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HISTOIRE UNIVERSELLE
L'ÉGLISE CATHOLIQUE
TOME QUINZIÈME
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PROPRIÉTÉ.
CET OUVRAGE SE TROUVE AUSSI :
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77
Pî^ HISTOIRE UNIVERSELLE
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L'ÉGLISE CATHOLIQUE
l'abbé rohrbagher
PRÉCÉDÉE D'UKE notice BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE PAR CHARLES SAINTE-FOI
AUGMENTÉE DE NOTES INÉDITES DE L'AUTEDR
COLLIGÉES PAR A. MDRGIER , ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE DES CHARTES
ET SUIVIE d'un ATLAS GÉOGRAPHIQUE SPÉCIALEMENT DRESSÉ POUR L'OUVRAGE
PAR A. K. DUFOUR
Àpx,^ irocvTwv £<iTiv X xafloXHcvi xal à-yta ÉxxXviata.
S. Epiphane ,1. 1, c. 5, Contre les hérésies.
Ubi Petrus, ibi Ecclesia.
S. Ahbhos., in psalm. 40, n. 30.
3® ÉDITION
TOME QUINZIÈME
PARIS
UME FRERES ET J. DUPREY
LIBRAIRES-EDITEURS
BUE CASSETTE, 4
1858
<»IBUE^ Droits de traduction et de reproduction réservés.
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HISTOIRE UNIVERSELLE
L'ÉGLISE CATHOLIQUE
LIVRE SOIXANTE-SEPTIEME.
DE LA MORT DE HENRI IV, EX-ROI, EX-EMPEREUR D'ALLEMAGNE,
H 06, A LA MORT DE SON FILS HENRI V, ET A L^EXTINCTION
DE LEUR DYNASTIE, 1125.
lies Papes continuent à défendre la chrétienté an dedans et au
dehors. — Commencements de saint Bernard.
La chrétienté est cette grande famille de peuples et d'individus
chrétiens, unis entre eux par les liens d'une même foi, d'une même
espérance, d'une même charité, d'un même culte, sous le gouver-
nement religieux d'un même chef, d'un même père ou Pape, le vi-
caire de Jésus-Christ. Cette grande famille s'est manifestée au monde
dans toute sa force, lorsque, à la voix de son chef, plus d'un million
de combattants se sont enrôlés sous l'étendard de la croix; car cette
grande famille de Dieu a souvent ou plutôt sans cesse à combattre.
Sans cesse elle est menacée, attaquée et au dedans et au dehors : au
dedans, par des hérésies, par des divisions intestines, par des pas-
sions antichrétiennes; au dehors, par des puissances ou des nations
antichrétiennes. Mais aussi, après Dieu et sous sa main, sans cesse
elle est avertie et défendue, et au dedans et au dehors, par son chef
le Pape, avec les évoques, les princes, les peuples, les individus qui
le secondent. Le souvenir intelligent, le récit intelligent de ces com-
bats, telle est la véritable histoire de l'Éghse catholique.
Bien des hommes et des historiens n'y ont rien compris. Fleury
peut être mis de ce nombre. 11 n'a rien compris à ces longs combats
que la chrétienté, pour maintenir sa liberté et son indépendance, a
XV. i
2 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De IIOG
soutenus par les Papes : d'un côté, contre le despotisme antichrétien
des empereurs teutoniques, qui voulaient Tasservir et la corrompre
par le dedans ; d'un autre côté, contre les puissances ou les nations
antichrétiennes du mahométisme, qui voulaient Tasservir et la cor-
rompre par le dehors. Ne voyant jamais de l'Eglise que son enfance,
Fleury voudrait toujours la retenir au maillot. Parce que dans les
premiers siècles il n'y avait point de nations chrétiennes, encore
moins une chrétienté, mais seulement des individus chrétiens, qui
devaient se laisser égorger plutôt que de mettre en péril le gouverne-
ment tel quel du peuple dont ils faisaient partie, Fleury prétend qu'il
doit toujours en être de même. Il prétend ou suppose que les nations
chrétiennes, encore que d'après leurs lois fondamentales elles ne
puissent être gouvernées que par un souverain catholique, et que
celui qui reste dans l'excommunication plus d'un an perde par là
même tous ses droits, doivent néanmoins se laisser tyranniser ou
égorger par le roi qu'elles ont choisi, dès qu'il plaira à ce roi de
se faire tyran. 11 prétend ou suppose que la chrétienté entière doit se
laisser tyranniser et asservir par un roi allemand, dès qu'il plaira à ce
roi de faire, défaire et asservir à son gré le Pontife romain, le vicaire
du Christ, le chef unique de la chrétienté entière. Et parce que les
nations chrétiennes, et parce que la chrétienté du moyen âge n'a pas
pris pour règle de pareilles idées, Fleury voit en cela seul la source
de tous les maux. Il ne voit partout que les tristes résultats des en-
treprises de Grégoire VII.
La Providence a voulu donner, de nos jours, une grande leçon à
certains catholiques qui, comme Fleury, se permettent de censurer
ce que l'Église de Dieu a fait pendant tant de siècles. Elle a réfuté
leurs accusations téméraires par la bouche des hérétiques. Les plus
doctes protestants, auxquels on pourrait ajouter des incrédules
mêmes, publient hautement, dans leurs ouvrages, que les résultats
des efforts de Grégoire VII et des Papes qui lui ressemblent, ont
été finalement : dans l'ordre spirituel, la liberté de l'Église, la ré-
pression de la simonie et du concubinage des clercs ; dans l'ordre
temporel, la civilisation des rois, l'affranchissement des peuples, le
salut du genre humain.
Écoutons le ministre protestant Coquerel : Le pouvoir papal, dis-
posant des couronnes, empêchait le despotisme de devenir atroce ;
aussi, dans ces temps de ténèbres, ne voyons-nous aucun exemple
de tyrannie semblable à celle des Domitien à Rome. Un Tibère était
impossible : Rome l'eiàt écrasé. Les grands despotismes arrivent
quand les rois se persuadent qu'il n'y a rien au-dessus d'eux ; c'est
alors que l'ivresse d'un pouvoir illimité enfante les plus atroces for-
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. »
faits *. Écoutons un ministre du roi de Prusse, le publiciste protes-
tant Ancillon : Dans le moyen âge, où il n'y avait pas d'ordre social,
la papauté seule sauva peut-être TEurope d'une entière barbarie ;
elle créa des rapports entre les nations les plus éloignées ; elle fut un
centre commun, un point de ralliement pour les États isolés; elle se
plaça entre le tyran et la victime ; et, rétablissant entre les nations en-
nemies des rapports d'intérêts, d'alliance et d'amitié, elle devint une
sauvegarde pour les familles, les peuples et les individus 2. Écou-
tons le presbytérien Robertson, cité par le ministre protestant de
Joux : La monarchie pontificale apprit aux nations et aux rois à se
regarder mutuellement comme compatriotes, comme étant tous éga-
lement sujets au sceptre divin de la religion ; et ce centre d'unité
religieuse a été, durant des siècles nombreux, un vrai bienfait pour
le genre humain ^. Écoutons le protestant Sismondi de Genève : Au
milieu de ce conflit de juridictions (entre les seigneurs), le Pape se
montrait le seul défenseur du peuple, le seul pacificateur des dis-
cordes des grands. La conduite des Pontifes inspirait le respect,
comme leurs bienfaits méritaient la reconnaissance *. Écoutons le
savant Jean de MuUer : Sans les Papes, Rome n'existerait plus. Gré-
goire, Alexandre, Innocent opposèrent une digue au torrent qui me-
naçait toute la terre ; leurs mains paternelles élevèrent la hiérarchie,
et à côté d'elle la liberté de tous les États ^. Écoutons Leibnitz, le plus
vaste génie qui ait paru parmi les protestants : Quelques raisons
qu'apporte M. l'abbé de Saint-Pierre, les plus grandes puissances ne
seront pas fort disposées à se soumettre à une espèce d'empire nou-
veau. S'il pouvait les rendre tous romains et leur faire croire à l'in-
faillibilité du Pape, il ne faudrait pas d'autre empire que celui de ce
Vicaire de Jésus-Christ. Ailleurs il dit que, si les Papes reprenaient
l'autorité qu'ils avaient au temps de Nicolas I" ou de Grégoire VII,
ce serait le moyen d'assurer la paix perpétuelle et de nous ramener
au siècle d'or ^.
Enfants de l'Église catholique, écoutons bien ce qu'en disent les
protestants ! apprenons des étrangers à honorer notre mère et à ne
plus lui faire un opprobre de ses bienfaits !
Un bienfait signalé de l'Église et des Papes, c'est d'avoir préservé
l'Europe catholique de la domination des Mahométans. Lorsque,
peu avant la première croisade, l'empereur grec Alexis Comnène
implora le secours des princes d'Occident, les Turcs, d'un côté, les
^ Essai sur Vhist. du Christian., p. 76. — 2 ancillon, Tableau des révolu-
tions, etc., Inliocl.,p. 133 et 157.— s Lettres sur l'Italie, par P. de Joux, p. 380.
— '' Hist. des répub. ital., t. 1, p. 130. — ^ Voyages des Papes, 1782. — « Pen-
sées de Leibnitz, t. 2, p, 410.
4 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
Petchenègues ou Cosaques^ de Tautre, menaçaient chaque jour
Constantinople ; Tempereur, suivant ses propres expressions, ne fai-
sait plus que fuir devant eux de ville en ville. Constantinople une
fois en leur pouvoir, rien n'empêchait les Turcs de se jeter sur l'Al-
lemagne divisée contre elle-même, et dont le chef s'occupait depuis
quarante ans à faire la guerre, non point aux infidèles, mais à l'E-
glise et à ses propres sujets. Qu'aurait pu faire alors la France, dont
le roi s'amollissait dans les bras de la volupté? l'Angleterre, dont le
roi songeait plus à rançonner ses sujets et les églises qu'à les défen-
dre contre l'ennemi ? qu'aurait pu faire l'Espagne, où une nouvelle
irruption de Sarrasins venus d'Afrique s'emparait de Saragosse
en 1106? Les Turcs d'Asie, arrivés par l'Allemagne, les Sarrasins
d'Afrique, arrivés par l'Espagne, st) seraient rencontrés dans la
France, pour de là marcher sur l'Italie et faire manger l'avoine à
leurs chevaux sur le tombeau de saint Pierre de Rome, comme me-
naça, plus tard, de le faire un de leurs chefs.
Mais après la première croisade, qui se fit par le peuple seul et les
princes de second ordre, sans qu'aucun roi y prît part, les Chrétiens
étaient maîtres de Tarse en Cilicie, d'Édesse en Mésopotamie, d'An-
tioche en Syrie, de Jérusalem, de Joppé, de Césarée, de Ptolémaïs
en Palestine; l'empereur de Constantinople, qui auparavant se voyait
menacé dans sa capitale par les Turcs campés sur les rives du Bos-
phore, put leur faire la guerre plus au loin, les battre en plus d'une
rencontre, leur reprendre plus d'une ville, plus d'une province.
Après sa mort, arrivée en 1118, son fils, Jean Comnène, put conti-
nuer ces avantages, vaincre successivement les Turcs, les Petchenè-
gues, les Bulgares, les Serviens. Pour ne jamais succomber aux
coups des infidèles, il ne manquait à l'empire grec que d'être plus
sincèrement uni au centre de l'unité chrétienne ; car, chose bien re-
marquable, jamais nation sincèrement catholique n'a succombé sans
retour sous la domination des Mahométans : témoin l'Espagne, qui,
réduite par les Sarrasins dans les montagnes des Asturies, en puni-
tion d'un essai de schisme avec l'Église romaine, sortit de là catho-
lique fidèle et triompha de ses vainqueurs dans un combat de huit
siècles.
Quant aux colonies chrétiennes de Syrie, de Mésopotamie et de
Palestine, fondées par l'épée des croisés, elles se soutenaient, s'é-
tendaient même dans une alternative de succès et de revers. Au
printemps de l'année 1104, Bohémond, prince d'Antioche, Tancrède,
alors seigneur de Laodicée et d'Apamée, Baudouin du Bourg, comte
d'Édesse, et son cousin Joscelin de Courtenai, seigneur de Turbes-
sel, se réunirent pour passer l'Euphrate et pour mettre le siège de-
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 5
vant la ville de Charan ou Carrhes, occupée par les infidèles. Cette
ville avait été le séjour de Tharé, père d'Abraham. Déjà, après
quinze jours de siège, cette ville avait capitulé ; les Chrétiens n'at-
tendaient, pour y faire leur entrée, que de savoir qui en serait le
maître, de Baudouin ou de Bohémond. Les deux princes se dispu-
taient encore leur conquête, quand une armée musulmane survient
de Mossoul. Les Chrétiens, en punition de leur fol orgueil, sont frap-
pés de stupeur et prennent la fuite dès la première attaque. Bau-
douin et Joscelin sont faits prisonniers; Bohémond et Tancrède
échappent presque seuls.
Après ce désastre, Bohémond restait enfermé dans Antioche, me-
nacé à la fois par les Grecs et par les Turcs. N'ayant plus ni trésors
ni armée, il tourna ses dernières espérances vers l'Occident, et réso-
lut d'intéresser à sa cause les princes de la chrétienté. Après avoir
fait répandre le bruit de sa mort, il s'embarqua au port Saint-Siméon,
et, caché dans un cercueil, il traversa la flotte des Grecs, qui se
réjouissaient de son trépas et maudissaient sa mémoire. En arrivant
en Italie, Bohémond va se jeter aux pieds du souverain Pontife ; il
se plaint des malheurs qu'il a éprouvés en défendant la religion ; il
invoque surtout la vengeance du ciel contre Alexis, qu'il représente
comme le plus grand fléau des Chrétiens. Le Pape l'accueille comme
un héros et comme un martyr ; il loue ses exploits, écoute ses plain-
tes, lui donne l'étendard de saint Pierre, et lui permet, au nom de
l'Église, de lever en Europe une armée pour réparer ses malheurs et
venger la cause de Dieu.
Bohémond se rend en France. Ses aventures, ses exploits avaient
partout répandu son nom. Il se présente à la cour de Philippe P',
qui le reçoit avec les plus grands honneurs et lui donne sa fille Con-
stance en mariage. Au milieu des fêtes de la cour, tour à tour le plus
brillant des chevaliers et le plus ardent des orateurs de la croix, il
fait admirer son adresse dans les tournois et prêche la guerre contre
les ennemis des Chrétiens. En passant à Limoges, il déposa des
chaînes d'argent sur l'autel de saint Léonard, dont il avait invoqué
l'appui dans sa captivité ; de là il se rendit à Poitiers, où, dans une
grande assemblée, il embrasa tous les cœurs du feu de la guerre
sainte. Les chevaliers du Limousin, de l'Auvergne et du Poitou se
disputaient l'honneur de l'accompagner en Orient. Encouragé par
ces premiers succès, il traverse les Pyrénées et lève des soldats en
Espagne ; il retourne en Italie, et trouve partout le même empresse-
ment à le suivre. Les préparatifs achevés, il s'embarque à Bari et va
descendre sur les terres de l'empire grec, menaçant de se venger de
ses plus cruels ennemis, mais au fond poussé par l'ambition bien
VK'
6 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
plus que parla haine. Le prince d'Antioche ne cessait d'animer par
ses discours Fardeur de ses nombreux compagnons : aux uns, il
représentait les Grecs comme les alliés des Musulmans et les ennemis
de Jésus-Christ ; aux autres, il parlait des richesses d'Alexis et leur
promettait les dépouilles de Fempire. Il était sur le point de voir ses
brillantes espérances s'accomplir, lorsqu'il fut tout à coup trahi par
la fortune, qui, jusque-là, n'avait fait pour lui que des prodiges. La
ville de Durazzo, dont il avait entrepris le siège, résista longtemps à
ses efforts ; les maladies ravagèrent son armée ; la plupart des guer-
riers qui l'avaient suivi désertèrent ses drapeaux ; il fut obligé de
faire une paix honteuse avec l'empereur qu'il voulait détrôner.
C'était en 1108. Trois ans après, c'est-à-dire en Hll, Bohémond
mourut dans la principauté de Tarente, laissant un fils de quatre
ans, lorsqu'il se disposait, dit-on, à porter encore dans l'empire grec
la terreur de son nom. Michaud, dans son Histoire des croisades,
pense à tort que Bohémond mourut de désespoir.
Tancrède, qui gouvernait toujours Antioche, fut attaqué plusieurs
fois par les Barbares accourus des bords de l'Euphrate et du Tigre,
et ne put leur résister qu'avec le secours du roi de Jérusalem. Josce-
lin et Baudouin du Bourg, qui avaient été conduits à Bagdad, n'é-
taient revenus dans leurs États qu'après cinq ans d'une dure captivité.
Tancrède et Baudouin du Bourg eurent de vives contestations. Le
premier prétendait que le comte d'Édesse devait lui être soumis et
lui payer tribut. Le roi de Jérusalem, dont on invoqua la jus-
tice, condamna Tancrède et lui dit : Ce que tu demandes n'est pas
juste; tu dois, par la crainte de Dieu, te réconcilier avec le comte
d'Édesse ; si, au contraire, tu persistes dans ton association avec les
païens, tu ne peux demeurer notre frère. Ces paroles touchèrent
le cœur de Tancrède, et ramenèrent la paix parmi les princes
chrétiens.
Dans l'année 1408, Bertrand, fils de Raymond, comte de Saint-
Gilles, vint en Orient avec soixante-dix galères génoises. Elles de-
vaient l'aider à conquérir plusieurs villes de la Phénicie ; on. com-
mença par Byblos, qui, après quelques assauts, ouvrit ses portes aux
Chrétiens; on alla ensuite assiéger la ville de Tripoli. Le roi Baudouin
de Jérusalem vint à ce siège avec cinq cents chevaliers. La ville,
n'ayant pas reçu de secours, se rendit aux Chrétiens, à la condition
que chacun serait libre de sortir avec ce qu'il pourrait emporter, ou
de rester dans la cité en payant un tribut. Tripoli, avec les villes
de Tortose, d'Archas, de Gibel, forma un quatrième État dans la
confédération des Francs au delà des mers. Bertrand, fils de Ray-
mond de Saint-Gilles, en prit possession immédiatement après la
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 7
conquête, et prêta serment de fidélité au roi de Jérusalem, dont il
devint le vassal.
Plusieurs mois après la prise de Tripoli, le roi Baudouin réunit
ses forces devant Beyrouth, Tancienne Béryte. Elle résista pendant
deux mois aux attaques des Chrétiens, mais enfin fut obligée de se
rendre. Les Musulmans ne possédaient plus sur la côte de Syrie que
trois villes : Ascalon, Tyr et Sidon. Jusque-là la ville de Sidon n'avait
conservé la paix qu'à force de soumissions et de présents ; chaque
année, elle reculait l'heure de sa ruine en prodiguant ses trésors ;
mais le temps approchait où son or ne pourrait plus la sauver.
Comme le roi de Jérusalem revenait d'une expédition sur les
rives de l'Euphrate, il apprit que Sigur, fils de Magnus, roi de Nor-
wége, avait débarqué à Joppé; Sigur était accompagné de dix mille
Norwégiens, qui, depuis trois ans, avaient quitté le nord de l'Europe
pour visiter la terre sainte. Baudouin se rendit à Joppé, au-devant
du prince de Norwége, et le pressa de combattre avec lui pour
l'agrandissement du royaume de Jésus-Christ. Sigur accéda à la
prière du roi de Jérusalem, et ne demanda pour prix de son zèle
qu'un morceau du bois de la vraie croix. Lorsqu'il arriva dans la
ville sainte, entouré de ses guerriers, les Chrétiens contemplèrent
avec une surprise mêlée de joie les énormes haches de bataille et la
haute stature des pèlerins du Nord. On résolut, dans le conseil du
roi, d'assiéger Sidon. Bientôt la flotte de Sigur parut devant le port
de cette ville, tandis que Baudouin et le comte de Tripoli dressaient
leurs tentes sous les remparts. Après un siège de six semaines, l'émir
et les principaux habitants offrirent de remettre les clefs de la ville
au roi de Jérusalem, et ne demandèrent que la liberté de sortir de
la place avec ce qu'ils pourraient porter sur leurs têtes et sur leurs
épaules. Cinq mille Sidoniens profitèrent du traité; les autres restè-
rent et devinrent les sujets du roi. Sigur quitta la Palestine au milieu
des bénédictions du peuple chrétien ; il s'embarqua pour retourner
en Norwége, emportant avec lui le morceau de la vraie croix qu^on
avait promis à ses services, et qu'il déposa, à son retour, dans une
ville du royaume.
Les Norvsrégiens ne furent pas le seul peuple du Nord qui prit part
au siège de Sidon ; il était arrivé en Palestine des pèlerins de la
Frise et de l'Angleterre, qui combattirent avec les guerriers de Bau-
douin. Nous lisons dans une chronique de Brème qu'on fit alors
dans tout l'empire germanique une grande levée d'hommes pour la
guerre sainte d'outre-mer. Plusieurs Brémois, au signal de leur ar-
chevêque et conduits par deux consuls que nomme la chronique,
partirent pour l'Orient et se distinguèrent à la prise de Beyrouth et
8 HISTOIRE UNIVERSELLE. [Liv. LXVII. — De 11
,de Sidon. Au retour de leur pèlerinage, ils n'avaient perdu que deux
de leurs compagnons ; ils furent reçus en triomphe par leurs conci-
toyens, et des armoiries accordées à la ville de Brème par Tempe-
reur d'Allemagne attestèrent les services qu'ils avaient rendus à la
cause de Jésus-Christ dans la terre sainte. C'est sans doute une
chose merveilleuse de voir ces peuples du Nord, naguère si terribles
pour les Chrétiens eux-mêmes, traverser les mers, non plus pour
ravager les églises, mais pour aller se prosterner devant le tombeau
du Christ, en baiser la poussière et consacrer leurs armes à sa
défense.
En 1112, Antioche eut à pleurer la mort de Tancrède. Toute l'É-
glise des saints, dit Guillaume de Tyr *, reconnaîtra à jamais les
œuvres charitables et les libéralités du héros chrétien. Pendant le
temps qu'il gouverna Antioche, il s'associa de cœur et d'âme à toutes
les souffrances de ses peuples. Raoul de Caen nous dit qu'au milieu
d'une disette qui désola sa principauté, il jura de ne plus boire de
vin et de se réduire, pour la table et les vêtements, à la condition
des pauvres, tant que durerait la misère pubUque. A la guerre, Tan-
crède se montrait toujours comme le père de ceux qui combattaient
sous les drapeaux ; il avait coutume de dire : Ma fortune et ma gloire,
ce sont mes soldats. Que la richesse soit leur partage; pour moi, je
me réserve les soins, les périls, la fatigue, la grêle et la pluie. Quoi-
que le plus brave, il était le plus humble. Dans une expédition, il fit
promettre avec serment à son écuyer de ne rien dire de ce qu'il lui
avait vu faire, parce que ces exploits tenaient du prodige. Lorsqu'il
approchait de sa dernière heure, Tancrède avait auprès de lui .sa
femme Cécile, fille de Philippe P% roi de France, et le jeune Pons,
fils de Bertrand, comte de Tripoh ; il leur fit promettre de s'unir
après sa mort par les liens du mariage : promesse qui fut dans la
suite accomplie. Il nomma pour son successeur Roger, fils de Ri-
chard, son cousin, à la condition expresse que celui-ci remettrait la
principauté d'Antioche, en entier et sans difficulté, à son prince légi-
time, le fils de Bohémond, retenu alors auprès de sa mère en Italie.
L'illustre Tancrède fut enseveli à Antioche, sous le portique de
l'église du prince des apôtres, l'an de l'Incarnation 1112.
L'année suivante, des hordes innombrables de Turcs venus de la
mer Caspienne,, du Khorassan, du pays de Mossoul, se jetèrent dans
la Galilée. Le roi Baudouin marcha contre eux; et, trompé par une
ruse de ces barbares, il engagea imprudemment le combat. L'armée
chrétienne, le royaume, le roi, tout faillit périr en cette journée. Ce-
1 L. II, c. 18.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. '^
pendant, vers la fin de Fêté, cette guerre d^abord si terrible et si
menaçante se termina tout à coup sans combat, et la multitude des
ennemis s^éloigna comme un orage emporté par les vents.
Alors les colonies chrétiennes et toutes les provinces de la Syrie
furent en butte à d'autres calamités. Des nuées de sauterelles ve-
nues de TArabie achevèrent de ravager les campagnes de la Pales-
tine. Une horrible famine désolait le comté d'Édesse et la principauté
d'Antioche. Un tremblement de terre se fit sentir depuis le mont
Taurus jusqu'aux déserts de Tldumée : plusieurs villes de Cilicie
n'étaient plus que des monceaux de ruines. Les Chrétiens, attribuant
ce fléau à leurs péchés, en firent une pénitence publique. Tout le
peuple d'Antioche priait jour et nuit, se couvrait du cilice, couchait
sur la cendre. Les femmes et les hommes allaient séparément de
place en place, d'église en église, nu-pieds, la tête rasée, se frappant
la poitrine et répétant à haute voix : Seigneur, épargnez-nous ! Ce
ne fut qu'après cinq mois que le ciel se laissa toucher par leur re-
pentir, et que les tremblements de terre cessèrent d'effrayer les
cités.
Le roi Baudouin, n'ayant plus à combattre les Turcs de Bagdad
ni ceux de la Syrie, tourna ses regards vers les contrées situées au
delà du Jourdain et de la mer Morte. Il traversa l'Arabie Pétrée et
s'avança dans la troisième Arabie, appelée par les chroniqueurs Syrie
de Sobal; il y trouva une haute colline qui dominait une terre fé-
conde, et cet emplacement lui parut propice pour la construction
d'une forteresse. La cité nouvelle fut confiée à la garde de fidèles
guerriers, et reçut le nom de Montréal.
L'année suivante 1116, Baudouin, prenant avec lui des hommes
qui connaissaient parfaitement les lieux, franchit les déserts de l'A-
rabie, descendit vers la mer Rouge, et pénétra jusqu'à Hellis, ville
très-antique, jadis fréquentée par le peuple d'Israël, et bâtie au lieu
où l'Écriture place les douze fontaines et les soixante-dix palmiers.
Lorsque le roi et ceux qui l'accompagnaient eurent examiné à loisir
la ville d'Hellis et les rivages de la mer, ils se rendirent à Montréal,
et revinrent ensuite à Jérusalem. A leur retour dans la ville sainte,
on ne se lassait point d'écouter les récits de leur voyage à la mer
Rouge et vers le désert de Sinaï. On admirait surtout des coquilles
marines et certaines pierres précieuses qu'ils avaient rapportées.
Foucher de Chartres nous dit qu'il adressa beaucoup de questions
aux compagnons de Baudouin, et qu'il leur demanda, entre autres
choses, si la mer Rouge était douce ou salée, si elle formait un étang
ou un lac, si elle avait une entrée et une sortie comme la mer de
Galilée, ou si elle était fermée à son extrémité comme la mer
10 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
Morte. Ce qui montre combien les connaissances géographiques
étaient imparfaites à cette époque.
Tandis que la mer Rouge et ses merveilles occupaient ainsi le peu-
ple chrétien, Baudouin avait une autre pensée et cherchait un che-
min qui pût le conduire en Egypte. Vers le mois de février 4118, il
rassembla Télite de ses guerriers, traversa le désert, surprit et livra
au pillage Pharamia, située à quelques lieues des ruines de Tanis et
de Péluse. Albert d'Aix nous dit que les guerriers francs se baignè-
rent dans les eaux du Nil et qu^ils prirent quantité de poissons en les
frappant avec leurs lances; tout ce qu'ils voyaient sur cette terre si
fertile de TÉgypte, qui semblait promise à leurs armes, les remplis-
sait de surprise et de joie. Mais cette ivressede la victoire devaitbientôt
se changer en affliction : tout à coup le roi Baudouin tomba malade;
il éprouva de vives douleurs dans les entrailles : une blessure qu'il
avait reçue autrefois se rouvrit : dès lors on ne songea plus qu'à
retourner à Jérusalem. Les Chrétiens avaient à traverser le désert
qui sépare l'Egypte de la Syrie. Baudouin, porté dans une litière faite
avec des pieux de tentes, était arrivé avec peine à El-Arisch, petite
ville située sur le bord de la mer et chef-lieu de ces Vastes sohtudes.
Là, il sentit qu'il était près de sa fin; les compagnons de ses victoires
laissaient voir leur profonde tristesse ; lui les consolait par ses dis-
cours : Pourquoi pleurez-vous ainsi? leur disait-il; songez que je ne
suis qu'un homme que beaucoup d'autres peuvent remplacer ; ne
vous laissez point abattre comme des femmes par la douleur; n'ou-
bliez point qu'il faut retourner à Jérusalem et combattre encore pour
l'héritage de Jésus-Christ, comme nous l'avons juré.
Lui-même prescrivit à ses serviteurs comment ils devaient em-
baumer son corps après en avoir ôté les entrailles, afin qu'il pût
être transporté à Jérusalem et enterré auprès de son frère Godefroi.
Puis il s'occupa de sa succession au trône de Jérusalem; il recom-
manda aux suffrages de ses compagnons son frère Eustache de Bou-
logne, ou Baudouin du Bourg, comte d'Édesse ; enfin il rendit le
dernier soupir, fortifié par la confession et le sacrement de l'eucha-
ristie. Ses entrailles furent inhumées dans le voisinage d'El-Arisch,
et son corps transporté à Jérusalem, où ses compagnons arrivèrent
le dimanche des Rameaux. Ce jour-là, selon l'antique usage, tout
le peuple chrétien, précédé du patriarche, descendait en procession
du mont des Olives, portant des branches de palmier et chantant
des cantiques pour célébrer l'entrée de Jésus dans Jérusalem. Tan-
dis que la procession traversait la vallée de Josaphat, le cercueil de
Baudouin, porté par ses compagnons, parut tout à coup au milieu
de ce peuple qui chantait des hymnes ; aussitôt un morne silence.
à H25 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATIIÛLIQUI':. il
puis de lugubres lamentations succèdent aux chants de TÉglise ; les
dépouilles mortelles de Baudouin entrèrent par la porte Dorée, et la
procession les suivit. Latins, Syriens, Grecs, tout le monde pleurait;
les Sarrasins eux-mêmes, dit Foucher de Chartres, pleuraient aussi.
Dans le même temps, Baudouin du Bourg, qui avait quitté Édesse
pour célébrer les fêtes de Pâques dans la ville de Jésus-Christ, arri-
vait par la porte de Damas ; averti par cette affliction universelle de
la mort de Baudouin, son seigneur et son parent, il se mêla à tout
le peuple en deuil et suivit le convoi funèbre jusqu^au Calvaire. Là,
les restes du roi défunt furent déposés en grande pompe, et ensevelis
dans une tombe de marbre blanc, près du mausolée de Godefroi.
Baudouin vécut et mourut au milieu des camps, toujours disposé
à combattre les ennemis des Chrétiens. Pendant son règne, qui dura
dix-huit ans, les habitants de Jérusalem entendirent chaque année la
grosse cloche qui annonçait l'approche des infidèles ; ils ne virent
presque jamais dans le sanctuaire le bois de la vraie croix, qu'on
avait coutume de porter à la guerre ; le frère et le successeur de
Godefroi vit plus d'une fois son royaume en péril, et ne le conserva
que par des prodiges de valeur ; il perdit plusieurs batailles par sa
bravoure imprudente ; mais son activité extraordinaire, son esprit
fécond en ressources le sauvèrent toujours des dangers.
La puissance chrétienne en-Orient s'accrut pendant le règne de
Baudouin : Arsur, Césarée, Ptolémaïs, TripoH, Byblos, Beyrouth,
Sidon firent partie de l'empire fondé par les croisés. Plusieurs places
fortes s'élevèrent pour la défense du royaume, non-seulement dans
l'Arabie, mais dans les montagnes du Liban, dans la Galilée, dans
le pays des Philistins, et sur toutes les avenues de la ville sainte.
Baudouin ajouta plusieurs dispositions au code de son prédéces-
seur. Ce qui honore le plus son règne, c'est le soin qu'il prit de
repeupler Jérusalem : il offrit un asile honorable aux Chrétiens dis-
persés dans l'Arabie, dans la Syrie et l'Egypte. Les fidèles, persé-
cutés et accablés d'impôts par les Musulmans, accoururent en foule
avec leurs femmes, leurs enfants, leurs richesses et leurs troupeaux ;
Baudouin leur distribua les terres, les maisons abandonnées, et Jé-
rusalem commença à redevenir florissante. Ajoutons qu'il dota ri-
chement les églises, surtout celle de Eethléhem, qu'il fit ériger en
évêché, et que plusieurs établissements religieux lui durent leur
origine.
Pour donner plus d'éclat à sa capitale, il obtint du Pape que
toutes les villes conquises par ses armes sur les infidèles ressorti-
raient de l'église patriarcale de Jérusalem : Nous concédons, ré-
pondit le pape Pascal, nous concédons à l'église de Jérusalem toutes
12 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
les villes et les provinces conquises par la grâce de Dieu et par le
sang du très-glorieux roi Baudouin et de ceux qui ont combattu avec
lui ^. On voit par ces paroles que les Papes appréciaient les géné-
reux sacrifices de ces princes^ dont l'autorité était un sacerdoce mili-
taire, un véritable apostolat armé du glaive.
Bernard^ patriarche latin d'Antioche, qui avait succédé l'an 1100
au patriarche grec Jean IV, se plaignit au Pape de ce privilège ac-
cordé à Féglise de Jérusalem, comme portant préjudice aux droits
de la sienne. Pascal II, pour le rassurer, lui écrivit une lettre où il
relève la dignité de Téglise d'Antioche, honorée comme celle de
Rome par la présence de saint Pierre, et ajoute : Si par hasard nous
avons écrit quelque chose autrement qu'il ne fallait à Féglise d'An-
tioche ou à celle de Jérusalem, touchant les hmites des diocèses, il
ne faut l'attribuer ni à la légèreté ni à la malice, ni exciter du
scandale pour ce sujet; car le grand éloignement et le changement
des anciens noms des villes et des provinces nous ont apporté beau-
coup d'incertitude ou d'ignorance. Mais nous avons souhaité et sou-
haitons encore donner à nos frères une occasion, non pas de scan-
dale, mais de paix, et conserver à toutes les églises quelconques leur
dignité et leur honneur ^. Bernard d'Antioche était un digne pontife.
Dans une seconde lettre au même patriarche, le Pape termine ces
débats en déclarant qu'il ne voulait point rabaisser la dignité de
l'Église au profit des princes, ni mutiler le pouvoir des princes au
profit de la dignité del'Éghse ^.
Le patriarche Daimbert de Jérusalem eut quelques difficultés avec
le roi Baudouin, principalement par les intrigues d'Arnoulfe de
Rohes, qui s'était déjà fait nommer précédemment patriarche pro-
visoire^ et qui aspirait toujours à l'être en titre. Ces difficultés allè-
rent si loin, que, l'an 1104, Daimbert vint en Occident avec Bohé-
mond, se plaindre au Pape de ce que le roi Baudouin l'avait chassé
et mis à sa place un prêtre nommé Ébremar. Pascal II retint Daim-
bert plus de deux ans, pour voir si ceux qui l'avaient chassé allé-
gueraient des causes raisonnables de leur conduite. Mais comme
personne ne comparut et qu'il ne se trouvait autre chose contre lui,
sinon qu'il avait été chassé par la pure violence du roi, il fut renvoyé
à son siège avec des lettres du Pape, qui témoignaient qu'il était
dans ses bonnes grâces. Il passa en Sicile et fut obligé de séjourner
à Messine pour attendre l'occasion de s'embarquer ; mais il y tomba
malade, et mourut le 27 juin 1107, ayant tenu le siège de Jérusalem
pendant sept ans.
.0.> Labbe, t. 10, p. 648, epùt. 18 et 19. — ^ Ibid., epist. 20.— .3 Epist. S8.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. rS'
Ébremar, qui avait été intrus à sa place, ayant appris qu'il reve-
nait avec Tapprobation du Pape et ne sachant pas encore sa mort,
résolut d'aller à Rome se justifier et représenter comment on l'avait
mis malgré lui sur le siège de Jérusalem ; mais, arrivé à Rome, il
ne put obtenir autre chose, sinon qu'on envoyât avec lui un légat
pour prendre sur les lieux plus ample connaissance de l'affaire. On
y envoya Gibelin, archevêque, homme fort avancé en âge. Arrivé à
Jérusalem, il y assembla un concile des évêques du royaume et y
examina pleinement la cause d'Ébremar. Il reconnut par des témoins
au-dessus de tout reproche que Daimbert avait été chassé sans
cause légitime, par la faction d'Arnoulfe et la violence du roi, et
qu'Ébremar avait usurpé le siège d'un évêque vivant. C'est pourquoi
il le déposa du patriarcat par l'autorité du Pape ; mais, en considé-
ration de sa piété et de sa simplicité, il lui donna l'église de Césarée,
qui était vacante. Ensuite, comme le clergé et le peuple contestaient
sur l'élection d'un patriarche de Jérusalem, on prit jour pour traiter
cette affaire à la manière accoutumée ; et, après une grande délibé-
ration, ils s'accordèrent tous à choisir le légat Gibelin, et l'instal-
lèrent dans le siège patriarcal. On prétendit que c'était encore un
artifice d'Arnoulfe, de mettre en cette place un vieillard qui, par son
grand âge, ne pouvait vivre longtemps. Gibelin, toutefois, tint le
siège de Jérusalem pendant cinq ans. Ce fut sous son pontificat que
le roi Baudouin obtint du Pape que toutes les villes conquises par
ses armes dépendraient de l'église de Jérusalem *.
Gibelin, étant mort l'an H12, eut enfin pour successeur l'archi-
diacre Arnoulfe, surnommé Mal couronné, qui aspirait depuis long-
temps à ce siège. Le nouveau patriarche maria sa nièce à Eustache
Grener, seigneur de Sidon et de Césarée, et lui donna le meilleur
domaine de son église, savoir : Jéricho et ses dépendances. Sa vie ne
fut pas moins scandaleuse dans son pontificat qu'auparavant; mais,
pour en diminuer le reproche, il introduisit des chanoines réguliers
dans l'église de Jérusalem. Conon, évêque de Prèneste, y était alors
en qualité de légat du Saint-Siège.
Dès l'an 1115 le pape Pascal, bien informé de la vie scandaleuse
du nouveau patriarche, envoya en Syrie l'évêque d'Orange en qua-
lité de légat. Il assembla les évêques de tout le royaume, obligea
Arnoulfe d'y comparaître et le déposa de son siège comme il le méri-
tait. Mais Arnoulfe, se fiant à ses artifices, auxquels presque personne
ne résistait, passa la mer, vint à Rome ; et, par ses flatteries et les pré-
sents qu'il répandit abondamment, il gagna si bien le Pape et tout
1 GuiU. deTyr, 1. 11. Labbe, t. 10, p. 752. '
14 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
son concile, qu'il fut rétabli dans son siège et revint à Jérusalem.
Suivant Guillaume de Tyr, il y vécut avec la même licence qu'au-
paravant. Enfin, il mourut l'an il 18, et eut pour successeur un
homme simple et craignant Dieu, nommé Gormond, natif de Pic-
quigny, au diocèse d'Amiens.
Au reste, les démêlés du roi Baudouin et du patriarche Daimbert
eurent moins pour prétexte ou pour cause d'ambitieuses rivalités
que l'extrême besoin d'argent où se trouvait souvent réduit le suc-
cesseur de Godefroi. Ce fut ce besoin d'argent, ainsi que le mauvais
conseil du patriarche Arnoulfe, qui lui donna la coupable pensée
d'épouser une seconde femme lorsque la première, qui était de-
meurée à Édesse, vivait encore. Le roi, nous dit Guillaume de Tyr,
avait appris que la comtesse Adélaïde de Sicile, veuve de Roger,
était fort riche et qu'elle avait toutes choses en abondance; lui, au
contraire, était fort pauvre et si dénué de ressources, qu'il avait à
peine de quoi suffire à ses besoins de tous les jours et à la solde de
ses frères d'armes. Comme la nouvelle reine arrivait avec d'immenses
richesses, avec une flotte chargée de grains, d'huile, de vins, d'armes,
tout le monde se crut enrichi par cet hymen et ferma les yeux sur
le scandale; mais, en l'année 1117, Baudouin, étant tombé malade
et se croyant sur le point d'aller rendre compte à Dieu, renvoya la
princesse siciUenne : ce qui lui attira, à lui et à tout le royaume, une
haine immortelle du comteRoger, depuis roi de Sicile, fils d'Adélaïde.
Aussitôt que le roi Baudouin fut inhumé, le clergé et le peuple de
Jérusalem, selon l'expression des chroniques, se croyant orphe-
lins, songèrent à se donner un appui et commencèrent à s'occuper
de l'élection d'un roi. Divers avis furent proposés : les uns disaient
que la couronne appartenait à Eustache, frère de Baudouin; d'au-
tres pensaient qu'au milieu des périls on ne pouvait attendre un
prince qui était si loin, et proposaient le comte d'Edesse, parent du
roi, et alors présent dans la ville sainte. A la suite d'un éloquent
discours de Joscelin de Courtenai, prince de Tibériade, tous les suf-
frages se réunirent en faveur du comte d'Edesse, Baudouin du
Bourg. Le jour de Pâques, le nouveau roi fut proclamé dans l'église
de la Résurrection, en présence de tous les fidèles; il rassembla
ensuite les grands dans le palais de Salomon; il régla avec eux l'ad-
ministration du royaume, et rendit la justice à son peuple d'après
les Assises établies par Godefroi; le comté d'Edesse fut transmis à
Joscelin de Courtenai.
Cependant on avait envoyé des seigneurs à Eustache, comte de
Boulogne, pour l'inviter à venir prendre la couronne après ses frères.
Ils eurent peine à lui persuader de partir; enfin ils l'amenèrent jus-
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 15
qu'en Apulie. Là, il apprit que l'on avait couronné le comte d'É-
desse. Aussitôt il s'écria : Dieu me garde d'apporter du trouble
dans un royaume où ma famille a rétabli la paix de Jésus-Christ, et
pour la tranquillité duquel mes frères ont donné leur vie et acquis
une gloire immortelle ! Et sans délai, quoi qu'on pût lui dire, il re-
tourna sur ses pas et revint chez lui.
Tandis que le royaume de Jérusalem célébrait en paix l'avènement
de Baudouin II, la principauté d'Antioche se trouvait de nouveau
exposée à tous les fléaux de la guerre. Les Musulmans de la Perse,
de la Mésopotamie et de la Syrie jurèrent d'exterminer la race des
Chrétiens, et marchèrent vers l'Oronte, conduits par Ylgazy, le plus
farouche des guerriers de l'islamisme. Le nouveau prince d'Antio-
che, Roger, fils de Richard, avait appelé à son secours le roi de Jéru-
salem, les comtes d'Édesse et de Tripoli ; mais, sans attendre leur ar-
rivée, il eut l'imprudence de livrer une bataille , où il fut lui-même
tué et son armée mise dans une déroute complète. Les Musulmans
firent un grand nombre de prisonniers. Gauthier le Chancelier, qui
fut lui-même chargé de chaînes, nous peint les tourments et les
supplices qu'on fit souffrir aux captifs, mais il n'ose pas dire tout
ce qu'il a vu, dans la crainte, ajoute-t-il, que les Chrétiens, appre-
nant ces excès de barbarie, ne soient portés un jour à les imiter *.
C'était en 1120. L'armée victorieuse d'Ylgazy se répandit dans
toutes les provinces chrétiennes. Ce fut au milieu de la désolation
générale que le nouveau roi de Jérusalem arriva dans Antioche.
Cette ville avait perdu ses plus braves défenseurs; des clercs et des
mornes gardaient les tours, et veillaient, sous le commandement du
patriarche, à la sûreté de la place; car on se défiait de la population
grecque et arménienne, qui supportait avec peine le joug des Latins.
La présence du roi de Jérusalem, à qui on donna l'autorité suprême
rétablit l'ordre et dissipa les alarmes. Après avoir pourvu à la dé-
fense de la ville, il visita les églises à' Antioche en habit de deuil.
Son armée reçut à genoux la bénédiction du patriarche, et sortit de
la ville pour aller à la poursuite des Musulmans. Le roi, ainsi que
ses chevaliers et ses barons, marchait les pieds nus au milieu d'une
foule immense qui invoquait pour eux l'appui du Dieu des armées.
Les Chrétiens allèrent camper sur la montagne de Danitz, où les
Musulmans vinrent les attaquer. Ceux-ci étaient pleins de confiance
dans leur multitude ; mais les Chrétiens mettaient leur espoir dans
la puissance divine, et surtout dans la présence de la croix véritable,
que Baudouin avait apportée de Jérusalem. Après un combat san-
glant, les infidèles furent vaincus et dispersés : Ylgazy et le chef des
1 Gauter Cancell. apud Bongais.,p. 449etseqq.
16 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De H06
Arabes, Dobais, avaient pris la fuite pendant la bataille. Cette vic-
toire répandit Teffroi dans Alep et jusque dans les murs de Mossoul.
tandis que la vraie croix, reportée avec pompe dans la ville sainte,
annonça aux habitants les miracles qu'elle avait produits au milieu
des soldats du Christ. Baudouin, après avoir donné la paix à An-
tioche, revint dans sa capitale ; et, pour qu'il ne manquât rien aux
victoires des Chrétiens, Dieu permit alors que le redoutable chef des
Turcomans, Ylgazy, terminât sa carrière, frappé par une mort su-
bite et violente. C'était en 1121.
L'année suivante, 1122, Balac, neveu et successeur d'Ylgazy, ré-
pandait la terreur sur les rives de TEuphrate ; et, semblable au lion
de l'Écriture, qui rôde sans cesse pour chercher sa proie, il réussit
à surprendre Joscelin de Courtenai et son cousin, Galeran, qu'il fit
conduire chargés de chaînes vers les confins de la Mésopotamie.
Cette nouvelle étant parvenue à Jérusalem, le roi Baudouin II ac-
courut à Édesse, soit pour consoler les habitants, soit pour chercher
l'occasion et les moyens de briser les fers des princes captifs ; mais,
se confiant trop à sa bravoure et victime de sa générosité, il tomba
lui-même dans les embûches du sultan Balac, et, conduit dans la
forteresse de Quart-Pierre, il devint le compagnon d'infortune dé
ceux qu'il voulait délivrer. Cinquante braves d'Arménie se dévouent
pour la délivrance des princes chrétiens. Sous divers déguisements,
ils s'introduisent dans la forteresse, en massacrent la garnison, et
rendent la liberté aux prisonniers; mais la forteresse est investie par
l'armée musulmane : Joscelin s'en échappe pour chercher du se-
cours; à travers mille dangers, il arrive à Jérusalem, il dépose sur
le saint sépulcre les chaînes qu'il a portées chez les Turcs, et repart
à la tête des braves de Jérusalem et d'Édesse, pour délivrer le mo-
narque captif. Il s'avançait vers l'Euphrate, lorsqu'il apprit que les
Musulmans étaient entrés dans la forteresse, que les cinquante
braves Arméniens avaient couronné du martyre leur héroïque dé-
vouement, et que le roi de Jérusalem avait été emmené captif dans
la forteresse de Haran en Mésopotamie.
Les Sarrasins d'Egypte cherchèrent à profiter de la captivité du
roi de Jérusalem ; ils se rassemblèrent dans les plaines d'Ascalon,
avec le dessein de chasser les Francs de la Palestine. De leur côté,
les Chrétiens de Jérusalem et des autres villes du royaume, se con-
fiant dans leur courage et dans la protection de Dieu, se préparent
à défendre leur territoire, et ils s'y préparent en Chrétiens. Le peuple
et le clergé de la terre sainte suivent l'exemple des habitants de
Ninive, et cherchent d'abord à fléchir la colère du ciel par une péni-
tence rigoureuse. Un jeûne fut ordonné, pendant lequel les femmes
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. «►
refusèrent le lait de leurs mamelles à leurs enfants au berceau; les
troupeaux mêmes furent éloignés de leurs pâturages et privés de leur
nourriture accoutumée.
La guerre fut ensuite proclamée au son de la grosse cloche de
Jérusalem. L^armée chrétienne, dans laquelle on comptait à peine
trois mille combattants, était commandée par Eustache d^Agrain,
comte de Sidon, nommé régent du royaume en Fabsence de Bau-
douin. Le patriarche de la ville sainte portait à la tête de l'armée le
bois de la vraie croix. Derrière lui, dit Robert du Mont, marchait
Ponce, abbé de Clugni, portant la lance avec laquelle on avait percé
le flanc du Sauveur.
Au moment où les guerriers chrétiens sortirent de Jérusalem, les
Egyptiens assiégeaient Joppé par terre et par mer. A Fapproche des
Francs, la tlotte musulmane, pleine d'effroi, s'éloigne du rivage.
L'armée de terre attendait avec inquiétude l'armée chrétienne. Enfin
les deux troupes sont en présence; au milieu du combat, une lu-
mière semblable à celle de la foudre brille dans le ciel, et tout à coup
éclate dans les rangs des infidèles. Ceux-ci restent comme immobiles
de terreur; les Chrétiens, armés de leur foi, redoublent de courage ;
les ennemis sont vaincus, et les débris de leur armée, qui était deux
fois plus lïombreuse que celle des Clirétiens, se réfugient avec peine
dans les murs d'Ascalon. Les Francs, victorieux et chargés de butin,
revinrent à Jérusalem en chantant les louanges de Dieu.
Quoique l'armée des Francs eût triomphé ainsi des Sarrasins,
toujoprs occupée de la défense des villes et des frontières sans cesse
menacées, elle ne pouvait sortir du royaume pour faire des con-
quêtes. Les guerriers, qu'on retenait dans les cités chrétiennes après
une si grande victoire, s'affligeaient de leur inaction et semblaient
encore placer leur espoir dans les secours de l'Occident. Ce fut alors
qu'il arriva sur les côtes de Syrie une flotte vénitienne commandée
par le doge de Venise. Avec ce secours venu si à propos, on assiégea
par terre et par mer l'antique ville de Tyr. Des Musulmans partis
de Damas pour secourir les assiégés s'avancèrent jusque dans le
voisinage de la ville. Une armée égyptienne sortie en même temps
d'Ascalon ravagea le pays de Naplouse et menaça Jérusalem. Toutes
ces tentatives ne purent ralentir l'ardeur des Chrétiens, ni retarder
les progrès du siège. Bientôt on apprit que Balac, le plus redoutable
des sultans turcs, avait péri devant les murs de Maubeg. Josceiin,
qui l'avait tué de sa propre main, en fit donner la nouvelle à toutes
les villes clirétiennes. La tête du farouche ennemi des Francs fut
portée en triomphe devant les murs de Tyr, où ce spectacle redoubla
l'enthousiasme belliqueux des assiégeants.
18 HISTOIRE UxNlVERSELLE [Liv. LXVII. - De 110&
Enfirij Fan 4125^ les Musulmans, sans espoir de secours, furent
obligés de se rendre après un siège de cinq mois et demi. Les dra-
peaux du roi de Jérusalem et du doge de Venise flottèrent ensemble
sur les murailles de Tyr; les Chrétiens firent leur entrée triomphante
dans la ville, tandis que les habitants, d'après la capitulation, en
sortaient avec leurs femmes et leurs enfants. Le jour où Ton reçut
à Jérusalem la nouvelle de la conquête de Tyr fut une fête pour tout
le peuple de la ville sainte. Au bruit des cloches, on chanta le Te
Deum en action de grâces; des drapeaux furent arborés sur les tours
et les remparts de la ville, des branches d'olivier et des bouquets
de fleurs étaient semés dans les rues et sur les places publiques, de
riches étoffes ornaient les dehors des maisons et les portes des
églises. Les vieillards rappelaient dans leurs discours la splendeur
du royaume de Juda, et les jeunes vierges répétaient en chœur les
eantiques dans lesquels les prophètes avaient célébré la ville de Tyr.
Les victoires des Chrétiens répandirent la confusion et la dis-
corde parmi les Musulmans de Syrie. Baudouin, le roi captif de
Jérusalem, en profite pour traiter de sa rançon et recouvrer sa
liberté. A peine est-il sorti de prison, qu'il rassemble quelques
guerriers et marche contre la ville d'Alep. Le chef des Arabes, Do-
bais, etquelques émirs delà contrée se réunirent à l'armée chrétienne;
bientôt les habitants se trouvèrent réduits aux dernières extrémités,
et la ville était près de se rendre, lorsque le sultan de Mossoul ac-
courut à la tête d'une armée. Baudouin II, obligé d'abandonner le
siège, retourna enfin dans sa capitale, où tousles chevaliers chrétiens
remercièrent le ciel de sa délivrance et vinrent se ranger sous ses
drapeaux. Ils trouvèrent bientôt l'occasion de signaler leur valeur.
Les Turcs, qui avaient passé l'Euphrate pour secourir Alep, dévas-
taient alors la principauté d'Antioche. Baudouin, impatient de tenir
sa promesse, se met à la tête de ses intrépides guerriers, attaque vi-
goureusement les infidèles et les force d'abandonner les terres des
Chrétiens. A peine rentré triomphant dans Jérusalem, il donne de
nouveau le signal de la guerre et met en fuite l'armée de Damas, près
du lieu où Saul avait entendu ces paroles : Saul, pourquoi me per-
sécutez-vous ? Les guerriers chrétiens, dans ces campagnes rapides,
avaient fait un butin immense, et les trésors de l'ennemi servirent à
racheter les otages que le roi de Jérusalem avait laissés entre les
mains des Turcs. C'est ainsi que les Francs réparaient leurs reversa
force de bravoure, et qu'ils acquittaient leurs proipesses par des
victoires.
Chose étrange ! depuis trois siècles et plus, dans les écoles publi-
ques des royaumes chrétiens, on ne cesse de rappeler à la jeunesse
à 1123 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 4«
chrétienne les temps héroïques et fabuleux de la Grèce et de Rome
païenne comme ce qu^il y a de plus admirable dans Thistoire de
l'humanité; en même temps on lui laisse ignorer les temps et les
faits héroïques de Thumanité chrétienne, dont la glorieuse réalité
surpasse même l'ancienne Fable. Et cette ignorance est allée si loin,
que, dans la patrie de Godefroi et de Tancrède, Ton a demandé si la
piété ne nuisait point à la valeur guerrière !
Tandis que les héros de la France chrétienne défendaient la chré-
tienté en Orientcontre le despotisme mahométan, lechef de la chré-
tienté venait en France même pour chercher de quoi la défendre
contre le despotisme allemand. Après la mort de Tex-empereur
Henri IV d'Allemagne, son fils Henri V réclama le droit de donner,
par la crosse et l'anneau, l'investiture des dignités ecclésiastiques :
ce qui, d'après l'expérience, équivalait au droit de vendre les évê-
chés et les abbayes, de réduire l'Église de Dieu à une éternelle ser-
vitude, et de rendre incurables la simonie et l'incontinence des clercs.
Le pape Pascal H avait résolu de passer en Allemagne, suivant la
prière que lui en avaient faite les députés de l'assemblée de Mayence
au nom de toute la nation. S'étant donc mis en route, il vint à Flo-
rence et y tint un concile. Venu de Florence à Guastalle en Lom-
bardie, il y tint un autre concile au mois d'octobre 1 106. 11 s'y trouva
un grand nombre d'évêques, tant de deçà que de delà les monts, et
une grande multitude de clercs et de laïques, même les ambassa-
deurs de Henri, roi d'Allemagne, et la princesse Mathilde en per-
sonne. On y ordonna que la province entière d'Emilie, avec ses villes,
savoir : Plaisance, Parme, Reggio, Modène et Rologne, ne serait
plus soumise à la métropole de Ravenne. On le fit pour humilier
cette éghse, qui, depuis environ cent ans, s'était élevée contre l'Église
romaine et en avait usurpé non-seulement les terres, mais le siège
même, par l'antipape Guibert. En ce concile, le roi Henri fit deman-
der au Pape de lui confirmer sa dignité, lui promettant, de son côté,
fidélité et obéissance filiale.
Vers la fin du concile, on lut les passages des Pères touchant la
ré<îonciUation de ceux qui ont été ordonnés hors de l'Église catho-
lique, savoir, delà lettre de saintAugustin à Boniface, de saint Léon
aux évêques de Mauritanie, et le troisième canon du concile de
Carthage. Sur quoi l'on forma le décret suivant : Depuis plusieurs
années, le royaume teutonique a été séparé de l'unité de la Chaire
apostolique, d'où il est arrivé qu'il s'y trouve peu d'évêques et de
clercs catholiques. Comme il est donc nécessaire d'userd'indulgence
à l'exemple de nos pères, nous recevons à leurs fonctions les évêques
de ce royaume ordonnés dans le schisme, pourvu qu'ils ne soient
20 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1 106
ni usurpateurs, ni simoniaques, ni coupables d^autres crimes. On
fit un second décret qui porte que, les auteurs du schisme n'é'.ant
plus au monde, l'Église catholique doit rentrer dans son ancienne
liberté. Pour retrancher les causes des schismes, on renouvelle les
défenses faites aux laïques de donner les investitures, sous peine
d'excommunication pour les laïques et de déposition pour les clercs.
En ce concile, Févêque Herman d'Augsbourg fut accusé de si-
monie par son clergé. Comme il ne présentait point de légitime dé-
fense, il allait être déposé, lorsque Févêque Guebhard de Constance
remontra que la déposition se ferait mieux à Augsbourg même,
quand le Pape y serait. On prononça donc seulement une suspense
contre l'évêque. En attendant, le Pape publia une lettre, adressée à
Guebhard, évêque de Constance, Oderic, de Passau, et à toute la
nation teutonique, où il reprend le zèle excessif de ceux qui vou-
laient quitter le pays pour éviter les excommuniés, et permet de re-
cevoir à la communion de TÉglise ceux qui n'ont communiqué avec
les excommuniés que malgré eux, par la nécessité du service et de
l'habitation commune. Sur quoi il cite la constitution de saint Gré-
goire VII 1.
Les Allemands, réjouis de la condescendance du Pape pour la
pacification de leur pays, tenaient pour assuré qu'il viendrait célé-
brer à Mayence la fête de Noël, avec le nouveau roi et tous les sei-
gneurs du royaume. Le peuple s'en réjouissait d'avance. Le roi,
l'ayant attendu quelque temps à Augsbourg et en d'autres lieux de
la haute Allemagne, passa la fête à Ratisbonne avec les légats. Mais
le souverain Pontife, par le conseil des siens, avait changé de des-
sein; il craignait la férocité des Allemands, dont il avait eu une
preuve à Vérone, pendant une sédition. On lui disait que cette na-
tion n'était guère disposée à recevoir le décret si absolu contre les
investitures, et que l'esprit fier du jeune roi n'était pas encore assez
docile. C'est-à-dire que ce prince, voyant sa puissance affermie par
la mort de son père, croyait n'avoir plus besoin du Pape : c'est la
morale de ceux qui n'en ont d'autre que leurs intérêts. Par toutes
ces considérations, le souverain Pontife dit en soupirant, que la porte
ne lui était pas encore ouverte en Allemagne, et prit son' chemin
par la Bourgogne, pour passer en France. Le sujet de ce voyage
était de consulter le roi Philippe, le prince Louis, son fils, déjà
désigné roi, et l'église gallicane, sur quelques nouvelles difficultés,
touchant l'investiture ecclésiastique, qui lui étaient faites par le
roi Henri; prince inhumain, qui avait cruellement persécuté son
' 'î'iabbe, t. 10, p. 645, epist. 12.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 21
père, et, le tenant en prison, l^avait forcé, à ce que Ton disait, à
lui céder le royaume et les insignes impériaux. Ce sont les paroles
de Tabbé Suger, auteur du temps. On décida donc à Rome, à cause
de la perfidie des Romains, faciles à corrompre, qu^il était plus sûr
de délibérer en France sur ces questions. Ainsi le souverain Pontife
vint à Clugni, accompagné de beaucoup d^évêques, d'abbés et de
nobles romains : il y célébra la fête de Noël 1106. Il fut reçu par-
tout avec les plus grands honneurs, comme étant vraiment le disci-
ple du Christ, le vicaire des apôtres, le légitime envoyé du ciel: ce
sont les paroles d'un auteur contemporain d'Allemagne. De Clugni
il se rendit à la Charité, dont il dédia solennellement l'église, avec
une grande assemblée d'archevêques, d'évêques, d'abbés et de moi-
nes. Là se trouvèrent les plus grands seigneurs du royaume, entre
autres le comte Gui de Rochefort, sénéchal du roi de France, envoyé
de sa part pour servir le Pontife par tout le royaume, comme son
père spirituel *.
Pascal II célébra le quatrième dimanche de carême, 24°"^ de
mars 1107, à Saint-Martin de Tours; il y porta la tiare pontificale,
suivant l'usage de Rome. Ensuite il vint à Saint-Denis en France, où
il fut reçu par l'abbé Adam avec les honneurs convenables. Mais ce
qu'il y eut de mémorable, ajoute Suger, qui était présent, c'est que,
contre la coutume des Romains, il ne désira ni l'or, ni l'argent, ni
les pierreries de ce monastère, comme on le craignait : il ne daigna
pas même les regarder. Il se prosterna humblement devant les reli-
ques, priant avec larmes, et demanda quelque petite partie des or-
nements épiscopaux de saint Denis, teizits de son sang, en disant :
Ne faites pas difficulté de nous rendre quelque peu des vêtements de
celui que nous vous avons envoyé gratuitement pour apôtre.
A Saint-Denis, le roi Philippe et le prince Louis, son fils, vinrent
trouver le Pontife et se prosternèrent à ses pieds comme les rois
avaient coutume de se prosterner devant le tombeau de saint Pierre.
Le Pape les releva de sa main comme les fils très-dévoués des apô-
tres, et conféra familièrement avec eux des affaires de l'Église, les
priant avec tendresse de la protéger à l'exemple de Charlemagne
et des autres rois, ses prédécesseurs; de résister hardiment aux
tyrans, aux ennemis de l'Église, en particulier au roi Henri. Les
deux rois, car le prince en avait déjà le titre, lui promirent amitié,
aide et conseil, et lui offrirent leur royaume. Et, comme il devait
aller à Châlons-sur-Marne conférer avec les ambassadeurs du roi
d'Allemagne, ils lui donnèrent, pour l'accompagner en ce voyage,
1 Suger, Vita Ludov., abb. Ursp., an. IIOG.
22 ^ HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De H06
des archevêques/ des évêqnes et Tabbé de Saint-Denis^ avec lequel
était Suger.
Le Pape attendit quelque temps à Châlons les ambassadeurs du
monarque allemand. C'étaient l'archevêque de Trêves, l'évêque de
Halberstadt, Févêque de Munster, plusieurs comtes et le duc Guelfe,
qui faisait toujours porter une épée devant lui, et qui, d'ailleurs,
était déjà terrible par la hauteur et la grosseur de sa taille et par le
ton éclatant de sa voix. Tous ces ambassadeurs semblaient être venus
plutôt pour intimider que pour raisonner.
Ils laissèrent à leur logis le chancelier Albert, en qui le roi, son
maître, avait une entière confiance, et vinrent à la cour du Pon-
tife, en grande troupe et avec un grand appareil. L'archevêque de
Trêves, le plus éloquent et le plus poli de tous, et qui parlait bien
français, porta la parole, salua le Pape et la cour romaine, avec
offres de services de la part du roi, son maître, sauf le droit de sa
couronne. Puis il ajouta : Telle est la cause du roi, notre maître, pour
laquelle nous sommes envoyés. Dès le temps de vos prédécesseurs,
hommes saints et apostoliques, de saint Grégoire le Grand et des au-
tres, le droit de l'empereur est que, avant que l'élection d'un évêque
soit publiée, elle doit être portée à sa connaissance; si la personne
est convenable, il y donne son consentement; puis l'élection faite
par le clergé, sur la demande du peuple, est rendue publique, et
l'élu, étant sacré librement et sans simonie, revient à l'empereur
pour recevoir l'investiture des régales par la crosse et l'anneau, et
lui porte foi et hommage. Et il ne faut pas s'en étonner; car il ne
doit point posséder autrement les villes, les châteaux, les péages et
les autres droits qui appartiennent à la dignité impériale. Si le Pape
le souffre, le royaume et l'Église demeureront heureusement unis
pour la gloire de Dieu. Ce que l'on nomme ici régales, ce sont les
biens et les droits temporels que l'Église avait acquis aux mêmes
titres que d'autres pouvaient les acquérir.
Après que l'archevêque de Trêves eut ainsi parlé, l'évêque de
Plaisance répondit au nom du Pape : Que l'Église, rachetée par le
sang de Jésus-Christ et mise en liberté, ne doit plus être remise en
servitude; qu'elle serait esclave du prince, si elle ne pouvait choisir
un prélat sans le consulter; que c'est un attentat contre Dieu, si le
prince donne l'investiture par la crosse et l'anneau, qui appartien-
nent à l'autel; qu'enfin les prélats dérogent à leur onction, s'ils sou-
mettent leurs mains consacrées par le corps et le sang de Notre-Sei-
gneur aux mains d'un laïque ensanglantées par l'épée. A ce discours,
les ambassadeurs teutoniques murmuraient avec emportement; ils
n'eussent épargné ni les injures ni les mauvais traitements, si, impu-
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. S8
nément, ils eussent pu le faire. Ils se contentèrent de dire : Ce ne
sera pas ici, mais à Rome, que cette question se décidera, et à coups
d'épée. Mais le Pape envoya au chancelier plusieurs personnes de
confiance et de capacité, pour s'expliquer avec lui paisiblement et
le prier instamment de travailler à la paix du royaume. C'est ainsi
que Suger rapporte cette conférence de Châlons. Les Allemands s'y
montrèrent plus en Turcs qu'en Chrétiens. Un de leurs auteurs ajoute
que Henri, ne voulant pas que l'on décidât rien sur cette question
dans un royaume étranger, obtint un délai de toute l'année sui-
vante pour aller à Rome et y examiner l'afiaire dans un concile
général *.
Dans ce temps-là même, ainsi que déjà nous l'avons vu, saint An-
selme de Cantorbéri écrivait au souverain Pontife que le roi Henri
d'Angleterre avait renoncé aux investitures par la crosse et l'anneau,
et qu'il ne disposait point des églises par sa seule volonté, mais s'en
rapportait entièrement au conseil des personnes sages et pieuses.
Le souverain Pontife, de son côté, avait envoyé au saint archevêque
une lettre par laquelle il lui permettait de promouvoir aux ordres
sacrés les enfants des prêtres qui seraient recommandables par leur
science et leur vertu, attendu la grande multitude d'hommes de cette
naissance qui se trouvaient en Angleterre. Ce que le Pape n'accor-
dait, toutefois, qu'à cause de la nécessité du temps et pour l'utilité de
l'Église, sans préjudice de la discipline pour l'avenir. En général, il
permet à saint Anselme d'accorder pour ces mêmes causes toutes les
dispenses qu'il jugera nécessaires, suivant la barbarie de la nation.
Ce sont ses termes 2.
C'est qu'en Angleterre l'incontinence des clercs continuait; en sorte
que plusieurs prêtres gardaient leurs femmes ou se mariaient de
nouveau. Pour y porter remède, le roi assembla, aux fêtes de la
Pentecôte, 1108, les seigneurs et les évêques, avec saint Anselme à
leur tête. Ce concile ordonne aux prêtres, aux diacres et aux sous-
diacres de vivre dans la chasteté, et de n'avoir chez eux d'autres
femmes que leurs proches parentes, suivant le décret du deuxième
concile de Nicée. Ceux qui n'ont pas observé la défense du premier
concile de Londres (c'est celui de 1102), s'ils veulent encore célébrer
la messe, quitteront leurs femmes, et ne pourront plus leur parler que
hors de leurs maisons et en présence de deux témoins sûrs. Que s'ils
aiment mieux renoncer au service de l'autel (|u'à leurs femmes, ils
seront interdits de toutes fonctions, privés de tout bénéfice ecclésias-
tique et déclarés infâmes. Les archidiacres et les doyens jureront de
1 Uisperg. — 2 Epist. 102.
2 4 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
ne point tolérer de prêtres concubinaires dans leurs fonctions *. On
voit sans cesse, au milieu des révolutions politiques et des passions
humaines, combien il faut de fermeté et de patience à TÉglise de
Dieu, pour inculquer, rappeler, faire observer aux peuples et aux
rois, souvent à ses propres ministres, leurs devoirs les plus saints.
Dans le même temps, on parla d'ériger un nouvel évêché au dio-
cèse de Lincoln, qui était trop étendu; et le roi, Farchevêque et les
seigneurs jugèrent à propos d'en mettre le siège dans le monastère
d'Éli; mais saint Anselme, que l'affaire regardait plus que tout au-
tre, sachant, dit Eadmer, que nulle part on ne peut ériger canoni-
quement un nouvel évêché sans l'autorité du Pontife romain, en écri-
vit à Pascal II, lui marquant les motifs de cette érection, le consen-
tement du roi, des évêques et des seigneurs, en particuUer de l'évê-
que de Lincoln, à qui l'on donnait un dédommagement convenable.
Le Pape accorda cette érection, mais elle ne fut exécutée qu'après
la mort de saint Anselme ^.
Cependant Turgot, moine de Dunelm, ayant été élu évêque de
Saint-André, en Ecosse, ne pouvçiit être sacré par son métropolitain,
Thomas, archevêque d'York, qui n'était pas encore sacré lui-même.
Sur quoi Tévêque de Dunelm proposa de sacrer Turgot à York, en
présence de Thomas et des évêques d'Ecosse et des Orcades; mais
saint Anselme s'y opposa, et soutint qu'il n'y avait que lui qui pût
le sacrer, tant que les choses seraient en cet état. Ensuite il pressa
Thomas de se faire sacrer; et, sachant qu'il envoyait à Rome pour
demander le pallium par avance, il écrivit au souverain Pontife pour
le prier de ne le lui pas accorder qu'il ne fût sacré auparavant; car
il croirait, dit-il, pouvoir me refuser Tobéissance qu'il me doit
comme à son primat; ce qui serait un schisme en Angleterre. Il
ajoute : Notre roi se plaint que vous souffrez que le roi d'Allemagne
donne les investitures des églises sans l'excommunier; c'est pour-
quoi il menace de recommencer aussi à les donner. Voyez donc in-
cessamment ce que vous devez faire pour ne pas ruiner sans ressource
ce que vous avez si bien établi; car notre roi s'informe soigneuse-
ment de ce que vous faites à l'égard de ce prince. Pascal II assura
saint Anselme, par sa réponse, qu'il ne ferait rien au préjudice de
l'église de Cantorbéri. Quant à ce que vous me dites, ajoute-t-il, que
quelques-uns sont scandalisés de ce que nous souffrons au roi d'Al-
lemagne de donner les investitures, sachez que nous ne l'avons ja-
mais souffert ni ne le souffrirons. Il est vrai, nous attendons que la
éro cité de cette nation soit domptée; mais si le roi continue le mau-
1 Labbe, t. 10, p. 7i»^. - 2 Eadmer, 1. a.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 25
vais chemin de son père, il sentira indubitablement le glaive de saint
Pierre, que nous avons déjà commencé de tirer ^
Les prophètes ont comparé les nations diverses qui devaient entrer
dans rÉglise de Dieu à une multitude d'animaux plus ou moins fé-
roces: le loup devait y habiter avec Tagneau, l'ours avec le petit de
la chèvre, le lion avec la génisse. Le chef de cette grande ménagerie
des nations, le Pape, devait être ainsi un grand dompteur, un grand
conciliateur d'animaux sauvages et d'animaux domestiques, pour en
faire un seul et même bercail. Ce ne sera pas l'affaire d'un jour ni
d'un siècle. Dans cette besogne humainement impossible, le maître
recevra plus d'une égratignure de ses terribles élèves ; mais avec le
temps, avec la patience, surtout avec l'aide de Dieu, la besogne avan-
cera malgré tous les obstacles, à tel point que les aveugles mêmes
finiront par s'en apercevoir.
Thomas, archevêque élu de Cantorbéri, différait toujours son
sacre, se laissant séduire aux mauvais conseils de ses chanoines.
Ceux-ci, jugeant que saint Anselme n'avait plus guère à vivre, à
cause de son grand âge et de sa mauvaise santé, lui écrivirent que
l'église d'York était égale à celle de Cantorbéri, et défendirent à
Thomas, de la part du Pape, de lui promettre obéissance. Enfin,
l'affaire traînant en longueur, saint Anselme, qui sentait sa maladie
augmenter de jour en jour, écrivit à Thomas en ces termes : Je vous
déclare, en la présence du Dieu tout-puissant et de sa part, que je
vous interdis de toute fonction de prêtre, et vous défends de vous
ingérer au ministère pastoral, jusqu'à ce que vous cessiez de vous
révolter contre l'église de Cantorbéri, et que vous lui promettiez
obéissance, comme ont fait vos prédécesseurs Thomas et Girard.
Oue si vous persévérez dans votre révolte, je défends, sous peine
d'anathème perpétuel, à tous les évêques de la Grande-Bretagne de
vous imposer les mains, ou de vous reconnaître pour évêque et de
vous recevoir à leur Communion, si vous vous faites ordonner par
des étrangers. 11 envoya cette lettre à tous les évêques d'Angleterre,
leur en recommandant l'exécution en vertu de la sainte obéissance ^.
La maladie de saint Anselme était un dégoût de toute espèce de
nourriture, qui lui tint environ six mois; et, quoiqu'il se fît violence
pour manger, ses forces diminuaient insensiblement. Ne pouvant
plus marcher, il se faisait porter tous les jours au saint sacrifice,
pour lequel il avait une dévotion singulière. Ceux qui le servaient,
voyant que ce mouvement le fatiguait extrêmement, voulaient l'en
détourner ; mais à peine purent-ils l'obtenircinq jours avant sa mort.
1 Epist. 44. — 2 Eadmer., Novor.,l. 4, n. 33.
26 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
Le mardi de la semaine sainte, vers le soir, il perdit la parole : la
nuit, pendant qu'on chantait matines à l'église, on lui lut la Passion
qu'on devait lire à la messe : pendant cette lecture, comme on vit
qu'il allait passer, on le tira de son lit, et on le mit sur le cilice et
la cendre. Il rendit ainsi l'esprit au point du jour, le mercredi saint,
2|me d^avril 1 109, la seizième année de son pontificat et la soixante-
seizième de sa vie. Il mourut à Cantorbéri et fut enterré dans sa ca-
thédrale, près du bienheureux Lanfranc, son prédécesseur. Il se fit
plusieurs miracles à son tombeau. L^Église honore sa mémoire le jour
de sa mort. Sa vie fut écrite aussitôt par son ami, le moine Eadmer *.
Peu de jours après, arriva en Angleterre un cardinal envoyé par
le pape Pascal, avec le palliura pour l'archevêque d'York, mais
qu'il était chargé de remettre à saint Anselme, afin d'en disposer
suivant son avis. A la Pentecôte suivante, 13™^ de juin 1109, le roi,
tenant sa cour plénière à Londres, fit examiner l'affaire de l'arche-
vêque d'York. On lut la dernière lettre que saint Anselme lui avait
écrite ; et onze évêques qui étaient présents résolurent d'y obéir,
quand ils devraient être dépouillés de leurs dignités. Ils firent venir
Samson, évêque de Worchester, dont l'archevêque Thomas était fils
légitime ; Samson déclara qu'il était du même avis, et qu'il voulait
pareillement obéir à la défense de saint Anselme. Le roi fut du même
sentiment, et déclara à Thomas qu'il promettrait à l'église de Cantor-
béri la même obéissance que ses prédécesseurs, ou qu'il renoncerait
à l'archevêché. Il se soumit et fut sacré le dimanche 27"* de juin,
parle premier suffragant de Cantorbéri, Richard, évêque de Londres,
qui lui fit auparavant prêter ce serment : le cardinal lui donna en-
suite le pallium ; mais Thomas eut regret toute sa vie de n'avoir pas
été sacré de la main de saint Anselme ^.
Les ambassadeurs du roi Henri d'Allemagne, que nous avons
laissés avec le Pape à Châlons-sur-Marne, étant retournés en leur
pays, le souverain pontife Pascal II alla, vers l'Ascension, 1107, tenir
le concile qu'il avait convoqué à Troyes. Nous n'en avons plus les
actes, et l'on sait seulement en général que le Pape y fit des règle-
ments pour maintenir la liberté des élections, et contre les laïques
qui donnaient les dignités ecclésiastiques ou qui violaient la trêve de
Dieu pendant la croisade ; qu'il suspendit l'archevêque de Mayence
pour avoir établi Yidon sur le siège de Hildesheim sans le consente-
ment de cette église, et ordonné Rothard évêque de Halberstadt
contre les canons. Il excommunia aussi plusieurs évêques allemands,
pour ne s'être pas rendus au concile ^.
1 Âcta SS., 21 april. — 2 Eadmer., Novor., 1. 4, n. 38. — ^ Labbe, t. 10
p. 764.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 87
Pendant le concile, le Pape reçut des envoyés de l'église de Dol
en Bretagne, qui le prièrent d'obliger Vulgrin, chancelier de l'église
de Chartres, qu'ils avaient élu pour leur évêque, d'accepter cette di-
gnité. Vulgrin était au concile, où il était député du bienheureux
Yves de Chartres, qu'une fluxion dans la tête avait empêché de s'y
rendre. Le Pape approuva fort ce choix; mais Vulgrin s'opiniâtra à
refuser, et il pria, à son retour du concile, Yves de Chartres de re-
présenter au Pape sa répugnance, et de le conjurer de ne pas lui
ordonner d'accepter l'épiscopat. Yves écrivit aussi au clergé de Dol
et au comte Etienne, pour les avertir que, s'ils ne veulent pas faire
une autre élection, ils doivent s'adresser au Pape, qui seul a le droit
d'obliger à accepter l'épiscopat ceux qui le refusent ^ Le Pape ne
voulut pas faire violence à l'humilité de Vulgrin. Ainsi le clergé et
le peuple de Dol furent obligés de procéder à une nouvelle élection.
Ils élurent Balderic ou Baudri, abbé de Bourgueil, qui n'eut garde
de refuser. C'était un homme de lettres, et nous avons de lui un
grand nombre de poésies. Le Pape lui donna même le pallium, mais
à sa personne et non au siège, pour ne pas autoriser les prétentions
des Bretons touchant la métropole de Dol 2.
Après le concile de Troyes, le Pape reprit la route d'Italie, aussi
mécontent des Allemands qu'il élait satisfait des Anglais et des Fran-
çais. Le roi Philippe de France ne songeait plus qu'à expier les fautes
qu'il avait à se reprocher, et il voulait même embrasser l'état mo-
nastique, pour mieux fléchir la colère de Dieu, qu'il avait irrité par
tant de péchés. C'est ce que nous apprenons par une lettre que saint
Hugues, abbé de Clugni, lui écrivit. Ce saint abbé, après avoir mar-
qué à ce prince la joie qu'il ressent de voir qu'il est sérieusement ré-
solu de s'adonner au bien, lui parle ainsi : Vous n'avez pas oublié ce
que vous m'avez demandé, s'il y avait quelque roi qui se fût fait
moine. Quand nous ne serions certains d'aucun autre que de saint
Gontran, l'exemple de ce roi de France, qui renonça à toutes les va-
nités du siècle pour embrasser l'état monastique, devrait vous suf-
fire. Imitez-le, ce sera le moyen d'être véritablement roi. Que la mort
funeste de deux princes vos voisins, de Guillaume, le roi d'Angle-
terre, et de l'empereur Henri IV, vous inspire une salutaire frayeur.
Hélas ! qui peut savoir ce qu'ils souffrent à présent ? C'est pourquoi,
aimable prince, prenez une bonne résolution, changez de vie, cor-
rigez vos mœurs et faites une sincère pénitence. Mais où la ferez-
vous mieux que dans l'état monastique ? Saint Pierre et saint Paul,
ies juges des empereurs et des rois, sont prêts à vous recevoir dans
1 Epist. 176 et 178. -. 2 Longueval, I. 23.
38 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIL — De 1106
leur maison (c'est-à-dire à Clugni). Nous vous y traiterons en roi ;
nous prierons le Seigneur que si, pour son amour, de roi vous vous
faites moine, il daigne de moine vous faire roi, pour régner avec
lui, non dans un coin de la terre, mais dans la vaste étendue des
cieux 1. On voit par cette lettre l^heureux changement que la grâce
avait déjà fait dans le cœur du roi Philippe. Au reste, saint Hugues
se trompe quand il avance que le roi Contran se fit moine sur la fin
de sa vie. Un historien anglais, qui a assuré la même chose du roi
Philippe, s'est pareillement trompé. Les sentiments de piété et de
pénitence que Philippe fit paraître les dernières années de sa vie ont
pu doimer lieu à Terreur. Dieu voulait par là le disposer à la mort_,
qui n'était pas éloignée.
Le roi Philippe I" mourut àMelun,le 28 de juillet, Fan 1118, dans
la cinquante-septième année de son âge et la quarante-huitième de
son règne. Il avait les qualités propres à devenir un grand roi ; mais
sa passion pour les femmes les rendit inutiles et ternit sa gloire :
car Tabbé Suger remarque qu'il ne fit plus rien d'éclatant et de di-
gne de la majesté royale depuis qu'il se fut livré à l'amour de Ber-
trade, qu'il avait épousée contre toutes les règles. L'abbé Guibertde
Nogent ajoute que ses péchés lui firent perdre le don de guérir les
écrouelles, qui avait été accordé à ses prédécesseurs 2. Les obsè-
ques du roi Philippe, où assista Louis VI, son fils et son successeur,
se firent d'abord dans l'église Notre-Dame de Melun. Ensuite son
corps fut porté avec grande pompe, sur les épaules des seigneurs
français, au monastère de Saint-Benoît-sur-Loire, le roi Louis sui-
vant le convoi, tantôt à pied, tantôt à cheval, et soutenant lui-même
le cercueil, pour soulager ceux qui le portaient. PhiUppe avait choisi
sa sépulture en ce monastère, disant qu'il n'avait ni assez bien vécu
ni assez bien servi l'ÉgUse pour mériter d'être enterré à Saint-Denis
avec ses prédécesseurs.
Le roi Louis, surnommé le Gros, voulant prévenir les troubles
qu'on avait à craindre de la part de quelques esprits factieux, prit
la résolution de se faire sacrer incontinent après la mort du roi Phi-
lippe, son père. Manassès, archevêque de Reims, était mort, et Ra-
dulphe le Vert, qui lui avait succédé, s'était fait ordonner sans
l'agrément de la cour, La légitimité de son élection était même
contestée. Ainsi le jeune roi, ne jugeant pas à propos de recevoir
l'onction royale de la main d'un prélat qu'il ne voulait pas recon-
naître, résolut, par l'avis du bienheureux Yves de Chartres, de se
faire sacrer à Orléans, parce que c'était la ville la plus proche de
1 D'Acheri, Spicileg., t. 2, p. 401. — 2 De pignoribus sanctorum, 1. 1, c. I.
à 1126 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 29
Saint-Benoît-sur-Loire, où il venait de rendre les derniers devoirs
au roi, son père. Daimbert, archevêque de Sens, accompagné de ses
suflFragants de Paris, d'Orléans, de Chartres, de Meaux, d'Auxerre
et de Nevers, donna l'onction royale à Louis le jour de l'Invention de
saint Etienne, lui ceignit l'épée, lui mit la couronne et lui donna le
sceptre et la main de justice *.
A peine Tarchevêque avait-il quitté ses habits pontificaux après
la cérémonie, qu^il arriva des députés de l'archevêque de Reims
pour défendre à l'archevêque de Sens, par l'autorité apostolique, de
faire le sacre du roi. Ils disaient que c'était un droit que l'église de
Reims avait toujours possédé depuis que saint Rémi avait baptisé
Clovis, et que c'était encourir l'excommunication que de vouloir
donner atteinte à cette prérogative. Les envoyés de Reims se propo-
saient, s'ils étaient arrivés à temps, ou d'empêcher le sacre du roi,
ou du moins de regagner ses bonnes grâces à leur archevêque Ra-
dulphe, qui les avait perdues.
Yves de Chartres, qui avait reconnu les prérogatives de l'église de
Reims dans une lettre qu'il écrivit pour montrer qu'il appartenait à
l'archevêque de Reiras de marier le roi Philippe, changea alors
d''avis, et il écrivit une lettre à l'Église romaine et aux autres églises,
moins encore pour combattre les prétentions de l'archevêque de
Reims sur le sacre des rois de France, que pour justifier le sacre
qu'on avait fait exceptionnellement à Sens. Sache la sainte EgHse
romaine, dit-il, sachent toutes les églises auxquelles parviendrait le
murmure du clergé de Reims, que dans la consécration de Louis,
roi des Francs, nous n'avons nullement cherché notre intérêt, mais
que nous avons veillé avec délibération à l'utilité du royaume et du
sacerdoce. Car il y avait certains perturbateurs du royaume qui
visaient par tous les moyens soit à transférer le royaume à une autre
personne, soit à le diminuer notablement. Afin que cela n'eût pas
Ûeu, nous avons pris. Dieu aidant, et pour l'intégrité du royaume et
pour la tranquillité des églises, toutes les précautions possibles. Il
faut donc attribuer à la jalousie ou à l'orgueil si quelqu'un déroge
à une action utile et honnête qu'il ne peut ni blâmer par la raison,
ni infirmer par la coutume, ni condamner par la loi. Car si nous con-
sultons la raison, on a légitimement sacré roi celui auquel le royaume
revenait par droit héréditaire, et que le commun consentement des
évêques et des grands avait choisi depuis longtemps ^. On voit par
ces paroles que, dans la pensée d'Yves de Chartres, comme dans
1 Sugerin Vitâ Ludovici . — 2 Si enim rationem comulimus, jure in regem
est consecratus, oui jure hœreditario regnum competebat, et quem communiât
consensus episcoporum et procerum jàm pridem elegerat. Epist. 189.
39 HlSTOmE UNIVERSELLE [Liv. LXVII, — De 1106
Celle d'Adalbéron et de Hincmar de Reims, le droit héréditaire ne
suffisait point, mais qu'il y fallait encore le suffrage des électeurs du
royaume. Quant à la consécration et à la proclamation royale, l'évêque
de Chartres fait voir, par l'histoire de France, qu'elle s'est faite bien
des fois ailleurs qu'à Reims. Au fond, il s'agissait moins d'un droit
formel que d'un ancien usage. Radulphe le Vert, qui était arche-
vêque de Reims, ne soutint pas avec opiniâtreté ses prétentions.
Yves de Chartres le servit auprès du roi et obtint de ce prince que
ce prélat viendrait le saluer à Orléans. Le roi le reconnut pour arche-
vêque, à la charge qu'il lui prêtât serment de fidélité. Radulphe
était cet ami de saint Bruno dont nous avons parlé, et il fut un digne
prélat.
L'église de France avait alors dans presque toutes ses provinces
de saints et savants évêques en état de la défendre et de lui faire
honneur. Yves de Chartres et Gualon de Paris faisaient la gloire de
la province de Sens. Marbœuf de Rennes et Baudri de Dol éclairaient
la Bretagne. Hildebert du Mans illustrait le Maine par l'éclat de ses
vertus et de son érudition. Pierre de Poitiers soutenait l'Aquitaine
par l'intrépidité de son zèle. Saint Godefroi d'Amiens, Lambert
d'Arras, Baudri de Noyon étaient la gloire de l'épiscopat dans la
seconde Belgique. Saint Bertrand de Comminges illustrait par ses
vertus la province d'Auch ou la Novempopulanie.
Ce saint évêque était depuis longtemps le père et l'exemple de
son peuple. Né d'une illustre famille, il dut moins son illustration
à l'épiscopat et à sa noblesse qu'à sa piété et à ses talents. Il était
fils d'Otton Raymond et d'une sœur de Guillaume Taillefer, comte
de Toulouse. Il ne s'occupa, pendant un long épiscopat, que du soin
de procurer le bien spirituel et même le bien temporel de la ville,
-qu'il fit rebâtir sur la colline. Il tint le siège jusqu'à l'an 1120, et il
fut mis solennellement au nombre des saints par le pape Clément V,
qui avait été évêque de Comminges. Cette ville, par reconnaissance
des bienfaits qu'elle avait reçus de saint Bertrand, en a pris le
nom 1.
Marbode ou Marbœuf était un des hommes les plus éloquents de
son temps. Il avait enseigné longtemps la rhétorique à Angers avec
une grande réputation, et il gouverna quatorze ans l'école de cette
ville. Il fut ensuite promu à la charge d'archidiacre, qu'il exerça avec
honneur sous trois évêques. Enfin il fut élevé sur le siège de Rennes
et ordonné par Urbain II à Tours, durant le concile que ce Pape y '
tint l'an 1096.
1 Acta S S., Xbodob.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISF: CATHOLIQUE. 31
Baudri, évêqiie de Noyon et de Tournai^ se rendit aussi fort cé-
lèbre par ses ouvrages. Il était issu d'une noble famille du territoire
de Thérouanne. Il fut secrétaire de Gérard t" et de Lietbert^ évêques
de Cambrai et d'Arras; et^ comme il était fort versé dans Fhistoire, il
composa celle de ces deux églises ; mais sa modestie l'empêchait de
la publier. C'est pourquoi Rainald d'Angers^, qui fut dans la suite
promu à l'archevêché de Reims, lui écrivit pour le presser de faire
part au public d'un ouvrage qui pouvait faire honneur à son auteur
et aux deux églises dont il contient l'histoire. Baudri avait aussi com-
posé la chronique de Thérouanne, et on assure qu'elle fut conservée
dans cette église jusqu'à ce que le cardinal Philippe de Luxembourg,
évêque de Thérouanne et du Mans, se fit apporter le manuscrit au
Mans, où il paraît qu'il a été perdu.
Dès que saint Godefroi eut été élu évêque d'Amiens, il écrivit à
Baudri, alors évêque de Noyon, la lettre suivante : Le Seigneur, tout
indigne que je suis, m'a élevé à la dignité de pasteur, afin que je
fasse quelque chose de digne de la piété de mon troupeau. C'est pour-
quoi, comme il y a dans ce diocèse plusieurs anciennes églises qui
tombent en ruine, pour empêcher qu'on n'en perde la mémoire et
pour exciter de plus en plus le zèle à étendre le culte de Dieu, je vous
prie instamment d'écrire l'histoire de notre diocèse et de notre église
comme vous avez fait de celles de Cambrai et de Thérouanne. N'en-
fouissez pas dans la terre le talent que vous avez reçu. La lettre est
du mois de mai 1408. Baudri n'entreprit pas cet ouvrage. Une autre
affaire vint l'occuper tout entier. Les habitants de Tournai travaillèrent
à obtenir du Pape le rétablissement de leur évêché, uni depuis le temps
de saint Médard à celui de Noyon, Si les deux villes avaient été du
même royaume, il n'y aurait pas eu de difficulté. Mais Noyon appar-
tenait à la France, et Tournai au royaume de Lorraine, et par suite
à l'empire d'Allemagne. Comme la France était très-dévouée au
Saint-Siège, et l'Allemagne plus ou moins hostile, le Pape crut de-
voir attendre des circonstances favorables, et l'évêché de Tournai
ne fut rétabU que quarante ans plus tard *.
Quant au saint évêque de Chartres, le bienheureux Yves, il ter-
mina sa glorieuse et pénible carrière, suivant l'époque la plus pro-
bable, le 23 décembre 4115, après vingt-trois ans d'épiscopat.
En 1570, le saint pape Pie V permit à tous les chanoines réguliers de
dire un office en son honneur, le 20 de mai. Il est nommé en ce
jour dans le martyrologe de cet ordre, approuvé par Benoît XIV. On
fait sa fête dans le diocèse de Chartres, et l'on garde dans le trésor
1 Longueval, 1.23.
32 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De U06
de la cathédrale une grande châsse qui renferme ses reliques, et que
l'on expose à la vénération du peuple fidèle.
Les ouvrages du bienheureux Yves sont : 1° Son Décret, ou collec-
tion du droit canonique, divisé en dix-sept parties ; 2° la Panormie,
qui est un abrégé Aw Décret; 3° des lettres, au nombre de 288 ; 4° des
sermons, dont il nous en reste 24, où Ton voit que le saint évêque
était très-versé dans la connaissance des voies intérieures de la
piété. 5° Enfin on a découvert qu'il est Tauteur du Micrologue,
qui se trouve dans le dix-huitième tome de la Bibliothèque des Pères,
mais pas aussi complet que dans un ancien manuscrit. C'est une
des meilleures expUcations des cérémonies de la messe, des fêtes de
Tannée et des heures canoniales *.
D'après les Recherches critiques d'Augustin Theiner, savant orato-
riende Rome, sur les principales collections de canons et de décré-
tales, Yves de Chartres ne serait pas l'auteur du Décret qui porte son
nom, mais seulement de la Panormie. Ce dernier ouvrage est un ré-
sumé bien fait de Burchard de Worms, de saint Anselme de Lucques
et de l'immense Collection tripartite, avec un prologue du bienh^-
reux Yves. Comme cet abrégé ne parut pas assez complet à des
contemporains, on en fit deux éditions augmentées, avec le prologue
et le nom de l'évêque de Chartres. L'auteur de la première édition
est inconnu. L'auteur de la seconde est le bienheureux Hildebert,
évêque du Mans, puis archevêque de Tours, qui la termina vers Tan
1120, suivant une lettre à Gildebert, évêque de Limerick, en Irlande,
auquel il promet d'envoyer un exeni plaire. Car, dans ces siècles que
nous taxons d'ignorance et de barbarie, les bons évêques avaient à
cœur de suivre, dans leur gouvernement, les règles de l'Église, et
pour cela de les connaître. Une troisième édition fut le Décret, faus-
sement attribué à Yves. On n'y retrouve nullement l'ordre, la clarté,
laméthodedela /*aworm/e. C'est une masseinforme etindigeste, com-
pilée sans ordre destravaux authentiques et bien faits d'Yves de Char-
tres, d'Anselme de Lucques et de Burchard de Worms. Malgré ces dé-
fauts, on en fit bientôt un abrégé ; il s'en trouve également plusieurs de
la Panormie, entre autres un par Haimon, évêque de Châlons-sur-
Marne : tant on avait d'ardeur alors pour l'étude du droit ecclésias-
tique 2.
Saint Hugues, abbé de Clugni, était depuis longtemps la gloire et
le modèle de Tordre monastique, lorsque Dieu l'appela à la récom-
pense. Saint Godefroi, évêque d'Amiens, étant en Italie pour les af-
1 Godescard, ÎO mai. Henri Warthon in Âuctuarioad Usserium de Scri^tu-
ris, etc., p. 359. — ^ Augustin! Theineri Disquisitiones criticœ inprœcipuas ca-
nonum et decretalium collectiones. ^omae, 18dG.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 3*
faires de son diocèse, eut une vision où il lui parut qu'il était à Clu-
gni, et qu'on l'invitait à donner l'extrême-onction au saint abbé. Il
connut, à son retour en France, que saint Hugues était mort en effet
le même jour qu'il avait eu cette vision.
Saint Hugues était parvenu à une extrême vieillesse, sans rien di-
minuer de ses mortifications et sans rien perdre de son autorité, qui
le faisait respecter, non-seulement de ses religieux, mais encore des
évêques et de presque tous les princes de l'Europe. Saint Pierre,
patron de Clugni, apparut à un laboureur du voisinage, et le char-
gea d'avertir le saint abbé que sa mort était prochaine. Hugues reçut
cette nouvelle avec reconnaissance, quoique ses infirmités et son
grand âge l'eussent déjà averti qu'il ne pouvait plus vivre longtemps.
Il jeûna encore le carême de 1109, à son ordinaire; mais le diman-
che des Rameaux il se trouva si faible, qu'il ne put aller à la pro-
cession.
Le jeudi saint, ce saint abbé s'étant rendu au chapitre, ses reli-
gieux le prièrent de faire l'absoute. Il répondit : Hélas ! pourrai-je vous
absoudre, moi qui suis lié par tant de péchés ? Il ne laissa pas de leur
donner l'absolution et de leur laver les pieds. Il eut encore assez de
force pour officier le jour de Pâques ; mais, le soir, il tomba malade,
et, le mardi de Pâques, il eut unesi grande défaillance, qu'il parut
avoir perdu l'Usage de ses sens. On se pressa de lui apporter le saint
viatique, et, en lui présentant l'hostie, on lui demanda s'il recon-
naissait la chair vivifiante du Seigneur. Il répondit par ces mots : Je
la reconnais et je l'adore. Après qu'il eut reçu le viatique, on lui pré-
senta la croix, qu'il adora avec respect. Il vécut encore quelques
jours. Quand on vit qu'il était près d'expirer, on le porta dans l'é-
glise de la Vierge, et on l'étendit sur la cendre et le cilice. Il mourut
sur le soir, le 29 avril 1109, dans la quatre-vingt-cinquième année
de son âge, la soixante-dixième de son entrée en reHgion, et la
soixantième depuis qu'il avait été élu abbé. L'Église honore sa mé-
moire le jour de sa mort *.
Dans le temps que l'état monastique perdait une de ses lumières
en France, il y en voyait briller une autre. C'était saint Bernard de
Tiron, natif du Ponthieu, au territoire d'Abbeville. Il étudia avec
succès la grammaire et la dialectique. Mais le désir de mener une vie
plus parfaite le porta à quitter son pays et sa famille pour se retirer
au monastère de Saint-Cyprien, dans le Poitou, sous la conduite de
l'abbé Raynauld. Il ne tarda pas à s'y distinguer par toutes les ver-
tus qui peuvent entretenir la paix et la régularité dans une commu-
i Acta SS.,2d april.
XV. 3
34 HISTOIEE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
nauté. Bernard regardait tous ses frères comme ses supérieurs : il
les aimait tous; il ne jugeait personne, et ne parlait mal de personne.
Jamais il ne lui échappa une parole de murmure ou de colère, la
sérénité de son visage marqua toujours la paix de son cœur. Un
moine de Saint-Cyprien, nommé Gervais, ayant été élu abbé de Saint-
Savin, ne voulut point accepter cette charge, à moins qu'on ne lui
donnât Bernard pour prieur, et pour partager avec lui les soins du
gouvernement. Mais ils se brouillèrent bientôt au sujet d'une église
que Gervais voulait acquérir au monastère ; à quoi Bernard s'opposa,
parce qu'il craignait la simonie. L'abbé Gervais abandonna son mo-
nastère et se retira à Saint-Cyprien, d'où étant parti pour le pèleri-
nage de Jérusalem il fut dévoré par un lion dans la Palestine.
Les moines de Saint-Savin, ayant appris la mort de Gervais, élu-
rent Bernard pour leur abbé. Il prit la fuite et se retira dans la cellule
d'un saint ermite nommé Pierre des Etoiles, qui fonda dans la suite
le monastère de Font-Gombauld. Pierre des Étoiles le conduisit dans
la forêt de Craon, sur les confins du Maine et de la Bretagne, où
Robert d'Arbrissel, Yital de Mortain et Raoul de la Futaye menaient
alors la vie solitaire. Pour mieux se cacher, Bernard changea de
nom et se fit appeler Guillaume. Il édifia fort ces saints ermites par
sa douceur et son humilité. Pour prévenir l'ennui et les dangers de
la vie solitaire, il apprit à tourner. Pendant ce temps-là, ayant eu
nouvelle que les moines de Saint-Savin, qui le cherchaient de toutes
parts, avaient découvert sa retraite, il résolut de passer la mer, et il
se cacha dans une île proche de Coutances. Il y passa quelque temps
sans compagnons, et destitué de toutes les choses nécessaires à la
vie. Mais Pierre des Étoiles alla l'y trouver, et l'obligea de revenir
se rejoindre aux ermites de la forêt de Craon, l'assurant que les
moines de Saint-Savin avaient élu un autre abbé. Il retourna donc
dans sa première solitude, et, en peu de temps, l'éclat de sa sainteté
se répandit au loin.
Raynauld, abbé de Saint-Cyprien, qui l'avait reçu religieux, alla
le voir; et, usant d'une ruse innocente, il le ramena à son monas-
tère, où les moines le reçurent avec joie, lui ôtèrent ses haillons et
lui coupèrent la barbe, qu'il portait longue comme les ermites. L'abbé,
qui voulait faire de Bernard son successeur, pria Pierre, évêque de
Poitiers, de lui défendre d'abandonner dans la suite son monastère.
Le saint évêque le fit. Quatre mois après, Raynauld, étant au lit de
la mort, dit à ses religieux : Quoiqu'il ne m'appartienne pas de dé-
signer mon successeur, cependant, si vous voulez m'en croire, je
vous conseille de choisir Bernard, que le Seigneur vous a rendu
depuis peu.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 4b
Bernard fut en effet élu, et, malgré sa répugnance, il fut contraint
d'accepter cette charge. Mais il trouva bientôt un prétexte d'y re-
noncer. Les moines de Clugni prétendirent que le monastère de
Saint-Cyprien leur était soumis, et ils obtinrent des lettres du pape
Pascal II, par lesquelles il interdisait des fonctions de sa charge
Tabbé de Saint-Cyprien, s'il refusait de se soumettre à celui de
Clugni. Bernard aima mieux abdiquer sa charge que de trahir les
droits d'une église qu'il avait trouvée libre ; et il se joignit à Robert
d'Arbrissel et à Vital de Mortain, qui, étant sortis de leur solitude,
faisaient des excursions apostoliques dans les diverses provinces des
Gaules. Ces trois saints apôtres firent partout de grands fruits. En-
suite, pour multiplier la récolte, ils se séparèrent. Bernard prêcha
dans la Normandie et combattit particulièrement le concubinage des
prêtres, dont la plupart étaient mariés publiquement. Car, dit l'au-
teur contemporain de la Vie de saint Bernard de Tiron, c'était en ce
temps-là la coutume dans toute la Normandie que les prêtres épou-
sassent pubhquement des femmes, et laissassent, par droit d'héri-
tage, leurs églises à leurs enfants. Quand ils mariaient même leurs
filles, faute d'autres biens, ils leur donnaient leurs bénéfices pourdot;
et quand ils épousaient une femme, ils faisaient serment, en présence
de tous ses parents, qu'ils ne la quitteraient jamais, s'obligeant, par
là, à profaner toujours le corps et le sang de Jésus-Christ.
Bernard déploya son éloquence et son zèle pour combattre un
abus si criant. Il retira quelques prêtres de ce désordre ; mais le
plus grand nombre de ces concubinaires demeurèrent opiniâtres.
Les femmes des prêtres, qui craignaient que leurs maris ne les
abandonnassent, étaient les plus irritées. Elles cherchaient les moyens
de le faire mourir, et elles animaient les prêtres, leurs maris, à faire
insulte au prédicateur. Un jour que Bernard prêchait à Coutances,
un archidiacre, qui avait femme et enfants, alla l'aborder, suivi d'un
grand nombre de prêtres et de clercs, et lui demanda par quelle au-
torité, lui, qui était moine et mort au monde, il s'ingérait de venir
les prêcher. Bernard lui répondit en présence de tout le peuple: Mon
cher frère, n'avez- vous jamais lu dans l'Ecriture que Samson, avec
la mâchoire d'un âne mort, a défait ses ennemis ? Est-il surprenant
que Dieu daigne se servir de mon ministère pour confondre les
siens ? Saint Martin et saint Grégoire étaient moines : la profession
monastique n'est donc pas une raison qui me rende indigne de la
prédication.
Bernard fit jusqu'à deux fois le voyage de Rome pour soutenir la
liberté de son monastère contre les prétentions des moines de Clugni.
Chaque fois le Pape lui ordonna de gouverner son monastère comme
36 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv.LXVII. — De 1106
auparavant; mais le saint abbé^ qui soupirait après la solitude,
obtint, avec bien de la peine, la permission d'abdiquer sa cbarge.
Le Pape, en la lui accordant, le chargea de prêcher la pénitence,
d'entendre les confessions et de faire les aiïtres fonctions de la vie
apostolique.
Bernard, au comble de ses vœux, se retira d'abord dans son an-
cienne île, auprès de Coutances, où il ne put demeurer longtemps.
Il vint ensuite s'établir dans la forêt de Fougères, avec quelques dis-
ciples qui vivaient comme lui du travail de leurs mains; mais Ra-
dulphe, seigneur de Fougères, qui avait entouré cette forêt dé
murailles pour mieux conserver les bêtes fauves, pria ces solitaires
de passer dans la forêt de Savigni, qui lui appartenait également.
Ils y trouvèrent Vital de Mortain, qui y bâtit le monastère appelé
plus tard de ce nom. C'est pourquoi Bernard envoya deux de ses
disciples prier Rotrou, comte du Perche, de leur céder quelques
terres pour s'établir. Le comte les reçut avec bonté, et leur assigna
un lieu nommé Tiron.
Bernard s'y étant rendu avec ses disciples pour bâtir son monas-
tère, les habitants du pays furent surpris de voir des hommes ha-
billés si bizarrement, et le bruit se répandit que ce n'étaient pas des
moines, mais des Sarrasins, qui étaient venus dans le Perche par
des souterrains, pour s'emparer de la province. On accourait de
toutes parts pour examiner la vérité ; mais quand on vit que les
nouveaux hôtes ne bâtissaient ni tours ni châteaux, mais seulement
de petites cellules de bois, et qu'ils ne s'occupaient qu'à chanter des
psaumes, on reconnut qu'on s'était trompé, et la défiance se chan-
gea en respect et en vénération. Yves, qui était alors évêque de
Chartres, célébra la première messe dans le monastère de Tiron, le
jour de Pâques de Fan 1109. Cependant, comme les moines de No-
gent prétendirent que ce monastère était situé sur des terres qui
leur devaient la dîme, et qu'ils avaient droit d'enterrer ceux qui y
mouraient, Bernard le rebâtit auprès, sur une terre qu'il obtint des
chanoines de Chartres, et il le dédia en l'honneur de la Vierge.
Le saint abbé mena dans cette nouvelle demeure une vie angélique
qui édifia toute la province. Il ne buvait que de l'eau, et mortifiait
continuellement sa chair. Dans les maladies, il n'eut jamais recours
aux remèdes, pas même à la saignée. Louis le Gros, roi de France,
Henri P% roi d'Angleterre, David, roi d'Ecosse, firent de grandes
libéralités à son monastère. Henri le pria de venir le voir en Nor-
mandie, et lui demanda une colonie de ses moines, auxquels il fit
bâtir un monastère en Angleterre. David, roi d'Ecosse, fils de saint
Malcolm et de sainte Marguerite, en fit autant, et vint de son pays à
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 87'
Tiron pour avoir la consolation de voir ce saint abbé; mais il le
trouva mort. En peu de temps le monastère de Tiron eut jusqu'à
cent prieurés ou celles, qui dépendaient de lui et qui furent habitées
par des colonies sorties de son sein. Les moines de Tiron, pour se dis-
tinguer de ceux de Clugni, étaient habillés de gris ; ce qui les fit nom-
mer les Moines gris. Saint Bernard mourut à Tiron vers Van 1H7 *.
Vital de Mortain, dont nous avons parlé, fut d'abord chapelain du
comte Robert de Mortain et chanoine de Saint-Évroul, de la même
ville. Après avoir mené quelque temps la vie érémitique et s'être
adonné aux fonctions de la vie apostolique avec Robert d'Arbrissel
et Bernard de Tiron, il se retira dans la forêt de Savigni; et, par les
libéralités de Radulphe de Fougères, il y bâtit un monastère en
l'honneur de la sainte Trinité, où il assembla un grand nombre de
fervents religieux. Il n'établit pas dans sa communauté les obser-
vances de Clugni; mais il y introduisit des usages particuliers et fort
austères, qui mirent le monastère de Savigni en grande réputation :
en sorte qu'un grand nombre de prieurés et d'abbayes embrassèrent
cette réforme. Yital, étant tombé malade, commença par se confes-
ser et se faire administrer le saint viatique. Ensuite, consultant plus
son courage que ses forces, il voulut assister à l'office ; mais il expira
dans l'église même, après avoir donné, selon la coutume, la béné-
diction à celui qui devait dire une leçon. On rapporte sa mort à l'an
4122, et la fondation de Savigni environ à l'an 1112 2.
Trois mois après la mort de saint Hugues, abbé de Clugni, que le
roi de Castille, Alfonse VI, aimait comme son père, ce prince mourut
aussi le 1" juillet 1 109. L'année précédente, le 30 mai, ses généraux,
ayant livré bataille aux Sarrasins, essuyèrent une défaite désastreuse :
Sanche, fils unique du roi Alfonse, y fut tué avec sept généraux ; sept
villes tombèrent entre les mains des infidèles. Pour venger la mort
de son fils et la défaite de ses troupes, x\lfonse VI, malgré son grand
âge, rassemble une nouvelle armée, attaque la ville de Cordoue : le
gouverneur de la place, ayant fait une sortie, est pris et livré aux
flammes avec vingt-deux émirs; Cordoue se rend aux Chrétiens,
Séville leur paye tribut. Alfonse VI pensait à se rendre maître aussi
de Séville, lorsqu'il mourut très-âgé, le dernier jour de juin 1109 ^.
Sous son règne, Bernard, archevêque de Tolède, revenant de Rome,
emmena d'Aquitaine le bienheureux Gérald, et le fit grand chantre
dans sa métropole. L'église de Brague étant venue à vaquer, Gérald
fut élu d'une voix unanime pour en occuper le siège, et sacré par
Bernard. Gérald, dans un voyage qu'il fit exprès à Rome, obtint de
1 Acta SS., 25 april. — « Order. Vit.. 1. 8. — ' Pagi, an. 1108 et 1109.
38 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De il06
Pascal II le rétablissement de la dignité métropolitaine pour son
église. Etant mort en 1140^ il eut pour successeur Maurice Bourdin.
C'était un moine d'Uzerche, dans le Limousin, que Tarchevêque Ber-
nard avait également amené en Espagne, en considération de son
esprit et de ses talents. Il le fit d'abord son archidiacre, puis évêqu^
de Conimbre. Maurice fit le pèlerinage de Jérusalem vers Tan H08,
et passa à Constantinople, où il fut chéri des grands et de Fempereur
Alexis. Après avoir employé trois ans à ce voyage, il revint en Por-
tugal, où il fut élu pour succéder à saint Gérald en 1110. Pour faire
confirmer sa translation et recevoir le pallium, il se rendit à Rome,
où le pape Pascal II lui accorda l'un et l'autre. Maurice soutint vi-
goureusement la dignité de son siège contre l'archevêque de Tolède,
qui voulait l'assujettir à sa primatie et qui se prévalait contre lui de
son autorité de légat en Espagne. Bourdin alla à Rome, en 1145,
implorer le secours de Pascal II, qui, après avoir plusieurs fois averti
Bernard de cesser ses vexations, lui déclara enfin qu'il le déchargeait
de sa légation sur la province de Brague, afin que Bourdin pût exer-
cer plus librement sa juridiction. Nous verrons quelle fut la recon-
naissance de Bourdin pour le Pape et pour l'Église romaine *. *
Après la mort d'Alfonse VI, les Sarrasins d'Afrique repassèrent éii*
Espagne, et reprirent tout ce qu'ils avaient perdu précédemment :
les Chrétiens eussent même abandonné Tolède, si l'archevêque Ber-
nard n'avait défendu cette ville par son courage. Il est surprenant
que les Sarrasins n'aient pas mieux profité des dissensions qui s'éle-
vèrent parmi les Chrétiens d'Espagne après la mort d'Alfonse VI.
Sa fille unique, la princesse Urraque, avait épousé en premières noces
le comte Raymond de Galice, dont elle eut un fils nommé Alfonse;
elle épousa en secondes noces Alfonse I", dit le Batailleur, roi de
Navarre et d'Aragon, qui, à la mort de son beau-père, se trouvait
tout ensemble roi d'Aragon, de Navarre, de Galice, de Castille et de
Léon. La réunion de tous ces royaumes sur une même tête pouvait
singulièrement augmenter les forces et les succès des Chrétiens; il
n'y manqua que l'union. La reine Urraque était d'un caractère hau-
tain et difficile. Après la mort de son père, elle se brouilla avec son
second mari ; elle se brouillera plus tard avec son fils Alfonse. Ces
brouilleries mirent la division parmi les Chrétiens; dans les royaumes
de Léon et de Castille, les uns tenaient pour la reine, les autres pour
le roi Alfonse VII; les autres, pour l'infant Alfonse, qui fut plus tard
Alfonse VIIL Cette dissension en vint jusqu'à une bataille, où les
partisans du roi l'emportèrent sur ceux de la reine ^.
1 Pagi, Baluz. — 2 Pagi, an. 1109.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 39
Cependant les Sarrasins firent, en 1108, une irruption dans le
comté de Barcelone, brûlant les églises, portant partout le fer et le
feu. Ils n'étaient plus qu'à cinq journées de chemin des frontières
de France. Le comte et l'évêque de Barcelone, avec les principaux
habitants, résolurent d'implorer le secours du roi de France, Louis
le Gros. L'évêque fut chargé de l'ambassade. Le comte Raymond de
Barcelone, aidé des Français, remporta plusieurs victoires sur les in-
fidèles dans les années IHI et 1H2. En 1114,il se rendit maître de
l'île d'Iviça, aidé parles Pisans, que le pape Pascal II avait engagés
à cette entreprise, afin de purger la Méditerranée des pirates musul-
mans. Les Pisans avaient à leur tête Pierre, leur archevêque, ainsi
que le cardinal-légat Boson. L'année suivante, 1115, les Pisans pri-
rent l'île de Majorque et y délivrèrent un grand nombre de captifs
chrétiens. Gomme ces captifs racontaient avoir été traités avec hu-
manité, on traita de même les Musulmans. Leur reine, avec une par-
tie de sa famille, se rendit de son plein gré à Pise et y embrassa le
christianisme *.
Le comte de Barcelone, aidé des Pisans, avait assiégé l'île de Ma-
jorque dès l'an 1114; mais il fut contraint de lever le siège pour
secourir Barcelone même, que les Sarrasins pressaient de leur côté.
L'évêque de Barcelone avait été tué dans cette guerre contre les Sar-
rasins de Majorque. On élut pour lui succéder saint Oldegaire, né à
Barcelone même. Son père et sa mère l'avaient offert dès l'enfance à
l'église de Sainte-Eulalie, dont il fut chanoine et ensuite prévôt;
l'acte de son oblation est de l'an 1076, le ^^"^ de mai. Il passa au
monastère des chanoines réguliers de Saint-Ruf, près d'Avignon,
dont on l'avait choisi abbé; cette maison était alors en réputation de
grande régularité. Oldegaire eut soin d'en faire confirmer les biens
et les privilèges par une bulle du pape Pascal II. Aussitôt que le bien-
heureux Oldegaire apprit son élection à l'évêché de Barcelone, il
prit la fuite et se retira en Provence. Le comte de Barcelone, à la
sollicitation du clergé et du peuple, envoya des députés à Rome au
pape Pascal, qui obligea Oldegaire d'accepter l'épiscopat. La même
année, l'église de Tarragone étant devenue vacante par la mort de
Bérenger, Oldegaire en fut fait archevêque, sans quitter toutefois
l'évêché de Barcelone, parce que Tarragone était ruinée et déserte.
Le comte Raymond lui donna, à lui et à ses successeurs, la ville et
son territoire, avec la liberté de la peupler et de la gouverner selon
les lois. Oldegaire fit le voyage de Rome dans le dessein de faire
confirmer cette donation, qui est du 13 janvier 1117. Gélase II la
1 Pagi, an. 1115.
.skW
40 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
confirma par une bulle du 21 mars H 18 ; accorda le pallium à Olde-
gaire, avec tous les droits de métropolitain, et l'évêché de Tortose,
si les Chrétiens la reprenaient sur les Maures, jusqu'à ce que cette
ville pût avoir un évêque particulier. A peine était-il de retour à Bar-
celone, qu'il fut obligé de retourner en Italie pour assister au concile
deLatran, assemblé en 11 23 pour procurer du secours aux princes
chrétiens dans la terre sainte contre Tinvasion des Sarrasins. Olde-*
gaire,à la sollicitation du comte de Barcelone, profita de cette occa-
sion pour l'aider aussi à chasser les mêmes Sarrasins de l'Espagne.
Ce concile accorda des subsides; et le pape Calixte II, pour en fa-
ciliter l'exécution, fit Oldegaire son légat en Espagne *. Le comte
Raymond de Barcelone avait demandé au pape Pascal II de le rece-
voir en la protection spéciale du Saint-Siège, lui, sa femme et ses
enfants; ce que ce Pontife lui accorda très-volontiers par une bulle
du 23 mai 1116 2.
Le roi Alfonse d'Aragon et de Castille, dans un moment de con-
corde entre les Castillans et les Aragonais, pressait les Sarrasins de
son côté et s'avançait vers Saragosse. Les Français venaient en
grand nombre à son aide. Rotrou, comte du Perche, enleva aux
Sarrasins, en IIU, la ville de Tudéla, et Alfonse la lui donna en
propriété, ne se réservant que les droits desouverain. L'an 1118, les
Chrétiens livrèrent une grande bataille près de Saragosse; l'armée
innombrable des Sarrasins comptait plusieurs rois, entre autres celui
de Maroc. A l'exception d'un seul, tous furent pris et tués. La ville
de Saragosse se rendit le 11 décembre, et ensuite plusieurs autres.
Le roi Alfonse fit sa capitale de Saragosse, et la donna, sous la ré-
serve de certains droits, à Gaston, vicomte de Béarn, qui avait con-
tribué puissamment à cette conquête. Le pape Gélase II avait accordé
des indulgences à tous ceux qui aideraient à cette expédition, savoir :
indulgence plénière à ceux qui, ayant reçu la pénitence, mourraient
en cette entreprise ; puis, à tous ceux qui travailleraient au rétablis-
sement de cette église et donneraient pour la subsistance du clergé,
une indulgence à la discrétion des évêques, à proportion de leurs
bonnes œuvres. Même avant la prise de Saragosse on avait élu
Pierre Librane pour en être archevêque, et le pape Gélase l'avait sacré
de sa main. La ville ayant donc été prise, et Pierre établi dans son
siège, il envoya son archidiacre, avec des lettres souscrites par lui,
par trois autres évêques et par le cardinal-légat Boson, adressées à
tous les fidèles, afin de donner des indulgences et recueillir des au-
mônes pour le rétablissement de son église. Saragosse avait été près
de quatre cents ans au pouvoir des infidèles ^.
^Acta SS., 6 mart. — « Pagi, an. 1 f 16, n. 8. — s Baron, Pagi, an. 1 118.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 44
Vers ce temps, la religion chrétienne n'était pas encore éteinte en
Afrique. En l^année 11 44, des religieux du Mont-Cassin, revenant
de Sardaigne, furent pris par des pirates musulmans et conduits en
Afrique. L'abbé du Mont-Cassin envoya aussitôt pour les racheter;
mais ses envoyés furent contraints par les vents d'aborder en Sicile.
Le comte Roger de Sicile, ayant su le motif de leur voyage, envoya
aussitôt, pour l'amour de saint Benoît, au roi sarrasin de la ville de
Calame, pour l'engager à délivrer ces captifs, s'il voulait jouir de sa
paix et de son amitié. Le roi de Calame acquiesça sans délai à la
demande et remit les moines captifs à l'envoyé du comte; mais,
dans l'intervalle, leur doyen, nommé Azon, était mort et avait été
enterré à Calame, dans l'église de la Sainte-Vierge, devant l'autel.
Il s'y passa des choses miraculeuses. Une lampe suspendue sur son
tombeau et qu'on éteignait le soir se rallumait d'elle-même la nuit.
Le roi sarrasin de Calame, en ayant été informé, pensa que c'était
un artifice des Chrétiens; il envoya des Sarrasins éteindre la lampe
et en ôter l'huile; le lendemain ils trouvèrent la lampe allumée et
l'eau brûlant comme de l'huile. Le roi fit éteindre la lampe une se-
conde fois et commanda des Sarrasins pour garder l'église jour et
nuit et empêcher les Chrétiens d'y entrer. Au milieu de la nuit, les
Sarrasins qui montaient la garde, levant les yeux au ciel, aperçoi-
vent une étoile qui abaissait ses rayons sur la lampe. Aussitôt ils ou-
vrent l'église et voient la lampe allumée. Le roi ne crut pas même
au témoignage des siens; il fit éteindre la lampe et garder l'éghse
de nouveau, et alla lui-même dans la maison du calife, qui joignait
l'égUse. La nuit venue, il leva les yeux au ciel et vit une étoile
rayonnant sur la lampe et l'allumant de son rayon. Aussitôt il en-
voya des Sarrasins à l'église, qui trouvèrent la lampe allumée. Dès
lors il permit aux Chrétiens d'entrer dans l'église en liberté. Voilà
ce que rapporte, dans son Histoire du Mont-Cassin, ¥\evve, diacre et
religieux de ce monastère, qui écrivait dans le temps même que les
religieux captifs revinrent d'Afrique i.
Pagi soupçonne que le nom de calife, qui, chez les Musulmans,
désigne le chef de la religion, est ici donné à l'évêque chrétien dont
la maison joignait l'égHse. Quoi qu'il en soit de cette conjecture,
toujours est-il que, dans les commencements du douzième siècle, la
religion chrétienne se conservait encore sur la terre d'Afrique ^.
Cependant, après le concile de Troyes en Champagne, l'an 1107,
le pape Pascal II reprit la route d'Italie, aussi mécontent des Alle-
mands qu'il était satisfait des Français, des Anglais et des Espagnols.
1 Chron. Cass.. 1. 4, c. 50 et 51. — « Pagi, an, 1114.
42 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
Il fut reçu à Rome avec une joie aussi incroyable que s'il fût ressus-
cité d'entre les morts. Le 7 mars 1 14 0, il tint un concile dans Féglise
de Latran, où il renouvela les décrets contre les investitures, et les
canons qui défendent aux laïques de disposer des biens des églises.
On y excommunia aussi, comme des brigands et des homicides, ceux
qui pilleraient les biens des naufragés *.
Au mois de juillet, le Pape sortit de Rome et se rendit en Apulie,
où il assembla le duc, le prince de Capoue et les comtes du pays, et
leur fit promettre de l'aider contre le roi Henri d'Allemagne, s'il en
était besoin et s'ils en étaient requis. Il revint ensuite à Rome, où il
fit faire le même serment à tous les grands. C'est qu'il savait la réso-
lution du roi de venir en Italie, et qu'il en prévoyait les suites 2.
En effet, dès l'année précédente, le roi lui avait envoyé les arche-
vêques de Cologne et de Trêves, avec d'autres princes, pour traiter
de sa venue en Italie et de la couronne impériale. Pascal II avait
répondu qu'il le recevrait avec la tendresse d'un père, pourvu que,
de son côté, il se montrât fils cathoMque, défenseur de l'Église et
amateur de la justice ^. Dès le jour de l'Epiphanie de l'année sui-
vante, 1110, le roi tint avec les seigneurs une conférence à Ratis-
bonne, où il leur déclara son dessein de passer les Alpes pour aller
recevoir la couronne impériale de la main du souverain Pontife, dans
la ville de Rome, capitale du monde, réunir l'Italie à l'Allemagne,
suivant les anciennes lois, et se montrer prêt à défendre l'Eglise se-
lon l'indication du Père apostohque. La proposition fut très-bien
reçue; les seigneurs promirent de suivre le roi, et se préparèrent au
voyage, nonobstant la terreur que jeta dans les esprits une comète
qui parut le 6"^* de juin. Le roi commença à marcher vers le mois
d'août, suivi d'une armée immense et accompagné de gens de let-
tres capables de soutenir ses droits, entre autres d'un Écossais nommé
David, qui avait gouverné les écoles de Wurtzbourg, et dont le roi,
à cause de sa vertu, avait fait son chapelain. Il écrivit la relation de
ce voyage, mais plus en panégyriste qu''en historien *.
Voici quel était le vrai fond de l'aff'aire. Les empereurs francs, à
commencer par Charlemagne, se souvenant qu'ils n'étaient empe-
reurs que pour la défense de l'Église et par le choix de son chef, se
faisaient une gloire de seconder l'Église et son chef de tout leur
pouvoir; et l'Église, dans sa reconnaissance maternelle, les aimant
comme des fils dévoués, leur laissait une assez grande latitude dans
les affaires ecclésiastiques : c'était la mère et le fils aîné de la famille
1 Labbe,t. 10, p. 764. — ^ Chron. Cass.,\. 4, c. 35.— ^ Annal. Hildesh. apud
Leibnitz. — * Ursperg. Guill. Malmesb., l. 5, p. 166.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 43'
conspirant ensemble pour le bien de la famille entière. Les empereurs
allemands, au contraire, oubliant peu à peu Vorigine et la nature
chrétiennes de la dignité impériale en Occident, au lieu de seconder
l'Église et son chef, prétendaient dominer Tun et Tautre; ils se don-
naient moins pour les successeurs de Charlemagne que pour ceux de
César, d'Auguste, de Tibère, de Néron, ne reconnaissant d'autre
loi que leur bon plaisir, et, comme tels, prétendant dominer non-
seulement sur l'Église de Jésus-Christ, mais encore sur tous les rois
et sur tous les peuples de la terre. Voici comment Godefroi de Viterbe,
auteur dutemps et notaire de l'empereur, fait parler la cour impériale
danscette contestation: «L'empereur est la loi vivante qui commande
aux rois; sous cette vivante loi sont tous les droits possibles; c'est
cette loi qui les châtie, les dissout,leslie. L'empereur est le créateur
de la loi et ne doit pas y être tenu ; c'est parce qu'il veut bien, qu'il
s'y soumet. Tout ce qui lui plaît sera un droit par là seul. Dieu, qui
lie et délie tout, l'a préposé à l'univers. La puissance divine a partagé
l'empire avec lui : elle a donné les cieux aux immortels, tout le reste
à l'empereur *. » On voit, par ce témoignage du notaire impérial,
quelle était la pensée intime des empereurs allemands. Ce n'était
pas simplement d'asservir l'Église chrétienne, mais, avec elle et par
elle, tous les rois et tous les peuples de la terre; de ne reconnaître
dans le monde entier d'autre souverain que l'empereur allemand,
d'autre loi que sa volonté. Nous en verrons encore d'autres preuves
à mesure que nous avancerons. Ceci est un point capital de l'histoire.
Les historiens n'y ont pas pris garde, du moins que nous sachions.
Moins historiens que complaisants avocats des empereurs contre les
Papes, ils n'ont pas vu que, dans ces grandes querelles, les Papes
défendaient et maintenaient contre les empereurs non-seulement la
liberté et l'indépendance^de TÉgUse, mais encore la liberté et l'indé-
pendance de tous les rois et de tous les peuples.
Et, pour mieux asservir l'Église, les empereurs allemands abu-
saient contre elle de la condescendance qu'elle avait eue pour les
* Gotfred. Viterb. CA?'o«., part. 17.
Csesar lex viva stat reglbus imperativa,
Legeque sub vivâ sunt omnia jura dativa ;
Lex ea castigat, solyit etipsa ligat.
Conditor est legis neque débet lege teneri,
Sed sibi complacuit sub lege libenter haberi .
Quldquid ei placuit juris ad instar erit.
Qui ligat ac solvit Deus ipsum prœtulit orbi.
Divisit regnum divina potentia secum :
Astra dédit superis, caetera cuncta sibi.
44: HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 4106
empereurs français qui travaillaient pour elle. Il s'agissait donc de
savoir si FÉglise de Dieu^ si Tunivers entier, serait l'esclave d'unrbi
tudesque; ou bien si FÉglise continuerait à être libre par la grâce de
Dieu, et avec elle tous les rois et tous les peuples chrétiens de la
terre. Les rois de France et d'Angleterre, qui n'avaient pas ces pré-
tentions de despotisnie universel, avaient renoncé facilement aux
investitures des dignités ecclésiastiques par la crosse et l'anneau,
pour se contenter d'un simple hommage ; mais les derniers rois tu-
desques, qui, dans le fond, aspiraient à être souverains Pontifes
comme Caligula et Néron, tenaient par là même, avec une sauvage
opiniâtreté, à donner la crosse et l'anneau pastoral.
Le roi Henri d'Allemagne entra donc en Lombardie. La ville de
Novare n'ayant pas voulu se rendre à ses prétentions, il fit livrer aux
flammes cette malheureuse ville et raser ses murailles; ce spectacle
de cruauté, dès son entrée en Italie, devait inspirer la terreur à tous
les autres peuples. Il traita de même tous les châteaux et toutes les
terres qui n'obéirent pas ponctuellement à ses ordres. La seule com-
tesse Mathilde lui inspirait quelque appréhension : elle eut la pru-
dence de ne point venir à sa cour, pour ne point s'exposer à quel-
que violence; beaucoup de princes et de seigneurs d'au delà des
monts allèrent la visiter, pour connaître en elle une personne supé-
rieure à son sexe et de si grande renommée et influence par toute
FEurope. La paix se négocia par messages entre elle et Henri. Elle
lui promit fidélité envers et contre tous, excepté le Pontife romain;
Henri, de son côté, lui confirma tous ses États et droits *. En pas-
sant les Apennins, Henri perdit beaucoup d'hommes et de chevaux
par les pluies. La terre de Pontemole ayant voulu faire quelque ré-
sistance, il s'en empara de force et la dévasta.
Arrivé à Florence, il y célébra avec une pompe merveilleuse la
fête de Noël 1110. Toutes les villes de Toscane ne tardèrent point
à lui envoyer des ambassadeurs et des tributs. Était-ce de bon gré ou
malgré elles? Pandolfe dePise, auteur contemporain, appelle Henri
l'exterminateur de la terre, envoyé en Italie par la colère de Dieu :
il ajoute que, dans son chemin, il ruiiia beaucoup de villes et de
châteaux par artifice, et en affichant la paix ; qu'il ne cessa de dé-
truire les églises, de prendre les hommes les plus religieux et les
plus catholiques, ou bien de les chasser de chez eux, s'il ne pouvait
les prendre ^.
Dodechin, auteur allemand, confirme le témoignage de Pandolfe ;
voici ses paroles : L'an 1110, le roi entre avec une puissante armée
> Domnizo, Vitn Math., 1. 2, c. 18. — ^ In Vitâ Pasc. IL
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 4è
en Italie ; il en ravage les cités, les châteaux, les municipes, par la
rapine et l'incendie*. Arrivé dans la ville d'Arezzo au commence-
ment de l'année suivante Hll, il y trouva le clergé et le peuple di-
visés. La cathédrale était hors de la ville, et le peuple voulait qu'elle
fût au dedans comme ailleurs, et la démolit. Henri prit parti pour le
clergé, mais il le prit en barbare ; car il fît abattre les murailles et
les tours de la ville, et raser une grande partie des maisons. C'est
avec ces préliminaires que le roi tudesque s'avançait vers Rome.
Il y avait envoyé des députés pour régler avec ceux du Pape les
conditions de son couronnement. Ils s'assemblèrent le 5"^ de fé-
vrier 1114, et convinrent des articles suivants : L'empereur renon-
cera par écrit à toutes les investitures des églises entre les mains du
Pape, en présence du clergé et du peuple, le jour de son couronne-
ment. Et, après que le Pape aura de même renoncé aux régales,
l'empereur jurera de laisser les églises libres avec les oblations et les
domaines qui n'appartenaient pas manifestement au royaume avant
que l'Église les possédât ; et il déchargera les peuples des serments
faits contre les évêques. Il restituera les patrimoines et les domaines
de saint Pierre, comme ont fait Charles, Louis, Henri et les autres
empereurs, et aidera, selon [son pouvoir, à les garder. Il ne contri-
buera, ni de son fait ni de son conseil, à faire perdre au Pape le'
pontificat, la vie ou les membres, ou à le faire prendre méchamment
par soi-même ou par quelque personne interposée. Et cette pro-
messe comprend non-seulement le Pape, mais ses fidèles serviteurs
qui auront promis sûreté à l'empereur en son nom, c'est-à-dire
Pierre de Léon, avec ses enfants et les autres qu'il déclarera à l'em-
pereur; et si quelqu'un leur fait du tort, l'empereur les secourra fidè-
lement. L'empereur donnera au Pape, pour médiateurs, Frédéric,
son neveu, et d'autres seigneurs, qui sont nommés au nombre de
douze. Ils jureront au Pape qu'il sera en sûreté, et demeureront près
de lui pour otages de l'observation de ces conditions. C'est ce qui
fut promis de la part du roi Henri.
La convention de la part du Pape fut telle : Si le roi observe ce
qu'il a promis, le Pape ordonnera aux évêques présents, au jour de
son couronnement, de laisser au roi tout ce qui appartenait à la
couronne du temps de Louis, de Henri et de ses autres prédéces-
seurs ; et il défendra par écrit, sous peine d'anathème, qu'aucun
d'eux, soit des présents, soit des absents, n'usurpe les régales, c'est-
à-dire les villes, les duchés, marquisats, comtés, monnaies, marchés,
avoueries et terres qui appartenaient manifestement à la couronne,
Dodech.,an. 11 10.
46 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. - De 1106
les gens de guerre et les châteaux, et qu'on n'inquiète plus le roi à
ce sujet. Le Pape recevra le roi avec honneur,, le couronnera comme
ses prédécesseurs et lui aidera à se maintenir dans le royaume.
Pierre de Léon promit de demeurer auprès du roi, si le Pape n'oh-
servait pas ces conventions, et, en attendant, de donner pour otages
son fils Gratien et le fils de Hugues, son autre fils. C'est ce qui fut
convenu à Rome de part et d'autre le 5""* de février.
On peut s'étonner avec justice pourquoi, dans cette convention,
on n'adopta pas Taccord plus simple que Tinvestiture ne se donne-
rait plus par la crosse et Panneau pastoral, mais que les prélats fe-
raient simplement hommage au prince des fiefs qu'ils tenaient de
l'Empire. Comme cet accord avait été adopté par les rois de France
et d'Angleterre, et que le Pape lui-même le leur avait proposé, il est
impossible qu'il ne l'ait pas proposé également au roi d'Allemagne.
Si donc il ne fut point adopté dans cette occasion, si l'on y substitua
un arrangement plein de difficultés, qui commençait par bouleverser
l'état présent des choses, en ôtant brusquement aux églises des
biens dont elles étaient en possession depuis longtemps, on ne peut
point, équitablement, en soupçonner le Pape ; mais comme, avant
et après, le roi d'Allemagne avait l'habitude de joindre la ruse à 1§l
violence, on peut croire sans témérité que, de sa part, c'était un
acte prémédité de cette nature.
Les députés du roi lui en ayant apporté la nouvelle, il s'avança
jusqu'à Sutri, où, le O^^du même mois, il fit, en présence des dé-
putés du Pape, le serment dont on était convenu, à condition que le
Pape accomplirait sa promesse le dimanche suivant. Dix seigneurs
et le chancelier Albert firent le même serment pour la sûreté du
Pape. Ces précautions marquaient une grande défiance de part et
d'autre, et ce n'était pas sans fondement.
Le roi arriva près de Rome le 11"* de février. Les Romains lui
demandèrent ,de confirmer par serment l'honneur et la liberté de
leur ville. Le roi, pour les jouer, jura eii allemand ce qu'il voulut.
Les Romains crièrent à la fraude et rentrèrent dans Rome. Le len-
demain, qui était le dimanche de la Quinquagésime, le Pape envoya
au-devant de lui divers officiers de sa cour, avec plusieurs sortes
d'enseignes, des croix, des aigles, des lions, des loups, des dragons.
Il y avait cent religieuses portant des flambeaux, avec une multitude
infinie de peuple portant des palmes, des rameaux et des fleurs.
Hors la porte de la cité Léonine, il fut reçu par les Juifs, et, dans la
porte, par les Grecs, qui chantaient. Là, par ordre du Pape, se
trouva tout le clergé de Rome, et, le roi étant descendu de cheval,
ils le menèrent avec des acclamations de louange aux degrés de
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. *7
Saint-Pierre. Les ayant montés, le roi trouva le Pape quiTattendait,
accompagné de plusieurs évêques, des cardinaux-prêtres, diacres
et sous-diacres, et du reste des chantres. Le roi se prosterna et baisa
les pieds du Pape, puis ils s'embrassèrent et se baisèrent trois fois ;
et le roi, tenant la main droite du Pape, selon la coutume, vint à la
porte d'Argent, avec de grandes acclamations du peuple. Là, il lut
dans un livre le serment ordinaire des empereurs, et le Pape dési-
gna Henri empereur, le baisa encore, et Tévêque de Lavici ditsur
lui la première oraison.
Le roi ne voulut entrer dansTéglise que quand il la vit occupée
par ses soldats, ainsi que tous les postes du voisinage. Y étant entré
avec le Pape, ils s'assirent dans la salle appelée la Roue-de-Porphyre,
à cause du pavé figuré en rond. Là, le Pape demanda que le roi
rendît à l'Église ses droits, qu'il renonçât aux investitures et accom-
plît les autres choses qu'il avait promises par écrit. Le roi se retira à
part vers la sacristie avec les évêques et les seigneurs de sa suite, où
ils conférèrent longtemps. Avec eux étaient trois évêques lombards.
Comme le temps se passait, le Pape envoya demander au roi l'exé-
cution de la convention. Dans l'intervalle, les évêques d'au delà des
Alpes se prosternèrent aux pieds du Pape, qui les relevait et leur
donnait le baiser. Quelque temps après, les familiers du [roi commen-
cèrent à dévoiler peu à peu leurs artifices, en disant : Que l'écrit qui
avait été fait ne pouvait subsister, comme étant contraire à l'Évan-
gile, qui ordonne de rendi'e à Cés?ir ce qui est à César, et au pré-
cepte de l'Apôtre, que celui qui sert Dieu ne s'engage point dans les
affaires du siècle. On leur répondit par d'autres autorités de l'Écri-
ture et des canons ; mais ils demeurèrent aheurtés dans leurs pré-
tentions frauduleuses. Ce sont les paroles mêmes des actes *.
En même temps, pour circonvenir le Pape, le roi lui dit : Je veux
que la division qui est entre vous et Etienne le Normand finisse à
l'instant même. Cet Etienne avait subi bien des périls pour la cause
du roi. Le Pape répondit : La plus grande partie du jour est passée
et l'office sera long ; commençons, s'il vous plaît, par ce qui vous
regarde. Aussitôt un de ceux qui étaient venus avec le roi se leva
et dit : A quoi bon tant de discours ? Sachez que l'empereur, notre
maître, veut recevoir la couronne comme l'ont reçue Charles, Louis
et Pépin. Le Pape ayant déclaré qu'il ne pouvait la donner ainsi, le
roi entra en colère ; et, par le conseil d'Albert, archevêque de
Mayence, et de Burcard, évêque de Saxe, il fit environner le Pape
de gens armés.
1 Baron., an. 1111.
48 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De llÔe
C'était précisériient le dimanche où se lisait à la messe cet évan-
gile : Jésus prit à part ses douze disciples et leur dit : Voilà que nous
montons à Jérusalem, et tout ce qui est écrit du Fils de Thomme
s'accomplira. Il sera livré aux nations, il sera bafoué, flagellé et
conspué. Comme ces choses se sont accomplies dans le Christ, elles
s'accomplissent de même dans son vicaire. Ainsi parle l'auteur des
actes, qui étaitprésent. Pandolfede Pise fait le même rapprochement*.
Comme le jour baissait déjà, les évêques et les cardinaux con-
seillèrent au Pape de couronner l'empereur le jour même et de
remettre au lendemain l'examen du reste. Mais les Allemands reje-
tèrent encore cette proposition. Le Pape et tous ceux qui l'accompa-
gnaient étaient toujours gardés par des soldats en armes. A peine
purent-ils monter à l'autel de Saint-Pierre pour entendre la messe,
et à peine put-on trouver du pain, du vin et de l'eau pour la célébrer.
Après la messe, on fit descendre le Pape de sa chaire ; il s'assit en
bas avec les cardinaux, devant la confession de Saint-Pierre, et y fut
gardé jusqu'à la nuit close ; puis on le conduisit à un logement hors
de l'enceinte de l'église. Les Allemands pillèrent, dans le tumulte>
tous les meubles précieux exposés pour honorer l'entrée du roi. On
prit avec le Pape une grande multitude de clercs et de laïques, dés
enfants et des hommes de tout âge, qui avaient été au-devant dé
l'empereur avec des palmes et des fleurs. L'empereur fit tuer les
uns, dépouiller, battre ou emprisonner les autres. Jean, évêque de
Tusculum, et Léon d'Ostie, voyant le Pape prisonnier, se retirèrent
à Rome, habillés en laïques.
Quand les Romains eurent appris que le Pape était arrêté, ils en
furent tellement indignés, qu'ils commencèrent à faire main-basse
sur tous les Allemands qui se trouvèrent dans Rome, pèlerins ou
autres. Le lendemain, ils sortirent de la ville, attaquèrent les gens
du roi Henri, en tuèrent un grand nombre dont ils prirent les dé-
pouilles; et, revenant à la charge, ils pensèrent les chasser de la
galerie de Saint-Pierre, abattirent le roi de son cheval et le blessè-
rent au Visage., Otton, comte de Milan, lui donna son cheval pour le
faire sauver; mais il fut pris lui-même par les Romains, qui, l'ayant
mené dans la ville, le hachèrent en pièces et le laissèrent manger
aux chiens. Le combat dura jusqu'à la nuit, et les Romains eurent
l'avantage. Les Allemands furent tellement eff'rayés de ce succès,
que, s'étant retirés dans leur camp, ils restèrent deux jours sous les
armes. * ^
Vers la nuit, l'évêque Jean de Tusculum assembla le peuple rè-
* Baron, et Pagi.
à liaSdel'èrechr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 49
main et dit : Mes chers enfants, quoique vous n'ayez pas besoin
qu'on aiguillonne votre courage, considérez que vous combattez
pour votre vie et votre liberté, pour la gloire et la défense du Saint-
Siège. Qui veut la paix, doit être prêt à la guerre. Vos enfants sont
mis aux fers contre toute sorte de droit; Téglise de Saint-Pierre,
respectée de toute la terre, est pleine d'armes, de sang et de cada-
vres. Quelle somme de maux ce commencement n'annonce-t-il pas !
De quel plus grand désastre a-t-on jamais ouï parler? Le Pontife du
Siège apostolique est aux fers entre les mains d'hommes barbares :
tout ce qu'il y a de plus grand dans l'Église est condamné à la prison
et aux ténèbres; les ministres du Seigneur sont dans les pleurs, les
saints autels sont arrosés de larmes ; l'Église, votre mère, gémit et
implore votre secours, elle supplie ses enfants de la délivrer de si
grands désastres. Employez-y donc toutes vos forces : s'ils trouvent
de la résistance, les ennemis sont plus disposés à s'enfuir qu'à tenir
ferme. Enfin, pour vous encourager à venger un tel crime, parla
confiance que nous avons en la miséricorde de Dieu et des bien-
heureux apôtres Pierre et Paul, nous vous donnons l'absolution de
tous vos péchés. Les Romains, encore plus animés par ce discours,
s'engagèrent par serment à résister au roi Henri, et résolurent de
tenir pour leurs frères tous ceux qui les y aideraient.
Le roi, ayant appris cette disposition des Romains, quitta, la
même nuit, avec précipitation, l'église de Saint-Pierre, s'enfuit avec
toute son armée, au point d'abandonner non-seulement ses bagages,
mais encore un grand nombre de ses soldats dans leurs logements.
En revanche, il emmenait prisonnier le souverain Pontife. Deux jours
après, il le faisait dépouiller de ses ornements sacrés et lier avec des
cordes ; il en fit lier de même plusieurs autres, tant du clergé que du
peuple, que l'on traînait avec le Pape. Il ne permettait à personne
des Latins de parler au Pontife, qui eut pour geôliers les seigneurs
allemands, à la tête desquels était Ulric, patriarche d'Aquilée.
Toutefois, parmi les évêques qui accompagnaient le roi d'Alle-
magne, il y en eut un qui eut le courage de parler et d'agir en évê-
que : ce fut Conrad, archevêque de Salzbourg. Il avait succédé à
saint Thiemon, qui, après avoir souffert treize ans de persécution de
Henri le père, pour la cause de l'Église, avait été pris par les Sar-
rasins dans le pèlerinage de Jérusalem, et mis à mort pour la foi de
Jésus-Christ dans la ville de Corozaïm. Conrad, illustre par sa nais-
sance, sa doctrine et ses mœurs, le remplaça dignement en 1106, et
fut le modèle de toute l'Allemagne. Il accompagnait le roi Henri V
dans son voyage de Rome, lorsque ce prince, par le conseil de quel-
ques scélérats, fit prisonnier le souverain Pontife, à cause des élec-
50, HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII.— De 1106
tions et des investitures épiscopales. Conrad, enflammé du zèle de
Dieu, blâma hautement cet attentat. Un officier du roi tira son épée
et le menaça de la mort. Conrad tendit aussitôt la gorge, aimant
mieux mourir que de dissimuler son horreur pour un pareil crime.
Par cette fermeté vraiment épiscopale, il encourut la haine de l'em-
pereur et de ses partisans, à tel point que tout le royaume d'Alle-
magne semblait conjuré contre lui, et que, comme autrefois saint
Athanase, il ne trouvait de sécurité nulle part. Il resta caché six
mois dans une caverne de montagne, seize semaines dans une cave ;
il passa une journée entière enfoncé dans un marais jusqu'au
menton. Enfin il se réfugia secrètement auprès d'Adilgoz, arche-
vêque de Magdebourg, et ne revint à son siège qu'après neuf ans
d'exil et de persécution *.
Cependant Févêque Jean de Tusculum ne cessait point d'écrire
des lettres de tous côtés, pour exciter les fidèles à secourir l'Eglise.
Malheureusement le duc Roger de Calabre et le prince de Tarente,
Bohémond, étant morts l'un après l'autre, les Normands, occupés
chez eux, n'osèrent marcher contre l'empereur ; le prince de Capoue
sollicita la paix avec ce prince. Chaque jour l'empereur pillait donc
les terres des Romains, et s'efforçait de les gagner eux-mêmes par
argent et par divers artifices ; mais jamais, tant Dieu leur donna de
constance, il n'en put rien obtenir, même en leur promettant la li-
berté du Pape et des cardinaux. Henri ne savait plus quel parti
prendre ; car, avec la conscience de son crime, il sentait bien qu'il n'y
avait plus de sûreté pour lui chez un tel peuple ', il jura donc que,
si le Pontife ne se rendait à sa volonté, il lui ferait souffrir, à lui et
aux autres prisonniers, la mort ou du moins la mutilation de ses
membres. Comme ces menaces ne purent vaincre la constance du
Pape, il se résolut de les délivrer tous, pourvu que le Pontife lui
relâchât les investitures, assurant qu'il ne prétendait donner ni les
droits ni les fonctions de l'Église, mais seulement les régales, c'est-
à-dire les domaines et les droits dépendants de la couronne.
Le Pape résista longtemps, protestant qu'il aimait mieux perdre
la vie que de donner atteinte aux droits de l'Église. Mais on lui re-
présenta la misère des prisonniers qui étaient aux fers, hors de leur
patrie, séparés de leurs femmes et de leurs enfants ; la désolation
de l'Église romaine, qui avait perdu presque tous ses cardinaux ; le
péril du schisme, dont toute l'Église latine était menacée. Enfin le
Pontife, vaincu par leurs larmes et fondant en larmes lui-même : Je
suis donc contraint, s'écria-t-il, de faire, pour la paix et la délivrance
1 Canis., Lect. ant., t. 5, inf.,y. 441. Vita S. Gebeh.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 61
de rÉglise, ce que j'aurais voulu éviter au prix de tout mon sang.
On dressa le traité, portant que le Pape accordait les investitures à
Fempereur et lui en donnerait ses lettres; puis on ajouta : Le Pape
n'inquiétera point le roi Henri pour ce sujet, ni pour l'injure qui lui
a été faite, à lui et aux siens, et ne prononcera jamais d'anathème
contre le roi; il ne sera point en demeure de le couronner, et l'ai-
dera de bonne foi à conserver son royaume et son empire. Cette
promesse fut souscrite par seize cardinaux, dont les premiers étaient
les évêques de Porto et de Sabine.
La promesse de l'empereur portait : Je mettrai en liberté, mer-
credi ou jeudi prochain, le seigneur pape Pascal, les évêques, les
cardinaux, tous les prisonniers et otages qui ont été pris à cause de
lui et avec lui. Je ne prendrai point ceux qui demeurent fidèles au
seigneur Pape, et je garderai au peuple romain la paix et la sûreté.
Je rendrai les patrimoines et les domaines de l'Église romaine que
j'ai pris, je l'aiderai de bonne foi à recouvrer et à posséder tout ce
qu'elle doit avoir, etj'obéirai au seigneur pape Pascal, sauf l'honneur
du royaume et de l'Empire, comme les empereurs catholiques ont
obéi aux Papes catholiques. Cette promesse fut jurée par quatre
évêques et sept comtes, et datée du 11""' d'avril H14 *. Avantque de
délivrer le Pape, l'empereur voulut avoir la bulle dont il lui avait
extorqué la promesse touchant les investitures, sans attendre qu'il
fût rentré dans Rome, où le sceau pontifical était demeuré. Le
lendemain donc, on fit venir de la ville un secrétaire, qui écrivit
cette bulle pendant la nuit, et le Pape y souscrivit, quoique bien à
regret. Elle portait : Nous vous accordons et confirmons la préro-
gative que nos prédécesseurs ont accordée aux vôtres, savoir : que
vous donniez l'investiture de la crosse et de l'anneau aux évêques et
aux abbés de votre royaume élus librement et sans simonie, et
qu^aucun ne puisse être consacré sans avoir reçu de vous l'inves-
titure. Car vos prédécesseurs ont donné de si grands biens de leur
domaine aux églises de votre royaume, que les évêques et les abbés
doivent contribuer les premiers à sa défense, et votre autorité doit
réprimer les dissensions populaires qui arrivent dans les élections.
Si quelque personne ecclésiastique ou séculière ose contrevenir à
cette présente concession, elle sera frappée d'anathème et perdra sa
dignité. C'est par cette concession extorquée que le souverain
pontife Pascal II et un grand nombre de Romains recouvrèrent leur
liberté, après avoir été près de deux mois dans les fers.
Le lendemain 9 avril, dimanche de Quasimodo, leur geôlier et
1 Baron, et Pagi, an. llll.
52 - HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII.— De 1106
leur bourreau, Henri d'Allemagne, fut couronné empereur par le
Pape, sa victime, dans la même église de Saint-Pierre, où il l'avait
arrêté par un odieux sacrilège, contre la foi jurée, d'une manière
plus digne d'un chef de brigands que d'un empereur chrétien. L'in-
digne empereur sentait lui-même l'indignité de sa conduite; comme
honteux de lui-même, il voulait être couronné clandestinement,
toutes les portes de Rome étant fermées, afin que personne ne pût
assister à la cérémonie. A la messe, le Pape, en étant venu à la frac-
tion de l'hostie, en prit une partie et donna l'autre à l'empereur, en
disant : Comme cette partie du corps vivifiant est séparée, ainsi soit
séparé du royaume de Jésus-Christ celui qui violera ce traité. D'après
un autre monument, il dit ces paroles : Seigneur empereur Henri,
nous vous donnons ce corps du Seigneur en confirmation d'une vé-
ritable paix et concorde entre vous et moi. Ainsi soit-il ! Sitôt que la
messe fut finie, le roi retourna à son camp ; et le Pape, enfin délivré,
avec les évêques et les cardinaux, rentra dans Rome, où le peuple
vint au-devant de lui avec un tel empressement, qu'il ne put arriver
que le soir à son logis.
Mais si le peuple était ravi de la délivrance du Pape, bien des car-
dinaux étaient inquiets pour la liberté et l'indépendance de l'Église,
comme fortement compromises par les derniers événements. Les car-
dinaux qui étaient demeurés à Rome pendant la prison du Pape, et
beaucoup d'autres prélats, condamnèrent ouvertement la concession
des investitures, qu'il avait donnée à l'empereur, comme contraire
aux décrets de ses prédécesseurs. Le Pape étant donc sorti de Rome,
ils s'assemblèrent avec Jean, évêque de Tusculum, et Léon de Ver-
ceil, et firent un décret contre le Pape et contre sa bulle. Le Pape,
en ayant eu avis, leur écrivit de Terracine, le 5""^ de juillet, repre-
nant l'indiscrétion de leur zèle, et promettant toutefois de corriger
ce qu'il n'avait fait que pour éviter la ruine de Rome et de toute la
province. Une lettre aussi prudente prévint le schisme qui menaçait
de se former *.
Un autre chef de ceux qui blâmaient la conduite du Pape était
saint Brunon, évêque de Segni et abbé du Mont-Cassin. Il avait avec
lui deux évêques et plusieurs cardinaux; et, tous ensemble, ils pres-
saient le Pape de casser sa bulle et d'excommunier l'empereur. Ceux
qui avaient été prisonniers avec le Pape étaient partagés : les uns di-
saient qu'ils n'avaient point changé de sentiment, et qu'ils condam-
naient les investitures comme auparavant; les autres s'efforçaient de
soutenir ce qui avait été fait. Saint Brunon ayant appris qu'on l'avait
1 Apud Baron.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 63
dénoncé au Pape comme chef de cette division^ lui dit dans un mo-
ment opportun : Mes ennemis vous disent que je ne vous aime pas
et que je parle mal de vous, mais ils mentent. Je vous aime comme
mon père et mon seigneur, et ne veux point avoir d'autre Pape de
votre vivant, comme je vous Tai promis avec plusieurs autres; mais
je dois aimer plus encore celui qui nous a faits, vous et moi. Je n'ap-
prouve point ce traité si honteux, si forcé, si contraire à la religion;
et j'apprends que vous ne l'approuvez pas vous-même. Qui peut, en
effet, approuver un traité qui ôte la liberté de l'Église, qui ruine le
sacerdoce, qui ferme l'unique porte pour y entrer, et en ouvre plu-
sieurs autres pour y faire entrer les voleurs ? Nous avons les canons
depuis les apôtres jusqu'à vous; c'est le grand chemin dont il ne faut
point se détourner. Les apôtres condamnent tous ceux qui obtien-
nent une église par la puissance séculière ; car les laïques, quelque
pieux qu'ils soient, n'ont aucun pouvoir de disposer des églises.
Votre constitution condamne de même tous les clercs qui reçoivent
l'investiture de la main d'un laïque. Ces constitutions sont saintes, et
quiconque y contredit n'est pas catholique. Confirmez-les donc, vé-
nérable Père, et, par l'autorité apostolique, condamnez l'erreur
contraire, que vous avez souvent vous-même qualifiée d'hérésie ;
vous verrez aussitôt l'Église paisible et tout le monde à vos pieds,
vous obéissant avec joie comme à leur père et à leur seigneur. Ayez
pitié de l'Église de Dieu, ayez pitié de l'épouse du Christ, et qu'elle
récupère, par votre prudence, la liberté qu'elle paraît avoir perdue
par vous. Pour moi, je fais peu de cas du serment que vous avez
fait; et, quand vous l'auriez violé, je ne vous en serais pas moins
soumis *.
Pascal II ne laissa pas d'être piqué de cette lettre et de craindre
que Brunon ne voulût le faire déposer ; c'est pourquoi il résolut de
lui ôter l'abbaye du Mont-Cassin, qui lui donnait un grand crédit.
C'était la quatrième année qu'il la gouvernait : car, après qu'il fut
revenu, l'an 1106, de sa légation en France, il rentra dans ce mo-
nastère ; et l'abbé Otton étant mort le 1" d'octobre 1107, il fut élu
par les moines pour lui succéder. Pascal II, étant venu ensuite au
Mont-Cassin, dit en plein chapitre que Brunon n'était pas seulement
digne de remplir cette place, mais d'être à la sienne dans le Saint-
Siège. Toutefois, ayant reçu sa lettre touchant les investitures, il lui
écrivit qu'il ne pouvait plus souffrir qu'il fût tout ensemble évêque
et abbé; car saint Brunon était toujours évêque de Segni, et, quelque
instance qu'il eût faite pour être déchargé de cette église, le Pape
1 Apud Baron., an. llli.
S4 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIL— De 1106
n'avait jamais voulu admettre sa renonciation. Pascal II écrivit aussi
aux moines du Mont-Cassin, et chargea de la lettre Léon, évêque
d'Ostie, tiré de ce monastère, leur défendant de plus obéir à Bru-
non, et leur ordonnant d'élire un autre abbé. Alors Brunon assembla
leur communauté, et voulut leur donner pour abbé un de leurs con-
frères, nommé Pérégrin, son compatriote; mais ils lui dirent : Tant
que vous voudrez nous gouverner, nous vous obéirons comme à
notre père ; mais si vous voulez nous quitter, laissez-nous l'élection
libre. Brunon crut pouvoir se faire obéir par force, et fit venir des
gens armés qui surprirent les moines comme ils entraient à la messe,
demandant en furie qui étaient ceux qui ne voulaient pas faire la
volonté de Tabbé. Les moines, indignés, les mirent dehors; et
Tabbé, l'ayant appris, assembla les frères et leur dit : Je ne veux pas
être la cause d'un scandale entre vous et l'Église romaine ; c'est
pourquoi je vous rends le bâton pastoral que vous m'avez donné.
Aussitôt il le remit sur l'autel ; et, prenant congé des moines, il re-
tourna à son évêché, où il passa les quatorze ans qu'il vécut encore.
Il avait gouverné l'abbaye du Mont-Cassin trois ans et dix mois, et
son successeur fut Girard, qui la gouverna onze ans. Il existe un
grand nombre d'ouvrages, principalement des commentaires sur
l'Ecriture, de saint Brunon de Segni ^.
Léon, évêque d'Ostie, que Pascal II employa dans cette affaire,
était de Marsique, en Campanie, et entra dès l'enfance au Mont-Cassin,
où il embrassa la vie monastique. S'y étant distingué par sa doctrine
et par sa vertu, il devint bibliothécaire et doyen du monastère.
L'abbé Orderise, des comtes deMarsi, lui ordonna d'écrire la vie du
bienheureux abbé Didier, son prédécesseur, qui fut le pape Victor III.
Lui ayant demandé quelque temps après s'il l'avait fait, Léon lui
avoua qu'il n'avait pas même commencé, et lui représenta que di-
verses occupations l'en avaient détourné. Orderise promit de lui
donner du loisir, et lui ordonna d'écrire l'histoire entière du Mont-
Cassin depuis saint Benoît, marquant non-seulement la suite des
abbés et leurs actions, mais les acquisitions des domaines du mo-
nastère par les donations des empereurs et des princes, ou par d'au-
tres voies. Léon exécuta cet ordre avec beaucoup de gravité et de
candeur, se servant de quelques mémoires grossièrement écrits par
les moines précédents ; des histoires des Lombards, ainsi que de
celles des empereurs et des Papes, avec les anciens titres du mo-
nastère, qu'il rechercha soigneusement. De tous ces matériaux, il
composa la Chronique du Mont-Cassin. Il la divisa en trois livres,
* Chron. Cassin., 1. 4, c. 42.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 55
dont le premier commence à saint Benoît, le second à l'abbé Ali-
gerne, vers Tan 950 ; le troisième ne contient que l'histoire de l'abbé
Didier. En HOl, Léon de Marsique fut tiré du Mont-Gassin par Pas-
cal II, qui le fit cardinal-évêque d'Ostie ; il vécut au moins jusqu'en
1115, et eut pour successeur Lam.bert de Fagnan, depuis Pape sous
le nom d'Honorius II. La Chronique du Mont-Cassin fut continuée,
après la mort de Léon, par le diacre Pierre, bibliothécaire du même
monastère, né à Rome, de la première noblesse, et offert à la mai-
son dès l'âge de cinq ans, en 1115. Il ajouta un quatrième livre, qui
va de 1087 à 1138; mais son travail n'est pas aussi bien que celui
de Léon.
En France, l'évêque Gérard d'Angoulême, qui avait été nommé
légat du Saint-Siège en Aquitaine, ayant appris ce qui s'était passé
entre l'empereur et le Pape, se rendit aussitôt à Rome pour aller au
Secours de l'Église, et pour conférer avec les cardinaux sur ce qu'il
y avait à faire dans ces circonstances. Quoiqu'il voyageât à grandes
journées, il trouva déjà le Pape tenant le grand concile qu'il avait
indiqué. C'était celui de Latran. Il s'y trouva environ cent évêques,
dont deux français, savoir : Galon, évêque de Laon, député de l'ar-
chevêque de Bourges, et Gérard, évêque d'Angoulême. Le concile se
trouvait très-embarrassé. Le Pape reconnaissait qu'il avait mal fait
de céder les investitures à l'empereur ; mais, comme il avait promis
avec serment de ne pas l'excommunier pour cela, il ne voulait point
revenir sur salpromesse, et déclara que, si l'on ne trouvait pas d'autre
remède, il abdiquerait la papauté et se retirerait dans les îles Pon-
tiennes. Vainement on avait cherché ce remède, lorsque l'évêque
Gérard, ayant été interrogé là-dessus, fit voir qu'on pouvait très-
bien révoquer les investitures sans toucher au serment que le Pape
avait fait de ne pas excommunier l'empereur pour cela. Son avis
parut une inspiration du ciel et fit grand plaisir à tout le concile.
Voilà ce que rapporte l'historien contemporain des évêques et des
€omtes d'Angoulême *.
Un autre écrivain du même temps, Godefroi de Viterbe, secrétaire
de l'empereur, confirme ce fait. Il dit en effet que, le concile étant
assemblé, le Pape, voulant se faire justice à lui-même et se punir de
la faute qu'il avait faite, déclara qu'il était prêt à renoncer au ponti-
ficat, qu'il quitta en effet la chape et la mitre, en priant les Pères
d'ordonner de lui ce qu'il leur plairait ; mais que les Pères du con-
cile le pressèrent de reprendre les ornements de sa dignité, et se
contentèrent de déclarer que le privilège des investitures, ayant été
; 1 Labbe, Biblioth. nova, t. 2, p. 259.
56 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — Dell06
extorqué par violence, était nul et abusif, et Terapereur Henri V
ennemi de l'Église comme son père *.
Le concile commença le IS""^ jour de mars 1142. Le quatrième
jour on parla des guibertins, qui faisaient leurs fonctions, nonob-
stant leur interdit, prétendant en avoir la permission du Pape. Le
Pape dit : Je n'ai point absous généralement les excommuniés,
comme disent quelques-uns ; car il est certain que personne ne peut
être absous sans pénitence et satisfaction. Je n'ai point rétabli les
guibertins; au contraire, je confirme la sentence que l'Église a pro-
noncée contre eux.
Le cinquième jour, le Pape raconta à tout le concile comment il
, avait été pris par le roi Henri, avec des évêques, des cardinaux et
"^ beaucoup d'autres personnes; et comment il avait été forcé, contre
sa résolution, pour la délivrance des prisonniers, pour la paix du
peuple et la liberté de l'Église, de donner au roi, par écrit, une con-
cession des investitures, qu'il avait lui-même souvent défendues.
J'ai fait jurer, ajouta-t-il, par les évêques et les cardinaux, que je
n'inquiéterais plus le roi à ce sujet, et que je ne prononcerais point
d'anathème contre lui. Or, quoique le roi Henri ait mal observé son
serment, toutefois je ne l'anathématiserai jamais, et ne l'inquiéterai
jamais au sujet des investitures; lui et les siens aurontDieu pour juge
d'avoir rejeté nos avertissements. Mais quant à l'écrit que j'ai fait par
contrainte, sans le conseil de mes frères et sans leurs souscriptions,
je reconnais qu'il a été mal fait, et je désire qu'il soit corrigé, lais-
sant la manière de la correction au jugement de cette assemblée, afin
que l'Église ni mon âme n'en souffrent aucun préjudice. Tout le
concile résolut que les plus sages et les plus savants d'entre eux
délibéreraient mûrement sur ce sujet, pour rendre leur réponse le
lendemain.
Le sixième jour du concile, qui fut le dernier, le Pape commença
par se purger du soupçon d'hérésie, dont on accusait ceux qui approu-
vaient les investitures, et, pour cet effet, il fit sa profession de foi en
présence de tout le concile. Il y déclara qu'il recevait toutes les
saintes Écritures, tant de l'Ancien que du Nouveau Testament, les
quatre premiers conciles généraux et le concile d'Antioche, les dé-
crets des Papes, et principalement de Grégoire VH et d'Urbain H.
J'approuve, ajoute-t-il, ce qu'ils ont approuvé, je condamne ce qu'ils
ont condamné, je défends tout ce qu'ils ont défendu, et je persévé-
rerai toujours dans ces sentiments.
Ensuite Gérard d'Angoulême se leva au milieu de l'assemblée; et,
1 Baron., 1112.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 57
avec l'approbation du Pape et du concile, lut la sentence suivante :
Nous tous, assemblés en ce saint concile, condamnons, de l'autorité
de l'Église, par une censure canonique et par le jugement de TEsprit-
Saint, le privilège que la violence de Henri a extorqué du Pape, et
qui est moins un privilège qu'un pravilége. Nous défendons, sous
peine d'excommunication, de lui donner aucune force ni aucune
autorité. Nous le condamnons ainsi, parce qu'il est défendu dans ce
privilège de consacrer celui qui a été canoniquement élu par le peu-
ple et par le clergé, à moins qu'il n'ait auparavant reçu l'investiture
du roi : ce qui est contraire au Saint-Esprit et aux règlements des
canons.
Après cette lecture, tout le monde s'écria : Amen ! Amen! Ainsi
soit-il ! Ainsi soit-il ! Ce décret fut souscrit par tous les assistants.
Deux évêques, saint Brunon de Segni et Jean de Tusculum, et deux
cardinaux, quoiqu'ils fussent à Rome, n'assistèrent pas au concile;
mais ensuite, ayant lu la condamnation du privilège, ils y souscrivi-
rent comme les autres. L'évêque d'Angoulême, avec un cardinal, fut
chargé de demander à l'empereur la renonciation aux investitures,
et, en cas de refus, de lui notifier la sentence du concile. Gérard exé-
cuta sa commission avec une éloquence et une intrépidité merveilleu-
ses : le chancelier lui servit d'interprète devant l'empereur ; toute la
cour impériale en fut dans le tumulte ; l'archevêque de Cologne, chez
qui logeait Gérard et qui avait été son disciple en France, craignait
pour sa vie, et lui dit : Maître, vous avez causé un grand scandale
dans notre cour. A vous le scandale, répliqua Gérard, à moi l'Evan-
gile ! Cependant l'empereur finit par congédier l'évêque Gérard avec
de grands présents *.
Il est probable que ce fut par ces deux légats que le Pape envoya
une lettre, adressée à l'empereur Henri et à ses successeurs, où il
dit : La loi divine et les saints canons défendent aux évêques de s'oc-
cuper d'affaires séculières ou d'aller à la cour, si ce n'est pour déli-
vrer les condamnés et les autres qui souffrent oppression. Mais dans
votre royaume, on contraint les évêques et les abbés mêmes à porter
les armes; ce qui ne se fait guère sans commettre des pillages, des
sacrilèges, des incendies et des homicides. Les ministres de l'autel
sont devenus les ministres de la cour, parce qu'ils ont reçu des
rois des villes, des tours, des duchés, des marquisats, des droits de
monnaie et d'autres biens appartenant à l'État ; d'oii est venue la
coutume de ne point sacrer les évêques qu'ils n'aient reçu l'investi-
ture de la main du roi. Même du vivant des évêques, on a donné
» Labbe, Biblioth. nova, t. 2, p. 269.
58 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
Finvestiture à d^autres. Ces désordres et d'autres en grand nombre
ont excité nos prédécesseurs, Grégoire et Urbain II, d'heureuse mé-
moire, à condamner en plusieurs conciles ces investitures par la
main laïque, sous peine de déposition pour ceux qui les reçoivent,
et d'excommunication pour ceux qui les donnent, et cela d'après ce
canon des apôtres : Si quelqu'un, se servant des puissances du siècle,
obtient par elles une église, il sera déposé et excommunié, ainsi que
tous ceux qui communiquent avec lui. Nous donc, marchant sur
leurs traces, nous confirmons leur sentence dans le concile des évê-
ques. En conséquence, nous avons ordonné qu'on vous laissât, à
vous, notre cher fils Henri, qui êtes maintenant, par notre ministère,
empereur romain, et à votre royaume, tous les droits royaux qui
manifestement appartenaient au royaume du temps de Charles, de
Louis, d'Otton et de vos autres prédécesseurs. Nous défendons aussi
aux abbés d'usurper les droits royaux, ni de les exercer que du con-
sentement des rois ; mais les églises, avec leurs oblations et leurs
domaines, demeureront libres, comme vous avez promis à Dieu au
jour de votre couronnement. Le Pape raconte ensuite la manière
dont il fut arrêté par les gens de l'empereur; mais la lettre ne nous
est pas parvenue entière *.
Dans le même temps, on tint, dans les différentes parties de l'É-
glise, plusieurs autres conciles, où l'on procéda avec plus de vigueur ;
non content de déclarer abusif le privilège que l'empereur avait extor-
qué au Pape, on anathématisa l'empereur lui-même. Conon, qui
était alors légat en Palestine, se distingua le plus par son zèle à venger
les outrages faits à l'Église en la personne de son chef. Il avait été
un des premiers solitaires ou chanoines de la forêt d'Arouaise. Son
mérite le fit ensuite élever à l'évêché de Préneste, et Pascal l'avait
envoyé comme légat dans le royaume de Jérusalem. Dès qu'il eut
appris ce qui s'était passé à Rome, la perfidie avec laquelle le Pape
avait été trahi, les indignes traitements qu'avaient soufferts les cardi-
naux, etles violences qu'on avait exercées contre la noblesse romaine,
il assembla un concile à Jérusalem, où, d'après l'avis de cette église,
il prononça une sentence d'excommunication contre l'empereur, au-
teur de ces attentats ; puis, volant au secours de l'Église, il se mit en
marche pour retourner à Rome, et, sur la route, il assembla des con-
ciles en Grèce, en Hongrie, en Saxe, en Lorraine et en France 2.
Gui, archevêque de Vienne et légat du Saint-Siège, tint à ce même
sujet un concile, où se trouvèrent, entre autres évêques, saint Hugues
de Grenoble et saint Godefroi d'Amiens. On y porta le décret sui-
1 Epist. Tl. Labhe, t. 10. — 2 Uisperg., an. 1116.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. , 59
vant : Nous jugeons, suivant l'autorité de l'Église romaine, que Tin-
vestiture des évêchés, des abbayes et de tous les biens ecclésiastiques,
de la main laïque, est une hérésie. Nous condamnons, par la vertu
du Saint-Esprit, l'écrit ou le privilège que Henri, roi des Teutons, a
extorqué par violence au seigneur pape Pascal ; nous le déclarons
nul et odieux. Nous excommunions ce roi qui, venant à Rome sous
ombre d'une paix simulée, après avoir promis au seigneur Pape,
par serment, la sûreté de sa personne et la renonciation aux inves-
titures, après lui avoir baisé les pieds et la bouche, l'a pris en tra-
hison, comme un autre Judas, dans la Chaire apostolique, devant le
corps de saint Pierre, avec les cardinaux, les évêques et plusieurs
autres nobles romains ; qui, l'ayant emmené dans son camp, l'a dé-
pouillé des ornements pontificaux, traité avec mépris et dérision, et
a extorqué de lui, par violence, cet écrit détestable. Nous Tanathé-
matisons et le séparons du sein de l'Église, jusqu'à ce qu'elle re-
çoive de lui une pleine satisfaction. Saint Hugues de Grenoble fut le
principal auteur de cette excommunication.
Ce coup était d'autant plus hardi, que Vienne, à cause du royaume
■de Bourgogne, appartenait à Henri, et que ses ambassadeurs se
trouvaient au concile avec des lettres favorables du Pape ; de plus.
Gui de Vienne était parent de l'empereur. Ce nonobstant, le concile
écrivit au Pape en ces termes : « Nous nous sommes assemblés à
Vienne, suivant l'ordre de votre sainte Paternité; et là, aidés par la
grâce de l'Esprit-Saint, nous avons soigneusement traité des inves-
titures, de la capture de votre personne et des vôtres, des parjures
du roi et de ce très-mauvais pacte ou privilège qu'il a extorqué de
Votre Majesté. Il s'y est trouvé des députés du roi, avec des lettres
adressées à lui, de votre part, où vous lui témoignez désirer la paix et
l'union avec lui ; et le roi disait qu'elles lui avaient été envoyées, de
votre part, depuis le concile que vous avez tenu à Rome au carême
dernier. Quoique nous en fussions surpris, toutefois, nous sou-
venant des lettres que vous nous aviez adressées, à votre légat Gé-
rard d'Angoulême, et à notre humilité, touchant la persévérance
dans la justice pour éviter la ruine de l'Église et de notre foi, nous
avons procédé canoniquement. En conséquence, sous la dictée de
l'Esprit-Saint, nous avons jugé que toute investiture d'une chose de
l'Église, par la main laïque, est une hérésie. Nous avons condamné
cet écrit que le roi a extorqué de votre simplicité. Enfin, nous avons
nommément, solennellement et unanimement anathématisé le roi
lui-même,
« Et maintenant, seigneur Père, nous supplions Votre Majesté de
confirmer solennellement, par l'autorité apostolique, ce que nous
60 HISTOIRE DNIVERSELLE [Liv. LXVII.— De 1106
avons fait pour la foi de la sainte Église, pour Thonneur de Dieu et
le vôtre. Daignez nous en envoyer des preuves par des lettres pa-
tentes, que nous puissions nous faire passer les uns aux autres, afin
que notre joie soit complète. Et parce que la plupart des seigneurs
du pays et presque tout le peuple sont de notre sentiment, enjoi-
gnez-leur, pour la rémission de leurs péchés, de nous prêter secours,
s^il est besoin. Nous représentons encore à Votre Piété, avec le res-
pect convenable, que, si vous confirmez notre décret, et si vous vous
abstenez désormais de recevoir de ce cruel tyran, ou de ses envoyés,
des lettres ou des présents, et même de leur parler, nous serons,
comme nous devons, vos fils et vos fidèles serviteurs. IWais si, ce
que nous ne croyons nullement, vous prenez un autre chemin, ce
sera vous. Dieu nous en préserve ! qui nous rejetterez de votre
obéissance. » Nonobstant cette menace, le Pape confirma les décrets
du concile de Vienne par une lettre du âO""^ d^octobre, où il dit ces
paroles : Quand la tête est affligée de quelque maladie, tous les
membres doivent unir tous leurs efforts pour Ten délivrer entiè-
rement 1.
Jean ou Josceran, archevêque de Lyon, successeur de Hugues,
tint, sur le même sujet, un concile dans la ville d'Anse, dont nous
n'avons pas les actes. Il y invita, en qualité de primat, les évêques
de la province de Sens. Mais Tarchevêque de cette ville, qui avait
toujours de la peine à reconnaître la primatie de Lyon, principale-
ment à cause que Lyon était du royaume de Bourgogne, et Sens du
royaume de France, convoqua séparément ses sutfragants; et ils
adressèrent une lettre synodique à l'archevêque de Lyon, pour
s'excuser de ce qu'ils ne se rendaient pas à son concile.
Vous nous avez invités, disent-ils, en vertu du droit de votre pri-
matie, de nous trouver à votre concile d'Anse, pour y traiter de la
foi et des investitures. Ce n'est point par mépris que nous ne nous
y rendons pas. Nous craignons de passer les bornes marquées par
nos pères. Car il est contre les anciennes règles, que l'évêque d'un
premier siège invite les évêques d'un autre à un concile hors de leur
province; à moins que le Pape ne l'ordonne, ou qu'une des éghses
de la province n'en appelle au primat pour une cause qui n'aurait
pu être terminée dans la province. D'ailleurs, vous voulez, dans ce
concile, traiter des investitures, que quelques-uns mettent au nombre
des hérésies. Par là, vous découvrirez plutôt la honte de votre père,
que vous ne pourrez la couvrir en jetant un manteau dessus. Car ce
que le Pape a fait pour éviter la ruine du peuple, la nécessité l'y a
< Labbe.t. 10, p. 784-786
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 61
contraint, et la volonté n'y a point eu de part. Ce qui paraît en ce
qu'aussitôt après être sorti du danger il a continué de défendre ce
qu'il avait défendu, et d'ordonner ce qu'il avait ordonné auparavant,
ainsi qu'il l'a écrit à quelques-uns de nous, quoique le danger lui ait
fait accorder quelque mauvais écrit à des hommes pervers.
C'est ainsi que saint Pierre a expié la faute qu'il avait faite en re-
niant son Maître, et le pape Marcellin, celle qu'il avait commise en
donnant de l'encens aux idoles. Que si le Pape ne traite pas encore
le roi des Allemands avec la sévérité qu'il mérite, il en use ainsi par
économie et suivant l'avis de personnes sages, qui conseillent de
courir un moindre danger pour en éviter un plus grand. Nous
croyons encore qu'il ne convient pas que nous nous trouvions à des
conciles où nous ne pouvons juger et condamner les personnes dont
il s'agit. Nous voulons nous abstenir de parler contre le Pape. Si, en
accordant les investitures au roi d'Allemagne, il paraît avoir fait
quelque chose contre ses décrets et contre ceux de ses prédécesseurs,
la charité filiale nous porte à l'excuser, puisqu'il l'a fait par subrep-
tion et par nécessité.
Quant à ce que quelques-uns nomment les investitures une hé-
résie, ils se trompent, puisqu'il n'y a pas d'hérésie qui ne soit une
erreur dans la foi . Or l'investiture, dont on fait tant de bruit, est
dans l'action, dans les mains de celui qui donne ou qui reçoit. Les
mains peuvent bien faire le bien ou le mal ; mais elles ne peuvent
croire ni errer dans la foi. Cependant, si un laïque était assez insensé
pour croire qu'en donnant le bâton pastoral il donne un sacrement
ou une chose sacramentelle, nous le jugeons hérétique, non à cause
de l'investiture manuelle, mais à cause de sa présomption. Néan-
moins, si nous voulons appeler les choses par leur nom, on peut
dire que l'investiture donnée par les laïques est une usurpation sa-
crilège des droits de l'Eglise. Il faut retrancher ces abus, quand on
le peut sans faire un schisme. Quand on ne le peut point sans causer
un schisme, il faut souffrir en réclamant avec discrétion *.
Cette lettre fut écrite au nom de Daimbert de Sens, d'Yves de
Chartres, de Gualon de Paris, de Jean d'Orléans et des autres évê-
ques de la métropole de Sens. On y reconnaît le style et les senti-
ments d'Yves de Chartres touchant les investitures.
L'archevêque de Lyon fit à cette lettre une réponse qu'il adressa
à Daimbert de Sens. Il lui marque d'abord qu'il n'a point prétendu
l'appeler hors de sa province, puisque le concile était indiqué dans
la première Lyonnaise, qui n'est point une province étrangère aux
1 Labbe, t. 10, p. 786.
62~ HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
autres Lyonnaises; que les primats ont droit de convoquer des con-
ciles dans rétendue de leur primatie, comme les métropolitains dans
le district de leurs provinces.
Il ajoute : Nous ne pouvons assez admirer par quelle raison vous
prétendez soustraire plusieurs personnes au jugement de TÉglise.
Si vous mettez de ce nombre les rois et les empereurs, nous vous
renvoyons au grand Constantin. Blâmez-vous la conduite de saint
Ambroise, qui a excommunié l'empereur Théodose? Faites-vous le
procès à Grégoire VII, qui a condamné le roi Henri pour ses crimes?
Vous avez tort de craindre que nous ne découvrions la honte de no-
tre père ; mais plût à Dieu qu'il souffrît lui-même que nous cachas-
sions cet opprobre, ainsi que nous le voudrions bien. Vous dites
que les temps sont fâcheux, que les ennemis de TÉglise sont en grand
nombre, pour en conclure qu'il ne faut rien faire ! C'est comme si
vous nous exhortiez à être courageux contre les lâches et à être ti-
mides contre ceux qui résistent, à être hardis dans la paix et à fuir
dans la guerre.
Quant à ce que vous trouvez mauvais qu'on compte les investitu-
res au nombre des hérésies, vous ne me paraissez pas assez bien
prouver ce que vous avancez à ce sujet : car, quoique la foi catholique
et l'erreur en matière de foi soient dans le cœur, cependant nous
ne laissons pas de distinguer le catholique de l'hérétique par les
œuvres ; et quoique, à proprement parler, l'investiture extérieure ne
soit pas une hérésie, il est indubitable que c'en est une de croire et
de soutenir que les investitures soient licites ^. .
Geoffroi, abbé-cardinal de Vendôme, ayant appris ce qui s'était
passé, écrivit au Pape avec une grande liberté. Vous savez. Saint
Père, lui dit-il, que la barque de Pierre a porté en même temps Pierre
et Judas; et que, tandis qu'elle a eu Judas, elle a toujours été tour-
mentée de la tempête, et n'a joui du calme qu'en rejetant Judas de
son sein. Or, puisqu'un autre Judas s'élève de nos jours contre l'E-
glise pour lui enlever sa foi, sa chasteté et sa liberté, il faut que la
foi de saint Pierre, qui n'est point sujette à se tromper, brille encore
dans son Siège et défende sa barque du naufrage. Ensuite, après un
bel éloge du courage de saint Pierre et de saint Paul, qui sont, dit-
il, à présent dans la gloire, où ils attendent leurs successeurs, l'abbé
de Vendôme ajoute : Que celui qui est aujourd'hui assis sur leur
Siège, et qui, faute d'imiter leur courage, s'est rendu indigne de leur
honneur, efface ses péchés par ses larmes, comme un autre Pierre ;
qu'il corrige ce que la crainte de la mort et la faiblesse de la chair lui
1 Labbe, t. 10, p. 790.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 63
ont fait faire. S'il dit qu'il n'a rien fait que pour sauver la vie de ses
enfants, c'est une vaine excuse, puisque, loin de les sauver, il a mis
obstacle à leur salut. Geoffroi ajoute que celui qui accorde ou com-
mande les investitures détruit la foi, la chasteté et la liberté de l'É-
glise ; et que, s^il ne se corrige, il ne doit pas être regardé comme un
membre du corps de l'Église, fût-il un pasteur. C'était dire au Pape
que, s'il ne révoquait le privilège des investitures, on le regarderait
comme un membre retranché de l'Église *.
Hildebert, évêque du Mans, écrivit avec un zèle plus respectueux
et fit paraître, à Toccasion de la détention du Pape et de ce qui s'é-
tait ensuivi, son tendre attachement pour le Saint-Siège. Dès
qu'il eut appris que Pascal était prisonnier, il écrivit en ces termes
à un de ses amis : Que les yeux de ceux que la charité rend sensibles
à la douleur de leur chef versent des larmes. La pourpre des mar-
tyrs orne encore l'Église dans sa vieillesse. La fureur des persé-
cuteurs renaît, et, par la mort précieuse des enfants de Dieu, elle
semble vouloir éteindre les restes du monde. Rome et le Siège apo-
stolique sont en proie au pillage et à la cruauté des Allemands. Le
Pape est conduit en captivité, et la tiare pontificale est foulée aux
pieds des méchants ; la Chaire de la sainteté, à laquelle toutes les na-
tions étaient soumises, est renversée ; notre chef est coupé, et les au-
tres membres du corps ne se dessèchent point de douleur ! Le géné-
ral de l'armée du Christ est prisonnier : comment le soldat tiendra-t-il
ferme ? Bon Jésus, où est la vérité de votre promesse, si vous ne de-
meurez pas éternellement avec votre Église, ou qu'a servi votre prière,
si la foi de Pierre vient à défaillir ? Confirmez, Seigneur, confirmez
la foi de votre Église, pour laquelle vous avez prié.
Hildebert, parlant dans la même lettre de l'empereur Henri, dit
que ce prince a rendu son nom fameux par deux grands prodiges,
ou plutôt par deux grands crimes, qu'on n'a jamais vus réunis que
dans lui seul : car, ajoute-t-il, où trouver quelque autre qui ait fait
prisonnier et son père spirituel, et son père selon la chair ? Heureux
le pape Pascal, qui a si dignement gouverné le Siège apostolique,
qu'il a mérité de souffrir comme les apôtres ! On n'est pas membre
d'un tel chef, on n'est pas fils d'un tel père quand on ne souffre pas
avec lui et qu'on ne ressent pas les outrages qui lui sont faits 2.
Ce saint évêque du Mans n'en demeura pas là. Ayant appris que
plusieurs catholiques se soulevaient contre le pape Pascal au sujet
des investitures qu'il avait accordées, il écrivit une apologie pour la
défense du souverain Pontife. Après avoir donné de grandes louanges
' L. 1, epist. 7, t. 3. Opéra Sirmond. — ' L. 2, epist. 21.
64 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIL— De 1106
à Pascal, il ajoute : Mais comme le monde n'est que malice et qu^il y
a des esprits envieux et des cœurs pleins d'amertume, on ne man-
quera pas de me dire : Vous élevez jusqu'au ciel celui que nous
avons vu trembler avant le combat, se rendre plutôt que de donner
son sang, faire un traité honteux avec l'ennemi, déserter, quitter les
armes et aller se cacher. Le courageux athlète, qui ne sait ni com-
battre ni vaincre ! Tâchons de confondre les ennemis de la justice, qui
tiennent ces discours. Si le pape Pascal s'est hvré aux impies pour
la justice et pour l'Église, s'il a présenté sa tête au glaive, qu'a-t-il
pu faire de plus saint et de plus courageux? A-t-on jamais accusé
un capitaine de lâcheté, parce qu'il s'est exposé aux coups pour ses
soldats ? Si le Pape a cédé dans la suite ; s'il a paru fuir, afin d'arrê-
ter la main levée pour frapper ses citoyens ; s'il a suspendu ses coups
en accordant ce qu'on demandait, en faisant une trêve jusqu'à ce
qu'il eût réparé les murs de la ville et dressé ses machines, qu'y
a-t-il de plus prudent? Hildebert loue ensuite le Pape de ce qu'ayant
voulu renoncer au souverain pontificat il n'avait remonté sur son
Siège qu'après y avoir été contraint par les prières et les larmes du
clergé et du peuple romains. Touchant les investitures accordées par
Pascal, il dit qu'il est de la prudence de celui qui gouverne de por-
ter ou d'abroger les lois selon les conjonctures; que nous devons in-
terpréter en bonne part ce que font les supérieurs, quand nous ne
savons pas pourquoi ils le font; que ce n'est point aux brebis à re-
prendre le pasteur ; qu'après tout^ le pape Pascal a annulé, dès qu'il
a été libre, ce qu'il avait fait par force dans les fers, et qu'il avait
paru comme un athlète, lequel, après avoir reçu quelques blessures,
retourne au combat avec plus de courage et plus de précaution *.
Yves de Chartres écrivit aussi au Pape une lettre pour lui marquer
la part qu'il prenait aux outrages qu'il avait reçus, et l'assurer qu'il
n'avait cessé de s'adresser à celui qui avait soutenu Pierre marchant
sur les flots, et délivré Paul trois fois du naufrage, pour le prier de
calmer au plus tôt la violente tempête qui s'était élevée contre la
barque de saint Pierre ^.
L'épiscopat tout entier se levait ainsi comme un seul homme, en
Italie et en France, pour venger l'Église et son chef contre les ou-
trages du roi des Allemands. En Allemagne même on vit quelque
chose de plus surprenant encore.
L'homme qui avait toute la confiance de l'empereur Henri V, et
qui, plus que tout autre, l'avait poussé à persécuter l'Église romaine
et à jeter le Pape dans les fers, c'était le chancelier Albert. En 1 H J ,
1 L. 2, epist. 22. — « Yvon. epist. 227.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 6S
il reçut, pour salaire de son iniquité, l'archevêché de Mayence ; mais,
en lu 2, voyant que le privilège extorqué au Pape était condamné
de tout le monde, et l'empereur excommunié par Tarchevêque de
Vienne et par la plupart des autres évêques, Albert devint tout à
coup un autre homme. Il se déclara pour TÉglise contre Pempereur.
Celui-ci, l'ayant découvert, le fit arrêter dès la même année, et le
retint trois ans dans une étroite et dure prison.
A la Toussaint 1115, l'empereur indiqua une cour plénière à
Mayence. Les citoyens, profitant de l'occasion, vinrent tout d'un
coup en armes environner le palais ; quelques-uns même se jetèrent
dans la cour en ■ furie, et tous demandèrent avec de grands cris la
liberté de leur prélat. L'empereur fut obligé de leur promettre ce
qu'ils demandaient et d'en donner des otages, puis il sortit de la
ville. Peu de jours après, il rendit la liberté à l'évêque, qui était si
exténué des mauvais traitements qu'il avait soufferts dans sa prison,
qu'il ne lui restait que la peau et les os. Albert se rendit à Cologne,
pour être sacré par le légat Dietrich ; mais ce prélat étant mort en
chemin, il fut sacré au même lieu, le jour de Saint-Étienne, 26 dé-
cembre 1115, par saint Otton, évêque de Bamberg*.
La Grèce elle-même prit fait et cause pour le chef de l'Église.
L'empereur Alexis de Constantinople, ayant appris ce qui s'était
passé entre le Pape et l'empereur Henri, envoya à Rome une am-
bassade de personnes considérables, pour témoigner qu'il était
sensiblement affligé de la détention du Pape et des mauvais traite-
ments qu'il avait soufferts. Il louait et remerciait les Romains d'avoir
résisté à Henri, et ajoutait que, s'il les trouvait aussi bien disposés
qu'on le lui avait mandé, il irait à Rome lui-même, ou son fils Jean,
recevoir la couronne de la main du Pape, comme les anciens empe-
reurs. Les Romains lui mandèrent par ses ambassadeurs qu'ils étaient
prêts à le recevoir ; et au wois de mai de la même année 1412, ils
choisirent environ six cents hommes, qu'ils envoyèrent à l'empereur
pour le conduire. Avec eux l'abbé du Mont-Cassin, où ils se réuni-
rent, envoya ses députés pour offrir à Fempereur ses services et la
communauté de prières. L'empereur de Constantinople le mit dès
lors au nombre de ses amis, et lui manda de venir à sa rencontre
jusqu'à Durazzo, pour l'accompagner à Rome, lorsqu'il irait y rece-
voir la coOTonne impériale 2. : '
On ne voit pas que cette négociation ait eu aucune suite. Seule-
ment l'empereur Alexis demeura en communion de prières avec les
religieux du Mont-Cassin, auxquels il envoyait souvent des présents en
» Ursp., an. 1115. —2 Chron. Cass., 1. 4, c. 48.
XV.
i
6ô HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIl. — De 1106
rhonneur de saint Benoît. Il étendait même ses libéralités sur beau-
coup d'autres églises d'Occident, même dans les Gaules. Dans le
nombre était lede monastère Clugni, auquel il soumit le monastère
de Civitot dans la Bithynie. On voit, par tous ces faits, que l'empe-
reur Alexis Comnène était sincèrement catholique et dans la com-
munion de rÉglise romaine. On doit en dire autant de Jean Comnène,
son fils et son successeur ; car il existe une lettre où Tabbé de Clugni
le reçoit en communion de prières et de bonnes œuvres de sa con-
grégation, à l'égal des rois de France, d'Angleterre, d'Espagne, de
Germanie, de Hongrie, et des empereurs romains eux-mêmes *.
L'empereur Alexis, dans plus d'une occasion, montra un grand
zèle pour la vraie foi. Depuis longtemps une nouvelle secte de ma-
nichéens répandait le venin de son hérésie dans l'empire grec. Leur
chef était Basile, Bulgare de nation. Sa secte prenait le nom debo-
gomiles, qui, dans la langue slavonne, qu'on parlait en Bulgarie,
désignait ceux qui implorent la miséricorde de Dieu, parce qu'ils
murmuraient toujours quelque prière. Ils rejetaient les livres de
Moïse et le Dieu dont il y est parlé ; cependant ils avaient pour- le
psautier une grande estime. Quoique, pour séduire les simples, ils
feignissent de croire au Père, au Fils et au Saint-Esprit, ils ne con-
fessaient la Trinité que de paroles, attribuant au Père seul tous les
trois noms, et disant que le Fils et le Saint-Esprit n'existaient que
depuis l'an du monde 5500. Selon eux, le Père avait engendré le
Fils, le Fils le Saint-Esprit, et le Saint-Esprit Judas le traître et les
onze apôtres. Outre ce fils, Dieu en avait eu auparavant un autre,
nommé Satanaël, qui, s'étant révolté contre Dieu avec les anges, fut
chassé du ciel ; il fit un second ciel pour lui servir de demeure, créa
le firmament et le reste des créatures visibles, trompa Moïse, le peuple
juif, et lui donna la loi : c'est ce Satanaël dont Jésus-Ghrist est venu
détruire la puissance ; il l'a en effet renfermé dans l'enfer, et, ayant
retranché une syllabe de son nom, qui était angélique, il a voulu
qu'il s'appelât Satanas. Les bogomiles disaient que l'incarnation du
Verbe, sa vie sur la terre, sa mort, sa résurrection n'avaient été
qu'en apparence et un jeu pour tromper Satanaël ; c'est pourquoi
ils avaient la croix en horreur. Ils rejetaient aussi l'Eucharistie, l'ap-
pelant le sacrifice des démons, et ne reconnaissaient d'autre commu-
nion que de demander le pain quotidien en disant le Pater. Ils ne
recevaient point d'autre prière, traitant tout le reste de multitude de
paroles qui ne sied qu'aux païens. Ils condamnaient tous les temples
matériels, disant que c'était l'habitation des démons, à commencer
* Apud Baron., an. 1118 et 1119.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. «7
par le temple de Jérusalem: aussi ne priaient-ils jamais dans les
églises. Ils rejetaient les saintes images et les traitaient d^idoles ;
comptaient pour réprouvés les évoques et les Pères de l'Église,
comme adorateurs de ces idoles ; traitaient de faux prophètes saint
Basile, saint Grégoire de Nazianze et les autres. Entre les empereurs,
ils ne tenaient pour orthodoxes que les iconoclastes, particulière-
ment Copronyme.
Ils traitaient tous les catholiques de pharisiens et de saducéens, et
les gens de lettres de scribes, à qui il ne fallait pas communiquer
leur doctrine. Les deux démoniaques qui habitaient dans des sépul-
cres signifiaient, selon eux, les deux ordres du clergé et des moines,
logés dans les églises où Ton garde les os de morts, c'est-à-dire les
reliques. Les moines étaient encore, selon eux, les renards qui ont
leurs tanières ; et les stylites, logés en Tair sur des colonnes, étaient
les oiseaux qui ont leurs nids, et que Dieu nourrit : car c'est ainsi
que les bogomiles prouvaient leur doctrine par des passages de
l'Ecriture tournés en allégories arbitraires. Fondés sur ces paroles :
Sauvez votre vie par toute sorte de moyens, qu'ils avaient ajoutées
à l'Évangile, ils se croyaient permis tout ce qui pouvait la sauver,
par conséquent de dissimuler leur mauvaise doctrine ; ce qui les ren-
dait très-difficiles à découvrir. Leur habit, semblable à celui des
moines, servait encore à les cacher et leur donnait moyen de s'insi-
nuer plus facilement pour communiquer leurs erreurs. Ils condam-
naient le mariage et défendaient l'union des sexes, comme s'ils n'a-
vaient point eu de corps. Us défendaient de manger de la chair ni
des œufs, ordonnaient de jeûner tous les mercredis et les vendredis ;
mais quand quelqu'un les invitait à manger ces jours-là, ils man-
geaient et buvaient comme des éléphants : ce qui faisait juger qu'ils
n'étaient pas plus retenus dans le reste. La princesse Anne Comnène
dit qu'elle eût voulu exposer leur hérésie, mais que la pudeur et la
bienséance de son sexe l'en empêchent, pour ne pas souiller sa
langue *.
Son père, l'empereur Alexis, voulut s'en instruire par lui-même
et en arrêter les progrès. Il se fit amener plusieurs bogomiles. Tous,
ils lui dirent que leur chef était Basile, qui, suivi de douze disciples
qu'il nommait ses apôtres, et de quelques femmes, allait partout
semant sa doctrine. Suivant Zonare, il avait été quinze ans à la com-
poser, et l'enseignait depuis cinquante-deux ans. L'empereur le fit
si bien chercher, qu'on le trouva enfin, et il lui fut présenté. C'était
un vieillard de grande taille, le visage mortifié, la barbe claire, vêtu
^^^ Âxm.Comn., A lexîas.
68-, HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
en moine comme les autres. L^empereur se leva de son siège pour le
recevoir, le fit asseoir et même manger à sa table, feignant de vou-
loir être son disciple, lui et son frère Isaac Comnène, et disant qu'ils
recevraient tous ses discours comme des oracles, pourvu qu'il voulût
bien prendre soin du salut de leurs âmes. Basile, très-exercé à dissi-
muler, résista d'abord ; mais il se laissa surprendre aux flatteries des
deux princes, qui jouaient ensemble cette comédie. Il commença
donc à expliquer sa doctrine et à répondre à leurs questions. C'était
dans un appartement reculé du palais ; et Tempereur avait placé,
derrière un rideau, un secrétaire qui écrivait tout ce que disait le
vieillard. Il ne dissimula rien et expliqua à fond toutes ses erreurs.
Pendant que l'hérésiarque triomphait d'étaler tant d'impiétés,
l'empereur lève le masque ; et, quittant le rôle de catéchumène, il
ouvre la porte au patriarche Nicolas, aux principaux du clergé et
du sénat, qui s'étaient rendus sans bruit dans une salle voisine. Ils
entrent avec la garde impériale. L'empereur fait lire à haute voix
toutes les horreurs que Basile venait de débiter. L'hérésiarque, se
voyant pris sur le fait, cherche sa ressource dans l'impudence ; il en-
treprend de justifier ses dogmes, et proteste que, pour les soutenir,
il est prêt à souffrir la mort la plus cruelle. C'était un des articles de
foi des bogomiles, qu'ils n'avaient rien à craindre des plus rigou-
reux suppUces, et que, fussent-ils au miheu des flammes, les anges
s'empresseraient de les en délivrer comme les trois enfants de la
fournaise de Babylône. Basile demeura donc inflexible, malgré les
exhortations des catholiques, de ses propres disciples et de l'empe-
reur, qui le faisait souvent venir de la prison pour lui parler. Ce
prince fit chercher partout les disciples de l'hérésiarque, principa-
lement ses douze apôtres, et s'efforça de les convertir, mais inutile-
ment ; seulement on découvrit que le mal s'étendait loin, et qu'il
avait infecté de grandes maisons et beaucoup de peuple. Enfin l'em-
pereur les condamna tous au feu.
Mais entre ceux qui avaient été pris comme bogomiles, un grand
nombre niaient qu'ils le fussent, et détestèrent cette hérésie. C^'est
pourquoi l'empereur, qui connaissait leur dissimulation, s'avisa d'un
stratagème pour découvrir les vrais catholiques. Dans une des plus
grandes places de Constantinople, il s'assit sur son trône, accom-
pagné du sénat, du clergé et des plus estimés d'entre les moines.
Puis il fit amener tous ceux que l'on accusait d'être bogomiles, et
dit : Il faut allumer aujourd'hui deux bûchers : devant l'un on plan-
tera une croix, et celui-là sera pour ceux qui se prétendent catho-
Uques, car il vaut mieux qu'ils meurent innocents que de vivre avec
la réputation d'hérétiques et de causer du scandale ; l'autre bûcher
à 1125de l'èiechr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 69
sera pour ceux qui se confessent bogomiles. L'empereur parlait
ainsi, parce qu'il savait que les bogomiles avaient la croix en hor-
reur. Les deux bûchers furent allumés, et il accourut un grand
peuple à ce spectacle. Les accusés^ croyant qu'il n'y avait pas moyen
d'échapper, prirent chacun leur parti, et le peuple murmurait contre
l'empereur, dont il ne connaissait pas l'intention. Maison arrêta, par
son ordre, tous ceux qui se présentaient devant le bûcher de la
croix, et il les renvoya avec beaucoup de louange. Il fit mettre en
prison les autres, et les apôtres de Basile séparément; chaque jour
il en faisait venir quelques-uns pour les instruire, soit par lui-même,
soit par des ecclésiastiques choisis. Il y en eut qui se convertirent
et furent mis en liberté; d'autres moururent en prison, obstinés dans
leur hérésie.
Basile, comme hérésiarque et impénitent, fut jugé digne du feu
par le clergé, les moines choisis et le patriarche même. L'empereur
y consentit; et, après lui avoir encore parlé plusieurs fois inutile-
ment, il fît allumer un grand bûcher au milieu de l'hippodrome.
On planta une croix de l'autre côté, et on donna le choix à Basile
de s'approcher de l'un ou de l'autre. Quand on l'eut amené et qu'il
vit le bûcher de loin, il s'en moquait et disait que les anges l'en
retireraient. Il citait ces paroles du psaume : Il n'approchera pas
de toi, seulement tu le verras de tes yeux. Mais quand il vit de plus
près cette flamme horrible s'élever aussi haut que l'obélisque de
l'hippodrome, et quand il sentit la chaleur, il commença à trembler
de tous ses membres, se pliant et se redressant tour à tour, battant
des mains, se frappant la cuisse, tournant les yeux en arrière; mais,
dès qu'il apercevait la Croix, il les retournait vers le bûcher, ayant
plus d'horreur de la croix que du supplice. L'empereur voulut pro-
fiter de son effroi pour amollir la dureté de son cœur; il lui fit en-
core promettre sa grâce, si, dans ce moment terrible, il abjurait ses
erreurs. Mais Basile, comme hors de sens, était sourd à ses instances
salutaires, levant quelquefois la face vers le ciel, comme attendant
les anges qui devaient le secourir. On lui arracha son manteau,
qu'on jeta au feu; et, quoiqu'il eût été consumé aussitôt, l'illusion
de ce malheureux était si étrange, qu'il s'écria : Le voyez-vous qui
s'envole au ciel sans avoir reçu aucune atteinte? Alors l'empereur
le fit jeter dans les flammes, qui le dévorèrent en un instant. Comme
on avait tiré de prison ses sectateurs pour les rendre témoins du sup-
plice, le peuple demandait à grands cris qu'on les traitât comme
leur maître. Quelques assistants même mettaient déjà la main sur
eux et les traînaient au bûcher. L'empereur arrêta cette violence
et les fit reconduire dans leurs prisons, où il ne cessa de leur fournir
70 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv.LXVII. — De 1106
libéralement tout ce qui est nécessaire à la vie. Pour étouffer cette
erreur, il fît composer par un moine fort savant, nommé Euthymius
Zigabène, un ouvrage dans lequel, après une réfutation de toutes
les hérésies depuis le commencement de l'Église, l'auteur combat
celle des bogomiles. Ce livre, sous le titre de Panoplie dogmatique,
s'est conservé jusqu'à nos jours *.
Le patriarche Nicolas ne survécut pas longtemps à la condamna-
tion de Basile. 11 mourut l'année suivante, Hll, dans une grande
vieillesse, après vingt-sept ans de patriarcat. L'empereur l'honora
de magnifiques funérailles, et lui donna pour successeur le diacre
Jean de Chalcédoine, ainsi nommé parce qu'il avait vécu longtemps
dans cette ville, dont son oncle paternel était évêque. Il tint le siège
de Constantinople vingt-trois ans. 11 était fort versé dans les lettres
sacrées et profanes. Ce fut l'empereur qui le nomma et l'intronisa
lui-même dans l'église de Sainte-Sophie.
Outre les bogomiles, l'empereur Alexis s'appliqua encore, sur la
tin de son règne, à rechercher et à convertir d'autres hérétiques
semblables. C'étaient les pauliciens, que l'empereur Jean Zimiscès
avait autrefois transportés d'Asie en Thrace, aux environs de Philip-
popolis, pour défendre cette frontière contre les incursions des
Scythes. Mais ces manichéens, nourris dans l'indépendance, revin-
rent bientôt à leur naturel. Ils pervertissaient les catholiques du
pays, les pillant et les tyrannisant, et il s'y mêla encore d'autres
hérétiques, arméniens et jacobites. L'empereur Alexis ayant soumis
les pauliciens, partie de for ce, partie sans combat, entreprit de les
convertir. Il conférait avec eux depuis le matin jusqu'au soir, et
quelquefois bien avant dans la nuit, accompagné d'Eustrate, évêque
de Nicée, et de celui de PhiUppopolis : le césar Nicéphore Bryenne,
gendre de l'empereur, assistait à ces disputes. Plusieurs de ces ma-
nichéens se convertirent et se firent baptiser; mais leurs trois chefs,
Couléon, Cousin et Pholus, ne se rendaient point et reprenaient la
dispute l'un après l'autre. L'empereur, désespérant de les persua-
der, les envoya à Constantinople, oii il les fit enfermer. Cependant
il demeurait sur les lieux, où il en convertissait tantôt cent par jour,
tantôt davantage, et enfin des villes et des villages entiers. 11 donna
aux habitants les plus considérables des emplois dans ses troupes,
et, pour le petit peuple, il le rassembla dans une ville qu'il fonda
de nouveau, et il leur donna des terres à cultiver. Quand il fut de
retour à Constantinople, il recommença à disputer avec les trois
chefs des pauliciens : Couléon se convertit, les deux autres demeu-
1 Euihym. Zigab., Panop/., tit. 23. Ann. Comn., 1. 15. Zonar., 1. 16.
à 1125 de l'ère Chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. H
rèrent opiniâtres, et furent condamnés à une prison perpétuelle *.
Nous avons plusieurs constitutions d'Alexis Comnène touchant
les matières ecclésiastiques. La première, du mois de septembre 1086,
par laquelle il confirme celle de l'empereur Isaac Comnène, son
oncle, qui réglait le droit canonique des évêques et les droits d'or-
dination; car, chez les Grecs, la simonie était légalisée et Test en-
core. On appelait droit canonique, l'estimation des prémices que,
chez les Grecs, les laïques doivent à l'évêque chaque année, et elle
est ainsi taxée pour un village de trente feux : Une pièce d'or et
deux d'argent, un mouton, six boisseaux d'orge, six de farine, six
mesures de vin et trente poules ; pour les villages moindres, à pro-
portion. Pour les ordinations, l'évêque prenait sept pièces d'or, une
pour faire un homme simple clerc ou lecteur, trois pour le diaconat
et trois pour la prêtrise. On taxe aussi le droit de l'évêque pour les
mariages.
Une autre constitution du mois de mai 1087 fut faite en présence
d'un concile. Elle est remarquable; car elle déclare qu'il est permis
à l'empereur d'ériger en métropoles les évêchés ou les archevêchés,
et de régler, suivant sa volonté, ce qui regarde l'élection et la dis-
position de ces églises, sans préjudice des anciens droits du métro-
politain sur une église élevée à une nouvelle dignité ^. Par cette
étrange constitution, l'église grecque abdiquait sa liberté et son in-
dépendance, et se déclarait Téternelle esclave de tous les despotes
présents et à venir, sultan des Turcs, czar des Moscovites.
En Occident, les empereurs teutons visaient à imposer, sous le nom
d'investitures,la même servitude aux églises d'Allemagne et d'Italie;
mais là, ces conseils, cette politique, ces efforts impies, autrement
ces portes de l'enfer, viendront se briser contre cette pierre contre
laquelle il ne leur est pas donné de jamais prévaloir. Malheur aux
églises qui, comme les égUses photiennes, se détachent de cette
pierre fondamentale, de ce centre vivant de l'unité, de la force et de
l'indépendance catholiques ! Comme les églises photiennes, elles de-
viendront immanquablement le jouet du dernier prince, du dernier
bourgmestre. Témoin les églises luthériennes, calvinistes et autres
semblables, si tant est qu'on puisse leur donner le nom d'églises.
C'est une des plus grandes leçons que l'histoire présente à qui sait
la lire et l'entendre.
Tandis que les manichéens répandaient leurs impiétés dans la Bul-
garie et dans la Grèce avec une espèce d'ensemble, des hérétiques
isolés essayèrent de semer en Occident et dans les Gaules des im-
* Zonar., 1. 14. Ann. Comn.,1. 14. — 2 Jus Grœcor., I. 2, p. 121-130.
72 H1ST0IP.E UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
piétés semblables. Ainsi, un laïque nommé Tanquelin ou Tanquelme
prêcha dans la Belgique les erreurs les plus monstrueuses. Il ensei-
gnait que les sacrements de l'Église catholique étaient des abomina-
tions; que les prêtres, les évêques et le Pape même n'étaient rien et
n'avaient rien de plus que les laïques ; que l'Église n'était renfermée
que dans ses disciples à lui, et qu'il ne fallait pas payer la dîme. II
s'appliqua d'abord à gagner les femmes, et, par leur moyen, il sé-
duisit bientôt les maris. Le libertinage le phis honteux était le fruit
et souvent l'amorce de la séduction; car les personnes du sexe qu'il
avait gagnées devenaient bientôt les victimes de sa passion, et se
croyaient fort honorées de l'amour du prétendu prophète. Les esprits
étaient tellement fascinés, que ce malheureux abusait des filles en
présence dejeurs mères, et des femmes en présence de leurs maris,
sans que les unes ni les autres parussent le trouver mauvais. Il ne
prêcha d'abord que dans les ténèbres et en secret, dans l'intérieur
des maisons ; mais quand il eut formé une secte qui pouvait le met-
tre en état de ne rien craindre des puissances, il parut en public,
escorté de trois mille hommes armés, qui le suivaient partout. Il
était superbement habillé, et avait l'équipage d'un roi. Quand il
prêchait, il faisait porter son étendard, et ses gardes avaient l'épée
nue. Cet appareil frappait les yeux du peuple stupide, qui écoutait
comme un ange de Dieu cet ange de Satan.
Ces succès inspirèrent tant d'orgueil à Tanquelin, qu'il s'égala à
Jésus-Christ. Il disait que si Jésus-Christ était Dieu, parce qu'il avait
le Saint-Esprit, lui aussi devait être reconnu pour Dieu, puisqu'il
avait reçu la même plénitude de FEsprit-Saint. Quelques-uns l'ado-
rèrent en effet comme un Dieu; et il donnait lui-même l'eau dans
laquelle il s'était baigné à boire aux malades, comme un remède
salutaire au corps et à l'âme. Les peuples séduits donnaient de gran-
des sommes à cet imposteur. Cependant, comme elles ne suffisaient
pas pour satisfaire son avarice, il eut recours à un stratagème aussi
impie qu'insensé. Prêchant un jour à une grande foule de peuple, il
fit mettre à côté de lui un tableau de la sainte Vierge, et, mettant
sa main sur celle de l'image, il eut l'impudence de dire à la mère de
Dieu : Vierge Marie, je vous prends aujourd'hui pour mon épouse.
Puis, se tournant vers le peuple : Voilà, dit-il, que j'ai épousé la
sainte Vierge ; c'est à vous à fournir aux frais des fiançailles et des
noces. En même temps, ayant fait placer à côté de l'image deux
troncs, l'un à droite et l'autre à gauche : Que les hommes, dit-il,
mettent dans l'un ce qu'ils veulent me donner, et les femmes dans
l'autre. Je connaîtrai par là lequel des deux sexes a plus d'amitié
pour moi et pour mon épouse. Les femmes l'emportèrent en libéra-
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 73
lité sur les hommes, et elles s^arrachaient leurs colliers et leurs pen-
dants d'oreilles, pour les mettre dans le tronc. Cet imposteur fit de
grands ravages dans la Zélande, à Utrecht et dans plusieurs autres
villes de Flandre, et nommément à Anvers. 11 n'y avait dans cette
dernière ville qu'un prêtre, et il était marié à sa propre nièce. Un
ministre de ce caractère n'était pas fort propre à faire respecter son
ministère; aussi Tanquelin vint aisément à bout de séduire le peuple
d'Anvers, qui était depuis longtemps sans instruction.
Un serrurier nommé Manassès, disciple de Tanquelin, voulut aussi
devenir chef de parti. Il s'associa douze compagnons qu'il nomma
ses apôtres, et il leur donna une femme avec eux qu'il appela Marie.
Un prêtre nommé Everwacker, se rangea aussi sous l'étendard de
Tanquelin, et le suivit à Rome, où cet imposteur osa aller, après
s'être revêtu d'un habit de moine. A son retour, il fut pris par Fré-
déric, archevêque de Cologne, et enfermé dans les prisons de l'ar-
chevêché, avec Manassès et Everwacker, les deux plus dangereux de
ses disciples. Le clergé d'Utrecht, ayant appris la détention de ces
hérétiques, écrivit à Frédéric pour le conjurer de ne pas les mettre
en liberté; et, à cette occasion, il fit à ce prélat le détail des impiétés
et des débauches de Tanquelin, telles que nous les avons rapportées.
Tanquelin ne laissa pas de trouver le moyen de s'échapper de la pri-
son; mais il fut tué peu de temps après par un prêtre, l'an 1145.
Son hérésie ne mourut pas avec lui *.
On découvrit à Yvois, au diocèse de Trêves, d'autres hérétiques
qui enseignaient presque les mêmes erreurs dans des conventicules
secrets. Un autre hérétique, nommé Pierre, infectait en même temps
de diverses erreurs la Provence. Il porta plusieurs personnes à se faire
rebaptiser; il voulait qu'on ôtât les croix de nos temples; et il en-
seignait qu'on ne devait point dire de messe ^.
Un imposteur, nommé Henri, profita de l'absence d'Hildebert,
évêque du Mans, pour pervertir son diocèse. Hildebert avait été dé-
livré de prison après la mort de Guillaume le Roux, roi d'Angleterre;
mais il fut bientôt exposé à de nouvelles persécutions de la part de
Henri, successeur de Guillaume. Ce saint évêque, fatigué par toutes
ces traverses, prit la résolution d'aller à Rome demander au Pape la
permission d'abdiquer l'épiscopat pour se faire moine à Clugni ; mais
l'absence du pasteur mit le troupeau en grand péril. Hildebert étant
sur son départ, le séducteur Henri, qui avait tout l'extérieur de la
piété, envoya deux de ses disciples pour lui demander la permission
de prêcher la pénitence dans son diocèse. Ils portaient à la main de
1 Epist. Traject. ad Frid. Vita S. Norberti. — 2 Longueval, 1. 22.
74 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
grands bâtons terminés par une croix de fer, et ils avaient des habits
de pénitents. Le saint évêque, qui craignit de priver son peuple d'un
zélé missionnaire, ne se donna pas le temps de connaître ce séduc-
teur, et il accorda à ses envoyés la permission qu'ils demandaient
pour lui. Il recommanda même à ses archidiacres de le protéger
dans le cours de ses missions; après quoi, il partit pour Rome. C'é-
tait un loup ravissant couvert de la peau de brebis que le pasteur
enfermait dans la bergerie.
Henri, sous un habit d'ermite, portait les cheveux courts et me-
nait, en apparence, une vie fort austère, marchant toujours nu-pieds,
même dans le fort de l'hiver. Il paraissait avoir un grand zèle pour
annoncer la parole de Dieu, et il avait une éloquence naturelle, sou-
tenue d'un beau talent et d'une belle voix ; mais ses mœurs et sa
doctrine étaient également corrompues, et, sous les dehors spécieux
d'une vie pénitente, il cachait les plus honteux désordres et les er-
reurs les plus pernicieuses. Il travaillait surtout à s'attacher les fem-
mes, à l'exemple de tous les hérétiques, ses prédécesseurs; et il y
réussissait aisément. Il était jeune et bien fait; et sa morale, qui pa-
raissait sévère, le leur faisait paraître comme un prophète envoyé du
ciel, comme un autre Daniel.
Henri, s'étant rendu au Mans après le départ de l'évêque, y fut
reçu comme un apôtre. Son air de prophète, son austérité appa-
rente, sa physionomie heureuse, son éloquence insinuante, tout con-
tribua à prévenir les Manceaux en sa faveur. Bientôt les églises fu-
rent trop petites pour la foule des auditeurs, et l'on fut obligé d'ériger,
dans les rues et dans les places, des tribunes d'où le nouveau pré-
dicateur se faisait entendre à un auditoire infini ; car il avait une voix
de tonnerre. Ce qui fit le plus goûter au peuple le prétendu prophète,
c'est qu'il déclamait dans ses sermons contre les vices des ecclésias-
tiques. Ces satires plaisaient fort aux laïques, et elles rendirent en
peu de temps le clergé du Mans si odieux et si méprisable, que le
peuple insultait publiquement les ministres des autels, et les pour-
suivait à coups de pierres dès qu'ils osaient paraître dans les rues.
On aurait même pillé et abattu leurs maisons, si le comte du Mans
n'eût employé la force pour réprimer ces violences. Trois des prin-
cipaux du clergé du Mans entreprirent, pour confondre l'imposteur,
de disputer publiquement contre lui ; mais ils coururent grand ris^
que de leur vie : car le peuple, voyant qu'ils attaquaient la doctrine
du prétendu prophète, se jeta sur eux, les frappa et les couvrit de
boue. C'est la solution que le nouveau docteur faisait donner aux
objections qu'on osait lui proposer.
Personne n'eut plus assez de hardiesse pour entrer en lice avec
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 76
lui. Cependant les chanoines du Mans, voulant faire cesser ce scan-
dale, prirent le parti d'écrire une lettre à ce malheureux, par la-
quelle, après lui avoir reproché les séditions qu'il excitait, ils lui
signifièrent un interdit en ces termes : Par l'autorité de la sainte Tri-;
nité, de l'Église universelle, de la sainte Vierge, de saint Pierre, de
son vicaire, le pape Pascal, et par celle de notre évêque Hildebert,
nous vous défendons, à vous et à vos fauteurs, de prêcher, ni pu-
bliquement ni en particulier, dans toute l'étendue du diocèse du
Mans; et si, au mépris de cette défense, vous continuez à répandre
le venin de vos dogmes pervers, nous vous excommunions en vertu
de la même autorité, vous, vos complices et vos /auteurs.
Henri refusa de recevoir cette lettre ; mais un chanoine, s'étant
fait accompagner par un officier du comte, eut le courage d'aller lui
en faire lecture : à quoi cet imposteur ne répondit autre chose qu'en
répétant à chaque article : Vous en avez menti. Comme il était sou-
tenu par le peuple, il continua ses assemblées sacrilèges dans deux
églises. Il prêchait, entre autres choses, que les femmes qui n'avaient
pas vécu chastement devaient, pour expier leurs péchés, se dépouil-
ler toutes nues dans l'église et brûler ensuite tous leurs habits avec
leurs cheveux. On vit un grand nombre de femmes ne pas rougir de
se dépouiller ainsi publiquement. Alors le prétendu prophète les
revêtait de nouveaux habits qu'il achetait de l'argent qu'on lui ap-
portait de toutes parts. Ces femmes croyaient que, par cette cérémo-
nie et ce changement extérieur, tous leurs péchés étaient effacés et
leur intérieur renouvelé.
Un autre point de la morale de ce faux docteur, c'était qu'on ne
devait ni donner ni recevoir de dot pour se marier, et qu'il fallait peu
se soucier si la femme qu'on voulait épouser avait été chaste ou non.
Cette doctrine lui attacha toutes les femmes débauchées, et toutes
les filles qui, n'ayant pas de dot, voulaient cependant se marier ; il
leur trouva des maris, et fit en peu de temps un grand nombre de
ces mariages. Les esprits étaient fascinés à un point, que les plus
grandes infamies n'alarmaient plus la pudeur ; car, pour contracter
publiquement ces mariages, Henri voulait que l'époux et l'épouse
fussent entièrement nus, et, après la cérémonie, il leur donnait quel-
ques vils habits. C'est ainsi que le fanatisme a bientôt éteint tout
sentiment de pudeur.
Ce séducteur demeura au Mans presque tout le temps que l'évê-
que fut absent. Dès qu'il apprit qu'il était sur le point d'arriver, il se
retira à Saint-Calais, où il continua à dogmatiser et à se plonger dans
ses infâmes débauches. Il fut même surpris profanant le saint jour
de la Pentecôte par un adultère. Mais tous ces désordres ne purent
7-6 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
détromper les Manceaux, qui le regardaient comme un saint. Ils at-
tribuèrent à la jalousie du clergé tout le mal qu'on publiait de ce
prétendu prophète, et ceux qui l'auraient surpris dans le crime en
auraient à peine cru leurs propres yeux.
Le saint évêque Hildebert, en arrivant au Mans de son voyage de
Rome, où le Pape avait refusé d'agréer sa démission, fut bien étonné
de trouver ses diocésains si changés à son égard. Tls dirent avec in-
solence qu'ils ne voulaient pas de ses bénédictions, et qu'ils avaient
un autre pasteur plus saint et plus savant; que le clergé n'en dé-
cria;it la doctrine que parce qu'il dévoilait les vices des ecclésiasti-
ques. Hildebert eut compassion de la folle prévention d'un peuple
séduit, et il travailla à l'en guérir. Il alla voir le docteur fanatique à
Saint-Calais, pour tâcher de le gagner lui-même. Le saint évêque
lui parla avec bonté, et l'invita à réciter avec lui le petit office de la
Vierge. Mais cet imposteur, qui se disait diacre, ne savait pas où s'y
prendre, et il parut qu'il ne récitait pas l'office divin. Il fut contraint
d'avouer son ignorance, et Tévêque lui ordonna de sortir incessam-
ment de son diocèse ; ce qu'il fit enfin, mais pour aller infecter d'au-
tres provinces, comme la suite le fera voir.
Hildebert s'appliqua ensuite à détromper son peuple. Il publia
une lettre contre un hérétique qu'il ne nomme pas, mais qu'on a
lieu de croire être ce Henri dont on vient de parler. Il l'accuse de
renouveler l'erreur de Vigilance, et de combattre comme lui l'invo-
cation des saints, sous prétexte qu'ils ignorent dans le ciel ce qui se
passe sur la terre. L'évêque se borne, dans cette lettre, à prouver
qu'on doit honorer les saints et les invoquer, parce qu'ils connais-
sent nos besoins et s'y intéressent. Il détrompa ceux de ses clercs
qui avaient eu le malheur de s'attacher à cet infâme hérétique; et,
pour qu'on ne leur reprochât pas une faute qu'ils avaient expiée, il
leur donna une lettre adressée à tous les archevêques et évêques, où
il leur rend témoignage qu'ils ont abjuré leurs erreurs. Les Man-
ceaux eurent bientôt honte de la séduction et du fanatisme où ils
avaient donné; et Hildebert regagna en peu de temps leur confiance
et leur estime *.
Tandis que des imposteurs, inspirés par l'enfer, cherchaient à sé-
duire et à corrompre les peuples, les enfants de saint Bruno, les soli-
taires de la Chartreuse, continuaient à les édifier. Cette édification
était si grande, qu'on voulait avoir de leurs saintes colonies en plu-
sieurs provinces de France. Cependantcetordreii'avait encore aucune
règle écrite. L'esprit de saint Bruno, qui animait ces saints religieux,
^ Acta ep. Cenom. apud Mabillon, Analect., t. 3, p. 312.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 77
leur en tenait lieu. On craignait néanmoins que la ferveur venant à
diminuer, on ne se relâchât des observances que le saint instituteur
avait établies. Cest pourquoi saint Hugues, évêque de Grenoble, qui
s^intéressait toujours à la conservation d'un établissement auquel il
avait tant contribué, pria Guigues, cinquième prieur de la grande
Chartreuse, de mettre par écrit les usages de son ordre. Guigues le
fit par un recueil qui contient quatre-vingts chapitres, et qui est adressé
à Bernard, prieur de la Chartreuse-des-Portes; à Humbert, prieur
de celle de Saint-Sulpice; et à Milon, prieur de Majorève. Les six
premiers chapitres renferment les observances touchantroffice divin.
Voici un précis de ce qu'il y a de plus remarquable dans les autres.
Tous les samedis, après none, les frères s'assembleront dans le
cloître pour vaquer à la lecture ou faire d'autres choses qui leur pa-
raîtront nécessaires, et ils se confesseront ce jour-là au prieur ou à
ceux que le prieur aura marqués. Le dimanche, après prime, on
tiendra le chapitre. Après quoi, les frères étant retournés dans leurs
cellules, on sonnera la messe, à moins que le prêtre n'ait quelque
empêchement qui le fasse différer jusqu'à l'heure de tierce. Après
none, ils s'assembleront dans le cloître pour s'entretenir de choses
utiles, et, pendant ce temps-là, ils demanderont au sacristain de
l'encre, du parchemin, des plumes, du cra.yon et des livres, soit pour
les transcrire, soit pour les lire. Ils recevront aussi du cuisinier des
légumes, du sel et les autres choses nécessaires, et, après souper, on
leur donnera à chacun un pain bis comme à des pauvres de Jésus-
Christ.
On ne rasera les frères que six fois Fan, et ils garderont le silence
pendant qu'on les rasera. On ne laissera entrer dans le chœur de
l'église que les hôtes qui sont religieux, avec lesquels il est permis de
parler dans le cloître. Quand un frère est à l'extrémité, la commu-
nauté s'assemble pour le visiter. Le prêtre, en entrant, jette de l'eau
bénite, et il dit : La paix à cette maison! ensuite le malade se con-
fesse. Après quoi l'on récite les psaumes pénitentiaux, et, après
chaque psaume, on lui fait une onction de l'huile des malades. Ensuite
on lui essuie la bouche, et tous les frères viennent lui donner le baiser
pour lui dire adieu. Il reçoit ensuite le viatique, pendant que les as-
sistants chantent une antienne. Dès qu'il entre en agonie, la com-
munauté se rassemble, à moins qu'on ne soit actuellement à l'office.
En ce cas, le prieur et quelques religieux qu'il nommera se rendront
auprès du mourant, le mettront à terre sur la cendre bénite, et ré-
citeront les litanies. Le jour qu'on enterre un mort, les frères, pour
se procurer quelque consolation, mangeront ensemble et ils feront
deux repas, à moins que ce ne soit un jour de jeûne d'Église. Touïes
78 HISTOIRE DNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
les semaines on dira une messe, tant pour les bienfaiteurs que pour
ceux qui demeurent en ce lieu, et généralement pour tous les fidèles
trépassés.
Le prieur doit être prêtre, ou en état d^être promu à la prêtrise. Il
est élu par toute la communauté, après un jeûne de trois jours. Pour
donner Texemple à tous, après avoir passé quatre semaines en sa
cellule dans le cloître des moines, il doit en passer une cinquième
dans ïa maison des frères lais ; mais il ne doit pas sortir des limites
du désert. On recevra les hôtes avec charité, et on leur donnera des
mets et des lits semblables à ceux qu^on donne aux moines. Nous
ne souffrons pas que les femmes entrent dans retendue des hmites
de la maison. Nous ne recevons pas d'enfants dans le monastère, ni
de novices qui n'aient au moins vingt ans. La plupart des moines de
la Chartreuse s'occuperont à transcrire des livres, afin, dit Guignes,
que, ne pouvant plus prêcher la parole de Dieu de vive voix, ils le
fassent en quelque sorte de la main. On donnait à chacun tous les
instruments nécessaires pour écrire ou pour faire quelque autre
métier, aussi bien que les ustensiles pour faire sa cuisine dans sa cel-
lule, et on lui fournissait le bois nécessaire pour se chauffer.
Le lundi, le mercredi et le vendredi, on ne mangeait que du pain
avec du sel, et on ne buvait que de l'eau. Le mardi, le jeudi et le
samedi, chaque religieux pouvait se cuire des légumes, et le jeudi
le cuisinier leur donnait du fromage, des œufs et du poisson. On ne
mangeait en avent ni œufs ni fromage; on mêlait toujours de l'eau
au vin qu'on leur donnait, et il n'était pas permis d'en boire de pur.
Quand il survient quelque affaire importante, le prieur assemble
la communauté, écoute tous les avis, et fait ensuite ce qu'il juge con-
venable. Nous nous servons rarement, dit G uigues, de médicaments,
excepté de cautères et de la saignée. Nous sommes saignés cinq fois
l'an; et, toutes les fois que nous sommes saignés, nous faisons deux
repas trois jours de suite, et le premier jour nous nous assemblons
pour conférer ensemble. Nous ne nous servons pas à l'autel d'orne-
ments ni de vases d'or ou d'argent, excepté le calice et le chalumeau
pour prendre le sang du Seigneur.
Guignes ajoute ensuite, pour les frères convers, des règles qui
sont peu différentes de celles des moines ; et il marque qu'il n'y avait
à la Chartreuse que treize religieux de chœur ; que le nombre des
convers était fixé à seize ; mais qu'il y en avait alors un plus grand
nombre, parce que plusieurs étaient vieux et infirmes. Guigues n'a-
vait donné à ces règlements que le nom de coutumes ou d'obser-
vances ; mais on leur donna dans la suite le nom et l'autorité de
statuts, et ils ont servi de fondements à tous ceux qu'on a dressés
à H25 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 79
dans la suite, pour rappeler à l'ancien esprit de l'ordre les chartreux
qui paraissaient s'en être écartés. Il nous reste de Guigues quelques
lettres pleines d'une tendre piété, et des méditations qu'on peut voir
dans la Bibliothèque des Pères ^.
On n'avait vu jusqu'alors, à proprement parler, que deux sortes
de religieux : les uns qui, réunissant les fonctions de la vie cléricale
avec les exercices de la vie cénobitique, étaient destinés à travailler
au salut du prochain et à leur propre perfection ; les autres qui,
faisant profession de la vie monastique sous divers instituts, devaient,
par leur état, s'ensevelir dans la retraite et s'y dévouer aux austérités
de la pénitence, uniquement occupés à se connaître eux-mêmes, à
fuir le monde et à chanter les louanges de Dieu. Le pape Pascal II
érigea. Tan 1113, un nouvel ordre, qui est en même temps religieux
et militaire, et dans lequel on vit Talliance de la piété et de la bra-
voure, de Thumilité chrétienne et de la fierté martiale, des exercices
de la charité et de ceux de la guerre. Les sujets qui le composent
font profession d'être tout à la fois de fervents religieux et de géné-
reux guerriers; mais ils ne sont destinés par leur institut qu'à com-
battre les ennemis du nom chrétien. Nous voulons parler de l'ordre
militaire des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. En voici l'origine.
Dès avant la conquête de Jérusalem, des marchands d'Amalfi,
ville d'Italie, faisant leur négoce en Egypte, obtinrent du sultan la
permission d'établir un hôpital à Jérusalem, pour y recevoir les pè-
lerins chrétiens et leur épargner par là une partie des avanies et des
mauvais traitements qu'ils avaient à essuyer des Sarrasins et même
des Grecs schismatiques. Ils firent bâtir, en l'honneur de la sainte
Vierge, une église proche du saint sépulcre, où ils mirent des moines,
et cette église fut nommée Sainte-Marie-la-Latine.
On établit tout auprès deux hôpitaux, un pour les hommes pè-
lerins, dédié en l'honneur de saint Jean-Baptiste, et un autre, en
l'honneur de sainte Magdeleine, pour les femmes qui venaient visiter
les saints lieux. Le bienheureux Gérard, natif de Martigues en Pro-
vence, personnage d'une grande prudence et d'une grande vertu,
était directeur de l'hôpital de Saint- Jean, quand les Chrétiens se ren-
dirent maîtres de la ville sainte. Godefroi de Bouillon, charmé de
la piété de ceux qui, sous la conduite de Gérard, s'étaient dévoués
au service des malades et des pèlerins, fit de grands biens à l'hôpital.
Son frère Baudouin, qui lui succéda, reconnut aussi l'utilité de cet
établissement, et lui accorda sa protection. Comme plusieurs croisés,
édifiés de la charité de ceux qui desservaient l'hôpital, se consa-
^Consuetud. Guig.fi.^. Annal. Carthus.
80 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIL— De 1106
crèrent, eux et leurs biens, au même exercice de piété, les frères
hospitaliers furent en état non-seulement de loger les pèlerins, mais
encore de les défendre et de les escorter contre les avanies des Sar-
rasins. C'étaient de braves guerriers, à qui la piété et la cause pour
laquelle ils combattaient inspiraient une nouvelle valeur. Fiers et
redoutables ennemis des Sarrasins hors de Jérusalem, ils étaient,
dans l'intérieur de Fhôpital, d'humbles serviteurs des malades.
Austères à eux-mêmes et pleins d'une généreuse charité pour les
autres, ils ne mangeaient que du pain fait de son et de la plus gros-
sière farine, réservant la plus pure pour la nourriture des malades et
des pèlerins.
Pour perpétuer ce pieux établissement, Gérard crut qu'il fallait
fixer les frères hospitaliers par des vœux. Le patriarche de Jérusalem
ayant fort goûté cette proposition, Gérard et ses compagnons firent,
entre les mains de ce prélat, les trois vœux de religion. Le pape
Pascal approuva cet institut par une bulle, où il marque qu'il met
sous la protection spéciale du Siège apostolique et de saint Pierre
l'hôpital de Saint-Jean-Baptiste de Jérusalem, aussi bien que les
maisons qui en dépendent dans les diverses parties du monde; et il
nomme pour la France la maison de Saint-Gilles et celle de Bar. Il
confirme toutes les donations faites à l'hôpital, et ordonne qu'après
la mort de Gérard le supérieur ne pourra être élu que par les frères
profès de l'hôpital. La bulle est datée de Bénévent, le 15 de février,
l'an 4113.
Les hospitahers prirent l'habit noir avec une croix blanche de
linge terminée par huit pointes. Le bienheureux Gérard ne leur donna
d'autre règle que des leçons et des exemples d'humilité et de charité;
mais après sa mort, arrivée vers l'an 1118, Raymond du Puy, de la
province de Vienne, ayant été élu grand maître, fit pour son ordre
les statuts suivants :
« Au nom du Seigneur, ainsi soit-il ! Moi, Raymond, serviteur des
pauvres de Jésus-Christ et supérieur de l'hôpital de Jérusalem, de
l'avis de tout le chapitre, des frères, clercs et laïques, j'ai dressé ces
statuts dans la maison de l'hôpital de Jérusalem. J'ordonne d'abord
que tous les frères qui se dévouent au service des pauvres observent
les trois vœux qu'ils font à Dieu, savoir : la chasteté, l'obéissance et
la pauvreté, c'est-à-dire le vœu de vivre sans avoir rien en propre,
et qu'ils n'exigent rien comme leur étant dû, si ce n'est du pain, de
l'eau et le vêtement qu'on leur promet; et que leur habillement soit
vil, parce que les pauvres, desquels nous nous faisons gloire d'être
les serviteurs, ne sont couverts que de vieux haillons, et qu'il est
honteux que les serviteurs soient mieux vêtus que les maîtres. »
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 81
Raymond prescrit ensuite divers règlements dont voici le précis.
« Que les frères se comportent avec modestie et décence dans Té-
glise; que les clercs servent à l^autel revêtus d'aubes; que le prêtre
soit assisté d'un diacre, d'un sous-diacre, et, s'il est nécessaire, d'un
autre clerc, et qu'il y ait jour et nuit du luminaire dans l'église ; que
le prêtre soit revêtu de l'aube, lorsqu'il visite les malades et qu'il
leur porte le corps du Seigneur; qu'il soit précédé par un diacre ou
un sous-diacre, ou un acolyte, portant de l'eau bénite et un cierge
dans une lanterne.
« Quand les frères feront voyage, qu'ils n'aillent point seuls, mais
qu'ils aient toujours un ou deux compagnons, qui leur seront assi-
gnés par le maître, et qu'ils se comportent avec tant de circon-
spection, qu'ils ne fassent rien qui puisse scandaliser; qu'ils s'ob-
servent les uns les autres, pour conserver leur chasteté, surtout
quand ils seront dans un lieu où il y a des femmes. Ils ne souffriront
pas que les femmes leur lavent le visage ou les pieds, ni qu'elles
fassent leurs lits.
« Quand on les enverra recueillir des aumônes pour les pauvres,
on associera ensemble des frères clercs et des frères laïques. Ils
demanderont l'hospitalité à quelque honnête personne, par charité.
Si on la leur refuse, ils pourront acheter quelque chose pour se
nourrir ; mais ils n'achèteront qu'une sorte de mets. En recueillant
les aumônes, ils ne recevront ni gages, ni terres; et ce qu'on aura
donné, ils l'enverront au maître, qui le fera remettre aux pauvres
de l'hôpital. De toutes les obédiences, le maître aura le tiers du pain,
du vin et des autres nourritures; et ce qui lui rCvStera, il le joindra
aux aumônes qu'il enverra à Jérusalem. Il n'y aura que ceux qui
auront été choisis par le maître et par le chapitre qui iront recueillir
les aumônes. En quelque obédience qu'ils aillent, ils y logeront et
mangeront comme les autres frères. Qu'ils ne soient jamais dans les
ténèbres, et, en quelque maison qu'ils logent, qu'ils aient de la lu-
mière devant eux. Nous défendons aux frères de porter des habits
peu convenables à notre ordre, tels que des peaux de bêtes fauves.
Ils ne feront que deux repas par jour ; le mercredi et le samedi, ils
ne mangeront pas de chair, non plus que depuis la Septuagésime
jusqu'à Pâques.
« Quand quelqu'un des frères aura commis quelque faute contre
la pureté, si son péché est secret, il fera une pénitence secrète et
convenable, telle qu'on la lui imposera; mais si le péché a éclaté,
on le punira dans le lieu où il a péché; et le dimanche, quand le
peuple sort de la messe, on le dépouillera de ses habits, et, à la vue
de tout le monde, il sera fustigé par le maître, ou par le frère à qui
XV. 6
82 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIL — De 1106
le maître aura ordonné de le faire. S'il promet de se corriger, on le
recevra dans la maison ; mais on le traitera comme un étranger
pendant un an, après lequel les frères feront ce qu'ils jugeront con-
venable. Pour les autres fautes moins grièves, on ordonne de jeûner
au pain et à Teau, et de manger à terre pendant quarante jours. Si
un frère paraît incorrigible, le grand maître ordonne qu'on le lui
envoie à pied, afin qu'il le corrige.
« On gardera le silence à table. Personne ne boira après les com-
piles, et les frères ne parleront point quand ils seront couchés. Si
on trouve que quelqu'un des frères ait quelque argent en propre
qu'il ait caché au maître, on lui attachera cet argent au cou, et le
maître le fera fustiger très-rudement en présence de tous les frères.
De plus, il le condamnera à quarante jours de pénitence, pendant
lesquels il jeûnera le mercredi et le vendredi au pain et à l'eau.
Quand un frère meurt dans une obédience, tous les frères offriront
pour lui à la messe un cierge et un écu qui sera pour les pauvres.
On chantera pour lui trente messes. Les clercs réciteront pour lui le
psautier, et les laïques diront cent cinquante Pater. Tous les frères,
en l'honneur de Dieu et de la sainte croix, porteront des croix sur
leur chape et leur manteau, afin que Dieu, par la vertu de cet éten-
dard, nous délivre des embûches du démon *. »
Tels furent les premiers statuts de l'ordre militaire des chevaliers
de Saint-Jean de Jérusalem, appelés depuis chevaliers de Rhodes,
et enfin chevaliers de Malte. Les chevaliers de Saint-Jean de Jéru-
salem furent dans la suite la plus ferme défense de la terre sainte,
et même de la chrétienté entière contre la puissance des Musulmans.
Cette société religieuse et militaire comprenait trois classes de
frères : les frères ecclésiastiques pour les secours spirituels, les
frères laïques pour les services corporels, et les chevaliers d'armes,
chargés de protéger les pèlerins. En 1259, le pape Innocent IV con-
féra à leur chef le titre de grand maître.
Dans le même temps que les peuples chrétiens de l'Europe s'u-
nissaient en grande commune ou en république, sous la direction
spirituelle du chef de la chrétienté, pour se défendre contre l'invasion
ou la domination de la barbarie mahométane, il se formait dans
plusieurs pays de l'Europe, sous la direction temporelle des rois,
de petites républiques ou des communes, pour se défendre contre
l'oppression des seigneurs particuliers. Voici les principales causes
et les principales circonstances de cet événement. Lorsque les Francs
entrèrent dans les Gaules, c'était une armée d'hommes libres, ayant
» Longueval, 1. 23. Vertot, Eist. des chev. de Malte. Jacques de Vitri, etc.
%
à 1125 de l'ère chr,] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 8$
son général en chef sous le nom de roi, ses généraux divisionnaires
sous le nom de ducs, ses colonels sous le nom de comtes, ses capi-
taines sous le nom de barons. Cette armée, s'étant répandue et fixée
dahs le pays, y établit naturellement sa hiérarchie militaire, pour
mieux le gouverner et le défendre. Les hommes libres restèrent
subordonnés aux barons, les barons aux comtes, les comtes aux
ducs, les ducs au roi. C'est ce qu'on appelle système féodal, qui au
fond n'est que la subordination militaire implantée dans le sol. Aussi
l'expression d'anarchie féodale, qui se trouve dans des auteurs mo-
dernes, nous paraît-elle une contradiction dans les termes; car l'idée
première de féodalité est la subordination, ou l'opposé d'anarchie.
Mais pour que la subordination se maintienne dans une armée, il
faut que le chef ait de la tête. Ainsi, quand le chef réel de l'armée
ou de la nation des Francs se nommait Charles-Martel, Pépin le '
Bref, Charlemagne, cette armée, cette nation marchait comme un
seul homme ; mais quand ce chef s'appelait Louis le Débonnaire,
Lothaire I", Charles le Chauve, les liens de la subordination mili-
taire et territoriale se relâchèrent de plus en plus. L'invasion des
Normands y porta le dernier coup. Charles le Chauve, ne se trouvant
plus en état de défendre lui seul toute la France, autorisa expressé-
ment chaque ville, chaque seigneur à se défendre soi-même. C'est là
une circonstance capitale que les historiens modernes ont trop sou-
vent oubliée ; car elle nous fait comprendre que, si les seigneurs
particuliers se regardaient à peu près comme indépendants du roi,
c'était moins encore l'effet de leur ambition que la suite naturelle
des circonstances, et que l'anarchie, les guerres particuUères qui en
furent le résultat, ne venaient pas de ce que la féodalité régnait
trop, mais précisément de ce qu'elle ne régnait pas assez. La subor-
dination au chef de la hiérarchie féodale n'existait plus que dans le
souvenir. Cet état de choses dura jusqu'aux croisades, environ
deux siècles.
Dans l'intervalle, le nombre des hommes libres s'était considéra-
blement accru, principalement dans les villes. Les serfs étant admis
dans le clergé par l'affranchissement, plusieurs d'entre eux étant
même devenus évêques, non-seulement ils affranchirent, mais en-
core anoblirent leurs familles. Les seigneurs qui entraient dans le
clergé, ou même dans le cloître, affranchissaient presque toujours
leurs esclaves ou du moins amélioraient leur sort. Les serfs, les co-
lons des monastères se trouvaient généralement si bien de leur état,
que bien des hommes libres se donnaient aux monastères, eux et
leur famille, pour en dépendre aux mêmes conditions. L'esprit de
fraternité chrétienne, qui fit naître les croisades, augmenta encore
84 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv.LXVII. — De 1106
beaucoup cette heureuse tendance. Bien des seigneurs, en partant
pour la guerre sainte, affranchissaient leurs serfs ou même les em-
menaient avec eux, comme leurs compagnons d'armes ; les mêmes
périls, les mêmes souffrances, les mêmes combats soutenus ensemble
pour la même cause, pour le même Dieu, établirent insensiblement
entre le maître et le serviteur une espèce d'égalité chrétienne. Ainsi
les esclaves, qui, sous le paganisme, ne comptaient pas pour des
hommes et formaient cependant les trois quarts du genre humain,
devinrent peu à peu, sous le christianisme et par le christianisme,
ce que nous appelons maintenant le peuple, c'est-à-dire cette mul-
titude d^hommes libres et capables de l'être, qui vivent sous les
mêmes lois et le même gouvernement.
Dans cette régénération lente, mais incessante, du genre humain
par le christianisme, il y a eu bien des obstacles, des retards parti-
cuhers. Par exemple, au temps même de la première croisade, tous
les seigneurs ne ressemblaient pas au duc Godefroi de Lorraine,
au vaillant et pieux Tancrède. Tandis que ces nobles héros versaient
leur sang, exposaient leur vie en Orient pour la défense de la chré-
tienté entière, d'autres seigneurs, moins généreux, restés en France,
sortaient de leurs châteaux pour piller et tyranniser les populations
du voisinage. Ainsi, vers Tan HIO, un seigneur du Puiset ravageait
les environs de Paris et de Chartres. Comme la subordination féodale
des seigneurs à l'égard du roi n'existait presque plus que de nom et
de souvenir, le roi se trouvait hors d'état de réprimer par lui-même
leurs violences et leurs guerres particuhères. C'est ce qui donna
naissance aux communes ou confédérations d'hommes libres sous la
direction temporelle du roi.
Pour réprimer la tyrannie des brigands et des séditieux, dit un
auteur du temps, Orderic Vital, le roi Louis le Gros fut forcé de de-
mander les secours des évêques dans toute la Gaule; alors la com-
munauté populaire fut établie en France par les prélats, pour que les
prêtres accompagnassent le roi dans les sièges et les combats, avec
leurs bannières et tous leurs paroissiens *. Un autre écrivain de cette
époque, l'abbé Suger de Saint-Denis, rapporte qu'en effet les com-
munes des paroisses, ayant leurs curés à leur tête, aidèrent le roi
Louis au siège du château du Puiset, et que ce fut même un des curés
qui contribua le plus puissamment, par son adresse et son courage,
à prendre le château ^. Ainsi, d'après le témoignage de deux auteurs
contemporains, les premières communes de France furent étabhes,
sur la demande du roi, par les évêques, pour aider le roi et défendre
1 Order. Vit., 1. 11, c. 836. — ^ Suger, Vita Ludov. Gros., c. 18.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 85
le peuple contre les violences de quelques mauvais seigneurs. Ainsî^
par son origine et son but^ la chose était bonne.
Mais en quoi précisément consistait alors une commune? Voici
la réponse que fait un troisième auteur contemporain, Guibert de
Nogent, qui, pour des ressentiments personnels, n'aimait pas ces
nouveaux établissements : Une commune consiste en ceci : que les
tributaires ne sont plus obligés à payer qu\me fois par année, à leurs
maîtres, la dette accoutumée de la servitude; que s'ils commettent
quelque faute, ils en sont punis par une amende fixée par les lois,
et qu'ils sont rendus complètement exempts de toutes les exactions
de tributs qu'on a coutume d'infliger aux serfs *. Pour bien com-
prendre cette réponse, il faut savoir que les serfs devenus libres
payaient à leurs anciens maîtres un certain tribut, que les mauvais
seigneurs exigeaient d'une manière arbitraire. Par l'établissement
d'une commune ou d'une bourgeoisie, ces droits, ainsi que la jus-
tice ordinaire, étaient réglés d'une manière fixe, et les bourgeois
s'en garantissaient l'observation l'un à l'autre par serment; ils choi-
sissaient pour cela un maire, avec une douzaine au moins de con-
seillers ou jurés. Ainsi les communes, déjà bonnes par leur origine
et leur but, étaient encore bonnes dans leur constitution ^. Aussi ver-
1 Dom Bouquet, t. 12, p. 260.
2 « Il ne faut pas confondre, ditCantu, les communes et les villes du moyen
âge avec les anciens municipes. Les derniers étaient formés par les anciens colons
venus de Rome, qui, soutenus par les armes de la métropole, s'établissaient sur le
territoire conquis pour tenir les vaincus sous le joug. Dans le moyen âge, ce sont
ces vaincus eux-mêmes qui aspirent à conquérir des droits comme hommes d'a-
bord, puis comme citoyens. Dans la commune romaine, le père de famille est,
dans sa demeure, magistrat et prêtre ; dans la nouvelle, le clergé constitue une
classe distincte et indépendante. Dans la cité romaine, un petit nombre de riches,
en possession de la plénitude des droits, sont entourés d'une foule d'esclaves,
aux mains desquels ils abandonnent tous les genres de services ; dans la cité nou-
velle, l'industrie, devenue libre pour la première fois dans le monde, enfante des
richesses et des libertés. Sous l'empire romain, les citoyens par excellence (optimi
juris) sont réunis dans l'intérieur de la ville, la campagne n'étant habitée que par
des esclaves. Au moyen âge, les personnages les plus puissants résident hors des
villes, où s'agglomère la population industrieuse, qui s'affranchit peu à peu et à
force de travail. Là, en un mot, il y a aristocratie; ici, démocratie... » \Hist.
univers., t. 10, p. 357.) — L'organisation des communes, si elle eut ses avanta-
ges, eut aussi des inconvénients. Le peuple et la bourgeoisie des villes y gagnè-
rent plus de liberté, mais la France se trouva fractionnée en un grand nombre de
petites républiques. L'écueil redoutable était dans la rupture de l'unité gouverne-
mentale, et il serait facile de montrer dans quelle suite de maux cette institution
a jeté plusieurs pays. Les luttes de Venise, de Gênes et, en Belgique, celles de
Bruges et de Gand ont fait voir les dangers des rivalités communales, quand elles
ne sont pas contre-balancées et, finalement, dominées par une autorité supérieure.
86 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
rons-nous le saint évêque Godefroi d'Amiens favoriser de tout son
pouvoir l'établissement d'une commune dans sa ville épiscopale.
Il n'en fut pas de même de Gualderic, évêque de Laon. Après la
mort d'Adalbéron-Ascelin, prélat d'un grand mérite, mais trop in-
trigant, l'église de Laon fut successivement gouvernée par Gebuin,
Léotheric et Hélinand. Ce dernier, qui n'avait ni science ni nais-
sance, acheta l'épiscopat à force de présents, et eut pour successeur
Engelran de Couci, qui ne montra pas plus de zèle. 11 approuva
même le concubinage honteux d'Engelran de Boves, son parent, le-
quel avait enlevé la femme du comte deNamur. Après la mort de cet
évêque, ce siège ayant vaqué deux ans, on élut enfin Gualderic, à la
recommandation du roi d'Angleterre, dont il avait été chancelier.
Anselle ou Anselme, qui était alors la gloire de l'église de Laon et le
plus habile professeur qu'il y eût en France, s'opposa tant qu'il put
à cette élection, et la suite justifia son opposition. Gualderic avait des
goûts etdes mœurs militaires, était emporté et arrogant, et aimait par-
dessus tout à parler de combats et de chasse, d'armes, de chevaux
et de chiens. Il avait à son service un de ces esclaves noirs que les
grands seigneurs, revenus de la première croisade, venaient de
mettre à la mode, et souvent il employait cet esclave à infliger des
tortures aux malheureux qui lui avaient déplu. L'un des premiers
actes de l'épiscopat de Gualderic fut de punir de mort un bourgeois
qui avait censuré sa conduite ; puis il fit crever les yeux, dans sa
propre maison, à un homme suspect d'amitié pour ses ennemis;
enfin, l'an 1109, il se rendit complice d'un meurtre commis dans
l'église cathédrale. En voici l'histoire :
Gualderic, ayant quelque différend avec Gérard de Kiersi, un des
plus braves guerriers de cette province, conspira avec les principaux
de la ville de Laon pour faire assassiner ce seigneur ; et, afin de mieux
cacher sa perfidie, il fit le voyage de Rome, espérant que, si cet at-
tentat s'exécutait pendant son absence, on ne pourrait l'en soupçon-
ner. Pendant l'octave de l'Epiphanie, Gérard s'étant rendu dès le
matin à la cathédrale de Laon, à cheval, avec plusieurs cavaliers, il
mit pied à terre et s'arrêta pour faire sa prière devant le crucifix.
En France, ce fut la royauté qui s'interposa comme médiatrice entre les communes.
Elle les soumit, au treizième siècle, à une règle uniforme. Saint Louis fixa les con-
ditions de l'élection des maires et de la comptabilité communale. Mais les succes-
seurs de ce roi, ayant voulu soumettre les communes à des impôts dont elles
avaient jusqu'alors été exemptes, des révoltes s'ensuivirent au siècle suivant. L'or-
ganisation était devenue abusive ; elle disparut, mais la bourgeoisie avait conquis
son émancipation; nous la verrons former un des corps les plus puissants du
royaume : le Tiers-État.
à 1125 de l'ère ehr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 87
tandis que plusieurs de ses compagnons se dispersèrent en diverses
chapelles de Téglise. On alla avertir à Tévêché qu'il était à l'église;
et, comme il priait les mains jointes, appuyé contre un pilier, il fut
poignardé par Rorigon, frère de l'évêque, et par l'économe de Té-
vêché. On appela à Laon Hubert, évêque de Senlis, pour réconcilier
l'église polluée par ce meurtre. Guibert de Nogent, qui nous raconte
longuement toute cette histoire, fut chargé par le maître Anselle,
doyen de la cathédrale, et par le chapitre, de faire un sermon au
peuple sur cet attentat, à la fin duquel il prononça, par ordre du
chapitre, une excommunication contre les meurtriers et leurs com-
phces 1.
Pendant ce temps-là, l'évêque Gualderic, ayant appris la mort de
Gérard, partit de Rome avec joie. Le roi Louis le Gros, qui le croyait
coupable de ce meurtre, fit piller sa maison épiscopale, et lui fit dé-
fense d'entrer dans Laon. Mais les intrigues et les présents de Gual-
deric apaisèrent le roi, et cet évêque porta la passion jusqu'à excom-
munier tous ceux qui avaient poursuivi les meurtriers de Gérard.
Toute la ville fut bientôt dans la plus étrange confusion. Ce n'étaient
partout que violences et qu'un brigandage pubUc. Cependant la re-
nommée de la commune de Noyon, étabhe dans cette ville par
l'évêque Baldric, en 1108, s'était répandue au loin; on ne parlait que
de la bonne justice qui se faisait dans cette ville et de la bonne paix
qui y régnait. On crut à Laon qu'une commune y produirait les
mêmes effets. Pour arrêter les désordres, le clergé et les seigneurs
déclarèrent aux habitants que, s'ils voulaient payer une somme d'ar-
gent, on leur donnerait la permission d'établir une commune et de se
gouverner par des autorités de leur choix. Les conditions furent ac-
ceptées, et la commune fut établie. Mais l'évêque, qui était alors
absent, voulut la rompre à son retour. On le gagna par argent;
moyennant une grosse somme qu'il tira encore des bourgeois, il ap-
prouva cette association, et jura d'en observer les conditions, selon
ce qui avait été fait à Noyon et à Saint-Quentin. Dans cette dernière
ville, la commune avait été établie par le comte de Vermandois.
Ayant ainsi obtenu le consentement de leur seigneur immédiat, qui
était l'évêque, les bourgeois de Laon, pour qu'aucune espèce de ga-
rantie ne manquât à leur commune, sollicitèrent la sanction de l'au-
torité royale. Ils envoyèrent à Paris, auprès du seigneur souverain,
qui était le roi, des députés porteurs de riches présents, et obtinrent,
moyennant une rente annuelle, la ratification de leur charte com-
munale.
* Guib., De vitâ suâ, 1, 3.
*»*' *' HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
Les choses allèrent paisiblement près de trois ans. Toutefois,
révêque, qui avait droit de battre monnaie, faisait faire de la fausse
monnaie et la changeait sans cesse : il commit encore d'autres
violences. Le pape Pascal, en ayant été informé, l'interdit de ses
fonctions épiscopales. Cependant, tout interdit qu'il était, il ne laissa
pas de dédier une éghse; après quoi il fit le voyage de Rome, et y
obtint son absolution.
A son retour, l'évêque de Laon, de concert avec les nobles de la
ville, prit la résolution d'abolir la commune. Les uns et les autres
avaient dépensé l'argent qu'ils avaient reçu pour la permission de
rétablir, et se voyaient empêchés, par la charte communale, de
recommencer leurs exactions arbitraires comme autrefois. Ils réso-
lurent de commencer, à la fin du carême 1112, l'exécution de leur
dessein. L'évêque engagea le roi Louis le Gros à venir passer à
Laon les fêtes de Pâques. Le roi y arriva la veille du jeudi saint,
avec une grande compagnie de courtisans et de chevaliers. Le jour
même de sa venue, l'évêque se mit à lui parler de l'affaire qui l'oc-
cupait, et lui proposa de retirer le consentement qu'il avait donné à
la commune. Tout entier à cette négociation, durant toute la journée
et le lendemain, il ne mit pas le pied dans l'église, ni pour la con-
sécration du saint chrême, ni pour donner l'absoute au peuple. Les
conseillers du roi firent d'abord quelque difficulté, parce que les
bourgeois de Laon, avertis de ce qui se tramait, leur avaient offert
quatre cents livres d'argent, et plus, s'ils l'exigeaient. L'évêque se
vit donc obligé d'enchérir par-dessus ces offres et de promettre sept
cents livres, qu'il n'avait pas, mais qu'il comptait lever sur les bour-
geois quand il n'y aurait plus de commune. Cette proposition dé-
termina les courtisans à prendre parti contre la liberté de la
ville.
Le roi, qui était bon, mais non pas inaccessible à l'avarice, s'y laissa
entraîner lui-même. En conséquence du traité que le roi et ses cour-
tisans conclurent alors avec l'évêque, celui-ci, de son autorité pon-
tificale, les délia et se délia lui-même de tout serment prêté aux
bourgeois. La charte, scellée du sceau royal, fut déclarée nulle et non
avenue; et l'on publia, de par le roi et l'évêque, l'ordre à tous les
magistrats de la commune de cesser dès lors leurs fonctions, de re-
mettre le sceau et la bannière de la ville, et de ne plus sonner la
cloche du beffroi, qui annonçait l'ouverture et la clôture de leurs
audiences. Cette proclamation causa tant de rumeur, que le roi
jugea prudent de quitter l'hôtel où il logeait et d'aller passer la nuit
dans le palais épiscopal, qui était ceint de bonnes murailles. Le len-
demain matin, au point du jour, il partit en grande hâte, avec tous
à 1125 de l'ère chr,] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 89
ses gens, sans attendre la fête de Pâques, pour la célébration de la-
quelle il avait entrepris ce voyage.
Tout fut en trouble à Laon pendant les fêtes ; quatre cents habi-
tants conjurèrent la mort de Tévêque et des seigneurs. Le jeudi
d'après Pâques, tandis que Tévêque traitait avec son archidiacre des
taxés qu'il voulait imposer sur les habitants, pour leur faire payer à
eux-mêmes l'abolition de leur commune, après leur en avoir fait
payer l'établissement, on entendit tout à coup un grand tumulte de
gens qui criaient : La commune ! la commune ! A ces cris, les autres
bourgeois, s'étant armés et attroupés, allèrent droit à la maison de
l'évêque. Les seigneurs y accoururent aussitôt pour le défendre;
mais la plupart furent mis à mort avant qu'ils y pussent entrer. De
ce nombre fut le beau-frère de Guibert de Nogent, qui se montre
très-sensible à cette perte. L'évêque, voyant qu'il ne pouvait résister
à une populace mutinée, prit l'habit d'un de ses esclaves et se réfugia
dans la cave, où il se cacha dans un tonneau. Il fut trahi par un
de ses gens, et, ayant été tiré par les cheveux hors du Heu où il
s'était caché, il fut percé de mille coups ; après quoi on dépouilla
son cadavre et on le jeta nu dans le cloître des chanoines. Une autre
partie du peuple, poursuivant les seigneurs, mit le feu à la maison
du trésorier. La flamme gagna bientôt la cathédrale, qui fut réduite
en cendres. On n'en sauva que les tables d'autel, qui étaient d'or, avec
les châsses des saints. La maison de l'évêque fut aussi brûlée, avec
le monastère de Saint-Jean, dont l'église, aussi bien que celle de
la Vierge et celle de Saint-Pierre, fut consumée par le feu. Il y
avait autrefois sept éghses dans ce monastère, et il en restait encore
alors cinq, dont trois furent brûlées avec plusieurs autres; en sorte
qu'on compta jusqu'à douze églises qui furent brûlées. Le doyen
Anselme fit enterrer, le lendemain, l'évêque dans l'église de Saint-
Vincent; mais on ne récita aucune prière. Radulphe le Vert, arche-
vêque de Reims, ayant appris ce qui était arrivé à Laon, se rendit
en cette ville, célébra un service solennel pour l'évêque, et fit un
scEmon sur ces paroles de saint Paul : Serviteurs, obéissez à vos
maîtres. C'était à propos pour calmer les passions populaires; mais,
dans la vérité, et cela d'après le récit non suspect de Guibert de No-
gent, hostile à la commune, c'était le parjure du roi, de l'évêque et
des nobles qui avait soulevé ces passions.
Les habitants de Laon, craignant la juste punition de leurs excès,
mais surtout la vengeance de leurs ennemis, appelèrent à leur
secours Thomas de Marie, fils d'Engelran de Boves. Thomas était
encore plus méchant que son père ; et on rapporte de lui des cruau-
tés qui font horreur. Il désespéra pourtant de garder la place contre
90 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
les forces du roi; et il emmena à Marie ceux des bourgeois de Laon
qui avaient le plus sujet de craindre le châtiment. La ville demeura
exposée au pillage, et l'impunité y autorisa tous les crimes. Les no-
bles, ayant pris le dessus, égalèrent, pour le moins, les cruautés des
bourgeois. Presque tous les émigrés de Laon, pris par les troupes
du roi, furent mis à mort, laissés sans sépulture, en proie aux chiens
et aux oiseaux. Toutefois, en Tannée 4 128, seize ans après le meurtre
de révêque Gualderic, la crainte d'une seconde explosion de la fu-
reur populaire engagea son successeur à consentir à rétablissement
d'une nouvelle commune, sous le nom d'Institution de la Paix, et
sur les bases anciennement établies. Le roi Louis le Gros en ratifia
la charte dans une assemblée tenue à Compiègne *.
Quand les troubles de 1112 furent un peu apaisés, le clergé de
Laon songea à rebâtir la cathédrale ; mais on manquait des fonds
nécessaires à une si grande entreprise. Pour exciter les fidèles à con-
tribuer à la bonne œuvre, et amasser de quoi rebâtir l'église, les
chanoines de Laon portèrent par toute la France, et même en Angle-
terre, les principales reliques qu'on avait sauvées de l'incendie. Ces
sortes de quêtes avec les reliques étaient alors fort en usage. Il se
fit, à cette occasion, plusieurs miracles attestés par les auteurs du
temps 2.
Peu après les troubles de Laon, le saint évêque Godefroi d'A-
miens, de concert avec les habitants, établit gratuitement une com-
mune ou bourgeoisie dans sa ville épiscopale. Le gouvernement de
cette commune, composé de vingt-quatre échevins sous la prési-
dence d'un maire, fut installé sans aucun trouble au milieu de la joie
populaire ; mais la ville d'Amiens était partagée entre quatre sei-
gneurs : l'évêque, le vidame, le châtelain ou propriétaire d'une
grosse tour, et enfin le comte, qui était Engelran de Boves, père de
Thomas de Marie. Le vidame donna son approbation à la commune,
moyennant certaines conditions ; mais le châtelain et le comte n'y
voulurent rien entendre. De là une guerre entre eux et les bourgeois.
Ceux-ci eurent recours au roi Louis le Gros, et, par l'entremise de
leur évêque, obtinrent, à prix d'argent, l'approbation royale de leurs
règlements municipaux. Dans cette guerre, on vit Thomas de Marie
attaquer la commune d'Amiens, tandis qu'il soutenait celle de Laon.
Ce ne fut qu'au bout de deux ans que le châtelain rendit la grosse
tour, qui fut aussitôt démolie par ordre du roi et de l'évêque ^.
* Scriptores rerum Francicarum, t. 12, p. 250 et seqq., et t. 13, p. 511. --
2 Herman, apud Guibeit. — s Guibert, apud Script, rer. Franc, t. 12, p. 260 et
seqq.
I
à 1125 de l'ère chv.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 91
La désolation où ces guerres mirent dans Tintervalle la ville et le
diocèse d'Amiens, et les crimes dont elles furent la cause, donnèrent
tant de chagrins à saint Godefroi, qu'il résolut d'abdiquer l'épisco-
pat et de se retirer à la Chartreuse de Grenoble avec les saints soli-
taires dont la réputation s'était déjà répandue dans toute la France.
Guignes, le prieur, reçut le saint évêque avec joie, et lui assigna une
cellule, sans cependant oser le recevoir au nombre de ses religieux,
dans la crainte que le Pape ne le trouvât mauvais. Godefroi ne son-
gea, dans ce désert, qu'à réunir les douceurs de la contemplation
aux rigueurs de la pénitence. Ayant su que Conon, légat du Saint^
Siège, devait tenir un concile à Beauvais, il y envoya sa renonciation
à l'épiscopat.
Le concile étant assemblé, les citoyens d'Amiens y envoyèrent
aussi des députés pour se plaindre de ce que leur évêque les avait
abandonnés, et pour demander la permission d'en élire un autre.
Radulphe, archevêque de Reims, leur dit : De quel front osez-vous
nous porter cette plainte, vous qui, par votre indocilité, avez chassé
de son siège un homme orné de toutes sortes de vertus ? L'avez-
vous jamais vu attaché à son intérêt ou à son plaisir? Les députés
ayant témoigné tout le contraire : Allez donc le chercher, reprit l'ar-
chevêque, et ramenez-le avec vous ; car je prends à témoin le Sei-
gneur Jésus-Christ, que, tant que Godefroi vivra, vous n'aurez point
d'autre évêque. Au même temps arrivèrent les députés de saint Go-
defroi, avec des lettres par lesquelles il déclarait qu'il avait renoncé
à l'évêché, et exhortait ses diocésains à chercher un autre pasteur,
assurant qu'il ne reviendrait plus, et qu'il se sentait incapable des
fonctions de l'épiscopat ; qu'à la vérité, il les avait instruits par ses
discours, mais qu'il les avait perdus par son mauvais exemple. A la
lecture de cette lettre si humble, les évêques du concile ne purent
s'empêcher de répandre des larmes. Cependant ils remirent à statuer
sur cette affaire dans le concile qu'ils devaient tenir à Soissons à
l'Epiphanie de l'année suivante 1115.
Il y fut résolu qu'on enverrait au saint évêque deux députés au
nom du roi, avec des lettres du concile, qui lui ordonnaient de venir
reprendre son siège. Godefroi, ayant reçu ces lettres, se jeta aux
pieds de ses bien-aimés chartreux, en les conjurant avec larmes de
ne pas permettre qu'on l'arrachât d'avec eux. Ils pleurèrent avec lui ;
mais ils répondirent qu'ils ne pouvaient résister à l'autorité du roi
et à celle des évêques. Ainsi ils le congédièrent malgré eux et mal-
gré lui. Il demeura dans la Chartreuse depuis la fête de Saint-Nicolas,
6"^ de décembre, jusqu'au commencement du carême. Avant que de
se rendre à Amiens, il alla à Reims, où le légat Conon tenait un
92 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. - De 1106
nouveau concile. L^archevêque Radulphe présenta Godefroi aux
prélats assemblés. On fut surpris de voir Tétat où les macérations
rayaient réduit ; car il était si exténué par ses austérités, qu'à peine
pouvait-il se soutenir. Le légat, qui présidait au concile, lui fit une
réprimande assez vive sur ce qu'il avait quitté son siège, et lui or-
donna d'y retourner incessamment. Godefroi obéit avec humilité. Il
fui reçu dans Amiens avec de grandes démonstrations de joie; mais,
peu de temps après, comme il retournait à Reims consulter son ar-
chevêque, il mourut le S'"^ de novembre de la même année 4115.
L'Eglise honore sa mémoire le jour de sa mort *.
Tandis que les communes locales se formaient ainsi en France
pour se défendre contre les violences particulières, comme la grande
commune de la chrétienté se défendait contre les Turcs, les Sarra-
sins, les Maures, les Arabes; les lettres elles-mêmes commencèrent
à refleurir en France, particulièrement à Paris, où l'école qui y
était établie depuis longtemps devenait de jour en jour plus célèbre,
tant par la réputation des maîtres qui y enseignaient, que par le
nombre des écoliers qui venaient y prendre leurs leçons. Le fameux
Abailard était alors le plus célèbre des professeurs de cette acadé-
mie; mais il avait plus d'esprit que de conduite, plus d'orgueil que
de science, et plus de réputation que de vrai mérite, quoiqu'il n'en
manquât pas.
Abailard était natif de Palais, à quelques lieues de Nantes, vers
l'orient. Son père, Bérenger, avait étudié avant que de porter les
armes : ce qui était alors fort rare aux gens de guerre ; et il conserva
tant d'amour pour les sciences, qu'il voulut que ses enfants se ren-
dissent habiles dans les lettres avant que d'apprendre le métier de la
guerre, à quoi il les destinait. Mais Abailard prit tant de goût à l'é-
tude, qu'il renonça à la guerre, et céda même son droit d'aînesse et
sa succession à ses autres frères. Bérenger embrassa dans la suite la
vie monastique, et Luce, sa femme, l'imita. Abailard, ayant fait quel-
ques progrès dans les sciences, surtout dans la dialectique, où il se
rendit fort habile, quitta la Bretagne et parcourut diverses provinces
pour s'exercer à la dispute. Il se rendit enfin à Paris pour y perfec-
tionner ses talents et les y faire connaître. Il alla prendre les leçons
de Guillaume de Champeaux, qui occupait alors la première chaire,
et qui avait la plus grande réputation. Abailard gagna d'abord son
amitié; maisil ne la conserva pas longtemps. Il combattit avec trop
de chaleur les sentiments de son maître, et, comme il était fort versé
dans toutes les subtilités de la dialectique, il l'embarrassait souvent.
1 Surius et Godescard, 8 novemb.
à U25 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 93
Guillaume, qui n'avait reçu jusqu'alors que des applaudissements,
ne pardonna pas à son disciple la réputation qu'il acquérait aux
dépens de la sienne. C'est du moins ce que dit Abailard dans l'his-
toire qu'il a faite de sa propre vie.
Abailard, de son côté, enflé des premiers succès qu'il avait eus, se
crut en état, malgré sa jeunesse, d'ouvrir à Melun une école, qu'il
transféra ensuite à Corbeil, pour se rapprocher de Paris. Un grand
nombre de disciples allèrent y prendre ses leçons et désertèrent l'é-
cole de Guillaume : ce qui fut un nouveau sujet de jalousie pour cet
ancien maître. Mais le succès animant Abailard, il s'appliqua à l'étude
avec si peu de modération, qu'il en tomba dangereusement malade.
Il fut obligé, pour se rétablir, d'aller respirer son air natal. Il de-
meura quelques années en Bretagne, et son absence servit à le faire
désirer plus ardemment. Pendant ce temps-là, Guillaume de Cham-
peaux se fit chanoine régulier à Saint-Victor ; cependant, après quel-
que interruption, il continua de tenir son école à l'ordinaire.
Abailard, étant de retour à Paris, voulut se réconcilier avec Guil-
laume et prendre de lui des leçons de rhétorique. Mais le nouveau
rhétoricien en revenait toujours à la dialectique, et il ne pouvait
s'empêcher de combattre les opinions de son maître, particulière-
ment sur les universaux. Car Guillaume enseignait qu'il y avait une
nature universelle, à parte rei, comme parle l'école ; et Abailard
combattit si bien ce sentiment, qu'il obligea son maître d'y renon-
cer : ce qui, au dire d'Abailard, décrédita tellement Guillaume, que,
se voyant abandonné de la plupart de ses disciples, il quitta sa chaire
qui était celle de l'église de Paris, et la fit donner à un autre profes-
seur qui la céda à Abailard ; mais Guillaume ne souffrit pas que son
rival occupât une place si honorable : ainsi Abailard fut obligé de
retourner à Melun. Il revint peu de temps après à Paris, et ouvrit
une école hors de la ville sur la montagne de Sainte-Geneviève.
Guillaume, de son côté, en ouvrit une dans son monastère de Saint-
Victor ; et les disputes recommencèrent entre les deux professeurs.
Abailard fut obligé de faire un second voyage en Bretagne, parce
que son père s'était fait moine, et que sa mère était sur le point de
se faire religieuse. Quand il eut terminé ses affaires de famille, il
alla étudier la théologie sous Anselme, doyen de Laon, qui était un
ancien professeur fort estimé ; mais Abailard ne trouva pas que son
mérite répondît à sa réputation, et il ouvrit, pour le combattre, une
école à Laon, où il entreprit d'interpréter Ézéchiel. Anselme lui fit
défendre d'expUquer l'Écriture. Ainsi il revint à Paris, où on lui
offrait la chaire que Guillaume de Champeaux avait remplie ; car ce
savant professeur avait été élevé sur le siège de Châlons-sur-Marne.
94 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII— De 1106
Abailardy continua son exposition d'Ézéchiel avec un concours et
un applaudissement extraordinaires; mais le succès Fenivra, et une
passion honteuse, à laquelle il eut la faiblesse de se livrer, devint la
punition de son orgueil et la source de ses humiliations et de ses
malheurs.
Dans le temps qu^Abailard jouissait de la plus florissante réputa-
tion, il conçut un amour criminel pour une jeune personne nommée
Héloïse, nièce d'un chanoine de Paris appelé Fulbert, chez qui elle
demeurait. C^était une fille de beaucoup d^esprit, et qui avait un
goût rare pour les langues et pour les sciences, à quoi son oncle Pa-
vait appliquée de bonne heure. Abailard lia d'abord avec elle un
commerce de lettres, et il croyait n'aimer en elle que son érudition
et ses talents ; mais il aimait déjà Héloïse même, qui ne se défiait de
rien, et qui ne voyait, dans les empressements d'Abailard, que des
marques de zèle pour son avancement dans ses études. Cependant le
professeur, occupé de sa passion, pour en voir plus souvent l'objet,
pria Fulbert de le recevoir en pension chez lui, sous prétexte qu'il
serait plus proche de son école. Le chanoine, qui voulait que sa
nièce se perfectionnât dans les sciences, reçut avec plaisir Abailard,
en lui recommandant de servir de maître à Héloïse. Abailard, chargé
de lui cultiver l'esprit, lui corrompit le cœur, et en fit la victime de
sa passion. Le chanoine fut le dernier à s'apercevoir du déshonneur
de sa famille. Dès qu'on lui eut fait ouvrir les yeux, il chassa son
hôte; mais celui-ci, plus passionné que jamais, enleva Héloïse et la
conduisit en Bretagne chez sa sœur, où elle accoucha d'un fils qu'il
nomma Astrolabe. Ils revinrent ensuite à Paris; et, pour apaiser
Fulbert, Abailard lui promit d'épouser celle qu'il avait séduite. Hé-
loïse, pour l'honneur d' Abailard, qui était clerc et chanoine de Sens,
ne voulait pas consentir à ce mariage. Ils prirent le parti de le con-
tracter secrètement, en présence seulement de Fulbert et de quel-
ques personnes de la famille.
Les nouveaux époux faisaient mystère de leur mariage. Fulbert,
au contraire, le publiait partout; ce qui exposait Abailard aux rail-
leries de ses disciples, et faisait un très-grand tort à sa réputation.
Pour faire cesser ces bruits, Abailard se détermina à envoyer sa
femme dans le monastère des religieuses d'Argenteuil, où il lui fit
prendre l'habit, sans vouloir cependant qu'elle reçût le voile, afin
d'être en état de la rappeler quand il le jugerait à propos.
Le chanoine Fulbert fut si outré de cette nouvelle démarche, dont
il ne pénétrait pas les motifs, qu'il fit prendre et mutiler honteu-
sement Abailard, pendant la nuit et dans le moment qu'il dormait.
Cet attentat, commis sur un homme aussi célèbre, fit un grand éclat.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 95
Abailard reconnut les justes jugements de Dieu, qui le punissait par
où il avait péché. Ne pouvant plus supporter la honte qui lui en reve-
nait, il se fit moine dans Tabbaye de Saint-Denis. Héloïse prit le voile
à Argenteuil. Ce fut l'évêque de Paris qui le bénit et le mit sur Tau-
tel. Héloïse, sortant du chœur pour aller le prendre et le mettre elle-
même sur sa tête, fut arrêtée par plusieurs personnes de qualité, qui
essayèrent de la détourner de ce dessein; mais elle ne se laissa point
ébranler ; et, malgré les larmes qui coulaient de ses yeux et les sou-
pirs qu'exhalait son cœur, elle accomplit son sacrifice, en récitant les
vers de la Pharsale où Lucain représente Cornélie déplorant la mort
du grand Pompée, son époux, s'accusant de l'avoir rendu malheu-
reux et déclarant qu'elle va s'en punir.
Abailard ne tarda pas à se brouiller avec l'abbé et les moines de
Saint-Denis, parce que, si nous l'en croyons, il ne pouvait s'em-
pêcher de leur reprocher la vie licencieuse qu'ils menaient. D'un
autre côté, ses anciens écoliers le pressaient de reprendre le cours
de ses leçons et de faire pour Dieu ce qu'il avait fait auparavant pour
la gloire et pour l'intérêt. Il obtint donc la permission d'Adam, son
abbé, de se rendre à Provins dans un prieuré, pour y ouvrir une
école. Il s'y fit un si grand concours d'écoliers, que la ville de Pro-
vins n'avait ni assez de bâtiments pour les loger, ni assez de provi-
sions pour les nourrir. Abailard crut qu'il était plus convenable à sa
nouvelle profession d'enseigner la théologie. Il donnait cependant
quelques leçons de la dialectique, se servant, comme il s'exprime,
de la philosophie comme d'un hameçon pour attirer ses auditeurs à
l'étude de la religion. Telle était, dit-il, la méthode du grand Origène.
Cependant un homme s'élevait en France, qui surpassait Abailard
de beaucoup, et pour la beauté du génie, et pour la sagesse de la
conduite, et pour la sainteté de la vie; un homme qui devait faire la
gloire de son ordre, la gloire de la France, la gloire de l'Église entière.
Le nouvel institut de Cîteaux, que nous avons vu fonder par saint
Robert de Molême, en i 092, quoiqu'il fût renommé par l'austérité
de sa réforme, demeura plusieurs années sans faire de progrès sen-
sibles. C'était un arbre qui jetait de profondes racines avant que de
s'élever et d'étendre ses branches. Mais quand cet ordre eut demeuré
quelque temps obscur, content de servir Dieu par rhumilité et la
pauvreté. Dieu sembla prendre plaisir à l'exalter et à le glorifier par
tout ce que la vertu peut avoir déplus éclatant aux yeux des hommes.
Depuis l'établissement du monastère de Citeaux par saint Robert,
on avait toujours été édifié de la piété, de la solitude de ses saints
religieux; mais on était encore effrayé de leur austérité et de la ri-
goureuse pauvreté qu'ils observaient, lorsque, l'an 1H3, année bien
96 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
glorieuse à la religion et en particulier à Fordre monastique, un jeune
seigneur nommé Bernard alla s'y consacrer à toutes les rigueurs de
la pénitence, avec trente compagnons qu'il avait gagnés à Dieu, et
qu^il conduisit à Cîteaux comme de précieuses dépouilles qu'il enle-
vait au monde en le quittant.
Bernard naquit en 1091, à Fontaines en Bourgogne, à une demi-
lieue de Dijon, d'une famille distinguée par sa noblesse. Il était fils
de Tescelin, seigneur de ce lieu, et d'une dame nommée Aleth ou
Alix, de la maison de Montbar. Le père et la mère avaient l'un et
l'autre une grande piété. Aussi Dieu versa-t-il les plus grandes béné-
dictions sur leur mariage. Us eurent sept enfants, six garçons et une
fille.
La mère les offrit tous à Dieu de ses propres mains, aussitôt
après leur naissance, et voulut les nourrir tous elle-même, afin qu'ils
suçassent d'elle, avec son lait, son amour pour la vertu. Étant en-
ceinte de Bernard, le troisième de ses enfants, elle eut un songe où
il lui parut qu'elle portait dans son sein un petit chien qui commen-
çait à aboyer. Ce songe l'effraya; mais un saint homme la rassura,
en lui prédisant que l'enfant qu'elle mettrait au monde serait un chien
fidèle de la maison du Seigneur, qui ne cesserait d'aboyer contre les
loups, et qu'il aurait un talent rare pour annoncer la parole de Dieu.
La pieuse dame, consolée par cette prédiction, non-seulement offrit
cet enfant à Dieu comme les autres, mais le consacra spécialement à
son service, le fit élever avec un grand soin, et le donna à des ecclé-
siastiques de Châtillon-sur-Seine. Comme Bernard avait l'esprit ex-
cellent, il avança bientôt au delà de son âge et passa de loin ses com-
pagnons. Il aimaitdès lors la retraite, méditait beaucoup, parlait peu,
était simple, doux et singulièrement modeste. Il demandait à Dieu
de conserver sa jeunesse dans la pureté, et étudiait les lettres hu-
maines pour mieux entendre les Écritures divines. Quelque jeune
qu'il fût, il donnait aux pauvres tout l'argent qu'il pouvait avoir. Dieu
se[communiqua à lui dès son enfance, comme autrefois à Samuel,
par des faveurs singulières. Une nuit de Noël qu'il attendait à l'église
que l'on^commençât l'office, il pencha un peu la tête et s'endormit.
Il eut alors une vision dans laquelle l'enfant Jésus lui apparut. Sa
beauté [toute divine le charma tellement, que, depuis ce jour-là, il
se sentit enflammé de la plus tendre dévotion pour le mystère du
Verbe incarné; et toutes les fois qu'il avait occasion d'en parler, c'é-
tait avec tant de douceur et d'onction, qu'il semblait se surpasser lui-
même. Il était encore enfant, quand un violent mal de tête l'obligea
à^garder le lit : on lui fit venir une femme qui prétendit le guérir par
des charmes.Mais, sitôt qu'il s'en aperçut, il la repoussa avec de grands
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 97
cris qui marquaient son indignation, et aussitôt il se leva parfaite-
ment guéri.
A l'âge de dix-neuf ans, il perdit sa vertueuse mère. Alix était re-
gardée dans le monde comme une sainte, à cause de ses abondantes
aumônes, de son zèle à visiter les hôpitaux et à servir les malades,
de la rigueur et de la continuité de ses jeûnes, et de son ardeur pour
la pratique de toutes sortes de bonnes œuvres. Elle avait une grande
dévotion poursaint Ambroise, et elle avait coutume d'inviter le clergé
de Dijon à venir célébrer sa fête avec elle au château de Fontaines.
La veille de cette fête de l'année HIO, elle fut prise de la fièvre. Le
lendemain, elle reçut Textrême-onction et le viatique; on lui récita
ensuite les prières des agonisants, auxquelles elle répondit avec au-
tant de ferveur que de présence d'esprit; puis, ayant fait le signe de
la croix, elle expira tranquillement.
Bernard, alors de retour au château de Fontaines, était maître de
ses actions. Son père, occupé de ses affaires et obligé d'être à l'ar-
mée, ne pouvait veiller sur sa conduite. Il parut dans le monde avec
tout ce qui peut flatter un jeune homme de qualité et le faire aimer.
Un esprit vif et cultivé, une prudence peu commune, une modestie
naturelle, des manières affables, un caractère doux et complaisant,
une conversation agréable lui gagnaient les cœurs de tous ceux qui
avaient à vivre avec lui. Mais tous ces avantages pouvaient devenir
des pièges. Il avait d'abord beaucoup à craindre de la part de ceux
qui se disaient ses amis, et qui, sous ce prétexte, cherchaient à l'as-
socier à leurs parties de plaisir, où souvent Dieu était grièvement of-
fensé. A la lumière de la grâce, il découvrit leurs desseins, et réso-
lut de s'éloigner pour toujours de la corruption d'un monde perfide.
La beauté, même avec la vertu, est encore unécueil; celle de Ber-
nard mit sa chasteté à des épreuves bien délicates. Il logea un jour
chez une dame qui conçut pour lui une passion criminelle : elle porta
l'impudence jusqu'à venir la nuit à son lit. Le pieux jeune homme,
l'ayant aperçue, ne lui répondit qu'en criant de toutes ses forces :
Au voleur ! au voleur ! de sorte que ses cris réveillèrent toute la mai-
son. La dame se retira couverte de confusion ; mais elle He se rebuta
point, et sa passion, plus forte que la honte, la fit revenir jusqu'à
trois fois pour solliciter Bernard. Il ne lui répondit qu'en criant tou-
jours : Au voleur! parce que cette femme voulaitlui enlever le précieux
trésor de la virginité. Bernard le conservait avec tant de soin, qu'ayant
arrêté un jour les yeux trop attentivement sur une femme, il alla aus-
sitôt, pour s'en punir, se plonger dans un étang voisin, dont l'eau
était comme glacée, et y demeura jusqu'à ce qu'il eût éteint la der-
nière étincelle du feu impur dont il avait ressenti quelque impression.
98 HISTOIRE DNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
Depuis ce temps-là, il fit un pacte avec ses yeux de ne jamais regar-
der en face une personne du sexe.
Il n'est pas sûr d'habiter longtemps avec un serpent : Bernard le
comprit et songea à fuir. Il voyait le monde et le prince de ce monde
lui offrir de grandes choses et des espérances plus grandes encore,
mais toutes trompeuses. Il entendait la vérité même lui disant au
fond du cœur : Venez à moi, vous tous qui travaillez et êtes accablés,
et je vous soulagerai ; prenez mon joug sur vous, et vous trouverez
le repos de vos âmes. Résolu à quitter le monde, Bernard se mit à
chercher où il trouverait plus sûrement le repos de son âme sous le
joug du Christ. Le nouvel institut de Gîteaux s'offrit à sa recherche ;
la vie et la pauvreté y étaient si austères, qu'à peine quelqu'un avait-
il le courage d'y entrer. Ce fut précisément ce qui décida Bernard;
il espérait y être tout à fait caché dans le secret de Dieu, loin des
hommes, surtout n'y avoir point à craindre la vanité, ni du côté de
sa noblesse, ni du côté de son génie, ni même du côté de la sainteté.
Quand ses frères, qui l'aimaient beaucoup, comprirent par ses dis-
cours qu'il pensait à quitter le monde, ils mirent tout en œuvre pour
le détourner de son dessein et l'attacher plus étroitement au siècle
par l'étude des lettres et l'amour des sciences humaines. Bernard
avoua, depuis, que leurs discours l'avaient presque ébranlé ; mais le
souvenir de sa sainte mère lui revenait sans cesse à l'esprit; il lui sem-
blait souvent la voir qui lui faisait des reproches et lui rappelait qu'elle
ne l'avait pas élevé avec une si tendre sollicitude pour de pareilles
bagatelles. Enfin, un jour qu'il allait voir ses frères qui étaient avec
le duc de Bourgogne au siège de Grancey, ses perplexités ayant aug-
menté sur la route, il entra dans une église, y pria Dieu, avec beau-
coup de larmes, de lui faire connaître sa volonté et de lui donner le
courage de la suivre. Sa prière finie, il se trouva tellement confirmé
dans sa vocation, que toutes ses inquiétudes cessèrent; et il ne son-
gea plus qu'à embraser les autres du feu qui le brûlait lui-même, feu
semblable à un incendie qui, de proche en proche, embrase les forêts
et les montagnes.
Bernard commença par ses frères, qu'il entreprit de gagner tous à
Dieu, excepté le dernier, qui était encore trop jeune, et qu'il jugea à
propos de laisser dans le monde pour consoler son père dans sa vieil-
lesse. Gualderic, son oncle, seigneur de Touillon, qui était un brave
guerrier, fut le premier qui se rendit à ses exhortations. Barthélemi,
frère cadet de Bernard, et qui n'était pas encore en âge de porter les
armes, se laissa gagner le même jour. André, qui était aussi frère
cadet de Bernard et qui faisait alors sa première campagne, avait
beaucoup de peine à se rendre, lorsqu'il s'écria tout à coup : Je vois
à 1123 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 99
ma mère ! Car elle lui apparut visiblement, souriant avec tendresse
et applaudissant à la résolution de ses fils. André ne balança plus à
renoncer à la milice du siècle pour se faire soldat du Christ. Il ne fut
pas seul à voir sa mère dans la joie : Bernard confessa qu^il la vit de
même.
Gui, l'aîné des frères, était déjà marié : c'était un homme consi-
dérable et plus engagé dans le monde que les autres. Il hésita un peu
d'abord ; mais ensuite, y ayant fait réflexion, il promit d'embrasser
la vie monastique, si sa femme y consentait; ce qu'il semblait à peu
près impossible d'espérer d'une jeune dame qui avait des petites
filles qu'elle nourrissait. Bernard, comptant fermement sur la misé-
ricorde de Dieu, promit qu'elle consentirait ou qu'elle mourrait bien-
tôt. Comme elle continuait de résister, son mari résolut, sans la
quitter, de mener une vie pauvre à la campagne et de vivre du tra-
vail de ses mains. Elle tomba grièvement malade, fit venir Bernard,
le pria de lui pardonner, et fut la première à demander la sépara-
tion ; puis elle se fit religieuse à Larrey, près de Dijon.
Le second des frères était Gérard, homme de mérite, aimé de tout
le monde pour sa valeur, sa prudence et sa bonté. Il résistait forte-
ment, et traitait de légèreté la facilité de ses frères à prendre un tel
engagement. Mais Bernard, transporté du zèle qui l'animait : Je sais,
dit-il, je sais qu'il n'y aura que de l'affliction qui vous rendra sage; et
portant le doigt à son côté, il ajouta : Le jour viendra, et bientôt,
qu'une lance, perçant ce côté, fera passer à votre cœur le conseil sa-
lutaire que vous méprisez ; vous craindrez, mais vous n'en mourrez
pas. Peu de jours après, Gérard, enveloppé par ses ennemis, fut pris
et blessé d'une lance au même endroit. Se croyant près de mourir,
il criait : Je suis moine, je suis moine de Cîteaux ! Il fut jeté dans
une prison souterraine et mis aux fers. Ayant guéri contre toute es-
pérance, il ne rétracta point son vœu ; la captivité seule l'empêchait
de l'accomplir. Bernard vint pour obtenir sa délivrance, mais n'y réus-
sit point ; on ne lui permit pas même de le voir. Bernard lui cria par
la porte de la prison : Mon frère Gérard, sachez que nous entrerons
bientôt dans le monastère. Pour vous, si vous ne pouvez pas nous
suivre, soyez ici moine, et que votre prison soit votre monastère.
Quelques jours après, comme Gérard s'en inquiétait de plus en
plus, il entendit pendant le sommeil ces paroles : Aujourd'hui tu se-
ras délivré ! C'était pendant le saint temps de carême. Vers le soir,
comme il pensait aux paroles qu'il avait entendues, il toucha les fers
dont il était garrotté. Les fers se rompirent en partie, de manière
qu'il pouvait marcher quelque peu. Mais que faire? La porte était fer-
mée à clef, et il y avait devant la porte une multitude de pauvres. Il
100 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
se leva toutefois ; et moins dans l'espoir de s^évader que pour la cu-
riosité du fait, il s'approcha de la porte de son cachot. Dès qu'il eut
touché le verrou, la serrure se brisa tout entière dans sa main, et la
porte resta ouverte. Il en sortit pas à pas, comme un homme qui
avait encore les entraves aux pieds, et se dirigea vers Téglise. où l'on
chantait Toffice du soir. Les pauvres qui stationnaient devant la mai-
son s'enfuirent de frayeur, mais sans pousser un cri. Gérard appro-
chait de l'église, lorsque le frère de celui-là même qui le retenait pri-
sonnier en sortait, qui lui dit : Vous venez bien tard ; cependant hâ-
tez-vous, et vous entendrez encore quelque chose ; et il lui donna le
bras pour lui aider à monter les degrés. Ce ne fut qu'en entrant à l'é-
glise que cet homme comprit ce qui se passait. Il voulut retenir Gé-
rard, mais il ne le put ; l'église étant un asile inviolable, le prisonnier
y était libre. Voilà comment Gérard, converti et délivré, put accomplir
son vœu avec les autres.
Bernard, ayant gagné à Dieu tous ses frères et son oncle, entreprit
une semblable mission auprès des jeunes seigneurs ses amis et ses
parents. La conquête de Hugues de Mâcon lui coûta beaucoup. C'é-
tait un jeune homme d'une grande noblesse, qui avait de grands ta-
lents, et dont le monde avait conçu de grandes espérances. Il était
ami particulier de Bernard, et, quand il apprit sa conversion, il ne
put s'empêcher de le pleurer comme un ami qu'il perdait et qui mou-
rait au monde ; tandis que Bernard, de son côté, pleurait Hugues
comme un ami qui voulait se perdre avec le monde dont il paraissait
enchanté. Bernard l'étant allé voir, ils ne purent se parler, en s'abor-
dant, que par les larmes qu'ils versèrent, et qui avaient des motifs
bien différents; mais enfin, Bernard, ayant parlé, triompha. Hugues,
cédant aux mouvements de la grâce et aux sentiments de l'amitié,
s'engagea à suivre son ami dans la retraite ; et Bernard s'en retourna
comblé de la plus sensible consolation. Mais Hugues perdit bientôt
sa vocation, et il ne résista pas à quelques railleries qu'il eut à essuyer
sur le pieux dessein qu'il avait formé. Bernard, qui en fut averti, re-
tourna pour lui reprocher son inconstance . Il le trouva obsédé par une
foule de faux amis qui, craignant que Bernard ne le regagnât, les ob-
servaient pour ne pas les laisser seuls. Dieu y pourvut. Comme ils
étaient tous ensemble assis à la campagne, il survint tout à coup une
grosse pluie. Aussitôt tous ces jeunes seigneurs se dispersèrent pour
se mettre à couvert. Hugues voulait aussi s'en aller ; mais Bernard,
le retenant, lui dit : Vous essuierez ici l'orage avec moi; et il lui parla
ensuite avec tant de force, qu'il fit renaître dans son cœur les senti-
ments que le respect humain y avait étouffés. Hugues suivit avec
tant de courage sa vocation, qu'il fut choisi pour être le premier
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 101
abbé de Pontigni, d'où il fut ensuite tiré pour être élevé sur le siège
d'Auxerre.
Bernard parlait en public et en particulier pour gagner les âmes ;
TEsprit-Saint donnait à ses discours une telle efficace, qu'on ne pou-
vait lui résister. La chose alla si loin, que les mères cachaient leurs
enfants, lesfemmes retenaient leurs maris, les amisdétournaientleurs
amis, de peur qu'il ne les portât à se faire moines. Comme dans la
primitive Église, ceux qu'il avait rassemblés n'étaient qu'un cœur et
qu'une âme; ils demeuraient ensemble dans une maison qu'ils avaient
à Châtillon ; et à peine quelqu'un osait-il y entrer, s'il n'était de leur
compagnie. Si quelque autre venait, il glorifiait Dieu de ce qu'il voyait
et se joignait à eux, ou il se retirait en déplorant sa misère et les es-
timant heureux. Ils demeurèrent environ six mois en habit séculier,
depuis leurpremière résolution, attendant qu'ilsfussent en plus grand
nombreet que quelques-uns d'entre eux eussentterminéleurs affaires.
Enfin, parun miracle singulier de la grâce, Bernard, à l'âge de vingt-
deux ans, vint à bout de s'associer, pour entrer ensemble à Cîteaux,
plus de trente compagnons d'entre ses parents et ses amis, dont la
plupart étaient de la principale noblesse.
Enfin, le jour d'accomplir leur vœu étant arrivé, Bernard et ses
quatre frères allèrent demander la bénédiction de leur vieux père.
En sortant de la maison, l'aîné d'entre eux trouva le plus jeune de
tous, Nivard, qui était encore enfant et qui jouait dans la place pu-
blique avec des enfants de son âge, et il lui dit : Mon frère Nivard,
nous vous laissons tous nos biens ; la succession paternelle vous re-
garde uniquement. C'est-à-dire, répondit Nivard, que vous me lais-
sez la terre et que vous prenez le ciel pour vous; le partage n'est pas
égal. Nivard demeura alors avec son père ; mais dès qu'il fut en âge,
rien ne put l'arrêter, et il suivit l'exemple de ses frères. Tescelin,
leur père, et Hombeline, leur sœur, embrassèrent pareillement,
dans la suite, la vie religieuse.
Etienne était alors abbé de Cîteaux, et il voyait avec peine que,
malgré ses soins, le nombre de ses religieux n'augmentait pas, lorsque
Bernard, suivi de plus de trente compagnons, vint lui demander d'y
être reçu, l'an 1 113, la quinzième année depuis la fondation de Cî-
teaux. Le saint abbé reçut avec une joie sensible une si nombreuse
et si florissante recrue *.
Saint Etienne, surnommé Harding ou Hardinge, troisième abbé de
Cîteaux, naquit en Angleterre, de parents nobles et riches. Il fut élevé
1 Acta SS. 20 aug. — Voy. aussi pour toute l'histoire de saint Bernard le tra-
vail de M. l'at)bé Ratisbonne, que nous indiquons plus loin et dont nous avons
quelquefois profité.
102 HISTOIRE TJNI\ERSELLE [Liv. LXVIL— De 1166
dans le monastère de Sherbourne, au comté de Dorset. Les maîtres
auxquels il fut confié le formèrent tout à la fois aux sciences et à une
piété solide. Il sut de bonne heure réprimer ses passions, et il vint à
bout d'établir dans son âme un calme inaltérable. C'était de ce calme
que provenait l'aimable sérénité qu'on remarquait toujours sur son
visage. Le désir d'avancer de plus en plus dans la perfection lui fit
prendre le parti de quitter le monastère ; il en sortit donc avec un de
ses amis qui avait les mêmes sentiments et les mêmes inclinations.
Ils passèrent l'un et l'autre en Ecosse_, où se trouvaient alors plusieurs
rares modèles de piété ; de là, ils se rendirent à Paris, puis à Rome.
Leur recueillement ne souffrit point de ces voyages; et, pour s'entre-
tenir dans l'esprit d'oraison, ils récitaient chaque jour tout le psautier.
Etienne, à son retour de Rome, entendit parler à Lyoa des vertus
et des austérités que l'on pratiquait au monastère de Molême, qui
venait d'être fondé par saint Robert ; il résolut aussitôt d'aller s'y con-
sacrer à Dieu. Il suivit Robert à Cîteaux, lorsqu'il fonda ce nouveau
monastère parles libéralités d'Eudes, duc de Bourgogne. Le duc ve-
nait souvent s'y édifier ; il se fit même bâtir un palais dans le voisi-
nage, et voulut être enterré dans l'éghse des solitaires; plusieurs de
ses successeurs y choisirent aussi leur sépulture. Henri, son second
fils, porta la ferveur encore plus loin ; il se mit au nombre des dis-
ciples du bienheureux Albéric, deuxième abbé de Cîteaux, prit l'ha-
bit monastique, et mourut à Cîteaux de la mort des justes.
Après la mort du bienheureux Albéric, saint Etienne fut choisi
pour lui succéder dans la charge d'abbé. Son premier soin fut d'en-
tretenir dans ses rehgieux l'esprit de retraite et de pauvreté. Il em-
ploya de sages précautions pour empêcher les visites trop fréquentes
des étrangers. 11 n'y avait que le duc de Bourgogne qui eût permis-
sion d'entrer dans le monastère ; encore le pria-t-on de ne point tenir
sa cour à Cîteaux, comme il avait coutume de faire aux grandes so-
lennités. On supprima dans l'église les croix d'or et d'argent, et on
leur en substitua d'autres qui étaient de bois peint. On bannit l'usage
des chandeliers, et il fut arrêté qu'il n'y en aurait plus qu'un, lequel
serait de fer. Il fut encore décidé qu'on ne se servirait point de ca-
lices d'or, mais seulement d'argent doré. Les chasubles, les étoles,
les manipules et autres ornements devaient être d'étoffes communes;
il ne devait y entrer ni soie, ni or, ni argent. Mais en même temps
que l'église de Cîteaux n'offrait rien que de pauvre, elle était tenue
avec une propreté et une décence dignes de la maison de Dieu ; sa
simplicité même lui donnait quelque chose de majestueux qui annon-
çait la grandeur du maître qu'on y adorait.
Les moines de Cîteaux donnaient plusieurs heures du jour au tra-
à 11-25 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 103
vail des mains ; ils avaient aussi des moments marqués pour lire et
pour copier des livres. Ce fut dans ces moments que saint Etienne,
avec Taide de ses religieux, fit une copie de la Bible latine à l'usage
de son monastère. Il se servit, pour la rendre exacte, d'un très-grand
nombre de manuscrits. Il consulta aussi des Juifs habiles, qui lui ex-
pliquèrent le texte hébreu, et, par là, le mirent en état de corriger
les endroits où le sens de l'original n'était pas bien rendu. Cette di-
versité dans les exemplaires de la Bible venait des fautes qui s'y étaient
glissées par l'ignorance ou la négligence des copistes. L'exemplaire
manuscrit de la Bible, copié sous saint Etienne en 1109, s'est gardé
à Cîteaux jusque dans ces derniers temps.
Quelque grande qu'eût paru jusqu'alors la vertu de saint Etienne,
elle brilla cependant d'un nouvel éclat dans les épreuves par les-
quelles Dieu la fit passer. Le duc de Bourgogne, offensé de ce qu'on
ne voulait plus lui permettre de tenir sa cour à Cîteaux, en marqua
son ressentiment; il priva le monastère de sa protection, et cessa de
fournir aux besoins de ceux qui l'habitaient. Les religieux se sentirent
bientôt de la privation des aumônes du prince ; et, leur travail n'é-
tant point suffisant pour les faire entièrement subsister, ils ne tar-,
derent point à se voir réduits à une nécessité extrême. Etienne, qui
manquait de tout, ainsi que sa communauté, sortit du monastère et
alla mendier de porte en porte. Il donna une preuve de son désinté-
ressement et de sa confiance en Dieu, en refusant les aumônes d'un
prêtre simoniaque. Il est vrai que la règle de Cîteaux, attentive à écar-
ter tout ce qui pourrait préjudicier à l'esprit de retraite et de recueil-
lement, défend de mendier à ceux qui la professent; mais il est des
cas extraordinaires, tels que celui d'une nécessité extrême, qui doivent
dispenser de la loi générale. Au reste, le saint abbé et ses religieux
se réjouissaient de leur pauvreté, et les incommodités qui en sont la
suite furent pour eux une occasion de pratiquer les plus héroïques
vertus. Dieu les consola plusieurs fois par des marques sensibles de
sa protection.
A l'épreuve dont nous venons de parler, en succéda une autre qui
n'était pas moins délicate. La maladie emporta, dans les années Mil
et 11 12, la plus grande partie des religieux de Cîteaux. Le saint abbé
ressentit vivement ce coup. Ce qui l'affligeait surtout, c'était la crainte
de ne pouvoir laisser de successeurs de sa pénitence et de sa pauvreté.
En effet, on attribuait la mort de tant de religieux à l'austérité de la
règle, qu'on accusait d'être excessive, et Ton en concluait que Dieu
n'approuvait pas le nouvel institut. Cette raison, qui avait quelque
chose de spécieux, ébranlait l'esprit de plusieurs et faisait que per-
sonne ne se présentait au monastère pour y être reçu . Cependant le
104 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIL— De 1106
saint abbé adressait au ciel de ferventes prières^ et lui recommandait
avec larmes son petit troupeau. Les grâces qu'il avait obtenues jus-
qu'alors lui donnaient une sorte de droit à la protection du Seigneur.
Sa foi fut à la fin récompensée, lorsque Dieu lui envoya saint Bernard
avec ses trente compagnons *.
Comme parmi ceux-ci il y en avait plusieurs qui avaient été mariés
et que leurs femmes avaient également fait vœu d'embrasser la vie
religieuse, saint Etienne fit bâtir pour elles le monastère de Juilli, au
diocèse de Langres, et le mit sous la conduite de l'abbé de Molême.
Quant à la maison de Cîteaux, elle était encore très-peu connue. Aussi
Bernard y entra-t-il à dessein de se cacher et de se faire oublier des
hommes, comme un vase perdu; mais Dieu avait d'autres pensées,
et voulait en faire un vase d'élection non-seulement pour fortifier et
dilater l'ordre monastique, mais pour porter son nom devant les rois
et les peuples, et jusqu'aux extrémités de la terre. Lui, qui ne son-
geait à rien de pareil, s'excitait sans cesse à la ferveur, et se disait
souvent à lui-même : Bernard, Bernard, qu'es-tu venu faire ici ?
Quand il eut commencé à goûter la douceur de l'amour divin, il crai-
gnait tellement d'être détourné de ce sentiment intérieur par les sens,
qu'il leur permettait à peine ce qui était nécessaire pour converser
avec les hommes. Il s'en fit une habitude qui tourna comme en na-
ture; en sorte que, tout absorbé en Dieu, il voyait sans voir, enten-
dait sans entendre, et goûtait sans savourer. Il avait passé un an dans
la chambre des novices, et en sortit sans savoir si le plafond en était
lambrissé ou non. Il fut longtemps sans s'apercevoir qu'il y avait trois
fenêtres au chevet de Téglise, où il entrait plusieurs fois le jour ; il
croyait qu'il n'y en eût qu'une. Il avait tellement fait mourir en lui
toute curiosité, qu'il ne remarquait point ces sortes de choses, ouïes
oubliait aussitôt.
Son beau naturel, aidé de la grâce, lui faisait trouver un goût mer-
veilleux dans la contemplation des choses spirituelles. Et comme ses
passions n'étaient ni violentes ni fortifiées par de mauvaises habitudes,
la chair n'était point rebelle à l'esprit ; au contraire, l'esprit prenait
tellement le dessus, que la chair succombait sous le poids des austé-
rités. Si jeune qu'il fût, il veillait dès lors au delà des forces de la na-
ture, comptant pour perdu le temps du sommeil, et croyant dormir
assez, pourvu qu'il ne veillât pas toute la nuit. Il ne mangeait que
par la crainte de tomber en défaillance : la seule pensée de la nour-
riture le rassasiait, et il s'en approchait comme d'un supplice. Aussi,
dès son noviciat, la délicatesse de sa complexion, ne pouvant suppor-
^ActaSS., 17 april.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 105
ter Taustérité de sa pénitence, lui causa un vomissement qui lui dura
toute la vie ; mais il eut toujours autant de vigueur d'esprit et de fer-
veur que de faiblesse de corps; il ne voulut jamais aucune indulgence
ni aucune dispense, soit du travail, soit des autres observances, disant
qu'il était novice et imparfait _, et qu'il avait besoin de toute la ri-
gueur de la discipline.
Sa ferveur était admirable dans tous ses exercices, mais surtout
dans l'accomplissement des choses les plus communes. Lorsque les
autres travaillaient des mains à un ouvrage que lui ne savait pas
faire, il le compensait en bêchant la terre, en coupant du bois, en
portant des fardeaux sur ses épaules. Pendant la moisson, le supé-
rieur lui ayant ordonné de s'asseoir et de se reposer, comme étant
trop faible et trop peu habile, il en fut extrêmement affligé et pria
Dieu avec larmes de lui accorder la grâce de moissonner avec ses
frères. Il l'obtint aussitôt, et il se félicitait depuis, avec un saint en-
jouement, d'être plus habile moissonneur que les autres. Le travail
extérieur n'interrompait point sa prière intérieure, son union et ses
entretiens avec Dieu. Tout en travaillant, il priait, il méditait VÉ-
criture sainte : il disait depuis, que c'était principalement dans les
champs et dans les forêts qu'il en avait appris les sens spirituels, et
que ses maîtres avaient été les hêtres et les chênes. Dans les intervalles
du travail, il était continuellement occupé à prier, à lire ou à mé-
diter. Il étudiait l'Écriture sainte, en la lisant avec simplicité, de
suite, et en la relisant plusieurs fois; il disait qu'il ne trouvait rien
qui la lui fît mieux comprendre que ses propres paroles, et que toutes
les vérités qu'elle enseigne ont plus de force dans la source que
dans les discours des interprètes. Il ne laissait pas de lire avec hu-
milité et soumission les explications des docteurs catholiques, et de
suivre fidèlement leurs traces.
Bernard tomba cependant dans deux fautes, mais qui servirent à
augmenter sa ferveur et sa vigilance. Il avait coutume de réciter tous
les jours les sept psaumes pour l'âme de sa mère; il lui arriva une
fois de les omettre. Saint Etienne, auquel Dieu avait révélé cette
omission, lui dit le lendemain matin: Frère Bernard, à quidonnâtes-
vous hier commission de réciter pour vous les sept psaumes ? Le no-
vice, surpris que l'on connût ce qu'il n'avait découvert à personne,
fut pénétré de confusion ; il se jeta aux pieds de son abbé, avoua sa
faute et demanda pardon. Il fut toujours depuis très-exact à ses
exercices particuliers. Voici l'autre faute qu'il commit. Des séculiers
de ses parents étant venus le voir, il obtint de son abbé la permission
de s'entretenir avec eux, et prit quelque plaisir à entendre les ques-
tions et les réponses qu'ils lui faisaient. Il s'aperçut de sa faute, par
'?.
i06 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
la sécheresse où son cœur se trouva ensuite. Pour s^en punir, il pria
longtemps, prosterné en corps et en esprit devant Fautel ; et il n'y
eut que le retour des consolations spirituelles qui fit cesser ses larmes
et ses gémissements. Il s'observa si bien dans la suite, que, quand il
était obligé de s'entretenir, avec les étrangers, il ne perdait jamais le
recueillement intérieur *.
A peine Bernard et ses compagnons étaient arrivés à Gîteaux, que
Tabbé Etienne, voyant son monastère trop petit pour contenir le
nombre des postulants qui y venaient tous les jours, résolut d'éta-
blir un nouveau monastère. Gautier, évêque de Ghâlon-sur Saône,
parcourut avec lui tout son diocèse, pour trouver un lieu propre.
Deuxcomtes du pays, Gauderic et Guillaume, leur otfrirentun endroit
fort solitaire sur la Grone. L'abbé Etienne l'accepta, et il y envoya
douze de ses religieux sous la conduite de Bertrand. Les édifices fu-
rent achevés en peu de temps, ce qui montre qu'ils n'étaient pas
magnifiques ; et l'église fut dédiée par l'évêque de Châlon, en pré-
sence des deux fondateurs, l'an 1113, le dimanche 18 de mai. Ce
nouveau monastère, appelé la. Ferté, fut la première fille de Cîteaux ;
car c'est ainsi qu'on a nommé les colonies qui en sont sorties.
L'année suivante, Hildebert, chanoine d'Auxerre, forma aussi la
résolution de fonder un monastère de cet institut dans une terre qui
lui appartenait, nommée Pontigni. Il alla, pour ce sujet, à Cîteaux;
et l'abbé Etienne, ayant agréé la fondation, envoya à Pontigni une
nouvelle colonie de douze moines, auxquels il donna pour abbé Hu-
gues de Mâcon, qui était un des compagnons de saint Bernard, et
qui n'avait pas encore une année de profession. Il fut étabh abbé
par Humbald, évêque d'Auxerre, auquel il promit obéissance, selon
la règle de Saint-Benoît. Pontigni fut la seconde fille de Cîteaux ;
Clairvauxfut la troisième.
Saint Bernard était depuis deux ans caché dans la solitude de
Cîteaux, comme une lumière sous le boisseau. Dieu ne tarda pas à
le mettre sur le chandelier, pour éclairer toute l'Église. Il inspira donc
à l'abbé Etienne le dessein d'établir encore un nouveau monastère
de son ordre. Dès que Hugues, comte de Champagne, le sut, il offrit
à Etienne un lieu solitaire dans le diocèse de Langres, appelé la
vallée d'Absynthe, qui avait longtemps servi de retraite à des bri-
gands. Après qu'on y eut bâti à la hâte quelques cabanes pour cel-
lules, l'abbé y envoya douze moines, auxquels il donna Bernard pour
abbé. Ils y arrivèrent en procession, y menèrent une vie angélique,
et ils firent de cette caverne de voleurs une maison d'oraison et un
1 Exord. Cisterc.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 107
temple du Dieu vivant ; ce qui fit qu'on changea le nom de la vallée
d'Absynthe, qui fut appelée dans la suite la vallée Illustre, ou Clair-
vaux, Clara Vallis.
Josceran, évêque de Langres, à qui il appartenait de donner la bé-
nédiction abbatiale à Bernard, était alors absent. On prit le parti
d'envoyer le nouvel abbé à Châlons-sur-Marne, pour la recevoir des
mains de Guillaume de Champeaux, ce savant professeur qui avait
été depuis peu élevé sur le siège de cette ville. Bernard y alla avec un
moine de Cîteaux, nommé Elbedon. Lorsqu'on vit entrer dans la mai-
son de Pévêque un jeune moine mal habillé, qui n'avait que la peau
sur les os et qui paraissait tout mourant, accompagné d'un moine âgé
et robuste, on ne douta pas que ce ne fût ce dernier qui était désigné
abbé; mais l'évêque en jugea autrement. Il connut, dès le premier
entretien, tout le mérite de Bernard ; et il ne pouvait plus se lasser de
converser avec lui, comme Bernard, de son côté, ne pouvait assez
admirer la piété et l'érudition de ce saint évêque. Depuis ce temps-
là, Guillaume de Champeaux et Bernard n'eurent plus qu'un cœur
et qu'une âme.
Saint Bernard, étant retourné à Clairvaux, en fit une nouvelle
Thébaïde, et y renouvela toutes les austérités des anciens solitaires.
Le monastère était fort pauvre ; mais les religieux étaient contents.
En manquant de tout, ils croyaient ne manquer de rien, parce qu'ils
ne désiraient rien ; et ils ne trouvaient rien de trop pénible, en voyant
leur abbé en faire plus qu'il n'en exigeait d'eux. Leurs mets n'avaient
d'autre goût que celui^ que la faim et l'amour de la mortification
pouvaient leur donner ; et il arriva quelquefois qu'on ne leur servait
pour leur réfection que des feuilles de hêtre cuites. Le pain était
d'orge, de millet et de vesce. Un religieux étranger, à qui l'on avait
servi un de ces pains dans la chambre des hôtes, en fut touché jus-
qu'aux larmes, et l'emporta secrètement pour le montrer partout et
faire admirer que des hommes pussent vivre d'un tel pain, et des hom-
mes de ce mérite. Le chœur, le travail des mains, la prière, le silence
et les veilles étaient tout leur exercice . Bernard surtout ne prenait pres-
que point de repos. Il avait coutume de dire que le temps qu'il re-
grettait le plus et qu'il regardait comme perdu était celui qu'il était
obligé de donner au sommeil ; et quand il trouvait un de ses reli-
gieux profondément endormi, il disait qu'il doi-mait comme un sé-
culier. La santé la plus robuste aurait succombé à ces austérités :
celle de Bernard, qui était déjà fort délicate, n'y put résister. Il
tomba dangereusement malade peu de temps après avoir été établi
abbé.
Guillaume de Champeaux, évêque de Châlons, l'ayant appris, en
108 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
fut si affligé, qu'il se rendit en diligence à Clairvaux pour le visiter et
tâcher de le soulager. Comme il reconnut sans peine que les austé-
rités de Bernard étaient Tunique source de son mal, il le pria instam-
ment de les modérer, et d'avoir plus de soin de sa santé. Ne l'ayant
pas trouvé docile sur cet article, parce qu'il ne croyait jamais en
faire assez, il se rendit de Clairvaux à Cîteaux, et pria qu'on convo-
quât le chapitre; ce que l'abbé Etienne fit aussitôt ; mais il fut bien
surpris lorsque, le chapitre étant assemblé, l'évêque de Châlons se
prosterna devant lui et devant quelques abbés qui étaient alors à Cî-
teaux, demandant humblement qu'on le constituât supérieur de Ber-
nard, et qu'on obligeât ce saint abbé, qui devenait homicide de lui-
même, à lui obéir en tout ce qu'il lui ordonnerait. On fut édifié de
l'humilité et de la charité de l'évêque, et on lui accorda ce qu'il de-
mandait. Guillaume s'en retourna aussitôt à Clairvaux avec plein
pouvoir; et il ordonna à Bernard de lui obéir en tout ce qui regardait
sa santé. L'évêque fit faire une petite maison hors du monastère, où
il plaça le saint abbé, lui défendant de se mêler en rien du gouverne-
ment de sa communauté, jusqu'à ce qu'il fût rétabli. L'évêque avait
de bonnes intentions ; mais il mit, pour avoir soin du malade, une
espèce de médecin grossier et rustique, qui promettait de le guérir,
et auquel on avait ordonné à Bernard d'obéir.
Guillaume, abbé de Saint-Thierri, qui a écrit la vie de saint Ber-
nard du vivant de ce saint abbé, étant venu à Clairvaux dans ces cir-
constances, lui rendit visite dans la petite cabane qu'on lui avait bâtie
hors de Tenceinte du monastère. Il fut si édifié de ses vertus, qu'il
aurait voulu passer le reste de sa vie à le servir. Nous lui demandâmes,
dit-il, ce qu'il faisait et comment il vivait dans cette cellule. Fortbien,
nous dit-il en souriant avec cet air de noblesse qui lui est naturel :
moi à qui des hommes raisonnables obéissaient auparavant, on m'a
ordonné d'obéir à un animal sansraison.il parlait du médecin paysan
qu'on lui avait donné ; et, en effet, Guillaume ajoute qu'ils furent in-
dignés de la manière dont ce prétendu médecin traitait son malade.
Cependant la santé de Bernard se rétablit un peu, et il reprit bientôt
le gouvernement de sa communauté. Il avait sous sa direction tous
ses frères. Tescelin, son père, vint aussi, dans sa vieillesse, se rendre
moine à Clairvaux. Il ne restait plus dans le monde que sa sœur
Hombeline, qui était mariée, et qui était assez mondaine. Dieu lui
inspira d'aller rendre visite à son frère. Elle vint au monastère su-
perbement parée et avec une suite nombreuse ; mais Bernard, ayant
appris le faste avec lequel elle venait le visiter, refusa de lavoir : ses
autres frères en firent autant. Elle trouva seulement, à la porte du
monastère, André qui lui fit des reproches de la magnificence de ses
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 109
habits, et la nomma un fumier paré. La honte et la componction lui
firent verser des larmes. Elle dit : Quoique je sois une pécheresse,
Jésus- Christ est mort pour moi ; et c'est parce que je suis pécheresse
que je viens chercher de bons conseils. Si mon frère méprise mon
corps, que le serviteurde Dieu ne méprise pas mon âme. Qu'il vienne,
qu'il ordonne : je suis prête à obéir.
Sur cette promesse, Bernard vint la voir avec tous ses frères.
Comme il ne pouvait la séparer d'avec son mari, il se contenta de
lui interdire le luxe des habits et toutes les vanités mondaines, lui
donnant pour modèle la vie de sa mère. Hombeline retourna chez
elle tellement changée qu'elle vécut deux ans dans sa maison comme
dans un cloître. Au bout de ce temps-là, elle obtint de son mari la
permission de se faire religieuse, et elle entra au monastère de Juilli,
où elle mourut saintement. Ce monastère avait été fondé pour les
femmes de ceux qui avaient suivi saint Bernard à Clairvaux.
La réputation du saint abbé attirait à Clairvaux un grand nombre
de novices ; il leur disait en les admettant : Si vous voulez entrer ici,
laissez à la porte le corps que vous avez apporté du siècle, et qu'il
n'y ait que l'esprit qui entre avec vous. Il voulait dire, comme il
s'expliquait lui-même, qu'il fallait laisser à la porte du monastère la
concupiscence et renoncer à toutes les passions en entrant en religion.
Bernard avait une si grande idée de la vie religieuse, que, dans les
commencements de son gouvernement, il exigeait de ses frères une
pureté de cœur et de corps dont la fragilité humaine n'est pas ca-
pable, et il leur proposait une perfection si sublime, qu'il les décou-
rageait plutôt qu'il ne les animait. Quand il les confessait et qu'il les
entendait accuser de quelque illusion ou de quelques pensées peu
chastes, il paraissait étonné de les trouver encore des hommes, au
lieu qu'il supposait qu'ils dussent être des anges. Mais Dieu lui fit
connaître qu'il se trompait; et le saint abbé sut, dans la suite, se pro-
portionner aux faiblesses de l'humanité et conduire à la perfection
ses reUgieux par des routes différentes, selon les différentes mesures
de grâce qu'il reconnaissait en eux. Au lieu de réprimander avec
une sévérité de maître, il se mit à exhorter, à reprendre avec une
tendresse de mère. Ceux qui avaient été tentés de découragement
coururent dès lors avec une sainte allégresse dans les voies de la
perfection. Clairvaux fut un paradis. On y vit jusqu'à sept cents
moines voler au moindre signal de la volonté de saint Bernard, et lui
obéir comme à un ange du ciel. De ce nombre étaient un fils du roi
de France, un roi de Sardaigne et beaucoup d'autres princes et sei-
gneurs.
La plupart étaient frères convers, occupés au travail des mains ou
110 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
à garder des troupeaux; on en découvrit même un qui, pour expier
une faute commise à la guerre, se jugeant indigne d'être admis
parmi les religieux, s'était loué pour garder, sous les frères convers,
les pourceaux d'une ferme. Tels étaient les sentiments d'humilité
que Dieu inspirait à des grands du siècle.
En descendant la montagne pour entrer à Clairvaux, on voyait, au
premier aspect, que Dieu habitait dans cette maison, par la simplicité
et la pauvreté des bâtiments. La vallée était pleine d'hommes, chacun
occupé du travail qui lui était prescrit; cependant, au milieu même
du jour, on trouvait le silence delà nuit; on n'entendait que le bruit
du travail ou les louanges de Dieu, quand les moines chantaient l'of-
fice. Ce silence imprimait un tel respect aux séculiers, qu'ils n'o-
saient eux-mêmes tenir en ce lieu aucun discours, non-seulement
mauvais ou inutile, mais qui ne fût pas à propos. Les moines ne
laissaient pas d'être solitaires dans leur multitude, parce que l'unité
d'esprit et la loi du silence conservaient à chacun la solitude du
cœur. A peine pouvaient-ils, par un rude travail, tirer leur nourriture
de cette terre stérile, et cette nourriture n'avait d'autre goût que ce-
lui que la faim ou l'amour de Dieu leur donnait : encore trouvaient-
ils que c'était trop, et leur première ferveur leur faisait regarder
comme un poison tout ce qui causait quelque plaisir en mangeant.
Par les soins de leur saint abbé, ils étaient arrivés à souffrir non-seu-
lement sans murmures, mais avec joie, ce qui auparavant leur eût
paru insupportable. Cette joie même leur causait du scrupule, scru-
pule d'autant plus dangereux qu'il paraissait plus spirituel, et, pour
les en délivrer, il fallut l'autorité du saint et savant évêque de Châ-
lons. C'est ainsi que Guillaume de Saint-Thierri, témoin oculaire,
représente ce qu'il appelle le siècle d'or de Cîteaux.
Quant à saint Bernard, le patriarche de cette merveilleuse
Thébaïde, il en était la plus grande merveille. Après qu'il eut passé
une année sous l'obéissance de l'évêque de Châlons, pour sa santé,
il revint à ses premières austérités avec un nouveau zèle, comme un
torrent longtemps retenu par une digue, et comme pour récupérer
le temps perdu. Il priait debout jour et nuit, jusqu'à ce que ses ge-
noux affaiblis et ses pieds enflés ne pussent plus le soutenir. Il porta
longtemps un cilice sur sa chair, et il ne le quitta que quand il s'a-
perçut qu'on le savait. Sa nourriture était du pain avec du lait, du
bouillon de légumes ou de la bouillie. Les médecins admiraient qu'il
pût vivre et travailler en forçant ainsi la nature, et disaient que c'é-
tait mettre un agneau à la charrue. Ses vomissements devinrent si
fréquents, qu'il fut réduit à s'abstenir de l'office public. Avec toutes
ces infirmités, il ne laissa pas de vivre soixante-trois ans, de fonder
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 111
un grand nombre de monastères, de prêcher, d'écrire plusieurs ou-
vrages excellents, d'être employé aux affaires les plus importantes
de l'Église, et de faire pour cela de grands voyages.
Quand ses infirmités le réduisirent à se séparer pour un temps de
la communauté, ce fut la première occasion aux personnes du monde
de le connaître et de venir le trouver. Ils venaient en grand nombre,
et de son côté il les recevait plus facilement et leur prêchait les vé-
rités de la religion. Quand l'obéissance l'obligeait à s'éloigner du
monastère pour les affaires de l'Eglise, quelque part qu'il allât, de
quelque sujet qu'il fût question, il ne pouvait s'empêcher de parler
de Dieu : ce qui le fit bientôt connaître dans le monde, et dès lors la
grâce divine se rendit en lui plus sensible par le don de prophétie et
les miracles.
Le premier miracle fut en la personne d'un gentilhomme de ses
parents, nommé Josbert de la Ferté, qui perdit tout d'un coup la
parole et la connaissance. Son fils et ses amis étaient sensiblement
affligés de le voir mourir sans confession et sans viatique. On envoya
avertir le saint abbé, qui le trouva au même état depuis trois jours.
11 dit au fils et aux assistants : Vous savez que cet homme a offensé
Dieu, principalement en faisant tort aux églises et en opprimant les
pauvres. Si vous me croyez, on rendra aux églises ce qu'il leur a
ôté, et on remettra les redevances injustes dont il a chargé les pau-
vres ; alors il recouvrera la parole, il se confessera et recevra les sa-
crements. Toute la famille le promit avec joie et l'accomplit. Mais
Gérard, frère du saint abbé, et Gualderic, son oncle, étonnés et
alarmés de la promesse qu'il avait faite, le tirèrent à part et l'en re-
prirent durement. Il leur répondit avec simplicité : Il est facile à Dieu
de faire ce qu'il vous est difficile de croire. Il pria en secret, puis alla
offrir le saint sacrifice ; il était encore à l'autel, quand un homme
vint dire que Josbert parlait librement et demandait avec empresse-
ment le saint abbé. Après la messe il y alla : le malade se confessa à
lui avec larmes, reçut les sacrements et vécut encore deux ou trois
jours, pendant lesquels il donna ordre à ses affaires, restitua le bien
mal acquis, et répara les torts qu'il avait faits.
Un jour, comme saint Bernard revenait des prés, une femme ve-
nue de loin lui apporta son enfant qui avait une main sèche et le bras
contourné depuis sa naissance. Le saint abbé, touché des larmes et
des prières de cette femme, lui dit de mettre son enfant à terre. Après
avoir prié quelque temps, il fit le signe de la croix sur la main et
sur le bras de l'enfant, puis il dit à la mère de l'appeler. L'enfant
accourut, embrassa sa mère des deux bras, et fut dès lors entière-
ment guéri. Les frères et les disciples de Bernard regardaient avec
112 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liy. LXVII. — De 1106
étonnement ces merveilles ; mais ils n'en tiraient pas une vaine gloire
humaine, comme auraient fait des hommes ordinaires; au contraire,
ralBfection spirituelle qu'ils lui portaient leur faisait craindre pour sa
jeunesse et la nouveauté de sa conversion. Les deux personnes que
ce zèle animait le plus étaient Gualderic, son oncle, et Gui, son frère
aîné. Ils n'épargnaient point les paroles dures pour fatiguer sa mo-
destie ; ils le chicanaient même sur ce qu'il faisait de bien, ils rédui-
saient à rien ses miracles; et, comme il ne se défendait point, ils le
poussaientsouvent, par leurs reproches, jusqu'à lui faire verser des
larmes. Enfin il arriva que son oncle Gualderic tomba lui-même ma-
lade d'une grosse fièvre. Pressé par la douleur, il pria son saint neveu
d'avoir pitié de lui et de ne pas lui refuser le secours qu'il donnait
aux autres. Le saint abbé, usant de sa douceur ordinaire, lui rappela
d'abord les fréquents reproches qu'il lui avait faits sur ce sujet, et lui
demanda s'il ne parlait point ainsi pour le tenter. Gualderic persis-
tant dans sa prière, il lui imposa les mains, commanda à la fièvre
de se retirer, et elle se retira *.
Tandis que saint Bernard illustrait la France par ses vertus et ses
miracles, car il continua d'en faire un grand nombre, l'Irlande ad-
mirait un nouvel apôtre, dont Bernard lui-même, son ami et son
admirateur, a écrit la vie avec une merveilleuse élégance. Saint Ma-
lachie, qui veut dire l'ange du Seigneur, vint au monde l'an 1094,
dans la ville d'Armagh en Irlande. Né dans un pays barbare, on ne
vit jamais rien de plus poli. Ses parents étaient de la première no-
blesse et des plus puissants de la province. Sa mère, dont la vertu
surpassait encore la naissance, lui apprit d'abord la loi de Dieu; elle
la mettait bien au-dessus de la science séculière. Le jeune enfant
avait de l'aptitude pour l'une et pour l'autre. Il apprit les lettres à
l'école, la piété à la maison ; ses progrès satisfaisaient tout ensemble
et ses maîtres et sa mère. Il était doux, modeste, docile, et se faisait
aimer de tout le monde. Profitant des leçons et des exemples de sa
mère, chaque jour il croissait en prudence et en sainteté. Enfant
par les années, vieillard par les mœurs, il n'avait rien de puéril. Ad-
miré, respecté de tout le monde, il n'en était que plus humble et
plus prompt à obéir. Instruit par l'onction intérieure, il surpassa
bientôt ses condisciples dans la littérature, ses maîtres mêmes dans la
vertu. Il s'appliquait surtout aux choses divines, cherchait la retraite,
mangeait peu, veillait beaucoup, méditait la loi, priait souvent.
Comme l'étude ne lui permettait pas de fréquenter l'église, et qu'il
n'osait faire paraître de l'affectation, il levait les mains et le cœur au
1 VitaS.Bernard. Acta SS.,ÎO aug.
4Mr
à 1125 de l'ère chr.] • DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 113
ciel, dans tous les lieux où il le pouvait sans être vu de personne.
Car dès lors il évitait la vaine gloire, comme le poison de toutes les
vertus. Près de la ville où il étudiait, est un village où son maître
avait coutume d'aller; le jeune étudiant, qui seul l'accompagnait
s'arrêtait de temps à autre, et, à la dérobée, levant les mains au
ciel, faisait une prière jaculatoire. L'accroissement de l'âge ne dimi-
nua rien de la pureté de son âme ni de la simplicité de son cœur. Il
vécut toujours dans la même innocence. Il avait un discernement
au-dessus de l'homme ; il voyait la différence entre l'esprit dont il se
sentait animé, et l'esprit du monde, qui n'est que corruption et té-
nèbres. Il comprit que c'était l'esprit de Dieu qui le rendait sobre
pieux et chaste, lui faisait aimer la justice et la vérité. Considérant
qu'il portait ce trésor dans un vase fragile, il chercha les moyens les
plus sûrs pour n'en perdre point l'huile céleste.
Près de l'église d'Armagh était un saint homme enfermé dans une
cellule, où il passait les jours et les nuits à jeûner, à prier, à châtier
son corps. Malachie alla demander une règle de vie à celui qui s'était
enterré vivant dans ce tombeau. Quand le bruit de sa retraite se fut
répandu dans la ville, les uns s'affligeaient de voir un jeune homme si
aimable et si délicat se condamnera une vie aussi dure, les autres crai-
gnaientqu'il nel'eût entrepris à la légère et qu'il n'y persévérât point-
d'autres l'accusaient de témérité pour avoir tenté une chose au-dessus
de son âge etdesesforces. Lui, cependant, ne le faisait pas sans conseil-
il avait appris du prophète : Il est bon à l'homme d'avoir porté le joug
depuis sa jeunesse. Assis donc aux pieds d'Imar, car tel était le nom
du pieux solitaire, il apprenait l'obéissance, le silence, la mortifica-
tion, ou plutôt il montraitque déjà il l'avait appris. Jusqu'alors cette
vie paraissait admirable, mais non pas imitable. L'exemple du jeune
Malachie en engagea plusieurs autres à l'imiter. Celse, archevêque
d'Armagh, de l'avis d'Imar, le promut malgré lui à l'office de diacre.
II en rempUt avec beaucoup de zèle toutes les fonctions ; celle qu'il
affectionnait le plus, c'était d'ensevelir les pauvres, tant par humilité
que par humanité. Sa sœur, qui regardait ce ministère comme indi-
gne de sa naissance, lui en faisait continuellement des reproches, et
disait : Insensé, laisse les morts ensevelir les morts. Malheureuse, lui
répliqua son frère, tu sais les mots de cette divine parole, mais tu
en ignores la vertu. Et il continua de remplir avec un zèle infatigable
le ministère qu'il avait reçu malgré lui. A l'âge de vingt-cinq ans, il
fut ordonné prêtre sans qu'il pût s'en défendre. L'archevêque l'é-
tablit même son vicaire, pour prêcher au peuple la parole de Dieu
et déraciner les abus qui défiguraient horriblement l'église d'Irlande.
Malachie remplit sa commission avec autant de zèle que de succès :
XV. 8
m
114 HISTOIRE UNIVERSELLE {Liv. LXVII. — De 1106
les vices furent coTrigés, les coutumes barbares détruites, les super-
stitions bannies, et Ton vit revivre partout la pureté des mœurs avec
celle de la foi. 11 établit dans toutes les églises les sanctions aposto-
liques, les décrets des saints Pères, mais surtout les coutumes de la
sainte Église romaine. On y chanta dès lors les heures canoniales,
comme par tout Tunivers; car auparavant, depuis Finvasion des
Danois, on ne le faisait pas même dans la ville épiscopale. Pour lui,
il avait appris le chant dans son premier âge, et il faisait chanter
dans son monastère, lorsqu'il n'y avait encore personne qui sût ou
voulût chanter, soit dans la ville, soit dans le diocèse. Il rétablit
enfin la pratique salutaire de la confession, le sacrement de confir-
mation, la règle dans les mariages, toutes choses que Ton ignorait ou
que Ton négligeait.
Comme son zèle pour la réforme des mœurs et de la discipUne
était très-grand, mais aussi très-circonspect, il craignit d'introduire
quelque chose qui ne fût pas conforme au rite de l'Église universelle.
Pour s'en instruire parfaitement, il résolut, avec la bénédiction de
son évêque et de son directeur, d'aller trouver Malc, évêque de Les-
mor en Moumonie, l'un des royaumes d'Irlande. Malc avait vécu
longtemps en Angleterre, dans le monastère de Winchester. Il était
fort âgé et célèbre non-seulement par sa doctrine et sa vertu, mais
encore par ses miracles. Malachie demeura auprès de lui plusieurs
années.
Cependant une révolution éclata dans le royaume de Moumonie.
Le roi Cormac, détrôné par son frère, vint se réfugier auprès de l'é-
vêque Malc. L'évêque s'apprêtait à le recevoir avec les honneurs
convenables; mais le roi déclara qu'il aimait mieux être comme un
des pauvres frères qui entouraient l'évêque, mener une vie pauvre
comme eux, attendre en paix la volonté de Dieu, que de recouvrer
son royaume par la force, et de verser pour cela une goutte de sang
qui pût un jour crier contre lui. Émerveillé d'aussi saintes disposi-
tions, l'évêque assigna au roi, suivant son désir, une pauvre maison
pour sa demeure, Malachie pour son directeur, et pour sa nourri-
ture du pain avec du sel et de l'eau. Le bon roi s'affectionna telle-
ment à une vie si humble et si austère, que, la Providence lui ayant
facilité les moyens de remonter sur le trône, il ne put s'y résoudre,
et encore avec peine, que sur l'ordre de l'évêque et de Malachie, dont
il respectait les avis comme des oracles. Dans la prospérité, il con-
serva pour saint Malachie la tendre et sainte amitié qu'il avait conçue
pour lui dans l'adversité, l'honora toujours comme son père, et
écoutait volontiers ses conseils.
Pendant que Malachie était à Lesmor, sa sœur, dont il a été parlé.
1*:
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 118
vint à mourir. Il avait fait serment de ne pas la voir de sa vie, à
cause de sa conduite trop mondaine : il la vit après sa mort. Une
nuit, pendant le sommeil, il entendit une voix qui lui disait que
sa sœur attendait dans le cimetière, avec douleur, et qu'elle avait
été trente jours sans nourriture spirituelle. A son réveil, il réfléchit
à cette parole, et trouva qu'il y avait précisément trente jours qu'il
avait cessé de prier pour le repos de son âme. Comme il ne haïssait
dans sa sœur que le péché, il se remit à prier pour elle, et dit ou fit
dire tous les jours la sainte messe à son intention. Ce ne fut pas en
vain. Peu de temps après, il la vit à la porte de l'église, mais sans
pouvoir y entrer et vêtue d'habits noirs. Une seconde fois, il Ja vit
avec un habit blanchâtre, admise dans l'intérieur de l'église, mais
sans qu'il lui fût encore permis d'approcher de l'autel. Enfin il la vit
mêlée à la multitude de ceux qui étaient vêtus de blanc, vêtue elle-
même d'une robe blanche. Yoilà ce que saint Bernard rapporte de
saint Malachie, qui, sans doute, le lui avait appris de sa propre
bouche.
Cependant l'évêque Celse et le solitaire Imar, ne pouvant plus sup-
porter l'absence de Malachie, le rappelèrent à Armagh. Dieu lui ré-
servait une œuvre pour la gloire de son nom. La fameuse abbaye de
Bangor était depuis longtemps dans un état déplorable. Elle avait
été fondée par saint Congall, vers l'an 555. On dit qu'il s'y trouva
jusqu'à trois mille moines à la fois. Il en sortit au moins de nom-
breuses colonies qui fondèrent plusieurs monastères en Ecosse et
en Irlande. Saint Colomban, religieux de cette maison, en porta la
règle en France et en Italie. Les pirates danois en détruisirent les
bâtiments, et massacrèrent neuf cents moines en un jour. Depuis ce
temps, ce n'étaient plus que des ruines. La place et les biens y atte-
nants appartenaient à un homme puissant et riche. Tout d'un coup
cet homme, inspiré de Dieu, donne le tout à saint Malachie, avec sa
personne même. C'était l'oncle même du saint. Par ordre du bien-
heureux Imar, Malachie rebâtit le monastère, qui devint de nouveau
une école de savoir et de piété. Le serviteur de Dieu le gouverna
quelque temps; il y fut, par sa conduite, la règle vivante. Les aus-
térités de la communauté ne suffisaient point à sa ferveur ; il en pra-
tiquait [de particulières, dont il dérobait la connaissance autant que
possible. Plusieurs guérisons miraculeuses ajoutèrent à la réputa-
tion de sainteté dont il jouissait ; mais sa vie, dit saint Bernard, fut
le plus grand de ses miracles.
Peu de temps après, il fut élu évêque de la ville de Connerth,
dont le siège semblait être abandonné par une longue vacance. Il
résista longtemps ; mais enfin les ordres d'Imar et du métropolitain
116 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
le contraignirent à se soumettre. Il avait trente ans lorsqu^il fut
sacré évêque. Dès qu'il se fut mis à Tœuvre, il reconnut qu'on l'avait
engagé à conduire des bêtes plutôt que des hommes; car il n'avait
encore rien vu de pareil dans les lieux les plus barbares, pour le
libertinage des mœurs, la brutalité des coutumes, l'aversion des lois
et de toute discipline, le débordement effroyable des vices les plus
honteux. Ils étaient Chrétiens de nom, païens de fait; ne connaissant
ni dîmes, ni prémices, ni mariages légitimes, ni confessions; per-
sonne à demander la pénitence, personne à la donner : de prêtres très-
peu. Et qu'auraient fait un plus grand nombre? Ce peu n'avaient
presque rien à faire parmi les laïques. Ils ne voyaient aucun fruit à
leurs travaux dans ce peuple abruti. On n'entendait dans les églises
ni la voix du prédicateur, ni le chant des cantiques. Que fera l'a-
thlète du Seigneur? Ou fuir avec honte, ou combattre avec péril. Se
sentant pasteur et non mercenaire, il est prêt à donner sa vie même
pour le salut de son troupeau. Il demeure intrépide au milieu de
ces loups, et met tout en œuvre pour les changer en brebis. Il ins-
truit en public, il reprend en particulier, il pleure sur chacun; s'il
ne réussit pas encore, il offre pour eux un cœur contrit et humilié.
Il passe des nuits entières en oraison. S'ils ne veulent pas venir à
l'église, il va les trouver dans les rues et sur les places, pour les
gagner à Dieu. Il parcourt avec la même ardeur les campagnes et
les villages, accompagné de quelques disciples fidèles qui ne le
quittent jamais. Il va, distribuant le pain de vie, même aux plus in-
grats; il va, toujours à pied, comme les apôtres, supportant avec
une inaltérable douceur les affronts et les maux qu'il avait à endurer.
Sa persévérance triompha enfin d'un peuple si rebelle. Il s'adoucit
peu à peu, s'accoutuma à écouter les corrections de son pasteur, et
se rendit susceptible de discipline. Les lois barbares furent abolies
et remplacées par les lois romaines, les coutumes de l'Église furent
substituées aux coutumes contraires, des églises furent bâties et des
clercs ordonnés pour les desservir ; on commença à se confesser, à
fréquenter les offices divins; un mariage honorable remplaça le
concubinage ; enfin, tout fut changé en mieux.
L'Irlande obéissait alors à quatre ou cinq petits rois de mœurs
fort différentes. Celui qui régnait dans la partie septentrionale de
l'île vint fondre, quelques années après, sur le diocèse de saint Ma-
lachie, et ruina sa ville épiscopale. Le saint, chassé de la sorte, se
retira avec cent vingt de ses religieux dans les terres de Cormac, ce
même roi qu'il avait vu à Lesmor. Ce pieux prince, se souvenant de
leur amitié, lui offrit toute l'assistance qui était en son pouvoir. Il
lui donna un fonds de terre avec une somme d'argent considérable.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 117
pour bâtir un monastère et y loger tous ses religieux. Il y fit même
diverses retraites, comme s'il eût encore été son disciple.
Cependant Celse, archevêque d'Armagh, étant tombé malade et
se voyant près de sa fin, déclara, par une espèce de testament, pour
son successeur saint Malachie, qu'il avait ordonné diacre, prêtre et
évêque, ne connaissant personne de plus digne d'être mis à la tête du
clergé d'Irlande. Il le recommanda à tout le monde, par l'autorité
de saint Patrice, notamment aux deux rois de Moumonie et aux
seigneurs du pays. Saint Patrice, l'apôtre de l'Irlande, y était en si
grande vénération, que non-seulement le clergé, mais les rois et les
princes obéissaient à son successeur dans le siège métropolitain
d'Armagh. Or, peut-être par suite de cela même, il s'était établi une
très-mauvaise coutume, que ce siège était devenu héréditaire, et
qu'on n'y souffrait point d'archevêque, sinon d'une certaine famille
qui était en possession depuis près de deux cents ans. S'il ne se
trouvait point d'ecclésiastiques de cette race, on y mettait des laï-
ques ; et il y en avait déjà eu huit avant Celse, qui étaient mariés,
n'avaient reçu aucun ordre, mais étaient toutefois lettrés. De là
venait ce relâchement de la discipline, cet oubli de la religion, cette
barbarie dans toute l'Irlande; car on y changeait et on y multipUait
les évêchés sans règle et sans raison, suivant la fantaisie du métro-
politain ; en sorte que l'on mettait des évêques presque dans chaque
église. Profondément affligé de ces maux et d'autres, car il était
homme de bien et craignant Dieu, Celse voulut de toute manière
avoir Malachie pour successeur. Il avait confiance qu'il pourrait
extirper cette pernicieuse succession, parce qu'il était aimé de tout
le monde et que le Seigneur était avec lui.
Son espérance ne fut pas trompée ; car, après sa mort, Malachie
fut mis à sa place, mais pas tout de suite ni facilement. Car un
nommé Maurice, de cette méchante famille qui avait pour ainsi dire
confisqué ce siège, s'en empara et s'y maintint par force pendant
cinq ans. C'était un tyran et non un évêque. D'un autre côté, tous
les gens de bien pressaient Malachie de s'établir dans Armagh, selon
l'intention de Celse ; mais lui profita de l'occasion pour refuser cette
dignité, représentant qu'il était trop faible pour abolir un abus si
invétéré et contre une famille si puissante, que l'usurpateur ne
pourrait être chassé sans effusion de sang ; enfin, qu'il était lié à
une autre église. Entre ceux qui le sollicitaient plus puissamment,
étaient deux évêques, le bienheureux Malc de Lesmor, et Gilbert
de Limerick, qui fut le premier légat du Pape en Irlande. Il y avait
déjà trois ans que Maurice profitait de son usurpation, lorsque ces
deux prélats, ne pouvant voir plus longtemps l'église d'Armagh
118 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
ainsi déshonorée, firent assembler les évêqueset les grands du pays,
et^allèrent tous ensemble trouver saint Malachie dans son monastère
d'Ibrac, pour le contraindre d'accepter l'archevêché d'Armagh, s'il
ne le faisait volontairement. Il ne céda que sur la menace de Tex-
communication, disant que, puisqu'on le menait à la mort, il y
allait dans l'espérance de souffrir le martyre ; mais, ajouta-t-il,
c'est à la condition que, si les choses tournent comme vous désirez,
j'aurai la permission, quand la paix sera rétablie, de retourner à ma
première épouse et à ma pauvreté bien-aimée. La condition ayant
été acceptée, il commença d'exercer les fonctions d'archevêque dans
toute la province. Il ne les exerça cependant pas dans la ville d'Ar-
magh, où il ne voulut point entrer tant que vécut Maurice, de peur
d'exciter une sédition. Celui-ci mourut deux ans après, sans se re-
connaître, puisqu'il nomma Nigel, son parent, pour lui succéder;
mais le roi Cormac et les évêques de la province installèrent Malachie,
qui fut reconnu pour le seul métropolitain légitime d'Irlande, en
1133, la trente-huitième année de son âge *.
En Angleterre, après la mort de saint Anselme, arrivée l'an 1109,
le siège de Cantorbéri resta vacant jusqu'en 1114. Le roi Henri, à
l'exemple du roi Guillaume, son frère, s'était mis en possession.
de tous les biens de cet archevêché, à la réserve de la mense mo-
nacale. C'était Raoul, évêque de Rochester, qui faisait à Cantorbéri
les fonctions épiscopales. Enfin le roi Henri, pressé par les admoni-
tions du Pape, ainsi que par les prières des moines de Cantorbéri et
de plusieurs autres personnes, assembla les évêques et les seigneurs
d'Angleterre à Windsor, pour les consulter sur le choix d'un arche-
vêque. Raoul ou Radulfe, évêque de Rochester, fut élu avec une
approbation générale, le 26°"^ d'avril 1114, et prit possession à Can-
torbéri, le 17""^ de mai ^.
Il était né en Normandie, et, étant moine à Saint-Etienne de
Caen, avait étudié sousLanfranc. Ensuite, il fut abbé de Saint-Martin
de Séez; et, à l'occasion d'un différend qu'il eut avec Robert, sei-
gneur de Bellesme, il passa en Angleterre, où il s'attacha à saint
Anselme, qui le fit évêque de Rochester en 1108. Il était déjà vieux
et valétudinaire quand il fut élevé sur le siège de Cantorbéri, qu'il
remplit pendant huit ans. Ses mœurs étaient sans reproche ; on l'ac-
cusait seulement d'aimer trop la plaisanterie. Au mois de no-
vembre 1114, il envoya trois députés à Rome pour demander sa
confirmation au Pape, ainsi que le pallium. Le bienheureux Yves de
Chartres écrivit égaleipent en sa faveur. Les députés anglais por-
1 S. Bernard, Vita S. Malach. — ^ Eadmer, Novor., 1. 5.
à 1125 de i'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 119
taient au Pape des lettres du roi, de Tarchevêque, du monastère de
Cantorbéri et de presque tous les évêques d^Angleterre *.
Arrivés à Rome, ils y demeurèrent quelque temps sans obtenir de
réponse favorable, et ne savaient à qui s'adresser. Il y avait à Rome
un neveu de saint Anselme, nommé Anselme comme lui, et aimé du
Pape, qui Tavait fait abbé de Saint-Sabas. Il avait demeuré long-
temps en Angleterre, du vivant de son oncle, et il y était aimé
comme s^il eiit été du pays. Quand il sut les députés à Rome, il vint
les trouver au palais de Latran, et leur rendit tous les offices d'un
véritable ami. Il leur concilia tellement le Pape et ceux de son con-
seil, qu'on leur accorda gratuitement ce qu'ils demandaient, et le
Pape leur donna Anselme lui-même pour porter de sa part le pal-
lium à Cantorbéri. Les députés prirent les devants, et, arrivés en
Normandie, ils rendirent compte au roi du succès de leur voyage,
et attendirent auprès de lui le légat Anselme, qui fut reçu avec hon-
neur et passa avec eux en Angleterre ^.
Il apporta au roi une lettre du Pape, qui se plaignit de lui en ces
termes : Comme vous avez abondamment reçu de la main de Dieu
Thonneur des richesses et la paix, nous en sommes d'autant plus
étonné et peiné de voir que, dans votre royaume et puissance, le
bienheureux Pierre, et en lui le Seigneur même, ait perdu son
honneur et ses droits ; car les nonces ou les lettres du Siège aposto-
hque ne sont point reçus dans vos États sans l'ordre de votre Ma-
jesté. Il n'en vient aucune plainte ni aucune affaire pour être jugée
par le Siège apostolique ; c'est pourquoi il se fait chez vous beaucoup
d'ordinations illicites, et ceux-là pèchent impunément qui devraient
corriger les autres. Nous avons patienté jusqu'ici, espérant que votre
sagesse y porterait remède. Car en quoi serait-ce diminuer votre
honneur, votre opulence, votre dignité, que de garder à saint Pierre,
dans votre royaume, le respect qui lui est dû? Ces choses sont d'au-
tant plus indignes de vous, que nous savons que votre royaume,
sous les anciens rois, était plus attaché au Siège apostolique. Nous
lisons en effet que les rois eux-mêmes ont visité les tombeaux des
apôtres, et y sont demeurés jusqu'à la mort. Nous lisons que plu-
sieurs évêques et docteurs ont été envoyés spontanément d'ici chez
vous par les Pontifes romains. Pour traiter et corriger ces choses,
nous envoyons à votre Excellence notre fils Anselme, votre familier,
aujourd'hui abbé de Saint-Sabas; par lui encore nous satisfaisons à
votre demande et à celle des évêques touchant l'archevêque de Can-
torbéri, quoiqu'elle soit contre l'autorité du Siège apostolique, es-
1 Malmesb. Pontifie, l. 1. Yvon. epist. 258. — ^ Eadmer, Novor., 1. 5.
120 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
pérant que, de votre côté, vous satisferez ce même Siège dans les
droits de sa dignité. Autrement, si vous ôtez à saint Pierre ses droits,
il vous ôtera aussi ses bienfaits. Ce qui n'est point assez marqué dans
la lettre, vous sera expliqué de vive voix par le légat. Que le Dieu
tout-puissant vous protège par sa droite, et vous perfectionne dans
son amour. L'aumône de saint Pierre, ainsi que nous l'apprenons,
a été levée si mal et si frauduleusement, que l'Église romaine n'en
a pas reçu la moitié. On vous impute tout cela, aussi bien que le
reste, parce qu'on présume qu'il ne se fait rien dans votre royaume
contrairement à votre volonté. Nous voulons donc que vous la fassiez
recueillir avec plus de soin, et que vous l'envoyiez par le présent
nonce *. Telle fut la lettre du Pape au roi. Il y en avait une autre à
l'église de Cantorbéri, où le Pape se plaint de la translation de l'é-
vêque de Rochester. Ce qui ne devait, dit-il, autrement se faire à
notre insu et sans notre consentement, suivant les décrets des saints
Pères, toutefois nous le tolérons à cause du mérite de la personne 2.
L'archevêque Raoul reçut solennellement le pallium le dimanche
27me (jg jjjjjj 4145^ QQ quj gg g^ (jg j^ manière suivante. Les évo-
ques, les abbés et les nobles s'assemblèrent dans l'église métropo-
litaine de Cantorbéri, avec une multitude innombrable de peuple.
Le légat Anselme, apportant le pallium dans un vase d'argent, fut
reçu à la porte de la ville par les deux communautés de moines de
l'église métropolitaine et de Saint-Augustin. L'archevêque vint au-
devant, accompagné des évêques et revêtu de ses ornements, mais
les pieds nus. Le pallium fut mis sur l'autel, où l'archevêque le prit,
après avoir fait serment de fidélité et d'obéissance au Pape. Il fit
baiser son pallium à tous les assistants, et, s'en étant revêtu, il fut
intronisé dans la chaire primatiale d'Angleterre ^.
La même année, le roi d'Angleterre ordonna à tous les évêques et
à tous les seigneurs de se rendre à sa cour ; ce qui fit courir le bruit
que l'archevêque devait tenir un concile général en présence du
légat et y publier de nouveaux règlements pour la réformation de
l'Église. L'assemblée se tint en effet, le ll""^ de septembre, à West-
minster ; mais ce ne fut point un concile. Seulement le légat Anselme
y présenta une lettre du Pape au roi et aux évêques d'Angleterre,
et conçue en ces termes :
Pascal, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à notre cher fils
Henri, roi illustre, et aux évêques du royaume anglais, salut et bé-
nédiction apostolique. De quelle manière l'Église de Dieu a été fon-
dée, nous n'avons pas à le rappeler pour le moment : les textes de
1 Pascal., epist. 105. — * Epist. 106. — » Eadmer, 1. 5.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 121
l'Évangile et les lettres des apôtres le disent assez ; mais de quelle
manière Tétat de l'Église persévère avec l'aide du Seigneur, voilà ce
que nous avons à considérer et à faire voir; car TEsprit-Saint a dit à
l'Église : Des fils vous sont nés à la place de vos pères, vous les éta-
blirez princes sur toute la terre. Au sujet de quoi l'apôtre saint Paul
a fait ce commandement : N'imposez promptement les mains à per-
sonne, et ne participez point au péché d'autrui. Ce que saint Léon
explique en ces termes : Qu'est-ce à dire, imposer promptement les
mains, si ce n'est, avant l'âge de la maturité, avant le temps de
l'examen, avant le mérite du travail, avant l'expérience de la disci-
pline, conférer l'honneur sacerdotal à des sujets non éprouvés?
Comment donc pouvons-nous accorder la confirmation de l'honneur
sacerdotal aux évêques d'Angleterre, de qui nous ne connaissons la
vie et la science par aucune probation ? Le chef même de l'Église,
Notre-Seigneur Jésus-Christ, quand il confia l'Église au premier pas-
teur, l'apôtre Pierre, lui dit : Pais mes brebis, pais mes agneaux. Les
brebis sont les prélats des églises, qui, par la grâce de Dieu, doivent
lui engendrer des enfants. Comment donc pouvons-nous paître soit
des agneaux, soit des brebis, que nous ne connaissons ni n'avons vus,
que nous n'entendons pas et par qui nous ne sommes point enten-
du? Comment remplirons-nous à leur égard ce précepte du Seigneur
à saint Pierre : Confirme tes frères? Car Notre-Seigneur a distribué
le monde entier à ses disciples, mais il a spécialement confié l'Europe
à Pierre et à Paul. Ce n'est pas seulement par leurs disciples et leurs
légats, mais encore par ceux de leurs successeurs, que l'Europe en-
tière a été convertie et confirmée. Delà, jusqu'à nous qui tenons leur
place, quoique nous en soyons indigne, est venue cette coutume :
que par les vicaires de notre Siège soient décidées ou revues les
affaires les plus importantes des églises dans les provinces.
Vous, cependant, sans nous consulter, vous terminez même les
affaires des évêques, tandis que le saint pape Victor dit : Quoiqu'il
soit permis aux évêques comprovinciaux d'examiner la cause d'un
évêque accusé, il ne leur est cependant pas permis de la terminer
sans consulter le Pontife romain. Le pape Zéphyrin dit de même :
Les jugements des évêques et les causes majeures doivent être ter-
minés par le Siège apostolique, et non par un autre. Vous enlevez
aux opprimés l'appellation au Siège apostolique, quoiqu'il soit sanc-
tionné dans les conciles et lés décrets des saints Pères, que tous les
opprimés peuvent appeler à l'Église romaine. Vous célébrez des con-
ciles à notre insu, tandis que saint Athanase écrit : Nous savons que,
dans le grand concile de Nicée des trois cent dix-huit Pères, il a été
statué par tout le monde, qu'on ne devait point célébrer de concile.
122 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
à Tinsu du Pontife romain : ce que les saints Pontifes ont confirmé
par leurs écrits, où ils déclarent nuls les conciles tenus autrement.
Vous voyez donc que vous avez beaucoup empiété sur l'autorité du
Siège apostolique, que vous avez enlevé beaucoup de sa dignité, et
qu'il est de notre devoir d'exiger des preuves touchant ceux à qui
nous conférons la dignité sacerdotale, de peur que, si nous imposons
trop promptement les mains, contre le précepte de TApôtre, nous ne
participions aux péchés d'autrui; car, suivant la sentence de saint
Léon, c'est se faire à soi-même un grand préjudice, d'élever à la
dignité un indigne. Vous osez encore, sans notre autorité, faire des
mutations d'évêques, ce que nous savons qui est défendu, sans l'au-
torité et la permission du très-Saint-Siége de Rome. Si donc vous
voulez garder en tout cela au Siège apostolique sa dignité et son res-
pect, nous vous gardons la charité qui est due à des frères et à des
fils ; et ce qui doit vous être concédé par l'Église apostolique, nous
vous le concédons, par la grâce du Seigneur, avec bienveillance et
affection. Mais si vous êtes d'avis de persister dans votre obstination,
nous, suivant la parole de l'Évangile et l'exemple de l'Apôtre, nous
secouerons sur vous la poussière de nos pieds, et nous vous Uvrerons
au jugement de Dieu, comme des gens qui se séparent de l'Église
catholique, et cela d'après la parole du Seigneur : Qui n'amasse point
avec moi dissipe, et qui n'est point avec moi est contre moi. Que le
Dieu tout-puissant vous accorde d'être avec nous en lui, et d'amas-
ser en lui avec nous, afin de parvenir à son éternelle unité, qui de-
meure toujours la même. Donné au palais de Latran, aux calendes
d'avril, indiction huitième *.
Cette lettre de Pascal II est remarquable; elle résume en peu de
mots l'éternelle constitution de l'Église de Dieu. Vicaire de Jésus-
Christ, successeur de saint Pierre, le Pontife romain est le chef de
l'Église par toute la terre, mais spécialement en Europe. Par toute la
terre, mais spécialement en Europe, le Pontife romain doit confirmer
ses frères; paître les agneaux et les brebis du Christ, les fidèles et les
pasteurs. Par toute la terre, mais spécialement en Europe, les causes
majeures, les affaires les plus importantes doivent lui être déférées;
notamment l'examen et la confirmation des nouveaux évêques, les
translations d'un siège à l'autre, le jugement définitif des évêques
accusés, la tenue des conciles. Pascal II cite à ce sujet deux lettres
apocryphes des papes Victor et Zéphyrin ; mais il aurait pu citer
plusieurs lettres très-authentiques des saints papes Jules, Innocent,
Gélase et autres, qui disent la même chose; il aurait pu citer le té-
1 Epist. 107.
à 1125 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 123
moignage non suspect des deux historiens grecs, Socrate et Sozo-
mène, qui rapportent que, dans le quatrième siècle, sous le ponti-
ficat du pape Jules, c'était déjà une ancienne loi de l'Église, qu'on
ne devait nulle part terminer aucune affaire, tenir aucun concile,
sans l'assentiment du Pontife romain.
Cette lettre de Pascal II ayant été lue dans l'assemblée de West-
minster, le roi Henri d'Angleterre consulta les évêques sur ce qu'il
devait répondre au Pape là-dessus, ainsi que sur quelques autres
sujets de mécontentement; car, quelque temps auparavant, le légat
Conon, tenant ses conciles en France, avait suspendu et excommunié
les évêques de Normandie pour n'avoir pas voulu y venir après avoir
été appelés trois fois. Le roi avait été extrêmement choqué de cette
excommunication, principalement parce qu'il lui semblait que le
Pape violait les privilèges accordés par l'Église romaine à son frère
et à lui, quoiqu'il n'eût pas mérité ce traitement. Il résolut donc,
par le conseil des évêques, d'envoyer des députés à Rome, pour
s'expliquer plus sûrement avec le Pape. On choisit pour cette négo-
ciation Guillaume de Varelvas, évêque d'Excester, quoiqu'il eût
perdu la vue, parce qu'il était fort connu du Pape, vers lequel il avait
été envoyé plusieurs fois du temps de saint Anselme, et le roi était
assuré de son habileté et de sa fidélité. On ne voit point au juste quel
fut le résultat de cette ambassade.
L'année suivante 1116, vers le mois d'août, le même Anselme,
neveu du saint archevêque, revint de Rome, et apporta des lettres
du Pape, qui l'établissaient légat en Angleterre. La nouvelle en ayant
été portée dans le royaume, les évêques et les seigneurs s'assem-
blèrent à Londres en présence de la reine, et on résolut que l'arche-
vêque de Cantorbéri, que cette affaire regardait principalement,
irait trouver le roi alors en Normandie, lui exposerait l'ancienne
coutume et la liberté du royaume ; et, si le roi en était d'avis, il irait
à Rome pour faire abolir ces nouveautés. L'archevêque, qui désirait
faire le voyage de Rome par dévotion, embrassa volontiers cette ré-
solution ; il passa la mer avec une nombreuse suite et un équipage
magnifique, ayant entre autres avec lui le savant Eadmer, disciple de
saint Anselme, qui a écrit cette histoire. L'archevêque trouva le roi
d'Angleterre à Rouen, où était aussi le légat Anselme, attendant la
permission de passer en Angleterre pour y exercer sa légation; mais
le, roi le retenait pour ne pas porter préjudice aux coutumes de son
royaume, etcependantle défrayaitlibéralement. L'archevêque Raoul,
ayant expliqué au roi le sujet de son voyage, prit, par son avis, le
chemin de Rome. Arrêté à Lyon par sa propre maladie, à Plaisance
par celle de l'évêque Hébert de Norwich, qui l'accompagnait en qualité
124 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
d'envoyé du roi, il n'arriva à Rome que dans les commencements
de 1117, lorsque le Pape était à Bénévent. Pascal II répondit à ses
lettres et à ses députés, par une lettre du 24 mars 1117, adressée
aux évêques et au roi d'Angleterre, où il déclare qu'il ne veut dimi-
nuer en rien la dignité de l'église de Cantorbéri, mais la conserver
suivant l'institution de saint Grégoire et la possession d'Anselme, de
sainte mémoire *.
Au fond de cette affaire, il y avait quelque chose qu'on ne di-
sait pas tout haut. Tant que l'Angleterre fut gouvernée par des rois
anglais, et l'Angleterre et ses rois, convertis au christianisme par les
missionnaires de Rome, conservaient pour Rome une affection et
une docilité filiales. Plusieurs de ces rois anglais, comme Alfred le
Grand et saint Edouard, étaient en quelque sorte des apôtres : on en
vit plus d'un quitter le trône pour le cloître, plus d'un se retirer à
Rome, auprès du tombeau de saint Pierre. Plusieurs des archevêques
de Cantorbéri y avaient été envoyés de Rome par les Papes. Dans
cet état de choses, il était naturel que les Pontifes romains eussent
une grande confiance dans les archevêques de Cantorbéri et dans les
rois d'Angleterre, et qu'ils les considérassent comme les légats et les
vicaires habituels du Saint-Siège pour la réforme des abus ; mais,
depuis la conquête de l'Angleterre par les Normands, les choses y
avaient bien changé. Les Normands regardaient comme leur con-
quête non-seulement les villes et les comtés, mais encore les évêchés
et les abbayes. Ces dignités n'étaient que pour les Normands : les
Anglais en étaient exclus. Voici ce que dit à ce sujet le contemporain
Eadmer. Comme il était sur le point de passer d'Angleterre en Nor-
mandie, le roi, par le conseil des évêques et de ses princes, pourvut
d'abbés tous les monastères qui depuis longtemps manquaient de
pasteurs. Que si quelques-uns d'entre eux furent moins des pasteurs
que des loups, il est permis de croire que telle n'était pas l'intention
du roi ; et pourtant cela serait plus croyable, s'il en eût pris au moins
quelques-uns parmi les indigènes du pays; mais si vous étiez Anglais,
aucun degré de vertu ou de mérite ne pouvait vous mener au moin-
dre emploi; tandis que l'étranger de naissance était jugé digne de
tout^. Voilà comment s'exprime Eadmer, écrivain très-calme et très-
modéré.
On comprend qu'avec un pareil régime il devait s'introduire bien
des abus, que les évêques normands n'étaient guère disposés à cor-
riger, et que les Anglais, pour le bien de l'Angleterre, devaient beau-
coup désirer un légat apostolique qui ne fût pas un Normand.
1 Eadmer, 1. 5. — ^ Hist. nov., I. 5, p. 86, col. 2.
à 1123 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 125
Vers Tannée 1115, Alexandre, roi d'Ecosse, écrivit à Tarchevêque
Raoul de Cantorbéri, pour lui notifier la mort de Turgod, évêque de
Saint-André, et lui demander conseil sur le choix d'un successeur.
Il lui rappelle que, dans les anciens temps, les évêques de Saint-
André n'étaient sacrés que par le Pontife romain ou par l'archevêque
de Cantorbéri, et proteste ne pas vouloir souffrir qu'ils le fussent par
l'archevêque d'York, comme Lanfranc avait jugé à propos de le per-
mettre. Cinq ans après, c'est-à-dire en 1120, Tarchevêque Raoul,
étant revenu de Rome et de Normandie en Angleterre, reçut une
députation du même roi Alexandre d'Ecosse, avec une lettre où il le
priait de lui envoyer le moine Eadmer pour remplir le siège épiscopal
de Saint- André, qui était encore vacant. L'archevêque crut que
cette vocation venait de Dieu, sachant bien qu'Eadmer n'y avait
aucune part; car il avait été assidûment à son service, comme à celui
de saint Anselme ; et, avec la permission du roi d'Angleterre, il l'en-
voya au roi d'Ecosse. A son arrivée, il fut élu évêque de Saint-André
par le clergé et le peuple du pays, du consentement du roi, sans
toutefois recevoir de lui la crosse ni Tanneau,ni lui faire hommage.
Mais le lendemain, quand il dit au roi qu'il voulait retourner à Can-
torbéri, se faire sacrer par Tarchevêque, à cause de la primauté de
cette église sur toute la Grande-Bretagne, le roi le quitta en colère,
ne voulant point que Téglise de Saint-André fût soumise à celle de
Cantorbéri, et ordonna à Guillaume, moine de Saint-Edmond, de
continuer à gouverner le temporel de Tévêché, comme pendant la va-
cance, dépouillant ainsi Eadmer qu'il venait d'en investir. Toutefois,
un mois après, il le remit en possession de Tévêché et du gouverne-
ment de Téglise d'Ecosse, et alors Eadmer prit la crosse sur Tautel,
comme de la main de Dieu. Mais de nouvelles difficultés étant sur-
venues, et Eadmer voyant qu'il n'y pourrait faire aucun bien, il rendit
au roi l'anneau qu'il en avait reçu, remit la crosse sur Tautel où il
l'avait prise, quitta l'Ecosse et revint à Cantorbéri, où il fut reçu à
bras ouverts par Tarchevêque et les moines *.
Vers ce temps arriva au roi d'Angleterre un événement désas-
treux. Sans compter plusieurs enfants naturels, il avait un filslégitime
nommé Guillaume. Les barons normands l'avaient reconnu pour son
successeur, et, d'avance, lui avaient juré fidélité. Guillaume n'ai-
mait pas les Anglais, quoique sa mère Mathilde fût Anglaise. On
l'entendait dire publiquement que si jamais il venait à régner sur
ces misérables Saxons, il leur ferait tirer la charrue comme à des
bœufs. L'an 1120, monté dans un beau navire, avec un de ses frères
^ Eadmer, Novor., 1. 5.
126 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
naturels et une sœur, ainsi qu'un brillant cortège/ il partait de Nor-
mandie, à la suite de son père, lorsque son navire, poussé à force de
rames par des matelots à moitié ivres, donna contre un écueil, s'en-
tr'ouvrit au milieu de la nuit, non loin du navire de son père, et
s'engloutit avec tous les passagers, dont il ne resta qu'un seul, qui
était un boucher de Rouen.
L'empereur d'Allemagne, Henri V, qui avait épousé une sœur
du prince englouti dans la mer, devait lui-même être le dernier de
sa race et finir sans postérité. Il avait porté la main sur le Vicaire du
Christ, pour lui arracher de force le privilège abusif des investitures
par la crosse et l'anneau, asservir et corrompre ainsi les églises de
ses États.
En punition de cet attentat sacrilège, il avait été excommunié,
non par le Pape, qui lui avait promis forcément de ne pas le faire,
mais par un grand nombre de conciles en France, en Italie, en
Grèce et en Orient. Cette réprobation unanime des conciles fit une
profonde impression en Allemagne. Dès l'an lUS, le principal
confident de l'empereur, le chancelier Albert, archevêque élu de
Mayence, se détacha de l'empire et se réunit à l'Église. Il fut jeté
dans une étroite prison ; mais, en 1115, les habitants de Mayence
forcèrent l'empereur à lui rendre la liberté. En 1113, l'empereur
célébra la fête de Noël à Bamberg, mais sans aucune solennité reli-
gieuse : le saint évêque de cette ville, Otton, refusait de fréquenter
la cour impériale à cause de ces nouveaux scandales ; l'empereur le
tenait donc pour suspect ; mais le saint évêque sut vaincre ses soup-
çons à force de bien faire. L'exemple du chancelier Albert fut suivi
de plusieurs seigneurs, notamment de ceux de la Saxe, qui battirent
les partisans de l'empereur, et appelèrent au milieu d'eux le car-
dinal Dietrich, qui menait de remplir une légation dans les Panno-
nies. Le cardinal ayant publié les décrets du concile de Latran et
l'excommunication de l'empereur, l'archevêque de Magdebourg et
les autres évêques furent réconciliés au Saint-Siège. La division
augmentait dans l'Empire. Pour y remédier, l'empereur indiqua une
assemblée générale à Mayence pour le 1"^ de novembre 1115, pro-
mettant de faire droit à tous les griefs. L'assemblée fut très-peu
nombreuse. Les habitants de Mayence profitèrent de l'occasion pour
obliger l'empereur à rendre la liberté à leur archevêque. Sorti de
prison, l'archevêque Albert convoqua une assemblée générale à Co-
logne pour les fêtes de Noël de la même année, afin d'y apprendre
les ordres du Pape et se faire sacrer. Il s'y trouva un grand nombre
d'archevêques etd'évêques et de grands du royaume. L'empereur en
fut bien contrarié, d'autant plus que dans cette assemblée on devait
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. mS
faire connaître son excommunication. Il y envoya de Spire, où il
célébra Noël avec peu de monde, Tévêque de Wurtzbourg ; mais cet
évêque ne fut reçu en audience et à la communion à Cologne, qu'a-
près avoir été réconcilié à TÉglise ; et, de retour auprès de l'empe-
reur, il refusa de communiquer avec lui : Tempereur le força, sous
peine de la vie, de célébrer la messe en sa présence; Tévêque, affligé
jusqu'à la mort de cette violence, quitta secrètement la cour, et
obtint de nouveau la communion catholique avec beaucoup de
larmes. Depuis ce moment, il ne vit plus l'empereur et perdit ses
bonnes grâces. L'empereur, irrité, donna à Conrad, son neveu, le
duché de Franconie, qui jusqu'alors appartenait à l'évêque de Wurtz-
bourg; et, pour éviter l'effet du mécontentement des seigneurs, il
passa en Lombardie, d'où il envoya au Pape des ambassadeurs,
pour terminer les différends entre le sacerdoce et l'Empire. Le chef
de cette ambassade était Pons, abbé de Clugni, que l'on disait parent
du Pape, et qui travailla à cette grande affaire avec beaucoup d'ap-
plication ^.
En conséquence, la même année 1116, 6"*^ de mars, Pascal II
tint dans l'église de Latran un concile qui est qualifié d'universel,
parce qu'il s'y trouva des évoques, des abbés, des seigneurs et des
députés de divers royaumes et de diverses provinces. Les deux pre-
miers jours on s'occupait d'affaires particulières, lorsqu'un évêque
se leva et dit : Notre seigneur père le Pape se doit souvenir pourquoi
ce concile si nombreux a été assemblé avec tant de périls par terre
et par mer, et considérer qu'au lieu d'affaires ecclésiastiques on y
en traite de séculières. Il faut premièrement expédier le principal
sujet qui nous assemble, afin que nous sachions quel est le sentiment
du Seigneur apostolique et ce qu'à notre retour nous devons ensei-
gner dans nos églises. Alors le Pape expliqua le tout en ces termes :
Après que le Seigneur eut fait de son serviteur ce qu'il voulut, et
m'eut livré, avec le peuple romain, entre les mains du roi, je voyais
commettre tous les jours des pillages, des incendies, des meurtres
et des adultères. C'est pour délivrer de ces maux l'Église et le peuple
de Dieu que j'ai fait ce que j'ai fait. Je l'ai fait comme homme,
parce que je ne suis que poussière et que cendre. J'avoue que j'ai
failli ; mais je vous prie tous de prier Dieu qu'il me le pardonne.
Pour ce maudit écrit qui a été fait dans le camp, et qui, pour son
caractère dépravé, est appelé pravilége, je le condamne sous un
anathème perpétuel, afin que la mémoire en soit à jamais odieuse,
et je vous prie tous d'en faire de même. Alors tous s'écrièrent:
1 Uraperg.
128 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
Ainsi soit-il ! Ainsi soit-il ! Saint Brunon de Segni ajouta : Rendons
grâces à Dieu de ce que nous avons ouï le seigneur pape Pascal con-
damner de sa propre bouché ce privilège, qui contenait une chose
mauvaise et une hérésie. A quoi quelqu'un répliqua : Si ce privilège
contenait une hérésie, celui qui Ta fait était hérétique. Alors Jean,
évêque de Gaëte, dit avec émotion à Tévêque de Segni : Appelez-
vous le Pontife romain hérétique, ici, en ce concile, en notre pré-
sence ? L'écrit qu'il a fait était mauvais, mais ce n'était pas une hé-
résie. Un autre ajouta : On ne doit pas même l'appeler mauvais,
puisqu'il a été fait pour un bien, afin de délivrer le peuple de Dieu.
Ce nom horrible d'hérésie mit à bout la patience du Pape. Il fit
signe de la main et dit : Mes frères et mes seigneurs, écoutez. Cette
ÉgUse n'a jamais eu d'hérésie ; au contraire, c'est ici que toutes les
hérésies ont été brisées. C'est pour cette Église que le Fils de Dieu
a prié dans sa passion, en disant : Pierre, j'ai prié pour toi, afin que
ta foi ne défaille point.
Cela se passait le mardi. Le jeudi suivant, le Pape ne vint point
au concile ; il en fut empêché par plusieurs affaires, principalement
celle de l'empereur, qu'il traitait avec l'abbé de Clugni, Jean de
Gaëte, Pierre de Léon, préfet de Rome, et les autres qui soutenaient
le parti de ce prince. Le vendredi, Conon, évêque de Prèneste, vout
lut expliquer l'excommunication de l'empereur ; mais Jean de Gaëte,
Pierre de Léon et les autres partisans de ce prince lui résistaient en
face et l'interrompirent plusieurs fois. Alors le Pape apaisa le mur-
mure du geste et de la voix, et dit : L'Église primitive du temps des
martyrs a été florissante devant Dieu et non devant les hommes.
Ensuite les empereurs et les rois se sont convertis et ont honoré l'É-
glise, leur mère, en lui donnant des terres, des domaines, des digni-
tés sècuhères, les droits et les ornements royaux, comme Constantin
et les autres princes fidèles. Alors l'Église a commencé à être floris-
sante, tant devant les hommes que devant Dieu. Elle doit donc con-
server ce qu'eUe a reçu des rois et des princes, et le dispenser à ses
enfants comme elle le juge à propos. Ensuite le Pape, voulant cas-
ser le privilège qu'il avait accordé à l'empereur dans le camp, re-
nouvela la défense prononcée par Grégoire VII, sous peine d'ana-
thème, de donner ou de recevoir l'investiture.
Alors le cardinal Conon, évêque de Prèneste, rendit ainsi compte
au Pape de sa légation, pour réprimer ceux qui troublaient la déli-
bération de cette aff'aire : Seigneur Père, si j'ai été véritablement
votre légat, et si vous voulez ratifier ce que j'ai fait, déclarez-le, s'il
plaît à votre Majesté, en présence de ce concile, afin que tout le
monde sache que c'est vous qui m'avez envoyé. Le Pape répondit :
à 1125 de l'ère chr.l DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. m
Oui, vous avez été véritablement notre légat, et tout ce que vous et
nos autres frères, lesévêques et légats, avez fait, confirmé et approuvé
par l'autorité de notre Siège, je l'approuve et je le confirme ; tout
ce qu'ils ont condamné, je le condamne. L'évêque de Préneste expli-
qua donc qu'étant légat à Jérusalem il avait appris la perfidie avec
laquelle le roi Henri, nonobstant ses serments, ses otages et ses bai-
sers, avait pris et maltraité le Pape et les cardinaux, tué ou empri-
sonné de nobles Romains et fait un massacre du peuple, ajoutant
que, pour ces crimes, de l'avis de l'église de Jérusalem, il avait pro-
noncé sentence d'excommunication contre le roi, et qu'il avait con-
firmé cette sentence en Grèce, en Hongrie, en Saxe, en Lorraine et
en France, dans cinq conciles, de Favis de ces églises. Enfin il de-
manda que le concile de Latran approuvât sa légation, comme le
Pape avait fait. L^archevêque de Vienne demanda la même chose par
ses députés et par ses lettres. Quelques-uns en murmurèrent, mais
la plus saine partie se rendit à la vérité et à' la raison *.
Quinze jours après la fin du concile, le dimanche des Rameaux,
26"»^ de mars de la même année 1 116, Pierre, préfet de Rome, étant
mort, quelques séditieux élurent pour son successeur son fils, qui
était encore très-jeune. Le jeudi saint, comme le Pape commençait
la messe et en était à la première oraisoa, ils le lui présentèrent entre
son trône et l'autel, demandant qu'il le confirmât dans la charge de
préfet. Gomme le Pape ne leur répondait point et continuait l'office,
ils s'irritèrent, et, criant à haute voix, ils prirent Dieu à témoin que,
s^il ne leur répondait favorablement, il verrait le jour même des ac-
cidents funestes. Le Pape leur dit enfin : Vous demandez que nous
confirmions un préfet que vous ne pouvez demander honnêtement,
ni honnêtement nous donner aujourd'hui, car les funérailles de son
père vous empêchent d'assembler les comices, et nous, les fonctions
de cette sainte journée nous empêchent de vaquer à une pareille af-
faire 3 attendez que nous ayons fini, et nous vous ferons une réponse
convenable. Les séditieux reprirent : Nous en ferons à notre volonté,
et ils se retirèrent en tumulte. /
Le lendemain, qui était le vendredi saint, comme le peuple, sui-
vant l'ancienne coutume, allait nu-pieds visiter les lieux saints et les
cimetières des martyrs, ces séditieux, armés, engagèrent par ser-
ment, dans leur faction, le simple peuple, et continuèrent le sa-
medi saint, et encore plus le jour de Pâques. Le lundi, qui était le
3""^ d^avril, comme le Pape allait à Saint-Pierre, où est la station de
ce jour-là, le jeune homme se présenta à lui avec sa troupe, près du
1 Labbe, t. 10, p. 806.
XV. 9
130 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
pont d'Adrien^ et demanda sa confirmation. NeTayant pas obtenue,
il attaqua la famille du Pape qui suivait, prit les uns et maltraita les
autres.
Au retour^ le Pape revenant couronné suivant la coutume et pré-
cédé des cardinaux, ces séditieux les attaquèrent du haut du Ca-
pitole, poussant de grands cris et jetant des pierres. Ils envoyèrent
même après le Pape; et, avant qu^il ôtât ses ornements, il fallut
leur promettre que le vendredi suivant il délibérerait sur cette con-
firmation ; mais le jeune homme n'étant pas content de ce délai,
fit accomplir ce jour-là, par ceux de qui il put Tobtenir, les céré-
monies qui restaient à faire pour le déclarer préfet. Le vendredi il fit
abattre les maisons de ceux qu'il n'avait pu révolter contre le Pape;
et celui-ci, prévoyant qu'on ne pouvait résister à ces séditieux sans
répandre beaucoup de sang, se retira dans Albane. Leur fureur tomba
principalement sur la maison et les tours de Pierre de Léon. Le Pape
ayant gagné quelques seigneurs romains par ses largesses, il y eut
un combat où les séditieux furent battus; mais la plupart de ceux
qui avaient fait serment au Pape l'abandonnèrent, à l'exemple de
Ptolémée, qui en était le chef. Tout le pays se souleva contre lui, et
la guerre civile ne se ralentit que par les travaux des moissons et les
chaleurs de l'été ^.
L'empereur Henri était toujours en Lombardie, faisant négocier
sa paix avec le Pape, qui disait : J'ai gardé ma parole, quoique
donnée par force ; je ne l'ai point excommunié ; mais il l'a été par
les principaux membres de l'ÉgUse, et je ne puis lever cette excom-
munication que par leur conseil, dans un concile où les parties
soient entendues. Je reçois tous les jours des lettres des ultramon-
tains qui m'y exhortent, principalement l'archevêque de Mayence.
La négociation traînait de cette manière, quand l'empereur apprit
ce qui se passait à Rome, et la sédition qui avait obligé le Pape à se
retirer. Il en eut bien de la joie, et il envoya des présents considé-
rables au nouveau préfet et aux Romains, leur mandant qu'il irait
lui-même à Rome.
Il y vint en effet avec une armée l'année suivante 1117. Le Pape
ne l'attendit pas, mais il se retira au Mont-Cassin, où, à la prière de
toute la communauté, il rétablit Landulphe archevêque deBénévent,
déposé précédemment pour insubordination ; puis, passant par Ca-
poue, il arriva à Bénévent. Cependant l'empereur entra dans Rome,
où il attira dans son parti les consuls, les sénateurs et les grands,
les uns par présents, les autres par promesses. Il donna en mariage
1 Baron., an. ni6. Chron. Cass., 1. 4. Petr. Pisan., n. 17.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 131
sa fille Berthe à Ptolémée, fils du consul Ptolémée, et qui venait de
trahir le Pape pour se mettre à la tête du parti allemand. L'empe-
reur lui fit de grands présents, et lui confirma tout ce qu'avaient eu
son aïeul Grégoire et ses autres parents. L'empereur célébra à
Rome la fête de Pâques, qui, cette année H 17, fut le âS™* de mars.
Il alla à Saint-Pierre et demanda la couronne au clergé de Rome,
disant qu'il était venu pour la recevoir de la main du Pape, dont il
regardait l'absence comme un malheur pour lui, ne désirant que
de rétablir l'union entre eux. Le clergé de Rome répondit que la
conduite de l'empereur ne répondait pas à ses discours, puisqu'il
était venu en armes et faisait autour de Rome toutes sortes d'actes
d'hostilité, prenant la protection de l'abbé de Farfe et de Ptolémée,
tous deux excommuniés.
Sur ce refus du clergé fidèle, l'empereur s'adressa à Maurice
Bourdin, archevêque de Brague, qui était auprès de lui en qualité
de légat du Pape pour traiter de la paix, et qui, dans cette occasion,
trahit le Pape comme un autre Judas ; car l'empereur reçut de sa
main la couronne impériale devant le corps de saint Grégoire, dans
l'église de Saint-Pierre. Le Pape et l'empereur envoyaient de part
et d'autre pour traiter de la paix; mais ils ne purent s'accorder, et
l'empereur, craignant les chaleurs de l'été, se retira, avec promesse
de revenir quand la saison serait adoucie. Depuis l'an 1115, l'Église
romaine avait perdu son plus ferme et plus fidèle soutien, la fa-
meuse comtesse Mathilde, l'héroïne de son siècle, morte à l'âge de
soixante-neuf ans. L'empereur allemand s'était emparé de ses do-
maines, au mépris de la donation qu'elle en avait faite au Saint-
Siège. Le Pape engagea le prince de Capoue et les autres Normands
d'Italie à défendre la cause de l'Église contre l'empereur allemand
et son gendre Ptolémée. Mais celui-ci, avec les troupes que lui avait
laissées son beau-père, repoussa les premières attaques des Nor-
mands. Le Pape, cependant, tint un concile à Bénévent au mois
d'avril, où il excommunia l'archevêque Bourdin de Brague, et no-
tifia son excommunication aux évêques d'Espagne, avec ordre d'en
élire un autre à sa place *.
Après ce concile, le pape Pascal, étant en Campanie, tomba ma-
lade pendant l'automne, et vint à Anagni, où les médecins désespé-
rèrent de sa vie. Il revint toutefois en assez bonne santé pour faire
à Préneste la dédicace d'une église. Il célébra à Rome la fête de
Noël, et fit l'office de l'octave de l'Epiphanie. Il congédia les ambas-
sadeurs de l'empereur de Constantinople, qu'il y avait reçus. Il in-
1 Baron., Labbe, t. 10, p. 812.
132 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
timida tellement^ par sa présence, Ptolémée et le nouveau préfet,
qu^ils lui demandèrent la paix les premiers, et, craignant de ne pas
Tobtenir, ils quittèrent leurs maisons pour se cacher dans Rome.
Le Pape faisait faire des machines et les autres préparatifs nécessai-
res pour les réduire par la force, quand il tomba malade de fatigue
par les mouvements qu'il s'était donnés. Se voyant à l'extrémité, il
assembla les cardinaux, et leur recommanda de se tenir en garde
contre l'artifice des guibertins et la violence des Allemands, et de
demeurer unis entre eux. Ensuite, ayant reçu l'extrême-onction,
fait sa confession et satisfait aux autres devoirs de la piété, il mourut
à minuit, le 18"* de janvier 1118, après avoir tenu le Saint-Siège
dix-huit ans cinq mois et sept jours. Les cardinaux eux-mêmes le
portèrent à Saint-Jean de Latran, où il fut enterré dans un tombeau
de marbre artistement travaillé *.
Après la mort de Pascal II, Pierre, évêque de Porto, qui depuis
longtemps tenait la première place après le Pape, et avec lui tous les
cardinaux, prêtres et diacres, commencèrent à délibérer sur le choix
d'un successeur. Ils jetèrent principalement les yeux sur Jean de
Gaëte, chancelier de l'Église romaine, et envoyèrent au Mont-Cas-
sin, où il était, le prier de venir incessamment. Il partit sans savoir
ce qu'ils avaient fait entre eux, monta sur sa mule et vint prompte-
ment à Rome. Le lendemain, les cardinaux s'assemblèrent au nom-
bre de quarante-six, lui compris, savoir : les évêques de Porto, de
Sabine, d'Albane et d'Ostie, vingt-trois prêtres et dix-huit diacres ;
Nicolas, primicier, avec le corps des chantres ; tous les sous-diacres
du palais, plusieurs archevêques, grand nombre d'ecclésiastiques
d'un moindre rang; quelques-uns des sénateurs et des consuls ro-
mains. Pour éviter les scandales assez fréquents dans ces élections,
ils s'assemblèrent en un lieu très-sûr, et, après avoir longtemps déli-
béré, ils s'accordèrent tous à élire le chancelier. Ils le prirent aussi-
tôt, le nommèrent Gélase, et l'intronisèrent malgré sa résistance.
Il était né à Gaëte, de parents nobles, qui le firent étudier dès
son enfance ; puis, Odérise, abbé du Mont-Cassin, le leur ayant de-
mandé, ils le donnèrent à ce monastère, où il se distingua par ses
progrès dans les arts libéraux et dans l'observance régulière. Il était
encore jeune quand le pape Urbain II le tira du Mont-Cassin la pre-
mière année de son pontificat, et le fit cardinal-diacre de l'Eglise ro-
maine, et, peu de temps après, chancelier, afin de rétablir dans le
Saint-Siège l'ancienne élégance du style, presque perdue, comme
dit Pandolfe d'Alatri, auteur du temps. Après la mort d'Urbain, le
1 Petr. Pisan . , apud Baron.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 133
chancelier Jean de Gaëte fut toujours attaché au pape Pascal avec
une affection singulière ; il lui aida à supporter toutes ses afflictions
et fut son bâton de vieillesse. A sa recommandation,, ce Pape promut
à la dignité de cardinaux-prêtres plusieurs de ses écrivains et de ses
chapelains;, entre autres Pierre de Pise, Hugues d'Alatri, Saxon
d'Anagni et Grégoire de Gaëte. Jean fit de grandes libéralités à son
titre de Sainte-Marie en Cosmedin, tant en argenterie qu'en orne-
ments d'église^, qu'en fonds de terre, et fut toujours le protecteur du
Mont-Cassin. Tel était le chancelier Jean de Gaëte, quand il fut élu
Pape et nommé Gélase II.
Cencio Frangipane, dont la maison était proche du lieu de l'élec-
tion, l'ayant appris, accourut aussitôt l'épée à la main et frémissant
de colère; car il tenait le parti de l'empereur. Il rompit les portes,
entra dans l'église, prit le Pape à la gorge, le frappa à coups de
poing et de pied, jusqu'à l'ensanglanter de ses éperons ; puis, le traî-
nant par les cheveux et par les bras, il le mena chez lui, l'y enchaîna
et l'y enferma. On eût dit les satellites de Caïphe, de Pilate et d'Hé-
rode, garrottant, bafouant, crucifiant de nouveau le Sauveur. Les
cardinaux, le clergé et plusieurs laïques assemblés pour l'élection
furent arrêtés par les satellites de Cencio; on les jetait à bas de leurs
chevaux et de leurs mules, on les dépouillait, on les maltraitait;
quelques-uns gardèrent leurs maisons, demi-morts ; et malheur à
qui ne put s'enfuir. Au bruit de cette violence, les Romains s'as-
semblèrent; Pierre, préfet de Rome, Pierre de Léon avec les siens,
et plusieurs nobles avec leurs gens ; le peuple de tous les quartiers
prend les armes; on accourt à grand bruit au Capitole, on envoie dé-
putés sur députés aux Frangipanes, pour redemander le Pape.
Aussitôt, épouvantés, les Frangipanes le rendent ; Léon, l'un d'entre
eux, se jette à ses pieds, lui demande pardon, et s'échappe ainsi du
péril qui le menaçait.
Le nouveau Pape, ainsi délivré, fut couronné, mis sur une ha-
quenée blanche et mené par la rue Sacrée à Saint-Jean de Latran,
précédé et suivi des bannières, suivant la coutume. Son pontificat
paraissait assuré et paisible ; les comtes et les barons le visitaient,
il donnait audience à ceux qui venaient pour quelque affaire, et
les renvoyait avec sa bénédiction. Ceux qui étaient sortis de Rome
y rentraient ; on s'assemblait pour délibérer quand le Pape devait
être ordonné et sacré ; car il n'était encore que diacre. Mais cette
paix ne fut pas longue : il y avait un empereur allemand, et une
nuit le Pape fut averti que l'empereur Henri était en armes à Saint-
Pierre. En effet, sur la nouvelle de la mort de Pascal et de l'élection
de Gélase, l'empereur était venu en diligence et avait mandé au
1:34 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIL — De 1106
nouveau Pape : Si vous voulez confirmer le traité que j'ai fait avec
Pascal, je vous reconnaîtrai pour Pape et vous ferai serment de
fidélité ; sinon, j'en ferai élire un autre et le mettrai en possession.
On voit que le sultan tudesque regardait TÉglise romaine, et par là
même la chrétienté entière, comme un fief mouvant de son royal
caprice *.
Gélase, ayant donc appris que Tempereur allemand était si pro-
che, se leva, quoiqu'il fût nuit ; et, s'étant fait mettre à cheval malgré
son grand âge et ses infirmités, il se retira chez un citoyen nommé
Bulgamin, où il demeura caché le reste de la nuit. Le lendemain
matin, le Pape et les siens se trouvèrent fort embarrassés. Il n'y avait
pas de sûreté pour eux de demeurer à Rome, et ils ne pouvaient
s*enfuir parterre, parce que les Allemands tenaient les chemins. Ils
résolurent donc de gagner la mer, et s'embarquèrent sur le Tibre,
en deux galères qui les menèrent jusqu'à Porto. Là, il fallut s'ar-
rêter à cause du mauvais temps, de la pluie, du tonnerre, de la
tempête qui agitait la mer et le fleuve ; car c'était au mois de février.
Les Allemands étaient sur le rivage, qui, pareils aux plus féroces
des sauvages, tiraient sur eux des flèches empoisonnées, et mena-
çaient de les poursuivre jusque dans l'eau, s'ils ne rendaient le Pape.
La nuit et la tempête les arrêtèrent. Dans l'intervalle, le cardinal
Hugues d'Alatri prit le Pape sur ses épaules, et l'emporta, à la fa-
veur de la nuit, au château de Saint-Paul d'Ardée. Le matin, les
Allemands revinrent à Porto; on leur jura que le Pape avait fui, et
ils se retirèrent. Mais on ramena le Pape pendant la nuit : il s'em-
barqua avec les siens ; le troisième jour, ils abordèrent à Terracine,
demi-morts, et le quatrième à Gaëte.
Ils y furent très-bien reçus : aussi était-ce la patrie du Pape ; et
quand la nouvelle de son arrivée fut répandue dans le pays, un
grand nombre d'évêques s'y rendirent. L'empereur envoya encore à
Gaëte, prier le Pape de revenir se faire sacrer à Rome, témoignant
désirer ardemment d'assister à cette cérémonie et de l'autoriser par
sa présence, et que, s'ils conféraient tous deux ensemble, ce serait
le meilleur moyen de rétablir l'union. On croirait entendre le croco-
dile, ayant manqué sa proie, contrefaire la sirène pour la ressaisir.
Le pape Gélase, qui avait été pris par ce même empereur, avec
Pascal II et mis aux fers, ne pouvait s'y fier. Il répondit donc qu'il
allait se faire sacrer incessamment, et qu'ensuite l'empereur le trou-
verait prêt pour la négociation, partout où il lui plairait. En effet,
1 Vita Gelasii Ilper Pandulf. apud Baron. Chron. Cass., I. 4, c. 46. Ursperg,
an. 1118.
à 1126 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 135
sans sortir de Gaëte, le Pape fut ordonné prêtre, puis sacré évêque
en présence d'un grand nombre de prélats, ainsi que de Guillaume,
duc d'Apulie, de Robert, prince de Capoue, et de beaucoup d'au-
tres seigneurs, qui tous lui prêtèrent serment de fidélité. Il fut sacré
dans la fin de février, passa tout le carême à Gaëte et alla célébrer
à Capoue la fête de Pâques, qui, cette année 1118, fut le 14"^ d'avril.
Cependant l'empereur Henri, irrité de la réponse prudente de
Gélase, résolut de faire un antipape, comme il l'en avait menacé.
Au fond, on croirait que les empereurs allemands ne savaient faire
que cela ; Henri IV en avait fait ou essayé d'en faire cinq ou six;
Henri V n'en fit qu'un : ce fut l'excommunié Bourdin, qui avait trahi
Pascal II l'année précédente. Le pape Gélase était encore à Gaëte
quand il apprit cette nouvelle ; aussitôt il écrivit la lettre suivante :
Gélase, serviteur des serviteurs de Dieu, aux archevêques, évêques,
abbés, clercs, princes et autres fidèles de Gaule, salut et bénédic-
tion apostolique. Comme vous êtes des membres de l'Église romaine,
nous avons soin de mander à votre charité ce qui s'y est passé der-
nièrement. Après notre élection, le seigneur empereur est venu fur-
tivement et inopinément à Rome, ce qui nous a obligé d'en sortir.
Il a demandé ensuite la paix par menaces, disant que, si nous ne l'en
assurions par serment, il userait de son pouvoir. Nous avons ré-
pondu que nous étions prêt à terminer le différend entre l'Église et
le royaume, soit à l'amiable, soit par justice, dans le lieu et le temps
convenables, à Milan, à Crémone, à la Saint-Luc prochaine ; et cela
par le conseil de nos frères, que Dieu a établis juges dans l'Église.
Mais lui aussitôt, c'est-à-dire le quarante-quatrième jour après
notre élection, il a intrus dans l'Église Maurice, évêque de Brague,
excommunié l'année passée par le pape Pascal au concile de Béné-
vent, et qui, autrefois, en recevant le pallium par nos mains, avait
fait serment de fidélité au même Pape et à ses successeurs, dont je
suis le premier. En cette entreprise, grâce à Dieu, le seigneur empe-
reur n'a eu personne du clergé romain pour complice; mais seule-
ment des guibertins. Nous vous ordonnons donc, qu'après en avoir
délibéré en commun, vous vous prépariez comme il convient à ven-
ger l'Église, votre mère *. Gélase écrivit aussi à Bernard, archevêque
de Tolède, et aux évêques d'Espagne, d'élire un autre archevêque de
Brague à la place de Malirice; enfin, il écrivit au clergé et au peuple
de Rome de l'éviter comme un excommunié. Il tint ensuite un con-
cile à Capoue, où il excommunia l'empereur et son antipape, ou son
idole, comme disent les auteurs du temps 2.
* Epist. I . — 2 Labbe, t. 10, p. 823, ex Ursperg.
136 HISTOIKE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
L^usurpateur Bourdin était cependant à Rome, où il demeura tout
le reste de Fannée. Le jour de la Pentecôte, il mit la couronne sur la
tête de Fempereur allemand, qui se retira quelque temps après en
Ligurie, et delà en Allemagne. Quand le pape Gélase eut appris que
l'empereur s'était retiré, il revint à Rome secrètement et se cacha
dans une petite église nommée Sainte-Marie-du-Second-Cierge, en-
tre les maisons d'Etienne Pandulfe le Normand et de Pierre Latron,
qui le protégeaient. Le jour de Sainte-Praxède, ai""* de juillet> il
résolut d'officier dans l'église de cette sainte, par le conseil du cardi-
nal Didier, qui en était titulaire, contre l'avis de plusieurs, qui repré-
sentaient que cette église était dans la forteresse des Frangipanes.
L'office n'était pas encore fini, quand les Frangipanes vinrent avec
une troupe de gens armés, à pied et à cheval, attaquer le Pape et les
siens à coups de pierres et de flèches. Etienne le Normand et Cres-
cence Gaétan, neveu du Pape, résistèrent vigoureusement, quoique
leur troupe fût beaucoup moindre : il y eut un rude combat, qui
dura une partie du jour. Le Pape s'enfuit, faisant compassion aux
femmes, qui le voyaient, demi-vêtu de ses ornements, courir seul
par les champs, autant que son cheval pouvait aller. Son porte-croix
tomba en le suivant, et une pauvre femme, l'ayant trouvé, le cacha
jusqu'au soir avec sa croix et son cheval.
Le combat durait encore, quand Etienne le Normand dit aux Fran-
gipanes: Que faites-vous? Le Pape, à qui vous en voulez, s'est sauvé;
voulez-vousnousperdre nous-mêmes? Nous sommes Romains comme
vous et même vos parents; retirons-nous de part et d'autre, nous
sommes assez fatigués. Ils se retirèrent en effet, et on trouva le Pape
dans la campagne, près de l'église de Saint-Paul, las et gémissant.
Le lendemain, ses amis tinrent conseil, et le Pape parla ainsi, après
tous les autres : Mes frères et mes enfants, comme le mal n'est
pas loin, il ne faut pas un long discours; suivons l'exemple de nos
pères, on ne peut rien faire de mieux ; suivons le précepte même
de l'Evangile '.Puisque nous ne pouvons vivre dans cette ville, fuyons
dans une autre ; fuyons Sodome, fuyons l'Egypte, fuyons la nouvelle
Babylone, fuyons la ville de sang. Il viendra un jour, croyez-moi,
où, par la faveur divine, nous reviendrons, soit tous, soit ceux que
le Seigneur voudra, et il y aura des temps meilleurs. Pour moi, je
le dis devant Dieu et devant l'Église, j'aimerais mieux, si jamais il
était possible, avoir un seul empereur, que d'en avoir un si grand
nombre ; un méchant, au moins, perdrait les autres plus méchants,
jusqu'à ce qu'il sentît lui-même la justice du souverain empereur.
Tous approuvèrent hautement l'avis du Pape, et aussitôt il distribua
ses commissions pour le gouvernement de l'Église pendant son
f
^w
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. i37
absence. Il fit son vicaire Pierre, évêque de Porto, et lui donna
quelques cardinaux pour Taider; il donna la garde de Bénévent
à Hugues, cardinal des Saints-Apôtres; à Nicolas, la conduite des
chantres; il laissa la préfecture de Rome à Pierre, qui l'avait prise
malgré le pape Pascal; mais il donna Tétendard de la garde de la
ville à Etienne le Normand, qui était le plus considérable du parti
catholique *.
' \Le pape Gélase était encore à Rome le 1" de septembre, comme
on le voit par une bulle donnée en faveur] de Gautier, archevêque
de Ravenne, lequel, ayant été tiré malgré lui d'entre les chanoines
réguUers, avait été élu unanimement pour remplir ce siège, et
sacré par le Pape. Depuis Guibert, cette église avait été dans le
schisme, occupée par des évêques que l'empereur avait choisis; c'est
pourquoi les Papes avaient soustrait à la juridiction de Ravenne les
églises de Plaisance, de Parme, de Reggio et de Bologne. Par cette
bulle, le pape Gélase, en faveur de la réunion à TÉglise romaine,
rend à celle de Ravenne ses droits sur ces quatre églises et sur
toutes les autres qui y sont énoncées, et accorde à Gautier le pal-
lium 2.
Gélase II partit donc de Rome le second jour de septembre H 18.
Il était accompagné de deux cardinaux-prêtres, Jean de Crème et
Gui de Sainte-Balbine, et de quatre cardinaux-diacres, dont le pre-
mier était Pierre de Léon, avec deux nobles romains et leur suite.
Ils furent reçus à Pise avec grand honneur, et le Pape y fit un ser-
mon très-éloquent. Quelques jours après, il se rembarqua et arriva
en Provence, au port de Saint-Gilles, où il fut reçu par Tabbé Hu-
gues et sa communauté, et défrayé libéralement pendant un assez
long séjour qu'il y fit. Là, tous les évêques du pays, grand nombre
de moines, quantité de noblesse et de peuple se rendirent auprès du
Pape et lui offrirent leurs services. Pons, abbé de Clugni, entre au-
tres présents, donna au Pape trente chevaux, et l'abbé de Saint-
Gilles dix, dont il se servit pour voyager dans le pays. De Saint-Gilles,
le Pape se rendit à Maguelonne, où il reçut Suger, depuis abbé de
Saint-Denis, que le roi de France, Louis le Gros, lui envoyait pour
\e saluer de sa part et lui offrir des présents, qui étaient comme les
prémices de son royaume. Le Pape fut fort sensible à cet honneur,
et il marqua un jour où il priait le roi de se rendre à Vézelai, pour
conférer ensemble ^.
Gélase députa aussi au roi d'Angleterre, qui était alors en Nor-
mandie, pour s'assurer de sa protection. Conrad, qui était l'envoyé
1 Landulf., n. 12, apud Baron, an. 1118. — ^ Episf. 4. — s Baron., Pagi.
138 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
du Pape^ assista à un concile des évêques et des abbés de Norman-
die, qui se tenait alors à Rouen en présence du roi Henri. Ce prélat
y parla avec beaucoup d'éloquence contre les violences de l'empe-
reur et sur rintrùsion de l'antipape Bourdin ; et, après avoir exposé
les persécutions souffertes par Gélase, qui avait été obligé de se ré-
fugier en France, il demanda à l'église de Normandie un secours de
prières et d'argent pour le Saint-Siège *.
Dans le temps même que, pour échapper à la persécution de l'em-
pereur d'Allemagne, le chef de l'Église catholique était contraint de
se réfugier en France, Dieu suscitait, à la cour et dans la parenté
même de cet empereur, un nouvel apôtre à son Église persécutée.
Nous voulons parler de saint Norbert. Il naquit en 1080, dans la pe-
tite ville de Santen, au duché de Clèves. Héribert, son père, comte
de Genep, était parent des derniers empereurs; et Hadwige, sa mère,
sortait de la maison de Godefroi de Bouillon. Sa mère était aussi
pieuse que noble. Durant les douleurs de sa grossesse, une voix lui
fit entendre que le bienheureux enfant accordé par le ciel à ses vœux
serait un jour une éclatante lumière et un grand archevêque, qui sou-
tiendrait l'Église par sa doctrine et l'édifierait par ses vertus. Tant
que le jeune Norbert demeura dans la maison paternelle, il ne dé-
mentit point les espérances que cet oracle avait fait concevoir de sa
sainteté. Il avait une constitution robuste, à l'épreuve des travaux,
un air également agréable et majestueux, une taille avantageuse, un
esprit pénétrant, une âme grande et héroïque, une piété tendre, un
cœur docile aux vérités de la foi, une ardeur merveilleuse pour les
sciences, un génie heureux, de l'antipathie pour les divertissements,
dans un âge que le monde considère comme la saison des plaisirs.
Ses parents, touchés du naturel heureux qui ne laissait presque rien
à faire à l'éducation et à la vertu, comprirent qu'ils ne pouvaient,
sans résister aux volontés de Dieu, le soustraire à ses autels. Ils l'y
engagèrent par l'ordre du sous-diaconat, qu'il reçut des mains de
Frédéric, archevêque de Cologne, et par le canônicat, dont il fut
pourvu dans l'église de Santen.
Mais tout à coup, la réputation de sa doctrine l'ayant enlevé du
sein de ses parents, il fut obligé de suivre la cour de son archevêque.
Ce nouvel engagement troubla d'abord la délicatesse de sa conscience.
Mais peu à peu il prit les manières et l'esprit du courtisan ; il sut se
procurer un nouveau canônicat dans la métropole de Cologne, et
cumula plusieurs bénéfices sans rendre aucun service à l'Église. Ces
dignités, quoique considérables, ne bornèrent pas ses désirs. La cour
» Labbe, t. 10, p. 824.
à;H25 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 139
de Frédéric n'eut pas assez de charmes pour arrêter un homme enflé
déjà des avantages de la fortune, et que Tidée de sa noblesse rem-
plissait d'espérances plus vastes. Il quitta son archevêque pour s'at-
tacher au service de l'empereur Henri V. Ce nouveau maître, pré-
venu en faveur du jeune ecclésiastique, qui d'ailleurs était son parent,
lui donna bientôt sa confiance et son amitié, l'admit dans ses con-
seils et le nomma aumônier de son palais. En 1411, Norbert fut de
ce voyage de Rome où le pape Pascal II fut si indignement traité
par l'empereur allemand. Tout courtisan qu'il était, Norbert ne put
s'empêcher d'en gémir dans son cœur. Il alla secrètement trouver le
Pape, se jeta à ses pieds, y condamna les violences de l'empereur, et
lui demanda pardon pour le malheur qu'il avait eu d'être présent à
ces sacrilèges. A son retour d'Italie, l'empereur lui offrit l'évêché de
Cambrai, vacant par la mort de l'évêque Odon. Norbert refusa, soit
parce qu'il ne voulut pas recevoir l'investiture, après la condamna-
tion que le concile de Latran venait d'en faire, soit plutôt parce que
la vie nécessairement plus grave d'évêque lui plaisait moins que la
vie molle et voluptueuse de courtisan.
C'était en 1114. Norbert ne pensait qu'aux choses du monde, à s'a-
muser, à parvenir aux honneurs et aux richesses. Les pensées de la
vie future lui semblaient des songes et des fables. Allant, un jour, à
une partie de plaisir, bien monté, vêtu de soie et suivi d'un seul do-
mestique, il traversait une agréable prairie. Tout à coup survinrent
un grand orage, des éclairs, des tonnerres effroyables. Le domes-
tique s'écrie d'épouvante : Où allez-vous, seigneur? Que prétendez-
vous faire ? Retournez, car la main de Dieu est armée contre vous,
déjà sa colère commence d'éclater. A peine a-t-il achevé ces paroles,
qu'une voix adressée à Norbert lui dit du haut du ciel : Norbert,
Norbert, pourquoi me persécutes-tu ? Est-ce ainsi que tu réponds
aux desseins de ma providence et que tu fais servir aux projets de
ton orgueil les richesses et l'esprit que je t'ai donnés pour servir aux
projets de ma gloire? Je t'avais mis au monde pour le salut et l'édi-
fication de mon Église, et voilà que tu es devenu la perdition des
fidèles par tes scandales! Arrête, et reconnais que tu attaques ma
puissance, en te révoltant contre les décrets de ma sagesse. A ces
mots, la foudre tombe aux pieds de son cheval, brûle l'herbe, ouvre
la terre de la hauteur d'un homme, et répand une odeur de soufre.
Norbert demeure étendu d'un côté, le cheval de l'autre, et le valet
épouvanté. Norbert parut mort pendant une heure, après laquelle il
revint comme d'un profond sommeil, et s'écria : Seigneur, que vou-
lez-vous que je fasse? Dès lors ce fut un autre homme.
Au lieu de retourner à la cour, il se rendit à Santen, où était son
140 fflSTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII.— De 1106
canonicat. Sa maison fut le premier lieu de sa retraite. Ce fut là
qur-il repassa dans Famertume de son cœur ses anciens égarements,
ses jours vides, donnés tout entiers au monde et perdus pour l'éter-
nité. Se livrant ensuite à sa ferveur, il punit son corps par le jeûne,
et les plaisirs de sa jeunesse par le cilice. Il ne quitta pourtant pas
ses magnifiques vêtements, qui convenaient si peu à la modestie de
son état. La grâce, qui conduisait ce nouveau converti dans les voies
de la pénitence avec une espèce de ménagement, le détachait peu
à peu des vanités du monde, et réservait à une occasion d'éclat ce
renoncement public aux pompes de la cour. Après ces premières
épreuves, il se mit sous la direction spirituelle de l'abbé Conon, qui
conduisait alors le monastère de Siegberg avec édification, et qui
gouverna depuis, avec le même succès, Févêché de Ratisbonne. Sous
la conduite de ce saint directeur, Norbert, sans être moine, embrassa
toutes les rigueurs de la vie monastique. Son âme fut alors tout à
fait changée. Il commença à devenir un véritable Chrétien, au lieu
qu'il n'avait été, jusqu'alors, qu'un honnête homme selon le monde.
L'humilité de la croix lui parut plus aimable que toute la gloire du
siècle; le néant des richesses, la vanité des plaisirs se dévoilèrent à
ses yeux. Il se persuada sans peine qu'il n'y avait rien déplus grand
que le mépris des grandeurs mortelles.
Sorti de la retraite de Siegberg, Norbert fonda le monastère de
Wurstemberg, qu'il mit sous la conduite du saint abbé Conon. Wur-
stemberg était une montagne près de Santen, qui appartenait à un
chanoine de Cologne, nommé Henri d'Alpheim. Norbert, qui était
son confrère et son ami, la lui demanda lui-même et la lui fit deman-
der par Frédéric, leur archevêque, pour y bâtir un monastère.
Henri, qui était un ecclésiastique pieux, en écouta avec plaisir la
proposition; et, pour avoir part à l'honneur de la fondation d'une
abbaye, il céda volontiers ce territoire. Norbert en jeta les fonde-
ments. Héribert, son frère, comte de Genep, se joignit à lui pour
l'exécution de ce saint ouvrage, et tous deux ils l'enrichirent de leurs
biens. Le diplôme d'Arnold, archevêque de Cologne, expédié l'an
1114, rappelle ce monument de la piété de Norbert, omis par son
biographe.
Après deux ans de pénitence, Norbert se sentit appelé à quelque
chose de plus. Il vint trouver Frédéric, son archevêque, et lui dé-
couvrit la résolution qu'il avait prise de se faire ordonner prêtre. La
nouvelle surprit l'archevêque. Il connaissait la vie profane de Nor-
bert, mais il ignorait sa conversion. Il savait le refus qu'il avait fait
de révêché de Cambrai; mais, au lieu de lui en faire honneur, il at-
tribuait au libertinage l'éloignement qu'il avait témoigné pour les
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. lU
dignités de TÉglise. Son étonnement redoubla, lorsque Norbert le
pria de lui conférer, dans un même jour, le diaconat et la prêtrise.
Les canons étaient contraires à sa demande ; d'ailleurs, la dissipa-
tion d'une vie mondaine, dont l'idée était encore toute récente, le
rendait indigne d'une faveur que l'Église n'accordait qu'à une vertu
éprouvée. Pappus ordonna, pendant une messe, saint Épiphane dia-
cre et prêtre tout à la fois, et saint Épiphane lui-même conféra ces
deux ordres dans un seul jour à Paulinien. Mais dans tous ces cas
singuliers, le mérite des ordinands, la pureté de leur vie, les mar-
ques d'une vocation extraordinaire justifiaient la dispense de l'Église,
au lieu que Frédéric n'apercevait dans Norbert ni dans sa conduite ^
aucun de ces motifs qui pût autoriser sa prière. L'équipage superbe
dans lequel il se présentait, l'indifférence qu'il avait témoignée jus-
qu'alors pour le sacerdoce, l'attachement qu'il avait à la cour de
l'empereur, avec lequel Frédéric était brouillé, étaient autant de rai-
sons qui lui faisaient combattre, quoiqu'à regret, la proposition de
son ancien ami. Alors Norbert, fondant en larmes, se jette à ses
pieds, lui expose avec confiance les causes de sa vocation, les
miracles de la divine miséricorde sur sa personne, et le genre
de vie qu'il avait résolu d'embrasser. Frédéric ne douta plus à
passer par-dessus les règles ordinaires en faveur d'une vocation
toute céleste.
Le samedi saint de l'année 1115, Norbert vint à l'église métro-
politaine avec ses habits pompeux, et se mêla à la troupe des ordi-
nands. Le sacristain lui donna les ornements sacrés en présence d'une
infinité de spectateurs qui étaient accourus à la nouvelle de cette or- '
dination. Le saint, inspiré de Dieu, voulut réparer le scandale qu'il
avait donné par son luxe. Il appela donc un de ses domestiques, qu
l'accompagnait dans cette cérémonie, lui demanda l'habit qu'il ca-
chait sous le manteau ; et, après s'être dépouillé de ses vêtements
magnifiques, il se couvrit d'une robe de peau d'agneau, se ceignit
d'une corde, et prit ensuite les ornements sacrés.
Après son ordination, il se rendit au monastère de Wurstemberg,
pour se préparer aux fonctions de ses ordres dans le recueillement
et la retraite. Il y passa quarante jours, sous la direction de l'abbé
Conon, jeûnant tous les jours, ne vivant que de pain et d'eau, étu-
diant avec assiduité les devoirs de son ministère, mais goûtant les
douceurs du paradis dans la contemplation des vérités de la foi.
Venu ensuite à son église collégiale de Santen, le doyen et le chapi-
tre vinrent le féliciter sur sa dignité nouvelle, et le prièrent de chan-
ter la messe le lendemain, en présence de ses confrères. Norbert y
consentit et la dit avec une telle abondance de larmes, que ceux qui
142 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIl. — De 1106
y assistèrent eurent peine à retenir les leurs. Son visage exténué, ses
manières modestes inspiraient de la piété.
Après que le premier évangile eut été chanté, Norbert, brûlant
d'un feu céleste, se tourna vers le peuple et prononça un discours sur
la fragilité des biens de ce monde, sur le néant des grandeurs, sur la
vanité des plaisirs. Que la fascination des hommes est prodigieuse,
disait-il, de poursuivre une gloire qui échappe, de s'entêter de gran-
deurs qui nous affligent, de chercher des richesses qui nous appau-
vrissent, de se livrer à des joies fugitives que les douleurs terminent;
d'aimer un monde où Ton vit sans sécurité, où Ton ne goûte point
de repos sans alarmes, où la prospérité n'est jamais sans disgrâces,
les plaisirs sans épines, l'abondance sans disette, et les jours les plus
tranquilles sanschagrin.il adressa ensuite laparole aux chanoines; et,
pour ne scandaliser personne par une censure trop directe, il attaqua
leur conduite en général, il troubla le calme de leurs fausses conscien-
ces par la crainte du jugement à venir; il leur remontra avec force les
devoirs de leur profession, il leur fit appréhender la sévérité de la jus-
tice de Dieu, qui punit sans miséricorde les profanations du sanctuaire .
Cette prédication véhémente, animée du zèle d'un second Jean-
Baptiste, eut le sort de la semence évangélique. Norbert ne se rebuta
point de la dureté et des railleries de la plupart de ses auditeurs. Dès
le lendemain il recommença de prêcher; et, lorsque tous les cha-
noines furent assemblés dans le chapitre, il prit en main la règle de
Saint-Grégoire et de Saint-Isidore. Il représenta au doyen, avec une
éloquence merveilleuse, que, par les devoirs de sa charge, il était
obligé de maintenir l'observance de cette règle qu'ils avaient reçue
de leurs ancêtres, et que tout le chapitre avait solennellement juré
de garder ; que, s'il souffrait qu'on violât impunément les constitu-
tions des saints Pères, il serait lui-même coupable des prévarications
de ses inférieurs; et que, s'il différait davantage de ramener les cha-
noines dans le premier esprit de leur état, il serait convaincu d'avoir
fomenté le désordre qu'il aurait négligé de réparer *.
Les anciens qui entendirent ce discours en furent extrêmement at-
tendris. Ils regardaient Norbert avec des yeux d^admiration; ils ne
doutaient pas qu'il ne fût envoyé de Dieu pour le rétablissement de
la discipline, et ils étaient disposés à seconder ses pieuses intentions.
Les jeunes chanoines, au contraire, attachés aux douceurs de la vie
molle, prirent feu à ses remontrances, se scandalisèrent de sa liberté
apostolique, l'attribuèrent à l'enthousiasme d'une dévotion indis-
crète; et, si des considérations humaines n'eussent réprimé leur in-
. ^ Vita S. Norberti. Acta SS., 6 )'unu.
à 1125 de l'ère chr.} DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 143
solénce, ils allaient éclater en injures. Comme ils ne pouvaient im-
poser silence au prédicateur, ni soutenir plus longtemps une exhor-
tation si vive, ils se retirèrent brusquement du chapitre.
Norbert ne fut pas offensé de ce mépris. La miséricorde, qui l'a-
vait converti lui-même, le sollicitait sans cesse à procurer la conver-
sion des autres, persuadé d'ailleurs que, si la dureté de leurs cœurs
rendait inutiles les desseins de la grâce. Dieu ne laisserait pas de lui
tenir compte de son zèle. Dans cette vue, il continua, avec la même
ardeur, les devoirs de la correction fraternelle; dispensé des ména-
gements qu'il avait gardés jusqu'alors pour ne pas aigrir les esprits,
il marqua dans un détail exact les fautes des particuUers, il dévoila
leur conduite et leurs intrigues, il n'épargna aucun de ces séditieux,
dans la persuasion qu'il avait que c'était le seul moyen de les gagner
tous à Dieu. Les anciens penchaient déjà pour le parti de la réforme,
mais les jeunes s'emportèrent comme des frénétiques contre le mé-
decin qui voulait les guérir. Un clerc d'une condition obscure, gagné
par les promesses d'une récompense modique, s'offre à être le mi-
nistre de leur conspiration. Il insulta Norbert, il éclata contre lui
en injures, enfin illui cracha au visage, Norbert ne réphqua pas d'un
mot, mais s'essuya le visage et bénit le Seigneur de lui avoir fait part
des ignominies de sa passion.
Dieu préparait son serviteur, par ces rudes épreuves, à de plus
rudes combats. Après avoir exercé sa patience, il voulait tenter sa
foi. Norbert allait souvent chercher dans le silence de la retraite des
consolations et des forces contre les persécutions de ses confrères.
Tantôt il se transportait à Siegberg, auprès de son directeur Conon ;
tantôt il allait se recueillir auprès d'un saint ermite nommé Ludolfe,
qui menait la vie solitaire sous l'habit clérical; quelquefois ^il visitait
les religieux de Glosterrath, au diocèse de Cologne, non loin de San-
ten. Dans ce dernier monastère, il y avait une grotte souterraine
consacrée par le sang de quelque martyr. Norbert aimait à y dire la
messe. Un jour il arriva, par accident, qu'une grosse araignée
tomba dans le précieux sang à l'élévation du calice. Le saint frémit
à la vue de ce malheur. Il voyait la mort inévitable, s'il avalait le
poison ; sa foi l'accusait d'irrévérence, si, comme la rubrique le per-
met, il retirait l'araignée et perdait quelques gouttes du sang de
Jésus-Christ. Il ne balança pas longtemps ; plein de foi, il avala l'in-
secte avec le sang du Sauveur, et, résigné à la mort, il l'attendit au
pied des autels. Mais au moment qu'il croyait mourir, il éternua, et
l'araignée lui sortit vivante par le nez. Sa foi, qui lui avait fait exposer
sa vie, se trouvait ainsi récompensée. Aussi la foi fut comme le carac-
tère qui le distingua des saints qui vécurent de son temps. La charité.
144 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIL— De 1106
disait-on, excelle dans Bernard, rhumilité dans Milon, et la foi, dans
Norbert. Milon, disciple de saint Norbert, puis évêque de Thérouanne,
fut un des plus saints et des plus illustres prélats de son siècle.
Les ennemis de Norbert, non contents de l'avoir accablé d^op-
probres dans son pays, s'avisèrent de décrier sa conduite auprès des
supérieurs ecclésiastiques. Conon, évêque de Préneste et légat du
pape Gélase II, était venu en Allemagne pour y maintenir les églises
dans Tobéissance du Saint-Siège. Il assembla un concile à Fritzlar,
pour y renouveler l'excommunication contre l'empereur Henri V,
qui venait de faire un antipape et un schisme. Plusieurs évêques
d'Allemagne se rendirent à cette assemblée, les églises particulières
y envoyèrent leurs députés, celle de Santen fit partir les siens, et
Norbert y fut mandé en personne. Sitôt que le saint eut comparu
dans le concile, les archevêques, les évêques et les abbés le dénon-
cèrent au légat comme un homme d'un esprit inquiet, ambitieux,
entreprenant, qui s'était ingéré dans le ministère de l'Évangile sans
mission légitime, qui s'érigeait sans autorité en réformateur de la
discipline, qui affectait, par les dehors d'une vie pénitente, de re-
noncer au monde, tandis qu'il se conservait la propriété de ses
biens, incompatible avec les vœux de religion, et qu'il se couvrait
d'habits grotesques et bizarres qui ne convenaient ni à la noblesse
de sa naissance ni à la profession d'un chanoine séculier.
Ces reproches ne troublèrent pas la sérénité de Norbert. Il les
écouta avec patience et les réfuta avec sagesse. Si vous êtes en peine,
leur dit-il, de savoir quelle est la religion que je professe, apprenez
que ma religion est celle dont parle l'Apôtre. Elle se propose pour
objet l'assistance des pupilles, le soulagement des veuves, la conso-
lation des affligés et l'intégrité des mœurs. Voilà la religion de tous
les Chrétiens, et voilà celle que je me fais gloire de suivre. Si vous
me faites un crime du zèle que j'ai pour la prédication de l'Évangile,
Jésus-Christ, qui nous promet, par la bouche de son Apôtre, la ré-
mission de nos péchés, si nous avons été les coopérateurs de sa
grâce dans la conversion des pécheurs, Jésus-Christ justifie le zèle
de mon apostolat. Si vous êtes curieux de savoir de qui je tiens ma
mission, je vous déclare que je l'ai reçue en recevant le sacerdoce,
et que les mains qui m'ont communiqué le pouvoir de consacrer,
m'ont aussi communiqué le pouvoir de dispenser la parole. Enfin, si
mes habillements vous scandalisent, l'apôtre saint Pierre, qui nous
enseigne que les habits magnifiques ne sont pas ce qui est agréable
à Dieu, saint Jean-Baptiste, qui ne se couvrait que de peaux de cha-
meau, sainte Cécile, qui se faisait honneur de porter le cilice, le
premier homme, à qui Dieu ne donna pour tout vêtement qu'une
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 145
tunique de peau, tous ces saints condamnent par leurs exemples le
scandale de votre luxe et l'injustice de vos plaintes.
On ne répondit rien à ce discours. Norbert eut permission de
sortir de rassemblée. Il alla se prosterner aux pieds de son crucifix.
11 passa toute la nuit en oraison et demanda à Dieu de vouloir être
son asile dans cet abandon des créatures. Il continua ses prières
pendant tout le jour, et il se proposait de les continuer durant la
nuit suivante ; mais, le sommeil l'ayant surpris, il s'endormit jus-
qu'au point du jour. Alors le démon, qui ne pouvait supporter des
sentiments si chrétiens dans un homme qui ne faisait que commen-
cer à servir Dieu, vint interrompre son repos. Il jeta des pensées de
découragement dans son esprit et lui reprocha d'un air moqueur
l'accablement où l'adversité l'avait réduit. Eh quoi ! lui dit-il, tu
succombes sous le poids d'une première affliction ? Je te trouve
abattu par le sommeil, toi qui devais vaincre tous les obstacles et
tout entreprendre pour la gloire de ton Dieu ? Comment pourras-tu
tenir ferme contre les maux que je te prépare, si tu n'as pas eu assez
de force pour résister au sommeil? Norbert, réveillé, aperçut un
spectre horrible. Il comprit que c'était le démon, il repoussa ses
railleries et le chargea lui-même de confusion.
Le saint, mettant à profit les reproches de ses ennemis mêmes,
hommes et démons, alla trouver l'archevêque de Cologne, son pré-
lat, résigna entre ses mains tout ce qu'il avait de bénéfices et de
revenus ecclésiastiques, qui étaient considérables. Il vendit ses pa-
lais, ses terres, ce qu'il possédait de patrimoine; il en distribua'le
prix aux pauvres, ne se réservant que dix marcs d'argent, une cha-
pelle pour dire la messe, une mule pour le porter dans le cours de
ses voyages ; et, de tout le nombreux domestique qu'il entretenait, il
ne garda que deux valets, plutôt pour être les compagnons de ses
travaux que pour le servir dans les fatigues de sa mission. Sa réso-
lution était d'annoncer désormais la parole divine, non plus à] ses
confrères, qui s'y montraient insensibles, mais au pauvre peuple, qui
en était avide, et d'aller pour cela faire autoriser sa mission par le
chef même de l'Église.
Déchargé du fardeau de ses richesses, il se mit en route. Le monde
le plus idolâtre de la fortune ne pouvait refuser son admiration au
mépris que Norbert faisait de ses caresses. Les villes, à son passage,
applaudissaient à sa vertu ; il n'y eut que Norbert qui ne fût pas
content de soi. Les dix marcs d'argent qu'il s'était réservés pour les
besoins du voyage lui parurent contraires à l'esprit de pauvreté ; il
les regarda comme l'effet d'une prévoyance timide, qui semblait se
défier des soins de la providence de Dieu. Ainsi, étant arrivé à Huy
XV. 10
Î46 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
et faisant de sérieuses réflexions sur la pauvreté du Sauveur^ qu'il
s'était proposée pour le modèle de la sienne, il distribua cet argent
aux pauvres et ne retint que sa chapelle. Il poursuivit son chemin
dans ce dépouillement parfait, exposé aux injures des saisons, aux
disgrâces de la mendicité, marchant pieds nus pendant le froid des
hivers et les chaleurs de Tété, couvert d'une grosse soutane, négligé
de telle sorte qu'il semblait un de ces misérables vagabonds dont la
figure a quelque chose d'affreux et de bizarre tout ensemble. C'est
dans cet état qu'il arriva à Saint-Gilles, en Provence, où était le Pape.
Dès son arrivée, il eut audience de Gélase. Il exposa au Saint-Père
les motifs de son voyage, le zèle qu'il sentait pour le salut des âmes
et le dessein qu'il avait pris de travailler, sous son autorité, à la con-
version des pécheurs. Gélase, informé de la naissance de Norbert et
ravi de sa conversation, tâcha de l'engager à demeurer auprès de sa
personne. Il prétendait s'en servir dans les besoins de l'Église. Mais
l'humble serviteur de Dieu, à qui la seule pensée de la cour et des
honneurs était un supplice, se défendit des instances du souverain
Pontife. Il lui remontra qu'ayant eu le malheur de vivre dans les
cours des princes et des empereurs, il était temps qu'il expiât par la
pénitence les désordres d'une vie mondaine. Il ajouta que sa jeu-
nesse et le défaut d'expérience le rendaient incapable des emplois
dont Sa Sainteté voulait l'honorer, et que, quand il en serait capable,
sa vie déréglée l'en rendrait indigne. Que si elle lui ordonnait de re-
prendre la vie canoniale qu'il avait quittée, ou d'embrasser la vie mo-
nastique, pour laquelle il n'avait nul attrait, oti enfin de passer le
reste de ses jours en pèlerinage, il obéirait aveuglément à ses ordres;
mais, qu'à l'égard de la place qu'elle lui offrait à sa suite, il la sup-
pliait de ne point le forcer à s'y soumettre ; que toute la grâce qu'il
venait lui demander, c'était de lui pardonner la faute qu'il avait com-
mise en recevant deux ordres majeurs dans un jour. Que si, après lui
avoir pardonné cette faute, elle le trouvait propre à la dispensation
de l'Évangile, il accepterait avec joie l'honneur d'un si saint ministère .
Le Pape, voyant sa fermeté et son zèle, et sachant la persécution
qu'il avait soufferte à cause de sa prédication, lui donna le pouvoir
de prêcher la parole de Dieu non-seulement dans les lieux où il l'a-
vait prêchée, mais partout où il voudrait; il lui en donna même un
ordre exprès, avec défense à ceux qui avaient voulu s'y opposer
d'empêcher le simple peuple de profiter de ses instructions. Et, afin
que personne ne pût en douter, il lui en fit expédier une bulle en
forme.
Norbert, muni de si amples pouvoirs, sortit de Saint-Gilles, con-
tent d'avoir évité les honneurs de la cour, mais plus content encore
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 147
de la bénédiction et des marques de tendresse que le souverain Pon-
tife lui donna à son départ. Les neiges qui couvraient la terre ren-
daient les chemins impraticables; mais la charité qui embrasait le
cœur de Thomme apostolique lui faisait surmonter les rigueurs de la
saison. Il traversa pieds nus de vastes pït)vinces, sans adoucir sa pé-
nitence, sans relâcher Faustérité de sa vie quadragésimale et la du-
reté de ses vêtements. Il enfonçait dans la neige quelquefois jus-
qu'aux genoux; souvent, abattu de lassitude, il était contraint de
prendre un peu de repos sur la glace. Cependant il ne voulut jamais
se servir de sa monture. Il passait les jours dans les fatigues et pres-
que toutes les nuits en oraison.
Il arriva enfin à Orléans, au commencement du carême de Tan
1148. Là, un sous-diacre, touché de ses exemples, se mita le suivre
et embrassa le même genre de vie. Ce fut la première conquête de
son apostolat et le premier enfant de ses douleurs, qui partagea avec
lui les travaux de sa mission. Avec ce renfort, il continua son che-
min, répandant dans les lieux de son passage Todeur de sa sainteté.
Ils arrivèrent à Valenciennes la veille des Rameaux. La conjoncture
était favorable au zèle de Norbert; mais, comme il savait peu de
français, il ne put profiter d'une si heureuse circonstance. Sa charité
souffrait. Il eut recours à la prière, pour attirer, par ses vœux, sur
Valenciennes, les grâces qu'il ne pouvait lui communiquer par la
parole. Pendant Toraison, il se souvint qu'autrefois le Saint-Esprit
donna aux apôtres le don des langues pour la conversion des peu-
ples. Il lui demanda la même grâce pour le salut de la ville où il était,
ou du moins il pria le Seigneur que, pour l'honneur de l'apostolat
dont il l'avait chargé et pour la gloire de l'Évangile dont il était le
ministre, il donnât à ses auditeurs ce qu'il avait accordé aux apôtres,
qu'une langue étrangère fût entendue de tous ceux qui assisteraient
à son sermon. Le Saint-Esprit exauça la prière de son serviteur. Le
lendemain il monte en chaire, il prêche en langue teutonique, et ses
auditeurs, à qui elle était étrangère, l'entendirent aussi parfaitement
que sielle leur eût été naturelle. Le miracle opéra des conversions
admirables dans Valenciennes. Le peuple, frappé d'étonnement et pé-
nétré de componction, venait en foule consulter Norbert. Les pé-
cheurs, eflrayés, accouraient à lui pour se réconcilier par le sacrement
de pénitence. Toute la ville, sensible au bonheur qu'elle possédait
et affligée par la seule pensée de son départ, prenait déjà des me-
sures pour le retenir.
Norbert, qui avait dessein de retourner à Cologne, résistait à leurs
prières et se disposait à partir, lorsque la maladie de ses trois com-
pagnons l'obligea d'accepter le séjour qu'il avait refusé. Il ne voulut
148 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1166
confier qu'à sa vigilance le soin de ses chers malades. Il nettoyait de
ses mains les ulcères que les neiges leur avaient causés. Il leur pré-
parait leurs repas, et leur servait les mets qu'il avait mendiés, ou
qu'il recevait de la charité des fidèles. Il les essuyait dans l'accès
de la fièvre, mais il avait soin surtout de leurs consciences, et sa
principale occupation était de les exhorter à souffrir en Chrétiens
et à mourir chrétiennement. Il rendait tous ces services à ses com-
pagnons étant incommodé lui-même. Il plut au Seigneur, dont les
jugements sont adorables, d'abréger les exercices pénibles de la
charité de Norbert, en couronnant d'une mort précieuse les mérites
de ses chers enfants. Ses deux domestiques, qui étaient devenus ses
collègues par les liens d'une profession commune, furent enterrés
dans le collatéral gauche de l'église de Saint-Pierre, et le sous-
diacre, dans la grande éghse de Sainte-Marie, à Valenciennes.
Tandis que Norbert rendait les derniers devoirs à ses trois pre-
miers disciples, la Providence, qui l'avait affligé, le consola. Bur-
card,évêque de Cambrai, passa à Valenciennes. Norbert, qui avait
eu avec lui d'étroites liaisons dans la cour de l'empereur, rendit visite
à l'évêque. Hugues, qui était chapelain de ce dernier, se trouva, par
occasion, à la porte, et l'introduisit auprès de Burcard, qui mécon-
nut d'abord Norbert. Son visage livide, ses vêtements grossiers, son
corps décharné, son air pénitent ne rappelaient point à l'évêque l'i-
dée d'un courtisan magnifique et enjoué. Mais après quelques mo-
ments de conversation, Burcard reconnut son ancien ami, et, dans
un transport d'admiration, il s'écria : 0 Norbert ! qui aurait jamais
cru ce changement ? Quoi donc ! êtes-vous celui que j'ai vu comblé
de gloire et de richesses? que les empereurs honoraient de leur
amitié, dont les courtisans enviaient le bonheur, et à qui je dois
mon élévation? Les larmes qui se mêlèrent à ces démonstrations de
tendresse jetèrent Hugues dans l'inquiétude. Comme il n'entendait
pas l'allemand, il y conjecturait du mystère, mais il ne pouvait en
trouver le dénoûment. Il prit la liberté d'interroger l'évêque sur le
sujet de ses caresses et de ses pleurs. Alors Burcard, redoublant ses
soupirs, lui dit que cet homme, qui paraissait en si mauvais équipage,
avait été le favori de l'empereur, les délices de sa cour; que c'était
un seigneur distingué par sa naissance et considéré par ses emplois;
qu'il avait refusé l'évêché de Cambrai, et que, pour lui, il ne le te-
nait que de son refus.
Le récit de cette histoire jeta des semences de salut dans le cœur
de Hugues. Il ne put contenir ses larmes, à la vue de celles que ver-
sait son évêque. La grâce, qui sollicitait depuis quelques années ce
vertueux ecclésiastique à la retraite, réveilla ses anciennes inclina-
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 149
lions à Taspect de Norbert. Il ne s'en expliqua pourtant pas alors.
Mais le saint étant tombé malade, il lui fit de fréquentes visites, il
étudia son esprit et ses maximes, il s'informa de ses desseins, il
goûta sa conduite et n'attendait, pour se déclarer disciple, que le
rétablissement de la santé du maître. Dès les premiers jours de sa
convalescence, Hugues lui ouvrit son cœur et lui demanda la grâce
de l'associer à sa compagnie. A cette proposition, Norbert, levant
les mains au ciel, loua le Seigneur de lui avoir suscité un disciple
pour succéder au zèle et à la vertu de ceux que la mort venait de lui
ravir.
Après quelques jours, pendant lesquels Norbert acheva d'instruire
son nouveau et unique compagnon, ils sortirent tous deux de Va-
lenciennes, sans autre provision qu'une chapelle et un bréviaire.
Dieu bénit les prémices de leur mission. Dans tous les villages où ils
annoncèrent FÉvangile, ils firent des conversions extraordinaires. Les
ennemis les plus irréconciUables, frappant leurs poitrines, venaient
déposer aux pieds de Norbert leurs désirs de vengeance. Les pé-
cheurs invétérés, troublés par la crainte des jugements de Dieu, re-
nonçaient à leurs désordres. La moisson fut si abondante, que les
ouvriers ne pouvaient y suffire. Les prodiges étaient si publics, que
les villes voisines, à l'approche des deux apôtres, sortaient au-devant
d^eux, pour les inviter à les honorer de leur présence : ceux qui ne
pouvaient les posséder dans leurs maisons, les priaient d'accepter
quelques effets de leur libérahté. Norbert, qui avait tout quitté pour
l'Évangile, n^avait garde de trafiquer des fonctions apostoliques. Il
refusa l'argent qu'on lui offrait. Tout ce que l'on put gagner sur son
esprit, ce fut de lui faire recevoir les oblations que l'on apportait sur
l'autel pendant le sacrifice ; encore voulut-il les distribuer sur l'heure
même aux pauvres, de crainte qu'il ne passât pour mercenaire dans
la dispensation d'un emploi qui doit être gratuit. Il accepta l'hospi-
talité que Jésus-Christ permettait à ses apôtres dans leur mission,
mais il n'interrompait point les règles de pénitence qu'il s'était
prescrites. La terre lui servait de chaise, et ses genoux de table du-
rant ses repas ; ses mets n'étaient assaisonnés que de sel, l'eau était
sa boisson ordinaire, et ce genre de vie était uniforme dans toutes
les saisons, si ce n'est lorsqu'il mangeait à la table des archevêques
et des évêques.
Il choisissait pour le sujet de ses prédications les grandes vérités
du christianisme. Il parlait du sacrement de pénitence et des dispo-
sitions nécessaires pour le recevoir. Il enseignait aux gens mariés les
obligations de la société conjugale, il instruisait les riches des moyens
de sanctifier leurs richesses et de se sanctifier eux-mêmes au milieu
ISO HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
de leur abondance. Il apprenait aux pauvres Tusage qu^ils devaient
faire de la pauvreté^ quels étaient les desseins de Dieu dans les ad-
versités qu'il envoyait aux hommes ; et, proportionnant ses expres-
sions à la capacité de ses auditeurs, tantôt il s'abaissait jusqu'au lan-
gage des paysans, et tantôt il élevait les esprits par la noblesse de ses
pensées et par la force de cette haute éloquence qui persuade, qui
touche et qui entraîne.
Cette prudence apostolique le faisait rechercher également par les
évoques et par les peuples. Il entretenait les prélats, en particulier,
sur les devoirs de leur charge, et il entrait dans les chapitres pour
enseigner aux chanoines les obligations de leur état. Ses prédications
étaient suivies de conférences, dans lesquelles chacun lui proposait
ses doutes sur l'observance des règles ecclésiastiques, sur la conduite
qui convient aux prélats, sur l'obéissance qu'on doit aux supérieurs,
sur les sacrements de l'Église, sur la béatitude des saints, sur les
afflictions des justes. Les uns lui faisaient des demandes captieuses
pour le surprendre dans ses paroles; les autres, des questions em-
barrassantes pour éprouver sa capacité, et quelques-uns pour s'in-
struire de leurs devoirs. Norbert, qui éventait les desseins les plus
secrets, leur répondait avec force ; et, sans épargner les qualités des
personnes, il prêchait contre leurs désordres. Les miracles qui ac-
compagnaient sa parole relevaient la dignité de son ministère, et
l'exemple de ses vertus fortifiait la liberté de ses discours. Les peu-
pleSj avides de ses sermons, le suivaient en foule dans ses voyages,
pour goûter plus longtemps le plaisir de l'entendre ; en sorte qu'il
était souvent obligé, pour satisfaire à leur dévotion , de demeurer
dans les places publiques et d'y coucher. Il aimait mieux souffrir
l'incommodité des saisons, que de faire souffrir personne par la dif-
ficulté qu'on aurait eue de trouver accès dans la maison des seigneurs
où il était invité à loger.
Nos deux apôtres, qui avaient parcouru le diocèse de Cambrai, ju-
gèrent qu'il était temps de répandre la parole dans leur propre pays.
Le diocèse de Liège se présentait le premier sur leur route ; ils s'y
arrêtèrent, et commencèrent leur mission à Fosse, endroit natal de
Hugues. L'austérité de leur vie, le succès de leurs prédications, pu-
blièrent aussitôt leur arrivée dans la province et leur attirèrent de
toutes parts des auditeurs. Les ecclésiastiques, qui apprirent les fruits
que Dieu opérait par Norbert, vinrent profiter de ses discours. Ils
reconnurent que le vertueux missionnaire avait le talent de remuer
les cœurs, et surtout de réconcilier les ennemis. Ils le prièrent de
vouloir être le médiateur d'une paix que Fon avait jusqu'alors inuti-
lement tenté de rétablir entre deux familles irréconciliables. Déjà
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE, 151
plus de soixante personnes avaient péri par le fer^ et l'on continuait
tous les jours les meurtres de part et d'autre, sans que l'autorité du
magistrat ni les prières des gens de bien eussent pu désarmer les
furieux.
Pendant qu'on racontait à Norbert l'histoire de tant de massacres,
un jeune homme, dont le frère avait été tué dans la semaine et dont
il allait venger la mort, passa devant le saint; on l'en avertit. Alors
le missionnaire pria le jeune homme d'approcher, il l'embrassa avec
tendresse, et lui parla de la sorte : Je suis un voyageur nouvellement
arrivé dans votre ville, je n'ai encore rien demandé ni rien reçu de
personne depuis mon séjour; vous êtes le premier à qui je m'a-
dresse pour vous prier d'une grâce; vous me paraissez d'un caractère
trop obUgeant pour me refuser une faveur qui dépend de vous, et
que je vous conjure de m'accorder. A ces mots, le cœur du jeune
homme fut attendri, et les larmes aux yeux : Commandez, dit-il,
mon père, je suis prêt à obéir. Eh bien, lui répliqua Norbert, je
vous demande grâce pour le meurtrier de votre frère. A ces mots, le
cavalier, brisant ses armes, sacrifie sa vengeance au commandement
de Norbert.
Ce n'était point assez d'avoir calmé un furieux, il fallait faire
mettre bas les armes à plusieurs autres qui devaient s'assembler à
Mourtier, à deux lieues de Namur, pour vider la querelle le samedi
suivant. Norbert y alla. Les peuples voisins, qui savaient le sujet de
son voyage, le suivirent. A son arrivée, il donna ses premières
heures à la prière, qu'il avait coutume de faire précéder par la pré-
dication. Comme l'ouvrage qu'il méditait était difficile, il s'y prépara
par de plus longues oraisons. Le peuple, qui l'attendait avec impa-
tience, se plaignit de leur longueur. On supplia Hugues d'avertir le
saint qu'il était près de midi, et qu'il lassait, par ses retardements,
la patience du peuple assemblé. Norbert, comme s'il fût sorti d'un
long ravissement, lui répondit que l'heure n'était pas encore venue;
qu'il appartenait à Dieu de prescrire le temps de parler aux hommes,
et non pas aux hommes de prévenir les ordres de Dieu. Il continua
sa prière jusqu'à ce que le Saint-Esprit lui eût fait connaître qu'il
était temps de travailler au salut des pécheurs.
Sur-le-champ Norbert sortit de sa retraite, le visage rayonnant
comme un autre Moïse. Il entra dans l'église. Comme c'était un sa-
medi, jour qui dès longtemps était dédié à Marie, il dit la messe en
l'honneur de la sainte Vierge. Ensuite il en recommença une autre
pour le repos des âmes de ceux dont la mort avait allumé la guerre
dans la province. Après qu'il eut achevé la seconde messe, il monta
en chaire. Quoique la plupart de ceux qui étaient accourus pour l'en-
152 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De U06
tendre se fussent dissipés et répandus dans la ville pour prendre
quelque nourriture, le saint ne laissa pas de prêcher. Sa voix, que le
jeûne avait rendue si languissante, qu'on pouvait à peine l'entendre
dans l'auditoire, retentit avec tant d'éclat jusque dans les maisons les
plus éloignées, que chacun, étonné de ce prodige, abandonna le soin
du corps pour se rassasier du pain de la parole.
Le retour du peuple dans le lieu saint ranima le zèle du prédica-
teur ; il parla de la sorte à l'assemblée : Vous savez, mes frères, que
Jésus-Christ ordonna à ses disciples d'annoncer la paix en tous les
lieux où ils iraient annoncer l'Évangile. Il a promis que, si le fils de
la paix habitait dans ces lieux, la paix qu'il y aurait annoncée y de-
meurerait. Nous avons l'honneur, mes chers frères, par un pur effet
de la grâce, et non point pour la récompense de nos mérites, d'être
les héritiers du ministère de Jésus-Christ. Nous venons aujourd'hui,
à leur exemple, vous apporter la paix. C'est là le motif qui m'a con-
duit dans votre ville et qui vous rassemble dans votre église. Dieu
me commande de vous l'offrir de sa part, et il vous ordonne de l'ac-
cepter. Vous opposerez-vous à un bien qui doit être la source de votre
félicité en ce monde et en l'autre ? Ah ! craignez, mes frères, qu'en
refusant la grâce que je vous présente, vous n'irritiez la colère d'un
juge, après avoir méprisé la miséricorde d'un père.
Les assassins, qui étaient présents à ce discours, joignant leur voix
à celle de toute l'assemblée, crièrent tous ensemble qu'ils étaient prêts
à recevoir la paix aux conditions qu'il lui plairait de prescrire. Aus-
sitôt Norbert sortit de l'église, appela les deux partis, et les enga-
gea à ratifier leur promesse par un traité solennel. Il fit apporter les
reliques sur lesquelles on jura une réconciliation éternelle *.
C'est par ces prodiges et plusieurs autres semblables, que saint
Norbert travaillait au salut des âmes dans le pays de Liège, sous l'au-
torité de Gélase II, quand il apprit la mort de ce Pontife. Gélase, ayant
passé par Vienne et par Lyon, se rendit à Mâcon, oii il tomba ma-
lade d'une pleurésie. Il en guérit assez pour se rendre à Clugni, où
il fut reçu, avec tous les siens, selon qu'il convenait à sa dignité et à
Fopulencede ce monastère. Le roi et les princes l'y visitèrent, soit
en personne, soit par leurs ambassadeurs, comme s'il eût été Pierre
lui-même. Il commençait à respirer et à donner ses ordres pour le
soulagement de ceux qu'il avait amenés et de ceux qu'il avait laissés
à Rome. Il indiqua même un concile à Reims, pour terminer le dif-
férend entre le Saint-Siège et l'empereur d'Allemagne. Mais il retomba
malade, et se trouva bientôt réduit à l'extrémité.
1 Vita S, Norbert. Acta SS., 6 Junii. Vie de saint Norbert, par Hugo, abbé
d'Étival.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. m
Alors il fit appeler les cardinaux qui étaient à sa suite, et leur pro-
posa pour successeur Conon, évêque de Préneste ou Palestrine. Co-
non s'en excuse, en disant : A Dieu ne plaise que je me charge de
ce fardeau, indigne et misérable que je suis ! vu principalement que,
de notre temps, le Siège apostolique, étant sous la persécution, a be-
soin, pour se soutenir, de richesses et de puissance temporelle. Si
vous voulez croire mon conseil, nous élirons l'archevêque de Vienne,
qui, outre la piété et la prudence, a encore la puissance et la noblesse
séculières ; car nous espérons qu'il délivrera le Siège apostolique de
cette longue vexation. Ce discours fut approuvé du Pape malade et
des cardinaux présents, et aussitôt on envoya chercher l'archevêque
de Vienne. Mais, pendant qu'il était en route, le Pape, sentant appro-
cher sa fin, fit sa confession devant un grand nombre de personnes,
reçut le corps et le sang de Notre-Seigneur, se fit coucher à terre sur
la cendre, suivant l'usage des moines, et rendit ainsi l'esprit le 29 de
janvier 1119, après un pontificat d'un an et quelques jours. Il est
compté parmi les saints dans quelques martyrologes. Le roi Louis
de France apprit sa mort comme il était en chemin pour aller con-
férer avec lui à Vézelay *.
Il se fit un grand concours de seigneurs et de prélats à Clugni,
pour honorer les funérailles de Gèlase. Comme les besoins de l'Eglise
étaient pressants à cause du schisme de l'antipape Bourdin, et que
la plupart des cardinaux avaient suivi Gèlase en France, la célébrité
de l'assemblée les détermina à élire incessamment un nouveau Pape.
Ils convinrent que, dans ces conjonctures, la barque de saint Pierre
avait besoin d'un pilote ^jui eût de la force, de l'expérience et de la
protection, et tous les suftrages se réunirent en faveur de Gui, arche-
vêque de Vienne, qui était alors à Clugni, prélat également distingué
par sa sagesse, par son courage et par sa noblesse. Il était fils de
Guillaume, comte de Bourgogne, parent de l'empereur et oncle d'A-
délaïde, reine de France. Ce choix causa en même temps de la sur-
prise et de la joie à la France. Gui, plus surpris que tous les autres,
refusa fortement de consentir à son élection, jusqu'à ce qu'elle eût
été ratifiée par les Bomains.
Les cardinaux qui étaient à Clugni envoyèrent donner part de la
mort de Gèlase et de l'élection de Calixte II, nom du nouveau Pape,
àPierre, évêque de Porto, que Gèlase y avait laissé son vicaire. Pierre
monta aussitôt au Capitole et fit lire les lettres en présence des Bo-
mains. Tous, unanimement, ils approuvèrent l'élection de Calixte et
louèrent Dieu de leur avoir donné un Pape d'un si grand mérite. L'é-
*■ Pandulfe et Suger, apud Baron., 1119.
J
\
154 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. -- De 1106
vêque de Porto écrivit, ces nouvelles au cardinal Hugues, légat à Bé-
névent, et à Landulfe^ archevêque de cette ville. Aussitôt celui-ci as-
sembla le clergé et le peuple, publia l'élection de Calixte, qui fut so-
lennellement approuvée, et les citoyens jurèrent fidélité au nouveau
Pape. Cependant Calixte II fut couronné solennellement à Vienne,
par Lambert, évêque d'Ostie, et plusieurs autres, le dimanche de la
Quinquagésime, neuvième jour de février 1119. Son élection fut pu-
bliée partout, particulièrement en Allemagne, dans la diète qui se
tenait à Tribur, et dont voici Toccasion:
L'empereur Henri était encore en Italie quand il apprit que Conon,
évêque de Préneste et légat du pape Gélase, avait publié Texcommu-
nication contre lui dans les conciles de Cologne et de Fritzlar, et que
les seigneurs, peu de temps après, avaient indiqué une diète à Wurtz-
bourg, où ils voulaient que l'empereur se trouvât, ou qu'il fût déposé
du royaume. Henri, furieusement irrité de cette nouvelle, laissa ses
troupes en Italie avec l'impératrice son épouse, et vint en Allemagne
lorsqu'on l'y attendait le moins. Et comme sa présence y excita de
nouveau les violences et les actes d'hostilité, il fut obligé, par les
évêques et les princes de tout le royaume, de convoquer une assem-
blée générale à Tribur, où il promit de satisfaire sur tous les chefs
dont on l'accusait. Dans cette assemblée, on établit une paix générale ;
mais elle ne fut pas solide. Il s'y trouva des députés de Rome, de
Vienne et de plusieurs autres églises, qui confirmèrent la nouvelle de
l'élection du pape Calixte. Tous les évêques d'Allemagne lui promi-
rent obéissance et approuvèrent la convocation du concile qu'il de-
vait tenir vers la Saint-Luc, et l'empereur lui-même promit de s'y
trouver pour la réunion de l'Église universelle 1.
En attendant ce concile, qui devait setenir à Ileims,le pape Calixte
en tint un à Toulouse, composé des cardinaux de sa suite, des évêques
et des abbés de la Provence, du Languedoc, de la Gascogne et de la
petite Bretagne. On y voyait, entre autres, saint Oldegaire, arche-
vêque de Tarragone. On y fit dix canons, dont le plus remarquable
est le troisième, conçu en ces termes : Quant à ceux qui, feignant
une apparence de religion, condamnent le sacrement du corps et du
sang de Notre-Seigneur, le baptême des enfants, le sacerdoce et les
autres ordres ecclésiastiques, ainsi que les mariages légitimes, nous
les condamnons et les chassons de l'Église comme hérétiques, et or-
donnons qu'ils soient réprimés par les puissances séculières.. Nous
soumettons à la même peine ceux qui les protègent, à moins qu'ils
ne viennent à résipiscence. Les hérétiques dont il est ici question
lUrsperg, 1119.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 1S5
étaient une espèce de manichéens, sectateurs de Pierre de Bruis et
de Henri, son disciple, que nous verrons repulluler sous d'autres
noms et en d^'autres temps. Le cinquième et le sixième canon du
même concile portent : Aucune puissance ecclésiastique ou séculière
ne mettra en servitude des hommes libres, clercs ou laïques, et aucun
clerc ne sera obligé de rendre quelque servitude aux laïques à rai-
son des bénéfices ecclésiastiques *.
Pour préparer la paix qui devait se traiter au coneile de Reims, le
Pape avait député vers Tempereur Henri, Guillaume de Champeaux,
évêque de Châlons-sur-Marne, et Pons, abbé de Clugni. L'empereur,
qu'ils trouvèrent à Strasbourg, leur demanda conseil sur les moyens
de faire cette paix sans diminution de son autorité. L'évêque répon-
dit : Seigneur, si vous désirez avoir une paix véritable, il faut que
vous renonciez absolument à l'investiture des évêchés et des abbayes.
Et pour vous assurer que vous n'en souffrirez aucune diminution de
votre autorité royale, sachez que, quand j'ai été élu dans le royaume
de France, je n'ai rien reçu de la main du roi, ni avant ni après mon
sacre ; et, toutefois, à raison des tributs, de la milice et des autres
droits qui appartenaient à la chose publique et ont été anciennement
donnés à l'Église par les rois chrétiens, je le sers aussi fidèlement
que vos évêques vous servent dans votre royaume, en vertu de l'in-
vestiture qui a attiré cette discorde et l'anathème sur vous. L'empe-
reur, levant les mains, répondit : Eh bien, soit ! je n'en demande
pas davantage. L'évêque reprit : Si vous voulez donc renoncer aux
investitures, rendre les terres aux églises et à ceux qui ont travaillé
pour l'Église, et leur accorder une véritable paix, nous essayerons,
avec l'aide de Dieu^ de terminer ce différend. L'empereur, ayant pris
conseil des siens, promit de le faire, s'il trouvait de la part du Pape
de la fidéhté et de la justice, et si on lui rendait, à lui et aux siens,
une vraie paix avec les terres qu'ils avaient perdues en cette guerre.
L'évêque en demanda quelque assurance, afin que leur travail ne fût
pas inutile ; et l'empereur fit serment par la foi chrétienne, entre les
mains de l'évêque et de l'abbé, d'observer sans fraude ces articles.
Après lui, l'évêque de Lausanne, le comte palatin et les autres qui
l'accompagnaient, tant clercs que laïques, firent le même serment.
Avec cette assurance, l'évêque et l'abbé retournèrent vers le Pape,
qui, après avoir parcouru toute la France, se trouvait à Paris le 6"® d'oc-
tobre. Il approuva la négociation et dit : Plût à Dieu que la chose
fût déjà faite, si elle pouvait se faire sans fraude ! Ayant pris conseil
des évêques et des cardinaux, il renvoya à l'empereur les mêmes dé-
1 Labbe, t. 10, p. 856.
156 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
pûtes, et, avec eux, l'évêque-cardinal d'Ostie et le cardinal Grégoire.
Ils avaient ordre d'examiner soigneusement ces articles, de les arrê-
ter par écrit, de les signer de part et d'autre, et, si l'empereur voulait
les exécuter, de lui donner jour avant la fin du concile. Ils le rencon-
trèrent entre Verdun et Metz, et lui dirent que le Pape le recevrait
volontiers aux conditions convenues. L'empereur en témoigna de la
joie et jura de nouveau, entre les mains des quatre députés, ce qu'il
avait juré à Strasbourg, savoir : Que, le vendredi 24;'°« d'octobre, il
exécuterait à Mouson, en présence du Pape, la convention que l'on
avait rédigée par écrit. Voici en quels termes était conçue la promesse
de l'empereur : Moi, Henri, par la grâce de Dieu, empereur auguste
des Romains, pour l'amour de Dieu, de saint Pierre et du seigneur
pape Calixte, je renonce à toute investiture des églises et j'accorde
une vraie paix à tous ceux qui, depuis le commencement de cette dis-
corde, ont été ou sont encore en guerre. Je restitue les biens que j'ai
des églises et de ceux qui ont travaillé pour l'Église. Quant aux biens
que je n'ai point, j'en procurerai la restitution. Que s'il naît là-des-
sus quelque procès, les causes ecclésiastiques seront terminées par
un jugement canonique, et les causes civiles, par un tribunal séculier.
Le Pape, de son côté, faisait à l'empereur une pareille promesse,
dont voici la teneur : Moi, Calixte II, par la grâce de Dieu, évêque
universel de l'Église romaine, je donne une vraie paix à Henri, em-
pereur auguste des Romains, et à tous ceux qui ont été ou sont en-
core avec lui contre l'Église. Je restitue les biens qu'ils ont perdus
dans cette guerre et que j'ai, et ceux que je n'ai point, je les aiderai
à les recouvrer. S'il naît là-dessus quelque procès, les causes ecclé-
siastiques seront terminées par un jugement canonique, et les causes
civiles, par un tribunal séculier *.
Les conditions de l'accord ayant été ainsi réglées, et le jour de la
conférence entre l'empereur et le Pape arrêté, les envoyés revinrent
à Reims, où le Pape s'était déjà rendu pour tenir le concile. Il s'y
trouva des évêques d'Italie, d'Allemagne, d'Espagne, de France, de
Bretagne, d'Angleterre, des autres îles de l'Océan et de toutes les
provinces de l'Occident. On y compta quinze métropolitains, plus de
deux cents évêques et un pareil nombre d'abbés. L'archevêque Adal-
bert de Mayence s'y rendit avec sept prélats allemands, que la crainte
de l'empereur avait obligés à se faire accompagner de cinq cents
chevaliers. Le Pape, fort joyeux de leur arrivée, envoya au-devant
d'eux, avec des troupes, Hugues, comte de Troyes.
Henri, roi d'Angleterre, en permettant aux évêques de son royaume
1 Labbe, t. 10, p. 872.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 157
d'aller au concile de Reims, leur défendit d'y faire aucune plainte
contre personne ; car, leur dit-il, je rendrai bonne justice dans l'éten-
due de mon royaume à ceux qui me porteront leurs plaintes. Je fais
payer exactement chaque année toutes les redevances accordées au
Saint-Siège par mes prédécesseurs; mais je maintiens les privilèges
qui m'ont été accordés. Allez donc et saluez bien de ma part le Pape,
écoutez avec humilité ses ordres; mais ne rapportez pas de ce concile
de nouveaux règlements pour les introduire dans mon royaume.
Thurstan, élu archevêque d'York, demanda au roi la permission
d'aller au concile de Reims ; le roi la lui donna, à condition qu'il ne
se ferait pas ordonner par le Pape, au préjudice de l'archevêque de
Cantorbéri, à qui il appartenait de le sacrer. Ce prince chargea même
son ambassadeur de prévenir le Pape là-dessus, et l'on assure qu'il
promit de ne rien faire contre les droits de l'archevêque de Cantor-
béri. Cependant, quand il eut entendu les raisons de Thurstan, il le
sacra le dimanche 19 octobre, malgré les protestations de quelques
Anglais. Le roi d'Angleterre en fut si irrité, qu'il fit défense à Thur-
stan de rentrer en Angleterre et même en Normandie. Toutefois, le
Pape concilia plus tard cette affaire.
Le lundi 20"^ d'octobre Calixte ou Calliste II fit l'ouverture du con-
cile, qui se tint dans la cathédrale. On plaça les sièges des prélats
devant le crucifix et on éleva un trône fort haut pour le Pape devant
la porte de l'église. Après qu'il eut célébré la messe, il alla s'y placer.
Au premier rang, vis-à-vis du Pape, étaient Conon de Préneste, Roson
de Porto, Lambert d'Ostie, Jean de Crème et Atton de Viviers; car,
comme ils étaient fort habiles, ils furent choisis pour discuter les
affaires qui seraient proposées, et rendre les réponses convenables.
Le diacre Chrysogone, revêtu de la dalmatique, était débouta côté
du Pape, tenant en main le livre des canons, pour lire ceux dont on
aurait besoin. Six autres ministres en tunique et en dalmatique en-
touraient le trône du Pape, et ils étaient chargés de faire faire silence * .
Tout le monde ayant pris sa place, on récita les litanies et, après,
les autres prières usitées pour l'ouverture des conciles. Le Pape fit
en latin un discours fort éloquent sur les tempêtes dont le vaisseau
de l'Église était battu, et que le Seigneur, qui commande aux vents
et à la mer, apaise quand il le juge à propos. Ensuite le cardinal
Conon parla avec beaucoup de force sur les devoirs des premiers
pasteurs.
Le Pape reprit ensuite la parole et dit : Seigneurs, pères et frères,
voici le sujet pour lequel nous vous avons appelés de si loin. Vous
1 Labbe, t. 10, p. 866. Mansi, t. 21. Baron., -an. U19.
Ib8 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
savez combien de temps TÉglise a combattu contre les hérésies et
comment Simon le Magicien, chassé de l^Église de Dieu, a péri par
le jugement de TEsprit-Saint et le ministère du bienheureux Pierre,
à qui le Seigneur a dit spécialement : J'ai prié pour toi, Pierre, afin
que ta foi ne défaille point ; quand tu seras converti, affermis tes
frères. Le même Pierre n'a pas cessé jusqu'à nos jours, par ceux
qui tiennent sa place, d'extirper de l'EgUse de Dieu les sectateurs de
Simon le Magicien; et moi, qui suis son vicaire, quoique indigne, je
désire ardemment et par tous les moyens, avec le secours de Dieu,
chasser de sa sainte Église l'hérésie de Simon, qui a été renouvelée
principalement par les investitures. C'est pourquoi, pour vous in-
struire de l'état où en est cette affaire, écoutez le rapport de nos
frères qui ont porté des paroles de paix au roi de Germanie, et
donnez-nous conseil sur ce que nous devons faire, puisque la cause
est commune. L'évêque d'Ostie, qui avait été envoyé à l'empereur,
fit en latin le rapport de ce qui s'était fait ; et, quand il eut cessé,
l'évêque de Châlons, en faveur des laïques, fit le même rapport en
français. On proposa ensuite plusieurs articles, dont la décision fut
remise à la fin du concile.
Le roi de France s'était rendu à Reims^. Il entra au concile avec
les principaux seigneurs français, et, étant monté au trône du Pape,
il prononça un discours contre le roi d'Angleterre. Je viens, dit-il, à
cette sainte assemblée, avec mes barons, pour vous demander con-
seil, seigneur Pape ; et vous, messieurs, écoutez-moi, je vous prie.
Le roi d'Angleterre, qui a été fort longtemps mon allié, a fait, et à
moi et à mes sujets, plusieurs injures. Il s'est emparé par force de la
Normandie, qui est de mon royaume, et il a traité le duc Robert
contre toute justice et d'une manière qui fait horreur; car, quoique
Robert fût mon vassal, son frère et son seigneur, il l'a outragé de
toute manière et le retient depuis longtemps prisonnier. Voici avec
moi le prince Guillaume, qu'il a dépouillé du duché de Robert, son
père. Je l'ai souvent requis, par le ministère des évêques et des ma-
gistrats, de me remettre le duc qu'il garde dans les fers ; mais je
n'ai pu rien obtenir. Au contraire, il a fait prisonnier le comte de
Bellesme, mon ambassadeur à sa cour, et il le retient encore dans
un noir cachot. Le comte Thibauld, mon vassal, par la suggestion
du même roi d'Angleterre, son oncle, s'est méchamment révolté
contre moi, et, soutenu par les armes de ce prince, il a osé me faire
une guerre atroce. Il a pris et tient encore captif Guillaume, comte
de Nevers, que vous connaissez pour un seigneur d'une singulière
1 Orderic Vital., 1. 12. Labbe, t. 10, p, 866.
à 1125 de l'ère chr.j DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 159
probité et d'une jare piété, lorsqu'il revenait d'assiéger le château
d'un brigand excommunié qui avait fait de cette place une caverne
de voleurs et un antre du diable. Je parle de Thomas de Marie, que
les prélats m'ont ordonné d'assiéger comme un ennemi public et
comme le brigand de toute la province. C'est au retour de cette
expédition que Guillaume a été fait prisonnier par Thibauld, qui n'a
jamais voulu lui rendre la liberté, quoique plusieurs seigneurs l'en
aient requis de ma part, et que son comté ait été anathématisé par
les évêques*.
Tous les Français qui étaient présents applaudirent à la harangue
du roi et à la justice de ces plaintes. Alors Geoffroi, archevêque de
Rouen, se leva avec les évoques et les abbés de Normandie, et tâcha
de justifier la conduite du roi d'Angleterre, son maître. Mais il se fit
un grand murmure qui l'obligea de se taire.
Hildegarde, comtesse de Poitiers, entra avec les dames de sa suite
et réclama la justice du concile. Elle se plaignit d'être répudiée par
le comte Guillaume, son mari, qui avait épousé la femme, ou, sui-
vant quelques auteurs, la fille du vicomte de Châtellerault. Le Pape
demanda si le comte de Poitiers s'était rendu au concile selon ses
ordres. Guillaume, évêque de Saintes, se leva avec plusieurs évêques
et abbés d'Aquitaine, et ils tâchèrent d'excuser le comte, en assurant
qu'il s'était mis en chemin pour se rendre au concile, mais qu'une
maladie l'avait obligé de s'arrêter. Le Pape reçut cette excuse et
marqua un terme au comte pour venir à Rome se justifier.
Audin le Barbu, évêque d'Évreux, se plaignit d'Amauri de Mont-
fort, disant que ce seigneur l'avait honteusement chassé de son siège
et avait brûlé l'évêché. Un chapelain d'Amauri se leva, et, l'inter-
pellant devant toute l'assemblée : Ce n'est pas Amauri, dit-il, c'est
votre méchanceté qui est la cause de votre expulsion et de l'incendie
de l'évêché ; car votre malice ayant engagé le roi d'Angleterre à
dépouiller Amauri du comté d'Évreux, il a recouvré sa dignité par
sa valeur et par la force de ses armes. Le roi d'Angleterre étant venu
ensuite assiéger la ville, c'est par votre ordre qu'il y a mis le feu,
lequel abrûlé les églises et l'évêché. Que le saint concile juge lequel
d'Audin ou d'Amauri, est coupable de l'incendie des églises.
Dans ce concile de Reims, on voit comme les grandes assises de
l'Europe chrétienne : ces assises sont présidées par le chef de la
chrétienté entière ; les causes des empereurs, des rois et autres prin-
cipaux personnages y sont plaidées pour et contre, souvent par les
parties elles-mêmes; elles sont ainsi plaidées devant les députés de
1 Orderic Vital, L 12. Labbe,t. 10, p. 866.
160 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
toutes les provinces chrétiennes de TEurope. Cette publicité seule
était bien puissante pour réprimer l'iniquité la plus audacieuse et
encourager la vertu la plus timide ; si le président du tribunal, si le
Pontife romain ne prononçait pas toujours la sentence sur le mo-
ment, il donnait des avertissements qui valaient des sentences : ce
grand juge de paix de l'Europe et du monde renvoyait souvent les
causes à huitaine, pour opérer une conciliation dans l'intervalle.
C'est ce que fit le pape Calixte II au concile de Reims.
La cause de l'évêque d'Évreux et du comte de Montfort y occa-
sionna une contestation très-vive : les Normands étaient pour le pre-
mier, les Français pour le second. Le Pape, ayant fait faire silence,
prit ainsi la parole : Ne veuillez pas, mes bien-aimés, disputer inuti-
lement par la multiplicité des paroles, mais, comme des enfants de
Dieu, cherchez la paix de tous vos efforts; car c'est pour la paix
que le Fils de Dieu est descendu du ciel. Si, dans sa clémence, il a
pris un corps humain dans le sein de l'immaculée Vierge Marie, c'est
pour apaiser miséricordieusement la guerre mortelle née du péché
de notre premier père, c'est pour être le médiateur de la paix entre
Dieu et l'homme, c'est pour réconcilier la nature angélique et la na-
ture humaine. C'est lui que nous devons suivre en toutes choses,
nous qui sommes ses vicaires indignes parmi son peuple. Appli-
quons-nous à procurer de toutes manières la paix et le salut à ses
membres, car nous sommes les ministres et les dispensateurs des
mystères de Dieu. J'appelle membres du Christ le peuple chrétien
qu'il a racheté lui-même au prix de son sang. Le Pape, ayant ensuite
développé les maux de la guerre et les avantages de la paix, tant
pour le temporel que pour le spirituel, ordonne la trêve de Dieu,
comme le pape Urbain l'avait établie au concile de Clermont, dont
il confirme tous les décrets; puis il ajoute : L'empereur des Alle-
mands m'a mandé d'aller à Mouson faire la paix avec lui pour l'uti-
lité delà sainte Église, notre mère. Je mènerai l'archevêque de Reims,
celui de Rouen et quelques autres de nos frères les évêques que j'es-
time les plus nécessaires à cette conférence. J'ordonne à tous les
autres d'attendre ici, où je reviendrai au plus tôt. Priez pour le bon
succès de notre voyage. A mon retour, j'écouterai vos plaintes et
vos raisons, et. Dieu aidant, je vous renverrai en paix chacun chez
vous; ensuite j'irai trouver le roi d'Angleterre, mon filleul et mon
parent, et je l'exhorterai, lui et le comte Thibauld, son neveu (c'était
le comte de Champagne), et les autres qui sont en différend, à se
faire justice et à se donner la paix, à eux et à leurs sujets; mais je
frapperai d'un terrible anathème ceux qui ne voudront pas m'écouter
et s'opiniâtreront à troubler la tranquillité publique.
à 1125 de l'ère chr.] BE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 161
Le Pape parlait ainsi le mardi, SI"* d'octobre, second jour du
concile, et c'était par Tavis des évêques qu'il avait résolu d'aller à la
conférence avec l'empereur. Il leur recommanda, pendant son
absence et principalement le jour de la conférence même, d'offrir à
Dieu des prières et des sacrifices, et d'aller en procession, pieds nus,
de l'église métropolitaine à Saint-Remi. Il partit le lendemain mer-
credi, et arriva le jeudi au soir à Mouson, très-fatigué. Le vendredi,
il fit assembler dans sa chambre les prélats qui l'accompagnaient, et
leur fit lire la promesse de l'empereur et la sienne. Ils firent quelques
remarques sur certains termes dont l'empereur pourrait abuser, s'il
n'agissait pas avec sincérité ; et Ton prit des précautions contre les
abus qu'on pourrait en faire. Après quoi le Pape envoya au camp
de l'empereur l'évêque d'Ostie, le cardinal Jean, l'évêque de Viviers,
l'évêque de Châlons et l'abbé de Clugni. Ils présentèrent à ce prince
les écrits dont ils étaient convenus avec lui.
L'empereur, en ayant ouï la lecture, dit qu'il n'avait rien promis
de tout cela ; mais l'évêque de Châlons, animé du zèle de Dieu et
armé du glaive de la parole, dit : Seigneur, si vous voulez désavouer
cet écrit que nous tenons en main, je suis prêt à jurer sur les reli-
ques ou sur l'Évangile que vous êtes tombé d'accord avec moi sur
ces articles. L'empereur, se voyant convaincu par le témoignage de
tous ceux qui étaient présents, fut contraint d'avouer ce qu'il avait nié.
A la mauvaise foi il joignit les mauvaises raisons, et se plaignit de
ce qu'on l'avait engagé à promettre ce qu'il ne pouvait tenir sans
donner atteinte aux droits de sa couronne. L'évêque lui répondit :
Prince, vous nous trouverez fidèles en toutes nos promesses ; car ie
Pape ne prétend pas diminuer les droits de votre couronne, ainsi que
des esprits brouillons tâchent de vous le persuader. Au contraire, il
déclare à toths vos sujets qu'ils doivent vous obéir pour le service de
la guerre et pour tous les autres services qu'ils ont rendus et à vous
et à vos prédécesseurs. Si vous cessezde vendre les évêchés, ce n'est
pas là ce qui diminuera votre puissance, c'est plutôt ce qui servira
à l'augmenter.
Ces dernières paroles indiquent le point capital de l'affaire des in-
vestitures : c'était, entre les mains de l'empereur allemand, le trafic
des évêchés et des abbayes, pour asservir et séculariser l'Église.
L'empereur Henri, n'ayant rien à répondre, commença à parler plus
doucement et à demander un délai du moins jusqu'au lendemain,
disant qu'il voulait en conférer cette nuit avec ses barons, pour les
porter, s'il était possible, à consentir à l'exécution de cette promesse,
et qu'il en rendrait réponse dès le grand matin. Ce qu'il cherchait,
au vrai, dans toutes ces tergiversations et ces délais affectés, c'était
XV. 11
162 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
de s'emparer de la personne du pape Calixte, comme il s'était em-
paré précédemment de Pascal II. Après les dernières paroles de l'em-
pereur, ses gens parlèrent aux envoyés du Pape touchant la manière
dont leur maître serait réconcilié avec l'Église ; et ils demandèrent
si on l'obligerait, comme il se pratiquait communément, de venir
nu-pieds recevoir l'absolution. Les envoyés répondirent qu'ils tâche-
raient d'engager le Pape à absoudre l'empereur en particulier et
sans qu'il eût les pieds nus.
Le Pape, ayant appris ces tergiversations, désespéra de la paix de
l'Église, et voulait partir sur-le-champ pour retourner à Reims.
Mais, afin d'ôter tout prétexte à l'empereur, il attendit encore, et
lui renvoya, le samedi matin, l'évêque de Châlons et l'abbé de Glugni,
pour savoir ce qu'il avait déterminé. L'empereur entra en colère et
demanda du temps, jusqu'à ce qu'il eût tenu une assemblée générale
de la nation. Le Pape partit sur-le-champ de Mouson et se retira
dans un château du comte de Troyes. L'empereur l'envoya prier
d'attendre jusqu'au lundi. Le Pape répondit : J'ai fait pour l'empe-
reur ce que je ne sache pas qu'aucun de mes prédécesseurs ait ja-
mais fait. J'ai quitté un concile général pour traiter avec lui ; je ne
l'attendrai plus, il faut que je retourne à mes frères. Si Dieu veut
nous accorder la paix, je serai toujours prêt à recevoir ce prince, soit
dans le concile, soit après le concile.
Le Pape partit le dimanche, avant le jour, et fit tant de diligence,
qu'il arriva à Reims, après avoir fait vingt lieues, assez à temps pour
célébrer la messe, où il sacra Frédéric, élu évêque de Liège. Le len-
demain, les séances du concile recommencèrent'; mais le Pape était
si fatigué de tout ce qu'il avait fait la veille, qu'à peine y put-il venir.
Il se contenta d'y faire exposer le résultat de son voyage. Ce fut Jean
de Crème, prêtre-cardinal, qui en fit la relation en ces termes : Vo-
tre Sainteté n'ignore pas que noiis avons été à Mouson ; mais, par
malheur, nous n'y avons rien fait qui vaille. Nous y sommes allés
promptement, nous en sommes revenus plus promptement encore ;
car l'empereur y est venu, comme pour combattre, avec une armée
de près de trente mille hommes. Ce qu'ayant vu, nous avons tenu le
Pape enfermé dans cette place, qui appartient à l'archevêque de
Reims, et nous l'avons empêché d'en sortir. Quant à nous, allant à
la conférence convenue, nous avons demandé plusieurs fois à parler
à l'empereur en particulier ; mais sitôt que nous le tirions à part,
nous nous trouvions environnés d'un nombre infini des gens de sa
suite, qui nous intimidaient en branlant leurs lances et leurs épées.
Car nous étions venus sans armes, non pour combattre, mais pour
traiter la paix de l'Église. L'empereur nous parlait artificieusement.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 16^
usant de divers détours, et attendait que le Pape vînt en sa présence
pour le prendre; mais nous eûmes grand soin de le lui cacher, nous
souvenant comment il avait pris à Rome le pape Pascal. La nuit nous
sépara; craignant qu'il ne nous arrivât pis encore et que ce tyran ne
nous poursuivît avec ses troupes, nous sommes revenus au plus vite.
Voilà pour ce qui est de cette affaire. Une autre, plus agréable, c'est
que l'archevêque de Cologne a envoyé des députés et des lettres au
Pape, lui a promis obéissance, a fait sa paix avec lui, et, en preuve
d'affection, lui a rendu gratuitement le fils de Pierre de Léon, qu'il
avait en otage.
Aussitôt le cardinal montra du doigt le jeune homme, qui venait
d'entrer dans le concile. Il était richement vêtu, mais noir, pâle et de
si mauvaise mine, qu'il avait plus l'air d'un Juif ou d'un Sarrasin
que d'un Chrétien. Les Français et plusieurs autres en firent des
risées, et le chargèrent d^imprécations, à cause de son père qui
avait été Juif et était encore odieux pour ses usures.
Le mardi âS*"' d'octobre, le Pape se trouva si mal, qu'il ne put
venir au concile. Le mercredi, il vint vers les neuf heures du matin,
reçut diverses plaintes et traita plusieurs affaires, jusqu'à trois heu-
res; après quoi il fit lire les décrets du concile. Il y en avait cinq.
Le premier, contre la simonie ; le second, contre les investitures des
évêchés et des abbayes, qui sont défendues sous peine d'anathème
et de perte de la dignité ainsi reçue, sans espérance de retour. Le
troisième est contre les usurpateurs des biens d'ÉgUse, et renouvelle
les peines prononcées par le saint pape Symmaque;le quatrième dé-
fend de laisser les bénéfices comme par droit héréditaire, et de rien
exiger pour le baptême, les saintes huiles, la sépulture, la visite ou
l'onction des malades ; enfin le dernier est pour la continence des
clercs. On fit aussi dans ce concile un grand décret pour l'observation
de la trêve de Dieu. L'article des investitures avait d'abord été conçu
en termes plus généraux, comprenant toutes les églises et tous les
biens ecclésiastiques; mais il excita un si grand murmure de tous les
laïques et de quelques clercs, que cette dispute fit durer la séance
jusqu'à la nuit. Car il leur semblait que, par cet article, le Pape vou-
lait ôter auxlaïques les dîmes et les autres biens ecclésiastiques qu'ils
possédaient depuis longtemps. Le Pape ne put donc terminer le con-
cile ce jour-là, comme il avait résolu, et remit au lendemain pour
régler cet article et les autres d'un commun accord.
Le dernier jour du concile fut le jeudi 30"® d'octobre 1119. Après
que l'on eut chanté le Vent, Creator, le Pape fit un sermon sur les
dons du Saint-Esprit, particulièrement sur la sagesse et la charité,
exhortant tous les assistants à la concorde, et donnant liberté de se
164 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
retirer à ceux qui ne voudraient pas se soumettre à Tautorité de TÉ-
glise. Enfin il parla si efficacement, que tous convinrent du canon des
investitures, qu'il restreignit toutefois aux évêchés et aux abbayes.
Les cinq canons, approuvés par tout le concile, furent dictés par le
cardinal Jean de Gréme, écrits par le moine Jean de Rouen, et récités
publiquement par le cardinal-diacre Chrysogone. Le concile fit des
prières pour le cardinal de Tusculum et le jeune comte de Flandre,
neveu du Pape, desquels on venait d'apprendre la mort. L'évêque de
Barcelone, saint Oldegaire, parla doctement sur la dignité royale et
sur la dignité sacerdotale. Après quoi on apporta quatre cent vingt-
sept cierges allumés, qu'on distribua aux évêques et aux abbés portant
crosse. Tous ces prélats étant debout, le cierge à la main, on récita
les noms d'un grand nombre que le seigneur Pape s'était proposé
d'excommunier solennellement. Les premiers qui furent nommés et
excommuniés avec beaucoup d'autres, furent le roi Henri et l'usur-
pateur de l'Église romaine, Bourdin. Le seigneur Pape, par l'autorité
apostolique, délia aussi tous les sujets de Henri de leur serment de
fidélité, à moins qu^il ne vînt à résipiscence et qu'il ne satisfît à l'É-
glise. Cela fait, il donna l'absolution et la bénédiction à tout le monde,
et permit à chacun de retourner chez soi. Telles sont les paroles d'un
témoin oculaire *.
L^abbé Fleury et le jésuite Longueval ont cru devoir supprimer ce
qui regarde l'absolution du serment. Comme l'historien est à la fois
témoin, juré et juge, nous avons cru devoir, sous ce triple rapport,
consigner fidèlement une circonstance aussi importante ; car elle nous
montre ce que les évêques d'Italie, d'Espagne, de France, d'Angle-
terre et d'Allemagne pensaient alors sur cette grave question. Que
dis-je? elle nous montre que le roi et les seigneurs de France, qui
assistaient à ce concile, ne trouvaient point à redire que le Pape
excommuniât l'empereur d'Allemagne et qu'il déliât ses sujets du
serment de fidélité, à moins qu'il ne vînt à résipiscence. Pour bien
juger un homme ou un siècle, il faut savoir avant tout ce qu'il croit
et ce qu'il fait.
Au mois de novembre, peu après le concile de Reims, le pape
Calixte vint en Normandie conférer de la paix avec le roi Henri d'An-
gleterre; ce fut à Gisors.Le roi reçut avec toute sorte d'honneurs le
Pape, qu'il reconnaissait pour le pasteur de l'Église universelle et
pour son parent. Il se prosterna humblement à ses pieds : le Pape
le bénit au nom du Seigneur, le releva avec tendresse, et ils s'em-
brassèrent tous deux avec grande joie. Le Pape dit alors : Au concile
1 Labbe, t. 10, p. 878.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQCE. 165
de Reims, j'ai promis de travailler pour la paix; c'est pour cela,
très-glorieux fils, que je suis venu ici promptement : je supplie la
clémence divine de bénir nos efforts et de les faire tourner à Tutilité
générale de toute son Église. Je vous prie, de votre côté, de me se-
conder pieusement, et d'accorder la paix à vos ennemis qui vous la
demandent par nous. Le roi promit d'obéir de bon cœur à tout ce
qu'ordonnerait le Pape, qui reprit ainsi : La loi de Dieu, pour le bien
de tous, ordonne que chacun possède son droit légitimement, mais
qu'il ne convoite pas le bien d'autrui, ni ne fasse à un autre ce qu'il
ne veut pas qu'on lui fasse à lui-même. Le concile général des fi-
dèles est donc d'avis et vous prie humblement, grand roi, que vous
rendiez la liberté à Robert, votre frère, que vous tenez en prison
depuis longtemps, et que vous lui restituiez, et à son fils, le duché
de Normandie. Très-saint Père, répondit le roi, comme je l'ai pro-
mis, j'obéirai raisonnablement à vos ordres. Toutefois je vous prie
d'écouter attentivement ce que j'ai fait. Je n'ai point dépouillé mon
frère de la Normandie; mais j'ai délivré cette province, qui est l'hé-
ritage de mon père, et qui était misérablement ravagée par des
voleurs et des sacrilèges. On n'y rendait aucun honneur aux prêtres
et aux autres serviteurs de Dieu; on y avait presque ramené le paga-
nisme. Les monastères fondés par nos ancêtres étaient ruinés, et les
religieux dispersés faute de subsistance. On pillait les églises, on les
brûlait la plupart, et on en tirait ceux qui s'y cachaient : les gens
du peuple se tuaient l'un l'autre, ou demeuraient sans défense. La
Normandie a été près de sept ans dans ce triste état; j'en recevais
des plaintes fréquentes, et les gens de bien me priaient de venir au
secours du peuple affligé. J'y suis venu, et j'ai vu qu'il était impos-
sible de le faire autrement que par les armes, parce que mon frère
était le protecteur des méchants et suivait les conseils de ceux qui
le rendaient méprisable et dominaient sous son nom. J'ai donc été
obligé de faire la guerre. Dieu, favorisant mes bons desseins, m'a
donné la victoire, et j'ai rétabli les lois et la tranquillité publique.
Pour la conserver, il a fallu arrêter mon frère ; mais il est traité
selon que sa dignité le demande, et si l'on ne m'avait pas enlevé son
fils, je le ferais élever avec le mien. De tous les maux que j'ai rap-
pelés, j'ai pour témoins les champs restés sans culture, les maisons
brûlées, les villages dévastés, les éghses ruinées, les peuples affligés
du meurtre de leurs amis et du ravage de leurs biens. Voilà, seigneur
Pape, ce que Votre Sainteté voudra bien considérer dans sa sagesse,
afin de donner un conseil utile et à ceux qui gouvernent et à ceux
qui sont gouvernés *.
1 Order. Vital, 1. 12.
166 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
Suivant un historien normand, le Pape se montra satisfait. Dans
le fond, le duc Robert, héros sur le champ de bataille, comme on
Ta vu dans la première croisade, était incapable de gouverner un
État quelconque, et même sa propre maison. Le Pape proposa en-
suite les plaintes particulières du roi de France, contre lequel le roi
d'Angleterre fit aussi les siennes ; mais enfin, par la^ médiation du
Pontife, la paix fut rétablie entre les deux rois, à la grande satisfac-
tion des peuples ruinés par tant d'attaques réciproques. Les châ-
teaux qui avaient été pris de part et d'autre, soit par force, soit par
fraude, furent rendus à leurs seigneurs ; tous les prisonniers enfin
furent mis en liberté, et rentrèrent joyeusement dans leurs familles.
Le roi de France reçut Thommage que lui fit Guillaume, fils du roi
d'Angleterre, pour le duché de Normandie. C'est ce même Guillaume
qui périt peu après en traversant la mer. Quant à Guillaume, fils du
duc Robert, le roi Louis lui donna un comté en France, et plus tard
le comté de Flandre.
Dans la conférence de Gisors, Calixte II pria aussi le roi d'Angle-
terre de rendre ses bonnes grâces à Turstain, archevêque d'York,
que le Pape avait sacré à Reims. Henri se montra fort difficile. Ce-
pendant il y consentit, à condition que Turstain ferait sans délai sa
soumission à l'archevêque de Cantorbéri. Comme Turstain ne se
pressa pas de le faire, il eut défense de demeurer dans les terres du
roi. Mais plus tard, le Pape ayant envoyé en Angleterre des lettres
qui ordonnaient que Turstain fût mis en possession de son arche-
vêché, sous peine d'excommunication contre le roi et de suspense
contre l'archevêque de Cantorbéri, le roi lui permit de revenir en
Angleterre et d'aller droit à York, à condition qu'il ne ferait aucune
fonction hors de son diocèse, jusqu'à ce qu'il eût satisfait à l'église
de Cantorbéri. L'historien Eadmer, moine de Cantorbéri, et qui ne
voit dans tout ceci que son église et son archevêque, ne paraît pas
toujours impartial envers celui d'York *.
Geoffroi, archevêque de Rouen, étant de retour du concile de
Reims, tint un synode des prêtres de son diocèse pour leur notifier
les canons du concile, et nommément celui qui leur défendait d'a-
voir des femmes ou des concubines. Plusieurs prêtres de Normandie,
malgré tant de canons, s'étaient maintenus dans la possession où
ils étaient depuis longtemps de se marier. Quand l'archevêque leur
eut déclaré qu'il leur interdisait tout commerce avec leurs femmes
sous peine d'anathème, il s'éleva dans l'assemblée un grand mur-
mure, et les prêtres se plaignirent de la pesanteur du joug qu'on
* Eadmer, Novor., l. 5 et 6.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 167
leur imposait. L'archevêque, qui était Breton, n'aimait pas les Nor-
mands et n'en était pas aimé. C'était un prélat brusque et qui ne
voulait pas être contredit. Un jeune prêtre nommé Anselme ayant
osé lui répliquer, il le fit enlever du synode et traîner en prison.
Voyant ensuite que les autres murmuraient de ce traitement fait à un
de leurs confrères, il sortit comme un furieux de l'église où se tenait
le synode, et appela ses domestiques et ses satellites, lesquels étant
entrés aussitôt dans l'église, armés de bâtons et d'épées, frappèrent
tous les prêtres qu'ils trouvèrent et dissipèrent le synode. Les curés
se sauvèrent comme ils purent et allèrent raconter ces violences
leurs concubines, en leur montrant les blessures qu'ils avaient re-
çues à leur occasion. Après cette expédition, l'archevêque alla ré-
concilier l'église qui avait été polluée par le sang des prêtres qu'il
avait fait verser. On se plaignit amèrement au roi Henri de cette
violence ; mais les autres affaires qui l'occupaient alors l'empêchèrent
d'en faire justice. Ce procédé de l'archevêque, tout irrégulier qu'il
était, fut plus efficace que les canons pour intimider les prêtres
concubinaires *.
Saint Norbert travaillait à la réforme du clergé et du peuple par
des moyens plus apostoliques. Ayant appris la mort de Gélase II et
l'élection de Calixte, il vint trouver celui-ci au concile de Reims,
pour faire renouveler la permission qu'il avait obtenue de prêcher.
Mais le Pape était si accablé d'affaires, qu'il ne put en obtenir d'au-
dience. S'étant donc présenté plusieurs fois inutilement pendant
trois jours, il prit la résolution de sortir de Reims et de s'en retour-
ner. A quelque distance de la ville, il rencontra Barthélemi, évêque
de Laon, qui allait au concile. Ce prélat, soit par curiosité, soit par
inspiration divine, aborda les trois pèlerins, Norbert, Hugues, son
disciple, et un clerc anglais qui venait de se joindre à eux, les salua
et demanda qui ils étaient et où ils allaient. Norbert lui répondit
qu'il était de Lorraine; qu'ayant renoncé à ses biens, à ses parents
et au siècle, il avait résolu d'embrasser la vie apostolique ; qu'il était
venu à Reims pour obtenir la confirmation du Pape, mais que la
foule des personnes riches ne lui avait pas permis de l'approcher.
Barthélemi l'exhorta à retourner à Reims avec lui, lui promettant
de lui procurer une audience. Norbert y consentit, etl'évêque ayant
fait descendre de cheval un de ses gens, y fit monter Norbert, dont
il apprit l'histoire plus en détail, et engagea sans peine le Pape à lui
donner audience.
Calixte reçut le saint missionnaire avec bonté, et lui promit qu'a-
1 Labbe, t. lO, p. 883. Order. Vital, 1. 12.
168 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIL— De 1406
près le concile il irait à Laon et Técouterait à loisir. Il le recom-
manda particulièrement à l'évêque de Laon, qui le retint toujours
auprès de lui pendant le concile. Les évêques et les abbés assem-
blés à Reims accueillirent Norbert avec grande joie. Ils admiraient
la. force de ses discours, la sagesse de ses réponses et la rigueur de
sa pénitence; car il marchait toujours pieds nus, quoique Thiver
commençât à se faire sentir : plusieurs l'exhortaient à modérer ses
austérités, mais inutilement. Après le concile, Tévêque Barthélemi le
reconduisit à Laon, où il attendit ^arrivée du Pape, qui s'y rendit en
effet quelques jours après la fin du concile.
Il y avait, hors de la ville de Laon, une église où Vévêque de Laon
avait placé quelques chanoines réguliers. Ayant délibéré avec le Pape
sur les moyens de retenir le nouvel apôtre dans son diocèse, il offrit
cette éghse à Norbert. Celuj-ci ne Faccepta que par obéissance pour
le Pape et à condition que ces chanoines embrasseraient son genre
de vie ; mais la seule vue de sa personne leur fit peur, et ils décla-
rèrent qu'ils ne voulaient pas d'un tel réformateur. Norbert, de son
côté, témoigna à l'évêque qu'il aimait mieux demeurer dans quelque
soUtude propre au recueillement. Eh bien ! reprit l'évêque, je vous
montrerai dans mon diocèse plusieurs endroits solitaires, et je vous
donnerai celui qui vous agréera.
Le saint évêque le fit aussitôt que le Pape fut parti de Laon. Il
conduisit saint Norbert en divers lieux de son diocèse. Il lui montra
la forêt de Thierrache et le conduisit à Foigni, en lui faisant remar-
quer la solitude et les commodités de ce lieu. Norbert, s'étantmisen
prière, dit à l'évêque que ce n'était pas le lieu que Dieu lui avait
destiné. L'évêque le mena donc dans un autre lieu de la même forêt,
où Norbert, s'étant mis aussi en prière, dit que ce n'était pas encore
là ce que Dieu lui destinait. Alors l'évêque le mena au fond de la
forêt de Couci. C'était un petit vallon devenu comme un marais flot-
tant par les eaux qui tombaient des montagnes; l'accès en était
difficile : les bois épais, les montagnes et les rochers y laissaient pé-
nétrer à peine la lumière du soleil. Ce vallon se nommait dès lors
Prémontré. Le séjour en était si malsain, le terroir si stérile, que les
paysans, pour qui on y avait bâti une chapelle dédiée à saint Jean-
Baptiste, l'avaient abandonné. Barthélemi etNorbert entrèrent dans
cette chapelle pour y faire oraison. L'évêque, ayant fini sa prière,
se leva et dit à Norbert de finir la sienne, parce qu'il se faisait tard
et qu'il n'y avait pas en ce lieu de quoi les loger. Norbert, revenu
un peu de son extase, pria l'évêque de lui laisser passer la nuit en
prière. Ainsi, l'évêque remonta seul à cheval et gagna Avisi. Le
lendemain, il retourna dès le matin à Prémontré et demanda à
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 169
Norbert ce qu'il pensait de ce lieu. Il lui répondit, transporté de joie :
C'est ici le lieu de mon repos et le port de mon salut; c'est ici que
je dois chanter les louanges du Seigneur avec de fidèles serviteurs
que le ciel rassemblera autour de moi pour y publier ses miséri-
cordes. Cependant cette chapelle ne sera pas l'église principale du
monastère ; il y en aura une autre qui sera bâtie au delà de la
montagne. J'ai vu en esprit, pendant l'oraison, une troupe de pèle-
rins vêtus de robes blanches, portant en main des croix et des en-
censoirs, et qui m'indiquaient la place où Dieu souhaitait que nous
élevassions un temple à son honneur.
Ainsi, Norbert se fixa à Prémontré avec ses deux compagnons.
Ce lieu dépendait du monastère de Saint- Vincent de Laon ; l'évê-
que, en arrivant à la ville, manda l'abbé et lui donna une autre terre
en échange, afin que Norbert ne fût plus inquiété dans son nouvel
étabhssement. Il ne manquait au saint fondateur que des compa-
gnons : la Providence ne tarda pas à lui en envoyer. Il alla à Laon
pour en gagner à Dieu; et, étant entré dans l'école de Radulfe, qui
avait succédé à son frère Anselme, il fit aux écoliers un discours si
pathétique, que sept jeunes gens de quahté, arrivés tout récemment
de Lorraine, le suivirent à Prémontré pour embrasser son genre de
vie. La joie qu'il ressentit de la conquête des sept Lorrains fut bientôt
troublée par Tapostasie du clerc anglais. Ce malheureux, à qui Nor-
bert avait confié leur argent, l'emporta la nuit et s'enfuit du mo-
nastère. Le saint patriarche, craignant pour ses novices l'effet d'un
pareil scandale, les rassura par ses discours. Il leur représenta que
les sociétés les plus saintes étaient exposées aux plus grandes tenta-
tions; qu'il était sorti du collège des apôtres le plus avare des
hommes ; que les hiérarchies des anges avaient été déshonorées par
la désertion du plus élevé d'entre les esprits; qu'ils ne devaient pas
s'étonner qu'un perfide, qui s'était laissé corrompre comme Judas
par l'avarice, et séduire dans le paradis terrestre comme Eve, eût
vécu parmi eux.
Ce fut par ces considérations et autres semblables que Norbert
fortifia ses disciples contre les dangers de la tentation. Il employa
tout l'hiver à les accoutumer aux pratiques de la pauvreté et de la
pénitence. Dès que le printemps commença de rendre les chemins
praticables, il se mit seul en campagne pour prêcher l'Évangile et
réunir ses disciples, laissant à Hugues la conduite de ceux qui étaient
déjà à Prémontré. Il vint à Cambrai pendant le carême 1121, il y
prêcha, et, à son premier sermon, il gagna Évermode. C'était un
homme de qualité, d'un esprit pénétrant, d'une piété exemplaire, qui
devint dans la suite évêque de Ratzboug et travailla efficacement à
170 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
la conversion des Vandales encore païens. A Nivelle, où Norbert se
rendit avec son nouveau disciple, un jeune homme nommé Antoine
s'offrit à se joindre à eux. Plusieurs suivirent son exemple; de
sorte qu'avant la fin du carême, Norbert retourna à Prémontré avec
treize compagnons. La troupe étant ainsi grossie, il pensait sérieuse-
ment'à lui donner un plan de vie régulière et uniforme ; le démon le
teaversa de bien des manières, mais il triompha du démon par la foi
et la patience, et le chassa de plusieurs possédés.
Quelques personnes lui conseillaient la vie érémitique, d'autres
Tobservance de Cîteaux, qui commençait à fleurir. Il recommanda
à ses disciples de s'adresser à Dieu pour connaître la volonté de Dieu
et la suivre une fois connue. Ils s'appliquèrent donc pendant plu-
sieurs jours à de ferventes prières, ils redoublèrent leurs mortifica-
tions pour implorer les lumières du Saint-Esprit, Norbert, qui était
à leur tête, les animait par ses exemples, et enfin. Dieu exauçant les
vœux de ses fidèles serviteurs, ils se trouvèrent tous d'accord sur le
choix de la vie canonique. Saint Augustin, que Norbert vit en esprit
dans l'ardeur de ses oraisons, fortifia leur choix. Alors le saint ne
douta plus que désormais il devait s'attacher à la règle de ce saint
docteur. Tous s'y soumn-ent d'autant plus volontiers, que de qua-
rante religieux qui étaient à Prémontré, il n'y en avait pas un qui,
dans le siècle, n'eût fait profession delà vie canonique.
Sur ce principe, il commença le plan de son ordre. Il donna pour
fin à ses enfants de vaquer, avec la grâce de Dieu, au salut et à la
perfection de leurs âmes. Il joignit à cette fin l'emploi de la prédi-
cation et le soin de sanctifier le prochain, persuadé que rien ne
contribue plus à notre sanctification que de nous dévouer nous-
mêmes au salut des âmes, et que rien ne nous rend plus propres à
sauver les âmes que de nous sanctifier nous-mêmes. Il rassembla
dans son institut le silence et les austérités de la vie monastique avec
les fonctions de la vie cléricale. Il prit de la première l'oraison, la
retraite, l'abstinence de chair, le chant de l'office divin. Il tira de la
seconde tout ce qui peut aider au salut et à la perfection du pro-
chain, les prédications, les missions parmi les infidèles et les héréti-
ques, l'administration des cures, l'étude de l'Écriture sainte et de la
théologie, sans laquelle on ne peut s'acquitter du ministère de l'É-
vangile. Sur ce projet, il dressa le formulaire de leur profession,
qu'ils firent tous avec lui le jour de Noël de l'année 1121 *.
Dieu donna tant de bénédictions à cet institut naissant, qu'en peu
de temps il fut répandu par tout le monde chrétien; en sorte que
^ Vita s. Norb.ActaSS.,ejunii.It.ll\ièO.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 171
trente ans après sa naissance, il y avait déjà au chapitre général de
Prémontré près de cent abbés de Tordre. Barthélemi, évêque de
Laon, fonda seul jusqu'à cinq monastères de cet institut dans son
diocèse. Parmi les personnages illustres qui embrassèrent l'institut
de saint Norbert, on vit le comte Godefroi de Namur, frère convers
dans le monastère de Floreff, fondé par sa femme, la comtesse
Ermesende. Le comte Godefroi de Cappenberg, qui descendait de
Charlemagne et de Vitikind, se donna à Norbert avec tous ses do-
maines, et transforma son château en monastère, où il fit profession
avec Atton, son frère, parrain de Te mpereur Frédéric Barberousse.
La vie du bienheureux comte Cappenberg est un tissu de patience,
de prodiges et de zèle. Il consacra ses mains au soulagement des lé-
preux, il s'employa à la prédication du royaume de Dieu, il fit servir
sa noblesse et ses grands biens à la protection et au soulagement
des pauvres; enfin il passa toute sa vie dans une obéissance parfaite
aux ordres de Norbert, dont il fut le disciple fidèle. L'Église célèbre
sa fête le 13 janvier, et l'ordre de Prémontré le regarde comme un de
ses plus grands saints *.
Son exemple toucha tellement ThibauldlV, comte de Champagne,
qu'il voulut l'imiter. Il alla trouver saint Norbert pour le consulter
sur son salut ; et, encore plus touché après l'avoir entendu parler, il
se mit entièrement à sa disposition, lui et tous ses biens. Le saint
homme, voyant avec quelle noblesse de cœur le prince faisait cette
offrande, demanda du temps pour consulter Dieu. Il considéra que
Thibauld avait plusieurs grandes terres, savoir : les comtés de Blois
et de Chartres, d'un côté, et, de l'autre, ceux de Meaux et de
Troyes. Or, il n'était pas facile de détruire ces seigneuries et leurs
châteaux pour les donner à une congrégation religieuse, tant pour
l'intérêt du royaume, qui en aurait été affaibli, que pour celui de
quantité de seigneurs vassaux de ce prince. Norbert savait d'ailleurs
qu'il était très-libéral à faire l'aumône, à bâtir des églises et des mo-
nastères ; qu'il était le protecteur des orphelins, des veuves et de tous
les misérables. Il crut donc que ce serait aller contre l'ordre de Dieu
que de tirer ce prince de l'exercice des bonnes œuvres où il l'avait
appelé. Quand le temps de rendre réponse fut venu, le comte s'at-
tendait qu'il lui conseillerait de renoncer à tout. Mais le saint homme
lui dit : Il ne sera point ainsi ; vous porterez le joug du Seigneur
avec la société conjugale, et votre postérité possédera vos grands
États avec la bénédiction de vos pères. Le comte se soumit ; et, par
les soins de Norbert, il épousa Mathilde, fille du duc de Carinthie,
1 Acta SS., 13 fan.
172 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
dont il eut plusieurs enfants. Il était lui-même fils d'Etienne, comte
de Blois, que nous avons vu dans la première croisade, et d'Adèle,
fille de Guillaume le Conquérant, laquelle fut de son côté un modèle
de piété et de bonnes œuvres.
Non content d'avoir formé à l'Église de saints religieux, Norbert
voulut encore lui consacrer de saintes religieuses. Ricuvère, veuve
de Raymond de Clastre, fut une des premières et des plus illustres.
Ermengarde, comtesse de Roussi ; Agnès, comtesse de Braine ; Gude,
comtesse de Bonnebourg ; Béatrix, vicomtesse d'Amiens; Anastasie,
duchesse de Poméranie; Hadev^^ige, comtesse de Clèves, et Ger-
trude, sa fille ; Adèle de Montmorenci, fille de Bouchard, connéta-
ble de France, suivirent l'exemple de Ricuvère. La bienheureuse
Ode, touchée de leurs vertus, imita leur retraite. Les règles que Nor-
bert prescrivit à ces saintes filles, paraissent au-dessus de la fai-
blesse de leur sexe* cependant elles n'étaient pas encore proportion-
nées à la grandeur de leur courage. Jamais elles ne sortaient de leur
clôture, elles s'étaient interdit tout commerce avec les gens du
monde, elles ne parlaient à leurs plus proches parents qu'en pré-
sence de deux religieuses; elles s'habillaient d'étoffes blanches, mais
communes ; leur voile était d'un gros drap noir, leur nourriture n'a-
vait ni délicatesse ni abondance, leur jeûne était rigoureux, leur
abstinence de chair perpétuelle, leur oraison fréquente. Ces austéri-
tés, qui auraient dû éloigner du nouvel institut les personnes de qua-
lité les attiraient de toutes parts. Le nombre, en moins de quinze
années, s'accrut si prodigieusemeat, qu'on en compta plus de dix
mille répandues en différents royaumes *.
Nous avons vu que la ville d'Anvers avait été entièrement perver-
tie par l'hérésiarque Tanquelin, et qu'on y avait aboli presque tous
les exercices du christianisme. La séduction persévéra après la mort
de cet imposteur. Quoique Burcard, évêque de Cambrai, eût en-
voyé douze ecclésiastiques dans Anvers au secours du seul prêtre qui
desservait l'égHse de Saint-Michel, les fruits ne répondaient pas au
zèle du prélat et au travail des ouvriers. Les missionnaires, voyant
l'opiniâtreté du peuple d'Anvers dans l'hérésie, jugèrent qu'il n'y
avait que Norbert qui pût la vaincre, L'évêque, qui était son ami, le
supplia de venir. Norbert, étant arrivé avec deux de ses disciples,
déploya toute son habileté et la douceur de son éloquence pour dé-
tromper les esprits que l'amour du libertinage avait entraînés dans
l'erreur. Je sais, leur disait-il, que l'ignorance a plus de part à votre
désertion que l'attachement au mensonge. Vous vous êtes livrés à
1 Vie de S. Norbert, par Hugo.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 173
rhérésie sans la connaître, et je viens vous annoncer la vérité que
vous ne connaissez pas. Je suis persuadé que vous aurez le même
empressement à l'embrasser, aussitôt que je vous Taurai proposée,
que vous avez témoigné d'ardeur à suivre lesjimpostures qui vous ont
déguisé Terreur sous les apparences de la vérité.
Ainsi Norbert, bien loin d'insulter par des invectives au malheur
de ces peuples, excusait leur surprise avec tant de bonté, qu'il leur
épargnait la honte que Ton a d'ordinaire à confesser Terreur que Ton
déteste. Dans ses prédications, il avait soin d'allier la douceur avec
la force de la conviction. Il sut tempérer si bien Tune par Tautre,
que les chefs du parti abjurèrent leur hérésie entre les mains de
Norbert. Les disciples, qui n'y étaient retenus que par l'exemple des
maîtres, imitèrent leur conduite, de sorte que la ville changea tout
à coup de créance et de mœurs. Ceux qui gardaient depuis cinq ou
six ans le corps de Jésus-Christ dans des lieux immondes, pour le
faire servir à leurs profanations, le rapportèrent à Norbert, condam-
nant, par leurs gémissements, les excès de leur impiété. Les concu-
binaires et les incestueux, qui avaient vécu dans un dérèglement
public, renoncèrent pour jamais à leur commerce infâme. Les tem-
ples furent réparés, les croix redressées, le sacerdoce rétabli, l'eu-
charistie honorée ; la religion ressuscita, et Ninive la pécheresse
devint une Ninive pénitente. Pour y affermir et y continuer le bien,
Norbert y établit une communauté de ses religieux, à la demande
de Tévêque.
Il fit une autre bonne œuvre à Anvers. Il amassa, par le moyen
des aumônes qu'il avait reçues, un fonds suffisant pour nourrir six-
vingts pauvres; car c'était une année de famine en France, et la
misère y faisait croître chaque jour le nombredes mendiants. Durant
cette famine, on nourrissait tous les jours à Prémontré cinq cents
pauvres. Norbert parut désapprouver cette charité de ses disciples,
laquelle lui parut excessive, et il craignit que les fonds n'y pussent
suffire ; mais, pour se punir de sa défiance, il ordonna qu'on y en
ajoutât encore six-vingts qui seraient nourris aux dépens de Tabbaye,
et dont sept mangeraient au réfectoire avec les religieux. Il régla
même qu'en certains jours qu'il désigna on distribuerait des habits
aux pauvres. L'abbaye de Prémontré n'avait pas des revenus suffi-
sants pour fournir aux dépenses que la charité de Norbert l'obligeait
de faire; mais Tabstinence de ses religieux et les libéralités des fidèles
étaient pour lui, ou plutôt pour les pauvres, une ressource abon-
dante.
Le comte Thibauld de Champagne, dont il a été parlé, fournissait
abondamment à saint Norbert et à saint Bernard de quoi soulager la
174 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIl. — De 4106
misère de tant de malheureux, surtout pendant la famine qui affligea
la France Fan H 25. Ce seigneur voulut avoir dans son palais deux
religieux, qu'il chargea de parcourir les bourgs et les villages de son
domaine, pour y secourir les pauvres. Il s'adressa d'abord à saint
Bernard, qui craignit que ses religieux, étant destinés à la solitude,
ne se dissipassent à la cour. Le comte eut donc recours à saint Nor-
bert, qui lui en envoya deux des siens. Le comte les constitua ses
aumôniers, et il donna ordre à ses officiers de leur fournir tout ce
qu'ils demanderaient pour les pauvres, argent, provisions, habits*.
Tandis que saint Norbert sanctifiait ainsi le monde par le prodige de
ses vertus et la vertu de ses prodiges, un seul homme en disait du
mal : cet homme est Abailard. Ce vaniteux sophiste en parle avec
mépris, jusqu'à le représenter comme un hypocrite qui tâchait de sé-
duire les peuples par de faux miracles. Il ne parle pas avec plus d'es-
time de saint Bernard. Il était naturellement jaloux de tous les grands
hommes qu'il voyait plus estimés que lui, et sa vanité ne lui permet-
tait guère de dire du bien que de lui-même. Mais il avait un intérêt
personnel à tâcherf de décréditer saint Bernard et saint Norbert,
qui combattaient les pernicieuses nouveautés qu'il débitait dans
son école, et auxquelles la réputation du maître donnait de la
vogue.
En effet, Abailard continuait d'enseigner à Provins avec un succès
qui l'aurait consolé de ses anciennes disgrâces, s'il avait eu la pru-
dence de ne pas s'en attirer de nouvelles. Il ne voyait plus personne
qui pût, dans sa profession, lui disputer la palme. Anselme de Laon
et Guillaume de Champeaux qui avaient été ses maîtres et qu'il re-
gardait comme ses rivaux, étaient morts Vun et Fautre : Anselme
en 1117, Guillaume en 1121. Dès lors Abailard pouvait passer pour
le plus habile maître qu'il y eût en France. Sa réputation croissait
tous les jours, mais sa vanité croissait avec sa réputation, et ses
succès lui firent bientôt plus d'ennemis que son mérite ne lui avait
fait d'admirateurs de ses talents. L'estime où il était réveilla la ja-
lousie des autres professeurs, qui examinèrent ses écrits avec cette
attention critique qui ne pardonne rien. Abailard ne justifia que trop
leurs soupçons, et son amour pour la nouveauté lui attira de nou-
velles humiliations : l'orgueil même en est seul une source féconde
pour les esprits superbes.
Abailard, enivré des louanges qu'on donnait à la pénétration de
son génie, se crut en état de comprendre les mystères les plus su-
bUmes et de les faire comprendre aux autres. Pour faciliter à ses dis-
1 Vie de S. Norbert. Acta SS., ejunii,et Hugo.
à U25 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 175
ciples rétude de la théologie,, il publia un traité intitulé : Introduction
à la théologie. Après avoir exposé, dans la préface, les motifs qui
l'ont engagé à entreprendre cet ouvrage, il déclare que, si dans ses
expressions ou ses sentiments il s'est écarté en quelque chose delà
vérité, il sera toujours prêt à se corriger quand on le reprendra, afin
que, s'il ne peut éviter la honte de l'ignorance, il ne tombe pas du
moins dans le crime de Thérésie, qui ne consiste que dans l'opiniâ-
treté à soutenir Terreur. Nous verrons bientôt que penser de cette
protestation.
Dès que cet ouvrage parut, il excita un grand bruit par les éloges
et les critiques qu'on en fit. Abailard y accusait quatre professeurs
de France de plusieurs erreurs. Les professeurs usèrent de repré-
sailles et décrièrent partout son livre comme un ouvrage pernicieux.
Deux professeurs de Reiras, Albéric et Rotulfe, anciens disciples
d'Anselme de Laon et de Guillaume de Champeaux, quoiqu'ils ne
fussent pas de ceux dont Abailard avait relevé les erreurs, dénoncè-
rent son livre à Radulfe, archevêque de Reims, et le pressèrent de
porter Conon, légat du Saint-Siège en France, à condamner cet ou-
vrage dans un concile.
Il fut en effet condamné dans un concile de Soissons, Abailard
obligé de le jeter au feu, et ensuite de se rendre en prison au mo-
nastère de Saint-Médard de la même ville. Or, si l'on veut en croire
Abailard, le mérite de son livre en a fait tout le crime, et il n'y a que
les yeux de l'envie qui y ont découvert des erreurs ; le légat Conon
était un homme faible et entièrement ignorant des vérités de la re-
ligion. En tout ceci, Abailard ne fait que répéter ce que disent tous
les novateurs contre ceux qui les condamnent. Qu'il en soit ainsi,
nous en avons un témoin irrécusable, le livre même d'Abailard, qui
est venu à nous presque tout entier. Avec une connaissance super-
ficielle des principaux dogmes de la foi chrétienne, on y trouve plu-
sieurs choses équivoques, inexactes, et quelques erreurs graves, en-
tre autres une de celles qu'on lui reprochait, comme nous le verrons
plus tard.
En quoi l'on ne peut refuser à Abailard une entière créance, c'est
en ce qu'il dit de son désespoir après avoir été condamné à Soissons.
L'abbé et les moines de Saint-Médard, dit-il, croyant que je demeu-
rerais toujours avec eux, me reçurent avec une très-grande joie et
s'efforcèrent de me consoler par les soins qu'ils prenaient de bien me
traiter; mais ce fut en vain. Vous savez. Seigneur, avec quelle
amertume de'cœur je m'en prenais à vous-même, avec quelle fureur
je vous accusais. Je ne puis exprimer quels étaient ma douleur, ma
confusion, mon désespoir. Si Abailard s'emportait ainsi contre Dieu
176 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
quand son amour-propre était humilié, on peut bien croire qu'il ne
s'emportait pas moins contre les hommes *.
Cependant le pape Calixte II, après avoir procuré la paix entre la
France et l'Angleterre, s'acheminait vers l'Italie, réglant plusieurs
affaires sur sa route. En Bourgogne, à la prière de saint Etienne,
abbé de Cîteaux, il confirma les règlements de cet ordre. A Autun,
où il célébra la fête de Noël 1119, il reçut avec bonté l'archevêque
Brunon de Trêves, auquel il accorda l'indulgence de ses péchés et la
confirmation des privilèges de son église. Calixte, voulant orner de
quelque privilège l'église de Vienne, qui avait été son premier siège,
lui accorda la primatie sur sept provinces. Comme dans ces pro-
vinces il y avait déjà deux archevêques, celui de Narbonne et celui
de Bourges, qui avaient le titre de primat, l'archevêque de Vienne
prit occasion de se quahfier primat des primats; mais ce ne fut jamais
guère qu'un titre.
Le pape Calixte, ayant passé les Alpes, entra dans la Lombardie.
Les peuples, accourant de toutes parts, le reçurent avec une grande
dévotion, comme le vrai pasteur de l'Eglise universelle. A Lucques,
la miUce vint à sa rencontre, et il fut conduit, par le clergé et le
peuple, à l'église et au palais. A Pise, il fut reçu de même en pro-
cession, et dédia solennellement la grande église. La nouvelle de son
arrivée étant venue à Rome, toute la ville en eut une grande joie et
un grand désir de le recevoir : ce qui épouvanta les schismatiques,
lesquels y tenaient le parti de l'empereur. L'antipape Bourdin, ne
se trouvant plus en sûreté, s'enfuit à Sutri, qu'il avait ôté à Pierre
de Léon, et s'enferma dans la forteresse, attendant le secours de
l'empereur, qui ne devait pas venir. La milice de Rome vint jusqu'à
trois journées au-devant du pape Calixte. Quand il approcha de la
ville, les enfants, portant des branches d'arbre, le reçurent avec des
acclamations de louanges. Il entra couronné dans la ville, dont les
rues étaient tapissées. Les Grecs et les Latins chantaient de concert,
les Juifs mêmes y applaudissaient. Les processions étaient si nom-
breuses, qu'elles durèrent depuis le matin jusqu'à quatre heures
après midi ; enfin, au milieu des chants d'acclamations, le Pape fut
conduit par les magistrats au palais de Latran, suivant la coutume.
C'était le 3'°'' de juin 1120, et le Pape demeura à Rome le reste du
mois, recevant tout le monde avec une affabilité et une grâce dignes
de sa naissance ^.
Mais comme il avait besoin de troupes pour forcer l'antipape à se
1 Labbe, t. 10, p. 885. Abœlard. epist. 9. r- 2 Pandulf., apud Baron., an.
1J20.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 177
soumettre, il se rendit en Apulie pour chercher le secours des Nor-
mands. Il vint premièrement au Mont-Cassin, où il fut défrayé libé-
ralement par l'abbé, non-seulement tant qu'il y fut, mais pendant
deux mois environ qu'il demeura dans le pays. De là, il passa à Bé-
névent, où Guillaume, duc d' Apulie et de Calabre, vint le trouver et
lui fit hommage hge, comme Robert Guiscard, son aïeul, et Roger,
son père, l'avaient fait aux Papes précédents; et Calixte lui donna
l'investiture de tout le pays par l'étendard. Le Pape demeura long-
temps à Bénévent, sans pouvoir revenir à Rome, parce qu'il n'y avait
pas de sûreté : les schismatiques arrêtaient même ceux qui allaient
le voir, et les tuaient ou les maltraitaient. Enfin il retourna à Rome
par mer et y célébra la fête de Pâques de l'année 1121 *.
Après la fête, il envoya contre Sutri une grande armée, avec Jean
de Crème, cardinal-diacre, et le suivit de près lui-même. Les habi-
tants de Sutri, voyant battre leurs murailles, prirent l'antipape
Bourdin et le livrèrent aux soldats de Calixte. Les soldats, après l'a-
voir chargé d'injures, le firent monter sur un chameau à rebours,
lui faisant tenir la queue au lieu de bride, et lui mirent sur le dos
une peau de mouton sanglante, voulant, par cette dérision, repré-
senter le Pape vêtu d'une chape d'écarlate et monté sur un grand
cheval. Ils firent entrer Bourdin dans Rome, pour intimider ceux
qui oseraient à l'avenir usurper le Saint-Siège ; et le peuple l'aurait
fait mourir, si le pape Calixte ne l'eût délivré de leurs mains et en-
voyé au monastère de Cave pour faire pénitence. Sitôt qu'il fut pris,
Calixte en écrivit à tous les évêques et à tous les fidèles des Gaules,
et sans doute aussi à ceux des autres nations ^.
Calixte II rétablit à Rome la paix et la sûreté publiques. Il dé-
molit les tours de Cencio Frangipane et des autres petits tyrans, et
soumit quelques comtes qui pillaient les biens de l'Église. Les che-
mins étaient libres pour aller à Rome, et personne n'insultait aux
étrangers quand ils y étaient arrivés. Auparavant, les offrandes de
saint Pierre étaient pillées impunément par les plus puissants des
Romains, devant lesquels les précédents Papes n'osaient ouvrir la
bouche. Calixte fit revenir ces offrandes à sa disposition, pour les
employer à l'utilité de l'Église. Ce n'est pas qu'il fût intéressé ; au
contraire, il conseillait aux Anglais d'aller en pèlerinage à Saint-Jac-
ques plutôt qu'à Rome, à cause de la longueur du chemin, et il
donnait la même indulgence à ceux qui y allaient deux fois que s'ils
avaient été à Rome.
En Allemagne, tout se disposait à la guerre civile, lorsque tout
* Chronic. Cass., etc., apud Baron, et Pagi. — « Labhc, t. \0, p. SîH. 'W'-
XV . 12
178 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
aboutit à la paix. L^an 1121, l'empereur Henri, résolu de réduire
Mayence révoltée contre lui, envoya ses ordres de toutes parts pour
en faire le siège. L'archevêque Albert, de son côté, remua- toute la
Saxe, où il s'était retiré, et qui s'était détachée de l'empereur tout
entière. Et comme Albert était depuis longtemps légat du Pape, il
employa son autorité pour assembler souvent les évêques et les sei-
gneurs de la province, et se servit de son éloquence pour animer tous
les catholiques à la défense de Mayence, métropole de toute la Ger-
manie. Comme on avait élu canoniquement des évêques pour les
églises vacantes de Saxe, on se proposait aussi de rétablir dans leurs
sièges l'évêque de Spire, l'évêque de Worms et les autres qui en
avaient été chassés parce qu'ils étaient fidèles au Pape. Vers la fin
de juin, les armées étaient en campagne, l'une dans la Saxe, l'autre
dans l'Alsace. On faisait dans toutes les églises des jeûnes, des pro-
cessions et des prières. Elles furent exaucées. Déjà les armées étaient
en présence, lorsque Dieu toucha les cœurs des seigneurs. On envoya
de part et d'autre ceux qui avaient le plus de sagesse et de piété,
pour traiter un accommodement. Ils firent tant, par leurs raisons et
leurs prières, que l'empereur consentit à s'en rapporter aux seigneurs.
On en nomma onze de chaque côté, et on indiqua une assemblée
générale à Wurtzbourg pour la Saint-Michel. Après s'être touché
dans la main pour assurance de cette convention, ils se séparèrent *.
Environ trois mois après, on s'assembla à Wurtzbourg, comme
on était convenu. On y traita de la manière de finir le schisme et de
rétablir l'union entre l'Empire et le sacerdoce. On établit première-
ment une paix très-ferme pour toute l'Allemagne, sous peine de la
vie, avec restitution de toutes les terres usurpées sur l'Église, sur le
prince ou sur les particuliers. Quant à l'excommunication, qui était
la source de presque toutes les difficultés, on s'en remit au jugement
du Pape, et on nomma deux députés, savoir : Brunon, évêque de
Spire, et Arnoulphe, abbé de Fulde, pour aller à Rome et prier Sa
Sainteté d'indiquer un concile général où cette grande affaire fût
terminée. En attendant, on envoya saint Otton, évêque de Bamberg,
et le duc Henri aux seigneurs de Bavière, qui n'avaient pu se trouver
à Wurtzbourg, et qui, s'étant assemblés à Ratisbonne au 1" de no-
vembre, approuvèrent les résolutions communes.
L'évêque de Spire et l'abbé de Fulde, députés à Rome pour la
paix, revinrent en Allemagne, amenant avec eux trois cardinaux-
légats du Pape : Lambert, évêque d'Ostie ; Saxon, prêtre, et Gré-
goire, diacre, que le Pape avait envoyés par le conseil des cardinaux
* Ursp., an. 1121.
à H25 de l'ère clir.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 1î;9
et de tous les évêques d'Italie. On avait indiqué, pour traiter avec
eux, une diète à Wurtzbourg; mais Tabsence de l'empereur empê-
cha de la tenir. Enfin elle se tint à Worms, au mois de septem-
bre H22, à la Nativité de la Vierge; et, après plus d'une semaine
de conférences, la paix fut conclue. La grande difficulté était de con-
cilier les droits et les usages de l'Empire avec les droits et la liberté
de l'Eglise. Les princes regardaient comme un droit héréditaire de
donner l'investiture par la crosse et l'anneau ; mais, depuis long-
temps, ils abusaient de cette cérémonie pour confisquer à leur profit
la liberté des élections. On trouva ce moyen terme. L'empereur
renonçait à l'investiture par la crosse et l'anneau, il laissait les élec-
tions et les consécrations libres ; mais l'évéque ou l'abbé, librement
élu et sacré, recevra de lui l'investiture des régales par le sceptre, et
lui rendra tous les devoirs attachés à ces régales ou droits royaux.
L'accord se fit à ces conditions, dans la confiance que le Pape ne
manquerait pas de le ratifier; car, comme lui écrivit l'archevêque
de Mayence, tout fut réservé à sa décision finale.
On dressa deux écrits, l'un au nom de l'empereur, l'autre au nom
du Pape. L'empereur disait le premier : Moi Henri, par la grâce de
Dieu, empereur auguste des Romains, pour l'amour de Dieu, de la
sainte Église romaine et du seigneur pape Calixte, et pour le salut
de mon âme, je remets à Dieu, à ses saints apôtres Pierre et Paul et à
la sainte Éghse catholique, toute investiture par l'anneau et la crosse,
et j'accorde, dans toutes les églises de mon royaume et de mon em-
pire, les élections canoniques et les consécrations libres. Je restitue
à l'Église romaine les terres et les régales de saint Pierre, qui lui ont
été ôtées depuis le commencement de cette discorde, soit du temps
de mon père, soit de mon temps, et que je possède, et j'aiderai
fidèlement à la restitution de celles que je ne possède pas. Je resti-
tuerai de même les domaines des autres églises, des seigneurs et des
particuliers. Je donne une vraie paix au seigneur pape Calixte, à la
sainte ÉgUse romaine et à tous ceux qui sont ou ont été de son côté.
Et quand l'Église romaine me demandera secours, je le lui prêterai
fidèlement et je ferai une due justice à ses plaintes.
Le Pape disait dans l'autre écrit : Moi Galixte, serviteur des servi-
teurs de Dieu, j'accorde à vous, mon cher fils Henri, par la grâce de
Dieu, empereur auguste des Romains, que les élections des évêques
et des abbés du royaume teutonique soient faites en votre présence,
sans violence ni simonie, afin que, s'il arrive quelque division, vous
donniez votre consentement et votre protection à la plus saine partie,
suivant le jugement du métropolitain et des comprovinciaux. L'élu
recevra de vous les régales par le sceptre, excepté ce qui appartient
180 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
à rÉglise romaine, et vous en fera les devoirs qu'il doit faire de droit.
Celui qui aura été sacré dans les autres parties de l'Empire recevra
de vous les régales dans six mois. Je vous prêterai secours, selon le
devoir de ma charge, quand vous me le demanderez. Je vous donne
une vraie paix, ainsi qu'à tous ceux qui sont ou ont été de votre côté
du temps de cette discorde.
La date de ces deux écrits est du 23 de septembre 11 22. Ils furent
lus et échangés dans une plaine sur les bords du Rhin, à cause de la
nombreuse assemblée. On rendit solennellement à Dieu des actions
de grâces; Pévêque d'Ostie célébra la messe, il y reçut l'empereur
au baiser de paix, et lui donna la communion en signe de réconcilia-
tion parfaite. Les légats donnèrent aussi l'absolution à toute l'armée
de l'empereur et à tous ceux qui avaient eu part au schisme. Ainsi
cette assemblée de Worms se sépara avec une joie infinie *. A la
Saint-Martin, l'empereur en tint une autre à Bambergavec les sei-
gneurs qui n'avaient point assisté à la première. Entre autres choses,
il y nomma des ambassadeurs pour aller à Rome avec un des légats
du Pape et lui porter des présents. Le Pape, ayant reçu cette ambas-
sade, écrivit à l'empereur une lettre du 13 décembre, où il le félicite
de s'être soumis à l'obéissance de l'Église, et témoigne s'en réjouir
particulièrement à cause de la parenté qui les unit ensemble. Il le
prié de renvoyer au plus tôt les autres légats, à cause du concile
dont le temps est proche ^.
En effet, le pape Calixte tint ce concile à Rome pendant le carême
de l'année suivante 1123, et on le compte pour le neuvième concile
œcuménique et le premier de Latran. Il s'y trouva plus de trois cents
évêques et plus de six cents abbés, en tout près de mille prélats.
Le Pape y ratifia et promulgua solennellement la paix conclue entre
l'empereur et l'Eglise. Pour consolider cette paix et en étendre les
avantages, le concile publia vingt-deux canons, dont la plupart ne
font que renouveler les anciens contre la simonie, le concubinage
des clercs et l'infraction de la trêve de Dieu. L'important n'est pas
de faire des règlements nouveaux, mais de tenir à ce qu'on observe
ceux qui sont faits. Voici les canons du concile qui ont quelque chose
de particulier.
Dans le sixième, on déclare nulles les ordinations faites par l'anti-
pape Bourdin depuis qu'il a été condamné par l'Église romaine, et
celles faites par les évêques qu'il a ordonnés depuis ce temps. Dans
iè huitième, on défend l'usurpation des biens de l'Église romaine, et
particulièrement de la ville de Bénévent, sous peine d'anathème.
> Labbe, t. 10, p. 889. — ^ Ibid., p. 894.
à 1125 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 181
Dans le onzième, le concile dit : Nous accordons à ceux qui vont à
Jérusalem pour la défense des Chrétiens la rémission de leurs pé-
chés; nous prenons leurs maisons, leurs familles et tous leurs biens
sous la protection de saint Pierre et de TÉglise romaine, et quicon-
que osera s'emparer de leurs biens pendant qu'ils seront en ce voyage
sera excommunié. Quant à ceux qui ont pris des croix sur leurs ha-
bits pour le voyage de Jérusalem ou d'Espagne, et les ont quittées,
nous leur ordonnons, par l'autorité apostolique, de les reprendre
depuis Pâques prochain jusqu'au suivant, autrement nous les ex-
communions et interdisons tout service divin dans leurs terres, hors
le baptême des enfants et la pénitence des mourants. Nous défen-
dons aux laïques, sous peine d'anathème, est-il dit dans le quator-
zième canon, d'enlever les offrandes des autels de Saint-Pierre, du
Sauveur, de Sainte-Marie de la Rotonde et des autres églises, ou
des croix; nous défendons aussi de fortifier les églises comme des
châteaux, pour les réduire en servitude. 11 est porté dans le quin-
zième, qu'on séparera de la société des fidèles ceux qui fabriquent
de la fausse monnaie et ceux qui en débitent sciemment, comme
étant des hommes maudits, des oppresseurs des pauvres et des per-
turbateurs de la cité. Le seizième est conçu en ces termes : Si quel-
qu'un ose prendre, dépouiller ou vexer de nouveaux péages les pèle-
rins qui vont à Rome ou à d'autres lieux de dévotion, il sera privé
de la communion chrétienne jusqu'à ce qu'il ait satisfait pour sa faute.
Le dix-huitième ordonne auxévêques de mettre des prêtres dans les
églises paroissiales pour avoir soin des âmes. Le vingt-deuxième dé-
clare nulles toutes les aliénations des biens d'églises, faites par les
évêques ou les abbés, légitimes ou intrus, sans le consentement du
clergé ou par simonie ; en particulier, les aliénations des biens de
l'exarchat de Ravenne faites par Otton, Gui, Jérémie ou Philippe.
C'étaient les quatre évêques schismatiques qui avaient succédé à
l'antipape Guibert *.
Ainsi, la défense de la chrétienté contre les infidèles, tant en
Orient qu'en Espagne, l'union de toutes les parties de l'Église avec
son chef, le bon accord de l'ÉgUse et de l'Empire, la vie édifiante du
clergé, la présence du pasteur dans chaque paroisse, la répression
des guerres particulières, la sûreté des voyageurs, la bonne foi dans
le commerce, voilà ce qui occupa le pape Calixte II et le premier
concile général de Latran, autrement dit les premiers états généraux
de la chrétienté en Occident; car, outre les mille prélats, il y avait
desjaïques sans nombre, de tout rang et de toute condition. Suger,
1 Labbe, t. 10, p. 886.
t82 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
abbé de Saint-Denis, y assista au nom de Louis le Gros, roi de
France.
On y vit Adalbéron, nouvel archevêque de Brème, qui venait de
succéder à Frédéric, mort le 30 janvier de la même année 1123.
Ayant été canoniquement élu, Adalbéron vint à Rome, où le Pape
le reçut avec honneur, le sacra lui-même, et, de l'avis du concile,
lui donna le pallium que ses deux prédécesseurs avaient perdu par
leur négligence et qui avait été transféré aux Danois. Il lui accorda
de plus le pouvoir de prêcher TÉvangile jusqu'à l'Océan. Comme il
avait amené avec lui un pieux ecclésiastique, le Pape l'ordonna
évêque pour les Suédois ; et, à son départ, il le fit accompagner d'un
cardinal, pour notifier au nom du Pape à tous les évêques de Da-
nemark qu'ils eussent à lui obéir comme à leur métropolitain.
Adalbéron vint à Brème, après avoir été reçu par l'empereur avec la
plus grande distinction : toutes les assemblées de la province le re-
çurent de même solennellement^.
Le roi Henri d'Angleterre, ayant perdu sa femme et son fils, réso-
lut de se remarier. Il épousa en secondes noces Adélaïde, fille du
duc de Lorraine, comte de Louvain, qui était nièce du Pape aussi
bien que la reine de France. Il espérait qu'en considération de cette
alliance le Pape aurait plus d'égard pour lui ; mais Henri^ de son
côté, n'en avait guère pour le Pape. Il reçut avec honneur le légat
que Calixte lui avait envoyé, le fit venir jusqu'à Londres; mais^
après lui avoir parlé, il le renvoya par le même chemin, sans lui
laisser la liberté de faire aucune fonction de sa légation pour tra-
vailler au rétablissement de la discipline.
Le roi de France était bien éloigné d'en agir de la sorte. Il croyait,
au contraire, que sa couronne ne serait jamais plus brillante que
quand les abus qui déshonoraient l'Église de son royaume en au-
raient été retranchés. C'est dans cette persuasion qu'il donnait toute
liberté aux légats du Saint-Siège dans l'étendue de son royaume.
Le Pape envoya, l'an H23, une nouvelle légation de deux cardi-
naux, savoir : Pierre de Léon et Grégoire de Saint-Ange, qui, entre
autres, allèrent visiter saint Etienne de Grammont ou de Muret, peu
de jours avant sa mort.
Calixte II avait soumis le métropolitain de Sens à la primatie de
celui de Lyon; mais, sur les remontrances du roi Louis, la chose fut
sans exécution : la grande raison, c'est que Sens était du royaume
de France, et Lyon du royaume de Germanie. Le même Pape conféra
à Gérard, évêque d'Angoulême, la légation du Saint-Siège dans les
1 Annalista sax., an. 1123. Mansi, t. 21, p. 296.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 188
provinces d'Aquitaine. Il donna le même pouvoir à saint Oldegaire,
archevêque de Tarragone, par rapport aux armées chrétiennes, qui
combattaient en Espagne contre les Maures. Il érigea Compostelle en
archevêché, en Fhonneur de saint Jacques. A Rome, il rétablit en
peu de temps la paix et le bon ordre, comme dans toute TEglise ; il
fit amener de l'eau dans cette ville, et y répara plusieurs ouvrages
publics. Oncle des rois de France et d'Angleterre, proche parent de
Tempereur, plein de piété, de courage et de prudence, on pouvait
tout espérer de son gouvernement, lorsqu^il mourut assez prompte-
ment de la fièvre, le 12 décembre 1124, après un pontificat de cinq
ans et dix mois. Son nom se trouve dans un martyrologe*.
Après sa mort, tous les cardinaux et les laïques les plus puissants,
principalement Pierre de Léon, dont le fils était cardinal, et Léon
Frangipane, convinrent qu'on ne parlerait point d'élection jusqu'au
troisième jour. Ce que Frangipane faisait pour avoir le temps de faire
réussir l'élection de Lambert, évêque d'Ostie, qu'il méditait depuis
longtemps; car tout le peuple demandait pour Pape Saxon d'Ana-
gni, cardinal de Saint-Étienne au mont Cœlius ; et Léon Frangipane
feignait de le désirer aussi pour mieux tromper le peuple. Le soir,
il fit dire à chacun des chapelains des cardinaux, séparément, de
venir de grand matin avec une chape rouge sous la chape noire, et
cela de concert avec leurs maîtres : ce qu'il faisait afin que chacun
des cardinaux espérât qu'il le ferait élire Pape, ou du moins qu'ils
vinssent sans crainte ; car ils se souvenaient de ce qui s'était passé,
environ sept ans auparavant, à l'élection de Gélase.
Les évêques et les cardinaux s'assemblèrent donc le lendemain
pour faire un Pape, dans la chapelle de Saint-Pancrace, à Saint-
Jean de Latran. Et, après quelques discours, Jonathas, cardinal-
diacre, du consentement de tous, revêtit de la chape rouge Thibauld,
cardinal-prêtre de Sainte-Anastasie, le nommant pape Célestin. On
commença à chanter le Te Deum, et Lambert, évêque d'Ostie, chan-
tait comme les autres ; mais on n'était pas encore à la moitié, quand
Robert Frangipane et quelques autres, même de la cour du Pape,
crièrent : Lambert, évêque d'Ostie, Pape ! et l'habillèrent aussitôt de-
vant l'oratoire de Saint-Silvestre. II y eut d'abord un grand tumulte;
mais Célestin céda le même jour, et tous consentirent à l'élection de
Lambert, sous le nom d'Honorius II. Toutefois, parce que son élec-
tion n'avait pas été assez canonique, sept jours après il quitta la
tiare et la chape en présence des cardinaux, et se retira. Les cardi-
naux, voyant son humilité et craignant d'introduire quelque nou-
* Baron., Pagi,an. 1I24.
184 HISTOIRE UNIVERSELLE. [Liv. LXVII. - De 1106
veautédansTÉglise romaine, réhabilitèrent ce qui avait été mal fait;
et, ayant appelé Lambert, ils se prosternèrent à ses pieds et lui pro-
mirent obéissance comme Pape. Il se nommait Lambert de Fagnan,
et il était né de parents d'une condition médiocre dans le comté de
Bologne, dont il fut archidiacre. Comme il était fort habile dans les
lettres, le pape Pascal le fit venir à Rome et lui donna Tévêchéd^Os-
tie. Honorius II tint le Saint-Siège cinq ans et environ deux mois *.
Ce fut par son autorité que saint Otton, évêque de Bamberg, alla
travailler à la conversion des peuples de Poméranie. Depuis vingt
ans que ce saint prélat gouvernait son église, il avait rempli avec
édification tous les devoirs d'un digne pasteur. Il favorisait tellement
la vie religieuse, que Ton compte jusqu'à quinze monastères et six
prieurés, qu'il fonda tant dans son diocèse qu'en plusieurs autres
d'Allemagne. Et comme quelques-uns se plaignaient de la multitude
de ces fondations, il répondit : Qu'on ne peut bâtir trop d'hôtelleries
pour ceux qui se regardent comme voyageurs en ce monde. Lui-
même, étant tombé dangereusement malade, appela un saint abbé
qui avait toute sa confiance et lui demanda d'être reçu parmi ses re-
ligieux. L'abbé, qui joignait beaucoup de prudence à beaucoup de
piété, reçut aussitôt son vœu d'obéissance, mais différa de lui donner
l'habit. Quand il le vit revenu en santé, il lui ordonna, en vertu de
la sainte obéissance, de continuer à gouverner son peuple en qualité
l'évêque. Dès lors Otton se livra avec plus d'ardeur que jamais à
toutes sortes de bonnes œuvres. Une longue stérilité ayant amené la
famine et la mortalité, il transforma tout son évêché en aumônes et
en hôpitaux, visitant lui-même les malades, nourrissant lui-même
les affamés, ensevelissant lui-même les morts, ou les faisant enseve-
lir. A l'approche de la moisson, qui fut abondante, il fit faire des
milliers de faucilles, les distribua aux pauvres, avec une pièce d'ar-
gent à chacun, et leur dit : Voici, mes chers enfants, que les jours
de l'affliction sont passés : le pays tout entier est devant vous ; allez
faire la moisson. Et ils s'en allèrent pleins de joie.
Comme le saint évêque était connu en Pologne par le long séjour
qu'il y avait fait en sa jeunesse, le duc Boleslas, qui avait subjugué
la Poméranie et voulait y établir la religion chrétienne, lui écrivit en
ces termes : A son seigneur et bien-aimé père, Otton, vénérable
évêque; Boleslas, duc des Polonais, l'humble dévotion d'une filiale
obéissance. Comme je me souviens qu'en ma jeunesse vous vous
êtes conduit auprès de mon père de la manière la plus honorable,
et que maintenant le Seigneur est avec vous, vous fortifiant et vous
1 Baron., an. 1124.
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 185
bénissant dans toutes vos voies, j'ai résolu, si cela ne déplaît à votre
dignité, de renouveler avec vous les anciennes amitiés, et de me
servir de votre conseil et de votre secours pour procurer la gloire de
Dieu, moyennant sa grâce. Vous savez, je pense, comment la sau-
vage barbarie des Poméraniens, humiliée non par ma vertu, mais
par celle de Dieu, a demandé à être admise à la société de FÉglise
par le baptême. Mais depuis trois ans que j'y travaille, je ne puis
engager à cette œuvre aucun des évêques ou des prêtres de mon
voisinage qui en sont capables. C'est pourquoi, comme j'apprends
que Votre Sainteté est toujours prête à toute bonne œuvre, je vous
prie, bien-aimé Père, de ne pas refuser, assuré de notre concours,
d'entreprendre ce travail pour la gloire de Dieu et l'accroissement
de votre béatitude. Moi, le dévot serviteur de Votre Paternité, je ferai
tous les frais du voyage; je vous donnerai une escorte, des inter-
prètes, des prêtres pour vous aider et tout ce qui sera nécessaire ;
seulement, très-saint Père, daignez venir *.
Otton reçut cette lettre comme une voix du ciel, et rendit grâces
à Dieu de ce qu'il voulait bien se servir de son ministère pour une
telle entreprise. Il prit conseil de son chapitre et de son clergé, et
envoya à Rome pour obtenir la permission et la bénédiction du pape
Calixte. Les ayant reçues, il communiqua l'affaire à l'empereur et
aux seigneurs, dans une diète qui se tint à Bamberg au mois de mai
i 124. La cour et toute l'assemblée y consentirent avec joie ; il n^y
eut que l'église de Bamberg qui pleura son pontife, comme s'il eût
déjà été mort. Il se prépara donc au voyage. Or, il savait que la Po-
méranie était une contrée opulente, qu'il ne s'y trouvait point de
pauvres; que les pauvres y étaient même fort méprisés, au point
que quelques serviteurs de Dieu y étant entrés dans cet état n'avaient
pas été écoutés, parce qu'on les regardait comme des misérables
qui ne cherchaient qu'à soulager leur indigence. Tout cela bien con-
sidéré, saint Otton crut devoir paraître en ce pays non-seulement
comme n'étant pas pauvre, mais comme étant riche, pour montrer
aux Barbares qu'il ne cherchait point à profiter de leurs biens, mais
à gagner leurs âmes à Dieu. Il prit donc avec lui des ecclésiastiques
capables, avec des provisions suffisantes pour le voyage ; il prit des
missels et d'autres livres, des calices, des ornements et tout ce qui
était nécessaire au service de l'autel, et qu'il savait bien qu'on ne
trouverait pas chez les païens ; il prit des robes, des étoffes pré-
cieuses et d'autres présents convenables, pour les principaux de la
nation.
1 Vita S. Ottonis. Acia SS., 2 julii.
48-6 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIl. — De 1106
Après ces préparatifs, il partit le lendemain de Saint-Georges,
24"* d'avril 1125, et, ayant traversé la Bohême, il entra en Pologne
et arriva à Gnesen, qui en était alors la capitale. Il fut reçu partout
en procession, comme un homme apostolique ; et le duc de Pologne,
avec tous les grands, vinrent nu-pieds au-devant de lui, à deux cents
pas de la ville. Le duc le retint pendant sept jours, et lui donna pour
raccompagner des hommes qui savaient les deux langues, la polo-
naise et la teutonique, trois de ses chapelains et un capitaine nommé
Pauhcius, capable de l'aider même dans sa prédication. Après avoir
traversé à grand'peine pendant six jours une forêt immense, ils s'ar-
rêtèrent sur le bord d'une rivière qui séparait la Pologne de la Po-
méranie. Le duc de Poméranie, averti de leur venue, était campé
de l'autre côté avec cinq cents hommes. Il passa la rivière avec peu
de suite, et vint saluer l'évêque, plus par ses gestes que par ses pa-
roles, et ils demeurèrent longtemps embrassés ; car ce prince était
Chrétien, mais encore caché, par la crainte des païens. Pendant qu'ils
s'entretenaient tous les deux à part avec Paulicius, qui leur servait
d'interprète, les Barbares qui accompagnaient le duc, voyant les
clercs étonnés, prenaient plaisir à augmenter leur crainte, tirant des
couteaux pointus dont ils faisaient semblant de vouloir les écorcher
ou du moins couper leurs couronnes, ou de les enterrer jusqu'à la tête
et de les tourmenter de plusieurs autres manières ; en sorte que les
pauvres ecclésiastiques se préparaient tout de bon au martyre. Mais
le duc les rassura bientôt, en leur faisant entendre que lui et tous
ceux qui étaient là étaient Chrétiens; et cette vaine frayeur se tourna
de part et d'autre en risée. Le saint évêque, entre autres présents
qu'il fit au duc, lui donna une canne d'ivoire, sur laquelle le prince
s'appuya aussitôt avec reconnaissance, disant à ses soldats : Voyez
quel père Dieu nous a donné et quels présents ce père nous fait !
Jamais présent ne m'a fait plus de plaisir. Il ordonna de recevoir
l'évêque par toutes les terres de son obéissance, et lui fournit abon-
damment toutes choses, lui donnant des guides et des gens pour le
servir. Saint Otton et ceux de sa suite passèrent donc la rivière et
entrèrent avec confiance en Poméranie.
Ils marchèrent d'abord à Piritz, et, sur le chemin, ils trouvèrent
quelques bourgades ruinées par la guerre. Le peu d'habitants qui y
restaient, interrogés s'ils voulaient être Chrétiens, se jetèrent aux
pieds de l'évêque, le priant de les instruire et de les baptiser. Il en
baptisa trente, qu'il compta pour les prémices de sa moisson. Ap-
prochant de Piritz, ils virent de loin quatre mille hommes qui s'y
étaient assemblés de toute la province pour une fête païenne, qu'ils
célébraient par des réjouissances très-bruyantes. Comme il était tard.
à: 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 187
Otton et les siens ne jugèrent pas à propos de s'exposer pendant la
nuit à cette multitude échauffée par la joie et la débauche. Le len-
demain matin, Paulicius et les députés du duc Vratislas de Pomé-
ranie allèrent trouver les principaux de la ville, pour leur annoncer
la venue de l^évêque et leur ordonner, de la part du duc de Pomé-
ranie et de celui de Pologne, de bien le recevoir et de Técouter avec
respect, ajoutant que c'était un homme considérable, riche chez lui,
qui ne leur demandait rien et qui n'était venu que pour leur salut;
qu'ils se souvinssent de ce qu'ils avaient promis et de ce qu'ils ve-
naient de souffrir, et ne s'attirassent pas de nouveau la colère de
Dieu ; que tout le monde était chrétien et qu'ils ne pouvaient résister
seuls à tous les autres.
Les païens, embarrassés, demandèrent du temps pour délibérer,
attendu l'importance de l'affaire. Mais Paulicius et les députés,
voyant que c'était un artifice, leur dirent qu'il fallait se déterminer
promptement, que l'évêque était arrivé, et que, s'ils le faisaient at-
tendre, les ducs se tiendraient offensés de ce mépris. Les païens,
surpris que l'évêque fût si proche, se déterminèrent aussitôt à le re-
cevoir, disant qu'ils ne pouvaient résister à ce grand Dieu qui rom-
pait toutes leurs mesures, et qu'ils voyaient bien que leurs dieux
n'étaient pas des dieux. Ils communiquèrent cette résolution au
peuple, qui était encore assemblé, et tous crièrent à haute voix que
l'on fît venir l'évêque, afin qu'ils pussent le voir et l'entendre avant
de se séparer .«Otton vint donc avec toute sa suite, et campa dans une
grande place qui était à l'entrée de la ville. Les Barbares vinrent au-
devant en foule, regardant ces nouveaux hôtes avec grande curiosité,
et ils leur aidèrent avec beaucoup d'humanité à se loger.
Cependant l'évêque, revêtu de ses habits pontificaux, monta sur
un Ueu élevé et parla par interprète à ce peuple, très-avide de l'en-
tendre. Bénis soyez-vous, disait-il de la part de Dieu, pour la bonne
réception que vous nous avez faite. Vous savez peut-être déjà la
cause qui nous a fait venir de si loin : c'est votre salut et votre féli-
cité; car vous serez éternellement heureux, si vous voulez recon-
naître votre Créateur et le servir. Comme il exhortait ainsi ce peuple
avec simplicité, ils déclarèrent tout d'une voix qu'ils voulaient rece-
voir ses instructions. Il employa sept jours à les catéchiser soigneu-
sement, avec ses prêtres et ses clercs ; puis il leur ordonna de jeûner
trois jours, de se baigner et de se revêtir d'habits blancs pour se
préparer au baptême. Il fit faire trois baptistères : l'un où il devait
baptiser lui-même les jeunes garçons; dans les deux autres, des
prêtres devaient baptiser séparément les hommes et les femmes.
Ces baptistères étaient de grandes tonnes enfoncées en terre, de telle
l'iTS HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
sorte que leur bord vînt environ au genou de ceux qui étaient de-
hors> et qu'il fût aisé d'y descendre quand elles étaient pleines d'eau.
Elles étaient entourées de rideaux soutenus de petites colonnes, et,
à l'endroit où devait être le prêtre avec ses ministres, il y avait en-
core un linge soutenu d'un cordon, afin de pourvoir en tout à la
modestie, et pour qu'en cette action si sainte il ne se passât rien qui
pût choquer la bienséance, ni en détourner les personnes les plus
honnêtes.
Quand donc ce peuple vint pour recevoir le baptême, l'évêque fit
une exhortation convenable ; puis, ayant mis les hommes à droite et
les femmes à gauche, il leur fit l'onction des catéchumènes et les
envoya aux baptistères. Chacun y venait avec son parrain seul, à qui,
en entrant sous le rideau, il donnait son cierge et l'habit dont il était
revêtu, que le parrain tenait devant son visage jusqu'à ce que le
baptisé sortît de l'eau. Le prêtre, de son côté, sitôt qu'il apercevait
que quelqu'un était dans l'eau, détournait un peu le rideau et bap-
tisait le catéchumène, en lui plongeant trois fois la tête ; puis il lui
faisait l'onction du saint chrême, lui présentait l'habit blanc, et lui
disait de sortir de l'eau ; après quoi le parrain le couvrait de l'habit
qu'il tenait, et remmenait. En hiver, le baptême se donnait avec de
l'eau chaude, dans des étuves parfumées d'encens et d'autres odeurs;
et c'est ainsi que l'on baptisait par immersion, gardant en tout l'hon-
nêteté et la modestie chrétiennes.
Otton et ses disciples demeurèrent à Piritz environ trois semaines,
instruisant les néophytes de tous les devoirs de la religion : de l'ob-
servation des fêtes, du dimanche et du vendredi, des jeûnes du ca-
rême, des Quatre-Temps et des vigiles. Ne pouvant si promptement
bâtir une église, il se contenta de dresser un sanctuaire et d'y consa-
crer un autel, où il ordonna de célébrer la messe en attendant, leur
donnant un prêtre avec des livres, un calice et les autres meubles
nécessaires. Ce que les nouveaux fidèles, qui étaient environ sept
mille, reçurent avec une joie et une dévotion merveilleuses, reje-
tant toutes leurs anciennes superstitions. Avant que de les quitter, le
saint évêque leur fit un sermon, où il les exhorta à demeurer fermes
dans la foi, sans jamais retourner à l'idolâtrie. Il leur expliqua som-
mairement la doctrine des sept sacrements, qu'il met en cet ordre :
le baptême, la confirmation, l'onction des malades, l'eucharistie, la
pénitence, le mariage, l'ordre. Il recommande de faire baptiser les
enfants par les mains des prêtres, au temps, c'est-à-dire à Pâques et
à la Pentecôte, parce que quiconque meurt sans baptême est privé
du royaume de Dieu et souffre éternellement la peine du péché ori-
ginel. Il recommande d'entendre souvent la messe et de communier
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 189
au moins trois ou quatre fois Fannée. A l'occasion du mariage, il dé-
fend la pluralité des femmes, qui était en usage parmi ces peuples,
ainsi que de tuer les enfants; car, quand il leur venait trop de filles,
ils les faisaient mourir au berceau : crime que nous avons vu non-
seulement autorisé, mais commandé même par les plus fameux lé-
gislateurs de Tantiquité païenne. Il les exhorte enfin à donner de leurs
enfants pour les faire étudier, pour avoir des prêtres et des clercs de
leur langue comme les autres nations.
De Piritz, Otton passa à Gamin, où il trouva la duchesse de Pomé-
ranie, qui, étant déjà Chrétienne dans le cœur, le reçut avec une
extrême joie. Il y demeura environ six semaines, et y baptisa tant
de peuple, que, bien qu'il fût aidé par ses prêtres, souvent, dans cette
fonction, son aube était trempée de sueur jusqu'à la ceinture ; mais
ce travail le comblait de consolation. Le duc Vratislas y vint lui-
même, renonça publiquement à vingt-quatre concubines qu'il entre-
tenait, outre la duchesse, suivant l'usage de la nation; et plusieurs
suivirent son exemple.
Mais le saint évêque ne fut pas reçu de même à Wollin, ville alors
célèbre et de grand commerce, dans l'île de Julin, qui en a pris le
nom, à l'embouchure de l'Oder. Les habitants étaient cruels et bar-
bares; et, quoique l'évêque avec sa suite se fût logé dans la maison
du duc, ils vinrent l'y attaquer en furie. Ceux qui l'accompagnaient
étaient affligés et consternés; mais lui se réjouissait, croyant aller
souffrir le martyre. Enfin il se sauva à l'aide de Paulicius, après avoir
reçu quelques coups et être tombé dans la boue; et les habitants de
Julin convinrent de faire ce que feraient ceux de Stettin, qui était,
comme elle est encore, la capitale de toute la Poméranie. L'évêque
y passa donc; et Paulicius, avec les députés des deux ducs, alla trou-
ver les premiers de la ville pour leur proposer de le recevoir. Ils ré-
pondirent : Nous ne quitterons point nos lois, nous sommes contents
de notre religion. On dit qu'il y a chez les Chrétiens des voleurs à
qui l'on coupe les pieds et on arrache les yeux; on y voit toutes sortes
de crimes et de supplices : un Chrétien déteste un autre Chrétien.
Loin de nous une telle religion !
Ils demeurèrent deux mois dans cette obstination. Dans l'inter-
valle, on convint de part et d'autre d'envoyer des députés au duc de
Pologne. Les Stettinois donnèrent l'espoir d'embrasser la religion
chrétienne, si le duc leur accordait une paix stable et une diminution
de tribut. En attendant, l'évêque et les prêtres prêchaient deux fois
par semaine, c'est-à-dire les jours de marché, dans la place publi-
que, revêtus de leurs ornements et portant une croix; et cette nou-
veauté attirait surtout les habitants de la campagne, qui écoutaient
190 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
volontiers la parole, mais aucun n'osait croire. Enfin deux beaux ado-
lescents, d'une noble et puissante famille, vinrent trouver l'évêque
et le prièrent de les instruire. Le saint apôtre le fit avec une effusion
de bonté et de tendresse, les regardant comme les prémices d'une
moisson nouvelle. Il les baptisa, et les garda près de lui les huit jours
qu'ils portèrent les habits blancs. Leur mère, ayant appris que ses
enfants avaient reçu le baptême, en ressentit une joie indicible. Elle
appela un de ses domestiques, et lui dit : Allez dire à monseigneur
l'évêque que je viens le voir, lui et mes enfants. A cette nouvelle, le
saint évêque sortit de sa maison, s'assit en plein air, sur une pelouse,
entouré de ses prêtres et ayant à ses pieds les deux adolescents vêtus
de robes blanches. Quand ils virent arriver leur mère, ils se levèrent
modestement, s'inclinèrent devant l'évêque, et allèrent au-devant
d'elle. Quand elle aperçut ses fils vêtus de blanc, elle fut saisie d'une
joie si grande, qu'elle fondit en larmes et tomba à terre. L'évêque
accourt, ainsi que ses clercs : ils la relèvent, la soutiennent et la con-
solent; car ils pensaient que c'était l'excès de la douleur qui l'avait
fait tomber en défaillance. Elle, respirant de nouveau, s'écria : Je
vous bénis. Seigneur Jésus-Christ, auteur de toute espérance et de
toute consolation, de ce que je vois mes enfants régénérés par vos
sacrements et éclairés par la vérité de votre foi; car vous savez. Sei-
gneur Jésus-Christ, ajouta-t-elle en embrassant ses deux fils, que,
dans le secret de mon cœur, j'ai toujours recommandé ceux-ci à
votre miséricorde, vous priant de leur faire ce que vous leur avez fait.
Puis, se tournant vers l'évêque : Bénie, s'écria-t-elle, bénie soit votre
entrée dans cette ville, seigneur et révérendissime Père ; car vous
avez ici un grand peuple à conquérir au Seigneur par votre persévé-
rance. Que le retard ne vous fatigue pas; car moi-même, que vous
voyez devant vous, encouragée par la grâce de Dieu et par votre pré-
sence, ô Père ! appuyée surtout du secours de ces chers enfants, je
me confesse Chrétienne : ce que je n'osais jusqu'à présent.
On sut alors que cette dame, étant toute jeune, avait été enlevée
d'un pays chrétien, et qu'étant noble et belle elle avait été unie à
un seigneur riche et puissant, dont elle avait eu ses deux fils. Le saint
évêque, bénissant Dieu, la fortifia par ses exhortations, et lui donna
une pelisse de grand prix. Dès ce moment elle se mit à prêcher et
à convertir tous ses domestiques, ses voisins, ses amis, avec leurs
familles. Ses deux fils reçurent de l'évêque des tuniques brodées
d'or, avec une ceinture d'or, et des chaussures peintes. Revenus
auprès des jeunes gens de leur âge, ils racontèrent ce qu'ils avaient
vu auprès de l'évêque, où ils étaient restés huit jours : la pureté, la
régularité de sa vie, sa douceur, sa charité, sa munificence. Pour
à 1125 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 191
preuve, disaient-ils, voyez de quelles robes il nous a vêtus après tous
ses bienfaits, voyez de quelles ceintures d'or il nous a honorés. Il
rachète de son argent les captifs qui pourrissaient dans les fers; il
les nourrit, les habille et les met en liberté. A-t-on jamais vu ou
entendu rien de semblable en Poméranie ? Aussi plusieurs de nos
concitoyens ont-ils pensé que c'était un dieu visible et descendu
parmi les hommes; mais lui proteste qu'il n'est pas un dieu, mais
seulement le serviteur du Dieu très-haut, qui nous l'a envoyé pour
notre salut. La jeunesse païenne, prêchée par eux, suivit leur exem-
ple : les deux néophytes revenaient à l'évêque comme des colombes
qui en amènent d'autres. La vieillesse suivit bientôt les leçons et les
exemples de la jeunesse. La ville entière fut émue et entraînée.
Domuslas, le père des deux jeunes néophytes, était absent pen-
dant leur conversion et leur baptême. Quand il les sut Chrétiens,
ainsi qu'une grande partie de sa famille, il entra en fureur et jura de
persécuter l'évêque. Mais, apaisé par les prières de sa femme, tou-
ché par la grâce de Dieu, il vint trouver le saint évêque, se prosterna
à ses pieds, fondant en larmes, lui confessa qu'il avait reçu le bap-
tême en Saxe, mais que les richesses que lui avait offertes le paga-
nisme l'avaient empêché de se montrer Chrétien. Après cette hum-
ble confession, il fut l'apôtre de la foi qu'il avait reniée et persécutée.
Pendant que ces choses se passaient à Stettin, les députés qu'on
avait envoyés au duc de Pologne en apportèrent une lettre qui leur
accordait la diminution des tributs et l'assurance de la paix qu'ils
demandaient. Ainsi, par délibération publique, ils se soumirent à
recevoir l'Évangile. L'évêque les prêcha et leur persuada d'abattre
même leurs idoles. Mais comme la crainte les empêchait de le faire
de leurs propres mains, Otton lui-même y marcha avec ses prêtres,
et commença à faire détruire les temples des faux dieux. Les païens,
voyant qu'il ne leur en arrivait aucun mal, conçurent du mépris
pour ces dieux qui ne pouvaient se défendre, et achevèrent eux-
mêmes de ruiner les temples. Le principal contenait de grandes ri-
chesses, qu'ils voulurent donner à l'évêque et à ses prêtres. Mais il
dit : A Dieu ne plaise que nous nous enrichissions chez vous ! nous
avons chez nous une abondance de tous ces biens : prenez plutôt ceci
pour votre usage. Et, ayant tout purifié par l'eau bénite et le signe
de la croix, il le fit partager entre eux. Il retint seulement une
idole à trois têtes, qu'il envoya au Pape comme le trophée de sa
victoire. 11 demeura encore trois mois à Stettin, pour instruire, bap-
tiser et établir la religion. Ceux qui les premiers avaient reçu la foi
et le baptême instruisaient les autres; on faisait le catéchisme dans
les rues et sur les places publiques, on érigeait des croix, on adorait
192 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVII. — De 1106
le crucifix, tout le monde était occupé, soit à enseigner, soit à ap-
prendre la foi chrétienne.
Saint Otton revint ensuite à Wollin, dont il trouva les habitants
parfaitement disposés à recevoir TÉvangile ; car, tandis qu'il était à
Stettin, ils avaient envoyé secrètement des hommes intelligents pour
observer ce qui s'y passait, et ils leur rapportèrent qu'il n'y avait ni
imposture ni artifice dans la conduite de ces Chrétiens ; que leur doc-
trine était bonne et pure, et qu'elle avait été reçue unanimement
à Stettin. L'évêque fut donc reçu par ceux de Wollin avec une joie
incroyable, et ils s'efforcèrent de réparer en toutes manières les
mauvais traitements du premier voyage. A peine put-on suffire,
pendant deux mois d'un travail continuel, à baptiser tous ceux qui
se présentaient. Comme Wollin était au milieu de la Poméranie, les
deux ducs résolurent d'y établir le siège épiscopal, pour la commodité
d'y prendre le saint chrême et le reste de ce que l'évêque doit don-
ner. Otton passa ensuite à Colberg et à d'autres villes, particulière-
ment à Belgrade, aujourd'hui Belgart, où il mit le terme de son
voyage ; car c'était l'hiver, et il était pressé de retourner à Bamberg.
Il repassa toutefois aux lieux où il avait prêché, dédia les églises
bâties en son absence, donna la confirmation et même le baptême à
plusieurs qui n'étaient pas chez eux à son premier passage. Comme
on savait qu'il était sur son départ, les peuples accouraient en foule,
estimant malheureux ceux qui ne recevaient pas sa bénédiction. Ils
faisaient tous leurs efforts pour le retenir et lui persuader d'être leur
évêque, lui promettant une entière soumission ; et il l'avait résolu
lui-même, mais son clergé l'en détourna. Il vint par la Pologne,
dont le duc lui donna, pendant tout ce voyage, tous les témoignages
possibles d'amitié ; le même duc nomma pour évêque de Poméranie,
Albert, un des trois chapelains qu'il avait envoyés avec Otton. Enfin
le saint évêque, après une absence de près d'un an, revint à Bam-
berg, comme il s'était proposé, avant le dimanche des Rameaux,
qui, cette année 1126, était le 4°'® d'avril. Ce récit est tiré de sa Vie,
écrite par un de ceux qui l'accompagnaient dans ce voyage *. Puis-
sent les habitants de la Poméranie revenir à la foi de leurs pères et à
la source d'où elle leur est venue !
On voit par cet exemple que, si les empereurs d'Allemagne, au
lieu de vouloir asservir l'Église, s'étaient toujours concertés avec son
chef et avec ses évêques pour la conversion et la civilisation des
nations infidèles, ils eussent rendu un service immense à l'Église et à
l'humanité. Mais jamais ils ne comprirent leur devoir, ni pourcon-
* Acta SS., 2 Juin.
■t
à 1125 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 193
vertir les infidèles de l'Occident, ni pour défendre la chrétienté con-
tre ceux de l'Orient. On pouvait espérer que Tempereur Henri V,
réconcilié à TÉglise, réparerait le mal par le bien, lorsqu'il mourut
à Utrecht, le 23 mai H25. En lui finit la maison de Franconie, qui
était montée sur le trône impérial en d024, et, dans l'espace de cent
et un ans, eut quatre empereurs : Conrad le Salique, Henri HI,
Henri IV et Henri V. Le meilleur fut le second.
13
HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LX VIII.— De 1125
LIVRE SOIXANTE-HUITIEME,
DE l'an 1125 A L'AN 1153.
li'esprit qui anime l'Égalise catholique se personnifie en
saint Bernard.
I-.
SAINT BERNARD RÉFORME LES MOEURS CLÉRICALES ET MONASTIQUES^ EN
QUOI IL EST SECONDÉ PAR PLUSIEURS SAINTS PERSONNAGES.
Un homme qui n'est pas du monde, et qui est comme l'âme du
monde ; un homme retiré du monde, et qui est en relation avec tout
le monde, avec les Papes et les empereurs, avec les rois et les reines,
avec les princes et les évêques, avec les moines et les soldats, avec
les savants et les ignorants, avec les peuples des villes et avec les ana-
chorètes du désert, avec l'Occident et avec l'Orient ; un homme, un
moine qui ne respire que la solitude, et qui gouverne le monde et
l'Église par l'attrait de sa parole, l'ascendant de son génie, le prodige
de ses vertus et la vertu de ses prodiges ; un homme, le plus doux
des hommes et le plus ferme, qui, par la douceur de sa fermeté et
la fermeté de sa douceur, dompte les caractères les plus indompta-
bles, apaise les guerres civiles et les dissensions religieuses; un
homme qui rappelle à tout le monde son devoir et qui est aimé de
tout le monde : cet homme est saint Bernard ; le siècle qui sut ainsi
honorer le génie et la vertu, est le douzième siècle.
Nous avons vu comment, en l'année 1113, à l'âge de vingt-deux
ans, Bernard enrôla pour le ciel trente hommes du monde, jeunes et
nobles ; nous l'avons vu, en 1115, défrichant la vallée d'Absynthe,
la retraite des voleurs, et la transformant en vallée de grâce et^de
bénédiction, en pépinière de saints. Son vieux père Tescelin vint l'y
rejoindre en 1118, ainsi que son petit frère Nivard. Une multitude
à 1153 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 195
d'hommes du siècle les précédèrent, les accompagnèrent et les sui-
virent. Voici comment l'un d'entre eux, Pierre de Roya, parle de la
vallée d'Absynthe, transformée en la Claire Vallée.
a Quoique la maison de Clairvaux soit située dans une vallée, elle
a toutefois ses fondements sur les montagnes saintes. C'est là que
Dieu se rend admirable et opère des choses extraordinaires, à la
gloire de son nom ; c'est là que les insensés recouvrent la sagesse ;
c'est là que l'homme intérieur se renouvelle en même temps que
l'homme extérieur se détruit ; là les superbes deviennent humbles,
les riches se rendent pauvres, les ignorants requièrent la science, et
les ténèbres du péché se dissipent sous l'action de la lumière. Là il
n'y a qu'un cœur et qu'une âme parmi la multitude d'hommes qui
se sont réunis de tant de pays différents. Ils y goûtent sans cesse une
joie spirituelle, dans l'espérance de l'éternelle béatitude qu'ils pres-
sentent déjà en cette vie. On peut apercevoir, èPleur vigilance dans
la prière, à leur recueillement et à l'humble attitude de leur corps,
quelle est leur ferveur et la pureté d'âme avec laquelle ils parlent à
Dieu, et quelle est l'union intime qu'ils contractent avec lui. Les
longues pauses qu'ils font dans l'office, au milieu de la nuit, la ma-
nière dont ils récitent lespsaumeset dont ils s'appliquent à la lecture
des livres sacrés, le profond silence dans lequel ils se tiennent pour
écouter Dieu qui les instruit au fond de leurs cœurs, tout cela té-
moigne assez quelles douceurs ils ressentent. Mais qui ne les admi-
rerait quand ils s'exercent aux travaux des mains ; car, lorsque toute
la communauté se rend au travail ou en revient, ils marchent avec
simplicité, les uns après les autres, ainsi qu'une armée rangée en
bataille, couverts des armes de l'humilité ; ils sont serrés les uns
contre les autres par les liens de la paix et de la charité fraternelle,
qui est la joie des anges aussi bien que la terreur des démons.
L'Esprit-Saint les soutient tellement dans leurs travaux, par l'onction
de sa grâce, qu'encore qu'ils aient beaucoup de peines et de fatigues,
ils les supportent toutefois avec tant de patience, qu'ils semblent
n'en éprouver aucune.
a II y en a parmi eux qui, autrefois, tenaient dans le monde un
rang fort distingué et qui étaient environnés d'éclat par l'éminence
de leur savoir, lesquels maintenant s'abaissent et s'humilient d'au-
tant plus profondément, qu'ils étaient naguère plus élevés. Lorsque
je les vois dans les champs, la bêche à la main, maniant la fourche
et le râteau, ou bien dans la forêt, portant la cognée ; lorsque alors
je pense à ce qu'ils ont été et à ce qu'ils sont présentement, ils me
paraissent, si je jugeais par les yeux de la chair, des fous et des
insensés privés de la langue et de la parole, et rien autre chose que
496 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LX\'Iir. — De 1125
Topprobre des hommes et la raillerie des peuples. Mais lorsque je
les considère des yeux de la foi, je les regarde comme des hommes
dont la vie est cachée en Dieu, avec Jésus-Christ, et qui ne vivent que
pour le ciel. C'est parmi eux que je remarque un Godefroi de Pé-
ronne, un Guillaume de Saint-Omer, et tant d'autres grands per-
sonnages que j'ai autrefois connus dans le monde, et qui aujour-
d'hui ne laissent plus apercevoir la moindre trace de leur ancien
état ; car, au lieu qu'autrefois ils portaient leur tête haute, quoiqu'ils
ne fussent alors que des sépulcres blanchis, pleins d'ossements de
morts, ils sont à présent des vases sacrés qui renferment le trésor
de toutes les vertus chrétiennes *. » .
Cependant, quelque saints que fussent les solitaires de Clairvaux,
ou plutôt parce qu'ils étaient saints et pour qu'ils le devinssent en-
core davantage. Dieu les mit plus d'une fois à l'épreuve. Dès la pre-
mière année, occupés sans relâche à la construction du monastère,
ils étaient dans l'impossibilité de gagner leur pain par leurs tra-
vaux ; et, comme leur étabhssement s'était fait après la saison des
semailles, la terre ne leur donnait rien. Ce fut avec des peines in-
croyables qu'ils se procurèrent quelque peu d'orge et de millet, dont
ils faisaient du pain, n'ayant pour se nourrir que des feuilles de
hêtre cuites dans l'eau et du sel. L'hiver vint ajouter de nouvelles
rigueurs à cette triste situation, et Clairvaux eut à subir des maux
de tous genres.
Un jour, raconte un pieux chroniqueur, le sel même vint à man-
quer. Bernard appelle l'un de ses frères et lui dit : Guibert, mon
fils, prends l'âne et va acheter du sel au marché. Le frère répHqua :
Mon père, me donnerez-vous de quoi payer ? — Aie confiance, ré-
pondit l'homme de Dieu ; car, pour de l'argent, je ne sais quand
nous en aurons ; mais là-haut est celui qui a ma bourse et qui pos-
sède le dépôt de mon trésor. Guibert sourit, et, regardant Bernard,
il lui dit : Mon père, si je m'en vais les mains vides, je crains fort
de revenir les mains vides. Va toujours, reprit Bernard, et va avec
confiance ; je te le répète, celui qui possède nos trésors sera avec toi
en chemin et te fournira ce qui sera nécessaire. Sur cela, le frère,
ayant reçu la bénédiction du révérend abbé, sella son âne et se
rendit au marché.
Guibert, ajoute le pieux chroniqueur, avait été incrédule plus
qu'il n'est permis : néanmoins le Dieu de toute consolation lui pro-
cura un secours inattendu ; car, non loin du bourg voisin, il ren-
contra un prêtre, qui le salua et lui demanda d'où il venait. Guibert
1 BihUoth. PP. Cisterc, 1. 1.
à 11S3 del'èrechr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 197
lui confia l'objet de sa mission et la pénurie de son couvent : ce qui
toucha tellement le charitable prêtre, qu'il lui fournit en abondance
toutes sortes de vivres. L'heureux Guibert revint en hâte au mo-
nastère, et, se jetant aux pieds de Bernard, raconta ce qui lui était
arrivé en chemin. Alors le père lui adressa ces paroles avec dou-
ceur : Je te le dis, mon fils, il n'est rien de plus nécessaire au Chré-
tien que la confiance : ne la perds jamais, et tu t'en trouveras bien
tous les jours de ta vie ^
Toutefois, ces secours et plusieurs autres ressources qui leur
avaient été présentées d'une manière non moins merveilleuse s'é-
taient épuisés, et Clairvaux retomba dans toutes les horreurs d'une
complète indigence ; les religieux, en proie à la faim, au froid et à
des privations presque insupportables, s'abandonnèrent au décou-
ragement, et manifestèrent hautement le désir de retourner à Cî-
teaux. Bernard lui-même était accablé d'une si profonde tristesse, à
la vue des souffrances de ses enfants, qu'il manqua de force pour les
soutenir, au point qu'il cessa même de leur rompre le pain de la pa-
role : Et ainsi, dit l'annaliste de Cîteaux, les religieux furent privés à
la fois du pain du corps, à cause de leur pauvreté extrême, et du pain
de l'âme, à cause du silence du saint abbé ^.
Cet état de choses, qui avait commencé dès la fin de l'année 4115,
se prolongea durant l'hiver de l'année suivante, et l'on ne saurait dire
ce que Bernard eut à souffrir pendant ces seize ou dix-sept mois,
pour empêcher la dissolution de Clairvaux, et pour faire tourner à
l'avantage des frères l'épreuve terrible qui, dans les desseins de Dieu,
dut affermir à jamais leur vertu, leur confiance, leur foi, leur pa-
tience, leur abandon à la Providence.
Un jour Bernard, baigné de larmes, était prosterné sur les marches
de l'autel avec ses frères, gémissant et implorant à haute voix la mi-
séricorde du Sauveur, auquel ils s'étaient voués dans la simplicité de
leur cœur. Dans ce moment, ils entendirent tous un bruit de voix
étrange qui paraissait venir du ciel. Les frères, étonnés, prêtent une
oreille attentive, et sont frappés de cette parole qui retentit fortement
dans l'église : Bernard, lève-toi, ta prière est exaucée ^. Les frères
étaient encore tout stupéfaits de cette voix surhumaine, quand il
arriva au monastère deux hommes inconnus qui déposèrent aux pieds
de saint Bernard des offrandes considérables. Des voitures chargées
de provisions arrivèrent peu après de la ville de Châlon; et le désert
de Clairvaux, arrosé des sueurs de ces pieux cénobites et fécondé
1 Joan. Eremita, Vitaquarta, l. 2, n. 3, p. 1303, MabilL — « Hist, de Cit.,
t. 3, 1. 2, c. 3. — 3 76îrf., p. 99. — Voir aussi VHistoire de saint Bernard et de
son siècle, par l'abbé T. M. Ratisbonne, 4* édit., p. 138 et suiv.
198 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
pai* leur travail, commença également à produire quelques res-
sources régulières et à subvenir aux nécessités les plus urgentes.
Bernard, tranquille désormais sur le soin des choses temporelles,
et voyant fleurir dans ses enfants la paix et les vertus divines, put
s'absenter du monastère et se rendre aux invitations fréquentes de
révêque de Châlon, qui le chargeait de prêcher dans les églises de
son diocèse. Ces missions exerçaient la plus salutaire influence; les
populations accouraient pour entendre Thomme de Dieu dont la pa-
role puissante opérait des merveilles ; des ecclésiastiques, aussi bien
que des laïques illustres, non contents de réformer leur vie, s'atta-
chèrent étroitement au jeune abbé et le suivirent à Clairvaux pour
embrasser la règle monastique. « Combien de gens savants, écrit
l'un des biographes de saint Bernard, combien d'orateurs, que de
nobles et de grands dans le monde, que de philosophes ont passé,
des écoles et des académies du siècle, à Clairvaux, pour s'adonner à
la méditation des choses célestes et pratiquer la morale divine * ! »
« Un jeune cousin de Bernard, nommé Robert, avait été consacré
à Dieu dès sa naissance, et ses parents l'avaient destiné et promis à
l'abbaye de Clugni. Mais, s'étant attaché à saint Bernard et ayant en
quelque sorte identifié son âme avec la sienne, il le suivit à Cîteaux,
quoiqu'il n'eût pas atteint encore sa quatorzième année. Ne pouvant
vivre séparé de lui, il obtint la faveur de demeurer dans le monastère,
sans prendre l'habit et sans même être admis au nombre des novi-
ces, à cause de sa trop grande jeunesse. Ce fut deux ans plus tard,
lors de la fondation de Clairvaux, qu'à force de prières et d'instances,
Robert, à peine âgé de seize ans, prononça ses vœux solennels entre
les mains du saint abbé. Ce moine adolescent, modèle de pureté et
de douceur, fleurissait comme le lis dans la vallée de bénédiction,
et les plus anciens religieux le comparaient à cet enfant évangélique
que le Seigneur présenta aux apôtres comme le modèle de la per-
fection chrétienne. Aussi était-il pour saint Bernard un objet de pré-
dilection et de tendresse particulière.
« Le choix que Robert avait fait de l'ordre de Citeaux offensait de-
puis longtemps les religieux de Clugni, qui croyaient avoir des droits
sur cet enfant. De plus, Robert était riche, et son héritage excitait la
c nvoitise de ces moines dégénérés. Ils cherchèrent donc l'occasion
de le gagner; profitant de l'absence de Bernard, les émissaires de
l'abbé Ponce de Clugni se rendirent auprès du jeune moine, lui per-
suadèrent que son père spirituel le tyrannisait par des excès d'aus-
térité, lui parlèrent de la vie plus douce et plus commode que l'on
* Vtta S. Bern., \. 2, auct, Ernlado. Prœfat,
à 1153 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 199
menait à Clugni, et enfin ils réussirent à l'emmener avec eux à Clu-
gni, où il fut reçu comme en triomphe. Pour autoriser cette transla-
tion furtive et rassurer la conscience du transfuge, on obtint un dé-
cret subreptice du Pape, auquel on fit entendre que le religieux en
question avait été offert à Clugni dès son enfance.
« Saint Bernard ressentit une douleur d'autant plus vive, qu'il ai-
mait davantage le moine fugitif. Après avoir attendu quelque temps,
il lui écrivit la lettre suivante, qui est regardée, à bon droit, comme
un chef-d'œuvre de tendresse et d'éloquence.
« J'ai assez attendu, mon cher fils Robert, et peut-être ai-je at-
tendu trop longtemps que Dieu daignât toucher ton cœur et le mien,
en t'inspirant le regret de ta faute et en me donnant la consolation
de ton repentir. Mais, puisque mon attente est vaine, je ne puis plus
cacher ma tristesse ni retenir ma douleur. C'est pourquoi, tout mé-
prisé que je suis, je viens rappeler celui qui me méprise, et je de-
mande grâce à celui qui devrait me demander grâce le premier. Une
affliction extrême ne délibère point, ne rougit point, ne raisonne
point, ne craint point de s'avilir; elle ne suit ni conseil, ni règle, ni
ordre, ni mesure : tout l'esprit n'est occupé que des moyens d'adou-
cir le mal qu'on endure et de recouvrer le bien qui peut vous rendre
heureux. Mais, diras-tu, je n'ai méprisé, je n'ai offensé personne !
C'est moi, au contraire, qui suis l'offensé. Je n^ai fait que m'éloigner
d'un homme qui me maltraitait de mille manières. Est-ce faire une
injure que de l'éviter? Ne vaut-il pas mieux céder que résister, parer
le coup que de le rendre? Cela est vrai, j'en conviens. Mon dessein
n'est pas de contester, mais de finir nos contestations. Oui, l'on doit
rejeter les torts sur celui qui persécute, et non pas sur celui qui
fuit la persécution. J'en tombe d'accord. J'oublie le passé; je ne
rappelle point le motif et les circonstances de ce qui s'est fait; je
n'examine point qui de nous deux a sujet de se plaindre; j'en veux
effacer jusqu'au souvenir. Ces éclaircissements sont plus propres à
rallumer qu'à éteindre la discorde. Je ne parle que de ce qui m'afflige
uniquement, malheureux que je suis de ne plus te voir, d'être privé
de toi, de vivre sans toi ! toi pour qui la mort me serait une vie, et
sans lequel la vie m'est une mort ! Je ne demande pas pourquoi tu es
parti, je me plains seulement de ce que tu n'es pas revenu. Reviens,
je te prie, et tout sera en paix ; reviens, et je serai heureux, et je
chanterai avec allégresse : Il était mort, et il est ressuscité ; il était
perdu, et il est retrouvé *.
c( Je veux que ta sortie soit de ma faute ; oui, j'étais trop rigide,
1 Luc, 16, 32.
200 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
trop sévère ; je ne ménageais pas assez un jeune homme tendre et
délicat. C'était là, si je m'en souviens, le sujet de tes murmures
pendant que tu demeurais ici, et c'est encore, comme je l'apprends,
la raison dont tu te sers pour décrier ma conduite. Je prie Dieu de
ne vous l'imputer pas. Je pourrais peut-être alléguer, pour ma jus-
tification, que je devais user de fermeté pour réprimer les saillies
d'une jeunesse bouillante, pour former à la vertu un adolescent no-
vice, et l'habituer à la discipline, suivant ces avis de l'Écriture : Châ-
tiez votre fils, et vous sauverez son âme *. Le Seigneur corrige celui
qu'il aime, et châtie celui qu'il reçoit au nombre de ses enfants 2.
Les châtiments d'un ami sont plus salutaires que les caresses d'un
ennemi ^. Mais, encore une fois, je consens à passer pour coupable,
de peur que, si je conteste sur ta faute, tu ne diffères trop longtemps
à la réparer. Du moins, après l'aveu que je fais et le regret que je
témoigne, tu es seul dans le tort, si tu n'as quelque indulgence pour
moi. J'avoue que, malgré ma tendresse, j'ai pu quelquefois être sé-
vère jusqu'à l'indiscrétion ; mais mon indiscrétion passée ne doit pas
t'alarmer pour l'avenir; je suis aujourd'hui tout autre, parce que je
présume que tu l'es. Changé, tu me trouveras changé moi-même ;
et, au lieu d'un maître que tu craignais auparavant, tu embrasseras
en toute sécurité un frère. :
« 0 mon fils ! considère par quelle voie j'essaye de te rappeler! Ce
n'est pas en t'inspirant la crainte d'un esclave, mais l'amour d'un
fils qui se jette avec confiance dans les bras de son père ; et, au lieu
d'employer la terreur et les menaces, je ne me sers que de tendresse
et de prières pour gagner ton âme et guérir ma douleur. D'autres
peut-être tenteraient une autre voie ; ils croiraient devoir t'effrayer
par l'image de ton péché, par la crainte des jugements d'un Dieu
vengeur. Ils te reprocheraient sans doute l'horrible apostasie qui t'a
fait préférer un habit fin, une table délicate, une maison opulente,
aux vêtements grossiers que tu portais, aux simples légumes que tu
mangeais, à la pauvreté que tu avais embrassée. Mais, sachant que
tu es plus accessible à l'amour qu'à la crainte, je n'ai pas cru opportun
de presser celui qui s'avance de lui-même, d'épouvanter celui qui
tremble déjà, de confondre celui qui est déjà confondu, qui prend sa
raison pour guide, sa conscience pour juge, et sa pudeur naturelle
pour règle de sa conduite.
«Au reste, s'il est étrange qu'un jeune religieux plein de retenue
et de modestie ait osé violer ses vœux et quitter le lieu de sa profes-
sion, contre la volonté de ses frères et le consentement de ses su-
1 Prov., 23, 13. — 2 Héb., 12, 6. — 3 Prov., 27, 6.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 201
périeurs, combien est-il plus étrange que David ait succombé malgré
sa sainteté, Salomon malgré sa sagesse, Samson malgré sa force !
Est-il surprenant que celui qui eut le secret de corrompre nos pre-
miers parents au sein du paradis, ait séduit un jeune homme au
milieu d'un affreux désert ? Encore n^a-t-il pas été séduit par la
beauté, comme les vieillards de Babylone ; suborné par l'avarice,
comme Giézi ; aveuglé par l'ambition, comme Julien l'Apostat. Il
n'est tombé que pour s'être abandonné à la lueur éblouissante d'une
fausse vertu et par les conseils de quelques hommes d'autorité.
Vous demandez comment? Le voici.
« Un supérieur fameux est envoyé ici de la part du général de son
ordre; c'est une brebis au dehors, un loup ravisseur au dedans; les
gardes y sont trompés. Geloup, hélas! est admis seul à seule auprès
d'une petite brebis, qui ne le fuit pas, faute de le connaître. Elle se
laisse bientôt entraîner aux flatteuses douceurs d'un homme qui lui
prêche un Évangile nouveau, qui vante la bonne chère et décrie
l'abstinence, qui traite de misère la pauvreté volontaire, qui appelle
extravagance les jeûnes, les veilles, le silence, le travail des mainSj
qui donne les beaux noms de contemplation à l'oisiveté, de prudence
et de discrétion à la gourmandise, à la loquacité, à la curiosité et à
toute sorte d'intempérance. Eh quoi ! lui dit-il. Dieu se plaît-il dans
nos souffrances? L'Écriture commande-t-elle d'abréger nos jours ?
Observances ridicules, de bêcher la terre, de couper du bois, de
porter du fumier ! N'est-ce pas une sentence de la vérité même :
J'aime la miséricorde et non pas le sacrifice *? Je ne désire point la
mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive ^. Bienheu-
renxles miséricordieux, parce qu'ils obtiendront miséricorde ^. D'ail-
leurs, pourquoi Dieu crée-t-il les viandes, s'il défend d'en user ?
Pourquoi nous donne-t-il un corps, s'il n'est pas permis de le nourrir?
Enfin, à qui est bon celui qui ne l'est pas à soi-même *? Quel est
Thomme sensé qui haïsse sa propre chair ? Tels furent les discours
spécieux qui séduisirent un jeune moine trop crédule. Égaré par le
séducteur, il se laisse mènera Clugni. Là, on lui coupe les cheveux,
on le rase, on le lave, on lui ôte ses habits grossiers et usés, on lui
en donne de neufs et de grand prix ; ensuite on le reçoit au nombre
des religieux. Mais de quels honneurs, de quelle pompe n'est pas
accompagnée sa réception ! On le distingue de ses nouveaux frères ;
on le loue dans son désordre, comme on loue un héros après la vic-
toire ; on le place au-dessus des autres, on lui donne même la pré-
séance sur beaucoup de vieillards; toute la communauté lui applau-
1 Matth., 9, 3. - 2 Ézéch., 18, 13. — » Matth., 6, 7.— * Ézéch., >4, 5.
202 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL— De 1125
dit, le félicite et triomphe comme d^une victoire dont elle possède le
butin. 0 doux Jésus ! que n'a-t-on pas fait pour perdre une pauvre
âme ! Et comment n'eût-elle pas été amollie par tant de flatteries,
exaltée par tant de prévenances ! Pouvait-elle alors rentrer en elle-
même, écouter la conscience, connaître la vérité, demeurer dans
l'humilité ?
« Cependant on envoie pour lui à Rome, on sollicite l'autorité
apostohque, et, pour que le Pape ne refuse pas son assentiment, on
lui insinue que les parents du jeune homme l'ont offert dès son en-
fance au monastère de Clugni. Personne ne réplique, on n'en donne
pas même le temps, l'on prononce contre des absents hors d'état de
se défendre; l'injustice est autorisée, ceux à qui elle est faite sont
condamnés, le coupable est impunément absous; et cette absolution
trop facile est confirmée par une cruelle dispense du vœu de stabiUté,
laquelle rassure les incertitudes d'un esprit chancelant et achève de
le jeter dans une fausse et dangereuse sécurité. Voici en deux mots
ce qui fut ordonné par ces lettres : Que le jeune religieux demeure
à ceux qui l'ont enlevé, et que ceux à qui il a été enlevé gardent le
silence. Faudra-t-il donc qu'une âme rachetée par le sang de Jésus-
Christ périsse, parce qu'il plaît ainsi aux religieux de Clugni ? On lui
fait faire une nouvelle profession et de nouveaux vœux, qu'il n'ob-
servera jamais; en lui faisant violer ses premières promesses, on le
rend doublement prévaricateur, on lui fait accumuler péché sur
péché.
« Il viendra, oui, il viendra, celui qui jugera de nouveau ce qui a
été mai jugé, qui condamnera les promesses illicites, fera justice aux
opprimés et défendra la cause des faibles. Un jour viendra, où,
selon la menace du prophète, il jugera les justices mêmes *, com-
bien plus l'injustice ! Il viendra le jour du jugement, où le cœur droit
et simple triomphera de la langue artificieuse, où la bonne conscience
sera plus puissante que tous les trésors, parce que ce juge incor-
ruptible ne se laissera point séduire par les discours, ni gagner par
les présents. C'est à votre tribunal. Seigneur Jésus, que j'en appelle;
c'est à vous que je réserve le jugement de ma cause, ô Seigneur Dieu
des armées, juge équitable, qui sondez les reins et les cœurs, qui
êtes incapable de tromper ni d'être trompé. Vous discernez ceux qui
se cherchent eux-mêmes d'avec ceux qui ne cherchent que vous.
Vous savez avec quelle tendresse je l'ai soutenu dans ses tentations,
combien de soupirs redoublés j'ai poussés vers vous en sa faveur,
quelles afflictions cuisantes m'ont causées ses troubles, ses dégoûts,
» Psalm., 74.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGUSE CATHOLIQUE. 203
tout ce qui mettait son salut en quelque danger. Maintenant, je crains
que ce ne soit inutilement. J^ai trop d'expérience pour ignorer le
péril que court un jeune homme ardent et hautain, lorsqu'on traite
son corps avec délicatesse ou qu'on flatte son cœur par la vanité.
Prononcez donc pour moi, ô Jésus ! mon souverain juge, dont les
lumières sont infaillibles. Jugez lequel des deux engagements est le
plus indispensable, ou celui du père qui voue son fils, ou celui du
fils qui se voue lui-même, et qui, en se vouant, s'engage à quelque
chose de plus parfait.
« Et vous, serviteur du même Dieu, Benoît, notre législateur, jugez
s'il est plus juste de suivre la destination qu'on a faite de nous, lors-
que nous étions enfants et incapables d'aucun choix, ou d'accomplir
un vœu que nous avons prononcé nous-mêmes après une mûre dé-
libération, quoique, d'ailleurs, il soit évident que ses parents l'ont
seulement promis, mais non pas offert ; car il ne paraît pas qu'ils
aient jamais postulé pour lui, comme il est porté par la règle; qu'on
ait enveloppé les mains de l'enfant de la nappe de l'autel, qu'on l'ait
offert selon les formalités ordinaires et en présence d'un certain
nombre de témoins. Que si l'on prouve cette prétendue oblation par
le don qu'on leur fît alors d'un fonds de terre, qu'ils possèdent encore
aujourd'hui, pourquoi prirent-ils l'un sans l'autre ? Envisageaient-ils
donc plus leur intérêt que celui de l'enfant? Estimaient-ils donc plus
la terre que l'âme? Autrement, si l'enfant a été donné au monastère,
que faisait-il dans le monde ? Devant être élevé pour Dieu, pourquoi
restait-il exposé aux attaques du démon? Pourquoi la brebis du
Christ fut-elle laissée en proie à la dent meurtrière du loup ? Car,
cher cousin, je te prends toi-même à témoin, c'est du siècle et non
pas de Clugni que tu es venu à Cîteaux. On te laissa postuler, sol-
liciter, frapper; bien malgré toi, on différa deux ans à te recevoir, à
cause de la déUcatesse de ta complexion. Enfin, après une si longue
épreuve, après beaucoup de prières et de larmes même, si je m'en
souviens, on céda à tes empressements, on te reçut; et, après avoir
dignement rempli, selon la règle, une année entière d'un noviciat
rigoureux, tu fis profession avec une pleine liberté et tu dépouillas
l'habit séculier que tu portais encore, pour prendre celui de la religion.
G Jeune insensé, qui t'a fasciné jusqu'à être rebelle à tes vœux? Ne
sera-ce pas sur tes paroles que tu seras justifié ou condamné? Pour-
quoi t'inquiéter des promesses de ton père, dont tu n'es pas respon-
sable, et oublier les vœux sortis de ta propre bouche, et dont tu
rendras compte à Dieu? En vain tu te flattes d'en être absous par la
dispense de Rome, tu es lié par la parole de Dieu même. Quiconque,
dit-il, met la main à la charrue et regarde ensuite derrière soi, n'est
204 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
point propre au royaume de Dieu ^ ; à moins que ceux qui te retien-
nent ne te fassent accroire que ce n'est pas regarder derrière toi que
de les suivre. Garde-toi bien^ mon cher fils, de prêter l'oreille aux
flatteries des méchants, ne crois pas à tout esprit. De tant de gens
qui te font amitié, choisis un sage directeur entre mille. Evite les
pièges d'une trompeuse douceur, interroge-toi et te consulte toi-
même : on se connaît mieux que personne. Après avoir sondé ton
cœur et démêlé tes intentions, fais répondre ta conscience sur la
cause de ta sortie; demande-lui pourquoi tu as abandonné ta règle,
ta demeure, tes frères, moi-même enfin, qui te suis uni selon la chair,
et beaucoup plus selon l'esprit. Que si tu n'es sorti d'ici que pour
mener une vie plus austère, plus parfaite, demeure en assurance ;
glorifie-toi avec l'Apôtre d'oublier ce qui est derrière toi, pour avancer
vers le but de la félicité à laquelle Dieu nous destine 2. Mais si cela
n'est pas, rougis et tremble ; car n'est-ce pas regarder en arrière,
n'est-ce pas être prévaricateur et apostat (souflfre que je tranche le
mot), que de dégénérer de ce que tu as promis et observé chez nous,
d^en dégénérer, soit par la table et les habits, soit par une manière
de vivre oisive, dissipée, vagabonde et licencieuse ?
« Je ne dis pas cela pour te confondre, mais pour t'instruire comme
un fils que j'aime avec tendresse; car, aurais-tu plusieurs maîtres,
tu n'as pourtant d'autre père que moi. Oui, qu'il me soit permis de
le dire ! c'est moi qui t'ai engendré à la religion, par mes leçons et
mon exemple; c'est moi qui t'ai nourri de lait, prêt à te donner une
nourriture plus forte, si tu avais eu toi-même plus de force. Mais,
hélas ! tu t'es sevré loi-même avant le temps, et maintenant j'ap-
préhende que tout ce que j'ai ménagé par mes complaisances, for-
tifié par mes exhortations, soutenu par mes prières, ne se perde et
ne se dissipe ! Et à quoi suis-je réduit? Je déplore moins l'inutilité de
mes peines que le malheur d'un fils qui se perd ; je me plains de ce
qu'un étranger me dérobe la gloire de t'avoir formé, sans qu'il
lui en coûte aucune douleur ; malheureux comme cette femme doïit
Tenfant fut enlevé pendant qu'elle dormait et mis par sa compagne à
la place du sien, qu'elle avait étouffé ! Tel est l'outrage qu'on m'a
fait en t'arrachant de mon sein; telle est la perte que je pleure; tel
est le bien que je redemande. Et pourrais-je oublier mes propres en-
trailles? Pourrais-je ne pas sentir les déchirements les plus cruels,
lorsqu'on me sépare de la moitié de moi-même ?
« Mais d'où vient que mes amis, dont les mains sont toutes san-
glantes, ont entrepris de me percer le cœur ? Pourquoi ont-ils aiguisé
' Luc, 9, 62. — 2 Philipp., 3, 13.
à 1163 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 205
leurs dents comme des flèches et leur langue comme une épée, pour
me porter ce coup mortel? Ah ! si je les ai jamais offensés (ce que je
ne pense pas), ils se sont vengés avec usure; car je puis dire avec
vérité qu'ils m'ont non-seulement arraché l'os de mes os et la chair
de ma chair, mais qu'ils m'ont enlevé les délices de mon cœur, le
fruit de mes travaux, et, pour exprimer ce que je sens, un autre moi-
même. Et dans quelle vue l'ont-ils fait? Est-ce qu'ils ont eu pitié de
toi, et qu'indignés de ce qu'un aveugle se mêlait d'en guider un au-
tre, ils t'ont pris sous leur conduite pour te sauver ? Cruelle charité
qui ne saurait te procurer le salut qu'en ine persécutant, te donner
la vie qu'en me l'ôtant ! Et plaise au ciel que vous viviez aux dépens
de ma vie ! Mais quoi ! Le salut ne se trouve-t-il que dans'la pro-
preté des habits et dans la bonne chère ? La sainteté consiste-t-elle à
porter des fourrures, des étofles de prix, de longues manches et une
ample capuce; à avoir de bonnes couvertures et un bon lit? Si cela
est, pourquoi m'arrêté-je ici? Que ne vais-je vous rejoindre? Mais
toutes ces délicatesses conviennent à des malades qui cherchent à se
soulager, et non pas à des soldats qui ne demandent qu'à combattre.
Il n'appartient qu'à ceux qui habitent les palais des rois d'être mol-
lement vêtus. Les mets d'une table exquise, les liqueurs et les ra-
goûts qu'on y sert affaiblissent l'âme, pendant qu'ils fortifient le
corps. J'en atteste ces pieux solitaires d'Egypte, qui n'usaient pas
même de poisson. Après tout, il n'est pas possible que le poivre, le
gingembre et mille sortes d'épiceries flattent le goût, sans irriter la
concupiscence. Comment donc croiras-tu ta jeunesse en sûreté?
Songe, au contraire, que ces divers mélanges d'une infinité d'ingré-
dients n'ont été inventés que pour exciter la gourmandise ; qu'un
homme sobre qui attend la faim pour manger n'a besoin pour tout
ragoût que de sel et d'appétit.
« Mais, diras-tu, présentement que je suis accoutumé à ces déli-
catesses, quel moyen de reprendre mes premières austérités? Fais
du moins quelque effort, dégourdis tes mains appesanties par l'oisi-
veté, donne-toi quelque mouvement. Bientôt l'exercice rendra à ce
que tu manges l'assaisonnement que la paresse lui ôte. Ce qui te pa-
raît insipide dans le repos, te deviendra savoureux après le travail.
Le travail réveille l'appétit, et l'appétit donne un goût délicieux aux
légumes, aux fèves, à la bouillie, au pain le plus grossier, à l'eau
pure. Si la rudesse de nos tuniques te fait de la peine, soit pour l'hi-
ver, soit pour l'été, rappelle-toi ce que tu as lu : Celui qui craint les
frimas, gèlera de froid *. Si tu appréhendes les veilles, les jeûnes et le
1 Job, 6, 16.
206 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
travail des mains, médite les feux éternels, et tout cela te deviendra
léger. Le souvenir des ténèbres et des prisons de Fenfer fera que tu
n'auras plus horreur de la solitude. Lorsque tu penseras au compte
exact qu'il faut rendre des paroles oiseuses, le silence ne te déplaira
point. Les larmes et les grincements de dents dont il est parlé dans
rÉvangile, pour peu que tu y songes, te rendront égaux la natte et le
lit de plume. Enfin, sois fidèle à te lever la nuit pour chanter les
psaumes comme la règle le prescrit, et le lit sera bien dur si tu n'y
reposes pas tranquillement. Sois assidu au travail des mains dont tu
as fait profession, et ce qu'on te servira à table aura bien peu de
goût si tu ne le manges avec plaisir.
a Allons, soldat du Christ, lève-toi, secoue ta poussière, retourne
au combat et fais oublier par un redoublement de courage la honte
de ta défaite ! Il y a beaucoup de combattants qui persévèrent jus-
qu'à la victoire ; mais il en est peu qui, après avoir lâché le pied,
retournent dans la mêlée. Puis donc que la rareté donne du prix à
toutes choses, quelle joie serait-ce pour moi de te voir d'autant plus
brave qu'il en est peu qui en soient capables ! Après cela, si tu man-
ques de courage, d'où vient que tu crains là où rien n'est à craindre,
et que tu ne crains pas là où il faudrait craindre tout ? Espères-tu par
la fuite échapper à l'ennemi? Déjà ta maison est investie, déjà l'en-
nemi s'est saisi des dehors ; il monte à l'assaut, il pénètre jusqu'à toi,
et tu dors ! Et tu te crois plus en assurance tout seul au milieu de ta
compagnie ! sans armes, que revêtu de ton armure ! Réveille-toi ;
hâte-toi, rejoins ceux que tu as quittés, et tu seras invincible. Pour-
quoi, soldat lâche et délicat, crains-tu le poids et la dureté de ton
casque et de ton bouclier ? A-t-on le loisir d'en sentir la pesanteur,
quand l'ennemi nous presse et que les traits volent de toutes parts ?
On ne peut, il est vrai, passer de la fraîcheur de l'ombre aux ardeurs
du soleil, du repos à la fatigue, sans que ce passage soudain coûte
un peu de peine ; mais la peine s'adoucit par l'habitude, et l'habitude
fait trouver facile ce qui semblait impossible. Les plus braves trem-
blent au premier signal du combat ; mais bientôt l'espérance de
vaincre et la honte d'être vaincus les rend intrépides. Viens donc
combattre hardiment, tu ne peux manquer de remporter la victoire,
entouré de tes frères, assisté des anges, précédé du Christ. C'est lui
qui combat à notre tête ; c'est lui qui nous crie : Ayez confiance,
j'ai vaincu le monde * ! Et, si le Christ est pour nous, qui sera contre
nous ? Oh ! l'heureuse guerre qu'on fait pour Jésus, avec Jésus ! Là,
ni les blessures, ni les défaites, ni la mort, rien enfin, hors une fuite
1 Joan., 16, 33.
h 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 207
honteuse, ne peut te ravir la victoire ! Tu la perds en fuyant, tu ne
la perds pas en mourant. Heureux si tu succombes les armes à la
main : tu ne meurs que pour être couronné! Malheureux si tu aban-
donnes, en fuyant, et la victoire et la couronne ! Dieu te préserve de
ce malheur, bien-aimé fils. Dieu t'en préserve, lui qui au jugement
te condamnera d'autant plus sur ces lettres que je t'écris, s'il ne
trouve pas qu'elles aient servi à ton amendement * ! »
Cette lettre si belle et qui fait connaître si bien l'esprit, l'âme, le
cœur, le style de saint Bernard, et que nous avons citée pour cela
tout entière, fut accompagnée d'un miracle. Pour la dicter plus se-
crètement, Bernard était sorti du monastère et s'était assis en plein
air avec le religieux qui écrivait sous sa dictée : il survint tout à
coup une grande pluie ; le secrétaire voulut serrer le parchemin sur
lequel il écrivait, mais Bernard lui dit : C'est l'œuvre de Dieu, écri-
vez hardiment. Il continua donc d'écrire ; et, quoiqu'il plût partout
à l'entour, la lettre ne fut point mouillée. Guillaume, abbé de Saint-
Thierri de Reims, ami et biographe de saint Bernard, proteste avoir
appris ce fait du religieux même qui servait de secrétaire ^. Cette
lettre, écrite en 1119, ne produisit point d'effet sous le gouvernement
de l'abbé Ponce, qui peut-être n'en donna pas même connaissance
à Robert. Mais Pierre le Vénérable, ayant succédé à Ponce, en 1122,
le renvoya à Clairvaux dès la première année de son administration.
Nous apprenons, par une de ses lettres, que non-seulement il lui
tenait à cœur d'accomplir cet acte de justice, mais que, de plus,
l'estime particulière qu'il professait pour saint Bernard le portait à
lui envoyer encore plusieurs religieux de Clugni, qui désiraient pas-
ser dans le monastère de Clairvaux ^. Après son retour, Robert vécut
soixante-cinq ans dans une régularité parfaite, selon le témoignage
de Jean l'Ermite, biographe contemporain de saint Bernard, et,
dans la suite, il fut choisi pour gouverner l'abbaye de Maison-Dieu,
dans le diocèse de Besançon *.
Ponce, abbé de Clugni, était un homme de qualité qui avait un
grand crédit au dehors, et il défendait avec vigueur les droits et les
biens de son monastère, lesquels étaient considérables. Mais il s'em-
barrassait peu de l'intérieur de sa communauté et du maintien de la
discipline domestique, dont il laissait tout le soin à son prieur. Pour
lui, il était presque toujours hors du monastère; et il marchait avec
un train si superbe, qu'on assure qu'en allant visiter le monastère
de Saint-Bertin, il avait jusqu'à cent mulets pour porter son bagage •^;
i S. Bernard, epist. l, — « Vita S. Bernard., c. 2. — ^ Petr. Cluniac, 1. 6,
epist. 35. — * Joan. Eremita, Vita S. Bern., 1. 1, n. 5, et VHist. de S. Bernard,
par l'abbé Ratisbonne, loc. cit., p. 165 et suiv. — ^ Mabill., t. 5, Annal., p. 580.
208 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
un général d'armée n'en aurait pas eu tant. Mais Tabbé de Clugni
croyait pouvoir mesurer sa dépense sur ses revenus; et, content de
jouir des avantages de la supériorité, il négligeait d'en remplir les
obligations, surtout celle de donner bon exemple à ses inférieurs,
de leur faire observer la règle et de l'observer lui-même.
Les moines de Clugni, qui jusqu'alors avaient été gouvernés par
de saints abbés, furent scandalisés du luxe de l'abbé Ponce et de
l'usage qu'il faisait des biens du monastère. Ils se contentèrent long-
temps d'en murmurer entre eux; mais enfin les murmures éclatèrent
au dehors. Ils écrivirent une lettre au pape Calix,te, peu de temps
avant sa mort, pour lui en porter leurs plaintes et en demander le
remède.
Ponce était alors à Rome et sur le point de revenir en France,
lorsque, étant allé prendre congé du Pape, il fut fort surpris des avis
que Sa Sainteté lui donna, en lui montrant les plaintes qu'il avait
reçues de sa conduite. Cet abbé, qui avait de la hauteur, ne prit pas
la peine de se justifier. Il répondit qu'il aimait mieux abdiquer sa
charge que de gouverner des moines mécontents de son administra-
tion. Le Pape fit d'abord quelque difficulté d'admettre sa démission;
mais, voyant que Ponce y persistait, il la reçut avec plaisir. Ponce
se retira dans la Pouille, et de là à Jérusalem, où il disait qu'il vou-
lait passer le reste de sa vie.
Le Pape envoya ordre aux moines de Clugni de procéder à l'élec-
tion d'un nouvel abbé. Ils élurent Hugues, prieur de Marcigni, qui
parut propre à réparer la négligence de Ponce. Mais à peine le nou-
vel abbé avait-il gouverné cinq mois, qu^il mourut, et les moines
élurent, pour lui succéder, Pierre Maurice, que sa sagesse et sa
vertu firent dans la suite surnommer le Vénérable. Il n'était âgé
que de trente ans, et avait déjà été prieur de Vézelay, et ensuite
de Domère, au diocèse de Grenoble. Il était de la famille de Mont-
boissiers, une des plus anciennes et des plus illustres d'Auvergne,
Il descendait de Hugues, fondateur du monastère de Saint-Michel de
l'Écluse. Son père se nommait Maurice, et sa mère Reingarde. Ils
eurent de leur mariage deux filles et huit garçons, dont Pierre était
le dernier. Quatre embrassèrent la vie monastique ; un cinquième,
nommé Héraclius, fut chanoine et ensuite archevêque de Lyon. La
mère se fit religieuse à Marcigni, avec deux de ses petites-filles. Pierre
augmenta bientôt le nombre des exemples édifiants qu'il trouvait
dans sa famille. Il fut offert dès son enfance, par ses parents, au mo-
nastère de Clugni, et il fit sa profession entre les mains de saint
Hugues, les dernières années de la vie de ce saint abbé.
On ne se trompa point dans les espérances qu'on avait conçues
à.H53 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 209
de la prudence et de la piété de Pierre, en le choisissant pour abbé de
Chigni. Il rétablit bientôt la paix et Tordre dans ce monastère; mais
Ponce ne tarda pas à se repentir de son abdication. Il repassa en
France de Jérusalem, et vint à Clugni avec main-forte pour en re-
prendre le gouvernement : Tabbé Pierre était absent. Le prieur fit
fermer les portes à Ponce, mais Ponce les fit enfoncer, et entra dans
le cloître avec une troupe de gens armés et de femmes. Une partie
des moines étaient pour lui, et il y eut une guerre civile au dedans,
et bien des violences au dehors. Ponce, s'étant rendu maître de Clu-
gni, emprisonna ou chassa les moines qui refusaient de le recon-
naître pour abbé. Il s'empara des croix d'or, des chandeliers et des
encensoirs d'or; il n'épargna ni les châsses des reliques, ni les ca-
lices. Il en fit une somme considérable d'argent, dont il se servit
pour soudoyer les troupes avec lesquelles il alla assiéger les châ-
teaux et les métairies du monastère. Il exerça ses violences depuis
le commencement du carême de l'an 1125 jusqu'au premier jour
d'octobre.
Le pape Honorius II, ayant appris ce grand scandale, envoya en
France le diacre Pierre, cardinal, pour y porter remède conjointe-
ment avec Humbald, archevêque de Lyon. Le légat excommunia
Ponce et ses partisans. Ensuite, le Pape ordonna aux deux préten-
dants de se rendre à Rome, afin qu'il pût prononcer après les avoir
entendus. Pierre obéit, et fut accompagné d'un grand nombre de
prieurs de son ordre, qui le reconnaissaient pour leur légitime su-
périeur. Ponce s'y rendit aussi avec quelques-uns de ses partisans ;
mais, comme il avait été excommunié, le Pape lui envoya ordre de
se justifier avant que de paraître à son audience. Ponce reçut cet
ordre avec mépris et insolence. Il répondit qu'il ne pouvait être
excommunié par personne sur la terre, et qu'il n'y avait que saint
Pierre qui en eût le pouvoir dans le ciel. Le Pape, irrité d'une ré-
ponse si insolente, persista à ne pas vouloir admettre Ponce à son
audience, que l'excommunication ne fût levée. Ainsi, il fit dire aux
moines qui accompagnaient Ponce, qu'ils eussent à venir défendre
sa cause, s'ils ne voulaient pas être condamnés avec lui. Ils répon-
dirent qu'ils obéiraient.
. Ils se rendirent nu-pieds au palais du Pape, et commencèrent par
se reconnaître coupables et excommuniés, demandant l'absolution
des censures, laquelle leur fut accordée ; après quoi ils plaidèrent
la cause de Ponce. Matthieu, qui fut depuis cardinal, et qui était
alors prieur de Saint-Martin-des-Champs de Paris, plaida celle de
l'abbé Pierre. Le Pape, ayant ainsi entendu les deux parties, se re-
tira avec son conseil pour déUbérer sur la sentence. Il fut fort long-
XV. 14
210 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
temps à discuter cette affaire. Enfin, étant rentré quelques heures
après, il ordonna à l^évêque de Porto de prononcer la sentence dont
il était convenu. Elle portait que FÉglise romaine déclarait Ponce
usurpateur, sacrilège et schismatique, le déposant de toute dignité
ecclésiastique, et rendant à Tabbé Pierre le monastère de Clugni et
tout ce qui en dépendait. Dès que la sentence fut prononcée, les
moines partisans de Ponce se réunirent aux autres avec tant de cor-
dialité, qu'on eiit dit qu'il n'y avait jamais eu de division, et en un
moment cette plaie si funeste fut si bien fermée, qu'on n'en vit pas
même de cicatrice. Le Pape fit enfermer Ponce dans une tour, où
cet abbé mourut peu de temps après. Honorius en écrivit la nou-
velle à l'abbé Pierre, et lui marqua que, quoique Ponce eût refusé
de faire pénitence, cependant, par considération pour le monastère
de Clugni, il l'avait fait enterrer avec honneur, c'est-à-dire en terre
sainte. Il fut inhumé à, Saint-André, sans grand appareil, puisqu'un
auteur du temps dit qu'il fut enterré comme un pauvre et un pri-
sonnier *.
Vers ce temps, saint Bernard reçut des solitaires de la grande
Chartreuse une lettre de sainte amitié, à laquelle il répondit en ces
termes :
« Frère Bernard de Clairvaux souhaite le salut éternel à ses très-
vénérables pères et ses très-chers amis, Guigues, prieur de la
Chartreuse, et tous les saints religieux de sa communauté. La
lettre de votre Sainteté m'a donné d'autant plus de joie, que je
souhaitais depuis longtemps d'en recevoir. A mesure que je la
lisais, j'ai senti dans mon âme un feu qui s'allumait et qui m'a paru
un rayon de celui que le Seigneur a apporté sur la terre. Oh ! que
doit être le feu de la charité divine dont Dieu consume vos cœurs
puisque les étincelles qui en jaillissent sont si ardentes ! Oui, je l'a-
voue sincèrement, j'ai été si pénétré des paroles enflammées de votre
salutation, que je crus que ce n'étaient pas des hommes qui me sa-
luaient, mais Dieu même; car, j'en suis convaincu, ce n'est pas une
salutation de pure civilité, telle qu'on en fait en passant ; mais cette
bénédiction si douce et si peu attendue, je le sens, émane des en-
trailles mêmes de la charité. Soyez bénis du Seigneur d'avoir eu la
bonté de m'écrire les premiers et de me donner la hardiesse de vous
écrire à mon tour! Je n'aurais jamais osé commencer, quelque
grande envie que j'en eusse. J'appréhendais de troubler votre saint
repos, de suspendre vos secrets entretiens avec Dieu, d'interrompre
ce perpétuel et sacré silence qui vous environne, de distraire enfin,
1 Baron, et Mabillon.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 211
par d'inutiles paroles, des oreilles toujours attentives à la voix du
ciel... Mais la charité est plus hardie que moi. Cette mère des ten-
dres amitiés frappe à la porte d'un ami_, sans craindre d'être rebutée •
et, pour vous parler de ses propres affaires, elle n'hésite pas à in-
terrompre votre repos, si agréable qu'il vous soit. Elle sait tantôt
vous élever dans le sein de Dieu, tantôt vous en faire descendre,
non-seulement pour m'écouter quand je parle, mais encore pour me
faire parler quand je n'ose ouvrir la bouche. Quelle bonté! quelle
honnêteté ! mais je loue et j'admire surtout ce zèle si pur qui vous
fait bénir le Seigneur et vous glorifier de mon prétendu progrès dans
la vertu. Il m'est glorieux d'être estimé des serviteurs de Dieu; il
m'est doux d'en être aimé, tout indigne que je me sens de cette es-
time et de cet amour.
« Ma gloire, ma joie, les délices de mon cœur, c'est de n'avoir
pas vainement porté mes regards vers ces montagnes, d'où me vient
un si puissant secours. Il en a coulé sur nos vallons, et il en coulera
désormais, comme je l'espère, une eau douce et féconde qui leur
fera porter des fruits en abondance. Aussi compterai-je parmi mes
jours les plus solennels et célébrerai-je, par une éternelle mémoire,
le jour fortuné où je vis et reçus cet homme qui, depuis, m'a intro-
duit dans vos cœurs. Vous me marquez, il est vrai, que j'y avais
place auparavant ; mais j'ai bien senti que j'étais redevable de l'é-
troite amitié que nous avons liée ensemble aux rapports avantageux
qu'il vous fit alors, plutôt selon son opinion qîie selon sa connais-
sance. Je n'oserais croire qu'un Chrétien et un religieux ait parlé
contre sa pensée. Je vois en moi l'accomplissement de cette parole
du Sauveur : Celui qui reçoit le juste en qualité de juste aura la ré-
compense du juste *. J'ai reçu le juste que vous m'avez envoyé, et
je dis que j'en reçois la récompense en passant pour juste dans votre
esprit. S'il a dit de moi quelque chose de plus, il a parlé moins selon
la vérité que selon la droiture de son cœur. Vous l'avez entendu,
vous l'avez cru, vous vous êtes réjouis d'apprendre ce qu'il vous di-
sait, et vous m'avez écrit pour m'en témoigner votre joie. De votre
part vous m'en avez causé une très-sensible, non-seulement à cause
des marques que vous m'y donnez d'une amitié toute particulière,
mais encore parce que j'y ai reconnu clairement la pureté et la droi-
ture de vos cœurs, et vu en peu de mots quel esprit vous anime 2, »
Après ces préliminaires, dont il est impossible de rendre toute
la suavité dans une traduction, saint Bernard traite de l'amour di-
vin et des différents degrés par lesquels on s'y élève. Le monde ne
1 Matth., 10, 41. — 2 S. Bernardi epist. 11.
212 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
soupçonne même pas cette sainte et ineffable dilection qui unit les
esprits et les cœurs dans la paix et dans la joie de Dieu.
Vers la fm de Tannée 1123, Bernard profita d'un voyage que les
intérêts de son monastère Tobligeaient de faire, pour se rendre à
Grenoble, où l'évêque saint Hugues le reçut comme un envoyé du
ciel. Ce prélat, vénérable par sa sainteté autant que par son extrême
vieillesse, se prosterna devant Tabbé de Clairvaux, qui alors était
dans la trente-deuxième année de son âge; et ces deux enfants de
lumière, dit le bienheureux Guillaume de Saint-Thierri, s'unirent
de telle sorte, qu'ils ne formèrent plus dans la suite qu'un cœur et
qu'une âme, s'étant liés et attachés par les liens indissolubles de la
charité de Jésus-Christ. Ils éprouvèrent tous deux les sentiments de
la reine de Saba dans le jugement qu'elle fit de Salomon, chacun
d'eux étant ravi de trouver beaucoup plus que ce que la renommée
avait publié de l'un et de l'autre *.
a Le serviteur de Dieu, accompagné de plusieurs moines, ne tarda
point à gravir les rochers et les sauvages montagnes sur la cime des-
quelles les chartreux avaient planté leur croix et leurs cellules. Sa
visite y causa une impression de joie si profonde qu'aujourd'hui
encore, dit-on, le souvenir y reste tout vivant et que les siècles n'ont
pu en effacer les traces.
c( Cependant il y eut un chartreux qui se montra scandalisé du bril-
lant équipage de saint Bernard. Celui-ci, en effet, arriva sur un cheval
richement caparaçonné ; et ce luxe avait péniblement affecté le
bon religieux, qui ne comprenait pas une pareille ostentation dans
un moine qui passait pour saint et faisait profession de pauvreté. Le
chartreux, ne pouvant dissimuler sa pensée, s'en ouvrit à un moine
de la compagnie de saint Bernard. Mais le saint abbé de Clairvaux,
ayant appris la chose, demanda aussitôt à voir l'équipage sur lequel
il était venu, avouant avec ingénuité qu'il n'y avait fait aucune atten-
tion, et qu'il l'avait accepté pour sa route tel qu'un moine de Clugni
le lui avait prêté. » Cette naïve explication, qui montre à quel point
il avait mortifié ses sens, réjouit grandement la pieuse communauté
et fut pour elle un sujet d'édification.
L'ordre de Clugni, jusque-là si justement renommé dans toute
l'Église, commençait à pencher vers sa décadence : l'ordre de Cî-
teaux était dans sa première ferveur. De là une rivalité facile à com-
prendre. Les cisterciens ou religieux de Citeaux, qui menaient une
vie bien régulière, censuraient vivement certains usages ou abus des
clunistes. Ceux-ci rejetèrent la cause de ce différend sur saint Ber-
1 GuilL, L 3, c. 2. Ratisbonne, Hist. de S. Bernard, p. 188.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 213
nard. Ses amis rengagèrent à se justifier de ce reproche, nommé-
ment Tabbé Guillaume de Saint-Thierri, qui le pria de rétablir l'u-
nion entre les deux ordres, mais en signalant ce qu'il jugerait digne
de correction dans les pratiques de Glugni. Saint Bernard divisa son
apologie en deux parties : dans la première, il reprend fortement les
cisterciens de ce que, à cause de l'austérité de leur vie, ils mépri-
saient les clunistes, dont les mœurs étaient moins austères ; dans la
seconde, il rapporte les abus qui déshonoraient l'ancienne obser-
vance de Clugni.
Il proteste à Guillaume, à qui l'ouvrage est adressé, que lui et
les siens sont très-éloignés de blâmer un ordre religieux tel que celui
de Clugni, où il y avait de saints personnages, et assez éclairés pour
qu'on les regardât comme les flambeaux de l'univers. S'il nous arri-
vait, dit-il, de nous élever par un orgueil pharisaïque au-dessus de
ceux qui sont meilleurs que nous, à quoi nous serviraient notre abs-
tinence, nos jeûnes, nos veilles, le travail des mains et les autres
austérités de notre vie ? N'y avait-il pas un genre de vie plus com-
mode pour aller aux enfers? Qui m'a jamais entendu parler mal de
cet ordre, en secret ou en public ? Est-il aucun de ceux qui en sont
membres que je n'aie reçu avec joie, avec honneur, avec respect? Il
fait l'éloge de cet ordre, de la vie pure que l'on y mène, de la charité
que Ton y exerce envers les étrangers, comme il l'avait éprouvé lui-
même, et donne pour preuve de l'estime qu'il en faisait le refus qu'il
avait fait à plusieurs clunistes de les recevoir à Clairvaux, ajoutant
que de ce nombre étaient deux abbés, de ses amis, auxquels il per-
suada de garder le régime de leurs monastères.
Il montre que la variété des ordres religieux ne doit en aucune
façon rompre le hen de l'unité et de la charité. La raison qu'il en
donne, c'est que l'on ne trouverait jamais un repos assuré, si chacun
de ceux qui choisissent un ordre particulier méprisait ceux qui vi-
vent autrement, ou croyait en être méprisé, puisqu'il n'est pas pos-
sible qu'un même homme embrasse tous les ordres, ni qu'un seul
ordre renferme tous les hommes. Il compare les divers ordres dont
se compose l'Eglise à la tunique de Joseph, qui, quoique de diffé-
rentes couleurs, était une, en signe de la charité qui doit régner dans
tous ces ordres. Je les loue tous, ajoute-t-il, et je les aime, pourvu
qu'ils vivent avec piété et justice dans l'Église, en quelque endroit
de la terre qu'ils se trouvent ; et, si je n'en embrasse qu'un seul par
la pratique, je les embrasse tous par la charité, qui me procurera,
je le dis avec confiance, le fruit des observances que je ne pratique pas.
S'adressant ensuite aux moines de son ordre, il leur demande qui
les avait établis juges des autres, et pourquoi en se glorifiant d'ob-
Mi HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
server la règle, ils y contrevenaient en médisant d'autrui ? Il convient
avee-fiux que les cluriistes ne vivaient pas conformément à la règle,
dans les habits, dans la nourriture, dans le travail ; qu'ils portaient
des fourrures, qu^ils mangeaient de la viande ou de la graisse en santé,
qu^ils négligeaient le travail des mains et plusieurs autres exercices ;
mais il soutient que le royaume de Dieu étant au dedans de nous ^,
selon que le dit l'Écriture, à laquelle la règle de Saint-Benoît n'est
pas contraire, l'essentiel de cette règle ne consiste ni dans les vête-
ments, ni dans les aliments extérieurs du corps, mais dans les vertus
de l'homme intérieur; qu'en vain l'on mène une vie dure et pénible,
si le cœur est plein d'orgueil, et l'âme dépouillée d'humilité. Ce
n'est pas que saint Bernard regarde les observances de la vie monas-
tique comme inutiles ou de peu de conséquence; au contraire, il en
ordonne la pratique, mais, en les observant, il veut qu'on s'applique
aussi à orner son âme des vertus chrétiennes et religieuses. Les repro-
ches de médisance que saint Bernard fait dans cette première partie
à ceux de son ordre ne peuvent tomber sur les moines qu'il avait à
Clairvaux sous sa discipline, puisqu'il dit au commencement qu'ils
étaient très-éloigués, lui et les siens, de blâmer aucun ordre religieux.
Dans la seconde partie, il parle des pratiques de Clugni que les
cisterciens des autres monastères censuraient indiscrètement, puis-
qu'ils n'étaient pas en droit de juger les serviteurs d'autrui, saint
Paul l'ayant défendu expressément 2. Saint Bernard avoue sans peine
que les instituteurs de l'ordre de Clugni en ont tellement réglé la dis-
cipline, qu'un plus grand nombre peut y trouver le salut; et il se
garde bien de mettre sur leur compte toutes les vanités et toutes les
superfluités que quelques particuliers avaient introduites. J'admire,
dit-il, d'où a pu venir entre des moines une si grande intempérance
dans les repas, tant d'excès dans les habits, les lits, les montures, les
bâtiments; et comment, plus on s'y laisse aller, plus on dit qu'il y a
de religion et que l'ordre est mieux observé ^. Venant au détail, il
1 Luc, n. 21. — 2 f. Cor., 4, 5. Rom., 14, 4.
3 « Miror etenim unde inter monachos tanta intemperantia in comessationibus
et potationibus, in vestimentis et lectisterniis, et equitaturis, et construendis œdi-
ficiis inolescere potuit; qualenùs ubi hœc studiosiùs, voluptuosiùs alque effusiùs
flunt, ibi ordo meliùs teneri dicatur, ibi major puletm" religio. Ecce enim paruitas
putatm" avaritia, sobrietas austeritas creditm', silentium trislitia reputatur. E con-
tra remissio discretlo dlcitur ; effusio, liberalitas; loquacitas, affabi'àtas; cachlnna-
tio, jucundilas; mollilies vestimentorum et equorum fastus, honestas; lectorum
superfluus cultus, munditia. Cumque hœc alterutrum impendimus, charitas ap-
pellatur. Ista charitas destruit charitatem, hœc discretio discretionem confundit.
Talis mlsericordia crudelitate plena est, qua videlicet ita corpori servitur, ut ani-
ma juguletur, etc.. » {S.Bernardi opéra, édit. Gaume, t. I, col. 1235.)
à 1153derèrechr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 215
blâme la profusion des repas que Ton donnait aux étrangers ; et^ com-
parant la façon de les recevoir avec ce qui se passait à cet égard du
temps de saint Antoine, il dit : Lorsqu'il arrivait à ces moines de se
rendre des visites de charité, ils étaient si avides de recevoir les uns
des autres le pain des âmes, qu'ils oubliaient le pain nécessaire à la
vie du corps, et passaient souvent le jour entier sans manger, unique-
ment occupés des choses spirituelles; mais maintenant il ne se trouve
personne qui demande le pain céleste, personne quiledonne. On ne
s'entretient ni des divines Écritures, ni de ce qui regarde le salut de
Pâme; ce ne sont, pendant le repas, que des discours frivoles dont
on repaît l'oreille, à mesure que la bouche se remplit d'aliments. Il
passe des superfluités de la table au luxe des habits. La règle de Saint-
Benoît ordonne qu'ils seront faits de l'étoffe qui se trouvera à meil-
leur marché. On ne s'en tient pas là : les moines se font tailler un
froc de la même pièce d'étoffe qu un chevalier prend un manteau;
en sorte que les plus qualifiés du siècle, fussent-ils rois ou empe-
reurs, ne dédaigneraient pas de se servir des habits des moines, s'ils
étaient d'une forme convenable à leur état.
C^était aux abbés à réprimer les désordres, mais ils en étaient
eux-mêmes coupables. Celui-là ne reprend pas, qui est lui-même ré-
préhensible. Saint Bernard leur reproche la magnificence de leurs
équipages, souvent si nombreux en hommes et en chevaux, que la
suite d'un abbé aurait pu suffire à deux évêques. C'est de Suger, abbé
de Saint-Denis, qu'il parle, lorsqu'il dit : J'en ai vu un qui avait plus de
soixante chevaux. Saint Bernard ne souffre même qu'avec peine la
somptuosité dans les églises des monastères, soit par rapport à leur
étendue, soit par rapport aux ornements dont on les décore et les
peintures que Ton y applique sur les murailles, disant qu'en excitant
la curiosité des fidèles elles les empêchaient d'être attentifs à leurs
prières, et nous rappellent en quelque sorte les rites anciens des
Juifs *; mais il s'élève avec force contre les peintures grotesques que
l'on mettait dans les cloîtres des monastères, aux lieux mêmes où
les moines faisaient ordinairement leurs lectures, des combats, des
chasses, des singes, des hons,des centaures et autres monstres, dont
la vue ne pouvait que leur causer des distractions et les apph-
quer peut-être plus que les livres qu'ils avaient en main. Si ces im-
1 La lecture du passage suivant explique la sévérité du jugement de saint Ber-
nard sur les excès de ces décorations introduites dans les églises : « 0 vanilas va-
nitatum, sed non vanior quam insanior! Fulget ecclesia in parietibus, et in paupe-
ribus eget. Sucs lapides induit auro, et suos filios nudos deserit. De sumptibus
egenorum servitur oculis divitum. Inveniunt curiosi quo sustententur... »
916 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL— De 1125
pertinences, ajoute-t-il, ne font point de honte, que Ton craigne au
moins la dépense*.
Saint Bernard aurait pu relever divers autres abus dans Tordre de
Clugnij mais l'impatience où était le frère Oger de porter cette apo-
logie à Guillaume de Saint-Thierri l'obligea à finir en cet endroit,
surtout après qu'il eut fait réflexion que peu de remontrances,
faites avec douceur et dans la paix, sont plus utiles qu'un plus grand
nombre, faites avec hauteur et avec scandale. Et plût à Dieu, disait-
il, que le peu que j'ai écrit ne scandalise personne ! car, en reprenant
les vices, je sais que j'offenserai les vicieux; peut-être aussi que, par
la volonté de Dieu, ceux que je crains d'avoir irrités me sauront bon
gré, s'ils changent de conduite. Il finit en disant à l'abbé de Saint-
Thierri, qu'il regardait comme étant de l'ordre ou de l'observance de
Clugni : Je loue et je publie ce qu'il y a de louable dans votre ordre;
s'il y a quelque chose de répréhensible, je vous conseille de le cor-
riger : c'est aussi l'avis que j'ai coutume de donner à mes autres
amis. Je vous prie d'en agir de même à mon égard ^.
De son côté, Pierre le Vénérable, abbé de Clugni, fit de son ordre
une apologie qu'il adresse à saint Bernard lui-même, pour lequel il
témoigne autant d'estime que d'amitié. Entrant dans le détail des
reproches qu'on faisait aux clunistes : On nous accuse, dit-il, de re-
cevoir des novices à profession sans épreuves, et sans observer Tan-
née de noviciat, ainsi que la règle le prescrit; mais quand le Sauveur
dit au jeune homme riche : Si vous voulez être parfait, allez, vendez
ce que vous avez et donnez-le aux pauvres, lui accorda-t-il un an
pour penser à sa conversion? En disant à saint Pierre de quitter ses
filets et à saint Matthieu de quitter son bureau, ne les a-t-il pas faits
apôtres dans le moment ? En promettant l'observation de la règle de
Saint-Benoît, avons-nous promis de ne pas observer l'Évangile? Nous
ne faisons même rien contre cette règle, puisque nous agissons selon
les règles de la charité, en recevant, sans l'épreuve de Tannée en-
1 Ces impertinences sont des réminiscences du paganisme condamnées à bon
droit : « Cœterum in claustris coram legentibus fratribus quid facit illa ridicula
monatruositas, mira quœdam deformis formositas ac formosa deformitas ? Quid
immundœ simiœ? Quid feri leones? Quid monstruosi centauri? Quid semi-homi-
nes? Quid maculosaj tigrides? Quid milites pugnantes? Quid venatores tubicinan-
tes? Videas sub uno capite multa corpora, et rursus in uno corpore capita multa...
Tam multa denique, tamque mira diversarum formarum ubique varietas apparet,
ut magis légère libeat in marmoribus, quam in codicibus, totumque diem occu-
pare singula ista mirando, quam in lege Dei meditando. Proh Deo ! si non pudet
ineptiarum, cur vel non piget expensarum? » (S. Bernardi opéra, t. I , col. 1243-4,
édit. Gaume.)
^ Opem S. Bernardi, édit. Mab., p. 524 et seqq. Ceillier, t. 22.
:-*-'#
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 217
tière, quelques novices, de peur de leur faire perdre leur vocation
et de les exposer à retourner dans le monde, s'ils n'étaient arrêtés
par la pensée de leur engagement. Il ajoute que, encore que l'année
d'épreuve soit prescrite par la règle, saint Benoît laisse néanmoins à
l'abbé le pouvoir de régler tout, de façon que les âmes soient sau-
vées; et que la discipline de l'Église ayant varié suivant les différentes
circonstances, il ne devait pas être surprenant que la discipline
monastique eût aussi ses changements.
On nous demande, continue Pierre de Clugni, par quelle autorité
nous permettons les fourrures dont la règle ne dit rien. Nous répon-
dons à cela, qu'elle ne les défend pas, et qu'elle permet en général
d'habiller les frères selon les saisons et les climats. Elle n'a rien fixé
sur les habits, laissant le tout à la prudence de l'abbé. Il donne la
même raison pour les autres habits de dessous, la garniture des lits
et l'augmentation de la nourriture des moines.
Nous recevons, dit-on, les fugitifs au delà des trois fois marquées
par la règle ; cela est vrai. Mais Jésus-Christ n'a-t-il pas pardonné à
saint Pierre? Ne l'a-t-il pas chargé du soin du troupeau et constitué
chef et prince des apôtres, même depuis qu'il l'eut renié trois fois ?
La porte de la miséricorde ne doit-elle pas être ouverte aux pécheurs
jusqu'à leur dernier soupir? La règle même ne défend pas de rece-
voir au delà de trois fois celui qui, par sa faute, sort du monastère ;
elle dit seulement qu'il doit savoir qu'après trois sorties la porte lui
sera fermée; mais non qu'on ne pourra plus la lui ouvrir.
A l'égard des jeûnes qu'on nous accuse d'avoir changés ou réduits
presque à rien, nous ne croyons point nous être écartés de la règle
de Saint-Benoît, si ce n'est peut-être les mercredis et les vendredis
depuis la Pentecôte jusqu'au 13 de septembre, où l'on ne doit, ce
semble, manger qu'à none, et les autres jours à sexte ou à midi;
mais la disposition de ces heures est encore laissée à la prudence de
l'abbé. C'est en vain qu'on nous reproche de négliger le travail des
mains, la règle ne l'a ordonné que pour éviter l'oisiveté. Or, nous
l'évitons en nous occupant de saints exercices, de la prière, de la
lecture, de la psalmodie. Pierre de Clugni prétend que saint Maur,
envoyé en France par saint Benoît, voyant que le monastère qu'il
avait bâti dans le diocèse d'Angers était pourvu suffisamment des
choses nécessaires à la vie, sans que les moines fussent obligés de se
les procurer par le travail de leurs mains, ne leur prescrivit que des
exercices spirituels. Cet exemple est tiré de la vie apocryphe de ce
saint.
Pierre rejette, comme une puérilité, le reproche que des cister-
ciens faisaient aux clunistes de ne pas se prosterner devant les hôtes
218 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
à leur arrivée et à leur départ, et de ne pas leur laver les pieds. Si
cette pratique, dit-il, ne pouvait s'omettre sans risque de salut, comme
le disent ceux qui nous font ce reproche, il serait nécessaire, ou que
la communauté fût toujours dans la chambre des hôtes, ou que
ceux-ci fussent reçus dans le cloître et dans les officines du monastère.
Mais il suivrait de là, à cause de la grande quantité des hôtes, que les
moines ne seraient plus moines et qu'ils n'en mèneraient plus la vie,
obligés de se trouver continuellement avec des séculiers de toutes
conditions, même avec des femmes. Il s'ensuivrait encore'que l'on de-
vrait faire cesser l'office et tous les autres exercices monastiques,
pour vaquer au lavement des pieds. Nous faisons à cet égard ce que
nous pouvons, continue l'abbé Pierre; et, pour ne pas négliger ce
point de la règle, chaque moine, à commencer par l'abbé, lave tous
les ans les pieds à trois hôtes, et leur présente du pain et du vin. Les
infirmes seuls sont dispensés de cet exercice.
Selon la règle de Saint-Benoît, Fabbé doit avoir un mémoire des
outils et des ustensiles du monastère, et manger à une même table
que les étrangers; les religieux qui ne se trouvent point à l'office
commun doivent le réciter où ils se trouvent, et faire les mêmes gé-
nuflexions qu'ils feraient au chœur; lorsque les frères se rencontrent,
le plus jeune doit demander la bénédiction à son ancien ; on doit
mettre à la porte du monastère un ancien qui soit sage, et qui ré-
ponde Deo gratias à tous les survenants. Rien de tout cela ne se fai-
sait chez les clunistes; et, quoique la règle ne parle que d'un seul
vœu de stabilité, de conversion et d'obéissance, ils le renouvelaient
chaque fois qu'ils changeaient de monastère. Pierre répond que
l'abbé, ne pouvant tout faire par lui-même, est autorisé par la règle
à se décharger sur d'autres d'une partie de ses obligations, et que
c'est pour cela qu'elle lui ordonne de choisir des doyens ; qu'il est
bien censé manger avec les hôtes, quand ils sont nourris de la
substance du monastère ; qu'il y aurait de l'indécence à faire manger
au réfectoire indistinctement tous les étrangers, ou que l'abbé quittât
ses religieux pour aller manger avec les hôtes, sans aucune distinc-
tion ; que l'usage de Clugni est qu'il mange au réfectoire, sinon en
cas de maladie, ou que la condition des hôtes soit telle, que l'abbé
doive leur faire compagnie ; que les religieux de cette congrégation,
quand ils sont en campagne, n'omettent pas les génuflexions ordi-
naires, si ce n'est en mauvais temps, et qu'alors ils disent, pour y
suppléer, un miserere ; que les jeunes religieux, quand ils se rencon-
trent avec les anciens hors des lieux réguliers, leur demandent de vive
voix la bénédiction ; mais que, dans l'intérieur du cloître, ils ne la
demandent que par une profonde inclination, en gardant le silence;
à 1153 de l'ère clir.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 219
que si l'on ne met pas toujours un ancien à la porte, on a soin d'y
mettre des personnes sages et fidèles ; que les portes du monastère
n'étant point fermées pendant le jour, il n'est point nécessaire de
frapper pour les faire ouvrir, ni au portier de crier Deo grafias; que
les moines peuvent, sans inconvénient, renouveler leur vœu de sta-
bilité en changeant de maison, puisque la règle le permet à un moine
étranger.
Pour répondre aux plaintes que, dans Tordre de Clugni, l'on re-
cevait des moines d'un autre monastère, sans la permission de l'abbé
respectif et sans lettre de recommandation, Pierre dit qu'on ne doit
point recevoir un moine dans un autre monastère sans l'agrément
de son abbé, tant que cet abbé remplit à l'égard de ce moine les de-
voirs de pasteur, et qu'il a soin de pourvoir à sa subsistance corpo-
relle, sans laquelle l'âme ne peut se sauver ni le corps se soutenir ;
mais que, si ce moine ne peut ni se sauver ni avoir de quoi fournir
aux nécessités corporelles, il peut quitter son abbé sans sa permis-
sion ; que, pour cette raison, l'abbaye de Clugni a obtenu du Saint-
Siège un privilège de recevoir tous les moines contraints de sortir
de leur monastère pour l'une ou l'autre de ces raisons.
Vous ne voulez pas, disaient les cisterciens aux clunistes, avoir
d'évêque propre, contre l'usage de toute l'Église. D'où aurez-vous
donc le saint chrême, les ordres sacrés, la consécration de vos
églises, la bénédiction de vos cimetières et tout ce qui ne peut se
faire canoniquement sans Tévêque ou sans son ordre? L'abbé de
Clugni répond : Nous avons un évêque propre, qui est le Pape, le
premier et le plus digne de tous les évéques ; c'est à lui seul que
nous obéissons spécialement, et ce n'est que de lui seul que nous
pourrions, si le cas l'exigeait, être interdits, suspens, excommuniés.
Il n'a point ôté l'église de Clugni à un autre évêque qui en fût en pos-
session, mais il l'a gardée, à la prière des fondateurs, pour lui être
soumise à lui seul pour toujours, ainsi qu'ils l'ont réglé. Le Pape,
trop éloigné pour nous donner les saintes huiles, les ordres, et faire
chez nous les autres fonctions, nous a permis de nous adresser, pour
toutes ces choses, à tout évêque catholique. Ainsi nous ne nous éloi-
gnons en rien des usages des autres moines ni des Chrétiens. Il cite
diverses exemptions accordées aux moines par les Papes, pour em-
pêcher les évêques de troubler le repos des monastères, ou de dis-
poser de leurs revenus et de leurs sujets. D'où il conclut que les
Papes antérieurs à la fondation de Clugni, ayant exempté en partie
la plupart des monastères de la dépendance des évêques, leurs suc-
cesseurs ont pu les en affranchir totalement.
Par quelle raison, par quelle autorité, continuaient les cisterciens,
220 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De il25
possédez-vous les biens des églises paroissiales, des prémices et des
dîmes? Elles n^appartiennent pas aux moines, les canons les don-
nent aux clercs. Si toutes ces choses, répond Tabbé Pierre, sont don-
nées aux ecclésiastiques à cause de la prédication et de l'administration
des sacrements, pourquoi les moines n'en jouiraient-ils pas à cause
des prières, du chant des psaumes, des aumônes et des autres bon-
nes œuvres qu'ils font pour le salut du peuple ? Vous possédez, dit-
on, des châteaux, des villages et des serfs de l'un et de l'autre sexe;
vous tirez des péages, des tributs ; vous faites même les fonctions
d'avocat, sans faire attention qu'en cela vous sortez de votre état.
Toute la terre étant au Seigneur, dit l'abbé de Clugni, nous recevons
indifféremment toutes les oblations des fidèles, et en cela nous ne
faisons rien contre la règle, qui permet au novice, avant de s'enga-
ger par la profession, de donner tout son bien aux pauvres ou d'en
faire solennellement une donation au monastère. Elle n'excepte au-
cune sorte de biens; elle suppose donc que les moines peuvent les
posséder tous, châteaux, villages, fonds, meubles, serfs de toute con-
dition. Il appuie sa réponse de divers exemples tirés de la vie de
saint Grégoire le Grand et de quelques autres saints. Puis il ajoute
qu'en accordant aux moines la possession des biens temporels, c'est
une conséquence de leur permettre de les défendre en justice con-
tre les usurpateurs, n^y ayant aucune loi qui défende aux moines
de plaider dans leur propre cause.
Sur la fin de sa lettre, l'abbé Pierre distingue deux sortes de com-
mandements de Dieu : les uns éternels et immuables, les autres
sujets au changement, selon les temps et les circonstances. On n'a
jamais dispensé des premiers, comme du précepte d'aimer Dieu de
tout son cœur et le prochain comme soi-même. Mais les autres, qui
ont eu pour auteurs ou les saints Pères, ou les conciles, ou les saints
fondateurs d'ordres, peuvent et doivent changer, lorsque la charité
le demande ; les supérieurs sont en droit d'en disposer. C'est sur
ce principe qu'il excuse les changements faits dans Clugni à l'égard
des habits, de la nourriture et de quelques autres observances mo-
nastiques. Il fonde encore la nécessité de dispenser, sur ce que la
nature humaine était beaucoup affaiblie depuis le siècle de saint Be-
noît, où elle était plus forte et plus robuste. De là il conclut que les
cisterciens, refusant à leurs frères les soulagements nécessaires à la
conservation de la santé, manquaient de charité et péchaient contre
la règle de Saint-Benoît, qui ne respire que charité *.
Les principes généraux que l'abbé Pierre allègue dans son apolo-
1 s, Petr. Venerab., 1. 1, epist. 2S. Biblioth. Patrum, t. 22.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 221
gie sont en eux-mêmes vrais et justes; mais ce n'était pas précisé-
ment la question . Il s'agissait de l'application abusive qu'en faisaient
les abbés et les moines de Clugni. La récente et très-juste condam-
nation de l'abbé Ponce fait assez voir que les plaintes n'étaient pas
sans quelque fondement. Lorsque Pierre donne pour cause que,
depuis saint Benoît, la nature humaine était affaiblie, cela prouve seu-
lement qu'à Clugni surtout, ce qu'il y avait de plus faible, ce n'était
pas la nature, mais la volonté et la ferveur. Aujourd'hui, quatorze
siècles après saint Benoît, la nature se trouve encore la même dans
ses disciples, lorsque la volonté et la ferveur y sont les mêmes.
Témoin les enfants de saint Bruno, les vénérables chartreux; témoin
les vrais enfants de saint Bernard, les cisterciens de nos jours, les
trappistes : trappistes et chartreux qui, comme une semence que le
Seigneur a bénie, se propagent avec édification par toute la terre,
attirent partout, sans la demander, l'estime et la vénération du
monde même ; tandis que les religieux qui, comme autrefois les
moines de Clugni, pour capter la bienveillance et l'estime du monde,
croyaient devoir se plier à ses goûts et à ses maximes, n'ont recueilli
que l'indifférence et le mépris, ont succombé sans gloire et sans
. postérité au jour de l'épreuve, ne laissant autour de leurs monas-
tères en ruine qu'une réputation plus ruinée encore que leurs mo-
nastères.
A la vue de ce différend entre l'abbé de Clairvaux et l'abbé de
Clugni, le monde, les jugeant d'après lui, les suppose ennemis l'un
de l'autre. C'est qu'il ignore la piété et l'amitié véritables. Jamais on
ne vit peut-être deux hommes unis d'une amitié plus intime. Voici
comment saint Bernard écrira, l'an 1146, au pape Eugène: Ce paraît
être une chose extravagante de vous recommander le seigneur de
Clugni, de vouloir servir de patron à celui dont tout le monde re-
cherche le patronage. Mais si ma lettre est superflue, je satisfais
mon propre cœur ; grâce à cette lettre, je voyage avec un ami que
je ne puis suivre de corps. Est-il rien qui soit capable de nous
séparer? La hauteur des Alpes, les neiges qui les couvrent^ la lon-
gueur du chemin, rien ne me détachera de lui. Je suis présent, je
l'assiste partout, il ne peut être nulle part sans moi. Je lui suis re-
devable de cette grâce, et c'est elle qui m'acquitte de ce que je lui
dois, par le penchant que j'ai à le suivre, même malgré moi. Je
supplie Votre Sainteté d'honorer, dans ce grand homme, un illustre
membre de Jésus-Christ, un vase d'honneur, plein de grâce et de
vérité, comblé de bonnes œuvres. Qu'elle nous le renvoie aussi satis-
fait de ses bontés, qu'il satisfera, par son retour, une infinité de per-
sonnes. Qu'elle verse ses grâces sur lui avec profusion, afin qu'il les
222 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL — De 1125
répande sur nous; car, si vous Tignorez, c^est lui qui assiste les pau-
vres de notre congrégation, qui leur fournit de quoi subsister des
biens de son abbaye, autant qu'il le peut, sans donner lieu de mur-
murer à ceux de son ordre. Il n'est rien que Votre Sainteté ne doive
lui accorder de tout ce qu'il demandera au nom de Jésus. Je dis au
nom de Jésus ; car s'il vous demande, comme j'en ai quelque soupçon,
d'être déchargé du gouvernement de son monastère, est-il personne,
pour peu qu'il le connaisse, qui croie qu'il vous le demande au nom
de Jésus? Ou je me trompe, ou bien, tout dévot qu'il est, il est de-
venu d'une conscience encore plus délicate depuis qu'il a eu l'hon-
neur de vous voir. Cependant, à peine fut-il abbé, qu'il eut le zèle
de réformer son ordre en beaucoup de points, comme dans l'obser-
vance du jeûne, du silence, dans le retranchement des étoffes de
prix et d'une propreté trop recherchée *.
On voit, par cette lettre, que Pierre le Vénérable pensait au fond
comme saint Bernard. Il tint entre autres un chapitre général pour
abolir la plupart des abus que saint Bernard avait signalés dans son
apologie. Il fit pour cela d'excellents statuts, qui sont rappelés dans
la bibliothèque de Clugni et dans l'historien Orderic Vital, moine
de Saint-Évroui, qui assista lui-même à ce chapitre 2. Bernard mande
au Pape que Pierre voulait abdiquer les fonctions d'abbé : c'était
pour se retirer à Clairvaux, y vivre simple religieux sous l'obéis-
sance de son ami.- On le voit par la lettre suivante, que Pierre lui
écrivit en 1149 :
A la brillante et solide colonne de l'ordre monastique ou plutôt
de l'Église, le seigneur Bernard, abbé de Clairvaux ; Pierre, humble
abbé de Clugni, souhaite le salut que Dieu promet à ceux qui l'ai-
ment. S'il était permis, si la Providence ne s'y opposait pas, si la
voie de l'homme était en sa puissance, j'aimerais mieux m'attacher
inséparablement à votre très-chère Béatitude, que de dominer ou
de régner nulle part parmi les mortels. En effet, toutes les cou-
ronnes du monde peuvent-elles égaler le prix d'une compagnie que
les hommes désirent avec passion, que les anges mêmes recherchent?
Car je puis dire, sans mentir, que ces esprits célestes vous regardent
déjà comme leur concitoyen, quoique vous ne jouissiez point encore
du bienheureux séjour que vous espérez. Pour moi, j'espérerais d'y
vivre avec vous éternellement, si j'avais le bonheur de vivre avec
vous ici-bas jusqu'à mon dernier soupir. Pourrais-je ne pas courir
après vous, attiré par le parfum de vos vertus ? Du moins, puisqu'il
ne m'est pas permis d'y être toujours, que ne puis-je vous voir sou-
1 S. Bernard, epist. 277. — ^ Order. Vital, 1. 3, ad ann. 1132.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 223
vent ! Ou, si cela ne se peut encore, que n'ai-je le plaisir de voir
souvent des personnes qui me viennent de votre part ! Comme ce
bonheur m'arrive rarement, je prie votre Sainteté de me visiter d'ici
à peu dans la personne du religieux Nicolas, et de passer avec moi
les fêtes de Noël. Comme il vous aime, qu'il a beaucoup de part à
votre confiance et qu'il a la mienne tout entière, je vous verrai, mon
saint frère, je vous entendrai par lui, je vous ferai confidence par lui
de quelques secrets que j'ai à communiquer à votre Sagesse. Je me
recommande, moi et les nôtres, avec toute l'instance et la dévotion
possibles, à votre sainte âme et aux saints qui servent le Seigneur
sous votre gouvernement *.
Suger, abbé de Saint-Denis et ministre du roi Louis de France,
donnait lieu, plus que personne, aux abus que saint Bernard avait
relevés dans les moines de Clugni. Suger entendit parler de l'écrit
du saint homme, il voulut le lire par lui-même ; il en profita, non
moins que Pierre le Vénérable, pour la réforme de sa personne et de
son monastère. Bernard lui écrivit alors en ces termes :
« On publie dans notre pays une nouvelle édifiante ; ceux qui crai-
gnent Dieu s'en réjouissent et sont charmés d'un changement si
miraculeux. On fait partout votre éloge, et les âmes pieuses en té-
moignent leur joie. Ceux mêmes à qui votre nom est inconnu ne peu-
vent apprendre ce que vous êtes et ce que vous étiez sans admirer les
effets de la grâce et sans en bénir l'auteur. Mais ce qui nous comble
de joie et signale le prodige de votre conversion, c'est que vous avez
poussé votre zèle jusqu'à faire part à vos religieux des sentiments
que le ciel vous inspire, et à pratiquer ce qui est écrit : Que celui qui
m'écoute, invite les autres à m'écouter ; dites dans la lumière ce que
je vous dis dans les ténèbres, et prêchez sur le haut des maisons ce
qu'on vous aura dit à l'oreille ^. Ainsi un général d'armée, aussi
vaillant qu'affectionné pour ses soldats, les voit-il qui reculent et
que le fer de l'ennemi taille en pièces? il aime mieux mourir avec eux
que de leur survivre avec honte, quoiqu'il sache qu'il est le seul qui
puisse échapper. Il demeure ferme sur le champ de bataille, il se bat
avec courage, il court de tous côtés au travers des épées nues, il
perce le gros des escadrons, il se jette au plus fort de la mêlée et où
le danger est le plus pressant, et, de la voix et de l'épée, il effraye
autant qu'il peut l'ennemi et encourage les siens. Il s'oppose à celui
qui frappe, il défend celui qui va périr ; en un mot, désespérant de
les sauver tous, il est prêta mourir pour chacun. Mais tandis qu'il
s'efforce d'arrêter les progrès du vainqueur, pendant qu'il relève ceux
1 s. Bemardi epist. 264.— 2 Apoc.,22, 17. iMalth., 10, 27.
22i HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIl. — De 1125
qui tombent et rallie ceux qui fuient, souvent il arrive que sa valeur
produit, contre toute attente, une révolution heureuse. A son tour,
il dissipe les forces des ennemis, il triomphe quand ceux-ci allaient
vaincre, et ses guerriers, dont la défaite semblait certaine, se repo-
sent avec joie dans le sein de la victoire.
« Mais pourquoi relever une action chrétienne par des exemples
profanes, comme si la religion même ne m'en fournissait pas ? Moïse
doutait-il de ce que Dieu lui avait promis, que, quand tout le peuple
qu^il commandait serait exterminé, il l'établirait le chef d'un peuple
encore plus nombreux ? Néanmoins, quelle tendresse n Vt-il pas pour
lui ! avec quel zèle ne s'oppose-t-il point à la colère de Dieu ! avec
quelle ardeur ne prie-t-il pas pour les rebelles ! Ah ! Seigneur, dit-il,
si vous me faites grâce, faites-leur grâce aussi, sinon effacez-moi de
votre livre *. Zélé médiateur, dont le désintéressement désarme la
justice de Dieu ! charitable conducteur, qui, uni à son peuple parles
liens d'un tendre amour, tâche de sauver un corps dont il est comme
la tête, qui en doit être inséparable, ou se détermine à périr avec lui !
Jérémie, fortement attaché à ses concitoyens, sacrifie ses inclinations
à sa tendresse, préfère l'exil et la servitude aux douceurs de sa patrie
et de sa liberté, aime mieux être captif avec ses frères que de les
abandonner dans le besoin, bien qu'il soit son maître de rester en
Judée. Paul, animé du même esprit, désire d'être anathème pour
ses frères, parce qu'il sent que l'amour est aussi puissant que la
mort. Voilà les modèles que vous avez suivis. J'y joins l'exemple de
David, qui m'avait presque échappé. Ce grand saint, touché des ra-
vages que la peste causait dans son peuple, court au-devant de l'ange
exterminateur, et il le supplie de décharger toute la vengeance de
Dieu sur lui seul et sur sa famille.
« Qui donc vous a inspiré tant de perfection ? Je souhaitais, je vous
l'avoue, mais je n'espérais pas entendre dire de vous de si grandes
choses. Comment s'imaginer, en effet, que vous montassiez tout d'un
coup au plus haut degré de la vertu et au comble du mérite ? Mais à
Dieu ne plaise que je mesure ses bontés infinies par la petitesse de
ma foi et de mon espérance ! Il fait tout ce qu'il veut, indifféremment
dans toutes sortes de personnes, indépendamment du temps et
malgré tous les obstacles. Les saints censuraient vos désordres, mais
ils ne touchaient pas à vos refigieux ; ils étaient indignés de vos excès
et non pas des leurs. Vos confrères murmuraient contre vous, et non
pas contre votre communauté; ils n'attaquaient que vous seul; vous
n'aviez qu'à changer, et leur critique n'avait plus de prise. Votre
1 Exod., 32, 32.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 22^
changement seul faisait cesser tout à coup leurs mécontentements et
leurs reproches. La seule chose qui nous révoltait, c'était de vous
voir marcher en public dans un habit et un équipage trop superbes.
C'était assez de renoncer à ce faste et de changer d'habit, pour faire
cesser nos justes reproches. Mais, non content de les apaiser, vous
méritez même nos applaudissements. Est-il, en effet, rien de plus
grand et de plus glorieux que ce que vous venez de faire ? Un chan-
gement si soudain et si rare ne doit-il pas être considéré comme l'ou-
vrage du Très-Haut? Le ciel se réjouit de la conversion d'un seul
pécheur ; combien plus de la conversion de toute une maison re-
ligieuse, et d'une maison telle que la vôtre!
« Cette maison, que son antiquité et la faveur des rois rendent si
célèbre, était le théâtre de la chicane et de la guerre. On y rendait à
César ce qui lui est dû, mais Dieu n'y était pas servi de même. Je
n'ai pas vu, mais j'ai ouï dire, que le cloître était encombré de sol-
dats, rempli d'intrigants et de plaideurs ;, que tout y retentissait du
bruit turiiultueux des affaires du monde, et que les femmes mêmes
y entraient librement. Dans cette confusion, quel moyen de se rem-
plir de saintes pensées et de s'occuper de Dieu ? Aujourd'hui l'on est
absorbé en lui ; on s'y applique à conserver la chasteté, à faire fleurir
la discipline régulière, à se nourrir de lectures spirituelles; un silence
continuel, un recueillement profond élèvent l'esprit au ciel. Le doux
chant des hymnes et des psaumes délasse des rigueurs de l'abstinence
et des exercices laborieux de la vie religieuse. La honte du passé
adoucit les amertumesdu présent, et les fruits de la bonne conscience,
qu'on goûte déjà, produisent l'amour des biens à venir, qui ne sera
point frustré, et une espérance qui ne peut jamais être trompeuse.
La crainte des jugements de Dieu n'est plus le motif de l'amour fra-
ternel qui y règne, la parfaite charité l'en a bannie. L'ennui et le
dégoût en sont éloignés par la variété des saintes observances que
l'on y pratique. Je ne dépeins ici l'état présent de votre maison que
pour bénir l'auteur de ces merveilles et pour louer celui qui en est
l'instrument et le coopérateur. Dieu n'avait pas besoin de votre aide;
mais, pour partager avec vous la gloire de ce grand ouvrage, il en
a voulu partager les soins *. »
Henri, archevêque de Sens, suivit l'exemple de Suger et réforma
sa vie mondaine. Il écrivit à saint Bernard pour lui demander une
instruction sur les devoirs de l'épiscopat. « Qui suis-je, s'écria le saint
homme, pour oser instruire un évêque ? et qui suis-je, d'ailleurs,
pour oser lui désobéir? La même raison m'invite à accorder et à re-
1 S. Bernard, epist. 78.
XV.
15
M}
226 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
fuser; il y a du péril des deux côtés, mais il y en a bien plus à dé-
sobéir.
a Depuis que vous avez reçu de Dieu les clefs du royaume du ciel,
et qu'à Texemple de la femme forte, vous avez mis la main à des
choses difficiles, j'ai eu du chagrin lorsque j'apprenais que vous
manquiez à votre devoir, et je vous ai plaint quand j'ai su qu'on vous
faisait de la peine. Je me rappelais alors ces paroles du prophète :
Ceux qui s'embarquent sur mer pour y travailler au milieu des flots
sont exposés à des tempêtes qui tantôt les portent jusqu'aux nues,
et tantôt les font descendre jusqu'aux abîmes. Au milieu de tant de
maux, leur âme sèche de douleur, ils sont troublés comme un homme
ivre, la tête leur tourne et toute leur sagesse les abandonne *. Dans
cette pensée, au lieu de juger de votre état comme le commun des
hommes, j'en avais même compassion. Hélas ! disais-je, si la vie des
autres hommes est une tentation continuelle, à combien de périls la
vie d'un évêque n'est-elle point en butte, lui qui est chargé du soin
de son troupeau ! Je suis caché dans une grotte, je suis une lampe
qui fume plutôt qu'elle ne luit sous le boisseau ; et, dans cet état, je
ne suis point à l'abri de l'impétuosité des vents, je suis tourmenté
incessamment, je suis agité çà et là, comme un fragile roseau, par le
souffle de la tentation. Que sera-ce de celui qui est élevé sur une mon-
tagne et placé sur le chandelier? Je n'ai que moi à garder; cepen-
dant jie me suis un sujet de chute et d'ennui à moi-même, je me suis
à charge,^ je suis réduit à me mettre souvent en colère contre Tintem-
pérarice de ma bouche, contre l'indiscrétion d'un œil qui me scan-
dalise. Eh ! de combien de soucis est consumé, à combien d'attaques
est exposé celui qui, étant chargé du soin d'autrui, outre ses propres
tentations, n'est jamais sans combats au dehors et sans frayeurs
au dedans !
« Mais ce qui me rassure pour vous, c'est l'agréable nouvelle qui
s'est répandue de votre province jusqu'ici, nouvelle qui eff'ace les
mauvais bruits de votre conduite passée, et que je tiens, non pas de
gens peu croyables, mais du vénérable évêque de Meaux, prélat
d'une sincérité reconnue. Il y a quelque temps que, m'informant de
vous, il me répondit d'un air content et comme assuré de la vérité de
ce qu'il allait me dire. Je pense, me dit-il, qu'il se conduira désor-
mais par le conseil de l'évêque de Chartres. Cette nouvelle me fit
plaisir, parce que je suis certain que ce prélat est d'un très-bon con-
seil. Il ne pouvait pas me donner une plus forte preuve de vos bonnes
intentions, ni une plus solide espérance de votre progrès dans la
^ Psalm. 106, 23,
à 1153 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 297
vertu. Confiez hardiment à ces deux évêques et votre personne et
votre diocèse; sous une telle conduite, votre réputation et votre
conscience sont en sûreté.
« Au reste, vous pensez sagement quand vous croyez que la charge
de pasteur et d'évêque, que vous occupez, ne se peut remplir digne-
ment sans conseil. La sagesse même, cette mère des bons conseils,
dit en parlant de soi : Qu^elle habite dans le conseil *. Mais, est-ce
indifféremment dans toutes sortes de conseils? J'assiste, ajoute-t-elle
aux conseils réglés par la prudence ^, De plus, elle vous avertit par
la bouche du sage de vous précautionner contre les conseils infidèles :
Communiquez vos affaires à votre ami, dit-elle, et ne révélez point
votre secret à des étrangers ^. Elle vous avertit encore par la bouche
d'un autre sage : Ayez beaucoup d'amis, mais choisissez votre con-
seiller entre mille *, pour vous prouver qu'il est rare d'en trouver un
bon, quoiqu'il soit nécessaire d'en avoir. Après cela. Dieu ne vous
fait-il pas une faveur singulière en vous donnant, ce qui est si rare
dans le monde, non pas un, mais deux habiles conseillers pleins de
prudence et d'amitié; en vous les faisant trouver dans votre province,
pour les avoir près de vous, et parmi vos suffragants, afin d'avoir le
droit de vous en servir? Avec de tels directeurs, vous ne serez point
précipité dans vos jugements, ni violent dans vos punitions, trop lâ-
che à reprendre, trop sévère à pardonner, trop faible à tolérer le dé-
sordre, somptueux dans votre table, singulier dans vos habits, léger
à promettre, lent à exécuter votre parole, prodigue dans vos bien-
faits. On ne verra plus régner dans votre diocèse ce vice ancien et
que la cupidité renouvelle tous les jours, la simonie et l'avarice, cette
espèce d'idolâtrie qui en est la mère. En un mot, assisté d'un tel
conseil, vous honorerez votre ministère, comme l'Apôtre ^. Je dis
votre ministère, pour montrer que vous devez servir et non pas do-
miner. J'ajoute que vous l'honorerez, et non pas vous-même ; car
celui qui cherche ses propres intérêts, c'est soi-même qu'il veut ho-
norer, et non pas son ministère.
« Mais gardez-vous bien de faire consister cet honneur dans la
pompe de vos habits, dans la magnificence de vos équipages et dans
la somptuosité de vos palais; mais plutôt dans l'innocence de vos
mœurs, dans l'application à vos devoirs et dans l'exercice des bonnes
œuvres. Hélas ! combien y en a-t-il qui font le contraire ! qui parent
superbement leur corps et qui ne se soucient point d'embellir leur
âme ! Ne se fâcheront-ils pas contre moi, si je leur applique l'in-
struction que l'Apôtre donne au sexe le plus faible et aux personnes
1 ProY., 8, 12.-2 l/jjd.—^ Pi-ov., 25, 9. — * F-ccli., G, 6.— •' Rom., 11, 13.
228 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. - De U25
du plus bas ordre de l'Église : Ne vous distinguez point par des ha-
bits plus précieux ^ ? Comme si le médecin n'employait pas le même
fer à guérir les rois et le bas peuple; comme si Ton faisait injure à
la tète d'en couper les cheveux avec les mêmes ciseaux dont on se
coupe les ongles. Après tout, s'ils sont fâchés de ce que je les mets
au rang des femmes, de ce que l'Apôtre, plutôt que moi, les enve-
loppe dans la même condamnation, que ne sont-ils encore plus fâ-
chés d'être enveloppés dans le même défaut? Qu'ils soient confus de
faire consister leur gloire, non pas dans leurs bonnes œuvres, mais
dans quelques ouvrages de femmes, dans des étoffes tissues ou des
fourrures travaillées de leurs mains. Qu'ils aient horreur de couvrir
de peaux d'hermine teintes en rouge des mains dévouées au service
deDieu et avec lesquelles ils consacrentlesredoutables mystères; d'en
embelUr leur poitrine, que la sagesse seule doit orner; d'en entourer
leur cou, qu'il leur est plus glorieux et plus doux de plier sous le
joug de Jésus-Christ. Ce ne sont point là les marques d'un Dieu souf-
frant, qu'ils devraient porter à l'exemple des martyrs; ce sont d'in-
dignes parures pour lesquelles les femmes sont si curieuses et si
prodigues, parce qu'elles ne sont occupées que des choses du monde
et des moyens de lui plaire.
« Mais vous, prêtre du Très-Haut, à qui avez- vous envie déplaire?
Au monde, ou à Dieu? Si c'est au monde, pourquoi êtes- vous prê-
tre? Si c'est à Dieu, pourquoi ne vous distinguez-vous point des laï-
ques ? Si vous voulez plaire au monde, pourquoi vous faire prêtre ?
On ne peut servir deux maîtres. Vouloir être ami du monde, c'est se
déclarer ennemi de Dieu ^. Ceux qui ont voulu plaire aux hommes,
dit le Prophète, ont été détruits et confondus, et Dieu s'est ri de leur
vanité ^. Si je plaisais aux hommes, dit l'Apôtre, je ne serais point
serviteur du Christ *. Ainsi, dès que vous voulez plaire aux hommes,
vous cessez de plaire à Dieu; et dès que vous cessez de lui plaire,
vous n'êtes plus en état de l'apaiser. Pourquoi donc êtes-vous prêtre ?
Que si vous voulez plaire à Dieu, pourquoi vous conformez-vous aux
manières du monde? Car, enfin, si le prêtre est le pasteur, si le peu-
ple est le troupeau, est-il raisonnable qu'il n'y ait entre eux aucune
différence? Si mon pasteur m'imite, moi qui suis une de ses brebis;
s'il marche comme moi courbé vers la terre, le visage rampant et
les yeux baissés, cherchant à remplir son ventre pendant que son
âme languit de faim, en quoi se distingue-t-il de moi ? Malheur au
troupeau, si le loup vient ! Il n'y aura personne qui le prévienne,
qui l'arrête, qui lui arrache sa proie. Convient-il au pasteur d'assou-
1 1. Tim., 2, 9. — 2 Jac, 4,4.-3 Psalm., 52, 6. — * Galat, 1, 10.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 229
vir ses appétits comme une bête, de ramper dans la boue, de s'atta-
cher à la terre, au lieu de vivre en homme, la tête haute, les yeux
élevés, au lieu de chercher et de goûter les choses du ciel?
« Au reste, ce pasteur que je reprends est indigné contre moi
quand j'ose ouvrir la bouche; il m'impose silence, il crie qu'il n'ap-
partient pas à un moine de s'ériger en censeur des évêques. Plût à
Dieu qu'il me fermât les yeux, pour ne pas voir ce qu'il me défend
de condamner ! Est-ce donc une présomption si grande à moi, qui
ne suis qu'une brebis, si, voyant fondre sur mon pasteur deux bêtes
féroces, la vanité et la curiosité, j'ose pousser quelques cris pour
qu'on vienne à son secours, qu'on l'arrache de leurs gueules san-
glantes, sur le point d'être dévoré? Que ne me feraient-elles pas, à
moi qui ne suis qu'une faible brebis, elles qui se jettent avec tant
de fureur sur le pasteur même?... Après tout, quand je m'abstien-
drais de murmurer de son luxe, quand je ne dirais mot, aurait-il
moins sujet d'en rougir? Chacun n'a-t-il pas la voix de sa conscience ?
Que diraient ces prélats, si quelque autre plus hardi que moi leur
citait, pour les confondre, non pas l'autorité de l'Apôtre, comme je
viens de faire, ni celle de l'Évangile, d'un prophète ou d'un Père de
l'Eglise, mais d'un poète païen * : Dites-nous, ô pontifes, que fait
l'or, je ne dis pas dans le temple, mais sur les harnais de vos chevaux?
Combien plus serait-il tolérable dans le temple ! J'ai beau me taire
sur ce désordre, la cour a beau le dissimuler, la misère du pauvre,
la faim où il est réduit est une voix publique qui crie et se fait
entendre partout. Le monde n'en dit mot, parce qu'il ne peut vous
h?iïr. Et comment réprimerait-il le péché, lui qui loue le pécheur et
applaudit au méchant? ,
« Les pauvres, qui manquent de tout et que la faim presse, crient,
se lamentent et disent tout haut : Dites-nous, ô pontifes, que fait
l'or dans les brides ? Ces brides dorées nous mettent-elles à couvert
du froid ou de la faim? Tandis que nous souffrons misérablement de
la faim et du froid, que font tant de housses et de couvertures entas-
sées dans vos garde-meubles? C'est à nous ce que vous prodiguez,
c'est à nous que vous arrachez avec inhumanité ce que vous sacrifiez
à la vanité. Nous aussi avons été rachetés par le sang du Christ.
Nous sommes donc vos frères. Jugez ce que c'est que de refuser à
des frères leur portion pour en repaître vos yeux. Notre vie va gros-
sissant votre abondance superflue. Vous retranchez à nos besoins
pour ajouter à votre faste. Ainsi, votre cupidité fait un double mal :
vous périssez en dissipant notre bien ; vous nous faites périr en nous
1 Perse, sat. 1.
230 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL — De 1125
le ravissant. Vos chevaux marchent chargés de pierreries^ nous
allons pieds nus. Vos mulets sont richement caparaçonnés^ brillants
de boucles^ de chaînettes^ de sonnettes, de longes de cuir semées de
clous d'or et d^une infinité d'autres ornements aussi éclatants que
précieux; et vous refusez impitoyablement à vos frères de quoi
couvrir leur nudité. De plus, tout ce que vous possédez n'est pas le
fruit de votre négoce ou de votre travail, il n'est point l'héritage de
vos pères, à moins que vous ne disiez dans votre cœur : Possédons
par hérédité le sanctuaire de Dieu *. Tels sont les murmures que les
pauvres poussent vers Dieu, à qui parlent les cœurs ; mais ils s'élè-
veront un jour avec hardiesse contre ceux qui les oppriment : le père
des orphelins et le juge des veuves se déclarera pour eux. Autant de
fois, vous dira-t-il, que vous aurez manqué d'assister le moindre de
ces petits, vous avez refusé de m'assister moi-même 2.
« Pour vous, révérendissime père, gardez-vous bien de mettre
dans le luxe et dans le faste la gloire de votre ministère. Ces dehors
pompeux n'ont rien de beau que pour l'œil, qui ne s^arrête qu'aux
apparences. Ce qui est intérieur et caché n'éblouit pas les yeux, mais
il n'en est pas moins éclatant; il ne flatte pas le goût, mais il n'en
est pas moins sublime. La chasteté, la charité, l'humilité, pour
n'être pas sensibles, ne sont pas moins belles; leur beauté a tant de
charmes, qu'elle attire les regards de Dieu 3. » Dans la suite de sa
lettre, saint Bernard s'étend sur ces trois vertus, comme les princi-
paux ornements du sacerdoce et de l'épiscopat.
Ce que dit saint Bernard sur le faste de certains évêques regar-
dait particulièrement Etienne de Senlis, évêque de Paris. C'était un
homme de cour, ami particulier du roi Louis le Gros, qui le com-
blait de faveurs pour le retenir auprès de sa personne. Etienne, ce-
pendant, fat touché des discours et des écrits de saint Bernard.
L'exemple de Suger et de l'archevêque de Sens acheva de le con-
vertir. 11 quitta la cour pour ne s'occuper désormais que du soin de
son troupeau. Le roi, qui était bon, mais irascible, fut blessé de cette
retraite inopinée. 11 changea en haine l'amitié qu'il avait portée à
'évêque. Quelques clercs, quel'évêque avait mécontentés parle ré-
tablissement de la discipline, achevèrent d'indisposer le roi contre
lui. L'évêque Etienne fut dépouillé de ses biens et courut même
risque de la vie. Il jeta un interdit sur tout son diocèse, et se retira
auprès de l'archevêque de Sens, son métropolitain. Les deux prélats
se rendirent ensemble à Cîteaux, où se trouvait alors réuni le grand
chapitre des abbés de l'ordre. 11 y exposèrent leurs griefs contre le
» Psalm. 82, 13. — 2 Matth., 25, 40. — » S. Bernard., epist. 42.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 231
roi, lequel, aussi bien que les deux évêques, avait obtenu de ces
saints religieux des lettres de fraternité. Saint Bernard rédigea une
adresse conçue en ces termes :
« Au très-illustre roi des Français, Louis : Etienne, abbé . de Ci-
teaux, et le chapitre général des abbés et des religieux de la même
congrégation; le salut, la santé et la paix en Jésus-Christ. Le Sou-
verain de Punivers vous fait régner ici-bas; et, si vous êtes un roi
juste et sage, il vous fera régner dans le ciel. Nous le supplions avec
ardeur que votre règne présent soit si fidèle, que vous méritiez un
jour un règne heureux et sans fin. Mais, après tout, qui vous a con-
seillé de vous opposer avec tant d'aigreur à l'effet de nos prières,
vous qui avez eu l'humilité de les rechercher autrefois avec tant
d'empressement? De quel front lèverons-nous nos mains pour vous
vers répoux de l'Église, vous qui l'affligez inconsidérément et sans
raison ? Elle se plaint fortement contre vous à son époux et à son
Seigneur, de ce que vous l'attaquez au lieu delà défendre. Vous voyez
par là de qui vous vous attirez la haine : ce n'est pas de l'évêque de
Paris, c'est du Seigneur du ciel, d'un Dieu terrible, qui peut humi-
lier les plus grands princes, et qui déclare qu'offenser ses ministres,
c^est l'offenser lui-même *.
a Nous vous donnons librement cet avis; nous vous aimons trop
pour ne pas vous avertir et vous prier, par l'amitié dont vous nous
honorez, par l'association fraternelle que vous avez voulu faire avec
nous, et que vous violez en cette rencontre, de faire cesser au plus
tôt un si grand mal. Que si nous avons le malheur de n'être pas
écoutés, si vous méprisez les avis de ceux que vous traitez de frères
et d'amis, qui prient Dieu tous les jours pour vous, pour vos enfants,
pour votre royaume, nous ne pouvons nous dispenser de vous dire
que nous sommes obligés de servir, selon notre petit pouvoir, l'E-
glise de Dieu et son ministre, dans la personne du vénérable évêque
de Paris, notre père et notre ami. Il implore de pauvres religieux
contre un roi puissant, et il nous prie, par le droit de fraternité qui
nous He avec lui, d'écrire au seigneur Pape en sa faveur. Mais nous
jugeons à propos de nous adresser auparavant à Votre Excellence,
d'autant plus que l'évêque offre de s'accommoder avec vous, par
Fentremise des religieux de notre congrégation, pourvu qu'on lui
restitue par avance ce qu'on lui enlève injustement : ce qui est selon
toutes les règles de la justice. Nous avons différé de nous employer
pour lui jusqu'à ce que nous ayons su vos intentions. Si Dieu vous
inspire de suivre nos conseils et d'accepter notre médiation pour vous
1 Psalm. 75, 12. Luc, 10, 16.
232 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
réconcilier à votre évêque, ou, pour mieux dire, à Dieu même, nous
sommes prêt à essuyer pour cela toutes les fatigues et à nous rendre
où il vous plaira. Que si nous ne gagnons rien auprès de vous, il
est de notre devoir d'assister un ami et d'obéir à un évêque *. »
Cette lettre n'adoucit pas l'esprit du roi. Les évêques de la pro-
vince de Sens allèrent avec saint Bernard et quelques autres abbés
trouver ce prince à Paris. Ils se jetèrent à ses pieds, pour le conjurer
de rendre ses bonnes grâces à Tévêque Etienne. Le roi ne les écouta
point; mais saint Bernard retourna le lendemain lui faire de vifs
reproches à ce sujet, et il lui dit : Seigneur, votre opiniâtreté sera
punie par la mort de Philippe, votre fils aîné 2.
Ce qui rendait le roi inflexible, c'est que le pape Honorius, à qui
il avait porté ses plaintes, venait de lever l'interdit jeté sur le diocèse
de Paris par l'évêque Etienne et par les autres évêques de la pro-
vince. Saint Bernard s'en plaignit au Pape lui-même, et lui écrivit
la lettre suivante :
Au souverain pontife Honorius : les abbés des pauvres du Christ,
Hugues de Pontigni et Bernard de Clairvaux; tout ce que peut l'o-
raison des pécheurs. Nous ne pouvons vous déguiser ce qui fait
gémir les évêques ou plutôt toute l'Église dont nous sommes les en-
fants, si toutefois nous en sommes dignes. Nous disons ce que nous
avons vu; car la pressante nécessité nous a arrachés de nos cloîtres,
et alors nous avons vu ce que nous disons. Nous l'avons vu avec
douleur, nous le disons avec douleur : l'honneur de l'Église, grande-
ment lésé au temps d'Honorius, Déjà l'humilité ou plutôt la con-
stance des évêques avait fléchi la colère du roi, quand, hélas ! l'au-
torité du souverain Pontife a redoublé la fierté de ce prince et abattu
le courage des prélats qui résistaient. Il est vrai qu'on a surpris votre
religion, on le connaît par votre lettre, et l'on s'est servi du men-
songe pour vous faire lever un interdit si juste et si nécessaire. Mais
présentement que le mensonge est découvert, l'iniquité aura-t-elle
menti impunément, surtout a une si haute Majesté ? Après tout,
nous sommes fort étonnés de ce qu'on a jugé en faveur d'une partie
sans écouter l'autre. Nous n'avons pas la témérité de le blâmer ;
mais, avec un amour filial, nous représentons au cœur de notre Père
combien l'impie en triomphe et le pauvre en souffre. Au reste, il
ne nous appartient pas de vous prescrire jusqu'à quel point vous
devez supporter les méchants et compatir aux malheureux ; là-dessus>
bien-aimé Père, consultez plutôt votre cœur. Portez-vous bien -K
1 S. Bernard, epist. 45. — 2 Gaufrid. VHa S. Bern., h 4, c. 2. — » S. Bern.
epist. 46.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 233
Saint Bernard écrivit une autre lettre au pape Honorius sur le
même sujet, au nom de Geofifroi, évêque de Chartres. Ce prélat lui
marque qu'étant allé voir le roi avec les autres évêques de la pro-
vince pour le prier de restituer ses biens à l'évêque de Paris, ils n'en
avaient rien obtenu; que cependant le roi, voyant qu'ils voulaient se
servir des armes de l'Église, avait promis de réparer tous les dom-
mages; mais que, dans le moment, ayant reçu des lettres de Sa Sain-
teté, qui levaient l'interdit, il refusa d'exécuter ce qu'il avait promis^.
Quelque temps après, le prince Philippe, que son père Louis le
Gros avait fait sacrer roi le jour de Pâques 1129, traversait les rues
de Paris : un pourceau, s'échappant de chez un boucher, se jette
entre les jambes de son cheval ; l'animal, effrayé, se cabre et ren-
verse son cavalier contre une borne. Philippe, horriblement blessé,
fut transporté dans la maison la plus voisine, où il expira la nuit
suivante, 13 octobre 1131, à l'âge de seize ans. Il fut vivement re-
gretté de tous les Français, parce qu'il annonçait un excellent
prince ^. Ainsi s'accomplit la prédiction que saint Bernard avait
faite au père, qui, accablé de ce coup funeste, ne tarda point à se
réconcilier avec l'évêque de Paris.
Tandis que le roi Louis le Gros inquiétait cet évêque, ainsi que
quelques autres, il lui survint, l'an 1127, des affaires d'État qui
l'empêchèrent de se mêler plus qu'il ne devait des affaires de l'E-
glise. Charles le Bon, comte de Flandre, son parent, fut cruellement
assassiné à Bruges, dans l'église de Saint-Donatien, par la faction
de quelques rebelles. Le roi marcha avec une puissante armée pour
punir cet attentat; et il donna le comté de Flandre à Guillaume
Cliton, fils de Robert de Normandie, à qui il fit épouser une sœur
d'Adélaïde, reine de France, à la place de la fille du comte d'Anjou,
de laquelle les papes Calixte II et Honorius II l'avaient obligé de se
séparer pour cause de parenté.
Charles, comte de Flandre, surnommé le Bon, remplit toute l'é-
tendue d'un nom si glorieux, et il mérita, comme son père et son
cousin, de recevoir la couronne du martyre de la part de quelques
sujets rebelles. Il était cousin du martyr saint Canut, roi des Obo-
trites et duc de Sleswig. Il était fils de saint Canut, roi de Danemark,
et d'Adèle, fille de Robert le Frison et petite-fille de Robert, roi de
France. Adèle, après la mort cruelle de Canut, son mari, revint en
Flandre auprès du comte Robert, son père, et fut mariée depuis à
Roger, duc de Sicile. Le jeune Charles alla faire l'apprentissage du
métier de la guerre contre les Sarrasins de la Palestine, et il se dis-
1 S. Bern. epist. 47. — « Suger. Vita Ludov. Grossi, p. 59. Orderic Vital, 1. 12^
234 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
tingua ensuite dans la Flandre sous les comtes Robert le Jeune et
Baudouin, qui lui donna le château d'Encre. Baudouin, voyant qu'il
ne pouvait se guérir d'une blessure qu'il avait reçue au front, prit
rhabit monastique, et donna son comté à Charles^ qui avait épousé
Marguerite, fille de Rainald, comte de Glermont.
La jalousie des seigneurs voisins suscita bien des guerres au nou-
veau comte de Flandre. Le duc de Louvain, le comte de Mons, le
comte de Saint-Paul, celui d'Hesdin et Thomas de Couci tâchèrent
de lui enlever la Flandre ; mais il rendit inutiles tous leurs efforts,
et sut les faire repentir de leur témérité.
Il profita de la paix qu'il s'était procurée par sa valeur, pour tra-
vailler à déraciner les abus qui s'étaient introduits dans ses États.
Afin de les mieux connaître, et même de commencer la réforme par
lui-même, il donnait une entière liberté aux prélats et aux simples
clercs de lui donner les avis qu'ils croyaient convenables. Il se re-
gardait comme le père de tous ses sujets, et particulièrement comme
celui des pauvres. Dans la famine qui affligea la France Fan 1125, il
envoya les pauvres par centaines dans les différentes terres de son
domaine, pour y être nourris ; et il les mettait, pour ainsi dire, en
garnison chez ses receveurs. Il en avait lui-même un si grand nombre
auprès de lui, qu'il distribua un jour, à Ypres, sept mille huit cents
pains en aumône. Durant cette famine, il défendit qu'on fît de la
bière, afin de ménager le grain, qui serait mieux employé à faire du
pain. Quand il n'avait plus ni pain ni argent à donner aux pauvres,
il se dépouillait quelquefois de ses habits précieux pour les en re-
vêtir. Il commençait toujours la journée par distribuer lui-même
l'aumône aux pauvres; et, par respect pour Jésus-Christ qu'il hono-
rait en leurs personnes, il la faisait pieds nus, baisant avec humilité
la main du pauvre en y mettant l'aumône *.
Il avait, dit une ancienne chronique, continuellement en sa com-
pagnie trois notables religieux, docteurs en théologie, lesquels jour-
nellement, après souper, lui lisaient et expliquaient un chapitre ou
deux de la Bible. Il fit défense à chacun, sur peine de perdre un
membre, de jurer par le nom de Dieu, ni par chose qui touchât à
Dieu ou à ses saints, et, quand quelqu'un de sa maison était trouvé
en cette faute, il le faisait en outre jeûner quarante jours au pain et
à l'eau. Il était merveilleusement sévère et rigoureux contre les sor-
cières, enchanteurs, nécromanciens et autres gens de cette espèce.
Il chassa et bannit de Flandre tous les Juifs et usuriers, lesquels y
avaient vécu auparavant sans tribut, disant qu'il ne les voulait souf-
< Acta SS., 2 mart.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 235
frir jusqu'à ce qu'ils eussent satisfait et amendé le meurtre par eux
commis sur le fils de leur Seigneur *.
Quand le pieux comte voyait paraître dans son palais des évêques,
des abbés ou des ecclésiastiques, il faisait expédier sur-le-champ
les affaires qui les y avaient amenés, afin qu'ils ne demeurassent pas
longtemps à la cour, où il n'aimait pas à les voir, s'ils n'avaient des
charges qui les retinssent. Ayant vu, un jour de l'Epiphanie, un
abbé dans son palais, il lui dit : Seigneur abbé, qui chantera au-
jourd'hui la grand'messe dans votre monastère? L'abbé lui répondit :
Prince, j'ai cent religieux, et on ne manquera pas d'officiants. Le
comte lui répliqua : Mais, à une si grande solennité, il fallait vous
trouver au chœur et au réfectoire avec vos religieux, les édifier et les
récréer; c'est pour cela que nos ancêtres vous ont donné tant de
biens. C'est la nécessité, dit l'abbé, qui m'a obligé de venir ici ; car
nous sommes opprimés par un seigneur. Il suffisait, dit le comte,
de m'écrire ou de m'envoyer quelqu'un. C'est à moi de vous dé-
fendre, et à vous de prier pour moi. Ensuite, le comte ayant fait
venir ce seigneur et ayant trouvé qu'il avait tort, il lui dit : Si j^en-
tends encore des plaintes de vous, je vous ferai bouillir comme mon
prédécesseur a fait bouillir celui qui opprimait une veuve ^.
Charles le Bon était tellement estimé des étrangers, qu'on lui offrit
le royaume de Jérusalem pendant la captivité de Baudouin II, et
l'empire d'Occident après la mort de Henri V; mais il refusa l'un et
l'autre.
Cependant son amour pour les pauvres et pour la justice lui attira
la haine des méchants. Bertoulphe, prévôt de Bruges, archichapelain
et chancelier de la cour de Flandre, avait amassé de grandes ri-
chesses sous les comtes précédents : il possédait de grandes terres
et avait quantité de parents, d'amis et de vassaux ; en sorte que,
bien que sa famille fût originairement de condition servile, il allait
de pair avec les plus grands seigneurs, et était le plus puissant après
le comte. Pour s'appuyer davantage, il avait marié ses nièces à des
gentilshommes. Durant la famine, il avait accaparé des blés dans des
magasins; le comte les fit ouvrir de force et distribuer le blé, à un
prix raisonnable, aux habitants de Bruges. Les parents du prévôt en
montrèrent du ressentiment; leurs maisons furent abattues ou
brûlées. L'un des gentilshommes qui avaient épousé les nièces de
Bertoulphe, ayant un différend avec un autre noble, l'appela en
duel judiciaire devant le comte, suivant l'usage du temps. L'autre
i Oudegherst, Annales et Chroniques de Flandre, c. 64-65. — - Yperius, apud
Acta SS., 2 mart.
236 HISTOIBE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL— De 1125
refusa de se battre avec un homme qui avait perdu sa noblesse en
épousant une femme de condition servile; car telle était la loi du
pays. Ce fut donc une occasion de rechercher la condition du prévôt
et de toute sa famille, que le comte prétendait être serfs et de son
domaine.
Le prévôt_, depuis longtemps en possession de sa liberté, ne put
dévorer cet affront, et traitait Charles d'ingrat, disant que, sans lui,
il n'aurait jamais été comte de Flandre. Enfin sa haine vint à un tel
point, que, le comte étant venu à Bruges, il tint pendant la nuit un
conseil avec sa famille, où la mort du prince fut résolue. Le lende-
main, après avoir distribué ses aumônes ordinaires, le comte alla à
l'église de Saint-Donatien. Tandis que ses chapelains y chantaient
prime et tierce, il se mit en prière devant l'autel de la Sainte-Vierge;
et, après de fréquentes géinuflexions, il se prosterna sur le pavé
pour dire les sept psaumes dans un livre, ayant auprès de lui des
pièces de monnaie que son chapelain y avait mises, selon sa cou-
tume, pour donner l'aumône même pendant sa prière.
Les conjurés étant avertis que le comte était à l'église, Burcard,
neveu du prévôt, y vint avec six autres, portant des épées nues
sous leurs manteaux. S'étant approché du comte, il le toucha d'a-
bord légèrement de son épée, afin de lui faire lever la tête, comme
il fit, pour voir ce que c'était. Alors Burcard lui donna un si grand
coup sur le front, qu'il lui fit sauter la cervelle sur le pavé; et,
quoique ce premier coup ne fût que trop suffisant, les autres lui en
donnèrent encore plusieurs, et lui coupèrent le bras qu'il étendait
pour donner l'aumône à une pauvre femme. C'était le second jour
de mars 1127. On voulut emporter le corps à Gand ; mais le clergé
et le peuple de Bruges s'y opposèrent, d'autant plus qu'un boiteux
fut guéri subitement en touchant le cercueil. On l'enterra d'abord
sans cérémonie au lieu même où il avait été tué ; mais on fit le ser-
vice dans une autre église, parce que celle de Saint-Donatien était
profanée par le meurtre. Le roi Louis le Gros, appelé par les sei-
gneurs de Flandre, alla à main armée soumettre les séditieux. Il
prit les principaux auteurs du crime, et les fit périr dans de terri-
bles supplices. La vie du bienheureux comte fut écrite quelques
mois après par ordre de saint Jean, évêque de Thérouanne : elle le
fut encore par Gualbert, syndic de Bruges, et par le moine Elnath,
tous deux contemporains. Le bienheureux Charles le Bon a toujours
été depuis révéré dans le pays comme saint. Il ne laissa point d'en-
fants, et le comté de Flandre passa à Guillaume, fils de Robert, duc
de Normandie *.
i Acta SS., 2 mart.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 237
Cependant saint Bernard était de nouveau tombé malade. Son
ami, Tabbé Guillaume de Saint-Thierri, malade lui-même, alla le
rejoindre pour jouir de ses entretiens et mourir en sa compagnie,
supposé que son heure fût venue. Souffrants tous les deux, ils se
servaient d'infirmiers l'un à l'autre, surtout pour les besoins spiri-
tuels. Bernard expliquait à son ami plusieurs choses du Cantique des
cantiques : Guillaume les écrivait chaque jour. Outre ces entretiens,
Bernard profita de sa convalescence pour composer son opuscule
De la grâce et du libre arbitre, \oici à quelle occasion. Il s'entrete-
nait un jour avec ses frères sur les merveilleux effets de la grâce,
et ajoutait, avec l'accent de la reconnaissance, que la grâce l'avait
prévenu dans le bien, que c'était elle qui donnait au bien son com-
mencement, son progrès et sa perfection. A ces paroles, l'un des
auditeurs lui dit : Si c'est la grâce qui fait tout, quelle sera notre
récompense, où sont nos mérites, ou est notre espérance? Saint
Bernard répondit avec saint Paul : Dieu nous a sauvés, non par les
œuvres de justice que nous avons faites nous-mêmes, mais par sa
miséricorde *. Eh quoi! continua-t-il, pensiez-vous être l'auteur de
vos mérites et vous sauver par votre justice propre, vous qui ne pou-
vez pas seulement prononcer le nom de Jésus sans la grâce du Saint-
Esprit ? Avez-vous oublié la parole de celui qui a dit : Vous ne pou-
vez rien faire sans moi 2; et ailleurs : Cela n'est ni de celui qui veut
ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde ^ ? Mais, me
répondrez-vous, que devient alors le libre arbitre ? Ma réponse sera
courte : Il fait son salut.
Saint Bernard remarque, en second lieu, que, lorsque la grâce
opère en nous le salut, le libre arbitre coopère, en donnant son
consentement, en obéissant à Dieu, qui commande, en ajoutant foi
à ses promesses, en lui rendant grâce de ses bienfaits. Le libre ar-
bitre * est appelé libre, à cause de la volonté, et arbitre, à cause dé
la raison. Il y a trois sortes de liberté : la liberté de la nature, la li-
berté de la grâce, la liberté de la gloire. Nous avons reçu la première
par la création : elle nous exempte de la nécessité; la seconde par
la régénération : elle nous délivre du péché; la troisième, qui ne
nous sera accordée qu'avec la possession de la gloire éternelle, nous
assurera la victoire sur la corruption et sur la mort. Saint Bernard
développe ces trois idées, soumettant le tout à la correction de l'abbé
Guillaume, à qui l'opuscule est adressé ^. Cependant on ne voit pas
1 Tit., 3, 5. — 2 Joan., 15, 5. — s Rom., 9, IG. — * De gratiâ et libero arbitrio.
— 8 Cantic, 5,3.
238 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
que saint Bernard y distingue d'une manière aussi nette et précise
qu'ont fait depuis saint Thomas et l'Église catholique, la nature et
la grâce, Tordre naturel et le surnaturel; distinction qui éclaircit bien
des doutes et concilie bien des difficultés. Car on conçoit aussitôt,
avec l'Ange de l'école, que, dans l'ordre naturel, l'homme déchu
peut encore, même sans la grâce, quelque bien, mais qu'il ne peut
ni n'a jamais pu, sans la grâce, aucun bien surnaturel.
Le saint abbé de Clairvaux, encore malade, avait à peine repris
ses fonctions d'abbé, qu'il fut appelé à un concile qui devait s'ouvrir
à Troyes au commencement de Tannée 1128. Le différend de Té-
vêque de Paris avec le roi, et diverses autres nécessités de l'église de
France, avaient déterminé le pape Honorius à réunir les prélats
français, sous la présidence de son légat, le cardinal Matthieu, évêque
d'Albane. Le cardinal voulut que saint Bernard assistât au concile,
et lui écrivit pour le presser de s'y rendre. Le saint homme, encore
bien souffrant, lui répondit en ces termes :
« Mon cœur était prêt à vous obéir, mais mon corps ne Tétait pas
de même ; car ma chair, brûlée par les ardeurs d'une fièvre vio-
lente, épuisée de sueurs, était trop faible pour seconder l'esprit, qui
est prompt. Il n'a donc pas tenu à moi, mais la maladie s'est oppo-
sée à mes désirs. Que nos amis jugent si cette excuse est légitime,
eux qui, sans en agréer aucune, se servent des liens de Tobéissance
dont je suis enlacé, pour m'arracher tous les jours à mon cloître et
me rejeter dans le monde. Qu'ils fassent réflexion que je n'invente
point de faux prétextes pour me débarrasser ; mais que la maladie
dont Dieu m'afflige leur fasse sentir qu'il n'est point de conseil qui
puisse résister au sien. Ils se seraient sans doute indignés contre
moi, si je leur avais répondu : J'ai quitté ma tunique, comment me
résoudrai-je à la reprendre? J'ai lavé mes pieds, pourquoi les salir
encore ?
«Mais, présentement, il faut qu'ils trouvent à redire aux ordres
de Dieu, ou bien qu'ils s'y soumettent; c'est lui qui m'a mis dans
l'impossibilité de sortir, quand même je le voudrais. C'est, disent-
ils, ime affaire importante, une pressante nécessité qui nous oblige
à vous appeler. Pourquoi donc ne jeter pas les yeux sur un homme
capable des grandes affaires? Si on m'estime tel, pour moi je n'en
crois rien et je sais tout le contraire. Au reste, quelles que soient ces
soi'tes d'affaires, elles ne me regardent point. En effet, ces affaires
dont vous vous empressez si fort de charger votre ami, aux dépens
même de son repos et de son cher silence, ces affaires sont ou faciles
ou difficiles. Si elles sont faciles, on les terminera bien sans moi ;
si elles sont difficiles, je ne suis point capable d'en venir à bout, à
à 11S3 de l'ère chr.] M L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 239
moins que je ne sois dans une si haute réputation, qu'on me réserve
ce qu'il y a de considérable et même d'impossible, et qu'on ne s'ima-
gine que je puis ce que le reste des hommes ne peut pas. Si cela
est, comment, ô mon Dieu ! ne vous êtes-vous jamais trompé que
dans le jugement que vous avez fait de moi ? Pourquoi avez-vous
mis sous le boisseau la lumière qu'il fallait placer sur le chandelier?
ou, pour parler plus exactement, pourquoi m'avez-vous fait moine?
Pourquoi avez-vous caché sous votre tente, dans ces temps de trou-
bles et de désordres, un homme nécessaire au monde, et dont les
évéques mêmes ne peuvent se passer? Mais je m'aperçois qu'en me
plaignant de mes amis, je me mets en mauvaise humeur, je parle
avec émotion à un homme dont le souvenir seul me ramène la séré-
nité et la joie. Sachez cependant, je parle à vous, mon père, que je
ne suis pas ému, mais prêt à suivre vos ordres. C'est à votre indul-
gence de m'épargner dans les occasions où vous jugerez devoir le
faire*.»
Le cardinal Matthieu, issu de parents nobles, dans le pays de
Reims, était moine et prieur à Clugni, quand Pierre le Vénérable,
son abbé, Femmena à Rome pour plaider sa cause contre Tex-abbé
Ponce. Matthieu ne pensait qu'à revenir après le jugement de la cause
qu'il avait très-bien soutenue, lorsque le pape Honorius le créa car-
dinal et évêque d'Albane. Le nouveau cardinal ne changea rien à
ses observances monastiques. On conçoit que saint Bernard dûtFai-
mer beaucoup.
MalgTé sa charmante lettre, peut-être même à cause d'elle, Ber-
nard reçut l'invitation formelle de se trouver au concile. Il partit
donc pour Troyes, au milieu de l'hiver. Ce fut sous son inspiration
que cette vénérable assemblée régla les différends de l'église de
France, et fit, pour la réforme des mœurs cléricales, phisieurs ca-
nons qui ne sont pas venus jusqu'à nous, mais dont les auteurs con-
temporains vantent beaucoup l'énergie et la sagesse 2.
Au concile se trouvait, entre autres, Hugues des Païens, maître
de la nouvelle milice du Temple, avec cinq de ses confrères. Ce
nouvel ordre militaire avait commencé à Jérusalem neuf ans aupa-
ravant, c'est-à-dire l'an 1118. Quelques chevaliers, hommes nobles
et craignant Dieu, se dévouèrent à son service entre les mains du
patriarche, et promirent de vivre perpétuellement dans la chasteté,
l'obéissance et la pauvreté, comme des chanoines. Les deux princi-
paux étaient Hugues des Païens et Geoffroi de Saint-Aldemar. Et
comme ils n'avaient ni égUse ni habitation certaine, le roi de Jéru-
* S. Bernard, epist. 21. — 2 Anno.L Cistcrc.,t. 1, p. 184,
240 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVm. — De 1125
salem leur donna un logement dans le palais qu'il avait près du tem-
ple ; de là leur vint le nom de Templiers. Les chanoines du temple
leur donnèrent une place dans ce palais pour y bâtir les lieux régu-
liers; le roi et les seigneurs, le patriarche et les prélats leur donnè-
rent quelque revenu de leurs domaines pour leur nourriture et leur
vêtement. Leur première promesse et le premier devoir qui leur fut
imposé par le patriarche et les autres évêques, pour la rémission de
leurs péchés, fut de garder les chemins contre les voleurs et les par-
tisans, principalement pour la sûreté des pèlerins.
Ils n'étaient encore que neuf quand ces six d'entre eux se présen-
tèrent au concile de Troyes, où le Pape les avait adressés, et y expo-
sèrent, autant que leur mémoire leur put fournir, l'observance qu'ils
avaient commencé de garder en ce nouvel ordre militaire. Le con-
cile jugea bon de leur donner une règle par écrit, afin qu'elle fût
plus fixe et mieux observée, et ordonna qu'elle serait dressée par
l'autorité du Pape et du patriarche de Jérusalem. On en donna la
commission à saint Bernard, qui la fit écrire par un nommé Jean de
Saint-Michel. Nous avons la règle qui porte ce nom, divisée en
soixante et douze articles, mais dont plusieurs ont été ajoutés depuis
la multiplication de l'ordre, et même longtemps après. Après cette
règle, le pape Honorius et le patriarche Etienne leur ordonnèrent
l'habit blanc; car jusque-là ils n'en avaient pas de particulier.
Voici les articles de leur règle qui paraissent les plus primitifs.
Les chevaliers du Temple entendront l'office divin tout entier du jour
et de la nuit; mais, quand leur service militaire les empêchera d'y
assister, ils réciteront treize Pater pour matines, sept pour chacune
des petites heures, et neuf pour vêpres. Pour chacun des confrères
morts, ils diront cent Pa^fer pendant sept jours, et pendant quarante
jours on donnera à un pauvre la portion du mort. Ils mangeront
gras trois fois la semaine, le dimanche, le mardi et le jeudi ; les
quatre autres jours ils feront maigre, et le vendredi en aliments de
carême, c'est-à-dire sans œufs ni laitage. Chaque chevalier pourra
avoir trois chevaux et un écuyer. Ils ne chasseront ni à l'oiseau ni
autrement. Tels furent donc les commencements de l'ordre des
Templiers, le second des ordres militaires ; car celui de Saint-Jean
de Jérusalem avait été établi précédemment. Au reste, la règle
des Templiers se résume dans la formule du serment que les cheva-
hers prononçaient au moment de leur profession. La voici telle
qu'on la trouve dans les annales de Cîteaux :
Je jure que je défendrai par mes paroles, par mes armes, par
toutes les voies qui me seront possibles, et par la perte même de ma
vie, les mystères de la foi, les sept sacrements, les quatorze articles
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 241
de foi, le symbole des apôtres et celui de saint Athanase ; TAncien
et le Nouveau Testament, avec les explications des saints Pères, re-
çues parrÉglise ; Tunité de la nature divine et la trinité des personnes
en Dieu ; la virginité de la Vierge Marie, avant et après avoir mis son
Fils au monde. De plus, je promets obéissance au grand maître
de Tordre, et soumission, selon les statuts de notre bienheureux
père Bernard. J'irai combattre outre-mer, toutes les fois qu^il y aura
nécessité. Je ne fuirai jamais devant trois infidèles, quand même je
serais seul. J'observerai une chasteté perpétuelle. J'assisterai, par mes
paroles, mes armes et mes actions, les personnes religieuses, et prin-
cipalement les abbés et les religieux de l'ordre de Cîteaux, comme
étant nos frères et nos amis particuliers, avec lesquels nous avons
une association spéciale. En témoignage de quoi, je jure volontaire-
ment que je garderai tous ces engagements. Ainsi, que Dieu me soit
en aide et ses saints Évangiles *.
Hugues des Païens et les autres Templiers avaient été envoyés en
Occident par le roi de Jérusalem, Baudouin II, et les seigneurs de
son royaume, pour exhorter les peuples à venir au secours de la
terre sainte, principalement au siège de Damas, qu'ils avaient ré-
solu. Ils revinrent l'année suivante 1129, et amenèrent un grand
nombre de noblesse.
Etienne, patriarche de Jérusalem, qui confirma la règle des Tem-
pliers, succéda, cette année 1128, à Gormond, qui, assiégeant un
château près de Sidon, gagna la maladie dont il mourut, après avoir
tenu le siège de Jérusalem environ douze ans. Etienne, qui lui suc-
céda, était du pays de Chartres, noble et parent du roi Baudouin.
Quoiqu'il eût étudié dans sa jeunesse, il porta les armes, et fut
vicomte de Chartres ; ensuite il se rendit moine à Saint-Jean-de-la-
Vallée, en la même ville, et en fut abbé. Étant venu en pèlerinage à
Jérusalem, il attendait l'occasion de repasser en France, quand il fut
élu patriarche de Jérusalem, d'un commun consentement du clergé
et du peuple. Il était de bonnes mœurs, mais haut, jaloux de ses
droits et ferme dans ses résolutions. Dès qu'il fut sacré, il commença
à avoir des différends avec le roi, prétendant que la ville de Joppé
lui appartenait, et même Jérusalem, depuis la prise d'Ascalon; mais
sa mort termina promptement ces disputes, car il ne tint le siège de
Jérusalem que deux ans ^.
L'ordre des Templiers s'accrut en peu de temps d'une manière
prodigieuse. Hugues, leur grand maître, pria plusieurs fois saint
1 Annal. Cisterc, t. 1, p. 187. — Ratisbonne, loc. cit. — 2 Guill. de Tyr, 1. 13
c. 25.
XV. -16
242 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
Bernard de leur adresser une exhortation par écrit. Le saint le fit
dans un livre où il fait un grand éloge de ce nouvel ordre, ou^
comme il dit, de ce nouveau genre de milice inconnu aux siècles
précédents ; il fonde cet éloge sur le double combat qu'on y livre
aux ennemis corporels et aux ennemis spirituels, et sur les motifs
qui animent les chevaliers du Temple dans la guerre contre les en-
nemis de la religion. Ils n'agissent par aucun mouvement de colère,
d'ambition, de vaine gloire ou d'avarice : bien différents de ceux
qui sont engagés dans la milice séculière, où souvent celui qui tue
pèche mortellement, et celui qui est tué périt éternellement. Ils font
la guerre du Christ, leur Seigneur, sans craindre de pécher en tuant
leurs ennemis, ou de périr, s'ils sont tués eux-mêmes; car, soit
qu'ils donnent le coup de la mort aux autres, soit qu'ils le reçoivent
eux-mêmes, ils ne sont coupables d'aucun crime ; au contraire, il
leur en revient beaucoup de gloire. S'ils tuent, c'est le profit du
Christ ; s'ils sont tués, c'est le leur. Le Chrétien est glorifié dans la
mort d'un païen, parce que le Christ y est glorifié lui-même. Il ne
faudrait pas néanmoins, dit saint Bernard, tuer même les païens, si
l'on pouvait les empêcher, par quelque autre voie, d'insulter aux
fidèles ou de les opprimer. Mais, dans le cas présent, il est plus expé-
dient de les mettre à mort, afin que la verge des pécheurs ne frappe
pas les justes. On voit que saint Bernard n'approuve la guerre contre
les infidèles que pour la défense de la chrétienté : aussi ne la fait-on
que pour cela. Mais il pense que, dans les combats ordinaires, le
guerrier met son âme en danger, si la cause de la guerre n'est pas
juste, et s'il n'a lui-même une intention droite, en sorte que ce ne
soit ni la colère ni la vengeance qui l'animent. Il ne croit pas même
qu'on puisse appeler bonne la victoire de celui qui, sans aucune
envie de se venger, tue uniquement pour sauver sa vie.
Saint Bernard décrit ensuite la vie des chevaliers du Temple, soit
dans leurs maisons, soit à la guerre. En tout lieu, leur règle c'est
l'obéissance. Toutes leurs démarches sont réglées par celui qui pré-
side. C'est par ses ordres qu'on leur distribue la nourriture et le vête-
ment ; dans l'une et dans l'autre, on évite toute superfluité, on ne
consulte que la nécessité. Ils vivent en commun, dans une société
agréable, mais modeste et frugale, n'ayant ni femmes, ni enfants, ni
rien en propre, pas même leur volonté ; mais ils ont grand soin de
conserver entre eux l'union et la paix ; aussi dirait-on que tous ne
sontqu'un cœur et qu'une âme. Jamais oisifs ni répandus au dehors:
quand ils ne vont pointa la guerre, ce qui est rare, ils raccommodent
leurs armes et leurs habits, ou font tout ce qui leur est commandé
par le supérieur, et ce qui concerne le bien de la communauté. Sans
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 243
acception de personnes ni de noblesse, on rend Hionneur au plus
digne. On n'entend parmi eux ni murmure ni parole indécente ; le
coupable ne demeurerait pas impuni. Ils détestent les échecs et les
dés, ont en horreur la chasse, et ne se donnent pas même le plaisir
de la fauconnerie. Ils rejettent les spectacles et tout ce qui y a quel-
que rapport ; ils se coupent les cheveux, prennent rarement de^s
bains, et sont ordinairement couverts de poussière etbrùlés du soleil.
Lorsque l'heure du combat approche, ils s'arment de foi au dedans et
de fer au dehors ; et, après s'être préparés à l'action avec soin, quand
il est temps de donner, ils chargent vigoureusement l'ennemi, met-
tent toute leur confiance au Dieu des armées, à l'exemple des Ma-
chabées. Chose admirable ! on les voit tout ensemble et plus doux
que les agneaux et plus féroces que les lions, et l'on peut dire qu'ils
sont tout à la fois moines et soldats, parce qu'ils ont la mansuétude
des premiers, la force et la valeur des seconds. Saint Bernard ajoute
que ce qu'il y a de plus consolant dans ce nouvel ordre, c'est que la
plupart de ceux qui s'y engagent étaient auparavant des scélérats
livrés à toutes sortes de crimes; qu'ainsi leur conversion produit deux
biens : l'un de délivrer le pays de ceux qui l'opprimaient et le rava-
geaient, l'autre de fournir du secours à la terre sainte *. Tout ce que
dit ici saint Bernard était certainement vrai ; mais un grand nombre
de pareilles vocations exposaient terriblement le nouvel ordre à dé-
générer. Une autre raison de la décadence de l'ordre fut, comme
nous aurons occasion de le dire, l'affluence de leurs richesses. La
renommée de ces chevahers était grande dans toute l'Europe, et il
n'était guère de ville, même de village qui ne contribuât de ses dons
à la subsistance et à la prospérité de l'ordre. Avec le temps, ils purent
prendre rang parmi les plus grands propriétaires de l'Europe. Mat
thieu Paris rapporte qu'au commencement du douzième siècle, les
Hospitaliers possédaient dix-neuf mille domaines ou tenures dans
toute la chrétienté ; les Templiers en avaient neuf mille, sans comp-
ter d'autres revenus issus de la libéralité des frères, des patrons, des
fidèles. La discipline se relâcha en conséquence ; aussi saint Ber-
nard trente ans à peine après qu'il leur eut donné leur règle, gour-
mandait-il ainsi les Templiers: a Vous couvrez vos chevaux de soie ;
vous revêtez vos cuirasses de je ne sais quelles étoffes flottantes ;
vous peignez vos lances ; vous ornez d'or, d'argent, de pierreries,
boucliers, selles, freins, éperons; or, il convient au guerrier d'être
vaillant, adroit, prudent, agile à courir, prompt à frapper; vous
gênez votre vue par une chevelure ondoyante ; vous embarrassez
1 S. Bernard. Op., p. 544 et seqq.
244 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
VOS pas dans de longues tuniques ; vous cachez vos mains délicates
sous de longues manches. Parmi vous s'élèvent la colère insensée,
et le vain amour de la gloire, et la soif des biens terrestres ! »
En Allemagne, après la mort de Henri V, arrivée le 23 mai 1125,
les évêques et les seigneurs de Germanie s'assemblèrent à Mayence
pour l'élection d'un nouveau roi. On vit à cette diète jusqu'à soixante
mille hommes. Il y avait deux légats du Saint-Siège, ainsi que Suger,
abbé de Saint-Denis en France. Dans cette grande multitude, on dé-
signa dix électeurs de chacune des quatre provinces, la Bavière, la
Souabe, la Franconie, la Saxe, et on promit de s'en rapporter à leur
choix. Les princes qui avaient le plus de chances étaient Lothaire,
duc de Saxe ; Léopold, margrave d'Autriche ; Charles le Bon, comte
de Flandre ; Conrad, duc de Franconie, et son frère Frédéric, duc
de Souabe. Les trois premiers refusèrent. Alors Frédéric de Souabe,
qui était venu avec trente mille hommes, se regardant comme sûr de
son élection, montra beaucoup de fierté et de hauteur; ce qui lui
uliéna les suffrages. Le peuple se met à crier : Vive le roi Lothaire !
Enfin les sufïrages des électeurs se portèrent de nouveau sur Lothaire
de Saxe, qui fut élu à Mayence, le 30""* d'août de la même année
1 125, couronné à Aix-la-Chapelle, le dimanche 13""^ de septembre,
par Frédéric, archevêque de Cologne, en présence des légats du pape
Honorius. Il régna douze ans, sous le nom de Lothaire II.
Conrad de Franconie et Frédéric de Souabe étaient neveux de
l'empereur Henri V, par sa sœur Agnès. Ces deux princes, pour se
venger de la préférence qu'on avait donnée sur eux à Lothaire, cau-
sèrent dans la suite beaucoup de troubles dans l'Empire. Dès la même
année 1125, Conrad prit le titre de roi à Spire, et alla se faire cou-
ronner à Milan, l'année 1127, par l'archevêque Anselme, que le pape
Honorius excommunia pour cette raison, comme il avait déjà excom-
munié les deux princes. Ces troubles durèrent jusqu'en 1135, où
Conrad se soumit à l'empereur Lothaire *.
L'an 1126, le roi Lothaire, ayant battu les deux princes rebelles,
était rentré dans Spire et y tenait sa cour. Dans le même temps, y
arriva saint Norbert, déjà célèbre en Allemagne par ses miracles et
ses prédications. Il venait de faire le pèlerinage de Bome,et d'obte-
nir du pape Honorius II la confirmation de son institut, ainsi que
du grand nombre de monastères que déjà il avait établis. Il allait
dans ce moment^, comme envoyé du comte Thibauld de Champagne,
au-devant de sa nouvelle épouse, qui était tombée malade en route.
Le roi Lothaire, qui connaissait le saint par la renommée, eut une
1 Baron., Pagi et Mansi.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQDE. 245
grande joie de le voir. Il souhaita de l'entendre prêcher, et de con-
férer avec lui sur les besoins de rÉghse et de TEmpire. Le peuple de
la ville témoigna un empressement pareil à l'entendre.
Il y avait à la cour de Lothaire deux légats du pape Honorius, le
cardinal Gérard, depuis Pape sous le nom de Lucius, et le cardinal
Pierre, du titre de Saint-Marcel. Albéron, primicier de la cathédrale
de Metz, qui fut plus tard archevêque de Trêves, s'y trouvait aussi
pour les intérêts de son église. Né en Lorraine, il fut un des plus
sages et des plus zélés prélats de son siècle. Il fonda plusieurs ab-
bayes, entre autres celle de Belchamp ou Béchamp, près de Luné-
ville. Son désintéressement alla si loin, qu'il refusa l'évêché d'Hal-
berstadt, et qu'il ne put se résoudre d'accepter l'archevêché de
Trêves que quand il s'y vit contraint par l'autorité de ren)pereur
Lothaire et par le commandement exprès du pape Innocent II.
Les chanoines de Magdebourg y avaient en même temps leurs
députés pour terminer les différends qui troublaient leur église.
Rudger, leur archevêque, successeur d'Adelgot, venait, par sa mort,
de laisser son chapitre dans la confusion. Il y eut trois factions parmi
les électeurs ; chacune s'appuyait sur le crédit de ses partisans, et
pas une n'était autorisée des canons. Le tumulte allait dégénérer en
guerre civile. Pour prévenir un si grand mal, on proposa aux trois
partis de remettre l'élection de leur archevêque au choix des légats
du Saint-Siège et à la décision du roi. Si échauffés que fussent les
esprits, tous consentirent néanmoins à cette voie pacifique. On en-
voya donc à Spire, pour faire accepter le compromis aux légats et
pour le faire approuver de Lothaire.
Dans ces circonstances, Norbert fut invité à prêcher, ou plutôt il
y fut forcé par les prières du roi et du peuple. Il prit pour matière
de son discours le sujet même qui occupait la diète. Il prêcha sur
les devoirs des princes, sur l'obéissance des sujets, sur le gouver-
nement des églises, sur l'élection des pasteurs ; et il parla avec tant
d'éloquence, que Lothaire, qui n'avait pas encore étouffé les senti-
ments de sa première indignation, oublia tout à fait le crime des
rebelles. Les peuples, à qui Norbert fit sentir l'injustice de leur ré-
volte, condamnèrent hautement leur désertion et jurèrent une obéis-
sance inviolable à leur légitime souverain. Les divisions entre les
envoyés de Magdebourg cessèrent. Tous se réunirent dans un esprit
de paix et de concorde ; et chacun, à l'issue de la prédication, se
trouva rempli de zèle pour le service de Dieu et d'admiration pour
son ministre.
Norbert, ayant satisfait aux désirs du roi et du peuple, se dispo-
sait à partir pour Ratisbonne, où s'était arrêtée la future comtesse
246 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL - De 1125
de Champagne ; mais Dieu, qui avait d'autres vues, persuada à Lo-
thaire de le retenir encore quelques jours auprès de sa personne,
pour profiter de ses conseils dans les affaires de PÉglise. Le troi-
sième jour n'était pas fini, que Ton agita l'affaire de Magdebourg.
Les députés ratifièrent, au nom de leur chapitre, leur premier en-
gagement, et remirent à la prudence des légats le soin de leur don-
ner un bon pasteur. On procéda donc à l'élection d'un archevêque.
Les suffrages se partagèrent entre trois personnes : saint Norbert,
fondateur de Prémontré ; Albéron, primicier de Metz, et un troi-
sième qui n'est pas connu.
Ce concours embarrassa quelques moments les électeurs. Ils hési-
taient auquel des trois ils devaient s'arrêter. Norbert, présent à l'as-
semblée, mais qui ignorait ce qui en faisait le sujet, se tenait caché
au fond de la salle, tout absorbé en Dieu. Albéron, qui lut sur le vi-
sage des légats la cause de leur doute, s'écria tout à coup, comme
par inspiration : Qu'inutilement on délibérait sur une affaire arrêtée
dans le ciel; qu'il ne fallait pas balancer à donner la préférence à
l'homme de Dieu, qui cherchait, par son humilité, à se dérober aux
desseins que le Saint-Esprit avait formés sur lui pour la gloire de
Dieu et de son Église; que la dignité devait échoir à Norbert, si l'on
suivait dans l'élection les règles canoniques et les décrets de la sa-
gesse éternelle. A cette voix se joignit une acclamation universelle.
Les députés de Magdebourg, sans donner à Norbert le temps de se
reconnaître, le tirent du milieu de l'assemblée ; et, au bruit des ap-
plaudissements, l'enlèvent de force, publiant que c'est l'archevê-
que qu'ils ont reçu du ciel, qu'ils reconnaissent pour leur pasteur et
qu'ils honorent comme leur père.
Cet enlèvement tumultueux étourdit si étrangement Norbert, qu'il
en perdit la parole. Il ne savait si c'était un songe ou une réalité.
Cependant on le transporte à l'église. Il se défend ; mais la force
l'entraîne. Il se récrie contre l'entreprise qu'on fait sur sa personne ;
mais sa voix se confond avec les acclamations qui retentissent de
toutes parts. Il demande un peu de temps pour se consulter; mais,
de crainte qu'il n'échappe, on ne veut pas lui accorder un moment
de réflexion. Il tâche d'intéresser les légats à sa défense ; mais les
légats désapprouvent les résistances de son humilité. Enfin, malgré
ses oppositions et ses plaintes, on l'oblige de se soumettre aux vo-
lontés de Dieu et de recevoir la consécration.
Après la cérémonie du sacre, Norbert, commençant de sentir lé
poids et le péril de sa grandeur nouvelle, se plaignit à Dieu de la
violence que lui avaient faite ses ministres. Il conjura ses électeurs,
les larmes aux yeux, de pourvoir l'église de Magdebourg d'un sujet
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. VÛ
plus propre que lui à porter le fardeau de l'épiscopat. Il leur dit que
plus il examinait les qualités nécessaires pour former un saint évêque,
plus il se croyait incapable d'en remplir le ministère ; que c'était en-
gager un pilote sans expérience sur une mer orageuse, que de lui
confier le gouvernement d'un peuple qu'il ne connaissait pas et du-
quel il n'était pas connu ; qu'étant destiné par le ciel à conduire un
ordre qu'il avait fait naître pour le bien de FÉglise, il ne pouvait,
sans manquer aux desseins de Dieu, abandonner le troupeau qu'il
avait rassemblé dans la solitude, pour se charger d'un autre auquel
il n'était pas envoyé avec les assurances d'une mission aussi cer-
taine. Toutes ces excuses confirmèrent les légats de pins en plus
dans leur résolution. Ils usèrent de toute leur autorité, et Lothaire de
son pouvoir, pour le faire obéir sans délai. Norbert fut donc obligé
de suivre la vocation de Dieu, qui se. déclarait par tant de signes. On
ne voulut pas lui permettre de retourner à Prémontré, ni de pour-
suivre son chemin à RatisbOnne. Il fallut qu'un de ses religieux ac-
ceptât la commission du comte de Champagne, et que Norbert se
mit en devoir de partir pour Magdebourg.
On le livra aux envoyés de cette ville, qui préparèrent un cortège
digne d'un archevêque; mais jamais ils ne purent y obtenir son con-
sentement. Le nouvel archevêque de Magdebourg partit de Spire
couvert d'une mauvaise soutane, pieds nus, monté sur un âne, sans
cortège, le visage exténué, l'esprit abattu. Les villes qu'il traversa.le
reçurent avec des honneurs d'autant plus grands, qu'on les lui voyait
mépriser davantage. On entendait partout les peuples féliciter Mag-
debourg d'avoir reçu un pasteur si saint et si propre à sanctifier ses
ouailles. Norbert seul versait des larmes à la pensée de ses obliga-
tions. Il tomba presque en défaillance aux approches de sa ville épi-
scopale. Le clergé et le peuple vinrent au-devant de lui. L'idée qu'ils
avaient conçue de sa sainteté ne leur laissa rien oublier de tout ce
qui pouvait rendre son entrée magnifique. Ils le conduisirent par la
ville au milieu des acclamations, tandis que Norbert, d'une conte-
nance modeste et mortifiée, gémissait sur son sort et sur celui de son
peuple. Il vint d'abord descendre à la cathédrale, pour y consacrer
à Dieu les prémices de sa charge et lui demander la grâce d'en sou-
tenir le poids avec courage et avec fidélité.
On le mena ensuite au palais archiépiscopal. Le portier laissa d'a-
bord entrer les personnes de qualité qui ouvraient la marche. Mais
voyant après eux un homme nu-pieds et pauvrement vêtu, il lui
refusa l'entrée et le repoussa, en disant : Il y a longtemps que les
autres pauvres sont entrés! tu ne devrais pas t'cmpresser et incom-
moder ces seigneurs. Ceux qui suivaient crièrent au portier : Que
248 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
fais-tu^ misérable! c'est notre évêque ! c'est ton maître! C'était en
effet saint Norbert. Le portier s'enfuit de honte pour se cacher. Mais
Norbert le rappela, et lui dit en souriant : Ne craignez rien, mon
frère : vous me connaissez mieux que ceux qui me forcent d'entrer
dans ce grand palais qui ne me convient point.
Dès que le nouvel archevêque eut pris possession de son église, il
tourna ses premiers soins, selon le précepte de l'Apôtre, au règle-
ment de sa maison. Il était convaincu qu'il ne pouvait réformer les
mœurs de son peuple, s'il n'était lui-même un exemple public de
piété et de réforme. Il bannit de chez lui la magnificence des meubles
et des équipages; il régla sa table sur les principes de la frugalité
et de la pénitence. Il se regardait comme un homme comptable à la
justice de Dieu de ses propres péchés et des péchés de son peuple.
Il établit une discipline si édifiante parmi ses domestiques, que son
palais ressemblait plutôt à un monastère qu'à une cour. C'était l'a-
sile des pauvres et des ecclésiastiques. Sa charité lui faisait recevoir
les premiers comme ses frères, et le respect lui faisait honorer les
seconds comme les coadjuteurs de son sacerdoce.
Pour établir ainsi l'ordre dans sa maison, il appela tous ses offi-
ciers, et leur demanda quels étaient les revenus de la mense épi-
scopale, et par qui ils étaient administrés. Quand on eut tout compté
et mis par écrit, avec les dépenses que l'on devait en tirer, à peine
se trouva-t-il de quoi subsister quatre mois. L'archevêque, fort sur-
pris, demanda si cette égUse avait été autrefois plus riche, et si ses
prédécesseurs en avaient négligé les droits. On lui répondit que
quelques-uns d'entre eux avaient donné ou prêté des terres de l'é-
glise à leurs parents, que d'autres en avaient donné en fief ou n'a-
vaient pas eu la force de résister aux usurpateurs.
Alors l'archevêque envoya de tous côtés dénoncer à tous ceux qui
possédaient des terres de son église, qu'ils ne fussent pas assez hardis
pour les retenir plus longtemps, à moins qu'ils ne fissent voir qu'elles
leur venaient de leurs ancêtres. Grandes furent la surprise et l'indi-
gnation des usurpateurs de recevoir un ordre si absolu de la part
d'un homme pauvre et désarmé, qui était venu monté sur un âne :
ils crurent d'abord que ce serait une menace sans exécution ; mais
le saint archevêque les excommunia. Par là ils se virent réduits à
une condition fâcheuse; car la loi du pays et du temps voulait que
ceux qui étaient demeurés un an dans l'excommunication fussent
réputés infâmes, et que toute audience leur fût refusée dans les tri-
bunaux. Ils quittèrent donc une grande partie de ce qu'ils avaient
usurpé sur l'église de Magdebourg; mais ce fut bien malgré eux, et
ils conservèrent une haine mortelle contre l'archevêque.
à li53 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 249
Le saint prélat usa de la même sévérité à l'égard des clercs incon-
tinents. Leur vie licencieuse, que la vigueur des canons et les ordon-
nances des souverains Pontifes n'avaient pu réprimer, se croyait à
l'abri des foudres de l'Église, sous l'ombre de la prescription. La
lâcheté des archevêques précédents les avait rendus fiers et incor-
rigibles. Enfin, leur mal paraissait aussi incurable qu'il était ancien.
Mais Norbert, qui ne mesurait jamais le succès de ses entreprises
par les règles de la prudence humaine, espéra, avec le secours de
la grâce, exterminer le désordre de son clergé.
Il employa d'abord la force de la parole, qui toucha le cœur de
quelques-uns, mais qui révolta les autres. Il fit succéder les menaces
aux remontrances, et l'excommunication aux menaces. Il dépouilla
des droits et des honneurs de la cléricature ceux qui s'opiniâtraient
à vivre dans le libertinage. La persécution s'alluma, les impies se
liguèrent pour arrêter le courage et réprimer le zèle de leur arche-
vêque. Mais lui, s'élevant au-dessus des dangers de la mort, pour-
suivit avec intrépidité l'ouvrage de Dieu, et rétablit heureusement la
continence, qui semblait bannie de son diocèse.
Pour travailler plus efficacement encore à la réforme du clergé et
à la sanctification du peuple, Norbert établit une communauté de
ses religieux à Magdebourg. Près de son palais était une église col-
légiale de douze chanoines : cette église était pauvre, les chanoines
peu édifiants. L'archevêque, d'accord avec le roi Lothaire, les dis-
tribua en d'autres églises ou leur assigna des pensions, et, à leur
place, mit de ses religieux, le 29 octobre 1129, comme on le voit
par deux chartes, l'une de l'archevêque, l'autre du roi. L'église se
nommait Sainte-Marie. Pour donner encore plus de solidité à son
ouvrage, Norbert obtint des lettres confirmatives du pape Honorius.
Cette maison de Dieu, sous la direction d'Évermode, un des pre-
miers disciples du saint, commença bientôt à fleurir en piété et en
doctrine. Brûlant du même zèle que son archevêque, ils prirent en-
semble les mesures les plus propres à faire revivre la pureté des
mœurs et de la discipline, anéantie dans le clergé et parmi le peuple.
Comme ce désordre avait sa source dans le dérèglement des pas-
teurs, il confia à ses religieux l'administration des six paroisses de
la ville épiscopale, et il en distribua quatorze autres en différentes
églises de la campagne. Ces sages pasteurs servirent de modèles aux
autres ecclésiastiques et firent renaître la piété par leurs prédications
dans le diocèse, pendant que d'autres missionnaires que l'arche-
vêque avait envoyés en Esclavonie embrasaient cette grande pro-
vince du feu de l'Évangile. La foi y était obscurcie par la superstition,
la barbarie et l'ignorance avaient éteint le flambeau des vérités ce-
250 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
lestes, à peine y voyait-on quelque trace de la religion chrétienne,
lorsque les nouveaux apôtres allèrent y rétablir le royaume du Christ.
Norbert recueillait ainsi les fruits de ses travaux, lorsque le démon
souleva des impies qui s'efforcèrent d'en arrêter les progrès. Une
troupe de scélérats conspira contre la vie du saint archevêque et
engagea un clerc, par Tespérance d'un salaire modique, à être le
ministre de leur fureur. Il convint avec eux du jour et du genre de
meurtre, il épia le moment favorable à l'exécution de son parricide;
enfin, c'était le jeudi saint, il entre dans le palais épiscopal, travesti
en pénitent et cachant le poignard sous le manteau; il se présente à
la porte de la chapelle, où Norbert était occupé à entendre les con-
fessions; il prie le portier de lui permettre d'entrer, pour se confesser
à son pasteur. Le portier, inspiré d'en haut, refuse la porte au clerc
et va donner avis à l'archevêque, avant que de l'introduire. Norbert,
à qui Dieu avait révélé la conspiration, fait attendre le meurtrier à la
porte. Après que tous les pénitents furent confessés, l'archevêque,
qui se faisait garder par un domestique, fit venir l'assassin; il étudia
ses mouvements, il examina sa contenance et lui défendit d'appro-
cher. Il ordonne à un domestique de lever le manteau du traître,
sous lequel on vit le poignard.
A cette vue, Norbert lui demanda d'un visage tranquille, comme
autrefois Jésus-Christ à Judas : Mon ami, quel dessein vous amène ?
Ces paroles si pleines de douceur jetèrent le trouble dans l'âme du
parricide. La conviction de son crime lui fit appréhender le supplice,
et la présence du domestique l'empêchait de consommer son attentat.
Il n'eut donc plus d'autre parti à prendre que de recourir à la clé-
mence de son archevêque. Il se jette à ses pieds, il lui déclare en
pleurant le secret de la conspiration, et lui en découvre les complices.
Au bruit qu'ils entendent dans la chapelle, quelques domestiques
accoururent. Ils sont bien surpris d'apprendre, de la bouche même
du meurtrier, que ceux qui avaient le plus de part à la confiance de
Norbert étaient les auteurs de cette conspiration, et que leur chef
était l'archidiacre Atticus, que le saint venait d'associer au gouver-
nement de son diocèse. Le vertueux archevêque, qui remarqua l'é-
tonnement peint sur le visage des spectateurs, leur parla de la sorte :
De quoi vous étonnez-vous, mes frères? Jésus-Christ, mon Seigneur
et mon modèle, va être livré cette nuit entre les mains de ses ennemis
par un de ses disciples; devais-je être plus privilégié que mon
maître? Oh! que je serais heureux, si, dans le temps qu'il expira
pour nous, je mourais pour lui par les mains de ceux que je comp-
tais au nombre de mes amis ! C'est dans ce jour que la miséricorde
ouvre son sein pour y recevoir les plus grands pécheurs, et qu'en
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 251
mourant il donne la vie aux morts. Que n'ai-je donc été assez heu-
reux pour mourir dans ce jour de faveur ! j'aurais espéré de la misé-
ricorde la rémission de mes péchés. Mais, puisque je n'ai pas été jugé
digne de cette grâce et qu'il a plu au Seigneur de me laisser encore
sur la terre, soumettons-nous à ses ordres et ne haïssons pas ceux
qui ont voulu abréger nos peines en nous procurant la mort. C'é-
taient nos amis, il est vrai ; deviendront-ils nos ennemis? Non. Il
ne sied pas à un Chrétien de se venger, en considérant Jésus-Christ,
qui ne s'est pas encore vengé. Prions plutôt, à son exemple, pour
ceux qui nous persécutent;' bénissons ceux qui nous calom-
nient.
Il allait renvoyer l'assassin sur l'heure même, si ses domestiques
ne lui eussent représenté qu'il serait utile au salut de ses complices
de le renfermer pendant quelques jours, afin que sa détention les fît
rentrer en eux-mêmes. Ce ne fut qu'avec répugnance que l'arche-
vêque consentit à cette espèce de punition. Son cœur, qui était sans
amertume, ne put se résoudre qu'avec peine à faire souffrir au cou-
pable un châtiment qui était plutôt la correction d'un père que la
sentence d'un juge.
Cet excès de douceur, qui aurait dû désarmer ses ennemis^ les
enhardit au crime. Sûrs de la clémence de Norbert, ils renouvelèrent
la persécution contre lui. Dans la crainte qu'il n'échappât à leur
cruauté, ils intéressèrent dans leur dessein un clerc qui avait l'hon-
neur de manger à sa table et de loger dans son palais. Ce perfide,
contre tous les sentiments de la nature et les devoirs de la recon-
naissance, se ligua avec l'archidiacre Atticus et quelques chanoines
mécontents, qui ne pouvaient s'accoutumer au joug de la conti-
nence ; car rien n'est si cruel que l'esprit impur. Ils tinrent plusieurs
assemblées secrètes ; ils proposèrent divers moyens, mais tous éga-
lement barbares, pour se défaire de leur pasteur. Le plus prompt et
le plus efficace fut de le poignarder de nuit, dans un passage par où
il allait à l'église.
Le clerc qui s'était chargé de consommer le parricide attendit
l'archevêque dans le défilé, lorsqu'il passerait, à minuit, pour se
rendre à matines ; il se mit en embuscade vers la porte, le poignard
à la main, et laissa passer la suite du prélat, jusqu'au dernier, qui
la fermait. Persuadé que c'était l'archevêque, il se jette sur lui et le
perce du poignard. Le chapelain, renversé et nageant dans son sang,
poussa un grand cri. L'assassin reconnut son erreur à la voix du
blessé, lui fit des excuses et se sauva.
On allait le poursuivre. Norbert l'empêcha par son autorité. Lais-
sons, dit-il, laissons échapper en paix ce malheureux, et ne lui ren-
252 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
dons pas le mal pour le mal. Mon heure n^est pas encore venue, at-
tendons-la avec patience. Ceux qui ont armé la main de mon clerc
contre moi n^ont pas perdu Fenvie de me donner la mort, ne per-
dons pas la volonté de mourir. Si Dieu juge à propos de me délivrer
de leur fureur, je ne dois pas appréhender les conseils de leur ma-
lice; mais, s'il veut que je périsse par leurs mains, réjouissons-nous
d'être la victime de Jésus-Christ.
Ce fut toute la vengeance que lui permit sa charité, plus grande
que la rage de ses ennemis. Ce péril, évité par une protection spé-
ciale de la Providence, redoubla son zèle pour la défense des droits
de son église. Le seigneur d'un village s^était approprié un cens de
vin, affecté par les bienfaiteurs au sacrifice. Norbert, faisant la visite
dans cette contrée, vint trouver le gentilhomme et le pria de resti-
tuer à l'église le bien dont il l'avait dépouillée. L'usurpateur, qui
s'était endurci i^âme par mille brigandages, demeura insensible aux
prières et aux menaces de ^archevêque. Il lui répondit fièrement
qu'il ne craignait ni ses anathèmes ni la colère de saint Maurice, dont
il voulait l'effrayer. Eh bien, lui répUqua l'archevêque, je vous
prédis qu'avant la fin de cette année vous serez chassé du bien que
vous possédez injustement ; et que Dieu, vengeant par lui-même la
cause de ses autels, vous fera voir combien il est dangereux de porter
la main sur le patrimoine du Christ. L'effet suivit de près la prédic-
tion. Peu de temps après, ce malheureux, qui avait fait la guerre à
Dieu, périt en la faisant aux hommes.
Ce châtiment public, loin d'intimider les usurpateurs des revenus
ecclésiastiques, envenima leur haine contre Norbert. Ils se disaient les
uns aux autres que, s'il continuait de rechercher avec la même sévé-
rité les biens aliénés de l'église, bientôt un prêtre effacerait la gran-
deur des princes et obscurcirait les maisons les plus illustres ; qu'il
ne fallait pas souffrir plus longtemps un homme d'un esprit inquiet,
qui ne s'étudiait qu'à désoler le clergé par les rigueurs de ses ordon-
nances, et à opprimer la noblesse en la dépouillant de ses seigneu-
ries. Ces murmures séditieux se répandaient dans les maisons,, ils se
débitaient dans les places publiques; on disposait ainsi le peuple à la
révolte contre son pasteur. Un acte des plus solennels de la religion
fut le prétexte qui fit éclater leur funeste dessein.
La cathédrale avait été polluée par des impudiques, qui avaient
consommé le crime jusqu'au pied du sanctuaire. Cette profanation
vint aux oreilles de l'archevêque. Non content de gémir, il crut qu'il
fallait, selon les maximes canoniques, réconcilier l'église. Il proposa
cette nécessité au chapitre. Les chanoines, par ignorance ou par es-
prit de contradiction, résistèrent au sentiment de l'archevêque, et
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 2S3
conclurent quMl était inutile de faire cette expiation. Norbert^ préfé-
rant les règles de l'Église à l'entêtement de ses chanoines, invita les
évêques de Havelberg et de Meissen, ses suffragants, à se trouver à
Magdebourg le 30"* de juin, pour faire la bénédiction de sa métro-
pole. Il donna avis au peuple du jour qu'il avait pris, et des raisons
qui l'avaient obligé à ne point déférer au sentiment du chapitre.
Pendant le discours de l'archevêque, un murmure s'éleva parmi
les chanoines. Ce tumulte lui fit comprendre que la solennité qu'il se
proposait de faire avec éclat ne se passerait pas sans émeute. Il ré-
solut de faire la cérémonie de nuit. Ses ennemis en eurent connais-
sance. Sitôt qu'il sortit de son palais avec ses deux suffragants, les
sentinelles apostées par les chanoines donnèrent l'alarme dans tous
les quartiers de la ville, excitèrent la populace à la défense du sanc-
tuaire; accusant Norbert de briser les autels, d'enfoncer le tabernacle,
de piller le trésor, d'emporter les reliques, et de méditer la retraite,
après qu'il se serait chargé des richesses de son église.
La consécration était achevée lorsque la populace, ameutée par les
chanoines, investit la cathédrale les armes à la main et avec des cla-
meurs effrayantes. Le saint archevêque voulut sortir de l'église pour
apaiser le tumulte; mais on l'obligea de se retirer, avec ses deux col-
lègues, dans une tour bâtie en forme de forteresse. A minuit sonnant,
ils y chantèrent les matines de saint Paul, dont l'Église faisait ce jour-
là l'office. Dès que le jour parut, les séditieux escaladèrent la tour et
se rendirent maîtres de la forteresse. Dans cette extrémité, Norbert
s'avance lui seul vers les soldats et leur dit : Vous n'en voulez qu'à
un seul homme; pourquoi en attaquez-vous plusieurs? C'est moi que
vous cherchez; arrachez-moi la vie, et conservez-la aux autres. Il pro-
nonça ces paroles avec la majesté et les habits de pontife. Elles furent
pour les soldats comme un coup de foudre. Les conjurés se jetèrent
à ses genoux, lui demandèrent pardon, et lui offrirent le secours de
leurs armes pour le garantir du danger de la mort.
La sédition s'apaisa pour le moment; mais les meneurs la rallu-
mèrent quelques jours après, en distribuant du vin parmi la popu-
lace. Norbert, d'après les conseils et les instances des siens, sortit de
la ville et se retira dans le monastère de Pétersberg, à deux lieues de
Hall, et à neuf lieues de Magdebourg. On sentit bientôt dans cette
ville la perte qu'on avait faite. Les auteurs du trouble furent les pre-
miers à proposer le rappel du saint archevêque. On lui envoya une
ambassade solennelle, pour lui donner toutes les satisfactions qu'il
jugerait à propos. La ville entière alla le chercher en procession jus-
qu'au monastère de Pétersberg. Rentré dans sa cathédrale, il parla
au peuple en ces termes :
254 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
Mes frères, je vous avais quittés avec tristesse, mais, par la miséri-
corde de Dieu, voilà que je reviens à vous avec joie. L'ennemi de la
paix, qui se plaît à semer la discorde dans le monde, avait excité le
schisme parmi nous. Ce cruel, qui a jeté les fondements de son em-
pire par la division, ne s'étudie qu'à le perpétuer et à l'étendre par
la discorde, afin d'enlever le pasteur au troupeau et le troupeau au
pasteur, et de laisser ainsi les brebis errantes sous la conduite d'un
mercenaire, qui les précipite dans l'abîme. C'est sans doute par ce
motif, mes chers frères, que le démon, jaloux de l'unité qui régnait
entre nous, a troublé la bonne intelligence si nécessaire pour votre
salut, si essentielle pour le succès de mon ministère et pour notre
commun bonheur. Il a réussi dans son fatal dessein, vous le savez,
mes frères, et je dus céder à l'orage, après l'avoir inutilement con-
juré. Mais grâces soient rendues au Dieu de la paix. Jésus-Christ, qui
semblait dormir durant la tempête, s'est enfin éveillé à nos cris. Il a
commandé aux vents et à la mer, et le calme nous est revenu. Con-
servons-le, et entretenons cette paix précieuse que le démon nous
avait ravie, que le monde ne pouvait nous redonner, et que le Sau-
veur nous a rendue par un effet de sa grâce. Réunissons nos cœurs
dans le lien de la charité, et que cette unanimité admirable, qui
régnait parmi les premiers fidèles, revive pour jamais parmi nous. Ne
craignez pas, mes frères, que les peines que vous avez cru me faire
aient altéré la tendresse que je vous dois et que je n'ai pas perdue un
seul moment. Quand j'aurais eu envie de venger, non pas ma per-
sonne, mais le caractère dont Dieu m'a honoré, la réparation que
vous venez de lui faire doit tenir lieu d'une satisfaction surabon-
dante, qui a effacé jusqu'au souvenir des troubles passés. Il ne me
reste donc plus qu'à prier le Dieu de toute consolation et de toute
paix d'affermir la tranquillité qu'il vient de nous accorder : joignez
vos prières aux miennes, et eftbrçons-nous de mériter, par nos bonnes
oeuvres, la persévérance dans notre vocation, afin que le Père des
miséricordes soit glorifié par nous et pendant cette vie et dans les
siècles des siècles. Ainsi soit-il !
Le clergé et le peuple ne purent refuser des larmes à un discours
animé de tout le zèle d'un apôtre et de toute la tendresse d'un père.
Les grâces et l'onction qui étaient répandues sur ses lèvres firent une
si vive impression sur ses auditeurs, que depuis on ne vit jamais un
peuple si attaché à son évêque *.
Outre le saint archevêque de Magdebourg, l'Allemagne se glori-
1 Voir la Vie de saint Norbert dahs les Acta SS., mais surtout satie plus com-
plète par Hugo, qui a pu mettre à profit beaucoup de documents inédits.
à 1153 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 255
fiait d'un second apôtre, saint Otton, évêque de Bamberg, Nous Pa-
vons vu, en 4124, avec la bénédiction du pape Calixte, quitter pour
un temps sa chère église, se rendre en Poméranie et en gagner à Jé-
sus-Christ les peuples encore païens. En 1127, avec la bénédiction
du pape Honorius et l'agrément du roi Lothaire, il quitta de nouveau
Bamberg et se rendit de nouveau en Poméranie, et cela pour les
raisons que voici :
Lorsqu'en 11 25, dans la ville de Julin, on brûlait publiquement les
idoles, quelques insensés en dérobèrent des plus petites et les ca-
chèrent chez eux. Plus tard, au retour d'une ancienne fête d'idoles,
comme le peuple se livrait à des festins et à des réjouissances, ces
insensés lui montrèrent les idoles qu'ils avaient cachées ; ce qui, au
milieu de la dissolution des plaisirs publics, suffît pour ramener le
paganisme. Mais la punition ne tarda pas. La population était encore
occupée de jeux et de danses païennes, quand le feu du ciel tomba
sur la ville et y alluma un incendie tel, que les habitants purent à
peine sauver leurs personnes par la fuite. L'église dédiée à saint Adal-
bert de Prague, et qui n'était que de bois, devint elle-même la proie
des flammes ; mais le sanctuaire, qui n'était séparé de la nef que par
un rideau, et qui n'était couvert que de chaume, demeura entière-
ment intact au milieu de cette fournaise. A la vue de ce miracle, tout
le peuple confessa que le Christ était le vrai Dieu, appela les prêtres,
fit pénitence publique, abjura les idoles sans retour, et rebâtit la
ville 1.
Dans la ville de Stettin, capitale de la Poméranie, il y avait deux
églises, l'une sous le nom de Saint-Adalbert, l'autre sous celui de
Saint-Pierre. Les prêtres des idoles, qui voyaient avec chagrin dimi-
nuer leurs offrandes, cherchaient une occasion pour ramener le peu-
ple à l'idolâtrie. Une mortalité survint. Les prêtres des faux dieux,
consultés par le peuple, répondirent que ce malheur n'arrivait que
parce qu'on avait rejeté les idoles, et que tout le monde mourrait su-
bitement, si on n'apaisait les anciens dieux par des présents et des
sacrifices. Aussitôt on s'assemble, on se consulte ; on reprend la su-
perstition du paganisme ; on détruit les églises chrétiennes, mais
seulement à moitié. La populace, en fureur, étant arrivée au sanc-
tuaire, n'osa aller plus avant, et dit au grand pontife des idoles :
Voilà, nous avons fait notre partj c'est à vous de faire le reste et
d'abattre le sanctuaire du Dieu des Allemands. Il saisit alors une
hache, la brandit en l'air ; mais son bras devint aussitôt roide, il
tomba lui-même à la renverse, en poussant des cris de douleur. Il
1 Âcta SS., 2 juin. Ebbon, Vita S. Otton., 1. 3, c. I.
25ê* HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
conseilla au peuple de bâtir à leur dieu particulier un temple à côté
decelui du Dieu des Allemands, et d'honorer également Tun et
Fautre, de peur que celui-ci, qui venait de se montrer si puissant, ne
détruisît leur ville de fond en comble. Le peuple suivit ce conseil.
Saint Otton de Bamberg, ayant appris cet état de choses, résolut
d'aller au secours de ses chers néophytes. Ayant donc obtenu la bé-
nédiction du pape Honorius et l'agrément du roi Lothaire, il fit tous
les préparatifs convenables, non-seulement pour n'être point à charge
aux populations qu'il allait visiter, mais encore pour exercer envers
elles la libéralité la plus généreuse. C'était le jeudi saint 1127.
Après avoir béni le saint chrême et célébré la messe solennelle, il
se mit en route, revêtu de ses habits pontificaux. Au lieu de passer
par la Bohême et la Pologne, il voulut passer par la Saxe, afin d'é-
vangéliser les populations de Poméranie, qu'il n'avait pu voir dans
son premier voyage. Arrivé àMagdebourg, il y fut reçu avec grand
honneur par saint Norbert. Entré dans le diocèse de Havelberg, il le
trouva tellement ravagé par les païens, qu'il y restait à peine quelques
traces de christianisme. Les habitants célébraient précisément, avec
grande pompe, la fête d'une idole. Saint Otton refusa pouf cela d'en-
trer dans leur ville, les prêcha devant la porte, et leur persuada, sans
beaucoup de peine, de renoncer à cette sacrilège superstition. Ayant
traversé ensuite une immense forêt pendant cinq jours, il rencontra
une peuplade barbare, qui, ayant su qui il était, demanda d'elle-
même d'être instruite dans la foi. Il lui répondit avec bonté, qu'il lui
fallait aller d'abord chez les nations qui lui étaient spécialement com-
mises ; mais qu'après cela, s'ils persistaient dans leur bonne volonté,
il viendrait à eux de grand cœur, par l'autorité et la permission du
Pape, et avec le consentement de l'archevêque Norbert, à la pro-
vince duquel ils appartenaient *.
Arrivé à Témin, ville de la Poméranie, il la trouva sous les armes
et en guerre avec les Lutices. Mais cette nuit-là même, le duc de Po-
méranie, Vratislas, devait venir au secours de la ville. En effet, le
lendemain on vit tout le pays des Lutices en feu ; le duc arriva au
soir, avec un immense butin, et non moins charmé de la venue de
l'évêque que du succès de la guerre. On partagea les dépouilles,
ainsi que les captifs; il y eut bien des cris et des pleurs lorsque la
femme se vit séparée de son mari, le mari de sa femme, les parents
de leurs enfants. Ils étaient tous païens; cependant l'évêque, toujours
compatissant pour la misère humaine, ne put retenir ses larmes.
Le duc, pour lui faire plaisir, rendit la liberté à quelques-uns des
' ^ Ebhon, Vita S. Ottonis,n. 13.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 257
plus jeunes et des plus faibles, et ordonna de laisser ensemble ceux
qui ne pouvaient être séparés sans douleur. L'évêque racheta lui-
même un grand nombre, qu'il instruisit dans la foi chrétienne et
baptisa, et laissa ensuite aller en liberté *.
De Témin, Otton se rendit dans la ville d'Uznoïm, où il y avait déjà
quelques Chrétiens, convertis par les missionnaires qu'il avait laissés
dans le pays. Le duc y convoqua, pour le jour de la Pentecôte, une
assemblée générale des seigneurs et des magistrats, et leur parla lui-
même en ces termes : Vous voyez comment ce saint Pontife, pour
votre salut, a laissé toute la gloire et toutes les richesses qu'il avait
parmi les siens, et s'est avancé dans des contrées lointaines et incon-
nues, n'épargnant ni ses biens ni ses amis pour l'amour de Dieu;
mais, exposant sa vie à la mort pour vous rappeler de la mort à la
vie, il n'a pas hésité d'entreprendre un voyage aussi difficile. Beau-
coup d'autres ont déjà précédemment annoncé la parole de Dieu dans
ces quartiers; mais, dans votre malice, vous les avez mis à mort. Ré-
cemment encore, vous en avez crucifié un. Les chapelains de mon
seigneur, ayant recueilli ses ossements, les ont ensevelis avec crainte
et respect. De pareils outrages, vous ne devez ni ne pouvez les faire
à mon bien-aimé père et seigneur, l'évêque que voilà ; car il est l'en-
voyé du seigneur Pape et de l'invincible roi Lolhaire. Vous saurez
donc que, si vous lui faites quelque déplaisir ou quelque chicane,
ceux qui l'ont envoyé le regarderont comme fait à eux-mêmes, et
qu'ils vous extermineront, vous et votre terre. Il ne m'appartient pas
de vous contraindre à cette religion; car, comme je l'ai appris de la
bouche de l'évêque. Dieu ne veut point de serviteurs forcés, mais vo-
lontaires. C'est pourquoi assemblez-vous en commun, considérez l'af-
faire de votre salut, et, si vous recevez la parole de Dieu et l'ambas-
sadeur de cette parole, décrétez-le d'un commun accord.
Après ce discours, les princes et les anciens s'assemblèrent dans
un lieu convenable. La délibération fut longue et longtemps dou-
teuse, surtout parce que les prêtres des idoles, dans des vues d'in-
térêt, s'y opposaient de toutes leurs forces. Mais la partie la plus saine
du conseil soutenait qu'il était d'une infinie démence, lorsque tout
le monde romain et les nations circonvoisines avaient subi le joug
delà foi chrétienne, de s'éloigner volontairement, comme des avor-
tons, du giron de la sainte mère Église; qu'il était juste d'aimer le
Dieu des Chrétiens, qui depuis tant d'années les supportait rebelles,
attendant avec patience leur conversion ; qu'ils avaient trop à craindre,
s'ils continuaient à repousser son joug, que le ciel n'exerçât sur eux
1 Sefrid. Vita S. Ottonis, 1. 3, c. 1.
XV. 17
2&8 HISTOIRE DNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
une effroyable vengeance. Enfin, par l^efïet de la clémence divine, ik
rejetèrent unanimement le culte des idoles, et commencèrent à de-
mander la grâce du baptême. A cette nouvelle, le bon pasteur, pleu-
rant de joie, se mit à genoux et rendit grâces à Dieu.
Bientôt, ayant baptisé dans cette ville tous les princes, il envoya
de ses prêtres, deux à deux, dans les autres villes devant lui, afin
d'annoncer au peuple la conversion des princes et sa prochaine ar-
rivée. Deux de ces prêtres, dont Tun était Udalric, de la bouche de
qui le biographe Ebbon apprit toutes ces particularités, se rendirent
dans une ville très-opulente, nommée Hologast, où ils furent reçus
avec honneur parla femme du premier magistrat de la ville : elle leur
lava les pieds avec une humble dévotion, dressa la table et leur servit
abondamment à manger. Ils étaient dans un étonnement extrême
de trouver dans le royaume du diable une telle grâce d'humilité et
d'hospitalité. Après le repas, l'un d'eux, nommé Albuin, la prit à
part, lui apprit le motif de leur arrivée, et comment, dans l'assem-
blée d'Uznoïm, tous les princes avaient rejeté les idoles et embrassé
la foi du Christ. A cette nouvelle, la bonne femme fut si épouvantée,
qu'elle tomba à terre et resta longteiups demi-morte. Lorsqu'elle fut
revenue à elle, Albuin lui demanda pourquoi elle abhorrait à ce
point la grâce de Dieu, tandis qu'elle devait se réjouir de ce que Dieu
visitait son peuple.
Ce n'est pas là ce qui m'épouvante, dit-elle; mais mon cœur a
tremblé de la mort qui vous menace d'un moment à l'autre; car les
magistrats de cette ville ont résolu, avec tout le peuple, que, si vous
paraissez quelque part, on vous mette à mort à l'instant, et ma maison
que voici, jusque-là si tranquille et si pacifique, qui a toujours été
ouverte au voyageur, sera profanée par votre sang; car si un des
magistrats vient à savoir que vous êtes entrés ici, à l'heure même
ma maison sera assiégée, et moi, malheureuse, si je ne vous livre,
je serai brûlée avec tous les miens. Montez donc dans le haut de ma
maison et cachez-vous-y, et -moi, j'enverrai mes domestiques, avec
votre bagage et vos chevaux, dans les plus éloignées de mes fermes,
afin que, si les inquisiteurs viennent, je puisse vous excuser, en ce
qu'on ne trouvera chez moi ni vos vêtements ni vos chevaux. Eux,
rendant grâces à sa pieuse prévoyance, firent comme elle leur avait
enseigné. A peine étaient-ils cachés et les chevaux partis, que le
peuple, en fureur, se jeta dans la maison, la bouleversa dans tous les
sens, demandant avec des cris de mort les étrangers qui y étaient
entrés. La dame leur dit : Ils sont.entrés chez moi, il est vrai, mais,
après avoir mangé, ils sont partis à la hâte : je n'ai pu découvrir
d'où ils venaient ni où ils allaient. Suivez-les, vous les atteindrez
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 259
peut-être. S'ils sont partis, répondit la populace, il est inutile de les
poursuivre; qu'ils continuent leur chemin ! Mais s'ils reviennent ici,
ils doivent s'attendre à une mort certaine. Voilà comment la Provi-
dence fît cesser leur recherche ; et les serviteurs de Dieu restèrent
cachés sous le toit de cette matrone, comme d'une autre Rahab.
La cause de cette inquisition et de ce tumulte fut un prêtre d'i-
doles. Ayant entendu parler de la nouvelle prédication, il employa
cette ruse. Vêtu du manteau et des insignes d'une idole très-connue,
il sortit secrètement de la ville, entra dans une forêt du voisinage, et
se montra tout à coup à un paysan. Celui-ci, croyant voir son
dieu, se prosterna contre terre, et lui entendit prononcer ces paroles :
Je suis le dieu que tu adores. Ne crains pas, mais lève-loi, et va dans
la ville dire aux magistrats et au peuple de ma part : Si les disciples
du séducteur qui demeure à Uznoïm avec le duc Vratislas viennent
à se montrer chez vous, mettez-les à mort sans délai, autrement la
ville périra avec ses habitants. Le paysan s'étant empressé de faire la
commission, lescitoyensrésolurentunanimementd'exécuter les ordres
de leur dieu; mais la divine providence sauva ses serviteurs, comme
il a' été dit; et, le lendemain, Tévêque étant survenu avec le duc,
ils sortirent de leur cachette.
Mais, ce jour-là même, il y eut encore une aventure. Vers le soir,
quelques-uns des compagnons de l'évêque, voulant considérer le
temple de la ville, s'avançaient sans assez de précaution. Ce que
voyant quelques-uns des habitants, ils s'imaginèrent qu'ils voulaient
mettre le feu au temple. Aussitôt il se forma une émeute, qui vint
au-devant d'eux en tumulte. Le prêtre Udalric dit à ceux qui l'ac-
compagnaient : Ce n'est pas pour rien que ces gens se rassemblent :
sachez que nous sommes trahis. Sur quoi ses compagnons rebrous-
sèrent chemin, et s'enfuirent; mais un clerc, nommé Dietrich, qui
s'était avancé jusqu'aux portes du temple, ne sachant où se réfugier,
entra hardiment dans le temple, saisit un bouclier d'or appendu à
la muraille et consacré au dieu de la guerre, puis s'avança au-devant
des séditieux. Ceux-ci, gens d'une simplicité extrême, croyant voir
arriver sur eux leur dieu Gérowit, retournèrent sur leurs pas et se
jetèrent parterre. Dietrich, voyantleur imbécinité,jelale bouclier et
s'enfuit, bénissant Dieu de l'avoir délivré de la main de ses ennemis.
L'apôtre de la Poméranie employa sept jours à prêcher et à bap-
tiser dans cette ville, y laissa ensuite le prêtre Jean, et s'en alla dans
une autre ville nommée Cozegow. Les habitants lui offrirent de
l'argent, pour qu'il laissât debout un temple magnifique qu'ils ve-
naient de bâtir; mais le saint homme craignit que ce ne fût pour
eux une occasion d'apostasie. Le temple fut donc abattu, et une
260 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
église chrétienne bâtie en place. Le prince de la ville, nommé Mizlas,
qui avait déjà reçu le baptême àUznoïm, étant venu pour la dédicace
de la nouvelle église,, le saint pontife lui dit : Très-cher fils^ que j^ai
engendré au Christ par l^Évangile, cette dédicace extérieure demande
la dédicace intérieure de votre cœur ; car vous êtes le temple de
Dieu, dans lequel le Christ daigne habiter par la foi. Si donc vous
voulez orner la maison de votre cœur de telle sorte qu'elle soit pour
Dieu, qui en est ^inspecteur, une demeure agréable, je pourrai faire
cette dédicace extérieure avec une joie spirituelle. Touché de ces
paroles, le prince dit d'une voix attendrie : Que faut-il donc que je
fasse pour que Dieu daigne habiter la maison de mon cœur? Voici
ce que je vous recommande, répondit Févêque : examinez les secrets
de votre conscience; si vous avez enlevé quelque chose à quelqu'un
par violence, restituez-le dignement. Si vous avez fait des prisonniers
pour de l'argent, renvoyez-les pour l'honneur de Dieu. Je n'ai fait
de violence à personne, dit le prince, mais j'ai beaucoup de prison-
niers, qui me doivent beaucoup. Voyez, dit le saint évêque, s'il y a
des Chrétiens parmi eux. Le prince, y ayant regardé, trouva plusieurs
Chrétiens danois ; il les déchargea de toute dette, et les offrit au bien-
heureux père. L'homme de Dieu le félicita, et dit : Le sacrifice si
agréable à Dieu que vous avez commencé, rendez-le parfait; donnez
également la liberté aux païens, afin qu'ils se soumettent plus
volontiers au joug de la foi. Pour ceux-ci, répliqua le prince, ils
sont coupables de bien des crimes, et m'ont fait des préjudices into-
lérables; mais, bien-aimé père, ils seront délivrés, selon votre parole.
Le pieux Otton lui rendit grâces en versant des larmes, et dit : C'est
maintenant que cette dédicace sera agréable à Dieu, puisque vous
lui avez préparé une demeure dans votre cœur. Et il commença la
dédicace solennelle.
Mais, par la permission divine, on ne trouva plus les cendres qu'on
avait préparées pour tracer sur le pavé de l'église l'alphabet grec et
l'alphabet latin, ainsi qu'il est marqué dans le Pontifical. Les servants
jurèrent qu'ils les avaient placées depuis longtemps auprès de l'autel;
cependant on n'en découvrait pas la moindre trace. Alors le prêtre
Udalric, comme par inspiration, courut dans un souterrain où l'on
gardait des cendres. Au bruit de ses pas, un prisonnier qui y était
caché poussa des cris plaintifs, et avança la main hors de sa cage.
Udalric, stupéfait, s'approcha pour voir ce que c'était, et il vit un
jeune homme garrotté de chaînes de fer, au cou, à la poitrine et aux
pieds. Ayant fait venir un interprète, il entendit de lui ces paroles :
Serviteur de Dieu, ayez pitié de moi, et faites en sorte de me délivrer
de cette dure captivité. Je suis fils d'un très-noble prince danois, et
à]153 del'èrechr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 261
le duc Mizlas me tient ici enfermé pour cinq cents marcs d'argent
que doit lui donner mon père. A ce récit, Udalric alla trouver Tévêque
et lui conta secrètement ce qu'il venait de découvrir, ajoutant que,
sans aucun doute, la dédicace ne pourrait se parfaire, si ce captif
n'était délivré avec les autres. L'évéque répondit : Le prince nous a
déjà fait et accordé tant de choses, que je n'ose presque pas lui
demander davantage; et je ne crois pas qu'il y ait en Allemagne
aucun prince qui cède si facilement aux prières que cet étranger.
Cependant allez le trouver en secret : peut-être acquiescera-t-il à vos
paroles, quoique la chose soit bien difficile. Udalric, prenant avec
lui Adelbert, l'interprète de l'homme de Dieu conduisit le prince
Mizlas hors de la foule ; puis, l'ayant salué d'abord au nom de Jésus-
Christ, Adelbert lui demanda si tous ses captifs avaient été relâchés.
Il répondit qu'ils l'étaient tous. Pourquoi, reprit Adelbert, voulez-
vous tromper Jésus-Christ, qui ne peut pas être trompé? Pourquoi
contristez-vous son apôtre, en niant et en dissimulant? Voilà que,
par votre dissimulation, vous avez mis un empêchement à cette dé-
dicace ; car les cendres qu'on avait préparées hier ont disparu par
la permission divine ; et lorsque le coopérateur de mon seigneur,
Udalric ici présent, fut allé, non par hasard, mais par la disposition
de la Providence, chercher d'autres cendres, il a trouvé le captif que
vous avez voulu cacher à Dieu, qui voit tout.
Le prince, étrangement surpris, dit alors : Pour ce prisonnier, j'y
tiens plus qu'à tous les autres ; c'est pourquoi je vous prie de ne pas
divulguer son affaire, mais de le laisser dans son cachot. A Dieu ne
plaise, répondit Udalric, que tant d'œuvres de piété que vous faites
pour l'amour de Dieu et qui vous ont gagné l'admiration de mon
seigneur l'évéque, périssent par une seule cruauté ! Mais, reprit le
prince, qu'en sera-t-il de ces cinq cents talents que devait me donner
son père pour m'indemniser de cet incomparable préjudice ? Le Sei-
gneur, répliqua Udalric, le Seigneur a de quoi vous le rendre au
centuple. Alors enfin, le prince Mizlas, gémissant et frémissant en
lui-même, s'écria : Je prends Dieu à témoin que, si je lui consacrais
mon corps par le martyre, je ne ferais pas une action plus pénible
que maintenant; ce captif, auquel je tenais plus qu'à tout le reste,
ce captif que j'avais résolu de t\e délivrer jamais, eh bien, malgré
moi-même, pour l'honneur du Dieu tout-puissant et pour l'amour
de mon seigneur l'évéque, je lui rends la liberté. Aussitôt il envoya
le tirer de son cachot, le plaça de ses propres mains sur l'autel, l'of-
frit à Dieu comme un holocauste d'agréable odeur, et fit rompre ses
fers, tous les assistants pleurant de joie et bénissant Dieu de la
grande dévotion du prince. Le saint pontife acheva dès lors la dédi-
262 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.- De 1125
cace avec plus d'allégresse qu'il n'avait commencé. Peu après, il
réconcilia les habitants de la province avec le duc de Pologne, leur
suzerain, qu'ils avaient offensé et qui se disposait à leur faire la
guerre *.
Non loin delà ville d'Uznoïm, où demeuraient alors le ducMizlas
et l'évêque Otton, à une journée de navigation, se trouvait l'île de
Rugen, nommée alors Véranie. Les habitants en étaient extrême-
ment barbares et féroces. Ayant entendu parler de la prédication du
saint homme, ils menaçaient de le mettre à mort, s'il osait venir
parmi eux. Lui, au contraire, plus on lui apprenait de leurs menaces,
plus il avait le désir d'aller chez eux, dans l'espérance du martyre.
Comme ses familiers, ainsi que le duc, l'en dissuadaient à cause de
l'imminence du péril, il avisait au moyen de s'y rendre à leur insu;
mais eux, ayant remarqué son dessein, l'observaient continuellement,
pour ne pas lui en laisser l'occasion. Le saint homme, de son côté,
leur reprochait leur peu de foi et de courage. Enfin le prêtre Udalric,
voyant que cela lui tenait si fort au cœur, s'offrit généreusement à y
aller lui-même. Ayant donc reçu la bénédiction du saint évêque, trois
fois il se mit en mer, mais trois fois une tempête le força de regagner
le rivage. Le saint comprit alors que les Rugiens n'étaient pas encore
dignes de recevoir la grâce de l'Évangile ^.
Après cela, ayant distribué de ses compagnons en divers endroits
de la province, pour achever l'œuvre commencée, il proposa d'aller
lui-même à Stettin, pour ramener les habitants de leur apostasie;
mais les clercs qui le devaient accompagner, sachant les Stetlinois
barbares éternels, craignaient pour lui et pour eux. Ils mirent tout
en œuvre pour l'en détourner. Fatigué de leurs instances, il leur dit :
Je le vois, nous ne sommes venus que pour les délices; tout ce qui
se présente d'âpre et de difficile, nous jugeons devoir l'éviter. Soit;
car, comme je ne veux forcer personne à la gloire du martyre, de
même je voudrais vous y exhorter tous, s'il était possible. Mais, je
vous prie, si vous ne voulez pas m'aider, au moins ne m'empêchez
pas. Que chacun ait le pouvoir de sa vie : vous êtes libres, et moi
aussi. De grâce, messieurs, laissez-moi. Et, les ayant fait sortir de sa
chambre, il se mit en prière jusqu'au soir. Alors il appela son valet
de chambre, lui ordonna de fermer toutes les portes, d'écarter tout
le monde et de ne laisser approcher personne à son insu.
Cela fait, il mit secrètement ses habits de voyage, plaça les orne-
ments pontificaux avec le livre et le calice dans une malle, prit le
tout sur ses épaules, sortit silencieusement de la ville, et, sans être ac-
1 Ebbon, n. 83-88. — 2 Sefrid., n, 147-150.
mf
à 1158 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 263
compagne de qui que ce fût, prit la route de Stettin. Se voyant tout
seul, il bénissait Dieu de son stratagème, et commença les matines,
s'empressant d'arriver à Stettin cette nuit-là même. Vers dix heures,
ses clercs, s'étant relevés pour Toffice de la nuit, le cherchèrent vai-
nement. A force de questionner ses domestiques, ils devinèrent ce
qui était arrivé. Aussitôt, les uns à pied, les autres à cheval, ils cou-
rent dans toutes les directions pour le retrouver. Vers le matin, ceux
qui étaient à cheval et qui s'étaient dirigés vers la mer, l'atteignent
au momentqu'ilallait monter dans un navire. Dès qu'il les reconnut,
il éprouva un grand trouble et dit en gémissant : Hélas! Seigneur
Jésus, Fils unique de Dieu, fils unique de la Vierge, doux nom de mon
espérance, me priverez-vous de mon désir? Faites, je vous prie,
que ceux qui arrivent s'en viennent avec moi, ou que du moins ils
ne m'empêchent pas d'exécuter mon dessein. Eux, arrivés, se proster-
nent à ses pieds, lui se prosterne de son côté, ils pleurent les uns
et les autres, la tristesse les empêche longtemps de parler. Enfin,
après bien des larmes, Tévêqueleur demanda tristement : Que ve-
nez-vous faire ? De grâce, retournez à votre logis, et moi j'irai mon
chemin. A Dieu ne plaise ! s'écrièrent les autres. Ce nous est assez de
cette grande confusion ; nous ne vous quittons plus jamais. Si vous
voulez revenir, nous reviendrons avec vous ; si vous aimez mieux
aller en avant, nous avancerons avecvous. Mais daignevotre Sainteté
agréer notre conseil. Retournons ensemble à nos frères et à nos ser-
viteurs aujourd'hui ; demain, nous le disons en toute sincérité, nous
vous suivrons tous à la vie et à la mort.
L'évêque, étant retourné à cette condition, repartit le lendemain
avec tout son monde et arriva heureusement à Stettin. Les habitants
de la ville étaient divisés : les uns persévéraient encore dans la foi ;
les autres, en plus grand nombre, étaient retournés au paganisme. Les
premiers se réjouissaient delà venue de révêque,les autresen étaient
troublés. Il se logea dans une église qui était à l'entrée delà ville et
qu'il avait dédiée dans son premier voyage. Les apostats, ameutés par
les prêtres des idolâtres, la vinrent environner en armes et en tu-
multe, criant qu'il fallait massacrer tous ceux qui étaient dedans,
principalement le chef. L'évêque, avide du martyre, se revêtit de ses
habits pontificaux, fit élever la croix et les reliques, et, entonnant des
psaumes et des hymnes, recommandait au Seigneur son dernier
combat. Les Barbares, les entendant chanter, furent étrangement
surpris de ce que, au moment de mourir, ces hommes pouvaient
chanter encore. Ils écoutaient, ils se regardaient, et, comme enchan-
tés par la vertu des paroles, ils commencèrent à s'adoucir et à se dire
entre eux que, pour recevoir ou repousser des choses pareilles, il
"f^ ^
é
S64 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
fallait consulter la raison plutôt que la force. Les plus sages remon-
traient en particulier aux prêtres des idoles que leur devoir, à eux,
était de défendre leur religion par des raisons convenables. En chu-
chotant ainsi les uns avec les autres, ils se retirèrent peu à peu
chacun chez soi. C'était le vendredi ; l'évêque, avec les siens, em-
ploya ce jour et le suivant en jeûnes et en prières.
Cependant un des premiers de la ville, son nom était Witsac, ne
cessait de prêcher le royaume de Dieu et la foi chrétienne, soit
dans les assemblées du peuple, dans les places publiques, soit dans
les maisons, soutenant que les traditions chrétiennes et la doctrine
de révêque étaient saintes et pleines de vérité. Peu auparavant, cet
homme, faisant la piraterie contre les païens, avait été surpris et
fait prisonnier, après avoir perdu beaucoup des siens. Plongé dans
un cachot, chargé de fers, il pria le Seigneur par les mérites du saint
évêque Otton, qui lui avait donné le baptême. Le saint lui apparut,
fit tomber ses chaînes et lui donna ses ordres pour les habitants de
Stettin. Ainsi miraculeusement délivré de sa prison, Witsac trouva
de même sur le bord de la mer une petite barque dans laquelle il
arriva heureusement en sa patrie. Il suspendit la petite barque à une
des portes de Stettin, comme un témoignage pubUc de sa miraculeuse
délivrance, et ne manqua pas de reprocher à ses compatriotes, au
nom de son saint libérateur, le mélange sacrilège qu'ils faisaient
du culte des idoles avec celui du vrai Dieu. Lors donc que le saint
évêque fut arrivé devant la ville, Witsac, qui parlait dès lors bien
plus hardiment encore, alla le trouver avec ses parents et ses amis,
se prosterna à ses pieds, lui rendit grâces, lui raconta en détail l'his-
toire de sa captivité et de sa délivrance, l'exhorta à prêcher cou-
rageusement l'Évangile, lui promettant, avec tous les siens, de le
soutenir et de l'assister en tout.
Le dimanche donc, après la messe solennelle, le saint évêque,
revêtu de ses ornements pontificaux, entra processionnellementdans
la ville. Witsac lui fit voir, en passant, sa petite barque suspendue à
un poteau, et raconta de nouveau, devant tout le peuple, l'histoire
de sa délivrance. L'évêque monta sur une estrade pour parler à la
*'oule. Witsac lui servait de héraut pour apaiser le bruit et faire faire
silence. La plupart des apostats écoutaient assez volontiers, lorsque
le pontife des idoles, qui cette nuit-là même s'était proposé de tuer
l'évêque, arrive plein de fureur, vomit contre lui mille injures,
ameute contre lui la populace païenne ; à son commandement, tous
les apostats brandissent leurs lances pour en percer le saint évêque ;
mais leurs bras restent suspendus en l'air et immobiles. Le pontife
des idoles, ayant voulu leur donner l'exemple, resta, comme eux, le
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 265
bras et la lance en Tair, à l'égal d'une statue. Les fidèles étaient dans
l'admiration et bénissaient Dieu. Vous voyez, mes frères, disait l'é-
véque, quelle est la puissance du Seigneur ; car, comme je vois,
c'est Dieu qui vous a liés. Pourquoi ne jetez-vous pas vos lances?
pourquoi ne retirez-vous pas vos bras ? Jusqu'à quand resterez-vous
dans cette posture? Comme ils ne répondaient rien, l'évêque ajouta :
Voilà vos dieux pour qui vous combattez ; qu'ils viennent à votre
secours, s'ils peuvent quelque chose ! Voilà votre prêtre qui a causé
ce tumulte; qu'il invoque maintenant ses dieux sur vous; qu'il vous
donne conseil et secours ! S'il sait ou peut quelque chose, voici le
temps. Le prêtre des idoles, aussi bien que la foule des apostats,
demeura muet et immobile.
Enfin, touché de compassion, l'évêque dit tout haut : Je vous
rends grâces. Seigneur Jésus-Christ, de ce que, suivant votre cou-
tume, vous déployez, quand il en est temps, la puissance de votre
force, pour terrifier vos adversaires et protéger vos serviteurs. Mais
comme vous êtes bon et miséricordieux, pardonnez, de grâce ! par-
donnez à l'ignorance et à la témérité de ce peuple, et, selon votre
miséricorde accoutumée, rendez-leur l'usage de leurs corps, duquel
vous les avez privés. En même temps il fit sur eux le signe de la
croix, et l'effet suivit la prière. Il en profita pour leur faire sentir
leur égarement, leur donna sa bénédiction, les renvoya fort ra-
doucis, et s'avança lui-même à l'église de Saint-Adalbert, dont
il n'existait plus que le chœur. Il la rebâtit tout entière à ses
frais.
Un jour qu'il s'y rendait, il trouva sur la place une troupe d'en-
fants qui jouaient ; il les salua dans leur langue, et, comme prenant
part à leurs jeux, il les bénit du signe de la croix. S'étant avancé
vers l'église, il s'aperçut que ces enfants, quittant leurs jeux, le
suivaient tous ensemble, curieux de regarder sa figure et son cos-
tume, comme il est naturel à cet âge. Il s'arrêta au milieu d'eux; et,
leur parlant d'une manière caressante, il demanda s'il y en avait
parmi eux qui eussent reçu le baptême. Ils se regardèrent l'un
l'autre, et firent connaître ceux qui étaient baptisés. L'évêque les
prit à part, et leur demanda s'ils voulaient garder la foi du bap-
tême. Ils répondirent avec assurance qu'ils le voulaient de grand
cœur. Eh bien, reprit l'évêque, si vous voulez être Chrétiens et
garder la foi du baptême, vous ne devez plus admettre à votre jeu
ces enfants infidèles qui ne sont pas baptisés. Aussitôt, suivant la
parole de l'évêque, se réunissant avec leurs pareils, les enfants bap-
tisés commencèrent à repousser ceux qui ne l'étaient pas, et ne
communiquaient plus avec eux dans aucun jeu. C'était beau de
266 HISTOIRE UNIVEllSELLE [Liv, LXVIII. — De H2f>
voir les uns, glorieux d'être Chrétiens, en agir familièrement avec
révêque, le regarder et Técouter avidement, même au milieu de
leurs jeux; tandis que les autres, honteux et confus de leur infidé-
lité, se tenaient au loin. Mais le bon père, avec de douces paroles
et suivant leur capacité, instruisit plus pleinement de la foi les en-
fants chrétiens; et en même temps il exhorta si bien les autres, qu'ils
finirent tous par demander à être baptisés et à devenir Chrétiens
eux-mêmes*.
Cependant les plus anciens et les plus sages de la ville se consul-
taient fréquemment et longuement ensemble sur le meilleur parti
à prendre pour le salut du peuple et de la patrie. Ils considéraient
avec soin toutes les paroles et toutes les actions de l'évêque, son
désintéressement, ses immenses aumônes, tant de captifs rachetés,
tant d'églises bâties ou rebâties à ses frais. Et plus ils considéraient
tout cela, plus ils concevaient d'admiration et de vénération pour sa
personne. Enfin, après une délibération qui dura depuis le matin
jusqu'au milieu de la nuit, ils résolurent, d'une voix unanime,
d'extirper complètement l'idolâtrie et de se donner entièrement à la
religion chrétienne. Witsac, qui assistait à la délibération, vint la
nuit même informer l'évêque de cette heureuse issue. Le lendemain,
saint Otton trouva le peuple disposé à tout; les apostats se soumirent
à la pénitence ; on brisa les idoles et leurs temples, on restaura les
églises, on administra le baptême à ceux qui ne l'avaient pas encore
reçu. Ce n'est pas que les prêtres des idoles no cherchassent encore
plus d'une fois à tuer le saint évêque; mais Dieu protégeait son ser-
viteur, et punissait ses ennemis d'une manière si visible, que l'excès
de leur malice ne faisait qu'affermir le bien.
Après avoir tout réglé à Stettin, il se rendit à Julin, dont les ha-
bitants, beaucoup moins coupables, étaient d'eux-mêmes beaucoup
mieux disposés. Ils reçurent avec une humble soumission ses re-
montrances paternelles, et réformèrent tous les abus. Dieu y fit, par
son serviteur, plusieurs miracles, et entre autres rendit la vue aune
femme aveugle. Mais, avec les miracles de bonté envers les malheu-
reux, il y eut aussi des miracles de châtiments envers les indociles.
Le jour de l'Assomption de la sainte Vierge, le prêtre Bocétis trouva
un paysan et sa femme moissonnant du blé. Le prêtre leur repré-
senta que ce jour, étant une fête de la Vierge, devait être chômé.
Or, c'était un lundi : ce qui convient à l'année 1127. Le paysan ré-
pondit : Hier, parce que c'était dimanche, il n'était pas permis de
travailler; aujourd'hui encore il faut ne rien faire. Quelle est cette
» Sefrid., n. 161-164.
îi H53 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 267
doctrine qui empêche les hommes de s'occuper de leurs intérêts
nécessaires? Quand est-ce que nous verrons nos moissons rentrées?
Je crois bien que vous êtes envieux de notre bien-être. Il allait pro-
férer quelque blasphème et donnait de grands coups de faucille dans
le blé^ lorsqu'il tomba roide mort, tenant sa faucille d'une main,
une poignée de blé de Tautre, mais si fortement, qu'il fut impos-
sible de les lui ôter. La femme ne fut pas frappée de mort, mais ne
resta pas impunie; elle suivit le corps de son mari à l'église, tenant
elle-même sa faucille d'une main et une poignée de blé de l'autre,
sans pouvoir s'en défaire, jusques après l'enterrement et jusqu'à ce
que tout le monde fût convaincu qu'elle était punie pour une action
illicite.
Les Rugiens, ayant su que les Steltinois étaientrevenus parfaitement
au christianisme, leur firent la guerre ; mais ils furent eux-mêmes
complètement défaits et profondément humiliés. Saint Otton conçut
de nouveau le dessein de passer chez eux ; mais on lui remontra
que, d'après un décret du seigneur apostolique, c'est-à-dire du
Pape, l'île deRugen avait été recommandée au zèle de l'archevêque
des Danois. Il envoya lui demander la permission d'y prêcher l'É-
vangile. L'archevêque différa de répondre, parce qu'il voulait con-
sulter auparavant les princes de Danemark. Sur les entrefaites, le
roi Lothaire et les autres princes d'Allemagne mandèrent à Otton
et même le prièrent de revenir. Il revint donc, par la Pologne et la
Bohême, à Bamberg, la veille de la fête de l'apôtre saint Thomas,
20 décembre, à la grande joie de son peuple, après avoir converti
deux fois la Poméranie, la première fois avec la bénédiction du pape
Calixte, la seconde avec la bénédiction du pape Honorius *.
i Voiries Acta SS., i julii, les deux Vies de saint Otton de Bamberg, écrites
par deux auteurs contemporains, sur le récit de témoins oculaires.
■■Jj^P'
268 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVÏIL— De 1125
§ n.
LA PAPAUTÉ TROUVE DANS SAINT BERNARD UN PUISSANT SOUTIEN.
Durant tout son pontificat, qui fut de cinq ans et près de deux
mois, ce dernier Pape, Honorius II, exerça Fautorité apostolique,
sans obstacle, par toute la chrétienté. L'an 1125, il envoya légat ea.
Angleterre et en Ecosse, Jean de Crème, cardinal-prêtre du titre de
Saint-Chrysogone, qui avait déjà reçu cette légation du pape Ca-
lixte II. Le roi Henri le retint en Normandie assez longtemps, et lui
permit enfin de passer en Angleterre, où il fut reçu avec honneur
par toutes les églises. De concert avec Tarchevêque Guillaume de
Cantorbéri, il indiqua un concile à Londres pour la Nativité de la
sainte Vierge. En attendant, il parcourut toute TAngleterre, alla
jusqu'en Ecosse, eut une entrevue avec le roi David ; lui remit les
lettres du Pape, qui le priait d'enjoindre aux évêques du pays de se
rendre.au concile où le légat les convoquerait. Ayant rempli sa léga-
tion en Ecosse, Jean de Crème revint tenir le concile d'Angleterre,
indiqué à Londres. Il s'ouvrit à Westminster, le 9"^ de sep-
tembre 1125. Le légat y présidait avec les deux archevêques, Guil-
laume de Cantorbéri et Turstan d'York, vingt évêques et environ
quarante abbés. On y fit dix-sept canons, qui ne font que confirmer
les anciens, particulièrement contre la simonie, l'incontinence des
clercs, les ordinations sans titre et la pluralité des bénéfices. On
ordonne aussi privation des bénéfices contre ceux qui ne veulent pas
se faire promouvoir aux ordres pour vivre avec plus de licence.
Après le concile, le légat emmena à Rome les deux archevêques,
Turstan d'York et Guillaume de Cantorbéri, pour plaider devant le
Pape leur différend touchant la soumission de l'église d'York à celle
de Cantorbéri. On ne sait pas quelle fut la sentence. On voit seule-
ment, par Guillaume de Malmesburi, que le pape Honorius établit
l'archevêqueGuillaumelégatapostolique en Angleterre et en Ecosse*.
En 1129, à la demande des rois de Danemark, de Suède et de
Bohême, le même Pape envoya dans ces pays, comme légat apo-
stolique, le cardinal-diacre Grégoire, pour y réformer les abus et
rétablir la bonne discipline ^.
* Baron., Pagi, Mansi, an. 1125. Labbe, t. 10, p. 919, — « Baron., an. 1129.
Labbe, t. 10, p. 909.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 269
En Orient, les Chrétiens s'étaient rendus maîtres deTyr, ainsi que
nous l'avons vu, le 29""* de juin 1124. Ce ne fut que quatre ans après
qu'on y mit un archevêque. Le roi de Jérusalem, le patriarche et
les principaux seigneurs du royaume s'assemblèrent à Tyr au prin-
temps 1127, et en élurent pour archevêque Guillaume, prieur du
Saint-Sépulcre, Anglais de nation, recommandable par ses mœurs.
D'après un historien du temps et du pays, ils différèrent si long-
temps cette élection afin d'avoir le loisir de disposer des églises et
des autres biens qui dépendaient de la cathédrale, et de n'en laisser
à l'archevêque que ce qu'il leur plairait. Guillaume, ayant été sacré
par Gormond, patriarche de Jérusalem, vint à Rome, malgré ce
prélat, demander le pallium, et le reçut du pape Honorius avec grand
honneur. Il fut accompagné, à son retour, de Gilles, évêque de Tus-
culum, légat du Pape, chargé d'une lettre par laquelle le souverain
Pontife ordonnait à Bernard, patriarche d'Antioche, de rendre à la
métropole de Tyr les églises épiscopales qui en dépendaient, et cela
dans quarante jours, sous peine de suspense*.
Quant aux Grecs, ils étaient en communion avec l'Église romaine.
On le voit par deux lettres de Pierre le Vénérable, abbé de Clugni :
l'une à l'empereur Jean Comnène, l'autre au patriarche de Constan-
tinople. Après leur avoir parlé de certaines affaires, il se recommande
aux prières du patriarche, l'assure des siennes; et il associe l'empe-
reur à toutes les prières et bonnes œuvres de Clugni, à l'égal des
rois de France, des rois d'Angleterre, des rois d'Espagne, des rois
d'Allemagne, des rois de Hongrie, et même des empereurs d'Oc-
cident 2.
En Italie, dans la partie méridionale, occupée par les Normands,
il y eut un moment de difficultés politiques. Guillaume, duc de
Pouille, mourut sans enfants l'an 1127. Ce duché pouvait être ré-
clamé par Bohémond II, prince d'Antioche, petit-fils de Robert
Guiscard. Roger, comte de Sicile, cousin de Guillaume, se présenta
le premier pour recueillir la succession.
Le Pape, de son côté, comme seigneur suzerain de toutes les pro-
vinces normandes, prétendait en disposer. Roger mit tout en œuvre
pour traiter avec le Pape ; cependant il y eut quelques hostilités.
Enfin, l'an 1128, les armées étant en présence, l'arrangement se
conclut : le pape Honorius donna l'investiture de la Pouille et de la
Calabre à Roger de Sicile, qui lui prêta foi et hommage le jour de
l'Assomption ^.
1 Guill. de Tyr, 1. 13. — 2 Apud Baron., an. 1119. — » Baron., Pagi, Mu-
ra tori.
^#
270 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
Cependant, au milieu de cette soumission générale des nations
chrétiennes au chef spirituel de la chrétienté, au vicaire du Christ,
le saint archevêque de Magdebourg, Norbert, par une lumière pro-
phétique, prévoyait une persécution générale dans l'Église et un
certain règne de l'Antéchrist. Il s'en expliqua dans un entretien avec
saint Bernard, qui ne fut pas convaincu par ses raisons *; mais les
événements qui suivirent la mort du pape Honorius III lui firent
comprendre la vérité et le sens de la prophétie.
Au temps du pape saint Léon IX, il y avait un juif à Rome qui
s'était prodigieusement enrichi par Tusure et d'autres moyens ju-
daïques. Il reçut le baptême, et, en l'honneur du Pape, prit le nom
de Léon. Comme l'argent, suivant ce que dit un auteur du douzième
siècle, Arnoulphe, évêque de Lisieux, règne sur le monde, donne la
noblesse et la beauté ^, l'opulent Juif s'allia, par le mariage de ses
nombreux fils et filles, tous les nobles de Rome. Un de ses fils,
appelé Pierre de Léon, du nom de son père, augmenta encore ses
richesses et ses alliances. Il servit même puissamment le pape Pas-
cal II dans sa lutte contre l'empereur d'Allemagne, Henri V, tou-
chant les investitures : ce qui augmenta singulièrement encore son
crédit. Un fils de Pierre de Léon, portant le même nom, fut destiné
dès l'enfance à l'état ecclésiastique, et intentionnellement à la pa-
pauté. Envoyé en France pour ses premières études, il y mena une
vie assez libertine pour être regardé par ses condisciples comme le
futur Antéchrist et comme la ruine du monde.
Pour faire oublier l'infamie de sa première jeunesse, il se fit moine
à Clugni. Revenu à Rome, il fut fait cardinal par le crédit de sa
famille, et employé en diverses légations, où il scandalisa plus par
ses débauches, qu'il ne put édifier par les règlements qu'il publiait.
On prétendit qu'il menait avec lui une fille habillée en clerc, pour
satisfaire sa passion avec moins de scandale. On l'accusa même d'un
mauvais commerce avec sa propre sœur Tropea, et d'être en même
temps le père de ses neveux et l'oncle de ses enfants. C'est ce que
rapporte un auteur contemporain, Arnoulphe, alors archidiacre de
Séez, et depuis évêque de Lisieux ^.
En i 130, le pape Honorius II étant tombé dangereusement ma-
lade, les cardinaux s'assemblèrent dans l'église de l'apôtre saint
André, et statuèrent que l'élection du Pontife serait commise à huit
personnes : deux cardinaux-évêques, celui de Préneste et celui de
Sabine ; trois cardinaux-prêtres, Pierre de Pise, Pierre Rufus et
* Bernard, epist, 56. — ' Dùm. genus et f'ormam regina pecunia donat. Ar-
nulph., apud d'Acheri, t. 1, p. 155, c. 3, in-fol. — s Ihid.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 871
Pierre de Léon ; trois cardinaux-diacres, Grégoire de Saint-Ange,
Jonathas et le chancelier Aimeric : en sorte que, si le pape Hono-
rius, qui alors était à Textrémité, venait à mourir, celui qui aurait
été élu d'un commun accord par les commissaires ou par la plus
saine partie d'entre eux, serait reconnu par tous pour souverain et
Pontife de Rome. Le cardinal-évêque de Préneste décréta de plus,
conjointement avec les autres, que si quelqu'un s'opposait à l'élec-
tion ainsi faite, il serait soumis à l'anathème, et que si quelqu'un
attentait d'en élire un autre, cette élection serait nulle, et le pré-
tendu élu incapable d'obtenir jamais aucune dignité dans l'Église :
ce que Pierre de Léon lui-même confirma de sa propre bouche,
ajoutant qu'on ne devait pas craindre qu'à son occasion il s'élevât
quelque scandale dans l'Eglise, parce qu'il aimait mieux être en-
glouti dans l'abîme que d'être une occasion de scandale. Il fut enfin
statué que les électeurs s'assembleraient le lendemain. Mais Pierre
de Léon, avec Jonathas, semblable au corbeau de l'arche, se sépa-
rant de ses collègues, ne revint plus à eux, tint des conventicules à
part, et travaillait à élever un autel de malédiction. La chose alla si
loin, par le crédit et les largesses de ses proches, et par les intri-
gues de ses émissaires, que ce précurseur de l'Antéchrist se serait
élevé prématurément au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu, si le
pape Honorius, qu'ils croyaient déjà mort, ne s'était montré au
peuple à la fenêtre. Ces particularités importantes, inconnues à Ba-
ronius et à Fleury, et qui éclaircissent si bien ce point d'histoire,
nous sont attestées par une lettre de Henri, évêque de Lucques, à
saint Norbert, archevêque de Magdebourg, qui lui avait demandé
comment, au juste, les choses s'étaient passées. Cette lettre se trouve
dans l'édition des conciles par Mansi, archevêque de Lucques *.
A la vue de ces trames, ceux de qui Dieu avait touché le cœur
envisageaient avec effroi le péril de l'Église et les flots de la tempête
qui déjà commençaient à se soulever. Le pape Honoiius, étant mort,
fut enterré le vendredi après les Cendres, lA février 4130, non avec
toute la solennité usitée en pareil cas, mais selon la nécessité du
heu et du temps, à cause de la calamité, qui était imminente. Aussi-
tôt, sur les huit électeurs désignés d'un commun accord, les quatre
suivants, l'évêque de Préneste, l'évêque de Sabine, le cardinal-
prêtre Rufus et le chancelier Aimeric, élurent pour Pape, malgré
lui, le cinquième, le cardinal-diacre Grégoire de Saint-Ange, avec
l'approbation des évêques, des prêtres-cardinaux, des diacres et des
sous-diacres présents 2. Le Pontife élu résista longtemps à leurs
' Mansi, t. 2ï, p. 435. — "- /éfrf.
275 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
prières et à leurs larmes. Deux fois il repoussa la chape rouge, qu'on
cherchait à lui mettre ; la seconde fois même il la repoussa avec
tant de véhémence, qu'elle fut déchirée. Ses pleurs et ses sanglots
étaient si violents, il était si abattu des efforts qu'il venait de faire,
qu'on craignit qu'il n'allât expirer. A la vue d'une nouvelle chape, il
représenta, d'une voix entrecoupée par les sanglots et les larmes,
combien il était indigne et incapable d'une si haute dignité, surtout
dans des conjonctures aussi difficiles. L'assemblée l'interrompit par
ces paroles :
L'imminence du péril et la nécessité ne permettent point d'excuse.
Le lion (Léon) est prêt à se jeter sur la proie qu'il attend, vous le
savez, depuis son enfance. Si on ne prévient son irruption, il n'y a
plus d'espérance de liberté, plus de règle pour les bonnes mœurs ;
l'ancienne dignité de l'Église romaine est perdue, sa gloire est changée
en opprobre, cette puissance si formidable aux derniers des hommes
devient un objet de mépris. Jusqu'à présent l'ÉgHse romaine a été la
tête du monde, par la constance dans la foi, la souveraineté de la
puissance, la régularité dans les mœurs, la sévérité de la discipline,
la discrétion dans les affaires, l'exemple notoire de la piété ; jusqu'à
présent, elle a été la terreur des méchants, le soutien des bons, le
refuge des malheureux. C'est dans son intégrité que les églises infé-
rieures puisaient leurs forces ; c'est dans la santé de cette tête que
les membres blessés trouvaient le remède à leurs souffrances. Mais
voici que s'approche l'apostasie, voici que s'approche la désolation
de cette antique puissance, ainsi que de tous les hommes de bien ; sa
chute s'annonce manifestement, en ce que Thomme de péché, le fils
de perdition se révèle pour agir en adversaire, pour s'élever au-
dessus de tout ce qui est appelé dieu ou honoré comme tel, et pour
s'asseoir dans le temple de Dieu, comme s'il était lui-même Dieu.
Par ces paroles si claires de l'Apôtre, nous voyons que celui dont
nous parlons est l'Antéchrist ou son précurseur pour lui préparer
les voies. Déjà il rassemble les auxiliaires de son intrusion, déjà il
convoque dans l'Église de Dieu la faction sacrilège qu'il a recrutée
par sa famille, sa puissance, ses largesses, ses promesses. Le loup
attaque les brebis destituées de pasteur; il s'empresse d'occuper le
premier le siège vacant, qu'il n'oserait peut-être pas envahir, s'il le
voyait occupé par un pasteur légitime. C'est à vous que la sainte
Éghse remet ses intérêts suprêmes, pour être gouvernée par votre
prévoyance et délivrée par vos soins. C'est elle qui vous a nourri et
élevé dans son sein, elle qui vous a prévenu de ses faveurs dans un
temps où elle n'avait aucun besoin de vous. Aujourd'hui elle réclame
la reconnaissance de ses bienfaits et demande que vous ne l'abandon-
à 1158 de l'ère chv.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 273
niez pas dans ses besoins extrêmes. Est-ce que vous n'écouterez
point les cris de votre mère? Vous refusez sous prétexte de votre in^
dignité;, comme si nous ne savions pas qui vous êtes ! Certainement,
si vous vous en jugiez digne, vous en seriez indigne par là même.
Vous redoutez^ par une modestie louable, Téminence d'une dignité
qui réunit en soi ce qu'il y a de plus sublime dans la royauté et le
sacerdoce ; mais ce n'est pas à l'honneur que nous vous invitons,
c'est plutôt au péril. Nous n'ignorons pas ce que l'adversaire ma-
chine contre nous. Déjà il tire le glaive, déjà il aiguise ses flèches; il
ne compte parvenir à l'apostolat que par Feffusion de notre sang.
Mais, quelque grand que soit le danger de mort que nous courons,
nous aimons mieux attendre de la main de Dieu le prix de notre sang
versé, que d'avoir à lui rendre compte du sang de l'Église. Or, dans
cette carrière où nous courons à la mort, nous voulons vous avoir,
non-seulement pour compagnon, mais encore pour précurseur.
Exposez-vous donc avec nous, comme une victime qu'on va égorger.
Il n'est pas permis de refuser sa vie à qui nous l'a donnée, dès qu'il
la redemande. Si donc vous êtes sensible à la calamité d'une mère
désolée, à nos larmes, à l'honneur, aux devoirs de l'obéissance,
rendez-vous à nos désirs. Si vous y acquiescez, nous vous rendrons
nos soumissions ; si vous résistez, vous porterez la peine de votre dé-
sobéissance; car, après la mort du Pape, nous avons la même au-
torité qu'il avait de son vivant pour commander et pour punir, jus-
qu'à ce qu'on lui ait donné un successeur.
Cela dit, les cardinaux se préparaient à fulminer contre le Pape
élu la sentence d'excommunication, tout en lui offrant la chape rouge
qu'on avait été chercher. Dans cette alternative, l'humble cardi-
nal Grégoire préféra s'exposer aux embûches de Pierre de Léon,
plutôt que d'encourir l'anathème de ses frères. Il accepta, et fut pro-
clamé Pape sous le nom d'Innocent II *. C'était le 14 février 1130, à
neuf heures du matin. Ces détails si intéressants, qui nous montrent
l'assemblée des cardinaux fidèles comme un sénat de héros chré-
tiens, nous ont été transmis par un auteur contemporain, Arnoul-
phe, évêque de Lisieux, qui était alors en Italie, et qui les écrivit à
Geoffroi, évêque de Chartres.
La majorité des huit cardinaux électeurs, de concert avec le reste
du clergé de Rome, ayant ainsi élu le nouveau Pape, le condusirent
à l'église de Latran, entouré d^une multitude de fidèles, l'intronisè-
rent dans le Siège suprême et lui rendirent leurs hommages avec
une infinité de personnes pieuses. De là, ils montèrent au palais,
1 Arnulph., apud d'Acheri.t. 1, p. 157 et 158, in-fol.
XV. 18
274 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL— De 1125
achevèrent les cérémonies d^usage et lui remirent tous les insignes
pontificaux de ses prédécesseurs. Tout était canoniquement terminé
vers l'heure de tierce ou neuf heures du matin. C'est ce que mandent
les cardinaux et le clergé de Romff au roi Lothaire *.
Le même jour, à l'heure de sexte, c'est-à-dire à midi, Pierre de
Léon, le sixième des huit cardinaux électeurs, se fit élire par les
deux restants, le septième et le huitième, et par d'autres membres
du clergé romain, que l'argent de sa famille avait gagnés. Cette élec-
tion de l'antipape se fit dans l'église de Saint-Marc, qui n'était pas
loin de la forteresse de ses frères. Le lendemain, il se rendit en armes
à l'église de Saint-Pierre, l'environna de machines, en brisa la toi-
ture et les murailles, et, à travers le meurtre et le sang, entra avec ses
satellites dans la basilique du prince des apôtres. Le surlendemain,
il envahit de même, par le fer et le feu, l'église de Latran, brisa le
trône pontifical, pilla le trésor de Saint-Laurent. Le jour d'après, il
attaqua le palais où logeait le pape Innocent avec l'Église catholique;
mais il fut repoussé avec perte et avec honte. Bientôt on ne parla
partout que des déprédations qu'il avait commises dans les églises,
du trésor de Saint-Pierre qu'il avait pillé, des pèlerins de Jérusalem
et de Rome qu'il avait dépouillés. A mesure que la connaissance de
ces faits se répandait dans les provinces, on y reconnaissait Inno-
cent II pour Pape légitime, on lui envoyait des députations; tandis
qu'on rejetait et anathématisait l'antipape Pierre de Léon, qui se
nommait lui-même Anaclet. C'est ce que mandent au roi Lothaire
les cardinaux fidèles, dans la lettre déjà citée. Gautier, archevêque
de Ravenne, et Henri, évêque de Lucques, rapportent les mêmes
faits dans leurs lettres à saint Norbert, archevêque de Magdebourg^,
qui leur en avait écrit à tous les deux, et qui suivit sans retard leur
exemple en reconnaissant le Pape légitime et en prononçant ana-
thème contre l'antipape. Dès le 18 février, quatre jours après son
élection, n'étant pas sacré encore. Innocent II écrivit aux fidèles de
Germanie, pour leur notifier qu'il confirmait la légation du cardinal
Gérard parmi eux, et pour les engager à escorter, l'année suivante,
le roi Lothaire en Italie, lorsqu'il viendrait à Rome recevoir la cou-
ronne impériale. Il écrit la même chose et le même jour à Lothaire
lui-môme ^. Dans une autre, datée de Rome, au delà du Tibre, le
3 mai, il lui raconte en peu de mots l'histoire de son élection, ainsi
que celle de l'antipape, telle que la racontent les cardinaux et les au-
tres que nous avons déjà cités; il lui annonce que, pour l'instruire
1 Conciles de Mansi, t. 21, p. 432 et 433. — « Ibid., p. 433 et 435. — s Ibid.,
p. 429 et 430.
à 1153derèrechr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 275
de tout plus à fond et concerter avec lui plusieurs choses, il lui en-
voie Tarchevêque Gautier deRavenne; il Fexhorte enfin à bien
remplir, dans ces circonstances, son devoir de défenseur de l'É-
glise*.
Le premier évêque des Gaules qui suivit, s'il ne précéda, l'exemple
de saint Norbert de Magdebourg dans la condamnation de Tantipape,
fut saint Hugues, évêque de Grenoble. Quelques années auparavant,
ce vertueux prélat avait envoyé des députés au pape Honorius, pour
lui demander la permission de quitter son siège. Ce désir, qu'il avait
eu dès le commencement de son épiscopat, lui dura toute sa vie;
mais il augmenta avec Tâge et les infirmités. Le saint vieillard se re-
gardait comme un serviteur inutile, qui occupait la place d'évêque,
en recevait les honneurs et les revenus, sans en avoir le mérite ni en
faire les fonctions. Le pape Honorius n'eut toutefois aucun égard à
sa demande, et renvoya ses députés avec des lettres de consolation,
où il l'encourageait à la persévérance. Saint Hugues ne se rebuta
pas ; il alla lui-même à Rome, et conjura le Pape qu'il lui permît
d'achever sa vie en repos, et qu'il donnât un meilleur pasteur à l'é-
glise de Grenoble. Mais le Pape demeura persuadé que, par son au-
torité et son bon exemple, il serait plus utile à son troupeau que tout
autre. Il lui accorda donc tout ce qu'il demandait d'ailleurs, le con-
sola autant qu'il put et le renvoya avec honneur.
Saint Hugues justifiait bien le jugement du Pape. Nous avons vu
avec quelle vigueur Tévêque de Grenoble excommunia son propre
souverain, l'empereur Henri V, lorsqu'il eut fait prisonnier le pape
Pascal II pour lui arracher les investitures. Les années n'affaiblirent
point cette vigueur épiscopale. Après l'élection du pape Innocent II
et avant que ses nonces fussent arrivés en France pour y faire con-
damner le schisme de l'antipape, le saint évêque de Grenoble se rendit
au Puy en Vêlai avec d'autres évêques, nonobstant ses infirmités et
son grand âge ; car il avait environ soixante-dix-huit ans. Il savait
d'une manière certaine que Pierre de Léon n'avait point été élu
Pape par son mérite, mais par le crédit de sa famille et par la vio-
lence. C'est pourquoi il n'eut aucun égard aux respects et aux
bons offices que Pierre et son père lui avaient autrefois rendus;
mais, n'ayant en vue que la justice et le bien de l'Église, il l'excom-
munia dans ce concile, avec les autres évêques, comme schisma-
tique, et cette excommunication fut d'un grand poids, à cause de
l'autorité de saint Hugues.
L'excommunication de l'antipape Anaclet fut la dernière action
1 Mansi, t. 21, p. 428.
276 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL— De 1125
mémorable du saint évêque de Grenoble. Ses infirmités augmen-
tèrent de jour en jour, et il fut obligé de garder le lit longtemps avant
sa mort. Il perdit même entièrement la mémoire de toutes les choses
temporelles quMl avait faites ou vues dans le monde. Mais, par un
prodige assez singulier, il n^oublia rien de ce qui concernait le ser-
vice de Dieu, et il récitait tous les jours par cœur les psaumes avec
ses clercs. Les moines de Calais, monastère qu^il avait fondé, se ren-
dirent auprès de lui pour le servir pendant sa maladie, et ils se
crurent bien payés de leurs services par l'édification qu'ils reçurent.
Quand Hugues s'apercevait que la douleur lui avait arraché quelques
paroles d'impatience, il s'en accusait avec larmes, et il ordonnait à
ceux qui le servaient de lui donner la discipline. Mais, comme on ne
croyait pas devoir lui obéir là-dessus, il fondait en larmes, il récitait
plusieurs fois le Confiteor, pour demander pardon à Dieu. Hugues,
ayant fait écrire les chartreux au pape Innocent II sur le triste état
où il était réduit, obtint enfin la permission de faire ordonner à sa
place, sur le siège de Grenoble, un saint religieux de la Chartreuse,
nommé aussi Hugues. Après quoi, il ne vit plus rien à désirer sur la
terre, et il ne tarda pas d'aller s'unir à son Créateur. Il mourut le
1" jour d'avril 1132, âgé de plus de quatre-vingts ans.
Le pape Innocent II, ayant appris la vie édifiante et la sainte mort
de Hugues, le mit au nombre des saints, et donna ordre à Guignes,
prieur de la Chartreuse, d'en écrire la vie ; c'est ce qu'il lui manda
par la lettre suivante, qu'on peut regarder comme le décret de sa
canonisation :
Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à notre très-
cher fils Guignes, prieur de la Chartreuse, salut et bénédiction apo-
stolique. Pour correspondre aux bienfaits de Dieu, nous avons d'abord
rendu grâces à sa Majesté en apprenant la vie sainte du bienheureux
Hugues et les miracles qui s'opèrent par ses mérites. Ensuite, après
avoir pris l'avis des archevêques, des évêques, des cardinaux et des
autres qui étaient avec nous, nous avons ordonné qu'on l'honorât
comme un saint et qu'on célébrât le jour de sa mort. Mais, parce
que vous avez une exacte connaissance de sa vie et de ses miracles,
nous vous ordonnons, par l'autorité de saint Pierre et la nôtre,
d'en écrire ce que vous savez, afin que, le clergé lisant cette Vie et le
peuple l'entendant, ils en soient édifiés et méritent d'obtenir la ré-
mission de leurs péchés par l'intercession de ce saint évêque. Nous
prions pour vous, et nous donnons notre bénédiction à nos chers fils
les chartreux. Pise, le 22 d'avril.
Guigues écrivit en effet la Vie de saint Hugues, et il la dédia au
pape Innocent II. Personne n'en était mieux instruit que ce pieux
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 277
écrivain ; car il avait longtemps vécu avec saint Hugues^ et il était
son ami particulier *.
Le roi de France, Louis le Gros, ayant appris ce qui s'était passé
à Rome, indiqua un concile à Étampes, pour examiner lequel des
deux. Innocent ou Anaclet, avait été élu le plus canoniquement.
Saint Bernard fut nommément appelé à ce concile par le roi et par
les principaux évêques, et il se mit en route avec grande crainte,
connaissant le péril et l'importance de l'affaire; mais il fut consolé
par un songe, où il vit une grande église dans laquelle on chantait de
concertles louanges de Dieu : ce qui lui fit espérer fermement lapaix^.
Gérard, évêque d'Angoulême, à qui le pape Honorius avait donné
la légation d'Aquitaine, n'ayant pu se rendre au concile d'Étampes,
y envoya un député avec des lettres scellées de son sceau, par les-
quelles il témoignait qu'il connaissait les deux compétiteurs, et qu'il
avait su en détail la manière dont ils avaient été élus; qu'il n'y avait
aucun lieu de douter que la justice ne fût du côté d'Innocent, d'au-
tant plus que c'était un prélat de mœurs édifiantes ; qu'il avait été
élu le premier et par les principaux du clergé ; qu'au contraire, Pierre
de Léon avait usurpé le Saint-Siège à la faveur de son crédit et de
ses richesses ; que, d'ailleurs, c'était un prélat si décrié pour ses
mœurs, que, quand même son élection lui donnerait quelque droit,
sa vie infâme et scandaleuse devait l'exclure de la papauté ^.
Au concile d'Étampes se trouvèrent plusieurs personnes qui
avaient été témoins oculaires de ce qui s'était passé dans les deux
élections. De plus, on avait reçu de Rome des informations juridi-
ques, sur lesquelles on procéda à la décision de cette grande affaire.
Après les prières et les jeûnes, le roi s'assit avec les évêques et les
seigneurs. Tous ils convinrent, d'un commun accord, de s'en rap-
porter là-dessus à saint Bernard et d'en passer par son avis. 11 ac-
cepta cette commission par le conseil de quelques amis fidèles, mais
en tremblant. Et, ayant soigneusement examiné la forme de l'élec-
tion, le mérite des électeurs, la vie et la réputation de celui qui avait
été élu le premier, il déclara qu'Innocent devait être reconnu pour
le véritable vicaire de Jésus-Christ. Tout le concile se rangea de son
avis par acclamation. On chanta le Te Deum en action de grâces :
le roi et tous les évêques souscrivirent à l'élection d'Innocent et lui
promirent obéissance *.
Gérard, évêque d'Angoulême, fut un des plus empressés à té-
moigner son obéissance au pape Innocent. Cependant l'intérêt avait
1 Acta SS., 1 april. — 2 Ernald. Vita Bern. Suger. Vita Ludov. — 3 Arnulph.
Sagiens. apud d'Acheri, t. 1 , in-fol., p. 158, c. 6. — * Suger. Vita Lud. Ernald.
Vita S. Bern.
278 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII, — DeH2&
plus de part à son empressement que le devoir. Ce prélat ambitieux
voulait qu'Innocent lui conservât sa légation d'Aquitaine ; mais on
avait reçu tant de plaintes de sa conduite, que le nouveau Pape ne
crut pas à propos de lui continuer cette importante commission.
Gérard fut si outré de ce refus, qu'il s'adressa aussitôt à l'antipape
Anaclet, lequel le confirma volontiers dans sa légation, pour gagner
un prélat qui pouvait lui rendre de grands services en France. Gé-
rard ne suivit que trop fidèlement les conseils que lui suggéra son
dépit contre Innocent. Il n'omit rien pour appuyer en France le parti
de l'antipape, et il fut la cause de tous les maux qu'y fit le schisme,
ainsi que nous le verrons.
L'antipape remuait de son côté. Il écrivit au roi de Jérusalem et à
l'empereur de Constantinople, mais sans effet. Il écrivit et fit écrire
plusieurs lettres au roi Lothaire d'Allemagne, qui ne répondit à au-
cune. Il envoya des lettres et un émissaire, avec le titre de légat, au
roi de France, qui se déclara pour le Pape légitime, avec tous les
évéques de son royaume. Il n'y eut qu'un prince normand auprès
duquel l'antipape réussit, Roger, duc de Sicile. Ce prince était puis-
sant, mais il avait envie de l'être encore plus; il jouissait du titre de
duc, mais il avait envie de celui de roi. Avisé comme un Normand,
il profita de la circonstance. Un antipape de race juive le sollicitait de
le reconnaître pour son pape. Le Normand y consentit anx con-
ditions suivantes. L'antipape lui donna sa sœur en mariage; avec sa
sœur, il lui donna encore la principauté de Capoue et la seigneurie
de Naples, et, par-dessus le marché, le titre de roi de Sicile; le tout
à la charge de faire hommage au Pontife romain et de lui payer tous
les ans six cents pièces d'or. Un cardinal de l'antipape fut envoyé,
qui couronna le nouveau roi à Palerme, le jour de Noël H30. C'est
ce que rapportent les auteurs du temps, Pierre, diacre, et Falcon de
Bénévent ^ Aussi saint Bernard disait-il que, parmi tous les princes,
l'antipape Anaclet n'en avait pour lui qu'un seul, le duc de Pouille,
acheté au prix ridicule d'une couronne usurpée 2.
A Rome, l'antipape ayant gagné par ses largesses et la population
et une partie des grands, le Pape légitime. Innocent II, se trouva as-
siégé de toutes parts avec les siens; en sorte qu'ils n'osaient sortir et
que personne ne pouvait venir à eux sans exposer sa vie. En cette
extrémité, le pape Innocent résolut de sortir de Rome et de se retirer
en France. Ayant donc fait préparer secrètement deux galères, il
s'embarqua sur le Tibre avec tous les cardinaux fidèles, excepté
1 Pet. diac. Chrome. Cass., 1. 4, c. 97. Falc. Benev., ad an. 1130, apud Mura-
tori. Script, rer. ital., t. 4, p. 655. — '- S. Bernard, epùt. 137.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 279
Conrad^ évêque de Sabine, qu'il laissa à Rome en qualité de son
vicaire ; et, par l'embouchure du Tibre, ayant gagné la mer, il arriva
heureusement à Pise. Il y fut reçu avec tous les honneurs possibles,
y séjourna quelque temps et régla avec autorité plusieurs affaires,
tant dans cette ville que dans le reste de la Toscane. Ensuite il prit
congé des Pisans, les remercia de leurs bons offices ; et, s''étant rem-
barqué, il passa à Gênes, où il ménagea une trêve entre les deux
villes, en attendant qu'à son retour il fît la paix *.
De Gênes, le pape Innocent vint aborder à Saint-Gilles en Pro-
vence. Pierre le Vénérable, abbé de Clugni, ayant appris son ar-
rivée, lui envoya soixante chevaux ou mulets, avec tout réquipage
convenable, tant pour lui que pour les cardinaux et leur suite. Il l'in-
vita surtout à venir à Clugni se délasser des fatigues du voyage. Le
Pape s'y rendit avec plaisir et y passa onze jours, pendant lesquels
il dédia la nouvelle église de Saint-Pierre. Cette réception à Clugni
donna au pape Innocent II une grande autorité dans tout l'Occident,
quand on vit que ceux de Clugnil' avaient préféré à Pierre de Léon,
qui avait été moine chez eux.
De Clugni, le Pape alla tenir un concile à Clermont, où il excom-
munia l'antipape Anaclet, et fit plusieurs règlements de discipline.
Il y reçut Conrad, archevêque de Salzbourg, et Héribert, évêque de
Munster, que le roi Lothaire lui envoya pour l'assurer de son obéis-
sance. Le roi de France avait prévenu celui d'Allemagne. Le Pape
était encore à Clugni, lorsque l'abbé Suger Vy vint saluer de la part
du roi, en attendant qu'il pût lui-même lui présenter ses respects :
ce qu'il ne tarda pas à faire. Car le Pape s'étant avancé à Saint-
Benoît-sur-Loire, le roi, avec la reine et les princes ses enfants, alla
lui donner des marques de son obéissance ; et, pour nous servir des
termes de l'abbé Suger, il abaissa jusqu'à ses pieds sa tête royale
couronnée tant de fois, comme il aurait fait devant le tombeau de
saint Pierre.
Plusieurs évêques d'Angleterre penchaient pour Anaclet; et le roi
Henri attendait, pour prendre son parti, que les évêques de son
royaume eussent pris le leur. Innocent lui députa saint Bernard, qui
était à sa suite. Ce saint abbé trouva ce prince fort prévenu contre
Innocent. Gérard d'Angoulême lui avait écrit artificieusement pour
l'empêcher de le reconnaître, et il avait séduit plusieurs évêques an-
glais et normands. Bernard, voyant que le roi Henri ne voulait pas
se rendre à ses remontrances, lui dit : Prince, que craignez-vous
donc en vous soumettant à Innocent ? Je crains, dit le roi, de faire
1 Muratori, Annali d'italia, an. 1130.
280 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
un péché. Si c'est là ce qui vous arrête, reprit Bernard^ ayez la con-
science en repos là-dessus; songezseulement à satisfaire à Dieu pour
vos^autres péchés ; je prends sur moi celui-ci. Aces mots, le roi se
rendit, et sortit des terres de son obéissance pour venir à Chartres
trouver le Pape, avec une grande suite d'évêques et de seigneurs.
Suivant l'exemple du roi de France, il se prosterna aux pieds d'In-
nocent, et lui promit obéissance filiale pour lui et pour ses sujets :
c'était le 13"* de janvier 1131. Il le mena ensuite à Rouen, où il lui
fit des présents considérables, et lui en fit faire par les seigneurs et
même par les Juifs.
Innocent avait envoyé en Allemagne, vers le roi Lothaire, Gau-
tier, archevêque de Ravenne, son légat. Il se trouva à un concile de
seize évêques, que ce prince assembla à Wurtzbourg, au mois d'oc-
tobre 1130, et là le pape Innocent fut élu et confirmé par le roi Lo-
thaire et tous les assistants, comme s'exprime la chronique de Mag-
debourg *. Les légats du Pape, étant donc revenus d'Allemagne, lui
apportèrent des lettres par lesquelles le roi et les évêques le priaient,
au nom de toute lanation,de venir les honorer de sa présence ; mais
l'affection et la dévotion de l'église de France Ty retinrent quelque
temps. Après l'avoir visitée, suivant que l'occasion le demandait, il
se rendit en Lorraine et vint à Liège, où il y eut une assemblée très-
célèbre d'évêques et de seigneurs, le dimanche avant la mi-carême,
22™^ de mars 1 1 31 . Le roi Lothaire y était avec la reine, son épouse ;
et, comme on vint en procession recevoir le Pape, le roi s'avança à
pied jusqu'à l'entrée de la place devant la cathédrale, tenant d'une
main une baguette pour écarter le peuple, et de l'autre la bride de
la haquenée blanche que montait le Pontife, auquel il servait ainsi
d'écuyer, et qu'il soutint à sa descente de cheval, pour faire voir à
tout le monde combien grand était le père des rois et des peuples
chrétiens.
En ce concile de Liège, Otton, évêque d'Halberstadt, déposé par
le pape Honorius, trois ans auparavant, fut rétabli, à la prière du roi
et des seigneurs. Le roi Lothaire, voulant profiter de la circonstance,
pressa le Pape de lui rendre les investitures que l'empereur Henri,
son prédécesseur, avait cédées avec les difficultés que nous avons
vues. A cette proposition, les Romains pâlirent, croyant avoir trouvé
à Liège un plus grand péril que celui qu'ils avaient évité à Rome. Ils
ne savaient quel parti prendre, quand saint Bernard, qui était pré-
sent, s'opposa hardiment à la prétention du roi, montra la malignité
de la proposition et apaisa le différend avec une autorité mer-
veilleuse 2.
* Apud Mabill,, Prœfat. in Bernard., n. 41. — 2 Apud Baron., 1131.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 281
Le Pape ne demeura pas longtemps à Liège. Il repassa en France ;
et, après quelque séjour à Aux erre, il se rendit à Tours pour s'as-
surer de Geoff roi-Martel, comte de Touraine, d'Anjou et du Maine.
Ensuite, ayant passé par Orléans et Étampes, il entra dans Paris, aux
acclamations d'une foule innombrable de peuple qui vint au-devant
de lui. Il alla célébrer la fête de Pâques à Saint-Denis, où il fut reçu
en procession. Le jeudi saint, il fit de somptueuses largesses au
peuple et au clergé, selon l'usage de Rome ; et, le jour de Pâques,
dès le matin, il se rendit par un chemin détourné à l'église de Saint-
Denis de l'Étrée, avec les cardinaux de sa suite. S'étant revêtu dans
cette église de ses habits pontificaux et ayant la tiare en tête, il
monta sur un cheval blanc richement enharnaché, les barons et les
châtelains de Saint-Denis marchant à ses côtés et lui servant
d'écuyers. Les cardinaux montèrent aussi à cheval, et marchèrent
deux à deux en procession, chantant des hymnes, jusqu'à l'église du
monastère. La grande rue était tendue de riches tapisseries, et la
foule était si grande, que, pour l'écarter un peu, il y avait des of-
ficiers qui marchaient devant le Pape, jetant de l'argent au peuple le
plus loin qu'ils pouvaient. Le Pape, étant arrivé à l'abbaye, célébra
avec grande solennité la messe de Pâques, après laquelle il trouva
de grandes tables dressées dans le cloître, où lui et les cardinaux de
sa suite mangèrent l'agneau pascal, couchés sur des lits à la romaine;
mais ils mangèrent assis à l'ordinaire les autres mets du repas splen-
dide qu'on leur servit.
Trois jours après Pâques, le Pape retourna à Paris. Divers corps
allèrent le saluer le long du chemin. Les Juifs établis à Paris y vin-
rent aussi, et présentèrent à Sa Sainteté un exemplaire de la loi sainte,
écrit en un rouleau et couvert d'un voile. Le Pape, en recevant ce
présent, leur dit : Que le Dieu tout-puissant ôte le voile qui couvre
les yeux de votre cœur ^ !
Le Pape, étant à Paris, fut informé d'un miracle éclatant arrivé
récemment dans cette ville par l'intercession de sainte Geneviève ;
et il ordonna qu'on en célébrât tous les ans la mémoire en action de
grâces. Voici le sujet de ce miracle, que la plus soupçonneuse incré-
dulité ne pourra révoquer en doute.
La maladie qu'on nommait le feu sacré affligeait la France, et par-
ticulièrement le territoire de Paris, l'an 1130. Etienne, évêque de
cette ville, indiqua des jeûnes et des prières pour apaiser la colère
de Dieu. Cependant le mal croissait tous les jours. Les malades ve-
naient en si grand nombre implorer l'intercession de la Mère de Dieu
* Suger, in Vit. Ludov.
282 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
dans Téglise cathédrale, qu'à peine les chanoines pouvaient-ils y
faire l'office, qui fut souvent interrompu. La désolation était géné-
rale. L'évêque se souvint que sainte Geneviève avait souvent déHvré
la ville de Paris des calamités dont elle était affligée ou menacée. Il
conçut une vive confiance que cette sainte s'intéresserait auprès de
Dieu pour une ville qui l'honorait comme sa patronne. Plein de cette
espérance, il alla à Sainte-Geneviève, fit assembler les chanoines au
chapitre, c'étaient alors des chanoines séculiers, et il les pria de secou-
rir la ville, en faisant une procession avec la châsse de sainte Geneviève.
Ils y consentirent de grand cœur, et l'évêque marqua le jour pour la
procession, et ordonna que ce jour-là on jeûnerait dans toute l'é-
tendue de son diocèse.
Le jour de la procession étant arrivé, on descendit la châsse du
lieu où elle reposait, et les chanoines de cette église demeurèrent
prosternés en prières devant les reliques, jusqu'à ce que l'évêque y
arrivât en procession avec tout son clergé, suivi d'une troupe de peu-
ple innombrable ; car, dit l'auteur contemporain qui a écrit cette re-
lation, c'est une coutume inviolablement observée, que, quand on
porte la châsse de sainte Geneviève, elle ne sorte de son église qu'a-
vec pompe et solennité, et qu'elle y soit reconduite avec les mêmes
cérémonies. La foule du peuple retarda la procession, qui pouvait à
peine passer par les rues. Tous les malades étaient dans l'église ca-
thédrale : l'évêque les fit compter, et l'on en trouva cent trois. Au
moment où la châsse de sainte Geneviève entra dans cette église,
ils furent tous guéris, excepté trois, qui manquèrent de confiance ; et
la contagion cessa dans tout le royaume. A la vue d'un miracle si
éclatant, la cathédrale retentit des cris redoublés du peuple, en sorte
que le clergé ne put chanter des hymnes en l'honneur de la sainte.
Le peuple s'écria même qu'il fallait retenir la châsse dans l'église ca-
thédrale. Les chanoines de Sainte-Geneviève craignirent la violence,
et, entourant la châsse pour la garder, ils s'en retournèrent le plus
tôt qu'il leur fut possible ; ils ne purent cependant arriver chez eux
que bien avant dans la nuit.
Le pape Innocent, étant donc venu à Paris peu de temps après, or-
donna qu'on célébrât tous les ans la mémoire de ce miracle; et, en
reconnaissance de cette protection si marquée de sainte Geneviève,
on fit bâtir une nouvelle église en son honneur, laquelle fut nommée
Sainte-Geneviève des Ardents, en mémoire de la guérison de ceux
qui, étant atteints de la contagion nommée le feu sacré, étaient ap-
pelés les ardents, parce qu'ils étaient comme brûlés par cette cruelle
maladie. L'historien qui nous a fait la relation de ce miracle paraît
ien digne de foi. Que personne, dit-il, ne doute de ce que nous écri-
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 283
vons ; car nous ne rapportons pas ce que nous avons appris, mais
ce que nous avons vu *.
Le Pape, ayant passé quelques jours à Paris, en partit pour aller
visiter diverses églises du royaume. Après quoi il fixa sa demeure à
Compiègne, en attendant le temps du concile indiqué à Reims pour
la Saint-Luc de Fan 1131. Toute la France était dans la joie de pos-
séder dans son sein un Pape si digne de sa place; mais cette joie fut
bientôt troublée par un des plus funestes accidents qui pût arriver,
la mort du fils aîné du roi, le prince Philippe, que saint Bernard
avait prédite à son père. Le Pape, ayant appris un si funeste acci-
dent, envoya le cardinal Matthieu, évêque d'Albane, ancien prieur
de Saint-Martin des Champs, et Geoffroi, évêque de Châlons-sur-
Marne, en faire au roi des compliments de condoléance. Les sei-
gneurs français conseillèrent au roi de profiter de la circonstance du
concile de Reims et de la présence du Pape, pour faire sacrer à
Reims le prince Louis, son second fils. Le roi suivit ce conseil ; et,
comme le jour marqué pour ce concile approchait, il se rendit à
Reims avec la reine, les princes ses enfants et toute la noblesse
française.
Le concile avait été indiqué pour la Saint-Luc, 18 d'octobre, qui
était cette année un dimanche. Il ne commença, à proprement par-
ler, que le lundi 19, selon Tancienne coutume de commencer les
conciles en ce jour de la semaine. II s'y trouva, de toutes les parties
du monde chrétien, treize archevêques et deux cent soixante-trois
évêques, outre un grand nombre d'abbés, de clercs et de moines.
Nous avons perdu les actes de ce concile, et il ne nous en reste que
les canons, dont nous parlerons bientôt ; mais divers monuments
nous font connaître ce qui s'y passa de plus remarquable.
Les premiers jours du concile ayant été employés à fulminer des
censures contre Tantipape Anaclet, et à dresser des canons de disci-
pline, le roi songea à exécuter le dessein pour lequel il était venu au
concile de Reims. Il entra au concile le samedi 24; d'octobre, avec
Radulfe, comte de Vermandois, son cousin et maire de son palais, et
plusieurs autres seigneurs; et, étant monté sur l'estrade où était
placé le trône du Pape, il lui baisa les pieds. Puis, s'étant assis au-
près de lui, il fit au concile, sur la mort de son fils, un discours qui
tira les larmes des yeux de tous les Pères du concile. Ensuite le Pape,
lui adressant la parole, lui dit :
« Excellent roi, vous qui gouvernez la très-noble nation des Fran-
çais, il faut élever les yeux de votre esprit jusqu'à la majesté de ce
1 Acia SS., Z jan.
284 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
souverain maître par qui les rois régnent, et adorer en tout sa sainte
volonté ; car, comme il a créé toutes choses, il les gouverne toutes :
rien n'échappe à sa connaissance ; il ne fait rien d'injuste, et il ne
veut pas qu'on fasse aucune injustice, quoiqu'il s'en commette plu-
sieurs. Plein de bonté, le Seigneur a coutume de consoler ses plus
fidèles serviteurs par la prospérité, et de les éprouver par l'adver-
sité. Il frappe et il guérit, il châtie les enfants qu'il aime ; et il en
use ainsi, de peur que l'homme, créé à son image, n'aime le Ueu de
son exil et n'oublie sa patrie : car nous ne sommes que des voyageurs
sur la terre, nous n'y avons pas de demeure fixe ; mais nous soupi-
rons après la céleste Jérusalem, la cité sainte, où ceux qui ont vaincu
leurs passions jouissent avec Dieu d'un bonheur éternel. jVotre fils,
dans un âge dont la simplicité et l'innocence sont l'apanage, a passé
dans cette heureuse cité ; car le royaume des cieux appartient aux
personnes de ce caractère.
« David, le modèle des bons rois, pleura amèrement, tandis que
son fils était malade. Quand on lui en eut annoncé la mort, il se
leva de dessus la cendre et le cilice où il était couché, changea d'ha-
bits, se lava les mains et invita sa famille à un festin. Ce saint roi,
plein de l'Esprit de Dieu, savait combien il se serait rendu coupable,
s'il s'était opposé aux ordres de la justice divine. Quittez donc cette
tristesse mortelle que vous avez dans le cœur, et qui rejaillit sur
votre visage. Le Dieu qui vous a enlevé un fils pour le faire régner
avec lui vous en a laissé plusieurs qui pourront régner après vous.
Vous devez, prince, vous consoler et nous consoler nous-mêmes par
là. Nous qui sommes des étrangers chassés de leurs sièges, vous
nous avez le premier reçus dans votre royaume pour l'amour de
Dieu et de saint Pierre; vous nous avez comblés d'honneurs et de
bienfaits : que Dieu, grand roi, vous en rende une récompense éter-
nelle dans cette cité où sont une vie sans crainte de la mort, une
éternité sans tache et une joie sans fin. »
Ces paroles, prononcées avec une tendresse paternelle, séchèrent
les larmes du roi et adoucirent considérablement l'amertume de sa
douleur. Le Pape, se levant aussitôt, récita l'Oraison dominicale et
fit l'absoute pour le prince Philippe. Ensuite il ordonna à tous les
prélats qui composaient l'assemblée de se trouver, le lendemain di-
manche, 25""° d'octobre, à l'église cathédrale, revêtus de leurs ha-
bits pontificaux, pour assister au sacre du prince Louis.
Ce jour, dit un historien de ce temps- là, le soleil parut plus bril-
lant qu'à l'ordinaire, et il sembla que le ciel voulût orner la fête
par sa sérénité. Le Pape se rendit, dès le matin, avec les officiers de
sa cour, à l'église de Saint-Remi, où le roi avait pris son logement
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 285
avecle prince son fils. Les moines le reçurent en procession. En-
suite le Pape, s'étant revêtu de ses habits pontificaux, alla à l'église
cathédrale avec le prince Louis, entouré d'une multitude presque in-
finie d'ecclésiastiques, de noblesse et de peuple. Le roi, les princi-
paux seigneurs, les archevêques, quelques évêques et abbés, les
chanoines attendaient le Pape et le prince à la porte de l'église. Le
Pape étant entré avec le prince Louis, il le présenta à l'autel et lui
donna ensuite l'onction royale avec la sainte ampoule. Le roi fut si
consolé de voir son fils couronné avec les applaudissements sincères
de tous ses sujets, qu'il parut oublier pour un temps la mort du
prince Philippe, et il s'en retourna plein de joie reprendre le soin des
affaires de son royaume.
Le lendemain du sacre, saint Norbert, archevêque de Magdebourg,
vint au concile et apporta au Pape des lettres par lesquelles le roi
Lothaire lui promettait d'aller, à la tête de son armée, chasser l'an-
tipape. Hugues, archevêque de Rouen, en apporta aussi du roi
d'Angleterre, pleines d'assurances de son obéissance et de son dé-
vouement. Alphonse, roi d'Aragon et de Navarre, Alphonse, roi de
Castille, envoyèrent à Reims de semblables témoignages de leur sou-
mission, par les évêques de leurs royaumes, et ils demandèrent au
Pape du secours contre les Maures d'Espagne.
Mais ce qui fit le plus de plaisir au souverain Pontife, ce fut une
lettre que lui écrivirent les solitaires'de la Chartreuse. L'abbé de Pon-
tigni l'apporta, et Geoffroi de Vendôme en fit la lecture en plein
concile.
Ces saints religieux ne prennent d'autre qualité que celle de pau-
vres de la Chartreuse. Ils marquent au Pape qu'ils se disposaient à
lui écrire en faveur de l'église de Grenoble, contraints par les in-
stances du clergé et surtout par celles de l'évêque même, leur très-
digne père, lequel, étant accablé de vieillesse et d'infirmités, ne pou-
vait plus, par rapport aux fonctions épiscopales, être mis au nombre
des vivants, lorsque l'abbé de Pontigni, les étant venu visiter, s'était
chargé d'exposer de vive voix à Sa Sainteté ce qu'ils avaient à lui
demander. Ils ajoutent : Puisque nous avons eu la présomption de
parler, nous qui ne sommes rien, nous vous prions humblement et
nous vous conjurons de ne pas vous laisser efirayer par tout ce que
l'Eglise romaine fait ou souffre de votre temps. Rassurez-vous plutôt
sur la toute-puissance de Dieu, et revêtez-vous des armes invincibles
que l'Apôtre offre aux soldats du Roi du ciel, savoir : du bouclier de
la foi, du casque du salut et du glaive de l'esprit, qui ne blesse point
les corps, mais qui coupe les racines des vices et des erreurs. Ensuite,
après avoir parlé avec force contre Pierre de Léon et contre Gérard
286 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
d'Angoulême, ils ajoutent : Prosternés humblement aux pieds de
votre Majesté^ nous prions pour tous les Chrétiens, pour les nouveaux
ordres religieux^ pour celui de Cîteaux, pour celui de Fontevrault et
pour le monde entier ; car votre diocèse n'est pas une partie de la
terre, c'est tout l'univers. Comme il n'y a qu'un Dieu, qu'un mé-
diateur, qu'un monde et qu'un soleil, il n'y a qu'un vicaire de saint
Pierre, c'est-à-dire qu'un Pape, et il ne peuty en avoir qu'un. C'est
pourquoi vous devez à tout l'univers la vigueur de la discipline, la
rectitude de la justice et le modèle de l'innocence que vous exprimez
jusque par votre nom *.
Bernard, évêque d'Hildesheim, s'était rendu au concile de Liège,
tenu avant celui de Reims, et il avait lu dans le concile la Vie de
saint Godehard, un de ses prédécesseurs, pour obtenir du Pape sa
canonisation. Le Pape lui avait répondu que, la coutume de l'Église
romaine étant de canoniser les saints dans un concile général, il
attendrait celui qui était indiqué à Reims, pour faire la cérémonie
avec plus d'éclat. Bernard arriva à Reims, avec saint Norbert, quel-
ques jours après le commencement du concile ; et, quand on eut
terminé les affaires les plus pressées, il produisit des preuves de la
sainteté et des miracles de celui dont il poursuivait la canonisation.
Le bienheureux Oldegaire, qu'on avait obligé de prendre l'adminis-
tration de l'archevêché de Tarragone avec l'évêché de Barcelone,
dont il était en possession, fit un discours sur l'ordre qu'il fallait
observer pour la translation ou l'élévation des reliques de saint Go-
dehard ; et le Pape donna, pour la canonisation de ce saint évêque,
une bulle datée de Reims, le 29 d'octobre. C'est par où finit le con-
cile. On y dressa dix-sept canons, dont voici le précis.
Quiconque aura acquis un bénéfice par simonie, en sera privé :
l'acheteur et le vendeur seront déclarés infâmes. Les évêques et les
clercs ne porteront que des habits conformes à la sainteté de leur
état, et ils n'en auront pas de couleur qui puisse scandaliser ceux
qu'ils doivent édifier. Défenses, sous peine d'excommunication, de
piller les biens des évêques à leur mort. Ces biens doivent être ré-
servés pour l'église ou pour les successeurs des prélats. On décerne
la même peine contre ceux qui pillent les biens des prêtres ou des
autres clercs aussitôt qu'ils sont morts. Le sous-diacre qui est marié
ou qui a une concubine sera privé de tout office ou bénéfice ecclé-
siastique. Pour se conformer aux décrets des papes Grégoire VII,
Urbain II et Pascal II, défenses à tous d'entendre la messe d'un
prêtre qu'on saura certainement être marié ou concubinaire.
i In Chrome. Mauriniacensi.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 287
Défense aux moines ou aux chanoines réguliers d'apprendre, après
leur profession, les lois civiles et la médecine pour gagner de l'ar-
gent, parce qu'il est honteux que des religieux veuillent se rendre
habiles dans les chicanes du barreau, et qu'il est dangereux qu'en
voulant se mêler de guérir les corps ils voient des objets qui font
rougir la pudeur. Les évêques ou les abbés qui souffriront que leurs
chanoines ou leurs religieux s'appliquent désormais à ces études
seront déposés.
On renouvelle les ordonnances portées pour l'observation de ce
qu'on nommait la trêve de Dieu. Les prêtres, les clercs, les moines,
les paysans qui vont et viennent doivent toujours être en sûreté, aussi
bien que les laboureurs et les animaux avec lesquels ils labourent
la terre. On ne doit jamais faire aucune violence à ces sortes de per-
sonnes. La trêve doit durer depuis le mercredi au soleil couché
jusqu'au lundi au soleil levé, depuis Ta vent jusqu'à l'octave de l'E-
piphanie, depuis la Quinquagésime jusqu'à l'octave de la Pentecôte,
sous peine d'excommunication, qui doit être confirmée par tous les
évêques. On défend les assemblées et les foires, où les gens de guerre
se donnent des rendez-vous et se battent pour montrer leur adresse
et leurs forces. C'étaient des espèces de tournois. Si quelqu'un est
tué dans ces combats, il est défendu de lui donner la sépulture ec-
clésiastique, quoiqu'on doive lui accorder la pénitence et le viatique,
s'il les demande. Si quelqu'un, à l'instigation du diable, porte la
main sur un clerc ou sur un moine, qu'il soit excommunié ; qu'aucun
évêque n'ait la présomption de l'absoudre, jusqu'à ce qu'il se soit
présenté devant le Pape pour faire ce qu'il lui ordonnera. C'est ici
un des premiers exemples bien marqués d'un cas réservé au Pape
par un concile.
Le dernier canon regarde les incendiaires. On tâche d'inspirer
l'horreur qu'un Chrétien doit avoir de ce crime. Celui qui aura mis
le feu à quelque maison est excommunié. S'il meurt, on défend de
lui donner la sépulture; et, s'il demande l'absolution, on défend de
la lui donner, à moins qu'il n'ait réparé le dommage, et on lui im-
posera pour pénitence de servir un an contre les Turcs en Palestine,
ou contre les Maures en Espagne. On ajoute que, si un archevêque
ou un évêque se relâche sur quelqu'un de ces articles, il payera le
dommage fait par l'incendiaire, et que, de plus, il demeurera un an
interdit de ses fonctions *.
Le pape Innocent II, étant à Reims, confirma la permission que
les papes Pascal II et Honorius II, ses prédécesseurs, avaient donnée
à un reclus du diocèse de Cambrai, nommé Aibert d'entendre les
1 Labbe, t. lo. Mansi, t. 21.
288 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL— De 1125
confessions de ceux qui venaient le visiter. C^était un saint homme,
qui. édifiait toute la province par Faustérité de sa pénitence. Il était
natif d'Espein, au territoire de Tournai, et, dès sa plus tendre jeu-
nesse, il montra un grand attrait pour la piété. Ayant un jour en-
tendu un jongleur qui chantait les actions de saint Thibauld de Pro-
vins, il en fut si touché qu^il résolut de l'imiter, en menant, comme
lui, la vie érémitique. Il se joignit à un saint religieux de Crépin, qui,
avec la permission de Rainier, son abbé, s'était retiré dans un petit
ermitage en une sohtude sanctifiée autrefois par saint Domitien,
compagnon de saint Landelin. Aibert y souffrit beaucoup de la faim
et de la rigueur de l'hiver. Il racontait lui-même qu'il était quel-
quefois si transi de froid, qu'il était obligé de se couvrir, en servant
la messe, de la robe que le prêtre avait quittée pour se revêtir des
habits sacerdotaux.
Ce saint homme, ayant passé quelque temps dans cette solitude,
fit un voyage à Rome avec l'abbé de Crépin ; et, au retour, il em-
brassa la vie religieuse dans ce monastère, où il vécut vingt-cinq
ans, après lesquels il retourna dans son premier ermitage. Il s'y livra
à toutes les austérités de la pénitence. Son lit était une planche, son
habit un cilice, et sa nourriture des herbes. Il passa vingt-deux ans
sans manger de pain, et vingt ans sans boire. Il ne mangea pendant
tout ce temps-là que des herbes cuites à l'eau, qui lui servaient de
boisson et de nourriture. Burcard, évêque de Cambrai, lui conféra
Tordre de prêtrise, afin qu'il pût être plus utile à ceux qui venaient
le visiter. Le saint ermite disait tous les jours deux messes, l'une
pour les vivants et l'autre pour les morts. Il récitait tous les jours
cent cinquante A?;e Maria, partie à genoux, partie prosterné en terre.
Outre cela, saint Aibert avait coutume de chanter les vigiles des
morts à neuf leçons, et de dire à chaque nocturne cinquante psaumes :
en sorte qu'il récitait tout le psautier dans les trois nocturnes.
On venait de toutes les provinces pour voir un homme qui n'avait
pas bu depuis un grand nombre d'années, et on le regardait comme
le prodige de son siècle. Les plus grands pécheurs avaient la dévo-
tion de se confesser à lui. Il les renvoyait communément à leurs
évêques, et leur faisait promettre qu'ils iraient humblement leur dé-
couvrir les plaies de leurs âmes. Cependant, quand* il en trouvait
qui montraient de la répugnance à se confesser à leur évêque, il en-
tendait leurs confessions et leur donnait l'absolution ; mais il avait
coutume alors de leur imposer une pénitence beaucoup plus rude.
Il y avait quelquefois une si grande foule de pénitents autour de sa
cellule, que plusieurs, désespérant de pouvoir se confesser en parti-
culier, lui déclaraient leurs péchés tout haut.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 289
Malgré le bien que faisait Aibert, quelques personnes trouvaient
mauvais qu'il s'ingérât ainsi d'administrer la pénitence. Mais le saint
homme avait une permission expresse de trois Papes. Celle d'Inno-
cent II est datée de Reims, le 21 octobre, c'est-à-dire le troisième
jour du concile que ce Pape tint en cette ville l'an 1131. Saint Aibert
vécut encore neuf ans, et il mourut saintement, le jour de Pâques,
Tan 1140, qui était le 7"^ d'avril. Sa Vie a été écrite aussitôt après sa
mort, et dédiée à Alvise, évéque d'Arras*.
Madrid, la future capitale de l'Espagne, voyait alors un pauvre
laboureur, qui devait un jour être son protecteur dans le ciel. Il avait
nom Isidore, était né de parents pauvres, mais catholiques et pieux.
Nourri par eux dans la crainte de Dieu, il pratiqua dès l'enfance la
piété, la charité, la patience, l'humilité, l'abstinence et les autres
vertus, avec une certaine gravité virile. Arrivé en âge de choisir une
industrie pour se procurer de quoi vivre, à lui et à sa famille, il né-
gligea les autres professions, et s'adonna à l'agriculture, comme lui
paraissant plus humble, plus laborieuse et plus sûre. Il l'exerça toute
sa vie, de telle manière que jamais, un seul jour, il ne retrancha rien
des exercices de dévotion qu'il s'était une fois prescrits. Jamais il
n'allait à la charrue qu'il n'eût auparavant visité les églises, entendu
la messe et prié Dieu et la sainte Vierge de tout son cœur. Dieu fit
connaître combien cette dévotion lui était agréable. Isidore s'était
engagé envers un chevalier de Madrid, pour labourer une de ses
fermes. Des voisins l'accusèrent auprès du maître, qu'il ne venait au
travail qu'après tous les autres, et qu'il faisait à peine la moitié de sa
besogne. Le chevalier, tout en colère, prit le chemin de la ferme pour
réprimander Isidore. Mais, en y arrivant, au heu d'une charrue, il
en vit trois, dont Isidore conduisait celle du milieu, et deux jeunes
hommes vêtus de blanc les deux autres : ces dernières disparurent
quand il fut proche. Le chevalier comprit alors ce que lui disait sou-
vent Isidore, que le temps donné à Dieu pour la dévotion n'était pas
un temps perdu* Une autre fois, comme il priait dans l'église de
Sainte-Magdeleine, on vint lui dire que son ânesse allait être dévorée
par le loup s'il n'y courait promptement. Le saint homme répondit
sans se troubler : Allez en paix, mes enfants, que la volonté du Sei-
gneur soit faite ! Etant sorti de l'église après sa prière, il trouva son
ânesse saine et sauve, et le loup mort à côté d'elle.
Isidore aimait son prochain comme lui-même, particulièrement
les 'pauvres. Quoiqu'il n'eût rien, il ménageait chaque jour sur son
indigence de quoi donner à de plus pauvres que lui. Dieu avait sa
1 Acta SS., 7 april,
XV. 19
290 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
charité pour si agréable, que plus d'une fois il fit un miracle pour
que son serviteur eût de quoi donner. Un jour qu'il eut tout distri-
bué aux pauvres, un mendiant survint, demandant Faumône. Tout
triste de le laisser repartir à jeun, Isidore dit à sa femme de regarder
dans la marmite s'il n'y avait plus rien; elle y regarda, et la trouva
vide. Il lui dit d'y regarder une seconde fois; elle le fit par obéis-
sance, et la trouva pleine, en sorte qu'il y avait plus qu'il ne fallait
pour rassasier le pauvre. Isidore étendait sa charité jusqu'aux ani-
maux. Un jour d'hiver, par un froid rigoureux, il allait au moulin
avec un sac de blé, quand il aperçut sur les arbres une troupe de
colombes souffrant la faim, parce que la neige couvrait toute la
terre. Touché de compassion, il nettoya une place et y répandit
assez de blé pour nourrir les colombes affamées. Son compagnon
l'en blâma fort, mais Dieu l'en récompensa, car, arrivé au mouUn,
il trouva son sac aussi rempli que s'il n'en avait rien donné.
Marie, sa femme, était également pleine de foi et de piété. Ils
eurent un fils, qui mourut jeune, après quoi ils gardèrent tous deux
la continence. Il mourut lui-même l'an 1170, à l'âge de près de
soixante ans. Sa sainteté ayant été attestée par un grand nombre
de miracles, le pape Benoît XIII l'a mis au nombre des saints, et
l'Église honore sa mémoire le 15 de mai *.
Un des deux rois d'Espagne qui envoyèrent leurs ambassadeurs
au concile de Reims, pour assurer de leur obéissance le pape Inno-
cent II, et lui demander du secours contre les Mahométans, était
Alphonse P%roi d'Aragon. En 1118, il avait pris aux Mahométans
la ville de .Saragosse, qui avait été, pendant quatre siècles, sous
leur domination ; il y établit sa cour, et donna plusieurs quartiers de
cette capitale aux seigneurs français et aragonais qui l'avaient aidé à
en faire la conquête ; il s'étendit ensuite au delà de l'Èbre, et em-
porta d'assaut Tarazone et Catalayud. Ardent ennemi des Maures,
ce roi guerrier ne cessa de les poursuivre ; et, ayant formé avec le
nouveau roi de Castille, Alphonse VIII, une ligue redoutable, il
remporta plusieurs avantages considérables sur les Musulmans d'A-
frique et de Grenade, qui s'étaient avancés vers l'Aragon. Entraîné
par le succès de ses armes, Alphonse pénétra dans les royaumes de
Valence et de Murcie, et porta la guerre jusque dans les environs de
Grenade, où il fit hiverner ses troupes, se trouvant trop éloigné de
ses États.
Ge fut alors que dix mille familles de Ghrétiens mozarabes, sachant
qu'un prince chrétien était au pied des Alpuxares, descendirent des
1 ActaSS., ibmaii.
à 1153 de l'ère chv.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 291
montagnes et vinrent se ranger sous les drapeaux du roi d'Aragon.
Ils lui apprirent qu'ils s'étaient maintenus^ de génération en généra-
tioU;, dans ces montagnes, depuis la conquête de l'Espagne par les
Musulmans, c'est-à-dire pendant trois siècles. Les seigneurs français
qui avaient accompagné Alphonse dans cette brillante expédition
l'abandonnèrent à son retour, mécontents de ce qu'il ne leur faisait
point partager les honneurs et les récompenses qu'il accordait à ses
propres sujets. Leur départ ayant inspiré une nouvelle audace aux
Maures, ils revinrent, avec des forces imposantes, pour attaquer le
roi d'Aragon. Ce prince se hâta de rappeler les Français, et s'engagea
par serment à leur donner des terres et des dignités dans ses propres
domaines. Revenus aussitôt, ils contribuèrent puissamment à la vic-
toire décisive qu'Alphonse remporta, en 1126, sur les Musulmans,
qui avaient déjà enveloppé son armée dans les montagnes du royaume
de Valence. Ce succès le porta à mettre le siège devant Fraga, place
très-forte, sur les confins de la Catalogne. Il la tenait bloquée depuis
un an, et refusait à la garnison une capitulation honorable, lorsque
parut tout "à coup une armée nombreuse de Maures qui lui livrèrent
bataille et le vainquirent. Deux évêques, un grand nombre de che-
valiers français, aragonais, catalans, navarrais, et presque toute
l'armée restèrent sur la place. Alphonse, suivi de dix gardes et
blessé, se sauva au monastère de Saint-Jean de la Pegna, où il mou-
rut, en 1134, huit jours après sa défaite, laissant la monarchie ara-
gonaise de deux tiers plus étendue qu'il ne l'avait trouvée à son avè-
nement. Affable et libéral, mais plutôt intrépide que roi prévoyant
et sage, Alphonse, entraîné par sa passion pour la guerre, se vit
arrêté au miUeu de ses triomphes, comme la plupart des conqué-
rants. On le surnomma le Batailleur, parce qu^'il s'était trouvé à
vingt-neuf batailles rangées *.
L'autre roi Alphonse, dont les ambassadeurs assistaient au concile,
était Alphonse VIII, roi de Castille, de Léon et de Galice, fils d'Ur-
raque, infante de Castille, et de Raymond de Bourgogne, comte de
Gahce. Devenu seul possesseur du trône, par la mort de sa mère,
arrivée en 1126, son premier soin fut d'apaiser les troubles qu'avait
occasionnés le mauvais gouvernement de cette princesse. Il soumit
les rebelles, assura la paix intérieure, reprit Burgos et les autres
places, que son beau-père, Alphonse I", roi d'Aragon, possédait en-
core en Castille. Les états du royaume, assemblés à Palencia par son
ordre, s'occupèrent de divers règlements sur la police et la sûreté
intérieures. Après avoir ramené la paix en Castille, Alphonse envoya
1 Biogr. univ., t. 1.
292 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. - De 1125
une armée contre les Maures d'Afrique, qui désolaient les environs
de Tolède. Les Maures furent défaits, et Alphonse marcha ensuite
en personne dans ^Andalousie, oii il obtint de nouveaux succès et
reçut la soumission de plusieurs petits souverains mahométans, qui
préféraient le joug des Chrétiens au despotisme des rois de Maroc.
En 1134, le roi de Castille marcha au secours de TAragon et de la
Navarre, menacés d'une invasion parles Musulmans; mais la pro-
tection de ses armes ne fut pas désintéressée ; il se fit donner Sara-
gosse, et exigea du roi de Navarre qu'il lui fît hommage de ses États.
Devenu l'arbitre de toute l'Espagne chrétienne, Alphonse assembla
les états à Léon, et s'y fît couronner solennellement empereur des
Espagnes, quoiqu'il possédât à peine un tiers de la Péninsule. Mal-
gré ce titre fastueux, ce prince ne se montra point l'oppresseur de ses
sujets; il leur garantit, au contraire, dans les états assemblés à Léon,
leurs lois et leurs privilèges. On régla aussi, dans ces mêmes états,
que les gouverneurs des places frontières feraient, chaque année,
des incursions sur le territoire des Musulmans. Alphonse, voulant
profiter des troubles qui agitaient leurs États d'Afrique et d'Espagne,
étouffa tous les germes de discorde qui pouvaient exister entre les
princes chrétiens, en se montrant généreux envers ses anciens alliés.
Il restitua Saragosse au roi d'Aragon, et accorda la paix au roi de
Navarre, qui s'était imprudemment ligué contre la Castille. Sûr alors
de n'être plus inquiété, il marcha contre les infidèles, et, après di-
vers succès, il prit Calatrava, Almérie et plusieurs autres places. Il
se confédéra ensuite avec les autres princes chrétiens, et couronna
ses exploits par la victoire éclatante qu'il remporta, en 1157, près
de Jaen, sur les Maures d'Afrique. Il mourut peu après, à l'âge de
cinquante-un ans.
Après le concile de Reims, le pape Innocent II demanda au roi
de France, Louis le Gros, son agrément pour fixer son séjour à
Auxerre, en attendant que le roi Lothaire d'Allemagne fût en état
de le rétabhr sur son siège. Le roi y consentit de grand cœur, et les
évêques et les abbés de France se firent un devoir de fournir libéra-
lement à l'entretien du Pape et de la cour romaine pendant cette
espèce d'exil. Le Pape fut reçu dans toutes les villes où il passa avec
de grandes démonstrations de joie et de respect. Il n'y eut qu'à
Noyon, où il essuya quelques insultes. Mais un grand incendie, qui
consuma, peu de temps après, presque toute cette ville avec l'église
cathédrale, fut regardé comme une vengeance que Dieu tirait de
ces outrages.
Innocent II donna la légation d'Allemagne à Matthieu, évêque
d'Albane, qui tint, cette même année 1131, un concile à Mayence,
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 293
OÙ Brunoii;, évêque de Strasbourg^, fut contraint de renoncer à son
évêché. Ce prélat en avait déjà été chassé par le roi Lothaire, qui le
soupçonna d'être attaché au parti de Conrad, son compétiteur pour
l'empire ; mais après la mort d'Ébrard, qui avait été mis en sa place,
il était rentré dans son siège sans les formalités requises. C'est la rai-
son pour laquelle il fut déposé. Gébrard, qui fut élu évêque de
Strasbourg, était plus propre à manier l'épée que la crosse.
L'Aquitaine, où le schisme se formait par les intrigues de Gérard
d'Angoulême, attira particulièrement Fattention du Pape. Il députa
Joscelin, évêque de Soissons, et saint Bernard de Clairvaux, vers
Guillaume IX, duc d'Aquitaine et comte de Poitiers, pour détacher
ce prince du parti de l'antipape. Guillaume parut respecter la sain-
teté de saint Bernard et se rendre à son autorité. Mais Gérard d'An-
goulême lui ayant parlé après le départ des députés du Pape, ce
prince se rengagea de nouveau dans le schisme. Saint Bernard lui
écrivit aussitôt pour lui faire des reproches de son inconstance et des
violences qu'il avait exercées envers les chanoines de Saint-Hilaire.
Mais le zèle du saint abbé ne put triompher alors de l'entêtement
du duc. Il fut plus heureux à l'égard d'un grand archevêque qui
différait à se déclarer contre les schismatiques.
Hildebert, qui de l'évêché du Mans avait été transféré à l'arche-
vêché de Tours, paraissait suspendre son jugement et délibérer en-
core auquel des deux partis il se rangerait. Saint Bernard, avec le-
quel il avait lié depuis peu une amitié particuhère, lui écrivit la lettre
suivante, lui souhaitant, dans la salutation même, de se conduire
et d'examiner toutes choses selon l'esprit. « Pour vous parler dans
les termes d'un prophète, mes yeux ne voient rien qui me console,
parce que la mort met la discorde entre les frères *. Car quelques-
uns, comme parle Isaïe, semblent avoir fait un pacte avec la mort,
et un complot avec l'enfer 2. En effet, voici Innocent, le Christ du
Seigneur, placé, comme lui, pour la ruine et pour la résurrection de
plusieurs. Ceux qui sont de Dieu se joignent à lui volontiers; qui-
conque lui est contraire, ou il est de l'Antéchrist, ou il est l'Antéchrist
même. L'abomination est dans le lieu saint, on y met le feu pour
s'en rendre maître. On persécute Innocent, et, avec lui, toute inno-
cence. Il fuit à la vue du lion (Léon). Et qui ne serait effrayé de son
rugissement, dit un prophète ^ ? H fuit pour obéir à ce précepte du
Seigneur : Si l'on vous persécute dans une ville, fuyez dans une
autre *. Il fuit, et, en imitant les apôtres, il fait voir qu'il est leur
digne successeur. Paul ne rougit pas de se faire descendre dans un
1 Osée, 13, 14. — 2 Isaïe, 14, 15. — 3 Amos, 3, 8. — * Matth., 10, 23.
294 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
panier le long des murs de Damas, pour échapper à ceux qui cher-
chent sa vie; et il le fait moins pour se sauver que pour ne pas irriter
ses persécuteurs, plutôt pour les délivrer de la mort que pour s'en
délivrer lui-même. N'est-il pas juste que celui qui marche sur les
traces de cet apôtre en occupe la place dans l'Église ?
« Au reste, la fuite d'Innocent n'est pas oisive; elle est fatigante,
mais glorieuse en fruits. Chassé de Rome, il est reçu par l'univers.
On vient des extrémités du monde lui offrir du secours : il n'est
qu'un Séméi, Gérard d'Angoulême, qui ne cesse pas entièrement de
maudire ce David fugitif. Cependant, malgré les factions et la rage
des méchants, il est honoré dans les cours des rois, il est partout
couronné de gloire. Est-il un prince qui ne l'ait reconnu pour le vé-
ritable élu de Dieu? Les rois des Français, des Anglais, des Espa-
gnols, et finalement celui des Romains, reçoivent Innocent pour Pape
et pour évêque spécial de leurs âmes. Le seul Achitophel ignore en-
core que tous ses projets sont déjoués. Vainement ce malheureux
cabale contre le peuple de Dieu, contre les saints qui s'attachent
inviolablement au saint, et qui refusent de ployer le genou devant
Baal. Jamais ses artifices ne procureront au rebelle parricide qu'il
protège le royaume d'Israël, le gouvernement de la cité sainte,
rÉghse du Dieu vivant, la colonne de la foi, le fondement de la
vérité. Un triple hen, dit l'Écriture, se rompt difficilement ^. Une
élection faite par les meilleurs, l'approbation du plus grand nom-
bre, et, ce qui est encore plus fort, la sainteté des mœurs : ces trois
choses recommandent Innocent auprès de tout le monde, et le con-
firment souverain Pontife.
« Enfin, mon père, l'on attend avec une extrême impatience que
vous vous déterminiez à le reconnaître. Je ne désapprouve pas jus-
qu'ici vos délais : cette lenteur est une marque de sage maturité,
qui ne fait rien légèrement. Marie ne répond au salut de l'ange qu'a-
près avoir pensé d'où il lui venait. Il est ordonné à Timothée de
n'imposer pas les mains avec précipitation; mais, en qualité d'ami^
j'ose vous avertir de ne rien outrer, et de n'être pas plus sage qu'il
ne faut. J'ai honte, je l'avoue, de ce que l'ancien serpent, par une
audace nouvelle, laissant les femmes ignorantes, ose s'attaquer à
votre cœur si ferme, et ébranler une pareille colonne de l'Église.
Nous espérons du moins que, s'il l'ébranlé, il ne l'abattra point,
parce que l'ami de l'époux est attentif à sa voix, et qu'il se plaît à
écouter cette voix de consolation et de salut, cette voix de paix et
de concorde ^. »
1 EccL, 4, 12. — 8 S. Bern. epist. 124.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 295
Cette lettre de saint Bernard à Hildebert de Tours ne fut pas sans
effet. Ce pieux et savant prélat demeura attaché au pape Innocent
le reste de sa vie, qui ne fut pas long; car il mourut peu de temps
après, le 18 de décembre, Fan 1131, âgé d'environ quatre-vingts
ans ; et il fut enterré dans sa cathédrale, où Ton assure qu'il se fit
plusieurs miracles à son tombeau. Aussi plusieurs auteurs n'ont pas
fait difficulté de lui donner le titre de saint ; mais ni Téglise du
Mans, dont il tint le siège vingt-neuf ans et six mois, ni celle de
Tours, qu'il gouverna près de sept ans, ne lui rendent aucun culte.
Il nous reste d 'Hildebert un grand nombre d'ouvrages en tout
genre, savoir : trois livres de ses lettres, des sermons pour tous les
dimanches et toutes les fêtes de l'année, les Yies de sainte Rade-
gonde et de saint Hugues, abbé de Clugni, divers traités sur des
matières morales et théologiques, savoir : un traité sur les combats
de la chair et de l'esprit, un autre sur l'utile et l'honnête ; un troi-
sième sur la foi, lequel est un précis de toute la théologie ; un qua-
trième sur le sacrement de nos autels, avec une exposition des
prières et des cérémonies de la messe en prose et en vers : car Hil-
debert était assez bon poëte, et nous avons un grand nombre de
poésies de sa façon, la plupart sur des sujets de piété.
Le style d'Hildebert est poli et élégant, surtout dans ses lettres,
où l'on trouve de l'érudition, de l'esprit, du sentiment et du goût.
Pierre de Blois dit qu'on les lui avait fait apprendre par cœur dans
son enfance pour lui former le style. On peut remarquer, dans les
divers écrits d'Hildebert, plusieurs traits qui font connaître quelle
était la discipline de son temps, ou qui nous fournissent des preuves
de la perpétuité de la tradition sur les principaux mystères de
notre foi.
On ne peut s'expliquer avec plus de précision que le fait Hilde-
bert sur la présence réelle de Jésus-Christ dans l'eucharistie. Nous
ne devons nullement douter, dit-il, que, par les sacrées paroles de
la bénédiction du prêtre, le pain ne soit changé au vrai corps dû
Seigneur, en sorte que la substance du pain ne demeure point.
Cependant le Seigneur a voulu que la couleur et la saveur du pain
demeurassent, et que la vraie substance de son corps fût cachée sous
cette espèce *, Dans un autre sermon, pour mieux marquer le chan-
gement ineffable qui s'opère sur nos autels, il se sert du mot trans-
substantiation; et c'est le premier des écrivains ecclésiastiques qui ait
employé ce terme si propre à exprimer ce que l'Église a toujours cru
de ce mystère. Voici ce qu'il en dit, en parlant der« communions
1 Serm. 38, in Cœn. Dom., p. 422.
296 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
sacrilèges des prêtres impudiques : Si je suis un vase d'incontinence
et un prêtre impudique, je place sur Tautel le fils de Vénus auprès
du Fils de la Vierge ; et lorsque je prononce le canon et les paroles
delà transsubstantiation, ma bouche est pleine d'amertume,, de con-
tradiction et de fraude ; car, quoique j'honore alors le Sauveur, des
lèvres, je lui crache en même temps au visage *.
Hildebert témoigne une tendre dévotion envers la Mère de Dieu.
Il établit ou insinue, en plusieurs de ses écrits, son immaculée con-
ception ; et il reconnaît, en termes exprès, qu'elle a été enlevée en
corps et en âme au jour de son Assomption. C'est, ajoute-t-il, pour
le marquer, que, dans l'oraison qu'on chante en ce jour, il est dit
(\\ji'elle na pu être retenue par les liens de la mort ^. Hildebert dit,
dans un autre sermon, que, quand on prononçait le nom de^Marie
dans les prières de l'Église, on fléchissait le genou par respect 3.
GeofFroi de Lorroux,qui fut depuis archevêque de Bordeaux, était
alors un professeur fort célèbre, à qui son érudition donnait un
grand crédit. Le saint abbé de Clairvaux lui écrivit une lettre char-
mante, pour l'engager à employer ses talents à la défense de l'É-
glise. Dans la fleur, dit-il, on cherche la bonne odeur ; la saveur,
dans le fruit. Charmés par la bonne odeur de votre renommée, nous
désirons, bien-aimé frère, vous connaître aussi par le fruit de vos
œuvres. Ce n'est pas nous seulement, c'est Dieu même qui exige
que vous l'aidiez dans ce moment, lui qui n'a besoin de personne.
Quel honneur de coopérer à ses desseins ! quel crime de le pou-
voir et de ne pas le faire ! Vous êtes bien vu de Dieu et des hommes;
1 Serm. 93, p. 689. — ^ p. 527.
s Serm. 59, p. 528. — On a accusé Hildebert de condamner les appels au Pape ;
on l'a accusé aussi de ménager fort peu la papauté dans ses poèmes. C'est se mé-
prendre étrangement sur le sens de deux passages que l'on cite à ce sujet. 1° Hil-
debert n'a pas condamné les appels ; il ne s'est opposé qu'à leur extension abusive,
beaucoup moins fortement, mais avec autant de raison que nous le verrons faire
à saint Bernard. Hildebert écrit au pape Honorius II... : « Si cette nouveauté vient
à s'établir, et que l'on reçoive indifféremment tout appel, la censure épiscopale
périra et la force de la discipline ecclésiastique sera entièrement foulée aux pieds...
Je sais quels appels l'Église cisalpine a, jusqu'à ce jour, approuvés, et quels sont
ceux que, sans offenser le Siège apostolique, elle a rejetés. Je sais, et toute l'Église
indique quels appels on doit permettre à ceux sur qui pèse un jugement... mais
je sais aussi qu'il y en a de purement dilatoires, qu'on ne peut accepter, etc. »
Ceux qui accusent Hildebert n'ont pas remarqué ces distinctions ou se sont bien
gardés de les indiquer. 2o H est également faux de dire qu'Hildebert a attaqué la
papauté dans ses vers. Ceux que l'on cite pour prouver ce manque de déférence
ne s'appliquent nullement à la Rome catholique, mais à la Rome païenne. Ceux
qui voudront s'en convaincre feront bien de lire ce que le savant abbé Gorini a dit
à ce sujet dans sa Défense de l'Église, t. 2, p. 2l0.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 297
VOUS avez la science, Tesprit de liberté, une éloquence vive, persua-
sive et insinuante. Avec de si beaux talents, abandonnerez-vous dans
un besoin pressant l'épouse du Christ, si vous êtes Tami de son
époux ? C'est dans la nécessité qu^on éprouve les vrais amis. Quoi !
vous demeurez dans un lâche repos, pendant que l'Église, votre
mère, est dans les alarmes ? Le repos a eu son temps : jusqu'ici un
saint loisir a pu vous occuper sans scrupule ; mais, à présent, il est
temps d'agir contre ceux qui veulent détruire la loi de Dieu. La
bête de l'Apocalypse, qui ne vomit que des blasphèmes, qui fait
la guerre aux saints *, cette bête s'est assise dans la Chaire de
saint Pierre, comme un lion épiant sa proie. Une autre bête,
comme le lionceau dans son antre, rugit encore près de vous.
Celle-là plus féroce, celle-ci plus rusée, se liguent ensemble contre
le Seigneur et contre son Christ. Rompons leurs liens, secouons
leur joug.
Nous avons travaillé dans nos quartiers, de concert avec d'autres
zélés serviteurs de Dieu, à réunir les esprits ; nous avons engagé
les rois à dissiper le conseil des méchants et à détruire toute hau-
teur qui s'élève contre la science de Dieu, et ce n'a pas été sans fruit.
Les rois d'Allemagne, de France, d'Angleterre, d'Ecosse, d'Espagne,
de Jérusalem, avec la totalité du clergé et des peuples, favorisent et
appuient le seigneur Innocent, comme des fils leur père, comme des
membres leur chef, soigneux de conserver l'unité d'esprit dans le
lien de la paix. Aussi est-il juste que l'Église reçoive celui dont la
réputation est plus illustre et l'élection plus sainte, tant pour le nom-
bre que pour le mérite de ceux qui l'ont élu. Pourquoi, mon frère,
demeurez-vous dans l'indolence ? Quand est-ce que le dangereux
serpent qui siffle près de vous vous réveillera de votre assoupisse-
ment ? Nous savons bien que, fils de la paix, vous ne vous laisserez
jamais aller à rompre l'unité. Mais ce n'est pas assez : vous devez la
défendre et combattre de toutes vos forces ceux qui la veulent dé-
truire. La perte de votre cher repos sera dédommagée par la nou-
velle gloire que vous acquerrez, si vous apprivoisez ou si vous faites
taire la bête de votre voisinage, et si Dieu arrache, par votre moyen,
une proie très-considérable de la gueule du lion ; je veux dire si
vous gagnez le comte du Poitou 2.
C'était ce comte qui autorisait le schisme en Aquitaine et qui se
prêtait à toutes les violences de Gérard d'Angoulême. Saint Bernard
n'omit rien pour gagner ce prince, qui pouvait faire autant de bien à
l'Église qu'il lui faisait demal. Il engagea Hugues, duc de Bourgogne,
* Apoc, 13, 5. —8 s. Bernard, epist. 125.
298 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
parent du comte^ à lui écrire la lettre suivante, que le saint abbé
conjposa :
« A Guillaume, par la grâce de Dieu, illustre comte de Poitou et
duc d'Aquitaine : Hugues, par la même grâce, duc de Bourgogne,
souhaite de craindre Celui qui est terrible et qui se joue des princes.
« La parenté et l'amitié qui nous unissent ne permettent pas de
garder plus longtemps le silence sur votre égarement. Un particulier
qui s'égare périt seul ; mais l'erreur d'un prince entraîne tous ses
sujets. Cependant, vous le savez, nous n'avons pas des sujets pour
les perdre, mais pour les conserver. Celui par qui régnent les rois
nous a établis sur ses peuples pour les protéger, non pour les perver-
tir ; il nous a établis les ministres, non les seigneurs de son Église.
Vous lui avez rendu des services de vous et de votre grand pouvoir ;
comment donc vous êtes-vous laissé surprendre ? comment avez-
vous pu vous oublier jusqu'à abandonner votre mère et votre souve-
raine dans son affliction, à moins que votre conseil ne vous persuade
que toute l'Eglise se réduit à la famille de Pierre de Léon ? Mais la vé-
rité même confond ces imposteurs et l'Antéchrist, leur chef, puis-
qu'elle assure, par la bouche de David, que l'Église s'étend à tous
les confins de la terre et à toutes les familles des nations *.
« Il est vrai que le duc de la Pouille est dans son parti, mais c'est
le seul prince ; encore l'a-t-il gagné par le ridicule appât d'une cou-
ronne usurpée. Au reste, quelles sont les belles qualités de leur pré-
tendu Pape, pour nous faire pencher de son côté ? Si je m'en rap-
porte au bruit commun, il n'est pas même digne de gouverner une
bicoque. Et quand ce bruit ne serait pas vrai, il convient à un chef
de l'Église non-seulement d'être de bonnes mœurs, mais d'en avoir
la réputation. Ainsi, mon très-cher cousin, le parti le plus sûr est de
reconnaître pour Pape universel celui que l'universalité s'accorde à
reconnaîtrepour tel, celui que reconnaissent tous les ordres religieux
et l'universalité des rois. Il y va de votre honneur et de votre salut.
Le pape Innocent est généralement estimé, ses mœurs sont pures, sa
réputation sans reproche et son élection canonique. Ses ennemis
mêmes conviennent des premiers points ; pour son élection, ils allè-
guent des faussetés pour en contester la validité ; mais le très-chré-
tien Lothaire les a convaincus depuis peu d'imposture et de ca-
lomnie 2. »
Saint Bernard écrivit en même temps, en son propre nom, une
lettre pathétique auxévêques d'Aquitaine, et nommément à ceux de
Limoges, de Poitiers, de Périgueux et de Saintes, pour les fortifier
1 Psalm., 21, 58. — * S. Bernard, epist. 127.
à H 53 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 299
contre les persécutions de Gérard d'AngouIême, et fermer tous les
faux-fuyants des schismatiques. La vertu, leur dit-il, la vertu s'ac-
quiert dans la paix, s'éprouve dans l'adversité, triomphe dans la vic-
toire. Voici le temps, mes très-révérends pères, de signaler la vôtre.
L'épée qui menace tout le corps mystique de Jésus-Christ est sur-
tout levée sur vos tètes ; plus elle est près de vous, plus elle est à
craindre, plus ses coups sont dangereux et mortels. Contraints de les
repousser continuellement, vous êtes dans la nécessité, ou de céder
avec infamie, ou de résister avec une vigueur infatigable. Le nouveau
Diotrèphes, que son ambition fait aspirer à la primauté, refusant de
reconnaître avec vous celui qui vient au nom du Seigneur, et qui est
reconnu de toute l'Église, reçoit celui qui vient en son propre nom.
Je n'en suis pas surpris; son ambition, encore bouillante dans une
extrême vieillesse, le fait courir après un titre fastueux. Si je le soup-
çonne de cette vanité, ce n'est pas sans fondement ; je n'en juge que
par ses paroles. N'écrivit-il pas, il y a quelque temps, au chancelier
de Rome, pour le supplier qu'on l'honorât du titre de légat et qu'on
lui imposât le poids de cette charge ? Plus il affecte d'humilité dans
son langage, plus il paraît de bassesse dans sa conduite. Mais, hélas !
peut-être que son ambition eût été moins nuisible, si elle eût été sa-
tisfaite. Il n'eût presque fait de mal qu'à lui, au lieu qu'il fait la guerre
à toute la chrétienté. Voyez jusqu'où va l'amour de la gloire ! La
fonction de légat est un pesant fardeau, surtout pour un vieillard ;
on n'en peut douter. Cependant ce vieillard trouve que c'est encore
un plus rude fardeau de couler un reste de vie sans en être chargé...
Il écrit le premier ou l'un des premiers au pape Innocent, il lui de-
mande d'être son légat, il est refusé ; piqué de ce refus, il quitte son
parti, il se range dans celui de son concurrent, et il se glorifie d'en
être le légat.
Saint Bernard, après avoir parlé contre l'ambition de Gérard,
principal auteur du schisme, parle ainsi de ses violences. Je ne puis
le dire sans verser des larmes : cet ennemi de la croix a l'audace de
chasser de leurs églises les saints qui refusent d'adorer la bête, cette
bête qui a la gueule ouverte pour blasphémer le nom du Seigneur
et son saint tabernacle. Il s'efforce d'élever autel contre autel, d'éta-
blir de nouveaux abbés et de nouveaux évêques, après avoir chassé
les anciens ; en un mot, d'écarter les catholiques et de promouvoir
les schismatiques aux dignités. Malheur à ceux qui consentent à
être promus de la sorte !
Voici comment saint Bernard parle de l'antipape Anaclet : Quoi qu'on
fasse, l'oracle du Saint-Esprit s'accomplira, la défection prédite par
les Écritures arrivera. Mais malheur à l'homme par qui elle arrive !
300 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv.LXVIII. — De 1125
Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne fût pas né. Et quel est cet homme,
si ce n'est cet homme de péché, qui, malgré l'élection canonique du
chef de l'Église, s'empare du lieu saint, non parce qu'il est saint,
mais parce (ju'il est éminent ; qui s'en empare les armes à la main et
à force d'argent; qui y est parvenu sans vertu et sans mérite, et qui
s'y maintient de même? La prétendue élection qu'il relève si fort, ou,
pour parler plus juste, la faction des conjurés qui l'ont élu, n'a servi
que de prétexte et d'occasion à la malignité de son cœur, et il faut
être un imposteur pour lui donner le nom d'une élection véritable.
En effet, la règle fondamentale du droit canon est, qu'après une pre-
mière élection, il ne peut y en avoir une seconde. Il y en avait une :
donc celle qui a suivi est nulle. Supposé même qu'il eût manqué à
la première quelqu'une des formalités et des solennités ordinaires,
comme les auteurs du schisme le soutiennent, fallait-il procéder à
une seconde élection, sans avoir examiné les défauts de la première,
et sans l'avoir cassée par un jugement authentique ? C'est pour cette
raison que ces factieux, qui, contre l'avis de l'Apôtre, ont été si pré-
cipités à imposer les mains au téméraire usurpateur de la papauté,
doivent être regardés comme les auteurs du schisme et les principaux
complices de la malignité de leur chef.
Au reste, ils demandent présentement que l'affaire soit jugée, ils
acceptent à contre-temps l'offre qu'on leur a faite autrefois, afin
qu'en cas de refus ils paraissent avoir raison, et que, dans le cas où
l'on en demeure d'accord, ils profitent de l'intervalle de la contesta-
tion pour tramer quelque chose. Sans avoir égard, disent-ils, à ce
qui s'est passé, nous demandons à être écoutés; ensuite, nous som-
mes disposés à subir le jugement qu'on voudra. N'est-ce pas une
mauvaise défaite ? Il ne vous restait plus d'autre biais et d'autre res-
source pour séduire les simples, pour fournir des armes aux malin-
tentionnés, pour colorer votre méchanceté. Vous n'aviez plus d'autre
langage à tenir pour vous justifier. Mais Dieu a déjà décidé ce que
vous prétendez qu'on juge après coup. L'arrêt qu'il a prononcé, c'est
l'évidence du fait même. Qui sera assez hardi pour s'y opposer? qui
oserait appeler de son jugement ? Il a été reconnu et approuvé par
les archevêques Gautier de Ravenne, Hildegaire de Tarragone, Nor-
bert de Magdebourg, Conrad de Salzbourg. Il a été accepté par les
évêques Équipert de Munster, Hildebrand de Pistoie, Bernard de
Pavie, Landulphe d'Asti, Hugues de Grenoble et Bernard de Parme.
Le mérite éminent de tant de prélats, leur autorité, leur sainteté,
respectables à leurs ennemis mêmes, m'ont déterminé à les choisir
pour guides, moi qui suis d'un rang et d'un mérite infiniment au-
dessous des leurs. Je ne parle point d'une infinité d'archevêques et
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLTSE CATHOLIQUE. 301
d'évêques de la Toscane, de la Campagne de Rome, de la Lombardie,
de TAUemagne, de TAquitaine, de la France, de l'Espagne, de toute
l'église d'Orient. Leurs noms sont écrits dans le livre de vie, et ne
peuvent être contenus dans la brièveté d'une lettre.
Tous, de concert, ont rejeté Pierre de Léon, se sont déclarés pour
Grégoire, sous le nom du pape Innocent. Ils n'ont été ni corrompus
par argent, ni séduits par adresse, ni engagés par des liaisons de pa-
renté, ni forcés par la terreur d'une puissance séculière. Ils sont en-
trés dans ce parti pour obéir à l'ordre de Dieu dont ils ont été con-
vaincus et qu'ils n'ont point eu la faiblesse de dissimuler. Je ne
nomme ici aucun prélat de notre France : le nombre en est trop
grand, et si j'en désignais quelques-uns en particulier on ne man-
querait pas de m'accuser de flatterie. Mais je ne dois pas passer sous
silence tant de saints religieux, qui, étant morts au monde, mènent
une vie cachée en Jésus-Christ ; désoccupés de tout autre soin que
de plaire à Dieu, ils étudient sa volonté et ils croient la connaître.
Les religieux camaldules, ceux de Vallombreuse, les chartreux,
ceux de ClugnietdeMarmoutier,mesfrèresde Cîteaux,ceux de Saint-
Étienne de Caen, de Tiron, de Savigni, en un mot tout le clergé et
tous les ordres religieux recommandables par leur sainteté, suivent
leurs évêques, comme les brebis suivent leurs pasteurs ; de concert
avec eux, ils s'attachent au pape Innocent, ils le défendent avec zèle,
ils lui obéissent et le reconnaissent pour légitime successeur des
apôtres.
Que dirai-je des rois et des princes de la terre ? Ne s'accordent-ils
pas avec leurs peuples à révérer Innocent comme l'évêque de leurs
âmes ? Enfin, est-il quelqu'un de remarquable par sa dignité ou par sa
vertu qui ne fasse pas la même chose ? Après cela, il y a encore
des chicaneurs opiniâtres qui réclament contre cette unanimité!
Ils font le procès à tout l'univers; leur petit nombre voudrait faire
la loi à la chrétienté, en l'obligeant de confirmer, par un second
jugement, une élection qu'elle a déjà condamnée ! Saint Bernard
conclut sa lettre en exhortant les évêques d'Aquitaine à résister
courageusement aux schismatiques, surtout à l'évêque d'Angou-
lême 1.
Ils lui résistèrent en effet, et eurent beaucoup à souffrir. Il
chassa plusieurs évêques de leurs sièges. Il déposa Guillaume, évê-
que de Poitiers, et Eustorge, évêque de Limoges, et mit dans leurs
places d'indignes sujets. La plupart des chanoines de Poitiers sui-
virent leur évêque dans son exil, et presque tout le diocèse continua
' S. Bernard, epist. 126.
302 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. - De 1125
de reconnaître Guillaume pour son légitime pasteur. Eustorge de
Limoges se retira dans le château de Saint-Martial, à la porte de la
vilte, d'où l'usurpateur de son siège pouvait tous les jours entendre
les cloches qui sonnaient, tandis qu'on fulminait l'excommunication
contre lui. Gérard retint pour lui rarchevéché de Bordeaux, sans
quitter l'évêché d'Angoulême; mais il ne put non plus rendre son
peuple schismatique; car, dans les temps de troubles, les diocèses
qui ont des évêques engagés dans le parti de l'erreur ne sont pas
toujours ceux où la séduction fait le plus de progrès *.
Guillaume, évêque de Saintes, manda à Vulgrin, patriarche de
Bourges, d'écrire à l'église de Bordeaux, aux évêques d'Agen, de
Périgueux, de Poitiers et de Limoges, pour leur défendre de recon-
naître Gérard, et leur ordonner de l'excommunier. Guillaume,
évêque de Poitiers, écrivit aussi à ce prélat contre les violences de
Gérard. Vulgrin, en qualité de primat d'Aquitaine, tâcha de secou-
rir cette église ; il écrivit des lettres pour soutenir les évêques^ et
il cassa la prétendue élection que le clergé de Bordeaux avait faite
de Gérard 2.
Le pape Innocent II étant en France, où toutes les villes rivali-
saient à qui le recevrait avec plus de solennité, voulut visiter par
lui-même le monastère de Clairvaux, accompagné des cardinaux,
des évêques et de toute sa cour. Voici la réception que lui firent les
enfants de saint Bernard, suivant le récit de l'un d'entre eux. Les
pauvres du Christ le reçurent avec une extrême affection. Ils allè-
rent au-devant de lui, non pas ornés de pourpre et de soie, ni avec
des Evangiles couverts d'or, mais vêtus de leurs pauvres habits,
portant une chétive croix de bois; non pas au bruit des fanfares,
ni avec une jubilation tumultueuse, mais avec un chant modeste.
Les évêques pleuraient, le souverain Pontife pleurait lui-même; et,
tous admiraient la gravité de cette communauté, voyant que, dans
une joie si solennelle, tous avaient les yeux fixés à terre, sans les
tourner de côté et d'autre par curiosité, en sorte qu'ils ne voyaient
personne, étant regardés de tout le monde. Les Bomains ne virent
rien dans cette église qui excitât la cupidité, il n'y avait que les
murailles toutes nues. Ces moines n'avaient rien qu'on pût ambi-
tionner, si ce n'est leurs saintes mœurs ; en quoi l'enlèvement n'était
point préjudiciable : car, prît-on leur piété pour modèle, on ne la
leur ôtait pas. Tous se réjouissaient dans le Seigneur; mais la so-
lennité consistait en de grandes vertus, non en de grands banquets.
1 Arnulph. Sag., apud d'Acheri, t. 1. — 2 LaLbe, Biblioth. nov. in Patriarch.
Bituric, c. 62.
à H5S de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 303
Le pain, au lieu d'être de pure fleur de froment, était de farine dont
le son n'avait pas été tiré ; il y avait du petit vin au lieu de vin doux,
des herbes au lieu de chair, et l'on servait des légumes pour tenir
lieu de toutes espèces de viandes. Si, par hasard, il se trouvait
quelque poisson, on le plaçait devant le seigneur Pape, pour être vu
plutôt que mangé *.
Innocent II, ayant passé à Saint-Gilles en Provence, entra en
Lombardie par les montagnes de Gênes, et célébra dans la ville
d'Asti la fête de Pâques, qui, cette année 1132, était le 10™^ d'avril.
De là il vint à Plaisance, où il tint un concile avec les évêques et les
autres prélats de Lombardie, de la province de Ravenne et de la
Marche d'Ancône. Il attendait le roi Lothaire, pour marcher sur
Rome ; mais Lothaire était occupé en Allemagne à pacifier bien des
différends. Il aurait voulu amener à une réconciliation les deux
princes de Hohenstaufifen, Frédéric, duc de Souabe, et son frère
Conrad, qui s'était déclaré roi et demeurait à Milan; mais la chose
ne put se faire alors.
Cependant l'arrivée soudaine du Pape en Italie y fit une grande
sensation. Le roi Conrad, se défiant des Italiens, quitta Milan et
retourna en Allemagne. C'est que le pape Innocent avait avec lui
un homme qui valait plus qu'une armée : cet homme était saint
Bernard. Les villes de Pise et de Gênes étaient en guerre l'une contre
Tautre. Innocent envoya Bernard à Gênes pour être le médiateur de
la paix. Voici comment Bernard lui-même rappelle, dans une lettre
aux Génois, de quelle manière il fut reçu dans leur ville. « Oh ! que
de consolations j'ai goûtées, dans le peu de temps que j'ai demeuré
parmi vous! Non, jamais je ne t'oublierai, peuple dévot, nation ho-
norable, illustre cité ! Et le soir et le matin, et à midi, j'annonçais la
parole de Dieu, et toujours votre piété affectueuse vous y faisait ac-
courir en foule. J'apportais la paix; et, comme vous en étiez les en-
fants, notre paix s'est reposée sur vous. Je répandais la semence,
non la mienne, mais celle de Dieu, et cette semence, tombant dans
une terre fertile, produisait jusqu'au centuple. Je restai peu de temps,
parce que j'étais pressé; mais je ne trouvai ni retardements ni ob-
stacles; j'eus le plaisir de semer et de moissonner presque en un
même jour ; de rapporter pour fruit de ma récolte, aux exilés l'espoir
de leur patrie, aux esclaves et aux prisonniers celui de leur liberté,
aux ennemis la terreur, aux schismatiques la confusion, enfin la
gloire à l'Église et la joie au monde chrétien. Que me reste-t-il, mes
très-chers amis, sinon à vous animer à la persévérance, vertu qui
1 Ernald. Vita S. Bem., l. 2, c. 1.
304 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
couronne toutes les autres et qui fait le caractère des héros * ! »
Le pape Innocent, étant venu à Pise, y manda les ambassadeurs
des Génois, et fit la paix entre eux et les Pisans. Pour récompenser
ces deux peuples, desquels il avait reçu les plus grands services, il
affranchit Tévêque Cyrus de Gênes de la sujétion à Tarchevéque de
Milan, en lui conférant à lui-même la dignité archiépiscopale et en
lui soumettant les évêchés de Bobbio, de Brugneto et trois autres
dans la Corse. Il déclara en même temps primat de Sardaigne Tar-
chevêque de Pise, et lui soumit en outre l'évêché de Populonie,
ainsi que trois autres dans la même île de Corse; ce qui contenta les
deux peuples 2, Le nouvel archevêque de Gênes, par estime et par
reconnaissance pour saint Bernard, voulut lui céder son siège; mais
Bernard s'y refusa jusqu'à deux fois, comme il avait déjà refusé plus
d'un évêché en France.
Il y eut aussi quelques mouvements dans l'Italie méridionale. Le
duc Roger de Sicile, qui avait reçu de l'antipape le titre de roi, vit
des insurrections éclater en Campanie et en Apuhe. lien réprima
quelques-unes; mais, à la fin, il essuya une grande défaite. La ville
de Bénévent chassa le gouverneur de l'antipape, et se déclara pour
le Pape légitime. Innocent II ^.
Sur ces entrefaites, arriva d'Allemagne le roi Lothaire, avec une
armée, mais si petite, qu'elle excitait la risée dans quelques endroits :
elle comptait à peine deux millechevaliers.il célébra la fête de
Noël 1132àMéduine, dans la Marche Trévisane. Il menait avec lui
saint Norbert, qui en ce voyage fit les fonctions de chancelier d'Ita-
lie, parce que le siège de Cologne était vacant. Lothaire tint à Bon-
caille une assemblée générale avec le Pape et les Lombards, touchant
l'état de l'Église et de l'Empire. Au printemps de l'année suivante
H33, il eut encore une conférence avec le Pape dans la ville de
Pise, où ils convinrent de marcher incessamment à Rome. Ils y arri-
vèrent le 1" de mai. Le Pape logea au palais de Latran, et le roi
campa sur le mont Aventin. Cependant les Pisans et les Génois vin-
rent au secours du pape Innocent avec une armée navale, et lui
soumirent Civita-Vecchia et toute la côte. Saint Bernard, qui était
avec le Pape, écrivit alors au roi d'Angleterre, auquel il marque
l'état des choses, pour l'exciter à secourir le Pape, qu'il avait re-
connu de si bonne grâce *.
Le Pape couronna empereur le roi Lothaire et la reine Richilde,
son épouse, dans l'église du Sauveur à Latran, et non dans l'église
1 S. Bernard, epist. 129.3— 2 Gard. Aragon, in Vit. Inn. H. — ^ Muratori,
Annali d'Italia, an. 1132. — * S. Bern. epist. 138. Baron. , 1133. .
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 305
de Saint-Pierre, parce que l'antipape Anaclet en était le maître.
C'était le A'^" de juin i 133, Avant le couronnement, Lothaire fit ser-
ment au Pape; et le Pape lui donna, contre un cens annuel de cent
marcs d'argent, l'usufruit des domaines de la comtesse Mathilde, JJÉÉf-
pour lui, pour sa fdle et son gendre, Henri, duc de Bavière. L'acte
est daté du 8°"* de juin *.
L'empereur Lothaire écrivit une lettre à tous les rois, les évêques,
les princes, et généralement à tous les fidèles, où il dit en substance :
Dieu nous ayant établi défenseur de la sainte Eglise romaine, nous
sommes allé pour la délivrer, accompagné d'évêques, d'abbés, de
princes et de seigneurs. Et, allant à Rome, nous avons souvent reçu
des députés du schismatique Pierre de Léon, qui prétendaient qu'on
ne devait pas l'attaquer à main armée, puisqu'il était prêt à compa-
raître en jugement. Nous l'avons fait savoir aux évêques et aux
cardinaux qui étaient avec le seigneur pape Innocent ; et ils nous ont
répondu, comme étant bien instruits des canons, que l'Eglise univer-
selle ayant déjà prononcé sur ce sujet et condamné Pierre de Léon,
aucun particulier ne pouvait s'en attribuer le jugement. Nous avons
donc mené glorieusement à Rome notre Père, le pape Innocent, et
l'avons rétabli dans la Chaire de Latran. Cependant nous campions
sur le mont Aventin, où Pierre de Léon n'a cessé de nous solliciter,
jusqu'à nous offrir pour sûreté des forteresses et des otages. Voulant
donc, sans effusion de sang, rétablir la paix dans l'Église, nous avons
communiqué ces propositions à ceux qui étaient avec le seigneur
pape Innocent. Ceux-ci, amateurs de la paix et confiants dans la jus-
tice, nous ont offert spontanément, tant leurs personnes que leurs
forteresses. Alors l'autre parti, voulant gagner du temps, nous a
amusé quelques jours par de vaines promesses; mais, comme ils
ne les accomplissaient point, après avoir été avertis plusieurs fois,
ils ont enfin été condamnés comme criminels de lèse-majesté divine
et humaine, par les seigneurs de notre cour, savoir : Norbert de
Magdebourg, notre chancelier; Adalbéron de Brème, et les autres
qui y sont nommés ^.
Comme l'empereur Lothaire avait avec lui peu de troupes, et que
les chaleurs de l'été étaient proches, il s'en revint en Allemagne
quelque temps après son couronnement. La hardiesse de son expé-
dition avec si peu de monde, le titre d'empereur qu'il avait eu à
Rome lui valurent une grande prépondérance en Allemagne. Les
deux princes de Hohenstauffen, Frédéric et Conrad, demandèrent à
rentrer en grâce. Frédéric trouva des médiateurs dans les archevê-
1 Baron., Pagi, Otton Frising., Cenni. — * D'Acheri, Spicileg., t. 3, p. 485, in-fol.
XV. 20
306 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
ques de Cologne et de Mayence, dans les évêques de Ratisbonne et
de Spire, et enfin dans une femme qui avait une tête et un cœur
d'homme, l'impératrice Richilde. Mais l'empereur mettait à son par-
don des conditions humiliantes. Il exigeait que les deux frères vins-
sent, en habits de pénitents, devant tous les grands de l'Empire, se
prosterner au pied du trône. Les deux princes reculèrent. Un homme
vint alors, qui concilia tout : cet homme était saint Bernard, envoyé
par le pape Innocent. Par l'intervention du saint abbé de Clairvaux,
l'empereur reçut en grâce les deux princes : le duc Frédéric, le 17
mars 4135, dans la diète de Bamberg; le duc Conrad, qui renonça
au titre de roi, à Mulhausen, vers la Saint-Michel de la même année.
L'empereur Lothaire leur rendit leurs domaines ; il honora particu-
lièrement Conrad, le nomma porte-étendard de l'Empire, et lui
donna le pas sur tous les autres princes. C'est ainsi que, par la douce
et persuasive médiation de Bernard, la paix et la concorde furent
entièrement rétablies dans l'empire d'Occident *.
Médiateur de la paix, Bernard était en même temps le défenseur
de la justice et le vengeur du crime. Revenu d'Allemagne à Clair-
vaux, il y trouva Etienne, évêque de Paris, Geofifroi, évêque de
Chartres, légat du Pape en France. Deux ecclésiastiques venaient
d'être assassinés. Thomas, prieur de Saint-Victor de Paris, homme
de confiance de son évêque, et le méritant par son zèle et ses ver-
tus, avait été assassiné, sous ses yeux, par les neveux d'un archi-
diacre de Paris, qu'on accusait de leur en avoir donné l'ordre. L'é-
vêque, accompagné de ce saint religieux, revenait tranquillement du
monastère de Chelles, où il venait d'établir la réforme. C'était un
dimanche. Aucun de ceux qui l'accompagnaient n'avait d'armes.
Les assassins, sortant tout à coup d'une embuscade, massacrèrent
Thomas entre les bras de l'évêque, le menaçant lui-même de mort,
s'il ne se retirait promptement. Mais il se jeta courageusement au
milieu de leurs épées, et retira de leurs mains le prieur à demi mort
et horriblement déchiré, l'exhortant à se confesser et à pardonner à
ses assassins. Il le fit de grand cœur, demanda la rémission de ses
péchés avec une vive componction, reçut le viatique, protesta devant
tout le monde qu'il mourait pour la justice, et rendit ainsi l'esprit.
C'était le 20 août 1133.
Suivant un auteur contempqrain, Orderic Vital, il y avait à ces
meurtres une connivence politique de la part de Louis le Gros. Nous
avons vu que ce roi, après la mort de PhiHppe, son fils aîné, ren-
versé de cheval par un pourceau, fit sacrer roi son second fils, Louis,
* Otton Frising., Chron., 1. 7, c. 19. Raumer, Hist. des HoJienstauffen.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 307
par le Pape même, au concile de Reims. Mais il paraît que la chose
se fit sans les formes ordinaires d'élection ; car Orderic Vital, après
avoir parlé de ce sacre du jeune roi, ajoute ces paroles : Mais cette
consécration déplut à quelques Français de l'un et de Tautre ordre.
Car quelques laïques espéraient que la mort du prince leur donnerait
occasion d'augmenter leurs honneurs. Quelques ecclésiastiques cher-
chaient le droit d'élire et de constituer le chef du royaume. Pour ces
causes, plusieurs d'entre eux murmuraient de Tordination de ce
jeune homme, et, sans aucun doute, ils l'auraient empêchée s'ils
avaient pu. Le roi, voyant que, par des efforts inusités, quelques-uns
cherchaient à éloigner ses enfants de l'honneur suprême de la royau-
té, conçut le désir de tirer d'eux une vengeance mortelle : les mé-
chants s'élancèrent avec plus de sécurité dans le crime ; leur malice
coûta la vie à quelques-uns, et causa une profonde douleur aux au-
tres ; car Jean III, évêque d'Orléans, qui était fort âgé, ayant quitté
son évêché, Hugues, doyen de la même église, fut élu pour lui suc-
céder; mais, comme il revenait de la cour du roi, il fut tué en che-
min par quelques téméraires. Alors encore, Thomas, chanoine de
Saint-Victor, fut tué sous les yeux mêmes et à la grande douleur
d'Etienne, évêque de Paris ; car les licteurs ne respectèrent point,
dans leur rage, le Créateur de toutes choses, ni l'évêque, son repré-
sentant et son fidèle ministre *.
Ainsi donc, s'il est permis à l'histoire de faire des rapprochements
de cette nature, ce sont les oies du Capitole qui sauvent les destins
de Rome contre l'épée des Gaulois; c'est un pourceau de Paris qui
change la constitution politique de la France, qui, de plus ou moins
élective qu'était la royauté, la rend de plus en plus héréditaire ;
mais, à vrai dire, si un accident pareil produit un pareil changement,
c'est que ce changement était amené par l'état des choses. La nation
des Francs, autrefois nation guerroyante et voyageuse, s'étant im-
plantée dans le sol et le cultivant par droit héréditaire, tendait par
là même à être gouvernée héréditairement.
Quoi qu'il en soit de ces considérations, l'évêque Etienne de Paris
publia un mandement adressé à ses archiprêtres, par lequel il ex-
communia les meurtriers du prieur Thomas, leurs complices, ceux
qui leur donneraient retraite, ou qui communiqueraient avec eux,
s'en réservant à lui seul l'absolution. Ensuite, frappé de l'horreur
de ce meurtre et ne se croyant pas lui-même en sûreté, il se retira
à Clairvaux, d'où il écrivit à Geoftroi de Chartres, légat du Saint-
Siège, une lettre où il lui raconte ce funeste accident, le priant de
1 Orderic Vital, 1. 13, p. 895 et 896.
308 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
se rendre à Clairvaux pour délibérer ensemble sur les moyens d'en
prévenir les suites. Geofïroi vint à Clairvaux suivant cette lettre, et,
par son autorité de légat, manda aux archevêques de Reims, de
Rouen, de Tours et de Sens, et à leurs suffragants, de se rendre à
Jouarre, dans le diocèse de Meaux, pour y tenir un concile. Comme
les prélats y étaient assemblés, ils reçurent une lettre de Hugues,
évéque de Grenoble, successeur de saint Hugues, et de Guigues,
prieur de la Chartreuse, qui les exhortaient à faire justice du meur-
tre do Thomas ; ce qu'ils firent, en frappant d'excommunication les
coupables.
Comme on eut avis que Tarchidiacre de Paris, accusé de ce meur-
tre, s'était adressé au Pape, prétendant s'en justifier, saint Rernard
écrivit au Pape deux lettres, l'une en son nom, l'autre au nom de
l'évêque Etienne, afin qu'il ne se laissât pas surprendre. Jean, sous-
doyen d'Orléans, ayant été tué vers ce temps par les émissaires de
l'archidiacre de la même ville, saint Rernard écrivit au Pape de
nouveau, l'excitant à faire une sévère justice de ces meurtres redou-
blés. Pierre le Vénérable, abbé de Clugni, lui écrivit dans le même
sens. Le pape Innocent le fit par une constitution adressée aux ar-
chevêques de Reims, de Rouen, de Tours et à leurs suffragants, où
il fait mention des deux meurtres de Thomas et d'Archambaud,
confirme ce que les prélats avaient ordonné dans le concile de
Jouarre, et ajoute : Mais, parce que votre sentence nous paraît trop
modérée, nous voulons de plus que, partout où les meurtriers se-
ront présents, on ne célèbre point l'office divin, et que, si quelqu'un
les protège et les favorise, il soit excommunié. Nous ordonnons en-
core que Thibaud Notier (l'archidiacre de Paris) et les autres soient
privés des bénéfices qu'ils ont acquis ou conservés par les crimes de
leurs parents*.
Après le départ de l'empereur Lothaire, le pape Innocent, ne se
trouvant plus en sûreté à Rome, était revenu à Pise ; sur quoi saint
Rernard écrivit à cette ville, pour la féliciter du secours et de la re-
traite qu'elle donnait au Pape, ce qui relevait en quelque manière
à la dignité de Rome ^. Innocent II convoqua à Pise un concile gé-
néral pour le commencement de l'année 1134;. Saint Rernard y fut
nommément appelé. Il se mit en route; mais ce ne fut pas sans peine
qu'il put arriver jusqu'à cette ville. Le long du chemin, les popula-
tions l'arrêtaient pour l'entendre, pour le voir, pour jouir des béné-
dictions de sa présence. Les Milanais surtout recouraient à ses con-
seils. Abandonnés de Conrad, qu'ils avaient reconnu pour roi et
1 Bernard. episL 158, 159, 161. Innocent, epist. 17. — 2 Bern. epist. 130.
à 1153 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 309
encouragés par Texeniple des républiques voisines, ils aspiraient à
se réconcilier avec le Pape et à se soumettre à Lothaire. C'est à saint
Bernard qu'ils confièrent cette double mission ; mais la proximité
du concile le força d'ajourner son voyage à Milan, et il leur écrivit
la lettre suivante : A ce que je vois par vos lettres, ^e jouis cbez vous
de quelques sentiments de bienveillance. Comme je n'ai rien qui me
les fasse mériter, je m'assure que c'est Dieu qui vous les inspire. Je
suis très-sensible aux bontés d'une ville illustre et puissante, et je
les cbéris infiniment, surtout dans un temps où je la vois avec sa-
tisfaction renoncer au schisme et rentrer dans le sein de sa mère.
Après tout, s'il m'est honorable, à moi vil et abject, d'être choisi
par une ville fameuse pour être le médiateur d'un si grand bien, il
n'est pas moins honorable à vous de vous laisser persuader la paix
et la concorde avec vos voisins, par un tel négociateur, vous que tout
le monde sait avoir été attaqués vainement par plusieurs villes con-
fédérées. Je vais donc en diligence assister au concile; après cela je
compte repasser chez vous et vérifier si j'ai auprès de vous tout le
crédit dont vous me flattez. Et s'il est tel, plaise à celui qui en est
l'auteur de me donner un succès favorable * !
Cependant l'ouverture du concile fut retardée par des causes que
l'histoire n'a point éclaircies. Il s'éleva quelque mésintelligence en-
tre Innocent II et le roi de France, Louis le Gros, qui empêcha les
évêques de son royaume de se rendre à Pise. Pour lever ces obsta-
cles, saint Bernard, le médiateur universel, écrivit au roi en ces
termes : Les royaumes de la terre et leurs droits demeurent saints et
intacts à leurs maîtres, alors qu'ils ne résistent point aux ordon-
nances et aux dispositions divines. Pourquoi donc, seigneur, votre
fureur s'allume-t-elle contre l'élu de Dieu, celui-là même que Votre
Sublimité a choisi de préférence pour votre père à vous-même, et,
de plus, pour Samuel à votre fils ? L'indignation royale s'arme, non
pas contre des étrangers, mais contre soi-même et contre les siens.
Hélas ! son procédé ne prouve que trop ce que dit l'Écriture : La
colère de l'homme n'opère point la justice de Dieu 2. Elle l'aveugle
en effet jusqu'à lui ôter la vue du danger où tout le monde voit
qu'elle expose ses intérêts, sa grandeur, son salut ; qu'elle le rend
insensible à sa perte. On assemble un concile. Qu'y a-t-il en cela de
préjudiciable à la gloire de Votre Majesté et au bien du royaume ?
Au contraire, on publiera avec éloge, dans cette assemblée générale
de l'Église, son zèle ardent pour la religion. On y apprendra que le
roi de France est le premier ou l'un des premiers qui ait eu la piété
Bern. epist. 133. — « Jacob., 1, 20.
310 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
et le courage de défendre sa mère contre la violence de ses persécu-
teurs. Là^ toute la chrétienté réunie vous rendra mille actions de
grâces, fera mille vœux et pour vous et pour les vôtres. Pour peu
qu'on soit sensible aux maux de l'Église, on ne peut ignorer qu'un
concile soit nécessaire pour y remédier. Mais, dira-t-on, les cha-
leurs sont excessives, nos corps sont-ils de glace ? disons plutôt que
ce sont nos cœurs. Hélas ! comme dit le prophète, nul n'a pitié de
la désolation de Joseph *. Je me réserve à vous en entretenir dans
un autre temps, A l'heure qu'il est, souffrez que le dernier de vos
sujets, par sa condition, non pas par sa fidélité, vous déclare qu'il
ne vous est pas avantageux de mettre des entraves à un bien néces-
saire. J'ai de fortes raisons pour le dire à Votre Excellence, et je les
rapporterais ici, si je ne savais qu'un simple ^avertissement suffit à
l'homme sage. Après tout, si Votre Altesse est mal satisfaite de la
conduite rigoureuse que le Siège apostolique a tenue à son égard,
vos fidèles serviteurs qui assisteront au concile travailleront à faire
révoquer ce qui est révocable, ou à trouver un tempérament conve-
nable à votre dignité. De notre côté, nous ne nous épargnerons pas,
si nous pouvons quelque chose 2.
Le simple avertissement de saint Bernard eut son effet. Les évê-
ques français vinrent se réunir à un nombre considérable de pré-
lats de tout l'Occident, et le concile s'ouvrit le 30 mai 4134., sous la
présidence du souverain Pontife. Malheureusement nous n'avons
pas les actes de ce concile ; on sait seulement qu'il s'y trouva des
évoques et des abbés d'Espagne, de Gascogne, d'Angleterre, de
France, de Bourgogne, d'Allemagne, de Hongrie, de Lombardie et
de Toscane. Les ambassadeurs de Léopold, margrave d'Autriche,
y offrirent à saint Pierre et au pape Innocent le monastère de Clos-
terneubourg, que leur maître venait de fonder ^. En ce concile, on
excommunia de nouveau Pierre de Léon et on déposa ses fauteurs,
sans espérance de rétablissement. On y déposa également Alexandre,
usurpateur de l'évêché de Liège, qui mourut de chagrin peu de
temps après qu'il eut appris cette nouvelle. Enfin le pape Innocent
y confirma la déposition d'Anselme V, archevêque de Milan, déjà
précédemment excommunié et que les Milanais avaient chassé l'année
précédente 1133, pour reconnaître le Pape légitime. Le concile fit
aussi plusieurs canons *.
L'âme de cette assemblée fut saint Bernard. Il assistait à toutes
les délibérations, dit son biographe, qui était présent. Il était révéré
1 Amos, 6, 6. — 2 S. Bernard, epist. 255.-3 Conciles de Mansi, t. 21, p. 489
et 490. — 4 Baron, et Pad.
à Hb3 de l'ère chr.] DE L'ÉGLTSE CATHOLIQUE. - 311
de tout le monde, et on voyait les évêques attendre à sa porte. Ce
n'était pas le faste qui le rendait de difficile accès, c'était la multi-
tude de ceux qui voulaient lui parler, en sorte que, malgré son
humilité, il semblait avoir toute l'autorité du Pape ^
Après le concile de Pise, le Pape envoya saint Bernard à Milan,
où il était tant désiré, et avec lui deux cardinaux. Gui, évêque de
Pise, et Matthieu, évêque d'Albane, pour réconciher à l'Église les
Milanais et les absoudre du schisme où leur archevêque Anselme les
avait engagés. Saint Bernard fit trouver bon aux deux cardinaux de
mener avec eux GeofFroi, évêque de Chartres, dont il avait reconnu
le mérite en plusieurs occasions.
Ils étaient à peine descendus des Apennins, rapportent les au-
teurs de cette époque, que tout Milan se leva pour aller au-devant
de l'homme de Dieu; les nobles, les bourgeois, les uns à cheval, les
autres à pied, les riches, les pauvres quittèrent leurs habitations,
comme s'ils eussent déserté la ville, et, marchant par troupes, ils
allaient au-devant du serviteur de Dieu avec une incroyable révé-
rence. Tous, transportés de joie à son aspect, s'estimaient heureux
d'entendre le son de sa voix. Ils lui baisaient les pieds; et, bien
qu'il s'en défendît autant que possible, il ne put les empêcher en
aucune façon de se jeter à ses genoux et de se prosterner devant
lui. Ils arrachaient les fils de ses vêtements pour servir de remèdes à
leurs maux, persuadés que toutes les choses qu'il avait touchées
étaient saintes et pouvaient contribuer à leur sanctification.
La foule qui le précédait, comme celle qui le suivait, dit Ernald,
faisait retentir l'air de cris de joie et d'acclamations vives et conti-
nuelles, jusqu'à son entrée dans la ville, où, après avoir été long-
temps retenu dans la presse, il parvint enfin au logis honorable
qu'on lui avait préparé.
Mais quand on en vint à traiter publiquement de l'affaire pour la-
quelle le serviteur de Dieu et les cardinaux s'étaient rendus à Milan,
la ville entière, oubliant ses rancunes et ses prétentions anciennes, se
soumit de telle sorte au saint abbé, qu'on pouvait, à juste titre, lui
appUquer ces vers d'un poëte :
Quand il parle, tout cède et se rend à sa voix.
Nul ne peut, nul ne veut résister à ses lois 2.
La paix bientôt est affermie, l'église est réconciliée, et, par un
traité solennel, la concorde est rétablie entre les peuples divisés.
1 Ernald. Vita S. Bern., 1. 2, c. 2. — 2 Jussa sequi, tam velle rnihi, quamposse
necesse est.
iCiJL
312 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
Mais, ces affaires étant terminées, il en survint d'autres, d'un autre
genre.
Ere démon exerçant sa rage dans quelques énergumènes, on lui
opposa Tétendard de Jésus-Christ; et, au commandementdel'homme
de Dieu, effrayés et tremblants, les mauvais esprits s'enfuirent des
demeures qu'ils possédaient, chassés par une force et une puissatice
supérieures. C'était un nouvel emploi de ce saint légat, qui n'avait
point reçu d'ordre de la cour romaine sur ce sujet, mais qui, d'après
les lois divines et les règles de la foi, produisait, en témoignage de sa
mission, des lettres écrites avec le sang de Jésus-Christ et scellées du
sceau de la croix, dont la figure et le caractère font fléchir toutes les
puissances de la terre et des enfers.
Les auteurs du temps ajoutent : On n'a point ouï parler, de nos
jours, d'une foi pareille à celle de ce grand peuple, ni d'une vertu
comparable à celle de ce grand saint. Entre eux il n'y avait qu'une
humble et religieuse contestation, le saint attribuant la gloire des mi-
racles à la foi vive du peuple, et le peuple reportant cette gloire à
l'éminente sainteté du serviteur de Dieu, tous cependant ayant la
ferme créance qu'il obtenait de Dieu tout ce qu'il demandait.
On lui amena donc une femme connue de tout le monde, tour-
mentée depuis sept ans de l'esprit malin, le priant de la délivrer. Le
saint homme était confus de l'opinion qu'on avait de lui, et l'humilité
lui défendait d'entreprendre des choses extraordinaires; d'un autre
côté, il rougissait d'avoir moins de foi que ce peuple, et craignait
d'offenser Dieu en se défiant de sa toute-puissance ; enfin il s'aban-
donna au Saint-Esprit, et, s'étant mis en prière, il chassa le démon
et rendit la femme tranquille. Les assistants, transportés de joie et
levant les mains au ciel, rendirent grâces à Dieu, et, le bruit s'en étant
répandu par la ville, la mit toute en mouvement; on s'assemblait de
tous côtés, les travaux étaient suspendus, on ne parlait que de
l'homme de Dieu, on ne pouvait se rassasier de le voir ou de l'en-
tendre, on s'empressait pour le toucher ou recevoir sa bénédiction.
Une autre fois, on lui amena, en présence d'un grand nombre de
personnes, à l'église de Saint-Ambroise, une dame fort âgée et d'une
haute distinction. Le démon, qui la possédait depuis longtemps, l'a-
vait tellement suffoquée, qu'ayant perdu l'usage de la vue, de l'ouïe
et de la parole, grinçant les dents et étendant la langue comme la
trompe d'un éléphant, elle semblait plutôt un monstre qu'une femme.
Ses traits hideux, son aspect effrayant, son haleine épouvantable at-
testaient l'impureté de l'esprit qui obsédait son corps *.
1 Ernald. Vif a S. Bern., 1. 2, c. 3.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 313
Après que le serviteur de Dieu Teut regardée, il connut que le
diable lui était profondément attaché et incarné, et qu'il ne sortirait
pas facilement d'une maison dont il était depuis si longtemps le
maître. C'est pourquoi, se tournant vers le peuple qui s'était porté
en grande foule à l'église, il recommanda qu'on priât Dieu avec fer-
veur ; et, environné des ecclésiastiques et des religieux qui se tenaient
près de lui au bas de l'autel, il ordonna de faire avancer cette femme
et de la tenir d'une main ferme. La misérable résistait; poussée par
une force surhumaine et diabolique, elle se débattait, avec d'horribles
convulsions, au milieu de ceux qui la regardaient, leur donnant des
coups et frappant du pied le serviteur de Dieu, qui demeura calme
et doux, sans s'inquiéter de l'audace du démon. 11 monta humble-
ment à l'autel et commença la célébration du saint sacrifice. Mais
toutes les fois qu'il faisait le signe de la croix sur l'hostie consacrée,
il se tournait vers la femme et lui appUquait la vertu du même signe,
et chaque fois l'ennemi témoignait qu'il ressentait l'aiguillon de cette
arme puissante, par un redoublement de fureur, par la peine et la
rage qu'il manifestait.
L'Oraison dominicale étant achevée, le saint descend les marches
de l'autel pour combattre plus directement l'ennemi de Dieu. Met-
tant le corps sacré de Notre-Seigneur sur la patène, et le tenant sur
la tête de la femme, il parle en ces termes : Esprit méchant, voici
ton juge, voici la puissance souveraine ! Résiste maintenant, si tu
peux ! Le voici celui qui, devant souffrir la mort pour notre salut, a
dit : Le temps est venu où le prince de ce monde sera jeté dehors * !
Voici le corps sacré qui a été formé du corps de la Vierge, qui a été
étendu sur le bois de la croix, qui a été posé dans le sépulcre, qui
est ressuscité des morts, qui est monté au ciel, à la vue des disciples!
C'est par la puissance terrible de cette majesté adorable que je t'or-
donne, esprit malin, de sortir du corps de sa servante, et de n'avoir
jamais la hardiesse de la toucher !
Le démon, forcé de la quitter et ne pouvant demeurer davantage,
la tourmenta plus cruellement, faisant paraître d'autant plus de fu-
reur et de rage, qu'il lui restait moins de temps pour l'exercer. Le
saint père, retournant à l'autel, acheva la fraction de l'hostie salu-
taire, et donna la paix au diacre pour qu'il la transmît au peuple, et,
dans le même instant, la paix et la santé furent rendues à cette femme.
C'est ainsi, conclut le biographe contemporain, que Satan montra,
non par son témoignage libre, mais par sa fuite forcée, quelles sont
la vertu et l'efficacité des divins mystères !
* Joan., 11.
314 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
La femme qui venait de recouvrer Tusage de sa raison et de ses
sens rendit à Dieu de publiques actions de grâces, et, regardant le
saint abbé comme son libérateur, elle se jeta à ses pieds. Grande était
la clameur qui retentissait dans l'église; les fidèles de tout âge, de
tout sexe exprimaient leur admiration par des cris de joie et des
chants d'allégresse; les cloches sonnaient, le Seigneur était béni
d'une voix unanime, et la ville entière, transportée d'amour pour
saint Bernard, lui rendait, s'il est permis de le dire, des honneurs
au-dessus de la condition d'un mortel *.
Le bruit de ce qui se passait à Milan se répandit partout, et la ré-
putation de l'homme de Dieu courait par toute l'Italie ; partout on
publiait qu'il s'était élevé un grand prophète, puissant en œuvres et
en paroles, qui guérissait les malades et délivrait les énergumènes
par la vertu de Jésus-Christ.
Comme la foule, qui se tenait depuis le matin jusqu'au soir devant
sa porte, l'incommodait fort, à cause de la grande presse qui le suf-
foquait, il se mettait aux fenêtres de sa maison, et de là élevait ses
mains et bénissait le peuple. Il était venu beaucoup de monde des
villes et des bourgades voisines; tous, les étrangers aussi bien que
les habitants, couraient sans cesse sur les pas de l'homme de Dieu,
le suivant partout, avides de l'entendre, de le voir, d'être témoins de
ses merveilles 2, C'est ce que dit le biographe contemporain Ernald.
Un jour, dit le chroniqueur Herbert, comme le saint abbé se trou-
vait dans une vaste salle, entouré d'une multitude de personnes qui
se pressaient autour de lui, un homme d'une mise recherchée et d'un
extérieur honorable fit de singuliers efforts pour l'approcher, sans
pouvoir y réussir. Alors, se mettant sur ses pieds et ses mains, tan-
tôt rampant à terre, tantôt grimpant par-dessus les épaules de ceux
qui étaient devant lui, il parvint à fendre la foule, tomba aux genoux
de l'homme de Dieu et les couvrit de baisers. Le vénérable Rainald,
qui se tenait là tout près, et c'est de lui-même que je tiens ce fait, sa-
chant la peine que de pareilles démonstrations causaient à Bernard,
voulut mettre fin à cette scène; mais l'homme, toujours prosterné,
se tourna vers lui et lui dit à haute voix : Laissez-moi, laissez-moi
contempler et toucher ce serviteur de Dieu, cet homme vraiment
apostolique ; car, je vous le dis et je vous l'atteste dans la foi chré-
tienne, j'ai vu cet apôtre au milieu des apôtres de Jésus-Christ. Rai-
nald, frappé d'admiration, eût désiré de connaître plus à fond cette
vision ; mais le respect que lui imposait la présence de saint Bernard
ne lui permit pas d'en demander davantage. On conçoit cepen-
1 Ernald, L 2, c. 3, n. 13 et 14. — 2 ibid., n. 15.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 315
dant quelle impression cet incident dut laisser à la multitude *.
Le saint, ajoute Ernald, ne trouvait plus de repos, parce que tous
ceux qui étaient en peine trouvaient leur repos dans son labeur et
dans sa lassitude. Ceux qui sortaient de chez lui rencontraient d'au-
tres visiteurs qui venaient le voir, et c'était une succession non in-
terrompue de gens qui demandaient des grâces. Il rendit la santé à
une foule de personnes : aux uns, en leur donnant à boire de l'eau
bénite ; aux autres, par son seul attouchement, et, dans la même
ville, en présence de divers témoins, il obtint du Père des lumières
la puissance de rendre la vue à des aveugles, en faisant sur eux le
signe de la croix ^.
Au milieu de tant de merveilles, ce qu'il y avait de plus merveil-
leux, c'était l'humilité profonde avec laquelle ce saint homme exerça
cette sorte de toute-puissance que Dieu lui avait conférée pour Vé-
dification de son Église. 11 semblait complètement inaccessible à la
gloire, aux honneurs, aux respectsdont les témoignages lui arrivaient
de toutes parts, sourd et indifférent au bruit des applaudissements
du monde. Il ressentait d'ailleurs sans cesse dans sa chair des souf-
frances aiguës; il les chérissait, parce que sans cesse elles lui rappe-
laient la commune destinée des mortels, et qu'il savait, par l'expé-
rience du grand A pôtre, quela vertu se perfectionne dans les infirmités.
Chose admirable ! ce grand saint, depuis son entrée dans la vie
monastique, était toujours à la veille de mourir, et chacune de ses
actions semblait être le dernier effort d'une vie expirante. Languis-
sant et presque éteint, c'est pourtant ce corps fragile que la Provi-
dence employait à son gré et que le souffle divin faisait mouvoir nli-
raculeiîsement, en quelque sorte, pour régler les destinées de l'Eglise
et des empires !
Malgré ses visibles infirmités, saint Bernard eut à se défendre à
Milan, comme à Gênes, comme à Reims, contre les vœux d'une po-
pulation entière, qui le conjurait d'accepter la charge pastorale.
« Un jour, tous les fidèles, les magistrats et le clergé en tête, vin-
rent processionnellement jusqu'à sa demeure, pour le conduire for-
cément au siège archiépiscopal. Dans cette conjoncture, la résistance
n^était presque pas possible. Il chercha un expédient. Demain, leur
dit-il, je monterai à cheval et m'abandonnerai à la Providence. Si le
cheval me porte hors de vos murailles, je me regarderai comme libre
de tout engagement; mais s'il reste dans l'enceinte de la ville, je
serai votre archevêque. Le lendemain, en effet, il monte à cheval, et,
1 Herbert, L 2, c. 18. — 2 Ernald, 1. 2, c. 3, n. 18. Voy. aussi Ratisbonne, Hisi.
de S. Bern., loc. cit., p. 339 et suiv.
316 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII, — De 1125
partant au galop, il s'éloigne en toute hâte des murs de Milan '. »
Suivant les ordres du pape Innocent, il se rendit à Pavie et à Cré-
mone, pour réconcilier ces deux villes. Dans la première, il fut reçu
avec la même dévotion qu'à Milan, et fit encore plusieurs miracles.
Mais ceux de Crémone, enflés de quelques succès, ne voulurent point
profiter de sa médiation. Il vint une seconde fois à Milan, pour ache-
ver le bien qu'il y avait commencé. Il y fit tant de conversions, qu'il
y eut de quoi peupler un nouveau monastère de son ordre, qui fut
fondé dans le voisinage, l'année suivante 1135, et nommé Caravalle
ou Chère-Vallée. A la place de l'archevêque Anselme, schismatique
et déposé, on élut Ribald ou Robald, évêque d'Albe, dans le Mont-
ferrat, et le Pape rendit à Milart la dignité de métropole, qu'il lui avait
ôtée. Anselme, voulant rejoindre l'antipape Anaclet, fut pris par
les catholiques, et mourut vers la fin de l'année 2.
Cependant il s'éleva de nouveau quelque nuage entre le pape In-
nocent et les Milanais. Ceux-ci prétendaient que, comme successeur
de saint Ambroise, leur archevêque ne devait point prêter serment
d'obéissance au Pape, ni recevoir le pallium de sa main. Le nouvel
archevêque prit un moyen terme. Étant allé à Pise, il fit serment
d'obéissance, mais ne voulut pas recevoir le pallium, pour ne pas
trop indisposer son peuple. Le Pape, mécontent, penchait à user de
sévérité.
Saint Bernard, l'ayant remarqué dans une de ses lettres, lui écrivit
pour excuser le nouvel archevêque. De quel côté, disait-il, se tour-
nera ce prélat infortuné, banni du séjour délicieux de la ville de Cal-
dée (son ancienne ville épiscopale), condamné à vivre avec des bêtes
farouches? Veut-il vous obéir? il est exposé à des hommes cruels qui
le menacent de le dévorer, S'accommode-t-il au temps par une pru-
dente dissimulation? il encourt votre colère, plus formidable pour
lui que la rage des bêtes les plus féroces. Embarrassé de toutes parts,
il lui paraît encore plus supportable d'être sans diocésains que sans
chef; il préfère, avec justice, l'honneur de vos bonnes grâces à la
chaire de Milan. Saint Bernard conclut en priant le Pape d'attendre
encore une année, pour que le nouvel archevêque pût disposer peu à
peu son peuple. Peut-être que la ville de Milan pleurera son péché
et fera de dignes fruits de pénitence ^.
Après avoir ainsi conseillé au Pape la douceur et la patience, il
recommande l'humilité et l'obéissance aux Milanais par la lettre sui-
vante : Dieu vous traite en père et l'Église romaine a pour vous toute
* Annal. Cisterc, p. 265, n. 7. Landulph. Junior, Chronic. Ratisbonne, loc.
cit., p. 351. — 2 Pagi, an. 1134. — 3 s. Bernard, epist. 314.
à 1153 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 317
la tendresse d'une mère. Et que n'a-t-elle pas fait pour vous? Vous
avez souhaité qu'elle vous envoyât des députés d'une qualité distin-
guée, afin de faire honneur et à vous et «à Dieu même, dont ils sont
les ministres; elle l'a fait. Qu'elle confirmât l'élection unanime de
votre archevêque; elle l'a fait. Qu'elle vous accordât ce que les ca-
nons n'accordent que dans une extrême nécessité, d'ériger votre évê-
ché en métropole et de redonner à votre ville le titre d'archevêché,
dont elle était déchue; elle vous l'a accordé. Qu'on mît en liberté
vos prisonniers de guerre qui sont à Plaisance; je ne peux ni ne veux
le dissimuler, elle l'a fait encore. Enfin, dans quelle occasion cette
mère affectionnée a-t-elle refusé à sa fille, un seul moment, ce qu'elle
a pu raisonnablement lui accorder? Pour comble de bienfaits, elle
vous envoie le pallium, qui est la plénitude de la dignité et de la puis-
sance ecclésiastiques. Après cela, peuple illustre et fameux, souffrez
que je vous parle en ami sincère et zélé pour votre salut. Si Rome
a de la complaisance pour vous, cette complaisance n'aff'aiblit point
son pouvoir. Croyez-moi, n'abusez pas de ses bontés, de peur d'être
accablés de sa puissance.
Je lui rendrai, me direz- vous, la soumission que je lui dois; mais
je n'irai point au delà. A la bonne heure. Si vous le faites, vous lui
rendrez une soumission sans bornes. Rome a cette prérogative sin-
gulière, qu'étant le siège du chef des apôtres elle a la plénitude de
puissance sur toutes les églises du monde, en sorte que c'est résister
à l'ordre de Dieu que de lui résister. Elle peut, quand elle le juge à
propos, créer des évêchés, leur donner des prééminences ou les leur
ôter ; ériger un simple évêché en métropole, réduire une métropole
en simple évêché. Elle peut citer les personnes de la plus haute
dignité, autant de fois qu'elle le croit nécessaire; et, s'il s'en trouve
de rebelles, elle a des armes pour les châtier. Vous les avez éprou-
vées. Qu'ont produit votre rébellion et votre résistance ? où ont abouti
les mauvais conseils de vos faux prophètes ? quel avantage avez- vous
tiré d'un procédé dont vous rougissez ? Reconnaissez enfin une puis-
sance qui vous a privés si longtemps des honneurs de l'archiépisco-
pat. Quels défenseurs trouvâtes-vous contre sa juste sévérité, lorsque
vos excès l'obligèrent à vous dépouiller de vos anciens privilèges et
à retrancher à votre église tous ses suffragants ? Vous seriez même
aujourd'hui un corps défectueux et difforme, si sa clémence n'avait
modéré son pouvoir. Et qui l'empêchera de redoubler ses coups, si
vous l'irritez encore? Gardez-vous bien de retomber dans sa dis-
grâce, de peur de ne retrouver plus les mêmes facilités à l'apaiser.
Et si quelqu'un vous fait accroire que votre soumission ne se doit
point étendre à toutes choses, ou il est séduit, ou il veut vous séduire.
318 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
Vous p/avez que trop expérimenté la plénitude et l'étendue de l'au-
torité du Siège apostolique. Suivez plutôt mon avis, je ne suis point
un séducteur. Prenez le parti de l'obéissance et de la douceur. Dieu
se communique aux humbles ; la terre est le partage des esprits doux
et pacitîques. Maintenant que vous avez recouvré les bonnes grâces
de votre maîtresse et de votre mère, ménagez-les avec soin et méritez
par votre attachement qu'elle vous confirme vos privilèges et qu'elle
vous en accorde même de nouveaux *.
En travaillant à xéconcilier à l'Église toutes les villes et tous les
peuples d'Italie, le pape Innocent et saint Bernard avaient encore
pour but de réconcilier ces villes et ces peuples entre eux, et de faire
cesser les guerres particulières qui compromettaient la sûreté publi-
que. Ainsi plusieurs prélats de France, en revenant du concile de
Pise, furent attaqués et maltraités par des bandes en armes. Pierre
le Vénérable, abbé de Clugni, qui était avec eux, s'en plaignit en leur
nom au Pape, le priant d'exercer en cette occasion toute la sévérité
de sa justice 2. Quant à saint Bernard, il revint en France d'une ma-
nière bien différente. Comme il passait les Alpes, les pâtres descen-
daient du haut des rochers et lui demandaient de loin sa bénédic-
tion ; puis, gravissant les montagnes, ils retournaient à leurs trou-
peaux, se réjouissant de l'avoir vu et de ce qu'il avait étendu la main
sur eux.
Arrivant à Clairvaux, il fut reçu par ses frères avec une joie sainte
qui éclatait sur leurs visages, mais sans préjudice de la gravité et de
la modestie religieuses. Il ne trouva rien de dérangé dans sa com-
munauté après une si longue absence : ni plaintes à écouter, ni diffé-
rends à apaiser; l'union s'y était conservée parfaite.
Le monde, qui ne voit de la vie religieuse que les mortifications
extérieures, tel qu'un passant qui ne verrait d'un parterre que la
haie d'épines qui l'entoure, ne soupçonne même pas la joie sainte, la
mutuelle et surnaturelle affection qui règne dans les communautés
ferventes. Nous en avons vu la preuve dans les saints religieux de la
Chartreuse, qui eurent tant de peine à supporter l'absence de saint
Bruno, leur père. Il semblait qu'on leur eût enlevé leur cœur et
leur âme. La même amitié du ciel se voit entre Bernard et ses frères
de Clairvaux. Lorsque tant d'églises illustres le suppliaient d'être
leur pasteur, le saint n'y acquiesçait pas; mais il ne leur résistait pas
non plus avec insolence ni avec dédain; il leur disait qu'il n'était
pas maître de lui-même, mais attaché au service de ses frères. Et
quand les frères apprenaient cette réponse du saint, ils répondaient
* S. Bern. epist. 131. — 2 Petr. Clun., 1. ],epist. 27.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'EGLISE CATHOLIQUE. 319
de leur côté : Nous avons vendu tout ce que nous possédions pour
acheter cette perle précieuse que nous avions trouvée; aujourd'hui
nous ne pouvons plus rentrer dans les biens que nous avons vendus.
Si donc nous perdions et le prix que nous avons donné et la chose
que nous avons acquise, si nous étions privés et de nos biens et de
notre perle, nous serions bien déçus dans nos espérances, et, comme
les vierges folles, après avoir répandu notre huile, nous serions con-
traints d'en aller mendier ailleurs. Les bons religieux firent plus, ils
obtinrent une lettre du souverain Pontife, pour qu'on ne pût leur
ravir l'objet de leur joie, et pour que la consolation des autres ne
devînt pas leur affliction *.
Quand Bernard fut revenu à Clairvaux, ceux dont il prenait con-
seil, savoir, ses frères et le prieur Geoffroi, depuis évêque de Lan-
gres, lui représentèrent que le monastère ne pouvait plus suffire à
une communauté si nombreuse, et qu'il était bâti dans un lieu trop
resserré pour pouvoir l'étendre, et ils lui en montraient un plus com-
mode. Le saint abbé leur dit : Vous voyez que cette maison a été
bâtie à grands frais; si nous l'abattons, les gens du monde nous ac-
cuseront de légèreté, ou diront que les richesses nous font tourner
la tète, quoique nous ne soyons pas riches; car vous savez que nous
n'avons point d'argent, et, par conséquent, il y aurait de la témérité,
selon l'Évangile, à entreprendre un bâtiment. Ils répondirent : Cela
serait bon, si, depuis que notre maison est achevée. Dieu avait cessé
d'y envoyer des habitants ; mais, puisqu'il augmente tous les jours
son troupeau, il faut chasser ceux qu'il envoie, ou pourvoir à leur
logement ; et il ne faut pas douter qu'il n'en prenne soin lui-même.
L'abbé se rendit ; et, le projet du nouveau bâtiment étant devenu
public, ThibaUd, comte de Champagne, donna de grandes sommes
pour cet efïet, et en promit encore plus ; les évéques voisins, les no-
bles, les riches marchands y contribuèrent volontairement et avec
joie : les moines travaillèrent eux-mêmes avec les ouvriers à tailler
les pierres, à maçonner, à couper le bois, à amener Teau de la ri-
vière par des canaux : ainsi ce grand ouvrage fut achevé beaucoup
plus tôt qu'on ne Fespérait 2.
Saint Bernard ne demeura pas longtemps à Clairvaux après son
retour d'Italie. Geoffroi, évêque de Chartres, légat du pape Innocent
en Aquitaine, le demanda et l'obtint, pour lui aider à délivrer cette
province du schisme où Gérard d'Angoulême l'avait engagée. Ber-
nard y consentit, et promit de faire ce voyage après qu'il aurait établi
Tabbaye de Buzai, nouvellement fondée par Ermengarde, comtesse
1 Ernald, 1. 2, c. 4, n. 27. — 1 Ibid., c. 5.
320 ■ HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 3125
de Bretagne, qui s'y fit elle-même religieuse. Ainsi que nous Tavons
vu^ Bernard avait déjà fait un premier voyage en Aquitaine avec Jos-
celin, évêque de Soissons, par ordre du pape Innocent, lorsqu'il
était en France, c'est-à-dire en US!. Ils vinrent jusqu'à Poitiers
pour conférer avec le duc et avec l'évêque d'Angoulême ; mais cette
entrevue fut sans effet ; l'évêque Gérard s'emporta contre le pape In-
nocent, et anima si furieusement son clergé, que dès lors ils commen-
cèrent à persécuter ouvertement les catholiques au point qu'après
le départ de saint Bernard le doyen de Poitiers brisa l'autel où il
avait célébré la messe.
Le duc d'Aquitaine, seul appui du schisme de deçà les Alpes, était
Guillaume, neuvième du nom, né l'an 1099, qui succéda, l'an 1127,
à Guillaume VIII, son père. Il reconnut d'abord le pape Innocent,
puis il se laissa entraîner dansle schisme par l'évêque d'Angoulême.
Il était violent, mais non pas sans religion. Ayant insulté les moines
de Saint-Jean d'Angely, le jour de la Saint-Jean, lorsqu'ils célébraient
l'office, et enlevé les offrandes, il leur en fit réparation en plein cha-
pitre; puis, en leur présence et en celle de ses barons, il alla à l'église,
pieds nus, des verges à la main ; et, prosterné à terre devant l'autel,
il se reconnut coupable, et, pour réparation, fit au monastère une
donation considérable, dont l'acte est daté de l'an 1131, et du ponti-
ficat d'Anaclet. Du consentement de ce prince, Gérard s'était em-
paré de l'archevêché de Bordeaux, sans toutefois quitter l'évêché
d'Angoulême ; mais l'argent qu'il avait distribué à ses partisans
venant à se dissiper, et la vérité se reconnaissant de plus en plus, les
seigneurs commençaient à l'abandonner. Il demeurait donc dans les
lieux où il se croyait le plus en sûreté, et ne se trouvait pas volon-
tiers aux assemblées publiques.
Cependant on fit savoir au duc, par des personnes qualifiées qui
l'approchaient avec plus de liberté, que l'abbé de Clairvaux, l'évêque
de Chartres, d'autres évêques et d'autres hommes pieux demandaient
à conférer avec lui, pour traiter de la paix de l'Eglise ; et on lui
persuada de ne pas éviter cette entrevue, parce qu'il pourrait arri-
ver que ce qu'on croyait impossible deviendrait facile. On s'assembla
donc à Parthenai ; et on parla si fortement sur l'unité de l'Église et
sur le malheur du schisme, que le duc déclara qu'il pourrait consen-
tir à reconnaître le pape Innocent, mais qu'il ne pouvait se résoudre
à rétablir les évêques qu'il avait chassés de leurs sièges, parce qu'ils
l'avaient trop offensé, et qu'il avait juré de ne leur jamais accorder
la paix. On porta plusieurs paroles de part et d'autre ; et comme la
négociation tirait en longueur, saint Bernard eut recours à des ar-
mes plus puissantes, et s'approcha de l'autel pour offrir le saint sa-
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 321
crifice. Ceux qui pouvaient y assister, c'est-à-dire les catholiques,
entrèrent dans Téglise : le duc, comme étant d'une autre commu-
nion, c'est-à-dire schismatique, attendait à la porte.
La consécration étant faite et la paix donnée au peuple, Bernard,
poussé d'un mouvement plus qu'humain, mit le corps de Notre-
Seigneur sur la patène, le prit en sa main, et, ayant le visage en-
flammé et les yeux étincelants, il s'avança dehors, non plus en sup-
pHant, mais en menaçant, et adressa au duc ces paroles terribles :
Nous vous avons prié, et vous nous avez méprisés ! Voici le Fils de
la Vierge qui vient à vous, le chef et le Seigneur de l'Église que vous
persécutez ! Voici votre juge, au nom duquel tout genou fléchit au
ciel, sur la terre et aux enfers : votre juge, entre les mains duquel
votre âme viendra ! Le mépriserez- vous aussi ? Le mépriserez-vous
comme vous avez méprisé ses serviteurs ?
A ces mots, tous les assistants fondaient en larmes et, priant avec
ferveur, attendaient l'issue de cette action, dans l'espérance de voir
quelque coup du ciel. Le duc, voyant l'abbé s'avancer transporté de
zèle et portant en ses mains le corps de Notre-Seigneur, fut saisi d'é-
pouvante, et, tremblant de tout son corps, il retomba à terre comme
hors de lui. Ses gentilshommes l'ayant relevé, il retomba sur le vi-
sage. Il ne parlait à personne, ne voyait personne: sa salive coulait sur
sa barbe, il poussait de profonds soupirs et semblait frappé d'épilepsie.
Alors le serviteur de Dieu s'approcha plus près de lui ; et, le pous-
sant du pied, lui commanda de se lever, de se tenir debout et d'é-
couter le jugement de Dieu. Voilà, dit-il, l'évêque de Poitiers que
vous avez chassé de son église. Allez vous réconcilier avec lui, donnez-
lui le baiser de paix, et reconduisez-le vous-même à son siège ; ré-
tablissez l'union dans tous vos États, et soumettez-vous au pape In-
nocent, comme fait toute l'Église. Le duc n'osa rien répondre ; mais
il alla aussitôt au-devant de l'évêque, le reçut au baiser de paix, et,
de la même main dont il l'avait chassé de son siège, il l'y remena, à
la grande joie de toute la ville. Le saint abbé, parlant ensuite au duc
plus familièrement et plus doucement, Tavertit en père de ne plus
se porter à de telles entreprises, de ne plus irriter la patience de Dieu
par de tels crimes, et de ne violer en rien la paix qui venait d'être faite.
Ainsi la paix fut rendue à toutes les églises d'Aquitaine : Gérard
seul persévéra dans le mal ; mais la colère de Dieu éclata bientôt sur
lui. Onle trouva mort dans son lit, le corps extrêmement enflé, et il
périt ainsi sans confession et sans viatique. Ses neveux l'enterrèrent
dans une église, d'où ensuite l'évêque de Chartres le fit tirer et jeter
ailleurs. On chassa aussi de l'éghse de Poitiers ses neveux, qu'il y
avait élevés aux dignités ; on chassa toute sa famille, et tous
XV. 21
l
392 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.- De 112&
allèrent porter leurs plaintes inutiles dans les pays étrangers *.
L'évêque de Chartres, Geoffroi, donna des preuves singulières de
son désintéressement en ce voyage^ et, pendant tout le temps de sa
légation, qui dura plusieurs années, il vécut toujours à ses dépens.
Un prêtre lui ayant présenté un jour un esturgeon, il ne voulut l'ac-
cepter qu'à la charge d'en rendre le prix, que le prêtre reçut malgré
lui et en rougissant. Geoffroi étant dans une ville, la dame du lieu
lui offrit, par dévotion, un essuie-main avec deux ou trois assiettes
fort belles, mais qui n'étaient que de bois. L'évêque les regarda
quelque temps et en fit l'éloge, mais on ne put lui persuader de les
prendre ^.
Depuis sa réconciliation avec l'Église, le duc Guillaume d'Aqui-
taine fut un autre homme. Il s'appliqua sérieusement à expier ses
fautes passées. Dans son testament, qu'il fit en présence de l'évêque
de Poitiers, il témoigne un grand regret de ses péchés, s'abandonne
entre les mains de Jésus- Christ, et déclare qu'il veut le suivre en re-
nonçant à tout pour son amour ; il recommande ses filles au roi de
France, et lui offre en mariage, pour son fils, sa fille Éléonore, avec
l'Aquitaine et le Poitou pour dot ^. Après avoir ainsi réglé ses af-
faires, le duc Guillaume IX fit un pèlerinage à Saint-Jacques en Ga-
lice, et, après avoir reçu le saint viatique, mourut devant l'autel de
Saint-Jacques, le vendredi 9™^ d'avril 1 137, à l'âge de trente-huit ans*.
Après avoir ainsi pacifié l'Allemagne, l'Italie et la France, saint
Bernard retourne àClairvaux,plein de joie. Se trouvant alors un peu
de repos et de loisir, il prend d'autres occupations. Il se retire seul
dans une petite loge couverte de feuillages de pois, résolu de s'em-
ployer à la méditation des choses divines. Le premier sujet qui se
présente à lui est le Cantique des cantiques, qui ne respire que Ta-
mour céleste et les délices des noces spirituelles. Ses méditations sur
ce livre divin. produisirent les sermons qu'il en fit à ses frères, et
qu'il commença pendant l'A vent de l'année 1435. Il les continua
l'année suivante, et parlait souvent plusieurs jours de suite ; mais il
était souvent interrompu par les affaires et par les visites, qui l'obli-
geaient même à finir plus tôt qu'il ne voulait. Il prononçait quel-
quefois ces sermons sur-le-champ : les novices y assistaient, mais
non les frères convers,et il marque souvent que ses auditeurs étaient
instruits des saintes Écritures. L'heure de ces sermons était le matin
avant la messe et le travail manuel, ou bien le soir. Saint Bernard
fit ainsi les vingt- trois premiers pendant Tannée H36 et la suivante,
i Ernald, 1. 2, c. 6. — 2 Bern., De consid., 1. 4, c. 6, n. 14. — * Annal. Cis-
terc, t. 1, p. 305, n. 4. — * Orderic Vital, L 13, an. 1137.
à 11S3 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 323
jusqu'à son troisièmevoyage de Rome. Voici comment il commence
le premier: Il vous faut dire, mes frères, d'autres choses qu'aux gens
du siècle, ou du moins d'une autre manière ; eux ont besoin de lait,
suivant l'Apôtre, et vous, de viande solide. Il observe ensuite qu'ils
sont suffisamment instruits des deux autres livres de Salomon, les
Proverbes et VEcclésiaste.
Un autre Bernard, chartreux de la maison des Portes, près de
Belley, avait demandé au saint abbé quelque ouvrage spirituel, et il
s'en défendait depuis longtemps, craignant de ne pouvoir rien faire
qui fût digne de ce pieux solitaire. Enfin il lui promit les premiers
de ses sermons sur le Cantique, par une lettre où il lui dit entre
autres : Vous êtes pressant dans vos demandes, je suis obstiné dans
mes refus. Mais si je vous refuse, je ne vous en considère pas moins,
je cherche seulement à ménager ma réputation. Que nesiiis-je ca-
pable de quelque production digne de vous ! Ah ! pourrais-je alors
refuser quelque chose à une personne pour qui je sacrifierais ma
propre vie, à un ami intime, à un cher et tendre frère, que j'aime en
Jésus-Christ de toute l'étendue de mon cœur? Mais je n'ai ni l'esprit
ni le loisir de faire ce que vous voulez. Il ne s'agit pas d'un ouvrage
aisé et qui ne coûte aucun travail. Si cela était, vous auriez moins
d'empressement à me le demander, vous ne m'en écririez pas si sou-
vent dans des termes vifs et pressants. Tant d'ardeur et de vivacité
m'ont rendu circonspect à m'engager. Pourquoi cela? de peur de mal
payer votre attente et de vous donner un rien, au lieu des grandes
choses que vous attendez. C'a été jusqu'ici le motif de ma crainte et
de mon refus. Peut-on trouver étrange que je n'ose donner ce que
j'ai honte de montrer ? Oui, je l'avouerai, c'est à regret que je donne
cet ouvrage, persuadé de son inutilité, et qu'il n'est propre qu'à faire
voir le peu de génie de son auteur. Comment se résoudre à donner
ce qui ne peut ni faire honneur à qui donne, ni profiter à qui re-
çoit?... Mais pourquoi tant de raisons ? N'êtes-vous pas vous-même
tout disposé à m'excuser? Je consens donc que vos yeux vous con-
vainquent, je cède à vos importunités ; et, pour vous ôter tout
soupçon, je vous fais voir ce que je puis. Après tout, c'est un ami à
qui j'ai affaire, je ne garde plus de mesure ; j'oublie, pour le con-
tenter, que je commets une espèce de folie. Je fais donc transcrire
quelques sermons que j'ai composés depuis peu sur le Cantique des
cantiques ; et, quoique je ne les aie point encore fait paraître, je vous
les enverrai au premier jour *.
Le pape Innocent ayant connu le mérite de Bernard des Portes,
1 s. Bernard, epist. 153.
324 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
le choisit pour un évêché de Lombardie. Saint Bernard écrivit à ce
sujet au Pape la lettre suivante : J'ai ouï dire, très-saint Père, que
vous appelez aux pénibles fonctions de Tépiscopat, Bernard des
Portes, religieux chéri de Dieu et des hommes. Je le crois sans peine.
Il est digne de votre apostolat de mettre au jour une lumière cachée,
de ne permettre pas qu'un homme capable de donner la vie aux au-
tres se contente de l'avoir pour lui. Jusqu'à quand ce flambeau plein
d'ardeur et de lumière sera-t-il caché sous le boisseau? Qu'il brille,
qu'il brille, qu'il soit élevé sur le chandelier de l'Église, j'y consens;
mais que ce soit dans un lieu où les vents ne soufflent pas avec trop
de violence, de peur qu'il ne s'éteigne. Qui n'a pas ouï parler de
l'insolence et de l'humeur inquiète du peuple de Lombardie ? Qui en
est instruit comme vous? Vous savez mieux que moi combien le dio-
cèse où vous l'appelez est déréglé et difficile à gouverner. Que fera,
je vous prie, au milieu d'une nation farouche, turbulente, séditieuse,
un jeune religieux d'une santé déjà usée, accoutumé au repos de la
solitude ? Comment accommoder tant de sainteté avec tant de mé-
chanceté, tant de simplicité avec tant de duplicité? Ayez la charité
de le réserver pour un lieu plus convenable, pour un peuple qu'il
puisse gouverner utilement, afin de ne pas perdre, par trop de pré-
cipitation, le fruit qu'il est en état de produire dans une saison plus
propre *.
Le Pape suivit le conseil que le saint abbé lui donnait d'une façon
si charmante dans cette lettre. Bernard des Portes fut promu à l'é-
vêché de Belley ; mais, après quelques années, il le quitta pour re-
venir à sabien-aimée Chartreuse.
En ce temps, on vit un exemple mémorable de pénitence dans un
gentilhomme du Languedoc. Il se nommait Pons, seigneur de Laraze,
château imprenable, dans le diocèse de Lodève. Il était distingué
par sa noblesse, ses richesses, son esprit, sa valeur; mais, n'ayant
pour règle de conduite que ses passions, il était incommode à plu-
sieurs de ses voisins. Il surprenait les uns par ses discours artificieux,
il forçait les autres par les armes, et dépouillait de leurs biens tous
ceux qu'il pouvait, n'étant occupé nuit et jour que de brigandages.
C'était son vice dominant, entre plusieurs autres. A la fin, touché
de Dieu, il rentra en lui-même ; et, après y avoir bien pensé, il ré-
solut de quitter le monde et de passer le reste de sa vie en pénitence.
Il en fit confidence à sa femme, la priant instamment d'en faire de
même. La dame, dont le cœur était aussi noble que la naissance, y
consentit volontiers. Seulement elle le pria de pourvoir à leurs en-
* S. Bernard. e/)î5f. 155.
1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. • 32S
fants; car ils avaient un fils et une fille. Il le fit, et mit la mère et la
fille au monastère de Drinone, avec une grande partie de son bien,
et son fils à Saint-Sauveur de Lodève.
Ses voisins et ses amis, surpris de sa conduite, étant venus le trou-
ver pour en apprendre le motif et le but, il ne leur dissimula rien.
Il fit plus : comme il était fort éloquent, quoique sans lettres, il pro-
fita de roccasion, il leur parla si fort du mépris du monde et des
avantages de la pénitence, que quelques-uns en furent touchés, et
que six d'entre eux se joignirent à lui, promettant de ne s'en séparer
ni à la vie ni à la mort. Pons de Laraze, ainsi affermi dans sa réso-
lution, fit publier qu'il mettait en vente tous ses biens. Il y vint des
acheteurs de toutes sortes, gentilshommes, paysans, clercs et laïques.
Et quand ils eurent employé tout leur argent, comme il restait encore
bien des choses à vendre, Pons déclara qu'il prendrait en payement
toutes sortes de bestiaux et de fruits, dont les hommes se nourris-
saient : ainsi il en amassa une grande quantité. Son dessein était de
les donner aux pauvres ; mais il comprit qu'il fallait commencer par
faire restitution. Il envoya donc publier par tous les marchés et toutes
les éghses de la province, que tous ceux à qui Pons de Laraze devait
quelque chose ou avait fait quelque tort, se trouvassent au village de
Pégueroles, le lundi de la semaine sainte ou les deux jours suivants,
et que chacun serait satisfait.
Le dimanche des Rameaux, à Lodève, après la procession et la
lecture de l'évangile, l'évêque et son clergé étant sur une estrade
dressée exprès dans la place, au miUeu du peuple, Pons se présenta
avec ses six compagnons; il était en simple tunique et nu-pieds, ayant
une hart au çou, par laquelle un homme le menait comme un cri-
minel, le fustigeant continuellement avec des verges, car il l'avait
ainsi ordonné. Étant arrivé devant l'évêque, il demanda pardon à
genoux, et lui donna un papier qu'il tenait à la main, et où il avait
fait écrire tous ses péchés, priant instamment qu'on le lût devant
tout le peuple. L'évêque, voulant lui en épargner la honte, le défen-
dit d'abord; mais Pons l'en pressa tant, qu'il l'obtint. Pendant qu'on
lisait sa confession, il se faisait frapper avec des verges, demandant
toujours qu'on frappât plus fort, se confessant coupable de tous ces
crimes, et arrosant la terre de ses larmes, qui attiraient celles de
tout le peuple. Tous l'admiraient, le respectaient, et priaient Dieu
de lui donner la persévérance. Sa confession fut même utile à plu-
sieurs, qui, par mauvaise honte, avaient caché leurs péchés, et qui,
animés par son exemple, eurent recours à là pénitence.
Le lendemain et les deux jours suivants, beaucoup de personnes
se trouvèrent à Pégueroles, pour demander ce qu'elles avaient perdu.
326 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
Pons, se jugeant lui-même, commençait par se jeter aux pieds de
chacun d'eux et leur demander pardon; puis il leur rendit ce qui
leur était dû, soit en bétail, soit en argent ou en autres choses
nécessaires à la vie, dont il avait fait provision ; en sorte qu'il leur
semblait retrouver les choses mêmes qu'ils avaient perdues. Ils s'en
retournaient donc chacun chez soi, le comblant de bénédictions, au
lieu des malédictions dont ils le chargeaient autrefois. Enfin, voyant
un paysan de ses voisins, il lui dit : Qu'attends-tu ? Que ne dis-tu
aussi de quoi tu te plains? Seigneur, dit le paysan, je n'ai aucune
plainte à faire contre vous ; au contraire, je vous loue et vous bénis,
parce que vous m'avez souvent protégé contre mes ennemis et ne
m'avez jamais fait aucun tort. Non, reprit Pons, je t'ai fait tort; mais
peut-être ne l'as-tu pas su. N'as-tu pas perdu ton troupeau de nuit,
en tel temps? C'est moi qui le fis enlever par mes gens. Je te prie de
me le pardonner et de prendre ces bêtes qui restent. Le paysan les
prit, comme venues du ciel, et s'en retourna avec joie, bénissant
Pons, qu'il appelait son bienfaiteur.
Après ces restitutions, Pons distribua aux pauvres ce qui lui res-
tait de bien, et partit avec ses six compagnons la nuit du jeudi au
vendredi saint, pour aller en pèlerinage, n'ayant chacun qu'un
simple habit, un bâton, une panetière, et marchant nu-pieds. Ils
allèrent d'abord à Saint-Guillaume du Désert, par un chemin très-
rude. Le lundi de Pâques, ils partirent pour aller à Saint-Jacques
en Galice, et firent ce voyage, vivant d'aumônes, sans rien garder
pour le lendemain. Là ils s'affermirent dans la résolution de se retirer
dans un désert et d'y vivre du travail de leurs mains; à quoi les
encouragea l'archevêque de Compostelle. Il voulait d'abord les rete-
nir dans son diocèse; mais, faisant réflexion qu'ils feraient peu de
fruit dans un pays dont ils ne savaient pas la langue, il leur conseilla
de retourner chez eux, les exhortant à persévérer dans leur sainte
résolution. Ils allèrent ensuite au Mont-Saint-Michel, à Saint-Martin
de Tours, à Saint-Martial de Limoges, à Saint-Léonard, et terminè-
rent leur voyage à Rodez.
Adémar, qui en était évêque, était un prélat vertueux et libéral,
qui, vers le même temps, donna des biens considérables pour la fon-
dation d'une abbaye, affiliée à l'ordre de Citeaux. Il reçut les sept
amis avec joie et respect, sachant que c'étaient des gentilshommes
connus et voisins; et le comte de Rodez, apprenant que Pons de
Laraze, son ancien ami, était à l'évêché, vint le voir et lui offrit tout
ce qui dépendait de lui pour l'exécution de son dessein. L'évêqueet
lui offrirent aux sept amis des villages et des églises abandonnées,
pour bâtir un monastère; mais eux fuyaient le commerce du monde
à 1153 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 327
et cherchaient les solitudes. Ils choisirent donc le lieu de Salvanès,
au diocèse de Lavaur, que leur donna un seigneur nommé Arnaud
du Pont; et ils commencèrent à y bâtir des cabanes de leurs propres
mains et à défricher la terre. Leur réputation vint aux oreilles des
évêques voisins de Lodève et de Béziers, ainsi que du peuple de ces
diocèses, d'où plusieurs personnes venaient les visiter et leur offrir
des présents.
Le pays étant affligé d'une grande famine, une multitude innom-
brable de pauvres vinrent à Salvanès, parce que ces pieux solitaires
exerçaient Faumône, Thospitalité et toutes les autres œuvres de mi-
séricorde. Effrayés de cette multitude, ils voulaient s'enfuir; mais
Pons les retint, et leur dit : Il faut vendre nos bestiaux et tout ce que
nous avons, pour assister nos frères, et mourir ensuite avec eux,
s'il est besoin. Cependant je vais demander l'aumône pour eux aux
grands du siècle. Ayant ainsi parlé, il partit, monté sur un âne, un
bâton à la main. Mais Arnaud du Pont, ayant appris que les soli-
taires voulaient tout vendre pour les pauvres, ouvrit ses greniers et
donna une quantité de vivres, qui multiplia de telle sorte, qu'il y eut
de quoi nourrir tout ce peuple jusqu'à la récolte. Pons revint aussi
avec une quête abondante; et, le jour de la Saint-Jean, il donna un
repas à ceux qui s'y trouvèrent, puis il les congédia remplis de
reconnaissance.
Peu de temps après, l'habitation de Salvanès étant augmentée en
biens et en nombre de solitaires, on trouva qu'on pouvait y fonder
une abbaye et y pratiquer robservance régulière. La question fut
quel institut on devait prendre, des chartreux ou de Cîteaux ; et on
résolut de s'en rapporter au jugement des chartreux. Pons alla donc
à la Chartreuse consulter le prieur, qui était encore Guigues, et ses
confrères. Ils conseillèrent de prendre l'institut de Cîteaux préféra-
blementà tous les autres, et de s'adresser à l'abbaye la plus proche.
C'était celle de Mas-Adam, aujourd'hui Mazan, au diocèse de Viviers.
Pons y alla ; et, étant entré au chapitre, il donna la maison de Sal-
vanès à l'ordre de Cîteaux, entre les mains de Pierre, premier abbé
de ce monastère, fondé en dll9. L'abbé envoya des hommes choisis
d'entré ses moines, pour préparer les lieux réguliers, et fit venir les
solitaires de Salvanès, auxquels il fit faire une année de noviciat. Et,
après leur avoir donné l'habit, il les renvoya, leur donnant pour abbé
un d'entre eux, nommé Adémar, homme sage et lettré. Quant à
Pons de Laraze, son humilité lui fit toujours chercher la dernière
place, et il demeura entre les frères lais, afin de pour\'oir plus libre-
ment à la subsistance de la maison. Ainsi fut fondée l'abbaye de Sal-
vanès, l'an 1136 ; et elle devint si célèbre, qu'elle reçut des présents
328 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
des plus grands princes, au près et au loin, savoir : du comte Tlii-
baud de Champagne, de Roger, roi de Sicile, et même de l'empe-
reur de Constantinople. Cette histoire fut écrite environ trente ans
après, par or<lre de Pons, quatrième abbé *. « ,
Henri I", roi d'Angleterre, mourut à Lions en Normandie, le
dimanche 4^"" jour de décembre 1135, après avoir régné trente-cinq
ans. En lui finit la ligne masculine des rois normands. Hugues, arche-
vêque de Rouen, qui avait assisté ce prince à la mort, écrivit au
pape Innocent en ces termes : Le roi, mon maître, étant subitement
tombé malade, nous a aussitôt appelés pour le consoler, et nous
avons passé trois jours fort tristes avec lui. Il confessait ses péchés,
suivant ce que nous lui disions, frappait sa poitrine et renonçait à
toute mauvaise volonté. Par notre conseil et celui des évêques, il
promettait l'amendement de sa vie ; et, à cause de cette promesse,
nous lui avons donné trois fois l'absolution pendant ces trois jours.
Il a adoré la croix de Notre-Seigneur, a reçu dévotement son corps
et son sang, et ordonné ses aumônes, en disant : Que l'on acquitte
mes dettes, que l'on paye les gages que je dois, et qu'on donne le
reste aux pauvres. Enfin, nous lui avons proposé l'autorité de l'É-
glise touchant l'onction des malades ; il l'a demandée, et nous la lui
avons donnée. Ainsi il a fini en paix 2.
Ce roi normand d'Angleterre avait plus d'un péché à expier. Ce
qu'il eut de plus louable, ce fut la sévérité avec laquelle il faisait ren-
dre la justice. Mais, ajoute un historien anglais, on observera cepen-
dant que l'équité et l'humanité du roi étaient fort douteuses. Tant
que ses propres intérêts n'étaient touchés en rien, il ne faisait au-
cune difficulté de réprimer ou de punir les exactions et la rapacité
des autres ; mais dès qu'il était question de son propre avantage, il
mettait à part tout scrupule, foulait aux pieds toute considération de
justice, et se jouait de la fortune et du bonheur de ses sujets. Il
imposa des taxes nouvelles et excessives, qui se percevaient d'une
manière tyrannique. Les collecteurs, dit Eadmer, semblaient n'avoir
aucun sentiment d'humanité ni de justice. L'homme qui n'avait point
d'argent était jeté en prison ou forcé de fuir de son pays; on vendait
ses biens, on enlevait les portes de sa maison, et le peu qui restait de
sa propriété était à la merci du premier venu. L'homme qui avait
quelque argent était menacé de poursuites pour des crimes imagi-
naires, jusqu'à ce qu'il eût abandonné tout ce qu'il possédait ; car
personne n'osait entrer en discussion avec son souverain, ou, en re-
1 Baluz., Miscellan., t. 3, Narrât., p. 25. — ^ GuilL Malm., Hist. nov.
p. 277. Orderic Vital, 1. 13, p. 901.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 329
fusant de payer la demande actuelle, on s'exposait à la perte immé-
diate de toutes ses propriétés. Cependant, ajoute le même Eadmer,
beaucoup de gens font peu d'attention à ces énormités, tant nous y
avons été accoutumés sous les deux derniers monarques *.
L'histoire ecclésiastique de cette époque, continue Lingard, four-
nit de nombreux exemples de la rapacité du roi. Dans la charte qu'il
publia à son avènement, il s'engagea solennellement à ne point ven-
dre les bénéfices vacants, à ne point s'en approprier les revenus. Il
viola cette promesse dès qu'il put le faire avec impunité. Afin que la
couronne pût jouir des revenus épiscopaux, on laissa sans prélats les
évêchés de Norwich et d'Ély pendant trois ans, et ceux de Cantor-
béri, de Durham et de Herford pendant cinq années. A son couron-
nement, il avait promu au siège de Winchester son chancelier Guil-
laume Gifford. Bientôt après, il extorqua au nouveau prélat une
somme de huit cents marcs ; il évalua le revenu de Lichfield à trois
mille marcs, et contraignit à les payer d'avance celui qu'il voulait
nommer à cet évêché. Gilbert, évêque de Londres, avait la réputa-
tion d'un prélat riche et économe. A sa mort, tous ses trésors furent
confisqués au bénéfice de la couronne. La manière dont tous les
écrivains contemporains parlent de ces procédés iniques donne lieu
de conclure qu'ils étaient souvent répétés ^.
Voici un trait plus remarquable encore. Nous avons vu comment
saint Anselme, dans un concile de Westminster, avait rappelé et pro-
mulgué de nouveau l'ancienne loi du célibat ecclésiastique, même
pour les sous-diacres. Des courtisans firent entendre au roi normand
que ce canon pouvait devenir une nouvelle source de revenus. En
conséquence, on nomma une commission pour s'enquérir de la con-
duite des clercs et imposer une forte amende aux coupables. L'en-
quête fit voir que les déUnquants n'étaient pas en assez grand nom-
bre pour que la somme fût tant soit peu digne du prince. Le remède
qu'il y trouva, ce fut d'imposer l'amende sur tous les ecclésiastiques
des paroisses, sans distinction de coupables ou d'innocents. Ceux qui
ne purent ou ne voulurent pas payer furent mis en prison et à la tor-
ture. Deux cents de leurs confrères, revêtus des ornements de leurs
ordres, allèrent, les pieds nus, implorer pour eux la clémence du
roi. C'était dans une des rues de Londres. Le roi normand se dé-
tourna d'eux avec l'expression du mépris. Ils allèrent ensuite im-
plorer l'intercession de la reine; mais elle les assura, les larmes aux
yeux, qu'elle n'oserait intervenir dans cette affaire.
Voilà sans doute pourquoi ce roi normand ne pouvait souffrir
i Eadmer, 83.-2 Lingard, t. 2.
330 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
qu^un légat apostolique envoyé de Rome vînt en Angleterre pour
découvrir et réformer de pareils abus. Il prétendait que^, d'après l'an-
cien usage et les concessions mêmes des Papes, il ne pouvait y avoir
de légat en Angleterre que Tarchevéque de Cantorbéri. Prétention
démentie par l'histoire du vénérable Bède, où l'on voit plus d'un lé-
gat envoyé de Rome pour réformer le clergé anglais i.
Henri était soupçonneux, dissimulé, vindicatif. Jamais il n'oublia
une offense, quoiqu'il cachât sa haine sous le masque de l'amitié.
La fraude, la perfidie et la violence furent ses armes contre ceux
dont il pensait avoir à se plaindre, et leur partage ordinaire fut la
mort, la privation de la vue ou l'emprisonnement perpétuel. Après
son décès, on découvrit que son cousin, le comte de Moretoil, qu'il
détenait depuis longtemps, avait eu les yeux crevés. Sa dissimula-
tion était si bien connue, que ses favoris mêmes se méfiaient de lui.
Quand on rapporta à Bloët, évêque de Londres, qui avait été plu-
sieurs années un de ses premiers ministres, que le roi avait parlé de
lui dans les termes de la plus haute estime : Alors, répondit l'évêque,
je suis perdu ; car jamais, que je sache, il n'a loué un homme qu'il
n'eût l'intention de le ruiner. L'événement justifia ses craintes.
Guillaume de Malmesburi a donné des éloges à ce roi sur sa tem-
pérance et sur sa chasteté ; mais ces éloges sont plus que suspects.
Plusieurs écrivains assurent qu'il mourut par voracité en mangeant
un plat de lamproies. Sa chasteté est encore plus équivoque, car il eut
plusieurs concubines et une foule d'enfants bâtards, dont sept fils et
huit filles parvinrent à l'âge de puberté. D'enfants légitimes, on ne lui
connaît qu'un fils, Guillaume, qui périt en traversant la Manche ; et
une fille nommée' Mathilde, qui épousa en premières noces l'empe-
reur Henri V, et en secondes noces Geoffroi, comte d'Anjou, sur-
nommé Planta-Genêt, parce qu'il avait accoutumé de porter un ge-
nêt fleuri à son casque, au lieu de plume. A côté de sa fille Mathilde,
le roi Henri laissait un neveu, Etienne, comte de Boulogne, fils de
sa sœur Alix ou Adèle, et d'Etienne, comte de Blois et de Cham-
pagne.
En mourant, le roi Henri avait désigné sa fille pour lui succéder
sur le trône d'Angleterre ; mais cette désignation donnait-elle un
droit véritable ? Guillaume le Conquérant, père de Henri, s^était mis,
par la force des armes, à la place de la dynastie anglaise, dont il y
avait encore des rejetons. Henri lui-même avait supplanté son frère
aîné Robert, et pour l'Angleterre, et pour la Normandie. Si l'Angle-
terre était un héritage, la dynastie anglaise n'y avait- elle pas plus
1 Beda, 1. 4, c. 18.
1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 331
de droit qu'une famille normande ? Si l'Angleterre était un royaume
électif, un roi mourant pouvait-il en disposer sans le concours de la
nation ? A vrai dire, il n'y avait rien de bien clair ni de bien fixe à
cet égard.
Le comte Etienne de Boulogne profita de cet état de choses. Aus-
sitôt après la mort du roi, son oncle, il alla se présenter en Angleterre
comme candidat à la couronne. Son frère Henri, évéque de Win-
chester, lui aplanit les voies.' Un petit scrupule les embarrassait.
Le comte Étiçnne, et beaucoup d'autres seigneurs, pour complaire
au roi défunt, avaient fait serment de fidélité à la princesse Mathilde.
Un bon Normand vint les tirer d'embarras ; il jura que, sur son lit
de mort, Henri avait déshérité sa fille et laissé sa couronne à Etienne.
En conséquence, le comte Etienne de Boulogne fut couronné roi
d'Angleterre, le dimanche 22""" de décembre 1135, par Guillaume,
archevêque de Cantorbéri, assisté des évêques de Salisburi et de
Winchester.
Le roi Etienne, à son avènement à la couronne, promit de conser-
ver les libertés de l'église d'Angleterre. On le voit par une charte
donnée à Oxford l'an 1136, où il reconnaît d'abord qu'il a été élu
par le consentement du clergé et du peuple, et ensuite confirmé par
le souverain pontife Innocent. 11 promet de ne rien faire par simonie
dans les affaires ecclésiastiques, et de ne rien permettre de sembla-
ble. La juridiction sur les personnes ecclésiastiques et la distribution
des biens de l'Église demeureront aux évêques. La dignité et les pri-
vilèges des églises, ainsi que leurs anciennes coutumes, seront in-
violablement conservés. Les églises posséderont librement et sans
trouble tous les biens dont elles ont joui au temps du roi Guillaume
le Conquérant. Si elles ont perdu quelque chose de ce qu'elles possé-
daient alors ou de ce qu'elles ont acquis depuis, le roi Etienne pro-
met de leur en faire justice. Il conservera les dispositions que les évê-
ques, les abbés et les autres ecclésiastiques auront faites de leurs biens
avant leur mort. Pendant la vacance du siège, tous les biens de
l'église seront à la garde du clergé ou de personnes de probité de la
même église. Toutes les exactions et les injustices introduites par les
vicomtes et les autres officiers seront abolies. C'est ce que promit le
roi Etienne *. De leur côté, les évêques et les seigneurs jurèrent de
lui être fidèles aussi longtemps qu'il le serait lui-même à ses engage-
ments. Cette clause se trouvait, soit expressément, soit tacitement,
dans tous les contrats de cette nature. Les lois des Anglo-Saxons en
parlent comme d'un usage commun ^.
» Labbe,t. 10, p.991.Mansi, t. 21, p. 495. — ^ Leg. Sax., 401. Lingard, t. 3.
332 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De H25
L'avénement du roi Etienne fut pour l'Angleterre un signal de
guerres et de malheurs. Les Ecossais, pour soutenir la cause de Tim-
pératrice Mathilde, nièce de leur roi David, se jetèrent sur les pro-
vinces du Nord. La paix fut conclue, mais rompue bientôt après.
Les Ecossais faisaient la guerre avec la férocité des sauvages ; et les
écrivains du nord de TAngleterre déplorent, avec les expressions de
la douleur et du ressentiment, la profanation des églises, Tincendie
des villages et des monastères, le massacre des enfants, des vieillards
et des personnes sans défense. Dans la désolation générale, le véné-
rable archevêque d'York, Turstain, déploya, dans un corps décré-
pit, toute rénergie d'un jeune guerrier. Il rassembla les barons du
Nord, les exhorta à combattre pour leurs familles, leur patrie et leur
Dieu, leur assura la victoire et promit le ciel à ceux qui périraient
pour une cause si sacrée. A l'époque marquée, ils se rendirent à
York avec leurs vassaux, et furent rejoints par les curés, accompa-
gnés de leurs plus braves paroissiens. Us passèrent trois jours dans
les jeûnes et les prières ; au quatrième, Turstain leur fit jurer de ne
jamais s'abandonner l'un l'autre, et leur montra la route, en leur
donnant sa bénédiction. Il était trop cassé de vieillesse pour pouvoir
les accompagner. A deux milles, ils reçurent avis de l'approche
des Ecossais. Aussitôt l'étendard, qui donna son nom à cette ba-
taille, fut déployé sur un mât de vaisseau fortement fixé à la caisse
d'un chariot. Au centre de la croix qui s'élevait au sommet, se trou-
vait une boîte d'argent qui contenait la sainte eucharistie, et au-
dessus flottaient les bannières des trois patrons, l'apôtre saint
Pierre, saint Wilfrid et saint Jean de Beverley. Au pied de l'étendard,
Walter Espec, guerrier expérimenté, harangua ses compagnons; et,
pour terminer son discours, présentant sa main à Guillaume d'Al-
bemarle, il s'écria d'une voix éclatante : Je te piège ma foi, vaincre
ou mourir ! Ces paroles enflammèrent ses auditeurs du même en-
thousiasme, et ce serment fut répété par tous les chefs, dans la con-
fiance du succès. Les Ecossais approchèrent alors : le signal fut
donné ; les Anglais se mirent à genoux ; l'évêque des Orcades, te-
nant la place de l'archevêque Turstain, prononça du haut du char
la sentence d'absolution. Ils répondirent : Amen ! à haute voix, et se
levèrent pour recevoir le choc de l'ennemi. C'était le 22 août 1138.
Les Ecossais étaient vingt-sept mille hommes; près de la moitié périt
sur le champ de bataille ou dans la fuite. Cette victoire de l'Éten-
dard, car ainsi fut-elle nommée, suspendit pour un temps les in-
cursions des Ecossais, mais ne les arrêta pas entièrement.
Dans l'Angleterre méridionale, le roi Etienne se brouillait avec les
seigneurs et avec les évêques, même avec son frère Henri, évêque de
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 333
Winchester, que le Pape avait nommé son légat. Le roi semblait
vouloir oublier ses promesses à mesure qu'il se croyait plus affermi.
Il commençait à usurper les propriétés de l'Église et à mettre la
main sur la personne des évêques. Dans ces circonstances arriva
directement de Rome un légat du pape Innocent II, pour l'Angle-
terre et l'Ecosse. C'était Albéric, évêque d'Ostie. Français d'origine
et né à Eeauvais, il avait été moine à Clugni et prieur de Saint-Mar-
tin des Champs, à Paris, et le Pape venait de le faire cardinal-
évêque d'Ostie. Arrivé en Angleterre, il montra les lettres du Pape,
contenant ses pouvoirs et adressées au roi d'Angleterre et au roi
d'Ecosse; àTurstain, archevêque d'York, car le siège de Cantorbéri
était vacant; aux évêques et aux abbés de l'un et de l'autre royaume.
Il fut donc reçu avec grand honneur. Il menait avec lui l'abbé de
Molênie et plusieurs autres moines de deçà la mer ; et, sitôt qu'il fut
arrivé, il appela auprès de lui Richard, abbé de Fontaines, au diocèse
d'York, de l'ordre de Cîteaux, homme d'une grande autorité. Avec
cette compagnie, il visita presque tous les évêques et les monastères
d'Angleterre. Étant entré en Ecosse, il trouva à Carlisle le roi David
avec les évêques, les abbés et les seigneurs du pays, qu'il ramena
parfaitement à l'obéissance du pape Innocent ; car ils avaient paru
favoriser le parti de Pierre de Léon. Il demeura trois jours avec eux ;
et, ayant appris que Jean, évêque de Glascow, avait abandonné son
siège et était venu secrètement et sans congé à Tiron, il ordonna
que le roi lui enverrait un courrier avec des lettres pour le rappeler,
et que, s'il n'obéissait, on rendrait une sentence contre lui, ce qui
fut exécuté. Le légat, qui, sur sa route, avait été témoin des ravages
commis par les Écossais, conjura le roi, à genoux, de consentir à la
paix. David fut inexorable ; mais, par respect pour le légat, il
accorda une trêve de deux mois, promit que toutes les femmes pri-
sonnières qui avaient été destinées à l'esclavage en Ecosse seraient
conduites à Carlisle et délivrées à la fête de Saint-Martin; enfin le
légat lui fit donner sa parole, ainsi qu'à tous les Écossais, particu-
lièrement aux Pietés, qui étaient les plus barbares, que, dans les
guerres futures, ils ne profaneraient plus les églises, qu'ils épargne-
raient les femmes et les enfants, et ne tueraient que ceux qui oppo-
seraient de la résistance. C'est ainsi que l'envoyé du Pontife romain
apprenait aux peuples encore demi-barbares du nord de la Calé-
donie à être humains dans les guerres mêmes.
Le légat Aibéric partit d'Ecosse à la Saint-Michel, et revint à la
cour d'Etienne, roi d'Angleterre, d'où il convoqua tous les évêques
et les abbés du royaume, pour se trouver à Londres à la Saint-
Nicolas et y célébrer un concile général ; mais il ne s'assembla que
334 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
le 13"^ de décembre de cette année 1138. Le légat Albéric y pré-
sida, et il s^y trouva dix-huit évêques et environ trente abbés.
Turstain, archevêque d'York, était malade et y envoya pour dé-
puté Guillaume, doyen de son église. On fit en ce concile dix-sept
canons, répétés pour la plupart des conciles précédents, contre la
simonie, contre les investitures par une main laïque, contre Théré-
dité des bénéfices, contre Tincontinence des clercs, contre ceux qui
mettent la main sur les personnes ou sur les biens de FÉglise. En
même temps, le légat négocia si bien, que la paix se conclut entre
le roi d'Angleterï;e et celui d'Ecosse, au commencement de Tannée
suivante.
En ce même concile, on parla de remplir le siège de Cantorbéri,
vacant depuis deux ans par le décès de Guillaume de Corbeil, qui
était mort en 1136, après quatorze ans de pontificat. On élut Thi-
baud, abbé du Bec, du consentement de Jérémie, prieur de Téglise
de Cantorbéri; et il fut sacré par le légat au commencement de H 39,
incontinent après l'Epiphanie. C'était un homme d'une prudence et
d'une douceur singulières, et il tint le siège vingt-deux ans. A la fin
du concile, le légat invita tous les évêques d'Angleterre et plusieurs
abbés à venir à Rome pour le concile que le pape Innocent devait
tenir à la mi-carême. Pour s'y trouver lui-même à temps, il partit
aussitôt après l'octave de l'Epiphanie, et fut suivi par le nouvel ar-
chevêque Thibaud, quatre autres évêques et quatre abbés, qui allè-
rent au concile de Rome pour tous les prélats d'Angleterre ; car le
roi Etienne ne voulut pas qu'ils y allassent en plus grand nombre,
à cause des troubles dont le royaume. était agité *.
Ces troubles s'augmentèrent par la faute même du roi. Etienne
était redevable au clergé de son avènement au trône, et il contribuait
encore à l'y maintenir. Cependant ce prince se montrait l'ennemi du
clergé. Au mois de juin 1139, les évêques de Salisburi et de Lin-
coln sont arrêtés, le premier dans la chambre d'Etienne, le second
dans son propre logement : le roi s'empare violemment des proprié-
tés de leurs églises, le tout sans aucune forme de jugement canoni-
que. Son frère, Henri, èvêque de Winchester, que le pape Innocent II
venait de nommer son légat en Angleterre, le conjura, à diverses re-
prises, en public et en particulier, d'offrir satisfaction aux prélats
outragés. Etienne fut inexorable; et le légat, son frère, le somma de
justifier sa conduite devant une assemblée d'évêques. Le concile se
tint à Winchester le 20 août de la même année. Après deux jours de
discussion, l'avocat du roi en appela au Pape, et défendit au concile,
* Baronius et Pagi. Orderic, Gesta reg. Steph.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 335
SOUS peine d'encourir la disgrâce du roi, de procéder ultérieurement.
A ces mots, les chevaliers qui le suivaient tirèrent leurs épées, et le
légat rompit rassemblée. Il fît néanmoins une dernière tentative ; et
accompagné de Thibaud, le nouvel archevêque de Cantorbéri, il alla
se jeter aux pieds de son frère. Etienne resta inflexible, mais il eut
bientôt lieu de se repentir de son obstination *.
.Le concile fut dissous le l'*^ septembre 1139: le lendemain, la
princesse Mathilde, qui déjà s'était emparée de la Normandie, dé-
barqua sur les côtes d'Angleterre. Avec une faible troupe de cent
quarante chevaliers, elle entreprit de conquérir le trône de son père;
mais l'imprudence du roi Etienne lui avait préparé les voies. L'An-
gleterre fut bientôt livrée à toutes les horreurs de la guerre civile. Le
cours de la justice fut suspendu : les personnes sans défense étaient
alternativement pillées par les parties adverses. Le 2 février ll^l, le
roi Etienne fut fait prisonnier dans une bataille, et présenté à Ma-
thilde, qui le fitchargerde chaîneset emprisonner dans une forteresse.
La cause de l'impératrice Mathilde triomphait. Le propre frère du
roi Etienne, l'évêque Henri de Winchester, la reconnut pour souve-
raine d'Angleterre, et jura de lui être fidèle aussi longtemps qu'elle-
même serait fidèle à ses engagements.il y eut déplus cette condition,
que son accession à la couronne serait ratifiée par l'Église. Un com-
cile fut assemblé le 8 avril 1442. L'évêque Henri y fît remarquer le
contraste qui existait entre le règne turbulent d'Etienne et la tran-
quillité dont avait joui l'Angleterre sous le gouvernement de Henri.
Si ce prince eût laissé un héritier mâle, les Anglais pouvaient encore
être heureux; mais la fortune l'avait privé de son fîls, et ils avaient
juré fidélité à sa fille comme à leur future souveraine. Le hasard
ayant fait qu'elle fût absente à la mort de son père, l'Angleterre avait
été jetée dans un état horrible de confusion ; et la nécessité de pour-
voir à la tranquillité publique avait forcé la nation à placer la cou-
ronne sur la tête d'Etienne; mais ce monarque infortuné (c'était avec
honte et regret qu'il parlait si sévèrement de son propre frère) avait
trompé toutes les espérances, violé toutes ses promesses, négligé
l'exécution des lois, envahi les propriétés et détruit les libertés de
l'Église, et, par son indolence et sa violence, s'était montré indigne
du haut rang où il était monté. Dieu avait à la fin prononcé son ju-
gement contre lui, en l'abandonnant aux mains de ses ennemis, et il
devenait encore nécessaire de pourvoir à la tranquillité du royaume
en choisissant une autre personne pour exercer l'autorité souveraine.
C'est pour cette raison qu'au nom du clergé, dont le droit est prin-
1 Orderic, p. 919. Gesta reg. Steph., p. 944. Malmesb., Lingard, Pagi, Mansi.
336 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
cipalement d'élire et de sacrer les rois, et par la volonté de la majo-
rité, exprimée dans leurs délibérations précédentes, il déclare qu'on
a choisi Mathilde, la fille de Henri, pour dame souveraine d'Angle-
terre et de Normandie. Quelques-uns écoutèrent ce discours en si-
lence, le reste l'approuva par de vives acclamations *. Les habitants
de Londres se rangèrent à cette déclaration du clergé.
L'impératrice Mathilde ne se montra pas plus sage que le roi
Etienne. Elle perdit bientôt tout par son imprudence. Naturellement
hautaine et vindicative, elle s'abandonna à ces passions qu'elle avait
réprimées tant qu'elle avait pu redouter quelque résistance. Elle
venait d'être reçue à Londres, et elle avait donné des ordres pour son
couronnement; mais, dans l'intervalle, elle s'ahéna l'affection de ses
amis par son arrogance, et enflamma la haine de ses ennemis en
multipliant les amendes et les persécutions. Elle répondit dans des
termes personnellement outrageants aux sollicitations de sa cousine,
la reine, femme d'Etienne, pour obtenir la délivrance de son mari ;
et quand le légat Henri de Winchester lui demanda que, d'après la
renonciation solennelle à la couronne faite par son frère, les comtés
de Boulogne et de Moretoil fussent conférés à son neveu Eustache,il
reçut le déni le plus méprisant. Elle ne fît aucune tentative pour se
conciUer l'esprit chancelant des habitants de Londres. Elle leur im-
posa une taxe onéreuse en punition de leur ancien attachement à
Etienne, et refusa dédaigneusement la requête qu'ils lui présentè-
rent pour la restauration des privilèges dont ils avaient joui sous
Edouard le Confesseur. La femme du monarque captif profite de
l'imprudence de sa rivale. Un corps de cavalerie paraît sous sa ban-
nière dans la partie méridionale de la ville : les cloches à l'instant son-
nent l'alarme ; la populace court aux armes; et l'impératrice, qui
attendait qu'on lui apportât des sacs d'or et d'argent, eût été faite
prisonnière, si, en s'élançant de table et montant à cheval, elle ne se
fût sauvée par une fuite précipitée. Ses amis les plus dévoués l'accom-
pagnèrent à Oxford; les autres se retirèrent dans leurs châteaux.
Pour se venger de l'évêque de Winchester, qui avait négligé de
venir à son secours, elle assiégea son palais épiscopal; mais bientôt
elle se vit assiégée elle-même par des troupes venues de Londres.
Elle fut réduite une seconde fois à se sauver par la fuite ; mais on la
poursuivit : tout son cortège fut pris ou tué; elle échappa seule avec
un chevalier fidèle : son frère, le duc de Glocester, qui tenait le roi
dans les fers, fut fait prisonnier lui-même, et traité par la reine plus
généreusement qu'il n'avait traité son mari. Après quelques négo-
1 Malmesb., 105.
1
à 1153 de l'ère chr.J • DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 337
dations, on convint de l'échanger pour le roi, qui recouvra ainsi sa
liberté le 1" novembre 1141.
Depuis cette époque jusqu'en 1154, la guerre civile ne cessa point
en Angleterre, avec des alternatives de succès et de revers pour les
deux partis. Au mois de décembre 1142, le roi Etienne assiégeait
l'impératrice Mathilde à Oxford ; il était même sur le point de la
prendre, lorsqu'elle eut l'adresse de se sauver à travers l'armée en-
nemie, par un froid extrême, passa la Tamise sur la glace, et gagna
àpied la ville d'Abingdon. Elle revint en Normandie l'an 1137- mais
en 1152, son fils Henri Plantagenet passa en Angleterre avec une
petite armée. La guerre civile continuait, lorsque, le 18 août 1153
le prince Eustache, fils aîné du roi Etienne, fut enlevé par une mort
subite. L'archevêque de Cantorbéri et l'évêque de Winchester pro-
fitèrent de ce triste événement pour concilier les deux partis. Ils y
réussirent. Le roi Etienne adopta Henri pour son fils, le nomma son
successeur, et lui donnait le royaume d'Angleterre après sa mort
pour en jouir àjamais, lui et ses héritiers. En retour, le jeune prince
lui rendit hommage et lui jura fidélité. Guillaume, fils survivant du
roi, eut toutes les terres et dignités que possédait son père avant de
monter sur le trône. Après cette pacification, les deux princes, pour
prouver l'harmonie dans laquelle ils vivaient, visitèrent ensemble les
villes de Winchester, de Londres et d'Oxford, et furent reçus dans
toutes ces places en procession solennelle et avec les plus vives ac-
clamations. Ils se séparèrent, à Pâques 1154, avec les démonstra-
tions de l'amitié la plus cordiale. Henri retourna en Normandie au
mois d'octobre, et Etienne mourut quelques mois après à Cantorbéri.
Il avait régné dix-huit ans, et il fut enterré près de sa femme et de
son fils, à Faversham, couvent qu'il avait fondé. Jamais, depuis l'in-
vasion des Danois, l'Angleterre n'avait tant souffert que pendant les
guerres civiles qui remplirent tout le règne de cet infortuné mo-
narque 1.
Durant tout ce temps, la France était généralement tranquille.
Deux ans après la mort de Henri P"^, roi d'Angleterre, c'est-à-dire
en 1137, le roi de France, Louis le Gros, fut attaqué d'une dyssen-
terie que tout l'art des médecins ne put arrêter. Ce prince fit pa-
raître beaucoup de piété pendant cette longue maladie. Il souhaitait
même d'être en état de se faire transporter à Saint-Denis, pour dé-
poser sa couronne aux pieds des saints martyrs et prendre l'habit
de Saint-Benoît dans cette célèbre abbaye ; mais on ne jugea pas
qu'il pût supporter la fatigue de ce voyage.
1 Lingard, Order. Vital. Gesta reg. Stephan. Pagi, Mansi, Baronius.
XV. 22
338 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL — De 112&
Leroij voyant son mal augmenter, fit assembler mi grand nombre
d'évêques, d'abbés et de prêtres, et, en leur présence, il fît une es-
pèce de confession publique, après quoi il demanda le saint viatique.
Pendant qu'on était allé pour le lui apporter en procession, il se leva,
tout malade qu'il était, s'habilla et s'avança au-devant de son Dieu;
puis, en présence du clergé et des seigneurs laïques, il abdiqua son
royaume et en donna l'investiture à son fils par l'anneau royal,
l'exhortant à défendre l'Eghse et à protéger les pauvres. Il déclara
qu'il donnait aux pauvres toute sa vaisselle d'or et d'argent, tous ses
meubles et habits royaux, jusqu'à ses chemises, et qu'il léguait sa
chapelle, qui était fort riche, au monastère de Saint-Denis. Après
s'être ainsi dépouillé de tout ce qu'il possédait, il se mit à genoux
devant le corps de Notre-Seigneur, qu'on lui apportait, et, avant de
le recevoir, il tit sa profession de foi en ces termes :
« Moi Louis, pécheur, je confesse un seul Dieu, le Père, le Fils et
le Saint-Esprit. Je crois que le Fils, consubstantiel au Père, s'est in-
carné dans le sein de la bienheureuse Vierge, a souffert, est mort et
ressuscité , que cette adorable Eucharistie est le même corps qui a
été formé dans les entrailles de la Vierge, et que ce précieux sang
est le même qui a coulé du côté du Sauveur attaché à la croix; et je
souhaite que ce saint viatique me fortifie, à mon passage, contre
toutes les puissances de l'enfer. » Après quoi, s'étant confessé, il
reçut avec une grande dévotion le corps du Sauveur.
Aussitôt que le roi eut reçu les sacrements, il parut se porter
mieux. Étant retourné à sa chambre, il fit ôter de son lit tout ce qui
paraissait superflu, voulant, par un esprit de pauvreté et de morti-
fication, qu'on n'y laissât qu'un simple matelas. Le roi, voyant l'abbé
Suger, qui était auprès de lui, fondre en larmes, lui dit : Mon cher
ami, ne pleurez pas sur moi; réjouissez-vous plutôt de ce que le Sei-
gneur me fait la grâce, comme vous le voyez, de me préparer à
paraître devant lui. Ce prince fut bientôt en état de monter à cheval et
de faire quelques pèlerinages; il eut la consolation de voir sur la route
les peuples lui donner mille bénédictions, et témoigner par leurs
vœux et leurs acclamations, combien sa conservation leur était chère.
Le roi, étant près de Compiègne, reçut un courrier qui lui apprit
que Guillaume, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine, était mort en
Espagne ; qu'il avait institué sa fille Éléonore héritière de ses États,
et ordonné qu'elle épousât le prince Louis, héritier présomptif de la
couronne de France. Le roi ne pouvait recevoir une nouvelle plus
avantageuse. Il fit aussitôt partir le jeune prince, son fils, avec un
nombreux cortège de seigneurs, pour aller épouser la princesse d'A-
quitaine, et lui dit en l'envoyant : Mon cher fils, que le bras de Dieu,
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 339
par qui régnent les rois, vous protège, vous et vos gens ! Car si, par
quelque malheur, je venais à vous perdre, vous et les seigneurs que
j'envoie avec vous, je ne me soucierais plus guère de ma vie ni de
moH' royaume.
Les noces se firent à Bordeaux avec de grandes réjouissances ; et
comme le prince Louis avait déjà été couronné roi, la princesse
Éléonore, en Tépousant, fut couronnée reine de France, et Louis,
de son côté, se fit couronner comme duc d'Aquitaine. Les réjouis-
sances au sujet de cette alliance duraient encore, lorsqu'on apprit la
mort de Louis le Gros.
Les grandes chaleurs de Tannée H37 avaient fort altéré la santé
de ce prince. Il retomba dangereusement malade de la dyssenterie^
sur la fin de juillet. Il manda aussitôt Etienne, évêque de Paris, et
Gilduin, abbé de Saint -Victor, auquel il avait accoutumé de se con-
fesser. Il fit de nouveau sa confession, et reçut encore une fois le
saint viatique. Il voulait se faire porter à Saint-Denis; mais son mal
ne le lui permettant pas, il se fit mettre à terre sur un tapis couvert
de cendre, sur lequel il expira le 4" jour d'août de l'an H37, dans
la soixantième année de son âge et la trentième de son règne. Il fut
enterré à Saint-Denis, comme il l'avait ordonné *.
Le bienheureux Oldegaire, évêque de Barcelone et archevêque de
Tarragone, mourut la même année 1137, et faillit avoir pour suc-
cesseur Ranimire, roi d'Aragon. Ce prince avait embrassé la vie mo-
nastique dans le monastère de Saint-Pons, lorsque, pour faire cesser
la vacance du trône et la guerre civile, on l'obligea d'être roi et de se
marier. Dès qu'il eut une fille qui pouvait être héritière de ses États,
il la maria, quoiqu'elle n'eût environ que trois ans, à Raymond IV,
comte de Barcelone, qui était en état de gouverner et de défendre
le royaume, après quoi il renonça généreusement à la couronne re-
prit l'habit monastique et voulait retourner à son monastère. Mais,
comme les sièges de Barcelone et de Tarragone étaient vacants par
la mort du bienheureux Oldegaire, on s'efforça de le retenir en Ca-
talogne, et il fut élu pour remplir ces deux sièges. Il paraît qu'il con-
sentit d'abord à cette élection ; car nous avons un acte de lui, où il
prend, avec le titre de roi, la qualité d'évêque élu de Tarragone et
de Barcelone. Cependant cette élection n'eut point de suite, et Ra-
nimire retourna dans son monastère, où il mourut. C'est ainsi que le
comté de Barcelone, qui avait été si longtemps du domaine des rois
de France, et qui eut ensuite ses comtes particuliers, fut uni au
royaume d'Aragon.
1 Suger, Vie de Louis le Gros.
■340 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
Raymond, à qui Ranimire céda ce royaume en lui donnant sa
fille, ne put jamais se résoudre à prendre le titre de roi ni à porter
les marques de la royauté. On Ten pressa plusieurs fois; il répondit :
Je suis né comte, et je ne vaux pas mieux que mes pères. J^accepte
cependant le royaume, mais je n^en prendrai pas le titre et je gar-
derai celui de comte. Et d'ailleurs, étant maître d'un royaume, aucun
comte ne pourra plus me le disputer en richesse et en gloire, au lieu
que je serais obligé de céder en cela à bien des rois. J'aime mieux
être le premier des comtes que d'être à peine le septième des rois *.
Quelques mois après le roi Louis de France, mourut en Italie l'em-
pereur Lothaire. Dès l'an 1136, voyant toute l'Allemagne en paix, il
passa les Alpes avec une armée nombreuse, sur les instances du
Pape et de saint Rernard, afin de mettre fin au schisme de l'anti-
pape, qui n'était plus soutenu que par le Normand Roger, comte
ou roi de Sicile. L'empereur employa le reste de l'année à régler
les affaires de Lombardie.
Outre l'empereur Lothaire, le pape Innocent II appela au secours
de l'Eglise un autre auxiliaire, saint Rernard. Les cardinaux joigni-
rent leurs prières aux ordres du Pape pour le déterminer à venir ;
en sorte qu'il ne put se dispenser de faire un troisième voyage en
Italie. Il fallut interrompre ses sermons sur le Cantique, et ses autres
occupations. En partant, il assembla ses moines de plusieurs en-
droits, leur représenta l'état de l'Église et la faiblesse du schisme,
les exhortant à prier pour achever de l'abattre, et à conserver la ré-
gularité pendant son absence. Arrivé en Italie, il vint trouver le Pape
à Viterbe, où il pensa perdre son frère Gérard, qui l'avait accompa-
gné et qui fut malade à la mort. Mais il obtint, par ses prières,
que Dieu le lui laissât encore quelque temps pour lui servir de
conseil 2. •
Le Pape et les cardinaux ayant communiqué à Rernard leur des-
sein sur l'affaire présente, il fut d'avis de la conduire par une autre
voie, ne mettant point son espérance dans la force des armées. Il
s'informa, par diverses conversations, quelle était la puissance des
schismatiques et la disposition de leurs protecteurs, si c'était par
erreur ou par malice, qu'ils entretenaient ce mal. Il apprit de ceux
qu'il entretint en particulier que les ecclésiastiques attachés à l'anti-
pape étaient en peine de leur position ; qu'ils reconnaissaient bien
leur faute, mais qu'ils n'osaient revenir, de peur de se voir méprisés
et couverts d'infamie, aimant mieux demeurer ainsi sous une ombre
d'honneur^ que d'être chassés de leurs sièges et exposés à mendier
1 Guillelm. Neubric, 1. 2, c. 10. — 2 Emald., I. 2, c. 7, n. 41. In Cantic,
serm. 26, n. 14e
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 341
publiquement. Les parents de Léon disaient que personne ne se fierait
plus à eux, s'ils contribuaient à la ruine de leur maison et en aban-
donnaient le chef. Les autres s'excusaient sur le serment de fidélité
qu'ils lui avaient prêté, et personne ne s'attachait à ce parti par un
vrai motif de conscience.
Bernard leur déclarait que les conspirations criminelles, contraires
aux lois et aux canons, ne pouvaient être autorisées par les serments
ni soutenues sous prétexte de religion, puisque l'autorité divine
oblige à les dissoudre. Ces discours et d'autres du saint abbé reti-
raient plusieurs personnes du parti de l'antipape, qui se dissipait de
jour en jour; l'antipape lui-même perdait courage, voyant augmen-
ter le crédit d'Innocent, à mesure que le sien diminuait. L'argent
lui manquait; on voyait fondre sa cour et ses domestiques; sa table,
peu fréquentée, n'était plus servie que de viandes communes ; ses
officiers n'avaient plus que de vieux habits ; ceux qu'il tenait à ses
gages étaient maigres et chargés de dette<s ; la triste image de sa
maison montrait sa ruine prochaine *.
Après avoir eu à Viterbe une conférence avec l'empereur, le Pape
s'approcha de Rome, sans toutefois vouloir y entrer, pour ne pas
s'embarrasser dans les affaires des Romains ; mais il soumit à son
obéissance la ville d'Albane et toute la Campanie. Le duc Henri de
Bavière, gendre de l'empereur était avec lui, et, comme ils se trou-
vèrent près du Mont-Cassin, ils y envoyèrent Richard, chapelain du
Pape et moine de cette abbaye, savoir si l'on voulait les y recevoir et
reconnaître le pape Innocent ; auquel cas, ils mettraient leur mo-
nastère sous la protection de l'empereur. L'abbé Rainald, qui s'était
livré à Roger de Sicile et à l'antipape, résista d'abord et chassa l'en-
voyé du Pape ; mais, au bout de onze jours, il se rendit au duc
Henri, et reçut dans le monastère l'étendard de l'empereur. Capoue
se rendit ensuite avec toute la principauté , et le prince Robert,
chassé par Roger, y fut rétabli.
Le SS™* de mai, le Pape et le duc Henri campèrent près de Béné-
vent, où le Pape envoya le cardinal Gérard proposer un accommo-
dement. L'archevêque Roscemin, intrus par l'antipape Anaclet, s'y
opposa, et excita les citoyens à se défendre ; mais, après quelques
combats contre les Allemands, la ville se rendit. Le Pape la garantit
du pillage, délivra les prisonniers et permit aux exilés de rentrer.
L'archevêque intrus prit la fuite ; le Pape mit à Bénévent le cardinal
Gérard. Ensuite il alla joindre l'empereur au siège de|Bari, dont il
se rendit maître, ainsi que de toute la Pouille.
Ernald, L2, c. 7, n. 42.
342 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVilI. — De 1125
Alors Tempereur manda à Rainald, abbé du Mont-Cassin, de se
trouver à Melfi pour la cour qu'il devait y tenir à la Saint-Pierre.
L'abbé eut peine à obéir. C'est que le Mont-Cassin étant situé entre
les terres de l'Empire et celles de Roger de Sicile, ce monastère avait
à craindre de la part de ce dernier, qui était plus près, et qui, quand
il 9vait l'avantage, se montrait souvent fort cruel. De plus, après la
mort de l'abbé Seignoret, arrivée le 4"^^ de février 1437, il y eut une
double élection. Les deux élus avaient nom Rainald. Les partisans
du premier voulaient que l'on consultât et le roi Roger et le pape
Innocent; les partisans du second n'y voulurent point entendre, et,
malgré leur opposition, mirent leur candidat dans la chaire de saint
Benoît. Les autres écrivirent secrètement à l'empereur et au Pape,
pour les informer de l'état des choses et les prier de leur donner un
abbé. Le second Rainald, de son côté, se fit confirmer secrètement
l'abbaye par le roi Roger et par l'antipape Anaclet. Voilà pourquoi
cet abbé Rainald eut tant de peine à venir trouver l'empereur et le
Pape.
Il vint pourtant, mais sur des ordres réitérés. Comme le Pape lui
demanda avant tout une satisfaction canonique qui lui parut un
peu sévère, il répondit qu'il s'en rapporterait aux conseils de l'em-
pereur pour les conditions. L'empereur voulut bien être l'arbitre ou
plutôt le médiateur. 11 écouta, dans cinq séances, les raisons de
l'abbé et des moines, et les réponses qu'y faisait le cardinal Gérard.
La cause des moines était défendue par l'un d'entre eux, le diacre
Pierre, qui a écrit le quatrième hvrede la chronique du Mont-Cassin.
Quoique Pierre ne pût pas répondre à toutes les objections du car-
dinal, l'empereur fut néanmoins si content de son savoir, qu'il le prit
à son service. Quant au fond de l'affaire, l'empereur pria le Pape
d'user d'indulgence.
Le Pape se rendit aux instances du prince, et consentit à par-
donner aux moines et à l'abbé du Mont-Cassin. En conséquence, le
48™* de juillet, l'empereur envoya, avec l'abbé Rainald et les moines,
son gendre Henri, duc de Bavière, et plusieurs autres seigneurs et
prélats. Quand ils approchèrent de la tente du souverain Pontife,
quelques cardinaux vinrent au-devant, et firent faire à Rainald un
serment par lequel il renonçait au schisme, à Pierre de Léon et à
Roger de Sicile, et promettait obéissance au pape Innocent et à ses
successeurs. Les moines faisaient difficulté de prêter le même ser-
ment; mais Rainald les y obligea par l'obéissance qu'ils lui devaient.
Alors, ayant été absous de l'excommunication, ils entrèrent les pieds
nus et se jetèrent aux pieds du Pape, qui les reçut au baiser de paix.
Rainald fut ensuite mené à l'empereur, à qui, jusque-là, il ne s'était
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. »48'
point présenté ; mais alors il le reçut avec grand honneur^ et le mit
au nombre de ses chapelains.
L^empereur Lothaire marcha dès lors à Salerne, avec son armée
et une flotte commandée par Guibald^ abbé de Stavelo. La ville se
rendit à composition ; ce qui causa un différend entre le Pape et
Tempereur, chacun d'eux prétendant que Salerne lui appartenait.
Ils furent aussi en dissentiment à qui établirait un duc d'Apulie.
Enfin, du consentement de Tempereur, le Pape choisit pour ce duché
le comte Rainulfe, et ils lui donnèrent tous deux Tétendard publi-
quement. Ils vinrent ensuite à Bénévent, où le Pape mit un arche-
vêque nommé Grégoire, après avoir demandé, en présence du clergé
et du peuple, si on avait quelque chose à dire contre sa personne ou
son élection. Comme il n'y eut aucune opposition, le Pape le sacra
le dimanche 5"® de septembre 1137.
Cependant Tempereur fut averti que Tabbé Rainald du Mont-
Cassin tenait toujours le parti du roi Roger, et qu'il avait même
demandé des troupes pour défendre le monastère contre l'empe-
reur. Sur ces avis, il fit arrêter Rainald, et vint lui-même au Mont-
Cassin, où il entra avec l'impératrice le jour de la Sainte-Croix,
14""® de septem.bre, et ils y firent l'un et l'autre des offrandes magni-
fiques d'ornements et d'argenterie. Ensuite l'empereur, assis dans
le chapitre avec les seigneurs et les prélats de sa suite, fit examiner
l'affaire de Rainald; mais, voyant que la discussion en serait longue,
il fit convenir les parties de se soumettre à ce que le Pape et lui en
ordonneraient. Cependant le Pape, qui était à San-Germano, au pied
du Mont-Cassin, trouva fort mauvais que, lui présent, l'empereur eût
osé faire cet examen avec les seigneurs de sa cour, et il menaça de
déposer les prélats qui y avaient assisté. L'empereur répondit qu'il
n'y entendait aucune finesse, et que loin de vouloir faire injure au
Pape, il avait tout remis à sa discrétion . Le Pape envoya donc au
Mont-Cassin le chancelier Aimeric, avec d'autres cardinaux et saint
Bernard. Ils s'assirent en chapitre, le saint abbé fit un sermon ; puis
les cardinaux, de l'autorité du Pape, déclarèrent nulle l'élection de
Rainald, et allèrent à l'église, où, en présence de l'empereur et des
seigneurs, Rainald remit sur le tombeau de saint Benoît la crosse,
l'anneau et le livre de la règle, qui étaient les marques de sa dignité.
Les moines, s'étant assemblés pour une nouvelle élection, ne pu-
rent s'accorder, et résolurent de demander un abbé de la suite de
l'empereur. Le Pape leur manda qu'il ne souffrirait point que leur
monastère, qui avait fourni à l'Église tant de Papes et d'évêques, eût
pour supérieur un étranger. Malgré cette remontrance du Pape, les
moines ne purent s'entendre, et allèrent demander un abbé à l'em-
#4 ■" HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
pereur. Touché jusqu^aux larmes, Fempereur protesta que, pour rien
au monde, il ne consentirait à gêner la liberté de leur élection. Ils
jetèrent les yeux sur Guibald, abbé de Stavelo, qui commandait la
flotte impériale. Le Pape, l'ayant su, fit dire aux moines qu'ils eus-
sent à choisir un homme de leur congrégation, qu'autrement ils n'au-
raient point la permission d'élire. L'empereur pria le Pape de leur
laisser une entière liberté, autrement il n'y aurait plus de concorde
entre l'Empire et le sacerdoce. Sur quoi le Pape leur permit d'élire
qui ils voudraient. Ils élurent donc Guibald, Lorrain de naissance,
qui, dès sa jeunesse, avait embrassé l'état monastique dans l'abbaye
de Stavelo, y avait appris les arts libéraux et en avait été fait abbé
par l'empereur Henri V. Il eut beaucoup de peine à consentir à son
élection pour le Mont-Cassin *.
Après avoir demeuré huit jours en ce monastère, l'empereur
revint avec le Pape vers Rome, puis il passa en Toscane et reprit
le chemin de l'Allemagne. Sa glorieuse expédition lui conciliait beau-
coup d'autorité dans tout l'Empire. Mais il tomba malade à Trente,
où il célébra la fête de saint Martin. Et quoique le mal augmentât
tous les jours, il ne laissa pas de continuer sa marche et mourut
dans un village, à l'entrée des Alpes, le 4"*^ de décembre 4137,1a
treizième année de son règne et la cinquième de son empire. Pierre,
diacre, décrit ainsi les dévotions qu'il avait vu pratiquer à ce prince
pendant qu'il faisait la guerre en Italie. Au point du jour, il enten-
dait une messe pour les morts, puis une pour l'armée, et enfin la
messe du jour ; ensuite, avec l'impératrice, il lavait les pieds à des
veuves et à des orphelins, et leur distribuait abondamment à boire
et à manger ; puis il écoutait les plaintes des églises, et enfin il s'ap-
pliquait aux affaires de l'Empire. Il était toujours accompagné d'évê-
ques et d'abbés, pour recevoir leurs conseils ; il était le père des
pauvres et le protecteur de tous les misérables; il veillait beaucoup,
priait souvent et avec larmes. Son corps fut porté en Saxe et enterré
à Lutère, monastère qu'il avait fondé 2.
En Italie, sitôt que le roi Roger eut appris que l'empereur Lo-
thaire s'était retiré, il revint de Sicile, entra dans la Pouille, mit tout
à feu et à sang, reprit la plupart des villes, entre autres Capoue,
qu'il ruina par le fer et le feu, sans épargner les églises. Bénévent se
rendit par la crainte du même traitement, et reconnut de nouveau
l'antipape. Alors le pape Innocent envoie saint Bernard pour essayer
de moyenner la paix entre le roi de Sicile et Rainulfe, nouveau duc
de Pouille. Les armées étaient en présence. Pendant plusieurs jours,
1 Chronic. Cassin., 1. 4, c. 124. — 2 Ibid.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 345
saint Bernard empêche la bataille, disant au roi que, s'il la donnait,
il serait vaincu honteusement. Le roi, qui voyait son armée beau-
coup supérieure en nombre, méprisa cette prédiction et attaqua le
duc Rainulfe, tandis que Bernard priait sur une montagne voisine.
Le roi est complètement battu, son armée taillée en pièces. Le vic-
torieux Rainulfe, arrivé au pied de la montagne, saute de cheval, et,
prosterné à terre, s'écrie : J'en rends grâces à Dieu et à son fidèle
serviteur ; car ce ne sont pas nos forces, mais sa foi et ses prières,
qui nous ont valu la victoire ! Puis, remontant à cheval, il continua
de poursuivre le roi, qui fuyait honteusement.
Après cet échec, Roger, devenu plus traitable, écouta les propo-
sitions de paix et convint, avec saint Bernard, qu'il viendrait trois
cardinaux du parti d'Innocent et de ceux qui avaient assisté à son
élection, et trois autres du parti d'Anaclet, afin de l'instruire de ce
qui s'était passé à l'élection de l'un et de l'autre ; après quoi le roi
prendrait le parti qu'il trouverait le plus juste. Car il savait que tout
le reste de la chrétienté reconnaissait le pape Innocent, à l'exception
de lui et de son royaume.
Ce projet fut exécuté. Le pape Innocent envoya à Salerne, qui
était la résidence du roi, deux cardinaux, le chancelier Aimeric et
Grégoire, et saint Bernard avec eux; l'antipape y envoya trois car-
dinaux, entre lesquels Pierre de Pise, qui passait pour très-habile.
Le roi examina premièrement l'élection d'Innocent, pendant quatre
jours, depuis le matin jusqu'au soir, avec une patience merveilleuse,
et, les quatre jours suivants, il examina de même l'élection d'Ana-
clet. Ensuite il assembla le peuple et le clergé de Salerne, avec les
évêques et les abbés qui s^y trouvèrent, et leur déclara qu'il ne pou-
vait seul décider cette question. C'est pourquoi, ajouta-t-il, s'il plaît
à ces cardinaux, ils écriront la forme de l'une et de l'autre élection;
et de chaque côté il en viendra un avec moi en Sicile, où j'espère cé-
lébrer la fête de Noël. Là j'assemblerai les évêques et les autres
hommes sages, par le conseil desquels j'ai suivi jusqu'ici le parti
d'Anaclet, et je terminerai cette aiîaire par leurs avis. Le rusé Nor-
mand cherchait beaucoup moins à connaître la vérité qu'à profiter
de la circonstance pour se faire confirmer le titre de roi et extorquer
le plus de privilèges qu'il pourrait à l'Église romaine. Le cardinal
Gérard répondit : Sachez que, de notre part, nous n'écrirons point
rélection du pape Innocent, nous vous l'avons suffisamment expli-
quée de vive voix; mais nous voulons bien envoyer avec vous en Si-
cile le cardinal Gui de Castel. On envoya aussi un cardinal du côté
d'Anaclet.
Pendant cette négociation de Salerne, saint Bernard eut une con-
» HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIÏI. — De 1125
férence, en présence du roi^ avec le cardinal Pierre de Pise, qui
passait pour très-éloquent et très-savant dans les lois civiles et ecclé-
siastiques. Aussi le roi l'avait-il demandé nommément^ dans l'espoir
d'embarrasser la simplicité de l'abbé de Clairvaux. Après que Pierre
eut parlé en faveur d'Anaclet, et cité à l'appui des faits de l'histoire
et des lois canoniques, Bernard répondit : Je sais quelles sont votre
capacité et votre érudition, etplûtàDieu que vous eussiez à défendre
une cause meilleure! il n'y aurait point d'éloquence qui pût vous
résister. Quant à nous autres, gens rustiques, plus accoutumés à
manier la bêche qu'à plaider des causes et à faire des harangues,
nous garderions le silence, si l'intérêt de la foi ne nous pressait. Mais
la charité nous oblige de parler, parce que la tunique du Seigneur,
que, dans le temps de sa passion, ni le païen ni le Juif n'a osé rom-
pre, Pierre de Léon, soutenu par le prince que voici, la rompt et la
déchire. Il n'y a qu'une foi, qu'un Seigneur, qu'un baptême; nous
ne reconnaissons ni une double foi, ni deux baptêmes, ni deux Sei-
gneurs. Et pour remonter aux origines de l'histoire, il n'y eut qu'une
arche au temps du déluge. Huit personnes s'y sauvèrent; tous ceux
qui étaient dehors périrent. Que cette arche soit la figure de l'Église,
personne n'en doute. Or, tout récemment on a fabriqué une arche
nouvelle; puisque maintenant il y en a deux, nécessairement l'une
d'elles est fausse et destinée à être engloutie. Si donc l'arche que
gouverne Pierre de Léon est de Dieu, celle que gouverne Innocent
doit nécessairement périr. Ainsi donc périra l'église orientale, périra
tout l'Occident, périra la France, périra l'Allemagne; les Espagnols,
les Anglais, les royaumes les plus reculés seront engloutis dans le
fond delà mer. Les ordres religieux des Camaldules, des Chartreux,
de Clugni, de Grand-Mont, de Cîteaux, de Prémontré, et une infinité
d'autres compagnies de serviteurs et de servantes de Dieu, seront
nécessairement, par le même naufrage, précipités dans l'abîme. Les
évêques, les abbés et les autres princes de TÉglise, le gouffre béant
les engloutira avec une meule de moulin au cou. Seul de tous les
princes de la terre, Roger est entré dans l'arche de Pierre de Léon ;
ainsi tous périront, tous, excepté Roger ! Roger seul sera sauvé ! A
Dieu ne plaise que la religion de l'univers entier périsse, et que l'am-
bition d'un Pierre de Léon, dont tout le monde sait quelle fut la vie,
obtienne le royaume des cieux !
A ces paroles, les assistants ne purent se contenir davantage, mais
ils détestèrent et la vie et la cause de l'antipape. Quant au saint abbé,
il prit par la main Pierre de Pise, et le fit lever, et, se levant avec lui,
il lui dit : Si vous m'en croyez, nous entrerons tous deux dans l'arche
la plus sûre. En même temps, comme il y avait pensé d'avance, il
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 347
Ventreprit par des avis salutaires, et, la grâce de Dieu aidant, lui
persuada aussitôt de s'en retourner à Rome et de se réconcilier avec
le pape Innocent.
La conférence finie, le roi ne voulut pas encore obéir, à cause
qu'il avait usurpé le grand patrimoine de Saint-Pierre, qui était dans
la province de Bénévent; et il espérait que, par ses retards, il
obtiendrait des Romains quelques privilèges pour posséder à juste
titre ce grand héritage. C'était agir plus en adroit voleur qu'en prince
chrétien.
Il ne fut pas même touché d'un miracle que saint Bernard fit
pendant son séjour. Il y avait à Salerne un homme noble et très-
connu, dont la maladie avait épuisé tout l'art des médecins, quoi-
que cette étude fût alors cultivée principalement à Salerne. Le ma-
lade apprit en songe qu'il était venu en cette ville un saint homme
qui avait la grâce des guérisons. Il eut ordre de le chercher et de
boire de l'eau dont il aurait lavé ses mains. Il le fit, et fut guéri. Ce
miracle se sut dans toute la ville, et vint aux oreilles du roi et de
toute la cour *.
Guibald, abbé du Mont-Cassin, voyant le roi Roger maître du
pays, envoya lui demander la paix; mais le roi lui répondit qu'il ne
souffrirait point dans ce monastère un abbé établi par l'empereur,
et que, si Guibald tombait entre ses mains, il le ferait pendre. On
voit combien il eût été plus sage pour les moines de suivre le con-
seil du pape Innocent et de choisir un abbé parmi eux. Guibald,
voyant que sa présence ne faisait que nuire au monastère et qu'il
s'exposerait inutilement à la mort, se retira secrètement et de nuit,
le second jour de novembre; puis il écrivit à la communauté d'élire
un autre abbé à sa place, et revint à Stavelo, sa première abbaye.
Douze jours après sa sortie, les moines du Mont-Cassin élurent pour
abbé Rainald de Collemezzo, le compétiteur de Rainald le Toscan,
qui avait été déposé parle Pape. Le roi Roger lui accorda une trêve;
et c'est ici que finit la Chronique du Mont-Cassin, commencée par
Léon d'Ostie et continuée par Pierre, diacre et bibliothécaire de ce
monastère ^.
Au commencement de l'année suivante 4138, l'antipape Pierre
de Léon fut frappé d'une maladie soudaine ; il n'expira pas sur
l'heure : trois jours lui furent encore donnés pour se repentir ; mais
il abusa de la pénitence, et mourut le 7 janvier, désespéré dans son
crime. Il fut enterré secrètement et sans appareil, pour dérober aux
catholiques la connaissance de sa sépulture. Les cardinaux de son
» Ernald. Vita S.Bern., 1. 2, cl. — ^ Chronic. Cassin., L 4, c, 127 et 128.
348 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
parti, de concert avec ses parents, envoyèrent au roi Roger lui donner
avis de cette mort, et savoir s'il lui plaisait qu'ils élussent un autre
Pape. Il le leur permit. Quand donc ils eurent reçu sa réponse, ils
assemblèrent ceux de leur parti; et, à la mi-mars, ils élurent Gré-
goire, prêtre-cardinal, qu'ils nommèrent Victor. Toutefois ils ne le
faisaient pas tant dans l'intention de perpétuer le schisme que pour
gagner du temps et se réconcilier plus avantageusement avec le
pape Innocent II. En effet, les frères mêmes de l'antipape Anaclet,
ennuyés de ce trouble, rentrèrent en eux-mêmes et firent leur paix
avec Innocent, qui, à ce que l'on disait, leur donna de grandes
sommes d'argent. Le prétendu Victor vint lui-même de nuit trouver
saint Bernard, qui, lui ayant fait quitter la chape et la mitre qu'il
avait portées quelques jours, le mena aux pieds du Pape. Ainsi finit
le schisme, le 29""^ de mai 1138. Les enfants de Pierre de Léon, c'est-
à-dire les frères de l'antipape Anaclet, vinrent les premiers auprès
du Pape véritable, et lui firent hommage lige ; les clercs schisma-
tiques vinrent ensuite lui promettre obéissance ; grande fut la joie
parmi le peuple.
Voici comment saint Bernard annonça l'heureuse nouvelle au
prieur Geoffroi de Clairvaux. Le jour de l'octave de la Pentecôte, ce
jour-là même. Dieu a rempli nos désirs en donnant l'unité à l'Église
et la paix à Rome; car ce jour-là tous les fils de Pierre de Léon se sont
humiliés aux pieds du seigneur Pape, et, devenus ses hommes liges,
lui ont juré fidélité. Les clercs qui s'étaient engagés dans le schisme
se sont également humiliés à ses pieds avec l'idole qu'ils avaient éle-
vée, et lui ont juré obéissance avec toutes les formalités ordinaires.
Grande a été l'allégresse parmi le peuple* 11 y a longtemps que je
serais allé vous rejoindre, si je n'avais été comme assuré de cette
réunion, quoique je dissimulasse l'espérance que j'en avais conçue.
Maintenant il n'est plus rien qui m'arrête ici. Je fais ce que vous sou-
haitez; au lieu de dire : Je partirai, je dis présentement : Je pars.
Oui, je pars incessamment, et j'emporte pour prix de mes courses
la victoire du Christ et la paix de TEglise. Je fais partir de Rome, le
vendredi d'après, l'homme qui vous rendra ma lettre : je le suivrai
de bien près. Voilà de bonnes nouvelles ! mais les choses mêmes sont
encore meilleures. Je pars chargé des fruits de la paix. Il faudrait
être insensé ou impie pour ne pas s'en réjouir. Portez-vous bien ^ !
Après cette pacification complète, le pape Innocent reprit dans
Rome l'autorité tout entière. On venait le visiter de tous côtés, les
uns pour affaires, les autres pour lui adresser des félicitations. On
* S. Bernard, epist.sn.
à H53 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 349
faisait par les églises des processions solennelles; le peuple, ayant
quitté les armes, accourait pour entendre la parole de Dieu : la sûreté
et l'abondance se rétablissaient. Avec le temps, le Pape rétablit aussi
le service des églises et en répara les ruines; il rappela les exilés et
repeupla les colonies désertes. Innocent était à Rome dès le premier
jour de mai ld38, comme on le voit par sa bulle donnée en faveur
de Baudouin, qui, cette année même, fut élevé à l'archevêché de
Pise, et à qui le Pape accorda juridiction sur trois évêchés de Tile
de Corse et sur deux de Sardaigne, avec la légation en celle-ci.
Baudouin était, à Pise même, moine de Cîteaux, et le premier de cet
ordre qui fût cardinal. Ce fut Innocent qui Télé va à cette dignité
l'an 1130, au concile de Clermont; et Baudouin honorait tellement
saint Bernard, que, tout cardinal qu'il était, il ne dédaignait pas de
lui servir de secrétaire. Le saint abbé, de son côté, écrivant à ses
frères de Clairvaux, dit que Baudouin était son unique consolation
pendant qu'il était éloigné d'eux ^.
Cette absence lui était très-sensible, comme on le voit par les
lettres tendres et affectueuses qu'il leur écrivait d'Italie pendant ces
voyages qu'il fut obligé d'y faire à cause du schisme. Jugez de ma
peine par la vôtre, leur disait-il : si mon absence vous en fait, ne
doutez pas qu'elle ne m'en fasse encore davantage. Aussi je perds
plus que vous. En me perdant, vous ne perdez qu'une personne, au
lieu que je vous perds tous tant que vous êtes. Il n'en est pas un de
vous qui ne soit pour moi un sujet particulier d'inquiétude, qui ne
me fasse gémir de mon absence et craindre tous les périls où elle
vous expose : deux motifs de douleur qui ne cesseront que quand je
me réunirai à ce que je chéris le plus tendrement 2.
C'est ainsi qu'aimait saint Bernard. Aussi revint-il sitôt que la
grande affaire du schisme fut terminée. Il partit de Rome cinq jours
après, n'en rapportant que des reliques. A sa sortie, il fut reconduit
par le clergé, le peuple et toute la noblesse, car on le regardait
comme l'auteur de la paix. Tout le monde lui demanda sa bénédic-
tion, et répandit beaucoup de larmes. Étant de retour à Clairvaux, il
reprit l'exphcation du Cantique, comme on le voit par le commen-
cement du sermon vingt-quatrième.
Peu de temps après, il perdit son frère Gérard, dont il inséra l'o-
raison funèbre dans un de ses sermons. Il avait commencé à continuer
l'explication du Cantique ; mais il ne put retenir sa douleur, qu'il
avait dissimulée pendant les funérailles de son frère. Ce n'est point
ce cher frère qu'il plaint, étant persuadé de son bonheur : il se plaint
1 S. Bernard. Epist. 144. —2 Epist. 143.
350 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
lui-même d'être privé de son secours ; car Gérard, quoique sans lit-
térature, était un homme d'un grand sens, d'une prudence consom-
mée et d'une habileté singulière pour l'économie, les arts et les affai-
res : en sorte qu'il soulageait son frère de tous les soins du temporel,
et lui procurait du loisir pour vaquer à la prière, à l'étude et à l'in-
struction. Gérard ne laissait pas d'être fort intérieur et fort avancé
dans la spiritualité; et, en cette matière même, il donnait quelque-
fois à Bernard des avis importants : comme quand, pour l'humilier,
il le reprit d'avoir promis la guérison, qui fut son premier miracle.
Au reste, Bernard déclare qu'il ne prétend point être exempt des
sentiments de l'humanité ; et il autorise ses larmes par les exemples
de Samuel, de David, de Jésus- Christ même, qui non-seulement
n'empêcha point les autres de pleurer Lazare, mais le pleura avec
eux 1.
Dans le même temps, il survint à saint Bernard une affaire qui ne
lui fut guère moins sensible. Guillaume de Sabran, évêque de Lan-
gres, étant mort la même année 1138, Hugues, fils du duc de Bour-
gogne, voulut mettre sur ce siège un moine de Glugni qui en était
très-indigne ; à quoi le saint abbé s'opposa de toute sa force, non-
seulement pour l'intérêt général de l'Eglise, mais pour celui du mo-
nastère de Glairvaux en particulier, situé dans le diocèse de Langres
et entièrement soumis à l'évêque. Il envoya un long mémoire au
Pape, lui écrivit plusieurs lettres, ainsi qu'aux évêques et aux car-
dinaux de l'Église romaine. Pierre le Vénérable, abbé de Glugni, et
Pierre, archevêque de Lyon, étaient sur cette affaire d'un autre sen-
timent que saint Bernard. Mais enfin le Pape cassa l'élection. Après
quoi l'on élut Geoffroi, prieur de Glairvaux, qui occupa dignement
le siège de Langres plus de vingt ans.
En Allemagne, après la mort de l'empereur Lothaire, on s'occupa
de lui donner un successeur. Deux candidats avaient le plus de
chances, le duc Henri et le duc Conrad. Henri était gendre du dernier
empereur et avait en sa possession les joyaux de l'Empire. Il était à
la fois duc de Bavière et de Saxe, jouissait en Italie des vastes do-
maines de la comtesse Mathilde et d'autres principautés. Il se voyait
ainsi le plus riche et le plus puissant prince d'Allemagne ; mais le
surnom de Superbe, que lui ont donné ses contemporains et la pos-
térité, fait entendre que son orgueil égalait ses richesses. Il se croyait
si sûr d'être élu à la place de son beau-père, qu'il prit dès lors des
airs de hauteur avec les autres princes : c'est ce qui le perdit. Plus
d'un se disait : Si dès maintenant il est si hautain, que sera-ce s'il
^ InCant., serm. 2Q,ïi.Z.
à 1153 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 351
parvient à Tautorité souveraine ? Il vaut mieux prévenir le mal que
d'y apporter plus tard un remède aventureux. Conrad, duc de Fran-
conie et frère du duc Frédéric de Souabc, avait déjà porté le titre
de roi; depuis sa réconciliation avec Tempereur Lothaire, il était
porte-étendard de l'Empire. Non moins brave que Henri, il était plus
affable avec les évêques et les autres princes, plus humble avec le
Pape. Comme le roi de Germanie était destiné à la dignité d'empe-
reur ou défenseur armé de l'Eglise romaine, dignité que le Pape seul
pouvait conférer, il s'ensuivait naturellement que le Pape avait et
devait avoir une grande part dans l'élection du roi de Germanie. In-
nocent II, après avoir bien considéré l'état des choses et le mérite
des personnes, inclina pour Conrad et envoya le cardinal Théoduin
avec ses pleins pouvoirs. Les archevêques de Cologne et de Trêves,
ainsi que plusieurs autres évêques, pensaient, dans cette affaire,
comme le chef de l'Église. Le siège de Mayence était vacant. Enfin,
dans une diète partielle des princes, réunie à Coblentz, Conrad fut
élu roi, le 22 février 1138.
Le légat Théoduin, qui était présent, promit le consentement du
Pape, des Romains et de toutes les villes d'Italie. Ensuite le nouveau
roi vint à Aix-la-Chapelle, et y fut sacré le dimanche IS""^ de mars,
parle cardinal-légat, assisté des archevêques de Cologne et de Trêves
et des autres évêques. L'archevêque de Cologne aurait dû faire cette
cérémonie; mais il n'avait pas encore reçu lepallium. Le roi Conrad,
troisième du nom, célébra à Cologne la fête de Pâques, qui, cette
année 1138, était le 3""® d'avril. Le siège de Mayence futrempUpeu
de temps après par Albert, comte de Sarrebruck, parent du roi. Ce-
pendant le duc Henri, ainsi que les autres princes de Bavière et de
Saxe, qui n'avaient été ni présents ni même convoqués aux assem-
blées de Coblentz et d'Aix-la-Chapelle, réclamèrenthautementcontre
l'élection de Conrad, et la traitaient d'illégale. Mais la chose était
faite ; Henri s'était aliéné bien des esprits par sa hauteur ; la décla-
ration du légat, que l'Italie, que Rome, que le souverain Pontife
étaient pour Conrad, en décida beaucoup qui flottaient encore. Bref,
à la fin de la diète que le roi tint à Bamberg pendant les fêtes de la
Pentecôte, il ne manqua plus que le duc Henri, qui toutefois rendit
les joyaux de l'Empire, dans l'espoir de conserver ses autres avan-
tages. Mais Conrad déclara nettement que la puissance de Henri était
trop grande et trop dangereuse pour le bon ordre et la tranquillité
du royaume; que, d'après les anciennes lois, aucun prince ne devait
posséder à la fois deux duchés; en conséquence, il lui ôta le duché
de Saxe et le donna à un autre. Comme Henri ne se soumettait pas,
il le mit au ban de l'Empire, et lui ôta même la Bavière, qu'il donna
352 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIl.— De 1125
à son demi-frère le margrave Léopold d'Autriche. Dans peu de temps,
]a puissance si formidable de Henri fut tellement brisée, qu'il fut ré-
duit à s'enfuir en Saxe, accompagné seulement de quatre serviteurs
fidèles. Cependant la sévérité de Conrad indisposait les esprits à son
tour. Henri trouva des amis puissants et fidèles, il récupéra dans peu
presque tout ce pays. Conrad marcha contre lui avec une armée
nombreuse. C'étaiten H39. On allait en venir aune bataille, lorsque
l'archevêque Albéron de Trêves ménagea une trêve jusqu'à la Pen-
tecôte de l'année suivante. Pour y amener et amis et ennemis, l'ha-
bile médiateur fit valoir non-seulement les malheurs effroyables de
la guerre civile, mais encore plusieurs foudres d'excellent vin, qu'il
distribua largement, surtout parmi les princes de Saxe, et qui paru-
rent non moins persuasifs que son éloquence. Le duc Henri, maître
de presque tout ce pays, espérait qu'à la prochaine diète on lui ren-
drait encore la Bavière, lorsqu'il tomba malade et mourut inopiné-
ment à Quedlinbourg, à l'âge de trente-sept ans, et fut enterré à
côté de son beau-père, l'empereur Lothaire *.
Le duc Conrad, ainsi devenu roi, écrivit à saint Bernard pour le
saluer affectueusement et lui faire part des désordres qu'il trouvait
à corriger ; il se plaignait surtout des atteintes qu'on avait données à
la dignité royale. Saint Bernard lui répondit en ces termes : J'ai reçu
vos lettres et vos salutations avec autant de reconnaissance que je
les mérite peu; je dis peu, par le rang que j'occupe, non par l'af-
fection que je vous porte. Les plaintes du roi sont nos plaintes,
principalement celle qui regarde l'invasion de l'Empire. Jamais je n'ai
voulu ni le déshonneur du roi, ni la diminution de la royauté; car
j'ai lu ces paroles : Que toute âme soit soumise aux puissances supé-
rieures, et quiconque résiste à la puissance résiste à l'ordonnance de
Dieu 2. Sentence que jevous souhaite et que je vous exhorte en toutes
manières à observer, en rendant au suprême et apostolique Siège et
au vicaire du bienheureux Pierre le respect que vous voulez que
vous rende tout l'Empire. Il est encore d'autres choses que je n'ai
pas cru devoir écrire; je vous les communiquerais peut-être plus
utilement en personne ^.
Cette lettre, dans sa brièveté, renferme le secret de bien des évé-
nements, de bien des révolutions. Chaque prince, chaque roi parti-
culier veut bien qu'on respecte son autorité matérielle et locale;
mais, pour l'autorité spirituelle et universelle du chef suprême de
l'Église cathoUque, plus d'un prince, plus d'un roi donne à ses peu-
1 Raumer, Hist. des Eohenstauffen, t. 1. — 2 Rom., 13. — » S. Bern. epist-,
183.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 353
pies l'exemple de la révolte et du mépris. Avec le temps, les peuples
suivent cet exemple contre ceux mêmes qui le donnent, et cela d'au-
tant plus logiquement que le chef matériel d'une province ou d'une
nation particulière est plus au-dessous du chef spirituel de l'huma-
nité entière. La lettre de saint Bernard insinuait cette grande vérité :
la famille de Conrad l'oubliera bien vite, et provoquera ainsi sa
ruine et celle de l'Empire.
Cependant le pape Innocent II, pour extirper plus efficacement les
désordres introduits par le schisme, convoqua les états généraux de
la chrétienté à Rome pour le commencement d'avril il 39. Le con-
cile s'assembla au palais de Latran le 3 ou le 4 du mois indiqué.
Le docte Mansi a retrouvé un acte de Pierre, abbé de Saint- André
de Rome, qui dit expressément s'être présenté au concile le 4""* jour
d'avril *. Il est probable qu'il s'était assemblé la veille, 3 avril, qui
était un lundi, jour ordinaire pour ouvrir les conciles. Jamais on
n'en avait vu d'aussi nombreux. Il s'y trouva environ mille évêques,
entre lesquels trois patriarches, ceux d'Antioche, d'Aquilée et de
Grade. On le compte pour le dixième concile général. Et le Pape,
dit un historien français de ce temps-là, y parut, parmi ces prélats,
le plus respectable de tous, tant par l'air de majesté qui éclatait sur
son visage que par les oracles qui sortaient de sa bouche ^.
On n'avait qu'à y suivre la conduite qui avait été suivie en Aqui-
taine pour cimenter la réunion partout où le schisme avait gagné,
et c'est ce qu'on y statua unanimement. Le Pape, dans l'éloquent
discours qu'il fit à l'ouverture, prévint d'abord ce qu'une fausse com-
passion ou une estime mal placée pourrait suggérer de favorable
aux schismatiques. Notre règle, dit-il, c'est celle de saint Augustin,
qu'avec des gens séparés de l'Église cathoHque, il n'y a point à se
retrancher sur la régularité de leurs mœurs, qu'ils sont morts à la
grâce et ennemis de Dieu, dès-là qu'ils sont détachés de l'unité de
Jésus-Christ. Gardons-nous donc bien de laisser impunie leur témé-
rité à conférer ou à recevoir les ordres, et de souffrir dorénavant que
ces sacrilèges jouissent illégitimement du crime des canons enfreints
et de la juridiction usurpée. Tous les Pères du concile entrèrent dans
les vues du Pape; tous s'écrièrent: Nous annulons ce qu'a fait Pierre
de Léon ; nous dégradons ceux qu'il a élevés ; nous déposons ceux
qu'il a consacrés ; et, pour ce qui est des prêtres et autres ministres
ordonnés par Gérard d'Angoulême, nous leur interdisons, par l'au-
torité apostolique, l'exercice de toute fonction ; nous voulons qu'ils
1 Mansi, Concil., t. 21, p. 541. — 2 Chron. Mauriniac.
XV. 23
354 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
demeurent perpétuellement dans le grade où ils sont^ et leur défen-
dons de monter jamais plus haut.
La sentence du concile fut exécutée dans le concile même. Le
Pape appela, un à un, par leurs noms, les évêques ordonnés dans le
schisme, qui étaient présents au concile ; et, après leur avoir repro-
ché leur faute avec indignation, il leur arracha les crosses des mains,
les anneaux des doigts et les palliums des épaules. Pierre de Pise
ne fut pas exempt de cette rigueur, et le Pape le priva de sa dignité,
quoiqu'il la lui eût rendue quand il quitta le schisme, à la persuasion
de saint Bernard. C'est de quoi le saint abbé se plaignit au Pape par
une lettre très-vigoureuse, où, louant son zèle contre les schismati-
ques, il dit que la peine ne doit pas être égale quand la faute ne l'est
pas, et qu'il importe pour sa réputation de ne pas défaire ce qu'il a
fait *. L'annaliste Manriquez assure que le Pape se rendit aux repré-
sentations du saint, et qu'il rétablit Pierre de Pise dans ses hautes
dignités.
Le concile de Latran fit ou renouvela trente canons de discipline.
Celui qui est ordonné par simonie sera privé de toute fonction. On ne
donnera rien pour les bénéfices ni pour les choses sacrées. Un
évêque ne recevra point quiconque a été excommunié par un autre.
Les clercs incorrigibles seront privés de tous bénéfices ecclésias-
tiques. On ne pillera pas les biens des clercs à leur mort. Les sous-
diacres mariés ou concubinaires seront privés de tout office et de
tout bénéfice. Les moines et les chanoines réguliers ne s'applique-
ront point à l'étude des lois civiles ni de la médecine. Les laïques ne
retiendront point les dîmes et les églises. On observera la trêve de
Dieu, sous peine d'excommunication. On assure une sécurité perpé-
tuelle aux clercs, aux moines, aux pèlerins, aux marchands, aux
laboureurs et à leurs bestiaux. Les usuriers sont excommuniés et
déclarés infâmes. Les hommes de guerre ne se donneront point de
rendez -vous dans les foires, pour y livrer des combats, dans la vue
démontrer leur adresse et leur force. Si quelqu'un en meurt, on ne
lui refusera point la pénitence et le viatique, mais il sera privé de la
sépulture ecclésiastique. C'est ce qu'on a nommé depuis tournois.
On excommunie celui qui frappe un clerc et celui qui met la main
sur quelqu'un qui s'est réfugié dans une église ou dans un cimetière.
Nul ne cherchera à rendre héréditaires les bénéfices ecclésiastiques.
On défend les mariages entre parents. On excommunie les incendiai-
res; on les prive de la sépulture chrétienne, si auparavant ils n'ont
réparé le dommage. Ceux qui se convertissent en santé, on leur donne
S. Bern. epist. 213.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 355
de plus pour pénitence de servir une année à Jérusalem ou en Es-
pagne contre les infidèles. L'évêque qui absout un incendiaire sans
ces conditions restituera lui-même le dommage et s'abstiendra un
an de toute fonction épiscopale. Le concile ne conteste pas pour cela
aux rois et aux princes la faculté de faire bonne justice, avec le con-
seil des archevêques et des évêques. Les enfants des prêtres ne seront
pas admis au service de Tautel s'ils n'ont vécu religieusement dans
des monastères de moines ou de chanoines. On réprouve la fausse
pénitence. On condamne comme hérétiques et on recommande aux
puissances séculières de réprimer ceux qui rejettent le sacrement du
corps et du sang de Notre-Seigneur, le baptême des enfants, le sa-
cerdoce et les autres ordres ecclésiastiques, ainsi que les mariages
légitimes. Ces hérétiques étaient les nouveaux manichéens. On
n'exigera rien pour le saint-chrême ni pour la sépulture. Quiconque
reçoit d'une main laïque un bénéfice ecclésiastique en sera privé.
On condamne certaines femmes qui, sans observer la règle de Saint-
Benoît, de Saint-Basile ni de Saint-Augustin, et sans vivre en com-
munauté, voulaient passer pour rehgieuses, demeurant dans leurs
maisons particulières, où, sous prétexte d'hospitalité, elles recevaient
toutes sortes d'hôtes, même peu vertueux. On défend aussi aux re-
ligieuses de venir chanter dans un même chœur avec des chanoines
ou des moines. A la mort des évêques, dit le concile, comme les
sanctions des Pères ne permettent pas que les églises restent vacan-
tes au delà de trois mois, nous défendons aux chanoines de la cathé-
drale, sous peine d'anathème, d'exclure de l'élection de l'évêque les
hommes religieux; mais l'élection se fera de leur conseil, ou du
moins de leur consentement, sous peine de nullité. Enfin le concile
défend, sous peine d'anathème, aux arbalétriers et aux archers,
d'exercer leur art homicide contre les Chrétiens et les catholiques *.
Dans le concile de Latran, et de l'avis de tous les Pères, Innocent II
mit au nombre des saints honorés par l'Église, saint Sturm, premier
abbé de Fulde, dont les miracles furent attestés en plein concile par
les évêques venus d'Allemagne. C'est ce que dit le Pape à l'abbé et
aux moines de Fulde, dans sa lettre du 19 avril 2.
Dans le même concile général, le roi Roger de Sicile, qui soute-
nait le reste du schisme, fut publiquement excommunié avec tous
ses partisans. Mais à peine le concile était-il fini, que mourut le duc
Rainulfe d'Apulie, le plus ferme soutien des catholiques en ces con-
trées. Aussitôt Roger part de Sicile, arrive à Salerne le 7 mai 1139,
parcourt l'Apulie, dont toutes les villes se soumettent, à l'exception
Labbe, t. 10. Mansi, t. 21, p. 526. — 2 ibid., p. 538.
356 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL— De 1125
de Bari et de Troie. Le Pape, l'ayant appris^, sortit de Rome avec les
troupes qu'il put ramasser, et s'avança jusqu'à San-Germano, au
pied du Mont-Cassin. On envoya des députés de part et d'autre
pour négocier la paix. Mais, pendant les négociations, le fils du roi,
à la tête de mille chevaux, surprit le Pape et l'amena prisonnier à
son père. C'était le 10"^ de juillet. On pouvait craindre de grands
malheurs pour l'Église. Il en fut autrement. Aussitôt le roi Roger
envoya des ambassadeurs au Pape, son prisonnier, lui demander la
paix dans les termes les plus soumis; et le Pape, se voyant aban-
donné, sans force et sans armes, y consentit. On dressa les articles
du traité, dont les principaux furent que le Pape accordait à Roger
le royaume de Sicile, à un de ses fils le duché de Pouille, et à
l'autre la principauté de Capoue.
Quand on fut convenu de toutes les conditions du traité, le roi et
ses deux fils vinrent en présence du Pape, se jetèrent à ses pieds, lui
demandèrent pardon et lui promirent obéissance. Ils lui jurèrent
fidélité, à lui et à ses successeurs, et aussitôt le Pape donna à Roger
l'investiture du royaume de Sicile par l'étendard. C'est ainsi que le
prince normand se fit confirmer ce titre, qu'il avait reçu de son
beau-frère, l'antipape Anaclet. Cette paix fut jurée le jour de Saint-
Jacques, 25™^ de juillet ; et le Pape en fit expédier sa bulle, où, sans
parler de la concession de l'antipape, il parle des services rendus à
l'Église par Robert Guiscard, aïeul du nouveau roi, et par son père
Roger, et de la dignité que le pape Honorius lui avait accordée à lui-
même, c'est-à-dire le titre de duc. C'est pourquoi, dit-il, nous vous
confirmons le royaume de Sicile, avec le duché de Pouille et la prin-
cipauté de Capoue, à vous et à vos successeurs, qui nous feront
hommage lige, à la charge d'un cens annuel de six cents schifates.
C'était une monnaie d'or. Tel est le premier titre du royaume de
Sicile, depuis de Naples.
Le Pape vint ensuite à Bénévent, où il fut reçu comme si c'eût été
saint Pierre en personne. Il en chassa pour la seconde fois l'arche-
vêque intrus Rossiman, sacré par l'antipape. Le second jour de sep-
tembre, il retourna à Rome, où il était extrêmement désiré. Et
comme les Romains l'exhortaient à rompre la paix qu'il avait faite
avec le roi Roger, il rejeta ce conseil absolument, et dit que c'avait
été la volonté de Dieu que sa prise fût l'occasion de cette paix.
Aussi fut-elle approuvée de tout le monde.
Pierre le Vénérable, abbé de Clugni, en félicita Roger par ses
lettres. Saint Bernard lui écrivit aussi, moins pour le féliciter que
pour l'engager à rapporter à Dieu seul la gloire de ses succès. Pierre
avait déjà en Sicile un monastère de sa congrégation ; le roi Roger
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 357
en demanda un à saint Bernard de la congrégation de Citeaux : il
souhaitait même l'y posséder en personne. Bernard lui envoya de ses
religieux, avec une lettre qui commence en ces termes : Si vous me
cherchez, me voici, et moi et les enfants que Dieu m'a donnés. On
dit que mon humilité a trouvé grâce auprès de votre Majesté, au
point qu'elle souhaite me voir. Qui suis-je, pour dissimuler le bon
plaisir du roi ? J'accours, moi qu'on désire ; me voici, non dans cette
présence infirme du corps, dans laquelle Hérode méprisa le Seigneur,
mais dans mes entrailles : car qui me séparera de ceux que je vous
envoie? Je les suis, quelque part qu'ils aillent; vinssent-ils à demeu-
rer aux extrémités de la mer, ils n'y seront pas sans moi. Avec eux,
ô prince, vous avez la lumière de mes yeux, vous avez mon cœur et
mon âme. Qu'est-ce que cela y fait, s'il y manque la portion la plus
petite de nous-même? Je veux dire ce chétif corps, ce vil esclave
que la nécessité retient, lors même que la volonté le sollicite. Il ne
saurait suivre l'âme qui vole, infirme comme il est et n'attendant
plus que le sépulcre. Le roi de Sicile reçut avec une munificence
royale les chers enfants de saint Bernard, qui lui en témoigna sa
reconnaissance par une troisième lettre *.
1 S. Bern. epist. 207, 208 et 209.
358 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 112&
m.
SAINT BERNARD MAINTIENT CONTRE DIVERSES ERREURS LA PURETÉ DE
LA FOI CATHOLIQUE, ILLUSTRÉE PAR LES TRAVAUX DE PIERRE DE
CLUGNI, DE HUGUES ET RICHARD DE SAINT-VICTOR, ET DE PLUSIEURS
AUTRES ÉCRIVAINS REMARQUABLES.
Le concile de Latran condamna aussi un novateur en fait de doc-
trine, Arnaud de Bresce. Nous avons vu que, dans la querelle des
investitures, les avocats de Ferapereur Henri V mettaient en avant
cette maxime : Que, comme les biens spirituels appartiennent à
rÉglise, ainsi tous les biens temporels appartenaient à l'empereur,
que sa volonté seule y était la loi suprême ; que de lui dépendaient
tous les royaumes, toutes les seigneuries, toutes les propriétés. Ar-
naud de Bresce fit de cette maxime un système pour décrier les gens
d'Eglise et gagner les séculiers.
Il était simple lecteur et avait été disciple d'Abailard. Il ne man-
quait pas d'esprit; il aimait les opinions nouvelles et singulières; il
était éloquent, mais d'une éloquence de mots qui le faisait parler
plus facilement que solidement.
Etant revenu en Italie après avoir longtemps étudié en France, il
se revêtit d'un habit de religieux, pour se faire mieux écouter, et
commença à déclamer contre les évêques, sans épargner le Pape,
contre les clercs et les moines, ne flattant que les laïques. Il disait
qu'il n'y avait point de salut pour les clercs qui avaient des biens en
propriété, pour les évêques qui avaient des seigneuries, ni pour les
moines qui possédaient des immeubles; que tous ces biens apparte-
naient au prince, que lui seul pouvait les donner, et seulement à des
laïques; que le clergé devait vivre des dîmes et des oblations volon-
taires du peuple, se contentant de ce qui suffit pour une vie frugale.
On disait, d'ailleurs, qu'il n'avait pas de bons sentiments du saint
sacrement de l'autel et du baptême des enfants.
Par ses discours, il troublait l'église de Bresce, sa patrie ; et, expli-
quant malicieusement l'Ecriture sainte, il animait les laïques, déjà
mal disposés contre le clergé. Car le faste des évêques et des abbés,
Ja vie molle et licencieuse des moines, ne lui donnaient que trop de
matière; mais il ne se tenait pas dans les bornes de la vérité. Ses
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 359
discours firent un tel effet, qu'à Bresce et dans plusieurs autres villes,
le clergé tomba dans le dernier mépris et devint l'objet de la raille-
rie publique. Arnaud fut donc accusé, dans le concile de Latran, par
son évêque et par des personnes pieuses ; et le Pape lui imposa si-
lence. Il s'enfuit de Bresce, passa les Alpes et se réfugia à Zurich, oii
il s'arrêta, recommença à dogmatiser, et en peu de temps infecta
tout le pays de ses erreurs *.
Pour ce qui est d'Abailard, depuis dix-huit ans qu'il avait été
condamné au concile de Boissons, il avait continué d'enseigner,
s'appliquant principalement à la théologie, quoiqu'il n'y fût pas si
versé que dans les arts libéraux. Aussi répandait-il plusieurs erreurs
dont les gens de bien furent alarmés. Guillaume, abbé de Saint-
Thierri, en écrivit ainsi à Geoffroi, évêque de Chartres, et à saint
Bernard : Pierre Abailard recommence à enseigner des nouveautés
et à en écrire; ses livres passent les mers et traversent les Alpes;
ses nouveaux dogmes se répandent dans les provinces, on les publie,
on les défend librement, jusque-là qu'on dit qu'ils sont estimés
même à la cour de Rome. Je vous dis, votre silence est dangereux
tant pour vous que pour l'Eglise de Dieu.
Dernièrement je rencontrai par hasard un ouvrage de cet homme,
intitulé : Théologie de Pierre Abailard. J'avoue que ce titre excita
ma curiosité; et, comme j'y trouvai plusieurs choses qui me frap-
pèrent, je les marquai, avec les raisons pourquoi elles m'avaient
frappé, et je vous les envoie avec le livre : vous en jugerez. Je n'ai
trouvé que vous à qui je puisse m'adresser en cette occasion. Il vous
craint ; fermez les yeux, qui craindra-t-il ? et que ne dira-t-il pas,
s'il ne craint personne ? Voici donc les articles que j'ai tirés de ses
ouvrages :
1° Il définit la foi, l'estimation des choses qu'on ne voit point.
2° Il dit qu'en Dieu les noms de Père, de Fils et de Saint-Esprit sont
impropres, mais que c'est une description de la plénitude du sou-
verain bien. 3° Que le Père est une pleine puissance, le Fils une
certaine puissance, et que le Saint-Esprit n'est aucune puissance.
4° Le Saint-Esprit n'est pas de la substance du Père et du Fils,
comme le Fils est de la substance du Père. 5° Le Saint-Esprit est
l'âme du monde. 6° Nous pouvons vouloir le bien et le faire, par le
libre arbitre, sans le secours de la grâce. 7° Ce n'est pas pour nous
délivrer de la servitude du démon que Jésus-Christ s'est incarné et
a souffert. 8° Jésus-Christ, Dieu et homme, n'est pas une troisième
personne dans la Trinité. 9° Au sacrement de l'autel, la forme de
1 Baron,, an. 1139. Otto Frising., Gunth.
360 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
la substance précédente demeure en Tair. 10" Les suggestions du
démon se font dans les hommes par des moyens physiques. 41° Nous
ne tirons point d^Adam la coulpe du péché originel, mais seulement
la peine. 12° 11 n'y a péché que dans le consentement au péché et le
mépris de Dieu. 13° On ne commet aucun péché par la concupis-
cence, la délectation, ni l'ignorance : ce ne sont que des dispositions
naturelles. L'abbé Guillaume réfute ensuite ces treize articles l'un
après Tautre, rapportant en plusieurs endroits les propres paroles
d'Abailard*.
Saint Bernard répondit ainsi à l'abbé Guillaume : Votre trouble
me paraît raisonnable et nécessaire; il est même efficace et agissant,
puisqu'il vous fait mettre la main à la plume pour confondre et ré-
futer des dogmes impies. Quoique je n'aie pas encore lu votre livre
avec attention, que je n'aie fait que le parcourir à la hâte et super-
ficiellement, je le goûte extrêmement, et je le crois assez fort pour
renverser et détruire les impiétés qu'il attaque. Mais comme je n'ai
point la coutume, vous le savez, de m'en rapporter à mon propre
jugement, principalement dans une affaire de cette conséquence, je
crois nécessaire de prendre un temps commode pour nous rendre
en un lieu et conférer ensemble sur ces matières. Il me semble que
cela ne se peut faire avant les fêtes de Pâques, de peur de sortir de
l'esprit d'oraison et du recueillement qui convient au saint temps de
carême. Souffrez que je me taise patiemment jusque-là, d'autant
plus que je n'ai point encore assez étudié ces questions. Dieu est
assez puissant pour accorder à vos prières la sagesse et les lumières
que vous me souhaitez ^.
Saint Bernard, voulant corriger Abailard de ses erreurs, sans le
confondre, l'avertit en secret, et traita avec lui si modestement et si
raisonnablement, qu' Abailard en fut touché et lui promit de tout
corriger selon qu'il lui prescrirait. Mais quand saint Bernard l'eut
quitté, il abandonna cette sage résolution, excité par de mauvais
conseils et se fiant à son esprit et au grand exercice qu'il avait dans
la dispute. Sachant donc qu'on devait bientôt tenir un concile nom-
breux à Sens, il alla trouver l'archevêque et se plaignit que l'abbé de
Clairvaux parlait secrètement contre ses livres. Il ajouta qu'il était
prêt à les défendre en public, et demanda que l'abbé fût appelé au
concile pour expliquer ce qu'il pourrait avoir à dire. L'archevêque
fit ce qu' Abailard avait demandé, et écrivit au saint abbé de se
trouver au concile de Sens. Mais il s'excusa d'y aller, et écrivit ainsi
aux évêques qui devaient y être appelés : Un bruit court, et je crois
1 Bibl. Cisterc, t. 4, p. 112. S. Bernard, epist. 326. — ^ Ibid.,epist. 327. '
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 361
qu'il est venu jusqu'à vous, qu'on m'appelle pour me trouver à Sens
à l'octave de la Pentecôte, et que c'est un défi afin de m'engager à
une dispute pour la défense de la foi, quoiqu'il ne convienne pas à
un serviteur de Dieu de disputer, mais d'user de patience envers
tout le monde. Si c'était mon affaire propre, je pourrais, et peut-
être avec fondement, me flatter de votre protection ; mais puisque
c'est aussi votre cause, et plus la vôtre que la mienne, j'ose vous
avertir et je vous prie instamment de vous montrer amis au besoin ;
je dis amis, non pas de nous, mais de Jésus-Christ, dont l'épouse
réclame votre assistance, accablée qu'elle est d'une infinité d'héré-
sies et d'erreurs qui se multiplient à l'abri même de votre nom.
L'ami de l'époux ne saurait hésiter à se déclarer pour elle dans une
si belle occasion. Et ne vous étonnez pas de ce que nous vous invi-
tons si subitement : c'est un artifice de notre adversaire pour nous
prendre au dépourvu * .
Le saint abbé céda toutefois ensuite au conseil de ses amis, qui,
voyant que tout le monde se préparait à ce concile comme à un
spectacle, craignaient que son absence n'augmentât le scandale du
peuple et la fierté d'Abailard, s'il ne se trouvait personne pour s'y
opposer. Saint Bernard se rendit donc à leur avis, mais avec une
telle répugnance qu'il en versa des larmes, et il se trouva au lieu et
au jour marqués, quoique peu préparé à la dispute. C'est ce qu'il
témoigne lui-même dans sa lettre au pape Innocent ^.
Le concile de Sens se tint au jour marqué, qui était le 2 de juin
114.0. Et on ne peut mieux apprendre ce qui s'y passa que par la
lettre synodale que saint Bernard en écrivit au Pape sous le nom
des évêques de France, c'est-à-dire de la province de Sens, savoir :
Henri, archevêque de Sens; Geoffroi, évêque de Chartres et légat du
Saint-Siège; Élie, évêque d'Orléans; Hugues d'Auxerre ; Hatton de
ïroyes, Manassès de Meaux. Voici cette lettre :
Comme tout le monde reconnaît que ce qui a été décidé par le
Siège apostolique est si incontestable, qu'aucune fausse subtilité n'en
peut affaiblir le jugement, ni aucune passion en détruire l'autorité,
nous croyons, très-saint Père, qu'il est à propos de vous rendre
compte] de ce que nous avons fait dans notre dernière assemblée,
afin que vous ayez la bonté d'approuver et de confirmer à jamais ce
que nous avons jugé nécessaire de déterminer avec plusieurs per-
sonnes pieuses et éclairées. Il n'y avait presque aucun endroit en
France, ni ville, ni bourgade, ni château, où l'on n'entendît disputer
de la sainte Trinité; de simples écoliers s'ingéraient d'en parler jus-
* s. Bern. epist. 187. — 2 Epist. iS9.
362 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De H25
que dans les places publiques. Non-seulement les personnes de
lettres et d'un âge avancé^ les enfants même et les ignorants. Que
drs-je ? Les sots et les insensés se mêlaient de raisonner sur ce
mystère, et avançaient mille propositions absurdes, extravagantes,
tout à fait contraires à la foi catholique et à l'autorité des saints
Pères. En vain des personnes d'une foi pure les avertissaient, les re-
prenaient, les exhortaient à renoncer à des dogmes si ridicules : ces
gens, fortifiés par l'autorité de leur maître Abailard, par son livre
intitulé sa Théologie, et par d'autres ouvrages de cet auteur, s'ani-
maient encore davantage, et s'obstinaient à défendre des nouveautés
qui faisaient périr une infinité d'âmes. Alarmés et troublés dans cette
conjoncture, nous n'osions cependant agir et remuer des questions
si délicates.
Mais l'abbé de Clairvaux, entendant parler souvent de ces sortes
de questions, et les ayant lues par hasard dans le livre de Théologie et
dans quelques autres écrits d'Abailard, il se donna la peine de les
examiner, et il se crut obligé d'en faire une réprimande à cet auteur,
la première fois tête à tête, ensuite en présence de deux ou trois
témoins, pour observer le précepte de l'Évangile. Il lui représenta
avec beaucoup d'honnêteté et d'affection, qu'il devait retrancher ces
propositions de ses livres, et empêcher que ses disciples ne les sou-
tinssent. Il exhorta même plusieurs de ses sectateurs à s'interdire la
lecture de ces livres empoisonnés, et à avoir pour suspecte une si
mauvaise doctrine. Dès lors maître Pierre, aigri et piqué de ces re-
montrances, nous a pressés sans relâche d'ordonner à l'abbé de se
rendre à Sens, le jour de l'octave de la Pentecôte, promettant de le
convaincre à nos yeux, et de prouver la vérité des propositions que
cet abbé qualifiait d'hérétiques. L'abbé répondit qu'il ne viendrait
point au jour assigné, et qu'il n'entrerait point en dispute avec
Abailard. Dans cet intervalle, maître Abailard avertit ses disciples de
se trouver à cette conférence, afin d'y appuyer ses opinions et sa
doctrine. L'abbé, informé de toutes ces menées, craignant d'auto-
riser par son refus ces sentiments profanes, ou pour mieux dire ces
extravagances dans l'esprit des ignorants et de ses sectateurs, poussé
d'un saint zèle, transporté d'une ardeur toute céleste, se présenta
dans notre assemblée au jour déterminé, quoiqu'il ne se fût point
engagé à s^y trouver. Tous les sutîragants de la métropole étaient
venus à Sens pour y célébrer la translation des saintes reliques, dont
nous avions fixé la cérémonie à ce même jour.
Étaient présents, le glorieux roi de France, Louis ; le religieux
comte de Nevers ; Guillaume, l'archevêque de Reims, et quelques-uns
de ses sutfragants ; nous et les nôtres, excepté celui de Paris et de
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 363
Nevers, avec un grand nombre de saints abbés, de sages et savants
ecclésiastiques. Alors entra Tabbé de Clairvaux^ et maître Abailard
avec ses fauteurs. Enfin, le seigneur abbé produisit le livre de
Théologie de maître Abailard, et y fit la lecture des propositions ab-
surdes et hérétiques qu'il avait notées, afin d'obliger ledit maître, ou
à désavouer qu'il les eût écrites, ou bien, s'il les avouait, à les prouver
ou à les rétracter. Maître Abailard, se défiant de ses forces, chercha
des défaites et refusa de répondre, quoiqu'il fût en pleine liberté de
parler, dans un lieu sûr, devant des juges équitables ; il en appela à
votre tribunal, et sortit de l'assemblée avec ceux de sa faction.
Cet appel ne paraissait guère canonique ; néanmoins, par une dé-
férence respectueuse pour le Saint-Siège, nous n'avons prononcé
aucun jugement contre sa personne. Mais, parce que la contagion de
sa mauvaise doctrine avait déjà infecté plusieurs personnes et gagné
jusqu'au cœur de l'Église, nous avions condamné ses propositions le
jour précédent, après en avoir fait plusieurs fois la lecture en pleine
audience, et après avoir montré clairement qu'elles étaient non-seu-
lement fausses, mais hérétiques, tant par de solides raisonnements
que par les passages de saint Augustin et des autres Pères, cités par
l'abbé de Clairvaux. Comme elles entraînent une infinité d'âmes dans
une erreur damnable et pernicieuse, nous vous supplions instam-
ment tout d'une voix, bien-aimé seigneur et Père, de les censurer à
jamais par votre autorité, et de punir ceux qui s'obstineraient à les
défendre. De plus, si Votre Sainteté jugeait à propos d'imposer silence
audit Abailard, de lui interdire le pouvoir d'enseigner et d'écrire, de
condamner ses livres comme remphs de dogmes impies, elle arra-
cherait les épines de TÉghse de Dieu, elle la verrait fleurir, fructifier,
produire une ample moisson. Nous vous adressons, vénérable Père,
un extrait de quelques-unes des propositions condamnées, afin que,
par là, vous jugiez plus facilement du reste de l'ouvrage ^.
Samson, archevêque de Reims, qui avait assisté au concile de Sens,
écrivit aussi au Pape sur ce sujet, avec trois de ses suffragants, Jos-
celin de Soissons, Geoffroi de Châlons, Alvise d'Arras. Dans cette
lettre, dont saint Bernard fut le rédacteur, l'archevêque de Reims
renvoie à celle de l'archevêque de Sens, et dit en parlant d'Abailard :
Étant pressé par l'abbé de Clairvaux, en présence des évêques, il
n'a ni confessé ni nié ses erreurs; mais, quoiqu'il eût choisi lui-même
et le lieu et le juge, quoiqu'il n'eût ni lésion ni grief à alléguer, il a
appelé au Sainl-Siége. Les évêques, par respect pour Votre Sainteté,
n'ont rien fait contre sa personne ; ils ont seulement condamné les
S.Bernard epist. 327.
364 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL— Dell25
articles extraits de ses livres et déjà condamnés par les saints PèreS,
de peur que le mal ne s'étendît. Parce donc que cet homme entraîne
une grande multitude de peuple qui a créance en lui, il est néces-
saire que vous arrêtiez ce mal en y apportant un prompt remède *.
Saint Bernard écrivit aussi en son nom propre plusieurs lettres à
Rome sur ce sujet, et les envoya par Nicolas, moine de Clairvaux et
depuis son secrétaire, qui avait été présent à tout. Il écrivit pre-
mièrement au Pape une grande lettre, où il réfute les erreurs d'A-
bailard, et une plus courte, où il raconte ce qui s'était passé. Après
le schisme de Pierre de Léon, il avait espéré quelque repos; il avoue
s'être trompé, les nouvelles erreurs n'étant pas moins pernicieuses
à l'Eglise que le schisme. Abailard, dit-il, a fait venir d'ItaUe Arnaud
de Bresce, son disciple, pour attaquer de concert la doctrine catho-
lique. Ils ont une apparence de piété dans leur habit et leur manière
de vivre, qui leur sert à séduire plus de monde. Abailard relève les
philosophes par de grandes louanges, pour abaisser les docteurs de
l'Eglise; il préfère leurs inventions et les siennes à la doctrine des
Pères ; et, comme tout le monde fuit devant lui, il veut entrer en
combat singulier avec moi, qui suis le moindre de tous. Après avoir
marqué ce qui s'était passé au concile de Sens, et l'appellation d'A-
bailard, il ajoute: C'est à vous, quiètes le successeur de saint Pierre,
à juger si celui qui attaque la foi de saint Pierre doit trouver un asile
dans son Siège. Souvenez-vous des grâces que Dieu vous a faites,
et, après avoir éteint le schisme, réprimez aussi l'hérésie, afin qu'il
ne manque rien à votre couronne ^.
Les autres lettres de saint Bernard s'adressent aux principaux pré-
lats de la cour de Rome ; premièrement aux évêques et aux cardi-
naux en général, auxquels il dit : Lisez, s'il vous plaît, la Théologie
de Pierre Abailard, vous l'avez en main, puisqu'il se vante que plu-
sieurs la lisent à Rome; Usez son livre des Sentences et celui qui est
intitulé Connais-toi toi-même, et voyez combien ils contiennent de
sacrilèges et d'erreurs ^. Une autre lettre s'adresse au chanceher
Aimeric, auquel il dit qu'Abailard se glorifie d'avoir eu pour dis-
ciples les cardinaux et les clercs de la cour de Rome ; disant que ses
livres sont entre leurs mains, et qu'ils prendront la défense de sa
doctrine *. Une autre lettre est adressée au cardinal Gui de Castel,
qui fut depuis le pape Célestin II. Il avait été disciple d' Abailard,
qui comptait principalement sur son crédit. Les autres à qui écrit
saint Bernard, sont : le cardinal Yves, qui avait été chanoine de
Saint- Victor à Paris ; le cardinal Etienne, évêque de Palestrine ; le
* S. Bern. epist. 191. — 2 Epist. 189. — s Ibid., 188. — * Ibid., 338.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 365
cardinal Grégoire, le cardinal Gui de Pise, et deux autres qui ne sont
pas nommés*.
La grande lettre de saint Bernard au pape Innocent est plutôt un
traité où il réfute les principales erreurs d'Abailard. C'est à votre
apostolat, dit-il qu'on doit s'adresser quand il s'élève des périls et
des scandales dans le royaume de Dieu, principalement en ce qui re-
garde la foi. Elle ne saurait en effet trouver un endroit plus propre
à réparer ses pertes que celui où elle est inaltérable. C'est la préro-
gative du Siège apostolique. A quel autre qu'à Pierre a-t-il été dit :
J'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point? Il faut donc exiger
du successeur de Pierre ce qui est dit ensuite : Lors donc que tu
seras converti, affermis tes frères. C'est aujourd'hui, bien-aimé
Père, qu'il est nécessaire d'accomplir cette parole ; il est temps
d'exercer votre principauté, de signaler votre zèle, d'honorer votre
ministère. Remplissez les devoirs de celui dont vous occupezla place,
en affermissant la foi chancelante des fidèles, en exterminant les cor-
rupteurs de cette foi.
Il s'est élevé en France un homme qui, d'ancien maître ès-arts,
s'est fait théologien nouveau ; qui, après s'être joué dès sa jeunesse
dans l'art de la dialectique, sur ses vieux jours nous débite ses rêve-
ries sur l'Écriture sainte; qui réveille des erreurs déjà condamnées
et qui en enfante de nouvelles; qui, se figurant n'ignorer rien de tout
ce qui est dans le ciel et sur la terre, prononçant sur tout sans jamais
hésiter, s'élève jusque dans le sein de Dieu, d'où il puise des secrets
ineffables qu'il vient nous rapporter ; qui, prêt à rendre raison de
tout, prétend expliquer même ce qui est au-dessus de la raison, et
cela contre les règles de la foi et de la raison même. En effet, qu'y
a-t-il de plus contraire à la raison que de vouloir surpasser la raison
par la raison ? Qu'y a-t-il de plus contraire à la foi que de refuser de
croire ce que la raison ne saurait atteindre ? Au reste, voici le sens
qu'il donne à ces paroles du Sage : Celui qui croit légèrement est un
téméraire ^. Il dit que croire légèrement, c'est faire marcher la foi
avant la raison, quoique le Sage ne parle point de la foi que nous
devons à Dieu, mais seulement d'une trop grande facilité à croire ce
que les hommes nous disent; car le pape Grégoire dit que la foi en
Dieu est sans mérite, dès que la raison humaine en fournit l'expé-
rience. Et il loue les apôtres d'avoir suivi le Sauveur dès le premier
commandement qu'il leur en fit, persuadé qu'il est louable d'obéir à
Dieu avec promptitude ; au Heu que les disciples furent blâmés d'a-
voir été tardifs et trop lents à croire. Enfin Marie est louée d'avoir
1 Epist. 102, 193, 331-335. — 2 Eccl., 19.
366 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
prévenu la raison par la foi ; Zacharie est puni pour avoir éprouvé
la foi par la raison ; Abraham est loué pour avoir cru, contre toute
espérance, ce qu'on lui faisait espérer.
Notre théologien parle tout autrement. A quoi bon, dit-il, parler
pour enseigner, si Ton ne rend pas intelligible ce que Ton enseigne?
Ainsi, dans Fespérance qu^il donne à ses disciples de leur faire com-
prendre ce que la foi a de plus profond et de plus sublime, il établit
des degrés dans la Trinité, des modes dans la majesté divine, des
nombres dans l'éternité. Il enseigne que Dieu le Père est la pleine
puissance, que le Fils est une certaine puissance, que le Saint-Esprit
n'est nulle puissance. Saint Bernard montre en détail et solidement
ce qu'il y a d'ineptie et d'impiété dans des propositions pareilles; en
particulier, combien peu Abailard s'entend lui-même lorsque, d'un
côté, il confesse que le Saint-Esprit est consubstantiel au Père et au
Fils, et que, d'un autre côté, il nie que le Saint-Esprit procède de la
substance de l'un et de l'autre.
Après tout, s'écrie saint Bernard, est-il étrange qu'un homme qui
ne s'inquiète pas de ce qu'il dit se jette sur les mystères de la foi,
envahisse et mette en pièces les trésors cachés de la piété, lui qui
parle de la foi même d'une manière si peu respectueuse ? Dès les
premières lignes de son extravagante théologie, il définit la foi, une
opinion. Comme s'il était libre à chacun de dire et de penser ce qui
lui plaît ; comme si les mystères de notre foi dépendaient du caprice
des opinions humaines, au lieu qu'ils sont appuyés sur les fonde-
ments solides et inébranlables de la vérité. Si notre foi est douteuse,
notre espérance est vaine. Nos martyrs sont des insensés, eux qui
ont essuyé mille tourments pour une récompense incertaine, terminé
de longs exils par une mort cruelle, dans la vue d'un bonheur dont
ils n'ont pu être assurés. A Dieu ne plaise que nous ayons ces idées
de la foi et de l'espérance. Ce que la foi nous propose à croire est
fondé sur la vérité même, démontré par la révélation, vérifié par les
miracles, consacré par l'enfantement d'urne vierge, scellé du sang du
Sauveur, confirmé par la gloire de sa résurrection. Tant de témoi-
gnages sont invincibles. Enfin le Saint-Esprit, pour surcroît de cer-
titude, rend témoignage à notre esprit, que nous sommes les enfants
de Dieu. Après cela, sera-t-on assez téméraire pour dire que la foi
est une simple opinion, à moins qu'on n'ait pas encore reçu le Saint-
Esprit, qu'on n'ignore l'Évangile ou qu'on ne l'estime une pure fable ?
Je sais à qui j'ai cru, s'écrie l'Apôtre, et je suis certain i ; et vous me
soufflez aux oreilles : La foi est une opinion ? Vous me proposez
1 2. Tim., 1, 12.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. â67
comme douteux ce qu'il y a au monde de plus certain ? Mais saint
Augustin raisonne tout autrement. La foi^ dit-il, n'est point une
conjecture ou une opinion qui naisse dans nos cœurs par la force de
nos réflexions ; elle est une science certaine, applaudie par la con-
science. Loin de la foi,|ces bornes étroites qu'on prétend lui assigner !
Laissons ces opinions problématiques aux philosophes académiciens,
qui se font un principe de douter de tout et de ne savoir rien. Pour
moi, je me range avec confiance dans le parti du Docteur des nations,
et je m'assure, avec lui, que je ne serai point trompé. J'aime, je
l'avoue, sa définition de la foi, quoiqu'il semble que notre docteur
la désapprouve indirectement. La foi, dit cet Apôtre, est le fonde-
ment des choses que l'on espère et une preuve certaine de ce qui ne
se voit point ^ Elle est donc un fondement, et non pas une chimère
et l'effet d'une vaine imagination. Le mot de fondement (subsfantia)
vous marque quelque chose de fixe et de certain ; il resserre votre
esprit, il lui prescrit des limites. Ainsi la foi est une certitude et non
pas une opinion.
Mais veuillez considérer le reste. Je passe sous silence ces propo-
sitions qu'il avance : Que Notre-Seigneur n'a point eu l'esprit de
crainte ; que la crainte pure et chaste ne subsistera point en l'autre
monde ; qu'après la consécration du pain et du vin, les accidents
demeurent suspendus en l'air ; que les démons se servent des pierres
et des herbes pour faire des impressions sur nos sens et pour réveil-
ler nos passions, selon que leur subtile malignité leur fait discerner
dans ces choses naturelles une vertu propre à les exciter ; que le
Saint-Esprit est l'âme du monde ; et que le monde, selon Platon, est
un animal d'autant plus excellent, qu'il a une âme plus excellente. Et
c'est en cet endroit que, s' efforçant de faire un Chrétien de Platon,
il se déclare païen lui-même. Je passe sous silence tous ces points et
beaucoup d'autres rêveries qu'il débite, pour m'arrêter à des choses
plus importantes, quoique je ne prétende pas y répondre pleinement,
cela demanderait de gros volumes. Je ne dis que ce que je ne puis taire.
Ce téméraire scrutateur de la majesté divine ose attaquer le mys-
tère de notre rédemption dans son livre des Sentences et dans son
explication de l'Épître aux Romains. J'ai lu ces deux traités, où il
expose d'abord sur ce point le sentiment unanime des Pères ; ensuite
il le rejette et il se vante d'en avoir un meilleur, sans avoir égard à
cet avis du Sage : Ne franchissez pas les bornes qu'ont posées nos
pères 2. Il faut savoir, dit-il, que tous nos docteurs, depuis les apô-
tres, conviennent que l'homme était sous l'empire du démon et qu^il
1 Hebr., H, 1. — 2 Prov., 22, 18.
368 HISTOIRE UNIVERSELLE. [Liv. LXVIII. - De 1125
lui appartenait justement, parce qu'il s'était volontairement livré à
lui par un abus'de son libre arbitre, suivant la maxime que le vaincu
devient Tesclave du vainqueur. C'est pour cette raison, ajoute-t-il,
que, selon ces mêmes docteurs, il a fallu que le Fils de Dieu s'in-
carnât, à cause que l'homme coupable ne pouvait être délivré du
joug du démon que par la mort de l'homme innocent. Pour moi,
dit-il, je crois que le démon n'a jamais eu de pouvoir sur l'homme,
^ qu'autant que Dieu lui en a donné, comme au geôlier de la prison ;
et je crois aussi que le Fils de Dieu ne s'est point incarné pour le
délivrer. Quoi de plus insupportable dans ce discours, de son blas-
phème ou de son orgueil ? quoi de plus criminel, de son impudence
ou de son impiété ? Tout le monde ne devrait-il pas se soulever con-
tre lui, puisqu'il ose se soulever contre tout le monde ? Tous sont de
ce sentiment, dit-il, et moi je n'en suis pas ! Quel est donc le vôtre ?
qu'avez-vous de meilleur à nous dire ? qu'avez-vous inventé de si
subtil ? quelle révélation nouvelle vous vantez-vous d'avoir, que les
saints et les sages n'aient point connue ? Sans doute il nous donnera
des eaux furtives et du pain dérobé.
Mais, quoi qu'il en soit, dites-nous, je vous prie,ce que vous pen-
sez et ce que nul autre n'a pensé avant vous. Le Fils de Dieu ne s'est
point fait homme pour délivrer l'homme. Vous êtes seul de votre
sentiment; où l'avez-vous puisé ? Ce n'est point d'aucun sage, d'au-
cun prophète ni apôtre, ni du Seigneur même. Le Docteur des
nations ne nous apprend que ce qu'il a appris du Seigneur *.
Le docteur de tous déclare que sa doctrine n'est point de lui et
qu'il ne parle point de lui-même ; mais vous, vous parlez de
votre fonds ; vous vous mêlez de nous apprendre ce que vous n'avez
appris de personne. Le menteur tire de lui ce qu'il dit; gardez donc
ce qui est à vous. Je ne veux écouter que les prophètes et les apô-
tres ; je prétends suivre l'Évangile, mais non pas celui de Pierre
Abailard. Vous nous fabriquez un Évangile tout nouveau : l'Église
n'en admet point un cinquième. Quelle est la doctrine que la loi, les
prophètes, les apôtres, les hommes apostoliques nous enseignent ?
^ Celle que vous seul rejetez, savoir, que Dieu s'est fait homme pour
•l délivrer l'homme. Si un ange du ciel nous annonce un autre Évan-
gile, qu'il soit anathème !
Saint Bernard réfute ensuite la nouveauté d'Abailard par les paro-
les des prophètes, des apôtres et de Jésus-Christ. Quant à la conve-
)i& nance de l'incarnation du Fils de Dieu et de sa passion, il dit entre
autres : Une telle économie convenait aux hommes, aux anges, à
» l/Cor., 11,23.
à 1153 de l'èie chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 369
Dieu même. Aux hommes, afin de briser les fers de leur esclavage;
aux anges, pour remplacer leur nombre ; à Dieu même, pour Tac-
complissement de ses décrets. Au reste, le bon plaisir de Dieu a été
la règle de ses actions. Et qui ne conviendra pas que le Tout-Puis-
sant n^eût mille autres moyens de nous racheter, de nous justifier et
de nous délivrer ? Cela diminue-t-il l'efficacité du moyen qu'il a
choisi ? Peut-être même a-t-il choisi le meilleur et le plus capable
de guérir notre ingratitude, et de nous rappeler vivenient la gran-
deur de notre chute par la grandeur des peines qu'il en coûte à
notre Rédempteur. D'ailleurs, nul homme ne sait ni ne peut savoir
parfaitement les trésors de grâces, les convenances de sagesse, les
sources de gloire et les remèdes de salut qui sont cachés dans les
profondeurs incompréhensibles de cet auguste mystère, à la vue du-
quel le prophète s'épouvante d'admiration, et que le précurseur
se croit indigne de pénétrer ^
Saint Bernard conclut son admirable lettre par ces paroles : Voilà,
très-saint Père, le petit opuscule que je prends la liberté de vous
présenter contre quelques articles d'une hérésie naissante ; quand
même vous ne feriez autre chose que d'approuver les effets de mon
zèle, j'aurais du moins satisfait à ma conscience. Sensible à l'injure
qu'on fait à la religion, incapable d'y remédier par moi-même, je
crois faire beaucoup que d'avertir celui auquel Dieu a donné des
armes pour exterminer l'erreur, pour abaisser toute hauteur qui s'é-
lève contre la science de Dieu, et pour assujettir tout esprit à l'obéis-
sance du Christ. On trouve dans ses autres ouvrages plusieurs
propositions également mauvaises; mais ni mon loisir ni l'étendue
d'une lettre ne me permettent de les réfuter. D'ailleurs, je ne vois
pas que cela soit nécessaire, parce qu'elles sont d'une fausseté si
évidente, que les raisons les plus communes de notre foi suffisent
pour les combattre. Cependant j'en ai fait un recueil, que j'adresse
à Votre Sainteté 2,
Et dans cette lettre et dans toute cette affaire, saint Bernard se
montre un vrai Père de l'Église ; tandis que, avec tout son esprit,
Abailard n'est qu'un sophiste superficiel et vaniteux. Quelque temps ^
après la condamnation de ses erreurs au concile de Sens, on ré- ~^,
pandit un écrit qui contenait dix-sept articles de ces erreurs, comme
extraites de ses écrits et condamnées dans cette assemblée. Pour se
justifier, de ces articles, Abailard composa une première apologie
adressée à tous les fidèles. Il eut soin d'en tirer plusieurs copies et
de les répandre dans le monde. Il y déclare : 1° Qu'il déteste la pro-
1 Habacuc, 3, 2. Joan., 1, 27. — 2 S. Bern. epist. 190.
XV. 24
370 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De H25
position, qu^on lui attribuait malicieusement, dit-il, que le Père est
la pleine puissance, le Fils* une certaine puissance, et que le Saint-
Esprit n^est aucune puissance ; qu'il croit, au contraire, que le Fils et
le Saint-Esprit sont de la même substance que le Père, qu'ils sont
une même puissance, une même volonté. 2° Qu'il reconnaît que le
Fils de Dieu seul s'est fait homme pour nous racheter. 3° Que Jésus-
Christ, comme Fils unique de Dieu, est né de la substance du Père
avant tous les siècles ; et que le Saint-Esprit, qui est la troisième per-
sonne de la sainte Trinité, procède du Père et du Fils. 4° Que la
grâce de Dieu est tellement nécessaire à tous les hommes, que ni la
nature ni le libre arbitre ne peuvent suffire pour le salut : parce qu'en
effet c'est la grâce qui nous prévient, afin que nous voulions ; qui
nous suit, afin que nous puissions ; qui nous accompagne, afin que
nous persévérions. 5° Que Dieu ne peut faire que ce qu'il est conve-
nable qu'il fasse, et qu'il y a beaucoup de choses qu'il ne fera jamais.
6° Qu'il y a des péchés d'ignorance, surtout quand ils sont occa-
sionnés par la négligence à nous instruire de nos devoirs. 7» Que
Dieu empêche souvent le mal, soit en prévenant l'effet de la mau-
vaise volonté, soit en la changeant en bien. 8° Que nous avons con-
tracté la coulpe et la peine du péché d'Adam, et que ce péché a été
la source et la cause de tous les nôtres. 9° Abailard confesse encore
que ceux qui ont attaché Jésus-Christ à la croix se sont rendus cou-
pables d'un grand péché. 10° Que la perfection de la charité, qui
n'exclut point une crainte chaste, telle que les anges et les bienheu-
reux l'ont dans le ciel, a été en l'âme de Jésus-Christ. 11° Que la
puissance des clefs se trouve dans tous les évêques que l'Église re-
connaît pour tels. 12° Que tous ceux qui sont égaux en amour de
Dieu et du prochain le sont en perfection et en mérite. 13° Qu'il n'y
a aucune différence entre les trois personnes divines, quant à la plé-
nitude du bien et à la dignité de la gloire. 14° Il proteste qu'il n'a jamais
pensé ni dit que le dernier avènement du Fils pouvait être attribué
au Père. 15° Qu'il croit que l'âme de Jésus-Christ est réellement et
substantiellement descendue aux enfers. 16° Il déclare encore qu'il
n'a jamais dit ni écrit que l'action, la volonté, la cupidité, le plaisir
ne sont pas des péchés, et que nous ne devons pas souhaiter l'extinc-
tion de cette cupidité. 17° Après avoir désavoué le livre des Sentences,
que l'on faisait passer sous son nom, quoiqu'il ne fût pas de lui, il
prie les fidèles de ne pas noircir son innocence, en lui imputant des
erreurs qu'il n'enseignait pas, et de donner un bon sens à ce qui leur
paraîtrait douteux dans ses écrits *.
1 Ceillier, t. 22.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 371
Telle est Tapologie d'Abailard. Pour la bien apprécier, il suffît
du premier article, qui est le plus important. Il y accuse ses adver-
saires de lui attribuer malicieusement cette proposition : Le Père est
une pleine puissance, le Fils est une certaine puissance, le Saint-
Esprit n'est aucune puissance; il assure que ces expressions ne sont
jamais sorties de sa bouche, et qu'il les rejette avec horreur, comme
hérétiques et diaboliques. Or, et cette proposition et ces expressions
se trouvent équivalemment dans son introduction à la théologie, et lit-
téralement dans sa Théologie même *. De quoi Ton peut conclure de
deux choses Tune : ou bien Abailard ne savait ce qu'il disait; ou
bien il mentait à lui-même et aux autres. En tout cas, son témoi-
gnage est nul. Aussi un de ses disciples, devenu son adversaire,
Taccuse formellement de mensonge sur cet article 2.
Abailard écrivit encore une espèce d'apologie à sa femme Héloïse,
qui gouvernait le monastère du Paraclet, dont voici l'origine.
Après avoir été condamné une première fois au concile de Sois-
sons, Abailard se prit de querelle avec les moines de Saint-Denis au
sujet de leur patron. L'abbé Suger lui permit de se retirer dans
quelque solitude. Il choisit un endroit près de Nogent-sur-Seine, où,
ses écoliers étant venus le rejoindre, ils y bâtirent un oratoire avec
des cabanes autour. Abailard nomma ce lieu le Paraclet, parce qu'il
y avait trouvé sa consolation. Il avait alors tant d'ennemis, dit-il,
que souvent il se proposait de quitter le pays des Chrétiens et de
passer chez les infidèles. Dans cet état, il fut élu abbé de Saint-Gildas
en Bretagne, au diocèse de Vannes. Abailard accepta; mais bientôt
il se brouilla avec les moines bretons, qu'il nous peint des plus noi-
res couleurs et comme n'observant plus aucune règle. Il regretta
d'avoir quitté le Paraclet. C'était en H29. Héloïse, de son côté, gou-
vernait, en qualité de prieure, le monastère d'Argenteuil. Mais ses
religieuses y menaient une vie si peu édifiante, qu'on les en chassa
la même année. Abailard saisit avec empressement cette occasion
pour placer Héloïse au Paraclet. Quelques religieuses d'Argenteuil
l'y suivirent. Elles y vécurent d'abord dans une grande pauvreté ; mais,
avec le temps, Héloïse, se faisant aimer par son esprit, sa douceur
et sa patience, attira les bienfaits des prélats et des seigneurs du
voisinage, et le Paraclet devint une abbaye de filles considérable.
Abailard leur composa une règle, et les visitait souvent : ce qui donna
sujet à de mauvais bruits et à l'accuser d'avoir encore pour Héloïse
un attachement plus humain que spirituel. Elle, de son côté, n'en
1 Pet. Abœlard. Theolog.,\. 4, p. 1318. Apud Martenne, Thesaur. nov. Anecdot.,
t. 5, ibid., p. 1152 et 1153. Item. Introd. ad Theol. inter Op. Abœlard., p. 991
et 1085. — 2 Bihlioth. Cisterc, t. 4, p. 239.
372 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXYIIL— De U25
avait que trop pour lui, comme il paraît par ses lettres écrites depuis
ce temps, où Ton voit plus de tendresse que de modestie, et où elle
affecte de montrer son esprit et son érudition. Enfin elle avoue fran-
chement que ce n'est pas la dévotion, mais sa déférence pour lui,
qui Ta engagée dans la profession monastique.
Abailard, ayant donc été condamné une seconde fois. Tan 11-40, au
concile de Sens, eut grand soin de rassurer les religieuses du Para-
clet contre les bruits fâcheux qui se répandaient sur sa doctrine. Il
leur envoya pour cet effet une professions de foi opposée à toutes les
erreurs qu'on lui imputait. On jugera de ces erreurs par le désaveu
qu'il en fait. Je déteste, dit-il, l'hérésie de Sabellius, qui soutenait
que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont qu'une même personne,
et conséquemment que le Père a été crucifié; d'où est venu à ses
sectateurs le nom de patripassiens. Je crois que le Fils de Dieu s'est
fait homme, en unissant la nature divine et la nature humaine en une
même personne, et qu'après avoir consommé par sa mort l'œuvre
de notre rédemption il est ressuscité et monté au ciel, d'où il vien-
dra juger les vivants et les morts. Je confesse que tous les péchés
sont remis par le baptême ; que nous avons besoin de la grâce, soit
pour commencer, soit pour achever le bien, et qu'après être tombés,
nous pouvons nous relever par la pénitence. Qu'est-il besoin de parler
de la résurrection de la chair, puisque, si je ne la croyais pas, je me
flatterais en vain d'être Chrétien ? Il condamne encore l'hérésie d'Arius,
se déclare pour la consubstantialité du Fils et du Saint-Esprit avec le
Père, reconnaissant que le Père, le Fils etle Saint-Esprit ne sont qu'un
seul Dieu, une même nature, une même puissance ^
Cependant le pape Innocent II, ayant reçu les lettres des évêques
et de saint Bernard contre Abailard, avec les extraits de ses ouvrages,
qui d'ailleurs se trouvaient tout entiers à Rome, rendit son jugement
par la lettre suivante, adressée aux archevêques de Sens et de Reims,
à leurs sufiragants et à saint Bernard :
Comme il n'y a qu'un Seigneur, il n'y a aussi qu'une foi, selon
le témoignage de l'Apôtre '^, et c'est l'unité de cette foi sur laquelle
est fondée la fermeté inébranlable de l'Église catholique. Le prince
des apôtres la confessa hautement. Aussi mérita-t-il d'entendre ces
paroles du Sauveur : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon
Église 3, pour nous figurer, par la fermeté de la pierre, cette invio-
lable solidité de la foi et de l'unité catholiques. Cette foi est la robe
sans couture que les soldats tirèrent au sort, mais qui ne fut point
divisée. En vain les peuples se sont déchaînés contre elle et ont
1 Abaelard. eipist. 17. — a Ephes., 4, 5, — 3 Matth., 16, 18.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 373
conjuré sa perte. En vain les rois et les princes ont réuni leurs for-
ces pour la détruire. Les apôtres, ces premiers conducteurs du
troupeau de Jésus-Christ, et les hommes apostoHques qui sont venus
après eux, ont porté leur zèle et leur charité jusqu'à verser leur sang
pour la soutenir et la répandre. Enfin, l'orage de la persécution
cessa, et il plut au Seigneur de donner la paix à son Église.
Mais Tennemi du genre humain, qui veille toujours à sa perte,
suscita les hérétiques pour corrompre la pureté de cette foi par le
venin de l'erreur. Alors les pasteurs de FEglise eurent soin de s'y
opposer avec courage, et ils condamnèrent la mauvaise doctrine et
ceux qui en furent les auteurs. Ainsi Thérétique Arius fut condamné
dans le concile deNicée; Manès, dans celui de Constantinople ; Nes-
torius, dans celui d'Éphèse ; Eutychès et ses erreurs, Dioscore et ses
fauteurs, dans le concile de Chalcédoine. L'empereur Marcien, quoi-
que laïque, montra son zèle pour la foi catholique, en écrivant sous
le pape Léon, l'un de nos prédécesseurs, pour défendre qu'on
profanât nos mystères. Que nul, dit-il, soit ecclésiastique, soit
homme de guerre ou de quelque condition qu'il puisse être, ne se
mêle à l'avenir de disputer en public sur la religion ; car c'est faire
injure aux décisions du saint concile que de renouveler des questions
déjà décidées : quiconque osera violer cette ordonnance, sera puni
comme sacrilège; et s'il est du clergé, il sera dégradé.
Au reste, nous apprenons avec douleur, par la lettre et les mé-
moires que vous nous avez adressés, que dans ces derniers temps, si
dangereux à l'Église, la pernicieuse doctrine de Pierre Abailard
fait revivre les hérésies que nous venons de nommer, et d'autres
dogmes contraires à la foi catholique. Mais ce qui nous console
extrêmement et nous oblige de rendre grâces à Dieu, c'est que nous
voyons qu'il suscite dans vos provinces de dignes imitateurs de
leurs pères, des pasteurs zélés à combattre les nouveautés de cet
hérétique dans les jours de notre apostolat, et à maintenir l'épouse
de Jésus-Christ dans son ancienne pureté. Comme nous sommes as-
sis, quoique indigne, sur la Chaire de Saint-Pierre, à qui le Seigneur
dit autrefois : Quand tu seras un jour converti, affermis tes frères *,
après avoir communiqué les propositions marquées dans votre mé-
moire à nos frères les évêques et les cardinaux, et après en avoir
délibéré avec eux, nous les avons condamnées par l'autorité des
saints canons, comme toutes les autres erreurs de Pierre Abailard ;
nous déclarons cet auteur hérétique, et, en cette qualité, nous lui
imposons un éternel silence. De plus, nous entendons qu'on re-
1 Luc, 22, 32.
374 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIll. — De H25
tranche du corps des fidèles et qu^on excommunie tous ceux qui sui-
vront ou favoriseront ses hérésies. Donné à Saint-Jean de Latran, le
13""' de juillet *.
A cette lettre, le Pape en joignit une autre datée du jour précé-
dent, et adressée aux mêmes archevêques, en ces termes : Nous vous
ordonnons, par ces présentes, de faire enfermer, séparément, eu des
monastères où vous jugerez le plus à propos, Pierre Abailard et Ar-
naud de Bresce, auteurs d'un dogme pervers et ennemis de la foi
catholique, et de faire brûler les livres de leur erreur, quelque part
qu'on les trouve. Et au-dessus était écrit : Ne montrez ces copies à
personne, jusqu'à ce que les lettres aient été présentées aux arche-
vêques dans la prochaine conférence de Paris ^.
Après le concile de Sens, Abailard prit le chemin de Rome, vou-
lant poursuivre son appel. Comme il passait à Clugni, Pierre le Vé-
nérable lui demanda où il allait. Abailard répondit: Je suis persécuté
par des gens qui me traitent d'hérétique, nom qui me fait horreur :
c'est pourquoi je veux avoir recours au Siège apostolique. Le saint
abbé loua son dessein, et l'assura que le Pape ne manquerait pas de
lui rendre justice, et même de lui faire grâce, s'il était besoin. Dans
l'intervalle, l'abbé de Cîteaux vint à Clugni, et traita avec l'abbé de
Clugni et avec Abailard de sa réconciliation avec saint Bernard.
L'abbé de Clugni y travailla de son côté, et conseilla à Abailard
d'aller avec l'abbé de Cîteaux. Il l'exhorta de plus à rétracter et à ef-
facer ce qu'il pouvait avoir dit ou écrit qui offensât les oreilles ca-
tholiques. Abailard suivit ce conseil, et, étant revenu à Clugni, il dit
à l'abbé qu'il avait fait sa paix avec l'abbé de Clairvaux par la mé-
diation de celui de Cîteaux.
Ayant su ensuite que le Pape avait confirmé sa condamnation, il
se désista de son appel, et, touché des avis salutaires de l'abbé de
Clugni, il résolut de quitter le tumulte des écoles et de passer dans
ce monastère le reste de ses jours; et l'abbé y consentit avec joie,
sous le bon plaisir du Pape, croyant que cette résolution convenait à
la vieillesse d'Abailard et à son peu de santé, et que sa science pour-
rait être utile à une communauté si nombreuse. 11 en écrivit donc
au Pape, à la prière d'Abailard lui-même, demandant qu'il lui fût
permis d'achever en repos dans cette sainte maison une vie qu'on ne
jugeait pas devoir être longue. Le Pape y consentit, et Abailard vécut
encore deux ans, édifiant toute la communauté de Clugni par son
humilité et sa pénitence.
Nous apprenons ces dernières particularités par une lettre de
1 Inter epist. Bern., 194, Labbe, t. 10, Mansi, t. 2Ï. — « Ibid., p.
565.
à 1133 de l'ère chr.l DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 375
Pierre le Vénérable à Héloïse. Après y avoir beaucoup loué cette ab-
besse de sa piété et de son érudition, il vient à Abailard^, et dit : Je
ne me souviens pas d'avoir vu son semblable en humilité, tant pour
Thabit que pour la contenance. Je l'obligeais à tenir le premier rang
dans notre nombreuse communauté ; mais il paraissait le dernier par
la pauvreté de son habit. Dans les processions, comme il marchait
devant moi, selon la coutume, j'admirais qu'un homme d'une si
grande réputation pût s'abaisser de la sorte. Il observait dans !a nour-
riture et dans tous les besoins du corps la même simplicité que dans
ses habits, et condamnait, par ses discours et par son exemple, non-
seulement le superflu, mais tout ce qui n'est pas absolument néces-
saire. Il lisait continuellement, priait souvent, gardait un perpétuel
silence, si ce n'est quand il était forcé de parler, ou dans les confé-
rences, ou dans les sermons qu'il faisait à la communauté. Il offrait
souvent le saint sacrifice, et même presque tous les jours, depuis que,
par mes lettres et mes sollicitations, il eut été réconcilié avec le Saint-
Siège. Enfin, il n'était occupé que de méditer ou d'enseigner les vé-
rités de la religion ou de la philosophie.
Après qu'il eut ainsi vécu quelque temps à Clugni, voyant que ses
infirmités augmentaient, je l'envoyai prendre l'air au prieuré de
Saint-Marcel, près de Chalon-sur-Saône, qui est la plus agréable
situation de la Bourgogne. Là, continuant ses lectures et ses exer-
cices de piété, il fut attaqué d'une maladie qui le réduisit bientôt à
l'extrémité. Tous les religieux de ce monastère sont témoins avec
quelle dévotion il fit alors, premièrement sa confession de foi, puis
celle de ses péchés, et avec quelle sainte avidité il reçut le viatique.
C'est ainsi que le docteur Pierre a fini ses jours. Abailard mourut le
âl""^ d'avril 1142, âgé de soixante-trois ans. Son corps fut porté fur-
tivement à l'abbaye du Paraclet ; mais l'abbé Pierre y alla lui-même
en faire don à la communauté. Il célébra la messe le 16™^ de no-
vembre, puis il fit un sermon aux religieuses en chapitre. C'est ce
qu'on voit par la lettre de remercîment que lui en écrivit Héloïse *.
Guillaume, abbé de Saint-Thierri de Reims, qui excita saint Ber-
nard à écrire contre Abailard, et qui le réfuta lui-même, écrivit aussi
un traité de l'eucharistie, qu'il envoya au saint abbé de Clairvaux,
pour l'examiner et le corriger avant de le mettre en lumière. Son
dessein était de comparer les autorités des Pères sur ce sujet et de
recueillir leurs passages, principalement ceux de saint Augustin, dont
quelques personnes étaient troublées. Sur quoi il lui dit entre autres
choses : Parce que, depuis le commencement de l'Église presque
^ Petr. Clun,, 1. 4, epist. 21.
37t> HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
jusqu'à notre temps, personne n'a touché cette question, les Pères
ne défendaient point ce qui n'était point attaqué ; seulement, dans
leurs traités, ils en disaient ce que demandait le sujet qu'ils avaient
entre les mains. Et comme ils ne répondaient pas par là aux ques-
tions qui n'étaient pas encore émues, ce qu'ils ont dit ne paraît pas
maintenant suffisant pour les résoudre. N'étant pas en garde contre
ces questions, ils ont laissé dans leurs écrits plusieurs choses sur ce
sacrement, qui étaient bien dites à leur place et selon leur sens,
mais qui, étant déplacées par ceux qui aiment à'disputer ou à s'éga-
rer, semblent avoir un autre sens que dans le lieu d'où elles sont
prises et que le sens de l'auteur. Ils ont aussi laissé plusieurs expres-
sions obscures, parce que, n'étant que des hommes, ils ne pouvaient
pas prévoir toutes les chicanes des hérésies futures. Ce passage est
une clef importante pour la controverse, remarque avec beaucoup
de justesse Fleury *.
L'abbé Guillaume composa plusieurs autres ouvrages, la plupart
de piété ; et l'affection qu'il avait pour saint Bernard et pour l'ordre
de Cîteaux le détermina enfin à quitter son abbaye pour se rendre
simple moine à Signi, fille de Clairvaux, fondée, en 11 34, dans le
diocèse de Reims ; et il y mourut en 1150, du vivant de saint Ber-
nard, dont il avait commencé d'écrire la vie. Guillaume était origi-
naire de Liège et né d'une famille noble.
La même ville avait donné naissance à un autre écrivain non
moins pieux que savant : il se nommait Alger. Dès l'enfance, il se
donna tout entier à l'étude, sous les grands hommes dont la science
et les mœurs ornaient alors cette église. Il servit d'abord à Saint-
Barthélemi en qualité de diacre et de chef des écoles ; de là, l'évêque
Otbert le fit passer à la cathédrale, où il servit pendant environ vingt
ans sous cet évêque et sous Frédéric, qui lui succéda l'an 1118. Du-
rant tout ce temps, il écrivit pour les affaires ecclésiastiques plu-
sieurs lettres que l'on conservait avec grand soin ; mais elles ne
sont pas venues jusqu'à nous, non plus qu'un livre de poésies et le
traité historique qu'il avait fait des antiquités de l'église de Liège.
Nous avons d'Alger un petit traité sur la grâce et le libre arbitre.
En voici le résumé. Adam, avant son péché, était tellement libre,
qu'il ne pouvait être contraint ni pour le bien ni pour le mal. Il pou-
vait tomber de lui-même dans le péché, et ne pouvait se soutenir
dans l'état où il avait été créé que Dieu ne l'aidât de sa grâce. Se
fiant trop à ses propres forces, il consentit librement aux mauvais
conseils du démon. Par sa chute, tous ses descendants en devinrent
* Bibl.Cîsterc.,\.'t, p. 131.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 377
les esclaves, et ils l'ont été jusqu'à ce que le Seigneur nous a rétablis
dans notre premier degré de liberté. La prédestination des bons à la
vie éternelle et la prescience des méchants à la peine éternelle ne
nuit en rien à notre libre arbitre. Il a prévu que, par son secours,
nous serions vertueux, ou que de nous-mêmes nous serions mé-
chants. Quel inconvénient y a-t-il que, selon les divers mérites qu'il
a prévus, il ait préordonné les uns à la gloire, les autres aux suppli-
ces ? Sa prévision éternelle n'impose aucune nécessité aux bons ni
aux mauvais. Aussi l'on ne peut douter que nous ne puissions, par
nos mérites et par nos prières, obtenir une place parmi les prédesti-
nés, parce que Dieu, en prédestinant les bons, les prédestine de
telle sorte, qu'ils obtiennent eux-mêmes, par leurs mérites et leurs
prières, cette prédestination. Mais il faut observer que, encore que
notre libre arbitre soit exempt de contrainte extérieure, il peut bien
de lui-même vouloir le mal, mais non pas le bien, sans l'inspiration
de la grâce *. Dans cet opuscule, Alger ne procède que par voie de
raisonnement, sans alléguer directement aucune autorité ni des Pères
ni de l'Ecriture.
Il fit un livre plus considérable : De la miséricorde et de la justice.
Cet ouvrage est divisé en trois parties, dont la première traite de la
miséricorde prescrite par les canons envers les pécheurs. Alger exa-
mine de quelle manière on doit en user, et jusqu'à quel temps. La
seconde traite de la justice ; l'auteur y fait Voir comment et en quel
ordre elle doit se rendre dans PÉglise pour le maintien de la disci-
pline. Il est question dans la troisième des diverses hérésies, en quoi
leur doctrine diffère de celle de l'Église catholique, et en quoi elles
sont différentes entre elles. Dans cet ouvrage, Alger n'avance rien
qu'il ne le prouve par l'autorité des Papes, des Pères et des conciles.
Les différentes erreurs que l'on répandait de son temps, et les schis-
mes dont l'Église était affligée alors, l'engagèrent à composer cet
écrit, afin que les fidèles ayant sous les yeux les règles de l'Église,
les bons s'affermissent dans la vérité, et que les méchants ne pussent
se refuser à l'autorité évidente des canons. Dans les deux premières
parties, il cite quelques fausses décrétales ; il n'en cite que d'authen-
tiques dans la troisième, où il donne la différence de l'hérésie d'avec
lé schisme. L'hérésie est un dogme contraire à la foi catholique; le
schisme, une séparation d'avec l'Église catholique. Les sacrements
conférés parles schismatiques sont valides, mais inutiles à ceux qui
sont dans le schisme; s'ils reviennent à l'Éghse, on ne réitère en
eux ni le baptême ni l'ordination, on se contente de leur imposer les
i Pez. Anecdot., I. 4.
378 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
mains; on les impose à ceux qui^ ayant été baptisés par les héréti-
ques^ embrassent la foi catholique, pourvu que le baptême leur ait
été conféré au nom des trois personnes de la sainte Trinité.
Alger s^élève fortement contre la simonie. Rétablit, avec le pape
saint Gélase et par ses paroles mêmes, que la puissance séculière ne
doit pas juger des choses divines ; que, quoiqu'il y ait deux puis-
sances principales, la royauté et le sacerdoce, cependant, comme
les prêtres doivent être soumis aux rois dans les choses terrestres,
les rois doivent être encore plus soumis aux prêtres dans les choses
divines ; que le Siège apostoHque est le chef de tous les prêtres et de
toutes les églises ; que la puissance d'une cité royale ne peut rien
changer à la prérogative de la dignité ecclésiastique ; que de toutes
les églises on peut appeler au Siège apostolique, mais que de lui on
ne peut appeler nulle part, ni revenir sur son jugement ; que les hé-
rétiques sont condamnés et doivent être rejetés par la seule autorité
du Siège apostolique ; que, sans aucune discussion préalable de
concile, le Siège apostolique peut et condamner et rétablir ceux qu'il
faut, attendu qu'il a le droit de juger de tous, et que personne n'a le
droit déjuger de lui ^. Voilà ce que le pieux et savant Alger établit
dans le douzième siècle, non par aucune fausse décrètale, mais par
les décrètales très-authentiques du pape saint Gélase, qui florissait à
la fin du cinquième siècle. S'il en cite quelques-unes des fausses dans
les deux premières parties de son livre, elles ne regardent que l'es-
prit d'équité compatissante qui doit présider aux jugements ecclé-
siastiques, et les formes de procédure quidoivent les accompagner;
formes qui ont été trouvées si sages et si salutaires, qu'elles ont passé
dans la jurisprudence de toutes les nations chrétiennes.
X'ouvrage qui surtout a rendu Alger fameux est son Traité de
r Eucharistie contre les erreurs qui s'étaient introduites sur cet au-
guste sacrement. Caries uns, dit-il, croient que le pain et le vin ne
sont pas changés, non plus que l'eau du baptême ou l'huile du saint
chrême ; en sorte que le pain et le vin ne sont qu'en figure le corps
et le sang de Jésus-Christ. D'autres disent que Jésus-Christ est dans
le pain, comme le Verbe dans la chair par l'incarnation : c'est ce
qu'on appelle l'erreur de l'impanation. Quelques-uns enseignent que
le pain et le vin sont changés à la chair et au sang, non de Jésus-
Christ, mais de tout homme qui, par la sainteté de sa vie, est
agréable à Dieu. Il y en a qui pensent que l'indignité du prêtre est
un obstacle au changement du pain et du vin en la chair et au sang
du Seigneur; d'autres, que le changement se fait par la consécration,
» Martenne, Thesaur. anecdot., t. 5, p. 1020 et seqq.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 319
mais que le corps de Jésus-Christ ne demeure pas dans ce sacre-
ment pour ceux qui le reçoivent indignement^ et qu'il s'en retourne
en ce qu'il était auparavant, c'est-à-dire en pain et en vin. La der-
nière erreur est de ceux qui croient que le corps de Jésus-Christ,
lorsque nous l'avons mangé, est sujet aux suites ordinaires des au-
tres aliments. Alger réfute solidement toutes ces erreurs par l'Écri-
ture et les Pères, et traite à fond toute la matière de l'Eucharistie *.
Ce pieux et savant écrivain fut toute sa vie au-dessus de l'ambition
et de l'avarice. Plusieurs évêques de Saxe et du reste de l'Allemagne,
sur la réputation qu'il avait d'être grand philosophe et grand théo-
logien, lui offrirent des revenus et des dignités considérables ; mais
il préféra sa vie privée et sa fortune médiocre, et toutefois commode.
Enfin, après la mort de Frédéric, évêque de Liège, arrivée l'an 4121,
il quitta encore cette vie douce et vint se rendre moine à Clugni. Il
y fut d'une grande édification par son humilité, la pureté de sa vie
et la douceur de ses mœurs, et y mourut saintement la dixième
année, c'est-à-dire l'an 1131 2.
Dans le même temps, la même église de Liège produisait un autre
docteur, non moins pieux, non moins savant, et plus illustre en-
core : un docteur à qui Bossuet emprunte plus d'une fois ses pensées
et ses paroles, comme à un Père de l'Église, pour pénétrer et expli-
quer les mystères de la piété chrétienne : c'est Rupert, abbé de Tuy
ou de Duits. On ne connaît ni l'année ni le lieu de sa naissance ; mais
il y a lieu de conjecturer qu'il eut Liège pour patrie, ou du moins
le voisinage de cette ville, puisqu'il fut élevé dès son enfance dans
le monastère de Saint-Laurent, sur la montagne de Liège, y ayant
été offert à Dieu par ses parents. Il y fit ensuite profession de la règle
de Saint-Benoît, sous l'abbé Bérenger, qui prit soin de le former
dans tous les exercices de la vie monastique. Son maître dans les
belles-lettres et dans les autres sciences fut Héribrand , successeur
de Bérenger. Rupert était d'un esprit tardif ; et, quoiqu'il se donnât
beaucoup de soins pour surmonter par un travail opiniâtre ce défaut
de la nature, ses progrès étaient lents et peu considérables. Dans la
peine qu'il en ressentit, il eut recours à la mère delà sagesse incréée;
et, s'étant mis à genoux devant son image de marbre, que l'on voyait
jusqu'à ces derniers temps dans l'église du monastère de Saint-Lau-
rent, à Liège, ses prières furent suivies d'une intelligence merveil-
leuse des livres saints. Il raconte lui-même le fait dans son douzième
livre sur saint Matthieu. A ce don surnaturel d'intelligence, il joignit
la connaissance acquise du grec et de l'hébreu.
1 Biblioth. PP., t. 31. — 2 Petr. Clun., 1. 3, epist. 2.
380 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
Bérenger^ le voyant avancer dans la vertu et dans les sciences,
l'obligea de recevoir la prêtrise. Rupert, qui s'en croyait indigne,
objectait, outre ses défauts personnels, la discorde que le schisme
avait jetée dans l'Église et le danger où l'on était d'être ordonné
par un évêque schismatique. Enfin, rassuré par des avertissements
surnaturels, il céda aux ordres de son abbé. Environ trente jours
depuis sa promotion au sacerdoce, il se sentit si rempli de l'esprit
de Dieu et de la connaissance des choses divines, qu'il craignit que
son âme ne se séparât de son corps. Mais ce torrent de délices spi-
rituelles s'arrêta, et l'ardeur de l'amour divin, dont il était embrasé,
se ralentit insensiblement. Dès lors il commença à instruire de vive
voix et par écrit, et ne cessa de le faire, ne se trouvant pas en liberté
de se taire.
Son premier ouvrage fut le Traité des offices divins, divisé en
douze livres. Il le composa l'an IIH, mais ne le rendit public qu'en
1126. Il y explique l'institution des septheures canoniales et le temps
où elles doivent être récitées tous les jours de l'année. Il en donne
pour raison les différentes circonstances de la vie et de la mort de
Jésus-Christ, rapportées dans les divines Écritures. Il en use de
même à l'égard de toutes les parties de l'office. C'est aussi de l'É-
criture qu'il prend les explications mystiques des ornements du prêtre
et de l'évêque, de ceux des églises et généralement de tout ce qui
appartient au saint ministère ; ensuite de l'avent et de ses quatre di-
manches, du jeûne des Quatre-Temps ; puis de l'office de la veille
de Noël, du jour de la fête, des trois messes que l'on y disait. Dans
ses explications, qui sont presque toutes morales ou mystiques et
fort belles, il suit la disposition de la liturgie romaine. Il enseigne
que la fête et l'office de la sainte Trinité ont été fixés au dimanche
d'après la Pentecôte, parce que, aussitôt après la descente du Saint-
Esprit sur les apôtres, ils allèrent par tout le monde prêcher la foi
à ce mystère. Il établit à cette occasion l'unité de substance et la
trinité des personnes en Dieu, par l'autorité de l'Écriture et par di-
vers raisonnements théologiques. Puis, reprenant le cours des di-
manches d'après la Pentecôte, il en explique les parties de l'office,
surtout de la messe. Il finit par des remarques sur les leçons des
offices de la nuit, tant en été qu'en hiver.
Rupert composa ensuite un traité de la Trinité et de ses œuvres ;
il est divisé en trois parties. La première embrasse ces œuvres de-
puis la création du monde jusqu'à la chute du premier homme ; la
seconde, depuis cette chute jusqu'à l'incarnation et à la passion du
second homme, Jésus-Christ, Fils de Dieu ; la troisième, depuis ce
temps jusqu'à la consommation des siècles, c'est-à-dire jusqu'à la
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 381
résurrection générale. Rupert attribue au Père les œuvres de la pre-
mière période ou de la création; celles de la seconde ou de la ré-
demption, au Fils ; celles de la troisième ou de la sanctification, au
Saint-Esprit. Le travail de Rupert comprend quarante-deux livres,
savoir : trois livres de commentaires sur les trois premiers chapitres
de la Genèse, six sur le reste de cette histoire, quatre sur l'Exode,
deux sur le Lévitique, deux sur les Nombres, autant sur le Deuté-
ronome, un sur Josué et un sur les Juges, cinq sur divers endroits des
livres des Rois et des Psaumes; cinq sur Isaïe, Jérémieet Ézéchiel ;
un sur Daniel, Zacharie et Malachie, un sur quelques passages des
quatre Évangiles. Les neuf derniers livres contiennent une explication
de plusieurs endroits détachés de l'Écriture, au choix de l'interprète.
Le but et le mérite de Tabbé Rupert sont, à l'exemple de saint Paul,
d'étudier, de saisir et de faire voir les rapports cachés et intimes
entre TAncien et le Nouveau Testament, et de développer ainsi leur
mystérieux ensemble. Et presque toujours, c'est l'Écriture elle-même
qui lui fournit la clef de ces mystères.
Vers l'an 1 H 3, l'abbé Bérenger, se voyant proche de sa fin et
craignant que Rupert, dont il avait toujours pris le parti contre ses
envieux, n'eût plus de défenseur, le recommanda à Gunon, abbé de
Siegberg. Gunon le reçut en effet dans son monastère ; mais ceux
qui, avant la mort de Bérenger, avaient blâmé Rupert d'avoir com-
menté les divines Écritures, expliquées tant de fois avant lui par les
saints Pères et les interprètes catholiques, lui firent les mêmes re-
proches après la mort de cet abbé. Rupert trouva de l'appui dans
Frédéric, archevêque de Gologne, et dans Guillaume, évêque de Pre-
neste, légat du Saint-Siège. Ges deux prélats l'aimèrent pour sa
vertu et son savoir, et l'obligèrent, malgré sa répugnance, à conti-
nuer ses ouvrages. Après la mort de Marcward, abbé de Tuy, Ru-
pert fut mis à sa place vers l'an 1120, gouverna ce monastère quinze
ans, et y mourut saintement, comme il avait vécu, le 4°"^ de
mars 1135.
Outre ce que nous avons déjà vu, ce docte et saint personnage fit
encore un traité en neuf livres. De la gloire de la Trinité et de la pro-
cession du Saint-Esprit. Rupert y fait voir, contre les Juifs, par lés
témoignages de la loi et des prophètes, qu'il y a trois personnes en
un seul Dieu ; qu'il appartenait à la personne du Fils de s'incarner ;
que Jésus-Ghrist est le Messie, et qu'il est né dans le temps marqué
par les prophètes, nommément parle patriarche Jacob. L'abbé Gunon
de Siegberg, depuis évêque de Ratisbonne, s'étant trouvé avec le légat
Guillaume de Preneste, lui montra plusieurs ouvrages de l'abbé Ru-
pert. Le légat, homme studieux et savant, demanda s'il n'avait rien
382 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
écrit sur la procession du Saint-Esprit ; ayant répondu que non, il prit
occasion de Tempressement du légat pour engager l'abbé à écrire sur
cette matière. Rupert, qui travaillait alors au traité De la gloire de
la sainte Trinité, y joignit ce que la foi nous enseigne du Saint-
Esprit. C'est la matière du neuvième. Depuis, il présenta ce travail
au pape Honorius II, dans un voyage qu'il fit en Italie.
Dès avant sa prêtrise, Rupert avait conçu le dessein de faire quel-
que traité sur l'incarnation, et d'en prendre occasion par un com-
mentaire sur le Cantique des cantiques. Le sujet lui paraissait bien
difficile. Mais la sainte Vierge Marie, en laquelle il avait la plus filiale
dévotion et confiance, l'y encouragea de différentes manières. Il fit
donc en sept livres un traité de l'Incarnation, qui est un entretien
continuel de rauteur;avec la sainte Vierge, sur le Cantique des can-
tiques.
Un autre traité, ayant pour titre De la victoire du Verbe de Dieu,
f\itfait à cette occasion. L'abbé de Siegberg, étant au monastère de
Saint-Laurent de Liège, s'entretenait un jour avec Rupert -sur les
quatre grandes bêtes dont il est parlédans Daniel, et sur les royaumes
qu'elles signifient. Cunon, quittant cette matière, demanda à Rupert
pourquoi l'on rendait dans l'Église le même culte aux Machabées
morts pour la défense de leurs lois et de leur patrie, qu'aux martyrs,
et pourquoi on lisait publiquement leurs actes ou leur histoire. La
réponse de Rupert fut que les Machabées avaient combattu pour sau-
ver le peuple béni de Dieu en Abraham ; que c'était par leur minis-
tère que le Verbe de Dieu avait conservé la race de laquelle il s'était
proposé de naître, en se faisant homme pour racheter le genre hu-
main. Sur cela, Cunon dit à Rupert: Écrivez-moi un livre qui ail
pour titre De la victoire du Verbe de Dieu. On met cet écrit vers
l'an H19, dans le temps que Rupert demeurait à Siegberg. Il suit
d'âge en âge tous les combats du peuple de Dieu contre les impies,
montre que c'est le Verbe de Dieu qui a toujours vaincu dans ceux qui
combattaient pour lui, et qu'il vaincra jusqu'à ce qu'il mette à mort
l'Antéchrist.
L'abbé Cunon était évêque de Ratisbonne lorsque Rupert lui
adressa son ouvrage sur saint Matthieu, sous le titre De la gloire et
de l'honneur du Fils de l'homme. L'idée de cet ouvrage était venue
à l'évêque de Ratisbonne, des paroles de saint Paul aux Hébreux :
Vous l'avez couronné de gloire et d'honneur ; vous lui avez donné
l'empire sur les œuvres de vos mains. Pour remplir cette idée, Ru-
pert, dès lors abbé de Tuy, explique tout ce qui est dit du mystère
de l'Incarnation dans l'Évangile de saint Matthieu, de la naissance du
Sauveur, de ses prédications, de ses miracles, de sa mort, de sa ré-
à 1153 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 383
surrection, de sa gloire dans le ciel et de son pouvoir sur toutes les
créatures. L'ouvrage est divisé en treize livres.
En 1128, le 25"* d'août, il y eut à Tuy un incendie si considéra-
ble, que le Rhin, la ville de Cologne et la région voisine en étaient
éclairés. C'était pendant la nuit. Les moines de Saint-Laurent couru-
rent pour aider à l'éteindre. Un d'eux ayant pris dans la sacristie un
corporal qui avait déjà servi au sacrifice de la messe, l'attacha à une
perche et l'opposa aux flammes, dans l'espoir d'en arrêter l'impé-
tuosité. Voyant sa tentative inutile, il enfonça le corporal au milieu
des flammes. 11 l'en retira entier; mais la perche à laquelle il était
attaché fut brûlée en partie. Par une troisième tentative, il jeta le
corporal seul dans le feu ; mais le feu le rejeta'et le poussa du côté
de la ville, où l'incendie ne devait pas pénétrer. Comme l'incendie
croissait toujours à cause de la grande quantité de blés dont on ve-
nait de remplir les granges, le feu prit à l'église paroissiale de Saint-
Martin, voisine du monastère. Rupert, qui en était abbé, crut bien
qu'on ne pourrait le garantir des flammes. Mais, par une providence
particulière, il n'y eut que quelques boutiques extérieures de con-
sumées. Dans l'église de Saint-Martin, il y avait une armoire où se
trouvait entre autres une boîte en bois avec des hosties consacrées,
et une autre avec des hosties qui ne l'étaient pas. Tout fut brûlé,
excepté la boîte où se trouvait le corps de Notre-Seigneur. L'abbé
Rupert, témoin oculaire du miracle, le rapporte dans la relation qu'il
nous a laissée de cet incendie. Il prit le corporal et la boîte que le
feu avait respectés; et, les considérant comme des reliques très-pré-
cieuses, il les transporta au grand autel, avec une inscription com-
mémorative. Pendant que dura l'incendie, Rupert fut dans de grandes
inquiétudes au sujet de ses écrits, dont il n'avait point envoyé de co-
pies ailleurs ; mais il n'en perdit aucun. L'incendie fini, il bâtit à la
porte du monastère un oratoire en l'honneur de saint Laurent, et tout
auprès un hôpital pour y recevoir les pauvres, à l'exemple du saint
martyr *.
Rupert a fait encore plusieurs autres ouvrages, entre autre douze
livres de commentaires sur l'Apocalypse. Nous ne pouvons les résu-
mer en détail. D'autres savants réclament notre attention, et pour
eux et pour leurs œuvres; car, dans les siècles d'ignorance, comme
nous disons, il en est en si grand nombre, que quand on vient à les
connaître, on ne saitcomment parler de tous. Pour ce qui est de l'igno-
rance même dont on accuse ces siècles, nous ne l'avons aperçue jus-
qu'à présent que dans les accusateurs.
» Ceillier, t. 22. Ruperti Opéra, 2, inf. Colonise, 1567.
384 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
Vers le même temps, se distinguait Hugues Metellus, chanoine ré-
gulier de Toul. Né en cette ville, sur la fin du onzième siècle, d'une
famille honnête et opulente, il eut Tiercelin pour maître dans les
lettres humaines, et s'y rendit habile. Instruit des subtilités de la
philosophie d'Aristote, il fallait être sur ses gardes lorsqu'il argumen-
tait; il s'appliqua aussi avec succès à la grammaire, à la rhétorique,
à la musique, à l'arithmétique, à la géométrie, à l'astronomie et à la
poésie. Son talent pour les vers était tel, qu'il pouvait en composer
mille étant debout sur un pied; et il avait acquis une si grande facilité
de s'exprimer, qu'il dictait, quand il voulait, à deux ou trois scribes
en même temps. Aux beaux-arts il joignit l'étude de la langue grec-
que, puis il alla étudier la théologie et l'Écriture sainte à Laon, sous
Anselme et Raoul, son frère, qui y enseignaient avec réputation. Il
apprit dans leurs écoles à résoudre les difficultés qui se rencontrent
dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Appliqué à des études aussi
sérieuses, il prit du dégoût pour le monde; et, dans le dessein de va-
quer plus sûrement à son salut, il se fit chanoine régulier dans l'ab-
baye de Saint-Léon, à Toul, sous l'abbé Siebaud. Il nous apprend
lui-même quelle était sa vie avant sa conversion, et quelle elle fut
depuis. Dans le monde, il s'habillait de fourrures précieuses, se nour-
rissait de ce que la terre et Teau produisent de plus délicat, et ne
buvait que les vins les plus exquis. Etant chanoine régulier, ilse cou-
vrit de peaux de chèvre et de brebis ; vécut de choux, de légumes
sauvages, de fèves, et ne but que de l'eau ou une hqueur composée
d'avoine ; car on vivait ainsi dans le monastère de ces nazaréens
blancs, comme illes appelle, parce qu'ils étaient alorsvêtusde blanc,
comme les chanoines réguliers de Sainte-Geneviève, de Saint-Victor,
de Paris et de Murbach en Alsace. Nous avons une cinquantaine de
lettres de Hugues de Toul à plusieurs personnages de son temps, tels
que saint Bernard, Abailard, Héloïse. Elles sont écrites avec esprit;
mais on ne trouve ni dans son style ni dans sa latinité l'élégance
ni la pureté des écrivains du siècle d'Auguste, dont il s'était toutefois
rendu la lecture familière dès sa jeunesse. Il semble ne se plaire que
dans des jeux de mots ^.
Un autre Hugues, d'une science bien plus complète et d'une re-
nommée bien plus grande, était né dans le royaume de Lorraine, à
Ypres en Flandre; car la Flandre était encore comprise dans la Lor-
raine. Nous parlons de Hugues, chanoine régulier de Saint-Victor.
D'un goût décidé pour l'étude, il ne négligea aucune des connais-
sances qui forment les savants. Il s'informait exactement du nom de
* Ceillier, t. 22. Hugo, Monumenta sacr. antiq., t. 2.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 385
toutes les choses qui se présentaient à ses yeux, disant qu'il n'était
pas possible de connaître la nature des chosesdont on ne connaissait
pas le nom. Ce fut apparemment ce désir d'apprendre qui lui fit
quitter de bonne heure sa patrie, pour aller s'instruire sous les meil-
leurs maîtres. Dans un voyage à Marseille, il visita le tombeau de
saint Victor, et obtint de celui qui gardait ses reliques une dent et
quelques autres parcelles. Il en fit présent à Gilduin, abbé de Saint-
Victor, alors près de Paris, et plus tard enfermé dans la ville. Cette
abbaye, qui ne faisait que de naître, était en réputation de grande
régularité. Hugues demanda à y être admis, et, après son noviciat,
il prononça ses vœux entre les mains de Gilduin. C'était en 1 115, la
dix-huitième année de son âge. Après s'être perfectionné dans les
études de philosophie et de théologie à Saint-Victor, il y enseigna
lui-même ces deux sciences, avec applaudissement. On voit, par ses
ouvrages, qu'il n'ignorait pas l'hébreu. Il eut parmi ses disciples un
grand nombre de personnes distinguées, dont plusieurs devinrent
évêques et même cardinaux. L'éminence de sa doctrine le faisait re-
garder comme un des plus grands théologiens de son temps. On
l'appelait un second Augustin, ou la langue de ce saint docteur, parce
qu'il s'était appliqué plus particulièrement à la lecture de ce Père.
Parmi ces ouvrages, qui sont certainement de Hugues de Saint-
Victor, il en est un qu'on appellerait aujourdhui Traité des études.
Malgré le grand nombre d'étudiants qu'il y avait dans les écoles, le
docte religieux voyait peu de savants. Il en attribue la cause à ce qu'on
lisait ou étudiait sans ordre et sans règle. Son ouvrage est fait pour
prévenir cet inconvénient. Il est distribué en sept livres. Dans le pre-
mier, il remarque qu'il y a trois choses dans la lecture : ce qu'il faut
lire, dans quel ordre, et de quelle manière. Les préceptes qu'il donne
sur ces trois articles regardent également et les ouvrages qui con-
cernent les arts et ceux qui conduisent à l'intelligence de l'Écriture
sainte. Dans le second livre, il traite des arts, tant libéraux que mé-
caniques, et en donne des notions générales. Dans le troisième, il
fait connaître les inventeurs des arts, ceux auxquels les anciens s'ap-
pliquaient le plus, pour parvenir plus facilement à la pleine connais-
sance des vérités philosophiques. C'étaient les sept arts libéraux. Il
traite, dans le quatrième, de l'Écriture sainte, de l'ordre et du nombre
des livres, de leurs auteurs; du rétablissement des Écritures par Es-
dras ; du canon ou plutôt de la concordance des Évangiles, inventée
par Ammonius; des canons des conciles généraux, nommément des
quatre premiers; des écrits des Pères ; des livres apocryphes de l'An-
cien et du Nouveau Testament, et de ceux des écrivains ecclésiastiques
que l'Éghse romaine a condamnés. Il exphque, dans le cinquième,
XV. 25
386. HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVlIf. — De 1125
les divers sens de rÉcriture sainte, et donne,, dans le sixième, des
règles pour la lire avec fruit. Cela ne peut se faire qu'en méditant sé-
rièusementsur ce qu^on a lu. C'est pourquoi il parle, dans le septième
livre, de la méditation par laquelle on parvient de la connaissance
des choses visibles à la connaissance des invisibles, c'est-à-dire de
Dieu, de l'unité de sa substance et de la trinité des personnes. Dans
cetouvrage, Hugues de Saint- Victor prend pour guide l'illustre Boëce,
qui, à la fin du cinquième et au commencement du sixième siècle,
avait résumé et traduit en latin toutes les sciences de la Grèce. Ses
notions sont justes et nettes.
Voici comme il distingue l'astronomie de l'astrologie. L'astrono-
mie, suivant la force même du mot, traite de la loi des astres; des con-
versions du ciel, de ses régions ; du cours, du lever et du coucher
des étoiles. L'astrologie, au contraire, qui veut dire discours sur les
astres, considère les astres relativement à la naissance, à la mort et
à d'autres événements ; elle est en partie naturelle et en partie su-
perstitieuse : elle est naturelle, quand elle se borne à observer les
influences variables des corps supérieurs sur les corps inférieurs,
telles que la santé, la maladie, la tempête, le beau temps, la fertilité,
la stérilité; elle est superstitieuse, quand elle prétend connaître, par
les astres, les événements fortuits et ceux qui dépendent du libre
arbitre : c'est cette partie que traitent les mathématiciens ^.
La philosophie, dit-il, est l'amour de cette sagesse qui ne manque
de rien, qui est l'intelligence vivante et la seule raison première des
choses. C'est la sagesse divine, qui, en effet, ne manque de rien, ayant
et contemplant tout en soi, le passé, le présent et l'avenir : intelli-
gence vivante, parce qu'elle n'oublie jamais rien; raison primordiale
des choses, parce que tout a été fait à sa ressemblance 2. Voici com-
ment Hugues nous apprend à nous élever par degrés à cette sagesse.
Il faut savoir, dit-il, que dansles Ecritures divines non-seulement les
mots, mais encore les choses ont une signification, ce qui ne se trouve
pas ordinairement dans les autres écritures. Le philosophe ne con-
naît que la signification des mots, mais la signification des choses est
bien plus excellente ; celle-là n'est établie que par l'usage, celle-ci est
dictée par la nature. La première est la voix de l'homme, la seconde
est la voix de Dieu; l'une périt quand on la profère, l'autre subsiste
une fois créée. Le mot est un faible indice du sens; la chose est la
ressemblance de l'idée divine. Ce que le son est à l'idée, le temps
l'est à l'éternité . L'idée est la parole intérieure, qui se manifeste par
le son de la voix, c'est-à-dire parla parole extérieure : ainsi la sagesse
* Hugon. Victorini Opéra, t. 1, p. 9, c. 11. — * Ibid., p. 7, c. 1 .
à 1153 de l'ère chr.J DE L'EGLISE CATHOLIQDE. 887
invisible de Dieu se manifeste par les créatures. Ceci nous fait entre-
voir les profondeurs des divines Écritures : le mot y conduit au sens,
le sens à la chose, la chose à l'idée divine, celle-ci à la vérité su-
prême *.
Outre cette méthode générale pour bien étudier les sciences hu-
maines et les sciences divines, Hugues de Saint-Victor a fait, sous le
titre de Somme de sentences, un corps de théologie divisé en sept trai-
tés : 1° Des trois vertus théologales, la foi, Fespérance et la charité ;
de la très-sainte Trinité et de Tincarnation du Verbe; 2° de la créa-
tion et de Tétat des Anges; 3° de la création et de Tétat de Fhomme;
4° des sacrements en général et des commandements de Dieu ; 5" du
baptême ; 6° de la confirmation, de l'eucharistie, de la pénitence et
de l'extrême-onction; 7° du sacrement de mariage.
Non content de ce premier travail, Hugues de Saint- Victor reten-
dit et le compléta sous ce titre : Des sacrements de la foi chrétienne.
C'est le plus considérable de ses ouvrages. Il est divisé en deux livres.
Le premier commence à la création du monde et va jusqu'à l'incar-
nation du Verbe; le second, depuis l'incarnation jusqu'à la fin et à la
consommation de toutes choses. Il y a douze parties dans le premier
livre, et dix-huit dans le second. Il est plus d'un chapitre sur Dieu,
que l'on dirait que Bossuet et Fénelon ont traduit dans leurs plus
beaux ouvrages. Abailard ne paraît, à côté de Hugues de Saint-Vic-
tor, que comme un rhéteur superficiel et présomptueux, à côté d'un
pieux et profond docteur. Hugues traite, avec beaucoup d'ordre et
declarté, une foule de questions, dont quelques-unes n'étaient point
encore éclaircies de son temps, du moins autant qu'elles l'ont été
depuis. Lorsque, sur une question particulière, il ne se trouve aucune
autorité décisive de l'Écriture, des Pères ou des conciles, Hugues
expose le pour et le contre avec beaucoup de calme, et donne son
sentiment avec beaucoup de modestie. Par exemple, sur cette ques-
tion : Si Adam n'avait point péché, dans quel état seraient nés ses
enfants? il pense qu'ils naîtraient sans péché, mais aussi sans la jus-
tice originelle; ou que, s'ils naissaient avec cette justice, ils seraient
toutefois soumis à l'épreuve comme leur père 2. Envisageant la reli-
gion dans tout son ensemble, il compare les justes qui ont précédé
l'incarnation à des soldats qui précèdent le roi qui les suit, et les
justes depuis l'incarnation jusqu'à la fin du monde aux soldats qui
suivent le roi qui les précède : les uns et les autres ne font qu'une
armée et un même chef; aussi, dès le commencement, il y a eu des
Chrétiens, si ce n'est pas de nom, au moins par la chose ^.
1 Hug. Victorini Opéra, t. \, p. 29, c. 3. — 2 Hug. Opéra, t. 3, p. 637, c. 24.
— 3 Undè patet quod ab initio etsi non nomine, re tamen Christiani fuerunt,
Ibid., p. 656, c. 11.
388 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
La sainte Église, dit Hugues de Saint-Victor, est le corps du Christ,
vivifiée par le même Esprit, unie et sanctifiée dans la même foi. Il
y a deux vies : Tune terrestre, Fautre céleste ; l'une corporelle, l'autre
spirituelle. L'une, dont vit le corps et qui vient de l'âme; l'autre,
dont vit l'âme et qui vient de Dieu. Chacune a son bien pour s'ali-
menter. La vie terrestre s'alimente des biens terrestres ; la vie spiri-
tuelle se nourrit des biens spirituels. A la vie terrestre appartient tout
ce qui est terrestre; à la vie spirituelle, tous les biens spirituels. Pour
que la justice soit observée et l'utilité promue dans l'une et dans l'autre
vie, ceux qui, soit par nécessité, sort par raison, cherchent spéciale-
ment les biens de l'une des deux, ont d'abord été distribués en deux
parts; ce sont les laïques et les ecclésiastiques, formant comme deux
peuples. Ensuite, d'autres ont été chargés de dispenser le tout équi-
tablement, afin que nul ne trompe son frère, mais que la justice soit
gardée d'une manière inviolable. C'est pourquoi,danslesdeux peuples,
distribués selon les deux vies, il a été constitué des puissances. Dans
les laïques, auxquels il appartient de pourvoir aux choses nécessaires
de la vie terrestre, c'est la puissance terrestre. Dans les clercs, dont
le devoir est de veiller aux biens de la vie spirituelle, c'est la puissance
divine. La première s'appelle donc puissance séculière ; la seconde,
puissance spirituelle. Dans l'une et l'autre puissance, il y a divers
degrés et ordres de pouvoir, mais distribués de part et d'autre sous
un même chef, comme découlant d'un même principe et revenant à
la même fin. La puissance terrestre a pour chef le roi; la puissance
spirituelle a pour chef le souverain Pontife. A la puissance du roi ap-
partiennent toutes les choses terrestres et qui sont faites pour la vie
de la terre ; à la puissance du souverain Pontife appartiennent toutes
les choses spirituelles et qui regardent la vie spirituelle. Or, autant la
vie spirituelle est au-dessus de la vie terrestre, l'esprit au-dessus du
corps, autant la puissance spirituelle surpasse en honneur et en di-
gnité la puissance terrestre et séculière ; car il appartient à la puis-
sance spirituelle d'instituer la puissance terrestre, afin qu'elle soit, et
de la juger, si elle n'est pas bonne. Quant à la puissance spirituelle
même, elle a été d'abord instituée de Dieu, et quand elle dévie elle
ne peut être jugée que par Dieu seul; car il est écrit : Le spirituel
juge tout, et n'est jugé par personne *.
Hugues de Saint-Victor a un chapitre remarquable sur la manière
dont les églises possèdent des biens de la terre. Quant aux biens ter-
restres que possèdent des prélats, dit-il, il y en a qui ont été donnés
aux églises par la dévotion des fidèles, sauf cependant le droit de la
1 1. Cor., 2, 16, p. 607, c. 4,
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUK. 389
puissance terrestre ; car voilà ce qui est raisonnable et ûon. En effet.
Dieu aime la paix, et la vraie justice ne peut approuver rien de dé-
sordonné. Si la puissance spirituelle préside, ce n'est pas pour faire
aucun préjudice à celle de la terre en son droit, de même que ce
n'est pas sans crime que la puissance terrestre usurpe ce qui appar-
tient à la spirituelle. Lors donc que des biens de cette nature sont
donnés aux églises, les donateurs ne peuvent leur transférer que ce
qu'ils possèdent eux-mêmes ; car ni les sujets ne peuvent transférer
à une autre puissance ce qu'ils doivent à leurs supérieurs, ni les pré-
lats ôter à des sujets ce qu'ils possèdent légitimement, pour le don-
ner à des étrangers. D'autres fois, les princes du siècle accordent aux
églises sur quelques-uns de leurs domaines, soit les droits purement
utiles, soit même les droits de puissance temporelle. Dans ce dernier
cas, l'Église ne peut exercer la justice que par des personnes laïques,
et doit toujours au roi.les charges inhérentes à la terre, suivant ce qui
est écrit : Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu *.
On voit par ce chapitre que les Chrétiens du moyen âge, en subor-
donnant la puissance terrestre à la puissance spirituelle, suivant leur
nature respective, ne confondaient nullement l'une avec l'autre,
comme les en accusent bien des écrivains, entre autres Fleury dans
ses Discours.
Hugues de Saint-Yictor a écrit des commentaires ou des notes sur
le Pentateuque, sur l'Ecclésiaste, sur les Prophètes, sur leDécalogue;
une explication de la règle de Saint-Augustin, une instruction pour
les novices, des soliloques, un éloge delà charité et plusieurs autres
opuscules où respirent tout à la fois et une grande sagesse et la piété
la plus tendre. Il en a fait d'autres qui ne sont pas encore imprimés;
en revanche, on lui en a prêté qui ne sont pas de lui, entre autres
deux que cite Fleury, pour conclure que les études historiques étaient
alors bien imparfaites. On conclurait tout aussi bien que la critique
de Fleury n'est pas toujours bien judicieuse 2.
Hugues de Saint-Victor mourut comme il avait vécu, c'est-à-dire
en saint. Il mourut en 1142, la même année qu'Abailard; mais autant
la vie d'Abailard avait été orageuse, autant celle de Hugues fut simple
et unie, sans relation considérable au dehors, sans autre emploi au
dedans que de prier, d'étudier et d'enseigner. Il profita de cet heu-
reux repos pour acquérir une tendre union avec Dieu, qu'il préférait
à toutes les richesses de son esprit et de sa plume. Aussi occupé de
son intérieur qu'il l'était, et n'ayant vécu que quarante-quatre ans,
on ne conçoit pas aisément qu'il ait pu tant savoir et tant composer;
car ce qu'il a produit est profondément réfléchi et bien digéré. Sa
1 Malth., 22. Hug., t. 3, p. 608, c. 7. — ^ Ceillier, t. 22.
390 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL— De 1125
mort, qui arriva le 11 février, eut des circonstances édifiantes, que
nous apprenons de son infirmier même, dans la relation qu'il en fit
à un autre chanoine régulier.
Je ne vous manderai pas avec quelle vivacité de contrition et quelle
abondance de larmes le maître Hugues se confessa au seigneur abbé
et à moi, ni avec quelle effusion de cœur il remerciait Dieu de sa
maladie; je viens à ce qu'il a fait ou dit peu avant de mourir. La
veille, me voyant le matin chez lui et m^'ayant dit que tout irait bien
pour rame et pour le corps, il me demanda si nous n'étions que
nous deux dans la chambre. Je lui répondis que j'étais seul. Avez-
vous célébré aujourd'hui la messe ? continua-t-il. Oui, lui dis-je.
Soufflez-moi donc sur la bouche en forme de croix, me répliqua-t-il,
afin que j'aspire l'Esprit-Saint; ce qu'il souhaitait que je fisse parla
véhémence de sa foi sur le mystère du corps et du sang de Jésus-
Christ, et sur la puissance promise aux prêtres dans l'Évangile. Aussi-
tôt, tout rayonnant de joie, il se répandit en actions de grâces pour
tous les biens que Dieu lui avait faits pendant sa vie, particulière-
ment ce dernier, puis me demanda humblement l'absolution. Comme
le mal augmenta pendant la nuit, je lui demandai si nous lui donne-
rions l'extrême-onction; et il me pria de ne pas la lui différer, d'au-
tant que la Providence avait réuni dans sa chambre un grand nom-
bre de chanoines, de clercs, de religieux, et même de pieux laïques.
Quand il l'eut reçue, je lui demandai encore s'il voulait recevoir le
corps du Seigneur, l'ayant reçu deux jours auparavant. Mon Dieu !
me répondit-il avec émotion, vous demandez si je veux recevoir
mon Dieu ! Courez vite à l'église et apportez-moi promptement le
corps de mon Seigneur. Je le fis, et, m'approchant de son lit, le
pain de la vie éternelle dans les mains, je l'exhortai à le reconnaître
et à l'adorer. J'adore, dit-il, en se levant autant qu'il pouvait et en
étendant les deux mains, j'adore mon Seigneur devant vous tous, et
je le reçois comme mon salut. Il pria ensuite qu'on lui donnât la
croix qui était auprès; il la baisa tendrement et tint sa bouche collée
sur les pieds du crucifix, paraissant vouloir sucer le sang qui y était
peint, et qu'il se représentait coulant de ses sacrées plaies. On eût
dit que, après avoir mangé la chair du Fils de l'homme, il voulait
aussi tâcher de boire son sang. Ces paroles de l'auteur nous mon-
trent que le malade n'avait communié que sous l'espèce du pain.
Quelques moments après, Hugues dit ces paroles du Christ mourant:
Mon Père, je recommande mon âme entre vos mains ! Il ajouta :
Sainte Marie, priez pour moi ! Il invoqua de même saint Pierre et
saint Yictor, et rendit doucement son âme à Dieu *.
1 Op. Hug.,ti. VitaHug.
à )153 del'èrechr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 391
Hugues de Saint-Victor éttiit en relation de science et d'amitié
avec saint Bernard, de qui nous tenons un opuscule en réponse à
une consultation de Hugues touchant quelques opinions singulières
d'un personnage qu'il ne nommait point. La première était que per-
sonne n'avait pu être sauvé sans le baptême, depuis que Jésus-
Christ en eut déclaré la nécessité à Nicodème. A quoi saint Bernard
répond qu'il n'est pas croyable que Dieu ait voulu obliger tous les
hommes à un précepte positif, du moment qu'il a été dit en secret,
mais seulement depuis qu'il a été publié suffisamment pour venir à
la connaissance de tout le monde. Écoutons le Seigneur lui-même :
Si je n'étais pas venu, et si je ne leur avais point parlé, ils ne seraient
point coupables *. Il ne dit pas simplement : Si jen'avais point parlé,
mais : Si je ne leur avais point parlé, pour montrer que leur déso-
béissance'ne devait passer pour inexcusable que depuis qu'il leur avait
fait connaître sa Volonté. S'il leur avait parlé sans leur adresser la
parole, l'ignorance eût pu excuser leur mépris; mais après leur
avoir parlé, il ne resta plus de raison pour justifier leur incrédulité.
J'ai parlé en public, dit-il, je n'ai rien dit en secret 2. Ce n'est pas
qu'il n'eût fait plusieurs instructions particulières à ses disciples;
mais il les comptait pour rien, et il n'attachait à ses enseignements
ni peine ni récompense, jusqu'à ce qu'ils fussent devenus pubUcs.
Il dit ailleurs : Ce que je vous dis dans les ténèbres, annoncez-le en
plein jour ^, afin que cette publication lui donne droit de punir le
mépris ou de récompenser l'obéissance de ceux qui en auraient ouï
parler. Celui qui vous écoute m'écoute, celui qui vous méprise me
méprise *; comme s'il disait : Ce n'est pas sur ce que je vous aurai
révélé en secret, mais ce sera sur ce que vous aurez prêché haute-
ment, que je jugerai ceux qui auront été fidèles ou incrédules.
La seconde erreur de l'anonyme était qu'il n'y a que le martyre
qui puisse suppléer au baptême, et que le désir ne sert de rien. Saint
Bernard réfute cette erreur, et prouve, par l'autorité de saint Am-
broise et de saint Augustin, que le désir du baptême peut y suppléer
aussi bien que le martyre. Il soutient encore, contre cet anonyme,
que les justes de l'Ancien Testament n'ont pas eu une connaissance
aussi claire de l'incarnation et des autres mystères du Nouveau Tes-
tament, que celle que nous en avons depuis qu'ils sont accomplis.
Enfin il montre, contrôle même, qu'il y a des péchés d'ignorance^.
Un illustre disciple et confrère de Hugues de Saint- Victor, fut Ri-
chard, né en Ecosse, mais qui vécut et mourut en France, dans la
1 Joan., 15, 22. — « Ibid., 18, 20. — 3 Matth., 10, 27. — * Luc, 10, 16. —
8 S. Bernard, epist. 11.
392 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. —De 1125
même abbaye de Saint-Victor, à Paris. Il y fît profession sous Tabbé
Gilduin, premier abbé de ce monastère, et y reçut les leçons du cé-
lèbre Hugues. Sous-prieur en H59, il devint prieur en 1162, et s'ac-
quitta fort honorablement d'une fonction que les circonstances ren-
daient difficile . L'abbé, qui s'appelait Ervise, n'était ni un moine édifiant
ni un vigilant administrateur; Alexandre III, dans une de ses lettres,
en parle comme d'un autre César, qui disposait de tout selon ses
caprices, qui méprisait les statuts, et qui, loin de profiter des répri-
mandes pontificales que lui avait attirées sa négligence, se montrait
de plus en plus incorrigible. Alexandre avait été témoin de ce désor-
dre, et avait eu occasion de reconnaître, dans l'abbaye de Saint-Vic-
tor, l'indignité de l'abbé et le mérite éminent du prieur.
Richard édifiait ses confrères par sa piété; il les éclairait par ses
ouvrages, dont les religieux étrangers lui demandaient avidement
des copies. Guillaume, prieur d'Ourcamp, ordre de Cîteaux, écrit à
Richard pour lui annoncer qu'il lui en renvoie quelques-uns, et pour
le prier de lui en communiquer un autre, savoir, celui qui a pour su-
jet le songe de Nabuchodonosor. Garin, prieur de Saint- Alban, désire
avoir une liste complète de ses productions. Jean, sous-prieur de
Clairvaux, supplie Richard de composer une prière au Saint-Esprit :
« Écrivez-la, lui dit-il, selon la science et le jugement dont l'Esprit-
Saint vous a doué; qu'elle ne soit ni trop courte ni trop longue, en
sorte que je puisse l'apprendre par cœur et l'adresser au Saint-Esprit
au moins une fois par nuit ou par jour. » D'autres lettres encore,
écrites à Richard, montrent jusqu'à quel point il jouissait de l'estime
de ses contemporains. On a même lieu de croire que saint Bernard
le consulta plus d'une fois.
Entre ses divers opuscules imprimés ou manuscrits, le plus impor-
tant est son ouvrage De la Trinité, en six livres. Voici comme il s'en
explique dans le prologue.
c< Mon juste vit de la foi * : c'est une sentence de l'Apôtre et du
Prophète. Car l'Apôtre dit ce que le Prophète prédit : que le juste
vit de la foi. S'il en est ainsi, ou plutôt parce qu'il en est ainsi, nous
devons studieusement et fréquemment méditer les mystères de notre
foi; car sans la foi il est impossible de plaire à Dieu. En effet, où
n'est pas la foi, là ne peut être l'espérance; car il faut que celui qui
approche de Dieu croie qu'il est et qu'il récompense ceux qui le
cherchent; autrement, quelle espérance y aurait-il? Or, où n'est pas
l'espérance, la charité ne saurait y être. Qui, en effet, aimera celui
dont il n'espère aucun bien? C'est donc par la foi que nous sommes
1 Rom,, 1. Habacuc, 2.
à U53 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 393
promus à Tespérance, et par l'espérance que nous progressons à la
charité. Or, si je n'ai pas la charité, il ne me sert de rien. Quel est.le
fruit de la charité? Vous l'apprenez de la bouche même de la vérité :
Si quelqu'un m'aime, il sera aimé de mon Père, et je l'aimerai aussi,
et je me manifesterai à lui *. De la dilection vient ainsi la manifes-
tation, de la manifestation la contemplation, de la contemplation la
connaissance (intuitive). Or, quand le Christ apparaîtra, lui qui est
notre vie, nous apparaîtrons aussi avec lui dans la gloire, et nous
lui serons semblables, parce que nous le verrons comme il est.
« Vous voyez d'où et comment on parvient et par quels degrés on
monte, moyennant l'espérance et la charité, de la foi à la connais-
sance divine, et par la connaissance à la vie éternelle. Or, dit-il, la
vie éternelle, c'est de vous connaître, vrai Dieu, et celui que vous
avez envoyé, Jésus-Christ 2. Il y a donc une vie qui procède de la foi
et une vie qui procède de la connaissance. De la foi est la vie inté-
rieure, de la connaissance est la vie éternelle. De la foi est cette vie
dont, en attendant, nous vivrons bien ; de la connaissance est cette
vie dont nous vivrons bienheureux dans l^avenir. La foi est ainsi le
commencement et le fondement de tout bien. Quel attachement ne
devons-nous donc pas avoir pour la foi, de qui tout bien prend et sa
base et son affermissement?
a Mais comme dans la foi est le commencement de tout bien, ainsi
dans la connaissance est de tout bien la consommation et la perfec-
tion. Portons-nous donc à la perfection, avançons-nous par tous le^
degrés possibles, élevons-nous delà foi à la connaissance, afin de
comprendre ce que nous croyons. Pensons combien se sont apphqués
à cette étude et combien y ont profité les philosophes de ce monde,
et ayons honte de leur être inférieurs en cela; car ce qui esiconnais-
sable de Dieu leur est manifeste, suivant l'Apôtre, puisque, ayant
connu Dieu, ils ne l'ont pas glorifié comme tel ^ : ils l'ont donc connu.
Que faisons-nous donc, nous qui, dès le berceau, avons reçu la tra-
dition de la foi? L'amour de la vérité doit faire en nous quelque
chose de plus que n'a pu en eux l'amour de la vanité; il faut que
nous puissions quelque chose de plus, nous que la foi dirige, que
l'espérance entraîne, que la charité pousse. Ce doit donc nous être
peu de croire de Dieu ce qui est vrai; appliquons-nous à concevoir
ce que nous croyons; efforçons-nous toujours de comprendre par
la raison ce que nous tenons par la foi *. »
Après s'être ainsi expliqué, dans son prologue, sur le but et l'en-
semble de son œuvre, Richard de Saint- Victor commence son œuvre
même par cette observation :
» Joan., 14. — 2 Ibid., 11. — s Rom., 1. * Prolog.
394 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL — De 1125
« Si nous voulons, par la sagacité de Tesprit, monter à la science
des choses sublimes, il faut savoir d'abord de quelles manières nous
acquérons ordinairement la connaissance des choses. Si je ne me
trompe, cela se fait de trois manières. Nous prouvons les unes par
^expérience, nous en concluons d'autres par le raisonnement, d'au-
tres enfin nous tenons la certitude par la foi. La connaissance des
choses temporelles, nous Tappréhendons par l'expérience même;
mais, pour les choses éternelles, nous nous élevons à leur connais-
sance, tantôt par le raisonnement, tantôt par la foi; car, parmi celles
qu'il nous est ordonné de croire, il en est quelques-unes qui parais-
sent non-seulement au-dessus, mais contre la raison, à moins qu'elles
ne soient discutées par une profonde et très-subtile investigation, ou
plutôt manifestées par une révélation divine. Dans la connaissance
et l'assertion de ces choses, nous avons donc coutume de nous ap-
puyer plus sur la foi que sur le raisonnement, plus sur l'autorité que
sur l'argumentation, suivant ce mot du prophète : Si vous ne croyez
pas, vous ne comprendrez point * ; où il faut bien remarquer que
l'intelligence de ces choses nous est refusée, non pas absolument,
mais çonditionnellement, puisqu'il est dit : Si vous ne croyez pas,
vous ne comprendrez point. Ceux-là donc qui ont l'intelligence
exercée ne doivent pas désespérer de comprendre ces choses, pourvu
qu'ils se sentent fermes dans la foi et d'une constance inébranlable
à la professer.
« Mais, ajoute Richard, ce qu'il y a de plus merveilleux en ceci,
c'est que tout ce que nous sommes de vrais fidèles, nous ne tenons
rien de plus certain, de plus inébranlable que ce que nous saisissons
par la foi : car ces choses ont été révélées du ciel à nos pères; elles
ont été confirmées de' Dieu par des prodiges si nombreux, si grands
et si admirables, que ce paraît une espèce de démence d'y avoir le
moindre doute. Ainsi donc, d'innombrables miracles et d'autres
choses que Dieu seul peut opérer font ici foi et ne permettent pas
de douter; les miracles nous y servent d'arguments, les prodiges
d'expériences. Ah ! si les Juifs, si les païens voulaient considérer
avec quelle sécurité de conscience sur cet article nous pourrons nous
présenter au jugement divin ! Ne pourrons-nous pas dire à Dieu en
toute confiance : Seigneur, si c'est une erreur, c'est vous qui nous
avez trompés ! car ces choses ont été confirmées parmi nous par tant
de signes et de prodiges qui ne peuvent être faits que par vous. En
effet, elles nous ont été transmises par des hommes de la plus haute
sainteté, elles ont été prouvées par les témoignages les plus authen-
1 Isaïe, 7, suivant les Septante et l'ancienne Vulgate.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 395
tiques et les plus dignes de foi^ vous-même y coopérant et confir-
mant leur déposition par des miracles *. »
On voit, par ces citations, que la théologie de Richard de Saint-
Victor est tout à la fois haute, profonde, méthodique, affectueuse,
vivante, et qu'elle mérite beaucoup d'être étudiée, surtout dans ses
livres De la Trinité, où il s'attache à prouver en Dieu, moins par des
autorités que par des raisons théologiques, et l'unité de substance et
la trinité des personnes. Vient ensuite un opuscule De l'incarnation
du Verbe, adressé à saint Bernard, à Toccasion d'un texte d'Isaïe
dont il lui avait demandé l'exphcation. Dans un autre. Du pouvoir
de lier et de délier, Richard examine plusieurs questions qu'on lui
avait proposées à cet égard, entre autres : Quelle est la part de Dieu
et de son ministre dans l'absolution du pécheur?
On a de lui encore divers petits commentaires mystiques sur cer-
taines parties de l'Écriture sainte, et divers traités de morale ascé-
tique : 1« Desmoyens d'extirper le malet de propager le bien; S^'de
l'état de l'homme intérieur ; 3° de l'instruction de l'homme intérieur;
4° Benjamin minor, ou préparation de l'âme à la contemplation ou
à la connaissance de soi-même; ^° Benjamin major ^ ou la contem-
plation considérée dans l'arche d'alliance. Dans tous ses ouvrages,
Richard de Saint-Victor a pour but d'élever l'âme chrétienne à la
vie surnaturelle et divine, et de lui faire commencer son paradis
sur la terre.
Vers l'an 1140, les chanoines de Lyon instituèrent la fête de la
Conception de la sainte Vierge, qui se célébrait déjà dans quelques
églises particulières. Il paraît que les chanoines de Lyon instituèrent
cette fête sans aucune participation de l'autorité épiscopale ni du
Siège apostolique, et par un simple acte capitulaire. Saint Bernard,
qui se faisait gloire d'appartenir à la métropole de Lyon, écrivit aux
chanoines une assez longue lettre, où il blâme leur conduite pour trois
raisons : parce que cette fête est nouvelle, parce qu'il n'y voit aucun
fondement légitime, parce qu'il ne fallait point la célébrer sans con-
sulter Rome. Il termine sa lettre par ces mots : Toutefois, ce que
j'ai dit, qu'il soit dit sans préjudice de qui est plus éclairé. Surtout
je réserve et cette question entière et toutes les autres de cette na-
ture à l'autorité et à l'examen de l'Église romaine, prêt à corriger,
selon son jugement, ce que j'y aurais pensé dé contraire ^, On voit
* Nonne cum omni confidentià Deo dicere poterimus : Si error est , à teipso
decepti sumus , etc. ? Richard. Victorin. De Trinit. 1. I, c. 2. — ^ S. Bern.,
epist. 174. Quœ autem dixi, absque prsejudicio sânè dicta sint saniùs sapientis.
Romanœ prœsertlm Ecclesiae auctoritati atque examini totum hoc, sicut et caetera
quse ejusmodi sunt, universa reservo ; ipsius, si quid aliter sapio, paratus judicio
emendare.
306 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
que saint Bernard, s^il vivait encore, partagerait volontiers la croyance
commune des fidèles à la conception immaculée de Marie ; car l'É-
glise romaine, non-seulement permet cette pieuse croyance, elle la
favorise de mille grâces spirituelles. Elle a même décidé en quelque
sorte la question dans la personne du pape Grégoire XVI, qui vient
d^accorder à plusieurs évêques et églises de France la permission
d'ajouter dans la préface solennelle de cette fête le mot d'immaculée
à celui de conception. Bossuet a deux beiaux sermons en faveur de
l'immaculée conception de la sainte Vierge ^. Le docte Bergier^ dans
son Dictionnaire théologique, montre des traces de cette pieuse
croyance dès le quatrième siècle ^.
Ce fut vers le même temps que saint Bernard fit connaissance
avec saint Malachie d'Irlande. Pour rétablir la paix et le bon ordre
dans l'église d'Armagh, métropole du pays, mais opprimée depuis
longtemps par une puissante famille qui regardait ce siège comme
son héritage, Malachie avait quitté son évêché de Connor, à condi-
tion que, quand la paix serait rétablie dans Armagh, il serait libre de
se retirer. Il eut beaucoup à faire et à souffrir pendant trois ans ;
mais sa patience et les miracles que Dieu opérait par son ministère,
finirent par triompher de tous les obstacles. Ainsi, la peste ravageant
le diocèse d'Armagh, Malachie arrêta ce fléau par ses prières. Lors-
qu'il eut retiré son église de l'oppression, rétabli le bon ordre et la
discipline, il ne pensa plus qu'à se démettre, et sacra, pour le rem-
placer, un vertueux ecclésiastique nommé Gélase. Il retourna ensuite
à son premier siège, qui était uni depuis longtemps à celui de Down.
Il crut qu'il était de la gloire de Dieu de les diviser. Il sacra un évêque
pour gouverner l'église de Connor, et réserva pour lui le diocèse de
Down, qui était le plus petit et le plus pauvre. Il établit une com-
munauté de chanoines réguliers, auxquels il se réunissait pour vaquer
à la prière et à la méditation, autant que ses autres devoirs pouvaient
le lui permettre. Il fit encore d'autres règlements très-utiles, tant
pour son diocèse que pour ailleurs. Personne ne pensait à lui de-
mander : Par quelle autorité faitesrvous cela ? Car tout le monde
courait à lui et le révérait comme un apôtre.
Lui, cependant, pour faire confirmer par le Pape tout ce qu'il
venait de faire de bon, résolut de faire le voyage de Rome. Il se
proposait encore d'obtenir le pallium pour le siège d'Armagh, et,
pour un autre siège métropolitain, celui de Tuam peut-être.
L'exécution de ce projet, déjà formé par l'archevêque Celse, son
* Bossuet, t. 16, édit. de Versailles. — 2 Bergier, art. Concept, immaculée de
la sainte Vierge.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 397
prédécesseur, n'avait point eu Fapprobation du Pape. Le siège
d'Arojagh était depuis longtemps privé du palliurn, par la négligence
et les abus qu'y avaient introduits ceux qui s'en étaient emparés
contre les règles. Ce fut en H39 que Malachie quitta l'Irlande, bien
malgré le peuple, qui le regardait comme sa sauvegarde contre tous
les malheurs. Il passa quelque temps à York, avec un saint prêtre
nommé Sycar. Etant en France, il visita l'abbaye de Clairvaux, où il
se lia d'une étroite amitié avec saint Bernard. Il fut si édifié des grands
exemples de vertu dont il y fut témoin, que, s'il en avait eu la li-
berté, il y aurait passé le reste de ses jours. Il continua malgré lui sa
route pour aller en Italie. Lorsqu'il fut à Ivrée en Piémont, il rendit
la santé à un enfant qui était près de mourir. Arrivé à Rome, il fut
reçu d'une manière très-favorable par le pape Innocent. Il lui de-
manda d'abord avec larmes ce qu'il avait le plus à cœur, savoir, la
permission de se retirer et de mourir à Clairvaux ; mais le Pape ne
le lui accorda pas, jugeant qu'il était beaucoup plus utile en Irlande.
Le saint évêque demeura un mois entier à Rome à visiter les saints
lieux. Pendant ce temps, le Pape s'informa soigneusement et de lui
et de ceux qui l'accompagnaient, touchant la qualité du pays, les
mœurs de la nation, l'état des églises et des grandes choses que Dieu
avait faites par son ministère. Quand il fut sur le point de partir, le
Pape lui donna ses pouvoirs et le fit son légat pour toute l'Irlande.
Malachie demanda ensuite la confirmation de la nouvelle métropole,
de quoi le Pape lui donna aussitôt la bulle. Mais quant au pallium,
il lui dit : Il faut observer plus de cérémonie : quand vous serez en
Irlande, vous assemblerez un concile général, et, d'un commun con-
sentement, vous enverrez demander le pallium, qui ne vous sera
point refusé. Ensuite le Pape, ôtant la mitre de sa tête, la mit sur
celle de saint Malachie ; il lui donna pareillement l'étoile et le mani-
pule dont il se servait à l'autel, et, l'ayant salué par le baiser de paix,
il le congédia avec sa bénédiction.
A son retour, Malachie fit encore quelque séjour à Clairvaux, bien
affligé de ne pouvoir y demeurer ; mais il y laissa quatre de ses dis-
ciples, pour apprendre l'institut de cette maison. On les éprouva, ils
furent reçus à la profession ; et le saint évêque, étant retourné en
Irlande, en envoya d'autres qui furent reçus de même, et si bien
instruits que, deux ans après, savoir en 1141, saint Bernard les ren-
voya, avec quelques-uns des siens, fonder dans le diocèse d'Armagh
l'abbaye de Mellifont, qui en produisit cinq autres dans la suite.
Arrivé en Irlande, Malachie fut reçu avec d'autant plus de joie
qu'on l'avait vu partir avec plus de peine. Il se mit à exercer sa léga-
tion, et tint plusieurs conciles en divers lieux, pour ramener les an-
398 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
ciennes traditions abolies par la négligence des évêques^ et faire de
nouveaux règlements. Tout ce qu'il ordonnait était reçu comme ve-
nantdu ciel^et on le mettait par écrit pouren conserver la mémoire.
C'estque ses paroles étaientsoutenues de vertus et de miracles. Tout
était édifiant en sa personne ; il était sérieux sans Faustérité, gai
sans dissipation, tranquille sans être oisif, ne négligeant rien, quoi-
qu'il dissimulât plusieurs choses selon Toccasion. Il n'avait rien en
propre, et rien n'était assigné pour sa mense épiscopale ; il était
presque toujours à visiter son diocèse et les autres églises, et faisait
ces visites à pied, même étant légat; il logeait, tant qu'il pouvait,
dans les monastères qu'il avait établis, et y suivait l'observance
commune sans aucune distinction. C'est saint Bernard qui nous ap-
prend ces particularités de la vie du saint prélat, son ami; il raconte
aussi en détail un grand nombre de ses miracles, des prophéties, des
révélations, des punitions d'impies, des guérisons et des conversions
miraculeuses ; mais il avoue qu'il s'arrête plus volontiers sur ce qui
est imitable que sur ce qui n'est qu'admirable.
Voici un fait que saint Charles Borromée avait coutume de rap-
peler à ses prêtres. Unhomme noble demeurait dans le voisinage du
monastère de Bangor; sa femme étant tombée très-dangereusement
malade, saintMalachie futpriéde venir lui donner l'extrême-onction.
Il y vint: la malade en eut une grande joie, dans la confiance qu'elle
guérirait. L'évêque s'apprêtait à lui faire les onctions saintes, lors-
que tous les assistants jugèrent qu'il valait mieux différer jusqu'au
matin ; car c'était le soir. Malachie se rendit à leur avis, donna sa
bénédiction à la malade, et sortit avec ceux qui l'accompagnaient ;
mais, bientôt après, toute la maison retentit de cris et de pleurs : la
femme était morte. Malachie accourt auprès de la malade, il la trouve
expirée. Consterné jusqu'au fond de l'âme, il s'impute à lui-même de
ce qu'elle était morte sans la grâce du sacrement. Levant les mains
au ciel : Seigneur, s'écria-t-il, j'ai agi en insensé. C'est moi qui ai
péché, pour avoir différé ; ce n'est pas elle, puisqu'elle voulait. Et,
disant ces paroles, il protesta devant toutle monde qu'il ne prendrait
ni consolation ni repos, qu'il n'eût obtenu de restituer la grâce qu'il
avait ôtée. Il se mita prier, à gémir, à pleurer toute la nuit ; il exhorta
ses disciples à en faire autant. Dieu l'exauça au matin. La morte
ouvrit les yeux; et, comme ceux qui se réveillent d'un profond som-
meil, elle se frotta le front et les tempes, se mit sur son séant, et,
ayant reconnu Malachie, le salua dévotement en inclinant la tête. Le
deuil fut converti en joie; tout le monde était saisi d'étonnement.Le
saint lui administra l'extrême-onction, sachant que ce sacrement re-
met les péchés et contribue même au soulagement, à la guérison du
à 1153 (le l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 399
malade. Cette femme recouvra effectivement la santé, passa le reste
de ses jours dans la pénitence, et mourut depuis de la mort des
justes*.
Cependant il y eut en France quelques troubles pendant la jeu-
nesse du roi Louis VII. Saint Bernard fit de son mieux pour les pa-
cifier. En voici Toccasion. L'archevêque Albéric de Bourges étant
mort Tan 1140, les chanoines, dès les préliminaires de l'élection, se
trouvèrent partagés entre deux sujets. Pierre de la Châtre, Tune des
meilleures maisons de la province, et un autre nommé Cadurque,
dont on ne sait autre chose sinon qu'il était bon courtisan et dans
les bonnes grâces du roi. Pierre de la Châtre était cousin du cardi-
nal Aimeric, chancelier de l'Église romaine. Le chapitre paraissait
pencher à l'élire pour archevêque. Cadurque en eut peur, et courut
prévenir le roi de telle sorte contre son concurrent, que, quand le
prince en apprit la nomination, il refusa de la ratifier. Il ordonna au
chapitre de procéder à une seconde élection, où il lui permettait de
nommer tout autre que Pierre de la Châtre. Le chapitre ne s'y crut
pas obligé, et persista dans la nomination déjà faite. Pierre se rendit
à Rome, où le Pape, trouvant son élection canonique, le sacra de
ses propres mains. Un auteur fait dire au Pape, dans cette circon-
stance, que le roi était jeune ; qu'il fallait l'instruire et ne le pas lais-
ser sur le pied de se permettre ces invasions contre la hberté ecclé-
siastique. Sur quoi, comme on lui eut représenté que, dans l'élection,
'le chapitre avait joui d'une liberté entière, si ce n'était l'exclusion
donnée au seul Pierre de la Châtre, il avait ajouté qu'un seul exclu
empêchait que la liberté ne fût entière ni véritable. Le roi, selon lui,
n'avait de parti à prendre que de se pourvoir devant le juge ecclé-
siastique touchant les causes d'exclusion; auquel cas on ne pouvait
luirefuser, non plus qu'aux autres, de l'écouter. Voilàce qu'un chro-
niqueur français, Guillaume de Nangis, fait dire au pape InnocentlI.
Quoi qu'il en soit de l'authenticité de ces paroles, le roi Louis le Jeune
défendit qu'on admît le nouvel archevêque dans Bourges, ni dans
aucune terre de ses Etats. L'archevêque Pierre se retira sous la pro-
tection du comte Thibaud de Champagne. Et comme ce prince avait
de grandes terres dans le Berri, presque toutes les églises obéissaient
à l'archevêque. Ce prélat, ou le Pape même, mit en interdit tous les
domaines du roi, et l'interdit fut rigoureusement observé.
Une autre affaire vint envenimer cette brouillerie. Raoul, comte
de Vermandois et parent du roi, était marié depuis longues années
avec une nièce du comte de Champagne; mais la reine Eléonore avait
1 Vita S. Malach.f cap. 24.
400 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv.LXVIII. — De 1125
une sœur nommée Pétronille. Le comte de Vermandois, déjà vieux,
eut envie d'épouser la sœur de la reine. Pour cela, il fallait rompre
son mariage avec sa première femme. Il trouva trois évêques com-
plaisants, dont l^m était son frère, les deux autres ses créatures,
qui jurèrent qu^il y avait parenté entre les deux époux, et déclarè-
rent leur mariage nul. Le comte de Vermandois renvoya donc sa
femme, nièce du comte de Champagne, et épousa la belle-sœur du
roi. Par ces deux faits réunis, il est aisé de voir ce que seraient de-
venues et la liberté de l'Église et la sainteté des mariages, sous un
prince capable [de devenir un bon roi, mais trop jeune encore, si
une autorité plus haute n'y eût mis obstacle.
Le comte de Champagne porta ses plaintes au pape Innocent II.
Saint Bernard lui écrivit pour le même sujet en ces termes : Il est
écrit: Que Thomme ne sépare point ce que Dieu a uni *. Il s'est élevé
des hommes audacieux qui n^ont pas craint de séparer, contraire-
ment à Dieu, ceux que Dieu avait unis, et, par un second crime,
fc' d'unir ceux qui ne doivent point l'être. Hélas ! on foule aux pieds
* ce qu'il y a de plus sacré dans FÉglise ; on déchire la robe du Christ,
et, pour comble de douleur, ce sont ceux-là mêmes qui sont obligés
de la conserver intacte. Vos amis, ô mon Dieu, se sont déclarés
contre vous; les prévaricateurs de vos lois sont les familiers de votre
sanctuaire, les successeurs de ceux à qui vous dîtes autrefois : Si
vous m'aimez, gardez nies commandements ^.
Dieufavait uni le comte Raoul et sa femme par le ministère de
l'Église, et l'Église par Dieu qui lui a donné ce pouvoir. Comment
ceux que l'Église a unis de la sorte, une chambre les sépare-t-elle ?
Il n'y a qu'un point où leur conduite me paraît judicieuse, c'est que
cette œuvre de ténèbres a été faite dans les ténèbres ; car celui qui
fait le mal hait la lumière et évite le grand jour pour n'être pas
surpris dans sa maUce. Après tout, de quoi le comte Thibaud est-il
"w" coupable ? Si c'est d'aimer la justice et de haïr l'iniquité, il l'est en
effet ; de rendre au roi ce qui est au roi et à Dieu ce qui est à Dieu,
iri'est aussi ; d'avoir reçu l'archevêque de Bourges, que vous aviez
ordonné de recevoir, c'est là sans doute le plus grand de ses crimes.
C'est le sujet véritable du mauvais traitement qu'on lui fait. Il n'est
en butte aux méchants que pour avoir été trop homme de bien.
C'est pourquoi Votre Sainteté est fortement sollicitée par une infinité
de gens, de venger l'injure de son fils, de délivrer l'Église de lop-
^ pression, de réprimer avec une fermeté apostolique les auteurs du
^ crime, et de faire sentir à leur chef la peine que mérite la licence
1 Matth,, 19, 7. 2 joan., 14, |5.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. <01
qu'il s'est donnée de faire, au mépris des lois, tout ce qu'il a voulu *.
Sur ces plaintes, le pape Innocent II fit excommunier le comte de
Vermandois par le cardinal Yves, son légat en France, qui avait été
chanoine régulier de Saint-Victor ; les terres de ce comte furent
mises en interdit, et les trois évéques, ses complices, furent suspen-
dus de leurs fonctions.
Le roi Louis, emporté par l'ardeur inconsidérée de la jeunesse et
par de mauvais conseils, avait fait le serment téméraire de ne jamais
reconnaître l'archevêque de Bourges, sacré et institué par le Pape.
Pour punir le comte de Champagne de la retraite qu'il donnait à ce
prélat persécuté, pour le punir surtout de la plainte qu'il avait portée
au chef de l'Église sur l'outrage fait à sa nièce par son mari le comte
de Vermandois, le roi lui fit la guerre, entra sur les terres de Cham-
pagne, y mit tout à feu et à sang, s'y montra plus en chef de Van-
dales qu'en roi de France. Ainsi, l'an H42, s'étant rendu m.aîtredu
château de Vitry, il livra tout aux flammes. Treize cents personnes,
hommes, femmes, enfants, qui s'étaient réfugiées dans l'église, fu-
rent briilées, avec l'église, de la manière la plus barbare. De là est
resté à cette ville le surnom de Vitry-le-Brûlé ^.
Le comte de Champagne, voyant la désolation de ses peuples,
sollicita la paix. Le jeune roi, pour condition première, lui fit pro-
mettre avec serment qu'il insisterait auprès du Pape pour faire lever
l'excommunication contre le comte de Vermandois, ainsi que l'inter-
dit sur ses terres. Le traité fut conclu par la médiation de saint Ber-
nard, de Joscelin, évêque de Soissons, et de Suger, abbé de Saint-
Denis. S'il survenait des difficultés pour l'exécution, les trois mé-
diateurs devaient en être les arbitres. Saint Bernard en écrivit au
Pape en ces termes : Nous sommes dans l'affliction, tout le royaume
est dans le trouble et la consternation. On n'y voit de tous côtés que
sang répandu, que pauvres bannis, que riches et grands emprison-
nés. La religion y est foulée et méprisée, la bonne foi et la probité
n'y sont plus en assurance, enfin on n'ose même y parler de paix.
Peu s'en est fallu que l'innocent et pieux comte Thibaud n'ait été
livré à ses ennemis, et n'ait succombé sous leur violence; mais Dieu
l'a soutenu, et il s'estime heureux de souffrir pour la justice et pour
l'obéissance qu'il vous doit. C'est être heureux en effet, selon l'Apô-
tre, que de souiîrir pour la justice ; et l'Évangile appelle heureux
ceux qui sont persécutés pour elle ^. Hélas ! infortunés que nous
sommes, nous avons pressenti nos maux sans pouvoir les éviter; et,
1 S. Bernard, epist. 216. — ^ G. Nang. , apud Pagi , 1141, n. 4. — 3 1. Petr.,
3, H.Matlh., 5, 10.
XV. 26
402 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
pour prévenir enfin la complète désolation du pays et la chute du
royaume divisé contre lui-même^ votre très-dévoué fils, ce généreux
délÉ'enseur de la liberté de l'Église, s'est vu contraint de jurer qu'il
ferait lever l'excommunication fulminée par feu votre légat, Yves,
contre le pays et la personne du tyran adultère qui est la cause et le
chef de tous les maux et de toutes les douleurs, et contre l'adultère
qu'il a épousée. Il s'y est porté parles prières et les conseils de gens
sensés et fidèles, qui lui ont fait entendre que vous lui accorderiez
facilement cette grâce sans donner atteinte à Fautorité de l'Eglise,
étant toujours en votre pouvoir de rétablir cette juste sentence contre
le pécheur incontinent, et de le déclarer irrévocable. Ce serait un
vrai moyen pour éluder leurs artifices, rétablir la paix et priver le
méchant des avantages^ qu'il se promettait de son injuste puissance.
J'aurais beaucoup d'autres choses à vous mander; mais celui qui
doit vous parler en est pleinement instruit, et il pourra vous en éclair-
cir plus amplement *.
Ce que saint Bernard dit de l'état déplorable du royaume de
France pendant les premières années de Louis le Jeune, se voit con-
firmé par Otton de Frisingue, qui écrivait son excellente chronique
dans ce temps-là même. Il dit que la guerre entre le roi et le comte
de Champagne occasionna tant de pillages et d'incendies, que, si
les mérites, les prières et les conseils des personnes religieuses n'y
avaient ramené la paix, la France était regardée comme perdue ^.
Pour faciliter cette paix, l'excommunication contre le comte de
Vermandois fut provisoirement levée. Restait encore Tinterdit jeté
sur les terres du roi parce qu'il refusait de reconnaître l'archevêque
de Bourges. Le roi avait même juré, dans la colère, qu'il ne le re-
connaîtrait jamais. Saint Bernard s'efforçait d'adoucir les esprits de
côté et d'autre. Il écrivait à Rome, où l'on trouvait que sa condes-
cendance pour le jeune roi allait un peu trop loin. Hélas ! écrivait-il
à ce sujet aux principaux cardinaux de la cour romaine, hélas ! in-
fortunés que nous sommes, nous déplorons nos maux passés, nous
gémissons des maux présents, nous en craignons pour l'avenir. Et,
pour comble de malheur, les affaires sont dans une situation si fâ-
cheuse, que les coupables refusent de s'humilier, et les juges d'être
plus traitables. On crie à ceux-là : Cessez de faire le mal, reconnais-
sez humblement votre faute; ils ne vous écoutent pas, tant ils sont
obstinés dans leurs désordres. Nous conjurons ceux-ci, qui sont
chargés de corriger le péché en ménageant le pécheur, de ne briser
point le roseau déjà froissé, de n'éteindre pas la mèche qui fume
» S. Bernard, epist. 217. — ^ Otto Fris,, Chron., 1. 7, c. 21.
à 1153 (le l'ère clir.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 403
encore, et ils n'en sont que plus inexorables. Si, avec l'Apôtre, nous
dénonçons aux enfants qu'ils doivent obéir à leurs pères en toutes
choses, c'est comme si nous frappions l'air. Si nous avertissons les
pères de n'aigrir point leurs enfants, nous nous attirons leur indi-
gnation. Ceux qui ont manqué à leur devoir ne peuvent être amenés
à reconnaître leur faute, ni ceux qui devraient les redresser, à user
envers eux de quelque condescendance. Chacun est entraîné par sa
passion et partagé en des factions diverses.
Hélas ! la plaie de l'Église n'est pas encore bien fermée, et l'on est
sur le point de la rouvrir, de crucifier Jésus-Christ de nouveau, de
lui percer le côté, de déchirer ses vêtements, de mettre en pièces,
s'il était possible, sa tunique sans couture. Pour peu que vous ayez
le cœur sensible, prévenez de si grands maux, détournez une si fu-
neste division d'un royaume où vous savez que les divisions étran-
gères trouvent leur remède et leur guérison. Si le souverain juge
maudit l'auteur de scandale, quelle source abondante de bénédictions
pour ceux qui étoufferont une discorde si pernicieuse !
On ne peut excuser le roi, premièrement d'avoir fait un serment
illicite, secondement d'y persister. Mais il y persiste moins par incli-
nation que par honte. Vous n'ignorez pas que c'est un déshonneur
chez les Français de violer un serment, même inconsidéré, quoique
tout homme de bon sens soit obligé de convenir qu'il ne faut point
tenir ce qu'on a juré contre la raison. Aussi ne prétends-je point
justifier le roi en cela. Je cherche moins à l'excuser qu'à vous flé-
chir. Voyez vous-mêmes si la passion, la jeunesse du roi, sa dignité
ne méritent pas quelque indulgence. Certainement, pour peu que la
miséricorde l'emporte sur la justice, vous aurez quelque égard pour
un roi, et pour un roi si jeune encore ; vous lui ferez grâce, du moins
cette fois, à condition qu'il ne s'ingérera plus à l'avenir dans une
pareille entreprise. Cependant je ne demande cette grâce qu'au cas
qu'elle ne blesse ni la liberté de l'Église ni le respect qu'on doit à
l'archevêque que le Pape a sacré. Le roi même, toute l'Église de
France, assez affligée d'ailleurs, la demandent humblement. Hélas !
je languis, je sèche de frayeur à la vue des maux dont le royaume
est menacé. Il y a un an que je vous fis la même prière; mes pé-
chés furent cause que j'aigris votre colère au lieu de l'adoucir, et
cette colère a désolé presque tout le monde chrétien. S'il m'échappa,
par un excès de zèle, quelque chose que j'aurais dû supprimer ou
dire en d'autres termes, je le désavoue et vous supplie de l'oublier.
Si je parlai, au contraire, comme je devais, faites en sorte que je
n'aie point parlé inutilement *.
1 S. Bernard, epist. 219.
404 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
L'excommunication du comte de Vermandois avait été levée pro-
visoirement; mais, comme il ne rompait point son mariage adultère
avec la sœur de la reine, le Pape menaçait de l'excommunier de nou-
veau. Le roi s'en plaignit à saint Bernard, et lui recommanda de
l'empêcher, à cause des maux qui en pourraient suivre. Bernard
répondit au roi : Je me suis toujours intéressé, selon mon faible
pouvoir, à la gloire de votre personne et au bien de votre royaume.
Vous me faites la grâce d'en convenir, et votre propre conscience
vous en rend témoignage. Je lui proteste aussi que j'aurai toujours
les mêmes sentiments. Mais je ne sais de quelle manière je puis sa-
tisfaire à ses sujets de plainte, et empêcher que le Pape n'excom-
munie de nouveau le comte Raoul. Vous souhaitez que je fasse tous
mes efforts pour détourner ce coup ; vous m'en faites appréhender
les suites funestes. Mais je ne le puis, et, quand je le pourrais, je ne
vois pas que je le doive raisonnablement entreprendre; je suis fâché
du mal qui en arrivera, mais il ne faut point faire un mal afin qu'il
en arrive un bien. Il est plus sûr d'abandonner à Dieu l'événement
de cette affaire : il est assez puissant pour exécuter et maintenir le
bien qu'il a résolu de faire, pour détourner le mal que les méchants
méditent, ou du moins pour le faire retomber sur ceux qui en sont
les auteurs.
Ce qui m'afflige le plus, c'est que Votre Altesse me marque dans
sa lettre que cette affaire est un obstacle au traité de paix conclu
entre elle et le comte Thibaud. Peut-elle douter qu'elle n'ait fait une
faute considérable d'avoir forcé ce comte, les armes à la main, de
jurer, contre toutes les lois divines et humaines, que non-seulement
il solliciterait le Pape, mais qu'il l'engagerait à absoudre la personne
et la terre du comte Raoul, malgré la justice et la raison? Pourquoi
voulez- vous ajouter un péché à un autre, et pousser à bout la pa-
tience de Dieu ? Qu'a fait le comte Thibaud pour encourir une se-
conde fois votre disgrâce ? Ce prince s'est employé fortement pour
faire absoudre le comte Raoul contre les règles de la justice ; il n'a
fait aucune démarche pour le faire excommunier de nouveau, selon
le serment qu'il en avait fait, dans la crainte de vous déplaire. Ne
veuillez pas, sire, résister si ouvertement à votre roi, au créateur de
l'univers, et cela dans son royaume et dans son domaine ; n'ayez
pas la témérité d'étendre la main si souvent contre celui qui ôte la
vie aux princes et qui est terrible aux rois de la terre. Je parle forte-
ment, parce que je crains pour vous de plus fortes punitions; je ne
les craindrais pas tant, si je vous aimais moins *.
1 S. Bernard. episL 220.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 405
Le jeune roi n'écouta point ces conseils pacifiques de la sagesse.
Il aima mieux les conseils plus flatteurs de quelques courtisans, qui
voyaient leur profit dans les troubles de la France. 11 se résolut à re-
commencer la guerre. Alors saint Bernard lui écrivit une lettre encore
plus forte que la précédente. Dieu sait, lui dit-il, combien je vous ai
aimé du moment que je vous ai connu, et combien j'ai toujours eu
de zèle pour votre gloire; vous-même avez vu. Tannée dernière, mon
application infatigable à concerter avec vos fidèles les moyens de
rétablir la paix dans votre royaume. Mais je crains que vous ne ren-
diez mes travaux inutiles. Il parait en effet que vous quittez avec
trop de légèreté le bon parti que vous aviez pris, et qu'un conseil
inspiré par le démon vous pousse à renouveler les maux et les ra-
vages que vous vous repentiez d'avoir causés. Quel autre que le
démon vous inspirerait le dessein de mettre encore tout à feu et à
sang? d'irriter le Père des orphelins et le Juge des veuves, et de le
contraindre à prêter l'oreille aux cris des pauvres, aux gémissements
des captifs et au sang des morts ? Cet ennemi du genre humain fut
le premier homicide ' : de telles victimes lui sont agréables.
Après tout, ne rejetez point votre péché sur le comte de Cham-
pagne. Ce prince vous déclare qu'il est disposé à la paix, il vous la
demande instamment aux conditions dont vous êtes déjà convenu;
il promet d'exécuter ponctuellement tout ce qui sera arrêté par ceux
qui en furent les médiateurs ; il est prêt à réparer, sans aucun délai,
toutes les contraventions qu'ils jugeront avoir été faites au traité,
au cas qu'il Tait violé, ce qu'il ne croit pas. Cependant vous n'écou-
tez point ces propositions de paix, vous ne gardez point la foi que
vous avez donnée, vous n'acquiescez point à des conseils salutaires;
mais, par un secret jugement de Dieu, vous vous formez de fausses
idées de toutes choses; vous regardez comme un affront ce qui vous
est honorable, comme un honneur ce qui vous déshonore; vous crai-
gnez la sécurité, et vous méprisez ce qui est à craindre. On peut
vous faire le reproche que Joab faisait au saint roi David : Vous
aimez ceux qui vous haïssent, et vous haïssez ceux qui vous aiment.
En effet, ceux qui vous excitent à recommencer la guerre contre un
prince qui n'a rien fait pour se l'attirer ne cherchent point votre
gloire, mais leur intérêt, ou plutôt la volonté du démon. Se sentant
trop faibles pour assouvir leur ressentiment, ces ennemis de votre
couronne, ces perturbateurs manifestes du royaume, y font servir
votre puissance royale.
Mais quoi qu'il vous plaise de faire de votre royaume, de votre
* Joan., 8, 44.
406 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
âme et de votre couronne, nous^ enfants de TÉglise, nous ne pou-
vons dissimuler les injures de notre mère, qui est méprisée, foulée
aux pieds. Nous déplorons ses maux passés, nous sommes sensibles
à ses maux présents, nous craignons ceux dont elle est menacée.
Nous demeurerons fermes, et nous combattrons pour elle jusqu'à
la mort, s'il est besoin; au lieu de boucliers et d'épées, nous em-
ploierons les armes qui nous conviennent, les prières et les larmes.
Pour moi, outre mes prières ordinaires pour vous et pour votre
royaume, j'avoue que j'ai encore soutenu votre parti auprès du
Siège apostolique par mes lettres et par mes agents, presque jusqu'à
blesser ma conscience et jusqu'à m' attirer, je n'en dois pas discon-
venir, la juste indignation du souverain Pontife. Eh bien, moi, irrité
enfin de vos excès continuels, je vous dis que je commence à me
repentir de mon imprudence et d'avoir trop excusé votre jeunesse.
Désormais, selon mon petit pouvoir, je ne manquerai point à la vé-
rité. Je ne dissimulerai plus que vous cherchez à renouveler alliance
avec les excommuniés ; que vous conspirez avec les scélérats et les
brigands pour verser le sang, brûler les maisons, détruire les églises
et ruiner les pauvres ; que vous courez au pillage avec le voleur, et
que vous faites société avec l'adultère *, comme si vous n'étiez pas
assez puissant par vous-même pour faire le mal sans vous associer
à d'autres. Je ne dissimulerai plus que, non content d'avoir fait un
serment illicite et maudit contre l'église de Bourges, par une im-
prudence qui a été la source funeste d'une infinité de maux, vous
expiez enfin ce péché, en défendant que l'on donne un pasteur à
Châlons aux ouailles de Jésus-Christ ; en permettant, contre les lois
delà justice, que votre frère mette ses troupes en garnison dans les
maisons épiscopales, que les biens de l'Eglise soient pillés et em-
ployés à des usages profanes et criminels. Je vous le dis, si vous
continuez, votre péché ne sera pas longtemps impuni. C'est pour-
quoi, mon seigneur et roi, je vous exhorte et vous conseille, comme
un fidèle ami, de vous désister promptement de cette malice, et de
vous humilier, à l'exemple du roi de Ninive, afin de prévenir la
main déjà levée pour vous frapper. Je parle durement, parce que je
crains pour vous des choses plus dures encore ; mais souvenez-vous
de ces paroles du Sage : Les blessures d'un ami valent mieux que les
baisers d'un ennemi 2.
Le roi écrivit à saint Bernard, pour justifier sa conduite par di-
verses raisons. Le saint en écrivit aux deux principaux conseillers
du roi, JosceUn, évéque de Soissons, et Suger, abbé de Saint-Denis.
1 Psalm., 49, 18. — 2 Prov., 27, 6. S. Bern, epist. 221.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 407
J'ai exposé au roi, leur dit-il, les désordres qui se commettent dans
son royaume, et qu'on dit même qu'il autorise. Comme vous êtes
de son conseil, j'ai jugé à propos de vous communiquer sa réponse.
Est-il possible qu'il soit persuadé de ce qu'il m'écrit? et, s'il ne^ l'est
point, prétend-il me le persuader, à moi qui suis, comme vous
savez, pleinement instruit de tout ce qui s'est fait pour le rétablisse-
ment de la paix ? Afin de me convaincre qu'il y a, de la part du
comte de Champagne, une contravention au traité, voici ses propres
termes ; vous les lirez dans sa lettre : « Les évêques sont encore sus-
pens, mon royaume est en interdit. » Gomme si le comte Thibaud
était maître de faire lever un interdit ecclésiastique, ou qu'il s'y fût
obligé. « On s'est joué, dit-il, du comte Raoul, en renouvelant son
excommunication. » En quoi cela regarde-t-il le comte Thibaud?
N'a-t-il pas travaillé de bonne foi à faire réussir ce qu'il a promis?
N'a-t-il pas pleinement exécuté sa parole ? Le comte Raoul a été
surpris dans sa malice ; il est tombé dans la fosse qu'il s'est creusée.
Est-ce donc là une raison suffisante pour rompre un traité solennel,
un motif capable d'enflammer la colère du roi contre Dieu et son
Église, au préjudice de sa propre personne et de son royaume?
Fallait-il que le roi s'oubliât pour un sujet si léger, jusqu'à envoyer
son frère à la tête d'une armée, perdre et ravager les terres d'un
prince, son vassal, sans lui avoir déclaré la guerre, ni signifié même
les raisons de cette rupture ? Fallait-il, de plus, qu'il commençât
cette expédition par la prise de Châlons, au préjudice du traité par-
ticulier qu'il avait fait avec ce prince au sujet de cette ville?
Saint Bernard, après avoir réfuté de même d'autres prétextes
allégués par le roi, s'adresse aux deux conseillers en ces termes :
Après tout, je suppose que le comte de Champagne ait tort; pour-
quoi s'en prendre à l'Église ? Quel mécontentement a donné au roi
non-seulement l'église de Bourges, mais celles de Châlons, de Reims,
de Paris? Qu'il se fasse justice à l'égard du comte; mais de quel
droit, je vous prie, pille-t-il les terres et les biens des églises ? em-
pêche-t-il que les brebis du Christ n'aient des pasteurs, tantôt en
s'opposant au sacre des évêques élus; tantôt, ce qui est sans exem-
ple, en ordonnant qu'on diffère l'élection jusqu'à ce qu'il ait con-
sumé le bien des églises, dissipé le patrimoine des pauvres, ravagé
tout le diocèse? Sont-ce là les conseils que vous lui donnez? D'un
côté, il est peu croyable qu'il agisse contre votre avis; de l'autre, il
est encore moins croyable que vous ayez l'âme assez noire pour lui
inspirer de si mauvais desseins. Ce serait évidemment vouloir faire
un schisme, se révolter contre Dieu, réduire l'Église en servitude,
anéantir la liberté ecclésiastique. Tout Chrétien zélé, tout digne fils
408 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL — De 1125
de l'Église s'opposera, comme un mur, pour la défense de la maison
de Dieu. Et vous, si vous êtes enfants de la paix, si vous aimez celle
de l'Église, comment pouvez-vous, je ne dis pas traiter de telles
affaires, mais assister à un conseil d'État si injuste ? On a droit d'im-
puter tout le mal qu'un jeune roi peut commettre à des ministres
que l'âge et l'expérience rendent inexcusables *.
L'évêque de Soissons et l'abbé de Saint-Denis se plaignirent tous
deux à saint Bernard, le premier surtout avec une certaine amer-
tume, de ce qu'il les supposait aimant la division et le schisme et
fomentant le scandale. Bernard répondit à l'évêque de Soissons qu'il
ne l'avait ni dit, ni écrit, ni pensé, et que, toutefois, il lui demandait
pardon de cette offense prétendue, voulant ne répondre au blâme
que par des prières. Au reste, ajoute-t-il, afin que vous ne pensiez
pas que mes soumissions et mes excuses m'ôtent l'esprit de liberté,
j'ai vu, je l'avoue, et je vois encore avec douleur, que vous manquez
du courage qu'il faudrait pour venger les outrages du Christ et pour
défendre la liberté de l'Église. Cette douleur m'a contraint de vous
dire des duretés, mais non pas celles que vous me reprochez. Je
croyais, et je croirais encore si je n'appréhendais de vous offenser,
qu'il ne vous suffit pas de n'être point auteur du schisme; que vous
devez, de plus, résister avec fermeté à ceux qui le font, de quelque
qualité qu'ils puissent être ; que vous devez avoir en horreur leur
conseil et leur cabale. Je croirais qu'il vous serait glorieux de pou-
voir dire avec David : Je déteste l'assemblée des méchants, je ne
veux point prendre place avec les impies ^. Ce zèle ne convenait-il
qu'au prophète ? ne sied-il pas au prêtre du Seigneur, lequel doit
dire dans un même esprit : Seigneur, je hais ceux qui vous haïssent,
je brûle de zèle contre vos ennemis ^ ?
Plût à Dieu, je le dis sans blesser le respect que je vous dois,
plût à Dieu que vous eussiez fait éclater un zèle semblable envers un
jeune roi qui, emporté par une passion cruelle plutôt que par une
légèreté d'esprit ordinaire à son âge, se moque de vos conseils salu-
taires et de la parole qu'il a donnée, trouble sans aucun motif tout
son royaume, s'attaque au ciel et à la terre, ravage l'Église, profane
le sanctuaire, favorise les méchants, persécute les gens de bien, fait
mourir les innocents ! Que ne gémissez-vous de tant de maux ! que
ne tâchez-vous d'en arrêter le cours ! Mais je n'ai pas la témérité
d'enseigner un docteur consommé, moins encore de reprendre un
évêque, à qui il appartient de reprendre celui qui pèche, de redres-
ser celui qui s'égare *.
1 s. Bern. epist. 222. — 2 Psalm. 25, 5. — 3 Ihid., 138, 21. — * S. Bernard,
epist. 123.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 409
Cependant saint Bernard et son ami Hugues, évêque d'Auxerre,
faisaient tous leurs efforts pour amener une réconciliation entre le
roi et le comte de Champagne, et mettre un terme aux maux de la
guerre. Il y eut à ce sujet une conférence à Corbeil, mais sans résul-
tat. Les deux médiateurs s'en plaignirent au roi même. Nous sommes
depuis longtemps hors de chez nous; nous abandonnons nos affaires
pour travailler à la paix de votre royaume. Nous le faisons avec
toute la fidélité possible, Dieu en est témoin. Cependant nous déplo-
rons le peu de succès de nos travaux. Les pauvres ne cessent point
de crier après nous, la désolation du pays augmente de jour en jour.
De quel pays, demandez-vous? du vôtre. Tous ces désordres arri-
vent dans le sein de vos propres États, et en causent la destruction;
car, amis ou ennemis, ce sont vos sujets mêmes que cette guerre
appauvrit, réduit en prison, ruine sans ressource. N'appréhendez-
vous pas que cette parole du Sauveur ne se vérifie à votre égard :
Tout royaume divisé contre lui-même sera détruit *? Bien plus, ceux
qui le divisent et le désolent vous mettent à leur tête, comme si vous
étiez l'auteur de tous ses maux; vous qu'ils devraient redouter
comme le défenseur du royaume et le vengeur de ses sujets. Nous
nous flattions d'abord qu^enfin Dieu vous avait touché et éclairé;
que, convaincu de leur malice et de vos égarements, vous étiez résolu
de sortir de leurs pièges, d'embrasser un parti plus salutaire. Mais,
hélas ! la conférence de Corbeil a presque fait évanouir nos espé-
rances ; nous filmes renvoyés, permettez-nous de le dire, d'une
manière peu raisonnable. Le trouble et l'agitation que vous fîtes
paraître nous ôta la liberté de vous éclaircir sur ce qui vous avait
choqué dans notre discours. Si vous aviez daigné nous donner une
audience paisible, nous nous persuadons que vous auriez reconnu
que, dans la situation où sont les affaires, on ne vous proposait rien
que d'honnête et de raisonnable. Votre trouble nous jette nous-
mêmes dans le trouble et la consternation, nous rend incertains et
irrésolus sur le parti que nous devons prendre, quelque bien inten-
tionnés pour vous que nous puissions être. Voilà ce que causent des
esprits brouillons et peu éclairés, qui vous intipaident par de faux
bruits, qui confondent le bien et le mal, et lui font prendre l'un pour
l'autre. Les deux négociateurs finissent par envoyer au prince une
personne de confiance pour lui expHquer leurs intentions de vive
voix, et savoir les siennes 2.
Saint Bernard, qui avait plaidé si vivement la cause du roi auprès
du Pape, voyant que le prince ne tenait point ses promesses, se crut
1 Luc, XI, 17. — 2 S. Bern. epist. 226.
410 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
obligé d'en informer le chef de TÉglise. Il écrivit donc au cardinal-
évêque de Palestrine : Jérémie se plaint de ses ennemis en ces
'termes : Souvenez-vous^ Seigneur^ que je me suis présenté à vous
pour vous parler en leur faveur; que j'ai tâché de détourner d'eux
votre colère. Et il conclut : Réduisez donc leurs enfants à la mendi-
cité, donnez-les en proie au glaive *. Ce sont les imprécations du
prophète. Comme je me trouve dans un cas semblable, je m'appli-
que ce passage, et je le cite à votre Révérence; car vous savez avec
quelle chaleur j'ai soutenu les intérêts du roi auprès du Pape, absent
de corps, mais présent en esprit. Je l'ai fait sur les belles promesses
dont il m'a flatté. Aujourd'hui qu'il rend le mal pour le bien, je suis
obligé de me dédire. Je suis confus de m'être leurré par de vaines
espérances, je vous rends grâces de m'avoir refusé ce que je vous
demandais par trop de simplicité. Je m'imaginais avoir de la défé-
rence pour un roi pacifique ; et voilà que je me trouve avoir eu une
basse complaisance pour le plus grand ennemi de l'Église. Hélas ! on
foule aux pieds les choses saintes, on réduit l'Église à une honteuse
servitude ; on s'oppose aux élections des évêques, et si le clergé ose
en éhre quelqu'un, on lui interdit les fonctions de l'épiscopat. Paris
languit sans pasteur, nul n'a la hardiesse d'en murmurer et de s'en
plaindre. On pille les maisons épiscopales, on porte des mains sacri-
lèges sur les terres et les vassaux qui en dépendent, on se saisit des
revenus par avance. Il y a déjà longtemps que Châlons s'est élu un
évêque, mais il n'en a que le nom. Jugez quel dommage en souiîre
le troupeau du Seigneur. Le roi substitue son frère Robert à la place
de l'évêque; et ce prince, exécutant sa commission avec rigueur,
dispose en maître absolu des biens de l'Église, fait retentir tous les
jours jusqu'au ciel la voix des victimes qu'il immole, les cris des
opprimés, les larmes des veuves, les plaintes des orphelins, les gé-
missements des prisonniers, le sang des mourants. Et comme si sa
fureur trouvait les bornes de cet évêché trop étroites, il l'étend sur
celui de Reims, sur ce pays des saints, sans épargner ni prêtres, ni
moines, ni religieuses. Ces régions fertiles, ces bourgs si populeux
de Sainte-Marie, de Saint-Remi, de Saint-Nicaise, de Saint-Thierri,
ne sont presque plus qu'un affreux désert, tant il y a répandu de
sang. On entend dire de toutes parts : Faisons notre héritage du
sanctuaire de Dieu 2. C'est ainsi que le roi répare le tort qu'il a fait
à l'église de Rourges, par un serment aussi cruel que celui d'Hérode.
Saint Rernard parle ensuite des prétextes que le roi mettait en avant
pour rompre la paix conclue avec le comte de Champagne, et prie
1 Jérém., 18, 20. —2 Psalm. 82.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 411
l'évêque de Palestrine d'exciter le Pape à réprimer ces désordres *.
Mais le pape Innocent II mourut avant la conclusion de cette
affaire. Lui-même vit des troubles semblables à Rome. Depuis long-
temps il avait excommunié les Tiburtins, et tenait leur ville assiégée ;
enfin il les contraignit à se rendre à des conditions raisonnables.
Mais les Romains n'en furent pas contents, se souvenant d'avoir été
battus l'année précédente en une sortie que firent les assiégés. Ils
voulaient donc que le Pape ne pardonnât aux Tiburtins qu'à condi-
tion d'abattre leurs murailles et de sortir tous de la province ; et,
irrités de ce qu'il les avait traités humainement, ils firent une sédi-
tion, s'assemblèrent au Capitole, rétablirent le sénat aboli depuis
longtemps, prétendant renouveler ainsi l'ancienne dignité de Rome,
et recommencèrent la guerre contre les Tiburtins. Le Pape s'opposa
autant qu'il put à leur dessein^ employant les menaces et les pré-
sents ; car, dit Otton de Frisingue, il prévoyait que l'Église pourrait
perdre un jour par là l'autorité temporelle sur Rome, qu'elle avait
reçue de Constantin, et toujours conservée depuis. Au milieu de ces
efforts pour ramener le peuple, Innocent II tomba malade le 2.4™®
de septembre 114.3, après treize ans et sept mois de pontificat. Deux
jours après, on élut le cardinal Gui de Castel, Toscan de nation, qui
fut nommé Célestin II, mais ne tint le Saint-Siège que cinq mois ^.
Il était connu en France pour y avoir été disciple d'Abailard dans
sa jeunesse, et depuis légat d'Innocent. Un annaliste contemporain
a dit de lui qu'il avait été distingué par les trois sortes de qualités
qui contribuent le plus à la réputation d'un homme de son rang, la
naissance, l'érudition et une capacité universelle dans les emplois ^.
Son élection eut quelque chose d'unique. Le peuple de Rome était
travaillé d'une révolution politique. Les meneurs cherchaient à se-
couer la souveraineté temporelle du Pontife romain. L'élection seule
d'un Pape avait souvent donné lieu à des troubles qui agitaient le
monde entier. Une élection dans des conjonctures pareilles laissait à
craindre des troubles bien plus graves. Tout le contraire arriva. Au
lieu d'augmenter l'agitation existante, l'élection du nouveau Pape la
calma tout d'un coup. Les cardinaux, aux acclamations du clergé et
du peuple de Rome, le choisirent d'une voix unanime. C'est ce que
lui-même témoigne dans sa lettre du 6 novembre à Pierre le Véné-
rable, abbé de Clugni, qui avait déjà appris son élection d'ailleurs,
et la regardait comme un miracle *.
Célestin II était à peine sur le Siège de Saint-Pierre, qu'il reçut de
1 S. Bern. epist. 224. — 2 otto Frising., Cht^on., 1. 7, c. 37. — * Chron.
Mauriniac. * Baron, et Pagi, an. 1143. Labbe, t. 10. Mansi, t. 21.
41.2 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
France deux ambassades : l'une du roi Louis le Jeune, l'autre du
comte Thibauld de Champagne. Le roi le priait de lever l'interdit
qui pesait depuis deux ans sur son royaume ; le comte, appuyé d'une
lettre de saint Bernard, le priait de ménager sa paix avec le roi. Les
esprits étaient disposés à une réconciliation sincère. Le roi consen-
tait à reconnaître l'archevêque de Bourges, et à rendre aux églises
la liberté des élections. Toutes les clauses ayant été réglées d'avance,
les ambassadeurs eurent une audience publique; ils assurèrent le
Pontife de l'obéissance du roi, et le prièrent de lever l'interdit qui
avait été jeté par son prédécesseur sur quelques provinces du
royaume. Le Pape, ayant écouté et reçu leur prière, se leva de son
siège; puis, se tournant vers la France, et étendant la. main de ce
côté en forme de bénédiction, il déclara l'interdit levé et les peuples
absous *.
La réconciliation du roi Louis le Jeune avec l'Église fut si sincère,
que, pour expier les fautes de sa jeunesse, nous lui verrons entre-
prendre le voyage de la terre sainte. Il ne se réconcilia pas moins
sincèrement avec le comte de Champagne, car nous lui verrons plus
tard épouser une de ses filles. Quant à Pierre de la Châtre, arche-
vêque de Bourges, il se montra toujours un digne prélat. Il sut ga-
gner jusqu'aux bonnes grâces du roi, et lui faire regretter de l'avoir
connu trop tard. Il lui rendit même d'importants services, en qualité
de primat d'Aquitaine 2.
Célestin II, dont il est encore quelques lettres sur des affaires par-
ticulières, mourut le 9"^ de mars H44. Trois jours après, le diman-
che 12"^ de mars, fut élu Pape le cardinal-prêtre Gérard, et couronné
sous le nom de Lucius II. Il était natif de Bologne et chanoine régu-
lier. Honorius II le fit cardinal de Sainte- Croix et bibliothécaire de
l'Eglise romaine. Innocent II, connaissant son mérite, le fit chance-
lier après la mort d'Aimeric, et, en mourant, il lui confia les biens
de l'Église romaine.
Lucius II, dans un concile ou conseil auquel assistèrent entre au-
tres Raimond, archevêque de Tolède, et Henri, évêque de Winches-
ter, termina le différend qui durait depuis si longtemps entre l'ar-
chevêque de Tours et l'évêque de Dol, touchant la juridiction sur les
évêques de Bretagne. Le pape Urbain II l'avait adjugée à l'archevêque
de Tours cinquante ans auparavant. Lucius II confirma cette sen-
tence par une bulle du 15 mai HM; avec cette restriction, toutefois,
que l'évêque Geoffroi deDol, tant qu'il gouvernerait cette église, au-
rait le pallium et ne serait soumis qu'au Pape ^. Le même Pape
1 Chron. Maurin., apud Pagi. an. 1143, n. 7. — ^ Acta patriarch. Biturig.
Labbe. Biblioth. nov., t. 2.-3 Mansi, t. 21, p. 619.
à 1153del'èrechr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 413
confirma la primatie déjà donnée à l'église de Tolède par Urbain II
sur toute TEspagne, cinquante-six ans auparavant *.
Cependant, à Rome, le parti des révolutionnaires, imbu des maxi-
mes subversives d'Arnaud de Bresce, remuait de nouveau pour ôter
au Pape la souveraineté temporelle, disant qu'à la manière des an-
ciens Pontifes il ne devait vivre que des dîmes et des oblations des
fidèles. Ils tâchèrent de mettre dans leur parti le roi d'Allemagne,
Conrad, qu'ils appelaient pompeusement le seigneur de Rome et de
l'univers. Lucius II lui écrivit de son côté . Conrad rejeta les proposi-
tions des rebelles; et, ayant reçu avec honneur les légats du Pape, il
les congédia avec l'assurance qu'il s'emploierait toujours pour la
défense des droits du Saint-Siège '^.
Tandis que des rêveurs politiques voulaient ôter Rome aux Papes,
sans lesquels Rome n'eût pas même existé, sans lesquels Rome ne
pourrait pas plus dominer sur le nouvel univers que Ninive et Baby-
lone qui ne sont plus, la Providence leur montrait que la gloire, la
puissance, l'empire de Rome chrétienne ne sont et ne peuvent être
que dans le successeur de saint Pierre.
L'an 1139, Alphonse-Henriquez, comte de Portugal, remporte,
le 25 juillet, une grande victoire sur cinq rois maures. Il est pro-
clamé roi sur le champ de bataille par ses soldats. Le nouveau
roi de Portugal envoya au pape Lucius II l'archevêque de Bretagne
avec la charte suivante : A Lucius II, Alphonse, roi de Portugal.
Sachant que les clefs du royaume des cieux ont été données au bien-
heureux Pierre par Notre-Seigneur Jésus-Christ, j'ai voulu l'avoir
pour patron et avocat auprès du Dieu tout-puissant, afin que, dans
la présente vie, je ressente son secours et conseil dans mes besoins,
et que, par le suffrage de ses mérites, je puisse parvenir à la félicité
éternelle. C'est pourquoi, moi Alphonse> par la grâce de Dieu, roi
de Portugal, par la main du seigneur Gui, cardinal -diacre et légat du
Siège apostolique, j'ai fait hommage à mon seigneur et Père, le pape
Innocent, et j'offre aussi ma terre au bienheureux Pierre et à la sainte
Église romaine, sous le cens annuel de quatre onces d'or, avec cette
clause et teneur, que ceux qui tiendront ma terre après ma mort
payeront le même cens au bienheureux Pierre chaque année, et que
moi, comme étant le propre soldat de saint Pierre et du Pontife ro-
main, j'obtiendrai, tant pour ma personne que pour ma terre et ce
qui peut intéresser sa dignité et son honneur, la protection et l'assis-
tance du Siège apostolique, et que je ne reconnaîtrai jamais dans ma
terre l'autorité d'aucune puissance, soit ecclésiastique, soit séculière,
1 Mansi, t. 21, p. 609.— 2 Otto Fris., De Gest. Frider., \. 1, c. 27.
414 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1155
si ce n'est celle du Siège apostolique ou celle de son légat. Cette
charte d'oblation et d'assurance a été faite aux ides de décembre^
ère 1180, c'est-à-dire le 43 décembre 1142. Moi Alphonse, roi de
Portugal, j'ai fait faire cette charte, et, de grand cœur, je la confirme
de ma main, en présence de témoins légitimes. C'étaient les évéques
de Brague, de Coïmbre et de Portugal ou Porto qui souscrivirent
après le roi. Le Pape Lucius II accepta le renouvellement de cet
hommage, fait au nom du roi par l'évéque de Brague, et en écrivit
au prince une lettre que nous avons encore ^. C'est ainsi que le fon-
dateur du royaume de Portugal en sanctifia l'origine.
On voit ici en quoi consistaient réellement la gloire, la grandeur et
la puissance de Rome chrétienne : c'est dans cette soumission vo-
lontaire des royaumes chrétiens à son autorité protectrice, même
pour le temporel. Ceux des Romains qui ne voulaient à Rome d'au-
tre souverain qu'un roi allemand, qu'ils appelaient le seigneur de
l'univers, étaient de vrais fous. Si Rome n'avait eu d'autre maître
qu'un roi allemand, elle n'eût pas plus été la capitale de l'empire, et
surtout de l'univers, que Hambourg ou Cracovie. Au lieu de conci-
lier à Rome l'empire du monde chrétien, l'empire de l'univers régé-
néré, leurs folles prétentions n'allaient qu'à le lui faire perdre. Il fau-
dra que les Papes sauvent Rome contre l'aveuglement imbécile de
quelques Romains, comme ils Font sauvée contre la fureur des
Barbares.
Tandis que, d'un côté, Lucius II était tracassé par les émeutiers
de Rome, il était chagriné, de l'autre, par le Normand Roger, pre-
mier roi de Sicile, qui, oubliant ses obligations envers le Saint-Siège,
avait recommencé la guerre dans Tltahe méridionale.
Le Pape, quoique malade, eut une entrevue avec lui, et, ne pou-
vant encore faire une paix durable, conclut au moins une trêve. C'est
ce que le Pape écrit, le 22 septembre 1144, à Pierre le Vénérable,
abbé de Clugni, en lui demandant treize de ses moines pour les pla-
cer à Rome dans le monastère de Saint-Sabas 2.
Dans l'Italie septentrionale, la plupart des villes étaient ou liguées
ou en guerre les unes contre les autres : Vérone et Vicence contre
Padoue et Trévise, Pise contre Lucques, Venise contre Ravenne.
Le pape Lucius II travaillait à les ramener à la paix, et il parvint,
ce semble, à réconcilier les Vénitiens et les Pisans ^. Mais ce Pontife
mourut après un pontificat de onze mois et quatorze jours. Suivant
un auteur, il avait réduit par la force les factieux de Rome; suivant
1 Mansi, t. 21, p. 616 et 616. — « Ibid., p. 608. — » Danul , Chron. rer.
Italie, t. 12.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 415
d'autreSj il essaya vainement de les réduire i. Quoi qu'il en soit, il
mourut le 25 février HiS.
Le 27 du même mois, les cardinaux élurent, sous le nom d'Eu-
gène III, Bernard de Pise, moine de Clairvaux, puis abbé de Saint-
Anastase, à Rome. Il fut intronisé le même jour dans la chaire pon-
tificale de Latran. Il devait être sacré le dimanche d'après. Mais,
ayant su que les factieux voulaient profiter de la circonstance pour
lui faire confirmer leurs entreprises politiques, il sortit secrètement
de Rome avec les cardinaux, et fut ordonné dans le monastère de
Farfe, le 4™"^ de mars 2.
Le nouveau Pape était à Viterbe, lorsqu'il lui vint une députation
des évêques d'Arménie et de leur catholique ou patriarche, qui avait,
suivant eux, plus de mille évêques sous sa juridiction. Ils avaient
été dix-huit mois à faire leur voyage. Arrivés à Viterbe, ils saluèrent
le Pape, et lui offrirent de la part de leur église une soumission
pleine et entière. L'historien Otton, évêque de Frisingue, était pré-,
sent à l'audience. Les députés d'Arménie venaient consulter l'Église
romaine et se rapporter à son jugement sur les différends qu'ils
avaient avec les Grecs; car ils ne mettaient point d'eau dans le vin
pour le saint sacrifice, comme font les Grecs et les Latins, quoiqu'ils
y emploientdu pain levé comme les Grecs. De plus, ils ne font qu'une
fête de Noël et de l'Epiphanie. Ils venaient donc chercher le juge-
ment de l'Église romaine sur ces différends et autres, et demandaient
encore qu'on leur donnât la forme du sacrifice suivant l'usage de
Rome. Le Pape les reçut avec beaucoup de joie, les fit assister à la
messe, de manière à ce qu'ils pussent voir de près ce que le saint sa-
crifice a de plus secret, et il leur recommanda d'observer tout exacte-
ment. Un des députés, qui était évêque, assistant ainsi à la messe le
18°"® de novembre, jour de la dédicace de Saint-Pierre de Rome, vit,
sur la tête du Pape officiant, un rayon de soleil et deux colombes
qui montaient et descendaient, sans qu'il pût découvrir par où en-
traient ces colombes et cette lumière. Convaincu que c'était un mi-
racle, et d'autant plus porté à rendre obéissance au Saint-Siège, il
raconta à tout le monde ce qu'il avait vu. Le Pape, bien loin d'attri-
buer cette merveille à ses propres mérites, assurait que Dieu l'avait
accordée à la foi de l'évêque arménien, afin que l'église qui l'avait
envoyé reconnût encore mieux la vertu des sacrements, ainsi que le
respect et la forme avec lesquels il fallait les traiter. Voilà ce que
rapporte l'historien Otton de Frisingue, qui était alors présent à Vi-
terbe ^.
1 Gard. Aragon, in Vit. Lucii IL Gotefred. Viterb. in Pantheo. — 2 Pagi. —
3 Otto Fris., Chron., 1. 7, c. 32.
416 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
Le Pape Eugène III, né à Pise, était vidame ou premier juge de
révêque de cette ville, quand il quitta cette dignité et le monde
même pour venir à Clairvaux se faire moine sous la discipline de
saint Bernard. Aussi le saint abbé le regardait-il et Taimait-il comme
son fils et son élève. Il fut bien émerveillé d^apprendre qu'il avait été
élu Pape, d'autant plus qu'il n'était point cardinal. Dans Fétonne-
ment où le jetait cette nouvelle, il écrivait ainsi aux cardinaux :
Dieu vous le pardonne î qu'avez-vous fait"? Vous avez rappelé
parmi les hommes un homme qui était déjà dans le tombeau. Vous
avez replongé dans la foule et dans les affaires celui qui fuyait les
affaires et la foule. Du dernier, vous avez fait le premier, et voilà
que son dernier état est plus dangereux que l'autre. Celui qui était
crucifié au monde, vous le faites revivre au monde; celui qui avait
choisi d'être. un rebut dans la maison de son Dieu, vous l'avez choisi
pour le seigneur de tout le monde. Pourquoi avez-vous renversé les
desseins du pauvre, les résolutions du pénitent? Il courait dans la
voie du ciel : d'où vous est venue la pensée d'environner ses sentiers
d'épines, de le détourner de son chemin, d'embarrasser ses pas?
Comme s'il descendait de Jérusalem, au lieu d'y monter de Jéricho,
il est tombé aux mains des larrons. Après s'être arraché aux mains
cruelles du démon, aux attraits de la chair, à la gloire du siècle, il
n'a pu échapper à vos mains. N'a-t-il abandonné Pise que pour avoir
Rom&? N'a-t-il cessé d'être vidame d'une église particulière que
pour recevoir la domination dans l'Église universelle ?
Pour quelle raison, par quel conseil vous êtes-vous résolus, après
la mort dusouverain Pontife, à vous jeter brusquement surun homme
élevé à la campagne, à l'arracher de sa solitude, à lui ôter des mains
sa bêche et sa cognée, à le traîner au palais et à le faire asseoir sur
le trône, à le revêtir delà pourpre; à le ceindre du glaive pour
exercer la justice parmi les nations, corriger les peuples, enchaîner
leurs rois par des entraves, et leurs princes par des menottes de
fer*? N'aviez-vous donc point parmi vous un homme sage et expéri-
menté, à qui ces choses convinssent mieux? Ne semble-t-il pas ridi-
cule de prendre un petit homme couvert de haillons pour présider
aux souverains, commander aux évêques, disposer des royaumes et
des empires? En vérité, cela est ou ridicule ou miraculeux. Je ne
saurais nier que c'est peut-être l'ouvrage de Dieu, qui se plaît à faire
des prodiges, d'autant plus que j'entends dire de toutes parts, à une
foule de personnes, que c'est le Seigneur qui a fait cela. Je n'ai pas
oublié qu'autrefois le même Dieu tira plusieurs d'une vie obscure et
1 Psalm. 149.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. * 417
champêtre, pour en faire les conducteurs de son peuple. Et, pour
n'en rappeler qu'un exemple, ne choisit-il pas David, son serviteur,
pour de berger le faire roi ? Votre Eugène peut donc avoir été choisi
par un coup du ciel.
Cependant je ne suis pas sans inquiétude; je crains qu'étant mo-
deste et accoutumé au repos il ne s'acquitte pas des fonctions pon-
tificales avec toute l'autorité nécessaire. Quels pensez-vous que soient
maintenant les sentiments d'un homme que l'on arrache tout d'un
coup du secret de la contemplation et de la solitude du cœur, comme
un enfant du sein de sa mère, pour le produire en public et le
mener, comme une victime, à des occupations nouvelles et désa-
gréables ? Hélas ! si la main de Dieu ne le soutient, il succombera
infailliblement sous un fardeau inaccoutumé, formidable aux géants
et aux anges mêmes. Mais puisque l'affaire est faite, que la plupart
croient que Dieu s'en est mêlé, vous êtes engagés, mes très-chers
Pères, à maintenir votre propre ouvrage par votre zèle et votre at-
tachement*.
Quelque temps après, saint Bernard écrivit au Pape même, son
ancien disciple. Voici en quels ternies : Au bienheureux Père et sei-
gneur, parla grâce de Dieu, souverain pontife Eugène, Bernard, dit
abbé de Clairvaux, offre le peu qu'il est. Il a été entendu dans notre
terre, on a publié partout ce qu'a fait de vous le Seigneur. Jusqu'à
présent j'ai retenu ma plume, je considérais silencieusement la chose.
J'attendais vos lettres, j'attendais à être prévenu par vous dans les
bénédictions de la douceur. J'attendais un homme fidèle, venant de
votre part, qui me dît en détail comment tout s'était passé. J'at-
tendais qu'un de mes fils vînt adoucir la douleur du père et lui dire :
Joseph, votre fils, est encore vivant, et c'est lui qui règne dans toute
la terre d'Egypte 2. C'est donc malgré moi que je vous écris; cette
lettre m'a été extorquée par mes amis, à qui je ne puis refuser le peu
de vie qui me reste. Il me reste en effet peu de jours à vivre, et je
n'attends plus que le tombeau. Cependant, puisque j'ai commencé,
je parlerai à mon seigneur ; car je n'ose plus l'appeler mon fils, parce
que le fils est devenu le père, et le père est devenu le fils. Celui qui
est. venu après moi a été mis au-dessus de moi. Je n'en suis point
jaloux; car ce qui me manquait, j'espère l'avoir en celui qui non-
seulement est venu après moi, mais encore par moi. Oui, si vous
daignez l'avouer, c'est moi qui, en quelque sorte, vous ai engendré
par l'Evangile. Quelle est donc notre espérance, et notre joie, et
notre couronne de gloire ? N'est-ce pas vous devant Dieu? Enfin, le
1 S. Bernard, epist. 237. — 2 Genèse, 45, 6.
XV. 27
418 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
fils sage est la gloire du père. Désormais, cependant, vous ne serez
plus appelé du nom de fils, mais d'un nom nouveau que le Seigneur
lui-même vous a donné. La main du Très-Haut a fait ce change-
ment, et beaucoup s^'en réjouiront. Abram fut appelé Abraham, Ja-
cob fut appelé Israël ; et, pour vous citer Fexemple de vos prédé-
cesseurs, Simon fut nommé Pierre, Saul prit le nom de Paul. Ainsi,
par un changement heureux et que je présume devoir être utile à
rÉglise, Bernard, mon fils, se nomme Eugène et devient mon père.
Le doigt de Dieu est là, qui tire de la poussière celui qui est indigent,
qui suscite du fumier celui qui est pauvre, pour le mettre au rang
des princes et le faire asseoir sur le trône de gloire.
Après ce changement, il ne vous reste qu'à faire changer de nom
et d'état à l'Église que Dieu vous confie, en sorte qu'elle se nomme
Sara, et non plus Saraï. Comprenez cette énigme ; j'espère que Dieu
vous en donnera l'intelligence. Si vous êtes ami de l'époux, n'ap-
pelez point son épouse ma princesse, mais la princesse. Au lieu de
vous approprier ce qui est à elle, soyez prêt à lui sacrifier votre
propre vie. Si c'est le Christ qui vous envoie, vous penserez que vous
êtes venu, non pour être servi, mais pour servir, non-seulement de
ce qui est à vous, mais de votre vie même. Le vrai successeur de
Paul doit dire avec Paul : Nous ne dominons point sur votre foi,
nous ne sommes que les coopérateurs de votre allégresse *. L'héritier
de Pierre écoute Pierre, disant : Ne dominons point sur l'héritage
du Seigneur, mais soyons les modèles du troupeau ^. C'est par ce
moyen que l'épouse, devenue libre d'esclave qu'elle était, méritera
par sa beauté les doux embrassements de son époux. De quel autre
que de vous attendra-t-elle sa liberté, si, ce qu'à Dieu ne plaise ! vous
cherchiez dans l'héritage du Christ vos propres intérêts, vous qui
avez renoncé précédemment, je ne dis pas à vos propres biens, mais
à vous-même? L'Église des saints ose donc se promettre de vous ce
qu'elle n'a point attendu depuis longtemps de vos prédécesseurs.
Aussi se réjouit-elle partout, dans le Seigneur, de votre exaltation,
surtout cette portion de l'Église qui vous a formé dans son sein et
nourri de son lait. Quoi donc ! serai-je seul qui n'aurai point de
part à cette joie universelle ? Oui, j'en ressens ; mais ma joie, je l'a-
voue, est tempérée par la crainte. Quoique j'aie perdu le titre de
père à votre égard, j'en ai les frayeurs et les inquiétudes, j'en con-
serve les sentiments et les entrailles. J'envisage votre élévation, et je
tremble pour votre chute. Je vous vois au comble de la grandeur, et
j'aperçois l'abîme ouvert sous vos pieds. Je suis ébloui de l'éclat de
1 2. Cor,, 1, 23. —2 1. Petr.,6, 3.
.^
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 4Î9
votre dignité, et je frémis à la vue du danger que vous courez. Élevé
dans la gloire, dit TÉcriture, l'honimen'en a pas eu Tintelligence *.
Dansées paroles, elle marque la cause et non pas le temps; comme
si elle disait : Sa gloire a absorbé Tintelligence.
Vous aviez choisi d'être abject dans la maison de votre Dieu, d'être
assis à la dernière place dans son festin ; il a plu à celui qui vous y
avait invité de vous dire : Mon ami, montez plus haut 2, Vous êtes
donc monté; mais, bien loin de vous enorgueillir, tremblez, de peur
que vous ne soyez réduit à dire avec douleur : Vous m'avez élevé.
Seigneur, dans votre colère ; je ne suis monté que pour tomber de
plus haut 3. Il vous est échu un lieu plus élevé, mais pas plus sûr.
C'est un lieu terrible ; c'est une terre sainte. C'est la place de Pierre,
la place du prince des apôtres, où ses pieds se sont arrêtés. C'est la
place de celui que le Seigneur a constitué le seigneur de sa maison et
le prince de tout son domaine. Si vous vous détourniez de la voie du
Seigneur, c'est là qu'il est enseveli pour rendre témoignage contre
vous. Il était juste que l'Église naissante fût gouvernée par un père
et un pasteur aussi saint ; il était nécessaire qu'elle apprît, par ses
instructions et sa conduite, à fouler aux pieds toute la pompe du
monde; ses mains étaient pures, son cœur était désintéressé. Il di-
sait avec assurance : Je n'ai ni or ni argent *.
Saint Bernard parle ensuite d'une affaire particulière, et conclut
ainsi : Qui me donnera, avant que je meure, de voir l'Église comme
dans les anciens jours, quand les apôtres tendaient leurs filets, non
pour prendre de l'or ou de l'argent, mais pour prendre des âmes ?
Heureux si je vous entendais dire comme celui dont vous remplissez
la Chaire : Que ton argent périsse avec toi ^ ! Parole foudroyante ;
parole forte et terrible : puissent en être confondus et renversés tous
les ennemis de Sion ! Ce que demande de vous votre mère, ce que
désirent ardemment tous ses enfants, c'est que toute plante que n'a
point plantée le Père céleste soit déracinée par vos mains ; car vous
avez été constitué sur les nations et les royaumes, pour arracher et
détruire, pour édifier et planter. Au bruit de votre exaltation, plu-
sieurs ont dit en eux-mêmes : La cognée est à la racine de l'arbre.
Beaucoup disent dans leur cœur : Les fleurs commencent à paraître,
la saison est venue de tailler la vigne, de retrancher le bois inutile,
afin que celui qui reste porte plus de fruit. Courage donc. Faites
sentir votre pouvoir à vos ennemis. Maintenez-vous avec vigueur
dans la possession des biens que le Tout-Puissant vous a donnés par-
1 Psalm. 48, 13. - 2 Luc, 14, 10. — » Psalm. 101, il. — '► Act., 3, 6. —
s Ibid., 8, 20.
420 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. - De 1125
dessus vos frères^ de ces dépouilles qu'il a enlevées des mains de
Mmorrhéen. Cependant souvenez-vous que vous êtes homme, ne
perdez jamais de vue ce Dieu qui ôte le souffle des princes. Com-
bien de Pontifes romains sont morts en peu de temps à vos yeux !
Vos prédécesseurs eux-mêmes vous avertissent de votre prochain
décès. Leur règne, si court, vous annonce qu'il en sera de même
du vôtre. C'est pourquoi, au milieu des pompes d'une gloire qui
passe, méditez sans cesse votre fin dernière ; car ceux à qui vous
avez succédé sur la chaire, vous les suivrez sans aucun doute à la
mort *.
Le pape Eugène III avait pour chancelier le cardinal Robert
Pulius, le premier cardinal anglais que l'on connaisse. Le chancelier
de l'Église romaine était comme le principal ministre du Pape. Ro-
bert PuUus s'appliqua de bonne heure à l'étude des belles-lettres et
des beaux-arts, puis à la théologie et à l'intelligence des livres saints.
L'académie d'Oxford, auparavant si célèbre dans toute l'Europe,
était à la veille de sa ruine. Robert entreprit de la remettre en vi-
gueur. Il y ouvrit des écoles publiques, enseigna lui-même les
sciences gratuitement, fit venirdes provinces voisines des professeurs
et des disciples, en défraya une partie à ses dépens, rendit aux au-
tres tous les services possibles, et se déclara hautement le protecteur
des gens de lettres. Par sa candeur, par la beauté de son esprit, par
la probité de ses mœurs et par son savoir, il gagna l'estime et l'a-
mitié de Henri I", roi d'Angleterre. L'amour des sciences et des
lettres le fit passerenFrance.il était à Paris en 1140, ety enseignait
publiquement la théologie. Sa doctrine était saine. Saint Bernard en
fut tellement satisfait, qu'il pria Tévêque de Rochester de ne plus
insister sur le rappel de Pulius en Angleterre. Le pape Innocent II,
ayant connu son mérite, l'appela à Rome vers l'an 1142. Lucius II
le fit cardinal du titre de Saint-Eusèbe en 1144, et chancelier de
l'Église romaine. Après l'élection d'Eugène III, il écrivit à son saint
ami Bernard, qui lui répondit de la manière suivante :
La lettre de votre Dilection m'a fait un plaisir d'autant plus sensi-
ble que j'aime à me souvenir continuellement de vous. Je vous dé-
clare que vous employez vainement la recommandation d'autrui
pour gagner mon amitié. L'esprit de vérité, cet esprit qui répand la
charité dans nos cœurs, ne vous persuade-t-ilpas intérieurement que
je vous aime autant que vous m'aimez ? Je rends grâces au Seigneur
de ce qu'il suscite à Eugène, son serviteur et notre ami, un ministre
intelligent, capable de le soulager dans les pénibles fonctions de sa
1 S. Bernard, epist. 238.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 421
charge. Je comprends aujourd'hui que, au lieu de le punir en le sé-
parant d'un tendre ami dont la présence faisait toutes ses délices, il
lui préparait un sujet de consolation ; il semblait lui dire alors :
Vous ne savez pas ce que je fais maintenant, vous le saurez dans la
suite 1. Entrez donc dans les desseins de Dieu, mon cher ami, soyez
le consolateur et le conseil de celui auquel il vous attache ; usez de
la sagesse qu'il vous donne pour garantir le pontificat d'Eugène de
tout ce qui peut le déshonorer. Pour le préserver des surprises où la
foule et la multiplicité des affaires l'exposent continuellement, rem-
plissez avec honneur la place que vous occupez ; ayez un zèle mêlé
de fermeté et de prudence, un zèle qui procure la gloire de Dieu,
votre salut, le bien de l'Église, afin de pouvoir dire : La grâce de
Dieu n'a pas été infructueuse en moi 2. Jusqu'à présent le ciel et la
terre sont témoins des savantes leçons que vous avez données; il est
temps que vous défendiez cette même loi que vous avez enseignée.
Faites réflexion que dans le dernier poste que vous occupez, vous
devez être tout à la fois un serviteur fidèle et prudent, avoir pour
vous la simplicité de la colombe, et pour l'épouse de votre Seigneur
la prudence du serpent, afin de la préserver contre les ruses empoi-
sonnées de l'ancien serpent qui la persécute, et de glorifier ainsi le
Seigneurdanstoutesvosactions.il me reste encore beaucoup de
choses à dire ; mais la vive voix suppléera à la brièveté de ma lettre.
De peur de dérober un moment à vos occupations et aux miennes, les
frères que j'envoie vous expliqueront ce que je n'ai pas le loisir d'é-
crire. Ayez la bonté de les écouter corn me un autre moi-même ^.
Le cardinal Robert Pullus mourut vers l'an 1150. Excellent inter-
prète, bon théologien, éloquent orateur, il laissa quantité de monu-
ments de son esprit et de son savoir. On connaît de lui un ouvrage
intitulé Des sentences, divisé en huit parties ; quatre livres sur les
paroles remarquables des docteurs ; un du mépris du monde ; un de
ses leçons ; un de ses sermons ; des commentaires sur quelques
Psaumes et sur l'Apocalypse ; mais, de tous ce s écrits, le seul qui ait
vu le jour est ce\m.^e& Sentences. C'est un corps entier de théologie,
divisé en huit parties, où le savant cardinal traite Solidement les prin-
cipales questions qui étaient agitées à son époque, tant sur les
mystères que sur les sacrements, et il les résout par l'autorité de
l'Écriture sainte et des Pères de l'Église *.
1 Joan., 13, 7. — 2 1. Cor., 15, 10. — 3 S. Bein, epist. 394. — * Opéra, Rob.
Pulli. Paris, 1655, in-fol. Ceillier, t. 22-. — L'université d'Oxford, qui, dit-on, célè-
bre tous les ans un panégyrique en l'honneur du cardinal Robert Pullus, son fon-
dateur ou son restaurateur, ferait bien de procurer une bonne édition de toutes ses
ceuvres.
422 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv.LXVIII. — De 1125
Pendant que le pape Eugène III demeurait à Viterbe_, Thérétique
Arnaud de Bresce vint à Rome, et échauffa la révolte, qui n'était
déjà que trop allumée. Comme un écolier enthousiaste, il proposait
au peuple les exemples des anciens Romains qui, par les conseils du
sénat, la valeur et la discipline de leurs armées, avaient soumis toute
la terre à leur domination. Il disait qu'il fallait rebâtir le Capitole et
rétablir la dignité du sénat et l'ordre des chevaliers ; que le gouver-
nement de Rome ne regardait point le Pape, et qu'il devait se con-
tenter de la juridiction ecclésiastique. Les Romains factieux, avec
Jourdain, leur patrice, excités par ces discours, abolirent la dignité
de préfet de Rome, et contraignirent les principaux des nobles et des
citoyens à se soumettre au patrice. On croit que c'était le frère de
l'antipape Anaclet. Dans le même temps, ou peut-être plus tard, ils
abattirent non-seulement les tours de quelques laïques les plus dis-
tingués, mais encore les maisons des cardinaux et des ecclésiastiques,
et firent un butin immense. Ils fortifièrent l'église de Saint-Pierre, et
y contraignirent les pèlerins, à force de coups, de faire des offrandes
pour en profiter; ils en tuèrent même quelques-uns, parce qu'ils le
refusaient 1. C'est par cet ignoble brigandage que les mutins préten-
daient conquérir l'univers ! C'était le moyen sûr de rendre le peuple
romain odieux, méprisable et ridicule aux yeux de l'univers.
Le pape Eugène, pour réduire les rebelles, commença par excom-
munier Jourdain, leur patrice, avec quelques-uns de ses partisans.
Ensuite il se servit des troupes des Tiburtins, anciens ennemis de
ceux de Rome, et il réduisit ainsi ces derniers à lui demander la
paix. Il ne la leur accorda qu'à la condition d'abolir le patriciat, de
rétablir le prélat en sa première dignité, et de reconnaître que les
sénateurs ne tenaient leur autorité que du Pape. Il rentra ainsi à
Rome, et y fut reçu avec une joie singulière, parce qu'on ne s'at-
tendait pas à l'y voir sitôt. Le peuple vint en foule au-devant de lui,
avec des rameaux à la main, et se prosternait à ses pieds : toutes les
compagnies marchaient avec leurs bannières, que suivaient les ma-
gistrats ; les Juifs eux-mêmes y vinrent avec le livre de la loi, porté
sur les épaules. Le Pape, étant ainsi rentré dans Rome, y célébra la
fête de Noël 1145, et logeait au palais de Latran. Mais il n'y demeu-
rera pas longtemps; car, comme les Romains le sollicitaient de jour
en jour de ruiner Tibur, autrement Tivoli, il fut obligé, pour se
soustraire à leurs importunités, de passer au delà du Tibre, c'est-à-
dire, comme l'on croit, au château Saint-Ange.
Otto¥ris.,Chron.,].l, c. 31.
à 1153 (le l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 423
Saint Bernard, connu et respecté à Rome pour les grandes choses
qu'il y avait faites pour le pape Innocent, écrivit aux Romains pour
les ramènera l'obéissance du pape Eugène. Il s'excuse d'abord de
ce que, étant si peu considérable par lui-même, il s'adresse à un
peuple illustre et sublime ; mais, dit-il, c'est la cause commune, et,
quand le chef est attaqué, la douleur s'étend à tous les membres.
Permettez-moi donc de faire éclater ma douleur et celle de toute
l'Église. Ne l'entendez-vous point crier de toutes parts, et se plaindre
que sa tête est malade? Il n'en est point parmi les fidèles qui ne le
dise, parce qu'il n'en est point qui ne se glorifie d'avoir pour chet
celui que Pierre et Paul, ces deux princes de l'univers, ont élevé par
leur triomphe et anobli par l'etfusion de leur sang. L'outrage fait
à ces deux apôtres rejaillit sur chaque Chrétien; comme leur voix
s'est fait entendre par toute la terre, toute la terre est sensible à l'in-
jure qu'on leur fait. A quoi pensez-vous d'irriter les princes du
monde, eux qui sont spécialement vos patrons? Pourquoi, Romains
insensés, provoquer contre vous, par votre rébellion, le Roi de l'u-
nivers, le Seigneur du ciel, en vous efforçant, par une audace sacri-
lège, de détruire les privilèges du Siège apostolique, d'affaiblir l'au-
torité suprême que le ciel et la terre lui ont accordée, au lieu d'être
les premiers et les plus zélés défenseurs de sa dignité? Etes-vous si
peu de bon sens que de déshonorer votre chef et celui de toute
l'Église, vous qui devriez, s'il était nécessaire, lui sacrifier vos pro-
pres vies? Vos ancêtres ont rendu votre ville la maîtresse du monde ;
vous, au contraire, vous avez hâte de la rendre la fable du monde.
Vous chassez de son siège et de sa ville l'héritier de Pierre. Vous
dépouillez de leurs biens et de leurs maisons les cardinaux et les
évêques, ministres du Seigneur. Peuple insensé, colombe séduite et
sans intelligence ! si tu formes un corps, le Pape n'en est-il pas la
tête, les cardinaux n'en sont-ils pas comme les yeux? Qu'est donc
Rome aujourd'hui? un corps sans tête, sans yeux, sans lumière.
Peuple malheureux, ouvre tes yeux et vois la désolation qui te me-
nace. Comment l'éclat de ta gloire s'est-il effacé en si peu de temps?
Comment la maîtresse des nations, la princesse des royaumes est-
elle devenue comme veuve ? Hélas ! ce ne sont que les préludes des
calamités que nous craignons. Tu es près de ta ruine, si tu t'obstines
dans ce que tu fais *.
Saint Bernard écrivit sur le même sujet en ces termes à Conrad,
roi des Romains, et par là même candidat à l'empire. La royauté et
le sacerdoce ne pouvaient être unis ensemble par des liens plus doux
1 S. Bern. e^wf. 243.
424 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL — Dell25
et plus forts qu'ils l'ont été en la personne de Jésus-Christ, lequel est
né prêtre et roi, est descendu des deux tribus de Lévi et de Juda.
De plus, il a réuni Tun et l'autre dans son corps mystique, qui
est le plus chrétien, dont il est le chef. En sorte que cette race
d'hommes est appelée par l'apôtre la race choisie, le royal sacer-
doce ^ ; qu'en un endroit tous les élus sont qualifiés de rois et de
prêtres ^. Que l'homme donc ne sépare point ce que Dieu a uni !
Qu'il accomplisse, au contraire, ce que la loi de Dieu a sanctionné.
Ceux qui sont unis par leur institution, qu'ils soient pareillement
unis d'esprit et de cœur; qu'ils s'entr'aident, qu'ils s'appuient, qu'ils
se défendent mutuellement. Le frère aidant le frère^ dit l'Écriture,
ils se consoleront mutuellement ^. Mais aussi, s'ils se divisent et se
déchirent, ils tomberont dans la désolation. A Dieu ne plaise que
j'approuve ceux qui prétendent que la paix et la liberté de l'Église
sont nuisibles aux intérêts de l'Empire, ou que la prospérité et la
grandeur de l'Empire sont contraires aux intérêts de l'Église ; car
Dieu, qui les a institués l'un et l'autre, ne les a pas unis pour se
détruire, mais pour s'édifier réciproquement.
Si vous savez cela, jusqu'à quand dissimulerez-vous un affront,
une injure qui vous est connue? Rome n'est-elle pas la capitale de
l'Empire, comme elle est le Siège apostolique ? Pour ne point parler
de l'Eglise, est-il glorieux au roi de tenir en main un empire sans
tête? Pour moi, j'ignore ce que vous conseilleront vos sages et les
princes du royaume; mais, dans mon ignorance, je ne puis que je
ne vous dise ma pensée. Depuis sa naissance, l'Église de Dieu a souf-
fert mille persécutions, et toujours elle en a été victorieuse. On m'a,
dit^elle par le prophète, attaquée bien des fois dès ma naissance, on
ne m'a jamais pu vaincre. En vain les méchants se sont efforcés de
me perdre, en vain ils m'ont suscité des persécutions continuelles *.
Soyez donc certain, ô roi, que maintenant encore le Seigneur ne
laissera point la verge des méchants sur l'héritage des justes. Son
bras n'est point raccourci ni devenu impuissant à sauver. Oui, sans
doute, il délivrera maintenant encore son épouse, qu'il a rachetée de
son sang, dotée de son esprit, ornée des dons célestes, enrichie
même des biens de la terre. Il la délivrera, dis-je ; mais si c'est par
la main d'un autre, les princes du royaume diront-ils que c'est un
honneur pour un roi, un profit pour le royaume ? Assurément ils
auraient tort.
Armez-vous donc de votre glaive, vous dépositaire de la puissance.
Que César fasse rendre à lui-même ce qui est à César, et à Dieu ce
^ l.Petr.,2, {>. —2 Apoc, I, 6. — s Prov., 8, 19. — * Psalm. 128,2 et 3.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 445
qui est à Dieu. 11 importe également à César, et de maintenir sa
propre couronne, et de défendre l'Église du Christ. L'un convient
au roi, l'autre à l'avocat de l'Église. Du reste, nous en avons la
confiance, la victoire est dans vos mains. La superbe et l'arro-
gance des Romains est plus grande que leur force et leur valeur.
Quoi donc! est-il quelque grand, quelque puissant, par exemple un
empereur ou un roi, assez téméraire pour entreprendre une infamie
pareille et contre l'Empire et contre le sacerdoce ? Mais ce peuple
maudit et séditieux, qui ne sait ni mesurer ses forces ni prévoir
l'issue de ses projets, n'a consulté que sa fureur pour oser com-
mettre un attentat si sacrilège. A Dieu ne plaise qu'une populace
téméraire puisse tenir un seul instant devant la face du roi. Voilà
que je suis devenu insensé, moi qui, vile et ignoble personne, me
suis ingéré, comme si j'étais quelque chose de grand, dans les con-
seils d'une grandeur si auguste et d'une sagesse si haute, et cela sur
une affaire si grande. Mais plus je suis ignoble et méprisable, plus
je suis libre de dire ce que la charité me suggère. Je dirai plus, tou-
jours comme un insensé : Si quelqu'un (ce que je ne saurais croire)
cherche à vous persuader autre chose que ce que je viens de dire,
celui-là, certainement, ou n'aime pas le roi, ou comprend peu ce
qui sied à la majesté royale ; ou bien il cherche ses propres intérêts,
et montre clairement qu'il ne cherche guère les intérêts de Dieu ni
du roi ^
Voici donc comment saint Bernard entend la politique ou l'art de
gouverner les peuples. Dieu seul est proprement souverain. Le Fils
de Dieu fait homme, le Christ ou Messie à été investi par son Père
de cette puissance souveraine. Parmi les hommes, il n'y a de puis-
sance ou droit de commander, si ce n'est de Dieu et par son Verbe.
Le Fils de Dieu fait homme, Jésus-Christ, est tout à la fois souverain
pontife et roi souverain; il réunit en sa personne, et par là même
dans son Église, et le sacerdoce et la royauté. Mais le sacerdoce est
un, comme Dieu est un, comme la foi est une, comme l'Église est
une, comme l'humanité est une ; la royauté est multiple comme les
nations; la royauté est fractionnée en rois divers et indépendants
les uns des autres, comme l'humanité est fractionnée en nations di-
verses et indépendantes les unes des autres. Mais ces nations si diver-
ses qui fractionnent l'humanité sont ramenées et à l'unité humaine
et à l'unité divine, par l'unité de la foi chrétienne, par l'unité de
l'Eglise catholique, par l'unité de son sacerdoce. Le devoir, l'hon-
neur, la prérogative du premier roi chrétien, tel qu'était l'empereur,
* s. Bernard, epist. 244.
426 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
c'est d'être le bras droit, c'est d'être l'épée de la chrétienté pour
défendre tout le corps, principalement la tête, et seconder son in-
fluence civilisatrice et au dedans et au dehors. Peu de rois ont com-
pris, peu de rois comprennent cette politique vraiment royale, cette
politique à la fois humaine et divine.
Aujourd'hui cependant, 1842, il en apparaît à quelques esprits
une ombre vague, sous le nom de politique humanitaire. Quelques
âmes généreuses commencent à sentir qu'au-dessus de l'intérêt na-
tional il doit y avoir l'intérêt de l'humanité, et qu'il y aurait quelque
gloire pour une nation de le bien comprendre et d'agir en consé-
quence. Il y a quelques années déjà, à la suite de révolutions terri-
bles, qui avaient brisé ou du moins ébranlé tous les trônes, et me-
nacé les sociétés purement humaines d'un bouleversement total, les
rois de l'Europe avaient étabh entre eux et juré une sainte alliance,
dont le christianisme devait être la règle. C'était une vieille réminis-
cence de la politique chrétienne et magnanime de Charlemagne,
d'Alfred le Grand, d'Edouard le Confesseur, de Henri le Saint; mais
une réminiscence vague, qui ne reconnaissait plus ou pas encore,
pour règle directive dans l'application, la loi de Dieu interprétée par
l'Eglise de Dieu. Peut-être que des révolutions nouvelles feront dé-
couvrir aux peuples et aux rois la sagesse totale de leurs ancêtres.
Saint Bernard la développe au chef de la chrétienté, le pape
Eugène, dans ses cinq livres De la considération, ouvrage que le
saint pontife Pie V, ainsi que d'autres grands Papes, avait en telle
estime, que, tous les jours, il le faisait lire à table. Dans le premier
hvre, saint Bernard insiste sur l'importance et la nécessité pour tout
Chrétien, mais particulièrement pour le chef de tous les Chrétiens, de
considérer fréquemment et attentivement ce qu'il doit être et ce qu'il
doit faire; il insiste sur l'importance et la nécessité d'avoir, pour
cela, des moments libres ; il déplore avec une affectueuse compas-
sion la multitude infinie d'affaires, même temporelles, qui venaient
assaillir le Pape de toutes les parties du monde ; il s'élève avec force
contre l'impudence des plaideurs et la fourberie des avocats qui
remplissaient la cour romaine, et il conjure le Pape de remédier à
ces abus, autant que possible, afin de pouvoir considérer mieux ce
qui importait au bien de son âme et au bien de l'Église.
Dans le second livre, il définit la Considération, une recherche
exacte de la vérité, la distinguant ainsi de la contemplation, qui sup-
pose une vérité déjà connue. Vous avez à considérer quatre choses :
Vous-même, ce qui est au-dessous de vous, ce qui est autour de
vous, ce qui est au-dessus de vous. Il faut commencer par la con-
naissance de soi-même. Cette connaissance est de trois sortes : Vous
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 427
avez à considérer ce que vous êtes, qui vous êtes et quel vous êtes ;
ce que vous êtes dans votre nature, qui vous êtes en votre personne,
et quel vous êtes dans vos mœurs. Par exemple, ce que vous êtes,
un homme; qui vous êtes, le Pape ou le souverain Pontife; quel
vous êtes, doux, gracieux ou autre chose semblable.
Saint Bernard passe légèrement sur la nature de Thomme, mais il
s^étend sur les devoirs du Pape. Ils consistent, comme ceux du pro-
phète, à arracher et à détruire, à édifier et à planter. La papauté
est un ministère et non une domination. Le Pape est assis sur une
chaire élevée, mais c'est pour voir de plus haut et plus loin ; l'inspec-
tion qu'il a sur toutes les églises doit plutôt le disposer au travail
qu'au repos. Voilà ce que Pierre vous a laissé, non pas de l'or ni de
l'argent. Vous pouvez en avoir à quelque autre titre, mais non comme
héritier de l'Apôtre, puisqu'il n'a pu vous donner ce qu'il n'avait pas.
Saint Bernard rapporte les passages de l'Écriture qui défendent l'es-
prit de domination, et ajoute : Si vous vous glorifiez, ce doit être,
comme saint Paul, dans les travaux et dans les souffrances; à domp-
ter les loups, et non pas à dominer sur les brebis. Votre noblesse
consiste dans la pureté des mœurs, dans la fermeté de la foi et dans
l'humilité, qui est le plus bel ornement des prélats *.
C'est un singe sur un toit, qu'un roi insensé sur le trône. Écoutez
donc, s'il vous plaît, mon refrain; s'il ne vous est point agréable, au
moins vous sera-t-il salutaire. C'est une chose monstrueuse qu'un
rang élevé et un esprit bas; le premier des sièges et la dernière des
vies; une langue magnifique et une main oiseuse; beaucoupde pa-
roles et point de fruit ; un visage grave et une conduite légère ; une
immense autorité et une résolution chancelante. Je vous ai présenté
le miroir. Que le visage difforme s'y reconnaisse. Pour vous, réjouis-
sez-vous de ce que le vôtre ne lui ressemble pas. Mais regardez-y
toujours, afin d'y remarquer jusqu'aux moindres défauts.
Vous êtes souverain Pontife; mais, pour cela, êtes-vous absolu-
ment souverain ? Si vous vous estimez le premier, sachez que vous
êtes le dernier de tous. Voulez-vous savoir qui est véritablement
souverain ? C'est celui à qui l'on ne peut rien ajouter de nouveau.
Or, vous vous trompez lourdement, si vous avez ce sentiment de
vous-même. A Dieu ne plaise ! non, non : vous n'êtes pas de ceux
qui pensent que les dignités soient des vertus ; vous avez connu la
vertu par expérience, avant les honneurs. Laissez cette opinion aux
césars et aux autres qui n'ont pas craint de se faire rendre les hon-
neurs divins; par exemple, Nabuchodonosor, Alexandre, A ntiochus,
1 L. 2, c. 6.
428 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
Hérode. Pour vous, considérez que, si l'on vous appelle souverain,
ce n'est point que vous le soyez d'une manière absolue, mais par
comparaison seulement. Et quand je dis par comparaison, j'entends
par comparaison des ministères que vous êtes obligé de remplir, et
non pas des mérites que vous ayez. On doit donc vous regarder
comme le ministre de Jésus-Christ et comme le souverain de tous
les ministres; ce que j'ose bien dire sans préjudicier à la sainteté de
qui que ce soit d'entre eux ^.
Recherchons, s'il vous plaît, encore plus soigneusement qui vous
êtes et quel personnage vous représentez aujourd'hui dans l'Église de
Dieu. Qui êtes-vous? Le. grand prêtre, le souverain Pontife. Vous
êtes le prince des évêques, l'héritier des apôtres; vous êtes Abel par
la primauté, Noé par le gouvernement, Abraham par le patriarcat,
Melchisédech par l'ordre, Aaron par la dignité. Moïse par l'autorité,
Samuel par la judicature, Pierre par la puissance. Christ par l'onc-
tion. Vous êtes celui à qui l'on a donné les clefs et à qui l'on a confié
la garde des brebis. A la vérité, il y a d'autres portiers du ciel et
d'autres pasteurs de troupeaux ; mais vous avez hérité l'une et l'autre
qualité avec d'autant plus de gloire que vous les possédez d'une ma-
nière plus différente que les autres. Eux ont les troupeaux qui leur
ont été assignés, chacun le sien; mais tous les troupeaux vous ont
été confiés, tous un à un seul. Et non-seulement vous êtes le pasteur
des troupeaux, mais encore le pasteur unique de tous les pasteurs.
Demandez-vous d'où je tire cette preuve ? C'est de la parole du Sei-
gneur; car auquel, je ne dis pas des évêques, mais des apôtres
mêmes, a-t-on donné toutes les brebis en garde d'une manière si ab-
solue et si indéfinie : Pierre, si tu m'aimes, pais mes brebis ^7 Mais
quelles brebis ? sont-ce les peuples de telle ou telle ville, de tel ou tel
pays, de tel ou tel royaume? Mes brebis, dit- il. A qui n'est-il pas
évident qu'il ne lui en a pas désigné quelques-unes en particulier,
mais toutes en général? Où il n'y a pas de distinction, il n'y a pas
d'exception. Il est donc vrai, suivant vos canons, que les autres ont
été appelés à une partie de la sollicitude, mais vous à la plénitude
de la puissance. Leur pouvoir est restreint dans certaines limites; le
vôtre s'étend sur ceux-là mêmes qui ont reçu l'autorité sur les autres.
En effet, n'est-il pas en votre pouvoir, si le sujet s'en présente, de
fermer le ciel à un évêché et même de le livrer à Satan ? Votre pri-
vilège demeure donc inébranlable, soit dans la puissance des clefs,
soit dans la garde des ouailles qui vous ont été commises ^.
Voilà qui vous êtes; mais n'oubliez pas en même temps ce que
1 L. 2, c. 7. — 2 Joan., 21, 15. — » L. 2, c. 8.
à 1153 de l'ère clir.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 429
VOUS êtes. Considérez que vous êtes sorti nu du sein de votre mère * ;
que vous êtes un homme né pour le travail 2_, et non pas pour l'hon-
neur; un homme né d'une femme, et partant né dans le crime; qui
a peu de temps à vivre, et partant toujours dans la crainte; qui est
rempli d'une infinité de misères ^, et par conséquent toujours dans
les larmes et les sanglots.
Saint Bernard exhorte ensuite le pape Eugène à examiner quel il
est depuis qu'il est en place. S'il est plus patient, plus doux, plus
humble, plus affable, plus courageux, plus sérieux, plus défiant de
lui-même; ou s'il n'a point donné dans les défauts contraires. Quel
est son zèle, son indulgence, sa discrétion pour régler l'un et l'autre.
S'il est égal dans l'adversité et dans la prospérité ; si, dans le repos,
il ne se laisse point aller à des railleries indécentes; car, dit-il, ce
qui est badinage entre les séculiers, est un blasphème dans la bouche
d'un prêtre : il vous est honteux d'éclater de rire, et encore plus
d'y exciter les autres. Quant à l'avarice, ajoute-t-il, je n'ai rien à
vous faire considérer : car on dit que vous regardez l'argent comme
de la paille; mais donnez-vous de garde de l'acception des personnes
et de la facilité à croire les mauvais rapports, qui est le vice le plus
ordinaire de ceux qui sont dans les hautes dignités *.
Dans le troisième livre, saint Bernard représente au pape Eugène
les choses qui sont au-dessous de lui. Il n'est pas nécessaire que vous
demandiez quelles sont ces choses-là; peut-être auriez-vous plus
sujet de me demander quelles sont celles qui n'en sont pas. Il fau-
drait absolument sortir du monde pour en trouver quelques-unes qui
n'appartiennent point à vos soins. Vos ancêtres ont été destinés à la
conquête, non pas de quelques nations particulières, mais de l'uni-
vers entier. Allez par tout l'univers ^, leur a-t-on dit. Vous leur avez
succédé dans leur héritage de telle sorte que vous êtes véritablement
leur héritier, et que l'univers est votre héritage. Mais de quelle ma-
nière et à quelle fin ? Pour en avoir l'administration, non pour le pos-
séder. C'est Jésus-Christ seul qui le possède, et par le droit de la
création, et par le mérite de la rédemption, et par la donation que
son Père lui en a faite. En effet, à quel autre a-t-il été dit : Demande-
moi, et je te donnerai les nations pour ton héritage, et pour ta pos-
session les confins de la terre ®? Il faut donc que vous lui en cédiez
le domaine et la possession, et que vous vous contentiez d'en prendre
soin : c'est la part que vous y avez, vous ne devez pas y prétendre
davantage.
1 Job, 1, 21. —2 Ibid., 5, 7. —3 Ibid., 14, 11. — * De Consid., 1. 2, c. Il
13 et 14. — 5 Matth., i6, 15. — « Psalm. 2, 8.
430 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
Une ferme n^est-elle pas dépendante du fermier? Et l^enfant de la
maison n^est-il pas soumis à son gouverneur ? Cependant ni le fer-
mier n'est point seigneur de la ferme, ni le gouverneur de son jeune
maître. Ainsi vous présidez sur le monde pour lui servir de conseil,
pour veiller à son bien et pour le conserver ; vous y présidez pour
lui être utile ; vous y présidez comme un serviteur fidèle et prudent
que le Seigneur a établi sur sa famille *. Et pourquoi? Afin de lui
donner sa nourriture en son temps, c'est-à-dire pour gouverner,
mais non pas pour dominer avec empire. Conduisez-vous de cette
manière, et ne cherchez pas la domination sur les hommes, étant
homme comme les autres, de peur que l'iniquité ne vienne à do-
miner sur vous. Il n'y a ni poison ni poignard que je craigne tant
pour vous que la passion de dominer.
Si donc vous vous reconnaissez, non pas dominateur, mais débi-
teur aux sages et aux fous, vous devez employer tous vos soins, et
considérer avec toute l'exactitude possible comment vous pourrez
faire que ceux qui ne sont pas sages le deviennent, et que ceux qui
se sont pervertis reprennent de meilleurs sentiments. Or, de toutes
les folies, il n'en est point, si je puis parler ainsi, de plus extrava-
gante que l'infidélité ; et, partant, vous êtes redevable aux nations
infidèles, aux Juifs, aux Grecs et aux Gentils.
C'est pourquoi il est de votre devoir de travailler en sorte que les
mécréants se convertissent à la foi; qu'étant convertis, ils ne s'en
retirent point; que, s'en étant retirés, ils y reviennent; que les mé-
chants soient remis dans le chemin de la vertu ; que les dévoyés
soient rappelés à la connaissance de la vérité, et que les séducteurs
soient convaincus par des raisons invincibles, afin que, s'il est pos-
sible, ils s'amendent eux-mêmes, sinon qu'ils perdent l'autorité et le
pouvoir de séduire les autres. C'est principalement à ce genre d'in-
sensés que vous devez prendre garde ; j'entends les hérétiques et les
schismatiques qui sont séduits et séducteurs, qui déchirent comme
des chiens et rusent comme des renards. C'est envers ceux-là qu'il
faut employer tous vos soins pour les corriger, de peur qu'ils ne pé-
rissent, ou pour les réprimer, de peur qu'ils ne fassent périr les au-
tres. Je tombe d'accord que le temps vous dispense par rapport aux
Juifs, parce qu'ils ont leur temps qu'on ne peut prévenir; mais il
faut avancer et provoquer la conversion des Gentils.
Et, à propos de Gentils, qu'avez-vous à répondre sur ce qui les re-
garde? Quoi ! nos Pères ont-ils jugé à propos de donner des bornes
à l'Evangile, et de suspendre la parole de la foi tant que l'infidélité
i Matth., 24,46.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 431
subsiste? Quelle raison peut arrêter cette parole qui court avec tant
de vitesse * ? Qui le premier en a interrompu le cours si salutaire?
Peut-être qu'ils ont eu quelque raison ou que la nécessité y a mis
obstacle. Maisnous^ quel sujet avons-nous de dissimuler? En quelle
sûreté de conscience pouvons-nous ne pas offrir Jésus-Christ à ceux
qui ne Tout point? N'est-ce pas retenir la vérité de Dieu dans Tin-
justice ? J'y ajoute l'opiniâtreté des Grecs, qui sont avec nous et qui
n'y sont pas, puisqu'ilsnous sont unis par lafoi et qu'ils sont séparés
de nous par le schisme. Encore, pour ce qui regarde la foi même,
est-il vrai de dire qu'ils se sont écartés du droit chemin. On y peut
aussi joindre l'hérésie, qui se glisse en cachette presque de tous cô-
tés, et qui déploie sa fureur ouverten\ent en quelques endroits, se
hâtant partout et en public d'engloutir les enfants de l'Église. Vous
demandez où cela arrive. Ceux que vous envoyez si souvent visiter
les contrées du Midi le savent parfaitement et vous en pourront dire
des nouvelles. Ils vont et viennent parmi eux, et passent tout proche
de leur pays; mais nous n'avons pas encore appris le bien qu'ils y
ont fait. Et peut-être l'aurions-nous su, s'ils n'eussent pas fait moins
d'estime du salut des peuples que de Tor d^Espagne; c'est à vous de
remédier à ce mal.
Les hérétiques dont parle ici saint Bernard sont les nouveaux ma-
nichéens dans le midi de la France.
Il signale ensuite au Pape deux maux dont l'Église était désolée
parmi les cathohques mêmes, l'ambition et l'intérêt. N'est-ce pas
l'ambition plus que la dévotion qui attire à visiter les tombeaux des
apôtres ? N'est-ce pas de ses cris que retentit continuellement votre
palais? Toute l'Italie n'est-elle pas attentive à profiter de ses dé-
pouilles avec une avidité insatiable ? A l'occasion de cette foule de
solliciteurs qui accouraient à Rome de toutes parts, il parle de l'abus
des appellations. Le droit d'appel au Pape est une conséquence na-
turelle de sa primauté divine ; car il est naturel d'appeler de l'infé-
rieur au supérieur. Ce droit d'en appeler au Pape de toutes les parties
de l'Église est d'ailleurs une chose utile et nécessaire. Nous l'avons
vu dès le cinquième siècle, par l'exemple de Cécilien de Carthage,
de. saint Athanase d'Alexandrie, de saint Paul de Constantinople,
et de plusieurs autres évêques de Thrace, de Célésyrie, de Phénicie,
de Palestine, comme l'atteste le pape saint Jules auquel ils avaient
appelé. Aussi saint Bernard dit-il : J'avoue que les appellations sont
un grand bien et un bien général pour tout le monde, et même un
bien aussi nécessaire que le soleil l'est aux mortels; car c'est un soleil
1 Psalm. 147,15.
#
432 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL — De 1125
de justice qui découvre et qui réprouve les œuvres de ténèbres. Il
faut absolument les conserver et les maintenir quand la nécessité y
recourt_, mais non pas quand elles servent d'inventions àla fourberie
et à la mauvaise foi *. licite plusieurs exemples de ces appellations
abusives et frivoles, et exhorte le Pape à y remédier avec vigueur.
Dès le cinquième siècle, le concile de Sardique avait régularisé ce
droit d'appeler pour les évéques; mais ce droit n'était pas seulement
pour eux. Nous avons vu le pape saint Gélase n'en excepter personne
dans sa lettre de 49-4 auxévêques de Dardanie.Nous avons vu que,
dans le sixième siècle, le pape saint Grégoire le Grand reçut l'appel
d'Honorat, archidiacre de Salone, déposé par son évêque; que Jean,
prêtre de Chalcédoine, condamné comme hérétique par Jean le Jeû-
neur, patriarche de Constantinople, appela au même saint Grégoire,
qui cassa le jugement rendu parles députés du patriarche, et ren-
voya Jean de Chalcédoine absous.
Lors donc que Fleury, dans le cinquième numéro de son qua-
trième discours, avance que, du temps de saint Bernard, l'usage des
appels au Saint-Siège était nouveau et fondé sur des pièces fausses,
sur les fausses décrétales qui ne parurent que dans le neuvième siècle,
ou bien il oublie les faits et la doctrine des siècles précédents, tels
que lui-même les rapporte; ou bien il se moque de ses lecteurs.
Quant aux abus des appellations, l'Éghse n'a cessé d'y apporter re-
mède, comme on peut s'en convaincre par le droit canon, par le
concile de Trente et parles bulles des Papes. Pour qu^il n'y ait plus
d'abus possible en cette matière, non plus que dans les autres, il faut
attendre que les hommes ne soient plus des hommes.
On peut en dire autant des exemptions. Par exemple, le monas-
tère de Clugni était exempt de la juridiction de l'évêque diocésain et
dépendait immédiatement du Saint-Siège, et cela d'après la stipu-
lation de son fondateur. Il en était de même de l'évêché de Bamberg,
qui ne dépendait pas de l'archevêque, mais du Pape seul. Les sou-
verains Pontifes accordèrent ces privilèges à d'autres églises et à
d'autres monastères. Le grand nombre de ces exemptions contribuait
à relâcher les liens de la subordination et de la discipline. Il y eut
abus, c'est-à-dire usage mauvais d'une chose bonne. Saint Bernard
réclame contre l'abus, mais il respecte la chose ; car voici comment
il termine: Voulez- vous donc m'empêcher de donner des dispenses?
Nullement; mais bien de dissiper mal à propos. Je ne suis pas si
ignorant que je ne sache que vous êtes établi le dispensateur de tous
les trésors de l'Église, mais pour l'édification et non pour la destruc-
* De Consid.,l. 3, c.2.
■ïi*
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 433
tion *. Enfin, dit l'Apôtre, on cherche un dispensateur qui soit fi-
dèle 2. Quand la nécessité presse, la dispense est excusable; quand
il y a de Futilité, elle est louable : j'entends l'utilité publique et non
Tutilité particulière. Où il n^y a rien de cela, ce n'est pas une dis-
pensation fidèle, mais une cruelle dissipation. Au reste, tout le monde
sait qu'il y a certains monastères en divers évéchés qui relèvent plus
spécialement du Siège apostolique par leur fondation et suivant l'in-
tention des fondateurs ; mais autre chose est ce qui donne la dévo-
tion, autre est ce qu'entreprend une ambition qui ne peut souffrir de
supériorité ^.
En parlant du désintéressement nécessaire à tout homme qui est
au-dessus des autres, saint Bernard dit au pape Eugène : Je traite ici
de l'avarice; la renommée dit assez que vous en êtes exempt, c'est
à vous de voir si cela est vrai. Toutefois, sans parler des présents
des pauvres, auxquels vous n'aviez jamais voulu toucher, nous avons
vu des sacs teutoniques d'argent diminués, non pas de volume, mais
de prix. L'on regardait l'argent comme de la paille. Les mulets, bien
malgré eux, s'en retournaient en Allemagne aussi chargés qu'ils en
étaient venus. Chose nouvelle. Quand est-ce que Rome, jusqu'à ce
jour, a refusé de l'or? Aussi ne croyons-nous pas que cela se soit
fait par le conseil des Romains. Deux personnages, tous deux riches
et tous deux coupables, se transportent à Rome. L'un était de
Mayence, l'autre de Cologne. On fit grâce à l'un des deux, sans rien
prendre de lui; l'autre, apparemment, ne méritant point d'indul-
gence, on lui dit : Vous sortirez de la ville avec le même habit que
vous y êtes entré., 0 excellente parole ! parole tout à fait digne de la
liberté apostohque ! et de vrai, en quoi dififère-t-elle de cette autre :
Périsse ton argent avec toi! si ce n'est que l'une témoigne plus de
zèle, et l'autre plus de retenue?
Mais vous en usâtes d'une manière encore plus obligeante à l'en-
droit d'un pauvre évêque, lorsque vous lui fournîtes de quoi donner
aux autres^ de peur qu'il ne fût taxé d'être peu libéral. Il reçut en
cachette ce qu'il distribua en public. C'est un fait que vous ne pou-
vez pas cacher, puisque je l'ai su de bonne part et que je connais la
personne. Je sais bien que vous ne prenez pas plaisir à ce récit;
mais je le publie d'autant plus volontiers, que vous avez plus de ré-
pugnance à l'entendre *.
Dans le quatrième livre, saint Bernard propose au Pape, pour
objet de sa considération, ce qui est autour de lui : son clergé, son||.
peuple, ses domestiques. Votre clergé, dit-il, doit être parfaitement '
' 2. Cor., 13, JO. — 2 1. Cor., 4, 2. — « De Consid., 1. 3, c. 4. — * L. 3, c. 3.
XV. 28
m
4i
434 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
réglé, puisqu^il doit être la règle et le modèle de tous les autres.
Quant au peuple, qu'en dirai-je? C'est le peuple romain. Je n'ai pu,
ni en moins de paroles, ni toutefois mieux, exprimer ce que je pense
de vos diocésains. Qu'y a-t-il de plus connu dans les siècles passés
que l'insolence et le faste des Romains ? nation inaccoutumée à la
paix, accoutumée au tumulte ; nation farouche et intraitable jusqu'à
présent, qui ne sait se soumettre que quand elle ne peut résister.
Voilà la plaie, c'est à vous de la guérir, vous ne pouvez vous en
excuser. Vous riez peut-être de ce que je dis, persuadé qu'elle est
inguérissable. N'ayez pas tant de défiance; on exige que vous tra-
vailliez à sa guérison, et non pas que vous la guérissiez. A ce sujet,
saint Bernard déplore que, depuis si longtemps, les Papes eussent
cessé d'instruire eux-mêmes leur troupeau particulier et de lui
adresser la parole. D'où les Romains s'habituaient de plus en plus à
faire attention, non à ce que le Pape dirait, mais à ce qu'il leur don-
nerait. Donnez-moi, je vous prie, quelqu'un dans toute cette grande
ville qui vous ait reconnu pour Pape, sans un prix quelconque ou
sans espérance d'en avoir. C'est alors principalement qu'ils veulent
dominer, quand ils ont promis de servir. Ils jurent fidélité pour
mieux trouver l'occasion de nuire à qui s'y fie. Ils veulent dès lors
être adm's à tous vos conseils,et ne peuvent souffrir qu'on les refuse
à une porte. Ils sont habiles pour faire le mal, et ne savent pas faire le
bien. Odieux au ciel et à la terre, impies envers Dieu, séditieux entre
eux, jaloux de leurs voisins, inhumains envers les étrangers, ils n'ai-
ment personne et ne sont aimés de personne : voulant se faire crain-
dre de tout le monde, il faut qu'ils craignent tout le monde. Ils ne
peuvent se soumettre, et ne savent pas gouverner ; infidèles à leurs
supérieurs, insupportables à leurs inférieurs , impudents pour
demander, effrontés à refuser; importuns et inquiets jusqu'à ce qu'ils
reçoivent, et ingrats quand ils ontreçu. Ils ont appris à dire beaucoup
de choses et à en faire très-peu ; grands prometteurs et peu d'exécu-
tion ; caressants flatteurs et détracteurs mordants ; ingénument dis-
simulés et traîtres avec la dernière malice *. Tel est le portrait que
saint Bernard fait des Romains du douzième siècle.
Le temps et les Papes ont si bien modifié le caractère de ce peuple,
que, depuis trois siècles au moins, lesRomains paraissent ne mériter
plus aucun des reproches que leur faisait autrefois saint Bernard, et
qu'il n'y a peut-être pas un peuple qui, durant le même temps, ait
tenu une conduite aussi honorable.
C'est en grande partie à saint Bernard que Rome et l'Église doi-
1 L. 4, c. 2.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 436
vent cette heureuse transformation du peuple romain; car il insiste
beaucoup auprès du pape Eugène, et par là même auprès de ses
successeurs, sur l'obligation de travailler à la conversion de ce peu-
ple. Souffrez un peu, je vous prie, et supportez-moi, dit-il. Ou plutôt
pardonnez à qui vous dit ces choses avec plus de crainte que de
témérité. Je sais où est votre habitation : des incrédules et des des-
tructeurs sont de votre compagnie. Ce sont des loups et non pas des
brebis ; toutefois vous en êtes le pasteur. Ce sera sans doute une
considération fort utile que celle quivousfera, s'il est possible, trou-
ver le moyen de les convertir, de peur qu'ils ne vous pervertissent.
Pourquoi nous défions-nous que ceux qui, de brebis qu'ils étaient,
ont pu devenir des loups, ne puissent encore une fois devenir des
brebis? C'est ici, c'est ici où je ne veux point vous épargner, afin que
Dieu vous épargne. Ou désavouez, ou montrez que vous êtes le pas-
teur de ce peuple. Vous ne le désavouerez pas, de peur que celui
dont vous tenez le Siège ne vous désavoue pour son héritier. Je parle
de saint Pierre, que l'on n'a jamais vu marcher, ni chargé de pier-
reries, ni vêtu de soie, ni couvert d'or, ni porté sur une haquenée
blanche, ni environné d'une infinité d'officiers. Certainement, il a cru
que, sans tout cet appareil, il pouvait aisément accomplir ce comman-
dement du Sauveur : Si tu m^aimes, pais mes brebis *. En effet, dans
tout cet éclat, vous êtes plutôt le successeur de Constantin que de
«aint Pierre. Je vous conseille, toutefois, de le souffrir pour un temps,
mais non pas de le rechercher comme une chose qui vous soit abso-
lument due. Je vous exhorte bien plutôt à vous acquitterparfaitement
des choses qui sont de votre devoir.
Mais, me dites-vous, vous m'exhortez à paître des dragons et des
scorpions, et non pas des brebis. C'est pour cela aussi que je vous
dis qu'il les faut entreprendre plus fortement par la parole que par
l'épée ; car pourquoi voulez-vous encore une fois vous servir de
l'épée, puisqu'on vous a déjà commandé de la remettre dans le
fourreau ? Cependant, celui qui nierait que cette épée soit à vous ne
me semblerait pas faire assez d^attention à cette parole du Seigneur :
Remettez votre épée dans le fourreau 2. Elle est donc vôtre même,
cett« épée-là, et vous la pouvez tirer peut-être selon votre volonté,
mais non pas de votre propre main. Autrement, si cette épée-là ne
vous appartenait en nulle façon, lorsque les apôtres dirent : Voici
deux glaives, le Seigneur ne leur eût pas répondu : C'est assez ^,
mais il aurait plutôt dit : C'est trop. L'un et l'autre sont donc à
l'Église, et le glaive spirituel, et le glaive matériel ; mais celui-ci doit
1 Joan., 21, 1 G. — 2 Joan., 18, 11. — ' Luc, 22, 38.
436 HISTOIKE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL — De 1125
être tiré pour l'Église, et celui-là par l'Église. Le glaive spirituel doit
être tiré par la main du prêtre, et le matériel par la main du soldat,
mais à la volonté du prêtre et au commandement de l'empereur *.
• Voilà comment saint Bernard nous représente les rapports naturels
entre les deux puissances, entre l'Église et la royauté, entre la chré-
tienté et le premier des rois chrétiens ou Fempereur.
Après avoir parlé du peuple romain, il vient aux cardinaux qui
sans cesse entourent le Pape et lui sont intimes. Il insiste sur l'im-
portance de leur choix. Il est de votre devoir, à l'exemple de Moïse,
d'appeler et d^assembler de tous côtés des vieillards et non déjeunes
têtes : des vieillards, non pas tant par l'âge que par les mœurs, et
que vous connaissiez parfaitement pour être de vrais anciens du
peuple. Et de vrai, ne doit-on pas choisir de toutes les parties du
monde ceux qui doivent être les juges de tout le monde? Il ajoute
qu'il faut choisir les plus parfaits, parce qu'il est plus aisé de
venir bon à la cour, que d'y devenir bon. Ainsi ne choisissez point
ceux qui demandent ni ceux qui courent ces emplois, mais ceux qui
les évitent ou qui les refusent. Pour ceux-ci, obligez-les d^entrer,
contraignez-les-y même. Votre esprit, je pense, se reposera sûrement
dans des hommes qui ne soient point effrontés et qui aient de l'hon-
nêteté et de la crainte, mais qui ne craignent que Dieu et n'espèrent
rien que de Dieu; qui ne regardent pas aux mains, mais aux besoins
de ceux qui viennent de loin ; qui soutiennent fortement la cause des
affligés et jugent avec équité la cause des débonnaires; qui soient bien
réglés dans leurs mœurs, recommandables parleur sainteté, disposés
à l'obéissance, exercés à la patience, soumis aux règlements, sévères
à la censure, catholiques dans la foi, fidèles dans leurs ministères,
unanimes en la paix, conformes dans l'unité; qui soient droits dans
leursjugements, prévoyants dans leurs conseils, discrets dans leurs or-
donnances, industrieux dans la disposition des choses, courageux
dans l'exécution, modestes dans leurs paroles, constants dans, l'ad-
versité, pieux dans la prospérité, modérés dans leur zèle; qui ne
soient point lâches dans la compassion, point oisifs dans leur repos,
point dissolus dans leur maison, point emportés dans les festins,
point chagrins dans le soin de leur domestique, point cupides du
bien d'autrui, point prodigues du leur, enfin très-circonspects en
toutes choses et en tous lieux; qui ne refusent ni n'affectent les
légations, toutes les fois qu'il est nécessaire d'agir pour les intérêts
de Jésus-Christ; qui ne refusent point par opiniâtreté les choses dont
ils s'excusent par modestie; qui, dans leurs missions, ne courent
1 De Consid., 1. 4, c. 3.
à 1153 de l'ère chv.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 487
point après Tor et l'argent, mais suivent Jésus-Christ avec grande
pureté d'intention; qui ne considèrent point la légation comme
un moyen de faire de grands profits et n'y cherchent point les
présents, mais l'avancement des âmes; qui, dans leur personne,
représentent aux rois un Jean-Baptiste, aux Égyptiens un Moïse,
aux fornicateurs un Phinées, aux idolâtres un Élie, aux avares un
Elisée, aux menteurs un saint Pierre, aux blasphémateurs un saint
Paul, aux gens de trafic un Jésus-Christ : qu'ils instruisent les peu-
ples sans les mépriser; qu'ils épouvantent les riches sans les flatter;
qu'ils aient soin des pauvres, bien loin de les surcharger; qu'ils
méprisent et ne craignent point les menaces des princes ; qu'ils
n'entrent point avec tumulte dans les assemblées, et n'en sortent
point en colère ; qu'ils ne dépouillent point les églises, mais qu'ils
travaillent à leur réforme, et qu'au lieu d'épuiser les bourses, [ils
tâchent de soulager les cœurs et de corriger les vices.
Qu'ils conservent leur réputation, et n'envient point celle des
autres; qu'ils fassent estime de l'oraison et la mettent en pratique,
et qu'en toutes choses ils se confient plus en la prière qu'en leur
industrie et en leur travail; que leur entrée soit pacifique, et leur
sortie nullement fâcheuse; que leurs discours soient édifiants, leur
vie juste, leur présence agréable et leur mémoire en bénédiction;
qu'ils se rendent agréables par leurs œuvres plutôt que par leurs pa-
roles, et qu'ils s'attirent le respect par leurs actions vertueuses, et
non par leur faste et leur orgueil; qu'ils soient humbles avec les
humbles, et innocents avec les innocents; qu'ils reprennent sévère-
ment les endurcis, répriment les méchants et rendent aux superbes
ce qu'ils ont mérité ; qu'ils ne soient point ardents à s'enrichir ou à
enrichir les leurs du bien des veuves et du patrimoine du Crucifié,
donnant gratuitement ce qu'ils ont reçu de même, rendant gratuite-
ment justice à ceux qui souffrent injure, châtiant les nations, répri-
mandant les peuples. Qu'enfin, à l'exemple des Septante de Moïse, ils
fassent connaître à tout le monde qu'ils ont reçu de votre esprit, par
lequel, soit absents, soit présents, ils s'eff'orcent de vous plaire et de
plaire à Dieu. Qu'ils retournent auprès de vous, fatigués de travaux
et non pas chargés de dépouilles; se glorifiant, non d'avoir rapporté
avec eux tout ce qu'il y a de plus curieux et de plus précieux dans
les pays étrangers, mais d'avoir laissé la paix aux royaumes où ils
ont été, la loi de Jésus-Christ aux Barbares, le repos aux monas-
tères, le bon ordre aux églises, la discipline aux clercs, et à Dieu un
peuple agréable et adonné aux bonnes œuvres*.
1 De Consid., 1. 4, c. 4.
438 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
Telles sont les vertus et la sagesse que saint Bernard exige de ceux
qui doivent être le conseil du Pape, ses ambassadeurs auprès des
peuples et des rois, le sénat du monde chrétien, le corps électoral
pour lui donner un chef. Et à la fin du dix-huitième siècle, et au
commencement du dix-neuvième, nous avons vu les cardinaux de la
sainte Eglise romaine, au milieu des circonstances les plus difficiles,
se montrer tels que saint Bernard dit qu'ils doivent être.
De son temps, on pouvait citer de même plus d'un exemple. 11 est
juste de rapporter à présent, dit-il au pape Eugène, l'action de notre
très-cher ami Martin, d'heureuse mémoire. Vous l'avez sue, mais
j'ignore si vous vous en souvenez. Cardinal-prêtre, il avait été
quelque temps légat en Dacie ; il en revint si pauvre, que, manquant
d'argent et de chevaux, il eut grand'peine à arriver jusqu'à Flo-
rence, où l'évêque du lieu lui donna un cheval qui le porta jusqu'à
Pise, où nous étions pour lors. Le lendemain, l'évêque, qui avait
avec quelqu'un une affaire qui devait se juger ce jour-là, y vint lui-
même et sollicita d'abord ses amis. Il en vint à noire légat avec beau-
coup de confiance, ne croyant pas qu'il pût avoir déjà oublié le ser-
vice qu'il lui avait rendu. Mais le bon cardinal lui dit : Vous m'avez
trompé, je ne savais pas que vous aviez une affaire à juger. Prenez
votre cheval, le voilà dans l'écurie, et il le lui rendit à l'instant. Saint
Bernard cite des traits semblables de Geoffroi, évêque de Chartres,
légat en Aquitaine *.
Voici comment saint Bernard résume son quatrième livre. Premiè-
rement, et sur toutes choses, considérez que la sainte Église romaine,
delaquelleDieuvousa établi chef, est la mère et non la dominatrice de
toutes les églises, et que vous, en votre particulier, vous n'êtes point
le seigneur des évêques, mais l'un d'entre eux, comme le frère de-
ceux qui aiment Dieu, et le confrère de ceux qui le craignent. D'ail-
leurs, faites réflexion que vous devez être la règle de la justice, le
miroir de la sainteté, le modèle de la piété, le soutien de la vérité,
le défenseur de la foi, le docteur des nations, le chef des Chrétiens,
l'ami de l'époux, le paranymphe de l'épouse, le directeur du clergé,
le pasteur des peuples, l'instituteur des ignorants, le refuge des op-
primés, l'avocat des pauvres, l'espérance des misérables, le tuteur
des orphehns, le juge des veuves, l'œil des aveugles, la langue des
muets, le bâton des vieillards, le vengeur des crimes, la terreur des
méchants, la gloire des bons, la verge des puissants, le marteau des
tyrans, le père des rois, le modérateur des lois, le dispensateur des
canons, le sel de la terre, la lumière du monde, le prêtre du Très-
1 L. 4, c. 5.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 439
Haut, le vicaire du Christ, le Christ du Seigneur, enfin le dieu de
Pharaon.
Comprenez ce que je dis : Dieu vous en donnera Tintelligence.
Lorsque vous verrez la puissance jointe à la mahce, il faut que vous
preniez des sentiments au-dessus de Thomme. Il faut que votre pré-
sence épouvante les méchants. 11 faut que celui qui ne craint point
leshommesnileur épée redoute l'esprit de votre colère ; que celui
qui a méprisé vos remontrances appréhende les prières que vous
adresserez à Dieu ; que celui contre qui vous vous fâcherez ne croie
point que ce soit un homme seulement, mais Dieu même qui est
irrité contre lui; que celui qui ne vous aura point écouté tremble
de peur que Dieu ne vous écoute contre lui *.
Dans le cinquième livre Be la Considération, saint Bernard traite
des choses qui sont au-dessus de l'homme. Ce n'est pas le soleil
ni les étoiles : ils ne nous sont supérieurs que par leur position, et
non en valeur ni en dignité ; car ils ne sont que des êtres purement
corporels, et conséquemment inférieurs à nous par rapport à notre
âme, qui est spirituelle, mais ils servent comme d'échelle, ainsi que
les autres créatures, pour nous élever plus haut. Ce qui est vraiment
au-dessus de nous, c'est Dieu et les anges. Dieu, en effet, nous est
supérieur par nature, les anges par grâce seulement, puisque la
raison nous est commune avec eux. Il commence par la considération
des esprits célestes, et en rapporte la hiérarchie. Ensuite il passe à
la contemplation de Dieu, de son essence, et des mystères de la Tri-
nité et de l'Incarnation.
La divinité par laquelle on dit que Dieu est Dieu, n'est autre chose
que Dieu même. Il est lui-même sa forme, son essence, un, simple,
indivisible. Il n'est point composé de parties comme le corps, ni
sujet au changement, mais toujours le même et de la même ma-
nière. Dieu est toutefois trinité. Mais, en admettant la trinité en
Dieu, nous ne détruisons pas l'unité. Nous disons le Père, nous di-
sons le Fils, nous disons le Saint-Esprit; néanmoins ce ne sont pas
trois dieux, mais un seul Dieu 2, H n'y a qu'une substance, mais
trois personnes. Les propriétés des personnes ne sont autres que les
personnes mêmes, et les personnes ne sont autres qu'un Dieu, une
divine substance, une divine nature, une divine et souveraine ma-
jesté. Mais comment se peuvent rencontrer la pluralité dans l'unité et
l'unité avec la pluralité? Le scruter, c'est témérité ; le croire, c'est
piété; le connaître, c'est la vie, et la vie éternelle. Saint Bernard
distingue diverses sortes d'unité et met au premier rang l'unité de
1 L. 4, c. 7. — 2 L. 5, c. 6 et 7.
440 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL — De 1125
Dieu en trois personnes *. Passant ensuite au mystère de Tlncarna-
tion, il enseigne que;, dans Jésus-Christ, le Verbe, Tâme et la chair
ne sont qu'une même personne, sans confusion des essences ou des
natures ; qu'ainsi ces trois choses demeurent dans leur nombre, sans
préjudice de l'unité de la personne ^.
Il revient une seconde fois à la définition de Dieu, et dit que, quant
à l'universalité des choses, c'est la fin ; que, par rapport à l'élection
des élus, c'est le salut ; qu'à l'égard de lui-même, il est le seul qui
le sache ; que c'est une volonté toute-puissante, une vertu parfaite,
une lumière éternelle, une raison immuable, la souveraine béatitude;
qu'il est autant le supplice des superbes que la gloire des humbles,
et que, comme il récompense les bonnes œuvres par sa bonté, il
punit les crimes par sa justice. Ces choses, ce n'est pas la disserta-
tion qui les comprend, mais la sainteté, si toutefois l'on peut com-
prendre en quelque façon ce qui est incompréhensible ^.
Platon, nous l'avons vu dans le septième livre de cette Histoire,
avait conçu l'idéal d'un gouvernement parfait, modelé sur le gou-
vernement divin; la Divinité même devait en être la base et la règle;
le premier devoir des magistrats, c'était de bien connaître Dieu et
de lui devenir semblables. Platon n'espérait ce gouvernement, même
pour une cité particulière, que d'une faveur divine. Dans le mémo-
rial adressé par saint Bernard au pape Eugène, nous voyons la réa-
lité de ce gouvernement, et une réalité plus parfaite que l'idéal
même. Dieu fait homme, sans cesse manifesté aux hommes, en est
la base et la règle vivante; le connaître, l'aimer, lui devenir sem-
blable, se dévouer comme lui pour la gloire de Dieu et le bonheur
des hommes, tel est le devoir non-seulement des magistrats, mais
des citoyens mêmes. Et cette société vivante et divine embrasse dans
la même foi, la même espérance, la même charité, non pas une
simple cité, mais toute la terre. Et au miUeu des imperfections et
des misères inséparables de la condition humaine, la puissance et la
miséricorde de Dieu s'y manifestent continuellement par des vertus
et des œuvres au-dessus de l'homme.
iC. 8. — 2C. 9. — 3 G. 11 et 12.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 441
§IV.
TRAVAUX APOSTOLIQUES DE SAINT BERNARD DEUXIÈME CROISADE.
— VÉNÉRATION DES PEUPLES POUR LE SAINT ABBÉ ; SA MORT.
Dans le temps même que saint Bernard adressait ses Considéra-
tions au pape Eugène, la chrétienté tout entière était en mouve-
ment ; et, au milieu de ce mouvement général des rois et des peuples
chrétiens, Bernard apparaissait, et par ses paroles et par ses œuvres,
comme le plénipotentiaire de Dieu.
L'évêque de Cabale ou Cibelet en Syrie était venu à Viterbe de-
mander du secours au Pape pour l'église d'Orient, consternée par
la perte d'Édesse ; car cette ville n'ayant pas été secourue contre le
Mahométan Zengui, qui l'assiégeait depuis deux ans, il la prit enfin
le jour de Noël H44, et fit un grand massacre des habitants, qui
tous étaient Chrétiens, parce que cette ville n'était jamais tom-
bée au pouvoir des infidèles. Les églises furent profanées, principa-
lement celle de la Sainte-Vierge et celle où étaient les reliques de
saint Thomas. L'évêque de Cabale racontait avec larmes ces tristes
nouvelles, résolu de passer les Alpes et d'aller demander du secours
au roi des Romains et au roi de France pour les Chrétiens d'ou-
tre-mer.
Nous avons la lettre que le pape Eugène écrivit à ce sujet au roi
Louis le Jeune, datée du 1" de décembre, à Vétralle, près de Vi-
terbe. Elle est une nouvelle preuve de l'élan que la papauté donna
à l'Europe chrétienne et notamment à la France, pour les guerres
saintes d'Orient : « Nous savons, par l'histoire des temps passés et
par les traditions de nos pères, combien nos prédécesseurs ont fait
d'efforts pour la délivrance de l'église d'Orient. Notre prédécesseur
Urbain, d'heureuse mémoire, a embouché la trompette évangéhque
et s'est occupé, avec un zèle sans exemple, d'appeler les peuples
chrétiens de toutes les parties du monde à la défense de la terre
sainte. A sa voix, les intrépides guerriers du royaume des Francs^
et les ItaUens, enflammés d'une sainte ardeur, ont pris les armes,
ont délivré, au prix de leur sang, cette ville où notre Sauveur a
daigné souffrir pour nous, et qui conserve le tombeau monument
de sa passion. Par la grâce de Dieu et par le zèle de nos pères, qui
ont défendu Jérusalem et cherché à répandre le nom chrétien dans
ces contrées éloignées, les villes conquises en Asie ont été conservées
442 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De H25
jusqu'à nos jours, et plusieurs villes des infidèles ont été attaquées
et sont devenues chrétiennes. Maintenant, par nos péchés et par ceux
du peuple chrétien, ce que nous ne pouvons dire sans douleur et
sans gémissement, la ville d'Édesse est tombée aux mains des
ennemis de la croix ; d'autres villes ont eu le même sort. L'arche-
vêque d'Édesse a été tué avec tout son clergé; les reliques des saints
ont été outragées et dispersées par les infidèles. Le plus grand
danger menace l'Église de Dieu et toute la chrétienté. Nous avons
la persuasion que votre prudence et votre zèle éclateront en cette
circonstance ; vous montrerez la noblesse de vos sentiments et la
pureté de votre foi. Si les conquêtes faites par la valeur des pères
sont consacrées par la valeur des fils, j'espère que vous ne laisserez
pas croire que l'héroïsme des Francs a dégénéré.
« Nous vous avertissons, nous vous prions, nous vous recomman-
dons de prendre la croix et les armes. Nous vous ordonnons, pour
la rémission de vos péchés, à vous qui êtes les hommes de Dieu, de
vous revêtir de la puissance et du courage, et d'arrêter les invasions
des infidèles, qui se réjouissent des avantages qu'ils ont eus sur
vous; de défendre l'Église d'Orient délivrée par nos ancêtres;
d'arracher des mains des Musulmans plusieurs millions de prison-
niers chrétiens qui gémissent dans les fers. Par là la sainteté du nom
chrétien s'accroîtra dans la génération présente, et votre valeur, dont
la réputation est répandue dans tout l'univers, se conservera sans
tache et brillera d'un nouvel éclat. Prenez pour exemple ce ver-
tueux Matathias qui, pour conserver les lois de ses ancêtres, ne crai-
gnit point de s'exposer à la mort avec ses fils et sa famille, n'hésita
pas à abandonner tout ce qu'il avait dans le monde, et qui, avec le
secours du ciel, après mille travaux, triompha de ses ennemis.
« Nous qui veillons sur l'Église et sur vous avec une sollicitude
paternelle, nous accordons à ceux qui se dévoueront à cette entre-
prise glorieuse, les privilèges que notre prédécesseur Urbain avait
accordés aux soldats de la croix. Nous avons aussi ordonné que leurs
femmes et leurs enfants, leurs biens et leurs possessions, fussent mis
sous la sauvegarde de l'Église, des archevêques, des évêques et des
autres prélats. Nous ordonnons, de notre autorité apostolique, que
ceux qui auront pris la croix soient exempts de toute espèce de
poursuites pour leurs biens jusqu'à leur retour, ou jusqu'à ce qu'on
ait des nouvelles certaines de leur mort; nous ordonnons, en
outre, que les soldats de Jésus-Christ s'abstiennent de porter des
habits précieux, de soigner leur parure, d'emmener avec eux des
chiens de chasse, des faucons, et rien de ce qui peut amollir les
guerriers. Nous les avertissons, au nom de Notre-Seigneur, qu'ils
à 1183 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 443
ne doivent s'occuper que de leurs chevaux de bataille, de leurs
armes, et de tout ce qui peut servir à combattre les infidèles. La
guerre sainte appelle tous leurs etîorts et toutes les facultés qui
sont en eux. Ceux qui entreprendront le saint voyage avec un cœur
droit et pur, et qui auront contracté des dettes, ne paieront point
d'intérêts. Si eux-mêmes et d'autres pour eux, se trouvaient obligés
de payer des usures, nous les en dispensons par notre autorité apo-
stolique. Si les seigneurs dont ils relèvent ne peuvent leur prêter
l'argent nécessaire, il leur sera permis d'engager leurs terres et pos-
sessions à des ecclésiastiques ou à tout autre. Comme l'a fait notre
prédécesseur, par l'autorité du Dieu tout-puissant, et par celle du
bienheureux Pierre, prince des Apôtres, nous accordons l'absolu-
tion et la rémission des péchés, nous promettons la vie éternelle à
tous ceux qui auront entrepris ou terminé le saint pèlerinage, ou
qui mourront pour le service de Jésus-Christ, après avoir confessé
leurs fautes d'un cœur contrit et humihé. »
Avant que cette lettre fût apportée en France, le roi avait déjà ré-
solu de se croiser, pour accomplir le vœu qu'avait fait Philippe, son
frère aîné, et que sa mort imprévue l'avait empêché d'accomplir. De
plus, le roi Louis avait fait lui-même le vœu de se rendre à la terre
sainte, pour expier l'incendie de l'église de Vitry et des treize cents
personnes qui y avaient été brûlées. Il déclara ce dessein à quelques
seigneurs de sa cour, qui lui conseillèrent d'appeler saint Bernard et
de le consulter. Le saint abbé répondit qu'il ne fallait rien résoudre
sur une affaire de cette importance, sans avoir consulté le Pape. Le
roi déclara encore son dessein aux évêques et aux seigneurs, dans
la cour qu'il tint à Bourges à la fête de Noël 1145. Geoffroi, évêque
de Langres, y parla avec tant de force sur la prise d'Edesse, qu'il
tira les larmes des assistants et les exhorta à se croiser avec le roi, qui
les y excitait assez par son exemple. Pour cet effet, on indiqua une
autre assemblée à Vézelay en Bourgogne, pour la fête de Pâques pro-
chain, afin d'y résoudre la croisade plus solennellement. En atten-
dant, le roi envoya au Pape pour l'instruire de ce qui s'était passé.
Ayant reçu du Pape une réponse favorable, le roi tint son parle-
ment au lieu et à l'époque indiqués. Pâques était, l'an 1146, le Si de
mars. Les évêques et les seigneurs de France s'y trouvèrent en
grand nombre. Saint Bernard fut chargé de prêcher la croisade. Le
roi l'y avait invité jusqu'à deux fois, et le Pape lui en avait écrit;
mais il ne put s'y résoudre qu'après en avoir reçu l'ordre exprès par
la lettre générale du Pape. Les peuples de l'Occident le révéraient
tous comme un apôtre et un prophète. Comme il n'y avait point à
Vézelay de lieu assez grand pour contenir toute la multitude qui s'y
444 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVTIL— De 1125
était assemblée, on dressa en pleine campagne une estrade sur la-
quelle monta le saint abbé avec le roi. Il prêcha fortement : le roi
parla sur le même sujet; on lut la lettre du Pape; et, de tous côtés,
on s'écria : La croix ! la croix ! On en avait préparé une quantité con-
sidérable, qui fut bientôt distribuée. Comme elle ne suffisait point,
Bernard fut obligé, pour y suppléer de quelque manière, de mettre
en pièces ses propres habits. En même temps, il fit un si grand nom-
bre de miracles, qu'un témoin oculaire, ayant commencé d'en écrire
l'histoire, fut épouvanté du travail, à raison du grand nombre. Avec
le roi, se croisèrent la reine Éléonore, son épouse, et une multitude
de seigneurs, entre autres : Alphonse, comte de Saint-Gilles et de
Toulouse ; Henri, fils de Thibaud, comte deBlois et de Champagne;
Gui, comte de Nevers, et son frère Renaud, comte de Tonnerre;
Robert, comte de Dreux, frère du roi; Yves, comte de Soissons :
entre les prélats, on distingue Simon, évêque de Noyon; Geoffroi
de Langres, et Arnoul de Lisieux.
Pour régler plus particulièrement le voyage, on indiqua un autre
parlementa Chartres, au troisième dimanche d'après Pâques, 21™* d'a-
vril. Pierre, abbé de Clugni, y fut invité, comme un de ceux dont le
conseil était le plus nécessaire. Saint Bernard et l'abbé Sugerlui
écrivirent ; et, par ses réponses, on voit combien il était touché du
péril de l'église d'Orient; mais il s'excuse de se trouver à l'assemblée
de Chartres, tant sur sa mauvaise santé que sur ce qu'il avait con-
voqué un chapitre à Clugni pour le même jour. L'assemblée de
Chartres eut lieu, et tous, d'un consentement unanime, y voulurent
élire saint Bernard pour chef de la croisade; mais il le refusa con-
stamment, et écrivit au Pape comme il suit :
La grande nouvelle d'à présent est d'une importance à affliger
tous les vrais fidèles. Elle ne peut être indifférente qu'aux impies,
qui se réjouissent de nos malheurs, bien loin de s'en attrister. Dans
une cause commune à toute la chrétienté, la tristesse doit être géné-
rale. Vous avez bien fait de louer le très-juste zèle de notre église
gallicane, et de le confirmer par l'autorité de vos lettres. Dans une
affaire aussi générale et aussi grave, il ne faut point agir avec tié-
deur ni avec timidité. J'ai lu quelque part *, que l'homme de cœur
sent son courage s'accroître par les difficultés. J'ajoute que l'homme
fidèle l'est encore plus dans l'adversité. Le Christ est persécuté vive-
ment; il est frappé, si je l'ose dire, dans la prunelle de l'œil; il
souffre dans le même lieu où il a souffert autrefois. Il est temps de
mettre en usage les deux épées de Pierre. Qui le fera, si ce n'est
1 Senec, epist. 22.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 443
VOUS qui en êtes le dépositaire? Vous les devez employer dans la né-
cessité, l'une en sollicitant, Tautre en agissant vous-même. Lorsque
Pierre se servit de Tépée qui paraissait lui convenir moins, on lui dit :
Remets ton épée dans le fourreau *. Elle était donc à lui; mais il
fallait qu'il s'en servît par la main d'un autre.
Vous devez employer ces deux épées pour la défense de l'église
d'Orient; vous devez, dans cette conjoncture, imiter le zèle de qui
vous êtes le vicaire. Quelle honte serait-ce pour vous de remplir sa
place et d'en négliger les devoirs? N'entendez-vous pas la voix de
celui qui crie : Je vais à Jérusalem pour y être crucifié de nouveau?
Tandis que les uns sont inditférents, que les autres sont sourds à sa
voix, il n'est point permis au successeur de Pierre de faire semblant
de ne rien entendre. Il doit répondre : Quand tous les autres seraient
scandalisés, je ne le serai jamais 2. Au lieu d'être rebuté par la pre-
mière défaite de l'armée, il s'efforcera d'en réparer les débris ; parce
que Dieu fait ce qu'il veut, l'homme est-il dispensé de faire ce qu'il
doit? Pour moi, j'ai assez de foi et de religion pour conclure des
maux passés que l'avenir sera plus heureux; je regarde comme un
motif de joie et d'espérance les diverses épreuves où Dieu nous a
fait passer. Il est vrai que, selon le langage de l'Ecriture, nous avons
mangé un pain de douleur, que nous avons été abreuvés d'un vin
d'amertume; mais pourquoi vous décourager, ami de l'époux? Sans
doute cet aimable et tendre époux vous a réservé le bon vin jusqu'ici.
Qui sait si Dieu, touché de nos misères, ne nous sera point favorable
à l'avenir ^ ? C'est ainsi qu'il a coutume de gouverner les hommes,
vous le savez. Quel bienfait signalé ont-ils reçu de sa main, sans l'a-
voir acheté par quelque disgrâce précédente? Pour n'en citer qu'un
exemple, l'unique et singulier bienfait du salut n'a-t-il pas été pré-
cédé par la mort du Sauveur ? Vous donc, en qualité d'ami de l'é-
poux, montrez-vous son ami dans le besoin. Si vous avez ce triple
amour qu'il exigea de votre prédécesseur; si vous l'aimez de tout
votre cœur, de toute votre âme, de toutes vos forces, mettez tout en
œuvre pour sauver l'épouse. Employez pour sa défense tout ce
que vous avez de force, d'affection, d'autorité, de puissance. Un
danger pressant demande des soins pressants. On ébranle le fonde-
ment de l'édifice : n'épargnez rien pour le soutenir sur le penchant
de sa ruine; le zèle que j'ai pour vous me fait parler avec cette
hardiesse.
Au reste, vous avez sans doute appris que l'assemblée de Chartres
m'avait élu chef de cette nouvelle croisade; j'admire d'où lui est venu
1 Joan., 18, 11. — 2 Matth., 26, 33. — » Joël, 2, 14.
446 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL — De 112S
ce dessein. Pour moi, je déclare que jen^en ai jamais eu ni la pen-
sée, ni la moindre envie ; que, si je connais bien mes forces, je suis
même dans l'impuissance de m'acquitter d^une pareille commission.
Qui suis-je, pour ranger une armée en bataille, pour me mettre à
la tête des troupes? Je suppose même que j^en aie la force et la ca-
pacité; quoi de plus opposé à ma profession? Vous êtes trop sage
pour n'y pas faire une sérieuse attention. Je vous conjure donc uni-
quement, par la charité dont vous m'êtes redevable d'une manière
particulière, de ne me livrer point au caprice des hommes, de con-
sulter Dieu et de suivre ses volontés : vous y êtes obligé par le de-
voir de votre ministère *.
Dans une autre lettre au Pape, écrite la même année, il marque
ainsi le succès de ses prédications pour la croisade : Vous avez com-
mandé, j'ai obéi, et votre autorité a rendu mon obéissance féconde.
A mesure que j'ai parlé, un nombre infini s'est enrôlé sous la croix.
Les villes et les châteaux deviennent déserts; à peine de sept femmes
y en a-t-il une qui ait un mari; partout on voit des veuves dont les
maris sont vivants 2.
Saint Bernard écrivit aussi une lettre circulaire, pour exciter à la
croisade. Elle se trouve en différents exemplaires, adressée diverse-
ment, pour l'Allemagne, pour l'Angleterre, pour la Lombardie : il
en fit écrire une à peu près pareille pour le comte et les seigneurs
de Bretagne en particulier. Voici celle qu'il adressa au clergé et au
peuple de la France orientale, autrement de l'Allemagne :
Je vous écris pour une affaire qui regarde Jésus-Christ et votre
salut. Quelque indigne que soit la personne qui vous parle, l'auto-
rité de celui dont elle est l'interprète, votre propre utilité demande
que vous ayez pour elle quelque considération. Je suis peu de chose,
il est vrai; mais je n'en ai pas moins de zèle pour vous; et, dans
l'impuissance de vous parler en personne, comme je le souhaiterais,
les raisons que je viens d'alléguer me font prendre la liberté de vous
adresser cette lettre circulaire.
Voici, mes frères, un temps favorable, un temps de propitiation et
de salut. Le monde chrétien est effrayé, le Dieu des Chrétiens a
commencé de perdre un pays où il s'est rendu visible, où, homme,
il a conversé avec les hommes plus de trente ans ; un pays qu'il a
illustré par ses miracles, consacré par son sang, orné des prémices
de notre résurrection ; pays que nos péchés ont rendu la proie et la
conquête d'une nation sacrilège et ennemie de la croix. Bientôt,
hélas ! si l'on ne s'oppose à leur fureur, ce peuple barbare se rendra
' s. Bern. epist, 256. — « Epist. 247.
w>
à 1133 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 447
maître de la sainte cité, renversera les monuments sacrés de notre
rédemption, souillera les lieux sanctifiés par le sang de l'Agneau
sans tache. Déjà son avarice sacrilège attente au plus précieux tré-
sor de la religion, aspire à s'emparer de cette couche mystérieuse
où Tauteur de la vie mourut pour nous faire vivre.
Que faites-vous, braves soldats? que faites- vous, serviteurs du
Christ? Abandonnerez- vous la chose sainte aux chiens, et les perles
aux pourceaux? Combien de pécheurs, en ces lieux, ont noyé leurs
péchés dans les larmes, depuis que la religieuse valeur de vos pères
en a banni l'impiété ! Le démon en sèche d'envie ; et, pour assouvir
sa rage, il se sert de la main de l'impie, résolu de ne laisser dans le
Saint des saints aucun vestige de la religion chrétienne, si Dieu per-
met qu'il en devienne le maître. Cette perte irréparable serait pour
tous les siècles à venir le sujet d'une douleur éternelle, et, pour le
nôtre, une infamie et un opprobre infini.
Quoi qu'il en soit, mes frères, pensez-vous que le bras du Seigneur
soit raccourci? qu'il soit incapable de défendre et de recouvrer
son héritage, parce qu'il s'abaisse jusqu'à implorer l'assistance
de quelques hommes faibles et impuissants ? N'a-t-il pas des
légions d'anges ? Ne peut-il pas délivrer son pays d'une seule
parole ? Sans doute ; mais il veut éprouver votre zèle, et savoir s'il
en est parmi vous qui déplorent sa disgrâce et qui défendent sa
cause. Il a pitié de son peuple, il prépare à ses crimes un moyen de
les expier.
Admirez, pécheurs, les ressorts de sa miséricorde, les abîmées de
sa bonté. Rassurez-vous ; bien loin de désirer votre mort, il vous
fournit des occasions de vous convertir. En effet, quelle ressource de
salut plus digne de la profonde sagesse de Dieu que celle qu'il pré-
sente à des gens homicides, ravisseurs, adultères, parjures, ensevelis
dans toutes sortes de crimes, en daignant les rendre ministres et coo-
pérateurs de ses desseins, comme s'ils étaient justes et innocents !
Grand sujet de confiance pour vous, pécheurs. S'il voulait vous pu-
nir, il rejetterait vos services au lieu de les demander. Encore une
fois, faites une sérieuse réflexion sur les trésors de sa miséricorde.
Il ménage si bien les conjonctures, qu'il paraît avoir besoin de votre
secours pour vous secourir ; qu'il veut être votre débiteur, afin de
vous rendre, pour échange de vos services, la rémission de vos pé-
chés et une félicité éternelle. Heureuse génération, à qui il est donné
de mettre à profit des moments si favorables, qui vit encore
dans cette année de propitiation et de jubilé ! Déjà un nombre
infini de fidèles en ont ressenti les effets, ont arboré le signe du
salut.
448 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
Hâtez-vous donc de signaler votre courage, de prendre les armes
pour la défense du nom chrétien, vous dont les provinces sont si
fécondes en jeunes et vaillants guerriers, s'il est vrai ce que la re-
nommée en publie. Changez en un saint zèle cette valeur farouche
et brutale qui vous arme si souvent les uns contre les autres, et vous
fait périr de vos propres mains. Quelle fureur de plonger votre épée
dans le sang de votre frère, de lui ravir peut-être d'un seul coup et
la vie du corps et la vie de l'âme ! Hélas! votre victoire vous est mor-
telle-; vous faites mourir votre âme de la même épée dont vous êtes
fier d'avoir égorgé votre ennemi. Ce n'est point un acte de bravoure
et de magnanimité, c'est une folie, une rage qui vous fait courir de
tels hasards. Je vous offre, nation belliqueuse, une illustre occasion
de vous battre sans péril, de vaincre avec gloire, de mourir avec
avantage. Étes-vous avide de gloire, êtes-vous un habile et sage né-
gociant ? Voici un expédient très-aisé pour vous signaler et vous
enrichir. Prenez la croix. Elle vous fait gagner l'indulgence de tous
les péchés que vous confesserez avec douleur. La matière est de vil
prix ; mais si vous la portez avec dévotion, elle vous vaudra le ciel.
Heureux celui qui s'est déjà croisé, heureux celui qui s'empresse de
se munir de ce signe salutaire !
Après tout, mes frères, je vous donne avis, au nom de TApôtre,
de ne croire point atout esprit. J'ai de la joie d'apprendre votre zèle
pour la religion, mais il faut qu'il soit tempéré parla science. Bien
loin que vous deviez persécuter ou faire mourir les Juifs, il vous est
défendu, par l'Écriture, de les chasser de vos terres. Écoutez ce que
l'Église en dit par la bouche du Prophète : Dieu me fait connaître
que vous ne devez point exterminer mes ennemis, de peur que mon
peuple n'oublie son origine *. Les Juifs, en effet, sont comme des
figures et des lettres vivantes qui nous rappellent la passion et les
souffrances du Sauveur. Ils sont dispersés dans l'univers, afin que
la juste peine de leur crime soit un témoignage de notre rédemption.
C'est pourquoi l'Église dit dans le même psaume : Dispersez-les par
votre puissance, humiliez-les, ô Dieu, mon protecteur. Cela s'est
accompli ; ils sont dispersés, humiliés, réduits à un dur esclavage
sous les princes chrétiens. Cependant ils se convertiront à la fin, et
Dieu jettera sur eux un regard propice. Après que toute la gentifité
aura reçu l'Évangile, tout Israël sera sauvé 2. Jusqu'à ce temps, ceux
qui meurent dans leur infidélité périssent. Et dans les endroits même
où il n'y a point de Juifs, je le dis avec chagrin, on voit des Chré-
tiensusuriers plus criminels que les Juifs, plus dignes du nom de Juifs
1 Psalm. 68, 12.-2 Rom., 11, 26.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 449
baptisés que de Chrétiens. Au reste, si l'on détruit le peuple juif,
en vain Ton fait espérer leur future conversion. Si celle des païens
était remise de même, il faudrait de même les tolérer, plutôt que
d'user envers eux du glaive. Mais, comme ils ont commencé à user
de violence envers nous, c'est à ceux qui ne portent pas le glaive
sans cause à repousser la force par la force. Il est de la piété chré-
tienne de dompter les superbes et d'épargner ceux (jui sont soumis,
ceux principalement qui sont les dépositaires de la loi et des pro-
messes, de qui les patriarches sont les pères, desquels est sorti, se-
lon la chair, Jésus-Christ même, qui est Dieu élevé au-dessus de
tout et béni dans tous les siècles *. Il faut néanmoins les obliger, se-
lon la teneur du mandement apostolique, à n'exiger aucune usure
de ceux qui se sont croisés ^.
Cette lettre de saint Bernard est remarquable. On y voit que, dans
ses expéditions contre les Mahométans, la chrétienté ne faisait que
repousser la force parla force, et user de son droit de légitime dé-
fense. On voit qu'un premier effet de ces expéditions générales était
de faire cesser les guerres particulières parmi les Chrétiens. Un se-
cond effet non moins salutaire, c'était de ramener à des sentiments
d'humanité et de religion un certain nombre de scélérats plongés
dans toutes sortes de crimes, de les réhabiliter dans l'opinion publi-
que par le repentir religieux, puis de les envoyer en Orient trouver
la gloire ou une mort honorable. Certes, les croisades n'eussent-
elles produit que ces deux biens, notre siècle devrait toujours admi-
rer les croisades. Je dis notre siècle, qui ne sait plus que faire de
tant de criminels condamnés à la prison ou au bagne, qui en sortent
pires qu'ils n'y sont entrés, qui, étant excommuniés pour toujours
de la société civile, en deviennent nécessairement une gangrène in-
curable.
Ce que le saint abbé dit des Juifs dans sa lettre, regarde le zèle in-
discret d'un moine nommé Rodolphe, qui prêchait en même temps
la croisade à Cologne, à Mayence, à Worms et aux autres villes pro-
ches du Rhin. Il faisait profession d'une grande sévérité, mais il était
peu instruit, et, dans ses prédications, il disait qu'il fallait tuer les
Juifs comme les ennemis de la religion chrétienne, et ses discours sé-
ditieux firent un tel effet, qu'en plusieurs villes de Gaule et de Ger-
manie il y eut un grand nombre de Juifs massacrés. L'archevêque
Henri de Mayence en écrivit à saint Bernard, qui fit cette réponse :
L'homme dont il est question dans vos lettres n'a aucune mission ni
de l'homme, ni par l'homme, ni de Dieu. Il se trompe grossièrement
* Rom., 9,5. —2 s. Bern. Epist. 363,a/jàs360.
XV. 29
450 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVDI. — De 1125
de prétendre qu^il a droit de prêcher, sous prétexte qu'il est moine
ou ermite. Qu'il sache que roffice d'un moine est de pleurer et non
pas d'enseigner ; que, pour un vrai moine, le séjour des villes est
une prison et la solitude un paradis, au lieu que celui-ci fuit la soli-
tude comme une prison, et regarde la ville comme un paradis. 0
homme sans cœur et sans honneur ! dont la folie s'est mise sur le
chandelier, afin d'avoir tout le monde pour témoin. Il y a dans cet
homme tnois choses très-dignes de répréhension : l'usurpation du
ministère de la parole, le mépris des évêques, l'approbation de
l'homicide *.
Voilà ce que dit saint Bernard. Ainsi l'historien moderne des croi-
sades se trompe, quand il dit que ce moine était chargé de prêcher
la croisade, puisqu'il n'en avait reçu la mission de personne.
Pierre le Vénérable, abbé de Clugni, pensait, au sujet des Juifs,
comme le saint abbé de Clairvaux. On le voit par la lettre qu'il écri-
vit au roi Louis, vers le même temps, pour lui souhaiter un heureux
succès dans son expédition. Il convient que les Juifs sont les plus
grands ennemis des Chrétiens, et pires que les Mahométans. Toute-
fois, il ne veut pas qu'on les fasse mourir, mais qu'on les réserve à
un plus grand supplice, qui est d'être toujours esclaves, timides et
fugitifs. Ce qu'il demande au roi, c'est de les punir en ce qu'ils ont
de plus cher, qui est leur argent, leur ôtant les gains illicites qu'ils
font sur les Chrétiens non-seulement par les usures, mais par les
larcins dont ils sont complices et receleurs, principalement de l'ar-
genterie des églises. Car les voleurs, ne trouvant point de Chrétiens
qui voulussent acheter des vases sacrés, les vendaient aux Juifs, qui
les fondaient ou les employaient à des usages profanes. L'abbé de
Clugni exhorte le roi à punir ces sacrilèges, et à prendre sur les Juifs
de quoi faire la guerre aux Sarrasins 2.
Saint Bernard alla lui-même prêcher la croisade en Allemagne et
vint à Mayence, où il trouva le moine Rodolphe en grand crédit
auprès du peuple. Il le fit venir, lui représenta qu'il agissait contre
le devoir de sa profession, et enfin le réduisit à lui promettre obéis-
sance et à retourner dans son monastère. Le peuple en fut fort in-
digné et eût excité une sédition, s'il n'avait été retenu par la consi-
dération de la sainteté de Bernard. Le saint abbé étant allé à Franc-
fort trouver le roi Conrad pour mettre la paix entre lui et quelques
seigneurs, il prit le roi en particulier et l'exhorta à se croiser lui-
même pour le salut de son âme ; mais le roi lui dit qu'il n'y avait
point d'inclination, et il n'osa l'en presser davantage 3.
tS. Bern. epist 624, aliàs26i. — 2 Petr. Cluniac. L 4, epist. 36. — * Ott.
Fris. De Gest. Frid., I. 1, c. 39 ; 1. 4, c. 3. Vita S. Bern., 1. 6, c. 1 .
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 451
Herman, évêque de Constance, qui se trouvait à Francfort auprès
du roi, pria instamment saint Bernard de venir chez lui. Il y avait
grande répugnance, étant pressé de retourner à Clairvaux, d'où il
était absent depuis près d'un an; mais il se laissa vaincre à la per-
sévérance de révêque de Constance, qui l'en fit prier par les autres
évêques et par le roi même, et il crut connaître que c'était la volonté
de Dieu. En ce voyage, il fit un grand nombre de miracles, dont
nous avons une relation exacte, écrite à la prière de Samson, arche-
vêque de Reims, par Philippe, qui accompagnait le saint abbé dans
ce voyage, étant archidiacre de Liège; mais il se convertit alors, et,
au retour, se rendit moine à Clairvaux. Cette relation est un journal
depuis le premier dimanche de TAvent, premier jour de décembre
1146, jusqu'au jeudi, second jour de janvier 1147. Philippe fait parler
tous ceux qui avaient été avec lui témoins de ces miracles, savoir :
Herman, évêque de Constance, et Éverard, son chapelain ; deux
abbés, Baudouin et Frovin; deux moines, Gérard et Geoffroi; trois
clercs, Philippe, qui est l'auteur, Otton et Francon; enfin Alexandre
de Cologne, qui se joignit à eux dans le voyage. Ce sont dix témoins
de ces miracles.
Le journal commence ainsi : L'évêque Herman dit : Le curé du
village d'Hérenheim, étant appelé exprès, m'a déclaré qu'un homme
aveugle depuis dix ans, qui était de sa maison, ayant reçu le signe
de la croix en passant, le premier dimanche de l'avent, recouvra la
vue aussitôt qu'il fut arrivé dans sa maison; je l'avais déjà ouï dire
à un autre, et la chose est très-certaine dans tout le pays. Le chape-
lain Éverard dit : J'ai ouï. dire à deux hommes d'honneur, l'un prê-
tre et l'autre moine, qu'au village de Lapenheim, deux aveugles ont
recouvré la vue le même jour par le signe de la croix. Philippe : Le
lundi, en ma présence, un vieillard aveugle fut amené à l'église; et,
après l'imposition des mains, tout le peuple cria qu'il avait recouvré
la vue, comme vous l'entendîtes tous. L'abbé Frovin : Je le vis qui
voyait clair, et le frère Geoffroi le vit avec moi. Francon : Le mardi,
à Fribourg, une mère présenta au logis son enfant, qui était aveu-
gle; et comme elle le reportait, après l'imposition des mains, l'abbé
fit demander à l'enfant s'il voyait. Je le suivis moi-même, je l'inter-
rogeai, et il me répondit qu'il voyait clair, ce qui fut aussi vérifié en
plusieurs manières. Geoffroi : Aussitôt que nous fûmes entrés dans
l'église, un jeune homme boiteux fut guéri par le signe de la croix.
L'évêque Herman : Nous le vîmes tous devant l'autel, tandis que le
peuple louait Dieu avec de grands cris. Ensuite, après sept à huit
autres miracles attestés par les témoins oculaires, l'évêque reprend :
Et pourquoi n'avez-vous pas dit qu'à Fribourg, le premier jour.
45â HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
Fabbé ordonna de prier pour les riches, afin que Dieu ôtât le voile
de leurs cœurs? parce que, tandis que les pauvres se présentaient
pour prendre la croix, les riches se reculaient, et la prière ne fut pas
vaine ; mais les plus riches du lieu, comme vous savez, et même les
plus méchants, se croisèrent.
Après une douzaine d^autres miracles, Tévêque raconte ainsi ce
qui s'était passé à Bâle le vendredi &^^ de décembre : Après le ser-
mon et les croix données, on présenta à Thomme de Dieu une femme
muette, et sitôt qu^il eut touché sa langue, elle fut déliée et la femme
parla bien : je la vis et lui parlai. Mais ce boiteux qui avait été guéri
auparavant et pour lequel le peuple jeta de si grands cris, qui de
vous le vit? Otton : Nous le vîmes tous. Everard : Les chevaliers de
mon maître et de moi, le même jour vendredi, nous vîmes un enfant
que sa mère avait mené aveugle au logis du saiiit homme, et qu'elle
remmenait voyant clair. Gérard : Il se fit plusieurs miracles, principa-
lement ce jour-là, que nous ne pûmes savoir à cause du tumulte.
Ensuite Éverard, parlant du lundi 9°"* de décembre, dit : J'ai conféré
avec les chevaliers de mon maître, et, de ce que nous avons vu, tant
eux que moi, nous avons compté trente-six miracles faits ce jour-là.
Philippe : Le mardi, à Schaffbuse, nous en perdîmes plusieurs, parce
que le tumulte était insupportable, et Tabbé fut obligé de s'abstenir
de donner la bénédiction aux malades et de s'enfuir, tant le peuple
se pressait. Éverard : Moi-même je le priais instamment, devant
l'autel, de n'imposer les mains à personne, ne sachant comment on
pourrait le tirer de là. Philippe : Toutefois, à l'entrée de l'église, une
boiteuse fut guérie en ma présence, et vous entendîtes tous le chant
du peuple.
Ils arrivèrent à Constance le mercredi H"^ de décembre, et y de-
meurèrent le jeudi et le vendredi. Peu de gens, dit l'abbé Frovin,
virent ce qui s'y passa, à cause du tumulte; toutefois, je vis cet
aveugle qui recouvra la vue, le jeudi, devant l'autel. L'abbé de Rei-
chenau, qui lui donnait l'aumône, l'avait fait amener. Un petit garçon
de notre logis, que j'y avais fait conduire et qui était boiteux, fut
encore guéri en ce jour par le signe de la croix. On chanta encore
dans régUse et on sonna les cloches pour trois miracles, quoique nul
d'entre nous n'ait vu ce qui se passait. Geotîroi : Il n'y a point de
miracles que nous sachions moins que ceux de Constance, parce
qu'aucun de nous n'osait se mêler dans la foule, et nous nous som-
mes proposé d'écrire ceux que nous avons vus. De ceux qui se firent
le vendredi, je pense que vous n'avez rien vu le jour même; car le
samedi matin, pendant la messe, nous vîmes un jeune homme re-
merciant beaucoup le Père, de ce que la veille il lui avait rendu par
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 453
ses prières l'usage de ses jambes. Le saint homme, voyant sa dévo-
tion, se tourna vers moi et dit : Il ne s'est trouvé, pour revenir et
rendre gloire à Dieu, que ce garçon. Avant cela, pendant l'oblation
même, un adolescent, sourd depuis douze ans, pendant que le saint
homme faisait sur lui le signe de la croix, s'écria plein de joie qu'il
avait recouvré l'ouïe. Tous nous l'avons vu, et plusieurs d'entre nous
lui ont parlé. De même, nous y vîmes une femme et une fille boi-
teuses recevoir leur guérison, ainsi qu'une fille sourde. Voilà ce qui
arriva, comme vous le savez, le samedi, à Constance, dans la cha-
pelle de l'évêque. L'auteur continue à rapporter les miracles qui se
firent à Winterthur, à Zurich, à Rhinfeld, à Strasbourg et aux autres
lieux sur la route, jusqu'à Spire, où ils arrivèrent le mardi, veille
de Noël, 24"=° de décembre 11461.
'i| D'autres faits merveilleux sont rapportés par d'autres témoins. Les
peuples allemands, dit le biographe contemporain Godefroi, écou-
taient le saint homme avec une affection d'autant plus vive que, par-
lant un autre langage, ils étaient émus et pénétrés de la vertu même
de sa parole beaucoup plus que de l'interprétation d'un savant in-
terprète qui expliquait ses discours, et ils le prouvaient par la com-
ponction avec laquelle ils se frappaient la poitrine et versaient des
larmes 2. Dans cette effusion de la grâce divine, la prédication de la
croisade devenait comme l'accessoire. Le principal était l'augmen-
tation de la foi et de la piété dans d'innombrables populations. Plus
d'une fois le saint homme faillit être suffoqué par la foule qui se
pressait autour de lui. On lui arrachait pièce à pièce ses vêtements,
pour en faire des croix, ce qui l'incommodait beaucoup et l'obligeait
d'accepter fréquemment des habits neufs ^.
Ce fut en cette occasion que Bernard convertit un jeune chevalier,
riche en biens de la terre, mais pauvre de ceux du ciel et rempli de
vices et d'iniquités. Il s'appelait Henri ; il avait reçu beaucoup d'in-
struction, et, comme il parlait le français et l'allemand, il s'attacha
au saint pourpui servir d'interprète. Cette remarquable conversion
provoqua un miracle non moins remarquable. Le noble Henri se
trouvait à cheval à la suite de Bernard, au sortir de Fribourg en
Brisgau, lorsque tout à coup il se vit poursuivi par un de ses anciens
écuyers, qui l'accabla de moqueries et d'insultes. Il proférait des
blasphèmes contre le serviteur de Dieu, et s'écriait de toutes ses
forces : Allez, suivez ce diable ; et le diable lui-même vous emportera!
Cependant les voyageurs continuaient paisiblement leur course,
1 De miracul. s. Bern.. L 1, c. 1 et 2. Acta SS., 20 aug.— 2 Godefr. Vita
S. Bern., l. 3, c. 3, n. 7. — * Exord. magn. Cisterc, p. 1225, in Mabill.
45i HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
quafld, sur la route, on vint supplier le saint abbé de donner sa bé-
nédiction à une femme percluse qu'on porta jusqu'à ses pieds. Cet
incident augmenta la fureur de Tinsensé ; à la vue de la femme, qui
se trouva subitement guérie, il vomit contre le saint homme les der-
niers outrages ; mais tout d'un coup il tombe à la renverse, frappé
de Dieu, se brise le cou et expire. Son ancien maître, désolé de cette
mort funeste, se jette aux genoux de saint Bernard et le conjure
d'avoir pitié de cette âme que Satan avait remplie de malédictions.
C'est à cause de vous, dit-il ; c'est parce qu'il a blasphémé contre
vous que ce lugubre accident lui est arrivé ! A Dieu ne plaise, ré-
pondit le saint, que quelqu'un meure à cause de moi ! Et revenant
sur ses pas, il prie silencieusement sur le cadavre, la longueur d'un
Pater; puis il commande aux assistants de le soulever et de lui tenir
la tête, qui pendait de côté et d'autre. Enfin, ayant frotté de sa sa-
live l'endroit du cou rompu, il s'écrie : Au nom du Seigneur, lève-
toi ! et encore : Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, que
Dieu te rende ton âme ! Cette parole est à peine prononcée, que le
mort revit. Tous les assistants, saisis d'admiration et de joie en voyant
de leurs yeux un mort ressuscité, font retentir leurs acclamations
jusqu'au ciel. Cependant le saint lui adresse la parole : Maintenant,
lui dit-il, quelle est ta disposition ? que vas-tu faire ? ^ — Je ferai, mon
père, tout ce que vous m'ordonnerez, répondit l'écuyer, devenu tout
autre. Il prit la croix et s'engagea dans la milice de Jérusalem. L'un
des assistants lui demanda si réellement il avait été mort. J'étais mort,
dit-il, et j'ai entendu l'arrêt de ma damnation; car si le saint abbé
ne s'était hâté d'intervenir, je serais présentement dans les enfers.
Quant à Henri, ému plus vivement que les autres de ce fait extraor-
dinaire, il se retira à Clairvaux, où il fit sa profession; et plus d'une
fois, il raconta à ses frères assemblés la grâce qui lui avait été faite
et l'étonnant prodige dont il avait été témoin *.
Le roi Conrad avait convoqué à Spire une assemblée des évêques
et des seigneurs : saint Bernard y vint pour mettre la paix entre
quelques princes dont les inimitiés empêchaient plusieurs personnes
de prendre la croix. Dans les assemblées de cette espèce, dit l'archi-
diacre Philippe, les miracles n'ont pas coutume d'être fréquents,
parce que Dieu ne se plaît point à manifester sa gloire dans le con-
cours si grand d'une multitude curieuse. Cependant l'arrivée du
père n'y fut point oiseuse : il s'y fit ce qu'il appelait lui-même le
miracle des miracles; car le roi Conrad y prit la croix, contre l'at-
tente de tout le monde.
1 Exord. magnum, cap. 19, p. 1207, t. 2. Opéra S. Bem., édit. Mabill. Ratis-
bonne, loc. cit., t. 2, p. 218 et suiv.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 455
Outre ce que le saint abbé lui en avait dit à Francfort, il Fy
exhorta encore à Spire, nommément dans un sermon public; et, le
vendredi, jour de Saint-Jean l'Évangéliste, il lui en parla encore en
particulier, l'exhortant à ne pas perdre Toccasion d'une pénitence si
légère, si courte et si honorable. Le roi lui répondit enfin qu'il y
penserait, qu'il en parlerait à son conseil et rendrait réponse le len-
demain ; mais ensuite, pendant la messe, saint Bernard se sentit vi-
vement pressé de prêcher ce jour-là, sans en être prié, contre sa cou-
tume. Il prêcha donc, et, à la fin du sermon, il adressa la parole au
roi comme à un particulier. Il lui représenta le jugement dernier,
comme s'il eût été devant ce terrible tribunal , et fit parler Jésus-
Christ, qui lui reprochait les biens dont il l'avait comblé, la couronne,
les richesses, la force de corps et d'âme; enfin, il le toucha telle-
ment, que ce prince interrompit le sermon et s'écria avec larmes :
Je reconnais les bienfaits de Dieu, et désormais, moyennant sa grâce,
je ne serai plus ingrat; je suis prêt à le servir, puisque j'en suis
averti de sa part. Alors le peuple poussa des cris à la louange de Dieu,
et la terre retentit de leurs acclamations. Le roi prit aussitôt la croix,
et reçut, par la main de l'abbé, un étendard pris de dessus l'autel,
pour le porter de sa main en cette guerre. Avec lui se croisèrent
Frédéric, son neveu, et une infinité d'autres seigneurs.
Le dimanche, 29""* de décembre, le roi assembla tous les seigneurs
et les chevaliers croisés, et saint Bernard leur fit une exhortation
plus divine qu'humaine. Ce sont les paroles de Philippe, qui ajoute :
Quand nous fûmes sortis, comme le roi lui-même conduisait le saint
avec les princes, de peur qu'il ne fût accablé de la foule, on lui pré-
senta un enfant boiteux, il fit le signe de la croix, releva l'enfant et
lui ordonna de marcher devant tout le monde. Qui pourrait dire avec
quels transports de joie on conduisait cet enfant; mais le saint abbé,
se tournant vers le roi, lui dit : Ceci a été fait pour vous, afin que
vous connaissiez que Dieu est vraiment avec vous et que votre entre-
prise lui est agréable. A la même heure, avant que nous sortissions
du logis, une fille fut redressée, et une femme aveugle recouvra la
vue. Après plusieurs autres miracles faits à Spire, Philippe continue
ainsi, parlant de ce qui arriva le mardi, dernier jour de l'année :
Au même lieu arriva une chose qui nous fit grand plaisir, parce
que ce fut en présence d'un duc grec, envoyé par l'empereur de
Constantinople. Il parlait à notre père dans la chapelle du roi,
quand on lui présenta une femme aveugle. Aussitôt qu'il eut fait sur
elle le signe de la croix, elle recouvra la vue, et le Grec fut extrême-
ment touché. De même, vers le soir, en présence du roi, de ce Grec
et de plusieurs seigneurs, on lui présenta un enfant boiteux. Aussi-
456 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
tôt le saint homme dit avec confiance : Au nom de Jésus-Christ, je
te le commande, lève-toi et marche ! L^effet suivit, Tenfant se leva et
marchait librement : d'abord les jambes lui tremblaient, mais peu à
peu il se fortifia devant tout le monde. Anselme, évêque d'Ha-
velsberg, avait un grand mal de gorge, en sorte qu'à peine pouvait-
il avaler ou parler. Il disait à saint Bernard : Vous devriez aussi me
guérir. Il lui répondit agréablement : Si vous aviez autant de foi que
les femmelettes, peut-être pourrais-je vous rendre service. L'évêque
reprit : Si je n'ai pas la foi assez grande, que la vôtre me guérisse.
Enfin le père le toucha, en faisant le signe de la croix, et aussitôt
toute la douleur et l'enflure cessèrent. Saint Bernard fit encore plu-
sieurs miracles le mercredi, premier jour de l'année 4 147, et le jour
suivant, qui furent vus par le roi, la cour et toute la ville de Spire;
mais l'auteur se plaint que le mémoire où ils avaient été écrits fût
perdu ; ce qui marque qu'on les écrivait chaque jour, et que la re-
lation fut dressée sur ces mémoires. La cour se sépara le vendredi,
3°"* de janvier, et saint Bernard partit pour Worms *.
Ici finit la première partie du journal de ses miracles, et com-
mence la seconde, adressée au clergé de Cologne, qui contient le
voyage de Spire jusqu'à Cologne. Le saint abbé, étant arrivé à
Worms, n'y voulut point séjourner, quoiqu'on l'en priât instam-
ment, parce qu'il y avait passé deux mois auparavant, et donné la
croix à une multitude innombrable. Ils passèrent à Creuznach le
jour de l'Epiphanie, qui était le lundi ; et, le jeudi suivant, 9*"^ de
janvier, ils arrivèrent à Cologne. Comme on n'y attendait pas le
saint abbé, la foule du peuple n'y fut pas si grande ce jour-là ; car
il entrait secrètement dans les villes, autant qu'il pouvait, pour
éviter les réceptions solennelles; mais il le pouvait rarement. Le sa-
medi, il fit le sermon aux clercs de Cologne, leur reprochant leur
vie peu régulière, leur mollesse, leur oisiveté, leur orgueil, et leur
apphquant plusieurs menaces des prophètes.
Le dimanche, après avoir dit la messe, il prêcha dans la place,
parce que le peuple ne pouvait tenir dans Téghse. Là, dit l'auteur,
en notre présence, un aveugle recouvra la vue, et un manchot, qui
avait la mam sèche, fut guéri. Et, après quelques autres miracles, il
ajoute : Après le dîner, les miracles ne nous manquèrent point ce
jour-là; et nous les savons certainement, car nous les examinâmes
avec soin. Le saint homme était à une fenêtre, et on lui présentait
les malades par une échelle ; car personne n'osait ouvrir la porte de
i Vita S. Bern., 1. 6, seu miracuL pars 1. Acta SS., 20 aug., etMabilL, Opéra
S.Bern.,L2.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 457
la maison, tant étaient grands le tumulte et Tempressement. Ensuite,
le lundi, dès le grand matin, un homme sourdrecouvra Touïe, etune
fille aveugle la vue, et, un peu aprèsencor,e,une femme aveugle. Là
le concours et le tumulte furent si grands, qu'à peine put-on ramener
le saint homme au logis; et je ne sais s'il s'y fit unplus grand miracle
que de ce qu'il échappa sain et sauf. Vers la troisième heure, une
multitude de malades le demandaient avec instance, d'autant plus
qu'on savait qu'il devait bientôt partir. Il se rendit sur la place, leur
imprima le signe de la croix, l'un après l'autre, et à l'heure même,
à la vue de tout le monde, il y en eut quatorze de guéris, sept boi-
teux, cinq sourds, un manchotet une femme aveugle. A chaque mi-
racle, le peuple s'écriait en allemand et d'une voix qui montait jus-
qu'au ciel: Christ, oims gnade ! c'est-à-dire : Jésus-Christ, ayez
pitié de nous ! Kyrie eleison ! Die heiliguen aile, helfen ouns ! tous les
saints, secourez-nous ! Les auteurs de la relation ajoutent : Nous
sommes tous témoins de ces miracles, ainsi que toute la ville de
Cologne; ils n'ont pas été faits dans un coin, mais en pubhc. Si
quelqu'un est incrédule ou curieux, il en peut examiner facilement
une grande partie, principalement ceux qui ont été faits sur des
personnes qui ne sont ni du dernier rang ni inconnues.
Saint Bernard partit de Cologne le lundi, iS"^" de janvier H47, et
passa les jours suivants par Juliers, Aix-la-Chapelle et Maëstricht,
faisant partout des miracles. Le dimanche, 19""% et le lundi sui-
vant, il séjourna à Liège, d'où il vint à Gemblours, à Mons, à
Valenciennes, et le dimanche, 26'"% à Cambrai, où il séjourna le
lundi. Le vendredi suivant, il vmt à Laon, et le samedi, pre-
mier jour de février, à Reims. Tout le long de la route, les peu-
ples accouraient pour le voir, recevoir sa bénédiction et lui présenter
leurs malades. Et les malades étaient guéris dans les villes, dans les
bourgs, au milieu des champs. A Liège, après qu'il eut célébré la
messe solennelle, on lui présenta, devant tout le peuple, un jeune
homme perclus dès le sein de sa mère. L'homme de Dieu lui toucha
les reins et les jambes, lui donna la main, et le fit lever et marcher.
Le clergé entonna aussitôt le Te Deum; mais le peuple pleurait et
sanglotait si fort, qu'on n'entendait pas la voix des chantres. En
approchant du bourg de Fontaine, où ils allaient loger chez les pa-
rents de l'archidiacre Philippe, on lui présenta, au milieu du che-
min, un petit garçon aveugle dès sa naissance, qui ne pouvait même
ouvrir les paupières. Tout le monde désespérait de sa guérison,
même ceux qui avaient vu les plus grands miracles. Le saint
homme, sans différer un moment, lui imposa la main, et, après une
courte prière, lui ouvrit les paupières avec ses doigts et lui demanda
458 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
s'il voyait. Je vois, répondit l'enfant ; je vous vois, seigneur ! je vois
tous les hommes avec des cheveux ! Puis, sautant de joie, il s'écriait :
Mon Dieu, mon Dieu, je ne heurterai plus mes pieds contre la
pierre !
A Cambrai, dans l'église de la Sainte- Vierge, l'homme de Dieu
célébra sur un autel très-élévé, afin que tout le peuple pût le voir.
Un sourd-muet de naissance, qui devait lui être présenté après la
messe, passa à l'offrande avec tout le monde, et, suivant la coutume,
baisa la main du saint abbé. Aussitôt un des vassaux de l'évéque lui
demanda : Entends-tu ? L'enfant répondit : Entends-tu * ? car, n'ayant
jamais entendu parler, il répétait ce qu'il entendait dire. Le bon
chevalier lui apprit tout de suite à invoquer Dieu, à nommer la sainte
Vierge, etc. Comme l'enfant répondait promptement à tout, les ec-
clésiastiques qui étaient proche, ayant connu la vérité du miracle,
élevèrent la voix pour bénir Dieu d'avoir donné une puissance sem-
blable aux hommes. On éleva J'enfant, qui salua le peuple, et toute
la ville de Cambrai fut dans la joie d'entendre parler un enfant qui
n'avait jamais parlé depuis sa naissance, ni entendu parler ^.
Le dimanche, 2 février HÂH, jour de la Purification, saint Ber-
nard se rendit à Châlons, où le roi Louis était venu au-devant de
lui. Il y avait aussi plusieurs seigneurs de France et d'Allemagne, et
des ambassadeurs du roi des Romains, pour conférer sur le voyage
de Jérusalem. Saint Bernard fut tellement occupé de cette confé-
rence pendant le dimanche et le lundi, qu'il ne put sortir pour sa-
tisfaire le peuple qui le désirait ardemment; mais le bien général
était préférable aux désirs des particuliers. Le jeudi, 6""^ de fé-
vrier, il arriva à Clairvaux, et ne faisait pas moins de miracles dans
son pays qu'ailleurs. Il amena avec lui trente moines qu'il avait
gagnés en ce voyage, et il en attendait environ autant, qui avaient
déjà fait leur vœu et pris jour pour se rendre au monastère. Il de-
meura peu de jours à Clairvaux, et, pendant ce séjour, il défendit
d'y laisser entrer les malades qui venaient pour être guéris, de peur
de troubler le repos des frères. Depuis ce retour à Clairvaux, la re-
lation des miracles ne niarque plus exactement les jours, mais seu-
lement les lieux où ils furent faits.
Les miracles que fit saint Bernard en prêchant la croisade sont si
bien attestés, que ni les impies ni les protestants n'ont osé les révo-
quer en doute. L'historien protestant Luden dit à ce sujet : Il est
absolument impossible de mettre en doute l'authenticité des miracles
* En français du temps : Oz-tu?— ^ Vita S. Bem., l. 6,seumiracul. pars 1,
cap. Il et 12.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 459
de saint Bernard ; car Ton ne saurait supposer la fraude ni de la part
de ceux qui les rapportent, ni de la part de celui qui les a opérés *.
Or, saint Bernard, comme il s'en explique lui-même, faisait ces mi-
racles pour montrer aux peuples et aux rois que la croisade qu'il
prêchait était Tœuvre de Dieu, et que les rois et les peuples faisaient
une chose agréable à Dieu d'y consacrer leurs biens et leur vie. Ce-
pendant Fleury emploie un discours tout entier, c'est le sixième,
pour prouver que les croisades, non-seulement quant aux abus qu'y
mêlaient les hommes, mais quant à leur essence et à leur motif,
étaient contraires à l'esprit du christianisme et à l'esprit de l'Église.
Ce discours prouve du moins une chose : c'est que Fleury pense sur
les croisades, et même sur la nature du christianisme, autrement
que Dieu et ses saints.
Le dimanche de la Septuagésime, 16"^ de février 1147, saint Ber-
nard se rendit à Étampes, où le roi Louis tint encore une conférence
ou parlement touchant la croisade. On y parla de la route que l'on
devait tenir, et on résolut d'aller par la Grèce, contre l'avis de plu-
sieurs, particulièrement des envoyés de Roger, roi de Sicile, qui re-
présentaient le danger qu'il y avait de se fier aux Grecs. Ensuite on
délibéra à qui on devait confier la garde du royaume pendant l'ab-
sence du roi. Il en laissa le choix aux prélats et aux seigneurs, et,
après qu'ils l'eurent fait, saint Bernard vint l'annoncer ; montrant
l'abbé Suger et Guillaume, comte de Nevers, il dit : Voici deux
glaives, et c'est assez. Tout le monde approuva ce choix, excepté le
comte de Nevers ; il annonça qu'il avait fait vœu d'entrer dans la
Chartreuse, et l'exécuta peu de temps après, sans pouvoir en être
détourné par les prières du roi ni de tous les autres. Ainsi l'abbé
Suger demeura seul chargé de la régence, qu'il ne voulut toutefois
accepter qu'après en avoir reçu l'ordre exprès du Pape. On marqua
le jour du départ à la Pentecôte, où l'on devait s'assembler à Metz.
Le roi de Sicile, Roger, depuis qu'il eut fait sa paix avec l'Église,
faisait la guerre aux infidèles, et avec succès. Devenu maître de l'île
de Malte, il porta ses vues sur l'Afrique, d'où les corsaires venaient
infester les pays chrétiens. L'Afrique était divisée entre deux dynas-
ties, les Almohades à Maroc, les Zéirites vers Tripoli et Tunis. Ces
deux dynasties se faisaient la guerre. Roger profita de leurs divi-
sions. l\ attaiqua et prit Tripoli, place forte située sur la côte de la
mer. La capitale des Zéirites portait le nom d'Afrique, de celui de
la contrée, et on l'appelait quelquefois Mahadia, du nom de l'Arabe
qui en avait jeté les fondements. Le roi de Sicile s'en rendit maître,
1 Luden, Geschichte der Teutschen., t. 10, 1. 21, c. 10, note 12.
460 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
,ainsi que de Tunis, de Safax, de Capsie, de Bone et d'une longue
étendue de côtes; il mit des garnisons dans les forteresses, assujettit
la contrée à un tribut, et put dire, avec quelque apparence de vérité,
qu'il tenait FAfrique sous le joug i.
D'un autre côté, pour venger le mépris que les Grecs de Constan-
tinople avaient fait de ses ambassadeurs, il leur enleva Tîle de Corfou,
entra dans la Grèce ; prit les villes d'Athènes, de Thèbes et de Co-
rinthe, et en ramena, avec un butin immense, des ouvriers et des
ouvrières en soie, qui devinrent une richesse pour la Sicile. Compa-
rant l'habile industrie de ces artisans avec la fainéantise et la lâcheté
des soldats, il s'écria que la quenouille et le métier étaient les seules
armes que les Grecs fussent capables de manier 2. Le roi de Sicile
était donc mieux en état que personne de donner de bons conseils
pour faire réussir la croisade. On eut tout lieu de se repentir de ne
les avoir pas suivis.
Pendant le même mois de février 1147, où le roi de France tint
un parlement à Etampes, le roi Conrad tint une cour plénière à Ra-
tisbonne en Bavière, ayant avec lui Adam, abbé d'York, à la place
de saint Bernard. Après avoir célébré la messe et invoqué le Saint-
Esprit, il monta sur l'ambon ; et, ayant lu les lettres du Pape et de
l'abbé de Clairvaux, il fit une exhortation simple et courte, qui per-
suada presque à tous les assistants de se croiser ; car ils venaient à ce
dessein, étant déjà excités par le mouvement précédent. Trois
évêques se croisèrent sur l'heure, Henri de Ratisbonne, Otton de
Frisingue et Reinbert de Passau. Henri, duc d'Autriche, frère du
roi Conrad, se croisa aussi, et une infinité d'autres seigneurs. Labeslas,
duc de Bohême ; Odoacre, marquis de Styrie, et Bernard, comte de
Carinthie, prirent la croix peu après. Mais ce qu'il y eut de plus
merveilleux, dit Otton de Frisingue, c'est qu'il accourut une si
grande multitude de pillards et de brigands, qu'il n'y eut pas un
homme sensé qui ne reconnût et n'admirât ce changement subit et
extraordinaire comme un coup du ciel ^.
Otton, évêque de Frisingue, était fils de Léopold IV, margrave
d'Autriche, qui est compté entre les saints, et honoré le Ib""® de
novembre, étant mort ce même jour en 1136. La mère d'Otton fut
Agnès, fille de l'empereur Henri IV. Elle avait épousé en premières
noces Frédéric, duc de Souabe, dont elle avait eu Frédéric, qui suc-
céda au duché, et Conrad, l'oi des Romains : ainsi Otton était frère
utérin de ce prince. Agnès donna à saint Léopold, son second mari,
1 Apulus et Calaber, Siculus mihi servit etAfer. — 2 V&%\, Muratori, an. 1147.
— 3 Otlon. De Gest. Frid., 1. 1, c. 40.
à 1153 de l'ère clir.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 461
jusqu'à dix-huit enfants; sept moururent en bas âge, les autres ren-
dirent leurs noms célèbres par leurs vertus ou leurs grandes actions.
Au milieu d'une famille aussi nombreuse, au milieu des guerres
civiles qui divisaient TAUemagne, le pieux margrave d'Autriche sut
maintenir ses États dans la paix pendant les quarante ans qu'il les
gouverna, y donnant l'exemple de toutes les vertus, de la piété en-
vers Dieu, de l'amour pour ses peuples, de la charité pour les pau-
vres. Son épouse le secondait dignement dans toutes ses bonnes
œuvres. Aux vertus chrétiennes, il joignit une brillante valeur.
Les Hongrois ayant fait irruption sur ses terres jusqu'à deux foisy
saint Léopold les battit chaque fois en bataille rangée. A la mort de
l'empereur Henri V, plusieurs princes voulurent l'élever à la dignité
impériale. Lothaire ayant été élu, Léopold lui demeura toujours,
fidèle, et ne prit aucune part aux troubles que causa l'ambition de
son beau-fils Conrad. Otton était son cinquième fils. L'ayant fait
étudier, il le fit prévôt du chapitre de Neubourg en Autriche. Mais
Otton, voulant étudier plus à fond, vint à Paris, et y passa plusieurs
années. Comme il retournait dans son pays, il fut touché de la ré-
gularité de l'observance de Cîteaux et des vertus de saint Bernard, et
embrassa la vie monastique avec quinze compagnons de son voyage,
dans Morimond, dont il fut depuis abbé. Son père, ayant su son
entrée en rehgion, non-seulement ne lui en fit point de reproche,
mais l'en félicita, et bâtit, par affection pour lui, le monastère de
Sainte-Croix en Autriche. En 4138, Otton fut tiré de Morimond par
le roi Conrad, son frère, pour lui donner l'évêchéde Frisingue, qu'il
gouverna vingt ans, sans quitter l'habit monastique. Il retira les
biens aliénés et dissipés de cette égUse, et rétablit la régularité dans
le clergé et dans les monastères. Il passa pour un des plus savants
d'entre les princes d'Allemagne, et fut un des premiers qui y intro-
duisirent l'étude de la philosophie, particulièrement la Logique d'A-
ristote. Il était éloquent, et traitait souvent les affaires de l'Église
devant les rois et les princes * .
Cependant le pape Eugène, fatigué par les séditions des Romains,
vint en France. Il se rendit d'abord au monastère de Clugni, où,
par un privilège du 24 mars 1147, il reçut l'abbaye de Bonneval en
la protection de saint Pierre. Le roi Louis le Jeune alla le recevoir,
jusqu'à Dijon, où il consacra l'église collégiale de Saint-Étienne, au-
jourd'hui la cathédrale. De Dijon, le Pape et le roi s'en vinrent par
Auxerre à Paris, où ils célébrèrent ensemble les fêtes de Pâques ^.
1 Vie de S. Le'opold. Godesnard, 15 novembre, Vita 0^fo«., apud Vurst. Ba-
devic, 1. 2, c. 11. — 2 pagi, an. 1147.
462 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
Tandis que les rois et les princes se préparaient à défendre la
chrétienté au dehors contre les infidèles, le Pape et les évêques tra-
vaillaient à la défendre au dedans contre les erreurs et les scandales.
Dans un concile de Paris, tenu aux fêtes de Pâques 1147, Gilbert
de la Porrée, évêque de Poitiers, fut accusé, et, dans un concile tenu
à Reims le 22 mars 1148, il fut convaincu de plusieurs erreurs tou-
chant la nature de Dieu, ses attributs, et le mystère de la sainte
Trinité. Il disait que la divinité ou Tessence divine est réellement dis-
tinguée de Dieu; que cette proposition : Dieu est la bonté, est fausse,
à moins qu'on ne la réduise à celle-ci : Dieu est bon. Il ajoutait que
la nature ou l'essence divine est réellement distinguée des trois per-
sonnes divines ; que ce n'est point la nature divine, mais seulement
la seconde personne qui s'est incarnée. Dans toutes ces propositions,
c'est le mot réellement qui constitue l'erreur. Si Gilbert s'était borné
à dire que Dieu et la divinité ne sont pas la même chose formelle-
ment, ou in statu rationis, comme s'expriment les logiciens, sans
doute il n'aurait pas été condamné ; cela signifierait seulement que
ces deux termes Dieu et la divinité n'ont pas précisément le même
sens, ou ne présentent pas absolument la même idée à l'esprit ^
Après quelques incidents, saint Bernard, de concert avec les
évêques et prélats français du concile de Reims, opposa aux erreurs
de Gilbert de la Porrée une profession de foi qui portait en substance:
1° Nous croyons que la nature de la divinité est Dieu, et que Dieu
est la divinité; qu'il est sage par la sagesse qui est lui-même, grand
de la grandeur qui est lui-même, et ainsi du reste. 2° Quand nous
parlons des trois personnes divines, nous disons qu'elles sont un
Dieu et une substance divine; et, au contraire, quand nous parlons
de la substance divine, nous disons qu'elle est en trois personnes.
3° Nous disons que Dieu seul est éternel, et qu'il n'y a aucune autre
chose, soit qu'on la nomme relation, propriété, ou autrement, qui
soit éternelle sans être Dieu. 4° Nous croyons que la divinité même
et la nature divine se sont incarnées dans le Fils. Le Pape approuva
cette profession de foi, et condamna les propositions de Gilbert, qui
acquiesça avec soumission à ce jugement, et fut renvoyé en paix
dans son diocèse 2; mais il eut quelques disciples qui ne furent pas
aussi dociles. Saint Bernard combattit leurs erreurs, et dans deux
sermons, et dans le cinquième livre De la Considération, au pape
Eugène.
* Bergier, Dict. théoL, art. Forrétains. — ^Xel est en substance le récit du moine
Geoffroi , depuis abbé de Clairvaux , qui était présent au concile , et qui par là
même est plutôt à suivre qu'Otton de Frisingue , qui était alors en Styrie, et qui
paraît prévenu en faveur de Gilbert.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 463
Gilbert de laPorrée s'égarait par trop de subtilité, un autre s'éga-
rait par un excès contraire : c'était un gentilhomme bas-breton,
nommé Éon de TÉtoile. Enflé d'un léger commencement de lettres,
il s'était avisé de raisonner sur ce qu'il entendait quelquefois à l'église,
où la lettre M et la lettre m, jointes ensemble, se prononçaient comme
0 et w, on pour um. Ainsi, à ces paroles des exorcismes, per eum
qui venturus est, et à celle des oraisons, per eumdem Dominum nos-
trum, il s'imaginait que c'était lui, Eon, que l'on y nommait. La
méprise n'aurait été que risible, si elle n'eût pas dégénéré en folie
ou en impiété, et que là-dessus il ne se fût pas mis en tête qu'il était
le Fils de Dieu, le Juge des vivants et des morts et le Seigneur de
toutes choses. Il se le persuada même et parvint à le persuader à
d'autres à ce point que, dans son pays et aux environs, il se forma
un cortège de gens qui lui étaient aveuglément dévoués. Sa famille
cherchait à le renfermer, et la sûreté publique l'exigea bientôt.
Quelque simple ou quelque fou qu'il parût, il savait bien tirer les
conséquences de son principe. Accompagné de ses partisans, il fai-
sait valoir sa qualité de Fils de Dieu et de seigneur universel. Il dé-
pouillait les églises, pillait les monastères et s'enrichissait partout
avec eux aux dépens de qui il pouvait. Sans plus travailler autre-
ment, ils vivaient ensemble dans la bonne chère. On dilftit même
qu'il avait des esprits à ses ordres, qui, au moindre signe qu'il leur
en donnait, dressaient au milieu des forêts des tables somptueuse-
ment servies, mais de viandes creuses, qui faisaient plaisir à manger,
mais ne nourrissaient point. Quoiqu'il en soit de ces enchantements,
Éon de l'Étoile, après avoir échappé quelque temps aux poursuites
que l'on faisait pour le saisir, fut arrêté dans le diocèse de Reims,
lui et plusieurs des siens.
Ayant été amené devant le concile, le Pape lui demanda qui il
était. Je suis, répondit-il fièrement, celui qui doit juger les vivants
et les morts, et le siècle par le feu. On souhaita de savoir ce que si-
gnifiait la forme du bâton sur lequel il s'appuyait et terminé en haut
par une fourche. C'est une chose de grand mystère, dit-il; car, aussi
longtemps que, comme vous le voyez maintenant, les deux bran-
ches regardent le ciel. Dieu possède deux parties de l'univers et me
cède la troisième. Mais si je tourne les deux branches vers la terre
et la partie simple vers le ciel, alors je retiens pour moi deux parties
du monde et ne laisse à Dieu que la troisième. A ces mots, tout le
concile se prit à rire et se moqua d'un homme livré à ce point au
sens réprouvé. On en eut pitié. On alla même jusqu'à ne le croire
pas assez libre pour lui imputer à la rigueur les vols et les sacrilèges
qu'il avait commis. Une prison perpétuelle fut toute la punition que
464 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1123
le Pape voulut qu'on lui appliquât. On Vy confina par Tautorité de
l'abbé Suger, régent du royaume, et il y mourut peu après. Quel-
ques-uns de ses disciples furent livrés au bras séculier et se laissèrent
brûler, plutôt que de renoncer à leur criminelle folie *.
Mais une secte bien autrement dangereuse était celle des mani-
chéens, qui recommençait à pulluler dans le midi de la France sous
divers noms : de pétrobrussiens, de l'hérésiarque Pierre de Bruys;
de henriciens, de son disciple Henri ; d'albigeois, de la ville et du
piays d'Albi, où ils se multiplièrent davantage.
Pour entendre bien leur histoire, il est bon de se rappeler ce que
c'était que les manichéens. Toute leur théologie roulait sur la ques-
tion de l'origine du mal; ils voyaient du mal dans le monde et ils
en voulaient trouver le principe. Dieu ne le pouvait pas être, parce
qu'il est infiniment bon. 11 fallait donc, disaient-ils, reconnaître un
autre principe, qui, étant mauvais par sa nature, fût la cause et
l'origine du mal. Voilà donc la source de l'erreur. Deux premiers
principes, l'un du bien, l'autre du mal, ennemis par conséquent et
de nature contraire, s'étant combattus et mêlés dans le combat,
avaient répandu l'un le bien, l'autre le mal dans le monde; l'un la
lumière, l'autre les ténèbres, et ainsi du reste : car il n'est pas be-
soin de raconter ici toutes les extravagances impies de cette abomi-
nable secte. Elle était venue du paganisme. Manès, Perse de nation,
tâcha d'introduire cette monstruosité dans la religion chrétienne,
vers la fin du troisième siècle. Marcion avait déjà commencé, quel-
ques années auparavant, et sa secte, divisée en plusieurs branches,
avait préparé la voie aux impiétés et aux rêveries que Manès y
ajouta.
Au reste, les conséquences que ces hérétiques tiraient de cette
doctrine n'étaient pas moins absurdes ni moins impies. L'Ancien
Testament avec ses rigueurs n'était qu'une fable, ou en tout cas
l'ouvrage du mauvais principe ; le mystère de l'incarnation, une
illusion ; et la chair de Jésus-Christ, un fantôme : car la chair étant
l'œuvre du mauvais principe, Jésus-Christ, qui est le Fils du Dieu
bon, ne pouvait pas l'avoir prise en vérité. Comme nos corps ve-
naient du mauvais principe et que nos âmes venaient du bon, ou
plutôt qu'elles en étaient la substance même, il n'était pas permis
d'avoir des enfants ni de lier la substance du bon principe avec celle
du mauvais ; en sorte que le mariage, ou plutôt, la génération des
enfants était défendue. La chair des animaux et tout ce qui en sort,
comme les laitages, étaient aussi l'ouvrage du mauvais; le vin était
. 1 Willelm. Neubijg., 1. 1, c. 19, apud Baron., 1148.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 465
au même rang : tout cela était impur de sa nature^ et l'usage en
était criminel. Voilà donc manifestement ces hommes trompés par
les démons, dont parle saint Paul, qui devaient, dans les derniers
temps... défendre le mariage et rejeter comme immondes les viandes que
Dieu avait créées *.
Ces malheureux, qui ne cherchaient qu'à tromper le monde par
des apparences, tâchaient de s'autoriser par l'exemple de l'Église
catholique, où le nombre de ceux qui s'interdisaient l'usage du ma-
riage par la profession de la continence était très-grand, et où l'on
s'abstenait de certaines viandes, soit toujours, comme faisaient plu-
sieurs solitaires, à l'exemple de Daniel ^, soit en certains temps,
comme dans le temps de carême; mais les saints Pères répondaient
qu'ily avait une grande différence entre ceux qui condamnaientla gé-
nération des enfants, comme faisaient formellement les manichéens^,
et ceux qui lui préféraient la continence avec l'Apôtre et avec Jésus-
Christ même *, et qui ne se croyaient pas permis de reculer en
arrière ^ après avoir fait profession d'une vie plus parfaite. C'était
aussi autre chose de s'abstenir de certaines viandes, ou pour signi-
fier quelque mystère, comme dans l'Ancien Testament, ou pour
mortifier les sens, comme on le continuait encore dans le Nouveau;
autre chose de les condamner, avec les manichéens, comme impu-
res, comme mauvaises, comme étant l'ouvrage, non de Dieu, mais
du mauvais. Et les Pères remarquaient que l'Apôtre attaquait expres-
sément ce dernier sens, qui était celui des manichéens, par ces pa-
roles : Toute créature de Dieu est bonne ®, et encore par celles-ci : //
ne faut rien rejeter de ce que Dieu a créé ; et de là ils concluaient
qu'il ne fallait pas s'étonner que le Saint-Esprit eût averti de si loin
les fidèles d'une si grande abomination par la bouche de saint
Paul.
Tels étaient les principaux points de la doctrine des manichéens;
mais cette secte avait encore des caractères remarquables : l'un,
qu'au milieu de ces absurdités impies, que le démon avait inspirées
aux manichéens, ils avaient encore mêlé dans leurs discours je ne
sais quoi de si éblouissant et une force si prodigieuse de séduction,
que. même saint Augustin, un si beau génie, y fut pris et demeura
parmi eux neuf ans durant, très-zélé pour cette secte''. On remarque
aussi que c'était une de celles dont on revenait le plus difficilement :
elle avait, pour tromper les simples, des prestiges et des illusions
1 l.,Tim., 4, 1-3.— 2 Dan., 1, 8-12.— s Augustin., Cont, Faust., 1.30,
c. 3-6. — * 1. Cor., 6, 26-38. Matth., 19, 12. — « Luc, 9, 62. — « 1. Tim., 4, 4.
' Augustin, Cont. Faust., \. t, c. 10, et Confess., 1. 4, c. 1.
XV. 30
466 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
inouïes. On lui attribue aussi les enchantements *; et enfin on y re-
marquait tout Tattirail de la séduction.
L'autre caractère des manichéens est qu'ils savaient cacher ce qu'il
y avait de plus détestable dans leur secte, avec un artifice si profond,
que non-seulement ceux qui n'en étaient pas, mais encore ceux qui
en étaient y passaient un long temps sans le savoir; car, sous la belle
couverture de leur continence, ils cachaient des impuretés qu'on
n'ose nommer et qui même faisaient partie de leurs mystères. Il y
avait parmi eux plusieurs ordres. Ceux qu'ils appelaient leurs audi-
teurs ne savaient pas le fond de la secte, et leurs élus, c'est-à-dire
ceux qui savaient tout le mystère, en cachaient soigneusement l'abo-
minable secret, jusqu'à ce qu'on y eût été préparé par divers degrés.
On étalait l'abstinence et l'extérieur d'une vie non-seulement belle,
mais encore mortifiée ; et c'était une partie de la séduction de venir
comme par degrés à ce qu'on croyait plus parfait, à cause qu'il était
caché.
Pour troisième caractère de ces hérétiques, nous y pouvons en-
core observer une adresse inconcevable à se mêler parmi les fidèles
et à s'y cacher sous la profession de la foi catholique ; car cette dissi-
mulation était un des artifices dont ils se servaient pour attirer les
hommes dans leurs sentiments. Joignez-y que, quand ils étaient in-
terrogés sur la religion, ils se croyaient permis non-seulement de
mentir, mais encore de se parjurer, suivant ce vers rapporté par
saint Augustin : Jurez, parjurez-vous tant que vous voudrez ; gar-
dez-vous seulement de trahir le secret de la secte ^.
Cette secte si cachée, si abominable, si pleine de séduction, de
superstition et d'hypocrisie, malgré les lois des empereurs, qui en
avaient condamné les sectateurs au dernier supplice, ne laissait pas
de se conserver et de se répandre. L'empereur Anastase et l'impéra-
trice Théodora, femme de Justinien, l'avaient favorisée. On en voit
les sectateurs au septième siècle, en Arménie, sous le nom de pauli-
ciens. Nous les avons retrouvés en Bulgarie au commencement du
douzième siècle, sous le nom de bogomiles. En 1143, on en décou-
vrit quelques-uns à Constantinople, entre autres deux qui se préten-
daient évêques. Après l'an 1000 de Notre -Seigneur, ce mystère d'ini-
quité reparut en Occident. En 1017, sous le roi Robert, nous avons
vu des manichéens à Orléans. Une femme italienne avait apporté en
Francecettedamnablehérésie. En Italie, ces sectaires se nommaient
cathares, c'est-à-dire purs. D'autres hérétiques avaient autrefois pris
1 Théodoret, Hceret. fabul.,\. 1, c. uUim. — ' Jura, perjura; secretum pro-
dere noli. Aug. in Hceres. Priscill.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 467
ce nom, et c'étaient les novatiens, dans la pensée qu'ils avaient que
leur vie était plus pure que celle des autres, à cause de la sévérité 'de
leur discipline ; mais les manichéens, enorgueillis de leur continence
et de l'abstinence de la viande, qu'ils croyaient immonde, se regar-
daient non-seulement comme cathares ou purs, mais encore, au
rapport de saint Augustin *, commo catharistes, c'est-à-dire purifica-
teurs, à cause de la partie de la substance divine mêlée dans les her-
bes et dans les légumes avec la substance contraire, dont ils sépa-
raient et purifiaient cette substance divine en la mangeant. Ce sont
là des prodiges, dit Bossuet, je l'avoue; et on n'aurait jamais cru
que les hommes en pussent être si étrangement entêtés, si on ne l'a-
vait connu par expérience. Dieu voulant donner à l'esprit humain
des exemples de l'aveuglement où il peut tomber quand il est laissé
à lui-même 2. Les manichéens qui se manifestèrent dans le midi de
la France vers le milieu du douzième siècle, outre les noms de pé-
trobrussiens, henriciens, albigeois et plusieurs autres, portaient
encore celui de bulgares, parce que leur secte venait de Bulgarie.
Depuis vingt-cinq ans, Pierre de Bruys infectait les environs de
la Garonne et du Rhône. Fier de la multitude qu'il avait séduite,
il s'était enhardi ; et, après avoir porté partout le ravage sur les
choses saintes, il vint à Saint-Gilles, en Languedoc, fit un bûcher
sur la grande place avec les croix qu'il avait brisées et abattues, et
les brûla publiquement. A ce spectacle, les catholiques, outrés d'in-
dignation, se jetèrent sur lui, dressèrent un second bûcher, et, sans
autre forme de procès, l'y firent périr au milieu des flammes. Quel-
ques évêques et quelques seigneurs de Provence et de Dauphiné
en usèrent plus régulièrement contre les disciples, et, unis entre eux
pour les détruire, ils vinrent au moins à bout de les dissiper.
La mémoire en était encore toute fraîche, lorsqu'un voyage que
Pierre le Vénérable fut obligé de faire dans ce pays-là l'y rendit
témoin d'une partie de leurs excès, et ne le pénétra pas d'une moins
vive douleur sur ce qu'il apprit. Pour ramener ces malheureux héré-
tiques, comme aussi pour préserver les catholiques de leur séduction,
il entreprit de réfuter leurs erreurs les plus connues dans un écrit
adressé aux archevêques d'Arles et d'Embrun, aux évêques de Die
et de Gap, qui s'étaient employés contre ces hérétiques et les avaient
fait sortir de leurs diocèses. Il marque en peu de mots les excès com-
mis par les sectaires. On a vu rebaptiser les peuples, profaner les
églises, renverser les autels, brûler les croix, fouetter les prêtres,
emprisonner les moines, les contraindre à prendre des femmes par
1 De Hceres. in Hœr. manich. — 2 Bossuet, Hist. des Variât. ,\. 1, n. 7-22.
468 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
les menaces et les tourments *. Il réduit à cinq celles de leurs erreurs
qu^ils semaient le plus parmi le peuple : de refuser le baptême aux
enfants avant l^âge de raison; de ne permettre ni autels ni églises;
de défendre d'adorer ou d'honorer la croix, d'ordonner même de la
briser et de la fouler aux pieds; de nier non-seulement la réalité du
corps et du sang de Jésus-Christ dans le sacrifice qui s'offre tous les
jours sur nos autels, mais de défendre encore de l'offrir; de rejeter
les prières, les sacrifices et les autres bonnes œuvres faites par les
vivants pour les morts.
Pierre le Vénérable réfute avec étendue, et très-bien, toutes ces
erreurs. Sur la première, il fait d'abord cette observation. S'il est
vrai qu'on ne doit baptiser que ceux qui sont en âge de professer la
foi par eux-mêmes, il suit de là que tous ceux qui portent actuelle-
ment le nom de Chrétiens, d'évêques, de prêtres, de diacres, de
moines, le portent en vain, puisque aucun n'ayant été baptisé à l'âge
de raison, leur baptême était nul et conséquemment tout ce qui s'en
était suivi, personne ne pouvant être évêque sans avoir été baptisé.
Depuis environ cinq cents ans, dit-il, toute la Gaule, l'Espagne,
l'Allemagne, l'Italie, enfin toute l'Europe, n'a presque baptisé que
des enfants.
Avant de réfuter les nouveaux manichéens par l'Écriture, Pierre
établit l'autorité de l'Écriture même. Ces hérétiques ne reconnais-
saient que les quatre Évangiles. Pierre leur montre, par les Évan-
giles mêmes, particulièrement celui de saint Luc, qu'ils doivent en-
core admettre les Actes des apôtres : c'est le même auteur, le même
style, les mêmes faits prédits d'un côté, accomplis de l'autre; faits
qui d'ailleurs sont écrits dans tout l'univers chrétien par des fêtes et
autres institutions publiques. Par l'Évangile et les Actes des apôtres,
il prouve de même la divine autorité des Épîtres des apôtres, qui,
du reste, n'ont jamais été révoquées en doute, même par les pre-
miers hérétiques. Il est surtout un argument que Pierre emploie
pour établir l'autorité canonique de ces Épîtres, c'est l'autorité vi-
vante de l'Église. Le Seigneur dit dans l'Évangile : Voici que je suis
avec vous tous les jours, jusqu'à la consommation du monde ^. Et
encore : Je prierai le Père, et il vous donnera un autre Paracletpour
demeurer avec vous à jamais ^. Et encore : Je ne prie pas seulement
pour ceux-ci (les apôtres), mais encore pour ceux qui croiront en
moi par leur parole, afin que tous ils soient un, comme vous, ô Père,
vous êtes en moi et moi en vous; afin qu'eux aussi soient un en
nous, et que le monde croie que vous m'avez envoyé. Je leur ai
1 Bibl. PP., t. 22, p. 1Î35. — 2 Marc. — s Joan., 14.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 469
donné la gloire que vous m'avez donnée à moi, afin qu'ils soient un,
comme nous-mêmes sommes un *.
Comment donc ne croire pas au témoignage d'une Église avec la-
quelle Jésus-Christ habite indivisiblement jusqu'à la consommation
des siècles? Comment ne croire pas au témoignage d'une Église avec
qui l'Esprit-Saint demeure inséparablement, non-seulement ici, mais
dans l'éternité? Comment ne croire pas au témoignage d'une Église
qui est une même chose avec le Père et le Fils, comme le Père est
dans le Fils et le Fils dans le Père ; une Église à qui le Fils de Dieu a
donné la gloire qu'il a reçue lui-même du Père? Comment aurait-
elle pu suivre une si grande erreur, je ne dis pas si longtemps, mais
un seul moment? comment aurait pu se tromper, et tromper pen-
dant mille ans, une Église avec qui le Père véritable, avec qui le
Fils vérité, avec qui l'Esprit de vérité a demeuré perpétuellement?
Or, cette Église a toujours reconnu les Épîtres des apôtres pour être
d'eux, et divinement inspirées. Il faut donc l'en croire ou rejeter
même l'Évangile, comme les païens. Par le Nouveau Testament ainsi
prouvé, Pierre le Vénérable prouve l'Ancien Testament, qu'on y
voit continuellement cité, résumé et autorisé. Cette méthode de
prouver ce qui n'est pas admis par ce qui l'est, ce qui est plus con-
testé par ce qui l'est moins, ce qui est plus éloigné par ce qui est
plus proche, l'Ancien Testament par le Nouveau, nous paraît un
trait de génie. Nous ne nous souvenons pas d'avoir rencontré quel-
que chose de si bien entendu dans les auteurs modernes, qui géné-
ralement commencent par ce qui est plus loin et plus difficile, et
négligent l'avantage que leur offre ce qui est plus près et plus aisé.
Ayant ainsi établi l'autorité de toute l'Écriture, Pierre en profite
pour réfuter victorieusement les cinq erreurs principales des pétro-
brussiens. Il montre, contre la première, par plusieurs exen^ples de
l'Évangile, que la foi des pères ou des maîtres peut être utile à leurs
enfants ou à leurs domestiques. On voit, dans saint Jean, que le fils
d'un officier fut guéri par la foi de son père 2; dans saint Matthieu,
que le centenier obtint, par la grandeur de sa foi, la guérison de son
serviteur 3; dans saint Marc, que Jésus-Christ accorda la guérison
de l'enfant lunatique à la foi de son père *. Il conclut des guérisons
corporelles aux spirituelles, et dit que, si la foi des parents peut ob-
tenir à leurs enfants la santé du corps par la médiation de Jésus-
Christ, elle peut aussi leur procurer celle de l'âme par le baptême
conféré en son nom. Il le prouve d'ailleurs directement par l'exemple
du paralytique. Des hommes charitables, ne pouvant, à cause de la
1 Joan., 17. — 2 Ibid. 4, 50. — 3 Malth., 8, 10. — * Marc, 9, 22.
470 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
foule, l'introduire dans la maison où était assis le Seigneur, le des-
cendirent devant lui par le toit. Jésus voyant Yewr foi, dit l^Evangile,
dit au malade : Tes péchés te sont remis. Et, comme quelques-uns
se scandalisaient de cette parole, il ajouta : Afin que vous sachiez
que le Fils de Thomme a puissance sur la terre de remettre les pé-
chés, il dit au paralytique : Lève-toi, prends ton lit, et va dans ta
maison *.
Voilà donc le Sauveur qui, à cause de la foi de ceux qui portaient
le paralytique, lui accorde et la rémission des péchés et la guérison
de sa maladie. Quant aux petits enfants, il insiste sur la circonstance
où Notre-Seigneur a dit d'eux cette parole : C'est à eux et à ceux
qui leur ressemblent qu'appartient le royaume du ciel; et il termine
ainsi : Enfin, Seigneur, bon maître, enseignez par votre parole, ou
plutôt montrez par votre exemple, si les petits enfants qui ne vien-
nent pas à vous par leur foi propre, mais vous sont offerts par la foi
d'autrui, seront accueillis de vous, comme l'enseigne votre Eglise;
ou bien s'ils seront repoussés, comme l'ordonne la témérité des no-
vateurs. A la vérité, vos disciples, comme dit votre Évangile, gour-.
mandaient ceux qui vous les offraient; mais comment avez-vous
envisagé ces réprimandes de vos disciples? Et Jésus le voyant, est-
il dit, il en fut peiné. Ainsi vous avez été peiné, parce que vos disci-
ples gourmandaient ceux qui vous offraient les petits enfants; et,
de plus, que leur avez-vous dit? Laissez les petits venir à moi, et
ne les empêchez point; car c'est à de pareils qu'est le royaume des
cieux. Voilà ce que vous avez dit; mais encore, qu'avez-vous fait? Et,
les embrassant, dit l'Évangile, et plaçant les mains sur eux, il les
bénissait 2. Que dites-vous à cela, vous qui repoussez les enfants avec
tant de cruauté? Jésus est peiné de ce que les petits enfants sont
repoussés de lui ; Jésus ordonne qu'on laisse venir à lui les petits,
et qu'on ne les empêche point; Jésus dit que c'est à de pareils qu'est
le royaumeMes cieux ; Jésus les embrassait, Jésus leur imposait les
mains, Jésus les bénissait. Oserez-vous encore repousser de Jésus-
Christ l'innocence enfantine, non par une constance d'homme, mais
par une malice de démon? Arracherez-vous à Jésus-Christ, malgré
lui-même, les enfants qu'il embrasse, les enfants auxquels il impose
ses mains, les enfants qu'il bénit? Que l'Église voie, que l'univers
juge à qui plutôt l'on doit fermer le royaume des cieux : à vous,
qui contredisez aux paroles du Roi des cieux, ou aux petits enfants,
dont le même Roi dit : Le royaume du ciel est à eux et à ceux qui
leur ressemblent?
* Matth., 9. — «Matth., 19. Marc, 10.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 471
Pierre le Vénérable combat la seconde erreur des pétrobrussiens
par la pratique unanime de tous les siècles, tant chez les patriarches
et les Juifs que chez les Chrétiens. Noé dressa un autel où il offrit à
Dieu des sacrifices après le déluge ; Abraham en dressa un par ordre
de Dieu, pour y immoler son fds; Jacob répandit de Fhuile sur la
pierre qui lui servit d'autel, et, ne doutant pas que Dieu ne Feût
approuvé, il s'écria : Vraiment le Seigneur est en ce lieu, et il n'est
autre que la maison de Dieu et la porte du ciel. Les Israélites, n'ayant
pas de demeure fixe dans le désert, avaient un tabernacle portatif,
que Dieu. consacra même visiblement; depuis leur entrée dans la
terre promise, le lieu de prière et de sacrifice fut d'abord à Silo, et
puisa Jérusalem. Salomon bâtit en cette dernière ville un temple
magnifique par l'ordre de Dieu. C'est là que les Juifs, les rois, les
prophètes venaient offrir au Très-Haut. Dans la loi nouvelle, et dès
le temps des apôtres, les fidèles avaient certains lieux destinés à leurs
assemblées, où on célébrait les divins mystères; et, dans la suite des
temps, les Chrétiens ont eu des églises et des autels dans toutes les
provinces de l'univers. Outre les preuves de fait, Pierre allègue une
preuve générale, mais décisive : c'est que toute religion, vraie ou
fausse, veut avoir un lieu destiné aux exercices qui lui sont propres;
d'où vient que les païens eux-mêmes ont eu leurs temples.
Avant de réfuter la troisième erreur des hérétiques, touchant le
culte de la croix, Pierre leur reproche qu'ayant fait un grand bûcher
de croix entassées, ils y avaient mis le feu, s'en étaient servis pour
faire cuire de la viande, dont ils avaient mangé le vendredi saint,
après avoir invité pubhquement le peuple à en manger.
En quoi vous avez rendu deux services au démon : l'un en effa-
çant, autant qu'il est en vous, le souvenir de la passion de Jésus-
Christ : car, ôter la croix et le nom de la croix, c'est ôter la mémoire
de la passion et de la mort du Crucifié; l'autre, en ce que le signe
de la croix n'étant plus en usage, ce sera un moyen de moins pour
mettre en fuite les anges apostats. Les pétrobrussiens répondaient
que l'on devait détruire et brûler un bois qui avait mis à la torture
les membres de Jésus-Christ. S'il en est ainsi, répond Pierre, il faut
donc aussi avoir en horreur les lieux où il a souffert, renverser la
ville de Jérusalem, arracher son sépulcre; mais la croix est-elle
donc capable de raison, pour la charger d'une faute? Et si elle n'en
a point commis, pourquoi lui imputer la mort du Sauveur? Qui ja-
mais s'est avisé, dans les vindictes publiques, de brûler les gibets et
de mettre en pièces le glaive destiné à répandre le sang des coupa-
bles? Ce n'est pas contre les instruments des supplices, mais contre
les impies qui en abusent, que l'on doit se mettre en colère. Il fait
472 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
voir que le signe de la croix doit être respectable^ non-seulement
aux catholiques, mais aux hérétiques mêmes, parce que le sang de
TAgneau mis en forme de croix sur les portes des Hébreux les ga-
rantit de range exterminateur ^; que ce même signe, imprimé sur
le front de ceux qui gémissaient sur les abominations de Jérusalem,
les sauva de la mort 2; la croix a été en si grand honneur dès le
siècle des apôtres, que saint Paul versait des larmes sur ceux qui se
conduisaient en ennemis de la croix ^, et qu'il ne voulait se glorifier
qu'en la croix de Notre-Seigneur ■*; enfin Jésus-Christ viendra avec
sa croix pour juger tous les hommes. Pierre s'explique sur le culte
de la croix," en disant qu'on y adore Jésus-Christ comme y étant
attaché.
Sur la quatrième erreur, qui tendait à anéantir le sacrifice de la
messe, Pierre le Vénérable dit que les pétrobrussiens étaient pires
que les bérengariens, qui, en niant la réalité du corps de Jésus-Christ
dans l'eucharistie, convenaient au moins qu'il y était en figure. Il
ajoute qu'il lui serait facile de réfuter cette erreur par l'autorité et
les raisons non-seulement des anciens, comme saint Ambroise, saint
Augustin, saint Grégoire, mais encore des écrivains récents et presque
contemporains, comme Lanfranc, Guitmond, Alger, dont les écrits en
avaient déjà ramené plusieurs ; mais qu'étant nouvelle, il fallait l'at-
taquer par de nouveaux moyens. Il dit donc aux pétrobrussiens que
l'Église n'est pas sans sacrifice, comme ils l'avançaient, et que dans
ce sacrifice elle n'offrait à Dieu que le corps et le sang de Jésus-
Christ. Comment l'Église serait-elle sans sacritîce ? N'en a-t-on pas
offert à Dieu depuis Abel, sans aucune interruption, jusqu'à la venue
de Jésus-Christ, soit sur des autels dressés par les patriarches, soit
dans le temple de Salomon ? Jésus-Christ lui-même n'a-t-il pas été
immolé et n'est-il pas notre Pâque? Il est le seul sacrifice des Chré-
tiens. Ne convient-il pas en effet qu'il n'y en ait qu'un seul, puis-
qu'il n'y a qu'un peuple chrétien qui l'offre, comme il n'y a qu'un
Dieu auquel il l'offre et qu'une foi par laquelle il l'offre ? Pierre
applique à ce sacrifice ce qui est dit dans le prophète Malachie : De-
puis le levant du soleil jusqu'à son couchant, mon nom est grand
parmi les nations ; en tout lieu on offre à mon nom une oblation
pure s. Il en conclut que, comme la vraie religion est passée des
Juifs aux Gentils, les sacrifices et le culte divin y sont passés en
même temps; ce qui fait, depuis le commencement du monde jus-
qu'à présent, une continuité de sacrifices, quoique de différentes
1 Exod., 12. — 2 Ézéch., 9, 4 et 5. — s Philipp., 3, 18. — * Galat., 6, 14. —
6 Malach., 1, 11.
à 1158 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 473
espèces. L^Église offre aujourd'hui l'Agneau de Dieu^, qui efface les
péchés du monde ; qui, étant immolé, ne meurt point; qui, étant
partagé, ne diminue point, et qui, étant mangé, ne se consume
point. Elle offre pour elle-même celui qui s'est offert pour elle, et
elle fait, en l'offrant toujours, ce que, en mourant, il n'a fait qu'une
seule fois. Il serait bien étrange que ce culte qui est principalement
dû à Dieu ne lui fût pas rendu en ce temps, après qu'on a eu tant
de soin et tant de zèle pour le lui rendre dans tous les temps qui
ont précédé le nôtre ^.
L'abbé Pierre s'explique ensuite très-clairement sur la transsub-
stantiation. Quiconque, dit-il, ne croit pas ou doute que, dans le
sacrement de l'Église, le pain soit changé en la chair de Jésus-
Christ et le vin en son sang, pense ainsi, ou parce qu'il ne croit
pas que Jésus-Christ ait voulu faire ce changement, ou parce qu'il
doute qu'il en ait le pouvoir. Mais il ne faut que Ure ce qui en est
écrit dans l'Évangile pour se convaincre qu'il a voulu ce change-
ment. Quant au pouvoir qu'il en a, on ne peut en douter après l'as-
surance que nous donne le prophète, qu'il a fait tout ce qu'il a voulu,
puisqu'il est Dieu tout-puissant. Pierre donne des exemples de
changement d'une substance en une autre. La verge de Moïse fut
changée en serpent; les eaux du Nil furent changées en sang. La
nature même change chaque jour, par la digestion des aliments au
corps de l'homme, le pain en chair et le vin en sang. Pourquoi ne
croira-t-on pas, pourquoi doutera-t-on que Dieu puisse faire par sa
puissance ce que la nature peut par la digestion ? Que l'infidélité
cesse donc et qu'on lève tout doute, puisque le Verbe tout-puissant
de Dieu, par qui toutes choses ont été faites, fait chaque jour que,
par la manducation et la digestion, le pain se change en la chair et
le vin au sang de plusieurs enfants des hommes. De même aussi,
chaque jour, par la consécration et la vertu divine, il fait que le pain
et le vin soient changés en sa chair et en son sang, c'est-à-dire du
Fils unique de l'homme, et non de plusieurs enfants des hommes ;
car celui qui a dit, et toutes choses ont été faites ; celui qui a com-
mandé, et toutes choses ont été créées, fait par la même puissance,
en tous généralement et en lui singuUèrement, que le changement
des substances, qui avaient coutume de donner aux hommes la vie
mortelle, leur donne, mais aux fidèles seulement, la vie éternelle ^.
Pierre le Vénérable vient à la cinquième erreur des pétrobrussiens,
qui rejetaient comme inutiles les prières et les suffrages des vivants
pour les morts, sous prétexte que l'autre vie n'est pas un lieu de mé-
1 Bibl. PP., t. 22, p. tOo8. — 2 Ibid., p. 1063.
474 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv.LXVIII. — De 1125
rites, mais de rétribution. En premier lieu, il prouve par Tendroit de
rÉvangile où il est dit : Le blasphème contre le Saint-Esprit ne sera
pardonné ni en ce monde ni en Tautre *, qu'il y a des péchés que
Dieu pardonne en ce monde, mais dont la peine est renvoyée en
l'autre pour y être expiée. Il montre, en second lieu, que Tusage de
prier pour les morts est autorisé par l'Écriture, par la tradition et par
la discipline universelle de l'Église. Il dit à cette occasion que l'on
regardait comme divin le second livre des Machabées. Quant à ce
que disaient les pétrobrussiens, que c'était se moquer de Dieu de
l'invoquer à haute voix et de chanter des hymnes à sa gloire, Pierre
de Clugni les réfute encore par l'usage autorisé dans une infinité
d'endroits de l'Écriture, où il est fait mention de cantiques en l'hon-
neur de Dieu, et d'instruments de musique dans les louanges ou
actions de grâces solennelles, et par la coutume constante de église
de faire chanter des psaumes au clergé ^.
Pour affermir et étendre le bien qu'avait commencé l'écrit de
Pierre le Vénérable, ainsi que le'zèle des évêques auxquels il l'adres-
sait, le pape Eugène III envoya dans le pays de Toulouse, en qualité
de légat, l'évêque d'Ostie Albéric, qui avait déjà été légat en Angle-
terre et en Syrie.
Les habitants de cette partie de la France, assez légers de leur
naturel, s'étaient infatués de l'imposteur Henri, disciple de Pierre
de Bruys, que nous avons déjà vu séduire le peuple du Mans, d'où
enfin il fut chassé pour ses crimes.
Le légat Albéric prit avec lui Geoffroi, évêque de Chartres, et
persuada de plus à saint Bernard de l'accompagner en ce voyage,
nonobstant ses infirmités. L'église de Toulouse l'avait déjà souvent
prié d'y venir. Saint Bernard se fit précéder par la lettre suivante à
Ildefonse ou Alfonse, comte de Toulouse.
J'apprends que l'hérétique Henri cause tous les jours des maux
infinis aux églises de Dieu. Ce loup ravisseur s'est retiré sur vos ter-
res, il se couvre de la peau de brebis ; mais on le reconnaît à ses
œuvres, selon le caractère que le Seigneur nous en donne. Les
églises sont désertes, les peuples sans prêtres, les prêtres sans consi-
dération, les Chrétiens sans Christ. On traite les églises de synago-
gues, le sanctuaire n'est;point un lieu saint, les sacrements n'ont rien
de sacré. Il n'est plus ni fêtes ni solennités. Les hommes meurent
dans leurs péchés ; les âmes des mourants sont traînées, hélas ! au
redoutable tribunal de Dieu, sans avoir été ni réconciliées par la pé-
nitence, ni munies de la sainte communion. Les enfants sont privés
1 Malth., 12. Luc, 12. — 2 Bibl. PP., t. 22, p. 1033-1080.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 475
de la vie' de Jésus-Christ, on leur refuse la grâce du baptême^ on leur
défend de s'approcher du Sauveur, quoiqu'il dise à haute voix :
Laissez venir à moi les petits enfants *. Quoi donc ! les innocents
seront les seuls exclus du salut, par un Dieu dont les bontés s'étendent
sur toutes les créatures, dont les miséricordes sont infinies ? Pour-
quoi envier aux enfants un Sauveur qui s'est fait enfant pour eux ?
Cette envie est du démon, c'est par elle que la mort est entrée dans
le monde. Pense-t-il que, pour être enfants, ils en aient moins besoin
du Sauveur ? C'est donc en vain que notre grand Dieu s'est réduit
aux bassesses de l'enfance, sans parler de ses autres humiliations,
de sa croix et de sa mort !
Cet homme n'est pas de Dieu, qui tient un langage et une con-
duite si opposés à Dieu. Cependant, ô douleur ! il est écouté, il
est suivi d'une foule de disciples. Peuple malheureux ! A la voix
d'un seul hérétique, tu fermes l'oreille à la voix des prophètes et des
apôtres, qui tous, animés de l'esprit de vérité, ont prédit que l'E-
glise serait formée de l'assemblage de toutes les nations dans l'unité
d'une même foi. Les oracles divins sont donc faux, la raison nous
séduit, nos yeux nous trompent en nous montrant l'accomplissement
de ce qu'on ht dans les Écritures, Comment un seul homme, par un
prodige d'aveuglement pareil à celui des Juifs, ferme-t-il les yeux à
une vérité si claire, ou n'en reconnaît-il l'accomplissement qu'avec
une espèce d'envie ? Par quel artifice diabolique a-t-il fait accroire à
un peuple insensé que ses propres yeux lui font illusion ; que les
ancêtres ont été trompeurs, que les descendants sont trompés ; que
le monde entier, même depuis que Jésus-Christ a versé son sang
pour le sauver, est dans la voie de la perdition ; que tous les trésors
de la miséricorde, toutes les richesses de la grâce sont uniquement
réservés pour ceux qu'il séduit ?
C'est le sujet qui m'oblige à me transporter, malgré mes infir-
mités, dans un pays exposé aux ravages de ce monstre cruel que
personne n'ose attaquer. Après avoir été chassé de toute la France
à cause des erreurs qu'il y semait, il n'a trouvé de pays disposé à le
recevoir que le vôtre, où, à l'abri de votre puissance, il eût la liberté
d'exercer sa fureur contre le troupeau de Jésus-Christ. Considérez,
illustre prince, si cela vous est glorieux. Il n'est pas surprenant que
ce rusé serpent vous ait trompé ; quoiqu'il n'ait aucun sentiment de
piété, il en garde tous les dehors. Voici son véritable portrait.
C'est un moine apostat, qui, après avoir quitté l'habit religieux,
s'est replongé dans les sales plaisirs de la chair et du siècle, estre-
1 Matth., 19, 14.
47e HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.- De 1125
tourné à son vomissement comme un animal immonde; qui, obligé^
par la honte de ses débauches, à se dérober de ses parents et de ses
amis, ou plutôt forcé de s^en éloigner à cause de ses crimes, s^est rais
en campagne sans savoir où il allait, courant çà et là, errant de tou-
tes parts comme un vagabond; qui, réduit enfin à mendier son pain,
a fait trafic de FÉvangile (car il a de ^érudition), et, mettant à prix
la parole de Dieu, a fait le métier de prédicateur pour gagner sa vie.
Tout Fargent qu'il tirait au delà de sa nourriture, de quelques per-
sonnes simples ou de quelque dame de qualité, il l'employait au jeu
ou à quelque autre infâme débauche : de manière qn^après avoir été
applaudi du peuple pendant le jour on a souvent surpris cet insigne
prédicateur passant les nuits avec des femmes de mauvaise vie, quel-
quefois même avec des femmes mariées. Que Votre Seigneurie se
donne la peine de s'informer comment il est sorti de Lausanne, du
Mans, de Poitiers, de Bordeaux. Il a laissé dans ces villes des traces
si honteuses de ses débauches, qu'il n'oserait y retourner. Espériez-
vous qu'un si mauvais arbre- produisit de bons fruits? Hélas! il n'en
peut produire que d'empoisonnés. Déjà l'infection qu'il a répandue
dans vos États se fait sentir par toute la terre. Voilà quel est le sujet
de mon voyage.
Je ne viens point chez vous de mon propre mouvement; l'Eglise
m'y appelle, la charité m'y entraîne. Peut-être que je travaillerai
avec quelque succès à déraciner du champ de l'Église cette plante
vénéneuse et tous ses rejetons, pendant qu'ils sont encore petits.
Quoique ma main soit trop faible pour ce grand ouvrage, je compte
beaucoup sur le secours des saints évêques que j'accompagne, et sur
la puissante protection que j'attends de vous. Je mets à la tête de ces
saints prélats l'illustre évéque d'Ostie, délégué par le Siège apostoli-
que pour cette affaire, fameux dans Israël par les grandes victoires
que le Dieu tout-puissant lui a donné de remporter sur ses ennemis.
Il est de votre devoir, grand prince, de faire une réception honorable
à ce prélat et à ceux de sa suite, et de seconder, selon le pouvoir
que Dieu vous a donné, une entreprise qui n'a pour but que votre
salut et celui de vos sujets *.
Après cette lettre, saint Bernard se rendit dans le Languedoc. Il
fut reçu partout comme un ange envoyé du ciel, et fit encore un
grand nombre de miracles; en sorte qu'il était accablé de la foule
du peuple, qui demandait jour et nuit sa bénédiction. Geoffroi, alors
moine et depuis abbé de Clairvaux, le dit expressément dans la Vie
du saint; et, dans une lettre écrite pendant ce voyage, où il l'accom-
1 s. Bern. epist.2ii.
à 1153 del'èrechr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 477
pagnait, il spécifie plusieurs miracles faits à Bergerac, à Cahors, à
Toulouse, à Verfeuil et en d'autres lieux. Le plus fameux de tous
ces miracles est celui qu'il fit àSarlaten Périgord. Après le sermon,
on. lui offrit plusieurs pains à bénir, comme on faisait partout. En les
bénissant, il éleva la main, fit le signe de la croix et dit : Vous con-
naîtrez que ce que nous prêchons est vrai, et que ce que vous prê-
chent les hérétiques est faux, si vos malades guérissent après avoir
goûté de ce pain. Geoffroi, évêque de Chartres, qui était auprès du
saint abbé, craignant qu'il ne s'avançât trop, ajouta : S'ils le [pren-
nent avec foi, ils seront guéris ; mais saint Bernard reprit : Ce n'est
pas ce que je dis; mais, assurément, ceux qui en goûteront seront
guéris, afin qu'ils sachent que nous sommes véritables et vraiment
envoyés de Dieu.. Tant de malades furent guéris après avoir goûté
de ce pain, que le bruit s'en répandit par toute la province ; et le
saint homme, en revenant, passa par les lieux voisins, n'osant venir
à Sarlat, à cause du concours insupportable du peuple *.
De tout le pays, la ville d'Albi était la plus infectée de l'hérésie
des nouveaux manichéens, d'où vint ensuite le nom d'albigeois à
toute la secte. Le légat y arriva vers les derniers jours de juin, et le
peuple, par dérision, alla au-devant, avec des ânes et des tambours;
on sonna la messe, et à peine s'y trouva-t-il trente personnes ; mais
Bernard, qui arriva deux jours après, fut reçu du peuple avec une
grande joie. Le lendemain, jour de Saint-Pierre, il vint au sermon
une si grande multitude, que l'église, quoique grande, ne la pouvait
contenir. Le saint homme parcourut tous les articles de leurs erreurs,
commençant par le saint sacrement de l'autel, et leur expliquant sur
chaque point ce que les hérétiques prêchaient, et ce qui est de la foi
catholique. Enfin il leur demanda ce qu'ils choisissaient. Tout le
peuple déclara qu'il détestait Fhérésie , et qu'il reven ait avec j oie à la foi
catholique. Revenez donc à l'Église, reprit saint Bernard; et afin que
nous sachions qui sont ceux qui se repentent, qu'ils lèvent la main
au ciel ! Tous levèrent la main droite, et ainsi finit le sermon. Geoffroi
rapporte ce fait comme le plus grand miracle du saint en ce voyage.
Rien n'était en effet plus difficile que de convertir les manichéens.
Saint Bernard fut reçu à Toulouse avec assez de dévotion, et, en
peu de jours, elle augmenta jusqu^à un empressement excessif. Il y
avait peu de gens dans cette ville qui favorisassent la personne de
Henri ; c'étaient seulement quelques tisserands, et on les nommait
ariens, parce qu^en effet les manichéens n'admettaient la Trinité que
de nom ; mais il y en avait un grand nombre, et des principaux de
1 Vif a S. Bern., \. 6, in fine.
478 HISTOIBE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL— De 1125
la ville, qui favorisaient Fhérésie. On appela Henri, on appela aussi
les ariens, et le peuple promit que désormais personne ne les rece-
vrait, s'ils ne venaient et s'expliquaient publiquement; mais Henri
s'enfuit, les ariens se cachèrent, et la ville de Toulouse parut entiè-
rement délivrée de l'hérésie. Quelques-uns des gentilshommes pro-
mirent qu'ils les chasseraient et ne les protégeraient point; et le
légat prononça une sentence contre les hérétiques et leurs fauteurs,
portant qu'ils ne seraient reçus ni en témoignage ni en jugement, et
que personne ne communiquerait avec eux. En cette sentence, on
découvrait à tout le peuple la vie corrompue de Henri, comment il
avait abjuré au concile de Pise toutes les hérésies qu'il prêchait en-
core, et comment, pour le délivrer, saint Bernard avait promis de le
recevoir moine à Clairvaux.
Saint Bernard suivit Henri dans sa fuite, et prêcha dans les liaux
qu'il avait séduits. Il trouva quelques gentilshommes obstinés, moins
par erreur que par mauvaise volonté ; car ils haïssaient le clergé, et
prenaient plaisir aux railleries de Henri. Cet imposteur fut tellement
cherché et poursuivi, qu'à peine pouvait-il trouver un lieu de sûreté;
enfin il fut pris, enchaîné et livré à Tévêque ; mais saint Bernard
n'était plus dans le pays. Il eîit été besoin qu'il y fît un plus long
séjour, pour déraciner tant d'erreurs; mais il avait trop peu de
santé pour suffire à un si grand travail, et ne pouvait quitter si long-
temps ses chers frères de Clairvaux, qui, par de fréquentes lettres, le
pressaient de retourner.
A Toulouse, il logeait à Saint-Saturnin, qui était un monastère de
chanoines réguliers. Un d'eux, habile médecin, était devenu para:-
lytique, et, depuis sept mois, réduit à une telle extrémité, qu'il n'at-
tendait que la mort de jour en jour. Il pria le saint abbé de permettre
qu'on le mît dans une chambre près de son logement, et il fallut six
hommes pour l'y porter. L'abbé le vint voir ; le malade lui fit sa
confession, et le pria instamment de le guérir. Bernard lui donna sa
bénédiction, et, sortant de sa chambre, il dit en lui-même : Vous
voyez. Seigneur, que ces gens-ci demandent des miracles, et nous
n'avancerons rien autrement. Aussitôt le paralytique se leva, courut
après le saint et vint lui baiser les pieds avec une dévotion incroya-
ble. Un de ses confrères, l'ayant rencontré, poussa un cri, pensant
voir un fantôme. Le bruit s'en étant répandu, on accourut à ce
spectacle ; l'évêque et le légat y vinrent des premiers. On alla à l'é-
glise, le paralytique marchant devant les autres ; on chanta le Te
Deum. Le chanoine guéri suivit saint Bernard à Clairvaux, où il se
fit moine, et le saint homme le renvoya depuis en son pays, où il
fut abbé. Saint Bernard, à son retour, écrivit aux Toulousains pour
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 479
les pxhorter à la persévérance, et à poursuivre sans relâche les hé-
rétiques, jusqu'à ce qu'ils les eussent entièrement chassés du pays.
Il leur recommande, comme il avait fait de vive voix, de ne point
recevoir de prédicateurs étrangers ou inconnus, mais seulement ceux
qui auraient la mission du Pape ou la permission de l'évêque de
Toulouse '.
Vers le même temps, on découvrit de ces mêmes hérétiques à
Cologne et à Bonn. On en amena plusieurs à l'archevêque de Co-
logne, Réginald, qui, ayant convoqué son clergé et les principaux
d'entre les laïques, les interrogea publiquement. Quelques-uns re-
connurent leur erreur et se réunirent à l'Église. Il y en eut deux, leur
évêque et son compagnon, qui essayèrent de soutenir leur hérésie
par les paroles de Jésus- Christ et de l'Apôtre. Voyant qu'ils ne pou-
vaient y réussir, ils demandèrent un délai pour faire venir les plus
habiles de leur secte, promettant que, si ces derniers ne savaient
répondre, ils se réuniraient à l'Église ; autrement, ils aimaient mieux
mourir que de changer de sentiment. On les exhorta pendant trois
jours sans qu'ils voulussent y entendre. Alors les peuples, emportés
par le zèle, se saisirent d'eux, malgré le clergé, et les brûlèrent; ce
que les deux manichéens souffrirent, non-seulement avec patience,
mais encore avec joie. Voilà ce qu'écrivit à saint Bernard le prévôt
de Steinfeld en Westphalie, de l'ordre de Prémontré, Évervin, qui
avait assisté à la conférence de Cologne ^.
Le prêtre Ecbert, frère de sainte Elisabeth de Schœnau, d'abord
chanoine de Bonn^ au diocèse de Cologne, ensuite moine et abbé de
Schœnau, dans le diocèse de Trêves, eut souvent occasion, à Bonn,
de disputer avec ces hérétiques, dont plusieurs se convertirent et
dévoilèrent les secrets de la secte. En Allemagne, ils s'appelaient plus
communément cathares, d'où le mot allemand de Ketzer, pour dire
hérétique. Ecbert adressa à l'archevêque de Cologne, en treize dis-
cours ou chapitres, l'exposé et la réfutation de leurs erreurs, à quoi
il ajoute un résumé de ce que saint Augustin dit de la doctrine des
manichéens, pour montrer l'identité entre les uns et les autres. Les
nouveaux manichéens en convenaient eux-mêmes; car ils accusaient
saint Augustin d'avoir révélé leurs mystères ^.
Comme saint Bernard, Pierre le Vénérable et Évervin, Ecbert
reconnaît dans ces hérétiques les séducteurs prédits par saint Paul *.
Il réduit à dix les erreurs les plus connues de ceux d'Allemagne. Ils
condamnent le mariage. Les plus avancés ne mangent aucune chair,
» s. Bevn. epist. 242. — 2 Mabill., Analect., p. 473, in-fol. — ^ Biblioth.
PP., t. 23, p. 603, coL 1. — * 1. Tint!., 4.
480 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVllI. — De H25
non par le même motif que les moines et les autres personnes reli-
gieuses, mais parce qu'elle vient de la génération, et que par là même
elle est immonde; voilà ce qu'ils disent communément, mais en se-v
cret ils disent pis encore, savoir, que la chair est l'œuvre du diable.
Ils disent que le baptême ne sert de rien aux enfants, et même que
le baptême d'eau ne sert de rien à personne : ils le remplacent par
un prétendu baptême de feu. Ils rejettent le purgatoire, les prières
pour les morts, le sacrifice de la messe. Quand ils y assistent, ce
n'est que par feinte et pour n'être pas découverts. Ils rejettent le sa-
cerdoce de l'Église romaine, et prétendent qu'il n'existe de vrais
prêtres que dans leur secte. Ils nient la consécration du corps de
Notre-Seigneur. Ils vont même plus loin, comme l'apprit à Ecbert
l'un de ceux qui les avaient quittés; ils disent que Notre-Seigneur ne
s'est fait homme, n'est mort et ressuscité qu'en apparence; aussi
font-ils leur possible pour ne point célébrer la fête de Pâques avec les
Chrétiens, mais une autre fête entre eux, le jour que Manès fut mis
à mort. Ceux qui furent examinés à Cologne confessèrent encore une
autre extravagance jusqu'alors inouïe, savoir, que les âmes humai-
nes ne sont autres que les esprits apostats chassés du ciel, et qu'ils
peuvent, dans les corps humains, mériter le salut par les bonnes
œuvres, mais seulement dans leur secte. Ecbert ajoute que leurs
erreurs sont innombrables, et qu'il signale seulement celles qui lui
semblent les plus dangereuses *. Il les réfute ensuite avec beaucoup
de clarté et de justesse.
Les cathares disaient que la doctrine chrétienne est cachée chez
eux, et qu'eux seuls la connaissent. Ecbert leur montre, par les pa-
roles de Jésus-Christ et des apôtres, que la doctrine chrétienne ne
doit point être cachée, mais prêchée sur les toits, prêchée à toute
créature, pubhée devant les rois et les princes; que c'est une ville
bâtie sur une montagne, qui ne saurait être cachée d'aucune manière ;
qu'il faut la confesser devant les hommes, si l'on veut être reconnu
de Jésus-Christ devant son Père. D'où Ecbert conclut que la doctrine
que les cathares cachaient et dissimulaient avec tant de soin n'était
pas la doctrine chrétienne. S'il arrive que quelqu'un d'entre vous
soit arrêté pour son erreur et conduit devant les juges de l'Église, ou
bien vous niez absolument votre créance, ou bien vous ne confessez
vos erreurs que quand vous n'espérez plus échapper à la mort : une
pareille confession ne vous est point glorieuse ; c'est comme la con-
fession d'un voleur, qui, n'espérant plus échapper à la corde, con-
fesse impudemment ses larcins ; et si quelques-uns d'entre vous
1 Bibl. PP., t. 23, p. 601.
?lBEi
à 1153 de l'ère chi.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 481
ont été tués par le peuple dans l'ardeur de son zèle^ ce ne sont pas
des apôtres qui souffrent le martyre, mais plutôt des voleurs et des
larrons exécutés par justice.
Après avoir exposé Torigine et la propagation clandestine de
rtiérésie des cathares, Ecbert signale l'origine et la propagation
manifeste de la doctrine chrétienne. C'est Pierre, vicaire du Christ,
qui de Jérusalem, d'Antioche, mais surtout de Rome, Tannonce et
la persuade à tous les peuples de la terre, particulièrement aux
Francs et aux Germains, par saint Rémi, saint Boniface et leurs suc-
cesseurs. Il est donc manifeste, conclut-il, que le fondement de notre
foi est la doctrine de Pierre, qui fut du Christ, qui fut de Dieu, et
Dieu même. Mais le fondement de votre erreur est la doctrine de
Manès, qui ne fut pas de Dieu, mais du diable, non pas du Christ,
mais de l'Antéchrist. Cela seul suffit à tout homme sensé pour voir
qu'il faut s'attacher à notre foi catholique et non à votre infidélité
occulte, qui mérite d'être maudite et anathématisée à jamais avec
son fondement par tous ceux qui aiment la vérité.
Les manichéens, qui se livraient en secret à des actions si honteu-
ses, qui d'ailleurs, par le fond même de la doctrine, ne tendaient qu'à
faire retomber le péché de l'homme, non plus sur l'homme, mais sur
Dieu même ; les manichéens se faisaient un plaisir cruel de reprocher
aux catholiques, particulièrement aux prêtres, les moindres fautes,
et de conclure que leur foi, non-seulement était morte, mais nulle.
Ecbert distingue entre les fautes légères et les fautes graves; avec les
premières, la foi demeure vivante; avec les secondes, elle est morte,
mais non pas anéantie. Les hérétiques disaient qu'un prêtre dont la
foi est morte ne peut profiter par son ministère ni à soi ni à autrui.
Ecbert fait voir que son ministère peut toujours profiter aux autres,
et il le fait voir par cette comparaison.il arrive quelquefois qu'un
médecin habile tombe dangereusement malade : il a la science pour
se guérir, il a le remède pour vaincre sa maladie ; mais il est si dé-
licat qu'il ne saurait goûter de ses propre remèdes. Il les donne à un
autre, qui a le même mal, et celui-là est guéri. Pour lui, il demeure
dans son infirmité jusqu'à la mort. Véritablement on peut dire de ce
médecin que sa science est morte pour lui, mais vivante pour les
autres.
Les chefs des cathares disaient qu'on ne pouvait se sauver dans le
mariage, et qu'il fallait absolument séparer les époux. Ecbert leur
montre par l'Écriture que cette doctrine ne venait pas de Dieu, mais
du démon. Jésus-Christ, interrogé par les pharisiens, si le mari pou-
vait renvoyer sa femme pour une cause quelconque, au lieu de ré-
pondre que, non-seulement il le pouvait, mais le devait, il répondit
XV. 31
482 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 112!i
au contraire : Il n'en a pas été ainsi au commencement. Dieu necréa
d'abord qu'un homme et qu'une femme, pour mieux marquer l'u-
nion. Ce que Dieu a donc uni^ que l'homme ne le sépare point !
Saint Paul commande aux époux, de la part du Seigneur, de ne
point se séparer. Il dit de plus : Que la femme rende le devoir à
rhomme et l'homme à la femme. Il dit même de la veuve qu'elle
peut se marier à qui elle voudra, pourvu que ce soit dans le Seigneur.
Pour colorer leur hérésie sur le mariage, les cathares disaient en
cachette que le fruit dont Dieu défendit au premier homme de goûter,
dans le paradis, n'était autre que la femme. Ecbert leur fait voir
combien une pareille imagination est absurde. D'où savez-vous que
Dieu défendit au premier homme de manger d'un certain fruit ? C'est
sans doute du livre de la Genèse. Or, si vous savez lire, vous verrez
dans ce livre même que l'arbre de la science du bien et du mal avait
été planté avant que l'homme eût été créé. Comment donc cet arbre
peut-il être la femme, formée après l'homme et de l'homme ? D'ail-
leurs Dieu ne dit-il pas : Il n'est pas bon que l'homme soit seul ;
faisons-lui un aide qui lui soit semblable ? Pourquoi cet aide sera-t-il
une femme plutôt qu'un homme, si ce n'est pour la propagation de
l'espèce humaine ? N'est-ce pas évidemment pour cela que Dieu les
bénit l'un et l'autre et qu'il leur dit : Croissez, multipliez-vous et
remplissez la terre ? bénédiction et parole qu'il renouvelle encore à
Noé et à ses fils.
Les cathares ne mangeaient pas de chair, par la raison, disaient-
ils, que la chair vient de la génération. Ecbert leur fait voir qu'ils se
contredisaient eux-mêmes, puisqu'ils mangeaient de la chair de
poisson, qui ne vientpas moins de la génération que celle des oiseaux
et des quadrupèdes. Autant vaudrait dire que vous ne mangez pas
de chair de vache, parce que la vache a des cornes ; car, pour une
bête, il n'y a pas plus de péché à être engendrée que cornue. Manès
en donnait pour raison que la chair est une créature du diable. Ec-
bert observe que c'est là un grossier mensonge, puisque nous voyons
dans l'AncienTestament que c'est Dieu qui crée les animaux,'et que,
dans l'Évangile de saint Jean, il est dit que tout a été fait par le Verbe,
et que sans lui rien n'a été fait de ce qui a été fait. Si donc vous vous
abstenez de la chair, parce qu'elle vient de la génération, vous êtes
des imbéciles. Si c'est parce qu'elle est la créature du diable, comme
en a menti votre patriarche Manès, vous êtes des insensés, aussi bien
que lui.
Les cathares non-seulement rejetaient le baptême des enfants, ils
prétendaient encore que les adultes devaient être baptisés, non dans
l'eau, mais dans le feu. Pour cela, ils allumaient des chandelles
à 115S de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 483
tout autour d'une salle secrète; ils plaçaient le néophyte au milieu
de la salle, et Tarchicathare lui mettait les mains surlatête et le bé-
nissait. Ecbert observe que ce n'est pas là baptiser dans le feu, mais
auprès du feu. Il ajoute : Puisqu'il faut parler aux fous selon leur
folie, voici comment vous devriez faire. Allumez un grand feu au mi-
lieu de votre synagogue, placez votre novice au milieu de ce feu ; si
votre archicathare, en lui imposant les mains, ne se brûle pas les
ongles, si votre néophyte en sort sain et sauf, je conviendrai pour le
coup qu'il a été bien baptisé. Insensés que vous êtes! Prétendez- vous
mieux savoir avec quoi il faut baptiser, que le Seigneur lui-même,
qui a été baptisé dans l'eau du Jourdain, et qui a dit : Si quelqu'un
ne naît de nouveau par l'eau et le Saint-Esprit, il ne saurait entrer
dans le royaume de Dieu ? Quand saint Pierre voulut baptiser le cen-
turion Corneille, et le diacre Philippe, l'eunuque delareine Candace,
demandèrent-ils du feu ou de l'eau? C'est avec cette justesse souvent
piquante que le savant Ecbert expose et réfute les erreurs des ca-
thares *. De tous les auteurs du temps, il nous paraît avoir pénétré
le mieux leurs ténébreux mystères.
Le prévôt Evervin, quand il pria saint Bernard de réfuter ces
hérétiques, ne les connaissait pas encore si bien. Saint Bernard,
qui les connaissait déjà mieux par son voyage en Languedoc, les
réfuta dans deux sermons sur le Cantique, où il les compare à ces
petits renards qui ravagent furtivement la vigne de l'époux, et qu'il
est difficile de prendre, à cause de leur dissimulation et de leur
hypocrisie. Ils défendent de jurer, et ils se parjurent effrontément
pour cacher leurs mystères. Saint Bernard les prend par là même.
Répondez-moi, vous qui êtes plus sages qu'il ne faut et plus insensés
qu'on ne saurait dire. Le mystère que vous cachez est-il de Dieu ou
non ? S'il est de Dieu, pourquoi ne le publiez-vous pas pour sa gloire ?
car il est de la gloire de Dieu de révéler ses paroles. Et s'il n'est pas
de Dieu, pourquoi croyez-vous à ce qui n'est pas de Dieu, sinon
parce que vous êtes un hérétique ? Vous faites profession de ne sui-
vre que le seul Évangile, répondez donc à l'Évangile où le Seigneur
dit: Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le en plein jour, et
ce que je vous dis à l'oreille, prêchez-le sur les toits '^.
Par aversion du mariage et sous prétexte de garder la continence,
ces hérétiques séparaient les femmes des maris, les maris des femmes;
puis, chacun d'eux vivait continuellement avec une femme ou une
fille, qui n'était ni sa fille, ni sa femme, ni sa sœur, ni sa nièce ; il
se trouvait avec elle nuit et jour, mangeant, travaillant, couchant
» Bibl. PP., t. 23, p. 601, 602. — ^ Matth.. 10, 27.
484 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
dans la même chambre. Être toujours avec une femme et ne point la
connaître, dit saint Bernard, n'est-ce point un plus grand miracle
que de ressusciter un mort? Or, vous ne pouvez pas faire ce qui est
plus aisé, et vous voulez que je croie de vous ce qui est beaucoup
plus difficile ? Vous voulez qu'on vous croie chastes ? Vous vous van-
tez de suivre exactement l'Évangile ; mais l'Évangile ne condamne-
t-il pas ceux qui scandalisent le plus petit de l'Église? et vous, vous
scandalisez l'Église entière. Certes, vous êtes vraiment de ces renards
qui ravagent la vigne * ; car, ôtez de l'Église l'honnêteté du mariage
et la chasteté du lit nuptial, ne la remplissez-vous pas aussitôt de
concubinaires, d'incestueux et d'impudiques de toutes les espèces les
plus abominables ?
Quelques-uns s'étonnent de ce que certains de ces hérétiques,
brûlés par le peuple, semblaient aller à la mort, non-seulement avec
patience, mais avec joie. Ces personnes ne considèrent point assez le
grand pouvoir qu'a le diable, tant sur les corps que sur les esprits
qu'il lui est une fois permis de posséder. N'est-il pas plus étrange
qu'un homme se fasse mourir lui-même que d'attendre volontaire-
ment qu'un autre lui donne la mort ? Cependant nous savons par
expérience que le diable a souvent eu ce pouvoir sur plusieurs, qui
se sont ou noyés ou pendus de leur propre mouvement. Judas ne s'est-
il pas pendu lui-même, et assurément par la suggestion du diable?
Ainsi l'obstination de ces gens-là n'a rien de semblable à la constance
de nos martyrs; car ce qui leur fait mépriser la mort, c'est la piété
dans les uns, l'endurcissement du corps dans les autres.
Cela étant ainsi, conclut saint Bernard, il est inutile de nous éten-
dre davantage contre des gens et très-insensés et très-opiniâtres : il
suffit de les avoir fait connaître pour qu'on les évite. C'est pourquoi,
pour les mieux découvrir, il faut les contraindre ou de chasser les
femmes qu'ils entretiennent chez eux, ou bien de sortir de l'Église,
puisqu'ils la scandalisent par ce commerce indécent. Mais c'est une
chose tout à fait déplorable, qu'il se trouve non-seulement des prin-
ces séculiers, mais encore, dit-on, quelques-uns du clergé et même
des évêques, qui, bien loin de les poursuivre comme ils devraient,
les tolèrent à cause du profit qu'ils en retirent et dès présents qu'ils
en reçoivent. Eh ! comment, disent-ils, condamnerons-nous ceux
qui ne sont ni convaincus des erreurs dont on les accuse, ni ne les
confessent? Ce prétexte, et non pas cette raison, est très-frivole.
Vous les découvrirez facilement parce moyen, sans parler des autres.
Séparez les uns d'avec les autres ces hommes et ces femmes qui se
' S. Bern., serm. 65, in Cant.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 485
vantent si fort de leur continence ; contraignez également les femmes
de demeurer avec celles de leur sexe et de leur profession, et les
hommes avec leurs semblables. De cette manière, on pourvoira à la
sûreté de leur vœu et à leur réputation, lorsqu'ils auront et des té-
moins et des gardiens de leur continence. Que s'ils ne veulent pas
souffrir cette séparation. Ton aura tout sujet de les chasser de l'E-
glise, puisqu'ilsla scandalisent par cette cohabitation, non-seulement
suspecte, mais encore illicite *.
Dans le douzième siècle, les Juifs paraissent avoir remué comme
les manichéens. Nous avons déjà vu l'abbé Rupert écrire contre eux.
Pierre le Vénérable, abbé de €lugni, écrivit de même contre les
Juifs un traité en cinq livres. Dans le premier, il prouve que le Christ
est le Fils de Dieu^ particulièrement par ces paroles du psaume deux :
L'Éternel m'a dit : Tu es mon Fils, je t'ai engendré aujourd'hui.
Dans le second, il prouve par plusieurs endroits du Pentateuque, des
Psaumes et des Prophètes, que le Christ est vraiment et proprement
Dieu. Dans le troisième, que le Christ n'est point un roi temporel,
comme les Juifs s'imaginent, niais un roi éternel et céleste. Dans le
quatrième, que le Christ n'est plus à venir, comme le rêvent les
Juifs, mais qu'il est déjà venu pour le salut du monde, dans le temps
fixéd^avance. Dans le cinquième, il confond les Juifs par les fables
ridicules et absurdes du Talmud. Dans leur aveuglement, ils préfé-
raient dès lors le Talmud de leurs rabbins aux cinq livres de Moïse,
aux écrits des Prophètes et aux autres écrivains sacrés. A cette ques-
tion : Qu'est-ce que Dieu fait dans le ciel? on y répond : Il n'y fait
autre chose que de lire assidûment le Talmud et d'en conférer avec les
savants juifs qui l'ont composé. Mais Dieu a-t-il donc besoin de cette
lecture pour s'instruire ? L'historiette suivante du Talmud peut servir
de réponse. Un jour, dans une de ces conférences, il fut question des
différentes sortes de lèpre. On demanda si une telle maladie était
une sorte de lèpre ou non. Dieu fut d'un avis, les rabbins furent d'un
autre. Après s'être longuement et chaudement disputé, on convint
de s'en rapporter au rabbin Néhémias, qui vivait encore sur la terre.
Dieu envoya l'ange de la mort pour amener son âme dans le ciel ;
mais l'ange trouva le rabbin hsant le Talmud. Or, le Talmud est
une chose si sainte, que, tant qu'on le lit, on ne peut mourir. L'ange,
ne pouvant mettre la main sur lui, voulut lui persuader que le ciel
valait mieux que la terre ; mais le rabbin protesta par le Talmud
qu'il ne voulait pas encore mourir, et il le lisait assidûment, afin de
ne pouvoir être mis à mort. L'ange, ayant fait son rapport à qui l'a-
1 Serm. 66.
4Sfi HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
vait envoyé, fut envoyé de nouveau, avec ordre de faire un tel va-
carme au-dessus de la maison du rabbin, qu'il détournât les yeux de
dessus le Talmud, et pût alors être frappé de mort. Le stratagème
réussit. Uâme du rabbin Néhémias, arrivant donc au ciel, y trouva
Dieu assis sur un trône et disputant avec les savants juifs pour savoir
si telle maladie était une lèpre ou non. Ce n'en est pas, ce n'en est
pas ! s'écria aussitôt le nouvel arrivant. Dieu rougit quelque temps
de sa défaite, mais n'osa rien objecter contre la décision d'un si ha-
bile docteur, et finit par dire : Nazahouni Ben aï, c'est-à-dire, mes
enfants m'ont vaincu * !
Telle est une des fables rabbiniques que cite Pierre le Vénérable,
et dont fourmille en effet le Talmud. On y voit l'orgueil satanique
du pharisien, qui met sa parole au-dessus de la parole de Dieu, sa
science au-dessus de la science de Dieu, soi-même au-dessus de
Dieu. Et voilà de quoi les rabbins, depuis dix-huit siècles, repaissent
l'esprit de leurs coreligionnaires, voilà quelle idée abjecte ils leur
donnent de Dieu même ! C'est bien ce que dit saint Paul : Ils dé-
tourneront l'ouïe de la vérité, et s'appliqueront à des fables ^.
En voici d'autres non moins extravagantes. Quand Dieu fit le fir-
mament, il y laissa un grand trou vers le septentrion. Et pourquoi?
afin que si quelqu'un se présente qui se dise dieu, il le prouve en
remplissant cette brèche du firmament. Ce n'est pas tout : chaque
jour Dieu se met en colère, et c'est à la première heure du jour, au
moment que les rois d'iniquité se lèvent, mettent leur diadème et
adorent le soleil. Quant au moment précis où la chose arrive, il n'y
a que deux individus à le savoir : Balaam, fils de Beor, parmi les
hommes, et le coq parmi les oiseaux ^. Ce n'est pas fini : une fois
chaque jour Dieu pleure sur la captivité des Juifs ; alors deux lar-
mes tombent de ses yeux dans la grande mer : ce sont ces traînées de
lumière qui paraissent tomber des étoiles pendant la nuit. Enfin, trois
fois par jour il rugit comme un Hon, frappe le ciel de ses pieds, puis
gémit comme une colombe, tournant la tête de côté et d'autre, et
cela de douleur et de regret d'avoir brûlé son temple et dispersé ses
enfants parmi les nations. Plusieurs rabbins ont entendu ces cris au
miheu d'un lieu en ruines *.
Pierre le Vénérable cite encore ce récit du Talmud. Og, roi de
Basan, voyant l'armée innombrable d'Israël (ils étaient plus de six
cent mille combattants), prit sur sa tête une pierre assez grande pour
en écraser toute cette multitude. Mais pendant qu'il songeait à
1 BibL PF„ t. 22, p. 1014. — « Tit., 4, 4. — ^ Bibl. PP., t. 12, p. 1018. —
* Ibid., p. 1020.
à 1153 ,1c l'ère c-,hr.] mi L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 487
exécuter ce dessein, un Irès-petit oiseau, la huppe, se percha sur cette
énorme pierre, et fit tant avec son bec, qu'elle y creusa un trou assez
considérable pour y passer la tête du roi, et, de fait, la têfe d'Og
passa à travers, et Ténorme pierre lui resta sur les épaules comme
un collier. Il eût bien voulu s'en défaire, mais impossible. Soudain
ses dents s'étaient allongées de telle sorte, qu'il n'y avait plus moyen
de faire repasser la pierre, ou plutôt la montagne. Ce que voyant
Moïs(?, qui avait dix coudées de haut, avec une verge de dix coudées
de long, il sauta de dix coudées en l'air pour pouvoir frapper
Og en quelque endroit de son corps. Cependant le haut de sa
verge n'atteignit encore que la cheville du pied d'Og, qui toute-
fois tomba du coup et expira. Telle est la fable du Talmud *.
Pierre le Vénérable observe que jamais Ésope ni Ovide n'ont
imaginé une fable aussi prodigieuse. En effet, la cheville du pied
d'Og avait environ trente coudées de haut, puisque Moïse peut à
peine y atteindre avec les dix coudées de sa taille, les dix de sa verge,
et les dix qu'il sauta en l'air. Or, d'après les proportions ordinaires du
corps humain, les trente coudées delà cheville donneraient sept cents
coudées, moins dix, pour la taille entière d'Og, et cent vingt cou-
dées pour sa largeur; mais, par malheur. Moïse nous apprend que
le lit du roi Og se voyait encore de son temps dans la ville de Rab-
bath, et que ce lit n'avait que neuf coudées de long sur quatre de
large. Comme d'ordinaire le lit est un peu plus long et un peu plus
large que celui qui doit coucher dedans, on ne voit pas trop comment
les Juifs pourraient concilier le Talmud et Moïse ^. Ce que l'on voit
bien, en attendant, c'est que le Talmud ne respecte pas plus les li-
vres de Moïse que la majesté de Dieu. Il ne respecte pas davantage
la pudeur. On y trouve les fables les plus obscènes, même sur les pa-
triarches et les prophètes.
L'humanité n'y est pas moins outragée que la pudeur. En beau-
coup d'endroits du Talmud, non-seulement on permet aux Juifs de
tuer les Chrétiens quand ils peuvent, mais on leur en fait une bonne
œuvre. Ainsi, le meurtre du prêtre chrétien égorgé de nos jours avec
son domestique par les principaux Juifs de Damas, comme il a été
constaté juridiquement par les autorités du pays, n'a rien que de
conforme à la morale du Talmud. D'après cela, les accusations si
souvent répétées contre les Juifs pendant le moyen âge, comme
ayant égorgé des enfants chrétiens, n'ont rien d'improbable.
Dans l'année même où l'on prêcha la seconde croisade, ils furent
1 Bibl. PP., t. 22, p. 1021. — « Ibid., p. 1022. Voir encore la seconde lettre de
M. Drach, rabbin converti.
488 , HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. - De 1125
accusés d'avoir crucifié, à Norwich en Angleterre, un enfant nommé
Guillaume. Cest ce que rapporte un auteur du temps, Robert du
Mont. Et voilà surtout ce qui exaspérait contre les Juifs les popula-
tions chrétiennes.
Non content de réfuter les manichéens et les Juifs, Pierre le Vé-
nérable entreprit les Mahométans. Voici à quelle occasion. Dans un
voyage qu'il fit en Espagne Fan 1141, il fut peiné de voir le peu de
zèle que les Chrétiens montraient pour la conversion de ces infidèles.
Il crut en trouver la cause en ce qu'on ne connaissait point exacte-
ment leurs croyances et leurs erreurs. Pour écarter cet obstacle>
Pierre fit d'abord traduire l'Alcoran en latin, avec tout le soin pos-
sible. Il y employa trois savants chrétiens, Robert de Rétine, Arman
de Dalmatie et Pierre de Tolède, auxquels il adjoignit un Saïrasin
nommé Mahomet. Ces quatre hommes, ayant fouillé dans les bi-
bhothèques des Arabes, traduisirent non-seulement l'Alcoran, mais
encore tout ce qu'ils trouvèrent sur l'origine, la vie et la doctrine de
Mahomet, son auteur. Cette traduction de l'Alcoran a été imprimée
dans le seizième siècle, à Zurich, en 1543. De retour en France,
Pierre le Vénérable envoya cette traduction à saint Bernard, avec
une lettre où il l'exhortait à consacrer les talents que Dieu lui avait
donnés à réfuter ce livre. Nous n'avons pas la réponse de saint Ber-
nard; nous ne voyons pas non plus qu'il ait jamais rien écrit contre
les Mahométans.
Pierre lui-même entreprit cette tâche. Il fit d'abord un court ex-
posé de toute l'hérésie des Sarrasins ou Ismaélites, pour l'utilité de
ceux qui voudraientla réfuter en détail. Leur première et principale
erreur est de nier, avec Sabellius, la trinité des personnes en Dieu;
la seconde, de ne pas croire, non plus que les ariens, que Jésus-
Christ soit le Fils de Dieu et Dieu même. Seulement ils le reconnais-
sent pour le Verbe de Dieu, TEsprit de Dieu, le Messie, né de la
Vierge Marie, le plus grand des prophètes; ajoutant qu'il n'est pas
mort, mais que, quand les Juifs voulurent le tuer, il s'échappa de
leurs mains, monta au ciel, d'où il viendra pour tuer l'Antéchrist,
convertir à sa loi le reste des Juifs, et sauver tous les Chrétiens.
La tendance principale de cette hérésie, dit avec justesse Pierre
le Vénérable, c'est que Jésus-Christ ne soit pas cru Dieu ni Fils de
Dieu; mais, si grand, si sage, si chéri de Dieu, si grand prophète
qu'il puisse être, seulement un pur homme. Cette hérésie, conçue
jadis par la malice de Satan, semée d'abord par Arius, propagée par
Mahomet, sera consommée par l'Antéchrist, suivant l'intention de
son inventeur, Satan. Arius commence par nier que Jésus-Christ soit
vrai Fils de Dieu; l'Antéchrist finira par soutenir qu'il n'est d'aucune
à 11S3 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 489
manière ni Dieu ni Fils de Dieu^, mais pas même un homme de bien.
Mahomet tient le milieu entre les deux, pour compléter l^un et pré-
parer Tautre ; car rien n'est si contraire à l'ennemi du genre humain
que la foi d'un Dieu incarné ^
Ce qui détermina Pierre le Vénérable à écrire contre les Mahorné-
lans, ce fut l'exemple des saints Pères. Ils ont écrit contre toutes les
erreurs, et des hérétiques, et des Juifs, et des païens. Le mahomé-
tisme était un ramassis des unes et des autres ; il avait infecté la
troisième partie du monde. Il fallait d'autant plus écrire contre, à
l'exemple des Pères, afin d'en retirer quelques-uns, s'il était possible,
ou du moins d'en préserver un plus grand nombre.
Dans son ouvrage, qui est en quatre livres, Pierre s'adresse aux
Mahométans eux-mêmes, et cela dès l'inscription. Au nom du Père,
et du Fils, et du Saint-Esprit, un seul Dieu tout-puissant et véritable,
Pierre, Gaulois de nation. Chrétien par la foi, et, ,par son office, abbé
de ceux qu'on appelle moines : aux Arabes, enfants d'ismaël, qui
observent la loi de celui qu'on appelle Mahomet.
Il semble étrange, et il Fest peut-être, qu'étant aussi éloigné de
vous par le lieu, par la langue, par la profession, par les mœurs et
la vie, je vous écrive du fond de l'Occident, à vous qui êtes en Orient
et au Midi, et que je vous entreprenne, vous que je n'ai jamais vus
et que je ne verrai peut-être jamais. Je vous entreprends en eflet,
non par les armes, comme les nôtres font souvent, mais par la pa-
role, non par la force mais par la raison, non par haine mais par
amour; par cet amour qu'un Chrétien doit avoir pour ceux qui sont
éloignés du Christ; par cet amour que Dieu lui-même a eu pour les
idolâtres, qu'il a rappelés du culte des idoles. Je le fais encore par
cet amour naturel que tout homme a pour son semblable. Et je vous
invite à procurer votre salut, non ce salut de l'homme, qui est vain,
comme dit David, mais ce salut des justes qui vient de l'Éternel ^. Je
vous cite ces paroles des Psaumes, parce que Mahomet lui-même
reconnaît que Dieu a donné la Loi à Moïse, les Psaumes à David et
l'Évangile au Christ. Je vous invite donc, non point à un salut qui
passe, mais à la vie éternelle. Il est donné aux hommes d'en jouir
un jour, mais seulement à ceux qui pensent de Dieu ce qui est et
non pas ce qui n'est pas ; à ceux qui l'adorent, non pas suivant les
fantômes de leur cœur, mais comme lui-même veut et commande
qu'on l'adore.
Mais on dit que vous ne voulez ni rendre compte de votre créance
à ceux qui vous interrogent, ni écouter ceux qui veulent vous rendre
1 Bibl. PP., t. 22, p. 1031 et 1032. — ^ Psalni., 59, 11, et £6, 29.
490 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
compte de la leur ; la renommée ajoute même qu'au premier mot
vous saisissez des pierres ou des épées pour tuer qui vous parle.
Vous qui vous appliquez avec sagacité à la science séculière^ voyez
si un pareil procédé est raisonnable. Dans les choses temporelles,
nul homme sensé ne veut être trompé, prendre le faux pour le vrai,
le douteux pour le certain. En cela, il n'y a ni parenté ni amitié qui
tiennent : on le voit par l'exemple des philosophes grecs, latins, per-
sans et indiens. A plus forte raison faut-il chercher la vérité dans
les choses divines; car est-il raisonnable qu'une loi me permette,
comme la loi mahométane, de chercher à m'instruire quant aux
créatures, et qu'elle me le défende quant au Créateur, de telle sorte
que, si j'en ouvre seulement la bouche, on me coupe aussitôt la tête ?
Nulle part ailleurs on ne trouvera une loi pareille. Certainement,
telle n'est point la loi chrétienne ; car le chef des apôtres du Christ
nous fait ce commandement : Soyez prêts à rendre compte à qui-
conque vous le demande, de la foi et de l'espérance qui est en vous *.
En effet, la vérité cherche la lumière ; la fausseté, les ténèbres. La
raison en est à ce que dit notre Christ dans son Évangile, que Maho-
met confesse fui avoir été donné de Dieu : Quiconque fait mal,
hait la lumière et ne vient pas à la lumière, de peur que ses œuvres
ne soient discutées; mais, qui fait la vérité vient à la lumière, afin
que ses œuvres soient manifestées, parce qu'elles ont été faites en
Dieu 2. Telles sont les paroles de la vérité, la parole de celui que
votre Mahomet élève par d'immenses louanges; celui que, dans bien
des endroits de son Alcoran, il confesse l'envoyé de Dieu, le Verbe
de Dieu, l'Esprit de Dieu; celui qu'il confesse avoir vécu sans pé-
ché, être plus grand qu'aucun homme, plus grand que lui-même.
Considérez, au contraire, les paroles de celui que vous regardez
comme votre prophète ; voyez combien elles sont frivoles, combien
peu dignes et peu sensées. Si quelqu'un veut disputer avec vous sur
la loi, dites-lui anathème et contentez-vous de le menacer de la co-
lère de Dieu. Ne disputez point avec ceux qui ont la loi, c'est-à-dire
avec les Juifs et les Chrétiens ; car il vaut mieux tuer que disputer.
Ainsi, ce n'est point par la raison, mais par le glaive, qu'il a voulu
procéder. Les paroles manquent pour réfuter une absurdité aussi
cruelle. Imitez plutôt les Chrétiens; ils écoutent patiemment les Juifs,
qui cependant leur sont contraires. Même ceux des vôtres qui sont
prisonniers chez eux, ils leur laissent la liberté de parler. C'est par
l'instruction et la patience que les Chrétiens ont persuadé les diverses
nations, entre autres l'Angleterre.
1 1. Petr., 3, 16. — a Joan., 3, 20.
à 1153 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 491
Voici qui beaucoup m^étonne. Votre Mahomet emprunte bien des
choses et à la loi des Juifs et à la loi des Chrétiens, parce que l'une
et l'autre sont de Dieu. Mais si elles sont de Dieu l'une et l'autre, il
faut les recevoir, non par lambeaux, mais tout entières. Si elles ne
sont pas de Dieu, il ne faut les recevoir ni en tout ni en particulier,
et effacer de l'Alcoran ce qui en a été tiré.
Prétendez-vous que les livres des Juifs et des Chrétiens ont été
corrompus ? Mais quelle preuve en avez-vous? L'Alcoran même ne
le dit pas. Accuser sans preuve, c'est prouver contre soi. Mais voici
ce que vous alléguez. Quand les Juifs revinrent de la captivité de
Babylone, ils mirent la loi de Moïse sur un âne, qui s'échappa dans
la route et disparut au milieu des déserts et des montagnes. Et voilà
comment les Juifs perdirent leur loi. Pierre le Vénérable fait sentir aux
Mahométans, le plus honnêtement qu'il peut, que cette histoire de
l'âne est une histoire d'âne. D'ailleurs, il n'y avait pas que cet exem-
plaire de la loi : des miUiers d'autres se trouvaient parmi les Juifs
qui ne revinrent pas de la captivité, comme il y a des milliers d'exem-
plaires de l'Alcoran parmi les sectateurs de Mahomet. Si la loi
avait été falsifiée par l'un, tous les autres eussent réclamé. Il en
est de même du Nouveau Testament : impossible d'y faire aucune
altération en cachette ; car, suivant un proverbe français, ce qui est
su de deux, est su de tout le monde. Enfin, si la loi ou l'Evangile
avaient été falsifiés, ce que l'Alcoran en tire serait donc faux ou dou-
teux. A moins donc de mettre en doute leur Alcoran, les Mahomé-
tans doivent admettre l'intégrité de la loi et de l'Évangile. C'est par
là que Pierre de Clugni termine son premier livre *.
Dans le second, il commence à faire sentir aux Mahométans com-
bien a peu de consistance ce qu'ils disent et croient de leur prophète
et de son Alcoran. Sans doute, il faut croire un vrai prophète de
Dieu ; mais il faut savoir d'abord si c'est un prophète véritable ou
non. La prophétie est la manifestation des choses inconnues, soit
passées, soit présentes, soit futures, en vertu de l'inspiration divine
et non d'une invention humaine. D'où il suit que le prophète est
celui qui, inspiré de Dieu et non instruit des hommes, leur fait con-
naître les choses passées, présentes ou futures, qu'ils ne connaissent
point d'eux-mêmes. Tels furent Moïse, Isaïe, Jérémie, Ézéchiel et
Daniel. Leurs livres sont remplis de diverses prédictions, qu'ils
n'ont pu faire que par la connaissance que Dieu leur a donnée des
choses à venir. Mais à l'égard de Mahomet, quelle preuve produit-
on qu'il ait révélé aux hommes des choses passées, mais qui leur
> Martène, Vet. Script, amplissima Collectio, t. 9, p. 1125-1161.
492 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL— De 1125
étaient inconnues, ou des choses présentes, dont ils n'avaient aucune
connaissance, ou qu'il leur ait prédit des choses futures ? Qu'on
feuillette TAlcoran d'un bout à l'autre, on n'y trouvera aucune pro-
phétie de sa part. S'il eût été prophète, n'aurait-il pas prévu ses
fréquentes défaites dans les combats, et, en conséquence, ne les
eût-il pas évitées ?
Il est dit dans l'Alcoran que Dieu, en envoyant Mahomet, lui parla
ainsi : « Vous ne viendrez point vers eux avec des miracles évidents,
parce qu'ils les rejettent comme odieux et qu'ils se sont déjà
opposés à la vérité qui leur a été annoncée. Nous vous donnerions
néanmoins des prodiges et des miracles, si nous ne savions qu'ils ne
vous croiront pas. » Pierre de Clugni se moque avec raison de cette
parole extravagante ; car, comment faire dire à Dieu que les hommes
ne croiraient pas Mahomet, s'il faisait des miracles, puisqu'ils l'ont
cru sans qu'il en eût fait un seul ? Comment faire dire à Dieu que
les peuples n'avaient pas cru à ceux qui avaient fait des miracles
avant la venue de Mahomet ? car, d'après l'Alcoran même, il n'y a
eu que deux législateurs envoyés de Dieu, Moïse et Jésus-Christ. Ils
ont fait l'un et l'autre des prodiges sans nombre ; mais ceux qui en
ont été témoins ont cru à Jésus-Christ.
Les peuples de toute la terre ont cru aussi aux apôtres envoyés de
lui, en voyant leurs miracles. Ce que Mahomet fait dire à Dieu est
donc un mensonge, et par là même un blasphème. Comment enfin
Mahomet peut-il se dire prophète, et dire en même temps qu'il n'est
pas envoyé pour faire des miracles, puisque le plus grand de tous
les miracles est la prophétie ? De son propre aveu, Mahomet n'est
donc prophète d'aucune manière, puisque la prophétie est un des
plus grands miracles *.
Tel est le fond du second livre. On n'a pas encore retrouvé le
troisième et le quatrième. C'est une véritable perte ; car l'ouvrage
de Pierre le Vénérable, même tel que nous l'avons, peut être très-
utile pour convertir les Musulmans. Il est à regretter que sa version
de l'Alcoran ainsi que son ouvrage contre l'hérésie des Sarrasins ne
soient pas plus connus.
Saint Bernard avait fait son voyage en Languedoc, contre les nou-
veaux manichéens, dans l'intervalle du concile de Paris à celui de
Reims. Dans ce dernier, outre l'affaire de Gilbert de la Porrée, que
nous avons déjà vue, le pape Eugène III en termina plusieurs autres.
On y fit ou on y renouvela plusieurs canons contre les hérésiarques,
contre les ordinations des hérétiques, contre les incendiaires, contre
1 Martène, Vet. Script, amplissima Collectio, t. 9, p. 1163-1184.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 493
les violateurs des asiles et de la sécurité publique, contre ceux qui
se battaient dans les tournois, contre les exactions et les corvées in-
justes de ceux qui occupaient des châteaux, contre les ravisseurs et
les détenteurs des biens d'Église, contre ceux qui n'observaient
point la loi touchant l'excommunication et l'interdit, enfin contre le
luxe et autres abus des clercs * .
Dans ce même concile, le pape Eugène déposa Guillaume, arche-
vêque d'York. Après la mort de l'archevêque Turstain, au mois de
février 414;0, cette église resta vacante plus d'un an. Henri, évêque
de Winchester et frère du roi Etienne, fît premièrement élire Henri
de Coili, neveu du même prince; mais comme il était abbé de Saint-
Étienne de Caen, le pape Innocent ne voulut point qu'il fût arche-
vêque, s'il ne renonçait à l'abbaye. Au mois de janvier 1141, on
procéda à une nouvelle élection, et la plupart s'accordèrent à choi-
sir Guillaume, trésorier de l'église d'York. II était aussi neveu du
roi Etienne, fils d'Emma, sa sœur, et de Hébert, comte de Winches-
ter. Ses mœurs étaient très-pures, sa douceur le rendait aimable, et
il était libéral envers les pauvres; mais l'archidiacre Gautier et
quelques autres s'opposèrent à son élection, soutenant qu'elle n'avait
pas été libre et que le comte d'York l'avait ordonnée de la part du
roi. En effet, ce comte avait assisté à l'élection, et l'archidiacre Gau-
tier s'étant mis en route pour aller trouver le roi, il le fit prendre
et enfermer dans un château. Cette violence seule justifiait l'accu-
sation et rendait l'élection suspecte. Les opposants en appelèrent au
Pape ; ils avaient pour eux des religieux de grand mérite, entre au-
tres Guillaume, abbé de Ridai, et Richard, abbé de Fontaines, deux
monastères de l'ordre de Cîteaux dans le diocèse d'York. Robert,
prieur d'Hagulstadt, quitta même le pays pour redevenir simple
moine à Clairvaux. Saint Rernard épousa leur cause avec chaleur
et écrivit au Pape des lettres fort vives contre Guillaume. L'an 11 42,
l'affaire ayant été examinée à Rome, en présence des parties, le
pape Innocent II déclara que Guillaume pourrait être sacré, si le
doyen d'York affirmait par serment que le comte n'avait point ap-
porté au chapitre un ordre du roi d'élire Guillaume, et si Guillaume
lui-même affirmait qu'il n'avait point donné d'argent pour cette di-
gnité. Les conditions furent remplies, mais d'une manière douteuse,
et Guillaume fut sacré archevêque d'York, le 27""® de septembre 1142,
par son oncle Henri, évêque de Winchester et légat du Pape.
Les plaintes se renouvelèrent sous Célestin II et Lucius IL Guil-
laume envoya des députés au premier, demander le pallium; le Pape
» Mansl, t. 21, p. 713-720.
494 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
le refusa aux députés, et exigea qu'il vînt le chercher lui-même.
Lticius II, qui fut Pape bientôt après, ne lui était pas si contraire,
et, aux instances de l'évêque de Winchester, envoya un cardinal
porter le pallium à l'archevêque d'York. Mais Guillaume négligea
d'aller trouver le cardinal ; car, ayant été élevé en grand seigneur, il
avait ce défaut, entre plusieurs vertus, d'être mou et ennemi du
travail et de la peine. Il manqua donc l'occasion de recevoir son
palUum. Plus tard il alla le demander lui-même à Eugène III, qui
venait de monter sur le Siège apostolique; la plupart des cardinaux
étaient pour lui; mais saint Bernard renouvela contre lui ses ins-
tances, et écrivit au Pape deux lettres très-fortes à son sujet. Eugène
ordonna à Guillaume de s'abstenir des fonctions épiscopales jusqu'à
ce que l'évêque de Dunelm, l'ancien doyen d'York, eût mis fin à
cette affaire, en prêtant le serment que le pape Innocent avait pres-
crit. L'évêque s'y refusa, et se prononça ainsi contre l'archevêque.
Celui-ci, voyant qu'il n'avançait de rien à Rome, passa en Sicile
chez le roi Roger, son parent. Cependant, en Angleterre, quelques
gentilshommes de sa parenté, touchés de sa disgrâce, brûlèrent une
terre de l'abbaye de Fontaines, ce qui acheva d'empirer sa cause et
d'indisposer le Pape contre lui.
Enfin, au concile de Reims, les ecclésiastiques d'York renouvelè-
rent leurs plaintes contre l'archevêque Guillaume. Ils avaient à leur
tête Henri de Murdac, nouvel abbé de Fontaines, qui, sous l'arche-
vêque Turstain, avait été considérable dans l'église d'York et dans
toute la province, par sa noblesse, par les honneurs et les richesses
dont il jouissait; mais il avait tout quitté pour se rendre moine à
Clairvaux, sous la conduite de saint Bernard, et il s'y était distingué
par sa vertu et sa régularité. On accusa donc l'archevêque Guillaume,
dans le concile de Reims, de n'être ni canoniquement élu, ni sacré
légitimement, mais intrus par l'autorité du roi. Il en fut convaincu ;
et Albéric, évêque d'Ostie, prononça contre lui, au nom du Pape,
la sentence de déposition, alléguant pour motif qu'avant Télection
il avait été nommé par le roi Etienne.
Toutefois cette sentence fut donnée contre l'avis de la plus grande
partie des cardinaux. Ensuite le Pape écrivit à l'évêque de Dunelm
ou Durham et au chapitre d'York d'élire dans quarante jours un
autre archevêque. Ils s'assemblèrent le 24"^ de juillet; une partie
du clergé élut Hilaire, évêque de Chichester, les autres élurent l'abbé
Henri de Murdac. Le Pape confirma cette dernière élection à Auxerre,
et, le 5"° de décembre, étant à Trêves, il sacra Henri de ses propres
mains.
Quand l'archevêque Guillaume fut revenu de Sicile, l'évêque de
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 495
Winchester, son oncle, le retira auprès de lui et lui donna le choix
de toutes ses maisons, lui offrant tout son domestique pour le faire
servir comme archevêque. Guillaume choisit une des terres du pré-
lat, où il vécut dans la solitude, ne songeant qu'à faire pénitence. Il
souffrit sa déposition avec une extrême patience, sans murmurer,
sans se plaindre de ses adversaires et sans écouter qui parlait contre
eux. Il était continuellement appliqué à la lecture et à la prière; il
devint un tout autre homme qu'auparavant, et mérita d'être compté
parmi les saints *.
Ce fut probablement au même concile de Reims que le Pape ter-
mimi provisoirement la contestation entre l'archevêque Thibaut de
Cantorbéri et l'évêque Bernard de Menève ou Saint-David, au pays
de Galles. Jusqu'alors Saint-David avait le titre de métropole; mais
le pays de Galles ayant été réuni à l'Angleterre, l'archevêque de
Cantorbéri ordonna Bernard évêque de Saint-David, alors vacant, et
lui fit promettre avec serment de ne jamais prétendre le droit de
métropole. Plus tard, l'évêque vint revendiquer ce droit devant le
pape Eugène, qui, ayant entendu les deux parties, donna la provi-
sion à l'archevêque, et, pour juger définitivement, les assigna à la
Saint-Luc de l'année suivante. Sa lettre est du 29°"^ de juin 2.
Raimond, archevêque de Tolède, étant arrivé au concile de Reims,
se plaignit de la part du roi de Castille, son maître, de ce que le
pape Eugène avait accordé le titre de roi de Portugal à Alphonse
Henriquès, moyennant une redevance annuelle de quatre livres d'or,
au préjudice de la couronne de Castille. L'archevêque de Tolède se
plaignit encore que celui de Brague et ses suffragants refusaient de
reconnaître sa primatie : ce qui apparemment était une suite de l'é-
rection du nouveau royaume de Portugal. Pour satisfaire à ces
plaintes, le pape Eugène écrivit au roi de Castille, Alphonse VIII,
une lettre, où il lui déclare qu'il n'a jamais eu intention de diminuer
en rien sa dignité ni les droits de sa couronne, et lui promet de favo-
riser dans son royaume, comme il avait déjà fait, l'expédition contre
les infidèles. Nous voulons, ajoute-t-il, que l'évêque de Brague et
ses suffragants obéissent à Tarchevêque de Tolède, comme à leur
primat, ainsi qu'il a été ordonné par nos prédécesseurs, et nous avons
suspendu l'évêque de Brague à ce sujet. Pour marque de notre affec-
tion, nous vous envoyons, par l'évêque de Ségovie, la rose d'or que
le Pape a coutume de porter tous les ans le quatrième dimanche de
carême; et, parce que vous avez voulu que les évêques et les abbés
* Acta SS.,S j'unii. L'article de saint Guillaume , dans Godescard , est assez
mal fait. — * Eugen. epist. 2.
496 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL— De 1125
de votre royaume assistassent au concile de Reims^ nous déchar-
geons, à votre prière, ceux qui n'y sont pas venus, de la suspense
prononcée contre eux. Dans une autre lettre, il mande au même roi
que, sur sa prière, il accorde à l'archevêque de Compostelle la pré-
rogative de faire porter la croix devant lui *. L'archevêque de Brague
se soumit entin à la primatie de celui de Tolède; mais ce dernier
en usa si durement envers lui, qu'il en fut sévèrement réprimandé
par le Pape 2.
Bernard, archevêque de Tarragone, refusait aussi de reconnaître
la primatie de Tolède, et avait le même intérêt que celui de Brague,
se trouvant dans un autre royaume, sous Raimond Bérenger, qui,
de comte de Barcelone, était devenu roi d'Aragon en 1138. Bernard
assista au concile de Reims, où le Pape voulut l'obliger à reconnaî-
tre l'archevêque de Tolède pour son supérieur ; mais Bernard repré-
senta qu'étant nouvellement archevêque il n'était pas encore bien
instruit de ses droits, et promit de prendre conseil sur cette affaire
quand il serait retourné à son église. Il y a plusieurs lettres du pape
Eugène sur ces affaires d'Espagne. Tout le monde y recourait avec
un empressement filial à son autorité. Les difficultés ne venaient que
de la diversité politique des royaumes ^.
Des raisons semblables avaient empêché le rétablissement de Té-
vêché de Tournai, uni à celui de Noyon depuis le temps de saint
Médard, c'est-à-dire depuis environ six cents ans. Le clergé de Tour-
nai avait fait des efforts pour ressusciter cet évêché, et sous Urbain II,
et sous Pascal II, et sous Innocent II. Ce dernier Pape lui avait
même ordonné de procéder à une élection; mais des intrigues et la
mort du Pontife firent évanouir leurs espérances. Mais enfin le pape
Eugène, en 1146, rétablit définitivement ce siège, et sacra de sa
main le nouvel évêque, Anselme, abbé de Saint- Vincent de Laon,
que les députés de Tournai avaient élu sur la présentation même
du Pape *.
Avant de partir pour l'expédition d'Orient, le roi Conrad d'Alle-
magne avait fait élire roi son fils Henri. D'après les lois du royaume,
l'archevêque de Mayence gouvernait en l'absence du roi. Le Pape
l'avait mandé au concile de Reims comme les autres évêques. Re-
tenu par les affaires de l'Empire, il ne put s'y rendre dès le commen-
cement. Appelé de nouveau par le Pape, il s'y rendit avec une lettre
du jeune roi au pape Eugène, où il excusait son retard sur le besoin
qu'on avait eu de lui en Allemagne ^. Les ambassadeurs du jeune
» Eugen. epist. 74 et 75. — 2 Ibid., 81. — ^ Ibid., 82. — * Narrât. Tornac.
apud d'Acheri, Spicileg., t. 12, p. 483. — s Mansi, t. 21, p. 741.
ï
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 497
roi apportaient en même temps au Pontife romain une bulle d'or,
où le prince lui notifiait son avènement à la couronne, et où il se plai-
gnait et de trois frères qui s^étaient partagé le duché de Pologne,
après avoir chassé leur frère aîné, et des évêques de cette province
qui n'observaient pas le serment qu'ils avaient fait à leur père sur ce
sujet*. Le pape Eugène envoya un cardinal-diacre en Pologne, pour
rétablir la paix entre le duc et ses frères, et régler les affaires del'É-
ghse comme légat apostolique, avec ordre d'excommunier celui des
princes qui s'opposerait à la paix, et de jeter l'interdit sur ses terres.
Le légat exécuta sa commission, mais les évêques de Pologne n'ob-
servèrent point l'interdit, sous prétexte que ce n'était pas l'ordre du
Pape. Informé de ce qui se passait, Eugène III leur écrivit une lettre
de réprimande, où il confirme tout ce qu'avait fait son légat, et leur
enjoint de s'y soumettre, sous peine d'encourir l'indignation de saint
Pierre 2. C'est ainsi que le chef de l'Église, sur les plaintes du roi
d'Allemagne, rétablit la paix dans la Pologne.
Au concile de Reims se trouvait entre autres Guibald, autrefois
abbé de Stavelo, ensuite momentanément du Mont-Cassin, et enfin
deCorbie en Saxe. Il venait d'être élu à cette dernière abbaye, pour
y faire cesser une division occasionnée par un prétendant indigne,
qui fut déposé. Le pape Eugène III confirma la déposition de l'intrus
et l'élection de Guibald, qui était un des hommes les plus distingués
de l'Allemagne par sa science et ses talents.
L'abbé de Corbie accompagna la croisade qu'on fit contre les Slaves
encore païens, et qui faisaient souvent des incursions sur les Chrétiens
de Saxe et de Danemark. Tout récemment ils avaient surpris et
massacré les habitants de Lubeck, un jour de fête. Le pape Eugène III
avait exhorté tous les Chrétiens à se défendre contre les Barbares de
leurs frontières. Les évêques et les princes de Saxe, ayant à leur tête
Frédéric, archevêque de Magdebourg, marchèrent donc contre les
païens du Nord, avec une armée de soixante mille hommes. D'un
autre côté s'armèrent Albéron, archevêque de Brème ; Thietmar,
évêque de Werden ; Henri, duc de Saxe, et plusieurs autres sei-
gneurs, avec quarante mille hommes. Le roi de Danemark, avec les
évêques du royaume, assembla aussi ses forces parterre et par mer,
qui faisaient une armée d'environ cent mille hommes. Toutes ces
troupes attaquèrent lesSlaves, pour venger lesmeurtres et les ravages
qu'ils avaient faits sur les Chrétiens, principalement sur les Danois.
On attaqua donc les païens en divers endroits, on porta la terreur
partout, on fit le dégât et on brûla plusieurs villes, entre autres celle
1 Neubrig., apud Baron., 1148, n. 8, - 2 Mansi, t. 21, p. 685.
XV. 32
498 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv, LXVIII. — De 1125
de Malehon, avec le temple d'idoles qui en était proche. Mais après
que cette guerre eut duré trois mois, les serviteurs des princes alle-
mands les plus voisins leur représentèrent qu'en ruinant ce pays ils
perdraient les tributs qu'ils avaient accoutumé d'en tirer. Ainsi ils
commencèrent à faire la guerre faiblement, et enfin ils firent la paix>
à condition que les Slaves recevraient la religion chrétienne, et relâ-
cheraient les Danois qu'ils tenaientesclaves. Les conditions furent ac-
ceptées, mais observées assez mal, et il fallut encore plusieurs expé-
ditions pour dompter et civiliser ces hordes barbares *.
La Suède avait alors un saint évêque et un saint roi : Henri, évêque
d'Upsal, capitale du royaume, et le roi Éric ou Henri, car c'est le
même nom. L'évêque Henri était natif d'Angleterre, et fut sacré
l'an 1 \ 48 par le légat apostolique Nicolas, évêque d'Albane, aussi
Anglais, qui fut depuis le pape Adrien IV. Il était chéri du roi Eric,
que les états de Suède avaient élu pour le trône, après la mort du
dernier roi, et qui était d'une des plus illustres familles du royaume.
Le premier soin du nouveau roi fut de veiller sur son âme avec une
extrême attention. Il assujettissait la chair à l'esprit par le jeûne et
les autres mortifications de la pénitence ; il vaquait assidûment aux
exercices de la prière et de la contemplation, qui faisaient ses prin-
cipales délices. Ses peuples trouvaient en lui un père, ou plutôt il
était le serviteur de tousses sujets; il travaillait avec une application
infatigable à leur rendre justice. Les malheureux étaient sûrs de sa
protection ; ils pouvaient en tout temps lui porter leurs plaintes, et
ils ne tardaient pas à être délivrés de l'oppression. Souvent il visi-
tait en personne les pauvres malades, et les soulageait par d'abon-
dantes aumônes. Content de son patrimoine, il ne levait aucune taxe
sur ses sujets; il refusa même la troisième partie des confiscations
légales, que les étatslui offrirent d'une voix unanime. Il porta de si
sages lois pour réprimer les abus et pour assurer la tranquillité pu-
blique, qu'elles furent célèbres et souvent invoquées dans les siècles
suivants.
Quoiqu'il fût naturellement pacifique, il ne put se dispenser de
faire la guerre. Il marcha contre les Finlandais, peuple livré aux su-
perstitions du paganisme, et qui venait souvent piller les terres de
son obéissance. Il leur offrit d'abord la paix, s'ils voulaient embras-
ser la foi, et mena avec lui le saint évêque d'Upsal. Il gagna contre
les infidèles une grande victoire, se prosterna sur le champ de ba-
taille pour en rendre grâces à Dieu, mais avec beaucoup de larmes,
1 Chron. saxon., an. 1148. Saxo Gramm., I. 13. Helmold, Chron. slav., 1. 1,
c. 63.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 499
en songeant à la perte de tant d'âmes qui auraient pu se sauver en
recevant le baptême. Il donna la paix au peuple qui restait, et leur
fit prêcher l'Évangile ; un grand nombre furent baptisés, on fonda
des églises, on établit des prêtres; et le saint évêque Henri demeura
avec les nouveaux Chrétiens pour les affermir, tandis que le roi re-
tourna en Suède. Un d'eux ayant commis un homicide, le saint
évêque voulut le soumettre à la pénitence canonique, pour retenir
les autres par la crainte. Mais le coupable, devenu plus furieux, tua
l'évêque même, l'apôtre de la Finlande dont la sainteté fut confirmée,
par un grand nombre de miracles. C'était vers l'an 1151, et l'Église
honore ce saint martyr le 19"* de janvier *.
Le saint roi Éric, étant revenu en Suède, fût attaqué à l'impro-
viste par un prince danois qui prétendait à la couronne de Suède.
Le jour de l'Ascension, comme il entendait la messe à Upsal, sa ca-
pitale, on vint lui dire que les ennemis étaient près de la ville, et
qu'il était à propos de marcher contre eux. Laissez-moi, dit-il, ache-
ver d'entendre la messe; j'espère que nous entendrons ailleurs le
reste du service. Il sortit pour aller au-devant des ennemis, mais
avec peu de suite; et, comme ils en voulaient principalement à sa
personne, ils le renversèrent, le percèrent de plusieurs coups et lui
coupèrent la tête. C'était le 18"* de mai 1151, le lendemain de l'As-
cension. On trouva sur son corps un cilice; et il avait pratiqué pen- .
dant sa vie plusieurs autres austérités, des veilles, des jeûnes, des
bains d'eau froide, pour dompter la chair rebelle. Il se fit, après sa
mort, un grand nombre de miracles par son intercession, et l'Église
l'honore comme martyr le jour qu'il fut tué ^.
Le légat Nicolas, évêque d'Albane, avait été envoyé par le pape
Eugène en Danemark, et il établit une métropole en Norwége, qui
jusqu'alors avait été soumise à l'archevêché de Lunden. Pour en
faire autant en Suède, il tint à Lincope un concile provincial en 1148.
Mais comme les Goths et les Suédois ne purent s'accorder sur le lieu
de la métropole ni sur la personne du métropolitain, le légat se retira
sans rien faire ; car les Goths aimaient mieux reconnaître l'arche-
vêque de Brème que celui d'Upsal. Le légat Nicolas, retournant par
le Danemark, laissa à Esquil, archevêque de Lunden, le pallium qu'il
avait destiné à celui de Suède, afin qu'il le donnât au prélat que les
Goths et les Suédois éliraient d'un commun consentement. Ce qui
n'eut point d'exécution. Le légat voulait ainsi établir l'archevêque
de Lunden primat de Norwége et de Suède, pour le consoler de l'ar-
1 Acta SS., Idjan. — ^ ibid., 18 maii.
500 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVllI. — De 1125
chevêche qu'il venait d'établir en Norv^^ége ; et il confirma, depuis,
cette primatie, lorsqu'il fut Pape i.
Hartwic était alors archevêque de Brème. Il avait remplacé Albé-
ron, mort en ll^S, et tint ce siège vingt ans. L^année suivante, 1149,
comme la Saxe était en paix avec les Slaves, par suite de la croisade,
Hartwic se proposa de rétablir les évêchés ruinés par ces Barbares,
savoir : Oldenbourg, depuis transféré à Lubeck; Ratzebourg et Mec-
klenbourg, depuis transféré à Schwérin. Ces sièges avaient été vacants
pendant quatre-vingts ans, et Hartwic se trouva ainsi sans suffra-
gants, n'ayant plus la juridiction qu'avaient eue ses prédécesseurs
sur les évêques de Danemark, de Norwége et de Suède. Il s'efforça
de la regagner, par sollicitations et par présents, auprès du Pape et
de l'empereur ; n^y pouvant réussir, il entreprit de relever ces évêchés
situés chez les Slaves, en son voisinage, et d'utiliser ainsi la paix que
la croisade avait procurée. Il sacra èvêqued'OldenbourgsaintWicelin,
prêtre vénérable qui travaillait depuis trente ans à la propagation de
la foi dans la Hollande ou le Holstein, et il fit Emmehard évêque de
Mecklenbourg.
Wicelin était né dans le diocèse de Minden, de parents plus dis-
tingués par leur vertu que par leur condition. Il étudia assez tard,
premièrement en son pays, puis à Paderborn, sous Hartman, maître
célèbre, qui fut obligé de modérer sou ardeur pour l'étude. Ensuite
Wicelin gouverna l'école de Brème sous l'archevêque Frédéric,
dont il était aimé, aussi bien que de ceux que leur vertu distinguait
le plus dans cette église ; mais il était odieux aux clercs négligmits
et déréglés. On l'accusait aussi de châtier trop rudement ses écoliers,
dont plusieurs, toutefois, devinrent considérables, entre autres un
jeune homme nommé Ditmar. Après plusieurs années, Wicehn ré-
solut d'aller en France pour faire lui-même de plus fortes études ; et,
prenant avec lui le jeune Ditmar, il vint à Laon se rendre disciple des
deux frères Raoul et Anselme, qui étaient alors les plus fameux pour
l'expMcation de l'Écriture sainte. Il étudia trois ans sous eux, évitant
les questions curieuses et les disputes superflues; puis, avançant
dans le désir de la perfection, il résolut de ne plus manger de viande
et de porter un cilice sur la chair. Il n^était encore qu'acolyte et
n'avait pas voulu monter plus haut, craignant la légèreté de l'âge;
mais après ces trois années d'études en France, il résolut de retour-
ner en son pays et de prendre les ordres sacrés.
A son retour, il vint trouver saint Norbert, alors archevêque de
Magdebourg, qui, ayant reconnu son mérite, l'ordonna prêtre. Alors,
> SaxoGramm,, 1.14. Joan. Magn., 1. 18, c. 18.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 501
brûlant d'un zèle ardent et désirant se rendre utile à l'Église, il ap-
prit que Henri, prince des Slaves, avait dompté des nations barbares
et ne cherchait qu'à étendre la religion. Il alla donc trouver Adalbé-
ron, archevêque de Brème, qui approuva son dessein, et lui donna
mission pour aller prêcher chez les Slaves et travailler à y extirper
l'idolâtrie.
Aussitôt il entra dans le pays avec deux prêtres qui se dé-
vouèrent à cette bonne œuvre, et obtint du duc Henri la permission
de prêcher, et l'église de Lubeck pour y faire leurs fonctions. Mais,
Henri étant mort et le pays troublé par une guerre civile, ils s'éta-
blirent à Falderen, aux confins de la Holsace, vers les Slaves. Les ha-
bitants faisaient profession de christianisme, mais ils n'en avaient que
le nom; ils gardaient leurs anciennes superstitions, et honoraient
encore des bois et des fontaines. Le bienheureux Wicelin s'en fit ai-
mer, et ils écoutaient avec étonnement ce qu'il leur prêchait des
biens du siècle futur et de la résurrection : une multitude incroyable
eut recours à la pénitence, et sa prédication se fit entendre dans tout
le pays des Northalbingues. Il commença à visiter les églises circon-
voisines, instruisant les peuples, corrigeant les pécheurs, terminant
les différends, détruisant les bois profanes et toutes les cérémonies
païennes. Sa réputation lui attira plusieurs disciples, tant clercs que
laïques, qui firent une sainte société, promettant de garder le céli-
bat, de s'apphquer à la prière et au jeûne, de visiter les malades, de
nourrir les pauvres, de travailler à leur propre salut et à celui du
prochain. Ils priaient surtout pour la conversion des infidèles, mais
Dieu ne les exauça pas sitôt.
L'empereur Lothaire, par le conseil de Wicelin, fit bâtir le châ-
teau de Siegbert sur la Trave, et y fonda une église, dont il lui donna
la conduite, ainsi que de celle de Lubeck. Son dessein était de sou-
mettre tous les Slaves à la religion chrétienne, et de leur donner
Wicelin pour évêque; mais la mort de ce prince arrêta les suites de
cet étabhssement, et les guerres qui suivirent entre deux prétendants
au duché de Saxe obligèrent Wicelin à retourner à Falderen avec ses
compagnons, et ils faisaient plusieurs miracles, particulièrement sur
les possédés. Quelque temps après, le bienheureux Ditmar ou Thiet-
mar, ancien disciple de Wicehn, et alors doyen du chapitre de Brème,
quitta tout pour se joindre à lui et à sa communauté de Falderen, et
lui fut d'un grand secours par son zèle et sa vertu . Tel était le saint
prêtre Wicehn, quand Hartw^ic, archevêque de Brème, l'ordonna
évêque d'Oldenbourg, le dimanche, 9"^ d'octobre 1149. Le bien-
heureux Ditmar mourut le 17"" de mai 1152, et saint Wicelin le
la^e (jg décembre 1154. Leur vie a été écrite par Helmold, disciple
502 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL — De 1125
du saint évêque d'Oldenbourg, dans son histoire des Slaves *.
Après le concile de Reims, ou plutôt avant, comme il est dit dans
des lettres de Fabbé Guibald de Corbie ^, le pape Eugène vint à Trê-
ves avec dix-huit cardinaux, plusieurs évêques et plusieurs abbés, y
étant invité par l'archevêque Adalbéron, qui défraya pendant trois
mois toute cette compagnie. Le Pape y célébra un concile; et Henri,
archevêque de Mayence, jugea à propos d'y venir avec les principaux
de son clergé, pour consulter le Pape touchant les révélations de
sainte Hildegarde, religieuse de grande réputation. Elle était née
dans le comté de Spanheim, Tan 1098, de parents nobles et vertueux,
qui la dévouèrent au service de Dieu dès son enfance, parce que,
dès qu'elle put parler, elle faisait entendre, tant par ses discours que
par signes, qu'elle voyait des choses extraordinaires. A l'âge de huit
ans, elle fut offerte au monastère de Disemberg ou du mont Saint-
Disibode, et mise sous la conduite de la bienheureuse Jutte ou Judith,
sœur du comte de Spanheim, qui menait la vie de recluse, et qui
la forma à l'humilité, à l'innocence, et lui apprit simplement à lire le
psautier. De huit ans à quinze, Hildegarde continua de voir surna-
turellement beaucoup de choses, dont elle parlait avec simplicité à
ses compagnes, qui étaient émerveillées, aussi bien que ceux qui 'en
eurent connaissance. On admirait d'où cela pouvait venir. Alors Hil-
degarde remarqua elle-même avec surprise que, pendant qu'elle
voyait ainsi intérieurement dans son âme, elle voyait en même temps
à l'extérieur par les yeux du corps, comme à l'ordinaire; ce qu'elle
n'avait jamais entendu dire de personne. Dès lors, saisie de crainte,
elle n'osa plus parler à qui que ce fût de sa lumière intérieure. Ce-
pendant, dans ses discours, il lui arrivait souvent de parler de choses
à venir, qui paraissaient étranges aux auditeurs. Elle voyait et en-
tendait ces choses, non en songe ni pendant le sommeil, non dans un
état d'exaltation, ni par les yeux du corps, ou par les oreilles de
l'homme extérieur; mais elle les recevait, bien éveillée, regardant
dans son âme seule, par les yeux et les oreilles de l'homme intérieur,
et dans les lieux les plus découverts, selon qu'il plaisait à Dieu.
C'est elle-même qui s'en explique ainsi.
Cet état d'intuition surnaturelle lui dura toute sa vie: Elle écri-
vait dans sa vieillesse : Depuis mon enfance jusques aujourd'hui,
que j'ai plus de soixante-dix ans, je vois toujours cette lumière dans
mon âme, et je la perçois, non par les yeux extérieurs, ni par les
pensées du cœur, ni par aucun concours des cinq sens externes, les
yeux extérieurs demeurant toutefois ouverts, et les autres sens cor-
1 Helmold, I. 1, c. 43-70. Acta SS., 11 maii. — 2 Mansi, t- 21, p. 743.
à 1153 de l'ère chr.J DE L'ÉGJLISE CATHOLIQUE. 503
porels conservant leur vertu; car la lumière que je vois n'est pas
locale, mais plus lumineuse que la nuée qui porte le soleil, et je ne
saurais y considérer ni la hauteur, ni la longueur, ni la largeur. On
me rappelle ombre de la lumière vivante ; et comme le soleil, la lune
et les étoiles apparaissent dans Teau, ainsi les écrits, les discours,
les vertus et quelques œuvres des hommes me resplendissent dans
cette lumière. Tout ce que je vois ou apprends dans cette vision, j'en
ai longtemps la mémoire. Je vois, j'entends et je sais tout ensemble,
et j'apprends, comme en un instant, ce que je sais. Mais tout ce que
je ne vois pas, je l'ignore, étant illettrée; et, pour les choses que
j'écris, je ne mets d'autres mots que ce que j'entends dire, les mots
latins non limés. Quant à la manière dont il m'arrive d'ouïr ces pa-
roles, ce n'est pas comme celles qui retentissent de la bouche d'un
homme, mais comme une flamme brillante, comme une nuée qui se
meut dans un air pur. Quant à la forme de cette lumière, je ne puis
la connaître en aucune façon, comme je ne puis regarder parfai-
tement la sphère du soleil. Cependant, dans cette lumière j'aperçois
quelquefois une autre lumière qu'on me nomme lumière vivante ;
mais celle-ci, je ne la vois pas fréquemment, et je puis encore beau-
coup moins en déterminer la forme que celle de la première. Quand
je contemple cette lumière, toute tristesse et toute douleur me sont
ôtées de la mémoire, en sorte que j'ai les mœurs d'une petite fille
toute simple, et non plus celles d'une vieille femme, mais mon âme
n'est jamais privée de cette première lumière, qui est appelée l'ombre
de la lumière vivante ; et je la vois, comme si je voyais dans une
nuée lumineuse le firmament sans étoiles, et c'est en elle que je vois
ce que je dis de l'éclat de la lumière vivante. Depuis mon enfance
jusqu'à l'âge de quarante ans,j'ai continué avoir toujours ceschoses;
j'en disais souvent quelque chose, mais sans jamais rien écrire *.
A l'âge de quarante ans, elle entendit une voix du ciel lui ordon-
nant d'écrire ce qu'elle voyait. Elle résista longtemps, non par opi-
niâtreté, mais par humilité et défiance. A l'âge de quarante-deux
ans sept mois, elle vit le ciel s'ouvrir, et un feu très-lumineux qui
lui pénétra la tête, le cœur et toute la poitrine, sans la brûler, mais
avec une chaleur douce ; et aussitôt elle reçut l'intelligence des
Psaumes, des Évangiles et des autres livres de l'Ancien et du Nouveau
Testament, en sorte qu'elle en expliquait le sens, quoiqu'elle ne pût
expliquer les mots grammaticalement, ne sachant ni latin ni gram-
maire. Comme elle refusait toujours d'écrire, par crainte plutôt que
par désobéissance, elle était tombée malade. Enfin elle découvrit sa
1 Acta SS., 17 sept., p. 633, edit. Antverp.
504 HISTOIRE DNIVEKSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
peine à un religieux qui était son directeur, et par lui à son abbé.
L'abbé, ayant pris conseil des plus sages de sa communauté et in-
terrogé Hildegarde, lui ordonna d'écrire; ce qu'elle fit pour la pre-
mière fois. Aussitôt elle se trouva guérie, et se leva de son lit. Cette
guérison parut à Tabbé si miraculeuse, qu'il ne voulut pas s'en tenir
à son jugement. Il vint à Mayence faire le rapport de ce qu'il avait
appris à l'archevêque et aux principaux de son clergé, et leur montra
les écrits de Hildegarde.
C'est ce qui donna lieu à l'archevêque de consulter le Pape lui-
même. Eugène III, voulant s'informer exactement de cette mer-
veille, envoya au monastère de Hildegarde, Albéron, évêque de
Verdun, avec Albert, son primicier, et d'autres personnes capables,
pour apprendre d'elle-même ce que c'était, mais sans bruit et sans
curiosité. Elle leur répondit avec grande simplicité. L'évêque lui
en ayant fait son rapport, le Pape se fit apporter les écrits de Hilde-
garde ; et, les prenant entre ses mains, il les lut lui-même publi-
quement, en présence de l'archevêque, des cardinaux et de tout le
clergé 'j il raconta aussi ce que lui avaient rapporté ceux qu'il y avait
envoyés, et tous les assistants en rendirent grâces à Dieu. Saint
Bernard était présent, et rendit aussi témoignage de ce qu'il savait
de cette sainte fille ; car il l'avait visitée quand il alla à Francfort,
et lui écrivit une lettre oii il la félicite de là grâce qu'elle a reçue,
et l'exhorte à y être fidèle *. Il pria donc le Pape, et tous les as-
sistants le prièrent avec lui, de publier une si grande grâce que Dieu
avaitfaite de son temps à l'Église, et de la confirmer par son autorité.
Le Pape suivit leur conseil et écrivit à Hildegarde, lui recomman-
dant de conserver par humilité la grâce qu'elle avait reçue, et de
déclarer avec prudence ce qu'elle connaîtrait en esprit. Il lui permet
aussi de s'établir avec ses sœurs, par la permission de son évêque,
au lieu qui lui avait été révélé, et d'y vivre en clôture suivant la rè-
gle de Saint-Benoît. Ce lieu était le mont Saint-Rupert, près de Bin-
gen sur le Rhin, à quatre lieues au-dessous de Mayence, ainsi nommé
d'un seigneur qui vivait au neuvième siècle, et qui est honoré comme
saint le IS"® de mai. Sainte Hildegarde passa en ce lieu avec dix-
huit filles nobles qu'elle avait attirées par sa réputation, et en fut la
première abbesse ^.
Elle écrivit au pape Eugène, dans une lettre assez longue, ce
qu'elle avait entendu dire à la voix céleste par rapport à lui. Comme
le langage en est figuré et emblématique, le sens n'en est pas tou-
jours clair. Elle annonce une époque difficile et dont paraissaient les
* s. Bem. epist. 366. — « Acfa SS., 17 sept.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 505
premiers symptômes. Les vallées se plaignent des montagnes, les
montagnes tombent sur les vallées. Comment? Les sujets n'ont
plus la crainte de Dieu ; ils ont comme une rage de gravir les som-
mets des montagnes, d'accuser les prélats, au lieu d'accuser leurs
propres péchés. Ils disent : Je suis plus propre qu'eux à être supé-
rieur. Ils dénigrent tout ce que les supérieurs peuvent faire, et cela
par envie et par haine de la supériorité ; semblables à un pauvre
insensé qui, au lieu de nettoyer ses vêtements sales, ne ferait que
regarder de quelle couleur est le vêtement d'un autre. Les mon-
tagnes elles-mêmes, c'est-à-dire les prélats, au lieu de s'élever sans
cesse aux communications intimes avec Dieu, pour y devenir de
plus en plus la lumière du monde, se négligent et s'obscurcissent.
De là l'obscurcissement et le trouble dans les ordres inférieurs. C'est
pourquoi, vous, grand pasteur et vicaire du Christ, procurez la lu-
mière aux montagnes, et la correction aux vallées; donnez des pré-
ceptes aux maîtres, et la discipline aux sujets. Le souverain juge vous
recommande d'extirper et de rejeter d'auprès de vous les tyrans
fâcheux et impies, de peur qu'ils ne se trouvent dans votre société,
à votre grande confusion. Mais soyez compatissant pour les malheurs
publics et privés, car Dieu ne dédaigne pas les plaies et les douleurs
de ceux qui le craignent i.
Le roi Conrad, de son côté, écrivit à sainte Hildegarde, pour se
recommander à ses prières, avec son fils, qu'il désirait lui survivre.
Elle lui répondit par ces paroles : Il dit, celui qui donne la vie à
tous : Bienheureux ceux qui sont dignement soumis au candélabre
du Roi suprême, et ceux qu'il place de telle sorte dans un haut rang,
qu'il ne les retranche pas de son sein. Demeurez-y, ô roi, et rejetez
de votre âme ce qui la salit, parce que Dieu conserve quiconque le
cherche dévotement et purement. Tenez votre royaume, rendez la
justice à chacun, de manière que vous ne deveniez pas étranger au
royaume d'en haut. Écoutez, il y a certaines choses où vous vous
éloignez de Dieu; les temps où vous êtes sont légers comme une
femme, et ils inclinent vers l'injustice qui tente de détruire la justice
dans la vigne du Seigneur. Mais ensuite viendront des temps encore
plus mauvais, où les vrais Israélites seront flagellés, et où le trône
catholique sera ébranlé dans l'erreur ; c'est pourquoi la fin en sera
des blasphèmes, comme un cadavre à la mort. Sainte Hildegarde
termine sa lettre par ces mots : Celui qui connaît tout vous dit
encore une fois : Homme, entendant ces choses, détache-toi de ta
* Bibl, pp., t. 23, p. 537 et 638.
506 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
volonté et corrige-toi^ afin que tu arrives purifié aux temps dont je
parle, et que tu n'aies plus à rougir de tes actions *.
La sainte abbesse faisait des prédictions et donnait des avertisse-
ments semblables aux évêques et aux seigneurs qui lui écrivaient et
la consultaient de toutes parts. Elle était parmi les femmes ce que
saint Bernard était parmi les hommes.
Le pape Eugène, étant de retour en France, vint à Clairvaux, où
il édifia toute la communauté par son humilité et sa régularité. Il
portait sur la chair sa tunique de laine sans sergette par-dessous, et
ne quittait le froc ni jour ni nuit. Pour garder la bienséance, on lui
portait des carreaux en broderies, et son lit était bordé de pourpre
et couvert de riches étoffes; mais, par-dessous, il n'était garni que de
paille et de draps de laine. En parlant à la communauté où il avait été
moine, il ne pouvait retenir ses larmes et ses soupirs; il les exhorta
et les consola, vivant avec eux en frère plutôt qu'en maître; mais sa
nombreuse suite ne lui permit pas de faire chez eux un long séjour.
Il assista aussi, cette même année 1148, au chapitre général de Cî-
teaux, non comme président ou comme Pape, mais comme un d'en-
tre eux. Enfin il reprit le chemin d'Italie, et arriva heureusement
à Rome.
Saint Gilbert de Sempringam vint à ce chapitre, offrir à l'ordre
de Cîteaux la congrégation qu'il venait de former. Il était Anglais,
né dans la province de Lincoln, en 1083, et, après qu'il eut fait ses
études, son père lui donna les deux cures de Sempringam et de Ti-
rington, dont il avait le patronage ; mais Gilbert ne tirait sa sub-
sistance que de la première, et donnait aux pauvres tout le revenu
de la seconde. Il n'était pas encore dans les ordres et ne possédait
ces cures qu'en personnat, comme on le nommait, les faisant desser-
vir par des vicaires, suivant un abus qui régnait alors, de séparer le
revenu des fonctions, abus qui fut condamné au concile de Reims
parle pape Eugène. Gilbert s'attacha ensuite à la cour d'Alexandre,
évêque de Lincoln, qui l'ordonna prêtre malgré lui et voulut le faire
son archidiacre ; mais Gilbert refusa, disant qu'il ne voyait point de
chemin plus court pour se perdre. C'est que les archidiacres exer-
çaient la juridiction ecclésiastique, qui était une grande tentation
d'avarice.
Voulant donner son bien aux pauvres et faire une fondation, et
ne trouvant point d'hommes qui voulussent vivre aussi régulièrement
qu'il souhaitait, il assembla dans sa paroisse de Sempringam sept
filles vertueuses, qu'il enferma près de l'église de Saint-André, par
1 Bibl.PP.,X. 23, p. 551.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 807
le conseil et le secours de l'évêque Alexandre, pour vivre en clôture
perpétuelle; en sorte qu'elles recevaient par une fenêtre les choses
nécessaires à la vie. Pour les leur apporter et les servir au dehors,
elles avaient de pauvres filles en habit séculier ; mais depuis, par
le conseil de personnes sages, il fit aussi prendre un habit régulier
et faire des vœux à ces filles du dehors, après les avoir bien instruites
et bien éprouvées. Il y joignit des hommes pour l'agriculture et les
autres travaux les plus rudes, et leur prescrivit une manière de vie
dure, avec un habit qui marquait Thumilité et la renonciation au
monde. Cet institut fut tellement approuvé, que plusieurs seigneurs
d'Angleterre offrirent à saint Gilbert des terres et des revenus pour
fonder des monastères semblables ; l'évêque Alexandre commença,
et le roi Henri acheva. Mais Gilbert ne recevait ces biens qu'avec
crainte et comme par force ; il en refusait même plusieurs, tant il
aimait la pauvreté et craignait la vanité de voir un grand peuple sous
sa conduite.
Ce fut dans cette pensée qu'il vint au chapitre de Cîteaux, où était
le pape Eugène, voulant se décharger du soin de tant de maisons
dont il se croyait incapable, et les remettre à ces religieux, qu'il con-
naissait par le fréquent usage de l'hospitalité, et qu'il jugeait les plus
exacts de tous dans l'observance de la règle, comme étant en leur
première ferveur. Mais le Pape et les abbés de Cîteaux lui dirent
qu'il ne leur était pas permis de gouverner d'autres religieux, et en-
core moins des religieuses; et, par leur conseil, le Pape lui ordonna
de continuer, avec la grâce de Dieu, l'œuvre qu'il avait commencée.
Il voulut s'excuser sur son âge de soixante-cinq ans et sur son inca-
pacité; mais le Pape le jugea d'autant plus propre à la conduite des
âmes, qu'il la désirait moins. Il eut regret de ne l'avoir pas connu
plus tôt, et déclara qu'il lui aurait donné l'archevêché d'York. En ce
voyag&, saint Gilbert lia une étroite amitié avec saint Malachie d'Ir-
lande et saint Bernard: il se trouvait souvent entiers quand ils étaient
seuls. Ils lui donnèrent chacun leur crosse, et saint Bernard y ajouta
une étole et un manipule.
Saint Gilbert, étant de retour en Angleterre, appela à son secours
des ecclésiastiques pour la conduite de ses religieuses, et forma ainsi
une double congrégation, de filles, sous la règle de Saint-Benoît, et de
chanoines réguliers, sous la règle de Saint-Augustin, et il leur donna
des constitutions écrites, qui furent confirmées par le pape Eugène
et par ses successeurs. Dieu bénit tellement son travail, qu'il fonda
treize monastères, quatre de chanoines et neuf de religieuses, conte-
nant plus de deux mille personnes. Il fonda d'ailleurs plusieurs hô-
pitaux de malades, de lépreux, de veuves et d'orphelins. Sa vie était
508 HISTOIRE DNIVERSELLE [Liv. LX\'I1I. — De 1125
austère, il ne mangeait point de viande, et s'abstenait même de
poisson pendant Favent et le carême. Il ne se servait que de vais-
selle de bois ou de terre et d'une cuillère de corne. Il ne portait point
de fourrures, et toujours les mêmes habits hiver et été. Il était vêtu
de gris, et fut longtemps sans prendre l'habit ni la règle de cha-
noine régulier ; mais ses disciples lui représentèrent qu'il était à
craindre que, sous ce prétexte, on ne leur donnât après sa mort un
supérieur étranger. Il prit donc l'habit de chanoine des mains de
celui de sa congrégation qui était le plus distingué par son mérite;
il lui promit obéissance en faisant ses vœux, et le regarda toujours
depuis comme son supérieur. Saint Gilbert de Sempringam vécut
jusqu'en 1189, et l'Église honore sa mémoire le 4"^ de février, qui
fut le jour de sa mort *.
Un autre saint vint trouver le pape Eugène à Clairvaux, et pour
le même sujet : c'était saint Etienne, abbé d'Obasine. Il était né en
Limousin, de parents honnêtes, et, après avoir étudié la science
ecclésiastique, il ne laissa pas de demeurer dans le monde, prenant
soin de sa famille, et plus encore des pauvres; mais, ayant été or-
donné prêtre, il résolut de se donner entièrement à Dieu, et com-
mença à mener une vie austère et à prêcher avec beaucoup de force
et d'onction. Les lectures qu'il faisait pour instruire les autres lui
firent naître le dessein de renoncer à tout et de suivre Jésus-Christ
dans une parfaite pauvreté. Il consulta sur ce sujet Etienne de Mer-
cœur, qui avait été disciple de saint Robert de la Chaise-Dieu, et ce
saint homme lui conseilla d'exécuter au plus tôt son pieux dessein.
Etienne avait déjà pour compagnon un autre prêtre nommé Pierre,
homme d'une grande simplicité, qui était dans la même résolution.
Donc, le jeudi d'après le jour des Cendres, ils assemblèrent leurs
parents pour leur dire le dernier adieu, leur donnèrent un grand re-
pas, et distribuèrent aux pauvres tout ce qui leur restait de bien.
Ils passèrent la nuit suivante en prières, pour demander à Dieu la
grâce d'accomplir ce qu'il leur avait inspiré; puis, s'étant revêtus
d'un habit religieux et marchant nu-pieds, ils partirent avant le jour
pour quitter leur pays et se bannir volontairement. Il y avait dans le
voisinage un ermite nommé Bertrand, qui avait quelques disciples.
Ils demeurèrent avec lui dix mois, mais sans engagement, et le quit-
tèrent par le désir d'une plus grande perfection. Après avoir visité
toutes les maisons religieuses d'alentour, sans y trouver ce qu'ils
cherchaient, ils s'arrêtèrent à Obasine, lieu désert, environné de bois
et de rochers, et arrosé d'une petite rivière. Ils y arrivèrent le ven-
1 Acta SS., 4 fehr.
à 1153 de l'ère chr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 509
dredi saint, et passèrent ce jour et le suivant sans manger. Le jour
de Pâques ils allèrent à une église voisine, où, ayant emprunté des
souliers, l'un d'eux dit la messe et l'autre y communia. Personne ne
les ayant invités à dîner, ils revinrent assez tristes à leur désert. Mais
une femme du voisinage leur apporta la moitié d'un pain et un pot
de lait, dont ils firent le plus agréable repas de leur vie. Ils passèrent
plusieurs jours sans autre nourriture que les racines et les autres
choses qu'ils pouvaient trouver dans ce désert; mais ils furent se-
courus par des personnes charitables, particulièrement des pâtres,
qu'ils récompensaient en les instruisant.
Quelque temps après, de l'avis d'Etienne, Pierre alla à Limoges
avec un clerc nommé Bernard, qui s'était joint à eux. Ils parlèrent
à révêque Eustorge, et lui expliquèrent leur dessein, qu'il approuva.
Ayant béni une croix qu'ils lui avaient apportée, il leur permit de
dire la messe et de bâtir un monastère, à la charge de suivre en tout
la tradition des Pères. Ils commencèrent donc à bâtir des lieux régu-
liers; car ils avaient déjà quelques disciples, mais en petit nombre,
à cause de l'extrême austérité de leur vie; car, ajoute l'auteur de
cette histoire, qui est du temps même, encore que les chanoines
chantent régulièrement, leur nourriture est abondante et délicate, ils
ont beaucoup de repos, peu ou point de travail des mains. De quoi
le saint homme ayant une grande aversion, il avait ordonné que tout
le temps de la journée fût employé au travail, excepté ce qu'empor-
tait la lecture ou l'office divin. Ils y employaient même, pendant
l'hiver, une partie de la nuit; et, durant ce travail, on récitait des
psaumes.
Etienne voulut persuader à Pierre, son premier compagnon, d'aller
chez les Sarrasins, dans l'espérance d'en convertir quelques-uns, ou
de souffrii' le martyre; mais Pierre l'en détourna, lui disant qu'il va-
lait mieux s'appliquer à la conversion des mœurs de ceux qui avaient
déjà la foi que de travailler inutilement chez des infidèles, qui peut-
être n'étaient pas prédestinés. Après qu'ils eurent bâti le monastère
d'Obasine, il y eut une dispute entre eux deux à qui le gouvernerait,
chacun voulant déférer à l'autre cet honneur. Pour terminer ce dif-
férend, on les mena devant le légat Geoffroi, évêque de Chartres,
qui se trouvait alors dans le pays, et qui, après les avoir bien exami-
nés, donna la charge de supérieur à Etienne.
Sur la réputation des chartreux, qui passaient pour les plus par-
faits religieux, il alla les visiter. Il y arriva vers le temps qu'une fonte
extraordinaire de neige avait emporté plusieurs de leurs cellules avec
les moines qui étaient dedans. Saint Etienne d'Obasine consulta le
prieur de la Chartreuse, qui était alors le vénérable Guigue, sur
510 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL— De 1125
rinstitut qu'il devait choisir. Le prieur lui répondit : Les cisterciens,
\^nus depuis peu/ suivent le chemin royal, et leurs statuts peuvent
suffire pour la plus grande perfection. Quant à nous, nous sommes
bornés et dans le nombre des personnes et dans l'étendue de nos
possessions. Vous qui avez assemblé plusieurs personnes au service
de Dieu, et qui avez résolu d'en recevoir encore davantage, vous
devez plutôt embrasser la vie cénobitique.
Au retour de la Chartreuse, Etienne augmenta les bâtiments
d'Obasine, pour recevoir ceux qui venaient tous les jours se ranger
sous sa conduite, entre lesquels fut un gentilhomme, qui, ayant
déjà mené dans le monde une vie très -réglée, se donna à lui, avec
sa femme, ses enfants, toute sa famille et tous ses biens; car Etienne
recevait aussi des femmes, et il en convertit un grand nombre,
même des plus nobles, et de celles qui avaient le plus vécu dans le
luxe, la mollesse et le désordre ; et il les accoutumait à ne point dé-
daigner les travaux les plus bas. Elles avaient leurs habitations sé-
parées; mais ensuite il les mit plus loin et dans une clôture plus
exacte, et elles furent bientôt jusqu'au nombre de cent cinquante.
Etienne, ayant donc résolu de prendre la règle monastique, prin-
cipalement par le conseil d'Aimeri, évêque de Clermont, envoya à
Dalone, qui était le seul monastère régulier du pays et suivait déjà
l'observance de Cîteaux, sans toutefois être encore agrégé à l'ordre.
Il en fit venir des moines pour instruire les siens. Ces moines les
traitaient durement et avec peu de discrétion, comme s'ils avaient
dû savoir tout d'abord les observances monastiques, qu'ils n'avaient
point apprises. Ceux d'Obasine s'en plaignaient à l'abbé Etienne,
qui les exhortait à la patience. Toutefois, ayant appris que le pape
Eugène était à Cîteaux, il alla l'y trouver ; car il désirait depuis
longtemps de se soumettre à cet ordre. Saint Etienne s'étant donc
présenté au Pape et lui ayant expliqué son dessein, le Pape fit ap-
peler Rainard, abbé de Cîteaux, homme d'un mérite singulier, et
lui recommanda Etienne pour le regarder comme son fils et l'asso-
cier à l'ordre. Et Rainard et tous les abbés assemblés en chapitre s'y
accordèrent de grand cœur, moins encore par obéissance pour le
Pape que par affection pour le saint, qui fut reçu tout d'une voix et
assigné à la maison de Cîteaux pour être de sa filiation. Il y avait
quelque difficulté en ce que la maison d'Obasine avait certaines pra-
tiques contraires aux coutumes de Cîteaux, principalement la direc-
tion des femmes; mais on passa par-dessus pour l'amour d'Etienne,
et Rainard, qui le chérissait tendrement, promit que ces différences
s'aboliraient peu à peu. Etienne revint donc à Obasine plein de joie,
amenant ceux que l'abbé de Cîteaux lui avait donnés pour maîtres
à H53 (le l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 511
dans l'observance, savoir, deux prêtres et deux frères lais. Ces nou-
veaux maîtres, bien différents de ceux de Dalone, instruisaient dou-
cement, familièrement et avec une grande discrétion. Le changement
qui fit le plus de peine à Tabbé Etienne fut d'accorder l'usage delà
viande aux malades, conformément à la règle. Depuis cette asso-
ciation, le monastère d'Obasine alla toujours augmentant, et continua
d'en produire plusieurs autres. Saint Etienne vécut encore environ
onze ans, jusqu'en 1159, qu'il mourut le 8"°® de mars *.
Saint Malachie, archevêque d'Irlande, désirait depuis longtemps
le pallium, pour honorer son siège et ne manquer à aucune des cé-
rémonies de l'Église. Le pape Innocent le lui avait promis; et il était
d'autant plus affligé de ne l'avoir pas envoyé quérir de son vivant.
Mais, sachant que le pape Eugène s'était approché jusqu'en France,
il voulut profiter de l'occasion, ne doutant pas qu'il ne lui fût favo-
rable, comme enfant de sa chère maison de Clairvaux. Il assembla
donc son concile ; et, après avoir traité pendant trois jours les af-
faires qui se présentaient, le quatrième jour il déclara son dessein
touchant le pallium ; les évêques l'approuvèrent, pourvu qu'il l'en-
voyât demander par un autre. Toutefois, voyant qu'il voulait y aller
lui-même et que le voyage n'était pas trop long, ils n'osèrent s'y
opposer.
, Malachie se mit donc en route ; mais, étant arrivé en Angleterre,
on refusa quelque temps de le laisser passer en France, parce que le
roi Etienne était malcontent du pape Eugène, qu'il croyait ne lui
être pas favorable. Quand l'archevêque arriva à Clairvaux, saint
Bernard le reçut avec une joie incroyable, et courut l'embrasser avec
une agilité bien au-dessus de sa faiblesse; mais le Pape, était déjà à
Rome ou près d'y arriver. Ainsi l'archevêque fut obligé de s'arrêter
dans cette sainte maison, pour attendre quelques-uns de sa suite
retenus en Angleterre, et se préparer au voyage de Rome. Quatre
ou cinq jours après son arrivée, ayant célébré la messe conven-
tuelle le jour de la Saint-Luc, il fut pris de la fièvre et se mit au lit.
Toute la communauté s'empressait à le servir et à lui donner tous
les soulagements possibles. Mais il leur disait : Vos soins sont inu-
tiles; je fais toutefois, pour l'amour de vous, ce que vous voulez. Car
il savait que sa fin était proche, et assurait qu'il mourrait cette année
et au jour qu'il désirait depuis si longtemps, qui était celui des Tré-
passés, parce qu'il avait une grande confiance aux secours que les
morts reçoivent des vivants en ce jour-là. Il avait aussi dit longtemps
auparavant que, s'il mourait en voyage, il voulait mourir à Clairvaux.
1 Acta SS.,S martii.
512 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVHI.- De 11^25
Il demanda Thuile sainte; et comme la communauté se prépa-
rait à venir la lui apporter solennellement, il ne le voulut pas souf-
frir, mais il descendit de la chambre haute où il était, marchant de
son pied, et remonta de même, après avoir reçu Textrême-onction
et le viatique. Son visage n'était point changé, et on ne pouvait
croire qu'il fût si près de sa fin. Mais on changea d'avis le soir de la
Toussaint ; on vit qu'il était à l'extrémité, et toute la communauté se
rendit auprès de lui. Portant ses regards sur eux : J'ai grandement
désiré, dit-il, de manger cette Pâque chez vous; je rends grâces à
la bonté divine, je n'ai pas été frustré dans mon désir. Puis, les con-
solant avec tendresse : Ayez soin de moi, ajouta-t-il; moi, je ne vous
oublierai pas, si cela m'est permis. Et je n'en doute pas ; car j'ai cru
en Dieu, et tout est possible à qui croit. J'ai aimé Dieu, je vous ai
aimés, et la charité ne cessera jamais. Après quoi, regardant le ciel,
il dit : Mon Dieu, gardez-les en votre nom, non-seulement eux, mais
encore tous ceux qui, par ma parole et mon ministère, se sont con-
sacrés à votre service. Enfin, leur imposant les mains à chacun et les
bénissant tous, il les envoya reposer, parce que son heure n'était pas
encore venue. Ils revinrent vers minuit; toute la communauté était
présente, accompagnant de psaumes et de cantiques spirituels l'âme
sainte qui retournait à la patrie ; tous avaient les yeux fixés sur le
mourant, mais aucun ne le vit mourir, tant il s'endormit avec calme
dans sa cinquantième année, la nuit de la Toussaint, à la fête des
Morts. Saint Bernard fit son oraison funèbre le jour même; et,quel^
que temps après, il écrivit sa vie, à la prière de l'abbé Congan et de
toute la communauté des cisterciens qu'il gouvernait en Irlande. Le
motif du saint, en écrivant cette vie, fut de conserver la mémoire
d'un si grand exemple de vertu, dans im temps où les saints étaient
si rares, particulièrement entre les évêques ^.
Trois ans après, c'est-à-dire en dl51, le cardinal Jean Paperon fut
envoyé légat en Irlande, par le pape Eugène, et vint trouver le roi
d'Angleterre, qui refusa de lui donner un sauf-conduit s'il ne lui
faisait serment de ne rien faire en ce voyage au préjudice de son
royaume. Le légat, indigné, retourna vers le Pape, qui en sut mau-
vais gré au roi d'Angleterre. L'année suivante 1152, le même cardi-
nal revint et s'adressa à David, roi d'Ecosse, pour lui demander pas-
sage en Irlande. David le reçut avec grand honneur, vers la Saint-
Michel, et ainsi le légat arriva en Irlande accompagné de Christien,
évêque de Lismor, dans la même île, aussi légat. Ils tinrent un con-
cile dans le nouveau monastère de Mellifont, ordre de Cîteaux, où
' S. Bern. Vita S.Malach. et Sermo in S.Malach.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 513
se trouvèrent les évêques, les abbés, les rois, les ducs et les anciens
d'Irlande, et, de leur consentement, on y établit quatre archevêques,
à Arnriagh, à Dublin, à Cassel et à Tuam. Le cardinal-légat leur dis-
tribua quatre palliums qu'il avait apportés de Rome. Il assujettissait
aussi les Irlandais à la loi des mariages, à laquelle ils n'étaient pas
accoutumés, et corrigea chez eux plusieurs abus ^
Anselme, évêque de Havelberg en Basse-Saxe, étant auprès du
pape Eugène à Tusculum, au mois de mars 1149, le Pape lui dit
entre autres choses : Il m'est venu depuis peu un évêque en qualité
d'ambassadeur de l'empereur de Constantinople, dont il m'a apporté
une lettre écrite en grec. Cet évêque, bien instruit dans les livres
des Grecs, parlant bien et se confiant en son éloquence, nous a pro-
posé plusieurs objections touchant la doctrine et le rite des Grecs, pré-
tendant soutenirtout ce qu'ils ont de différent d'avec l'Église romaine,
entre autres touchant la procession du Saint-Esprit et les azymes.
C'est pourquoi, sachant que vous avez autrefois été ambassadeur de
l'empereur Lothaireà Constantinople, et que, pendant le séjour que
vous y avez fait, vous avez eu sur ce sujet plusieurs conférences, tant
publiques que particulières, je vous prie d'en composer un traité en
forme de dialogue, qui contienne ce qui a été dit de part et d'autre.
En exécution de l'ordre du Pape, Anselme lui envoya trois livres
de Dialogues, dont le premier est une introduction aux deux autres,
et traite de l'unité et de la multiformité de l'Église. L'Église étant
une, plusieurs étaient étonnés, choqués même, d'y voir tant de va-
riétés, entre autres pour les ordres religieux. Une seule observation,
mais d'une profonde justesse, suffit à Anselme pour tout expliquer.
L'Église est une en soi, mais multiforme par-rapport à ses enfants,
qu'elle engendre en des manières et à des âges divers, qu'elle élève
et forme sous des lois et des institutions différentes, depuis Abel, le
premier juste, jusqu'au dernier des élus. Elle est une parla foi, une
par la charité. Le corps de l'Église est un ; il est vivifié, régi et gou-
verné par l'Esprit-Saint, qui lui est uni et qui est à la fois un et
multiple, un dans sa nature, multiple dans ses dons. On le voit par
l'Ancien et le Nouveau Testament. Ce corps de l'Église, ainsi vivifié
par le Saint-Esprit, et diversifié dans ses membres et dans ses âges,
a commencé dans Abel, le premier juste, et se consommera dans le
dernier des élus, toujours un dans la même foi, mais multiforme par
une grande variété de vie ^. Ainsi Abel, Noé, Abraham appartenaient
certainement à l'unité de la foi et de l'Église, et cependant ils servaient
1 Mansi, t- 21, p. 767. Baron, et Pagi. — ^ D'Acheri, Spicileg., t. i, p. 163,
in- fol., l. I, c. 2.
XV. 33
514 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII, — De 1125
Dieu et lui offraient des sacrifices en des manières diverses. Moïse
forme dans la même Église un peuple tout entier par une loi écrite
et des rites nouveaux ; David y ajoute des institutions et des céré-
monies nouvelles. Alors paraissent les prophètes et les nazaréens^
différant dans leur manière de vie^ mais unis dans la même foi. Et
quoiqu^'ils ne connussent pas pleinement les mystères du Christ et de
l'Église, ils appartenaient toutefois certainement à Tunité de l'Église
catholique, la sainte cité, la nouvelle Jérusalem, descendue du ciel,
préparée à Dieu comme une épouse parée pour son époux *.
La religion elle-même a subi deux transformations considérables,
qui sont les deux Testaments. Sur le mont Sinai, au milieu des fou-
dres et des éclairs, la loi de Moïse remplace un état diflérent. A la
mort du Christ, la terre tremble, le soleil s'obscurcit, les tombeaux
s'ouvrent, les verrous de l'enfer sont brisés et la loi est remplacée
par l'Évangile. Une transformation finale aura lieu : celle du temps à
l'éternité, de la terre au ciel 2.
L'Ancien Testament annonce clairement et manifestement Dieu le
Père, moins clairement Dieu le Fils. Le Nouveau Testament mani-
feste Dieu le Fils, mais fait entrevoir, mais insinue la divinité de
l'Esprit-Saint. Ensuite le Saint-Esprit s'annonce en nous donnant de
sa divinité une manifestation plus évidente. Et cela est dans l'ordre;
car il ne convenait pas de prêcher manifestement la divinité du Fils
avant qu'on ne confessât celle du Père, non plus que la divinité du
Saint-Esprit avant qu'on ne crut celle du Fils. Le céleste médecin
guérit Thomme par des remèdes doux et gradués. Ainsi la foi à la
sainte Trinité, se proportionnant à la vertu des fidèles, s'est développée
peu à peu, et enfin est devenue parfaite. C'est pourquoi, depuis
l'avènement du Christ jusqu'au jour du jugement, quoique l'Église
soit toujours une et la même, sans cesse renouvelée par la présence
du Fils de Dieu, son état ne sera pas un ni uniforme, mais multiple
et multiforme^.
Anselme explique les sept sceaux de l'Apocalypse, des sept états
différents de l'Église. Elle brille dans le premier par les miracles que
Dieu fait pour son établissement, et par l'accroissement du nombre
des fidèles. Dans le second, ses prédicateurs, dispersés dans tout
l'univers, sont persécutés; mais enfin les rois et les princes reçoivent
eux-mêmes sa doctrine avec ardeur, et l'on bâtit partout des temples
magnifiques en l'honneur du vrai Dieu. Troublée dans le troisième
par les erreurs des hérétiques, elle les condamne et les dissipe dans
ses conciles; et, après avoir rétabli solidement la foi catholique, elle
1 D'kcheri, Spicile^., t. i, L 1, c. 3 et 4. — 2 Ibid., c. 5. — 3 Ibid., c. fi.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. S15
fait des lois et des statuts pour le règlement de la discipline et des
mœurs. A couvert de la persécution des infidèles et de la perfidie
des faux frères, elle prescrit, dans le quatrième état, tout ce qui est
nécessaire pour la décence du culte divin, l'honneur des temples et
des autels, et permet institution de divers ordres religieux. Les trois
autres regardent la fin du monde et le siècle futur. Et tout ce qui se
fait de bien dans les divers temps et dans les divers ordres, c'est un
seul et même Esprit qui l'opère et qui le distribue à chacun comme
il lui plaît ; car l'Esprit-Saint, qui, depuis le commencement et
maintenant et toujours, gouverne tout le corps de l'Église, sait re-
nouveler, par quelque chose de nouveau dans la religion, les esprits
des hommes qui s'engourdissent par l'accoutumance. La jeunesse de
l'Église se renouvelle ainsi comme celle de l'aigle * ; non pas que
Dieu ni l'Église varient, mais parce que l'infirmité si variable du genre
humain demande quelque variété dans les remèdes 2. Ainsi parle l'é-
vêque Anselme.
Nous ne croyons pas qu'on puisse mieux penser ni mieux dire.
C'est la vraie explication de l'histoire humaine; c'est le vrai plan de
la divine Providence dans l'éducation du genre humain; c'est le se-
cret providentiel des révolutions qui bouleversent le monde et qui
amènent dans l'Église même des transformations" de discipline. Si
bien des auteurs modernes avaient eu la foi et le bon sens de cet évê-
que du douzième siècle, ils se seraient épargné bien des déclamations
aussi peu sensées que peu chrétiennes. Fleury, entre autres, aurait
pu s'épargner ses huit à neqf discours.
Une diversité plus fâcheuse est celle dans la doctrine entre les
Grecs et les Latins. C'est de quoi traite l'évêque Anselme dans son
second livre. Lorsque j'étais à Constantinople, dit-il, comme les
Grecs me faisaient souvent des questions et que je leur en faisais de
mon côté, l'empereur Calojean, Jean Comnène, et le patriarche fu-
rent d'avis d'une conférence publique, qui se tint dans le quartier
des Pisans, près de l'église de Sainte-Irène. On établit des huissiers
pour faire faire silence, des arbitres et des sténographes pour rédiger
fidèlement ce qui aurait été dit de part et d'autre. Outre la multitude
des Grecs, il y avait plusieurs Latins, entre autres Moïse de Bergame,
qui fut choisi d'un commun accord pour interprète. On avait choisi,
pour disputer avec Anselme, l'archevêque Néchitès de Nicomédie,
le plus renommé des douze docteurs qui gouvernaient les études,
que l'on consultait sur les questions difficiles et dont les réponses
passaient pour des sentences irrévocables.
^B'Achen, Spici/eg., 1. 1, L 1, c. 10, p. 169, col. 1.— 2/626?., c. 13, p. 170, col. 2.
516 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — Deil25
Cette conférence roula sur la procession du Saint-Esprit. On exa-
mina si le Saint-Esprit procédait, suivant les Grecs, du Père seul,
ou bien s'il procède, suivant les Latins, du Père et du Fils. Voici
quelle était la principale objection des Grecs. On ne peut dire que le
Saint-Esprit procède du Père et du Fils sans admettre en Dieu une
pluralité de principes : encore qu'il soit dit dansTÉvangile que le Saint-
Esprit est du Fils, qu'il est envoyé par lui, qu'il reçoit de lui, qu'il
tient de lui ce qu'il dit, il ne suit pas de ces façons de parler qu'il
procède du Fils; enfin l'Évangile ne le dit pas formellement.
Anselme répond : Il n'est en Dieu qu'un seul principe ; le Saint-
Esprit, en procédant du Père et du Fils, n'en procède que comme
d'un seul principe, parce que le Père et le Fils sont une même chose;
en sorte que nier que le Saint-Esprit procède du Fils comme du
Père, c'est nier son existence, et conséquemment renverser le mystère
de la sainte Trinité. En effet, être Qi procéder est une même chose à
l'égard du Saint-Esprit, parce que sa procession est substantielle, et
qu'il n'y a point de différence entre recevoir son être du Père et pro-
céder de lui. Or, de l'aveu des Grecs, le Saint-Esprit est du Fils,
donc il en procède. Anselme ajoute : Le Fils, ayant de Dieu le Père
d'être Dieu lui-même, puisqu'il est Dieu de Dieu, il a aussi de lui
que le Saint-Esprit en procède ; ce qui fait qu'il est avec le Père un
même principe du Saint-Esprit, à cause de l'unité de substance. Il
rapporte les passages de l'Écriture qui prouvent cette procession ; et
dit que, si l'Évangile ne dit pas expressément que le Saint-Esprit
procède du Père et du Fils, il ne dit pas non plus le contraire, ni que
le Saint-Esprit procède du Père seul, comme prétendaient les Grecs.
Il montre qu'on peut, sans témérité, ajouter aux symboles de la foi
des expressions qui ne sont pas dans l'Évangile, comme on l'a fait
plusieurs fois dans les conciles. Il y fut décidé que le Fils est con-
substantiel au Père; que Marie est mère de Dieu; qu'il faut adorer
le Saint-Esprit : expressions qui sont reçues par les Grecs, quoi-
qu'elles ne soient pas formellement dans l'Écriture, mais seulement
en substance.
Anselme donne de tout cela une raison merveilleusement profonde
et vraiment divine. Si ces conciles orthodoxes, auxquels présida
TEsprit-Saint, et qui ont confirmé la foi catholique, n'avaient pas eu
lieu, la créance de la Trinité serait aujourd'hui, soit nulle, soit flot-
tante au milieu d'une foule d'hérésies. Aussi le Seigneur, sachant
combien il fallait ajouter encore pour que la foi catholique fût com-
plète, après avoir dit à ses disciples tout ce qu'il convenait pour le
moment, ajoute : J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais
vous ne pouvez les porter maintenant ; mais quand cet Esprit de vé-
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 517
rite sera venu, il vous enseignera toute vérité. Voilà donc queTEsprit-
Saint, TEsprit de la vérité, qui est le Fils, doit enseigner une foule
de choses que le Fils avait encore à dire . et que les apôtres mêmes
ne pouvaient pas encore porter. Et de fait, il dresse d'abord par écrit
rÉvangile ; ensuite, dans les conciles des saints, il explique ce qu'il
enseigne dans TÉvangile avec plus de brièveté, en sorte que ce que
les apôtres seuls ne pouvaient porter, toute l'Église le porte mainte-
nant, répandue par toute la terre.
Ainsi donc l'Esprit-Saint, venu, comme il a été promis, pour en-
seigner alors, et maintenant et toujours, toute vérité, a été présent
au concile des saints Pères, et y a présidé comme le docteur de tous.
Enseignant la foi de la sainte Trinité, que nous tenons, entre l'im-
piété d'Arius, qui sépare la substance divine, et l'impiété de Sabel-
lius, qui confond les personnes, il communique peu à peu toute
vérité; il institue les sacrements de l'Église; il règle convenablement
la forme du baptême institué par le Seigneur, le rite observé par
l'Église dans la consécration de son corps et de son sang; il établit
des patriarches, des métropolitains, des archevêques, des évêques,
des prêtres, des diacres et d'autres ministres inférieurs pour l'em-
bellissement de la maison de Dieu ; il distingue dans un bon ordre
les onctions du saint-chrême, le sacrement de pénitence et les impo-
sitions des mains ; il y joint les solennités de la messe et les autres
divins offices à la louange de Dieu ; par les docteurs catholiques,
comme par son organe, il nous ouvre extérieurement les Écritures
de l'Ancien et du Nouveau Testament; en même temps, il nous ré-
vèle les secrets de ces Écritures intérieurement, par une inspiration
familière ; étant la vertu du Très-Haut, il dissipe puissamment les
hérésies qui croissent insensiblement par-dessous ; par les hommes
apostoliques, il dicte les lois ecclésiastiques pour la conservation de
la religion chrétienne. En un mot, il a éclairé, il éclaire encore et il
éclairera toujours, par la lumière de la vraie science, toute l'Église,
en l'instruisant dans la sainte discipline et en lui enseignant peu à
peu toute vérité. Voilà ce qu'a promis celui qui ne ment pas. Dieu :
Et je vous donnerai l'Esprit, afin qu'il demeure avec vous éternelle-
ment *. Et encore : Voici que je suis avec vous tous les jours jusqu'à
la consommation des siècles ^, savoir, par la grâce du Saint-Esprit
demeurant en vous. Ainsi donc, et l'Évangile même, et les conciles
célébrés par les Pères orthodoxes, c'est le même Esprit-Saint qui les
a dictés, enseignant peu à peu toute vérité, sans jamais rien dire
qui lui fût contraire : vous pouvez donc dire en toute sécurité que le
» Joan., 14, 16. — a Matth., 28, 20.
518 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv, LXVIIL — De 1125
Saint-Esprit procède du Fils, puisque le Saint-Esprit lui-même l'a
dit implicitement dans TEvangile, et manifestement en divers con-
ciles, comme maître de Tune et de l'autre Écriture i.
D'après cela, Anselme produit plusieurs passages des Pères grecs,
de Didyme, de saint Cyrille, de saint Chrysostome et du symbole
de saint Athanase, où ces Pères disent que le Saint-Esprit procède
du Fils comme du Père. Il rapporte aussi des témoignages des
Pères latins, de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint Hilaire,
dans les écrits desquels on voit, comme dans ceux des Grecs, que,
quoique le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, il procède pro-
prement et principalement du Père, comme de la première cause.
C'est dans ce sens, et non dans un autre, qu'il approuve cette locu-
tion des Grecs, qui se trouve aussi dans saint Hilaire de Poitiers :
Que le Saint-Esprit procède du Père par le Fils, parce que le Père a
de lui-même et que le Fils a du Père de produire le Saint-Esprit, qui
procède de l'un et de l'autre.
L'archevêque de Nicomédie se montra pleinement satisfait des ré-
ponses d'Anselme, et lui dit : Votre Charité saura qu'après tant de
raisons et d'autorités que vous avez fait valoir, moi et tous les doctes
parmi les Grecs nous pensons comme vous sur la procession du
Saint-Esprit. Cependant ne croyez pas nous avoir vaincus dans cette
dispute ; car toujours les Grecs instruits ont tenu ce sentiment, et,
quand les savants entre les Latins ont traité cette question avec cha-
rité et modestie, les savants des deux côtés se sont trouvés d'accord.
Mais comme les populations grecques n'étaient point habituées à
entendre dire publiquement dans les églises que le Saint-Esprit pro-
cède du Fils, l'archevêque émit le vœu qu'on assemblât un concile
général de l'Occident et de l'Orient, par l'autorité du Pontife romain
et du consentement des empereurs, où cette question et les autres
fussent décidées. L'évêque Anselme fit le même souhait, qui fut ap-
prouvé par les acclamations de toute l'assemblée ^.
La semaine suivante, on tint une autre conférence dans l'église de
Sainte-Sophie, où il fut principalement question delà primauté du
Pape. Si vous conservez le pain fermenté dans le saint sacrifice, dit
Anselme aux Grecs, uniquement à cause de vos anciens pontifes,
pourquoi ne recevez-vous pas plutôt les décrets de la très-sainte
Église romaine, qui, par Dieu, de par Dieu et immédiatement après
Dieu, a recula primauté d'autorité dans l'Église universelle, répan-
due par toute la terre ? Car c'est ce qu'on lit dans le premier concile
de Nicée : Tout catholique doit savoir et nul ne doit ignorer que la
1 L. 2, c. 2;], p. 188. — 2 L. 2, t. 26 et 27.
à -1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 519
sainte Église romaine a reçu cette suprématie, non par un décret
de concile, mais par cette parole du Seigneur au prince des apôtres:
Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes
de Tenfer ne prévaudront point contre elle, et je te donnerai les clefs
du royaume des cieux ; et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié
dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans
les cieux. Le premier Siège, et cela par le don du ciel, est donc
rÉglise romaine, que saint Pierre et saint Paul ont consacrée par
leur martyre. Le second est Alexandrie, consacré au nom de Pierre
par son disciple saint Marc. Le troisième, Antioche, honoré par la
présence de IPierre, avant qu^il vînt à Rome. Supérieure de droit
divin à toutes les autres, TÉglise romaine a aussi été gratifiée par le
Seigneur d'un privilège spécial. Pendant que les autres sont occu-
pées parFhérésie ou chancellent dans la foi,elle, fondéesurla pierre,
est toujours demeurée inébranlable, suivant cette parole du Sauveur:
Pierre, j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point, et lorsque
tu seras converti, confirme tes frères *.
Au contraire, Féglise de Constantinople, car permettez-moi de
dire la vérité tout entière, travaillée souvent par d'innombrables hé-
résies, laissant de côté la sincérité de la foi, s^est enflée contre Dieu
et l'Église catholique de ses ténébreuses inventions, et s'est soulevée
opiniâtrement, autant qu'elle a pu, contre la foi de Pierre et sa saine
doctrine. C'estd'ici que Timpiété d'Arius, se trouvant dans toute sa
force, a infecté de son venin presque tout l'Orient et quelques évê-
ques de l'Occident même. Le chef de cette hérésie fut Eusèbe, qui,
passant de Béryte à Nicomédie, envahit et empesta l'église de Con-
stantinople, et l'occupa jusqu'à la mort. C'est ici que siégeait l'hé-
résiarque Neslorius, le blasphémateur de Jésus-Christ et de sa saints
Mère. C'est ici que présidait l'hérésiarque Macédonius, le blasphé-
mateur de l'Esprit-Saint, dont il ne faisait qu'une créature. C'est ici
que le prêtre Eutychès a produit le ferment de son hérésie, qui con-
fondait les deux natures dans le Christ. C'est ici que l'arien Eudoxe,
après avoir quitté Antioche, a trôné comme évêque, assisté d'Euno-
mius, son satellite d'impiété. Qui enfin pourrait nombrer les héréti-
ques qui ont été en cette ville, qui ont infestéde faux dogmesl'Église
immaculée de Dieu, et travaillé à déchirer par le schisme la tunique
du Sauveur? Ou les hérésies sont nées ici et se sont répandues ail-
leurs, ou bien de tous les coins de l'Orient, où elles ont fourmillé,
elles ont afflué dans cette ville comme dans une sentine. C'est comme
cette coupe de séduction que la première et grande Babylone pré-
1 L. 3, c. 6.
520 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
sentait à boire aux empereurs, aux rois et aux princes. En effet, c'est
de la coupe arienne qu'avait bu Tempereur Constance, quand il
persécuta le très-saint pape Libère.
Aussi, pendant que les églises de Constantinople, d'Alexandrie
et d'Antioche, ainsi que presque toutes les autres de l'Orient, péri-
clitaient dans la foi, la seule barque de Pierre est demeurée invin-
cible à toutes les persécutions et à toutes les tempêtes, et n'a cessé
et ne cesse encore de travailler, tant par elle-même que par ses
légats, à expulser de l'Église de Dieu le ferment de l'hérésie. Après
cela, y a-t-il quelque sécurité à l'église de Constantinople à ne pas
recevoir les décrets du Pontife romain, ou plutôt à les mépriser * ?
L'archevêque Néchitès répondit : Quant à la primauté de l'Église
romaine, que vous relevez si fort, je ne la nie point ni ne la con-
teste ; car on lit dans nos anciennes histoires que les trois chaires
patriarcales sont sœurs, savoir, celles de Rome, d'Alexandrie et
d'Antioche. Entre lesquelles Rome, étant la capitale de l'empire, a
obtenu la primauté, en sorte qu'elle a été appelée le premier Siège
et qu'à elle il y eut appellation de toutes les autres églises dans les
causes douteuses, et qu'on soumit à son jugement ce qui n'était pas
compris en des règles certaines.
Ces paroles du controversiste grec sont remarquables. Il recon-
naît que Rome est le premier Siège, et que, pour cela même, on peut
appeler à lui de toutes les églises du monde dans les choses dou-
teuses. Ainsi, d'après les Grecs, les appellations sont une consé-
quence naturelle de la primauté. Fleury, qui voudrait quelquefois
les attribuer aux fausses décrétales d'Isidore, aurait bien fait de re-
marquer ces paroles et ce raisonnement des Grecs, qui, comme il le
remarque lui-même bien des fois, ne connaissaient pas les fausses
décrétales.
Une autre chose à remarquer dans l'avocat des Grecs, c'est qu'il
ne reconnaît la primauté à l'Église romaine que parce que Rome a
été la capitale de l'empire. Ainsi les paroles du Fils de Dieu à saint
Pierre ne lui sont de rien ; le tout, c'est d'avoir été la capitale de
l'empire temporel de la force. Et pourquoi? Afin de pouvoir conclure:
Or, Constantinople est devenue la capitale de cet empire après Rome,
sinon au-dessus ; donc Constantinople est au moins le second siège
de l'Église du Christ, sinon le premier. Voilà, au fond, toute la théo-
logie des Grecs sur la divine constitution de l'Église de Dieu.
Qu'ainsi ne soit, la suite de la discussion le fait voir. L'arche-
vêque Néchitès dit que, sous l'empereur Phocas, l'église de Con-
* L. 3, C.6.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 521
stantinopte se disait le premier siège ; mais que cet empereur, à la
demande du pape Boniface III, déclara le Siège de saint Pierre le
chef de toutes les églises. Il ajoute que, sous l'empereur Thèodose,
Constantinople fut déclarée le second siège, parce qu'elle était la
seconde capitale de Tempire, ainsi que Rome avait été la première^.
On le voit : dans tout cela, pour les Grecs, TÉvangile n'est pour
rien; le tout, c'est la politique. L'archevêque Néchitès conclut :
Nous ne refusons donc point à l'Église romaine le premier rang
parmi ses sœurs, c'est-à-dire les églises patriarcales, et nous recon-
naissons qu'elle préside au concile général ; mais elle s'est séparée
de nous par sa hauteur quand, excédant son pouvoir, elle a divisé
en même temps et l'empire et les églises d'Occident et d'Orient. Ces
paroles sont suivies d'une assez longue déclamation contre le despo-
tisme de l'Église romaine 2.
L'èvêque Anselme l'interrompit, ne pouvant souffrir, dit-il, que
l'archevêque s'emportât de la sorte contre elle. Si vous connaissiez
comme moi la religion de l'Église romaine, sa sincérité, son équité,
sa mansuétude, son humilité, sa piété, sa sainteté, sa sagesse, sa
discrétion, sa bienveillance, sa compassion, sa constance, sa justice,
sa fortitude, sa prudence, sa tempérance, sa pureté, sa charité en-
vers tout le monde, mais surtout son exactitude dans l'examen des
causes ecclésiastiques et sa liberté dans les jugements ; si, comme
moi, vous connaissiez tout cela, par expérience, dans l'Église ro-
maine, vous n'auriez pas parlé comme vous avez fait, mais vous
vous seriez rangé de vous-même à sa communion et à son obéis-
sance. Anselme fait voir ensuite que si, sous l'empereur Théodose
et l'empereur Marcien, on tenta d'attribuer le second rang à l'église
de Constantinople, ce ne fut que par l'ambition des èvêques de cette
ville, et que leur téméraire entreprise fut annulée par le pape saint
Léon, d'autant plus que la règle de l'Église déclare sans vigueur
tout ce qui se fait indépendamment de la sentence du Pontife
romain.
Cette dernière proposition, nous l'avons vu dans le temps, se
trouve mot à mot dans les deux historiens grecs, Socrate et Sozo-
mène. Aussi l'archevêque Néchitès n'eut-il garde de la contester.
Il se contente de faire cette objection de sophiste : Le Saint-Esprit
est descendu sur les autres apôtres comme sur Pierre; ils ont reçu,
comme Pierre, le pouvoir de remettre les péchés : donc il n'y a rien
au-dessus d'eux.
L'èvêque Anselme confesse que le Saint-Esprit est descendu sur
IL. 3, c. 7. — 2 Ibid., c. 8.
522 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv.LXVIII. — De 1125
touS;, et que tous ont reçu le pouvoir de remettre les péchés. Mais,
ajoute-t-il, c'est à Pierre spécialement que le Seigneur dit, quand
il rinstitua le portier : Et je te donnerai les clefs du royaume des
cieux 1. Et encore : Pais mes brebis ^. Et quand, le premier dans la
confession, Pierre eut dit : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant,
le Seigneur lui répond : Tu es bienheureux, Simon Pierre, parce
que ce n'est pas la chair et le sang qui t'ont révélé cela, mais mon
Père qui est dans les cieux ^. Par où il nous enseigne manifestement
que Pierre apprit d'abord, par inspiration céleste, la vérité de la foi,
que les autres apôtres apprirent ensuite par sa manifeste confession.
Car ce n'est pas dans la barque d'André, de Jean, de Jacques, ni
d'aucun autre, mais dans la barque du seul Pierre, que monta le
Seigneur Jésus, et que, s'y étant assis, il enseignait les multitudes,
nous montrant par là figurément que, de la sainte Église romaine,
à laquelle devait être préposé Pierre, le prince des apôtres, la doc-
trine évangélique et apostolique se répandrait chez la multitude des
peuples par tout le monde. Les apôtres eux-mêmes ont reconnu
cette primauté de Pierre au concile de Jérusalem, où, par l'autorité
que lui avait conférée le Seigneur, il définit ce qui paraissait douteux.
Partout il est le premier à répondre, le plus puissant à guérir les ma-
lades, par la seule ombre de son corps. Après l'ascension du Sei-
gneur, c'est lui qui, à sa place, prend sur soi l'Église naissante. C'est
lui qui sépare de cette sainte société Ananie et Saphire, tués par le
souffle de sa bouche pour avoir menti à l'Esprit-Saint. C'est lui qui
condamne Simon le Magicien avec son argent. Aucun fidèle ne peut
donc mettre en question que Pierre a été établi, par le Seigneur,
prince des apôtres. Or, comme le seul Pontife romain est le succes-
seur de Pierre, et par là même le vicaire du Christ, ainsi les autres
évêques tiennent la place des apôtres sous le Christ, et sous Pierre,
vicaire du Christ, et sous le Pontife romain, vicaire de Pierre *.
^ L-'archevêque Néchitès, sans faire à ceci aucune objection, s'efforce
de relever l'honneur de Constantinople, en soutenant que, si beau-
coup d'hérésies y ont pris naissance, elles y ont aussi reçu le coup
mortel. D'un autre côté, il insinue que, s'il n'y a pas eu d'héré-
sies à Rome, c'est que peut-être on y a moins de science et moins
d'esprit ^.
Dans sa réponse, ou plutôt dans la continuation de celle qu'il avait
déjà commencée, l'évêque Anselme, déjà si admirable dans ce qui
précède, semble encore se surpasser lui-même. L'Apôtre l'a dit :
1 Matth., 16, 19. — 2 Joan.,21, 17.— 3 Matth., 16, 17. — * L. 3, c. 10. —
3 C. 11.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 523
Le chef de l'Église est le Christ, le chef du Christ est Dieu *. Mais
le chef de l'Église, le Christ, en montant au ciel, a commis sa place
et sa fonction sur la terre à Pierre, prince des apôtres. Pierre, en
suivant le Christ au martyre, s'est subrogé Clément comme vicaire;
et ainsi les Pontifes romains, substitués successivement à la place
du Christ, sont sur la terre le chef de l'Église, de laquelle Jésus-
Christ est le chef dans les cieux. Ne veuillez donc pas, dans un seul
et même corps de l'Église, faire deux chefs, deux têtes, ou plus en-
core; car dans un corps quelconque, c'est une chose indécente,
difforme, monstrueuse, contraire à la perfection, voisine de la cor-
ruption. Or, quand vous soutenez qu'il a été décrété par cent quarante
Pères assemblés dans cette ville, que Constantinople, comme étant
la nouvelle Rome, aurait la primauté en Orient sur toutes les églises,
et qu'elle pourrait, par sa propre autorité, définir les causes ecclé-
siastiques, que faites-vous, sinon d'ériger deux chefs, deux têtes
dans un même corps de la même église, et d'élever autel contre autel,
à l'exemple des manichéens, qui, en Afrique, en dressèrent un, où
ils offraient des sacrifices le jour de la mort de Manès, au heu de
célébrer la Pâque chrétienne ?
Si vous prétendez que cela doit se faire à cause de la translation
de l'empire, il est évident que vous vous appuyez, non sur le droit
divin, mais sur le droit humain. En conséquence, si vous dites
qu'une ville, parce qu'elle estla capitale d'un royaume, doit être aussi
un chef d'églises, vous aurez un troisième chef d'églises dans Antio-
che, qui a été capitale aussi bien que Constantinople. Vous en aurez
un quatrième dans Babylone, la métropole de l'Egypte ; un cinquième
dans Bagdad, capitale de la Perse, si toutefois vous parvenez à sou-
mettre ces villes. Par la même raison, chaque capitale de royaume
sera un chef d'églises, il n'y aura pas qu'un seul Pierre, qu'un seul
prince des apôtres, mais beaucoup de Pierres, beaucoup de princes
des apôtres. Combien cela est absurde, c'est à vous à voir, et aux
assistants à juger.
11 est donc certain que, comme l'Église est une, elle n'a aussi
qu'un chef sur la terre, qui est le Pontife romain, placé à la tête de
tout, non-seulement par l'autorité de l'empire humain, mais princi-
palement par la majesté du jugement divin. C'est sur lui que doivent
se régler, surtout dans les sacrements ecclésiastiques, tous ceux qui
veulent être sauvés sous son obéissance dans la foi de saint Pierre.
Car ainsi parle le bienheureux Ambroise, archevêque de Milan :
Quiconque ne s'accorde point avec l'Église romaine, celui-là est cer-
tainement hérétique.
» Ephes., 5, 23. 1 Cor., il, 3.
524 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
Quant à ce que vous dites que les hérésies nées en cette ville y
ont aussi été frappées de mort, et cela par Tautorité des saints Pères
de l'Orient, assemblés à Nicée et dans d'autres conciles, je m'étonne
que, savant comme vous êtes, vous attribuiez aux membres ce qui
est du chef, aux assesseurs ce qui est du président. Si les saints
Pères vivaient encore, nul d'entre eux ni tous ensemble ne s'arro-
geraient aucune partie d'autorité d'aucun concile, mais la rapporte-
raient tout entière au Pontife romain, qui les présidait en personne,
ou bien confirmait tout par ses légats; car la règle ecclésiastique,
qu'ils n'ignoraient pas, porte ainsi : On ne doit point célébrer de
conciles sans l'aveu du Pontife romain. Il est donc à savoir que les
hérésies nées en cette ville, et nées par l'erreur des Grecs, y ont
aussi été frappées de mort, non par l'autorité des Grecs, mais par
l'autorité des Pontifes romains. L'évêque Anselme le prouve par la
condamnation des principales hérésies, et conclut par ces mots : Il
est donc évident, par tous les conciles d'Orient et d'Afrique, où
différentes hérésies ont été condamnées, que l'Eglise romaine a reçu
du ciel deux privilèges divins : une pureté incorruptible dans la foi
et la juridiction sur toutes les églises.
Cette argumentation de l'évêque Anselme est extrêmement remar-
quable. Ce qui ne l'est pas moins, c'est la réponse de l'archevêque
Néchitès. Voici ses paroles : Nous avons dans les archives de Sainte-
Sophie les anciens gestes des Pontifes romains, nous y avons les
actes des conciles, où l'on trouve ces mêmes choses que vous venez
de dire sur l'autorité de l'Église romaine. Ce serait donc pour nous
une honte non médiocre, si nous voulions nier ce que nous avons
chez nous, sous nos yeux, et écrit par nos Pères *. Telles sont les pa-
roles de l'archevêque. Ainsi donc, au milieu du douzième siècle, dans
une conférence publique à Sainte-Sophie, le plus savant des Grecs
convient entre autres aveux que, d'après les actes des conciles con-
servés dans les archives de cette basilique, l'Église romaine avait
reçu de Dieu l'infaillibilité dans la foi et la juridiction sur toutes les
églises, et que l'on ne devait point célébrer de conciles sans l'aveu
du Pontife romain. Et de fait, quant à cette dernière maxime en
particulier, nous l'avons vue proclamée dès le quatrième et le cin-
quième siècle, comme une ancienne règle de l'Église, par le pape
saint Jules, par les historiens grecs Socrate et Sozomène, et par Lu-
centius, légat du pape saint Léon au concile de Chalcédoine.
Après la primauté du Pape, on vint à la question des azymes, sur
laquelle on conclut que cette diversité de pratique , indifférente en
1 L. 3, c. 12.
à H53 (le l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 525
soi, ne pouvait être ôtée que par un concile universel. Anselme de-
manda ensuite pourquoi les Grecs consacraient le vin pur et n'y mê-
laient Feau qu'après la consécration ; sur quoi Néchitès répondit : Par
des raisons de convenance. Mais il rejeta comme une pure calomnie
le reproche qu'on faisait aux Grecs de rebaptiser les Latins, sous
prétexte qu'ils les arrosaient d'huile bénite, doutant s'ils avaient reçu
le sacrement de l'onction. La conclusion de cette seconde conférence,
comme de la première, fut de souhaiter un concile général pour la
réunion parfaite des deux églises d'Orient et d'Occident i.
A cet excellent ouvrage del'évêque Anselme de Havelberg, si l'on
joint ceux de saint Bernard, de Pierre de Clugni, de Hugues de Saint-
Victor, du cardinal Robert Pullus, de l'abbé Rupert de Tui, d'Alger
de Liège, d'Ecbert de Bonn, l'on y trouvera une exposition et une
défense complètes de la foi et de l'unité catholique contre toutes les
erreurs d'alors, contre les manichéens, contre les Juifs, contre les
Mahométans, contre les Grecs et contre la philosophie superficielle
et sophistique d'Abailard. La chrétienté ainsi défendue et fortifiée au
dedans se défendait et se fortifiait au dehors. Nous avons vu Roger,
le premier roi de Sicile, remporter des victoires et faire des conquêtes
importantes sur les Mahométans d'Afrique. Nous avons vu les croisés
du Nord châtier sévèrement les Slaves de leurs incursions et les ré-
duire à la paix, qui permit de rétablir parmi eux plusieurs évêchés
ruinés depuis longtemps.
La même année, les Chrétiens d'Espagne, soutenus par les croisés
qui devaient aller à leur secours, firent des conquêtes encore plus
importantes. Les Génois et les Pisans y vinrent d'Italie avec une flotte
nombreuse. La France méridionale y envoya des troupes considéra-
bles. Une partie des Allemands qui se croisèrent fut également des-
tinée pour l'Espagne. S'étant assemblés des environs du Rhin et du
Weser, ils formèrent une armée navale, qui partit le jour de l'oc-
tave de Pâques, ST""^ d'avril 1137. Ils passèrent en Angleterre, où
ils trouvèrent une flotte d'environ deux cents bâtiments, tant anglais
que flamands, et firent voile tous ensemble pour l'Espagne. Parmi
ces croisés, il n'y avait aucun grand prince ; mais ils mettaient hum-
blement leur confiance en Dieu, et Dieu les bénit. Ils arrivèrent en
Galice et célébrèrent à Saint-Jacques la Pentecôte ; puis, entrant par
le fleuve Douro, ils vinrent à la ville de Portugal, aujourd'hui Porto,
où ils trouvèrent l'évêque qui les attendait de la part du roi Alfonse
Henriquèz, premier roi de Portugal, et qui avait mis son royaume sous
la protection de saint Pierre. Ils entrèrent ensuite dans le Tage; et,
1 L, 3, c. 13-22.
526 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.- De 1125
le 28""^ de juillet^ veille de la Saint-Pierre, ils arrivèrent devant
Lisbonne, alors occupée par les Mahométans. Ils l'assiégèrent par
mer et le roi par terre pendant près de quatre mois, et la prirent
enfin de force le jour de la Sainte-Ursule, 21™* d'octobre. Les con-
ditions furent que la ville demeurerait au roi Aifonse et que tout le
butin appartiendrait aux croisés. Cette victoire fut d'autant plus mer-
veilleuse, qu'il y avait dans cette grande cité plus de deux cent mille
Mahométans, et que les croisés n'étaient que treize mille. Une fois
entrés dans la ville, ils dédièrent l'église au milieu des cantiques de
joie, y établirent un évêque avec un clergé. D'autres places, outre
Lisbonne, furent encore prises et servirent à consolider le nouveau
royaume de Portugal *.
Dans une autre partie de l'Espagne, Aifonse YIII, roi de Castille,
et Garcias Ramirès, roi de Navarre, secondés par les croisés venus
d'Italie et de France, se rendirent maîtres d'un grand nombre de
villes et de territoires, notamment de la ville importante d'Alméria,
qui était un repaire de vingt mille pirates. Ce qui facilitait les succès
des Chrétiens contre les Mahométans d'Espagne, c'est que le roi de
Sicile battait en même temps les Mahométans d'Afrique. Ces deux
expéditions se favorisaient l'une l'autre ^.
Michaud, dans son Histoire des croisades, suppose que tous les
croisés qui n'allèrent pas en Orient manquaient à leur vœu et à l'in-
tention du pape Eugène. Il se trompe. Le pape Eugène avait re-
commandé aux divers peuples de la chrétienté de repousser sur toutes
les frontières les armes des infidèles. Ainsi les croisés qui marchèrent
contre les Slaves devaient marcher contre les Slaves; ceux qui mar-
chèrent en Espagne devaient marcher en Espagne. Michaud suppose
encore que tout le résultat de cette croisade en Espagne fut la prise
de Lisbonne. Il se trompe encore. Dans une autre partie de la Pé-
ninsule, ainsi que nous l'avons vu, plusieurs villes importantes tom-
bèrent au pouvoir des Chrétiens. En général, le travail de Michaud
sur la seconde croisade ne vaut pas son travail sur la première. On
y sent plus souvent le rhéteur qui déclame que l'historien profond
qui sait bien ce dont il parle.
Si la grande expédition d'Orient avait aussi bien réussi que les
expéditions partielles de l'Allemagne septentrionale, de l'Espagne,
du Portugal et de l'Afrique, la chrétienté triomphait dès lors du
mahométisme et pouvait étendre les bienfaits de la civilisation chré-
tienne jusqu'aux extrémités du monde. Il n'en sera pas ainsi. Cette
armée si nombreuse, conduite par les deux premiers rois de l'Europe,
1 Helmold, Dodechin, Robert de Monte, apud Pagi, an. 1147. - ^ Pagi.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLTSE CATHOLIQUE. 527
ne fait rien qui vaille et périt sans gloire. La cause en est à trois
sortes de personnes : à ces deux rois, aux Grecs de Constantinople
et aux princes latins d'Orient.
Les deux rois, Conrad de Germanie et Louis de France, étaient
braves de leur personne et hommes de bien, particulièrement Louis
le Jeune; mais ni l'un ni l'autre n'avait assez de tête pour mener à
bonne fin une entreprise de cette nature. Soldats courageux, ils furent
des généraux très-médiocres. Non-seulement ils n'évitèrent point les
fautes qu'on avait faites dans la première croisade, ils en firent de
nouvelles et plus grandes. L''armée se montra pareille à ses deux
chefs; il ne s'y révéla pas un seul grand caractère.
Quant aux Grecs de Constantinople, ils se montrèrent toujours des
Grecs, et des Grecs du Bas-Empire. Nous avons vu comment l'em-
pereur Alexis Comnène en agit avec les premiers croisés. Son fils,
Jean Comnène, qui lui succéda l'an Hi8, suivit la politique de son
père. Il fit plus d'une fois la guerre aux Chrétiens d'Antioche et
chercha, par ruse ou par force, à s'emparer de cette ville, aussi bien
que de Jérusalem. Il mourut l'an ll^S, pour s'être blessé avec une
des flèches empoisonnées dont son carquois était plein. Plus d'un
lecteur sera étonné de voir le chef d'une nation chrétienne et civilisée
porter des flèches empoisonnées dans son carquois; à peine con-
çoit-on ceci maintenant dans un chef de cannibales. Les historiens
grecs qui rapportent le fait ne témoignent à cet égard aucune sur-
prise *. Dans le grand-père d'Ulysse, Homère relève son habileté à
se parjurer et à voler, et dans Ulysse même l'attention à empoisonner
des flèches 2, Il paraît que les Grecs du douzième siècle n'avaient
pas dégénéré sous ce rapport.
Manuel Comnène, fils et successeur de Jean, surpassa peut-être
son père et son aïeul. Le roi des Allemands, Conrad, était son beau-
frère, car ils avaient épousé les deux sœurs. Or voici, d'après l'his-
torien grec Nicétas, quelle fut la conduite de Manuel envers son
beau-frère le roi d'Allemagne et envers le roi de France, qu'il acca-
blait de protestations d'amitié, de vénération et de dévouement. Il
avait accordé à ces deux princes le passage sur ses terres ; mais, en
même temps, il faisait suivre leur armée par des détachements de
troupes grecques.
En passant à Andrinople, le roi Conrad y avait laissé un de ses
parents qui était tombé malade. Quelques soldats grecs, l'ayant su,
s'introduisirent auprès du malade et le brûlèrent dans sa chambre.
1 Nicetas, Chron. annal, Joan. Cinnam, Hist., 1. I. — 2 odyss., 1. 19, v. 395,
etl. 1, V. 260-265.
528 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
Pour venger une telle atrocité, le duc Frédéric, neveu de Conrad,
revint sur ses pas, brûla le monastère où son parent avait été brûlé
et infligea le dernier supplice aux coupables. Dans les défilés, il y
avait des embuscades de Grecs qui tuèrent un grand nombre d'Al-
lemands et de Français. Lorsque, suivant les promesses et les con-
ventions de l'empereur grec, les Allemands venaient aux villes pour
acheter des vivres, ils en trouvaient les portes fermées. Les Grecs,
qui étaient sur les murailles, descendaient des cordes et tiraient pre-
mièrement l'argent des croisés, puis leur donnaient ce qu'ils ju-
geaient à propos, du pain ou d'autres vivres. Quelquefois, après
avoir reçu leur or et leur argent, ils disparaissaient du rempart sans
leur rien donner du tout; quelquefois ils mêlaient de la chaux à la
farine qu'ils leur vendaient, et leur donnaient ainsi la mort. Que cela
se fît par ordre de l'empereur, comme on le disait, je ne le sais pas
pour sûr ; ce sont les paroles de Nicétas. Mais, ajoute-t-il, ce qui est
certain, c'est que Tempereur avait fait fabriquer exprès de la fausse
monnaie pour donner à ceux des Occidentaux qui avaient quelque
chose à vendre. En un mot, conclut-il, il n'y avait aucun genre de
mal qu'il ne leur fit et n'ordonnât de leur faire pour servir d'exemple
à leurs descendants et les détourner de venir sur les terres de l'empire
grec. Les Turcs, excités par les lettres de Manuel, en agirent de même
avec les Allemands. Telles sont les paroles de l'historien grec Nicétas *.
Un autre Grec, Jean Cinnam, moins historien que panégyriste de
Manuel Comnène, dit, au fond, les mêmes choses; mais il justifie
l'empereur sur ce que les croisés en voulaient à son empire, au lieu
de secourir les Chrétiens d'Orient; ce qui est une calomnie ^.
Après ces deux Grecs, on ne peut plus accuser d'exagération les
auteurs latins de cette époque. Odon de Deuil, moine de Saint-Denis,
a fait un livre intéressant sur le voyage de Louis le Jeune en Orient,
qu'il y accompagna en qualité de chapelain. Le roi passait à Ratis-
bonne, lorsqu'il reçut les ambassadeurs de Manuel. Voici comment
le chroniqueur en parle. L'armée ayant établi ses tentes, et le roi s'é-
tant ainsi mis à couvert, les ambassadeurs furent introduits. Après
qu'ils eurent salué le monarque, ils se tinrent debout, attendant qu'on
leur ordonnât de s'asseoir. Quand ils en reçurent l'ordre, ils s'assi-
rent sur des sièges qu'ils avaient apportés avec eux. Nous vîmes là
ce que nous apprîmes ensuite de la coutume où sont les Grecs de se
tenir, devant leurs maîtres, debout, immobiles, la tête inclinée, et
prêts à obéir au moindre signal de leur volonté. Ils n'ont point d'ha-
' Nicet., Manuel, 1. 1. Coll. ByzanU, t. 11, p. 34 et 35, édit. de Venise. —
2 Joan. Cinnam, Hist., 1. 2; ibid., t. 11.
à H53 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 529
bits, mais des vestes de soie, courtes et fermées, avec des manches
étroites. Ils sont toujours vêtus comme des hommes qui vont lutter
au pugilat. Les pauvres et les riches sont habillés de la même ma-
nière, à l'étoffe près. Je ne puis ni ne dois interpréter le papier qu'ils
montrèrent : car la première partie en était conçue en termes trop
humbles et trop affectueux pour être sincères. Ce langage était in-
digne d'un empereur, je dirais même d'un mime.
J'aurais honte de rapporter, continue Odon, les expressions viles
et rampantes que ces ambassadeurs employèrent, et si je le voulais,
je ne le pourrais même pas; car les Français, lors même qu'ils vou-
draient imiter la bassesse des Grecs, n'en auraient pas les moyens.
Le roi supporta d'abord avec patience et en rougissant les louanges
qu'on lui donnait; mais, à mesure qu'on avançait dans la Grèce,
comme les ambassadeurs se multipliaient, et avec eux leurs louanges,
le roi les écoutait impatiemment. Godefroi, évêque de Langrès, qui
était présent, fatigué de leurs flatteries et de leurs longs discours,
s'écria tout à coup : Frères, ne parlez pas si souvent de la gloire, de
la majesté, de la sagesse et de la religion du roi ; il se connaît, nous
le connaissons : dites promptement et sans détour ce que vous vou-
lez. D'ailleurs, continue Odon de Deuil, laïques et ecclésiastiques,
tout le monde se rappelait ce proverbe : Timeo Danaos, et dona
ferentes *.
Quand le roi de France fut arrivé sous les murs de Constantinople,
Manuel, ignorant quelles étaient ses intentions, lui envoyait chaque
jour des députés : il craignait pour son empire. Les Grecs, dit le
même historien, étaient alors semblables à des femmes ; leur âme
avait perdu toute énergie et toute pudeur ; ce que nous demandions,
ils le promettaient avec l'intention de ne point tenir leurs promesses,
dès qu'ils cesseraient de craindre ; car c'est une opinion générale
parmi eux, qu'ils ne se parjurent point lorsqu'ils violent leur serment
pour la cause de l'empire. On ne m'accusera pas de haïr le genre
humain et de supposer aux hommes des défauts imaginaires; mais
quiconque connaît les Grecs avouera que, quand ils ont des craintes,
ils s'avilissent jusqu'à s'oublier eux-mêmes, et que, quand ils triom-
phent, leur orgueil se manifeste par l'oppression de ceux qu'ils ont
abattus 2.
Voici la description qu'Odon de Deuil fait de la capitale de l'em-
pire. Constantinople, la gloire des Grecs, riche par sa renommée,
plus riche encore par ce qu'elle renferme, a la forme d'un triangle.
A l'angle intérieur est Sainte-Sophie, ainsi que le palais de Con-
* Je me défie des Grecs, lors même qu'ils apportent des présents. — ^ Od., 1. 3.
XV. , 34
530 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
stantin, où est une chapelle qui est honorée pour les saintes reliques
qu'on y conserve. La ville est ceinte de deux côtés par la mer. En
y arrivant, on a sur la droite le bras de Saint-Georges, et sur la
gauche une espèce de canal qui en sort et qui s^étend jusqu'à près
de quatre milles. Là est le palais qu'on appelle Blaquernes, bâti sur
un terrain bas, mais qui se fait remarquer par sa somptuosité, par
son architecture et son élévation. Situé sur trois limites, il offre à
ceux qui l'habitent le triple aspect de la mer, de la campagne et de
la ville. Sa beauté extérieure est presque incomparable; sa beauté
intérieure surpasse tout ce que j'en pourrais dire. L'or y brille par-
tout, et s'y mêle à mille couleurs. Tout y est pavé en marbre indus-
trieusement arrangé. Je ne sais ce qu'il y a de plus précieux ou de
plus beau, de la perfection de l'art ou de la richesse de la matière.
Sur le troisième côté du triangle de la ville, est la campagne ; mais
ce côté est fortifié par un double mur garni de tours, lequel s'étend
depuis la mer jusqu'au palais, sur un espace de deux railles. Ce
n'est ni ce mur ni ces tours qui font la force de la ville; elle est, je
crois, tout entière dans la multitude de ses habitants et dans la
longue paix dont elle jouit.
Au bas des murs est un espace vide où sont des jardins qui four-
nissent aux habitants toute sorte de légumes. Des canaux souter-
rains amènent du dehors des eaux douces, car celle que Constan-
tinople renferme est salée, fétide.. Dans plusieurs endroits, la cité est
privée de courant d'air; les riches, couvrant les rues par leurs édi-
fices, laissent ainsi aux pauvres et aux étrangers les ordures et les
ténèbres. Là, se commettent des vols, des meurtres et autres crimes
que l'obscurité favorise. Comme on vit sans justice dans cette ville,
qui a presque autant de maîtres qu'elle a de riches, et autant de vo-
leurs qu'elle a de pauvres, le scélérat n'y connaît ni la crainte ni la
honte. Le crime n'y est puni par aucune loi, et n'y vient à la con-
naissance de personne. Cette ville excelle en tout : si elle surpasse
toutes les autres villes en richesses, elle les surpasse aussi en vices *.
Constantinople, superbe par ses richesses, trompeuse, corrompue
et sans foi, a autant à craindre pour ses trésors qu'elle est redou-
table pour ses perfidies et son infidélité. Sans sa corruption, elle
pourrait être préférée à tous les lieux par la température de son air,
par la fertilité de son sol, et par le passage facile qu'elle offre à la
propagation de là foi 2.
Nous nous approchions de cette cité, dit le chapelain du roi de
France, lorsque nous vîmes venir à nous les nobles et les principaux
1 Od., L4. — 2 Ibtd.,Lb.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. . 53i
d'entre les clercs et les laïques. Ils s'approchèrent du roi, et le re-
çurent avec les honneurs qui lui étaient dus. Ils le prièrent très-
humblement de se rendre chez Tempereur, et de satisfaire le désir
que ce prince avait de le voir et de l'entretenir. Le roi de France,
ayant compassion des craintes de l'empereur, se rendit au palais,
accompagné d'une suite peu nombreuse ; il fut reçu par le mo-
narque en persoriine, qui vint au-devant de lui et l'embrassa. Ces
deux princes étaient à peu près du même âge, d'un extérieur presque
semblable ; ils différaient seulement par leurs mœurs et par leurs
habits. Ils entrèrent ensuite dans le palais, où ils s'assirent sur deux
sièges égaux. Là, ils se parlèrent par interprète en présence de leurs
courtisans. Manuel demanda au roi quelles étaient ses intentions,
ajoutant que, quant à lui, il désirait ce que Dieu voulait, et qu'il
lui promettait tout ce qui lui serait nécessaire pour accomplir son
pèlerinage. Plût à Dieu qu'il lui eût dit vrai ! A son maintien, à sa
joie, à ses paroles, qui semblaient exprimer les plus intimes pensées
de son âme, tous auraient cru qu'il affectionnait le roi avec ten-
dresse. Il n'est pas nécessaire, continue Odon avec ironie, de dire
combien un tel jugement eût été vrai. Après cette conversation, les
deux monarques se séparèrent comme deux frères, et la noblesse
de l'empire conduisit le roi de France dans le palais qui lui était
destiné ^.
Les perfidies et les bassesses des Grecs avaient pour but de dé-
tourner les Francs de prendre Constantinople. Ce furent précisément
ces perfidies et ces bassesses qui leur en firent naître l'idée. Lorsque
l'empereur grec demanda aux barons de France qu'ils lui prêtassent
foi et hommage, et qu'ils remissent entre ses mains les villes grec-
ques qui seraient conquises par leurs armes, l'évêque de Langres
parla ainsi dans le conseil du roi de France :
Vous avez entendu les Grecs qui vous proposent de reconnaître
leur empire et de vous soumettre à leurs lois : ainsi donc la faiblesse
doit commander à la force, la lâcheté à la bravoure ! Qu'a donc fait
cette nation, qu'ont fait ses ancêtres, pour montrer autant d'orgueil?
Je ne vous parlerai point des embûches qu'ils ont multipliées sur
votre chemin. Nous avons vu les prêtres de Byzance, mêlant la rail-
lerie à l'outrage, purifier par le feu les autels où nos prêtres avaient
sacrifié. Ils nous demandent aujourd'hui des serments que l'hon-
neur désavoue. N'est-il pas temps de nous venger des trahisons et
de repousser les injures? Jusqu'ici les croisés ont eu plus à souffrir
de leurs perfides amis que de leurs ennemis déclarés. Depuis trop
lOd., 1. 3.
532 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
longtemps Constantinople est une barrière importune entre nous et
nos frères de Palestine. Nous devons enfin nous ouvrir le libre che-
min de TAsie.
Les Grecs, vous le savez, ont laissé tomber aux mains des infidèles
le sépulcre de Jésus-Christ et toutes les villes chrétiennes de TOrient.
Constantinople, n'en doutez pas, sera bientôt elle-même la proie des
Turcs et des Barbares; et, par sa lâche faiblesse, elle leur ouvrira un
jour les barrières de l'Occident. Les empereurs de Byzance ne savent
ni défendre leurs provinces ni souffrir qu'on les défende. Ils ont tou-
jours arrêté les généreux efforts des soldats de la croix; naguère en-
core, cet empereur qui se déclare votre appui a voulu disputer aux
Latins leurs conquêtes et leur ravir la principauté d'Antioche; il
veut aujourd'hui livrer les armées chrétiennes aux Sarrasins. Hâ-
tons-nous donc de prévenir notre ruine par celle des traîtres; ne
laissons pas derrière nous une ville insolente et jalouse qui ne
cherche que les moyens de nous détruire, et faisons retomber sur
elle les maux qu'elle nous prépare. Si les Grecs accomplissent leurs
perfides desseins, c'est à vous que l'Occident redemandera un jour
ses armées. Puisque la guerre que nous entreprenons est sainte, ne
paraît-il pas juste d'employer tous les moyens de réussir? La néces-
sité, la patrie, la reUgion vous ordonnent de faire ce que je vous
propose. Les aqueducs qui fournissent l'eau à la ville sont en notre
pouvoir et nous offrent un moyen facile de réduire ses habitants. Les
soldats de Manuel ne pourront supporter l'aspect de nos bataillons.
Une partie des murailles et des tours de Byzance viennent de s'é-
crouler devant vous, comme par une espèce de miracle. Il semble
que Dieu lui-même nous appelle dans la ville de Constantin, et qu'il
nous en ouvre les portes comme il ouvrit à nos pères celles d'Édesse,
d'Antioche et de Jérusalem *.
Cette proposition, soutenue par les uns, combattue par les autres,
s'agitait encore, lorsque les Grecs répandirent adroitement le bruit
d'une grande victoire remportée par le roi Conrad, et de la marche
des Allemands sur Icône. A cette nouvelle, l'impatience des Français
n'eut plus de bornes; ils blâmèrent le long séjour du roi à Constan-
tinople, et le forcèrent, pour ainsi dire, à donner l'ordre du départ.
Or, voici ce qu'il en était de la merveilleuse victoire de Conrad et
des Allemands. Ce prince, ayant passé l'Hellespont, s'avançait dans
l'Anatolie, conduit par les Grecs que son beau-frère l'empereur Ma-
nuel lui avait donnés pour guides. Quand ils furent entrés en pays
ennemi, ces guides avertirent les commandants croisés de faire pro-
iOd,,l. 4. . -.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 53.'}
vision de vivres pour un certain nombre de jours, pendant lesquels
ils devaient passer dans des lieux déserts pour prendre le chemin le
plus court, assurant qu'ils se trouveraient ensuite devant Icône, dans
un pays excellent. Mais ils les menèrent exprès par des chemins dé-
tournés, et les engageaient dans des lieux difficiles et où ils étaient
le plus exposés aux ennemis. Au bout du temps que ces guides
avaient marqué, le roi Conrad leur fit des reproches de ce qu'on
n'arrivait point à Icône. Ils assurèrent qu'on y serait dans trois jours;
mais ils s'enfuirent la nuit suivante, laissant l'armée allemande en
des lieux stériles, impraticables, sans un seul homme qui sût par où
en sortir.
Le sultan d'Icône, averti par l'empereur Manuel, avait assemblé
des troupes formidables pour s'opposer aux croisés. Avec ces troupes,
habituées au pays et armées à la légère, il vint fondre de tous côtés
sur les Allemands, pesamment armés et exténués de faim, eux et
leurs chevaux. Contraints par la nécessité, les Allemands revinrent
sur leurs pas. La retraite se fit d'abord en bon ordre. Les Turcs se
bornèrent, pendant les premiers jours, à attaquer ceux qui s'écar-
taient de l'armée ou qui ne pouvaient la suivre. Quelques chefs, des
plus braves, ayant à leur tête Bernard, duc de Carinthie, se dé-
vouèrent aux plus grands périls pour protéger la marche des fai-
bles; à la fin, surpris eux-mêmes dans des chemins difficiles, ils suc-
combèrent avec les malheureux pèlerins qu'ils voulaient sauver. Les
Turcs redoublèrent alors d'audace ; à toute heure du jour et même
de la nuit, des milliers d'hommes et de chevaux étaient blessés par
leurs flèches; Conrad lui-même fut atteint de deux javelots au mi-
lieu de ses chevaliers, qui ne pouvaient rien pour le défendre. Les
morts, les blessés et les malades restaient abandonnés sur les che-
mins. Ceux qui ne pouvaient plus marcher jetaient bas leurs armes
et attendaientla mort des martyrs. Enfin, de cette armée de soixante-
dix mille hommes d'armes et d'une multitude innombrable de fan-
tassins, à peine s'en sauva-t-il la dixième partie. Ce désastre arriva
au mois de novembre ilAl. Le roi Conrad, ayant échappé, se retira
à Nicée, où il rencontra le roi Louis ; ils s'embrassèrent l'un l'autre
avec cordialité, et versèrent beaucoup de larmes. Conrad raconta
ses malheurs sans déguisement, et n'en accusa que lui et les siens.
Dieu est juste, s'écria-t-il, et nous seuls sommes les coupables. D'a-
près ce que dit son frère, l'évêque Otton de Frisingue, qui était de
l'expédition, les Allemands souffrirent généralement leurs maux avec
la même patience, et y trouvèrent ainsi le salut de leurs âmes *.
* OUo Fris., De Gestis Frid., 1. 1, c. 60. Od. Dogil. , 1. 6. Guill. de Tyr, l. 16,
c. 20-23.
534 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII, — De 1125
Les Français, s'avançant à travers TAsie Mineure par Éphèse, bat-
tirent les Turcs au passage du Méandre. Le lendemain de leur départ
de Laodicée, ils arrivèrent, vers le milieu du jour, au pied d^une
montagne qu^Odon de Deuil appelle montagne exécrable. La route
qu^ils devaient suivre était comme suspendue entre des précipices
et d'énormes rochers entassés les uns sur les autres. Toute Farmée
s'avançait, divisée en trois corps, Tavant-garde, Tarrière-garde et le
centre, où se trouvaient les bagages et le peuple des pèlerins. Un
baron d'Aquitaine, Geoffroi de Rançon, commandait l'avant-garde,
où se trouvait la reine Éléonore ; il avait ordre de s'arrêter sur la
montagne et d'y attendre le reste de l'armée ; malheureusement il
n'obéit point à l'ordre qu'il avait reçu. Après avoir franchi les che-
mins les plus difficiles, voyant au revers de la montagne une belle
plaine, il alla y dresser ses tentes. Le reste de l'armée s'avançait
lentement ; le centre, avec les bagages, avec la multitude sans armes,
pressé dans d'étroits sentiers et marchant sur le bord des abîmes, se
trouva tout à coup dans un effroyable désordre. Les Turcs, qui
avaient épié le moment, se jettent sur la foule éperdue des pèlerins.
Cette multitude sans défense tombe de toutes parts sous le glaive.
Des cris, répétés par les échos des montagnes, vont avertir le roi,
qui se trouvait à l'arrière-garde. Louis VII, avec les chevaliers que le
péril rassemble autour de lui, accourt au lieu du combat. Après une
lutte terrible, le centre de l'armée se trouve dégagé de l'attaque des
Barbares et continue sa marche ; le roi et ses chevaliers restent seuls
aux prises avec les Turcs. Dans la mêlée, tous périssent à côté du
roi, qui, saisissant les branches d'un arbre, s'élance sur le haut d'un
rocher; là, il reçoit sur sa cuirasse les flèches lancées de loin, et de
son glaive il abat les têtes et les mains de ceux qui osent approcher.
Son courage et la nuit le sauvèrent. Il rejoignit le camp, où l'on
pleurait sa mort. Plusieurs autres, guidés par les feux qu'on y avait
allumés, le rejoignirent à la faveur des ténèbres; mais le nombre en
était très-petit, en comparaison de ceux qui avaient péri ou avaient
été faits prisonniers. Tel fut le désastre causé à l'armée française par
un manquement à la discipline.
Pour ne plus s'exposer à pareil malheur, les barons, qui jusqu'a-
lors commandaient tour à tour, choisirent un vieux guerrier d'expé-
rience, nommé Gilbert, et tous, y compris le roi, s'engagèrent à
exécuter ses ordres. L'on s'en trouva bien. Fortifiée par une disci-
pline sévère, l'armée poursuivit sa marche vers Satalie. Quatre fois
elle fut attaquée par les Turcs, et quatre fois elle les repoussa vigou-
reusement. Les chemins étaient difficiles; on manquait de vivres;
mais nul ne se plaignait. Les victoires sur les infidèles, dit Odon de
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 5!5
Deuil, étaient pour les Français une distraction qui leur faisait ou-
blier les misères du voyage. Comme Tennemi avait tout ravagé sur
le passage des pèlerins, ils tuèrent les chevaux qui ne pouvaient plus
marcher, et se nourrirent de leur chair; tous se contentaient de cet
aliment, même les riches, surtout lorsqu'ils pouvaient y joindre de
la farine cuite sous la cendre. Ce n^'est qu'après douze journées de
marche que les croisés arrivèrent à Satalie.
Satalie ou Antalie était une ville maritime habitée par des Grecs et
gouvernée au nom de Tempereur de Constantinople. Les Turcs oc-
cupaient les forteresses du voisinage, et répandaient la désolation
dans toute la contrée. Les habitants de Satalie, enfermés dans leurs
remparts, refusèrent de recevoir l'armée chrétienne, qui se trouva
dans une extrémité des plus fâcheuses, sans chevaux, sans armes,
sans vivres. On murmura hautement de la perfidie et de l'inhumanité
des Grecs ; on se reprocha de n'avoir pas suivi les conseils de l'évê-
que de Langres en prenant Constantinople ; on parlait de s'emparer
de Satalie, lorsque le gouverneur de la ville vint proposer à Louis VII
des vaisseaux pour embarquer tous les croisés. Cette proposition fut
acceptée ; mais on attendit plus de cinq semaines les vaisseaux pro-
mis, et les navires qui arrivèrent ne se trouvèrent ni assez grands ni
assez nombreux pour embarquer toute l'armée chrétienne. Les croi-
sés virent alors l'abîme de maux dans lequel ils allaient tomber;
telle était leur résignation, qu'ils ne commirent aucune violence con-
tre les Grecs, et ne menacèrent point une ville qui refusait de les
secourir.
Une partie de l'armée s'embarque pour Antioche avec le roi, qui
laisse de grandes sommes d'argent au gouverneur d'Antalie pour
avoir soin des malades et faire accompagner l'autre partie de l'ar-
mée jusqu'au sortir de Cilicie. Le lendemain du départ de leur roi,
les pèlerins, qui attendaient l'escorte et les guides que leur avaient
promis les Grecs, virent arriver les Turcs, accourus de toutes les
contrées voisines. Il se livra plusieurs combats, dans lesquels les Chré-
tiens se défendirent vaillamment ; mais les infidèles renouvelaient
chaque jour leurs attaques. Les croisés, affaiblis par la fatigue et
par la faim, accablés par leurs ennemis, demandèrent en vain un
asile dans les murs de Satalie. Les Grecs se montrèrent impitoyables.
L'armée chrétienne se trouvait dans un état désespéré. Pour comble
d'infortune, le comte de Flandre et Archambaud de Bourbon, que
le roi lui avait donnés pour chefs, l'abandonnent sur le rivage et
s'enfuient dans un vaisseau. Dieu seul, disent les vieilles chroniques.
Dieu seul connaît le nombre des martyrs dont le sang coula sous le
glaive des Turcs et même sous le fer des Grecs. Peu échappèrent à
536 -'- HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
travers la Cilicie. Les malades laissés à Satalie périrent de même,
sans qu^on pût savoir quelle avait été leur fin. Les Grecs de cette
ville ne jouirent pas longtemps du fruit de leur trahison ; ils furent
tour à tour dépouillés par les Turcs et par les agents du fisc impé-
rial. L'air, empoisonné par les cadavres de leurs victimes, répandit
dans leurs murs le deuil et la mort. Ce peuple, qui s'était montré
sans pitié pour le malheur, fut lui-même en proie à toutes sortes de
maux. Peu de temps après le départ de Louis VII et le désastre des
croisés, Satalie se trouvait presque sans habitants, et ses ruines
abandonnées attestèrent dans la suite aux voyageurs et aux pèlerins
l'inévitable justice de Dieu.
Arrivés à Antioche, les nobles de France, qui avaient si peu no-
blement abandonné le peuple des pèlerins sous les murs de Satalie,
oubliaient la mort de leurs compatriotes au milieu des fêtes et des
plaisirs. Le principal objet de ces fêtes était la reine Éléonore, qui
se trouvait nièce du prince d'Antioche, Raymond de Poitiers. Or, dit
Guillaume, archevêque de Tyr, auteur grave du temps et du pays,
la reine Éléonore était une femme imprudente, légère, qui avilissait
la dignité royale, négligeait les devoirs d'une épouse jusqu'à oublier
la foi du lit conjugal. Son oncle Raymond, le prince d'Antiocbe, vou-
lut donc se servir d'elle pour déterminer le roi son époux à rester,
afin de prendre les villes d'Alep et quelques autres. Le roi, qui, sui-
vant les historiens du temps, aurait pu facilement réduire ces places,
répondit, de l'avis de son conseil, qu'il voulait avant tout se rendre
à Jérusalem et accomplir ses vœux. Dès lors le prince d'Antioche
changea de ton : au lieu de prier et de promettre, il se mit à décla-
mer contre le roi, à lui dresser ouvertement des pièges, et à s'armer
pour lui nuire. Il alla plus loin : de concert avec sa nièce, la reine
Éléonore, il résolut de la ravir au roi son époux, soit par force,
soit par adresse. Le roi, l'ayant su, prit conseil de ses barons; et, de
leur avis, pour mettre sa vie et sa personne en sûreté, sortit d'An-
tioche en toute hâte et secrètement, après y avoir été reçu avec
grande pompe. Voilà ce que rapporte Guillaume, archevêque de Tyr,
auteur non suspect, qui écrivit dans le pays et dans le temps. Son
témoignage est d'ailleurs confirmé, notamment en ce qui regarde les
déportements de la reine Éléonore, par l'auteur des Gestes de
Louis VII et par Vincent de Beauvais *.
D'un autre côté, le roi et les barons de Jérusalem, redoutant le
séjour de Louis VII à Antioche, lui avaient envoyé des députés pour
* Guill. de Tyr, 1. 16, c. 27, p. 907. Apud Bongars., Gesta Ludov., c. 15, p. 401 .
Vinc. Bellov., Spéculum historiale, t. 3, c. 128. Apud Duchesne, t. 4, p. 440.
à 1153 de l'ère chr.) DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 537
le conjurer, au nom de Jésus-Christ, de presser sa marche vers la
Palestine. Le roi de France se rendit donc à leurs vœux, et traversa
la Syrie et la Phénicie, sans s'arrêter à la cour du comte de Tripoli,
qui avait les mêmes vues que le prince d'Antioche de se servir du
roi pour agrandir ses États particuliers. Son arrivée dans la terre
sainte excita un vif enthousiasme, et ranima les espérances des
Chrétiens. Le peuple de Jérusalem, les princes, les prélats, sortirent
au-devant de lui, portant dans les mains des branches d'olivier et
chantant ces paroles par lesquelles on salua le Sauveur du monde :
Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! Vers le même temps,
le roi Conrad y était arrivé, non point avec la magnificence d'un
grand prince, mais avec l'humilité d'un pèlerin. Il avait quitté les
Français à Éphèse, pour passer l'hiver à Constantinople, où son beau-
frère, l'empereur Manuel, lui fit d'autant plus de caresses, qu'il était
plus content de lui avoir fait perdre son armée.
Après que les deux rois de France et d'Allemagne eurent satis-
fait à leur dévotion en visitant les saints lieux, on indiqua une assem-
blée générale à Ptolémaïs ou Acre, pour délibérer de l'entreprise
qu'on ferait sur les infidèles. A cette assemblée se trouvèrent le roi
Conrad ; son frère Otton, évêque de Frisingue ; Etienne, évêque de
Metz; Henri, évêque de Toul, frère du comte de Flandre; Théotwin,
légat du Pape près le roi Conrad; des seigneurs allemands : Henri,
duc d'Autriche, frère du roi; Frédéric, duc de Souabe, son neveu,
et plusieurs autres. Les Français étaient le roi Louis; Geoffroi, évê-
que de Langres; Arnoul, évêque de Lisieux; Gui de Florence, car-
dinal-légat du Pape. Les seigneurs laïques étaient Robert, comte de
Dreux, frère du roi ; Henri, son gendre, fils du comte de Champa-
gne; Thierri, comte de Flandre, beau-frère du roi de Jérusalem, et
plusieurs autres. Le roi de Jérusalem, Baudouin IH, jeune prince de
grande espérance, était aussi à cette assemblée avec la reine Méli-
sende, sa mère; le patriarche Foucher; Baudouin, archevêque de
Césarée; Robert, archevêque de Nazareth; Rorgon, évêque d'Acre;
Bernard, évêque de Sidon ; Guillaume de Béryte ; Adam de Panéade
et Gérald de Bethlehem; Robert, maître des chevaliers du Temple;
Raymond, maître des chevaliers de l'Hôpital; Manassès, connétable
du roi; Philippe, comte de Naplouse; Hélinand de Tibériade; Gé-
rard de Sidon; Gautier de Césarée; Payen, seigneur du pays au delà
du Jourdain, et un grand nombre d'autres. La résolution que l'on
prit à cette assemblée fut d'assiéger Damas, et le rendez-vous fut
donné à Tibériade pour le 25°* de mai lllS *.
» Guill. deTyr, L 17, c. 1.
538 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
Damas fut donc attaqué vivement. On se battit d'abord dans les
jardins extérieurs de la ville. Le roi de Jérusalem marchait le pre-
mier, à la tète de son armée et des chevaliers de Saint-Jean et du
Temple ; après les Chrétiens d'Orient, s'avançaient les croisés fran-
çais, commandés par Louis VIL Le roi d'Allemagne, qui avait ras-
semblé les débris de ses troupes, formait le corps de réserve, et
devait garantir les assiégeants des surprises de l'ennemi. La résis-
tance des Turcs fut opiniâtre sur les bords de la rivière qui traver-
sait les jardins. Le roi Conrad, l'ayant appris, pénètre jusqu'à l'avant-
garde avec quelques-uns des siens, et tombe sur les Musulmans avec
une impétuosité à laquelle rien ne résiste. Un Turc d'une taille et
d'une force prodigieuses s'élance sur lui ; mais Conrad lui porte,
entre le cou et l'épaule gauche, un coup de sabre si terrible, qu'il
lui coupe en deux toute la poitrine, en sorte que la tête et l'épaule
droite tombent à terre. A cette vue, les Turcs, effrayés, se réfugient
dans la ville et laissent les Chrétiens maîtres des bords de la rivière.
L'effroi des habitants de Damas fut tel, qu'ils songèrent à abandonner
la ville. En conséquence, ils placèrent dans les rues, vers l'entrée des
jardins, de grosses poutres, des chaînes et des amas de pierres, afin
d'arrêter la marche des assiégeants et de se donner ainsi le temps
de fuir, avec leurs richesses et leurs familles, par les portes du nord
et du midi.
Les Chrétiens étaient si sûrs de se rendre maîtres de Damas,
qu'on ne s'occupa plus, parmi les chefs, que de savoir à qui serait
donnée la souveraineté de la ville. Celui qui l'emporta sur ses con-
currents fut ce même comte de Flandre qui avait abandonné, sous
les murs de Satalie, l'armée chrétienne dont il avait reçu le com-
mandement. Les barons de Syrie furent jaloux de cette préférence.
Le siège se ralentit. Plus d'un seigneur chercha à faire échouer une
entreprise qui ne devait plus tourner à son profit particulier. D'après
des conseils perfides, on quitta les jardins de la ville pour aller
camper au côté opposé, où le terrain était mouvant et stérile, et les
murailles inexpugnables. Vingt mille infidèles en profitèrent pour
se jeter dans la place, résolus à la défendre. Bientôt on apprit que
les sultans d'Alep et de Mossoul arrivaient avec une armée nom-
breuse.
Enfin les Chrétiens, et parmi eux les deux premiers rois de
l'Europe, levèrent honteusement le siège et s'en revinrent en Pales-
tine. Là, on délibéra d'assiéger Ascalon. Mais il n'en fut rien. Le roi
Conrad s'embarqua pour l'Europe et revint en Allemagne, par Pola
en Istrie, dès la même année 41-48. Le roi Louis demeura en Pales-
tine jusques après Pâques de l'année suivante, où il se rembarqua de
à 1153del'èrechr.J DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 539
même pour la France, sans qu^on lise quMl ait rien fait de mémo-
rable dans tout ce temps.
Tout bien considéré, si la seconde croisade en Orient n'eut aucun
succès temporel, la faute en est principalement aux croisés et à ceux
quMls devaient secourir. Ils n'avaient ni assez de prévoyance, ni
assez d'ordre, ni assez d'accord, ni assez de constance pour écarter
ou vaincre les obstacles, ou simplement pour profiter de la victoire
qui s'offrait à eux. Certainement, et par l'autorité de son Église et
par les miracles de saint Bernard, Dieu avait approuvé leur expé-
dition ; mais quand Dieu vous appelle à l'exécution d'une de ses
œuvres, il veut que vous employiez toutes les ressources de votre in-
telligence et de votre activité pour la faire réussir. Aide-toi, et je
t'aiderai. Vous ne devez compter sur une assistance extraordinaire
que quand tous les moyens ordinaires sont à bout. Voyez Josué dans
la conquête de la terre promise, voyez David dans la conquête de la
Syrie : l'un et l'autre ne marchent qu'à la voix de Dieu, manifestée
par le grand prêtre ou par un prophète ; mais l'un et l'autre, à la
piété et à la confiance envers Dieu, joignent tous les moyens de la
discipline, de la valeur et de la tactique militaire. Voilà ce qu'ou-
blièrent trop souvent les guerriers àe la seconde croisade.
Quant au succès spirituel, comme moyen d'expiation et de péni-
tence, on peut dire que cette croisade en eut un fort grand. Nous
avons vu avec quelle résignation et quelle humilité chrétienne le roi
Conrad supporta ses malheurs. Le roi Louis montra plus de piété
encore. Sa femme se plaignait même qu'elle avait épousé un moine
plutôt qu'un roi. La plupart des croisés du peuple paraissent avoir
eu les mêmes sentiments que leurs maîtres. Nous l'avons entendu
dire assez clairement à Otton de Frisingue, qui en fut témoin ocu-
laire. Nous en trouvons encore une preuve dans un autre écrivain
du temps.
Saint Bernard, qui avait prêché la seconde croisade, fut extrême-
ment affligé du peu de succès qu'elle eut, d'autant plus qu'on s'en
prenait à lui. Dans ces conjonctures, l'abbé Jean de Casa-Mario, près
de Vérule en Italie, qui, dès l'an 1148, avait uni son monastère à la
congrégation de Cîteaux, lui écrivit : Il me semble que Dieu a tiré un
grand fruit de ce voyage, quoique d'une autre manière que ne pensaient
les pèlerins. S'ils avaient poursuivi leur entreprise comme il convient
à des Chrétiens, avec justice et piété. Dieu aurait été avec eux et aurait
fait par eux un grand fruit; mais comme ils sont tombés en plusieurs
désordres, il a tiré de leur malice une matière à sa miséricorde, et
leur a envoyé des afflictions pour les purifier et les faire arriver à la
vie éternelle. Enfin, ceux qui revenaient nous ont avoué qu'ils avaient
540 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De U25
VU un grand nombre de croisés qui disaient qu'ils mouraient avec
joie, et qu'ils n^auraient pas voulu revenir, craignant de retomber
dans leurs péchés. Mais, afin que vous ne doutiez pas de ce que je
dis, je vous découvrirai, comme à mon père spirituel, en confession,
que les patrons de notre monastère, les bienheureux Jean et Paul,
ont daigné souvent nous visiter ; je les ai fait interroger sur cet évé-
nement, et ils ont répondu que la multitude des anges apostats avait
été remplacée par ceux <jui sont morts dans cette expédition ; ils ont
aussi grandement parlé de vous, et prédit que votre fin était proche.
Puis donc que cette entreprise a atteint son but, non pas selon les
hommes, mais selon Dieu, il sied à votre sagesse de vous consoler
en celui dont vous recherchez uniquement la gloire; car c'est dans
la prévision des fruits salutaires de cette entreprise qu'il vous avait
donné la grâce et la force de la mettre à exécution. Qu'il daigné
maintenant couronner heureusement votre carrière et m'associer à
vous dans sa gloire ^
Otton de Frisingue, qiii n'est pas toujours favorable à saint Bernard,
porte le même jugement sur la croisade et la part que le saint y avait
prise. Voici ses paroles : Si nous disons que le saint abbé a été in-
spiré de l'Esprit de Dieu pour nous animer à cette guerre, mais que,
par notre orgueil et notre libertinage, nous n'avons pas gardé ses
salutaires avis, et qu'ainsi c'est avec justice que nous avons récolté,
pour prix de nos désordres, la perte des biens et des personnes par
le fer et par la misère, nous ne dirons rien qui ne soit conforme à la
raison et justifié par les exemples de l^antiquité 2.
Saint Bernard lui-même le fait voir au commencement du second
livre De la Considération, qu'il adressa vers ce temps au pape Eu-
gène. Lorsque Moïse voulut retirer son peuple de la terre d'Egypte,
il lui en promit une autre beaucoup plus excellente; autrement ce
peuple, qui n'avait de l'attachement qu'à la terre, ne l'aurait jamais
suivi. Il les fit donc sortir de l'Egypte, mais il ne les fit point entrer
dans la terre qu'il leur avait promise. Néanmoins, on ne peut pas
imputer ce mauvais succès à la témérité du chef, puisqu'il ne faisait
rien que par un exprès commandement de Dieu et par son assistance
particulière, confirmée par une infinité de miracles.
Mais, me direz-vous, ce peuple était fort grossier et se rebellait
continuellement contre Dieu et contre Moïse, son serviteur. J'avoue
qu'ils étaient des incrédules et des rebelles. Mais ceux-ci, que sont-
ils? Interrogez-les. Qu'ai-je besoin de dire ce qu'eux-mêmes confes-
sent très-volontiers ? Je dirai seulement une chose : quels grands
1 Inter Epist. S. Bern., 386.-2 oUoFris., De Gest. Frid., 1. 1, c. 60.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 541
progrès pouvaient faire des gens qui, pendant toute leur marche, ne
pensaient qu'à leur retour? Ces Hébreux, dans tout leur chemin, ne
retournaient-ils pas incessamment en Egypte, de cœur et de volonté?
Que si les premiers sont morts et ont péri à cause de leur infidélité
continuelle, avons-nous sujet de nous étonner si les nôtres, mar-
chant sur leurs traces, ont souffert les mêmes choses ? Mais comme
la perte de ceux-là n'a point été contraire aux promesses que Dieu
leur avait faites, aussi devons-nous dire de même de ceux-ci, parce
que les promesses de Dieu ne se font jamais au détriment de sa jus-
tice. Écoutez un autre exemple sur ce sujet.
Benjamin commet un crime; aussitôt les autres tribus se prépa-
rent pour en tirer la vengeance, et même par Tordre de Dieu, qui
leur désigne un chef particulier pour commander ceux qui devaient
combattre. Ils en viennent aux mains, appuyés sur le grand nombre
de leurs troupes, sur la bonté de leur cause, et, ce qui est encore
davantage, sur la faveur divine. Mais, oh ! que Dieu est terrible dans
ses jugements sur les enfants des hommes * ! ceux qui étaient desti-
nés pour venger le crime tournent le dos à la vue des coupables, et
une poignée de gens met en fuite des troupes nombreuses. Néan-
moins ils ont recours au Seigneur, et le Seigneur leur dit : Remontez.
Ils remontent une seconde fois, et une seconde fois ils sont battus et
mis en déroute. Ainsi des hommes justes entreprennent une guerre
juste, la première fois avec Tapprobation de Dieu, et la seconde par
son ordre exprès, et néanmoins ils demeurent vaincus; mais aussi
se sont-ils trouvés d'autant supérieurs dans la foi, qu'ils avaient été
inférieurs dans le combat.
Or, je vous prie, de quelle manière ne me traiteraient pas ceux-
ci, si je les avais persuadés de retourner une seconde fois à la guerre,
et qu'une seconde fois ils eussent été défaits ! Et si je les exhortais
pour une troisième fois à reprendre le chemin de la terre sainte et
à donner encore une troisième bataille, après en avoir perdu une
première et une seconde, jugez un peu de la disposition avec la-
quelle ils pourraient m'écouter. Cependant les Israéhtes, ayant été
frustrés de leurs espérances par deux fois consécutives, ne laissent
pas d'obéir une troisième, et ils remportent la victoire. Mais peut-
être que ceux-ci me diront: Comment pouvons-nous savoir que cette
entreprise est venue de Dieu? quels miracles faites-vous pour nous
obHger d'en croire votre parole ? Ce n'est pas à moi de répondre à
cette objection; il faut épargner ma pudeur. Répondez pour moi et
1 Psalm. 65, 6.
542 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LX\1II. — De 1125
pour vous-même, selon ce que vous avez ouï et ce que vous avez
vu, ou plutôt selon ce que Dieu vous inspirera *.
Saint Bernard fit plus que de rappeler les miracles qui avaient
autorisé sa prédication de la croisade : il en fit même ensuite pour
sa justification. Car, quand la première nouvelle vint en France de
la défaite de Tarmée chrétienne, un père lui présenta son fils aveu-
gle pour lui rendre la vue ; et, comme il s'en excusait, le père le
pressa tant, qu'il vainquit sa résistance. Alors le saint abbé, imposant
les mainsà l'enfant, pria Dieu que, s'il était l'auteur de cette prédica-
tion et si son Esprit l'avait assisté en la faisant, il lui plût de le mon-
trer en guérissant cet aveugle. Et comme, après sa prière, il en at-
tendait l'effet : Que ferai-je? s'écria l'enfant, je vois clair! Il s'éleva
aussitôt un grand cri des assistants, qui étaient en grand nombre,
tant des moines que des séculiers 2.
Quant au résultat général de la seconde croisade pour la chré-
tienté, on peut lui appliquer ce que M. de Maistre dit des croisades
en général : Aucune n'a réussi, mais toutes ont réussi. Toutes ont
réussi à défendre la chrétienté contre l'invasion du mahométisme et
de ce qui lui ressemble ; aucune n'a réussi, aucune, à elle seule, n'a
complètement atteint ce but. Ce n'est que la persévérance invincible
de l'Église romaine et des Papes dans cette défense générale de la
chrétienté entière, qui nous a valu la sécurité dont nous jouissons
depuis bientôt deux siècles. Pour ce qui est de la seconde croisade
en particulier, ou plutôt des secondes croisades, car il y en eut qua-
tre à la fois, outre la paix générale qu'elles produisirent en Europe,
la croisade contre les Slaves réussit assez pour rétablir dans leur
pays plusieurs diocèses ; celle en Espagne réussit assez pour conso-
lider le nouveau royaume de Portugal et agrandir les royaumes espa-
gnols ; celle contre les Musulmans d'Afrique réussit assez pour leur
enlever plusieurs villes et plusieurs provinces. Pour réparer le non-
succès de celle d'Orient, il n'eût fallu qu'un peu de cette antique
magnanimité romaine qui, au lieu de se laisser abattre par les revers,
n^en devenait que plus fière et plus indomptable. Une nouvelle ar-
mée débarquée en Palestine eût rétabli l'honneur des armes chré-
tiennes, et convaincu les Mahométans que des Chrétiens peuvent
être vaincus, mais les Chrétiens, mais la chrétienté, jamais.
Un seul homme sentit remuer dans son cœur cette noble pensée:
ce fut un homme d'Église, l'abbé Suger. On dit qu'il n^avait pas ap-
prouvé la seconde croisade dans l'origine ; mais, quand il en vit le
mauvais succès, il eut le courage, pour l'honneur de la France et
1 De Consid.,\. 2, c. J. — 2 Vita S. Bern., 1. 3, c. 4.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 543
de la chrétienté, d'entreprendre une croisade nouvelle. A Tâge de
soixante-dix ans, avec une santé qui avait toujours été faible et délicate,
il résolut de conduire lui-même en Palestine une nouvelle armée. Il
sollicita, à trois reprises différentes, les prélats de France de se join-
dre à lui pour cette grande entreprise ; n'ayant pu les y engager, il
fit passer aux chevaliers du Temple la plus grande partie des trésors
qu'il avait amassés; puis il alla prier au tombeau de saint Martin, à
Tours, pour se préparer au pèlerinage. Mais, peu après son retour
à Saint-Denis, il fut saisi d'une petite fièvre, qui, en peu de jours,
le mit au tombeau. Il mourut le 13 janvier H52 *.
Que la pensée de l'abbé Suger fût non-seulement généreuse,
mais utile et sage, certains faits le font voir. Le jeune roi de Jérusa-
lem, Baudouin III, avec les seules forces de son petit royaume et le
secours des pèlerins ordinaires, exécuta encore des choses mémo-
rables. La ville d'Ascalon résistait depuis plus de cinquante ans aux
armes des Chrétiens, et continuait d'être un danger incessant pour
le royaume, dont elle ouvrait l'entrée au sultan d'Egypte, et par
terre et par mer. Trois ou quatre fois par an, le sultan y envoyait
des troupes et des secours de toute espèce; il faisait même une pen-
sion à chacun des habitants, pour se les tenir attachés : car, maî-
tresse d'Ascalon, l'Egypte pouvait toujours entrer en Palestine;
comme aussi, maîtresse d'Ascalon, la Palestine pouvait toujours
entrer en Egypte. Cette place incommodait donc prodigieusement le
royaume de Jérusalem. Baudouin III entreprit d'y mettre un terme.
Ayant assemblé tout son peuple, il rétablit la forteresse de Gaza, qui
était ruinée et déserte, et il la remit en la garde des chevaliers du
Temple. Gaza était sur le chemin d'Ascalon en Egypte. Par là étaient
interceptés par terre les convois que le sultan du Caire envoyait plu-
sieurs fois par an aux habitants d'Ascalon. Les infidèles essayèrent
d'attaquer la nouvelle forteresse, mais en vain. Dès lors cessèrent
les courses qu'ils faisaient très-souvent dans le pays. Ascalon ne
pouvait plus recevoir de secours que par mer 2.
Au mois de décembre 4 152, plusieurs émirs, dont la famille pas-
sait pour avoir possédé autrefois Jérusalem, vinrent avec une armée
considérable de Turcs pour surprendre la ville. Déjà ils étaient cam-
pés sur le mont des Olives, lorsque les Chrétiens, ayant invoqué le
secours de Dieu, sortent en armes, les mettent en déroute, les pour-
suivent l'épée dans les reins jusqu'au Jourdain, où les Chrétiens ac-
courus de Naplouse et d'ailleurs achèvent de les défaire. L'armée
chrétienne revint à Jérusalem, chargée d'un butin immense, et rendit
i Vita Sugeri, t. 4 de Uuchesne. — * Guill. de Tyr, 1. i7, c. 12.
5U HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De 1125
à Dieu de solennelles actions de grâces. Encouragé par ce succès, on
résolut d'aller ravager les campagnes et les jardins d'Ascalon, d'où
les habitants tiraient de grands avantages. Dès que Farmée chrétienne
parut, tous les Ascalonites, saisis de frayeur, se réfugièrent dans la
ville. Les Chrétiens résolurent d'en faire le siège. Sur l'invitation du
roi, on y vit accourir bientôt les barons et les chevaliers, les prélats
et les évêques de la Judée et de la Phénicie; le patriarche de Jéru-
salem était à leur tête, portant avec lui le bois de la vraie croix. La
ville fut assiégée par terre et par mer; la flotte, composée de quinze
navires, était commandée par Gérard, comte de Sidon. Le siège du-
rait depuis deux mois, lorsqu'aux environs des fêtes de Pâques on
vit débarquer, dans les ports de Ptolémaïs et de Joppé, un grand
nombre de pèlerins d'Occident. Les chefs de l'armée s'étant assem-
blés, il fut décidé que les navires arrivés d'Europe seraient retenus
par ordre du roi, et qu'on inviterait les pèlerins à venir au secours
de leurs frères qui assiégeaient Ascalon. Une foule de ces nouveaux
venus, répondant aux espérances qu'on mettait ainsi dans leur piété
et dans leur bravoure, accoururent aussitôt au camp des Chrétiens,
et plusieurs se rangèrent sous les ordres de^érard de Sidon. A leur
arrivée, l'armée fut dans la joie et ne douta plus de la victoire. Des
machines furent construites et le siège poussé avec vigueur. Les
forces des Ascalonites s'épuisaient, lorsqu'ils reçurent par mer un
renfort d'Egypte. Les attaques des assiégeants n'en devinrent que
plus fréquentes et que plus meurtrières. Ils avaient surtout une tour
formidable, qui dominait les remparts par sa hauteur. Les assiégés,
à qui elle faisait beaucoup de mal, résolurent de la détruire. Ils rem-
plirent tout l'intervalle entre la tour et le rempart de matières com-
bustibles, et y mirent le feu durant la nuit. Mais un vent s'éleva, qui
poussa l'incendie contre la ville : les pierres de la muraille furent
calcinées, la muraille tomba avec un horrible fracas. Les guerriers
chrétiens accourent pour monter à la brèche; déjà les Templiers
étaient dans la place ; mais, par une cupidité honteuse, ils avaient
posté sur la brèche des sentinelles pour empêcher qu'on ne les suivit,
et cela afin d'avoir à eux seuls tout le butin de la ville. La garnison
et les habitants d'Ascalon, les voyant en si petit nombre et tout
a occupés à piller, se jettent sur eux, les tuent ou les mettent en fuite,
i * et referment la brèche avec d'énormes poutres. Les Chrétiens, tristes
et confus, se retirent dans leur camp. Le roi de Jérusalem convoque
les prélats et les barons pour délibérer sur le parti à prendre. Lui-
même, ainsi que les principaux chefs des guerriers, désespérait de
la conquête d'Ascalon, et proposait d'abandonner le siège ; le pa-
triarche et les évêques, pleins de confiance dans la bonté divine.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 54S
s^opposaient à la retraite. Leur avis prévalut. Dès le lendemain on
recommença l'attaque ; on se battit toute la journée avec une ardeur
égale de part et d'autre; mais la perte des Musulmans fut plus
grande. Après une trêve pour enterrer les morts, ils demandèrent à
capituler. Leurs députés offrirent au roi de Jérusalem d'ouvrir les
portes de la ville, à la seule condition que les habitants auraient la
faculté de se retirer dans trois jours avec leurs biens et leurs baga-
ges. Les conditions furent acceptées et fidèlement tenues. Les habi
tantsse retirèrent dès le second jour, et le roi les fit escorter jusque
sur les frontières d'Egypte. Ainsi donc, l'an II 54, le 12"^ jour du
mois d'août, le roi de Jérusalem, le patriarche, les seigneurs et les
prélats du royaume, tout le clergé et le peuple, précédés du bois de
la croix, entrèrent dans Ascalon, au milieu des hymnes et des canti-
ques spirituels, consacrèrent la principale mosquée en l'honneur de
saint Paul et y déposèrent la croix du Seigneur *.
On voit par ces divers faits que, si le roi Conrad d'Allemagne et le
roi Louis de France, au lieu de s'exposer à la politique équivoque
ou perfide de l'empereur de Constantinople, avaient suivi le conseil
du roi Roger de Sicile; s'ils étaient venus aborder directement en
Palestine, leurs forces, réunies à celles du roi de Jérusalem, eussent
été invincibles ; le royaume de Jérusalem, devenu formidable par la
conquête de Damas et d'autres places importantes, eût pu désormais
se soutenir par lui-même et défendre, au besoin, les principautés
chrétiennes d'Édesse et d'Antioche. D'un autre côté, avec les villes
d' Ascalon et de Gaza, lÉgypte était facile à conquérir ; d'autant plus
que le roi de Sicile était maître de plusieurs places et provinces
d'Afrique, et que les Musulmans d'Espagne, bien loin d'y pouvoir
mettre obstacle, étaient eux-mêmes sur leur déclin. En occupant ainsi
les guerriers d'Europe à des conquêtes glorieuses et lointaines, on
épargnait à l'Europe les guerres intérieures, on lui assurait une paix
universelle. Pour cela, il y avait assez de moyens, assez de bras,
assez de volonté ; il n'y manquait qu'une tête de Charlemagne, mais
elle y manquait.
Raymond de Poitiers, prince d'Antioche, qui avait été si peu
courtois envers le roi de France, l'an 1148, perdit la vie la même
année dans une bataille qu'il livra témérairement à Noureddin, fils
de Zen gui et père de Saladin. Raymond était brave, mais téméraire
et ne consultant que soi. La bataille où il périt, il l'avait engagée
avec peu de chevahers et sans attendre le reste de ses troupes. Il
laissait une veuve avec quatre enfants tout jeunes, dont deux fils et
1 Guill. de Tyr, l. Il, c. 21-30.
XV.
546 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
deux filles. Dans ces tristes conjonctures, le patriarche Aimeri d'An-
tioche se montra le patron du pays et solda des troupes avec une
générosité qui ne lui était pas ordinaire. Le roi de Jérusalem, de son
côté, vint au secours de la principauté en péril, et arrêta les progrès
de Noureddin et du sultan d'Icône, qui voulaient profiter de la cir-
constance pour envahir le pays *.
Joscelin, dernier comte d'Edesse, se félicitait de la mort du prince
d'Antioche, qu'il haïssait, lorsqu'il fut pris lui-même par des infi-
dèles et conduit dans les prisons d'Alep, où il mourut de misère.
C'était rindigne fils d'un digne père. Celui-ci assiégeait un château
près d'Alep, lorsqu'une tour s'écroula près de lui et le couvrit de ses
ruines; il fut transporté mourant à Edesse. Comme il languissait
dans son lit, où il n'attendait que la mort, on vint lui annoncer que
le sultan d'Icône avait mis le siège devant une de ses places fortes.
Aussitôt il fait appeler son fils, et lui ordonne d'aller attaquer l'en-
nemi. Le jeune JosceHn hésite. Sur-le-champ, le vieux guerrier, qui
n'avait jamais connu d'obstacles, se fait porter à la tête de ses soldats
dans une litière. Comme il approchait de la ville assiégée, on vint
lui apprendre que les Turcs s'étaient retirés : aussitôt il lève les yeux
au ciel, remercie Dieu, et expire.
Son indigne fils s'était adonné dès l'enfance à l'ivrognerie et à la
débauche. Dès qu'il fut le maître, il quitta la ville d'Edesse pour se
retirer à Turbessel, séjour délicieux sur les bords de l'Euphrate. Là,
tout entier livré à ses penchants, et négligeant la solde des troupes,
les fortifications des places, il oublia les soins du gouvernement et
les menaces des Musulmans. Ce fut pendant sa coupable absence
que la ville d'Edesse fut prise par Zengui, l'an 1144, après deux ans
de siège. Raymond d'Antioche, au lieu d'aller au secours d'Edesse,
se réjouit de son désastre, parce qu'il haïssait Joscelin. Ce dernier, à
sa mort, laissait une veuve, avec un fils et deux filles en bas âge.
C'était une femme vertueuse, d'un courage au-dessus de son sexe.
Avec le conseil des seigneurs, elle sut conserver les places qui lui
restaient encore. L'empereur de Constantinople, ayant appris la si-
tuation déplorable du pays, fit offrir à la comtesse des revenus con-
sidérables, si elle voulait lui transporter la propriété des villes qui
lui restaient encore, au nombre de six. De l'avis du roi de Jérusalem,
la comtesse accepta ses offres. L'empereur grec se flattait non-seule-
ment de conserver ce reste, mais encore de l'augmenter. Au bout
d'un an, les Turcs lui avaient enlevé le tout ^.
L'empereur grec était plus porté et plus propre à brouiller la
1 Gaill. deTyr, L 17, c. 9 et 10. —^Ibid., 1. 16 et 17.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 547
chrétienté avec elle-même qu'à la défendre contre le mahométisme.
Le roi Roger de Sicile avait envoyé à Tempereur Jean Comnène une
ambassade^ non-seulement pour traiter de la paix, mais encore
d'une alliance de famille. L'ambassade et la demande ayant été re-
nouvelées après la mort de Jean, son fils Manuel envoya un person-
nage illustre en Sicile pour conclure la négociation. L'affaire conclue.
Manuel la rompit et jeta en prison les ambassadeurs du roi Roger à
Constantinople. Pour venger cette violation du droit des gens, Roger
arma une flotte, et s'empara de l'île de Corfou, ainsi que de plusieurs
places sur le continent, notamment de Corinthe *. Dès lors Manuel
s'occupa de deux choses : l'une de détruire par les Turcs les armées
chrétiennes de France et d'Allemagne qui marchaient au secours
des Chrétiens d'Orient; l'autre, de reconquérir non-seulement Corf ou,
mais encore la Sicile et l'Italie. Il était en Grèce pour cela, lorsque
le roi Conrad vint à y passer en revenant de Palestine en Allemagne.
Les deux princes se liguèrent pour attaquer Roger de Sicile, qui
cependant venait de conquérir en Afrique plusieurs villes sur les
Musulmans et ensuite d'envoyer au pape Eugène un corps de troupes
pour soumettre certains rebelles. Des maladies, entre autres celle de
Conrad, empêchèrent pour le moment cette expédition contre un roi
chrétien. La ligue n'en subsista pas moins. Une flotte grecque
assiégeait Corfou, lorsque le roi de France, Louis le Jeune, ayant
rencontré cette flotte, fut fait prisonnier et conduit en Grèce pour
être présenté à l'empereur Manuel ; mais une flotte sicilienne, qui
venait de ravager les faubourgs de Constantinople et de lancer des
flèches dans le palais impérial, ayant rencontré à son tour la flotte
grecque, délivra le roi de France, qui passa en Sicile et de là à
Rome. Cette capture du roi de France par les Grecs et sa délivrance
par les Siciliens sont attestées par plusieurs auteurs, tant grecs que
latins 2. On y voit ce que c'était que les Grecs du Bas-Empire.
A Rome, il y avait toujours un parti révolutionnaire ; des écoliers
sans expérience, s'imaginaient, avec Arnaud de Bresce, pouvoir res-
susciter la république romaine avec des mots et des mutineries. De-
puis douze siècles, le christianisme avait transformé le monde; Rome
y exerçait un empire plus étendu, plus glorieux et plus durable que
ne fut jamais celui de la république ni des césars, un empire spiri-
tuel et divin.
Les Romains écoliers ne comprenaient pas cet empire vraiment
immortel de leur cité, empire volontairement accepté par toutes les
1 Robert de Monte, an. 1148. Cinnam, L 3, c. 2. — ^ Cinnam, 1. 2, c. 19,
p. 39. Vincent Bellovac. Robert de Monte, an. 1149.
548 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII.— De lî2r,
nations chrétiennes. lisse mirent en tête de refaire le monde. Voici
leur plan : soumettre le Pape, le clergé, Tunivers entier, au roi ou
à Tempereur Conrad d'Allemagne; soumettre ensuite ce roi ou cet
empereur au sénat et au peuple romain, qui serait de nouveau le
maître de l'univers. Pour cela, il fallait un sénat et un peuple; on
décréta l'un et l'autre .
Ils se signalèrent bientôt par quelques mutineries contre le Pape,
par le pillage et la démolition de quelques maisons de cardinaux.
Fiers de ces exploits, ils invitèrent plusieurs fois, et par des lettres
et par des ambassadeurs, le roi allemand Conrad à venir à Rome et
recevoir d'eux l'empire du monde. Longtemps le roi allemand ne
répondit ni aux lettres ni aux ambassades. A son retour de la Pales-
tine et de la Grèce, où il avait été endoctriné par l'empereur de Con-
stantinople, il y eut une nouvelle ambassade et de nouvelles lettres.
Le moment était plus favorable ; on cessa de les rebuter.
Voici comment parlent ces lettres dans leur inscription : « A l'excel-
lentissime et illustre seigneur de la ville et du monde entier, Conrad:
le sénat et le peuple romain. A l'excellentissime et magnifique sei-
gneur de la ville et du monde, Conrad : Sixte, Nicolas et Gui, pro-
cureurs du sacré sénat et du salut commun de la république. A l'il-
lustrissime et magnifique maître de l'univers, Conrad, triomphateur
toujours auguste : son fidèle serviteur un tel, membre du sénat ^. »
On le voit, le nouveau sénat et peuple romain avait dès lors bien et
dûment décrété que le roi ou empereur teutonique qu'il lui plairait
d'appeler à Rome serait par là seul le maître de l'univers entier ; que,
conséquemment, les rois et les peuples de Sicile, d'Espagne, de Por-
tugal, de France, d'Angleterre, d'Ecosse, d'Irlande, de Norwége,de
Suède, de Danemark, d'Allemagne, de Hongrie, de Pologne et
d'ailleurs ne seraient tout au plus que les proconsuls et les provinces
du nouveau sénat et peuple romain. Cette prétention paraît aujour-
d'hui ridicule et absurde. C'est cependant pour réaliser cette absur-
dité que nous avons vu les empereurs teutoniques Henri IV et
Henri V faire la guerre à l'Eglise de Dieu ; leurs partisans posaient
manifestement pour principe que l'empereur était la loi suprême et
que de lui viennent les droits des rois et des peuples. C'est pour réa-
liser cette même absurdité que nous verrons les successeurs de
Conrad recommencer cette guerre impie, jusqu'à ce qu'ils achèvent,
eux, leur famille et leur puissance, de se briser contre le roc sur le-
quel est bâtie l'Église du Christ, l'empire spirituel du roi des rois.
C'est elle, l'Église romaine, qui, en maintenant sa propre indépen-
1 Martène. Vet. Script., t. 2, Inter Epist. Wibaldi, 211, 213 et 214.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 549
dance, sa propre liberté, a fondé et maintenu la liberté et l'indé-
pendance de tous les rois et peuples chrétiens. Cette guerre et cette
victoire glorieuse, bien des historiens myopes ne l'ont pas même
entrevue.
Le sénat et le peuple romain improvisés mandèrent donc, et par
leurs lettres et par leurs ambassades, au roi allemand, qu'ils n'agis-
saient que pour son service et pour remettre l'empire romain en
l'état où il était du temps de Constantin et de Justinien. Pour cet
effet, ajoutent-ils, nous avons pris les tours et les maisons fortes des
plus puissants de Rome, qui voulaient résister à votre empire, avec
le Sicilien et le Pape. Nous en gardons quelques-unes pour votre
service, et nous avons abattu les autres. Nous sommes traversés en
ce dessein par le Pape, par les Frangipanes, les fils de Pierre de
Léon, excepté Jourdain, notre chef, par Ptolémée et plusieurs au-
tres. Ils continuent en priant le roi de ne point écouter les calom-
nies qu'on lui rapportera contre eux, et de venir s'établir à Rome,
pour commander plus absolument que ses prédécesseurs à l'Italie et
à l'Allemagne, après avoir ôté l'obstacle qu'y met le clergé. Nous
avons appris que le Pape a traité avec le Sicilien, et lui a accordé le
sceptre, l'anneau, la dalmatique, la mitre et les sandales, avec la
promesse de ne point envoyer chez lui de légats qu'il ne l'eût de-
mandé ; et le Sicilien lui adonné beaucoup d'argent à votre pré-
judice ^
Le Sicilien dont il est ici parlé, c'est le roi Roger de Sicile, qui,
après avoir chassé les Musulmans de la Calabre, de la Sicile et de
Malte, leur enleva plusieurs villes et provinces en Afrique, et qui
d'ailleurs sut leur inspirer tant de confiance et les gouverner avec
tant d'équité, qu'ils venaient d'eux-mêmes se mettre sous sa domi-
nation. En 1149, il perdit son fils aîné, Roger, duc d'Apuhe, après
avoir perdu trois autres de ses fils. C'est pourquoi, l'an 1150, il fit
couronner roi de Sicile le seul qui lui restait, savoir, Guillaume,
prince de Capoue. Pierre le Vénérable, abbé de Clugni, écrivit au
roi Roger une lettre de consolation sur la mort de ses fils, lui mar-
quant qu'il a fait dire pour eux des messes et d'autres prières, et
distribuer des aumônes. Du reste, nous sommes profondément affli-
gés de l'inimitié qui est entre vous et le roi des Allemands; car nous
sentons, et moi et beaucoup d'autres, combien cette discorde est
nuisible aux royaumes des Latins et à la propagation de la foi chré-
tienne. Déjà votre valeur, à elle seule, a singulièrement étendu
l'Église de Dieu sur les terres des infidèles; que serait-ce donc, si
1 Epist. 2ii.
550 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv, LXVIII. — De 1125
VOUS étiez d'accord pour cela, vous et le roi en question ? Ce qui
nous fait désirer le plus cette concorde, à nous et à presque tous les
Français, c'est la trahison perfide, inouïe, lamentable des Grecs con-
tre nos pèlerins, c'est-à-dire contre l'armée du Dieu vivant. En vé-
rité, autant que cela peut appartenir à un moine, je ne refuserais
pas de mourir, si la justice de Dieu daignait, par quelqu'un des
siens, venger la mort de tant de personnes, et de personnes si illus-
tres, la fleur de la Gaule et de la Germanie, étouffée par une fraude
exécrable. Or, de tous les princes chrétiens qui sont sous le ciel, je
n'en vois aucun d'aussi capable d'exécuter une œuvre aussi sainte,
aussi agréable au ciel et à la terre. Levez-vous donc, excellent prince :
ce n'est pas moi seulement, mais tout le monde, qui vous y exhorte ;
levez-vouspour secourir le peuple de Dieu; armez-vous dezèle pour
sa loi, comme un autre Machabée ; vengez tant d'opprobres, tant
d'injures, tant de morts, tant de sang versé d'une manière si impie.
Pour moi, je suis prêt à aller trouver le roi de Germanie et à faire
tout au monde pour rétablir entre vous une paix si désirable i.
Le Pape, ayant appris par des voies indirectes qu'il existait entre
le roi d'Allemagne et l'empereur de Gonstantinople une ligue contre
l'Eglise romaine, fit écrire par le cardinal Guido, à Wibald ou Gui-
bald, abbé de Stavelo et deCorbie, qui avait en même temps la con-
fiance du roi Conrad et celle du pape Eugène. Le cardinal lui
rappelle que, pendant l'absence du roi, c'est le Pape quia maintenu
la paix dans le royaume, exposé autrement à de grands troubles,
sous son jeune fils ; ce serait donc, de la part de Conrad, rendre le
mal pour le bien, de nourrir des desseins hostiles contre l'Eglise, sa
mère 2. Wibald dit, dans sa réponse, qu'à la vérité il n'y avait pas
de traité formel, mais que Conrad avait été perverti quelque peu
par le faste et la désobéissance des Grecs ; que, suivant la recom-
mandation du Pape, il s'était efforcé de le ramènera des sentiments
d'humilité et de soumission, et que, pour cela, il n'avait pas craint
de reprendre quelquefois avec sévérité les propos de certains per-
sonnages. Il ajoute que l'abbé de Clairvaux, saint Bernard, venait
d'écrire au roi une lettre où il faisait un grand éloge de celui de Si-
cile, des grands services qu'il rendait à l'Église catholique, services
qui seraient plus grands encore si les deux rois pouvaient agir d'ac-
cord : à quoi il s'offre de venir travailler, si on l'avait pour agréable.
Le cardinal-légat, Théotwin, lui avait écrit dans le même sens, à son
retour de Jérusalem par la Sicile. Wibald marque à la fin que des
1 Petr. Clun..I. 6, epist. 16. Biblioth. PP., t. 22. — « Martène, Vet. Script.,
t. 2, inter Epist. Wibald., 214, p. 400.
à 1133 de l'èie chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 551
sénateurs de Rome avaient écrit des lettres fort graves et fort dures
contre le Pape^ et qu'elles avaient été apportées au roi dans le mois
de janvier de la même année 1450 ^•
A la vérité, il n'y avait pas une ligue formelle entre le roi d'Alle-
magne et l'empereur de Constantinople, contre l'Église romaine,,
mais bien contre le roi de Sicile, celui de tous les princes qui ser-
vait alors le mieux la cause de la chrétienté. Conrad se disposait à
lui faire la guerre, lorsqu'il en fut empêché par une maladie et
aussi par l'opposition de quelques princes, notamment Guelfe, duc
de Bavière, que le roi de Sicile sut gagner à sa cause. Conrad
s'excusa de ce retard sur sa maladie, en écrivant à l'empereur et à
l'impératrice de Constantinople ^. L'année suivante H51, ayant ré-
cupéré la santé, il se préparait sérieusement à l'expédition d'Italie
et de Sicile ; il en écrività l'empereur Manuel aux citoyens de Pise,
à ceux de Rome et au pape Eugène. L'empereur de Constantinople
lui promit de grands secours; le Pape recommanda à tous les évêques
et seigneurs d'Allemagne de l'assister fidèlement ; mais, sur le point
de se mettre en marche, il mourut à Bamberg, le 15 février 1152.
Il fut enterré au même lieu, près du tombeau de l'empereur saint
Henri, qui venait d'être canonisé par le pape Eugène, à la prière de
l'évêque et des chanoines de Bamberg, et sur le rapport de deux
légats envoyés en Allemagne pour d'autres affaires, mais chargés
d'aller sur les lieux et de s'informer de la vie et des miracles du saint
empereur.
Conrad avait perdu, en 1150, Henri, son fils aîné, déjà déclaré
roi. Voyant que son second fils, Frédéric, était trop jeune pour être
élu à sa place, il désigna pour lui succéder son neveu Frédéric, fils
de son frère, duc de Souabe, et qui l'avait accompagné dans la croi-
sade. Frédéric fut élu, en effet, dans une diète de Francfort, le mardi
4"^ de mars de la même année 1152, et coaronné le dimanche sui-
vant, à Aix-la-Chapelle, par Arnold, archevêque de Cologne. Il est
connu sous le nom de Frédéric-Barberousse.
Sitôt qu'il fut couronné, il tint conseil avec les principaux seigneurs,
et, de leur avis, envoya à Rome Hillin, archevêque élu de Trêves ;
Éverard, évêque de Bamberg, et Adam, abbé d'Éberach, pour faire
part de son élection au pape Eugène, aux Romains et à toute l'Italie.
Dans sa lettre au Pape, il lui voue, comme à son père spirituel, une
affection et une dévotion filiales, et promet d'exécuter avec zèle tout
ce que son prédécesseur avait projeté pour la délivrance et l'hon-
1 Martènè, intev Epist. Wibald., 225, p. 409. — ^ Ibid., epùt. 187 et 188.
S52 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
neur du Siège apostolique, et en particulier pour la satisfaction du
Saint-Père *.
Incontinent après, le pape Eugène et le roi Frédéric firent ensem-
ble un traité ou concordat par leurs députés, qui étaient : de la part
du Pape, sept cardinaux et Brunon, abbé de Caravalle, près de Mi-
lan, de l^ordre de Cîteaux; de la part du roi, Anselme, évêque de
Havelsberg; Herman, évêque de Constance, et trois comtes. Le roi
promit de ne faire ni paix ni trêve avec les Romains, ni avec Roger,
roi de Sicile, sans le consentement de TÉglise romaine et du Pape;
de travailler de tout son pouvoir à rendre les Romains aussi soumis
au Pape et à TEglise romaine qu'ils l'avaient été depuis cent ans. Il
défendra envers et contre tous la dignité papale et les régales de
saint Pierre, comme dévot et spirituel avoué de l'Église romaine, €t
ill'aidera à recouvrer ce qu'elle a perdu. Il n'accordera aucune terre
au roi des Grecs deçà la mer; et, s'il en envahit quelqu'une, il l'en
chassera au plus tôt, selon son pouvoir. Le Pape promit de donner
au roi la couronne impériale quand il viendrait la recevoir, et de
l'aider de tout son pouvoir à maintenir et à augmenter sa dignité,
employant pour cet effet les censures ecclésiastiques; enfin, il em-
pêchera le roi des Grecs de faire aucune conquête deçà la mer. Ce
concordat est daté du 23""^ de mars 11 52 2.
Le pape Eugène III mourut lui-même le 8"* de Juillet 11 53, après
avoir tenu le Saint-Siège huit ans et près de cinq mois. Il mourut à
Tibur, d'où il fut porté à Rorïie en grande solennité, et enterré à
Saint-Pierre. On le regarda comme saint, quoiqu'il ne paraisse pas
avoir été honoré d'un culte public, et il se fit plusieurs miracles à son
tombeau, desquels on en spécifie sept, opérés sur divers malades.
Le lendemain de sa mort, 9""* de juillet, on élut pour lui succéder
Conrad, évêque de Sabine, Romain de naissance et chanoine régu-
lier, qui fut nommé Anastase IV. C'était un vieillard de grande vertu
et de grande expérience dans les usages de la cour de Rome; mais
il ne tint le Saint-Siège qu'un an et quatre mois.
Avant la mort du pape Eugène, son ami et son disciple;, saint Ber-
nard avait éprouvé un autre chagrin : c'était de se voir trahi par un
moine qui lui servait de secrétaire et qui abusait de sa confiance et
de son sceau pour écrire en son nom et à son insu à toutes sortes de
personnes.
Un autre moine lui donnait plus de consolation : c'était un frère
du roi de France. Henri, frère de Louis le Jeune, avait été engagé
dans l'état ecclésiastique par leur père, Louis le Gros. Il possédait
» Martène, Vet. Script., t, 2,inter Epist., 346. — 2 Ibid., inter Epist., 385.
V.*
à 11S3 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. ' 553
plusieurs grands bénéfices. Étant venu un jour à Clairvaux consul-
ter saint Bernard sur une aififaire temporelle, il voulut aussi voir la
communauté et se recommander aux prières des moines. Le saint
abbé, lui ayant donné des avis spirituels, ajouta : Je me confie en
Dieu que vous ne mourrez pas en Tétat où vous êtes, et que vous
sentirez bientôt par expérience l'utilité de ces prières que vous avez
demandées. On vit, le jour même, la vérité de cette prédiction : le
jeune prince se convertit et demanda place entre les moines. Ce fut
une extrême joie pour la communauté; mais ses amis et ses servi-
teurs le pleuraient comme s'il eût été mort.
Le plus emporté de tous était un Parisien, nommé André, qui
disait que Henri était ivre ou insensé; il n'épargnait ni les injures ni
les blasphèmes. Henri, tout au contraire, priait saint Bernard de
travailler particulièrement à la conversion de cet homme. Le saint
abbé lui dit en présence de plusieurs : Laissez-le; il est maintenant
outré de douleur; mais n'en soyez pas en peine, il est à vous. Et
comme Henri le pressait de parier à André, il lui répondit avec un
regard sévère : Qu'est ceci? ne vous ai-je pas déjà dit qu'il est à
vous? André, qui était présent, dit en lui-même, comme il avoua
depuis : Je vois maintenant que tu es un faux prophète ; car je suis
assuré que ce que tu viens de dire n^arrivera pas. Je ne manquerai
pas de te le reprocher devant le roi et les seigneurs dans les plus cé-
lèbres assemblées, afin que ta fausseté soit connue de tout le monde.
Le lendemain, André se retira, faisant toutes sortes d'imprécations
contre le monastère où il laissait son maître, souhaitant que la vallée
même fût renversée avec ses habitants. II continua de marcher ce
jour-là ; mais dès la nuit suivante il se sentit vaincu et comme forcé
par l'Esprit de Dieu, en sorte qu'il se leva avant le jour et revint
promptement au monastère *.
Henri, faisant profession à Clairvaux, laissa ses bénéfices à Phi-
lippe, son frère puîné, et, après qu'il eut quelque temps pratiqué la
vie monastique dans cette sainte maison, il fut élu évêque de Beau-
vais, sur la fin de l'an 1149. Saint Bernard consulta sur ce sujet
Pierre, abbé de Clugni, qui lui répondit : Si l'élection s'est faite par
le clergé et le peuple, unanimement, avec le consentement du mé-
tropolitain et de ses suffragants; si, comme j'ai appris, on vous a
souvent prié de l'approuver; si le Pape a déclaré sa volonté en écri-
vant à l'archevêque de Reims, que reste-t-il, sinon de vous soumet-
tre à la volonté de Dieu, qui se déclare par tant de signes, et de ne
pas permettre que cette église souffre plus longtemps par les voyages
1 S. Bern. Vita, L 4, c. 2.
554 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
et les dépenses? Si vous vous défiez de la science de Henri, Dieu,
qui lui a déjà fait de grandes grâces, peut lui en faire encore de plus
grandes. C'est pourquoi il ne faut pas différer davantage la conclu-
sion de cette affaire *. Henri se plaignit vivement, mais amicalement,
à Pierre, de cette décision qui le rejetait dans le monde ^.
Quelles étaient la vénération et Faffection universelles pour saint
Bernard vers la fin de sa vie, on peut en juger par ce fait. L'an 1152,
Eskil, archevêque de Lunden, primat des églises du Danemark et
légat du Saint-Siège dans ce royaume, fit exprès le voyage ou plu-
tôt le pèlerinage de Clairvaux, pour avoir le bonheur de voir et d'en-
tretenir le saint abbé. Sa joie fut si grande, que souvent il en versait
des larmes. Il prit la résolution d'y passer le reste de ses jours comme
simple moine. Mais saint Bernard l'en dissuada, le croyant plus utile
et plus nécessaire en Danemark. Il voulait du moins conserver de
Clairvaux un souvenir, savoir, un pain bénit. Pour qu'il se conservât
plus longtemps, il le fit cuire deux fois. Mais le saint abbé ne voulut
point le bénir, et dit amicalement à Eskil que cette précaution mar-
quait une foi trop faible. Il se fit apporter un pain ordinaire, le bénit
et assura qu'il ne se corromprait point : ce qui fut vérifié par l'évé-
nement 3.
Cependant, le saint abbé se sentait défaillir de jour en jour, et ses
frères ne croyaient pas qu'il pût passer l'hiver où commença l'an-
née 1153; mais il les assura qu'il irait jusqu'à l'été suivant. Dans
cet état, quoique obligé de garder le lit, souffrant de grandes dou-
leurs, il ne laissait pas de méditer les choses saintes, de dicter, de
prier, d'exhorter ses frères. Il ne manqua presque jamais de célébrer
la sainte messe, jusqu'à ce qu'il vînt à la dernière défaillance. Il
était ainsi malade quand il écrivit à son oncle André, chevalier du
Temple et un des principaux appuis du royaume de Jérusalem, qui
lui avait mandé le désir qu'il avait de venir le voir.
Vos lettres, que j'ai reçues tout dernièrement, lui dit-il, m'ont
trouvé malade et au lit. Je m'en suis saisi des deux mains; je les ai
lues avec plaisir, avec plaisir je les ai relues : combien plus n'en au-
rais-je pas eu de vous voir en personne ! J'y ai lu votre désir de me
voir; j'y ai lu aussi vos craintes pour cette terre que le Seigneur a
honorée de sa présence, pour cette cité qu'il a dédiée par son sang.
Malheur à nos princes ! Dans la terre du Seigneur, ils n'ont rien fait
de bon ; dans les leurs, où ils sont revenus à la hâte, ils exercent une
incroyable malice, insensibles à l'oppression de Joseph ; puissants
t Petr. Clun., 1. 5, epist. 8. — ^Ibid., epist. 9. — ^ Acta SS., 20 aug. Dis-
sert., I 60 ; et Vita, 1. 4, c. 4.
à 1133 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 555
pour faire le mal, ils ne savent pas faire le bien. Mais j'espère que le
Seigneur ne rejettera pas son peuple et ne délaissera pas son héri-
tage. La droite du Seigneur déploiera sa puissance, son bras lui sera
en aide, afin que tout le monde connaisse qu'il vaut mieux espérer
dans le Seigneur que d'espérer dans les princes.
Vous avez raison de vous comparer à une fourmi. Sommes-nous
en effet autre chose que des fourmis, nous tous, enfants de la terre,
enfants des hommes, travaillant à des choses inutiles et vaines? Quel
fruit l'homme retire-t-il de son travail sous le soleil ? Élevons-nous
donc au-dessus du soleil même ; que notre conversation soit dans le
ciel; allons d'avance en esprit là où nous suivrons de corps. C'est là,
mon très-cher oncle, que sont le fruit et la récompense de nos travaux.
Vous servez sous le soleil, mais quelqu'un qui a son trône par-dessus
le soleil. C'est ici le champ de bataille, c'est là-haut que nous serons
couronnés. La solde de notre milice n'est point de la terre, n'est point
d'en bas; le prix en est plus loin, il est des derniers confins. Sous
le soleil est la pénurie, au-dessus du soleil est l'abondance; c'est là
qu'on versera dans notre sein cette mesure pleine, pressée, surabon-
dante.
Vous désirez me voir; vous me mandez que je n'ai qu'à le vouloir
pour vous déterminer à le faire ; vous attendez mes ordres, dites-
vous. Que vous dirai-je? Je souhaite que vous veniez, et je crains
que vous ne veniez. Placé entre le vouloir et ne vouloir pas, je suis
pressé des deux côtés, et ne sais quel parti prendre. D'une part, je
me sens porté à satisfaire votre désir et le mien ; de l'autre, je crains
de vous dérober à un pays que votre absence, si j'en crois la renom-
mée, exposerait à de grands périls. Ainsi, quelque empressement
que j'aie de vous voir avant ma mort, je n'ose point vous mander de
venir. Vous êtes plus à portée de connaître si vous le pouvez sans
préjudice et sans scandale. Peut-être que votre voyage ne serait pas
inutile ; que Dieu inspirerait à quelques-uns le dessein de vous suivre
à votre retour, pour secourir l Éghse de Dieu : car tout le monde
vous connaît et vous aime. Dieu peut faire que vous disiez comme le
patriarche Jacob : J'étais seul quand je passai le Jourdain, et je le
repasse escorté de trois troupes *. Après tout, si vous devez venir,
ne tardez pas, de peur que vous ne me trouviez plus. Je suis comme
une victime prête à être immolée ; je ne pense pas que j'aie encore
long à besogner sur la terre. Heureux si Dieu me donne la consola-
tion de vous embrasser avant de partir !
J'ai écrit à la reine dans les termes que vous souhaitez, je me ré-
1 Gen., 32, 10.
556 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIII. — De 1125
jouis de réloge que vous en faites. Je vous prie de saluer de ma part
votre grand maître, les chevaliers du Temple, vos confrères, et les
chevaliers de l^Hôpital ; de me recommander aux prières des moines
reclus et des autres religieux auprès desquels vous avez quelque
accès. Je salue aussi, de toute retendue de mon cœur, Girard, mon
ancien ami, autrefois religieux de notre ordre, et qui est, dit-on,
présentement évêque *.
Ce Girard était soit l'évêque de Bethlehem, soit Tévéque de Sidon ;
car ils avaient môme nom l^un et l^autre. La reine dont il est ques-
tion est la reine Mélisende de Jérusalem, veuve du roi Foulque et
mère de Baudouin III. Saint Bernard lui avait déjà écrit d^autres
fois avec une sainte amitié, comme à sa fille spirituelle. Il lui écrivit
cette fois, pour lui enseigner les devoirs de veuve et de reine chré-
tienne ^ C'est ainsi que, jusqu'à la dernière année de sa vie, saint
Bernard embrassait tout dans sa charité, et TOrient et l'Occident, et
Rome et Jérusalem, et le ciel et la terre. Mais son dernier voyage,
ses derniers miracles seront pour le pays de Lorraine.
Le peuple de la ville de Metz, ne pouvant souffrir les insultes des
seigneurs voisins, sortit contre eux en grand nombre. Mais il fut
battu, et il en périt environ deux mille, tant tués que noyés dans la
Moselle. Cette grande ville se préparait à la vengeance ; et leurs enne-
mis, enrichis par le butin et encouragés par la victoire, voulaient
continuer la guerre qui avait ruiné toute la province. Alors Hillin,
archevêque de Trêves et métropolitain de Metz, crut que saint Ber-
nard était le seul qui pût remédier à ces maux. Il vint à Clairvaux ;
et, se jetant aux pieds du saint abbé et de tous les moines, il le con-
jurait de venir au secours de ce peuple affligé. Il se trouva, par une
providence singulière, que saint Bernard, après avoir été à la mort,
se portait un peu mieux depuis quelques jours. Il suivit l'archevêque ;
et, quand ils furent arrivés sur les lieux, on tint une conférence au
bord de la Moselle. Là, comme le saint abbé exhortait les deux par-
tis à la paix, les seigneurs la refusèrent obstinément, et, se levant en
furie, se retirèrent sans lui dire adieu. Ce n'était pas par mépris; au
contraire, c'était par respect, n'ayant pas le front de lui résister en
sa présence.
La conférence allait se séparer en trouble, et l'on ne pensait de
part et d'autre qu'à reprendre les armes, quand le saint abbé dit aux
frères qui l'avaient suivi ; Ne vous troublez point, la paix se fera,
quoique avec beaucoup de difficulté. En effet, la nuit étant à moitié
passée, il reçut une députation des seigneurs, qui se repentaient de
1 Epist. 288. — 2 Epist. 289.
à 1153 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 557
leur retraite. On se rassembla de nouveau et on traita de la paix
pendant quelques jours. Les difficultés furent grandes ; on désespéra
souvent de la conclusion. Mais ce délai fut utile à plusieurs malades,
à qui le saint homme rendit la santé ; et ces miracles ne conuibuèrent
pas peu à la conclusion de la paix, quoique d'ailleurs ils la retar-
dassent, à cause du grand concours etdel'importunité de la multi-
tude. Pour s'en garantir, il fallut chercher une île au milieu de la
rivière, où les principaux des deux partis passaient en bateau, et là
se terminèrent les conférences. Entre les malades guéris en cette oc-
casion, il y eut une femme qui, depuis huit ans, était tourmentée
d'un tremblement violent de tous les membres. Elle vint se présen-
ter au saint, dans le temps où Ton désespérait presque de la paix,
et la vue de sa misère attira tous les assistants. Ils virent tous, pen-
dant que le serviteur de Dieu priait pour elle, son tremblement ces-
ser peu à peu, et enfin elle fut parfaitement guérie. Les plus durs en
furent tellement touchés, qu'ils se frappèrent la poitrine, et leurs
acclamations durèrent près d'une demi-heure. La foule du peuple,
qui s'empressait à baiser les pieds du saint, obligea à le mettre dans
un bateau et à l'éloigner de terre ; et, comme il exhortait ensuite les
seigneurs à la paix, les seigneurs disaient en soupirant ; Il faut bien
que nous écoutions celui que Dieu aime et exauce si visiblement, et
pour qui il fait de si grands miracles à nos yeux. Ce n'est pas pour
moi qu'il les fait, dit saint Bernard, mais pour vous. Le même jour,
étant entré dans Metz pour presser l'évêque et le peuple de consentir
à la paix, il guérit une femme paralytique de la ville, en sorte
qu'ayant été apportée sur un lit elle s'en retourna à pied. Enfin la
paix fut conclue ; les deux partis se réconcilièrent, se touchèrent la
main et s'embrassèrent.
En revenant de Metz et passant à Gondreville, près de Toul, il y
guérit une femme aveugle, à la vue d'une foule de monde accourue
de tout le pays. C'est le dernier miracle qui soit spécifié dans sa vie.
De retour à Clairvaux, après cette pacification de la Lorraine, il se
sentit entièrement défaillir, mais avec une consolation semblable à
celle d'un voyageur qui arrive au port. Comme il voyait l'affliction et
la désolation extrêmes de ses frères, il les consolait avec beaucoup de
tendresse, et les conjurait avec larmes de conserver la régularité et
l'amour de la perfection, qu'il leur avait enseignés par ses discours
et ses exemples.
Peu de jours avant sa mort, il écrivit en ces termes à Arnold,
abbé de Bonneval, qui lui avait envoyé quelques rafraîchissements,
témoignant être fort en peine de sa santé : J'ai reçu votre charité
avec charité, mais sans plaisir; car quel plaisir peut-on goûter
358 HISTOIRE UNIVERSELLE [Liv. LXVIIL — De 1125
quand tout est amertume ? Je n'ai quelque sorte de plaisir qu^à ne
point prendre de nourriture. J'ai perdu le sommeil, en sorte qu''il
n'y a point d'intervalle à mes ^louleurs. Presque tout mon mal est
une défaillance d'estomac. Il a besoin d'être souvent fortifiéjour et
nuit, de quelque peu de liqueur ; car il refuse inexorablement tout
ce qui est solide, et, ce peu qu'il prend, ce n'est pas sans grande
peine. Mes pieds et mes jambes sont enflés comme ceux d'un hydro-
pique. Cependant, pour tout dire à un ami comme vous, et pour
parler selon l'homme intérieur, quoiqu'il soit peu sensé de le faire,
l'esprit est prorapt dans une chair infirme. Priez le Sauveur, qui ne
veut pas la mort du pécheur, de me garder à la sortie de ce monde,
sans la différer ; et, en ce dernier moment où je me trouverai nu de
tous mérites, munissez-moi de vos prières, en sorte que le tentateur
ne trouve pas où porter ses coups. Je vous écris moi-même, en l'état
où je suis, afin qu'en reconnaissant la main vous reconnaissiez le
cœur. Mais j'aurais encore mieux aimé vous répondre que de vous
écrire *. Telle est la dernière lettre de saint Bernard.
Comme on sut qu'il était à l'extrémité, les évêques voisins, avec
un grand nombre d'abbés et de moines, s'assemblèrent à Clairvaux.
Enfin son dernier jour arriva, qui fut le 20""^ d'août il 53, et il mou-
rut sur les neuf heures du matin. Son corps, revêtu des ornements
sacerdotaux, fut porté dans la chapelle de la Sainte-Vierge. Il y eut
un grand concours de la noblesse et du peuple de tous les lieux
voisins, et toute la vallée retentit de leurs gémissements; mais les
femmes arrêtées à la porte du monastère étaient celles qui pleu-
raient le plus amèrement, parce qu'il ne leur était pas permis d'entrer
dans l'égUse du monastère. Le corps demeura exposé durant deux
jours; et le peuple venait en foule lui toucher les pieds, lui baiser les
mains, apphquer sur lui des pains, des baudriers, des pièces de
monnaie et d'autres choses, pour les garder comme bénits et s'en
servir au besoin. Dès le second jour, la presse fut telle, que l'on
n'avait presque plus de respect pour les moines ni pour les évêques
mêmes. C'est pourquoi, le lendemain matin, on célébra le saint sa-
crifice avant l'heure ordinaire, et on mit le saint corps dans un sé-
pulcre de pierre, avec une boîte sur la poitrine, contenant des reli-
ques de saint Thaddée, que la même année on lui avait apportées de
Jérusalem et qu'il avait ordonné qu'on mît sur son corps. Il fut ainsi
enterré devant l'autel de la Sainte- Vierge, à laquelle il avait toujours
eu une bien tendre dévotion.
Saint Bernard était dans sa soixante-troisième année; il y en avait
1 Epist. 310.
à 1133 de l'ère chr.] DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 359
quarante qu'il avait fait profession à Cîteaux, et trente-huit qu'il était
abbé de Clairvaux. Il avait fondé ou agrégé à son ordre soixante-
douze monastères : trente-cinq en France, onze en Espagne, six dans
'es Pays-Bas, cinq en Angleterre, autant en Irlande, autant en Sa-
voie, quatre en Italie, deux en Allemagne, deux en Suède, un en
Hongrie, un en Danemark. Mais en comprenant les fondations faites
par les abbayes dépendantes de Clairvaux, on en compte jusqu'à
cent soixante et plus. La sainte congrégation des trappistes sont des
enfants ou des frères de saint Bernard. L'Église, qu'il a aimée et ser-
vie avec tant de zèle, honore la mémoire du saint abbé le jour de sa
mort *. De nos jours, le pape Léon XII l'a mis au rang des docteurs
de l'Église.
Le primat de Danemark, l'archevêque Eskil de Lunden, ayant
appris la mort de celui qu'il avait aimé si tendrement pendant sa
vie, quitta sa patrie et ses dignités pour se faire moine à Clairvaux et
passer le reste de ses jours auprès du tombeau de Bernard. Un roi
de Sardaigne descendit du trône et y fit monter son fils, pour venir à
Clairvaux faire la même chose que l'archevêque de Lunden. Le Midi
et le Nord, l'Orient et l'Occident s'unissaient ainsi pour aimer et ho-
norer celui qui avait tant aimé et tant honoré et Dieu et les hommes.
1 Acta SS., 20 aug.
FIN DU QUINZIEME VOLUME.
j\j\/\y\/\/\j\j\j\j\/\j\j\/\j\^/\/\/\/\/\/^^
TABLE ET SOMMAIRES
Dl) QIIinrZIEME TOIilJHC:
LIVRE SOIXANTE-SEPTIEME.
be la mort de benbi iv, es-noi, ex-empbreur
d'Allemagne, 1106, a la mort de son fils
HENRI V, ET l'extinction DE LEUR DYNASTIE,
1125.
I<es Papes continuent à défendre la chré-
tienté an dedans et au detiors. — Com-
mencements de saint Bernard.
De la chrétienté et de ses combats .
Idées mesquines et fausses de Fleury
sur ce sujet. Réhabilitation , par la
science actuelle, des Pontifes du moyen
âge. Témoignages remarquables de
plusieurs protestants. La papauté a pré-
servé l'Europe catholique de la domi-
nation musulmane 1-4
Tableau de l'Orient à la fin de la pre-
mière croisade. Siège de Charan et dé-
faite des Chrétiens. Arrivée de Bohé-
mond en Occident. Son retour en Orient.
Ses projets. Sa mort 4-6
Différend de Tancrède et de Baudouin
du Bourg. Prise de Tripoli et de Bey-
routh 6 et 7
Arrivée de Sigur, prince de Norwége.
Prise de Sidon 7 et 8
Mort de Tancrède. Son éloge 8
Invasion de hordes turques. Famine
et tremblement de terre à Antioche. 9
Expéditions de Baudouin en Arabie et
en Egypte. Sa mort. Portrait de ce guer-
rier. Ses efforts pour accroître la puis-
sance chrétienne en Orient. Démêlés
qu'il avait eus avec Daimbert, patriarche
de Jérusalem. Sa coupable union avec
Adélaïde de Sicile 9-14
XV.
Élection de Baudouin du Bourg au
trône de Jérusalem 14 et 16
Invasion des Musulmans dans la prin-
cipauté d'Antioche. Défaite et mort de
Roger. Baudouin II sauve Antioche. 15
et 16
Captivité du roi Baudouin. Défaite des
Sarrasins d'Egypte. Siège et prise de
Tyr. Baudouin, rendu à la liberté, échoue
devant Alep, mais triomphe à Damas.
16-18
Prétentions de Henri V d'Allemagne
au sujet des investitures. Voyage du
pape Pascal II en Allemagne. Conciles
de Florence et de Guastalle. Condescen-
dance du Pape 19 et 20
Pascal se rend en France. Motifs de
ce voyage. Belle conduite de Philippe 1er
et de son fils à son égard. Son entrevue,
à Chàlons-sur-Marne, avec les ambassa-
deurs du roi d'Allemagne. Sa fermeté.
20-23
État religieux de l'Angleterre. Acti-
vité de saint Anselme contre l'inconti-
nence des clercs. Ses démêlés avec Tho-
mas, archevêque d'York. Sa maladie et
sa mort 23-26
Concile de Troyes tenu par Pascal II .
26 et 27
Lettre de saint Hugues, abbé de Clu-
gni, à Philippe !«••. Mort de ce prince.
Ses qualités et ses vices. Sacre de
Louis VL Contestation de l'archevêque
de Reims à ce sujet 27-30
Saints et savants évêques de l'Église
de France à cette époque: saint Bertrand
de Comminges, Marbeuf de Rennes,
3G
562
TABLE ET SOMMAIRES
Baudi'i de Noyon, saint Godefroi d'A-
miens. Le bienheureux Yves de Char-
tres. Ses ouvrages 30-32
Ce qu'il en est de la fameuse collec-
tion du faux Isidore 32
Mort de saint Hugues de Clugni.. 33
Bernard de Tiron embrasse la vie re-
ligieuse. Sa grande humilité. Ses tra-
vaux apostoliques. Il bâtit le monastère
de Tiron 33-36
Fondation de Savigni par Vital de
Mortain 37
Revers et succès d'Alfonse VI sur les
Sarrasins d'Espagne. Mort de ce prince
et dissensions qui la suivent 37-39
Le comte Raymond de Barcelone
défait les Sarrasins. Vie de saint Olde-
gaire 39 et 40
Prise de Saragosse par les Chrétiens.
Conservation de la reUgion chrétienne
en Afrique 40 et 41
Retour de Pascal II à Rome. Du vrai
fond de l'affaire des investitures. Henri V
en Italie. Ses cruautés et ses dévasta-
tions 41-49
Sa convention avec le Pape. Son ar-
rivée à Rome. Sa fourberie. Captivité de
Pascal. Indignation des Romains. Fuite
du roi, qui traîne le Pape avec lui. 49
Noble conduite de Conrad de Salz-
bourg. Son exil et ses persécutions. 49
et 60
Vexations de Henri contre les Romains.
Privilège qu'il arrache à Pascal II. Son
couronnement 50-52
Saint Brunon de Segni s'élève contre
la bulle du Pape, et Pascal lui ôte l'ab-
baye du Mont-Cassin 52-54
Léon, évêque d'Ostie. Sa Chronique
du Mont-Cassin 54 et 65
Concile de Latran qui annule le pri-
vilège extorqué au Pape par Henri V.
Mission de Gérard, évéque d'Angoulême,
auprès de l'empereur 55-67
Lettre du Pape à Henri. ... 67 et 58
L'épiscopat, en Italie et en France,
venge, dans ses conciles, l'Église et son
chef contre les outrages de l'empereur.
58-65
L'empereur Alexis Comnène prend
aussi fait et cause pour le Pape. Zèle de
ce prince pour la vraie foi 66
Exposé de l'hérésie des bogomiles.
66 et 67
Artifice de l'empereur pour saisir Ba-
sile, leur chef. Supplice de ce malheu-
reux. Compassion d'Alexis pour ses sec-
tateurs, et ses efforts pour les ramener à
la vérité 68-70
Alexis convertit les pauliciens. . . 70
Constitution impériale par laquelle
les églises photiennes abdiquent toute
indépendance à l'égard du pouvoir im-
périal 71
Erreurs monstrueuses de Tanquelin.
72 et 73
Autres hérésies de Pierre et de Henri.
Zèle de Hildebert, évéque du Mans,
pour réparer les ravages de ce dernier.
73-76
Les solitaires de la Chartreuse édi-
fient le monde chrétien. Rédaction des
usages de cet ordre par Guignes. Aperçu
de ses coutumes 76-79
Origine des chevaliers de Saint-Jean
de Jérusalem. Statuts de cet ordre à la
fois religieux et militaire 79-84
Du système féodal et de la formation
des communes 84-86
Gualderic, évêque de Laon, s'oppose
au mouvement communal, et paye de sa
tête cette odieuse résistance. . . . 86-90
Conduite bien différente de saint Go-
defroi, évêque d'Amiens 90-92
Histoire des lettres au douzième siècle.
Abailard. Sa jeunesse et ses études. Ses
disputes avec Guillaumede Champeaux.
Célébrité de son enseignement. Ses re-
lations criminelles avec Héloïse. Son
mariage. Ses leçons de Théologie. 92-95
Saint Bernard. Sa naissance. Son en-
fance. Ses premières études. Sa résolu-
tion d'embrasser la vie religieuse, et son
prosélytisme 95-102
Histoire du monastère de Cîteaux jus-
qu'à l'arrivée de saint Bernard. Vie de
saint Etienne 102-104
Noviciat de saint Bernard. Sa ferveur
et sa charité 104-106
Fihation de l'abbaye de Cîteaux.
Saint Bernard fonde le monastère de
Clairvaux. Sa vie exemplaire. Ses souf-
1
DU QUINZIÈME VOLUME.
563
frances. Ses miracles 106-1 1 2
Naissance de saint Malachie d'Irlande.
Sa vie domestique. Sa piété. Son apo-
stolat. 11 rebâtit le monastère de Bangor;
est sacré évéque, puis archevêque. 112-
118
Élection de Raoul au siège de Cantor-
béri. Lettre de Pascal au roi d'Angle-
terre 118-120
Autre lettre remarquable du même au
même sur la constitution de l'Église.
120-122
Anselme, légat en Angleterre. Voyage
de Raoul à Rome 123 et 124
Élection d'Edmer au siège de Saint-
André en Ecosse. Difficultés à ce sujet.
125
Mort de Guillaume, fils du roi d'An-
gleterre 125 et 126
Assemblées de Mayence et de Cologne.
126
Concile universel de Latran dans le-
quel Pascal II condamne le privilège que
lui avait extorqué l'empereur. 127-129
Sédition dans Rome. Retraite du
pape. Henri V à Rome. Refus du clergé
de le couronner 129-131
Mort de Pascal II. Élection de Jean de
Gaëte, sous le nom de Gélase IL Vio-
lence des Frangipanes à son égard. 131-
133
Odieuse conduite de l'empereur Henri
envers le nouveau Pape. Intrusion de
l'antipape Bourdin. Humiliations et per-
sécutions de Gélase. Sa retraite en
France 133-138
Saint Norbert. Sa jeunesse vertueuse.
Son relâchement et sa vie mondaine. Sa
conversion miraculeuse. Son élévation à
la prêtrise. Ses efforts pour réformer le
chapitre de Santen. Persécutions qu'il
s'attire. Ferveur de sa foi. Accusations de
ses ennemis contre lui au concile de Fritz-
lar. Sa pauvreté volontaire. Son arrivée
près du Pape. Propositions de Gélase
pour le retenir auprès de sa personne.
Fermeté de Norbert. Amples pouvoirs
que le Pape lui confère pour la prédica-
tion. Travaux apostoliques du saint. Con-
versions innombrables et miraculeuses
qu'il opère à Orléans, Valenciennes et
dans le diocèse de Liège 138-152
Mort de Gélase II. Calixte II lui suc-
cède 152 et 153
Concile de Toulouse 154
Députation du Pape à Henri V . Pro-
messes réciproques de l'empereur el du
Pape 155 et 156
Concile de Reims. Causes qui y sont
apportées. Les conciles étaient, au
moyen âge, les grandes assises de l'Eu-
rope 1 56-160
Conférences du Pape avec l'empereur
à Mouson. Fourberie et tergiversations
d'Henri V. Retour de Calixte à Reims.
Décrets du concile. L'empereur y est
excommunié et ses sujets déliés du ser-
ment de fidélité. Silence de Fleury et de
Longueval sur ce dernier point. 161-164
Entrevue du Pape et du roi d'Angle-
terre à Gisors. Déférence de Henri pour
Calixte. Affaire du duc Robert. Réconci-
liation des rois de France et d'Angleterre
par l'entremise du Pape 164-166
Zèle immodéré de Geoffroi, arche-
vêque de Rouen 166
Saint Norbert à Reims. Accueil qu'il
reçoit du concile. Il se fixe à Prèraontré.
Son prosélytisme. Caractères de son in-
stitut; sa merveilleuse propagation. Le
saint fonde des établissements de reli-
gieuses de son ordre. Il convertit la ville
d'Anvers. Sa conduite envers Thibaud
de Champagne 167-174
Enseignement d'Abailard à Provins.
Son orgueil. Condamnation de son In-
troduction à la Théologie. . . 174-176
Entrée triomphante de Calixte II en
Italie et à Rome. Son humanité envers
Bourdin. Rétablissement de l'ordre.
176-178
Assemblée de Wurtzbourg. Diète cé-
lèbre de Worms : conclusion de l'affaire
des investitures. Paix entre le sacerdoce
et l'Empire 178-180
Premier concile général de Latran.
180-183
Mort de Calixte II. Élection d'Hono-
rius H.. 183 et 184
Saint Otton de Bamberg. Ses bonnes
œuvres, sa lointaine réputation. Lettre
quelui écrit Boleslas de Pologne. Le saint
564
TABLE ET SOMMAIRES
évêque va porter la foi aux Poméraniens.
Son entrevue avec le duc de Poméranie.
Succès de sa mission à Piritz. Baptême
par immersion. Touchante conversion
desStettinois. La Poméranie tout entière
devient chrétienne. Retour d'Otton à
Bamberg 184-t92
Services que les empereurs d'Alle-
magne auraient pu rendre à la civilisa-
tion. Mort de Henri V 192 et 193
ll\RE SOIXANTE-HUITIÈME.
BEt'AN 1125 a 1153.
L.'esprit qui anime l'Église catholique se
personulUe en salut Bernard.
SAINT BERNARD REFORME LES MOEDRS CLERI-
CALES ET MONASTIQUES, EN QUOI IL EST SECONDE
PAR PLUSIEURS SAINTS PERSONNAGES.
Portrait de saint Bernard. Son éta-
blissement à Clairvaux 194-199
Lettre de saint Bernard à son cousin
Robert, retiré à Clugni. Renvoi de Ro-
bert à Cîteaux 199-206
Troubles à Clugni, causés par l'abbé
Ponce. Sa mort 207-210
Lettre de saint Bernard aux Char-
treux. 11 va à Grenoble 210-212
Apologie réciproque de saint Bernard
et de Pierre le Vénérable, abbé de Clu-
gni. Leur sainte amitié 212-223
Conversion de Suger, abbé de Saint-
Denis. Lettre que lui écrit saint Ber-
nard 223-225
Lettre de saint Bernard à Henri, ar-
chevêque de Sens 225-230
Conversion et disgrâce d'Etienne de
Senlis, évêque de Paris. Sa réconcilia-
tion 230-233
Charles le Bon, comte de Flandre. Son
assassinat 233-236
Maladie de saint Bernard. H assiste
au concile de Troyes et donne la règle
des Templiers 237-244
Élection de l'empereur Lothaire II.
244
Saint Norbert à Spire. Il est nommé
archevêque deMagdebourg. Ses travaux.
245-254
Saint Otton, évêque de Bamberg, re-
tourne enPoméranie. Ses travaux. 255-
267
§11.
LA PAPAUTÉ TROUVE DANS SAINT BERNARD UN
PUISSANT SOUTIEN.
Au milieu de la soumission générale
de la chrétienté au pape Honorius II,
saint Norbert prévoit une persécution.
268-270
Mort du pape Honorius II. Innocent II
lui succède. Schisme de Pierre de Léon.
270-276
Mort et canonisation de saint Hugues,
évêque de Grenoble. 276
Innocent II reconnu Pape légitime au
concile d'Étampes, d'après le jugement
de saint Bernard. Il se retire en France
et y tient divers conciles 277-279
Saint Bernard lui concilie le roi d'An-
gleterre 279
Le pape Innocent, reconnu en Alle-
magne, y fait un voyage. Son séjour à
Saint-Denis et à Paris. Miracle des Ar-
dents 280-283
Concile de Reims. Sacre de Louis le
Jeune 283-287
Saint Aibert 288
; Saint Isidore 289 et 290
Succès des Espagnols contre les Mau-
res 290-292
Hildebert, archevêque de Tours. Ses
écrits. 292-296
Efforts de saint Bernard pour amener
les évêques d'Aquitaine et le comte du
Poitou à la reconnaissance du Pape lé-
gitime 296-302
Innocent II , accompagné de saint
Bernard, retourne à Rome. Il y cou-
ronne l'empereur Lothaire.. . .302-305
Saint Bernard réconcilie avec l'em-
pereur les princes de Hohenstaufîen.
306
Saint Bernard poursuit la punition
canonique de deux assassinats. 306-308
Voyage du pape Innocent à Pise, où
il convoque un concile général. . . 308
Lettres de saint Bernard aux Milanais
et au roi de France 309 et 310
DO QUINZIÈME VOLUME.
Ouverture du concile. Saint Bernard
est l'àme de l'assemblée 310
Son voyage à Milan. Vénération des
peuples pour sa personne. Ses miracles.
Sa fuite de Milan 311-316
Fondation du monastère de Caravalle.
Lettres de saint Bernard au Pape et au
peuple de Milan. Prérogatives de Rome.
316-318
Retour du saint en France. Amour
réciproque des religieux et de l'abbé de
Clairvaux 318 et 319
Le saint accompagne en Aquitaine le
légat du Pape. Conversion du duc Guil-
laume. Mort terrible de l'évéque Gérard.
Pénitence de Guillaume. Sa fin édifiante.
319-322
Retour de saint Bernard à Clairvaux .
Ses sermons sur le Cantique des Canti-
ques 322-324
Conversion de Pons de Laraze et fon-
dation de l'abbaye de Salvanès. 324-327
Mort de Henri 1er d'Angleterre. Juge-
ment sur ce prince, ses exactions, sa
perfidie et sa violence. Ce qu'il faut
penser de sa tempérance et de sa chas-
teté 328-331
Avènement du roi Etienne au ,trône
d'Angleterre. Ses promesses. Révolte
des Écossais. Victoire de l'Étendard.
Légation d'Albéric en Angleterre. Con-
cile de Londres. Paix entre l'Angleterre
et l'Ecosse 331-334
Nouveaux troubles en Angleterre.
Mort du roi Etienne. Avènement de
Henri Plantagenet 334-337
Maladie du roi de France. Sa profes-
sion de foi. Mariage de son fils Louis
avec Éléonore. Mort de Louis le Gros .
337-338
Le roi d'Aragon, Ranimire, et Rai-
mond, comte de Barcelone 339
Troisième voyage de saint Bernard
en Italie. Condescendance réciproque
du Pape et de l'empereur sur l'afifaire
du Mont-Cassin et autres 340-344
Mort de l'empereur Lothaire. 344
Défaite du roi Roger. Conférence en-
tre saint Bernard et le cardinal Pierre de
Pise. Miracle du saint à Salerne. Ré-
volution au Mont-Cassin 344-347
565
Mort de Pierre de Léon. Élection de
l'antipape Victor. Fin du schisme. Lettre
de Bei'nard au prieur de Clairvaux.
347 et 348
Innocent II entre dans Rome, et le
saint abbé retourne à son monastère.
348 et 349
Élection et sacre de l'empereur Con-
rad. Opposition de Henri de Bavière,
Sa mort. Lettre de Conrad à saint Ber-
nard. Réponse de l'abbé 350-352
Concile général de Latran. Condam-
nation des prélats schismatiques. Rè-
gles de discipline. Excommunication de
Roger de Sicile 363-355
Il entre en Apulie. Sa réconciliation.
Sa correspondance avec saint Bernard.
355 et 357
§111.
SAINT BERNÀBD JUAINTIENT CONTRE ABA.ILÀRD LA
PURETÉ DE LA FOI CATHOLIQUE, ILLUSTRÉE
PAR LES TRAVAUX DE PIERRE DE SAINT-YICTOR,
ET DE PLUSIEURS AUTRES ECRIVAINS REIVAR-
QUABLES.
Arnaud de Bresce. Ses erreurs. Sa
condamnation 868
Nouvelles erreurs d'Abailard. Il est
confondu par saint Bernard au concile
de Sens. Lettre synodale des évéques
de France au Pape sur ce concile.
359-364
Saint Bernard écrit plusieurs lettres à
Rome sur le même sujet 364-369
Apologie peu concluante d'Abailard.
Suite de sa vie aventureuse. Sa profes-
sion de foi aux religieuses du Para-
clet après sa nouvelle condamnation.
369-372
Lettres du Pape au sujet de cette con-
damnation. Voyage d'Abailard à Rome.
Ses rétractations. Sa conversion. Séjour
à Clugni. Lettre de Pierre le Vénérable
à Héloïse. Mort d'Abailard. . . 372-375
Traité de l'abbé Guillaume sur l'eu-
charistie. Ses autres ouvrages. Sa mort.
376
Alger de Liège. Ses écrits sur la grâce
et la nature, sur la miséricorde et la
566
TABLE ET SOMMAIRES
justice, sur l'eucharistie 379-376 j
Traités de l'abbé Rupert de Tui sur
les offices divins, sur la Trinité et ses
œuvres. Ses commentaires de l'Écriture
sainte et ses autres ouvrages. 379-384
Hugues Métellus de Toul. Ses études.
Sa vie. Ses lettres 384
Hugues de Saint- Victor. Son ouvrage
sur les études. Sa Somme de sentences.
Son remarquable Traité des Sacrements
de la foi chrétienne. Ses commentaires
sur l'Écriture sainte, et autres opuscules.
Sa mort 384-390
Opuscules de saint Bernard en ré-
ponse à une consultation de Hugues.
39t
Richard de Saint -Victor et ses écrits.
392-395
Institution de la fête de la Conception
de la sainte Vierge. Lettre de Bernard
à ce propos 395 et 396
Saint Malachie. Sa sollicitude pour
l'église d'Armagh. Son voyagea Rome.
Sa visite à Clairvaux. Sa légation en An-
gleterre. Éclatant miracle 396-399
Troubles en France à l'occasion d'un
nouvel évêque de Bourges et du divorce
du comte de Vermandois. Interdit jeté
sur le royaume. Lettre de saint Ber-
nard au Pape. Excommunication du
comte de Vermandois. Déprédations du
roi Louis en Champagne. Incendie de
Vitry. Projet de paix. Efforts de saint
Bernard pour calmer les esprits. Nou-
velles lettres à Innocent II et au roi de
France. Inutilité de ces négociations.
399-411
Troubles à Rome. Mort d'Innocent.
Élection de Célestin II ... . 41 1 et 4 12
Réconciliation du roi Louis avec l'É-
glise, le comte de Champagne et l'ar-
chevêqne de Bourges 412
Mort de Célestin. Élection de Lucius II.
Démarches inutiles des révolutionnai-
res de Rome près du roi Conrad. Charte
d'oblation et d'assurance à saint Pierre,
envoyée au Pape par le roi de Portugal,
Alphonse Henriquez. Réflexions à ce
sujet 412-414
Le roi Roger recommence la guerre.
Efforts du Pape pour pacifier l'Italie
septentrionale 414
Sacre d'Eugène III, qui reçoit une
députation des évêques d'Arménie. Éton-
nement de saint Bernard à la nouvelle
de l'élection de son ancien disciple.
415-420
Robert PuUus fait refleurir l'université
d'Oxford. Sa lettre à saint Bernard après
l'élection d'Eugène. Ses ouvrages. 420
et 421
Funestes effets des déclamations in-
sensées d'Arnaud de Bresce à Rome.
422
Le Pape rentre dans Rome, qu'il quitte
bientôt après. Lettres de saint Bernard
aux Romains et au roi Conrad. Com-
mentle saint abbé entendait et comment
on doit entendre la politique. 422-426
Les cinq livres de saint Bernard sur
la Considération. Devoirs d'un Pape.
426-441
§1V.
TRAVAUX APOSTOLIQUES DE BlINT BERNARD. —
DEUXIÈME CROISADE. — VÉNÉRATION DES PEU-
PLES POUR LE SAINT ABBE. — SA MORT.
Sacd'Édesse en 1144. Lettre du pape
Eugène III à Louis VII. La chrétienté
s'ébranle à la voix de saint Bernard et
du Pape. Assemblées de Bourges et de
Vézelai. Miracles du saint. Il protège les
Juifs et confond le moine Rodolfe. 441-
450
Saint Bernard parcourt l'Allemagne,
préchant la croisade. Ses succès. Ses
miracles innombrables. Conséquence
qu'on peut en tirer 450-459
Parlement d'Étampes. Conquêtes de
Roger de Sicile. Cour plénière de l'em-
pereur Conrad. Saint Léopold et Otton
de Frisingue. Le Pape en France. 459-
461
Conciles de Paris et de Reims. Gilbert
de la Porrée. Sa soumission. Extrava-
gances d'Eon de l'Étoile. Erreurs dan-
gereuses des pétrobrussiens, des henri-
ciens et des albigeois 462-467
Ouvrage de Pierre le Vénérable sur
ces hérésies 467-474
Albéric, légat en Languedoc. Saint
DU QUINZIÈME VOLUME.
567
Bernard l'y accompagne. Lettre du saint.
Nouveaux miracles 474-479
Réfutation des hérétiques par le
moine Ecbert, et sermons de saint Ber-
nard sur le même sujet 479-485
Traité de Pierre le Vénérable contre
les Juifs. Ce qu'on doit penser des fables
et de la morale du Talmud. . 485-487
Première traduction de l'Alcoran en
latin, due aux soins de l'abbé de Clugni .
Son ouvrage contre les Musulmans.
488-492
Débats et contestations au sujet de
l'archevêque Guillaume d'York. Sa
déposition 493 et 494
Autres affaires terminées au concile
de Reims 494-497
Croisade contre les Slaves 497
Saint Henri, évêque d'Upsal, et saint
Éric, roi de Suède 498 et 499
Hartwic, archevêque de Brème, ré-
tablit les évêchés ruinés par les Barba-
res. Saint Wicelin, évêque d'Oldenbourg.
500 et 501
Merveilleuses révélations de sainte
Hildegarde. Examen qu'en fait le Pape
au concile de Trêves. Correspondance
de la sainte avec Eugène III, le roi d'Al-
lemagne et autres nobles personnages.
502-505
Séjour du Pape à Clairvaux. Il s'ar-
rête à Cîteaux et retourne à Rome. 506
Saint Gilbert de Sempringam et saint
Etienne d'Obasine au chapitre général
de Cîteaux 506-511
Voyage de saint Malachie. Sa mort à
Clairvaux 611 et512
Le légat du pape Eugène III érige
quatre archevêchés en Irlande. ... 612
Précieux et remarquables dialogues
d'Anselme de Havelberg, touchant la
doctrine et le rite des Grecs : De l'unité
et de la multiformité de l'Église; delà
procession du Saint-Esprit; de la
primauté' du Pape 513-625
Succès des croisés italiens, anglais et
flamands en Espagne. Prise de Lisbonne.
Erreurs de Michaud à ce sujet. 523
et 526
Conrad de Germanie, Louis de France
et les Grecs du Bas-Empire. Témoigna-
ges peu suspects des historiens grecs
eux-mêmes 526-529
Description de Constantinople par
Odon de Deuil 529-531
Ce qui donna aux croisés l'idée de
prendre Constantinople. Perfidie des
Grecs. Leur trahison. Désastre de Con-
rad 531 et 532
Revers de l'armée française. Héroïque
bravoure du roi Louis. Nouvelles four-
beries des Grecs. Justice de Dieu sur
ces traîtres 533-535
La reine Éléonore et son oncle Ray-
mond, prince d'Antioche 535-537
Assemblée générale des croisés à
Ptolémaïs. Siège de Damas. Triste issue
de la deuxième croisade. Son résultat
pour la chrétienté. Généreuse et sage
pensée de Suger sur une nouvelle en-
treprise 537-643
Mémorables faits d'ai'mes des croisés
de Palestine. Inutiles efforts des Turcs
devant Jérusalem. Prise d'Ascalon.
Mort de Raymond d'Antioche. Nouvelles
trahisons des Grecs. Captivité du roi de
France, délivré par les Siciliens. 543-
547
Tentatives des révolutionnaires à
Rome. Leurs offres au roi Conrad. Gui-
bald de Corbie, médiateur entre Conrad
et le Pape. Projet de guerre contre le
roi de Sicile. Mort de Conrad. 547-551
Élection de Frédéric de Souabe. Sa
lettre au Pape. Concordat entre l'un et
l'autre. Mort d'Eugène III. Élection
d'Anastase IV 551 et 552
Henri, frère du roi de France, moine
et puis évêque 552 et 553
Vénération et affection universelles
pour saint Bernard. Sa maladie. Son
dernier voyage. Ses derniers miracles.
Sa dernière lettre 553-568
Mort du saint abbé. Dernier regard sur
sa vie et sur ses bienfaits. Comment le
Midi et le Nord, l'Orient et l'Occident
s'unissent pour l'aimer et le bénir. 558
et 659
FIN DE LA TABLE DU QUINZIÈME VOLUME.
CoBBEiL. — Typogr. et stér. de Crété.
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Mary D. Reiss Library
Loyola Seminary
Shrub Oak, New York
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Rohrbacher, René François
Histoire universelle de
l'église catholique
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