand  nombre.  Saint  Bernard  fut  chargé  de  prêcher  la  croisade.  Le 
roi  l'y  avait  invité  jusqu'à  deux  fois,  et  le  Pape  lui  en  avait  écrit; 
mais  il  ne  put  s'y  résoudre  qu'après  en  avoir  reçu  l'ordre  exprès  par 
la  lettre  générale  du  Pape.  Les  peuples  de  l'Occident  le  révéraient 
tous  comme  un  apôtre  et  un  prophète.  Comme  il  n'y  avait  point  à 
Vézelay  de  lieu  assez  grand  pour  contenir  toute  la  multitude  qui  s'y 


444  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVTIL— De  1125 

était  assemblée,  on  dressa  en  pleine  campagne  une  estrade  sur  la- 
quelle monta  le  saint  abbé  avec  le  roi.  Il  prêcha  fortement  :  le  roi 
parla  sur  le  même  sujet;  on  lut  la  lettre  du  Pape;  et,  de  tous  côtés, 
on  s'écria  :  La  croix  !  la  croix  !  On  en  avait  préparé  une  quantité  con- 
sidérable, qui  fut  bientôt  distribuée.  Comme  elle  ne  suffisait  point, 
Bernard  fut  obligé,  pour  y  suppléer  de  quelque  manière,  de  mettre 
en  pièces  ses  propres  habits.  En  même  temps,  il  fit  un  si  grand  nom- 
bre de  miracles,  qu'un  témoin  oculaire,  ayant  commencé  d'en  écrire 
l'histoire,  fut  épouvanté  du  travail,  à  raison  du  grand  nombre.  Avec 
le  roi,  se  croisèrent  la  reine  Éléonore,  son  épouse,  et  une  multitude 
de  seigneurs,  entre  autres  :  Alphonse,  comte  de  Saint-Gilles  et  de 
Toulouse  ;  Henri,  fils  de  Thibaud,  comte  deBlois  et  de  Champagne; 
Gui,  comte  de  Nevers,  et  son  frère  Renaud,  comte  de  Tonnerre; 
Robert,  comte  de  Dreux,  frère  du  roi;  Yves,  comte  de  Soissons  : 
entre  les  prélats,  on  distingue  Simon,  évêque  de  Noyon;  Geoffroi 
de  Langres,  et  Arnoul  de  Lisieux. 

Pour  régler  plus  particulièrement  le  voyage,  on  indiqua  un  autre 
parlementa  Chartres,  au  troisième  dimanche  d'après  Pâques,  21™*  d'a- 
vril. Pierre,  abbé  de  Clugni,  y  fut  invité,  comme  un  de  ceux  dont  le 
conseil  était  le  plus  nécessaire.  Saint  Bernard  et  l'abbé  Sugerlui 
écrivirent  ;  et,  par  ses  réponses,  on  voit  combien  il  était  touché  du 
péril  de  l'église  d'Orient;  mais  il  s'excuse  de  se  trouver  à  l'assemblée 
de  Chartres,  tant  sur  sa  mauvaise  santé  que  sur  ce  qu'il  avait  con- 
voqué un  chapitre  à  Clugni  pour  le  même  jour.  L'assemblée  de 
Chartres  eut  lieu,  et  tous,  d'un  consentement  unanime,  y  voulurent 
élire  saint  Bernard  pour  chef  de  la  croisade;  mais  il  le  refusa  con- 
stamment, et  écrivit  au  Pape  comme  il  suit  : 

La  grande  nouvelle  d'à  présent  est  d'une  importance  à  affliger 
tous  les  vrais  fidèles.  Elle  ne  peut  être  indifférente  qu'aux  impies, 
qui  se  réjouissent  de  nos  malheurs,  bien  loin  de  s'en  attrister.  Dans 
une  cause  commune  à  toute  la  chrétienté,  la  tristesse  doit  être  géné- 
rale. Vous  avez  bien  fait  de  louer  le  très-juste  zèle  de  notre  église 
gallicane,  et  de  le  confirmer  par  l'autorité  de  vos  lettres.  Dans  une 
affaire  aussi  générale  et  aussi  grave,  il  ne  faut  point  agir  avec  tié- 
deur ni  avec  timidité.  J'ai  lu  quelque  part  *,  que  l'homme  de  cœur 
sent  son  courage  s'accroître  par  les  difficultés.  J'ajoute  que  l'homme 
fidèle  l'est  encore  plus  dans  l'adversité.  Le  Christ  est  persécuté  vive- 
ment; il  est  frappé,  si  je  l'ose  dire,  dans  la  prunelle  de  l'œil;  il 
souffre  dans  le  même  lieu  où  il  a  souffert  autrefois.  Il  est  temps  de 
mettre  en  usage  les  deux  épées  de  Pierre.  Qui  le  fera,  si  ce  n'est 

1  Senec,  epist.  22. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  443 

VOUS  qui  en  êtes  le  dépositaire?  Vous  les  devez  employer  dans  la  né- 
cessité, l'une  en  sollicitant,  Tautre  en  agissant  vous-même.  Lorsque 
Pierre  se  servit  de  Tépée  qui  paraissait  lui  convenir  moins,  on  lui  dit  : 
Remets  ton  épée  dans  le  fourreau  *.  Elle  était  donc  à  lui;  mais  il 
fallait  qu'il  s'en  servît  par  la  main  d'un  autre. 

Vous  devez  employer  ces  deux  épées  pour  la  défense  de  l'église 
d'Orient;  vous  devez,  dans  cette  conjoncture,  imiter  le  zèle  de  qui 
vous  êtes  le  vicaire.  Quelle  honte  serait-ce  pour  vous  de  remplir  sa 
place  et  d'en  négliger  les  devoirs?  N'entendez-vous  pas  la  voix  de 
celui  qui  crie  :  Je  vais  à  Jérusalem  pour  y  être  crucifié  de  nouveau? 
Tandis  que  les  uns  sont  inditférents,  que  les  autres  sont  sourds  à  sa 
voix,  il  n'est  point  permis  au  successeur  de  Pierre  de  faire  semblant 
de  ne  rien  entendre.  Il  doit  répondre  :  Quand  tous  les  autres  seraient 
scandalisés,  je  ne  le  serai  jamais  2.  Au  lieu  d'être  rebuté  par  la  pre- 
mière défaite  de  l'armée,  il  s'efforcera  d'en  réparer  les  débris  ;  parce 
que  Dieu  fait  ce  qu'il  veut,  l'homme  est-il  dispensé  de  faire  ce  qu'il 
doit?  Pour  moi,  j'ai  assez  de  foi  et  de  religion  pour  conclure  des 
maux  passés  que  l'avenir  sera  plus  heureux;  je  regarde  comme  un 
motif  de  joie  et  d'espérance  les  diverses  épreuves  où  Dieu  nous  a 
fait  passer.  Il  est  vrai  que,  selon  le  langage  de  l'Ecriture,  nous  avons 
mangé  un  pain  de  douleur,  que  nous  avons  été  abreuvés  d'un  vin 
d'amertume;  mais  pourquoi  vous  décourager,  ami  de  l'époux?  Sans 
doute  cet  aimable  et  tendre  époux  vous  a  réservé  le  bon  vin  jusqu'ici. 
Qui  sait  si  Dieu,  touché  de  nos  misères,  ne  nous  sera  point  favorable 
à  l'avenir  ^  ?  C'est  ainsi  qu'il  a  coutume  de  gouverner  les  hommes, 
vous  le  savez.  Quel  bienfait  signalé  ont-ils  reçu  de  sa  main,  sans  l'a- 
voir acheté  par  quelque  disgrâce  précédente?  Pour  n'en  citer  qu'un 
exemple,  l'unique  et  singulier  bienfait  du  salut  n'a-t-il  pas  été  pré- 
cédé par  la  mort  du  Sauveur  ?  Vous  donc,  en  qualité  d'ami  de  l'é- 
poux, montrez-vous  son  ami  dans  le  besoin.  Si  vous  avez  ce  triple 
amour  qu'il  exigea  de  votre  prédécesseur;  si  vous  l'aimez  de  tout 
votre  cœur,  de  toute  votre  âme,  de  toutes  vos  forces,  mettez  tout  en 
œuvre  pour  sauver  l'épouse.  Employez  pour  sa  défense  tout  ce 
que  vous  avez  de  force,  d'affection,  d'autorité,  de  puissance.  Un 
danger  pressant  demande  des  soins  pressants.  On  ébranle  le  fonde- 
ment de  l'édifice  :  n'épargnez  rien  pour  le  soutenir  sur  le  penchant 
de  sa  ruine;  le  zèle  que  j'ai  pour  vous  me  fait  parler  avec  cette 
hardiesse. 

Au  reste,  vous  avez  sans  doute  appris  que  l'assemblée  de  Chartres 
m'avait  élu  chef  de  cette  nouvelle  croisade;  j'admire  d'où  lui  est  venu 

1  Joan.,  18,  11.  —  2  Matth.,  26,  33.  —  »  Joël,  2,  14. 


446  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIIL  —  De  112S 

ce  dessein.  Pour  moi,  je  déclare  que  jen^en  ai  jamais  eu  ni  la  pen- 
sée, ni  la  moindre  envie  ;  que,  si  je  connais  bien  mes  forces,  je  suis 
même  dans  l'impuissance  de  m'acquitter  d^une  pareille  commission. 
Qui  suis-je,  pour  ranger  une  armée  en  bataille,  pour  me  mettre  à 
la  tête  des  troupes?  Je  suppose  même  que  j^en  aie  la  force  et  la  ca- 
pacité; quoi  de  plus  opposé  à  ma  profession?  Vous  êtes  trop  sage 
pour  n'y  pas  faire  une  sérieuse  attention.  Je  vous  conjure  donc  uni- 
quement, par  la  charité  dont  vous  m'êtes  redevable  d'une  manière 
particulière,  de  ne  me  livrer  point  au  caprice  des  hommes,  de  con- 
sulter Dieu  et  de  suivre  ses  volontés  :  vous  y  êtes  obligé  par  le  de- 
voir de  votre  ministère  *. 

Dans  une  autre  lettre  au  Pape,  écrite  la  même  année,  il  marque 
ainsi  le  succès  de  ses  prédications  pour  la  croisade  :  Vous  avez  com- 
mandé, j'ai  obéi,  et  votre  autorité  a  rendu  mon  obéissance  féconde. 
A  mesure  que  j'ai  parlé,  un  nombre  infini  s'est  enrôlé  sous  la  croix. 
Les  villes  et  les  châteaux  deviennent  déserts;  à  peine  de  sept  femmes 
y  en  a-t-il  une  qui  ait  un  mari;  partout  on  voit  des  veuves  dont  les 
maris  sont  vivants  2. 

Saint  Bernard  écrivit  aussi  une  lettre  circulaire,  pour  exciter  à  la 
croisade.  Elle  se  trouve  en  différents  exemplaires,  adressée  diverse- 
ment, pour  l'Allemagne,  pour  l'Angleterre,  pour  la  Lombardie  :  il 
en  fit  écrire  une  à  peu  près  pareille  pour  le  comte  et  les  seigneurs 
de  Bretagne  en  particulier.  Voici  celle  qu'il  adressa  au  clergé  et  au 
peuple  de  la  France  orientale,  autrement  de  l'Allemagne  : 

Je  vous  écris  pour  une  affaire  qui  regarde  Jésus-Christ  et  votre 
salut.  Quelque  indigne  que  soit  la  personne  qui  vous  parle,  l'auto- 
rité de  celui  dont  elle  est  l'interprète,  votre  propre  utilité  demande 
que  vous  ayez  pour  elle  quelque  considération.  Je  suis  peu  de  chose, 
il  est  vrai;  mais  je  n'en  ai  pas  moins  de  zèle  pour  vous;  et,  dans 
l'impuissance  de  vous  parler  en  personne,  comme  je  le  souhaiterais, 
les  raisons  que  je  viens  d'alléguer  me  font  prendre  la  liberté  de  vous 
adresser  cette  lettre  circulaire. 

Voici,  mes  frères,  un  temps  favorable,  un  temps  de  propitiation  et 
de  salut.  Le  monde  chrétien  est  effrayé,  le  Dieu  des  Chrétiens  a 
commencé  de  perdre  un  pays  où  il  s'est  rendu  visible,  où,  homme, 
il  a  conversé  avec  les  hommes  plus  de  trente  ans  ;  un  pays  qu'il  a 
illustré  par  ses  miracles,  consacré  par  son  sang,  orné  des  prémices 
de  notre  résurrection  ;  pays  que  nos  péchés  ont  rendu  la  proie  et  la 
conquête  d'une  nation  sacrilège  et  ennemie  de  la  croix.  Bientôt, 
hélas  !  si  l'on  ne  s'oppose  à  leur  fureur,  ce  peuple  barbare  se  rendra 

'  s.  Bern.  epist,  256.  —  «  Epist.  247. 


w> 


à  1133  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  447 

maître  de  la  sainte  cité,  renversera  les  monuments  sacrés  de  notre 
rédemption,  souillera  les  lieux  sanctifiés  par  le  sang  de  l'Agneau 
sans  tache.  Déjà  son  avarice  sacrilège  attente  au  plus  précieux  tré- 
sor de  la  religion,  aspire  à  s'emparer  de  cette  couche  mystérieuse 
où  Tauteur  de  la  vie  mourut  pour  nous  faire  vivre. 

Que  faites-vous,  braves  soldats?  que  faites- vous,  serviteurs  du 
Christ?  Abandonnerez- vous  la  chose  sainte  aux  chiens,  et  les  perles 
aux  pourceaux?  Combien  de  pécheurs,  en  ces  lieux,  ont  noyé  leurs 
péchés  dans  les  larmes,  depuis  que  la  religieuse  valeur  de  vos  pères 
en  a  banni  l'impiété  !  Le  démon  en  sèche  d'envie  ;  et,  pour  assouvir 
sa  rage,  il  se  sert  de  la  main  de  l'impie,  résolu  de  ne  laisser  dans  le 
Saint  des  saints  aucun  vestige  de  la  religion  chrétienne,  si  Dieu  per- 
met qu'il  en  devienne  le  maître.  Cette  perte  irréparable  serait  pour 
tous  les  siècles  à  venir  le  sujet  d'une  douleur  éternelle,  et,  pour  le 
nôtre,  une  infamie  et  un  opprobre  infini. 

Quoi  qu'il  en  soit,  mes  frères,  pensez-vous  que  le  bras  du  Seigneur 
soit  raccourci?  qu'il  soit  incapable  de  défendre  et  de  recouvrer 
son  héritage,  parce  qu'il  s'abaisse  jusqu'à  implorer  l'assistance 
de  quelques  hommes  faibles  et  impuissants  ?  N'a-t-il  pas  des 
légions  d'anges  ?  Ne  peut-il  pas  délivrer  son  pays  d'une  seule 
parole  ?  Sans  doute  ;  mais  il  veut  éprouver  votre  zèle,  et  savoir  s'il 
en  est  parmi  vous  qui  déplorent  sa  disgrâce  et  qui  défendent  sa 
cause.  Il  a  pitié  de  son  peuple,  il  prépare  à  ses  crimes  un  moyen  de 
les  expier. 

Admirez,  pécheurs,  les  ressorts  de  sa  miséricorde,  les  abîmées  de 
sa  bonté.  Rassurez-vous  ;  bien  loin  de  désirer  votre  mort,  il  vous 
fournit  des  occasions  de  vous  convertir.  En  effet,  quelle  ressource  de 
salut  plus  digne  de  la  profonde  sagesse  de  Dieu  que  celle  qu'il  pré- 
sente à  des  gens  homicides,  ravisseurs,  adultères,  parjures,  ensevelis 
dans  toutes  sortes  de  crimes,  en  daignant  les  rendre  ministres  et  coo- 
pérateurs  de  ses  desseins,  comme  s'ils  étaient  justes  et  innocents  ! 
Grand  sujet  de  confiance  pour  vous,  pécheurs.  S'il  voulait  vous  pu- 
nir, il  rejetterait  vos  services  au  lieu  de  les  demander.  Encore  une 
fois,  faites  une  sérieuse  réflexion  sur  les  trésors  de  sa  miséricorde. 
Il  ménage  si  bien  les  conjonctures,  qu'il  paraît  avoir  besoin  de  votre 
secours  pour  vous  secourir  ;  qu'il  veut  être  votre  débiteur,  afin  de 
vous  rendre,  pour  échange  de  vos  services,  la  rémission  de  vos  pé- 
chés et  une  félicité  éternelle.  Heureuse  génération,  à  qui  il  est  donné 
de  mettre  à  profit  des  moments  si  favorables,  qui  vit  encore 
dans  cette  année  de  propitiation  et  de  jubilé  !  Déjà  un  nombre 
infini  de  fidèles  en  ont  ressenti  les  effets,  ont  arboré  le  signe  du 
salut. 


448  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.—  De  1125 

Hâtez-vous  donc  de  signaler  votre  courage,  de  prendre  les  armes 
pour  la  défense  du  nom  chrétien,  vous  dont  les  provinces  sont  si 
fécondes  en  jeunes  et  vaillants  guerriers,  s'il  est  vrai  ce  que  la  re- 
nommée en  publie.  Changez  en  un  saint  zèle  cette  valeur  farouche 
et  brutale  qui  vous  arme  si  souvent  les  uns  contre  les  autres,  et  vous 
fait  périr  de  vos  propres  mains.  Quelle  fureur  de  plonger  votre  épée 
dans  le  sang  de  votre  frère,  de  lui  ravir  peut-être  d'un  seul  coup  et 
la  vie  du  corps  et  la  vie  de  l'âme  !  Hélas!  votre  victoire  vous  est  mor- 
telle-; vous  faites  mourir  votre  âme  de  la  même  épée  dont  vous  êtes 
fier  d'avoir  égorgé  votre  ennemi.  Ce  n'est  point  un  acte  de  bravoure 
et  de  magnanimité,  c'est  une  folie,  une  rage  qui  vous  fait  courir  de 
tels  hasards.  Je  vous  offre,  nation  belliqueuse,  une  illustre  occasion 
de  vous  battre  sans  péril,  de  vaincre  avec  gloire,  de  mourir  avec 
avantage.  Étes-vous  avide  de  gloire,  êtes-vous  un  habile  et  sage  né- 
gociant ?  Voici  un  expédient  très-aisé  pour  vous  signaler  et  vous 
enrichir.  Prenez  la  croix.  Elle  vous  fait  gagner  l'indulgence  de  tous 
les  péchés  que  vous  confesserez  avec  douleur.  La  matière  est  de  vil 
prix  ;  mais  si  vous  la  portez  avec  dévotion,  elle  vous  vaudra  le  ciel. 
Heureux  celui  qui  s'est  déjà  croisé,  heureux  celui  qui  s'empresse  de 
se  munir  de  ce  signe  salutaire  ! 

Après  tout,  mes  frères,  je  vous  donne  avis,  au  nom  de  TApôtre, 
de  ne  croire  point  atout  esprit.  J'ai  de  la  joie  d'apprendre  votre  zèle 
pour  la  religion,  mais  il  faut  qu'il  soit  tempéré  parla  science.  Bien 
loin  que  vous  deviez  persécuter  ou  faire  mourir  les  Juifs,  il  vous  est 
défendu,  par  l'Écriture,  de  les  chasser  de  vos  terres.  Écoutez  ce  que 
l'Église  en  dit  par  la  bouche  du  Prophète  :  Dieu  me  fait  connaître 
que  vous  ne  devez  point  exterminer  mes  ennemis,  de  peur  que  mon 
peuple  n'oublie  son  origine  *.  Les  Juifs,  en  effet,  sont  comme  des 
figures  et  des  lettres  vivantes  qui  nous  rappellent  la  passion  et  les 
souffrances  du  Sauveur.  Ils  sont  dispersés  dans  l'univers,  afin  que 
la  juste  peine  de  leur  crime  soit  un  témoignage  de  notre  rédemption. 
C'est  pourquoi  l'Église  dit  dans  le  même  psaume  :  Dispersez-les  par 
votre  puissance,  humiliez-les,  ô  Dieu,  mon  protecteur.  Cela  s'est 
accompli  ;  ils  sont  dispersés,  humiliés,  réduits  à  un  dur  esclavage 
sous  les  princes  chrétiens.  Cependant  ils  se  convertiront  à  la  fin,  et 
Dieu  jettera  sur  eux  un  regard  propice.  Après  que  toute  la  gentifité 
aura  reçu  l'Évangile,  tout  Israël  sera  sauvé  2.  Jusqu'à  ce  temps,  ceux 
qui  meurent  dans  leur  infidélité  périssent.  Et  dans  les  endroits  même 
où  il  n'y  a  point  de  Juifs,  je  le  dis  avec  chagrin,  on  voit  des  Chré- 
tiensusuriers  plus  criminels  que  les  Juifs,  plus  dignes  du  nom  de  Juifs 

1  Psalm.  68,  12.-2  Rom.,  11,  26. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  449 

baptisés  que  de  Chrétiens.  Au  reste,  si  l'on  détruit  le  peuple  juif, 
en  vain  Ton  fait  espérer  leur  future  conversion.  Si  celle  des  païens 
était  remise  de  même,  il  faudrait  de  même  les  tolérer,  plutôt  que 
d'user  envers  eux  du  glaive.  Mais,  comme  ils  ont  commencé  à  user 
de  violence  envers  nous,  c'est  à  ceux  qui  ne  portent  pas  le  glaive 
sans  cause  à  repousser  la  force  par  la  force.  Il  est  de  la  piété  chré- 
tienne de  dompter  les  superbes  et  d'épargner  ceux  (jui  sont  soumis, 
ceux  principalement  qui  sont  les  dépositaires  de  la  loi  et  des  pro- 
messes, de  qui  les  patriarches  sont  les  pères,  desquels  est  sorti,  se- 
lon la  chair,  Jésus-Christ  même,  qui  est  Dieu  élevé  au-dessus  de 
tout  et  béni  dans  tous  les  siècles  *.  Il  faut  néanmoins  les  obliger,  se- 
lon la  teneur  du  mandement  apostolique,  à  n'exiger  aucune  usure 
de  ceux  qui  se  sont  croisés  ^. 

Cette  lettre  de  saint  Bernard  est  remarquable.  On  y  voit  que,  dans 
ses  expéditions  contre  les  Mahométans,  la  chrétienté  ne  faisait  que 
repousser  la  force  parla  force,  et  user  de  son  droit  de  légitime  dé- 
fense. On  voit  qu'un  premier  effet  de  ces  expéditions  générales  était 
de  faire  cesser  les  guerres  particulières  parmi  les  Chrétiens.  Un  se- 
cond effet  non  moins  salutaire,  c'était  de  ramener  à  des  sentiments 
d'humanité  et  de  religion  un  certain  nombre  de  scélérats  plongés 
dans  toutes  sortes  de  crimes,  de  les  réhabiliter  dans  l'opinion  publi- 
que par  le  repentir  religieux,  puis  de  les  envoyer  en  Orient  trouver 
la  gloire  ou  une  mort  honorable.  Certes,  les  croisades  n'eussent- 
elles  produit  que  ces  deux  biens,  notre  siècle  devrait  toujours  admi- 
rer les  croisades.  Je  dis  notre  siècle,  qui  ne  sait  plus  que  faire  de 
tant  de  criminels  condamnés  à  la  prison  ou  au  bagne,  qui  en  sortent 
pires  qu'ils  n'y  sont  entrés,  qui,  étant  excommuniés  pour  toujours 
de  la  société  civile,  en  deviennent  nécessairement  une  gangrène  in- 
curable. 

Ce  que  le  saint  abbé  dit  des  Juifs  dans  sa  lettre,  regarde  le  zèle  in- 
discret d'un  moine  nommé  Rodolphe,  qui  prêchait  en  même  temps 
la  croisade  à  Cologne,  à  Mayence,  à  Worms  et  aux  autres  villes  pro- 
ches du  Rhin.  Il  faisait  profession  d'une  grande  sévérité,  mais  il  était 
peu  instruit,  et,  dans  ses  prédications,  il  disait  qu'il  fallait  tuer  les 
Juifs  comme  les  ennemis  de  la  religion  chrétienne,  et  ses  discours  sé- 
ditieux firent  un  tel  effet,  qu'en  plusieurs  villes  de  Gaule  et  de  Ger- 
manie il  y  eut  un  grand  nombre  de  Juifs  massacrés.  L'archevêque 
Henri  de  Mayence  en  écrivit  à  saint  Bernard,  qui  fit  cette  réponse  : 
L'homme  dont  il  est  question  dans  vos  lettres  n'a  aucune  mission  ni 
de  l'homme,  ni  par  l'homme,  ni  de  Dieu.  Il  se  trompe  grossièrement 

*  Rom.,  9,5.  —2  s.  Bern.  Epist.  363,a/jàs360. 

XV.  29 


450  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVDI.  —  De  1125 

de  prétendre  qu^il  a  droit  de  prêcher,  sous  prétexte  qu'il  est  moine 
ou  ermite.  Qu'il  sache  que  roffice  d'un  moine  est  de  pleurer  et  non 
pas  d'enseigner  ;  que,  pour  un  vrai  moine,  le  séjour  des  villes  est 
une  prison  et  la  solitude  un  paradis,  au  lieu  que  celui-ci  fuit  la  soli- 
tude comme  une  prison,  et  regarde  la  ville  comme  un  paradis.  0 
homme  sans  cœur  et  sans  honneur  !  dont  la  folie  s'est  mise  sur  le 
chandelier,  afin  d'avoir  tout  le  monde  pour  témoin.  Il  y  a  dans  cet 
homme  tnois  choses  très-dignes  de  répréhension  :  l'usurpation  du 
ministère  de  la  parole,  le  mépris  des  évêques,  l'approbation  de 
l'homicide  *. 

Voilà  ce  que  dit  saint  Bernard.  Ainsi  l'historien  moderne  des  croi- 
sades se  trompe,  quand  il  dit  que  ce  moine  était  chargé  de  prêcher 
la  croisade,  puisqu'il  n'en  avait  reçu  la  mission  de  personne. 

Pierre  le  Vénérable,  abbé  de  Clugni,  pensait,  au  sujet  des  Juifs, 
comme  le  saint  abbé  de  Clairvaux.  On  le  voit  par  la  lettre  qu'il  écri- 
vit au  roi  Louis,  vers  le  même  temps,  pour  lui  souhaiter  un  heureux 
succès  dans  son  expédition.  Il  convient  que  les  Juifs  sont  les  plus 
grands  ennemis  des  Chrétiens,  et  pires  que  les  Mahométans.  Toute- 
fois, il  ne  veut  pas  qu'on  les  fasse  mourir,  mais  qu'on  les  réserve  à 
un  plus  grand  supplice,  qui  est  d'être  toujours  esclaves,  timides  et 
fugitifs.  Ce  qu'il  demande  au  roi,  c'est  de  les  punir  en  ce  qu'ils  ont 
de  plus  cher,  qui  est  leur  argent,  leur  ôtant  les  gains  illicites  qu'ils 
font  sur  les  Chrétiens  non-seulement  par  les  usures,  mais  par  les 
larcins  dont  ils  sont  complices  et  receleurs,  principalement  de  l'ar- 
genterie des  églises.  Car  les  voleurs,  ne  trouvant  point  de  Chrétiens 
qui  voulussent  acheter  des  vases  sacrés,  les  vendaient  aux  Juifs,  qui 
les  fondaient  ou  les  employaient  à  des  usages  profanes.  L'abbé  de 
Clugni  exhorte  le  roi  à  punir  ces  sacrilèges,  et  à  prendre  sur  les  Juifs 
de  quoi  faire  la  guerre  aux  Sarrasins  2. 

Saint  Bernard  alla  lui-même  prêcher  la  croisade  en  Allemagne  et 
vint  à  Mayence,  où  il  trouva  le  moine  Rodolphe  en  grand  crédit 
auprès  du  peuple.  Il  le  fit  venir,  lui  représenta  qu'il  agissait  contre 
le  devoir  de  sa  profession,  et  enfin  le  réduisit  à  lui  promettre  obéis- 
sance et  à  retourner  dans  son  monastère.  Le  peuple  en  fut  fort  in- 
digné et  eût  excité  une  sédition,  s'il  n'avait  été  retenu  par  la  consi- 
dération de  la  sainteté  de  Bernard.  Le  saint  abbé  étant  allé  à  Franc- 
fort trouver  le  roi  Conrad  pour  mettre  la  paix  entre  lui  et  quelques 
seigneurs,  il  prit  le  roi  en  particulier  et  l'exhorta  à  se  croiser  lui- 
même  pour  le  salut  de  son  âme  ;  mais  le  roi  lui  dit  qu'il  n'y  avait 
point  d'inclination,  et  il  n'osa  l'en  presser  davantage  3. 

tS.  Bern.  epist  624,  aliàs26i.  —  2  Petr.  Cluniac.  L  4,  epist.  36.  —  *  Ott. 
Fris.  De  Gest.  Frid.,  I.  1,  c.  39  ;  1.  4,  c.  3.  Vita  S.  Bern.,  1.  6,  c.  1 . 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  451 

Herman,  évêque  de  Constance,  qui  se  trouvait  à  Francfort  auprès 
du  roi,  pria  instamment  saint  Bernard  de  venir  chez  lui.  Il  y  avait 
grande  répugnance,  étant  pressé  de  retourner  à  Clairvaux,  d'où  il 
était  absent  depuis  près  d'un  an;  mais  il  se  laissa  vaincre  à  la  per- 
sévérance de  révêque  de  Constance,  qui  l'en  fit  prier  par  les  autres 
évêques  et  par  le  roi  même,  et  il  crut  connaître  que  c'était  la  volonté 
de  Dieu.  En  ce  voyage,  il  fit  un  grand  nombre  de  miracles,  dont 
nous  avons  une  relation  exacte,  écrite  à  la  prière  de  Samson,  arche- 
vêque de  Reims,  par  Philippe,  qui  accompagnait  le  saint  abbé  dans 
ce  voyage,  étant  archidiacre  de  Liège;  mais  il  se  convertit  alors,  et, 
au  retour,  se  rendit  moine  à  Clairvaux.  Cette  relation  est  un  journal 
depuis  le  premier  dimanche  de  TAvent,  premier  jour  de  décembre 
1146,  jusqu'au  jeudi,  second  jour  de  janvier  1147.  Philippe  fait  parler 
tous  ceux  qui  avaient  été  avec  lui  témoins  de  ces  miracles,  savoir  : 
Herman,  évêque  de  Constance,  et  Éverard,  son  chapelain  ;  deux 
abbés,  Baudouin  et  Frovin;  deux  moines,  Gérard  et  Geoffroi;  trois 
clercs,  Philippe,  qui  est  l'auteur,  Otton  et  Francon;  enfin  Alexandre 
de  Cologne,  qui  se  joignit  à  eux  dans  le  voyage.  Ce  sont  dix  témoins 
de  ces  miracles. 

Le  journal  commence  ainsi  :  L'évêque  Herman  dit  :  Le  curé  du 
village  d'Hérenheim,  étant  appelé  exprès,  m'a  déclaré  qu'un  homme 
aveugle  depuis  dix  ans,  qui  était  de  sa  maison,  ayant  reçu  le  signe 
de  la  croix  en  passant,  le  premier  dimanche  de  l'avent,  recouvra  la 
vue  aussitôt  qu'il  fut  arrivé  dans  sa  maison;  je  l'avais  déjà  ouï  dire 
à  un  autre,  et  la  chose  est  très-certaine  dans  tout  le  pays.  Le  chape- 
lain Éverard  dit  :  J'ai  ouï.  dire  à  deux  hommes  d'honneur,  l'un  prê- 
tre et  l'autre  moine,  qu'au  village  de  Lapenheim,  deux  aveugles  ont 
recouvré  la  vue  le  même  jour  par  le  signe  de  la  croix.  Philippe  :  Le 
lundi,  en  ma  présence,  un  vieillard  aveugle  fut  amené  à  l'église;  et, 
après  l'imposition  des  mains,  tout  le  peuple  cria  qu'il  avait  recouvré 
la  vue,  comme  vous  l'entendîtes  tous.  L'abbé  Frovin  :  Je  le  vis  qui 
voyait  clair,  et  le  frère  Geoffroi  le  vit  avec  moi.  Francon  :  Le  mardi, 
à  Fribourg,  une  mère  présenta  au  logis  son  enfant,  qui  était  aveu- 
gle; et  comme  elle  le  reportait,  après  l'imposition  des  mains,  l'abbé 
fit  demander  à  l'enfant  s'il  voyait.  Je  le  suivis  moi-même,  je  l'inter- 
rogeai, et  il  me  répondit  qu'il  voyait  clair,  ce  qui  fut  aussi  vérifié  en 
plusieurs  manières.  Geoffroi  :  Aussitôt  que  nous  fûmes  entrés  dans 
l'église,  un  jeune  homme  boiteux  fut  guéri  par  le  signe  de  la  croix. 
L'évêque  Herman  :  Nous  le  vîmes  tous  devant  l'autel,  tandis  que  le 
peuple  louait  Dieu  avec  de  grands  cris.  Ensuite,  après  sept  à  huit 
autres  miracles  attestés  par  les  témoins  oculaires,  l'évêque  reprend  : 
Et  pourquoi  n'avez-vous  pas  dit  qu'à  Fribourg,  le  premier  jour. 


45â  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

Fabbé  ordonna  de  prier  pour  les  riches,  afin  que  Dieu  ôtât  le  voile 
de  leurs  cœurs?  parce  que,  tandis  que  les  pauvres  se  présentaient 
pour  prendre  la  croix,  les  riches  se  reculaient,  et  la  prière  ne  fut  pas 
vaine  ;  mais  les  plus  riches  du  lieu,  comme  vous  savez,  et  même  les 
plus  méchants,  se  croisèrent. 

Après  une  douzaine  d^autres  miracles,  Tévêque  raconte  ainsi  ce 
qui  s'était  passé  à  Bâle  le  vendredi  &^^  de  décembre  :  Après  le  ser- 
mon et  les  croix  données,  on  présenta  à  Thomme  de  Dieu  une  femme 
muette,  et  sitôt  qu^il  eut  touché  sa  langue,  elle  fut  déliée  et  la  femme 
parla  bien  :  je  la  vis  et  lui  parlai.  Mais  ce  boiteux  qui  avait  été  guéri 
auparavant  et  pour  lequel  le  peuple  jeta  de  si  grands  cris,  qui  de 
vous  le  vit?  Otton  :  Nous  le  vîmes  tous.  Everard  :  Les  chevaliers  de 
mon  maître  et  de  moi,  le  même  jour  vendredi,  nous  vîmes  un  enfant 
que  sa  mère  avait  mené  aveugle  au  logis  du  saiiit  homme,  et  qu'elle 
remmenait  voyant  clair.  Gérard  :  Il  se  fit  plusieurs  miracles,  principa- 
lement ce  jour-là,  que  nous  ne  pûmes  savoir  à  cause  du  tumulte. 
Ensuite  Éverard,  parlant  du  lundi  9°"*  de  décembre,  dit  :  J'ai  conféré 
avec  les  chevaliers  de  mon  maître,  et,  de  ce  que  nous  avons  vu,  tant 
eux  que  moi,  nous  avons  compté  trente-six  miracles  faits  ce  jour-là. 
Philippe  :  Le  mardi,  à  Schaffbuse,  nous  en  perdîmes  plusieurs,  parce 
que  le  tumulte  était  insupportable,  et  Tabbé  fut  obligé  de  s'abstenir 
de  donner  la  bénédiction  aux  malades  et  de  s'enfuir,  tant  le  peuple 
se  pressait.  Éverard  :  Moi-même  je  le  priais  instamment,  devant 
l'autel,  de  n'imposer  les  mains  à  personne,  ne  sachant  comment  on 
pourrait  le  tirer  de  là.  Philippe  :  Toutefois,  à  l'entrée  de  l'église,  une 
boiteuse  fut  guérie  en  ma  présence,  et  vous  entendîtes  tous  le  chant 
du  peuple. 

Ils  arrivèrent  à  Constance  le  mercredi  H"^  de  décembre,  et  y  de- 
meurèrent le  jeudi  et  le  vendredi.  Peu  de  gens,  dit  l'abbé  Frovin, 
virent  ce  qui  s'y  passa,  à  cause  du  tumulte;  toutefois,  je  vis  cet 
aveugle  qui  recouvra  la  vue,  le  jeudi,  devant  l'autel.  L'abbé  de  Rei- 
chenau,  qui  lui  donnait  l'aumône,  l'avait  fait  amener.  Un  petit  garçon 
de  notre  logis,  que  j'y  avais  fait  conduire  et  qui  était  boiteux,  fut 
encore  guéri  en  ce  jour  par  le  signe  de  la  croix.  On  chanta  encore 
dans  régUse  et  on  sonna  les  cloches  pour  trois  miracles,  quoique  nul 
d'entre  nous  n'ait  vu  ce  qui  se  passait.  Geotîroi  :  Il  n'y  a  point  de 
miracles  que  nous  sachions  moins  que  ceux  de  Constance,  parce 
qu'aucun  de  nous  n'osait  se  mêler  dans  la  foule,  et  nous  nous  som- 
mes proposé  d'écrire  ceux  que  nous  avons  vus.  De  ceux  qui  se  firent 
le  vendredi,  je  pense  que  vous  n'avez  rien  vu  le  jour  même;  car  le 
samedi  matin,  pendant  la  messe,  nous  vîmes  un  jeune  homme  re- 
merciant beaucoup  le  Père,  de  ce  que  la  veille  il  lui  avait  rendu  par 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  453 

ses  prières  l'usage  de  ses  jambes.  Le  saint  homme,  voyant  sa  dévo- 
tion, se  tourna  vers  moi  et  dit  :  Il  ne  s'est  trouvé,  pour  revenir  et 
rendre  gloire  à  Dieu,  que  ce  garçon.  Avant  cela,  pendant  l'oblation 
même,  un  adolescent,  sourd  depuis  douze  ans,  pendant  que  le  saint 
homme  faisait  sur  lui  le  signe  de  la  croix,  s'écria  plein  de  joie  qu'il 
avait  recouvré  l'ouïe.  Tous  nous  l'avons  vu,  et  plusieurs  d'entre  nous 
lui  ont  parlé.  De  même,  nous  y  vîmes  une  femme  et  une  fille  boi- 
teuses recevoir  leur  guérison,  ainsi  qu'une  fille  sourde.  Voilà  ce  qui 
arriva,  comme  vous  le  savez,  le  samedi,  à  Constance,  dans  la  cha- 
pelle de  l'évêque.  L'auteur  continue  à  rapporter  les  miracles  qui  se 
firent  à  Winterthur,  à  Zurich,  à  Rhinfeld,  à  Strasbourg  et  aux  autres 
lieux  sur  la  route,  jusqu'à  Spire,  où  ils  arrivèrent  le  mardi,  veille 
de  Noël,  24"=°  de  décembre  11461. 

'i| D'autres  faits  merveilleux  sont  rapportés  par  d'autres  témoins.  Les 
peuples  allemands,  dit  le  biographe  contemporain  Godefroi,  écou- 
taient le  saint  homme  avec  une  affection  d'autant  plus  vive  que,  par- 
lant un  autre  langage,  ils  étaient  émus  et  pénétrés  de  la  vertu  même 
de  sa  parole  beaucoup  plus  que  de  l'interprétation  d'un  savant  in- 
terprète qui  expliquait  ses  discours,  et  ils  le  prouvaient  par  la  com- 
ponction avec  laquelle  ils  se  frappaient  la  poitrine  et  versaient  des 
larmes  2.  Dans  cette  effusion  de  la  grâce  divine,  la  prédication  de  la 
croisade  devenait  comme  l'accessoire.  Le  principal  était  l'augmen- 
tation de  la  foi  et  de  la  piété  dans  d'innombrables  populations.  Plus 
d'une  fois  le  saint  homme  faillit  être  suffoqué  par  la  foule  qui  se 
pressait  autour  de  lui.  On  lui  arrachait  pièce  à  pièce  ses  vêtements, 
pour  en  faire  des  croix,  ce  qui  l'incommodait  beaucoup  et  l'obligeait 
d'accepter  fréquemment  des  habits  neufs  ^. 

Ce  fut  en  cette  occasion  que  Bernard  convertit  un  jeune  chevalier, 
riche  en  biens  de  la  terre,  mais  pauvre  de  ceux  du  ciel  et  rempli  de 
vices  et  d'iniquités.  Il  s'appelait  Henri  ;  il  avait  reçu  beaucoup  d'in- 
struction, et,  comme  il  parlait  le  français  et  l'allemand,  il  s'attacha 
au  saint  pourpui  servir  d'interprète.  Cette  remarquable  conversion 
provoqua  un  miracle  non  moins  remarquable.  Le  noble  Henri  se 
trouvait  à  cheval  à  la  suite  de  Bernard,  au  sortir  de  Fribourg  en 
Brisgau,  lorsque  tout  à  coup  il  se  vit  poursuivi  par  un  de  ses  anciens 
écuyers,  qui  l'accabla  de  moqueries  et  d'insultes.  Il  proférait  des 
blasphèmes  contre  le  serviteur  de  Dieu,  et  s'écriait  de  toutes  ses 
forces  :  Allez,  suivez  ce  diable  ;  et  le  diable  lui-même  vous  emportera! 
Cependant  les  voyageurs  continuaient  paisiblement  leur  course, 

1  De  miracul.  s.  Bern..  L  1,  c.  1  et  2.  Acta  SS.,  20  aug.—  2  Godefr.  Vita 
S.  Bern.,  l.  3,  c.  3,  n.  7.  —  *  Exord.  magn.  Cisterc,  p.  1225,  in  Mabill. 


45i  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

quafld,  sur  la  route,  on  vint  supplier  le  saint  abbé  de  donner  sa  bé- 
nédiction à  une  femme  percluse  qu'on  porta  jusqu'à  ses  pieds.  Cet 
incident  augmenta  la  fureur  de  Tinsensé  ;  à  la  vue  de  la  femme,  qui 
se  trouva  subitement  guérie,  il  vomit  contre  le  saint  homme  les  der- 
niers outrages  ;  mais  tout  d'un  coup  il  tombe  à  la  renverse,  frappé 
de  Dieu,  se  brise  le  cou  et  expire.  Son  ancien  maître,  désolé  de  cette 
mort  funeste,  se  jette  aux  genoux  de  saint  Bernard  et  le  conjure 
d'avoir  pitié  de  cette  âme  que  Satan  avait  remplie  de  malédictions. 
C'est  à  cause  de  vous,  dit-il  ;  c'est  parce  qu'il  a  blasphémé  contre 
vous  que  ce  lugubre  accident  lui  est  arrivé  !  A  Dieu  ne  plaise,  ré- 
pondit le  saint,  que  quelqu'un  meure  à  cause  de  moi  !  Et  revenant 
sur  ses  pas,  il  prie  silencieusement  sur  le  cadavre,  la  longueur  d'un 
Pater;  puis  il  commande  aux  assistants  de  le  soulever  et  de  lui  tenir 
la  tête,  qui  pendait  de  côté  et  d'autre.  Enfin,  ayant  frotté  de  sa  sa- 
live l'endroit  du  cou  rompu,  il  s'écrie  :  Au  nom  du  Seigneur,  lève- 
toi  !  et  encore  :  Au  nom  du  Père,  et  du  Fils,  et  du  Saint-Esprit,  que 
Dieu  te  rende  ton  âme  !  Cette  parole  est  à  peine  prononcée,  que  le 
mort  revit.  Tous  les  assistants,  saisis  d'admiration  et  de  joie  en  voyant 
de  leurs  yeux  un  mort  ressuscité,  font  retentir  leurs  acclamations 
jusqu'au  ciel.  Cependant  le  saint  lui  adresse  la  parole  :  Maintenant, 
lui  dit-il,  quelle  est  ta  disposition  ?  que  vas-tu  faire  ?  ^ —  Je  ferai,  mon 
père,  tout  ce  que  vous  m'ordonnerez,  répondit  l'écuyer,  devenu  tout 
autre.  Il  prit  la  croix  et  s'engagea  dans  la  milice  de  Jérusalem.  L'un 
des  assistants  lui  demanda  si  réellement  il  avait  été  mort.  J'étais  mort, 
dit-il,  et  j'ai  entendu  l'arrêt  de  ma  damnation;  car  si  le  saint  abbé 
ne  s'était  hâté  d'intervenir,  je  serais  présentement  dans  les  enfers. 
Quant  à  Henri,  ému  plus  vivement  que  les  autres  de  ce  fait  extraor- 
dinaire, il  se  retira  à  Clairvaux,  où  il  fit  sa  profession;  et  plus  d'une 
fois,  il  raconta  à  ses  frères  assemblés  la  grâce  qui  lui  avait  été  faite 
et  l'étonnant  prodige  dont  il  avait  été  témoin  *. 

Le  roi  Conrad  avait  convoqué  à  Spire  une  assemblée  des  évêques 
et  des  seigneurs  :  saint  Bernard  y  vint  pour  mettre  la  paix  entre 
quelques  princes  dont  les  inimitiés  empêchaient  plusieurs  personnes 
de  prendre  la  croix.  Dans  les  assemblées  de  cette  espèce,  dit  l'archi- 
diacre Philippe,  les  miracles  n'ont  pas  coutume  d'être  fréquents, 
parce  que  Dieu  ne  se  plaît  point  à  manifester  sa  gloire  dans  le  con- 
cours si  grand  d'une  multitude  curieuse.  Cependant  l'arrivée  du 
père  n'y  fut  point  oiseuse  :  il  s'y  fit  ce  qu'il  appelait  lui-même  le 
miracle  des  miracles;  car  le  roi  Conrad  y  prit  la  croix,  contre  l'at- 
tente de  tout  le  monde. 

1  Exord. magnum,  cap.  19,  p.  1207,  t.  2.  Opéra  S.  Bem.,  édit.  Mabill.  Ratis- 
bonne,  loc.  cit.,  t.  2,  p.  218  et  suiv. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  455 

Outre  ce  que  le  saint  abbé  lui  en  avait  dit  à  Francfort,  il  Fy 
exhorta  encore  à  Spire,  nommément  dans  un  sermon  public;  et,  le 
vendredi,  jour  de  Saint-Jean  l'Évangéliste,  il  lui  en  parla  encore  en 
particulier,  l'exhortant  à  ne  pas  perdre  Toccasion  d'une  pénitence  si 
légère,  si  courte  et  si  honorable.  Le  roi  lui  répondit  enfin  qu'il  y 
penserait,  qu'il  en  parlerait  à  son  conseil  et  rendrait  réponse  le  len- 
demain ;  mais  ensuite,  pendant  la  messe,  saint  Bernard  se  sentit  vi- 
vement pressé  de  prêcher  ce  jour-là,  sans  en  être  prié,  contre  sa  cou- 
tume. Il  prêcha  donc,  et,  à  la  fin  du  sermon,  il  adressa  la  parole  au 
roi  comme  à  un  particulier.  Il  lui  représenta  le  jugement  dernier, 
comme  s'il  eût  été  devant  ce  terrible  tribunal ,  et  fit  parler  Jésus- 
Christ,  qui  lui  reprochait  les  biens  dont  il  l'avait  comblé,  la  couronne, 
les  richesses,  la  force  de  corps  et  d'âme;  enfin,  il  le  toucha  telle- 
ment, que  ce  prince  interrompit  le  sermon  et  s'écria  avec  larmes  : 
Je  reconnais  les  bienfaits  de  Dieu,  et  désormais,  moyennant  sa  grâce, 
je  ne  serai  plus  ingrat;  je  suis  prêt  à  le  servir,  puisque  j'en  suis 
averti  de  sa  part.  Alors  le  peuple  poussa  des  cris  à  la  louange  de  Dieu, 
et  la  terre  retentit  de  leurs  acclamations.  Le  roi  prit  aussitôt  la  croix, 
et  reçut,  par  la  main  de  l'abbé,  un  étendard  pris  de  dessus  l'autel, 
pour  le  porter  de  sa  main  en  cette  guerre.  Avec  lui  se  croisèrent 
Frédéric,  son  neveu,  et  une  infinité  d'autres  seigneurs. 

Le  dimanche,  29""*  de  décembre,  le  roi  assembla  tous  les  seigneurs 
et  les  chevaliers  croisés,  et  saint  Bernard  leur  fit  une  exhortation 
plus  divine  qu'humaine.  Ce  sont  les  paroles  de  Philippe,  qui  ajoute  : 
Quand  nous  fûmes  sortis,  comme  le  roi  lui-même  conduisait  le  saint 
avec  les  princes,  de  peur  qu'il  ne  fût  accablé  de  la  foule,  on  lui  pré- 
senta un  enfant  boiteux,  il  fit  le  signe  de  la  croix,  releva  l'enfant  et 
lui  ordonna  de  marcher  devant  tout  le  monde.  Qui  pourrait  dire  avec 
quels  transports  de  joie  on  conduisait  cet  enfant;  mais  le  saint  abbé, 
se  tournant  vers  le  roi,  lui  dit  :  Ceci  a  été  fait  pour  vous,  afin  que 
vous  connaissiez  que  Dieu  est  vraiment  avec  vous  et  que  votre  entre- 
prise lui  est  agréable.  A  la  même  heure,  avant  que  nous  sortissions 
du  logis,  une  fille  fut  redressée,  et  une  femme  aveugle  recouvra  la 
vue.  Après  plusieurs  autres  miracles  faits  à  Spire,  Philippe  continue 
ainsi,  parlant  de  ce  qui  arriva  le  mardi,  dernier  jour  de  l'année  : 

Au  même  lieu  arriva  une  chose  qui  nous  fit  grand  plaisir,  parce 
que  ce  fut  en  présence  d'un  duc  grec,  envoyé  par  l'empereur  de 
Constantinople.  Il  parlait  à  notre  père  dans  la  chapelle  du  roi, 
quand  on  lui  présenta  une  femme  aveugle.  Aussitôt  qu'il  eut  fait  sur 
elle  le  signe  de  la  croix,  elle  recouvra  la  vue,  et  le  Grec  fut  extrême- 
ment touché.  De  même,  vers  le  soir,  en  présence  du  roi,  de  ce  Grec 
et  de  plusieurs  seigneurs,  on  lui  présenta  un  enfant  boiteux.  Aussi- 


456  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

tôt  le  saint  homme  dit  avec  confiance  :  Au  nom  de  Jésus-Christ,  je 
te  le  commande,  lève-toi  et  marche  !  L^effet  suivit,  Tenfant  se  leva  et 
marchait  librement  :  d'abord  les  jambes  lui  tremblaient,  mais  peu  à 
peu  il  se  fortifia  devant  tout  le  monde.  Anselme,  évêque  d'Ha- 
velsberg,  avait  un  grand  mal  de  gorge,  en  sorte  qu'à  peine  pouvait- 
il  avaler  ou  parler.  Il  disait  à  saint  Bernard  :  Vous  devriez  aussi  me 
guérir.  Il  lui  répondit  agréablement  :  Si  vous  aviez  autant  de  foi  que 
les  femmelettes,  peut-être  pourrais-je  vous  rendre  service.  L'évêque 
reprit  :  Si  je  n'ai  pas  la  foi  assez  grande,  que  la  vôtre  me  guérisse. 
Enfin  le  père  le  toucha,  en  faisant  le  signe  de  la  croix,  et  aussitôt 
toute  la  douleur  et  l'enflure  cessèrent.  Saint  Bernard  fit  encore  plu- 
sieurs miracles  le  mercredi,  premier  jour  de  l'année  4 147,  et  le  jour 
suivant,  qui  furent  vus  par  le  roi,  la  cour  et  toute  la  ville  de  Spire; 
mais  l'auteur  se  plaint  que  le  mémoire  où  ils  avaient  été  écrits  fût 
perdu  ;  ce  qui  marque  qu'on  les  écrivait  chaque  jour,  et  que  la  re- 
lation fut  dressée  sur  ces  mémoires.  La  cour  se  sépara  le  vendredi, 
3°"*  de  janvier,  et  saint  Bernard  partit  pour  Worms  *. 

Ici  finit  la  première  partie  du  journal  de  ses  miracles,  et  com- 
mence la  seconde,  adressée  au  clergé  de  Cologne,  qui  contient  le 
voyage  de  Spire  jusqu'à  Cologne.  Le  saint  abbé,  étant  arrivé  à 
Worms,  n'y  voulut  point  séjourner,  quoiqu'on  l'en  priât  instam- 
ment, parce  qu'il  y  avait  passé  deux  mois  auparavant,  et  donné  la 
croix  à  une  multitude  innombrable.  Ils  passèrent  à  Creuznach  le 
jour  de  l'Epiphanie,  qui  était  le  lundi  ;  et,  le  jeudi  suivant,  9*"^  de 
janvier,  ils  arrivèrent  à  Cologne.  Comme  on  n'y  attendait  pas  le 
saint  abbé,  la  foule  du  peuple  n'y  fut  pas  si  grande  ce  jour-là  ;  car 
il  entrait  secrètement  dans  les  villes,  autant  qu'il  pouvait,  pour 
éviter  les  réceptions  solennelles;  mais  il  le  pouvait  rarement.  Le  sa- 
medi, il  fit  le  sermon  aux  clercs  de  Cologne,  leur  reprochant  leur 
vie  peu  régulière,  leur  mollesse,  leur  oisiveté,  leur  orgueil,  et  leur 
apphquant  plusieurs  menaces  des  prophètes. 

Le  dimanche,  après  avoir  dit  la  messe,  il  prêcha  dans  la  place, 
parce  que  le  peuple  ne  pouvait  tenir  dans  Téghse.  Là,  dit  l'auteur, 
en  notre  présence,  un  aveugle  recouvra  la  vue,  et  un  manchot,  qui 
avait  la  mam  sèche,  fut  guéri.  Et,  après  quelques  autres  miracles,  il 
ajoute  :  Après  le  dîner,  les  miracles  ne  nous  manquèrent  point  ce 
jour-là;  et  nous  les  savons  certainement,  car  nous  les  examinâmes 
avec  soin.  Le  saint  homme  était  à  une  fenêtre,  et  on  lui  présentait 
les  malades  par  une  échelle  ;  car  personne  n'osait  ouvrir  la  porte  de 


i  Vita  S.  Bern.,  1.  6,  seu  miracuL  pars  1.  Acta  SS.,  20  aug.,  etMabilL,  Opéra 
S.Bern.,L2. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  457 

la  maison,  tant  étaient  grands  le  tumulte  et  Tempressement.  Ensuite, 
le  lundi,  dès  le  grand  matin,  un  homme  sourdrecouvra  Touïe,  etune 
fille  aveugle  la  vue,  et,  un  peu  aprèsencor,e,une  femme  aveugle.  Là 
le  concours  et  le  tumulte  furent  si  grands,  qu'à  peine  put-on  ramener 
le  saint  homme  au  logis;  et  je  ne  sais  s'il  s'y  fit  unplus grand  miracle 
que  de  ce  qu'il  échappa  sain  et  sauf.  Vers  la  troisième  heure,  une 
multitude  de  malades  le  demandaient  avec  instance,  d'autant  plus 
qu'on  savait  qu'il  devait  bientôt  partir.  Il  se  rendit  sur  la  place,  leur 
imprima  le  signe  de  la  croix,  l'un  après  l'autre,  et  à  l'heure  même, 
à  la  vue  de  tout  le  monde,  il  y  en  eut  quatorze  de  guéris,  sept  boi- 
teux, cinq  sourds,  un  manchotet  une  femme  aveugle.  A  chaque  mi- 
racle, le  peuple  s'écriait  en  allemand  et  d'une  voix  qui  montait  jus- 
qu'au ciel:  Christ,  oims  gnade !  c'est-à-dire  :  Jésus-Christ,  ayez 
pitié  de  nous  !  Kyrie  eleison  !  Die  heiliguen  aile,  helfen  ouns  !  tous  les 
saints,  secourez-nous  !  Les  auteurs  de  la  relation  ajoutent  :  Nous 
sommes  tous  témoins  de  ces  miracles,  ainsi  que  toute  la  ville  de 
Cologne;  ils  n'ont  pas  été  faits  dans  un  coin,  mais  en  pubhc.  Si 
quelqu'un  est  incrédule  ou  curieux,  il  en  peut  examiner  facilement 
une  grande  partie,  principalement  ceux  qui  ont  été  faits  sur  des 
personnes  qui  ne  sont  ni  du  dernier  rang  ni  inconnues. 

Saint  Bernard  partit  de  Cologne  le  lundi,  iS"^"  de  janvier  H47,  et 
passa  les  jours  suivants  par  Juliers,  Aix-la-Chapelle  et  Maëstricht, 
faisant  partout  des  miracles.  Le  dimanche,  19""%  et  le  lundi  sui- 
vant, il  séjourna  à  Liège,  d'où  il  vint  à  Gemblours,  à  Mons,  à 
Valenciennes,  et  le  dimanche,  26'"%  à  Cambrai,  où  il  séjourna  le 
lundi.  Le  vendredi  suivant,  il  vmt  à  Laon,  et  le  samedi,  pre- 
mier jour  de  février,  à  Reims.  Tout  le  long  de  la  route,  les  peu- 
ples accouraient  pour  le  voir,  recevoir  sa  bénédiction  et  lui  présenter 
leurs  malades.  Et  les  malades  étaient  guéris  dans  les  villes,  dans  les 
bourgs,  au  milieu  des  champs.  A  Liège,  après  qu'il  eut  célébré  la 
messe  solennelle,  on  lui  présenta,  devant  tout  le  peuple,  un  jeune 
homme  perclus  dès  le  sein  de  sa  mère.  L'homme  de  Dieu  lui  toucha 
les  reins  et  les  jambes,  lui  donna  la  main,  et  le  fit  lever  et  marcher. 
Le  clergé  entonna  aussitôt  le  Te  Deum;  mais  le  peuple  pleurait  et 
sanglotait  si  fort,  qu'on  n'entendait  pas  la  voix  des  chantres.  En 
approchant  du  bourg  de  Fontaine,  où  ils  allaient  loger  chez  les  pa- 
rents de  l'archidiacre  Philippe,  on  lui  présenta,  au  milieu  du  che- 
min, un  petit  garçon  aveugle  dès  sa  naissance,  qui  ne  pouvait  même 
ouvrir  les  paupières.  Tout  le  monde  désespérait  de  sa  guérison, 
même  ceux  qui  avaient  vu  les  plus  grands  miracles.  Le  saint 
homme,  sans  différer  un  moment,  lui  imposa  la  main,  et,  après  une 
courte  prière,  lui  ouvrit  les  paupières  avec  ses  doigts  et  lui  demanda 


458  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  — De  1125 

s'il  voyait.  Je  vois,  répondit  l'enfant  ;  je  vous  vois,  seigneur  !  je  vois 
tous  les  hommes  avec  des  cheveux  !  Puis,  sautant  de  joie,  il  s'écriait  : 
Mon  Dieu,  mon  Dieu,  je  ne  heurterai  plus  mes  pieds  contre  la 
pierre  ! 

A  Cambrai,  dans  l'église  de  la  Sainte- Vierge,  l'homme  de  Dieu 
célébra  sur  un  autel  très-élévé,  afin  que  tout  le  peuple  pût  le  voir. 
Un  sourd-muet  de  naissance,  qui  devait  lui  être  présenté  après  la 
messe,  passa  à  l'offrande  avec  tout  le  monde,  et,  suivant  la  coutume, 
baisa  la  main  du  saint  abbé.  Aussitôt  un  des  vassaux  de  l'évéque  lui 
demanda  :  Entends-tu  ?  L'enfant  répondit  :  Entends-tu  *  ?  car,  n'ayant 
jamais  entendu  parler,  il  répétait  ce  qu'il  entendait  dire.  Le  bon 
chevalier  lui  apprit  tout  de  suite  à  invoquer  Dieu,  à  nommer  la  sainte 
Vierge,  etc.  Comme  l'enfant  répondait  promptement  à  tout,  les  ec- 
clésiastiques qui  étaient  proche,  ayant  connu  la  vérité  du  miracle, 
élevèrent  la  voix  pour  bénir  Dieu  d'avoir  donné  une  puissance  sem- 
blable aux  hommes.  On  éleva  J'enfant,  qui  salua  le  peuple,  et  toute 
la  ville  de  Cambrai  fut  dans  la  joie  d'entendre  parler  un  enfant  qui 
n'avait  jamais  parlé  depuis  sa  naissance,  ni  entendu  parler  ^. 

Le  dimanche,  2  février  HÂH,  jour  de  la  Purification,  saint  Ber- 
nard se  rendit  à  Châlons,  où  le  roi  Louis  était  venu  au-devant  de 
lui.  Il  y  avait  aussi  plusieurs  seigneurs  de  France  et  d'Allemagne,  et 
des  ambassadeurs  du  roi  des  Romains,  pour  conférer  sur  le  voyage 
de  Jérusalem.  Saint  Bernard  fut  tellement  occupé  de  cette  confé- 
rence pendant  le  dimanche  et  le  lundi,  qu'il  ne  put  sortir  pour  sa- 
tisfaire le  peuple  qui  le  désirait  ardemment;  mais  le  bien  général 
était  préférable  aux  désirs  des  particuliers.  Le  jeudi,  6""^  de  fé- 
vrier, il  arriva  à  Clairvaux,  et  ne  faisait  pas  moins  de  miracles  dans 
son  pays  qu'ailleurs.  Il  amena  avec  lui  trente  moines  qu'il  avait 
gagnés  en  ce  voyage,  et  il  en  attendait  environ  autant,  qui  avaient 
déjà  fait  leur  vœu  et  pris  jour  pour  se  rendre  au  monastère.  Il  de- 
meura peu  de  jours  à  Clairvaux,  et,  pendant  ce  séjour,  il  défendit 
d'y  laisser  entrer  les  malades  qui  venaient  pour  être  guéris,  de  peur 
de  troubler  le  repos  des  frères.  Depuis  ce  retour  à  Clairvaux,  la  re- 
lation des  miracles  ne  niarque  plus  exactement  les  jours,  mais  seu- 
lement les  lieux  où  ils  furent  faits. 

Les  miracles  que  fit  saint  Bernard  en  prêchant  la  croisade  sont  si 
bien  attestés,  que  ni  les  impies  ni  les  protestants  n'ont  osé  les  révo- 
quer en  doute.  L'historien  protestant  Luden  dit  à  ce  sujet  :  Il  est 
absolument  impossible  de  mettre  en  doute  l'authenticité  des  miracles 

*  En  français  du  temps  :  Oz-tu?— ^  Vita  S.  Bem.,  l.  6,seumiracul.  pars  1, 
cap.  Il  et  12. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  459 

de  saint  Bernard  ;  car  Ton  ne  saurait  supposer  la  fraude  ni  de  la  part 
de  ceux  qui  les  rapportent,  ni  de  la  part  de  celui  qui  les  a  opérés  *. 
Or,  saint  Bernard,  comme  il  s'en  explique  lui-même,  faisait  ces  mi- 
racles pour  montrer  aux  peuples  et  aux  rois  que  la  croisade  qu'il 
prêchait  était  Tœuvre  de  Dieu,  et  que  les  rois  et  les  peuples  faisaient 
une  chose  agréable  à  Dieu  d'y  consacrer  leurs  biens  et  leur  vie.  Ce- 
pendant Fleury  emploie  un  discours  tout  entier,  c'est  le  sixième, 
pour  prouver  que  les  croisades,  non-seulement  quant  aux  abus  qu'y 
mêlaient  les  hommes,  mais  quant  à  leur  essence  et  à  leur  motif, 
étaient  contraires  à  l'esprit  du  christianisme  et  à  l'esprit  de  l'Église. 
Ce  discours  prouve  du  moins  une  chose  :  c'est  que  Fleury  pense  sur 
les  croisades,  et  même  sur  la  nature  du  christianisme,  autrement 
que  Dieu  et  ses  saints. 

Le  dimanche  de  la  Septuagésime,  16"^  de  février  1147,  saint  Ber- 
nard se  rendit  à  Étampes,  où  le  roi  Louis  tint  encore  une  conférence 
ou  parlement  touchant  la  croisade.  On  y  parla  de  la  route  que  l'on 
devait  tenir,  et  on  résolut  d'aller  par  la  Grèce,  contre  l'avis  de  plu- 
sieurs, particulièrement  des  envoyés  de  Roger,  roi  de  Sicile,  qui  re- 
présentaient le  danger  qu'il  y  avait  de  se  fier  aux  Grecs.  Ensuite  on 
délibéra  à  qui  on  devait  confier  la  garde  du  royaume  pendant  l'ab- 
sence du  roi.  Il  en  laissa  le  choix  aux  prélats  et  aux  seigneurs,  et, 
après  qu'ils  l'eurent  fait,  saint  Bernard  vint  l'annoncer  ;  montrant 
l'abbé  Suger  et  Guillaume,  comte  de  Nevers,  il  dit  :  Voici  deux 
glaives,  et  c'est  assez.  Tout  le  monde  approuva  ce  choix,  excepté  le 
comte  de  Nevers  ;  il  annonça  qu'il  avait  fait  vœu  d'entrer  dans  la 
Chartreuse,  et  l'exécuta  peu  de  temps  après,  sans  pouvoir  en  être 
détourné  par  les  prières  du  roi  ni  de  tous  les  autres.  Ainsi  l'abbé 
Suger  demeura  seul  chargé  de  la  régence,  qu'il  ne  voulut  toutefois 
accepter  qu'après  en  avoir  reçu  l'ordre  exprès  du  Pape.  On  marqua 
le  jour  du  départ  à  la  Pentecôte,  où  l'on  devait  s'assembler  à  Metz. 

Le  roi  de  Sicile,  Roger,  depuis  qu'il  eut  fait  sa  paix  avec  l'Église, 
faisait  la  guerre  aux  infidèles,  et  avec  succès.  Devenu  maître  de  l'île 
de  Malte,  il  porta  ses  vues  sur  l'Afrique,  d'où  les  corsaires  venaient 
infester  les  pays  chrétiens.  L'Afrique  était  divisée  entre  deux  dynas- 
ties, les  Almohades  à  Maroc,  les  Zéirites  vers  Tripoli  et  Tunis.  Ces 
deux  dynasties  se  faisaient  la  guerre.  Roger  profita  de  leurs  divi- 
sions. l\  attaiqua  et  prit  Tripoli,  place  forte  située  sur  la  côte  de  la 
mer.  La  capitale  des  Zéirites  portait  le  nom  d'Afrique,  de  celui  de 
la  contrée,  et  on  l'appelait  quelquefois  Mahadia,  du  nom  de  l'Arabe 
qui  en  avait  jeté  les  fondements.  Le  roi  de  Sicile  s'en  rendit  maître, 

1  Luden,  Geschichte  der  Teutschen.,  t.  10, 1.  21,  c.  10,  note  12. 


460  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

,ainsi  que  de  Tunis,  de  Safax,  de  Capsie,  de  Bone  et  d'une  longue 
étendue  de  côtes;  il  mit  des  garnisons  dans  les  forteresses,  assujettit 
la  contrée  à  un  tribut,  et  put  dire,  avec  quelque  apparence  de  vérité, 
qu'il  tenait  FAfrique  sous  le  joug  i. 

D'un  autre  côté,  pour  venger  le  mépris  que  les  Grecs  de  Constan- 
tinople  avaient  fait  de  ses  ambassadeurs,  il  leur  enleva  Tîle  de  Corfou, 
entra  dans  la  Grèce  ;  prit  les  villes  d'Athènes,  de  Thèbes  et  de  Co- 
rinthe,  et  en  ramena,  avec  un  butin  immense,  des  ouvriers  et  des 
ouvrières  en  soie,  qui  devinrent  une  richesse  pour  la  Sicile.  Compa- 
rant l'habile  industrie  de  ces  artisans  avec  la  fainéantise  et  la  lâcheté 
des  soldats,  il  s'écria  que  la  quenouille  et  le  métier  étaient  les  seules 
armes  que  les  Grecs  fussent  capables  de  manier  2.  Le  roi  de  Sicile 
était  donc  mieux  en  état  que  personne  de  donner  de  bons  conseils 
pour  faire  réussir  la  croisade.  On  eut  tout  lieu  de  se  repentir  de  ne 
les  avoir  pas  suivis. 

Pendant  le  même  mois  de  février  1147,  où  le  roi  de  France  tint 
un  parlement  à  Etampes,  le  roi  Conrad  tint  une  cour  plénière  à  Ra- 
tisbonne  en  Bavière,  ayant  avec  lui  Adam,  abbé  d'York,  à  la  place 
de  saint  Bernard.  Après  avoir  célébré  la  messe  et  invoqué  le  Saint- 
Esprit,  il  monta  sur  l'ambon  ;  et,  ayant  lu  les  lettres  du  Pape  et  de 
l'abbé  de  Clairvaux,  il  fit  une  exhortation  simple  et  courte,  qui  per- 
suada presque  à  tous  les  assistants  de  se  croiser  ;  car  ils  venaient  à  ce 
dessein,  étant  déjà  excités  par  le  mouvement  précédent.  Trois 
évêques  se  croisèrent  sur  l'heure,  Henri  de  Ratisbonne,  Otton  de 
Frisingue  et  Reinbert  de  Passau.  Henri,  duc  d'Autriche,  frère  du 
roi  Conrad,  se  croisa  aussi,  et  une  infinité  d'autres  seigneurs.  Labeslas, 
duc  de  Bohême  ;  Odoacre,  marquis  de  Styrie,  et  Bernard,  comte  de 
Carinthie,  prirent  la  croix  peu  après.  Mais  ce  qu'il  y  eut  de  plus 
merveilleux,  dit  Otton  de  Frisingue,  c'est  qu'il  accourut  une  si 
grande  multitude  de  pillards  et  de  brigands,  qu'il  n'y  eut  pas  un 
homme  sensé  qui  ne  reconnût  et  n'admirât  ce  changement  subit  et 
extraordinaire  comme  un  coup  du  ciel  ^. 

Otton,  évêque  de  Frisingue,  était  fils  de  Léopold  IV,  margrave 
d'Autriche,  qui  est  compté  entre  les  saints,  et  honoré  le  Ib""®  de 
novembre,  étant  mort  ce  même  jour  en  1136.  La  mère  d'Otton  fut 
Agnès,  fille  de  l'empereur  Henri  IV.  Elle  avait  épousé  en  premières 
noces  Frédéric,  duc  de  Souabe,  dont  elle  avait  eu  Frédéric,  qui  suc- 
céda au  duché,  et  Conrad,  l'oi  des  Romains  :  ainsi  Otton  était  frère 
utérin  de  ce  prince.  Agnès  donna  à  saint  Léopold,  son  second  mari, 

1  Apulus  et  Calaber,  Siculus  mihi  servit  etAfer.  —  2  V&%\,  Muratori,  an.  1147. 
—  3  Otlon.  De  Gest.  Frid.,  1.  1,  c.  40. 


à  1153  de  l'ère  clir.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  461 

jusqu'à  dix-huit  enfants;  sept  moururent  en  bas  âge,  les  autres  ren- 
dirent leurs  noms  célèbres  par  leurs  vertus  ou  leurs  grandes  actions. 
Au  milieu  d'une  famille  aussi  nombreuse,  au  milieu  des  guerres 
civiles  qui  divisaient  TAUemagne,  le  pieux  margrave  d'Autriche  sut 
maintenir  ses  États  dans  la  paix  pendant  les  quarante  ans  qu'il  les 
gouverna,  y  donnant  l'exemple  de  toutes  les  vertus,  de  la  piété  en- 
vers Dieu,  de  l'amour  pour  ses  peuples,  de  la  charité  pour  les  pau- 
vres. Son  épouse  le  secondait  dignement  dans  toutes  ses  bonnes 
œuvres.  Aux  vertus  chrétiennes,  il  joignit  une  brillante  valeur. 
Les  Hongrois  ayant  fait  irruption  sur  ses  terres  jusqu'à  deux  foisy 
saint  Léopold  les  battit  chaque  fois  en  bataille  rangée.  A  la  mort  de 
l'empereur  Henri  V,  plusieurs  princes  voulurent  l'élever  à  la  dignité 
impériale.  Lothaire  ayant  été  élu,  Léopold  lui  demeura  toujours, 
fidèle,  et  ne  prit  aucune  part  aux  troubles  que  causa  l'ambition  de 
son  beau-fils  Conrad.  Otton  était  son  cinquième  fils.  L'ayant  fait 
étudier,  il  le  fit  prévôt  du  chapitre  de  Neubourg  en  Autriche.  Mais 
Otton,  voulant  étudier  plus  à  fond,  vint  à  Paris,  et  y  passa  plusieurs 
années.  Comme  il  retournait  dans  son  pays,  il  fut  touché  de  la  ré- 
gularité de  l'observance  de  Cîteaux  et  des  vertus  de  saint  Bernard,  et 
embrassa  la  vie  monastique  avec  quinze  compagnons  de  son  voyage, 
dans  Morimond,  dont  il  fut  depuis  abbé.  Son  père,  ayant  su  son 
entrée  en  rehgion,  non-seulement  ne  lui  en  fit  point  de  reproche, 
mais  l'en  félicita,  et  bâtit,  par  affection  pour  lui,  le  monastère  de 
Sainte-Croix  en  Autriche.  En  4138,  Otton  fut  tiré  de  Morimond  par 
le  roi  Conrad,  son  frère,  pour  lui  donner  l'évêchéde  Frisingue,  qu'il 
gouverna  vingt  ans,  sans  quitter  l'habit  monastique.  Il  retira  les 
biens  aliénés  et  dissipés  de  cette  égUse,  et  rétablit  la  régularité  dans 
le  clergé  et  dans  les  monastères.  Il  passa  pour  un  des  plus  savants 
d'entre  les  princes  d'Allemagne,  et  fut  un  des  premiers  qui  y  intro- 
duisirent l'étude  de  la  philosophie,  particulièrement  la  Logique  d'A- 
ristote.  Il  était  éloquent,  et  traitait  souvent  les  affaires  de  l'Église 
devant  les  rois  et  les  princes  * . 

Cependant  le  pape  Eugène,  fatigué  par  les  séditions  des  Romains, 
vint  en  France.  Il  se  rendit  d'abord  au  monastère  de  Clugni,  où, 
par  un  privilège  du  24  mars  1147,  il  reçut  l'abbaye  de  Bonneval  en 
la  protection  de  saint  Pierre.  Le  roi  Louis  le  Jeune  alla  le  recevoir, 
jusqu'à  Dijon,  où  il  consacra  l'église  collégiale  de  Saint-Étienne,  au- 
jourd'hui la  cathédrale.  De  Dijon,  le  Pape  et  le  roi  s'en  vinrent  par 
Auxerre  à  Paris,  où  ils  célébrèrent  ensemble  les  fêtes  de  Pâques  ^. 

1  Vie  de  S.  Le'opold.  Godesnard,  15  novembre,  Vita  0^fo«.,  apud  Vurst.  Ba- 
devic,  1.  2,  c.  11.  —  2  pagi,  an.  1147. 


462  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

Tandis  que  les  rois  et  les  princes  se  préparaient  à  défendre  la 
chrétienté  au  dehors  contre  les  infidèles,  le  Pape  et  les  évêques  tra- 
vaillaient à  la  défendre  au  dedans  contre  les  erreurs  et  les  scandales. 
Dans  un  concile  de  Paris,  tenu  aux  fêtes  de  Pâques  1147,  Gilbert 
de  la  Porrée,  évêque  de  Poitiers,  fut  accusé,  et,  dans  un  concile  tenu 
à  Reims  le  22  mars  1148,  il  fut  convaincu  de  plusieurs  erreurs  tou- 
chant la  nature  de  Dieu,  ses  attributs,  et  le  mystère  de  la  sainte 
Trinité.  Il  disait  que  la  divinité  ou  Tessence  divine  est  réellement  dis- 
tinguée de  Dieu;  que  cette  proposition  :  Dieu  est  la  bonté,  est  fausse, 
à  moins  qu'on  ne  la  réduise  à  celle-ci  :  Dieu  est  bon.  Il  ajoutait  que 
la  nature  ou  l'essence  divine  est  réellement  distinguée  des  trois  per- 
sonnes divines  ;  que  ce  n'est  point  la  nature  divine,  mais  seulement 
la  seconde  personne  qui  s'est  incarnée.  Dans  toutes  ces  propositions, 
c'est  le  mot  réellement  qui  constitue  l'erreur.  Si  Gilbert  s'était  borné 
à  dire  que  Dieu  et  la  divinité  ne  sont  pas  la  même  chose  formelle- 
ment, ou  in  statu  rationis,  comme  s'expriment  les  logiciens,  sans 
doute  il  n'aurait  pas  été  condamné  ;  cela  signifierait  seulement  que 
ces  deux  termes  Dieu  et  la  divinité  n'ont  pas  précisément  le  même 
sens,  ou  ne  présentent  pas  absolument  la  même  idée  à  l'esprit  ^ 

Après  quelques  incidents,  saint  Bernard,  de  concert  avec  les 
évêques  et  prélats  français  du  concile  de  Reims,  opposa  aux  erreurs 
de  Gilbert  de  la  Porrée  une  profession  de  foi  qui  portait  en  substance: 
1°  Nous  croyons  que  la  nature  de  la  divinité  est  Dieu,  et  que  Dieu 
est  la  divinité;  qu'il  est  sage  par  la  sagesse  qui  est  lui-même,  grand 
de  la  grandeur  qui  est  lui-même,  et  ainsi  du  reste.  2°  Quand  nous 
parlons  des  trois  personnes  divines,  nous  disons  qu'elles  sont  un 
Dieu  et  une  substance  divine;  et,  au  contraire,  quand  nous  parlons 
de  la  substance  divine,  nous  disons  qu'elle  est  en  trois  personnes. 
3°  Nous  disons  que  Dieu  seul  est  éternel,  et  qu'il  n'y  a  aucune  autre 
chose,  soit  qu'on  la  nomme  relation,  propriété,  ou  autrement,  qui 
soit  éternelle  sans  être  Dieu.  4°  Nous  croyons  que  la  divinité  même 
et  la  nature  divine  se  sont  incarnées  dans  le  Fils.  Le  Pape  approuva 
cette  profession  de  foi,  et  condamna  les  propositions  de  Gilbert,  qui 
acquiesça  avec  soumission  à  ce  jugement,  et  fut  renvoyé  en  paix 
dans  son  diocèse  2;  mais  il  eut  quelques  disciples  qui  ne  furent  pas 
aussi  dociles.  Saint  Bernard  combattit  leurs  erreurs,  et  dans  deux 
sermons,  et  dans  le  cinquième  livre  De  la  Considération,  au  pape 
Eugène. 

*  Bergier,  Dict.  théoL,  art.  Forrétains. —  ^Xel  est  en  substance  le  récit  du  moine 
Geoffroi ,  depuis  abbé  de  Clairvaux ,  qui  était  présent  au  concile ,  et  qui  par  là 
même  est  plutôt  à  suivre  qu'Otton  de  Frisingue ,  qui  était  alors  en  Styrie,  et  qui 
paraît  prévenu  en  faveur  de  Gilbert. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  463 

Gilbert  de  laPorrée  s'égarait  par  trop  de  subtilité,  un  autre  s'éga- 
rait par  un  excès  contraire  :  c'était  un  gentilhomme  bas-breton, 
nommé  Éon  de  TÉtoile.  Enflé  d'un  léger  commencement  de  lettres, 
il  s'était  avisé  de  raisonner  sur  ce  qu'il  entendait  quelquefois  à  l'église, 
où  la  lettre  M  et  la  lettre  m,  jointes  ensemble,  se  prononçaient  comme 
0  et  w,  on  pour  um.  Ainsi,  à  ces  paroles  des  exorcismes,  per  eum 
qui  venturus  est,  et  à  celle  des  oraisons,  per  eumdem  Dominum  nos- 
trum,  il  s'imaginait  que  c'était  lui,  Eon,  que  l'on  y  nommait.  La 
méprise  n'aurait  été  que  risible,  si  elle  n'eût  pas  dégénéré  en  folie 
ou  en  impiété,  et  que  là-dessus  il  ne  se  fût  pas  mis  en  tête  qu'il  était 
le  Fils  de  Dieu,  le  Juge  des  vivants  et  des  morts  et  le  Seigneur  de 
toutes  choses.  Il  se  le  persuada  même  et  parvint  à  le  persuader  à 
d'autres  à  ce  point  que,  dans  son  pays  et  aux  environs,  il  se  forma 
un  cortège  de  gens  qui  lui  étaient  aveuglément  dévoués.  Sa  famille 
cherchait  à  le  renfermer,  et  la  sûreté  publique  l'exigea  bientôt. 
Quelque  simple  ou  quelque  fou  qu'il  parût,  il  savait  bien  tirer  les 
conséquences  de  son  principe.  Accompagné  de  ses  partisans,  il  fai- 
sait valoir  sa  qualité  de  Fils  de  Dieu  et  de  seigneur  universel.  Il  dé- 
pouillait les  églises,  pillait  les  monastères  et  s'enrichissait  partout 
avec  eux  aux  dépens  de  qui  il  pouvait.  Sans  plus  travailler  autre- 
ment, ils  vivaient  ensemble  dans  la  bonne  chère.  On  dilftit  même 
qu'il  avait  des  esprits  à  ses  ordres,  qui,  au  moindre  signe  qu'il  leur 
en  donnait,  dressaient  au  milieu  des  forêts  des  tables  somptueuse- 
ment servies,  mais  de  viandes  creuses,  qui  faisaient  plaisir  à  manger, 
mais  ne  nourrissaient  point.  Quoiqu'il  en  soit  de  ces  enchantements, 
Éon  de  l'Étoile,  après  avoir  échappé  quelque  temps  aux  poursuites 
que  l'on  faisait  pour  le  saisir,  fut  arrêté  dans  le  diocèse  de  Reims, 
lui  et  plusieurs  des  siens. 

Ayant  été  amené  devant  le  concile,  le  Pape  lui  demanda  qui  il 
était.  Je  suis,  répondit-il  fièrement,  celui  qui  doit  juger  les  vivants 
et  les  morts,  et  le  siècle  par  le  feu.  On  souhaita  de  savoir  ce  que  si- 
gnifiait la  forme  du  bâton  sur  lequel  il  s'appuyait  et  terminé  en  haut 
par  une  fourche.  C'est  une  chose  de  grand  mystère,  dit-il;  car,  aussi 
longtemps  que,  comme  vous  le  voyez  maintenant,  les  deux  bran- 
ches regardent  le  ciel.  Dieu  possède  deux  parties  de  l'univers  et  me 
cède  la  troisième.  Mais  si  je  tourne  les  deux  branches  vers  la  terre 
et  la  partie  simple  vers  le  ciel,  alors  je  retiens  pour  moi  deux  parties 
du  monde  et  ne  laisse  à  Dieu  que  la  troisième.  A  ces  mots,  tout  le 
concile  se  prit  à  rire  et  se  moqua  d'un  homme  livré  à  ce  point  au 
sens  réprouvé.  On  en  eut  pitié.  On  alla  même  jusqu'à  ne  le  croire 
pas  assez  libre  pour  lui  imputer  à  la  rigueur  les  vols  et  les  sacrilèges 
qu'il  avait  commis.  Une  prison  perpétuelle  fut  toute  la  punition  que 


464  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1123 

le  Pape  voulut  qu'on  lui  appliquât.  On  Vy  confina  par  Tautorité  de 
l'abbé  Suger,  régent  du  royaume,  et  il  y  mourut  peu  après.  Quel- 
ques-uns de  ses  disciples  furent  livrés  au  bras  séculier  et  se  laissèrent 
brûler,  plutôt  que  de  renoncer  à  leur  criminelle  folie  *. 

Mais  une  secte  bien  autrement  dangereuse  était  celle  des  mani- 
chéens, qui  recommençait  à  pulluler  dans  le  midi  de  la  France  sous 
divers  noms  :  de  pétrobrussiens,  de  l'hérésiarque  Pierre  de  Bruys; 
de  henriciens,  de  son  disciple  Henri  ;  d'albigeois,  de  la  ville  et  du 
piays  d'Albi,  où  ils  se  multiplièrent  davantage. 

Pour  entendre  bien  leur  histoire,  il  est  bon  de  se  rappeler  ce  que 
c'était  que  les  manichéens.  Toute  leur  théologie  roulait  sur  la  ques- 
tion de  l'origine  du  mal;  ils  voyaient  du  mal  dans  le  monde  et  ils 
en  voulaient  trouver  le  principe.  Dieu  ne  le  pouvait  pas  être,  parce 
qu'il  est  infiniment  bon.  11  fallait  donc,  disaient-ils,  reconnaître  un 
autre  principe,  qui,  étant  mauvais  par  sa  nature,  fût  la  cause  et 
l'origine  du  mal.  Voilà  donc  la  source  de  l'erreur.  Deux  premiers 
principes,  l'un  du  bien,  l'autre  du  mal,  ennemis  par  conséquent  et 
de  nature  contraire,  s'étant  combattus  et  mêlés  dans  le  combat, 
avaient  répandu  l'un  le  bien,  l'autre  le  mal  dans  le  monde;  l'un  la 
lumière,  l'autre  les  ténèbres,  et  ainsi  du  reste  :  car  il  n'est  pas  be- 
soin de  raconter  ici  toutes  les  extravagances  impies  de  cette  abomi- 
nable secte.  Elle  était  venue  du  paganisme.  Manès,  Perse  de  nation, 
tâcha  d'introduire  cette  monstruosité  dans  la  religion  chrétienne, 
vers  la  fin  du  troisième  siècle.  Marcion  avait  déjà  commencé,  quel- 
ques années  auparavant,  et  sa  secte,  divisée  en  plusieurs  branches, 
avait  préparé  la  voie  aux  impiétés  et  aux  rêveries  que  Manès  y 
ajouta. 

Au  reste,  les  conséquences  que  ces  hérétiques  tiraient  de  cette 
doctrine  n'étaient  pas  moins  absurdes  ni  moins  impies.  L'Ancien 
Testament  avec  ses  rigueurs  n'était  qu'une  fable,  ou  en  tout  cas 
l'ouvrage  du  mauvais  principe  ;  le  mystère  de  l'incarnation,  une 
illusion  ;  et  la  chair  de  Jésus-Christ,  un  fantôme  :  car  la  chair  étant 
l'œuvre  du  mauvais  principe,  Jésus-Christ,  qui  est  le  Fils  du  Dieu 
bon,  ne  pouvait  pas  l'avoir  prise  en  vérité.  Comme  nos  corps  ve- 
naient du  mauvais  principe  et  que  nos  âmes  venaient  du  bon,  ou 
plutôt  qu'elles  en  étaient  la  substance  même,  il  n'était  pas  permis 
d'avoir  des  enfants  ni  de  lier  la  substance  du  bon  principe  avec  celle 
du  mauvais  ;  en  sorte  que  le  mariage,  ou  plutôt,  la  génération  des 
enfants  était  défendue.  La  chair  des  animaux  et  tout  ce  qui  en  sort, 
comme  les  laitages,  étaient  aussi  l'ouvrage  du  mauvais;  le  vin  était 

.  1  Willelm.  Neubijg.,  1.  1,  c.  19,  apud  Baron.,  1148. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  465 

au  même  rang  :  tout  cela  était  impur  de  sa  nature^  et  l'usage  en 
était  criminel.  Voilà  donc  manifestement  ces  hommes  trompés  par 
les  démons,  dont  parle  saint  Paul,  qui  devaient,  dans  les  derniers 
temps...  défendre  le  mariage  et  rejeter  comme  immondes  les  viandes  que 
Dieu  avait  créées  *. 

Ces  malheureux,  qui  ne  cherchaient  qu'à  tromper  le  monde  par 
des  apparences,  tâchaient  de  s'autoriser  par  l'exemple  de  l'Église 
catholique,  où  le  nombre  de  ceux  qui  s'interdisaient  l'usage  du  ma- 
riage par  la  profession  de  la  continence  était  très-grand,  et  où  l'on 
s'abstenait  de  certaines  viandes,  soit  toujours,  comme  faisaient  plu- 
sieurs solitaires,  à  l'exemple  de  Daniel  ^,  soit  en  certains  temps, 
comme  dans  le  temps  de  carême;  mais  les  saints  Pères  répondaient 
qu'ily  avait  une  grande  différence  entre  ceux  qui  condamnaientla gé- 
nération des  enfants,  comme  faisaient  formellement  les  manichéens^, 
et  ceux  qui  lui  préféraient  la  continence  avec  l'Apôtre  et  avec  Jésus- 
Christ  même  *,  et  qui  ne  se  croyaient  pas  permis  de  reculer  en 
arrière  ^  après  avoir  fait  profession  d'une  vie  plus  parfaite.  C'était 
aussi  autre  chose  de  s'abstenir  de  certaines  viandes,  ou  pour  signi- 
fier quelque  mystère,  comme  dans  l'Ancien  Testament,  ou  pour 
mortifier  les  sens,  comme  on  le  continuait  encore  dans  le  Nouveau; 
autre  chose  de  les  condamner,  avec  les  manichéens,  comme  impu- 
res, comme  mauvaises,  comme  étant  l'ouvrage,  non  de  Dieu,  mais 
du  mauvais.  Et  les  Pères  remarquaient  que  l'Apôtre  attaquait  expres- 
sément ce  dernier  sens,  qui  était  celui  des  manichéens,  par  ces  pa- 
roles :  Toute  créature  de  Dieu  est  bonne  ®,  et  encore  par  celles-ci  :  // 
ne  faut  rien  rejeter  de  ce  que  Dieu  a  créé  ;  et  de  là  ils  concluaient 
qu'il  ne  fallait  pas  s'étonner  que  le  Saint-Esprit  eût  averti  de  si  loin 
les  fidèles  d'une  si  grande  abomination  par  la  bouche  de  saint 
Paul. 

Tels  étaient  les  principaux  points  de  la  doctrine  des  manichéens; 
mais  cette  secte  avait  encore  des  caractères  remarquables  :  l'un, 
qu'au  milieu  de  ces  absurdités  impies,  que  le  démon  avait  inspirées 
aux  manichéens,  ils  avaient  encore  mêlé  dans  leurs  discours  je  ne 
sais  quoi  de  si  éblouissant  et  une  force  si  prodigieuse  de  séduction, 
que.  même  saint  Augustin,  un  si  beau  génie,  y  fut  pris  et  demeura 
parmi  eux  neuf  ans  durant,  très-zélé  pour  cette  secte''.  On  remarque 
aussi  que  c'était  une  de  celles  dont  on  revenait  le  plus  difficilement  : 
elle  avait,  pour  tromper  les  simples,  des  prestiges  et  des  illusions 

1  l.,Tim.,  4,  1-3.—  2  Dan.,  1,  8-12.—  s  Augustin.,  Cont,  Faust.,  1.30, 
c.  3-6.  —  *  1.  Cor.,  6,  26-38.  Matth.,  19,  12.  —  «  Luc,  9,  62.  —  «  1.  Tim.,  4,  4. 
'  Augustin,  Cont.  Faust.,  \.  t,  c.  10,  et  Confess.,  1.  4,  c.  1. 

XV.  30 


466  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

inouïes.  On  lui  attribue  aussi  les  enchantements  *;  et  enfin  on  y  re- 
marquait tout  Tattirail  de  la  séduction. 

L'autre  caractère  des  manichéens  est  qu'ils  savaient  cacher  ce  qu'il 
y  avait  de  plus  détestable  dans  leur  secte,  avec  un  artifice  si  profond, 
que  non-seulement  ceux  qui  n'en  étaient  pas,  mais  encore  ceux  qui 
en  étaient  y  passaient  un  long  temps  sans  le  savoir;  car,  sous  la  belle 
couverture  de  leur  continence,  ils  cachaient  des  impuretés  qu'on 
n'ose  nommer  et  qui  même  faisaient  partie  de  leurs  mystères.  Il  y 
avait  parmi  eux  plusieurs  ordres.  Ceux  qu'ils  appelaient  leurs  audi- 
teurs ne  savaient  pas  le  fond  de  la  secte,  et  leurs  élus,  c'est-à-dire 
ceux  qui  savaient  tout  le  mystère,  en  cachaient  soigneusement  l'abo- 
minable secret,  jusqu'à  ce  qu'on  y  eût  été  préparé  par  divers  degrés. 
On  étalait  l'abstinence  et  l'extérieur  d'une  vie  non-seulement  belle, 
mais  encore  mortifiée  ;  et  c'était  une  partie  de  la  séduction  de  venir 
comme  par  degrés  à  ce  qu'on  croyait  plus  parfait,  à  cause  qu'il  était 
caché. 

Pour  troisième  caractère  de  ces  hérétiques,  nous  y  pouvons  en- 
core observer  une  adresse  inconcevable  à  se  mêler  parmi  les  fidèles 
et  à  s'y  cacher  sous  la  profession  de  la  foi  catholique  ;  car  cette  dissi- 
mulation était  un  des  artifices  dont  ils  se  servaient  pour  attirer  les 
hommes  dans  leurs  sentiments.  Joignez-y  que,  quand  ils  étaient  in- 
terrogés sur  la  religion,  ils  se  croyaient  permis  non-seulement  de 
mentir,  mais  encore  de  se  parjurer,  suivant  ce  vers  rapporté  par 
saint  Augustin  :  Jurez,  parjurez-vous  tant  que  vous  voudrez  ;  gar- 
dez-vous seulement  de  trahir  le  secret  de  la  secte  ^. 

Cette  secte  si  cachée,  si  abominable,  si  pleine  de  séduction,  de 
superstition  et  d'hypocrisie,  malgré  les  lois  des  empereurs,  qui  en 
avaient  condamné  les  sectateurs  au  dernier  supplice,  ne  laissait  pas 
de  se  conserver  et  de  se  répandre.  L'empereur  Anastase  et  l'impéra- 
trice Théodora,  femme  de  Justinien,  l'avaient  favorisée.  On  en  voit 
les  sectateurs  au  septième  siècle,  en  Arménie,  sous  le  nom  de  pauli- 
ciens.  Nous  les  avons  retrouvés  en  Bulgarie  au  commencement  du 
douzième  siècle,  sous  le  nom  de  bogomiles.  En  1143,  on  en  décou- 
vrit quelques-uns  à  Constantinople,  entre  autres  deux  qui  se  préten- 
daient évêques.  Après  l'an  1000  de  Notre -Seigneur,  ce  mystère  d'ini- 
quité reparut  en  Occident.  En  1017,  sous  le  roi  Robert,  nous  avons 
vu  des  manichéens  à  Orléans.  Une  femme  italienne  avait  apporté  en 
Francecettedamnablehérésie.  En  Italie,  ces  sectaires  se  nommaient 
cathares,  c'est-à-dire  purs.  D'autres  hérétiques  avaient  autrefois  pris 

1  Théodoret,  Hceret.  fabul.,\.  1,  c.  uUim.  —  '  Jura,  perjura;  secretum  pro- 
dere  noli.  Aug.  in  Hceres.  Priscill. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  467 

ce  nom,  et  c'étaient  les  novatiens,  dans  la  pensée  qu'ils  avaient  que 
leur  vie  était  plus  pure  que  celle  des  autres,  à  cause  de  la  sévérité 'de 
leur  discipline  ;  mais  les  manichéens,  enorgueillis  de  leur  continence 
et  de  l'abstinence  de  la  viande,  qu'ils  croyaient  immonde,  se  regar- 
daient non-seulement  comme  cathares  ou  purs,  mais  encore,  au 
rapport  de  saint  Augustin  *,  commo  catharistes,  c'est-à-dire  purifica- 
teurs, à  cause  de  la  partie  de  la  substance  divine  mêlée  dans  les  her- 
bes et  dans  les  légumes  avec  la  substance  contraire,  dont  ils  sépa- 
raient et  purifiaient  cette  substance  divine  en  la  mangeant.  Ce  sont 
là  des  prodiges,  dit  Bossuet,  je  l'avoue;  et  on  n'aurait  jamais  cru 
que  les  hommes  en  pussent  être  si  étrangement  entêtés,  si  on  ne  l'a- 
vait connu  par  expérience.  Dieu  voulant  donner  à  l'esprit  humain 
des  exemples  de  l'aveuglement  où  il  peut  tomber  quand  il  est  laissé 
à  lui-même  2.  Les  manichéens  qui  se  manifestèrent  dans  le  midi  de 
la  France  vers  le  milieu  du  douzième  siècle,  outre  les  noms  de  pé- 
trobrussiens,  henriciens,  albigeois  et  plusieurs  autres,  portaient 
encore  celui  de  bulgares,  parce  que  leur  secte  venait  de  Bulgarie. 

Depuis  vingt-cinq  ans,  Pierre  de  Bruys  infectait  les  environs  de 
la  Garonne  et  du  Rhône.  Fier  de  la  multitude  qu'il  avait  séduite, 
il  s'était  enhardi  ;  et,  après  avoir  porté  partout  le  ravage  sur  les 
choses  saintes,  il  vint  à  Saint-Gilles,  en  Languedoc,  fit  un  bûcher 
sur  la  grande  place  avec  les  croix  qu'il  avait  brisées  et  abattues,  et 
les  brûla  publiquement.  A  ce  spectacle,  les  catholiques,  outrés  d'in- 
dignation, se  jetèrent  sur  lui,  dressèrent  un  second  bûcher,  et,  sans 
autre  forme  de  procès,  l'y  firent  périr  au  milieu  des  flammes.  Quel- 
ques évêques  et  quelques  seigneurs  de  Provence  et  de  Dauphiné 
en  usèrent  plus  régulièrement  contre  les  disciples,  et,  unis  entre  eux 
pour  les  détruire,  ils  vinrent  au  moins  à  bout  de  les  dissiper. 

La  mémoire  en  était  encore  toute  fraîche,  lorsqu'un  voyage  que 
Pierre  le  Vénérable  fut  obligé  de  faire  dans  ce  pays-là  l'y  rendit 
témoin  d'une  partie  de  leurs  excès,  et  ne  le  pénétra  pas  d'une  moins 
vive  douleur  sur  ce  qu'il  apprit.  Pour  ramener  ces  malheureux  héré- 
tiques, comme  aussi  pour  préserver  les  catholiques  de  leur  séduction, 
il  entreprit  de  réfuter  leurs  erreurs  les  plus  connues  dans  un  écrit 
adressé  aux  archevêques  d'Arles  et  d'Embrun,  aux  évêques  de  Die 
et  de  Gap,  qui  s'étaient  employés  contre  ces  hérétiques  et  les  avaient 
fait  sortir  de  leurs  diocèses.  Il  marque  en  peu  de  mots  les  excès  com- 
mis par  les  sectaires.  On  a  vu  rebaptiser  les  peuples,  profaner  les 
églises,  renverser  les  autels,  brûler  les  croix,  fouetter  les  prêtres, 
emprisonner  les  moines,  les  contraindre  à  prendre  des  femmes  par 

1  De  Hceres.  in  Hœr.  manich.  —  2  Bossuet,  Hist.  des  Variât. ,\.  1,  n.  7-22. 


468  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

les  menaces  et  les  tourments  *.  Il  réduit  à  cinq  celles  de  leurs  erreurs 
qu^ils  semaient  le  plus  parmi  le  peuple  :  de  refuser  le  baptême  aux 
enfants  avant  l^âge  de  raison;  de  ne  permettre  ni  autels  ni  églises; 
de  défendre  d'adorer  ou  d'honorer  la  croix,  d'ordonner  même  de  la 
briser  et  de  la  fouler  aux  pieds;  de  nier  non-seulement  la  réalité  du 
corps  et  du  sang  de  Jésus-Christ  dans  le  sacrifice  qui  s'offre  tous  les 
jours  sur  nos  autels,  mais  de  défendre  encore  de  l'offrir;  de  rejeter 
les  prières,  les  sacrifices  et  les  autres  bonnes  œuvres  faites  par  les 
vivants  pour  les  morts. 

Pierre  le  Vénérable  réfute  avec  étendue,  et  très-bien,  toutes  ces 
erreurs.  Sur  la  première,  il  fait  d'abord  cette  observation.  S'il  est 
vrai  qu'on  ne  doit  baptiser  que  ceux  qui  sont  en  âge  de  professer  la 
foi  par  eux-mêmes,  il  suit  de  là  que  tous  ceux  qui  portent  actuelle- 
ment le  nom  de  Chrétiens,  d'évêques,  de  prêtres,  de  diacres,  de 
moines,  le  portent  en  vain,  puisque  aucun  n'ayant  été  baptisé  à  l'âge 
de  raison,  leur  baptême  était  nul  et  conséquemment  tout  ce  qui  s'en 
était  suivi,  personne  ne  pouvant  être  évêque  sans  avoir  été  baptisé. 
Depuis  environ  cinq  cents  ans,  dit-il,  toute  la  Gaule,  l'Espagne, 
l'Allemagne,  l'Italie,  enfin  toute  l'Europe,  n'a  presque  baptisé  que 
des  enfants. 

Avant  de  réfuter  les  nouveaux  manichéens  par  l'Écriture,  Pierre 
établit  l'autorité  de  l'Écriture  même.  Ces  hérétiques  ne  reconnais- 
saient que  les  quatre  Évangiles.  Pierre  leur  montre,  par  les  Évan- 
giles mêmes,  particulièrement  celui  de  saint  Luc,  qu'ils  doivent  en- 
core admettre  les  Actes  des  apôtres  :  c'est  le  même  auteur,  le  même 
style,  les  mêmes  faits  prédits  d'un  côté,  accomplis  de  l'autre;  faits 
qui  d'ailleurs  sont  écrits  dans  tout  l'univers  chrétien  par  des  fêtes  et 
autres  institutions  publiques.  Par  l'Évangile  et  les  Actes  des  apôtres, 
il  prouve  de  même  la  divine  autorité  des  Épîtres  des  apôtres,  qui, 
du  reste,  n'ont  jamais  été  révoquées  en  doute,  même  par  les  pre- 
miers hérétiques.  Il  est  surtout  un  argument  que  Pierre  emploie 
pour  établir  l'autorité  canonique  de  ces  Épîtres,  c'est  l'autorité  vi- 
vante de  l'Église.  Le  Seigneur  dit  dans  l'Évangile  :  Voici  que  je  suis 
avec  vous  tous  les  jours,  jusqu'à  la  consommation  du  monde  ^.  Et 
encore  :  Je  prierai  le  Père,  et  il  vous  donnera  un  autre  Paracletpour 
demeurer  avec  vous  à  jamais  ^.  Et  encore  :  Je  ne  prie  pas  seulement 
pour  ceux-ci  (les  apôtres),  mais  encore  pour  ceux  qui  croiront  en 
moi  par  leur  parole,  afin  que  tous  ils  soient  un,  comme  vous,  ô  Père, 
vous  êtes  en  moi  et  moi  en  vous;  afin  qu'eux  aussi  soient  un  en 
nous,  et  que  le  monde  croie  que  vous  m'avez  envoyé.  Je  leur  ai 

1  Bibl.  PP.,  t.  22,  p.  1Î35.  —  2  Marc.  —  s  Joan.,  14. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  469 

donné  la  gloire  que  vous  m'avez  donnée  à  moi,  afin  qu'ils  soient  un, 
comme  nous-mêmes  sommes  un  *. 

Comment  donc  ne  croire  pas  au  témoignage  d'une  Église  avec  la- 
quelle Jésus-Christ  habite  indivisiblement  jusqu'à  la  consommation 
des  siècles?  Comment  ne  croire  pas  au  témoignage  d'une  Église  avec 
qui  l'Esprit-Saint  demeure  inséparablement,  non-seulement  ici,  mais 
dans  l'éternité?  Comment  ne  croire  pas  au  témoignage  d'une  Église 
qui  est  une  même  chose  avec  le  Père  et  le  Fils,  comme  le  Père  est 
dans  le  Fils  et  le  Fils  dans  le  Père  ;  une  Église  à  qui  le  Fils  de  Dieu  a 
donné  la  gloire  qu'il  a  reçue  lui-même  du  Père?  Comment  aurait- 
elle  pu  suivre  une  si  grande  erreur,  je  ne  dis  pas  si  longtemps,  mais 
un  seul  moment?  comment  aurait  pu  se  tromper,  et  tromper  pen- 
dant mille  ans,  une  Église  avec  qui  le  Père  véritable,  avec  qui  le 
Fils  vérité,  avec  qui  l'Esprit  de  vérité  a  demeuré  perpétuellement? 
Or,  cette  Église  a  toujours  reconnu  les  Épîtres  des  apôtres  pour  être 
d'eux,  et  divinement  inspirées.  Il  faut  donc  l'en  croire  ou  rejeter 
même  l'Évangile,  comme  les  païens.  Par  le  Nouveau  Testament  ainsi 
prouvé,  Pierre  le  Vénérable  prouve  l'Ancien  Testament,  qu'on  y 
voit  continuellement  cité,  résumé  et  autorisé.  Cette  méthode  de 
prouver  ce  qui  n'est  pas  admis  par  ce  qui  l'est,  ce  qui  est  plus  con- 
testé par  ce  qui  l'est  moins,  ce  qui  est  plus  éloigné  par  ce  qui  est 
plus  proche,  l'Ancien  Testament  par  le  Nouveau,  nous  paraît  un 
trait  de  génie.  Nous  ne  nous  souvenons  pas  d'avoir  rencontré  quel- 
que chose  de  si  bien  entendu  dans  les  auteurs  modernes,  qui  géné- 
ralement commencent  par  ce  qui  est  plus  loin  et  plus  difficile,  et 
négligent  l'avantage  que  leur  offre  ce  qui  est  plus  près  et  plus  aisé. 

Ayant  ainsi  établi  l'autorité  de  toute  l'Écriture,  Pierre  en  profite 
pour  réfuter  victorieusement  les  cinq  erreurs  principales  des  pétro- 
brussiens.  Il  montre,  contre  la  première,  par  plusieurs  exen^ples  de 
l'Évangile,  que  la  foi  des  pères  ou  des  maîtres  peut  être  utile  à  leurs 
enfants  ou  à  leurs  domestiques.  On  voit,  dans  saint  Jean,  que  le  fils 
d'un  officier  fut  guéri  par  la  foi  de  son  père  2;  dans  saint  Matthieu, 
que  le  centenier  obtint,  par  la  grandeur  de  sa  foi,  la  guérison  de  son 
serviteur  3;  dans  saint  Marc,  que  Jésus-Christ  accorda  la  guérison 
de  l'enfant  lunatique  à  la  foi  de  son  père  *.  Il  conclut  des  guérisons 
corporelles  aux  spirituelles,  et  dit  que,  si  la  foi  des  parents  peut  ob- 
tenir à  leurs  enfants  la  santé  du  corps  par  la  médiation  de  Jésus- 
Christ,  elle  peut  aussi  leur  procurer  celle  de  l'âme  par  le  baptême 
conféré  en  son  nom.  Il  le  prouve  d'ailleurs  directement  par  l'exemple 
du  paralytique.  Des  hommes  charitables,  ne  pouvant,  à  cause  de  la 

1  Joan.,  17.  —  2  Ibid.  4,  50.  —  3  Malth.,  8,  10.  —  *  Marc,  9,  22. 


470  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

foule,  l'introduire  dans  la  maison  où  était  assis  le  Seigneur,  le  des- 
cendirent devant  lui  par  le  toit.  Jésus  voyant  Yewr  foi,  dit  l^Evangile, 
dit  au  malade  :  Tes  péchés  te  sont  remis.  Et,  comme  quelques-uns 
se  scandalisaient  de  cette  parole,  il  ajouta  :  Afin  que  vous  sachiez 
que  le  Fils  de  Thomme  a  puissance  sur  la  terre  de  remettre  les  pé- 
chés, il  dit  au  paralytique  :  Lève-toi,  prends  ton  lit,  et  va  dans  ta 
maison  *. 

Voilà  donc  le  Sauveur  qui,  à  cause  de  la  foi  de  ceux  qui  portaient 
le  paralytique,  lui  accorde  et  la  rémission  des  péchés  et  la  guérison 
de  sa  maladie.  Quant  aux  petits  enfants,  il  insiste  sur  la  circonstance 
où  Notre-Seigneur  a  dit  d'eux  cette  parole  :  C'est  à  eux  et  à  ceux 
qui  leur  ressemblent  qu'appartient  le  royaume  du  ciel;  et  il  termine 
ainsi  :  Enfin,  Seigneur,  bon  maître,  enseignez  par  votre  parole,  ou 
plutôt  montrez  par  votre  exemple,  si  les  petits  enfants  qui  ne  vien- 
nent pas  à  vous  par  leur  foi  propre,  mais  vous  sont  offerts  par  la  foi 
d'autrui,  seront  accueillis  de  vous,  comme  l'enseigne  votre  Eglise; 
ou  bien  s'ils  seront  repoussés,  comme  l'ordonne  la  témérité  des  no- 
vateurs. A  la  vérité,  vos  disciples,  comme  dit  votre  Évangile,  gour-. 
mandaient  ceux  qui  vous  les  offraient;  mais  comment  avez-vous 
envisagé  ces  réprimandes  de  vos  disciples?  Et  Jésus  le  voyant,  est- 
il  dit,  il  en  fut  peiné.  Ainsi  vous  avez  été  peiné,  parce  que  vos  disci- 
ples gourmandaient  ceux  qui  vous  offraient  les  petits  enfants;  et, 
de  plus,  que  leur  avez-vous  dit?  Laissez  les  petits  venir  à  moi,  et 
ne  les  empêchez  point;  car  c'est  à  de  pareils  qu'est  le  royaume  des 
cieux.  Voilà  ce  que  vous  avez  dit;  mais  encore,  qu'avez-vous  fait?  Et, 
les  embrassant,  dit  l'Évangile,  et  plaçant  les  mains  sur  eux,  il  les 
bénissait  2.  Que  dites-vous  à  cela,  vous  qui  repoussez  les  enfants  avec 
tant  de  cruauté?  Jésus  est  peiné  de  ce  que  les  petits  enfants  sont 
repoussés  de  lui  ;  Jésus  ordonne  qu'on  laisse  venir  à  lui  les  petits, 
et  qu'on  ne  les  empêche  point;  Jésus  dit  que  c'est  à  de  pareils  qu'est 
le  royaumeMes  cieux  ;  Jésus  les  embrassait,  Jésus  leur  imposait  les 
mains,  Jésus  les  bénissait.  Oserez-vous  encore  repousser  de  Jésus- 
Christ  l'innocence  enfantine,  non  par  une  constance  d'homme,  mais 
par  une  malice  de  démon?  Arracherez-vous  à  Jésus-Christ,  malgré 
lui-même,  les  enfants  qu'il  embrasse,  les  enfants  auxquels  il  impose 
ses  mains,  les  enfants  qu'il  bénit?  Que  l'Église  voie,  que  l'univers 
juge  à  qui  plutôt  l'on  doit  fermer  le  royaume  des  cieux  :  à  vous, 
qui  contredisez  aux  paroles  du  Roi  des  cieux,  ou  aux  petits  enfants, 
dont  le  même  Roi  dit  :  Le  royaume  du  ciel  est  à  eux  et  à  ceux  qui 
leur  ressemblent? 

*  Matth.,  9.  —  «Matth.,  19.  Marc,  10. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  471 

Pierre  le  Vénérable  combat  la  seconde  erreur  des  pétrobrussiens 
par  la  pratique  unanime  de  tous  les  siècles,  tant  chez  les  patriarches 
et  les  Juifs  que  chez  les  Chrétiens.  Noé  dressa  un  autel  où  il  offrit  à 
Dieu  des  sacrifices  après  le  déluge  ;  Abraham  en  dressa  un  par  ordre 
de  Dieu,  pour  y  immoler  son  fds;  Jacob  répandit  de  Fhuile  sur  la 
pierre  qui  lui  servit  d'autel,  et,  ne  doutant  pas  que  Dieu  ne  Feût 
approuvé,  il  s'écria  :  Vraiment  le  Seigneur  est  en  ce  lieu,  et  il  n'est 
autre  que  la  maison  de  Dieu  et  la  porte  du  ciel.  Les  Israélites,  n'ayant 
pas  de  demeure  fixe  dans  le  désert,  avaient  un  tabernacle  portatif, 
que  Dieu. consacra  même  visiblement;  depuis  leur  entrée  dans  la 
terre  promise,  le  lieu  de  prière  et  de  sacrifice  fut  d'abord  à  Silo,  et 
puisa  Jérusalem.  Salomon  bâtit  en  cette  dernière  ville  un  temple 
magnifique  par  l'ordre  de  Dieu.  C'est  là  que  les  Juifs,  les  rois,  les 
prophètes  venaient  offrir  au  Très-Haut.  Dans  la  loi  nouvelle,  et  dès 
le  temps  des  apôtres,  les  fidèles  avaient  certains  lieux  destinés  à  leurs 
assemblées,  où  on  célébrait  les  divins  mystères;  et,  dans  la  suite  des 
temps,  les  Chrétiens  ont  eu  des  églises  et  des  autels  dans  toutes  les 
provinces  de  l'univers.  Outre  les  preuves  de  fait,  Pierre  allègue  une 
preuve  générale,  mais  décisive  :  c'est  que  toute  religion,  vraie  ou 
fausse,  veut  avoir  un  lieu  destiné  aux  exercices  qui  lui  sont  propres; 
d'où  vient  que  les  païens  eux-mêmes  ont  eu  leurs  temples. 

Avant  de  réfuter  la  troisième  erreur  des  hérétiques,  touchant  le 
culte  de  la  croix,  Pierre  leur  reproche  qu'ayant  fait  un  grand  bûcher 
de  croix  entassées,  ils  y  avaient  mis  le  feu,  s'en  étaient  servis  pour 
faire  cuire  de  la  viande,  dont  ils  avaient  mangé  le  vendredi  saint, 
après  avoir  invité  pubhquement  le  peuple  à  en  manger. 

En  quoi  vous  avez  rendu  deux  services  au  démon  :  l'un  en  effa- 
çant, autant  qu'il  est  en  vous,  le  souvenir  de  la  passion  de  Jésus- 
Christ  :  car,  ôter  la  croix  et  le  nom  de  la  croix,  c'est  ôter  la  mémoire 
de  la  passion  et  de  la  mort  du  Crucifié;  l'autre,  en  ce  que  le  signe 
de  la  croix  n'étant  plus  en  usage,  ce  sera  un  moyen  de  moins  pour 
mettre  en  fuite  les  anges  apostats.  Les  pétrobrussiens  répondaient 
que  l'on  devait  détruire  et  brûler  un  bois  qui  avait  mis  à  la  torture 
les  membres  de  Jésus-Christ.  S'il  en  est  ainsi,  répond  Pierre,  il  faut 
donc  aussi  avoir  en  horreur  les  lieux  où  il  a  souffert,  renverser  la 
ville  de  Jérusalem,  arracher  son  sépulcre;  mais  la  croix  est-elle 
donc  capable  de  raison,  pour  la  charger  d'une  faute?  Et  si  elle  n'en 
a  point  commis,  pourquoi  lui  imputer  la  mort  du  Sauveur?  Qui  ja- 
mais s'est  avisé,  dans  les  vindictes  publiques,  de  brûler  les  gibets  et 
de  mettre  en  pièces  le  glaive  destiné  à  répandre  le  sang  des  coupa- 
bles? Ce  n'est  pas  contre  les  instruments  des  supplices,  mais  contre 
les  impies  qui  en  abusent,  que  l'on  doit  se  mettre  en  colère.  Il  fait 


472  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

voir  que  le  signe  de  la  croix  doit  être  respectable^  non-seulement 
aux  catholiques,  mais  aux  hérétiques  mêmes,  parce  que  le  sang  de 
TAgneau  mis  en  forme  de  croix  sur  les  portes  des  Hébreux  les  ga- 
rantit de  range  exterminateur  ^;  que  ce  même  signe,  imprimé  sur 
le  front  de  ceux  qui  gémissaient  sur  les  abominations  de  Jérusalem, 
les  sauva  de  la  mort  2;  la  croix  a  été  en  si  grand  honneur  dès  le 
siècle  des  apôtres,  que  saint  Paul  versait  des  larmes  sur  ceux  qui  se 
conduisaient  en  ennemis  de  la  croix  ^,  et  qu'il  ne  voulait  se  glorifier 
qu'en  la  croix  de  Notre-Seigneur  ■*;  enfin  Jésus-Christ  viendra  avec 
sa  croix  pour  juger  tous  les  hommes.  Pierre  s'explique  sur  le  culte 
de  la  croix,"  en  disant  qu'on  y  adore  Jésus-Christ  comme  y  étant 
attaché. 

Sur  la  quatrième  erreur,  qui  tendait  à  anéantir  le  sacrifice  de  la 
messe,  Pierre  le  Vénérable  dit  que  les  pétrobrussiens  étaient  pires 
que  les  bérengariens,  qui,  en  niant  la  réalité  du  corps  de  Jésus-Christ 
dans  l'eucharistie,  convenaient  au  moins  qu'il  y  était  en  figure.  Il 
ajoute  qu'il  lui  serait  facile  de  réfuter  cette  erreur  par  l'autorité  et 
les  raisons  non-seulement  des  anciens,  comme  saint  Ambroise,  saint 
Augustin,  saint  Grégoire,  mais  encore  des  écrivains  récents  et  presque 
contemporains,  comme  Lanfranc,  Guitmond,  Alger,  dont  les  écrits  en 
avaient  déjà  ramené  plusieurs  ;  mais  qu'étant  nouvelle,  il  fallait  l'at- 
taquer par  de  nouveaux  moyens.  Il  dit  donc  aux  pétrobrussiens  que 
l'Église  n'est  pas  sans  sacrifice,  comme  ils  l'avançaient,  et  que  dans 
ce  sacrifice  elle  n'offrait  à  Dieu  que  le  corps  et  le  sang  de  Jésus- 
Christ.  Comment  l'Église  serait-elle  sans  sacritîce  ?  N'en  a-t-on  pas 
offert  à  Dieu  depuis  Abel,  sans  aucune  interruption,  jusqu'à  la  venue 
de  Jésus-Christ,  soit  sur  des  autels  dressés  par  les  patriarches,  soit 
dans  le  temple  de  Salomon  ?  Jésus-Christ  lui-même  n'a-t-il  pas  été 
immolé  et  n'est-il  pas  notre  Pâque?  Il  est  le  seul  sacrifice  des  Chré- 
tiens. Ne  convient-il  pas  en  effet  qu'il  n'y  en  ait  qu'un  seul,  puis- 
qu'il n'y  a  qu'un  peuple  chrétien  qui  l'offre,  comme  il  n'y  a  qu'un 
Dieu  auquel  il  l'offre  et  qu'une  foi  par  laquelle  il  l'offre  ?  Pierre 
applique  à  ce  sacrifice  ce  qui  est  dit  dans  le  prophète  Malachie  :  De- 
puis le  levant  du  soleil  jusqu'à  son  couchant,  mon  nom  est  grand 
parmi  les  nations  ;  en  tout  lieu  on  offre  à  mon  nom  une  oblation 
pure  s.  Il  en  conclut  que,  comme  la  vraie  religion  est  passée  des 
Juifs  aux  Gentils,  les  sacrifices  et  le  culte  divin  y  sont  passés  en 
même  temps;  ce  qui  fait,  depuis  le  commencement  du  monde  jus- 
qu'à présent,  une  continuité  de  sacrifices,  quoique  de  différentes 

1  Exod.,  12.  —  2  Ézéch.,  9,  4  et  5.  —  s  Philipp.,  3,  18.  —  *  Galat.,  6,  14.  — 
6  Malach.,  1,  11. 


à  1158  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  473 

espèces.  L^Église  offre  aujourd'hui  l'Agneau  de  Dieu^,  qui  efface  les 
péchés  du  monde  ;  qui,  étant  immolé,  ne  meurt  point;  qui,  étant 
partagé,  ne  diminue  point,  et  qui,  étant  mangé,  ne  se  consume 
point.  Elle  offre  pour  elle-même  celui  qui  s'est  offert  pour  elle,  et 
elle  fait,  en  l'offrant  toujours,  ce  que,  en  mourant,  il  n'a  fait  qu'une 
seule  fois.  Il  serait  bien  étrange  que  ce  culte  qui  est  principalement 
dû  à  Dieu  ne  lui  fût  pas  rendu  en  ce  temps,  après  qu'on  a  eu  tant 
de  soin  et  tant  de  zèle  pour  le  lui  rendre  dans  tous  les  temps  qui 
ont  précédé  le  nôtre  ^. 

L'abbé  Pierre  s'explique  ensuite  très-clairement  sur  la  transsub- 
stantiation. Quiconque,  dit-il,  ne  croit  pas  ou  doute  que,  dans  le 
sacrement  de  l'Église,  le  pain  soit  changé  en  la  chair  de  Jésus- 
Christ  et  le  vin  en  son  sang,  pense  ainsi,  ou  parce  qu'il  ne  croit 
pas  que  Jésus-Christ  ait  voulu  faire  ce  changement,  ou  parce  qu'il 
doute  qu'il  en  ait  le  pouvoir.  Mais  il  ne  faut  que  Ure  ce  qui  en  est 
écrit  dans  l'Évangile  pour  se  convaincre  qu'il  a  voulu  ce  change- 
ment. Quant  au  pouvoir  qu'il  en  a,  on  ne  peut  en  douter  après  l'as- 
surance que  nous  donne  le  prophète,  qu'il  a  fait  tout  ce  qu'il  a  voulu, 
puisqu'il  est  Dieu  tout-puissant.  Pierre  donne  des  exemples  de 
changement  d'une  substance  en  une  autre.  La  verge  de  Moïse  fut 
changée  en  serpent;  les  eaux  du  Nil  furent  changées  en  sang.  La 
nature  même  change  chaque  jour,  par  la  digestion  des  aliments  au 
corps  de  l'homme,  le  pain  en  chair  et  le  vin  en  sang.  Pourquoi  ne 
croira-t-on  pas,  pourquoi  doutera-t-on  que  Dieu  puisse  faire  par  sa 
puissance  ce  que  la  nature  peut  par  la  digestion  ?  Que  l'infidélité 
cesse  donc  et  qu'on  lève  tout  doute,  puisque  le  Verbe  tout-puissant 
de  Dieu,  par  qui  toutes  choses  ont  été  faites,  fait  chaque  jour  que, 
par  la  manducation  et  la  digestion,  le  pain  se  change  en  la  chair  et 
le  vin  au  sang  de  plusieurs  enfants  des  hommes.  De  même  aussi, 
chaque  jour,  par  la  consécration  et  la  vertu  divine,  il  fait  que  le  pain 
et  le  vin  soient  changés  en  sa  chair  et  en  son  sang,  c'est-à-dire  du 
Fils  unique  de  l'homme,  et  non  de  plusieurs  enfants  des  hommes  ; 
car  celui  qui  a  dit,  et  toutes  choses  ont  été  faites  ;  celui  qui  a  com- 
mandé, et  toutes  choses  ont  été  créées,  fait  par  la  même  puissance, 
en  tous  généralement  et  en  lui  singuUèrement,  que  le  changement 
des  substances,  qui  avaient  coutume  de  donner  aux  hommes  la  vie 
mortelle,  leur  donne,  mais  aux  fidèles  seulement,  la  vie  éternelle  ^. 

Pierre  le  Vénérable  vient  à  la  cinquième  erreur  des  pétrobrussiens, 
qui  rejetaient  comme  inutiles  les  prières  et  les  suffrages  des  vivants 
pour  les  morts,  sous  prétexte  que  l'autre  vie  n'est  pas  un  lieu  de  mé- 

1  Bibl.  PP.,  t.  22,  p.  tOo8.  —  2  Ibid.,  p.  1063. 


474  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.LXVIII.  —  De  1125 

rites,  mais  de  rétribution.  En  premier  lieu,  il  prouve  par  Tendroit  de 
rÉvangile  où  il  est  dit  :  Le  blasphème  contre  le  Saint-Esprit  ne  sera 
pardonné  ni  en  ce  monde  ni  en  Tautre  *,  qu'il  y  a  des  péchés  que 
Dieu  pardonne  en  ce  monde,  mais  dont  la  peine  est  renvoyée  en 
l'autre  pour  y  être  expiée.  Il  montre,  en  second  lieu,  que  Tusage  de 
prier  pour  les  morts  est  autorisé  par  l'Écriture,  par  la  tradition  et  par 
la  discipline  universelle  de  l'Église.  Il  dit  à  cette  occasion  que  l'on 
regardait  comme  divin  le  second  livre  des  Machabées.  Quant  à  ce 
que  disaient  les  pétrobrussiens,  que  c'était  se  moquer  de  Dieu  de 
l'invoquer  à  haute  voix  et  de  chanter  des  hymnes  à  sa  gloire,  Pierre 
de  Clugni  les  réfute  encore  par  l'usage  autorisé  dans  une  infinité 
d'endroits  de  l'Écriture,  où  il  est  fait  mention  de  cantiques  en  l'hon- 
neur de  Dieu,  et  d'instruments  de  musique  dans  les  louanges  ou 
actions  de  grâces  solennelles,  et  par  la  coutume  constante  de  église 
de  faire  chanter  des  psaumes  au  clergé  ^. 

Pour  affermir  et  étendre  le  bien  qu'avait  commencé  l'écrit  de 
Pierre  le  Vénérable,  ainsi  que  le'zèle  des  évêques  auxquels  il  l'adres- 
sait, le  pape  Eugène  III  envoya  dans  le  pays  de  Toulouse,  en  qualité 
de  légat,  l'évêque  d'Ostie  Albéric,  qui  avait  déjà  été  légat  en  Angle- 
terre et  en  Syrie. 

Les  habitants  de  cette  partie  de  la  France,  assez  légers  de  leur 
naturel,  s'étaient  infatués  de  l'imposteur  Henri,  disciple  de  Pierre 
de  Bruys,  que  nous  avons  déjà  vu  séduire  le  peuple  du  Mans,  d'où 
enfin  il  fut  chassé  pour  ses  crimes. 

Le  légat  Albéric  prit  avec  lui  Geoffroi,  évêque  de  Chartres,  et 
persuada  de  plus  à  saint  Bernard  de  l'accompagner  en  ce  voyage, 
nonobstant  ses  infirmités.  L'église  de  Toulouse  l'avait  déjà  souvent 
prié  d'y  venir.  Saint  Bernard  se  fit  précéder  par  la  lettre  suivante  à 
Ildefonse  ou  Alfonse,  comte  de  Toulouse. 

J'apprends  que  l'hérétique  Henri  cause  tous  les  jours  des  maux 
infinis  aux  églises  de  Dieu.  Ce  loup  ravisseur  s'est  retiré  sur  vos  ter- 
res, il  se  couvre  de  la  peau  de  brebis  ;  mais  on  le  reconnaît  à  ses 
œuvres,  selon  le  caractère  que  le  Seigneur  nous  en  donne.  Les 
églises  sont  désertes,  les  peuples  sans  prêtres,  les  prêtres  sans  consi- 
dération, les  Chrétiens  sans  Christ.  On  traite  les  églises  de  synago- 
gues, le  sanctuaire  n'est;point  un  lieu  saint,  les  sacrements  n'ont  rien 
de  sacré.  Il  n'est  plus  ni  fêtes  ni  solennités.  Les  hommes  meurent 
dans  leurs  péchés  ;  les  âmes  des  mourants  sont  traînées,  hélas  !  au 
redoutable  tribunal  de  Dieu,  sans  avoir  été  ni  réconciliées  par  la  pé- 
nitence, ni  munies  de  la  sainte  communion.  Les  enfants  sont  privés 

1  Malth.,  12.  Luc,  12.  —  2  Bibl.  PP.,  t.  22,  p.  1033-1080. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  475 

de  la  vie'  de  Jésus-Christ,  on  leur  refuse  la  grâce  du  baptême^  on  leur 
défend  de  s'approcher  du  Sauveur,  quoiqu'il  dise  à  haute  voix  : 
Laissez  venir  à  moi  les  petits  enfants  *.  Quoi  donc  !  les  innocents 
seront  les  seuls  exclus  du  salut,  par  un  Dieu  dont  les  bontés  s'étendent 
sur  toutes  les  créatures,  dont  les  miséricordes  sont  infinies  ?  Pour- 
quoi envier  aux  enfants  un  Sauveur  qui  s'est  fait  enfant  pour  eux  ? 
Cette  envie  est  du  démon,  c'est  par  elle  que  la  mort  est  entrée  dans 
le  monde.  Pense-t-il  que,  pour  être  enfants,  ils  en  aient  moins  besoin 
du  Sauveur  ?  C'est  donc  en  vain  que  notre  grand  Dieu  s'est  réduit 
aux  bassesses  de  l'enfance,  sans  parler  de  ses  autres  humiliations, 
de  sa  croix  et  de  sa  mort  ! 

Cet  homme  n'est  pas  de  Dieu,  qui  tient  un  langage  et  une  con- 
duite si  opposés  à  Dieu.  Cependant,  ô  douleur  !  il  est  écouté,  il 
est  suivi  d'une  foule  de  disciples.  Peuple  malheureux  !  A  la  voix 
d'un  seul  hérétique,  tu  fermes  l'oreille  à  la  voix  des  prophètes  et  des 
apôtres,  qui  tous,  animés  de  l'esprit  de  vérité,  ont  prédit  que  l'E- 
glise serait  formée  de  l'assemblage  de  toutes  les  nations  dans  l'unité 
d'une  même  foi.  Les  oracles  divins  sont  donc  faux,  la  raison  nous 
séduit,  nos  yeux  nous  trompent  en  nous  montrant  l'accomplissement 
de  ce  qu'on  ht  dans  les  Écritures,  Comment  un  seul  homme,  par  un 
prodige  d'aveuglement  pareil  à  celui  des  Juifs,  ferme-t-il  les  yeux  à 
une  vérité  si  claire,  ou  n'en  reconnaît-il  l'accomplissement  qu'avec 
une  espèce  d'envie  ?  Par  quel  artifice  diabolique  a-t-il  fait  accroire  à 
un  peuple  insensé  que  ses  propres  yeux  lui  font  illusion  ;  que  les 
ancêtres  ont  été  trompeurs,  que  les  descendants  sont  trompés  ;  que 
le  monde  entier,  même  depuis  que  Jésus-Christ  a  versé  son  sang 
pour  le  sauver,  est  dans  la  voie  de  la  perdition  ;  que  tous  les  trésors 
de  la  miséricorde,  toutes  les  richesses  de  la  grâce  sont  uniquement 
réservés  pour  ceux  qu'il  séduit  ? 

C'est  le  sujet  qui  m'oblige  à  me  transporter,  malgré  mes  infir- 
mités, dans  un  pays  exposé  aux  ravages  de  ce  monstre  cruel  que 
personne  n'ose  attaquer.  Après  avoir  été  chassé  de  toute  la  France 
à  cause  des  erreurs  qu'il  y  semait,  il  n'a  trouvé  de  pays  disposé  à  le 
recevoir  que  le  vôtre,  où,  à  l'abri  de  votre  puissance,  il  eût  la  liberté 
d'exercer  sa  fureur  contre  le  troupeau  de  Jésus-Christ.  Considérez, 
illustre  prince,  si  cela  vous  est  glorieux.  Il  n'est  pas  surprenant  que 
ce  rusé  serpent  vous  ait  trompé  ;  quoiqu'il  n'ait  aucun  sentiment  de 
piété,  il  en  garde  tous  les  dehors.  Voici  son  véritable  portrait. 

C'est  un  moine  apostat,  qui,  après  avoir  quitté  l'habit  religieux, 
s'est  replongé  dans  les  sales  plaisirs  de  la  chair  et  du  siècle,  estre- 

1  Matth.,  19,  14. 


47e  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVIII.- De  1125 

tourné  à  son  vomissement  comme  un  animal  immonde;  qui,  obligé^ 
par  la  honte  de  ses  débauches,  à  se  dérober  de  ses  parents  et  de  ses 
amis,  ou  plutôt  forcé  de  s^en  éloigner  à  cause  de  ses  crimes,  s^est  rais 
en  campagne  sans  savoir  où  il  allait,  courant  çà  et  là,  errant  de  tou- 
tes parts  comme  un  vagabond;  qui,  réduit  enfin  à  mendier  son  pain, 
a  fait  trafic  de  FÉvangile  (car  il  a  de  ^érudition),  et,  mettant  à  prix 
la  parole  de  Dieu,  a  fait  le  métier  de  prédicateur  pour  gagner  sa  vie. 
Tout  Fargent  qu'il  tirait  au  delà  de  sa  nourriture,  de  quelques  per- 
sonnes simples  ou  de  quelque  dame  de  qualité,  il  l'employait  au  jeu 
ou  à  quelque  autre  infâme  débauche  :  de  manière  qn^après  avoir  été 
applaudi  du  peuple  pendant  le  jour  on  a  souvent  surpris  cet  insigne 
prédicateur  passant  les  nuits  avec  des  femmes  de  mauvaise  vie,  quel- 
quefois même  avec  des  femmes  mariées.  Que  Votre  Seigneurie  se 
donne  la  peine  de  s'informer  comment  il  est  sorti  de  Lausanne,  du 
Mans,  de  Poitiers,  de  Bordeaux.  Il  a  laissé  dans  ces  villes  des  traces 
si  honteuses  de  ses  débauches,  qu'il  n'oserait  y  retourner.  Espériez- 
vous  qu'un  si  mauvais  arbre- produisit  de  bons  fruits?  Hélas!  il  n'en 
peut  produire  que  d'empoisonnés.  Déjà  l'infection  qu'il  a  répandue 
dans  vos  États  se  fait  sentir  par  toute  la  terre.  Voilà  quel  est  le  sujet 
de  mon  voyage. 

Je  ne  viens  point  chez  vous  de  mon  propre  mouvement;  l'Eglise 
m'y  appelle,  la  charité  m'y  entraîne.  Peut-être  que  je  travaillerai 
avec  quelque  succès  à  déraciner  du  champ  de  l'Église  cette  plante 
vénéneuse  et  tous  ses  rejetons,  pendant  qu'ils  sont  encore  petits. 
Quoique  ma  main  soit  trop  faible  pour  ce  grand  ouvrage,  je  compte 
beaucoup  sur  le  secours  des  saints  évêques  que  j'accompagne,  et  sur 
la  puissante  protection  que  j'attends  de  vous.  Je  mets  à  la  tête  de  ces 
saints  prélats  l'illustre  évéque  d'Ostie,  délégué  par  le  Siège  apostoli- 
que pour  cette  affaire,  fameux  dans  Israël  par  les  grandes  victoires 
que  le  Dieu  tout-puissant  lui  a  donné  de  remporter  sur  ses  ennemis. 
Il  est  de  votre  devoir,  grand  prince,  de  faire  une  réception  honorable 
à  ce  prélat  et  à  ceux  de  sa  suite,  et  de  seconder,  selon  le  pouvoir 
que  Dieu  vous  a  donné,  une  entreprise  qui  n'a  pour  but  que  votre 
salut  et  celui  de  vos  sujets  *. 

Après  cette  lettre,  saint  Bernard  se  rendit  dans  le  Languedoc.  Il 
fut  reçu  partout  comme  un  ange  envoyé  du  ciel,  et  fit  encore  un 
grand  nombre  de  miracles;  en  sorte  qu'il  était  accablé  de  la  foule 
du  peuple,  qui  demandait  jour  et  nuit  sa  bénédiction.  Geoffroi,  alors 
moine  et  depuis  abbé  de  Clairvaux,  le  dit  expressément  dans  la  Vie 
du  saint;  et,  dans  une  lettre  écrite  pendant  ce  voyage,  où  il  l'accom- 

1  s.  Bern.  epist.2ii. 


à  1153  del'èrechr.J         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  477 

pagnait,  il  spécifie  plusieurs  miracles  faits  à  Bergerac,  à  Cahors,  à 
Toulouse,  à  Verfeuil  et  en  d'autres  lieux.  Le  plus  fameux  de  tous 
ces  miracles  est  celui  qu'il  fit  àSarlaten  Périgord.  Après  le  sermon, 
on. lui  offrit  plusieurs  pains  à  bénir,  comme  on  faisait  partout.  En  les 
bénissant,  il  éleva  la  main,  fit  le  signe  de  la  croix  et  dit  :  Vous  con- 
naîtrez que  ce  que  nous  prêchons  est  vrai,  et  que  ce  que  vous  prê- 
chent les  hérétiques  est  faux,  si  vos  malades  guérissent  après  avoir 
goûté  de  ce  pain.  Geoffroi,  évêque  de  Chartres,  qui  était  auprès  du 
saint  abbé,  craignant  qu'il  ne  s'avançât  trop,  ajouta  :  S'ils  le  [pren- 
nent avec  foi,  ils  seront  guéris  ;  mais  saint  Bernard  reprit  :  Ce  n'est 
pas  ce  que  je  dis;  mais,  assurément,  ceux  qui  en  goûteront  seront 
guéris,  afin  qu'ils  sachent  que  nous  sommes  véritables  et  vraiment 
envoyés  de  Dieu.. Tant  de  malades  furent  guéris  après  avoir  goûté 
de  ce  pain,  que  le  bruit  s'en  répandit  par  toute  la  province  ;  et  le 
saint  homme,  en  revenant,  passa  par  les  lieux  voisins,  n'osant  venir 
à  Sarlat,  à  cause  du  concours  insupportable  du  peuple  *. 

De  tout  le  pays,  la  ville  d'Albi  était  la  plus  infectée  de  l'hérésie 
des  nouveaux  manichéens,  d'où  vint  ensuite  le  nom  d'albigeois  à 
toute  la  secte.  Le  légat  y  arriva  vers  les  derniers  jours  de  juin,  et  le 
peuple,  par  dérision,  alla  au-devant,  avec  des  ânes  et  des  tambours; 
on  sonna  la  messe,  et  à  peine  s'y  trouva-t-il  trente  personnes  ;  mais 
Bernard,  qui  arriva  deux  jours  après,  fut  reçu  du  peuple  avec  une 
grande  joie.  Le  lendemain,  jour  de  Saint-Pierre,  il  vint  au  sermon 
une  si  grande  multitude,  que  l'église,  quoique  grande,  ne  la  pouvait 
contenir.  Le  saint  homme  parcourut  tous  les  articles  de  leurs  erreurs, 
commençant  par  le  saint  sacrement  de  l'autel,  et  leur  expliquant  sur 
chaque  point  ce  que  les  hérétiques  prêchaient,  et  ce  qui  est  de  la  foi 
catholique.  Enfin  il  leur  demanda  ce  qu'ils  choisissaient.  Tout  le 
peuple  déclara  qu'il  détestait  Fhérésie ,  et  qu'il  reven  ait  avec  j  oie  à  la  foi 
catholique.  Revenez  donc  à  l'Église,  reprit  saint  Bernard;  et  afin  que 
nous  sachions  qui  sont  ceux  qui  se  repentent,  qu'ils  lèvent  la  main 
au  ciel  !  Tous  levèrent  la  main  droite,  et  ainsi  finit  le  sermon.  Geoffroi 
rapporte  ce  fait  comme  le  plus  grand  miracle  du  saint  en  ce  voyage. 
Rien  n'était  en  effet  plus  difficile  que  de  convertir  les  manichéens. 

Saint  Bernard  fut  reçu  à  Toulouse  avec  assez  de  dévotion,  et,  en 
peu  de  jours,  elle  augmenta  jusqu^à  un  empressement  excessif.  Il  y 
avait  peu  de  gens  dans  cette  ville  qui  favorisassent  la  personne  de 
Henri  ;  c'étaient  seulement  quelques  tisserands,  et  on  les  nommait 
ariens,  parce  qu^en  effet  les  manichéens  n'admettaient  la  Trinité  que 
de  nom  ;  mais  il  y  en  avait  un  grand  nombre,  et  des  principaux  de 

1  Vif  a  S.  Bern.,  \.  6,  in  fine. 


478  HISTOIBE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIIL—  De  1125 

la  ville,  qui  favorisaient  Fhérésie.  On  appela  Henri,  on  appela  aussi 
les  ariens,  et  le  peuple  promit  que  désormais  personne  ne  les  rece- 
vrait, s'ils  ne  venaient  et  s'expliquaient  publiquement;  mais  Henri 
s'enfuit,  les  ariens  se  cachèrent,  et  la  ville  de  Toulouse  parut  entiè- 
rement délivrée  de  l'hérésie.  Quelques-uns  des  gentilshommes  pro- 
mirent qu'ils  les  chasseraient  et  ne  les  protégeraient  point;  et  le 
légat  prononça  une  sentence  contre  les  hérétiques  et  leurs  fauteurs, 
portant  qu'ils  ne  seraient  reçus  ni  en  témoignage  ni  en  jugement,  et 
que  personne  ne  communiquerait  avec  eux.  En  cette  sentence,  on 
découvrait  à  tout  le  peuple  la  vie  corrompue  de  Henri,  comment  il 
avait  abjuré  au  concile  de  Pise  toutes  les  hérésies  qu'il  prêchait  en- 
core, et  comment,  pour  le  délivrer,  saint  Bernard  avait  promis  de  le 
recevoir  moine  à  Clairvaux. 

Saint  Bernard  suivit  Henri  dans  sa  fuite,  et  prêcha  dans  les  liaux 
qu'il  avait  séduits.  Il  trouva  quelques  gentilshommes  obstinés,  moins 
par  erreur  que  par  mauvaise  volonté  ;  car  ils  haïssaient  le  clergé,  et 
prenaient  plaisir  aux  railleries  de  Henri.  Cet  imposteur  fut  tellement 
cherché  et  poursuivi,  qu'à  peine  pouvait-il  trouver  un  lieu  de  sûreté; 
enfin  il  fut  pris,  enchaîné  et  livré  à  Tévêque  ;  mais  saint  Bernard 
n'était  plus  dans  le  pays.  Il  eîit  été  besoin  qu'il  y  fît  un  plus  long 
séjour,  pour  déraciner  tant  d'erreurs;  mais  il  avait  trop  peu  de 
santé  pour  suffire  à  un  si  grand  travail,  et  ne  pouvait  quitter  si  long- 
temps ses  chers  frères  de  Clairvaux,  qui,  par  de  fréquentes  lettres,  le 
pressaient  de  retourner. 

A  Toulouse,  il  logeait  à  Saint-Saturnin,  qui  était  un  monastère  de 
chanoines  réguliers.  Un  d'eux,  habile  médecin,  était  devenu  para:- 
lytique,  et,  depuis  sept  mois,  réduit  à  une  telle  extrémité,  qu'il  n'at- 
tendait que  la  mort  de  jour  en  jour.  Il  pria  le  saint  abbé  de  permettre 
qu'on  le  mît  dans  une  chambre  près  de  son  logement,  et  il  fallut  six 
hommes  pour  l'y  porter.  L'abbé  le  vint  voir  ;  le  malade  lui  fit  sa 
confession,  et  le  pria  instamment  de  le  guérir.  Bernard  lui  donna  sa 
bénédiction,  et,  sortant  de  sa  chambre,  il  dit  en  lui-même  :  Vous 
voyez.  Seigneur,  que  ces  gens-ci  demandent  des  miracles,  et  nous 
n'avancerons  rien  autrement.  Aussitôt  le  paralytique  se  leva,  courut 
après  le  saint  et  vint  lui  baiser  les  pieds  avec  une  dévotion  incroya- 
ble. Un  de  ses  confrères,  l'ayant  rencontré,  poussa  un  cri,  pensant 
voir  un  fantôme.  Le  bruit  s'en  étant  répandu,  on  accourut  à  ce 
spectacle  ;  l'évêque  et  le  légat  y  vinrent  des  premiers.  On  alla  à  l'é- 
glise, le  paralytique  marchant  devant  les  autres  ;  on  chanta  le  Te 
Deum.  Le  chanoine  guéri  suivit  saint  Bernard  à  Clairvaux,  où  il  se 
fit  moine,  et  le  saint  homme  le  renvoya  depuis  en  son  pays,  où  il 
fut  abbé.  Saint  Bernard,  à  son  retour,  écrivit  aux  Toulousains  pour 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  479 

les  pxhorter  à  la  persévérance,  et  à  poursuivre  sans  relâche  les  hé- 
rétiques, jusqu'à  ce  qu'ils  les  eussent  entièrement  chassés  du  pays. 
Il  leur  recommande,  comme  il  avait  fait  de  vive  voix,  de  ne  point 
recevoir  de  prédicateurs  étrangers  ou  inconnus,  mais  seulement  ceux 
qui  auraient  la  mission  du  Pape  ou  la  permission  de  l'évêque  de 
Toulouse  '. 

Vers  le  même  temps,  on  découvrit  de  ces  mêmes  hérétiques  à 
Cologne  et  à  Bonn.  On  en  amena  plusieurs  à  l'archevêque  de  Co- 
logne, Réginald,  qui,  ayant  convoqué  son  clergé  et  les  principaux 
d'entre  les  laïques,  les  interrogea  publiquement.  Quelques-uns  re- 
connurent leur  erreur  et  se  réunirent  à  l'Église.  Il  y  en  eut  deux,  leur 
évêque  et  son  compagnon,  qui  essayèrent  de  soutenir  leur  hérésie 
par  les  paroles  de  Jésus- Christ  et  de  l'Apôtre.  Voyant  qu'ils  ne  pou- 
vaient y  réussir,  ils  demandèrent  un  délai  pour  faire  venir  les  plus 
habiles  de  leur  secte,  promettant  que,  si  ces  derniers  ne  savaient 
répondre,  ils  se  réuniraient  à  l'Église  ;  autrement,  ils  aimaient  mieux 
mourir  que  de  changer  de  sentiment.  On  les  exhorta  pendant  trois 
jours  sans  qu'ils  voulussent  y  entendre.  Alors  les  peuples,  emportés 
par  le  zèle,  se  saisirent  d'eux,  malgré  le  clergé,  et  les  brûlèrent;  ce 
que  les  deux  manichéens  souffrirent,  non-seulement  avec  patience, 
mais  encore  avec  joie.  Voilà  ce  qu'écrivit  à  saint  Bernard  le  prévôt 
de  Steinfeld  en  Westphalie,  de  l'ordre  de  Prémontré,  Évervin,  qui 
avait  assisté  à  la  conférence  de  Cologne  ^. 

Le  prêtre  Ecbert,  frère  de  sainte  Elisabeth  de  Schœnau,  d'abord 
chanoine  de  Bonn^  au  diocèse  de  Cologne,  ensuite  moine  et  abbé  de 
Schœnau,  dans  le  diocèse  de  Trêves,  eut  souvent  occasion,  à  Bonn, 
de  disputer  avec  ces  hérétiques,  dont  plusieurs  se  convertirent  et 
dévoilèrent  les  secrets  de  la  secte.  En  Allemagne,  ils  s'appelaient  plus 
communément  cathares,  d'où  le  mot  allemand  de  Ketzer,  pour  dire 
hérétique.  Ecbert  adressa  à  l'archevêque  de  Cologne,  en  treize  dis- 
cours ou  chapitres,  l'exposé  et  la  réfutation  de  leurs  erreurs,  à  quoi 
il  ajoute  un  résumé  de  ce  que  saint  Augustin  dit  de  la  doctrine  des 
manichéens,  pour  montrer  l'identité  entre  les  uns  et  les  autres.  Les 
nouveaux  manichéens  en  convenaient  eux-mêmes;  car  ils  accusaient 
saint  Augustin  d'avoir  révélé  leurs  mystères  ^. 

Comme  saint  Bernard,  Pierre  le  Vénérable  et  Évervin,  Ecbert 
reconnaît  dans  ces  hérétiques  les  séducteurs  prédits  par  saint  Paul  *. 
Il  réduit  à  dix  les  erreurs  les  plus  connues  de  ceux  d'Allemagne.  Ils 
condamnent  le  mariage.  Les  plus  avancés  ne  mangent  aucune  chair, 

»  s.  Bevn.  epist.  242.  —  2  Mabill.,  Analect.,  p.  473,  in-fol.  —  ^  Biblioth. 
PP.,  t.  23,  p.  603,  coL  1.  —  *  1.  Tint!.,  4. 


480  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVllI.  —  De  H25 

non  par  le  même  motif  que  les  moines  et  les  autres  personnes  reli- 
gieuses, mais  parce  qu'elle  vient  de  la  génération,  et  que  par  là  même 
elle  est  immonde;  voilà  ce  qu'ils  disent  communément,  mais  en  se-v 
cret  ils  disent  pis  encore,  savoir,  que  la  chair  est  l'œuvre  du  diable. 
Ils  disent  que  le  baptême  ne  sert  de  rien  aux  enfants,  et  même  que 
le  baptême  d'eau  ne  sert  de  rien  à  personne  :  ils  le  remplacent  par 
un  prétendu  baptême  de  feu.  Ils  rejettent  le  purgatoire,  les  prières 
pour  les  morts,  le  sacrifice  de  la  messe.  Quand  ils  y  assistent,  ce 
n'est  que  par  feinte  et  pour  n'être  pas  découverts.  Ils  rejettent  le  sa- 
cerdoce de  l'Église  romaine,  et  prétendent  qu'il  n'existe  de  vrais 
prêtres  que  dans  leur  secte.  Ils  nient  la  consécration  du  corps  de 
Notre-Seigneur.  Ils  vont  même  plus  loin,  comme  l'apprit  à  Ecbert 
l'un  de  ceux  qui  les  avaient  quittés;  ils  disent  que  Notre-Seigneur  ne 
s'est  fait  homme,  n'est  mort  et  ressuscité  qu'en  apparence;  aussi 
font-ils  leur  possible  pour  ne  point  célébrer  la  fête  de  Pâques  avec  les 
Chrétiens,  mais  une  autre  fête  entre  eux,  le  jour  que  Manès  fut  mis 
à  mort.  Ceux  qui  furent  examinés  à  Cologne  confessèrent  encore  une 
autre  extravagance  jusqu'alors  inouïe,  savoir,  que  les  âmes  humai- 
nes ne  sont  autres  que  les  esprits  apostats  chassés  du  ciel,  et  qu'ils 
peuvent,  dans  les  corps  humains,  mériter  le  salut  par  les  bonnes 
œuvres,  mais  seulement  dans  leur  secte.  Ecbert  ajoute  que  leurs 
erreurs  sont  innombrables,  et  qu'il  signale  seulement  celles  qui  lui 
semblent  les  plus  dangereuses  *.  Il  les  réfute  ensuite  avec  beaucoup 
de  clarté  et  de  justesse. 

Les  cathares  disaient  que  la  doctrine  chrétienne  est  cachée  chez 
eux,  et  qu'eux  seuls  la  connaissent.  Ecbert  leur  montre,  par  les  pa- 
roles de  Jésus-Christ  et  des  apôtres,  que  la  doctrine  chrétienne  ne 
doit  point  être  cachée,  mais  prêchée  sur  les  toits,  prêchée  à  toute 
créature,  pubhée  devant  les  rois  et  les  princes;  que  c'est  une  ville 
bâtie  sur  une  montagne,  qui  ne  saurait  être  cachée  d'aucune  manière  ; 
qu'il  faut  la  confesser  devant  les  hommes,  si  l'on  veut  être  reconnu 
de  Jésus-Christ  devant  son  Père.  D'où  Ecbert  conclut  que  la  doctrine 
que  les  cathares  cachaient  et  dissimulaient  avec  tant  de  soin  n'était 
pas  la  doctrine  chrétienne.  S'il  arrive  que  quelqu'un  d'entre  vous 
soit  arrêté  pour  son  erreur  et  conduit  devant  les  juges  de  l'Église,  ou 
bien  vous  niez  absolument  votre  créance,  ou  bien  vous  ne  confessez 
vos  erreurs  que  quand  vous  n'espérez  plus  échapper  à  la  mort  :  une 
pareille  confession  ne  vous  est  point  glorieuse  ;  c'est  comme  la  con- 
fession d'un  voleur,  qui,  n'espérant  plus  échapper  à  la  corde,  con- 
fesse impudemment  ses  larcins  ;  et  si  quelques-uns  d'entre  vous 

1  Bibl.  PP.,  t.  23,  p.  601. 


?lBEi 


à  1153  de  l'ère  chi.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  481 

ont  été  tués  par  le  peuple  dans  l'ardeur  de  son  zèle^  ce  ne  sont  pas 
des  apôtres  qui  souffrent  le  martyre,  mais  plutôt  des  voleurs  et  des 
larrons  exécutés  par  justice. 

Après  avoir  exposé  Torigine  et  la  propagation  clandestine  de 
rtiérésie  des  cathares,  Ecbert  signale  l'origine  et  la  propagation 
manifeste  de  la  doctrine  chrétienne.  C'est  Pierre,  vicaire  du  Christ, 
qui  de  Jérusalem,  d'Antioche,  mais  surtout  de  Rome,  Tannonce  et 
la  persuade  à  tous  les  peuples  de  la  terre,  particulièrement  aux 
Francs  et  aux  Germains,  par  saint  Rémi,  saint  Boniface  et  leurs  suc- 
cesseurs. Il  est  donc  manifeste,  conclut-il,  que  le  fondement  de  notre 
foi  est  la  doctrine  de  Pierre,  qui  fut  du  Christ,  qui  fut  de  Dieu,  et 
Dieu  même.  Mais  le  fondement  de  votre  erreur  est  la  doctrine  de 
Manès,  qui  ne  fut  pas  de  Dieu,  mais  du  diable,  non  pas  du  Christ, 
mais  de  l'Antéchrist.  Cela  seul  suffit  à  tout  homme  sensé  pour  voir 
qu'il  faut  s'attacher  à  notre  foi  catholique  et  non  à  votre  infidélité 
occulte,  qui  mérite  d'être  maudite  et  anathématisée  à  jamais  avec 
son  fondement  par  tous  ceux  qui  aiment  la  vérité. 

Les  manichéens,  qui  se  livraient  en  secret  à  des  actions  si  honteu- 
ses, qui  d'ailleurs,  par  le  fond  même  de  la  doctrine,  ne  tendaient  qu'à 
faire  retomber  le  péché  de  l'homme,  non  plus  sur  l'homme,  mais  sur 
Dieu  même  ;  les  manichéens  se  faisaient  un  plaisir  cruel  de  reprocher 
aux  catholiques,  particulièrement  aux  prêtres,  les  moindres  fautes, 
et  de  conclure  que  leur  foi,  non-seulement  était  morte,  mais  nulle. 
Ecbert  distingue  entre  les  fautes  légères  et  les  fautes  graves;  avec  les 
premières,  la  foi  demeure  vivante;  avec  les  secondes,  elle  est  morte, 
mais  non  pas  anéantie.  Les  hérétiques  disaient  qu'un  prêtre  dont  la 
foi  est  morte  ne  peut  profiter  par  son  ministère  ni  à  soi  ni  à  autrui. 
Ecbert  fait  voir  que  son  ministère  peut  toujours  profiter  aux  autres, 
et  il  le  fait  voir  par  cette  comparaison.il  arrive  quelquefois  qu'un 
médecin  habile  tombe  dangereusement  malade  :  il  a  la  science  pour 
se  guérir,  il  a  le  remède  pour  vaincre  sa  maladie  ;  mais  il  est  si  dé- 
licat qu'il  ne  saurait  goûter  de  ses  propre  remèdes.  Il  les  donne  à  un 
autre,  qui  a  le  même  mal,  et  celui-là  est  guéri.  Pour  lui,  il  demeure 
dans  son  infirmité  jusqu'à  la  mort.  Véritablement  on  peut  dire  de  ce 
médecin  que  sa  science  est  morte  pour  lui,  mais  vivante  pour  les 
autres. 

Les  chefs  des  cathares  disaient  qu'on  ne  pouvait  se  sauver  dans  le 
mariage,  et  qu'il  fallait  absolument  séparer  les  époux.  Ecbert  leur 
montre  par  l'Écriture  que  cette  doctrine  ne  venait  pas  de  Dieu,  mais 
du  démon.  Jésus-Christ,  interrogé  par  les  pharisiens,  si  le  mari  pou- 
vait renvoyer  sa  femme  pour  une  cause  quelconque,  au  lieu  de  ré- 
pondre que,  non-seulement  il  le  pouvait,  mais  le  devait,  il  répondit 

XV.  31 


482  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  112!i 

au  contraire  :  Il  n'en  a  pas  été  ainsi  au  commencement.  Dieu  necréa 
d'abord  qu'un  homme  et  qu'une  femme,  pour  mieux  marquer  l'u- 
nion. Ce  que  Dieu  a  donc  uni^  que  l'homme  ne  le  sépare  point  ! 

Saint  Paul  commande  aux  époux,  de  la  part  du  Seigneur,  de  ne 
point  se  séparer.  Il  dit  de  plus  :  Que  la  femme  rende  le  devoir  à 
rhomme  et  l'homme  à  la  femme.  Il  dit  même  de  la  veuve  qu'elle 
peut  se  marier  à  qui  elle  voudra,  pourvu  que  ce  soit  dans  le  Seigneur. 
Pour  colorer  leur  hérésie  sur  le  mariage,  les  cathares  disaient  en 
cachette  que  le  fruit  dont  Dieu  défendit  au  premier  homme  de  goûter, 
dans  le  paradis,  n'était  autre  que  la  femme.  Ecbert  leur  fait  voir 
combien  une  pareille  imagination  est  absurde.  D'où  savez-vous  que 
Dieu  défendit  au  premier  homme  de  manger  d'un  certain  fruit  ?  C'est 
sans  doute  du  livre  de  la  Genèse.  Or,  si  vous  savez  lire,  vous  verrez 
dans  ce  livre  même  que  l'arbre  de  la  science  du  bien  et  du  mal  avait 
été  planté  avant  que  l'homme  eût  été  créé.  Comment  donc  cet  arbre 
peut-il  être  la  femme,  formée  après  l'homme  et  de  l'homme  ?  D'ail- 
leurs Dieu  ne  dit-il  pas  :  Il  n'est  pas  bon  que  l'homme  soit  seul  ; 
faisons-lui  un  aide  qui  lui  soit  semblable  ?  Pourquoi  cet  aide  sera-t-il 
une  femme  plutôt  qu'un  homme,  si  ce  n'est  pour  la  propagation  de 
l'espèce  humaine  ?  N'est-ce  pas  évidemment  pour  cela  que  Dieu  les 
bénit  l'un  et  l'autre  et  qu'il  leur  dit  :  Croissez,  multipliez-vous  et 
remplissez  la  terre  ?  bénédiction  et  parole  qu'il  renouvelle  encore  à 
Noé  et  à  ses  fils. 

Les  cathares  ne  mangeaient  pas  de  chair,  par  la  raison,  disaient- 
ils,  que  la  chair  vient  de  la  génération.  Ecbert  leur  fait  voir  qu'ils  se 
contredisaient  eux-mêmes,  puisqu'ils  mangeaient  de  la  chair  de 
poisson,  qui  ne  vientpas  moins  de  la  génération  que  celle  des  oiseaux 
et  des  quadrupèdes.  Autant  vaudrait  dire  que  vous  ne  mangez  pas 
de  chair  de  vache,  parce  que  la  vache  a  des  cornes  ;  car,  pour  une 
bête,  il  n'y  a  pas  plus  de  péché  à  être  engendrée  que  cornue.  Manès 
en  donnait  pour  raison  que  la  chair  est  une  créature  du  diable.  Ec- 
bert observe  que  c'est  là  un  grossier  mensonge,  puisque  nous  voyons 
dans  l'AncienTestament  que  c'est  Dieu  qui  crée  les  animaux,'et  que, 
dans  l'Évangile  de  saint  Jean,  il  est  dit  que  tout  a  été  fait  par  le  Verbe, 
et  que  sans  lui  rien  n'a  été  fait  de  ce  qui  a  été  fait.  Si  donc  vous  vous 
abstenez  de  la  chair,  parce  qu'elle  vient  de  la  génération,  vous  êtes 
des  imbéciles.  Si  c'est  parce  qu'elle  est  la  créature  du  diable,  comme 
en  a  menti  votre  patriarche  Manès,  vous  êtes  des  insensés,  aussi  bien 
que  lui. 

Les  cathares  non-seulement  rejetaient  le  baptême  des  enfants,  ils 
prétendaient  encore  que  les  adultes  devaient  être  baptisés,  non  dans 
l'eau,  mais  dans  le  feu.  Pour  cela,  ils  allumaient  des  chandelles 


à  115S  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  483 

tout  autour  d'une  salle  secrète;  ils  plaçaient  le  néophyte  au  milieu 
de  la  salle,  et  Tarchicathare  lui  mettait  les  mains  surlatête  et  le  bé- 
nissait. Ecbert  observe  que  ce  n'est  pas  là  baptiser  dans  le  feu,  mais 
auprès  du  feu.  Il  ajoute  :  Puisqu'il  faut  parler  aux  fous    selon  leur 
folie,  voici  comment  vous  devriez  faire.  Allumez  un  grand  feu  au  mi- 
lieu de  votre  synagogue,  placez  votre  novice  au  milieu  de  ce  feu  ;  si 
votre  archicathare,  en  lui  imposant  les  mains,  ne  se  brûle  pas  les 
ongles,  si  votre  néophyte  en  sort  sain  et  sauf,  je  conviendrai  pour  le 
coup  qu'il  a  été  bien  baptisé.  Insensés  que  vous  êtes!  Prétendez- vous 
mieux  savoir  avec  quoi  il  faut  baptiser,  que  le   Seigneur  lui-même, 
qui  a  été  baptisé  dans  l'eau  du  Jourdain,  et  qui  a  dit  :  Si  quelqu'un 
ne  naît  de  nouveau  par  l'eau  et  le  Saint-Esprit,  il  ne  saurait  entrer 
dans  le  royaume  de  Dieu  ?  Quand  saint  Pierre  voulut  baptiser  le  cen- 
turion Corneille,  et  le  diacre  Philippe,  l'eunuque  delareine  Candace, 
demandèrent-ils  du  feu  ou  de  l'eau?  C'est  avec  cette  justesse  souvent 
piquante  que  le  savant  Ecbert  expose  et  réfute  les  erreurs  des  ca- 
thares *.  De  tous  les  auteurs  du  temps,  il  nous  paraît  avoir  pénétré 
le  mieux  leurs  ténébreux  mystères. 

Le  prévôt  Evervin,  quand  il  pria  saint  Bernard  de  réfuter  ces 
hérétiques,  ne  les  connaissait  pas  encore  si  bien.  Saint  Bernard, 
qui  les  connaissait  déjà  mieux  par  son  voyage  en  Languedoc,  les 
réfuta  dans  deux  sermons  sur  le  Cantique,  où  il  les  compare  à  ces 
petits  renards  qui  ravagent  furtivement  la  vigne  de  l'époux,  et  qu'il 
est  difficile  de  prendre,  à  cause  de  leur  dissimulation  et  de  leur 
hypocrisie.  Ils  défendent  de  jurer,  et  ils  se  parjurent  effrontément 
pour  cacher  leurs  mystères.  Saint  Bernard  les  prend  par  là  même. 
Répondez-moi,  vous  qui  êtes  plus  sages  qu'il  ne  faut  et  plus  insensés 
qu'on  ne  saurait  dire.  Le  mystère  que  vous  cachez  est-il  de  Dieu  ou 
non  ?  S'il  est  de  Dieu,  pourquoi  ne  le  publiez-vous  pas  pour  sa  gloire  ? 
car  il  est  de  la  gloire  de  Dieu  de  révéler  ses  paroles.  Et  s'il  n'est  pas 
de  Dieu,  pourquoi  croyez-vous  à  ce  qui  n'est  pas  de  Dieu,  sinon 
parce  que  vous  êtes  un  hérétique  ?  Vous  faites  profession  de  ne  sui- 
vre que  le  seul  Évangile,  répondez  donc  à  l'Évangile  où  le  Seigneur 
dit:  Ce  que  je  vous  dis  dans  les  ténèbres,  dites-le  en  plein  jour,  et 
ce  que  je  vous  dis  à  l'oreille,  prêchez-le  sur  les  toits  '^. 

Par  aversion  du  mariage  et  sous  prétexte  de  garder  la  continence, 
ces  hérétiques  séparaient  les  femmes  des  maris,  les  maris  des  femmes; 
puis,  chacun  d'eux  vivait  continuellement  avec  une  femme  ou  une 
fille,  qui  n'était  ni  sa  fille,  ni  sa  femme,  ni  sa  sœur,  ni  sa  nièce  ;  il 
se  trouvait  avec  elle  nuit  et  jour,  mangeant,  travaillant,  couchant 

»  Bibl.  PP.,  t.  23,  p.  601,  602.  —  ^  Matth..  10,  27. 


484  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

dans  la  même  chambre.  Être  toujours  avec  une  femme  et  ne  point  la 
connaître,  dit  saint  Bernard,  n'est-ce  point  un  plus  grand  miracle 
que  de  ressusciter  un  mort?  Or,  vous  ne  pouvez  pas  faire  ce  qui  est 
plus  aisé,  et  vous  voulez  que  je  croie  de  vous  ce  qui  est  beaucoup 
plus  difficile  ?  Vous  voulez  qu'on  vous  croie  chastes  ?  Vous  vous  van- 
tez de  suivre  exactement  l'Évangile  ;  mais  l'Évangile  ne  condamne- 
t-il  pas  ceux  qui  scandalisent  le  plus  petit  de  l'Église?  et  vous,  vous 
scandalisez  l'Église  entière.  Certes,  vous  êtes  vraiment  de  ces  renards 
qui  ravagent  la  vigne  *  ;  car,  ôtez  de  l'Église  l'honnêteté  du  mariage 
et  la  chasteté  du  lit  nuptial,  ne  la  remplissez-vous  pas  aussitôt  de 
concubinaires,  d'incestueux  et  d'impudiques  de  toutes  les  espèces  les 
plus  abominables  ? 

Quelques-uns  s'étonnent  de  ce  que  certains  de  ces  hérétiques, 
brûlés  par  le  peuple,  semblaient  aller  à  la  mort,  non-seulement  avec 
patience,  mais  avec  joie.  Ces  personnes  ne  considèrent  point  assez  le 
grand  pouvoir  qu'a  le  diable,  tant  sur  les  corps  que  sur  les  esprits 
qu'il  lui  est  une  fois  permis  de  posséder.  N'est-il  pas  plus  étrange 
qu'un  homme  se  fasse  mourir  lui-même  que  d'attendre  volontaire- 
ment qu'un  autre  lui  donne  la  mort  ?  Cependant  nous  savons  par 
expérience  que  le  diable  a  souvent  eu  ce  pouvoir  sur  plusieurs,  qui 
se  sont  ou  noyés  ou  pendus  de  leur  propre  mouvement.  Judas  ne  s'est- 
il  pas  pendu  lui-même,  et  assurément  par  la  suggestion  du  diable? 
Ainsi  l'obstination  de  ces  gens-là  n'a  rien  de  semblable  à  la  constance 
de  nos  martyrs;  car  ce  qui  leur  fait  mépriser  la  mort,  c'est  la  piété 
dans  les  uns,  l'endurcissement  du  corps  dans  les  autres. 

Cela  étant  ainsi,  conclut  saint  Bernard,  il  est  inutile  de  nous  éten- 
dre davantage  contre  des  gens  et  très-insensés  et  très-opiniâtres  :  il 
suffit  de  les  avoir  fait  connaître  pour  qu'on  les  évite.  C'est  pourquoi, 
pour  les  mieux  découvrir,  il  faut  les  contraindre  ou  de  chasser  les 
femmes  qu'ils  entretiennent  chez  eux,  ou  bien  de  sortir  de  l'Église, 
puisqu'ils  la  scandalisent  par  ce  commerce  indécent.  Mais  c'est  une 
chose  tout  à  fait  déplorable,  qu'il  se  trouve  non-seulement  des  prin- 
ces séculiers,  mais  encore,  dit-on,  quelques-uns  du  clergé  et  même 
des  évêques,  qui,  bien  loin  de  les  poursuivre  comme  ils  devraient, 
les  tolèrent  à  cause  du  profit  qu'ils  en  retirent  et  dès  présents  qu'ils 
en  reçoivent.  Eh  !  comment,  disent-ils,  condamnerons-nous  ceux 
qui  ne  sont  ni  convaincus  des  erreurs  dont  on  les  accuse,  ni  ne  les 
confessent?  Ce  prétexte,  et  non  pas  cette  raison,  est  très-frivole. 
Vous  les  découvrirez  facilement  parce  moyen,  sans  parler  des  autres. 
Séparez  les  uns  d'avec  les  autres  ces  hommes  et  ces  femmes  qui  se 

'  S.  Bern.,  serm.  65,  in  Cant. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  485 

vantent  si  fort  de  leur  continence  ;  contraignez  également  les  femmes 
de  demeurer  avec  celles  de  leur  sexe  et  de  leur  profession,  et  les 
hommes  avec  leurs  semblables.  De  cette  manière,  on  pourvoira  à  la 
sûreté  de  leur  vœu  et  à  leur  réputation,  lorsqu'ils  auront  et  des  té- 
moins et  des  gardiens  de  leur  continence.  Que  s'ils  ne  veulent  pas 
souffrir  cette  séparation.  Ton  aura  tout  sujet  de  les  chasser  de  l'E- 
glise, puisqu'ilsla  scandalisent  par  cette  cohabitation,  non-seulement 
suspecte,  mais  encore  illicite  *. 

Dans  le  douzième  siècle,  les  Juifs  paraissent  avoir  remué  comme 
les  manichéens.  Nous  avons  déjà  vu  l'abbé  Rupert  écrire  contre  eux. 
Pierre  le  Vénérable,  abbé  de  €lugni,  écrivit  de  même  contre  les 
Juifs  un  traité  en  cinq  livres.  Dans  le  premier,  il  prouve  que  le  Christ 
est  le  Fils  de  Dieu^  particulièrement  par  ces  paroles  du  psaume  deux  : 
L'Éternel  m'a  dit  :  Tu  es  mon  Fils,  je  t'ai  engendré  aujourd'hui. 
Dans  le  second,  il  prouve  par  plusieurs  endroits  du  Pentateuque,  des 
Psaumes  et  des  Prophètes,  que  le  Christ  est  vraiment  et  proprement 
Dieu.  Dans  le  troisième,  que  le  Christ  n'est  point  un  roi  temporel, 
comme  les  Juifs  s'imaginent,  niais  un  roi  éternel  et  céleste.  Dans  le 
quatrième,  que  le  Christ  n'est  plus  à  venir,  comme  le  rêvent  les 
Juifs,  mais  qu'il  est  déjà  venu  pour  le  salut  du  monde,  dans  le  temps 
fixéd^avance.  Dans  le  cinquième,  il  confond  les  Juifs  par  les  fables 
ridicules  et  absurdes  du  Talmud.  Dans  leur  aveuglement,  ils  préfé- 
raient dès  lors  le  Talmud  de  leurs  rabbins  aux  cinq  livres  de  Moïse, 
aux  écrits  des  Prophètes  et  aux  autres  écrivains  sacrés.  A  cette  ques- 
tion :  Qu'est-ce  que  Dieu  fait  dans  le  ciel?  on  y  répond  :  Il  n'y  fait 
autre  chose  que  de  lire  assidûment  le  Talmud  et  d'en  conférer  avec  les 
savants  juifs  qui  l'ont  composé.  Mais  Dieu  a-t-il  donc  besoin  de  cette 
lecture  pour  s'instruire  ?  L'historiette  suivante  du  Talmud  peut  servir 
de  réponse.  Un  jour,  dans  une  de  ces  conférences,  il  fut  question  des 
différentes  sortes  de  lèpre.  On  demanda  si  une  telle  maladie  était 
une  sorte  de  lèpre  ou  non.  Dieu  fut  d'un  avis,  les  rabbins  furent  d'un 
autre.  Après  s'être  longuement  et  chaudement  disputé,  on  convint 
de  s'en  rapporter  au  rabbin  Néhémias,  qui  vivait  encore  sur  la  terre. 
Dieu  envoya  l'ange  de  la  mort  pour  amener  son  âme  dans  le  ciel  ; 
mais  l'ange  trouva  le  rabbin  hsant  le  Talmud.  Or,  le  Talmud  est 
une  chose  si  sainte,  que,  tant  qu'on  le  lit,  on  ne  peut  mourir.  L'ange, 
ne  pouvant  mettre  la  main  sur  lui,  voulut  lui  persuader  que  le  ciel 
valait  mieux  que  la  terre  ;  mais  le  rabbin  protesta  par  le  Talmud 
qu'il  ne  voulait  pas  encore  mourir,  et  il  le  lisait  assidûment,  afin  de 
ne  pouvoir  être  mis  à  mort.  L'ange,  ayant  fait  son  rapport  à  qui  l'a- 

1  Serm.  66. 


4Sfi  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

vait  envoyé,  fut  envoyé  de  nouveau,  avec  ordre  de  faire  un  tel  va- 
carme au-dessus  de  la  maison  du  rabbin,  qu'il  détournât  les  yeux  de 
dessus  le  Talmud,  et  pût  alors  être  frappé  de  mort.  Le  stratagème 
réussit.  Uâme  du  rabbin  Néhémias,  arrivant  donc  au  ciel,  y  trouva 
Dieu  assis  sur  un  trône  et  disputant  avec  les  savants  juifs  pour  savoir 
si  telle  maladie  était  une  lèpre  ou  non.  Ce  n'en  est  pas,  ce  n'en  est 
pas  !  s'écria  aussitôt  le  nouvel  arrivant.  Dieu  rougit  quelque  temps 
de  sa  défaite,  mais  n'osa  rien  objecter  contre  la  décision  d'un  si  ha- 
bile docteur,  et  finit  par  dire  :  Nazahouni  Ben  aï,  c'est-à-dire,  mes 
enfants  m'ont  vaincu  *  ! 

Telle  est  une  des  fables  rabbiniques  que  cite  Pierre  le  Vénérable, 
et  dont  fourmille  en  effet  le  Talmud.  On  y  voit  l'orgueil  satanique 
du  pharisien,  qui  met  sa  parole  au-dessus  de  la  parole  de  Dieu,  sa 
science  au-dessus  de  la  science  de  Dieu,  soi-même  au-dessus  de 
Dieu.  Et  voilà  de  quoi  les  rabbins,  depuis  dix-huit  siècles, repaissent 
l'esprit  de  leurs  coreligionnaires,  voilà  quelle  idée  abjecte  ils  leur 
donnent  de  Dieu  même  !  C'est  bien  ce  que  dit  saint  Paul  :  Ils  dé- 
tourneront l'ouïe  de  la  vérité,  et  s'appliqueront  à  des  fables  ^. 

En  voici  d'autres  non  moins  extravagantes.  Quand  Dieu  fit  le  fir- 
mament, il  y  laissa  un  grand  trou  vers  le  septentrion.  Et  pourquoi? 
afin  que  si  quelqu'un  se  présente  qui  se  dise  dieu,  il  le  prouve  en 
remplissant  cette  brèche  du  firmament.  Ce  n'est  pas  tout  :  chaque 
jour  Dieu  se  met  en  colère,  et  c'est  à  la  première  heure  du  jour,  au 
moment  que  les  rois  d'iniquité  se  lèvent,  mettent  leur  diadème  et 
adorent  le  soleil.  Quant  au  moment  précis  où  la  chose  arrive,  il  n'y 
a  que  deux  individus  à  le  savoir  :  Balaam,  fils  de  Beor,  parmi  les 
hommes,  et  le  coq  parmi  les  oiseaux  ^.  Ce  n'est  pas  fini  :  une  fois 
chaque  jour  Dieu  pleure  sur  la  captivité  des  Juifs  ;  alors  deux  lar- 
mes tombent  de  ses  yeux  dans  la  grande  mer  :  ce  sont  ces  traînées  de 
lumière  qui  paraissent  tomber  des  étoiles  pendant  la  nuit.  Enfin,  trois 
fois  par  jour  il  rugit  comme  un  Hon,  frappe  le  ciel  de  ses  pieds,  puis 
gémit  comme  une  colombe,  tournant  la  tête  de  côté  et  d'autre,  et 
cela  de  douleur  et  de  regret  d'avoir  brûlé  son  temple  et  dispersé  ses 
enfants  parmi  les  nations.  Plusieurs  rabbins  ont  entendu  ces  cris  au 
miheu  d'un  lieu  en  ruines  *. 

Pierre  le  Vénérable  cite  encore  ce  récit  du  Talmud.  Og,  roi  de 
Basan,  voyant  l'armée  innombrable  d'Israël  (ils  étaient  plus  de  six 
cent  mille  combattants),  prit  sur  sa  tête  une  pierre  assez  grande  pour 
en  écraser   toute  cette  multitude.  Mais  pendant  qu'il  songeait  à 

1  BibL  PF„  t.  22,  p.  1014.  —  «  Tit.,  4,  4.  —  ^  Bibl.  PP.,  t.  12,  p.  1018.  — 
*  Ibid.,  p.  1020. 


à  1153  ,1c  l'ère  c-,hr.]  mi  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  487 

exécuter  ce  dessein,  un  Irès-petit  oiseau,  la  huppe,  se  percha  sur  cette 
énorme  pierre,  et  fit  tant  avec  son  bec,  qu'elle  y  creusa  un  trou  assez 
considérable  pour  y  passer  la  tête  du  roi,  et,  de  fait,  la  têfe  d'Og 
passa  à  travers,  et  Ténorme  pierre  lui  resta  sur  les  épaules  comme 
un  collier.  Il  eût  bien  voulu  s'en  défaire,  mais  impossible.  Soudain 
ses  dents  s'étaient  allongées  de  telle  sorte,  qu'il  n'y  avait  plus  moyen 
de  faire  repasser  la  pierre,  ou  plutôt  la  montagne.  Ce  que  voyant 
Moïs(?,  qui  avait  dix  coudées  de  haut,  avec  une  verge  de  dix  coudées 
de  long,  il  sauta  de  dix  coudées  en  l'air  pour  pouvoir  frapper 
Og  en  quelque  endroit  de  son  corps.  Cependant  le  haut  de  sa 
verge  n'atteignit  encore  que  la  cheville  du  pied  d'Og,  qui  toute- 
fois tomba  du  coup  et  expira.  Telle  est  la  fable  du  Talmud  *. 

Pierre  le  Vénérable  observe  que  jamais  Ésope  ni  Ovide  n'ont 
imaginé  une  fable  aussi  prodigieuse.  En  effet,  la  cheville  du  pied 
d'Og  avait  environ  trente  coudées  de  haut,  puisque  Moïse  peut  à 
peine  y  atteindre  avec  les  dix  coudées  de  sa  taille,  les  dix  de  sa  verge, 
et  les  dix  qu'il  sauta  en  l'air.  Or,  d'après  les  proportions  ordinaires  du 
corps  humain,  les  trente  coudées  delà  cheville  donneraient  sept  cents 
coudées,  moins  dix,  pour  la  taille  entière  d'Og,  et  cent  vingt  cou- 
dées pour  sa  largeur;  mais,  par  malheur.  Moïse  nous  apprend  que 
le  lit  du  roi  Og  se  voyait  encore  de  son  temps  dans  la  ville  de  Rab- 
bath,  et  que  ce  lit  n'avait  que  neuf  coudées  de  long  sur  quatre  de 
large.  Comme  d'ordinaire  le  lit  est  un  peu  plus  long  et  un  peu  plus 
large  que  celui  qui  doit  coucher  dedans,  on  ne  voit  pas  trop  comment 
les  Juifs  pourraient  concilier  le  Talmud  et  Moïse  ^.  Ce  que  l'on  voit 
bien,  en  attendant,  c'est  que  le  Talmud  ne  respecte  pas  plus  les  li- 
vres de  Moïse  que  la  majesté  de  Dieu.  Il  ne  respecte  pas  davantage 
la  pudeur.  On  y  trouve  les  fables  les  plus  obscènes,  même  sur  les  pa- 
triarches et  les  prophètes. 

L'humanité  n'y  est  pas  moins  outragée  que  la  pudeur.  En  beau- 
coup d'endroits  du  Talmud,  non-seulement  on  permet  aux  Juifs  de 
tuer  les  Chrétiens  quand  ils  peuvent,  mais  on  leur  en  fait  une  bonne 
œuvre.  Ainsi,  le  meurtre  du  prêtre  chrétien  égorgé  de  nos  jours  avec 
son  domestique  par  les  principaux  Juifs  de  Damas,  comme  il  a  été 
constaté  juridiquement  par  les  autorités  du  pays,  n'a  rien  que  de 
conforme  à  la  morale  du  Talmud.  D'après  cela,  les  accusations  si 
souvent  répétées  contre  les  Juifs  pendant  le  moyen  âge,  comme 
ayant  égorgé  des  enfants  chrétiens,  n'ont  rien  d'improbable. 

Dans  l'année  même  où  l'on  prêcha  la  seconde  croisade,  ils  furent 

1  Bibl.  PP.,  t.  22,  p.  1021.  —  «  Ibid.,  p.  1022.  Voir  encore  la  seconde  lettre  de 
M.  Drach,  rabbin  converti. 


488         ,  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  -  De  1125 

accusés  d'avoir  crucifié,  à  Norwich  en  Angleterre,  un  enfant  nommé 
Guillaume.  Cest  ce  que  rapporte  un  auteur  du  temps,  Robert  du 
Mont.  Et  voilà  surtout  ce  qui  exaspérait  contre  les  Juifs  les  popula- 
tions chrétiennes. 

Non  content  de  réfuter  les  manichéens  et  les  Juifs,  Pierre  le  Vé- 
nérable entreprit  les  Mahométans.  Voici  à  quelle  occasion.  Dans  un 
voyage  qu'il  fit  en  Espagne  Fan  1141,  il  fut  peiné  de  voir  le  peu  de 
zèle  que  les  Chrétiens  montraient  pour  la  conversion  de  ces  infidèles. 
Il  crut  en  trouver  la  cause  en  ce  qu'on  ne  connaissait  point  exacte- 
ment leurs  croyances  et  leurs  erreurs.  Pour  écarter  cet  obstacle> 
Pierre  fit  d'abord  traduire  l'Alcoran  en  latin,  avec  tout  le  soin  pos- 
sible. Il  y  employa  trois  savants  chrétiens,  Robert  de  Rétine,  Arman 
de  Dalmatie  et  Pierre  de  Tolède,  auxquels  il  adjoignit  un  Saïrasin 
nommé  Mahomet.  Ces  quatre  hommes,  ayant  fouillé  dans  les  bi- 
bhothèques  des  Arabes,  traduisirent  non-seulement  l'Alcoran,  mais 
encore  tout  ce  qu'ils  trouvèrent  sur  l'origine,  la  vie  et  la  doctrine  de 
Mahomet,  son  auteur.  Cette  traduction  de  l'Alcoran  a  été  imprimée 
dans  le  seizième  siècle,  à  Zurich,  en  1543.  De  retour  en  France, 
Pierre  le  Vénérable  envoya  cette  traduction  à  saint  Bernard,  avec 
une  lettre  où  il  l'exhortait  à  consacrer  les  talents  que  Dieu  lui  avait 
donnés  à  réfuter  ce  livre.  Nous  n'avons  pas  la  réponse  de  saint  Ber- 
nard; nous  ne  voyons  pas  non  plus  qu'il  ait  jamais  rien  écrit  contre 
les  Mahométans. 

Pierre  lui-même  entreprit  cette  tâche.  Il  fit  d'abord  un  court  ex- 
posé de  toute  l'hérésie  des  Sarrasins  ou  Ismaélites,  pour  l'utilité  de 
ceux  qui  voudraientla  réfuter  en  détail.  Leur  première  et  principale 
erreur  est  de  nier,  avec  Sabellius,  la  trinité  des  personnes  en  Dieu; 
la  seconde,  de  ne  pas  croire,  non  plus  que  les  ariens,  que  Jésus- 
Christ  soit  le  Fils  de  Dieu  et  Dieu  même.  Seulement  ils  le  reconnais- 
sent pour  le  Verbe  de  Dieu,  TEsprit  de  Dieu,  le  Messie,  né  de  la 
Vierge  Marie,  le  plus  grand  des  prophètes;  ajoutant  qu'il  n'est  pas 
mort,  mais  que,  quand  les  Juifs  voulurent  le  tuer,  il  s'échappa  de 
leurs  mains,  monta  au  ciel,  d'où  il  viendra  pour  tuer  l'Antéchrist, 
convertir  à  sa  loi  le  reste  des  Juifs,  et  sauver  tous  les  Chrétiens. 

La  tendance  principale  de  cette  hérésie,  dit  avec  justesse  Pierre 
le  Vénérable,  c'est  que  Jésus-Christ  ne  soit  pas  cru  Dieu  ni  Fils  de 
Dieu;  mais,  si  grand,  si  sage,  si  chéri  de  Dieu,  si  grand  prophète 
qu'il  puisse  être,  seulement  un  pur  homme.  Cette  hérésie,  conçue 
jadis  par  la  malice  de  Satan,  semée  d'abord  par  Arius,  propagée  par 
Mahomet,  sera  consommée  par  l'Antéchrist,  suivant  l'intention  de 
son  inventeur,  Satan.  Arius  commence  par  nier  que  Jésus-Christ  soit 
vrai  Fils  de  Dieu;  l'Antéchrist  finira  par  soutenir  qu'il  n'est  d'aucune 


à  11S3  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  489 

manière  ni  Dieu  ni  Fils  de  Dieu^,  mais  pas  même  un  homme  de  bien. 
Mahomet  tient  le  milieu  entre  les  deux,  pour  compléter  l^un  et  pré- 
parer Tautre  ;  car  rien  n'est  si  contraire  à  l'ennemi  du  genre  humain 
que  la  foi  d'un  Dieu  incarné  ^ 

Ce  qui  détermina  Pierre  le  Vénérable  à  écrire  contre  les  Mahorné- 
lans,  ce  fut  l'exemple  des  saints  Pères.  Ils  ont  écrit  contre  toutes  les 
erreurs,  et  des  hérétiques,  et  des  Juifs,  et  des  païens.  Le  mahomé- 
tisme  était  un  ramassis  des  unes  et  des  autres  ;  il  avait  infecté  la 
troisième  partie  du  monde.  Il  fallait  d'autant  plus  écrire  contre,  à 
l'exemple  des  Pères,  afin  d'en  retirer  quelques-uns,  s'il  était  possible, 
ou  du  moins  d'en  préserver  un  plus  grand  nombre. 

Dans  son  ouvrage,  qui  est  en  quatre  livres,  Pierre  s'adresse  aux 
Mahométans  eux-mêmes,  et  cela  dès  l'inscription.  Au  nom  du  Père, 
et  du  Fils,  et  du  Saint-Esprit,  un  seul  Dieu  tout-puissant  et  véritable, 
Pierre,  Gaulois  de  nation.  Chrétien  par  la  foi,  et,  ,par  son  office,  abbé 
de  ceux  qu'on  appelle  moines  :  aux  Arabes,  enfants  d'ismaël,  qui 
observent  la  loi  de  celui  qu'on  appelle  Mahomet. 

Il  semble  étrange,  et  il  Fest  peut-être,  qu'étant  aussi  éloigné  de 
vous  par  le  lieu,  par  la  langue,  par  la  profession,  par  les  mœurs  et 
la  vie,  je  vous  écrive  du  fond  de  l'Occident,  à  vous  qui  êtes  en  Orient 
et  au  Midi,  et  que  je  vous  entreprenne,  vous  que  je  n'ai  jamais  vus 
et  que  je  ne  verrai  peut-être  jamais.  Je  vous  entreprends  en  eflet, 
non  par  les  armes,  comme  les  nôtres  font  souvent,  mais  par  la  pa- 
role, non  par  la  force  mais  par  la  raison,  non  par  haine  mais  par 
amour;  par  cet  amour  qu'un  Chrétien  doit  avoir  pour  ceux  qui  sont 
éloignés  du  Christ;  par  cet  amour  que  Dieu  lui-même  a  eu  pour  les 
idolâtres,  qu'il  a  rappelés  du  culte  des  idoles.  Je  le  fais  encore  par 
cet  amour  naturel  que  tout  homme  a  pour  son  semblable.  Et  je  vous 
invite  à  procurer  votre  salut,  non  ce  salut  de  l'homme,  qui  est  vain, 
comme  dit  David,  mais  ce  salut  des  justes  qui  vient  de  l'Éternel  ^.  Je 
vous  cite  ces  paroles  des  Psaumes,  parce  que  Mahomet  lui-même 
reconnaît  que  Dieu  a  donné  la  Loi  à  Moïse,  les  Psaumes  à  David  et 
l'Évangile  au  Christ.  Je  vous  invite  donc,  non  point  à  un  salut  qui 
passe,  mais  à  la  vie  éternelle.  Il  est  donné  aux  hommes  d'en  jouir 
un  jour,  mais  seulement  à  ceux  qui  pensent  de  Dieu  ce  qui  est  et 
non  pas  ce  qui  n'est  pas  ;  à  ceux  qui  l'adorent,  non  pas  suivant  les 
fantômes  de  leur  cœur,  mais  comme  lui-même  veut  et  commande 
qu'on  l'adore. 

Mais  on  dit  que  vous  ne  voulez  ni  rendre  compte  de  votre  créance 
à  ceux  qui  vous  interrogent,  ni  écouter  ceux  qui  veulent  vous  rendre 

1  Bibl.  PP.,  t.  22,  p.  1031  et  1032.  —  ^  Psalni.,  59,  11,  et  £6,  29. 


490  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

compte  de  la  leur  ;  la  renommée  ajoute  même  qu'au  premier  mot 
vous  saisissez  des  pierres  ou  des  épées  pour  tuer  qui  vous  parle. 
Vous  qui  vous  appliquez  avec  sagacité  à  la  science  séculière^  voyez 
si  un  pareil  procédé  est  raisonnable.  Dans  les  choses  temporelles, 
nul  homme  sensé  ne  veut  être  trompé,  prendre  le  faux  pour  le  vrai, 
le  douteux  pour  le  certain.  En  cela,  il  n'y  a  ni  parenté  ni  amitié  qui 
tiennent  :  on  le  voit  par  l'exemple  des  philosophes  grecs,  latins,  per- 
sans et  indiens.  A  plus  forte  raison  faut-il  chercher  la  vérité  dans 
les  choses  divines;  car  est-il  raisonnable  qu'une  loi  me  permette, 
comme  la  loi  mahométane,  de  chercher  à  m'instruire  quant  aux 
créatures,  et  qu'elle  me  le  défende  quant  au  Créateur,  de  telle  sorte 
que,  si  j'en  ouvre  seulement  la  bouche,  on  me  coupe  aussitôt  la  tête  ? 
Nulle  part  ailleurs  on  ne  trouvera  une  loi  pareille.  Certainement, 
telle  n'est  point  la  loi  chrétienne  ;  car  le  chef  des  apôtres  du  Christ 
nous  fait  ce  commandement  :  Soyez  prêts  à  rendre  compte  à  qui- 
conque vous  le  demande,  de  la  foi  et  de  l'espérance  qui  est  en  vous  *. 
En  effet,  la  vérité  cherche  la  lumière  ;  la  fausseté,  les  ténèbres.  La 
raison  en  est  à  ce  que  dit  notre  Christ  dans  son  Évangile,  que  Maho- 
met confesse  fui  avoir  été  donné  de  Dieu  :  Quiconque  fait  mal, 
hait  la  lumière  et  ne  vient  pas  à  la  lumière,  de  peur  que  ses  œuvres 
ne  soient  discutées;  mais,  qui  fait  la  vérité  vient  à  la  lumière,  afin 
que  ses  œuvres  soient  manifestées,  parce  qu'elles  ont  été  faites  en 
Dieu  2.  Telles  sont  les  paroles  de  la  vérité,  la  parole  de  celui  que 
votre  Mahomet  élève  par  d'immenses  louanges;  celui  que,  dans  bien 
des  endroits  de  son  Alcoran,  il  confesse  l'envoyé  de  Dieu,  le  Verbe 
de  Dieu,  l'Esprit  de  Dieu;  celui  qu'il  confesse  avoir  vécu  sans  pé- 
ché, être  plus  grand  qu'aucun  homme,  plus  grand  que  lui-même. 
Considérez,  au  contraire,  les  paroles  de  celui  que  vous  regardez 
comme  votre  prophète  ;  voyez  combien  elles  sont  frivoles,  combien 
peu  dignes  et  peu  sensées.  Si  quelqu'un  veut  disputer  avec  vous  sur 
la  loi,  dites-lui  anathème  et  contentez-vous  de  le  menacer  de  la  co- 
lère de  Dieu.  Ne  disputez  point  avec  ceux  qui  ont  la  loi,  c'est-à-dire 
avec  les  Juifs  et  les  Chrétiens  ;  car  il  vaut  mieux  tuer  que  disputer. 
Ainsi,  ce  n'est  point  par  la  raison,  mais  par  le  glaive,  qu'il  a  voulu 
procéder.  Les  paroles  manquent  pour  réfuter  une  absurdité  aussi 
cruelle.  Imitez  plutôt  les  Chrétiens;  ils  écoutent  patiemment  les  Juifs, 
qui  cependant  leur  sont  contraires.  Même  ceux  des  vôtres  qui  sont 
prisonniers  chez  eux,  ils  leur  laissent  la  liberté  de  parler.  C'est  par 
l'instruction  et  la  patience  que  les  Chrétiens  ont  persuadé  les  diverses 
nations,  entre  autres  l'Angleterre. 

1  1.  Petr.,  3,  16.  —  a  Joan.,  3,  20. 


à  1153  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  491 

Voici  qui  beaucoup  m^étonne.  Votre  Mahomet  emprunte  bien  des 
choses  et  à  la  loi  des  Juifs  et  à  la  loi  des  Chrétiens,  parce  que  l'une 
et  l'autre  sont  de  Dieu.  Mais  si  elles  sont  de  Dieu  l'une  et  l'autre,  il 
faut  les  recevoir,  non  par  lambeaux,  mais  tout  entières.  Si  elles  ne 
sont  pas  de  Dieu,  il  ne  faut  les  recevoir  ni  en  tout  ni  en  particulier, 
et  effacer  de  l'Alcoran  ce  qui  en  a  été  tiré. 

Prétendez-vous  que  les  livres  des  Juifs  et  des  Chrétiens  ont  été 
corrompus  ?  Mais  quelle  preuve  en  avez-vous?  L'Alcoran  même  ne 
le  dit  pas.  Accuser  sans  preuve,  c'est  prouver  contre  soi.  Mais  voici 
ce  que  vous  alléguez.  Quand  les  Juifs  revinrent  de  la  captivité  de 
Babylone,  ils  mirent  la  loi  de  Moïse  sur  un  âne,  qui  s'échappa  dans 
la  route  et  disparut  au  milieu  des  déserts  et  des  montagnes.  Et  voilà 
comment  les  Juifs  perdirent  leur  loi. Pierre  le  Vénérable  fait  sentir  aux 
Mahométans,  le  plus  honnêtement  qu'il  peut,  que  cette  histoire  de 
l'âne  est  une  histoire  d'âne.  D'ailleurs,  il  n'y  avait  pas  que  cet  exem- 
plaire de  la  loi  :  des  miUiers  d'autres  se  trouvaient  parmi  les  Juifs 
qui  ne  revinrent  pas  de  la  captivité,  comme  il  y  a  des  milliers  d'exem- 
plaires de  l'Alcoran  parmi  les  sectateurs  de  Mahomet.  Si  la  loi 
avait  été  falsifiée  par  l'un,  tous  les  autres  eussent  réclamé.  Il  en 
est  de  même  du  Nouveau  Testament  :  impossible  d'y  faire  aucune 
altération  en  cachette  ;  car,  suivant  un  proverbe  français,  ce  qui  est 
su  de  deux,  est  su  de  tout  le  monde.  Enfin,  si  la  loi  ou  l'Evangile 
avaient  été  falsifiés,  ce  que  l'Alcoran  en  tire  serait  donc  faux  ou  dou- 
teux. A  moins  donc  de  mettre  en  doute  leur  Alcoran,  les  Mahomé- 
tans doivent  admettre  l'intégrité  de  la  loi  et  de  l'Évangile.  C'est  par 
là  que  Pierre  de  Clugni  termine  son  premier  livre  *. 

Dans  le  second,  il  commence  à  faire  sentir  aux  Mahométans  com- 
bien a  peu  de  consistance  ce  qu'ils  disent  et  croient  de  leur  prophète 
et  de  son  Alcoran.  Sans  doute,  il  faut  croire  un  vrai  prophète  de 
Dieu  ;  mais  il  faut  savoir  d'abord  si  c'est  un  prophète  véritable  ou 
non.  La  prophétie  est  la  manifestation  des  choses  inconnues,  soit 
passées,  soit  présentes,  soit  futures,  en  vertu  de  l'inspiration  divine 
et  non  d'une  invention  humaine.  D'où  il  suit  que  le  prophète  est 
celui  qui,  inspiré  de  Dieu  et  non  instruit  des  hommes,  leur  fait  con- 
naître les  choses  passées,  présentes  ou  futures,  qu'ils  ne  connaissent 
point  d'eux-mêmes.  Tels  furent  Moïse,  Isaïe,  Jérémie,  Ézéchiel  et 
Daniel.  Leurs  livres  sont  remplis  de  diverses  prédictions,  qu'ils 
n'ont  pu  faire  que  par  la  connaissance  que  Dieu  leur  a  donnée  des 
choses  à  venir.  Mais  à  l'égard  de  Mahomet,  quelle  preuve  produit- 
on  qu'il  ait  révélé  aux  hommes  des  choses  passées,  mais  qui  leur 

>  Martène,  Vet.  Script,  amplissima  Collectio,  t.  9,  p.  1125-1161. 


492  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIIL— De  1125 

étaient  inconnues,  ou  des  choses  présentes,  dont  ils  n'avaient  aucune 
connaissance,  ou  qu'il  leur  ait  prédit  des  choses  futures  ?  Qu'on 
feuillette  TAlcoran  d'un  bout  à  l'autre,  on  n'y  trouvera  aucune  pro- 
phétie de  sa  part.  S'il  eût  été  prophète,  n'aurait-il  pas  prévu  ses 
fréquentes  défaites  dans  les  combats,  et,  en  conséquence,  ne  les 
eût-il  pas  évitées  ? 

Il  est  dit  dans  l'Alcoran  que  Dieu,  en  envoyant  Mahomet,  lui  parla 
ainsi  :  «  Vous  ne  viendrez  point  vers  eux  avec  des  miracles  évidents, 
parce  qu'ils  les  rejettent  comme  odieux  et  qu'ils  se  sont  déjà 
opposés  à  la  vérité  qui  leur  a  été  annoncée.  Nous  vous  donnerions 
néanmoins  des  prodiges  et  des  miracles,  si  nous  ne  savions  qu'ils  ne 
vous  croiront  pas.  »  Pierre  de  Clugni  se  moque  avec  raison  de  cette 
parole  extravagante  ;  car,  comment  faire  dire  à  Dieu  que  les  hommes 
ne  croiraient  pas  Mahomet,  s'il  faisait  des  miracles,  puisqu'ils  l'ont 
cru  sans  qu'il  en  eût  fait  un  seul  ?  Comment  faire  dire  à  Dieu  que 
les  peuples  n'avaient  pas  cru  à  ceux  qui  avaient  fait  des  miracles 
avant  la  venue  de  Mahomet  ?  car,  d'après  l'Alcoran  même,  il  n'y  a 
eu  que  deux  législateurs  envoyés  de  Dieu,  Moïse  et  Jésus-Christ.  Ils 
ont  fait  l'un  et  l'autre  des  prodiges  sans  nombre  ;  mais  ceux  qui  en 
ont  été  témoins  ont  cru  à  Jésus-Christ. 

Les  peuples  de  toute  la  terre  ont  cru  aussi  aux  apôtres  envoyés  de 
lui,  en  voyant  leurs  miracles.  Ce  que  Mahomet  fait  dire  à  Dieu  est 
donc  un  mensonge,  et  par  là  même  un  blasphème.  Comment  enfin 
Mahomet  peut-il  se  dire  prophète,  et  dire  en  même  temps  qu'il  n'est 
pas  envoyé  pour  faire  des  miracles,  puisque  le  plus  grand  de  tous 
les  miracles  est  la  prophétie  ?  De  son  propre  aveu,  Mahomet  n'est 
donc  prophète  d'aucune  manière,  puisque  la  prophétie  est  un  des 
plus  grands  miracles  *. 

Tel  est  le  fond  du  second  livre.  On  n'a  pas  encore  retrouvé  le 
troisième  et  le  quatrième.  C'est  une  véritable  perte  ;  car  l'ouvrage 
de  Pierre  le  Vénérable,  même  tel  que  nous  l'avons,  peut  être  très- 
utile  pour  convertir  les  Musulmans.  Il  est  à  regretter  que  sa  version 
de  l'Alcoran  ainsi  que  son  ouvrage  contre  l'hérésie  des  Sarrasins  ne 
soient  pas  plus  connus. 

Saint  Bernard  avait  fait  son  voyage  en  Languedoc,  contre  les  nou- 
veaux manichéens,  dans  l'intervalle  du  concile  de  Paris  à  celui  de 
Reims.  Dans  ce  dernier,  outre  l'affaire  de  Gilbert  de  la  Porrée,  que 
nous  avons  déjà  vue,  le  pape  Eugène  III  en  termina  plusieurs  autres. 
On  y  fit  ou  on  y  renouvela  plusieurs  canons  contre  les  hérésiarques, 
contre  les  ordinations  des  hérétiques,  contre  les  incendiaires,  contre 

1  Martène,  Vet.  Script,  amplissima  Collectio,  t.  9, p.  1163-1184. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  493 

les  violateurs  des  asiles  et  de  la  sécurité  publique,  contre  ceux  qui 
se  battaient  dans  les  tournois,  contre  les  exactions  et  les  corvées  in- 
justes de  ceux  qui  occupaient  des  châteaux,  contre  les  ravisseurs  et 
les  détenteurs  des  biens  d'Église,  contre  ceux  qui  n'observaient 
point  la  loi  touchant  l'excommunication  et  l'interdit,  enfin  contre  le 
luxe  et  autres  abus  des  clercs  * . 

Dans  ce  même  concile,  le  pape  Eugène  déposa  Guillaume,  arche- 
vêque d'York.  Après  la  mort  de  l'archevêque  Turstain,  au  mois  de 
février  414;0,  cette  église  resta  vacante  plus  d'un  an.  Henri,  évêque 
de  Winchester  et  frère  du  roi  Etienne,  fît  premièrement  élire  Henri 
de  Coili,  neveu  du  même  prince;  mais  comme  il  était  abbé  de  Saint- 
Étienne  de  Caen,  le  pape  Innocent  ne  voulut  point  qu'il  fût  arche- 
vêque, s'il  ne  renonçait  à  l'abbaye.  Au  mois  de  janvier  1141,  on 
procéda  à  une  nouvelle  élection,  et  la  plupart  s'accordèrent  à  choi- 
sir Guillaume,  trésorier  de  l'église  d'York.  II  était  aussi  neveu  du 
roi  Etienne,  fils  d'Emma,  sa  sœur,  et  de  Hébert,  comte  de  Winches- 
ter. Ses  mœurs  étaient  très-pures,  sa  douceur  le  rendait  aimable,  et 
il  était  libéral  envers  les  pauvres;  mais  l'archidiacre  Gautier  et 
quelques  autres  s'opposèrent  à  son  élection,  soutenant  qu'elle  n'avait 
pas  été  libre  et  que  le  comte  d'York  l'avait  ordonnée  de  la  part  du 
roi.  En  effet,  ce  comte  avait  assisté  à  l'élection,  et  l'archidiacre  Gau- 
tier s'étant  mis  en  route  pour  aller  trouver  le  roi,  il  le  fit  prendre 
et  enfermer  dans  un  château.  Cette  violence  seule  justifiait  l'accu- 
sation et  rendait  l'élection  suspecte.  Les  opposants  en  appelèrent  au 
Pape  ;  ils  avaient  pour  eux  des  religieux  de  grand  mérite,  entre  au- 
tres Guillaume,  abbé  de  Ridai,  et  Richard,  abbé  de  Fontaines,  deux 
monastères  de  l'ordre  de  Cîteaux  dans  le  diocèse  d'York.  Robert, 
prieur  d'Hagulstadt,  quitta  même  le  pays  pour  redevenir  simple 
moine  à  Clairvaux.  Saint  Rernard  épousa  leur  cause  avec  chaleur 
et  écrivit  au  Pape  des  lettres  fort  vives  contre  Guillaume.  L'an  11 42, 
l'affaire  ayant  été  examinée  à  Rome,  en  présence  des  parties,  le 
pape  Innocent  II  déclara  que  Guillaume  pourrait  être  sacré,  si  le 
doyen  d'York  affirmait  par  serment  que  le  comte  n'avait  point  ap- 
porté au  chapitre  un  ordre  du  roi  d'élire  Guillaume,  et  si  Guillaume 
lui-même  affirmait  qu'il  n'avait  point  donné  d'argent  pour  cette  di- 
gnité. Les  conditions  furent  remplies,  mais  d'une  manière  douteuse, 
et  Guillaume  fut  sacré  archevêque  d'York,  le  27""®  de  septembre  1142, 
par  son  oncle  Henri,  évêque  de  Winchester  et  légat  du  Pape. 

Les  plaintes  se  renouvelèrent  sous  Célestin  II  et  Lucius  IL  Guil- 
laume envoya  des  députés  au  premier,  demander  le  pallium;  le  Pape 

»  Mansl,  t.  21,  p.  713-720. 


494  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

le  refusa  aux  députés,  et  exigea  qu'il  vînt  le  chercher  lui-même. 
Lticius  II,  qui  fut  Pape  bientôt  après,  ne  lui  était  pas  si  contraire, 
et,  aux  instances  de  l'évêque  de  Winchester,  envoya  un  cardinal 
porter  le  pallium  à  l'archevêque  d'York.  Mais  Guillaume  négligea 
d'aller  trouver  le  cardinal  ;  car,  ayant  été  élevé  en  grand  seigneur,  il 
avait  ce  défaut,  entre  plusieurs  vertus,  d'être  mou  et  ennemi  du 
travail  et  de  la  peine.  Il  manqua  donc  l'occasion  de  recevoir  son 
palUum.  Plus  tard  il  alla  le  demander  lui-même  à  Eugène  III,  qui 
venait  de  monter  sur  le  Siège  apostolique;  la  plupart  des  cardinaux 
étaient  pour  lui;  mais  saint  Bernard  renouvela  contre  lui  ses  ins- 
tances, et  écrivit  au  Pape  deux  lettres  très-fortes  à  son  sujet.  Eugène 
ordonna  à  Guillaume  de  s'abstenir  des  fonctions  épiscopales  jusqu'à 
ce  que  l'évêque  de  Dunelm,  l'ancien  doyen  d'York,  eût  mis  fin  à 
cette  affaire,  en  prêtant  le  serment  que  le  pape  Innocent  avait  pres- 
crit. L'évêque  s'y  refusa,  et  se  prononça  ainsi  contre  l'archevêque. 
Celui-ci,  voyant  qu'il  n'avançait  de  rien  à  Rome,  passa  en  Sicile 
chez  le  roi  Roger,  son  parent.  Cependant,  en  Angleterre,  quelques 
gentilshommes  de  sa  parenté,  touchés  de  sa  disgrâce,  brûlèrent  une 
terre  de  l'abbaye  de  Fontaines,  ce  qui  acheva  d'empirer  sa  cause  et 
d'indisposer  le  Pape  contre  lui. 

Enfin,  au  concile  de  Reims,  les  ecclésiastiques  d'York  renouvelè- 
rent leurs  plaintes  contre  l'archevêque  Guillaume.  Ils  avaient  à  leur 
tête  Henri  de  Murdac,  nouvel  abbé  de  Fontaines,  qui,  sous  l'arche- 
vêque Turstain,  avait  été  considérable  dans  l'église  d'York  et  dans 
toute  la  province,  par  sa  noblesse,  par  les  honneurs  et  les  richesses 
dont  il  jouissait;  mais  il  avait  tout  quitté  pour  se  rendre  moine  à 
Clairvaux,  sous  la  conduite  de  saint  Bernard,  et  il  s'y  était  distingué 
par  sa  vertu  et  sa  régularité.  On  accusa  donc  l'archevêque  Guillaume, 
dans  le  concile  de  Reims,  de  n'être  ni  canoniquement  élu,  ni  sacré 
légitimement,  mais  intrus  par  l'autorité  du  roi.  Il  en  fut  convaincu  ; 
et  Albéric,  évêque  d'Ostie,  prononça  contre  lui,  au  nom  du  Pape, 
la  sentence  de  déposition,  alléguant  pour  motif  qu'avant  Télection 
il  avait  été  nommé  par  le  roi  Etienne. 

Toutefois  cette  sentence  fut  donnée  contre  l'avis  de  la  plus  grande 
partie  des  cardinaux.  Ensuite  le  Pape  écrivit  à  l'évêque  de  Dunelm 
ou  Durham  et  au  chapitre  d'York  d'élire  dans  quarante  jours  un 
autre  archevêque.  Ils  s'assemblèrent  le  24"^  de  juillet;  une  partie 
du  clergé  élut  Hilaire,  évêque  de  Chichester,  les  autres  élurent  l'abbé 
Henri  de  Murdac.  Le  Pape  confirma  cette  dernière  élection  à  Auxerre, 
et,  le  5"°  de  décembre,  étant  à  Trêves,  il  sacra  Henri  de  ses  propres 
mains. 

Quand  l'archevêque  Guillaume  fut  revenu  de  Sicile,  l'évêque  de 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  495 

Winchester,  son  oncle,  le  retira  auprès  de  lui  et  lui  donna  le  choix 
de  toutes  ses  maisons,  lui  offrant  tout  son  domestique  pour  le  faire 
servir  comme  archevêque.  Guillaume  choisit  une  des  terres  du  pré- 
lat, où  il  vécut  dans  la  solitude,  ne  songeant  qu'à  faire  pénitence.  Il 
souffrit  sa  déposition  avec  une  extrême  patience,  sans  murmurer, 
sans  se  plaindre  de  ses  adversaires  et  sans  écouter  qui  parlait  contre 
eux.  Il  était  continuellement  appliqué  à  la  lecture  et  à  la  prière;  il 
devint  un  tout  autre  homme  qu'auparavant,  et  mérita  d'être  compté 
parmi  les  saints  *. 

Ce  fut  probablement  au  même  concile  de  Reims  que  le  Pape  ter- 
mimi  provisoirement  la  contestation  entre  l'archevêque  Thibaut  de 
Cantorbéri  et  l'évêque  Bernard  de  Menève  ou  Saint-David,  au  pays 
de  Galles.  Jusqu'alors  Saint-David  avait  le  titre  de  métropole;  mais 
le  pays  de  Galles  ayant  été  réuni  à  l'Angleterre,  l'archevêque  de 
Cantorbéri  ordonna  Bernard  évêque  de  Saint-David,  alors  vacant,  et 
lui  fit  promettre  avec  serment  de  ne  jamais  prétendre  le  droit  de 
métropole.  Plus  tard,  l'évêque  vint  revendiquer  ce  droit  devant  le 
pape  Eugène,  qui,  ayant  entendu  les  deux  parties,  donna  la  provi- 
sion à  l'archevêque,  et,  pour  juger  définitivement,  les  assigna  à  la 
Saint-Luc  de  l'année  suivante.  Sa  lettre  est  du  29°"^  de  juin  2. 

Raimond,  archevêque  de  Tolède,  étant  arrivé  au  concile  de  Reims, 
se  plaignit  de  la  part  du  roi  de  Castille,  son  maître,  de  ce  que  le 
pape  Eugène  avait  accordé  le  titre  de  roi  de  Portugal  à  Alphonse 
Henriquès,  moyennant  une  redevance  annuelle  de  quatre  livres  d'or, 
au  préjudice  de  la  couronne  de  Castille.  L'archevêque  de  Tolède  se 
plaignit  encore  que  celui  de  Brague  et  ses  suffragants  refusaient  de 
reconnaître  sa  primatie  :  ce  qui  apparemment  était  une  suite  de  l'é- 
rection du  nouveau  royaume  de  Portugal.  Pour  satisfaire  à  ces 
plaintes,  le  pape  Eugène  écrivit  au  roi  de  Castille,  Alphonse  VIII, 
une  lettre,  où  il  lui  déclare  qu'il  n'a  jamais  eu  intention  de  diminuer 
en  rien  sa  dignité  ni  les  droits  de  sa  couronne,  et  lui  promet  de  favo- 
riser dans  son  royaume,  comme  il  avait  déjà  fait,  l'expédition  contre 
les  infidèles.  Nous  voulons,  ajoute-t-il,  que  l'évêque  de  Brague  et 
ses  suffragants  obéissent  à  Tarchevêque  de  Tolède,  comme  à  leur 
primat,  ainsi  qu'il  a  été  ordonné  par  nos  prédécesseurs,  et  nous  avons 
suspendu  l'évêque  de  Brague  à  ce  sujet.  Pour  marque  de  notre  affec- 
tion, nous  vous  envoyons,  par  l'évêque  de  Ségovie,  la  rose  d'or  que 
le  Pape  a  coutume  de  porter  tous  les  ans  le  quatrième  dimanche  de 
carême;  et,  parce  que  vous  avez  voulu  que  les  évêques  et  les  abbés 

*  Acta  SS.,S  j'unii.  L'article  de  saint  Guillaume ,  dans  Godescard ,  est  assez 
mal  fait.  —  *  Eugen.  epist.  2. 


496  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIIL— De  1125 

de  votre  royaume  assistassent  au  concile  de  Reims^  nous  déchar- 
geons, à  votre  prière,  ceux  qui  n'y  sont  pas  venus,  de  la  suspense 
prononcée  contre  eux.  Dans  une  autre  lettre,  il  mande  au  même  roi 
que,  sur  sa  prière,  il  accorde  à  l'archevêque  de  Compostelle  la  pré- 
rogative de  faire  porter  la  croix  devant  lui  *.  L'archevêque  de  Brague 
se  soumit  entin  à  la  primatie  de  celui  de  Tolède;  mais  ce  dernier 
en  usa  si  durement  envers  lui,  qu'il  en  fut  sévèrement  réprimandé 
par  le  Pape  2. 

Bernard,  archevêque  de  Tarragone,  refusait  aussi  de  reconnaître 
la  primatie  de  Tolède,  et  avait  le  même  intérêt  que  celui  de  Brague, 
se  trouvant  dans  un  autre  royaume,  sous  Raimond  Bérenger,  qui, 
de  comte  de  Barcelone,  était  devenu  roi  d'Aragon  en  1138.  Bernard 
assista  au  concile  de  Reims,  où  le  Pape  voulut  l'obliger  à  reconnaî- 
tre l'archevêque  de  Tolède  pour  son  supérieur  ;  mais  Bernard  repré- 
senta qu'étant  nouvellement  archevêque  il  n'était  pas  encore  bien 
instruit  de  ses  droits,  et  promit  de  prendre  conseil  sur  cette  affaire 
quand  il  serait  retourné  à  son  église.  Il  y  a  plusieurs  lettres  du  pape 
Eugène  sur  ces  affaires  d'Espagne.  Tout  le  monde  y  recourait  avec 
un  empressement  filial  à  son  autorité.  Les  difficultés  ne  venaient  que 
de  la  diversité  politique  des  royaumes  ^. 

Des  raisons  semblables  avaient  empêché  le  rétablissement  de  Té- 
vêché  de  Tournai,  uni  à  celui  de  Noyon  depuis  le  temps  de  saint 
Médard,  c'est-à-dire  depuis  environ  six  cents  ans.  Le  clergé  de  Tour- 
nai avait  fait  des  efforts  pour  ressusciter  cet  évêché,  et  sous  Urbain  II, 
et  sous  Pascal  II,  et  sous  Innocent  II.  Ce  dernier  Pape  lui  avait 
même  ordonné  de  procéder  à  une  élection;  mais  des  intrigues  et  la 
mort  du  Pontife  firent  évanouir  leurs  espérances.  Mais  enfin  le  pape 
Eugène,  en  1146,  rétablit  définitivement  ce  siège,  et  sacra  de  sa 
main  le  nouvel  évêque,  Anselme,  abbé  de  Saint- Vincent  de  Laon, 
que  les  députés  de  Tournai  avaient  élu  sur  la  présentation  même 
du  Pape  *. 

Avant  de  partir  pour  l'expédition  d'Orient,  le  roi  Conrad  d'Alle- 
magne avait  fait  élire  roi  son  fils  Henri.  D'après  les  lois  du  royaume, 
l'archevêque  de  Mayence  gouvernait  en  l'absence  du  roi.  Le  Pape 
l'avait  mandé  au  concile  de  Reims  comme  les  autres  évêques.  Re- 
tenu par  les  affaires  de  l'Empire,  il  ne  put  s'y  rendre  dès  le  commen- 
cement. Appelé  de  nouveau  par  le  Pape,  il  s'y  rendit  avec  une  lettre 
du  jeune  roi  au  pape  Eugène,  où  il  excusait  son  retard  sur  le  besoin 
qu'on  avait  eu  de  lui  en  Allemagne  ^.  Les  ambassadeurs  du  jeune 

»  Eugen.  epist.  74  et  75.  —  2  Ibid.,  81.  —  ^  Ibid.,  82.  —  *  Narrât.  Tornac. 
apud  d'Acheri,  Spicileg.,  t.    12,  p.  483.  —  s  Mansi,  t.  21,  p.  741. 


ï 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  497 

roi  apportaient  en  même  temps  au  Pontife  romain  une  bulle  d'or, 
où  le  prince  lui  notifiait  son  avènement  à  la  couronne,  et  où  il  se  plai- 
gnait et  de  trois  frères  qui  s^étaient  partagé  le  duché  de  Pologne, 
après  avoir  chassé  leur  frère  aîné,  et  des  évêques  de  cette  province 
qui  n'observaient  pas  le  serment  qu'ils  avaient  fait  à  leur  père  sur  ce 
sujet*.  Le  pape  Eugène  envoya  un  cardinal-diacre  en  Pologne,  pour 
rétablir  la  paix  entre  le  duc  et  ses  frères,  et  régler  les  affaires  del'É- 
ghse  comme  légat  apostolique,  avec  ordre  d'excommunier  celui  des 
princes  qui  s'opposerait  à  la  paix,  et  de  jeter  l'interdit  sur  ses  terres. 
Le  légat  exécuta  sa  commission,  mais  les  évêques  de  Pologne  n'ob- 
servèrent point  l'interdit,  sous  prétexte  que  ce  n'était  pas  l'ordre  du 
Pape.  Informé  de  ce  qui  se  passait,  Eugène  III  leur  écrivit  une  lettre 
de  réprimande,  où  il  confirme  tout  ce  qu'avait  fait  son  légat,  et  leur 
enjoint  de  s'y  soumettre,  sous  peine  d'encourir  l'indignation  de  saint 
Pierre  2.  C'est  ainsi  que  le  chef  de  l'Église,  sur  les  plaintes  du  roi 
d'Allemagne,  rétablit  la  paix  dans  la  Pologne. 

Au  concile  de  Reims  se  trouvait  entre  autres  Guibald,  autrefois 
abbé  de  Stavelo,  ensuite  momentanément  du  Mont-Cassin,  et  enfin 
deCorbie  en  Saxe.  Il  venait  d'être  élu  à  cette  dernière  abbaye,  pour 
y  faire  cesser  une  division  occasionnée  par  un  prétendant  indigne, 
qui  fut  déposé.  Le  pape  Eugène  III  confirma  la  déposition  de  l'intrus 
et  l'élection  de  Guibald,  qui  était  un  des  hommes  les  plus  distingués 
de  l'Allemagne  par  sa  science  et  ses  talents. 

L'abbé  de  Corbie  accompagna  la  croisade  qu'on  fit  contre  les  Slaves 
encore  païens,  et  qui  faisaient  souvent  des  incursions  sur  les  Chrétiens 
de  Saxe  et  de  Danemark.  Tout  récemment  ils  avaient  surpris  et 
massacré  les  habitants  de  Lubeck,  un  jour  de  fête.  Le  pape  Eugène  III 
avait  exhorté  tous  les  Chrétiens  à  se  défendre  contre  les  Barbares  de 
leurs  frontières.  Les  évêques  et  les  princes  de  Saxe,  ayant  à  leur  tête 
Frédéric,  archevêque  de  Magdebourg,  marchèrent  donc  contre  les 
païens  du  Nord,  avec  une  armée  de  soixante  mille  hommes.  D'un 
autre  côté  s'armèrent  Albéron,  archevêque  de  Brème  ;  Thietmar, 
évêque  de  Werden  ;  Henri,  duc  de  Saxe,  et  plusieurs  autres  sei- 
gneurs, avec  quarante  mille  hommes.  Le  roi  de  Danemark,  avec  les 
évêques  du  royaume,  assembla  aussi  ses  forces  parterre  et  par  mer, 
qui  faisaient  une  armée  d'environ  cent  mille  hommes.  Toutes  ces 
troupes  attaquèrent  lesSlaves,  pour  venger  lesmeurtres  et  les  ravages 
qu'ils  avaient  faits  sur  les  Chrétiens,  principalement  sur  les  Danois. 
On  attaqua  donc  les  païens  en  divers  endroits,  on  porta  la  terreur 
partout,  on  fit  le  dégât  et  on  brûla  plusieurs  villes,  entre  autres  celle 

1  Neubrig.,  apud  Baron.,  1148,  n.  8,  -  2  Mansi,  t.  21,  p.  685. 

XV.  32 


498  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv,  LXVIII.  —  De  1125 

de  Malehon,  avec  le  temple  d'idoles  qui  en  était  proche.  Mais  après 
que  cette  guerre  eut  duré  trois  mois,  les  serviteurs  des  princes  alle- 
mands les  plus  voisins  leur  représentèrent  qu'en  ruinant  ce  pays  ils 
perdraient  les  tributs  qu'ils  avaient  accoutumé  d'en  tirer.  Ainsi  ils 
commencèrent  à  faire  la  guerre  faiblement,  et  enfin  ils  firent  la  paix> 
à  condition  que  les  Slaves  recevraient  la  religion  chrétienne,  et  relâ- 
cheraient les  Danois  qu'ils  tenaientesclaves.  Les  conditions  furent  ac- 
ceptées, mais  observées  assez  mal,  et  il  fallut  encore  plusieurs  expé- 
ditions pour  dompter  et  civiliser  ces  hordes  barbares  *. 

La  Suède  avait  alors  un  saint  évêque  et  un  saint  roi  :  Henri,  évêque 
d'Upsal,  capitale  du  royaume,  et  le  roi  Éric  ou  Henri,  car  c'est  le 
même  nom.  L'évêque  Henri  était  natif  d'Angleterre,  et  fut  sacré 
l'an  1  \  48  par  le  légat  apostolique  Nicolas,  évêque  d'Albane,  aussi 
Anglais,  qui  fut  depuis  le  pape  Adrien  IV.  Il  était  chéri  du  roi  Eric, 
que  les  états  de  Suède  avaient  élu  pour  le  trône,  après  la  mort  du 
dernier  roi,  et  qui  était  d'une  des  plus  illustres  familles  du  royaume. 
Le  premier  soin  du  nouveau  roi  fut  de  veiller  sur  son  âme  avec  une 
extrême  attention.  Il  assujettissait  la  chair  à  l'esprit  par  le  jeûne  et 
les  autres  mortifications  de  la  pénitence  ;  il  vaquait  assidûment  aux 
exercices  de  la  prière  et  de  la  contemplation,  qui  faisaient  ses  prin- 
cipales délices.  Ses  peuples  trouvaient  en  lui  un  père,  ou  plutôt  il 
était  le  serviteur  de  tousses  sujets;  il  travaillait  avec  une  application 
infatigable  à  leur  rendre  justice.  Les  malheureux  étaient  sûrs  de  sa 
protection  ;  ils  pouvaient  en  tout  temps  lui  porter  leurs  plaintes,  et 
ils  ne  tardaient  pas  à  être  délivrés  de  l'oppression.  Souvent  il  visi- 
tait en  personne  les  pauvres  malades,  et  les  soulageait  par  d'abon- 
dantes aumônes.  Content  de  son  patrimoine,  il  ne  levait  aucune  taxe 
sur  ses  sujets;  il  refusa  même  la  troisième  partie  des  confiscations 
légales,  que  les  étatslui  offrirent  d'une  voix  unanime.  Il  porta  de  si 
sages  lois  pour  réprimer  les  abus  et  pour  assurer  la  tranquillité  pu- 
blique, qu'elles  furent  célèbres  et  souvent  invoquées  dans  les  siècles 
suivants. 

Quoiqu'il  fût  naturellement  pacifique,  il  ne  put  se  dispenser  de 
faire  la  guerre.  Il  marcha  contre  les  Finlandais,  peuple  livré  aux  su- 
perstitions du  paganisme,  et  qui  venait  souvent  piller  les  terres  de 
son  obéissance.  Il  leur  offrit  d'abord  la  paix,  s'ils  voulaient  embras- 
ser la  foi,  et  mena  avec  lui  le  saint  évêque  d'Upsal.  Il  gagna  contre 
les  infidèles  une  grande  victoire,  se  prosterna  sur  le  champ  de  ba- 
taille pour  en  rendre  grâces  à  Dieu,  mais  avec  beaucoup  de  larmes, 

1  Chron.  saxon.,  an.  1148.  Saxo  Gramm.,  I.  13.  Helmold,  Chron.  slav.,  1.  1, 
c.  63. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  499 

en  songeant  à  la  perte  de  tant  d'âmes  qui  auraient  pu  se  sauver  en 
recevant  le  baptême.  Il  donna  la  paix  au  peuple  qui  restait,  et  leur 
fit  prêcher  l'Évangile  ;  un  grand  nombre  furent  baptisés,  on  fonda 
des  églises,  on  établit  des  prêtres;  et  le  saint  évêque  Henri  demeura 
avec  les  nouveaux  Chrétiens  pour  les  affermir,  tandis  que  le  roi  re- 
tourna en  Suède.  Un  d'eux  ayant  commis  un  homicide,  le  saint 
évêque  voulut  le  soumettre  à  la  pénitence  canonique,  pour  retenir 
les  autres  par  la  crainte.  Mais  le  coupable,  devenu  plus  furieux,  tua 
l'évêque  même,  l'apôtre  de  la  Finlande  dont  la  sainteté  fut  confirmée, 
par  un  grand  nombre  de  miracles.  C'était  vers  l'an  1151,  et  l'Église 
honore  ce  saint  martyr  le  19"*  de  janvier  *. 

Le  saint  roi  Éric,  étant  revenu  en  Suède,  fût  attaqué  à  l'impro- 
viste  par  un  prince  danois  qui  prétendait  à  la  couronne  de  Suède. 
Le  jour  de  l'Ascension,  comme  il  entendait  la  messe  à  Upsal,  sa  ca- 
pitale, on  vint  lui  dire  que  les  ennemis  étaient  près  de  la  ville,  et 
qu'il  était  à  propos  de  marcher  contre  eux.  Laissez-moi,  dit-il,  ache- 
ver d'entendre  la  messe;  j'espère  que  nous  entendrons  ailleurs  le 
reste  du  service.  Il  sortit  pour  aller  au-devant  des  ennemis,  mais 
avec  peu  de  suite;  et,  comme  ils  en  voulaient  principalement  à  sa 
personne,  ils  le  renversèrent,  le  percèrent  de  plusieurs  coups  et  lui 
coupèrent  la  tête.  C'était  le  18"*  de  mai  1151,  le  lendemain  de  l'As- 
cension. On  trouva  sur  son  corps  un  cilice;  et  il  avait  pratiqué  pen- . 
dant  sa  vie  plusieurs  autres  austérités,  des  veilles,  des  jeûnes,  des 
bains  d'eau  froide,  pour  dompter  la  chair  rebelle.  Il  se  fit,  après  sa 
mort,  un  grand  nombre  de  miracles  par  son  intercession,  et  l'Église 
l'honore  comme  martyr  le  jour  qu'il  fut  tué  ^. 

Le  légat  Nicolas,  évêque  d'Albane,  avait  été  envoyé  par  le  pape 
Eugène  en  Danemark,  et  il  établit  une  métropole  en  Norwége,  qui 
jusqu'alors  avait  été  soumise  à  l'archevêché  de  Lunden.  Pour  en 
faire  autant  en  Suède,  il  tint  à  Lincope  un  concile  provincial  en  1148. 
Mais  comme  les  Goths  et  les  Suédois  ne  purent  s'accorder  sur  le  lieu 
de  la  métropole  ni  sur  la  personne  du  métropolitain,  le  légat  se  retira 
sans  rien  faire  ;  car  les  Goths  aimaient  mieux  reconnaître  l'arche- 
vêque de  Brème  que  celui  d'Upsal.  Le  légat  Nicolas,  retournant  par 
le  Danemark,  laissa  à  Esquil,  archevêque  de  Lunden,  le  pallium  qu'il 
avait  destiné  à  celui  de  Suède,  afin  qu'il  le  donnât  au  prélat  que  les 
Goths  et  les  Suédois  éliraient  d'un  commun  consentement.  Ce  qui 
n'eut  point  d'exécution.  Le  légat  voulait  ainsi  établir  l'archevêque 
de  Lunden  primat  de  Norwége  et  de  Suède,  pour  le  consoler  de  l'ar- 


1  Acta  SS.,  Idjan.  —  ^  ibid.,  18  maii. 


500  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVllI.  —  De  1125 

chevêche  qu'il  venait  d'établir  en  Norv^^ége  ;  et  il  confirma,  depuis, 
cette  primatie,  lorsqu'il  fut  Pape  i. 

Hartwic  était  alors  archevêque  de  Brème.  Il  avait  remplacé  Albé- 
ron,  mort  en  ll^S,  et  tint  ce  siège  vingt  ans.  L^année  suivante,  1149, 
comme  la  Saxe  était  en  paix  avec  les  Slaves,  par  suite  de  la  croisade, 
Hartwic  se  proposa  de  rétablir  les  évêchés  ruinés  par  ces  Barbares, 
savoir  :  Oldenbourg,  depuis  transféré  à  Lubeck;  Ratzebourg  et  Mec- 
klenbourg,  depuis  transféré  à  Schwérin.  Ces  sièges  avaient  été  vacants 
pendant  quatre-vingts  ans,  et  Hartwic  se  trouva  ainsi  sans  suffra- 
gants,  n'ayant  plus  la  juridiction  qu'avaient  eue  ses  prédécesseurs 
sur  les  évêques  de  Danemark,  de  Norwége  et  de  Suède.  Il  s'efforça 
de  la  regagner,  par  sollicitations  et  par  présents,  auprès  du  Pape  et 
de  l'empereur  ;  n^y  pouvant  réussir,  il  entreprit  de  relever  ces  évêchés 
situés  chez  les  Slaves,  en  son  voisinage,  et  d'utiliser  ainsi  la  paix  que 
la  croisade  avait  procurée.  Il  sacra  èvêqued'OldenbourgsaintWicelin, 
prêtre  vénérable  qui  travaillait  depuis  trente  ans  à  la  propagation  de 
la  foi  dans  la  Hollande  ou  le  Holstein,  et  il  fit  Emmehard  évêque  de 
Mecklenbourg. 

Wicelin  était  né  dans  le  diocèse  de  Minden,  de  parents  plus  dis- 
tingués par  leur  vertu  que  par  leur  condition.  Il  étudia  assez  tard, 
premièrement  en  son  pays,  puis  à  Paderborn,  sous  Hartman,  maître 
célèbre,  qui  fut  obligé  de  modérer  sou  ardeur  pour  l'étude.  Ensuite 
Wicelin  gouverna  l'école  de  Brème  sous  l'archevêque  Frédéric, 
dont  il  était  aimé,  aussi  bien  que  de  ceux  que  leur  vertu  distinguait 
le  plus  dans  cette  église  ;  mais  il  était  odieux  aux  clercs  négligmits 
et  déréglés.  On  l'accusait  aussi  de  châtier  trop  rudement  ses  écoliers, 
dont  plusieurs,  toutefois,  devinrent  considérables,  entre  autres  un 
jeune  homme  nommé  Ditmar.  Après  plusieurs  années,  Wicehn  ré- 
solut d'aller  en  France  pour  faire  lui-même  de  plus  fortes  études  ;  et, 
prenant  avec  lui  le  jeune  Ditmar,  il  vint  à  Laon  se  rendre  disciple  des 
deux  frères  Raoul  et  Anselme,  qui  étaient  alors  les  plus  fameux  pour 
l'expMcation  de  l'Écriture  sainte.  Il  étudia  trois  ans  sous  eux,  évitant 
les  questions  curieuses  et  les  disputes  superflues;  puis,  avançant 
dans  le  désir  de  la  perfection,  il  résolut  de  ne  plus  manger  de  viande 
et  de  porter  un  cilice  sur  la  chair.  Il  n^était  encore  qu'acolyte  et 
n'avait  pas  voulu  monter  plus  haut,  craignant  la  légèreté  de  l'âge; 
mais  après  ces  trois  années  d'études  en  France,  il  résolut  de  retour- 
ner en  son  pays  et  de  prendre  les  ordres  sacrés. 

A  son  retour,  il  vint  trouver  saint  Norbert,  alors  archevêque  de 
Magdebourg,  qui,  ayant  reconnu  son  mérite,  l'ordonna  prêtre.  Alors, 

>  SaxoGramm,,  1.14.  Joan.  Magn.,  1.  18,  c.  18. 


à  1153  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  501 

brûlant  d'un  zèle  ardent  et  désirant  se  rendre  utile  à  l'Église,  il  ap- 
prit que  Henri,  prince  des  Slaves,  avait  dompté  des  nations  barbares 
et  ne  cherchait  qu'à  étendre  la  religion.  Il  alla  donc  trouver  Adalbé- 
ron,  archevêque  de  Brème,  qui  approuva  son  dessein,  et  lui  donna 
mission  pour  aller  prêcher  chez  les  Slaves  et  travailler  à  y  extirper 
l'idolâtrie. 

Aussitôt  il  entra  dans  le  pays  avec  deux  prêtres  qui  se  dé- 
vouèrent à  cette  bonne  œuvre,  et  obtint  du  duc  Henri  la  permission 
de  prêcher,  et  l'église  de  Lubeck  pour  y  faire  leurs  fonctions.  Mais, 
Henri  étant  mort  et  le  pays  troublé  par  une  guerre  civile,  ils  s'éta- 
blirent à  Falderen,  aux  confins  de  la  Holsace,  vers  les  Slaves.  Les  ha- 
bitants faisaient  profession  de  christianisme,  mais  ils  n'en  avaient  que 
le  nom;  ils  gardaient  leurs  anciennes  superstitions,  et  honoraient 
encore  des  bois  et  des  fontaines.  Le  bienheureux  Wicelin  s'en  fit  ai- 
mer, et  ils  écoutaient  avec  étonnement  ce  qu'il  leur  prêchait  des 
biens  du  siècle  futur  et  de  la  résurrection  :  une  multitude  incroyable 
eut  recours  à  la  pénitence,  et  sa  prédication  se  fit  entendre  dans  tout 
le  pays  des  Northalbingues.  Il  commença  à  visiter  les  églises  circon- 
voisines,  instruisant  les  peuples,  corrigeant  les  pécheurs,  terminant 
les  différends,  détruisant  les  bois  profanes  et  toutes  les  cérémonies 
païennes.  Sa  réputation  lui  attira  plusieurs  disciples,  tant  clercs  que 
laïques,  qui  firent  une  sainte  société,  promettant  de  garder  le  céli- 
bat, de  s'apphquer  à  la  prière  et  au  jeûne,  de  visiter  les  malades,  de 
nourrir  les  pauvres,  de  travailler  à  leur  propre  salut  et  à  celui  du 
prochain.  Ils  priaient  surtout  pour  la  conversion  des  infidèles,  mais 
Dieu  ne  les  exauça  pas  sitôt. 

L'empereur  Lothaire,  par  le  conseil  de  Wicelin,  fit  bâtir  le  châ- 
teau de  Siegbert  sur  la  Trave,  et  y  fonda  une  église,  dont  il  lui  donna 
la  conduite,  ainsi  que  de  celle  de  Lubeck.  Son  dessein  était  de  sou- 
mettre tous  les  Slaves  à  la  religion  chrétienne,  et  de  leur  donner 
Wicelin  pour  évêque;  mais  la  mort  de  ce  prince  arrêta  les  suites  de 
cet  étabhssement,  et  les  guerres  qui  suivirent  entre  deux  prétendants 
au  duché  de  Saxe  obligèrent  Wicelin  à  retourner  à  Falderen  avec  ses 
compagnons,  et  ils  faisaient  plusieurs  miracles,  particulièrement  sur 
les  possédés.  Quelque  temps  après,  le  bienheureux  Ditmar  ou  Thiet- 
mar,  ancien  disciple  de  Wicehn,  et  alors  doyen  du  chapitre  de  Brème, 
quitta  tout  pour  se  joindre  à  lui  et  à  sa  communauté  de  Falderen,  et 
lui  fut  d'un  grand  secours  par  son  zèle  et  sa  vertu .  Tel  était  le  saint 
prêtre  Wicehn,  quand  Hartw^ic,  archevêque  de  Brème,  l'ordonna 
évêque  d'Oldenbourg,  le  dimanche,  9"^  d'octobre  1149.  Le  bien- 
heureux Ditmar  mourut  le  17""  de  mai  1152,  et  saint  Wicelin  le 
la^e  (jg  décembre  1154.  Leur  vie  a  été  écrite  par  Helmold,  disciple 


502  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIIL  —  De  1125 

du    saint  évêque  d'Oldenbourg,  dans  son  histoire  des  Slaves  *. 
Après  le  concile  de  Reims,  ou  plutôt  avant,  comme  il  est  dit  dans 
des  lettres  de  Fabbé  Guibald  de  Corbie  ^,  le  pape  Eugène  vint  à  Trê- 
ves avec  dix-huit  cardinaux,  plusieurs  évêques  et  plusieurs  abbés,  y 
étant  invité  par  l'archevêque  Adalbéron,  qui  défraya  pendant  trois 
mois  toute  cette  compagnie.  Le  Pape  y  célébra  un  concile;  et  Henri, 
archevêque  de  Mayence,  jugea  à  propos  d'y  venir  avec  les  principaux 
de  son  clergé,  pour  consulter  le  Pape  touchant  les  révélations  de 
sainte  Hildegarde,  religieuse  de  grande  réputation.  Elle  était  née 
dans  le  comté  de  Spanheim,  Tan  1098,  de  parents  nobles  et  vertueux, 
qui  la  dévouèrent  au  service  de  Dieu  dès  son  enfance,  parce  que, 
dès  qu'elle  put  parler,  elle  faisait  entendre,  tant  par  ses  discours  que 
par  signes,  qu'elle  voyait  des  choses  extraordinaires.  A  l'âge  de  huit 
ans,  elle  fut  offerte  au  monastère  de  Disemberg  ou  du  mont  Saint- 
Disibode,  et  mise  sous  la  conduite  de  la  bienheureuse  Jutte  ou  Judith, 
sœur  du  comte  de  Spanheim,  qui  menait  la  vie  de  recluse,  et  qui 
la  forma  à  l'humilité,  à  l'innocence,  et  lui  apprit  simplement  à  lire  le 
psautier.  De  huit  ans  à  quinze,  Hildegarde  continua  de  voir  surna- 
turellement  beaucoup  de  choses,  dont  elle  parlait  avec  simplicité  à 
ses  compagnes,  qui  étaient  émerveillées,  aussi  bien  que  ceux  qui  'en 
eurent  connaissance.  On  admirait  d'où  cela  pouvait  venir.  Alors  Hil- 
degarde remarqua  elle-même  avec  surprise  que,  pendant  qu'elle 
voyait  ainsi  intérieurement  dans  son  âme,  elle  voyait  en  même  temps 
à  l'extérieur  par  les  yeux  du  corps,  comme  à  l'ordinaire;  ce  qu'elle 
n'avait  jamais  entendu  dire  de  personne.  Dès  lors,  saisie  de  crainte, 
elle  n'osa  plus  parler  à  qui  que  ce  fût  de  sa  lumière  intérieure.  Ce- 
pendant, dans  ses  discours,  il  lui  arrivait  souvent  de  parler  de  choses 
à  venir,  qui  paraissaient  étranges  aux  auditeurs.  Elle  voyait  et  en- 
tendait ces  choses,  non  en  songe  ni  pendant  le  sommeil,  non  dans  un 
état  d'exaltation,  ni  par  les  yeux  du  corps,  ou  par  les  oreilles  de 
l'homme  extérieur;  mais  elle  les  recevait,  bien  éveillée,  regardant 
dans  son  âme  seule,  par  les  yeux  et  les  oreilles  de  l'homme  intérieur, 
et  dans  les  lieux  les  plus  découverts,  selon  qu'il  plaisait  à  Dieu. 
C'est  elle-même  qui  s'en  explique  ainsi. 

Cet  état  d'intuition  surnaturelle  lui  dura  toute  sa  vie:  Elle  écri- 
vait dans  sa  vieillesse  :  Depuis  mon  enfance  jusques  aujourd'hui, 
que  j'ai  plus  de  soixante-dix  ans,  je  vois  toujours  cette  lumière  dans 
mon  âme,  et  je  la  perçois,  non  par  les  yeux  extérieurs,  ni  par  les 
pensées  du  cœur,  ni  par  aucun  concours  des  cinq  sens  externes,  les 
yeux  extérieurs  demeurant  toutefois  ouverts,  et  les  autres  sens  cor- 

1  Helmold,  I.  1,  c.  43-70.  Acta  SS.,  11  maii.  —  2  Mansi,  t-  21,  p.  743. 


à  1153  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGJLISE  CATHOLIQUE.  503 

porels  conservant  leur  vertu;  car  la  lumière  que  je  vois  n'est  pas 
locale,  mais  plus  lumineuse  que  la  nuée  qui  porte  le  soleil,  et  je  ne 
saurais  y  considérer  ni  la  hauteur,  ni  la  longueur,  ni  la  largeur.  On 
me  rappelle  ombre  de  la  lumière  vivante  ;  et  comme  le  soleil,  la  lune 
et  les  étoiles  apparaissent  dans  Teau,  ainsi  les  écrits,  les  discours, 
les  vertus  et  quelques  œuvres  des  hommes  me  resplendissent  dans 
cette  lumière.  Tout  ce  que  je  vois  ou  apprends  dans  cette  vision,  j'en 
ai  longtemps  la  mémoire.  Je  vois,  j'entends  et  je  sais  tout  ensemble, 
et  j'apprends,  comme  en  un  instant,  ce  que  je  sais.  Mais  tout  ce  que 
je  ne  vois  pas,  je  l'ignore,  étant  illettrée;  et,  pour  les  choses  que 
j'écris,  je  ne  mets  d'autres  mots  que  ce  que  j'entends  dire,  les  mots 
latins  non  limés.  Quant  à  la  manière  dont  il  m'arrive  d'ouïr  ces  pa- 
roles, ce  n'est  pas  comme  celles  qui  retentissent  de  la  bouche  d'un 
homme,  mais  comme  une  flamme  brillante,  comme  une  nuée  qui  se 
meut  dans  un  air  pur.  Quant  à  la  forme  de  cette  lumière,  je  ne  puis 
la  connaître  en  aucune  façon,  comme  je  ne  puis  regarder  parfai- 
tement la  sphère  du  soleil.  Cependant,  dans  cette  lumière  j'aperçois 
quelquefois  une  autre  lumière  qu'on  me  nomme  lumière  vivante  ; 
mais  celle-ci,  je  ne  la  vois  pas  fréquemment,  et  je  puis  encore  beau- 
coup moins  en  déterminer  la  forme  que  celle  de  la  première.  Quand 
je  contemple  cette  lumière,  toute  tristesse  et  toute  douleur  me  sont 
ôtées  de  la  mémoire,  en  sorte  que  j'ai  les  mœurs  d'une  petite  fille 
toute  simple,  et  non  plus  celles  d'une  vieille  femme,  mais  mon  âme 
n'est  jamais  privée  de  cette  première  lumière,  qui  est  appelée  l'ombre 
de  la  lumière  vivante  ;  et  je  la  vois,  comme  si  je  voyais  dans  une 
nuée  lumineuse  le  firmament  sans  étoiles,  et  c'est  en  elle  que  je  vois 
ce  que  je  dis  de  l'éclat  de  la  lumière  vivante.  Depuis  mon  enfance 
jusqu'à  l'âge  de  quarante  ans,j'ai  continué  avoir  toujours  ceschoses; 
j'en  disais  souvent  quelque  chose,  mais  sans  jamais  rien  écrire  *. 

A  l'âge  de  quarante  ans,  elle  entendit  une  voix  du  ciel  lui  ordon- 
nant d'écrire  ce  qu'elle  voyait.  Elle  résista  longtemps,  non  par  opi- 
niâtreté, mais  par  humilité  et  défiance.  A  l'âge  de  quarante-deux 
ans  sept  mois,  elle  vit  le  ciel  s'ouvrir,  et  un  feu  très-lumineux  qui 
lui  pénétra  la  tête,  le  cœur  et  toute  la  poitrine,  sans  la  brûler,  mais 
avec  une  chaleur  douce  ;  et  aussitôt  elle  reçut  l'intelligence  des 
Psaumes,  des  Évangiles  et  des  autres  livres  de  l'Ancien  et  du  Nouveau 
Testament,  en  sorte  qu'elle  en  expliquait  le  sens,  quoiqu'elle  ne  pût 
expliquer  les  mots  grammaticalement,  ne  sachant  ni  latin  ni  gram- 
maire. Comme  elle  refusait  toujours  d'écrire,  par  crainte  plutôt  que 
par  désobéissance,  elle  était  tombée  malade.  Enfin  elle  découvrit  sa 

1  Acta  SS.,  17  sept.,  p.  633,  edit.  Antverp. 


504  HISTOIRE  DNIVEKSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

peine  à  un  religieux  qui  était  son  directeur,  et  par  lui  à  son  abbé. 
L'abbé,  ayant  pris  conseil  des  plus  sages  de  sa  communauté  et  in- 
terrogé Hildegarde,  lui  ordonna  d'écrire;  ce  qu'elle  fit  pour  la  pre- 
mière fois.  Aussitôt  elle  se  trouva  guérie,  et  se  leva  de  son  lit.  Cette 
guérison  parut  à  Tabbé  si  miraculeuse,  qu'il  ne  voulut  pas  s'en  tenir 
à  son  jugement.  Il  vint  à  Mayence  faire  le  rapport  de  ce  qu'il  avait 
appris  à  l'archevêque  et  aux  principaux  de  son  clergé,  et  leur  montra 
les  écrits  de  Hildegarde. 

C'est  ce  qui  donna  lieu  à  l'archevêque  de  consulter  le  Pape  lui- 
même.  Eugène  III,  voulant  s'informer  exactement  de  cette  mer- 
veille, envoya  au  monastère  de  Hildegarde,  Albéron,  évêque  de 
Verdun,  avec  Albert,  son  primicier,  et  d'autres  personnes  capables, 
pour  apprendre  d'elle-même  ce  que  c'était,  mais  sans  bruit  et  sans 
curiosité.  Elle  leur  répondit  avec  grande  simplicité.  L'évêque  lui 
en  ayant  fait  son  rapport,  le  Pape  se  fit  apporter  les  écrits  de  Hilde- 
garde ;  et,  les  prenant  entre  ses  mains,  il  les  lut  lui-même  publi- 
quement, en  présence  de  l'archevêque,  des  cardinaux  et  de  tout  le 
clergé  'j  il  raconta  aussi  ce  que  lui  avaient  rapporté  ceux  qu'il  y  avait 
envoyés,  et  tous  les  assistants  en  rendirent  grâces  à  Dieu.  Saint 
Bernard  était  présent,  et  rendit  aussi  témoignage  de  ce  qu'il  savait 
de  cette  sainte  fille  ;  car  il  l'avait  visitée  quand  il  alla  à  Francfort, 
et  lui  écrivit  une  lettre  oii  il  la  félicite  de  là  grâce  qu'elle  a  reçue, 
et  l'exhorte  à  y  être  fidèle  *.  Il  pria  donc  le  Pape,  et  tous  les  as- 
sistants le  prièrent  avec  lui,  de  publier  une  si  grande  grâce  que  Dieu 
avaitfaite  de  son  temps  à  l'Église,  et  de  la  confirmer  par  son  autorité. 
Le  Pape  suivit  leur  conseil  et  écrivit  à  Hildegarde,  lui  recomman- 
dant de  conserver  par  humilité  la  grâce  qu'elle  avait  reçue,  et  de 
déclarer  avec  prudence  ce  qu'elle  connaîtrait  en  esprit.  Il  lui  permet 
aussi  de  s'établir  avec  ses  sœurs,  par  la  permission  de  son  évêque, 
au  lieu  qui  lui  avait  été  révélé,  et  d'y  vivre  en  clôture  suivant  la  rè- 
gle de  Saint-Benoît.  Ce  lieu  était  le  mont  Saint-Rupert,  près  de  Bin- 
gen  sur  le  Rhin,  à  quatre  lieues  au-dessous  de  Mayence,  ainsi  nommé 
d'un  seigneur  qui  vivait  au  neuvième  siècle,  et  qui  est  honoré  comme 
saint  le  IS"®  de  mai.  Sainte  Hildegarde  passa  en  ce  lieu  avec  dix- 
huit  filles  nobles  qu'elle  avait  attirées  par  sa  réputation,  et  en  fut  la 
première  abbesse  ^. 

Elle  écrivit  au  pape  Eugène,  dans  une  lettre  assez  longue,  ce 
qu'elle  avait  entendu  dire  à  la  voix  céleste  par  rapport  à  lui.  Comme 
le  langage  en  est  figuré  et  emblématique,  le  sens  n'en  est  pas  tou- 
jours clair.  Elle  annonce  une  époque  difficile  et  dont  paraissaient  les 

*  s.  Bem.  epist.  366.  —  «  Acfa  SS.,  17  sept. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  505 

premiers  symptômes.  Les  vallées  se  plaignent  des  montagnes,  les 
montagnes  tombent  sur  les  vallées.  Comment?  Les  sujets  n'ont 
plus  la  crainte  de  Dieu  ;  ils  ont  comme  une  rage  de  gravir  les  som- 
mets des  montagnes,  d'accuser  les  prélats,  au  lieu  d'accuser  leurs 
propres  péchés.  Ils  disent  :  Je  suis  plus  propre  qu'eux  à  être  supé- 
rieur. Ils  dénigrent  tout  ce  que  les  supérieurs  peuvent  faire,  et  cela 
par  envie  et  par  haine  de  la  supériorité  ;  semblables  à  un  pauvre 
insensé  qui,  au  lieu  de  nettoyer  ses  vêtements  sales,  ne  ferait  que 
regarder  de  quelle  couleur  est  le  vêtement  d'un  autre.  Les  mon- 
tagnes elles-mêmes,  c'est-à-dire  les  prélats,  au  lieu  de  s'élever  sans 
cesse  aux  communications  intimes  avec  Dieu,  pour  y  devenir  de 
plus  en  plus  la  lumière  du  monde,  se  négligent  et  s'obscurcissent. 
De  là  l'obscurcissement  et  le  trouble  dans  les  ordres  inférieurs.  C'est 
pourquoi,  vous,  grand  pasteur  et  vicaire  du  Christ,  procurez  la  lu- 
mière aux  montagnes,  et  la  correction  aux  vallées;  donnez  des  pré- 
ceptes aux  maîtres,  et  la  discipline  aux  sujets.  Le  souverain  juge  vous 
recommande  d'extirper  et  de  rejeter  d'auprès  de  vous  les  tyrans 
fâcheux  et  impies,  de  peur  qu'ils  ne  se  trouvent  dans  votre  société, 
à  votre  grande  confusion.  Mais  soyez  compatissant  pour  les  malheurs 
publics  et  privés,  car  Dieu  ne  dédaigne  pas  les  plaies  et  les  douleurs 
de  ceux  qui  le  craignent  i. 

Le  roi  Conrad,  de  son  côté,  écrivit  à  sainte  Hildegarde,  pour  se 
recommander  à  ses  prières,  avec  son  fils,  qu'il  désirait  lui  survivre. 
Elle  lui  répondit  par  ces  paroles  :  Il  dit,  celui  qui  donne  la  vie  à 
tous  :  Bienheureux  ceux  qui  sont  dignement  soumis  au  candélabre 
du  Roi  suprême,  et  ceux  qu'il  place  de  telle  sorte  dans  un  haut  rang, 
qu'il  ne  les  retranche  pas  de  son  sein.  Demeurez-y,  ô  roi,  et  rejetez 
de  votre  âme  ce  qui  la  salit,  parce  que  Dieu  conserve  quiconque  le 
cherche  dévotement  et  purement.  Tenez  votre  royaume,  rendez  la 
justice  à  chacun,  de  manière  que  vous  ne  deveniez  pas  étranger  au 
royaume  d'en  haut.  Écoutez,  il  y  a  certaines  choses  où  vous  vous 
éloignez  de  Dieu;  les  temps  où  vous  êtes  sont  légers  comme  une 
femme,  et  ils  inclinent  vers  l'injustice  qui  tente  de  détruire  la  justice 
dans  la  vigne  du  Seigneur.  Mais  ensuite  viendront  des  temps  encore 
plus  mauvais,  où  les  vrais  Israélites  seront  flagellés,  et  où  le  trône 
catholique  sera  ébranlé  dans  l'erreur  ;  c'est  pourquoi  la  fin  en  sera 
des  blasphèmes,  comme  un  cadavre  à  la  mort.  Sainte  Hildegarde 
termine  sa  lettre  par  ces  mots  :  Celui  qui  connaît  tout  vous  dit 
encore  une  fois  :  Homme,  entendant  ces  choses,  détache-toi  de  ta 


*  Bibl,  pp.,  t.  23,  p.  537  et  638. 


506  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

volonté  et  corrige-toi^  afin  que  tu  arrives  purifié  aux  temps  dont  je 
parle,  et  que  tu  n'aies  plus  à  rougir  de  tes  actions  *. 

La  sainte  abbesse  faisait  des  prédictions  et  donnait  des  avertisse- 
ments semblables  aux  évêques  et  aux  seigneurs  qui  lui  écrivaient  et 
la  consultaient  de  toutes  parts.  Elle  était  parmi  les  femmes  ce  que 
saint  Bernard  était  parmi  les  hommes. 

Le  pape  Eugène,  étant  de  retour  en  France,  vint  à  Clairvaux,  où 
il  édifia  toute  la  communauté  par  son  humilité  et  sa  régularité.  Il 
portait  sur  la  chair  sa  tunique  de  laine  sans  sergette  par-dessous,  et 
ne  quittait  le  froc  ni  jour  ni  nuit.  Pour  garder  la  bienséance,  on  lui 
portait  des  carreaux  en  broderies,  et  son  lit  était  bordé  de  pourpre 
et  couvert  de  riches  étoffes;  mais,  par-dessous,  il  n'était  garni  que  de 
paille  et  de  draps  de  laine.  En  parlant  à  la  communauté  où  il  avait  été 
moine,  il  ne  pouvait  retenir  ses  larmes  et  ses  soupirs;  il  les  exhorta 
et  les  consola,  vivant  avec  eux  en  frère  plutôt  qu'en  maître;  mais  sa 
nombreuse  suite  ne  lui  permit  pas  de  faire  chez  eux  un  long  séjour. 
Il  assista  aussi,  cette  même  année  1148,  au  chapitre  général  de  Cî- 
teaux,  non  comme  président  ou  comme  Pape,  mais  comme  un  d'en- 
tre eux.  Enfin  il  reprit  le  chemin  d'Italie,  et  arriva  heureusement 
à  Rome. 

Saint  Gilbert  de  Sempringam  vint  à  ce  chapitre,  offrir  à  l'ordre 
de  Cîteaux  la  congrégation  qu'il  venait  de  former.  Il  était  Anglais, 
né  dans  la  province  de  Lincoln,  en  1083,  et,  après  qu'il  eut  fait  ses 
études,  son  père  lui  donna  les  deux  cures  de  Sempringam  et  de  Ti- 
rington,  dont  il  avait  le  patronage  ;  mais  Gilbert  ne  tirait  sa  sub- 
sistance que  de  la  première,  et  donnait  aux  pauvres  tout  le  revenu 
de  la  seconde.  Il  n'était  pas  encore  dans  les  ordres  et  ne  possédait 
ces  cures  qu'en  personnat,  comme  on  le  nommait,  les  faisant  desser- 
vir par  des  vicaires,  suivant  un  abus  qui  régnait  alors,  de  séparer  le 
revenu  des  fonctions,  abus  qui  fut  condamné  au  concile  de  Reims 
parle  pape  Eugène.  Gilbert  s'attacha  ensuite  à  la  cour  d'Alexandre, 
évêque  de  Lincoln,  qui  l'ordonna  prêtre  malgré  lui  et  voulut  le  faire 
son  archidiacre  ;  mais  Gilbert  refusa,  disant  qu'il  ne  voyait  point  de 
chemin  plus  court  pour  se  perdre.  C'est  que  les  archidiacres  exer- 
çaient la  juridiction  ecclésiastique,  qui  était  une  grande  tentation 
d'avarice. 

Voulant  donner  son  bien  aux  pauvres  et  faire  une  fondation,  et 
ne  trouvant  point  d'hommes  qui  voulussent  vivre  aussi  régulièrement 
qu'il  souhaitait,  il  assembla  dans  sa  paroisse  de  Sempringam  sept 
filles  vertueuses,  qu'il  enferma  près  de  l'église  de  Saint-André,  par 

1  Bibl.PP.,X.  23,  p.  551. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  807 

le  conseil  et  le  secours  de  l'évêque  Alexandre,  pour  vivre  en  clôture 
perpétuelle;  en  sorte  qu'elles  recevaient  par  une  fenêtre  les  choses 
nécessaires  à  la  vie.  Pour  les  leur  apporter  et  les  servir  au  dehors, 
elles  avaient  de  pauvres  filles  en  habit  séculier  ;  mais  depuis,  par 
le  conseil  de  personnes  sages,  il  fit  aussi  prendre  un  habit  régulier 
et  faire  des  vœux  à  ces  filles  du  dehors,  après  les  avoir  bien  instruites 
et  bien  éprouvées.  Il  y  joignit  des  hommes  pour  l'agriculture  et  les 
autres  travaux  les  plus  rudes,  et  leur  prescrivit  une  manière  de  vie 
dure,  avec  un  habit  qui  marquait  Thumilité  et  la  renonciation  au 
monde.  Cet  institut  fut  tellement  approuvé,  que  plusieurs  seigneurs 
d'Angleterre  offrirent  à  saint  Gilbert  des  terres  et  des  revenus  pour 
fonder  des  monastères  semblables  ;  l'évêque  Alexandre  commença, 
et  le  roi  Henri  acheva.  Mais  Gilbert  ne  recevait  ces  biens  qu'avec 
crainte  et  comme  par  force  ;  il  en  refusait  même  plusieurs,  tant  il 
aimait  la  pauvreté  et  craignait  la  vanité  de  voir  un  grand  peuple  sous 
sa  conduite. 

Ce  fut  dans  cette  pensée  qu'il  vint  au  chapitre  de  Cîteaux,  où  était 
le  pape  Eugène,  voulant  se  décharger  du  soin  de  tant  de  maisons 
dont  il  se  croyait  incapable,  et  les  remettre  à  ces  religieux,  qu'il  con- 
naissait par  le  fréquent  usage  de  l'hospitalité,  et  qu'il  jugeait  les  plus 
exacts  de  tous  dans  l'observance  de  la  règle,  comme  étant  en  leur 
première  ferveur.  Mais  le  Pape  et  les  abbés  de  Cîteaux  lui  dirent 
qu'il  ne  leur  était  pas  permis  de  gouverner  d'autres  religieux,  et  en- 
core moins  des  religieuses;  et,  par  leur  conseil,  le  Pape  lui  ordonna 
de  continuer,  avec  la  grâce  de  Dieu,  l'œuvre  qu'il  avait  commencée. 
Il  voulut  s'excuser  sur  son  âge  de  soixante-cinq  ans  et  sur  son  inca- 
pacité; mais  le  Pape  le  jugea  d'autant  plus  propre  à  la  conduite  des 
âmes,  qu'il  la  désirait  moins.  Il  eut  regret  de  ne  l'avoir  pas  connu 
plus  tôt,  et  déclara  qu'il  lui  aurait  donné  l'archevêché  d'York.  En  ce 
voyag&,  saint  Gilbert  lia  une  étroite  amitié  avec  saint  Malachie  d'Ir- 
lande et  saint  Bernard:  il  se  trouvait  souvent  entiers  quand  ils  étaient 
seuls.  Ils  lui  donnèrent  chacun  leur  crosse,  et  saint  Bernard  y  ajouta 
une  étole  et  un  manipule. 

Saint  Gilbert,  étant  de  retour  en  Angleterre,  appela  à  son  secours 
des  ecclésiastiques  pour  la  conduite  de  ses  religieuses,  et  forma  ainsi 
une  double  congrégation,  de  filles,  sous  la  règle  de  Saint-Benoît,  et  de 
chanoines  réguliers,  sous  la  règle  de  Saint-Augustin,  et  il  leur  donna 
des  constitutions  écrites,  qui  furent  confirmées  par  le  pape  Eugène 
et  par  ses  successeurs.  Dieu  bénit  tellement  son  travail,  qu'il  fonda 
treize  monastères,  quatre  de  chanoines  et  neuf  de  religieuses,  conte- 
nant plus  de  deux  mille  personnes.  Il  fonda  d'ailleurs  plusieurs  hô- 
pitaux de  malades,  de  lépreux,  de  veuves  et  d'orphelins.  Sa  vie  était 


508  HISTOIRE  DNIVERSELLE        [Liv.  LX\'I1I.  —  De  1125 

austère,  il  ne  mangeait  point  de  viande,  et  s'abstenait  même  de 
poisson  pendant  Favent  et  le  carême.  Il  ne  se  servait  que  de  vais- 
selle de  bois  ou  de  terre  et  d'une  cuillère  de  corne.  Il  ne  portait  point 
de  fourrures,  et  toujours  les  mêmes  habits  hiver  et  été.  Il  était  vêtu 
de  gris,  et  fut  longtemps  sans  prendre  l'habit  ni  la  règle  de  cha- 
noine régulier  ;  mais  ses  disciples  lui  représentèrent  qu'il  était  à 
craindre  que,  sous  ce  prétexte,  on  ne  leur  donnât  après  sa  mort  un 
supérieur  étranger.  Il  prit  donc  l'habit  de  chanoine  des  mains  de 
celui  de  sa  congrégation  qui  était  le  plus  distingué  par  son  mérite; 
il  lui  promit  obéissance  en  faisant  ses  vœux,  et  le  regarda  toujours 
depuis  comme  son  supérieur.  Saint  Gilbert  de  Sempringam  vécut 
jusqu'en  1189,  et  l'Église  honore  sa  mémoire  le  4"^  de  février,  qui 
fut  le  jour  de  sa  mort  *. 

Un  autre  saint  vint  trouver  le  pape  Eugène  à  Clairvaux,  et  pour 
le  même  sujet  :  c'était  saint  Etienne,  abbé  d'Obasine.  Il  était  né  en 
Limousin,  de  parents  honnêtes,  et,  après  avoir  étudié  la  science 
ecclésiastique,  il  ne  laissa  pas  de  demeurer  dans  le  monde,  prenant 
soin  de  sa  famille,  et  plus  encore  des  pauvres;  mais,  ayant  été  or- 
donné prêtre,  il  résolut  de  se  donner  entièrement  à  Dieu,  et  com- 
mença à  mener  une  vie  austère  et  à  prêcher  avec  beaucoup  de  force 
et  d'onction.  Les  lectures  qu'il  faisait  pour  instruire  les  autres  lui 
firent  naître  le  dessein  de  renoncer  à  tout  et  de  suivre  Jésus-Christ 
dans  une  parfaite  pauvreté.  Il  consulta  sur  ce  sujet  Etienne  de  Mer- 
cœur,  qui  avait  été  disciple  de  saint  Robert  de  la  Chaise-Dieu,  et  ce 
saint  homme  lui  conseilla  d'exécuter  au  plus  tôt  son  pieux  dessein. 
Etienne  avait  déjà  pour  compagnon  un  autre  prêtre  nommé  Pierre, 
homme  d'une  grande  simplicité,  qui  était  dans  la  même  résolution. 
Donc,  le  jeudi  d'après  le  jour  des  Cendres,  ils  assemblèrent  leurs 
parents  pour  leur  dire  le  dernier  adieu,  leur  donnèrent  un  grand  re- 
pas, et  distribuèrent  aux  pauvres  tout  ce  qui  leur  restait  de  bien. 

Ils  passèrent  la  nuit  suivante  en  prières,  pour  demander  à  Dieu  la 
grâce  d'accomplir  ce  qu'il  leur  avait  inspiré;  puis,  s'étant  revêtus 
d'un  habit  religieux  et  marchant  nu-pieds,  ils  partirent  avant  le  jour 
pour  quitter  leur  pays  et  se  bannir  volontairement.  Il  y  avait  dans  le 
voisinage  un  ermite  nommé  Bertrand,  qui  avait  quelques  disciples. 
Ils  demeurèrent  avec  lui  dix  mois,  mais  sans  engagement,  et  le  quit- 
tèrent par  le  désir  d'une  plus  grande  perfection.  Après  avoir  visité 
toutes  les  maisons  religieuses  d'alentour,  sans  y  trouver  ce  qu'ils 
cherchaient,  ils  s'arrêtèrent  à  Obasine,  lieu  désert,  environné  de  bois 
et  de  rochers,  et  arrosé  d'une  petite  rivière.  Ils  y  arrivèrent  le  ven- 

1  Acta  SS.,  4  fehr. 


à  1153  de  l'ère  chr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  509 

dredi  saint,  et  passèrent  ce  jour  et  le  suivant  sans  manger.  Le  jour 
de  Pâques  ils  allèrent  à  une  église  voisine,  où,  ayant  emprunté  des 
souliers,  l'un  d'eux  dit  la  messe  et  l'autre  y  communia.  Personne  ne 
les  ayant  invités  à  dîner,  ils  revinrent  assez  tristes  à  leur  désert.  Mais 
une  femme  du  voisinage  leur  apporta  la  moitié  d'un  pain  et  un  pot 
de  lait,  dont  ils  firent  le  plus  agréable  repas  de  leur  vie.  Ils  passèrent 
plusieurs  jours  sans  autre  nourriture  que  les  racines  et  les  autres 
choses  qu'ils  pouvaient  trouver  dans  ce  désert;  mais  ils  furent  se- 
courus par  des  personnes  charitables,  particulièrement  des  pâtres, 
qu'ils  récompensaient  en  les  instruisant. 

Quelque  temps  après,  de  l'avis  d'Etienne,  Pierre  alla  à  Limoges 
avec  un  clerc  nommé  Bernard,  qui  s'était  joint  à  eux.  Ils  parlèrent 
à  révêque  Eustorge,  et  lui  expliquèrent  leur  dessein,  qu'il  approuva. 
Ayant  béni  une  croix  qu'ils  lui  avaient  apportée,  il  leur  permit  de 
dire  la  messe  et  de  bâtir  un  monastère,  à  la  charge  de  suivre  en  tout 
la  tradition  des  Pères.  Ils  commencèrent  donc  à  bâtir  des  lieux  régu- 
liers; car  ils  avaient  déjà  quelques  disciples,  mais  en  petit  nombre, 
à  cause  de  l'extrême  austérité  de  leur  vie;  car,  ajoute  l'auteur  de 
cette  histoire,  qui  est  du  temps  même,  encore  que  les  chanoines 
chantent  régulièrement,  leur  nourriture  est  abondante  et  délicate,  ils 
ont  beaucoup  de  repos,  peu  ou  point  de  travail  des  mains.  De  quoi 
le  saint  homme  ayant  une  grande  aversion,  il  avait  ordonné  que  tout 
le  temps  de  la  journée  fût  employé  au  travail,  excepté  ce  qu'empor- 
tait la  lecture  ou  l'office  divin.  Ils  y  employaient  même,  pendant 
l'hiver,  une  partie  de  la  nuit;  et,  durant  ce  travail,  on  récitait  des 
psaumes. 

Etienne  voulut  persuader  à  Pierre,  son  premier  compagnon,  d'aller 
chez  les  Sarrasins,  dans  l'espérance  d'en  convertir  quelques-uns,  ou 
de  souffrii'  le  martyre;  mais  Pierre  l'en  détourna,  lui  disant  qu'il  va- 
lait mieux  s'appliquer  à  la  conversion  des  mœurs  de  ceux  qui  avaient 
déjà  la  foi  que  de  travailler  inutilement  chez  des  infidèles,  qui  peut- 
être  n'étaient  pas  prédestinés.  Après  qu'ils  eurent  bâti  le  monastère 
d'Obasine,  il  y  eut  une  dispute  entre  eux  deux  à  qui  le  gouvernerait, 
chacun  voulant  déférer  à  l'autre  cet  honneur.  Pour  terminer  ce  dif- 
férend, on  les  mena  devant  le  légat  Geoffroi,  évêque  de  Chartres, 
qui  se  trouvait  alors  dans  le  pays,  et  qui,  après  les  avoir  bien  exami- 
nés, donna  la  charge  de  supérieur  à  Etienne. 

Sur  la  réputation  des  chartreux,  qui  passaient  pour  les  plus  par- 
faits religieux,  il  alla  les  visiter.  Il  y  arriva  vers  le  temps  qu'une  fonte 
extraordinaire  de  neige  avait  emporté  plusieurs  de  leurs  cellules  avec 
les  moines  qui  étaient  dedans.  Saint  Etienne  d'Obasine  consulta  le 
prieur  de  la  Chartreuse,  qui  était  alors  le  vénérable  Guigue,  sur 


510  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIIL—  De  1125 

rinstitut  qu'il  devait  choisir.  Le  prieur  lui  répondit  :  Les  cisterciens, 
\^nus  depuis  peu/  suivent  le  chemin  royal,  et  leurs  statuts  peuvent 
suffire  pour  la  plus  grande  perfection.  Quant  à  nous,  nous  sommes 
bornés  et  dans  le  nombre  des  personnes  et  dans  l'étendue  de  nos 
possessions.  Vous  qui  avez  assemblé  plusieurs  personnes  au  service 
de  Dieu,  et  qui  avez  résolu  d'en  recevoir  encore  davantage,  vous 
devez  plutôt  embrasser  la  vie  cénobitique. 

Au  retour  de  la  Chartreuse,  Etienne  augmenta  les  bâtiments 
d'Obasine,  pour  recevoir  ceux  qui  venaient  tous  les  jours  se  ranger 
sous  sa  conduite,  entre  lesquels  fut  un  gentilhomme,  qui,  ayant 
déjà  mené  dans  le  monde  une  vie  très -réglée,  se  donna  à  lui,  avec 
sa  femme,  ses  enfants,  toute  sa  famille  et  tous  ses  biens;  car  Etienne 
recevait  aussi  des  femmes,  et  il  en  convertit  un  grand  nombre, 
même  des  plus  nobles,  et  de  celles  qui  avaient  le  plus  vécu  dans  le 
luxe,  la  mollesse  et  le  désordre  ;  et  il  les  accoutumait  à  ne  point  dé- 
daigner les  travaux  les  plus  bas.  Elles  avaient  leurs  habitations  sé- 
parées; mais  ensuite  il  les  mit  plus  loin  et  dans  une  clôture  plus 
exacte,  et  elles  furent  bientôt  jusqu'au  nombre  de  cent  cinquante. 

Etienne,  ayant  donc  résolu  de  prendre  la  règle  monastique,  prin- 
cipalement par  le  conseil  d'Aimeri,  évêque  de  Clermont,  envoya  à 
Dalone,  qui  était  le  seul  monastère  régulier  du  pays  et  suivait  déjà 
l'observance  de  Cîteaux,  sans  toutefois  être  encore  agrégé  à  l'ordre. 
Il  en  fit  venir  des  moines  pour  instruire  les  siens.  Ces  moines  les 
traitaient  durement  et  avec  peu  de  discrétion,  comme  s'ils  avaient 
dû  savoir  tout  d'abord  les  observances  monastiques,  qu'ils  n'avaient 
point  apprises.  Ceux  d'Obasine  s'en  plaignaient  à  l'abbé  Etienne, 
qui  les  exhortait  à  la  patience.  Toutefois,  ayant  appris  que  le  pape 
Eugène  était  à  Cîteaux,  il  alla  l'y  trouver  ;  car  il  désirait  depuis 
longtemps  de  se  soumettre  à  cet  ordre.  Saint  Etienne  s'étant  donc 
présenté  au  Pape  et  lui  ayant  expliqué  son  dessein,  le  Pape  fit  ap- 
peler Rainard,  abbé  de  Cîteaux,  homme  d'un  mérite  singulier,  et 
lui  recommanda  Etienne  pour  le  regarder  comme  son  fils  et  l'asso- 
cier à  l'ordre.  Et  Rainard  et  tous  les  abbés  assemblés  en  chapitre  s'y 
accordèrent  de  grand  cœur,  moins  encore  par  obéissance  pour  le 
Pape  que  par  affection  pour  le  saint,  qui  fut  reçu  tout  d'une  voix  et 
assigné  à  la  maison  de  Cîteaux  pour  être  de  sa  filiation.  Il  y  avait 
quelque  difficulté  en  ce  que  la  maison  d'Obasine  avait  certaines  pra- 
tiques contraires  aux  coutumes  de  Cîteaux,  principalement  la  direc- 
tion des  femmes;  mais  on  passa  par-dessus  pour  l'amour  d'Etienne, 
et  Rainard,  qui  le  chérissait  tendrement,  promit  que  ces  différences 
s'aboliraient  peu  à  peu.  Etienne  revint  donc  à  Obasine  plein  de  joie, 
amenant  ceux  que  l'abbé  de  Cîteaux  lui  avait  donnés  pour  maîtres 


à  H53  (le  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  511 

dans  l'observance,  savoir,  deux  prêtres  et  deux  frères  lais.  Ces  nou- 
veaux maîtres,  bien  différents  de  ceux  de  Dalone,  instruisaient  dou- 
cement, familièrement  et  avec  une  grande  discrétion.  Le  changement 
qui  fit  le  plus  de  peine  à  Tabbé  Etienne  fut  d'accorder  l'usage  delà 
viande  aux  malades,  conformément  à  la  règle.  Depuis  cette  asso- 
ciation, le  monastère  d'Obasine  alla  toujours  augmentant,  et  continua 
d'en  produire  plusieurs  autres.  Saint  Etienne  vécut  encore  environ 
onze  ans,  jusqu'en  1159,  qu'il  mourut  le  8"°®  de  mars  *. 

Saint  Malachie,  archevêque  d'Irlande,  désirait  depuis  longtemps 
le  pallium,  pour  honorer  son  siège  et  ne  manquer  à  aucune  des  cé- 
rémonies de  l'Église.  Le  pape  Innocent  le  lui  avait  promis;  et  il  était 
d'autant  plus  affligé  de  ne  l'avoir  pas  envoyé  quérir  de  son  vivant. 
Mais,  sachant  que  le  pape  Eugène  s'était  approché  jusqu'en  France, 
il  voulut  profiter  de  l'occasion,  ne  doutant  pas  qu'il  ne  lui  fût  favo- 
rable, comme  enfant  de  sa  chère  maison  de  Clairvaux.  Il  assembla 
donc  son  concile  ;  et,  après  avoir  traité  pendant  trois  jours  les  af- 
faires qui  se  présentaient,  le  quatrième  jour  il  déclara  son  dessein 
touchant  le  pallium  ;  les  évêques  l'approuvèrent,  pourvu  qu'il  l'en- 
voyât demander  par  un  autre.  Toutefois,  voyant  qu'il  voulait  y  aller 
lui-même  et  que  le  voyage  n'était  pas  trop  long,  ils  n'osèrent  s'y 
opposer. 

,  Malachie  se  mit  donc  en  route  ;  mais,  étant  arrivé  en  Angleterre, 
on  refusa  quelque  temps  de  le  laisser  passer  en  France,  parce  que  le 
roi  Etienne  était  malcontent  du  pape  Eugène,  qu'il  croyait  ne  lui 
être  pas  favorable.  Quand  l'archevêque  arriva  à  Clairvaux,  saint 
Bernard  le  reçut  avec  une  joie  incroyable,  et  courut  l'embrasser  avec 
une  agilité  bien  au-dessus  de  sa  faiblesse;  mais  le  Pape,  était  déjà  à 
Rome  ou  près  d'y  arriver.  Ainsi  l'archevêque  fut  obligé  de  s'arrêter 
dans  cette  sainte  maison,  pour  attendre  quelques-uns  de  sa  suite 
retenus  en  Angleterre,  et  se  préparer  au  voyage  de  Rome.  Quatre 
ou  cinq  jours  après  son  arrivée,  ayant  célébré  la  messe  conven- 
tuelle le  jour  de  la  Saint-Luc,  il  fut  pris  de  la  fièvre  et  se  mit  au  lit. 
Toute  la  communauté  s'empressait  à  le  servir  et  à  lui  donner  tous 
les  soulagements  possibles.  Mais  il  leur  disait  :  Vos  soins  sont  inu- 
tiles; je  fais  toutefois,  pour  l'amour  de  vous,  ce  que  vous  voulez.  Car 
il  savait  que  sa  fin  était  proche,  et  assurait  qu'il  mourrait  cette  année 
et  au  jour  qu'il  désirait  depuis  si  longtemps,  qui  était  celui  des  Tré- 
passés, parce  qu'il  avait  une  grande  confiance  aux  secours  que  les 
morts  reçoivent  des  vivants  en  ce  jour-là.  Il  avait  aussi  dit  longtemps 
auparavant  que,  s'il  mourait  en  voyage,  il  voulait  mourir  à  Clairvaux. 

1  Acta  SS.,S  martii. 


512  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVHI.- De  11^25 

Il  demanda  Thuile  sainte;  et  comme  la  communauté  se  prépa- 
rait à  venir  la  lui  apporter  solennellement,  il  ne  le  voulut  pas  souf- 
frir, mais  il  descendit  de  la  chambre  haute  où  il  était,  marchant  de 
son  pied,  et  remonta  de  même,  après  avoir  reçu  Textrême-onction 
et  le  viatique.  Son  visage  n'était  point  changé,  et  on  ne  pouvait 
croire  qu'il  fût  si  près  de  sa  fin.  Mais  on  changea  d'avis  le  soir  de  la 
Toussaint  ;  on  vit  qu'il  était  à  l'extrémité,  et  toute  la  communauté  se 
rendit  auprès  de  lui.  Portant  ses  regards  sur  eux  :  J'ai  grandement 
désiré,  dit-il,  de  manger  cette  Pâque  chez  vous;  je  rends  grâces  à 
la  bonté  divine,  je  n'ai  pas  été  frustré  dans  mon  désir.  Puis,  les  con- 
solant avec  tendresse  :  Ayez  soin  de  moi,  ajouta-t-il;  moi,  je  ne  vous 
oublierai  pas,  si  cela  m'est  permis.  Et  je  n'en  doute  pas  ;  car  j'ai  cru 
en  Dieu,  et  tout  est  possible  à  qui  croit.  J'ai  aimé  Dieu,  je  vous  ai 
aimés,  et  la  charité  ne  cessera  jamais.  Après  quoi,  regardant  le  ciel, 
il  dit  :  Mon  Dieu,  gardez-les  en  votre  nom,  non-seulement  eux,  mais 
encore  tous  ceux  qui,  par  ma  parole  et  mon  ministère,  se  sont  con- 
sacrés à  votre  service.  Enfin,  leur  imposant  les  mains  à  chacun  et  les 
bénissant  tous,  il  les  envoya  reposer,  parce  que  son  heure  n'était  pas 
encore  venue.  Ils  revinrent  vers  minuit;  toute  la  communauté  était 
présente,  accompagnant  de  psaumes  et  de  cantiques  spirituels  l'âme 
sainte  qui  retournait  à  la  patrie  ;  tous  avaient  les  yeux  fixés  sur  le 
mourant,  mais  aucun  ne  le  vit  mourir,  tant  il  s'endormit  avec  calme 
dans  sa  cinquantième  année,  la  nuit  de  la  Toussaint,  à  la  fête  des 
Morts.  Saint  Bernard  fit  son  oraison  funèbre  le  jour  même;  et,quel^ 
que  temps  après,  il  écrivit  sa  vie,  à  la  prière  de  l'abbé  Congan  et  de 
toute  la  communauté  des  cisterciens  qu'il  gouvernait  en  Irlande.  Le 
motif  du  saint,  en  écrivant  cette  vie,  fut  de  conserver  la  mémoire 
d'un  si  grand  exemple  de  vertu,  dans  im  temps  où  les  saints  étaient 
si  rares,  particulièrement  entre  les  évêques  ^. 

Trois  ans  après,  c'est-à-dire  en  dl51,  le  cardinal  Jean  Paperon  fut 
envoyé  légat  en  Irlande,  par  le  pape  Eugène,  et  vint  trouver  le  roi 
d'Angleterre,  qui  refusa  de  lui  donner  un  sauf-conduit  s'il  ne  lui 
faisait  serment  de  ne  rien  faire  en  ce  voyage  au  préjudice  de  son 
royaume.  Le  légat,  indigné,  retourna  vers  le  Pape,  qui  en  sut  mau- 
vais gré  au  roi  d'Angleterre.  L'année  suivante  1152,  le  même  cardi- 
nal revint  et  s'adressa  à  David,  roi  d'Ecosse,  pour  lui  demander  pas- 
sage en  Irlande.  David  le  reçut  avec  grand  honneur,  vers  la  Saint- 
Michel,  et  ainsi  le  légat  arriva  en  Irlande  accompagné  de  Christien, 
évêque  de  Lismor,  dans  la  même  île,  aussi  légat.  Ils  tinrent  un  con- 
cile dans  le  nouveau  monastère  de  Mellifont,  ordre  de  Cîteaux,  où 

'  S.  Bern.  Vita  S.Malach.  et  Sermo  in  S.Malach. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  513 

se  trouvèrent  les  évêques,  les  abbés,  les  rois,  les  ducs  et  les  anciens 
d'Irlande,  et,  de  leur  consentement,  on  y  établit  quatre  archevêques, 
à  Arnriagh,  à  Dublin,  à  Cassel  et  à  Tuam.  Le  cardinal-légat  leur  dis- 
tribua quatre  palliums  qu'il  avait  apportés  de  Rome.  Il  assujettissait 
aussi  les  Irlandais  à  la  loi  des  mariages,  à  laquelle  ils  n'étaient  pas 
accoutumés,  et  corrigea  chez  eux  plusieurs  abus  ^ 

Anselme,  évêque  de  Havelberg  en  Basse-Saxe,  étant  auprès  du 
pape  Eugène  à  Tusculum,  au  mois  de  mars  1149,  le  Pape  lui  dit 
entre  autres  choses  :  Il  m'est  venu  depuis  peu  un  évêque  en  qualité 
d'ambassadeur  de  l'empereur  de  Constantinople,  dont  il  m'a  apporté 
une  lettre  écrite  en  grec.  Cet  évêque,  bien  instruit  dans  les  livres 
des  Grecs,  parlant  bien  et  se  confiant  en  son  éloquence,  nous  a  pro- 
posé plusieurs  objections  touchant  la  doctrine  et  le  rite  des  Grecs,  pré- 
tendant soutenirtout  ce  qu'ils  ont  de  différent  d'avec  l'Église  romaine, 
entre  autres  touchant  la  procession  du  Saint-Esprit  et  les  azymes. 
C'est  pourquoi,  sachant  que  vous  avez  autrefois  été  ambassadeur  de 
l'empereur  Lothaireà  Constantinople,  et  que,  pendant  le  séjour  que 
vous  y  avez  fait,  vous  avez  eu  sur  ce  sujet  plusieurs  conférences,  tant 
publiques  que  particulières,  je  vous  prie  d'en  composer  un  traité  en 
forme  de  dialogue,  qui  contienne  ce  qui  a  été  dit  de  part  et  d'autre. 

En  exécution  de  l'ordre  du  Pape,  Anselme  lui  envoya  trois  livres 
de  Dialogues,  dont  le  premier  est  une  introduction  aux  deux  autres, 
et  traite  de  l'unité  et  de  la  multiformité  de  l'Église.  L'Église  étant 
une,  plusieurs  étaient  étonnés,  choqués  même,  d'y  voir  tant  de  va- 
riétés, entre  autres  pour  les  ordres  religieux.  Une  seule  observation, 
mais  d'une  profonde  justesse,  suffit  à  Anselme  pour  tout  expliquer. 
L'Église  est  une  en  soi,  mais  multiforme  par-rapport  à  ses  enfants, 
qu'elle  engendre  en  des  manières  et  à  des  âges  divers,  qu'elle  élève 
et  forme  sous  des  lois  et  des  institutions  différentes,  depuis  Abel,  le 
premier  juste,  jusqu'au  dernier  des  élus.  Elle  est  une  parla  foi,  une 
par  la  charité.  Le  corps  de  l'Église  est  un  ;  il  est  vivifié,  régi  et  gou- 
verné par  l'Esprit-Saint,  qui  lui  est  uni  et  qui  est  à  la  fois  un  et 
multiple,  un  dans  sa  nature,  multiple  dans  ses  dons.  On  le  voit  par 
l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament.  Ce  corps  de  l'Église,  ainsi  vivifié 
par  le  Saint-Esprit,  et  diversifié  dans  ses  membres  et  dans  ses  âges, 
a  commencé  dans  Abel,  le  premier  juste,  et  se  consommera  dans  le 
dernier  des  élus,  toujours  un  dans  la  même  foi,  mais  multiforme  par 
une  grande  variété  de  vie  ^.  Ainsi  Abel,  Noé,  Abraham  appartenaient 
certainement  à  l'unité  de  la  foi  et  de  l'Église,  et  cependant  ils  servaient 


1  Mansi,  t-  21,  p.  767.  Baron,  et  Pagi.  —  ^  D'Acheri,  Spicileg.,  t.  i,  p.  163, 
in- fol.,  l.  I,  c.  2. 

XV.  33 


514  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII,  —  De  1125 

Dieu  et  lui  offraient  des  sacrifices  en  des  manières  diverses.  Moïse 
forme  dans  la  même  Église  un  peuple  tout  entier  par  une  loi  écrite 
et  des  rites  nouveaux  ;  David  y  ajoute  des  institutions  et  des  céré- 
monies nouvelles.  Alors  paraissent  les  prophètes  et  les  nazaréens^ 
différant  dans  leur  manière  de  vie^  mais  unis  dans  la  même  foi.  Et 
quoiqu^'ils  ne  connussent  pas  pleinement  les  mystères  du  Christ  et  de 
l'Église,  ils  appartenaient  toutefois  certainement  à  Tunité  de  l'Église 
catholique,  la  sainte  cité,  la  nouvelle  Jérusalem,  descendue  du  ciel, 
préparée  à  Dieu  comme  une  épouse  parée  pour  son  époux  *. 

La  religion  elle-même  a  subi  deux  transformations  considérables, 
qui  sont  les  deux  Testaments.  Sur  le  mont  Sinai,  au  milieu  des  fou- 
dres et  des  éclairs,  la  loi  de  Moïse  remplace  un  état  diflérent.  A  la 
mort  du  Christ,  la  terre  tremble,  le  soleil  s'obscurcit,  les  tombeaux 
s'ouvrent,  les  verrous  de  l'enfer  sont  brisés  et  la  loi  est  remplacée 
par  l'Évangile.  Une  transformation  finale  aura  lieu  :  celle  du  temps  à 
l'éternité,  de  la  terre  au  ciel  2. 

L'Ancien  Testament  annonce  clairement  et  manifestement  Dieu  le 
Père,  moins  clairement  Dieu  le  Fils.  Le  Nouveau  Testament  mani- 
feste Dieu  le  Fils,  mais  fait  entrevoir,  mais  insinue  la  divinité  de 
l'Esprit-Saint.  Ensuite  le  Saint-Esprit  s'annonce  en  nous  donnant  de 
sa  divinité  une  manifestation  plus  évidente.  Et  cela  est  dans  l'ordre; 
car  il  ne  convenait  pas  de  prêcher  manifestement  la  divinité  du  Fils 
avant  qu'on  ne  confessât  celle  du  Père,  non  plus  que  la  divinité  du 
Saint-Esprit  avant  qu'on  ne  crut  celle  du  Fils.  Le  céleste  médecin 
guérit  Thomme  par  des  remèdes  doux  et  gradués.  Ainsi  la  foi  à  la 
sainte  Trinité,  se  proportionnant  à  la  vertu  des  fidèles,  s'est  développée 
peu  à  peu,  et  enfin  est  devenue  parfaite.  C'est  pourquoi,  depuis 
l'avènement  du  Christ  jusqu'au  jour  du  jugement,  quoique  l'Église 
soit  toujours  une  et  la  même,  sans  cesse  renouvelée  par  la  présence 
du  Fils  de  Dieu,  son  état  ne  sera  pas  un  ni  uniforme,  mais  multiple 
et  multiforme^. 

Anselme  explique  les  sept  sceaux  de  l'Apocalypse,  des  sept  états 
différents  de  l'Église.  Elle  brille  dans  le  premier  par  les  miracles  que 
Dieu  fait  pour  son  établissement,  et  par  l'accroissement  du  nombre 
des  fidèles.  Dans  le  second,  ses  prédicateurs,  dispersés  dans  tout 
l'univers,  sont  persécutés;  mais  enfin  les  rois  et  les  princes  reçoivent 
eux-mêmes  sa  doctrine  avec  ardeur,  et  l'on  bâtit  partout  des  temples 
magnifiques  en  l'honneur  du  vrai  Dieu.  Troublée  dans  le  troisième 
par  les  erreurs  des  hérétiques,  elle  les  condamne  et  les  dissipe  dans 
ses  conciles;  et,  après  avoir  rétabli  solidement  la  foi  catholique,  elle 

1  D'kcheri, Spicile^.,  t.  i,  L  1,  c.  3  et  4.  —  2  Ibid.,  c.  5.  —  3  Ibid.,  c.  fi. 


à  1153  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  S15 

fait  des  lois  et  des  statuts  pour  le  règlement  de  la  discipline  et  des 
mœurs.  A  couvert  de  la  persécution  des  infidèles  et  de  la  perfidie 
des  faux  frères,  elle  prescrit,  dans  le  quatrième  état,  tout  ce  qui  est 
nécessaire  pour  la  décence  du  culte  divin,  l'honneur  des  temples  et 
des  autels,  et  permet  institution  de  divers  ordres  religieux.  Les  trois 
autres  regardent  la  fin  du  monde  et  le  siècle  futur.  Et  tout  ce  qui  se 
fait  de  bien  dans  les  divers  temps  et  dans  les  divers  ordres,  c'est  un 
seul  et  même  Esprit  qui  l'opère  et  qui  le  distribue  à  chacun  comme 
il  lui  plaît  ;  car  l'Esprit-Saint,  qui,  depuis  le  commencement  et 
maintenant  et  toujours,  gouverne  tout  le  corps  de  l'Église,  sait  re- 
nouveler, par  quelque  chose  de  nouveau  dans  la  religion,  les  esprits 
des  hommes  qui  s'engourdissent  par  l'accoutumance.  La  jeunesse  de 
l'Église  se  renouvelle  ainsi  comme  celle  de  l'aigle  *  ;  non  pas  que 
Dieu  ni  l'Église  varient,  mais  parce  que  l'infirmité  si  variable  du  genre 
humain  demande  quelque  variété  dans  les  remèdes  2.  Ainsi  parle  l'é- 
vêque  Anselme. 

Nous  ne  croyons  pas  qu'on  puisse  mieux  penser  ni  mieux  dire. 
C'est  la  vraie  explication  de  l'histoire  humaine;  c'est  le  vrai  plan  de 
la  divine  Providence  dans  l'éducation  du  genre  humain;  c'est  le  se- 
cret providentiel  des  révolutions  qui  bouleversent  le  monde  et  qui 
amènent  dans  l'Église  même  des  transformations" de  discipline.  Si 
bien  des  auteurs  modernes  avaient  eu  la  foi  et  le  bon  sens  de  cet  évê- 
que  du  douzième  siècle,  ils  se  seraient  épargné  bien  des  déclamations 
aussi  peu  sensées  que  peu  chrétiennes.  Fleury,  entre  autres,  aurait 
pu  s'épargner  ses  huit  à  neqf  discours. 

Une  diversité  plus  fâcheuse  est  celle  dans  la  doctrine  entre  les 
Grecs  et  les  Latins.  C'est  de  quoi  traite  l'évêque  Anselme  dans  son 
second  livre.  Lorsque  j'étais  à  Constantinople,  dit-il,  comme  les 
Grecs  me  faisaient  souvent  des  questions  et  que  je  leur  en  faisais  de 
mon  côté,  l'empereur  Calojean,  Jean  Comnène,  et  le  patriarche  fu- 
rent d'avis  d'une  conférence  publique,  qui  se  tint  dans  le  quartier 
des  Pisans,  près  de  l'église  de  Sainte-Irène.  On  établit  des  huissiers 
pour  faire  faire  silence,  des  arbitres  et  des  sténographes  pour  rédiger 
fidèlement  ce  qui  aurait  été  dit  de  part  et  d'autre.  Outre  la  multitude 
des  Grecs,  il  y  avait  plusieurs  Latins,  entre  autres  Moïse  de  Bergame, 
qui  fut  choisi  d'un  commun  accord  pour  interprète.  On  avait  choisi, 
pour  disputer  avec  Anselme,  l'archevêque  Néchitès  de  Nicomédie, 
le  plus  renommé  des  douze  docteurs  qui  gouvernaient  les  études, 
que  l'on  consultait  sur  les  questions  difficiles  et  dont  les  réponses 
passaient  pour  des  sentences  irrévocables. 

^B'Achen, Spici/eg.,  1. 1,  L  1,  c.  10,  p.  169, col.  1.— 2/626?.,  c.  13, p.  170,  col.  2. 


516  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  Deil25 

Cette  conférence  roula  sur  la  procession  du  Saint-Esprit.  On  exa- 
mina si  le  Saint-Esprit  procédait,  suivant  les  Grecs,  du  Père  seul, 
ou  bien  s'il  procède,  suivant  les  Latins,  du  Père  et  du  Fils.  Voici 
quelle  était  la  principale  objection  des  Grecs.  On  ne  peut  dire  que  le 
Saint-Esprit  procède  du  Père  et  du  Fils  sans  admettre  en  Dieu  une 
pluralité  de  principes  :  encore  qu'il  soit  dit  dansTÉvangile  que  le  Saint- 
Esprit  est  du  Fils,  qu'il  est  envoyé  par  lui,  qu'il  reçoit  de  lui,  qu'il 
tient  de  lui  ce  qu'il  dit,  il  ne  suit  pas  de  ces  façons  de  parler  qu'il 
procède    du  Fils;   enfin  l'Évangile  ne  le  dit  pas  formellement. 
Anselme  répond  :  Il  n'est  en  Dieu  qu'un  seul  principe  ;  le  Saint- 
Esprit,  en  procédant  du  Père  et  du  Fils,  n'en  procède  que  comme 
d'un  seul  principe,  parce  que  le  Père  et  le  Fils  sont  une  même  chose; 
en  sorte  que  nier  que  le  Saint-Esprit  procède  du  Fils  comme  du 
Père,  c'est  nier  son  existence,  et  conséquemment  renverser  le  mystère 
de  la  sainte  Trinité.  En  effet,  être  Qi procéder  est  une  même  chose  à 
l'égard  du  Saint-Esprit,  parce  que  sa  procession  est  substantielle,  et 
qu'il  n'y  a  point  de  différence  entre  recevoir  son  être  du  Père  et  pro- 
céder de  lui.  Or,  de  l'aveu  des  Grecs,  le  Saint-Esprit  est  du  Fils, 
donc  il  en  procède.  Anselme  ajoute  :  Le  Fils,  ayant  de  Dieu  le  Père 
d'être  Dieu  lui-même,  puisqu'il  est  Dieu  de  Dieu,  il  a  aussi  de  lui 
que  le  Saint-Esprit  en  procède  ;  ce  qui  fait  qu'il  est  avec  le  Père  un 
même  principe  du  Saint-Esprit,  à  cause  de  l'unité  de  substance.  Il 
rapporte  les  passages  de  l'Écriture  qui  prouvent  cette  procession  ;  et 
dit  que,  si  l'Évangile  ne  dit  pas  expressément  que  le  Saint-Esprit 
procède  du  Père  et  du  Fils,  il  ne  dit  pas  non  plus  le  contraire,  ni  que 
le  Saint-Esprit  procède  du  Père  seul,  comme  prétendaient  les  Grecs. 
Il  montre  qu'on  peut,  sans  témérité,  ajouter  aux  symboles  de  la  foi 
des  expressions  qui  ne  sont  pas  dans  l'Évangile,  comme  on  l'a  fait 
plusieurs  fois  dans  les  conciles.  Il  y  fut  décidé  que  le  Fils  est  con- 
substantiel  au  Père;  que  Marie  est  mère  de  Dieu;  qu'il  faut  adorer 
le  Saint-Esprit  :  expressions  qui  sont  reçues  par  les  Grecs,  quoi- 
qu'elles ne  soient  pas  formellement  dans  l'Écriture,  mais  seulement 
en  substance. 

Anselme  donne  de  tout  cela  une  raison  merveilleusement  profonde 
et  vraiment  divine.  Si  ces  conciles  orthodoxes,  auxquels  présida 
TEsprit-Saint,  et  qui  ont  confirmé  la  foi  catholique,  n'avaient  pas  eu 
lieu,  la  créance  de  la  Trinité  serait  aujourd'hui,  soit  nulle,  soit  flot- 
tante au  milieu  d'une  foule  d'hérésies.  Aussi  le  Seigneur,  sachant 
combien  il  fallait  ajouter  encore  pour  que  la  foi  catholique  fût  com- 
plète, après  avoir  dit  à  ses  disciples  tout  ce  qu'il  convenait  pour  le 
moment,  ajoute  :  J'ai  encore  beaucoup  de  choses  à  vous  dire,  mais 
vous  ne  pouvez  les  porter  maintenant  ;  mais  quand  cet  Esprit  de  vé- 


à  1153  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  517 

rite  sera  venu,  il  vous  enseignera  toute  vérité.  Voilà  donc  queTEsprit- 
Saint,  TEsprit  de  la  vérité,  qui  est  le  Fils,  doit  enseigner  une  foule 
de  choses  que  le  Fils  avait  encore  à  dire .  et  que  les  apôtres  mêmes 
ne  pouvaient  pas  encore  porter.  Et  de  fait,  il  dresse  d'abord  par  écrit 
rÉvangile  ;  ensuite,  dans  les  conciles  des  saints,  il  explique  ce  qu'il 
enseigne  dans  TÉvangile  avec  plus  de  brièveté,  en  sorte  que  ce  que 
les  apôtres  seuls  ne  pouvaient  porter,  toute  l'Église  le  porte  mainte- 
nant, répandue  par  toute  la  terre. 

Ainsi  donc  l'Esprit-Saint,  venu,  comme  il  a  été  promis,  pour  en- 
seigner alors,  et  maintenant  et  toujours,  toute  vérité,  a  été  présent 
au  concile  des  saints  Pères,  et  y  a  présidé  comme  le  docteur  de  tous. 
Enseignant  la  foi  de  la  sainte  Trinité,  que  nous  tenons,  entre  l'im- 
piété d'Arius,  qui  sépare  la  substance  divine,  et  l'impiété  de  Sabel- 
lius,  qui  confond  les  personnes,  il  communique  peu  à  peu  toute 
vérité;  il  institue  les  sacrements  de  l'Église;  il  règle  convenablement 
la  forme  du  baptême  institué  par  le  Seigneur,  le  rite  observé  par 
l'Église  dans  la  consécration  de  son  corps  et  de  son  sang;  il  établit 
des  patriarches,  des  métropolitains,  des  archevêques,  des  évêques, 
des  prêtres,  des  diacres  et  d'autres  ministres  inférieurs  pour  l'em- 
bellissement de  la  maison  de  Dieu  ;  il  distingue  dans  un  bon  ordre 
les  onctions  du  saint-chrême,  le  sacrement  de  pénitence  et  les  impo- 
sitions des  mains  ;  il  y  joint  les  solennités  de  la  messe  et  les  autres 
divins  offices  à  la  louange  de  Dieu  ;  par  les  docteurs  catholiques, 
comme  par  son  organe,  il  nous  ouvre  extérieurement  les  Écritures 
de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament;  en  même  temps,  il  nous  ré- 
vèle les  secrets  de  ces  Écritures  intérieurement,  par  une  inspiration 
familière  ;  étant  la  vertu  du  Très-Haut,  il  dissipe  puissamment  les 
hérésies  qui  croissent  insensiblement  par-dessous  ;  par  les  hommes 
apostoliques,  il  dicte  les  lois  ecclésiastiques  pour  la  conservation  de 
la  religion  chrétienne.  En  un  mot,  il  a  éclairé,  il  éclaire  encore  et  il 
éclairera  toujours,  par  la  lumière  de  la  vraie  science,  toute  l'Église, 
en  l'instruisant  dans  la  sainte  discipline  et  en  lui  enseignant  peu  à 
peu  toute  vérité.  Voilà  ce  qu'a  promis  celui  qui  ne  ment  pas.  Dieu  : 
Et  je  vous  donnerai  l'Esprit,  afin  qu'il  demeure  avec  vous  éternelle- 
ment *.  Et  encore  :  Voici  que  je  suis  avec  vous  tous  les  jours  jusqu'à 
la  consommation  des  siècles  ^,  savoir,  par  la  grâce  du  Saint-Esprit 
demeurant  en  vous.  Ainsi  donc,  et  l'Évangile  même,  et  les  conciles 
célébrés  par  les  Pères  orthodoxes,  c'est  le  même  Esprit-Saint  qui  les 
a  dictés,  enseignant  peu  à  peu  toute  vérité,  sans  jamais  rien  dire 
qui  lui  fût  contraire  :  vous  pouvez  donc  dire  en  toute  sécurité  que  le 

»  Joan.,  14,  16.  —  a  Matth.,  28,  20. 


518  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv,  LXVIIL  —  De  1125 

Saint-Esprit  procède  du  Fils,  puisque  le  Saint-Esprit  lui-même  l'a 
dit  implicitement  dans  TEvangile,  et  manifestement  en  divers  con- 
ciles, comme  maître  de  Tune  et  de  l'autre  Écriture  i. 

D'après  cela,  Anselme  produit  plusieurs  passages  des  Pères  grecs, 
de  Didyme,  de  saint  Cyrille,  de  saint  Chrysostome  et  du  symbole 
de  saint  Athanase,  où  ces  Pères  disent  que  le  Saint-Esprit  procède 
du  Fils  comme  du  Père.  Il  rapporte  aussi  des  témoignages  des 
Pères  latins,  de  saint  Jérôme,  de  saint  Augustin,  de  saint  Hilaire, 
dans  les  écrits  desquels  on  voit,  comme  dans  ceux  des  Grecs,  que, 
quoique  le  Saint-Esprit  procède  du  Père  et  du  Fils,  il  procède  pro- 
prement et  principalement  du  Père,  comme  de  la  première  cause. 
C'est  dans  ce  sens,  et  non  dans  un  autre,  qu'il  approuve  cette  locu- 
tion des  Grecs,  qui  se  trouve  aussi  dans  saint  Hilaire  de  Poitiers  : 
Que  le  Saint-Esprit  procède  du  Père  par  le  Fils,  parce  que  le  Père  a 
de  lui-même  et  que  le  Fils  a  du  Père  de  produire  le  Saint-Esprit,  qui 
procède  de  l'un  et  de  l'autre. 

L'archevêque  de  Nicomédie  se  montra  pleinement  satisfait  des  ré- 
ponses d'Anselme,  et  lui  dit  :  Votre  Charité  saura  qu'après  tant  de 
raisons  et  d'autorités  que  vous  avez  fait  valoir,  moi  et  tous  les  doctes 
parmi  les  Grecs  nous  pensons  comme  vous  sur  la  procession  du 
Saint-Esprit.  Cependant  ne  croyez  pas  nous  avoir  vaincus  dans  cette 
dispute  ;  car  toujours  les  Grecs  instruits  ont  tenu  ce  sentiment,  et, 
quand  les  savants  entre  les  Latins  ont  traité  cette  question  avec  cha- 
rité et  modestie,  les  savants  des  deux  côtés  se  sont  trouvés  d'accord. 
Mais  comme  les  populations  grecques  n'étaient  point  habituées  à 
entendre  dire  publiquement  dans  les  églises  que  le  Saint-Esprit  pro- 
cède du  Fils,  l'archevêque  émit  le  vœu  qu'on  assemblât  un  concile 
général  de  l'Occident  et  de  l'Orient,  par  l'autorité  du  Pontife  romain 
et  du  consentement  des  empereurs,  où  cette  question  et  les  autres 
fussent  décidées.  L'évêque  Anselme  fit  le  même  souhait,  qui  fut  ap- 
prouvé par  les  acclamations  de  toute  l'assemblée  ^. 

La  semaine  suivante,  on  tint  une  autre  conférence  dans  l'église  de 
Sainte-Sophie,  où  il  fut  principalement  question  delà  primauté  du 
Pape.  Si  vous  conservez  le  pain  fermenté  dans  le  saint  sacrifice,  dit 
Anselme  aux  Grecs,  uniquement  à  cause  de  vos  anciens  pontifes, 
pourquoi  ne  recevez-vous  pas  plutôt  les  décrets  de  la  très-sainte 
Église  romaine,  qui,  par  Dieu,  de  par  Dieu  et  immédiatement  après 
Dieu,  a  recula  primauté  d'autorité  dans  l'Église  universelle,  répan- 
due par  toute  la  terre  ?  Car  c'est  ce  qu'on  lit  dans  le  premier  concile 
de  Nicée  :  Tout  catholique  doit  savoir  et  nul  ne  doit  ignorer  que  la 

1  L.  2,  c.  2;],  p.  188.  —  2  L.  2,  t.  26  et  27. 


à -1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  519 

sainte  Église  romaine  a  reçu  cette  suprématie,  non  par  un  décret 
de  concile,  mais  par  cette  parole  du  Seigneur  au  prince  des  apôtres: 
Tu  es  Pierre,  et  sur  cette  pierre  je  bâtirai  mon  Église,  et  les  portes 
de  Tenfer  ne  prévaudront  point  contre  elle,  et  je  te  donnerai  les  clefs 
du  royaume  des  cieux  ;  et  tout  ce  que  tu  lieras  sur  la  terre  sera  lié 
dans  les  cieux,  et  tout  ce  que  tu  délieras  sur  la  terre  sera  délié  dans 
les  cieux.  Le  premier  Siège,  et  cela  par  le  don  du  ciel,  est  donc 
rÉglise  romaine,  que  saint  Pierre  et  saint  Paul  ont  consacrée  par 
leur  martyre.  Le  second  est  Alexandrie,  consacré  au  nom  de  Pierre 
par  son  disciple  saint  Marc.  Le  troisième,  Antioche,  honoré  par  la 
présence  de  IPierre,  avant  qu^il  vînt  à  Rome.  Supérieure  de  droit 
divin  à  toutes  les  autres,  TÉglise  romaine  a  aussi  été  gratifiée  par  le 
Seigneur  d'un  privilège  spécial.  Pendant  que  les  autres  sont  occu- 
pées parFhérésie  ou  chancellent  dans  la  foi,elle,  fondéesurla  pierre, 
est  toujours  demeurée  inébranlable,  suivant  cette  parole  du  Sauveur: 
Pierre,  j'ai  prié  pour  toi,  afin  que  ta  foi  ne  défaille  point,  et  lorsque 
tu  seras  converti,  confirme  tes  frères  *. 

Au  contraire,  Féglise  de  Constantinople,  car  permettez-moi  de 
dire  la  vérité  tout  entière,  travaillée  souvent  par  d'innombrables  hé- 
résies, laissant  de  côté  la  sincérité  de  la  foi,  s^est  enflée  contre  Dieu 
et  l'Église  catholique  de  ses  ténébreuses  inventions,  et  s'est  soulevée 
opiniâtrement,  autant  qu'elle  a  pu,  contre  la  foi  de  Pierre  et  sa  saine 
doctrine.  C'estd'ici  que  Timpiété  d'Arius,  se  trouvant  dans  toute  sa 
force,  a  infecté  de  son  venin  presque  tout  l'Orient  et  quelques  évê- 
ques  de  l'Occident  même.  Le  chef  de  cette  hérésie  fut  Eusèbe,  qui, 
passant  de  Béryte  à  Nicomédie,  envahit  et  empesta  l'église  de  Con- 
stantinople, et  l'occupa  jusqu'à  la  mort.  C'est  ici  que  siégeait  l'hé- 
résiarque Neslorius,  le  blasphémateur  de  Jésus-Christ  et  de  sa  saints 
Mère.  C'est  ici  que  présidait  l'hérésiarque  Macédonius,  le  blasphé- 
mateur de  l'Esprit-Saint,  dont  il  ne  faisait  qu'une  créature.  C'est  ici 
que  le  prêtre  Eutychès  a  produit  le  ferment  de  son  hérésie,  qui  con- 
fondait les  deux  natures  dans  le  Christ.  C'est  ici  que  l'arien  Eudoxe, 
après  avoir  quitté  Antioche,  a  trôné  comme  évêque,  assisté  d'Euno- 
mius,  son  satellite  d'impiété.  Qui  enfin  pourrait  nombrer  les  héréti- 
ques qui  ont  été  en  cette  ville,  qui  ont  infestéde  faux  dogmesl'Église 
immaculée  de  Dieu,  et  travaillé  à  déchirer  par  le  schisme  la  tunique 
du  Sauveur?  Ou  les  hérésies  sont  nées  ici  et  se  sont  répandues  ail- 
leurs, ou  bien  de  tous  les  coins  de  l'Orient,  où  elles  ont  fourmillé, 
elles  ont  afflué  dans  cette  ville  comme  dans  une  sentine.  C'est  comme 
cette  coupe  de  séduction  que  la  première  et  grande  Babylone  pré- 

1  L.  3,  c.  6. 


520  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.— De  1125 

sentait  à  boire  aux  empereurs,  aux  rois  et  aux  princes.  En  effet,  c'est 
de  la  coupe  arienne  qu'avait  bu  Tempereur  Constance,  quand  il 
persécuta  le  très-saint  pape  Libère. 

Aussi,  pendant  que  les  églises  de  Constantinople,  d'Alexandrie 
et  d'Antioche,  ainsi  que  presque  toutes  les  autres  de  l'Orient,  péri- 
clitaient dans  la  foi,  la  seule  barque  de  Pierre  est  demeurée  invin- 
cible à  toutes  les  persécutions  et  à  toutes  les  tempêtes,  et  n'a  cessé 
et  ne  cesse  encore  de  travailler,  tant  par  elle-même  que  par  ses 
légats,  à  expulser  de  l'Église  de  Dieu  le  ferment  de  l'hérésie.  Après 
cela,  y  a-t-il  quelque  sécurité  à  l'église  de  Constantinople  à  ne  pas 
recevoir  les  décrets  du  Pontife  romain,  ou  plutôt  à  les  mépriser  *  ? 

L'archevêque  Néchitès  répondit  :  Quant  à  la  primauté  de  l'Église 
romaine,  que  vous  relevez  si  fort,  je  ne  la  nie  point  ni  ne  la  con- 
teste ;  car  on  lit  dans  nos  anciennes  histoires  que  les  trois  chaires 
patriarcales  sont  sœurs,  savoir,  celles  de  Rome,  d'Alexandrie  et 
d'Antioche.  Entre  lesquelles  Rome,  étant  la  capitale  de  l'empire,  a 
obtenu  la  primauté,  en  sorte  qu'elle  a  été  appelée  le  premier  Siège 
et  qu'à  elle  il  y  eut  appellation  de  toutes  les  autres  églises  dans  les 
causes  douteuses,  et  qu'on  soumit  à  son  jugement  ce  qui  n'était  pas 
compris  en  des  règles  certaines. 

Ces  paroles  du  controversiste  grec  sont  remarquables.  Il  recon- 
naît que  Rome  est  le  premier  Siège,  et  que,  pour  cela  même,  on  peut 
appeler  à  lui  de  toutes  les  églises  du  monde  dans  les  choses  dou- 
teuses. Ainsi,  d'après  les  Grecs,  les  appellations  sont  une  consé- 
quence naturelle  de  la  primauté.  Fleury,  qui  voudrait  quelquefois 
les  attribuer  aux  fausses  décrétales  d'Isidore,  aurait  bien  fait  de  re- 
marquer ces  paroles  et  ce  raisonnement  des  Grecs,  qui,  comme  il  le 
remarque  lui-même  bien  des  fois,  ne  connaissaient  pas  les  fausses 
décrétales. 

Une  autre  chose  à  remarquer  dans  l'avocat  des  Grecs,  c'est  qu'il 
ne  reconnaît  la  primauté  à  l'Église  romaine  que  parce  que  Rome  a 
été  la  capitale  de  l'empire.  Ainsi  les  paroles  du  Fils  de  Dieu  à  saint 
Pierre  ne  lui  sont  de  rien  ;  le  tout,  c'est  d'avoir  été  la  capitale  de 
l'empire  temporel  de  la  force.  Et  pourquoi?  Afin  de  pouvoir  conclure: 
Or,  Constantinople  est  devenue  la  capitale  de  cet  empire  après  Rome, 
sinon  au-dessus  ;  donc  Constantinople  est  au  moins  le  second  siège 
de  l'Église  du  Christ,  sinon  le  premier.  Voilà,  au  fond,  toute  la  théo- 
logie des  Grecs  sur  la  divine  constitution  de  l'Église  de  Dieu. 

Qu'ainsi  ne  soit,  la  suite  de  la  discussion  le  fait  voir.  L'arche- 
vêque Néchitès  dit  que,  sous  l'empereur  Phocas,  l'église  de   Con- 

*  L.  3,  C.6. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  521 

stantinopte  se  disait  le  premier  siège  ;  mais  que  cet  empereur,  à  la 
demande  du  pape  Boniface  III,  déclara  le  Siège  de  saint  Pierre  le 
chef  de  toutes  les  églises.  Il  ajoute  que,  sous  l'empereur  Thèodose, 
Constantinople  fut  déclarée  le  second  siège,  parce  qu'elle  était  la 
seconde  capitale  de  Tempire, ainsi  que  Rome  avait  été  la  première^. 
On  le  voit  :  dans  tout  cela,  pour  les  Grecs,  TÉvangile  n'est  pour 
rien;  le  tout,  c'est  la  politique.  L'archevêque  Néchitès  conclut  : 
Nous  ne  refusons  donc  point  à  l'Église  romaine  le  premier  rang 
parmi  ses  sœurs,  c'est-à-dire  les  églises  patriarcales,  et  nous  recon- 
naissons qu'elle  préside  au  concile  général  ;  mais  elle  s'est  séparée 
de  nous  par  sa  hauteur  quand,  excédant  son  pouvoir,  elle  a  divisé 
en  même  temps  et  l'empire  et  les  églises  d'Occident  et  d'Orient.  Ces 
paroles  sont  suivies  d'une  assez  longue  déclamation  contre  le  despo- 
tisme de  l'Église  romaine  2. 

L'èvêque  Anselme  l'interrompit,  ne  pouvant  souffrir,  dit-il,  que 
l'archevêque  s'emportât  de  la  sorte  contre  elle.  Si  vous  connaissiez 
comme  moi  la  religion  de  l'Église  romaine,  sa  sincérité,  son  équité, 
sa  mansuétude,  son  humilité,  sa  piété,  sa  sainteté,  sa  sagesse,  sa 
discrétion,  sa  bienveillance,  sa  compassion,  sa  constance,  sa  justice, 
sa  fortitude,  sa  prudence,  sa  tempérance,  sa  pureté,  sa  charité  en- 
vers tout  le  monde,  mais  surtout  son  exactitude  dans  l'examen  des 
causes  ecclésiastiques  et  sa  liberté  dans  les  jugements  ;  si,  comme 
moi,  vous  connaissiez  tout  cela,  par  expérience,  dans  l'Église  ro- 
maine, vous  n'auriez  pas  parlé  comme  vous  avez  fait,  mais  vous 
vous  seriez  rangé  de  vous-même  à  sa  communion  et  à  son  obéis- 
sance. Anselme  fait  voir  ensuite  que  si,  sous  l'empereur  Théodose 
et  l'empereur  Marcien,  on  tenta  d'attribuer  le  second  rang  à  l'église 
de  Constantinople,  ce  ne  fut  que  par  l'ambition  des  èvêques  de  cette 
ville,  et  que  leur  téméraire  entreprise  fut  annulée  par  le  pape  saint 
Léon,  d'autant  plus  que  la  règle  de  l'Église  déclare  sans  vigueur 
tout  ce  qui  se  fait  indépendamment  de  la  sentence  du  Pontife 
romain. 

Cette  dernière  proposition,  nous  l'avons  vu  dans  le  temps,  se 
trouve  mot  à  mot  dans  les  deux  historiens  grecs,  Socrate  et  Sozo- 
mène.  Aussi  l'archevêque  Néchitès  n'eut-il  garde  de  la  contester. 
Il  se  contente  de  faire  cette  objection  de  sophiste  :  Le  Saint-Esprit 
est  descendu  sur  les  autres  apôtres  comme  sur  Pierre;  ils  ont  reçu, 
comme  Pierre,  le  pouvoir  de  remettre  les  péchés  :  donc  il  n'y  a  rien 
au-dessus  d'eux. 

L'èvêque  Anselme  confesse  que  le  Saint-Esprit  est  descendu  sur 

IL.  3,  c.  7.  — 2  Ibid.,  c.  8. 


522  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.LXVIII.  —  De  1125 

touS;,  et  que  tous  ont  reçu  le  pouvoir  de  remettre  les  péchés.  Mais, 
ajoute-t-il,  c'est  à  Pierre  spécialement  que  le  Seigneur  dit,  quand 
il  rinstitua  le  portier  :  Et  je  te  donnerai  les  clefs  du  royaume  des 
cieux  1.  Et  encore  :  Pais  mes  brebis  ^.  Et  quand,  le  premier  dans  la 
confession,  Pierre  eut  dit  :  Tu  es  le  Christ,  le  Fils  du  Dieu  vivant, 
le  Seigneur  lui  répond  :  Tu  es  bienheureux,  Simon  Pierre,  parce 
que  ce  n'est  pas  la  chair  et  le  sang  qui  t'ont  révélé  cela,  mais  mon 
Père  qui  est  dans  les  cieux  ^.  Par  où  il  nous  enseigne  manifestement 
que  Pierre  apprit  d'abord,  par  inspiration  céleste,  la  vérité  de  la  foi, 
que  les  autres  apôtres  apprirent  ensuite  par  sa  manifeste  confession. 
Car  ce  n'est  pas  dans  la  barque  d'André,  de  Jean,  de  Jacques,  ni 
d'aucun  autre,  mais  dans  la  barque  du  seul  Pierre,  que  monta  le 
Seigneur  Jésus,  et  que,  s'y  étant  assis,  il  enseignait  les  multitudes, 
nous  montrant  par  là  figurément  que,  de  la  sainte  Église  romaine, 
à  laquelle  devait  être  préposé  Pierre,  le  prince  des  apôtres,  la  doc- 
trine évangélique  et  apostolique  se  répandrait  chez  la  multitude  des 
peuples  par  tout  le  monde.  Les  apôtres  eux-mêmes  ont  reconnu 
cette  primauté  de  Pierre  au  concile  de  Jérusalem,  où,  par  l'autorité 
que  lui  avait  conférée  le  Seigneur,  il  définit  ce  qui  paraissait  douteux. 
Partout  il  est  le  premier  à  répondre,  le  plus  puissant  à  guérir  les  ma- 
lades, par  la  seule  ombre  de  son  corps.  Après  l'ascension  du  Sei- 
gneur, c'est  lui  qui,  à  sa  place,  prend  sur  soi  l'Église  naissante.  C'est 
lui  qui  sépare  de  cette  sainte  société  Ananie  et  Saphire,  tués  par  le 
souffle  de  sa  bouche  pour  avoir  menti  à  l'Esprit-Saint.  C'est  lui  qui 
condamne  Simon  le  Magicien  avec  son  argent.  Aucun  fidèle  ne  peut 
donc  mettre  en  question  que  Pierre  a  été  établi,  par  le  Seigneur, 
prince  des  apôtres.  Or,  comme  le  seul  Pontife  romain  est  le  succes- 
seur de  Pierre,  et  par  là  même  le  vicaire  du  Christ,  ainsi  les  autres 
évêques  tiennent  la  place  des  apôtres  sous  le  Christ,  et  sous  Pierre, 
vicaire  du  Christ,  et  sous  le  Pontife  romain,  vicaire  de  Pierre  *. 
^  L-'archevêque  Néchitès,  sans  faire  à  ceci  aucune  objection,  s'efforce 
de  relever  l'honneur  de  Constantinople,  en  soutenant  que,  si  beau- 
coup d'hérésies  y  ont  pris  naissance,  elles  y  ont  aussi  reçu  le  coup 
mortel.  D'un  autre  côté,  il  insinue  que,  s'il  n'y  a  pas  eu  d'héré- 
sies à  Rome,  c'est  que  peut-être  on  y  a  moins  de  science  et  moins 
d'esprit  ^. 

Dans  sa  réponse,  ou  plutôt  dans  la  continuation  de  celle  qu'il  avait 
déjà  commencée,  l'évêque  Anselme,  déjà  si  admirable  dans  ce  qui 
précède,  semble  encore  se  surpasser  lui-même.  L'Apôtre  l'a  dit  : 

1  Matth.,  16,  19.  — 2  Joan.,21,  17.— 3  Matth.,  16, 17.  —  *  L.  3,  c.  10.  — 
3  C.  11. 


à  1153  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  523 

Le  chef  de  l'Église  est  le  Christ,  le  chef  du  Christ  est  Dieu  *.  Mais 
le  chef  de  l'Église,  le  Christ,  en  montant  au  ciel,  a  commis  sa  place 
et  sa  fonction  sur  la  terre  à  Pierre,  prince  des  apôtres.  Pierre,  en 
suivant  le  Christ  au  martyre,  s'est  subrogé  Clément  comme  vicaire; 
et  ainsi  les  Pontifes  romains,  substitués  successivement  à  la  place 
du  Christ,  sont  sur  la  terre  le  chef  de  l'Église,  de  laquelle  Jésus- 
Christ  est  le  chef  dans  les  cieux.  Ne  veuillez  donc  pas,  dans  un  seul 
et  même  corps  de  l'Église,  faire  deux  chefs,  deux  têtes,  ou  plus  en- 
core; car  dans  un  corps  quelconque,  c'est  une  chose  indécente, 
difforme,  monstrueuse,  contraire  à  la  perfection,  voisine  de  la  cor- 
ruption. Or,  quand  vous  soutenez  qu'il  a  été  décrété  par  cent  quarante 
Pères  assemblés  dans  cette  ville,  que  Constantinople,  comme  étant 
la  nouvelle  Rome,  aurait  la  primauté  en  Orient  sur  toutes  les  églises, 
et  qu'elle  pourrait,  par  sa  propre  autorité,  définir  les  causes  ecclé- 
siastiques, que  faites-vous,  sinon  d'ériger  deux  chefs,  deux  têtes 
dans  un  même  corps  de  la  même  église,  et  d'élever  autel  contre  autel, 
à  l'exemple  des  manichéens,  qui,  en  Afrique,  en  dressèrent  un,  où 
ils  offraient  des  sacrifices  le  jour  de  la  mort  de  Manès,  au  heu  de 
célébrer  la  Pâque  chrétienne  ? 

Si  vous  prétendez  que  cela  doit  se  faire  à  cause  de  la  translation 
de  l'empire,  il  est  évident  que  vous  vous  appuyez,  non  sur  le  droit 
divin,  mais  sur  le  droit  humain.  En  conséquence,  si  vous  dites 
qu'une  ville,  parce  qu'elle  estla  capitale  d'un  royaume,  doit  être  aussi 
un  chef  d'églises,  vous  aurez  un  troisième  chef  d'églises  dans  Antio- 
che,  qui  a  été  capitale  aussi  bien  que  Constantinople.  Vous  en  aurez 
un  quatrième  dans  Babylone,  la  métropole  de  l'Egypte  ;  un  cinquième 
dans  Bagdad,  capitale  de  la  Perse,  si  toutefois  vous  parvenez  à  sou- 
mettre ces  villes.  Par  la  même  raison,  chaque  capitale  de  royaume 
sera  un  chef  d'églises,  il  n'y  aura  pas  qu'un  seul  Pierre,  qu'un  seul 
prince  des  apôtres,  mais  beaucoup  de  Pierres,  beaucoup  de  princes 
des  apôtres.  Combien  cela  est  absurde,  c'est  à  vous  à  voir,  et  aux 
assistants  à  juger. 

11  est  donc  certain  que,  comme  l'Église  est  une,  elle  n'a  aussi 
qu'un  chef  sur  la  terre,  qui  est  le  Pontife  romain,  placé  à  la  tête  de 
tout,  non-seulement  par  l'autorité  de  l'empire  humain,  mais  princi- 
palement par  la  majesté  du  jugement  divin.  C'est  sur  lui  que  doivent 
se  régler,  surtout  dans  les  sacrements  ecclésiastiques,  tous  ceux  qui 
veulent  être  sauvés  sous  son  obéissance  dans  la  foi  de  saint  Pierre. 
Car  ainsi  parle  le  bienheureux  Ambroise,  archevêque  de  Milan  : 
Quiconque  ne  s'accorde  point  avec  l'Église  romaine,  celui-là  est  cer- 
tainement hérétique. 

»  Ephes.,  5,  23.  1  Cor.,  il,  3. 


524  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

Quant  à  ce  que  vous  dites  que  les  hérésies  nées  en  cette  ville  y 
ont  aussi  été  frappées  de  mort,  et  cela  par  Tautorité  des  saints  Pères 
de  l'Orient,  assemblés  à  Nicée  et  dans  d'autres  conciles,  je  m'étonne 
que,  savant  comme  vous  êtes,  vous  attribuiez  aux  membres  ce  qui 
est  du  chef,  aux  assesseurs  ce  qui  est  du  président.  Si  les  saints 
Pères  vivaient  encore,  nul  d'entre  eux  ni  tous  ensemble  ne  s'arro- 
geraient aucune  partie  d'autorité  d'aucun  concile,  mais  la  rapporte- 
raient tout  entière  au  Pontife  romain,  qui  les  présidait  en  personne, 
ou  bien  confirmait  tout  par  ses  légats;  car  la  règle  ecclésiastique, 
qu'ils  n'ignoraient  pas,  porte  ainsi  :  On  ne  doit  point  célébrer  de 
conciles  sans  l'aveu  du  Pontife  romain.  Il  est  donc  à  savoir  que  les 
hérésies  nées  en  cette  ville,  et  nées  par  l'erreur  des  Grecs,  y  ont 
aussi  été  frappées  de  mort,  non  par  l'autorité  des  Grecs,  mais  par 
l'autorité  des  Pontifes  romains.  L'évêque  Anselme  le  prouve  par  la 
condamnation  des  principales  hérésies,  et  conclut  par  ces  mots  :  Il 
est  donc  évident,  par  tous  les  conciles  d'Orient  et  d'Afrique,  où 
différentes  hérésies  ont  été  condamnées,  que  l'Eglise  romaine  a  reçu 
du  ciel  deux  privilèges  divins  :  une  pureté  incorruptible  dans  la  foi 
et  la  juridiction  sur  toutes  les  églises. 

Cette  argumentation  de  l'évêque  Anselme  est  extrêmement  remar- 
quable. Ce  qui  ne  l'est  pas  moins,  c'est  la  réponse  de  l'archevêque 
Néchitès.  Voici  ses  paroles  :  Nous  avons  dans  les  archives  de  Sainte- 
Sophie  les  anciens  gestes  des  Pontifes  romains,  nous  y  avons  les 
actes  des  conciles,  où  l'on  trouve  ces  mêmes  choses  que  vous  venez 
de  dire  sur  l'autorité  de  l'Église  romaine.  Ce  serait  donc  pour  nous 
une  honte  non  médiocre,  si  nous  voulions  nier  ce  que  nous  avons 
chez  nous,  sous  nos  yeux,  et  écrit  par  nos  Pères  *.  Telles  sont  les  pa- 
roles de  l'archevêque.  Ainsi  donc,  au  milieu  du  douzième  siècle,  dans 
une  conférence  publique  à  Sainte-Sophie,  le  plus  savant  des  Grecs 
convient  entre  autres  aveux  que,  d'après  les  actes  des  conciles  con- 
servés dans  les  archives  de  cette  basilique,  l'Église  romaine  avait 
reçu  de  Dieu  l'infaillibilité  dans  la  foi  et  la  juridiction  sur  toutes  les 
églises,  et  que  l'on  ne  devait  point  célébrer  de  conciles  sans  l'aveu 
du  Pontife  romain.  Et  de  fait,  quant  à  cette  dernière  maxime  en 
particulier,  nous  l'avons  vue  proclamée  dès  le  quatrième  et  le  cin- 
quième siècle,  comme  une  ancienne  règle  de  l'Église,  par  le  pape 
saint  Jules,  par  les  historiens  grecs  Socrate  et  Sozomène,  et  par  Lu- 
centius,  légat  du  pape  saint  Léon  au  concile  de  Chalcédoine. 

Après  la  primauté  du  Pape,  on  vint  à  la  question  des  azymes,  sur 
laquelle  on  conclut  que  cette  diversité  de  pratique ,  indifférente  en 

1  L.  3,  c.  12. 


à  H53  (le  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  525 

soi,  ne  pouvait  être  ôtée  que  par  un  concile  universel.  Anselme  de- 
manda ensuite  pourquoi  les  Grecs  consacraient  le  vin  pur  et  n'y  mê- 
laient Feau  qu'après  la  consécration  ;  sur  quoi  Néchitès  répondit  :  Par 
des  raisons  de  convenance.  Mais  il  rejeta  comme  une  pure  calomnie 
le  reproche  qu'on  faisait  aux  Grecs  de  rebaptiser  les  Latins,  sous 
prétexte  qu'ils  les  arrosaient  d'huile  bénite,  doutant  s'ils  avaient  reçu 
le  sacrement  de  l'onction.  La  conclusion  de  cette  seconde  conférence, 
comme  de  la  première,  fut  de  souhaiter  un  concile  général  pour  la 
réunion  parfaite  des  deux  églises  d'Orient  et  d'Occident  i. 

A  cet  excellent  ouvrage  del'évêque  Anselme  de  Havelberg,  si  l'on 
joint  ceux  de  saint  Bernard,  de  Pierre  de  Clugni,  de  Hugues  de  Saint- 
Victor,  du  cardinal  Robert  Pullus,  de  l'abbé  Rupert  de  Tui,  d'Alger 
de  Liège,  d'Ecbert  de  Bonn,  l'on  y  trouvera  une  exposition  et  une 
défense  complètes  de  la  foi  et  de  l'unité  catholique  contre  toutes  les 
erreurs  d'alors,  contre  les  manichéens,  contre  les  Juifs,  contre  les 
Mahométans,  contre  les  Grecs  et  contre  la  philosophie  superficielle 
et  sophistique  d'Abailard.  La  chrétienté  ainsi  défendue  et  fortifiée  au 
dedans  se  défendait  et  se  fortifiait  au  dehors.  Nous  avons  vu  Roger, 
le  premier  roi  de  Sicile,  remporter  des  victoires  et  faire  des  conquêtes 
importantes  sur  les  Mahométans  d'Afrique.  Nous  avons  vu  les  croisés 
du  Nord  châtier  sévèrement  les  Slaves  de  leurs  incursions  et  les  ré- 
duire à  la  paix,  qui  permit  de  rétablir  parmi  eux  plusieurs  évêchés 
ruinés  depuis  longtemps. 

La  même  année,  les  Chrétiens  d'Espagne,  soutenus  par  les  croisés 
qui  devaient  aller  à  leur  secours,  firent  des  conquêtes  encore  plus 
importantes.  Les  Génois  et  les  Pisans  y  vinrent  d'Italie  avec  une  flotte 
nombreuse.  La  France  méridionale  y  envoya  des  troupes  considéra- 
bles. Une  partie  des  Allemands  qui  se  croisèrent  fut  également  des- 
tinée pour  l'Espagne.  S'étant  assemblés  des  environs  du  Rhin  et  du 
Weser,  ils  formèrent  une  armée  navale,  qui  partit  le  jour  de  l'oc- 
tave de  Pâques,  ST""^  d'avril  1137.  Ils  passèrent  en  Angleterre,  où 
ils  trouvèrent  une  flotte  d'environ  deux  cents  bâtiments,  tant  anglais 
que  flamands,  et  firent  voile  tous  ensemble  pour  l'Espagne.  Parmi 
ces  croisés,  il  n'y  avait  aucun  grand  prince  ;  mais  ils  mettaient  hum- 
blement leur  confiance  en  Dieu,  et  Dieu  les  bénit.  Ils  arrivèrent  en 
Galice  et  célébrèrent  à  Saint-Jacques  la  Pentecôte  ;  puis,  entrant  par 
le  fleuve  Douro,  ils  vinrent  à  la  ville  de  Portugal,  aujourd'hui  Porto, 
où  ils  trouvèrent  l'évêque  qui  les  attendait  de  la  part  du  roi  Alfonse 
Henriquèz,  premier  roi  de  Portugal,  et  qui  avait  mis  son  royaume  sous 
la  protection  de  saint  Pierre.  Ils  entrèrent  ensuite  dans  le  Tage;  et, 

1  L,  3,  c.  13-22. 


526  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.- De  1125 

le  28""^  de  juillet^  veille  de  la  Saint-Pierre,  ils  arrivèrent  devant 
Lisbonne,  alors  occupée  par  les  Mahométans.  Ils  l'assiégèrent  par 
mer  et  le  roi  par  terre  pendant  près  de  quatre  mois,  et  la  prirent 
enfin  de  force  le  jour  de  la  Sainte-Ursule,  21™*  d'octobre.  Les  con- 
ditions furent  que  la  ville  demeurerait  au  roi  Aifonse  et  que  tout  le 
butin  appartiendrait  aux  croisés.  Cette  victoire  fut  d'autant  plus  mer- 
veilleuse, qu'il  y  avait  dans  cette  grande  cité  plus  de  deux  cent  mille 
Mahométans,  et  que  les  croisés  n'étaient  que  treize  mille.  Une  fois 
entrés  dans  la  ville,  ils  dédièrent  l'église  au  milieu  des  cantiques  de 
joie,  y  établirent  un  évêque  avec  un  clergé.  D'autres  places,  outre 
Lisbonne,  furent  encore  prises  et  servirent  à  consolider  le  nouveau 
royaume  de  Portugal  *. 

Dans  une  autre  partie  de  l'Espagne,  Aifonse  YIII,  roi  de  Castille, 
et  Garcias  Ramirès,  roi  de  Navarre,  secondés  par  les  croisés  venus 
d'Italie  et  de  France,  se  rendirent  maîtres  d'un  grand  nombre  de 
villes  et  de  territoires,  notamment  de  la  ville  importante  d'Alméria, 
qui  était  un  repaire  de  vingt  mille  pirates.  Ce  qui  facilitait  les  succès 
des  Chrétiens  contre  les  Mahométans  d'Espagne,  c'est  que  le  roi  de 
Sicile  battait  en  même  temps  les  Mahométans  d'Afrique.  Ces  deux 
expéditions  se  favorisaient  l'une  l'autre  ^. 

Michaud,  dans  son  Histoire  des  croisades,  suppose  que  tous  les 
croisés  qui  n'allèrent  pas  en  Orient  manquaient  à  leur  vœu  et  à  l'in- 
tention du  pape  Eugène.  Il  se  trompe.  Le  pape  Eugène  avait  re- 
commandé aux  divers  peuples  de  la  chrétienté  de  repousser  sur  toutes 
les  frontières  les  armes  des  infidèles.  Ainsi  les  croisés  qui  marchèrent 
contre  les  Slaves  devaient  marcher  contre  les  Slaves;  ceux  qui  mar- 
chèrent en  Espagne  devaient  marcher  en  Espagne.  Michaud  suppose 
encore  que  tout  le  résultat  de  cette  croisade  en  Espagne  fut  la  prise 
de  Lisbonne.  Il  se  trompe  encore.  Dans  une  autre  partie  de  la  Pé- 
ninsule, ainsi  que  nous  l'avons  vu,  plusieurs  villes  importantes  tom- 
bèrent au  pouvoir  des  Chrétiens.  En  général,  le  travail  de  Michaud 
sur  la  seconde  croisade  ne  vaut  pas  son  travail  sur  la  première.  On 
y  sent  plus  souvent  le  rhéteur  qui  déclame  que  l'historien  profond 
qui  sait  bien  ce  dont  il  parle. 

Si  la  grande  expédition  d'Orient  avait  aussi  bien  réussi  que  les 
expéditions  partielles  de  l'Allemagne  septentrionale,  de  l'Espagne, 
du  Portugal  et  de  l'Afrique,  la  chrétienté  triomphait  dès  lors  du 
mahométisme  et  pouvait  étendre  les  bienfaits  de  la  civilisation  chré- 
tienne jusqu'aux  extrémités  du  monde.  Il  n'en  sera  pas  ainsi.  Cette 
armée  si  nombreuse,  conduite  par  les  deux  premiers  rois  de  l'Europe, 

1  Helmold,  Dodechin,  Robert  de  Monte,  apud  Pagi,  an.  1147.  -  ^  Pagi. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLTSE  CATHOLIQUE.  527 

ne  fait  rien  qui  vaille  et  périt  sans  gloire.  La  cause  en  est  à  trois 
sortes  de  personnes  :  à  ces  deux  rois,  aux  Grecs  de  Constantinople 
et  aux  princes  latins  d'Orient. 

Les  deux  rois,  Conrad  de  Germanie  et  Louis  de  France,  étaient 
braves  de  leur  personne  et  hommes  de  bien,  particulièrement  Louis 
le  Jeune;  mais  ni  l'un  ni  l'autre  n'avait  assez  de  tête  pour  mener  à 
bonne  fin  une  entreprise  de  cette  nature.  Soldats  courageux,  ils  furent 
des  généraux  très-médiocres.  Non-seulement  ils  n'évitèrent  point  les 
fautes  qu'on  avait  faites  dans  la  première  croisade,  ils  en  firent  de 
nouvelles  et  plus  grandes.  L''armée  se  montra  pareille  à  ses  deux 
chefs;  il  ne  s'y  révéla  pas  un  seul  grand  caractère. 

Quant  aux  Grecs  de  Constantinople,  ils  se  montrèrent  toujours  des 
Grecs,  et  des  Grecs  du  Bas-Empire.  Nous  avons  vu  comment  l'em- 
pereur Alexis  Comnène  en  agit  avec  les  premiers  croisés.  Son  fils, 
Jean  Comnène,  qui  lui  succéda  l'an  Hi8,  suivit  la  politique  de  son 
père.  Il  fit  plus  d'une  fois  la  guerre  aux  Chrétiens  d'Antioche  et 
chercha,  par  ruse  ou  par  force,  à  s'emparer  de  cette  ville,  aussi  bien 
que  de  Jérusalem.  Il  mourut  l'an  ll^S,  pour  s'être  blessé  avec  une 
des  flèches  empoisonnées  dont  son  carquois  était  plein.  Plus  d'un 
lecteur  sera  étonné  de  voir  le  chef  d'une  nation  chrétienne  et  civilisée 
porter  des  flèches  empoisonnées  dans  son  carquois;  à  peine  con- 
çoit-on ceci  maintenant  dans  un  chef  de  cannibales.  Les  historiens 
grecs  qui  rapportent  le  fait  ne  témoignent  à  cet  égard  aucune  sur- 
prise *.  Dans  le  grand-père  d'Ulysse,  Homère  relève  son  habileté  à 
se  parjurer  et  à  voler,  et  dans  Ulysse  même  l'attention  à  empoisonner 
des  flèches  2,  Il  paraît  que  les  Grecs  du  douzième  siècle  n'avaient 
pas  dégénéré  sous  ce  rapport. 

Manuel  Comnène,  fils  et  successeur  de  Jean,  surpassa  peut-être 
son  père  et  son  aïeul.  Le  roi  des  Allemands,  Conrad,  était  son  beau- 
frère,  car  ils  avaient  épousé  les  deux  sœurs.  Or  voici,  d'après  l'his- 
torien grec  Nicétas,  quelle  fut  la  conduite  de  Manuel  envers  son 
beau-frère  le  roi  d'Allemagne  et  envers  le  roi  de  France,  qu'il  acca- 
blait de  protestations  d'amitié,  de  vénération  et  de  dévouement.  Il 
avait  accordé  à  ces  deux  princes  le  passage  sur  ses  terres  ;  mais,  en 
même  temps,  il  faisait  suivre  leur  armée  par  des  détachements  de 
troupes  grecques. 

En  passant  à  Andrinople,  le  roi  Conrad  y  avait  laissé  un  de  ses 
parents  qui  était  tombé  malade.  Quelques  soldats  grecs,  l'ayant  su, 
s'introduisirent  auprès  du  malade  et  le  brûlèrent  dans  sa  chambre. 

1  Nicetas,  Chron.  annal,  Joan.  Cinnam,  Hist.,  1.  I.  — 2  odyss.,  1.  19,  v.  395, 
etl.  1,  V.  260-265. 


528  HISTOIRE  UNIVERSELLE  [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

Pour  venger  une  telle  atrocité,  le  duc  Frédéric,  neveu  de  Conrad, 
revint  sur  ses  pas,  brûla  le  monastère  où  son  parent  avait  été  brûlé 
et  infligea  le  dernier  supplice  aux  coupables.  Dans  les  défilés,  il  y 
avait  des  embuscades  de  Grecs  qui  tuèrent  un  grand  nombre  d'Al- 
lemands et  de  Français.  Lorsque,  suivant  les  promesses  et  les  con- 
ventions de  l'empereur  grec,  les  Allemands  venaient  aux  villes  pour 
acheter  des  vivres,  ils  en  trouvaient  les  portes  fermées.  Les  Grecs, 
qui  étaient  sur  les  murailles,  descendaient  des  cordes  et  tiraient  pre- 
mièrement l'argent  des  croisés,  puis  leur  donnaient  ce  qu'ils  ju- 
geaient à  propos,  du  pain  ou  d'autres  vivres.  Quelquefois,  après 
avoir  reçu  leur  or  et  leur  argent,  ils  disparaissaient  du  rempart  sans 
leur  rien  donner  du  tout;  quelquefois  ils  mêlaient  de  la  chaux  à  la 
farine  qu'ils  leur  vendaient,  et  leur  donnaient  ainsi  la  mort.  Que  cela 
se  fît  par  ordre  de  l'empereur,  comme  on  le  disait,  je  ne  le  sais  pas 
pour  sûr  ;  ce  sont  les  paroles  de  Nicétas.  Mais,  ajoute-t-il,  ce  qui  est 
certain,  c'est  que  Tempereur  avait  fait  fabriquer  exprès  de  la  fausse 
monnaie  pour  donner  à  ceux  des  Occidentaux  qui  avaient  quelque 
chose  à  vendre.  En  un  mot,  conclut-il,  il  n'y  avait  aucun  genre  de 
mal  qu'il  ne  leur  fit  et  n'ordonnât  de  leur  faire  pour  servir  d'exemple 
à  leurs  descendants  et  les  détourner  de  venir  sur  les  terres  de  l'empire 
grec.  Les  Turcs,  excités  par  les  lettres  de  Manuel,  en  agirent  de  même 
avec  les  Allemands.  Telles  sont  les  paroles  de  l'historien  grec  Nicétas  *. 

Un  autre  Grec,  Jean  Cinnam,  moins  historien  que  panégyriste  de 
Manuel  Comnène,  dit,  au  fond,  les  mêmes  choses;  mais  il  justifie 
l'empereur  sur  ce  que  les  croisés  en  voulaient  à  son  empire,  au  lieu 
de  secourir  les  Chrétiens  d'Orient;  ce  qui  est  une  calomnie  ^. 

Après  ces  deux  Grecs,  on  ne  peut  plus  accuser  d'exagération  les 
auteurs  latins  de  cette  époque.  Odon  de  Deuil,  moine  de  Saint-Denis, 
a  fait  un  livre  intéressant  sur  le  voyage  de  Louis  le  Jeune  en  Orient, 
qu'il  y  accompagna  en  qualité  de  chapelain.  Le  roi  passait  à  Ratis- 
bonne,  lorsqu'il  reçut  les  ambassadeurs  de  Manuel.  Voici  comment 
le  chroniqueur  en  parle.  L'armée  ayant  établi  ses  tentes,  et  le  roi  s'é- 
tant  ainsi  mis  à  couvert,  les  ambassadeurs  furent  introduits.  Après 
qu'ils  eurent  salué  le  monarque,  ils  se  tinrent  debout,  attendant  qu'on 
leur  ordonnât  de  s'asseoir.  Quand  ils  en  reçurent  l'ordre,  ils  s'assi- 
rent sur  des  sièges  qu'ils  avaient  apportés  avec  eux.  Nous  vîmes  là 
ce  que  nous  apprîmes  ensuite  de  la  coutume  où  sont  les  Grecs  de  se 
tenir,  devant  leurs  maîtres,  debout,  immobiles,  la  tête  inclinée,  et 
prêts  à  obéir  au  moindre  signal  de  leur  volonté.  Ils  n'ont  point  d'ha- 

'  Nicet.,  Manuel,  1.  1.  Coll.  ByzanU,  t.  11,  p.  34  et  35,  édit.  de  Venise.  — 
2  Joan.  Cinnam,  Hist.,  1.  2;  ibid.,  t.  11. 


à  H53  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  529 

bits,  mais  des  vestes  de  soie,  courtes  et  fermées,  avec  des  manches 
étroites.  Ils  sont  toujours  vêtus  comme  des  hommes  qui  vont  lutter 
au  pugilat.  Les  pauvres  et  les  riches  sont  habillés  de  la  même  ma- 
nière, à  l'étoffe  près.  Je  ne  puis  ni  ne  dois  interpréter  le  papier  qu'ils 
montrèrent  :  car  la  première  partie  en  était  conçue  en  termes  trop 
humbles  et  trop  affectueux  pour  être  sincères.  Ce  langage  était  in- 
digne d'un  empereur,  je  dirais  même  d'un  mime. 

J'aurais  honte  de  rapporter,  continue  Odon,  les  expressions  viles 
et  rampantes  que  ces  ambassadeurs  employèrent,  et  si  je  le  voulais, 
je  ne  le  pourrais  même  pas;  car  les  Français,  lors  même  qu'ils  vou- 
draient imiter  la  bassesse  des  Grecs,  n'en  auraient  pas  les  moyens. 
Le  roi  supporta  d'abord  avec  patience  et  en  rougissant  les  louanges 
qu'on  lui  donnait;  mais,  à  mesure  qu'on  avançait  dans  la  Grèce, 
comme  les  ambassadeurs  se  multipliaient,  et  avec  eux  leurs  louanges, 
le  roi  les  écoutait  impatiemment.  Godefroi,  évêque  de  Langrès,  qui 
était  présent,  fatigué  de  leurs  flatteries  et  de  leurs  longs  discours, 
s'écria  tout  à  coup  :  Frères,  ne  parlez  pas  si  souvent  de  la  gloire,  de 
la  majesté,  de  la  sagesse  et  de  la  religion  du  roi  ;  il  se  connaît,  nous 
le  connaissons  :  dites  promptement  et  sans  détour  ce  que  vous  vou- 
lez. D'ailleurs,  continue  Odon  de  Deuil,  laïques  et  ecclésiastiques, 
tout  le  monde  se  rappelait  ce  proverbe  :  Timeo  Danaos,  et  dona 
ferentes  *. 

Quand  le  roi  de  France  fut  arrivé  sous  les  murs  de  Constantinople, 
Manuel,  ignorant  quelles  étaient  ses  intentions,  lui  envoyait  chaque 
jour  des  députés  :  il  craignait  pour  son  empire.  Les  Grecs,  dit  le 
même  historien,  étaient  alors  semblables  à  des  femmes  ;  leur  âme 
avait  perdu  toute  énergie  et  toute  pudeur  ;  ce  que  nous  demandions, 
ils  le  promettaient  avec  l'intention  de  ne  point  tenir  leurs  promesses, 
dès  qu'ils  cesseraient  de  craindre  ;  car  c'est  une  opinion  générale 
parmi  eux,  qu'ils  ne  se  parjurent  point  lorsqu'ils  violent  leur  serment 
pour  la  cause  de  l'empire.  On  ne  m'accusera  pas  de  haïr  le  genre 
humain  et  de  supposer  aux  hommes  des  défauts  imaginaires;  mais 
quiconque  connaît  les  Grecs  avouera  que,  quand  ils  ont  des  craintes, 
ils  s'avilissent  jusqu'à  s'oublier  eux-mêmes,  et  que,  quand  ils  triom- 
phent, leur  orgueil  se  manifeste  par  l'oppression  de  ceux  qu'ils  ont 
abattus  2. 

Voici  la  description  qu'Odon  de  Deuil  fait  de  la  capitale  de  l'em- 
pire. Constantinople,  la  gloire  des  Grecs,  riche  par  sa  renommée, 
plus  riche  encore  par  ce  qu'elle  renferme,  a  la  forme  d'un  triangle. 
A  l'angle  intérieur  est  Sainte-Sophie,  ainsi  que  le  palais  de  Con- 

*  Je  me  défie  des  Grecs,  lors  même  qu'ils  apportent  des  présents.  —  ^  Od.,  1.  3. 
XV.  ,  34 


530  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

stantin,  où  est  une  chapelle  qui  est  honorée  pour  les  saintes  reliques 
qu'on  y  conserve.  La  ville  est  ceinte  de  deux  côtés  par  la  mer.  En 
y  arrivant,  on  a  sur  la  droite  le  bras  de  Saint-Georges,  et  sur  la 
gauche  une  espèce  de  canal  qui  en  sort  et  qui  s^étend  jusqu'à  près 
de  quatre  milles.  Là  est  le  palais  qu'on  appelle  Blaquernes,  bâti  sur 
un  terrain  bas,  mais  qui  se  fait  remarquer  par  sa  somptuosité,  par 
son  architecture  et  son  élévation.  Situé  sur  trois  limites,  il  offre  à 
ceux  qui  l'habitent  le  triple  aspect  de  la  mer,  de  la  campagne  et  de 
la  ville.  Sa  beauté  extérieure  est  presque  incomparable;  sa  beauté 
intérieure  surpasse  tout  ce  que  j'en  pourrais  dire.  L'or  y  brille  par- 
tout, et  s'y  mêle  à  mille  couleurs.  Tout  y  est  pavé  en  marbre  indus- 
trieusement  arrangé.  Je  ne  sais  ce  qu'il  y  a  de  plus  précieux  ou  de 
plus  beau,  de  la  perfection  de  l'art  ou  de  la  richesse  de  la  matière. 
Sur  le  troisième  côté  du  triangle  de  la  ville,  est  la  campagne  ;  mais 
ce  côté  est  fortifié  par  un  double  mur  garni  de  tours,  lequel  s'étend 
depuis  la  mer  jusqu'au  palais,  sur  un  espace  de  deux  railles.  Ce 
n'est  ni  ce  mur  ni  ces  tours  qui  font  la  force  de  la  ville;  elle  est,  je 
crois,  tout  entière  dans  la  multitude  de  ses  habitants  et  dans  la 
longue  paix  dont  elle  jouit. 

Au  bas  des  murs  est  un  espace  vide  où  sont  des  jardins  qui  four- 
nissent aux  habitants  toute  sorte  de  légumes.  Des  canaux  souter- 
rains amènent  du  dehors  des  eaux  douces,  car  celle  que  Constan- 
tinople  renferme  est  salée,  fétide..  Dans  plusieurs  endroits,  la  cité  est 
privée  de  courant  d'air;  les  riches,  couvrant  les  rues  par  leurs  édi- 
fices, laissent  ainsi  aux  pauvres  et  aux  étrangers  les  ordures  et  les 
ténèbres.  Là,  se  commettent  des  vols,  des  meurtres  et  autres  crimes 
que  l'obscurité  favorise.  Comme  on  vit  sans  justice  dans  cette  ville, 
qui  a  presque  autant  de  maîtres  qu'elle  a  de  riches,  et  autant  de  vo- 
leurs qu'elle  a  de  pauvres,  le  scélérat  n'y  connaît  ni  la  crainte  ni  la 
honte.  Le  crime  n'y  est  puni  par  aucune  loi,  et  n'y  vient  à  la  con- 
naissance de  personne.  Cette  ville  excelle  en  tout  :  si  elle  surpasse 
toutes  les  autres  villes  en  richesses,  elle  les  surpasse  aussi  en  vices  *. 

Constantinople,  superbe  par  ses  richesses,  trompeuse,  corrompue 
et  sans  foi,  a  autant  à  craindre  pour  ses  trésors  qu'elle  est  redou- 
table pour  ses  perfidies  et  son  infidélité.  Sans  sa  corruption,  elle 
pourrait  être  préférée  à  tous  les  lieux  par  la  température  de  son  air, 
par  la  fertilité  de  son  sol,  et  par  le  passage  facile  qu'elle  offre  à  la 
propagation  de  là  foi  2. 

Nous  nous  approchions  de  cette  cité,  dit  le  chapelain  du  roi  de 
France,  lorsque  nous  vîmes  venir  à  nous  les  nobles  et  les  principaux 

1  Od.,  L4.  —  2  Ibtd.,Lb. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  .  53i 

d'entre  les  clercs  et  les  laïques.  Ils  s'approchèrent  du  roi,  et  le  re- 
çurent avec  les  honneurs  qui  lui  étaient  dus.  Ils  le  prièrent  très- 
humblement  de  se  rendre  chez  Tempereur,  et  de  satisfaire  le  désir 
que  ce  prince  avait  de  le  voir  et  de  l'entretenir.  Le  roi  de  France, 
ayant  compassion  des  craintes  de  l'empereur,  se  rendit  au  palais, 
accompagné  d'une  suite  peu  nombreuse  ;  il  fut  reçu  par  le  mo- 
narque en  persoriine,  qui  vint  au-devant  de  lui  et  l'embrassa.  Ces 
deux  princes  étaient  à  peu  près  du  même  âge,  d'un  extérieur  presque 
semblable  ;  ils  différaient  seulement  par  leurs  mœurs  et  par  leurs 
habits.  Ils  entrèrent  ensuite  dans  le  palais,  où  ils  s'assirent  sur  deux 
sièges  égaux.  Là,  ils  se  parlèrent  par  interprète  en  présence  de  leurs 
courtisans.  Manuel  demanda  au  roi  quelles  étaient  ses  intentions, 
ajoutant  que,  quant  à  lui,  il  désirait  ce  que  Dieu  voulait,  et  qu'il 
lui  promettait  tout  ce  qui  lui  serait  nécessaire  pour  accomplir  son 
pèlerinage.  Plût  à  Dieu  qu'il  lui  eût  dit  vrai  !  A  son  maintien,  à  sa 
joie,  à  ses  paroles,  qui  semblaient  exprimer  les  plus  intimes  pensées 
de  son  âme,  tous  auraient  cru  qu'il  affectionnait  le  roi  avec  ten- 
dresse. Il  n'est  pas  nécessaire,  continue  Odon  avec  ironie,  de  dire 
combien  un  tel  jugement  eût  été  vrai.  Après  cette  conversation,  les 
deux  monarques  se  séparèrent  comme  deux  frères,  et  la  noblesse 
de  l'empire  conduisit  le  roi  de  France  dans  le  palais  qui  lui  était 
destiné  ^. 

Les  perfidies  et  les  bassesses  des  Grecs  avaient  pour  but  de  dé- 
tourner les  Francs  de  prendre  Constantinople.  Ce  furent  précisément 
ces  perfidies  et  ces  bassesses  qui  leur  en  firent  naître  l'idée.  Lorsque 
l'empereur  grec  demanda  aux  barons  de  France  qu'ils  lui  prêtassent 
foi  et  hommage,  et  qu'ils  remissent  entre  ses  mains  les  villes  grec- 
ques qui  seraient  conquises  par  leurs  armes,  l'évêque  de  Langres 
parla  ainsi  dans  le  conseil  du  roi  de  France  : 

Vous  avez  entendu  les  Grecs  qui  vous  proposent  de  reconnaître 
leur  empire  et  de  vous  soumettre  à  leurs  lois  :  ainsi  donc  la  faiblesse 
doit  commander  à  la  force,  la  lâcheté  à  la  bravoure  !  Qu'a  donc  fait 
cette  nation,  qu'ont  fait  ses  ancêtres,  pour  montrer  autant  d'orgueil? 
Je  ne  vous  parlerai  point  des  embûches  qu'ils  ont  multipliées  sur 
votre  chemin.  Nous  avons  vu  les  prêtres  de  Byzance,  mêlant  la  rail- 
lerie à  l'outrage,  purifier  par  le  feu  les  autels  où  nos  prêtres  avaient 
sacrifié.  Ils  nous  demandent  aujourd'hui  des  serments  que  l'hon- 
neur désavoue.  N'est-il  pas  temps  de  nous  venger  des  trahisons  et 
de  repousser  les  injures?  Jusqu'ici  les  croisés  ont  eu  plus  à  souffrir 
de  leurs  perfides  amis  que  de  leurs  ennemis  déclarés.  Depuis  trop 

lOd.,  1.  3. 


532  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.—  De  1125 

longtemps  Constantinople  est  une  barrière  importune  entre  nous  et 
nos  frères  de  Palestine.  Nous  devons  enfin  nous  ouvrir  le  libre  che- 
min de  TAsie. 

Les  Grecs,  vous  le  savez,  ont  laissé  tomber  aux  mains  des  infidèles 
le  sépulcre  de  Jésus-Christ  et  toutes  les  villes  chrétiennes  de  TOrient. 
Constantinople,  n'en  doutez  pas,  sera  bientôt  elle-même  la  proie  des 
Turcs  et  des  Barbares;  et,  par  sa  lâche  faiblesse,  elle  leur  ouvrira  un 
jour  les  barrières  de  l'Occident.  Les  empereurs  de  Byzance  ne  savent 
ni  défendre  leurs  provinces  ni  souffrir  qu'on  les  défende.  Ils  ont  tou- 
jours arrêté  les  généreux  efforts  des  soldats  de  la  croix;  naguère  en- 
core, cet  empereur  qui  se  déclare  votre  appui  a  voulu  disputer  aux 
Latins  leurs  conquêtes  et  leur  ravir  la  principauté  d'Antioche;  il 
veut  aujourd'hui  livrer  les  armées  chrétiennes  aux  Sarrasins.  Hâ- 
tons-nous donc  de  prévenir  notre  ruine  par  celle  des  traîtres;  ne 
laissons  pas  derrière  nous  une  ville  insolente  et  jalouse  qui  ne 
cherche  que  les  moyens  de  nous  détruire,  et  faisons  retomber  sur 
elle  les  maux  qu'elle  nous  prépare.  Si  les  Grecs  accomplissent  leurs 
perfides  desseins,  c'est  à  vous  que  l'Occident  redemandera  un  jour 
ses  armées.  Puisque  la  guerre  que  nous  entreprenons  est  sainte,  ne 
paraît-il  pas  juste  d'employer  tous  les  moyens  de  réussir? La  néces- 
sité, la  patrie,  la  reUgion  vous  ordonnent  de  faire  ce  que  je  vous 
propose.  Les  aqueducs  qui  fournissent  l'eau  à  la  ville  sont  en  notre 
pouvoir  et  nous  offrent  un  moyen  facile  de  réduire  ses  habitants.  Les 
soldats  de  Manuel  ne  pourront  supporter  l'aspect  de  nos  bataillons. 
Une  partie  des  murailles  et  des  tours  de  Byzance  viennent  de  s'é- 
crouler devant  vous,  comme  par  une  espèce  de  miracle.  Il  semble 
que  Dieu  lui-même  nous  appelle  dans  la  ville  de  Constantin,  et  qu'il 
nous  en  ouvre  les  portes  comme  il  ouvrit  à  nos  pères  celles  d'Édesse, 
d'Antioche  et  de  Jérusalem  *. 

Cette  proposition,  soutenue  par  les  uns,  combattue  par  les  autres, 
s'agitait  encore,  lorsque  les  Grecs  répandirent  adroitement  le  bruit 
d'une  grande  victoire  remportée  par  le  roi  Conrad,  et  de  la  marche 
des  Allemands  sur  Icône.  A  cette  nouvelle,  l'impatience  des  Français 
n'eut  plus  de  bornes;  ils  blâmèrent  le  long  séjour  du  roi  à  Constan- 
tinople, et  le  forcèrent,  pour  ainsi  dire,  à  donner  l'ordre  du  départ. 

Or,  voici  ce  qu'il  en  était  de  la  merveilleuse  victoire  de  Conrad  et 
des  Allemands.  Ce  prince,  ayant  passé  l'Hellespont,  s'avançait  dans 
l'Anatolie,  conduit  par  les  Grecs  que  son  beau-frère  l'empereur  Ma- 
nuel lui  avait  donnés  pour  guides.  Quand  ils  furent  entrés  en  pays 
ennemi,  ces  guides  avertirent  les  commandants  croisés  de  faire  pro- 

iOd,,l.  4.  .  -. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  53.'} 

vision  de  vivres  pour  un  certain  nombre  de  jours,  pendant  lesquels 
ils  devaient  passer  dans  des  lieux  déserts  pour  prendre  le  chemin  le 
plus  court,  assurant  qu'ils  se  trouveraient  ensuite  devant  Icône,  dans 
un  pays  excellent.  Mais  ils  les  menèrent  exprès  par  des  chemins  dé- 
tournés, et  les  engageaient  dans  des  lieux  difficiles  et  où  ils  étaient 
le  plus  exposés  aux  ennemis.  Au  bout  du  temps  que  ces  guides 
avaient  marqué,  le  roi  Conrad  leur  fit  des  reproches  de  ce  qu'on 
n'arrivait  point  à  Icône.  Ils  assurèrent  qu'on  y  serait  dans  trois  jours; 
mais  ils  s'enfuirent  la  nuit  suivante,  laissant  l'armée  allemande  en 
des  lieux  stériles,  impraticables,  sans  un  seul  homme  qui  sût  par  où 
en  sortir. 

Le  sultan  d'Icône,  averti  par  l'empereur  Manuel,  avait  assemblé 
des  troupes  formidables  pour  s'opposer  aux  croisés.  Avec  ces  troupes, 
habituées  au  pays  et  armées  à  la  légère,  il  vint  fondre  de  tous  côtés 
sur  les  Allemands,  pesamment  armés  et  exténués  de  faim,  eux  et 
leurs  chevaux.  Contraints  par  la  nécessité,  les  Allemands  revinrent 
sur  leurs  pas.  La  retraite  se  fit  d'abord  en  bon  ordre.  Les  Turcs  se 
bornèrent,  pendant  les  premiers  jours,  à  attaquer  ceux  qui  s'écar- 
taient de  l'armée  ou  qui  ne  pouvaient  la  suivre.  Quelques  chefs,  des 
plus  braves,  ayant  à  leur  tête  Bernard,  duc  de  Carinthie,  se  dé- 
vouèrent aux  plus  grands  périls  pour  protéger  la  marche  des  fai- 
bles; à  la  fin,  surpris  eux-mêmes  dans  des  chemins  difficiles,  ils  suc- 
combèrent avec  les  malheureux  pèlerins  qu'ils  voulaient  sauver.  Les 
Turcs  redoublèrent  alors  d'audace  ;  à  toute  heure  du  jour  et  même 
de  la  nuit,  des  milliers  d'hommes  et  de  chevaux  étaient  blessés  par 
leurs  flèches;  Conrad  lui-même  fut  atteint  de  deux  javelots  au  mi- 
lieu de  ses  chevaliers,  qui  ne  pouvaient  rien  pour  le  défendre.  Les 
morts,  les  blessés  et  les  malades  restaient  abandonnés  sur  les  che- 
mins. Ceux  qui  ne  pouvaient  plus  marcher  jetaient  bas  leurs  armes 
et  attendaientla  mort  des  martyrs.  Enfin,  de  cette  armée  de  soixante- 
dix  mille  hommes  d'armes  et  d'une  multitude  innombrable  de  fan- 
tassins, à  peine  s'en  sauva-t-il  la  dixième  partie.  Ce  désastre  arriva 
au  mois  de  novembre  ilAl.  Le  roi  Conrad,  ayant  échappé,  se  retira 
à  Nicée,  où  il  rencontra  le  roi  Louis  ;  ils  s'embrassèrent  l'un  l'autre 
avec  cordialité,  et  versèrent  beaucoup  de  larmes.  Conrad  raconta 
ses  malheurs  sans  déguisement,  et  n'en  accusa  que  lui  et  les  siens. 
Dieu  est  juste,  s'écria-t-il,  et  nous  seuls  sommes  les  coupables.  D'a- 
près ce  que  dit  son  frère,  l'évêque  Otton  de  Frisingue,  qui  était  de 
l'expédition,  les  Allemands  souffrirent  généralement  leurs  maux  avec 
la  même  patience,  et  y  trouvèrent  ainsi  le  salut  de  leurs  âmes  *. 

*  OUo  Fris.,  De  Gestis  Frid.,  1.  1,  c.  60.  Od.  Dogil. ,  1.  6.  Guill.  de  Tyr,  l.  16, 
c.  20-23. 


534  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII,  —  De  1125 

Les  Français,  s'avançant  à  travers  TAsie  Mineure  par  Éphèse,  bat- 
tirent les  Turcs  au  passage  du  Méandre.  Le  lendemain  de  leur  départ 
de  Laodicée,  ils  arrivèrent,  vers  le  milieu  du  jour,  au  pied  d^une 
montagne  qu^Odon  de  Deuil  appelle  montagne  exécrable.  La  route 
qu^ils  devaient  suivre  était  comme  suspendue  entre  des  précipices 
et  d'énormes  rochers  entassés  les  uns  sur  les  autres.  Toute  Farmée 
s'avançait,  divisée  en  trois  corps,  Tavant-garde,  Tarrière-garde  et  le 
centre,  où  se  trouvaient  les  bagages  et  le  peuple  des  pèlerins.  Un 
baron  d'Aquitaine,  Geoffroi  de  Rançon,  commandait  l'avant-garde, 
où  se  trouvait  la  reine  Éléonore  ;  il  avait  ordre  de  s'arrêter  sur  la 
montagne  et  d'y  attendre  le  reste  de  l'armée  ;  malheureusement  il 
n'obéit  point  à  l'ordre  qu'il  avait  reçu.  Après  avoir  franchi  les  che- 
mins les  plus  difficiles,  voyant  au  revers  de  la  montagne  une  belle 
plaine,  il  alla  y  dresser  ses  tentes.  Le  reste  de  l'armée  s'avançait 
lentement  ;  le  centre,  avec  les  bagages,  avec  la  multitude  sans  armes, 
pressé  dans  d'étroits  sentiers  et  marchant  sur  le  bord  des  abîmes,  se 
trouva  tout  à  coup  dans  un  effroyable  désordre.  Les  Turcs,  qui 
avaient  épié  le  moment,  se  jettent  sur  la  foule  éperdue  des  pèlerins. 
Cette  multitude  sans  défense  tombe  de  toutes  parts  sous  le  glaive. 
Des  cris,  répétés  par  les  échos  des  montagnes,  vont  avertir  le  roi, 
qui  se  trouvait  à  l'arrière-garde.  Louis  VII,  avec  les  chevaliers  que  le 
péril  rassemble  autour  de  lui,  accourt  au  lieu  du  combat.  Après  une 
lutte  terrible,  le  centre  de  l'armée  se  trouve  dégagé  de  l'attaque  des 
Barbares  et  continue  sa  marche  ;  le  roi  et  ses  chevaliers  restent  seuls 
aux  prises  avec  les  Turcs.  Dans  la  mêlée,  tous  périssent  à  côté  du 
roi,  qui,  saisissant  les  branches  d'un  arbre,  s'élance  sur  le  haut  d'un 
rocher;  là,  il  reçoit  sur  sa  cuirasse  les  flèches  lancées  de  loin,  et  de 
son  glaive  il  abat  les  têtes  et  les  mains  de  ceux  qui  osent  approcher. 
Son  courage  et  la  nuit  le  sauvèrent.  Il  rejoignit  le  camp,  où  l'on 
pleurait  sa  mort.  Plusieurs  autres,  guidés  par  les  feux  qu'on  y  avait 
allumés,  le  rejoignirent  à  la  faveur  des  ténèbres;  mais  le  nombre  en 
était  très-petit,  en  comparaison  de  ceux  qui  avaient  péri  ou  avaient 
été  faits  prisonniers.  Tel  fut  le  désastre  causé  à  l'armée  française  par 
un  manquement  à  la  discipline. 

Pour  ne  plus  s'exposer  à  pareil  malheur,  les  barons,  qui  jusqu'a- 
lors commandaient  tour  à  tour,  choisirent  un  vieux  guerrier  d'expé- 
rience, nommé  Gilbert,  et  tous,  y  compris  le  roi,  s'engagèrent  à 
exécuter  ses  ordres.  L'on  s'en  trouva  bien.  Fortifiée  par  une  disci- 
pline sévère,  l'armée  poursuivit  sa  marche  vers  Satalie.  Quatre  fois 
elle  fut  attaquée  par  les  Turcs,  et  quatre  fois  elle  les  repoussa  vigou- 
reusement. Les  chemins  étaient  difficiles;  on  manquait  de  vivres; 
mais  nul  ne  se  plaignait.  Les  victoires  sur  les  infidèles,  dit  Odon  de 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  5!5 

Deuil,  étaient  pour  les  Français  une  distraction  qui  leur  faisait  ou- 
blier les  misères  du  voyage.  Comme  Tennemi  avait  tout  ravagé  sur 
le  passage  des  pèlerins,  ils  tuèrent  les  chevaux  qui  ne  pouvaient  plus 
marcher,  et  se  nourrirent  de  leur  chair;  tous  se  contentaient  de  cet 
aliment,  même  les  riches,  surtout  lorsqu'ils  pouvaient  y  joindre  de 
la  farine  cuite  sous  la  cendre.  Ce  n^'est  qu'après  douze  journées  de 
marche  que  les  croisés  arrivèrent  à  Satalie. 

Satalie  ou  Antalie  était  une  ville  maritime  habitée  par  des  Grecs  et 
gouvernée  au  nom  de  Tempereur  de  Constantinople.  Les  Turcs  oc- 
cupaient les  forteresses  du  voisinage,  et  répandaient  la  désolation 
dans  toute  la  contrée.  Les  habitants  de  Satalie,  enfermés  dans  leurs 
remparts,  refusèrent  de  recevoir  l'armée  chrétienne,  qui  se  trouva 
dans  une  extrémité  des  plus  fâcheuses,  sans  chevaux,  sans  armes, 
sans  vivres.  On  murmura  hautement  de  la  perfidie  et  de  l'inhumanité 
des  Grecs  ;  on  se  reprocha  de  n'avoir  pas  suivi  les  conseils  de  l'évê- 
que  de  Langres  en  prenant  Constantinople  ;  on  parlait  de  s'emparer 
de  Satalie,  lorsque  le  gouverneur  de  la  ville  vint  proposer  à  Louis  VII 
des  vaisseaux  pour  embarquer  tous  les  croisés.  Cette  proposition  fut 
acceptée  ;  mais  on  attendit  plus  de  cinq  semaines  les  vaisseaux  pro- 
mis, et  les  navires  qui  arrivèrent  ne  se  trouvèrent  ni  assez  grands  ni 
assez  nombreux  pour  embarquer  toute  l'armée  chrétienne.  Les  croi- 
sés virent  alors  l'abîme  de  maux  dans  lequel  ils  allaient  tomber; 
telle  était  leur  résignation,  qu'ils  ne  commirent  aucune  violence  con- 
tre les  Grecs,  et  ne  menacèrent  point  une  ville  qui  refusait  de  les 
secourir. 

Une  partie  de  l'armée  s'embarque  pour  Antioche  avec  le  roi,  qui 
laisse  de  grandes  sommes  d'argent  au  gouverneur  d'Antalie  pour 
avoir  soin  des  malades  et  faire  accompagner  l'autre  partie  de  l'ar- 
mée jusqu'au  sortir  de  Cilicie.  Le  lendemain  du  départ  de  leur  roi, 
les  pèlerins,  qui  attendaient  l'escorte  et  les  guides  que  leur  avaient 
promis  les  Grecs,  virent  arriver  les  Turcs,  accourus  de  toutes  les 
contrées  voisines.  Il  se  livra  plusieurs  combats,  dans  lesquels  les  Chré- 
tiens se  défendirent  vaillamment  ;  mais  les  infidèles  renouvelaient 
chaque  jour  leurs  attaques.  Les  croisés,  affaiblis  par  la  fatigue  et 
par  la  faim,  accablés  par  leurs  ennemis,  demandèrent  en  vain  un 
asile  dans  les  murs  de  Satalie.  Les  Grecs  se  montrèrent  impitoyables. 
L'armée  chrétienne  se  trouvait  dans  un  état  désespéré.  Pour  comble 
d'infortune,  le  comte  de  Flandre  et  Archambaud  de  Bourbon,  que 
le  roi  lui  avait  donnés  pour  chefs,  l'abandonnent  sur  le  rivage  et 
s'enfuient  dans  un  vaisseau.  Dieu  seul,  disent  les  vieilles  chroniques. 
Dieu  seul  connaît  le  nombre  des  martyrs  dont  le  sang  coula  sous  le 
glaive  des  Turcs  et  même  sous  le  fer  des  Grecs.  Peu  échappèrent  à 


536  -'-         HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

travers  la  Cilicie.  Les  malades  laissés  à  Satalie  périrent  de  même, 
sans  qu^on  pût  savoir  quelle  avait  été  leur  fin.  Les  Grecs  de  cette 
ville  ne  jouirent  pas  longtemps  du  fruit  de  leur  trahison  ;  ils  furent 
tour  à  tour  dépouillés  par  les  Turcs  et  par  les  agents  du  fisc  impé- 
rial. L'air,  empoisonné  par  les  cadavres  de  leurs  victimes,  répandit 
dans  leurs  murs  le  deuil  et  la  mort.  Ce  peuple,  qui  s'était  montré 
sans  pitié  pour  le  malheur,  fut  lui-même  en  proie  à  toutes  sortes  de 
maux.  Peu  de  temps  après  le  départ  de  Louis  VII  et  le  désastre  des 
croisés,  Satalie  se  trouvait  presque  sans  habitants,  et  ses  ruines 
abandonnées  attestèrent  dans  la  suite  aux  voyageurs  et  aux  pèlerins 
l'inévitable  justice  de  Dieu. 

Arrivés  à  Antioche,  les  nobles  de  France,  qui  avaient  si  peu  no- 
blement abandonné  le  peuple  des  pèlerins  sous  les  murs  de  Satalie, 
oubliaient  la  mort  de  leurs  compatriotes  au  milieu  des  fêtes  et  des 
plaisirs.  Le  principal  objet  de  ces  fêtes  était  la  reine  Éléonore,  qui 
se  trouvait  nièce  du  prince  d'Antioche,  Raymond  de  Poitiers.  Or,  dit 
Guillaume,  archevêque  de  Tyr,  auteur  grave  du  temps  et  du  pays, 
la  reine  Éléonore  était  une  femme  imprudente,  légère,  qui  avilissait 
la  dignité  royale,  négligeait  les  devoirs  d'une  épouse  jusqu'à  oublier 
la  foi  du  lit  conjugal.  Son  oncle  Raymond,  le  prince  d'Antiocbe,  vou- 
lut donc  se  servir  d'elle  pour  déterminer  le  roi  son  époux  à  rester, 
afin  de  prendre  les  villes  d'Alep  et  quelques  autres.  Le  roi,  qui,  sui- 
vant les  historiens  du  temps,  aurait  pu  facilement  réduire  ces  places, 
répondit,  de  l'avis  de  son  conseil,  qu'il  voulait  avant  tout  se  rendre 
à  Jérusalem  et  accomplir  ses  vœux.  Dès  lors  le  prince  d'Antioche 
changea  de  ton  :  au  lieu  de  prier  et  de  promettre,  il  se  mit  à  décla- 
mer contre  le  roi,  à  lui  dresser  ouvertement  des  pièges,  et  à  s'armer 
pour  lui  nuire.  Il  alla  plus  loin  :  de  concert  avec  sa  nièce,  la  reine 
Éléonore,  il  résolut  de  la  ravir  au  roi  son  époux,  soit  par  force, 
soit  par  adresse.  Le  roi,  l'ayant  su,  prit  conseil  de  ses  barons;  et,  de 
leur  avis,  pour  mettre  sa  vie  et  sa  personne  en  sûreté,  sortit  d'An- 
tioche en  toute  hâte  et  secrètement,  après  y  avoir  été  reçu  avec 
grande  pompe.  Voilà  ce  que  rapporte  Guillaume,  archevêque  de  Tyr, 
auteur  non  suspect,  qui  écrivit  dans  le  pays  et  dans  le  temps.  Son 
témoignage  est  d'ailleurs  confirmé,  notamment  en  ce  qui  regarde  les 
déportements  de  la  reine  Éléonore,  par  l'auteur  des  Gestes  de 
Louis  VII  et  par  Vincent  de  Beauvais  *. 

D'un  autre  côté,  le  roi  et  les  barons  de  Jérusalem,  redoutant  le 
séjour  de  Louis  VII  à  Antioche,  lui  avaient  envoyé  des  députés  pour 

*  Guill.  de  Tyr,  1.  16,  c.  27,  p.  907.  Apud  Bongars.,  Gesta  Ludov.,  c.  15,  p.  401 . 
Vinc.  Bellov.,  Spéculum  historiale,  t.  3,  c.  128.  Apud  Duchesne,  t.  4, p.  440. 


à  1153  de  l'ère  chr.)         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  537 

le  conjurer,  au  nom  de  Jésus-Christ,  de  presser  sa  marche  vers  la 
Palestine.  Le  roi  de  France  se  rendit  donc  à  leurs  vœux,  et  traversa 
la  Syrie  et  la  Phénicie,  sans  s'arrêter  à  la  cour  du  comte  de  Tripoli, 
qui  avait  les  mêmes  vues  que  le  prince  d'Antioche  de  se  servir  du 
roi  pour  agrandir  ses  États  particuliers.  Son  arrivée  dans  la  terre 
sainte  excita  un  vif  enthousiasme,  et  ranima  les  espérances  des 
Chrétiens.  Le  peuple  de  Jérusalem,  les  princes,  les  prélats,  sortirent 
au-devant  de  lui,  portant  dans  les  mains  des  branches  d'olivier  et 
chantant  ces  paroles  par  lesquelles  on  salua  le  Sauveur  du  monde  : 
Béni  soit  celui  qui  vient  au  nom  du  Seigneur!  Vers  le  même  temps, 
le  roi  Conrad  y  était  arrivé,  non  point  avec  la  magnificence  d'un 
grand  prince,  mais  avec  l'humilité  d'un  pèlerin.  Il  avait  quitté  les 
Français  à  Éphèse,  pour  passer  l'hiver  à  Constantinople,  où  son  beau- 
frère,  l'empereur  Manuel,  lui  fit  d'autant  plus  de  caresses,  qu'il  était 
plus  content  de  lui  avoir  fait  perdre  son  armée. 

Après  que  les  deux  rois  de  France  et  d'Allemagne  eurent  satis- 
fait à  leur  dévotion  en  visitant  les  saints  lieux,  on  indiqua  une  assem- 
blée générale  à  Ptolémaïs  ou  Acre,  pour  délibérer  de  l'entreprise 
qu'on  ferait  sur  les  infidèles.  A  cette  assemblée  se  trouvèrent  le  roi 
Conrad  ;  son  frère  Otton,  évêque  de  Frisingue  ;  Etienne,  évêque  de 
Metz;  Henri,  évêque  de  Toul,  frère  du  comte  de  Flandre;  Théotwin, 
légat  du  Pape  près  le  roi  Conrad;  des  seigneurs  allemands  :  Henri, 
duc  d'Autriche,  frère  du  roi;  Frédéric,  duc  de  Souabe,  son  neveu, 
et  plusieurs  autres.  Les  Français  étaient  le  roi  Louis;  Geoffroi,  évê- 
que de  Langres;  Arnoul,  évêque  de  Lisieux;  Gui  de  Florence,  car- 
dinal-légat du  Pape.  Les  seigneurs  laïques  étaient  Robert,  comte  de 
Dreux,  frère  du  roi  ;  Henri,  son  gendre,  fils  du  comte  de  Champa- 
gne; Thierri,  comte  de  Flandre,  beau-frère  du  roi  de  Jérusalem,  et 
plusieurs  autres.  Le  roi  de  Jérusalem,  Baudouin  IH,  jeune  prince  de 
grande  espérance,  était  aussi  à  cette  assemblée  avec  la  reine  Méli- 
sende,  sa  mère;  le  patriarche  Foucher;  Baudouin,  archevêque  de 
Césarée;  Robert,  archevêque  de  Nazareth;  Rorgon,  évêque  d'Acre; 
Bernard,  évêque  de  Sidon  ;  Guillaume  de  Béryte  ;  Adam  de  Panéade 
et  Gérald  de  Bethlehem;  Robert,  maître  des  chevaliers  du  Temple; 
Raymond,  maître  des  chevaliers  de  l'Hôpital;  Manassès,  connétable 
du  roi;  Philippe,  comte  de  Naplouse;  Hélinand  de  Tibériade;  Gé- 
rard de  Sidon;  Gautier  de  Césarée;  Payen,  seigneur  du  pays  au  delà 
du  Jourdain,  et  un  grand  nombre  d'autres.  La  résolution  que  l'on 
prit  à  cette  assemblée  fut  d'assiéger  Damas,  et  le  rendez-vous  fut 
donné  à  Tibériade  pour  le  25°*  de  mai  lllS  *. 

»  Guill.  deTyr,  L  17,  c.  1. 


538  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.— De  1125 

Damas  fut  donc  attaqué  vivement.  On  se  battit  d'abord  dans  les 
jardins  extérieurs  de  la  ville.  Le  roi  de  Jérusalem  marchait  le  pre- 
mier, à  la  tète  de  son  armée  et  des  chevaliers  de  Saint-Jean  et  du 
Temple  ;  après  les  Chrétiens  d'Orient,  s'avançaient  les  croisés  fran- 
çais, commandés  par  Louis  VIL  Le  roi  d'Allemagne,  qui  avait  ras- 
semblé les  débris  de  ses  troupes,  formait  le  corps  de  réserve,  et 
devait  garantir  les  assiégeants  des  surprises  de  l'ennemi.  La  résis- 
tance des  Turcs  fut  opiniâtre  sur  les  bords  de  la  rivière  qui  traver- 
sait les  jardins.  Le  roi  Conrad,  l'ayant  appris,  pénètre  jusqu'à  l'avant- 
garde  avec  quelques-uns  des  siens,  et  tombe  sur  les  Musulmans  avec 
une  impétuosité  à  laquelle  rien  ne  résiste.  Un  Turc  d'une  taille  et 
d'une  force  prodigieuses  s'élance  sur  lui  ;  mais  Conrad  lui  porte, 
entre  le  cou  et  l'épaule  gauche,  un  coup  de  sabre  si  terrible,  qu'il 
lui  coupe  en  deux  toute  la  poitrine,  en  sorte  que  la  tête  et  l'épaule 
droite  tombent  à  terre.  A  cette  vue,  les  Turcs,  effrayés,  se  réfugient 
dans  la  ville  et  laissent  les  Chrétiens  maîtres  des  bords  de  la  rivière. 
L'effroi  des  habitants  de  Damas  fut  tel,  qu'ils  songèrent  à  abandonner 
la  ville.  En  conséquence,  ils  placèrent  dans  les  rues,  vers  l'entrée  des 
jardins,  de  grosses  poutres,  des  chaînes  et  des  amas  de  pierres,  afin 
d'arrêter  la  marche  des  assiégeants  et  de  se  donner  ainsi  le  temps 
de  fuir,  avec  leurs  richesses  et  leurs  familles,  par  les  portes  du  nord 
et  du  midi. 

Les  Chrétiens  étaient  si  sûrs  de  se  rendre  maîtres  de  Damas, 
qu'on  ne  s'occupa  plus,  parmi  les  chefs,  que  de  savoir  à  qui  serait 
donnée  la  souveraineté  de  la  ville.  Celui  qui  l'emporta  sur  ses  con- 
currents fut  ce  même  comte  de  Flandre  qui  avait  abandonné,  sous 
les  murs  de  Satalie,  l'armée  chrétienne  dont  il  avait  reçu  le  com- 
mandement. Les  barons  de  Syrie  furent  jaloux  de  cette  préférence. 
Le  siège  se  ralentit.  Plus  d'un  seigneur  chercha  à  faire  échouer  une 
entreprise  qui  ne  devait  plus  tourner  à  son  profit  particulier.  D'après 
des  conseils  perfides,  on  quitta  les  jardins  de  la  ville  pour  aller 
camper  au  côté  opposé,  où  le  terrain  était  mouvant  et  stérile,  et  les 
murailles  inexpugnables.  Vingt  mille  infidèles  en  profitèrent  pour 
se  jeter  dans  la  place,  résolus  à  la  défendre.  Bientôt  on  apprit  que 
les  sultans  d'Alep  et  de  Mossoul  arrivaient  avec  une  armée  nom- 
breuse. 

Enfin  les  Chrétiens,  et  parmi  eux  les  deux  premiers  rois  de 
l'Europe,  levèrent  honteusement  le  siège  et  s'en  revinrent  en  Pales- 
tine. Là,  on  délibéra  d'assiéger  Ascalon.  Mais  il  n'en  fut  rien.  Le  roi 
Conrad  s'embarqua  pour  l'Europe  et  revint  en  Allemagne,  par  Pola 
en  Istrie,  dès  la  même  année  41-48.  Le  roi  Louis  demeura  en  Pales- 
tine jusques  après  Pâques  de  l'année  suivante,  où  il  se  rembarqua  de 


à  1153del'èrechr.J  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  539 

même  pour  la  France,  sans  qu^on  lise  quMl  ait  rien  fait  de  mémo- 
rable dans  tout  ce  temps. 

Tout  bien  considéré,  si  la  seconde  croisade  en  Orient  n'eut  aucun 
succès  temporel,  la  faute  en  est  principalement  aux  croisés  et  à  ceux 
quMls  devaient  secourir.  Ils  n'avaient  ni  assez  de  prévoyance,  ni 
assez  d'ordre,  ni  assez  d'accord,  ni  assez  de  constance  pour  écarter 
ou  vaincre  les  obstacles,  ou  simplement  pour  profiter  de  la  victoire 
qui  s'offrait  à  eux.  Certainement,  et  par  l'autorité  de  son  Église  et 
par  les  miracles  de  saint  Bernard,  Dieu  avait  approuvé  leur  expé- 
dition ;  mais  quand  Dieu  vous  appelle  à  l'exécution  d'une  de  ses 
œuvres,  il  veut  que  vous  employiez  toutes  les  ressources  de  votre  in- 
telligence et  de  votre  activité  pour  la  faire  réussir.  Aide-toi,  et  je 
t'aiderai.  Vous  ne  devez  compter  sur  une  assistance  extraordinaire 
que  quand  tous  les  moyens  ordinaires  sont  à  bout.  Voyez  Josué  dans 
la  conquête  de  la  terre  promise,  voyez  David  dans  la  conquête  de  la 
Syrie  :  l'un  et  l'autre  ne  marchent  qu'à  la  voix  de  Dieu,  manifestée 
par  le  grand  prêtre  ou  par  un  prophète  ;  mais  l'un  et  l'autre,  à  la 
piété  et  à  la  confiance  envers  Dieu,  joignent  tous  les  moyens  de  la 
discipline,  de  la  valeur  et  de  la  tactique  militaire.  Voilà  ce  qu'ou- 
blièrent trop  souvent  les  guerriers  àe  la  seconde  croisade. 

Quant  au  succès  spirituel,  comme  moyen  d'expiation  et  de  péni- 
tence, on  peut  dire  que  cette  croisade  en  eut  un  fort  grand.  Nous 
avons  vu  avec  quelle  résignation  et  quelle  humilité  chrétienne  le  roi 
Conrad  supporta  ses  malheurs.  Le  roi  Louis  montra  plus  de  piété 
encore.  Sa  femme  se  plaignait  même  qu'elle  avait  épousé  un  moine 
plutôt  qu'un  roi.  La  plupart  des  croisés  du  peuple  paraissent  avoir 
eu  les  mêmes  sentiments  que  leurs  maîtres.  Nous  l'avons  entendu 
dire  assez  clairement  à  Otton  de  Frisingue,  qui  en  fut  témoin  ocu- 
laire. Nous  en  trouvons  encore  une  preuve  dans  un  autre  écrivain 
du  temps. 

Saint  Bernard,  qui  avait  prêché  la  seconde  croisade,  fut  extrême- 
ment affligé  du  peu  de  succès  qu'elle  eut,  d'autant  plus  qu'on  s'en 
prenait  à  lui.  Dans  ces  conjonctures,  l'abbé  Jean  de  Casa-Mario,  près 
de  Vérule  en  Italie,  qui,  dès  l'an  1148,  avait  uni  son  monastère  à  la 
congrégation  de  Cîteaux,  lui  écrivit  :  Il  me  semble  que  Dieu  a  tiré  un 
grand  fruit  de  ce  voyage,  quoique  d'une  autre  manière  que  ne  pensaient 
les  pèlerins.  S'ils  avaient  poursuivi  leur  entreprise  comme  il  convient 
à  des  Chrétiens,  avec  justice  et  piété.  Dieu  aurait  été  avec  eux  et  aurait 
fait  par  eux  un  grand  fruit;  mais  comme  ils  sont  tombés  en  plusieurs 
désordres,  il  a  tiré  de  leur  malice  une  matière  à  sa  miséricorde,  et 
leur  a  envoyé  des  afflictions  pour  les  purifier  et  les  faire  arriver  à  la 
vie  éternelle.  Enfin,  ceux  qui  revenaient  nous  ont  avoué  qu'ils  avaient 


540  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  U25 

VU  un  grand  nombre  de  croisés  qui  disaient  qu'ils  mouraient  avec 
joie,  et  qu'ils  n^auraient  pas  voulu  revenir,  craignant  de  retomber 
dans  leurs  péchés.  Mais,  afin  que  vous  ne  doutiez  pas  de  ce  que  je 
dis,  je  vous  découvrirai,  comme  à  mon  père  spirituel,  en  confession, 
que  les  patrons  de  notre  monastère,  les  bienheureux  Jean  et  Paul, 
ont  daigné  souvent  nous  visiter  ;  je  les  ai  fait  interroger  sur  cet  évé- 
nement, et  ils  ont  répondu  que  la  multitude  des  anges  apostats  avait 
été  remplacée  par  ceux  <jui  sont  morts  dans  cette  expédition  ;  ils  ont 
aussi  grandement  parlé  de  vous,  et  prédit  que  votre  fin  était  proche. 
Puis  donc  que  cette  entreprise  a  atteint  son  but,  non  pas  selon  les 
hommes,  mais  selon  Dieu,  il  sied  à  votre  sagesse  de  vous  consoler 
en  celui  dont  vous  recherchez  uniquement  la  gloire;  car  c'est  dans 
la  prévision  des  fruits  salutaires  de  cette  entreprise  qu'il  vous  avait 
donné  la  grâce  et  la  force  de  la  mettre  à  exécution.  Qu'il  daigné 
maintenant  couronner  heureusement  votre  carrière  et  m'associer  à 
vous  dans  sa  gloire  ^ 

Otton  de  Frisingue,  qiii  n'est  pas  toujours  favorable  à  saint  Bernard, 
porte  le  même  jugement  sur  la  croisade  et  la  part  que  le  saint  y  avait 
prise.  Voici  ses  paroles  :  Si  nous  disons  que  le  saint  abbé  a  été  in- 
spiré de  l'Esprit  de  Dieu  pour  nous  animer  à  cette  guerre,  mais  que, 
par  notre  orgueil  et  notre  libertinage,  nous  n'avons  pas  gardé  ses 
salutaires  avis,  et  qu'ainsi  c'est  avec  justice  que  nous  avons  récolté, 
pour  prix  de  nos  désordres,  la  perte  des  biens  et  des  personnes  par 
le  fer  et  par  la  misère,  nous  ne  dirons  rien  qui  ne  soit  conforme  à  la 
raison  et  justifié  par  les  exemples  de  l^antiquité  2. 

Saint  Bernard  lui-même  le  fait  voir  au  commencement  du  second 
livre  De  la  Considération,  qu'il  adressa  vers  ce  temps  au  pape  Eu- 
gène. Lorsque  Moïse  voulut  retirer  son  peuple  de  la  terre  d'Egypte, 
il  lui  en  promit  une  autre  beaucoup  plus  excellente;  autrement  ce 
peuple,  qui  n'avait  de  l'attachement  qu'à  la  terre,  ne  l'aurait  jamais 
suivi.  Il  les  fit  donc  sortir  de  l'Egypte,  mais  il  ne  les  fit  point  entrer 
dans  la  terre  qu'il  leur  avait  promise.  Néanmoins,  on  ne  peut  pas 
imputer  ce  mauvais  succès  à  la  témérité  du  chef,  puisqu'il  ne  faisait 
rien  que  par  un  exprès  commandement  de  Dieu  et  par  son  assistance 
particulière,  confirmée  par  une  infinité  de  miracles. 

Mais,  me  direz-vous,  ce  peuple  était  fort  grossier  et  se  rebellait 
continuellement  contre  Dieu  et  contre  Moïse,  son  serviteur.  J'avoue 
qu'ils  étaient  des  incrédules  et  des  rebelles.  Mais  ceux-ci,  que  sont- 
ils?  Interrogez-les.  Qu'ai-je  besoin  de  dire  ce  qu'eux-mêmes  confes- 
sent très-volontiers  ?  Je  dirai  seulement  une  chose  :  quels  grands 

1  Inter  Epist.  S.  Bern.,  386.-2  oUoFris.,  De  Gest.  Frid.,  1. 1,  c.  60. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  541 

progrès  pouvaient  faire  des  gens  qui,  pendant  toute  leur  marche,  ne 
pensaient  qu'à  leur  retour?  Ces  Hébreux,  dans  tout  leur  chemin,  ne 
retournaient-ils  pas  incessamment  en  Egypte,  de  cœur  et  de  volonté? 
Que  si  les  premiers  sont  morts  et  ont  péri  à  cause  de  leur  infidélité 
continuelle,  avons-nous  sujet  de  nous  étonner  si  les  nôtres,  mar- 
chant sur  leurs  traces,  ont  souffert  les  mêmes  choses  ?  Mais  comme 
la  perte  de  ceux-là  n'a  point  été  contraire  aux  promesses  que  Dieu 
leur  avait  faites,  aussi  devons-nous  dire  de  même  de  ceux-ci,  parce 
que  les  promesses  de  Dieu  ne  se  font  jamais  au  détriment  de  sa  jus- 
tice. Écoutez  un  autre  exemple  sur  ce  sujet. 

Benjamin  commet  un  crime;  aussitôt  les  autres  tribus  se  prépa- 
rent pour  en  tirer  la  vengeance,  et  même  par  Tordre  de  Dieu,  qui 
leur  désigne  un  chef  particulier  pour  commander  ceux  qui  devaient 
combattre.  Ils  en  viennent  aux  mains,  appuyés  sur  le  grand  nombre 
de  leurs  troupes,  sur  la  bonté  de  leur  cause,  et,  ce  qui  est  encore 
davantage,  sur  la  faveur  divine.  Mais,  oh  !  que  Dieu  est  terrible  dans 
ses  jugements  sur  les  enfants  des  hommes  *  !  ceux  qui  étaient  desti- 
nés pour  venger  le  crime  tournent  le  dos  à  la  vue  des  coupables,  et 
une  poignée  de  gens  met  en  fuite  des  troupes  nombreuses.  Néan- 
moins ils  ont  recours  au  Seigneur,  et  le  Seigneur  leur  dit  :  Remontez. 
Ils  remontent  une  seconde  fois,  et  une  seconde  fois  ils  sont  battus  et 
mis  en  déroute.  Ainsi  des  hommes  justes  entreprennent  une  guerre 
juste,  la  première  fois  avec  Tapprobation  de  Dieu,  et  la  seconde  par 
son  ordre  exprès,  et  néanmoins  ils  demeurent  vaincus;  mais  aussi 
se  sont-ils  trouvés  d'autant  supérieurs  dans  la  foi,  qu'ils  avaient  été 
inférieurs  dans  le  combat. 

Or,  je  vous  prie,  de  quelle  manière  ne  me  traiteraient  pas  ceux- 
ci,  si  je  les  avais  persuadés  de  retourner  une  seconde  fois  à  la  guerre, 
et  qu'une  seconde  fois  ils  eussent  été  défaits  !  Et  si  je  les  exhortais 
pour  une  troisième  fois  à  reprendre  le  chemin  de  la  terre  sainte  et 
à  donner  encore  une  troisième  bataille,  après  en  avoir  perdu  une 
première  et  une  seconde,  jugez  un  peu  de  la  disposition  avec  la- 
quelle ils  pourraient  m'écouter.  Cependant  les  Israéhtes,  ayant  été 
frustrés  de  leurs  espérances  par  deux  fois  consécutives,  ne  laissent 
pas  d'obéir  une  troisième,  et  ils  remportent  la  victoire.  Mais  peut- 
être  que  ceux-ci  me  diront:  Comment  pouvons-nous  savoir  que  cette 
entreprise  est  venue  de  Dieu?  quels  miracles  faites-vous  pour  nous 
obHger  d'en  croire  votre  parole  ?  Ce  n'est  pas  à  moi  de  répondre  à 
cette  objection;  il  faut  épargner  ma  pudeur.  Répondez  pour  moi  et 


1  Psalm.  65,  6. 


542  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LX\1II.  —  De  1125 

pour  vous-même,  selon  ce  que  vous  avez  ouï  et  ce  que  vous  avez 
vu,  ou  plutôt  selon  ce  que  Dieu  vous  inspirera  *. 

Saint  Bernard  fit  plus  que  de  rappeler  les  miracles  qui  avaient 
autorisé  sa  prédication  de  la  croisade  :  il  en  fit  même  ensuite  pour 
sa  justification.  Car,  quand  la  première  nouvelle  vint  en  France  de 
la  défaite  de  Tarmée  chrétienne,  un  père  lui  présenta  son  fils  aveu- 
gle pour  lui  rendre  la  vue  ;  et,  comme  il  s'en  excusait,  le  père  le 
pressa  tant,  qu'il  vainquit  sa  résistance.  Alors  le  saint  abbé,  imposant 
les  mainsà  l'enfant,  pria  Dieu  que,  s'il  était  l'auteur  de  cette  prédica- 
tion et  si  son  Esprit  l'avait  assisté  en  la  faisant,  il  lui  plût  de  le  mon- 
trer en  guérissant  cet  aveugle.  Et  comme,  après  sa  prière,  il  en  at- 
tendait l'effet  :  Que  ferai-je?  s'écria  l'enfant,  je  vois  clair!  Il  s'éleva 
aussitôt  un  grand  cri  des  assistants,  qui  étaient  en  grand  nombre, 
tant  des  moines  que  des  séculiers  2. 

Quant  au  résultat  général  de  la  seconde  croisade  pour  la  chré- 
tienté, on  peut  lui  appliquer  ce  que  M.  de  Maistre  dit  des  croisades 
en  général  :  Aucune  n'a  réussi,  mais  toutes  ont  réussi.  Toutes  ont 
réussi  à  défendre  la  chrétienté  contre  l'invasion  du  mahométisme  et 
de  ce  qui  lui  ressemble  ;  aucune  n'a  réussi,  aucune,  à  elle  seule,  n'a 
complètement  atteint  ce  but.  Ce  n'est  que  la  persévérance  invincible 
de  l'Église  romaine  et  des  Papes  dans  cette  défense  générale  de  la 
chrétienté  entière,  qui  nous  a  valu  la  sécurité  dont  nous  jouissons 
depuis  bientôt  deux  siècles.  Pour  ce  qui  est  de  la  seconde  croisade 
en  particulier,  ou  plutôt  des  secondes  croisades,  car  il  y  en  eut  qua- 
tre à  la  fois,  outre  la  paix  générale  qu'elles  produisirent  en  Europe, 
la  croisade  contre  les  Slaves  réussit  assez  pour  rétablir  dans  leur 
pays  plusieurs  diocèses  ;  celle  en  Espagne  réussit  assez  pour  conso- 
lider le  nouveau  royaume  de  Portugal  et  agrandir  les  royaumes  espa- 
gnols ;  celle  contre  les  Musulmans  d'Afrique  réussit  assez  pour  leur 
enlever  plusieurs  villes  et  plusieurs  provinces.  Pour  réparer  le  non- 
succès  de  celle  d'Orient,  il  n'eût  fallu  qu'un  peu  de  cette  antique 
magnanimité  romaine  qui,  au  lieu  de  se  laisser  abattre  par  les  revers, 
n^en  devenait  que  plus  fière  et  plus  indomptable.  Une  nouvelle  ar- 
mée débarquée  en  Palestine  eût  rétabli  l'honneur  des  armes  chré- 
tiennes, et  convaincu  les  Mahométans  que  des  Chrétiens  peuvent 
être  vaincus,  mais  les  Chrétiens,  mais  la  chrétienté,  jamais. 

Un  seul  homme  sentit  remuer  dans  son  cœur  cette  noble  pensée: 
ce  fut  un  homme  d'Église,  l'abbé  Suger.  On  dit  qu'il  n^avait  pas  ap- 
prouvé la  seconde  croisade  dans  l'origine  ;  mais,  quand  il  en  vit  le 
mauvais  succès,  il  eut  le  courage,  pour  l'honneur  de  la  France  et 

1  De  Consid.,\.  2,  c.  J.  —  2  Vita  S.  Bern.,  1.  3,  c.  4. 


à  1153  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  543 

de  la  chrétienté,  d'entreprendre  une  croisade  nouvelle.  A  Tâge  de 
soixante-dix  ans,  avec  une  santé  qui  avait  toujours  été  faible  et  délicate, 
il  résolut  de  conduire  lui-même  en  Palestine  une  nouvelle  armée.  Il 
sollicita,  à  trois  reprises  différentes,  les  prélats  de  France  de  se  join- 
dre à  lui  pour  cette  grande  entreprise  ;  n'ayant  pu  les  y  engager,  il 
fit  passer  aux  chevaliers  du  Temple  la  plus  grande  partie  des  trésors 
qu'il  avait  amassés;  puis  il  alla  prier  au  tombeau  de  saint  Martin,  à 
Tours,  pour  se  préparer  au  pèlerinage.  Mais,  peu  après  son  retour 
à  Saint-Denis,  il  fut  saisi  d'une  petite  fièvre,  qui,  en  peu  de  jours, 
le  mit  au  tombeau.  Il  mourut  le  13  janvier  H52  *. 

Que  la  pensée  de  l'abbé  Suger  fût  non-seulement  généreuse, 
mais  utile  et  sage,  certains  faits  le  font  voir.  Le  jeune  roi  de  Jérusa- 
lem, Baudouin  III,  avec  les  seules  forces  de  son  petit  royaume  et  le 
secours  des  pèlerins  ordinaires,  exécuta  encore  des  choses  mémo- 
rables. La  ville  d'Ascalon  résistait  depuis  plus  de  cinquante  ans  aux 
armes  des  Chrétiens,  et  continuait  d'être  un  danger  incessant  pour 
le  royaume,  dont  elle  ouvrait  l'entrée  au  sultan  d'Egypte,  et  par 
terre  et  par  mer.  Trois  ou  quatre  fois  par  an,  le  sultan  y  envoyait 
des  troupes  et  des  secours  de  toute  espèce;  il  faisait  même  une  pen- 
sion à  chacun  des  habitants,  pour  se  les  tenir  attachés  :  car,  maî- 
tresse d'Ascalon,  l'Egypte  pouvait  toujours  entrer  en  Palestine; 
comme  aussi,  maîtresse  d'Ascalon,  la  Palestine  pouvait  toujours 
entrer  en  Egypte.  Cette  place  incommodait  donc  prodigieusement  le 
royaume  de  Jérusalem.  Baudouin  III  entreprit  d'y  mettre  un  terme. 
Ayant  assemblé  tout  son  peuple,  il  rétablit  la  forteresse  de  Gaza,  qui 
était  ruinée  et  déserte,  et  il  la  remit  en  la  garde  des  chevaliers  du 
Temple.  Gaza  était  sur  le  chemin  d'Ascalon  en  Egypte.  Par  là  étaient 
interceptés  par  terre  les  convois  que  le  sultan  du  Caire  envoyait  plu- 
sieurs fois  par  an  aux  habitants  d'Ascalon.  Les  infidèles  essayèrent 
d'attaquer  la  nouvelle  forteresse,  mais  en  vain.  Dès  lors  cessèrent 
les  courses  qu'ils  faisaient  très-souvent  dans  le  pays.  Ascalon  ne 
pouvait  plus  recevoir  de  secours  que  par  mer  2. 

Au  mois  de  décembre  4 152,  plusieurs  émirs,  dont  la  famille  pas- 
sait pour  avoir  possédé  autrefois  Jérusalem,  vinrent  avec  une  armée 
considérable  de  Turcs  pour  surprendre  la  ville.  Déjà  ils  étaient  cam- 
pés sur  le  mont  des  Olives,  lorsque  les  Chrétiens,  ayant  invoqué  le 
secours  de  Dieu,  sortent  en  armes,  les  mettent  en  déroute,  les  pour- 
suivent l'épée  dans  les  reins  jusqu'au  Jourdain,  où  les  Chrétiens  ac- 
courus de  Naplouse  et  d'ailleurs  achèvent  de  les  défaire.  L'armée 
chrétienne  revint  à  Jérusalem,  chargée  d'un  butin  immense,  et  rendit 

i  Vita  Sugeri,  t.  4  de  Uuchesne.  —  *  Guill.  de  Tyr,  1.  i7,  c.  12. 


5U  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.—  De  1125 

à  Dieu  de  solennelles  actions  de  grâces.  Encouragé  par  ce  succès,  on 
résolut  d'aller  ravager  les  campagnes  et  les  jardins  d'Ascalon,  d'où 
les  habitants  tiraient  de  grands  avantages.  Dès  que  Farmée  chrétienne 
parut,  tous  les  Ascalonites,  saisis  de  frayeur,  se  réfugièrent  dans  la 
ville.  Les  Chrétiens  résolurent  d'en  faire  le  siège.  Sur  l'invitation  du 
roi,  on  y  vit  accourir  bientôt  les  barons  et  les  chevaliers,  les  prélats 
et  les  évêques  de  la  Judée  et  de  la  Phénicie;  le  patriarche  de  Jéru- 
salem était  à  leur  tête,  portant  avec  lui  le  bois  de  la  vraie  croix.  La 
ville  fut  assiégée  par  terre  et  par  mer;  la  flotte,  composée  de  quinze 
navires,  était  commandée  par  Gérard,  comte  de  Sidon.  Le  siège  du- 
rait depuis  deux  mois,  lorsqu'aux  environs  des  fêtes  de  Pâques  on 
vit  débarquer,  dans  les  ports  de  Ptolémaïs  et  de  Joppé,  un  grand 
nombre  de  pèlerins  d'Occident.  Les  chefs  de  l'armée  s'étant  assem- 
blés, il  fut  décidé  que  les  navires  arrivés  d'Europe  seraient  retenus 
par  ordre  du  roi,  et  qu'on  inviterait  les  pèlerins  à  venir  au  secours 
de  leurs  frères  qui  assiégeaient  Ascalon.  Une  foule  de  ces  nouveaux 
venus,  répondant  aux  espérances  qu'on  mettait  ainsi  dans  leur  piété 
et  dans  leur  bravoure,  accoururent  aussitôt  au  camp  des  Chrétiens, 
et  plusieurs  se  rangèrent  sous  les  ordres  de^érard  de  Sidon.  A  leur 
arrivée,  l'armée  fut  dans  la  joie  et  ne  douta  plus  de  la  victoire.  Des 
machines  furent  construites  et  le  siège  poussé  avec  vigueur.  Les 
forces  des  Ascalonites  s'épuisaient,  lorsqu'ils  reçurent  par  mer  un 
renfort  d'Egypte.  Les  attaques  des  assiégeants  n'en  devinrent  que 
plus  fréquentes  et  que  plus  meurtrières.  Ils  avaient  surtout  une  tour 
formidable,  qui  dominait  les  remparts  par  sa  hauteur.  Les  assiégés, 
à  qui  elle  faisait  beaucoup  de  mal,  résolurent  de  la  détruire.  Ils  rem- 
plirent tout  l'intervalle  entre  la  tour  et  le  rempart  de  matières  com- 
bustibles, et  y  mirent  le  feu  durant  la  nuit.  Mais  un  vent  s'éleva,  qui 
poussa  l'incendie  contre  la  ville  :  les  pierres  de  la  muraille  furent 
calcinées,  la  muraille  tomba  avec  un  horrible  fracas.  Les  guerriers 
chrétiens  accourent  pour  monter  à  la  brèche;  déjà  les  Templiers 
étaient  dans  la  place  ;  mais,  par  une  cupidité  honteuse,  ils  avaient 
posté  sur  la  brèche  des  sentinelles  pour  empêcher  qu'on  ne  les  suivit, 
et  cela  afin  d'avoir  à  eux  seuls  tout  le  butin  de  la  ville.  La  garnison 
et  les  habitants  d'Ascalon,  les  voyant  en  si  petit  nombre  et  tout 
a  occupés  à  piller,  se  jettent  sur  eux,  les  tuent  ou  les  mettent  en  fuite, 
i  *  et  referment  la  brèche  avec  d'énormes  poutres.  Les  Chrétiens,  tristes 
et  confus,  se  retirent  dans  leur  camp.  Le  roi  de  Jérusalem  convoque 
les  prélats  et  les  barons  pour  délibérer  sur  le  parti  à  prendre.  Lui- 
même,  ainsi  que  les  principaux  chefs  des  guerriers,  désespérait  de 
la  conquête  d'Ascalon,  et  proposait  d'abandonner  le  siège  ;  le  pa- 
triarche et  les  évêques,  pleins  de  confiance  dans  la  bonté  divine. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  54S 

s^opposaient  à  la  retraite.  Leur  avis  prévalut.  Dès  le  lendemain  on 
recommença  l'attaque  ;  on  se  battit  toute  la  journée  avec  une  ardeur 
égale  de  part  et  d'autre;  mais  la  perte  des  Musulmans  fut  plus 
grande.  Après  une  trêve  pour  enterrer  les  morts,  ils  demandèrent  à 
capituler.  Leurs  députés  offrirent  au  roi  de  Jérusalem  d'ouvrir  les 
portes  de  la  ville,  à  la  seule  condition  que  les  habitants  auraient  la 
faculté  de  se  retirer  dans  trois  jours  avec  leurs  biens  et  leurs  baga- 
ges. Les  conditions  furent  acceptées  et  fidèlement  tenues.  Les  habi 
tantsse  retirèrent  dès  le  second  jour,  et  le  roi  les  fit  escorter  jusque 
sur  les  frontières  d'Egypte.  Ainsi  donc,  l'an  II 54,  le  12"^  jour  du 
mois  d'août,  le  roi  de  Jérusalem,  le  patriarche,  les  seigneurs  et  les 
prélats  du  royaume,  tout  le  clergé  et  le  peuple,  précédés  du  bois  de 
la  croix,  entrèrent  dans  Ascalon,  au  milieu  des  hymnes  et  des  canti- 
ques spirituels,  consacrèrent  la  principale  mosquée  en  l'honneur  de 
saint  Paul  et  y  déposèrent  la  croix  du  Seigneur  *. 

On  voit  par  ces  divers  faits  que,  si  le  roi  Conrad  d'Allemagne  et  le 
roi  Louis  de  France,  au  lieu  de  s'exposer  à  la  politique  équivoque 
ou  perfide  de  l'empereur  de  Constantinople,  avaient  suivi  le  conseil 
du  roi  Roger  de  Sicile;  s'ils  étaient  venus  aborder  directement  en 
Palestine,  leurs  forces,  réunies  à  celles  du  roi  de  Jérusalem,  eussent 
été  invincibles  ;  le  royaume  de  Jérusalem,  devenu  formidable  par  la 
conquête  de  Damas  et  d'autres  places  importantes,  eût  pu  désormais 
se  soutenir  par  lui-même  et  défendre,  au  besoin,  les  principautés 
chrétiennes  d'Édesse  et  d'Antioche.  D'un  autre  côté,  avec  les  villes 
d' Ascalon  et  de  Gaza,  lÉgypte  était  facile  à  conquérir  ;  d'autant  plus 
que  le  roi  de  Sicile  était  maître  de  plusieurs  places  et  provinces 
d'Afrique,  et  que  les  Musulmans  d'Espagne,  bien  loin  d'y  pouvoir 
mettre  obstacle,  étaient  eux-mêmes  sur  leur  déclin.  En  occupant  ainsi 
les  guerriers  d'Europe  à  des  conquêtes  glorieuses  et  lointaines,  on 
épargnait  à  l'Europe  les  guerres  intérieures,  on  lui  assurait  une  paix 
universelle.  Pour  cela,  il  y  avait  assez  de  moyens,  assez  de  bras, 
assez  de  volonté  ;  il  n'y  manquait  qu'une  tête  de  Charlemagne,  mais 
elle  y  manquait. 

Raymond  de  Poitiers,  prince  d'Antioche,  qui  avait  été  si  peu 
courtois  envers  le  roi  de  France,  l'an  1148,  perdit  la  vie  la  même 
année  dans  une  bataille  qu'il  livra  témérairement  à  Noureddin,  fils 
de  Zen  gui  et  père  de  Saladin.  Raymond  était  brave,  mais  téméraire 
et  ne  consultant  que  soi.  La  bataille  où  il  périt,  il  l'avait  engagée 
avec  peu  de  chevahers  et  sans  attendre  le  reste  de  ses  troupes.  Il 
laissait  une  veuve  avec  quatre  enfants  tout  jeunes,  dont  deux  fils  et 

1  Guill.  de  Tyr,  l.  Il,  c.  21-30. 

XV. 


546  HISTOIRE  UNIVERSELLE       [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

deux  filles.  Dans  ces  tristes  conjonctures,  le  patriarche  Aimeri  d'An- 
tioche  se  montra  le  patron  du  pays  et  solda  des  troupes  avec  une 
générosité  qui  ne  lui  était  pas  ordinaire.  Le  roi  de  Jérusalem,  de  son 
côté,  vint  au  secours  de  la  principauté  en  péril,  et  arrêta  les  progrès 
de  Noureddin  et  du  sultan  d'Icône,  qui  voulaient  profiter  de  la  cir- 
constance pour  envahir  le  pays  *. 

Joscelin,  dernier  comte  d'Edesse,  se  félicitait  de  la  mort  du  prince 
d'Antioche,  qu'il  haïssait,  lorsqu'il  fut  pris  lui-même  par  des  infi- 
dèles et  conduit  dans  les  prisons  d'Alep,  où  il  mourut  de  misère. 
C'était  rindigne  fils  d'un  digne  père.  Celui-ci  assiégeait  un  château 
près  d'Alep,  lorsqu'une  tour  s'écroula  près  de  lui  et  le  couvrit  de  ses 
ruines;  il  fut  transporté  mourant  à  Edesse.  Comme  il  languissait 
dans  son  lit,  où  il  n'attendait  que  la  mort,  on  vint  lui  annoncer  que 
le  sultan  d'Icône  avait  mis  le  siège  devant  une  de  ses  places  fortes. 
Aussitôt  il  fait  appeler  son  fils,  et  lui  ordonne  d'aller  attaquer  l'en- 
nemi. Le  jeune  JosceHn  hésite.  Sur-le-champ,  le  vieux  guerrier,  qui 
n'avait  jamais  connu  d'obstacles,  se  fait  porter  à  la  tête  de  ses  soldats 
dans  une  litière.  Comme  il  approchait  de  la  ville  assiégée,  on  vint 
lui  apprendre  que  les  Turcs  s'étaient  retirés  :  aussitôt  il  lève  les  yeux 
au  ciel,  remercie  Dieu,  et  expire. 

Son  indigne  fils  s'était  adonné  dès  l'enfance  à  l'ivrognerie  et  à  la 
débauche.  Dès  qu'il  fut  le  maître,  il  quitta  la  ville  d'Edesse  pour  se 
retirer  à  Turbessel,  séjour  délicieux  sur  les  bords  de  l'Euphrate.  Là, 
tout  entier  livré  à  ses  penchants,  et  négligeant  la  solde  des  troupes, 
les  fortifications  des  places,  il  oublia  les  soins  du  gouvernement  et 
les  menaces  des  Musulmans.  Ce  fut  pendant  sa  coupable  absence 
que  la  ville  d'Edesse  fut  prise  par  Zengui,  l'an  1144,  après  deux  ans 
de  siège.  Raymond  d'Antioche,  au  lieu  d'aller  au  secours  d'Edesse, 
se  réjouit  de  son  désastre,  parce  qu'il  haïssait  Joscelin.  Ce  dernier,  à 
sa  mort,  laissait  une  veuve,  avec  un  fils  et  deux  filles  en  bas  âge. 
C'était  une  femme  vertueuse,  d'un  courage  au-dessus  de  son  sexe. 
Avec  le  conseil  des  seigneurs,  elle  sut  conserver  les  places  qui  lui 
restaient  encore.  L'empereur  de  Constantinople,  ayant  appris  la  si- 
tuation déplorable  du  pays,  fit  offrir  à  la  comtesse  des  revenus  con- 
sidérables, si  elle  voulait  lui  transporter  la  propriété  des  villes  qui 
lui  restaient  encore,  au  nombre  de  six.  De  l'avis  du  roi  de  Jérusalem, 
la  comtesse  accepta  ses  offres.  L'empereur  grec  se  flattait  non-seule- 
ment de  conserver  ce  reste,  mais  encore  de  l'augmenter.  Au  bout 
d'un  an,  les  Turcs  lui  avaient  enlevé  le  tout  ^. 

L'empereur  grec  était  plus  porté  et  plus  propre  à  brouiller  la 

1  Gaill.  deTyr,  L  17,  c.  9  et  10.  —^Ibid.,  1.  16  et  17. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  547 

chrétienté  avec  elle-même  qu'à  la  défendre  contre  le  mahométisme. 
Le  roi  Roger  de  Sicile  avait  envoyé  à  Tempereur  Jean  Comnène  une 
ambassade^  non-seulement  pour  traiter  de  la  paix,  mais  encore 
d'une  alliance  de  famille.  L'ambassade  et  la  demande  ayant  été  re- 
nouvelées après  la  mort  de  Jean,  son  fils  Manuel  envoya  un  person- 
nage illustre  en  Sicile  pour  conclure  la  négociation.  L'affaire  conclue. 
Manuel  la  rompit  et  jeta  en  prison  les  ambassadeurs  du  roi  Roger  à 
Constantinople.  Pour  venger  cette  violation  du  droit  des  gens,  Roger 
arma  une  flotte,  et  s'empara  de  l'île  de  Corfou,  ainsi  que  de  plusieurs 
places  sur  le  continent,  notamment  de  Corinthe  *.  Dès  lors  Manuel 
s'occupa  de  deux  choses  :  l'une  de  détruire  par  les  Turcs  les  armées 
chrétiennes  de  France  et  d'Allemagne  qui  marchaient  au  secours 
des  Chrétiens  d'Orient;  l'autre,  de  reconquérir  non-seulement  Corf ou, 
mais  encore  la  Sicile  et  l'Italie.  Il  était  en  Grèce  pour  cela,  lorsque 
le  roi  Conrad  vint  à  y  passer  en  revenant  de  Palestine  en  Allemagne. 
Les  deux  princes  se  liguèrent  pour  attaquer  Roger  de  Sicile,  qui 
cependant  venait  de  conquérir  en  Afrique  plusieurs  villes  sur  les 
Musulmans  et  ensuite  d'envoyer  au  pape  Eugène  un  corps  de  troupes 
pour  soumettre  certains  rebelles.  Des  maladies,  entre  autres  celle  de 
Conrad,  empêchèrent  pour  le  moment  cette  expédition  contre  un  roi 
chrétien.  La  ligue  n'en  subsista  pas  moins.  Une  flotte  grecque 
assiégeait  Corfou,  lorsque  le  roi  de  France,  Louis  le  Jeune,  ayant 
rencontré  cette  flotte,  fut  fait  prisonnier  et  conduit  en  Grèce  pour 
être  présenté  à  l'empereur  Manuel  ;  mais  une  flotte  sicilienne,  qui 
venait  de  ravager  les  faubourgs  de  Constantinople  et  de  lancer  des 
flèches  dans  le  palais  impérial,  ayant  rencontré  à  son  tour  la  flotte 
grecque,  délivra  le  roi  de  France,  qui  passa  en  Sicile  et  de  là  à 
Rome.  Cette  capture  du  roi  de  France  par  les  Grecs  et  sa  délivrance 
par  les  Siciliens  sont  attestées  par  plusieurs  auteurs,  tant  grecs  que 
latins  2.  On  y  voit  ce  que  c'était  que  les  Grecs  du  Bas-Empire. 

A  Rome,  il  y  avait  toujours  un  parti  révolutionnaire  ;  des  écoliers 
sans  expérience,  s'imaginaient,  avec  Arnaud  de  Bresce,  pouvoir  res- 
susciter la  république  romaine  avec  des  mots  et  des  mutineries.  De- 
puis douze  siècles,  le  christianisme  avait  transformé  le  monde;  Rome 
y  exerçait  un  empire  plus  étendu,  plus  glorieux  et  plus  durable  que 
ne  fut  jamais  celui  de  la  république  ni  des  césars,  un  empire  spiri- 
tuel et  divin. 

Les  Romains  écoliers  ne  comprenaient  pas  cet  empire  vraiment 
immortel  de  leur  cité,  empire  volontairement  accepté  par  toutes  les 

1  Robert  de  Monte,  an.  1148.  Cinnam,  L  3,  c.  2.  —  ^  Cinnam,  1.  2,  c.  19, 
p.  39.  Vincent  Bellovac.  Robert  de  Monte,  an.  1149. 


548  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.—  De  lî2r, 

nations  chrétiennes.  lisse  mirent  en  tête  de  refaire  le  monde.  Voici 
leur  plan  :  soumettre  le  Pape,  le  clergé,  Tunivers  entier,  au  roi  ou 
à  Tempereur  Conrad  d'Allemagne;  soumettre  ensuite  ce  roi  ou  cet 
empereur  au  sénat  et  au  peuple  romain,  qui  serait  de  nouveau  le 
maître  de  l'univers.  Pour  cela,  il  fallait  un  sénat  et  un  peuple;  on 
décréta  l'un  et  l'autre . 

Ils  se  signalèrent  bientôt  par  quelques  mutineries  contre  le  Pape, 
par  le  pillage  et  la  démolition  de  quelques  maisons  de  cardinaux. 
Fiers  de  ces  exploits,  ils  invitèrent  plusieurs  fois,  et  par  des  lettres 
et  par  des  ambassadeurs,  le  roi  allemand  Conrad  à  venir  à  Rome  et 
recevoir  d'eux  l'empire  du  monde.  Longtemps  le  roi  allemand  ne 
répondit  ni  aux  lettres  ni  aux  ambassades.  A  son  retour  de  la  Pales- 
tine et  de  la  Grèce,  où  il  avait  été  endoctriné  par  l'empereur  de  Con- 
stantinople,  il  y  eut  une  nouvelle  ambassade  et  de  nouvelles  lettres. 
Le  moment  était  plus  favorable  ;  on  cessa  de  les  rebuter. 

Voici  comment  parlent  ces  lettres  dans  leur  inscription  :  «  A  l'excel- 
lentissime  et  illustre  seigneur  de  la  ville  et  du  monde  entier,  Conrad: 
le  sénat  et  le  peuple  romain.  A  l'excellentissime  et  magnifique  sei- 
gneur de  la  ville  et  du  monde,  Conrad  :  Sixte,  Nicolas  et  Gui,  pro- 
cureurs du  sacré  sénat  et  du  salut  commun  de  la  république.  A  l'il- 
lustrissime et  magnifique  maître  de  l'univers,  Conrad,  triomphateur 
toujours  auguste  :  son  fidèle  serviteur  un  tel,  membre  du  sénat  ^.  » 
On  le  voit,  le  nouveau  sénat  et  peuple  romain  avait  dès  lors  bien  et 
dûment  décrété  que  le  roi  ou  empereur  teutonique  qu'il  lui  plairait 
d'appeler  à  Rome  serait  par  là  seul  le  maître  de  l'univers  entier  ;  que, 
conséquemment,  les  rois  et  les  peuples  de  Sicile,  d'Espagne,  de  Por- 
tugal, de  France,  d'Angleterre,  d'Ecosse,  d'Irlande,  de  Norwége,de 
Suède,  de  Danemark,  d'Allemagne,  de  Hongrie,  de  Pologne  et 
d'ailleurs  ne  seraient  tout  au  plus  que  les  proconsuls  et  les  provinces 
du  nouveau  sénat  et  peuple  romain.  Cette  prétention  paraît  aujour- 
d'hui ridicule  et  absurde.  C'est  cependant  pour  réaliser  cette  absur- 
dité que  nous  avons  vu  les  empereurs  teutoniques  Henri  IV  et 
Henri  V  faire  la  guerre  à  l'Eglise  de  Dieu  ;  leurs  partisans  posaient 
manifestement  pour  principe  que  l'empereur  était  la  loi  suprême  et 
que  de  lui  viennent  les  droits  des  rois  et  des  peuples.  C'est  pour  réa- 
liser cette  même  absurdité  que  nous  verrons  les  successeurs  de 
Conrad  recommencer  cette  guerre  impie,  jusqu'à  ce  qu'ils  achèvent, 
eux,  leur  famille  et  leur  puissance,  de  se  briser  contre  le  roc  sur  le- 
quel est  bâtie  l'Église  du  Christ,  l'empire  spirituel  du  roi  des  rois. 
C'est  elle,  l'Église  romaine,  qui,  en  maintenant  sa  propre  indépen- 

1  Martène.  Vet.  Script.,  t.  2,  Inter  Epist.  Wibaldi,  211,  213  et  214. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  549 

dance,  sa  propre  liberté,  a  fondé  et  maintenu  la  liberté  et  l'indé- 
pendance de  tous  les  rois  et  peuples  chrétiens.  Cette  guerre  et  cette 
victoire  glorieuse,  bien  des  historiens  myopes  ne  l'ont  pas  même 
entrevue. 

Le  sénat  et  le  peuple  romain  improvisés  mandèrent  donc,  et  par 
leurs  lettres  et  par  leurs  ambassades,  au  roi  allemand,  qu'ils  n'agis- 
saient que  pour  son  service  et  pour  remettre  l'empire  romain  en 
l'état  où  il  était  du  temps  de  Constantin  et  de  Justinien.  Pour  cet 
effet,  ajoutent-ils,  nous  avons  pris  les  tours  et  les  maisons  fortes  des 
plus  puissants  de  Rome,  qui  voulaient  résister  à  votre  empire,  avec 
le  Sicilien  et  le  Pape.  Nous  en  gardons  quelques-unes  pour  votre 
service,  et  nous  avons  abattu  les  autres.  Nous  sommes  traversés  en 
ce  dessein  par  le  Pape,  par  les  Frangipanes,  les  fils  de  Pierre  de 
Léon,  excepté  Jourdain,  notre  chef,  par  Ptolémée  et  plusieurs  au- 
tres. Ils  continuent  en  priant  le  roi  de  ne  point  écouter  les  calom- 
nies qu'on  lui  rapportera  contre  eux,  et  de  venir  s'établir  à  Rome, 
pour  commander  plus  absolument  que  ses  prédécesseurs  à  l'Italie  et 
à  l'Allemagne,  après  avoir  ôté  l'obstacle  qu'y  met  le  clergé.  Nous 
avons  appris  que  le  Pape  a  traité  avec  le  Sicilien,  et  lui  a  accordé  le 
sceptre,  l'anneau,  la  dalmatique,  la  mitre  et  les  sandales,  avec  la 
promesse  de  ne  point  envoyer  chez  lui  de  légats  qu'il  ne  l'eût  de- 
mandé ;  et  le  Sicilien  lui  adonné  beaucoup  d'argent  à  votre  pré- 
judice ^ 

Le  Sicilien  dont  il  est  ici  parlé,  c'est  le  roi  Roger  de  Sicile,  qui, 
après  avoir  chassé  les  Musulmans  de  la  Calabre,  de  la  Sicile  et  de 
Malte,  leur  enleva  plusieurs  villes  et  provinces  en  Afrique,  et  qui 
d'ailleurs  sut  leur  inspirer  tant  de  confiance  et  les  gouverner  avec 
tant  d'équité,  qu'ils  venaient  d'eux-mêmes  se  mettre  sous  sa  domi- 
nation. En  1149,  il  perdit  son  fils  aîné,  Roger,  duc  d'Apuhe,  après 
avoir  perdu  trois  autres  de  ses  fils.  C'est  pourquoi,  l'an  1150,  il  fit 
couronner  roi  de  Sicile  le  seul  qui  lui  restait,  savoir,  Guillaume, 
prince  de  Capoue.  Pierre  le  Vénérable,  abbé  de  Clugni,  écrivit  au 
roi  Roger  une  lettre  de  consolation  sur  la  mort  de  ses  fils,  lui  mar- 
quant qu'il  a  fait  dire  pour  eux  des  messes  et  d'autres  prières,  et 
distribuer  des  aumônes.  Du  reste,  nous  sommes  profondément  affli- 
gés de  l'inimitié  qui  est  entre  vous  et  le  roi  des  Allemands;  car  nous 
sentons,  et  moi  et  beaucoup  d'autres,  combien  cette  discorde  est 
nuisible  aux  royaumes  des  Latins  et  à  la  propagation  de  la  foi  chré- 
tienne. Déjà  votre  valeur,  à  elle  seule,  a  singulièrement  étendu 
l'Église  de  Dieu  sur  les  terres  des  infidèles;  que  serait-ce  donc,   si 

1  Epist.  2ii. 


550  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv,  LXVIII.  —  De  1125 

VOUS  étiez  d'accord  pour  cela,  vous  et  le  roi  en  question  ?  Ce  qui 
nous  fait  désirer  le  plus  cette  concorde,  à  nous  et  à  presque  tous  les 
Français,  c'est  la  trahison  perfide,  inouïe,  lamentable  des  Grecs  con- 
tre nos  pèlerins,  c'est-à-dire  contre  l'armée  du  Dieu  vivant.  En  vé- 
rité, autant  que  cela  peut  appartenir  à  un  moine,  je  ne  refuserais 
pas  de  mourir,  si  la  justice  de  Dieu  daignait,  par  quelqu'un  des 
siens,  venger  la  mort  de  tant  de  personnes,  et  de  personnes  si  illus- 
tres, la  fleur  de  la  Gaule  et  de  la  Germanie,  étouffée  par  une  fraude 
exécrable.  Or,  de  tous  les  princes  chrétiens  qui  sont  sous  le  ciel,  je 
n'en  vois  aucun  d'aussi  capable  d'exécuter  une  œuvre  aussi  sainte, 
aussi  agréable  au  ciel  et  à  la  terre.  Levez-vous  donc,  excellent  prince  : 
ce  n'est  pas  moi  seulement,  mais  tout  le  monde,  qui  vous  y  exhorte  ; 
levez-vouspour  secourir  le  peuple  de  Dieu;  armez-vous  dezèle  pour 
sa  loi,  comme  un  autre  Machabée  ;  vengez  tant  d'opprobres,  tant 
d'injures,  tant  de  morts,  tant  de  sang  versé  d'une  manière  si  impie. 
Pour  moi,  je  suis  prêt  à  aller  trouver  le  roi  de  Germanie  et  à  faire 
tout  au  monde  pour  rétablir  entre  vous  une  paix  si  désirable  i. 

Le  Pape,  ayant  appris  par  des  voies  indirectes  qu'il  existait  entre 
le  roi  d'Allemagne  et  l'empereur  de  Gonstantinople  une  ligue  contre 
l'Eglise  romaine,  fit  écrire  par  le  cardinal  Guido,  à  Wibald  ou  Gui- 
bald,  abbé  de  Stavelo  et  deCorbie,  qui  avait  en  même  temps  la  con- 
fiance du  roi  Conrad  et  celle  du  pape  Eugène.  Le  cardinal  lui 
rappelle  que,  pendant  l'absence  du  roi,  c'est  le  Pape  quia  maintenu 
la  paix  dans  le  royaume,  exposé  autrement  à  de  grands  troubles, 
sous  son  jeune  fils  ;  ce  serait  donc,  de  la  part  de  Conrad,  rendre  le 
mal  pour  le  bien,  de  nourrir  des  desseins  hostiles  contre  l'Eglise,  sa 
mère  2.  Wibald  dit,  dans  sa  réponse,  qu'à  la  vérité  il  n'y  avait  pas 
de  traité  formel,  mais  que  Conrad  avait   été  perverti  quelque  peu 
par  le  faste  et  la  désobéissance  des  Grecs  ;  que,  suivant  la  recom- 
mandation du  Pape,  il  s'était  efforcé  de  le  ramènera  des  sentiments 
d'humilité  et  de  soumission,  et  que,  pour  cela,  il  n'avait  pas  craint 
de  reprendre  quelquefois  avec  sévérité  les  propos  de  certains  per- 
sonnages. Il  ajoute  que  l'abbé  de  Clairvaux,  saint  Bernard,  venait 
d'écrire  au  roi  une  lettre  où  il  faisait  un  grand  éloge  de  celui  de  Si- 
cile, des  grands  services  qu'il  rendait  à  l'Église  catholique,  services 
qui  seraient  plus  grands  encore  si  les  deux  rois  pouvaient  agir  d'ac- 
cord :  à  quoi  il  s'offre  de  venir  travailler,  si  on  l'avait  pour  agréable. 
Le  cardinal-légat,  Théotwin,  lui  avait  écrit  dans  le  même  sens,  à  son 
retour  de  Jérusalem  par  la  Sicile.  Wibald  marque  à  la  fin  que  des 

1  Petr.  Clun..I.  6,  epist.  16.  Biblioth.  PP.,  t.  22.  —  «  Martène,   Vet.  Script., 
t.  2,  inter  Epist.  Wibald.,  214,  p.  400. 


à  1133  de  l'èie  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  551 

sénateurs  de  Rome  avaient  écrit  des  lettres  fort  graves  et  fort  dures 
contre  le  Pape^  et  qu'elles  avaient  été  apportées  au  roi  dans  le  mois 
de  janvier  de  la  même  année  1450  ^• 

A  la  vérité,  il  n'y  avait  pas  une  ligue  formelle  entre  le  roi  d'Alle- 
magne et  l'empereur  de  Constantinople,  contre  l'Église  romaine,, 
mais  bien  contre  le  roi  de  Sicile,  celui  de  tous  les  princes  qui  ser- 
vait alors  le  mieux  la  cause  de  la  chrétienté.  Conrad  se  disposait  à 
lui  faire  la  guerre,  lorsqu'il  en  fut  empêché  par  une  maladie  et 
aussi  par  l'opposition  de  quelques  princes,  notamment  Guelfe,  duc 
de  Bavière,  que  le  roi  de  Sicile  sut  gagner  à  sa  cause.  Conrad 
s'excusa  de  ce  retard  sur  sa  maladie,  en  écrivant  à  l'empereur  et  à 
l'impératrice  de  Constantinople  ^.  L'année  suivante  H51,  ayant  ré- 
cupéré la  santé,  il  se  préparait  sérieusement  à  l'expédition  d'Italie 
et  de  Sicile  ;  il  en  écrività  l'empereur  Manuel  aux  citoyens  de  Pise, 
à  ceux  de  Rome  et  au  pape  Eugène.  L'empereur  de  Constantinople 
lui  promit  de  grands  secours;  le  Pape  recommanda  à  tous  les  évêques 
et  seigneurs  d'Allemagne  de  l'assister  fidèlement  ;  mais,  sur  le  point 
de  se  mettre  en  marche,  il  mourut  à  Bamberg,  le  15  février  1152. 
Il  fut  enterré  au  même  lieu,  près  du  tombeau  de  l'empereur  saint 
Henri,  qui  venait  d'être  canonisé  par  le  pape  Eugène,  à  la  prière  de 
l'évêque  et  des  chanoines  de  Bamberg,  et  sur  le  rapport  de  deux 
légats  envoyés  en  Allemagne  pour  d'autres  affaires,  mais  chargés 
d'aller  sur  les  lieux  et  de  s'informer  de  la  vie  et  des  miracles  du  saint 
empereur. 

Conrad  avait  perdu,  en  1150,  Henri,  son  fils  aîné,  déjà  déclaré 
roi.  Voyant  que  son  second  fils,  Frédéric,  était  trop  jeune  pour  être 
élu  à  sa  place,  il  désigna  pour  lui  succéder  son  neveu  Frédéric,  fils 
de  son  frère,  duc  de  Souabe,  et  qui  l'avait  accompagné  dans  la  croi- 
sade. Frédéric  fut  élu,  en  effet,  dans  une  diète  de  Francfort,  le  mardi 
4"^  de  mars  de  la  même  année  1152,  et  coaronné  le  dimanche  sui- 
vant, à  Aix-la-Chapelle,  par  Arnold,  archevêque  de  Cologne.  Il  est 
connu  sous  le  nom  de  Frédéric-Barberousse. 

Sitôt  qu'il  fut  couronné,  il  tint  conseil  avec  les  principaux  seigneurs, 
et,  de  leur  avis,  envoya  à  Rome  Hillin,  archevêque  élu  de  Trêves  ; 
Éverard,  évêque  de  Bamberg,  et  Adam,  abbé  d'Éberach,  pour  faire 
part  de  son  élection  au  pape  Eugène,  aux  Romains  et  à  toute  l'Italie. 
Dans  sa  lettre  au  Pape,  il  lui  voue,  comme  à  son  père  spirituel,  une 
affection  et  une  dévotion  filiales,  et  promet  d'exécuter  avec  zèle  tout 
ce  que  son  prédécesseur  avait  projeté  pour  la  délivrance  et  l'hon- 

1  Martènè,  intev Epist.  Wibald.,  225,  p.  409.  —  ^  Ibid.,  epùt.  187  et  188. 


S52  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

neur  du  Siège  apostolique,  et  en  particulier  pour  la  satisfaction  du 
Saint-Père  *. 

Incontinent  après,  le  pape  Eugène  et  le  roi  Frédéric  firent  ensem- 
ble un  traité  ou  concordat  par  leurs  députés,  qui  étaient  :  de  la  part 
du  Pape,  sept  cardinaux  et  Brunon,  abbé  de  Caravalle,  près  de  Mi- 
lan, de  l^ordre  de  Cîteaux;  de  la  part  du  roi,  Anselme,  évêque  de 
Havelsberg;  Herman,  évêque  de  Constance,  et  trois  comtes.  Le  roi 
promit  de  ne  faire  ni  paix  ni  trêve  avec  les  Romains,  ni  avec  Roger, 
roi  de  Sicile,  sans  le  consentement  de  TÉglise  romaine  et  du  Pape; 
de  travailler  de  tout  son  pouvoir  à  rendre  les  Romains  aussi  soumis 
au  Pape  et  à  TEglise  romaine  qu'ils  l'avaient  été  depuis  cent  ans.  Il 
défendra  envers  et  contre  tous  la  dignité  papale  et  les  régales  de 
saint  Pierre,  comme  dévot  et  spirituel  avoué  de  l'Église  romaine,  €t 
ill'aidera  à  recouvrer  ce  qu'elle  a  perdu.  Il  n'accordera  aucune  terre 
au  roi  des  Grecs  deçà  la  mer;  et,  s'il  en  envahit  quelqu'une,  il  l'en 
chassera  au  plus  tôt,  selon  son  pouvoir.  Le  Pape  promit  de  donner 
au  roi  la  couronne  impériale  quand  il  viendrait  la  recevoir,  et  de 
l'aider  de  tout  son  pouvoir  à  maintenir  et  à  augmenter  sa  dignité, 
employant  pour  cet  effet  les  censures  ecclésiastiques;  enfin,  il  em- 
pêchera le  roi  des  Grecs  de  faire  aucune  conquête  deçà  la  mer.  Ce 
concordat  est  daté  du  23""^  de  mars  11 52  2. 

Le  pape  Eugène  III  mourut  lui-même  le  8"*  de  Juillet  11 53,  après 
avoir  tenu  le  Saint-Siège  huit  ans  et  près  de  cinq  mois.  Il  mourut  à 
Tibur,  d'où  il  fut  porté  à  Rorïie  en  grande  solennité,  et  enterré  à 
Saint-Pierre.  On  le  regarda  comme  saint,  quoiqu'il  ne  paraisse  pas 
avoir  été  honoré  d'un  culte  public,  et  il  se  fit  plusieurs  miracles  à  son 
tombeau,  desquels  on  en  spécifie  sept,  opérés  sur  divers  malades. 
Le  lendemain  de  sa  mort,  9""*  de  juillet,  on  élut  pour  lui  succéder 
Conrad,  évêque  de  Sabine,  Romain  de  naissance  et  chanoine  régu- 
lier, qui  fut  nommé  Anastase  IV.  C'était  un  vieillard  de  grande  vertu 
et  de  grande  expérience  dans  les  usages  de  la  cour  de  Rome;  mais 
il  ne  tint  le  Saint-Siège  qu'un  an  et  quatre  mois. 

Avant  la  mort  du  pape  Eugène,  son  ami  et  son  disciple;,  saint  Ber- 
nard avait  éprouvé  un  autre  chagrin  :  c'était  de  se  voir  trahi  par  un 
moine  qui  lui  servait  de  secrétaire  et  qui  abusait  de  sa  confiance  et 
de  son  sceau  pour  écrire  en  son  nom  et  à  son  insu  à  toutes  sortes  de 
personnes. 

Un  autre  moine  lui  donnait  plus  de  consolation  :  c'était  un  frère 
du  roi  de  France.  Henri,  frère  de  Louis  le  Jeune,  avait  été  engagé 
dans  l'état  ecclésiastique  par  leur  père,  Louis  le  Gros.  Il  possédait 

»  Martène,  Vet.  Script.,  t,  2,inter  Epist.,  346.  —  2  Ibid.,  inter  Epist.,  385. 


V.* 

à  11S3  de  l'ère  chr.]         DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  '       553 

plusieurs  grands  bénéfices.  Étant  venu  un  jour  à  Clairvaux  consul- 
ter saint  Bernard  sur  une  aififaire  temporelle,  il  voulut  aussi  voir  la 
communauté  et  se  recommander  aux  prières  des  moines.  Le  saint 
abbé,  lui  ayant  donné  des  avis  spirituels,  ajouta  :  Je  me  confie  en 
Dieu  que  vous  ne  mourrez  pas  en  Tétat  où  vous  êtes,  et  que  vous 
sentirez  bientôt  par  expérience  l'utilité  de  ces  prières  que  vous  avez 
demandées.  On  vit,  le  jour  même,  la  vérité  de  cette  prédiction  :  le 
jeune  prince  se  convertit  et  demanda  place  entre  les  moines.  Ce  fut 
une  extrême  joie  pour  la  communauté;  mais  ses  amis  et  ses  servi- 
teurs le  pleuraient  comme  s'il  eût  été  mort. 

Le  plus  emporté  de  tous  était  un  Parisien,  nommé  André,  qui 
disait  que  Henri  était  ivre  ou  insensé;  il  n'épargnait  ni  les  injures  ni 
les  blasphèmes.  Henri,  tout  au  contraire,  priait  saint  Bernard  de 
travailler  particulièrement  à  la  conversion  de  cet  homme.  Le  saint 
abbé  lui  dit  en  présence  de  plusieurs  :  Laissez-le;  il  est  maintenant 
outré  de  douleur;  mais  n'en  soyez  pas  en  peine,  il  est  à  vous.  Et 
comme  Henri  le  pressait  de  parier  à  André,  il  lui  répondit  avec  un 
regard  sévère  :  Qu'est  ceci?  ne  vous  ai-je  pas  déjà  dit  qu'il  est  à 
vous?  André,  qui  était  présent,  dit  en  lui-même,  comme  il  avoua 
depuis  :  Je  vois  maintenant  que  tu  es  un  faux  prophète  ;  car  je  suis 
assuré  que  ce  que  tu  viens  de  dire  n^arrivera  pas.  Je  ne  manquerai 
pas  de  te  le  reprocher  devant  le  roi  et  les  seigneurs  dans  les  plus  cé- 
lèbres assemblées,  afin  que  ta  fausseté  soit  connue  de  tout  le  monde. 
Le  lendemain,  André  se  retira,  faisant  toutes  sortes  d'imprécations 
contre  le  monastère  où  il  laissait  son  maître,  souhaitant  que  la  vallée 
même  fût  renversée  avec  ses  habitants.  II  continua  de  marcher  ce 
jour-là  ;  mais  dès  la  nuit  suivante  il  se  sentit  vaincu  et  comme  forcé 
par  l'Esprit  de  Dieu,  en  sorte  qu'il  se  leva  avant  le  jour  et  revint 
promptement  au  monastère  *. 

Henri,  faisant  profession  à  Clairvaux,  laissa  ses  bénéfices  à  Phi- 
lippe, son  frère  puîné,  et,  après  qu'il  eut  quelque  temps  pratiqué  la 
vie  monastique  dans  cette  sainte  maison,  il  fut  élu  évêque  de  Beau- 
vais,  sur  la  fin  de  l'an  1149.  Saint  Bernard  consulta  sur  ce  sujet 
Pierre,  abbé  de  Clugni,  qui  lui  répondit  :  Si  l'élection  s'est  faite  par 
le  clergé  et  le  peuple,  unanimement,  avec  le  consentement  du  mé- 
tropolitain et  de  ses  suffragants;  si,  comme  j'ai  appris,  on  vous  a 
souvent  prié  de  l'approuver;  si  le  Pape  a  déclaré  sa  volonté  en  écri- 
vant à  l'archevêque  de  Reims,  que  reste-t-il,  sinon  de  vous  soumet- 
tre à  la  volonté  de  Dieu,  qui  se  déclare  par  tant  de  signes,  et  de  ne 
pas  permettre  que  cette  église  souffre  plus  longtemps  par  les  voyages 

1  S.  Bern.  Vita,  L  4,  c.  2. 


554  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

et  les  dépenses?  Si  vous  vous  défiez  de  la  science  de  Henri,  Dieu, 
qui  lui  a  déjà  fait  de  grandes  grâces,  peut  lui  en  faire  encore  de  plus 
grandes.  C'est  pourquoi  il  ne  faut  pas  différer  davantage  la  conclu- 
sion de  cette  affaire  *.  Henri  se  plaignit  vivement,  mais  amicalement, 
à  Pierre,  de  cette  décision  qui  le  rejetait  dans  le  monde  ^. 

Quelles  étaient  la  vénération  et  Faffection  universelles  pour  saint 
Bernard  vers  la  fin  de  sa  vie,  on  peut  en  juger  par  ce  fait.  L'an  1152, 
Eskil,  archevêque  de  Lunden,  primat  des  églises  du  Danemark  et 
légat  du  Saint-Siège  dans  ce  royaume,  fit  exprès  le  voyage  ou  plu- 
tôt le  pèlerinage  de  Clairvaux,  pour  avoir  le  bonheur  de  voir  et  d'en- 
tretenir le  saint  abbé.  Sa  joie  fut  si  grande,  que  souvent  il  en  versait 
des  larmes.  Il  prit  la  résolution  d'y  passer  le  reste  de  ses  jours  comme 
simple  moine.  Mais  saint  Bernard  l'en  dissuada,  le  croyant  plus  utile 
et  plus  nécessaire  en  Danemark.  Il  voulait  du  moins  conserver  de 
Clairvaux  un  souvenir,  savoir,  un  pain  bénit.  Pour  qu'il  se  conservât 
plus  longtemps,  il  le  fit  cuire  deux  fois.  Mais  le  saint  abbé  ne  voulut 
point  le  bénir,  et  dit  amicalement  à  Eskil  que  cette  précaution  mar- 
quait une  foi  trop  faible.  Il  se  fit  apporter  un  pain  ordinaire,  le  bénit 
et  assura  qu'il  ne  se  corromprait  point  :  ce  qui  fut  vérifié  par  l'évé- 
nement 3. 

Cependant,  le  saint  abbé  se  sentait  défaillir  de  jour  en  jour,  et  ses 
frères  ne  croyaient  pas  qu'il  pût  passer  l'hiver  où  commença  l'an- 
née 1153;  mais  il  les  assura  qu'il  irait  jusqu'à  l'été  suivant.  Dans 
cet  état,  quoique  obligé  de  garder  le  lit,  souffrant  de  grandes  dou- 
leurs, il  ne  laissait  pas  de  méditer  les  choses  saintes,  de  dicter,  de 
prier,  d'exhorter  ses  frères.  Il  ne  manqua  presque  jamais  de  célébrer 
la  sainte  messe,  jusqu'à  ce  qu'il  vînt  à  la  dernière  défaillance.  Il 
était  ainsi  malade  quand  il  écrivit  à  son  oncle  André,  chevalier  du 
Temple  et  un  des  principaux  appuis  du  royaume  de  Jérusalem,  qui 
lui  avait  mandé  le  désir  qu'il  avait  de  venir  le  voir. 

Vos  lettres,  que  j'ai  reçues  tout  dernièrement,  lui  dit-il,  m'ont 
trouvé  malade  et  au  lit.  Je  m'en  suis  saisi  des  deux  mains;  je  les  ai 
lues  avec  plaisir,  avec  plaisir  je  les  ai  relues  :  combien  plus  n'en  au- 
rais-je  pas  eu  de  vous  voir  en  personne  !  J'y  ai  lu  votre  désir  de  me 
voir;  j'y  ai  lu  aussi  vos  craintes  pour  cette  terre  que  le  Seigneur  a 
honorée  de  sa  présence,  pour  cette  cité  qu'il  a  dédiée  par  son  sang. 
Malheur  à  nos  princes  !  Dans  la  terre  du  Seigneur,  ils  n'ont  rien  fait 
de  bon  ;  dans  les  leurs,  où  ils  sont  revenus  à  la  hâte,  ils  exercent  une 
incroyable  malice,  insensibles  à  l'oppression  de  Joseph  ;  puissants 

t  Petr.  Clun.,  1.  5,  epist.  8.  —  ^Ibid.,  epist.  9.  —  ^  Acta  SS.,  20  aug.  Dis- 
sert., I  60  ;  et  Vita,  1.  4,  c.  4. 


à  1133  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  555 

pour  faire  le  mal,  ils  ne  savent  pas  faire  le  bien.  Mais  j'espère  que  le 
Seigneur  ne  rejettera  pas  son  peuple  et  ne  délaissera  pas  son  héri- 
tage. La  droite  du  Seigneur  déploiera  sa  puissance,  son  bras  lui  sera 
en  aide,  afin  que  tout  le  monde  connaisse  qu'il  vaut  mieux  espérer 
dans  le  Seigneur  que  d'espérer  dans  les  princes. 

Vous  avez  raison  de  vous  comparer  à  une  fourmi.  Sommes-nous 
en  effet  autre  chose  que  des  fourmis,  nous  tous,  enfants  de  la  terre, 
enfants  des  hommes,  travaillant  à  des  choses  inutiles  et  vaines?  Quel 
fruit  l'homme  retire-t-il  de  son  travail  sous  le  soleil  ?  Élevons-nous 
donc  au-dessus  du  soleil  même  ;  que  notre  conversation  soit  dans  le 
ciel;  allons  d'avance  en  esprit  là  où  nous  suivrons  de  corps.  C'est  là, 
mon  très-cher  oncle,  que  sont  le  fruit  et  la  récompense  de  nos  travaux. 
Vous  servez  sous  le  soleil,  mais  quelqu'un  qui  a  son  trône  par-dessus 
le  soleil.  C'est  ici  le  champ  de  bataille,  c'est  là-haut  que  nous  serons 
couronnés.  La  solde  de  notre  milice  n'est  point  de  la  terre,  n'est  point 
d'en  bas;  le  prix  en  est  plus  loin,  il  est  des  derniers  confins.  Sous 
le  soleil  est  la  pénurie,  au-dessus  du  soleil  est  l'abondance;  c'est  là 
qu'on  versera  dans  notre  sein  cette  mesure  pleine,  pressée,  surabon- 
dante. 

Vous  désirez  me  voir;  vous  me  mandez  que  je  n'ai  qu'à  le  vouloir 
pour  vous  déterminer  à  le  faire  ;  vous  attendez  mes  ordres,  dites- 
vous.  Que  vous  dirai-je?  Je  souhaite  que  vous  veniez,  et  je  crains 
que  vous  ne  veniez.  Placé  entre  le  vouloir  et  ne  vouloir  pas,  je  suis 
pressé  des  deux  côtés,  et  ne  sais  quel  parti  prendre.  D'une  part,  je 
me  sens  porté  à  satisfaire  votre  désir  et  le  mien  ;  de  l'autre,  je  crains 
de  vous  dérober  à  un  pays  que  votre  absence,  si  j'en  crois  la  renom- 
mée, exposerait  à  de  grands  périls.  Ainsi,  quelque  empressement 
que  j'aie  de  vous  voir  avant  ma  mort,  je  n'ose  point  vous  mander  de 
venir.  Vous  êtes  plus  à  portée  de  connaître  si  vous  le  pouvez  sans 
préjudice  et  sans  scandale.  Peut-être  que  votre  voyage  ne  serait  pas 
inutile  ;  que  Dieu  inspirerait  à  quelques-uns  le  dessein  de  vous  suivre 
à  votre  retour,  pour  secourir  l  Éghse  de  Dieu  :  car  tout  le  monde 
vous  connaît  et  vous  aime.  Dieu  peut  faire  que  vous  disiez  comme  le 
patriarche  Jacob  :  J'étais  seul  quand  je  passai  le  Jourdain,  et  je  le 
repasse  escorté  de  trois  troupes  *.  Après  tout,  si  vous  devez  venir, 
ne  tardez  pas,  de  peur  que  vous  ne  me  trouviez  plus.  Je  suis  comme 
une  victime  prête  à  être  immolée  ;  je  ne  pense  pas  que  j'aie  encore 
long  à  besogner  sur  la  terre.  Heureux  si  Dieu  me  donne  la  consola- 
tion de  vous  embrasser  avant  de  partir  ! 
J'ai  écrit  à  la  reine  dans  les  termes  que  vous  souhaitez,  je  me  ré- 

1  Gen.,  32,  10. 


556  HISTOIRE  UNIVERSELLE        [Liv.  LXVIII.  —  De  1125 

jouis  de  réloge  que  vous  en  faites.  Je  vous  prie  de  saluer  de  ma  part 
votre  grand  maître,  les  chevaliers  du  Temple,  vos  confrères,  et  les 
chevaliers  de  l^Hôpital  ;  de  me  recommander  aux  prières  des  moines 
reclus  et  des  autres  religieux  auprès  desquels  vous  avez  quelque 
accès.  Je  salue  aussi,  de  toute  retendue  de  mon  cœur,  Girard,  mon 
ancien  ami,  autrefois  religieux  de  notre  ordre,  et  qui  est,  dit-on, 
présentement  évêque  *. 

Ce  Girard  était  soit  l'évêque  de  Bethlehem,  soit  Tévéque  de  Sidon  ; 
car  ils  avaient  môme  nom  l^un  et  l^autre.  La  reine  dont  il  est  ques- 
tion est  la  reine  Mélisende  de  Jérusalem,  veuve  du  roi  Foulque  et 
mère  de  Baudouin  III.  Saint  Bernard  lui  avait  déjà  écrit  d^autres 
fois  avec  une  sainte  amitié,  comme  à  sa  fille  spirituelle.  Il  lui  écrivit 
cette  fois,  pour  lui  enseigner  les  devoirs  de  veuve  et  de  reine  chré- 
tienne ^  C'est  ainsi  que,  jusqu'à  la  dernière  année  de  sa  vie,  saint 
Bernard  embrassait  tout  dans  sa  charité,  et  TOrient  et  l'Occident,  et 
Rome  et  Jérusalem,  et  le  ciel  et  la  terre.  Mais  son  dernier  voyage, 
ses  derniers  miracles  seront  pour  le  pays  de  Lorraine. 

Le  peuple  de  la  ville  de  Metz,  ne  pouvant  souffrir  les  insultes  des 
seigneurs  voisins,  sortit  contre  eux  en  grand  nombre.  Mais  il  fut 
battu,  et  il  en  périt  environ  deux  mille,  tant  tués  que  noyés  dans  la 
Moselle.  Cette  grande  ville  se  préparait  à  la  vengeance  ;  et  leurs  enne- 
mis, enrichis  par  le  butin  et  encouragés  par  la  victoire,  voulaient 
continuer  la  guerre  qui  avait  ruiné  toute  la  province.  Alors  Hillin, 
archevêque  de  Trêves  et  métropolitain  de  Metz,  crut  que  saint  Ber- 
nard était  le  seul  qui  pût  remédier  à  ces  maux.  Il  vint  à  Clairvaux  ; 
et,  se  jetant  aux  pieds  du  saint  abbé  et  de  tous  les  moines,  il  le  con- 
jurait de  venir  au  secours  de  ce  peuple  affligé.  Il  se  trouva,  par  une 
providence  singulière,  que  saint  Bernard,  après  avoir  été  à  la  mort, 
se  portait  un  peu  mieux  depuis  quelques  jours.  Il  suivit  l'archevêque  ; 
et,  quand  ils  furent  arrivés  sur  les  lieux,  on  tint  une  conférence  au 
bord  de  la  Moselle.  Là,  comme  le  saint  abbé  exhortait  les  deux  par- 
tis à  la  paix,  les  seigneurs  la  refusèrent  obstinément,  et,  se  levant  en 
furie,  se  retirèrent  sans  lui  dire  adieu.  Ce  n'était  pas  par  mépris;  au 
contraire,  c'était  par  respect,  n'ayant  pas  le  front  de  lui  résister  en 
sa  présence. 

La  conférence  allait  se  séparer  en  trouble,  et  l'on  ne  pensait  de 
part  et  d'autre  qu'à  reprendre  les  armes,  quand  le  saint  abbé  dit  aux 
frères  qui  l'avaient  suivi  ;  Ne  vous  troublez  point,  la  paix  se  fera, 
quoique  avec  beaucoup  de  difficulté.  En  effet,  la  nuit  étant  à  moitié 
passée,  il  reçut  une  députation  des  seigneurs,  qui  se  repentaient  de 

1  Epist.  288.  —  2  Epist.  289. 


à  1153  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  557 

leur  retraite.  On  se  rassembla  de  nouveau  et  on  traita  de  la  paix 
pendant  quelques  jours.  Les  difficultés  furent  grandes  ;  on  désespéra 
souvent  de  la  conclusion.  Mais  ce  délai  fut  utile  à  plusieurs  malades, 
à  qui  le  saint  homme  rendit  la  santé  ;  et  ces  miracles  ne  conuibuèrent 
pas  peu  à  la  conclusion  de  la  paix,  quoique  d'ailleurs  ils  la  retar- 
dassent, à  cause  du  grand  concours  etdel'importunité  de  la  multi- 
tude. Pour  s'en  garantir,  il  fallut  chercher  une  île  au  milieu  de  la 
rivière,  où  les  principaux  des  deux  partis  passaient  en  bateau,  et  là 
se  terminèrent  les  conférences.  Entre  les  malades  guéris  en  cette  oc- 
casion, il  y  eut  une  femme  qui,  depuis  huit  ans,  était  tourmentée 
d'un  tremblement  violent  de  tous  les  membres.  Elle  vint  se  présen- 
ter au  saint,  dans  le  temps  où  Ton  désespérait  presque  de  la  paix, 
et  la  vue  de  sa  misère  attira  tous  les  assistants.  Ils  virent  tous,  pen- 
dant que  le  serviteur  de  Dieu  priait  pour  elle,  son  tremblement  ces- 
ser peu  à  peu,  et  enfin  elle  fut  parfaitement  guérie.  Les  plus  durs  en 
furent  tellement  touchés,  qu'ils  se  frappèrent  la  poitrine,  et  leurs 
acclamations  durèrent  près  d'une  demi-heure.  La  foule  du  peuple, 
qui  s'empressait  à  baiser  les  pieds  du  saint,  obligea  à  le  mettre  dans 
un  bateau  et  à  l'éloigner  de  terre  ;  et,  comme  il  exhortait  ensuite  les 
seigneurs  à  la  paix,  les  seigneurs  disaient  en  soupirant  ;  Il  faut  bien 
que  nous  écoutions  celui  que  Dieu  aime  et  exauce  si  visiblement,  et 
pour  qui  il  fait  de  si  grands  miracles  à  nos  yeux.  Ce  n'est  pas  pour 
moi  qu'il  les  fait,  dit  saint  Bernard,  mais  pour  vous.  Le  même  jour, 
étant  entré  dans  Metz  pour  presser  l'évêque  et  le  peuple  de  consentir 
à  la  paix,  il  guérit  une  femme  paralytique  de  la  ville,  en  sorte 
qu'ayant  été  apportée  sur  un  lit  elle  s'en  retourna  à  pied.  Enfin  la 
paix  fut  conclue  ;  les  deux  partis  se  réconcilièrent,  se  touchèrent  la 
main  et  s'embrassèrent. 

En  revenant  de  Metz  et  passant  à  Gondreville,  près  de  Toul,  il  y 
guérit  une  femme  aveugle,  à  la  vue  d'une  foule  de  monde  accourue 
de  tout  le  pays.  C'est  le  dernier  miracle  qui  soit  spécifié  dans  sa  vie. 
De  retour  à  Clairvaux,  après  cette  pacification  de  la  Lorraine,  il  se 
sentit  entièrement  défaillir,  mais  avec  une  consolation  semblable  à 
celle  d'un  voyageur  qui  arrive  au  port.  Comme  il  voyait  l'affliction  et 
la  désolation  extrêmes  de  ses  frères,  il  les  consolait  avec  beaucoup  de 
tendresse,  et  les  conjurait  avec  larmes  de  conserver  la  régularité  et 
l'amour  de  la  perfection,  qu'il  leur  avait  enseignés  par  ses  discours 
et  ses  exemples. 

Peu  de  jours  avant  sa  mort,  il  écrivit  en  ces  termes  à  Arnold, 
abbé  de  Bonneval,  qui  lui  avait  envoyé  quelques  rafraîchissements, 
témoignant  être  fort  en  peine  de  sa  santé  :  J'ai  reçu  votre  charité 
avec  charité,  mais  sans  plaisir;  car  quel  plaisir  peut-on  goûter 


358  HISTOIRE  UNIVERSELLE         [Liv.  LXVIIL  —  De  1125 

quand  tout  est  amertume  ?  Je  n'ai  quelque  sorte  de  plaisir  qu^à  ne 
point  prendre  de  nourriture.  J'ai  perdu  le  sommeil,  en  sorte  qu''il 
n'y  a  point  d'intervalle  à  mes  ^louleurs.  Presque  tout  mon  mal  est 
une  défaillance  d'estomac.  Il  a  besoin  d'être  souvent  fortifiéjour  et 
nuit,  de  quelque  peu  de  liqueur  ;  car  il  refuse  inexorablement  tout 
ce  qui  est  solide,  et,  ce  peu  qu'il  prend,  ce  n'est  pas  sans  grande 
peine.  Mes  pieds  et  mes  jambes  sont  enflés  comme  ceux  d'un  hydro- 
pique. Cependant,  pour  tout  dire  à  un  ami  comme  vous,  et  pour 
parler  selon  l'homme  intérieur,  quoiqu'il  soit  peu  sensé  de  le  faire, 
l'esprit  est  prorapt  dans  une  chair  infirme.  Priez  le  Sauveur,  qui  ne 
veut  pas  la  mort  du  pécheur,  de  me  garder  à  la  sortie  de  ce  monde, 
sans  la  différer  ;  et,  en  ce  dernier  moment  où  je  me  trouverai  nu  de 
tous  mérites,  munissez-moi  de  vos  prières,  en  sorte  que  le  tentateur 
ne  trouve  pas  où  porter  ses  coups.  Je  vous  écris  moi-même,  en  l'état 
où  je  suis,  afin  qu'en  reconnaissant  la  main  vous  reconnaissiez  le 
cœur.  Mais  j'aurais  encore  mieux  aimé  vous  répondre  que  de  vous 
écrire  *.  Telle  est  la  dernière  lettre  de  saint  Bernard. 

Comme  on  sut  qu'il  était  à  l'extrémité,  les  évêques  voisins,  avec 
un  grand  nombre  d'abbés  et  de  moines,  s'assemblèrent  à  Clairvaux. 
Enfin  son  dernier  jour  arriva,  qui  fut  le  20""^  d'août  il  53,  et  il  mou- 
rut sur  les  neuf  heures  du  matin.  Son  corps,  revêtu  des  ornements 
sacerdotaux,  fut  porté  dans  la  chapelle  de  la  Sainte-Vierge.  Il  y  eut 
un  grand  concours  de  la  noblesse  et  du  peuple  de  tous  les  lieux 
voisins,  et  toute  la  vallée  retentit  de  leurs  gémissements;  mais  les 
femmes  arrêtées  à  la  porte  du  monastère  étaient  celles  qui  pleu- 
raient le  plus  amèrement,  parce  qu'il  ne  leur  était  pas  permis  d'entrer 
dans  l'égUse  du  monastère.  Le  corps  demeura  exposé  durant  deux 
jours;  et  le  peuple  venait  en  foule  lui  toucher  les  pieds,  lui  baiser  les 
mains,  apphquer  sur  lui  des  pains,  des  baudriers,  des  pièces  de 
monnaie  et  d'autres  choses,  pour  les  garder  comme  bénits  et  s'en 
servir  au  besoin.  Dès  le  second  jour,  la  presse  fut  telle,  que  l'on 
n'avait  presque  plus  de  respect  pour  les  moines  ni  pour  les  évêques 
mêmes.  C'est  pourquoi,  le  lendemain  matin,  on  célébra  le  saint  sa- 
crifice avant  l'heure  ordinaire,  et  on  mit  le  saint  corps  dans  un  sé- 
pulcre de  pierre,  avec  une  boîte  sur  la  poitrine,  contenant  des  reli- 
ques de  saint  Thaddée,  que  la  même  année  on  lui  avait  apportées  de 
Jérusalem  et  qu'il  avait  ordonné  qu'on  mît  sur  son  corps.  Il  fut  ainsi 
enterré  devant  l'autel  de  la  Sainte- Vierge,  à  laquelle  il  avait  toujours 
eu  une  bien  tendre  dévotion. 

Saint  Bernard  était  dans  sa  soixante-troisième  année;  il  y  en  avait 

1  Epist.  310. 


à  1133  de  l'ère  chr.]  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  359 

quarante  qu'il  avait  fait  profession  à  Cîteaux,  et  trente-huit  qu'il  était 
abbé  de  Clairvaux.  Il  avait  fondé  ou  agrégé  à  son  ordre  soixante- 
douze  monastères  :  trente-cinq  en  France,  onze  en  Espagne,  six  dans 
'es  Pays-Bas,  cinq  en  Angleterre,  autant  en  Irlande,  autant  en  Sa- 
voie, quatre  en  Italie,  deux  en  Allemagne,  deux  en  Suède,  un  en 
Hongrie,  un  en  Danemark.  Mais  en  comprenant  les  fondations  faites 
par  les  abbayes  dépendantes  de  Clairvaux,  on  en  compte  jusqu'à 
cent  soixante  et  plus.  La  sainte  congrégation  des  trappistes  sont  des 
enfants  ou  des  frères  de  saint  Bernard.  L'Église,  qu'il  a  aimée  et  ser- 
vie avec  tant  de  zèle,  honore  la  mémoire  du  saint  abbé  le  jour  de  sa 
mort  *.  De  nos  jours,  le  pape  Léon  XII  l'a  mis  au  rang  des  docteurs 
de  l'Église. 

Le  primat  de  Danemark,  l'archevêque  Eskil  de  Lunden,  ayant 
appris  la  mort  de  celui  qu'il  avait  aimé  si  tendrement  pendant  sa 
vie,  quitta  sa  patrie  et  ses  dignités  pour  se  faire  moine  à  Clairvaux  et 
passer  le  reste  de  ses  jours  auprès  du  tombeau  de  Bernard.  Un  roi 
de  Sardaigne  descendit  du  trône  et  y  fit  monter  son  fils,  pour  venir  à 
Clairvaux  faire  la  même  chose  que  l'archevêque  de  Lunden.  Le  Midi 
et  le  Nord,  l'Orient  et  l'Occident  s'unissaient  ainsi  pour  aimer  et  ho- 
norer celui  qui  avait  tant  aimé  et  tant  honoré  et  Dieu  et  les  hommes. 

1  Acta  SS.,  20  aug. 


FIN  DU  QUINZIEME  VOLUME. 


j\j\/\y\/\/\j\j\j\j\/\j\j\/\j\^/\/\/\/\/\/^^ 


TABLE  ET  SOMMAIRES 


Dl)    QIIinrZIEME    TOIilJHC: 


LIVRE  SOIXANTE-SEPTIEME. 

be  la  mort  de  benbi  iv,  es-noi,  ex-empbreur 
d'Allemagne,  1106,  a  la  mort  de  son  fils 

HENRI  V,   ET  l'extinction  DE  LEUR  DYNASTIE, 
1125. 

I<es  Papes  continuent  à  défendre  la  chré- 
tienté an  dedans  et  au  detiors.  —  Com- 
mencements de  saint  Bernard. 

De  la  chrétienté  et  de  ses  combats . 
Idées  mesquines  et  fausses  de  Fleury 
sur  ce  sujet.  Réhabilitation ,  par  la 
science  actuelle,  des  Pontifes  du  moyen 
âge.  Témoignages  remarquables  de 
plusieurs  protestants.  La  papauté  a  pré- 
servé l'Europe  catholique  de  la  domi- 
nation musulmane 1-4 

Tableau  de  l'Orient  à  la  fin  de  la  pre- 
mière croisade.  Siège  de  Charan  et  dé- 
faite des  Chrétiens.  Arrivée  de  Bohé- 
mond  en  Occident.  Son  retour  en  Orient. 
Ses  projets.  Sa  mort 4-6 

Différend  de  Tancrède  et  de  Baudouin 
du  Bourg.  Prise  de  Tripoli  et  de  Bey- 
routh       6  et  7 

Arrivée  de  Sigur,  prince  de  Norwége. 
Prise  de  Sidon 7  et  8 

Mort  de  Tancrède.  Son  éloge 8 

Invasion  de  hordes  turques.  Famine 
et  tremblement  de  terre  à  Antioche.    9 

Expéditions  de  Baudouin  en  Arabie  et 
en  Egypte.  Sa  mort.  Portrait  de  ce  guer- 
rier. Ses  efforts  pour  accroître  la  puis- 
sance chrétienne  en  Orient.  Démêlés 
qu'il  avait  eus  avec  Daimbert,  patriarche 
de  Jérusalem.  Sa  coupable  union  avec 
Adélaïde  de  Sicile 9-14 

XV. 


Élection  de  Baudouin  du  Bourg  au 
trône  de  Jérusalem 14  et  16 

Invasion  des  Musulmans  dans  la  prin- 
cipauté d'Antioche.  Défaite  et  mort  de 
Roger.  Baudouin  II  sauve  Antioche.  15 

et  16 

Captivité  du  roi  Baudouin.  Défaite  des 
Sarrasins  d'Egypte.  Siège  et  prise  de 
Tyr.  Baudouin,  rendu  à  la  liberté,  échoue 
devant  Alep,  mais  triomphe  à  Damas. 

16-18 

Prétentions  de  Henri  V  d'Allemagne 
au  sujet  des  investitures.  Voyage  du 
pape  Pascal  II  en  Allemagne.  Conciles 
de  Florence  et  de  Guastalle.  Condescen- 
dance du  Pape 19  et  20 

Pascal  se  rend  en  France.  Motifs  de 
ce  voyage.  Belle  conduite  de  Philippe  1er 
et  de  son  fils  à  son  égard.  Son  entrevue, 
à  Chàlons-sur-Marne,  avec  les  ambassa- 
deurs du  roi  d'Allemagne.  Sa  fermeté. 

20-23 

État  religieux  de  l'Angleterre.  Acti- 
vité de  saint  Anselme  contre  l'inconti- 
nence des  clercs.  Ses  démêlés  avec  Tho- 
mas, archevêque  d'York.  Sa  maladie  et 
sa  mort 23-26 

Concile  de  Troyes  tenu  par  Pascal  II . 
26  et  27 

Lettre  de  saint  Hugues,  abbé  de  Clu- 
gni,  à  Philippe  !«••.  Mort  de  ce  prince. 
Ses  qualités  et  ses  vices.  Sacre  de 
Louis  VL  Contestation  de  l'archevêque 
de  Reims  à  ce  sujet 27-30 

Saints  et  savants  évêques  de  l'Église 
de  France  à  cette  époque:  saint  Bertrand 
de  Comminges,  Marbeuf  de  Rennes, 
3G 


562 


TABLE  ET  SOMMAIRES 


Baudi'i  de  Noyon,  saint  Godefroi  d'A- 
miens. Le  bienheureux  Yves  de  Char- 
tres. Ses  ouvrages 30-32 

Ce  qu'il  en  est  de  la  fameuse  collec- 
tion du  faux  Isidore 32 

Mort  de  saint  Hugues  de  Clugni..    33 

Bernard  de  Tiron  embrasse  la  vie  re- 
ligieuse. Sa  grande  humilité.  Ses  tra- 
vaux apostoliques.  Il  bâtit  le  monastère 
de  Tiron 33-36 

Fondation  de  Savigni  par  Vital  de 
Mortain 37 

Revers  et  succès  d'Alfonse  VI  sur  les 
Sarrasins  d'Espagne.  Mort  de  ce  prince 
et  dissensions  qui  la  suivent 37-39 

Le  comte  Raymond  de  Barcelone 
défait  les  Sarrasins.  Vie  de  saint  Olde- 
gaire 39  et  40 

Prise  de  Saragosse  par  les  Chrétiens. 
Conservation  de  la  reUgion  chrétienne 
en  Afrique 40  et  41 

Retour  de  Pascal  II  à  Rome.  Du  vrai 
fond  de  l'affaire  des  investitures.  Henri  V 
en  Italie.  Ses  cruautés  et  ses  dévasta- 
tions     41-49 

Sa  convention  avec  le  Pape.  Son  ar- 
rivée à  Rome.  Sa  fourberie.  Captivité  de 
Pascal.  Indignation  des  Romains.  Fuite 
du  roi,  qui  traîne  le  Pape  avec  lui.     49 

Noble  conduite  de  Conrad  de  Salz- 
bourg.  Son  exil  et  ses  persécutions.    49 

et  60 

Vexations  de  Henri  contre  les  Romains. 
Privilège  qu'il  arrache  à  Pascal  II.  Son 
couronnement 50-52 

Saint  Brunon  de  Segni  s'élève  contre 
la  bulle  du  Pape,  et  Pascal  lui  ôte  l'ab- 
baye du  Mont-Cassin 52-54 

Léon,  évêque  d'Ostie.  Sa  Chronique 
du  Mont-Cassin 54  et  65 

Concile  de  Latran  qui  annule  le  pri- 
vilège extorqué  au  Pape  par  Henri  V. 
Mission  de  Gérard,  évéque  d'Angoulême, 
auprès  de  l'empereur 55-67 

Lettre  du  Pape  à  Henri.  ...    67  et  58 

L'épiscopat,  en  Italie  et  en  France, 
venge,  dans  ses  conciles,  l'Église  et  son 
chef  contre  les  outrages  de  l'empereur. 

58-65 

L'empereur  Alexis  Comnène  prend 
aussi  fait  et  cause  pour  le  Pape.  Zèle  de 


ce  prince  pour  la  vraie  foi 66 

Exposé  de  l'hérésie  des  bogomiles. 
66  et  67 

Artifice  de  l'empereur  pour  saisir  Ba- 
sile, leur  chef.  Supplice  de  ce  malheu- 
reux. Compassion  d'Alexis  pour  ses  sec- 
tateurs, et  ses  efforts  pour  les  ramener  à 
la  vérité 68-70 

Alexis  convertit  les  pauliciens. . .     70 

Constitution  impériale  par  laquelle 
les  églises  photiennes  abdiquent  toute 
indépendance  à  l'égard  du  pouvoir  im- 
périal       71 

Erreurs  monstrueuses  de  Tanquelin. 
72  et  73 

Autres  hérésies  de  Pierre  et  de  Henri. 
Zèle  de  Hildebert,  évéque  du  Mans, 
pour  réparer  les  ravages  de  ce  dernier. 

73-76 

Les  solitaires  de  la  Chartreuse  édi- 
fient le  monde  chrétien.  Rédaction  des 
usages  de  cet  ordre  par  Guignes.  Aperçu 
de  ses  coutumes 76-79 

Origine  des  chevaliers  de  Saint-Jean 
de  Jérusalem.  Statuts  de  cet  ordre  à  la 
fois  religieux  et  militaire 79-84 

Du  système  féodal  et  de  la  formation 
des  communes 84-86 

Gualderic,  évêque  de  Laon,  s'oppose 
au  mouvement  communal,  et  paye  de  sa 
tête  cette  odieuse  résistance. . . .    86-90 

Conduite  bien  différente  de  saint  Go- 
defroi, évêque  d'Amiens 90-92 

Histoire  des  lettres  au  douzième  siècle. 
Abailard.  Sa  jeunesse  et  ses  études.  Ses 
disputes  avec  Guillaumede  Champeaux. 
Célébrité  de  son  enseignement.  Ses  re- 
lations criminelles  avec  Héloïse.  Son 
mariage.  Ses  leçons  de  Théologie.  92-95 

Saint  Bernard.  Sa  naissance.  Son  en- 
fance. Ses  premières  études.  Sa  résolu- 
tion d'embrasser  la  vie  religieuse,  et  son 
prosélytisme 95-102 

Histoire  du  monastère  de  Cîteaux  jus- 
qu'à l'arrivée  de  saint  Bernard.  Vie  de 
saint  Etienne 102-104 

Noviciat  de  saint  Bernard.  Sa  ferveur 
et  sa  charité 104-106 

Fihation  de  l'abbaye  de  Cîteaux. 
Saint  Bernard  fonde  le  monastère  de 
Clairvaux.  Sa  vie  exemplaire.  Ses  souf- 


1 


DU  QUINZIÈME  VOLUME. 


563 


frances.  Ses  miracles 106-1 1 2 

Naissance  de  saint  Malachie  d'Irlande. 
Sa  vie  domestique.  Sa  piété.  Son  apo- 
stolat. 11  rebâtit  le  monastère  de  Bangor; 
est  sacré  évéque,  puis  archevêque.    112- 

118 

Élection  de  Raoul  au  siège  de  Cantor- 
béri.  Lettre  de  Pascal  au  roi  d'Angle- 
terre       118-120 

Autre  lettre  remarquable  du  même  au 

même  sur  la  constitution  de  l'Église. 

120-122 

Anselme,  légat  en  Angleterre.  Voyage 
de  Raoul  à  Rome 123  et  124 

Élection  d'Edmer  au  siège  de  Saint- 
André  en  Ecosse.  Difficultés  à  ce  sujet. 

125 

Mort  de  Guillaume,  fils  du  roi  d'An- 
gleterre      125  et  126 

Assemblées  de  Mayence  et  de  Cologne. 

126 

Concile  universel  de  Latran  dans  le- 
quel Pascal  II  condamne  le  privilège  que 
lui  avait  extorqué  l'empereur.    127-129 

Sédition  dans  Rome.  Retraite  du 
pape.  Henri  V  à  Rome.  Refus  du  clergé 
de  le  couronner 129-131 

Mort  de  Pascal  II.  Élection  de  Jean  de 
Gaëte,  sous  le  nom  de  Gélase  IL  Vio- 
lence des  Frangipanes  à  son  égard.    131- 

133 

Odieuse  conduite  de  l'empereur  Henri 
envers  le  nouveau  Pape.  Intrusion  de 
l'antipape  Bourdin.  Humiliations  et  per- 
sécutions de  Gélase.  Sa  retraite  en 
France 133-138 

Saint  Norbert.  Sa  jeunesse  vertueuse. 
Son  relâchement  et  sa  vie  mondaine.  Sa 
conversion  miraculeuse.  Son  élévation  à 
la  prêtrise.  Ses  efforts  pour  réformer  le 
chapitre  de  Santen.  Persécutions  qu'il 
s'attire.  Ferveur  de  sa  foi.  Accusations  de 
ses  ennemis  contre  lui  au  concile  de  Fritz- 
lar.  Sa  pauvreté  volontaire.  Son  arrivée 
près  du  Pape.  Propositions  de  Gélase 
pour  le  retenir  auprès  de  sa  personne. 
Fermeté  de  Norbert.  Amples  pouvoirs 
que  le  Pape  lui  confère  pour  la  prédica- 
tion. Travaux  apostoliques  du  saint.  Con- 
versions innombrables  et  miraculeuses 
qu'il  opère  à  Orléans,  Valenciennes  et 


dans  le  diocèse  de  Liège 138-152 

Mort  de  Gélase  II.  Calixte  II  lui  suc- 
cède      152  et  153 

Concile  de  Toulouse 154 

Députation  du  Pape  à  Henri  V .  Pro- 
messes réciproques  de  l'empereur  el  du 
Pape 155  et  156 

Concile  de  Reims.  Causes  qui  y  sont 
apportées.  Les  conciles  étaient,  au 
moyen  âge,  les  grandes  assises  de  l'Eu- 
rope       1 56-160 

Conférences  du  Pape  avec  l'empereur 
à  Mouson.  Fourberie  et  tergiversations 
d'Henri  V.  Retour  de  Calixte  à  Reims. 
Décrets  du  concile.  L'empereur  y  est 
excommunié  et  ses  sujets  déliés  du  ser- 
ment de  fidélité.  Silence  de  Fleury  et  de 
Longueval  sur  ce  dernier  point.  161-164 

Entrevue  du  Pape  et  du  roi  d'Angle- 
terre à  Gisors.  Déférence  de  Henri  pour 
Calixte.  Affaire  du  duc  Robert.  Réconci- 
liation des  rois  de  France  et  d'Angleterre 
par  l'entremise  du  Pape 164-166 

Zèle  immodéré  de  Geoffroi,  arche- 
vêque de  Rouen 166 

Saint  Norbert  à  Reims.  Accueil  qu'il 
reçoit  du  concile.  Il  se  fixe  à  Prèraontré. 
Son  prosélytisme.  Caractères  de  son  in- 
stitut; sa  merveilleuse  propagation.  Le 
saint  fonde  des  établissements  de  reli- 
gieuses de  son  ordre.  Il  convertit  la  ville 
d'Anvers.  Sa  conduite  envers  Thibaud 
de  Champagne 167-174 

Enseignement  d'Abailard  à  Provins. 
Son  orgueil.  Condamnation  de  son  In- 
troduction à  la  Théologie. . .     174-176 

Entrée  triomphante  de  Calixte  II  en 
Italie  et  à  Rome.  Son  humanité  envers 
Bourdin.    Rétablissement    de    l'ordre. 

176-178 

Assemblée  de  Wurtzbourg.  Diète  cé- 
lèbre de  Worms  :  conclusion  de  l'affaire 
des  investitures.  Paix  entre  le  sacerdoce 
et   l'Empire 178-180 

Premier  concile  général  de  Latran. 
180-183 

Mort  de  Calixte  II.  Élection  d'Hono- 
rius  H.. 183  et  184 

Saint  Otton  de  Bamberg.  Ses  bonnes 
œuvres,  sa  lointaine  réputation.  Lettre 
quelui  écrit  Boleslas  de  Pologne.  Le  saint 


564 


TABLE  ET  SOMMAIRES 


évêque  va  porter  la  foi  aux  Poméraniens. 
Son  entrevue  avec  le  duc  de  Poméranie. 
Succès  de  sa  mission  à  Piritz.  Baptême 
par  immersion.  Touchante  conversion 
desStettinois.  La  Poméranie  tout  entière 
devient  chrétienne.  Retour  d'Otton   à 

Bamberg 184-t92 

Services  que  les  empereurs  d'Alle- 
magne auraient  pu  rendre  à  la  civilisa- 
tion. Mort  de  Henri  V 192  et  193 

ll\RE  SOIXANTE-HUITIÈME. 

BEt'AN  1125  a  1153. 

L.'esprit  qui  anime  l'Église  catholique  se 
personulUe  en  salut  Bernard. 

SAINT  BERNARD  REFORME  LES  MOEDRS  CLERI- 
CALES ET  MONASTIQUES,  EN  QUOI  IL  EST  SECONDE 
PAR  PLUSIEURS  SAINTS  PERSONNAGES. 

Portrait  de  saint  Bernard.  Son  éta- 
blissement à  Clairvaux 194-199 

Lettre  de  saint  Bernard  à  son  cousin 
Robert,  retiré  à  Clugni.  Renvoi  de  Ro- 
bert à  Cîteaux 199-206 

Troubles  à  Clugni,  causés  par  l'abbé 
Ponce.  Sa  mort 207-210 

Lettre  de  saint  Bernard  aux  Char- 
treux. 11  va  à  Grenoble 210-212 

Apologie  réciproque  de  saint  Bernard 
et  de  Pierre  le  Vénérable,  abbé  de  Clu- 
gni. Leur  sainte  amitié 212-223 

Conversion  de  Suger,  abbé  de  Saint- 
Denis.  Lettre  que  lui  écrit  saint  Ber- 
nard     223-225 

Lettre  de  saint  Bernard  à  Henri,  ar- 
chevêque de  Sens 225-230 

Conversion  et  disgrâce  d'Etienne  de 
Senlis,  évêque  de  Paris.  Sa  réconcilia- 
tion      230-233 

Charles  le  Bon,  comte  de  Flandre.  Son 
assassinat 233-236 

Maladie  de  saint  Bernard.  H  assiste 
au  concile  de  Troyes  et  donne  la  règle 
des  Templiers 237-244 

Élection  de  l'empereur    Lothaire  II. 

244 

Saint  Norbert  à  Spire.  Il  est  nommé 

archevêque  deMagdebourg.  Ses  travaux. 

245-254 


Saint  Otton,  évêque  de  Bamberg,  re- 
tourne enPoméranie.  Ses  travaux.    255- 

267 

§11. 

LA   PAPAUTÉ     TROUVE    DANS    SAINT    BERNARD   UN 
PUISSANT  SOUTIEN. 

Au  milieu  de  la  soumission  générale 

de  la  chrétienté  au  pape  Honorius  II, 

saint  Norbert  prévoit  une  persécution. 

268-270 

Mort  du  pape  Honorius  II.  Innocent  II 

lui  succède.  Schisme  de  Pierre  de  Léon. 

270-276 

Mort  et  canonisation  de  saint  Hugues, 
évêque  de  Grenoble. 276 

Innocent  II  reconnu  Pape  légitime  au 
concile  d'Étampes,  d'après  le  jugement 
de  saint  Bernard.  Il  se  retire  en  France 
et  y  tient  divers  conciles 277-279 

Saint  Bernard  lui  concilie  le  roi  d'An- 
gleterre     279 

Le  pape  Innocent,  reconnu  en  Alle- 
magne, y  fait  un  voyage.  Son  séjour  à 
Saint-Denis  et  à  Paris.  Miracle  des  Ar- 
dents      280-283 

Concile  de  Reims.  Sacre  de  Louis  le 
Jeune 283-287 

Saint  Aibert 288 

;     Saint  Isidore 289  et  290 

Succès  des  Espagnols  contre  les  Mau- 
res      290-292 

Hildebert,  archevêque  de  Tours.  Ses 
écrits. 292-296 

Efforts  de  saint  Bernard  pour  amener 
les  évêques  d'Aquitaine  et  le  comte  du 
Poitou  à  la  reconnaissance  du  Pape  lé- 
gitime      296-302 

Innocent  II ,  accompagné  de  saint 
Bernard,  retourne  à  Rome.  Il  y  cou- 
ronne l'empereur  Lothaire.. .     .302-305 

Saint  Bernard  réconcilie  avec  l'em- 
pereur les  princes  de   Hohenstaufîen. 

306 

Saint  Bernard  poursuit  la  punition 
canonique  de  deux  assassinats.    306-308 

Voyage  du  pape  Innocent  à  Pise,  où 
il  convoque  un  concile  général. . .     308 

Lettres  de  saint  Bernard  aux  Milanais 
et  au  roi  de  France 309  et  310 


DO  QUINZIÈME  VOLUME. 


Ouverture  du  concile.   Saint  Bernard 

est  l'àme  de  l'assemblée 310 

Son  voyage  à  Milan.  Vénération  des 
peuples  pour  sa  personne.  Ses  miracles. 

Sa  fuite  de  Milan 311-316 

Fondation  du  monastère  de  Caravalle. 
Lettres  de  saint  Bernard  au  Pape  et  au 
peuple  de  Milan.  Prérogatives  de  Rome. 

316-318 

Retour  du  saint  en  France.  Amour 
réciproque  des  religieux  et  de  l'abbé  de 
Clairvaux 318  et  319 

Le  saint  accompagne  en  Aquitaine  le 
légat  du  Pape.  Conversion  du  duc  Guil- 
laume. Mort  terrible  de  l'évéque  Gérard. 
Pénitence  de  Guillaume.  Sa  fin  édifiante. 
319-322 

Retour  de  saint  Bernard  à  Clairvaux . 
Ses  sermons  sur  le  Cantique  des  Canti- 
ques      322-324 

Conversion  de  Pons  de  Laraze  et  fon- 
dation de  l'abbaye  de  Salvanès.  324-327 

Mort  de  Henri  1er  d'Angleterre.  Juge- 
ment sur  ce  prince,  ses  exactions,  sa 
perfidie  et  sa  violence.  Ce  qu'il  faut 
penser  de  sa  tempérance  et  de  sa  chas- 
teté      328-331 

Avènement  du  roi  Etienne  au  ,trône 
d'Angleterre.  Ses  promesses.  Révolte 
des  Écossais.  Victoire  de  l'Étendard. 
Légation  d'Albéric  en  Angleterre.  Con- 
cile de  Londres.  Paix  entre  l'Angleterre 
et  l'Ecosse 331-334 

Nouveaux  troubles  en  Angleterre. 
Mort  du  roi  Etienne.  Avènement  de 
Henri  Plantagenet 334-337 

Maladie  du  roi  de  France.  Sa  profes- 
sion de  foi.  Mariage  de  son  fils  Louis 
avec  Éléonore.  Mort  de  Louis  le  Gros . 
337-338 

Le  roi  d'Aragon,  Ranimire,  et  Rai- 
mond,  comte  de  Barcelone 339 

Troisième  voyage  de  saint  Bernard 
en  Italie.  Condescendance  réciproque 
du  Pape  et  de  l'empereur  sur  l'afifaire 
du  Mont-Cassin  et  autres 340-344 

Mort  de  l'empereur   Lothaire.    344 

Défaite  du  roi  Roger.  Conférence  en- 
tre saint  Bernard  et  le  cardinal  Pierre  de 
Pise.  Miracle  du  saint  à  Salerne.  Ré- 
volution au  Mont-Cassin 344-347 


565 

Mort  de  Pierre  de  Léon.  Élection  de 
l'antipape  Victor.  Fin  du  schisme.  Lettre 
de   Bei'nard   au   prieur  de  Clairvaux. 

347  et  348 
Innocent  II  entre  dans  Rome,  et  le 

saint  abbé  retourne  à  son  monastère. 

348  et  349 
Élection  et  sacre  de  l'empereur  Con- 
rad. Opposition  de  Henri  de  Bavière, 
Sa  mort.  Lettre  de  Conrad  à  saint  Ber- 
nard. Réponse  de  l'abbé 350-352 

Concile  général  de  Latran.  Condam- 
nation des  prélats  schismatiques.  Rè- 
gles de  discipline.  Excommunication  de 
Roger  de  Sicile 363-355 

Il  entre  en  Apulie.  Sa  réconciliation. 

Sa  correspondance  avec  saint  Bernard. 

355  et  357 


§111. 

SAINT  BERNÀBD  JUAINTIENT  CONTRE  ABA.ILÀRD  LA 
PURETÉ  DE  LA  FOI  CATHOLIQUE,  ILLUSTRÉE 
PAR  LES  TRAVAUX  DE  PIERRE  DE  SAINT-YICTOR, 
ET  DE  PLUSIEURS  AUTRES  ECRIVAINS  REIVAR- 
QUABLES. 

Arnaud  de  Bresce.  Ses  erreurs.  Sa 
condamnation 868 

Nouvelles  erreurs  d'Abailard.  Il  est 

confondu  par  saint  Bernard  au  concile 

de  Sens.   Lettre  synodale  des  évéques 

de  France  au   Pape  sur   ce    concile. 

359-364 

Saint  Bernard  écrit  plusieurs  lettres  à 
Rome  sur  le  même  sujet 364-369 

Apologie  peu  concluante  d'Abailard. 
Suite  de  sa  vie  aventureuse.  Sa  profes- 
sion de  foi  aux  religieuses  du  Para- 
clet  après  sa  nouvelle  condamnation. 

369-372 

Lettres  du  Pape  au  sujet  de  cette  con- 
damnation. Voyage  d'Abailard  à  Rome. 
Ses  rétractations.  Sa  conversion.  Séjour 
à  Clugni.  Lettre  de  Pierre  le  Vénérable 
à  Héloïse.  Mort  d'Abailard. . .     372-375 

Traité  de  l'abbé  Guillaume  sur  l'eu- 
charistie. Ses  autres  ouvrages.  Sa  mort. 

376 

Alger  de  Liège.  Ses  écrits  sur  la  grâce 
et  la  nature,  sur  la  miséricorde  et  la 


566 


TABLE  ET  SOMMAIRES 


justice,  sur  l'eucharistie 379-376  j 

Traités  de  l'abbé  Rupert  de  Tui  sur 
les  offices  divins,  sur  la  Trinité  et  ses 
œuvres.  Ses  commentaires  de  l'Écriture 
sainte  et  ses  autres  ouvrages.    379-384 

Hugues  Métellus  de  Toul.  Ses  études. 
Sa  vie.  Ses  lettres 384 

Hugues  de  Saint- Victor.  Son  ouvrage 
sur  les  études.  Sa  Somme  de  sentences. 
Son  remarquable  Traité  des  Sacrements 
de  la  foi  chrétienne.  Ses  commentaires 
sur  l'Écriture  sainte,  et  autres  opuscules. 
Sa  mort 384-390 

Opuscules  de  saint  Bernard  en  ré- 
ponse à  une  consultation  de  Hugues. 

39t 

Richard  de  Saint -Victor  et  ses  écrits. 
392-395 

Institution  de  la  fête  de  la  Conception 
de  la  sainte  Vierge.  Lettre  de  Bernard 
à  ce  propos 395  et  396 

Saint  Malachie.  Sa  sollicitude  pour 
l'église  d'Armagh.  Son  voyagea  Rome. 
Sa  visite  à  Clairvaux.  Sa  légation  en  An- 
gleterre. Éclatant  miracle 396-399 

Troubles  en  France  à  l'occasion  d'un 
nouvel  évêque  de  Bourges  et  du  divorce 
du  comte  de  Vermandois.  Interdit  jeté 
sur  le  royaume.  Lettre  de  saint  Ber- 
nard au  Pape.  Excommunication  du 
comte  de  Vermandois.  Déprédations  du 
roi  Louis  en  Champagne.  Incendie  de 
Vitry.  Projet  de  paix.  Efforts  de  saint 
Bernard  pour  calmer  les  esprits.  Nou- 
velles lettres  à  Innocent  II  et  au  roi  de 
France.  Inutilité  de  ces   négociations. 

399-411 

Troubles  à  Rome.  Mort  d'Innocent. 
Élection  de  Célestin  II ... .     41 1  et  4 12 

Réconciliation  du  roi  Louis  avec  l'É- 
glise, le  comte  de  Champagne  et  l'ar- 
chevêqne  de  Bourges 412 

Mort  de  Célestin.  Élection  de  Lucius  II. 
Démarches  inutiles  des  révolutionnai- 
res de  Rome  près  du  roi  Conrad.  Charte 
d'oblation  et  d'assurance  à  saint  Pierre, 
envoyée  au  Pape  par  le  roi  de  Portugal, 
Alphonse  Henriquez.  Réflexions  à  ce 
sujet 412-414 

Le  roi  Roger  recommence  la  guerre. 
Efforts  du   Pape  pour  pacifier  l'Italie 


septentrionale 414 

Sacre  d'Eugène  III,  qui  reçoit  une 

députation  des  évêques  d'Arménie.  Éton- 

nement  de  saint  Bernard  à  la  nouvelle 

de  l'élection   de  son  ancien  disciple. 

415-420 

Robert  PuUus  fait  refleurir  l'université 
d'Oxford.  Sa  lettre  à  saint  Bernard  après 
l'élection  d'Eugène.  Ses  ouvrages.    420 

et  421 

Funestes  effets  des  déclamations  in- 
sensées d'Arnaud  de  Bresce  à  Rome. 

422 

Le  Pape  rentre  dans  Rome,  qu'il  quitte 
bientôt  après.  Lettres  de  saint  Bernard 
aux  Romains  et  au  roi  Conrad.  Com- 
mentle  saint  abbé  entendait  et  comment 
on  doit  entendre  la  politique.    422-426 

Les  cinq  livres  de  saint  Bernard  sur 

la  Considération.  Devoirs  d'un  Pape. 

426-441 

§1V. 

TRAVAUX  APOSTOLIQUES  DE  BlINT  BERNARD.  — 
DEUXIÈME  CROISADE.  —  VÉNÉRATION  DES  PEU- 
PLES  POUR    LE  SAINT  ABBE.  —  SA  MORT. 

Sacd'Édesse  en  1144.  Lettre  du  pape 
Eugène  III  à  Louis  VII.  La  chrétienté 
s'ébranle  à  la  voix  de  saint  Bernard  et 
du  Pape.  Assemblées  de  Bourges  et  de 
Vézelai.  Miracles  du  saint.  Il  protège  les 
Juifs  et  confond  le  moine  Rodolfe.    441- 

450 

Saint  Bernard  parcourt  l'Allemagne, 
préchant  la  croisade.  Ses  succès.  Ses 
miracles  innombrables.  Conséquence 
qu'on  peut  en  tirer 450-459 

Parlement  d'Étampes.  Conquêtes  de 
Roger  de  Sicile.  Cour  plénière  de  l'em- 
pereur Conrad.  Saint  Léopold  et  Otton 
de  Frisingue.  Le  Pape  en  France.    459- 

461 

Conciles  de  Paris  et  de  Reims.  Gilbert 
de  la  Porrée.  Sa  soumission.  Extrava- 
gances d'Eon  de  l'Étoile.  Erreurs  dan- 
gereuses des  pétrobrussiens,  des  henri- 
ciens  et  des  albigeois 462-467 

Ouvrage  de  Pierre  le  Vénérable  sur 
ces  hérésies 467-474 

Albéric,  légat  en  Languedoc.  Saint 


DU  QUINZIÈME  VOLUME. 


567 


Bernard  l'y  accompagne.  Lettre  du  saint. 

Nouveaux  miracles 474-479 

Réfutation  des  hérétiques  par  le 
moine  Ecbert,  et  sermons  de  saint  Ber- 
nard sur  le  même  sujet 479-485 

Traité  de  Pierre  le  Vénérable  contre 
les  Juifs.  Ce  qu'on  doit  penser  des  fables 
et  de  la  morale  du  Talmud. .  485-487 
Première  traduction  de  l'Alcoran  en 
latin,  due  aux  soins  de  l'abbé  de  Clugni . 
Son   ouvrage  contre  les  Musulmans. 

488-492 

Débats  et  contestations  au   sujet  de 

l'archevêque    Guillaume    d'York.    Sa 

déposition 493  et  494 

Autres  affaires  terminées  au  concile 

de  Reims 494-497 

Croisade  contre  les  Slaves 497 

Saint  Henri,  évêque  d'Upsal,  et  saint 

Éric,  roi  de  Suède 498  et  499 

Hartwic,  archevêque  de  Brème,  ré- 
tablit les  évêchés  ruinés  par  les  Barba- 
res. Saint  Wicelin,  évêque  d'Oldenbourg. 
500  et  501 
Merveilleuses  révélations  de  sainte 
Hildegarde.  Examen  qu'en  fait  le  Pape 
au  concile  de  Trêves.  Correspondance 
de  la  sainte  avec  Eugène  III,  le  roi  d'Al- 
lemagne et  autres  nobles  personnages. 

502-505 
Séjour  du  Pape  à  Clairvaux.  Il  s'ar- 
rête à  Cîteaux  et  retourne  à  Rome.   506 
Saint  Gilbert  de  Sempringam  et  saint 
Etienne  d'Obasine  au  chapitre  général 

de  Cîteaux 506-511 

Voyage  de  saint  Malachie.  Sa  mort  à 

Clairvaux 611  et512 

Le  légat  du  pape  Eugène  III  érige 
quatre  archevêchés  en  Irlande. ...  612 
Précieux  et  remarquables  dialogues 
d'Anselme  de  Havelberg,  touchant  la 
doctrine  et  le  rite  des  Grecs  :  De  l'unité 
et  de  la  multiformité  de  l'Église;  delà 
procession   du    Saint-Esprit;   de    la 

primauté'  du  Pape 513-625 

Succès  des  croisés  italiens,  anglais  et 
flamands  en  Espagne.  Prise  de  Lisbonne. 
Erreurs  de  Michaud  à  ce   sujet.    523 

et  526 


Conrad  de  Germanie,  Louis  de  France 
et  les  Grecs  du  Bas-Empire.  Témoigna- 
ges peu  suspects  des  historiens  grecs 
eux-mêmes 526-529 

Description  de  Constantinople  par 
Odon  de  Deuil 529-531 

Ce  qui  donna  aux  croisés  l'idée  de 
prendre  Constantinople.  Perfidie  des 
Grecs.  Leur  trahison.  Désastre  de  Con- 
rad      531  et  532 

Revers  de  l'armée  française.  Héroïque 
bravoure  du  roi  Louis.  Nouvelles  four- 
beries des  Grecs.  Justice  de  Dieu  sur 
ces  traîtres 533-535 

La  reine  Éléonore  et  son  oncle  Ray- 
mond, prince  d'Antioche 535-537 

Assemblée  générale  des  croisés  à 
Ptolémaïs.  Siège  de  Damas.  Triste  issue 
de  la  deuxième  croisade.  Son  résultat 
pour  la  chrétienté.  Généreuse  et  sage 
pensée  de  Suger  sur  une  nouvelle  en- 
treprise      537-643 

Mémorables  faits  d'ai'mes  des  croisés 
de  Palestine.  Inutiles  efforts  des  Turcs 
devant  Jérusalem.  Prise  d'Ascalon. 
Mort  de  Raymond  d'Antioche.  Nouvelles 
trahisons  des  Grecs.  Captivité  du  roi  de 
France,  délivré  par  les  Siciliens.    543- 

547 

Tentatives  des  révolutionnaires  à 
Rome.  Leurs  offres  au  roi  Conrad.  Gui- 
bald  de  Corbie,  médiateur  entre  Conrad 
et  le  Pape.  Projet  de  guerre  contre  le 
roi  de  Sicile.  Mort  de  Conrad.    547-551 

Élection  de  Frédéric  de  Souabe.  Sa 
lettre  au  Pape.  Concordat  entre  l'un  et 
l'autre.  Mort  d'Eugène  III.  Élection 
d'Anastase  IV 551  et  552 

Henri,  frère  du  roi  de  France,  moine 
et  puis  évêque 552  et  553 

Vénération  et  affection  universelles 
pour  saint  Bernard.  Sa  maladie.  Son 
dernier  voyage.  Ses  derniers  miracles. 
Sa  dernière  lettre 553-568 

Mort  du  saint  abbé.  Dernier  regard  sur 
sa  vie  et  sur  ses  bienfaits.  Comment  le 
Midi  et  le  Nord,  l'Orient  et  l'Occident 
s'unissent  pour  l'aimer  et  le  bénir.    558 

et  659 


FIN  DE  LA  TABLE  DU  QUINZIÈME  VOLUME. 
CoBBEiL.  —  Typogr.  et  stér.  de  Crété. 


i> 


*c- 


f 


^^'^  •  ^^ 


■A- 


*<^- 


^^. 


y-if-' 


'V 


Mary  D.  Reiss  Library 

Loyola  Seminary 

Shrub  Oak,  New  York 


BX77.R6      1857      v.l5 
Rohrbacher,    René  François 

Histoire  universelle  de 
l'église  catholique 


v^ 


iM 


■tT     ^ 


^«*4 


^v<wy^